INTRODUCTION

L'echec est un ma1 auquel sont exposes tow les acies qui ont Ie caractkre
d'un rite nu dune cer6rnonie: done tousles actes conventionnels.

La contradiction n'est pas la seule fapn d'outrager Ie discours.

J. L. Austin

Quand nous affirmons avoir it6 bless& [injured par Ie langage, quelle
est la nature de cette affirmation ? Nous attribuons au langage une
puissance d'agir [agency},un pouvoir de blesser, et nous nous position-
nons comme des objets situis sur sa trajectoire injurieuse. Nous affir-
mons que Ie langage agit, et qu'il agit contre nous ; cette affirmation
est elle-meme une production linguistique, mais elle vise i meter la
force de la production priddente. Ainsi, nous recourons i la force du
langage alors m6me que nous cherchons i la contrer, et nous sommes
pris dans un nceud que nu1 acte de censure ne peut difaire
Le langage pourrait-il nous blesser si nous n'etions pas, en un
sens, des 6tres de langage, des etres qui ont besoin du langage pour
Stre ? Sommes-nous vulnirables parce que les termes du langage
nous constituent ? Si nous sommes form& dans Ie langage, aloes Ie
pouvoir formateur du langage precede et conditionne toute decision
que nous pourrions prendre i son sujet - nous sommes, pour ainsi
dire, insult& dks Ie depart par son pouvoir primitif.

L'insulte occupe cependant une place spicifique dans Ie temps.

