Anda di halaman 1dari 79

MONTAIGNE FIDÉISTE

PAR

H. I J. JANSSEN c.ss.R.
DOCTEUR-ES^LETTRES

IMPRIME EN HOLLANDE
LIBRAIRIE A N C I E N N E S M O D E R N E
DEKKER & VAN DE VEGT N.V.
A. NIZET Ö M. BASTARD
NlfMEGEN
3bu, PLACE DE LA SORBONNE, PARIS Ve

1930
INTRODUCTION.

,,ΙΙ n'est aucun visage, ou droict, ou amer, ou doux, ou courbe


que l'esprit humain ne trouve aux escrits qu'il entreprend de
fouiller" 1 ). Est-ce l'esprit humain, si „vain et ondoyant",
qu'il faut rendre responsable des sens multiples et divers qu'on
a trouvés dans les Essais de Montaigne ? Ou est-il énigmatique
lui-même, ce visage qui, en parlant de religion, était „courbe"
pour Sainte-Beuve et „droict" pour saint François de Sales,
„amer" selon les Encyclopédistes et ,,doux" selon Mlle de
Gournay ? Les anciens commentateurs, sinon tous, au moins
beaucoup d'entre eux, „se sont honorés de l'appliquer à eux
et l'ont couché du côté qu'ils ont voulu" 2 ). Certes, Bossuet
le condamne et Port-Royal le censure ; mais avec quelle
conviction le XVIIIe siècle n'a-t-il pas salué en lui le
propagateur de l'indifférentisme, tandis que d'autre part —
pensez à Dom Devienne 3 ) et à La Bouderie 4 ) — on l'a
exalté comme l'apologiste ardent de la religion chrétienne ?
L'opposition est complète ; il doit y avoir erreur de l'un

a
) Montaigne. Essais, L. II, ch. 12, dans l'édition de P. Villey, t. II,
p. 346. Sauf indication contraire, pour les Essais je citerai toujours
d'abord le livre et le chapitre, et ensuite le rome et la page de l'édition
publiée par M. P. Villey, 1922, Alean, 3 tomes.
-) Ibidem, p. 348 ; Montaigne y parle de Platon.
;!
) Dom Devienne, Dissertation sur la Religion de Montaigne, Bordeaux
et Paris, 1773, in -S. Je n'ai pu consulter moi-même ce livre.
') Le Christianisme de Montaigne, ou Pensées de ce grand homme sur
ht Religion, par M. L à Paris, chez Demonvilk-Leclerc-Merlin, 1819,
Discours préliminaire, pp. 1—144. La Bouderie était vicaire de Notre-
Dame de Paris. Son livre se trouve intégralement reproduit dans le second
tome des Démonstrations évangéliques de Migne, col. 461—694. Il cite
l'étude de Dom Devienne à la p. 95 et ss.

1
Montaigne Fidéiste. 1
ou de l'autre côté, ou des deux. Et ces opinions contradictoires, et littéraire, publiée en tête des Principaux chapitres et
on continue à les défendre de nos jours, avec moins d'art Extraits des Essais par M. Jeanroy en 1914 1), se réimprime ,
oratoire peut-être, mais avec une conviction au moins égale toujours et reste fidèle à la conception de Sainte-Beuve, malgré
et avec plus de science et de meilleurs arguments. Dans un les études de M. Villey et d'autres, qui sont convaincus de la
livre récent 1 ), M. Brunschvicg, commentant la fameuse bonne foi de Montaigne. La même discussion se prolonge
addition de 1588 : ,,Nous sommes Chrestiens à mesme titre toujours : après la publication d'un article : Suivant Montaigne
que nous sommes Perigourdins ou Alemans" (II, 12 ; II, 155), dans la Nouvelle Revue française par M. André G i d e 2 ) ,
voit dans cette parole la pensée théorique de Montaigne. où il partage les vues de M. le docteur Armaingaud 3 ),
C'est dire que Montaigne, pour avoir été „chrétien", n'a pas M. Lamandé, dans un article de L'Européen de 1929 4 ), et
eu la conviction inébranlable de tout véritable chrétien, et qu'il M. Thibaudet, dans Les Nouvelles Littéraires (samedi 9
fait une profession de foi, basée sur des réflexions extérieures novembre, 1929), défendent la sincérité en matière de religion
à la Révélation. Le Père Forest 2 ) s'inscrit en faux contre de l'humaniste bordelais. Aussi, n'osons-nous dire avec M.
cette explication ; replaçant la phrase dans son contexte, il Joseph Coppin 5 ) qu'on a renoncé à voir (dans Y Apologie de
y voit une remarque, un reproche même à l'adresse de ceux Raymond Sebond, car c'est d'elle surtout qu'il est question)
qui „reçoivent leur religion (chrétienne) à leur façon et par „une feinte habile, par laquelle Montaigne aurait entrepris de
leurs mains, et non autrement que comme les autres religions ruiner la religion, en se donnant l'air de la défendre". Il nous
se reçoivent" (II, 12 ; Π, 155). Pour lui, le rôle de Montaigne semble, au contraire, qu'on est encore loin d'être d'accord
n'a pas du tout été celui que M. Brunschvicg lui attribue dans là-dessus.
le progrès de la conscience 3 ). Cette divergence d'interpré- Et cependant il faut croire, non seulement que la bonne
tation de textes détachés des Essais ou de toute l'Apologie foi ne manque pas aux commentateurs, mais aussi qu'ils
de Raymond Sebond est cardinale pour la „Montaignologie" 4 ) ; ont suivi le conseil plein de sagesse, donné par Godefroy
or, elle se retrouve partout dans la littérature du sujet, et il pour la lecture des Essais : „Qu'on relise sans jugement
semble quelquefois que les partis ne s'entendent pas, ne préconçu cet étonnant ouvrage" 6 ) . Pourquoi donc n'ont-ils pas
s'écoutent même pas du tout. En 1907, M. Canac écrit La
philosophie théorique de Montaigne, et il fait comme si 1
) Il s'agit de la Notice corrigée de la sixième édition. Hachette, 1914,
M. Strowski n'avait pas publié en 1906 son Montaigne dans la elle se retrouve sans changements notables dans la dixième édition.
2
) Nouvelle Revue française, 1929, p. 746.
Collection des Grands Philosophes ; la Notice biographique 3
) A. Armaingaud, Œuvres complètes de Michel de Movtaigne, Les
Essais, t. 1, Etude sur Montaigne, chapitre IX : La religion de Montaigne.
1
) L. Brunschvicg, Le progrès de la conscience dans la philosophie occi- Nous parlerons de cette étude dans la dernière partie de cette thèse.
4
dentale, Paris, Alean, 1927, tome I, p. 125. Cf. ci-dessous pp. 46—49. ) M. A. Lamandé suppose aussi la sincérité de Montaigne dans son
2
) Dans la Revue des Sciences philosophiques et théologiques, XVIIIe livre intéressant: La vie gaillarde et sage de Montaigne, Pion, 1927.
5
année, 1929, pp. 59—73, l'article intitulé: Montaigne humaniste et théologien. ) Joseph Coppin, Montaigne traducteur de Raymond Sebond (thèse de
3
) Art. cité, pp. 62—63. Paris), Lille, H. Morel, 1925, p. 141.
(i
4
) „Montaignologue !", s'écrie Sainte-Beuve (Lundi, 28 avril, 1851), ) Godefroy, Histoire de la littérature française, XVIe siècle, seconde
„que dirait Montaigne, bon Dieu, d'un pareil mot forgé en son honneur ?" édition, Gaume, 1878, p. 196. L'auteur y donne un intéressant aperçu des
Le docteur Payen l'avait inventé. variations des idées sur Montaigne.

2 3
tous abouti à la même réponse? Le texte des Essais et leur analyser le texte des Essais, afin d'y trouver les preuves de son
genèse par étapes ne suffisent aucunement à éclaircir l'énigme ; fidéisme et afin de réfuter les opinions courantes sur la foi de
ou ne saurait dire que pour celui qui, grâce à une bonne Montaigne ; pour lui les idées religieuses des Essais, et
édition, sait distinguer les textes de 1580 de ceux de 1588 nommément de l'Apologie de Raymond Sebond, sont ,,l'abou-
et du manuscrit de Bordeaux, il reste de véritables ambi- tissement de tout le mouvement padouan, compliqué de l'apport
guïtés 1 ). Mais pour saisir le pensée de Montaigne on néglige de la pensée française pendant cinquante a n s " 1 ) · Pourtant
par trop souvent l'emploi d'une clef dont Sainte-Beuve nous il se rendait compte de la nouveauté relative 2 ) de ses idées :
a indiqué l'usage. Qui pourrait pénétrer la pensée des Maximes ,,si je p o u v a i s . . . . distinguer, dit-il, les éléments (de ces
sans connaître le milieu où elles naquirent ? Il est vrai que influences), peut-être aiderais-je encore à comprendre
Sainte-Beuve lui-même n'a pas bien compris l'influence reli- Montaigne". C'est en effet â la recherche de ces éléments
gieuse de Port-Royal, pour avoir négligé l'étude de la théologie qu'il consacre tout le chapitre. Un autre travail reste donc
et de la mystique contemporaines. à faire: il ne semble point superflu de prouver aussi ,,ab
La clef qui nous permet d'apprécier les idées religieuses intrínseco", c'est-a-dire en partant des Essais mêmes et non
de Montaigne, nous a été donnée en 1922 par M. Henri des influences extérieures, que le fidéisme est à la base des
Busson 2 ). Dans sa thèse de doctorat, il a étudié à fond le convictions religieuses de Montaigne. Alors nous compren-
courant d'idées qui, de 1533 à 1601, a dominé tant d'écrits drons que l'antagonisme apparent de scepticisme ,.absolu" et
théologiques en France. Il va de soi que l'auteur, rencontrant de foi inébranlable — une fois la sincérité de Montaigne
Montaigne, lui consacre une partie importante de son étude ; admise — ne s'explique que de cette manière, et non par
mais on s'étonne que, sans aucune hésitation, M. Busson voie en la seule crainte des nouveautés, ni par la prudence politique,
Montaigne un „fidéiste" convaincu, sans trop appuyer sur les ni par la paresse extrême, ni enfin par une perspicacité très
arguments que nous fournirait pour cette thèse le texte même ,.moderne" de la part de Montaigne. Nous n'ignorons donc
des Essais. D'après lui, les influences exercées sur Montaigne pas que le sujet de notre thèse n'est point nouveau, mais
par l'école philosophique de Padoue et par l'entourage de pour cela son opportunité ne nous semble point compromise.
l'écrivain expliquent l'attitude religieuse qu'il lui attribue, et il Si, malgré les tentatives de ceux qui ont défendu la bonne
semblerait qu'il ne songe guère aux opinions tout à fait con- foi de Montaigne, on continue à lui faire démontrer ,,le néant
traires que beaucoup de critiques jusqu'ici ont prêtées à l'auteur
des Essais. Car c'est à peine s'il fait quelques efforts pour
i ) O.e., p. 434.
2
) Des germes de son explication des Essais se trouvent aussi dans
les Histoires de la littérature de Godefroy, de Faguet, de M. Doumic,
1
) Il y a une différence entre l'ambiguïté dont il s'agit et l'obscurité pour de M. Mouchard (il semble ranger Montaigne parmi les fidéistes).
laquelle Montaigne bat sa coulpe (III, 9; III, 284 — II, 17; II, 418). M. Strowski a nommé Montaigne fidéiste {Montaigne, Alean, 1906, p. 220).
Celle-ci se rapporte aux paroles, celle-là aux idées directives. Voir aussi l'article Montaigne, excellent exposé de toute la question, par
2
) H. Busson, Les sources et îe développement du rationalisme dans C. Constantin, dans le Dictionnaire de Théologie catholique de Vacant-
la littérature française de la Renaissance (1533—1601), Paris, Letouzey Mangenot-Amann, Letouzey et Anê, fase. LXXXIX, 1929, col. 2338-—
et Ane, 1922, XVII-685 pages. 2344.

4 5
religieux du christianisme" 1 ), peut-être un exposé systéma-
tique de sa théologie aura-t-il un meilleur succès.
Il importe d'informer le lecteur que l'étude présente avait
été commencée avant que nous eussions connaissance du livre
CHAPITRE PREMIER.
de M. Busson ; en le lisant, nous avons été très heureux de
constater que, partis de deux points opposés, nous nous LE FIDÉISME DANS L'HISTOIRE.
rencontrons par la conclusion : les arguments intérieurs et
extérieurs aboutissent à des résultats identiques. Mais dès
§ 1. La notion du fidéisme.
le commencement nous avons replacé les Essais dans le milieu
de leur naissance ; l'entourage fidéiste devait expliquer aux La religion chrétienne exige que la raison de l'individu
lecteurs l'origine de la pensée de Montaigne et ainsi les humain se soumette à la vérité qu'elle a reconnue comme
disposer à accepter plus facilement cette solution du problème. révélée par Dieu. Le motif de cette soumission, c'est l'autorité
Notre modeste travail devra donc parler d'abord du fidéisme divine, celle-ci étant exempte de toute erreur possible. Cet
en général et de sa diffusion au temps de Montaigne : dans acte de soumission, la théologie catholique 1 ) l'appelle acte
ce chapitre, l'ouvrage de M. Busson nous sera un guide
1
) „La théologie catholique": il faudra nous occuper de sa terminologie
précieux ; ensuite du fidéisme dans les Essais et surtout dans ¿i elle, car c'est d'elle qu'il s'agit dans cette thèse sur la foi de Montaigne.
l'Apologie de Raymond Sebond : ce sera la partie principale —• Pour prévenir un malentendu, notons que, dans la théologie protestante,
,,le mot fidéisme a pris un sens spécial sous la plume de M. Ménegoz"
de notre étude, et nous y profiterons, pour dater les Essais,
(S. Harent, dans le Dictionnaire de Théologie catholique, publié sous la
de l'admirable thèse de M. Villey ; enfin, nous croyons qu'on direction de Vacant-Mangenot, Paris, Letouzey, tome sixième, 1915, art.
nous saura gré d'avoir, dans un dernier chapitre, répondu Foi, col. 174, C'est à son article (col. 55—514) et surtout à la partie
qui traite du fidéisme (col. 171—237) que j'emprunterai plusieurs données
à certaines difficultés qui se présenteront à l'esprit de celui de ce paragraphe). M. Ménegoz, dans ses Réflexions sur l'Evangile du
qui, jusqu'à maintenant, a autrement compris Montaigne. Salut (1879), signale chez les orthodoxes la confusion de la foi (don du
cœur à Dieu) et des croyances (adhésion de l'esprit à la vérité révélée);
à eux et aux libéraux il oppose le dogme du salut par la foi seule,
') L. Bmnschvicg, o.e., p. 126. Il s'agit du chapitre V de son livre, indépendamment des croyances. „Qu'on prêche aux masses, dit-il, le sola
intitulé : Le moment historique de Montaigne. fide, le fidéisme, si l'on veut l'appeler ainsi" (Ménegoz, Publications
diverses sur le Fidéisme, Paris, 1900, p. 36. Voir aussi Bainvel, dans le
Dictionnaire apologétique de la foi catholique de D'Alès, Paris, Beauchesne,
t. II, art. Foi-Fidéisme, col. 51). Cette foi dont parle M. Ménegoz
„n'implique pas d'une manière absolue la croyance consciente à l'existence
de Dieu" (Ménegoz. o. c, p. 49). Ce fidéisme protestant ne diffère guère
du „symbolisme critique" d'Auguste Sabatier. Voir Snell, Essais sur la foi
dans le catholicisme et le protestantisme, 1911.
Pour la théologie catholique la foi est précisément l'adhésion ferme et
consciente de l'esprit à la vérité révélée ; c'est une véritable foi au
témoignage divin, et non pas une intuition ou même un sentiment, comme
pour beaucoup de protestants modernes, ni enfin „Dieu sensible au cœur".
Pour elle — on le verra — la question du fidéisme est d'ordre critériologique.

6 7
de foi; le mot ,,foi" désigne l'état habituel du ,,fidèle", de Révélation a été faite en vue du salut éternel, et non pas
celui qui, se rendant à l'autorité infaillible de Dieu, a une fois pour enrichir les connaissances humaines dans les domaines
pour toutes accepté comme vraies les vérités révélées par Lui. purement matériels ou naturel : les vérités révélées ne visent
La théologie catholique distingue deux catégories de vérités point à agrandir ni à borner le terrain naturel de notre esprit.
révélées : celles que la raison humaine peut trouver sans l'aide Il y a en second lieu les autres vérités, celles que ¡'homme peut
de la Révélation et celles que la Révélation seule lui fait connaître et prouver sans la Révélation, mais que, dans l'acte
connaître {,,mystères"). Parmi les premières il faut compter de foi, il admet pour le motif de l'autorité divine, et non pas
entre autres : l'existence de Dieu, la véracité de Dieu, le fait à cause des arguments de sa propre raison. C'est de cette
historique de l'existence d'une Révélation ; ces trois vérités, manière, par exemple, qu'il accepte par l'acte de foi la vérité
nous les connaissons par la Révélation elle-même, mais aussi de l'existence d'un Dieu révélateur et véridique, en tant
et logiquement avant elle par la raison naturelle. Car comment qu'il la connaît par la Révélation. Voilà pour la doctrine
croire à ce que nous dira un Dieu véridique et révélateur, si officielle.
la raison n'a pas dicté d'une manière catégorique l'existence Mais à plusieurs reprises, chez les théologiens du christia-
d'un tel Dieu ? Aussi cette théologie a-t-elle donné à ces trois nisme, des tendances se sont manifestées „à donner trop peu
vérités fondamentales : l'existence de Dieu, Sa véracité et à la raison, trop à la foi ou à la croyance" 1 ). Au second
le fait de la Révélation, le nom de ,,préambules de la foi", paragraphe nous verrons — toujours très rapidement — com-
prœambula fidei. Une fois la vérité des préambules démontrée ment celles-ci, peu à peu, se sont développées en système
par la raison, l'homme —- aidé par la grâce divine surnaturelle théologique ou philosophique ; pour le moment considérons
— ne fera plus difficulté d'admettre l'ensemble des vérités, la naissance presque fatale de ces tendances.
révélées en vue de son salut éternel 1 ).
,,Lors de l'apparition de la religion révélée par le Christ"
Parmi ces ,,dogmes" on distingue donc d'abord ceux-là dont — voilà le raisonnement de beaucoup d'„orthodoxes", surtout
la raison humaine ne trouvera jamais le „comment" ni le du XVÏe siècle — ,,îa philosophie non-chrétienne n'avait-eïle
„pourquoi": elle se contente de ne pas pouvoir les réfuter, elle pas fait faillite ? Elle n'avait pu trouver l'immortalité de l'âme,
se résigne à ne pas les comprendre^). N'oublions pas que la te monothéisme, le Dieu de charité, de toute-puissance, de
justice absolue ! Les assertions des dogmatistes là-dessus,
') ,,'l'ont en maintenant que utiln· foi est souverainement raisonnable, toutes les fois qu'elles se firent entendre, furent couvertes par
puisque nous avons les meilleures raisons de croire, nous n'admettons les protestations des sceptiques. Cicerón, le dernier philosophe
pas cependant que notre foi soit ¡e fruit des motifs de crédibilité, qu'elle
soit donnée en vertu de ces motifs et à leur mesure, en vertu et dans la
mesure de la perception que nous en avons. Elle n'a rien de la conclusion fois qu'on les connaît, s'appellent „mystères" au sens large. — Dans ce
d'un syllogisme comme serait celui-ci : Il faut croire ce que Dieu dit. Or, paragraphe on ne trouve que les notions indispensables pour pouvoir
Dieu a dit qu'il est un en trois personnes. Donc il faut croire que Dieu comprendre en quoi consistait le fidéisme au temps de Montaigne. Il ne
est un en trois personnes. Cette conclusion est loin d'être identique à faudra pas y chercher de preuves, ni de discussion, par exemple, du
l'acte de foi au mystère de la sainte Trinité" {Bainvel, art. cité, col. 67).
2
fameux livre de Suliy Prudhomme, La vraie religion selon Pascal, Paris,
) On les appelle „mystères" au sens strict du mot. Les autres vérités 1905. On la trouvera dans Bainvei, art. cité, col. 75—84.
qu'on ne connaît que par la Révélation, mais qu'on peut comprendre, une a
) Bainvel, art. cité, col. 57.

8 9
en vogue, qu'avait-il légué, après ses études assidues, sinon du péché originel^). La faiblesse de l'intelligence humaine
un scepticisme désolant 1 )? Voilà donc le fruit de cette belle qu'on croyait pouvoir constater, l'homme ne pouvait l'imputer
intelligence humaine, abandonnée à soi-même ! N'avait-on à Dieu ; le péché commis au Paradis, la chute d'Adam devait
pas à se méfier d'elle, puisque même les plus grands génies en être la cause. Pour compenser cette „vulnération de l'esprit"
ne tombaient jamais d'accord sur les principaux problèmes — terme technique, par lequel les théologiens désignent
de la vie ? Partout et toujours elle se contredisait ; ce que l'affaiblissement (direct ou indirect) de l'intelligence humaine
l'un avait démontré, l'autre le réfutait et le remplaçait par une à la suite du péché originel — Dieu avait, d'après ces théolo-
nouvelle théorie, aussi caduque que la précédente. Mais alors giens fidéistes, répandu une nouvelle clarté plus éclatante
qu'est-ce qui avait mis fin à ces tâtonnements, à ces doutes ? sur le genre humain, en lui révélant jusqu'à Ses mystères !
L'Evangile, la Bonne Nouvelle, communiquée directement par Formulées de la sorte, ces tendances offrent déjà l'aspect
Dieu à l'homme et confirmée par les miracles, enseignait avec d'une théorie qu'on peut nommer „fidéisme religieux" et qu'on
une autorité infaillible les grandes vérités qui dirigent la vie peut définir comme ,,le système qui veut mettre à la base et au
terrestre : un seul Dieu, Père de tous, devait rémunérer, dans début de toute notre connaissance religieuse la foi au sens
la vie d'outre^tombe, l'âme immortelle qui aurait observé Ses théologique 2 ) du mot: en d'antres termes, le système qui
lois, dictées par le Christ. L'Evangile, voilà donc la source, n'admet pas qu'on prouve d'abord les préambules de la foi
l'unique source de la certitude. Qui avait la foi, possédait la par la raison naturelle, et qu'ainsi la raison conduise l'homme
vérité. L'homme n'avait qu'à s'humilier, qu'à reconnaître la à la foi" 3 ) . Puisque la raison ne prouvait ni l'existence de Dieu
dernière faiblesse de sa raison, son incapacité de découvrir ni partant Sa Véracité, et que la Révélation était là, étayée
par lui-même le Vrai. Un nouveau critère du Vrai était par les prophéties et les miracles, pourquoi aller chercher
indiqué : la Révélation, objet de la foi chrétienne". ailleurs les vérités, importantes pour la vie religieuse 4 )?
Cette défiance de la valeur de la raison, basée sur l'histoire Mais les plus fervents fidéistes ne s'arrêtèrent pas en si beau
de la philosophie (comme on la voyait alors) cherchait chemin : la „vaine raison humaine", incapable d'enseigner les
d'ordinaire un appui dans une conception exagérée des suites dogmes strictement nécessaires, ne pourrait pas non plus fournir
de certitude sur les autres points. Aussi il y en a eu qui
allaient jusqu'à dire que non seulement les connaissances
') Voir Bus.son. o. <.. pp. 16 -23, ou il parle en général de la réputation
de Cicerón chez les philosophes du XVIc .siècle ; pp. 259—-264, où nous
voyons ,.Cicerón devenu maître du pyrrhonisme" et source d'Orner Talon. 1
) „Le fidéisme, qui se croyait aux antipodes du protestantisme, est une
père du scepticisme radical en France. L'autorité d'Anstote — grâce aux conséquence de l'idée protestante sur la corruption foncière de la nature
commentaires des averroistes — était compromise (Busson, o. c, p. 9 humaine par le péché" (Bainvel, art. cité, col. 61). Tandis que certaines
et passim). N'exagère-t-on p;i.s l'influence que Plotin et les Néoplatonistes pensées de Pascal sont entichées de cette sorte de fidéisme, Montaigne —
en général ont exercée sur les écrits religieux, si on la représente, comme comme nous le verrons — ne s'appuie pas sur cette idée. Cf. p. 63.
le fait M. Brunschvicg, o. c, p. 93 7 D'après lui „l'histoire littéraire du
'2) A ajouter: ,,et catholique"; voir la note, p. 7.
sentiment religieux (selon le titre des importants ouvrages de M. Bremond) 3
est tout entière dominée, au moyen âge et dans les temps modernes, par ) Harent, art. cité, col. 175.
4
les formules et les images de Plotin qui seront répétées avec insistance ) Je n'ai pas à réfuter le raisonnement fidéiste. D'ailleurs, il est évident
et monotonie". que pour conclure du „miracle" à l'existence d'une révélation qui s'y
appuie, il faut l'intermédiaire d'un raisonnement qui prouve les préambules !

10 11
rclifjlrtiftr» qui tonnent les préambules de la foi, mais toutes § 1 , L e fidéisme dans l ' A p o l o g i e d e R a y m o n d
leu mmi.HVi.itices humaines ont leur source dans la Révélation S e b ο η d : I. La préoccupation morale dans Γ Α ρ ο 1 o g í e ;
divine , ils ont dénié à la raison humaine, abandonnée à elle- IL Michel de Montaigne et Raymond Sebond;
iin%tm* c'est-à-dire : sans que les conclusions soient données III. La défense du fidéisme.
d'avance par la Révélation — la force d'atteindre le vrai.
Une autre forme de fidéisme est donc constituée par la I. La préoccupation morale dans l'A ρ o 1 o g i e.
philosophie „qui cherche la source de nos connaissances, même En lisant en tête du chapitre le plus connu des Essais ce
naturelles, dans la foi plus que dans la raison'' 1 ). Les partisans titre : Apologie de Raymond Sebond, on pourrait croire qu'il a
de ce „fidéisme philosophique" n'étaient point sceptiques au été inspiré par la sympathie de l'auteur pour l'œuvre du théolo-
sens strict du mot: la raison, illuminée par la lumière divine gien espagnol. Mais le début même du chapitre nous suggère
de la foi, prouvait assez facilement, selon eux, les conclusions une autre idée : Montaigne prend seulement texte du livre,
une fois données. traduit par lui-même en français, pour émettre longuement son
La théorie fidéiste, sous les deux formes, religieuse et opinion — son opinion de 1576 — sur la valeur de la „morale
philosophique, servait de refuge non seulement „aux pyrrho- naturelle": „C'est, à la vérité, une très-utile et grande partie
niens chrétiens", qui exagéraient les suites du péché, mais que la science ; ceux qui la méprisent, tesmoignent assez leur
encore à ceux-là des catholiques qui, comme Brunetière, bestise ; mais je n'estime pas pourtant sa valeur jusques à
tenaient pour vérités acquises les doctrines kantiennes, d'après cette mesure extreme qu'aucuns lui attribuent, comme Herillus
lesquelles on ne démontre pas l'existence de Dieu ni l'immor- le philosophe, qui logeoit en elle le souverain bien, et tenoit
talité de l'âme, ni les autres vérités métaphysiques 2 ). Pour qu'il fut en elle de nous rendre sages et contents : ce que
sauvegarder leur foi catholique, ils professaient un fidéisme je ne croy pas, ny ce que d'autres ont diet, que la science est
„à base kantiste" 3 ) . mere de toute vertu, et que le vice est produit par l'ignorance"
Enfin, pour compléter cet aperçu, constatons que tous les (II, 146). La morale naturelle „à la recherche du bonheur",
fidéistes ne l'ont pas été au même degré, en ce sens que c'est là le problème qui hante les Essais d'un bout à l'autre,
quelques-uns, dans les preuves des préambules de la foi, ont et qui, conséquemment, détermine l'angle sous lequel Mon-
seulement refusé à la raison humaine la possibilité d'arriver taigne envisage l'autre question, celle de la théorie padouane,
à un jugement ferme, ou nié la nécessité de ce jugement ferme, qui remplira tant de pages de l'Apologie. Avec une clarté et
une concision remarquables Montaigne a déjà fixé sa place
1
) Bainvel, art. cité, col. 57. Le mot ,,foi" est pris ici au sens théolo- entre les partis : la science est utile — à quoi ? il ne le dit pas
gique. D'autres philosophes ont fait reposer toute la connaissance humaine
sur la foi humaine, par laquelle ils ont entendu l'évidence de la valeur de ici 1 ) —, mais elle ne suffit pas à nous procurer le souverain
notre raison (Jacobi, Herder, les philosophes écossais); ils réagissaient par
là contre le subjectívisme de Kant, l'idéalisme de Berkeley, le scepticisme 1
) Il ne semble pas avoir eu d'idée nette là-dessus; ayant d'abord écrit
de Hume ; d'autres enfin, parmi lesquels Lamennais, sur „la foi au plus loin dans ce chapitre : „La doctrine (science) est encore moins
témoignage du genre humain" (Harent, art. cité, col. 175). nécessaire au service de la vie, que n'est la gloire", il corrige après 1588 :
2
) Bainvel, art. cité, col. 61. ,,La doctrine, ce m'est advis, tient rang entre les choses nécessaires à
3
) Ibidem. la vie" (II, 12; II, p. 212). Cf. III, 8; III, 191 : „J'ayme et honore le

12 25
bien, ni ne peut nous rendre sages ou contents, ni n'est détour qu'il fait, dans la seconde partie de l'Apologie1), la
le seul garant de la vertu. „Si cela est vray, il est subject à critique de la science et démontre qu'elle ne saurait nous rendre S
une longue interprétation" (ibid.): il se rend compte dès le ni heureux ni vertueux; au contraire: elle est nuisible au bonheur
début du grand nombre de matières qui auront leur place dans de la vie, et elle nous détourne de l'honnêteté (pp. 2 1 1 ^ 2 3 0 ) .
ΓApologie, C'est en moraliste donc que Montaigne aborde Une fois en train, Montaigne va jusqu'à dire que l'homme,
la question, et ici c'est en moraliste chrétien, mais fidéiste, livré à lui seul, sans secours étranger, manque du pouvoir „de
qu'il la résout: le stoïcisme (combien livresque!) de 1572 est trouver ce qu'il cherche" (p. 230) et fait en termes de plus
abandonné. Les rapports entre thèse et „interprétation", il est en plus exprès profession d'un pyrrhonisme désespéré : il met
vrai, sont souvent très éloignés. Ce n'est qu'après de longues près de cent pages (pp. 230—310) à exhiber la vanité des
digressions que Montaigne fait des allusions directes à son sciences humaines ; la philosophie d'aucune secte n'a abouti
premier propos. En effet, immédiatement après avoir énoncé à rien de stable (pp. 232—247); entre les humaines inventions,
le problème de morale, il parle longuement (II, 146—161) le pyrrhonisme l'emporte (pp. 232—239); les dogmatistes, il ne
du livre de Raymond Sebond et des deux objections qu'on faut point les prendre au sérieux (pp. 239—246); cf, pp.
lui fait, de la foi chrétienne et de ses preuves, de la vie que 291—292); les opinions humaines sur Dieu et la religion
les chrétiens devaient mener et de celle qu'ils mènent en (pp. 247—278) ne présentent que des doutes ou des sottises;
réalité; et ce n'est qu'à la page 161 que nous apprenons en et si nous nous demandons, „si nous avons quelque peu plus
guise de réponse indirecte à la question posée: que l'homme de clarté en la cognoissance de choses humaines et naturelles"
qui présume de son savoir jusqu'à vouloir y chercher des (p. 278), la réponse est négative (pp. 278—308). En effet,
normes de vertu et de bonheur, „ne sçait pas encore que c'est qu'est-ce que „l'humaine raison nous a appris de soi et de l'ame"
que sçavoir", et il allègue — c'est un singulier exégète que (pp. 287—308), sinon des erreurs et des choses contradictoires?
Michel Eyquem ! — la parole de saint Paul (II Cor., VIIÍ, 2 ) : (Ici Montaigne s'interrompt pour nous rappeler que la défense
„Si quis autem se existimet scire aliquid, nondum cognovit du pyrrhonisme est un procédé, à employer seulement pour
quemadmodum oporteat eum scire". Ensuite les pages confondre les détracteurs de Sebond ; pp. 309—-310 ; voir
161— 211 doivent abattre cet orgueil humain insupportable et sur cette tirade, p. 71 ). Voici donc le pauvre résultat de toute
prouvent que du point de vue purement humain „ce n'est par l'ancienne philosophie : „Laissons à part cette infinie confusion
vray discours, mais par une fierté folle et opiniâtreté que nous d'opinions qui se void entre les philosophes mesmes, et ce
nous préférons aux autres animaux et nous séquestrons de leur débat perpétuel et universel en la cognoissance des choses.
condition et société" (II, 211). Et c'est seulement après ce Car cela est présupposé tres-veritablement, que de aucune

1
) Pour la division de l'Apologie, je m'en tiens en général au plan,
sçavoir autant que ceux qui l'ont ; et, en son vray usage, c'est le plus
noble et puissant acquest des hommes. Mais en ceux l à . . . . qui en donné par M. Villey (II, 146), tout en voyant un peu autrement la suite
establissent leur fondamentale suffisance et valeur, qui se raportent de leur logique des idées ; voir notre plan, ajouté à la fin du livre. Cf. Villey,
entendement à leur mémoire, et ne peuvent rien que par livre, je le hay, Les sources er Vévolution des Essais de Montaigne, Hachette, 1908, t. II,
si je l'ose dire, un peu plus que ¡a bestise'. p. 185. Nous verrons plus bas (pp. 54—58), pourquoi Montaigne choisit
cette division de l'Apologie et la comparaison avec les animaux.
26
27
chowr Ι#· li..itiriu-ν. je dy les sçavants les mieux nais, les plus
et toutes choses mortelles, vont coulant et roulant sans cesse.
•nth»*!»* ne sont d'accord" (p. 315). Comment le pourraient-
Ainsin il ne peut establir rien de certain de l'un à l'autre, et le
il* m I homme ne reste pas deux jours d'accord avec soi-même?
jugeant et le jugé estans en continuelle mutation et branle"
Si l'instrument de la science, la raison humaine, est si vaine
(p. 367). Et il allègue une page de Plutarque selon la
qu'elle varie et se contredit à chaque instant (315—334),
traduction d'Amyot, qui résume merveilleusement la pensée
qu'elle ne sait pas ce qu'il faut à l'homme pour être content
qui l'a guidé dans l'Apologie. J'en cite quelques lignes : „Mais
(pp. 334—335)? La question de savoir où se trouve le souve-
qu'est-ce donc qui est véritablement ? Ce qui est éternel,
rain bien est le sujet des combats les plus violents entre les
c'est-à-dire qui n'a jamais eu de naissance, ny n'aura jamais
philosophes (p. 335): „Les uns disent nostre bien estre loger en
fin ; à qui le temps n'apporte jamais aucune m u t a t i o n . . . . ;
la vertu, d'autres en la volupté, d'autres au consentir à nature ;
et n'y a rien qui véritablement soit que lui seul, sans qu'on
qui, en la science ; qui, à n'avoir point de douleur", etc.
puisse dire : Il a esté, ou : Il sera ; sans commencement et sans
(p. 336); et la raison est également impuissante à déterminer
fin" (pp. 369—370). „A cette conclusion si religieuse d'un
la loi morale (pp. 337—346): ,,si c'est de nous que nous tirons
homme payen" {ib,) Montaigne ajoute comme mot de la fin
le règlement de nos meurs, à quelle confusion nous rejettons
une réflexion morale, empruntée à Sénèque ; le commentaire
nous!" (337). — Voilà donc, aux pages 334—346, quelques
qu'il en fait sert de réponse définitive à la question formulée
éléments de sa première thèse qui émergent encore une fois
au commencement du chapitre.
parmi les flots de son éloquence ! — Mais quoi d'étonnant,
si la science a fait faillite, si la raison est impuissante à rien Il importe de comparer les deux textes de ce passage, celui
connaître avec certitude, puisque „toute cognoissance s'ache- de 1580 et celui du manuscrit de Bordeaux ; le second rend plus
mine en nous par les sens : ce sont nos maistres... La science explicitement que le premier la pensée de Montaigne. Sénèque,
commence par eux et se résout en eux"! (p. 349). Or, d'abord · le moraliste païen, avait dit: „O la vile chose et abjecte, que
avons-nous tous les sens qu'il nous faut? (pp. 350—353): l'homme, s'il ne s'esleve au dessus de l'humanité !" Montaigne,
„Nous avons formé une vérité par la consultation et concur- dans les éditions publiées de son vivant, continue : „Il n'est mot
r e n c e de nos cinq sens; mais à l'adventure falloit-il l'accord en toute sa secte Stoique plus veritable, que celuy-là"; cette
de huict ou de dix sens et leur contribution pour l'apper- parole est très véritable, selon Montaigne, car l'homme, „seul,
cevoir certainement et en son essence" (p. 353). Et ils nous sans secours étranger, armé seulement de ses armes, et
trompent ! ou bien notre fantaisie leur impose sa volonté : leurs despourveu de la grace et cognoissance divine" (p. 161 ), com-
impressions sont subjectives! (pp. 353—367). bien il fait pitié ! Mais comment l'homme païen peut-il s'élever
au-dessus de l'humanité ? Montaigne trouve ce désir absurde de
la part d'un stoïcien ; aussi, sur le manuscrit de Bordeaux,
Logiquement, Montaigne devait terminer là son discours : il remplace la phrase: „Il n'est mot" etc. par cette autre:
toute base de certitude a été détruite par lui. Aussi conclut-il : „Voylà un bon mot et un utile désir, mais pareillement absurde.
„Finalement, il n'y a aucune constante existence, ny de nostre Car" — et il reprend maintenant le texte de 1580, et avec
estre, ny de celuy des objects. Et nous, et nostre jugement. plus de cohérence, — „de faire la poignée plus grande que le
28
29
poing, la brassée plus grande que le bras, et d'espérer enjamber celui-là n'était donc pas de ceux qui méprisent la science et
plus que de l'estanduë de nos jambes, cela est impossible et témoignent ainsi leur bêtise : „Ma maison a esté de long temps
monstrueux. Ny que l'homme se monte au dessus de soy et de ouverte aux gens de sçavoir, et en est fort conneuë : car mon
l'humanité : car il ne peut voir que de ses yeux, ny saisir que p è r e . . . . rechercha avec grand soing et despence l'accointance
de ses prises. Il s'eslevera si Dieu lui preste extraordinairement des hommes d o c t e s , . . . . recueillant leurs sentences et leurs
la main ; il s'eslevera, abandonnant et renonçant à ses propres discours comme des oracles, et avec d'autant plus de reverence
moyens, et se laissant hausser et soubslever par les moyens et de religion qu'il avoit moins de loy d'en juger, car il n'avoit
purement celestes" 1). Ici finit le texte de 1580. Mais le besoin aucune connoissance des lettres, non plus que ses prédéces-
d'être clair fait faire à Montaigne sur le manuscrit de Bordeaux seurs. Moy, je les ayme bien, mais je ne les adore pas" (II,
une addition qui correspond au changement, apporté un peu 146—147). Retenons-le: pour Michel de Montaigne — le
plus haut : ,,C'est à nostre foy Chrestienne, non à sa vertu premier de sa lignée (!) qui ait „connaissance des lettres" —
Stoique, de prétendre à cette divine et miraculeuse meta- „la science est possible, elle existe"; c'est comme s'il disait:
morphose". Voilà, comment par une réponse fidéiste, il réagit „Moi, je trouve la science utile, agréable comme passe-temps,
contre la présomption de vouloir établir la morale, une morale mais je n'exagère pas comme mon père : il ne savait pas ce que
naturelle, par la raison, sans la foi valent, au fond, les lettres pour la vie ; ce que nous allons
Tout ce sermon adressé à l'orgueil humain sert à réfuter voir". A notre avis donc, il y dans ce début de Y Apologie plus
l'opinion païenne, socratique et stoïque, suivant laquelle la de cohérence d'idées que l'on n'a coutume d'y voir. Si
science humaine serait la source du souverain bien et de la Montaigne ne fait pas d'alinéa avant : „Ma maison", etc.,
vertu, et l'ignorance celle du vice. Au début Montaigne a dit c'est que ce début forme un tout, qui traite de la valeur et de
qu'il ne le croyait pas, il finit par trouver l'idée absurde. l'estime de la science.
La préoccupation morale ne l'abandonne donc pas dans C'est par un des savants amis de son père, Pierre Bunel,
le cours de Y Apologie, mais — nous le verrons — c'est „homme de grande reputation de sçavoir en son temps" (II,
l'inspiration fidéiste, due à la théologie contemporaine, qui 147), que la Theologia naturalis sive liber creaturarum
donne à ce chapitre une certaine unité. Pour nous conduire magistri Raymondt de Sabonde i ) arrive à la connaissance de
dans ce labyrinthe d'idées, l'apologie de la Theologia naturalis x
) Elle a eu beaucoup d'éditions, trois avant H 8 8 . Cf. Ueberweg-
doit provisoirement nous servir de fil conducteur. Baumgartner, Grundciss der Geschichte der Philosophie der patristischen
und scholastischen Zeit, Berlin, 10e édition, 1915, t. Il, p. 6Í3 ; voir p. 203
II. La défense de Sebond. pour la bibliographie. Les variantes des différents textes sont nombreuses
et quelquefois très importantes pour la doctrine de Raymond Sebond.
Sitôt le problème moral formulé, Montaigne nous raconte Une édition critique est celle de 1S52, au titre: Raimundi de Sabunde
Theologia naturalis seu Liber creaturarum, ad optimarum editionum fidem
l'accueil favorable que faisait son père aux „gens de sçavoir"; denuo recognitus, Solisbaci (Sulzbach), sumtibus J. E. de Seidel, 1852.
1 Elle a été soignée et munie d'une préface par Joachim Sighart ; elle ne
) Au lieu des mots : „par les moyens purement celestes", qui se
contient pas le Prologus de Raymond Sebond ; et la préface de Sighart
trouvent sur le manuscrit de Bordeaux, les textes de 1580 à Í588 portaient :
contient plusieurs erreurs historiques. Cette édition ne figure pas sur la
,,par la grâce divine, mais non autrement". Je ne soupçonne pas la raison
liste de J. Coppin, o. c.
de ce changement, si ce n'est une raison de style.

