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Lucien Logette : le retour de Bob Dylan

Un homme est passé...


Le parcours de Fernand Deligny

Un Moravia inédit
Vertiges d’Éros
Gustave Moreau, Matta

Un Segalen
enfin plausible
Alain Rey
pour « la grande métisserie »
de la langue

Godelier chez les Baruya


958. Du 1er au 15 Décembre 2007/PRIX : 3,80 e (F. S. : 8,00 - CDN : 7,75) ISSN 0048-6493
D’UNE QUINZAINE À L’AUTRE

À travers les revues


Lignes a 20 ans n’est au silence, du moins au plus grand flou.
Total : dans L’Humanité, « il n’y a pas de rubrique
Tadjikistan). On connaît moins bien celui que sa
femme donna à Russie d’aujourd’hui (juin 1936).
La revue Lignes a été fondée il y a vingt ans spécifique à la guerre d’Algérie et, de 1954 à Il est ici reproduit.
pour analyser les causes de ce que nous subissons 1957, la mise en page place le conflit en troisième Citons également Magdeleine Paz (1889-1973)
de plein fouet à présent : la fétichisation totalitai- et cinquième pages. Le nombre d’articles consa- qui, exclue du P.C.F en 1927, anima alors dans la
re que le « néolibéralisme » imprime à la crés aux affrontements et aux violences est infé- revue Contre le courant la vulgarisation des idées
marchandise. Elle avait aussi pour ambition rieur à celui du Figaro et du Monde ». de Trotski en France. Elle fut aussi critique litté-
d’endiguer ce mouvement qui embringue bien des Un autre chercheur, Alexandre Courban raire dans Monde de 1932 à 1933. En juin 1935,
révolutionnaires d’hier au nom de l’assomption (Université de Bourgogne), enfonce le clou. Il sur la photo du Congrès International des
d’une société sans classes, rêve proclamé réalité montre dans ces mêmes Cahiers du journalisme Ecrivains pour la Défense de la Culture , elle se
par Tony Blair en 1999. Dans cette sclérose intel- que L’Humanité, de sa fondation par Jean Jaurès tient à la droite de Paul Nizan. Son texte de
lectuelle, Lignes entend toujours et encore fédérer (1904) à l’assassinat de ce dernier (1914), n’a soutien à Victor Serge fut alors publié dans
ceux qui persistent à voir une grande noblesse au cessé d’accroître le nombre de ses brèves, quitte à un mensuel syndicaliste : La révolution proléta-
mot de « communisme ». Son n° double « 23-24 presque les doubler en l’espace d’une décennie. rienne.
spécial anniversaire » de nov. 2007 (480 p., 30 e) « La mise en scène du fait divers » n’occupe que L’article sur Magdeleine Paz est signé Anne
vient dresser un tableau de « vingt années de la 6,57% de sa surface papier de 1904 à 1906, mais Mathieu. Elle est la directrice de publication
vie politique et intellectuelle ». Le tableau est 12,29 en 1913-14. Pourquoi ? Alexandre Courban d’Aden (11 rue des Trois Rois 44000 Nantes).
contrasté. nous rappelle que L’Humanité ne fut le journal du Pour cet épais volume de 470 p., il en coûte 25 e
On y trouve l’anthropologue Jean-Loup « citoyen Jaurès », penseur peu enclin au sensa- (+ 5, 60 e de port pour la France à l’ordre de
Amselle qui, parlant de « la fracture postcolonia- tionnalisme, que de 1904 à 1906 « avant de deve- G.I.E.N).
le » (sujet qu’il reprendra dans un essai à paraître nir un journal socialiste à six pages (1913-1914) »
chez Stock en janv. 2008), remet en cause un livre qui « réserve davantage de place aux faits divers
publié par Alain Badiou aux éd. Lignes sur le sens qu’aux informations internationales – et ce,
à prêter au mot « juif » et brocarde son auteur jusqu’à la veille de la Première Guerre mondiale –
malgré l’aggravation de la situation internatio-
Juristes et littéraires
comme contempteur de « la vulgate gauchiste des
années 1960-1970 » quand il range Israël dans le nale ». Il y a beaucoup de droit chez des auteurs
camp des nantis. Les Cahiers du journalisme, publiés par les comme Melville, Kafka, Faulkner et Camus, tous
On y trouve parallèlement un article de Daniel P.U.L (Presses de l’Université de Laval, Québec), auteurs d’œuvres où des avocats sont mis en
Bensaïd qui invoque, lui, Badiou justement sont distribués en France par l’École supérieure scène. Dostoïevski et Flaubert au XIXe siècle ne
comme motif d’espoir d’alliance des forces vives de journalisme de Lille (tél. : 0320304403). Le s’en privaient pas non plus. Et le théoricien du
autour de ce slogan : « Refuser inconditionnelle- n°17 est vendu pour la somme de 20 e. « Law and Litterature », Richard H. Weisberg,
ment la célébration du fait accompli. Ne pas l’auteur d’un recueil de critiques littéraires intitu-
entrer dans le jeu de l’ennemi. Ne pas lé The Failure of the Word (1984), n’a cessé de
consentir ! ». montrer que les « récits de procédure » se retrou-
Femmes, journalistes vent dès la tragédie grecque ou les sagas islandai-
ses.
et révolutionnaires La raison principale à ses yeux faisant que le
L’Humanité droit habite la littérature tiendrait à ce que cette
La revue Aden du Groupe Interdisciplinaire dernière se nourrit d’ambiguïtés. Exemple avec
Les Cahiers du journalisme, revue bi-annuelle d’Etudes Nizaniennes (G.I.E.N) consacre toute sa Camus : « si l’avocat qui apparaît dans la deuxiè-
qui en est à son n°17, publie dans sa dernière 6e livraison au double thème « Féminisme et me partie de L’Étranger parvient à obtenir une
livraison un épais et riche dossier intitulé « Fait communisme ». Bien des portraits de femmes déposition montrant que Meursault ne voulait pas
divers, faits de société ». Le fait divers serait-il un plus ou moins proches de Paul Nizan se retrou- voir le corps de sa mère au moment des obsèques,
écran de fumée pour masquer l’incendie à bord ? vent là, ainsi qu’une brève anthologie de leurs nous avons, en tant que lecteurs, la capacité de
Tel semble être l’avis d’Emilie Roche (Université meilleurs papiers. trouver dans la première partie les informations
de Lyon 2) dans sa contribution très explicitement Parmi elles, citons d’abord celle qui fut la narratives prouvant exactement le contraire ».
intitulée « Le fait divers comme stratégie compagne de Paul Nizan, Henriette. En avril-mai (« Le droit dans et comme littérature », in
d’évitement des discours de presse écrite pendant 1934, le couple voyagea en Asie centrale et Raisons politiques, n°27 entièrement consacré à
la guerre d’Algérie ». Chiffres à l’appui, elle chacun en rapporta un reportage. On connaît bien l’œuvre de Richard Weisberg dans un dossier inti-
montre la gêne de l’organe du Parti des celui de Paul Nizan publié dans Europe le 15 mai tulé : « La démocratie peut-elle se passer de
Travailleurs que l’appareil, rallié à la politique de 1935 (sous un titre qu’il avait écrit en tadjik, fictions ? », Presses de Sciences Po, 188 p.,
« pacification » de Guy Mollet, contraignit si ce « Zindobod Taçikiston », et qui signifie : Vive le 17,50 e).

Éros au secret Cette exposition, « Éros au secret », est ouverte


sur le site François-Mitterrand de la BnF du 4
2004 à la librairie italienne Tour de Babel (10 rue
du Roi de Sicile, Paris 4e, M° Saint-Paul).
Marie-Françoise Quignard, conservateur en décembre 2007 au 2 mars 2008.
En parallèle, les ateliers trimestriels du livre,
chef à la Réserve des livres rares (BnF) est, en
collaboration avec Éric Walbecq, bibliothécaire au ouvert à tous dans le petit auditorium (hall Est) du Les mardis de l’IMA
département « Littérature et Art » (BnF), la même site de la BnF, sera entièrement consacré
le 11 déc. (9 h 30-18 h) à la question « livre et Le 13 décembre à la salle du Haut-Conseil
commissaire d’une exposition sur l’histoire du (niv. -9) de l’Institut du Monde Arabe (1 rue des
fameux Enfer de ladite BnF. Histoire somme toute censure ».
Fossés-Saint-Bernard, Paris 5e), Tzvetan Todorov
récente puisque c’est peu avant 1840 qu’une cote viendra nous entretenir de ses lectures, entre
fut attribuée aux ouvrages échappant aux autres, d’Edward Saïd et de Geneviève Tillion
« bonnes mœurs ». Les romans libertins du
XVIIIe s., alors constamment réédités, furent alors
Eugenio de Signoribus autour d’une causerie intitulée « Barbarie et
Civilisation ». Entrée libre à 18 h.
conservés... bien que qualifiés par un catalogueur à Paris
de la fin du XIXe s., Henri Bouchot, de « marchan-
dise idiotement obscène ». Ce poète italien, pour la première fois traduit Les jeudis de l’Oulipo
Cette exposition fait la part belle aux manus- en français (Ronde des convers, Verdier), est invi-
crits de Sade, à l’œuvre érotique de Pierre Louÿs, té par l’Institut Culturel Italien (73 rue de Les oulipophiles rompus depuis 1995 à partici-
connue qu’à la mort de ce dernier et dont Éric Grenelle, Paris 7e) le 3 déc. à 20 heures. Le lende- per aux réunions de l’Ouvroir de Littérature
Walbecq s’est fait une spécialité. Michel Surya main à 18 h., c’est à la Maison de la recherche de Potentielle sont invités cette année à suivre les séan-
s’appesantit de son côté sur la relation entre l’université Paris-Sorbonne (28 rue Serpente, ces dans le Grand Auditorium de la BnF sur son site
Georges Bataille et ses pseudonymes. Pascal Paris 6e) qu’on pourra le retrouver autour de François-Mitterrand (Quai François-Mauriac, Paris
Quignard y évoque les « conduites clandestines » l’évocation de son amitié avec Mario Luzi (1914- 13e). Le 6 décembre à 19 heures, François Caradec,
et la sinologue Nathalie Monnet montre comment 2005). Et le 5 déc. à partir de 18 h 30, il dédica- Hervé Le Tellier, Jacques Jouet et les autres ont
Robert Van Gulik a triché avec l’érotisme chinois. cera ce recueil de poèmes composés entre 1999 et choisi pour thème les « chansons de geste ».

2
SOMMAIRE DE LA QUINZAINE 958

EN PREMIER FERNAND DELIGNY 4 ŒUVRES PAR MICHEL PLON

ROMANS, RÉCITS RENÉ DE CECCATTY 6 L’HÔTE INVISIBLE PAR AGNÈS VAQUIN


E. L. DOCTOROW 7 LA MARCHE PAR FRÉDÉRIC SYLVANISE
JEAN-FRANÇOIS HAAS 8 DANS LA GUEULE DE LA BALEINE GUERRE PAR HUGO PRADELLE
IOURI MAMLÉIEV 9 LE MONDE ET LE RIRE PAR CHRISTIAN MOUZE
MARK KHARITONOV AMORES NOVI
PETER STEPHAN JUNGK 10 LA TRAVERSÉE DE L’HUDSON PAR GEORGES-ARTHUR GOLDSCHMIDT
ALBERTO MORAVIA 11 LES DEUX AMIS PAR MONIQUE BACCELLI
DACIA MARAINI LE PETIT ALBERTO
A. MORAVIA / A. ELKANN VITA DI MORAVIA
ISAAC BASHEVIS SINGER 12 AU TRIBUNAL DE MON PÈRE PAR LILIANE KERJAN

HISTOIRE LITTÉRAIRE MIHAIL SEBASTIAN 13 THÉÂTRE PAR PIERRE PACHET


FEMMES
PROMENADES PARISIENNES
JOURNAL (1935-1944)
INGRID GALSTER 14 BEAUVOIR DANS TOUS SES ÉTATS PAR NICOLE CASANOVA
HUGUETTE BOUCHARDEAU SIMONE DE BEAUVOIR

ARTS EXPOSITION 15 BÉNIN : CINQ SIÈCLES D’ART ROYAL PAR GILBERT LASCAULT
HUYSMANS/MOREAU 16 FÉÉRIQUES VISIONS PAR GEORGES RAILLARD
EXPOSITION MATTA

BIOGRAPHIES MARIE DOLLÉ 18 VICTOR SEGALEN PAR MAURICE MOURIER

ANTHROPOLOGIE MAURICE GODELIER 20 AU FONDEMENT DES SOCIÉTÉS HUMAINES PAR CHRISTIAN DESCAMPS
Y. COURBAGE / E. TODD 21 LE RENDEZ-VOUS DES CIVILISATIONS PAR CHRISTIAN COMELIAU

LINGUISTIQUE ALAIN REY 22 L’AMOUR DU FRANÇAIS, CONTRE LES PAR JEAN-CLAUDE CHEVALIER
PURISTES ET AUTRES CENSEURS
DE LA LANGUE
ALAIN REY MIROIRS DU MONDE

HISTOIRE J.-M. BERLIÈRE / F. LIAIGRE 23 LIQUIDER LES TRAÎTRES, PAR JEAN-JAQUES MARIE
LA FACE CACHÉE DU PCF 1941-1943

SOCIÉTÉS NATHALIE HEINICH 24 POURQUOI BOURDIEU PAR PATRICK CINGOLANI

SCIENCES GÉRALD EDELMAN 25 LES SCIENCES DU CERVEAU PAR LUCIEN NACCACHE


ET LA CONNAISSANCE

SPECTACLES FRANÇOIS BON 26 BOB DYLAN, UNE BIOGRAPHIE PAR LUCIEN LOGETTE

JOURNAL EN PUBLIC PAUL-HENRI BOURRELIER 27 LA REVUE BLANCHE PAR MAURICE NADEAU

LA QUINZAINE LITTÉRAIRE 28 BIBLIOGRAPHIE PAR ANNE SARRAUTE

Crédits photographiques Direction : Maurice Nadeau.


Secrétaire de la rédaction : Anne Sarraute. Réception des articles : (e.mail : asarraute@wanadoo.fr)
Comité de rédaction : André-Marcel d’Ans, Philippe Barrot, Maïté Bouyssy, Nicole Casanova, Bernard Cazes, Norbert Czarny,
P. 5 D. R. deligny Christian Descamps, Marie Étienne, Serge Fauchereau, Lucette Finas, Jacques Fressard, Georges-Arthur Goldschmidt, Dominique
P. 6 Catherine Hélie, Gallimard Goy-Blanquet, Jean-Michel Kantor, Jean Lacoste, Gilles Lapouge, Omar Merzoug, Vincent Milliot, Maurice Mourier, Gérard
P. 7 Nancy Crampton/Opale Noiret, Pierre Pachet, Éric Phalippou, Michel Plon, Hugo Pradelle, Tiphaine Samoyault, Christine Spianti, Agnès Vaquin.
P. 8 D. Gaillard/Seuil In Memoriam : Louis Arénilla (2003), Julia Tardy-Marcus (2002), Jean Chesneaux (2007), Anne Thébaud (2007).
P. 9 John Foley/Opale Arts : Georges Raillard, Gilbert Lascault. Théâtre : Monique Le Roux. Cinéma : Louis Seguin, Lucien Logette.
P. 11 Paola Agosti/Opale Musique : Claude Glayman.
P. 12 D. R. Publicité littéraire : Au journal, 01 48 87 48 58.
P. 13 D. R. Rédaction : Tél. : 01 48 87 48 58 - Fax : 01 48 87 13 01.
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Un an : 65 t vingt-trois numéros — Six mois : 35 t douze numéros.


P. 19 D. R. Administration. Abonnements, Petites Annonces : Marguerite Nowak 01 48 87 75 87.

Étranger : Un an : 86 t par avion : 114 t


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Publié avec le concours du Centre National du Livre. Imprimé en France

3
EN PREMIER

Un homme De Fernand Deligny nous arrivent les œuvres quasi


complètes en un splendide volume, merveille éditoriale aussi
atypique qu’enthousiasmante, conçue et voulue par Sandra
Alvarez de Toledo qui a pour l’occasion fondé sa maison
d’édition.
MICHEL PLON

FERNAND DELIGNY premiers écrits ses propres conceptions, ce qui constitue une œuvre, un parcours,
ŒUVRES celles d’une prise en compte, tels qu’ils sont, profondément atypiques. On risquerait alors
Édition établie et présentée par Sandra Alvarez de sans souci de les changer ou même de les de rater le passage, dans la seconde partie du
Toledo, avec des textes de Michel Chauvière, aimer, seulement de les aider et de les accom- siècle dernier, d’un homme, auteur, inven-
Annick Ohayon, Anne Querrien, Bertrand Ogilvie, pagner, de ces enfants ou adolescents teur, explorateur de l’univers intérieur des
Jean-François Chevrier arriérés, déficients, attardés mais aussi délin- autistes, lutteur inclassable dont la démarche
L’Arachnéen éd., quants ou asociaux. Ce temps de son et les écrits feront plus qu’attirer l’attention
1848 p., 557 images, 424 p. de fac-simile, 58 euros parcours et de son œuvre, car déjà il écrit arti- de ses contemporains, philosophes autant
cles, ouvrages, recueils de nouvelles (Pavil- qu’artistes, les influenceront comme en
lon 3, Graine de crapule, Les vagabonds effi- témoignent les correspondances et les
caces), c’est celui qui se situe entre 1937 et échanges que Deligny entretiendra avec eux.
1947, le temps où « il devient Deligny », De Louis Althusser à Gilles Deleuze, de Félix
selon les termes de Michel Chauvière. Guattari à Pierre Clastres, de Françoise Dolto
n ne peut s’empêcher de penser que les
O temps et les mœurs qui furent le cadre et
les objets de ses incessants combats pour une
Il est déjà fondamentalement « hors », hors
de tout étiquetage, de toute catégorisation
mais aussi, et très vite, incontournable,
à Alain Cavalier, de Jean Oury à Emile
Copfermann qui fut son ami et son éditeur
chez François Maspero, on ne compte pas
reconnaissance du différent, du marginal, en malmenant pour quiconque est un tant soit ceux qui sont venus tout à la fois l’écouter,
un mot de l’autre, radicalement étranger, que peu concerné par ce champ dit de « l’enfance l’interroger pour s’en retourner eux-mêmes
ces temps et ces mœurs ne se sont pas questionnés par cet homme à la pensée et au
améliorés. D’expulsions policières en verbe déstabilisants
dépistages précoces, de triages sur fond Immense lecteur des textes
d’analyse d’ADN en traitement médica-
menteux d’enfants dits agités, nous sommes
Une œuvre, un parcours philosophiques et littéraires qui alimentèrent
sa réflexion et le firent se détourner
désormais entrés dans l’ère de la mise au pas, profondément atypiques constamment de toutes les formes de pensée
dans l’univers de la normalisation et de la porteuses, fut-ce dans un terme lointain,
standardisation, dans l’ordre du même, celui d’une quelconque visée orthopédique, il ne
d’une philosophie muette qui peine à cessa d’échapper, de contester, d’inventer et
masquer derrière un paravent humaniste un en difficulté » et croit pouvoir faire œuvre de remettre en chantier ce qu’il avait lui-
incessant souci d’élimination de toute trace plus ou moins rédemptrice. Deuxième temps, même inventé et qui risquait toujours de faire
de folie. Face à cette insidieuse réglementa- qui va de 1947 à 1962, celui de La Grande système. Le cinéma, et plus tard la photogra-
tion des actes et de la pensée, Deligny, on Cordée, cette association de prise en charge phie seront pour lui d’autres moyens
s’en rend compte à chaque page de ce en cure libre et itinérante de ces mêmes d’accompagner les autistes, de les inscrire
volume, nous manque. Demeurent toutefois marginaux, association qu’il fonde avec des dans sa démarche en s’inscrivant lui-même
son œuvre, les voies qu’il a frayées, elles sont militants communistes, trotskystes et anar- dans leur monde : certains de ses films
de taille, qui en guident encore aujourd’hui chistes qui va retenir toute son énergie – il
plus d’un. écrira moins durant cette période – puisqu’il
Né en 1913 dans le nord de la France – il s’agit là d’œuvrer à l’encontre des concep-
mourra en 1996 dans les Cévennes – Fernand
Deligny fut d’abord instituteur spécialisé,
tions psychologisantes et moralisatrices de la
Sauvegarde de l’enfance, intitulé qui
Le cinéma
puis éducateur dans l’asile d’Armentières provoque chez lui une alternance de hargne et la photographie
pour ces adolescents marginaux. que l’on se de ricanements.
contentait alors, c’est encore bien souvent, De Paris trop encombré par cet intellectu-
trop souvent, le cas, d’enfermer comme des alisme qu’il a en horreur – dans la même
bêtes sauvages. Explicitement opposé aux optique il ne cessera de se méfier du langage, recevront l’aide plus ou moins ponctuelle de
conceptions de l’éducation telles que le autre agent d’enfermement, de classification cinéastes qu’il a lui-même soutenu ou
régime de Vichy les développait, d’abord et d’évaluation – La Grande Cordée émigrera conseillé dans leurs premiers pas – ainsi de
proche des courants dits de la pédagogie vers le sud est de la France, dans les François Truffaut qui suivra ses avis féconds
moderne qui deviendront avec Fernand Oury Cévennes notamment où il retournera s’ins- pour certaines scènes des 400 coups – et
la pédagogie institutionnelle, il s’éloigne taller en 1968 jusqu’à sa mort pour y vivre finiront, ce fut le cas de celui réalisé entre
assez rapidement de ces conceptions dans dans ce lieu qu’il fonde, structure alternative, 1962 et 1971 avec Josée Manenti, Le
lesquelles il discerne un souci par trop affec- lieu de vie, endroit, cadre, où des autistes Moindre geste, par avoir la couverture des
tif, régulateur et comme tel irrespectueux de pourront vivre leur vie d’autistes sans être Cahiers du cinéma et être présenté à Cannes
l’enfant dérangeant, un désir de « redresse- pris dans les rets de soucis thérapeutiques ou en 1971 grâce à l’appui de Chris Marker.
ment » de la part d’adultes par trop imbus de éducatifs. Mais cette activité foisonnante, ces
leur savoir et de leur pouvoir. A s’en tenir à cette plus que brève évoca- échanges et ces rencontres, ce militantisme
Il commence alors à afficher dans ses tion biographique, on demeurerait à côté de qui refuse d’en être discipliné – fidèle au

4
EN PREMIER

est passé...

FERNAND DELIGNY

Parti Communiste, il donnera son dernier toute forme de psychologie, de morale, voire que Deligny avait clairement perçue après
entretien à L’Humanité en juillet 1996 mais de pédagogie dont il considérait qu’elles ne d’autres (Foucault, Castel) ». De fait, aujour-
ne cessera d’être contestataire – ce sens de la cessaient de se révéler inaptes à la prise en d’hui, ils sont nombreux les psychanalystes
poésie, du dessin, cette nécessité impérieuse compte de la déficience comme telle, est-ce qui, reclus dans leurs institutions ou dans
d’écrire, tout cela ne tient, ne fait sens qu’à que cette démarche, que tous, tout le temps, leurs cabinets, ignorent, bien plus que leurs
cerner le fondement d’une démarche à la fois ont échoué à domestiquer, ne pouvait trouver aînés, Lacan ou Maud Mannoni entre autres,
unique et toujours subversive. Une démarche quelque articulation avec la psychanalyse ? cet agitateur, ce perturbateur que fut Fernand
porteuse, aujourd’hui encore, d’une sourde Dans son intervention qui situe on ne peut Deligny.
menace, celle d’une mise en cause, peut-être mieux le caractère potentiellement explosif De celui-là dont la trace – l’un de ses
désespérée, de tous les systèmes, de toutes les de la trajectoire de Deligny, Bertrand Ogilvie termes clés - demeure profondément inscrite,
idéologies, voire de toute une civilisation qui pose la question, pour y répondre sans indul- Roger Gentis écrivait ici même que
même en ses formes les plus subtiles n’a pu, gence : reconnaissant que si la psychanalyse « Personne n’a travaillé autant que lui l’art
voulu ou su faire rempart aux modes de « a sans doute établi définitivement que le de penser à côté – à côté de tous les systèmes,
pensée qui ont fait, et continuent de faire, de fou n’est pas extérieur à l’humanité », attes- de toutes les théories, de toutes les
l’asservissement et de l’exclusion leur tant qu’en certaines approches Deligny doctrines ». Dans son intégralité, sa diversité
logique fondamentale. Fernand Deligny rejoint des dimensions lacaniennes, il et sa richesse, cet imposant volume, que vien-
n’était pas dupe du maquillage que constitue constate cependant que la psychanalyse dront compléter sans doute un jour les corres-
le recours de ces discours soit disant huma- n’échappe pas, les raisons en sont multiples, pondances, témoigne de la puissance d’une
nistes à ces termes d’homme et d’amour qui à la tentation dogmatique et orthopédique, démarche qui, pour peu qu’on la lise et que
échouent à modifier quoi que ce soit d’une demeurant indifférente ou plutôt sourde « à l’on veuille s’en inspirer, continue de bous-
réalité viscéralement irrespectueuse. l’inouï de la déficience et des manières d’être culer les modes de pensée et les approches les
Le rejet toujours réaffirmé par Deligny de déconcertantes qui peuvent en découler (...) mieux établis.

5
ROMANS, RÉCITS

Sur un amour perdu


Quand on ouvre ce livre, il est prudent de prendre grand soin de la
bande. Elle sera fort utile pour l’image qu’elle donne à voir : un « détail »
d’un tableau du peintre slovène Josef Tominz - Jozef Tominc – : « Tableau
médiocre d’un peintre mineur. »
L’œuvre date de 1829. Elle se trouve au musée de Ljubljana sous la
référence « Les trois dames de la famille Moscon ».

