1
L’échec des congrès d’unification n’aboutit qu’à la coexistence de deux organisations bien
distinctes qui marquent de leur empreinte, chacune à leur tour, le mouvement ouvrier
organisé.
Genèse des p remières ten tatives d’org anisation du mouve ment ouv rier
Afin de mieux comprendre les raisons des diverses tentatives de fusion entre les
centrales ouvrières, revenons sur la formation des organisations ouvrières en présence au
début du XXème siècle. Le flux migratoire draine avec lui toute une série d’activistes
anarchistes indésirables sur leurs terres qui trouvent refuge dans les contrées australes et
propagent les idéaux anarchistes. Malatesta (de 1885 à 1889), Pietro Gori ou Fernando
Pellicer Paraire comptent parmi les animateurs fondamentaux de la mouvance anarchiste
argentine, tant du point de vue idéologique que socio-culturel. Ce sont donc les
anarchistes qui dominent le mouvement ouvrier organisé depuis l’apparition des
premières expériences associatives et mutualistes de la fin du XIXème siècle. L’apport
idéologique et le rôle de Malatesta1 sont essentiels dans l’organisation du mouvement
anarchiste ouvrier. De fait, il se trouve au centre du débat qui anime la décennie 1890 et
qui oppose les « organizadores » et les « anti-organisadores», soit les partisans de
l’organisation et ses détracteurs. Dans un premier temps (jusqu’en 1895), ce sont les "anti-
organisation" qui dominent les discussions. Ils refusent l’organisation car ils considèrent
qu’elle s’inspire de formes autoritaires et hiérarchiques qui restreignent la liberté
individuelle et trahissent l’essence même de l’anarchisme. Ils se réclament des théoriciens
individualistes comme Stirner et revendiquent le communisme anarchique dans sa forme
la plus pure. Dans leur organe de propagande El Perseguido, ils parlent de Malatesta
comme du "fameux maniaque de l’organisation", et la fédération leur apparaît comme "une
espèce de Franc-maçonnerie plus ou moins ridicule"2. A l’opposé, les "pro organisation"
souhaitent que les ouvriers se regroupent dans les sociétés de résistance afin d'encourager
les grèves et la révolution.
Par ailleurs, Malatesta participe à la lutte des boulangers, à l'attention desquels il rédige
le programme et les statuts d’une future organisation. Il considère que la solidarité entre
les travailleurs est un principe fondamental, d’où la nécessité impérieuse de s’organiser.
L’article I des statuts prévoit de "réunir tous les travailleurs (…) qui se consacrent à la
fabrication du pain, afin que, s’unissant à tous ceux qui exercent le même métier et qui
résident dans la république fédérale, se constitue rapidement la Fédération Régionale
Argentine des Ouvriers"3.
1
En 1884, à Buenos Aires, dix-sept italiens constituent le Cercle Communiste Anarchique, qui diffuse des
brochures et des journaux tels que La questione sociale, republié par Malatesta, Il paria. Ce cercle se compose
de boulangers, d’ébénistes. Malatesta est lui-même électricien et travaille dans un atelier. Il crée un Círculo
de Estudios Sociales afin de propager les idéaux anarchistes auprès de nouveaux militants et organise des
discussions.
2
El Perseguido, Buenos Aires, 21 mars 1895, n°81, cité par Zaragoza Ruvira, « Enrico Malatesta y el
anarquismo argentino », in Historiografía y bibliografía americanistas, Vol XVI, n°3, décembre 1972,
Sevilla, p.421.
3
Zaragoza Ruvira, Gonzalo, op.cit, p.419.
2
Dans ce débat épineux, Malatesta agit comme un élément unificateur, qui tente
d’effacer les différences entre les deux tendances pour mieux les faire cohabiter. Il est plus
proche de la tendance organisationnelle, comme nous l’avons vu, mais il ne lui sacrifie pas
les principes de l’anarchisme. A ce propos, Isaacov Oved note justement que Malatesta
"respecte le communisme anarchique des ‘anti-organisation’ face au collectivisme des ‘pro-
organisation. Peut-être que cette situation de pont qu’occupait Malatesta lui permettait de
servir de médiateur dans la polémique."4
Parmi les anarchistes européens immigrés en Argentine, Fernando Pellicer Paraire est
certainement celui qui a eu le plus d'influence dans la constitution du mouvement ouvrier
organisé. Il souhaite faire cohabiter une organisation révolutionnaire et une organisation
économique. Pellicer Paraire5 arrive en Argentine en 1894 et publie, sous le pseudonyme
de "Pellico", une série de douze articles intitulés "la organización obrera" dans La Protesta
Humana à partir de 1900. Concernant la relation entre l’organisation et les moyens de
lutte, il estime que deux formes d’organisation parallèles, l’une révolutionnaire et l’autre
économique, sont compatibles. Il existerait donc « une branche de l’organisation ouvrière,
que l’on peut appeler révolutionnaire [constituée] de tous ceux qui, pleinement
convaincus, travaillent de façon honnête pour le tiomphe de l’ideal; et une autre branche,
que l’on peut appeler économique, formée par les masses ouvrières qui luttent pour
améliorer leur condition. »6 L’organisation économique se révèle plus complexe et difficile
à réaliser, mais elle est véritablement « le levier de la force révolutionnaire, et elle
représente peut-être même la société nouvelle au sein de l’ancienne". 7 Toutes ces
aspirations se concrétisent dans le Pacte "Acratie, Pacte Libre, Solidarité", dans lequel on
relève le quatrième point, qui recommande de « pratiquer la solidarité avec toutes les
associations ouvrières qui aient des buts identiques »8. « Pellico » met également en garde
contre "les formes autoritaires, les commissions absorbantes, le fonctionnarisme
dominateur, la centralisation"9. Par ailleurs, il prévoit la fédération des sociétés de
résistance regroupant les ouvriers d’une même profession ainsi que des fédérations locales
qu’il définit comme des organes de résistance économique au capital. Il ajoute enfin que la
fédération locale doit s’organiser "dans le sens de la commune révolutionnaire, de l’action
permanente et active du peuple travailleur, dans tous les aspects de son existence" 10. Il
s’agit là de la tendance organisationnelle la plus achevée dans le prolétariat, les sociétés de
résistance devenant des organes de résistance ouvrière.
Avant d’aller plus loin, il faut bien retenir que les sociétés de résistance sont une
spécificité de l’anarchisme argentin, qui conserve cette dénomination tout au long de son
histoire. C’est bien pour cela qu’on ne peut en aucun cas le comparer ni faire d’amalgame
4
Oved, Iaacov, El anarquismo y el movimiento obrero en Argentina, México, Siglo Veintiuno, 1978,
p.39.
5
A Barcelone, il était rédacteur de la revue Acracia (1886-1888) et de El Productor.
6
Cité dans Abad de Santillán, Diego, La F.O.R.A : ideología y trayectoria del movimiento obrero
revolucionario en Argentina, Buenos Aires, Proyección, 1971, (réédition de 1933), p.54
7
Ibid, p.54.
8
Ibid, p.55
9
Ibid, p.57.
10
Ibid, p.60.
3
avec les autres formes d’organisations européennes ni aux syndicats existants dans d’autres
pays.
Mais poursuivons. Les grèves qui ponctuent les années 1890 sont directement liées aux
activités des sociétés de résistance, qu’on estime à une cinquantaine entre 1890 et 189611.
Le rôle des anarchistes dans ces sociétés acquiert plus d’importance à partir de 1894, et
leurs organes de propagande se montrent en faveur de l’organisation. El Obrero Panadero,
fondé en 1894 par Mattei (collaborateur de Malatesta), El Oprimido de John Creaghe, en
1896, L’Avvenire en 1895, La Verdad, de 1894 à 1896 (Rosario) sont autant de journaux
qui favorisent la tendance organisationnelle12. Bien entendu, on retiendra également le
rôle fondamental de La Protesta Humana, fondée le 13 juin 1897, et dirigée par le
charpentier catalan Inglán Lafarga. Elle devient La Protesta en 1903, et représente l’organe
de diffusion des idées anarchistes le plus influent dans le mouvement ouvrier argentin.
