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Mutation mondiale, crise et innovation monétaire

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La collection Aube Nord
est dirigée par Jean Viard

Série Rencontres du nouveau siècle

© Éditions de l’Aube, 2008

www.aube.lu

ISBN : 2-7526- ???

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Bernard Lietaer

Mutation mondiale, crise et innovation monétaire

Conférence donnée à Lille, le 29 novembre 2007

éditions de l’aube

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Ouvrage publié avec le concours
de la région Nord-Pas-de-Calais

Du même auteur :

Future of Money: Creating New Wealth, Work and a Wiser World (London:
Random House, January 2001), traduit en 18 langues.

Mysterium Geld: Bedeutung und Wirkungsweise eines Tabus (Munich: Riemann


Verlag, April 2000) traduit en six autres langues

En co-auteur avec Prof. Dr. Margrit Kennedy: Regionalwährungen: Neue Wege zu


nachhaltigem Wohlstand (Munich: Riemann Verlag, March 2004)

“Die Welt des Geldes” (Würzburg: Arena Verlag)

¿Es una opportunidad la Deuda? (Mexico: Fondo de Cultura Economica, 1987)

Le Grand Jeu Europe - Amérique Latine (Paris: Presses Universitaires de France,


1981)

Europe + Latin America + the Multinationals : A Positive Sum Game for the
Exchange of Raw Materials and Technology in the 1980’s (London: Saxon House ;
New York: Praeger, 1979)

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Avant-propos

Les « Rencontres du nouveau siècle » ont débuté en janvier 2001 à


l’initiative de la Direction de la prospective, de la planification et de
l’évaluation du conseil régional Nord-Pas-de-Calais. Leur objectif
clairement énoncé consiste à croiser des personnalités remarquables, de
formations et de cultures variées, sur des thèmes à chaque fois différents,
illustrant les grandes problématiques auxquelles est confrontée notre société
contemporaine. Ces conférences, qui envisagent de manière inédite le
monde de demain, donnent lieu à des ouvrages publiés aux éditions de
l’Aube tels que Penser la société des médias avec Marcel Gauchet,
L’Avenir de nos emplois entre mondialisation et territoires avec Pierre
Veltz, Les Orphelins de l’exode rural avec Bertrand Hervieu.
Bernard Lietaer est belge, architecte monétaire, professeur-chercheur à
l’université de Berkeley en Californie. Il a dirigé pendant cinq ans
l’organisation et l’informatique à la Banque centrale de Belgique. À ce titre,
son premier projet fut de contribuer à concevoir et mettre en place l’ECU, le
système de convergence vers la monnaie unique européenne, désormais
entendu et admis par tous, l’euro. Pendant cette période il était également
Président du système de paiement électronique belge. Antérieurement, il
avait développé, pour des multinationales, des technologies destinées à gérer
des environnements monétaires multiples, tout comme il a aidé des pays en
voie de développement à optimiser leurs réserves monétaires. Il a enseigné
la finance internationale à l'université de Louvain et dans diverses
universités américaines. Membre du Club de Rome, il a été également le
directeur général et le trader d'une des plus grandes réussites de fonds
monétaires offshore. Il est reconnu aujourd’hui comme l’un des plus grands
experts en matière de monnaies complémentaires, expression qu’il dit
préférer à celle, fréquemment utilisée, de monnaie alternative. Il est l’auteur
notamment du fameux Future of Money publié en 2001 chez Random House
et traduit en dix-huit langues.

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Dans ce domaine de l’argent qui est le mien, vous me donnez
l’occasion de m’exprimer en français pour la première fois. J’espère donc ne
pas trop malmener la langue de Molière... Je donnerai d’abord quelques
concepts de base sur la monnaie. J’aborderai ensuite la question de l’avenir
du dollar – une question qui semble intéresser le plus grand nombre. Enfin,
je traiterai des monnaies complémentaires, le cœur de mon propos, avec
notamment une proposition d’une nouvelle monnaie mondiale, post-dollar.
Deux grandes hypothèses implicites concernant la monnaie sous-
tendent l’ensemble de la théorie économique. La première suppose que la
monnaie est neutre. Elle est supposée n’être qu’un instrument passif, certes
utile pour réaliser des échanges, mais qui, de toutes les façons, auraient lieu.
Cet instrument est présumé ne changer ni les types de transactions réalisées,
ni l’horizon des investissements mis en œuvre, et encore moins les relations
entre les gens qui l’utilisent. Seconde hypothèse : la monnaie est ce qu’elle
est et nous n’y pouvons rien, une situation immuable et qui continuera de
l’être, quelle que soient les circonstances.
Ces deux hypothèses sont fausses. Nombre de monnaies, autres que
les officielles existent aujourd’hui ; elles fonctionnent très différemment et
encouragent ceux qui les utilisent d’agir aussi de manière différente. Le
projet de monnaie mondiale, « Terra », que j’aborderai plus loin, porteur
d’un nouveau mode de fonctionnement, est en ce sens un exemple
significatif. Il démontre que, lorsqu’on abandonne ces deux hypothèses
erronées, il devient possible d’encourager les entreprises à penser et investir
pour le long terme, plutôt que le court terme caractéristique qui les
caractérise dans nos sociétés dites modernes.
Aujourd’hui, la monnaie conventionnelle programme nos entreprises à
un horizon trop bref, de quelques années, parfois même seulement entre six
ou neuf mois. Ce temps économique extrêmement court limite
considérablement la prise en considération des conséquences des actions
humaines, même lorsque nous sommes informés intellectuellement de ces
conséquences. Avec tous les risques que cela suppose. Par exemple, nous
savons depuis 1905 par le physicien Suédois Arrhenius des conséquences
des émissions de carbone pour le changement de climat. À mon sens, si nos
entreprises continuent de « tourner » avec un horizon de court terme ,
l’espèce humaine n’aura bientôt plus d’avenir sur cette planète.