AGNÈS VAQUIN

RENÉ DE CECCATTY Ce même narrateur réfléchit constamment


L’HÔTE INVISIBLE sur les difficultés qui surgissent autour des
Gallimard éd., 180 p., 14,50 euros textes qui en disent trop sur ceux qu’on a
aimés. Il y a ici comme plusieurs mises en
miroir ou en abîme : le tableau insolite qui
réfléchit l’histoire et inversement, le livre qui
es dames, la tante et ses deux nièces, fut écrit après la rupture, ensuite édité et
C appartenaient à la haute société autri-
chienne de Trieste. Ce qui jadis a intéressé le
retenu in extremis au moment de sa diffusion
après consultation du principal intéressé :
peintre et retient actuellement René de « En lui demandant son avis, je créais une
Ceccatty, c’est l’anecdote qu’impliquent dangereuse confusion entre la littérature et la
leurs postures et qui s’adresse à l’imagination vie. » Vingt ans après, l’amant est mort, mais
de qui les regarde. Les deux plus jeunes sont le livre avorté est toujours là entre l’écrivain,
manifestement en état de sidération, le regard le tableau, la mémoire tenace du disparu, ses
fixé sur « l’hôte invisible » qu’on suppose enfants et particulièrement sa fille. C’est elle
posté au côté du peintre. Leur tante, plus qui, ayant eu connaissance du lien homo-
âgée, s’inquiète du mauvais geste qu’elle sexuel de son père et le jugeant « inaccep-
prévoit, l’une de ses nièces s’apprêtant à table », fut à l’origine de la rupture. C’est elle
verser une boisson – café, thé ou chocolat – à aussi qui, maintenant, rouvre la blessure au
côté de la tasse prévue à cet effet, tant la moyen de cette reproduction qu’elle retourne
jeune femme est absorbée par le spectacle à l’envoyeur, prélude à une entrevue délicate.
qu’elle a sous les yeux. Avant que n’advînt l’ère du « coming out »,
Une reproduction du tableau sous l’espèce l’amant qui vivait son homosexualité comme
d’une carte postale est à l’origine de l’histoire une « malédiction » fit le choix du secret et
d’amour que le narrateur se propose de de la clandestinité. Il préféra la respectabilité
raconter et la raison en est que cette image va et les amours de fortune à une passion
tout au long du livre lui servir de métaphore. affichée et vécue : « Le mensonge avait
Josef Tominz se reconnaissait comme le triomphé. La morale ? Quelle morale ? » La
disciple d’un peintre maniériste florentin du morale sociale, naturellement. Mais la publi-
seizième siècle, Angiolo Torri, dit Bronzino. RENÉ DE CECCATTY
cation n’aurait-elle finalement pas causé
Le propos de René de Ceccatty adopte la moins de dégâts que cet inédit, que ce manus-
tendance et ne se présente pas sans une crit resté entre les mains des protagonistes ?
préciosité certaine. Pour qui ne connaîtrait ture soient étroitement liées. Il fait de Le narrateur évoque le goût de son ancien
pas personnellement l’auteur, il serait vain de fréquentes allusions à cinq romans consacrés amant pour les « romans homosexuels ».
s’interroger sur la part d’autofiction à un amour antérieur. L’hôte invisible double L’expression laisse perplexe. De quoi s’agit-
impliquée dans la « réorganisation litté- en quelque sorte le livre qui suivit et qui il ? Un roman consacré à l’histoire d’une
raire » du roman. Le prétendu narrateur ne participait de sa peine de cœur : « le livre des passion homosexuelle est-il pour autant un
cache nullement le fait que sa vie et son écri- limbes », un livre mort-né. roman homosexuel ? Le narrateur et son
amant anonyme n’ont-ils pas vécu une de ces
« brèves rencontres » trop vite brisées par les
engagements familiaux antérieurs et par le
Héroic fantasy à Sèvres Les arts du spectacle à Rouen poids de la censure sociale ? Une de ces
rencontres uniques dont on nourrit la nostal-
La science-fiction pose des problèmes particu- Les arts du spectacle ont une histoire, région gie toute sa vie, soit pour avoir cru rencon-
liers de traduction. Ils seront évoqués par un par région. Celle qui nous est proposée à Rouen trer enfin l’autre moitié de son âme, soit par
spécialiste de ce genre, Patrick Dusoulier, ainsi jusqu’au 1er février a trait à la Seine maritime la pure et simple saveur de la frustration liée
que Sylvie Miller (Grand Prix de l’Imaginaire de 1650 à 1960. Documents à l’appui, on
2003) le 8 décembre de 16 h 30 à 17 h 30 à découvre quelle évolution fut celle de l’acteur au renoncement ? Le stéréotype a déjà été si
« l’esc@le » (51 Grande Rue, 92310 Sèvres, tél. : et de ses techniques de jeu. Cette exposition souvent mis en mots et en images, voire en
0149660306) dans le cadre des « 4e rencontres de qui se tient 7 rue du Docteur Rambert (Opéra musique, et l’homosexualité n’y joue qu’un
l’Imaginaire » à l’occasion desquelles on pourra de Rouen) est d’accès gratuit (tlj sauf dimanche : rôle secondaire...
côtoyer quelques maîtres du genre : Roland 14-17 h) ainsi que les deux conférences Quoique plutôt sophistiquée, cette médita-
Wagner (Prix Bob Morane 2004), Xavier données le 3 décembre par des professeurs tion sur un amour perdu et la difficulté sinon
Mauméjean (Prix Rosny 2005), Jean-Pierre de lettres de l’Université de Rouen, la premiè- l’impossibilité de l’oubli est loin d’être sans
Fontana (Prix Cyrano 2006), ainsi que des revues re sur « Théâtre et politique à Rouen (1776- charmes. Elle plaira aux esprits rêveurs et
spécialisées dans l’histoire des littératures popu- 1793) » et la seconde sur « la critique théâtrale à romanesques, à ceux qui savent trop bien
laires comme « Le Rocambole ». Rensei- Rouen (1800-1850) ». Entrée à 18 h. que : « Nous sommes entourés de morts, de
gnements à la bibliothèque-Médiathèque de
Sèvres : 0141141149. relations insatisfaites, d’amours ébauchées et
détruites, de désirs inapaisés. »

6
ROMANS, RÉCITS

Le bruit et la fureur
La Marche retrace la campagne victorieuse du général Sherman, à
la tête de 62 000 hommes, à travers la Géorgie et les deux Caroline entre
1864 et 1865. Doctorow fait du dénouement de la guerre de Sécession une
sorte d’apocalypse, la rencontre entre une monstrueuse colonne de soldats
et une région qui s’effondre de part en part, prise entre des velléités de
résistance désespérée et un douloureux renoncement.

FRÉDÉRIC SYLVANISE

E. L. DOCTOROW sion à l’œuvre dans le roman, à l’image de


LA MARCHE cette Amérique déchirée qui vit la période la
The March plus difficile de son histoire. Elle connaît
trad. de l’américain par Jacqueline Huet l’amour avec un soldat blanc de l’Union,
et Jean-Pierre Carasso Stephen Walsh, écoeuré par l’incrustation du
L’Olivier éd., 383 p., 22 euros racisme dans les mentalités du Sud. Wrede
Sartorius, médecin allemand des troupes de
Sherman, n’est pas dénué d’ambiguïté lui
e roman adopte un parti pris réaliste qui
L fait d’une guerre une guerre avant tout.
Ainsi, dès les premières pages, les troupes de
non plus. Bourreau de travail obsédé par le
cerveau, il prend prétexte de la blessure d’un
soldat pour mener sur lui des expérimenta-
l’Union sont-elles présentées comme tions médicales poussées, rendues avec une
effrayantes : « Ce n’était pas quelque terri- précision hors du commun. Personnage
fiant météore, le tonnerre, la foudre ou le fascinant, il force l’admiration de son
hurlement du vent, mais une vibration qu’ils entourage et notamment d’Emily Thompson,
percevaient par les pieds, une résonance, fille d’un notable du Sud qui se rallie à
comme si la terre frémissait ». A mesure que l’Union en devenant infirmière. Il met son
l’on avance dans l’histoire, les descriptions savoir médical au service de sa passion pour
sensorielles, particulièrement olfactives, des elle d’une manière bien peu orthodoxe,
soldats se font plus dégoûtantes. puisqu’en voulant la préserver de toute
L’armée de Sherman est d’abord une douleur, il lui sectionne l’hymen avant de lui
formidable machine à absorber. Les person- faire l’amour pour la première fois... Enfin,
nages du roman semblent d’ailleurs tous liés le général Sherman lui-même est également
les uns aux autres, de manière plus ou moins présenté sous plusieurs visages : tantôt opti-
évidente, dans un grand mouvement qui miste, tantôt boudeur, souvent survolté,
emporte tout sur son passage. En effet, sont insomniaque, il avoue à la jeune Pearl avoir
habilement mêlés des personnages parfois envie de pleurer. Son sens de
historiques (comme les généraux Sherman et l’honneur, sa conscience de classe et sa
Grant et même Lincoln qui fait une appari- détermination à avancer coûte que coûte lui
tion spectrale à la fin du roman) à des person- donnent une aura impressionnante, qui ne le
nages purement fictifs, parfois propulsés préserve toutefois pas de la critique.
brutalement sur le devant de la scène. Les Car Doctorow entreprend aussi de faire E. L. DOCTOROW
deux camps semblent n’en faire souvent l’analyse des atrocités de la guerre de
qu’un car les Confédérés, soit qu’ils se Sécession, en la regardant comme le premier
rendent, soit qu’ils se rallient, ont leurs conflit moderne. Les nombreuses descrip- les pires moyens, montrant qu’une barbarie
destins liés aux hommes du Nord, tantôt tions de batailles, très documentées, sont le peut en remplacer une autre.
exécrés, tantôt attendus comme ceux qui vont lieu d’une réflexion sur la responsabilité des Ce qui fait aussi la spécificité de la guerre
mettre un terme à la guerre. Il est du reste uns et des autres. L’armée de l’Union est de Sécession, outre sa violence et son
assez difficile de trouver un héros à ce roman aussi une redoutable machine à détruire, par ampleur, c’est son caractère médiatique.
dont le point de vue oscille sans cesse entre exemple quand elle rase la ville de Columbia Grâce à deux personnages d’un genre
ses multiples protagonistes, donnant une en Caroline du Sud, s’adonnant aux pillages nouveau, un photographe noir assistant dont
impression continue de tourbillon, parfois et aux incendies les plus meurtriers. Le senti- le maître blanc est mort et un journaliste de
jusqu’à l’excès, encore accentuée par ment de panique qui s’ensuit, qui touche guerre anglais déboussolé dans ce monde
l’absence de ponctuation relative aux même les officiers, vaut au lecteur des pages étranger, Doctorow nous plonge dans une
dialogues. à couper le souffle. La sauvagerie des guerre dont les conteurs sont aussi des
Toutefois, quelques personnages, tous Yankees semble incontrôlable. Parallè- acteurs, parfois à leur corps défendant. Le
marqués par une forme d’ambiguïté, ressor- lement, lorsque ces mêmes troupes arrivent premier, Calvin Harper, cherche obstinément
tent de cette épopée pleine de bruit et de sur une plantation, un vieux propriétaire qui et maladroitement à rapporter des images du
fureur. Jeune fille métisse du Sud, Pearl est refuse de se rendre se tourne vers ses conflit quand le second, Hugh Pryce, veut
issue de l’union entre un planteur et une esclaves désemparés et les enjoint ironique- faire un compte-rendu d’une guerre qui lui
esclave, et passerait aisément pour blanche si ment à se rallier à elles dans un discours échappe, notamment dans sa dimension
elle ne parlait comme une Noire. Son traves- terrifiant de violence, empreint d’un esprit raciale. Doctorow trouve dans ces difficultés
tissement est double, car à l’illusion de la féodal dont on se doute que Doctorow le à représenter le conflit matière à réfléchir sur
couleur, elle ajoute l’ambiguïté sexuelle réprouve. L’auteur ne joue donc pas lui- son propre travail de représentation. Il
quand, pour la protéger des soldats, le même la carte de l’ambiguïté en renvoyant souligne ainsi, dans ce très beau roman, que
général Sherman en personne en fait son tout le monde dos à dos, mais il décrit de l’on peut encore appréhender poétiquement,
tambour en lui donnant un uniforme de manière très complexe et très subtile la pour le comprendre, ce conflit vieux d’un
garçon. Elle incarne parfaitement la confu- manière dont une « noble » fin peut justifier siècle et demi.

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ROMANS, RÉCITS

La langue fraternelle
À travers les souvenirs de guerre d’un vieil homme, Jean-François
Haas, écrit un roman riche et complexe sur la culpabilité, la violence, la
survie, l’art et l’imagination.

HUGO PRADELLE

JEAN-FRANÇOIS HAAS retraite, entreprend de rapporter en apprenant moment de renaissance qui assaille le texte.
DANS LA GUEULE la mort de son camarade Franz en Australie. Joseph s’adresse à tous, à travers le temps
DE LA BALEINE GUERRE Il l’entremêle de considérations d’ordre – Friedrich, Franz, Alexandre, son propre fils,
Seuil éd., 384 p., 21 euros personnel : le bilan de sa vie, son angoisse au monde entier.
devant la transmission, sa culpabilité, et son Le roman de Jean-François Haas propose
amitié naissante avec Alexandre, jeune une grande réflexion à la fois sur la culpabi-
garçon qui exerce son service civil dans cet lité, l’horreur de la perte de l’innocence, la
hospice et qui tape à l’ordinateur le recueil du passivité devant l’histoire monstrueuse qui
vieil homme. advient, et sur les dispositions que prennent
ous la Terreur, un homme est mené, sur un La composition de cette trame est
S chariot brinquebalant, vers l’échafaud où, complexe, l’énonciation s’apparente à une
il le sait, on le décapitera. Sous les huées de
la foule, dans l’agitation qui précède
difformité – de la narration, de la mémoire,
de l’invention, de la guerre, des images –, elle
La gueule
l’exécution, il ne se départ ni de son calme, ni fait s’entremêler différentes temporalités, des de la baleine
de sa lucidité : il continue de lire, obstiné- modalités changeantes, contaminées les unes
ment, jusqu’à l’extrême limite, un livre dont par les autres. Ce sera néanmoins cette
enfin il corne la page. disparité qui donnera une unité au roman, un les personnages pour s’échapper de cette
Ainsi Jean-François Haas commence-t-il rythme très particulier, une certaine forme insupportable situation, survivre pénible-
son roman par une brève et étonnante digres- d’universalité enthousiaste et désenchantée. ment, et recouvrer une certaine forme de
sion qui traduit bien la posture qu’adoptera Haas distribue la narration entre le vieil grâce. Serait-ce la fiction, serait-ce la
son livre, celle de l’intelligence, d’une résis- homme qui se parle à lui-même, qui confie contemplation, la beauté, la mémoire que
tance, d’un retranchement contemplatif, d’une ses souvenirs, les conversations qu’ils eurent l’art nous insuffle, les possibilités
enceinte de l’imagination, de la célébration de Franz et lui, des remémorations qu’il confie inénarrables que la peinture et la littérature
sa puissance et de sa vigueur, de l’obstination comme au détour de ce qu’il dit, faisant proposent ? Si l’histoire que Joseph confie
de l’art et de l’enjouement de la beauté. s’entremêler à la fois les périodes, le fait et la peu à peu, interroge l’Histoire, les totali-
Dans la gueule de la baleine guerre, fiction, les échanges de vues avec Alexandre. tarismes, pose la question de la responsabilité
roman de la mémoire de l’art, de l’innocence Tout ceci se double du rapport qu’il fait de collective, du remords incessant, elle la
perdue, de l’atrocité de la guerre, de l’amitié cette fresque qu’ils imaginèrent et de la contrebalance d’une douce croyance en un
et des générations séparées, englobe genèse en quelque sorte de cette fiction, de ce pouvoir de l’image, de la susurration que l’on
différentes époques et s’élabore sur plusieurs a besoin de figures, de faire passer une
strates de narrations. Trois jeunes hommes histoire dans une autre, de « croire que l’on
enrôlés dans l’armée allemande partagent est encore vivants ».
une amitié enclose dans la culpabilité des Ce livre apparaît comme un gouffre de la
guerriers, des atrocités qu’ils commettent langue, selon le gouffre de la guerre ; c’est la
– Joseph (le narrateur), Franz (l’ami et le gueule de la baleine guerre ou de la baleine
témoin) et Friedrich (un héros), jeune intel- langue dans laquelle, tel Jonas, nous entrons
lectuel sensible, passionné par Dürer. sans savoir si l’on peut en sortir. Haas sature
Lorsque Friedrich meurt, atteint par un éclat son texte, le compliquant, en dérivant ces
d’obus, les deux autres récupèrent ses repro- formes, en les emboîtant toujours habilement
ductions de tableaux de Breughel, Dürer, les unes dans les autres. Parfois, il agace,
Raphaël, Michel-Ange ou encore de Bosch parfois il virevolte. Il signe un premier roman
de la maturité, un livre du repos en même
temps que de la furie. Le roman n’échappe
pas à quelques écueils qui amoindrissent la
Frères qualité de l’ensemble : des réflexions
en barbarie théoriques convenues ou inutiles, des consi-
dérations d’ordre général assez faibles qui
brisent l’élan de la narration. Néanmoins, il
surprend, révèle une langue plastique, revi-
ou Van Eyck. Ils sont fait prisonniers par gorée, à la fois lyrique et goguenarde, virtu-
l’armée russe, déportés ensuite dans un camp ose et inventive. La langue de la baleine se
où ils survivent et espèrent en se racontant découvre dans sa longueur et dans son
l’un à l’autre une histoire très longue. « Et rythme.
nous, frères en barbarie, et là-dedans « Frère / Frère n’aie pas peur / C’est pour
pauvres hères devenus, mendiants de peut- te dire Frère que nous sommes venus » Le
être nous-mêmes, nous n’avions sous la table destin de tous ces hommes – Joseph,
où festo-yaient la haine et la mort que nos Friedrich, Franz, Grégoire – ne se trouve que
pauvres mots à partager... » Pour cela, ils dans leurs voix mêlées, changeantes, repri-
s’inspirent de la trame d’un livre du XVIe ses. Ils se tiennent par la parole comme par la
siècle, Les aventures de Grégoire, à laquelle main : la parole du pardon, des frères, d’eux
ils intègrent l’univers imaginaire suscité par à eux-mêmes proférée, celle qui les sauvent
les peintures qu’ils contemplent sans cesse. de l’horreur, de l’inhumanité du monde. La
C’est cette fiction que Joseph, vieil langue fraternelle est, peut-être, la seule
homme qui finit ses jours dans une maison de JEAN-FRANÇOIS HAAS réponse à l’universalité du mal.

8
ROMANS, RÉCITS

Deux questionneurs
de l’existence
Avec Iouri Mamléiev (né en 1930) et Mark Kharitonov (né en 1937),
deux noms depuis longtemps confirmés en Russie, l’exercice de l’écriture
revient à interroger la vie, mais sur deux modes différents.
CHRISTIAN MOUZE

IOURI MAMLÉIEV nécessaire à quelqu’un, comme instrument, marionnettes métaphysiques qui n’ont ni
LE MONDE ET LE RIRE en quelque sorte ? Pour essayer, pour entrou- rivage ni fond qu’on puisse distinguer. Il n’y
trad. du russe par Anne Coldefy-Faucard vrir, pour explique quelque chose a pas de vie. Seuls le flux et les ondes d’une
Le Serpent à plumes éd., 323 p., 21 euros d’inaccessible par un autre moyen ?... » non-vie recouvrent et absorbent les choses et
Kharitonov suit les dédales de l’idée et des
MARK KHARITONOV idées où il est « impossible de retrouver la
AMORES NOVI simplicité perdue ». Mais il s’agit pour lui de
trad. du russe par Régis Gayraud chercher à poser toujours plus précisément, –
Fayard éd., 120 p., 12 euros et comme de se tenir au plus près d’une exac-
titude que veut mieux atteindre et que semble
repousser en même temps le langage, — la
question de la vie et de son sens, et des voies
multiples qu’elle ouvre. Qu’est-ce que la vie
physique ? Qu’est-ce que la vie mentale ? La
mores novi est un ensemble de trois récits
A distincts dont le premier (Éclairs d’un
orage nocturne) fait vraiment écho au titre du
mémoire ? La rencontre de l’autre ? La
maladie et la décrépitude ? Où tout cela
mène-t-il ? Quel est le fil, le lien ? Qu’est-ce
livre. L’auteur s’immisce dans la conscience qui nous est dit ? « Les temps changent et
d’une jeune fille et suit, en compagnon de avec eux les mots, les images du bien et du
route plus qu’en observateur immobile et mal, du beau et du laid. Tout est mélangé,
écarté, ses interrogations, ses impressions, chercher devient difficile. Derrière les objets
ses changements d’état d’esprit. Tout est dans ou les concepts qu’on veut trouver, il n’y a
les modifications d’une âme soumise aux pas de réalité définie, la réa-lité s’avachit,
lieux et aux hommes. Un bois clos. Des elle se transforme. On se languit d’une possi-
gardiens. Une vieille femme et son travail de bilité vague, infinie... » Comme un nuage
céramique. La végétation, l’humidité, la couvre le pays. Et comment aller au-delà du
terre, la peau, les corps, l’argile, les formes, constat de Bernardin de Saint-Pierre : «
les écoulements, les odeurs sont drainés par Parmi ces êtres éphémères se doivent voir des
une écriture qui accompagne les tâton- jeunesses d’un matin et des décrépitudes
nements d’un être, les mouvements de sa d’un jour. » Impossible de rationaliser au-
conscience et de la sensualité où le grossier et delà. Dans le dernier texte d’Amores novi (en
le subtil sont unis. « Au comble du bonheur, la fait une suite de paragraphes numérotés, sous
boue ramollie clapotait, faisait des bulles, le titre Des grains de sable entre les pages), le
s’écoulait en torrents, jaillissait en petites minéral et le végétal et « la chair molle et
fontaines d’orfévrerie. Des germes à l’étroit vivante » ne composent qu’un monde mort.
dans leur gangue se libéraient, s’étiraient en Un monde mort où un homme se laisse
grommelant sous les ruisseaux. S’accordant engloutir par son miroir. Tel est le point de
au chant de la lumière, l’humidité gargouil- départ pour Le monde et le rire, dernier récit
lait, bouillonnait, pétillait à la surface de la de la trilogie de Iouri Mamléiev, après
peau, gémissait, sanglotait, prise de langueur, Chatouny et Les Couloirs du temps. Une fois
ruisselait entre les jambes ouvertes, et tout se de plus chez Mamléiev ce n’est pas tant un
fondait, se dissolvait en elle, se purifiait. » Le roman qu’une fable ou un poème méta-
titre (Éclairs d’un orage nocturne) résume physique. Mamléiev n’est pas un romancier
bien le verbe et la démarche de Kharitonov mais un philosophe et un moraliste. Il conti-
qui procède par lueurs, imbibition et détours nue la pensée de Gogol et Dostoïevski mais
obscurs. abandonne leur réalisme social. « J’ai le
Révolte, le deuxième récit, s’éloigne du monde physique en horreur ». Ce que MARK KHARITONOV
monde concret et de la nature dans une inter- n’auraient jamais dit Gogol ou Dostoïevski,
rogation sur l’emploi du je et « une tentative trop enfants de Pouchkine et de la réalité
de ce que l’on nomme cerveau pour pénétrer russe. Les héros de Mamléiev sont toujours les êtres. « Les yeux de Stassik, naguère terri-
en soi-même ». C’est pareillement un récit des allégories (ici l’Enigmatique, l’Indéter- fiants d’innocence, étaient à présent deux
sur la modification des états de la conscience, miné..., cf. Les Couloirs du temps qui multi- gouffres de pierre, au fond desquels se
mais celle-ci ne reflète qu’elle-même et laisse plient ces personnages allégoriques) et ne mêlaient le mouvement et une étrange
le monde tangible à l’écart. « ... est-ce que sont l’objet d’aucune étude, d’aucune fixité. » A l’avenant les paysages et les lieux
l’on peut se représenter une idée qui sorte analyse, ils n’ont pas d’évolution. Pas de sont métaphysiques, tout autant énigmatiques
des limites de ce cerveau et inclue le cerveau richesse non plus. Ils sont la manipulation de et indéterminés, figures de l’inconnu ou
lui-même ? on commence à penser : peut-être quelque chose d’autre qu’eux-mêmes, d’un projections de la conscience. « ...l’immense
cela est-il entré dans un projet que l’on secret. En dehors de celui-ci, il n’y a pas
ignore ? Peut-être, pour ce projet, étais-tu d’eux-mêmes. Ce ne sont en somme que des SUITE

9
ROMANS, RÉCITS SUITE MAMLÉIEV-KHARITONOV/MOUZE

forêt qui, infailliblement attirait dans ses met en branle des forces supérieures en vue humaine. Tout disparaissait, tout s’effondrait
profondeurs, avec ses sentes entre les arbres d’une révolution métaphysique. C’est une - la mémoire historique, l’antique spiritua-
plongés dans leurs émotions inaccessibles errance obstinée, maladive dans un absolu lité, l’art, la science, la culture, même le
aux hommes. » « Comme tout un chacun, il lui-même malade, car imprégné, contaminé langage et la pensée. La nouvelle réalité
voyait la forêt, les champs, les rivières, le par notre monde corrompu. Ou peut-être est- écartait jusqu’aux rêves. » Mais il reste,
ciel, à ceci près que sa conscience les trans- ce l’inverse, la corruption d’ici venant d’un avant comme après, ce même point
formait illico en fantômes qui ne le concer- ailleurs. Il y a en tout cas chez Mamléiev une d’impénétrable dont se vêt la Russie. «
naient en rien, en spectres menaçants d’un pathologie des mondes visible et invisible et C’était un de ces soirs où les étoiles
monde devenu à jamais incompréhensible. » des hommes entraînés vers l’Abîme. Un semblaient avoir perdu leur sens. Seule
L’humanité est chez Mamléiev comme dans univers surnaturel, inextricablement mêlé de demeurait la Russie. » C’est celle de Gogol,
les mains conductrices d’un autre monde. Le mal et de bien, ce qui n’a rien d’étonnant de Dostoïevski. Et la trace d’un messianisme,
repos et la paix deviennent alors viciés. puisqu’il résulte de deux forces nouées au sinon d’une parousie fussent-ils négatifs,
« Cette paix qui n’en finissait pas flanqua, au cœur de l’homme : « il avait l’air complète- court dans l’œuvre de Mamléiev. « Même s’il
bout du compte, la frousse aux matous et aux ment sauvage et, en même temps, s’illuminait n’y a plus d’espoir, il reste une issue. » Toute
poules canines, pour ne rien dire des parfois d’une sagesse froide, vipérine... » sa démarche est précisément cela : montrer
hommes. » Mamléiev fait surgir négative- Chez Mamléiev Dieu et le Diable sont une issue, là même où jusquà son dernier
ment le monde invisible dans le monde visi- ensemble dans une œuvre commune atome a été déblayé l’espoir. « Le monde
ble. Il place le non-moi au centre du moi. Il d’amour, de destruction et de régénérescence. entier nous est sorti de la tête, y a plus qu’un
brouille les frontières de la vie et de la mort, « ... une nouvelle réalité qui envahissait la trou noir à la place. » Mais c’est encore une
de la raison et du fantastique et déchire le Terre, anéantissant, ensevelissant tout ce par place. Mamléiev ou le souverain bien du non-
rideau qui sépare cette vie d’une autre vie. Il quoi vivait, jusqu’alors, la conscience être et de la Russie toujours là. A leur place.

