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Un génocide sur la conscience

par Michel Sitbon, L'Esprit frappeur, novembre 1998

Prologue

Introduction

Les bonnes intentions

Le dernier empire

Le consensus

L'alliance hutu

Arusha

La politique du génocide

Conclusion : Pour une politique de réparations

À propos de l'attentat contre Juvénal Habyarimana

Dernière heure : La politique du chaos

Prologue

Depuis le 6 avril 1994, la France porte la responsabilité d'avoir été complice d'un des
principaux crimes du siècle : le génocide rwandais. Ce fait incontournable est difficile à
admettre. Pourquoi une démocratie en paix, un pays riche et sans adversaire sérieux
s'est-il engagé aussi loin dans une politique criminelle qui révulse toute conscience ?

Force est de constater que, depuis quatre ans, journalistes et hommes politiques ont tout
fait pour esquiver cette culpabilité difficile à comprendre. Malgré ce travail d'occultation,
en 1998, quatre ans après le drame, le scandale a commencé à percer. Une mission
d'information parlementaire s'est alors constituée dans l'urgence afin de gommer les
principaux aspects de la responsabilité française. En cela, il s'agit en fait d'une mission de
désinformation, dans le droit fil du travail journalistique qu'il a été possible d'observer
depuis 1994.

Cette mission parlementaire a suivi quatre années d'un silence quasiment absolu. Ainsi,
le Parlement dans son ensemble, gauche et droite confondues, s'est fait le complice
d'une politique entreprise par un président de gauche, François Mitterrand, dans une
période de cohabitation, c'est-à-dire sous un gouvernement de droite. C'est pourquoi il
est si difficile de faire toute la vérité.

Mais un génocide ne disparaît pas comme ça. Depuis la fin de la Deuxième Guerre
mondiale et l'ouverture des camps nazis, l'idée qu'on ne voulait « plus jamais voir ça » a
imprégné les consciences. On pourrait même dire que c'est devenu le premier article de
notre foi politique. Le 10 juin 1994, François Mitterrand prononçait un discours à
Oradour-sur-Glane sur ce thème majeur. Significativement, il omettait d'évoquer le
génocide qui se déroulait au Rwanda, alors même que celui-ci était déjà reconnu par la
communauté internationale, alors même que, sous sa direction, la France était solidaire
du régime qui exécutait ce génocide.
La contradiction entre la morale héritée de la Shoah et cet égarement invraisemblable de
la politique africaine est en fait insoutenable. D'ores et déjà nous en savons trop pour
être vraiment tranquilles. Si la vérité ne se faisait pas, pleine et entière, si la mission
d'information, par exemple, réussissait dans son entreprise de camouflage, si d'une
manière ou d'une autre on parvenait à s'arranger de cette faute inqualifiable, il est à
craindre que le cynisme d'État qui a rendu possible cette politique engendre un cynisme
national qui ouvrirait la porte à toutes les dérives.

Si, à l'inverse, la France, ses institutions et son opinion publique, étaient capables d'aller
jusqu'au bout de cette vérité difficile à admettre, on pourrait alors envisager de restaurer
une conscience sereine, et de s'engager tête haute dans le XXIe siècle à venir.

Michel Sitbon
Ancien directeur de la revue Maintenant, Michel Sitbon est PDG des éditions Dagorno,
L'Esprit frappeur et Le Lézard.

Introduction

{« Si les motivations sont justes, les massacres sont justifiés. _ Dans une guerre, il ne
faut pas faire attention _ aux conséquences, mais aux causes. »} _ François Karera, ex-
préfet de Kigali.

COMMENT LE GENOCIDE de plus d'un million de Tutsi du Rwanda, d'avril à juillet 1994,
a-t-il été possible ? Depuis 1990, la France portait une attention particulière à ce petit
pays perdu au cœur de l'Afrique. Ainsi, entre 1990 et 1994, il y eut plusieurs
interventions de l'armée française, accompagnées d'un important programme de
coopération militaire, pour tenter de répondre aux problèmes politiques aigus qui se
posaient dans ce pays. Il y eut même, pendant les derniers mois précédant le génocide,
une intervention de l'ONU. Or, ces efforts n'ont pas empêché la catastrophe annoncée de
se produire. Au contraire, tout indique que l'action de la France, en particulier, a
contribué au déclenchement du drame. Et celle de l'ONU ne l'a pas empêché. Pourquoi ?

« La révolution saint-exupéryenne »

Près de cinq ans après, l'heure semble venue de se pencher sur les responsabilités de
ceux qui ont apporté cette aide au Rwanda. Ainsi, une commission parlementaire belge a
rendu un volumineux rapport, en décembre 1997, tentant d'analyser les fautes commises
par la Belgique, ancienne puissance coloniale de la région. Ce pays participait à l'effort
international dans le cadre du corps expéditionnaire de l'ONU, la Minuar. L'impuissance
de la Minuar face au drame qui se déroulait et la mort d'une dizaine de soldats belges
auront suscité suffisamment d'émotion en Belgique pour qu'une commission du Sénat
décide de l'ouverture d'une commission d'enquête.

En France, bien que les responsabilités soient d'un tout autre ordre, il n'y a pas eu à ce
jour de réelle émotion. Mais une série d'articles de Patrick de Saint-Exupéry, publiés dans
Le Figaro, en janvier 1998, a soulevé assez de graves questions pour que soit mise en
place une Mission d'information parlementaire [1] pour tenter d'y répondre. La
commission d'enquête belge ayant rendu son rapport en spécifiant que celui-ci ne portait
pas sur les responsabilités de la France, c'était la moindre des choses que
d'entreprendre, en France, un travail similaire.

À la suite du Figaro, d'autres journaux ont commencé à évoquer ce terrible dossier.


Certains avaient déjà entamé ce travail, dès avant 1994 : l'Événement du Jeudi, sous la
signature de Jean-François Dupaquier [2] ; L'Humanité, sous celle de Jean Chatain,
comme Le Soir, de Bruxelles, avec Colette Braeckman. Plus confidentiel, mais également
à signaler, le travail de lettres d'informations, d'une qualité parfois exceptionnelle,
comme Billets d'Afrique (la lettre mensuelle de l'association Survie) ou, plus
spécifiquement consacrée au Rwanda, Liaisons Rwanda. Début 1995, nous éditions
Maintenant, l'ancêtre de l'Esprit frappeur, qui consacra aussi une certaine attention à ce
dossier. Quant aux responsabilités de l'Église, les enquêtes de la revue Golias ont
apporté beaucoup d'éclaircissements. Pour le reste, on a pu trouver, ici ou là,
sporadiquement, des éléments de vérité. Surtout dans des livres.

L'Histoire d'un génocide, de Colette Braeckman, parue aux éditions Fayard dès 1994, dit
l'essentiel. Complicité de génocide ? par François-Xavier Verschave, publié à La
Découverte, date aussi de 1994 et pose très franchement le problème de la
responsabilité française. C'est également en 1994 que parut, chez Lattès, le livre de
Pascal Krop intitulé on ne peut plus clairement : Le Génocide franco-africain. Le sous-
titre de ce livre, Faut-il juger les Mitterrand ?, en bandeau sur la couverture, avait aussi
le mérite de la franchise.

Ainsi, il y avait moyen de tout savoir dès 1994. En 1997 est à signaler le livre de Mehdi
Ba, paru à l'Esprit frappeur, Rwanda : un génocide français, un argumentaire implacable.
C'est aussi en 1997 que parut, traduit de l'anglais, l'important travail de Gérard Prunier,
Rwanda : le génocide, chez Dagorno. Enfin, en 1998, Un Génocide, secret d'État, par
Jean-Paul Gouteux, aux Éditions sociales, reprend, sans concession, l'histoire de la
politique française vis-à-vis du Rwanda, de 1990 à 1997.

Cela fait au moins une demi-douzaine de livres, produits d'enquêtes le plus souvent
rigoureuses, par lesquels on peut tout savoir ou presque sur la politique menée par
François Mitterrand au Rwanda de 1990 à 1994. Mais c'est seulement depuis ce que nous
appelons, avec Mehdi Ba, la « révolution saint-exupéryenne » de janvier 1998 que, peu à
peu, les consciences se dégèlent. L'excellent travail de Patrick de Saint-Exupéry ne
pouvait pas être escamoté, du fait du poids institutionnel du Figaro. Et il devient possible
de commencer à regarder le déroulement des faits et la nature de la responsabilité
française. La révolution saint-exupéryenne agit comme un déclencheur.

Ce n'est que quatre ans après les faits, et après cette « révolution », qu'on peut lire,
dans Le Nouvel Observateur du 14 mai 1998, un excellent article de François Schlosser
titré « Rwanda, la France savait ». À signaler aussi, dans cet hebdomadaire, un entretien
avec Jean-François Bayart, par le même François Schlosser, en… juin 1994. Depuis 1994,
Schlosser savait et son journal se taisait. Pendant quatre ans, le Nouvel Observateur
savait, et n'a rien dit, sauf dans les articles de Laurent Bijard, qui apportaient des
éléments de vérité lourdement contredits par les éditoriaux de Jean Daniel. Le Monde, de
même, après des années de désinformation méthodique [3], a enfin livré une série
d'articles [4] relatant l'histoire telle qu'on peut la connaître. On attend toujours que
Libération prenne en compte cet événement majeur de l'histoire de notre temps, mais
l'heure semble toujours à la propagande néocoloniale pour ce quotidien du matin.

Mais les quelques journaux énumérés ici ne se sont pas beaucoup distingués de
l'ensemble de la presse française - ou mondiale. S'il est vrai qu'il est plus facile de lire la
vérité sur un pays chez ses voisins, il faut aussi remarquer que la terrible responsabilité
française dans l'un des crimes majeurs du siècle a été quasiment occultée, y compris par
la presse étrangère. Et si cette responsabilité a été évoquée ici ou là, personne n'a
jamais voulu y voir un scandale particulièrement odieux.

En 1998 parut La Françafrique [5], de François-Xavier Verschave, chez Stock. Il s'agit


d'un livre d'histoire contemporaine. Il traite de quarante ans de gestion du « pré carré »
africain : « le plus long scandale de la République » est enfin exposé. Quelques épisodes
de l'histoire néocoloniale y sont racontés pour la première fois avec vérité. Ainsi, les
massacres contre l'UPC et les Bamilékés, au Cameroun, dès le début des années 60. Un
peu plus tard, la guerre du Biafra. Plus récemment, celle du Liberia. Autant de crimes
« géopolitiques » entachés d'un cynisme sans bornes et d'un racisme non moins
étonnant, parmi lesquels le génocide des Tutsi du Rwanda apparaît en bonne place, mais
semble surtout dramatiquement cohérent avec plus de trente ans de politique
néocoloniale.

En mai 1994, pendant que se déroulait le génocide rwandais, paraissait à La Découverte


un autre livre d'histoire intitulé Massacres coloniaux, par Yves Benot. Il traite, lui, de « la
mise au pas des colonies françaises » sous la IVe République. C'était avant les
décolonisations des années 60. Et après la Seconde Guerre mondiale. Il faut essayer
d'imaginer comment les hommes qui sortaient de la nuit du nazisme et tentaient de
refonder la République française sur les idéaux de la Résistance ont pu, aussitôt la guerre
mondiale finie, procéder aux massacres les plus sanglants de peuples qui, en Algérie
comme à Madagascar, n'avaient que le tort de réclamer leur liberté. C'est pour combattre
cette liberté, si menaçante pour les intérêts de l'empire, qudonna alors le feu vert à des
pratiques policières et militaires directement héritées des SS et de la Gestapo.

Parmi les hommes qui marqueront un demi-siècle d'histoire de l'Afrique : François


Mitterrand, Jacques Foccart, Félix Houphouët-Boigny et Charles de Gaulle. S'ils sont
aujourd'hui morts, leur œuvre n'en est pas moins continuée. Ils ont largement eu le
temps de former des successeurs. De Charles Pasqua à Hubert Védrine en passant par
Jacques Chirac, les hommes sont en place qui poursuivent sans l'ombre d'une hésitation
cette politique qui a été jusqu'à présent si extraordinairement criminelle et dont il n'est
pas dit que l'Afrique pourra se remettre avant longtemps.

Si les politiques criminelles qui gouvernent l'empire néocolonial laissent si peu de place à
l'hésitation, c'est parce qu'il n'y a pas non plus beaucoup de place pour la critique dans la
conscience collective. Les livres paraissent, les vérités sont dites. Les « missions
d'information » comme les « commissions d'enquête » accumulent nombre
d'informations explosives - scandaleuses. Mais pour qu'un scandale explose, il faut que
les faits qu'il recouvre soient perçus comme scandaleux. En matière de politique
africaine, c'est très rarement le cas.

Tout est dit, tout peut être dit, mais il reste, au fond du cœur de chacun, quelque chose
comme de l'indifférence. Cinquante ans de massacres successifs ont étonnamment peu
suscité la curiosité du public. L'espace colonial était - et demeure - un espace de non-
droit. Le génocide rwandais semble ne pas échapper à cette règle tragique. La nature de
ce crime pose néanmoins, cette fois, des problèmes spécifiques, et on peut espérer que,
d'une manière ou d'une autre, le travail de la conscience se fera.

Que sait-on ? De 1990 à 1994, la France a armé, soutenu, encadré le régime militaire
rwandais. Cette action a abouti au massacre d'un million d'êtres humains.

Peut-on dire ça ? Oui : quels qu'aient été ses objectifs avoués ou inavoués, le résultat
manifeste de quatre années d'une politique menée avec une extrême attention a été le
génocide des Tutsi du Rwanda.

Michel Sitbon
Ancien directeur de la revue Maintenant, Michel Sitbon est PDG des éditions Dagorno,
L'Esprit frappeur et Le Lézard.

[1] L'intitulé exact de cette fausse commission d'enquête est : « Mission d'information
sur les opérations militaires menées par la France, d'autres pays et l'ONU au Rwanda
entre 1990 et 1994 ». Le choix d'une « mission d'information » plutôt que d'une
« commission d'enquête » avait pour objectif transparent de limiter les moyens du travail
parlementaire sur cette délicate question. La « mission d'information » n'ayant aucun
pouvoir, ses travaux reposent sur la bonne volonté de tous ceux appelés à comparaître
ou à fournir des documents.

[2] Dès 1990, Dupaquier dénonçait le fait que l'armée rwandaise profitait de
l'intervention française pour retrouver « ses vieux réflexes d'extermination tribale ». Fin
juin 1992, il annonçait la préparation, « dès à présent », d'un « scénario à la
cambodgienne » : « l'extermination totale » des Tutsi.

[3] Voir Le Monde et le Rwanda, à paraître à l'Esprit frappeur. Les responsabilités


particulières d'un journal institutionnel comme Le Monde lorsqu'il dérive si loin de toute
déontologie sont abordées dans cet ouvrage.

[4] Par Rémy Ourdan, du 31 mars au 4 avril 1998.

[5] Charles Pasqua poursuit en diffamation l'auteur de ce livre non pour avoir rapporté
les témoignages selon lesquels il serait sérieusement compromis dans des trafics de
drogue ou dans la mafia des jeux, mais pour avoir rappelé comment le terroriste Carlos
fut livré à la police française dans le cadre de l'alliance franco-soudanaise, sur le dos des
populations du sud de ce pays en particulier. La presse avait donné à l'époque les détails
de cette transaction. Et le ministre n'a pas jugé, à l'époque, utile de poursuivre les
journaux. D'autre part, Pasqua conteste avoir mené sa propre politique africaine et
arabe, ainsi que Verschave l'évoque. Il n'aurait fait que participer à la politique de la
République. Il s'agit là vraiment d'une question d'interprétation - et on voit mal en quoi il
y aurait sur ce point matière à une poursuite recevable. En fait, ces motifs de poursuite
sont des prétextes. Et si ces deux allégations sont les seules contestées par l'ancien
ministre, il faut bien comprendre que tout le reste est vrai. Auquel cas, ce n'est pas une
condamnation intimidante que mérite ce livre, mais plutôt les félicitations du tribunal
pour avoir eu le courage de révéler ce que « tout le monde sait » et que personne ne dit
jamais.

Les bonnes intentions

QUELS ETAIENT DONC LES OBJECTIFS d'une politique qui a pu donner un tel résultat ? À
l'origine, il s'agissait, nous explique-t-on, de soutenir un régime attaqué par une guérilla
efficace, le Front patriotique rwandais (FPR), formé parmi les exilés - Tutsi - en Ouganda,
pays voisin. « Une minorité, armée, de l'étranger », comme dit Hubert Védrine [1], qui
était à l'Élysée tout au long du déroulement du drame.

Pourquoi la France devait-elle s'engager pour soutenir une dictature militaire dans un
lointain pays ? Devant la Mission d'information parlementaire, des explications nous sont
fournies [2] : d'abord, c'est la politique constante de la France en Afrique que d'y
« sécuriser » les États alliés. Pourquoi ? Parce qu'il n'y a pas de développement possible
sans sécurité, nous dit-on, justifiant ainsi d'une pirouette les innombrables interventions
de l'armée française au secours de régimes corrompus et impopulaires.

Dans le cas du Rwanda, il y aurait eu un motif supplémentaire pour soutenir le régime


militaire du général Juvénal Habyarimana : celui-ci était hutu, comme plus de 80 % de la
population. La guérilla du FPR était, elle, formée principalement de Tutsi, comme environ
15 % de la population. À Paris, on a alors considéré comme une évidence que, si cette
guérilla « représentant » une petite minorité de la population parvenait au pouvoir, elle
imposerait sa domination sur l'immense majorité du peuple rwandais, « représentée »,
elle, par le dictateur Juvénal Habyarimana. « Un Hutu, ce qui ne choque personne,
puisqu'il représente au moins 80 % de la population », comme dit Hubert Védrine.
On sait pourtant, et on le savait à l'époque, que si le pouvoir rwandais était fragile au
point qu'une guérilla de quelques milliers d'hommes puisse le mettre à bas dès la
première tentative, c'était parce qu'à l'image de bien des dictatures, ce régime finissait
par ne représenter que lui-même - en l'occurrence un clan provenant du village du
Président, originaire du nord du pays, avec sa famille [3], ses proches, ses amis.

Le pouvoir était ainsi monopolisé par ce qu'on appelait l'Akazu, la « maison » - la maison
du Président. À l'inverse, la guérilla bénéficiait d'un soutien politique important
puisqu'une opposition assez large comprenant Hutu et Tutsi, féministes [4], libéraux,
sociaux-démocrates, et autres, finira par se constituer. Vu de Paris, même si l'on était
très bien informé, ce type de nuances était sans intérêt. Les dictateurs que l'on soutient
d'ordinaire ne sont généralement pas dans une meilleure posi tion, et représentent
rarement plus qu'un clan, un village ou une famille, comme la belle-famille de Juvénal
Habyarimana, « le clan de Madame ».

Et puis, Habyarimana menait les destinées du Rwanda depuis longtemps, son coup d'État
remontant à 1973. On a la politique des hommes en place, à Paris. « En politique
étrangère, on fait avec ce qu'on a », comme l'explique élégamment Hubert Védrine,
aujourd'hui ministre des Affaires étrangères.

Enfin, l'engagement de la France au Rwanda se fondait sur le fait que, depuis le début
des années 60, on avait entendu parler de la « révolution hutu », ce mouvement du
peuple majoritaire contre une aristocratie dominante. Un mythe démo cratique nimbait le
des mille collines ».

Ainsi, on pouvait prétendre marier cette intervention au secours d'un dictateur en péril
avec les objectifs du récent discours de la Baule, au cours duquel Mitterrand appelait les
chefs d'États africains à introduire un peu de démocratie. Habyari mana avait applaudi à
ce discours car il pensait trouver là une voie de sortie : l'énorme machine de son parti,
jusque-là unique, le MRND, parviendrait facilement à contrôler un éventuel jeu
démocratique. Pour l'Élysée, cela ne faisait pas un pli. Le vote « ethnique » donnerait
automatiquement la majorité à Habyarimana. La démocratie au Rwanda ne pouvait être
que la dictature du parti majoritaire hutu. C'était même un pays où l'introduction de la
démocratie ne devait pas modifier les équilibres politiques, et serait donc facile. Défendre
un dictateur était relativement ordinaire pour les mœurs françaises. Se porter au secours
d'un régime qui pouvait s'appuyer sur un mouvement populaire, c'était encore mieux.

« Sécuriser » ce pays allait de soi, surtout contre ce qu'on pouvait voir sans trop se
forcer comme une invasion pilotée par l'Ouganda anglophone - incarnation moderne de la
perfide Albion.

La révolution hutu de 1959

Au Rwanda, la politique coloniale, allemande jusqu'à la Première Guerre mondiale, puis


belge jusqu'à l'indépendance, s'était longtemps appuyée sur la minorité tutsi. À la veille
de l'indépendance, le colonisateur belge changea brutalement de politique. Les Tutsi,
jusque-là bénéficiaires de la colonisation, apparaissaient alors comme encombrants à
plusieurs titres. D'une part, parce qu'ils peuplaient les universités et, donc, le
mouvement indépendantiste. Pour autant qu'on ait rêvé d'empêcher ce mouvement, ils
devenaient des adversaires. D'autre part, les indépendantistes véhiculaient des valeurs
de laïcité dont l'ordre colonial pouvait craindre qu'elles portent atteinte aux intérêts de
l'Église, omnipotente au Rwanda [5].

Dès la fin du XIXe siècle, les Tutsi avaient été décrits comme une race supérieure - « des
Blancs à peau noire », disait-on. Cette hallucination anthropologique n'avait toutefois pas
empêché de saisir qu'il s'agissait plutôt d'une aristocratie [6]. La colonisation, en
pratiquant une politique de ségrégation au bénéfice des Tutsi, avait lourdement renforcé
ce trait, infantilisant le « bon peuple hutu » - « bon » à travailler - et idéalisant de même
les « nobles Tutsi » - bons à diriger.

À l'heure de l'indépendance, au contraire, l'intérêt de l'Église était de s'appuyer sur la


masse des croyants, contre l'élite virtuellement acquise aux Lumières. Les relations avec
la monarchie traditionnelle tutsi, étaient en fait tendues depuis l'origine de la
colonisation. Après des hauts et des bas, elles étaient même devenues très mauvaises.
Le futur État rwandais, s'il était dirigé par ses autorités traditionnelles, menaçait de
devenir réellement indépendant de son ancienne métropole. C'était le contraire de la
philosophie des décolonisations, particulièrement en Afrique francophone.

La pensée coloniale de l'âge des décolonisations, mue par l'amour du « bon peuple
hutu », s'empara alors d'une catégorie qui lui était, jusque-là, étrangère : le sentiment
démocratique. Sur cette base indiscutable, avec le soutien idéologique et matériel de
l'Église, le colonisateur belge en partance réussit à susciter un mouvement
« révolutionnaire » hutu [7] qui prospéra rapidement - d'autant plus dynamiquement
qu'il avait la perspective de s'emparer du pouvoir pour son compte dans le cadre de
l'indépendance.

Le mouvement hutu avait une caractéristique particulière : il ne pouvait fonder sa


légitimité que sur un discours très violemment raciste à l'encontre de la minorité tutsi.
Cette minorité avait traditionnellement fourni l'essentiel des élites du pays, dès avant la
colonisation, et plus encore tout au long de celle-ci, l'accès aux écoles lui ayant même
été longtemps réservé. Pour que le nouvel État postcolonial puisse passer exclusivement
entre les mains des nouveaux partis hutu, il fallait mettre les Tutsi radicalement hors jeu.
Sinon, aussi minoritaires soient-ils, comme ils composaient une part significative des
élites du pays, ils seraient naturellement amenés à participer au pouvoir. Pour les
écarter, il fallait imposer la dictature de la majorité.

La conjonction des intérêts de l'Église et du jeune mouvement nationaliste hutu se faisait


sous le drapeau de l'idéal démocratique ainsi compris [8], avec la bénédiction du
gouvernement décolonisateur belge.

Les « Khmers noirs »

L'enfer est pavé de bonnes intentions. En 1990, lorsque la guérilla du FPR menaça
sérieusement le régime fondé sur cette idéologie totalitaire ethniste, François Mitterrand
dut décider, très rapidement, d'une intervention militaire française pour y faire face. Il
s'agissait, donc, de « sécuriser » un pays allié, mais aussi d'empêcher que la
« minorité » ethnique prenne le pouvoir et s'impose à la majorité, « le bon peuple hutu »
en faveur duquel l'Église faisait, toujours, un efficace travail de lobbying, en Belgique
comme en France. On raconte que Dieu, ainsi qu'on appelait alors le chef de l'État, prit
sa décision de son avion présidentiel en voyage au Moyen-Orient. Il n'aurait pas
beaucoup hésité. L'affaire était présentée comme urgente : il s'agissait de sauver un
allié. Le Président connaissait le sujet. Au « pays des mille collines », les bons, c'étaient
les Hutu, vrais catholiques [9] et courageux révolutionnaires contre l'aristocratie
« guerrière » tutsi, une « race de seigneurs ».

S'il fallait absolument empêcher la prise du pouvoir par cette minorité, c'était aussi parce
qu'on connaissait le lourd passif existant entre Hutu et Tutsi, ces derniers s'étant fait
massacrer à diverses reprises depuis la décolonisation. On imaginait alors le retour de
ces émigrés tutsi d'Ouganda, sous le drapeau du FPR, comme un mouvement de
revanche. Si cette minorité venait à s'emparer du pouvoir dans un esprit de
« vengeance », on considérait que celle-ci ne pourrait être que terrible. C'est alors qu'on
commença à parler de « Khmers noirs » [10]. S'il s'imposait militairement, le FPR serait,
à l'image des communistes cambodgiens qui souhaitaient abolir la propriété privée,
comme obligé de « dissoudre » la population, en l'occurrence le « peuple majoritaire »
hutu. La « terreur tutsi » ne sera pas seulement un mauvais titre de une de Libération,
en 1996, mais un véritable leitmotiv de la propagande néocoloniale, dès le départ. Armée
de ce fantasme, l'intervention française se fit avec la plus grande des convictions. Voler
au secours du président Habyarimana était compris comme un impératif moral.

Quels pouvaient être les fondements d'une telle crainte ? Le FPR n'avait jamais formulé la
moindre intention de prendre le pouvoir exclusivement pour son compte. Encore moins
d'instaurer un quelconque « ordre tutsi ». Parti pluriethnique, son action se fondait, au
contraire, sur la volonté de dépasser les clivages « ethniques » de la vie politique. Et
pour cause : l'ethnisme est précisément l'idéologie qu'il combat. Ce point de vue était
partagé par une bonne part de l'opposition au régime - soit l'essentiel des élites,
maintenant principalement hutu : ceux qu'on appellera les « Hutu modérés » [11].

En guise de « revanche », le FPR demandait que soit abordé le problème né des


persécutions anti-Tutsi, avec leur lot de massacres, qui avaient eu lieu depuis la
décolonisation : nombreux étaient les Tutsi qui s'étaient alors réfugiés à l'étranger et rien
n'avait été fait, une génération plus tard, pour permettre leur retour.

Quant aux Tutsi qui n'étaient pas partis en exil, ilsavaient été, tout au long des trente
années post coloniales, perpétuellement exposés à la violence d'un régime qui se fondait
sur leur négation. En 1959, 1961, 1963, 1965, 1973, sans que personne ne s'émeuve,
les Tutsi du Rwanda avaient été victimes de véritables campagnes génocidaires. À la fin
des années 80, l'État de Juvénal Habyarimana semblait vouloir réveiller le vieux démon
meurtrier du radicalisme hutu. Le FPR prenait les armes pour mettre fin à trois décennies
d'un scandale majeur, dont on ne voyait pas comment il pourrait prendre fin autrement.

La prise du pouvoir par Habyarimana, en 1973, après une vague de massacres


particulièrement intenses, avait représenté un « mieux » de ce point de vue. Son coup
d'État avait écarté la classe politique hutu - provenant principalement du centre et du
sud du pays -, installée depuis l'indépendance, pour laquelle le racisme anti-Tutsi était la
seule source de légitimité. Remplaçant celle-ci, Habyarimana pouvait se permettre de
chercher une légitimité inverse : après quatorze ans de tueries et de haine, il pensait
pouvoir incarner le nécessaire mouvement de pacification du pays.

Dans un premier temps, ce considérable changement politique ne fut pas sans effet : les
Tutsi du Rwanda ne se faisaient plus massacrer. Il n'en restait pas moins que le régime
d'Habyarimana, exactement comme celui de ses prédécesseurs, était ethniquement
homogène. La bonne volonté affichée au départ commença à se lézarder sérieusement
sous le coup des difficultés économiques du pays, à la fin des années 80. Au fur et à
mesure que la légitimité du régime d'Habyari mana se dégradait - le cercle du pouvoir se
rétrécissant et la corruption faisant son œuvre -, il avait à nouveau besoin de recourir à
la démagogie raciste de ses prédécesseurs. Les Tutsi du Rwanda voyaient revenir le
temps des massacres.

L'Ouganda de Museveni

Entre-temps, les Tutsi réfugiés en Ouganda y avaient fait leurs classes. On en était à la
deuxième génération d'exilés et celle-ci s'était totalement intégrée dans la vie politique
ougandaise.

La donne avait changé, en Ouganda, à l'occasion de l'accession au pouvoir de Yoweri


Museveni, au terme d'une guérilla à laquelle de nombreux fils d'exilés du Rwanda avaient
apporté leur contribution. Après les régimes sanglants d'Idi Amin Dada et de Milton
Obote, Museveni avait eu la grande vertu de réussir la pacification d'un pays qui avait
terriblement souffert d'une longue suite de dictatures et de guerres civiles.

L'Ouganda de Museveni est un cas particulier dans l'histoire de l'Afrique postcoloniale.


Après les années d'horreur, il incarnait la nécessité - urgente - d'un gouvernement
efficace. C'était d'abord la seule façon de mettre un terme à l'engrenage infernal des
guerres civiles. Mais c'était également indispensable pour faire face à des problèmes
aussi graves que la phénoménale épidémie de sida qui sévissait là. L'étendue de cette
épidémie était telle qu'on considérait alors l'Ouganda comme l'exemple d'un pays qui ne
pourrait pas s'en remettre. Les dévastations de la guerre et la succession de
gouvernements corrompus et incapables s'ajoutant aux mauvais conseils prodigués par
Jean-PaulII avaient permis que la catastrophe que représente le sida en Afrique prenne,
en Ouganda, des proportions particulièrement aiguës.

La « bonne gouvernance » de Yoweri Museveni aboutit à des résultats qui ne manquèrent


pas de surprendre : parti du fond de la misère, le pays se développait, avec un taux de
croissance du PIB seulement comparable, ces années-là, à celui de la Chine de Deng
Xiaoping. La paix civile fonctionnait. Et même le sida se mit à reculer.

La comparaison entre le système politique ougandais et celui du Rwanda était cruelle, et


pas seulement quant au sort des minorités. La révolution museveniste portait un
nouveau programme [12] pour l'Afrique dans son ensemble. S'il avait été possible d'en
arriver là en Ouganda, malgré les saignées de la guerre civile, malgré un sous-
développement terrible, malgré la plus spectaculaire épidémie de sida du monde, cela
voulait dire que, dans le reste de l'Afrique, la spirale infernale de la corruption et du
sous-développement n'était pas une fatalité.

Pour le Rwanda, un tel programme permettait d'espérer l'apaisement de l'hystérie raciste


entretenue par le pouvoir depuis l'indépendance. Les hommes qui, en 1990, sous
l'étiquette du Front patriotique rwandais, engageront la contestation armée contre le
régime ethniste de Juvénal Habyarimana, avaient participé à la révolution de Museveni.
Riches de cette expérience, ils pouvaient penser faire d'une pierre deux coups : en
renversant Habyarimana, le FPR ouvrirait la voie à un Rwanda moderne dans lequel les
politiques racistes pourraient enfin ne plus avoir leur place.

Michel Sitbon
Ancien directeur de la revue Maintenant, Michel Sibon est PDG des éditions Dagorno,
L'Esprit frappeur et Le Lézard.

[1] Audition devant la Mission d'information parlementaire, le 5 mai 1998. Hubert


Védrine était secrétaire général de l'Élysée, de 1991 à 1995. Auparavant, il cumulait les
fonctions de « conseiller pour les affaires stratégiques » (depuis 1986) et de porte-parole
de l'Élysée (depuis 1988), après avoir été « conseiller diplomatique » (depuis 1981).
« Fonctions qui m'ont placé constamment au cœur de la réflexion et de l'action en
politique étrangère », écrit-il dans son livre, Les Mondes de François Mitterrand, Fayard,
1996. Ces mémoires du règne sont un plaidoyer pour la politique de son patron. Il en
ressort que cette politique était parfaite, y compris au Rwanda, et qu'en somme, si c'était
à refaire, il ne faudrait pas faire autrement…

[2] Entre autres, à l'occasion de la déposition, le 19 mai 1998, du général Quesnot, chef
d'état-major particulier de François Mitterrand de 1990 à 1995.