30 31
Pu .*, I i'ií Jü qui la fait traduire par son fils. C'est en 1569 pas été condamnée par la censure de Rome, mais en 1595
.{M. ,··. Ïinduction a été imprimée et publiée chez Gabriel celle-ci a fait mettre à l'Index le Prologus, où Raymond avait
MM. .n . r > ÎK-z Gilles Gourbin, Sonnius en Chaudière à Paris 1). exposé sa théorie de la connaissance des vérités religieuses 1 ).
ijuclle est l'idée fondamentale de la Theologia naturalis? Voici les éléments de cette théorie, contenue dans le Prologus
Ι ι (iire trahit l'intention de l'auteur, et Montaigne nous et dans quelques chapitres (Tituli) de la Theologia naturalis.
l'explique ainsi : ,,Sa fin est hardie et courageuse, car il entre­ Selon Raymond, Dieu a donné à l'homme, pour connaître
prend, par raisons humaines et naturelles, establir et verifier les vérités de la religion, deux livres : celui de la Nature ou des
contre les atheistes tous les articles de la religion Chrestienne". créatures, et la Bible: ,,Duo sunt libri nobis dati a Deo. liber
L'entreprise de Raymond Sebond n'a pas été si vaste que le universitatis creaturarum, sive liber natura;. Et alius est liber
croit Montaigne: au lieu de „verifier" (démontrer) tous les S, Scripturae" (Prologus). Dans le livre de la Nature Γhomnu-
articles de la doctrine catholique, il s'est contenté de donner est ,,la lettre principale", la donnée, dont ii faut partir, en la
un sommaire, „suramara catholicse veritatis", selon l'expression comparant aux autres créatures, pour connaître Dieu et tout
de son dernier éditeur; et au lieu de les démontrer tous, pour ce qui est en rapport avec lui, donc toute la théologie :
plusieurs mystères (au sens strict; voir p. 8) il ne fournit que ..Quœlibet creatura non est nisi quœdam littera, dígito Dei
quelques explications. Mais il faut avouer que, par exemple, scripta ; . . . . in quo libro etiam continetur homo, et est princi-
pour le mystère de la sainte Trinité il se hasarde à donner palior littera ipsius libri". Le livre de l'Ecriture sainte contient
une véritable démonstration a priori de son existence (Tit. exactement les mêmes vérités que le livre des créatures ; mais
XLIV-LII), tout en professant que le „comment" reste in- celui-ci nous les enseigne par l'intermédiaire du raisonnement,
compréhensible : „Sicut necesse est ergo esse pluralitatem au moyen de preuves : „Quamvis autem omnia, qua; probantur
personarum in divina natura summa ; ita necesse est esse per librum creaturarum, sint scripta in libro sacras Scripturœ
unitatem substantias. Debet tarnen hoc homo concederé, licet et ibi contineantur, et etiam ilia, quae ibi continentur in libro
non possit comprehendere, quomodo possit esse : quia non Bibliae sint in libro creaturarum, tarnen aliter et aliter : quia
sequitur, quod si non possit comprehendere ita esse, quod ergo in scientia libri creaturarum sunt omnia per modum proba-
non sit" (Tit. LIU). tionis . . . . " (Tit. C C X I I ) ; la Bible, au contraire, nous instruit
par sa seule autorité; or, l'homme est obligé de croire à
Il semble donc que Raymond Sebond attribue à la raison
l'autorité de Dieu : c'est donc sans arguments, sans raisonner
humaine une valeur considérable, même plus grande que de
qu'il faut admettre les vérités, enseignées par la Bible: ,,Unde
droit. Car la doctrine catholique n'admet pas de démonstration
a priori pour aucun mystère au sens strict, ni par conséquent
pour la sainte Trinité. Néanmoins la Theologia naturalis n'a L
) Cette préface de la main de Raymond Sebond se trouve seulement
dans quelques éditions, antérieures à 1595, et dans le livre de La Bouderie
1) J'emploierai ï'édition de 1641 : La Theologie naturelle de ¿Raymond (voir p. 1, note 4 ) : le texte que celui-ci en donne est bien celui que
Sebon. Traduite en François par Messire Michel, Seigneur de Montaigne, Montaigne a eu sous les yeux, comme le prouve sa traduction. — Le
Chevalier de l'Ordre du Roy, & Gentilhomme ordinaire de sa chambre. Prologus a été effacé de l'Index, selon La Bouderie (o.e., p. 154, note 1),
Livre d'excellente doctrine. A Rouen, chez Jean de la Mare, au haut des sous le pontificat de Benoît XIV; mais je le trouve encore, et pour la
degrez du Palais, MDCXLI. dernière fois, dans l'édition de l'Index de 1892.

32 33
Montaigne Fidéiste. 3
postquam ille liber est Dei, et verba illius sunt verba Dei, où lui est gratuitement révélée toute la Vérité : „Secundus
sequitur, quod homo debet credere totum librum et omnia autem liber sacrse scripturœ datus est homini secundo, et
verba scripta in libro et hoc illo modo, qui convenit libro hoc in defectu primi libri ; eo quod homo nesciebat in primo
et Deo, videlicet simpliciter sine aliqua probatione et argumen- legere, quia erat ceecus" (Prologus) Λ ) . Quelles sont les vérités
tatione, sed solum quia Deus est et Deus dicit : et hoc totum que l'homme ne peut plus trouver par lui-même (à cause du
est fundamentum credendi ipsi libro" {Tit. C C X I V ) . Mais péché originel, comme il dira plus bas)? Sebond ne fait pas de
Dieu nous a donné le livre de la Nature, pour prouver l'autorité distinction sévère; il constate que ceux qui n'ont pu participer
de la Bible, qui s'appuie sur l'existence d'un Dieu véridique à la Révélation ont par leurs propres forces trouvé une partie
et Révélateur : ,,Nullus potest credere et adheerere verbis sacrae seulement des vérités contenues dans le livre de la Nature, et
Biblias, nisi cognoscat primo Deum esse, et cognoscat ipsum non pas toutes celles qui étaient nécessaires à leur salut éternel:
esse veracem, et non posse mentiri, quia qui non habet ,,Quam quidem sapientiam nullus potest videre, neque legere
notitiam de Deo non potest cognoscere, utrum Biblia sit liber per se, in dicto libro (Naturœ), semper aperto, nisi fuerit a
Dei Et ideo liber creaturarum est porta, via, janua, intra- Deo illuminatus, et a peccato originali mundatus2). Et ideo,
ductorium et lumen quoddam ad librum sacras Scripturœ nullus antiquorum philosophorum paganorum potuit legere
et ideo ille prsesupponit istum" (Tit. C C X I ) . Et dans le hanc scientiam, quia erant excascati, quantum ad propriam
Prologus nous lisons : ,,Per earn (scientiam creaturarum) homo salutem, quamvis legerunt aliquam scientiam, et omnem quam
credit firmiter sacrae scripturae ; et ideo, preecedit sacram habuerunt ab eodem contraxerunt ; sed veram sapientiam, quœ
scripturam quoad nos". Raymond admet donc la nécessité de ducit ad vitam seternam, quamvis fuerit in eo scripta, legere
prouver les préambules de la foi, et paraît ainsi s'élogner bien non potuerunt" (Prologus). Ailleurs il nomme expressément
loin de la théorie des fidéistes. plusieurs vérités que l'homme ne peut plus trouver ou connaître
„primo" par lui-même; or, les vérités qu'il y énumère sont
Mais est-ce que la force de la raison humaine est donc si
exclusivement des mystères de la religion chrétienne : „In libro
grande, selon Sebond, qu'elle puisse tout en matière de religion,
Biblias sunt verba, quae sunt supra homines et supra naturam
qu'à elle seule elle soit à même de construire tout l'édifice de
la théologie ? %
) Je m'en tiens au texte original de la préface, transcrit par La
Voici que Raymond Sebond va faire une restriction impor- Bouderie sur l'édition de Lyon, 1526, dont Montaigne aussi s'est servi.
Les extraits de la préface qu'on trouve dans Rixner, Handbuch der
tante. Il distingue la faculté de trouver par raisonnement les Geschichte der Philosophie, deuxième edition, J. von Seidel, Sulzbach, 1829,
vérités religieuses, et celle de les prouver, une fois que nous II, Appendix, pp. 92—94, représentent un texte abrégé et quelque peu
changé par Rixner même (voir o.e., pp. 165—166). Jean Amos Comenius,
les connaissons par la Révélation. Or, quant au premier point, dans son édition de l'œuvre de Sebond (Ocutus Fidet, Theologia naturalis,
l'homme, à son avis, aurait trouvé, sans le péché originel, toutes etc., Amsterdam, 1661), l'a rédigée en meilleur latin, mais il y a apporté
aussi des changements de doctrine (cf. La Bouderie, o.e., pp. 6 — 8 ;
les vérités religieuses, y compris les mystères ; mais, aveuglé p. 155, note 1).
jusqu'à un certain degré par suite de sa chute, l'homme n'a 2
) En ajoutant : „et a peccato originali mundatus", Sebond semble
pu lire tout le contenu du livre de la Nature; pour compenser enseigner que le baptême délivre l'homme non seulement du péché originel,
mais aussi d'un de ses effets : l'obscurcissement (direct ou indirect) de
cet affaiblissement, Dieu lui a donné un autre livre, la Bible, l'esprit.

34 35
humanam totaliter; ita quod impossible est, quod homines
démontrer (Tit. LI, LH), mais ce sont là des expressions de
dix cm nf talia verba de se primo, nee per se, nee invenerunt..,.
reconnaissance envers Dieu, sans autre valeur, je crois, pour
Quí.s enim homo potuit primo c o g i t a r e . . . . quod tres persona;
sa théorie : il ne semble pas vouloir dire par là que l'homme,
essent realiter distinetae . . . . Bene enim homo potuit cogitare.
sans grâce spéciale, ni puisse mener à bien ces démonstrations
quod unus esset Deus tantum, simplex et indivisibilis, sed quod
théologiques.
unus Deus esset tres persona? realiter distinetas et sequales
Il semble résulter de tout cela que Raymond Sebond
in omnibus, hoc non potuit primo cadere in corde hominum"
ne limite la force de la raison humaine par rapport aux vérités
(Tit. CCXIII). Impossible aussi à l'homme de trouver primo,
de la religion que sur un seul point: il ne lui reconnaît pas,
sans Révélation, les mystères de l'Incarnation, de l'Eucharistie,
depuis la chute d'Adam, la faculté de connaître ,,primo",
le temps et le mode de la création {Ibidem). Pour beaucoup
c'est-à-dire avant la Révélation, les mystères (au sens théolo-
d'autres vérités qui ne sont pas du nombre des mystères,
Raymond Sebond reconnaît à l'homme la faculté de les trouver gique) de la religion.
primo, logiquement avant la Révélation. Quoiqu'il ne fasse On s'est demandé si Raymond Sebond, en disciple fidèle
donc pas de distinction expresse entre les mystères et les de Raymond Lulle, n'était pas au fond fidéiste, si pour lui
vérités qui relèvent aussi de la théologie naturelle, admettons la foi n'aurait pas été une condition provisoire, mais nécessaire
qu'il n'insiste pas au même point que Calvin sur les suites du à l'intelligence humaine pour pouvoir s'élever jusqu'aux con-
péché originel. Il dit quelque part (Tit. C C X X X I V ) que, naissances profanes aussi bien que jusqu'aux vérités religi-
depuis sa chute, l'homme est „ignorant'' et qu'il ne connaît euses. Nous n'avons pas à discuter cette question ; il suffit
plus ni lui-même, ni son Créateur, mais n'attachons pas à cette de constater qu'il ne se montre pas fidéiste dans le texte de
expression une plus grande valeur que ne le doit faire Sebond, la Theologia naturalis ; il n'y est pas fidéiste au sens général
vu l'ensemble de sa doctrine; car la phrase citée plus haut: que M. Busson attribue à ce terme, car il ne considère pas
„Bene enim homo potuit cogitare, quod unus esset Deus la raison comme impuissante en matière de religion, ni
tantum", etc., se rapporte aussi à la condition de l'homme la foi comme seul critère de vérité ; il ne l'est pas non plus au
déchu ; puisque, suivant la préface, sans la chute l'homme sens thêologique, car nous avons vu qu'il admet qu'on prouve
aurait connu aussi les mystères. les préambules de la foi. Il est vrai que souvent ses raisonne-
ments masquent mal les postulats chrétiens, sans lesquels ils
Quant au second point : l'homme, une fois qu'il connaît ne valent parfois rien ; mais il ne sacrifie pas consciemment la
par la Bible, instrument de la Révélation, les dogmes, a la raison à la foi, ce qui constitue un élément essentiel de tout
faculté de les prouver, de formuler les arguments dont la
fidéisme.
conclusion est donnée 1 ). Souvent, il est vrai, Raymond dit
Au dire de Montaigne, le livre était en vogue de son temps
qu'il a démontré une vérité cum Dei adjutorîo, Dei gratia,
(II, 148); pourquoi en douter? Il l'a été à coup sûr depuis
Dei auxilio, surtout lorsqu'il s'agit de dogmes difficiles à
l'apparition de l'édition latine de 1581, car sans cela la Con-
1
) C'est ici qu'il s'écarte de l'orthodoxie: les mystères, au sens strict, grégation de l'Index ne se serait pas occupée en 1595 de la
même connus, ne se prouvent pas. préface du livre, qui du reste est si anodin. Mais il semble qu'on
36
37
ne prenne pas au sérieux Montaigne constatant la renommée prétendre ainsi venir à son aide : Sebond ne veut-il pas
du livre, parce qu'on considère tout ce passage sur Raymond démontrer la vérité de-la foi, sans secours de la Révélation,
Sebond comme un prétexte qui lui permet d'émettre impunément ,,par raisons humaines et naturelles"?
des opinions extravagantes, pyrrhoniennes et anti-chrétiennes. Analysons sévèrement ce que dit Montaigne. Il loue en
Voyons ce qu'il en est. quelques mots aimables l'entreprise de Raymond : il trouve
A l'avis de Montaigne, nul n'a égalé Raymond, là où il ,,une tresbelle et tresloüable entreprinse d'accommoder encore
démontre ,,par raisons humaines et naturelles'' les articles de la au service de nostre foy les utils naturels et humains que Dieu
religion * ). Comment le décharge-t-il , ,de deux principales nous a donnez". Et pourquoi? „Il ne faut pas douter que ce
objections qu'on luy faict" (II, 148)? „La premiere repre- ne soit l'usage le plus honorable que nous sçaurions leur
hension qu'on fait de son ouvrage, c'est que les Chrestiens donner, et qu'il n'est occupation ny dessein plus digne d'un
se font tort de vouloir appuyer leur creance par des raisons homme Chrestien que de viser par tous ses estudes et pense-
humaines, qui ne se conçoit que par foy et par une inspiration ments à embellir, estandre et amplifier le vérité de sa creance.
particulière de la grace divine" (II, 149). La seconde objection, Nous ne nous contentons point de servir Dieu d'esprit et
il la formule ainsi : „Aucuns disent que ses arguments sont d a m e ; nous luy devons encore et rendons une reverence
foibles et ineptes à verifier ce qu'il veut, et entreprennent de corporelle ; nous appliquons nos membres mesmes et nos mou-
les choquer aysément"(II, 159). Pour un théologien, la réponse vements et les choses externes à l'honorer. Il en faut faire de
que donne Montaigne à la première objection présente mesme, et accompagner nostre foy de toute la raison qui est en
plusieurs réflexions discutables ; car il y confond foi et théo- nous". Tout cela est bien dit, et c'est une belle justification de la
logie, grâce de la foi et grâce préparatoire, mystères et autres théologie, mais non pas de la méthode apologétique de Sebond.
vérités révélées (n'oublions pas que Sebond n'a pas fait de Et ce qu'il ajoute a l'air de condamner sans appel cette
distinction sévère entre les deux ). Mais omettons cela et méthode : „Il en faut faire de mesme, et accompagner nostre
demandons-nous tout de suite, de quelle manière il défend foy de toute la raison qui est en nous, mais toujours avec
Sebond. cette reservation de n'estimer pas que ce soit de nous qu'elle
dépende, ny que nos efforts et argumens puissent atteindre
Voici la pensée de Montaigne qui constitue le fond de
à une si supernaturelle et divine science".
toute VApologie : ,,La raison humaine, si elle n'a la foi pour
guide, est incapable de démontrer les vérités de la religion", Comment s'explique-t-on que Montaigne loue d'abord
La plupart des lecteurs des Essais, dès qu'ils ont entrevu l'entreprise de Sebond, qu'il applaudisse même à son succès
ce principe dans le maquis touffu de contes et d'idées du („nul ne l'a égalé, et on ne peut mieux faire que lui"), tout
chapitre, se sont dit que c'est se moquer de Sebond que de en trouvant, une page après, absurde l'idée d'appuyer la foi
sur des raisons naturelles ?
x C'est qu'il se sent en présence d'une difficulté théologique
) Adrien Tournebu, „qui sçavoit toutes choses" (ibidem), ne se
trompait-il pas, en donnant au livre de Sebond le nom de „Quintessentia qu'il croit pouvoir résoudre avec la théorie de Sebond même.'
S. Thomae", qu'on avait coutume de donner à Y Ars magna de Raymond
Lulle ?
Pour la saisir, il faut avoir sous les yeux le texte de la réponse

38 39
< M i-fitii-i : ..Toutefois je juge ainsi, qu'à une chose si divine et certitude); Sebond l'a dit aux mêmes Titres. Montaigne défend
-,\ h.mi,une, et surpassant de si îoing l'humaine intelligence, cette thèse à plusieurs endroits de l'Apologie ; je n'en cite que
. ..mim· est cette vérité de laquelle il a pieu à la bonté de Dieu deux: ,,Si elle (la foi) n'entre chez nous par une infusion
de nous esclairer, il est bien besoin qu'il nous preste encore extraordinaire ; si elle y entre non seulement par discours, mais
son secours, d'une faveur extraordinaire et privilegée, pour encore par moyens humains, elle n'y est pas en sa dignité
la pouvoir concevoir et loger en nous ; et ne croy pas que les ny en sa splendeur" (II, 150). Ce passage lui sert de point
moyens purement humains en soyent aucunement capables ; de départ pour adresser aux catholiques de son letups de
et, s'ils Festoient, tant d'ames rares et excellentes, et si abon- graves reproches sur leur manque de foi vive ; reproches qui
damment garnies de forces naturelles es siècles anciens, complètent la réponse à la première objection, Ces reproches,
n'eussent pas failly par leur discours d'arriver à cette con- il les terminera par la phrase suivante : „Le neud qui de-
naissance * ). C'est la foy seule qui embrasse vivement et vrait attacher nostre jugement et nostre volonté, qui devroil
certainement íes hauts mystères de nostre religion. Mais ce estreindre nostre ame et joindre à nostre créateur, ce devrait
n'est pas à dire que ce ne soit une tresbelle et treslouablc estre un neud prenant ses repliz et ses forces non pas de noz
entreprise...."; suivent les trois phrases, citées plus haut, considerations, de noz raisons et passions, mais d'une estreinte
qui servent à défendre Sebond (II, 149). divine et supernaturelle, n'ayant qu'une Forme, un visage et
Voici la difficulté : ,,C'est la foy seule qui embrasse vive- un lustre, qui est l'authorité de Dieu et sa grace" (II, 157).
ment et certainement les hauts mystères de nostre religion". Nous pouvons donc être sûrs que ce second sens guide·
Cette phrase signifie d'abord : que la raison humaine ne peut Montaigne dan son Apologie.
pas trouver les mystères (au sens théologique) de la religion Mais enfin il y en a un troisième : ,,la raison humaine, seule
chrétienne. Cela est orthodoxe ; et Sebond l'a dit ( Tit. et sans secours étranger, est incapable de faire accepter avec
CCXIII ; pp. 34—35), quoiqu'il ne fasse pas de distinction fermeté (,,vivement") et avec certitude (,,certainement") les
nette entre ce qui est mystère et ce qui ne l'est pas ; aussi, à vérités de la religion, qui restent pour elle des mystères ; c'est
coup sûr, n'est-ce pas ce sens très spécial, à l'exclusion d'autres par la foi seule que l'homme peut y adhérer ,,vivement et
sens possibles, que Montaigne exprime par cette phrase. certainement". Ce n'est plus orthodoxe, parce que c'est trop
Elle a encore un autre sens : „la religion chrétienne (qui est absolu et que la distinction entre les mystères et les autres
si pleine de mystères) ne s'embrasse pas en raison de ses vérités y est négligée ; c'est la théorie fidéiste. Mais c'est à
arguments, mais à cause de l'autorité de Dieu, par la foi prouver ce troisième sens que Montaigne va mettre plus de
seule". C'est encore orthodoxe, et cela aussi se trouve dans deux cents pages. Il sait qu'il faut admettre comme principe :
Sebond (par exemple aux Tit. CCIX et C C X I V ; voir p. 33). ,,La foy seule embrasse vivement et certainement les hauts
Cette foi seule embrasse les vérités ,,vivement" (c'est-à-dire mystères de nostre religion"; il ne sait pas que l'orthodoxie
avec une grande intensité) et ,.certainement" (avec une grande l'oblige à en rejeter le dernier sens.
1
) Voilà la déclaration de faillite de la philosophie païenne, dont nous Montaigne s'avoue profane en théologie: ,,Ce seroit mieux
avons parlé (p. 9 ; cf. pp. 27, 42). la charge d'un homme versé en la Théologie, que de moy qui
40 41
n'y se.ly rien" (II, 149). II n'a pu se tirer d'embarras, parce
dans VApologie (voir p. 40) se rappeler très bien sa propre
qu'il n';i pu trouver la distinction entre le second sens et le
traduction du Prologus, où il avait écrit : „D'où il est advenu
troisième ; il les défend pêle-mêle, et ne soupçonne point qu'il
que les anciens philosophes païens, qui en ont tiré toutes leurs
y a un monde entre sa conception théologique et la théorie de
autres sciences et tout leur sçavoir, n'y ont pourtant iamais
Sebond. Car en résumé : Sebond tient „que la foi ne s'embrasse
qu'à cause de l'autorité de Dieu, mais que la raison peut peu apercevoir et descouvrir (aveugles en ce qui concernoit
prouver toutes les vérités de la religion, une fois qu'elle les leur souverain bien) la sapience, qui y est enclose, et la vraye
connaît". Montaigne aussi tient „que les vérités de la foi ne et solide doctrine, qui nous guide à la vie éternelle". Si à cet
s'embrassent qu'à cause de l'autorité de Dieu, mais en ce sens endroit Sebond n'étend pas l'aveuglement de l'homme déchu
que rien en elle n'est démontrable par la raison seule". Voilà jusqu'à lui dénier la connaissance des vérités naturelles de la
la confusion du second et du troisième sens de la phrase que religion, ailleurs, selon Montaigne, il a dit assez expressément
nous venons de commenter ; voilà pourquoi Montaigne a mal que la Révélation est à l'origine de toute connaissance
entendu Sebond. religieuse de l'homme ; car la phrase de Sebond : „Secundus
autem liber sacras scripturœ datus est homini secundo, et
D'ailleurs, celui-ci lui a fourni assez de textes, aptes à
hoc in defectum primi libri ; eo quod homo nesdebat in primo
l'induire en erreur. Montaigne n'a pas vu dans la Théologie
legere, quia ceecus erat" (p. 35), il la traduit ainsi: „Le
naturelle la différence capitale entre les facultés de trouver et
second livre des saintes- Escritures a esté depuis donné à
de prouver les dogmes, ni compris la distinction entre mystères l'homme, et ce au deffaut du premier : auquel (ainsi aveuglé
et autres vérités; il croit que, d'après la doctrine de Sebond, comme il estoît) il ne voyoit rien". Et c'est toujours par suite
sans Révélation tout le contenu de la religion chrétienne serait de la même confusion des deux sens dont nous venons de parler
resté mystère. Il a trop bien retenu des textes comme que Montaigne allègue dans cet ordre d'idées le mot de
celui-ci : ,,Sed verba, quae sunt scripta in libro Bibliae, non Sebond : „Et exinde concluditur, quod quanto verba et dicta,
possunt primo cogitari primo ab nomine, nee intelligi, nee quae sunt in sacra Biblia, sunt magis alta supra omnem
imaginari, non possunt primo cadere in imaginatione hominis, rationem et sensum, et quanto magis excedunt naturam
immo sunt supra omnetn intellectum, supra omnem eestimatio- humanam, quod magis debent credi ; et dum videntur magis
nem, et supra omnem optnionem et cogitationem omnium difficilia ad credendum, magis debent credi" (Tit. CCXIII).
hominum, et sunt totaliter incogttabilia ab omni homme, eo Sebond énonce cette pensée seulement après avoir présupposé
quia sunt altissima et profundtssima et secretissima" (Tit. la preuve des préambules (Tit. CCXI ; p. 34); Montaigne la
CCXIII). Voilà une assertion dont l'explication orthodoxe doit traduit ainsi : ,,11 s'en faut tant que nos forces conçoivent la
surpasser de loin la force d'un profane. Et puis, Sebond _n'a-t-il hauteur divine, que, des ouvrages de nostre créateur, ceux-là
pas proclamé la faillite de l'ancienne philosophie, lorsqu'il portent mieux sa marque et sont mieux siens, que nous enten-
disait que l'homme ne peut plus lire dans le livre de la Nature dons le moins. C'est aux Chrestiens une occasion de croire
après le péché originel, „nisi fuerit a Deo illuminatus, et a que de rencontrer une chose incroiable. Elle est d'autant plus
peccato originali mundatus" ? (cf. p. 35). Montaigne devait selon raison, qu'elle est contre l'humaine raison" (II, 228); il

42
43
I.i lili· .tu milieu de le démonstration de la thèse fidéiste, pour Un expédient, par trop facile, et dernier refuge de celui qui
prcir. er qu'il faut soustraire toutes les vérités de la foi au est dans l'embarras, serait de voir là aussi, dans la défense
contrôle de la raison. Car —- nous le verrons —- ii exclut, du de Sebond comme dans la défense du christianisme, un trait
moins implicitement, aussi la preuve des préambules. Un autre de „rouerie" de la part de Montaigne. Heureusement, M.
texte, ambigu pour le profane, se trouve au Tit. C C X I V : Villey n'est pas ami de ce procédé ' ); du reste, de la sincérité
,.Et sic Deus manifestavit seípsum homini, tain per creaturas de Montaigne il sera question ailleurs.
quae sunt a Deo, quam per verba quae dicit : sed magís Supposons provisoirement qu'il ne se moque pas de nous :
propínque se manifestavit per verba quam per creaturas.... dans ce cas il faudra admettre qu'il a loyalement dit son
et ipsa verba sunt magis familiaria homini et propinquae quam opinion sur la Théologie naturelle. Son point de départ a donc
creaturae'.
été une erreur: celle de croire Sebond fidéiste"); une autre
Mais cessons de citer Sebond : il faudrait transcrire trop consiste à l'être lui-même.
de ses phrases, pour donner toutes celles qui prêtent à être
mal comprises par un fidéiste convaincu. Que Montaigne se III. La défense du fidéisme.
soit mépris sur la conception théologique de Sebond, cela nous Reprenons maintenant l'étude de la réponse que donne
surprend encore moins, si nous lisons comment Joachim Montaigne aux deux objections qu'on soulève contre la
Sighart, théologien, dans la préface de 1852, venge celui-ci Theologia naturalis. La première, celle des bons esprits,
de l'accusation de rationalisme : ,,Ipsum vero fídei fundamentis soutient „que les Chrétiens se font tort de vouloir appuyer
scientiae aedificium construxisse, neminem latebit, qui Iibrum leurs créances par des raisons humaines". Montaigne répond :
legens perspexerit, quo mentis ardore omnia ecclesiae dogmata les arguments de Sebond ne font pas offense à la foi, parce
amplexas atque coram omnibus confessus in pugnam progre- que Sebond les fait s'appuyer sur la foi même ; il ne prétend
diatur spiritualem" (p. V ) . C'est dire que la Theologia donc pas faire entrer la foi en nous par des moyens purement
naturalis n'est rien moins que ,.naturelle". Ce qui est trop humains.
compliqué pour les gens du métier, l'était sans doute pour Après cet exposé théorique, peu clair et peu solide du point
Montaigne. II nous semble donc impossible d'adhérer à l'avis de vue théologique 3 ), Montaigne va adresser une verte répri-
de M. Villey. qui est l'écho d'un sentiment assez général ; mande aux Chrétiens de son temps (cf. p. 41 ). Il s'en va leur
„Montaigne n'a cure de l'opinion du lecteur sur Raymond dire que la manière dont ils accueillent la foi chrétienne, ne
Sebond" 1 ). A notre avis, et nous croyons l'avoir prouvé, correspond en rien au principe qu'il vient d'exposer. Car,
Montaigne, assimilant par erreur la théorie de Sebond à la dit-il, la créance aux vérités de la religion ne devrait se conce-
sienne, croit qu'on peut prouver les vérités de la religion „par voir „que par foy et par une inspiration particulière de la
des raisons humaines et naturelles" (voir p. 38) sous cette
x
réserve que „les moyens purement humains" n'en sont au- ) Villey, Les sources et l'évolution des Essais, Hachette, 1908, II, p. 325.
2
) Nous en aurons d'autres preuves là où il sera démontré que Montaigne
nement capables (voir p. 40). défend les thèses fidéistes contemporaines (pp. 66—77).
:i
1 ) Nous avons fait remarquer (p. 38) que la réponse de Montaigne est
) Dans Bédier et Hazard, o. <.-., t. I, p. 205. Voir ci-dessous, pp. 58—60. coniuse et discutable.
44 45
¡ι.»..' «innK-" (II, 149); mais il constate que, hélas, souvent
esperance, confiance, evenemens, ceremonies, penitences,
i.i im < luvtienne est accueillie „par discours" (c'est-à-dire:
martyres, La marque péculiere de nostre vérité devroit estre
.1 i.in.si- de ses raisons) et ,,par moyens humains" (c'est-à-dire:
nostre vertu, comme elle est aussi la plus celeste merque et
p.w tics traditions de famille, de région ou par ambition poli-
la plus difficile, et que c'est la plus digne production de la
Iii]ne), comme se reçoivent les religions humaines (non
vérité". Est-ce que Montaigne conclut de ce manque de vertu
révélées): ,,Si elle n'entre chez nous par une infusion extra-
chez la plupart des chrétiens que la vérité n'est pus du côté
ordinaire ; si elle y entre non seulement par discours, mais
du christianisme? N o n ; à la page 155 il conclut logiquement
encore par moyens humains, elle n'y est pas en sa dignité ny
par sa thèse de la page 150: „Tout cela, c'est un signe lies
en sa splendeur. Et certes je crain pourtant que nous ne la
evident que nous ne recevons nostre religion qu'à nostre fuçnn
jouyssions que par cette voye" (II, 150). Il parle de „nous",
se faisant lui-même du nombre de ces mauvais chrétiens, et par nos mains, et non autrement que comme les autres
comme fait le prédicateur, par humilité et pour se concilier religions se reçoivent. Nous nous sommes rencontrez au pais ou
la bienveillance de l'auditoire. elle estoit en usage ; ou nous regardons son ancienneté ou
l'authorité des hommes qui l'ont maintenue ; ou nous creignons
En cinq pages consécutives il énumère les signes de ce les menaces qu'elle attache aux mescreans ; ou suyvons ses
mauvais état du christianisme, signes qui prouvent que promesses". Il constate donc qu'on est chrétien par naissance.
souvent on n'est chrétien que par le nom. Il est vrai que par respect d'ancienneté ou d'autorité, en raison de promesses
Montaigne exagère, lorsqu'il croit que la conduite des parti- ou de menaces ; mais il désapprouve cette conduite comme
sans de la religion divine ( révélée ) est en général plus ne convenant pas à la dignité du christianisme : „Ces consi-
mauvaise que celle des non-chrétiens : „Nous devrions avoir derations là doivent estre employées à nostre creance, mais
honte qu'es sectes humaines il ne fust jamais partisan, quelque comme subsidiaires : ce sont liaisons humaines", tandis que la
difficulté et estrangeté que maintint sa doctrine, qui n'y con- religion chrétienne exige d'abord des liens divins et surnaturels
firmas! aucunement ses deportemens et sa vie : et une si divine (cf. II, 157; p. 41). En effet, si la conviction religieuse de
et c;eleste institution ne marque les Chrestiens que par la l'homme dépend de ces raisons-là, elle changerait avec les
langue". „Voulez vous voir cela ? ajoute-t-il en 1588, comparez conditions accidentelles: „Une autre region, d'autres tesmoings,
nos meurs à un Mahometan, à un Payen ; vous demeures tou- pareilles promesses et menaces nous pourroyent imprimer par
jours au dessoubs : là où, au regard de l'avantage de nostre mesme voye une croyance contraire". Mais une telle conduite,
religion, nous devrions luire en excellence, d'une extreme et est indigne du chrétien : „Et ce que dit Plato, qu'il est peu
incomparable distance ; et devroit on dire : Sont ils si justes, d'hommes si fermes en l'athéisme, qu'un dangier pressant
si charitables, si bons? ils sont donc Chrestiens". La vertu ne ramène à la recognoissance de la divine puissance, ce rolle
( justice, charité, bonté ) devrait donc être la marque des ne touche point un vray Chrestien. C'est à faire aux religions
chrétiens, le reste, leur religion l'ayant en commun avec les mortelles et humaines (c'est-à-dire : non-révélées) d'estre
autres religions : „Toutes autres apparences, continue le receuës par une humaine conduite. Quelle foy doit ce estre,
manuscrit de Bordeaux, sont communes à toutes religions : que la lâcheté et la foiblesse de cœur plantent en nous et

46
47
ejtt.il·!>--. nr ' tint- vitieuse passion, comme celle de l'incon' beaucoup de chrétiens („les chrétiens ,dit-il, en exagérant) de
nr.i·.. . ·•( ι Κ- l'estonnement, peut elle faire en nostre ame son temps n'en ont pas. Car c'est à eux qu'il s'adresse, c'est
.intuir production réglée?" (II, 155—156). à eux qu'il reproche leurs passions politiques en matière
Ι,ιιΐιν les deux derniers endroits cités: , croyance con- religieuse ; s'il avait en vue tous les chrétiens de tous les temps,
tr.nre" et : „Et ce que dit Plato . . . . " , Montaigne intercale en il aurait dû conclure : sans efficacité morale, sans véritables
1588 ces paroles : „Nous sommes Chrestiens à mesme titre partisans, pas de religion. Il n'en fait rien, et il ne cessera
que nous sommes ou Perigordins ou Alemans". N'est-il pas pas, dans la suite, de reconnaître expressément l'origine divine
évident dans ce contexte, que, ici encore, il s'agit d'une con- de la religion chrétienne. Attribuer à Montaigne la conclusion
statation, désapprobatrice, et non point de cette maxime: „Toute malignement sous-entendue (car elle contredirait ses assertions
religion est affaire de région et de naissance, la religion expresses) que le Christianisme n'est qu'une entité imagi-
chrétienne pas moins qu'une autre"? S'il avait voulu dire cela, naire 1 ), au lieu d'une „chose divine et hautaine, et surpassant
il n'aurait pas opposé cette religion „divine" aux religions de loing l'humaine intelligence, comme est cette vérité de
„humaines", et la manière de l'accueillir à celle d'accueillir les laquelle il a pieu à la bonté de Dieu de nous esclairer" (II,
autres religions. Cette phrase n'est qu'une illustration pratique 149), c'est encore se réfugier dans l'hypothèse de la „piperie"
de la conclusion qui précède : „Tout cela, c'est un signe tres- de Montaigne, qui sera envisagée ailleurs.
evident que nous ne recevons nostre religion qu'à nostre façon Après ce sermon, Montaigne revient habilement à la défense
et par nos mains", etc. ; et le texte de 1580 marque clairement de Sebond 2 ). Il va répondre aux deux objections à la fois, et
la désapprobation de Montaigne : „C'est à faire aux religions ainsi passer à la seconde partie de l'Apologie. Il rassure
mortelles et humaines d'estre receues par une humaine les Chrétiens sur l'entreprise de Sebond, et il refute les
conduite" 1). mécréants : Sebond, dit-il, n'exalte point la raison humaine "
De tous ces abus, Montaigne n'accuse donc pas le Christia- jusqu'à vouloir appuyer la foi sur elle; au contraire, Sebond
nisme, mais certains Chrétiens. Il ne démontre pas le „néant appuyé ses arguments sur la foi, sans laquelle ils n'ont pas
religieux" du Christianisme, mais le „néant religieux" de la foi toute leur force ; et c'est justement à cause de cela que les
de beaucoup d'individus. Ou veut-il conclure de ce dernier incrédules ne savent les apprécier. Pour expliquer comment
„néant" à celui de la religion chrétienne? Pour M. Léon les raisons de Sebond empruntent leur valeur démonstrative
Brunschvicg „il n'y a pas de doute sur la conclusion de à la foi, Montaigne, tout en affaiblissant le témoignage de
Montaigne à cet égard : l'inefficacité morale, et par suite le saint Paul sur les preuves naturelles de l'existence de Dieu,
néant religieux du christianisme, sont mis en évidence par le
début de l'Apologie" - ) . Il est vrai que Montaigne constate M Ibidem.
ce phénomène-ci : le Christianisme a une vertu religieuse, et '¿) II est superflu de donner un commentaire de toute sa réponse, y
compris les additions. Nous ne désignons que son idée directrice, en vue
de prouver son fidéisme et sa sincérité. Celui qui veut bien relire le texte
*) M. Strowski donne pour ce passage la même interpretation que nous entier, verra qu'il ne s'y trouve aucune parole qui soit en désaccord avec
(Saint François de Sales, Pion. 1928, p. 27). notre thèse. Les additions prouvent que, plus tard, Montaigne n'a pas
2
) Brunschvicg, o.e., p. 126. changé de conception théologique.