Un pont traversé
On connaît la figure de la mère juive, au moins depuis Albert Cohen par la façon dont Peter Stephan Jungk est
aussi arrivé à restituer le caractère de ces
et Luc Rosenzweig. Elle résume à elle seule la constante angoisse devant deux personnages, la mère et le fils, l’une
les dangers du monde environnant et qui tenue à l’écart de toute initiative pittoresque et insupportable, l’autre d’une
normalité tendue, tous deux d’une humanité
est « à l’Orientale », la maîtresse absolue de ses enfants mâles qu’elle qui fait du lecteur le complice obligé des
enferme dans les mailles inextricables d’une tyrannie d’amour, aussi mensonges convenus, des interdits et des
refoulements obligatoires, comme si cette
insupportable qu’attentionnée. famille juive typique incarnait. toutes les
turbulences européennes.
GEORGES-ARTHUR GOLDSCHMIDT Le fils, qui a abandonné une carrière
universitaire s’annonçant brillante, est
devenu peaussier et riche. Marié à une sépha-
PETER STEPHAN JUNGK long du récit pas un seul instant elle ne rade ritualiste, à la piété affirmée et autori-
LA TRAVERSÉE DE L’HUDSON lâchera prise. taire la mère les poursuit de ses récrimina-
trad. de l’allemand par Bernard Lortholary On fait tout de suite connaissance de cette tions téléphoniques jusqu’au milieu du pont
Jacqueline Chambon éd., 256 p., 21 euros « juive émancipée » qui devant le premier sur lequel ils restent immobilisés pour
venu qui n’en peut mais, fait l’éloge de sa longtemps. On assiste alors à des rencontres
progéniture. Gustave a tous les mérites et est inattendues entre automobilistes bloqués, on
ans La Traversée de l’Hudson, l’une de plus intelligent que tout le monde, mais en apprend comment il faut se débrouiller pour
D ces mères juives est le personnage
central. Elle se rend à Kennedy Airport pour
tête à tête, il devient l’objet de sarcasmes
d’ailleurs affectueux et de jérémiades
satisfaire des besoins naturels.
En fait tout est placé sous la présence
accueillir son fils Gustave, historien doué, qu’aucun incident plus ou moins pittoresque devenue visible du Père mort dont la forme
tout à coup tombé dans la piété, maintenant ne vient interrompre. Mal élevée et sans- grisâtre gigantesque et nue se profile au-
juif orthodoxe. Cela vaut au lecteur une gêne, elle laisse, de page en page, le lecteur dessous du pont immense, dans la roche, tout
succession de situations à la fois grotesques, impatient de lire une nouvelle manifestation le long de la rive d’en face.
gênantes et d’une cocasserie qui ne se dément de son inconsciente et inquiète vanité Au milieu du pont « Mère et fils se trou-
jamais. La mère de Gustave ne cesse de À y regarder de plus près, cependant, ces vaient à présent, en hauteur, au-dessus du
revendiquer, d’exiger et surtout d’avancer situations anecdotiques sont révélatrices d’un sexe du père.Bien qu’immobilisé par la mort,
une succession d’affirmations péremptoires mal de vivre tragique qui entraîne cette ce sexe s’étendait sur des mètres, d’ouest en
et de formules arrogantes prêtes pour permanente exacerbation des autojustifica- est, tantôt dissimulé par les eaux écumantes
l’occasion : « mais nous voilà sur la tions. Cette mère insupportable et indiscrète a et par ce qui y flottait, bouteilles en plastique,
mauvaise rive, se plaignit sa mère, dans son avis sur tout et tombe en général juste, bûches de bois, algues et branchages, tantôt
l’État de New-Jersey, le dortoir des elle s’est emparée des « siens », au point de et nettement visible... Gustav était gêné par
économiquement faibles, je t’en prie, tout deviner en même temps que son fils. ce prépuce avançant en pointe ».
Burschi, fais demi tour » et tout est à Lassante et pourtant aussi touchante que La présence de la sexualité, à la fois
l’avenant. dévouée, elle est totalement extériorisée, refoulée et obsédante, donne à ce roman toute
Peter Stephan Jungk donne la parole à ses vivant dans une sorte de « ready made » du sa force signifiante. C’est une véritable mise
personnages, leurs propos montrent parfaite- quotidien. À travers elle et son fils se révèlent en place du fonctionnement freudien tel qu’il
ment, dans la traduction de Bernard les contradictions de tout un milieu social très s’explique par l’état de la société juive vien-
Lortholary, à quel point, dans leurs échanges, typé, celui des juifs ashkénazes d’Europe noise, disponible et affairée, à la fois en
ils sont sans cesse sur leurs gardes et à l’affût centrale dont les deux protagonistes sont sursis, toujours à la veille d’une menace
de défaillances réciproques. Peter Stephan l’exacte figuration. d’émigration et pourtant intégrée. Tableau
Jungk reproduit de façon saisissante les Ce roman est remarquable non seulement vivant de l’existence juive, étouffant à force
manières de parler, les tics verbaux de cette par l’aspect hautement comique de la situa- de rites et de complexes, d’interdits,
mère qui, bien sûr, a toujours raison. Dès tion décrite, un bouchon sur un pont de New d’horribles circoncisions ratées et
l’arrivée, c’est la prise de possession, tout le York avec tout ce qui peut en résulter, mais d’insatisfactions permanentes.

10
ROMANS, RÉCITS

Quand Moravia était


le petit Alberto
Le manuscrit n’a pas été trouvé à Saragosse, mais à Rome, dans une
valise découverte, en 1996, dans la cave de la dernière maison occupée
par Alberto Moravia. S’agit-il des inévitables « fonds de tiroir » exhumés
pour célébrer le centenaire de la naissance ou de la mort des grands
écrivains ?

MONIQUE BACCELLI

ALBERTO MORAVIA d’infériorité envers lui, n’acquerrait toute sa questionnements sur l’engagement politique.
LES DEUX AMIS valeur que justement dans une victoire sur À l’époque du récit c’était fascisme contre
trad. René de Ceccatty lui. » La seule victoire que Sergio pourrait en communisme ou l’inverse. « Cette convic-
Flammarion éd., 400 p., 22 euros effet remporter sur Maurizio serait de le voir tion, nourrie de ressentiment envers les clas-
s’inscrire au parti communiste. Désir ses dirigeantes qui avaient nourri le fascisme
DACIA MARAINI et précipité l’Italie dans la guerre et dans la
LE PETIT ALBERTO catastrophe, et d’espoir sincère, presque
Entretiens mystique dans un renouvellement profond de
trad. René de Ceccatty
Arléa éd., 188 p., 18 euros
l’humanité... » Jusqu’où peut aller cet enga-
gement ? Est-il admissible, au nom de cet
ALBERTO MORAVIA, idéal et du prosélytisme que Sergio propose à
Maurizio de lui « passer » sa maîtresse s’il
ALAIN ELKANN s’inscrit au PCI ? Le lecteur découvrira, au fil
VITA DI MORAVIA des variantes, comment se présente et se
Entretiens résout ce qu’on ne peut appeler autrement
trad. Jean-Marie Laclavetine qu’un chantage.
Flammarion éd., 400 p., 25 euros Ce survol, qui ne peut rendre compte de
l’intérêt de ces pages, devrait du moins
suggérer que Les deux amis mené à son achè-
vement aurait pu figurer parmi les chefs-
imone Casini, l’éditeur italien, et René de
S Ceccatty, le traducteur, exposent les
circonstances de cette découverte et l’intérêt
d’œuvre de Moravia. Pourquoi a-t-il aban-
donné ces ébauches ? Peut-être parce qu’elles
contenaient des interrogations politiques non
qu’elle présente. Dans les trois versions du résolues au moment où il les rédige, et posées
même roman, dont aucune n’est réellement autrement par la suite.
achevée, certaines pages manquent, d’autres Ce roman, capital pour la compréhension
ont été endommagées par l’humidité, mais de Moravia, puisqu’il retrace indirectement
ces « blancs » ne nuisent pas à la cohérence ses années de formation, est complété par
du texte. Les remaniements effectués par d’autres publications qui s’inscrivent elles
l’auteur, entre 1950 et 1951, ne se traduisent aussi dans la célébration du centenaire de la
pas par de simples modifications de détail ; naissance. Dans Le petit Alberto l’auteur,
les trois versions, (qui pourraient presque répondant aux questions de l’une de ses ex-
constituer des nouvelles indépendantes,) se épouses, Dacia Maraini, revient sur ses origi-
substituent l’une à l’autre tout en se complé- nes, juives par son père, sa famille (« J’ai eu
tant. Tout vient évidemment de ce que le ALBERTO MORAVIA des parents normaux. C’est moi qui étais
sujet, et le profil des protagonistes restent les anormal »), son séjour au sanatorium. ses
mêmes, fût-ce avec d’importantes variantes, utopique mais qui devient obsessionnel et toutes premières amours, son rapport avec la
dans tout le manuscrit. sous-tend l’ensemble des versions. Le troi- ville de Rome : les bases de sa personnalité.
Trois personnages : Sergio, jeune « intel- sième personnage est la maîtresse de Sergio : Compte tenu de son âge, la politique y est
lectuel » inscrit au parti communiste, étudiant Emilia, version I ; Lala, version II ; Nella, évidemment peu présente, René de Ceccaty,
vivant chichement de quelques travaux jour- version III. Peut-être trois aspects de la même (dont il faut souligner le rôle dans cette célé-
nalistiques, complexé et mal dans sa peau femme, sensuelle, tantôt soumise tantôt bration) traducteur du volume, complète ces
retrouve, bien des années plus tard, Maurizio, révoltée qui, comme Sergio et Maurizio entretiens par l’une des conversations qu’il a
son ami d’enfance, qui présente les caracté- évolue sensiblement d’une version à l’autre. eues avec l’écrivain romain.
ristiques inverses : riche bourgeois sans Tout l’intérêt du manuscrit est là. On a vrai- Enfin, dans un troisième temps Vita de
profession, noceur, beau, désinvolte et géné- ment affaire à un work in progress qui révèle, Moravia dû à Alain Elkann (un ami de
reux, sympathisant plus ou moins avec le comme à la loupe, ce que peut être le travail l’écrivain) prend en quelque sorte le relais,
fascisme. Les trois versions se situent aux d’écriture. Se situant entre Le Compromis, toujours sous forme d’entretiens, pour
alentours de la seconde guerre mondiale qui passa inaperçu, et Le Mépris, qui connut évoquer les années qui suivent : de
(« versions d’un roman de guerre et d’après- un réel succès, ce presque roman contient l’adolescence à la vieillesse. L’adresse et la
guerre »). Sergio nourrit des sentiments bon nombre des thèmes ébauchés dans le délicatesse de l’interviewer vainquent les
ambigus à l’égard de son ami, l’admirant et précédent et développés dans le suivant : une réticences d’un homme peu enclin à se
l’enviant à la fois. « Je sentais que mon sorte de palier intermédiaire qui était sans confier et nous voyons défiler dans le détail :
inscription au parti communiste, en grande doute nécessaire à l’évolution de l’écrivain. Il
partie déterminée par mon complexe y expose, entre autres choses, ses propres SUITE

11
ROMANS, RÉCITS SUITE MORAVIA/BACCELLI

la genèse des œuvres, les publications qui sives, la Rome mondaine , mais aussi l’intérêt Bien comprises, les célébrations permet-
débouchent sur la célébrité, la fluctuation des efficace pour le Tiers Monde : un retour sur tent de faire le point, avec recul, sur ce que
engagements politiques, les innombrables soi intelligent, honnête et lucide, sous-tendu nous savons d’un écrivain, et de compléter,
femmes rencontrées, aimées, délaissées, les par l’idée que « le but de toute vie est d’être éventuellement, cette mise à jour par la publi-
incessants voyages (« Ma patrie était et reste proche de soi, uni et, au fond, en contact cation de textes oubliés. En ce sens, les trois
la littérature. Je voyageais la tête enveloppée constant avec la vérité de son être » (Les livres récemment parus remplissent parfaite-
d’un nuage de littérature »), les amitiés déci- deux amis, p. 269). ment leur fonction.

Varsovie,
10 rue Krochmalna
Pour les humbles à la foi profonde, il y a chez le rabbin un mélange de tribu-
nal, de synagogue et de maison d’étude. Le prix Nobel (1978) Isaac Bashevis Singer
raconte avec talent ses années d’enfance, témoin des scènes dans la maison du père,
avec son rideau rouge de l’Arche. Une réédition très bienvenue.

LILIANE KERJAN

ISAAC BASHEVIS SINGER très étranges... » : telle est, en lieu et place du


AU TRIBUNAL DE MON PÈRE « Il était une fois... », la première ligne du
In My Father’s Court récit qui tout au long de l’ensemble du
trad. de l’anglais (États-Unis) volume garde le charme des contes, avec ses
par Marie-Pierre Bay festins et ses embardées, ses incursions dans
Mercure de France éd., 412 p., 22 euros le fantastique grâce aux forces mystérieuses,
aux oies mortes qui crient et aux vaches
sauvages, avec ses découvertes et ses
énigmes : car le jeune Isaac est un espiègle et
un petit malin, qui écoute aux portes mais
a famille Singer, dont les deux fils futurs écoute aussi son père. « Ses paroles sur l’âme
L écrivains – Israël Joshua né en 1893 et
Isaac Bashevis né en 1904 – s’installe à
et le trône de gloire sont toujours restées
associées pour moi avec le scintillement des
Varsovie en 1908, au 10 rue Krochmalna, étoiles, la face de la lune et la forme des
même si les enfants passeront quatre ans à nuages. Les mystères de la Torah ne faisaient
Bilgoray de 1917 à 1921 chez leurs grands- qu’un avec ceux du monde et je n’ai jamais
parents maternels. Ces années dans le petit plus ressenti cela avec autant d’acuité que
appartement de la capitale où le père, rabbin depuis ces samedis soirs, juste avant qu’on
célébrant de cérémonies et arbitre de litiges et ne rallume les bougies. » La candeur et la
conflits, reçoit tout un petit monde, font vivacité habitent toujours Singer au moment
l’objet d’une sorte de reportage en forme de de l’écriture de ses souvenirs, alors qu’il a
chapitres courts, simples et vivants, qui déjà publié depuis vingt ans sagas, romans et
portent des titres aussi divers que « La blan- nouvelles. Délaissant les toutes premières
chisseuse », « Le visa », « L’habit de satin » années dans le minuscule village de Léoncin
ou « Le grand Din Torah ». Une chronique de sur les bords de la Vistule où il est né parce
l’écume des jours, pittoresque, enjouée, que, dit-il, « mon frère aîné l’a déjà fait dans
concrète. La vie quotidienne vue par un son livre publié en anglais sous le titre Of a
enfant curieux de remue-ménage et de Word That Is No More » (2), il évoque au
secrets. départ l’arrivée dans la grande ville : « Sur le
Dans son avant-propos Singer parle d’une pont, aux rambardes en métal tordu, se
« expérience littéraire » qui mélange deux précipitaient des trolleys et des omnibus.
genres, les mémoires et le roman. On ne peut Nous passions le long d’énormes bâtiments
manquer de souligner aussi l’expérience aux toits de travers et aux balcons ouvragés.
éditoriale, riche de péripéties : le texte origi- On aurait dit qu’il y avait toujours le feu à
nal en yiddish sous le titre In mayn tains beys Varsovie parce que des gens couraient
din stub, raccourci en Beth Din, paraît en partout en criant. C’était comme un jour de
feuilleton dans Forvertz, soit le Jewish Daily ISAAC BASHEVIS SINGER fête sans fin ».
Forward, sous son pseudonyme de journaliste Un bouillonnement sans trêve dont
Isaac Warshawsky. Les épisodes, publiés l’écrivain Isaac ne retient que les moments
également en extraits, sortent aussi bien dans diverses à partir de 1966 et aujourd’hui le saillants. L’appartement, aussi bien la cuisine
Jewish Heritage que dans le Saturday texte est réédité dans la traduction fidèle de qui fleure bon la cire chaude, les gâteaux, les
Evening Post ou encore Harper’s Magazine, 1990, avec en couverture la mention épices, le vin et le thé au citron, que le bureau
puis sont réunis en 1956 en un livre, signé « souvenirs », augmentée d’un glossaire où s’entassent livres et papiers, a tout d’un
cette fois Isaac Bashevis Singer, pour être établi pour de précédents ouvrages du prix castelet où se bouscule la comédie humaine :
enfin traduits en anglais en 1958 par Nobel. À cet égard, Au tribunal de mon père prostituées, cordonniers, colporteurs, vieil-
Channah Kleinerman-Goldstein, assistée de se lit, dans la continuité des contes du shtetl lards, fiancés, hommes d’affaires et petit
l’épouse de l’éditeur de Singer, Elaine du XIXe siècle, comme un texte littéraire à peuple s’y côtoient en calottes de velours et
Gottlieb, et de son neveu Joseph Singer (1). haute valeur documentaire. perruques de matrones, dans leurs caftans de
La version française connaît des fortunes « Il existe en ce monde certains individus satin et de soie, leurs châles fleuris et

12
ROMANS, RÉCITS

manteaux de fourrure tandis que l’escalier rendant sensible l’évolution d’une société. Le rapportés avec une grande bonhomie
résonne sous les galoches luisantes. Avec les frère aîné Joshua part au service militaire affectueuse, même si l’on entend bien les
rabbins en visite, rabbins des villes et rabbins puis travailler à Kiev dans un journal yiddish, ronchonnements des hassidims, le sifflement
des champs, c’est tout un festival de barbes : Isaac fait l’encaisseur pour son père, les des intellectuels libéraux, le claquement des
barbe noire clairsemée, grande barbe blanche nouveaux amis ont des « idées modernes ». talons à la manière autrichienne. Et quand
comme du lait, barbe jaunâtre ou barbe Par sa passion de lire, le jeune Isaac s’inscrit bien même la maison de prières se divise en
rousse de son père qui porte les longs bas à la fois dans la lignée de son très érudit deux factions, tout cela est noté par un enfant
blancs traditionnels et l’écharpe autour du grand-père de Bilgoray, de son père qui se du pays venu à New York rejoindre son frère
cou. Il y a pêle-mêle des cris, des pleurs et réfugie dans ses livres sacrés, mais il aîné en 1935, un auteur qui a un lectorat
des serments, le ballot immense de la vieille surprend aussi tout son monde en acceptant conquis, soudé par la nostalgie de ses racines
blanchisseuse goy cassée sous le fardeau, les de donner des leçons d’hébreu, qu’il dispense et les souvenirs d’un monde disparu, et qui,
pompiers, la pauvreté, le jeûne et les maisons en caftan long, chapeau de velours et papil- de Manhattan, a pris du recul sur les soubre-
mal famées du bout de la rue, tout ce qui lotes rousses à quelques débutants. « Dire sauts et cabrioles de son histoire polonaise.
intrigue et impressionne un enfant plein de que le petit-fils du rabbin avait donné une
curiosité, choyé par sa mère Bathsehba, elle leçon d’hébreu, la langue sacrée, dans un but 1. Shadows on the Hudson, de même, parut en
aussi passionnée par l’étude. absolument profane...Et dire que parmi ses feuilleton et en yiddish en 1957, en anglais et en
volume en 1998. Ombres sur l’Hudson, traduit de
Une vie foisonnante qui pour autant ne élèves il y avait des filles... » Décidément, à l’anglais par Marie-Pierre Bay, Mercure de
semble ni désordonnée ni répétitive grâce au Varsovie et jusqu’à Bilgoray, soufflent des « France, 2001 (cf. La Quinzaine n° 600, 2001).
plaisir et à la verve de conteur de Singer, qui vents nouveaux » et les villages protégés du 2. D’un monde qui n’est plus, traduit du
sait traduire « l’atmosphère monde s’entrouvrent pour les grandes muta- yiddish par Henri Lewi, Denoël, 2006. (cf. La
d’émerveillement et de miracle » tout en tions à venir. Tous ces bouillonnements sont Quinzaine n° 921. 2006 )

HISTOIRE LITTÉRAIRE

Charme et angoisse
La renommée de Mihail Sebastian a connu un regain en Roumanie
en 1996 après une longue éclipse, et elle s’est établie en France en 1998,
lors de la parution de son Journal (cf. La Quinzaine n° 748, 16-31 octobre
1998), puis de la traduction en 2002 d’un roman moins frivole qu’il n’y
paraissait, L’accident (cf. « Un grave chagrin d’amour dans la Roumanie
de 1934 », La Quinzaine n° 838, 16-30 sept. 2002). Le Journal est à
présent réédité, ainsi que trois volumes nouveaux, eux aussi dans une
traduction visiblement excellente d’Alain Paruit.

PIERRE PACHET

MIHAIL SEBASTIAN racontés successivement dans Femmes (publié


THÉÂTRE en 1933 quand l’auteur avait 26 ans), où Renée,
Préface de Georges Banu Marthe, Odette, Émilie, Maria, Arabella croisent
trad. du roumain par Alain Paruit la route d’un certain Stefan Valeriu, jeune
L’Herne éd., 464 p., 19 euros homme qui aime les femmes et leur plaît, non
FEMMES
sans un certain cynisme ou une désinvolture
roman
presque misogyne qui fait penser à Montherlant
trad. du roumain par Alain Paruit
ou à Drieu La Rochelle (que Sebastian admi-
L’Herne éd., 248 p., 12 euros
rait). Stefan Valeriu réapparaît dans Jouons aux
vacances, pièce représentée avec succès à
PROMENADES PARISIENNES Bucarest en 1938 avec, dans le rôle de Corina,
trad. du roumain par Alain Paruit
L’Herne éd., 240 p., 9,50 euros
Lény Caler, une comédienne dont l’écrivain fut
très amoureux, et qui figure dans son roman
JOURNAL (1935-1944) L’accident sous les traits de l’inconstante Anna.
trad. du roumain par Alain Paruit Dans la pièce, Corina est séduite – le temps d’un
L’Herne éd., 576 p., 24 euros (réédition) artificiel séjour de vacances – par Stefan :
« Tiens ! », lui avoue-t-elle – « c’est curieux au
fond : je n’avais jamais connu que des gens
amusants. Tu es le premier qui ne m’amuse
n peut ainsi mieux connaître l’écrivain, à pas. » – « Tu me flattes, Corina. »
O la fois par d’autres aspects de son œuvre
(des chroniques, de brefs récits, des pièces de
Au cours des années 30, les amis proches de
Sebastian : Mircea Eliade, le futur grand histo-
théâtre), et en reconstituant la façon dont rien des religions, Emil Cioran, futur grand
l’histoire de la Roumanie des années 30 a écrivain français – virent à l’extrême-droite
affecté sa vie. pro-hitlérienne, alors que les mesures anti-
Un personnage fictif et un peu autobio- sémites d’État deviennent plus contraignantes.
graphique relie, sans en faire à proprement
parler un « roman », les histoires ou épisodes MIHAIL SEBASTIAN SUITE

13
HISTOIRE LITTÉRAIRE SUITE SEBASTIAN/PACHET

Les chroniques rassemblées dans Promenades Allemagne hargneuse. Ici c’est le printemps. » telle de Sebastian en 1945, en particulier
parisiennes, qu’il avait publiées jusqu’en 1931 (Pierre Laval est alors Ministre des affaires Édition spéciale, où un historien spécialiste
dans le journal de son ami Nae Ionescu étrangères). De retour à Bucarest, après d’Alexandre le Grand se trouve à la suite de
Cuvantul (« La parole »), il doit les publier Jouons aux vacances, dont le titre dit cette quiproquos acquérir le pouvoir d’inquiéter un
ailleurs quand Ionescu lui aussi montre son volonté d’insouciance, il songe à d’autres directeur de journal et un magnat de la vie
vrai visage. Dans ces chroniques comme dans pièces. Au milieu de la guerre, des pogroms, économique (on pense au théâtre de boulevard
les récits de Femmes, Sebastian affiche une des persécutions, il conçoit L’étoile sans nom, dans ce qu’il a de meilleur, d’attrayant, au
légèreté de visiteur de la vie, qui s’éprend des qui met encore en scène une jeune fille frivo- personnage de Topaze de Marcel Pagnol).
passantes du métro parisien comme des esti- le, Mona (« Mona, tu es un fauve de luxe. Tu À travers ses divers livres, de valeur inégale,
vantes, de Gide (à qui il préfère cependant le es faite d’un peu de parfum, de beaucoup de à travers l’histoire mouvementée de leur
Joyce de Dedalus), de Stendhal (Armance, paresse, d’une certaine fantaisie. », lui dit son conception, de leur composition et de leur diffu-
Lamiel, Lucien Leuwen). Il aime le personnage amant) qui débarque par hasard dans une sion, apparaît une sorte d’œuvre inachevée,
de Lamiel : « Son intelligence est sensuelle. petite ville de province et croit y tomber pleine de charme et d’angoisse, dont les
Sans complications intérieures, sans confu- amoureuse d’un petit professeur de mathéma- morceaux se rejoignent peu à peu sous nos
sions, sans la vague mélancolie qu’on lui tique, astronome amateur. La pièce fut jouée à yeux, prennent vie et appellent. « Oui, le
attribue le plus souvent. » Dans un bref article Bucarest en 1942, signée par un « ami » de meilleur chez lui, c’est son incertitude, m’écrit
de 1936, il dit son admiration pour le Journal Sebastian (Un auteur juif ne peut être joué, Naoko Kasama, qui traduit Sebastian en japo-
de Jules Renard : « Ses pages vives, alertes, Lény Caler n’a pas le droit d’exercer son mé- nais. Il me semble qu’il a quelque chose de
fantaisistes, sont plus d’une fois parcourues tier de comédienne, les Juifs n’ont pas le droit foncièrement faible, en plusieurs sens. Ça peut
par un frisson de mort. » d’avoir des domestiques, de posséder des se présenter comme une instabilité dans l’écri-
Les choses tournent mal, et cependant skis). En 1965, Henri Colpi tirera un film de ture, ou comme une incertitude en amour (et
Sebastian essaie, sans fermer les yeux sur le cette pièce, en une production franco- cela donne une force paradoxale à ses textes).
pire, de préserver coûte que coûte un roumaine, avec Marina Vlady dans le rôle de Ce trait joue sans doute aussi dans son attitude
enchantement intérieur. Il écrivait de Paris, fin Mona, et Claude Rich dans celui du petit devant l’Histoire. La peur n’est-elle pas pour
décembre 1935 : « Il y a quatre jours seule- professeur. Deux autres pièces ne seront quelque chose dans la valeur du Journal, ainsi
ment, je traversais une Pologne enneigée, une jouées qu’après la guerre, et la mort acciden- que dans celle de L’accident? »