En définitive, les premières tentatives d’organisations ouvrières résultent d’un
processus très lent et idéologiquement complexe. Dans un premier temps, les associations
mutuellistes qui surgissent au sein de la grande masse des travailleurs s’apparentent à un
socialisme encore mal défini. L’action des immigrants combinée à la divulgation de
matériel de propagande anarchiste et socialiste permet une diversification des tendances et
une affirmation plus nette de la lutte de classes. Dans un contexte social toujours plus
difficile, les ouvriers se voient forcés à trouver une alternative qui permette leur
émancipation. Les réticences du milieu anarchiste à l’organisation restent un problème, et
même si la tendance organisationnelle finit par être majoritaire, on peut penser que la
vision du journal individualiste El Perseguido décrite par Ricardo Falcón porte en elle le
germe des divisions futures: « [El Perseguido] considérait comme axe fondamental de
l’activité anarchiste la propagande des principes du communisme anarchique, et s’opposait
durement aux grèves inspirées par des revendications économiques et à la constitution de
sociétés de résistance, bien qu’elle accepte l’activité corporatiste inspirée par des groupes
non organiques constitués « par affinité ».13 Quoi qu’il en soit, l’aspect essentiel qui se
dégage de tous ces débats demeure la fidélité aux idéaux anarchistes.
De la F.O.A à la F.O.R.A
11
Marotta, Sebastián, El movimiento sindical argentino. Su genesis y desarrollo, Buenos Aires, 1960,
tome I, p.93
12
Abad de Santillán, Diego, López de Arango, Emilio, El anarquismo en el movimiento obrero,
Barcelona, Cosmos, 1925, p.11.
13
Falcón, Ricardo, los orígenes del movimiento obrero (1857-1899), Buenos Aires, Centro Editor de
América Latina, 1984, p.100, cité par Bilsky, Edgardo, la F.O.R.A y el movimiento obrero 1900-1910,
Centro Editor de América Latina, 1986, Tome I, p.10.
4
n’est donc pas reconnu par les classes dirigeantes) oblige dans un premier temps
anarchistes et socialistes à cohabiter. Le congrès constitutif de la F.O.A décide que "son
organisation, son développement, et sa sphère d’action sont complètement indépendantes
et autonomes".14. Il rejette toute forme d’assujettissement à un quelconque parti politique
et n’envisage aucune restriction de la liberté de penser. Cependant, un problème de taille
se pose aux congressistes, celui de l’arbitrage, soit de l’éventuelle médiation de tierces
personnes dans la résolution d’un conflit entre patrons et ouvriers. Cette question
préfigure d’une certaine façon les débats ultérieurs sur le rôle et l’efficacité du syndicat.
Les anarchistes sont fermement opposés à ce système qui limite selon eux les possibilités
d’action directe et affaiblit l’autonomie des ouvriers. Pietro Gori choisit une attitude
conciliatrice et parvient à faire adopter la motion suivante : « La Fédération Ouvrière
Argentine se réserve dans certains cas la possibilité de résoudre les conflits économiques
entre le capital et le travail au moyen de l’arbitrage, n’acceptant comme arbitres que les
personnes qui offrent de sérieuses garanties de respect pour les intérêts des travailleurs »15.
L’arbitrage reste une source de conflit comme en témoigne le résultat du vote autour de la
motion : 21 pour, 17 contre, 4 abstentions. Dans une conférence donnée au théâtre Doria
de Buenos Aires le 18 août 1901, Gori revient sur sa position et la défend ainsi : « j’avais
défendu l’arbitrage seulement en tant que moyen à employer dans des moments extrêmes
et décisifs de la lutte », et non comme « moyen de résoudre les conflits entre le capital et le
travail », car enfin « j’estimais qu’il était même dangeureux et autoritaire que la F.O.R.A,
sous l’influence du doctrinarisme anarchiste, eusse dû renoncer à un recours que l’on
pourrait appeler de dernière minute et qui, employé avec les précautions nécessaires,
pourrait dans certains cas éviter aux travailleurs des défaites catastrophiques ».16 A travers
ces réflexions, on voit se profiler quelques unes des questions épineuses qui resurgissent
lors des congrès de fusion des années 1907 et suivantes, à savoir la critique du sectarisme
anarchiste et l’existence d’une entité qui apporte des réponses concrètes et immédiates aux
revendications des travailleurs au-delà de la révolution sociale, qui reste un concept
encore abstrait.
Dans ce contexte, le congrès de 1902 voit se préciser les attentes des uns et des autres.
Les rapports entre anarchistes et socialistes sont de plus en plus tendus : « malgré la
coopération dans la F.O.A avec certains socialistes, la haine et la méfiance étaient toujours
présentes entre les deux courants, chacune des écoles s’obstinant à augmenter leur
position dans la fédération » et Iaacov Oved observe pour sa part « une situation
d’équilibre délicat entre les tendances opposées, de coopération et de scission, dans
laquelle n’importe quel élément perturbateur pouvait rompre cet équilibre »17.Ceci ne tard
pas à arriver suite à une discussion de nature organique concernant la présence de
certaines sociétés de résistance. Les socialistes quittent le congrès et le 18 mai 1902,
rejettent les résolutions du deuxième congrès et décident de publier un journal de
propagande essentiellement économique. Un an plus tard, ils créent l’Union Générale des
Travailleurs, comme nous le verrons par la suite.
14
Abad de Santillán, op.cit, p.68
15
Ibid, p.70-71.
16
Ibid, p.76.
17
Oved, I, op.cit, p.213.
5
Mais revenons à la F.O.A. Les anarchistes sont à présent majoritaires au sein de la
fédération, qui continue de jeter les bases d’une organisation anarchiste. Du 30 juillet au 2
août 1904, le quatrième congrès décide de modifier le nom de l’organisation. Elle devient
Fédération Ouvrière Régionale Argentine, dans le souci de prendre en compte l’existence
de toutes les sociétés de résistance fédérées dans le pays et d’éviter tout centralisme
porteño. Le Congrès rédige un Pacte de Solidarité, texte fondamental repris dans tous les
congrès de la Fédération, y compris dans les congrès de fusion. En voici quelques points :
1. Organisation de la classe ouvrière en sociétés de résitance et par profession
3. Les localités formeront des Fédération Locales, les Provinces, des Fédérations
Régionales, les Fédérations Regionales et le monde entier une Fédération
Internationale18.
Le dernier paragraphe du Pacte s’inspire directement du manifeste du congrès de la
Fédération des Travailleurs de la Région Espagnole (Barcelone, 1881):
6. Notre organisation, purement économique, est distincte et opposée à celle de tous
les partis politiques ouvriers, car (…) nous nous organisons pour que les états politiques
et juridiques actuellement existants soient réduits à des fonctions purement
économiques, en établissant à leur place une libre Fédération d’associations libres de
producteurs libres19.
Enfin le 26 août 1905, à Buenos Aires le cinquième congrès de la F.O.R.A définit de
façon claire et définitive les principes de ce qu’on appelle le communisme anarchique, qui
font la spécificité du forisme. Le congrès recommande à tous les adhérents de s’employer à
la propagande qui « inculque aux ouvriers les principes économiques et philosophiques du
communisme anarchique »20. Cette résolution devient la pomme de la discorde entre
anarchistes et syndicalistes révolutionnaires, qui refusent d’admettre la définition
idéologique de l’organisation lors des congrès de fusion. Les foristes, quant à eux,
conservent cette ligne de pensée tout au long du XXème siècle, car ils considèrent que
l’organisation ne peut se fonder sur la neutralité politique de ses militants et que dans cette
optique, le syndicalisme reste un moyen insuffisant pour amener les ouvriers sur le
chemin de l’émancipation économique, politique et morale. Ce sont justement les
principes du communisme anarchique qui leur permettent de jeter les bases d’une société
librement fédérée, basée sur l’autonomie des sociétés de résistance.
