Ire Partie (Fantine), Livre II (La chute), Chapitre VII (Le dedans du désespoir) :
Un détail que nous ne devons pas omettre, c’est qu’il était d’une force physique dont
n’approchait pas un des habitants du bagne. À la fatigue1, pour filer un câble2, pour
virer un cabestan3, Jean Valjean valait quatre hommes. Il soulevait et soutenait parfois
d’énormes poids sur son dos, et remplaçait dans l’occasion4 cet instrument qu’on
appelle cric et qu’on appelait jadis orgueil, d’où a pris nom, soit dit en passant, la rue
Montorgueil près des halles de Paris. Ses camarades l’avaient surnommé Jean-le-Cric.
Une fois, comme on réparait le balcon de l’hôtel de ville de Toulon, une des admirables
cariatides de Puget5 qui soutiennent ce balcon se descella et faillit tomber. Jean Val-
jean, qui se trouvait là, soutint de l’épaule la cariatide et donna le temps aux ouvriers
d’arriver. […]
1 Terme de marine. Se dit du travail des forçats qui sont hors du bagne, employés
aux travaux du port. Aller à la fatigue. (Littré)
2 Terme de marine. Filer un cordage, le détendre par degrés quand il est roide et le
forcer de céder doucement à l’effort qui le tend et l’entraîne, JAL. Filer du câble, mettre
hors du navire une longueur de câble plus grande que celle qui y était déjà. Filer un câble,
une chaîne par le bout, laisser aller la chaîne ou le câble tout entier hors du navire, par
l’écubier qui lui sert de passage. (Littré)
3 Virer le cabestan, ou, moins exactement, virer au cabestan, faire tourner le cabestan
sur son axe à l’aide de ses barres. (Littré)
4 « à l’occasion »
5 Pierre Puget [1620-1694] ; il s’agit du portail des Atlantes (la Force et la Fatigue,
1657) de l’ancien hôtel de ville — détruit, en même temps que le reste du port, en 1944 —
remonté sur la façade de la nouvelle mairie d’honneur sur le port.
Les Grecs furent les premiers qui posèrent une architrave, tantôt sur des figures dhommes qu’on
appelle télamons ou atlantes, en mémoire d’Atlas, qui porte le ciel, tantôt sur des figures de fem-
mes, que l’on nomme caryatides.
Charles Blanc, Grammaire des arts du dessin, 1876, p. 197. [TLFi]
Hugo savait distinguer un atlante (Ἄτλας, apparenté à τλῆναι « supporter », si ce n’est pas
une étymologie populaire) d’une caryatide (Καρυᾶτις, femme de la localité de Καρύαι
« les noyers », Karyes, en Laconie ; Καρυάτις et Καρυές sont modernes)/cariatide :
Que la cariatide, en sa lente révolte,
Se refuse, enfin lasse, à porter l’archivolte
Et dise : « C’est assez ! » Les Voix intérieures
Soyez payen (sic) et tâchez de vivre tranquille ; impossible ; l’ubiquité divine vous harcèle. Elle accable
le philosophe par l’immanence ; elle obsède le payen par l’apparition et la disparition. Elle se masque,
se démasque, se remasque ; c’est une perpétuelle poursuite à faire, et rien n’est troublant comme ce
va-et-vient imperturbable du surnaturel dans la nature. Pour le payen, Dieu est fourmillement. Toute
sa religion est protée. Le payen vit haletant. Qu’est ceci ? c’est une prairie ; non, c’est une napée.
Qu’est ceci ? c’est une colline ; non, c’est une oréade. Qu’est ceci ? c’est une pierre ; non, c’est le dieu
Lapis qui peut vous changer en tortue ou en crapaud. Qu’est ceci ? c’est un arbre ; non, c’est Priape.
Qu’est ceci ? c’est de l’eau ; non, c’est une femme. Prenez garde à l’eau. Elle est perfide comme Vénus.