48 49
Montaigne Fidéiste. 4
t¿. ..Mit Λ / fitflcmorphisme d'Aristote (doctrine de la ,.matière' le moyen de laquelle se parfournit et se perfect apres nostre
rf ,!<· I.i ,,forme"), un des piliers principaux de la construction creance". Cette grâce par laquelle se parfait notre croyance,
(.hilosophique de la scolastique 1 ): „Les choses invisibles de c'est bien pour Montaigne la foi divine, qui donne une valeur
Ι >ieu, dit saint Paul, apparoissent par la creation du monde, surnaturelle à la croyance, soumission naturelle de l'intelligence
considérant sa sapience éternelle et sa divinité par ses à la vérité révélée.
œ u v r e s . . . . Or nos raisons et nos discours humains, c'est Quelle est donc la théorie de Montaigne? Voici: „Sebond
comme la matière lourde et stérile : la grace de Dieu en est la prouve les vérités religieuses (préambule et autres); mais ses
forme ; c'est elle qui y donne la façon et le p r i s . . . . La foy arguments n'ont pas toute leur force, sans le secours de la foi";
venant à teindre et illustrer les argumens de Sebond, elle les en d'autres termes : nous pouvons „accompaigner nostre foy
rend fermes et solides" (II, 158). Voilà deux phrases qui sont de toute la raison qui est en nous, mais tousjours avec cette
,. la clef de la théorie de Montaigne au sujet des connaissances reserve de n'estimer pas que ce soit de nous qu'elle dépende,
religieuses. La „grâce de Dieu" dont il parle, ce n'est point ny que nos efforts et argumens puissent atteindre à α ) une si
l'appui intérieur qui, selon la théologie catholique, est mis supernaturelle et divine science" (II, 150). En somme, selon
par Dieu à la disposition de tout homme et qui aide l'intelli- lui, la pure raison humaine ne peut atteindre à la connaissance
gence et la volonté humaines à connaître et à embrasser plus d'aucune vérité religieuse: elle ne peut les trouver sans la
facilement les vérités qui servent de préambule ; cette concep- Révélation (et c'est à prouver cela que Montaigne consacrera
tion-là serait orthodoxe : „Ce n'est pas être fidéiste que de faire encore nombre de pages) ; une fois qu'elle les connaît par la foi,
- jouer un rôle à la grâce dans la connaissance des préambules elle peut les prouver avec le concours de la foi, car „les moyens
de la f o i " 2 ) . La ,.grâce de Dieu'' qui, à l'avis de Montaigne, purement humains n'en sont aucunement capables". M. Busson
est la forme des raisons humaines, matière lourde et stérile, fait remarquer que Montaigne fait ici „la part large à la
c'est ,,la foy, qui vient teindre et illustrer les argumens de raison en admettant qu'elle concourt à l'acte de foi. Nous en
Sebond"; il y a ici parallélisme entre grâce et foi, comme il y avons trouvé, dit-il, de plus radicalement f¡déistes que l u i " 2 ) .
en a entre „raisons et discours humains" et „les argumens Certes, on ne saurait lui attribuer un système fidéiste à cause
de Sebond". En effet, au même endroit les mots ,,foi" et des opinions énoncées jusqu'ici : car d'abord, il n'a parlé que
„grâce" sont considérés comme synonymes : „nos discours ont de l'ensemble des vérités religieuses, et non pas du préambule
quelque corps, mais c'est une masse informe, sans façon et sans en particulier ; puis, il reconnaît que, pour le domaine religieux,
jour, si la foy et grace de Dieu n'y sont joinctes". Et encore : il y a concours de la foi et de la raison ; tout au plus donc,
comme la matière est capable de recevoir une forme, les
arguments rendent l'homme „capable de la grace de Dieu par !) Au lieu de „atteindre à", leçon du ras. de Bordeaux, Montaigne avait
d'abord écrit ; „parfaire"; mais en relisant plus tard son livre, il a compris
1 que cette expression était incorrecte, puisque dans aucun cas les arguments
) Je soupçonne Montaigne d'avoir pris quelque part ce raisonnement, humains ne peuvent „parfaire" la foi ; c'est au rebours la foi, qui parfait
sans nommer la source ; l'idée, et la comparaison avec „les actions
vertueuses de Socrates et de Caton" sont typiques pour le théologien de la connaissance, comme il vient de ïe dire. Aussi m'est-il impossible de
profession. Cf. p. 68, note 3. considérer avec M. Busson (o. c, p. 436) cette correction comme une
2
) Vacant-Mangenot, o· c, col. 175. preuve d'un fidéisme croissant.
2
) Busson, o. c, p. 436.
50 51
les pages analysées trahissent des tendances de ,,semi~fidéisme profession : la conclusion étant donnée par la foi, la raison
religieux" (voir pp. 11—13). Mais tout de même, que nous applaudit au raisonnement qui nous y amène. Mais Montaigne
ι sommes déjà loin de Sebond ! Une fois les dogmes connus, comprend qu'il parle ici en chrétien pour qui tout d'abord il
,i selon lui, nous pouvons les prouver, sans secours étranger, est sûr que Raimond a raison et que ses adversaires ont tort :
sans grâce spéciale (pp, 34—37): pour Montaigne, toutes il continue donc, dans les éditions antérieures à 1595 : „Celuy
ses preuves ne sont que la matière lourde et stérile. Les qui est imbu d'une creance, reçoit bien plus aysément les
préambules, dit Sebond, les païens aussi peuvent les trouver discours qui luy servent, que ne faict celuy, qui est abreuvé
(ibidem); c'est là d'ailleurs la doctrine de saint Paul, mais d'une opinion contraire, comme sont ces gens icy" (II, 159).
Montaigne l'a atténuée autant que possible, et plus que cela. Plus tard, ayant senti que cette remarque diminue la force
Sebond bâtit une théologie naturelle à côté de la foi, sans croire de son apologie, il l'abrège et y ajoute un trait direct à l'adresse
pourtant — cela va de soi — que la foi s'embrasse en raison des des „athéistes": ,,Οη couche volontiers le sens des escris
preuves théologiques ; Montaigne ne croit pas à l'existence d'autrui à la faveur des opinions qu'on a préjugées en soi :
'. d'une théologie qui n'ait pas la Révélation pour base. L'abîme et un atheïste se flate à ramener tous les autheurs à l'athéisme :
entre les deux conceptions paraîtra encore beaucoup plus infectant de son propre venin la matière innocente".
profond dans la suite.
Sans y penser, dit Montaigne, il s'est déjà à demi engagé
Que reste-t-il des belles preuves de Sebond, lorsqu'on leur dans la seconde partie de son plaidoyer : il défend, contre les
soustrait l'appui de la Révélation, seule base solide (à l'avis de mécréants, la valeur des arguments de Sebond. Jusqu'ici nous
Montaigne) sur le terrain des doctrines religieuses? „Quand avons trouvé dans son apologie deux principes, qui nous
on les despouillera de cet ornement et du secours et appro- révèlent déjà une bonne partie de sa conception critériologique :
bation de la foi, et qu'on les prendra pour fantaisies pures le premier, c'est que la foi constitue le critère de toute certitude
humaines, pour en combattre ceux qui sont précipitez aux religieuse, car elle se fonde sur l'autorité de la majesté divine ;
espouvantables et horribles ténèbres de l'irréligion, ils se or, „c'est à elle seule qu'apartient la science et la sapience"
trouveront encores lors aussi solides et autant fermes que (Π, 160); et le second, c'est que la foi est la „forme" de nos
nuls autres de mesme condition qu'on leur puisse opposer" arguments en matière religieuse : sans elle, ils ne sauraient
(II, p. 159). Quoique les moyens purement humains ne soient nous conduire à des conclusions certaines.
aucunement capables de démontrer la vérité de la religion Si Montaigne en était resté là — nous l'avons dit — on
, (p. 40), Montaigne reconnaît ici aux arguments de raison pure l'aurait rangé parmi les „semi-fidéistes" (p. 52); mais en face
de Sebond une force égale à celle de tout autre argument des athées, des „nouveaux docteurs" (II, 310) qui ne faisaient
qu'on pourrait leur opposer : éclairés par la lumière divine, ils point défaut alors, il fallait abandonner le terrain de la foi
peuvent donc servir „d'acheminement et de premiere guyde et entrer en lice avec „les armes pures humaines" (H, 159).
à un aprentis pour le mettre à la voye de cette connaissance Eh bien, dit-il, „voyons donc si l'homme (abandonné à lui-
(de la foi)" (II, 158); ils valent, je crois, à ses yeux autant même) a en sa puissance d'autres raisons plus fortes que celles
que les rationes convenientiae aux yeux du théologien de de Sebond, voire s'il est en luy d'arriver à aucune certitude par

52 53
¿trifttnu-nt et par discours" (II, 160). L'accent de cette phrase premier point occupera cinquante pages (II, 161—211); le
trahit d'abord la réponse catégorique, qui sera négative : second, à peu près tout le reste de Y Apologie (II. 230—371 )1).
l'homme seul, sans secours étranger, armé seulement de ses Il est vrai, dit-il, qu'on pourrait démontrer la vanité de „nostre
¿innés et dépourvu de la grâce et de la connaissance divine sagesse" et de la „mondaine philosophie" sur tous les points
(termes qui pour Montaigne sont synonymes de foi, cf. par les paroles mêmes de l'Ecriture sainte, mais puisque le
pp. 50—51 ), ne peut arriver à aucune certitude par argument témoignage de la Révélation ne sera pas agréé par ses adver-
et par discours î Hors la foi, point de certitude ; et toute vérité, saires, il faudra les combattre sur leur terrain et les atlaquer
ι „quelle qu'elle soit" (II, 230), nous la connaissons par la avec leur arme, la raison humaine.
Révélation : voilà pourquoi le Chrétien, lisant Sebond, sait Sebond (toujours guidé par la foi), feuilletant le Livre de
bien apprécier ses preuves et les trouve concluantes, tandis que la Nature, a démontré les vérités de la religion chrétienne.
l'athée a ,,le goût fade" à ses raisons, ni ne peut admettre ses en partant de l'homme, caractère principal de ce livre ; il
conclusions. Voilà Michel de Montaigne, qui, semi-f id eiste constate l'existence de différents degrés d'être et de vie, il
tout à l'heure, „comme un Basque agile, d'un jarret souple, compare l'homme aux choses inférieures, parmi lesquelles les
d'un pied h a r d i " 1 ) , enjambe toutes les étapes intermédiaires animaux se rapprochent le plus de lui ; et après avoir étudié
et gagne d'un seul pas le fidéisme à outrance, le pyrrhonisme les points de conformité (Pars prima) et de différence (Pars
chrétien 2 ) ! secunda) des créatures, il a pu conclure à l'existence de Dieu,
Il y a là une inconséquence de sa part : fidéiste radical, à Ses qualités, bref, à l'identité des doctrines enseignées par
à qui sa raison seule ne saurait persuader rien de certain, la Révélation et la Nature.
qui opposera raison et foi, pyrrhonien, qui niera jusqu'à On exagère ordinairement l'opinion de Sebond sur la royauté
l'objectivité des sensations, il ne peut, sans imprudence, attri- de l'homme. Voici sa doctrine : au milieu seulement de son
buer une certaine probabilité aux conclusions raisonnées dont livre (Tit. C C X X X V : Quod in primo statu omnes creaturae
la Révélation vient confirmer la vérité ; mais malgré cela, le obediebant homini) il dit qu'ayant le péché originel l'homme
semi-fidéisme gardera aussi dans la suite sa place dans sa était le roi de la création ; nulle part ailleurs il ne parle
conception critériologique. plus de cette royauté. Sebond distingue entre cette royauté
de l'homme, qu'il a perdue par le péché originel puisque dès
Montaigne nous a promis deux choses : d'abord, de chercher ce moment les autres créatures ne lui obéissent plus, et le
en dehors de la foi des arguments qui la prouvent, plus forts profit que l'homme déchu tire toujours de toute la création.
que ceux de Sebond ; puis (il y a gradation !), d'aller voir si Si Sebond insiste sur ce profit (qu'il nomme, il est vrai, quel-
l'homme, sans la foi, peut arriver à aucune certitude. C'est quefois un „servitium", un ,,obsequium" de la part des autres
avec une fidélité surprenante qu'il suit son programme: le créatures), c'est pour rappeler à l'homme les grands bienfaits

i *) Pour le contenu des pages 211—230, voir pp. 60—64. Il me semble


) La comparaison est de Sainte-Beuve, Port Royal, Garnier, 1912, t. II, que M. Villey, dans son plan de Y Apologie (II, 146), néglige un peu trop
Livre troisième, p. 444, où il parle du style des Essais.
') Cp. ci-dessus, pp. 10—12, p. 18. le lien que Montaigne a voulu y mettre lui-même. Cf. pp. 27—28, et
notre plan.
54 55
tir Dieu et les devoirs de reconnaissance qu'il Lui d o i t 1 ) . doctrine de Sebond, qu'il ne suit une mode de son temps.
Au irstc, de la relation de l'homme avec les autres créatures, Il compare l'homme aux astres à la vie incorruptible qui
il m* parle qu'en philosophe chrétien, constatant que l'homme dominent ses destinées, au soleil, mais surtout aux animaux.
reunit en lui les différents degrés d'être (être, vivre, sentir, Or, l'idée de rapprocher ainsi l'homme et l'animal était alors en
comprendre), mais que par là il appartient aussi au même ordre vogue; dans le chap. XI du livre II au titre De la cruauté.
qu'elles, ce qui lui servira de point de départ, pour démontrer postérieur en date à YApologie, Montaigne témoignant de son
l'existence de Dieu. C'est là le début de son livre (Tit. I, II, peu de respect pour l'homme, allègue cette opinion contem-
III). Ecoutez sa conclusion: „Conclusio. Ergo tu homo quod poraine: „Mais, quand je rencontre, parmy les opinions le plus
accepisti, habes ab eodem a quo aliae res aeeeperunt hoc modérées, les discours qui essayent à montrer la prochaine
quod habent. Ergo tu pertines etiam ad ordinem aliarum rerum, ressemblance de nous aux animaux, et combien ils ont de part
et facts unum ordinem cum eis, et unam hierarchiam. Ergo à nos plus grands privileges, et avec combien de vraysemblance
sequitur, quod tu es illius cujus sunt aliœ res, et conservaris on nous les apparie, certes, j'en rabats beaucoup de nostre
et gubernaris ab eodem a quo alise res gubernantur et conser- présomption, et me démets volontiers de cette royauté imaginaire
v a n t u r . . . . ergo tu es illius, cujus est terra, cujus est aqua qu'on nous donne sur les autres creatures" (II, 141). Sebond
etc. et alia elementa, in quibus tu habitas" (Tit. III). ne défendait pas cette royauté, comme nous l'avons vu (p. 55);
Montaigne fait comme s'il allait appliquer la méthode de mais Montaigne ne peut s'empêcher de nous communiquer le
Sebond ; il veut, lui aussi, maintenant à la lumière de la raison fruit de ses lectures (voir les sources, III, 486—488); et
seule, déterminer la place que l'homme occupe parmi les alléguant la philosophie païenne et toute l'expérience humaine
créatures, mais dès le début de ses recherches il nous avertit (la Bible est exclue du débat), ajoutant des remarques de
que nous allons être détrompés: ,,Qu'il (l'homme) me face son cru, il aboutit à la conclusion, qu'il énonce plusieurs fois,
entendre par l'effort de son discours, sur quels fondemens en variant les termes : ,J'ay dit tout ceci pour maintenir cette
il a basty ces grands avantages qu'il pense avoir sur les ressemblance qu'il y a aux choses humaines, et pour nous
autres creatures" (II, 161). Et Montaigne de ridiculiser ramener et joindre au nombre. Nous ne sommes ny au dessus,
l'homme et sa condition dans l'univers, comme il doit s'y voir ny au dessoubs du r e s t e . . . . Il faut contraindre l'homme et le
s'il est „despourveu de la grace et cognoissance divine, qui renger dans les barrieres de cette police (de la nature). Le
est tout son honneur, sa force et le fondement de son estre. miserable n'a garde d'enjamber par effect au delà ; il est
Voyons combien il a tenue en ce bel equipage" (ibidem). entravé et engagé, il est assubjecty de pareille obligation que
Mais par ce procédé il réagit moins directement contre la les autres creatures de son ordre, et d'une condition fort
moyenne, sans aucune prerogative, prseexcellence vraye et
J
) Voir Tit. X C V I I : Hic declarator experimentaliter, quod omnia essentielle" ( II, 174). Quant à la comparaison de l'homme avec
serviunt homini, et sunt ad bonum hominis, dont voici la conclusion
plusieurs fois répétée : „Si sentis beneficium, redde debitum". C'est dans les animaux en particulier, voici le résultat de son étude
ce chapitre de la Théologie naturelle que Sainte-Beuve a pris les phrases détaillée : „Ce n'est par vray discours, mais par une fierté folle
qu'il cite dans Port'Royal, t. II, septième édition, p. 436, tout en omettant
les conclusions de Sebond. et opiniâtreté, que nous nous préférons aux autres animaux et

56 57
nuns srqur.strons de leur condition et société" {II, 211). Par précède et ce qui suivra, il faut avouer que, malgré tout, ou
vi-iif boutade finit la première partie de la réponse. plutôt à cause de tout ce qu'il a dit, Montaigne ne se sépare
Voilà donc l'image de l'homme, considéré en lui seul, „armé pas de Sebond. Et dans ce cas, du moins, rien ne sert d'avoir
seulement de ses armes"! La foi seule peut faire voir l'homme, recours à une tromperie de Montaigne, de dire qu'il veut
comme Sebond l'a vu, revêtu de la grâce divine, „qui est tout réfuter Sebond de biais : par les formules qu'il ajoute plus de
son honneur, sa force et le fondement de son estre" (II, 161 ). fois qu'il n'est nécessaire: ,,l'homme seul". ,,p;ir l'effort de
La raison humaine se trouve donc être en contradiction son discours", „en sa puissance", etc. il détermine lui-même
flagrante avec les résultats atteints par Sebond sur le tout trop clairement les différences entre le point de vue de
premier point à prouver : la position privilégiée de l'homme Raymond Sebond et le sien. Montaigne nie assez souvent au
dans l'univers. Mais, comment pourrait-il en être autrement ? cours de VApologie la valeur démonstrative des arguments
Cette „belle raison humaine" ne parviendra jamais à démontrer allégués par Sebond — M. Coppin l'a clairement démontré ι )
les dogmes si élevés de la religion chrétienne : puisqu'elle — mais c'est qu'il les envisage alors sans l'appui de la
n'est jamais arrivée à établir rien de certain, ni en morale ni en Révélation (p. 55). L'interprétation qu'on vient de lire et qui
philosophie ! . . . Suit l'autre partie de sa réponse : réquisitoire explique le point de vue de Montaigne par sa conception
sans pitié contre toutes les connaissances humaines. fidéiste est la seule qui n'ait pas besoin de lui attribuer trop
Est-ce qu'après tout cela on peut dire que Montaigne n'a de contradictions : si les idées émises dans cette partie de
cure de l'opinion du lecteur sur Raymond Sebond ? M.Villey *) l'Apologie doivent être comprises absolument, sans la réserve :
va jusqu'à dire : „Le tort de Raymond Sebonde est de „la foi nous enseigne autre chose et mieux là-dessus", on
l'entretenir (c'est-à-dire l'homme) dans cette illusion (de se devrait se demander plusieurs fois si c'est bien le même auteur
croire le centre de la création), et de lui faire place au-dessus qui a écrit VApologie et les autres Essais. Citons un exemple.
des autres êtres, très haut, près du trône de Dieu. Aussi cette ,,Croit-il, demande M. Villey 2 ), comme il le laisse entendre
partie des Essais qui s'appelle l'Apologie de Raymond Sebond quelquefois, qu'il y a chez l'animal une raison qui fonctionne
est-elle destinée à réfuter expressément cette erreur. Dans un absolument comme celle de l'homme ? Ce n'est pas bien sûr ;
premier développement, Montaigne fait voir comment il con- et dans un autre Essai (II, 8), un peu plus tard, il écrira tout
vient de rejeter l'homme au sein de la nature", etc. Mais dans comme s'il n'était pas l'auteur de VApologie : Puisqu'il a pieu
ce passage Montaigne ne voit-il pas l'homme sans la dignité à Dieu nous estrener de quelque capacité de discours, afin que,
dont la foi seule l'entoure? Croit-il donc à la valeur des comme les bestes, nous ne fussions pas servilement assujectis
raisonnements de l'homme, privé de la lumière divine, qu'il a aux îoix communes, ains que nous nous appliquassions par
accumulés dans cette première partie de sa réponse, tandis que, jugement et liberté volontaire.... nous ne devons pas nous
dans la seconde, il va détruire jusqu'aux derniers restes de notre laisser tyranniquement emporter à la simple authorité de
respect pour toute connaissance d'ordre naturel ? A moins de nature". Notre réponse à la question de M. Villey, on doit
supprimer la seule cohérence logiquement possible entre ce qui
a 1
) Bédier et Hazard, o. c, t. I, p. 206. ) Coppin, Montaigne traducteur de Raymond Sebond, Lille, 1925, ch. IX.
2
) Villey, Les sources et l'évolution des Essais de Montaigne, t. II, p. 186.

58 59
déjà la connaître : Montaigne ne croit pas qu'il y ait cette l'obeyr est le principal office d'une ame raisonnable, reco-
raison chez l'animal ; il cherche seulement ce que notre raison gnoissant un celeste supérieur et bienfacteur. De l'obéir et
dirait si elle n'avait la foi pour guide 1 ); et il ne croit pas ce ceder naist toute autre vertu, comme du cuider tout péché".
qu'elle dit parce qu'elle est vaine, ne fait que se fourvoyer Le texte de 1588 continue: „Et, au rebours, la premiere
partout, et ne trouve pas ce qu'elle cherche. Donc, si nous tentation qui vint à l'humaine nature de la part du diable, sa
avons dit (p. 52) tout comme M. Villey : „Voyez comme première poison, s'insinua en nous par les promesses qu'il
nous sommes déjà loin de Sebond" 2 ), ce n'est pas que nous nous fit de science et de cognoissance : Eritis sicut dii, scienter
trouvions des conceptions sur l'homme différentes chez Sebond bonum et malum". „La peste de l'homme, conclut le texte
et Montaigne, mais c'est qu'à notre avis Montaigne, sans le original (II, 214), c'est l'opinion de savoir. Voilà pourquoy
savoir, a pris le contrepied du système théologique de Sebond. l'ignorance nous est tant recommandée par nostre religion
Les pages 211—230 peuvent être considérées comme une comme piece propre à la creance et l'obéissance". Et Mon-
espèce de „corollaire" de la thèse qu'il vient de défendre : taigne, qui trouve plus tard (dans le manuscrit de Bordeaux)
L'homme se glorifie d'avoir seul la parole (,,ce beau discours", sa position encore raffermie par la parole de saint Paul :
II, 211 ) et la capacité de juger et de connaître (ibidem), mais „Cávete ne quis vos decipiat per philosophiam et inanes seduc-
ces facultés, il les paie bien cher : c'est par elles qu'il manque tiones secundum elementa mundi", oppose de nouveau la
de bonheur et de vertu ! Dans ce passage, Montaigne n'oublie doctrine chrétienne, comme il la comprend, à l'enseignement
pas plus qu'ailleurs (comme le font nombre de ses lecteurs) de „tous les philosophes de toutes les sectes" qui disent „que
de rattacher son raisonnement au point de départ : ce n'est pas le souverain bien consiste en la tranquillité de lame et du
en suivant la seule lumière de la raison que l'homme sera corps" (II, 214). Par exemple, „mon Seneca recognoit, dit-il,
vertueux, ,,c'est la seule humilité et submission qui peut que Dieu luy a donné le vivre, mais qu'il a de soy le bien
effectuer un homme de bien. Il ne faut pas laisser au jugement vivre" (II, 215). Montaigne répond : „Il faut mettre aux pieds
de chacun la cognoissance de son devoir ; il le luy faut pres- cette sote vanité, et secouer vivement et hardiment les fonde-
crire, non pas le laisser choisir à son discours : autrement, mens ridicules sur quoy ces fausses opinions se bastissent.
selon l'imbécillité et variété infinie de nos raisons et opinions, Tant qu'il pensera avoir quelque moyen et quelque force de
nous nous forgerions en fin des devoirs qui nous mettraient soy, jamais l'homme ne recognoistra ce qu'il doit à son
à nous manger les uns les autres, comme dit Epicurus. La maistre" (II, 216). Plus loin, vers la fin de l'Apologie, il
premiere loy que Dieu donna jamais à l'homme, ce fust une loy reviendra sur cette doctrine de la morale naturelle ; c'est là
de pure obéissance ; ce fust un commandement nud et simple que nous nous demanderons (p. 73) s'il est permis de conclure
où l'homme n'est rien à connoistre et à causer" (II, 213); que Montaigne nie l'existence d'un souverain bien.
„d'autant que (ajoute-t-il sur le manuscrit de Bordeaux) Les pages qui nous occupent abondent en preuves que, si
la philosophie, fruit de l'intelligence, n'a point la confiance
1
) „Il dépasse, dit justement M. Villey, o.e., p. 186, peut-être un peu de Montaigne en matière de morale, l'autorité de l'Ecriture
sa conviction et cherche une pointre de paradoxe".
2
) Villey, ibidem, p. 1S7. sainte, les paroles de saint Paul font foi pour lui, si bien que

60 61
pin·! .i un»· expression hardie trahit encore ses fortes tendances avons parlé, pp. 41—42) du sens orthodoxe et du sens fidéiste
fnlt-r.res. Dans le passage, cité plus haut (p. 43), où il constate qu'on peut attribuer à ces paroles.
tjiii- l.i raison, sans la foi, ne comprend rien à la création Enfin, une dernière citation, prise dans cette partie de
(II, 228) et qu'il termine par cette remarque: ,.C'est à Dieu l'Apologie, nous éclairera peut-être sur la classe des ,,fidéistes"
seul de se cognoistre et d'interpréter ses ouvrages" (II, 229), parmi lesquels il faut ranger Montaigne. Il s'y étend sur le
nous avons déjà relevé les paroles : ,.C'est aux Chrestiens une péché originel comme fruit du désir de savoir et de l'orgueil
occasion de croire, que de rencontrer une chose incroiable. Elle humain : „Les Chrestiens, dit-il, ont une particulière cognois-
est d'autant plus selon raison, qu'elle est contre l'humaine sance combien la curiosité est un mal naturel et originel eu
raison"; il cite là en termes peu différents sa propre traduction l'homme. Le soing de s'augmenter en sagesse et en science, ce
de Sehond, où il avait dit : „Plus les articles de nostre foi fut la premiere ruine du genre humain ; c'est la voye par où
chrestienne semblent obscurs et incomprehensibles, plus ils il s'est precipité à la damnation éternelle" (II, 227). Or, s'il
sentent et retirent à la grandeur infinie de leur autheur, plus avait cru, comme beaucoup de fidéistes, surtout parmi les
ferme en doyvent estre tenus par nous et embrassez" 1 ). protestants, et comme Pascal (cf. p. 11, note 1 ), que la chute
Est-ce que, en lisant cela, on peut sérieusement soutenir que de l'homme était la cause même de son ignorance, il se serait
Montaigne s'est sciemment séparé de Sebond ? probablement dans ce passage souvenu des paroles suivantes
Il faut qu'un autre endroit nous arrête encore, où, de la du Prologus de Sebond, traduit par lui : laquelle (science
manière la plus expresse, Montaigne mêle théologie et foi, de nostre salut) toutesfois nul ne peut voir de soy. ny lire
sacrifiant celle-là à celle-ci : l'esprit du passage est donc en ce grand livre (de la Nature) (bien que tous jours ouvert
nettement fidéiste : „La participation que nous avons à la et present à nos yeux) s'il n'est esclairé de Dieu et purgé
connoissance de la vérité, quelle qu'elle soit, ce n'est pas par de sa macule originelle"1). Il n'en fait rien, quoique ce fût
nos propres forces que nous l'avons acquise Ce n'est pas tout indiqué : il semble donc nous attribuer l'ignorance comme
par discours ou par nostre entendement que nous avons receu „qualité" naturelle et originelle; aussi parle-t-il ailleurs de
nostre religion, c'est par authorité et par commandement ,,l'ignorance qui estoit naturellement en nous" (II, 230) 2 ) .
estranger. , .. C'est par l'entremise de nostre ignorance plus Le passage que nous venons d'étudier : „La participation . . . .
(ce n'est plus le fidéisme à outrance!) que de nostre science sauver les croyans" (II, 230) sert à Montaigne de réponse à
que nous sommes sçavans de ce divin sçavoir . . . . Dieu n'a il la première question, posée à la page 160: „Voyons donc si
pas abesty la sapience de ce monde ? Car, puis que le monde l'homme a en sa puissance d'autres raisons plus fortes que
n'a point cogneu Dieu par sapience'' (mais selon saint Paul celles de Sebond"; il lui reste donc à traiter l'autre : „ voire
il a pu le connaître; ce que Montaigne nie implicitement), s'il est en lui d'arriver à aucune certitude par argument et par
,,il luy a pieu, par la vanité de la predication, sauver les i
) Nous avons déjà allégué plus haut, à la page 35, le texte latin de ce
croyans" (H, 230). On voit clairement la confusion (dont nous passage pour montrer où Montaigne peut avoir pris son fidéisme.
2
) On trouve dans VApologie une autre allusion au péché originel (II,
a
) Montaigne, La Théologie naturelle de Raymond Sebon, Rouen, 1641. 12; II, 2 1 3 ; voir p. 61); là, Montaigne ne voit non plus de lien avec
p. 441 ; voir : Raimundi de Sabunde Theologia naturalis, etc., Tit. CCXIII, ,,notre ignorance".

62 63
discours". Pour surcroît de clarté, il la répète maintenant, Lisons : „Il n'est rien en l'humaine invention où il y ait tant
avant d'y répondre : „Si me faut-il voir en fin s'il est en la de veri-similitude et d'utilité (que dans celle de Pyrrhon).
puissance de l'homme de trouver ce qu'il cherche, et si cette Cette-cy presente l'homme nud et vuide. recognoissant sa
qucste qu'il y a employé depuis tant de siècles, l'a enrichy foiblesse naturelle, propre à recevoir d'en haut quelque force
de quelque nouvelle force et de quelque vérité solide" (Π, 230). estrangere, dergarni d'humaine science, et d'autant plus apte à
Cette seconde partie, la plus étendue de Y Apologie, — on en loger en soy la divine, anéantissant son jugement pour faire
lit le sommaire aux pages 27 et 28 — se composera donc, elle plus de place à la foy" (II, 238). Il préfère donc cette secte
aussi, de deux parties bien distinctes : elle comprendra une étude aux autres sectes humaines, parce que, seule, elle dispose
sur notre faculté de connaître (,,s'il est en la puissance de l'homme à recevoir le don de la Révélation. „C'est une carte
l'homme de trouver ce qu'il cherche"), et une autre sur „la blanche, ajoute-t-il dans l'édition de 1588, préparée à prendre
faillite de la science" („si cette q u e s t e . . . . l'a enrichy de du doigt de Dieu telles formes qu'il luy plaira y graver".
quelque nouvelle force et de quelque vérité solide"). Mais il Aussi faut-il interpréter en rapport avec le même contexte cette
intervertit l'ordre : il parle d'abord (pp. 230—315) de la faillite autre addition de 1588, où il laisse les pyrrhoniens défendre
de la science, argument de sa thèse fidéiste, tiré des faits leur droit de douter de l'éternité de l'âme : „à eux il sera
historiques : ,,Je croy qu'il me confessera, s'il parle en con- interdit d'en douter?" (II, 236). Ces paroles ne sont pas de
science, que tout l'acquest qu'il a retiré d'une si longue Montaigne, car il les met dans la bouche des pyrrhoniens,
poursuite, c'est d'avoir appris à reconnoistre sa foiblesse. en intercalant les mots : „disent-ils" au commencement de cet
L'ignorance qui estoit naturellement en nous, nous l'avons, par alinéa (II, 235). Qu'on oublie le point de départ du raisonne-
longue estude, confirmée et avérée" (II, 230); et c'est après cela ment de Montaigne, on ne saurait le lui imputer, car il n'a
seulement qu'il traite des causes de cette ignorance : vanité de la pas négligé de nous le rappeler de temps en temps. Ainsi, après
raison (pp. 315—346), imperfection des sens (pp. 349—-367). l'étude de l'homme, faite à la seule lumière de la raison, il
On connaît le résultat piteux de l'examen des fruits de la conclut: „Nous l'avons proposé luy mesme à soy, et sa raison
science (voir pp. 27—28); mais on en oublie bien souvent le à sa raison, pour voir ce qu'elle nous en diroit. Il me semble
point de départ, et alors, forcément, on se méprend sur les assez avoir montré combien peu elle s'entend en elle mesme"
conclusions. Beaucoup perdent de vue que, pour Montaigne, (II, 307).
il s'agit d'un argument de sa thèse : que les moyens purement Nous ne voulons pas nous attarder à réfuter toutes les
humains ne sont aucunement capables de démontrer les vérités erreurs des lecteurs des Essais, causées par l'oubli du refrain :
religieuses ; et cela malgré l'insistance avec laquelle il répète, Hors la foi, pas de certitude ! — refrain, „revenant, à inter-
comme un refrain, les expressions dédaigneuses : „humaine valles réguliers, comme le coup de cloche qui invite l'âme
invention, belle raison humaine, misère de nostre condition", à la prière dans la nuit sans espoir de la raison anéantie" J ).
etc., à l'encontre du respect dont il entoure toute doctrine Maintenant que nous avons trouvé la conception fidéiste au
qui vient du ciel. Par exemple : on dit que les pages 233—239
sont une apologie du pyrrhonisme ; ce n'est vrai qu'en partie, *) Paul Stapfer, Montaigne (Collection des grands écrivains français).
Hachette, sans date, sixième édition, p. Í08.

64 65
.Moi tai<>nc Fidéiste. 5
point de départ de toute Y Apologie, il ne nous reste pour il compare le repos et l'assurance des fidèles au doute
mieux la comprendre qu'à comparer les idées du reste de ce angoissant des mécréants :
chapitre avec celles de Sebond et avec celles de son temps. Car „Comparez à cest heure la condition des Chrestiens pleine
voici la vérité principale qui se dégage de toute cette étude : de tant de belles et grandes esperances et de tant de fiance
tout opposées que nous semblent la conception de la Théologie à celle des infideles. Comparez le repos et l'asseurance qui
naturelle et la réaction anti-rationaliste, anti-aristotélicienne est en nostre amé à la turbulente, inconstante et douteuse
(celle-ci due à Ramus) 1) de l'époque de Montaigne, celui-ci a erreur, qui tourmente et martyrise continuellement les entende-
cru pouvoir concilier les deux. Pour y parvenir, il n'avait mens desvoyez de ceste sainte creance, ignorans, douteux et
souvent qu'à lire dans le texte même de Sebond la doctrine incertains, en ce qui les concerne principalement comme
de la théologie contemporaine. hommes t car indubitablement ils ne s'en peuvent résoudre
„La faillite de la science", c'était la marotte des fidéistes que par opinion imaginaire, et appuyée sur des fondemens
orthodoxes. Montaigne la proclame longuement (II, 230—310) frailes, sublets à estre debatus et controversez en mille
et soutient son opinion point par point, prouvant que ni sur manieres : de façon qu'il ne se presente sans cesse à leur ame
Dieu et Ses qualités, ni sur les autres vérités de la religion ainsi irrésolue, qu'un horreur et espouvantement effroyable
(II, 247—248), ni même sur les choses humaines et naturelles des menaces de Dieu, qu'une peur continuelle de s'estre mes-
(II, 278—308), la philosophie païenne n'a produit rien de comptées en chose où il alloit du bien souverain de l'homme
certain ni de stable. Mais il avait le droit de croire qu'en même et de son dernier mal : ils remâchent et repoisent incessament
temps il ne se faisait que l'interprète fidèle de Sebond, qui la disparité de leur condition à la nostre, et voyent avecques
abonde dans ce sens, comme nous l'avons vu (p. 35 ; pour la grand despit et desesperé remors de leur conscience, comme de
traduction de Montaigne, voir p. 43). Aussi avait-il en marge nostre mescompte (quand il seroit possible qu'il y en eust) nous
orné cet endroit de la note suivante : „Pourquoy les Philosophes ne pouvons encourir nul danger et nulle p e r t e 1 ) , et n'en
ne peurent voir la vraye doctrine comprise au livre de nature". pouvons retomber qu'en ce mesme estât qu'ils espèrent pour
Un peu plus haut, une autre note marginale : „La vanité des eux et qu'ils proposent : là où le leur les pousse et les precipite
sciences mondaines" accompagne ce texte de Sebond; „Or en un abisme de malheur et d'angoisse immortelle" 2 ). Tout
à l'homme ignorant de ces choses, que peuvent servir les ce passage se lie si naturellement à la fois au courant d'idées
autres sciences? ce n'est que vanité: attendu que les hommes de Sebond dans ce chapitre et au contenu sceptique de
η en usent que mal, et à leur dommage: veu qu'ils ne sçavent Y Apologie, qu'il est évident que Montaigne ne constate aucune
ni où ils vont, ni d'où ils viennent, ni où ils sont". Mais voici opposition entre le mépris de la science humaine dont témoigne
un fait beaucoup plus important, qui nous aidera à voir clair Sebond et celui que professent les padouans sincères.
dans les intentions de Montaigne : à la traduction du Tit. Il n'avait pas plus à renier sa Théologie naturelle là où,
CCVIII il ajoute, à la fin du chapitre — il ne fait cela nulle
part ailleurs, que je sache —, toute une page de son cru, où *) Cette pensée {le pari de Pascal!) est de Sebond; voir le même
chapitre CCVIII.
1 2
) Busson, o.e., pp. 281—285. ) Montaigne, o.e., p. 422—423.

66 67
.sinv-.tnt i.i mode, il se range du côté des théologiens adversaires science a ses principes présupposez par où le jugement humain
d'Anstnti', ,,Ie Dieu de la science scolastique" (II, 283). est bridé de toutes p a r t s . . . . Or n'y peut-il avoir des principes
Quiconque croirait retrouver dans l'œuvre de Sebond des aux hommes, si la divinité ne les leur a révélez" (II, 285).
syllogismes péripatéticiens ou des finesses scolastiques, n'a Il n'en reste pas moins que Sebond entreprend une démon-
qu'à lire quelques pages de cet auteur mystique, pour être stration en forme (bien que ce ne soit pas la forme scolastique)
détrompé. D'ailleurs, son but est autre que d'écrire une de l'immortalité de l'âme, où il expose en termes du langage
théologie scientifique: f ,Ulterius ista scientia {se. Libri Creatu- courant les arguments philosophiques usités (Tit. C C X V I I ) . Et
rarum) nulla alia indiget scientia neque arte. Non enim praî- pourtant, on sait que les padouans insistent sur cette thèse :
supponít grammaticam atque logicam neque aliquam de ,,l'immortalité de l'âme est indémontrable", et que Montaigne,
liberalibus scientiis sive artibus nec physicam, neque metaphy- pour écrire sur ce sujet (II, 296—306), puise aux mêmes
s i c a m . . . . quia ista scientia docet hominem cognoscere sources qu'eux, s'il ne copie pas littéralement leurs oeuvres ;
seipsum J ), et propter quid factus sit, et a quo factus sit, e t c . . . . si bien que M. Busson peut dire : „Les vingt-cinq pages qu'il
et nisi homo cognoscat omnia ista, quid proficiunt aliee consacre à cette étude (de l'âme) sont le résumé des manuels
sciential ? omnes enim scientiae sunt verse vanitates, si ista si nombreux que nous avons étudiés au cours de ce t r a v a i l . . . .
deficiat.... et ideo ista scientia est communis tam laicis, quam Bien qu'il cite (nombre de fois les anciens)...., il n'est pas
clericis, et omni condition! hominum, et potest haberi infra certain que ce soient là ses vraies sources. Ces extraits, il
mensem et sine labore nec opus aliquod impectorari nec habere pouvait les trouver dans tous les traités de l'âme". Aussi, après
aliquem librum in scriptis, nec potest tradí oblivioni si semeï avoir cité îa conclusion de Montaigne : „C'estoit vrayment bien
habita f u e r i t . . . . Quoniam arguit per illa quae sunt certissima raison que nous fussions tenus à Dieu seul, et au benefice de
cuilibet homini per experientiam, et maxime per experientiam sa grace, de la vérité d u n e si noble creance, puis que de sa
cuiuslibet intra seipsum 2 ). Et ideo, ista scientia non quœrit seule libéralité nous recevons le fruit de l'immortalité, lequel
alios testes, quam ipsummet hominem" (Prologus). Sans aucun consiste en la jouissance de la beatitude éternelle. Confessons
danger donc d'entrer en conflit avec Sebond, Montaigne peut ingenuement que Dieu seul nous l'a diet, et la foy : car leçon
révoquer en doute la solidité de l'hylémorphisme (II, 284) — n'est ce pas de nature et de nostre raison" (II, 302, et addition
tout en le jugeant assez bon, pour en tirer une comparaison du manuscrit de Bordeaux), M. Busson continue: „C'est
{p. 50) a ) — ou des „prima principia" de l'Ecole: „Chasque exactement la conclusion de Pomponazzi, devenue courante,
même chez les catholiques. Montaigne sur ce point ne dépasse
1
) Voilà l'idéal que Montaigne poursuivra désormais.
s pas la moyenne de ses contemporains" 1 ). Mais pour lui ce
) Et voilà l'instrument principal de ses recherches. Sur les relations
entre „l'expérience" de Montaigne et les principes de Sebond, voir les n'est pas une raison de désavouer la Théologie naturelle. Tout
excellentes pages de Maurice Lange dans la Revue du Mois, janvier-juin, en restant fidèle d'une part au principe : que la raison humaine,
1915, dixième année, t. XIX, pp. 454—491, Le pragmatisme de Montaigne.
Nous y voyons {pp. 478—486) se creuser peu à peu l'abîme, pour les si elle n'a la foi pour guide, est incapable de démontrer les
conclusions morales, entre Sebond et Montaigne, quand l'un va développer vérités de la religion, d'autre part au principe : que la foi,
les principes de l'autre.
3
) J'y vois une autre raison de croire qu'il s'agit là d'un emprunt.
*) Busson, o.e., p. 444.
68 69
„venant à teindre les arguments de Sebond", les rend fermes surprendre : il conseille aux orthodoxes de ne point quitter,
et solides, iï peut soutenir que ces mêmes arguments, considérés dans l'étude de la théologie, la voie ordinaire, celle des théolo-
comme moyens purement humains, ne peuvent aboutir à la giens raisonnants, pour celle que lui-même a prise ; il avoue
certitude quoiqu'ils lui semblent alors aussi forts „que nuls avoir abandonné ses armes pour faire perdre les leurs à ses
autres de mesme condition qu'on leur puisse opposer" ( II, adversaires ; „Vous . . . . ne refuyrez poinct de maintenir vostre
159). Aussi, au commencement de cette étude ,,de nous mesmes Sebond par la forme ordinaire d'argumenter dequoy vous estes
et de nostre contexture" {II, 280) il se souvient de ces argu- tous les jours instruite, et exercerez de cela vostre esprit et
ments de l'immortalité de l'âme, et défie ses adversaires d'en vostre estude : car ce dernier tour d'escrime icy, il ne le faut
donner de meilleurs: „Ces gens icy, qui trouvent les raisons employer que comme un extreme remede" (II, 308). Il finit
de Sebond trop foibles, qui n'ignorent rien, qui gouvernent même par traiter sa méthode pyrrhonienne de „licence
le monde, qui sçavent t o u t . . . , n'ont ils pas quelquesfois sondé, effrénée"; seulement on peut en avoir besoin : „Mais si quel-
parmi leurs livres, les difficultés qui se présentent à cognoistre qu'un de ces nouveaux docteurs entreprend de faire l'ingénieux
leur estre propre" (II, 282). Nous ne nous étonnons donc pas, en vostre presence, aux despens de son salut et du vostre ;
comme doit le faire M. Villey 1 ), de rencontrer ici encore une pour vous deffaire de cette dangereuse peste qui se répand
fois le nom de Sebond, pour qui l'homme est „la lettre principale tous les jours en vos cours, ce préservatif, à l'extrême nécessité
et capitale de la Nature" ; nous ne l'avons même pas oublié empeschera que la contagion de ce venin n'offencera ny vous
dans le cours de l'Apologie : elle nous rappelle trop souvent la ny vostre assistance" (II, 310). Ce raisonnement cadre par-
Théologie naturelle2). faitement bien avec toute la conception fidéiste de Montaigne :
étudiez les arguments de Sebond, car pour vous, éclairée par
A la fin de cette avant-dernière partie du chapitre, nous
la foi 1 ), ils ont leur valeur de „raisons de convenance", et
allons rencontrer encore le nom de Sebond, et cette fois
c'est „une tresbelle et tresloüable entreprinse d'accomoder
celui-ci sera confronté avec certains „nouveaux docteurs", qui
encore au service de nostre foy les utils naturels et humains
répandent „une dangereuse peste" dans les cours princières.
que Dieu nous a donnez" (II, 149); mais pour ceux qui croient
Il ne me semble point douteux que Montaigne vise ici, peut-
à la raison, aux dépens de leur foi, montrez-leur que la raison,
être sans pouvoir dire leurs noms, les „apologistes suspects"
raisonnant seule, ne mérite aucune confiance.
parmi les padouans, comme les nomme M. Busson 3 ), qui
insistaient sur l'opposition de la foi et de la raison plutôt que Montaigne n'a pu empêcher, malgré ses précautions, que
sur le sacrifice de l'intelligence ; le fidéiste, ici, prend à partie les plusieurs de ses commentateurs ne perdent de vue cette
rationalistes. Mais la manière dont il s'exprime, pourrait nous conception-là, lorsqu'ils interprètent la dernière partie de
l'Apo/o0ie (pp. 315—367), où il expose les causes de notre
*) Villey, o.e., pp. 183—184. ignorance : vanité de notre raison (pp. 315—346), imperfection
*2) Une autre thèse souvent débattue du temps de Montaigne, l'existence
des miracles, ne trouve dans YApoîogie qu'une mention passagère (II, 1
261—265); nous l'envisagerons ailleurs parce que M. Busson croit que la ) „D'après une tradition, à la vérité peu ancienne, cet essai serait
pensée de Montaigne là-dessus a évolué dans le sens rationaliste. adressé à Marguerite de France, la future femme d'Henri IV" (Villey,
3 Essais, II, 308, note 3 ) .
) Busson, o.e., chapitre XIÍI, pp. 417—433.