6
diffusent des brochures, publient des articles22, et tentent d’imposer leurs idées dans les
Centres Socialistes, La Vanguardia ou le Comité Exécutif du Parti Socialiste. Arraga
propose de substituer le terme de société de résistance par celui de syndicat, car celui-ci
« résiste, mais agit aussi, détruit, mais construit aussi, car aujourd’hui les syndicats
combattent en édifiant »23. Iaacov Oved explique le développement du syndicalisme
révolutionnaire en Argentine de la façon suivante : la répression et les arrestations contre
les militants anarchistes et socialistes, l’Etat de siège qui se prolonge sont autant de
conditions réunies pour une coopération envisageable entre socialistes et anarchistes
concernant la tactique de lutte professionnelle à adopter24. Cependant, les partisans du
syndicalisme sont dépendants du climat social qui peut, en temps d’accalmie momentanée,
voir resurgir les tendances réformistes socialistes. Ils fondent néanmoins à Buenos Aires le
11 juin 1905 leur propre journal, La Acción Socalista, qui se définit comme journal
syndicaliste. Il font une critique acerbe des socialistes et exposent les différences qui
opposent la doctrine syndicaliste révolutionnaire à l’anarchisme et au socialisme. Ils
rejettent l’action étatique du socialisme réformiste et expliquent ainsi leur « divorce » avec
les anarchistes :
« Etant donné que celui-ci voit dans l’organisation un instrument de gymnastique
révolutionnaire et de conflit permanent entre capitalistes et travailleurs, sans lui
attribuer un contenu véritablement révolutionnaire en tant que créatrice de
nouveaux organes de gestion collective et de conscience de classe (…) le
syndicalisme considère que l’organisation ouvrière est l’élément primordial et
constitutif de toute l’œuvre révolutionnaire du prolétariat et enjoint ses organismes
(…) à remplacer dans le futur toutes les institutions bourgeoises »25.
En effet, il s’agit de donner "tout le pouvoir aux syndicats" et de refuser toute action
parlementaire. En ce sens, en 1904, lorsque le Parti Socialiste conquiert pour la première
fois de son histoire un siège de député en la personne d’Alfredo Palacios, les syndicalistes
l’accuse de pactiser avec l'Etat et la bourgeoisie car « la conquête du pouvoir politique est
une chose absurde et anti-révolutionnaire. Aucun contact avec le pouvoir politique de la
bourgeoisie ! »26. Les syndicalistes vont même plus loin. Pour eux, « toute réforme de la
législation sociale, civile, pension vieillesse, lois de protection pour les enfants et les
femmes dans les ateliers, suppression des privilèges, etc, doivent être rejetées avec
indignation car elles sont anti-révolutionnaires et affaiblissent l’esprit prolétaire »27. De
bourgeoise vivant à la mode parisienne qui s’initie au syndicalisme révolutionnaire, dernière idéologie en
vogue dans la capitale européenne. Del Campo, Hugo, El "sindicalismo revolucionario" 1905-1945,
Buenos Aires, Centro Editor de América Latina, 1986, p.26.
22
Voir Arraga, Julio, « Los sindicalistas ylos intelectuales », in La Vanguardia, 11 février 1905, “El deber
de resistencia” et “Sobre la acción socialista”, in La Vanguardia, 18 février 1905 et De Coni, Gabriela,
« Tendencias sindicalistas y socialistas », in La Vanguardia, 25 février 1905, cité par Oved, Iaacov, op.cit,
p.406 et Del Campo, Hugo, op.cit, p.10.
23
Arraga, Julio, “Apreciaciones sobre la acción socialista”, in La Vanguardia, 18 février 1905, cité par
Cieri Andreassi, Alejandro, “Sindicalismo revolucionario. La U.G.T argentina, 1903-1906”, in Boletín
americanista, Barcelona, Vol.36, n°46, 1996, p.13.
24
Oved, I, op.cit, p.406.
25
« El sindicalismo en la Argentina », in La Acción Socialista, 21 juin 1905, cité par Oved, I, op.cit, p.407.
26
Del Campo ; Hugo, op.cit, p.27.
27
Ibid, p.27.
7
1903 à 1905, aucune cohabitation n’est donc possible entre socialistes et syndicalistes
révolutionnaires, qui proposent une vision très radicale des choses, position que d’ailleurs
ils ne tiendront pas ensuite si l’on pense à la collaboration ultérieure de la F.O.R.A
scissionniste du neuvième congrès avec le gouvernement radical d’Hipólito Yrigoyen à
partir de 1916. Pour l’instant, on peut dire que ce rejet des réformes sociales se rapproche
de l'idée de Malatesta selon laquelle l'amélioration des conditions de vie et de travail est
purement réformiste28.
Si les syndicalistes critiquent les socialistes, ces derniers ne mâchent pas leurs mots non
plus et voient d’un mauvais œil la progression du courant syndicaliste révolutionnaire au
sein de l’U.G.T. Dans les colonnes de La Vanguardia du 12 août 1905 figure une rude
critique du pacte du solidarité lu lors du troisième congrès de la centrale, pacte considéré
comme « le triomphe de l’incohérence. »29 Si les socialistes n’acceptent pas les syndicalistes
révolutionnaires, c’est aussi parce qu’ils les considèrent comme des anarchistes déguisés.
En 1906, les courants socialistes et syndicalistes continuent de se déchirer à l’occasion
du septième congrès du parti Socialiste, qui s’attache à débattre en substance des concepts
du socialisme marxiste et démocratique et de ceux du syndicalisme révolutionnaire. Au
terme d’âpres débats, c’est finalement la proposition consensuelle du docteur Nicolas
Repetto (acceptée par 882 voix contre 222) qui pousse gentiment les syndicalistes vers la
porte: "La septième Congrès saurait gré au groupe d’adhérents nommés syndicalistes de se
constituer en parti autonome afin de réaliser la vérification expérimentale de leur doctrine
et de leur tactique"30. Les syndicalistes révolutionnaires quittent alors volontairement le
parti, et parmi eux Julio Arraga, Gabriela De Coni et Luis Bernard. Pour la plupart, ils
rejoignent les rangs de l’U.G.T. Le divorce avec le parti socialiste est consommé.
Après le départ des socialistes de la F.O.A, les délégués dissidents fondent l’Union
Générale des Travailleurs le 7 mars 190331. Lors de son premier congrès, la nouvelle
centrale issue du Parti Socialiste « recommande à la classe travailleuse, indépendamment
de la lutte corporatiste, que les ouvrièrs se préoccupent de la lutte politique et conquièrent
des lois de protection du travail, en donnant leurs votes aux partis qui ont dans leurs
programmes des réformes concrètes en faveur de la législation ouvrière »32. Il s’agit là
d’une position encore très modérée et très influencée par les instances dirigeantes du Parti,
mais les choses ne tardent pas à évoluer.
En effet, l’U.G.T modifie sa position à l’occasion de son troisième congrès, qui se tient
du 13 au 18 août 1905, juste après l’attentat contre le président Quintana perpétré par
l’anarchiste catalan Salvador Planas, et qui pousse le gouvernement à décréter l’état
28
Malatesta rejette les améliorations parce qu'elles sont réformistes, de la même façon qu'il attribue au
syndicat un certain réformisme, que seuls les anarchistes peuvent faire évoluer vers une révolution et
une transformation de la société.
29
Oved, Iaacov, op.cit, p.408.
30
Dickmann, Enrique, Recuerdos de un militante socialista, Buenos Aires, La Vanguardia, 1949, p.201-
204, in Del Campo, Hugo, op.cit, p.28.