[3] Il s'agissait en fait de la famille de sa femme, Agathe. Juvénal Habyarimana, self-


made-man d'origine modeste, avait réussi son ascension à travers l'armée et s'appuyait
sur la famille de son épouse pour s'assurer l'indispensable premier cercle de fidélité.
Fidélité relative, comme la suite le montrera. Il sera toujours considéré comme un
parvenu par cette grande famille hutu - car il y a aussi une aristocratie hutu.

[4] On enregistra, par exemple, en 1992, une manifestation de plusieurs dizaines de


milliers de femmes, en soutien à Agathe Uwilingiyimana, alors ministre de l'Éducation.

[5] On parle à son sujet d'État théocratique. L'Église se confondait avec l'administration
du pays, les colonisateurs allemands, puis belges, ayant délégué aux ordres religieux la
réalité de la colonisation.

[6] En fait, « ils composaient la plus grande partie de l'aristocratie - même si l'immense
majorité (les « petits Tutsi ») étaient de simples paysans roturiers sans pouvoir »,
précise Gouteux. « Les Hutu et les Tutsi ne sont pas des ethnies, ce sont des ordres (le
mot allemand Stand), des groupes à base d'occupation qui ont peut-être des origines
raciales différentes si on remonte à six, cinq siècles, mais peu importe, ça s'est
largement noyé dans les intermariages », explique Prunier.

[7] Le fondateur de ce mouvement, puis de l'État monoethnique hutu, Grégoire


Kayibanda, premier président du Rwanda indépendant, était le secrétaire particulier de
Mgr Perraudin, l'archevêque de Kigali.

[8] On peut s'ébahir ou se scandaliser, comme on voudra, de voir que cette conception
de la démocratie a pu être présentée comme allant de soi par ceux qui dirigent la
République française.

[9] Porteurs d'une « foi catholique sincère et pure », comme l'écrit Bernard Debré,
médecin et confident de François Mitterrand, dans Le Retour du Mwami. Après le
génocide, Debré sera nommé ministre de la Coopération en remplacement de Michel
Roussin.

[10] Hommage du vice à la vertu : si le FPR avait quelque chose à voir avec les « Khmers
rouges », c'était dans la mesure où il semblait incorruptible, austère, réellement animé
d'une conviction. Tout le contraire de la clientèle ordinaire françafricaine.

[11] Même après l'élimination massive de ces opposants hutu, pendant le génocide, et
après que le FPR aura pris le pouvoir par les armes, le gouvernement actuel du Rwanda
est majoritairement composé de Hutu. Ceux-ci représentent les forces politiques qui
n'ont pas fait le choix de l'exil aux côtés de l'armée génocidaire. Une armée qui a pris le
nom de « l'Armée du Sauveur » et espère toujours reprendre le pouvoir - et terminer le
« travail », c'est-à-dire l'extermination des Tutsi.

[12] On reproche à Museveni de s'opposer au multipartisme. Les libertés publiques, y


compris électorales, sont néanmoins beaucoup plus étendues en Ouganda que dans la
plupart des pays du continent.

Le dernier empire

POUR L'AFRIQUE SOUS INFLUENCE française, le succès de l'expérience ougandaise est


comme une claque. Depuis de Gaulle, la France a géré son « pré carré » africain sur de
tout autres bases. Les questions ethniques y sont considérées comme indépassables. La
corruption endémique n'est pas seulement vécue comme avantageuse par ceux qui
l'organisent de Paris, mais comme naturelle. Le sous-développement semble bien être
une fatalité, puisqu'en trente ans de régime néocolonial la France n'a jamais réussi à
créer où que ce soit une prospérité durable. Que Museveni, avec infiniment moins de
moyens, dans une situation bien plus critique que celle de ses voisins, ait réussi là où
tous ont échoué pose question.

Ce questionnement était - et demeure - inassumable par la nomenklatura de ce qu'on


appelle aujourd'hui, d'un mot forgé jadis par Félix Houphouët-Boigny, la Françafrique [1].
Prendre en compte les résultats de l'expérience ougandaise supposerait de réviser
l'ensemble des catégories sur lesquelles se fonde la politique africaine française. On
s'étonne toujours, par exemple, que la France s'acharne à soutenir des dictateurs ineptes
dont le souci principal semble bien être d'assurer leur prospérité personnelle. On peut, à
bon droit, se scandaliser de ce que la puissance néocoloniale, à répétition, a éliminé
méthodiquement les hommes politiques de valeur qui apparaissaient dans son champ. De
Patrice Lumumba [2] à Outel Bono [3] en passant par Mehdi Ben Barka [4], Thomas
Sankara [5] et Sylvanus Olympio [6], la liste est longue de ces hommes remarquables
dont les services spéciaux néocoloniaux ont jugé préférable qu'ils ne puissent rendre
aucun service à leur pays, en les expédiant à six pieds sous terre. Pourquoi ?

Exactement pour la même raison qui rend l'exemple ougandais insupportable. S'il y avait
eu une chance que le Togo ou le Tchad soient gouvernés autrement que par des hommes
corrompus et corrupteurs, toute la relation que la France entretient avec ces pays aurait
été à revoir. Envisager les choses sous un autre angle est impossible pour au moins deux
raisons : d'abord, parce que des gouvernements efficaces seraient plus difficiles à
maintenir sous une stricte dépendance. Des pays honnêtement gérés pourraient
s'attacher à leurs réels intérêts. Ils seraient d'autant moins souples [7]. Et puis, si l'on
avait affaire à des régimes se préoccupant exclusivement de l'intérêt public, il serait
impossible de toucher, en France, les bénéfices de la corruption en Afrique. Il s'agit d'un
réel enjeu pour les organisateurs de la politique africaine française, qui profitent
abondamment de cette corruption. Au-delà de leurs intérêts personnels, c'est un
problème pour les partis politiques qu'ils animent - RPR, UDF, parti socialiste ou Front
national [8] - pour lesquels l'argent de la corruption africaine est devenu indispensable,
en particulier à l'heure des échéances électorales.

L'ethnomanie

Mais si ce système pervers a pu prospérer, c'est surtout parce qu'on n'était pas capable
d'en imaginer un autre. Notre compréhension de l'Afrique découle directement de
l'expérience de la colonisation. Celle-ci trouvait son fondement dans une pensée souvent
généreuse - civilisatrice -, et non moins raciste. Si l'on pouvait se concevoir comme en
droit d'apporter de force la civilisation aux peuples d'Afrique, c'était, bien sûr, là encore,
parce qu'on y trouvait un intérêt, mais aussi parce qu'il allait de soi que, sans cette
intervention, les Noirs ne pourraient jamais dépasser le stade de la sauvagerie. Un siècle
après, en ces années 90, on en est toujours là : nous sommes intervenus au Rwanda en
pensant que ces « sauvages » avaient besoin de nous.

L'anthropologie moderne et l'histoire de l'Afrique précoloniale telle qu'on la connaît


aujourd'hui enseignent que ce qu'on voyait alors comme barbarie était plus simplement
d'autres formes de culture. Mais de Cortés à Faidherbe, l'homme chrétien occidental avait
bien du mal à concevoir que des Nègres ou des Indiens soient pourvus d'une âme.
Lorsqu'on finit par admettre qu'il s'agissait d'humains, il n'en restait pas moins que, si
ces humains s'étaient développés autrement, leur conception du monde était forcément
inférieure à la nôtre puisque nous étions détenteurs de la vraie foi - ainsi que notre
supériorité industrielle le démontrait, pour les matérialistes.

Au mieux, nous pouvions amener ces sauvages, progressivement, à sauver leurs âmes et
à profiter des lumières que nous leur apporterions. Les « populations » des pays
colonisés ne pouvaient pas se développer par elles-mêmes : c'est sur cette idée que la
colonisation fondait sa légitimité. La colonisation française, en particulier, a été habitée
de cette dimension idéaliste - puisqu'elle n'était pas « mercantile » comme sa
concurrente anglaise.

Lorsque vint le temps des décolonisations, la classe politique qui eut à y faire face, de
Mitterrand à de Gaulle, avait été nourrie d'un siècle de culture coloniale. La vision
ethniste - considérant que la réalité indépassable de l'Afrique est essentiellement tribale -
et raciste - considérant que ces peuples sont, au fond, incapables de se développer par
eux-mêmes - traversa l'expérience de la décolonisation sans avoir à s'autocritiquer
sérieusement.

Quant au tribalisme, il faut écouter Mongo Beti : « Le tribalisme est comme la tarte à la
crème du discours néo-impérialiste. Dans ce rôle, le tribalisme est en passe d'évincer le
cannibalisme naguère si cher à la langue de bois du colonialisme pur et dur », écrit
l'écrivain camerounais dans son livre La France contre l'Afrique [9]. Il propose de
baptiser d'un néologisme, « ethnomanie, ce recours extravagant, pour tout expliquer, à
l'argument tribu (guerres tribales, oppositions tribales, émeutes tribales…), qui n'est pas
seulement le fait de démagogues ou de dictateurs à court de pensée, mais trouve aussi
des adeptes dans d'autres catégories, surtout chez les Français moyens très mal
informés, comme si, en Afrique, toute réalité était d'abord tribale ».

Le système Foccart

Les indépendances africaines, en particulier, ont été vécues comme une fatalité
historique. Elles ne trouvaient pas leur source dans l'échec de l'expérience, mais dans
des facteurs externes : les puissances coloniales s'étaient trop affaiblies à l'épreuve des
deux guerres mondiales pour rayonner aussi loin. Et puis, la grande puissance
triomphatrice de ces deux guerres, c'était les États-Unis. Né d'une lutte anti-coloniale, ce
pays fit valoir avec insistance dans l'arène internationale l'illégitimité du colonialisme et
le « droit des peuples à disposer d'eux-mêmes ». Pour les Américains, au-delà de cette
dimension idéaliste, l'intérêt, même là, pouvait jouer : les pays d'Europe se dépouillant
de leurs empires revenaient à une taille plus raisonnable, permettant au vainqueur de
prendre la place qui était la sienne.

Ainsi, les décolonisations étaient presque comme un tribut de la guerre. C'est, en tout
cas, ainsi qu'on analysa le phénomène dans les cercles où se mitonne la pensée
stratégique française. Pour limiter les effets de cette régression dans la hiérarchie
planétaire, Jacques Foccart imagina, avec le général de Gaulle, un nouvel ordre qui
pourrait convenir.

La subtilité de la conception foccartienne laisse pantois. Il s'agissait d'un mélange très


finement dosé d'un grand nombre d'ingrédients. Le plus étonnant d'entre eux prenait la
forme de l'amitié, personnelle, avec les nouveaux dirigeants des pays africains. On
cimenta alors cette amitié avec quelque chose de bien plus fort que des bons
sentiments : l'assurance que l'ami, quoi qu'il advienne, serait protégé, personnellement,
par l'ancienne puissance tutélaire. La solidarité, dès lors, devenait indéfectible. Cette
assurance garantissant la sécurité personnelle du chef de l'État figurerait même
explicitement parmi les clauses secrètes annexées aux accords de coopération avec les
pays amis d'Afrique. Pierre Joxe a confirmé ceci devant la Mission d'information : ces
accords, dont certaines clauses sont si secrètes qu'il n'est pas sûr que quiconque en ait
connaissance, dit l'ancien ministre de la Défense, prévoient « d'exfiltrer le Président s'il
avait des ennuis » [10].

Une telle stipulation, qu'elle soit explicite ou implicite, secrète ou publique, transforme
ces relations d'État à État en contrat d'État à personne. De l'autre côté, en France, les
hiérarques de la Françafrique, n'ayant d'autre investiture que la cooptation, se retrouvent
aussi dans une situation de pouvoir à vie, les fortunes accumulées par la corruption
permettant même que ce pouvoir soit héréditaire. Au terme de ce processus, ces accords
d'État à État ressemblent plus à des contrats privés pour les membres de l'aristocratie
politique, qu'elle soit française ou africaine. Cet appauvrissement du politique est
probablement le plus puissant facteur de limitation du développement en Afrique. En
France, c'est une catastrophe pour la démocratie.

Pour que ces « amis » soient encouragés dans leur œuvre de collaboration, il fallut aussi
permettre qu'ils y trouvent un intérêt personnel. C'est ainsi que sont apparues, dans des
pays relativement pauvres, des fortunes véritablement colossales, comme celles
d'Hassan II ou dBongo, ou de feus Mobutu et Houphouët-Boigny. Lorsque le pillage des
pays concernés ne suffit pas à ces grandes ambitions, le détournement méthodiquement
organisé de l'aide au développement permet de camoufler, aux frais du contribuable
français, l'aide aux « amis » [11].

Le caractère pharaonique des fortunes ainsi accumulées tient au montant des


commissions que ces autocrates sont en position de prélever sur les échanges avec
l'ancienne métropole. Si ces commissions peuvent être aussi invraisemblablement
élevées, c'est, dpart, pour leur pays, parce que l'argent arrive par leur intermédiaire -
puisqu'ils bénéficient d'une relation personnelle avec la puissance financière néocoloniale.
D'autre part, si de tels prélèvements sont acceptables pour la métropole, c'est parce que
ces échanges font l'objet d'un retour, généralement sous forme de valises de billets
clandestines. Pour ceux qui reçoivent ces valises délictueuses, le silence de leurs associés
africains est d'or. On peut même dire qu'il n'a pas de prix, puisque c'est sur ce silence
que repose la possibilité même du jeu politique. En fait, les monarques africains
intronisés par la France tiennent en otage leurs partenaires, des politiciens français qui
sont soumis au rituel démocratique.

C'est pourquoi, paradoxalement, les plus grosses fortunes de Françafrique sont souvent
entre les mains d'Africains. Cette inversion savoureuse du rapport entre ces partenaires
tend, d'une certaine façon, à le rééquilibrer. Au résultat, Foccart avait au moins autant
besoin de Mobutu que Mobutu de Foccart. Maintenant que de Gaulle, Mitterrand et même
Foccart sont morts, le vrai maître de la Françafrique, plus que Charles Pasqua, est le roi
du Maroc. Jacques Chirac et Lionel Jospin le savent bien lorsqu'ils vont s'incliner, le plus
souvent possible, aux pieds de Sa Majesté Hassan II, qui a la bonté de les recevoir dans
ses palais, en toute simplicité.

Réciproquement, les dictateurs de Françafrique savent qu'ils ont besoin de leurs amis
français au moins à chaque fois que le peuple gronde trop fort. Les divisions spéciales de
l'armée néocoloniale interviennent aussi souvent que nécessaire. Ces troupes d'élite, qui
ont l'occasion de faire l'épreuve du feu de façon quasiment ininterrompue, comptent
parmi les meilleures du monde. L'intervention française est, d'ordinaire, extrêmement
efficace. Les seules batailles perdues par l'empire sont celles où, pour des raisons
politiques, l'armée française ne peut pas intervenir directement et doit s'en remettre à
des troupes alliées ou mercenaires.

La France est aussi utile pour « arranger » les résultats électoraux, lorsqu'il arrive qu'un
dictateur « ami » doive lâcher du lest et en passer par des consultations populaires. Les
experts de la DGSE sont très bons pour ce qui est de bourrer des urnes ou de manipuler
l'ordinateur qui centralise les votes. Ils vous transforment en un tour de main un raz de
marée de l'opposition en une honorable victoire du gouvernement en place.

Mais, pour décrire le système inventé jadis par Jacques Foccart et enrichi au fil des ans
par ses divers successeurs, il faudrait des pages et des pages. Disons simplement que sa
complexité et son caractère bien souvent délictueux, voire criminel, sont tels qu'il ne
peut d'aucune façon être géré par le fonctionnement ordinaire de l'État. C'est pourquoi
fut institué le « domaine réservé » du président de la République : Foccart pouvait y faire
sa cuisine en paix sous la très haute autorité que la Ve République accorde au chef de
l'État.

La vision gaullienne du monde

Si Georges Pompidou d'abord, Valéry Giscard d'Estaing ensuite, puis François Mitterrand
ont poursuivi sans accroc notable cette politique inaugurée par de Gaulle, ce n'est pas
seulement pour les intérêts personnels qu'ils ont pu y trouver. C'est qu'ils n'avaient pas
le choix : l'État postcolonial fondé par de Gaulle est structuré essentiellement autour de
cette nouvelle conception de l'empire français.

Car Foccart a réussi non moins que ça : la France est sortie des décolonisations en
conservant quelque chose de sa grandeur d'antan. Cela compte encore aujourd'hui :
lorsqu'il y a un vote à l'ONU, par exemple, la France ne dispose pas seulement de sa voix
et de son droit de veto au Conseil de sécurité, mais aussi des voix de ses nombreux
« amis » africains.

« Sans l'Afrique, il n'y aura pas d'histoire de France au XXIe siècle », écrivait François
Mitterrand en 1957 [12]… En matière de politique africaine, on peut dire que Mitterrand
n'aura pas seulement été le perpétuateur du système gaulliste : sous la IVe République,
il en fut aussi le prédécesseur. Ce n'est pas par hasard qu'on lui doit des phrases aussi
terribles que : « La seule négociation, c'est la guerre », contre le mouvement
indépendantiste algérien naissant. Dans sa biographie de Mitterrand, Jean Lacouture
souligne que Mendès France tenait des propos très semblables au même moment. Faut-il
compter cela comme une circonstance atténuante ? Le génocide rwandais aussi est
consensuel - comme la guerre d'Algérie l'était alors, au moins dans l'appareil d'État
qu'exprimaient bien Mendès ou Mitterrand.

Parmi les politiciens de la IVe, Mitterrand sera de ceux qui s'attacheront le plus
passionnément aux questions coloniales. Le futur président socialiste sera aussi un
courageux réformateur de l'empire. Tout comme Félix Houphouët-Boigny auquel il
s'associera en le faisant entrer dans son groupe parlementaire - bien avant que celui-ci
ne devienne l'homme-clef du système Foccart. Il fallait réformer pour sauver l'essentiel -
c'est-à-dire les intérêts des classes dominantes des pays africains, représentées ici par
Houphouët, en même temps que ceux de l'empire sans lequel « il n'y aurait pas d'histoire
de France au XXIe siècle ». Cette réforme que la IVe République ne parviendra pas à
mener à bien sera finalement entreprise par Foccart : ce seront les demi-décolonisations
de l'Afrique française.

Dans la vision gaullienne du monde, cette originalité n'était pas seulement nécessaire
pour assouvir une simple volonté de puissance. Comme pour la bombe atomique, si de
Gaulle a tout fait [13] pour que la France « maintienne son rang », c'était pour garantir
la possibilité d'un monde multipolaire. En ce sens, cette politique pour laquelle tous les
moyens sont bons a une vraie dimension messianique.

Selon cette philosophie gaulliste dont nous avons hérité, l'adversaire principal est l'allié
anglo-saxon, « matérialiste et mercantile ». Dès l'origine de la Ve République, celui-ci
était perçu comme d'autant plus dangereux que l'Europe lui devait beaucoup. Après
l'effondrement du troisième Reich, le plan Marshall, qui avait permis la reconstruction de
l'Europe après la guerre, avait été ressenti comme une forme ultime de vassalisation.

La fine gestion des décolonisations par Foccart, en laissant à la France, entre autres
choses, la direction de la politique étrangère des pays du pré carré, a permis de
sauvegarder une dimension impériale française. Mais ne nous y trompons pas : ce n'est
pas par simple mégalomanie. La survivance d'une puissance qui se sente assez forte
pour faire mine de tenir tête au nouvel empire - américain - du monde est ressentie
comme une nécessité politique fondamentale, philosophique et morale.

« Francophones » contre « anglophones »

Comme l'explique Bernard Debré : « L'affrontement entre francophones et anglophones


est bien réel, mais l'enjeu est moins la langue que le leadership économique sur la
région. (…). L'hégémonie yankee sur le monde s'établira par l'économie et non par la
force. (…) L'économie de marché n'est pas, en tout état de cause, la fille naturelle de la
démocratie. Qu'importe le régime pourvu qu'il soit solvable… Le nouveau roi, le nouvel
empire que l'on voudrait garant de l'équilibre mondial, c'est l'argent, un roi qui développe
sa doctrine : l'économisme aveugle, la loi des calculettes… » [14].

Ce type de mystique va chercher loin. Aussi irrationnel et délirant que puisse sembler un
tel discours, il puise dans cent cinquante ans de tradition socialiste et fait résonner une
corde en chacun d'entre nous. L'assimilation des États-Unis au grand Satan n'est pas
seulement une rengaine partagée par les ayatollahs iraniens d'hier avec les intégristes
soudanais d'aujourd'hui. C'est aussi une ligne de force du nationalisme français,
consensuellement partagée de l'extrême droite à l'extrême gauche.

L'idée que la France est chargée, comme par la Providence, de faire face au monstre
anglo-américain était formulée dès l'après-guerre par Georges Bernanos, le seul vrai
penseur dont le gaullisme puisse se revendiquer. Celui-ci n'hésitait pas à placer les
enjeux assez haut : « La conquête du monde par la monstrueuse alliance de la
spéculation et de la machine apparaîtra un jour comme un événement comparable non
seulement aux invasions de Gengis Khan ou de Tamerlan mais aussi aux grandes
invasions si mal connues de la préhistoire. » « La civilisation des machines [15](…) ce
serait la première civilisation matérialiste, la première civilisation de la matière. »

On aurait tort de sourire. Confusément, cette hallucination est, aujourd'hui encore plus
qu'hier, partagée par tous. C'est le cœur de ce qu'on pourrait appeler, avec Bernard-
Henri Lévy, l'idéologie française. Mélange de raisonnement et de pur fantasme, cette
religion collective est indispensable pour animer l'extraordinaire cohésion qu'il y a autour
de la politique africaine.

Lorsqu'on nous dit, même à demi-mot, que la guerre au Zaïre ou le génocide rwandais
s'expliquent par la rivalité avec les Américains, nous prenons un air entendu. Nous
sommes dès lors persuadés qu'il ne peut pas y avoir de mal, quoi que nous fassions,
puisque l'adversaire est pire que nous. Nous, au moins, nous avons une morale, une
spiritualité, un point de vue sur l'Homme et l'Histoire. Eux, ce sont des sauvages,
incultes, cyniques, d'une bêtise insondable et sans moralité. Ils n'ont jamais ouvert un
livre et ne connaissent que leur compte en banque. Etc.

En un mot, nous sommes les gardiens de la spiritualité universelle. Ce sentiment ancien


s'est approfondi avec la chute du mur de Berlin. La bagarre entre les blocs socialiste et
capitaliste brouillait les cartes. Nous avons été prosocialistes, d'ailleurs, malgré l'horreur
glaciale du socialisme, malgré ses camps et ses morts innombrables, pour la même
raison : parce que le socialisme prétendait à une haute ambition pour l'Homme. Il
semblait comme l'affirmation d'une volonté qui pourrait mettre de l'ordre dans la
« civilisation des machines ».

Sans ce soubassement idéologique, il n'est pas possible de comprendre que tous


acceptent sans broncher la politique néocoloniale de la Ve République. Même lorsqu'elle
est génocidaire. Non seulement le soutien à des dictateurs et la corruption éhontée, mais
aussi l'irresponsabilité criminelle du système, telle qu'elle a pu se manifester au Rwanda,
sont pardonnés au nom de cette grande ambition qui se nourrit d'une peur tout aussi
grande, la peur du monde moderne.

Michel Sitbon
Ancien directeur de la revue Maintenant, Michel Sibon est PDG des éditions Dagorno,
L'Esprit frappeur et Le Lézard.

[1] On doit à François-Xavier Verschave non seulement d'avoir écrit un livre portant ce
titre, mais aussi d'avoir donné toute sa signification à ce qui n'était qu'un bon mot, en
dénonçant méthodiquement les réalités qu'il recouvre. Avec la corruption comme moteur
- la « France-à-fric » - et le lobby militaire, principalement d'extrême droite, comme
instrument, la Françafrique est une réalité complexe, mais son origine politique et son
architecture structurée autour des services secrets français interdisent d'en diluer la
responsabilité : c'est la nature de ce système que d'agir de façon inavouée. Verschave,
avec l'association Survie qu'il préside, fait ce travail consistant à déchiffrer les mystères
de cette politique si souvent sinistre, en particulier dans Billets d'Afrique, mensuellement,
et dans les Dossiers noirs de la politique française en Afrique, à l'Harmattan, d'utiles
lectures.

[2] Premier ministre du Congo indépendant. Liquidé alors qu'il tentait de résister au
dépeçage de son pays - et au pillage de ses richesses auxquels le bénéficiaire de son
élimination, Mobutu Sese Seko, procédera par la suite.

[3] Outel Bono, leader démocrate tchadien, a été abattu rue de la Roquette à Paris, en
1973, par les services de Jacques Foccart. L'enquête a abouti à un non-lieu, bien qu'on
ait retrouvé le propriétaire de la voiture qui avait servi à l'assassin pour quitter les lieux
du crime. Membre identifié des services françafricains, celui-ci plaidera non coupable tout
en reconnaissant qu'il aurait exécuté un tel contrat si on le lui avait demandé.

[4] Enlevé par les hommes de main de Jacques Foccart, le leader de la gauche marocaine
sera remis au représentant du roi du Maroc, le général Oufkir, qui procédera à son
assassinat dans une villa de la banlieue parisienne.

[5] En novembre 1986, le président du Burkina-Faso recevait Mitterrand. Pour le toast


officiel, Sankara oublie les politesses : « Nous, Burkinabés, n'avons pas compris
comment des bandits, comme Jonas Savimbi »… sont naturellement accueillis par la
France mitterrandienne. « Ce qui s'appelait, hier, aide n'est que calvaire, que supplice
pour les peuples », lâche-t-il à la face de l'homme du 10 mai. La sentence tombe
aussitôt, impériale : Sankara a de grandes qualités, reconnaît Mitterrand, « mais il
tranche trop. À mon avis, il va plus loin qu'il ne faut… » « Vous n'avez pas besoin de
nous ? » dit-il à Sankara, comme de Gaulle à Sékou Touré en d'autres temps. « Eh bien,
dans ce cas, on s'en passera », concluait-il, suave. L'affaire fut rondement menée. Moins
d'un an plus tard, le 15 octobre 1987, Blaise Campaoré, recruté par Houphouët-Boigny,
exécutait la sentence. « On se passait » de Sankara, de deux balles dans la tête.

[6] Leader de l'indépendance du Togo, Olympio avait le défaut de vouloir s'appuyer


éventuellement sur d'autres puissances que la France foccartienne. Il envisageait, par
exemple, de faire sortir le Togo de la zone franc…

Ce type de velléité ne pardonnait pas. Son assassinat, organisé par l'ambassade de


France, fut exécuté par un sous-officier, largement récompensé par la suite. Il s'agit du
général-président Eyadéma, dont la DGSE arrange régulièrement les élections. Il était
considéré comme un « vieux sage » de la Françafrique jusqu'à sa réélection ratée de juin
1998.
[7] C'est le même genre de logique qui présida au choix de faire éclater les grands
ensembles coloniaux de l'Afrique occidentale française et de l'Afrique équatoriale
française, lors des décolonisations : des pays plus petits seraient plus faciles à contrôler.
Pour que la France, puissance moyenne, puisse s'imposer à cette partie du monde, il lui
fallait des partenaires petits et faibles.

[8] Le Front national n'est pas « aux affaires », mais il bénéficie quand même des
réseaux de corruption africains du fait, entre autres, de ses affinités idéologiques avec
nombre de ses acteurs. On s'étonne de ce que le parti communiste soit absent de cette
énumération. C'est, entre autres pour un motif idéologique : la Françafrique est
anticommuniste - c'est même une de ses raisons d'être. D'autre part, le PC avait ses
propres sources de financement, jusqu'en 1989, dans le bloc socialiste.

[9] On trouve dans ce livre, paru à La Découverte en 1993, des accents prémonitoires
quant au génocide rwandais de l'année suivante.

[10] Audition de Pierre Joxe le 9 juin 1998.

[11] Voir à ce sujet L'Aide publique au développement, par Anne-Sophie Boisgallais et


François-Xavier Verschave, paru chez Syros en 1994. Où l'on apprend que 95 % de l'aide
n'a rien à voir avec le développement. Ce qui signifie qu'au moins une dizaine de
milliards de francs, prélevée sur le budget français, est détournée chaque année !

[12] Dans un article intitulé de façon éloquente : « Présence française et abandon ».


L'auteur était, bien sûr, plutôt partisan de la « présence » que de « l'abandon ».

[13] L'Afrique et la bombe sont les deux ingrédients essentiels de cette stratégie. Mais
l'engagement volontariste de la France sur les marchés, dits « stratégiques », du pétrole,
des armes et des drogues participe, au même titre, à cette construction. Quant aux
drogues, on en parle peu, bien sûr, mais de la French Connection aux amitiés
marocaines, pakistanaises ou birmanes, il y a une rigoureuse continuité de la politique
gaulliste, assurée, entre autres, par Charles Pasqua aujourd'hui. Ce dont témoignent Ali
Bourequat et Jacqueline Hémard, deux citoyens français qui ont obtenu l'asile politique
aux États-Unis en raison des menaces qui pesaient sur eux en France pour s'être
intéressés de trop près à ce dossier brûlant. Voir « L'homme qui en savait trop », dans
Maintenant n° 15. Quant à la présence française en Birmanie narco-trafiquante, voir La
Dictature du pavot, par Francis Christophe, chez Picquier, 1998.

[14] Dans Le Retour du Mwami.

[15] « La civilisation des machines - qu'on peut bien, sans offenser personne, appeler
« anglo-américaine », car si l'Amérique en a fourni l'expression la plus complète, elle est
née en Angleterre avec les premières machines à coton. » Georges Bernanos, La liberté,
pour quoi faire ?, Gallimard, 1953.

Le consensus

CETTE VISION GAULLIENNE du monde et de la place de la France dans le monde avait,


de plus, dès le départ, un énorme avantage en politique intérieure : elle était
consensuelle. Lorsque de Gaulle se mettait dans le rôle de l'opposant à l'empire -
capitaliste - américain, même la gauche, socialiste, communiste ou gauchiste, voyait ce
général réactionnaire, responsable du « coup d'État permanent », comme un sauveur. Du
discours de Phnom Penh, dans lequel il se prononçait contre l'intervention américaine au
Viêt-nam, jusqu'aux appels pour le « Québec libre », en passant par le retrait de la
France du commandement intégré de l'OTAN et l'expulsion des troupes américaines
stationnées sur le territoire national, la politique étrangère de l'homme du 18 juin faisait
l'unanimité.

Le Biafra oublié

C'est ainsi que fut possible, par exemple, « l'effroyable guerre » du Biafra, ainsi que
l'appelle Rémy Boutet [1], sans que l'ombre d'une critique surgisse dans le pays. Cette
guerre se déroulera pourtant entre 1967 et 1969, avant, pendant et après mai 1968,
alors que la mobilisation de la gauche, en particulier sur des thèmes anti-impérialistes -
contre la guerre américaine au Viêt-nam, en l'occurrence -, battait son plein. Suivant
l'adage, on voyait plus facilement la paille dans l'œil du voisin que la poutre dans le
nôtre. À l'époque, Foccart et de Gaulle considéraient que leur extraordinaire construction
africaine avait un défaut : le découpage des grands ensembles coloniaux en une
multitude de petits pays pouvait apparaître comme une erreur au regard du fait que
Londres n'avait pas procédé de la même façon. En Afrique de l'Ouest, en particulier, face
à la minuscule Côte-d'Ivoire se retrouvait la fédération du Nigeria - ce « géant », ce
« mastodonte », disait de Gaulle. Avec Foccart et Houphouët-Boigny [2], il voyait là un
déséquilibre qui pourrait à l'avenir jouer au désavantage de leurs « amis ».

Pour corriger ce défaut, le nouvel empire français d'Afrique se livrera à ses premières
grandes manœuvres. L'idée était simple : puisque les Anglais avaient commis
l'indélicatesse de laisser derrière eux ce qui se profilait comme une grande puissance
africaine, il n'y avait qu'à susciter le morcellement de la fédération nigériane.

Suivant les catégories de la vision coloniale française, un tel objectif semblait facile à
atteindre. La réalité fondamentale africaine n'était-elle pas le lien tribal - ethnique ? Le
Nigeria n'était-il pas un damier composé de multiples ethnies ? Les divisions qui avaient
tant servi à maintenir l'ordre colonial pouvaient être encore utiles à l'époque
postcoloniale [3].