70 71
de nos sens (pp. 346—367). Cette partie est d'un certain point les philosophes, et si aspre, que celuy qui se dresse sur la
de vue „la plus importante", comme dit M. Villey, parce que question du souverain bien de l'homme" (II, 335—336); sur
là ,,nous allons voir Montaigne prendre conscience de la rela- un seul point ils sont d'accord : „En cecy y a il une generalle
tivité de notre connaissance" 1). Mais elle n'a pas cet intérêt convenance entre tous les philosophes de toutes sectes, que le
capital pour le sujet que nous traitons, puisque là non plus il souverain bien consiste en la tranquillité de l'ame et du corps.
n'abandonne ni Sebond ni sa propre méthode de défense. S'il Mais (ajoute-t-il en 1588) où la trouvons nous?" (II, 214).
proclame la relativité de la connaissance, il n'en tire pas, pour Cette impuissance de la raison humaine, il l'avait exprimée
la morale, la conclusion extrême que M.Villey lui attribue. Tout aussi dans l'addition au chapitre CCVI1I de Sebond. où il
en avouant que pour le domaine des connaissances naturelles constatait chez les mécréants „une peur continuelle de s'estre
il met en relief leur caractère subjectif, nous prétendons que mescomptees {sic) en chose où il alloit du bien souverain de
pour le domaine de la morale, là où celle-ci touche directement l'homme et de son dernier mal" (voir ci-dessus p. 67). Parlant
le problème religieux (voir p. 95), Montaigne applique la même à la page 336 en Chrétien à des Chrétiens, il n'avait donc
théorie fidéiste qu'il a soutenue dans tout le cours de l'Apologie* pas besoin de répéter encore sa propre conviction 1). La seule
Voici comment M. Villey exprime sa manière de voir : „Il en conclusion, justifiée par le contexte et son inspiration religieuse,
va de même pour ce qui est de la morale ; et sa pensée sur ce sera celle-ci : il y a un souverain bien au ciel, ,,le fruit de
point peut se condenser en trois formules ; il n'y a pas de l'immortalité, lequel consiste en la jouissance de la beatitude
souverain bien ; — il n'y a pas de lois naturelles ; — toutes éternelle" (II, 302), mais nous ne le connaissons que par
les obligations morales sont relatives au milieu où elles s'impo- la foi (voir p. 69). Chaque doute là-dessus est détruit par la
sent. Soumettons-nous, en conséquence, aux obligations phrase qu'il fait suivre immédiatement après le passage sur le
morales de notre milieu" 3 ) . Contrôlons la justesse de ces for- souverain bien : „Au demeurant, si c'est de nous que nous
mules et de cette conclusion sur le texte même de Montaigne. tirons le règlement de nos meurs, à quelle confusion nous
Il ne lui est pas inconnu que pour les Chrétiens le souverain rejetions nous!" Il ne cesse donc d'accentuer la différence
bien, c'est le salut éternel : les mots de Sebond : „excœcati entre les résultats de nos raisonnements et les données de
quantum ad propriam salutern", il ne sait mieux les rendre la Révélation, ici à propos des lois de la morale. ,,Car ce que
qu'ainsi : „aveugles en ce qui concernoit leur souverain bien" nostre raison nous y conseille de plus vraysemblable, c'est
(Préface). Dans l'Apologie (pp. 254—255), traitant la question généralement à chacun d'obéir aux loix de son pays. Et par
du bonheur de l'autre monde, il avoue que nous ne comprenons là que veut elle dire sinon que nostre devoir n'a autre regle
rien à „ces hautes et divines promesses", mais en même temps que fortuite ? La vérité doit avoir un visage pareil et universel.
il soutient qu'elles constituent le bonheur suprême que l'homme La droiture et la justice, si l'homme en connoissoit qui est corps
cherche partout, et que, s'il cherche sans la lumière de la foi,
1
il ne peut trouver: „Il n'est point de combat si violent entre ) C'est de la même manière que s'explique une parole de 1578 (?):
„Dequoy (c'est-à-dire de notre impuissance de chosir ce qu'il nous faut)
porte bon tesmoignage cette grande dispute qui a esté entre les Philosophes
!) Villey, o.e., t. II, p. 188. pour trouver le souverain bien de l'homme, et qui dure encores et durera
<2
) Bédier et Hazard, o. c„ t. 1, p. 207. éternellement, sans resolution et sans accord" (I, 5 3 ; I, 393).

72 73
et veritable essence, il ne l'atacheroit pas à les conditions des Enfin, si les jugements humains excitent déjà notre méfiance
t(Mi<*tuniL\s de cette contrée ou de celle là ; ce ne seroit pas de à cause de la vanité de la raison, un second motif, et
la fantasie des Perses ou des Indes que la vertu prendroit sa autrement grave, est constitué par l'imperfection de nos
forme. Il n'est rien subject à plus continuelle agitation que les organes extérieurs, „car rien ne vient à nous que falsifié et
loix" (II, 337). „Mais ils sont plaisans quand, pour donner alteré par nos sens*' (II, 365). Dans ces derniers développe-
quelque certitude aux loix, ils disent qu'il y en a aucunes ments d'idées nous ne voyons nulle part la foi surnaturelle
fermes, perpétuelles et immuables, qu'ils nomment naturelles, invoquée par Montaigne comme correctif de nos erreurs ou
qui sont empreintes en l'humain genre par la condition de leur préservatif contre elles ; cette absence nous éclairera sur
propre essence Or c'est la seule enseigne vraisemblable, l'espèce de fidéisme qu'il a professée. Toutefois, cette partie lui
par laquelle ils puissent argumenter aucunes loix naturelles, sert de transition à la conclusion finale, très religieuse, de toute
que l'université de l'approbation Qu'ils m'en montrent, l'Apologie. „Nous communiquons (voilà son raisonnement)
pour voir, une de cette condition" (II, 338—339). „Comment avec le monde extérieur seulement par les sens ; ceux-ci „estant
pouvoit ce Dieu ancien plus clairement accuser en l'humaine pleins eux-mesmes d'incertitude" (II, 366), il n'y a pas moyen
cognoissance l'ignorance de l'estre divin, et apprendre aux d'éliminer le doute d'aucune constatation". Montaigne ne
hommes que la religion n'estoit qu'une piece de leur invention, conclut donc pas, comme le feront Locke et son école, que
propre à lier leur société qu'en declarant, comme il fit, à ceux la substance seule est inconnaissable en elle-même et qu'elle
qui en recherchoient l'instruction de son trépied, que le vrai n'est supposée que comme base des phénomènes qui paraissent
culte à chacun estoit celuy qu'il trouvoit observé par l'usage se succéder en un sujet ; il va beaucoup plus loin : nous
du lieu où il estoit?'' {II, 338; manuscrit de Bordeaux). Ces trouvons chez lui non seulement des germes de l'agnosticisme
citations, on les trouve chez tous les commentateurs, mais moderne, mais il professe aussi un subjectivisme outré qui
pourquoi ne pas ajouter la clef de voûte de ces raisonnements, n'a plus rien de scientifique.
la conclusion, qui, à force d'être répétée, devient monotone :
De l'inconstance de l'homme qui juge le monde autour de
,,Ο Dieu ! quelle obligation n'avons nous à la bénignité de
lui d'une part, et d'autre part de la variation continuelle des
nostre souverain créateur pour avoir desniaisé nostre creance
phénomènes, objets de ces jugements, il conclut: „ainsin il ne
de ces vagabondes et arbitraires devotions et l'avoir logée sur
se peut establir rien de certain de l'un à l'autre, et le jugeant
l'éternelle base de sa saínete parolle"(/èicfem). Est-ce dire autre
et le jugé estans en continuelle mutation et branle" (II, 367).
chose que ceci : La voix de la nature est étouffée en nous, écou-
Et cette réflexion lui rappelle la contingence de toute la création,
tons donc la foi seule et ses dix commandements ? On s'étonne .
contingence dont il trouve la plus éloquente description dans
vraiment de trouver chez un auteur qui croit que Montaigne
une page de Plutarque sur l'inscription Έϊ , qui se trouve sur
est sincère cette conclusion : Soumettons-nous, en conséquence,
la porte du temple à Delphes. Il copie tout le passage J )
aux obligations de notre milieu. Elle est absolument incom--
patible avec cette parole de Montaigne : La véritable doctrine
1
morale „doit avoir un visage pareil et universel" (II, 337). ) II, 367—370 : „Nous n'avons aucune communication à l'estre
jusqu'à: „A cette conclusion si religieuse", etc.

74 75
suivant la traduction d'Amyot, le coupant par ci par là par une son objet puisque ou le jugeant ou le jugé a changé
addition postérieure, et ajoutant comme mot de la fin la avant que l'un soit parvenu à connaître l'autre. On comprend
réflexion morale de Sénèque dont nous avons parlé plus haut que cela n'a rien à faire avec la théorie scolastique touchant
(pp. 29—30). Comme Sebond n'avait pas parlé critériologie, la connaissance de l'être contingent en tant qu'il existe actuelle-
Montaigne ne pouvait le contredire, lorsqu'il niait l'objectivité ' ment ou peut exister.
de la perception sensible. Mais quant à la contingence Puis, si l'on dit que la scolastique est en „communication
de l'être créé, les points de contact avec la théologie de Sebond directe avec l'être" et qu'elle vit dans une constante „contem-
et en général avec la philosophie scolastique ne manquaient > plation de l'être", il y a bien des réserves à faire, aux-
point. C'est sans raison opposer entre eux le passage de quelles d'ailleurs nous ne voulons pas nous arrêter. Certes,
Plutarque et la doctrine de Sebond, aussi bien que celle de Sebond monte de la connaissance de l'être contingent à la
l'Ecole, que de raisonner ainsi : „La philosophie scolastique connaissance de l'Etre divin, mais qu'on ne perde pas de vue
était en directe communication avec l'être, elle vivait dans une la voie d'acquisition indirecte, l'analogie et l'imperfection de
constante contemplation de l'être, et l'habitude était devenue ! cette „connaissance" 1 ). Si l'on insiste et dit que Sebond
un besoin de l'esprit. Montaigne ne peut plus donner satis- '• raisonne pourtant avec la notion d'être, que l'on se rappelle
faction à ce besoin. Relisez la Théologie naturelle, vous verrez alors ce que valent selon Montaigne les raisons de Sebond
combien il est loin maintenant de son cher Sebond: Sebond / (pp. 52 et 70). La meilleure expression du rapport entre les
jonglait avec l'idée d'être, il en tirait les plus magnifiques et j deux, nous la trouvons dans ces paroles de M. Strowski 2 ):
les plus téméraires conséquences ; pour Montaigne ce n'est „C'est pour être trop entré dans la pensée de Raymond Sebond,
plus qu'une forme vide, il ne parvient plus à lui donner un que Montaigne a creusé un abîme entre l'être de Dieu et
c o r p s " 1 ) . Pour pouvoir comparer Sebond et Montaigne, il l'être de l'homme et du monde, laissant toute la certitude
est indispensable de se rappeler d'abord que la scolastique, et tomber, se perdre au fond de cet abîme".
Sebond avec elle, distinguent entre l'être de Dieu, nécessaire et Récapitulons les conclusions de notre analyse de l'Apologie.
immuable, et l'être des créatures, contingent et variable 2 ). Or, x
) Si Sainte-Beuve avait connu l'enseignement scolastique sur l'être
ce n'est que ces différentes manières d'être qu'envisage le divin et l'être créé, il n'aurait pas trouvé, dans „cette page religieuse de
passage en question, et non point la théorie de la connaissance. Plutarque un sens plutôt spinosiste et panthéiste", mais — et c'eût été
dommage — il ne nous aurait pas légué non plus l'amusante description
En effet, Plutarque décrit l'inconstance de l'être contingent ¡ d'un Montaigne spinosiste et panthéiste, se moquant de ses lecteurs
du jugeant et du jugé, en disant que leur existence est si chrétiens comme „un démon malin, un enchanteur maudit" qui, après
vous avoir „bien promené, égaré, et lassé dans les mille dédales, tout d'un
fragile, si variable que la raison n'a pas le temps de saisir c o u p . . . . souffle, ou d'une chiquenaude il éteint ; et l'on n'entend plus
qu'un petit rire. Que succède-t-il alors ? . . . . un petit Juif marchant à pas
comptés, Spinosa, va vous le dire : dans l'embarras où vous êtes, la lampe
!) Villey, o.e., p. 202.
2 éteinte et le labyrinthe écroulé, c'est lui qui nous r e c u e i l l e r a . . . . Le
) Comparez Sebond, Tit. X V I : „Prœterea quemadmodum esse Dei est Spinosisme d o n c . . . . comme bassin et couvercle d'airain à cette mer dont
imtnutabilissimum et invariabilissimum...., ita omne aliud esse est muta- nous avons vu trembler et rire en tout sens l'écume et les flots" (Pori-
bilissimum et variable". Du reste, il est inutile d'insister sur des parallèles ¡ Rogal, septième édition, t. II, pp. 440—442).
entre Sebond et ce passage de Montaigne, qui n'est qu'une citation de 2
Plutarque. ) Strowski, Montaigne, Alean, 1906, p. 81.

76 77
Elle a été inspirée par une préoccupation, morale, anti- des préambules, essentielle pour le système fidéiste. Mais la
stoïcienne. Comme l'auteur croit que le stoïcisme est né de conviction qu'il exprime dans toute l'Apologie doit le faire
l'orgueil humain, il cherche à abattre ce dernier, en ravalanl ranger du côté des „fidéistes" contemporains,
la partie la plus noble et essentiellement propre de l'homme;
la raison. Une occasion d'exécuter ce projet est offerte par § 2. Le Fidéisme dans les autres E s s a i s et dans
les attaques qu'entreprennent certains ennemis du Christia- les additions.
nisme contre la Théologie naturelle. Montaigne considère
I. Le Fidéisme dans l'édition de 1580.
celle-ci comme écrite sous l'influence de la lumière divine,
de la foi ; il promet de démontrer quels seraient les fruits de L'Apologie de Raymond Sebond, même dans sa première
raisonnements purement humains. Il conclut: 1. que l'homme rédaction, publiée en 1580, ne semble pas avoir été écrite d'un
seul ne peut pas trouver ce qu'il cherche; 2. que pour les seul jet. „De nombreux indices, dit M.Villey (II, 143), donnent
vérités religieuses, théoriques et pratiques, la foi seule nous â penser que le texte de 1580 n'a pas été composé en une
éclaire ; 3. que, les renseignements de la foi une fois reçus, fois, mais que les diverses parties en ont été écrites peut-être
l'homme peut les étayer d'arguments qui, toutefois, sans la à de longs intervalles". Nous ne savons même pas de quelle
lumière de la foi ne sont pas concluants ; 4. que pour les époque datent les plus anciennes parties. Montaigne commence
vérités qui ne ressortissent pas à la Révélation, l'homme à „faire des Essais" en 1572, mais „il ne semble pas toutefois
reste dans le doute, car toute relation entre nos facultés de qu'aucun fragment important soit contemporain des plus
connaître et leurs objets est suspecte. Il est vrai que, selon anciens Essais (début de 1572), car partout nous trouvons
Montaigne, la connaissance de la vérité „quelle qu'elle soit" l'influence des Œuvres morales de Plutarque, que Montaigne
s'acquiert par la Révélation ; mais il ne dit nulle part que nous ne possédait pas alors en français. On est tenté d'admettre,
devions aussi des connaissances naturelles à la foi. Le fidéisme sans preuves décisives d'ailleurs, qu'une partie importante,
de Montaigne est donc un fidéisme religieux; en dehors du et particulièrement celle qui s'inspire directement de Sextas
domaine de la foi, il est (dans l'Apologie) pyrrhonien. Empiricus et qui contient les déclarations pyrrhoniennes les
Si Montaigne avait été conséquent avec lui-même, il aurait plus fermes, a dû être écrite aux environs de 1576 : à cette date,
dû nier toute valeur aux raisons de Sebond ; puisque pour en effet, Montaigne fait frapper une médaille qui est une
elles il admet le concours de la foi et de la raison, il entremêle profession de pyrrhonisme et qui paraît bien supposer la lecture
le fidéisme religieux et le semi-fidéisme. de Sextus Empiricus : on y voit la balance emblématique
Tout cela ne nous permet pas de lui attribuer un système dont les plateaux en équilibre figurent l'inaptitude du jugement
philosophique ou théologique. Car VApologie s'occupe en de Montaigne à pencher vers une solution plutôt que vers une
premier lieu de la faiblesse de la raison, et en second lieu autre. En tout état de cause l'année 1576 doit marquer l'apogée
seulement de la foi comme remède à notre ignorance ; la de la crise sceptique" {ibidem).
thèse fidéiste y est supposée être vraie, et nulle part il ne la Mais cela ne veut pas dire qu'avant 1576 Montaigne n'ait pas
prouve, nulle part il ne résout, il ne pose même la question été entiché de fidéisme. Il faut, en effet, bien distinguer entre

78 79
la crise de scepticisme et la conviction religieuse, qui trouvent hommes : car indubitablement ils ne s'en peuvent résoudre que
toutes les deux leur expression dans Y Apologie, à tel point par opinion imaginaire, et appuyée sur des fondemens frailes»
qu'elles semblent former un seul système. Quelle que soit la sublets à estre debatus et contreversez en mille manieres",
durée qu'on veut attribuer à „l'incubation" du pyrrhonisme, de façon qu'ils souffrent toujours „une peur continuelle de
Montaigne peut avoir été fidéiste aussi avant ce temps-là. ;.; s'estre mescomptees en chose où il alloit du bien souverain
Tout en croyant que les vérités de la religion chrétienne ne de l'homme et de son dernier mal" 1). Cette réflexion spon-
sont connaissables que par la Révélation, et tout en les tanée de sa part nous montre qu'il a retenu les phrases de
admettant par une sincère profession de foi, on peut être Sebond qui suggèrent des conceptions fidéistes, mieux que
anti-sceptique convaincu, jusqu'à professer (toujours de bonne celles où Sebond corrige ce qu'il y avait ailleurs de trop
foi) un certain positivisme, un certain matérialisme même, pour absolu dans sa doctrine. Elle révèle donc chez lui déjà en 1569
les domaines sans bornes des sciences et des connaissances une.certaine tendance à attribuer la connaissance de toutes
naturelles ; au dire de quelques-uns, une pareille attitude ne les vérités de la religion à la foi seule.
serait pas rare dans certains milieux cultivés catholiques : sans Ce n'est donc pas sans raison que nous allons nous
se méfier en général de la raison humaine, on y serait cepen- demander si une pareille disposition d'esprit ne se trahit pas
dant convaincu qu'il faut lui soustraire tout contrôle de toute dans les plus anciens Essais, écrits de 1572 à 1576.
vérité religieuse, inclusivement l'existence de Dieu ; on la Mais d'abord il faut faire deux remarques. L'une, c'est que
déclare incompétente. Montaigne, quoique ne donnant ni dans ces Essais ne sont pas un travail théologique, ni un traité de
le positivisme ni dans le pyrrhonisme, peut donc avoir fait ; piété, comme on pourrait à peu près intituler l'Apologie de
comme eux et séparé les compétences de la raison et de la ; Raymond Sebond. Il ne faudra donc pas s'attendre là à des
foi. Nous avons rencontré une preuve positive d'une telle • expositions doctrinales sur les relations entre raison et foi;
attitude. En 1569 Montaigne traduit la Théologie naturelle; et ce ne sera que par un hasard (dont toutefois nous sommes
nous avons montré (pp. 42—44) que le texte de Sebond prête très heureux) qu'une phrase, une expression, faisant entrevoir
assez souvent à des interprétations fidéistes, et que Montaigne ( une mentalité fidéiste, se trouveront être glissées dans tel
en a subi l'influence. Qu'on se rappelle surtout le passage, Essai avec les contes, les exemples, les citations qui en
animé d'une indignation sacrée, où il reproche aux mécréants constituent la plus grande partie. L'autre remarque est reliée
leur orgueil parce qu'ils se fient pour ces hauts mystères du*; à ce procédé de composition des premiers Essais: n'oublions
Christianisme à leur pauvre raison, et où il leur annonce les jamais, en les jugeant, leur caractère livresque ; ils sont si peu
horreurs infernales. Tandis que, selon la doctrine catholique, personnels que les citations, surtout celles des anciens, effacent
s'appuyant sur saint Paul, les païens aussi peuvent, sans la ;, souvent les propres réflexions de Montaigne.
lumière de la Révélation, connaître Dieu comme rémunérateur ' Comme nous n'avons à discuter ici ni la religiosité de
du bien et vengeur du mal, Montaigne dit que ceux qui Montaigne ni son pyrrhonisme, laissons à part les endroits
rejettent „cette sainte creance" restent „ignorans, douteux, et (relativement nombreux, vu ce caractère impersonnel des
incertains, en ce qui les concerne principalement comme a
) Montaigne, o.e., p. 4 2 3 ; cf. plus haut, p. 67.

80 81
Montaigne Fidéiste. 6
premiers Essais) qui ne contiennent que des expressions d'un traduite en 1569, et surtout sous l'impression fidéiste que cet
sentiment religieux, ou des allusions à la faiblesse de notre ouvrage a laissée dans l'esprit de Montaigne, prédisposé à une
raison ; relevons seulement les passages qui, par l'union de telle conception théologique. Lorsqu'il dit au même chapitre:
ces deux éléments : foi en l'autorité divine, scepticisme à l'égard „Nostre creance a assez d'autres fondemens, sans l'authoriser
de l'intelligence humaine, révèlent des tendances fidéistes. par les evenemens", ne songe-Ml pas alors au volume plein
Un Essai qui, sans aucun doute, est entre les premiers que d'arguments qu'il vient de publier? Probablement il ne voit
Montaigne ait écrits, c'est le chapitre XXII du livre premier ; pas encore clairement la valeur qu'il attribuera un jour aux
il a été composé peu de mois après la victoire de don Juan raisons de Sebond ; il ne pense pas encore à la solution qu'il
d'Autriche à Lepante (octobre 1571) (I, 3 2 ; I, 278). „C'est proposera pour les sauver, mais le point de départ des raison-
une belle bataille navale, y dit Montaigne (I, 280), qui s'est nements de l'Apologie se trouve déjà dans les phrases que
gaignée ces mois passez contre les Turcs, soubs la conduite nous venons de citer, et dans cette autre du même Essai,
de don Joan d'Austria". Certains auteurs contemporains orthodoxe sous certaines réserves, mais qui exprime une idée
exploitaient les victoires qu'avaient remportées leurs partis, chère aux fidéistes ; „Suffit à un Chrestien croire toutes choses
religieux ou politiques, sur leurs adversaires, afin d'en conclure venir de Dieu" (I, 279).
à la prédilection de Dieu à l'égard de leur cause ; mais lorsque Le chapitre XXIII du premier livre, intitulé : De la coutume
leur armée avait été battue, ils disaient que c'était là „verges et de ne changer aisément une loy receuë, peut avec quelque
et chastiements paternels" de la part de Dieu. Montaigne probabilité être daté de 1572 environ (I, 136). Il y apparaît,
trouve que „c'est prendre d'un sac deux mouldures, et de selon M. Yilley, deux idées essentielles, auxquelles il ajoute
mesme bouche souffler le chaud et le froid", et il écrit contre deux conclusions, que je souligne: „ 1 . l'idée que la coutume a
ces explications arbitraires du gouvernement de la Providence tout pouvoir sur nous et gouverne notre raison au point de
un Essai de deux pages : „Qu'il faut sobrement se mesler de nous aveugler sur la valeur de nos propres usages, d"où il
juger des ordonnances divines". A côté de la prudence intellec- conclura un jour à la relativité de la morale; 2, l'idée qu'en
tuelle qui prépare son scepticisme et le sens critique des dépit de cette vanité de nos propres coutumes, la sagesse est
derniers Essais (I, 278; commentaire de M. Villey), nous y de nous y tenir — ce qui est le fondement de son conservatisme
trouvons aussi le scepticisme d'un genre spécial qui recule politique et moral. Ces deux conceptions s'épanouiront dans
devant la critique des „choses divines" pour un motif de l'Essai II, 12". Nous avons déjà fait nos réserves sur ces
principe; c'est le scepticisme dont l'expression très formelle conclusion (pp. 72—75); or, le texte de ce chapitre XXIII les
sera l'Apologie, qui inspire la phrase centrale de ce chapitre' réfute expressément: „Y a il opinion si bizarre (je laisse à
XXXII : „Somme, il est mal-aysé de ramener les choses divines part la grossière imposture des religions, dequoy tant de
à nostre balance, qu'elles n'y souffrent du deschet". Il est vrai grandes nations et tant de suffisans personnages 1 ) se sont
que de telles phrases, comme s'exprime M. Villey, préparent veus enyvrez : car cefie partie estant hors de nos raisons
l'Apologie, mais je crois qu'on peut dire avec un droit égal
1
qu'elles naissent sous l'influence de la Théologie naturelle. ) C'est-à-dire : les peuples anciens et leurs grands auteurs, que Mon-
taigne admire en humaniste.

82 83
humaines, il est plus excusable de s'y perdre, à qui n'y est à l'enseignement de l'Eglise : „Ou il faut se submettre du tout
extraordinairement esclairé par faveur divine) mais d'autres à l'authorité de nostre police ecclésiastique, ou du tout s'en
opinions" etc. (I, 140). C'est encore, ou déjà, la faillite de la dispenser. Ce n'est pas à nous à establir la part que nous
science et la relativité de la morale humaine ; et l'accent de la -·; * luy devons d'obéissance. Et davantage, je le puis dire pour
phrase.( pensez à: „raisons humaines", „faveur divine") la l'avoir essayé, ayant autrefois usé de cette liberté de mon chois
rend digne d'avoir un place dans XApologie. Aussi n'est-ce et triage particulier, mettant à nonchaloir certains points de
pas (comme nous le verrons) dans la coutume, mais dans le l'observance de nostre Eglise, qui semblent avoir un visage
fidéisme qui rend toute vérité religieuse indémontrable et par ' ou plus vain ou plus étrange, venant à en communiquer aux
là inattaquable, qu'il faut chercher la raison du conservatisme hommes sçavans, j'ay trouvé que ces choses là ont un fonde-
de Montaigne. ment massif et tressolide et que ce n'est que bestise et ignorance
Des deux passages que nous venons d'étudier, le premier i qui nous fait les recevoir avec moindre reverence que le reste.
concernait la Providence, l'autre la morale. En voici quelques Que ne nous souvient il combien nous sentons de contradiction
autres, qui traitent directement de la relation entre les dogmes en nostre jugement mesmes ? combien de choses nous servoyent
<ie la foi et la critique de la raison. hier d'articles de foy, qui nous sont fables aujourd'huy? La
Cette même année 1572, il écrit un chapitre pour prouver gloire et la curiosité sont les deux fléaux de nostre ame. Cette
que „c'est folie de rapporter le vray et le faux à nostre cy nous conduit à mettre le nez partout, et celle là nous defant
suffisance" (I, 2 7 ; I, 229). Le titre se ressent du scepticisme, de rien laisser irrésolu et indécis" (I, 234). Cela semble tout
comme plusieurs boutades des Essais de ce temps: „Tant ^ à fait orthodoxe, mais à rencontrer coup sur coup de telles
c'est chose vaine et frivole que l'humaine prudence" (I, 2 4 ; professions de foi à côté d'affirmations sceptiques et d'injures
I, 162) ( M . Villey dit que „l'on sent se préparer le scepticisme à l'adresse de notre „bel entendement" {I, 233), on ne saurait
de l'Apologie de Sebonde" dans ce chapitre ; I, 158); „ . . . c o n - .. s'empêcher de croire qu'alors déjà Montaigne s'inspire de cette
sidérant l'imbécillité du jugement humain " (I, 42 ; I, 336); idée fidéiste dont il ne trouvera la formule que quelques années
„De l'incertitude de nostre jugement", c'est le titre du chapitre ί plus tard.
XLVH (I, 358), probablement aussi de 15721). Mais une ; Un autre endroit bien curieux, où ces mêmes formules de
partie bien considérable de ce chapitre est destinée à défendre doute à l'égard de la raison sont accompagnées de l'acte de foi,
l'autorité absolue et intangible de la foi. On connaît ce passage, : c'est le début du chapitre III du livre II (11,26): „Si philosopher
très catholique, où Montaigne nous prêche l'humble soumission ', c'est douter, comme ils disent, à plus forte raison niaiser et
fantastiquer, comme je fais, doit estre doubter. Car c'est aux
1
) Alors il ne songe pas encore à nier l'objectivité des sensations. ( apprentifs à enquérir et à debatre, et au cathedrant de résoudre.
L'expérience lui dit que, pour percevoir les douleurs corporelles, nous i
pouvons nous fier aux sens : ,,Icy tout ne consiste pas en l'imagination,
Mon cathedrant, c'est l'authorité de la volonté divine, qui nous
Notts opinons du reste, c'est icy la certaine science, qui joue son rolle : reigle sans contredit et qui a son rang au dessus de ces
Nos sens mesmes en sont juges. Qui nisi sunt veri, ratio quoque falsa
humaines et vaines contestations". Comme époque de la compo-
sit omnis" (I, 14; I, 65). M. Villey croit que ce chapitre est aussi de
1572 (I, 58). sition du chapitre, M. Villey croit qu'on pourrait sans invrai*

84 85
\

semblance proposer les dates de 1573 ou même 1574 (II, 25), compris qu'il était peu convenable, et peut-être peu prudent,
car on trouve encore dans cet Essai, qui s'intitule : Coustume de mettre l'autorité divine en balance avec l'opinion de
de l'isle de Cea, et qui, en somme, semble excuser certains cas Sénèque, il a cru opportun de faire précéder le débat des
de suicide 1 ), assez nettement „la raideur, qui nous a paru opinions humaines d'une soumission solennelle à l'autorité
caractériser certains Essais de 1572" (ibidem). Aussi ecclésiastique ; aussi, je crois qu'il a écrit ce commencement
Montaigne, en stoïcien (littéraire) (?), propose-t-il encore bien seulement après avoir composé le reste du chapitre. C'est sous
timidement la thèse que „philosopher, c'est douter". Mais, tout cette forme que VEssai a été publié pour la première fois, en
comme en 1576, il trouve déjà, et il le dit sur le même ton de 1580. Plus tard, voyant qu'avec ce début'la phrase: „outre
mépris, que „les humaines contestations sont vaines" en face l'autorité" etc. était superflue, il l'a supprimée (manuscrit de
de l'autorité divine. Quel doit être le lien logique qui rattache Bordeaux ) ; et dès lors, l'autorité officielle n'avait plus du tout
ce début au reste du chapitre ? Dans cet Essai, véritable sa place au milieu de „ces humaines et vaines contestations".
mosaïque de citations, deux partis opposés présentent leurs Cette omission, et le ton du chapitre, peut-être favorable au
arguments pour ou contre le caractère licite et l'opportunité suicide * ), ne changent rien à la valeur de notre argument en
du suicide. C'est surtout Sénèque qui, dans la première partie, faveur du fidéisme de Montaigne : si vraiment il préférait ici
en plaide la cause; la seconde réunit les voix de ceux qui les raisons qui plaident pour le suicide aux arguments naturels
le condamnent et le considèrent comme inutile à sa fin. Sur qui le condamnent, une fois de plus, non seulement il sépare-
le manuscrit de Bordeaux le chapitre s'est accru d'exemples rait, mais il opposerait même l'une à l'autre la foi à la raison.
de suicides que Montaigne croit, probablement, permis pour Si la soumission à la foi est sincère, nous n'avons pas encore
une raison quelconque. Il savait que l'Eglise condamnait le à nous le demander.
suicide; dans le texte original la seconde partie commençait En somme, nous trouvons donc dans les Essais de la
par cette phrase : „Cecy ne s'en va pas sans contraste. Car première période quelques expressions qui trahissent la con-
oafre lauthorité, qui en defendant l'homicide y enveloppe ception fidéiste, dont Montaigne s'inspirait, en traduisant la
l'homicide de soy~mesmes, plusieurs tiennent", etc. Ayant Théologie naturelle en 1569 (p. 81), et qu'il exprimera en
t
toutes lettres aux environs de 1576 dans Y Apologie.
1
) Il ajoute, en 1588, cette conclusion : „La douleur insupportable et une Dans les chapitres dont la composition peut être fixée avec
pire mort me semblent les plus excusables incitations" (II, 43). Mais cette plus ou moins de probabilité entre 1576 et l'édition des deux
parole est équivoque ; elle peut avoir ce sens irrépréhensible : on pourrait
excuser, me semble-t-U, c'est-à-dire déclarer irresponsable celui qui se tue, premiers livres en 1580, on ne saurait relever des passages qui,
angoissé par une douleur insupportable ou par une pire mort. Du reste, par leur contenu sceptique auquel s'allie l'acte de foi, expriment
Montaigne ne dit rien qui semble mériter la censure sévère de M. Villey
(o.e., p. 81). Du fait que sa méthode de composer des „leçons" est autre
que celle de ses contemporains (qui, d'ordinaire, étayent la doctrine révélée l
) Le censeur du Vatican a laissé passer ce chapitre, et les autres
des témoignages païens) on ne saurait conclure qu'il a des sentiments endroits, ou Montaigne parle du „bel exploit" du jeune Caton (II, 11 ;
contraires à la doctrine chrétienne, qu'il s'oppose sciemment à des II t 127 — H, 13 ; II, 379). Il doit avoir admis la possibilité d'explications
autorités qu'il a présentes à l'esprit. Ce serait oublier le véritable caractère favorables. Ne soyons pas plus sévères que lui. Après 1588 Montaigne
de ces „leçons", ce serait, encore, soupçonner sans preuves la bonne foi continue à admirer ce „meurtrier de soy-mesme" (II, 2 8 ; II, 500). Cf.
de Montaigne. aussi II, 3 5 ; H, 554 — III, 5 ; III, 115.

86 87 *—

\
aussi nettement le fidéisme de l'auteur. Seulement, M. Villey 402) que dans cet Essai „le divorce est complet entre les deux
croit que nous devons à ce laps de temps nombre d'additions domaines de la raison et de la foi". Il ajoute : ,X>éjà très nette
à l'Apologie de Raymond Sebond. Si celles-ci ne sont pas \ dans l'édition de 1580, la séparation s'affirme avec plus de
exclusivement des anecdotes ou des citations, et qu'elles \ force encore dans les additions". Il est vrai que ce chapitre, qui
touchent la substance de la doctrine de Y Apologie, elles ne : par les additions s'est accru de plus de deux fois sa première
peuvent pas avoir été animées d'un esprit, autre que celui de la longueur, s'inspire du fidéisme de son auteur dès l'édition
partie composée plus tôt, car l'inspiration en est tout uniforme de 1588 ; mais avant ce temps-là les relations entre foi et raison
dans le texte de 1580. n'y sont point effleurées. Seulement, il faut avouer que le
Enfin, au cours de cette époque dont nous parlons respect, l'horreur sacrée même, avec lesquels Montaigne parle
(1572—1580) Montaigne a écrit un chapitre, u n e conférence ici des choses religieuses, sont si fortement exprimés dans
plutôt, une véritable conférence religieuse, qui, si son auteur ), tout ce chapitre qu'elle peut avoir produit l'impression que
ne devait pas être pris au sérieux, témoignerait d'une hypo- M. Villey a subie, en le lisant sous sa première forme.
crisie, d'une perfidie sans nomT C'est l'Essai: Des Prières
il, 56; I, 402). Le ton du chapitre est très religieux, très IL Le fidéisme dans l'édition de 1588.
catholique même, d'un bout à l'autre, si l'on s'en tient au texte Même si nous ne comptons pas l'Essai sur „les Prières"
de la première édition i ) . Nonobstant cela, M. Villey écrit (I, parmi les preuves de fidéisme que fournit la période de
1576—1580, nous n'avons pas de raison de croire qu'en ce
**) II n'y a qu'une remarque à faire, et elle a été faite par un censeur temps-là Montaigne eût changé d'opinion là-dessus ; et la suite
du Vatican, lors du voyage de Montaigne à Rome. A la page 404 prouvera le contraire.
Montaigne a écrit : „Il faut avoir l'ame nette, au moins en ce moment
auquel nous le prions, et deschargée de passions vitieuses ; autrement nous
luy présentons nous mesmes les verges dequoy nous chastier". Et un peu on pouvait s'y attendre ; bien au contraire, il a d'abord défendu Montaigne
plus loin: „Il y a, ce me semble, en Xenophon un tel discours, où il , contre les observations des moines : „Ledit Maestro, qui est un habile
montre que nous devons plus rarement prier Dieu, d'autant qu'il n'est ; homme, m'excusait fort, et me voulait faire sentir qu'i/ n'était pas fort de
pas aisé que nous puissions si souvent remettre nostre ame en cette assiette l'avis de cette reformation, et plaidait fort ingénieusement pour moi en ma
réglée, reformée et devotieuse, où il faut qu'elle soit pour ce faire ; présence, contre un autre qui me combattait, Italien aussi". Puis, il l'a
autrement nos prières ne sont pas seulement vaines et inutiles, mais laissé libre de, corriger ce qu'il lui semblerait bon ; il le pria de ne se
vitieuses". C'est oublier^un des buts de la prière : la conversion. Il va de servir point de la censure de son livre, en s'en remettant à lui-même du
soi qu'une pareille erreur, qui ne pouvait pas ne p a s sauter aux yeux par soin de retrancher de son livre, quand il voudrait le réimprimer, ce qu'il y
sa matière religieuse, provoquait la critique de la censure ecclésiastique. trouverait de trop licencieux, et entre autres choses les mots de fortune. Enfin,
M. Villey s'étonne de retrouver dans les éditions postérieures cette phrase il a loué son intention et affection envers l'Eglise. On comprend qu'après
incriminée, non corrigée, aussi bien que les autres endroits, désignés comme , une pareille apologie de la part de l'autorité officielle, Montaigne n'a
des erreurs par l'autorife religieuse. L'explication du fait est facile : lorsqu'un -i rien corrigé, d'autant qu'on ne l'y obligeait pas. Seulement, en 1582 il
moine censeur (comme nous le raconte Montaigne dans son Journal de a muni ce chapitre d'une sorte d'avant-propos, qui n'est que la formule
Voyage, publié par Lautrey, Hachette, 1906, pp. 250—251 ; p. 274. D a n s de soumission à l'autorité ecclésiastique, alors déjà par-ci par-là en usage,
les citations je suis l'orthographe moderne) avait revelé quelques opinions et plus tard officiellement prescrite par le pape Urbain V I I I pour certains
erronées des Essais, celui-ci en avoua quelques-unes, entre autres „que ouvrages à matière religieuse. L'addition du manuscrit de Bordeaux que
celui qui priait devait être exempt de vicieuse inclination p o u r ce temps". M. Lautrey allègue (o. c, p. 251 ) pour prouver que Montaigne a plus
Mais, malgré la critique des „Docteurs Moines", le Maître du Sacré Palais, > tard renforcé le passage censuré, ne peut pas servir d'argument contre
en censeur suprême, n ' a pas défendu le livre „donec corrigatur", comme sa bonne foi : elle a un sens très orthodoxe.