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On peut s’interroger sur les raisons qui poussent les chefs
d’entreprises à réfléchir à court terme. Sont-ils incompétents ou
indifférents? À mon avis, ni l’un ni l’autre. Je citerai une anecdote : le
président d’une des plus grosses sociétés allemandes, à qui je demandais à
quel terme il prenait une décision pour ses enfants, me répondit : « À vingt
ou trente ans. » Et à son bureau ? « Deux ou trois trimestres », me dit-il, en
ajoutant que, s’il s’aventurait à voir plus loin, on le mettrait à la porte et on
trouverait un autre président qui accepterait d’agir à très court terme. Le
choix d’un horizon limité est donc délibéré, imposé par le système financier.
Ce chef d’entreprise est tout à fait capable de penser à long terme, mais il ne
peut pas se le permettre. Voilà bien la preuve que, pour peu que nous
décidions de remettre en question les hypothèses que j’ai évoquées, nous
avons la capacité de tout changer…
Tous les textes d’économie parlent de la monnaie au travers de ses
fonctions, c'est-à-dire ce qu’elle fait : unité de change, unité standard de
valeur ou encore moyen d’épargne, etc. Mais on n’explique jamais ce qu’est
véritablement la monnaie. Selon moi, elle est d’abord un accord. Elle vit
dans le même espace qu’un mariage, un contrat d’affaires, un parti
politique, une nationalité. Tout cela n’existe que dans notre tête, mais ne
signifie pas pour autant qu’elle n’est pas réelle. Or, ce qui me paraît
primordial est que, comme dans tout accord, nous devons avoir la possibilité
de le changer lorsqu’il ne nous convient plus. Il importe vraiment de prendre
conscience de ce pouvoir. Après le mariage, n’avons-nous pas inventé le
divorce ?
La monnaie est donc un accord changeable, mais aussi, deuxième mot
clé, elle est liée à une notion de communauté. Une monnaie fonctionne
toujours dans une communauté donnée, nationale et européenne pour les
monnaies qui nous sont les plus familières, mais elle peut aussi bien
concerner d’autres groupes socio-économiques. Il est ainsi tout à fait
possible que trois cents familles d’un même quartier décident d’utiliser,
entre eux, une monnaie spécifique. Ce peuvent être des cigarettes par
exemple, comme ce fut le cas sur le front pendant la seconde guerre
mondiale, ou encore le dollar, après les accords mondiaux de 1945.
La troisième idée enfin, qui scelle la définition de la monnaie, tient au
fait que ce qui change un objet quelconque en monnaie est sa rôle de
standard d’échange.
La monnaie la plus courante qui soit, le dollar, est devenue mondiale
en 1945 par le traité de Bretton Woods. Récemment, elle nous en fait voir
des vertes et des pas mûres ! Contrairement à ce que l’on croit, les crises
monétaires – une expression qui est malheureusement entrée dans le langage
courant – ne sont pas rares ni nouvelles. On en dénombre cent soixante-
seize depuis vingt-cinq ans, affectant cent trente de quelque deux cents pays
existants dans le monde ! Constat effrayant, la majorité des terriens ont déjà
connu un krach monétaire ! En parallèle, quatre-vingt-seize crises bancaires

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ont eu lieu.. Les deux grandes exceptions sont précisément les États-Unis et
l’Europe – encore faut il exclure la crise Anglaise, et celles en Norvège et en
Scandinavie. La question n’est donc pas de savoir s’il y aura d’autres crises
monétaires – cela, on en est certain – mais plutôt d’en définir l’ampleur et,
pour ainsi dire, la ou les victimes.
Le dollar, système de référence de l’ensemble des monnaies
mondiales, est une espèce de grand patron. S’il est réputé indéboulonnable,
il a déjà beaucoup perdu de sa notoriété.

Une crise annoncée

En Chine, j’ai trouvé un dessin humoristique significatif qui illustre ce fait :


un petit Chinois glisse sur une peau de banane en essayant d’atteindre un
gros sac de dollars. Au-dessus, deux idéogrammes sont associés au mot
« banque » : le premier signifie « danger » et le second, « opportunité ».
Voilà comment est perçue le dollar par le plus grand banquier des États-
Unis – je rappelle en effet que les réserves chinoises de plus de mille
milliards de dollars ont dépassé l’an dernier pour la première fois les
réserves du Japon.
Certains américains, et non des moindres, ont également exprimé leur
opinion sur le sujet. Paul Volcker, prédécesseur d’Alan Greenspan à la tête
de la Banque de Réserve Fédérale, a déclaré en 2006 : «Il y a soixante-
quinze pourcents de chances que le dollar vive avant cinq ans un « hard
landing. », un atterissage en catastrophe. Cette phrase viole toutes les règles
du jeu : en tant qu’ex-banquier central, il n’est pas de bon ton de parler du
futur de sa propre monnaie, car cela complique considérablement la vie de
son successeur ; en tant qu’économiste, il n’est pas supposé prononcer dans
une même phrase une probabilité et une date limite. Mais si Volcker a pris
autant de risques, il faut au moins considérer ce qu’il dit.
Stephen Roach, économiste en chef de la banque d’investissement
Morgan Stanley, parlé d’un « Armageddon du dollar », d’un effondrement
de la monnaie américaine. Robert Rubin, secrétaire d’État au Trésor sous
Clinton, actuellement chairman de la Citibank, la plus grande banque du
monde, partage cette vision très pessimiste en estimant que les Etats-Unis se
sont engagés dans une voie sans issue.. Rubin n’est pas le genre de personne
qui cherche à se rendre intéressante en annonçant des catastrophes… Paul
Krugman, qui a fait sa thèse de doctorat à MIT sur les krach monétaires
latino-américains , dans un editorial du New York Times, compare la
situation économique des États-Unis à celle de l’Argentine avant son
effondrement. Il n’utilise pas ces mots à titre anecdotique : il y donne un
sens très précis.
Quels peuvent être les déclencheurs d’une crise du dollar ? En fait, ce
que nous avons vécu depuis l’été dernier est ce que j’appellerai un soft-

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landing – un « atterrissage en douceur ». Par contre, un krach est un hard-
landing, c’est-à-dire un phénomène de chute de valeurs significatif qui
survient brusquement, en quelques heures ou quelques jours.

Les raisons financières

L’évolution de l’endettement des États-Unis, depuis le début du siècle


passé, montre deux grandes pointes : la première accompagnant la grande
dépression des années 1930, et la seconde consécutive au changement
unilatéral du système monétaire, adopté en 1971 par le président Nixon.
Pendant cette dernière époque, la situation du dollar se présentait comme
celle d’une cocotte minute qui, arrivée à une certaine pression, s’agite et fait
beaucoup de bruit. Pour être précis, le système d’alarme qui avait été prévu
en 1945 dans le cas où une banque centrale avait trop de dollars, lui
permettait de les échanger contre de l’or a un prix fixe de 35 dollar l’once.
Qu’ont fait les Etats-Unis lorsque la Banque de France demandait d’exercer
ce droit en Août 1971 pour un montant de cinq milliard de dollars? Ils ont
simplement et unilatéralement changé les règles du jeu, en annulant le
mécanisme. En quelque sorte, ils se sont contentés de coller un chewing-
gum sur la soupape de sécurité pour qu’on ne l’entende plus. Aucun
nouveau mécanisme pour lâcher de la pression n’a été envisagé, bien au
contraire. Il n’est pas besoin d’être un spécialiste de la question pour
comprendre que le système finira, un jour ou l’autre, par déborder. Et c’est
bel et bien ce qui arrive : depuis le début des années 1980, l’endettement
extérieur des Etats-Unis s’est emballé. Vers la fin des années 1990 il
atteignait 270% du produit national brut (PNB) des Etats Unis, le niveau
maximum qu’il avait atteint pendant la grande dépression. Actuellement,
nous sommes à plus de 310 % du PNB américain.
Ludwig von Mises, auteur majeur de l'école autrichienne d'économie,
disait : « Il n’y a pas de moyen d’éviter l’écroulement d’un boom
économique financé par l’endettement. Nous avons juste le choix entre la
peste et le choléra : une fin rapide du boom si on arrête volontairement
l’endettement, ou une fin catastrophique du système monétaire lui-même si
on ne le fait pas.» Il est devenu évident que nous n’avons pas choisi la
première option…
Tous les trois ans, la Banque des Règlements Internationaux (BRI) de
Bâle choisit un jour du mois d’avril, où en principe rien de particulier ne se
passe, pour calculer l’ensemble des changements de devises dans le monde.
En 2007 le volume journalier du marché des devises atteignait plus de trois
mille milliards de dollars, soit cent fois plus que l’ensemble de toutes les
bourses du monde, ou encore le produit national brut combiné de la Chine et
de l’Allemagne pendant un an !. L’ensemble des réserves de toutes les
banques du monde – y compris l’or au prix actuel– ne tiendrait qu’une