La Françafrique s'appuya alors sur les Ibo, encourageant le colonel Ojukwu à proclamer
la sécession de ce qu'on appela le Biafra au nom d'un nationalisme ethniste Ibo qu'on
sortait du néant. N'était-ce pas dans la lignée du « droit des peuples à disposer d'eux-
mêmes » ? Quel qu'ait été le degré de mauvaise foi de cette rhétorique, elle n'en
semblait pas moins parfaite à ses concepteurs.

Le Nigeria était effectivement une grande puissance et la tentative sécessionniste du


Biafra aurait normalement dû faire long feu face à l'armée fédérale. Mais Foccart,
Houphouët-Boigny et de Gaulle trouvaient l'occasion trop belle. Ainsi le régime - ethniste,
raciste, comme au Rwanda [4] - de l'éphémère Biafra put bénéficier du soutien
inconditionnel de la France via quelques pays « amis » - parmi lesquels la Côte-d'Ivoire,
bien sûr, et le Gabon d'Omar Bongo, ainsi que la Rhodésie, mise au ban des nations pour
sa politique raciste et accueillie à bras ouverts par Foccart.

Les « réseaux Foccart » étaient particulièrement efficaces pour violer l'embargo contre la
Rhodésie de Ian Smith, voté par les Nations unies. En retour, la Rhodésie aidera Foccart
à faire sa guerre du Biafra - et à violer l'embargo sur les armes que l'ONU avait prononcé
envers les belligérants de la guerre civile nigériane. À leurs côtés : l'Afrique du Sud,
également raciste, l'Espagne fasciste de Franco et le Portugal, également fasciste, de
Salazar. Parmi les mercenaires, on trouvait d'anciens membres des Jeunesses
hitlériennes passés par l'OAS, tel le fameux Rolf Steiner qui fera de la guerre du Biafra
une affaire quasiment personnelle.
Cet astucieux dispositif, si marqué idéologiquement, permettra à Foccart de poursuivre la
guerre, y compris après le départ du général de Gaulle et avant l'élection de Georges
Pompidou, pendant l'intérim assuré par Alain Poher, pourtant farouchement opposé à
cette guerre tout comme à l'ensemble de la politique du « domaine réservé ». On a là
une mesure de l'autonomie que pouvait prendre le « système Foccart » : pendant
l'intérim, il pouvait continuer à assurer la logistique de la guerre biafraise, même en
n'étant pas à l'Élysée.

Il est aussi intéressant d'observer que, grâce à Foccart, de Gaulle put mener cette guerre
contre la volonté d'un Premier ministre, Maurice Couve de Murville, qui était scandalisé
par l'ensemble de cette affaire. Sous sa direction, le Conseil des ministres pouvait décider
de suspendre l'aide au Biafra sans que ce soit suivi du moindre effet. Après le Conseil,
Foccart allait voir de Gaulle, lui demandant ce qu'il fallait faire. Sans s'émouvoir, de
Gaulle ordonnait le doublement de l'aide - et Foccart s'exécutait.

Très instructif aussi quant à l'affaire biafraise, et éclairant quant aux mœurs du
« domaine réservé » jusqu'à nos jours, un passage du journal de Foccart, en date du 29
novembre 1968 : « Il s'agit de stocks d'armes à reconstituer en Côte-d'Ivoire et qui sont
destinés à filer sur le Biafra. » Houphouët a écrit une longue lettre manuscrite au Général
à ce sujet et la politesse voudrait que de Gaulle réponde. « Le Général m'a dit d'y
répondre d'une manière neutre. » Foccart rédige alors un projet de réponse, « un simple
accusé de réception un peu sec et qui camouflait plus ou moins la chose ». Mais, dit-il au
Général, « je crois qu'il vaudrait mieux que ce soit une lettre manuscrite de votre part ».
Réponse : « Non, justement, je ne veux pas m'engager, je ne veux pas d'écrit à ce
sujet. »

Pourquoi ne pas vouloir laisser d'écrits, sinon pour éviter que ceux-ci puissent un jour lui
être reprochés ? On voit que si ces politiques criminelles sont consensuelles, elles n'en
sont pas moins commises en toute conscience de leur caractère criminel, et doivent être,
en conséquence, camouflées. Il semblerait que ce soit une double constante des grands
crimes du siècle. Il y a là un paradoxe qui mériterait certainement d'être approfondi.
Pour l'heure, contentons-nous de remarquer que de Gaulle savait ce qu'il faisait,
exactement comme Himmler, Enver Pacha [5] ou Mitterrand : au moment même où il
donnait des ordres criminels, il prévoyait d'en effacer les traces.

Cette politique eut pour résultat de prolonger pendant près de trois longues années la
guerre de sécession biafraise. On estime à plus de deux millions le nombre des victimes
de cette approximation stratégique. Rétrospectivement, ce qui semble à proprement
parler monstrueux est l'entêtement des stratèges. Les morts s'accumulaient, mais
Foccart comme de Gaulle ne voulaient d'aucune façon lâcher le morceau, et ce jusqu'à la
dernière extrémité. S'ils avaient simplement accepté d'analyser le rapport de force tel
qu'il se présentait au terme de la première année de guerre, la plupart de ces morts
auraient été épargnées.

Pour comprendre cette monumentale erreur, il faut la saisir dans la perspective de


l'ensemble de la politique - messianique - gaullienne. Les ambitions pétrolières des
compagnies françaises sont souvent données comme motivation principale de cette sale
guerre. C'est douteux. Même si, au début, le territoire du Biafra prétendait englober une
bonne part des puits de pétrole du Nigeria, le principal intéressé, Elf, trouvait l'aventure
saumâtre - son intérêt bien compris était plutôt d'être ami avec l'État nigérian. À la fin,
Foccart et ses hommes continueront à se battre, bec et ongles, pour un « réduit
biafrais » dans le sous-sol duquel il n'y avait pas une goutte d'or noir.

Au Biafra comme au Rwanda, si la politique française a pu aller aussi loin en dépit du bon
sens, c'est en raison d'un « sens » supérieur, l'hallucination stratégique au fond de
laquelle, par-delà le combat contre « la civilisation des machines » dénoncée par
Bernanos, il n'y avait rien de moins que la défense des valeurs traditionnelles de
l'Occident chrétien. À ce niveau de délire idéologique, il faut d'ailleurs distinguer entre
l'Occident traditionnel - catholique - et sa variante moderne protestante. C'est en fait
l'esprit de la Contre-Réforme dont la France, de LouisXIV à François Mitterrand, s'est
voulue l'héritière.

Sans la dimension irrationnelle de cet arrière-plan idéologique, ces politiques meurtrières


et inefficaces sont incompréhensibles. Mais il faut bien voir aussi que, pour la pensée
raciste néocoloniale, deux ou trois millions de morts, noirs, au Biafra, comme un million
de morts, noirs, au Rwanda, ne comptent pas à côté de cette grande vision et des enjeux
politiques et spirituels qu'elle recouvre.

Un des aspects les plus étonnants de cette terrible aventure du Biafra sera l'absence
totale d'opposition que suscitera cette opération bassement colonialiste, montée à coups
de mercenaires et de livraisons d'armes clandestines. Clandestines, parce qu'il n'était pas
possible d'avouer à la communauté des nations que la France se risquait à tenter des
rectifications de frontières dans l'ordre postcolonial. Jouer avec les frontières était
considéré comme particulièrement inopportun à l'heure des décolonisations, ce type de
plaisanterie pouvant ouvrir la voie à un désordre généralisé.

En dépit de ces « bagatelles » plutôt voyantes, la presse comme l'opposition firent bloc
avec l'Élysée. Foccart put même s'amuser à recruter de jeunes gauchistes tout frais
sortis des barricades de Mai 68, tel Bernard Kouchner. Le premier des « french doctors »
fut envoyé par les services spéciaux au Biafra sous prétexte d'intervention humanitaire,
là où il s'agissait surtout de camoufler les livraisons d'armes sous l'étendard de la Croix-
Rouge.

Mieux : le discours humanitaire, relayé par la très docile ORTF aussi bien que par Le
Monde, permit de mobiliser l'ensemble du pays au secours du malheureux « peuple
biafrais » à l'occasion de ce qui fut la première grande opération caritative moderne.
Nombreux sont ceux qui se souviennent, aujourd'hui, d'avoir un jour apporté un sac de
riz à l'école au bénéfice des petits Biafrais…

Six millions de morts ?

C'était il y a trente ans. Cette histoire n'a toujours pas été écrite. La bibliographie de la
guerre du Biafra est invraisemblablement mince [6]. Hormis quelques mauvais livres de
propagande foccartienne publiés à l'époque, il n'y a quasiment rien. Le Biafra a disparu
des consciences aussitôt la guerre perdue. Pour y comprendre quelque chose aujourd'hui,
on peut se reporter au chapitre d'une quinzaine de pages que lui consacre François-
Xavier Verschave dans son livre indispensable, la Françafrique, publié en 1998, trente
ans plus tard.

La conscience de l'invraisemblable crime d'État qui fut alors commis ne nous a pas
encore effleurés. Après une telle expérience, la cellule africaine de l'Élysée pouvait se
sentir affranchie de toute contrainte. La complaisance générale des critiques permettra
que le système se développe, avec tous ses travers, sans que soit jamais apporté le
moindre auto-correctif. Les aberrations les plus voyantes étaient non seulement
possibles, mais pouvaient même être paradoxalement profitables - au moins en politique
intérieure.

De manière générale, le système de Jacques Foccart bénéficia d'une paix royale. Il ne


rencontra jamais de réel mouvement de protestation, à l'exception de l'affaire Ben Barka.
Loin d'une affaire Dreyfus, toutefois, celle-ci ne connaîtra jamais son « J'accuse » et
Foccart, bien qu'on sache qu'il était « au parfum », ne craindra jamais de véritable
procès. De même, Hassan, le commanditaire du meurtre, dormira en paix.
Jusqu'à sa mort, Jacques Foccart régnera sereinement. À aucun moment, il n'aura le
sentiment de devoir réviser sérieusement sa stratégie. Et, puisque cette stratégie était
bonne, les moyens employés, aussi critiquables soient-ils, pouvaient sembler justifiés.
D'autant plus que, critiqués, ils ne l'étaient quasiment pas.

Si la politique française au Rwanda a été concevable, c'est parce que, trente ans plus tôt,
une politique semblable avait été menée au Biafra sans qu'une analyse critique en ait
jamais été faite, malgré son sanglant échec.

Il faut reconnaître toutefois que cette politique invraisemblablement meurtrière et


cynique n'est pas toujours frappée d'insuccès. Parfois, le crime paye. Ainsi, au début des
années60, avant le Biafra, l'armée française s'était engagée directement au Cameroun,
en suivant le même schéma ethniste que, plus tard, au Biafra ou au Rwanda. Le conflit,
rendu ethnique par la politique néocoloniale, était en fait strictement politique : il
s'agissait d'éliminer une opposition, de gauche et indocile, celle de l'UPC. Les leaders
successifs de ce parti seront successivement assassinés par les services français. Cette
guerre-là durera tout le long des années 60. Après le meurtre, au Cameroun, du
dirigeant historique de l'UPC, Ruben Um Nyobé, en 1958, son successeur, Félix Moumié,
sera assassiné à Genève, par un agent de Foccart, en 1960. L'assassin se réfugiera en
France…

Pour en savoir plus, c'est encore plus difficile que pour le Biafra. Verschave y consacre un
précieux chapitre de sa Françafrique. Pour prendre la mesure de la chape de silence qui
recouvre cet épisode tragique de l'histoire néocoloniale, allez dans une librairie
spécialisée, telle L'Harmattan, à Paris : vous n'y trouverez rien. « Depuis 1984, dit
Verschave, je compte parmi les Français plutôt bien informés sur l'Afrique [7]. C'est
seulement en 1993 que j'ai pris connaissance des massacres français au Cameroun ».
« L'étude reste à faire », ajoute-t-il.

Certaines estimations évaluent à trois ou quatre cent mille le nombre de morts,


Bamilékés pour une bonne part, victimes de cette intervention voulue par le général de
Gaulle. Au minimum, on parle de dizaines de milliers. Il n'y avait pas eu plus de
protestations alors et, cette fois, après plus de dix ans de durs combats, la guerre a été
gagnée. Le Cameroun d'aujourd'hui est fondé sur ce crime et, comme le prophétisait le
1984 de Georges Orwell, l'État a parfaitement réussi à en effacer la mémoire.

Et que s'est-il passé au Liberia [8] ? Cette guerre vient de se dérouler sous nos yeux et,
encore une fois, nous n'y avons rien compris. La subtile mésinformation distillée par nos
journaux, là encore, aura fait son ouvrage. Il ne fait guère de doute, pourtant, que
l'homme qui mit ce pays à feu et à sang, Charles Taylor, agissait avec la bénédiction des
services français. Ses sources d'approvisionnement étaient, en Côte-d'Ivoire,
coordonnées par des anciens cadres des réseaux Foccart - grands experts en guerres
civiles. Ils feront merveille : de combien de sang et de larmes le peuple libérien dut-il
payer cette énième manipulation néocoloniale ? Les estimations les plus hautes se
montent à 500000 morts - pour un pays de deux millions d'habitants. Faudrait-il diviser
ce chiffre par dix qu'il n'en serait pas moins monstrueux.

C'est vraisemblablement par centaines de milliers qu'il faut compter les victimes de cette
longue guerre qui s'étendit au Sierra Leone, où les troupes de Charles Taylor trouveront
une base arrière et développeront la même politique de guerre civile sauvage. Au
résultat, ces deux pays sont détruits, mais Charles Taylor a réussi à s'imposer au Liberia
et la Françafrique peut s'estimer satisfaite d'avoir fait progresser ses positions dans le
seul pays d'Afrique où il était possible de parler sérieusement d'influence américaine. Sur
ce champ de ruines, l'opération a été couronnée de succès. Et, encore une fois, la
Françafrique sortira de cette mauvaise action indemne de critiques.
Un cas un peu différent est celui de l'Angola. Là, sur les traces de Ronald Reagan, la
politique de François Mitterrand a été de soutenir l'Unita, de Jonas Savimbi [9]. Le million
et demi de morts de la guerre civile angolaise n'a pas servi à faire avancer les positions
de Savimbi, dont on peut espérer aujourd'hui qu'il est en fin de carrière. Mais la
diplomatie pétrolière française avait pris soin d'entretenir parallèlement de bonnes
relations avec le régime très corrompu - et corruptible - d'Eduardo Dos Santos, en
respectant l'adage selon lequel il ne faut pas mettre tous ses œufs dans le même panier.
À l'arrivée, l'Unita pourrait bien avoir perdu, mais les positions d'Elf en Angola sont
meilleures que jamais.

Cette politique de balancier est horriblement coûteuse pour le peuple angolais, mais ne
semble pas devoir s'arrêter. « Il faut toujours avoir deux fers au feu. Celui qui ne sait pas
ça ne sait pas faire des affaires », disait aussi Savimbi à L'Événe ment du Jeudi, dans une
interview accordée à une époque où il semblait craindre une baisse de l'aide française,
qui ne s'est finalement pas produite, ainsi que la vivacité de la guerre civile en témoigne
aujourd'hui. La politique des « deux fers au feu » continue. Dans ce feu, écrasés entre
ces deux fers, les Angolais voient la paix s'évanouir comme un rêve d'un autre temps.
Comme si un quart de siècle de guerre civile ne suffisait pas.

Trente ans après la guerre du Biafra, le Nigeria ayant sombré dans la dictature du
général Abacha, ses relations se sont refroidies avec Londres. Le colonel Ojukwu, qui
avait mené la sécession biafraise pour le compte de Foccart, est arrivé au pouvoir aux
côtés du général Abacha. Il s'est occupé pour lui en particulier des affaires pétrolières, à
la plus grande satisfaction de la même compagnie politico-pétrolière française, Elf. Le
siège européen de la Compagnie nationale des pétroles nigérians a déménagé de Londres
à Paris. Et, avant de mourir, le général Abacha décidait d'imposer l'enseignement du
français au Nigeria…

À l'heure où nous écrivons, la Françafrique vient de déclarer une nouvelle guerre secrète,
sans vote au Parlement ni plus que des allusions dans la presse. Suite à de récentes
manœuvres avec la marine de guerre française, l'armée sénégalaise a envahi la Guinée-
Bissau. On compte déjà des centaines de milliers de réfugiés. Les guérilleros, qui ont
jadis tenu en échec l'armée coloniale portugaise, ressortent leur panoplie de jeunesse
pour chasser l'envahisseur françafricain. Dans la presse française, on les appelle les
« mutins ».

C'est dans la presse portugaise qu'on apprend les « détails » - ou dans Billets d'Afrique :
« Vingt militaires français, débarqués par la corvette Drogou auraient été chargés
d'orienter le corps expéditionnaire sénégalais. Une demi-douzaine d'agents des services
spéciaux français auraient été déposés par la frégate Foudre. De nombreux navires
français étaient présents dans la zone : aux yeux de tous, l'un d'eux a déchargé des
munitions et des véhicules, tandis que d'autres, à Dakar, embarquaient armes et
ravitaillement. » Billets d'Afrique commente : « Comme d'habitude, la presse française,
au lieu de vérifier les dires des confrères étrangers, se contente (au mieux) de publier les
démentis officiels. C'est assez surréaliste : Paris dément être impliqué dans l'intervention
du Sénégal en Guinée-Bissau, titre Le Monde (30/6). Le contenu de l'article n'en dit pas
davantage : le lecteur ne saura jamais qui a accusé la France, de quoi précisément, et
sur quelle base. »

La Françafrique a pu soutenir Jonas Savimbi, Charles Taylor, Sani Abacha ou, même, la
junte islamiste soudanaise, comme elle vient de déclencher une guerre civile
potentiellement terrible en Guinée-Bissau. Mais personne ne le dit. Non que ce soit un
secret, mais c'est comme inconvenant de s'intéresser à la réalité de cette politique
considérée comme si importante pour le pays qu'il a été convenu qu'elle est un
« domaine réservé ». C'est pourtant de la véritable politique africaine française qu'il
s'agit. Une politique secrète, une politique inavouable, une politique criminelle.
Au total, si ce n'est pour le profond discrédit encouru du fait de son engagement dans le
génocide rwandais - « le troisième génocide du siècle », le deuxième reconnu par l'ONU-,
la politique offensive menée par François Mitterrand en Afrique a donné des résultats
satisfaisants. Malgré la dévaluation balladurienne, la « zone franc » s'est étendue. De
l'Angola au Nigeria, l'implantation d'Elf s'est améliorée. Aucun des pays du « champ » n'a
eu à connaître de vrai bouleversement. À l'exception d'Habyarimana et de Mobutu, les
dictateurs francophiles sont toujours en place. Du Soudan à l'Afrique du Sud, la France a
réussi à avancer ses pions, y compris sur des terrains qu'elle connaissait mal. Au Liberia
comme en Guinée-Bissau, de nouvelles alliances se sont nouées. La « francophonie »,
ainsi qu'il est désormais convenu d'appeler l'empire, progresse…

Sur l'autre plateau de la balance, hormis l'affaire relativement modeste et déjà oubliée de
Carrefour du Développement [10], au cours du premier septennat mitterrandien, les
tripatouillages financiers sont passés quasiment inaperçus, malgré leur dimension
abyssale. Seuls Loïc Le Floch-Prigent et Roland Dumas auront fini par avoir quelques
ennuis. L'essentiel de l'iceberg de la prévarication mitterrandienne reste englouti.

Mais l'argent est peu de chose à côté du nombre hallucinant de morts que François
Mitterrand aura tranquillement laissés derrière lui sur la terre africaine. L'addition est
lourde. Si l'on ajoute les victimes des guerres de Charles Taylor, au Liberia et au Sierra
Leone, à celles dues à la folie de Jonas Savimbi en Angola, avec le génocide rwandais, on
approcherait un total de trois millions de morts.

De Gaulle, avec Foccart, en avait fait à peu près autant, au Cameroun et au Biafra, dans
les années 60. Trois plus trois égale six : cela pourrait faire cinq à six millions de morts
en terre d'Afrique, victimes du « domaine réservé » de la Ve République, morts pour la
grandeur de la France, pour que demeure une France impériale.

De tels chiffres sont, bien sûr, des estimations plus qu'approximatives. Ce sont les seuls
dont nous disposions. Aucune recherche sérieuse n'a jamais été faite sur l'ensemble de
ces guerres secrètes et inavouables. Mais, en tout état de cause, faudrait-il réviser
l'importance de ces hécatombes à la baisse ou à la hausse, ce sont des pays ravagés,
durablement meurtris, ce dont le néocolonisateur porte la responsabilité.

Turquoise

Aujourd'hui comme hier, comprendre la réalité de la politique française en Afrique est un


rébus pour spécialistes. Il faut systématiquement tenter de déchiffrer la logique des faits
à travers la grille de désinformation qui la recouvre complaisamment. Tout devient
infiniment plus compliqué lorsqu'il faut lire les journaux entre les lignes. En fait, soumise
à ce traitement, l'actualité africaine est rendue incompréhensible. Tout à fait
naturellement, l'honnête homme se désintéresse de ce qu'il ne peut pas comprendre.

Il faut dire aussi que les stratégies des États qui ont conservé une vocation impériale
malgré leur constitution démocratique, tels les États-Unis ou la France, sont souvent
extraordinairement obscures. Les discours dont ces États recouvrent leur politique pour
amadouer l'opinion peuvent n'avoir aucun rapport avec la réalité de leur pratique.

Désinformer, mal informer ou ne pas informer du tout - cela peut être particulièrement
utile, non seulement pour éviter les éventuelles protestations du public dont on ne sait
jamais si elles ne pourraient pas se traduire un jour en censure électorale, mais
également si l'on veut pouvoir mener de délicates opérations politico-militaires en toute
quiétude, sans être encombré de cette chose qu'on appelle opinion publique.
Ainsi,lorsque se produisit le génocide rwandais, il fallut attendre des mois avant de
pouvoir lire dans la presse française une information aussi élémentaire qu'un historique
véridique des relations étroites entre la France et le Rwanda depuis 1990. En fait, ce
simple rappel des faits sera publié seulement en juillet 1994, après que l'opération
Turquoise aura réussi à jeter un voile humanitaire sur l'alliance avec les
génocidaires [11].

Auparavant, le 18 mai, Libération avait fait aussi trois pages fort éloquentes sur la
question. La responsabilité française y était exposée en pleine lumière. Tout était dit et
remarquablement documenté. Aucun autre journal ne crut bon, alors, de reprendre ces
informations. Comme si une accusation aussi grave que celle de complicité de génocide,
portée contre le gouvernement et l'armée française, était sans importance. Libé non plus
n'y reviendra pas. C'était un accident. Le journaliste qui avait osé ces articles, Alain
Frilet, fut mis au rancart quelque temps plus tard, et le traitement de la question
rwandaise revint à Stephen Smith. Sous sa houlette, Libé se fera, au contraire, le relais
des opérations de désinformation les plus audacieuses que tenteront les services français
pour enrayer le risque de débandade encouru, y compris dans l'arène internationale, si la
vérité voyait le jour dans sa scandaleuse dimension.

Le silence général de la presse française, à l'époque, restera comme une tache indélébile,
comme une faute non seulement déontologique mais morale. Un peu comme, en 1940, le
ralliement massif de l'édition française à la collaboration avec les occupants nazis.
L'armée française engagea alors l'opération Turquoise afin de protéger le repli de l'armée
et des milices qui venaient de procéder au génocide, sans que personne ne mette en
doute la nature officiellement « humanitaire » de cette intervention.

À l'heure où la terre rwandaise était jonchée du million de victimes de la folie organisée


par le Hutu Power, il devenait difficile de prétendre qu'on intervenait pour empêcher les
« Khmers noirs » de procéder à l'extermination du peuple hutu. C'est, néanmoins,
toujours avec le renfort de ce mythe que les génocideurs parviendront à entraîner des
millions de réfugiés sur le chemin de l'exil. C'est aussi ce qu'on avait osé raconter aux
soldats de l'opération Turquoise : « On nous a trompés », dit le sergent-major Thierry
Prungnaud à un journaliste anglais. « On nous a dit que les Tutsi étaient en train de tuer
les Hutu. Nous pensions que les victimes étaient les Hutu. »

Mais, pour Paris, ce dont il était surtout question alors, c'était de ne pas laisser tomber
un allié. La Françafrique avait ressenti comme un accroc au contrat, début 1994, la
dévaluation du franc CFA, décidée par Balladur contre l'avis formel de Foccart. Ce n'était
pas le moment de montrer une deuxième faiblesse en mollissant au Rwanda. Les
« amis » risquaient de s'émouvoir.

« D'un point de vue strictement militaire, l'opération Turquoise est positive, expliquait le
parlementaire Jacques Baumel, au Figaro Magazine, fin juillet 1994. La France a
démontré qu'elle a les moyens d'une intervention rapide et efficace. Les pays amis du
continent noir, avec lesquels nous avons parfois signé des traités d'assistance militaire,
peuvent être rassurés. Nous avons prouvé que nous sommes toujours capables
d'intervenir en Afrique. Vite et bien. »

Turquoise n'en était pas moins une demi-mesure, ainsi que ce fut expliqué devant la
Mission d'information. Dans l'esprit de François Mitterrand, l'opération projetée, pour
laquelle les troupes de choc de l'armée coloniale avaient été mobilisées, devait être d'une
tout autre nature qu'humanitaire. Il s'agissait tout simplement de se porter au secours
du régime génocidaire rwandais, de même qu'on avait sauvé à diverses reprises, depuis
1990, le gouvernement du général Habyarimana de « l'invasion étrangère » du FPR.

C'est Édouard Balladur qui s'opposa à ce que Turquoise soit, ainsi que prévu, une
opération offensive. Le Premier ministre fit alors valoir qu'un tel engagement serait
injustifiable face à l'opinion publique tout comme devant la communauté internationale, à
l'heure où il était reconnu qu'un génocide était en cours au Rwanda.
Alain Juppé prétend avoir été le premier à prononcer le mot de génocide dans l'arène
internationale. C'est faux. Boutros Boutros-Ghali, alors secrétaire général de l'ONU et
garant de la Françafrique dans cette instance, l'avait déjà prononcé une dizaine de jours
plus tôt. Lui-même ne faisait que reprendre le leitmotiv des États africains qui
demandaient à ce titre une intervention urgente de l'ONU, qui leur fut refusée. Cette
reconnaissance par Juppé et Boutros-Ghali peut sembler paradoxale lorsqu'on sait qu'en
empêchant une intervention efficace de l'ONU, ils ont donné le feu vert de la
communauté internationale au génocide dont ils n'ignoraient pas qu'il se préparait depuis
des mois, et qu'il était même manifestement en cours. Pour l'un comme pour l'autre, en
reconnaissant le génocide, il s'agissait surtout de se couvrir. Au même moment, Juppé
était, en fait, partisan d'une intervention Turquoise offensive, aux côtés des génocideurs,
dont il avait reçu officiellement les représentants.

L'inflexion imposée in extremis par Balladur à l'opération Turquoise restera comme un


apport considérable. Elle évita à la France de contresigner publiquement le
génocide [12]. Mais ce débat au sommet de l'État, entre Mitterrand, Balladur, Juppé et
Léotard, est particulièrement éclairant si l'on veut comprendre la logique de la politique
menée par la France vis-à-vis du Rwanda, de 1990 jusqu'à aujourd'hui.

Comment pouvait-on concevoir de s'engager aux côtés d'une armée génocidaire, pendant
un génocide ? Pensait-on qu'en intervenant aux côtés de l'armée rwandaise et des
milices Interahamwe, on pourrait faire cesser la gigantesque opération d'extermination
des Tutsi du Rwanda ? Même si les massacres s'étaient interrompus un instant pour
éviter de trop salir la réputation de l'armée française, personne n'aurait pu garantir qu'ils
ne reprendraient pas à la première occasion.

Bernard Debré a tenté de justifier, devant la Mission d'information, la politique que


défendait alors François Mitterrand : « En ce qui concerne Turquoise, Mitterrand avait
une logique : puisqu'on avait un mandat de l'ONU pour sécuriser le Rwanda, il fallait le
faire dans tout le pays. » Mais le problème qui se posait était évident : « Je lui ai dit qu'il
allait réinstaller les Hutu au pouvoir. » Objection à laquelle Mitterrand aurait répondu
qu'il fallait « châtier les coupables ».

Son souci était, en fait, inverse : une des rares décisions attestées comme ayant été
personnellement prises par le Président sera « l'exfiltration » des principaux chefs Hutu
Power, parmi lesquels Agathe Habyarimana et Ferdinand Nahimana, le théoricien du
génocide, directeur de Radio des Mille Collines [13]. « Sécuriser » tout le Rwanda, en
langage stratégique français, signifiait repousser le FPR, empêcher la défaite de nos amis
les génocideurs, maintenir le régime monoethnique.

Acteur consommé, le plus florentin des politiciens français se plaignait alors de ce que
« sa confiance avait été trahie par la haine » et « par Habyarimana lui-même ». « Celui-
ci demandait de l'aide contre les extrémistes. » Mitterrand faisait mine de se rendre
compte que « ce n'était vraisemblablement pas vrai ». Habyarimana aurait fait preuve
d'une « duplicité extrême : en demandant protection d'un côté et en préparant le
génocide de l'autre ».

Les informations de l'Élysée

Or, l'Élysée avait été informé, au moins dès 1993, de la préparation du génocide. Des
rapports on ne peut plus alarmants de missions d'observateurs des droits de l'homme
avaient été publiés. Leurs auteurs avaient personnellement avisé la présidence de la
République. Ils s'étaient fait mal recevoir, invariablement. Ils espéraient, naïvement
semble-t-il, qu'il suffirait d'informer l'Élysée de l'horreur du processus en cours pour
provoquer une prise de conscience - et une révision de la politique française.
On spéculait alors sur le fait que les services, menant leur propre politique, désinforment
la direction de l'État. Des mécanismes de ce type sont effectivement constants : les
« décideurs » décident en fonction des informations qui leur sont transmises. Mais, au
long des années de déroulement de cette crise, le Rwanda aura vu une nuée d'agents
français, secrets ou pas, civils ou militaires. L'Élysée n'était pas suspendu à une source
d'informations, loin de là.

On sait, par exemple, que Gérard Prunier, chercheur au CNRS, mais aussi conseiller du
parti socialiste, aujourd'hui reconnu comme l'un des meilleurs spécialistes de cette
tragique histoire, était dans le bureau de Jean-Christophe Mitterrand le jour où fut
décidée l'intervention de 1990. Prunier était l'un des rares Français à connaître un peu le
FPR. Et il ne voyait pas, lui, cette guérilla comme une armée de « Khmers noirs ». D'une
manière générale, sa lecture des réalités rwandaises était aux antipodes du discours
simplificateur « ethniste ». Bien informé, clair, doué, de plus, d'un réel sens politique,
pourquoi était-il plus difficile de l'entendre que d'écouter les délires pathétiques d'un
général Huchon ?

L'art de gouverner consiste à choisir, d'abord, parmi ses sources d'information. Ensuite, il
faut choisir une analyse de ces informations, et les hommes qui exécuteront la politique
découlant de cette analyse. Si le dossier rwandais était entre les mains du général
Huchon et de son état-major particulier, des officiers supérieurs issus de la « coloniale »,
archiconvaincus par le point de vue ethniste le plus extrême, ce n'est pas par hasard.
C'était un choix politique.

Le général Huchon avait en charge le dossier rwandais. Il en était le « patron ». Il a


témoigné à huis clos devant la Mission d'information. Ses supérieurs, le général Quesnot
et l'amiral Lanxade, eux, ont parlé en séances publiques. De même que les ministres et
Premiers ministres, également auditionnés en public, ont intégralement assumé la
politique rwandaise - à l'exception notable de Michel Rocard -, Quesnot et Lanxade ont
« couvert » Huchon de la façon la plus formelle, alors même qu'on ne leur demandait
rien. « J'assume totalement, dit Quesnot, ce qu'a fait ou pas le général Huchon, sous
mon autorité directe, de mai 1991 à mai 1993, dans le suivi du dossier rwandais. » [14]

Il n'en reste pas moins que celui-ci porte une responsabilité très particulière dans cette
affaire. Plus que le chef des opérations, il était le véritable animateur de la politique
rwandaise. Sans son enthousiasme, l'intervention au Rwanda ne se serait peut-être pas
égarée aussi loin. La responsabilité de cette politique était manifestement collective, ainsi
que le démontre, si besoin était, le fait que tous les responsables de l'époque ne
regrettent rien - pas même aujourd'hui, alors qu'on sait tout ce qusait. Mais celui qui
maîtrisait le dossier, celui qui recevait les informations en première ligne, c'était Huchon.
Encore une fois, Mitterrand l'avait choisi. S'il avait voulu une autre politique, il y aurait eu
un autre homme. Il n'en reste pas moins légitime de se demander quelle pouvait être la
part respective de ces deux hommes dans l'analyse de la situation, la formulation du
discours et le choix des actions du gouvernement de l'empire.