88 89
Dans son beau livre, qui s'intitule Montaigne 1 ), M. Strowski tenait autant que possible à l'écart des dissensions politiques
a écrit: „Si Montaigne était resté le disciple exagéré et religieuses. Pour avoir une idée bien claire de ce que nous
d'Heraclite, ou le fidéiste qu'il a été et qu'il a voulu paraître offre Montaigne dans l'édition de 1588, lisons cette page de
un instant, le passage de XApologie à l'Institution eût été in- M. Strowski i) :
explicable". Par ces mots il ajoute un élément à l'idée qu'Emile „Il va nous dire maintenant à quels devoirs nouveaux il
Faguet avait déjà exprimée de la manière suivante: ,,Οη s'est vu obligé, quels principes ont gouverné sa politique,
n'est point proprement sceptique quand on consacre deux quelle fut la règle et l'inspiration de sa conscience ; et c'est
chapitres extrêmement détaillés, et du reste pleins de bon sens, très beau. En même temps, et comme par rançon, il se laisse
à l'éducation des enfants" 2 ). Mettons que le fait d'avoir écrit aller à la tendance de son temps et au penchant naturel de
en 1579 l'Essai: De l'Institution des enfants (I, 2 6 ; I, 186) son esprit : il parle beaucoup de lui et d'une façon quelquefois
prouve catégoriquement que le pyrrhonisme a cessé 3 ) — ce indiscrète ; il se complaît à se regarder lui-même. Il cite
problème ne nous intéresse pas ici —, il faudra toujours avouer davantage les anciens ; il répand à profusion ses notes de
que l'abandon du scepticisme absolu et général n'entraîne pas lecture. Enfin son imagination moins sévère s'abandonne un
forcément la fin du fidéisme ; car celui-ci et un certain peu trop. Vieux, à l'abri des passions, et „„tombé de l'excès de
positivisme sont bien compatibles, comme nous venons de la gaieté en celuy de la sévérité"", il tâche, pour être „„maître
l'expliquer (p. 80). Et le fait que le penchant vers ce fidéisme de luy à tous sens"", de s',„;esbatre en des pensements fols et
religieux existe aussi après 1580 est prouvé sans contestation jeunes"". Tel est l'apport de 1588. Dans l'édition de 1588, cet
possible par plusieurs endroits des Essais du livre troisième apport s'ajoute au fond de 1580-1582-1587, et il s'y mêle;
et par les additions des deux premiers livres que nous présente il forme d'abord dans l'ouvrage total un troisième livre qui
l'édition de 1588. a lés mêmes proportions que les deux premiers ; puis il
s'insinue sous forme d'additions plus ou moins importantes
A* Le fidéisme dans les E s s a i s de 1588. dans le corps même des deux premiers livres, désarticulant
L'auteur des „grands Essais" — on le sait — est bien un les chapitres, coupant la suite des idées, confondant deux
autre Montaigne que celui de 1580. C'est le moraliste peintre inspirations, deux problèmes et deux hommes. L'édition de
de lui-même, qui nous fait part de ses expériences, fruit de 1588, plus riche, plus variée, plus profonde que les éditions
sa profonde introspection, résultat de ses voyages et de sa de 1580-1582-1587, est obscure pour le lecteur qui veut y
mairie, digérées dans ses loisirs, lorsque, dans sa tour, il se chercher une pensée systématique, mais pleine de clarté pour
le lecteur qui sait, en distinguant les apports, discerner les
*) F. Strowski, Montaigne, Alean, 1906, p. 220. mouvements divers, la „„volubilité"" d'une pensée vivante".
2
) E. Faguet, Seizième siècle, Etudes littéraires. Société française
d'imprimerie et de librairie (sans date), p. 379.
3 x
) C'est aussi l'avis de M. Villey (Bédier et Hazard, o.e., t. I, p. 207): ) F. Strowski, Essais de Messire Michel de Montaigne publiés sur
„Ce scepticisme, enfin, n'est pas définitif : dès 1579, Montaigne propose l'exemplaire de Bordeaux avec une introduction, Paris, M CM X X V I I ,
un système de pédagogie ; pour réformer l'institution des enfants, il faut Chronique des lettres françaises, (en cours de publication, 5 tomes ont
bien avoir des croyances, et même des principes". paru), édition numérotée sur Arches, Introduction, pp. IX—XI.

90 91
Somme toute, on trouve donc dans cette édition bien des l! les alléguerons pas comme preuves de notre thèse. Dans l'Essai t
choses nouvelles, ou qui du moins ne se rencontraient d'une i De l'art de conférer (III, 8; III, 182), nous entendons Mon-
manière si prononcée dans aucune des éditions précédentes taigne condamner les disputes scientifiques dont beaucoup
(d'ailleurs, celles de 1582 à 1587 n'avaient apporté rien de farcissent leurs conversations. Lui, il aime le savoir, l'érudition :
nouveau) : d'une part, une morale bien personnelle, mais égale- > „J'aime et honore le sçavoir autant que ceux qui l'ont ; et, en
ment bien relâchée (voir pp. 95—96), et beaucoup de propos son vray usage, c'est le plus noble et puissant acquest des
indécents, ce qui suffit à expliquer la mise à l'Index des ; hommes. Mais en ceux là (et il en est un nombre infiny de ce
Essais en 1676, à l'époque de „la sévérité grandissante de [ genre) qui en establissent leur fondamentale suffisance et
m œ u r s " 1 ) ; d'autre part un revirement d'idées qui fait quel- | valeur qui se rapportent de leur entendement à leur mémoire,
quefois singulièrement contraster deux pages, deux alinéas et ne peuvent rien que par livre, je le hay, si je l'ose
qui se suivent sans intervalle. Mais une chose n'a point \ dire, un peu plus que la bestise" (III, 191). Mais, pour cela
changé : nous retrouvons dans les nouveaux Essais, aussi bien il ne croit pas que l'étude des sciences nous conduise à la
que dans les additions des autres, les traces du même fidéisrae : \ vérité, à la certitude: „Car nous sommes nais à qaester la
qui traverse toute la production littéraire de Montaigne à î vérité ; il appartient de la posséder à une plus grande puissance.
partir de 1569. t Elle n'est pas comme disoit Democritus, cachée dans le fons
„Les 13 Essais du troisième livre paraissent avoir été? des abismes, mais plustost eslevée en hauteur infinie en la
composés entre la fin de 1585 et le début de 1588. Assigner; coignoissance divine" (III, 192). C'est un païen, il est vrai,
à chacun d'eux une date précise est une entreprise d'autant; qui lui fournit l'expression de son idée fidéiste, mais Montaigne
plus hasardeuse que plusieurs ont certainement été écrits à •·. prend son bien où il le trouve.
diverses reprises, et presque tous, en raison de leur étendue Là où il ne parle qu'incidemment de sa conception religieuse,
et du caractère de leur composition, ont pu très bien recevoir il va de soi qu'il ne l'exprime pas dans une formule en toutes
des additions avant la publication. Peut-être ont-ils été corn-· lettres ; nous trouvons donc certains endroits qui ne contiennent
posés dans l'ordre même où ils ont été publiés" (III, p. 5 , ' qu'une idée théologique plus au moins exacte, mais qui corres-
commentaire de M. Villey). Choisissons donc cet ordre et { pondent parfaitement à son fidéisme. Par exemple, dans le
envisageons, comme nous l'avons fait pour les deux premiers compte rendu des livres d'histoire romaine de Tacite, il cite le
livres, exclusivement les endroits où l'alliance de l'acte de foi; padouan Bodin 1 ), et il est d'accord avec l u i 2 ) , pour excuser
et du scepticisme en matière religieuse trahissent la tendance ι
*) M. Busson est très sévère pour Bodin ; à son avis Bodin sacrifie la
fidéiste. Car les autres passages où Montaigne témoigne seule·», foi à la raison : „Sur ce point, dit-il (o. c„ p. 544), Bodin me semble avoir
ment de sa foi en la Révélation, comme ceux-là où il parle de? dépassé la position de Montaigne, ce dernier ayant réussi à maintenir
l'équilibre intellectuel au profit de la foi". Voir ci-dessus, p. 22.
„la branloire perenne" qu'est le monde (III, 2 ; III, 27) et de;: 2
) M. Villey, dans le tomé IV de l'édition municipale de Bordeaux,
„nostre imbécillité et bestise naturelle" (III, 4; III, 71), foi-; p. 64, dit à propos du texte que nous allons citer : „Peut-être souvenir
sonnent ici comme dans l'édition précédente, mais nous ne de Jean Bodin qui, dans sa Methodus ad facilem hisforiarum cognttionem,
écrivait : Budseus acerbe Taciturn scriptorem omnium sceleratissimum
*) Strowski, Montaigne, Alean, 1906, p. 336. appellavit : quod non nihil adversus Christianos scripsit, quae ratio fecit,

92 93
la religion païenne de l'historien : „Il n'a pas besoing d'excuse entre la morale humaine et la morale révélée qu'il avait
d'avoir approuvé la religion de son temps, selon les loix qui signalée en fidéiste convaincu au chapitre II, 12, il l'accentue
luy commendaient, et ignoré la vraye. Cela, c'est son malheur, en 158S par l'addition suivante: „Il est croyable qu'il y a des
non pas son défaut'- (III, 8; III, 210—211). On sent le; loix naturelles, comme il se voit es autres créatures ; mais en
principe qui guide Montaigne : privé de la Révélation, Tacite nous elles sont perdues, cette belle raison humaine s'ingerant
a forcément ignoré la vraie religion, donc l'erreur du paganisme par tout de maistriser et commander, brouillant et confondant
est excusable. Sans insister sur la question théologique qui s'y, le visage des choses selon sa vanité et inconstance" (II, 12;
rattache, je constate seulement que la formule de Montaigne;, II, 339—340). Cette boutade devait confirmer la conclusion
cadre parfaitement avec l'agnosticisme religieux. que, pour la loi morale, nous n'avons qu'à nous tenir à Dieu seul
Dans le chapitre: De la Vanité, il fait une distinction1 (voir ci-dessus, p. 74). Cette addition de l'Apologie et l'endroit
expresse entre la morale révélée et celle que l'homme a in- cité du chapitre III, 9, datant de la même époque, relèvent donc
ventée ; d'une part, dit-il, nous n'observons pas les lois que Dieu de la même conviction religieuse : „la stabilité de la morale
nous a communiquées, d'autre part il est impossible de remplir révélée plaide en sa faveur, mais rien en elle n'est connaissable
tous les devoirs que l'humaine sagesse nous impose: „Nous;, par l'humaine sagesse". Et cela prouve une fois de plus sa
n'avons garde d'estre gens de bien selon Dieu ; nous ne lé persévérance dans le fidéisme.
sçaurions estre selon nous. L'humaine sagesse n'arriva jamais' Il semble nécessaire, pour empêcher des malentendus,
aux devoirs qu'elle s'estoit elle mesme prescrit et, si elle yi, d'exposer ici la signification du mot de „morale" dans la Mon-
estoit arrivée, elle s'en prescriroit d'autres au delà, où elle taignologie. Nous avons dit (p. 92) que le troisième livre
aspirât tousjours et prétendit, tant nostre estât est ennemy contient une morale très personnelle, très relâchée, tandis
de consistance" (III, 9 ; III, 277). La distinction est important qu'ici (comme ailleurs) nous constatons que Montaigne
pour la question, car une partie du moins des commandement»; respecte toujours la morale révélée. Voici la solution : dans le
de Dieu est en général connaissable par la raison. Il faut aussi, premier cas il s'agit de la conception de la vie de Montaigne,
remarquer que la morale humaine est présentée comme instable ; de l'attitude qu'il prend à l'égard de l'idéal chrétien ; et alors
or, rappelons que „la vérité doit avoir une visage pareil il ne s'agit pas de commandements positifs, bien précis, dictés
universel" (II, 12; II, 337); la morale humaine n'est donc pa~ par Dieu, par l'Eglise, ou par la raison ; or, cette signification
la véritable morale. Nous avons le droit de rapprocher ce de „commandements positifs", nous l'avons en vue dans le
passage de l'Apologie de celui qui nous occupe, car l'oppositûr second cas, lorsque nous disons que Montaigne respecte la
morale enseignée par Dieu et l'Eglise. Car en jugeant la
opinor, ut cum TertulHanus mendacissimum, Orosius adulatiorem appellar doctrine de Montaigne il faut faire une distinction bien nette
sed quemadmodum Marcellus I. C. meretricem turpiter faceré respondí1 entre „morale" au premier sens et „morale" au second sens ; son
quod sit meretrix ; non tarnen turpiter accipere, cum sit meretrix : t'
quoque impie fecit Tacitus quod non fuerit Christianus : sed non imp! attitude générale, dans les grands Essais en particulier, est
adversus nos scripsit, cum gentill superstitione obligaretur, ego vero impiu non seulement peu héroïque, mais d'une mollesse extrême, qui
iudicarem nisi quaracumque religionem veram îudicaret, non earn quoç
tueri et contrarias evertere conaretur". ne se propose jamais comme but l'idéal chrétien, ni même

94 95
une moyenne de perfection chrétienne. C'est cela qu'on des idées religieuses de Montaigne. Dans cet Essai il prend
appelle sa morale naturaliste ou rationaliste, suivant laquelle position contre la crédulité contemporaine, qui, à la vue d'un
il ne veut suivre que le penchant de sa nature (la Nature, événement étrange, criait incontinent au miracle; il y réagit
ne dictait-elle pas les mêmes choses que la Bible?); c'est cela avec une indépendance, rare à cette époque, contre la foi à
que Pascal condamne en lui ; c'est en cela surtout que la sorcellerie, dont „une terrible recrudescence a marqué
sa religiosité est en défaut ; c'est en cela peut-être que la seconde moitié du XVIe siècle" (III, 324) (voir p. 159).
consiste son originalité. Mais cette attitude n'est pas une Ce qui, en général, rend difficile à Montaigne d'admettre une
raison pour lui de rejeter la morale chrétienne dans l'autre influence surnaturelle à propos des faits qui semblent inexpli-
sens de „commandements positifs", de ne pas observer certains cables, c'est le principe : nous ne connaissons point les bornes
préceptes de Dieu et.de l'Eglise (cf. pp. 134—135) et de?ne que Dieu a données à la puissance de la nature. C'était là sa
pas désirer le salut éternel en récompense de sa vie terrestre ! doctrine sur la vérification du miracle dès 1580: „La raison
Eh bien, c'est à cette ,.morale" révélée qu'il pense lorsqu'il m'a instruit, dit-il (I, 2 7 ; I, 230), que de condamner ainsi
dit que la raison, la sagesse humaine ne peut en trouver les resoluement une chose pour fauce et impossible x ), c'est se
lois, ainsi qu'elle ne peut trouver le souverain bien. Il faut donner l'advantage d'avoir dans la teste les bornes et limites
avouer qu'une pareille conviction morale ne constitue pas de de la volonté de Dieu et de la puissance de nostre mere nature ;
la „religiosité", pas plus que celle-ci ne consiste dans la et qu'il n'y a point de plus notable folie au monde que de les
conviction fidéiste. C'est une catholicité tout extérieure, mais ramener à la mesure de nostre capacité et suffisance. Si nous
qui, malgré tout, peut être sincère. (Voir pp. 1 3 1 — H O ) 1 ) . appelons monstres 2 ) ou miracles ce où nostre raison ne peut
Avec le chapitre: Des Boiteux (III, 1 1 ; III, 324) nous aller, combien s'en presente il continuellement à nostre veuë ?"
abordons la question des miracles, importante pour l'étude La même doctrine se trouve exposée dans les passages de
x
) Par là nous ne voulons pas dire du tout que la catholicité de
1588 qui s'occupent- de miracles. Là aussi, il aime mieux
Montaigne fût tout extérieure, mais seulement ceci : que la doctrine morale recourir à une explication naturelle d'un fait surprenant que
du livre troisième constitue une catholicité tout extérieure. Et nous avons
de fortes raisons de croire que la religiosité de Montaigne a été plus
de croire à l'intervention de Dieu ou du démon : „Il me semble,
profonde que ne le prouve cette doctrine des grands Essais, témoin d'autres dit-il dans le chapitre sur les boiteux (III, 334), qu'on est
pages nombreuses des Essais, même du troisième livre ; témoin aussi la
pardonnable de mescroire une merveille, autant au moins qu'on
place que la prière et d'autres pratiques religieuses ont occupée dans
sa vie. Aussi faisons-nous volontiers nôtres ces paroles de M. Victor ; peut en destourner et elider la verification par voie non
Giraud : „Et l'on prend à songer que le livre n'est pas tout l'homme... · , merveilleuse" 3 ). Et il constate que saint Augustin est de son
Qui s a i t . . . . si cette vision d'un soldat chrétien (tel que le représente •
son tombeau à la Faculté des Lettres de Bordeaux) ce n'est pas, au total, avis: „Et suis l'advis de sainct Augustin, qu'il vaut mieux
celle que Montaigne eût souhaité qu'on emportât de lui ?" (V. Giraud, ''
Les époques de la pensée de Montaigne, dans la Revue des Deux Mondes, 1
1909, février, p. 647). D'ailleurs, Montaigne même ne nous a-t-il pas dit,; ) Il s'adresse à ceux qui rejettent comme faux tout récit de choses
invraisemblables. »
que le livre n'était pas tout l'homme par ces mots : „Je trouve en ί 2
) Choses contre nature (note de M. Villey).
plusieurs choses, plus d'arrest et de regle en mes meurs qu'en mon 3
) Voici le sens de cette phrase : on n'a pas tort de nier la vérité d'un fait
opinion, et ma concupiscence moins desbauchée que ma raison" (II, 11 ;
miraculeux, quand on peut par des moyens naturels éviter l'explication
II, 132; 1588)?
surnaturelle. C'est ainsi que M. Villey l'explique.

96 97
Montaigne Fidéiste. 7
Λ
-< !¡Y l^\W'{ * ' '

pancher vers le doute que vers l'assurance es choses de bien sévère : „Et à la vérité il est requis un bien prudent,
difficile preuve et dangereuse creance". Car c'est ordinaire­ attentif et subtil inquisiteur en telles recherches, indifferent,
ment ou bien le hasard ou bien la ruse qui fait croire à un et non préoccupé" (III, 330). Car il ne nie pas la possibilité
miracle 1 ) : „Le principal droict d'avancer et produire 2 ) tels des miracles ; il admet même leur existence ; là où les
accidens est reservé à la fortune" (III, 330). A deux lieues recherches étaient désormais impossibles, il voulait se contenter
de sa maison trois jeunes gens se cachaient sous l'autel de d'une autorité sûre, qui lui fût garante de leur vérité. Quand
l'Eglise et prêchaient au public, „ne parlans que de nuict, et saint Augustin témoigne avoir vu plusieurs miracles, „où il
deffendans d'y apporter aucune lumière. De paroles qui ten- diet luy mesmes avoir assisté" (I, 2 7 ; I, 233), et qu'il cite
doient à la conversion du monde et menace du jour du comme témoins „deux Saints Evesques Aurelius et Maximi-
jugement (car ce sont subjects soubs l'authorité et reverence nus", Montaigne les croit, car comment pourrait-on les accuser
desquels l'imposture se tapit plus aiséement) ils vindrent à „d'ignorance, simplesse, facilité, ou de malice et imposture ?" Il
quelques visions et mouvements si niais et si ridicules qu'à faut donc croire à l'existence de miracles, et „c'est une hardiesse
peine y a--il rien si grossier au jeu des petits enfants. Si dangereuse et de consequence, outre l'absurde témérité qu'elle
toutes fois la fortune y eust voulu préster un peu de faveur, qui traîne quant et soy, de mespriser ce que nous ne concevons
sait jusques où se fut accreu ce battelage ?" Or, celui des trois pas" (ibidem). Voilà son avis en 1580; il n'est pas difficile
qui avait commencé le jeu n'avait d'abord pensé „à autre d'en voir l'inconséquence : en effet, si l'homme ( ainsi qu'il
finesse qu'à jouyr d'un badinage present", mais cela lui avait a dit, p. 97) ne connaît pas les limites de possibilités
„un pieu mieux succédé qu'il n'espérait", car „le voisinage naturelles, saint Augustin, quelle que soit son autorité, ne
avoit esté amusé plusieurs mois, et commençoient les provinces saurait pas plus qu'aucun autre être humain, prétendre avec
voisines de s'en esmouvoir et y accourir à grosses troupes, raison se trouver en présence d'un fait miraculeux. En 1588,
de toutes qualitez". A voir une pareille crédulité on comprend Montaigne, tout en admettant toujours la possibilité et
la prudence de Montaigne, tout en admirant son indépendance, l'existence des miracles, a changé d* opinion quant à leur
quand il exige, pour vérifier ces choses merveilleuses, un critique véftfication ; alors il n'admet plus que l'authenticité de ceux
dont la vérité est garantie par une révélation divine : désormais
*) L'imagination y entre aussi pour beaucoup : „Il est vray semblable il sera donc conséquent avec lui-même. „Car, dit-il quelque part
que le principal credit des miracles, des visions, des enchantemens, et de (UI> 5; III, 94), je ne crois les miracles qu'en foi". S'il faut
tels eífects extraordinaires, vienne de la puissance de l'imagination agissant
principalement contre les ames du vulgaire, plus molles. On leur a si fort
prendre au sérieux cette boutade (qui, en ce cas, doit se
saisi la creance qu'ils pensent voir ce qu'ils ne voyent pas" (I, 21 ; I, 124). trouver bien dépaysée dans le milieu grivois où Montaigne
Nous lisons a la même page : „Les uns attribuent à la force de l'imagination l'a mise) nous voyons là déjà l'expression de l'idée fidéiste
les cicatrices du Roy Dagobert et de Sainct François". M. Busson nous
raconte que depuis longtemps cette explication des stigmates de saint qu'il exposera tout au long dans le chapitre sur les boiteux.
François était courante, et qu'elle remonte à Pomponazzi (o.e., p. 447). Montaigne y parle de la foi que méritent les „accusations
Montaigne ne nous dit pas si lui-même les attribue aussi à la force de
l'imagination. D'ailleurs, nous ne nous étonnerions pas qu'il eût, sur extravagantes", lancées contre les sorciers et les sorcières:
ce point, subi l'influence du rationalisme padouan. on croyait, par exemple, qu'ils s'envolaient par l'air, et pour
2
) Mettre en crédit (note de M. Villey).

98 99
le prouver, les uns disaient les avoir vus à un endroit, d'autres parolle (la Bible);nous offre de telles choses, tres certains et
soutenaient que le lendemain on les avait retrouvés à une irrefragables exemples, et les attacher à nos evenemens
distance qui n'avait pu être franchie en si peu de temps quefe modernes, puisque nous n'en voyons ny les causes ny les
par des moyens surnaturels. C'est à cause de pareils :; moyens, il y faut autre engin (intelligence) que le nostre. Il
phénomènes qu'on les accusait d'avoir un commerce avec le } appartient à l'avanture à ce seul tres-puissant tesmoignage
diable, et qu'on réclamait leur mort sur le bûcher. Mais, dit ' de nous dire : Cettuy-ci en est, et celle-là, et non cet autre.
Montaigne, „à tuer les gens, il faut une clarté lumineuse et ï" Dieu en doit estre cru, c'est vrayement bien raison ; mais non
nette; et est nostre vie trop réele et essentielle pour garantir ! pourtant un d'entre nous " (III, 332). Par ces mots-là
ces accidens supernaturels en fantastiques" (III, 333); „c'est Montaigne a ôté à l'homme le pouvoir de vérifier le caractère
mettre ses conjectures à bien haut pris que d'en faire cuire surnaturel d'un fait, c'est-à-dire de savoir si un certain fait
un homme tout vif" (III, 335) 1). Car ce ne sont que des con« ' dépasse les forces ordinaires de la nature, et si par conséquent
jectures, très incertaines, et peut-être que des mensonges, ces ;. il exige l'intervention de Dieu, d'un ange, du diable. En même
témoignages humains sur ces faits naturels : „Combien trouvé- ; temps donc, il nie la possibilité de prouver la vérité d'un miracle
je plus naturel et plus vray-semblable que deux hommes f au sens propre de ce mot: un fait qui surpasse toutes
mentent, que je ne fay qu'un homme en douze heures passe, ' forces créées et qui peut avoir Dieu seul pour auteur. Que
quand et les vents, d'orient en occident ? Combien plus naturel ; ce soit là le véritable fond de sa pensée, il le déclare, en
que nostre entendement soit emporté de sa place par la / continuant : „C'est bien assez qu'un homme, quelque recom-
volubilité de nostre esprit détraqué que cela, qu'un de nous · mandation qu'il aye, soit creu de ce qui est humain ; de ce
soit envolé sur un balay, au long du tuiau de sa cheminée, en "\ qui est hors de sa conception et d'un effect supernaturel, il en
chair et en os, par un esprit estrangier?" (III, 334). Certes, doit estre creu lors seulement qu'une approbation super-
dit-il dans le même Essai, et maintenant nous allons apprendre ; naturelle l'a authorise" (III, 333). Cette „approbation super-
le fond de sa pensée, la Bible nous raconte certains faits . naturelle" a „authorise" les auteurs inspirés de la Bible, mais
concernant des sorciers ; mais ce n'est pas une raison pour que { „ce privilege qu'il a pieu à Dieu donner à aucuns de nos
l'homme puisse dire, tout comme Dieu : „celui-ci est sorcier, % tesmoignages (humains) ne doibt pas estre avily et communiqué
celle-là est sorcière"; car le moyen de contrôle nous manque, '.' légèrement". Et voilà enfin ce qui nous intéresse dans ce
il faudrait donc l'intelligence divine pour répondre à cette passage : nous sommes ici en présence d'une forme de fidéisme
question-là: „Pour accommoder les exemples que la divine; théologique. Si l'homme ne peut pas vérifier le miracle, il
lui manque un des principaux arguments du préambule de la
%
) Voilà un des textes des Essais qu'on aime à citer hors du contexte '"'
foi, celui qui sert surtout à prouver le fait de la Révélation.
et a alléguer comme preuve de l'indifférentisme religieux de Montaigne. „Le. ' Pomponazzi, et après lui toute une série de padouans, avaient
mot conjectures, dit à bon droit M. J. Coppin (Montaigne traducteur de '
nié la possibilité de démontrer la vérité d'un miracle;
Raymond Sebon, Lille, H. Morel, 1925, p. 42, note 3) s'applique aux procès
de sorcellerie et non pas à l'ensemble des idées religieuses". Aussi, on ne·, Montaigne le fait avec eux, mais en fidéiste convaincu, il
saurait en conclure qu'à l'avis de Montaigne la foi chrétienne ne soit qu'une allègue l'autorité de Dieu même, pour sauver les miracles de
opinion, ni qu'il condamne ici les procès faits aux mécréants.

100 101
la Bible. Avec cela il a fermé le cercle vicieux du fidéisme, ¡ faute que les théologiens escrivent trop humainement, que
car les miracles, opérés par Jésus-Christ, servent à prouver \. cett'autre que les humanistes escrivent trop peu théologale-
Sa mission divine, et celle-ci nous est garante de la vérité de Sa Y ment : la Philosophie, diet Sainct Chrysostome est pieça bannie
doctrine révélée. Montaigne — cela va sans dire — ne pense pas ΐ de l'escole sainte, comme servante inutile et estimée indigne
à cette „finesse" de théologie ; aussi ne faut-il pas croire que h.. de voir seulement en passant de l'entrée le sacraire des saints
ce soit là l'achèvement de son „système" fidéiste. Tresors de la doctrine celeste" (ï, 410). Il est vrai que, une
fois le préambule démontré, la philosophie est exclue de facie
B* Le fidéisme dans les additions de 1588. de foi, et même que celle-ci, tout en prouvant le préambule, ne
Les six cents passages, ajoutés aux deux premiers livres sert pas de base à la foi (voir p. 8, note 1), mais seulement
avant leur réédition en 1588, ne contiennent pour la plupart à rendre „prudent" (c'est là le terme technique en théologie)
que quelques vers latins, pris dans les auteurs favoris, ou ' l'assentiment donné à la Révélation ; mais nous pouvons croire
bien des remarques qui nous font connaître des détails plus . que Montaigne donne un „rang à part" hors de l'atteinte
ou moins intéressants de la vie privée de Montaigne. Toute- de la raison, à toutes les vérités religieuses, inclusivement
fois nous y rencontrons aussi les reproches accoutumés, ? celles qui constituent le préambule.
adressés à la vaine raison humaine, et même par-ci par-là des ,, Avec les additions de l'Apologie nous revenons sur un terrain
témoignages de fidéisme. plus sûr. La thèse que Montaigne a défendue vers 1576
Ceux-ci, il faut évidemment les chercher parmi les additions '' concernant la source des connaissances religieuses lui est en
de VApologie de Raymond Sebond : mais en dehors d'elle nous .' 1588 aussi familière qu'elle l'était le jour de la première
en trouvons un au chapitre: Des Prières (I, 5 6 ; I, 4 0 3 ; cf. t rédaction. Il renchérit même sur les expressions d'autrefois.
pp. 88—89). Le divorce complet entre les domaines de la foi et A la phrase de 1580: „Elle (une chose) est d'autant plus
de la raison y est proposé, il est vrai assez discrètement, · selon raison, qu'elle est contre l'humaine raison" (II, 228),
d'une manière indirecte, comme si l'auteur n'osait ou ne voulait ; dont nous avons montré (p. 62) le sens fidéiste chez
pas l'affirmer trop expressément. „J'ay veu, y raconte-t-il [ Montaigne, il ajoute maintenant cette autre: „Si elle estoit
(I, 409), de mon temps faire plainte d'aucuns escris, de ce' selon raison, ce ne serait plus miracle ; et, si elle estoit selon
qu'ils sont purement humains et philosophiques sans meslange; quelque exemple, ce ne seroit plus chose singulière". Cela
de Théologie". Or voici sa réponse timide: „Qui diroit au; suppose qu'une chose, pour être crue, doit être „miracle", c'est-
contraire, ce ne serait pourtant sans quelque raison : Que la' à-dire incompréhensible 1 ); or, puisque l'existence de Dieu,
doctrine divine tient mieux son rang à part, comme Royne¿ x
) Mais cette phrase isolée ne justifie point l'hypothèse du R. P. Forest
et dominatrice". Malgré cette assertion hésitante le motif? sur l'idée théologique de l'Apologie (A. Forest O.P., Montaigne humaniste
et théologien, dans la Revue des sciences philosophiques et théologiques,
qu'il allègue quelques lignes plus bas prouve que Montaigne 1929, pp. 59—73). Il croit que Montaigne prend ici position par rapport
n'en est pas moins convaincu que la raison n'a rien à faire avec" au problème classique : Utrum idem possit esse creditum et scitum (p. 66).
Certes, selon Montaigne on ne peut à la fois croire et connaître par la
les vérités de la religion, mais c'est saint Jean Chrysostomes;
raison aucun article de la foi chrétienne, mais seulement parce que, à
qui doit parler pour lui : „Qu'il se voit plus souvent cette' son avis, la raison ne peut connaître aucune vérité religieuse.

102 103
Sa véracité et le fait de la Révélation doivent être crus, de de nos yeux, ny ne la recevons par nos moyens : cette sainte
l'avis de Montaigne lui-même, il doit forcément les considérer ^ et grande image ne pourrait pas en un si chetif domicile, si
comme indémontrables. Le passage cité se trouve donc être Dieu pour cet usage ne le prepare, si Dieu ne le reforme et
d'accord avec un des plus sûrs témoignages de fidéisme de fortifie par sa grace et faveur particulière et supernaturelle"
toute Y Apologie : celui où Montaigne considère comme la (II, 316; addition de 1588).
meilleure préparation à la foi, non le travail de la raison, nous Le livre de Lopez de Gomara, Histoire générale des Indes,
proposant comme certaine l'existence d'un Dieu v-érídique f que Montaigne a lu après 1584, il le dépouille (II, 330—331 )
et révélateur, mais le doute pyrrhonien. C'est une très utile pour montrer que nombre de croyances chrétiennes et d'usages
„invention humaine", par laquelle l'homme devient „une carte chrétiens ont été retrouvés par les voyageurs parmi les
blanche préparée à prendre du doigt de Dieu telles formes nations sauvages ; or, dans le fait que cette foi ou ces coutumes
qu'il luy playra y graver" (II, 2 3 8 ; addition de 1588) i ) . y ont été plus ou moins déformées, jusqu'à ne plus être que
Pour mieux nous inculquer l'idée que l'homme est par lui- de „vains ombrages", il voit une preuve de la divinité du
même incapable de parler exactement de Dieu et de ce qui Le f christianisme : „Ces vains ombrages de nostre religion qui se
concerne, il cite même Plutarque: „C'est plus grande }• voyent en aucuns exemples, en tesmoignent la dignité et la
présomption, diet Plutarque, à ceux qui ne sont qu'hommes, divinité" (II, 331). Mais il ne s'en contente p a s : tant d'idées
d'entreprendre de parler et discourir des dieux et des demy- i très religieuses qui ressemblent à celles des Chrétiens doivent
dieux que ce n'est à un homme ignorant de musique vouloir sans doute, elles aussi, avoir une origine céleste : „Non seule-
juger de ceux qui chantent , en présumant comprendre par ment elle s'est aucunement insinuée en toutes les nations
quelque legere conjecture les effects d'un art qui est hors infideles de deçà par quelque imitation, mais à ces barbares
de sa connaissance" (II, 257; addition de 1588). aussi comme par une commune et supernaturelle inspiration.
Aussi, quoique, en 1588, ses idées sur le pyrrhonisme en Car on y trouva aussi la creance du purgatoire, mais d'une
général et sur la valeur de la raison pour les connaissances forme nouvelle", etc. (II, 331—332). C'est sans doute une
humaines ne soient plus les mêmes qu'en 1576, il reste toujours croyance orthodoxe que d'admettre la divinité du christianisme;
convaincu que, pour les vérités religieuses, l'homme se trompe mais lorsque, loin d'attribuer comme les rationalistes de son
forcément sans révélation divine : „Les choses qui nous temps aux croyances chrétiennes aussi bien qu'à celles des
viennent du ciel, ont seules droict et auctorité de persuasion ; païens une origine humaine et mythologique, précisément à
seules marques de vérité : laquelle aussi ne voyons nous pas cause de cette ressemblance, Montaigne les considère plutôt,
toutes comme sorties d'une révélation divine, il est visiblement
*) Remarquons que Montaigne exalte l'ignorance réfléchie comme un état
sous l'influence de la doctrine fidéiste, qui reconnaît une
favorable pour recevoir l'instruction divine, et non pas l'ignorance imbécile ou
celle des enfants, car en même temps il ajoute : „L'erreur du paganisme origine céleste à toute croyance religieuse, portant la marque
et l'ignorance de nostre sainte vérité, laissa tomber cette grande ame de de la vérité.
Platon (mais grande d'humaine grandeur seulement), encores en cet autre
voisin abus, que les enfants et les vieillars se trouvent plus susceptibles de Que la connaissance des lois naturelles se soit perdue dans
religion, comme si elle naissoit et tiroit son credit de nostre imbécillité"
(II, 157; addition de 1588). le monde civilisé, il le croit toujours en 1588 : „Il est croyable

104 105
iFí,wrtt Tvïrçjai.'i *ΐ"

qu'il y a des loix naturelles, comme il se voit es autres indépendante de la religion, il ne considère plus la Révélation
créatures ; mais en nous elles sont perdues, cette belle raison ^ comme le seul moyen de trouver le bonheur et la sagesse. Tout
humaine s'ingerant par tout de maistriser et commander, ί' en croyant toujours que le souverain bien de l'homme se trouve
brouillant et confondant le visage des choses selon sa vanité au ciel, et qu'il faut mériter celui-ci en observant certains
et inconstance" (II, 339—340) x ) . Son opinion d'autrefois (il commandement positifs, quelques lois révélées, c'est de la
soutenait alors que l'homme n'a qu'à se tenir aux lois morales raison qu'il fait alors dériver sa conception de la vie et les
révélées parce qu'il ne saurait être juste d'avoir une „règle for- normes de sa conduite (voir pp. 95—96; pp. 134—135) *•).
tuite" en morale, voir pp. 72—75), il ne la retire point, malgré Mais les principes fondamentaux du fidéisme : séparation
l'avis de Socrate qu'il peut nous communiquer maintenant 2 ) : complète de la raison et de la foi, sacrifice de celle-là à celle-ci,
„Au demeurant, si c'est de nous que nous tirons le règlement origine divine de toute vérité religieuse, se retrouvent dans les
de nos meurs, à quelle confusion nous rejetions nous ! Car ce Essais du livre troisième et dans les additions de 1588, et y
que nostre raison nous y conseille de plus-vraysemblable, c'est sont exprimés avec une fermeté au moins égale à celle dont
généralement à chacun d'obéir aux loix de son pays, (ici témoignaient les éditions antérieures.
commence l'addition de 1588) comme est l'advis de Socrates.
inspiré, dict-il, d'un conseil divin. Et (c'est le texte de 1580) Kl. Le fidéisme dans le manuscrit de Bordeaux.
par là que veut elle dire, sinon que nostre devoir n'a autre
Tandis que les nombreux changements, additions et ratures,
regle que fortuite ? La vérité doit avoir un visage pareil et
que la main de Montaigne a apportés sur l'exemplaire de
universel" (II, 337). A la rigueur, un Chrétien pourrait peut-
Bordeaux manifestent une nouvelle évolution de sa pensée
être, sans être fidéiste, nier la possibilité de connaître aucune
depuis l'édition précédente, ceux qui se rapportent aux relations
loi morale sans Révélation ; mais dans l'ensemble de l'Apologie,
entre la foi et la raison nous montrent que sa conviction
ces assertions n'ont d'autre but que de prouver l'impuissance de
fidéiste d'autrefois s'était une foie pour toutes enracinée dans
la raison en matière religieuse.
son esprit. C'est d'abord la question des miracles qui l'a
Il est vrai que cette addition : „Comme est l'advis de occupé après 1588 à plusieurs reprises. M. Busson croit que,
Socrates", la seule qui vienne confirmer son opinion fidéiste quant à la foi au miracle, sa pensée a changé dans le sens
concernant la source de nos connaissances morales, est bien sceptique entre cette année et 1595 : „Entre ces deux dates il
chétive; aussi, nous croyons volontiers qu'en 1588, quand a lu Cicerón, et le De Divinatione lui a servi à préciser ses
Montaigne cherche dans tous les nouveaux Essais une morale, raisons et nier le miracle" 2 ) . Voyons ce qu'il en est.
x
) Comparez ce texte de 1580 : „Ces nations (des Cannibales) me -1) „De la raison" et non „de .la science": en 1588, pas plus qu'en
semblent donq ainsi barbares, pour avoir receu fort peu de façon de 1576, Montaigne ne reconnaît à la science le rôle de nous rendre heureux
l'esprit humain, et estre encore fort voisines de leur naifveté originelle.
ou sages : „A l'on trouvé que la volupté et la santé soient plus savoureuses
Les loix naturelles leur commandent encores, fort peu abastardies par
à celuy qui sçait l'Astrologie et la Grammaire ? . . . et la honte et pauvreté
les nostres" (I, 31 ; I, 266).
2 moins importunes ? . . . J'ay veu en mon temps cent artisans, cent laboureurs,
) Le seul fait que Montaigne ne fait pas la palinodie de sa théorie plus sages et plus heureux que des recteurs de l'université, et lesquels
fidéiste de 1576 ne prouve pas — on le sait — qu'il est toujours du même
i'aimerois mieux ressembler" (II, 12; II, 2 1 2 ; addition de 1588).
avis en 1588 : „l'ajoute, dit-il alors, mais je ne corrige p a s " (III, 9 ; 2
III, 240). ) Busson, o. c, p. 445.
106 107
Nous avons vu (pp. 96—102) qu'en 1588 il admettait le forces, qu'il est folie et impieté d'essayer à représenter, et que
miracle comme possible en soi, mais inconnaissable par nous. nous ne devons pas suivre, mais contempler avec estonnement.
En 1580 l'autorité de saint Augustin lui avait été un garant de Actes de son personnage, non pas du nostre" (I, 155). De ces
l'existence de quelques miracles dans l'histoire du christianisme; deux passages il s'ensuit donc, d'abord, que le miracle existe,
en 1588 il croyait que c'était à Dieu seul de déclarer s'il y puisqu'il a servi quelquefois à Dieu de preuve de Sa toute-
avait miracle ou non. Or, l'exemplaire de Bordeaux contient une puissance ; et ensuite que ( sans révélation ) il est inconnais-
addition qui pourrait faire croire que Montaigne finit, en effet, sable, parce que l'homme ne connaît pas les bornes des puis-
par nier absolument le miracle. Dans l'Essai qui traite de la sances naturelles. Eh bien, c'est exactement son opinion de
force de la coutume (I, 23; I, 137) nous lisons : ,,Les miracles 1588 (I, 230 -r— III, 332) que nous avons exposée plus haut.
sont selon de l'ignorance en quoy nous sommes de la nature, Dans les autres endroits du manuscrit où il s'agit de miracles,
non selon l'estre de la nature. L'assuefaction endort la veuë ¡ il ne fait que répéter cette doctrine. Voici quelques passages
denostre jugement"(I, 141J 1 ). A y regarder déplus près, nous où il insiste sur l'impuissance de l'homme à déterminer le
ne pouvons lire dans ce passage que ceci : ce que la raison caractère miraculeux d'un événement : „Si l'on entendoit bien,
humaine croit être miracle ne l'est pas, et est seulement con- dit-il (I, 2 7 ; I, 232), la difference qu'il y a entre l'impossible
traire à l'ordre généralement observé. Montaigne n'exclut donc et l'inusité, et entre ce qui est contre l'ordre du cours de
pas ici l'existence des miracles que Dieu seul nous fait ( nature, et contre ïa commune opinion des hommes, en ne
connaître ; et en effet, un peu plus loin dans le même chapitre, croyant pas témérairement, ny aussi ne descroyant pas facile-
une autre addition de cette époque vient confirmer que c'est ment, on observeroit la regle de : Rien trop, commandée par
bien là son sentiment. Il y flétrit Ja témérité de ceux qui osent Chilon". Dans l'Essai : D'un enfant monstrueux (II, 3 0 ; II,
enfreindre les lois politiques et religieuses, une fois établies : 512), il constate (belle preuve de son indépendance d'esprit) 1 ):
Dieu seul a ce droit comme aussi celui de suspendre les lois
„Ce que nous appelions monstres, ne le sont pas à Dieu
naturelles, droit dont il a usé quelquefois en opérant des
Nous appelions contre nature ce qui advient contre la coustume:
miracles : „Si quelques fois la Providence divine a passé par-
rien n'est que selon elle, quel qu'il soit" (II, 514). Enfin, le
dessus les regles ausquelles elle nous a nécessairement
chapitre : Des Boyteux, du. livre troisième, qui pourrait s'inti-
astreints, ce n'est pas pour nous en dispenser. Ce sont coups.
de sa main divine, qu'il nous faut, non pas imiter, mais admirer, *} „Au temps de Montaigne, les compilateurs et les auteurs de leçons
exemples extraordinaires, marquez d'un exprez et particulier sont très préoccupés par les monstres et par les cas singuliers . . . . Or,
tous ces compilateurs voient dans les monstres de véritables miracles ;
adveu, du genre des miracles qu'elle nous offre, pour tesmoi- on note soigneusement les grandes guerres, les pestes, les calamités
gnage de sa toute puissance, au-dessus de noz ordres et de noz publiques qui ont accompagné ou suivi de près leur apparition, et l'on
conclut qu'ils en sont les présages, qu'ils annoncent les vengeances
divines . . . . Même un savant comme Paré . . . . définit les monstres „choses
qui apparaissent outre le cours de nature", . . . . et il rapporte des preuves
l
) Dans une addition de l'Apologie il dit à peu près la même chose : i que ces prodiges nous avertissent des malheurs dont nous sommes menacés"
„Combien de choses appelions nous miraculeuses et contre nature ? Cela i (III, 5 1 2 ; commentaire de M. Villey). — A cause de l'explication
se faict (ajoute-t-il sur l'exemplaire de Bordeaux) par chaque homme naturelle de ces monstres et de pareils phénomènes, on nomme souvent
et par chaque nation selon la mesure de son ignorance" (II, 264). Montaigne un „rationaliste". Soit, ne chicanons pas sur les termes.

