Il est exact, pour reprendre la formule rendue célèbre par Daniel Guérin, que
le fascisme serve les intérêts du grand capital, 99% de ceux qui répètent
cette thèse parfaitement exacte, s’empressent d’ajouter que malgré tout, en
1922 ou 1933, le fascisme était évitable si le mouvement ouvrier et/ou les
démocrates avaient exercé une pression suffisante pour lui interdire la porte
du pouvoir. Si seulement en 1921 le parti socialiste italien et le tout jeune PC
d’Italie s’étaient alliés aux républicains pour barrer la route à Mussolini... si
au début des années 30 le KPD n’avait pas livré au SPD une lutte
fratricide... l’Europe se serait épargné l’une des dictatures les plus féroces
Freikorps équipés de lance-flammes, Berlin 1921. de l’histoire, une seconde guerre mondiale, l’empire nazi étendu à presque
un continent, les camps et l’extermination des Juifs. Derrière des
considérations fort justes sur les classes, l’Etat, le lien entre fascisme et
grande industrie, cette vision ignore que le fascisme s’inscrit dans un double
échec : échec des révolutionnaires après 14-18, écrasés par la social-
démocratie et la démocratie parlementaire; puis au fil des années 20, échec
de la gestion du capital par les démocrates et sociaux-démocrates. La venue
au pouvoir du fascisme, et plus encore sa nature demeurent
incompréhensibles en dehors de la période précédente, de la lutte de
classes antérieure et de ses limites. Au reste, ce n’est pas un hasard si
D.Guérin se trompe à la fois sur le Front Populaire, où il voit une « révolution
Le portail d’Auschwitz. manqué », et sur la signification profonde du fascisme. (1)
Occupation d’usine par le soviet de Turin, 1920. Le fascisme a cette singularité de donner à la contre-révolution une base de
masse, et d’y singer la révolution. Retournant contre le mouvement ouvrier le
mot d’ordre de « transformation de la guerre impérialiste en guerre civile », il
apparaît comme réaction d’anciens combattants rendus à une vie civile où ils
ne sont rien, sans autre attache que la violence collective, et décidés à
détruire ce qu’ils veulent croire responsable de leur déracinement: fauteurs
de trouble, subversifs, anti-nationaux, etc.
En 1919, fédérant ce qui existait avant lui ou à côté de lui, Mussolini fonde
ses fasci. Contre matraques et revolvers, tandis que l’Italie comme l’Europe
explose, la démocratie appelle…. au vote, d’où sort une majorité modérée et
socialiste.
Dès l’apparition des fasci, la police tantôt ferme l’oeil lorsqu’ils saccagent les
Maisons du Peuple, tantôt confisque les fusils des ouvriers, la magistrature
fait preuve de la plus généreuse indulgence, et l’armée tolère sinon assiste
leurs exactions. Ce soutien ouvert mais officieux devient quasi-officiel avec la
circulaire Bonomi du 20 octobre 1921 envoyant 60.000 officiers démobilisés
dans les groupes d’assaut mussoliniens pour en assurer le commandement.
Que font les partis ? Les libéraux alliés à la droite n’hésitent pas à constituer
pour les élections de mai 1921 un « bloc national » incluant les fascistes. En
juin - juillet de la même année, le PSI conclut un « pacte de pacification »
totalement vain face à un adversaire décidé à ne pas tenir parole, mais qui
déboussole un peu plus les ouvriers.
Le scénario varie peu. A une attaque fasciste localisée répond une riposte
ouvrière, mais qui cesse (sous les conseils de modération du mouvement
ouvrier réformiste) dès que diminue la pression réactionnaire, les prolétaires
faisant confiance aux démocrates pour mettre les bandes armées à la
raison. La menace s’éloigne, se reconcentre, se porte ailleurs... et finira par
se rendre crédible à un Etat dont les masses attendaient la solution. Les
prolétaires discernaient mieux l’ennemi sous la chemise noire du
matraqueur, que sous la forme « normale » du flic ou du militaire vêtu d’une
Rome 1922. légalité sanctionnée par l’habitude, la Loi et le suffrage universel.