L’océan a la néréide et l’étang a la limniade. Si vous, naviguez, Poséidon vous guette ; méfiez-vous du
Brise-Vaisseaux. Égéon est sous l’écume. Redoutez de rencontrer les sept îles Vulcaines ; vous ne sor-
tiriez pas de leurs détroits. Vous n’auriez d’autre ressource que de vous couper la main droite pour
Mulciber et la main gauche pour Tardipes, qui sont le même dieu, Vulcain. Ce boiteux vous veut
manchot. Évitez aussi les îles Echinades ; c’est là que Neptune Ypéus cache les filles qu’il enlève, et il
n’aime point les curieux. Vous devinerez la bonne route et, chemin faisant, le sens des présages qu’on
rencontre si, par aventure, vous avez dans votre équipage un matelot telmessien, car à Telmesse tout
le monde naît devin. Un port s’ouvre, n’y entrez point, la tempête vaut mieux ; il est gardé par le dieu
Palémon qui tient une clef dans sa main droite. Attention : je crois que ce paquet d’algues à vau-l’eau
est un Glaucus ; les Glaucus sont trois, et fort méchants. Faites un sacrifice à Elpis, la déesse Espérance,
et aux Muses couronnées des ailes hideuses arrachées aux sirènes ; craignez les érynnides (sic), sœurs
aînées des euménides ; et le soir ne vous endormez pas dans votre hamac fait d’une voile sans avoir
adoré les sept étoiles, couronne de Clotho, la parque qui file, moins mauvaise que Lachesis qui tourne
et qu’Atropos qui coupe. Tremblez d’apercevoir à travers la brume marine le feu de Lyncée sur la tour
de Lyrcos et le feu d’Hypermnestre sur la tour de Larissa. Ces phares sont des spectres. Ne touchez pas
à cette outre ; elle contient peut-être un géant. Une outre crevée donne passage à un ouragan. Surtout
ne confondez pas Téthys avec Thétis, vous seriez perdu. Ne vous brouillez pas avec l’aurore, mère des
Vents. Tâchez d’être en bons termes avec Busiris, dieu des pirates et roi d’Espagne. Il est utile aussi
quelquefois d’invoquer Eudemonia, la déesse de Lucullus. Si Démogorgon, le vieillard du centre de la
terre, est pris d’un accès de toux, cela fera sauter les flots et vous pourrez bien naufrager. Brûlez de la
rognure d’ongles en l’honneur des deux sœurs farouches Pephredo et Enyo qui vinrent au monde
avec des cheveux blancs. L’une est la lame, l’autre est la houle. Je ne parle pas des syrtes, des acrocé-
raunes, des écueils, des dogues aboyant sous l’onde. Autant de vagues, autant de gueules. Chantez un
hymne à Bonus Eventus, le mari de l’Eau, et à Rubigus, le mari de Flore. Bonus Eventus obtiendra
peut-être de l’Eau qu’elle vous lâche et Rubigus obtiendra de Flore qu’elle vous reçoive. Flore c’est la
terre. Si la terre est de bonne humeur, si la Nuit ne lui a pas trop durement écrasé sa torche sur la tête,
si vous lui faites une libation avec une pleine jarre de ces bons vins du mont Tmolus, si vous êtes assez
riche pour avoir dans votre navire une statue de Jupiter et une statue d’Esculape, toutes deux en or et
en ivoire, et celle d’Esculape plus petite de moitié que celle de Jupiter, si vous êtes dévot à la Gorgone
et prêt à baiser son bras de chair pour éviter sa main d’airain, si toute votre vie vous avez timidement
salué, en passant, les autels dédiés aux dieux d’en haut et les fosses dédiées aux dieux d’en bas, si enfin
vous n’avez jamais insulté les junons des femmes, vous avez chance de débarquer. Vous êtes à terre.
Bon. Une question : avez-vous, en abordant le rivage, pensé aux six couples des dieux Consentes ?
Non ? je vous plains. Le mouchard Ascalaphe vous aura probablement dénoncé. Cérès sera furieuse.