Eue insult6 [to be called a name] est I'une des premieres formes de
blessure linguistique dont nous ayons I'experience. Mais tous les
 noms que l'on nous donne ne sont pas injurieux. Recevoir un nom
[to be caLIed a name] est aussi l'une des conditions de la constitution
d'un sujet dans Ie langage ; c'est bien sbr l'un des exemples proposes
par Althusser pour faire comprendre ce qu'est l'Ã interpellation' n.
Le pouvoir qu'a Ie langage de blesser est-il la consequence de son
pouvoir d'interpellation ? Et comment est-il possible, si cela est
possible, qu'une puissance d'agir linguistique emerge de la scene
constitu& par notre vulnirabilit6 habilitate [enabling]?
Le problkme du discours injurieux souleve la question de savoir
quels mots blessent, quelles representations nous offensent, et
suggre que nous nous concentrions sur les elements du langage qui
sont et peuvent itre enonces, sur les elements explicites du langage.
Cependant, la blessure que peut occasionner Ie langage semble
n'eire pas simplement l'effet des mots utilisis pour s'adresser a une
personne donnee ; elle semble aussi resulter de la manikre que l'on
a de s'adresser a elle, maniere - disposition ou attitude convention-
nelle - qui interpelle et constitue Ie sujet.
Le nom utilisi pour nous appeler ne nous fige pas purement et
simplement. Recevoir un nom injurieux nous porte atteinte et
nous humilie. Mais ce nom recele par ailleurs une autre possibiliti :
recevoir un nom, c'est aussi recevoir la possibiliti d'exister socia-
lement, d'entrer dans la vie temporelle du langage, possibility qui
excede les intentions premieres qui animaient l'appellation. Ainsi une
adresse injurieuse peut sembler figer ou paralyser la personne helie,
mais elle peut aussi produire une reponse inattendue et habilitante.
Si faire I'objet d'une adresse, c'est &re interpel&,une appellation
offensante risque aussi d'engendrer dans Ie discours un sujet qui aura
recours au langage pour la contrer. Quand l'adresse est injurieuse, sa
force s'exerce sur celui qu'elle blesse - mais quelle est cette force, et
comment pouvons-nous comprendre ses lignes de faille ?
Austin avance l'idie que, pour savoir ce qui rend un enonci efficace,
ce qui lui conftre son caractere performatif, il est necessaire de 1c
situer dans une à situation discursive totale [totalspeechs i t u a t i ~ n ] ~ .
Ã
I1 n'est cependant pas aid de delimiter cette totalite. L'examen des
vues &Austin sur la question indique au moins rune des raisons de
cette difficulti.Austin distingue les actes de discours u illocutoires >>
des actes de discours perlocutoires : les actes illocutoires sont des
à Ã
actes qui en disant quelque chose Ie font ;les actes perlocutoires sont
des actes qui produisent certains effets - un certain effet suit Ie fait
de dire quelque chose. L'acte de discours illocutoire est l u i - m h e la
chose qu'il effectue ; l'acte perlocutoire entraine certains effets qui ne
se confondent pas avec l'acte de discours lui-mime.
Dans Ie cas d'actes de discours illocutoires, route delimitation de la
situation discursive totale inclura assurement l'analyse des conven-
tions hoquees au moment de l'inonciation, du caractere autorise ou
non de la personne qui invoque ces conventions, et enfin du caractere
approprii ou non des circonstances de l'evocation. Mais comment
delimiter Ie genre de à conventions que prisupposent les inonces
Ã
illocutoires ? Ces enonces font ce qu'ils disent au moment mime de
I'enonciation ; ils ne sont pas seulement conventionnels, mais aussi
rituels ou c6rimoniels ÈEn cant qu'inoncks, ils ne fonctionnent
que s'ils resolvent la forme d'un rituel, autrement dit dans la mesure
oh ils sont ripitis et, par consequent, dans la mesure oh leur effec-
tivite n'est pas limitke au seul moment de l'enonciation3. L'acte de
discours illocutoire accomplit [performs} son objet au moment de
finonciation, mais il ne l'accomplit que pour autant que ce moment
est ritualise, qu'il ne s'agit pas d'un moment unique. Le moment Ã
Ã
d u n rituel est un condense d'historiciti : il se depasse lui-m&ne vers
Ie passe comme vets Ie futur, il est l'effet d'invocations antirieures et
futures qui constituent l'enonce en question et lui &chappent.
Ainsi, i'affirmation $Austin, selon laquelle il n'est possible de
connaitre la force d'une illocution qu'une fois la situation tot&
à Ã
identifiee, est grevie par une difficulti constitutive. Si la tempo-
raliti d'une convention linguistique, considkree comme un rituel,
excede Ie moment de son inonciation, et si ce depassement ne peut
t o e entierement saisi ou identifii (parce que Ie passi et le futur de
l'enonci ne peuvent pas &re relates avec certitude), alors il apparait
que l'impossibiliti de parvenir a une forme totalisee de l'enonce fait
partie de ce qui constitue la à situation discursive totale È
C'est pourquoi il ne suffit pas de determiner Ie contexte approprie
d'un acte de discours pour pouvoir &valuerses effets avec precision. La
situation du discours n'est pas un simple contexte, qui pourrait ttre
aisement d6Sni par des fronriferes spatiales et temporelles. Etre b l e d
par un discours, c'est souffrir d'une absence de contexte, c'est ne pas
savoir ou l'on est. I1 se pourrait mtme que la blessure du discours
reside dans Ie caractere non anticipi de i'acte de discours injurieux,
 son pouvoir de mettre son destinataire hors de contr6le. La capacite
a delimiter la situation de l'acte de discours est compromise au
moment de l'adresse injurieuse. Lorsque quelqu'un s'adresse a nous
de faqon injurieuse, non seulement nous sommes ouverts a un h m r
inconnu, mais nous souffrons plus encore de ne pas connaitre Ie lieu
et l'heure de I'injure : nous subissons, du fait de ce discours, une
disorientation. Ce qui se rhkle au moment d'un tel bouleversement,
c'est precisement la hgacite de notre place au sein de la communaute
des locuteurs ; nous pouvons &re remis i notre place par un tel
à Ã
discours, mais cette place peur &re une absence de place.
L'expression a survie linguistique suppose que Ie langage est
à corps auquel, a rigoureusement parler, nous n'avons pas accks, et qui
Ie lieu d'une forme de survie. Les analyses des discours de haine
[hate speech] recourent continuellement i ce genre de references.
f i r m e r que Ie langage blesse ou, pour citer une formule de
Richard Delgado et Man J. Matsuda, que à les mots blessent Ç
[words wound\, c'est mder 1e vocabulaire du corps et celui du
langage4.Cusage d'un verbe comme à blesser suggkre que Ie langage
à constitue un &re i l'intkrieur du circuit possible de la reconnaissance
peut avoir des effetssimilaires i la douleur et a la blessure physiques.
Charles R. Lawrence 111 considere l a discours racistes comme des
à violences verbales à [verbalassault],soulignant par l i que l'effet des
invectives racistes est à comme une gifle. La blessure est instantanke Ã
(p. 68). Certaines invectives produisent des sympt6mes physiques
Ã
qui paralysent pour un temps la victime. Ã Ces formules suggerent
que Ie mecanisme de la blessure linguistique est similaire a celui de la
blessure physique ; mais la comparaison implique aussi, tout compte
fait, que les objets compares sont de nature differente. Elle pourrait
d'ailleurs tout aussi bien impliquer que les deux termes ne peuvent
&re compares, sinon metaphoriquement. I1 semble qu'il n'existe pas
de vocabulaire specifique au domaine de la blessure linguistique ;
il est necessaire, pour I'ivoquer, de recourir au vocabulaire de la
blessure ~hysique.En ce sens, 1e lien metaphorique entre vulne-
rabilite physique et vulnkrabilit6 linguistique semble essentiel a la
description de la vulnerabilite linguistique elle-meme. D'une part,
1e fait qu'il semble ne pas y avoir de vocabulaire descriptif à propre 8
a la blessure linguistique rend plus difficile I'identification de sa
specificite par rapport a la vulnerabilite physique. D'autre pan, Ie
fait que l'on ait constamment recours aux metaphores physiques
pour decrire la blessure linguistique suggkre que cette dimension
somatique est necessaire a sa comprehension. Non seulement certains
mots ou certaines faqons de s'adresser a autrui peuvent menacer son
bien-&re physique ; mais son corps peut, au sens fort, &re alter-
nativement fortifie ou menace par les differences manikres dont on
s'adresse lui.
Le langage ne fortifie pas Ie corps en Ie faisant venir a Rtre ou en
l'alimentant au sens litteral ; l'existence sociale du corps est d'abord
rendue possible par son interpellation i l'intkrieur des termes du
langage. Pour Ie comprendre, il nous faut imaginer une scene impos-
sible, celle d'un corps qui n'a pas encore i t 4 socialement defini, un
neanmoins devient accessible a l'occasion d'une adresse, d'un appel,
d'une interpellation qui ne Ie à decouvre pas, mais qui, fondamenta-
Ã
lement, Ie constitue. Nous pourrions penser que, pour que quelqu'un
s'adresse a nous, il faut d'abord que nous soyons reconnus ; mais
ici Ie retournement de Hegel par Althusser est approprie : l'adresse
et peut aussi par consequent Ie constituer en dehors de ce circuit,
dans l'abjection.
Nous pourrions estimer que la situation est plus banale : certains
sujets corporels d6ja constitues sont appeles de telle ou telle maniere.
Mais pourquoi les noms que reqoit Ie sujet semblent-ils, lorsqu'ils
sont injurieux, instiller en lui la peur de la more et l'incertitude quant
a ses possibilites de survie ? Pourquoi une simple adresse linguis-
tique produirait-elle en reponse une semblable peur ? N'est-ce pas
parce que l'adresse rappelle et reproduit les adresses constitutives qui
ont donne et continuent de donner l'existence ? Ainsi, faire l'objet
d'une adresse, ce n'est pas simplement &re reconnu pour ce que
l'on est deji, c'est aussi se voir conferer Ie terme meme par lequel la
reconnaissance de l'existence devient possible. O n ne commence i
exister qu'en vertu de cette dkpendance fondamentale a regard
Ã
de l'adresse de l'Aurre. On à existe >> non seulement parce que
I'on est reconnu, mais, plus fondamentalement, parce que l'on est
reconnaissable5.Les termes qui facilitent la reconnaissance sont eux-
mkmes conventionnels, ils sont eux-memes les effets et les instru-
ments d'un rituel social qui decide, souvent par Ie recours a l'exclu-
sion et i la violence, des conditions linguistiques de la formation
de sujets viables.
 Si 1e langage peut fortifier Ie corps, il peut aussi menacer son
existence. Ainsi, la question du caractere mcnaGant du langage
parait liec i la depcndancc originclle de tout &re parlant i
l'kgard de l'adressc constitutive ou interpcllativc de l'Autre. Dans
The Body in Pain [Le Corps souffrant], Elaine Scarry affirme que
la menace de la violence cst une menace adresske au laneage, i la
possibilitk qui est la sienne de constituer un monde et de produire
du sens6. ~ i tend e i opposer 1c langage et la violence, comme s'ils
etaient l'inverse l'un de l'autre. Et si Ie langage rccclait, comme l'un
de ses possibles, la violence et la capacitk de detruire dcs mondes ?
Elaine Scarry affirme non seulement que Ie corps est antkrieur
au langage, mais elle souticnt de facon tres convaincantc que la
douleur corporellc ne peut pas &re cxprimke par Ie langage, qu'elle
d6truit Ie langage, et que si Ie langage peut contrer la douleur, il
ne peut cependant pas la saisir. Elle montre que l'effort pour obeir
h l'impkratif moral de representation du corps souffrant se heurte
au caractere irrcpresentable de la douleur (bien qu'il ne devienne
pas
- pour- autant impossible). De son point de vuc, l'une des cons&
quences doulourcuses [injurious] de la torture est que la personne
torturke perd la capacite de temoigner de la torture par des mots i-
l'un des effets de la torture est de supprimer son proprc temoin.
Elaine Scarry montre en outre la (aeon dont certaines formes
discursives, comme l'interrogatoire, souticnnent et renforcent Ie
processus i l'ceuvre dans la torture. Le langage est ici l'auxiliaire dc
la violence, mais il ne dkploie pas sa propre violence. La question
est done la suivante : si certaines formcs de violence ncutralisent
Ie langage, comment rcndre compte du type specifique de blcssure
que Ie langage peut infligcr ?
Toni Morrison fait explicitement reference i la violence de la
à est pensk, dc sorte que c'est cette substitutionftprke qui pcrmet de
representation à dans l'allocution qu'elle a donnee i l'occasion de
la remise du prix Nobel de litterature en 1993. Le langage de
à est elle-meme produite dans Ie langage, la puissance d'agir du
l'opprcssion, kcrit-elle, fait plus que representer la violence ; il cst
violence (p. 16).Toni Morrison nous propose une parabole dans
à action meme. Cette postulation autant que cette figuration semblent
laquelle Ie langage est figure comme une chose vivante selon
à È
unc image qui n'est ni faussc ni irrkelle, mais qui indiquc quelque
chose de vrai au sujet du langage. Dans cette parabole, des enfants
jouent un mauvais tour h une aveugle : l'un d'eux lui demande de
dire si l'oiseau qu'il tient dans sa main est mort ou vivant. L'aveugle
refuse de rkpondre et diplace la question : Je ne sais pas. .. mais je
Ã
sais qu'il est dans ta main. Oui, il est dans ta main (p. 11).
Ã
Pour Tony Morisson, la femme de la parabole rcpresente unc
kcrivaine confirmke, et l'oiseau Ie langage ; elle s'efforce ensuite
d'imaginer l'idee que cette ecrivaine a du langage : elle consi-
Ã
dere que Ie langage est, d'une part, un systeme et, d'autre part,
une chose vivante que l'on contrble, mais surtout une puissance
d'agir - un acre et ses consequences. La question quc lui posent
les enfants, Est-il vivant ou est-il mort ? Èa done une certaine
Ã
realit&, puisqu'elle repose sur l'idke que Ic langage est mortel,
effaqable (p. 13).
Ã
Toni Morrison dkveloppe ici de fagon conjecturale les conjectures
de l'ecrivaine confirmhe, formulant ainsi dcs hypotheses dans Ie
langage en memc temps qu'i propos du langage et de ses possibilites
de conjecture. En se maintenant i l'intkrieur d'un cadre figuratif,
Toni Morrison annoncc quc ce cadre est, i sa maniere, à reel È La
femme du rkcit considere Ie langage comme unc chose vivante :
Toni Morrison nous donne i voir l'accomplissement de cet acte dc
substitution, de cette comparaison par laquelle Ie langage cst figure
commc la vie. La vie du langage est ainsi exemplifiec par- la mise
à Ã
en oeuvre [enactment] meme de la comparaison. Mais i quel genre de
mise en oeuvre avons-nous ici affaire ?
Le langage est consider6 a principalement commc une puissance
d'agir - comme un actc ct ses consequences unc activitk prolongee,
È
-
l'accomplissement d'un acre qui a des cffets. I1 ne s'agit pas la rkelle-
ment d'une definition. Le langage cst, apres tout, consider6 Ã
Ã
comme une à puissance d'agir Èc'est-i-dire qu'il est postule ou
constitue comme tel. Cependant, c'est comme une puissancc qu'il
penser la puissance du langage. Or, du fait que cette formulation
à Ã
langage n'cst pas simplement Ie theme de la formulation, mais son
cxemplifier la puissance d'agir dont il est question.
Nous pourrions &re tentks dc penser qu'il n'est pas tout i fait
justifik d'attribuer une puissancc d'agir au ]angage, que seul un
sujet fait des choscs avec Ie langage, et quc la puissance d'agir du
langage trouvc son originc dans Ie sujct. Mais la puissance d'agir
 du langage est-elle identique i celle du sujet ? Y a-t-il un moyen
de distinguer les deux ? Toni Morrison ne presente pas seulement
la puissance d'agir comme une representation \fiere] du langage,
mais 1e langage comme une representation de la puissance d'agir,
une representation dont la realit6 est incontestable. Elle &it :
à Ã
Nous mourrons. C'est peut-Stre Ie sens de la vie. Mais nousfaisam
Ie langage [we do language, nous langageons effectivement È]C'est
à est exerce affirmant par l i que Ie choix est entre les mains de ses
peut-Stre l i la mesure de nos vies (p. 22). Elle n'affirme pas : le
à interlocuteurs, qui sont pour elk invisibles. Elle ne peut pas savoir,
langage est une puissance d'agir car ce genre d'assertion priverait
È
Ie langage de la puissance d'agir qu'elle souhaite transmenre. D'aprb
Toni Morrison, en refusant de repondre i la question cruelle des
enfants, l'aveugle detourne l'attention des assertions du pouvoir
à Toni Morrison, la question de la responsabilite est centrale : elle est
pour l'orienter vers les instruments par lesquels Ie pouvoir est exerceÃ
(p. 12). De meme, Toni Morrison refuse de formuler des assertions
dogmatiques sur la nature du langage, parce que cela obscurcirait la
fagon dont l ' instrument
~ Ã de cette assertion participe a l'itre mSme
du langage ; l'irreductibilite de toute assertion a son instrument est
precisement ce qui etablit la division interne au langage. L'echec
du langage i se debarrasser de sa propre instrumentaliti, ou de sa
propre rhetoricit&,constitue precisement son incapaciti a s'annuler
lui-mSme dans Ie recit d'un conte, dans la reference a ce qui existe ou
dans les scenes fugaces d'interlocution.
De fagon significative, pour Toni Morrison la puissance d'agir
à >;)
n'est pas la mime chose que Ie cantrole à ; elle n'est pas non plus
à sion n'est pas un substitut a l'experience de la violence. I1 met en
une fonction de la systematicit6 du langage. I1 semble qu'il ne soit
pas possible de rendre compte de la puissance d'agir humaine et de
specifier ensuite la puissance d'agir que les Stres humains ont dans
Ie langage : Nousfaisom Ie langage. C'est peut-Stre la la mesure
à cherche a effectuer cette saisie, non seulement Ie langage perd sa
de nos vies. )>
Nous faisons des choses avec Ie langage, nous produisons des effets
avec Ie langage, mais Ie langage est aussi la chose que nous faisons.
Le langage est Ie nom de notre activite : a la fois ce que nous faisons
(Ie nom de Faction que nous accomplissons) et ce que nous effec-
tuons, l'acte et ses consequences.
Dans la parabole que Toni Morrison nous propose, l'aveugle
represente une ecrivaine confirmee, ce qui suggere que l'ecrit est
dans une certaine mesure aveugle, qu'il ne peut savoir dans quelles
mains il tombera, comment il sera lu et utilise, ou encore de quelles
!
\
sources il decoule. La scene de la parabole est une interlocution, au
cours de laquelle les enfants exploitent la cecitk de la femme pour
[a contraindre i effectuer un choix qu'elle ne peut faire, et au cours
de laquelle la force de l'adresse est ce que la femme lit, exerqant une
puissance d'agir que l'adresse entendait lui denier. Elle ne choisit
pas, mais attire l'attention sur l'instrument par lequel Ie pouvoir
Ã
È
selon l'interpretation de Toni Morrison, si Ie langage va vivre ou
mourir aux mains de ceux qui usent de la parole avec la force de la
cruaute. Dans la parabole, comme dans l'interpretation qu'en donne
representee \figured comme à les mains des enfants ou, bien siir,
Ã
de ceux qui heritent de la responsabilite de la vie ou de la mart
du langage. L'ecrivaine est aveugle : elle ignore Ie futur du langage
dans lequel elle kcrit. Ainsi Ie langage est considere principalement
Ã
comme une puissance d'agir distincte d'une forme de maitrise ou
È
de cantrole, mais aussi de la cloture du systeme.
L'analogie de Toni Morrison suggere que Ie langage vit ou meurt
comme une chose vivante vit ou meurt, et que la question de la survie
est centrale a la question de savoir comment 1e langage est utilise.
Elle affirme que Ie à langage de l'oppression [. ..] erf violence qu'il
È
n'en est pas simplement la representation. Le langage de l'oppres-
oeuvre sa propre forme de violence. Le langage est vivant, quand
il ne cherche pas a à renfermer ou a à saisir à [à encapsulate or
à Ã
capture È les evenements et les vies qu'il decrit. Mais quand il
vitalite, mais il acquiert sa propre force violente, une force que
Toni Morrison associe tout au long de sa conference au langage
de I'Etat et de la censure. Elle h i t : la vitaliti du langage reside
Ã
dans sa capacite i dessiner les vies reelles, possibles et imaginees
de ses locuteurs, lecteurs et ecrivains. Bien qu'il trouve parfois son
equilibre en depla^ant l'experience, il n'est pas un substitut de
l'expkdence. I1 tend vers Ie lieu oh Ie sens reside peut-itre. Et Ã
plus loin : Ã sa force, son succh viennent de sa tension vers l'inef-
fable. Ã La violence du langage reside dans son effort pour saisir
- -
l'ineffable ec, en consequence, pour Ie detruire, pour s'ernparer de
 ce qui doit rester insaisissable pour que Ie langage puisse continuer
i fonctionner comme une chose vivante.
La question des enfants est cruelle non pas parce qu'il est certain
qu'ils ant tue loiseau, mais parce que la f q o n dont ils ont recours au
lanpge pour forcer l'aveugle i choisir constitue une forme d'acca-
parement du langage, qui tire sa force de la destruction evoquee de
l'oiseau. En prononpnt un discours de haine, les enfanrs cherchent
i saisir la femme aveugle au moment de son humiliation, mais aussi
i transfirer la violence subie par I'oiseau sur la femme elle-meme,
transfert qui relhe de la temporalit6 particulikre de la menace. En
un sens, la menace amorce l'execution [performance] de ce qu'elle
menace de mettre iexecution ; mais en suspendant son execution,
elle cherche iktablir par Ie langage la certitude d'un futur dans lequel
elle sera mise i execution.
Bien que la menace ne se confonde pas tout & fait avec l'acte qu'elle
annonce, il s'agit tout de meme d'un acte, d'un acre de discours, qui
non seulement annonce l'acte i venir, mais inscrit une certaine force
dans Ie langage, laissant pressentir et esquissant une force ultkrieure.
Alors que la menace tend iprnduire une attente, la menace de la
violence detruit la possibilite m2me de l'attente ; elle inaupre une
tempotaliti dans laquelle nous nous attendons i la destruction
de l'attente et dans laquelle, par consequent, nous ne pouvons en
aucune facon l'attendre.
Si la menace prefigure l'acte, il ne faut pas en conclure que, tandis
que la menace est uniquement verbale, l'acte annonce par la menace
a rend a lace en un lieu materiel situe entikrement au-deli du langage,
entre et parmi les corps. La notion de menace contient implicite-
ment I'idee que ce qui est communique dans Ie langage prefigure
peut-&re ce que Ie corps va faire ; l'acte auquel il est fait reference
dans la menace est l'acte qui sera peut-&re effectivement accompli.
Mais ce point de vue ne rend pas compte du fait quepader est en soi
un acte cotporel.
* Pour Shoshana Felman, cenendant, cet effondrement de l'oppo-
Dans Le Scandale du corps parlant. Don Juan avec Austin, ou La
seduction en deux langues7, Shoshana Felman nous rappelle que la
relation entre Ie corps et la parole est une relation scandaleuse, uneÃ
relation faite i la fois de discordance et d'inseparabilite [...I ,
. le scan-
dale reside dans Ie fait que l'acte ne peut pas savoir ce qu'il fait. >>
Shoshana Felman suggire ainsi que l'acte de discours, en tant qu'acte
d'un corps parlant, est toujours dans une certaine mesure ignorant
de ce qu'il accomplit, dit toujours quelque chose qu'il n'avait pas
Vintention de dire, et nest done pas lemblkme de la maitrise ou
du contr61e qu'il pretend parfois &re. Elle souligne la facon dont Ie
corps parlant signifie sur des modes qui ne sont pas reductibles i ce
que ce corps à dit ÈEn ce sens, Ie locuteur est aussi à aveugle que Ã
recrivaine confirm& selon Toni Morrison : Fenonciation accomplit
des significations qui ne sont pas exactement celles qui sont ou pour-
raient &re declarees. Alors que Toni Morrison attire l'attention sur
I'instrument par lequel [les assertions] sont enonckes Shoshana
È
Felman identifie cet instrument avec Ie corps d'oh provient la parole.
Ce corps devient un signe d'inconscience [unknowinpess] precise-
ment parce que ses actions ne sont jamais tout & fait consciemment
&rig& ou volitives. Pour Shoshana Felman, ce qui reste incons-
cient dans une action du corps comrne la parole peut .itre interpret6
comme I'instrument par lequel l'assertion est faite. Pareillement,
à Ã
e: corps ignorant [unknowing]marque la limite de l'intentionnalite
dans l'acte de discours. Tacte de discours dit plus que ce qu'il pretend
dire, ou Ie dit differemment.
Pour Shoshana Felman, cela ne signifie cependant pas que la parole et
Ie corps sont fondamentalement separables, mais plutbt que lidee d'un
acte de discours parfaitemem intentionnel est constamment subvertie
par ce qui, dans la subvertit lintentionnalitk. Shoshana Felman
h i t que K si Ie problkme de lacte humain reside dans la relation entre
1e langage et Ie corps, c'est parce que lacte est conqu -par 1'andyse
performative comme par la psychanalyse - comme ce qui proble-
matise simultanement la separation et lopposition des dew. Tacte,
une production inigmatique et problematique du corps parlant,
detruit dks son commencement la dichotomie m&taphysiqueentre Ie
domaine du à mental et celui du physique rompt lopposition
à à È
entre Ie corps et l'esprit, entre la matiere et Ie langage8.>>
sition entre la matiere et Ie langage n'implique pas que ces d e w
termes torment une unite simple. Leur correlation reste discordante.
~ o r s ~ u ' oparle,
n l'acte accompli par Ie corps n'est jamais tout i fait
compris ;Ie corps est Ie point aveugle de la parole, qui agit en exces
sur ce qui est dit, mais aussi dans et au travers de ce qui est dit. Que
l'acte de discours soit un acte du corps signifie que lacte est redouble
 au moment du discours : il y a ce qui est dit, et il y a une sorte de dire
que à l'insttument corporel de Yenonciation accomplit.
Ã
Ainsi un inonce peut, du point de vue de la seule analyse gramma-
ticale, ne pas constituer une menace. La menace n'kmerge preci-
sement qu'au travers de l'acte que Ie corps accomplit en parlant.
Ou, comme tout thioricien du jeu thiitral Ie sait, la menace peut
n'kmerger comme l'effet apparent d'un acre performatif que poor
etre rendue inoffensive par I'attitude corporelle adoptie pour accom-
plir l'acte. La menace prefigure ou mSme promet un acre du corps,
et cependant elle est dija un acre du corps, etablissant par son geste
mSme les contours de l'acte a venir. La menace comme acte et l'acte
qu'annonce la menace sont certes distincts, mais ils sont lies comme
par un chiasme. Bien qu'ils ne soient pas identiques, ils sont l'un et
l'autre des actes du corps : Ie premier acte, la menace, n'a de sens
que par rapport a l'acte qu'il prefigure. La menace ouvre un horizon
temporel qui s'organise autour de la vide qu'est l'acte annonce par
la menace ; la menace engage Faction par laquelle l'acte annonce
pourrait Stre execute. Et cependant une menace peut Stre dkjouee,
desamorcke, elle peut ne pas aboutir a l'acte annonce. La menace
affirme la certitude imminente d'un autre acte, d'un acre a venir,
mais l'affirmation elle-mSme ne peut pas produire cet acre comme
l'un de ses effets necessaires. Cet kchec a accomplir la menace ne
met pas en question Ie fait que l'acte de discours soit une menace
- il ne met en question que son efficacite. Cependant, la prktention
sur laquelle repose Ie pouvoir de la menace est que celle-ci, en tant
qu'acte de discours, materialisera pleinement 1'acte annonce. Un tel
discours est nkanmoins susceptible d'tchouer, et c'est cette vulnkra-
hilit&qui doit Stre exploitke pour contrer la menace.
Pour que la menace soit efficace, certaines conditions doivent Stre
remplies ; la menace necessite aussi un lieu de pouvoir par lequel ses
effets performatifs peuvent Stre matkrialises. La t6leologie de l'action
invoquke par la menace peut Stre permrbke par diverses formes
d'insuccks. Mais Ie fantasme d'une action souveraine qui structure la
menace suppose qu'une certaine forme de dire equivaut il'accom-
plissement de l'acte en question ;il s'agirait dans ce cas, selon Austin,
d'un acte performatif illocutoire, d'un acte qui fait immkdiatement
ce qu'il dit. I1 se peut cependant que l'acte suscite une reponse qu'il
n'avait pas anticipee, et perde ainsi, face a la resistance qu'il produit
de facon inattendue, son sentiment souverain d'anticipation. Au lieu
d'annihiler la possibiliti d'une rkponse, et de glacer celui a qui elle
est adressie, la menace peut Stre contrke par un acre performatif
d'un genre different, qui exploite Yaction redoubl6e de la menace (Ie
fait que, dans toute prise de parole, on accomplit quelque chose a
la fois de facon intentionnelle et de facon non intentionnelle) pout
retourner une partie de cette prise de parole centre l'autre, riduisant
iinsi a neant Ie pouvoir performatif de la menace.
Parce que la menace est un acte de discours qui est aussi un acre
corporel, elle est dija, pour une part, hors de son propre contrble.
Toni Morrison montre que l'aveugle retourne la menace implicite
profkrke par les enfants en faisant reference aux mains de celui qui
tient I'oiseau, pour exposer Ie corps de celui qui parle et contrer
'acte par un acre qui rivkle ce qui est Ie plus inconscient iceux qui
proferent la menace ; elle kclaire par la la cecitk qui motive leur acte
de discours, la question de ce qu'ils vont faire, sur Ie plan corporel,
itant donne ce qu'ils ont dkji fait, corporellement, en parlant
comme ils l'ont fait.
L'idie que Ie discours hlesse semble reposer sur cette relation de
discordance et d'inskparabiliti entre Ie corps et la parole, mais aussi,
par consequent, entre la parole et ses effets. Si celui qui parle adresse
son corps a celui (ou celle) a qui il s'adresse, ce qui entre en jeu, ce
n'est pas seulement Ie corps de celui qui parle, c'est aussi Ie corps
du destinataire. Celui qui park ne fait-il que parler, ou porte-t-il
son corps en direction de l'autre, revelant ainsi la vulnbrabilitk du
corps de l'autre il'adresse ? Comme instrument d'une rhetoricit6
à Ã
violente, Ie corps du locuteur exckde les mots qui sont prononces,
revelant Ie fait que Ie corps auquel il s'adresse n'est plus - et ne peut
jamais etre tout a fait - sous son ptopre conttble.
Des appeIs inattendus
Pour definir ce qu'est une menace ou encore ce qu'est un mot
injurieux, il ne suffit pas &examiner les mots employes. Nous
pourrions penier que l'analyse des conditions institutionnelles de
Enonciation est necessaire a l'identification des circonstances dans
lesquelles certains mots hlessent. Mais ce ne sont pas simplement les
circonstances qui rendent les mots blessants. Nous pourrions aussi
 Stre amen& i affirmer que tout mot est susceptible d'etre blessa
que tout depend de la facon dont il est mis en oeuvre [deployme;
l'usage qui est fait des mots n'etant lui-meme pas rbductible ;
circonstances de leur enonciation. Ce point de vue n'est pas s:
interst, mais il n'explique pas pourquoi certains mots bless,
comme ils Ie font, ni pourquoi il est plus difficile de separer certa
mots que d'autres de leur pouvoir de blesser.
Les efforts recents pour itablir de faqon incontestable Ie pouv
de blesser de certains mots semblent ainsi achopper sur la questi
de savoir qui doit interpreter Ie sens de ces mots et determiner Ie
effets. Les reglementations recentes regissant Ie droit des gays et i
lesbiennes A se declarer eels dans I'armke americaine, ou encore
controverses soulevees par Ie rap, montrent qu'il est impossible
parvenir A un consensus quant i savoir s'il existe un lien &id(
entre l'6nonciation de certains mots et leur pouvoir suppose
blesser? D'une part, en affirmant que Ie caractere offensant de
mots est strictement contextuel, et qu'un changement de conte
peut Fexacerber ou l'amoindrir, on n'explique pas Ie pouvoir que
mots sont censis exercer. D'autre part, affirmer que certains enon'
sont toujours offensants, independamment du contexte, et soute
qu'ils portent en eux leur contexte de sorte qu'il est impossible
les en arracher, ne permet pas non plus d'expliquer la facon don1
contexte est hoquk et rejoue au moment de leur enonciation.
Aucun de ces deux points de vue ne peut rendre compte de
remise en scene [restaging] et de la resignification des enonces offc..
sants, ni des d6ploiernents de pouvoir linguistique qui visent simul-
tanement A reveler et A contrer l'emploi offensant du discours. Je
developperai ce point dans les chapitres suivants, mais considkrons
des i present Ie fait qu'il est tres frequent que des termes semblables
&sent Fobjet d'un travail de resignification. Un tel redoublement
du discours injurieux n'a pas lieu seulement dam Ie rap ou dans
diverses formes de parodies ou de satires politiques ; il a aussi lieu
dans la critique sociale et politique de ces discours : la mention >:lo
Ã
des termes injurieux y est essentielle i l'argumentation, et ce mtme
lorsqu'il s'agit &argumentations juridiques qui en appellent A la
censure, et dans lesquelles la rhetorique incriminke prolifere au cceur
msme du discours juridique. Paradoxalement, les argumentations
juridiques et politiques qui prktendent que les discours injurieux
sont indissolublement lies i certains contextes semblent ignorer que
ces discours acquierent, y compris en leu1 sein, Ie statut de citation,
et s'inscrivent dans des contextes inattendus, en rupture avec leurs
contextes anterieurs. L'analyse critique et juridique des discours de
haine est elle-meme une facon de rejouer ces discours. Elle rompt
certes avec les discours qui Font pre~id&e, mais pas de facon absolue.
Au contraire, Ie contexte actuel et sa rupture apparente avec Ie
à Ã
passe ne sont eux-msmes comprkhensibles que par rapport au passe
avec lequel ils rompent. Ce contexte constitue bien, cependant, un
nouveau contexte, un contexte futur qui n'est pas encore clairement
defini et qui en consequence n'est pas tout i fait un contexte.
Les arguments en favour d'une contrappropriation ou d'une remise
en scene du discours offensant sont clairement sap& par la these qui
veut que Ie caractere offensant d'un acte de discours soit lie defafon
nkcessaire i cet acte, i son contexte, originairc ou durable, ou encore
aux intentions qui l'animent et i ses mises en ceuvre initiales. La
tkivaluation d'un terme comme à queer sueg6re que Ie discours
Ã
peut ttre à renvoye i son auteur sous une forme differente, qu'il
Ã
peut &re cite il'encontre de ses buts premiers, accomplissant ainsi un
renversement de ses effets. Plus genkralement, Ie pouvoir changeant
de ces termes semble indiquer une sorte de performativite discursive
qui nest pas rkductible a une serie d'actes de discours isolables, mais
constitue une chaine rituelle de resignifications dont Forigine et la
fin restent necessairement incertaines. En ce sens, un acte n'est
à Ã
pas un Gnement momentank, mais un nceud complexe d'horizons
temporels, la condensation d'une itirabilit.6 qui excede Ie moment
qu'elle suscite. La possibiliti qu'a un acte de discours de resignifier un
contexte depend en panic du fosse qui separe Ie contexte originaire
ou l'intention animant un enonce des effets que cet enonce produit.
Pour que la menace, par exemple, ait un futur inattendu, pour
qu'elle soit retournee sous une forme differente et ainsi desamorcee,
les significations que l'acte de discours acquiert et les effets qui sont
les siens doivent exceder les significations et les effets prevus, et les
contextes dans lesquels il s'inscrit ne doivent pas &re tout A fait les
memes que ceux oh il a trouve son origine (pour autant que son
origine puisse stre determinee).
Ceux qui voudtaient etablir de f a v n certaine Ie lien qui rattache
certains actes de discours i leurs effets injurieux ne pourront que
 regretter la temporalit6 ouverte des actes de discours. Que nu1 acte
de discours n'ait necessairement pour effet une blessure signifie que
nulle analyse des actes de discours ne fournira une r&glepermettant
de juger avec certitude des blessures qu'ils sont susceptibles d'occa-
sionner. Mais en rendant plus liche Ie lien unissant l'acte et l'injure,
on ouvre la possibilitk d'un contrediscours, d'une sotte de reponse,
qui serait forclose par Ie resserrement de ce lien. Ainsi, Ie fosse
qui sipare l'acte de discours de ses effets futurs a des implications
prometteuses : c'est Ie point de depart d'une theorie de la puissance
d'agir linguistique qui offre une alternative i la recherche incessante
de solutions lieales au problime de la violence verbale. L'intervalle
qui sipare diffirentes occurrences d'un meme enonci rend non
seulement possible la repetition et la resignification de cet inonce,
mais indique de plus comment des mots peuvent, avec Ie temps,
&re disjoints de leur pouvoir de blesser et recontextualisis sur des
modes plus positifs. J'espire montrer clairement que par à positif à ce qui l'a amen6 i concevoir une serie de precisions et de distinctions
j'entends à qui &end la puissance d'agir [openingup thepossibility
à nouvelles afin de prendre en compte la complexiti du performatif.
ofagency},et que par puissance d'agir j'entends autre chose que la
à Ã
restauration d'une autonomie souveraine dans Ie discours ou que la
reproduction des conceptions communes de la maitrise.
Les visks essentielles du Pouvoir des mots [Excitable Speech] sont
rhetoriques et politiques. Selon Ie droit, sont dits excitable à les
à D'un point de vue rhftorique, l'affirmation selon laquelle certains
enonces formules sous la contrainte ; il s'agit habituellement de
confessions qui ne peuvent t e e produites devant une cour de justice
parce qu'elles ne sont pas Ie reflet de l'itat mental normal de celui qui
les a prononcees. Mon hypothese est que nos discours sont toujours