Début juillet 1922, la CGL, par une majorité de 2/3 contre 1/3 à la minorité
communiste, se prononce pour « tout gouvernement garantissant la
restauration des libertés élémentaires » Le même mois, les fascistes
multiplient les tentatives de pénétrer les villes du Nord…
Ajoutons que, dans les mois qui suivent, quelques syndicats, entre autres
ceux des cheminots et des marins, se déclarent nationaux, non hostiles à la
patrie et par conséquent au régime - la répression ne les épargnera pas.
« La société espagnole souhaite que tout soit transformé afin que soit
assuré, sans a-coups ni convulsions sociales, le fonctionnement normal de
l’Etat. La continuité de l’Etat exige la non - continuité du régime. » (4)
BERLIN 1919-33
Travailleur, avec ton esprit, avec ton bras, vote La défaite allemande de 1918 et la chute de l’empire libèrent un assaut
pour le soldat du front, Hitler
[National Sozialistsche Deutsche Arbeiter Partei]
prolétarien assez fort pour ébranler la société, mais impuissant à la
révolutionner, et qui promeut la social-démocratie et les syndicats clé de
voûte de l’équilibre politique. Leurs chefs, hommes d’ordre, font
naturellement appel aux corps-francs, groupements parfaitement fascistes
comptant en leurs rangs nombre de futurs nazis, pour réprimer une minorité
ouvrière radicale au nom des intérêts de la majorité réformiste. Battue dans
les règles de la démocratie bourgeoise, les communistes le sont aussi par la
démocratie ouvrière : les « conseils d’entreprise » accordent leur confiance
aux organisations traditionnelles, non à des révolutionnaires qu’il sera facile
de dénoncer comme anti-démocrates.
Après 1929, par contre, le capitalisme doit se concentrer, éliminer une partie
des classes moyennes, discipliner les prolétaires et même la bourgeoisie. Le
mouvement ouvrier, défendant le pluralisme politique et les intérêts ouvriers
immédiats, bloque la situation. Assurant la médiation entre capital et travail,
les organisations ouvrières tiennent leur fonction autant de l’un que de
l’ autre, mais entendent rester autonomes face aux deux comme par rapport
Du travail et du pain, par la liste 1
[National Sozialistsche Deutsche Arbeiter Partei] à l’Etat. La social-démocratie n’a de sens qu’aux côtés du patronat et de
l’Etat, non absorbée en eux. Elle a vocation à gérer un immense réseau
politique, municipal, social, mutualiste, culturel, et tout ce que l’on appellerait
aujourd’hui associatif. Le KPD, d’ailleurs, a vite constitué le sien, moindre
mais vaste également. Or le capital de plus en plus organisé tend à
rassembler tous les fils, mettant de l’étatique dans l’entreprise, du bourgeois
dans la bureaucratie syndicale, et du social dans l’administration. Le poids
du réformisme ouvrier, qui se fait sentir jusqu’au sein de l’Etat, son existence
de « contre-société », en fait un facteur de conservation sociale, de
malthusianisme, que le capital en crise devait éliminer. Expression de la
défense du travail salarié en tant que composant du capital, SPD et
syndicats ont rempli en 1918-21 une fonction anti-communiste indispensable,
mais cette même raison les entraîne ensuite à tout faire passer après
l’intérêt des salariés, au détriment de la réorganisation de l’ensemble du
capital.
Un Etat bourgeois stable aurait tenté d’y remédier par une législation anti-
syndicale, une réduction des « forteresses ouvrières », dressant les classes
moyennes contre les prolos au nom de la modernité contre l’archaïsme,
comme bien plus tard l’Angleterre thatchérienne. Une telle offensive
supposait un capital lui-même relativement uni derrière quelques fractions
dominantes. Mais la bourgeoisie allemande de l930 était profondément
Du travail, du pain, la liberté, le socialisme. divisée, les classes moyennes déconfites, et l’Etat-nation déchiré.
Votez Thälman [Kommunist Partei Deutchland]
Par la négociation ou la force, la démocratie moderne représente et concilie
les intérêts antagonistes...tant que c’est possible. Les crises parlementaires
à répétition et les complots réels ou inventés (dont l’Allemagne était le
théâtre depuis la chute du dernier chancelier socialiste en 1930) sont en
démocratie le signe invariable d’une désunion durable des milieux dirigeants.