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dizaine d’heures dans ce marché. Nous sommes là hors de toute réalité de
contrôle, face à une machine qui n’a même pas de bouton d’arrêt : si ce
marché panique, l’encre ne sera pas sèche avant que tout ne soit
consommé !
Le volume d’échanges réalisé pour toutes les opérations économiques
réelles - toutes les exportations et importations de biens et de services dans
le monde - ne représente que deux à trois pourcent du volume des échanges
de devises. Si quelqu’un achète une voiture japonaise à Lille, quelque part
les euros de cet achat devront être échangés contre des yen au Japon ;
lorsqu’on part en vacances au Mexique, des euros seront échangés contre
des pesos mexicains. Lorsque l’on acquiert des obligations japonaises, il y a,
là encore, une conversion de monnaies. Tout cela ensemble ne représente
que deux ou trois pourcent des échanges de devises dans le monde. Les
autres 97% sont de nature spéculative. Leur seule raison tient à l’espoir que
le taux de change entre les monnaies se modifiera en ma faveur avant que
j’agirai dans le sens inverse. C’est aussi simple que cela. Ce marché
spéculatif de devises est donc devenu massivement dominant. Il est donc
devenu impossible que les banques centrales aient le temps d’apporter une
réponse si jamais un mouvement de panique se manifeste dans ce marché.
Dans un tel environnement, on peut même envisager qu’une crise se
manifeste tout simplement par accident Il suffirait par exemple d’une
rumeur – vraie ou fausse - que la Chine est en train de liquider ses excédents
de dollars pour qu’une crise du dollar devienne un réalité.

Une monnaie mondiale complémentaire ?

Que peut on faire maintenant dans ce domaine? Ma proposition est


d’introduire une monnaie complémentaire con çue spécifiquement pour jouer le
rôle d’une monnaie mondiale. Une telle monnaie est appelée complémentaire
parce qu’elle peut fonctionner en parallèle avec le système monétaire actuel.
Je prétends en effet qu’utiliser une monnaie nationale – de n’importe
quel pays – comme monnaie mondiale est une erreur fondamentale.
Aujourd’hui, certains pensent que c’est une bonne idée de le faire avec
l’euro. Je dis non, pour la simple et bonne raison que des conflits
systémiques se manifestent inévitablement entre ces deux rôles, le national
et le mondial. Certes, pendant 70 % du temps, ce qui est bon pour
l’économie nationale ou régionale peut être bon également pour l’économie
mondiale, mais dans les 30 % de cas qui restent, le conflit est direct.
Un monnaie nationale qui joue un rôle mondial a été tenté d’abord par
les Britanniques, puis par les Américains. Pour maintenir le rôle
international de la livre sterling, les Britanniques ont dû sacrifier leur
économie nationale. Cela explique pourquoi ils ont été les derniers à sortir
des affres des années 1930 et 1940 ; le rationnement en Angleterre a duré
jusqu’aux années 1950, moment où ils se sont résolus à abandonner l’idée

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que la livre sterling avait encore un rôle international à jouer. Les États-Unis
ont fait l’inverse. Paul Volcker a spécifié que les Américains le payaient
pour qu’il gère les dollars pour le bénéfice des Américains, un point c’est
tout. Par exemple, lorsqu’un problème d’inflation a surgi à l’intérieur des
Etats-Unis vers la fin des années 1970, il n’a pas hésité a faire monter les
taux d’intérêt jusque 20 %, provoquant du même coup la faillite générale en
Amérique latine, provoquant une décennie de crises économiques qui ont
lésé trois cents millions de Latino Américains.
Lorsqu‘une monnaie doit jouer les deux rôles de monnaie nationale et
monnaie mondiale, ce genre de conflits apparaissent inévitablement. D’ou
ma proposition de créer une monnaie Terra conçue spécifiquement pour
jouer le rôle de monnaie mondiale. Une telle monnaie aurait aussi d’autres
avantages, entre autres, celui de pouvoir résoudre certains problèmes
sociaux et surtout réaligner la pensée financière avec la pensée à long terme.
Un tel réalignement me paraît tout à fait fondamental pour que notre
planète reste habitable pour nos petits-enfants ! En effet, la pensée à court
terme est à l’origine de plusieurs problèmes massifs qui se posent pour
l’humanité aujourd’hui. Ne mentionnons que le changement de climat,
l’extinction des espèces, ou la crise d’énergie. Dans tous ces cas, des
avertissements ont été lancés depuis longtemps, mais nous avons continué a
foncer sans changements de direction jusqu’au moment où les problèmes
deviennent inéluctables et écrasants. Quelle est la cause profonde de ce
mécanisme ?
Commençons par constater qu’aujourd’hui ce sont les entreprises qui
déterminent ce que nous mangeons, comment nous nous habillons, nous
nous déplaçons, nous vivons ; quelles énergies, quelles technologies nous
utilisons, etc. Ce ne sont pas les gouvernements ou les citoyens qui prennent
ces décisions. J’en conclus que tant que les entreprises seront programmées
à réfléchir à court terme, nous nous dirigeons aveuglément vers des
catastrophes en série.
. Certains pensent convaincre les entreprises avec des règlements qui
les obligent à changer leur manière d’agir, mais quel règlement peut les
induire à penser à long terme ? Nous n’y parviendrons pas – d’autant plus
que ce sont les entreprises elles-mêmes qui déterminent de plus en plus le
contenu de ces règlements. Une autre approche serait l’éducation, essayer
de convaincre les chefs d’entreprises à penser au monde qu’ils laisseront à
leurs petits-enfants et arrière-petits-enfants. Mais qui va influencer la Chine
a réduire ses émissions de carbone si cela n’est pas dans son intérêt
économique ?
Par contre, avec une motivation financière à la clé, tout cela peut
changer. Ma solution est donc celle-ci : pourquoi ne pas créer une monnaie
qui rend profitable de penser a long terme ? Une telle idée est en effet
réalisable.

