Ce passage occupe une place centrale, dans le récit que fait Ulysse aux Phéaciens, comme
dans le poème tout entier. Il présente deux intérêts étroitement imbriqués : l’intérêt
dramatique avec la rencontre pathétique de la mère et du fils ; et un intérêt philosophique
avec la révélation de la condition des morts.
II- L’intérêt philosophique avec la révélation de la condition des morts, une vision
pessimiste de l’au-delà.
1- Refus du merveilleux.
Homère évoque à peine les dieux et ne laisse pas place au merveilleux, il n’y a aucun arsenal
infernal ; seul trois grands criminels sont mentionnés à la fin de la νζκυια : Tityos, Tental et
Sisyphe ; tout le reste de l’épisode prend la forme d’un simple défilé d’ombres anonymes ou
célèbres qui viennent dialoguer avec Ulysse. Parmi ces ombres, celle de Tirésias qui informe
et rassure Ulysse : il y aura un retour. Mais la discutions avec Anticlée informe sans pour
autant rassurer : elle livre la vérité sur la pitoyable condition des morts.
2- Vision pitoyable de la condition des morts :
Dès le début de l’épisode, la condition des morts est sinistre : une meute d’ombres qu’Ulysse
doit repousser désespérément avide de retrouver un peu de vie grâce au sang du sacrifice,
ils donnent l’image d’une souffrance effrayante. Cette vision est confirmée par Anticlée qui
pourtant a donnée la vie et est morte pour son fils, elle est incapable de manifester ni
sentiments ni sensations : ce n’est plus la mère mais la mort qui parle (au présent
intemporel et au subjonctif avec κε marquant la répétition), elle parle comme un oracle :
« ὅτε τίσ κε θάνῃςιν » ; « ἐπεί κε πρῶτα λίπῃ λεφκ᾽ ὀςτζα θυμόσ ».
La vision de la mort que donne Anticlée est marquée par la vision pathétique et effrayante :
- privation de sensations car le corps est consumée, entrainant la dispersion, la perte
d’unité : « ἀλλ᾽ αὕτθ δίκθ ἐςτὶ βροτῶν, ὅτε τίσ κε θάνῃςιν: »
On insiste sur la violence du feu brulant : « ἀλλὰ τὰ μζν τε πυρὸσ κρατερὸν μζνοσ
αἰθομζνοιο
δαμνᾷ » qui évoque le Pyriphlégéton.
- privation de sentiments ; elle oppose des généralités au chagrin d’Ulysse.
La distance entre les morts et les vivants se caractérise par le vide : « ψυχὴ δ᾽ ἠφτ᾽ ὄνειροσ
ἀποπταμζνθ πεπότθται. » l’âme s’envole.
Vide de mots, le passage s’arrête ; vide de geste, vide de sentiments, vide d’espoir.
Conclusion :
En prenant la mère d’Ulysse comme messagère, Homère donne à la mort un aspect tragique
et définitif. La mort est coupure, celui qui est mort n’a plus de consolation possible dans le
contact avec les vivants. Homère ne se préoccupe pas du jugement des âmes, il n’y a aucune
consolation dans ce mode d’affliction.
Quand Ulysse rencontre Achille, il lui lance : « Nul homme plus que toi ne fut ni ne sera
heureux, et maintenant ici parmi les morts tu règnes de nouveau, ne regrette donc pas la
vie ». Mais Achille montre à Ulysse qu’il se trompe, ses paroles nient radicalement la vision
d’un séjour enchanteur aux champs Elysées : « O ne me farde pas la mort mon noble Ulysse,
j’aimerai mieux valet de bœufs vivre en service chez un pauvre fermier que de régner sur ces
morts, sur tout ce peuple éteint. »
Cet attachement à la vie terrestre si humble soit elle opère un renversement radical des
valeurs héroïques, le héro n’est plus celui qui choisit la mort et la gloire mais celui qui
préfère les joies terrestres d’une vie simple et sans exploits, auprès des siens.