Au début des années 30, face à la crise, la bourgeoisie est tiraillée entre des
stratégies sociales et géopolitiques inconciliables : intégration accrue ou
élimination du mouvement ouvrier; commerce international et pacifisme, ou
autarcie posant les bases d’une expansion militaire. La solution n’impliquait
pas forcément d’en passer par un Hitler, mais supposait en tout cas une
concentration de force et de violence aux mains du pouvoir central. Fini le
compromis centriste-réformiste, la seule option ouverte était étatiste,
protectionniste, et répressive.
La fin du mensonge Marxisme / Haute-finance
[National Sozialistsche Deutsche Arbeiter Partei] Pareil programme comportait la mise à l’écart violente d’une social-
démocratie qui en domestiquant les ouvriers était venue occuper une place
excessive, sans pour autant unifier toute l’Allemagne derrière elle. Ce fut la
tâche du nazisme, qui sut faire appel à toutes les classes, des chômeurs aux
capitaines d’industrie, par une démagogie surpassant même celle des
politiciens bourgeois, et un antisémitisme visant à exclure pour rassembler.
Comment les partis ouvriers auraient-ils fait obstacle à une telle folie
xénophobe et raciste, après avoir si souvent servi de compagnons de route
au nationalisme ? Pour le SPD, c’est clair depuis le début du siècle, évident
en 1914, et signé en 1919 dans le sang de l’alliance avec des corps-francs
sortis d’un moule guerrier voisin de celui des fasci à la même époque. Le
KPD, lui, n’avait pas hésité à tendre la main aux nationalistes contre
l’occupation française de la Ruhr en 23, et parlait volontiers de « révolution
nationale », au point d’inspirer à Trotsky en 31 une brochure Contre le
national-communisme .
Janvier 1933 : les jeux sont faits. Personne ne peut nier que la république de
Weimar se soit donnée à Hitler. Droite et centre avaient fini par le considérer
comme une solution valable pour sortir le pays de l’impasse, ou comme un
moindre mal provisoire. Le « grand capital », réticent devant tout
Le deuxième coup ! Votez Hindenburg le 10 avril chambardement incontrôlable, ne s’était pas jusque-là montré plus généreux
[Zentrum Partei] pour le NSDAP que pour les autres formations de droite ou nationalistes.
C’est seulement en novembre 1932 que Schacht, homme de confiance de la
bourgeoisie, convainc les milieux d’affaires d’appuyer Hitler (qui vient
pourtant de subir un léger recul électoral) parce qu’il y perçoit une force
unificatrice de l’Etat et de la société. Que les grands bourgeois n’aient ni
prévu ni toujours apprécié l’évolution ultérieure, la guerre et encore moins la
défaite, est une autre affaire, et de toute façon ils seront peu nombreux dans
la résistance clandestine au régime.
Dans les semaines qui suivent, les masques tombent, les militants ouvriers
sont pourchassés, leurs locaux dévastés, la terreur s’installe, et les élections
de mars 33, sous la violence conjointe des SA et de la police, envoient au
Reichstag 288 députés NSDAP (mais encore 80 KPD et 120 SDP). Les naïfs
s’étonnent que l’appareil répressif se soit mis docilement au service des
dictateurs : comme toujours en pareil cas, du flic de quartier au directeur de
Votez Hindenburg, liste 1 ministère, la machine étatique obéit à l’autorité qui la commande. Les
[National Sozialistsche Deutsche Arbeiter Partei]
nouveaux dirigeants politiques n’ont-ils pas pleine légitimité ? D’éminents
juristes ne mettent-ils pas leurs décrets en conformité avec les lois
supérieures du pays ?
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Dans l’« Etat démocratique » et Weimar en était bien un, s’il y a conflit entre
les deux composants du binôme, ce n’est pas la démocratie qui l’emportera.
Dans l’« Etat de droit », et Weimar en était un aussi, s’il y a contradiction,
c’est le droit qui devra plier, servir l’Etat, jamais l’inverse.
Pendant ces quelques mois, que faisaient les démocrates ? Ceux de droite
se faisaient une raison. Le Zentrum, parti catholique du Centre, ex-pivot des
majorités de Weimar en tandem avec le SPD, qui a même amélioré son
score aux élections de mars 33, vote pour 4 ans les pleins pouvoirs à Hitler -
base légale de la future dictature. Le Zentrum devra s’auto-dissoudre en
juillet.