31
Oddone, Jacinto, Gremialismo proletario argentino, Buenos Aires, Libera, 1949, p.125-126.
32
Ibid, p.196. Voir aussi Abad de Santillán, op.cit, p.111.
8
d’urgence. Le premier point à l’ordre du jour, sur la proposition de la Société des Ouvriers
Métallurgistes, est celui d’un pacte de solidarité entre la F.O.R.A et la U.G.T. Luis Bernard,
représentant de la société de résistance des boulangers de la ville d’Azul (Province de
Buenos Aires) que l’on retrouve par la suite durant le congrès de fusion de 1907, se révèle
déjà un ardent défenseur de la coopération entre les deux centrales. Pour lui le débat entre
anarchistes et socialistes n’a pas de sens pour la majorité des travailleurs des sociétés de
résistance. Le congrès adopte la résolution suivante « l’U.G.T acceptera un pacte avec les
autres associations ouvrières à condition de ne pas léser ses méthodes de lutte (…) par
conséquent, regrettant les luttes intestines, elle se résout à entamer une campagne
énergique par le biais d’une propagande orale et écrite, afin de mettre un terme à toute
polémique qui vise à exacerber les relations entre ouvriers socialistes et anarchistes » 33. Par
ailleurs, la tendance syndicaliste s’affirme progressivement au sein de la centrale, même si
elle ne remporte pas encore l’unanimité des suffrages. A preuve, la motion de Bernard
concernant la grève générale, qui bouscule la ligne socialiste traditionnelle: « la grève
générale n’est pas seulement un moyen de lutte et le meilleur moyen de porter atteinte au
capitalisme, elle est aussi une école d’éducation morale pour les ouvriers… »34. Pour
Bernard, les syndicats sont le fruit même de l’expérience des ouvriers au sein de la lutte de
classes et ils leur permettent de se doter d’une véritable identité 35. La motion de Bernard
ne remporte que 2793 votes sur une majorité de 5096 suffrages en faveur de la motion
socialiste plus modérée, mais elle marque un virage dans l’orientation syndicaliste
révolutionnaire donnée à la centrale. Et comme le fait remarquer justement Abad de
Santillán, « pour une organisation issue de l’ambition électorale du Parti Socialiste, c’était
déjà beaucoup »36. Enfin, on remarque que cette proposition est très analogue aux
résolutions adoptées lors du quatrième congrès de la F.O.R.A, révélant ainsi le désir de
rapprochement des syndicalistes de la U.G.T.
Suite à ce congrès, l’U.G.T envoie une lettre au Cinquième Congrès de la F.O.R.A le 26
août 1905, dans laquelle elle affirme, au vu de « la nécessité imposée par le moment
historique que vit actuellement le prolétariat argentin », vouloir « concerter les efforts
organisés de tous les travailleurs de ce pays afin d’opposer un obstacle puissant à la férocité
réactionnaire de notre classe dirigeante ». Le congrès a donc « formulé les bases d’un pacte
qui servira à resserrer plus fortement les liens de solidarité entre les diverses corporations
ouvrières de la République, en les engageant à agir d’un commun accord dans des
circonstances données de la lutte »37.
Mais les anarchistes refusent toute alliance avec l’U.G.T et le Cinquième Congrès
« déclare inutile, inefficace et contre-productif tout pacte solidaire conclu avec l’U.G.T »38,
car selon elle, « la solidarité ne se décrète pas, elle est inhérente à l’espèce »39. Toutefois, la
décision du Cinquième congrès ne fait pas l’unanimité au sein de la F.O.RA, et le Conseil
Fédéral décide de revenir sur les raisons de son refus dans une nouvelle lettre adressée à
33
Oved, I, op.cit, p.404
34
Ibid, p.405.
35
Voir Luis Bernard, « ¿Qué es el sindicalismo », in La Organización Obrera, août 1905.
36
Abad de Santillán, op.cit, p.126.
37
Ibid, p.132.
38
Ibid, p.141.
39
Ibid, p.141.
9
l’U.G.T, dans laquelle elle déclare « non nécessaire le formalisme d’un pacte écrit »40. En
effet, les foristes estiment qu’étant donné que les deux organisations défendent les intérêts
de la classe ouvrière en général, cette solidarité de principe doit donc « s’imposer
spontanément, sans nécessité de protocole préalable ». La F.O.R.A ajoute enfin qu’elle
« répondra en coopérant en accord avec ses méthodes d’action et démontrant non
seulement sa solidarité avec [l’U.G.T], mais qu’elle défendra aussi ses propres intérêts »41
dans le cas où la centrale choisissait d’adopter une attitude réformiste de repli pour ne pas
déclencher les foudres répressives du gouvernement. Comme le fait remarquer Abad de
Santillán, il est évident à ce moment-là que les anarchistes ne font pas suffisamment
confiance aux syndicalistes et aux socialistes pour accepter une quelconque entente.42
Comme souvent, c’est le climat social qui imprime le rythme de la lutte, et l’année
1907, en ce sens, dépasse les querelles intestines et la méfiance qui séparent la F.O.R.A et
l’U.G.T. Un conflit ouvrier éclate à Rosario. Près de 150000 ouvriers (dont 80000 dans la
capitale) entament une grève générale de soutien au prolétariat rosarino. Elle s’étend à
toutes les grandes villes du pays. Les deux centrales signent conjointement une circulaire
dans laquelle ils expliquent les motifs de la grève. L’activité anarchiste se redéploie avec
vivacité, car comme le souligne Abad de Santillán, « les grèves générales solidaires ont
toujours été pour la F.O.R.A une arme de prédilection et un instrument d’éducation
révolutionnaire »43. En effet, les situations de tensions sociales précipitent l’action du
mouvement ouvrier qui peut entrevoir la mise en marche de la révolution sociale. Il en va
de même pour les syndicalistes, qui voient là une opportunité de rapprochement avec la
F.O.R.A.
A ce propos, on note qu’avant l’embrasement social de 1907, une entente éventuelle
entre les organisations ouvrières du pays a fait l’objet d’une motion décrétée par le Sixième
Congrès de la F.O.R.A. Celle-ci envisage, sur la proposition du secteur des cordonniers, la
possibilité de réaliser un « congrès d’unification ». Le Conseil Fédéral de la F.O.R.A envoie
donc aux organisations ouvrières une circulaire décidant de la tenue du dit congrès, « afin
de « réunir au sein d’un même organisme toutes les associations ouvrières de la région »44.
Le Congrès se tient donc du 28 mars au 1er avril 1907 dans le théâtre Verdi de Buenos
Aires et réunit 69 sociétés de résistance affiliées à la F.O.R.A, 30 à l’U.G.T et 36
autonomes. Abad de Santillán retranscrit en détail les discussions qui ponctuent les
sessions du congrès. Après lecture du Pacte de solidarité de la F.O.R.A du quatrième
Congrès, dont la déclaration de principe est acceptée pratiquement à l’unanimité, l’ouvrier
graphique Luis Bernard, partisan du syndicalisme, affirme que l’unification des forces
ouvrières « doit se faire coûte que côute »45. Revenons sur ce point, car le terme est fort. Il
40
Ibid, p.144.
41
Ibid, p.145.
42
Ibid, p.145.
43
Abad de Santillán, López de Arango, op.cit, p.21.
44
Abad de Santillán, op.cit, p.154.
45
Ibid, p.157.
10
semblerait bien que les syndicalistes révolutionnaires souhaitent entrer en force dans la
F.O.R.A et en prendre la tête, ce qu’ils vont réussir à faire en 1915. Le socialiste Jacinto
Oddone commente ce point : « les syndicalistes se montrèrent partisans de la fusion coûte
que coûte, même au prix de passer sur la déclaration du communisme anarchique, qui –
selon leurs propres paroles- n’avait pas d’importance, car comme les anarchistes
manquaient de connaissances en termes d’organisation et d’administration, la nouvelle
centrale aurait vite fait de tomber entre « nos mains ».46 Oddone nous semble s’avancer un
peu trop, car même si les intentions des syndicalistes sont très claires, ils résistent à la
définition communiste anarchique et la rejettent catégoriquement.