Beauvoir,
« créatrice de sujet créateur »
Simone de Beauvoir s'éloigne-t-elle ou se rapproche-t-elle de nous ?
Elle aurait eu cent ans en janvier 2008. Des vagues de contestation furieu-
sement critiques ont peut-être brouillé la mémoire de ceux dont elle a exal-
té l'adolescence.
NICOLE CASANOVA
INGRID GALSTER première, de la tradition et du milieu ». Ce Beauvoir fut relevée de ses fonctions en
BEAUVOIR prémonitoire rapport d’agrégation était signé 1943 (mais réintégrée à la Libération), dit
DANS TOUS SES ÉTATS André Lalande. Ingrid Galster, ce fut plutôt pour avoir fait
Tallandier éd., 348 p., 25 euros lire à ses élèves Proust et Gide, propagateurs
de « l’esprit de jouissance » qui avait conduit
HUGUETTE BOUCHARDEAU La morale bâclée la France à sa perte.
SIMONE DE BEAUVOIR
Flammarion éd., 346 p., 22 euros
Dans ce sinistre vaudeville, la lettre joyeu-
se de Sartre annonçant à Beauvoir, désormais
Un entretien réalisé en 1998 avec une sans ressources, qu’elle allait pouvoir faire
ancienne élève de Beauvoir, Jacqueline des sketches radiophoniques « qui vous
Gheerbrant, fondatrice de la librairie La Hune, seraient payés de 1500 à 2000 balles » à la
Icesngrid Galster, universitaire allemande, qui
écrit en français et fut sans doute l’une de
adolescentes fascinées, a déjà consacré à
nous montre le professeur en action, avec « un
don d’orateur », parlant presque sans notes.
Son cours traita toute l’année la logique,
radio Nationale, paraît d’une légèreté éton-
nante : « J’ai accepté pour vous
d’enthousiasme. » Beauvoir commença le 17
Sartre et Beauvoir quelque huit ouvrages. De l’histoire de la philosophie et la psychologie,
ce recueil d’articles et d’études, elle dit qu’il mais bâcla la morale. C’est que, dit Jacqueline
« peut paraître disparate », mais correspond Gheerbrant, Sartre n’avait pas encore constitué
« à une logique interne ». Cette logique, on le sa Morale – et n’y est jamais parvenu. L’élève Un féminisme égalitariste
comprend, consiste à dégager des végétaux
foisonnants cette apsara énigmatique englou-
a retenu en général de ces cours que « c’est
l’intelligence qui construit le monde ».
et universel
tie par la jungle. Ingrid Galster consacre quatre articles à
Au concours d’agrégation de philosophie l’attitude de Beauvoir pendant l’Occupation. janvier 1944. La radio Nationale ne devait
qu’ils passèrent ensemble, session de 1929, On sait que Simone de Beauvoir fut accusée pas être confondue avec Radio Paris « micro
Sartre et Beauvoir se virent proposer un sujet par la mère d’une de ses élèves, Nathalie de l’occupant servi par une ultra droite fran-
fait exprès pour eux : Les idées de contingen- Sorokine, née en 1921, « d’excitation de çaise qui partageait l’idéologie nazie ».
ce et de liberté. Des femmes se présentèrent, mineure à la débauche ». On pourra lire in Ingrid Galster cerne bien l’attitude floue des
quatre furent reçues. « Les femmes peuvent extenso la plainte (lettre violente de huit deux philosophes pendant la guerre : actions
donc manifester dans des épreuves de ce pages imprimées) adressée au « Procureur de molles et non abouties, pas de protestation
genre autant de vigueur et de distinction l’État français », le 18 décembre 1941, par la devant la révocation de collègues juifs...
intellectuelles que les hommes. » Les diffé- mère de Nathalie Sorokine. Faute de preu- La place de Beauvoir à côté de Sartre qui
rences « ne résultent que de l’éducation ves, l’affaire se conclut par un non-lieu. Si est bien, lui, le seul grand philosophe du

14
HISTOIRE LITTÉRAIRE

couple, inventeur de sa propre philosophie mesquine »). L’axe principal de sa pensée, sa tructionniste » a longtemps été obligatoire
avec l’Être et le néant, est nettement définie défense des femmes, est attaqué avec la dans les universités nord-américaines. On le
par Robert Misrahi dans un entretien réalisé volonté d’en faire table rase. Dès les années considérait comme le « French Feminism »,
en juin 1998. Beauvoir, est « créatrice de 1970, « des formes de féminisme autres que ce qui mécontentait les féministes françai-
sujet créateur », ce qui fait sa véritable gran- l’égalitarisme universaliste de Beauvoir ont ses... Ingrid Galster rend ses contours à la
deur et n’a rien à voir avec la « répression de aussi vu le jour ». La psychanalyse impose sa figure de Beauvoir : « Je préfère la France
la femme ». Le Deuxième Sexe, paru en 1949, « grille de connaissance », on découvre un républicaine où les féministes de la différen-
a contribué sans aucun doute à ce « inconscient féminin ». les féministes ce sont une minorité. Des milliers de lectrices
qu’Elisabeth Badinter considère comme une « poststructuralistes » reprochent à Beauvoir ont écrit à Beauvoir pour la remercier de leur
caractéristique du XXe siècle : une grande « d’avoir érigé sur une philosophie mâle son avoir rendu leur dignité, non en tant que
avancée dans la libération de la moitié de essai sur la situation de la femme ». Pour femmes, mais en tant qu’êtres humains. »
l’humanité - les femmes. Et c’est presque Beauvoir, les outils conceptuels dont nous Le livre de Huguette Bouchardeau est
immédiatement que la jungle des concepts et nous servons sont neutres. Pour les nouvelles d’une autre nature que celui d’Ingrid Galster,
termes en vrilles et lianes commence à ense- féministes, cette neutralité n’existe pas. « Il et peut lui servir d’accompagnement docu-
velir la statue. Intellectuels de gauche et de ne s’agit pas de revendiquer de nouveaux mentaire. Rapide et léger, il permet de
droite la déchirent, on lui reproche de violer contenus à l’intérieur des structures de parcourir la vie de Beauvoir avec son four-
dans la vie les valeurs qu’elle prône en théo- pensée habituelles, mais de saper ces structu- millement de péripéties, d’amitiés, de voya-
rie (voir l’article « Une femme machiste et res elles-mêmes. » Un « féminisme décons- ges politiques ou amoureux.

ARTS

L’imaginaire et les fastes


d’un royaume africain
Pendant cinq siècles, des guildes d’artisans merveilleux, d’artistes inconnus
façonnent les figures de bronze, les défenses d’éléphant sculptées, les bois, les tissus,
les costumes de perles, de coraux, de cauris. Le Roi (l’Oba) décide, demande,
commande ; il favorise la création des arts du Bénin.
Dans l’exposition passionnante du Musée du quai Branly, 300 œuvres donnent
à voir la puissance et la richesse du Royaume de Bénin...

GILBERT LASCAULT

BÉNIN : conserve un prestige fondé sur son rôle


CINQ SIÈCLES D’ART ROYAL religieux ; et de nombreux chefs doivent leur
Musée du quai Branly
titre à l’Oba. Aujourd’hui, des cérémonies
2 octobre 2007 –6 janvier 2008
royales célèbrent le glorieux passé de
l’empire. Les sculptures du Bénin
Catalogue de l’exposition contribuent à exprimer l’identité de
Snoeck/Musée du quai Branly, 544 p., l’Afrique, ses formes, ses aspirations.
530 ill. en coul., 55 euros Il convient d’insister, sans cesse, sur le

...s es traditions, des rites, des cérémonies.


Raffinées, ces œuvres suggèrent les batailles,
La gloire du palais
les célébrations, une chasse aux léopards, les
hiérarchies de la Cour, les guildes, le
commerce avec les Portugais (puis avec palais royal, vaste et complexe. Avec ses
d’autres), les autels ancestraux, les autels, il a toujours été le cœur géographique,
divinités (1). politique, spirituel de la capitale et de
L’exposition rassemble des objets qui l’empire. Il conservait, à toutes les époques,
appartiennent à des collections précieuses : des œuvres d’art exceptionnelles, les figures
celles de Vienne (Autriche), de Berlin, du des rois et des reines mères. Se manifestaient,
British Museum, de France. Et, pour la alors, les cérémonies de cour, les rituels, les
première fois, sont exposés à Vienne, puis à sacrifices (parfois secrets), les cortèges, les
Paris, des prêts de l’actuelle Maison Royale funérailles du roi et le couronnement du
du Bénin (Nigeria). nouveau roi... Le palais a été, plusieurs fois,
Du XVe au XIXe siècle, le Royaume de détruit par le feu et a été reconstruit. En parti-
Bénin a rayonné en Afrique. Aujourd’hui, au culier, en 1897, l’armée anglaise attaqua le
sud de l’actuel Nigeria, l’autorité du roi du palais ; elle vola les trésors : les défenses
Bénin est liée à la vénération de ses d’éléphant sculptées, les statues, les plaques
prédécesseurs. Bien que son pouvoir poli-
tique soit désormais limité, le roi (l’Oba) TÊTE COMMÉMORATIVE DE ROI, XIXe S, LAITON SUITE

15
ARTS

« Vertige
Recueilli dans Le Surréalisme et la Peinture, un texte de 1961, dont
l’ouverture est mémorable : « La découverte du musée Gustave Moreau,
quand j’avais seize ans, a conditionné pour toujours ma façon d’aimer. La
beauté, l’amour, c’est là que j’en ai eu la révélation à travers quelques visa-
ges, quelques poses de femmes. Cette femme qui, presque sans changer
d’aspect, est tour à tour Salomé, Hélène, Dalila, la Chimère, Sémélé,
s’impose comme leur incarnation indistincte. »
GEORGES RAILLARD

HUYSMANS – MOREAU MATTA la Peinture, Breton écrivait que le but de


FÉÉRIQUES VISIONS « Tapez dans l’œil c’est urgent d’attendre » Matta était de « représenter l’homme inté-
Catalogue collectif présenté Galerie Claude Bernard rieur et ses chances ». Moreau recompose nos
par Marie-Cécile Forest (20 euros) 25 octobre 2007 – 5 janvier 2008 mythologies, les fait siennes, Matta compose
Au catalogue (30 euros) des textes de Matta des « morphologies ». Une épithète accolée
Germana Matta, François Chappon désigne leur orientation. Elles reçoivent leur
orient de la gemme, de la couleur, elles
u richissime fonds du Musée, ont été ouvrent le champ d’un nouvel ordre, révolu-
D prises, choisies, comme les aurait choi-
sies Huysmans, les plus fascinantes de ces et de l’œil intérieur porté à l’incandescence. »
tionnent la perspective.
Chez Moreau, les bijoux révèlent le corps
femmes mythiques, qui, pour Breton apparte- Dans ses Ecrits, Moreau utilise par avance les de la femme. Chez lui comme chez Matta,
naient aux temples ou aux « mauvais lieux mots de Breton, il parle de « modèle inté- l’agate, la pierre précieuse s’identifie à l’œil,
tels qu’ils devraient être ». « J’ai toujours rieur », il insiste sur le passage de l’intérieur pour bâtir cet espace érotique parcouru d’un
rêvé, poursuit Breton, d’y entrer la nuit par à l’extérieur, l’art consistant à « rendre visi- éclat générateur de mouvement et de change-
effraction, avec une lanterne. Surprendre ble les éclairs intérieurs qu’on ne sait à quoi ment. Matta note : « Voir l’œil, son œil, parce
ainsi la Fée au griffon dans l’ombre, capter rattacher ». que l’œil n’est pas une forme mais une lumiè-
les intersignes qui volettent des Prétendants à Dans un texte de 1947 qui, de façon plus re. » Dès 1937, Matta a fait naître des images
l’Apparition, à mi-distance de l’œil extérieur attendue, a pris place dans Le Surréalisme et du jet de couleurs sur une feuille. Moreau

Suite Gilbert Lascault couvercle de la cassette sculptée (donc, sur le


toit du palais), se dressent des oiseaux gigan-
secrètes ; les danseurs ; les tambours
royaux... Les nains de cour ne se contentent
tesques et deux guerriers ; ils défendent le roi pas seulement d’amuser ; ils veillent sur
et ils veillent. certains sanctuaires et recueillent les infor-
de bronze, des objets rituels. L’incendie (acci- Dans le royaume de Bénin, interviennent mations du marché ; ces nains font partie de
dentel ?) de 1897 est évidemment un deuil... les confréries d’artisans, les guildes comple- ceux qu’on appelait les « gens de la nuit » ;
Au XVIIe siècle, les visiteurs européens xes qui travaillent principalement pour le roi ils observaient les comportements des chefs
découvraient un vaste réseau de rues, dont tout au long de l’histoire. Circulent les du palais et des chefs de ville... Dans la cour,
certaines avaient (dit-on) jusqu’à 40 mètres fondeurs de bronze (qui seraient les les dignitaires obéissent à des hiérarchies
de large. Un système de remparts avec neuf « chroniqueurs officiels » de l’histoire du minutieuses ; aucun ne divulgue ses fonctions
portes protégeait la cité ; on a comparé ces Bénin), les sculptures sur bois et sur ivoire ; aux autres. Toute cour provoque les rivalités,
fortifications en terre à la grande muraille de ceux qui fabriquent des robes perlées de les conflits.
Chine : la deuxième plus grande structure corail, des couronnes, des collerettes, des Sur certaines plaques rectangulaires
architecturale du monde, dit-on. souliers perlés ; les maroquiniers (qui (XVIe – XVIIe siècles), se dessinent les
Le palais comprenait la résidence du roi, produisent des éventails ronds et des boîtes marchands et les chasseurs portugais. Depuis
divers espaces de réception, les quartiers de de cuir cylindriques) ; les forgerons... Passent 1486, les échanges sont amicaux et commer-
trois institutions, le harem royal, une multi- les crieurs publics et sonneurs de cloches (qui ciaux entre les Portugais et le Royaume de
tude d’enclos (dont dix-huit autels royaux). publient entre autres, les noms des ennemis Bénin. Arrivés par la mer, les Portugais
Les entrées et les passages du palais étaient de l’Oba) ; les guérisseurs et les devins (qui semblaient associés à Olokun, le dieu de la
surmontés de tourelles ornées de grands savent « ce qui se cache dans les frondaisons mer et des eaux. Ils symbolisaient les
serpents en bronze (qui descendent en des palmiers ») ; les embaumeurs (durant les échanges, la richesse et la fécondité.
zigzag) et couronnées d’oiseaux. Au XVIIe obsèques royales) ; la garde rapprochée (qui Le Bénin a d’abord exclusivement
siècle, les piliers en bois soutenaient des s’intitule « la fourmi qui pique les ennemis de commercé avec le Portugal, puis avec les
galeries et étaient recouverts de plaques de l’Oba ») ; ceux qui prient au nom de l’Oba Hollandais, les Français et, au XIXe siècle,
bronze sculptées en bas-relief. Et, au XIXe « pour une bonne moisson et pour la paix surtout avec les Britanniques... Dans
siècle, certains piliers étaient en argile crue, dans le harem »... Interviennent aussi les l’exposition, certains objets mettent en
ornés de reliefs... Les cours en atrium orga- percepteurs des taxes des rivières, les acro- évidence un métissage des cultures. Les
nisaient l’architecture palatiale. bates et chasseurs d’aigles, les tueurs et Européens et le Bénin se fascinaient récipro-
Dans la belle exposition du musée du quai dépeceurs de léopards, les archers (qui quement.
Branly, un coffret de bronze (XVIIe – XVIIIe fabriquent le poison pour les flèches) ; les
siècles) donne à voir la salle de palabre du joueurs de flûtes ; les bourreaux de céré- 1. Le catalogue volumineux de l’exposition est
roi, une salle de réception du palais. Sur le monie ; ceux qui sont chargés de missions savant, bien informé, riche.

16
ARTS

d’Éros »
semble lui aussi avoir suivi les conseils de pourrait, dans un espace d’architecture
Léonard de Vinci dans ses aquarelles dites mythologique, s’appeler Salomé ou Sémélé
« abstraites », voire « tachistes ». Mais il est ou Hélène. C’est le théâtre de Gustave
aussi fidèle au Léonard des figures dessinées, Moreau.
au dessin qui montre ou dissimule En 1965, André Breton présente à la
l’ambiguïté sexuelle. Proust était fasciné par « Galerie de l’Œil » la onzième exposition
les personnages androgynes de Gustave internationale du surréalisme : « l’Écart abso-
Moreau. L’Ange incarné de Léonard, sein lu ». Fourier, Toussenel, Picasso... Breton
féminin et phallus sur un même corps (on le souligne le mot écart, et les « rapports de
retrouve p. 333 de l’essai Jérémie Koering grand écart » qu’il relève dans l’écriture et la
sur les Dessins et peinture de Léonard de peinture. Il a choisi d’exposer deux œuvres
Vinci. Hazan éd., 2007) montre l’autre voie de Moreau et deux de Matta : Morphologie
suivie par Moreau dans l’œuvre de Léonard. Psychologique (1938) et Partage du Vide
L’espace du désir chez Moreau comme (1965). Deux aquarelles de Moreau dans
chez Matta est ambigu. cette célébration du Surréalisme. Deux aqua-
Matta le désigne comme espace de passa- relles intitulées Le Sphinx Vainqueur : un
ge – selon le mot de Duchamp – ou du chan- fouillis de personnages emmêlés, corps
gement : « Peindre le moment du changement sexués, corps ambigus, dressés sous la patte
et le changement lui-même, je me suis consa- du Sphinx entre la rectitude d’une ligne
cré à ce problème sans interruption. » d’horizon à gauche, et un chaos de couleurs
En 1944, il peint Vertige d’Éros : un espa- d’un monde en formation à droite.
ce composite en cours de formation dans un En 1913, Breton était allé visiter, au Musée
mouvement circulaire. Des vertiges « fixés ». du Luxembourg, l’exposition Gustave
Quatre pierres précieuses servent de point Moreau. Il écrit à Fraenkel, un ami très
d’appui, et, pour nous, de points de mire. proche : « J’ai admiré sans aucune restriction
L’agate et l’œil échangent leur lumière. Eros les œuvres trop rares de Gustave Moreau.
Salomé, Œdipe, Le Sphinx, L’Apparition
m’ont paru absolument dignes des éloges que
Lorrain ne leur a guère ménagés. » Jean
Lorrain (né Paul Duval, 1855-1906) avait
publié M. de Phocas – Astarté –, en 1901. Le
récit est le journal de M. de Phocas (alias duc
de Fréneuse), datant pour une bonne part de
1898, l’année de la mort de Gustave Moreau.
M. de Phocas est un amateur de gemme, un
amateur d’amours perverses : « Il y a aussi
des yeux dans la transparence des gemmes. »
Le regard de M. de Phocas se confond avec
le regard qui serait celui de Gustave Moreau.
MATTA, POINT D’HURLEMENT (DÉTAIL), 1944
Un personnage du livre est un peintre nommé
Ethal, dont l’œuvre est aussi composite que
celle du futur Elstir. Il lance à M. de Phocas surchauffée de cette église (...) elle commen-
cette invite : « Vous devriez aller voir les ce la lubrique danse qui doit réveiller les sens
Gustave Moreau, vous savez, le musée parti- assoupis du vieil Hérode. Ses seins ondulent,
culier qu’il a laissé à l’État ; vous y trouverez et au frottement de ses colliers qui tourbillon-
un précieux enseignement dans certains yeux nent, leurs bouts se dressent, sur la moiteur
de ses héros et l’audace de ses symboles. » de sa peau les diamants, attachés,
Cinquante pages plus loin, il y revient : scintillent. »
« Avez-vous été voir les Gustave Moreau rue Salomé à toutes ses étapes, dans toutes ses
de La Rochefoucauld ? Je vous l’avais pour- poses, règne à la belle exposition du Musée.
tant bien recommandé. Vous verrez Elle est explicitement bâtie sur le regard
d’étranges regards limpides et fixes, des yeux porté par Huysmans – le romancier et le
hallucinés d’une expression divine, vous les critique d’art – sur l’œuvre de Gustave
comparerez aux émeraudes enchâssées dans Moreau. Comme les amateurs d’esquisses,
le front d’onyx de l’idole. » les amateurs de textes en formation, avec ses
Breton rappelle une belle formule qui défi- ratures et ses repentirs, pourront regarder de
nit Moreau : « Une telle œuvre, Huysmans l’a près le brouillon d’A Rebours, dont quelques
superbement éclairée à partir de son point de pages sont reproduites et analysées au catalo-
vue mental qui est la luxure. » gue.
C’est Jean Lorrain qui avait permis la On suivra l’injonction d’Ethal. On ira au
rencontre de Breton et de Huysmans. Il ne Musée. Et aussi à la Galerie Claude Bernard.
connaissait pas le peintre quand il a publié A Se rappelant Breton, et Proust et Huysmans
Rebours dont un chapitre fameux est donné à et Jean Lorrain, on se laissera aller au Vertige
l’exaltation de L’Apparition et de Salomé d’Eros, sous la forme que lui a donnée Matta,
dont rêve Des Esseintes : « Dans l’odeur celle qui a bouleversé la conception de
GUSTAVE MOREAU, MESSALINE perverse des parfums, dans l’atmosphère l’amour de Breton.

17
BIOGRAPHIES

Un Segalen enfin plausible


Segalen fut longtemps non pas un poète maudit – outre un statut
social respectable (médecin de la Marine), il a toujours eu des lecteurs, en
petit nombre certes mais tel était son voeu – mais un poète peu et surtout
mal connu.
L’auteur de ce livre inclassable Les Immémoriaux, publié sous
pseudonyme(Max-Anély) au Mercure, maison pour happy few, en 1907,
l’année de la mort de Jarry, puis de Stèles, édité à moins de trois cents
exemplaires et « à la chinoise » en 1912, laissait à sa mort en 1919 un
nombre important d’inédits, qui ne sortirent que peu à peu de l’ombre.

MAURICE MOURIER

MARIE DOLLÉ Un Segalen en sainteté, tel est le chromo sens tout jésuitique de l’omission par Henry
VICTOR SEGALEN, que les commentateurs tant des trois seuls Bouillier, livre dont nous avons rendu compte
textes publiés du vivant de l’auteur (outre les ici même (Q. L. n° 886, 16/31/10 2004) , qui
Aden éd., 360 p., 25 euros
LE VOYAGEUR INCERTAIN
deux précédents, Peintures paraît chez Crès a rendu indispensable une biographie
en 1916) que des nombreux et parfois capi- nouvelle, plus objective et partant plus icono-
taux inédits exhumés depuis 1919 (René Leys claste.
dès 1922, Odes en 1926, Équipée en 1929, Peut-on dire que l’homme Segalen n’en
Thibet, Briques et Tuiles, etc.) ont longtemps sort pas grandi ? D’une certaine façon oui,
tout fait pour enluminer. Retenons notam- car ce poète majeur n’était pas vraiment (et
l nous souvient encore que pour nous la
Icollective
révélation de l’oeuvre vint de l’édition
de Stèles, Peintures, Équipée, agré-
ment la brillante contribution à l’érection
d’un monument de Segalen en majesté que
parfois vraiment pas) sympathique. Par
ailleurs quelle complexité révélée chez
constituent les travaux dus à Henry Bouillier, l’écrivain, quelle étrangeté, quel mystère,
mentée d’un précieux cahier de photogra- premier spécialiste incontesté du poète. Plus dont l’épaisseur et l’obscurité ajoutent à la
phies, au Club du Meilleur Livre en 1955. ou moins en accord, au moins tacite, avec les
Chue d’un désastre obscur, elle était alors liée choix personnels d’Annie Joly-Segalen, fille
à l’image quasi jules-vernienne de deux et remarquable desservante du culte
intrépides voyageurs (Segalen lui-même et
son ami et mécène Gilbert de Voisins)
ségalénien, la biographie de Bouillier (1961,
rééditée plusieurs fois au Mercure de France
Pas vraiment
crapahutant en pelisses fourrées dans la jusqu’en 1996) dessine la silhouette sèche et sympathique
neige, quelque part sur les contreforts élégante d’un homme de convictions, d’un
Tibétains. humaniste, d’une espèce de héros qui, en
Magnifique de mépris hautain envers les marge d’une existence de médecin militaire
goûts bourgeois (« J’appelle bourgeois tout d’un absolu dévouement (voir son attitude densité d’une œuvre beaucoup plus
ce qui pense bassement », comme disait lors de l’épidémie de peste de Tien-Tsin en tortueusement autobiographique qu’on ne
Flaubert), fidèle plus que d’autres aux 1911), se livre à des études savantes de socio- l’aurait imaginé !
exigences mallarméennes de rigueur formelle logie et d’archéologie désintéressées, déploie Marie Dollé, afin de produire chez le
et d’honnêteté intellectuelle, le poète de la parallèlement une activité inlassable et mal lecteur un choc salutaire, commence contre
diversité incarnait aussi, aux yeux de récompensée pour se constituer en essayiste, toute règle biographique par la fin de
l’adolescent des années 60, une manière en poète, en romancier, quitte à sacrifier cette l’histoire, par ce 21 Mai 1919 (2) pluvieux où
idéalisée de progressisme écologico-littéraire vocation impérieuse afin de servir au mieux Segalen meurt à quarante et un ans dans un
dont Les Immémoriaux figuraient l’emblème. son pays en 1914, meurt enfin d’épuisement coin reculé du massif chaotique et boisé
Ce thrène en l’honneur des premiers à Huelgoat, ayant connu avec son épouse d’Huelgoat, la légendaire Brocéliande, d’une
Maoris, ceux de Gauguin, contaminés par les légitime une histoire d’amour fou, adoré ses blessure à la cheville par où tout son sang
exploiteurs blancs, missionnaires et enfants : bref, voilà une sorte de Péguy moins s’est écoulé, à côté de lui son manteau
commerçants qui, en échange d’une culture la conversion et encore n’est-ce pas tout à fait soigneusement plié et une édition d’Hamlet
« primitive » noblement hédoniste, n’avaient sûr. ouverte sur un passage énigmatique. Se
apporté aux Iles Fortunées que la syphilis et Disons tout de suite que l’image ainsi muant plus ou moins en enquêteuse policière,
l’oubli des vieux mythes fondateurs, semblait proposée n’est pas fausse, sauf le retour final elle n’a aucune peine à persuader le lecteur
une sorte de prolongement fin-de-siècle au à l’Église, tout à fait contredit par les textes, que son intime conviction (Segalen s’est
mais qu’elle est assurément partielle et sans suicidé) est corroborée par un faisceau de
doute partiale. Ce qui a révélé ses lacunes, ce preuves, que le mort paraît avoir semées dans
Un Segalen sont les travaux de deux excellents exégètes
universitaires, Marie Dollé et Christian
un but double et contradictoire : accréditer la
thèse de l’accident, donner aux fins limiers la
en sainteté Doumet, par ailleurs poète de talent. On leur possibilité d’accéder à la vérité.
doit le portrait beaucoup plus nuancé du C’est à partir de cette duplicité ultime que
Cahier de l’Herne qu’ils ont co-dirigé en se reconstitue patiemment la trajectoire d’un
1998. artiste secret qui fut d’abord un homme
Supplément au Voyage de Bougainville de C’est surtout la publication chez Fayard en entraîné dès l’enfance au mensonge, afin tout
Diderot. Quant à la Chine, c’était aussi la 2004 d’une monumentale Correspondance simplement de survivre à un environnement
poursuite de l’authenticité et de la grandeur, établie et annotée par Annie Joly-Segalen familial stérilisant. La Correspondance pré-
la libération et la pleine jouissance de son (née en I912, elle a disparu en 1999), citée montre bien que Mme Segalen mère
être qu’y poursuivait le magicien des stèles Dominique Lelong (petite-fille du poète) et campe une statue du Commandeur aussi peu
les plus parfaites, celles orientées « au centre Philippe Postel, présentée avec scrupule mais maniable que celle de la mère Rimb, avec qui
et Milieu – qui est moi » (1). un brin de présupposé hagiographique et un elle partage une bigoterie sans faille, une