Quant au discours, le meilleur spécialiste de l'histoire rwandaise, c'était François


Mitterrand. C'est ce dont témoignent l'amiral Lanxade ou François Léotard, qui ont
assisté à d'innombrables réunions de cellules de crise ou comités interministériels
consacrés au Rwanda. Mitterrand expliquait aux autres la situation. Des ministres d'avant
la cohabitation témoignent, eux, de leur étonnement lorsque François Mitterrand profita
d'un Conseil des ministres pour faire une conférence d'une demi-heure sur la question
des Grands Lacs dont la plupart n'avaient rien à faire [15].

Mitterrand « savait » et s'entourait de gens qui « savaient » comme lui, c'est-à-dire qui
pensaient comme lui. Et il y en avait beaucoup. Habyarimana était haut gradé à l'Opus
Dei. Nul doute que l'Église de France ne pouvait que relayer auprès de l'Élysée le point de
vue de l'extrême droite catholique. Les milieux journalistiques et universitaires, belges ou
français, pullulent également d'intellectuels acquis à la cause du « bon peuple hutu ».
Sans parler des militaires et des services de renseignement en particulier.

Les « services » intoxiquaient-ils le sommet de l'État ? Peut-être, mais l'inverse est tout
aussi vrai. Si les agents de l'État français étaient le plus souvent partisans de la dictature
de la majorité ethnique, à n'importe quel prix, c'est aussi parce que leurs patrons
l'étaient. On fournit bien souvent les informations qui sont demandées. Un rapport qui
prendrait à contre-pied les opinions de son destinataire ne rapporte pas souvent de
l'avancement…

Bref, lorsque l'Élysée recevait les délégués de la Fédération internationale des droits de
l'homme ou de Human Rights Watch, il n'y avait pas de raison pour qu'on les écoute plus
qu'un Prunier ou d'autres. Que les atteintes massives aux droits de l'homme, organisées
par le régime avec l'aide des instructeurs de l'armée française, puissent poser problème,
n'était tout bonnement pas le point de vue de François Mitterrand ou de Jean-Pierre
Huchon, pas plus que de Bruno Delaye [16], ou d'Hubert Védrine. Au contraire : si les
soldats français étaient présents dans les centres de torture [17], comme le dénonçaient
les associations humanitaires, ce n'était pas pour rien, mais parce qu'il fallait gagner la
guerre.

Mais les délégations humanitaires informaient surtout l'Élysée de la préparation du


génocide - et de son début d'exécution dans certaines régions, en 1992-1993. Le Conseil
de sécurité de l'ONU avait aussi reçu des informations détaillées sur cette préparation.
Dans un télégramme que lui adressait, le 11 janvier 1994, le général Roméo Dallaire,
responsable de la Minuar, il est explicitement question de l'extermination des Tutsi, de la
méthode employée pour y parvenir et de l'organisation qui se mettait sur pied à cette fin.
On y apprenait des « détails » comme celui-ci : les miliciens Interahamwe pensaient
pouvoir tuer jusqu'à mille Tutsi toutes les vingt minutes.

Or, depuis le 1er janvier 1994, le Rwanda siégeait parmi les quinze membres du Conseil
de sécurité, ainsi que Djibouti et le Maroc, deux autres « amis » africains élus
auparavant. On peut s'étonner de la coïncidence : le Rwanda deviendra membre du
Conseil de sécurité trois mois avant le génocide, à un stade où son exécution était
totalement décidée, le crime étant dans sa phase ultime de préparation. C'était une
anomalie, relativement au fonctionnement ordinaire du Conseil. « Son élection a été
obtenue en dépit du fait que ce pays faisait l'objet du déploiement de forces de maintien
de la paix », remarque le rapport de la commission parlementaire belge. Lorsque Dallaire
envoie son télégramme, l'État qu'il accuse, devant le Conseil, de préparation de
génocide… siège au Conseil. Cela ne pouvait que contribuer à désamorcer les appels au
secours du général canadien. Un tel degré de finesse dans la préparation du génocide
laisse rêveur.

L'informateur du général Dallaire lui avait été présenté par un « très très important »
politicien au pouvoir [18]. Il lui indiquait aussi d'autres éléments qui auraient pu être
considérés comme intéressants, comme les caches d'armes clandestines des miliciens.
Si, outre ces informations, Dallaire avait obtenu le feu vert qu'il demandait à l'ONU, il
aurait pu, par exemple, faire quelques descentes retentissantes et saisir un peu de ce
matériel. Indépendamment de leur éventuelle efficacité, de telles actions auraient au
moins eu l'avantage de signifier spectaculairement que le projet génocidaire était
contraire à la loi internationale - et donc sans légitimité, cet ingrédient indispensable de
tout projet politique.

Le général canadien demandait aussi que son informateur soit protégé, ainsi que sa
famille. À l'état-major de l'ONU, on ne daigna pas donner suite à ces demandes.
Que savait-on de plus ?

Les achats massifs de machettes avaient lieu depuis 1992. On lit, en annexe du rapport
de la Commission d'enquête sénatoriale belge, que « entre 1992 et 1994, 581000 kg de
machettes furent importées pour une valeur de $725669. L'importation, durant la
période 1991-1994, de machettes, houes, pioches, pics, haches, serpes, faux, faucilles,
bêches utilisés dans le génocide est de l'ordre de 3385568 kg pour une valeur totale de
$4671533. »

« Plusieurs centaines de milliers de machettes, houes, pioches, lames de rasoir et autres


matériels (classifiés comme étant des biens civils) furent importés entre 1992 et 1994
par différents agents économiques dont Radio des Mille Collines. » Comme le remarque
Prunier, en quoi une radio pouvait-elle avoir besoin de telles quantités de machettes ? Ce
n'était pas plus un mystère à l'époque qu'aujourd'hui. Au cours des premiers massacres,
dénoncés dans le rapport de la FIDH de 1993, l'usage meurtrier de ces « biens civils »
est apparu dans toute son horreur.

Si l'ambassadeur de France, interrogé au sujet de ces massacres, pouvait prétendre qu'il


s'agissait de « rumeurs », ce n'était certainement pas parce qu'il n'y croyait pas. Il faisait
simplement son travail en tentant d'étouffer cette affaire ennuyeuse. Mais lui-même,
comme les services français, ne connaissait que trop l'état d'esprit de leurs amis du Hutu
Power. Mitterrand n'avait bien évidemment pas besoin de la FIDH pour être informé.

« On ne fait pas d'omelette sans casser des œufs », dit le dicton : la politique élyséenne
était de défendre le régime et, s'il fallait en passer par quelques massacres, d'envergure
éventuellement peu banale, cela n'avait aucune importance. Comme le rappelle Jean-
Paul Gouteux, le directeur des Affaires africaines et malgaches, Paul Dijoud, recevait en
janvier 1992 Paul Kagame en lui disant : « Si vous n'arrêtez pas le combat (…), vous ne
retrouverez pas vos frères et vos familles, parce que tous auront été massacrés ! » En
moins de deux ans, on sera passé de la menace à son exécution.

Si l'Élysée avait bougé

Lorsque, pendant le génocide, en mai 1994, une délégation de Médecins Sans Frontières
se présentait de même à l'Élysée pour demander que la France fasse au moins « un
appel public à l'arrêt de l'extermination », Bruno Delaye, l'homme du Président, patron
de la cellule africaine de l'Élysée, faisant semblant de ne pas comprendre, osait répondre
qu'on ne « disposait pas de moyens de pression » et qu'il ne pouvait « même pas
contacter les responsables rwandais au téléphone » [19]. À la même époque, l'Élysée se
préoccupait en fait de « sécuriser » ses conversations téléphoniques avec les dirigeants
du génocide, ainsi que cela apparaît dans le rapport de mission du lieutenant-colonel
Rwabalinda [20], rendant compte de ses entretiens avec le général Huchon, à Paris - en
mai 1994, donc pendant le génocide.

« Sécuriser des conversations », en langage étatique moderne, cela signifie : faire en


sorte que personne ne puisse les entendre. C'était une préoccupation capitale, alors,
pour l'Élysée, de ne pas laisser de traces de sa consternante complicité avec les
génocideurs. Mais Bruno Delaye faisait mine de confondre un « appel public », c'est-à-
dire une prise de position politique, et un appel téléphonique… En fait, il était hors de
question que l'Élysée prenne, « publiquement », une position politique simplement
contraire à sa politique.

Quant aux « moyens de pression », le même Bruno Delaye fera, au contraire, la preuve
de sa grande influence auprès des milices génocidaires lorsqu'il s'agira de sauver les
nombreuses personnes qui s'étaient réfugiées à l'hôtel des Mille Collines, sous l'œil des
très rares caméras présentes à Kigali pendant l'apocalypse. Un simple « appel
téléphonique » arrêtera alors instantanément les miliciens qui s'apprêtaient à donner
l'assaut. Il est vrai que cette influence était d'autant plus grande que les deux
partenaires étaient exactement sur la même longueur d'onde, même s'ils n'avaient pas
tous les téléphones « sécurisés » qu'ils souhaitaient. Entre amis, on ne se refuse pas un
service.

De même, lorsque le général Huchon recevait à l'Élysée le lieutenant-colonel Rwabalinda,


il se plaignit de la mauvaise « image » du gouvernement rwandais. Il lui fit valoir
l'argument d'Édouard Balladur : le génocide était trop voyant pour que l'armée française
puisse intervenir directement aux côtés des génocideurs. Deux jours plus tard, on
entendait sur les ondes de Radio des Mille Collines des messages indiquant à quel point il
avait été compris : « Nos amis les Français vont nous aider, mais ils nous ont conseillé de
ne pas nous montrer si désagréables. Ne laissez plus les cadavres sur les routes. Mettez-
les dans les bananeraies, pour que ça ne se voie pas. » [21]

Après avoir tenté vainement d'alerter l'Élysée, le Dr Bradol, de MSF, parlait au journal de
TF1, le 16 mai 1994, au milieu du génocide : « La France connaît très bien les assassins,
elle les arme et les équipe. Nous considérons qu'il s'agit d'une véritable politique
d'incitation des meurtriers à poursuivre les massacres : jusqu'à présent, nous n'avons
pas entendu le gouvernement français appeler les bouchers de Kigali ou de Butare à se
réfréner, et je dois dire que nous sommes particulièrement choqués par cet aspect des
choses. »

Si l'Élysée n'avait pas compris, la France entière avait pu entendre. Rétrospectivement,


on peut se demander si ce n'est pas là le plus choquant : tout le pays avait entendu ce
discours, et l'on n'enregistra pas la moindre protestation. De même deux jours plus tard,
quand Alain Frilet déballera l'affaire dans Libé. Les lecteurs apprenaient tout ce qu'il y
avait à savoir sur ce scandale sans pareil de la même façon qu'ils dégustaient leur café
au lait : sans émotion.

Il est possible que les « décideurs », à l'Élysée ou ailleurs, n'aient pas alors mesuré ce
qui est aujourd'hui manifeste : non seulement la France disposait de « moyens de
pression », mais elle avait entièrement l'initiative. Lorsque les représentants de MSF
demandaient qu'un « appel public » à l'arrêt du génocide soit prononcé à Paris, le moyen
qu'ils suggéraient, aussi économique soit-il, pouvait être radical. On sait aujourd'hui
combien les génocideurs avaient besoin, vitalement, de légitimité, ne serait-ce que pour
entraîner l'appareil d'État, les bourgmestres et les préfets, l'armée, le peuple hutu à
commettre l'horreur à laquelle beaucoup résistaient spontanément. Ils avaient, de plus,
besoin de l'aide de Paris à tous les niveaux de leur logistique. La condamnation de leur
action par l'Élysée aurait vraisemblablement été un coup de frein sans appel.

« Dans tout cela, l'essentiel, c'est la nature du message qui était envoyé aux autorités
rwandaises. La nature de ce message, c'était que nous étions derrière elles quoi qu'elles
fassent », expliquait Gérard Prunier aux députés de la Mission d'information [22].

La politique du « cessez-le-feu »

Puisqu'une opération Turquoise offensive - c'est-à-dire visiblement solidaire des


génocideurs - n'était politiquement pas possible, l'objectif principal de la France, ainsi
que l'ont expliqué les responsables qui ont déposé devant la Mission d'information, était
d'arriver à un cessez-le-feu entre le FPR et l'armée rwandaise, alors que le génocide
battait son plein. « Cessez-le-feu », cela sonne bien. D'ordinaire, un cessez-le-feu
apporte la paix. Messieurs Védrine, Quesnot ou Lanxade ont pu, devant la Mission
d'information, faire valoir cette politique comme indiscutable. Et ce d'autant plus
facilement que, justement, aucun des parlementaires auxquels ce boniment était servi ne
semblait prêt à en discuter.
Or, que signifiait cette recherche d'un « cessez-le-feu » entre le FPR et les Forces armées
rwandaises alors que celles-ci étaient en train d'exécuter le génocide ? L'ONU, paralysée
par l'action diplomatique française avec l'aide scandaleusement complaisante des États-
Unis, avait renoncé à intervenir, malgré la demande pressante des États africains.

Le groupe des États africains à l'ONU, puis l'OUA, mettront sans ambiguïté le Conseil de
sécurité en demeure d'appliquer la convention pour la prévention des génocides, texte
fondateur de l'ONU. Plusieurs chefs d'État africains, dont Yoweri Museveni, s'exprimeront
aussi avec insistance pour une intervention immédiate, sans laquelle l'organisation des
Nations unies perdrait sa raison d'être, disaient-ils.

Brossons un rapide tableau des acteurs-clefs sur qui reposait l'action internationale :
Boutros Boutros-Ghali, secrétaire général de l'ONU, ancien ministre des Affaires
étrangères égyptien, francophone et francophile. La France se battra farouchement par la
suite pour qu'il soit maintenu à son poste pour un mandat supplémentaire, sans succès
face à l'opposition catégorique des États-Unis. L'Égypte était très amie du Rwanda
d'Habyarimana. Les soldats de l'armée rwandaise, lorsqu'ils ne seront pas entraînés par
des Français, iront au bord du Nil se former auprès de l'armée égyptienne.

Jacques-Roger Booh-Booh, l'envoyé spécial de Boutros-Ghali au Rwanda, camerounais,


était un ancien ministre de Paul Biya, un autre grand ami de la France. Booh-Booh était
aussi très proche d'Habyarimana. Ce représentant supérieur de l'ONU au Rwanda en sera
encore à parler de « massacres interethniques » plusieurs semaines après le début du
génocide qui se déroulait sous ses yeux. Au Conseil de sécurité, la France, de même, se
refusait à l'emploi du mot « génocide ».

Quant aux États-Unis, on dit qu'ils abondaient d'autant plus dans le sens des intérêts de
la diplomatie française qu'ils ne voulaientd'aucune façon s'engager dans une situation « à
la somalienne », où des soldats américains pourraient se retrouver piégés au cœur de
l'effrayante Afrique. C'est l'argument le plus souvent donné pour expliquer l'étonnante
assistance - diplomatique - que Washington prêtera à Paris tout au long de ce drame.
Cette explication sensée semble toutefois du genre même de celles que l'on sert parce
qu'il faut bien en donner, si l'on veut éviter que soit recherchée plus sérieusement la
vraie logique des politiques indignes dont sont capables les puissances impériales
modernes.

Bloquer la machine de l'ONU, ce n'est pas tout à fait pareil que protéger des GI's : rien
n'obligeait Washington à risquer ses propres troupes, si tel était vraiment le problème.
Face aux informations qui parvenaient, selon lesquelles les morts se comptaient déjà par
centaines de milliers, cet argument était, en fait, de peu de poids. Si Bill Clinton n'a rien
fait qui puisse contrarier François Mitterrand, c'est probablement en raison d'affinités plus
profondes.

À ce sujet, notons simplement que le plus influent « monsieur Afrique » à Washington,


Hermann Cohen [23], était un ami de Jacques Foccart et le représentant de Mobutu, ainsi
qu'un « consultant » rémunéré par la plupart des autocrates françafricains. Il se rendra
avec Foccart chez Mobutu, à Gbadolite, pendant le génocide, pour négocier, entre autres,
l'utilisation par l'armée française de l'aéroport de Goma, à l'est du Zaïre, afin de
continuer à livrer des armes aux forces génocidaires rwandaises lorsque l'aéroport de
Kigali menacera de tomber aux mains du FPR.

Après le génocide, lorsque le Tribunal international d'Arusha manquera cruellement de


moyens pour fonctionner décemment, on aura l'occasion de se scandaliser du mauvais
vouloir français, mais il faudra bien constater que les États-Unis, bien que réputés
prorwandais, ne feront pas beaucoup d'efforts non plus pour aider la justice - et la
lumière - à se faire.
La solidarité de principe entre les cinq membres permanents du Conseil de sécurité pose
un vrai problème à la sécurité mondiale. Ainsi, la France a pu faire ce qu'elle voulait au
Rwanda, de même que la Russie ne craindra à aucun moment d'objections sérieuses
lorsqu'elle entreprendra de raser la Tchétchénie, pas plus que les États-Unis n'ont à
essuyer de critiques aujourd'hui en Corée du Nord, où l'usage qu'ils font de l'arme
alimentaire contre le dernier bastion stalinien a déjà coûté probablement plus de trois
millions de vies humaines [24]. Ce consensus courtois, fait d'échanges de bons procédés,
permet à ces puissances de commettre des crimes contre l'humanité d'envergure peu
banale, avec une garantie de totale impunité.

Tous les observateurs l'admettent, et ils ont été nombreux à venir le dire devant la
Mission d'information : une intervention déterminée de l'ONU aurait vraisemblablement
suffi pour stopper le génocide. La mécanique infernale était aussi fragile, pas forcément
difficile à enrayer. Si les soldats de la Minuar avaient simplement reçu l'autorisation
d'intervenir, déjà beaucoup de tragédies auraient pu être empêchées. Si l'on y avait
ajouté les hommes qui viendront secourir fort efficacement [25] les ressortissants
étrangers - qui n'étaient, en fait, pas menacés - et les quelques centaines d'hommes de
diverses puissances qui étaient stationnés dans des pays voisins, il y a peu de doute que
la logique génocidaire aurait été arrêtée.

Mais revenons à la problématique du cessez-le-feu. Puisque l'ONU n'intervenait pas, seul


le FPR pouvait stopper le génocide. L'avancée des troupes de Paul Kagame était une
nécessité urgente d'un point de vue humanitaire. La politique du « cessez-le-feu »
recherchée avec obstination par la France ne pouvait aboutir, par définition, qu'au
maintien du régime génocidaire - et à la poursuite du génocide !

De même, les diverses interventions françaises depuis 1990 avaient permis le maintien
du pouvoir ethniste au Rwanda. Et la préparation du génocide. On ne refait pas l'histoire,
mais si l'armée française n'était pas intervenue une fois de plus, en 1993, pour imposer
un « cessez-le-feu » et empêcher que ne s'effondre le régime monoethnique, il n'y aurait
probablement jamais eu de génocide. Ne serait-ce qu'à ce titre, il y a une relation de
cause à effet directe entre l'action de la France et le génocide. C'est après cette dernière
intervention que celui-ci entrera dans une phase de préparation active.

« Vous aussi, monsieur Masure… »

Tout au long de l'année qui précède le génocide, sa « préparation » se fera au vu et au


su de tous, y compris de millions de téléspectateurs. Fin janvier 1993, Jean Carbonare,
rapporteur de la Mission d'enquête de la FIDH et de Human Rights Watch, passera au
journal télévisé, interviewé par Bruno Masure, pour tenter d'éveiller l'opinion publique
française. « Notre gouvernement, en pesant sur les autorités de ce pays qu'il assiste
militairement et financièrement peut très rapidement, dit-il, mettre un coup d'arrêt au
processus dramatique en cours ». Ce monsieur respectable, aux cheveux blancs, fondit
en larmes sur le plateau de France 2. On était donc début 1993, plus d'un an avant le
génocide… « Vous aussi, monsieur Masure, vous pouvez faire quelque chose », disait-il.
Au passage, il informait aussi bien les simples citoyens que l'ensemble des responsables
politiques, qui regardent aussi la télé, de l'urgence d'un changement de politique au
Rwanda. Sans succès. Pourquoi ?

Parce que la politique africaine de la France est, encore une fois, consensuelle. L'opinion,
comme les « faiseurs d'opinion » de la presse et des médias, comme les professionnels
de la politique, ne regardent jamais de trop près les affaires africaines, comme par
principe. Certains peuvent être plus ou moins critiques sur tel ou tel aspect de cette
politique, mais ses objectifs généraux sont considérés comme naturels par tous. Tout le
monde accepte, consciemment ou non, la nature particulière du « domaine réservé »
présidentiel.
Le consensus idéologique sur la politique africaine était et demeure étonnant. La quasi-
absence de critique dans les médias « autorisés » n'aide bien sûr pas à le remettre en
cause. Cette constance de la gentillesse du « quatrième pouvoir » à l'égard de la
politique impériale est probablement l'une des plus belles réussites de Jacques Foccart.
Malgré sa mauvaise réputation de grand chef barbouze - qu'il était -, l'homme à tout
faire du général de Gaulle est parvenu à faire partager son point de vue sur l'Afrique par
l'essentiel des élites parisiennes. La modestie des moyens qu'il dit avoir mis en œuvre
pour arriver à cette fin est réellement admirable [26]. Le maître des « affaires africaines
et malgaches » déjeunait régulièrement avec les quelques journalistes chargés de
« couvrir » l'actualité de son domaine. Foccart était bien informé, généralement
beaucoup mieux que ses interlocuteurs, mais il s'informait humblement auprès d'eux
aussi. Il exposait en détail, le plus sincèrement possible, les problématiques auxquelles il
se confrontait. En dévoilant le dessous des cartes, il donnait l'impression à ses
interlocuteurs de les déniaiser. Plus encore, il n'est pas impossible que, participant ainsi à
ce cénacle socratique, les journalistes aient eu le sentiment de contribuer d'une certaine
façon à l'élaboration de la politique française. Foccart s'arrangeait pour être d'accord
avec tout le monde. Et tout le monde était d'accord avec lui, ne serait-ce que par
courtoisie.

Outre ces méthodes d'intoxication douce, et pour en assurer l'efficacité, les services
plaçaient des hommes à eux dans de nombreuses rédactions. C'est là une technique
classique, intégrée depuis fort longtemps dans les mœurs de l'espionnage, à l'origine
pour que les agents puissent bénéficier de l'excellente couverture que représente une
carte de presse lorsqu'il s'agit, par exemple, de s'aventurer dans des zones de conflit. Le
pouvoir politique y gagne, en outre, l'avantage de contrôler l'information diffusée sur des
questions parfois névralgiques.

Sous François Mitterrand, ce système a largement prospéré. Quant à la « méthode


douce », le président socialiste était un expert : son long séjour dans l'opposition lui avait
donné le temps de nouer toutes sortes de relations dans l'intelligentsia, une catégorie
sociale qu'il savait, mieux que personne, comment traiter. Quant à l'infiltration des
journaux par les services, il est vraisemblable que le développement spectaculaire de la
corruption sous son règne, parallèlement au nivellement des clivages idéologiques, a
largement pu y aider. Il n'y a toutefois rien de nouveau pour Le Monde, où les affaires
africaines ont longtemps été confiées à Philippe Decraene [27] : ce journal ne s'est
jamais distingué par son esprit d'indépendance dans ce domaine, dès le début des
décolonisations.

Quels qu'en soient les motifs, toujours est-il qu'on assista, tout au long des quatre
années de gestation du drame rwandais, à une complaisance extraordinaire de la plupart
des commentateurs. Cette « légèreté » des journalistes est plus que regrettable.
Imaginons un instant, par exemple, que Le Monde ait fait un réel travail d'information sur
cette politique, au lieu de traiter le dossier sans prendre la moindre distance avec les
analyses fournies par la DGSE [28], et ce en dépit du caractère manifestement délirant
de la politique que ces analyses induisaient. Aurait-il été possible de soutenir jusqu'au
bout un programme génocidaire s'il avait été sérieusement dénoncé comme tel ?
Vraisemblablement pas.

La politique africaine est, d'une manière générale, une politique à risques : son caractère
scandaleux menace d'exploser à tout moment. Des affaires comme celles provoquées par
l'assassinat de Mehdi Ben Barka, les diamants de Bokassa [29] ou le Carrefour du
Développement ne sont que des exemples de ce qui pourrait constamment se produire si
la presse et l'opposition [30] assuraient leur fonction de critique. Quoi qu'on puisse
penser des finalités de cette politique, les moyens auxquels elle recourt sont quasi
systématiquement inavouables, c'est-à-dire indéfendables face à l'opinion publique. La
politique rwandaise, en particulier, était suffisamment scandaleuse pour poser de très
sérieux problèmes si elle avait été exposée sous son vrai jour.
Ce n'est pas par hasard que l'engagement massif de la France dans ce petit pays
d'Afrique a été, pour l'essentiel, secret. La politique menée par l'Élysée au Rwanda
gagnait à être discrète. Les méthodes comme les objectifs de cette politique n'étaient pas
présentables sous une lumière crue. Si la presse avait eu la bonté de porter un regard
critique sur cette « guerre secrète de l'Élysée » et de faire la lumière sur cette opération
particulièrement odieuse de la politique néocoloniale, en prenant en compte
sérieusement ne serait-ce que le rapport de la FIDH, début 1993, cela aurait
probablement suffi à modifier les données du problème.

Si Le Monde, Libération ou Le Figaro s'étaient donné la peine de faire proprement leur


travail en temps et en heure, on peut raisonnablement espérer que François Mitterrand
aurait été obligé de mettre un bémol à sa partition rwandaise. Bénéficiant, au contraire,
de la complaisance habituelle de la presse - et des partis politiques - pour sa politique
africaine, Mitterrand persista jusqu'au bout dans la voie du génocide. Une critique
« autorisée » aurait vraisemblablement suscité des réactions, que ce soit dans la classe
politique ou dans l'opinion. En France, mais aussi en Afrique et, surtout, au Rwanda, où
les génocideurs aussi avaient besoin de la légitimité de la presse française.

Vus de France, les Tutsi du FPR étaient forcément des méchants, et leur cause ne pouvait
être que suspecte. En face, le régime ethniste rwandais pouvait être épinglé, ici ou là,
sans conséquences, puisque les responsabilités directes de François Mitterrand et de son
homme de main, le général Huchon, demeuraient, pour l'essentiel, invisibles.
L'intervention massive de l'armée, des services et de la diplomatie françafricaine était
pourtant sans ambiguïté.

Le vaccin de la critique

La politique africaine - comme Foccart ou Mitterrand personnellement - a bien pu se voir


gentiment brocardée, de temps à autre, par des articles ou des livres qui pouvaient
même paraître « scandaleux », tels ceux de Stephen Smith ou de Pierre Péan. Ces
journalistes remplissent, envers la politique de la Françafrique, le rôle d'opposants à Sa
Majesté. Les limites de leur critique sont bien plus parlantes que son contenu.

À l'heure névralgique où l'empire s'est trouvé en danger de discrédit général pour s'être
trop engagé dans une action indéfendable, ces messieurs ont volé au secours de sa
cause défaillante, rivalisant d'astuces de propagande pour rendre acceptable
l'inacceptable. La mauvaise foi de leurs raisonnements, bien que flagrante, était
quasiment imperceptible pour leurs lecteurs du fait de leur réputation acquise de
dénonciateurs courageux [31].

Ainsi, Affaires africaines, de Pierre Péan, aura eu l'honneur des foudres d'Omar Bongo.
On aurait même trouvé, dans les archives d'Elf, des traces d'un projet d'assassinat de
l'auteur. Ce livre, publié en 1983, a longtemps été la bible des critiques de la
Françafrique. Il fleure le scandale à toutes les pages. Mais la mécanique du système
néocolonial s'y noie sous une masse plutôt confuse d'anecdotes. Lorsqu'on prend la
mesure du scandale de la politique africaine, on peut regretter que l'homme qui en disait
le plus - et qui en savait beaucoup - ne nous en ait pas dit un peu plus alors.

On peut considérer aussi qu'Une Jeunesse française, du même Pierre Péan, permit de
même à Mitterrand de se laver à bon compte de ses péchés de jeunesse [32].

On doit aussi à Péan une biographie de Foccart, L'Homme de l'ombre, pas vraiment
mauvaise, mais où les accusations les plus sérieuses s'arrêtent à mi-chemin. Ainsi, en
1990, Péan racontait l'histoire du Biafra, apportant nombre d'éléments qu'on ne
connaîtrait pas sans lui, mais sans donner, par exemple, d'estimation du nombre de
morts - l'indispensable baromètre des politiques criminelles [33].
Ces Messieurs Afrique, d'Antoine Glaser et Stephen Smith, dont la rumeur flatteuse
voulait qu'il risque d'être interdit lors de sa parution, en 1992 [34], est construit sur le
même modèle. Jean-Christophe Mitterrand n'en sortait certes pas grandi, mais
l'ensemble des scandales qui y sont à moitié exposés ne permettait certainement pas de
prendre la mesure de la gravité du phénomène à l'heure où l'on assistait à la genèse du
génocide rwandais.

Tous ces livres semblent répondre au besoin de faire la part du feu. Il vaut mieux
produire soi-même sa propre critique : cet axiome de la désinformation est parfaitement
intégré par les services français depuis longtemps. Cela apparaît de façon plus grossière,
mais semblable, dans les livres de souvenirs que publient systématiquement les chefs
des services de renseignement lorsqu'ils quittent leur poste [35] : ces documents sont
invariablement présentés comme remplis de révélations scandaleuses et ne contiennent
généralement que quelques éléments supposés problématiques, en fait si soigneusement
dosés qu'ils n'entraînent jamais la moindre conséquence.

Ces écrits sont essentiels à la préservation du système, dans la mesure où ils donnent
l'impression que tout a été dit - et que tout peut se dire. Leur caractère scandaleux est
comme une garantie de vérité. Puisque leurs auteurs ont la réputation de dénoncer
courageusement ce que tout le monde tait, on se dit qu'il n'y a pas plus à savoir. Un
silence total menacerait de provoquer la curiosité. Occupant le terrain de la critique, ils
fonctionnent comme des vaccins : inoculant un peu de vérité pour s'assurer de n'avoir
jamais de problèmes avec la vérité.

Faire la critique de ces livres est un exercice difficile. Ils ont l'honneur d'exister. Il n'y a
pas tant de vrais livres sur ces vrais sujets. On pourrait dire aussi que leurs auteurs font
leur travail comme ils peuvent. Il n'est pas facile d'enquêter sur des affaires si lointaines
et si secrètes. Si l'on veut des « biscuits », c'est-à-dire si l'on veut avoir quelque chose
d'intéressant à raconter, il peut être avantageux d'être dans le secret. C'est presque
indispensable, lorsqu'on veut « couvrir », au jour le jour, la cinquantaine de pays et la
vingtaine de conflits d'une Afrique où la presse libre est rare.

Être dans le secret ou dans les services secrets, la différence est mince. C'est
précisément une bonne part du métier de ces services que de faire circuler de
l'information. Pas pour le plaisir de la connaissance. L'information est utile à ces services
comme moyen d'action. En théorie, ils sont simplement censés collecter des
informations, les plus exactes possibles, afin d'aider le pouvoir à prendre des décisions.
Pratiquement, ils travaillent tout autant à diffuser des informations afin de soutenir la
politique entreprise.

Ces agencements subtils de l'information et de la désinformation contribuent, bien sûr,


au maintien de la cohésion autour de la politique africaine française. Mais, en dernier
recours, ce qui aura toujours empêché la critique, c'est le consensus idéologique
exceptionnel - « rétrospectivement incroyable », dit Gouteux - sur lequel s'appuie
l'empire. C'est ce ressort idéologique qui fait qu'aujourd'hui encore, même informés, on
résiste à condamner. Ou, plus simplement, on se désintéresse.

Michel Sitbon
Ancien directeur de la revue Maintenant, Michel Sibon est PDG des éditions Dagorno,
L'Esprit frappeur et Le Lézard.