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Démonstration. Supposons que nous vivons dans un monde où il
n’existe que deux types d’investissements disponibles : un de court terme et
un autre de long terme. Par exemple, le premier pourrait être un
investissement dans une plantation de pins, où la valeur de chaque pin serait
de 100 euros après dix ans ; et le second dans une plantation de chênes qui
valent 1 000 euros après cent ans. Nous supposerons également que toutes
ces valeurs sont ajustées pour l’inflation, de façon que les chiffres restent
comparables. Un investisseur rationnel devrait être indifférent entre ces
deux types d’investissements : il pourrait en effet couper ses pins tous les
dix ans et obtenir 1 000 euros après 100 ans, le même résultat financier
qu’avec la plantation de chênes.
Maintenant, introduisons le facteur monétaire. Supposons que nous
utilisons une monnaie conventionnelle (l’euro, le dollar, etc.) avec par
exemple un taux d’intérêt de 5 %. La valeur d’un pin de 100 Euros dans 10
ans vaut, escompté a aujourd’hui, 61,39 euros. En effet, si je place
aujourd’hui 61,39 euros pendant 10 ans avec un taux d’intérêt de 5%,
j’obtiendrai exactement 100 euros. Cependant, par le même calcul rationnel,
notre chêne d’une valeur de 1000 euros dans 100 ans escompté à
aujourd’hui ne vaut que 7,60 euros. Dans toute société qui utilise une
monnaie conventionnelle avec un taux d’intérêt positif, on finira par couper
les chênes pour ne planter que des pins. Cette métaphore illustre
parfaitement comment le système monétaire conventionnel programme
automatiquement vers le court terme toutes les décisions à base financière.
Imaginons à présent que nous utilisons un autre type de monnaie, une
monnaie avec « demeurage ». Ce terme désigne une monnaie avec un taux
d’intérêt négatif, similaire à un coût de parking. Supposons que le taux de
demeurage soit également de 5% par an. Avec une telle monnaie, escompté
a aujourd’hui, le pin vaut 167 euros ; tandis que le chêne escompté à
aujourd’hui vaut 168 000 euros ! Dans une société qui utiliserait une telle
monnaie, on investirait spontanément a très long terme. Cela peut nous
paraître invraisemblable à première vue, mais de telles monnaies et sociétés
ont effectivement existé, y compris chez nous en Europe. En France, elles
étaient opérationnelles particulièrement entre le Xe et le XIIIe siècle. Pendant
cette période, en parallèle avec la monnaie royale, de nombreuses monnaies
locales circulaient, et étaient sujettes à des taxes périodiques équivalentes a
un système de demeurage. En effet, à la mort du seigneur local, son
successeur émettait une nouvelle monnaie, avec cette règle de conversion
quasi arithmétique : trois nouvelles pièces contre quatre anciennes de la
même valeur nominale (on appelait cela les renovatio monetae). Dans
certaines régions la monnaie était changée périodiquement, par exemple
tous les cinq ans, au lieu d’attendre la mort du seigneur, toujours avec 25 %
de taxes à la clé. C’était une forme primitive de demeurage sur la monnaie.
Les gens ne réalisaient pas leur épargne sous forme de cette monnaie. Ils

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l’investissaient en des biens qui dureraient longtemps, même dans des
cathédrales, qui étaient typiquement financées localement.
Ce n’est pas une coïncidence que cette période est également appelée
le « temps de cathédrales » En effet, en plus de sa fonction religieuse, une
cathédrale était également un investissement à très long terme pour la
communauté locale. Non seulement cela prenait souvent plus d’un siècle
pour la construire, mais elle attirera des pèlerins pendant des générations
futures. Économiquement, elles jouaient donc le rôle que joue un
Disneyland pour les touristes de maintenant. Chartres vit encore aujourd’hui
de sa cathédrale construite au XIIeme siècle ! L’Egypte a connu un système
monétaire similaire pendant plus de seize siècles, et construisait également
ses monuments pour l’éternité.1
Or, nous pouvons nous interroger: que restera-t-il de nos bâtiments
dans mille ans ? Que restera-t-il de tout ce que nous faisons dans trois mille
ans ? À mon avis, pas grand-chose, mis à part nos déchets nucléaires.
Morale de l’histoire : si l’on parvient à créer une monnaie à
demeurage pour notre temps et que les entreprises internationales l’utilisent
pour décider de leurs investissements, on peut reprogrammer les pressions
financières vers une pensée à long terme. Comment introduire pratiquement
un tel mécanisme ?
Sur le plan technique, imaginons un panier d’une douzaine de
matières premières essentielles pour le commerce mondial : le pétrole, le
blé, le cuivre, etc. La monnaie Terra serait émise comme un reçu
d’inventaire des composants de ce panier. Enfin, le prix de stockage
physique de ces matières est payé par le porteur de la monnaie. Le
mécanisme du Terra comporterait donc comme frais de demeurage les frais
de stockage des composantes physiques de la monnaie. Notez que ces coûts
existent maintenant, par exemple nous payons déjà pour les coûts de
stockage du pétrole que nous consommons.
J’ai expliqué ce projet aux Japonais de la manière suivante : le Terra
n’est pas un yacht élégant et luxueux, mais je peux garantir qu’il flottera
dans n’importe quelles circonstances ! Même si tout s’écroule, un tel panier
de matières premières survivrait comme une référence utilisable dans
l’économie mondiale. Le Terra est un radeau qui flottera parce qu’il est fait
en balsa ! Mais puisque nous le construisons sur le Titanic, il n’y aura pas
de problèmes pour trouver des utilisateurs au moment opportun. Comme
nous avons vu plus tôt, une catastrophe monétaire n’est plus qu’une
question de timing. 2
1
Les détails historiques de ce mécanisme et de ses résultats sont décrits dans divers livres
de Bernard Lietaer. Voyez en particulier: Mysterium Geld (Munich : Riemann Verlag,
2000), et Of Human Wealth (Boulder : Citerra Press, 2008)

2
Tous les details techniques du Terra sont disponibles sur le site internet
www.terratrc.org

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Monnaies complémentaires déjà opérationnelles
Le Terra n’est qu’un exemple de monnaies complémentaires, dont un
nombre important sont déjà opérationnelles aujourd’hui. Je vais donc
conclure en décrivant divers systèmes de monnaies complémentaires, peut-
être plus modestes que le Terra, mais qui ont le grand mérite d’être
fonctionnelles maintenant, et d’avoir démontré qu’ils sont capables de
résoudre des problèmes qui se sont montrés coriaces à solutionner
autrement.
Le nombre de ces innovations monétaires est passé de deux systèmes
pionniers en 1984 (un en Suisse et un au Canada), à plus de 5000
aujourd’hui.

Monnaies Complémentaires basées sur le temps.