Bernard défend de extrêmement véhémente la doctrine syndicaliste, en faisant le
procès des anarchistes et des socialistes : « on a prétendu que les idéologies représentent
tout au sein du mouvement ouvrier. La théorie parlementaire socialiste est belle, très
belle ; l’idée anarchiste est belle aussi. Mais elles ne valent rien, absolument rien face à
l’organisation syndicale »47. Il poursuit «…les orateurs anarchistes peuvent grimper à la
tribune et idéaliser tout ce qu’ils veulent avec des phrases pompeuses. Rien de tout ça
n’aura, même de loin, la valeur de la plus petite amélioration, de la plus insignifiante
avancée conquise au cours d’une grève »48. Et tout ceci car les syndicats sont les « seuls
dépositaires des armes et du pouvoir qui surgit comme une immanence de la modalité
historique du prolétariat » et constituent « la fraction la plus révolutionnaire du
mouvement ouvrier »49.
Pour sa part, l’anarchiste Jaquet décrète que les sociétés ouvrières ne doivent pas
réduire leurs efforts à une lutte purement économique, qui ne sert qu’à conquérir de
maigres avantages, et il insiste sur l’abolition nécessaire du capitalisme. Jacinto Oddone, à
son tour, propose une motion censée compléter le pacte de solidarité et propose la
constitution de la Confédération Générale des Travailleurs, institution régionale qui
«représentera la réunion de tous les prolétaires qui, en dehors de toute école politique, se
consacrent à la lutte contre la classe capitaliste »50. Il poursuit en affirmant qu’il convient
d’accorder « la plus grande liberté de pensée aux adhérents des corporations, chacun
pouvant accepter en dehors de l’organisation les méthodes de lutte qui soient en accord
avec ses idées philosophiques ou politiques »51. Cette proposition, même si elle est rejetée
par 90 votes contre (34 pour et 8 abstentions) démontre bien la volonté d’instaurer la
neutralité politique au sein des organisations syndicales afin de ne pas diviser le
mouvement.
Les syndicalistes sont définitivement défaits (pour le moment) lorsque la treizième
session vote en faveur de la recommandation du communisme anarchique, défendue par
Jaquet (62 pour, 9 contre et 33 abstentions). Les corporations de l’U.G.T quittent le
congrès, qui se solde par un nouvel échec au bout de cinq jours. Abad de Santillán
commente les faits de la façon suivante « les choses sont restées comme elles étaient ou
46
Oddone, Jacinto, op.cit, p.288.
47
Cité par Marotta, Sebastián, op.cit, pp.301-303.
48
Ibid, p.301-303.
49
Ibid, p.301-303.
50
Ibid, p.158.
51
Ibid, p.159.
11
même pire, car les esprits se sont aigris et les hommes se sont encore plus éloignés qu’ils ne
l’étaient déjà »52. De son côté, Jacinto Oddone considère que cette entente impossible est le
fait de luttes d’influences pour la domination du mouvement ouvrier organisé. Pour lui, si
ni les anarchistes, ni les syndicalistes ne parviennent à s’approprier la tête de la nouvelle
centrale unifiée, ils ne pourront pas mettre en œuvre leur labeur de propagande, c’est
pourquoi « aucun congrès de fusion, de tous ceux qui ont eu lieu, n’a jamais fusionné. Au
contraire : après chaque congrès, les forces ouvrières en sortaient plus divisées
qu’avant »53.
Il est également intéressant de voir comment l’échec de ce congrès de fusion a été
retentissant à l’échelle internationale. A preuve, les commentaires de Luigi Fabbri depuis
Rome le 28 mai 1907 dans Vita Operaria « … je pense que l’organisation ouvrière, pour ne
pas être sectaire, dogmatique et autoritaire, doit éviter toute affirmation idéologique qui
puisse diviser la classe prolétaire (…) en conservant un contenu idéal qui est celui de la
solidarité avec tous les travailleurs contre le capitalisme. Nous amener sur le terrain des
préoccupations partisanes -même si elles sont de caractère purement anarchiste-, revient à
ruiner la solidarité ouvrière et agir de façon anti-libertaire… »54. Fabbri, qui est partisan de
l’organisation, regrette l’union manquée du mouvement ouvrier argentin… à cause des
anarchistes « …nous avons été douloureusement surpris par le résultat du congrès
d’unification ouvrière de la République Argentine, qui a échoué parce que nos
compagnons, profitant de se trouver en majorité, ont voulu que le congrès recommande
formellement, avec une résolution, la propagande du communisme anarchique, plaçant
ainsi dans une injuste condition d’infériorité les travailleurs socialistes, non anarchistes »55.
Fabbri reproche donc aux dirigeants de la F.O.R.A d’être restés sur des positions sectaires
et dogmatiques et d’avoir interdit l’accès à l’organisation à tous ceux qui ne pensent pas
comme eux. Pour sa part, Abad de Santillán, loin de vouloir imiter les compagnons
argentins met en garde les compagnons italiens et européens de suivre le même exemple…
Cette mise en garde se révèle bien inutile au vu des débats qui animent le congrès
d’Amsterdam quelques mois plus tard.
Mais revenons à la réalité argentine. E.G. Gilimón choisit de répondre à Luiggi Fabbri
en s’expliquant sur le rejet de la neutralité idéologique prônée par le syndicalisme : « les
syndicalistes prétendaient bannir la propagande idéologique en général, et la propagande
anarchiste en particulier, et faire des syndicats des organismes corporatistes du style des
Trade Unions anglaises. Parmi nous il n’y a pas de syndicalistes, mais des socialistes et des
anarchistes. Ceux qui se dénomment syndicalistes sont des socialistes, même s’ils le
nient ». Le fond du débat est bien l’idéologie politique, et sur ce point les foristes n’en
démordent pas. Il considèrent le syndicalisme comme une forme de lutte bâtarde et se
méfient de leur stratégie d’entrisme dans leur organisation. Pour la F.O.R.A, les partisans
du syndicalisme cherchent à capitaliser les efforts qu’ils ont fournis tout au long de la
première décennie pour organiser efficacement le monde ouvrier afin d’en prendre les
commandes. Et il est vrai que les syndicalistes souhaitent dépasser les débats idéologiques
52
Ibid, p.159.
53
Oddone, Jacinto, op.cit, p.274-275.
54
Cité par Abad de Santillán, op.cit, p.161.
55
Ibid, p.161.
12
entre anarchistes et socialistes pour offrir au prolétariat une alternative de lutte concrète
et immédiate. En les divisant, ils sont capables d’y parvenir, même si cela doit prendre des
années.
Enfin, 1907 est également l’année de la grande grève des inquilinos, des locataires. C’est
dans ce climat de lutte sociale ininterrompue et de répression policière que se déroule le
septième congrès de la F.O.R.A, du 15 au 19 décembre 1907. Une délégation de l’U.G.T est
reçue afin de discuter de la prochaine grève générale contre la Ley de Residencia, prévue
début 1908. A nouveau, une motion, approuvée par vingt votes, réitère le refus d’une
congrès unificateur avec la centrale syndicaliste : « Considérant que lors du précédent
congrès d’unification, les sociétés affiliées à l’U.G.T ont démontré peu de correction
sociétaire concernant les pratiques démocratiques, (…) [nous présentons une motion°]
pour qu’à compter de ce congrès, la F.O.R.A n’ait plus de relation avec l’U.G.T dans le but
de réaliser un autre congrès d’unification ». Les foristes, en revanche, désirent entretenir
de « bonnes relations avec les sociétés autonomes qui lors de ce congrès ont voté pour la
finalité du communisme anarchique »56.