Les socialistes, eux, tentent d’échapper au sort d’un KPD interdit depuis le
28 février (lendemain de l’incendie du Reichstag). Le 30 mars 1933, ils
quittent la IIe Internationale pour prouver leur caractère national allemand.
Le 17 mai, le groupe parlementaire vote la politique étrangère d’Hitler. Le
SPD sera pourtant dissout le 22 juin en tant qu’« ennemi du peuple et de
l’Etat »
L’incendie du Reichstag. Quant aux syndicats, en 1932, à la façon de la CGL italienne professant
l’apolitisme pour sauver ses meubles, leurs dirigeants s’étaient proclamés
indépendants de tout parti et indifférents à la forme de l’Etat, ce qui ne les
avait pas empêchés de chercher un accord avec Schleicher, chancelier entre
novembre 32 et janvier 33, alors en quête de base ou de démagogie
ouvrière. Le nazisme hissé au gouvernement, les mêmes se persuadent qu’à
condition de reconnaître le national-socialisme, le régime leur laisserait une
petite place. Et l’on aboutit au dérisoire défilé des syndicalistes derrière les
croix gammées, lors du 1er Mai 1933 transformé en « Fête du Travail
Allemand » Peine perdue. Dès le lendemain, les nazis liquident les
syndicats, arrêtent les militants...
Formée à encadrer les masses et négocier en leur nom, voire les réprimer,
la bureaucratie ouvrière n’avait que l’intelligence d’une situation révolue.
Multiplier les signes d’allégeance ne lui a servi à rien. On ne lui reprochait
pas de faire injure à la patrie, mais au coffre-fort des classes possédantes.
Ce n’était pas son internationalisme verbal hérité d’avant 14 qui gênait la
bourgeoisie, mais l’existence d’un syndicalisme soumis mais encore
indépendant, à une époque où le capital ne tolérait plus d’autre communauté
Photomontages de John Hartfeild.
que la sienne, et où même un organe de collaboration de classe devenait de
trop si l’Etat ne le contrôlait entièrement.
BARCELONE 1936
Objection !...
« Alors, selon vous, Franco et une milice ouvrière, c’est du pareil au même ?
Les propriétaires fonciers et les paysans pauvres collectivisant la terre, ce
seraient deux camps de même nature ? !... »
D’abord, il n’y a eu affrontement que parce que les ouvriers se sont dressés
contre le fascisme. Toute la force, la contradiction du mouvement tient en
ses premières semaines, toute sa complexité : une guerre de classe
indéniable s’est transformée en guerre civile capitaliste, les prolétaires des
deux camps mourant pour des structures étatiques capitalistes rivales
Pour l’ordre républicain ! Respectez la propriété (quoiqu’à aucun moment, bien sûr, il n’y ait eu entente préalable et
des petits commerçants et industriels répartition des rôles où deux fractions bourgeoises auraient téléguidé les
masses à leur profit). (7)
Eté 1936. Après avoir laissé toute facilité aux militaires rebelles pour se
préparer, le Front Populaire élu en février allait négocier et peut-être céder.
Les politiciens s’en seraient accommodé comme de la dictature de Primo de
Riveira (1923-31), soutenue par d’éminents socialistes (Caballero en fut
conseiller technique, avant de devenir ministre du Travail en 1931, puis chef
du gouvernement républicain de septembre 36 à mai 37). Et puis, le général
qui avait obéi aux ordres républicains deux ans plus tôt en écrasant
l‘insurrection des Asturies - Franco - ne pouvait pas être entièrement
mauvais.
Erreur fatale. La question n’est pas : Qui a le fusil ?, mais plutôt : Que fait
D’abord gagner la guerre. Moins de bavardages ! celui qui a le fusil ? 10.000, 100.000 prolétaires arme au poing ne sont rien
s’ils font confiance à autre chose que leur propre pouvoir de changer le
monde. Sinon, demain, dans un mois ou dans un an, de gré ou de force, le
pouvoir dont ils ont reconnu l’autorité leur retirera ces fusils dont ils n’auront
pas fait usage contre lui.