108 109
tuler „Des miracles", s'est enrichi après 1588 d'une formule mérita envers la faveur divine de pénétrer si avant en la
qui résume clairement son avis là-dessus : „La cognoissance Chrestienne lumière, au travers des ténèbres publiques du
des causes appartient seulement à celuy qui a la conduite des monde de son temps". Cette faveur divine, qui fait toucher
choses, non à nous qui n'en avons que la souffrance 1 ), et qui Platon de si près à la lumière chrétienne, nous la soupçonnons
en avons l'usage parfaictement plein, selon nostre nature, sans — et à bon droit, croyons-nous — d'être l'écho de cette
en pénétrer l'origine et l'essence" (HI, 11 ; III, 326). Montaigne „faveur divine", qui, dans l'Apologie à toutes ses étapes, a
ne fait là rien que confirmer la doctrine de 1588, exprimée au été le terme qui pour Montaigne représente la Révélation,
même chapitre : Il appartient à Dieu seul, qui a la conduite des absolument nécessaire selon lui à la connaissance de toute
choses, de dire si tel fait est miraculeux ou non ( III, 332 ; voir vérité religieuse 1 ).
p. 101). Il est donc bien loin d'avoir renié son fidéisme 2 ). Terminons nos recherches, en relevant dans Y Apologie de
Avant d'achever cet exposé du fidéisme de l'exemplaire de Raymond Sebond, qui formait aussi notre point de départ, les
Bordeaux par l'étude des additions de Y Apologie, lisons encore additions qui visent directement les relations mutuelles de la
un passage isolé du livre troisième (III, 12; III, 349): Platon raison et de la foi. Tandis que l'édition de 1588 a enrichi ce
y est célébré, „luy, qui, par la sincérité de sa conscience, chapitre surtout de vers classiques, depuis, le texte s'est accru
de nombreux passages qui confirment en tout les anciennes
*) C'est-à-dire : nous qui subissons les causes. opinions de Montaigne. Il y consacre des pages entières à
2
) Dans l'exemplaire de Bordeaux, Montaigne a apporté un change-
ment à une phrase de 1580, changement que M. Busson croit bien important.
accentuer le conseil, adressé aux Chrétiens, à démontrer la
Combattant la crédulité contemporaine, il avait dit en 1580 : „II faut juger faillite de la science, à railler l'impuissance de la raison ;
avec plus de reverence de cette infinie puissance de Dieu et plus de
comme autrefois, une origine surnaturelle est attribuée à toute
reconnoissance de nostre ignorance et faiblesse" (I, 231). Le mot Dieu
s'y était glissé visiblement par erreur, car la toute-puissance de Dieu vérité religieuse ; un nouveau relief est donné à la thèse fidéiste
n'était pas en question ; il s'agissait de savoir si tel fait invraisemblable du sacrifice de la raison à la foi. Nous n'envisagerons que les
surpassait la puissance de la nature ; or, dit Montaigne, c'est donner des
bornes à cette puissance, qui nous est inconnue. Pour ne pas rompre le deux derniers points parce qu'ils sont d'une importance immé-
lien de son raisonnement, il devait donc changer Dieu en nature ; il l'a diate pour notre question.
fait sur l'exemplaire de Bordeaux. Il nous semble donc que M. Busson
attache une importance trop grande à ce changement, lorsqu'il conclut : Il est vrai que maintenant, pour la toute première fois,
„Ainsi la conclusion du chapitre (I, 27) reste chrétienne en apparence: \
il faut croire aux miracles. Mais pour arriver à cette conclusion, iî a,
Montaigne trouve ches les peuples païens „les tendres principes
comme Cicerón, Pomponazzi et Cardan, supprimé la notion du miracle, d'une telle quelle brute connoissance que la raison naturelle
en substituant à Dieu la toute-puissance, à nous inconnue, mais très * nous a donné de luy (Dieu) au travers des fausses images de
régulière de la Nature" (o.e., p. 446). Montaigne qui, dans l'exemplaire <
de Bordeaux, insiste sur la puissance de Dieu, pourquoi aurait-il rayé i
ici seulement Son nom ? Je n'en vois point d'autre explication possible que ï 1
) Le texte cité ne doit pas être rapproché de cet autre d'Erasme
celle que je viens de donner. Du reste, l'emploi du mot de nature, presque -!
! (Convivium religiosum, 1522), que cite M. Busson, o.e., p. 2 2 : „J'avoue
partout à une distance de quelques lignes seulement du nom de Dieu dans ;
sans crainte à mes amis que je ne puis lire les dialogues de Cicerón
les passages quelque peu importants des Essais (le fait mérite une étude '
sans m'arrêter parfois pour baiser la page et penser avec vénération
spéciale), cet emploi prouve que le parallélisme établi par Sebond entre
à cette âme sainte inspirée par une divinité céleste"; dans le premier, en
le Livre de Dieu et le Livre de la Nature a fait une impression bien
effet, la pensée de Platon est comparée avec la doctrine chrétienne, tandis
profonde sur l'esprit de Montaigne.
que le second n'est qu'un épanchement enthousiaste sans valeur théorique.

110 111
nos songes" (Π, 248), mais il n'attache pas à cette idée assez deux sources des connaissances religieuses ; bien que la con-
de valeur pour qu'elle puisse modifier sa conception de la clusion reste „chrétienne": la foi a raison, la raison a tort.
source céleste de la V é r i t é 1 ). D'abord, il cite maintenant la parole de saint Augustin :
„Fiez vous à vostre philosophie", s'écrie-t-il un peu plus „Melius scitur Deus nesciendo" (II, 228) ce qui signifie pour
loin, s'adressant aux philosophes païens \llr 252), „vantez lui : on connaît mieux Dieu, lorsqu'on est ignorant ; est-ce qu'il
vous d'avoir trouvé la fève au gasteau, à voir ce tintamarre ne semble pas vouloir dire que la raison forme un obstacle à
de cervelles philosophiques ! . . . tout autre choix que celuy qui la f o i ? 1 ) . Ailleurs, parlant de l'immortalité de l'âme: „Con-
vient de la main expresse de Dieu, me semble choix de peu de fessons, dit-il, que Dieu seul nous l'a dit et la foi : car leçon
prerogative". Pour le dogme comme pour la morale on n'a n'est ce pas de nature et de nostre raison. Et qui retentera
qu'à se fier à la Révélation : les arguments que nous donne la son estre et ses forces, et dedans et dehors, sans ce privilege
philosophie purement humaine pour prouver l'existence de divin ; qui verra l'homme sans le flatter, il n'y verra ng efficace,
Dieu et pour expliquer Sa nature sont ridicules (Iï, 271—272); ny faculté qui sente autre chose que la mort et la terre. Plus
les lois morales qu'elle nous enseigne diffèrent selon les nous donnons, et devons, et rendons à Dieu, nous en faisons
pays, mais il s'ensuit qu'elle ne nous prêche pas la véritable d'autant plus Chrestiennement" (II, 303) 2), Tandis qu'autre-
morale : „Quelle vérité que ces montaignes bornent, qui est fois il raillait les résultats de la philosophie païenne, il rejette
mensonge au monde qui se tient au delà?" (II, 338). ,,Ο Dieu! •) donc maintenant les conclusions qu'il croit dictées par la raison
quelle obligation n'avons nous à la bénignité de nostre souve- sérieuse. Et enfin, il prononce cette parole, célèbre depuis
rain créateur pour avoir desniaisé nostre creance de ces Pascal : „Il nous faut abestir pour nous assagir, et nous
vagabondes et arbitraires devotions et l'avoir logée sur ) esblouir (aveugler) pour nous guider" (II, 220); le sens ne
l'éternelle base de sa saínete parolle!" Rien de changé donc saurait être un autre que celui-ci ; pour pouvoir croire, il faut
dans la conception de Montaigne, quant à la nécessité de la renier la raison.
Révélation. Ici, il est vrai, c'est plutôt le souverain bien et En somme, dans l'exemplaire de Bordeaux le fidéisme, loin
quelques commandements positifs qu'il cherche dans la d'être atténué, y est confirmé par les additions, et, à ce qu'il
Révélation que la signification de la vie et ses normes semble, corsé au moyen d'une plus grande dose de la théorie
générales ; aussi, il ne nous semble pas revenu, à cet égard, de padouane ; en voici la formule : la raison ne prouve aucune
ses idées de 1588 (p. 107). vérité religieuse, quelquefois elle désapprouve ces vérités ;
Pour ce qui regarde, enfin, le sacrifice de la raison à la foi, il < et voici la conclusion : tenons-nous en à la foi seule.
semble y prêter plus d'attention qu'auparavant ; au Heu de ί
croire que la raison ne prouve pas les vérités de la religion; R É S U M É . Arrivé au terme de notre examen des Essais,
chrétienne, il intercale maintenant dans le texte trois! 1
) Il est vrai qu'autrefois déjà il avait dit : „Elle (une chose incroyable)
expressions qui accentuent davantage l'antagonisme de ces est d'autant plus selon raison qu'elle est contre la raison" (II, 228), mais
c'est qu'à cette époque — le contexte nous le dit — la raison ne comptait
*) Ce passage fait sur moi, dans l'ensemble, l'impression d'être un pas pour Montaigne.
2
emprunt. ) On comprend qu'il y a là encore une exagération de fidéiste.

112 113
Montaigne Fidéiste. S
essayons de décrire l'impression générale qui s'en dégage, Montaigne prouve dans l'Apologie, c'est la faiblesse de la
concernant la conception théologique de Montaigne. raison (thèse: la raison est trop faible pour nous dire où
1. Nous constatons que, dans les Essais, à toutes les étapes se trouve le souverain bien); ce qu'il y suppose, l'idée qui est
de leur évolution se rencontrent des assertions qui trahissent sienne dès le commencement et qu'il ne prouve nulle part, c'est
toujours la même conviction religieuse ; celle-ci était, générale- que la Révélation divine est la source exclusive de toutes les
ment parlant, partout conséquente avec elle-même, et elle n'a vérités religieuses, théoriques et pratiques.
pris avec le temps que peu de nuances. 5. Cette conviction est ordinairement désignée sous le nom
2. Elle consiste à séparer complètement le domaine de la de „fidéisme" de Montaigne. Mais comme il ne démontre pas
foi et celui de la raison ; à opposer celles-ci quelquefois l'une la thèse fidéiste, et qu'elle n'est qu'une idée qui lui était
à l'autre, et — semble-t-il — cette opposition est défendue plus habituelle ainsi qu'à beaucoup d'auteurs de son temps, on ne
expressément dans la dernière rédaction des Essais ; à dénier saurait considérer Montaigne, non plus que ces contemporains,
à la raison tout contrôle des vérités religieuses ; à croire que comme un partisan et encore moins comme l'auteur d'un
celles que professe le Christianisme — ce qui pour Montaigne système fidéiste. Celui-là seul peut être censé avoir établi ce
en garantit la vérité — dérivent toutes de la Révélation divine système, qui prouve que l'ensemble des vérités de la foi n'a
(„inspiration divine", dit quelquefois Montaigne, confondant pas besoin de la base rationnelle du préambule pour pouvoir
ces termes théologiques). être sans imprudence accepté par l'homme, et non pas celui qui
3. Cette Révélation est la source exclusive de la connaissance suppose cela dès le début de son livre. Montaigne, aussi bien
du souverain bien et de tous les dogmes chrétiens sans que les autres partisans de la „sceptique chrétienne", se laissait
exception. Le caractère d'universalité de la morale chrétienne guider par cette conception théologique: toutes les vérités
(au sens de „commandements positifs") est signe de son religieuses n'ont autre critère que la Révélation.
authenticité ; la relativité de la morale naturelle ( controuvée 6. Cette même conviction n'empêche pas Montaigne de
par la raison) lui ôte toute valeur. Pour la connaissance des défendre la Theologie naturelle de Sebond, quoique l'auteur
vérités théoriques, aucune distinction n'est faite, aucune de ce livre fonde les vérités chrétiennes sur la raison. Mon-
exception admise. L'ignorance de l'homme, sur ce point, est taigne lui attribue ses propres vues, et croit que les raisons de
donc complète et absolue 1 ). Sebond ne sont pas, ni ne veulent être des arguments „pure-
4. Cette conviction, qui se manifeste par-ci par-là dans ment humains". C'est là une erreur, mais elle est la raison
l'ensemble des Essais, forme le point de départ de Y Apologie de d'être de Y Apologie de Raymond Sebond, où il croit défendre
Raymond Sebond2 ). Nous disons : le point de départ, c'est- ; Sebond, mais où, sans s'en rendre compte, il prend le contre-
à-dire l'idée préconçue, et non pas la thèse à prouver. Ce que. : pied de sa théologie.
)
*) Nous négligeons la seule expression qui ne s'accorde pas avec cette ;
ignorance absolue parce qu'elle est restée sans aucune influence sur le reste A
des idées (p. 1 1 1 ; II, 1 2 ; II, 248). *
2
) Nous parlons ici du point de départ logique, et non pas du point dç '
départ littéraire; celui-ci était formé par une thèse morale (pp. 25—30).

114 115
Christ, qui lui avait confié à elle seule l'interprétation
authentique de Sa doctrine. Montaigne était donc catholique,
et il a persévéré dans le catholicisme ; personne ne l'a nié, le
texte des Essais et les données de l'histoire étant positifs sur
CHAPITRE TROISIÈME ce point.
A-t-il jamais hésité entre le catholicisme et le protestantisme ?
LA SINCÉRITÉ DU FIDÉISME La seule raison de le croire, que M. Strowski allègue 1 ), c'est
DE MONTAIGNE. le texte original du chapitre XIII du livre troisième : „Je con-
damne en nos troubles la cause de l'un des partis ; mais plus
quand elle fleurit et qu'elle prospère. Elle m'a parfois aucune-
Après avoir démontré, dans les chapitres précédents, que la ment concilié à soi pour la voir miserable et accablée" 2 ).
conception théologique de Montaigne ne tranche point sur celle Voici le raisonnement de M. Strowski: „Ce parti que condamne
qui était répandue de son temps, et qu'il lui est resté fidèle Montaigne, c'est le parti protestant. Or, quand ce parti a-t-îl
jusqu'à la fin de sa vie malgré l'évolution de sa pensée dont été le plus misérable et accablé, sinon au lendemain de la
témoignent les Essais, nous avons, certes, le droit de le nommer Saint-Barthélémy? A la fin de 1572 Montaigne hésite donc
„fidéiste", sans pourtant pouvoir attribuer à cette épithète plus entre le protestantisme et le catholicisme ; il laisse aller ses
qu'elle ne contient. Si l'auteur des Essais est fidéiste, Michel de sympathies vers la Réforme". Cette opinion me semble peu
Montaigne l'est-il aussi ? En d'autres termes, ne s'agit-il pas ici fondée. Car d'abord, „parfois" ne marque pas un temps fixe,
peut-être d'un procédé littéraire, d'un prétexte de foi qui lui ne prouve donc pas qu'il s'agit du lendemain de la Saint-
sert à propager certaines idées, lesquelles, sans ces précautions, \ Barthélémy. Puis, on peut avoir une grande sympathie pour
auraient risqué d'exposer leur auteur à des ennuis, à des s ceux qu'on croit trop cruellement opprimés, tout en croyant
persécutions même de la part des autorités politiques ou • qu'ils ont tort ; et „aucunement concilié à soi" signifie plutôt
religieuses? Montaigne s'avouait chrétien, mais était-il une sympathie naissante qu'une hésitation entre catholicisme
sincère? Voilà le problème dont nous aurons à chercher la et protestantisme ; ce sont deux choses tout à fait différentes.
solution dans ce dernier chapitre. Seulement, avant d'examiner, Mais M. Strowski va plus loin encore : il attribue cette
si ses nombreuses professions de foi étaient sincères, il faudra : hésitation à l'absence de conviction religieuse qu'il constate
envisager quelques questions qui se posent par rapport à la chez Montaigne aux environs de 1572: „Disons le vrai: à
religion même de Michel de Montaigne.
*) F. Strowski, Montaigne, Alean, 1906, p. 112.
2
) Edition de Motheau et Jouaust, t. VII, p. 64 ; réimpression, t. IV,
p. 207. L'édition de P. Villey ne donne que le texte changé (III, 428):
§ 1. La religion de Montaigne* „Le party que je condemneray en noz guerres, je le condemneray plus
asprement fleurissant et prospere ; il sera pour me concilier aucunement
„L'Eglise romaine et catholique" était pour Montaigne la < à soy quand je le verray miserable et accablé". Montaigne parle ici de sa
„naturelle compassion"; le futur qu'il emploie dans cette rédaction prouve
seule dépositaire de la Révélation voulue et instituée par Jésus- , qu'il a pu dire toujours la même chose, malgré sa conviction catholique.

116 117
cette époque Montaigne n'avait point de religion" *). IÍ admet naturelle de 1569 (p. 67), se manifeste également à quelques
cette hypothèse pour expliquer le développement facile du endroits de ses premiers Essais, comme nous l'avons vu
stoïcisme dans les premiers Essais2), il l'étaye au moyen des (pp. 82—87); et nous découvrirons encore d'autres preuves de
théories stoïques mêmes auxquelles, selon lui, Montaigne sa conviction religieuse d'alors (voir p. 133, et aussi note 2 ) .
adhère alors visiblement. „Voici, dit M. Strowski 3 ) , ce qui est Mais si l'on peut dire que Montaigne a toujours été catho-
vraiment irréalisable : c'est que l'on puisse penser à la mort lique croyant, on sait aussi qu'il a subi l'influence padouane. Le
en païen à certaines heures, à d'autres heures en chrétien : fait s'explique facilement, et on ne saurait lui en faire un
là, pas de cloisons é t a n c h e s . . . . Seul à seul, avec la mort ou reproche. Constatons d'ailleurs qu'il existe une différence
la souffrance, morigénant son cœur, domptant le frémissement capitale entre la pensée de Montaigne et celle des véritables
de ses nerfs et de son âme, le chrétien prendra son point padouans. Ceux-ci, professeurs ou auteurs de métier, s'occu-
d'appui dans sa foi: sinon il n'a-point de foi". Sans vouloir paient en premier lieu à commenter les anciens philosophes ; là
nous mêler au débat engagé sur le caractère livresque et stoïque où ils remarquaient un antagonisme entre les résultats de la
des premiers Essais, nous rappelons seulement que pour les philosophie et ceux de l'enseignement de l'Eglise, la plupart (soit
humanistes il était parfaitement réalisable de séparer ainsi la de bonne foi, soit par crainte) optaient pour la foi chrétienne.
pratique de leur vie et les théories de leurs livres, comme Quant au dernier point, Montaigne fait comme eux : là où il
M. Strowski l'admet pour les sujets autres que celui de la rencontre cette antinomie, il exalte la foi ; mais son but était
m o r t 4 ) ; il devait donc prouver que Montaigne, s'il était mort tout autre (p. 114, 4), et en cela sa pensée est conforme à celle
en 1572, n'aurait pas pris son point d'appui dans sa foi. de ces partisans de la réaction protestante et catholique qui,
Si Montaigne n'écrit pas de leçons de morale chrétienne, c'est redoutant les études de l'école padouane, eurent peur de la
qu'il ,,a trop les tendances et les aspirations d'une époque que raison et en proclamèrent la faiblesse {p. 17), et qu'on appelle
passionne l'antiquité et pour laquelle un évêque, Amyot, traduit donc avec plus de droit ,,fidéistes" que les padouans.
les Vies et les Oeuvres morales de Plutarque" 5 ) . Personne Montaigne a fait profession de ce catholicisme „fidéiste"
ne soupçonnera l'évêque d'Auxerre d'avoir eu l'esprit païen ; jusqu'à sa mort. Pourquoi a-t-il persévéré dans cette foi ?
mais on pourrait l'en accuser avec autant de raison qu'on en La question doit étonner le croyant : iï dira que c'est à la grâce
accuse Montaigne à cause de ses pensées sur la mort, expri- de Dieu qu'il faut attribuer le fait de la „persévérance finale".
mées dans les premiers livres. Du reste, l'adhésion à la foi Mais cette réponse présuppose la sincérité de Montaigne et
chrétienne dont témoigne sa traduction de la Théologie provisoirement nous avons à écarter cet élément de la
discussion. Voyons si Montaigne n'avait pas de motif naturel
1
) F. Strowski, o.e., p. 112. et réfléchi de rester catholique. M. Villey croit avoir trouvé
2
) Ibidem, p. 113. ce motif dans son „agnosticisme métaphysique": „Voilà, dit-il,
3
)Ibidem, p. 111.
4 pourquoi Montaigne avait sans doute commencé à séparer en
)Ibidem, p. 110.
5
) Vacant-Mangenot-Amann, Dictionnaire de théologie catholique, lui la raison et la foi avant la crise pyrrhonienne ; voilà aussi
Letouzey et Ané, art. Montaigne (C. Constantin), col. 2340 (fase. pourquoi, bien que le pyrrhonisme ait passé vite, la religion
LXXXIX, 1929).

118 119
que le pyrrhonisme avait affermie demeura stable après lui" 1). et pour la même raison, il se conforme à la religion dominante.
Ailleurs il propose la même raison (II, 144; commentaire de La religion, en effet, est une de ces institutions traditionnelles
l'Apologie): „Si à cette date (vers 1586) il reste fidèle à son auxquelles on ne peut toucher sans mettre en danger l'ordre
conservatisme politique et religieux parce que les faits dans public. Le sage, en France, professe le catholicisme de ses
ces domaines lui paraissent dépasser en complexité l'intelli- pères". Cette théorie s'appelle l'indifférentisme religieux ; si
gence humaine dans d'autres domaines il estime désormais c'est celle-là que professe Montaigne, il n'est pas chrétien,
légitime de se fier aux jugements de la raison". Montaigne parce qu'il n'admet pas la vérité du christianisme, parce qu'il
pouvait donc craindre de perdre au changement de religion, et ne fonde pas sa foi sur la Révélation, mais qu'il la professe
c'est là, encore à l'avis de M. Villey, la raison pour laquelle il seulement de la bouche pour une raison d'opportunité. Nous
s'en tenait au catholicisme, religion traditionnelle de son pays : ne voyons pas de différence entre une pareille attitude et la
„Montaigne renonce à l'usage de sa raison individuelle et il tromperie à laquelle M. Villey ne croit pas. Il n'allègue aucune
s'abandonne, comme Sextus (l'auteur des H y polyposes) au preuve de cette assertion ; elle est en désaccord avec l'œuvre
courant de la tradition" (Ibidem). Jusqu'ici il pourrait sembler et la vie de Montaigne, comme nous le verrons plus loin, mais
que M. Villey fasse reposer la persévérance de Montaigne elle l'est aussi avec ce que M. Villey a écrit lui-même. Nous
dans la foi chrétienne sur son fidéisme même, qu'il voie dans la lisons dans sa thèse : „Une différence subsiste toutefois,
peur de perdre au changement l'amour de la vérité, mais il va semble-t-il, entre l'attitude des pyrrhoniens * ) et celle de
nous détromper, lorsque, ailleurs 2 $, il attribue ce conservatisme Montaigne ; elle tient à la différence des temps et des religions.
religieux à une raison pratique qui détruit la sincérité de la Le paganisme se contentait de quelques formules et de quel-
foi, qui exclut la recherche du vrai. Voici comment il rend ques gestes ; le christianisme demande en outre l'adhésion de
la pensée de Montaigne : „A l'en croire, tout ce qu'on doit à la pensée à ces gestes et à ces formules ; quand on communie
la société, c'est de ne pas la t r o u b l e r . . . . Chaque peuple il faut croire que le Christ habite le pain de la communion,
possède des traditions qui sont devenues pour lui comme une et pendant la messe il faut croire qu'un sacrifice s'accomplit
seconde nature : ses institutions, quelles qu'elles soient, sont effectivement sur l'autel. Cette adhésion de la pensée je crois
pour lui les meilleures. Le sage obéit donc aux lois de son pays ; qu'en bloc, sans examen de détail, Montaigne l'a accordée aux
vérités de la religion. Sitôt qu'on a déchargé sa raison de
*) P. Villey, Les sources et l'évolution des Essais de Montaigne, toute juridiction en pareille matière, le problème devient
Hachette, 1908, t. II, p. 332.
A) Bedier et Hazard, o. c, t. I, p. 210. En 1912 déjà, M. Villey adhérait
assez simple : toutes les vérités catholiques sont contenues
à cette opinion ; dans Montaigne, Textes choisis et commentés. Pion, p. 143, dans la révélation interprétée par l'Eglise ; toutes sont hors
nous lisons : „Il reste fidèle, par exemple, au catholicisme de ses pères des prises de la raison, hors de la critique et de nos moyens
parce que la raison lui semble incapable de rien nous apprendre en
matière religieuse ; mais tandis que ses contemporains sont catholiques de connaissance. D'ensemble, Montaigne, proclamant l'im-
parce que le catholicisme leur semble raisonnable et que leur foi reste puissance de la raison à contrôler la révélation, les accepte
ainsi exposée au hasard d'un argument triomphant, il est catholique, lui
simplement parce que le catholicisme est la religion traditionnelle, et sa
foi est mise ainsi à l'abri de toute attaque". La même idée se retrouve
dans J. Plattard, La renaissance des lettres en France, Colin, 1925, p. 194. 1) Il s'agit de l'attitude de Sextus.

120 121
toutes ; cet acte de foi universel lui s u f f i t . . . . Sa soumission fréquence que sur ce point l'orthodoxie de Montaigne nous_
est faite, pleine et sincère" 1 ). Si nous comparons ce passage semble hors de d o u t e 1 ) .
à ceux que nous avons cités à la page 120, l'explication que Seulement, quant au choix entre le catholicisme et le
M.Villey donnait alors au conservatisme de Montaigne semble protestantisme, là ses expressions sont peut-être plus ambiguës.
revenir à ceci : Montaigne croit à la Révélation et ne peut „A ma foiblesse si souvent recogneuë je doibts l'inclination
abandonner cette foi, sans être déraisonnable, parce que, à que fay à la modestie, à l'obéissance des créances qui me
son avis, le domaine religieux est inaccessible à la raison. Si sont prescrites" dit-il (III, 1 3 ; III, 394) dans un des nom-
c'est là la vérité, la conséquence est grave : en ce cas breux passages où il se déclare ennemi de la Réformation ;
Montaigne n'a pas la foi chrétienne. Cette attitude négative „je suis desgousté de la nouvelleté, quelque visage qu'elle
ne suffit pas au Chrétien ; il croit parce que Dieu a révélé porte, et ay raison, car j'en ay veu des effets tresdom-
les vérités de la religion, et il persévère dans la foi pour la mageables" (I, 2 3 ; I, 152; addition de 1588); et dans
même raison. C'est là le motif aussi de la foi d'un fidéiste l'Apologie (II, 324): „Quelque apparence qu'il y ayt en la
orthodoxe, mais celui-ci va encore plus loin : il croit qu'il nouvelleté, je ne change pas aisément, de peur que j'ay de
n'y a pas de discussion possible sur la crédibilité de cette foi perdre au change. Et, puis que je ne suis pas capable de
parce que, à son avis, toutes les vérités de la religion sont choisir, je prens le chois d'autruy et me tien en l'assiette
des mystères, en d'autres termes, parce que le domaine religieux où Dieu m'a mis. Autrement, je ne me sçauroy garder de
est inaccessible à la raison. Or, nous ne voulons pas faire rouler sans cesse. Ainsi (ajoute-t-il en 1582) me suis-je, par
Montaigne plus religieux qu'il ne l'est, mais le motif de la ' la grace de Dieu, conservé entier, sans agitation et trouble
foi qu'on exige du chrétien, celui de la Révélation, occupe de conscience, aux anciennes créances de nostre religion, au
une place si étendue dans les Essais, le „Dieu l'a dit et la foi" travers de tant de sectes et de divisions que nostre siècle a
est un refrain répété avec tant d'insistance et une telle produittes". Une lecture superficielle de ces passages pourrait
faire croire que la peur de „perdre au change" le fait rester
1
) P. Villey, o.e., t. II, pp. 328—329. Voici les cinq mots que j'ai omis .;* catholique ; mais à y regarder de plus près, on n'y pourra lire
dans cette citation: „(cet acte de foi universel lui suffit) et il suffit à que ceci : Montaigne reconnaît qu'en pratique il est naturelle-
l'Eglise". Ces mots, que je souligne, ont un double sens, mais celui que
M. Villey leur attribue (les pages 329—332 expliquent sa pensée) n'em- ment conservateur et qu'il abhorre les „nouvelletés"; il dit, dans
porte certainement pas l'approbation des théologiens catholiques. Si le ces trois passages, qu'il a une „inclination à l'obéissance aux
Maestro del sacro Palazzo les trouvait dans mes bagages, je crains qu'il
„n'honorât point mon intention et affection vers l'Eglise", comme il l'a fait
dans le cas de Montaigne. De même qu'il n'approuverait pas ce que M. 1
) Aussi, Montaigne se moque-t-iî quelquefois d'autres motifs de croire ;
Strowski affirme sur le contenu de l'acte de foi : „Les dogmes, pas plus qu'un par exemple, du motif de la peur : „Plaisante foy qui ne croit ce qu'elle
thème musical, n'enchaînent la pensée ; ils lui donnent seulement une teinte croit que pour n'avoir le courage de le descroire !"(II, 12 ; II, 155 ; e x e m - '
et une direction. Un Dieu en trois personnes est une formule que, selon plaire de Bordeaux), et ailleurs du motif de l'ignorance: „Comme si elle
notre expérience individuelle, nous pouvons remplir d'une infinité de façons (la religion) naissoit et tiroit son credit de nostre imbécillité" (II, 12 ;
d i f f é r e n t e s . . . . L'Eglise me permet de mettre sous ces mots toute la vie II, 157 ; addition de 1588 ; voir p. 104, note 1). Nous ne trouvons pas de
de mon âme ; îa seule chose, qu'elle m'interdise, c'est de donner de ces
raison pour affirmer avec M. Strowski (Saint François de Saîes, Pion,
mots une définition claire, qui en élimine le mystère, c'est-à-dire qui en
1928, p. 27) que Montaigne soit un excellent catholique pour des raisons de
épuise la fécondité et la capacité" (F. Strowski, o.e., p. 182).
politique.

122 123
créances prescrites", qu'il a un dégoût de la nouvelleté, et elle va se divisant et dissipant en mille routes diverses" ( II,
enfin qu'il ne change pas „aisément"; ces raisons-là expliquent 12; II, 257).
la facilité de sa persévérance dans le catholicisme, mais elles Mais n'insistons pas sur ces points d'importance purement
n'en sont pas pour cela le motif. Puis, il avoue qu'il prend théorique ; si Montaigne s'était seulement trompé sur les
le choix d'autrui (c'est-à-dire de l'autorité religieuse), étant motifs de la foi — nous disons encore une fois : on n'en a
lui-même incapable de choisir parce que, s'il abandonne la aucune preuve — comme il s'est trompé sur les relations entre
doctrine de l'Eglise, son esprit ne saurait se garder ,,de rouler la foi et la raison, on n'aurait rien à lui reprocher ; lout au
sans cesse". Et la conclusion qu'il ajoute en 1582 est des plus plus, on lui rappellerait ce qu'il s'est dit à lui-même: „Et ne
religieuses. Un catholique peut dire tout ce que Montaigne diroit-on pas aussi sans apparence, que l'ordonnance de ne
dit ici sans renier le motif de sa persévérance dans le catho- s'entremettre que bien reservement d'escrire de la Religion
licisme : l'autorité de l'Eglise. Et c'est ce motif que Montaigne à tous autres qu'à ceux qui en font expresse profession,
allègue aussi dans les Essais, partout où il déclare (contre n'auroit pas faute de quelque image d'utilité et de justice ;
Luther et les protestants) que l'autorité privée ne vaut rien et, à moy avecq, à l'avanture, de m'en taire?" (I, 56; I, 410;
dans les querelles de religion contre l'autorité officiellement addition de 1588).
établie : „Qui se mesle de choisir et de changer, usurpe Mais s'il avait, à bon escient, trompé ses contemporains en
l'authorité de j u g e r . . . . Cette si vulgaire consideration m'a France et en Italie et toute la postérité, en exerçant les
fermi en mon siège, et tenu ma jeunesse mesme, plus téméraire, pratiques du catholicisme sans être sincère, et qu'il eût en
en bride . . . . , me semblant tres-inique de vouloir sousmettre même temps voulu, par ses Essais, saper les bases mêmes de
les constitutions et observances publiques et immobiles à l'in- la religion, sous le prétexte de la défendre, on ne saurait
stabilité d'une privée fantaisie (la raison privée n'a qu'une assez flétrir son procédé hypocrite, mais aussi, on lui reproche-
jurisdiction privée)", etc. (I, 2 3 ; I, 155; addition de 1588 rait d'avoir mal habillé sa thèse : car en réalité, par le texte
et de l'exemplaire de Bordeaux). Il est d'avis que, sans des Essais, il aurait fait malgré lui œuvre d'apologiste, bien
l'autorité de l'Eglise, la révélation ne suffit pas à maintenir que d'apologiste mal renseigné.
la pureté de la foi chrétienne : „Car, encores que nous luy
(se. à la raison) ayons donné des principes certains et infalli-
bles, encores que nous esclairions ses pas par la saínete lampe § 2. La sincérité de Montaigne*
de la vérité qu'il a pieu à Dieu nous communiquer, nous voyons Au XVIe siècle il y a eu des padouans dans l'œuvre desquels
pourtant journellement, pour peu qu'elle se démente du sentier on voit percer parfois la fameuse devise: „Ceci tuera cela",
ordinaire et qu'elle se destourne ou escarie de la voye tracée où ,,ceci" désigne plus spécialement le travail critique de la
et battue par l'Eglise, comme tout aussitost elle se perd, raison indépendante. Bien que les écrits de Montaigne le
s'embarasse et s'entrave, tournoyant et flotant dans cette mer fassent ranger du côté de la réaction fidéiste, puisqu'il attaque
vaste, trouble et ondoyante des opinions humaines, sans bride directement la raison et renie sa valeur, on a cru pourtant
et sans but. Aussi tost qu'elle pert ce grand et commun chemin, que son esprit critique, qui s'est développé avec le temps

124 125
et grâce auquel on voit chez lui la raison prendre de plus en Pour chaque sceptique de la Renaissance, dit M. Villey 1 ),
plus d'autorité, pourrait avoir sournoisement caché sous il y a lieu de faire un examen spécial, de se demander si les
cette forme d'apologie une attaque formidable contre le actes de foi sont sincères ou simulés. „Ils peuvent être sincères,
christianisme, en le montrant dénué de toute base raisonnable. continue«t-iI, et c'est, suivant toute vraisemblance, le cas pour
Il avoue que parecí par-là il use de réticences, mats il Montaigne".
s'agit alors de son opinion concernant les guerres de religion, N ' y a-t-il pas de quoi s'étonner qu'un auteur, grand con-
et non pas de sa conviction religieuse: celle-ci, en effet, il l'a naisseur de Montaigne, qui est convaincu que celui-ci
toujours hardiment formulée, dans Y Apologie comme ailleurs. n'a eu cure de l'opinion du lecteur sur Sebond, qui est
Voici les passages en question : „J'aperçois en ces desmani-- convaincu que Y Apologie est expressément destinée à réfuter
bremens de la France et divisions où nous sommes tombez, la Théologie naturelle, que ce même auteur tienne pour invrai-
chacun se travailler à deffendre sa cause, mais, jusques aux semblable l'autre tromperie, celle du fidéisme feint ? Un
meilleurs, avec desguisement et mensonge. Qui en escriroit Montaigne qui, sur un ton indigné, soutenu pendant deux
rondement en escriroit temererement et vitieusement" fill, 9; cents pages, fait semblant de défendre l'auteur qu'il accable
III, 281 ); un peu plus loin nous lisons : „Joint qu'à l'adventure en réalité par l'ironique réfutation de sa théologie, nous le
ay-je quelque obligation particulière à ne dire qu'à demy, croyons également capable de se moquer des simples lecteurs
à dire confusément, à dire discordamment" (III, 9; III, 285). chrétiens, „des très simples", dirait Sainte-Beuve, de faire
N'oublions pas que sa position fut souvent extrêmement déli- railler leur naïveté par des lecteurs moins simples et plus
cate : .J'encourus les inconveniens que la moderation aporte avertis. Si dans Y Apologie Montaigne ne défend pas Sebond,
en telles maladies. Je fus pelaudé à toutes mains : au Gibelin il n'est pas invraisemblable qu'il n'y défende pas non plus le
j'estois Guelphe, au Guelphe Gibelin" (III, 12; III, 350). christianisme. Aussi, je crois que c'est pour ne pas avoir
Ailleurs, disant que les Essais „portent s o u v e n t . . . . la semence compris que Montaigne fait une véritable apologie de la théo-
d'une matière plus riche et plus hardie" pour lui et pour ceux logie de Sebond que le XVIIIe siècle, et après lui Naigeon,
qui savent les comprendre (I, 4 0 ; I, 323; exemplaire de Sainte-Beuve et tant d'autres, ont pu si facilement expliquer
Bordeaux), il ne vise pas non plus les passages qui se les Essais dans un sens antireligieux 2 ).
rapportent à sa foi chrétienne : d'une part, le commentateur Si M. Villey croit malgré tout que Montaigne est sincère
non prévenu n'y trouve pas „la semence" d'opinions anti- dans ses professions de foi, c'est qu'en dehors de Y Apologie
chrétiennes ; d'autre part, si l'on voulait, en raison d'un pareil les témoignages abondent qui prouvent la justesse de son
argument, douter de la sincérité de l'auteur en matière reli- opinion. ,,Les uns se tirent des Essais. Ils sont à rejeter,
gieuse, il faudrait répondre que toute proportion manque entre objecte-t-on, comme intéressés et hypocrites. Il en est pourtant
la force de cette preuve et la très large portée de ses consé-
quences. Ecartons donc de notre question cet aveu de l'auteur, !) P. Villey, o.e., t. II, p. 325.
2
) Voir Sainte-Beuve, Port-Royal, livre troisième, huitième édition, t. II.
et cherchons s'il y a d'autres motifs plus solides de suspecter p. 433 : ,,De son Raymond Sebond il est évident qu'il n'a guère souci
ses professions de foi. dans tout ce qui va suivre". Montaigne ,,joue ici une comédie"; il „joue
sur Sebond le même rôle que Buyle sur les Manichéens", etc.