18
BIOGRAPHIES

pesante ladrerie mais non pas l’intelligence pour courber la plèbe sous le joug, cette indif- l’élitisme forcené de Segalen le peuple est
qu’on est forcé de reconnaître à l’ex-Mlle férence est abyssale. haïssable au même degré que la bourgeoisie,
Cuif. Face aux remontrances idiotes, aux Marie Dollé est la première à ne pas occul- la seconde à cause de son mercantilisme et de
pinaillages, à l’imposition d’un chaperon ter ce fait, massivement présent dans les ses goûts médiocres, le premier parce qu’il
ecclésiastique (quand le jeune homme quitte lettres : Segalen est d’un racisme conséquent, est naturellement bas, ne comprend que la
Brest pour l’École de Santé de Bordeaux), qui s’exerce d’abord à l’égard des jaunes, force et mord la main qui le nourrit, non celle
Victor Segalen enfant puis adolescent réagit jugés globalement comme une sous-huma- qui le frappe.Comme se le demande Marie
par une soumission et une dissimulation nité servile et disgraciée (en particulier les Dollé avec une lucidité attristée, comment
également spectaculaires. femmes dont est cruellement raillée la aurait-il réagi, cet aristocrate breton non par
Nature passionnée, froideur apparente, ce origine mais par vocation, en présence des
Janus Bifrons a, comme il fallait s’y attendre, thèses de la future « race des Seigneurs » ?
une attitude ambiguë à l’égard des femmes. A Il faut assurément laisser à l’artiste avant
Bordeaux puis à Toulon où il se trouve enfin toute chose que Segalen choisit d’être en
à une distance suffisante d’une mère
envahissante, d’un père insignifiant, il multi-
plie les aventures et fait preuve à l’égard de
L’artiste que Segalen
Une attitude ambiguë choisit d’être
à l’égard des femmes
dépit des circonstances peu favorables (mé-
tier épuisant, éloignement des milieux
littéraires, insuffisance des ressources
ses conquêtes d’une muflerie égale à celle qui matérielles, catastrophe de la guerre) le béné-
lui fera plaquer en 1903, à Tahiti, des vahinés fice du doute. Se souvenir que ce tempéra-
trop ou trop peu complaisantes (3). Pourtant, ment cyclothymique fut d’abord un dépressif
de retour en France en 1905, il imposera à ses majeur frustré de la gloire à laquelle il aspi-
parents hostiles (la fiancée n’était pas assez rait d’autant plus intensément qu’il refusait
riche) un mariage d’inclination avec Yvonne les compromissions indispensables aux répu-
Hébert, qu’il considérera toujours comme sa tations vulgaires. Ses contemporains ne l’ont
meilleure collaboratrice littéraire et son guère aidé, Claudel bien sûr, ce convertisseur
égale, tout en n’hésitant pas à l’abandonner à toutes mains, qui ne songeait qu’à imposer
enceinte des mois entiers pour prospecter les le salut à l’impie qui lui avait dédié Stèles et
statues oubliées de Chine, et en considérant reporta, après la mort de l’impénitent, son
chacune des grossesses de l’élue comme une zèle importun sur la veuve, mais aussi Saint-
simple formalité, un devoir de perpétuer la John Perse et même Debussy auquel le lia
race auquel il convient de se plier sans plus pourtant une longue collaboration infruc-
d’engagement intime.Pour l’amitié en revan- tueuse. Sa posture guindée de contempteur de
che, toujours extraordinairement affective et la valetaille (à laquelle il appartenait de nais-
quasi amoureuse chez lui, il la réserve sance) ne s’éclaire-t-elle pas, en partie, par
presque exclusivement à des hommes une lecture empathique de cette destinée
(Voisins, Lartigue, Maurice Roy qui devien- inaccomplie ?
dra en littérature l’ondoyant René Leys). Ce n’est pas une excuse pour certaines
Fut-il un médecin soucieux de soulager la dérives, mais une explication, peut-être. De
misère humaine et capable de compassion? Il ce point de vue, le titre du bel ouvrage de
accomplit certainement son métier avec Marie Dollé se justifie subtilement :
conscience, mais certains récits (toujours voyageur incertain, Segalen le fut assuré-
dans les lettres) d’opérations pratiquées en ment. Incertain non de ses désirs( devenir le
Océanie (car il se lance de lui-même dans la grand poète qu’il était), mais de la possibilité
chirurgie et s’y découvre habile), opérations d’y atteindre jamais. Plus d’une déception
lourdes (ostéo-sarcome de l’orbite, par exem- lancinante a enfanté repli sur soi et exécration
ple) effectuées sous anesthésie au chloro- VICTOR SEGALEN du monde entier, depuis Baudelaire.
forme et réussies naturellement mais néan-
moins suivies de récidives dont les 1. Conclusion de la stèle « Perdre le Midi
souffrances et les conséquences ultimes ne quotidien », qui ouvre la section « Stèles du
sont jamais évoquées, font froid dans le dos. démarche ridicule sans même faire le rapport Milieu ».
On sait bien que les médecins se doivent à avec la coutume atroce de casser les os des 2. Il est regrettable de voir figurer, à la toute
cette époque d’être blindés contre les réac- filles pour leur faire des appendices première ligne du livre, la date erronée du 21 Mai
tions affectives. Mais la façon désinvolte dont inférieurs de poupées). 1918. Une fois de plus : où sont passés les
Segalen parle de ses patients entretient tout Sur ce point entre tous délicat du racisme, correcteurs d’antan?
3. « Elles seraient parfaites, ces filles brunes
de même chez le lecteur de sérieux doutes le sort littéraire réservé aux Océaniens fait aux longs cheveux lisses (...) si (...) elles vous
sur la sensibilité de ce praticien compétent et illusion. Ce n’est pas tant en effet la respon- suivaient d’un geste, ainsi qu’autrefois elles
dépourvu de nerfs (4). sabilité écrasante de l’Occident dans leur s’exécutaient. Mais nos prédécesseurs les ont
A vrai dire, nous avons droit une seule fois décadence que vilipende le sombre narrateur beaucoup trop gâtées. » (lettre à Emile Mignard
dans toute la Correspondance à un peu des Immémoriaux, que l’avilissement du 20 juillet 1903, Correspondance, Fayard,
d’émotion devant la mort d’autrui, c’est d’anciens guerriers ayant oublié la splendeur op.cit., p.524-525). Quelques lignes plus loin
lorsqu’un médecin succombe au typhus à de leurs traditions (souvent sanglantes) et les toutefois il confesse comme à regret, à propos de
Tien-Tsin en 1913 (5). Mais il s’agit alors hauts faits d’armes de leurs ancêtres.Le sa « dernière épouse Tahitienne » : « Je l’ai un peu
d’un collègue donc, sur le plan professionnel, racisme ordinaire de Segalen se double donc aimée; je crois qu’elle me l’a rendu ».
d’un égal et surtout d’un Blanc, alors qu’en d’une pulsion réactionnaire essentielle dont 4. Cf la lettre à Emile Mignard des 10-20
Février 1904, où Segalen note froidement sa
règle générale l’indifférence du voyageur à l’expression politique se précisera dans les « macabre satisfaction d’un diagnostic vérifié à
l’égard des coolies chinois qui ahanent et textes consacrés à la Chine. Exaltation de l’autopsie » (Correspondance, op.cit., tome 1, p.
crèvent sur toutes les routes de l’Empire en l’Empereur omnipotent, fascination pour la 562).
voie de délabrement accéléré, de ces victimes Cité Interdite, appel à la destruction des 5. Il s’agit du Dr Chabaneix. Cf lettre du 1er
innombrables qui peinent sous un régime premiers mouvements révolutionnaires Mai I913 à ses « Chers amis », Correspondance,
corrompu et féroce, juste assez fort encore fomentés par Sun Yat Sen en 1911. Pour op. cit., tome 2, p. 139-141.

19
ANTHROPOLOGIE

Maurice Godelier chez les Baruya


A partir de son terrain baruya, en Nouvelle-Guinée, juste, celles-ci sont reprises dans des mythes
souvent superbes dont nous ne pouvons
l’anthropologue Maurice Godelier ne cesse de poser des questions, de sentir, dire, décrire que des versions laïcisées,
produire des connaissances qui, depuis plus de trente ans, renouvellent les décryptées, très loin du sacré du terrain.
Prosaïquement, donc, on rencontre, là, une
sciences humaines. A ce niveau, l’anthropologie nourrit la philosophie ; sexualité hétérosexuelle, entre hommes et
au reste, il suffit de citer les noms de Lévi-Strauss, Clastres, Descola, femmes adultes ; puis, à côté, se dévoilent
(c’est un grand secret) des relations homo-
Dumont ou – dans le monde anglo-saxon – de Leach, Goody, Mary sexuelles (sans sodomie), à base de fellation
Douglas, Clifford Geertz ou Marshall Sahlins, pour constater combien le entre jeunes initiés. Mythiquement, la semen-
ce c’est la force : le lait des femmes en
champ théorique a été fécondé par le meilleur de l’ethnologie. En mettant proviendra. En conséquence, lors de
à plat bien des recherches, en bousculant « l’histoire froide » du structu- l’initiation – tout cela est caché avec soin –
les adolescents vont, dans un échange réglé,
raliste rigide, cet ouvrage plaisant relance, reformule, le don, la parenté, réengendrer symboliquement le monde, hors
le sexuel ou le politico-religieux... de l’univers féminin. Là-bas, la féminité est
« impure », toutefois, elle est aussi très forte ;
capable de produire du désordre, elle a le
pouvoir de mettre à mal la hiérarchie
CHRISTIAN DESCAMPS cosmique.
A travers le rite, ce que les individus repro-
duisent, ce n’est pas « l’espèce », mais le
MAURICE GODELIER se produisent, se reproduisent, à partir de groupe social. Car les femmes partagent, bien
AU FONDEMENT biens matériels, mais aussi, et surtout, à partir sûr, cette vision du monde. Au demeurant,
DES SOCIÉTÉS HUMAINES de noyaux symboliques et imaginaires où aucune jeune fille n’accepterait de prendre
Ce que nous apprend l’anthrolpologie « tout n’est pas à vendre ». Seules ces struc- pour mari un homme non initié. Bref, seul le
Albin Michel éd., 296 p., 20 euros turations nous permettent de saisir ce qui est rituel – à chaque fois différent – permet de
pensé comme sacré, permis ou interdit, don comprendre l’importance de ce qui structure
ou contre-don, pur ou impur... la société, la fonde. Partout, le sexuel est
Pour l’heure, notre ouvrage résume et repris, tissé dans du social, dans des instances
discute les grandes théories classiques collectives. On perçoit combien le désir
oin des brumes fumeuses du post-moder- (Morgan, Mauss, Malinowski) ; en outre, il
L nisme américain – ce courant ne considè-
re les « récits » des anthropologues que
est aussi très vivant dans ses descriptions.
Soit la sexualité, cette force asociale, toujours
contemporain – tellement a-ritualisé, indivi-
dualisé, singularisé – fait énigme dans la
difficile question de la reproduction. Pour
comme des jeux de langages, plus ou moins réglée par des mariages, des rites d’initiation, tenter d’y entendre quelque chose, nous
exotiques – Godelier défend sa « discipline », des représentations. aurons besoin de l’apport de la psychanalyse
en tant que savoir. Certes, il fut un temps où Chez les Baruya, notre anthropologue a la plus sophistiquée (notre auteur ne manque,
l’ethnologue a débarqué dans les malles du découvert, après des années d’enquête, deux d’ailleurs, pas de citer le Lacan des Non-
colonialisme ; toutefois, ramener l’apport de types de pratiques sexuelles. Comme de dupes errent...).
ce champ à une pratique néo-coloniale serait Les relations de parenté jouent un rôle
évidemment réducteur, pour ne pas dire tota- capital dans l’organisation sociale, pourtant
lement stupide ! Bien sûr, cette discipline elles ne font jamais le tout du social. Il faut
connaît ses querelles, ses clans. Quelques toujours plus qu’un homme et une femme
ethnologues se sont approprié des terrains pour engendrer un enfant. Seul l’imaginaire
d’enquête comme des propriétés privées ; social leste véritablement le nouveau-né.
plus, certains ont osé proclamé : « Ne Pour ces raisons, analyser les rapports
touchez pas à mes Dogons ! ». Néanmoins, à sociaux (dans leurs dimensions matérielles,
la différence d’un texte de Shakespeare, les idéelles), c’est montrer comment ils traver-
comptes-rendus des mythes d’une tribu sent, constituent les individus, la catégorie
peuvent être améliorés ; à cet égard, il impor- même d’individualité. Ce que « je » pense, ce
te de savoir faire des bilans critiques. Ainsi, que je crois, ce que je perçois comme « natu-
quand Jerry et Edmund Leach, Nancy Munn rel », ou ce que j’offre aux dieux est, bien
ou Annette Weiner retravaillent sur la « kula » entendu, très différent pour un Bororo ou
(cet échange mélanésien), ils éclairent autre- pour un New-Yorkais contemporain !
ment cette pratique, tellement examinée par Néanmoins, il s’agit de percevoir comment la
les classiques. croyance au soleil divin ou, ailleurs, l’amour
Le « moi cognitif », de terrain (Godelier a de la croissance du PNB, construisent des
vécu en tout huit ans chez les Baruya), individus, socialisés de part en part.
produit une recherche ; et cette investigation En Chine, l’empereur accordait – ou refu-
n’est pas la simple projection des préjugés sait – le statut de dieu à des humains révérés
d’un anthropologue, fils de son temps et de sa par les populations locales. Dans la Rome
société d’origine. En mettant à jour des systè- antique, après sa mort, l’empereur pouvait
mes de parenté – largement ignorés par les passer du statut de « divus » à celui de
populations étudiées – le scientifique déve- « deus » . A la fin de la République romaine,
loppe un acquis décisif ; certes, il se fait Varron, lui-même, divise les divinités dont
accepter, il cohabite avec les indigènes mais l’État célèbre le culte, en « dei certi » et « dei
il ne prend pas femme ni ne fait des enfants incerti » (dieux certains et dieux incertains).
dans la société où il séjourne. En revanche, il Tout bien pesé, cette réflexion fait vibrer les
est tout autre chose qu’un naïf recevant, sans catégories du réel pour « eux », mais aussi
recul, les dires de ses informateurs locaux. Il pour « nous », ! Dans l’Antiquité, les divini-
importe de savoir militer pour des sciences tés idolâtres, celles des autres, ne sont jamais
sociales articulant la façon dont les sociétés MAURICE GODELIER fausses, inexistantes. Elles sont tout à fait

20
ANTHROPOLOGIE

authentiques ; plus, c’est à ce titre qu’elles nissant, à chaque fois, ce qu’il en est du ment le consentement, la souveraineté. Et
doivent être abattues, combattues, dans leur « vraiment » humain. dire cette dernière « imaginée » – pensons au
puissance de maléfice. Le prophète Isaïe lutte Après avoir discuté les apports de « territoire » de Jérusalem – n’épuise
contre Baal, les premiers chrétiens contre l’anthropologie contemporaine – la bibliogra- évidemment rien !
Mythra et Isis, Marcion contre Jéhovah... phie est impressionnante – Godelier fait un Autrement dit, nous ne pourrons jamais
Dès lors, interroger la fabrication du poli- détour informé du côté du Wahhabisme (ce échapper à la nécessité d’une réflexion
tico-religieux, c’est, par delà l’omniprésence mouvement puritain né au XVIIIe siècle), du critique – décentrée dirait Husserl – sur les
des simples relations de parenté, pénétrer au Salafisme (Salafiya = retour à l’antécédent), croyances, les nôtres incluses. Démocratie et
cœur des sociétés. Ainsi, démonter, avec soin, d’al-Qaida (la base). Soulignant que quinze sciences sociales ont parties liées ; elles se
la signification des barres de sel (cette des dix-neuf auteurs des attentats du 11 sont, d’ailleurs, affirmées ensemble, depuis
monnaie baruya), c’est pénétrer septembre étaient saoudiens, il insiste sur le moins de deux siècles, en Occident. « Ce qui
l’économique, le religieux, le politique aussi. fait que ces terroristes se réclamaient d’une confirme que, sans la liberté de prendre
Car, le sel – s’il est trop humide, il se dissou- forme radicale du wahhabisme, la doctrine distance par rapport aux principes et aux
dra, perdra ses fonctions – est, tout à la fois, religieuse du royaume pétrolifère saoudien, valeurs de sa propre société, il n’y a pas de
monnaie et marchandise. Les ethnies ne se ce grand allié des Américains. Tout à coup, connaissance scientifique possible de ce que
contentent jamais de vivre en société, comme nous voilà replongés au sein de rapports poli- les hommes ont fait et font d’eux-mêmes en
des mammifères ; elle produisent, partout et tico-religieux très actuels, dans la force de produisant de nouveaux rapports sociaux.
toujours – c’est ce qui les font humaines – croyances contemporaines, dans le chaudron Autrement dit leur histoire, c’est-à-dire
des échanges réglés, des civilisations, défi- imaginaire des peuples. C’est là que se légiti- l’Histoire ».

Civilisations
en convergence ?
La thèse – et le titre – de ce petit ouvrage prennent explicitement le régions du monde musulman, du Maghreb à
l’Indonésie, en passant par l’Afrique sub-
contre-pied de la trop célèbre affirmation de Samuel Huntington, sur le saharienne ainsi que par l’Iran et la Turquie ;
« choc des civilisations » vers lequel notre monde se dirigerait à propos de ces deux derniers pays, on notera
que les auteurs regrettent l’inconséquence
inéluctablement. des positions européennes, en raison juste-
ment des différences entre leurs évolutions
culturelles et politiques.
CHRISTIAN COMELIAU Même si ce panorama demeure partiel et
rapide, il permet de comprendre la position
globale des auteurs : on voit que ceux-ci
YOUSSEF COURBAGE, le « seuil d’alphabétisation », ou moment à veulent critiquer le regard simpliste de beau-
EMMANUEL TODD partir duquel, « dans une société donnée, la coup d’observateurs sur la prétendue spécifi-
LE RENDEZ-VOUS DES CIVILISATIONS
moitié des hommes ou des femmes âgés de cité de l’Islam en matière d’évolution démo-
Seuil éd., 170 p., 12,50 euros
20 à 24 ans savent lire et écrire ». Les chapi- graphique et familiale ; on découvre surtout
tres successifs reviennent sans cesse sur ce qu’ils essaient de mettre en valeur la très
critère d’alphabétisation pour montrer qu’il grande complexité de ces rapports entre la
est beaucoup plus directement déterminant religion et les évolutions démographiques, en
que celui de la religion dans la réduction de les replaçant dans un cadre culturel et social
n découvre cependant avec une certaine la fécondité. Dans le cas du monde isla- beaucoup plus large.
O surprise que cette thèse s’appuie en
ordre principal sur des arguments démogra-
mique, les auteurs suggèrent de faire porter
l’analyse de cette réduction – comme pour le
Si l’on suit cette ligne d’analyse et
d’interprétation, on peut évidemment rejeter
phiques (Youssef Courbage appartient à christianisme, d’ailleurs, encore que celui-ci le simplisme de la thèse de Huntington,
l’Institut National des Etudes Démogra- y ait apporté une résistance plus forte – en comme celui de toutes les thèses axées sur
phiques), plus superficiellement sur quel- priorité sur la crise religieuse et une opposition radicale entre les grandes reli-
ques repères culturels et sociaux étroitement l’ébranlement des croyances traditionnelles gions. Mais on peut penser aussi que la thèse
liés à la démographie, et enfin qu’elle se liés à l’émergence de la « modernité » des auteurs sur le « rendez-vous » prochain
borne pour l’essentiel au monde musulman. (notion qui aurait peut-être mérité une défi- des civilisations, et surtout sur leur « conver-
Si l’on accepte cette limitation du contenu nition plus précise pour renforcer le raison- gence » inéluctable – en dépit de la similitu-
par rapport aux ambitions affichées, le nement). de de certaines évolutions fondamentales,
raisonnement et les arguments proposés en Les facteurs spécifiquement religieux de la comme la montée de l’alphabétisation et la
faveur d’une « convergence des civilisa- réduction de la fécondité doivent donc être réduction de la fécondité – mériterait d’être
tions » demeurent d’un assez grand intérêt, replacés dans le cadre plus global des struc- nuancée, complétée et approfondie. Cet
mais on aimerait qu’ils soient utilisés – tures familiales, des relations d’autorité, des approfondissement pourrait notamment
peut-être dans une publication ultérieure – mentalités et des systèmes de valeurs, et comporter une réflexion sur les réalités
pour introduire une réflexion plus large et ensuite seulement dans le cadre des évolu- concrètes de la convergence – qu’est-ce qui
plus systématique sur l’avenir. tions économiques spécifiques (croissance converge et qu’est-ce qui ne converge pas ? –,
Le constat de départ met en valeur la du PIB, mais aussi phénomènes particuliers ainsi que sur les perspectives souhaitables de
réduction rapide de la fécondité dans les pays tels que l’émergence puis les variations de la cette convergence et sur ses conditions socia-
musulmans et établit un lien entre cette rente pétrolière au Moyen-Orient, ou les limi- les et politiques : quels sont les éléments
réduction et la montée (universelle) de tations physiques de l’espace disponible au possibles et désirables d’une civilisation
l’alphabétisation. Sur cette base, l’ensemble Bangladesh, ou encore l’impact des migra- planétaire « globalisée » et pacifique, mais
de l’ouvrage utilise un critère d’analyse tions vers l’Europe). Ces interprétations sont aussi quelles en sont les limites, quant au
central pour un passage en revue de différen- illustrées par un bref passage en revue de la respect de l’autonomie des cultures locales et
tes zones géographiques et culturelles : c’est démographie et des cultures des différentes de leur refus légitime de l’uniformisation.

21
LINGUISTIQUE

Pour la « grande métisserie »


Pendant des dizaines d’années, Alain Rey fut connu des amoureux
des dictionnaires ; il était rédacteur en chef des Dictionnaires Robert ; et
avec Josette Rey-Debove, il faisait souffler un vent de nouveauté sur la
lexicographie. Puis il fut invité à tenir une chronique chaque matin sur
France-Inter. Et là, il devint célèbre pour sa merveilleuse connaissance de
la langue française et de la linguistique, mais encore plus pour le ton
inimitable d’un humoriste qui recouvrait une grande liberté d’esprit et de
critique. Dangereux exercice. Quand les élections approchèrent, la direc-
tion de France-Inter découvrit soudainement que son chroniqueur était
trop vieux ; et on le licencia pour le remplacer par des comiques plus
maniables.

JEAN-CLAUDE CHEVALIER

ALAIN REY distinction sociale, tournant autour de l’ordre dans les vertus de la nation. Terme de distinc-
L’AMOUR DU FRANÇAIS, CONTRE LES des mots, du choix des vocables, des tion lui aussi qui vise la haute société et
PURISTES ET AUTRES CENSEURS recherches analogiques. Henri Meschonnic déprécie le « jargon » populaire.
DE LA LANGUE dans son pénétrant De la langue française. Critique brillante qui conduit à la thèse de
Denoël éd., 313 p. Essai sur une clarté obscure en a parlé avec base : ce qui fait la force d’une langue, ce ne
pertinence ; Alain Rey a raison de renvoyer à sont pas les distinctions et les censures, mais
ALAIN REY ce livre décisif. Mais il y ajoute la conviction les mélanges, ce qu’Alain Rey désigne par le
MIROIRS DU MONDE. d’un linguiste chroniqueur de langue qui a eu titre de « grande métisserie ». Car l’histoire
Une histoire de l’encyclopédisme à affronter la sophistique partisane des héros de notre langue, c’est l’histoire de ses métis-
Fayard éd., 263 p. du purisme, des déplorateurs d’une « belle » sages. Dans les premiers siècles, quand le
langue prétendument disparue. latin, répandu par la conquête romaine, est
Combat idéologique qui change avec les « créolisé » par les invasions barbares, peu à
siècles et conduit à des affrontements très vifs peu d’entre les dialectes du Nord s’assure un
centrés sur quelques champs de bataille pri- roman, soutenu par la royauté et poussé par le
xécution désolante, mais qui fait aujour- vilégiés. L’importance du travail des rayonnement économique et social de Paris.
E d’hui le bonheur des lecteurs ; Alain Rey,
78 ans, comme il tient à le préciser sur les
« Remarqueurs » au XVIIe siècle perfectionne
l’emploi des mots plus qu’une syntaxe admise
Langue romane qui, grâce à une riche littéra-
ture, à la puissance des traducteurs véhicule
notices, en pleine forme, publie livre sur par tous. Au XVIIIe siècle, les grands combats un monde de culture importée qui sera
livre. D’abord, avec F. Duval et G. Siouffi, autour de la Synonymie marquent le diffusée par l’imprimerie. Puis ce sont les
chez Perrin, un considérable Mille ans de développement de la pensée philosophique et luttes religieuses qui renforcent le français
Langue française ; j’en ai rendu compte ici de ses incidences sociales, des sectateurs de autochtone et le mêlent à un italien importé
même. Puis cette année, chez Fayard, une Locke à l’Encyclopédie et aux Idéologues, par les fastes de la cour. Le XVIIe siècle, dit
Histoire de l’encyclopédisme, Miroirs du disciples de Condillac. On envisagerait volon- « classique » par les romantiques, est sous le
Monde ; aussi des variations autour de tiers sous cet angle, en notre époque moderne, coup d’un régime autoritaire qui élimine les
L’Amour du français chez Denoël. l’importation dans le discours philosophique opposants, dans la langue comme dans la
On retrouvera dans ce dernier ouvrage le français du discours académique allemand, société, au profit du français des salons et des
mélange auquel Alain Rey nous avait symbolisé par Hegel, les phénoménologues et savants qui sera celui des dirigeants de la
habitués de savoir, d’érudition et d’esprit, en Heidegger, hérissé de vocables impression- grande Révolution.
un jeu subtil de miroitements : tel ce titre de nants et d’enchevêtrements de subordonnées ; Aujourd’hui avec l’école obligatoire, la
chapitre fulgurant pour désigner son idéal de signes provocateurs d’une « distinction » norme semble toute-puissante, mais elle est
langue : « Ni pure ni soumise », soufflé par philosophique ; qui n’entame en rien le contestée en son sein même par la chute
son éditeur, emprunté à la ministre que l’on « sermo quotidianus » français. incessante de la correction orthographique,
sait et qui sera repris pour titrer le compte Dialectique qui ouvre à Alain Rey par l’explosion des cultures, par la multipli-
rendu donné au Monde par Bernard quelques morceaux de bravoure sur les cation des langues sur le territoire français. Et
Cerquiglini. Réponses et échos qui sont bien trucages du purisme. En tête, la « pureté » qui ici Alain Rey déploie son immense savoir
dans la manière d’Alain Rey. Lui-même de évoque les bonnes mœurs, chères aux pour saisir les dérives de la création. Culture
nom variable ; et il rappelle que sa grand- censeurs ; et conduit à la jouissance de la sociale et littéraire ; « Plutôt la poésie que le
mère l’appelait « Reille » à la mode borde- censure , à vanter la contrainte et la tyrannie pouvoir », écrit-il ; et il évoque Pichette ou
laise chantante au lieu du plat « Rey » de du bon goût, marques de la pensée unique. Novarina ; et Queneau, bien sûr. Et des anec-
l’école. Contre quoi il évoque la figure de Mlle de dotes comme le fameux « bravitude » lancé
Jeux signifiants : l’erreur des « puristes et Gournay, fille spirituelle de Montaigne et de par Ségolène Royal, qui succédait à
autres censeurs de la langue » est de confon- la liberté de la critique. Dans le même temps, l’« esclavitude » de Malherbe et à la « vasti-
dre la langue et le discours, la langue, ensem- il dénonce le mythe de la « clarté », reposant tude » de Chateaubriand ; au reste, broderie
ble de structures, organisées en systèmes, qui sur l’illusion des vertus de l’ordre direct, sur un emprunt à l’italien. Il évoque même la
évoluent lentement au gré des conflagrations, prétendument ramené à la méthode carté- vogue explosive des SMS, déjà en vogue au
des invasions et des forces d’inertie ; le sienne. Dernier terme glorieux du purisme : XIXe siècle chez les lorettes évoquées par
discours fait pour convaincre, agresser, le « génie ». Mis en rapport avec la nation, Ponson du Terrail ; « Elles écrivent J rai vous
séduire, magnétisé par le jeu des modes et des comme le fait Fumaroli. Terme équivoque qui voir, ou : G dîné ou bien : Mon chair, je
idéologies. Le français du XVIIe siècle n’est charge d’une valeur religieuse la désignation croyai que 7 es pour de main. »
pas plus pur que l’italien ou l’espagnol ; ce psychologique et conduit à l’éloge du sujet En somme, une vitalité réjouissante qui
n’est qu’un jeu de fantasmes, aux fins de français puisant sa créativité, sa génialité nous change du triste académisme : « Depuis

22
LINGUISTIQUE

Malherbe, proclame-t-il, on s’échine à parle ; et le montre dans son Miroirs du Diderot et aux encyclopédies actuelles,
aplatir le français. » Il n’est besoin que de Monde. Une Histoire de l’Encyclopédie, gros imprimées ou en ligne. Effort qui se conjugue
hardiesse. Une dernière citation : « Le ouvrage qui reprend et développe un petit à la création et diffusion des dictionnaires
français est dans son lexique une langue Que sais-je ? de 1982, Encyclopédies et alphabétiques depuis la fin du Moyen Age,
pauvre, engoncée, réticente, constipée. Et dictionnaires, n°2000. Large tableau l’un et l’autre débouchant sur le Net, le World
pourtant elle est comme toute langue munie historique des Encyclopédies depuis l’anti- Wide Web, comme il le dit plaisamment,
d’un lexique gigantesque. » quité, depuis le Moyen Age où elles jouèrent agrémenté de la créativité d’inventions
Et l’éditeur de dizaines de dictionnaires, un rôle si important dans la constitution d’un comme le Wikipedia, qui ont complètement
l’observateur des compilations de Nancy, savoir universel, de G.de Conches à Vincent changé les conditions d’accession au savoir.
membre depuis longtemps des commissions de Beauvais et à R. Lulle, en Occident donc, Alain Rey, animateur multiforme, érudit,
de terminologie, des rencontres franco- mais aussi en Islam et en Asie pour aboutir amoureux de la langue, visionnaire. Non
québecoises, perpétuel curieux, sait de quoi il dans les temps modernes à Chambers et vraiment, l’âge ne fait rien à l’affaire.