Barcelone, mai 1937. La répression peut commencer. Quelques semaines suffisent pour interdire
le POUM, arrêter ses dirigeants, les assassiner légalement ou non, et faire
disparaître Nin. Une police parallèle se met en place, organisée par le NKVD
et l’appareil clandestin de la Comintern, en des locaux secrets, et ne rend de
comptes qu’à Moscou. Dorénavant, tout ce qui conteste tant soit peu l’Etat
républicain et son principal soutien - l’URSS - sera stigmatisé et traqué
comme « fasciste », et d’un continent à l’autre une légion de bonnes
consciences en répéteront la calomnie, certaines par ignorance, d’autres par
intérêt, mais toutes convaincues qu’on ne saurait trop dénoncer quand le
fascisme attaque.
Le pouvoir n’est pas plus au bout du fusil que dans l’urne. Aucune révolution
n’est pacifique, mais la dimension militaire n’en est pas centrale. Le
problème n’est pas que les prolos se décident enfin à piller les armureries,
mais qu’ils mettent en oeuvre ce qu’ils sont : des êtres marchandisés qui ne
peuvent ni ne veulent plus exister comme marchandise, et dont la révolte fait
éclater la logique capitaliste. De cette « arme » découlent barricades et
mitrailles. Plus grande sera la vitalité sociale, moindres seront l’usage effectif
des fusils et le chiffre des morts. Jamais une révolution communiste ne
ressemblera à une boucherie : non par principe non-violent, mais parce
qu’elle n’est révolution que si elle subvertit les militaires professionnels plus
qu’elle ne les détruit. Imaginer un front prolétarien face à un front bourgeois,
c’est penser le prolétariat en termes bourgeois, à la façon d’une révolution
politique ou d’une guerre (prendre le pouvoir à l’autre, occuper son territoire).
Au passage, on réintroduit tout ce que le moment insurrectionnel avait
abattu : hiérarchie, respect des spécialistes, de la science qui sait, de la
technique qui résoud, de tout ce qui rabaisse l’homme commun. Au service
de l’Etat, le « milicien » ouvrier mue inévitablement en « soldat » En
Espagne, à partir de l’automne 36, la révolution va fondre dans la guerre, et
dans un type de combat typique des Etats : la guerre de front.
« Une seule pensée, un seul objectif [...] : écraser le fascisme [...] Que
personne ne songe plus à présent aux augmentations de salaires et aux
réductions d’heures de travail [...] se sacrifier, travailler autant que cela est
nécessaire [...] il faut former un bloc de granit. Le moment est venu d’inviter
les organisations syndicales et politiques à en finir une fois pour toutes. A
l’arrière, il faut savoir administrer [...] Ne provoquons pas, par notre
incompétence, après cette guerre, une autre guerre civile entre nous [...]
Face à la tyrannie fasciste, nous ne devons opposer qu’une seule force; il ne
doit exister qu’une seule organisation, avec une discipline unique. » (11)
Discipline Commandement unique [Parti Syndicaliste]
Durruti et ses camarades incarnent une énergie qui n’avait pas attendu 1936
pour se lancer à l’assaut d’un monde. Mais la meilleure volonté de lutte ne
suffit pas quand les ouvriers dirigent exclusivement leurs coups, non contre
l’Etat, mais contre une de ses formes particulières. Accepter la guerre de
front, à la mi-36, signifiait partir avec les armes contre Franco en laissant à
l’arrière l’arme politique et sociale aux mains de la bourgeoisie, et en
définitive priver l’action militaire elle-même d’une vigueur initiale née sur un
autre terrain, le seul favorable au prolétariat.
Pourtant, dira-t-on, les anars sont vaccinés par nature contre le virus
étatique. En apparence...
COLLECTIVISER OU COMMUNISER ?
Industrie ouvrière collectivisée de matlasserie Substituer l’association à la concurrence sur une base locale, c’était marcher
[CNT-AIT] à sa perte. Car si la collectivité abolissait en son sein la propriété privée, elle
se constituait elle-même en unité distincte, en élément particulier coexistant
aux côtés d’autres dans l’économie globale, donc en collectif privé, obligé
d’acheter et de vendre, de commercer avec l’extérieur, devenant à son tour
entreprise vouée à jouer bon gré mal gré sa partie dans la concurrence
régionale, nationale, mondiale - sinon à disparaître.