[1] L'Effroyable guerre du Biafra, par Rémy Boutet, aux éditions Chaka, Paris, 1992. Voir
note bibliographique plus loin.
[2] Il est très difficile de départager Houphouët, Foccart et de Gaulle quant à la
responsabilité intellectuelle de la guerre biafraise. Si ce dernier porte évidemment la
responsabilité politique en tant que « patron », il n'en est pas moins possible que
Houphouët ait été le théoricien du groupe. Dans son journal de l'Élysée, Foccart est
extrêmement discret sur cet aspect du dossier, comme sur un certain nombre d'autres
questions délicates. S'il évoque le fait qu'il rencontra constamment Houphouët pendant
l'ensemble de la crise, il ne révèle jamais le contenu de leurs débats, ni sur quoi ils
portaient. Cette discrétion peut être comprise comme un indice de la gravité de leurs
propos. Foccart dit simplement que la conversation d'Houphouët pouvait être très
intéressante. Ce qui permet de penser que, dans cette affaire, Foccart écoutait
Houphouët. Ensemble, ils mettaient en musique les manœuvres. De Gaulle apportait sa
bénédiction.

[3] Cette conception est révélatrice du peu de cas que les gérants de la décolonisation
pouvaient faire des nouveaux États-nations africains. Quant à une idée telle que la
citoyenneté, n'en parlons pas : ce système ne peut voir que des Hutu, des Ibos, ou des
Bamilékés. Que les sauvages aient une âme, passe encore, mais qu'ils soient citoyens
d'un État, comme des Français ou des Suisses, c'est une possibilité qui n'effleure même
pas la pensée coloniale.

[4] Comme pour le Hutu Power rwandais, l'idéologie du régime du colonel Ojukwu se
teintera même de nazisme. La lecture de Mein Kampf donnait des arguments. On vit
apparaître des croix gammées dans le réduit biafrais. Pour les mercenaires envoyés par
Foccart, cet arrière-plan idéologique n'était pas choquant mais comme naturel. Leurs
librairies, à Paris, ne sont-elles pas pleines de ces insignes ?

[5] Responsable du génocide arménien.

[6] On peut toutefois se reporter aux pages que lui consacre Pierre Péan dans Affaires
africaines et, mieux encore, dans l'Homme de l'ombre. Très éclairant, le chapitre qui
traite du sujet dans le livre d'interviews de Foccart par Philippe Gaillard, Foccart parle.
Les deux tomes du Journal de l'Élysée, tenu religieusement par Foccart, fourmillent de
détails instructifs, y compris les étonnants silences qu'on y relève par moments, signe
que ce journal n'est pas si sincère qu'on a coutume de le dire. L'Effroyable guerre du
Biafra, par Rémy Boutet, paru aux éditions Chaka en 1992, est également instructif,
autant par la qualité du récit que par les limites de l'analyse, typiques de l'ensemble de la
littérature consacrée à la période néocoloniale.

[7] C'est un euphémisme. Président de l'association Survie qui se consacre


principalement à l'étude passionnée du phénomène néocolonial, il est également le
rédacteur de Billets d'Afrique, qui donne, mois après mois, les pages les plus riches en
informations sur l'Afrique de la presse française. Le lecteur qui trouve de l'intérêt à cette
histoire ne perdra d'ailleurs pas son temps en s'abonnant à cette excellente publication
pour la modique somme de 100 francs. Envoyez vos chèques à l'ordre de Survie, 57,
avenue du Maine 75014 Paris.

[8] Pour le Liberia aussi, voir la Françafrique de François-Xavier Verschave.

[9] À ce sujet, Savimbi déclarait lui-même : « De tous les soutiens que nous avons reçus
en France, le plus efficace a été celui que nous a apporté le président François
Mitterrand. Les autres nous ont apporté de petites choses, mais Mitterrand, lui, nous a
soutenus. Et Roland Dumas aussi. » Dans L'Événement du Jeudi, 24 juillet 1997.

[10] Après le passage de Jean-Pierre Cot au ministère de la Coopération, la première


année de règne mitterrandien, la révision de la politique africaine, qui était au
programme de la gauche, fut prestement abandonnée et ce ministre, inacceptable pour
la Françafrique, remercié. Conquis au réalisme cynique du Président, le parti socialiste
avait compris qu'on pouvait arrondir son budget en Afrique. L'organisation du sommet
franco-africain de Bujumbura semble avoir été l'occasion de classiques surfacturations au
bénéfice d'une association bidon portant ce joli nom. Un coup de débutant que Charles
Pasqua n'eut pas trop de mal à exploiter.

[11] C'était dans… Le Figaro, raconté par… Patrick de Saint-Exupéry. Déjà. Notons qu'il
faudra près de quatre ans à Patrick de Saint-Exupéry pour publier la suite, c'est-à-dire
l'histoire du génocide proprement dite.

[12] S'il fut capable d'inspirer cette si opportune nuance tactique, Édouard Balladur,
comme les différents ministres concernés, n'en partagera pas moins intégralement la
responsabilité de la politique française menée par François Mitterrand sous son
gouvernement. Ainsi qu'ils l'ont expliqué, ces messieurs, ou leurs représentants,
participaient à des réunions hebdomadaires consacrées au dossier rwandais, très
prenant…

[13] Quant à « châtier les coupables », jusqu'à présent la France n'a pas bougé un petit
doigt pour aider le Tribunal international à fonctionner.

[14] La question reste ouverte de savoir s'il assumerait la responsabilité de l'action du


général Huchon après mai 1993 - c'est-à-dire pendant la préparation du génocide.

[15] On peut croire Michel Rocard lorsque, pour se dédouaner du fait qu'il était Premier
ministre à l'époque où fut décidée l'intervention au Rwanda, en 1990, il explique que le
dossier semblait sans importance relativement aux affaires du monde. Il est encore plus
vrai qu'il n'avait pas trop son mot à dire, suivant le partage des tâches traditionnel de la
Ve République, quant à la politique que choisissait le Président dans son « domaine
réservé » africain. Il est également probable que ses mauvaises relations avec le
locataire de l'Élysée renforçaient ce trait. Mais, quelle qu'ait été sa part d'irresponsabilité
relative en 1990, on peut saluer le fait qu'en 1998, Michel Rocard se distingue comme le
premier homme politique français à s'être nettement désolidarisé de l'action entreprise
par la France au Rwanda.

[16] Successeur de Jean-Christophe Mitterrand à la tête de la cellule africaine de l'Élysée,


Bruno Delaye sera en place tout au long de la préparation du génocide et de son
exécution. Foccart pensait le plus grand bien de lui.

[17] Ce fait a été confirmé par James Gasana, ancien ministre de la Défense rwandais,
devant la Mission d'information parlementaire, le 10 juin 1998 : « Des experts français
nous ont aidés à former les agents du Centre de recherche criminel et de documentation
dans les techniques de l'ordre public. » Comme le rappela Alison Des Forges, de Human
Rights Watch, lors de son audition, ce « centre de documentation » était un important
centre de torture. Jean Carbonare témoigne également sur cette question délicate qui ne
semble pas avoir excessivement troublé les parlementaires de la mission Quilès.

[18] « Force Commander put in contact with informant by very very important
Government politician » : c'est le début du télégramme du 11 janvier 1994 envoyé par le
général Dallaire (« Force Commander ») à l'état-major de l'ONU, à New York.

[19] Déposition d'Hervé Bradol, de MSF, devant la Mission d'information, le 2 juin 1998.

[20] Cf. Rapport 1995 de l'Observatoire permanent de la coopération française ou


Dossiers noirs de la politique africaine de la France, 1 à 5.
[21] Déposition d'Alison Des Forges, de Human Rights Watch, devant la Mission
d'information le 16 juin 1998.

[22] Audition de Gérard Prunier, le 30 juin 1998.

[23] Sous-secrétaire d'État aux Affaires africaines sous la présidence de Georges Bush,
Hermann Cohen était encore très influent sous Clinton, pendant la préparation et le
déroulement de la crise rwandaise, « à cause du profil bas » adopté par son successeur,
Georges Moose, explique Prunier dans Rwanda : le génocide, chez Dagorno.

[24] Voir Famine en Corée du Nord, de Jasper Becker, à l'Esprit frappeur. La solidarité
totale des services français avec la stratégie du Pentagone transparaît en particulier dans
les curieuses prises de position de MSF, capable d'affirmer, après plus de trois ans de
famine, alors qu'on discute de savoir si les morts doivent se compter par centaines de
milliers ou par millions, qu'il n'y a pas de « famine générale » et que la Corée du Nord a
reçu cette année « la plus grande aide alimentaire jamais octroyée », alors que l'aide
« octroyée », c'est-à-dire proposée par le Programme alimentaire mondial en début
d'année, n'a toujours pas été livrée - et serait nulle si les Américains qui contrôlent cette
crise de bout en bout n'avaient pas décidé tardivement de faire un effort. Même si la
totalité de cette aide « octroyée » était livrée, elle correspondrait à moins de la moitié
des besoins d'après les estimations des organismes internationaux eux-mêmes.

[25] À l'occasion de l'opération Amaryllis, déclenchée dès le début du génocide, grâce à


laquelle seront évacués tous les étrangers résidant au Rwanda. Seront alors abandonnés
à une mort certaine les employés tutsi de l'ambassade et du Centre culturel français.

[26] Dans ses entretiens avec Philippe Gaillard, Foccart parle.

[27] Ami personnel de plusieurs dictateurs françafricains, Philippe Decraene est


aujourd'hui responsable d'une lettre confidentielle au titre évocateur : Marchés tropicaux.
Par ailleurs, son épouse aura longtemps été la secrétaire particulière de François
Mitterrand.

[28] Jean-Paul Gouteux fait l'objet d'une plainte en diffamation intentée par Le Monde
pour avoir écrit dans son livre, Un génocide secret d'État, que le chroniqueur militaire de
cet éminent quotidien du soir, Jacques Isnard, est généralement considéré comme un
« relais de la DGSE ». Le Monde demande 600 000 francs aux Éditions sociales et à
l'auteur. Plainte d'autant plus regrettable que le traitement par Le Monde de la crise
rwandaise a été déplorable. Le livre de Gouteux a la particularité de dire ce que Le Monde
a toujours tu. Quant à Jacques Isnard, le fait que ses papiers reprennent fidèlement les
communiqués de l'état-major des armées n'est un secret pour personne, en tout cas pas
pour ses lecteurs auxquels Isnard le confie volontiers à longueur d'articles. C'est
d'ailleurs une fonction utile, comme un service public : comment saurait-on, sans Isnard,
ce que pensent nos généraux ? Grâce à lui, la Grande Muette peut s'exprimer. Le Monde
joue à la vertu effarouchée. Que le chroniqueur militaire de ce journal soit docile envers
ses sources est beaucoup moins grave que le fait que ce journal a contribué
puissamment à désinformer ses lecteurs sur la politique africaine depuis les
décolonisations, et sur la politique rwandaise tout au long de la genèse du génocide - et
pendant, et après.

[29] Quant à cette affaire de diamants qui permit à François Mitterrand de vaincre
Giscard d'Estaing en 1981, il est utile de lire le livre de Jean Bothorel, Un Si Jeune
Président, où l'on apprend comment le scandale fut monté de toutes pièces, à partir
d'ingrédients aussi primitifs que la confusion de francs CFA et de francs lourds. Gaullistes
et socialistes avaient choisi de faire alliance pour dégommer Giscard. Foccart s'était fait
un plaisir d'exécuter une mission si consensuelle.
[30] S'il y avait une opposition ! En matière de politique africaine, l'alternance comme la
cohabitation ont démontré qu'il n'y en a pas.

[31] On trouve des exemples de ces raisonnements de mauvaise foi, pour Péan dans
l'article, co-signé par Jean-François Bizot, dans l'Almanach d'Actuel ; pour Smith, dans
nombre de ses écrits, mais plus particulièrement lorsqu'il prétendit donner une contre-
enquête sur la question de l'attentat qui déclencha le génocide, très opportunément
parue dans Libération en juillet 1994 pour dresser un rideau de fumée devant les
informations données à l'époque par Colette Braeckman dans Le Soir, selon lesquelles
des soldats français auraient participé directement à l'attentat contre Juvénal
Habyarimana. Smith a atteint des sommets aussi lorsqu'il s'ingénia à démontrer la
« terreur tutsi », quelque temps plus tard ou bien a nié avoir affirmé, un an plus tôt
l'existence de livraisons d'armes au Hutu Power. Sa très complaisante interview de
Mobutu, toujours dans Libération, à l'heure où la Françafrique essayait de remettre en
selle le dictateur milliardaire, est une autre manifestation de ce syndrome du journalisme
mercenaire.

[32] La Main droite de Dieu, d'Emmanuel Faux, Thomas Legrand et Gilles Pérez, qui est
un travail bien plus critique, parut simultanément. On peut se demander si le livre de
Péan, réalisé avec la collaboration de François Mitterrand, ne servait pas d'antidote à
l'enquête menée par ces auteurs. Si l'on a tout su sur la francisque, chez l'un, chez les
autres on apprenait, en plus, comment Mitterrand a lancé Le Pen.

[33] À cet égard, aussi, le cas de la famine en Corée du Nord est très éloquent : toute la
bataille, depuis bientôt deux ans, consiste à savoir si la communauté internationale veut
bien reconnaître l'une ou l'autre estimation du nombre des victimes. Les difficultés
méthodologiques ont servi d'alibi pour n'en donner aucune. Du coup, on a une famine
sans morts. Pas de chiffre égale zéro. Donc, pas de famine. Donc, pas besoin d'aide
internationale. Au résultat, les carences de l'aide internationale font que la famine dure.
Cette politique a coûté deux à cinq millions de morts à ce jour. Pour la plupart, morts de
n'être pas comptabilisables. Morts par indifférence. Là aussi, le silence et les
manipulations de la presse aux ordres pèsent lourd.

[34] Le tome II de Ces Messieurs Afrique a paru dans une plus grande indifférence. Bien
que couvrant l'épisode rwandais, les auteurs ne trouvent rien de plus à en dire que de
critiquer les Cassandre qui, comme ici, dénoncent rétrospectivement le scandale d'une
politique qui, pour eux, ne pose pas de problèmes.

[35] L'exception qui confirme la règle : le livre de Pierre Marion, réellement licencié après
avoir tenté une autre politique. La Mission impossible, Calmann-Lévy, 1991.

L'alliance hutu

QU'Y AVAIT-IL DONC AU RWANDA pour que la politique française y déraille à ce point ?
Comment une logique aussi effrayante a-t-elle pu se concevoir ?

À la recherche d'explications, on doit resituer l'épisode dans le contexte de l'ensemble de


la politique postcoloniale menée par la France en Afrique. Il faut voir que le mouvement
révolutionnaire hutu est, aujourd'hui encore, le seul mouvement populaire dont l'empire
puisse se dire solidaire. D'ordinaire, la France traite avec des autocrates, au mieux avec
une élite, plus ou moins large, dont la fidélité à l'empire n'est assurée que par la
corruption. En suscitant des mouvements ethnistes, il y a trente ans, au Biafra, comme
aujourd'hui dans la région des Grands Lacs, le colonisateur a la satisfaction de rencontrer
le peuple africain. Pour un mercenaire à la solde de Foccart, ce n'est pas la même chose
d'aller se battre au côté des Ibos ou des Hutu, ou bien de se porter au secours de tel ou
tel président à vie cerné dans son palais par l'émeute qui gronde.

Au Rwanda, l'alliance avec le mouvement hutu permettait à la relation néocoloniale de


prendre chair. Ce sentiment était très fort aussi bien pour ceux qui dirigeaient cette
politique du fond de leurs bureaux, à Paris, que pour ceux qui l'appliquaient sur le
terrain, mercenaires ou coopérants. C'était un pays attachant. Ainsi, les filous de la
Françafrique gagnaient là un supplément d'âme, en ayant le sentiment de travailler, pour
une fois, au service d'un peuple.

De plus, le contexte de la guerre avec le FPR justifiait la création d'une armée. Le degré
de solidarité avec cette armée était élevé : elle devait tout à la puissance impériale.
Grâce à l'idéologie ethniste-démocratique, cette armée disposait d'un atout précieux :
une vraie motivation. Les officiers comme les hommes de troupe partageaient totalement
la vision du monde de leurs instructeurs et commanditaires français. De ce point de vue
aussi, c'était très différent de la situation rencontrée dans les autres pays africains où,
même à prix d'or, il est difficile de s'assurer de la fiabilité d'une simple garde
présidentielle - ainsi que Mobutu en fit l'amère expérience.

Enfin, en s'engageant sur le terrain, même avec un nombre limité d'hommes, et en


contribuant plusieurs fois à sauver le front contre le FPR, l'armée française a partagé
l'expérience du combat avec l'armée rwandaise. Cela crée des liens. Pour les Hutu
rwandais, les Français apparaissaient comme des alliés fiables. Et ils l'étaient. La
réciproque étant tout aussi vraie : le mouvement hutu sera un allié fidèle - on le constate
encore, plus de quatre ans après la défaite.

Cette alliance sera, en conséquence, profonde. Les liens organiques et idéologiques qui
unissent les deux alliés leur permettront d'aller ensemble jusqu'au génocide et de le
traverser, sans jamais se séparer. Même après l'horreur et la défaite, leur solidarité reste
indéfectible. Les hommes du Hutu Power et leurs commanditaires français combattront à
nouveau ensemble pour tenter de sauver Mobutu, au Zaïre, contre Kabila et ses alliés du
FPR. Malgré une deuxième défaite, il leur restera assez d'énergie pour une troisième
guerre, au Congo-Brazzaville, et pour remporter cette fois une victoire en réussissant à
imposer un vieil « ami », Sassou Nguesso, tout en consolidant les positions d'Elf.

En 1998, à l'occasion du ralliement de Kabila à la Françafrique, on verra à nouveau les


soldats Hutu Power se mobiliser au service de l'empire. Sans eux, Kabila serait
probablement tombé avant même de pouvoir faire intervenir l'armée angolaise. Cette
péripétie devient réellement dramatique lorsqu'on voit qu'en embauchant les génocideurs
rwandais, le dictateur congolais a adopté leur discours raciste anti-Tutsi. Au risque de
promouvoir une guerre « ethnique » à l'échelle de toute la région. C'est à ce prix que
l'empire est en train de récupérer les positions perdues lors de la chute de Mobutu, il y a
deux ans [1]. L'aventure militaire au Rwanda a coûté un génocide mais a rapporté un
allié, une armée de soldats aujourd'hui aguerris, soudés par le crime, emportés dans une
mystique à la fois génocidaire et négationniste, persuadés que la revanche est
inéluctable.

La Françafrique n'a pas tellement de vrais amis. Et très peu d'armées sérieuses sur
lesquelles s'appuyer, hormis l'armée marocaine, régulièrement mobilisée pour faire
respecter la paix française aux quatre coins du continent noir. C'est seulement depuis
peu que la diplomatie d'Elf a réussi à utiliser l'armée angolaise, d'abord pour réinstaller
« l'ami » Denis Sassou Nguesso au Congo-Brazzaville, puis pour voler au secours de
Kabila.
Aujourd'hui encore, mais surtout à l'époque, les dizaines de milliers d'hommes dirigés par
le Hutu Power représentaient un vrai capital dans une région devenue particulièrement
instable, où l'on considère toujours devoir affronter le monstre anglophone.

Ce paramètre n'est pas à négliger si l'on veut comprendre l'extraordinaire acharnement


de la politique française dans cette affaire. Et puis, le Rwanda, petit pays perdu au cœur
de l'Afrique, avait justement la vertu d'être « au cœur » de l'Afrique. Pour l'armée
néocoloniale, c'était un atout important. Son centre opérationnel, en Centrafrique, ne
semblait plus assez stable. Déplacer les bases militaires un peu plus au sud permettrait
d'augmenter le rayon d'action des troupes françaises. À Bangui, pendant toutes ces
années d'engagement français au Rwanda, les soldats de la « coloniale » s'attendaient à
devoir faire leurs paquets pour Kigali, pour y établir leurs nouvelles bases.

L'État monoethnique rwandais, s'il parvenait à se débarrasser de l'épine tutsi, pouvait


être l'allié idéal. Ce pays, petit, en fait homogène, était pourvu d'une structure forte,
totalitaire, dotée de ramifications dans tout le pays, le MRND, le parti présidentiel. Il
était, de plus, quadrillé par l'Église. S'il y avait d'autres courants dans la vie politique
rwandaise, c'étaient les Hutu du Sud, du MDR, qui avaient régné de l'indépendance
jusqu'au coup d'État d'Habyarimana en 1973, de fervents catholiques aussi, des gens
avec qui on pourrait s'entendre.

La Françafrique se retrouvait au Rwanda en synergie avec le lobby pontifical.


L'encadrement idéologique, assuré par l'Église, était de bonne qualité. Il ne s'agissait pas
seulement d'une alliance opportuniste, avec un allié plus ou moins corrompu. Au
contraire, si cet allié nous intéressait particulièrement, c'était en raison de sa pureté. On
trouvait là matière à une alliance en profondeur. Beaucoup de discours, beaucoup de
passions, beaucoup de convictions.

Pour la Françafrique, c'était un sérieux atout que d'installer ses garnisons dans un pays
où l'on pouvait compter sur une telle amitié. Mais ce paradis était perturbé par la
revendication pluraliste. Une démocratie de façade, telle que la réclamait François
Mitterrand dans son discours de La Baule, pouvait convenir. Mais l'opposition
s'engouffrait derrière la guérilla des exilés tutsi. La belle stabilité du régime totalitaire
d'Habyarimana était en danger. D'une certaine façon, le discours ethniste, raciste et
exterminateur était nécessaire à la qualité de l'alliance franco-rwandaise. La vraie
puissance ne commence qu'à partir du moment où l'on peut mobiliser les consciences.
Les armes et l'argent sont peu de chose à côté de cette force que procure l'idéologie. Au
Rwanda, l'enjeu était politique et militaire - stratégique au sens plein du terme.

À la recherche des « intérêts particuliers »

Les historiens, ou de véritables commissions d'enquête, trouveront peut-être, un jour, les


ressorts secrets qui expliqueraient la brutale dérive de ce dossier jusqu'à son horrible
dénouement. Mais ce que nous savons permet déjà de penser que les « intérêts »
particuliers, quels qu'ils aient pu être, n'expliquent pas la politique rwandaise de François
Mitterrand.

À la recherche de ces éventuels « intérêts », on se doit de constater d'abord qu'au


Rwanda, il n'y a pas tellement de possibilités d'affaires. Il n'y a ni diamants, ni pétrole au
« pays des mille collines ». Bien sûr, la coopération permettait son lot habituel de
corruption et de détournements, mais on ne peut pas dire que cela a été le signe
distinctif de cette coopération. Au contraire, il y avait là des impératifs de développement
importants, du fait de l'extrême misère du pays, classé, après l'indépendance, comme
l'un des deux plus pauvres du monde. La nature essentiellement agricole du pays,
conjuguée à une très forte démographie, posait des problèmes pratiques pour lesquels
l'aide internationale n'était pas, contrairement à l'ordinaire, forcément vaine.
Il va de soi que les nombreux marchés d'armements, par exemple, qu'il fallut passer
pour équiper de pied en cap l'armée rwandaise, pouvaient donner lieu, comme c'est
automatique pour ce genre de commerce, à de nombreuses commissions confortables
pour les uns et les autres. Mais, même de ce point de vue, le Rwanda n'était pas une
affaire fabuleuse : les vraies fortunes se font plutôt dans le cadre des ventes
d'équipements sophistiqués. Or, l'armée rwandaise n'avait besoin que de moyens
ordinaires pour fonctionner correctement. Il semblerait aussi que le Rwanda ait servi de
plaque tournante pour des marchés clandestins d'armes qui ne lui étaient pas toutes
destinées, mais l'état d'avancement de l'enquête sur cette question ne permet pas - pour
l'instant ? - de conclure qu'il y a eu là un ingrédient déterminant de la politique française
au Rwanda.

Les divers marchés de coopération civile, là comme ailleurs, faisaient également l'objet
de dessous-de-table plus ou moins consistants, comme c'est généralement le cas aussi
dans cette spécialité, mais le Rwanda n'est certainement pas le cas d'école pour observer
les « éléphants blancs », ces projets pharaoniques qui ne servent généralement à rien
d'autre qu'à faire circuler l'argent de la corruption sous des prétextes bien souvent
poétiques, tels que la Françafrique a pu en faire fleurir un peu partout dans sa sphère
d'influence.

Il reste les « champs de haschisch » dont Jean-Christophe Mitterrand, devant la Mission


parlementaire, se scandalisait d'avoir été soupçonné d'être l'opérateur. Le fils Mitterrand
démentait aussi avoir jamais rencontré Jean-Pierre Habyarimana, le fils du dictateur
rwandais. Ce deuxième démenti semble ne pas tenir la route. De nombreux témoins les
auraient vus ensemble, sortir en boîte par exemple. Pourquoi Jean-Christophe tient-il
tant à nier toute relation avec le fils Habyarimana ? Ne serait-ce pas, justement, parce
que, hormis quelques relations festives, ils auraient entretenu des rapports délictueux -
comme le partage des bénéfices d'un trafic de cannabis ?

Ce qui est sûr, c'est que le régime Habyarimana finissant était lourdement impliqué dans
des trafics de toute espèce, y compris de cannabis. Celui-ci était cultivé sur de vastes
domaines de la région d'origine du Président et dans la forêt de Nyungwe, au sud-ouest
du pays, là où interviendront les soldats de Turquoise. L'Akazu, le clan au pouvoir - et
tout particulièrement le colonel Bagosora [2] -, en avait naturellement le contrôle. Ces
trafics pouvaient profiter du mouvement provoqué par la coopération française. Ils
auraient pu avoir besoin de la bénédiction de « patrons » tels Jean-Christophe Mitterrand
ou Jean-Pierre Habyarimana.

Pascal Krop publia cette accusation en préambule de son livre, Le Génocide franco-
africain. Il reprenait une information parue dans la Dépêche internationale des drogues,
en août 1994, qui rapportait l'histoire de manifestations à Kigali, au cours desquelles
sont apparues des pancartes sur lesquelles on pouvait lire « Jean-Christophe Mitterrand,
marchand de drogue ! ».

Stephen Smith et Antoine Glaser, eux, considèrent cette accusation comme hautement
fantaisiste - un peu sur le même ton que Jean-Christophe. Si l'on en juge par les
habitudes de ces auteurs, lorsqu'ils semblent dire « Circulez, il n'y a rien à voir », c'est
alors que cela doit être intéressant. On pourrait prendre leur dénégation comme un
élément à charge…

Prudemment, la plupart des commentateurs s'abstiennent d'ordinaire d'évoquer cette


affaire délicate. Si l'accusation contre Jean-Christophe Mitterrand est fondée, peut-on
imaginer, comme le pense Prunier, que l'intérêt personnel du fils du président de la
République ait pesé significativement dans la gestion du dossier rwandais ? Comme on l'a
vu, il y avait bien d'autres motivations, idéologiques, stratégiques, « sérieuses ». Mais,
comme toujours en matière de politique africaine, il n'est pas à exclure que les visions
stratégiques se soient mêlées à des intérêts plus étroitement personnels.

Quoi qu'il en soit, même si la responsabilité de Jean-Christophe Mitterrand finissait par


être établie, il n'y a pas de doute qu'il ne s'agirait que d'un épiphénomène dans un
dossier qui, à la différence de l'ensemble des affaires africaines, n'est pas placé sous le
signe de la corruption. Même si ces « champs de haschisch » ont existé, ils n'en
constitueraient pas moins une exception. Ce serait la seule affaire un tant soit peu
consistante financièrement dont on aurait entendu parler dans l'ensemble du dossier
rwandais.

D'autre part, même s'il est vrai que la solidarité mafieuse est constante en la matière, si
l'énorme scandale du génocide rwandais avait eu pour principale raison un trafic de
drogue destiné à renflouer le compte en banque du fils Mitterrand, peut-être aurait-on pu
espérer que cette loi du silence se fissure. Au contraire, même après la mort de François
Mitterrand, tous les acteurs de la politique française justifient celle-ci, en assument la
responsabilité, et vont jusqu'à exposer leur « fierté » - un comble, très révélateur de la
réelle bonne conscience collective qui règne dans cette affaire.

Enfin, et c'est bien la raison la plus sérieuse : il y a donc eu génocide. Les Allemands
n'ont pas fait Auschwitz pour récupérer les dents en or, les appartements ou les
collections de tableaux des Juifs qu'ils gazaient. L'État dirigé par François Mitterrand s'est
engagé aux côtés des coupeurs d'hommes en toute connaissance de cause. Il aurait été
rigoureusement impossible qu'une politique aussi grave soit entreprise sans un ordre de
motivations « supérieures ». On ne tue pas un million d'hommes, de femmes et d'enfants
pour un champ de cannabis, aussi grand soit-il.

Michel Sitbon
Ancien directeur de la revue Maintenant, Michel Sibon est PDG des éditions Dagorno,
L'Esprit frappeur et Le Lézard.

[1] Jacques Foccart, qui mourut en même temps que tombait Kisangani, comme pour ne
pas voir ça, doit sourire du fond de son caveau. À l'heure où ce texte part à l'imprimerie,
il y a de fortes indications selon lesquelles une guerre régionale pourrait commencer. La
Françafrique a réussi à mobiliser jusqu'à la lointaine et pauvre armée tchadienne pour se
battre au Congo. De l'Angola jusqu'au Soudan, à travers l'Est zaïrois, c'est tout le cœur
de l'Afrique qui pourrait s'embraser. Comme en 1994, tout se passe comme si l'empire,
avant de disparaître, était prêt à déchaîner l'apocalypse. Avec cette particularité : l'anti-
tutsisme, qui est en passe d'occuper, pour l'empire, la même fonction que jadis l'anti-
sémitisme pour le fascisme. Un discours mythologique mobilisateur. Exactement comme
le juif servait de substitut au capitaliste, le Tutsi sert de bouc émissaire substitut du
colonisateur. Se mobilisant contre une « domination tutsi » fantasmatique, ces soldats
d'Afrique ne se rendent même pas compte qu'ils ne font que le jeu de la « domination
coloniale ». Le renfort massif qu'ils reçoivent de mercenaires blancs - venus d'Afrique du
Sud et payés par la Françafrique - devrait pourtant leur mettre la puce à l'oreille.

[2] « Il était au fait du trafic de drogue organisé par les officiers des FAR les années
précédentes, et la rumeur en fait même l'un des principaux bénéficiaires », écrit Gérard
Prunier, in Rwanda : le génocide, p. 204.

Arusha
ALORS, COMMENT EN EST-ON ARRIVE LA ? On peut tenter aujourd'hui de répondre à
cette question, après avoir entendu les responsables qui ont accepté de comparaître à
des auditions publiques de la Mission d'information présidée par Paul Quilès. Lorsqu'il est
demandé à ceux qui mettaient en œuvre la politique rwandaise de la France ce qu'ils
pensaient des accords d'Arusha, ils répondent unanimement qu'ils n'y croyaient pas. Leur
sentiment semble partagé par les parlementaires qui se penchent aujourd'hui sur ces
fameux accords et s'étonnent à les lire. Certains, même, dont Paul Quilès s'est fait l'écho,
se demandent si ce n'est pas dans ces accords que réside la cause du génocide. Le
président de la Mission d'information demande à Hubert Védrine ce qu'il pense « d'une
critique qui est faite assez fréquemment à propos du Rwanda, notamment à la politique
de la France, d'avoir voulu en quelque sorte imposer à des Africains un fonctionnement
démocratique dont certains pensaient - et pensent - qu'il est inadapté. C'est tout le débat
autour des accords d'Arusha, à la fois accords de démocratisation et accords de partage
du pouvoir, qui ne correspondaient peut-être pas à la capacité du Rwanda à se
développer dans un tel sens ».