Elle ameutera les Atlantes contre vous. Attendez-vous à des malheurs. Vous allez entendre bourdon-
ner à vos oreilles Mellona, la déesse abeille. C’est fait. Elle vous a piqué. Furoncle. Ménédème en est
mort. Bubona, la déesse bouvière, vous donnera quelque coup de corne. Le dieu Domiducas refusera
de vous ramener chez vous ; le dieu Jugatinus vous fera cocu. Tirez-vous d’affaire comme vous pour-
rez, saluez à haute voix Ops, Idea, Berecynthia, Dindymène, Vesta Prisca et Vesta Tellus, offrez de la
marjolaine et un voile de pourpre jaune à Hymenéus, battez du tambour en l’honneur des dix Dacty-
les ; vous pouvez être un peu rassuré maintenant. Prenez terre. […]
Promontorium Somnii, Partie II, Guy Robert et René Journet (1961), 603, p. 37
[Rien ne relie Déméter — Cérès, si l’on y tient — à Atlas ou aux Atlantes, mais peu importe.]
Le poète se serait-il laissé influencer par les Toulonnais, qui nont jamais appelé les statues
autrement que caryatides ? Ou bien a-t-il jugé préférable que Jean Valjean soutienne une
femme qui tombe ?
Il importe au narrateur que le lecteur ait pris bonne note du rapport entre le cric et le
forçat, car c’est un ressort dramatique à double détente.
● Dans la Ire Partie encore, Livre V (La descente), Chapitre VI (Le père Fauchelevent), l’acci-
dent survenu au vieux charretier (« il était impossible de le dégager autrement qu’en soule-
vant la voiture par-dessous ») met en scène la force et le courage de M. Madeleine, nommé
maire de Montreuil-sur-mer par Louis XVIII.
— Écoutez, reprit Madeleine, il y a encore assez de place sous la voiture pour qu’un homme s’y glisse et la
soulève avec son dos. Rien qu’une demi-minute, et l’on tirera le pauvre homme. Y a-t-il ici quelqu’un qui ait
des reins et du cœur ? Cinq louis d’or à gagner !
— Ce n’est pas la bonne volonté qui leur manque, dit une voix.
M. Madeleine se retourna, et reconnut Javert. Il ne l’avait pas aperçu en arrivant. Javert continua :
— C’est la force. Il faudrait être un terrible homme pour faire la chose de lever une voiture comme cela sur
son dos.
Puis, regardant fixement M. Madeleine, il poursuivit en appuyant sur chacun des mots qu’il pronon-
çait :
— Monsieur Madeleine, je n’ai jamais connu qu’un seul homme capable de faire ce que vous demandez là.
Madeleine tressaillit.
Javert ajouta avec un air d’indifférence, mais sans quitter des yeux Madeleine :
— C’était un forçat.
— Ah ! dit Madeleine.
— Du bagne de Toulon.
— Il n’y a donc personne qui veuille gagner vingt louis et sauver la vie à ce pauvre vieux ?
— Je n’ai jamais connu qu’un homme qui pût remplacer un cric. C’était ce forçat.
Écho : là où le narrateur expliquait que Jean Valjean « remplaçait dans l’occasion cet instru-
ment qu’on appelle cric », Javert parle du seul homme capable de « remplacer un cric ».
● Toujours dans la Ire Partie, Livre VII (L’affaire Champmathieu), Chapitre X (Le système de
dénégations), au procès d’assises où comparaît le père Champmathieu, sosie du héros et
voleur de pommes à cidre, audition du dernier des trois anciens bagnards, compagnons de
chaîne de Jean Valjean, rappelés à la barre pour une ultime identification du prévenu :
L’huissier amena Cochepaille. Cet autre condamné à perpétuité, venu du bagne et vêtu de rouge
comme Chenildieu, était un paysan de Lourdes et un demi-ours des Pyrénées. Il avait gardé des
troupeaux dans la montagne, et de pâtre il avait glissé brigand. Cochepaille n’était pas moins sau-
vage et paraissait plus stupide encore que l’accusé. C’était un de ces malheureux hommes que la
nature à ébauchés en bêtes fauves et que la société termine en galériens.
Le président essaya de le remuer par quelques paroles pathétiques et graves et lui demanda,
comme aux deux autres, s’il persistait, sans hésitation et sans trouble, à reconnaître l’homme
debout devant lui.
— C’est Jean Valjean, dit Cochepaille. Même qu’on l’appelait Jean-le-Cric, tant il était fort.