Qu’une partie de l’Espagne ait implosé, on ne peut que s’en réjouir : ce que
l’opinion appelle « anarchie » est condition nécessaire de la révolution, Marx
l’a écrit en son temps. Mais ces mouvements tenaient leur impact subversif
d’une force centrifuge qui alimentait aussi le localisme. Les liens
communautaires ravivés enfermaient chacun dans son village, son barrio,
comme s’il s’était agi de retrouver un monde perdu, une humanité dégradée,
d’opposer le quartier ouvrier à la métropole, la commune autogérée au vaste
domaine capitaliste, la campagne populaire à la ville mercantile, en un mot le
Notre œuvre (Affiche pour les taxis
collectivisés). [FAI-CNT-AIT]
pauvre au riche, le petit au grand ou le local à l’international, oubliant que la
coopérative est souvent synonyme du plus long chemin vers le capitalisme.
BILAN
Dans une période révolutionnaire future, les plus fins et plus dangereux
défenseurs du capitalisme ne seront pas ceux qui crieront des slogans pro-
capitalistes ni pro-étatiques, mais ceux qui auront vu le lieu de la rupture
possible. Loin de vanter la publicité ou l’obéissance, ils proposeront de
changer la vie... mais pour cela d’édifier au préalable un vrai pouvoir
démocratique. S’ils réussissaient à s’imposer, l’instauration de cette nouvelle
forme politique avalerait les énergies, userait les aspirations radicales et, le
moyen devenant fin, ferait une fois encore de la révolution une idéologie.
Contre eux, et bien sûr contre la réaction ouvertement capitaliste, l’unique
voie du succès des prolétaires sera la multiplication et l’extension
coordonnée d’initiatives communistes concrètes, dénoncées naturellement
comme anti-démocratiques, voire ... « fascistes »
(1) D.Guérin, Fascisme et grand capital, La Découverte, et Front Populaire, Révolution manquée, Actes Sud.
(2) T.Thomas, Les racines du fascisme, Albatroz, 1996. Crève la Peste!, 1997, et Démocratie et fascisme,
Supplément au n°7 de Mouvement Communiste, 1998. Pour une vue historique synthétique, P.Milza, Les
Fascismes, Imprimerie Nationale.
(5) Sur la « révolution conservatrice », beaucoup d’éléments dans « Pensée, révolution, réaction et
catastrophes », préface en 4 parties aux Textes du mouvement ouvrier révolutionnaire, Invariance, mai, juin,
septembre et octobre 1996.
(7) Outre le volume épuisé chez 10/18, de nombreux articles de Bilan sont parus dans la Revue Internationale
du CCI et dans Invariance, qui a aussi publié un recueil de textes d’O.Perrone, l’un des animateurs de Bilan .
Sur l’Espagne: Brenan, Le Labyrinthe espagnol, Champ Libre. V.Richards, Enseignements de la révolution
espagnole, Acratie. Broué, Staline et la Révolution. Le cas espagnol, Fayard, et Histoire de l’I.C ., Fayard.(Pour
Broué, le tort de l’antifascisme est d’avoir été perverti par le stalinisme.) Voir aussi Chazé, Chroniques de la
révolution espagnole, Spartacus (articles d’ Union Communiste, 1933-39, groupe en désaccord avec le
trotskysme comme avec Bilan) et M. Seidmann, Workers Against Work During the Popular Front, UCLA Press,
1993.
(9) La Catalogne libertaire, Champ Libre. Paru en avril 38, le livre s’était diffusé à moins de 1500 exemplaires
en 1951. La 1ère traduction attendra 1948, la publication aux E.-U. 1952.
(10) Titre emprunté au livre de H.Paechter, Espagne 1936-37. La guerre dévore la révolution, Spartacus, 1986
(1ère éd. : 1938).
(12) Oeuvres Politiques, Costes, t.VIII. Un choix de textes de Marx sur l’Espagne est disponible dans Oeuvres,
Gallimard, Pléiade, t. IV.
(13) H.Wagner, L’Anarchisme et la révolution espagnole, A.D.E.L., 1997 (1ère éd. : 1937).
(15) Orwell, ou par exemple M.Low, J.Brea, Carnets de la guerre d’Espagne, Verticales, 1997.
(16) Sur les collectivisations, F.Mintz, L’Autogestion dans l’Espagne révolutionnaire, Bélibaste.
(17) Brenan.
(18) Sur l’argent, Marx, entre autres passages celui des Oeuvres, Gallimard, Pléiade, t.II, pp.195 sq.