Le temps, c’est de l’argent. Cette équation, presque trop simple, est à


la base d’une famille de monnaies complémentaires parmi les plus célèbres
de notre temps. Pendant une heure, je fais quelque chose pour vous :
j’obtiens un crédit d’une heure et vous, un débit d’une heure. Si plus tard
vous faites quelque chose pour moi pendant une heure, on se retrouve à faire
du simple troc, mais si je peux allez chez un tel pour bénéficier d’un
massage d’une heure, tandis que vous pouvez éliminer votre débit en
travaillant pendant une heure dans le jardin d’un tierce personne, alors, nous
venons, à nous quatre, de créer une monnaie d’échange dans notre petite
communauté dont l’unité de mesure est une heure de service. Ce moyen
d’échange ou de paiement est par ailleurs parfaitement fonctionnel, n’a pas
de taux d’intérêt et ne risque pas l’inflation – une heure est égale à soixante
minutes depuis longtemps !
Un autre caractéristique intéressante est que cette monnaie est
disponible en suffisance. Si je fais quelque chose pour vous pendant trois
heures, nous pouvons créer sans difficultés le montant de monnaie
nécessaire. Essayez de faire cela avec des euros et vous allez vous retrouver
en prison pour faux monnayage !
L’inventrice de ce système est une Japonaise qui, en 1955, a écrit un
article à ce sujet, pour lequel elle a reçu un prix dans son pays. Celui qui a
réalisé ce système en pratique est mon ami américain Edgar Cahn, qui a déjà
lancé plusieurs centaines de systèmes de Time Dollar dans une douzaine de
pays, y compris quatre-vingts aux Etats-Unis. Cette monnaie s’est révélée
particulièrement utile pour résoudre des problèmes sociaux dans les
communautés plus pauvres.
Un deuxième type de système est le fureai kippu japonais qui a su, à
lui seul, apporter une vraie réponse aux conséquences financières de la crise
du vieillissement vécue dans ce pays. Le Japon a en effet la population qui

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vieillit le plus vite sur la planète : déjà 18,5 % de Japonais ont plus de 65
ans, ce qui implique que plus de 1,8 million de personnes ont besoin d’aide
journalière pour vivre. De plus, ce chiffre doublera dans les dix prochaines
années. Pour traiter ce type de problème sous un régime d’un monopole de
monnaie nationale, on ne dispose que de deux réponses classiques :
–La première, typique de l’Allemagne ou des pays scandinaves,
consiste à dire : « Une promesse est une promesse, allons banqueroute ! »
–La deuxième, plus anglo-saxonne, américaine ou anglaise, est plus
brutale encore. Imaginez une tarte d’une certaine taille devant laquelle
s’amasse de plus en plus de monde. La solution consiste à couper la tarte en
morceaux de plus en plus petits : de cette manière les personnes âgées
mourront plus vite, ce que certains considèrent une manière de résoudre le
problème de longévité!

Il y cependant une troisième solution, moins classique, qui fut


d’inventer une nouvelle monnaie, le fureai kippu – littéralement : ticket de
relation cordiale. Actuellement, quatre cent soixante systèmes de ce type
sont opérationnels au Japon et aident des centaines de milliers de gens. Dans
ce système d’une géniale simplicité, une organisation non gouvernementale
locale prend en charge tous les services qui ne sont pas couverts par
l’assurance maladie et invalidité nationale. Par exemple, si une personne
âgée se casse une jambe, elle va à l’hôpital, et ses soins sont payés par
l’assurance nationale en yen. Cependant, cette personne peut quitter
l’hôpital plus vite parce qu’à sa sortie, un voisin de son quartier prend le
relais pour faire ses courses, préparer ses repas, etc., contre des unités de
temps qui sont versés dans un compte d’épargne électronique. Que peut
faire ce voisin avec de telles unités ? D’abord, il peut les garder pour les
utiliser à son tour pour obtenir des services similaires. Si ce voisin tombe
malade, quelqu’un ira chercher ses enfants à l’école, ira acheter ses
médicaments, lui fournira les mêmes genres de services qu’il a prodigués à
d’autres. Un second usage, très populaire au Japon, est d’envoyer les crédits
ainsi accumulés à ses propres parents. Par exemple, si la mère de ce voisin
habite à l’autre bout du pays, il lui envoie ses crédits par échange
électronique pour que l’on s’occupe d’elle… Il existe au Japon deux caisses
de compensation en temps, dont le travail est de gérer les échanges qui se
pratiquent entre les différentes communautés utilisant cette monnaie.
Cette innovation résout un problème financier majeur pour les soins
de personnes âgées. De plus cela solutionne également un problème humain
dans la mesure où elle crée des relations inter-générationnelles qui,
autrement, n’existeraient pas.
On a demandé aux personnes âgées si pour un même service, elles
choisiraient des professionnels payés en monnaie nationale, ou des
personnes payées en fureai kippu. Réponse unanime : le fureai kippu !
Pourquoi ? Parce que les relations sont différentes : cette vieille personne

15
dans ma rue représente ma mère, tandis que pour la nurse professionnelle,
aussi dévouée qu’elle soit avec moi, je suis quand même le numéro dix-huit
de la journée !
Mentionnons également l’Ithaca Hours, qui circule sous forme de
monnaie en papier depuis plus de quinze ans dans la ville d’Ithaca dans
l’Ètat de New York L’unité de compte est également l’heure, mais dans ce
cas-ci on peut acheter un billet d’une heure pour dix dollars. Dans ce
système, la valeur du temps n’est pas nécessairement le même pour tous. Je
peux payer un dentiste cinq heures pour une intervention qui ne lui prend
que vingt minutes. Le prix se négocie comme lorsque l’on choisit n’importe
quel autre dentiste : il y a des dentistes chers et d’autres pas. À vous de
décider chez qui vous vous préférez.

Autres systèmes
Il ne faut pas croire que toutes les monnaies complémentaires utilisent
le temps comme unité d’échange. Il y a également plusieurs milliers de
systèmes qui ont choisi d’autres références.
Mis en place par l’administration de la ville de Yamato au Japon, la
monnaie Yamato LOVE, repose sur un système de carte à puce à fonctions
multiples. Le mot LOVE signifie Local Value Exchange. Si un citoyen de la
ville souhaite créer une communauté qui s’occupe par exemple de baby-
sitting ou pour embellir son quartier, ou n’importe quoi d’autre, la ville vous
donne gratuitement les cartes nécessaires pour lancer votre propre monnaie
pour ce service. La ville encourage ainsi les initiatives entre les citoyens
eux-mêmes pour résoudre des problèmes locaux. Tous les LOVE utilisent
en commun les mêmes lecteurs de cartes, ce qui réduit les frais de lancement
d’une nouvelle monnaie complémentaire locale
En Allemagne aussi, les monnaies régionales se sont
considérablement développées depuis cinq ans. Tous les SEL (Systèmes
d’échange local) que l’on connaît en France sont petits, constitués de cinq
cents à mille personnes. Il y a maintenant une cinquantaine de systèmes
Regio qui, eux, sont conçus pour des marchés régionaux de plus grande
envergure de la taille du Nord-Pas-de-Calais, et peuvent toucher un million
de personnes et plus. Ces moyens de paiement fonctionnent au point qu’ils
font maintenant partie intégrante de l’économie régionale. Certains de ces
systèmes, comme le Chiemgauer en Bavière, ont introduit un système de
« demeurage » comme celui du Terra dont l’objectif principal est ici
d'accélérer la mobilité de la monnaie. Le revenu tiré de cette taxe est
redistribué à des associations à but non lucratif ou des écoles locales.
En France, je citerai bien entendu le projet Sol (abréviation de
solidaire), particulièrement développé à Lille – le Nord-Pas-de-Calais est
l’une des régions pilotes de cette nouvelle stratégie française. Ce projet

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repose sur une carte de fidélité multifonctions : coopération entre les
entreprises de l’économie sociale et solidaire avec comme unité d’échange
l’Euro (Sol Coopération) ; l’engagement dans des activités d’entraide (Sol
Engagement) avec une unité comparable au Time Dollar ; enfin politiques
sociales à travers une monnaie affectée (Sol affecté), un mécanisme qui
ressemble à celui du chèque-déjeuner.