d'une certaine fason hors de notre contrble. Dans des termes qui
anticipent l'interpretation que donne Shoshana Felman de l'acte de
discours, Austin &it que les actions en
à (mais pas routes
les actions) sont susceptibles, par exemple, d'etre accomplies sous
la contrainte, par accident ou en consequence de tel ou tel type
d'erreur ou encore de facon non intentionnelle ÈAustin delie ainsi
dans certains cas l'acte de discours et Ie sujet : Ã dans beaucoup de
cas de ce type nous sommes certainement peu disposes i dire qu'ils
ont it&fairs nu qne Ie sujet les a faits Detacher l'acte de discours du
È
sujet souverain constitue la base d'une conception alternative de la
puissance d'agir et, ultimement, de la responsabilite, conception qui
reconnait pleinement la manikre dont Ie sujet est constitui dans Ie
langage, et la facon dont ce cp'il crie est aussi derive d'un autre lieu.
Alors que certains thkoriciens confondent critique de la souverainete
et demolition de la puissance d'agir, je propose de considerer que
la puissance d'agir commence l i ou la souveraineti decline. Celui
ou celle qui agit (qu'on ne saurait identifier au sujet souverain) agit
pricisiment dans la mesure oh il ou elle est institui-e comme acteur
ou actrice, operant des Ie depart i l'intirieur d'un champ linguistique
de contraintes habilitantes.
La pritention i la souveraineti emerge de differentes facons dans
les analyses du discours de haine. On imagine que celui qui tient un
discours de haine manie un pouvoir souverain, qu'il fait ce qu'il dit
quand il Ie dit. Le a discours de s t a t prend lui aussi une forme
Ã
souveraine, ses declarations itant, souvent litterdement, des à actes Ã
de droit. Austin s'est neanmoins heurte i des difficultes lorsqu'il s'est
efforck de localiser de semblables exemples de discours illocutoires,
Tous les enonces de forme performative, qu'ils soient illocutoires ou
perlocutoires, ne produisent pas l'effet escompte. Cette perspective a '
des consequences importances pour l'analyse de l'efficaciti supposee
du discours de haine.
discours non seulement communiquent de la haine mais constituent
en outre des actes injurieux presuppose non seulement que Ie langage
agit, mais encore qu'il agit sur son destinataire (Tune fason blessante.
I1 y a la, cependant, deux affirmations bien differentes, et il n'est pas
vrai que tous les actes de discours agissent sur autrui avec une telle
force. Par exemple, je peux bien accomplir un acte de discours, et
meme un acte illocutoire, au sens d'Austin, quand je dis à Je vous
condamne Èmais je ne suis pas en position de donner i mes mots un
caractere contraignant ;je peux bien avoir ainsi accompli un acre de
discours, mais cet acte est, au sens &Austin, malheureux :ilvous laisse
indemne. De nombreux actes de discours sont ainsi des à conduites n,
au sens strict, mais tous n'ont pas Ie pouvoir de produire des effets
ou d'engendrer un ensemble de consequences ; cenains d'entre eux
sont meme de ce point de w e tout i fait comiques, et l'on peut lire 1e
court trait6 d'Austin, Quand dire. c'estfaire [How To Do Things With
Words],comme un catalogue amusant de performatifs rates.
 Un acre de discours peut &re un acre sans necessairement stre
efficace. Si je prononce un performatif et qu'il kchoue, autrement
dit si je donne un ordre et que nu1 ne I'entend ou ne m'obeit, si
je promets quelque chose, sans qu'il n'y ait personne a qui je Ie
promets, j'accomplis bien un acte, mais cet acte n'a pas ou peu
d'effet (ou du moins n'a-t-il pas l'effet prefigure dans l'acte). Pour
qu'un performatifsoit heureux, il faut non seulement que je I'accont-
plisse, mais encore que, parce que je l'ai accompli, s'ensuive un
ensemble d'effets. Lorsqu'on agit linguistiquement, on ne produit
pas necessairement des effets et, en ce sens, un acte de discours n'est
pas toujours une action efficace. Dire qu'il existe une equivoque
entre Ie discours et I'action ne revient done pas necessairement a
dire que Ie discours agit efficacement.
Austin nous propose un essai de typologie des differentes sortes de
locutions performatives. L'acte illocutoire est un acte par lequel en
disant quelque chose on fait quelque chose ; Ie juge qui dit Je vous
Ã
condamne n'exptime pas son intention de faire quelque chose ;
Ã
il ne decrit pas non plus ce qu'il est en train de faire : son dire est
en lui-meme une sorte de faire. Let actes de discours illocutoires
produisent des effets. Us sont etayes, d'apres Austin, par des conven-
tions sociales et linguistiques. Les actes perlocutoires sont quant a
eux des inonces qui engendrent un ensemble de consequences : avec
un acre de discours perlocutoire, dire quelque chose va produire
Ã
certaines consequences Èrnais Ie dire et ses consequences appar-
tiennent deux sequences temporelles distinctes ; les consequences
ne sont pas identiques a l'acte de discours, elles sont plutbt ce Ã
que nous provoquons ou accomplissons parce que nous disons
quelque chose. Ã Alors que les actes illocutoires operent par Ie biais
de conventions, les actes perlocutoires operent a travers leurs conse-
quences. Le presuppose implicite est ici que les actes de discours
illocutoires produisent des effets immediats, que le dire est un faire,
et que run est l'autre simultanement.
Austin souligne aussi qu'un discours peut avoir des consequences
non intentionnelles ; il propose l'exemple de l'insulte involontaire,
inscrivant par l i l'injure verbale dans la sphere de la perlocution.
Austin suggere de cette maniere que l'injure n'est pas inhkrente aux
conventions evoquees par un discours donne, rnais qu'elle relkve des
consequences specifiques engendrees par un acte de discours.
L'ceuvre $Austin a ete citee rkcemment par des juristes et des
philosophes (cornme Catharine MacKinnon et Rae Langtonl') afin
de demontrer que les representations pornographiques sont perfor-
rnatives, autrement dit qu'elles n'enoncent pas un point de w e et
ne decrivent pas une realite, mais constituent un certain type de
conduite. Ces universitaires affirment de plus que de telles conduites
reduisent au silence ceux qui sont dicrits comme soumis par les
representations pornographiques.
Ces theses seront examinees ci-aprh en detail mats. dans Ie cadre de
cette introduction, il importe de remarquer d'emblee que ces auteurs
interpritent la pornographic comme une forme de discours de haine
et lui attribuent une force performative illocutoire. I1 est significatif
que l'argumentation de Catharine MacKinnon contre la pornogra-
phie se soit deplacee, sur Ie plan theorique, d'un modkle perlocu-
toire vers un modkle illo~utoire'~. Dans l'ceuvre de Mari J. Matsuda,
Ie discours de haine est interpret6 non seulement comme agissant
sur Fauditeur (une scene perlocutoire), mais aussi comme contri-
buant a la constitution sociale de celui a qui il s'adresse (devenant
par consequent un element du processus social d'interpellation)'3.
L'auditeur est cense occuper une position sociale ou <identifier avec
cette position, et les positions sociales elles-rnemes sont interpretees
comme situees de facon statique et hierarchique les unes par rapport
aux autres. En vertu de la position sociale qu'il/elle occupe, l'audi-
teur ou l'auditrice est blessi-e par cet enonce. De plus, l'knonc6
enjoint l'auditeur d'occuper une position sociale subordonnee. De
ce point de vue, un tel discours reinvoque et reinscrit une relation
structurelle de domination, et constitue I'occasion linguistique
de la reconstitution de cette domination structurelle. S'il arrive
parfois que les tenants de ce genre d'analyse du discours de haine
enumerent les consequences qu'il produit (selon un point de vue
perlocutoire), d'autres formulations de cette position affirment que
la force du performatif est assuree par des moyens qui relkvent de
la convention (on est ici dans un modkle illocutoire). Chez Mari
J. Matsuda, par exemple, Ie discours ne reflhte pas simplement une
relation sociale de domination ; il dicr2te [enacts] la domination, et
devient ainsi Ie moyen par lequel la structure sociale est re-etablie
[reinstated}. D'apres ce modkle illocutoire, le discours de haine
constitue son destinataire au moment de Fennnciation ; il ne decrit
 pas l'injure, il n'a pas pour consequence une injure ; il suffit de
Ie prononcer pour accomplir l'injure elle-mkme, celle-ci etant ici
comprise comme une subordination ~ociale'~.
Le discours de haine constitue done Ie sujet en lui assignant une
position subordonnee. Mais qu'est-ce qui donne au discours de haine
le pouvoir de constituer si efficacement1e sujet ? Le discours de haine
est-il aussi heureux que ce point de vue Ie laisse entendre ? Out
à Ã
existe-t-il des lignes de faille qui rendent son pouvoir de constitution
moins heureux que ne Ie suppose la description ci-dessus ?
Je voudrais ici interroger Ie presuppose qui veut que Ie discours
de haine soit toujours efficace, non pour minimiser la douleur qu'il
produit, mais pour laisser ouverte la possibility que son kchec soit
la condition d'une reponse critique. Si pour expliquer comment Ie
discours de haine occasionne une blessure, on en vient iforclore la
possibilitk d'une reponse critique, alors on confirme les effets totali-
sants de cette blessure. Bien que de tels arguments soient souvent
utiles dans un contexte juridique, ils sont contreproductifs lorsqu'il
s'agit de penser des formes de puissance d'agir et de resistance qui
n'ont pas l ' ~ t a pour
t centre.
Meme si Ie discours de haine parvient iconstituer des sujets par
des moyens discursifs, faut-il pout autant considkrer que l'efficacite
de cette constitution est necessairement definitive ? N'est-il pas
possible de perturber et de subvertir les effets produits par un tel
discours ? N'y a-t-il pas des lignes de faille qui permettent de difaire
Ie proces de constitution discursive ? Quel genre de pouvoir est
attribuk au discours pour qu'il puisse &trerepresent6 comme posse-
dant Ie pouvoir de constituer si efficacement Ie sujet ?
La these de Man J. Matsuda presuppose que la structure sociale est
formulee au moment oil l'acte de discours haineux est prononce ; Ie
discours de haine reinvoque la position dominante, et la consolide
au moment de l'enonciation. En tant que reformulation linguis-
tique de la domination sociale, Ie discours de haine devient, pour
Man J. Matsuda, Ie site de la reproduction mecanique et prhisible
du pouvoir. D'une cenaine manikre, la question de la rupture ou du
rate mecanique et de l'impr~visihilitedu discours est prkciskment
Ã
ce qu'Austin a souligne a maintes reprises en insistant sur les multiples
facons qu'a Ie discours de derailler. Plus generalement, cependant, on
peut se demander si la structure sociale est redouble par le discours
de haine ou si de telles structures ne subissent pas au contraire une
destructuration du fait de leur reiteration, de leur repetition et de
leur reformulation. L'acte discursif accompli par Ie discours de haine
n'apparaitrait-il pas moins efficace, plus enclin i Pinnovation et
ila subversion, si nous prenions en compte la vie temporelle de la
structure qu'il est cense formuler ? Si une telle structure depend
Ã
de sa formulation pour s'inscrire dans la durie, alors c'est au lieu de
sa formulation qu'il convient de poser la question de sa continuitk.
Peut-il y avoir des formulations qui interrompent cette structure, qui
la subvertissent par sa repetition dans Ie discours ? En tant qu'invoca-
tion, Ie discours de haine est un acre qui rappelle des actes anterieurs,
i1 requiert une repetition future pour durer. Y a-t-il une repetition
qui puisse disjoindre l'acte de discours des conventions qui l'ktayent,
mettant ainsi imal son efficacite injurieuse au lieu de la consolider ?
Scenes d'knonciation
Ce serait une erreur de Denser au'il suffit de trouver une solution
aux problemes th60riques poses par les actes de discours pour eclairer
leur usage politique contemporain. La relation entre la theorie et la
politique fonctionne plutbt dans l'autre sens. Les positions theoriques
font toujours l'objet de reappropriations, et elles sont utilisees dans
des contextes politiques qui rivelent quelque chose de leur valeur
strategique. Un examen cursif des situations politiques oil des actes
de discours sont en jeu fait apparaitre un profond disaccord quant i
savoir quels actes de discours - si tant est qu'il y en ait - doivent &re
consideres comme des conduites plut6t que comme des discours à Ã
au sens juridique du terme. Dans l'ensemble, les arguments en favour
de l'abandon de la distinction discours/conduite tendent irenforcer
la position des partisans d'une rkglementation faatique et de la
suspension du recoups au premier amendemenr' de la Constitution
'Le premier amendement de la Constitution amkricaine garantit Ie droit a la libre
expression : il protege les discours de la censure et ne restreint cette liberty que
dans les cas bien spkcifiques des menaces, de la diffamation ou encore de la pub-
licit&mensongire. Etant donnk que Ie premier amendement porte sur Ie champ
des discours [speech] dans son ensemble, si Yon veut interdire un discours il faut
montrer qu'il excede la catkgorie de discours er tombe dans Ie domaine des à con-
dukes à (ou des < comportements È) c'est-i-dire qu'il a des offers immkdiats et
agit iuconrestablement sur la personne qui Sentend, lui portant immkdiatement
americaine. D'un autre c6t&,les thkoriciens qui dependent la these
selon laquelle les acres de discours sont des discours plut6t que des
conduites sontginiralement favorablesA la non-intervention de l'fitat.
Dans Ie premier chapitre de ce livre, intitule à Actes enflammis >;),
jexamine la facon dont une majorit6 de la Cour supreme, lors de
l'affaire R A&. City of St. Paul, a rejete un decree de la munici-
palit6 de la ville de St-Paul qui aurait permis d'identifier l'acte dc
bruler une croix devant la maison d'une famille noire A une agres- Ã vue gknerique, Ie texte visuel de la pornographie ne peut menacer >i,
sion verbale [ftghting words1'1, et qui mettait ainsi en question l'idie
à à humilier Ã
selon laquelle ce genre de discours à ne fait que communiquer
à Ã
un message et exprimer un point de vue -mime si ce point de
à à Ã
w e est considirk comme K reprehensible ))I5. La Cour a clairement
rejete l'argument juridique, plus recent, selon lequel 1e fait de bruler
une croix est a lafois un discours et une conduite, la communication
d'un message degradant et un acre de discrimination (au sens oh une
pancarte à Interdit aux Noirs exprime une idee et constitue en soi
Ã
une conduite discriminatoire).
Dans un livre recent, Only Words', Catherine MacKinnon interprkte
la pornographie i la fois comme un discours et comme une conduite,
done comme un à enonce performatif et elle affirme que la porno-
È
graphic ne se contente pas d'Ã agir sur les femmes de fa-
à inju-
rieuse (affirmation perlocutoire), mais institue en outre, par la repre-
sentation, la classc dcs fcmmes comme classe infkrieure (affirmation
prejudice. Si, au contraire, on montre qu'il est d'abord I'expression d'une id&,
d'un point de m e , alors on peut firmer qu'il doit &re protege par Ie premier
amendement: une conduite, si elle est'Ãexpressive È peut redevenit un discours et
s'assurer ainsi de la protection de la Constitution,
L a doctrine juridique des fighting words-, expression qu'on traduira par à agres-
sion verbale a etc itahlie pour la premiere fois lors du jugement de l'affaire
È
C h a p h k y u New Hampshire, en 1942. Les Ãfighting wordsà y ont ete definis
ainsi: ce sont des mots à qu'il suffit de prononcer pour causer un prejudice ou
inciter i une violation immediate de I'ordre public *. Ils à ne consistent pas, pour
I'essentiel, en I'exposition d'idees et à leur valeur sociale est si faible, quant a
Ã
l'accession a laverit&,que tout profit qui pourrait en &re tire serait manifestement
negligeable compare a I'interet de la sncietk pour l'nrdre et la moralit&.
'Une traduction franpise a paru en 2007 sous le titre Ce ne sont que des mots,
trad. Isabelle Croix et Jacqueline Lahana, Paris, Des femmes, 2007. Judith Butler
cite redition amkricaine : Catharine MacKinnnn, Only Words-, Cambridge, Mass.,
Harvard University Press, 1993, que nous traduisons.
illocutoire). L'autodafk d'une croix est tenu pour analogue l'knonce
pornographique, dans la mesure oh l'un et l'autre representent et
mettent en ceuvre une injure. Mais peut-on vraiment affirmer que la
pornographie est illocutoire au sens oh Yest l'autodafe d'une croix ?
La theorie de la representation, tout comme la theorie de la perfor-
mativite qui sous-tend ces affirmations, n'est pas la meme dans les
deux a s . Je vais ticher de montrer en quoi, considere d'un point de
Ã
ou avilir comme peut Ie faire une croix enflammee.
à Ã
En suggkrant qu'il s'agit de cas similaires de conduite verbale, non
seulement on commet une erreur de jugement, mais on exploite un
symbole de la violence raciste A seule fin d'accroitre, par un glissement
mktonymique, 1e pouvoir de blesser attribue A la pornographie.
Depuis quelque temps, on nous parle de discours qui à incitent i Ã
agir de telle ou telle manikre. En Israel, la presse s'est beaucoup inter-
rogie sur la rhetorique incendiaire de l'extreme droite israelienne
et sur sa responsabilitk dans l'assassinat d'Yitzhak Rabin. Comment
se fait-il que, dans un cas comme celui-ci, nous imaginions que des
enoncis aient pu se transformer insidieusement en action ? Comment
imaffiner
. que Ie discours puisse &re entendu et adovte comme mobile
d'une action, qu'il puisse induire de facon mecanique ou par conta-
gion l'auditeur i agir ? Les militants anti-avortement oretendent, avec
un succk limiti sur Ie plan lkgislatif, que des termes comme à avone-
ment È qui apparaissent sur l'Internet, sont en eux-memes des obsce-
Ã
nit& ;j'ai du reste assist6 recemment, dans un avion, ila projection
Ã
d'un film dans lequel Ie mot a avortement etait à bipk rendu
à È
inaudible par un signal sonore. L'enonci est suppose non pas simple-
ment choquer certaines sensibilites, mais constituer en lui-meme une
blessure, comme si Ie mot accomplissait l'acte, et que les victimes de
cet acre itaient les enfants inaitre È prives de tout moyen de defense.
Ã
De la meme manihre, les rhglements de l'armke americaine attribuent
une efficaciti magique aux mots, puisque se declarer homosexuel est
cense communiquer quelque chose de l'homosexualit~et par cons&
quent constituer un acte homosexuel.
I1 est significatif que cette conception magique du discours pcrfor-
matif ne fonctionne pas dans certaines situations politiques, oh Ie
discours est pour ainsi dire violemment distingue de la conduite.
Lempressement avec lequel la Cour supreme a considere, dans
l'affaire R A. V.u. City of St. Paul, l'autodafe d'une croix comme un
discours protege par 1e premier amendement de la Constitution
à a s'opposer publiquement au gangsta rap, William Bennett et
suggcire que la definition du champ des discours non performatifs
peut Stre itendue afin de protiger certaines conduites racistes, et qu'il
est possible de manipuler la distinction entre discours et conduite
afin d'atteindre certains objectifs politiques. De la meme manicire,
quand Catharine MacKinnon demande i l ' ~ t a tde considerer la
pornographic comme un discours performatif et d'interprkter, en
consequence, la representation p~rno~raphique comme une conduite
injurieuse, elle ne rcigle pas Ie probleme theorique de la relation entre
representation et conduite : elle ruine simplement cette distinction
afin d'accroitre Ie pouvoir detenu par l ' ~ t a de
t rciglementer les repre-
sentations sexuelles explicites.
A maints egards, cette extension du pouvoir de l'Etat constitue
une menace extreme pour la pratique discursive de la politique
gay et lesbienne. Au centre de ce mouvement, en effet, se trouvent
nombre d'Ã actes de discours n qui peuvent &re - et ont effec-
tivement it&- considkrks comme des conduites offensantes et
injurieuses : reprisentation de soi impudique, comme dans l'oeuvre
du photographe Mapplethorpe ; affirmation par des homosexuels
de leur homosexualite, comme dans la pratique du coming out;
et education sexuelle explicite, comme dans les programmes de
prevention du sida. Dans ces trois cas, i! importe de souligner que
representer l'homosexualite n'est pas exactement la meme chose
que la performer [performing], mime quand la representation a une
dimension performative evidence. Quand une personne se declare
homosexuelle, c'est la declaration qui est performative, pas l'homo-
sexualitk - i moins de soutenir la these curieuse selon laquelle
l'homosexualite ne serait rien d'autre qu'une forme de declaration.
De fayon similaire, il semble ila fois juste et absolument necessaire
d'affirmer que lorsqu'on represente des pratiques sexuelles dans Ie
cadre de l'education sur Ie sida, on ne transmet pas Ie virus, et on
n'encourage pas non plus certaines pratiques sexuelles (i mains de
considher que l'un des objectifs de ces programmes educatifs soit
d'inciter pratiquer Ie safe sex (K la sexualit6 sans risque ")). Par
ailleurs, quand des theoriciens conservateurssuggcirent que legangsta
rap est responsable de la criminalit; urbaine et de l'humiliation
des femmes, ils dkcrivent les representations non pas simplement
comme performatives, mais encore comme causatives. En appelant
C. DeLores TuckerI6 ne cherchaient pas i obtenir de l ' ~ t a tqu'il
prenne des initiatives l'encontre des entreprises qui financent ce
genre de musique, mais ils ont fait circuler l'idee selon laquelle cette
musique a des effets perlocutoires et ils ant represent6 cette repre-
sentation comme une incitation ila violence criminelle. La fusion
du discours et de la conduite permet ainsi de localiser la cause >>
Ã
de la violence urbaine et, peut-&re, comme lorsqu'on s'est inquieti
en Israel de la rhktorique incendiaire de l'extreme dtoite, d'empe-
cher route discussion sur les conditions institutionnelles qui sont i
I'origine de la violence de l'extrhe droite. De la meme facon, aux
~tats-Unis,la critique des paroles du gangsta rap permet peut-stre
d'iluder une analyse plus approfondie concernant l'appartenance
raciale, la pauvretk et la revolte, ainsi que la manikre dont ces condi-
tions se reflcitent dans les diffkrents genres de musique populaire
urbaine africaine-am6ricaine1'.
Malheureusement, il semble que certains s'approprient I'argu-
mentation visant iinterdire les discours de haine pour minimiser
les effets de l'injure raciale et etendre le champ de l'injure sexuelle ;
ainsi l'attaque orchestree par les conservateurs contre Ie rap mobilise
implicitement les arguments feministes contre les representations
injurieuses. De nouvelles normes de la à dicence exigent que
Ã
les conditions de la violence urbaine ne soient pas reptesentkes.
Simultaniment, la violence sexuelle contre les femmes est comprise
au travers de tropes raciaux : la dignit6 des femmes est censke 8tre
menacee non par l'affaiblissement des droits reproductifs ni par la
diminution generale de l'aide publique, mais d'abord et avant tout
par des chanteurs africain-americains.
Parmi ceux qui dependent l'idee que Ie discours peut avoir une
efficacite performative, illocutoire ou perlocutoire, on trouve des
fkministes et des antifiministes, des racistes et des antiracistes, des
homophobes et des antih~mo~hobes. I1 n'est done pas possible
d'etablir une correlation simple entre les differentes theories de l'effi-
cacitk des actes de discours et des positions politiques gknkrales ou
plus spkcifiques, comme celles qui portent sur l'etendue du champ
d'application du premier amendement. Neanmoins, il est clair qu'un
certain nombre de precedents juridiques permettent de penser que
 les restrictions apportees au champ du * discours à s'appuient sur Ie
modkle illocutoire du discours de haine. Plus on suppose que Ie lien
entre Ie domaine du discours et celui de la conduite est etroit, et plus
la distinction entre les actes heureux et malheureux est occultee, plus
fortes seront les raisons d'affirmer que ce discours a non seulement
pour cons6quence de produire une blessure, mais qu'il constitue en
soi une telle blessure, devenant ainsi indeniablement une forme'de
conduite. La fusion du discours et de la conduite, ainsi que l'occlu-
sion concomitante du fosse qui les separe, constituent tendanciel-
lement un argument en faveur de l'intervention de fitat, car si,
dans les cas woques ci-dessus, Ie discours à peut itre subsume sous
à ne pas accomplir l'acte en question n'6te pas son statut de promesse
la categorie de conduite, alors Ie premier amendement peut etre
contourne. A I'oppose, insister sur la distance qui sipare le discours
de la conduite revient isoutenir Ie role des formes non juridiques
&opposition, des differents procedis par lesquels Ie discours est
rejoue et resignifi dans des contextes qui excedent ceux que definis-
sent les cours de justice. Les strategies elaborees par certains mouve-
ments sociaux et par certains juristes progressistes courent Ie risque
de se retourner contre ces mkmes mouvements du fait de I'extension
du pouvoir de 1'Etat, notamment de son pouvoir legal. Soit qu'elles
etendent Ie domaine de l'obscenite, soit qu'elles s'efforcent (ce qui
a ete jusqu'i present infructueux) de faire appliquer la doctrine de
I'agression verbale, ou encore qu'elles elargissent Ie champ d'applica-
tion des lois contre la discrimination (en identifiant certains discours
a des conduites discriminatoires), ces strategies tendent a accroitre
Ie contr6le [re&tion] etatique sur ces questions, en permettant 1
l'fitat d'invoquer ces precedents contre lei mouvements sociaux qui
ont favoris6 leur acceptation comme doctrine juridique.
Les actes de discours comme interpellation
Si Ie discours de haine est illocutoire, s'il blesse au moment de son
enonciation et du fait de celle-ci et s'il constitue Ie sujet par cette
blessure, alors Ie discours de haine a une fonction d'interpellarion".
Ail premier abord, il semble que la notion denonciation illocutoire
elaborie par Austin soit incompatible avec la notion althusserienne
d'interpellation. Pour Austin, Ie sujet qui parle precede Ie discours.
Pour Althusser, l'acte de discours qui donne vie au sujet dans Ie
Iangage precede ce sujet. En effet, l'interpellation qui precede et
forme Ie sujet chez Althusser semble constituer la condition predable
des actes de discours, centres sur Ie sujet, qui peuplent le domaine
zanalyse &Austin. Cependant, il est clair qu'Austin ne considere pas
que Ie micanisme des inoncis performatifs repose toujours sur les
intentions des locuteurs. I1 refute diverses formes de psychologisme
selon lesquelles des à actes interieurs fictifs doivent accompagner
Ã
la promesse (Fun des premiers types d'actes de discours qu'Austin
examine) pour que celle-ci soit validbe. Bien qu'une bonne intention
puisse en effet assurer que la promesse soit heureuse l'intention de
à È
i l'acte de discours ;la promesse reste une promesse. O n peut distin-
guer la force d'un acre de discours de sa signification ; et la force
illocutoire d'un acte de discours est assuree par des conventions".
De mkme que, selon Austin, la convention qui commande I'insti-
tution de la promesse reste honoree meme lorsque l'on formule une
promesse que l'on n'a pas l'intention de respecter, pout Althusser,
on entre dans Ie rituel de I'ideologie qu'il y ait ou non adhesion
à Ã
prealable i cette idbologie.
L'idie &Austin selon laquelle l'acte de discours illocutoire est
conditionne par sa dimension conventionnelle, autrement dit par
sa dimension K rituelle à ou à c6r6monielle 11, trouve son pendant
dans l'affirmation d'Althusser qui veut que I'ideologie air une forme
rituelle et que ce rituel constitue I'existence materielle d'un
à Ã
appareil idiologique ÈPour rendre compte de la dimension rituelle
de l'ideologie, Althusser invoque ainsi, de facon provocatrice, les
analyses de Pascal sur la foi :K Pascal dit i peu pr&s : Mettez-vous i
Ã
genou, remuez les levres en priere et vous croirez. Ã Ã Le geste creux
acquiert de la substance et une ideation est produite par la ripetition
ritualisee de la convention. Selon Althusser, les K idees neprLcedent
Ã
pas ces actions et leur existence est inscrite dans les acres des prati-
Ã
ques reglees par les rituels à (op. cit., p. 108-109). Dans la dlkbre
scene d'interpellation qu'il decrit, Ie policier hele Ie passant d'un
Hi, vous li-bas ! Èet celui qui se reconnait et se retourne pour
repondre a cet appel (pratiquement tout Ie monde) ne prkexiste
pas, i strictement irappel. La scene dicrite par Althusser
releve done de la fable, mais que peut-elle bien signifier ? Le passant
se retourne precisement pour acquirir une certaine identite et il
 n'acquiert cette identite qu'au prix de la culpabilitk. L'acte de recon-
naissance devient un acre de constitution : l'appel adresse au sujet
l'anime et Ie fait exister.
Ni la promesse &Austin ni la priere d'Althusser ne requihrent un
itat mental preexistant pour opirer [perform] comme elles Ie font.
à Ã
Mais alors qu'Austin suppose un sujet qui park, Althusser, dans la
scene oh Ie policier hele un passant, postule une voix qui confere
l'itre au sujet. Le sujet &Austin parle selon des conventions, autre-
ment dit il parle d'une voix qui n'est jamais tout i fair singulikre.
Le sujet invoque une formule (ce qui n'est pas tout i fait la mime
chose que suivre une regle) et cela n'implique pas qu'il reflkchisse au
caractere conventionnel de ce qu'il dit. La dimension rituelle de la
convention implique que Ie moment de l'enonciation est informe
par des moments antkrieurs et, bien skr, posterieurs qui sont occultis
par Ie moment lui-mime. Qui parle quand une convention parle ?
A quel moment la convention parle-t-elle ? En un sens, la conven-
tion est un ensemble de voix herite, l'icho d'autres voix qui parlent
lorsqu'on dit je nZo.
Ã
Pour jeter un pont entre les perspectives &Austin et d'Althusser,
il faudrait rendre compte de la fayon dont Ie sujet constitui par
l'adresse de l'Autre devient un sujet capable de s'adresser i d'autres.
Dans ce cas, Ie sujet n'est ni un agent souverain dont la relation
au langage est strictement instrumentale, ni un simple effet qui ne
tirerait sa puissance d'agir que de sa complicite avec des operations
anterieures du pouvoir. La vuldrabilite i l'Autre qu'a constituie
l'adresse anterieure n'est jamais surmontee par l'acquisition d'une
puissance d'agir (c'est l'une des raisons pour lesquelles la à puissance
d'agir n'est pas la meme chose que la maitrise È)
à Ã
La these selon laquelle 1e discours de haine est illocutoire et produit
Ie sujet en lui assignant une position subordonnee, est proche de la
conception qui veut que Ie sujet soit interpel6 par une voix antirieure
qui mettrait en ceuvre [exercises] une forme rituelle. Dans Ie discours
de haine, Ie rituel en question semble itre celui de la subordination.
Et, en effet, I'un des arguments les plus forts en faveur de la rkglemen-
tation etatique des discours de haine est que certains types d'enoncks,
quand ils sont formules par ceux qui occupent des positions de
pouvoir au detriment de personnes subordonnkes, ont pour effet de
redoubler la subordination de ceux auxquels ils sont adressis.
Pour qu'un tel point de vue devienne absolument convaincant, il
est nicessaire de distinguer les injures socialement contingentes, qui
peuvent &re &tees, et les formes de subordination qui sont, pour
ainsi dire, la condition de la constitution du sujet. Cette distinction
n'est pas aide i operer, bien que cela ne soit pas impossible, parce
qu'il semble que la premiere forme de discours (les injures sociale-
ment contingentes) exploite les possibilith offertes par la seconde.
Le discours de haine rev& une vulnkrabilitk au langage qui lui est
antirieure, une vulnkrabiliti qui est la notre parce que nous sommes
des etres interpeles, qui dependent de l'adresse de l'Autre pour .itre.
Le fait que nous venions à &re par Ie biais d'une dkpendance 2
Ã
1'egard de 1'Autre - un postulat hegelien et, bien encendu, freudien -
doit &re reformule en termes linguistiques, dans la mesure oh les
termes par lesquels la reconnaissance est regie, c'est-i-dire conferee
ou refusee, appartiennent El l'ensemble plus vaste des rituels sociaux
d'interpellation. Nous n'avons aucun moyen de nous proteger contre
cette vulnerabilitk et cette sensibilite premieres i l'appel de la recon-
naissance [the call of recognition] qui suscite l'existence, et il nous est
impossible d'echapper 2 cette dependance premiere i 1'egard d'un
langage que nous n'avons pas fait pour acquirir un statut ontolo-
gique provisoire [tentative]. C'est ainsi que nous nous accrochons
parfois aux termes qui nous heurtent parce qu'ils nous donnent du
moins une maniere d'existence discursive et sociale2'. L'adresse qui,
d'un coup, inaugure la possibility d'une puissance d'agir a pour effet
de forclore la possibility d'une autonomie radicale. En ce sens, l'acte
meme de l'interpellation nous inflige \performed} une injure à >),
puisqu'il interdit la possibilite de Fautogenese du sujet (tout en
dormant lieu i ce fantasme). En consequence, il est impossible
de controler v6ritablement les effets potentiellement injurieux du
langage sans detruire quelque chose de fondamental au langage et,
plus specifiquement, i la constitution du sujet dans Ie langage. D'un
autre cote, si nous voulons exercer une quelconque puissance d'agir,
il apparait d'autant plus necessaire d'adopter un point de vue critique
sur les diffkrents types de langages qui commandent la regulation et
la constitution des sujets des lors que Yon realise l'in6vitabilit6 de
notre dependance 2 regard de la fason dont on s'adresse i nous.
Les enonces des discours de haine font partie du processus continu
et ininterrompu auquel nous sommes soumis [subjected} ;ils forment
 une part de l'assujettissement permanent qui constitue l'operation
meme de l'interpellation, cette action continuellement repetbe du
discours par laquelle les sujets sont formis dans la sujetion. Les termes
offensants qui definissent Ie lieu discursif de la violation precedent
et occasionnent l'knonciation par laquelle ils sont mis en oeuvre ;
c'est i l'occasion de l'enonciation que l'opkration d'interpellation
peut ttre renouvelke ; bien siir, cette operation n'est occasionnke que
par la conduite verbale È mais l'opkration d'interpellation a lieu
Ã
avec ou sans cette conduite. O n peut ainsi itre interpele, remis a sa
place, par Ie silence, lorsque personne ne s'adresse i nous - ce qui
devient douloureusement clair dans les situations ~ inous l en venons
i preferer &re dkpreciis plutbt qu'ignores.
. .
Nous pourrions &re tentks de penser que I'existence du langage
injurieux pose des questions kthiques telles que : A quel type de
langage devons-nous recourir? Comment Ie langage dont nous
faisons usage affecte-t-il les autres ? Si Ie discours de haine appartient
au domaine de la citation, cela signifie-t-il que celui qui utilise un
tel discours n'est pas responsable de cet usage ? Est-il possible de dire
que quelqu'un d'autre a fait Ie discours que nous utilisons et qu'en
consequence nous sommes absous de toute responsabilitk ? M a these
est que l'ffirmation du caractere K citationnel du discours peut
Ã
contribuer i accroitre et i intensifier Ie sentiment de notre respon-
sabilite i son kgard. Celui qui a recours au diicours de haine est
responsable de la repetition de ce discours, de son renforcement et
de l'itablissement de nouveaux contextes de haine et d'injure. La
responsabilite du locuteur ne consiste pas i refaire Ie langage ex nihilo,
mais bien plutbt i renkgocier les usages heritks qui contraignent et
autorisent [constrain and enable] son discours. La comprkhension de
ce sentiment de responsabilite, necessairement impur, requiert que
nous considkrions Ie locuteur ou la locutrice comme forme-e dans Ie
]angage qu'il ou elle utilise par ailleurs. Ce paradoxe indique qu'un
dilemme ethique se trame dks Ie commencement du discours.
La question de savoir comment user au mieux du diswurs est
une question specifiquement ethique, qui ne peut kmerger que
plus tard. Elle presuppose un ensemble de questions prkalables :
Qui sommes-Ãnous 11, nous qui ne pouvons &re sans Ie langage, et
qu'est-ce que signifie &re dans Ie langage ? Comment se hit-il
à Ã
que Ie langage injurieux menace cette condition de possibilitk, de
survie et de permanence linguistiques ? Si Ie sujet qui parle est aussi
constitu6-e par Ie laneage qu'il ou elle parle, alors Ie langage est la
condition de possibilit6 du sujet padant et non sim~lementl'ins-
trument g&e auquel il ou elle s'exprime. Cela signifie done que
h existence mime du sujet est impliquie dans un langage qui Ie
Ã
et l'exckde, un langage dont l'historiciti inclut un passe et
un futur qui exckdent ceux du sujet qui park. Et cependant cet excks
est ce qui rend possible Ie discours du sujet.
Foucault se rkfere i cette perte de contrble sur Ie langage quand
il k i t à Ie discours n'est pas la vie, son temps n'est pas Ie v6treZ2v.
Foucault semble vouloir dire par l i que notre vie n'est pas riductible
au discours que nous prononqons ou i la sphere de discours qui
mime notre vie. Ce qu'il ne souligne pas assez, nkanmoins, c'est
que Ie temps du discours, y compris dans sa radicale incommen-
surabilite avec Ie temps du sujet, rendpossible Ie temps oil parle Ie