56
Ibid, p.171.
57
Marotta, Sébastián, op.cit, tome 2, p.53.
58
Ibid, p.53.
59
Abad de santillán, op.cit, p.183.
13
ouvrier, pour gagner l’adhésion des travailleurs affiliés à la F.O.R.A. Les rédacteurs de La
Protesta, quant à eux, se demandent « Quel est le but de la nouvelle centrale ouvrière ? »60
…
Cependant, les événements se précipitent et 1910 constitue véritablement le point de
non retour pour les militants anarchistes qui ne parviennent pas à se relever de la
répression acharnée qui s’abat sur eux après l’assassinat de Falcón et des manifestations
contre les festivités du centenaire de l’Indépendance. Les principes de lutte à adopter font
encore débat entre les organisations ouvrières en présence. Le 8 mai, 70000 manifestants
se réunissent à Buenos Aires pour réclamer la suppression de la Ley de Residencia et la
libération des prisonniers politiques et pour manifester leur désaccord avec le patriotisme
des festivités du Centenaire. C'est la plus grande manifestation qui se soit jamais déroulée à
Buenos Aires, témoignant ainsi de l'ampleur du mécontentement. La F.O.R.A menace le
gouvernement d'une grève générale si la situation ne se débloque pas.
Toutefois, c'est la C.O.R.A qui récupère la situation à son avantage et annonce la grève
générale pour le 18 mai. D'après Abad de Santillán, les syndicalistes de la C.O.R.A
"comprirent que le Conseil Fédéral de la F.O.R.A ne se trouvait pas entièrement disposé à
suivre absolument le courant populaire, et ils se risquèrent à un coup d’audace
démagogique en déclarant la grève générale de leur côté." 61 Les syndicalistes
révolutionnaires veulent gagner cette bataille et s’approprier la paternité du mouvement,
même au prix d’une décision plutôt audacieuse. Le 14 mai l'état de guerre est déclaré dans
tout le pays. La terreur policière se met en œuvre. Les premières victimes sont les
rédacteurs de La Protesta et de La Batalla, les membres du Consejo Federal de la F.O.R.A,
ainsi que le comité central de la C.O.R.A. Les célébrations se déroulent dans un climat
répressif qui s’accentue avec la promulgation de la la Ley de Defensa Social, qui renforce la
Ley de Residencia de 1902. Ces événements marquent la fin de l’hégémonie de la F.O.R.A
sur le mouvement ouvrier argentin et sont un facteur conjoncturel à prendre en compte
dans la scission de 1915.
Enfin, il existe un autre élément déterminant dans la consolidation de la tendance
syndicaliste au sein du mouvement ouvrier : la fondation, à l’instigation de la C.O.R.A et
des socialistes, de deux centrales qui s’érigent en fer de lance du prolétariat organisé
jusqu’en 1940, à savoir la F.O.M. (Fédération Ouvrière Maritime) et la F.O.F (Fédération
Ouvrière des Chemins de Fer). Ces deux corps de métiers déterminent l’activité agro
exportatrice en Argentine, et regroupent un nombre important d’adhérents répartis sur un
vaste territoire géographique. Ils fonctionnent sous forme de corps de métiers fédérés
entre eux en « unions syndicales » et concurrencent la vieille structure organique des
sociétés de résistance pratiquée par les anarchistes. On peut voir dans l’émergence de ce
type d’organisation syndicale une volonté de se placer en deçà des luttes sempiternelles
entre anarchistes et socialistes. De façon générale, ces structures correspondent à une
mutation organique des organisations ouvrières qui sont indissociables des réalités socio-
économiques du pays. La F.O.M devient par la suite la « colonne vertébrale »62 de la
F.O.R.A issue du congrès scissionniste de 1915.
60
Numéro de novembre 1909, Ibid, p.185.
61
Ibid, p.197.
62
Del Campo, Hugo, op.cit, p.13.
14
Le co ngrès de fusion de 1912
Les divergences internes qui subsistent depuis 1901 dans la F.O.R.A, la coexistence de
syndicats autonomes, et les conséquences des événements du Centenaire sont autant de
raisons qui poussent au schisme et confèrent à la fédération une autre orientation
idéologique. L'évolution de l’organisation anarchiste vers le syndicalisme est également
due à une modification structurelle de la classe ouvrière. Hugo Del Campo, voit les choses
de cette façon: « une stratification naissante change peu à peu la physionomie de cette
classe, jusqu’à présent très dispersée et indifférenciée. Une plus grande stabilité dans le
secteur de l’emploi, ainsi que la frustration de nombreux rêves d’immigrants, amenaient
des secteurs de plus en plus importants à accepter leur condition de salariés comme
définitive, les poussant à essayer de l’améliorer au de lieu de se rebeller contre elle63.
Par ailleurs, les utopies anarchistes ne séduisent plus autant les masses. La révolte,
l'explosion sociale violente, la spontanéité insurrectionnelle n’apportent pas des réponses
immédiates aux ouvriers, qui craignent aussi la répression forcenée du gouvernement. Les
syndicalistes révolutionnaires profitent de ce phénomène, et intègrent les revendications
immédiates et concrètes des travailleurs dans leur mode d'organisation. D'une certaine
façon, on peut dire qu'ils vont capitaliser les efforts de propagande fournis par les
anarchistes jusqu’en 1910. Les partisans du syndicalisme pensent que la révolution sociale
est possible, à condition qu'elle s'appuie sur le syndicat, seule garantie valable d'un futur
meilleur.
Dans ce contexte, la Confédération Ouvrière Régionale Argentine, désireuse d’attirer
vers elle les masses ouvrières et de les réorganiser après la répression de 1910, propose un
énième congrès de fusion à la F.O.R.A en 1912. Elle souhaite favoriser la création de
puissants organismes corporatistes qui soient en mesure de s'opposer à la dictature
économique de l'Etat, mais aussi de créer un espace de discussions, de négociations qui
garantissent des acquis sociaux. Par conséquent, la tendance est à la modération théorique
et à l'affirmation de l'unité syndicale, condition préalable, selon la C.O.R.A, à la
renaissance du mouvement ouvrier. C'est ainsi que l’elle diffuse une circulaire, dans
laquelle elle expose les raisons de la nécessité de la fusion et conseille aux sociétés affiliées
"d’abandonner la résolution du cinquième congrès de la F.O.R.A qui recommande comme
finalité le communisme anarchique"64. La fusion est présentée comme une nécessité dans
l'intérêt de tous les travailleurs. Abad de Santillán commente cette proposition : "la
circulaire devait être accueillie par de nombreux militants comme une régression
inacceptable"65. Cette affirmation nous semble quelque peu exagérée, au vu des positions
qui se dégagent du congrès de fusion en décembre 1912. En effet, sur les 62 sociétés
présentes, 42 approuvent les bases de la fusion, ce qui suffirait à démontrer que la F.O.R.A
n'est pas unie en son sein… Le but de l'organisation reste l'émancipation des travailleurs,
mais les moyens d'y parvenir divergent du communisme anarchique. Ainsi, « considérant
que si le syndicat s’isole, il commettrait fatalement la même erreur que le travailleur isolé
63
Del Campo, Hugo, op.cit, p.12.
64
Abad de Santillán, op.cit, p.204.
65
Ibid, p.205.
15
à qui il manque la pratique de la solidarité, il faut que les producteurs se réunissent en
syndicats et accomplissent immédiatement le travail syndicale, en faisant adhérer leur
syndicat à la fédération locale, et par le biais de l’union nationale à la nouvelle
organisation »66.