S’il n’est pas besoin d’être grand clerc pour voir à quels motifs répond l’introduction du
cric dans le récit, on peine à comprendre — si l’on prend le texte au sérieux — la perti-
nence de la digression gratuite (ne faisant avancer ni l’action ni l’analyse) qui vient se
greffer sur la narration mais lui reste étrangère : le cric « qu’on appelait jadis orgueil, d’où a
pris nom, soit dit en passant, la rue Montorgueil près des halles de Paris » — double affirmation
dont il faut d’abord vérifier la validité.
Vitruve [Marcus Vitruuius Pollio], Architecture, ou Art de bien bastir, trad. par Jean
Martin. Paris, Jacques Gazeau 1547 : Hipomoclion c’est vn billot que les ouuriers mettent
deuant quelque grosse pierre ou autre chose qu’ilz veulent mouuoir de lieu en autre, puis
assieent dessus le dos de leurs pinses ou piedz de cheures, & mettent leurs bizeaux soubz le
faix. Cela faict ilz foulent tant qu’ilz peuuent sur les queues ou boutz d’iceulx outilz, & par ce
moyen soubzleuent ce qu’ilz veulent, mais à raison que ce petit billot est cause de faire des-
placer vne chose sans comparaison plus pesante qu’il n’est, les susdictz ouuriers luy ont
donné le nom d’orgueil. (d’après Russon Wooldridge, University of Toronto)
[ὑπομόχλιον « point d’appui d’un levier, fulcrum »]
Un orgueil, c’est un billot que les ouvriers mettent devant quelque grosse pierre, ou autre
chose qu’ils veulent mouvoir de lieu en autre avec des leviers, Hypomochlion. Pource que ce
petit billot est cause de faire desplacer une chose sans comparaison plus pesante qu’il n’est,
on luy a donné le nom d’orgueil. (Nicot, 1606)
Terme de construction. Cale de bois, de pierre, ou de toute autre matière dure, qui fait
dresser la tête d’un levier employé à soulever un corps quelconque et en soutient
l’effort. On peut trouver aussi que l’Académie, en prodiguant les proverbes, a trop épargné
certains termes usités des artisans, et qui font des images ou peuvent en fournir.... Furetière
avait raison de regretter le nom énergique d’orgueil, employé par les ouvriers pour désigner
l’appui qui fait dresser la tête du levier, et que les savants appelaient du beau mot d’hypo-
mochlion, VILLEMAIN, Préface du Dict. de l’Académie, 1835. (Littré)
Outre la difficulté quil y aurait à concilier le sémantisme de cric (qui est un mécanisme)
et celui du vieux mot orgueil (élément d’un dispositif), la chronologie ne vient pas à l’ap-
pui du rapprochement : alors que cric [d’arbalète] est attesté depuis 1447, dans les Comptes
du roi René d’Anjou (« Pour faire mectre un nou [une noix où va venir se bloquer la corde
quand l’arbalète est bandée] à l’arbelestre neufve, V solz ; pour une corde à ladite arbelestre, II
solz VI deniers ; … pour une fausse corde d’arbaleste [qui est plus longue et sert à armer
l’arbalète, ‘stringer’], XX deniers ; pour radouber [réparer, nettoyer, remettre en état] le
cric, II solz VI deniers »), orgueil dans son acception technique apparaît dans le Livre du
roy Modus et de la royne Racio (Chambéry, Anthoine Neyret, 1486), écrit entre 1354 et 1376
(par Henri de Ferrières ?), le plus ancien livre de chasse français :
Comme bien d’autres auteurs qui ont écrit sur Paris, Jacques Antoine Dulaure (Histoire
physique, civile et morale…, 1823) fait remarquer
« l’usage, fort ancien, d’entasser sur différents points les immondices et les gravois de cette ville.