sujet [the speaking time of the subject]. Ce domaine linguistique sur
lequel Ie sujet n'a pas de contrfile devient la condition de possibilitk
de tout domaine de contrfile exerck par Ie sujet padant. L'autonomie
dans Ie discours, pour autant qu'elle existe, est conditionnee par une
dipendance radicale, originelle, i l'egard du langage dont l'historicite
excede de routes parts l'histoire du sujet padant. Et cette structure,
cette historicitk excessive est ce qui rend possible la suwie linguis-
tique du sujet ainsi que, potentiellement, sa mort linguistique.
L'action injurieuse des noms
Bien que certaines formes de discours injurieux dependent de
l'usage de noms, du fait de donner un nom i autrui [callinganother
a name], d'autres semblent reposer sur des descriptions ou meme
des silences. Cependant, nous pouvons sans doute comprendre
quelque chose de la vulnerabilitk linguistique en examinant Ie
pouvoir du nom. Lacan k r i t que Ie nom est Ie temps de l'objet >:
Ã
(Seminuire 11, Paris, Seuil, 1981, p. 202).
Mais il est aussi Ie temps de l'Autre. En recevant un nom, nous
sommes, pour ainsi dire, situis socialement dans Ie temps et dans
l'espace. Et nous dipendons les uns des autres pour ce qui est de
notre nom, de la designation qui est censhe nous singulariser. Que
Ie nom soit partage par d'autres ou non, en tant que convention,
 il a une ghiralite et une historicite qui ne sont en aucune faqon
radicalement singulikres, meme s'il est suppose exercer 1e pouvoir de
singulariser. Du moins est-ce ainsi que l'on comprend geniralement
ce qu'est un nompropre. Mais d'autres types de noms, de descrip-
tions ou d'attitudes linguistiques (notamment Ie silence) emprun-.
tent-ils et tirent-ils leur pouvoir du pouvoir de constitution du nom
propre ? Conferent-ils aussi une specificit6 spatiale et temporelle, et
inaugurent-ils par l i un temps du sujet qui n'est pas Ie mime que Ie
temps du langage, imposant de la sorte Ie sentiment de la finitude du
sujet, qui dicoule de cette incommensurabilite ?
Considerons un moment les conditions plus gknkrales de la
nomination [numind. Tout d'abord, un nom est offert, donne,
impose par une personne ou un ensemble de personnes, et ce nom
est attribuk i une autre personne. Cette nomination requiert un
contexte intersubjectif, mais aussi un mode d'adresse, car le nom
emerge lorsqubn adresse un nouueau mot [coinage] 2 quelqu'un
d'autre, et que, dans cette adresse, on fait de ce nouueau mot un nom
propre. L a d n e de la nomination apparait ainsi d'abord comme une
action unilaterale : il y a ceux qui adressent leur discours aux autres,
qui empruntent, amalgament et forgent un nom, Ie dkrivant d'une
convention linguistique existante, et ktablissent que cette derivation
estpropre dans l'acte de nommer. Cependant, celui qui nomme, qui
oeuvre dans 1e langage pour trouver un nom a l'autre, est suppose
&re lui-mime deja nommk, situk dans Ie laneage comme quelqu'un
ayant deja subi cette adresse inaugurale ou fondatrice. Cela suggkre
qu'un tel sujet dans Ie langage est dans la position i la fois &met-
teur et de destinataite de l'adresse, et que la possibilitk mime de
nommer un autre prksuppose que l'on soit prealablement nommk.
Le sujet parlant qui est nommk devient potentiellement quelqu'un
qui pourra en son temps nommer quelqu'un d'autre.
Bien que nous puissions penser que cette action consiste avant
tout i confkrer un nom propre, elle ne prend pas nkcessairement
cette forme. Le pouvoir perturbant, et mime terrible, de nommer
parait ainsi rappeler Ie pouvoir initial qu'a Ie nom d'inaugurer et de
maintenir l'existence linguistique, de conferer une singularit6 spatide
et temporelle. Aprks avoir requ un nom propre, on est susceptible
[subject to] d'etre nomme i nouveau. En ce sens, la vulnkrabilite
au fait d'etre nommk constitue une condition permanence du sujet
padant. Que se passerait-il si I'on compilait tous les noms qu'on
nous a donnks ? Ne serions-nous pas dans la ~ l u grande s per~lexitk
quant i savoir comment definir notre identitk ? Certains de ces noms
n'annuleraient-ils pas l'effet d'autres noms ? Dkcouvririons-nous que
notre perception de nous-mime depend fondamentalement d'une
multitude de noms en concurrence les uns avec les autres, que c'est
de l i que nous la dkrivons ? Nous trouverions-nous aliknks dans Ie
langage ou, pour ainsi dire, dans des noms adressks depuis un autre
lieu ? Ainsi, comme Benveniste l'a montrk, les conditions m6mes qui
permettent que Yon devienne un à je dans Ie laneage sont indiffk-
Ã
rentes au à je que l'on devient. Plus on se cherche dans Ie langage,
Ã
plus on se perd prkciskment l i oh l'on s'est cherchk.
A la fois imetteur et destinataire de l'adresse, trouvant ses repkres i
l'intkrieur de ce vecteur croisk du pouvoir, Ie sujet est non seulement
ktabli \founded\ par l'autre, puisqu'il requiert une adresse pour h e ,
mais son pouvoir est derive de la structure de l'adresse, qui est i la
fois une vulnkrabilitk et une pratique linguistiques. Si l'on vient i
&re du fait d'une adresse, pouvons-nous imaginer un sujet sipark
de sa posture hguistique [linguistic bearing] ? Nous ne pouvons pas
l'imaginer, ou il ne pourrait pas &re ce qu'il est, sans cette possibilitk
constitutive qu'il a de s'adresser aux autres et que les autres s'adressent
i hi. Si les sujets ne peuvent pas itre ce qu'ils sont sans cette posture
linguistique des uns i l'kgard des autres, alors il se pourrait que celle-ci
se rfvele essentielle i ce qu'ils sont, qu'elle s'avere &re quelque chose
sans quoi ils ne pourraient pas itre dits exister ; leur posture linguis-
tique les uns i regard des autres, leur vulnkrabiliti linguistique les
uns a l ' w d des autres, n'est pas quelque chose qui vient simplement
s'ajouter aux relations sociales. C'est l'une des formes primaires que
prend cette relation socialeZ3.
Sur la scene linguistique que nous venons d'examiner, les sujets
sont pris dans une double relation :ils s'adressent les uns aux autres et
reqoivent des adresses les uns des autres. La capacitk a s'adresser parait
ainsi dkrivke du fait d'avoir requ une adresse, et une certaine subjec-
tivation dans 1e langage est constituke par cette rkversibilitk. Nous ne
devons cependant pas limiter notre comprehension de l'interpellation
en supposant que c'est nkcessairement une relation dyadique.
Considkrons la situation dans laquelle quelqu'un est nommk
sans savoir qu'il l'est, situation qui est, aprks tout, notre condition
 i tous au commencement et parfois meme auparavant. Le nom
nous constitue socidement, mais notre constitution sociale a lieu
sans que nous Ie sachions. Bien sfir, nous pouvons nous imagine1
entierement differemment de la facon dont nous sommes constituis
socialement ; nous pouvons, pour ainsi dire, rencontrer par hasard
notre moi [self} socialement constitub, ce qui peut nous effrayer ou
now rijouir, ou encore nous ibranler. Une telle rencontre met en
evidence la facon done Ie nom exerce un pouvoir linguistique de
constitution, sans egards envers celui qui Ie pone. I1 n'est pas neces-
saire d'etre conscient ou de percevoir que l'on est constitue pour que
cette constitution soit efficace. Car la mesure de cette constitution
ne reside pas dans son appropriation reflexive mais, bien plutbt, dans
une chaine de signification qui excede Ie circuit de la connaissance
de soi. Le temps du discours n'est pas celui du sujet.
En ce sens, l'analyse althusskrienne de l'interpellation doit &re
revide. Le sujet ne doit pas necessairement se retourner pour &re
constitue en tant que tel et Ie discours qui inaugure Ie sujet ne doit
pas necessairement prendre la forme d'une voix.
Dans à Ideologic et appareils idkologiques d ' ~ t a tÈAlthusser
s'efforce de dicrire Ie pouvoir de constitution du sujet exerck par
l'idkologie i travers la figure d'une voix divine qui nomme et fait
ainsi advenir Ie sujet. Le nom divin fait ce qu'il nomme, mais il
subordonne aussi ce qu'il fait. En affirmant que l'idiologie sociale
opere d'une facon analogue A la voix divine, Althusser assimile
incidemment l'interpellation sociale et l'acte de discours perfor-
matif divin. L'exemple de la religion acquiert ainsi Ie statut de
paradigme de l'ideologie : I'autorite de la K voix à de l'idiologie, la
voix à de l'interpellation, est representee comme une voix qu'il est
presque impossible de refuser. Chez Althusser, la force de l'inter-
pellation est illustree par des exemples remarquables : celui de la
voix de Dieu quand il nomme Pierre (et Moise), qu'on retrouve
sous une forme skcularisie dans lavoix du representant de l'autoritk
etatique ; la voix du policier qui hele d'un He, vous li-bas ! Ã Ie
Ã
pieton indiscipline.
En d'autres termes, le pouvoir divin de nommer structure la
theorie de l'interpellation qui rend compte de la constitution idiolo-
gique du sujet. Dieu nomme à Pierre et cette adresse itablit Dieu
Ã
comme l'origine de Pierre ; Ie nom reste attache i Pierre de facon
permanente en verm de la presence continue de celui qui Ie nomme,
suppose resider dans 1e nom. Cependant, dans Ie cadre des exemples
donnis par Althusser, il n'est possible de nommer quelqu'un que
si celui iqui Ie nom est adresse desire l'accepter et l'anticipe. Dans
la mesure oh la nomination est une adresse, il y a toujours dkji un
destinataire avant elle ; mais itant donne que l'adresse est un nom
qui tree ce qu'il nomme, il semble qu'il n'y ait pas de x Pierre sans
Ã
Ie nom de à Pierre ÈEt, en effet, a Pierre n'existe pas sans Ie nom
Ã
qui lui fournit la garantie linguistique de son existence. En ce sens,
pour que la formation du sujet soit il faut que lui prkexiste
une certaine propension [readiness] i &re contraint par l'interpella-
tion autoritaire, et cette propension suggere que l'on est, pour ainsi
dire, dkji pris dans une relation d'obligation ila voix divine avant
meme de succomber ison appel. En d'autres termes, la voix qui
lance [calls}Ie nom nous revendique deji pour sien, et l'on est deji
subordonne i I'autoritk i laquelle on succombe par la suite.
Aussi utile qu'il soit, Ie scheme d'analyse d'Althusser restreint
cependant la notion d'interpellation i I'action d'une voix, en
attribuant un pouvoir crtateur ila voix qui rappelle et renforce la
figure de la voix divine capable de faire advenir ce qu'elle nomme.
L*interpellationdoit h e dissociie de la figure de lavoix pour devenir
l'instrument et Ie mecanisme de discours dont l'efficacitk est irrkduc-
tible au moment oil ils sont prononcks. Considerons ainsi l'efficacitk
du langage h i t ou reproduit dans la production d'effets sociaux et,
en paniculier, dans la constitution de sujets. Mais peut-etre est-il
encore plus important de prendre en consideration Ie fait que la voix
est impliquke dans la notion de pouvoir souverain, Ie pouvoir etant
alors represent6 comme emanant d'un sujet, active par une voix,
ses effets paraissant &re produits magiquement par cette voix. En
d'autres termes, le pouvoir est compris d'aprh Ie modele du pouvoir
divin de nommer, selon lequel imettre un enonce revient icrier
l'effet enonce. Le discours humain mime assez rarement cette effica-
cite divine, sinon lorsqu'il est soutenu par Ie pouvoir d'fitat, comme
dans le cas du discours d'un juge, des services de l'immigration,
ou encore de la police - et meme alors, il existe parfois des recours
contre ce pogvoir. Si nous admettons que celui qui a Ie pouvoir de
faire advenir ce qu'il dit est habilite A tenir son discours parce qu'il
a d'ahord fait l'objet d'une adresse et a par consequent etc initi6
par cette adresse a la competence linguistique, alors il densuit que
Ie pouvoir du sujet parlant est toujours, a un degre ou a un autre,
derive et qu'il n'a pas sa source dans Ie sujet parlant.
Le policier qui hkle une personne dans la rue est habilite i l'appeler
ainsi par la force d'une convention reitkrke. C'est l i l'un des actes
de discours que la police accomplit, et la temporalit6 de cet acte
exckde Ie temps de l'enonciation en question. En un sens, lorsqu'il
hkle un passant, Ie policier cite une convention et il participe a une
inonciation indifferente a celui qui la prononce. L'acte de discours
à fonctionne en partie du fait de sa dimension citationnelle, de
à ces formulaires. Cela signifie seulement qu'ils ne sont pas les initia-
l'historicite de la convention qui exckde et rend possible [enables]
Ie moment de Yenonciation. Pour Althusser, il h u t que quelqu'un
se retourne et s'approprie riflexivement Ie terme par lequel il est
he16 ; c'est seulement une fois que ce geste d'appropriation a eu lieu
que Fappel devient une interpellation. Mais si nous acceptons l'idee
selon laquelle la constitution linguistique du sujet peut prendre place
sans que celui-ci Ie sache, comme lorsque quelqu'un est Ie referent,
hors de portee de voix, d'un discours i la troisikme personne, alors
l'interpellation peut fonctionner sans que 1e sujet se à retourne >),
sans que personne ne disc Oui, c'est moi ! >).
à tion exchdent les sujets que ses termes constituent et les sujets ainsi
Imaginons une scene, qui n'a rien d'improbable, oh l'on est
appele par un norn et oh Fon se retourne pour Ie refuser : Ce n'est
à Les rouages de l'interpellation peuvent bien &re necessaires, mais
pas moi, vous vous trompez ! Ã Imaginons ensuite que Ie nom ne
cesse de s'imposer a vous, de delimiter Fespace que vous occupez,
de construire un positionnement social. Indiffirente i vos protes-
tations, la force d'interpellation continue son ceuvre. Vous etes
toujours constitue par Ie discours, mais i distance de vous-meme.
L'interpellation est une adresse qui manque regulikrement son but ;
elle requiert la reconnaissance d'une autorite en meme temps qu'elle
confere une identity en parvenant i imposer cette reconnaissance.
ridentiti est une fonction de ce circuit, mais elle ne lui preexiste pas.
La marque imprimee par l'interpellation n'est pas descriptive, mais
inaugurale. Elle cherche introduire une realit6 plutdt qu'i rendre
compte (Tune daliti existante ; et elle accomplit cette introduction
en citant line convention existante. L'interpellation est un acte de
discours done Ie contenu n'est ni vrai ni faux : dicrire n'est pas
à Ã
son objectif premier. Son but est de designer et d'ktablir un sujet
assujetti [ a subject in subjection], de produire ses contours sociaux
dans le temps et l'espace. Son operation reiterative a pour effet de
sedimenter Ie à positionnement du sujet au cours du temps.
Ã
Le nom qui inter~ellepeut aussi advenir sans locuteur -par
exempie sous des formes bureaucratiques, par un recensement, des
documents &adoption ou des formulaires de recrutement. Qui
enonce ces mots ? La diffusion bureaucratique et disciplinaire du
pouvoir souverain produit un terrain oh Ie pouvoir discursif opkre
sans sujet, mais qui constime Ie sujet au cours de son exercice. Cela
ne veut pas dire qu'il n'y a pas d'individus qui icrivent et distribuent
teurs du discours qu'ils vehiculent et que leurs intentions, aussi fortes
soient-elles, ne sont pas ce qui determine Ie sens de ce discours.
Bien que Ie sujet parle assurement et bien qu'il n'y ait pas de parole
sans sujet, Ie sujet n'a pas un pouvoir souverain sur ce qu'il dit. En
consequence, dks lots que Ie pouvoir souverain est devenu diffus,
l'interpellation a une origine aussi peu claire que sa fin. De qui
provient l'adresse, et i qui est-elle adressie ? Si celui qui la transmet
n'en est pas l'auteur, et si celui qu'elle designe [marked} n'est pas
decrit par elle, alors les rouages [workings} du pouvoir d'interpella-
constitues exckdent l'interpellation qui les anime.
ils ne sont pas pour autant mecaniques ni tout i fait previsibles. Le
pouvoir qu'a un nom de blesser est distinct de l'efficacite avec laquelle
ce pouvoir est exerce. Bien entendu, Ie pouvoir n'est pas aussi facile
a identifier ou i localiser que Ie laissent entendre certaines theories
des actes de disc our^^^. Le sujet qui tient un discours de haine est
clairement responsable de ce discours, mais il en est rarement l'ini-
tiateur. Le discours raciste fonctionne par l'invocation de conven-
tions ; il circule, et bien qu'il requikre Ie sujet pour &re prononce, il
ne commence ni ne s'achkve avec Ie sujet qui parle ou avec Ie nom
sp6cifique qui est utilise.
Foucault recommande de ne pas chercher i localiser Ie pouvoir et
sa thkorie du pouvoir a des implications importantes quant i l'effort
pour situer Ie pouvoir dans Ie nom. Ses propos ont moins a voir avec
Ie pouvoir du nom. qu'avec Ie nom dupouvoir et avec les presupposi-
tions nominalistes qui vont de pair avec I'&laborationd'une concep-
tion du pouvoir comme nom.
 11 h i t : I1 faut etre nominaliste, assurement : Ie pouvoir n'est
Ã
pas une institution, ni une structure ; ce n'est pas non plus une
certaine force dont nous serions dotes ; c'est Ie norn que I'on attribue
a une situation strateyique complexe dans une sociite donnee (c'est
Ã
moi qui souligne). C'est Ie norn que Yon attribue i une complexite
qu'il n'est pas facile de nommer. Le pouvoir ne survient pas sous
la forme d'un norn ; ses structures et ses institutions ne sont pas
telles que ce nom semble parfaitement adapt6 ice qu'est Ie pouvoir,
quoi qu'il soit. Un norn tend i fixer, ifiger, i delimiter, i rendre
substantiel et, bien shr, il semble mobiliser une metaphysique de la
substance, des etres discrets et singuliers ; un norn n'est pas la meme
chose qu'un processus temporel indifferencie ni que la convergence
complexe de relations qui peuvent &re subsumees sous la categorie
de situation È
à Mais pouvoir est Ie nom que Fon attribue icette
à Ã
complexite et ce norn se substitue ielle, rendant maniable ce qui
serait autrement trop peu docile, trop complexe, et qui constitue-
rait un defi il'ontologie limitative et substantialisante que Ie nom
presuppose. Bien shr, lorsque Foucault affirme que à Ie pouvoir est
Ie nom que I'on attribue i une situation strategique il apparait que
È
Ie pouvoir n'est qu'un norn que Fon attribue et que ce nom n'est
qu'une version arbitraire ou abregee de ce qu'est Ie pouvoir. Mais
quand ensuite Foucault offre la description suivante : Ã une situation
strategique dans une societe donnee alors la question surgit : est-
È
ce que cette description n'est pas tout aussi arbitraire ou abreg6e
que Ie norn qu'elle remplace, Ie nom qui sen de substitution icette
description ? En d'autres termes, la description n'est-elle pas tout
autant un substitut que 1e norn ?
Qu'est-ce que Ie pouvoir dans cette perspective ? S'il ne s'agit pas
d'une force dont nous serions dotes, peut-etre est-ce une force dont
Ie langage est, lui, dote ? Si Ie pouvoir n'est ni l'une ni Fautre, autre-
ment dit si I'on ne peut pas dire que Ie pouvoir est inherent i tout
sujet, en tant que force done il serait dote Èni d'ailleurs qu'il est
à traumatique est une experience prolongee qui ecbappe [defies]
inherent itel ou tel ensemble de noms, alors comment pouvons-nous
rendre compte des circonstances dans lesquelles Ie pouvoir apparait
pr6cisement comme ce dont Ie sujet est dote ou comme ce dont
un nom est dote ?
Le pouvoir fonctionne i la dissimulation : il apparait comme
autre chose que lui-m&ne, il apparait comme un nom. Foucault
encadre de guillemets Ie terme de pouvoir : c'est ledit pouvoir ; IeÃ
pouvoir comme disent les gens. Le pouvoir - Ie norn - est entre
È à Ã
autres choses l'effet &ensemble qui emerge de toutes ces mobilites,
la concatenation qui repose sur chacune de ces [Ãmobilites et È
cherche £arrtter l e w mauuement C'est un mouvement, une conca-
È
tenation qui repose sur ces mobilites mais qui est en un sens derive
d'elles et se retourne contre elles, cherchant iarreter Ie mouvement
lui-meme. Le nom serait-il l'une des facons dont cet arret est
à Ã
accompli ? I1 s'agit l i d'une &range maniere de considerer Ie pouvoir,
comme l'arret du mouvement, comme un mouvement qui s'inter-
rompt ou s'arrete lui-meme, par la nominalisation. Le norn pone en
lui Ie mouvement d'une histoire qu'il arrete.
Assurement, les noms injurieux ont une histoire, laquelle est
invoquee et renforcee au moment de leur enonciation, mais n'est pas
explicitement formulee. Ce n'est pas simplement Fhistoire de leurs
usages, de leurs contextes et de leurs buts ; c'est la manitire dont ces
histoires se sont inscrites et arretees dans 1e nom et par lui. Le norn
a ainsi une historiciti, laquelle peut Stre comprise comme l'histoire
devenue interieure au nom, qui en est venue i constituer la signifi-
cation contemporaine du norn : la sedimentation de ses usages, qui
ont i t &assimiles par Ie nom, une sedimentation, une repetition qui
se fige, qui donne sa force au n o ~ n ~ ~ .
Si nous comprenons la force du norn injurieux comme un effet
de son historicite, alors cette force n'est pas Ie simple effet causal
d'un coup inflige, mais elle fonctionne en partie grace i une
memoire cbiffree ou i un trauma, qui vit dans Ie laneage et est
vehicule par h i . La force du nom injurieux depend non seule-
ment de son iterabilit.4, mais aussi de la forme de la repetition
liee au trauma, de ce dont, i strictement parler, on ne se souvient
pas, mais qui est revecu, et revecu dans et par ce qui tient lieu de
substitution linguistique iFevenement traumatique. L'evknement
la representation et la propage simu1tan6mentz6.Le trauma social
prend la forme non d'une structure qui se repete mecaniquement,
mais plut6t celle d'une sujetion continuelle, celle de la remise en
scene de I'injure par des signes qui ila fois obliterent et rejouent
la scene. La repetition peut-elle &re ila fois Ie moyen par lequel Ie
trauma est ripeti et celui par lequel il rompt avec l'historicite dont
 il est l'esclave ? Qu'est-ce qui, dans la scene du trauma, permet une
contre-citation ? Comment Ie discours de haine peut-il &re cite
centre hi-mkme ?
Les projets de rkglementation [regulate] du discours de haine
finissent invariablement par Ie citer longuement, par klaborer de
longues listes d'exemples, par codifier ce discours en vue de son
contrdle ou par repeter [rehearsing],sur un mode pidagogique, les
injures infligkes par un tel discours. I1 semble que la repetition est
inevitable et que nous n'ayons toujours pas rkpondu a la question
stratigique : comment en user au mieux ? I1 ne s'agit pas d'exercer
une puissance d'agir 1distance, mais prkciskment de lutter depuis
I'interieur des contraintes de la coercition. Dans Ie cas du discours de
haine, il semble qu'il ne soit pas possible d'attknuer ses effets hormis
par sa recirculation, m6me si celle-ci prend place dans Ie contexte
d'un discours public qui en appelle ila censure d'un tel discours :
Ie censeur est contraint de repeter les discours qu'il veut prohiber.
Aussi forte que soit Fopposition au discours de haine, Ie faire recir-
culer reproduit inevitablement Ie trauma. I1 n'est pas possible d'evo-
quer des cas de discours racistes, par exemple dans une classe, sans
invoquer la sensibilite du racisme, Ie trauma et, pour certains, Ie
sentiment d'excitation [excitement]qu'il heille.
J'ai decouvert, au travers d'une experience douloureuse lors de
l'ktk 1995, ila Dartmouth Schoolfor Criticism and Theory, que donner
des exemples du langage raciste revient parfois a inciter y recourir.
Un-e etudiant-e a envoyk, apparemment en echo au contenu de mon
cours, des lettres haineuses a plusieurs emdiants de la classe, lettres
qui spkculaient, de f a p n à entendue È sur leur ethnicit6 et leur sexua-
lit6 ;il ou elle kcrivait des lettres sans y apposer de nom : sans nom,
insultantes [calling names], ces lettres cherchaient a distiller l'op6ra-
tion d'interpellation pour en faire une adresse unilaterale, leur auteur
pouvant seul s'adresser aux autres, sans que l'on puisse s'adresser a
lui ou a elle en retour. Ainsi, Ie trauma de l'exemple fit retour, pour
ainsi dire, dans 1e trauma des lettres sans signature. Ce trauma fin
encore ulterieurement rkitere en classe, dans un but pkdagogique.
L'incitation au discours sur Ie trauma, cependant, ne fit rien pour
l'attknuer, bien que d'une cenaine manikre l'examen dkpassionn6 des
termes utilises ait attinu6 la pousske d'excitation qui, chez certains,
accompagnait leur formulation. La capacite à libkrale de se refirer
Ã
de tels termes comrne si on ne faisait que les mentionner, comme si
on n'en usait pas, peut renforcer la structure de dksaveu qui permet
leur circulation. Les mots sont knoncks et desavouks au moment
mkme de leur enonciation, et Ie discours critique tenu a leur propos
devient precisement l'instrument de leur perpetration.
Cette histoire met en evidence les limites et les risques de la resigni-
fication en cant que strategic d'opposition. Je ne pretends pas qu'en
faisant recirculer a des fins pedagogiques des exemples de discours
de haine, on va toujours a l'encontre du projet de contrer et de
d6samorcer ces discours, mais je voudrais souligner Ie fait que de tels
termes vkhiculent des connotations qui exckdent les objectifs qui leur
sont assign& et qu'ils peuvent ainsi contrarier et contrer les efforts
discursifs deployes pour s'opposer au discours de haine. S'assurer
que ces termes ne soient pas et ne puissent pas ktre prononcks peut
aussi contribuer iles figer [lock in phce] et preserver par la leur
pouvoir d'injurier en suspendant la possibilitk d'un travail sur eux
[reworking]qui puisse changer leur contexte et leur but.
Qu'un tel langage vkhicule un trauma ne justifie pas qu'on en inter-
disc Fusage. I1 n'est pas possible de purifier Ie laneage de son residu
traumatique ; il n'est pas possible non plus de travailler Ie trauma
sinon par un effort laborieux pour orienter Ie cours de sa repetition.
I1 se peut que Ie trauma constitue une &range sorte de resource
et que la repetition soit son instrument controverse mais promet-
teur. Apres tout, Ie fait d'etre nomm6 par un autre est un &nement
traumatique : c'est un acte qui precede toujours ma volonte, un acre
qui m'introduit dans un monde linguistique dans lequel je peux
alors eventuellement commencer a d&ployerma puissance d'agir.
Une subordination fondatrice, qui constitue cependant la scene de
la puissance d'agir, est rkpetie dans les interpellations continuelles de
la vie sociale. Voila comment on m'a appele. Parce que j'ai ete appe16
de telle ou telle facon, j'ai ete introduit dans la vie linguistique et je
me refere a moi-meme au travers du langage de l'Autre, mais jamais
peut-stre exactement dans les mkmes termes que ceux que mon
langage mime. Les termes utilisis pour nous heler sont rarement
ceux que nous choisissons (et meme quand nous essayons d'imposer
des protocoles quant a la facon dont il convient de nous nommer, ils
ichouent Ie plus souvent) ; mais ces termes que nous ne choisissons
jamais vraiment sont l'occasion de quelque chose que nous pouvons
peut-stre encore appeler une puissance d'agir : ils sont l'occasion
à Ã
de la repetition d'une subordination originaire a une autre fin, dont
Ie filtur reste partiellement ouvert.
Scheme
Si la puissance d'agir n'est pas derivke de la souverainete du locuteur,
alors la force des actes de discours n'est pas une force souveraine.
La force des actes de discours est, aussi incongru que cela puisse
à Ã
paraitre, liee au corps dont la force est detournee et vehiculee a
travers Ie discours. En tant qu'il est excitable Èformule sous la
Ã
contrainte, un tel discours est ¥la fois l'effet delibere et non delibere
du locuteur. Celui qui parle n'est pas a Forigine du discours, car Ie
sujet est produit dans Ie langage par I'usage [exercise] performatif
ant6rieur du discours : par l'interpellation. De surcroit, Ie langage
que Ie sujet park est conventionnel et, dans cette mesure, citationnel.
L'effort juridique pour brider Ie discours injurieux tend i isoler Ie
locuteur comme agent coupable, comme s'il etait a l'origine du
Ã
discours. La responsabilite du locuteur est ainsi comprise de fayon
erronee. Le locuteur est responsable du discours en raison de son
caractere citationnel. Le locuteur renouvhle les valeurs 1ing~isti~ue.s
[linguistic tokens] d'une communaut6 en reemettant et en ranimant
Ie discours. La re~~onsabilite est done li6e au discours non en tant
qu'origine mais en rant que repetition.
Si la performativite du discours injurieux est tenue pour perlo-
cutoire (si Ie discours entraine des effets, mais n'est pas lui-mtme
son effet), alors 1e discours ne produit d'effets injurieux que dans
la seule mesure oh il produit un ensemble d'effets non necessaires.
C'est seulement si d'autres effets peuvent suivre son enonciation
que l'appropriation, 1e retournement et la recontextualisation de
tels enonces deviennent possibles. Dans la mesure oh certaines
approches juridiques presupposent Ie statut illocutoire du discours
de haine fie discours est l'exercice immediat et necessaire d'effets
injurieux), la possibility de desamorcer la force de ce discours par un
contre-discours est eliminee. De fagon significative, c'est par I'exer-
cice du pouvoir performatif propre au discours juridique qu'est defini
Ie statut de la performativite du discours de haine. Dans le climat
politique actuel, aux ~ t a t s - ~ n ilas ,loi qui decide de la question du
discours de haine tend a &re appliquee de facon incoherence afin
de promouvoir des objectifs politiques dactionnaires : l'action du
discours est consideree de maniere univoque comme une conduite
injurieuse (selon un point de vue illocutoire sur Facte de discours)
dans les cas oil il est question de la representation explicite de la
sexualiti. Le coming out des gays et des lesbiennes dans l'armee en est
un exemple. La relation entre Ie discours et la conduite est a l'inverse
consideree comme equivoque, sinon indecidable, par les cours de
justice dans les &ires concernant des discours racistes.
Mon point de vue est que les efforts visant i demontrer que Ie
discours est une conduite sont utilises par des cours de justice
conservatrices afin de soutenir Fidee que Ie discours sexuel est un
acte sexuel ; mais ces mkmes cours tendenc i mettre en question la
fusion du discours et de la conduite dans les affaires qui mettent
en jeu Ie langage raciste. C'est ce qui apparait malheureusement
de manihre tout i fait claire dans les cas oh des minorites raciales
en viennent a representer la source ou l'origine des representations
sexuelles injurieuses (comme dans Ie cas du rap) ou lorsque cette
meme depreciation pornographique est exercee par ~ E t a tlui-
meme, comme p a it6 Ie cas a l'encontre du discours &Anita Hilld,
transform6 en spectacle racial sexualis6 et prive de toute credibilite.
La transposition de la race au sexe du modele du discours de haine
ne peut alors que produire une serie de consequences politiques
* L'affaire qui a oppose Anita Hill a Clarence Thomas n'a eu que peu d'icho
en France malgr6 son retentissement mkdiatique extraordinaire aux Etats-Unis.
En 1991, Clarence Thomas Cut nomme juge la Cour supreme par Ie president
George Bush. I1 succedait Ihurgood Marshall. Premier Africain-Am6ricain i
avoir 616 nommk a la Cour supreme, Marshall s'6tait illustre dans la lutte pour
les droits civiques. Clarence Thomas presentair quant a lui l'avantage, aux yeux
de George Bush, d'etre a la fois africain-am6ricainet conservateur. De nombreu-
ses associations de lutte pour les droits civiques s30ppos&rent a sa nomination,
du fait notamment de ses positions sur la discrimination positive; plusieurs
associations de femmes craignaient, quant a elles, qu'il ne se fasse l'avocat d'une
restriction du droit a l'avortement. Lors des auditions au S6nat pr6c.idant son
intronisation Anita Hill, professeur de droit J'universitk d'Oklahoma, qui
È
avait travail16 a ses cotes quelques annkes auparavant, l'accusa de harcelement
sexuel. I.es medias donnerent a laffaire un retentissement &norme.Confront6
a ces accusations, Clarence Thomas accusa ses adversaires d'avoir voulu organi-
ser son K lynchage È Le Senat confirma finalement sa nomination, rejetant la
plainte d'Anita Hill.
 particuli2rement probldrnatiques. Les tropes raciaux sont exploites
pour etablir de fausses analogies avec 1e sexe et l'intersection entre les
deux n'est absolument pas rnise en question.
Ce texte cherche tout autant i analyser les details de certains debats
recents i propos des discours de haine qu'i elaborer les grandes
lignes d'une theorie plus ginerale de la performativite du discours
politique. L'idee n'est pas d'enumerer les consequences politiques
d'une thiorie du performatif, mais plut6t de montrer comment
une telle theorie est deji i l'oeuvre dans la pratique [exercise] du
discours politique. Comprendre la performativite comme line
action renouvelable sans origine ni fin claire suggkre que Ie discours
n'est en definitive contraint ni par un locuteur determine ni par
son contexte d'origine. Le discours n'est pas seulement defini par
Ie contexte social, il est aussi marque par sa capacite i rompre avec
ce contexte. Ainsi, la performativite a sa propre temporalit6 sociale,
dans laquelle elle est rendue possible precisement par les contextes
avec lesquels elle rompt. La structure arnbivalente qui est au cceur de
la performativite implique que, i l'interieur du discours politique,
les mots meme de la resistance et de l'insurrection sont engendrks
par les pouvoirs auxquels elles s'opposent (ce qui ne revient pas i
dire qu'elles sont riductibles i ces pouvoirs ou qu'elles sont toujours
d'avance ricupdr&s par eux).
La possibilit6 politique de retravailler la force des actes de discours
pour la faire jouer centre la force de l'injure consiste i se reappro-
prier la force du discours en Ie detournant de ses contextes price-
dents. Le langage qui s'efforce de contrer les injures du discours doit
repeter ces injures justement sans les rejouer [reenact]. Une telle
strategic consiste a affirmer que Ie discours de haine ne detruit pas la
puissance d'agir requise pour formuler une reponse critique. Ceux
qui affirment que Ie discours de haine produit une classe victime
à Ã
dinient I'existence de la puissance d'agir et ont tendance i prfiner un
type d'intervention dans lequel la puissance d'agir est entikrement
assumee par 1'~tat.Au lieu de la censure d'Etat, une lutte linguistique,
sociale et culturelle, se deroule, oh la puissance d'agir est derivie de
l'injure et oh l'injure est contree par cette derivation meme.
Detourner la force du langage injutieux pour contrer son fonction-
nement, c'est adopter une strategic qui refuse, d'une part, la solution
representie par la censure d ' ~ t a et,
t d'autre part, l'impossible retour
i une conception de la liberte souveraine de l'individu. Le sujet est
constituk (interpele) dans Ie langage par un processus selectif travers
lequel les conditions de la lisibilite et de l'intelligibilit~de la subjec-
tivid sont reelement&. Le sujet reqoit un nom, mais qui il est à Ã
depend autant des noms dont il n'est jamais appelk : les possibilites
de vie linguistique sont a la fois inauguries et forcloses par ce nom.
Ainsi, Ie langage constitue Ie sujet en partie par la forclusion,
sorte de censure officieuse ou de restriction premiere du langage qui
constitue la possibilit6 de la puissance d'agir dans Ie discours. Le
type de parole qui prend place i la frontikre [border] de l'indicible
promet de reveler les limites [boundaries] vacillantes du discours
legitime. Ce point de vue suggkre que la puissance d'agir, en tant que
marque supplementaire des limites de la souverainete, est derivee des
limitations du langage et que cette limitation n'a pas seulement des
implications negatives.
Et en effet, lorsque nous pensons i des mondes qui seront peut-
&re un jour pensables, dicibles, lisibles, l'ouverture du forclos et Ie
dire dc I'indicible deviennent une partie de l'Ã offense qui doit Ã
&re commise pour etendre Ie domaine de la survie linguistique.
La resignification du discours requiert que l'on ouvre de nouveaux
contextes, que l'on parle sur des modes qui n'ont jamais encore ete
legitimes, et que l'on produise par consequent des formes nouvelles
et futures de legitimation.
Notes de l'auteur
I Louis Althusser, à Ideologic et appareils id&ologiques&tat È in Positions,Paris,
Editions Sociales, 1976, p. 79-137.
J. L. Austin, Qunddire, c'estfaire, Paris, Seuil, 1970.
^Tandis que Pierre Bourdieu souligne la dimension rituelle des conventions qui
sons-tendent I'acte dc discours chez Austin, Jacques Derrida substitue au terme
de rituel celui d'Ã ic&rabilit& etablissant ainsi une explication structurelle de
È
la r&p&titionau lieu d'une conception plus skmantique du rituel social. Dans
Ie dernier chapitre, nous tenterons de trouver une voie moyenne entre ces deux
 positions, et nous nous efforcerons d'expliquer Ie pouvoir social de l'acte de
loGottlob Frege a sourenu qu'il existe une distinction entre uriliscr un terme et Ie
diswurs en prenant en compte la spicificite de son ithbilite er de sa temporalire
mentionner, sug&ant par la qu'il etait possible de se riferer a un terme, c'est-^-dire
sociales. Voir sur ce point Pierre Bourdieu, Ce queparler umt dire, Paris, Fayard,
dele mentionner, sans pour autant l'utiliser i proprement parlet. Cette distinction
1982 (en particulier la deoxieme partie) et Jacques Derrida, Ã Signature M n e -
ne pent cependant &re maintenue pour les discouts de haine, dont la mention est
ment contexte È in LimitedInc., Paris, Galilee, 1990.
toujours en meme temps une forme d'usage. Voir Gottlob Frege, Sens et dknota-
Ã