HISTOIRE

Liquider les traîtres


(ou prétendus tels)
Le second ouvrage de Jean-Marc Berlière et Franck Liaigre, qui fit
suite au Sang des communistes, est surtout consacré au « détachement
Valmy »,petit groupe de militants du PCF chargé de liquider les « traî-
tres » ou prétendus tels sous l’Occupation et à la commission des cadres
« actionnée » par Jacques Duclos.
JEAN-JACQUES MARIE
JEAN-MARC BERLIÈRE, culier, et Frachon, dans le meurtre d’une mili-
FRANCK LIAIGRE tante, Marcel Servin a peut-être annoncé sa
LIQUIDER LES TRAÎTRES, LA FACE
liquidation (politique) future. Le livre de
CACHÉE DU PCF 1941-1943
Jean-Marc Berlière et de Franck Liaigre ne
Robert Laffont éd., 510 p., 22 euros
porte pas sur cet aspect. Mais cet épisode est
une illustration du fonctionnement du « déta-
chement Valmy » et des méthodes expéditives
de la commission des cadres patronnée par
Jacques Duclos que Trotsky stigmatisait
e livre est construit comme un roman
C policier : il commence par évoquer le
meurtre, dans la forêt de Rambouillet, d’une
comme un membre du Guépéou.
L’un des exploits les plus significatifs de
l’arbitraire total avec lequel l’équipe de
femme dont l’identité reste inconnue pendant Duclos gérait les questions de cadres est la
plus d’un demi-siècle... jusqu’à la dernière liquidation de Georges Déziré. Désigné
page du livre. En post-scriptum les auteurs responsable interrégional de sept départe-
écrivent en effet : ments de l’Ouest en juin 1941, accusé de
« Ce livre était terminé depuis plusieurs trahison, sans le moindre indice sérieux, il est
mois quand le dieu des historiens qui abattu en mars 1942 après une parodie de
s’appelle aussi hasard, patience persévéran- procès d’une balle dans la nuque et achevé à
ce... nous a permis de prendre connaissance coups de briques.
de la copie d’un rapport manuscrit de Marcel Au-delà de l’étude du fonctionnement
Servin – alors responsable de la commission policier de la commission des cadres du PCF
des cadres – adressé à Maurice Thorez et et de l’arbitraire avec lequel elle désigne au
daté du 28 septembre 1919 ». détachement Valmy les victime à abattre , le
Ce rapport désigne sans ambiguïté la premier mérite de l’ouvrage de Jean-Marc
femme abattue dans la forêt de Rambouillet, Berlière et Franck Liaigre est de démontrer,
en octobre 1942, comme étant Mathilde preuves en main, la véritable fraude que
Dardant « la fille de vieux camarades de la représentent les multiples histoires mytholo-
Haute-Vienne » (...) « Le rapport Servin poin- giques de la résistance. Cela est valable pour
te avec sévérité, ajoutent les deux auteurs, les bien d’autres périodes historiques, fondées
responsabilités de Duclos et Frachon et plus sur les témoignages oraux et les souvenirs
encore celles de Ralph Dallidet qu’il accuse des participants et survivants qui entretien-
d’avoir menti sciemment. » Marcel Servin , nent des légendes complaisantes. Les auteurs
constatant que les explications officieuses attirent l’attention sur les mythes véhiculés
données de la liquidation de la militante ne JACQUES DUCLOS
par les ouvrages des Albert Ouzoulias, Alain
tenaient pas debout ajoutait : « Pourquoi ces Guérin, Pierre Durand et autres fondés sur ce
mensonges et ces fausses explications de la genre de source et qui se reproduisent
disparition laborieusement échafaudés. Je ne cière... etc.) il n’y avait nul besoin pour le d’ouvrage en ouvrage, chacun cautionnant le
le sais pas, mais une chose semble claire : si Parti d’échafauder tant de fausses pistes ». suivant de sa très douteuse autorité.
l’éxécution de Mathilde Dardant avait été En mettant ainsi en cause Duclos, homme
justifiée devant le Parti (provocatrice, poli- de confiance de Moscou et de Beria en parti- SUITE 

23
HISTOIRE SUITE PCF/MARIE

La question est d’autant plus importante dans les rangs du parti ? Jean-Marc Berlière bre de militants sans reproche aient été liqui-
que sous la pression à la fois des instructions et Franck Liaigre commentent : « La célérité dés de façon parfaitement arbitraire.
officielles et des associations de parents – quatre mois – avec laquelle Artur Dallidet A la fin de leur ouvrage, les deux auteurs
d’élèves, on remplace ici et là depuis de avait conduit cette opération d’envergure, soulignent que, grâce au travail de fourmi
nombreuses années des heures de cours l’indigence des effectifs dont il disposait dans les archives que trop d’historiens igno-
d’histoire par des interventions de « té- – tout au plus une dizaine de personnes – rent, l’heure est venue de « produire à court
moins » vivants des faits, parfois présentés l’inexpérience de la plupart de ses subordon- terme une histoire débarrassée des mythes et
comme distillant la « vraie histoire » au détri- nés indiquaient qu’il purgeait à la diable » des oeillères qui l’ont encombrée et aveuglée
ment de l’histoire prétendument livresque et (Or ce Dallidet avait ,comme toute la direc- trop longtemps, une histoire scientifique, une
desséchée transmise par des enseignants tion du PCF, été formé à la chasse aux trots- histoire digne de ce nom. L’Histoire tout
coupables de n’avoir pas vécu les événe- kystes qualifiés de policiers et d’espions à simplement ». Sans doute... Encore faut-il ne
ments. C’est ainsi par exemple que le couple travers le monde et sélectionné sur cette base pas s’illusionner : si importante que soit
Aubrac s’est promené de lycée en lycée pour Il avait, soulignent les deux auteurs, une l’étude du fonctionnement interne réel de
y dévider des années durant devant des audi- « phobie du complot policier et une obsession l’appareil stalinien du PCF et d’organismes
toires d’élèves manipulables à plaisir sa de la trahison ». Les Jean-Marc Berlière et comme le détachement Valmy, si important
vision pour le moins fort subjective de la Frank Liaigre commentent : « Nombre de qu’il soit de dissiper les légendes autojustifi-
Résistance et de son propre rôle en son sein. militants flétris, exclus et promis au harcèle- catrices complaisantes sur l’activité sous
Le fonctionnement de la commission des ment étaient victimes de la technique l’Occupation du « parti des 75 000 fusillés »
cadres d’abord soumise à Maurice Tréand dit incontrôlable, du soupçon, de la délation, : la question centrale est quand même la poli-
Legros puis à Duclos via Artur Dallidet fait une méthode chère aux procureurs sovié- tique menée par le PCF à chaque moment de
froid dans le dos. Ainsi un rapport d’Artur tiques. » En un mot, c’étaient de bons stali- l’histoire en relation avec les besoins du
Dallidet du 26 février 1941 fait état du bilan niens... Kremlin et de sa politique internationale. Et
de l’examen de 800 biographies de camara- De cette commission des cadres policière sur ce point l’étude du document d’archive
des et conclut que la direction du Parti a pu venaient les instruction au « détachement est soumise à une double question : celle de
ainsi « éliminer nombre de délateurs, de traî- Valmy » chargé d’éxécuter les « traîtres ». sa fiabilité, ensuite l’utilisation du document
tres et de policiers (...) Cela nous a permis de Pas étonnant donc qu’à côté de Marcel d’archive, ici largement subordonnée à
démasquer des groupes de policiers très Gitton, passé du secrétariat du PCF à la colla- l’analyse politique. Le langage codé sert ici
nuisibles ». Il y en avait donc tant que cela boration franche et ouverte, un certain nom- autant à dissimuler qu’à affirmer...

SOCIÉTÉS

Pourquoi Bourdieu
Sous cet intitulé au côté métaphysique et qui semble jouer sur le « pour-
quoi mon dieu ? » qui s’empare, tel Job, des hommes devant l’injustice du
monde, il y a le récit à la fois franc et ferme d’un compagnonnage contrarié
jusqu’à la rupture avec Pierre Bourdieu et avec son œuvre.

PATRICK CINGOLANI
NATHALIE HEINICH sciences sociales, apparaît comme une expé- références obligées et les maladroites allu-
POURQUOI BOURDIEU rience de séduction et c’est sous le mot sions aux auteurs ostracisés. Au cœur même
Gallimard éd., 194 p., 15 euros charisme que Nathalie Heinich synthétise du groupe de sociologues, Heinich débusque,
l’effet provoqué par la présence du sociolo- à travers son retour réflexif, l’effet d’un de la
gue. Derrière ce ravissement qui ne tardera relation au maître, l’engendrement collectif
pas à être collectif, il lui faudra, par la suite, d’un désinvestissement de la pluralité.
questionner les formes d’entre-soi et les Dans un style de récit qui constamment
ntre le récit biographique et la réflexion modes de capture qu’il a pu engendrer : la fait droit aux affects et aux sentiments, elle
E fragmentaire sur l’œuvre, Nathalie
Heinich nous livre une critique très forte –
solidarité du groupe s’assurant ici dans le
sentiment d’une existence séparée, sinon
engage aussi un examen de l’évolution de
l’œuvre en prenant en compte tout à la fois
parfois jusqu’à la violence – de la sociologie menacée et, en retour, dans la défiance quasi- l’intériorité de la théorie et l’extériorité des
de Bourdieu, s’interrogeant sur son succès sectaire à l’égard des énoncés des membres et contextes : le passage de la critique des appa-
international entre autres. de leurs possibles trahisons. reils d’État et du système centré sur les
L’activité de lecture et de relecture assurée C’est ainsi au vocabulaire et à la construc- modes d’aliénation de l’institution, dans les
sur la rencontre et la fréquentation de Pierre tion analytiques au sens strict qu’emprunte années 60, à la critique, à partir des années
Bourdieu depuis le milieu des années 70, est l’auteure pour se déprendre de l’effet singu- 90, du néolibéralisme et de la domination
prise dans le cercle dialectique d’un retour lier de cette sociologie. Retrouvant les énon- économique. Sans jamais être « anti-
sur soi : l’examen de la théorie du sociologue cés de la psychanalyse sur le groupe et sur les Bourdieu », dans la dimension réactive et
de la Reproduction, passant par un examen interactions entre individus et groupes, c’est dans la logique de renversement que tout anti
sur soi et le mouvement de déprise et finale- au livre de François Roustang, Un destin si suppose, le livre suit les paradoxes et les
ment de distanciation à l’égard de l’œuvre funeste..., que Nathalie Heinich emprunte sa contradictions de cette sociologie : telle cette
cheminant comme un parcours analytique, lecture de la structure paranoïde et du senti- Misère du monde aux entretiens « réalisés au
comme le récit d’une auto-analyse. ment de la persécution qui traversent la mépris des règles méthodologiques, voire
La rencontre avec Pierre Bourdieu dans la communauté des élus du bourdivisme. Elle déontologiques ». Il propose des vues socio-
cave de la librairie Autrement dit en 1977, à en montre la force de culpabilisation mais logiques alternatives sur l’Ecole en revenant
l’occasion d’une réunion des premiers aussi d’exclusion de ceux qui ne se plient pas à son horizon d’égalité inachevé plutôt qu’à
lecteurs de la revue Actes de la recherche en à l’étiquette collective à commencer par les sa dimension institutionnelle d’aliénation des

24
SOCIÉTÉS

classes populaires ; sur la culture en insistant thèses sur l’esprit de Mai et de sa révolte,
sur sa force d’idéalisation dans la lutte contre quand ce n’est pas dans des pamphlets qui
la domination et dans la construction de soi ont caricaturé Bourdieu et son équipe,
des sujets individuels ou collectifs plutôt que Heinich apparemment méconnaît les travaux
sur ses effets concurrentiels et distinctifs. Il qui ont dès les années 80 cherché à trouver
revient à une modestie d’ambition qui une issue face à l’effet de clôture paranoïde
permet de faire une place à une pluralité de la sociologie de Bourdieu. Parmi ceux-ci il
d’approche sans tomber dans un éclectisme faut faire je crois, une place particulière à
théorique, une place à l’ambivalence sans Jacques Rancière. Son parti de lire le social
céder à l’indécision. Revenue de la radicalité du côté de l’égalité et de ses modes
du sociologisme, qui fait du collectif le lieu d’énonciation collective, en posant
de la vérité et de l’individuel le lieu de l’inadéquation du texte à la réalité a permis
l’illusion, la sociologue propose de compren- de faire échapper la pensée du peuple et des
dre que « l’invisible peut-être simplement classes populaires aux macérations de
l’effet de l’implicite et pas forcément du l’enfermement sur soi de la classe sociale
caché, que le relativisme peut n’être pas selon Bourdieu. Dès les années 80, en posant
normatif mais seulement descriptif ». certaines questions que retrouve Nathalie
Dans cet après-coup, à la tombée de la Heinich, Rancière a contribué à détourner de
nuit, Heinich revient ainsi rétrospectivement la sociologie de la distinction des universitai-
pour dire clairement et simplement les impas- res, des militants attachés aux enjeux concep-
ses d’une pensée dont elle a été familière et tuels concernant le peuple et l’engagement
qui, explique-t-elle, procède d’une « désidéa- autant qu’aux enjeux de culture et
lisation répressive » vouant la sociologie et d’émancipation. A cette remarque près, ce
ses « ce n’est pas un hasard si... » à être une livre à la fois pudique et décidé, courageux
science du ressentiment. face aux fidèles autant que face à soi-même,
On s’étonnera toutefois de ses références apparaît comme une bonne voie d’accès à la
et d’un point de vue qui semble ignorer tout sociologie de Bourdieu, pour les nouvelles
un pan de la critique de Pierre Bourdieu. générations qui n’ont connu ni
Puisant, au-delà des légitimes références l’enthousiasme des uns, ni l’irritation des
psychanalytiques, dans quelques rares autres, et qui arrivent devant le texte pour
auteurs parfois discutables quant à leurs PIERRE BOURDIEU ainsi dire sans son passé.

SCIENCES

« Tous les chemins de la connaissance


mènent à l’esprit/cerveau humain »
Gérald Edelman, l’un des biologistes contemporains les plus originaux, expose dans son cerveau. Dès le départ de sa réfle-
xion, Edelman prend en compte le fait que ce
l’esquisse d’une théorie de la connaissance fondée sur les propriétés de l’esprit et du sujet qui pense est non seulement un
cerveau humain telles que les décrivent depuis quelques décennies les neurosciences « embodied mind », un esprit incarné dans un
corps, mais plus largement que ce sujet ne vit
cognitives. En route vers une « neuro-épistémologie »... pas en autarcie mais en interaction sociale et
culturelle permanente, facteurs qui détermi-
LIONEL NACCACHE nent également la nature de son activité
mentale.
Ayant posé son principal sujet à traiter,
GÉRALD EDELMAN rêve, d’où l’on apprend par libres associa- Edelman nous livre ensuite en quelques
LES SCIENCES DU CERVEAU tions que l’auteur ne cesse de tourner autour chapitres concis et clairs les principaux outils
ET LA CONNAISSANCE du sentiment de malaise éprouvé par conceptuels neuroscientifiques qui vont lui
trad. de l’anglais par Jean-Luc Fidel l’historien Henry Adams confronté au être utiles. Rappelons qu’Edelman est un
Odile Jacob éd., 201 p., 23 euros décalage entre la complexité des immenses esprit brillant et éclectique, récompensé en
dynamos présentées lors de l’Exposition 1972 par un prix Nobel pour ses découvertes
Universelle de 1900 à Paris, et la simplicité sur les mécanismes de sélection darwiniens
e point de départ de la réflexion
L d’Edelman ressemble à la transcription
d’un problème d’unification théorique fami-
de l’attitude religieuse face à la Vierge Marie.
Par où saisir cette question générale qui pose
qui sous-tendent la production des anticorps.
Suite à ces travaux, il a découvert une famille
un véritable défi à l’épistémologie ? de facteurs d’adhésion cellulaires qui déter-
lier aux physiciens : comment parvenir à L’originalité d’Edelman consiste à envi- minent les relations intimes des cellules
penser au sein d’une même théorie de la sager ce problème en commençant par en nerveuses. Plus récemment, son intérêt pour
connaissance les savoirs issus des sciences aborder une version plus « simple », un motif la cognition l’a conduit à proposer une
« dures » et ceux obtenus par les sciences fractal, qui se concentre sur l’activité mentale conception néo-darwinienne du fonction-
humaines ? Lorsqu’un scientifique « dur » d’un sujet qui pense. Avec d’une part sa réa- nement cérébral et plus généralement des
aborde cette question, le premier risque qui le lité de sujet conscient, ses fictions, ses cro- processus d’apprentissage et de cognition : la
guette consiste à dénaturer ce qui constitue yances, son introspection, ses modalités de théorie du darwinisme neuronal exposée dans
l’essence des sciences humaines pour n’en connaissance, sa créativité (sa « second la théorie de la sélection des groupes
conserver qu’une conception étriquée et nature » ainsi que le qualifie le titre améri- neuronaux. Parmi les concepts les plus riches,
inadéquate. Edelman évite ce premier obsta- cain de l’ouvrage), et avec d’autre part une on peut citer la notion de réseaux de neurones
cle sans encombres, et ne réduit pas description scientifique objectivante, à la dégénérés, c’est-à-dire de systèmes de
l’histoire, la sociologie, l’esthétique ou la troisième personne, de son comportement, représentation distincts les uns des autres
psycha-nalyse à des caricatures d’elles- des représentations mentales qui l’habitent et
mêmes. des mécanismes neuraux qui sont à l’oeuvre SUITE 
Son ouvrage commence d’ailleurs sur un

25
SCIENCES SUITE EDELMAN/NACCACHE

mais qui sont capables de représenter des contexte socio-historique et psychologique cerveaux et par leurs interactions socio-
objets mentaux similaires ou proches. donné, et que ce dernier la détermine dans culturelles.
Edelman propose que de tels systèmes, abon- une assez large mesure, sans que cela ne soit Ce livre est une esquisse, plutôt qu’une
dants dans l’architecture fonctionnelle du « lisible » dans l’activité de son cerveau formulation aboutie, de cette neuro-épisté-
cerveau humain puissent sous-tendre le mode considérée isolément. Autrement dit, mologie chère à l’auteur. On pourra regretter
de pensée métaphorique et associatif qui Edelman suggère que le fait de conscience les défauts souvent inhérents à une lecture
caractérise nombre de nos processus cognitifs. soit le fruit émergent des propriétés transdisciplinaire qui se veut concise et
C’est-à-dire que la proximité de représenta- d’esprits/cerveaux en interaction avec un synthétique : raccourcis de la pensée, mise en
tion de ces systèmes « dégénérés » permettrait univers socio-culturel. Au fil de son élabora- forme parfois outrancière des pensées origi-
à la pensée de gagner de proche en proche de tion, l’auteur fait appel à de nombreuses nales citées, traitement parfois « élimina-
nouvelles significations enracinées dans les références en provenance de champs très tiviste » de certains courants intellectuels
différences qui distinguent ces systèmes différents : de Descartes à Brentano, Quine, malgré un respect ou une admiration
proches mais non identiques. Le concept de Isaiah Berlin, Freud, Rorty, Piaget, Dawkins, affichés, naïveté de certains arguments. Un
circuit réentrant, qui joue un rôle capital dans Darwin, Whorf ou Wittgenstein... Curieu- lecteur de l’« autre camp », pourrait donc
tous les modèles contemporains de la sement, cette longue liste ne compte pas trouver ici ou là certains motifs de stupéfac-
conscience est ici présenté sous une forme Spinoza dont la théorie du parallélisme entre tion voire d’agacement. Pour autant, la
minimale et parlante. Edelman fait également la matière et l’esprit offre une alternative aux lecture de ce livre mérite d’aller au-delà de
preuve de malice, avec par exemple ce consti- insolubles problèmes posés par le dualisme ces éventuelles humeurs passagères, car il
tuant essentiel à ses modèles de sélection néo- cartésien, et présente une remarquable s’agit d’un ouvrage intelligent, au sens
darwinienne qui incorporent un générateur de cohérence avec certains modèles neuro- étymologique du terme, qui parvient à établir
diversité dont l’acronyme anglais est parti- cognitivistes contemporains. des liens originaux entre des domaines du
culièrement éloquent : « GOD ». Au-delà du sujet individuel, Edelman tente savoir rarement mis en relation. Le lecteur
Une fois ces nécessaires ingrédients ensuite de généraliser son approche à humaniste visé par cet essai devrait ainsi y
exposés, Edelman tente de défendre l’idée l’ensemble des sciences humaines, mais découvrir les ingrédients nécessaires à
d’une irréductibilité de la subjectivité aux également à la création artistique, au mode de l’éclosion d’une saine curiosité des relations
seuls constituants cérébraux, sans pour autant pensée psychotique ou du patient victime de fascinantes qu’entretiennent les neuro-
faire appel à une conception dualiste. lésions cérébrales, en revenant souvent sur sciences et la subjectivité, ou une belle mise
Edelman défend plutôt la thèse selon laquelle l’idée que ces différentes productions ne sont en abyme du projet pacifique désiré par
le sujet, et donc l’activité de son esprit/ pas apparues ex nihilo mais dans des esprits l’auteur de cette neuro-épistémologie nais-
cerveau est nécessairement enracinée dans un déterminés à la fois par l’activité de leurs sante.