Pour répondre, Védrine rappelle le point de vue des « extrémistes » : « Ils disent : « On
est la majorité. Il n'y a aucune raison pour qu'on partage le pouvoir avec des gens qui
sont partis, qui ne représentent plus rien, et qui veulent revenir reprendre leurs terres. »
(…) Au fond, de quoi la France se mêlait-elle en allant exiger du gouvernement hutu,
immensément majoritaire, d'avoir à partager le pouvoir, on se demande pourquoi, avec
une infime minorité tutsi - et qui plus est une minorité dans la minorité, puisque c'était la
minorité armée de l'étranger ? Pourquoi ? On peut considérer, en effet, qu'il y a eu
maladresse sur ce plan, ou inconséquence. » [1]

Quant au fond, « on pouvait vraiment craindre que, eh bien, un jour ou l'autre, le cycle
des revanches reprenne, et que, donc, le FPR prenne le pouvoir par la force, ce qui
n'aurait pas manqué de déclencher automatiquement, par un mélange de haine et de
rancœur, des massacres que cette politique [celle de François Mitterrand] avait
précisément pour but d'empêcher, et que, malheureusement, elle n'a réussi qu'à
différer. »

Tous les mots d'un tel témoignage sont précieux. Il faut bien l'écouter. Quel est ce
« cycle des revanches » auquel on croyait à l'Élysée ? C'est la « prise de pouvoir par le
FPR » qui « n'aurait pas manqué de déclencher automatiquement des massacres » - par
« rancœur ». De quels massacres s'agit-il dans cette phrase ? De celui des Hutu « que,
précisément, cette politique avait pour but d'empêcher ». Si les Tutsi étaient concernés,
c'est dans le cadre de « massacres interethniques », non du génocide. Ainsi, les
massacres « que cette politique avait pour but d'empêcher », ce n'était pas le génocide,
qui a eu lieu, mais celui qu'on fantasmait en imaginant le FPR comme des « Khmers
noirs ». On considère effectivement que les massacres de Hutu ont été « différés », dans
la théorie du « deuxième génocide ».

Selon Mitterrand, ces massacres auraient eu lieu aussitôt, les « deux » génocides
seraient concomitants. Cette thèse aurait eu la vertu de le consoler, de justifier sa
politique en quelque sorte. Suivant le raisonnement de Védrine, la prise du pouvoir par le
FPR devait « automatiquement » provoquer le massacre des Hutu. Lorsqu'en juillet 1994,
le FPR prit Kigali, « automatiquement » la rhétorique élyséenne commença à parler du
génocide des Hutu [2].

Védrine estime donc qu'on pouvait voir dans la politique de paix, telle qu'elle fut négociée
à Arusha, une « maladresse » ou, pire, une « inconséquence ». Bernard Debré a des
mots plus durs encore : ces accords étaient, dit-il, « d'une stupidité à toute épreuve ». Il
y voit « une conjonction de bêtise et d'aveuglement ».
Le général Quesnot, chef d'état-major particulier de François Mitterrand de 1991 à 1995,
nous dit, lui, qu'il ne croyait pas que de tels accords puissent entrer en application.
« J'estimais que ces accords faisaient une part exorbitante au FPR. (…) Ce serait
extrêmement difficile à mettre en œuvre, sinon impossible. »

Mais le témoignage du général Quesnot est également très éclairant quant à la


chronologie de ce qu'il présente comme son « sentiment personnel », dont on peut
légitimement penser qu'il aurait quelques relations avec celui de l'homme dont il était le
chef d'état-major particulier : « Dès l'attaque de février 1993 du FPR, j'ai
personnellement douté de l'intention du FPR d'arriver véritablement à un accord de
partage politique. » Or, les accords d'Arusha seront conclus en août. Dès février, à l'état-
major du Président, on pensait que l'adversaire, le FPR, ne travaillait pas
« véritablement » à l'aboutissement de ces accords. Quesnot dit : « Là, Paul Kagame a
fait un choix. » On considérait donc, à l'Élysée, que le FPR avait choisi « une victoire
militaire sur le terrain » plutôt qu'une négociation politique.

En fait, l'attaque du FPR, en février, relancera la dynamique des négociations alors


embourbées. Celles-ci se concluront en août, mais dès février, à l'Élysée, on n'y croyait
plus. On sait aussi, par ailleurs, que la France participait très mollement à ces
négociations auxquelles on ne croyait pas à Paris.

« Il n'y avait pas de commune mesure entre l'engagement de la France au Rwanda et sa


discrétion à Arusha », dit James Gasana [3], ministre de la Défense d'Habyarimana et
négociateur d'Arusha. Prunier témoigne également sur cette question : « Avons-nous
joué un rôle majeur à Arusha, comme nous le disons aujourd'hui ? La France y était
représentée par le premier secrétaire de l'ambassade de France en Tanzanie : il avait
souvent beaucoup de mal à obtenir des instructions claires sur la nature de sa mission, et
je ne pense pas qu'il avait un grand pouvoir de décision. » [4]

Ces témoignages contredisent formellement les déclarations vertueuses d'Alain Juppé,


exprimant la position officielle selon laquelle la politique de la France aurait été
entièrement axée sur la recherche de la paix telle qu'elle se négociait dans la ville
tanzanienne qui abrite aujourd'hui le Tribunal pénal international. Et lorsque ces accords
seront enfin signés, loin de se réjouir, on considérera leur mise en application comme
« impossible », comme dit Quesnot. Pourquoi ?

Les accords d'Arusha prévoyaient de réduire l'armée nationale rwandaise de 50000 à


15000 hommes. La nouvelle armée aurait dû incorporer 6000 hommes du FPR, qui
auraient donc composé 40 % de ses effectifs. Cette armée serait restée sous
commandement unique, mais son encadrement aurait été à 50/50, hutu/tutsi. Le
gouvernement aurait été élargi à l'ensemble des partis d'opposition, dont le FPR.

C'est avec une belle unanimité que les hommes qui entouraient François Mitterrand nous
disent, aujourd'hui, que ces accords étaient inacceptables. Exactement comme ils le
pensaient hier. Et si ces accords étaient inacceptables, c'est parce que « les
extrémistes » - la tendance génocidaire Hutu Power, donc - n'auraient jamais pu
accepter de telles clauses.

Les conséquences politiques de cette analyse ne sont pas, elles, exposées.

Examinons donc la logique d'une telle opinion. Tout d'abord, peut-être faudrait-il se
demander comment le président Habyarimana et l'ensemble des forces politiques
rwandaises avaient pu en arriver à conclure de tels accords - « d'une stupidité à toute
épreuve » - et pourquoi la communauté internationale de pays africains voisins les y
encouragea.
C'est qu'il n'y avait pas le choix. La spirale génocidaire était engagée au Rwanda. La
seule façon d'éviter que la catastrophe ne survienne était de neutraliser l'État rwandais -
et tout particulièrement son armée. Pour cela, il fallait réviser les conditions fixées lors de
la décolonisation. Le monopole ethnique du pouvoir devait prendre fin. Sinon,
l'engrenage était comme inéluctable. La légitimité de ce pouvoir s'était amenuisée à un
degré tel qu'il ne lui restait plus que l'exacerbation du discours raciste pour se maintenir
- et encore lui avait-il fallu en plus, depuis 1990, l'aide efficace des forces françaises.

Il s'agissait de procéder à une révision constitutionnelle - au sens propre du terme :


c'était la constitution même des équilibres de la société politique rwandaise qu'il fallait
revoir.

Mais un tel projet comportait une difficulté sérieuse : redistribuer les cartes supposait de
déposséder ceux qui, depuis des années, disposaient du monopole du pouvoir. Ce n'était
pas sans danger. La démagogie raciste avait toujours cours. L'armée monoethnique était
sous leur contrôle. Un gouvernement d'union nationale était susceptible d'être renversé à
tout moment par cette armée issue du précédent régime.

Les négociateurs d'Arusha, contrairement à ce que semblent penser aujourd'hui les


membres de la Mission parlementaire, n'étaient pas des enfants. Ils savaient bien ce
qu'ils faisaient. Pour que de tels accords aient une chance de faire naître un nouveau
Rwanda, il fallait impérativement veiller à ce que les équilibres militaires, en particulier,
soient définis de telle façon qu'aucun coup de force ne soit plus jamais possible.

C'était peut-être difficile, mais c'était la seule voie pour permettre l'apparition de la paix
civile dans un pays qui, depuis l'indépendance, cahotait de violence massive en violence
massive contre sa minorité tutsi. Cette violence était inscrite dans la constitution même
du Rwanda monoethnique. Elle était dans la mécanique du régime imposé lors de la
décolonisation par les Belges. En instituant un régime monoethnique et en le confiant à
des forces politiques ethnistes, le décolonisateur avait laissé derrière lui un système
explicitement exterminateur. Le génocide est inscrit dès le départ au programme du
Rwanda indépendant. Lorsqu'en 1992 - ou 1993 ? - son exécution sera décidée, il s'agira
d'accomplir cette vocation.

La nouvelle armée rwandaise, telle qu'elle était projetée par les accords d'Arusha, était
bien sûr une construction originale : ce n'est pas tous les jours qu'une guerre se conclut
par la fusion des armées adverses. Mais si les négociateurs avaient pu envisager une
telle solution, ce n'était pas par naïveté : c'était parce que cette formule correspondait
aux nécessités de la situation rwandaise. En un mot, c'était la seule façon de protéger la
minorité tutsi contre la menace d'extermination pesant sur elle. Malheureusement, cet
impératif de protection des Tutsi était difficile à entendre pour les Français, dont la
politique, à l'inverse, avait pour but de protéger les Hutu contre la menace des « Khmers
noirs ».

Mitterrand-la-machette

Or, pour que de tels accords entrent en application, il fallait absolument l'aide de la
France. Seule la France pouvait imposer l'indispensable réduction de l'armée rwandaise.
Il fallait défaire ce que l'on avait fait. Techniquement, cela pouvait sembler simple :
l'armée rwandaise était totalement dépendante, au moins financièrement, de la
puissance qui l'avait mise sur pied et qui l'encadrait.

Devant la Mission d'information, des généraux et des responsables de l'époque ont


évoqué le problème de l'indemnisation des - nombreux - soldats qu'il aurait fallu
démobiliser. Le « coût » d'une telle opération aurait été insurmontable. Cette armée était
passée de 5 000 à 50 000 hommes en moins de quatre ans - de 20 000 à 50 000 les
deux dernières années. Les soldats qu'il s'agissait de démobiliser n'avaient pas plus
d'ancienneté. Ils venaient d'être embauchés pour cette guerre particulière qui aboutissait
à un traité de paix. Où était le problème ? Ne coûtait-il pas beaucoup plus cher
d'entretenir cette armée à un tel niveau plutôt que de la démobiliser ?

Ce « problème des indemnisations » évoqué par Védrine, Quesnot ou d'autres, est


révélateur du fait que, pour la France, il était plus facile de payer pour entretenir une
armée que pour la démobiliser. Même si l'armée hutu coûtait cher, ce qu'on dépensait
pour elle restait, psychologiquement, à l'actif militaire français. L'indemnisation, elle, se
comptabilisait au passif. Les hommes de Mitterrand semblent nous dire qu'il n'y avait pas
de budget pour la paix. Ils exagèrent. Cette question technique était vraisemblablement
soluble.

Idéologiquement, c'était plus difficile : mettre ce programme en application supposait de


renoncer à tous les fantasmes agités depuis longtemps et entièrement partagés par les
armées française et rwandaise. Après avoir dit, répété et cru qu'il fallait monter cette
armée pour protéger le peuple hutu contre la menace « khmère noire », il était
injustifiable de la démonter. Injustifiable pour les Français, comme pour leurs frères
d'armes rwandais.

Alors que les accords d'Arusha se concluaient, il y eut un homme pour claquer la porte et
crier au scandale. Il s'appelle Théoneste Bagosora. Colonel à la retraite, membre éminent
de l'Akazu, il suivait les négociations d'Arusha en « auditeur libre », manifestement afin
de « surveiller » ce qui s'y passait - et les négociateurs de la délégation officielle
rwandaise. Sentant que ces négociations étaient sur le point d'aboutir et que rien ne
pourrait empêcher Habyarimana de signer le dernier volet - militaire - de ces accords,
Bagosora déclara publiquement que, puisque c'était comme ça, plutôt que d'en passer
par ces accords, il rentrait à Kigali pour « préparer l'apocalypse ». Moins d'un an plus
tard, il tenait parole : c'est lui qui dirigera le coup d'État d'avril 1994 et le génocide qui
s'ensuivit.

On ne peut qu'être frappé de l'incroyable assurance avec laquelle Théoneste Bagosora


put annoncer le programme génocidaire. Comment pouvait-il être si sûr de lui ? Son
patron, le président Habyarimana, signait, lui, ces accords, et semblait pouvoir y
souscrire. D'où Bagosora tenait-il la légitimité de se substituer au Président pour décider
de la politique de leur parti - et de l'avenir du pays ? Comment ce colonel à la retraite
pouvait-il, par exemple, penser qu'il aurait les moyens d'une opération de l'envergure de
« l'apocalypse » ?

Nous savons - messieurs Védrine, Quesnot et Debré nous l'ont dit - qu'à l'Élysée on ne
croyait pas non plus à la solution qui se dessinait à Arusha. Pour empêcher la mise en
œuvre de ces accords « stupides », « inconséquents » et « impossibles », il fallait
engager les moyens d'une autre politique. L'autre politique, c'était celle du génocide - ce
que les stratèges de l'Élysée appelleront la « guerre totale » contre le FPR.

Il n'y avait pas trois politiques possibles au Rwanda. De fait, contrairement à ce que
pensaient Bagosora, Huchon et Mitterrand, il n'y en avait même pas deux. Car la
politique du génocide n'en était pas une. Et pas seulement d'un point de vue moral. C'est
facile à dire aujourd'hui, après la défaite que subirent ses concepteurs, mais cela n'en
était pas moins vrai à l'époque.

La société rwandaise dans son ensemble - ni hutu, ni tutsi - ne pouvait plus continuer à
se développer sous sa forme lobotomisée fixée par les colonisateurs. La solution aux
problèmes du Rwanda n'était pas de figer un ordre qui périclitait. Il fallait au contraire
ouvrir le pays, non seulement aux Tutsi d'Ouganda, mais à l'ensemble des forces trop
longtemps étouffées par un régime totalitaire. À travers le processus d'Arusha, une
nouvelle citoyenneté se définissait. Hutu « modérés » et Tutsi confondus posaient les
fondations du Rwanda moderne. Le temps du régime monoethnique était révolu. Lorsque
la nouvelle de la signature définitive des accords est parvenue à Kigali, alors que
Bagosora ruminait, il y eut fête - fête populaire.

L'esprit de la réforme décidée dans les accords d'Arusha était déjà en œuvre avant le
génocide, ce qui permet de comprendre un peu mieux de quoi il s'agissait. L'action et la
personnalité d'Agathe Uwilingiyimana, Premier ministre assassiné au début du génocide,
sont éclairantes à cet égard.Dans l'une de ses dernières interviews, son fils de quatre ans
sur les genoux, elle exposa aux journalistes pourquoi elle refusait de dire quelles étaient
ses origines ethniques : « Je suis une Rwandaise et je suis une personne. J'ai un rôle à
jouer pour mon pays et que je sois homme ou femme, Hutu ou Tutsi, n'a aucun
intérêt. » [5]

Avant d'être nommée Premier ministre, en juillet 1993, dans le mouvement qui aboutira
à la signature du dernier volet des accords d'Arusha en août, Agathe Uwilingiyimana était
ministre de l'Éducation. À ce titre, elle avait « veillé à ce qu'il n'y ait aucune tricherie lors
des examens, aucun passe-droit dans la sélection des élèves destinés à l'enseignement
secondaire », raconte Colette Braeckman [6]. Ce n'était pas un détail. Jusque-là le
passage au secondaire était réservé non seulement aux Hutu, mais plus spécifiquement à
ceux provenant du nord du pays, de la région d'origine du Président. « Afin d'empêcher
la fraude », le ministre de l'Éducation fit « garder par les gendarmes armés jusqu'aux
dents les locaux où se trouvaient les copies d'examen. Cette année-là, les jeunes du
Nord ne seront pas très nombreux à passer dans le secondaire. C'est pour cela qu'un
après-midi, un commando se présente chez Agathe. En présence de ses plus jeunes
enfants, elle est battue, on lui casse un pied, on l'humilie et c'est à son petit garçon de
cinq ans qu'elle doit d'avoir la vie sauve : ils'enfuit alerter les voisins… »

En réponse, des dizaines de milliers de femmes descendront dans la rue. « Ce jour-là, les
Rwandaises qui avancent, calmes et résolues, n'en reviennent pas de leur audace :
agglutinées devant le local du MNRD, les petites frappes qui forment les troupes de choc
du parti conspuent les manifestantes, les traitent de prostituées, brandissent des
machettes (…) Il flotte sur cette manifestation, comme sur toutes celles qui suivront, un
parfum de liberté, une sorte d'allégresse longtemps refoulée. » En janvier 1992, on a
compté jusqu'à 100000 personnes dans les rues de Kigali.

Lorsqu'en juillet 1993 Agathe Uwilingiyimana sera nommée Premier ministre, ce sera
parce qu'elle incarnait la volonté de réforme qui s'exprimait ainsi. Et c'est pourquoi, en
avril 1994, il fallut commencer par l'assassiner.

Les concepteurs du génocide penseront pouvoir noyer dans le sang cette dynamique de
la société rwandaise. La seule façon de maintenir le pouvoir monoethnique, c'était de
faire un pays monoethnique. Il fallait changer la nature même de la population : il fallait
exterminer les Tutsi - et tous ceux qui ne seraient pas d'accord, tous ceux qui aspiraient
à cette rénovation nécessaire du Rwanda. Pour empêcher la mise en œuvre de la paix
d'Arusha, il fallait changer les données fondamentales de la société rwandaise. On
pensait qu'ainsi ces accords n'auraient plus d'objet, et l'ordre ancien serait conservé.
Mieux : apparaîtrait alors un Hutuland, avec lequel la France pourrait filer le parfait
amour.

Ceux qui croyaient que la loi internationale, telle qu'elle se formulait à Arusha, pouvait
s'imposer étaient « soit des utopistes, soit des hypocrites, soit des imbéciles… Rien
n'interdisant d'être les trois à la fois », écrit Bernard Debré. Et il ajoute : « Peut-être
qu'un jour, dans un ou deux siècles, un gouvernement mondial verra le jour… » En
attendant, son patient François Mitterrand avait la charge du monde d'aujourd'hui. Dans
ce monde, il n'y a pas la place pour de telles naïvetés. En revanche, il y avait toute la
place pour un génocide. « Dans ces pays là, un génocide, ça n'est pas trop
important » [7], confiait l'homme du 10 mai, toujours aussi plein de « force tranquille ».
Mitterrand-la-machette.

L'intérêt de la France

Au-delà des questions morales, politiques ou militaires, il reste à examiner la question


élémentaire qui est censée déterminer l'action de tout gouvernant : quel était l'intérêt de
la France ? Si nos « amis » du Rwanda avaient dû laisser la place à une nouvelle classe
de politiciens, Hutu « modérés » et Tutsi « envahisseurs armés de l'étranger », il n'y a
pas de doute que cela aurait été perçu comme une manifestation de faiblesse de
l'empire. Une de plus, en même temps que la dévaluation du franc CFA [8]. Dans un
empire reposant essentiellement sur la règle, inventée jadis par Jacques Foccart, de
solidarité absolue entre élites dirigeantes, cela aurait été du plus mauvais effet.

Après la chute du mur de Berlin, en 1989, tout a changé pour l'empire français d'Afrique.
Tout au long de la guerre froide, il était admis que la France avait la charge de défendre
le front - secondaire - africain. La disparition de la menace soviétique produisit deux
phénomènes non négligeables sur ce front : d'une part, l'absence de contrepoids, ici
comme ailleurs, laissait toute liberté d'agir - et on voit en Corée du Nord, aujourd'hui [9],
jusqu'à quels extrêmes une telle liberté peut s'interpréter. D'autre part, en Afrique, on
risquait de devoir redistribuer les cartes avec les États-Unis.

Les empires, plus encore que les civilisations, sont mortels. Et ils le savent. Cet empire-là
particulièrement, fondé par Jacques Foccart sur la relation personnelle de quelques
hommes, pourrait avoir toutes les peines du monde à leur survivre. Durant ces années
où se nouait le drame rwandais, l'usure du système semblait manifeste. Les interventions
militaires, en Centrafrique ou ailleurs, se multipliaient. Même Djibouti donnait du souci.

Notons ici un point qui n'est probablement pas sans importance pour expliquer
l'ensemble de cette affaire rwandaise aussi bien que le caractère souvent délirant de
l'empire de Foccart : il s'agit du dernier empire au sens classique d'une organisation
politico-militaire rassemblant des peuples très divers et coordonnant des féodalités
parfois puissantes mais dépendant toutes rigoureusement de l'autorité du centre.

La seule expérience comparable à l'époque contemporaine est celle des États-Unis en


Amérique latine, au long des années 70-80, lorsque Washington envoyait ses agents à
travers le continent pour fomenter coups d'État et dictatures, osant même intervenir
directement - comme la France en Afrique - à Grenade ou au Panama, ou, indirectement,
au Chili ou au Nicaragua. Il est plus difficile aujourd'hui de parler d'un empire américain -
au sens classique du terme. Des interventions comme au Koweït ou en Somalie, si elles
sont de nature « impériale », ne suffisent pas à définir un empire structuré comme tel.

De l'autre côté, avec la dissolution du pacte de Varsovie, a disparu l'empire soviétique.


Cette forme politique plus ancienne qu'Alexandre le Grand avait atteint son sommet au
XIXe siècle, de Napoléon à la reine Victoria, et semble devoir disparaître en cette fin de
XXe siècle. Les empires, allemand et austro-hongrois d'abord, puis britannique et
portugais ont tous disparu au fil du siècle. Le seul objet politique dont on puisse dire qu'il
a conservé bien des traits caractéristiques de l'empire classique, c'est la Françafrique.

« Le cas de la France est unique » explique Prunier aux parlementaires. « Il tient


notamment au traumatisme de la défaite de 1940, à la personnalité du général de
Gaulle, à son souci du rang de la France dans le monde. La décolonisation de 1960 n'a
pas été une décolonisation. » « Il n'y a pas eu de décolonisation, insiste-t-il, nous
sommes restés dans des relations d'allégeance, notamment sur le plan de la sécurité, et,
peut-être plus gravement, sur le plan de la dépendance psychologique. »
C'est un archaïsme dont tout le monde perçoit la fragilité. Cet empire clandestin, sans
nom ni constitution, cette alliance informelle, fonctionnant tout en finesse, avec ses
courbettes, ses salamalecs et ses assassins patentés, ce rêve nostalgique d'une certaine
idée de la France n'a plus de sens à l'heure de l'indépendance des peuples. Que des élites
africaines réellement gaullistes et subtilement corrompues aient joué le jeu si longtemps
est déjà un exploit en soi. Normalement, ce château de cartes devrait s'effondrer au
premier souffle. Mais, depuis quarante ans, la cellule africaine veille au grain, comme elle
veillait à garder en main la situation rwandaise.

Si le Rwanda était lâché, que penseraient nos « amis » ? Dans la rhétorique impériale,
l'arrivée au pouvoir du FPR devait être empêchée, dès 1990, non seulement parce que
celui-ci incarnait la menace « khmère noire », mais aussi - et surtout - parce que ce parti
était analysé comme allié de Washington. Cette idée reposait sur le fait que les
Américains, s'étant rendu compte de l'intérêt de l'expérience ougandaise, lui avaient
apporté un relatif soutien. Comme le FPR venait d'Ouganda, et que certains de ses
cadres, dont Paul Kagame, avaient fait des stages aux États-Unis, il était facile de penser
qu'il s'agissait d'une opération téléguidée par la CIA. On parle à ce sujet d'un « complexe
de Fachoda » - évoquant ce lointain épisode de l'histoire coloniale où la France avait dû
abandonner ses ambitions en Afrique orientale au bénéfice de la zone d'influence
anglaise. Arusha sonnait comme un deuxième Fachoda. Au Rwanda, comme à Fachoda,
ce dont il était question d'un point de vue « géostratégique », c'était d'empêcher les
Anglo-Saxons de relier le continent du nord au sud, d'Égypte en Afrique du Sud. Cette
pensée stratégique de bistrot fournissait la surface romanesque, mythologique du
discours.

Si les accords d'Arusha étaient appliqués, tout le monde en Françafrique aurait interprété
cela comme une victoire de Washington. Le risque était grand que cela donne des idées à
nombre de nos « amis ». L'alliance américaine pouvait être au moins aussi profitable que
l'alliance française, et probablement plus sûre à long terme. Certains, au Cameroun ou
ailleurs, faisaient déjà sentir la réalité d'une telle tentation. Dans les états-majors de la
Françafrique, on se demandait avec angoisse dans quel sens se réorganiseraient les
énergies de la première puissance mondiale. Si la France, avec ses moyens limités, avait
pu garder si longtemps le contrôle d'une bonne partie de l'Afrique, ne pouvait-on pas
imaginer qu'un pays beaucoup plus puissant n'en ferait qu'une bouchée ?

Une telle perspective n'était pas seulement un cauchemar pour les intérêts des filous qui
avaient fait leurs fortunes dans le fromage postcolonial. C'était aussi la fin du rêve de
grandeur insufflé par de Gaulle. Mitterrand savait personnellement ce que cela voulait
dire. Sans la république impériale gaullienne, sa destinée aurait dû se mesurer à l'aune
de celle d'un Felipe Gonzalez, par exemple. Dans les palais de la Ve République, il avait
pu faire semblant de tutoyer l'Histoire.

Par-delà l'orgueil et l'ambition naturelle des hommes, il s'agissait, ne l'oublions pas, de


rendre possible un monde multipolaire dans lequel ce que nous concevons comme nos
valeurs puisse résister au modèle capitaliste incarné par l'empire américain. On trouve
déjà dans le programme du Conseil national de la Résistance, en 1944, formulée en
toutes lettres, la notion de « mission universelle » de la France. C'est en 1944 aussi, à la
conférence de Brazzaville, que de Gaulle eut l'occasion de formuler pour la première fois
ce rêve de survie d'un empire au prix de quelques réformes.

C'est le génie français qui s'exprime, de fait, dans cet arc de cercle planétaire que
représente l'espace postcolonial - comme il s'exprimait hier dans l'espace colonial. Le
génie et la bêtise. La grandeur et la bassesse. Et le cynisme, qui permet si facilement de
lier ces ingrédients. Un esprit qui se veut réaliste : il existe à la mesure de son poids. Et
son espace d'expression, la bien nommée « francophonie », doit être défendu comme un
espace se défend de tout temps - c'est-à-dire militairement.
Si un recul au Rwanda pouvait s'analyser comme une démission française, c'est aussi en
raison du niveau d'engagement militaire de la France depuis 1990. Cela n'avait pas été
une mince affaire, de faire passer, en moins de quatre ans, l'armée rwandaise de 5 000 à
50 000 hommes. Cette construction avait coûté de l'argent, mais aussi des efforts
soutenus de formation, d'encadrement. C'est cette même armée qu'il était question de
réduire à rien - puisque les accords d'Arusha non seulement prévoyaient de réduire ses
effectifs, mais aussi imposaient de la neutraliser en y incorporant l'armée ennemie. Ainsi,
ce travail énorme aurait été accompli pour rien.

Si elle acceptait de mettre en œuvre les accords d'Arusha, la France se privait d'une des
très rares armées d'Afrique sur lesquelles elle pouvait espérer s'appuyer pour maintenir
l'empire. C'est ce que les négociateurs d'Arusha avaient probablement mal mesuré : il ne
s'agissait pas simplement de démanteler l'armée nationale rwandaise, mais aussi une
armée française - ce qu'on appelait jadis des troupes « supplétives », de celles qui ont
permis de gagner la guerre de 14 et de se battre quand même un peu à la fin de la
Seconde Guerre mondiale. On ne renonce pas facilement à un tel atout.

Ainsi, pour répondre à la question posée - quel était l'intérêt de la France ? -, on se doit
de constater que, pour le réalisme cynique qui est la vraie doctrine de l'État, ce n'était
certainement pas l'application des accords d'Arusha. Ils entraîneraient la mise à l'écart
des alliés de la Françafrique. Ces accords n'avaient de vertu que d'un point de vue
idéaliste, humanitaire, mais, encore une fois, ce n'est pas avec de bons sentiments qu'on
fait une bonne politique. Monsieur Védrine nous l'a dit : les accords d'Arusha étaient
inacceptables pour les « extrémistes ». Ç'aurait été une « inconséquence » pour la
France de jouer la carte de la paix civile au Rwanda. Depuis quand l'Élysée s'amuserait-il
à mener une politique « inconséquente » ?

Michel Sitbon
Ancien directeur de la revue Maintenant, Michel Sibon est PDG des éditions Dagorno,
L'Esprit frappeur et Le Lézard.

[1] Déclaration devant la Mission d'information, le 5 mai 1998.

[2] En dépit des laborieux efforts de Stephen Smith dans Libération, la thèse du
« deuxième génocide » fut présentée plusieurs fois sans succès.

[3] Audition du 10 juin 1998.

[4] Audition du 30 juin 1998.

[5] Cité par Hugh McCullum dans Dieu était-il au Rwanda ?, à L'Harmattan. Agathe
Uwilingiyimana aurait été en fait « Hutu modérée », ce qui n'a aucun intérêt, sauf quand
on sait que Bernard Debré l'imagine Tutsi… Dans l'imaginaire génocidaire, les « Hutu
modérés » sont effectivement comme des Tutsi, et ont été traités comme tels.

[6] Dans Histoire d'un génocide, chez Fayard.

[7] Patrick de Saint-Exupéry dans Le Figaro du 12 janvier 1998.

[8] La dévaluation de 50 % du franc CFA décidée par Balladur interviendra le 11 janvier


1994.

[9] Dans un monde bipolaire, on peut imaginer que l'usage massif, et gratuit, qui est fait
là de l'arme alimentaire serait trop risqué : dénonçable par l'autre à tout moment.
Recommandons, encore une fois, à ce sujet : Famine en Corée du Nord. 1998, un peuple
se meurt, par Jasper Becker, à l'Esprit frappeur.

La politique du génocide

PUISQUE LA POLITIQUE des accords d'Arusha n'était pas considérée comme la bonne, il
en fallait une autre. Mais quelle politique de remplacement existait-il ? Seul le maintien
de l'ordre ancien pouvait permettre à la France de conserver ses positions. Et sur quelles
forces pouvait-on s'appuyer pour ce maintien ? L'ensemble des partis politiques rwandais
s'apprêtait à s'unir dans le gouvernement d'union nationale - avec le FPR - négocié à
Arusha. Le président Habyarimana lui-même était tenté par une carrière de grand
réconciliateur à la tête du futur État.

Pour contrer la logique d'Arusha, la France ne pouvait s'appuyer que sur le Hutu Power,
contrôlé idéologiquement, puisqu'il était le fidèle disciple de la pensée coloniale distillée
par l'Église, la même pensée qui habitait - et habite - l'esprit de ceux qui gèrent les néo-
colonies. Infiltré dans les partis politiques et dans l'armée, le Hutu Power, animé par le
clan de la femme du président Habyarimana, contrôlait de plus une bonne part de l'État
comme de l'armée, recrutée sur une base monoethnique. Endoctrinées par le discours
anti-Tutsi, les Forces armées rwandaises devaient tout à leurs amis français, à
commencer par leurs subsides.

Dans cette armée, il fallait distinguer la garde présidentielle formée par les Français sur
le modèle de celles d'Omar Bongo ou de Mobutu. C'était la division d'élite. Elle était,
mieux que le reste des troupes, en symbiose avec ses instructeurs français qui lui avaient
consacré le meilleur de leurs efforts. Même à la retraite, Bagosora en était le patron,
ainsi que cela se vérifiera à l'heure du génocide [1] dont cette garde présidentielle sera le
fer de lance.

L'armée, les milices et le peuple hutu deviendront génocidaires à partir de l'argumentaire


classique : « Si nous ne tuons pas les Tutsi, ce sont eux qui nous tueront. » C'était l'idée
des « Khmers noirs », cette ultime hallucination néocoloniale. Ce qui était une simple
coquetterie d'intellectuels parisiens, un mot qui sonnait bien dans les dîners en ville, aura
une étrange destinée. Peut-être ce fantasme permettait-il même à François Mitterrand de
se penser comme un sauveur [2]. Peut-être le Président se présentait-il sous cet angle à
ses conquêtes, ses amours, sa fille, ses copains, sans oublier ses partenaires - ainsi, ils
étaient au-dessus des petites affaires qui remplissaient leurs comptes en Suisse ou aux
Bahamas.

Ce mot, cette « idée force », comme on dit en marketing, selon laquelle le mobile de
l'intervention de la France au Rwanda était d'empêcher l'épouvantable génocide des Hutu
par les « nazis » tutsi [3], avait animé le corps expéditionnaire français tout comme le
général Huchon et tous les hommes engagés dans cette aventure, tels le capitaine Paul
Barril, le colonel Thibaut, alias Tauzin, cet « ancien de la Piscine » qui conseillait
Habyarimana, ou le lieutenant-colonel Chollet - qui exerçait les fonctions de « conseiller
du chef d'état-major » des Forces armées rwandaises - dont Krop dit qu'il était « trop
voyant », ce pourquoi il fut remplacé par l'attaché militaire de l'ambassade de France, le
lieutenant-colonel Maurin.