Mari J. Matsuda park ainsi de la "violence mottelle qui accompagne tion 'n, in ~ c r i t logiques
s etphilosophiques, Paris, Seuil, 1971, p. 102-126.
l'humiliation verbale continuelle des victimes de la subordination È et remarque
I' Voir Catharine MacKinnon, Only Words, Cambridge, Mass., Harvard Univer-
ensuite que Les messages de haine raciste, les menaces, les insultes, les kpithete~
Ã
sity Press, 1993 et Rae Langton, a Speech Acts and Unspeakable Acts ÈPhilosophy
mkprisantes frappent aux tripes 1e groupe qu'ils visent à (Mari J. Matsuda,
and Public Affairs, vol. 22, ns 4, autnmne 1993, p. 293-330.
Charles R. Lawrence 111, Richard Delgadn et Kimherle Williams Crenshaw (dir.),
Words that wound: Critical Race Theory, Assaultive Speech, and the First Amend- 12 Catharine MacKinnon, Only Words, op. cit., p. 21.
ment, Boulder, Weswiew Press, 1993, p. 23). l3 Voir Pintroductinn de Mari J. Matsuda a Words that Wound, op. cit.
Pour un examen ~ l u complet
s de cette question, voir mon ouvrage intitule La Vie l4 Voir les arguments pr&sent&par Patricia J. Williams concernant Ie pnuvnir de