Dans cette entreprise d'émancipation intégrale, le syndicat, "aujourd’hui groupe de
résistance, sera dans le futur le groupe de production et de distribution, base d’une
nouvelle organisation sociale constituée par des associations libres de producteurs
libres ».67. Les travailleurs sont invités à rejoindre le syndicat « quelles que soient leurs
opinions ou leurs tendances politiques ou philosophiques »68. La neutralité idéologique est
donc un élément constitutif de la nouvelle organisation, ce qui va à l’encontre des
principes anarcho-communistes du quintismo (qui se réclame des résolutions du
cinquième congrès). Les anarchistes sont ciblés quand la déclaration insiste sur le fait que
« les organisations, en tant que groupes syndicaux, ne doivent pas se préoccuper des partis
et des sectes »69. Il s’agit là d’une dénonciation de leur sectarisme et de leur rigidité
idéologique. La référence à la Charte Amiens, qui établit les principes du syndicalisme
révolutionnaire en 1906, est évidente. A preuve, on peut lire dans le texte original:
Le congrès affirme l'entière liberté pour le syndiqué de participer, en dehors du
groupement corporatif, à toutes formes de lutte correspondant à sa conception
philosophique ou politique, se bornant à lui demander, en réciprocité, de ne pas
introduire dans le syndicat les opinions qu'il professe au dehors (…) les organisations
confédérées n'ayant pas, en tant que groupements syndicaux, à se préoccuper des partis
et des sectes qui, en dehors et à côté, peuvent poursuivre en toute liberté la
transformation sociale.70
Les foristes n'entendent pas se plier aux exigences des syndicalistes et réfutent la
déclaration de principes. Dans La Protesta, Julio Barcos rappelle avec véhémence
l’importance historique de la F.O.R.A dans le mouvement ouvrier : « Qui a fait l’histoire
du prolétariat dans ces pays latino-américains ? La F.O.R.A »71 Les anarchistes se
réunissent en mai 1912 et décident de ne pas reconnaître "toute institution fondée ou qui
se fondera avec des buts qui divisent le prolétariat"72. Une nouvelle fois, après les
tentatives de 1907 et 1909, le congrès de fusion est un échec. Selon Abad de Santillán, la
scission est de plus en plus imminente, car en fin de compte, « ce qui divisait le prolétariat
argentin, c’était la conduite pratique et la rivalité inévitable et continue des divers
courants qui aspiraient à la supériorité ; Ni les syndicalistes, ni les anarchistes, ni les
socialistes n’étaient disposés à devenir les simples contingents passifs les uns des autres. »73
Jacinto Oddone considère quant à lui que la distance qui sépare les anarchistes des
syndicalistes se réduit considérablement, surtout après les événements du Centenaire. Il
66
Ibid, p.207.
67
Ibid, p.207.
68
Ibid, p.208.
69
Ibid, p.208.
70
Maitron, Jean, Le mouvement anarchiste en France, Paris, Maspero, 1975 (réédition de Gallimard,
1992) tome 1, p.318 et suivantes.
71
Voir La Protesta, 15 décembre 1912, cité par Abad de Santillán, op.cit, p.208-209.
72
Ibid, p.209.
73
Ibid, p.208.
16
estime que « beaucoup d’anarchistes avaient corrigé leurs points de vue et perdu de leur
enthousiasme pour les vieux concepts doctrinaires, se rapprochant des syndicalistes. A
présent, ces syndicalistes et ces anarchistes, ayant réduit les distances qui les séparaient,
pouvaient s’entendre et lutter ensemble contre les anarchistes authentiques et les
socialistes »74. Ce point nous semble intéressant. En effet, Oddone distingue les anarchistes
"authentiques" des anarchistes "syndicalistes" dissidents de la F.O.R.A. Dès 1912, le
dirigeant socialiste perçoit les deux tendances qui scissionnent au congrès de 1915, les
anarchistes authentiques, ou orthodoxes étant ceux de la F.O.R.A du Cinquième Congrès,
et les anarchistes partisans du syndicalisme révolutionnaire qui vont rejoindre la F.O.R.A
du neuvième congrès.
74
Oddone, Jacinto, op.cit, p.360-361.
75
Abad de Santillán, op.cit, p.215.
76
Ibid, p.215.
17
arbitre des sociétés affiliées »77. Cette formulation est un peu floue, mais la phrase qui suit
clôt le débat « [la F.O.R.A] considère que toute rectification aux accords d’un congrès doit
être le fait d’un autre congrès de la F.O.R.A »78. Il est évident que dans ces conditions, il est
impossible de parvenir à une modification de la position de la F.O.R.A lors du congrès de
concentration. Ce refus catégorique pousse inéluctablement la F.O.R.A vers le congrès
scissionniste de 1915. Les motions acceptées lors du congrès confirment les positions de
uns et des autres, et les attaques contre le sectarisme des anarchistes redoublent. Le
congrès de concentration souhaite une « adhésion en masse à la F.O.R.A » ainsi que « la
plus grande autonomie des organisations face aux partis politiques et aux sectes »79. La
guerre est ouverte, et la tactique de la C.O.R.A et des syndicalistes révolutionnaires va
finir par payer.
18
anarchistes ne constituent plus la tendance majoritaire, et ils quittent le congrès.
Souhaitant néanmoins conserver leur spécificité théorique, les 21 sociétés de résistance
dissidentes se réunissent le 2 mai 1915. Elles décident de ne pas reconnaître le congrès et
de maintenir la définition communiste anarchique du cinquième congrès. Il existe
dorénavant deux F.O.R.A, celle du cinquième congrès (F.O.R.A V) et celle du neuvième
congrès (F.O.R.A IX), aucune des deux organisations ne souhaitant modifier son nom.
Selon Abad de Santillán, ce neuvième congrès est marqué par le « désaccord », et il
regrette que ce soient les anarchistes qui aient dû se retirer du congrès :« si les anarchistes
en désaccord étaient restés au neuvième congrès, ils auraient vite repris la majorité, car les
nouveaux éléments ne pouvaient pas suivre très longtemps le rythme imposé par la
F.O.R.A et ils auraient rapidement montré leurs tendances réformistes ; de cette façon la
scission aurait été le fait, comme en 190281, des instigateurs de la fusion eux-mêmes »82.
Mais l’histoire ne se répète pas toujours, et Santillán ne peut que reconnaître que « les
vrais dissidents n’étaient qu’une minorité, et [que] beaucoup d’anarchistes étaient disposés
à la coopération avec les adversaires d’hier, en les croyant de bonne foi aujourd’hui83.
En définitive, le congrès de 1915 marque un tournant dans l'histoire du mouvement
ouvrier à deux titres. D'une part, il concrétise officiellement la défaite de l'anarchisme,
déjà ébranlé depuis les événements de 1910, et d'autre part, il annonce la naissance d'une
nouvelle force syndicale. La coexistence de deux organisation portant presque le même
nom contribue à créer une certaine confusion, car l'anarchisme est toujours présent dans
l'inconscient collectif, d'autant plus que certaines méthodes de luttes comme la grève
générale et le boycott sont préconisées par les deux organisations. Cependant, la F.O.R.A
IX s’oriente vers une ligne de conduite beaucoup plus réformiste et accepte même de
passer des accords avec le gouvernement radical d’Yrigoyen (même si ces dérives tournent
à son désavantage comme en témoigne la répression de la Semaine Sanglante de 1919). La
rupture est bien consommée entre anarchistes et syndicalistes84.
En 1925, les deux théoriciens de l’anarchisme argentin que sont Diego Abad de
Santillán et Emilio López Arango publient conjointement L’anarchisme dans le
mouvement ouvrier, ouvrage qui synthétise l’évolution de la pensée anarchiste en
Argentine par rapport aux grands penseurs européens. Leurs positions sur la spécificité
81
Il fait ici allusion au départ des socialistes de la F.O.A lors du congrès de 1902.
82
Abad de Santillán, op.cit, p.236
83
Ibid, p.237.