Questions

Avec le fureai kippu, un individu peut vous donner de son temps, mais
rien ne dit que ce temps aura, pour vous, la même utilité… Cela ne pose-t-il
pas un problème ?

Bernard Lietaer. – Dans le domaine des monnaies complémentaires,


on est libre d’inventer différentes règles de jeu dépendant de l’objectif et le
contexte donné. Le Time Dollar connaît effectivement le problème que vous
soulevez : une des règles de ce système est que le temps de tout le monde a
la même valeur. Le résultat est que peu de chirurgiens du cerveau ou de
dentistes ont adhéré au système. En revanche, avec l’Ithaca Hours, le temps
de tout le monde n’est pas systématiquement égal. Comme j’ai expliqué, je
peux, si je le désire, payer un dentiste 5 heures pour un travail de 20
minutes. C’est mon choix. Cela dépendra donc du système et des règles du
jeu : si vous voulez une monnaie complémentaire qui fonctionne dans une
communauté très diversifiée, prenez le modèle Ithaca Hours ; si vous êtes
dans une situation sociale comme celle d’étudiants, de retraités ou de
personnes au chômage, tous cas ou la valeur du temps est en fait très
semblable, choisissez plutôt le Time Dollar.

Donc, selon vous, le système fonctionne dans tous les cas ?

Bernard Lietaer. – Absolument ! Le but d’une monnaie est de créer un


espace privilégié d’échange – la monnaie française n’a-t-elle pas été créée
pour privilégier un marché entre français ? Sans cela, il n’y aurait pas eu de
différence économique entre un côté et l’autre de la frontière ! Chaque
marché a ses règles. C’est bien cela qui est intéressant. On crée une
monnaie, selon un ou plusieurs objectifs précis…

Que pensez-vous des Réseaux d'échanges réciproques de savoirs, nés


en France il y a une trentaine d’années ?

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Bernard Lietaer. – Ces réseaux sont une excellente application de
monnaies complémentaires qui utilisent comme unité le temps puisque les
unités sont exprimées ici en temps d’échange de savoirs. Pour information,
sachez que le Brésil souhaite créer une monnaie pour encourager
l’apprentissage. Il est prévu que deux universités y participeraient. L’idée de
ce système repose sur une pyramide d’apprentissage, sur la capacité de créer
une chaîne d’apprentissage par l’enseignement. Aux États-Unis, un projet
pilote lancé dans les écoles secondaires pour encourager les étudiants d’âges
différents de s’entraider utilise le système des Time Dollar.

Cartes magnétiques, machines pour les lire, structure de


compensation organisée avec des gens qu’on salarie…, tout cela fonctionne
forcément sur le système conventionnel : il faut injecter de l’argent
conventionnel au départ, et sans doute aussi assurer une maintenance.
Votre monnaie complémentaire sociale paraît donc fondée sur le système
monétaire dominant, non ?

Bernard Lietaer. – Oui, il y effectivement des coûts a couvrir en


monnaie nationale. À mon sens, il importe, dans le cas des prestations de
vieillesse et d’invalidité par exemple, de vérifier au préalable combien cela
coûterait au contribuable de résoudre un problème social donné, puis de
comparer ce coût avec celui d’un système de fureai kippu. On découvre
ainsi que non seulement cette solution produit une qualité humaine
différente, mais également que cela coûte beaucoup moins cher au
contribuable d’utiliser une monnaie complémentaire pour résoudre le
problème en question.

Injecter de l’argent, oui, mais comment ? Un mécène, une


contribution de chaque participant ?

Bernard Lietaer. – Dans certains cas, ce sont effectivement des


mécènes ou des fondations qui financent ce genre d’initiatives. Dans
d’autres cas, y compris pour certains projets de Time Dollar le
gouvernement local joue ce rôle. Pourquoi, me direz-vous ? Pour la simple
raison que le Time Dollar résolvait certains problèmes de façon beaucoup
moins onéreuse pour l’État ! À noter que le Time Dollar est officiellement
exempté d’impôts aux Etats Unis, ce qui n’est pas le cas des SEL en France.

Pourquoi parlez-vous de monnaie complémentaire et non pas de


monnaie alternative ?

Bernard Lietaer. – Parce qu’une monnaie alternative impliquerait


qu’on n’ait plus besoin d’euros, au même titre que « médecine alternative »

18
implique qu’on n’utilise pas la médecine officielle. Dans le cas de monnaies
complémentaires, une monnaie n’exclut pas l’autre. C’est ce que font entre
autres les lignes aériennes avec leurs monnaies complémentaires de
fidélisation, comme les S’Miles. Rien n’empêche d’ailleurs d’avoir des
activités rétribuées partiellement en monnaie officielle et partiellement en
monnaie complémentaire. Dans le cas d’un restaurant par exemple, ce que
vous avez dans l’assiette vaut, à peu près, un tiers de la note ; le deuxième
tiers correspond aux frais fixes de l’établissement : l’électricité, le loyer, les
employés; enfin, le troisième tiers fournit les bénéfices. Tant que le
restaurant n’est pas plein, il a tout intérêt à accepter toute monnaie autre que
la monnaie nationale, à une hauteur de 50 % – même s’il la jette sans en
faire d’autre usage. Financièrement, tant que le restaurant n’est pas plein, il
reste gagnant, car même avec seulement 50 % du payement en Euros il
améliore son revenu final. De plus, de cette façon le restaurant attirerait une
nouvelle clientèle.

Qu’est-ce que le demeurage ?

Bernard Lietaer. –Le concept du demeurage est un terme français


inventé à l’époque des premiers chemins de fer. Les compagnies de chemins
de fer se faisaient payer pour les wagons qui restaient inutilisés par une
entreprise, afin d’encourager la circulation des wagons. Dans le domaine
monétaire, le plus vieux précédent que je connais est celui du système
monétaire égyptien. Supposons qu’un fermier du delta du Nil avait produit
dix sacs de blé dont il n’avait pas besoin pour sa consommation propre. Il
les emmenait au dépôt attaché à un temple local. Un reçu daté et signé lui
était alors remis par le scribe local. Ce reçu prenait la forme d’un ostrakon -
littéralement morceau de poterie –, sur lequel etait inscrit : « J’ai reçu
aujourd’hui dix sacs de blé », suivi de la date et du nom du scribe. Ce reçu
était utilisé comme monnaie, que notre fermier pouvait dépenser. Mais, plus
intéressant encore : si ce fermier conservait son ostrakon pendant un an
avant de retourner au temple pour reprendre ses sacs de blé, que reçoit-il ?
Dix sacs ? Pas du tout. On lui en remet neuf. Pourquoi ? Parce que le
dixième sac représentait le coût du stockage, qui permettait au gardien et au
scribe de se nourrir ! Dès lors, que pensez vous que le fermier faisait avec
son ostrakon ? Il ne l’utilisait pas comme instrument d’épargne, mais le
dépensait ou l’investissait dans des biens qui produisaient des revenus à
long terme, comme un système d’irrigation, la plantation de vergers, etc.
L’économie égyptienne etait ainsi devenue la plus riche du monde ancien…
Tout cela a changé lorsque les romains ont imposé militairement un
changement monétaire, en remplacement de l’ancien système des ostrakon.
Résultat : l’Egypte est graduellement devenu et est resté jusqu’aujourd’hui
ce que nous appelons aujourd’hui un pays en développement.