Ces amas qui, d’abord placés à l’extérieur des murs, se trouvèrent ensuite dans l’intérieur lorsque
ces murs furent portés plus loin, étaient à Paris nommés buttes, voiries, monceaux, mottes. La plu-
part, très-élevés, présentaient l’image de petites montagnes. Dans la partie septentrionale on signa-
lait le Monceau-Saint-Gervais, la Butte de Bonnes-Nouvelles ou de Villeneuve-de-Gravois, la Butte-Saint-
Roch, etc. Ces buttes ou monticules ont été aplanis dans la suite […]. »
La rue Montorgueil est appelée dans un acte du XIIIe siècle uicus Montis Superbi (rue du
Mont-Orgueilleux) : « elle conduisait à un monticule ou butte dont la rue Beauregard occupe au-
jourd’hui le sommet » (Félix Lazare, 1844), Villeneuve-sur-Gravois, puis Butte-aux-Gravois,
ensuite Butte-aux-Moulins, et enfin Butte Bonne-Nouvelle.
tiré de Lutetia Parisiorum (Amsterdam, 1657), par Johannes Janssonius [Jan Jansz., 1588-1664]
Mont Orgueil se retrouve ailleurs, par exemple dans l’Ariège (voir les vestiges de la tour de
Montorgueil/Montarguel, située sur la commune de Bédeilhac-Aynat, en limite avec la
commune de Saurat, dépendant jadis du comte de Foix, mentionnée pour la première fois
en 1213, selon l’historienne et archéologue Florence Guillot, http://latourdemontorgueil.e-
monsite.com/rubrique,historique,32620.html) et — Victor Hugo n’en ignorait rien — sur l’île
de Jersey, à l’extrémité sud-est, le château de ce nom construit à partir de 1204 en surplomb
du port de Gouray (Gorey Harbour), assiégé par Du Guesclin en juillet 1373.
Cette dénomination indique en général une construction offrant un point de vue exception-
nel ; dans le cas d’une rue conduisant à un immense tas de détritus, on ne peut pas exclure
un soupçon d’ironie.
Aspect ludique : le lecteur de fiction participe à un jeu dont il découvre au fur et à mesure
les règles explicites et implicites fixées par lécrivain (mais qui peuvent être fluctuantes) ; le
rapport au réel est du nombre.
Fantasme de démiurge : la réalité (telle qu’elle apparaît dans ma création/fiction) est sou-
mise à mon bon plaisir de créateur ; mais — paradoxe — je multiplie les assurances, les garan-
ties, les serments, les protestations pour dissiper le doute qui pourrait naître dans l’esprit
du lecteur quant à la vérité du monde où je l’entraîne et l’invite à me suivre.
D’un côté, Hugo invente des étymologies (Eugène Rigal (Victor Hugo, poète épique, 1900) a
parlé d’« érudition fantaisiste » à propos de l’écrivain) ; de l’autre, il se porte garant de leur
véracité. Il procède avec le langage, qui est la pâte même de son œuvre, comme avec
n’importe quelle autre matière : plasticien, il déplace un quartier de Paris, un épisode histo-
rique, et — au mépris de l’évidence — jure la main sur le cœur que tout est comme il le
prétend ; il n’agit pas autrement quand il affirme quantan (attesté depuis 1160 environ)
est un terme argotique et que décar(r)ade (attesté depuis 1821) est une création de Villon :
est vérité ce qui arrange le démiurge ; or certains lecteurs doivent prendre ce qu’il écrit
pour argent comptant.
Les œuvres de Victor Hugo sont du ressort de la philologie en tant qu’on peut vouloir déter-
miner soit l’étendue, soit les sources, de l’immense vocabulaire dont dispose le maître. Ce
qu’on va lire est un article de philologie et n’a pas pour objet l’esthétique littéraire.
Rabelais excepté, je ne crois pas qu’aucun auteur français emploie plus de mots différents
que Victor Hugo. Artillerie et cuisine, botanique et bibliographie, il n’est pas une science ou
un art dont il ne fasse prononcer par un de ses personnages tous les termes techniques. Il y
a dans Quatrevingt-treize plus de termes de marine qu’il ne suffisait sans doute pour donner
du fil à retordre au traducteur tchèque ou au traducteur hongrois.