Dans les états-majors de la Françafrique, rares étaient ceux qui, comme Gérard Prunier,
regardaient ce délire avec distance. Ce concept avait colonisé les salles de rédaction. Les
« réseaux Foccart » en faisaient leur antienne. Les soldats avaient apporté ce discours
avec eux et les instructeurs l'avaient seriné à tous leurs élèves, hutu, de l'armée
rwandaise. Colportée par tous les moyens de la propagande, cette monstruosité s'était
transformée en une fantastique arme de guerre.
Avec un tel discours, on pouvait espérer enrégimenter presque toute la population. C'est
ainsi que naquit l'idée des milices, qui deviendront l'arme principale du génocide. C'était
la stratégie de la guerre populaire que les officiers de la coloniale avaient apprise d'Hô
Chi Minh - et l'on avait vu, en Algérie aussi, ce que cela pouvait coûter. Pour une fois, au
Rwanda, cette force pouvait être utilisée au bénéfice du colonisateur. Un peu comme au
Biafra, mais bien mieux : au Rwanda, le mouvement populaire sur lequel on s'appuyait
avait des racines anciennes, remontant à plusieurs décennies d'histoire.

On nous l'a dit devant la Mission d'information : François Mitterrand connaissait bien
l'histoire du Rwanda. Ce n'était pas d'hier que la pensée coloniale s'intéressait à ce pays.
Les colonies, c'était son domaine, sa spécialité sous la IVe République [4]. Le Rwanda, il
l'avait vu naître. De Gaulle aussi s'intéressait beaucoup au Rwanda [5] et au Burundi.
Bien qu'à l'époque ces pays aient été totalement en dehors de la sphère de domination
française, ils apparaissent constamment dans le journal de l'Élysée tenu par Foccart. La
France, fille aînée de l'Église, suivait de près ce pays idéalement évangélisé [6] sous
l'égide de la faible Belgique voisine.

Lorsque des témoins, tel l'amiral Lanxade, rapportent que, dans les réunions de conseil
où il était question du Rwanda, François Mitterrand apparaissait comme le meilleur
connaisseur du dossier, ils en disent long sur sa véritable responsabilité. Le privilège du
savoir, c'est de s'imposer. On ne conteste pas un point de vue mieux informé.

L'histoire que racontait le Président était une belle histoire : l'armée française volait au
secours du bon peuple hutu contre l'aristocratie guerrière tutsi, manipulée par
l'impérialisme américain. On luttait contre « le retour du Mwami », ces anciens rois qui
avaient asservi un peuple de paysans, ainsi que l'explique Bernard Debré. Et si les Tutsi
reprenaient le pouvoir, après avoir été renversés jadis, puis sauvagement massacrés,
depuis, à plusieurs reprises, ils procéderaient « automatiquement », comme dit Védrine,
au massacre des Hutu. Pire : ils imposeraient une dictature de l'élite sur des masses
populaires qui s'étaient libérées de leur joug depuis l'indépendance.

Du bric-à-brac idéologique cultivé depuis longtemps par le club néocolonial était donc
sortie cette idée d'apocalypse.

Pour combattre l'apocalypse, il n'y avait d'autre remède qu'une autre apocalypse :
l'extermination des Tutsi par les Hutu, un moindre mal. Ce serait vite fait et on n'en
parlerait plus. C'était d'ailleurs une tradition dans la région : au Rwanda ou au Burundi,
les plus grands massacres n'avaient jamais soulevé la moindre émotion. On mettrait cela
sur le compte des massacres « interethniques » et l'opinion publique internationale ne
s'en apercevrait même pas.

« Et cela pouvait marcher », dit Gouteux. C'est, en tout cas, ce que se disaient les
concepteurs de cet effrayant programme. Ce qui « pouvait marcher », c'était le génocide
tel qu'on le projetait : le massacre de tous par tous. Il est difficile d'essayer d'imaginer
une chose pareille, mais, à partir du moment où l'on introduit un critère de discrimination
radicale, judéité ou « tutsitude », il n'est pas si difficile de manipuler des populations
pour les rendre complices de politiques exterminatrices.

Bien sûr, l'idéologie est nécessaire, mais à ce stade, à l'heure de mettre en œuvre les
massacres, ce n'est plus le principal. Elle est indispensable surtout pour les concepteurs
du programme, pour ceux qui en prendront réellement la responsabilité en toute
conscience - il faut bien qu'ils puissent se dire quelque chose, les Huchon ou les
Bagosora. Cette idéologie fut également indispensable pour endoctriner les soldats des
FAR ou les miliciens. Mais, pour les massacres, ce n'est pas tant l'idéologie que la simple
mécanique de la terreur qui a permis, au Rwanda, d'ouvrir les portes de l'enfer. « Si tu
ne tues pas avec nous, tu es mort » est un argument ultime, d'une simplicité diabolique,
diaboliquement efficace. Cette mécanique avait été testée les années précédentes. Un
peu d'intox, beaucoup de terreur : on parvenait à éliminer ainsi tous les Tutsi d'une
région bien plus vite qu'avec des chambres à gaz.

Ces « tests » auxquels il avait été procédé préalablement, et que l'ambassadeur Martre
qualifiait de « rumeurs », sont à mettre dans la balance du côté des circonstances
terriblement aggravantes de la responsabilité française. Après ces premiers massacres,
on savait que ça « marchait » et on savait comment ça marchait. On avait ouvert la boîte
de Pandore. On savait comment déchaîner les pires mécanismes humains et les faire
fonctionner à plein rendement.

Cela répond à la question de savoir si l'Élysée aurait couvert une politique qui lui aurait
échappé - l'étendue des massacres n'était pas prévisible, dit-on. Malheureusement, elle
l'était. C'était bien de la « solution finale » de la question tutsi qu'il s'agissait. Pour
résoudre cette question il fallait rien de moins qu'un génocide. Des massacres « limités »
n'auraient pas eu grand intérêt.

Le génocide devait permettre de donner naissance à un Hutuland où la problématique


multiethnique aurait été réglée. Dans l'esprit du général Huchon ou de François
Mitterrand, si la minorité tutsi de la population disparaissait, le problème politique qu'elle
posait disparaîtrait avec elle. Il faut résolument nuancer le propos de Gouteux : cela
pouvait « marcher » - dans la cervelle de ceux qui croyaient à une lecture ethniste de la
réalité rwandaise.

Pour eux, une fois les Tutsi disparus, il n'y aurait plus eu d'opposition. Si l'on prenait, en
plus, la précaution d'éliminer tous ceux, « Hutu modérés », susceptibles de gâcher la
magnifique cause hutu, il n'y avait aucune raison pour que la guerre ne soit pas gagnée.
Cela pouvait marcher comme la sécession biafraise « pouvait marcher » - dans
l'imagination des intellectuels parisiens pour qui le réalisme consiste à faire fi de tout
sentiment humain.

À Sciences Po, on apprend toujours à lire dans Le Prince, de Machiavel, une œuvre vieille
de cinq siècles. On n'a pas dépassé le niveau de conscience du politique qu'avaient les
Borgia [7]. Dans cette optique, les notions de dignité humaine - et celles, qui en
découlent, de citoyenneté ou de droits de l'Homme - sont considérées comme naïves,
voire infantiles. On n'est toujours pas parvenu à voir l'évidence inverse : les Borgia
comme des enfants. Comme Mitterrand, ils jouaient avec le feu, sans jamais perdre de
vue la seule chose qui compte, l'indicateur de la mesure du succès : le niveau de leur
enrichissement personnel.

Dans la métaphysique du Prince, si superbement incarnée par Mitterrand, le mépris des


hommes est absolu et le mal ne compte pas. Seul le résultat. Le temps emporte le
décompte du bien et du mal. Les croyants le renvoient à un jugement dernier et ils ont
bien raison car, dans la réalité des vies humaines, les crapuleries comme les actions
généreuses sont emportées et oubliées. Le cynisme est la forme supérieure de
l'intelligence. Le réalisme consiste à ne pas se laisser émouvoir par les simples
sentiments humains, inutiles et encombrants. Ce n'est pas avec de bons sentiments
qu'on fait de bonnes politiques. Et le législateur n'est à la hauteur de sa mission que
lorsqu'il sait s'affranchir des lois ordinaires.

C'est ce qu'on apprenait à l'école de la politique, du temps où régnait François


Mitterrand. Tous ses pairs, formés à la même école, voyaient bien les choses comme lui.
Il n'y avait aucune raison de ne pas se permettre quelques massacres sans que cela gêne
quiconque.
Cette opportunité stratégique, cette aubaine de pouvoir s'appuyer sur un « peuple en
armes » et une armée fanatisée qu'on avait mise sur pied, comportait comme une
fatalité : ce serait terrible - il y aurait beaucoup de morts.

Néanmoins, pour stimuler le processus, il fallait de la propagande. L'Église catholique,


l'Internationale démocrate chrétienne, d'importants milieux politiques et universitaires
belges seront les alliés naturels de cette politique dont ils partagent la paternité. Ainsi
une large intelligentsia d'Européens et d'Africains confondus se trouvera compromise
dans la gestation et le développement du drame.

Le soutien idéologique et technique fut aussi utile pour quelques opérations spéciales,
telle la fameuse Radio des Mille Collines qui sera la voix du génocide. La création de cette
radio, en 1993, répondait à un impératif précis : puisqu'il s'agissait de mener une
« guerre populaire », il fallait un instrument pour mobiliser le peuple. Dans un pays sous-
développé et largement illettré comme le Rwanda, la radio est le seul média qui arrive
partout et atteint tout le monde.

Il existait une radio nationale officielle, ennuyeuse comme une radio officielle. Son
utilisation lors de précédents massacres s'était toutefois avérée efficace, mais elle avait
été dénoncée par des observateurs. La radio nationale avait le désavantage d'engager la
responsabilité de l'État. Exécuter un programme tel que le génocide demandait un peu
plus de précautions. Une radio privée, même si elle était en fait totalement dépendante
du pouvoir, avait l'avantage de bénéficier d'une bien plus grande liberté de parole. À
l'heure où il s'agira d'appeler à l'extermination, elle deviendra sans problème l'outil
principal de communication de masse du parti génocidaire.

La Radio des Mille Collines est surtout intéressante à cause de sa formule : c'était
principalement une radio musicale. Pour passer efficacement des messages politiques, il
fallait une large audience. Pour obtenir une large audience, à Paris, on savait comment
faire : copier la formule d'NRJ. Donner aux gens la musique qu'ils aiment fut encore plus
efficace à Kigali qu'à Paris, puisqu'il n'y avait même pas de concurrence. La subtile
différence, c'est que là, entre les tubes, se glissaient des appels au meurtre.

Radio des Mille Collines est aujourd'hui connue pour être un modèle de média de
propagande, un classique que les historiens de la communication classeront aux côtés
des expé riences de Goebbels ou d'autres. Mais Mille Collines est plus que cela : jamais
un média n'avait encore été utilisé comme une stricte arme de guerre. Il faut dire qu'on
n'avait jamais non plus mobilisé toute une population aux côtés d'une armée pour tuer
en masse. Cette ambition particulière imposait l'utilisation d'un média populaire de ce
type.

Le discours répercuté par Mille Collines sera donc : « Tuez les Tutsi avant qu'ils ne vous
tuent. » Comme nous l'avons vu, ce discours avait été sponsorisé par les apprentis
sorciers français. Il n'est pas indifférent de remarquer que les services français n'ont pas
seulement fourni l'argumentaire du génocide - en s'inspirant de réminiscences qu'on
avait à Paris de l'histoire des Khmers rouges - mais qu'ils procureront aussi le moyen de
diffuser populairement ce discours, en s'inspirant d'une autre expérience bien connue à
Paris, celle des radios libres, et en choisissant comme modèle celle qui s'était avérée la
plus performante, NRJ.

La faute morale

Dans les couloirs de l'Assemblée, un député de la Mission d'information, le socialiste


François Lamy, s'insurgeait contre le titre du précédent livre consacré au Rwanda à
l'Esprit frappeur : Un Génocide français . « On ne peut pas dire ça. Ce ne sont tout de
même pas des Français qui ont tenu les machettes ! », dit-il. C'est ainsi que se protège,
en dernier recours, la bonne conscience nationale. La puissance néocoloniale française a
fourni non seulement des armes, mais un outillage idéologique et, plus important que
tout : une légitimité à ceux qui tiendront les machettes.

Prunier dit au contraire : « La France n'a certainement pas voulu le génocide. » Rocard,
lui, considère qu'il n'y a pas eu de « faute morale », mais une « faute géopolitique ».
« En conclusion, ajoute Prunier, ce dont on peut accuser la France dans l'affaire
rwandaise, ce n'est pas d'un crime, c'est d'une faute. Et, si l'on se rappelle le mot de
Talleyrand au lendemain de l'exécution du duc d'Enghien, en politique une faute est pire
qu'un crime. »

Mais écoutons Paul Quilès. Il a une opinion sur ce point : « Je trouve que vous avez fait
un raccourci un peu fort quand vous avez cité Talleyrand dit-il à Prunier. Il faut toujours
se méfier quand on cite Talleyrand, qui n'était pas l'exemple parfait de la vertu et de la
morale. Évoquant la condamnation du duc d'Enghien, vous rappelez que Talleyrand a dit
à Napoléon « Sire, ce n'est pas un crime, c'est une faute », et vous avez ajouté, c'est
pire qu'un crime. Oui, c'est pire qu'un crime en politique et, si l'on se réfère aux règles de
conduite qui étaient celles de Talleyrand, c'est-à-dire en terme d'efficacité, c'est peut-
être pire. Mais je voudrais quand même que vous rectifiiez : pas en terme moral. Parce
que vous dites, d'une part : la France n'a pas participé à un crime, ce n'est pas un crime,
et vous dites immédiatement après, en citant Talleyrand : c'est une faute, c'est donc
pire. Sur le point de l'efficacité, peut-être, et c'est bien le sens qu'il fallait donner à la
phrase historique à laquelle vous vous êtes référé. »

Ainsi, la seule faute serait « sur le plan de l'efficacité » ? Que veut-on dire par là ? Que le
génocide n'a pas assez bien « marché » ? Qu'il faut se désoler d'avoir perdu la « guerre
totale » contre le FPR ? Comment le président de la Mission d'information peut-il
considérer de façon si affirmative qu'il n'y avait pas de faute « en terme moral » après
avoir examiné quatre années d'une politique solidaire avec un régime raciste et
génocidaire ? « Ce qui est plus effrayant, c'est que nous ne nous sommes pas rendu
compte de la nature de la structure dans laquelle nous entrions, dit Prunier. Nous avons
entraîné les miliciens du génocide en étant trop bêtes pour nous rendre compte de ce
que nous faisions. »

Les nuances sur la nature de la faute ou de la « structure dans laquelle nous entrions »,
comme les justifications par la « bêtise » sont des contorsions qui frisent l'indécence au
regard d'un dossier si lourd. Peut-être « la France n'a-t-elle pas voulu le génocide », mais
il reste à le démontrer. En attendant, tout l'indique. Pour pouvoir commencer à chercher
des circonstances atténuantes de ce type, encore faudrait-il que les indications d'une
responsabilité directe soient examinées avec plus de franchise.

Comment Édouard Balladur et Alain Juppé pouvaient-ils recevoir Jean-Bosco Barayagwiza


et Jérôme Bicamumpaka, deux responsables du génocide, le 27 avril 1994, alors que
celui-ci avait cours depuis vingt jours ? La France était alors mieux placée que quiconque
pour savoir précisément ce qui se produisait au « pays des mille collines ».

De même, comment le général Huchon pouvait-il recevoir le lieutenant-colonel


Rwabalinda, du 9 au 13 mai, pour l'assurer du suivi des fournitures de l'armée
génocidaire ? Comment a-t-on pu continuer à livrer des armes pendant le génocide ?

Comment François Mitterrand a-t-il pu ordonner de sauver les génocidaires - parmi


lesquels le théoricien du génocide, Ferdinand Nahimana ?

Comment Paul Quilès a-t-il pu écarter la comparution du capitaine Barril ou de ces


soldats français dont il a été dit qu'ils ont participé à l'attentat contre Habyarimana, qui
fut le détonateur du génocide ?
Prunier dit encore : « Nous n'avons prêté aucune attention aux clignotants qui
s'allumaient, au massacre des Bagogwe en janvier 1991, aux massacres du Bugesera en
mars 1992. Nous n'avons pas vu ces signaux. Janvier 1991, c'était le début des
escadrons de la mort rwandais - ils n'étaient pas encore bien organisés, ils l'étaient plus
en mars 1992. Pourquoi n'avons-nous pas vu ces clignotants ? Ces massacres étaient
organisés par des groupes paragouvernementaux. » Comment pourrait-on ne pas avoir
vu ce que Jean-François Dupaquier décrivait à l'époque, en direct, dans l'Événement du
jeudi - et que la FIDH rapportera à son tour publiquement ? Peut-être ne les a-t-on pas
crus parce que les rapports de nos nombreux agents sur le terrain seraient parvenus à
travestir la réalité ? Les « services » auraient « désinformé » le pouvoir ? Que ne
s'inquiète-t-on alors de sanctionner et de réformer en profondeur des organismes aussi
dangereusement irresponsables ?

La France se serait retrouvée compromise dans le génocide « à son corps défendant ».


C'est l'expression retenue par Jean Lacouture dans sa récente biographie de François
Mitterrand [8]. « Une certaine littérature » sur le génocide rwandais aurait perdu le sens
de la mesure, selon lui.

Ne serait-ce pas Lacouture qui perd le sens de la mesure, au sens propre, lorsque, par
exemple, il se hasarde dans une note à « compter » les morts du génocide : « Il faut
rappeler que, sur 7 millions d'habitants, le Rwanda ne comptait pas plus d'un million de
Tutsi (14 % de la population). Pour admettre les chiffres avancés (800000 à 1 million de
victimes), il faudrait faire l'addition des victimes des deux camps - ce qui n'est pas
absurde… »

Deux camps ? Dans un génocide ? Voilà qui rappelle la théorie selon laquelle il s'agissait
de « massacres interethniques ». C'était le discours de couverture du génocide pendant
le génocide, sans lequel le génocide n'aurait pas été possible.

Pour Lacouture, un Hutu mort est-il à compter comme victime du « camp hutu » ? En
plus de l'élimination massive de l'opposition hutu « modérée », il y eut aussi l'élimination
de tous ceux qui ne marchaient pas dans le génocide : c'était, comme on l'a vu, un
mécanisme essentiel de la machine à tuer : « Tue ou meurs ». Pour que ce mécanisme
soit pleinement efficace, il fallut tuer beaucoup - de Hutu - pour entraîner d'autres Hutu à
tuer tous les Tutsi et tous les Hutu qui ne seraient pas d'accord.

Lorsqu'on parle de « 800000 à 1 million de morts », il s'agit bien des victimes du


génocide : le comptage des charniers a permis de procéder à cette estimation,
généralement admise comme vraisemblable. Le « comptage » de ces morts, tutsi et
hutu, a été révisé jusqu'à présent à la hausse, au fur et à mesure qu'on les découvrait.
Mais quel qu'en soit le nombre, ce ne sont ni les morts de « massacres interethniques »,
ni ceux d'un « double génocide », quoi qu'en disent les avocats de l'esprit de « mesure ».

Plus loin, toujours en note, Lacouture évoque « le comportement » du FPR, « tel que
certains parlent déjà de « contre-génocide » ». Une autre note de bas de page précise
cette pensée : « Les observateurs qui peuvent en rendre compte, quatre ans après la
mise en place du pouvoir issu de la victoire du FPR, notent que la réplique est, cette fois,
plus « ciblée ». Les pouvoirs aristocratiques tuent avec plus de discernement. Les
« croquants » ont toujours massacré plus aveuglément. »

Ces deux phrases sont terribles. La première, quant aux « pouvoirs aristocratiques »,
exprime parfaitement le racisme anti-Tutsi, et particulièrement sa variante parisienne
sans laquelle Mitterrand n'aurait jamais pu développer une telle politique. La deuxième,
quant aux « croquants », rigoureusement ethniste de même, est de plus strictement
négationniste du fait qu'elle ne considère pas le génocide comme un projet organisé,
mais comme le résultat de « massacres aveugles ». On retrouve là une expression
typique de la tendresse pro-Hutu qui détermina la politique française dans cette affaire.
Avoir le « sens de la mesure » consisterait donc à rallier les thèses progénocidaires ?

Quant au fond, Lacouture défend une thèse que nous avons tous envie d'entendre, au
moins autant qu'il eut envie de l'écrire : aussi terrible que soit la réalité de l'engagement
français voulu par Mitterrand, celui-ci n'a jamais voulu une chose telle que le génocide.
Le biographe développe son argumentaire dans ce sens. Philippe Leymarie, dans le
Monde diplomatique [9], tire simultanément les mêmes conclusions des travaux de la
Mission d'information. « Responsable » mais pas « coupable », conclut ce dernier.

C'est, bien sûr, une façon plus agréable d'envisager les choses. Est-elle fondée pour
autant ? Lorsqu'on a fait le tour des faits tels qu'on peut les connaître, et tels qu'ils ont
pu apparaître, malgré tout, au cours des travaux de la Mission d'information, est-il
possible de s'asseoir dessus et d'en rester à cette opinion de bon sens suivant laquelle la
France ne peut pas avoir fait ça ?

Peut-on si facilement justifier les livraisons d'armes, qui auront lieu y compris pendant le
génocide, en les mettant sur le compte d'un marché international d'armements
incontrôlable ? Faut-il oublier que ces livraisons se faisaient à l'aéroport de Goma, après
que la diplomatie française eut négocié l'utilisation de cet aéroport en territoire zaïrois
avec le maréchal Mobutu ? Et que cela marquera d'ailleurs le retour de Mobutu dans
l'arène internationale, après plus d'un an d'ostracisme du fait du meurtre de
l'ambassadeur de France à Kinshasa. Faut-il oublier ce qu'on sait des entretiens du
général Huchon avec un représentant du régime génocidaire, où il est question,
justement, d'approvisionnement en armes et en munitions ?

Michel Roussin a réussi à convaincre Lacouture que les contrôles sont bien trop
rigoureux, en France, pour qu'une telle assistance ait pu avoir lieu. Toute l'histoire de la
politique africaine de la France repose, entre autres choses, sur la maîtrise de moyens
militaires secrets, ainsi que les « réseaux Foccart » ont pu en faire la démonstration plus
d'une fois. Faut-il oublier aussi cela sous prétexte qu'une barbouze, qui fut le ministre de
la Coopération du génocide, c'est-à-dire l'un de ses principaux responsables, prétend au
contraire à la vertueuse transparence de l'administration ?

Pour Philippe Leymarie, persister à vouloir retourner ces pierres relève de « l'insinuation
délirante ». Pour Jean Lacouture, c'est perdre « le sens de la mesure ». Mais nous
rendons-nous compte que ce dispositif intellectuel, qui se met en place plus de quatre
ans plus tard pour justifier l'injustifiable, ne fait que révéler ce que Mitterrand savait :
pour mener sa politique, il bénéficiait d'une très large complicité.

Peut-on imaginer que le même genre de fausse conscience qui nous pousse aujourd'hui à
ne pas prendre en compte les faits ait fonctionné à l'époque pour empêcher le président
Mitterrand ou le général Huchon de se rendre compte de ce qu'ils faisaient ? La « nature
de la structure » des livraisons massives de machettes ou des discours de Radio des Mille
collines ne prêtait pas tellement à interprétation. Les informations sur les centres de
torture, les listes de personnes à éliminer, l'entraînement des miliciens ou leurs premiers
massacres n'étaient pas non plus de « nature » ambiguë. On pourrait peut-être regarder
cette affaire simplement comme une monumentale bévue si les faits n'étaient pas si
écrasants. L'hypothèse d'une inconscience du pouvoir impérial ne résiste
malheureusement pas à l'examen.

Michel Sitbon
Ancien directeur de la revue Maintenant, Michel Sibon est PDG des éditions Dagorno,
L'Esprit frappeur et Le Lézard.
[1] Cf. Filip Reyntjens, Rwanda, trois jours qui ont fait basculer l'histoire, L'Harmattan,
1995. Pour faire son coup d'État, Bagosora ne pouvait s'appuyer que sur la garde
présidentielle. Faut-il considérer comme une coïncidence le fait que, pour les Français
aussi, c'était le corps le plus fiable ?

[2] La force d'auto-conviction de cette hallucination semble sans limites. Lorsqu'un


journaliste osa poser une question sur le génocide rwandais lors du sommet des chefs
d'États africains de Biarritz, fin 1994, François Mitterrand répondit, nerveusement : « De
quel génocide voulez-vous parler ? Celui des Tutsi ou celui des Hutu ? » Bien des années
plus tard, Bernard Debré peut écrire froidement : « Le nettoyage ethnique organisé par
les Tutsi se révèle aussi brutal et organisé que le génocide perpétré par les Hutu. » Un tel
manque de pudeur donne le vertige.

[3] Des « nazis avant l'heure », dit Bernard Debré. Dans Le Retour du Mwami.

[4] Gaston Defferre marquera aussi la politique coloniale de cette époque de transition en
faisant adopter une « loi-cadre », qui fixera les bases de la nouvelle règle du jeu
ultérieurement définie par Foccart.

[5] « Les premiers gestes officiels marquants en faveur du Rwanda ont été faits par le
général de Gaulle. Après l'indépendance, il a été sollicité par le président Kayibanda au
nom de la défense de la francophonie. Or, de Gaulle avait un grand intérêt pour la
francophonie », rappelle Robert Galley. Audition du 13 mai 1998.

[6] Le taux d'évangélisation du Rwanda - au-delà de 90 % - serait le plus fort d'Afrique.


Et l'un des plus forts du monde.

[7] De Maurice Joly à Quentin Skinner, on a trouvé dans Machiavel mieux que le
machiavélisme. Il n'en demeure pas moins que le modèle du Prince était César Borgia. La
biographie de César Borgia est de ce fait aussi éclairante que la plus profonde exégèse
pour comprendre le sens de l'œuvre. Que les Borgia aient été de grands politiques ne fait
pas de doute. De même pour Mitterrand. Que le bilan de leur action politique soit
globalement catastrophique ne fait pas de doute non plus. De même pour Mitterrand.

[8] Mitterrand, une histoire de Français, aux éditions du Seuil, 1998. Dans le tome II, un
chapitre est consacré à la question du génocide rwandais. C'est un signe de l'évolution
des consciences à ce sujet. Lors de la mort de François Mitterrand, les très nombreuses
et très longues nécrologies publiées avaient réussi à occulter totalement ce qui restera
comme l'événement le plus important de son règne.

[9] La politique française au Rwanda en question, par Philippe Leymarie, Le Monde


diplomatique, septembre 1998.

Conclusion : Pour une politique de réparations

DE NOMBREUSES INDICATIONS permettent de penser que, selon toute vraisemblance,


l'attentat contre le président Habyarimana a été l'œuvre de services français, secrets ou
privés. Dans cette hypothèse, la responsabilité personnelle de François Mitterrand serait
engagée, y compris dans ce terrifiant crime d'État [1].

Quoi qu'il en soit, ainsi qu'on l'a déjà vu, lorsqu'après la mort d'Habyarimana le colonel
Bagosora procédera à son coup d'État, c'est dans les locaux de l'ambassade de France
que se constituera le gouvernement du génocide. Pour l'ambassadeur, comme pour le
gouvernement français qui recevra, quelques semaines plus tard, les représentants de ce
gouvernement à la botte de Bagosora, les relations avec le nouvel État génocidaire
rwandais seront naturelles.

Lorsque cette politique, celle des « extrémistes » appuyés par la France, échouera face à
l'avancée des troupes du FPR, il sera de nouveau question d'intervenir pour empêcher la
défaite de nos alliés les génocideurs. Quand Édouard Balladur réussira à faire valoir qu'un
engagement direct serait trop voyant - « médiatiquement » insoutenable -, Mitterrand se
résignera à la solution minimale : protéger le repli de l'armée et des milices avec leurs
chefs qui encouraient des poursuites pour crime contre l'humanité. En toute connaissance
de cause, bien sûr, puisque le fait du génocide avait été reconnu même par les Nations
unies. Qu'au passage, les soldats de Turquoise en aient profité pour brûler quelques
hectares de cannabis est sans importance par rapport au fait qu'ils laissaient Radio des
Mille Collines continuer à émettre du cœur de la « zone humanitaire sûre » dont nos
autorités se vantent encore, bien que le génocide s'y soit poursuivi.

Ensuite, on demandera son aide à Mobutu, en plus des moyens clandestins ordinaires,
pour permettre au Hutu Power de survivre comme force politique et militaire en exil.

Mobutu a été chassé, et il est même mort mais, encore aujourd'hui, la politique de la
France est de soutenir les assassins qui sèment la terreur dans toute la région par des
incursions au Rwanda, mais aussi au Burundi, en Ouganda et au Zaïre. Quant à son
successeur, Laurent-Désiré Kabila, comme pour marquer son ralliement à la cause
« francophone », il a instauré le racisme comme doctrine d'État.

Peut-être serait-il temps de changer de politique ?

Les génocides produisent toujours leur négation. Les auteurs de ces crimes sont toujours
conscients de commettre l'inacceptable. Ils s'inventent pour eux-mêmes un univers
fantasmatique dans lequel l'horreur d'une « solution finale » s'intègre comme une
nécessité. Mais ils savent en même temps que leur raisonnement serait irrecevable pour
autrui du fait de la dimension du crime.

Ainsi, ils sont dans la situation paradoxale d'accomplir ce qu'ils considèrent comme la
vocation collective tout en sachant que cet accomplissement ne pourra être mis en
œuvre que secrètement. À ce degré spécifique de crime, on ne peut même plus s'avouer
à soi-même la nature de ses actes.

La négation n'est pas seulement une stratégie de défense adoptée par les génocidaires
devant le Tribunal pénal international d'Arusha. C'est un ingrédient constitutif de l'arme
« génocide » qu'il s'agit de juger. La négation du crime est indispensable, après le crime,
à la cohésion du groupe génocidaire [2]. Avant le crime, le projet et la préparation du
génocide doivent s'élaborer le plus discrètement possible. Pendant le crime, de même :
la publicité semble être son plus grand adversaire, comme le constatait le général
Huchon [3]. Nier est dans la nature de ce crime spécifique, radicalement inavouable.

L'État responsable d'un tel crime perdure en portant cette schizophrénie. Ou pas. On
peut observer, parmi les précédents, deux cas dissemblables : la Turquie et l'Allemagne.

La Turquie moderne s'est fondée sur le génocide des Arméniens, en 1915. Plus de
quatre-vingts ans plus tard, le régime érigé dans le sang étant toujours en place, la
négation de ce crime originel n'y a pas faibli.

L'Allemagne d'après guerre se fonde, elle, sur la légitimité de la défaite hitlérienne. Il


fallut que le projet nazi se fracasse totalement pour que le peuple allemand reconsidère
la politique qui l'avait conduit au crime. Ainsi, ce pays a réellement payé des réparations.
Le repentir passe pour une notion chrétienne désuète et fait peu recette en politique. Les
peuples croient se renforcer en se gargarisant de leur gloire. La reconnaissance des
erreurs semble une épreuve insurmontable. Et pourtant, entre le modèle allemand et la
crispation turque, y a-t-il vraiment à hésiter ?

Plutôt que de fantasmer sur le monstre anglo-américain, il ne serait pas mauvais, pour
commencer, de s'incliner sur les charniers des Tutsi. Au lieu de continuer à subventionner
les groupes génocidaires en exil, on ferait mieux de verser de consistants dommages et
intérêts au peuple rwandais. Le crime demande réparation.

Mais, plus encore, nous devons la vérité aux morts. Pour les vivants, au Rwanda comme
en France, pour nous, citoyens du monde. Il faut qu'on nous expose la chaîne des
commandements et des actes. Il faut que nous comprenions comment fonctionnent les
services secrets et les mécanismes de désinformation du peuple comme de l'État. Si nous
parvenons à désarmer ces structures de pouvoir absolu, nous aurons de plus une
démocratie à y gagner. Il nous faut comprendre que nous avons sécrété un État criminel.

Le crime appelle la justice. Que faudrait-il faire des responsables qui relèveraient de
condamnations pour crime contre l'humanité ? C'est probablement au Tribunal
international d'Arusha qu'il reviendrait d'en décider. Un nouvel ordre mondial pourrait
être en train de se jouer à Arusha : les crimes contre l'humanité pourraient réellement
devenir l'affaire de l'humanité. Un véritable droit international pourrait prendre forme. La
France, en s'y soumettant sans y avoir été contrainte par la force des armes,
inaugurerait dignement cette nouvelle ère. La barbarie ferait un pas en arrière.