19
La courbe quasi exponentielle que vous avez présentée montre un
volume journalier d’échange de devises de 3 200 milliards de dollars. Cela
traduit un quasi-cancer financier… Dans ces 3 200 milliards, quelle est la
fraction liée aux produits dérivés?

Bernard Lietaer. – Ces montants représentent le marché spot. Les


dérivés ne font pas donc pas partie de la statistique que je vous ai fourni.
Les dérivés représentent en fait 2 500 milliards de dollars en plus.
L’ensemble des échanges de devises, spot et dérivés, fait donc 5 700
milliards de dollars.

Un des aspects de votre proposition du Terra tient au fait que les


calculs d’actualisation se font avec un taux d’intérêt négatif et non pas
positif. Est ce que cela suffirait pour changer les horizons de tous les
investissements ?

Bernard Lietaer. – Non, pas tous les investissements, mais au moins


les investissements dont le risque technique n’est pas prédominant. En effet,
le taux d’escompte d’un projet réel n’est pas seulement constitué par le taux
d’intérêt. Deux autres facteurs doivent également être pris en compte : le
coût du capital, et le niveau de risque du projet. Si j’ai choisi les pins et les
chênes dans ma démonstration, c’est parce que les arbres augmentent en
valeur du fait de leur croissance biologique assez prévisible. J’ai donc
volontairement escamoté toute la partie risque. Pour des projets à moindre
risque, la différence reste néanmoins considérable. Pour des projets très
risqués, le court terme continuerait de prévaloir. Mais le projet Terra
pousserait au moins la prise en compte des conséquences de tous les
investissements dans la bonne direction.

Terra est-il semblable à la monnaie fondante de Gesell ?

Bernard Lietaer. – La seule chose que le Terra a en commun avec la


monnaie fondante de Gesell est le concept du demeurage. Mais le Terra est
différent à tous les autres égards. Tout d’abord Gesell voulait remplacer le
système conventionnel ; par contre, le Terra est conçu comme un système
complémentaire. De plus, Gesell parle d’une monnaie fiat, le Terra est un
reçu d’inventaire, avec un support d’une garantie physique. Le taux de
demeurage de Gesell est arbitraire ; le taux de demeurage du Terra
correspond au coût de stockage des inventaires. Notez que le Terra est en
fait un troc international standardisé. Actuellement, le volume d’affaires du
commerce international par troc sans l’utilisation d’aucune monnaie
nationale – Countertrade en termes techniques – est de l’ordre de 1 000 à
2 000 milliards par an et représente 10 à 15 % du commerce mondial.

20
L’inspiration du Terra n’est pas la monnaie fondante de Gesell, mais plutôt
une modernisation du système monétaire égyptien que je vous décrit tantôt!

Une monnaie complémentaire circula dans la ville autrichienne de


Wörgl dans les années 1930, à l’époque de la Grande Dépression : le maire
fit imprimer des billets de 1, 5 et 10 schillings pour payer le salaire des
ouvriers du bâtiment. Le système fonctionna tellement bien que la banque
centrale de Vienne, qui eut peur pour son monopole, décida de l’interdire…
Quelle est donc, selon vous, la mainmise des pouvoirs publics sur les
monnaies secondaires ?

Bernard Lietaer. – Ces faits historiques sont exacts. Wörgl eut un tel
succès que trois cents villes autrichiennes décidèrent de l’imiter.
Généralement, quand une banque centrale se sent menacée elle va invoquer
l’argument de la nécessité de contrôler l’inflation. Comme je vous l’ai
expliqué, une monnaie complémentaire bien conçue crée la quantité de
monnaie exactement nécessaire pour mener à bien une transaction qui,
autrement, n’aurait pas lieu. Il n’y a donc pas de risque d’inflation.
L’inflation est un prétexte parfois utilisé par les banques pour protéger leur
monopole. Une étude de la Banque centrale allemande sur le projet Regio
recommande de surveiller ce système et de l’éradiquer s’il prend de
l’ampleur. Mais, ajoute ce rapport, il ne pose aucun problème au stade de
développement actuel. Il me semble que si les gens prennent conscience de
l’enjeu, les banques centrales n’agiront pas comme elles l’ont fait dans les
années 1930. D’autant qu’on a pu mesurer les conséquences tragiques de
leur geste : la suppression des monnaies locales, à Wörgl et ailleurs, a
maintenu au chômage 30 à 35 % de la population autrichienne et aidé Hitler
à prendre le pouvoir. La situation est donc pressante : il faut bien
comprendre qu’on ne parle pas ici de simples questions techniques, mais
d’un vrai choix de société. Dans les années 1930, il y avait une préférence
générale vers des solutions centralisatrices. Actuellement, la bonne nouvelle
est que la compétition internationale fiscale pousse les problèmes hors des
budgets centraux. Les solutions centralisées coûtent trop cher : si le pouvoir
central éliminait le fureai kippu au Japon, il devrait doubler son budget pour
prendre soin de ses personnes âgées. Or, qui paiera ?

Comment un homme du sérail comme vous, qui avait les honneurs et


la gloire, est-il passé promoteur des monnaies libres ?

Bernard Lietaer. – J’ai toujours été un mouton noir dans le sérail.


Dans les années 1970, de l’Amérique latine où je vivais à l’époque, j’ai vu
se préparer le krach de la dette latino-américaine. Dans un ouvrage 3, j’ai
avancé ma théorie sur l’instabilité du système monétaire mondial et annoncé
3
Le Grand Jeu Europe-Amérique Latine (Paris : PUF, 1979)

21
qu’une série de krachs monétaires successifs serait à prévoir. C’est
exactement ce qui s’est passé. Juste après cela, j’ai reçu une offre pour un
poste stratégique dans la Banque Centrale de Belgique. La Belgique, malgré
sa taille insignifiante, fait partie intégrante du cercle central de la Banque
des Règlements Internationaux (BRI) et du Fonds monétaire international
(FMI).
J’ai pensé que cette position me donnait l’opportunité de faire partie
du sérail comme vous dites: ce qui me donnerait peut-être l’occasion de
d’améliorer le système de l’intérieur. Deux semaines après ma prise de
fonctions, le Président Valéry Giscard d'Estaing et le Chancelier allemand
Helmut Schmidt firent leur déclaration annonçant la nécessité de créer une
« zone de stabilité monétaire en Europe ». Lorsque la Belgique reçut la
mission de présider le comité de création de l’ECU, le système de
convergence des monnaies européennes qui devait aboutir à la monnaie
unique, je me suis dit alors que j’avais effectivement atterri au bon endroit.