Aussi l’ouvrage n’est-il pas écrit pour des gens obligés de se rendre compte de tout. Il est
écrit pour la foule des liseurs. Chacun glisse sur les mots qui lui sont inconnus : il en admire
la profusion sans qu’elle l’incommode ; et, s’il est bienveillant pour l’auteur ou enthousias-
mé par ses inventions, rien ne l’empêche de jouir de son ignorance même et de savourer la
douceur de l’étonnement. Pour peu qu’il s’y sente disposé, il ne tient qu’à lui de se griser du
plaisir de lire sans comprendre, comme on continue de boire quand on n’a plus soif et qu’on
ne discerne plus le goût du vin. Quant à l’illustre écrivain, il ne demande qu’à favoriser, et à
partager à sa manière, cette ivresse enfantine ; il se divertit visiblement à verser tantôt du
rouge et tantôt du blanc, et à changer l’un pour l’autre, au gré de sa fantaisie, les mille robi-
nets par où son érudition s’épanche.
Au risque de paraître indiscret, je vais essayer de faire voir au lecteur — par un tout petit
coin — ce qu’il y a à l’intérieur de la bouteille inépuisable.
Au premier chapitre du roman, des soldats fouillent un bois, le doigt sur la détente du fusil,
tout prêts à mettre à mort le premier paysan qui se trouvera sur leur passage. Le bois est
plein d’horreur et de mystère. « La Saudraie était un de ces halliers où jadis, dans les temps
paisibles, on avait fait la Houiche-ba, qui est la chasse aux oiseaux pendant la nuit ; maintenant on y
faisait la chasse aux hommes. » Dans ce lieu tragique la nature est souriante. Nous apprenons
les noms des plantes en floraison : « le glaïeul, la flambe des marais, le narcisse des prés, la gênotte,
cette petite fleur qui annonce le beau temps, le safran printanier. » Il y en a cinq, comme on voit ;
cette extrême précision a déjà été remarquée ailleurs. Un autre aurait dit (à supposer qu’il
eût parlé de fleurs) : Le bois était plein de fleurs, mais les Bleus ne les regardaient guère. M.
Victor Hugo ne se croit pas dispensé de rapporter scrupuleusement tous les détails dont il a
connaissance. Il a parfois la fidélité libérale dun appareil photographique, à qui on deman-
de l’image d’un personnage et qui donne par-dessus le marché le portrait de son parapluie ;
ainsi, dans l’instant le plus dramatique, à la minute précise où un coup de canon annonce
l’assaut que vont donner cinq mille républicains à dix-neuf chouans enfermés dans la Tour-
gue, pendant que le farouche Gouge-le-Bruant prépare l’incendie où doivent périr les trois
petits enfants qui doivent servir d’otages aux assiégés, le narrateur s’interrompt pour dres-
ser une liste de comestibles. « Au fond de la salle basse, sur un long tréteau, il y avait à manger,
comme dans une caverne homérique [ ? ] ; de grands plats de riz, du fur [ sic ], qui est une bouillie de
blé noir, de la godnivelle, qui est un hachis de veau, des rondeaux de houichepote, pâte de farine et de
fruits cuits à l’eau, de la badrée, des pots de cidre. Buvait et mangeait qui voulait. »
Tous les lecteurs seront unanimes pour s’émerveiller d’une si profonde connaissance des
choses locales, et feront des conjectures sur les longues études par lesquelles M. Victor
Hugo a dû l’acquérir. Sans doute, dira l’un, il a été lui-même dans le pays breton ; il y a
cueilli du narcisse, du safran printanier, du glaïeul, des flambes, des gênottes ; il y a mangé
de la badrée et de la houichepote en rondeaux, du fur, puisque fur il y a, avec du riz et de la
godnivelle ; la nuit, il y a vu chasser les oiseaux à la houiche-ba. — Victor Hugo, dira l’autre,
ne se serait pas hasardé à donner comme vrai en 1793 ce qu’il n’aurait vérifié en Bretagne
en 1873. Qui sait s’il n’a pas puisé dans des documents bretons du temps ? Il a dû fondre
habilement des détails fournis par l’observation directe et des détails fournis par l’érudition
archéologique.