84
Le mythe de la fusion organique resurgit une dernière fois en 1921, lors du congrès de la F.O.R.A.IX,
auquel est invitée une délégation du Conseil Fédéral de la F.O.R.A V. Les syndicalistes sont à l’origine
d’un comité pro unification. Ces velléités de fusion sont bientôt mises à l’épreuve à l’occasion de la grève
de La Forestal, dans le Chaco, suite au massacre de plusieurs ouvriers. La F.O.R.A V lance le mouvement
de grève, que la F.O.R.A IX refuse de suivre. La répression est féroce et le mouvement défait dans le sang.
Le 20 août 1921, les anarchistes mettent un terme définitif au sujet de la fusion, car pour eux elle ne
pouvait avoir lieu « sans la reconnaissance préalable de ses idées et de ses tactiques ». Voir Abad de
Santillán, op.cit, p.256-258.
19
argentine du communisme anarchique y sont explicitées très largement, et ils ne mâchent
pas leurs mots à l’encontre de la neutralité syndicaliste, qu’ils jugent responsable du
réformisme qui infiltre les organisations ouvrières, dans un contexte international très
influencé par la révolution russe.
Leur dénonciation du syndicalisme s’articule d’abord autour de la critique du
marxisme : « le syndicalisme neutre accepte de fait toutes les contingences marxistes : il
fonde sur l’empire économique du capitalisme la réalisation des fins économiques qui
excluent toute définition politique et idéologique »85. Il existe donc un fossé idéologique
important qui ne peut qu’échouer dans la pratique. De fait, Arango et Santillán attribuent
la dégénérescence du mouvement ouvrier révolutionnaire à la « dérive réformiste » et au
« manque de précision doctrinaire des syndicalistes purs. Le syndicalisme n’est pas
parvenu à être une doctrine, malgré l’effort de certains théoriciens à la frontière entre le
marxisme et l’anarchisme »86. En effet, si le syndicalisme n’est pas une doctrine, c’est
d’abord parce qu’il est « orphelin d’idéologie. »87
Par ailleurs, le syndicalisme ne peut être considéré comme une doctrine, car il est avant
tout un moyen d’action, à des fins immédiates. De plus, il n’est qu’« une conséquence de
l’organisation capitaliste, un phénomène social, produit des nécessités de l’époque ». Les
deux théoriciens argentins ne conçoivent pas d’édifier la société anarchiste future sur les
bases du syndicat, et en ceci, ils diffèrent considérablement des anarcho-syndicalistes
européens. En effet, pour eux, « conserver sa structure après la révolution impliquerait de
conserver la cause qui la engendré : le capitalisme. »88. C’est pourquoi ils mettent en garde
contre une neutralité politique qui voue la pensée anarchiste et le mouvement ouvrier à sa
perte, car elle reviendrait à une perte d’identité : « devons-nous persister dans l’erreur de
la neutralité, en nous entêtant à maintenir une tendance hybride qui rejette les
fondements doctrinaires de l’anarchisme et prétend chercher les raisons de la révolution
dans le facteur économique en excluant toute idée morale ou politique ? »89
Et de toute façon, dans l’hypothèse de l’existence d’un syndicat, les anarchistes refusent
tout assujettissement, de la même façon qu’ils rejettent la domination des partis politiques.
Arango et Santillán déclarent unanimement : « nous ne voulons pas être dominés
mentalement par le syndicat ; nous voulons dominer le syndicat »90.
A plusieurs reprises, les auteurs mentionnent et revendiquent le divisionnisme. Les
anarchistes argentins sont accusés de divisionnisme car leurs détracteurs estiment que
acharnement idéologique nuit à l’union ouvrière. Cette critique est reprise par le congrès
international de l’A.I.T à Berlin en 1922, mais Arango et Santillán remarquent que
pourtant, le divisionnisme « s’impose partout »91, en France, aux Pays Bas, et dans les pays
latino-américains. Ils sont convaincus qu’on ne peut pas faire cohabiter dans une même
organisation des tendances qui s’opposent. C’est pourquoi ils revendiquent le
divisionnisme car il permet une définition plus claire des fractions doctrinaires au sein du
85
Abad de Santillán, López de Arango, op.cit, p.47.
86
Ibid, p.48
87
Ibid, p.50.
88
Ibid, p.57.
89
Ibid, p.48
90
Ibid, p.57.
91
Ibid, p.80.
20
mouvement ouvrier. Ils ne craignent pas d’aller à la « confrontation des idées »92 car ils
assument pleinement leur idéologie anarchiste. Là encore, on perçoit une critique des
compagnons européens : « nous ne croyons pas que la neutralité, défendue par la majorité
des compagnons européens comme un moyen de maintenir la cohésion des forces
organisées dans les syndicats ouvriers, soit possible. »93 Pour eux, elle n’est et ne restera
qu’une « fiction ».
Il nous reste à revenir maintenant sur un aspect qui nous semble fondamental dans la
compréhension du mouvement anarchiste argentin, car à notre sens, trop d’historiens
utilisent le terme anarcho-syndicaliste pour le décrire. Or, nous avons vu, tout au long de
cette étude détaillée, qu’il est absolument impossible de le qualifier de la sorte, l’anarcho-
syndicalisme restant une réalité européenne qui ne s’applique pas à l’Argentine. La
F.O.R.A demeure une organisation anarchiste ouvrière fondée sur les principes du
communisme anarchique. C’est pourquoi la précision apportée par López Arango en 1925
nous semble précieuse à cet égard. En effet, il considère que l’anarcho-syndicalisme est
« un produit hybride de cette époque confuse »94, et que cette dénomination ne sert qu’à
« déguiser la vieille tendance réformiste appliquée au mouvement ouvrier » car elle est
« en quelque sorte, le fruit du prêche des défenseurs de la neutralité idéologique dans les
syndicats »95. Le penseur argentin, en désaccord avec Malatesta et tous les défenseurs de ce
qu’il appelle l’anarchisme politique96, rejette le terme d’anarcho-syndicalisme en raison de
son ambiguïté. A nouveau, il se démarque clairement des compagnons européens : « dans
les pays latins, de tradition libertaire et fédéraliste, où le mot anarchie n’effraie personne,
quelle nécessité y a t’il d’utiliser cette étiquette ambigüe ? (..) L’union de l’anarchisme et
du syndicalisme n’est pas possible, même dans les termes. C’est pourquoi elle n’intéresse
que les partisans de la neutralité doctrinaire, les syndicalistes appelés apolitiques et ceux
qui développent leurs activités sur deux plans distincts : dans les syndicats, en tant que
salariés, et dans les partis, en tant qu’adeptes d’une croyance sociale ou apolitique
déterminée. »97 Arango n’est donc pas prêt à sacrifier ses croyances idéologiques et
revendique bien au contraire son appartenance politique.
Enfin, au vu des expériences syndicales et anarcho-syndicalistes existantes depuis le
début du XXème siècle, López Arango en arrive à la conclusion suivante : « l’anarcho-
syndicalisme prétend être une théorie révolutionnaire à mi-chemin entre le réformisme
syndical et l’anarchisme doctrinaire. Elle prend du premier les moyens d’action, directs ou
indirects selon les cas, elle s’approprie ses pratiques corporatistes, ses formules
économiques, se contentant de se parer des paroles du second (…) et le « mélange » donne
une vraie salade russe : quelque chose d’appétissant en apparence, mais en réalité difficile à
digérer. »98 Et on peut se demander de quelle façon les anarchistes européens ont, de leur
côté, digéré les conclusions du congrès d’Amsterdam…
92
Ibid, p.90.
93
Ibid, p.90
94
López Arango, Emilio, in Suplemento Semanal de La Protesta, 13 juillet 1925, cité dans Abad de
Santillán, Lopez de Arango, op.cit, p.186.
95
Ibid, p.186-187.
96
Il explique en détail ses divergences d’opinion dans l’article cité ci-dessus. Voir p.186-193.
97
Ibid, p.187.
98
Ibid, p.188.
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