126 127
qui, par leur naïveté même, ne ressemblent guère à des habiletés. de la pratiquer jusqu'à sa mort qui fut assistée des sacrements
Montaigne nous déclare, par exemple, que pour toute prière de l'Eglise, nous le s a v o n s " 1 ) . Il est vrai que nous pourrions
il récite seulement le patenôtre, qu'il n'en sait pas d'autre par suivre la méthode de M. Villey pour prouver la loyauté de
cœur (I, 5 6 ; I, 404) 1). Ailleurs, spontanément, sans que Montaigne en matière religieuse, et dresser toute une liste
rien l'y invite, il nous déclare que chaque fois qu'il baille il impressionnante de témoignages d'où il résulterait avec une
fait un signe de croix (I, 56; I, 405) 2 ) . Sont-ce précautions clarté toujours plus frappante que du point de vue psycholo-
de sa part ? Si c'est raffinement de calcul cher lui, il y aurait gique il est impossible de voir dans chaque phrase, dans chaque
là, avouons-le, beaucoup de rouerie" 3 ). D'autant que des expression, de l'hypocrisie, de la tromperie, des calculs,
détails de ce genre se rencontrent au nombre d'une centaine employés par Montaigne à la seule fin de cacher son esprit
au moins, même dans les chapitres du livre troisième, au anti-chrétien. Mais il nous semble tout à fait inutile de
contenu quelquefois si scabreux et en général si peu chrétien. compiler tous ces passages et de montrer qu'ils correspondent
Ensuite M. Villey en vient à d'autres témoignages, „bien aux sentiments intimes de Montaigne, par l'analyse du con-
autrement forts". „Ouvrons, dit-il 4 ), le Journal des Voyages; texte, du ton, de la raison qui motivait cette expression, cette
ici Montaigne écrit pour lui même ; son manuscrit ne passera phrase. En effet, ceux qui nient sa sincérité ont sans doute,
pas sous les yeux des inquisiteurs, il ne risque pas d'être eux aussi, compris que leur exégèse serait en soi ridicule,
poursuivi par la Sorbonne. Notant soigneusement les et que leur procédé, appliqué à l'œuvre de Pascal ou de
remarques que les événements quotidiens lui suggèrent, Mon- saint François de Sales, pourrait faire douter aussi de
taigne laisse apercevoir ses habitudes. A plusieurs reprises la loyauté de ces écrivains. Mais s'ils ont quand même cru
vous y verrez qu'il va „ouir la messe" ; ainsi, à propos de
son passage dans un petit village qu'il appelle Hornes, il J
) On sait qu'au château de Montaigne il y avait une chapelle privée
écrit : „Lendemein qui estoit dimenche, nous y ouymes la messe, desservie par un chapelain ; elle se trouvait au premier étage de sa tour
(III, 3; III, 5 8 ; exemplaire de Bordeaux). Même au temps de la persé-
et y remarquay cela que les fames tiennent tout le costé gauche cution du catholicisme elle était en usage : les voisins accordaient à
de l'église et les homes le droit sans se mesler" 5 ). Ces Montaigne „la libre continuation du service divin en la chapelle de sa
maison, toutes les esglises d'autour estant désertées et ruinées (par e u x ) "
témoignages sont irrécusables; au moins autour de 1580, (III, 9; III, 2 4 4 ; exemplaire de Bordeaux). Le jour de sa mort, il fit
Montaigne pratique la religion catholique, et il ne cessera pas dire la messe dans sa chambre à coucher, qui était au second étage, „et
comme le prêtre était sur l'élévation du Corpus Domini, ce pauvre
gentilhomme s'élance au moins mal qu'il put, comme à corps perdu, sur
*•) Montaigne ne dit pas exactement cela ; voici ses paroles : „C'est son lit, les mains jointes et en ce dernier acte rendit son esprit à Dieu :
l'unique prière de quoy je me sers par tout, et la répète au lieu d'en
qui fut un beau miroir de l'intérieur de son âme" {Estienne Pasquier,
changer. D'où il advient que je n'en ay aussi bien en memoire que celle
Lettres, livre XVIII, lettre 1, t. II, p. 348, édition 1619). Remarquons que
là". C'est aussi sa prière du soir (III, 9; III, 250).
2 cette dernière réflexion ; „qui fut un beau miroir de son âme" ne fait
) „C'est un signe que j ' a y en reverence et continuel usage, mesmement plus partie du récit, mais qu'elle vient d'Estienne Pasquier. Le récit, du
au bailler". reste, n'a rien d'invraisemblable, mais pour ne pas devoir admettre la
s
) P. Villey, ibidem. sincérité de Montaigne, on préfère y voir une ruse de tendresse de sa
4
) P. Villey, o.e., t. II, p. 325—326. part, pour consoler son épouse (cf. André Gide, Suivant Montaigne, dans
5
j Cf. Journal de Voyage, Edition Lautrey, p. 84. Cf. Journal de Voyage, La Nouvelle Revtîe française, 1929, p. 766). Est-ce que cette interprétation
p. 86, ou le secrétaire qui tient la plume, déclare qu'il va à la messe est aussi vraisemblable que le simple récit lui-même ?
„comme c'estoit sa coutume". (Note de M. Villey).

128 129
Montaigne Fidéiste. 9
légitime de l'employer pour le cas de Montaigne, c'est qu'ils ont Jésus-Christ et conclut que Montaigne est à peu près le
dû avoir des raisons bien graves d'enfreindre si hardiment les contraire d'un chrétien. Et Sainte-Beuve formule cette objection
règles d'une saine interprétation, de ne pas croire a priori de la manière suivante, peu courtoise envers le catholicisme :
que Montaigne soit sincère. Il faudra donc étudier leurs motifs „Je ne vois pas ce qu'on gagnerait, à toute force, à faire
d'agir ainsi, et en montrer l'inanité pour pouvoir conclure conclure qu'il peut bien avoir paru très bon catholique, sauf
que leur hypothèse porte à faux. à n'avoir guère été chrétien" 1 ). Cette objection ne peut pas
Il y avait d'abord — et nous croyons que c'était là leur porter sur la morale de l'Apologie, puisque Montaigne y
plus fort argument — leur manière de lire l'Apologie de défend la „morale" révélée, comme ayant seule „un visage
Raymond Sebond. Ne sachant ni quel était le problème théo- pareil et universel" (voir pp. 25—30; pp. 71—75; p. 114, 3 ) .
logique dont il était question, ni à quelle attitude de certains Mais — nous l'avons aussi vu (p. 95) — généralement parlant,
chrétiens à l'égard de la raison elle se rattachait,' ni enfin cette „morale" révélée qu'il reconnaît et dont il attribue, à
comment Montaigne comprenait et défendait Sebond, ils en tort, toute notre connaissance à l'enseignement de la foi, ne
ont détaché les phrases qu'ils croyaient comprendre et les ont comporte pour lui que les commandements de Dieu, pris dans
interprétées dans un sens hostile à la religion. (Seulement ils le sens strict de „commandements", de „mesures d'ordre
oubliaient que, selon leur exégèse, Montaigne aurait dans public". Quant à la morale au sens de „conception de vie",
Y Apologie négligé son incognito qu'à leur avis il gardait de „normes générales de conduite", on la trouve dans les
sévèrement ailleurs, et qu'il s'y déclarait ouvertement autres Essais, surtout au livre troisième ; or, nous savons tous
mécréant.) Mais les études de M M . Villey, Strowski, Busson que l'inspiration chrétienne y fait complètement défaut, que
et — j'espère — la mienne aussi, ont contribué et contribueront Montaigne ne connaît pas la véritable morale chrétienne. Les
à découvrir le vrai sens de l'Apologie, et à détruire la valeur normes qu'il enseigne pour la vie, qui est pour tout chrétien
de ce premier argument. une lointaine préparation à la mort, sont si peu chrétiennes, si
Puis, il y a „la morale de Montaigne", leur seconde raison a-religieuses même (qu'elles soient stoïciennes ou épicuriennes,
de ne pas se fier à ses professions de foi. Par „l'absence com- cela n'a pas d'importance pour notre thèse) qu'on se demande
plète de tout caractère chrétien" de cette morale, il trahit, comment un chrétien ose écrire de la sorte.
dit-on, son dessein d'évincer la morale révélée, de la remplacer Pour plus de clarté, étendons-nous un peu sur la distinction
par son naturalisme prononcé, basé sur sa conception presque des deux sens du mot „morale" que nous venons de faire.
matérialiste de la vie et de la mort. „Ne dites pas, s'écrie Dans les autres Essais, aussi bien que dans l'Apologie,
Guizot 1 ), que Montaigne a été chrétien, si vous ne voulez (pp. 69—70, p. 72), Montaigne professe que le souverain
pas faire rire les libres-penseurs et pleurer les croyants". Jules bien de l'homme, c'est le salut éternel, que l'âme est immortelle,
Goguel 2 ) compare la morale de Montaigne avec celle de qu'il veut faire lui-même une bonne - mort chrétienne, et s'y
préparer religieusement. En voici les preuves : „Dieu, dit-il
1
) Guillaume Guizot, Montaigne, Etudes et Fragments, Hachette, 1899,
p. 143.
ι 2) Jules Goguel, Essai sur la morale de Montaigne, Genève 1874. x
) Sainte-Beuve, o. c, t. II, 428.

130 131
(I, 31 ; I, 280), nous voulant apprendre que les bons ont près de cent pages à parler sur le „bout" ou le „but" de la
autre chose à espérer, et les mauvais autre chose à craindre v i e l ) . H croit aussi que Jésus-Christ, Homme-Dieu, doit être
que les fortunes ou infortunes de ce monde, il les manie et le saint Guide de la vie chrétienne : „Il est plein de raison
applique selon sa disposition occulte". Ailleurs (III, 5 ; III, 144) et pieté de prendre exemple (il s'agit de la courte vie de grands
nous lisons que nous sommes dans une „prison terrestre",' ou hommes ) de l'humanité mesme de Jésus-Christ : or il finit sa
bien (I, 26 ; I, 203) que „tant de milliasses d'hommes, enterrez vie à trente ans. Le plus grand homme, simplement homme,
avant nous, nous encouragent à ne craindre d'aller trouver Alexandre, mourut aussi à ce terme" (I, 2 0 ; I, 105) 2 ) ; „nostre
si bonne compagnie en l'autre monde". „Quant à moy, dit-il $ grand Roy divin et celeste, duquel toutes les circonstances
encore (II, Π; II, 136), en la justice mesme, tout ce qui est doivent estre remarquées avec soing, religion et reverence,
au delà de la mort simple, me semble pure cruauté, et notam- n'a pas refusé la recommandation corporelle, „speciosus forma,
ment à nous qui devrions avoir respect d'en envoyer les ames -\ prae filiis hominum" (II, 17; II, 421); „après l'exemple de
en bon estât; ce qui ne se peut, les ayant agitées et deses- \ nostre sainct guide, il y en a eu force qui par devotion ont
perées par tourmens insupportables". On objectera peut-être -y voulu porter la croix" (I, 14; I, 72). Mais nulle part dans les
que c'est là un motif que Montaigne suggère aux chrétiens Essais ce Guide n'est cité, pas même après Sénèque ou
plutôt qu'il n'en reconnaît lui-même la valeur. Mais voici Socrate, pour nous montrer comment il faut vivre et mourir.
qu'il parle de sa propre préparation à la mort : „Il faut estre Montaigne croit au péché originel (voir aussi Y Apologie, II,
toujours boté et prest à partir, en tant qu'en nous est, et sur 227; p. 63), et se repent de ses propres péchés: „certes",
tout se garder qu'on n'aye lors affaire qu'à soy.... Car nous (il s'agit de la faiblesse, suite d'une certaine „besogne" dont
y aurons assez de besongne, sans autre surcroit Je suis nous autres, nous ne parlons pas avec la même franchise que
pour cette heure en tel estât. Dieu mercy, que je puis desloger < Montaigne), „c'est une marque non seulement de nostre
quand il luy plaira (I, 2 0 ; I, 110 — et exemplaire de corruption originelle, mais aussi de nostre vanité et deformité"
Bordeaux). „Tout au commencement de mes fièvres et des
1
maladies qui m'atterrent, entier encore et voisin de la santé, ) Nous ne comptons pas les passages de l'Apologie où iï professe
l'immortalité de l'âme, ni quelques autres textes qu'on pourrait, à la
je me reconcilie à Dieu par les derniers offices chrétiens, et rigueur, et pris isolément, autrement expliquer ' (I, 2 0 ; I, 115: „La mort
m'en trouve plus libre et deschargé, me semblant en avoir i est origine d'une autre vie" (P. Stapfer, Montaigne, Hachette, p. 101 )r
I, 3 9 ; I, 3 1 5 : „Cette seule fin d'une autre vie heureusement immortelle,
d'autant meilleure raison de la maladie" (III, 9; III, 266). < mérite loyalement que nous abandonnons les commoditez et douceurs de
S'il ne veut pas renvoyer à plus tard l'accomplissement de ses cette vie nostre". Montaigne ne dit pas ici qu'il partage cette foi.) —
D'autre· part, il ose bien dire avec Cicerón que „la mort est un éternel
devoirs de chrétien, c'est qu'il n'aime pas, à l'heure de la mort. ! état de sommeil" (II, 6; II, 56), que „la mort est un éternel adieu" à
voir son chevet „assiégé (de médecins et) de prescheurs" ] ses amis (III, 9; III, 260).
2
(I, 20 ; I, 120). Les phrases que nous venons de citer, s'accor- •* ) Si Montaigne est sincère, il a donc la foi aussi en 1572, lorsqu'il
a écrit ces paroles (voir p. 118). — Il est intéressant d'opposer à cette
dent avec la foi en l'immortalité de l'âme professée d a n s / expression de Montaigne celles des „incrédules de la Renaissance, depuis
l'Apologie, mais, chose remarquable : voilà tous les accents reli* Erasme qui préférait Cicerón (à Jésus) et les libertins de 1542 qui lui
préféraient Platon, jusqu'à Bodin qui lui opposait tous les grands philo-
gieux, relatifs à la mort, qu'on trouve chez un auteur qui emploie sophes païens" (Busson, o.e., p. 575).

132 133
(ΠΙ, 5; III, 125). „Je ne cognoy pas de repentance superfi­ devons plus d'amour à Dieu qu'à nous et le cognoissons
cielle, moyenne et de cérémonie. Il faut qu'elle me touche de moins, et si en parlons tout nostre saoul" (III, 8; III, 211 ;
toutes pars avant que je le nomme ainsi, et qu'elle pinse mes exemplaire de Bordeaux. C'est la seule fois que je trouve
entrailles et les afflige autant profondement que Dieu me voit „l'amour de Dieu" dans les Essais). Ailleurs (1,46 ; I, 352) il
et autant universellement" (III, 2; III, 39) *). Il prie pour prononce bien respectueusement „ce nom Sacro-sainct de la
se munir contre les tentations et il sait qu'il faut aimer Dieu, Vierge mere de nostre Sauveur". „Quand je veus jeûner, dit-il
vénérer la sainte Vierge, il observe les jours de jeûne et ^ (III, 13 ; III, 429), il me faut mettre à part de soupeurs, et qu'on
d'abstinence : „Nous ne prions pas que nostre raison ne soit me presente justement autant qu'il est besoin pour une réglée
combatue et surmontée par la concupiscence, mais qu'elle n'en collation"; et : „je fais conscience de manger de la viande le
soit pas seulement essayée, que nous ne soyons conduits en jour de poisson" (III, 1 3 ; III, 432). Mais cette „moralité"
estât où nous ayons seulement à souffrir les approches, solici- de commande ne dérive chez lui que des préceptes positifs
tations et tentations du peché ; et supplions nostre seigneur de et ne touche pas à sa conscience morale, en tant du moins
maintenir nostre conscience tranquille, plainement et parfaicte- qu'il la montre dans les Essais : les reproches que lui fait sa
ment délivrée du commerce du mal" (III, 10 ; III, 312). „Nous conscience, il les accepte, parce qu'il a enfreint par ses
péchés les coutumes reçues autour de lui et par lui-même :
x
) Dans son article : Suivent Montaigne (Nouvelle Revue française, „Les loix de la conscience, que nous disons naistre de nature,
1929, p. 746), M. André Gide affirme que Montaigne déclare sitôt après naissent de la coustume: chacun ayant en veneration interne
ne point connaître cette repentance. Nous ne voyons aucune preuve de
cette assertion dans les passages allégués par M. Gide. „L'état d'âme, les opinions et meurs approuvées et receuës autour de luy,
dit-il, qu'il peint ensuite, pourrait donner le change, mais il ajoute ? ne s'en peut desprendre sans remors, ny s'y appliquer sans
honnêtement : Cela ne s'appelle pas repentir". M. Gide n'a-t-il pas remarqué
que le passage où Montaigne traite du repentir religieux, commence par : applaudissement" (I, 2 3 ; I, 146; exemplaire de Bordeaux).
„Quant à moy" (III, 38), et qu'il continue : „Quant aux négoces (affairés)", Si pour la foi Montaigne est fidéiste, pour la morale, telle qu'il
etc? Or c'est en parlant des affaires que Montaigne dit : „Si l'événement
a favorisé le party que j ' a y refusé, il n'y a pas remede ; je ne m'en
la préconise dans ses écrits, il est „rationaliste" ou plutôt païen
prends pas à moy ; j'accuse ma fortune, non pas mon ouvrage : cela ne déclaré. ,
s'appelle pas repentir" (III, 39). M. Gide allègue encore : „Au demeurant,
Je hay cet accidentai repentir que l'aage apporte. Celuy qui disoit Posons donc la question : est-il possible de concilier la foi
anciennement estre obligé aux années dequoy elles l'avoyent deffaict de en la Révélation et la profession de cette morale irreligieuse ?
la volupté, avolt autre opinion que la mienne ; je ne sçauray jamais bon
gré à l'impuissance de bien qu'elle rae face. N o s appétits sont rares en la Si ce n'est pas possible, dit-on, l'Apologie de Raymond Sebond
vieillesse ; une profonde satiété nous saisit après : en cela je ne voy et toutes les professions de foi distribuées à travers les Essais ne
rien de conscience ; le chagrin et la foiblesse nous impriment une vertu [
lache et catarreuse" (ibidem). Montaigne distingue donc entre le repentir S" peuvent pas être sérieuses. Or, pour comprendre comment la foi
sérieux et le repentir qui n'est qu'un effet de l'âge ; mais il ne dit point '' chrétienne et la morale antique peuvent se concilier dans les
qu'il ne connaisse que le second. Au contraire, il avoue qu'il se repent,
quoique „rarement" (III, 2 ; III, 29): „Excusons icy ce que je dy souvent, ouvrages des savants du seizième siècle, on n'a qu'à relire les
que je me repens rarement"; aussi ne croyons-nous pas fondée l'opinion de : paroles par lesquelles M. Strowski résume ce que nous appren-
M. J. Merlant d'après laquelle Montaigne, par dégoût des repentances ;
superficielles, „s'est défendu d'avoir jamais fait lui-même l'expérience du nent là-dessus les études consacrées à l'esprit de la Renaissance
repentir" (J. Merlant, De Montaigne à Vauvenargues, Paris, 1914, p. 70). et décrit succinctement la mentalité de ces humanistes : „Ils

134 135
ont, dit-il, une religion, c'est-à-dire un ensemble de conceptions temporains, nous le voyons par les poursuites que la censure
métaphysiques accompagné de pratiques imposées: par ces ecclésiastique a incessamment instituées contre les ouvrages
conceptions et par ces pratiques ils s'accordent avec les 'autres des suspects et des rationalistes de l'époque. D'abord, elle
hommes, ils les acceptent pour des raisons de philosophie ou condamna en 1595, l'an même de la publication posthume
d'histoire, de patriotisme ou de civisme, ou de convenance des Essais selon la rédaction de Mlle de Gournay, la préface
personnelle 1 ). Ils donnent à ces croyances, à ces usages quel- de la Théologie naturelle de Raymond Sebond à cause de son
ques instants réglés chaque jour, et partout leur respect. Mais rationalisme théologique. Le livre De la Sagesse de Pierre
ces instants passés, et le . respect satisfait, ils vivent en Charron, disciple de Montaigne, qui expose le système d'une
humanistes et en païens. Après tout, cette façon d'organiser morale purement rationnelle, fut mis à l'Index des livres
l'existence est intelligible et elle est d'une réalisation facile" 2 ) . prohibés le 9 septembre 1605, à peine un an après la seconde
Cette séparation de la morale et de la religion, le culte édition, celle de 1604 (la première datait de 1601). En 1609
d'une morale indépendante excitait si peu l'étonnement des fut défendue la lecture de l'Exhortation aux princes et
S chrétiens du seizième siècle que le Maître du Sacré Palais, seigneurs du conseil pour obvier aux séditions, qui semblent
pas plus qu'il ne s'offusque du fidéisme de Montaigne, nous menacer pour le fait de la religion, d'Etienne Pasquier ;
ne fait aucune remarque sur la manière dont la mort est i plusieurs décrets de 1613 à 1629 condamnèrent les ouvrages
envisagée dans les deux premiers livres des Essais, où l'auteur ; de Du Plessis-de-Mornay, „le pape des huguenots", et parmi
oublie presque partout qu'elle est „origine d'une autre vie" 3). i eux malgré son caractère apologétique la Vérité de la religion
Si les deux premiers livres ne fournissent pas de motifs de chrestienne contre les athées, épicuriens, payens, juifs,
soupçonner la sincérité de Montaigne, la morale du troisième, mahumedistes et autres infideles de 1581 ; et le Universse
à elle seule, ne suffit pas à le faire considérer comme hypocrite naturee theatrum de Jean Bodin (Lugduni, 1596), traduit en
partout dans l'Apologie, dans les Essais de 1580 et dans le français par F. de Fougerolles (Lyon, 1597), fut condamné
Journal de Voyage puisque, en les écrivant, l'auteur ne savait le 14 août 1628. Mais les Essais de Montaigne pouvaient
seulement pas lui-même qu'il devait donner un jour un toujours passer de main en main, et ils n'ont été mis à XIndex
„troisième allongeail" (III, 9; III, 240). Et que l'ensemble que plus d'un demi-siècle après, le 28 janvier 1 6 7 6 1 ) . C'est-
de la morale de Montaigne eût l'air moins dangereux, que ses qu'alors, d'une part, leur caractère licencieux et leur inspiration ;
expressions fussent moins hardies que celles de certains con- païenne apparurent plus choquants qu'à l'époque de leur
première publication, et que d'autre part les Essais étaient
*•) Il n'y a pas, à notre avis (p. 122), de quoi nier que Montaigne ait devenus le livre de chevet des „libertins" du dix-septième
eu le véritable motif de la foi chrétienne, qu'il y ait adhéré à cause de
la Révélation.
siècle, qui les exploitaient contre la religion, de la même
2
) F. Strowski, o.e., p. 110. Voir aussi: Victor Giraud, Les époques manière que devaient le faire les „philosophes", leurs succes-
de la pensée de Montaigne, dans la Revue des Deux Mondes, 1909, t. 49, i seurs. Ainsi s'explique la sévère critique de Bossuet : „Mais,
p. 649; Pierre Villey, Les sources d'idées au XVÎe siècle. Pion, (1912), ,
surtout chapitre premier.; Jean Plattard, La renaissance des lettres en ']••
France, Colin, 1925, chapitre premier, surtout p. 16. *) Donc seulement après les ouvrages philosophiques de Descartes,
3
) Voir p. 133, note 1. prohibés „donec corrigantur" par un décret du 20 novembre 1663.

136 137
Messieurs, pour espérer, il faut croire Quoi î tout meurt, en parlant de leur opinion, leur cœur ne pouvant s'accorder
tout est enterré? Le cercueil vous égale aux bêtes, et il n'y avec leur langue, comme on peut le voir dans Montaigne, qui
a rien en vous qui soit au-dessus ? Je le vois bien, votre esprit a tâché de le renouveler au dernier siècle" 1 ); mais là, leur
est infatué (var. rempli) de tant de belles sentences, écrites, si avis n'est plus partagé par Pascal. Celui-ci, dans l'Entretien
éloquemment en prose et en vers, qu'un Montaigne (je le avec M. de Saci sur Epictète et Montaigne (voir p. 140) et
nomme) vous a débitées ; qui préfèrent les animaux à l'homme, dans les Pensées, se déclare nettement partisan du scepticisme
leur instinct à notre raison, leur nature simple, innocente et de Montaigne pour une raison de théorie : Pascal est fidéiste
sans fard, c'est ainsi qu'on parle, à nos raffinements et à comme lui : „Le pyrrhonisme est le vrai. Car, après tout, les '
nos malices. Mais, dites-moi, subtil philosophe, qui vous riez hommes, avant Jésus-Christ, ne savaient où ils en étaient,
si finement (var. éloquemment, galamment) de l'homme qui ni s'ils étaient grands ou petits. Et ceux qui ont dit l'un ou
s'imagine être quelque chose, compterez-vous encore pour rien l'autre n'en savaient rien, et devinaient sans raison et par
de connaître Dieu ? Connaître une première nature, adorer son hasard ; et même ils erraient toujours, en excluant l'un ou
éternité, admirer sa toute-puissance, louer sa sagesse, s'aban- l'autre!" 2 ); „Mon Dieu, que ce sont de sots discours: Dieu
donner à sa providence, obéir à sa volonté, n'est-ce rien qui aurait-il fait le monde pour le damner? demanderait-il tant,
nous distingue des bêtes ? Tous les saints ont-ils vaine- de gens si faibles ? etc. Pyrrhonisme est le remède à ce mal, et
ment espéré en Dieu, et n'y a-t-il que les épicuriens brutaux rabattra cette vanité" 3 ) ; „le pyrrhonisme sert à la religion" 4 ) .
et les sensuels qui aient bien connu les devoirs de l'homme Sur ce point Pascal et Bossuet ne sont pas loin l'un de l'autre.
(var. qui aient connu droitement ce que c'est que l'homme)?" 1 ). Si Bossuet s'élève en général contre l'esprit des Essais, nous
Pour la même raison que Bossuet, Port-Royal était scandalisé ne devons pas chercher chez lui, tout grand théologien qu'il
par le livre des Essais : „Mais ce n'est pas le plus grand mal est, des protestations contre le fidéisme de Montaigne. „Il
de cet auteur que la vanité, et il est plein d'un si grand nombre est facile de relever, non seulement dans Pascal, mais dans
d'infamies honteuses et de maximes épicuriennes et impies, Bossuet, mainte formule qui sent le fidéisme — c'est là
qu'il est étrange qu'on l'ait souffert si longtemps dans les notamment qu'est le point faible de la célèbre argumentation
mains de tout le monde ; et qu'il y ait même des personnes de Bossuet contre le ministre Claude, quand, pour pousser
d'esprit qui n'en connaissent pas le v e n i n " 2 ) . Certes, „ces celui-ci dans ses derniers retranchements, son adversaire en
messieurs de Port-Royal" s'opposent également à la conception
pyrrhonienne de Montaigne : „Le Pyrrhonisme n'est pas une *•) Logique de Port~Royal, troisième partie, ch. X X , V I , éd. Jourdain,
Hachette, 1846, p. 26—27.
secte de gens qui soient persuadés de ce qu'ils disent, mais 2
) Pascal, Pensées, éd. Brunschvicg, 695.
3
c'est une secte de menteurs. Aussi se contredisent-ils souvent ) Ibidem, 390.
4
) Ibidem, 391. „A les entendre l'un et l'autre (Montaigne et Pascal),
on ne saurait donner à la foi de fondements plus solides que les ruines de
1
) Bossuet, Sermon sur les conditions nécessaires pour être heureux la raison" (Vinet, Moralistes des seizième et dix-septième siècles, deuxième
(prêché le jour de la Toussaint, 1669), troisième point; éd. Rébelliau, édition, Paris, Fischbacher, 1904, p. 121). — Remarquons que par suite du
p. 404 ; éd. Lâchât, Vives, 1862, t. VIII, p. 49. travail fragmentaire des Pensées nous ne connaissons pas l'opinion définitive
2
) Logique de Port~Royal, troisième partie, ch. XX, VI, éd. Jourdain, de Pascal. Il est vrai que dans l'Hnirerien auec M. de Saci il énonce les
Hachette, 1846, p. 258. mêmes idées fidéistes.

138 139
vient à refuser toute certitude au témoignage purement Essais de s'être moqué de nous par ses nombreuses professions
humain"1). Mais tout comme Bossuet, c'est contre la morale de foi.
de Montaigne que Pascal proteste vivement, appuyant sur Il est vrai que la doctrine morale des Essais de 1588 ne
la distinction entre la foi et la morale de l'humaniste ; „Je vous, forme pas de traité abstrait et veut être plus qu'un jeu
avoue, dit-il dans l'Entretien avec M. de Saci, que je ne puis littéraire d'humaniste sans valeur pratique ; bien au contraire,
voir sans joie dans cet auteur la superbe raison si invincible- elle trahit par l'accent très personnel du livre un esprit forte-
ment froissée par ses propres armes, et cette révolte si ment imprégné des idées païennes. C'est par là, croyons-
sanglante de l'homme contre l'homme, qui, de la société avec nous — et une étude comparative le prouve — que l'édition
Dieu, où il s'élevait par les maximes, le précipite dans la de 1588 tranche sur celles qui l'ont précédée et qui la suivront :
nature des bêtes ; et j'aurais aimé de tout mon cœur le ministre à cette époque-là le paganisme a affecté plus profondément
d'une si grande vengeance, si, étant disciple de l'Eglise par l'âme même de Montaigne que dans la période de 1572 à
la foi, il eût suivi les règles de la morale, en portant les 1580 ou dans celle de 1590 à 1592. Si Rome a d'abord négligé
hommes, qu'il avait si utilement humiliés, à ne pas irriter par les Essais, tandis qu'elle condamnait le livre De la Sagesse,
de nouveaux crimes celui qui peut seul les tirer des crimes qui contient la morale de Montaigne, réduite en système, nous
qu'il les a convaincus de ne pouvoir pas seulement connaître. pouvons l'attribuer à la forme souple, nuancée et ondoyante,
Mais il agit au contraire en païen dé cette sorte. De ce dont celui-ci avait revêtu ses idées. D'autre part, c'est l'éton-
principe, dit-il, que hors de la foi tout est dans l'incertitude nante souplesse d'esprit de Montaigne qui fait s'accorder dans
il conclut qu'on doit laisser le soin (de chercher le vrai et le cette âme d'humaniste le génie chrétien et celui de l'antiquité.
bien) aux autres", etc. Elle aussi, lui a permis de vivre en chrétien croyant, peut-être
Il n'appartenait donc qu'au X V H e siècle de signaler le paga- sans religiosité, et d'écrire tantôt en chrétien, tantôt en païen,
nisme de Montaigne et de le flétrir ; la combinaison de la foi étant comme beaucoup de son siècle à la recherche d'une
chrétienne et de la morale antique, qui trouve son expression morale indépendante. Un instant, il a cru cette morale natu-
dans la littérature humaniste, n'a pas froissé l'esprit catholique relle introuvable, et c'est alors qu'il a écrit l'Apologie de
de la Renaissances). Elle était possible alors, et elle ne Raymond Sebond (voir p. 25 : La préoccupation morale de
constitue donc pas une raison de soupçonner l'auteur des l'Apologie; pp. 60—61); dès 1588, il ne cherchera plus la
sagesse et le bonheur terrestre dans la Révélation, comme
*•) D'Alès, Dictionnaire apologétique de la {oi catholique, Beauchesne,
en 1576 (pp. 72—75), mais dans la raison, croyant toujours
1911, t. II, article Foi — Fidêisme, J. -V. Bainvel, col. 58.
2
) Relevons encore que „les papes humanistes" (Jules II, Léon X) en
avaient donné l'exemple par leur culte des anciens, que c'est le siècle où goût humaniste par Zacharia Ferren, évêque de Guardia. Le travail
l'on rédigeait les hymnes liturgiques en meilleur latin, tout en les farcissant d'expurgation, entrepris par l'ordre du pape Urbain V I I I en 1629, n'a
d'idées et d'expressions païennes, telles que : Triforme numen Olympi pas réussi à détruire toutes les traces de la mythologie ancienne dans les
(Trinité), felix dea — nympha candidissima (la sainte Vierge), deorum hymnes du Bréviaire romain. Voir Pastor, Geschichte der Papste, t. IV,
maximus rector (!) — summus Tonans (Dieu), Sty x (enfer); Quintes erste Abteilung, pp. 424—444 (Pastor, Histoire des Papes, traduit de
(esprits célestes), fines Thracii (expression p o u r : l'étranger). En 1523 l'allemand par Alfred Poizat, P b n , 1926, t. VIII, pp. 104—107);
le pape Clément V I I avait approuvé le Hymnavium, réformé selon le Ephemerides litúrgicas, anno XLIII, fase. IV, Julio—Augusto, 1929, p. 310.

140 141
que ce n'est pas le rôle de la science de nous rendre heureux „Sainte-Beuve, Prévost-Paradol, M M . Paul Bonnefon, Gustave
et sages (pp. 106—107). Lanson, Paul Stapfer, Edm. Champion, Guillaume Guizot,
Albalat, le général Michaud, (qui) affirment, au contraire,
Nous croyons avoir suffisamment réfuté, dans les pages que Montaigne était incrédule". M. Armaingaud ne dit pas
qui précèdent, les deux principaux arguments par lesquels on que ce soient là les noms de tous les combattants pour ou
s'estime autorisé à nier la bonne foi de Montaigne. En outre, contre sa thèse, mais seulement de ceux qu'il a cités ou
dans le cours de cette étude, on pourra relever les réponses nommés ; aussi, sa conclusion nous étonne : „On voit que
directes ou indirectes, données en passant à un grand nombre M M . Strowski et Villey ne sont pas, littérairement parlant,
d'objections qu'on a coutume de soulever contre cette seconde en aussi haute compagnie que les auteurs qui croient à l'incré-
partie de notre thèse. Mais ne voulant point faire un commen- dulité de Montaigne", d'autant plus qu'il faut rayer un de
taire des Essais, nous n'envisagerons pas tout ce qu'on allègue ses partisans, Paul Stapfer, qui, du moins dans son livre
dans le même but de hardiesses apparentes ou de textes isolés. intitulé Montaigne, le fait fidéiste, ne sachant pas que cette
Pour finir, nous nous contenterons de confronter notre théorie s'écarte de la doctrine de l'Eglise 1 ).
conception avec toute une série d'arguments contre le christia- Et puis, le nombre d'auteurs du premier groupe s'augmente
nisme de Montaigne, rassemblés par le M. le docteur considérablement quand on y ajoute les noms de ceux que nous
Armaingaud * ), „arguments décisifs, dit-il 2 ), qui étaient avons cités à la page 3 et à la page 5, note 2, et de beaucoup
assurément dans l'esprit des critiques qui nous ont précédés,.., d'autres qui sont plus ou moins au courant des questions histo-
mais qui n'ont pas été suffisamment rapprochés, comme il nous riques de la théologie 2 ); or, cette qualité seule rehausse de
paraît convenir, et dont ces critiques n'ont pas tiré toute la
*) Paul Stapfer, Montaigne, Hachette, p. 90 : „Et maintenant, Montaigne
force probante". Comme il expose et défend, sous une forme était-il chrétien ? je veux dire : touché de la foi qu'il professait et pratiquait
concise et captivante à la fois, l'opinion de plusieurs de nos jusqu'au degré où elle influe sur la pensée et sur la vie ? Ici, une grande
distinction doit être faite entre l'ordre intellectuel et l'ordre moral" (nous
adversaires et qu'il allègue quelquefois leurs propres paroles, soulignons). „Notre philosophe est, moralement, un pauvre chrétien,
nous aimons à voir en lui leur interprète commun et à engager méritant, à coup sûr, une partie de l'extrême rigueur avec laquelle le
XVIIe siècle l'a traité. Mais il fonde son christianisme exactement sur
le débat avec lui seul. Suivons donc point par point le réquisi- la même assise intellectuelle que le grand chrétien qui a osé écrire : Le ι
toire sévère qu'il a composé contre la foi de Michel de pyrrhonisme est le vrai"; p. 102 : „Faible exemple aux chrétiens dans
l'ordre moral, l'auteur de l'Apologie de Raymond de Sebonde est plus
Montaigne. pour eux qu'un allié intellectuel ; il est un des leurs. Il appartient à la
D'abord sont mis en balance par lui deux groupes de noms grande école, à celle de Pascal, son disciple ingrat, la seule qui puisse
tenir contre l'incrédulité, en se dérobant à la lutte sur le terrain scientifique
d'auteurs : „cinq écrivains français qui ont écrit que Montaigne et rationnel, en déclarant que les vérités transcendantes, cachées à la
était croyant : l'abbé Labouderie, Bigorry de Laschamps, M. raison, ne se révèlent qu'à l'âme et à la foi"; p. 196—197 (conclusion):
„Plus pratique en face du problème religieux, voici le conseil qu'il nous
F, Strowski, M. P. Villey et M. Mazel", et d'autre p a r t :
donne : demander à notre curé ce qu'il faut croire, et puis n'y plus penser.
1 C'est la bonne vieille solution catholique". La solution de Montaigne, nous
) A. Armaingaud, Œuvres complètes de Michel de Montaigne, Les
l'avons constaté plusieurs fois, n'est pas la solution catholique.
Essais, Paris, Conard, 1924, t. I, Etude sur Michel de Montaigne, chapitre
2
IX, pp. 175—203 ; voir aussi les chapitres VII et VIII. ) Leur nombre est si grand que M. Coppin a osé dire qu'„on" ne
2
) Ibidem, p. 176. doute plus du christianisme de Montaigne (voir p. 3 ) .

142 143
beaucoup le prestige de la compagnie de M M . Strowski etVilley. Est-ce à dire que Montaigne, pouf le dogme, s'en tient à
Après l'autorité de ses partisans, M. Armaingaud allègue la foi, pour la morale („pour diriger notre conduite") à la
la condamnation des Essais par Rome en 1-767, et la défense nature ? Alors nous n'avons pas dit autre chose ; mais s'il
de les imprimer en France pendant la seconde moitié du dix- y a rapport entre les deux parties de sa phrase, si M. Armain-
septième siècle. Nous n'avons qu'à répéter l'explication donnée gaud veut dire que suivant Montaigne il faut s'abandonner
plus haut (pp. 137—140): leur caractère licencieux, la morale à la nature pour connaître la véritable religion, nous constatons
qu'ils contiennent l'usage qu'on en faisait alors motivaient * qu'une pareille idée ne se trouve nulle part dans les Essais.
l'intervention des pouvoirs ecclésiastique et public. ,,11 feint de défendre les arguments de la raison invoqués
Suivent les arguments internes. „Commençons par le en faveur de la foi par Raymond Sebon ; après avoir dit
chapitre XII du livre II" (p. 177). Tout ce que dit là-dessus cependant qu'il ne croit pas que les moyens humains en soient
le vénérable adversaire de notre thèse s'explique par sa manière aucunement capables". L'auteur oublie de citer le mot „pure-
de lire l'Apologie. L'étude des relations de théorie entre Sebond ment" du texte de Montaigne : „et ne croy pas que les moyens
et Montaigne, (pp. 30—45 de cette étude), le principe: , purement humains en soyent aucunement capables" (II, 12;
„Hors de la foi, point de certitude en matière religieuse" tant II, 149); or, ce mot forme la base du semi-fidéisrae religieux
de fois répété, tant de fois sous-entendu, viennent dissiper ; (pp. 41—45) que Montaigne attribue à Sebond.
ses objections ; l'entourage fidéiste et l'analyse du texte des ' „Montaigne en vient à nous montrer la nature indifférente
Essais nous ont édifiés sur la conception critériologique de (dans la démonstration des vérités religieuses) et la raison
l Montaigne, qui, pour ne pas être orthodoxe, n'exclut pas la impuissante, si bien que la religion flotte désormais dans le
profession sincère de la foi chrétienne. Dans sa belle édition vide, sans que rien lui fasse obstacle, sans rien non plus qui
critique des Essais, M. Armaingaud a „marqué dans les notes la soutienne et la rattache aux réalités". Ces paroles sont de
au bas des pages un certain nombre de points où il est M. Emile Boutroux, et M. le docteur Armaingaud est d'accord
impossible de ne pas voir que Montaigne, après avoir écrit, avec lui. Elles contiennent, sous une forme très heureuse,
avec une habileté consommée, tout le contraire de ce qu'il une solide réfutation du fidéisme religieux; aussi n'avons-
juge vrai, décèle sa véritable pensée" (p. 178). Pour nous, nous rien à ajouter.
ne faisant pas de commentaire, et croyant que M. Armaingaud
„Montaigne parle de trois manières différentes de ia révé-
a groupé dans cette préface les preuves les plus fortes de sa
lation"; d'abord : „Dieu est heureusement venu nous prêter
thèse, nous envisagerons seulement celles qu'il y a fait figurer.
extraordinairement la main, et par une communication directe,
„Par exemple, il conduit notre esprit à cette conclusion, nous poussant par sa grâce, par ses moyens célestes, nous
comme le montre M. Emile Boutroux, que notre esprit a ainsi instruits des vérités divines". Personne ne niera que
déraisonne {Pascal, p. 59), dès que, quittant le,domaine des cela se trouve chez Montaigne. „Plus loin, devenu moins
choses sensibles, elle aborde les questions religieuses et philo- affirmatif, il dira seulement que l'homme ne s'élèvera aux
sophiques, la nature nous étant, pour diriger notre conduite, vérités divines que si Dieu lui prête extraordinairement la main,
un meilleur guide que ce prétendu privilège de notre espèce". que si par une divine et miraculeuse métamorphose, l'homme

144 145
Montaigne Fidéiste. 10
s'élève au-dessus de l'humanité. Et il ajoute que c'est seulement qu'ils ne croient pas. Les autres, en plus grand nombre, se le
à notre foi chrétienne d'y prétendre. Cela est déjà du doute". font accroire à eux-mêmes, ne sachant pénétrer ce que c'est
Remarquons que le passage en question répond à la réflexion que croire" {texte allégué par M. Armaingaud, p. 180 de
morale de Sénèque, exprimée elle-même sous une forme son Etude) 1).
conditionnelle (p. 29); et ce que Montaigne avait déjà tant Ce démenti de l'existence de la Révélation, notre opposant
de fois affirmé, il ne le révoque pas en doute par l'emploi le voit se confirmer et régner „dans tout le cours de cet énorme
du seul mot „prétendre". „Enfin" (voici la troisième manière chapitre". Comme il n'expose ni comment ni où Montaigne nie
dont, selon l'auteur, Montaigne parle de la Révélation), „dans la Révélation dans le reste de Y Apologie, nous ne saurions
d'autres pages et sous les formes les plus variées, il dit que répondre à cette objection.
Dieu ne nous a pas réellement apporté ce secours céleste
„Après avoir recommandé au croyant d'appuyer sa foi sur
et développe, par des raisons évidentes, cette idée que nous
la raison", dit M. Armaingaud; mais au contraire Montaigne
n'avons pas été touchés par sa parole, qu'il ne nous a pas
recommande au croyant d'accompagner la foi de sa raison,
tendu la main ; qu'aussi nous ne croyons pas les dogmes
et nous avons vu ce que cela signifie (pp. 51—52),
religieux avec la même conviction que nous croyons une
Montaigne „enlève (au croyant) cet appui, en renversant
histoire ordinaire qui nous est contée". M. Armaingaud fait
l'autorité de cette même raison"(A. Armaingaud, I.e., p. 179);
allusion au „sermon" de Montaigne adressé à ses coreligion-
à la page 52 de cette étude nous avons exposé ce qui reste
naires (pp. 45—49); il allègue les textes connus: „Une si
selon lui des belles preuves de Sebond, lorsqu'on leur soustrait
divine et céleste institution ne marque les chrétiens que par
l'appui de la Révélation : il les réduit à des „raisons de con-
la langue"; „notre religion est faite pour extirper les vices ;
venance".
elle les couvre, les nourrit, les incite"; „tout cela, c'est un signe
„L'homme, dit Montaigne, ne peut voir que de ses
très évident que nous ne recevons notre religion qu'à notre
yeux, saisir que de ses prises". Cette remarque détruit-elle
façon et par nos mains, et non autrement que les autres
la concession faite par lui en faveur de la Révélation (A.
religions se reçoivent * ). Nous nous sommes rencontrés au
Armaingaud, ibidem)! Ajoutons un troisième membre à la
pays où elle était en usage"; „nous sommes chrétiens au même
phrase de Montaigne, et nous aurons sa véritable pensée :
titre que nous sommes Périgourdins ou Allemands". Répétons
,,l'homme ne peut avoir la foi que par la Révélation, ses
avec patience qu'on n'a qu'à replacer ces passages dans leur
propres moyens (ses yeux, ses prises) étant incapables de
contexte, pour reconnaître leur caractère anodin. Montaigne
l'élever à une telle hauteur" (Voir le passage de Montaigne
n'est pas plus hardi, lorsqu'il ajoute sur l'exemplaire de
que nous allons citer).
Bordeaux : „Les uns font accroire au monde qu'ils croient ce
„Les voix qui prétendent nous faire entendre les paroles
*) Pourquoi M. Armaingaud ne copie-t-il pas littéralement les textes? de Dieu sont elles-mêmes produites par les facultés humaines
Il écrit: elle (la religion) „couve" les vices, Montaigne dit qu'elle les et par conséquent sujettes elles aussi à cette infirmité qu'elles
„couvre"; s'agit-il d'une faute d'impression ? Au Heu du texte original :
,,ηοη autrement que comme les autres religions se reçoyvent", il cite :
) L'auteur apporte encore des changements au texte, des nuances aux
„non autrement que les autres la reçoivent". Les nuances sont sensibles.
idées ; au lieu de „les uns", il met : „ils"; puis, il omet le verbe „pénétrer".