Pourquoi êtes-vous parti de la Banque centrale, endroit stratégique,


dites-vous ?

Bernard Lietaer. – Après avoir lu mon livre sur l’Amérique latine, le


secrétaire général de la BRI de l’époque me demanda ce que je faisais dans
une Banque centrale. Je lui répondis la vérité, à savoir que mon but était de
voir s’il était possible d’améliorer de l’intérieur le système monétaire, parce
que j’étais convaincu que le problème d’instabilité était de nature
systémique et qu’il allait donc se répéter. Mon interlocuteur me répondit que
j’avais raison, mais me précisa que la BRI, les banques centrales, et le FMI
n’existaient que pour une raison : garder le système tel qu’il était et non pas
l’améliorer. Il ajouta que des changements fondamentaux auraient lieu, mais
sur base d’initiatives privées, en dehors du système bancaire officiel. Cette
conversation fut un choc pour moi. Abandonnant l’idée que j’étais à la
bonne place, je remis ma démission à mon retour à Bruxelles.

Comment favoriser le projet Terra en Europe ?

Bernard Lietaer. – Je pense que Terra ne se fera pas sur une initiative
gouvernementale, car les gouvernements ne disposent pas du degré de
liberté nécessaire. De plus, en cinq mille ans d’histoire monétaire, pas un
seul cas de changement préventif du système monétaire n’est répertorié. On
a toujours agi après coup, après l’écroulement du système précédent. Dans
le jeu mondial actuel, les seules entités capables de prendre des initiatives de
ce type sont les multinationales. Comme nous avons vu antérieurement, ce
sont aussi elles qui doivent être reprogrammées pour la pensée à long terme.
Finalement, elles ont intérêt à agir, car si le système dollar se brise, leur
mode d’opération et leur système de production intégré mondialement sera

22
également en sérieuse difficulté. Je cherche d’ailleurs pour mener un projet
pilote un groupe de trois à cinq entreprises de poids, à haut niveau
stratégique, dont une pourrait être française. Si vous en connaissez, je suis
preneur… À condition qu’il y ait transparence, le système que je vous ai
décrit est indépendant des organisations qui en prennent l’initiative, c’est le
mécanisme qui importe. Cela pourrait aussi bien fonctionner dans le
contexte d’un FMI rénové que d’une initiative privée.

En 1971, lorsque Nixon a découplé le dollar de l’or, avait-il


réellement le choix, compte tenu des contraintes sur le déficit fédéral, causé
par exemple par la guerre du Vietnam, etc. ?

Bernard Lietaer. – Le Président Nixon avait le choix entre plusieurs


options. Par exemple, Paul Volker avait une autre proposition que celle qui
a été choisie : il voulait maintenir le système de Bretton Woods, et
simplement doubler le prix de l’or de 35 à 70 dollars. La solution choisie par
Nixon a été présentée comme une grande victoire des États Unis : « On ne
se laisse pas faire, nous ! » John Connally, secrétaire au Trésor, a eu cette
phrase magnifique en arrivant à Rome : « Le dollar est peut-être notre
monnaie, mais c’est votre problème. »

Le Terra, à l’inverse du dollar aujourd’hui, doit-il être annexé à un


étalon précieux comme l’or ?

Bernard Lietaer. – Dans le panier Terra, je propose d’inclure pour


cinq pourcents d’or, pour les nostalgiques et pour les banques centrales qui
en ont encore ! En fait, le Terra n’est pas « indexé à », il est lui-même un
outil d’indexation… . Sa valeur est calculable à partir de la valeur en dollars
ou en Euros de chacune de ses composants. Sa valeur en monnaie
conventionnelle est donc la somme des valeurs d’un baril de pétrole, 10
kilogrammes de cuivre, 20 kilogrammes de blé…, un quart de gramme d’or,
etc

Le pétrole qui risque de monter d’une façon exponentielle ne


présente-t-il pas un inconvénient par rapport au Terra?

Bernard Lietaer. – Cela dépend du poids de la composante du pétrole


dans le panier ! Si vous mettez 10 % de pétrole dans le panier Terra, et si le
coût du pétrole double, la valeur du Terra ne changerait que de 10 %. En
fait, la volatilité d’un panier de neuf matières premières – dont le pétrole –
serait d’un quart de la volatilité historique des monnaies nationales.

Vous avez indiqué qu’une monnaie est un accord au sein d’une


communauté. J’ai tendance à penser que les termes de cet accord sont

23
influencés par le référentiel philosophico-religieux dans lequel baigne cette
communauté. Vous avez aussi rappelé le danger que représente le
comportement spéculatif. Peut-être que ce comportement est lié au
référentiel judéo-chrétien dans lequel nous baignons, à l’inverse de
certaines sociétés musulmanes, dans lesquelles les taux d’intérêts sont mis
entre parenthèses. Cela signifie-t-il que, pour sortir de cette crise, nous
soyons condamnés à nous convertir ou à changer de système philosophico-
religieux ?

Bernard Lietaer. – Ce que vous dites est tout à fait exact. J’ai écrit un
livre publié en allemand, qui s’intitule Le Mystère de l’argent.4 La thèse
centrale de cet ouvrage est qu’un système monétaire est une projection de
l’inconscient collectif d’une société. Spécifiquement, les sociétés
patriarcales ont toujours imposé un monopole d’une monnaie centralisatrice,
hiérarchique, à compétition, avec un taux d’intérêt positif, comme les
monnaies conventionnelles qui circulent aujourd’hui. À l’inverse, les
sociétés matrifocales, sociétés qui honorent les valeurs féminines, comme
l’Égypte et comme chez nous le Moyen Âge du Xieme au XIIIeme siècle
disposaient d’un système monétaire double du genre que j’ai présenté.
Notez que je fais allusion non pas simplement au rôle des femmes, mais
bien du poids des valeurs féminines. Fait notable, bien que notre système
monétaire fasse encore dans le tout-masculin, une évolution sensible de
l’inconscient collectif se fait déjà sentir. Notre crise écologique peut être vu
comme une crise du réveil de valeurs féminines dans nos relations, dans
notre empathie avec le reste de la biosphère. Il nous reste à réintégrer ces
valeurs féminines dans notre monnaie. Une société équilibrée se doit de
posséder une monnaie yin et une monnaie yang. Les deux sont nécessaires.
Nous n’avons donc pas à changer de religion, mais d’état d’esprit.

Extrait du catalogue

4
Mysterium Geld: Emotionale Bedeutung und Wirkungsweise eines Tabus (Munich:
Riemann Verlag, 2000)

24
achevé d’imprimer

Conception éditoriale : Sonja Boué

25

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