SPECTACLES

Je est beaucoup d’autres


Il y a aujourd’hui très précisément deux ans, à l’occasion de la autant été suivie ni son œuvre poétique aussi
sérieusement scrutée. (2) Dans un tel
sortie du (remarquable) documentaire de Martin Scorsese, No Direction contexte de biographies par dizaines, on
Home : Bob Dylan, et de plusieurs ouvrages à lui consacrés, nous saluions pourrait s’interroger sur la nécessité de
l’ouvrage de François Bon : puisque l’on sait
(Q. L. 913) le « retour » de celui-ci - même si, pour ses véritables tout, à quoi bon un pavé supplémentaire dans
amateurs, il n’avait jamais disparu. On pouvait penser que, cette actua- « la tour sans fin de la bibliographie dyla-
nienne » ? À cette question initiale, l’auteur
lité une fois épuisée, le sujet n’aurait plus lieu d’être abordé avant répond dès le seuil : « C’est soi-même qu’on
longtemps : guère de surprises à attendre désormais d’un chanteur recherche », ajoutant, quelques pages plus
loin : « Dylan comme masque obscur de
sexagénaire et demi, quasi inscrit au patrimoine de l’humanité, sur lequel nous-mêmes ». En quelque sorte, Dylan et
tout et le reste ont été écrits depuis quarante-cinq ans. moi, ou moi à travers Dylan. Pourquoi pas ?
L’identification du biographe à son objet
n’est pas une nouveauté, Philippe Beaussant
LUCIEN LOGETTE a signé jadis, bien avant d’être académicien,
un joli et troublant ouvrage sur ce sujet. Pour
l’heure, on se dit que de cette rencontre entre
FRANÇOIS BON Modern Times, en tête des ventes pendant l’un qui nous passionne et l’autre qui nous
BOB DYLAN, UNE BIOGRAPHIE plusieurs semaines dans une vingtaine de intéresse surgira bien quelque éclair. Car
Albin Michel éd., 496 p., 22 euros pays, ce qui ne lui était pas arrivé depuis aucune des approches cumulatives déjà effec-
trente ans. Ensuite, tout récemment, une tuées ne s’est révélée indifférente : des plus
TODD HAYNES biographie, un DVD, un film de fiction, et un studieuses aux plus délirantes, de Howard
I’M NOT THERE recueil de tous les entretiens publiés entre Sounes à Stéphane Koechlin, elle sont tout
THE OTHER SIDE OF THE MIRROR 1962 et 2004 (Dylan par Dylan, Bartillat, autant des portraits de leur auteur que de
BOB DYLAN LIVE AT NEWPORT 560 p., publié simultanément). Tout ceci Dylan lui-même.
Folk Festival 1963-1965
DVD Columbia, 19,90 euros
dans le secteur officiel. Sur le marché paral- Comme Bon le reconnaît, « des vies
lèle de l’Internet, le petit commerce des comme celle de Bob Dylan sont des dépôts où
enregistrements pirates continue de fleurir condense toute une époque, un miroir des
(1), les sites spécialisés ne cessent de faire questions que se pose une société sur elle-
l semble bien pourtant qu’il reste à dire et preuve d’une érudition ahurissante – rien ne même, mais qui ne se révélent que rétrospec-
Idossier
à filmer, puisque depuis deux ans, le
Dylan s’est épaissi de quelques
semble échapper à leurs animateurs, et le
moindre déplacement de Dylan hors de chez
tivement. C’est une sorte de secousse mon-
diale qui se rassemble sur les épaules d’un
lui est immédiatement répertorié.
SUITE P. 31 
unités non négligeables. D’abord, en août
2006, du Maître lui-même, un album, Rarement la carrière d’un chanteur aura

26
LA QUINZAINE LITTÉRAIRE

JOURNAL EN PUBLIC
MAURICE NADEAU

a Revue blanche. Bien sûr, cela dit peinture, la poésie ? Quelles batailles ? Quel comme les Frères Natanson, jeunes juifs
L quelque chose aux fins lettrés qui lisent
La Quinzaine. Une revue littéraire, disons
« engagement » ? Et ces étrangers qui, par La
Revue blanche, se font connaître des
polonais immigrés, ex-condisciples de
quelques-uns de ceux-ci et de ceux-là au
artistique, qui paraissait à la Belle Époque. Français ? Tolstoî, Nietzsche, Stirner. lycée Condorcet avant de lancer leur auda-
En même temps que d’autres, La Plume, le Comment sont-ils venus ? Qui les a invités ? cieuse entreprise. Tout ce monde dans sa
Mercure de France, d’autres encore, plus Tant d’apports et de rapports, une mine, des fleur !
petites, moins connues, l’Ermitage. C’était tas de questions. On ne va pas répéter ce que M. Bourrelier
apparemment « la belle époque » aussi pour Sans doute. Mais M. Bourrelier, justement, a consigné dans ces douze cents pages.
les revues littéraires, n’est-ce-pas? Il existe a la chance de connaître, de fréquenter les Simplement se laisser guider par la main.
sûrement quelque thèse universitaire sur La héritiers, les témoins, la grand-mère Olga, « Première partie : le clan des Natanson ».
Revue blanche. Jean-Jacques Lefrère va nous Annette Vaillant la fille de Fred (Alfred) 9 chapitres et un « arrêt sur images ». Dont
renseigner à ce propos. Natanson , d’assister aux débats, « par exem- un sur Misia, l’épouse de Thadée, « plus
C’est ce que je me disais à la réception de Mme Verdurin que la vraie », plusieurs sur
ce gros ouvrage de 1200 pages intitulé La les peintres, un sur F. F. (Félix Fénéon), secré-
Revue blanche, Une génération dans taire de rédaction de la revue aux pouvoirs
l’engagement 1890-1905, m’attendant à étendus et qui, pour nous, l’ incarne, pour moi
reconnaître le nom de l’auteur parmi les l’occasion de relire à la dérobée ses Œuvres
collaborateurs, pour la plupart universitaires, plus que complètes, y compris les Nouvelles
d’Histoires littéraires, la revue de Jean- en trois lignes. « Arrêt sur images » consiste
Jacques Lefrère, précédemment nommé. en des réflexions de l’auteur sur ce qu’il vient
Surprise ! Ce Paul-Henri Bourrelier n’est de nous livrer. Ici : « une esthétique nova-
pas du sérail, loin de là. « Ingénieur général trice.... trois valeurs cardinales..., des solida-
au corps des mines, chargé d’inspection aux rités structurées »... (les points de suspension
ministères de l’Industrie et de l’Ecologie » et cachent des développements).
qui, actuellement, « anime un programme « Seconde partie. Modernité dans
d’énergies en Chine » ! En Chine ! Diable ! l’allégresse 1890-1896 ». Ibsen, Wagner,
Quelle mouche a piqué ce curieux homme, si l’Occultisme, les Nabis, l’explosion liber-
intéressé par ce qui ne regarde pas son mé- taire, Proust, Alphonse Allais, l’homosexua-
tier, et qui, tout seul, avec ses seules forces (il lité reconnue ( Verlaine, Wilde...),
ne s’agit pas ici d’un colloque, ou d’un sémi- « Mallarmé souverain » (une des plus
naire), a mené à bien un pareil travail, car du éclairantes monographies que j’aie lues).
travail, il y en a : 1200 pages (d’analyses, Troisième partie. « Le temps de l’épreuve
notes, tableaux et commentaires). Plus éton- ( 1897-1899) L’affaire Deyfus. » Plus de 200
nant encore : cet énorme travail, et dont le pages sur la question. Péguy, Benda, Romain
résultat passionne, j’en fais foi, je ne vois pas Rolland, « Mallarmé foudroyé » (« l’enjeu
qu’il en soit beaucoup question chez nos final, “Un coup de dés”, devenu le pouvoir de
confrères. l’impuissance » (selon Blanchot, plus tard).
Eh bien, l’ingénieur des mines nous dit lui- Quatrième partie. « Pistes pour le XXe
même pourquoi il s’est intéressé à La Revue siècle (1905-2005) ». L’ouvrage de M.
blanche. C’est quand il en a entendu parler Bourrelier n’est pas seulement une histoire.
pour la première fois, en 1955, « en faisant Ou plutôt l’auteur montre dans cette partie,
la connaissance de Brigitte, qui allait devenir de la page 795 à la page 1099, en quoi cette
mon épouse. Elle m’a introduit auprès histoire préfigurait ce qui allait prendre corps
d’Olga, sa grand mère, veuve d’Alexandre jusqu’à nous : en fait de « droits nouveaux »,
Natanson qui en avait été le directeur, FÉLIX FÉNÉON d’éducation populaire (avec Marcel Drouin,
d’Evelyne sa tante, et de Georgette sa mère, beau-frère de Gide), de « féminisme », voire
trois témoins d’une entreprise menée de « géopolitique » (avec le socialiste Paul
tambour battant au tournant du siècle ». Une ple » des Amis d’Octave Mirbeau. En outre, Louis) et qu’après eux, les acteurs de La
histoire de famille. loin d’être un obstacle, son métier l’aide. Revue blanche, vont prendre toute leur stature
L’ingénieur des mines avait tout de même « Ma formation scientifique et ma carrière Octave Mirbeau, André Gide, Alfred Jarry,
d’autres chats à fouetter. Sans doute, mais m’ont entraîné », écrit-il, à établir des filia- Paul Claudel. « Humour et esprit de fête,
voilà que « vingt ans plus tard », il hérite de tions, à connaître des groupes, à établir des liberté, engagement et créativité, pacifisme,
la revue, de sa bibliothèque, « de tableaux, de réseaux, à construire des modèles qui l’ont laïcité, mondialisation sont les valeurs
gravures et d’archives ». Il se doute qu’il mené de La Revue blanche au monde promues par cette génération emportée dans
n’est pas le premier à s’intéresser à La Revue d’aujourd’hui. Et c’est pourquoi, dirais-je, le sillage de La Revue Blanche » (4e de
blanche, qu’il doit exister un bataillon son ouvrage n’est pas seulement prodigieux. couverture, qui ne ment pas sur le contenu et
d’universitaires, biographes, historiens de la Car M. Bourrelier ne s’est pas contenté de ne fait pas mentir le sous-titre de l’ouvrage :
littérature que l’entreprise des frères rappeler ce que tout le monde est censé « une génération dans l’engagement »).
Natanson a intéressés avant lui. Il n’a qu’à se savoir, il fait des découvertes à mesure qu’il Bravo, Monsieur l’ingénieur des mines! 1)
rappeler les noms devenus célèbres grâce à la découvre lui-même. « J’ai été surpris de vous n’avez pas perdu votre temps, 2) vous
revue. Des peintres : Toulouse Lautrec, découvrir que certains personnages, négligés nous donnez à tous, spécialistes de la chose
Bonnard, Vuillard, Vallotton, des écrivains et par la postérité, avaient une épaisseur littéraire, du plus grand au plus petit, une
des poètes : Proust, Gide, Claudel, Jarry, insoupçonnée, une véritable richesse. Je me inoubliable leçon.
Rimbaud, Verlaine, Apollinaire, un suis efforcé de saisir ces étonnants jeunes
affichiste : Cappiello. Et puis l’époque : entreprends une autre lecture, dont je
l’Affaire Dreyfus, les pros et les anti, les
attentats anarchistes, le Procès des Trente.
gens à un moment où ils n’étaient pas encore
déterminés, ni embaumés ». Des jeunes gens. J’ sens qu’elle va elle aussi me mener loin.
Parce que titanesque également l’entreprise,
Le jeune Léon Blum, critique, que la littéra-
L’effet de tout cela sur des écrivains et des ture intéresse plus que la politique (quoique), quoique dans un autre registre : « Arthur
artistes ? La part qu’ils y ont prise. Comment le jeune Gide et le frais débarqué Apollinaire, Rimbaud, Correspondance, présentation et
tous ces gens ont-ils réagi ? L’antisémitisme,
SUITE 
timides débutants. Tout comme les peintres
la Nation, l’Armée... Quels rapports avec la qui montrent leurs premières toiles, tout

27
LA QUINZAINE LITTÉRAIRE SUITE MAURICE NADEAU/JOURNAL EN PUBLIC

notes de Jean-Jacques Lefrère » 1024 pages, Enfer : par Apollinaire en 1913 au Mercure de Dans ce sulfureux Enfer il n’était pas
59 euros, mais sur « papier recyclable », France, ouvrage réédité en 1919 sous la impossible d’entrer, pourvu qu’on montrât
Fayard éditeur. bannière Bibliothèque des Curieux. En 1930 patte blanche. Je me souviens y avoir recopié
paraît une Bibliographie du roman érotique des ouvrages de Sade et pris connaissance de
ous l’appellation «Eros secret », la BNF par Louis Perceau. Et s’il a fallu attendre 1971 la succession du découvreur des 120
S convie (Cf. ce N°, p. 2) à la révélation
d’ouvrages ayant appartenu à une section de
pour que paraisse une recension plus complète
de l’Enfer sous le titre Dictionnaire des œuvres
Journées..., Maurice Heine.

sa Réserve connue sous le nom d’Enfer, érotiques, de nouveau publié au Mercure de


section heureusement disparue. Pour France, l’auteur en est le préfacier, Pascal Pia Paul-Henri Bourrelier, La Revue blanche,
l’édification des jeunes générations l’utilité qui récidive sous forme d’un ouvrage en deux « une génération dans l’engagement 1890-1905 »,
de cette cérémonie ne fait pas de doute. Elles forts volumes ouvertement intitulé Les livres largement illustré mais à bon escient, Fayard,
verront à quel degré de couardise et de l’Enfer, « du XVIe siècle à nos jours », éd.,45 e
Ceux qui rédigent, et qui feraient bien de lire
d’imbécillité était tombé le Second Empire malheureusement tiré seulement à 900 exem- Fénéon – qui incarne La Revue blanche et un
en créant cette section tôt nommée l’Enfer, plaires sous le copyright des commissaires- modèle d’écriture – auront peut-être la chance de
où faillirent en-trer, rappelons-le, Madame priseurs à Drouot Coulet et Faure 1978. « Nous trouver ses Œuvres plus que complètes en 2
Bovary et Les Fleurs du mal si les procès avons pu examiner tous les numéros de tomes, « textes réunis et présentés par Joan U.
intentés à leurs auteurs pour « attentat aux l’Enfer et donner de chacun d’eux une Halperin », Librairie Droz, Genève-Paris, 1970.
mœurs » avaient mal tourné. description détaillée », écrit Pascal Pia, « nous Ses Nouvelles en trois lignes sont souvent citées,
Quant aux vieilles générations elles ont décrivons de la même façon quantité de livres notamment par Maurice Imbert qui a reproduit
entendu parler d’ouvrages plus ou moins licencieux que ne possède aucune des grandes l’interrogatoire de Fénéon au Procès des Trente
consacrés au contenu bibliographique de cet bibliothèques publiques ». (Histoires littéraires et Du Lérot éd.)

Serge Valetti William Faulkner Valentin Kataïev Jacques Pimpaneau.


BIBLIOGRAPHIE Jésus de Marseille
suivi de
Les Snopes
Le Hameau, La Ville,
Kubik
trad. du russe
Sonia Ristic
Sniper Avenue
Psychiatrie/Déconniatrie Le Domaine par Henri Abril Quatorze minutes de
L’Atalante, 128 p. trad. révisées par Circé, 118 p., 15 e danse
Deux pièces de théâtre en M. Amfreville, A. Cazé et Dans ce récit publié Le temps qu’il fera
ÉCRIVAINS Tulipe (1946) soumise à
Louis Jouvet enthousiaste
forme de monologues A. Guillain en 1969, Valentin Kataïev demain
DE LANGUE FRANÇAISE interprétés par Christian Quarto (Odessa 1897- Moscou L’Espace d’un instant,
– qui, finalement, ne l’a pas Mazzuchini. Gallimard, 1260 p., 67 1986), prix Staline 120 p., 12 e
Christian Bobin mise en scène. documents, 29 e en 1946, tente de Pièces de théâtre sur les
La Dame blanche Patrick Wald Lasowski La trilogie que Faulkner rompre avec le réalisme guerres par Sonia Ristic,
L’Un et l’autre Pierre Le Coz Guillotinez-moi ! avait fait publier à la fin de socialiste. née en 1972, en
Gallimard, 130 p., 14,50 e L’Autre versant du jour Le Promeneur, 150 p., 17 e sa vie et intitulée Snopes. Yougoslavie. Elle vit à Paris
Emily Dickinson racontée Rocher, 156 p., 14,90 e La guillotine a engendré Seul Le Hameau a paru Margaret Laurence où avec sa compagnie
par Christian Bobin. Premier recueil de bien des rêveries recueillies dans La Pléiade, La Ville et L’ange de Pierre « Seulement pour les fous »
nouvelles de l’auteur de par un spécialiste de la Le Domaine seront publiés (The Stone Angel) elle se consacre à l’écriture
François Bott nombreux romans et récits littérature et de la sensibilité dans le cinquième volume. trad. de l’anglais et à la mise en scène.
Femmes de plaisir de voyage. du XVIIIe siècle qui a publié (Canada)
Le Cherche midi, des essais sur le roman Carlos Fuentes par Sophie Bastide-Foltz Emilio Rodrigué
176 p., 13 e Franck Leibovici du XIXe siècle. En inquiétante compagnie Joëlle Losfeld, Pénélope
Mme de Sévigné, Juliette Portraits chinois (Inquieta compania) 320 p., 21 e (Heroina)
Récamier, Colette, Al Dante, 264 p., 17 e trad. de l’espangol Une quinquagénaire trad. de l’espagnol
Françoise Sagan... elles « Les lieux originaires de (Mexique) fait le point sur sa vie (Argentine)
aiment la vie, ses plaisirs, ces textes ont pour finalité ÉCRIVAINS par Céline Zins passée et présente. par Danielle Schramm
ses délices. d’encourager au combat. Il TRADUITS DE Gallimard, 320 p., 22,50 e Margaret Laurence (1926- Rivages, 224 p., 18 e
ne s’agit donc pas de récits Des récits à l’univers 1987), auteur de nouvelles L’unique roman du célèbre
Jean-Denis Bredin autobiographiques, mais de John Dos Passos inquiétant, peuplé de et poèmes commence, psychanalyste argentin,
Trop bien élevé poèmes de guerre, fabrica- La Grande Époque dangers, où « Carlos en 1957, le « cycle auteur de Freud, Le siècle
Grasset, 140 p., 11,90 e tion de légendes... » trad. de l’américain Fuentes s’amuse à faire de Manawaka » dont de la psychanalyse et
Les premières années d’un par Jean Rosenthal peur au lecteur ». c’est le premier Séparations nécessaires.
enfant bien élevé dans la Paul Placet Gallimard, 834 p., 10 e volume.
bonne bourgeoisie d’avant- Ecoute, il dit traduit en 1963. Alasdair Gray / James Igor Sakhnovski
guerre. La Différence, Kelman / Agnes Owen Alberto Manguel Roza
288 p., 20 e Dejan Dukovski Histoires maigres Le livre des éloges trad. du russe
André Brincourt Ami de François Augiéras Baril de poudre (Lean Tales) Préf. d’Enrique Vila-Matas par Véronique Patte
Insomnies et spécialiste de son œuvre, Balkans’ Not Dead trad. de l’anglais (Écosse) trad. de l’espagnol Gallimard, 174 p., 16,90 e
Grasset, 250 p., 17,90 e Paul Placet publie un roman L’autre côté par Catherine Richard par François Gaudry Un roman de formation par
Réflexions diverses. sur le Périgord noir depuis trad. du macédonien Passage du Nord-Ouest, L’Escampette, Igor Sakhnovski, né en
les lointaines époques par F. Pejoska, J. Delcroix- 294 p., 19 e 80 p., 12 e 1958, dans l’Oural, poète.
Annabelle Cayrol / géologiques. Angelvoski, H. Wybrands Issus de la même ville et du Entre fiction et essai, des
Josyane Chevalley L’Espace d’un instant, même quartier, Alasdair variations sur les sujets les Leonardo Sciascia
Courbet l’insoumis Jean-François Pocentek 248 p., 15 e Gray et James Kelman sont, plus variés. Le Contexte
Jacob-Duvernet, L’écluse des inutiles Trois pièces de théâtre d’un dans les années 1960, parmi trad. de l’italien
216 p., 19 e Lettres vives, 128p., 14 e scénariste et auteur drama- les fondateurs de l’École David Markson par Jacques Pressac
Une biographie Dans le nord pour tromper tique macédonien dont littéraire de Glasgow. Agnes Arrêter d’écrire Ed. revue et corrigée par
romanesque. l’ennui... Jean-François certaines pièces ont été Owen, comme eux, de (This Is Not A Novel) Mario Fusco
Pocentek né dans les cités représentées au Festival tendance socialiste, vient de trad. de l’américain Denoël, 142 p., 12 e
Maurice Cury minières anime aujourd’hui d’Avignon et à la Comédie la middle-class et comme par Claro Publié pour la première
Les neiges des ateliers d’écriture. de Saint-Étienne. eux son écriture est très Le Csherche midi, fois, en 1972, dans la
du Boulevard Davout influencée par les langues 194 p., 15 e collection « les Lettres
e.c., 176p., 16 e Romain Rolland Nicoleta Esinescu gaéliques. Envisageant d’arrêter Nouvelles » chez Denoël.
Un quartier de Paris Jean-Christophe Fuck You, Eu.ro.Pa! d’écrire, l’auteur engrange
pendant la guerre, vu par Albin Michel, 1498 p., 29 e (sans sucre) Hans Herbjornsrud citations, anecdotes, et Ilya Stogoff
un enfant. Une réédition. Préf. de François Rancillac La Porte condamnée « autres curiosités Le Livre blanc
trad. du roumain et préf. trad. du norvégien culturelles ». (Belaîa kniga)
Romain Gary George Sand par Mireille Patureau par Terje Sinding trad. du russe
Tulipe Pierre qui roule L’Espace d’un instant, Circé, 128 p., 17,50 e Jacques Pimpaneau par Marie Roche-Naidenov
ou la protestation Édition critique 80 p., 11 e Ces nouvelles mêlent Contes chinois racontés Actes Sud, 144 p., 15 e
Préf. et version scénique de d’Olivier Bara Les pièces de théâtre de fiction et réflexion philoso- à Hélène Écrivain et journaliste, Ilya
Gabriel Garran Paradigme, 346 p., 28 e Nicoleta Esinescu, née en phique et mettent en scène Philippe Picquier, Stogoff a longtemps parcou-
Le Manteau d’Arlequin Un roman devenu introu- Moldavie, ont été représen- des gens qui, d’un univers 282 p., 18,50 e ru la Sibérie dont il nous
Gallimard, 76 p., 9,50 vable et publié précédem- tées un peu partout en familier et concret, glissent Contes chinois illustrés et conte l’épopée d’un peuple
Version théâtrale du roman ment en deux volumes. Europe. doucement vers la folie. réécrits par le sinologue nourri de chamanisme.

28
POÉSIE Franck Heidsieck
Des documents poétiques
José Bergamin
Terrorisme et persécution
Luigi Pareyson
Esthétique BIBLIOGRAPHIE
Al Dante religieuse en Espagne Théorie de la formativité
Jacqueline Cahen A partir d’exemples tirés 1936-1939 (Estetica.
L’immédiat labile des domaines scientifiques, trad. de l’espagnol et prés. Teoria della formatività) en poste à Buenos Aires, Daniel Dessert
Dessins de Jean-Jacques politiques et artistiques des par Yves Roullière Introd. de Gilles Tiberghien Sergio Corrêa da Costa Le royaume de Monsieur
Lebel douments poétiques L’Eclat, 320 p., 28 e trad. et notes de Gilles raconte la guerre secrète Colbert
Préf. de Bernard Heidsieck « propose une poétique Ecrits de combats et témoi- Tiberghien que des pays occidentaux 1661-1683
Polyphonix/Nèpe, 128 p. pragmatiste tentant de gnage de ce qu’a pu être la avec la coll. de Rita di livrèrent, de 1933 à 1945, Perrin, 350 p., 20 e
« En correspondance télépa- décrire comment des tech- guerre civile espagnole Lorenzo pour la conquête du conti- Si la monarchie absolue est
thique avec des dessins nologies qui participent à la entre catholicisme, commu- Rue d’Ulm, 352 p., 38 e nent sud-américain. en marche, Colbert la
permutables de Jean-Jacques fabrication de notre réalité nisme et anarchisme, Ce traité d’esthétique manoeuvre et en tire grand
Lebel ». Jacqueline Cahen peuvent tenir lieu, dans nos augmentés d’un dossier de (1954) publié par Luigi François Denord profit. Daniel Dessert est
est membre permanent du vies même, d’instruments textes et de documents Pareyson (1918-1991) Néo-libéralisme l’auteur de Argent, pouvoir
bureau de Polyphonix, asso- secourables ». inédits sur la guerre civile s’interroge sur « le proces- version française et société au Grand Siècle,
ciation créée en 1979 par espagnole rassemblés par sus de formation lui-même, Demopolis, 384 p., 24 e Fouquet, La Royale.
Jean-Jacques Lebel. Jacqueline Kelen Yves Roullière. la forme formante dans son L’histoire du néo-libéra-
Mélusine ou le jardin rapport à la forme lisme des années 1930 à Rashid Khalidi
Eugenio De Signoribus secret Hans Blumenberg formée ». aujourd’hui. Palestine, histoire d’un
Ronde des convers Presses de la Renaissance, La lisibilité du monde État introuvable
Préf. d’Yves Bonnefoy trad. de l’américain
trad. de l’italien,
208 p., 16 e
Roman d’apprentissge et
trad. de l’allemand
par P. Rusch
Dominique Quessada
Court traité d’altéricide HISTOIRE par Elise Argaud
postface et commentaires récit initiatique, l’histoire et D. Trierweiler précédé d’un dialoque La chronologiette Actes Sud, 330 p., 25 e
de Martin Rueff d’amour de Mélusine unie Cerf, 426 p., 48 e avec Peter Sloterdijk de Pierre Prion Historien, titulaire de la
Verdier, 192 p., 20 e au chevalier Raymondin Hans Blumenberg (1920- Verticales, 170 p., 19,50 e 1744-1759 chaire Edward-Said à
Un premier recueil de racontée au XIVe siècle par 1996) est l’homme qui, après Dominique Quessada cons- Texte inédit et prés. par Columbia University,
poèmes (composés de 1999 Jean d’Arras. 1945, a refusé les grandes tate « un phénomène Jean-Marc Roger Rashid Khalidi reconstitue
à 2004) publié en 2005 en valeurs de son pays contemporain inéluctable, la Préf. par Emmanuel la généalogie des difficultés
Italie avec succès et traduit Théodore Reinach (Heidegger, Jünger et disparition de l’Autre, liqui- Le Roy Ladurie de la Palestine à exister et
aujourd’hui en édition Textes d’auteurs grecs Schmitt). La plupart de ses dation qui inaugure l’an- Fayard, 460 p., 26 e analyse les problèmes qui
bilingue. et romains relatifs ouvrages sont posthumes, dont altérité : un état paradoxal Ce journal d’un érudit de reste à résoudre pour
au judaïsme celui-ci : une histoire philo- d’être sans Autre ». campagne, secrétaire et qu’elle devienne
Vahé Godel Ed. et prés. sophique de notre rapport quasi-valet de chambre du un État.
Entre deux par Claude Aziza herméneutique au monde. Jean-Louis Vieillard-Baron seigneur d’Aubais (Gard)
La Différence, 176 p., 15 e Les Belles Lettres, (sous la dir.) raconte sur quinze années la Emmanuel Le Roy Ladurie
408 p., 29 e Crusius Bergson, la vie et l’action vie quotidienne de ce Abrégé d’Histoire
Jean Ristat Recueil, en édition bilingue, Instructions pour une vie Le Félin, 176 p., 18,90 e village. Déjà avait été du climat
Artémis chasse à courre le des allusions aux Juifs et au raisonnable Quatre philosophes (J.-L. publié Pierre Prion, scribe du Moyen Age à nos jours
sanglier, judaïsme faites par les trad. et prés. Vieillard-Baron, H. par Orest Ranum et Entretiens avec
le cerf et le loup auteurs grecs et latins. Cet par Lukas Sosoé Barreau, J.-F. Marquet, F. Emmanuel Le Roy Ladurie. Anouchka Vasak
Gallimard, 64 p., 12 e ouvrage reproduit l’édition Les belles Lettres, Kaplan) étudient Fayard, 178 p., 15 e
de 1895. 588 p., 45 e l’Évolution créatrice (1907) La Légende des Soleils. Les scientifiques n’ont-ils
Léopold Sédar Senghor Crusius (1715-1775), philo- pour souligner l’actualité de Mythes aztèques pas besoin des historiens
Poésie complète Norbert Sclippa sophe et théologien alle- la pensée de Bergson. des origines pour des enquêtes néces-
CNRS, 1000 p., 30 e Pour Sade mand, opposant de l’école trad. du nahuatl saires dans un passé clima-
Une édition critique coor- L’Harmattan, 152 p., 14 e rationaliste de Leibniz et de par Jean Rose tologique proche ou
donnée par Pierre Brunel. Une nouvelle interprétation Wolff. La traduction de ce suivi de L”Histoire du lointain ?
de Sade par un spécialiste texte fait apparaître l’apport PSYCHANALYSE Mexique d’André Thévet
mis en français moderne Harald Welzer
des philosophes et du siècle à la constitution de
PSYCHIATRIE par Jean Rose Les Exécuteurs
ESSAIS LITTÉRAIRES des Lumières. l’éthique kantienne.
MÉDECINE Anacharsis, 112 p., 13 e Des hommes normaux aux
HISTOIRE LITTÉRAIRE J. Thélot, J.-M. le lannou, Marcel Gauchet Copie incomplète d’un meurtriers de masse
trad. de l’allemand
E. Sepsi (sous la dir.) L’avènement Jacques Lacan manuscrit indigène disparu
Nella Arambasin Simone Weil et le Poétique de la démocratie Le séminaire, livre XVIII datant de 1558, La Légende par Bernard Lortholary
Littérature contemporaine Kimé, 296 p., 27 e T. I La révolution D’un discours qui ne des Soleils, inédit en Gallimard, 366 p., 22 e
et histoires de l’art Actes d’un colloque inter- moderne serait pas du semblant français, donne à lire les Pour quelles raison les
Récits d’une réévaluation national qui s’est tenu rue T. II La crise du Seuil, 190 p., 21 e récits de la naissance de exécuteurs ne se sont-ils
Droz, 440 p. d’Ulm en 2006. libéralisme Réédition d’un séminaire l’univers et des dieux. jamais senti responsables
Au lieu de s’inspirer des Gallimard, 222 p.,18,50 e, dont le texte a été établi par Codex pictural aztèque moralement dans les géno-
pratiques artistiques 320 p., 21,50 e Jacques-Alain Miller. retranscrit en nahuatl puis cides ? Une question à
contemporaines, les œuvres Avec la sortie de la religion, en espagnol. L’Histoire du laquelle de nombreux
de fiction se ressourcent PHILOSOPHIE les hommes ambitionnent Jacques Lacan Mexique, manuscrit résumé psychologues et
philosophes se sont
désormais dans le passé de de se gouverner eux- Le mythe individuel du par André Thevet, cosmo-
la peinture. Philippe Artières et Mathieu mêmes. Le premier volume névrosé graphe d’Henri III, retrace intéressés et Harald Welzer,
Potte-Bonneville retrace la révolution qui va Seuil, 126 p., 12 e (format la naissance du monde, la directeur du Centre de
Anne-Marie Baron D’après Foucault de 1500 à 1900, celle de poche) conquête de Mexico par les recherche interdisciplinaire
Balzac et la Bible Gestes, luttes, l’autonomie. Le second Recueil de trois textes : Aztèques et la fondation de sur la mémoire
Une herméneutique du programmes volume analyse les années conférence donnée en 1952, leur empire. à Essen.
romanesque Les Prairies ordinaires, 1880-1914, qui constituent contribution inédite sur le
Honoré Champion, 387 p. 384 p., 22 e la matrice du XXe siècle symbole (1954) et question Claudie Bernard
(relié), 70 e
Balzac, voulant écrire un
Les principales interven- avec ses tragédies et ses faite à Claude Lévi-Strauss
(1956) à l’issue d’une
Penser la famille SOCIOLOGIE
tions d’un philosophe et réussites. au XIXe siècle
livre total, prit pour modèle d’un historien, liées à communication de celui-ci. (1789-1870) Marco Cicchini et Michel
La Bible dont il emprunta Michel Foucault au cours de Joëlle Hansel (sous la dir.) Préf. d’Yvonne Knibiehler Porret (sous la dir.)
techniques narratives, struc- ces dix dernières années, Levinas à Jérusalem Vannina Micheli-Rechtman Publ. de l’Univ. de Saint- Les sphères du pénal avec
tures et rhétorique. sur l’enseignement, le deve- Klincksieck, 420 p., 31 e La Psychanalyse Etienne, 486p., 25 e Michel Foucault
nir-invisible, le droit, les Actes d’un colloque sur face à ses détracteurs De quelle façon les intel- Antipodes, 303 p., 25 e
Florence Brieu-Galaup prisons... l’oeuvre de Levinas qui Aubier, 300 p., 21 e. lectuels du XIXe siècle ont- Actes d’un colloque de
Venise, un refuge s’est tenu en mai 2002 à En les resituant dans leur ils pensé la mutation de la Genève qui réunissait histo-
romantique Bruce Bégout l’Université hébraïque de contexte historique, une famille, considérée dans son riens et sociologues autour
(1830-1848) Pensées privées Jérusalem. mise en perspective des rôle de médiateur entre de Michel Foucault, sur le
L’Harmattan, Journal philosophique différentes attaques subies l’individuel et le social ? droit de punir, du supplice
228 p., 21,50 e (1998-2006) François-George par la psychanalyse depuis d’Ancien Régime aux
Ville irréelle, Venise au Millon, 512 p., 36 e Maugarlone Freud. Iris Chang usages carcéraux
XIXe s fascine et devient le Ni journal intime, ni chro- Retour à Merleau-Ponty Le viol de Nankin d’aujourd’hui.
sujet de nombre de romans. nique sociale, il s’agit Grasset, 112 p., 11,90 e Préf. de Robert Frank
d’« une autre manière A l’occasion du centenaire trad. de l’anglais Sylvain Dzimira
Lise Gauvin d’écrire de la philosophie de la naissance de la mort POLITIQUE (États-Unis) Marcel Mauss, savant et
Écrire pour qui ? en étant au plus près de la de Merleau-Ponty, François- par Corinne Marotte politique
L’écrivain francophone genèse des idées et de leur George Maugarlone, philo- Sergio Corrêa da Costa Payot, 384 p., 25 e Préf. de Marcel Fournier
et ses publics devenir ». Bruce Bégout, sophe, réfléchit à ce Le nazisme Le récit du massacre de La Découverte, 240 p., 20 e
Karthala, 180 p. philosophe et écrivain, est qu’aurait été la philosophie en Amérique du Sud Nankin par les Japonais fin La pensée anthropologique
Réflexion sur les conditions l’auteur de nombreux essais nouvelle que l’auteur de La trad. du portugais (Brésil) 1937, raconté selon les de Mauss ne se comprend
d’existence des littératures dont La généalogie de la Phénoménologie de la par Monique le Moing triple points de vue des qu’à la lumière de sa
de langue française et leurs logique, L’enfance du perception élaborait lors de Ramsay, 464 p., 24 e bourreaux, des victimes et philosophie politique et
interrelations. monde... sa mort en 1961. Jeune diplomate brésilien des Occidentaux. réciproquement.