psychique dupouvoir, L'assujettissement en theories, Paris, Leo Scheer, 2002.
"Elaine Scarry, The Body in Pain: TheMakingand Unmakingofthe World,New York
University Press, 1985, p. 2-27.
' Shoshana Felman, Le Scandale du corpspatiant: Ã Don Juan aver Austin ou la
Ã
sfduction des deiw lanpes, Paris, Seuil, 1980.
Shoshana Felman, Le Scandale du corpsparbnt, p. 160-186. Shnshana Felman
propose une lecture passionnante de l'humour et de I'ironie &Austin, et montre
comment Ie probleme recurrent de l'Ã insucds du performatif r&de que celui-ci est
à "Voir George Lipsitz, Censorship of Commercial Culture: Silencing Social
construction des acres de discours racistes dans the Alchemy of Race and Rights,
Cambridge, Mass., Harvard University Press, 1991, p. 236.
Pour une discussion tr&scomplete de * l'agression vetbale à [fighting words] et
une argumentation particuli&rementi n t h s a n t e concernant Ie premier amende-
ment, voir l'ouvrage de Kent Greenawalt, Fighting Words: Individual, Communi-
ties, and Liberties ofSpecch, Princeton, Princeton University Press, 1995.
"Tribune libre du New York Times, 2 juin 1995.
Ã