Ces hypothèses seraient vaines. Ce n’est ni en Bretagne, ni dans des textes anciens relatifs à
la Bretagne, que le romancier a trouvé ses informations ; il n’a pas eu non plus à coordonner
des renseignements d’origine diverse. Tous ceux dont il s’est servi sont pris dans un même
livre, et ce livre traite du patois français de l’île de Guernesey et des usages qui existent au-
jourd’hui à Guernesey ; c’est un dictionnaire guernesiais 1. Pour fleurir son bois de la Saudraie
il a simplement fait le dépouillement de trois articles relatifs à des fleurs et compris dans les
pages 253 à 271 : « Gênotte : petite plante … dont la fleur annonce larrivée du printemps. C’était
l’Ixia bulbicodium de Linné et le safran printanier… — Gllajeur : iris des marais, flambe. Bien
que gllajeur, fr. glaïeul, mot populaire, ne soit point le glaïeul des herboristes… etc. — G’zette :
petit narcisse des prés. » C’est là qu’il a trouvé « Houiche-ba, s. m. 2 : chasse aux oiseaux pendant la
nuit. » Et il a composé son menu des chouans avec deux articles de ce même dictionnaire :
« Godnivelles : hachis de chair de veau. — Houichepote : rondeau de pâte farcie de fruit et cuite à l’eau.
C’est aussi le nom du riz et de la badrée 3 cuits au four… Observons que la houichepote est le
far 4 de nos voisins les Bretons… »
M. Victor Hugo excelle au choix des noms propres : il les veut sonores, expressifs, sans vulga-
rité, et il craindrait moins de prêter à ses héros un fade discours qu’un nom fade. Il prend
plai-
Les quelques observations qui précèdent se résument en peu de mots. M. Victor Hugo fait de
la couleur locale bretonne avec des mots guernesiais. Il fait montre de science, et d’une
1 Notons en passant que l’auteur du dictionnaire fait rimer le mot en u, et que jadis
il l’écrivait imânu. Le peuple de Guernesey dit certainement imânu sans s.
science en apparence très-scrupuleuse, avec des renseignements pris au hasard dans un
livre qu’il ne se donne pas toujours la peine de comprendre.
Les lecteurs de cette revue d’érudition sont accoutumés à n’y lire que des discussions
d’un caractère sévère. Néanmoins elle ne sort pas de son cadre naturel en cherchant à
montrer comment un homme d’imagination illustre joue à l’érudition.
Louis HAVET.
Compléments d’information.
● Georges (ou bien George, selon la langue dans laquelle on écrit) Carey Métivier
[1790-1881], surnommé le Burns guernesiais. « Que l’lingo seit bouan ou mauvais / J’pâlron
coum’ nou pâlait autefais. »
● La badrée (le terme est enregistré dans le Supplément du Littré) désigne, en berri-
chon par exemple, n’importe quel liquide épais : lie, boue, fromage blanc, compote… ; en
picard, le mot évoque au choix crème, flan, compote, marmelade, bouillie épaisse ; en
normand, c’est un fond de tarte garni avec de la crème ; etc.
Une des premières attestations du mot se trouve dans Le Livre de la deablerie, d’Eloy
d’Amerval, dans le passage montrant Comment Sathan se mocque des banquets des mignonnes
du temps present (édition critique par Robert Deschaux et Bernard Charrier, Droz, 1991, p.
330, v. 7866) :
L’aultre trenche a sa mye Marthe
D’une aultre maniere de tarte,
Et a sa compaigne Nicolle,
Plaine de beurre et toute molle,
Et aussi a sa seur Andree,
Qui s’appelle en piquart badree* * tarte au lait et à la farine
Et se fait de beau lait bouilly […].
● L’adjectif latin immānis avait pour sens initial « méchant, cruel » : préfixe négatif in- +
mānis « bon » (cf. les Mânes, dont le nom est un euphémisme) ; par extension, « effroyable »,
en particulier « effroyable par la taille, gigantesque, énorme » (voir Ernout-Meillet).
Le rapport — à supposer qu’il y en ait un — avec le guernesiais imânus reste à démontrer.
Les spécialistes se contentent pour la plupart d’indiquer cette étymologie (« suspecte »,
écrit Louis Havet) d’imânus sur la seule foi de l’affirmation de Victor Hugo (dont on sait
ce qu’elle vaut dans ce domaine), l’écrivain relayant l’opinion d’un (excellent) lexicogra-
phe parce qu’elle entrait dans ses vues de romancier.