29
BIBLIOGRAPHIE ESTHÉTIQUE Aby Warburg
La Naissance de Vénus &
comme un texte fondateur
de l’œuvre d’Aby Warburg.
F. Thomaz
Chandeigne 2 vol. sous
Le Printemps de Sandro emboitage, 68, 50 e
Christian Boltanski / Botticcelli (jusqu’au 28/2/08, 75 e
Marcel Fournier par Pierre Guglielmina Catherine Grenier trad. de l’allemand ensuite)
Émile Durkheim Gallimard, 560 p., 35 e La vie possible de par Laure Cahen-Maurel VOYAGES Une nouvelle transcription
(1858-1917) Ce second volume débute Christian Boltanski Allia, 80 p., 9 e de la relation du « premier
Fayard, 946 p., 35 e en janvier 1957, l’année de Seuil, Né à Hambourg en 1866, Le voyage de Magellan voyage autour du monde »
La vie et l’œuvre du la publication de Sur la 270 p., 19,50 e Aby Warburg compte (1519-1522) laissé par Antonio Pigafetta,
« fondateur de la route, roman autobio- Christian Boltanski parmi ses disciples les plus La relation d’Antonio l’un des survivants de
sociologie ». graphique et best seller. Il raconte sa vie et parle grands historiens de l’art : Pigafetta l’expédition, augmentée
prend fin en octobre 1969, de son œuvre sous forme Panofsky, Saxl, Gombrich... & autres témoignages d’un appareil critique. Le
la veille de la mort de de « confession » dictée, Publié en 1893. La naissan- Ed. de Xavier de Castro second volume réunit récits,
SCIENCES Kerouac. en février 2005, à ce de Vénus..., resté inédit Préf. de Carmen Bernand & lettres et dépositions des
HUMAINES Catherine Grenier. en français, est considéré X. de Castro, J. Hamon, L. compagnons de Magellan.
Henry David Thoreau
Chriatian Morel « Je suis simplement ce
L’enfer de l’information que je suis »
ordinaire
Gallimard,
248 p., 18,50 e
Devant l’information illisi-
ble qui accompagne les
trad., annoté et prés.
par Thierry Gillyboeuf
Finitude, 224 p., 17 e
Cinquante lettres envoyées à
son ami Harrison Blake
Maurice Blanchot
modes d’emploi, le entre 1848 et 1861 par Dans Le Figaro littéraire du 25 octobre dernier un dossier Maurice Blanchot a suscité
consommateur développe Thoreau, sur les thèmes qui
un « blues » et pourtant il lui sont chers: vivre en une réponse de l’Association des Amis de Maurice Blanchot. Le Figaro littéraire ayant refusé
s’en sort presque toujours harmonie avec la nature, se de publier cette réponse, nous la donnons ci-dessous
grâce souvent à des usagers tenir à l’écart de la société...
plus experts. Quelques jours après la sortie en librairie des antisémite sous l’Occupation, comme le firent
BIOGRAPHIES Chroniques littéraires de Maurice Blanchot
paraît, en page de titre du Figaro littéraire, une
Céline, Morand, Brasillach, et tant d’autres: sur
ces points cruciaux, le propos du Figaro est très
ANTHROPOLOGIE AUTOBIOGRAPHIES photo de Blanchot jeune, barrée, en lettres rouges, évasif.
ETHNOLOGIE de ces mots : « Blanchir Blanchot ? ». Ainsi celui Mais venons-en à l’argumentation des deux
Tullio Kezich qui toute sa vie a refusé le jeu médiatique de articles: sous les « retournements » de Blanchot se
François Laplantine Federico Fellini
l’image se retrouve-t-il comme épinglé par une dissimulerait la permanence d’un extrémisme qui
Le sujet trad. de l’italien
par François Martin
photo de jeunesse. À cela s’ajoute le jeu de mots aurait viré de l’extrême-droite à l’extrême-
Essai d’anthropologie
politique Gallimard, 416 p., 28,50 e
sur le nom, allusion convenue à ceux qui voient en gauche, des attaques contre Blum à celles contre
Téraèdre, 192 p., 15,90 e La vie et l’œuvre de Fellini Blanchot le tenant d’une littérature « blanche » et de Gaulle en 58. L’assimilation des « extré-
« Ce n’est plus dans les par Tullio Kezich qui fut d’un verbe exténué. Le dispositif est violent, et sa mismes » mériterait d’être démontée longuement.
termes du “qui suis-je ?” son ami pendant quarante visée est claire: il s’agit de débusquer, derrière Si, dans son entretien, Éric Marty souligne la
socratique que doit être ans. l’Auteur commémoré, le « vrai » Blanchot, façon dont Blanchot est fondamentalement revenu
posée aujourd’hui la ques- dissimulé derrière sa vision épurée de la littéra- sur la question de l’antisémitisme, il semble
tion du sujet mais dans ceux ture. s’accorder avec Fabrice Hadjadj pour l’assigner à
À cette mise en condition d’un goût une forme de continuité politique, ce qui revient à
du “qui suis-je pour les
autres ?” ,“que sont-ils pour
TÉMOIGNAGES contestable se joint une page constituée d’un arti- sous-estimer la fonction même de la littérature
moi ?”, “que désirons-nous Lilo Petersen
cle de Fabrice Hadjadj et d’un entretien avec Éric dans son œuvre. Or, là où le Blanchot des années
collectivement ? ». Les Oubliées Marty, spécialiste de la littérature du XXe siècle. trente apparaît clivé entre, d’un côté,
Jacob-Duvernet, En haut de page, une caricature de Blanchot parue l’engagement partisan aux côtés des dissidents de
240 p., 19,90 e en 1937 dans L’Insurgé, nez et menton pointus, l’Action française, et de l’autre, la lucidité de la
CORRESPONDANCES Le 15 mai 1949, 5000 regard aveugle derrière les lunettes. Ni la date, ni critique littéraire, il y a, chez le Blanchot d’après-
femmes sont tranférées au la source, ni l’auteur ne sont mentionnés. En plein guerre, une cohérence profonde entre l’éthique, le
Céline camp de Gurs, au pied des centre de la page, la reproduction d’un article politique, et la littérature. Ainsi, l’on prétend
Lettres à Marie Pyrénées. Lilo Pertersen donné par Blanchot à Combat en juillet 1936, donner accès au « vrai » Blanchot, mais c’est au
Canavaggia était l’une d’entre elles. dont la teneur vise à créer chez le lecteur un effet prix d’un certain nombre de non-dits, voire
1936-1960 de saisissement. d’approximations : contrairement à ce qui est
Edition de Jean Paul Louis La lecture de la page redouble la mise en affirmé, les textes relatifs à 58 et 68 ne sont nulle-
Gallimard, 764 p., 39 e SCIENCES condition par l’image. Là où l’on attendait un ment inaccessibles, puisqu’ils ont été réédités aux
D’abord traductrice, Marie compte rendu des Chroniques (quelques lignes, au éditions Lignes & Manifestes, en 2003 – sans
Canavaggia devient secré- Charles Darwin vrai, leur sont consacrées), l’on se trouve face à parler de l’article « Le refus », relatif au retour de
taire et collaboratrice de Œuvres complètes un propos sourdement accusateur. Le vrai visage de Gaulle en 58, et repris dans L’Amitié dès 1971.
Céline. Ces lettres T. X de Blanchot, ce faux apôtre d’une littérature De même, il est inexact que Blanchot se soit
témoignent du travail Esquisse au crayon de désincarnée, serait celui d’un idéologue passé de brouillé avec ses amis « révolutionnaires » : la
acharné de Céline jusqu’à Ma théorie des espèces
l’extrême droite des années trente à l’extrême - lecture de sa correspondance avec Dionys
la fin de sa vie. Essai de 1842
Une édition revue et trad. de l’anglais
gauche, lesquelles se voient assimilées. Quant à Mascolo est explicite à ce sujet.
corrigée. par J.-M. Benayoun,
l’attachement inconditionnel à Israël qui fut celui Que l’on partage ou non les engagements poli-
M. Prum et P. Tort de Blanchot dès les années 60, il est suggéré qu’il tiques qui furent ceux de Blanchot dans les années
Gustave Flaubert Précédé de « Un manuscrit porterait encore la marque, inversée, de soixante, force est de constater qu’il n’y a rien de
Correspondance oublié » de Patrick Tort l’antisémitisme dont celui-ci, dans sa jeunesse, comparable entre les articles du jeune anti-
T. V 1876-1880 Slatkine, 156 p., 40 e aurait fait l’« expérience ». parlementariste d’avant-guerre et le ressort
Edition de Jean Bruneau Version en bilingue de 35 Il importe d’être précis. Christophe Bident, éthique d’un texte comme la déclaration des 121,
et Yvan Leclerc pages, approximativement dans sa biographie de Blanchot, a retracé avec dont Blanchot fut l’un des auteurs, et qui protes-
La Pléiade rédigées et consacrées au rigueur le parcours de ce dernier à l’extrême- tait contre la torture en Algérie ; qu’il n’y a rien de
Gallimard, 1560 p., 55 e premier argumentaire de la droite. Blanchot, pendant quatre ans et non dix, commun entre l’appel à une souveraineté
(jusqu’au 31/03/08), théorie de l’évolution des comme il est dit, émarge à un journalisme « nationale », dans les articles des années trente,
62 e ensuite organismes, retrouvées d’obédience antiparlementariste et nationaliste. et la critique de la souveraineté élaborée dans les
Ce dernier volume après la mort de Darwin et Dans les années quarante, il écrit dans le années soixante au contact de la pensée de
comprend des lettres publiées en 1909 en maréchaliste Journal des Débats, mais il y délivre Bataille. Invoquer les « retournements » succes-
envoyées à George Sand, Angleterre. des chroniques littéraires d’une remarquable sifs de Blanchot, c’est, au fond, faire peu de crédit
Tourguéniev, Edmond de acuité dans lesquelles s’efface le nationalisme des à l’ami d’Emmanuel Levinas, de Robert Antelme,
Goncourt, Zola, Alphonse Ambroise Paré années trente. Et il cache, en pleine guerre, la de Jacques Derrida, à la trajectoire d’un homme
Daudet, Renan... Augmenté La manière de traiter famille d’Emmanuel Levinas, ce qui était risqué auquel on dénie son évolution radicale : non point
de lettres inédites les plaies
sa vie. Drieu, lui, est entré dès 1934 au PPF de une « conversion », mais ce dégagement qui a
(1831 à 1875) à un Préf. de Marie-Madeleine
ami d’enfance, Ernest Fragonard
Doriot; Brasillach et Rebatet se commettent à Je nom travail de la pensée, cela même qui a permis
Chevalier, son éditeur, P.U.F./ Fondation Martin
suis partout, et sont mussoliniens et hitlériens. de substituer, à la rhétorique véhémente des
Michel Lévy. Bodmer, 288 p., 35 e Dans une lettre de 1977 publiée à la Quinzaine années trente, l’approfondissement des concepts
Ambroise Paré (env. 1510- littéraire, Blanchot revient sur son aversion de et la reconnaissance de l’autre. C’est bien ce
Jack Kerouac 1590), jeune chirurgien, toujours pour les idées de Brasillach, et la mouvement qui est à l’œuvre dans les Chroniques
Lettres choisies invente des instruments polémique soutenue dans les années trente entre littéraires.
1957-1969 pour soigner les soldats Aux écoutes et Je suis partout confirme ce propos
Ed. établie blessés par les armes à feu, rétrospectif. Une chose est de manier la rhétorique GISÈLE BERKMAN,
par Ann Charters une nouveauté. Reprint de inexcusable des articles contre Blum en 1936 et pour l’Association des amis
trad. de l’anglais et préf. l’édition de 1551. 1937, c’en est une autre de pratiquer l’invective de Maurice Blanchot.

30
LA QUINZAINE LITTÉRAIRE

Suite Lucien Logette woodienne, type Bound for Glory (sur Woody
Guthrie) ou Great Balls of Fire (sur Jerry Lee
Richard Gere le westerner mourant dans la
ville fantasmatique de Riddle, dont les habi-
Lewis). Il s’en est tiré autrement, en bâtissant tants semblent sortis des chansons des
seul. » Difficile, lorsque l’on est contempo- une fiction décalée, « inspirée de la vie et des Basement Tapes –, ils s’intégrent précisément
rain, d’aborder de façon neutre une telle chansons de Bob Dylan ». Astuce pour ne pas à l’histoire, réelle et rêvée, de Dylan.
trajectoire. Bon ne s’est pas contenté des heurter les iconolâtres ou dérobade devant la Les Basement Tapes, cet album secret
nombreux savoirs déjà acquis. Il a reconstitué difficulté d’une incarnation crédible ? Ni d’une centaine de titres (une quinzaine seule-
les dérives du jeune Dylan avant 1960, cher- l’une ni l’autre, simplement la mise en œuvre ment sortie dans le commerce), est la clé du
ché ses pistes, retrouvé d’anciens d’une idée extraordinaire : face à la multi- film. Le dialogue est truffé de citations,
compagnons – pour découvrir qu’une grande plicité des facettes de BD, parfois physique- explicites ou détournées, reprises de vers ou
partie de ces enfances est à décrire au condi- ment méconnaissable d’une période à simples clins d’œil (See you later, Allen
tionnel : Dylan a si bien tricoté sa propre l’autre (3), multiplier les interprètes. Puisque Ginsberg). Et surtout, Haynes y a trouvé son
mythologie, multipliant les pièges, que le chanteur de 1961 n’est pas celui de 1969 et intitulé : I’m Not There (1956) est une des
trente-six ans après sa première biographie, encore moins celui de 1980, autant lui offrir chansons les plus mystérieuses de
des épisodes entiers restent controuvés. A-t- une apparence différente. D’où les sept l’ensemble, « qui ne ressemble à aucune
il, n’a-t-il pas – mais quelle importance ? figures successives – ou plutôt parallèles, car autre, n’a été enregistrée qu’une seule fois et
L’histoire de Dylan est aussi celle d’un rêve, la narration est achronologique, mélangeant n’a plus jamais été chantée, tourbillon
le rêve de l’Amérique et ses chansons sont joyeusement les époques, le Dylan vagabond liquide de paroles aussi fuyantes que le
bien le reflet de la République invisible réapparaissant après le Dylan converti sous canevas d’un rêve qui se dissipe, dont la
décryptée par Greil Marcus. les yeux du Dylan-Billy the Kid, etc. Si l’on charge d’amertume et d’espoir ne cesse de
Bon manifeste une proximité chaleureuse ajoute que Haynes a pratiqué l’écart absolu s’alourdir » a écrit Greil Marcus. Le dernier
et une empathie qui permettent à l’ouvrage avec son modèle, lui donnant, entre autres, vers, « I’m not there, I’m gone », complète le
d’être dévoré comme un roman. Il ne quitte les traits d’un adolescent noir (Marcus Carl puzzle : Dylan n’est pas là, il est parti, nulle
pas la trace du chanteur, étaye aux meilleures Franklin), d’un androgyne épuisé (Cate part et partout.
sources la réinvention des périodes qu’il n’a Blanchett) ou d’un cowboy rugueux (Richard The Other Side of the Mirror offre un spec-
pu connaître (il n’avait que 9 ans au moment Gere), on voit grandir la menace d’illisibilité tacle moins excitant mais plus confortable,
des débuts de Dylan), propose des traduc- d’un tel salmigondis. celui des interventions de Dylan au Festival
tions inédites convaincantes de Desolation Erreur. I’m Not There, sous son aspect de Newport entre 1963 et 1965. En 1967,
Row ou Visions of Johanna, superbes chan- éclaté, est d’une clarté constante – au moins Murray Lerner, excellent filmeur, avait déjà
sons du dernier étage. Et si l’on n’en sait pas pour les spectateurs chargés d’une connais- signé Festival, un montage dans lequel Bob
beaucoup plus sur Bob, on en saura plus sur sance minimum du sujet. Pour qui ne connaît n’apparaissait qu’une vingtaine de minutes.
François. Un seul détail nous chiffonne : le pas le chanteur, l’approche peut certes s’avé- Cette fois-ci, nous avons droit à l’intégrale,
découpage disproportionné entre les époques. rer délicate, et le film parlera évidemment dix-sept chansons, entre Blowin’ in the Wind,
440 pages pour aller de 1941 à 1975, 30 plus à un public nord-américain, familier de succès mondial de 1963 pour le jeune héros
pages pour relier 1975 à 2006. Certes, les son monument national. On connaissait, à de la folk music, et Like a Rolling Stone,
années 1963-1966 sont des années de grâce, travers ses quatre titres précédents, de Poison succès mondial de 1965 pour le nouvel héros
éblouissantes et inoubliables, et leur bâtir un (1991) à Loin du Paradis (2002), l’exigence de la musique rock. On peut donc admirer
tel écrin est justifié. Mais les creux, les inter- et la rectitude de Todd Haynes. On ne lui pleinement le passage de Dylan à l’électrici-
rogations, les redémarrages des trois décen- imaginait pas une telle intelligence à té, cette « trahison » (magnifiquement
nies suivantes, aussi opaques que les précé- conduire sa fiction, un savoir retransmis avec métaphorisée par Todd Haynes, qui change sa
dentes, et la récente sérénité affichée un tel brio : chacun de ses personnages est à guitare en mitraillette dirigée vers le public)
méritaient d’être développés. On ne peut se la fois un vrai et un faux Dylan, les épisodes qui le coupa (heureusement) de son public
priver de l’exégèse des dernières chansons, et qu’il invente sont crédibles (le jeune noir folk-intégriste et signifia pour lui un nouveau
de vérifier, par exemple, le fil qui unit le grimpant dans le train de marchandises et départ, le premier avant bien d’autres. Il
jardin mystique d’Ain’t Talkin’, 2006, à déclarant s’appeler Woody Guthrie, projec- n’était déjà plus là.
l’arrière-pays du bout du monde de Gates of tion transparente), et ceux qu’il recrée sont
Eden, 1965. d’une vérité troublante (Cate Blanchett en 1. Au dernier pointage, la liste des CD
* clone parfait du chanteur de 1966 méritait disponibles sur le site bobsboots.com comprenait
1052 titres différents
Todd Haynes, à la veille d’écrire le haut la main son prix d’interprétation du 2. The Bob Dylan Encyclopedia, de Michael
scénario de son film, I’m Not There, avait Festival de Venise). Même lorsqu’ils ne Gray, 2006, demeure à cet égard un modèle, ainsi
deux choix : la voie documentaire, déjà large- représentent pas directement le héros – la que la revue Isis de Derek Barker.
ment empruntée, ou la voie classique du mise en abyme de l’acteur (Heath Ledger) 3. Reprenant Michael Gray : « Dylan has a lot
biopic musical mis à plat à la manière holly- devenu célèbre en jouant Dylan dans un film, of selves. »

JE M’ABONNE À LA QUINZAINE
65 m
J’ABONNE UN AMI UN AN
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ABONNEMENT  RÉABONNEMENT  POUR UN AMI 
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PAR AVION 64 m
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La Quinzaine littéraire bimensuel paraît le 1er et le 15 de chaque mois – Le numéro : 3,80 t – Commission paritaire :
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Certificat n° 1010 K 79994 – Directeur de la publication : Maurice Nadeau. Imprimé par SIEP, « Les Marchais », 77590 Bois-le-Roi
Diffusé par les NMPP – Décembre 2007

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La Quinzaine littéraire
LOUIS VUITTON
Voyager avec...
La collection JACQUES
« Voyager avec... » DERRIDA,
(La Quinzaine littéraire/ La Contre allée
LOUIS VUITTON)
a publié : JEAN
Voyager avec... CHESNEAUX,
Carnets de Chine
ERNST JÜNGER,
Récits de voyages JOSEPH ROTH,
Automne à Berlin
BLAISE
CENDRARS, PAUL MORAND,
Le Panama et les Au seul souci
Aventures de mes sept de voyager
oncles; et autres
poèmes D. H. LAWRENCE,
L’odyssée d’un rebelle
VIRGINIA WOOLF,
Promenades JOSEPH CONRAD,
européennes Le port après les flots

MARCEL PROUST, CLAUDIO MAGRIS,


Mille et un voyages Déplacements

MARIO VALERY
26 a
DE ANDRADE, 372 p.
LARBAUD,
L’apprenti touriste Le vagabond
HARMONIA MUNDI
sédentaire
NATSUME SÔSEKI, Les lettres d’Henry James, choisies par Laurent
Haltes en Mandchourie Bury pour constituer ce recueil reflètent les FRANCOIS
émotions de James voyageur, ses enthousiasmes et MASPERO,
ses désarrois, ses rencontres et ses découvertes, avec Transit et Cie
ANDREI BIÉLY, une vigueur et une spontanéité qui n’apparaissent
Le collecteur pas dans ses textes de fiction, plus policés.
d’espaces A travers ses ambivalences et ses contradictions on PHILIP K. DICK,
y lit, comme l’explique Evelyne Labbé dans son Le zappeur de mondes
RAINER MARIA éclairante préface, « une tension intime » entre le
désir de voyager et celui de se fixer, accumulant un
RILKE, capital d’impressions et de sensations nouvelles,
WALTER
Lettres à une compagne anticipant ce que le souvenir fera de cette réalité afin BENJAMIN,
de voyage que l’œuvre advienne. Car, pour James, « c’est l’art Les chemins
qui fait la vie, l’intérêt, l’essentiel ». du labyrinthe
VLADIMIR Les illustrations de ce livre sont empruntées au
photographe américain Alvin Longdon Coburn.
MAÏAKOVSKI, Certaines avaient été choisies par James lui-même KARL MARX,
Du monde pour figurer dans l’édition américaine de ses œuvres Le Christophe Colomb
j’ai fait le tour en vingt-cinq volumes. du capital

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