constamment assailli par un risque d'kchec qu'ii ne peut expliquer. Aucune conven- Memory and Suppressing Social Theory È op. cit.
don ne regit entierement Pefficacit.4 du performatif, aucune intention consciente ne
Ie determine absnlument. Dans Ie texte d'Austin, cette dimension inconsciente de
' Pour une explication plus approfondie de la thkorie althusskrienne de
l'interpellation, voir à La conscience fait de nnus des sujets È in La Viepsychique
tout acre apparak comme Ie caractere tmgicomique de tout echec du performatif,
dupouvoir, op. cit.
Shoshana Felman cite ainsi Lacan : Ã Le ratage lui-meme peut Sue defini comme ce
qui est sexuel dans tout acte humain à (Scilicet, no 617, 1975, p. 7-31). ' Pour un excellent panorama des dkhats contemporains concernant Ie statut de
la convention lingui~ti~ue, voir Metre Hjort (dir.), Rules and Conventions: Litera-
Pour une analyse cdturelle tr&scomplete de la musique rap, qui complexifie la
ture, Philosophy, Social Theory, Baltimore, Johns Hopkins University Press, 1992,
relation qu'elle entretient avec la violence, voir Tricia Rose, Black Noise:Rap Music
et nntamment I'article de Claudia Brodslcy Lacour intitule w The Temporality of
andBlack Culture in ContemporaryAmerica, Hanovre, NH, New England Univer-
convention: Convention Theory and Romanticism È L'nuvmgede David K. Lewis,
sities Press, 1994. George Lipsitz propose quant i lui une explication remarquable
Convention: A Philosophical Study (Cambridge, Mass., Harvard University Press,
de la facon done la censure du rap vise i redementer et a dktruire la mkmoire
1969) est au centre dc prcsquc routes les analyses post-austiniennes de la conven-
culturelle : voir à Censorship of Commercial Culture: Silencing Social Memory
tion. Stanley Cavell argumente de fwyon convaincante en faveur de l'exrension de
and Suppressing Social Theory texte pdsentk 101s de la conference du Getty
È
la conception austinienne du langage dans un sens wittgensteinien, ktendant ainsi
Center intitulk Censorship and Silencing à & Los Angeles, en dkcembre 1995.
Ã
implicitement la notion de convention pour dhelopper une conception plus
à Ã
g6nerale du langage ordinaire. I1defend par ailleurs Austin contre ceux qui opposent 25 Heidegger ecrit que l'histnriciti ne constitue pas simplemeot Ie fonctionnement

