On est arrivé devant l'abattoir alors qu'il était onze heures un peu passées. On avait écumé les
routes du département voisin pour trouver un lieu d'abattage, en vain. C'était le premier jour de
l'Aïd. Celui qui est le plus meurtrier. Mon coéquipier, enquêteur de l'association L 214, désirait, le
plus simplement du monde, voler des images... Comprenez : filmer en caméra cachée les
conditions d'abattage des animaux, moutons, agneaux, chèvres et chevreaux, veaux et vaches,
dans un abattoir agréé. Là où tout est fait, en principe, pour que les mises à mort se passent le
moins mal possible, compte tenu du fait que les animaux sont égorgés à vif.
De temps à autre un veau, tout seul dans une remorque, amené par l'éleveur qui savait bien ce qui
attendait sa bête. Mais qui n'en avait cure, parce qu'il faut bien gagner sa vie... Et à part quelques
meuglements un peu tristes, je fus surprise, en traînant dans la cour, de ne pas entendre le moindre
cri. C'est vrai qu'avec la gorge tranchée jusqu'à la colonne vertébrale, émettre un son s'avère une
entreprise complexe. Axel m'expliquait aussi que les moutons ne bêlent pas lorsqu'ils sont tous
ensemble. Dès que l'un est saisi, on le place dans la berce et on le retourne sur le dos. La pauvre bête
n'a même pas le temps de comprendre ce qui lui arrive. "Ils sont tétanisés. Une fois sur le dos, ils
adoptent une attitude de proie. Ils essaient de ne pas se faire remarquer."
Mais il y avait cette odeur tenace, vaguement douceâtre et écœurante qui stagnait dans la cour...
Mal de têtes
J'ai laissé Axel partir tout seul vers le poste d'abattage qu'il pouvait avoir en ligne de mire. C'était
trop pour moi. Assister à de telles choses me rend trop malheureuse, au point que j'en deviendrais
méchante. Je m'identifie à la victime. Ces hommes aux vêtements maculés de sang, brutaux,
vociférant, c'est moi qu'ils saisissent, c'est moi qu'ils contraignent, c'est moi qu'ils martyrisent. Je ne
peux pas. Lorsqu'il est revenu, au bout d'un temps dont je ne saurais dire si je l'ai trouvé long, il a
lâché : " Pour ce qu'on en a vu à diverses occasions, on a constaté que la réglementation n'était
respectée nulle part... Si seulement on avait des moyens..."
C'est vrai que notre entreprise était pour le moins artisanale. Je pensais au pot de terre et au pot de
fer. Nous ici, seuls et mal équipés et, en face, de puissants lobbies soutenus par des politiques
complaisantes jusqu'à la lâcheté. Axel avait réussi à prendre quelques images ; mais ça ne lui suffisait
pas. J'ai rarement vu une telle obstination, une telle abnégation chez un homme aussi jeune. Je ne
pouvais pas grand-chose pour lui et je le laissais aller seul dans cet enfer dont je sais bien qu'il ne le
supporte pas vraiment mieux que moi, au fond. Mais le désir de témoigner est le plus fort.
Alors je me suis décidée à sortir du véhicule et, un appareil photo en main, je me suis dirigée vers la
cour. Axel, qui approchait dans ma direction, m'a montré un conteneur, un peu plus loin. Je m'en suis
approchée. Il était rempli à ras bord de têtes coupées. Des veaux aux grands yeux, au regard éteint,
de superbes têtes de jeunes béliers, quasi intactes, toutes maculées de sang frais. D'autres encore,
complètement écorchées. De temps en temps, un homme en blanc et rouge sortait de l'abattoir avec
un seau à la main, et jetait de nouvelles têtes fraîchement tranchées dans la benne. Je me disais, en
les contemplant qu'au moins, pour ceux-ci, le calvaire était fini.
Un peu plus tard, Axel me montrait les peaux entassées sous un préau. "Il y a la viande, mais il y a
aussi tous les sous-produits. Rien ne se perd. Ça me fait toujours penser aux camps, lorsqu'on
récupérait jusqu'à la dernière dent des morts... Les animaux sont chosifiés. Comment accorder l'idée
de la dignité de l'animal avec ce que l'on en fait ?"
Axel avait filmé tant bien que mal des choses pénibles. Il m'a raconté que les sacrificateurs
n'attendaient pas, comme cela est obligatoire, que les animaux soient inconscients pour les
suspendre aux crochets de boucher. Certains se débattaient, quelques-uns avec l'énergie du
désespoir, tellement qu'il en a vu trois tomber à terre...
Il faut aider L 214 à mener des actions comme celles-ci. Il n'y a qu'en
dénonçant, haut et fort, les crimes commis contre les animaux, en
témoignant, que l'histoire reprendra son cours, que le progrès sera enfin
autre chose qu'une idée, que nous sortirons vraiment du Moyen âge.
Jeph Barn