Il faut, bien sûr, donner tous les moyens à ce Tribunal international de fonctionner
efficacement. La France devrait pour le moins s'engager, non seulement à faire toute la
lumière sur ses responsabilités, mais aussi à ne pas faire obstacle à l'application de la
justice contre ses ressortissants. Aucun type d'immunité politique ou militaire ne devrait
pouvoir être invoqué.

Mais la vérité est plus importante que la justice. Et les réparations plus importantes
encore, puisqu'elles valent reconnaissance. Il faudra bien qu'un jour les Français puissent
regarder les Rwandais en face. Quoi qu'il advienne, la prise en compte du génocide
mitterrandien ne pourra faire l'économie des réparations et de la vérité pour le peuple
rwandais crucifié par nos soins.

Michel Sitbon
Ancien directeur de la revue Maintenant, Michel Sibon est PDG des éditions Dagorno,
L'Esprit frappeur et Le Lézard.

[1] La meilleure mise au point sur cette question névralgique se trouve dans Rwanda, un
génocide français, par Mehdi Ba, à l'Esprit frappeur. Voir chapitre suivant : À propos de
l'attentat contre Juvénal Habyarimana.

[2] On peut, à ce sujet, saluer le geste de Jean Kambada, Premier ministre du


gouvernement intérimaire fantoche installé par Bagosora, qui a plaidé coupable devant le
Tribunal d'Arusha. Il méritait peut-être la peine maximum à laquelle il fut condamné,
mais il faut regretter que le Tribunal n'ait pas estimé utile de faire un geste pour
encourager d'autres accusés à plaider coupable. Au contraire, une telle sentence a dû
dissuader toute velléité de collaboration avec le Tribunal.

[3] Lors de ses entretiens avec le lieutenant-colonel Rwabalinda, du 9 au 13 mai 1994.


On trouve ce document in extenso dans Rwanda, un génocide français, de Mehdi Ba.
À propos de l'attentat contre Juvénal Habyarimana

LA MISSION D'INFORMATION parlementaire s'intéresse à savoir ce qu'il en est de


l'attentat [1] dont fut victime le président du Rwanda, Juvénal Habyarimana, le 6 avril
1994 [2]. Il est admis par tous que cet attentat fut le détonateur du génocide, qui
s'enclenchera aussitôt. C'est pourquoi la recherche des commanditaires de cette
opération prend un relief dramatique. Quelles qu'aient été leurs intentions, leur
responsabilité ne porte pas seulement sur l'attentat et la mort des passagers de l'avion
présidentiel rwandais, mais aussi sur le génocide lui-même.

Ce ne fut pas une mince surprise que d'apprendre, grâce aux articles de la journaliste
belge, Colette Braeckman, dès le mois de juin 1994, que les auteurs de cet attentat
pourraient avoir été des soldats français. Ainsi, non seulement la France avait appuyé le
régime ethniste avant le génocide, non seulement l'armée génocidaire était une créature
française, mais, de plus, l'attentat qui provoqua le génocide aurait été mis en œuvre par
les services français, et son commanditaire serait donc vraisemblablement François
Mitterrand.

On était jusque-là face à un mystère total. On voyait bien le rapport de cause à effet
entre l'attentat et le génocide, mais il semblait difficilement concevable que le Hutu
Power patronné par Agathe Habyarimana ait commencé par abattre son époux Juvénal,
qui avait couvé ce parti sous son aile présidentielle tout au long de son développement.
Lorsqu'on craignait que survienne le génocide annoncé, on imaginait d'ordinaire que le
maître d'œuvre d'un tel programme serait Juvénal Habyari mana lui-même.

Qui donc avait pu commettre cet attentat ? Dans les heures qui suivirent la nouvelle de
l'assassinat du Président, à Kigali, les radicaux hutu proclamaient à qui voulait l'entendre
que c'était « un coup des Belges ». La Belgique était spécialement mal vue du Hutu
Power du fait de son engagement dans les troupes de l'ONU, la Minuar. La présence de
ces troupes était considérée comme un vrai problème par ceux qui projetaient le
génocide. Elles seraient au mieux des témoins gênants, au pire un obstacle pour les
massacres massifs envisagés. Rétrospectivement, cette accusation alors lancée sans
l'ombre d'un indice apparaît comme un simple élément de la propagande antibelge déjà
engagée depuis quelque temps par le Hutu Power. Il s'agissait de faire monter la
pression contre les troupes belges afin d'obtenir leur retrait. Quelques jours plus tard, le
massacre de dix soldats belges par les hommes du colonel Bagosora permettra d'ailleurs
d'obtenir ce retrait utile au déploiement du programme génocidaire.

Les Belges étaient surtout les seuls suspects, hormis le Hutu Power et ses alliés français,
qu'on puisse présenter à la population de Kigali avec un minimum de vraisemblance :
tout le monde savait alors que le FPR n'avait d'aucune façon les moyens d'un tel acte sur
un terrain totalement contrôlé par ses adversaires. Des soldats belges auraient fait cela
pour le compte du FPR. Ainsi la boucle était bouclée, et le génocide pouvait commencer
pour « venger » le Président.

Ce qu'on appelle « l'hypothèse belge » n'est, de fait, plus soutenue sérieusement par
personne. Que reste-t-il comme possibilités ? Qui aurait pu commettre un tel attentat ?
Ce qu'on sait, c'est que l'avion fut abattu d'un tir de plusieurs missiles consécutifs, une
opération relativement sophistiquée pour laquelle il fallait quelques compétences. Le
coup « doublé », expliquent les experts militaires, est indispensable lorsqu'il s'agit
d'abattre un avion muni de dispositifs de protection. Le premier missile peut être évité,
mais le deuxième, s'il est envoyé presque simultanément, atteint sa cible quasi
immanquablement. Cette technique du double tir laisse penser, en un mot, que cet
attentat n'a pu être l'œuvre que de « professionnels ».
D'après les diverses thèses en présence, seul le FPR, avec l'aide des États-Unis, ou le
Hutu Power, avec l'aide de la France, auraient eu les moyens d'une telle opération. Les
missiles employés, d'origine soviétique, étaient entre les mains des deux éventuels
commanditaires, récupérés à l'occasion de la guerre du Golfe sur les stocks de l'armée
irakienne. Si les deux hypothèses sont fortement contradictoires, il se trouve que tout le
monde s'accorde au moins sur cette question de la provenance des missiles.

Les débris de ceux-ci sont entre les mains de l'armée française depuis quatre ans. Y
apparaîtraient des numéros de série. Ces numéros seraient partiellement effacés, nous
disent aujourd'hui les autorités françaises de l'époque, après quatre ans d'un silence pour
le moins étonnant. L'effacement partiel des numéros laisserait la place au doute : nous
ne disposerions pas de cette preuve formelle.

Ce n'est pas ce que dit Filip Reyntjens, un chercheur belge pourtant généralement hostile
au FPR. Selon ses informations, les missiles seraient d'origine française - et il en donne,
lui, les numéros complets [3]. Le professeur Reyntjens précise qu'il tient cette
information de diverses sources concordantes : les services secrets belges, les services
anglais, et des milieux hutu en exil, dont il est très proche. Cette information aurait, de
plus, été recoupée par Patrick de Saint-Exupéry, du Figaro. C'est beaucoup. Les
indications données par Colette Braeckman dès juin 1994 provenaient, elles, d'un
message dont l'auteur était un chef de milice, à Kigali. Selon ce témoignage, les missiles
auraient été tirés contre l'avion présidentiel par deux soldats français du DAMI
(Détachement d'assistance militaire à l'instruction). Leurs noms ont été publiés. L'armée
française ne s'est jamais donné la peine, jusqu'à ce jour, de fournir un alibi pour ces
hommes.

Or, officiellement, il n'y avait plus de soldats français au Rwanda depuis le 1er janvier
1994, date à laquelle les troupes de l'opération Noroît, présentes depuis 1990, avaient
été retirées en application des accords d'Arusha. Il restait en fait au Rwanda quelques
hommes du DAMI, ainsi que c'est aujourd'hui reconnu. Les témoignages faisant état de la
présence de ces soldats d'élite à Kigali, dès le mois de février, précisent que, lorsqu'on
les interrogeait sur leur présence au Rwanda après que la France eut décidé de retirer
ses forces, ils disaient être là en vacances, à titre privé…

Les compétences des hommes du DAMI portent en particulier sur les questions
balistiques. En d'autres termes, il est probable qu'ils savaient comment exécuter le tir
sophistiqué qui abattit l'avion du président Habyarimana.

Quant à la piste française, on dispose d'une autre source très bien informée. Il s'agit de
Gérard Prunier. Curieusement, comme Reyntjens, celui-ci prend la précaution de déclarer
qu'à son avis la thèse d'une responsabilité française serait la moins vraisemblable. Mais,
exactement comme le professeur belge, Prunier expose un ensemble de faits qui
démontre l'inverse. Son exposé devient particulièrement précieux lorsqu'il explique que
le capitaine Barril « connaissait les personnes capables de recruter des mercenaires
blancs expérimentés pour un Hit Contract sur le président Habyarimana » [4]. Cette
phrase, dont tous les mots ne peuvent qu'être rigoureusement pesés, sous la plume d'un
conseiller officiel de la République ayant participé à l'opération Turquoise pour le compte
du ministère de la Défense, sonne comme une accusation de la plus extrême gravité.
Barril, présent « sur une colline du Rwanda » le jour de l'attentat selon ses propres
dires [5], n'a pas répondu à ce jour. On attend aussi toujours son alibi.

Le capitaine Barril travaille maintenant dans le privé. Des « mercenaires », nous


explique-t-on, sont susceptibles d'être engagés par l'une ou l'autre des parties,
indépendamment de leur nationalité. Ce n'est malheureusement pas tout à fait comme ça
que ça se passe. Les mercenaires employés par la Françafrique particulièrement, sont
l'exacte réplique de ce qu'on connaissait sous le nom de « corsaires » [6] en d'autres
temps : des hommes qui agissent pour le compte d'un État, avec un statut qui ne trompe
personne mais qui permet - relativement - de dégager la responsabilité directe de celui-ci
quant à leurs actes.

Dans le cas de l'attentat contre le président Habyarimana, examinons un instant cette


hypothèse : des soldats français, en « vacances », auraient accepté un contrat « privé »
qui aurait consisté à rien de moins que l'assassinat d'un chef d'État allié de leur pays.
Supposons qu'ils aient pu engager une telle action sans l'accord de leurs supérieurs
hiérarchiques. Peut-on alors sérieusement imaginer qu'ils n'aient pas fait l'objet d'une
enquête - et de sanctions ?

D'un autre côté, si l'on admet que ces hommes ont été engagés par le Hutu Power pour
l'aider à accomplir son coup d'État, est-il imaginable un instant que les relations entre la
France et le régime issu de ce coup d'État contre l'allié de l'Élysée se soient poursuivies
sans l'ombre d'un désaccord apparent ?

Rappelons que c'est après l'attentat que, dans les locaux de l'ambassade de France, en
présence de l'ambassadeur Marlaud, se constituera le gouvernement intérimaire qui aura
la responsabilité du génocide, sous l'impulsion du colonel Bagosora. Précisons : alors que
le chef de l'État rwandais venait d'être abattu dans ces conditions, après que le Premier
ministre, Agathe Uwilingiyimana, eut été liquidée à son tour par les hommes de la garde
présidentielle, ainsi que les dix casques bleus belges qui tentaient d'assurer sa
protection, l'ambassadeur de France accueillait les responsables de ces meurtres pour
apporter sa bénédiction à leur coup d'État. L'assassinat du Premier ministre était le
deuxième acte d'une prise du pouvoir dont le premier acte avait été l'attentat contre
l'avion de Juvénal Habyarimana.

A-t-on vraiment besoin de preuves supplémentaires ?

Mais peut-être sommes-nous allés un peu vite. Examinons maintenant l'autre


hypothèse : et si le FPR avait organisé cet attentat ? La première objection à cette
hypothèse est d'ordre politique : Habyarimana revenait d'Arusha, où il avait enfin conclu
la mise en place du nouveau gouvernement d'union nationale avec le FPR. Pour tous les
observateurs de la politique rwandaise, il s'agissait d'une considérable victoire pour ce
parti. On comprend mal pourquoi ce même parti aurait choisi de liquider l'homme avec
lequel il venait de conclure un accord lui donnant satisfaction - au risque de réduire cet
accord à néant.

À cet argument, on répond qu'il y aurait eu au FPR des « extrémistes » qui souhaitaient
conquérir le pouvoir sans partage, et pour lesquels cet accord aurait été insuffisant. Il est
facile d'objecter que cette hypothèse ne correspond pas du tout à ce qu'on sait du FPR :
il s'agit d'un parti et d'une armée extrêmement disciplinés. Par ailleurs, ce scénario
implique que ces « extrémistes » auraient parié sur le génocide des Tutsi, dont tout le
monde savait qu'une déstabilisation de l'État rwandais lui aurait donné le feu vert.

Dans l'esprit de ceux qui avancent cette hypothèse, le FPR dans son entier est un parti
« extrémiste ». Croient-ils néanmoins sincèrement qu'aussi extrémiste soit-il, ce parti, ou
une tendance de ce parti, aurait pu tranquillement se résoudre à la liquidation en masse
des Tutsi du Rwanda, leurs frères ? Ainsi, non seulement les « Khmers noirs » auraient
voulu exterminer les Hutu - 80 % de la population -, mais pour ce faire ils en seraient
passés par l'acceptation de l'extermination des Tutsi… Je crains que les tenants de cette
thèse ne voient même pas à quel point elle est « amusante ».

Depuis que le professeur Reyntjens a donné, devant la Mission d'information


parlementaire, de nombreux détails quant à la provenance et aux numéros
d'immatriculation des missiles, et quant à leur parcours à partir des arsenaux français, on
a soudainement assisté au réveil d'une autre piste.

C'est Bernard Debré qui a fait, le premier, quelques déclarations fracassantes dans la
presse. Puis Alain Juppé, Édouard Balladur et François Léotard ont repris la même thèse
devant la Mission parlementaire. Bernard Debré est venu confirmer ses propos devant
celle-ci. Ces fameux missiles seraient, en fait, d'origine américaine. Des hommes du FPR
auraient été entraînés à leur maniement par l'armée américaine, à Phœnix, Arizona,
explique François Léotard, ministre de la Défense à l'époque des faits, c'est-à-dire
lorsqu'il aurait fallu procéder à une enquête sérieuse.

On ne peut que s'étonner de la légèreté avec laquelle une accusation de cette gravité est
proférée par des hommes politiques français - dont deux anciens Premiers ministres. Et
pour cause : il s'agit, bien évidemment, d'un leurre. Ou bien, il faudrait imaginer que la
CIA s'amuse à dégommer un chef d'État allié de la France, comme ça… en pleine zone
d'influence française ! Un tel acte de terrorisme international aurait fait s'effondrer
plusieurs années de patiente politique française et provoqué rien de moins qu'un
génocide, et on en parlerait avec cette désinvolture, le sourire aux lèvres, quatre ans
plus tard. Ce serait en quelque sorte un détail sans importance…

Je crains qu'il faille plutôt considérer que ces responsables politiques français se moquent
de nous. On pense, dans ce pays, qu'il suffit d'une pirouette de ce genre pour se
dédouaner, même quand les faits examinés sont de la plus extrême gravité.

Nous sommes ici dans un ordre de considérations psychologiques et politiques. Il reste à


examiner les éléments matériels dont on dispose. Les missiles ont été tirés de la colline
de Masaka, près de l'aéroport de Kigali. La colline de Masaka était dans la zone contrôlée
par la garde présidentielle. Théoneste Bagosora avait la haute main sur cette garde. La
batterie de missiles, installée au bord d'une route, aurait été vue le jour même de
l'attentat, dans l'après-midi. Les divers témoins rapportent avoir vu des hommes - noirs -
portant l'uniforme de l'armée rwandaise, mais le béret curieusement penché « à la
française ». D'autres disent avoir aussi vu des hommes blancs. Quoi qu'il en soit, ces
témoignages semblent établir que ces hommes étaient là en toute quiétude, sans
craindre le passage d'une patrouille des hommes de Bagosora dont la principale caserne
n'était pas loin.

On nous dit que la Mission d'information parlementaire serait abreuvée d'informations


selon lesquelles ces batteries de missiles sont « très légères », faciles à transporter donc,
laissant entendre par-là qu'un commando du FPR aurait pu s'infiltrer entre les lignes
ennemies et faire le coup. Reste à expliquer pourquoi la réaction immédiate de la garde
présidentielle de Bagosora fut de procéder, le soir même de l'attentat, à l'élimination des
trois mille habitants - hutu - de la colline de Masaka, ne laissant aucun témoin.

Il faudrait aussi qu'on nous explique pourquoi, alors que l'armée française entretenait
avec l'armée rwandaise d'excellentes relations qui lui permettaient de circuler tout à fait
librement à Kigali et dans ses environs, en particulier dans la zone de l'aéroport et, plus
précisément, à l'emplacement où les débris de l'avion sont tombés, pourquoi donc, après
avoir perdu dans de telles circonstances un allié, un « ami » de François Mitterrand, on
n'aurait procédé à aucune enquête pour éclaircir ce point aujourd'hui controversé. « Plus
qu'une simple indication, le comportement des autorités françaises est presque un
aveu », comme l'écrit Jean-Paul Gouteux [7].

Les indications d'une responsabilité française sont trop nombreuses pour pouvoir être
écartées.
Dans l'état des informations dont nous, citoyens, disposons, il n'y a pas deux solutions :
seul François Mitterrand était en position d'ordonner l'attentat contre le président Habyari
mana. On pourrait presque dire « heureusement » car, si tel n'était pas le cas, cela
laisserait supposer que des « services » publics, comme la DGSE, ou privés, comme ceux
du capitaine Paul Barril, auraient assez de liberté pour agir en contradiction avec la
politique de la France.

Rassurons-nous : François Mitterrand n'était certainement pas homme à laisser passer de


tels écarts sans y réagir. Or l'Élysée sera d'une discrétion remarquable dans ce dossier.
Les hommes du DAMI, bien que dénoncés nommément et publiquement, ne seront
jamais inquiétés, pas plus que Paul Barril.

Toutes les hypothèses étant épuisées, et les manœuvres pour en inventer d'autres ayant
d'ores et déjà sombré dans le ridicule, il faut bien se rendre à l'évidence. Ainsi qu'on l'a
déjà vu à l'occasion de l'attentat contre le Rainbow Warrior [8], Mitterrand avait un
certain goût pour les actions secrètes, même lorsqu'elles étaient parfaitement inutiles.
L'affaire des Irlandais de Vincennes, dans laquelle Paul Barril s'était déjà illustré, est
comme la caricature de cette tendance lourde de celui qui a présidé aux destinées de la
France pendant deux septennats [9]] Dans le cas de l'attentat contre Juvénal
Habyarimana, on peut dire qu'au moins, pour une fois, cette action pouvait avoir un
sens. Mais un sens redoutable. Peut-être Mitterrand fut-il poussé à l'excès de zèle par la
situation de cohabitation institutionnelle avec ceux qui étaient à la fois ses adversaires en
politique et ses partenaires en Françafrique ? S'il voulait conserver la direction de la
politique africaine, il lui fallait s'imposer aux autres comme un chef légitime. Dans la
dynamique d'un combat, la position la plus extrême est souvent la plus respectée. Autant
la France ne devait pas donner l'impression de faiblir face à ses « amis » dictateurs
africains, autant François Mitterrand devait-il, pour se faire respecter par ses partenaires
de cohabitation, se manifester comme le meilleur chef possible de la politique impériale
en Afrique. Seul le maximalisme pouvait faire l'unanimité. À l'inverse, souscrire aux
accords d'Arusha aurait été une trahison de la logique du système de Jacques Foccart.

Mais pourquoi François Mitterrand aurait-il ordonné l'assassinat de son allié - et « ami » -
Juvénal Habyarimana ? Précisément parce que celui-ci était son « ami » et allié.
L'assassinat d'Habyarimana était nécessaire pour camoufler l'aide française au génocide.
En éliminant dès le premier acte celui qui était officiellement l'allié de la France,
Mitterrand se couvrait. Si Habyarimana avait présidé à l'extermination des Tutsi et de
l'opposition, son allié français aurait été directement et manifestement impliqué dans
cette politique. Un programme tel que ce crime monumental demandait un minimum de
déguisement. En procédant au remodelage du gouvernement de l'État rwandais, on
introduisait juste assez de trouble pour que la responsabilité française ne soit pas
mécaniquement écrasante.

Objection : pourquoi, alors, avoir reconnu le gouvernement intérimaire responsable du


génocide ? Cette reconnaissance aussi était voyante. Oui, mais beaucoup moins : la mort
d'Habyarimana, le coup d'État, la guerre civile rendaient la situation confuse à souhait.
Pour procéder au génocide, il aurait fallu, par exemple, de toute façon, se débarrasser du
Premier ministre Agathe Uwilingiyimana et de nombre de responsables de l'appareil
d'État qui s'opposeraient à coup sûr à un tel programme. Si Habyarimana avait procédé
lui-même à un tel coup d'État avant d'exécuter le génocide, sa responsabilité aurait été
excessivement voyante. Il lui aurait été impossible de prétendre qu'il ne contrôlait pas la
situation, comme le laisseront entendre ses successeurs pour se dédouaner.

Mais, plus encore, il aurait été impossible pour l'Élysée d'échapper à la critique. La
réponse de Bruno Delaye - « On n'arrive pas à joindre [les responsables du génocide] au
téléphone » - aurait été simplement inconcevable. Ce flou était la ligne de défense
minimum dont Mitterrand avait besoin dans cette affaire. Il n'y a rien de tel, lorsqu'on
mène une politique secrète, que de donner l'impression qu'on est éventuellement en
train de jouer un jeu adverse au sien. Puisqu'il avait fallu tuer Habyarimana, l'ami de
Mitterrand, pour procéder au génocide, n'était-ce pas le signe que ce génocide était
contraire à la politique de l'Élysée ?

De même, le recours aux machettes comme moyen d'extermination permettait de


prétendre que les « massacres interethniques », ainsi qu'on eut l'audace de qualifier le
génocide, étaient des mouvements populaires spontanés. Puisque les moyens étaient à la
portée de tous, bien malin qui réussirait à démontrer qu'on y était pour quelque
chose [10]. Imaginons un instant que le génocide ait été opéré à coups d'armes lourdes.
Automatiquement, tous les regards se seraient portés vers l'armée contrôlant ces armes
- et vers ses fournisseurs.

Michel Sitbon
Ancien directeur de la revue Maintenant, Michel Sibon est PDG des éditions Dagorno,
L'Esprit frappeur et Le Lézard.

[1] Sur cette question en particulier, comme sur l'ensemble de la problématique de la


responsabilité française abordée dans ce livre, on ne saurait trop renvoyer au livre de
Mehdi Ba, Rwanda, un génocide français, paru à l'Esprit frappeur il y a un an. L'éditeur
considère l'ensemble du dossier comme suffisamment grave pour ne pas craindre les
redites. L'auteur de même.

[2] Comme on le sait, dans le même attentat disparaîtra le président du Burundi, Cyprien
Ntaryamira, plongeant ce pays aussi dans une difficile période d'instabilité.

[3] Dans Rwanda : trois jours qui ont fait basculer l'histoire, de Filip Reyntjens, Cahiers
africains n° 16, page 45, L'Harmattan, 1995.

[4] Dans Rwanda : le génocide, de Gérard Prunier, aux éditions Dagorno.

[5] Dans son livre Guerres secrètes à l'Élysée, Albin Michel, 1996.

[6] Le plus célèbre de ces mercenaires d'Afrique, Bob Denard, a publié ses mémoires
sous le titre Corsaire de la République. « Ce n'est pas l'appât du gain ni le goût de la
notoriété ou du sang qui ont dicté mon action, mais le désir de servir mon pays »,
déclare-t-il en préambule. « La France m'a soutenu ou du moins m'a-t-elle toujours laissé
faire. » Foccart confirmait, en déclarant, au procès de Bob Denard, avoir toujours été au
courant de ses activités, le qualifiant de « patriote qui a servi son pays ».

[7] Dans Un Génocide secret d'État, aux Éditions sociales.

[8] Ce bateau des écologistes de Greenpeace fut plastiqué par des agents français pour
qu'un essai nucléaire français ne soit pas encombré de leur présence.

[9] Pour Mitterrand, le vrai pouvoir se mesurait à cette aune. C'est dans la mesure où
l'on peut transgresser impunément les lois ordinaires qu'on est véritablement puissant.

[10] Il est à noter, toutefois, que le nombre de machettes disponibles au Rwanda en ce


début d'avril 1994 était sans commune mesure avec les besoins de la vie agricole.
Comme on l'a vu, il y eut des achats massifs de machettes, en Chine notamment,
quelques mois avant le génocide. De même, un approvisionnement soudain de 30 000
grenades à fragmentation a largement servi lorsqu'on procéda à la liquidation de Tutsi à
l'intérieur des écoles ou des églises où ils s'étaient réfugiés : ces « abris » seront les
chambres à gaz du Rwanda.

Dernière heure : La politique du chaos

AU CONGO, ON ASSISTE aujourd'hui [1] à un ballet étrange. Des troupes venues des
quatre coins d'Afrique semblent décidées à en découdre. Pour comprendre cette
étonnante guerre continentale, il faut observer les mouvements de la discrète
Françafrique.

Début septembre 1998, le chef d'état-major des armées françaises, Jean-Pierre Kelche,
s'est rendu à N'Djamena, au Tchad, devenu « la plaque tournante de la présence
française en Afrique », comme l'explique Le Monde du 10 septembre. Résultat :
« L'armée française s'impliquera davantage dans l'assistance logistique auprès de l'armée
tchadienne. » Tout d'abord pour aider à la répression du Sud tchadien. Répression
féroce, rappelle Billets d'Afrique : « Comme lors de la plupart des massacres de l'histoire
du Tchad « indépendant », les massacreurs et leurs chefs pourront être amenés à pied
d'œuvre par des véhicules français, des hélicoptères ou des avions français, pilotés par
des militaires français (…) avec leurs compatriotes instructeurs. »

Le chef d'état-major était suivi du ministre de la Coopération du gouvernement Jospin,


Charles Josselin, qui, revenant de ce voyage, déclare qu'en Afrique « il vaut mieux vis-à-
vis des États [qui violent les droits de l'Homme] une présence critique qu'une absence
moralisatrice ». Cette « présence critique » consiste, en l'occurrence, en un appui
pratique à la répression.

Mais l'objectif de la manœuvre est autre, ainsi qu'on a pu s'en apercevoir lorsque des
troupes tchadiennes sont apparues dans la guerre congolaise aux côtés de Kabila. Leur
logistique étant donc assurée par l'armée française.

La « présence critique » s'est manifestée lorsqu'en visite à Washington, en octobre,


Charles Josselin déclarait qu'à Kinshasa il fallait « en finir avec le discours ethniste ».
Mais est-on bien certain, là aussi, d'assurer une quelconque critique efficace en
apportant, par ailleurs, un soutien actif au régime dictatorial, corrompu et ethniste de
Laurent-Désiré Kabila ?

La déclaration du ministre est vertueuse. Sûrement opportune quand on lit les discours
du directeur de cabinet de Kabila, Abdoulaye Yerodia, dans lesquels les Tutsi sont
désignés comme « la vermine qui vicie et empoisonne le corps de notre nation, qu'il nous
faut éradiquer ».

« Naguère circonscrit au Rwanda et au Burundi, le virus de l'ethnisme se propage


actuellement à travers toute l'Afrique à la vitesse d'une épidémie », écrit Colette
Braeckman [2].

Mi-septembre, Charles Pasqua a, lui aussi, pris son bâton de pèlerin, en l'occurrence un
jet privé, pour faire la tournée des bases arrière de l'empire : Cameroun, Gabon, Mali, et
Congo-Brazzaville, sur la ligne du front, à l'heure où la France tente la politique du chaos
au Zaïre, comme si la leçon du Rwanda n'avait servi à rien.

Si cette dernière ambition aboutit, « il faudra une dizaine de missions d'information


parlementaires pour s'auto-absoudre de tout le sang versé », commente Billets
d'Afrique [3]. Pour conclure d'un mot : « Et si on laissait au musée les trente-huit années
de confiscation des indépendances ? »
Quoi qu'on dise de la multiplicité des « réseaux » françafricains ou de la dualité des
pouvoirs en temps de cohabitation, la politique africaine de la France est encore une fois
redoutablement cohérente. De Charles Josselin à Charles Pasqua, sans oublier Michel
Dupuch qui travaille pour le compte de Jacques Chirac, tout le monde est
merveilleusement d'accord. De Matignon à l'Élysée, de gauche à droite. Sans plus de
doutes qu'aux temps du génocide rwandais.

L'objectif stratégique est encore une fois insensé. L'Afrique doit se réorganiser, pense-t-
on, et cela passera par d'effroyables convulsions. C'est le prix à payer pour le maintien
de l'empire. La puissance néocoloniale française espère se maintenir sur les décombres
de pays ravagés.

Quel est l'intérêt de la France, cette fois ? Pour maintenir ses positions en phase de perte
de légitimité accélérée, il lui faut rien de moins que le chaos. Le désordre, dans lequel
trafiquants et baroudeurs trouvent toujours leur compte. La division qui permet de
s'appuyer toujours sur un camp au moins.

La guerre civile est paradoxalement une situation idéale pour l'empire, qui vient
d'expérimenter au Liberia comment triompher à travers cette apocalypse. Quant à
l'ethnisme, c'est toujours un extraordinaire atout idéologique et, s'il a mené à la défaite
au Rwanda, il n'en permet pas moins de mobiliser et de remobiliser, sans fin.

Ainsi, la guerre du Congo voit se déployer des méthodes qui découlent des deux
expériences précédentes de l'empire, au Rwanda et au Liberia. Des expériences tragiques
qui, à elle deux, pourraient avoir fait plus d'un million et demi de morts dans des pays
infiniment plus petits et bien moins peuplés que le Congo qu'on enflamme aujourd'hui.

L'expérience yougoslave a montré aussi comment des pouvoirs illégitimes peuvent


s'imposer avec ces deux ingrédients qui se marient si bien : la guerre civile et l'ethnisme.
Paris spécule en Afrique, comme Milosevic en Yougoslavie, sur le fait que certaines
blessures ne peuvent pas se refermer. La haine est une ligne de front tenace. Derrière
cette barrière, l'empire se sent au chaud.

D'ailleurs, la Françafrique ne vit-elle pas, en fait, une merveilleuse embellie ? Citons,


dans le désordre, le Soudan, l'Angola, la Libye, le Tchad, le Zimbabwe : tous ces pays se
retrouvent aujourd'hui engagés à ses côtés.

L'empire semble se porter mieux que jamais. Armé de ses mythes, l'antiaméricanisme et
l'anti-tutsisme, il peut recruter de manière quasiment illimitée - régionalement et
mondialement. Jamais peut-être il n'a été aussi performant. De même qu'au Rwanda on
njamais vu si belle alliance que celle nouée avec le Hutu Power.

Il est, certes, paradoxal qu'une telle politique ait pu voir le jour à l'heure où se déroulent
les travaux de la Mission d'information. Paradoxal, mais cohérent avec la position
unanimement affichée par les responsables de cette politique devant la Mission
d'information : ils ne regrettent rien. Et ils ne voient certainement pas pourquoi changer
de méthode.

La politique du chaos aujourd'hui, comme hier la politique du génocide, sont des


politiques insensées qui révulsent la conscience, mais elles n'en semblent pas moins
évidentes pour les gestionnaires de l'empire.

Il reste à espérer que nous approchons du jour où ces évidences pourraient s'effondrer.
Paul Quilès aurait dit : « Parfois on a la tête qui explose. (…) Il y a des doutes certains. »
Il faut aller jusqu'au bout de ces doutes, et vite, pour empêcher de nouvelles
catastrophes.
Michel Sitbon
Ancien directeur de la revue Maintenant, Michel Sibon est PDG des éditions Dagorno,
L'Esprit frappeur et Le Lézard.

[1] Octobre 1998.

[2] Dans Le Soir du 26 août 1998.

[3] Billets d'Afrique N° 63, d'octobre 1998. À signaler également le numéro de


septembre, spécial Congo-K. La plupart des éléments de cette dernière heure y sont
empruntés.

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