sa conception du langage au cas de la langue litterairc. Voir Stanley Cavell, Ã What immanent de I'histoire, mais q~'eIleest aussi son fonctionnement essentiel, et il
Did Derrida Want of Austin ? È in Philosophical Passages: The Bucknell Lectures in nous met en garde contre la reduction de l'historicite a une somme de moments :
Literan &oy, Cambridge, UK, Basil Blackwell, 1995, p. 42-65. Voir aussi son Le Dasein n'existe pas i la fason d'une snmme de realit6s momentan6es ou les
analyse similaire dans La wntre-philosophie et Ie easy de la voix È in Un Tonpour
à vecus surviennent a la queue leu leu et disparaissent I'un apres I'autre. [...I Le
laphilosophic: moments June autobiographic, Paris, Bayard, 2003, p. 91-183. Dasein ne couvre pas, k travers les phases de ses rialit& momentanees, un crajet en
quelque sorte la-devant, il ne comble pas fitendue à de la vie mais il &end si
È

Cette caracteristique de I'iteration austinienne conduit Shoshana Felman

bien lui-&e que son propre &re se cnnstitue d'emblee comme extension (&re
Ã

comparer son travail a cdui de Lacan. Voir Le Scandale du corpsparlant, op kt.,

chapitre N . Et sur l'indifference de la convention linguistique envers Ie à je Ã
qu'elle rend possible, voir la discussion que mfene Shoshana Felman des theses
d'Emile Benveniste, p. 23-27.
' Pour un point de w e similaire, qui met en lumikre à Ie caractfere imparfait des
et Temps, Paris, Gallimard, 1986, p. 438). Hans-Georg Gadamer souligne que
cette historicit6 n'est pas like au moment auquel elle semble &re inherence. Dans
Ie cadre d'une relecture critique de Heidegger, il k i t : Ã La mobilite histnrique
du Dasein humain est precisement constituee par Ie fait qu'elle n'est pas absolu-
ment attaches a un lieu, et qu'elle n'a done jamais un horizon veritahlement closÃ

declarations verbales, qui les rend refutables et rend la communication humaine (VeritS et MSthodt, Patis, Seuil, 1976, p. 32).
possible È voir J. G. A. Pocock, à Verbalizing a Political Act: Towards a Politics of Cathy Carutb &it que à Fexperience du traumatisme n'est pas celle d'un
Speech in Michael J. Shapiro (dir,), Languge andPolitics, New York, New York
È simple refoulement ou d'une defense, mais celle d'un retard temporel, qui
University Press, 1984, p. 25-43. pone I'individu au-deli du choc premier. Le traumatisme est la repetition de
la souffrance de I'evfenement.Èà Psychoanalysis, Culture, and Trauma Èin
a Michel Foucault, Esprit, no 371, mai 1968, in Dits et Serifs, t. 1, p. 695.
American Imago, 48.1, printemps 1991, p. 6. Voir aussi Shoshana Felman et Dori
l 3 Bien sdr, Habermas et d'autres extrapolent a partir de cette idee fondamentale- Lauh, Testimony: Crisis of Witnessing in Literature, Psychoanalysis and History,
ment heideggerienne pour affirmer que nous faisnns tous partie d'une sorte de New York, Routledge, 1992.
communaute universelle, en vertu de ce qui est communement presuppose dans
tout acte de discours, mais je crois que I'on s'kloigne l i consid4rablement de nntte
ohjet acruel. Une affirmation plus limitee, et plus plausible, consiste a dire que les
contextes sociaux en viennent a adherer au langage. O n trouvera une excellente
analyse de la f a ~ o ndont les contextes sociaux adherent k Fusage litteral du langage
et k I'acte de discours dans I'essai de William F. Hanks, Ã Notes on Semantics
in Linguistic Practice È in Craig Calhoun, Edward LiPuma, et Moishe Postone
(dir.), Bourdieu: CriticalPerspectives, Chicago, University of Chicago Press, 1993,
p. 139-154.

24 L'etude menee par Stanley Cavell sur Austin semble &treune exception a cette
hgle. I1 affirme ainsi qu'on aurait t o n de tenter d'attribuer une intention deter-
minante k Facte de discours, etant donne qu'Austin a montre que les intentions
ne sont pas aussi importantes que les conventions, qui donnent a I'acre illocutoire
son pouvoir d'obligatinn. Ce point de w e est dheloppe dans I'ouvrage de Stanley
Cavell, Un Tonpour laphilosophie, cite ci-dessus. O n y trouvera aussi des sugges-
tions 116s &lairantes sur la question du serieux chez Austin.