Si on prenait aujourd'hui les chances d'accéder aux media, les chances
d'accéder aux tribunes libres - dites libre - sont typiquement quelque chose qui est très difficilement accessible. Moi, j'en ai un indice, c'est le nombre de gens qui m'écrivent en me disant : « J'ai envoyé ça cinq fois au Monde ou à Libération, et ça m'est toujours renvoyé ; or ça me paraît important : est-ce que vous voulez signer avec moi, comme ça, ça passera ? » D'abord, ils se trompent, ensuite, je ne peux pas signer tout, même quand je suis d'accord. Ces gate-keepers c'est un tout petit nombre de gens : une personne au Monde, une personne à Libération, personne qui est choisie pour ses qualités particulières ; on ne met pas dans une position comme ça quelqu'un par hasard. Ces personnes-là exercent un droit exorbitant, ils incarnent le droit d'accès à la parole publique. A travers eux, c'est la censure de tout un milieu, c'est le Monde avec ses valeurs, avec ses intérêts, avec sa vision du monde…. Le droit d'entrée c'est quoi ? Il faut avoir des titres universitaires - on met toujours en bas M. Untel, professeur à la faculté de droit - c'est la notoriété, le poids dans les media. Quand le Monde se réunit, le vendredi matin, je crois, pour décider des livres dont on va parler - malheureusement je ne peux pas le raconter en détail parce que j'ai un peu oublié - mais je sais qu'il y a plusieurs critères pour juger de la capacité d'accéder à un compte-rendu dans le Monde, pas simplement à l'expression, c'est encore au second degré, un des critères majeurs c'est le poids dans les media.
Et le poids dans les media on l'acquiert comment ? En étant présent
dans les media, en passant souvent à la radio et à la télé. Par exemple, il y a un très beau travail d'un sociologue américain qui montre, ça m'a éclairé, parce que je pensais que ce qui expliquait la présence obsessionnel d'un certain de nombre de personnages - il y a des gens, on peut pas ouvrir la télé sans voir leur tête à la télé - je croyais que c'était le narcissisme, simplement, la pulsion, le besoin d'être vu. En fait, ce type montre que, au moins aux Etats-Unis, la visibilité médiatique est un capital très important qu'il faut conserver à tout prix.
Alors, je ne sais pas si ça joue, je pense que ce n'est pas aussi
mécanique en France, mais inconsciemment, les gens pensent qu'il doivent être présents, sinon on les oublie. D'ailleurs, plus on est présent, plus on est invité. Des mécanismes comme ça sont très compliqués, et il y en a des tas : il y a des phénomènes de censure directe, il y a des gens qui sont systématiquement barrés par des pouvoirs médiatico-politiques. Et puis il y a les lois ordinaires, les gens qui n'ont pas accès au discours, à la capacité d'expression.