146 147
dénoncent". Ce n'est pas là un texte de Montaigne, mais c'est „c'est mettre ses conjectures à un bien haut prix que d'en
la manière dont M. Armaingaud interprète le passage suivant : faire cuire un homme tout vif", sont-elles „une nouvelle preuve
„Quoy qu'on nous presche, quoy que nous aprenons, il faudroit directe et irréfutable de son incroyance"? Si Montaigne les
tousjours se souvenir que c'est l'homme qui donne et l'homme avait appliquées „aux croyances des deux religions, catholique
qui reçoit ; c'est une mortelle main qui nous le presente, c'est et protestante", comme le dit M. Armaingaud, son incroyance
une mortelle main qui l'accepte. Les choses qui nous viennent serait hors de doute. Mais rappelons-nous qu'elles visent les
du ciel, ont seules droict et auctorité de persuasion, seules conjectures de ceux qui disent : „celui-ci est sorcier, et
marque de vérité: laquelle aussi ne voyons nous pas de nos yeux, celui-là n'en est pas", jugement téméraire de la part de
ny ne la recevons par nos moyens : cette sainte et grande image l'homme, dit Montaigne, et réservé à Dieu seul (p. 100).
ne pourrait pas en un si chetif domicile, si Dieu pour cet Cet aphorisme ne suffit donc pas, „à lui seul, pour établir
usage ne le prepare, si Dieu ne le reforme et fortifie par sa l'incrédulité de Montaigne".
grace et faveur particulière et surnaturelle" (ÏI, 12; II, 316). Ne nous attardons plus à réfuter l'objection banale : „Voyez
Montaigne explique ici la distinction entre la grâce extérieure avec quelle verve, dans l'Apologie, il raille la doctrine
de la prédication et la grâce intérieure de la foi : ni le sermon, chrétienne et les causes finales", puisque nous avons mis
ni l'étude ne peuvent nous donner la foi ; elle est exclusivement plusieurs pages (pp. 56—60) à démontrer que Montaigne
un don de Dieu. raille, non pas la foi chrétienne, mais les conclusions de la raison,
,,Une fois la raison ruinée et notre jugement annulé, abandonnée à elle-même. Répétons donc pour la dernière fois
comment distinguer la science divine de la science le refrain : „Considérons donc pour cette heure l'homme seul,
humaine ?", se demande M. Armaingaud ; Montaigne lui sans secours estranger, armé de ses armes, et despourveu de
aurait répondu que cela est réellement impossible, mais égale- la grace et cognoissance divine, qui est tout son honneur, sa
ment superflu : la foi étant une grâce „infuse". Cette réponse ne force, et le fondement de son estre. Voyons combien il a de
satisfait pas le théologien, mais elle explique l'attitude du tenue en ce bel equipage" (II, 12; II, 161).
fidéiste, auteur des Essais : celui-ci se contente d'avoir reçu la „Autre argument décisif": Montaigne ne croit pas à
foi par une „faveur particulière et surnaturelle". l'immortalité de l'âme. Voir ce que nous avons dit là-dessus
Que la raison „lui commande de ne pas croire à l'objet de (pp. 131—132); qu'il parle de la mort en païen dans ses premiers'
la foi" (A. Armaingaud, /. c, p. 181), M. Armaingaud n'en Essais, cela n'implique pas la révocation des expressions par
a pas encore donné la preuve ; qu'elle commande „de ne pas lesquelles il affirme sa foi en l'immortalité. Lorsque Solon dit
laisser la foi s'imposer à lui par la force de la tradition", que „nul avant sa mort ne peut estre diet heureux" (I, 3;
nous aimons à le croire, car à notre avis Montaigne avait un I, 18 ; exemplaire de Bordeaux ), Montaigne trouve cela
autre motif de croire que la tradition; si elle „lui a toujours absurde, avec Aristote* ), car il faudrait alors dire 2 ) que
commandé l'attitude de l'incrédulité", il faut constater que 1
) Aristoteles, Ethica Nicomackeea, I, 10.
Montaigne lui a bien désobéi. 2
) Le texte de Montaigne porte : „Et seroit meilleur de dire à Solon",
c'est-à-dire : „ce serait meilleur à Solon de dire", ce qui signifie : „Solon
Les paroles qui se rapportent aux procès des sorciers :
dirait mieux".

148 149
„jamais homme n'est donc heureux, puis qu'il ne l'est qu'après de Sénèque, et Montaigne continue : „Cet autre redonne le
qu'il n'est plus". On voit qu'il s'agit du bonheur terrestre sentiment du repos à un corps sans ame :
qu'Aristote distingue au même chapitre du souverain bien Ñeque sepulchrum quo recipiat, habeat portum corporis.
immuable; c'est ainsi que Montaigne peut dire (ibidem) que Ubi, remissa humana vita, corpus requiescat a malis".
„estant hors de l'estre, nous n'avons aucune communication (Cicerón, Tusculuruv, I, 4 4 ; vers d'Ennius).
avec ce qui est". C'est-à-dire : nous ne pouvons pas nommer Avouons franchement que la pensée de la résurrection des
l'homme heureux après sa mort à cause du bonheur qu'il a corps est ici bien loin de l'esprit de Montaigne auteur de
eu avant sa mort. En humaniste, il cherche donc chez les „leçons morales"; ainsi que l'idée de la perfection chrétienne
anciens les conditions du bonheur terrestre, écartant alors est étrangère à cette boutade de Montaigne épicurien,
toute pensée du ciel. empruntée aux satires de Perse (V, 151):
Les vers de Lucrèce, intercalés en 1588, n'excluent pas plus „Carpamus dulcia ; nostrum est
la foi au souverain bien des Chrétiens que le nom de ,,dea" Quod vivis : cinis et manes et fabula fies"
donné à la sainte Vierge ou le pluriel „deorum" des hymnes (I, 39; I, 317; A. Armaingaud, /. c, p. 182).
liturgiques (p. 140, note 2} ne prouvent que suivant les papes De désirer une mort subite, cela ne marque point
du seizième siècle il y eût plusieurs dieux ou que la sainte un manque d'esprit chrétien, comme le croit M. Armain-
Vierge fût une déesse. gaud {ibidem); mais celui-ci tronque la parole de Montaigne,
De même, lorsque nous lisons dans le chapitre intitulé: en lui reprochant qu'„il souhaite de mourir au milieu des
Que philosopher c'est apprendre à mourir, la phrase : „Comme voluptés sensuelles, comme Cléopâtre et Antoine l'avaient
nostre naissance nous apporta la naissance de toutes choses, voulu, et comme l'a fait Pétrone, ce qui est anti-chrétien"
aussi fera la mort de toutes choses, nostre mort"( I, 20 ; I, 114), {Le, p. 183). Il s'agit du „grand chapitre": De la Vanité.
elle n'a d'autre portée dans ce morceau d'inspiration profane (III, 9), L'auteur, s enquérant de la meilleure manière de se
que ces paroles du même chapitre (I, 113): „Le sault n'est pas préparer à la mort, après avoir dit (III, 266) que „tout au
si lourd du mal estre (de la vieillesse) au non estre (de la commencement de sa dernière maladie il se reconciliera à Dieu
mort)", toutes les deux visant exclusivement la cessation par les derniers offices chrétiens" (voir p. 132), se demande si.
de la vie sur terre. Les vers de Sénèque, cités par Montaigne pour diminuer les horreurs de l'agonie, on ne pourrait rendre
(I, 3 ; Í, 23): la „forme" de mourir „encore voluptueuse, comme les commou-
rans ! ) d'Antonius et de Cleopatra?" (Ill, 268). „Je laisse
„Queeris quo jaceas post obituni loco ?
à part, continue-t-il, les efforts que la philosophie et la religion
Quo non nata jacent" (Sénèque, Les Troyennes, II, 30)
produisent, aspres et exemplaires. Mais entre les hommes de
se rapportent seulement aux corps morts et non pas aux âmes ;
peu, il s'en est trouvé, comme un Petronius et un Tigillinus
voici en effet le contexte: ,,Et pour ne perdre peu des corps
à Romme, engagez à se donner la mort, qui l'ont comme
morts de ses amis qui flottoyent en mer, laissa voguer en
sauveté un monde d'ennemis vivants, qui depuis leur feirent ') Proprement ceux qui meurent ensemble. (Les Commourants formaient
bien acheter cette importune superstition". Suivent les vers une association où l'on festoyait la mort par des banquets). (Note de
M. Viliey).
150 151
endormie par la mollesse de leurs apprests Ne sçaurions de nostre nom, ou la fuite des maux de cette vie, ou la
nous imiter cette resolution en plus honneste contenance ? vengeance qui menasse ceux qui nous causent la m o r t . . . .
Puis qu'il y a des mors bonnes aux fols, bonnes aux sages, Et telles autres circonstances nous amusent, divertissent et
trouvons en qui soyent bonnes à ceux d'entre deux" (III, 269). destournent de la consideration de la chose en soy" (III, 4;
Montaigne est donc à la recherche d'une manière de mourir, III, 66—67). La même idée l'inspirait lorsqu'il écrivait, au
moyenne entre la sagesse chrétienne et la folie antique ; scandale des Jansénistes : „Ce n'est pas contre la mort que
mais après avoir ajouté sur l'exemplaire de Bordeaux : „Mon nous nous préparons ; c'est chose trop momentanée. Un quart
imagination m'en presente quelque visage facile et, puisqu'il d'heure de passion sans consequence, sans nuisance, ne mérite
faut mourir, desirable", il abandonne le sujet, et n'y revient pas des préceptes particuliers. A vray dire nous nous préparons
plus dans les vingt pages par lesquelles s'achève le chapitre. contre les preparations de la mort" (III, 12; ΠΙ, 360), et
„Enfin il ne croit ni au péché originel, ni à la pénitence, ni d'autres semblables réflexions. Seulement, n'oublions pas qu'il
à la rédemption, ni à la résurrection". Qu'est-ce que cela veut attribue ailleurs cette peur de la mort au manque de foi vive :
dire? Que Montaigne n'a jamais dit d'une manière explicite „S'il est ainsi qu'une forte et vive creance tire après soy
qu'il admettait ces dogmes ? Si l'on excepte celui de la les actions de mesme, certes cette foy, dequoy nous remplissons
résurrection des corps (qui est un corollaire de l'immortalité tant la bouche, est merveilleusement legiere en nos siècles"
des âmes), nous avons vu le contraire de cette assertion (II, 2 9 ; II, 508; il s'agit de savoir s'il faut encourager les
(pp. 131—135); remarquons seulement qu'il ne mériterait aucun troupes par l'idée du Fatum); lisant chez Joinville que les
reproche s'il n'en avait parlé nulle part. Ou bien M. Armain- Sarrasins, sous l'influence de leurs idées religieuses, se disaient
gaud veut-il dire que soft adhésion aux dogmes n'était pas dans leur colère : „Maudit sois tu comme celuy qui s'arme
sérieuse ? Il ne l'a pas encore prouvé. Aussi n'est-ce pas les de peur de la mort !", Montaigne s'écrie : „Voilà bien autre
croyances de Montaigne, mais la manière dont il parle de ses preuve de creance et de foy que la nostre". Enfin, nous lisons
vices et dont il envisage la mort en païen que flétrissent dans l'Apologie : „Ces grandes promesses de la beatitude
Arnauld et Nicole 1 ) en disant: „Paroles horribles, et qui éternelle, si nous les recevions de pareille authorité qu'un
marquent une extinction entière de tout sentiment de religion". discours philosophique, nous n'aurions pas la mort en telle
Par ces mots les auteurs réagissent contre cette phrase de horreur que nous avons" (II, 154—155). Si l'on veut insister
Montaigne qu'ils citent: „Si j'avais à revivre, je revivrais et dire que dans ces réflexions le véritable sentiment religieux
comme j'ai vécu : ni je ne plains le passé, ni je ne crains l'avenir" fait défaut, il ne nous souvient pas d'avoir constaté la présence
(III, 2 ; III, 42). D'ailleurs, dans leur critique de Montaigne, ils du sentiment religieux dans les Essais. Aussi, nous sommes
oublient, comme on le fait souvent, qu'il ne parle que de la mort de l'avis de Guillaume Guizot, quant à la tendance générale des
en soi, qui l'a tant préoccupé : „Nous pensons toujours ailleurs, phrases suivantes, citées par M. Armaingaud : „Aucun
diMl ; l'espérance d'une meilleure vie nous arreste et appuyé, homme(?) n'a plus complètement que Montaigne fait
ou l'espérance de la valeur de nos enfans, ou la gloire future abstraction de la vie éternelle", car il est moraliste païen ;
„il conteste toute évidence, toute efficacité aux preuves dont
1
) Logique de Port-Royal, pp. 258—259 ; A. Armaingaud, o. c, p. 183.

152 153
Montaigne Fidéisme. 11
la théologie ou les philosophes se servent en faveur de l'apparence du premier sens, et ont quelque titre d'interpreii-r
l'immortalité de l'âme", c'est qu'il est fidéiste ; mais c'est' à simplicité et bestise, de nous voir arrester en Γ.υκκ·η ir.iiii,
exagérer que de parler ainsi : ,,il rabat sans cesse le désir de regardant à nous qui n'y sommes pas insinuéis p.u estude".
l'immortalité de l'homme, et à force de s'être convaincu que Plus tard il reprend cette distinction et f.ut i-em.nquer que
rien ne peut être certifié au delà du monde étroit où nos les classes extrêmes se composent, toutes deux, d'honnêtes y n i v
regards saisissent les formes, il travaille infatigablement à „Les paisants simples sont honnesles gens, et lionne-.te·, i./ens
y enfermer nos vœux, à nous distraire et nous décourager de les philosophes", mais au milieu se trouvent les ;|ens il.iiMjet en \
tout essor à travers des espaces plus larges et vers un ordre et importuns: ,,Les niestis qui ont dédaigne le piemiet \ie<ji
plus pur" 1). Nous sommes convaincu que l'application exclu- d'ignorance de lettres, et n'ont peu joindre l'autre . . . . sont
sive de la morale naturelle des Essais est fatale à l'esprit dangereux, ineptes, importuns: ceux icy troublent le momie
chrétien, mais qu'on n'attribue pas à leur auteur l'intention C'est avec ces „mestis" que se compte Montaigne : ni ignorants
d'obtenir un pareil résultat : il n'a ni formulé dans son livre, ni savants, ils se trouvent „le c . . . . entre deux selles, desquels
ni réalisé dans sa propre conduite une morale exclusivement je suis, et tant d'autres". M, Armaingaud allègue tout cela
païenne. C'est vraiment compliquer le problème, au lieu de le pour prouver que „Montaigne se classe lui-même parmi les
résoudre, que d'attribuer les nombreuses traces de christia- esprits qui troublent le monde", seulement il va trop loin en
nisme, dispersées dans l'œuvre de Montaigne, à une tromperie nommant ces esprits des libres penseurs, et puis, il interrompt
de sa part, plutôt que d'y voir les reflets pâles d'une foi trop tôt la citation. Montaigne, en effet, continue: ,.Pourtant
inactive. de ma part je me recule tant que je puis dans le premier et
Au milieu du chapitre: Des vaines subtilîtez (I, 54 ; I, 395), naturel siege, d'où je me suis pour néant essayé de partir".
Montaigne oppose les uns aux autres „les esprits simples" et Il dit juste, car à son avis tous les efforts pour fonder, non
,,les grands esprits": „Des esprits simples, moins curieux et seulement la religion chrétienne, mais en général les vérités
moins instruicts, il s'en faict de bons Chrestiens qui, par reçues autour de lui sur des raisonnements humains, ont échoué :
reverence et obéissance, croient simplement et se maintiennent il a sapé les bases de la philosophie spéculative. D'ailleurs, il
soubs les loix . . . . Les grands e s p r i t s . . . . font un autre genre est de toute évidence que, vu sa manière de parler de lui-
de bien croyans ; lesquels, par longue et religieuse investi- même et vu aussi ses conceptions de la valeur de la science,
gation, pénètrent une plus profonde et abstruse lumière es il ne pouvait ni ne voulait se montrer placé ailleurs que dans
escriptures, et sentent le misterieux et divin secret de nostre la classe moyenne, toute dangereuse qu'il l'estimait.
police Ecclésiastique" (I, 397; addition de 1588). Entre ces Ce chapitre, qui traite d'un jeu de conversation qui consiste
deux classes, celle des ignorants et celle des grands théologiens, à chercher des oppositions, „des choses qui se tiennent par les
Montaigne range les demi-savants dont les opinions risquent deux bouts extremes", se termine par l'application de ce jeu
d'être erronées : ,,Εη la moyenne vigueur des esprits et aux Essais eux-mêmes : „si ces essays estoyent dignes qu'on
moyenne capacité s'engendre l'erreur des opinions : ils suyvent en jugeât, il en pourroit advenir, à mon advis, qu'ils ne
plairoient guiere aux esprits communs et vulgaires, ny guiere
^ Guizot, o.e.. p. 140.
154 155
aux singuliers et excellens : ceux-là n'y entendroient pas assez, preuve : „Le vray champ et subject de l'imposture sont les
ceux-cy y entendroient trop ; ils pourroient vivoter en la choses inconnues. D'autant qu'en premier lieu l'estrangeté
moyenne region"(I, 398). M. Armaingaud trouve ici confirmée mesmes donne credit ; et puis, n'estant point subjectes à nos
la déclaration de Montaigne qu'il serait libre penseur; discours ordinaires, elles nous ostent le moyen de les combatre.
rappelons-lui que ces dernières lignes datent de l'édition Il advient de là qu'il n'est rien creu si fermement que ce qu'on
de 1580, tandis que les passages cités plus haut ne sont sçait le moins, ny gens si asseurez que ceux qui nous content
que des additions tardives de 1588 et de l'exemplaire de des fables, comme Alchimistes, Prognostiqueurs, Judiciaires
Bordeaux. On voit combien il est difficile de ne pas mêler (astrologues), Chiiom an tiens, id genus omne. Ausquels je
les leçons des Essais, en les lisant même dans une édition joindrois volontiers, si j'osois, un tas de gens, interpretes et
excellente, comme l'est celle de M. Armaingaud. contrerolleurs ordinaires des dessains de Dieu, faisans estât
L'admirable chapitre: De l'institution des enfants (I, 2 6 ; de trouver les causes de chaque accident, et de veoir dans les
I, 186 ) est destiné à former des gentilshommes ; si Montaigne secrets de la volonté divine les motifs incomprehensibles de
n'y fait intervenir nulle part la religion, c'est que du point de ses œuvres". Par ces paroles il flétrit l'assurance de ceux qui
vue religieux l'enseignement contemporain ne méritait pas les savent tout expliquer comme s'ils connaissaient les desseins
reproches que Montaigne adresse aux collèges : c'étaient les de la Providence. C'est leur exagération qu'il désapprouve,
méthodes de l'enseignement et les matières des études qui car pour lui, il pense que sa propre vie est dans la main de
laissaient beaucoup à désirer. Voir (A. Armaingaud, o. c, Dieu et que c'est Lui qui, un jour, l'a sauvé d'un grand danger :
p. 185) dans l'encouragement de l'esprit critique une attaque „Il est possible que la bonté divine se voulut servir de ce vain
de la religion révélée, c'est encore chercher des objections instrument (la fermeté de ses paroles, adressées à quelques
là où le texte des Essais n'y donne pas lieu. agresseurs) pour ma conservation. Elle me défendit encore
Une autre preuve de sa thèse est fournie à M. le docteur l'endemain d'autres pires embusches, desquels ceux cy mesme
Armaingaud par l'attitude de Montaigne à l'égard des miracles. m'avoyent adverty" (III, 12; III, 376). A d'autres endroits
Il nous semble que nous avons suffisamment expliqué ce encore, il témoigne de sa foi en la Providence : „Nous faillons,
qu'il faut penser de sa „hardiese" (hardiese de fidéiste) sur ce ce me semble, en ce que nous ne nous fions pas assez au ciel
point pour pouvoir ne pas nous y attarder plus longtemps (voir de nous, et prétendons plus de nostre conduite qu'il ne nous
pp. 96"—102). Passons donc à l'argument suivant. appartient. Pourtant fourvoyent si souvent nos desseins. Il
Il suffirait de transcrire le chapitre : Qu'il faut sobrement se (le ciel) est jaloux de l'estenduë que nous attribuons aux
mesler de juger des ordonnances divines (I, 32 ; I, 278) pour droicts de l'humaine prudence, au prejudice des siens, et nous
montrer qu'il ne contient rien qui ne soit dit dans le titre et les racourcit d'autant que nous les amplifions" (III, 12; III,
aucune des assertions hardies que M. Armaingaud croit y 374); „la bonté et capacité du gouverneur (Dieu), dit-il ailleurs
avoir découvertes. D'abord, selon lui, Montaigne s'y montre (III, 13; III, 391), nous doit à pur et à plein descharger du
„très décidément hostile au dogme des Eglises qui enseignent soing de son gouvernement". On voit donc ce qu'il faut
des doctrines inconnues"; or, voici le texte qui lui sert de entendre par les „choses inconnues" dont parle Montaigne.

156 157
w?(wiwps<f^*|i»"iw^"'«™iP^"""i"PPP"*>»»'jnw l ^ W ^ ^ ^ ^ ^ F ^ ^ ^ ^ ^ ^ ^ ^ ^ ^ ^ ^ ^ T » f ^ ^ ^ ^ " ^ ^ | P " P ^

M. Arraaingaud poursuit : „Montaigne témoigne dans ce Il revient aussi aux protestations élevées par Montaigne
chapitre d'une véritable hostilité à l'égard du christianisme,. contre les procès de sorcellerie. L'indépendance courageuse
à propos des prières publiques qui se font dans les guerres dont fait preuve l'auteur des Essais, en protestant contre la
pour obtenir la victoire". Il se trompe, car il n'est point question poursuite épidémique des sorciers, ne permet pas de le ranger
des prières que se font pour obtenir la victoire, mais du fait parmi les anti-chrétiens (A. Armaingaud, o.e., p. 187). Car,
qu'on allègue les victoires en témoignage de la justice de sa tout grand qu'était le nombre de ceux qui motivaient ces
propre cause, comme le firent „ceux qui eurent l'advantage procès et les condamnations au bûcher par la fameuse bulle
au rencontre de la Rochelabeille, íaisans grand feste de cet Summis desiderantes affectibus du pape Innocent VIII ( 1484 ),
accident, et se servans de cette fortune pour certaine appro- n'oublions pas que celle-ci a été écrite parce que beaucoup
bation de leur party" (I, 32 ; I, 279). d'ecclésiastiques et de laïques s'opposaient à la conduite des
inquisiteurs Institoris et Sprenger en Allemagne. Il y a eu
Enfin, nous lisons dans M. Armaingaud : „Il va jusqu'à
toujours assez de chrétiens, protestants et catholiques, qui ont
insinuer (et c'est vraiment une des conclusions principales du
su se soustraire à l'influence funeste d'une croyance maladive
chapitre) que le peuple vaincu devrait remercier Dieu de sa
qui a hanté tant d'autres bons chrétiens du quatorzième jusqu'au
défaite, le vainqueur pouvant passer pour celui qui avait le
dix-septième siècle. Plusieurs auteurs, membres d'ordres reli-
bon droit de son côte". Avouons que nous ne lisons dans notre
gieux ou laïques cultivés, ont depuis le commencement du
édition que ceci : „Dieu, nous voulant apprendre que les bons
seizième siècle combattu par leurs écrits des points importants
ont autre chose à espérer, et les mauvais autre chose à craindre
qui faisaient partie d'une croyance si générale (Samuel de
que les fortunes ou infortunes de ce monde, il les manie et
Cassinis, environ 1505 ; Martin de Castafiega, 1529 ; Alciatus,
applique selon sa disposition occulte, et nous oste le moyen
1515 ; Ponzinibius, 1520) ; lorsque, en 1563, le médicin
d'en faire sottement nostre profit". Tout le chapitre s'inspire
protestant Jean Weyer, et, en 1592, le prêtre catholique
donc de la même conviction : „il faut sobrement juger les
Cornelius Loos s'opposent de la manière la plus énergique à
desseins de la Providence" *).
la poursuite des sorciers et des sorcières, ils n'expriment pas
L'objection, tirée de la comparaison de l'homme avec les
des sentiments individuels, ils représentent une opinion de plus
animaux et de la position qu'il occupe dans l'univers, à laquelle
en plus répandue. Nous sommes heureux que Montaigne fût
revient encore notre adversaire, a été réfutée déjà plus d'une
aussi du nombre des adversaires de cette persécution
fois (voir surtout pp. 56—60).
inhumaine ; et pour nous, il est bien curieux de constater
1) Lisez encore cette addition de 1582 : „C'est un effect de la Providence qu'il base son opinion sur sa conception fidéiste (pp. 99—101 ) ·
divine de permettre sa saínete Eglise estre agitée, comme nous la voyons, grâce à elle, il va plus loin que les autres, parce qu'il soustrait
de tant de troubles et d'orages, pour esveiller par ce contraste les ames
pies, et les r'avoir de l'oisiveté et du sommeil où les avoit plongez une si tout contrôle de l'obsession diabolique à la connaissance
longue tranquillité. Si nous contrepoisons la perte que nous avons faicte humaine. Qu'il s'oppose à la torture, appliquée pour la question
par le nombre de ceux qui se sont desvoyez, au gain qui nous vient pour
nous estre remis en haleine, resuscité nostre zèle et nos forces à l'occasion
judiciaire, nous ne pouvons que l'en louer, et nous ne trouvons
de ce combat, je ne sçay si l'utilité ne surmonte point le dommage" à son opinion avancée rien d'„anti-chrétien".
(II, 1 5 ; II, 386).

158 159
''^••'Cl'IPJIfP^

Etudions l'objection suivante : „Dans ce même chapitre XII d'Aegypte. Cette dernière restriction à l'evhémérisme est la
du livre II, il émet l'idée, d'une manière indirecte et discrète, précaution habituelle de ceux qui, traitant cette question,
mais très claire, que la révélation chrétienne apportée par Moïse tiennent à ne pas passer pour libertins" 1). Ici, comme ailleurs,
est une fiction de la même nature que celle qui fut faite à Numa Montaigne n'est donc pas original dans les questions
par la nymphe Egérie, et à Sertorius par sa biche blanche". Le religieuses, il copie les livres de l'époque, tout en se rangeant,
passage en question, qui se trouve au chapitre seizième du livre pour ce qui regarde l'autorité de la Révélation, du côte des
second, et non pas dans l'Apologie, se compose de deux parties, padouans de bonne foi. „Montaigne, du reste, continue
dont l'une date de 1580 et dont l'autre se trouve dans M. Busson, n'est pas un libertin, c'est un padouan, par
l'exemplaire de Bordeaux. Il est vrai qu'en 1580 Montaigne l'étendue et la nature de son scepticisme A le considérer
attribue en général à la ruse des prêtres „les prétendus miracles au point de vue métaphysique, Montaigne ne paraît pas un
qu'on trouve à l'origine de toutes les religions ; seulement il esprit avancé pour son époque. Son attitude religieuse et
était d'accord avec les padouans pour en approuver l'usage" 1 ). philosophique est celle que cinquante ans de pénétration
Voici le texte de Montaigne : „Puis que les hommes, par leur italienne ont modelée dans l'élite des intelligences françaises
insuffisance, ne se peuvent assez payer d'une bonne monnoye, de la seconde motié du XVIe siècle" 2 ).
qu'on y employe encore la fauce. Ce moyen a esté practiqué Lorsqu'on dit que, dans l'Apologie, Montaigne „remplace,
par tous les Législateurs, et n'est police où il n'y ait quelque en ce qui le concerne, la croyance chrétienne par un déisme
meslange ou de vanité cérémonieuse ou d'opinion mensongère, spécial, qui devient parfois du panthéisme", nous ne deman-
qui serve de bride à tenir le peuple en office. C'est pour cela dons qu'à en voir les preuves.
que la pluspart ont leurs origines et commencemens fabuleux Dans une note (pp. 187—188 de son étude) M. Armain-
et enrichis de mystères supernaturels. C'est cela qui a donné gaud proteste contre l'usage que, dans notre problème, on fait
credit aux religions bastardes et les a faites iavorir aux gens de l'argument, tiré des pratiques religieuses de Montaigne.
d'entendement; et pour cela que Numa et Sertorius, pour Rappelons ce que nous avons dit là-dessus (p. 129): ces
rendre leurs hommes de meilleure creance, les paissoyent de pratiques, doublées des professions de foi sans nombre, suffisent
cette sottise, l'un que la nymphe Egeria, l'autre que sa biche à prouver que du point de vue psychologique il est impossible
blanche luy apportoit de la part des dieux tous les conseils de voir partout le dessein secret de tromper les autorités
qu'il prenoit" (II, 16; II, 405). Sans nommer la religion officielles et les lecteurs. Ajoutons maintenant cette autre
chrétienne, il la distingue des autres, en traitant celles-ci de réflexion : en vertu des règles d'une saine critique chacun est
religions „bastardes". „Mais en 1595 il y ajoute la liste (des censé être sincère tant qu'on n'allègue pas au moins un seul
religions „bastardes") de Tahureau presque entière et conclut : argument probable qui nous autorise à soupçonner le contraire.
Et toute police a un Dieu à sa teste, faucement les autres, Or, voici le cas de Montaigne : ce n'est que la manière de lire
véritablement celle que Moïse dressa au peuple de Judée sorty les Essais qui a inspiré les soupçons contre lui et son livre ;
et sans cela, on n'aurait jamais non plus songé à faire de lui
1
) Busson, o. c, p. 448. ) Busson, o. c, p. 449.
2
) Ibidem.
160 161
un allié des protestants. Pour nous, nous ne voulons point a été ajoutée après 1588, en même temps que Montaigne a
étayer notre thèse par ses professions de foi et ses pratiques beaucoup rallongé l'hommage cité, dont nous donnons le texte
religieuses, quoiqu'elles puissent, à notre avis, fournir une entier : „Je ne touche pas icy et ne mesle point à cette
preuve concluante. En effet, leur nombre et leur nature ne marmaille d'hommes que nous sommes et à cette vanité de
permettent pas de les expliquer par l'application de ce seul désirs et de cogitations qui nous divertissent, ces ames
principe, allégué par M. Armaingaud : „Le sage doit au venerables, eslevées par ardeur de devotion et religion à une
dedans retirer son ame de la presse, et la tenir en liberté constante et conscientieuse meditation des choses divines,
des choses; mais quant au dehors, {il semble) qu'il doit lesquelles, preoccupans par l'effort d'une vifve et vehemente
suivre entièrement les façons et formes receues" (I, 2 3 ; I, esperance l'usage de la nourriture éternelle, but final et dernier
151). Le contexte aussi s'y oppose; au même chapitre arrest des Chrestiens désirs, seul plaisir constant, incorruptible,
Montaigne a excusé les religions humaines d'avoir subi toutes desdaignent de s'attendre à nos nécessiteuses commodités,
l'influence de la coutume, les distinguant ainsi de la religion fluides et ambiguës, et resignent facilement au corps le soin
révélée : „je laisse à part la grossière imposture des religions... et l'usage de la pasture sensuelle et temporelle. C'est un estude
car cette partie estant hors de nos raisons humaines, il est privelegé". Montaigne, en moraliste du seizième siècle païen,
plus excusable de s'y perdre à qui n'y est extraordinairement se contente donc de nous prêcher le bonheur terrestre et les
esclairé par faveur divine" (I, 140); il faudrait donc prouver moyens de l'atteindre 1 ), mais nous n'avons pas de preuve
que dans le premier texte Montaigne comprend aussi l'obser- ni que son hommage adressé aux chrétiens plus ascétiques
vance des pratiques de la religion révélée, sans regarder „au soit ironique, ni qu'il les considère tous comme des Tartuffes.
dedans" celle-ci comme vraie. Plus loin, il trouve qu'il faut Le reste de son étude, M. Armaingaud le consacre à nous
suivre les coutumes reçues autour de nous dans notre travail, expliquer l'attitude ambiguë de Montaigne, et la patience
nos actions, nos fortunes et notre vie, mais c'est commettre de l'Eglise à son égard. Rendons hommage avec lui au dessein
la faute du cercle vicieux que d'y comprendre comme sous- de Montaigne d'avoir voulu propager, par des conseils de
entendue l'observance des coutumes religieuses. sagesse, la tolérance extérieure, le respect de la vie humaine.
Nous voici arrivés à la dernière difficulté, formulée ainsi par Seulement, nous n'avons pas besoin d'expliquer l'attitude du
notre adversaire : „A l'avant-dernière page du dernier chapitre censeur romain par l'anti-protestantisme dont témoignent les
des Essais, Montaigne, après avoir rendu un hommage ironique Essais ; d'une part, ce motif n'aurait pas suffi à préserver le
aux âmes vénérables qui, élevées par ardeur de dévotion et livre de la condamnation officielle, d'autre part l'Eglise
religion à une constante méditation des choses divines, n'avait pas alors les raisons de condamner les Essais qu'elle
dédaignent de s'attendre (s'astreindre) à nos nécessiteuses devait avoir plus tard (pp. 136—140).
commodités, termine le morceau par ces mots injurieux : Entre
nous, ce sont choses que j'ai toujours vues de singulier accord, Finissons notre apologie de Montaigne par une remarque
les opinions supercelestes et les mœurs souterraines". Voici 1
) L'édition de 1588 ajoutait: „nos estudes sont tous mondains, et
ce qu'il en est. La dernière réflexion, qui vise les hypocrites, entre les mondains, les plus naturels sont les plus justes"; plus tard il a
rayé ces mots.
162 163
importante. S'il était vrai que Montaigne eût „complètement attribue et il n'y est point fait d'allusion à Henri III, mais à
refondu, recomposé et transformé" le Contr'un „en-un pamphet Charles IX, qui régna pendant quatorze ans, alors que les
allusif contre Henri I I I " 1 ) et l'eût livré aux protestants troubles ensanglantaient chaque jour davantage la France
comme une arme contre les catholiques, nous n'aurions pas et fournissaient des occasions naturelles à des interprétations
à renier notre thèse du fidéisme de Montaigne, doctrine erronées" x ) .
favorite des protestants d'alors, mais il faudrait avouer que, M. Jeanroy, qui ne croit pas plus que Paul Bonnefon au
malgré tout, il n'aurait pas été sincère. Reprendre la christianisme de Montaigne, ne s'est pas non plus laissé
discussion de cette hypothèse, proposée par M. le docteur convaincre de l'existence d'un Montaigne pamphlétaire:
Armaingaud, nous n'y pensons pas. Seulement, l'auteur se l'hypothèse lui semble avoir été solidement réfutée 2 ).
montre bien optimiste lorsqu'il écrit en 1924 dans son étude Quant au passage où Montaigne avoue que la cause de la
sur Montaigne: „Mes conclusions ont été discutées avec Réforme l'a „parfois aucunement concilié à soi pour la voir
beaucoup d'animation pendant trois années dans diverses misérable et accablée", M. Jeanroy est d'avis que M. Armani'
revues littéraires, et je crois avoir répondu victorieusement gaud tire des conclusions excessives de cette allusion géné-
à toutes les objections de mes contradicteurs. Ma thèse reuse, mais platonique ; nous croyons même que l'on ne doit
cependant compte encore, je crois, quelques opposants" 2 ). Il y voir ni une allusion exclusive à la Saint-Barthélémy ni une
l'a défendue de 1907 à 1910 3 ) ; mais il semble que ses hésitation entre les deux partis chrétiens (p. 117).
opposants et parmi eux les plus graves n'ont pas été convertis M. Villey, traitant en 1923 3 ) du Contr'un, passe sous
par ses écrits. M. Gonzague Truc a publié en 1922 une silence la possibilité d'une collaboration de Montaigne, et
édition du Contr'un, préparée et préfacée par Paul Bonnefon. conclut : „Ecrit avant la bataille, le Contr'un est l'œuvre d'un
Dans ce travail posthume, ce dernier, au lieu de se rendre jeune homme qui n'a encore vécu que dans les livres ; c'est
à l'argumentation de M. Armaingaud, allègue contre lui une une déclamation d'école, ardente, mais d'une ardeur toute
preuve concluante, tirée du témoignage de Jacopo Corbinelli 4 ) : littéraire Son Contr'un ne devint séditieux que du jour où,
celui-ci vit un des manuscrits de la Servitude volontaire, copiés en pleine mêlée, les protestants le publièrent et que leur passion
sur l'exemplaire de Montaigne, en 1570, quatre ans avant que le transfigura".
les huguenots dussent l'accommoder à l'usage qu'on prétendait Disons-le : loin d'avoir aucune preuve positive de la paternité
en faire. „Ce témoignage de Corbinelli, dit Paul Bonnefon, littéraire de Montaigne en ce qui concerne le Discours de ta
sert à prouver que l'œuvre de la Boétie est bien de lui, qu'elle servitude volontaire, on n'en a même pas encore démontré
fut composée à l'époque et dans les circonstances qu'on lui seulement la possibilité. Maintenons donc notre thèse à nous :
Montaigne a été fidéiste sincère.
*) Dr. Armaingaud, Montaigne pamphlétaire, l'énigme du Contr'un,
1
Hachette, 1910, p. X V . ) Paul Bonnefon, La Boétie, Discours de ta servitude volontaire, suivi
2
) O . e . , p. 36. du Mémoire touchant l'édif de janvier 1562, avec introduction et notes,
3
) Voir Lanson, Manuel bibliographique, 1925, n. 2375. Bossard, 1922, p. 18.
4 2
) Rita Calderîni dei Marchi, Jacopo Corbinelli et les érudits de son ) A. Jeanroy, Principaux chapitres et extraits des Essais, Hachette,
temps, d'après la correspondance inédite CorbinelH-Pinelli 1566—1587, 1914, p. X X I V .
3
Milan, 1914, p. 191. ) Dans: Bédier et Hazard, Histoire de ta littérature française, 1.1, p. 198.

164 165
lui servira d'interprète de la vraie conception de la vie, de
Mentor sur le chemin du bonheur.
Pour avoir établi le système (bien souple) d'une morale
indépendante, il n'a pas renié sa foi chrétienne, seulement il
l'a réduite à l'inaction, du moins en théorie, dans ¿on livre.
CONCLUSION. C'est à soutenir cela que s'est bornée notre thèse ; elle ne
prétend se prononcer ni sur la nature de la philosophie de
Si notre thèse n'était point nouvelle, la manière de la Montaigne, ni sur les étapes de son évolution. Elle ne suppose
défendre l'était. En faisant l'analyse du texte des Essais, nous qu'une évolution des Essais dont la réalité est avouée par
avons expliqué l'origine et l'étendue de l'antagonisme entre l'auteur même : d'abord „puant l'estranger", ils correspondent
Sebond et Montaigne, sans révoquer en doute la sincérité de de plus en plus à son but de se peindre lui-même et l'homme
l'Apologie. La défense de la Théologie naturelle, lue par son en général.
traducteur à travers l'opinion théologique de l'époque, allait, Enfin, on se demande quelquefois : qu'importe aux
sous la plume du théologien dilettante, aboutir au dénigrement chrétiens, aux catholiques, que les Essais, livre prohibé par
de la raison comme critère de la certitude. La conviction qui, l'Eglise, soient un livre de bonne foi ? Rien, vraiment, ne les
chez Montaigne, en 1576, tantôt éclate en une déclamation intéresse dans cette œuvre, en tant qu'ils sont chrétiens ; ils
véhémente contre la faculté humaine de connaître, tantôt se n'y trouvent la vérité ni pour le dogme ni pour la morale;
manifeste par des tirades écrites dans un style railleur, rendait or, n'y a-t-il pas là un gage de leur sincérité à eux, lorsqu'ils
l'homme redevable à la foi de toute connaissance religieuse ; font l'apologie de Montaigne?
elle s'appelle „fidéisme" et elle dominait au seizième siècle la
majorité des philosophes catholiques et protestants en France.
Dès l'époque de la composition de ses premiers Essais, Mon-
taigne ne connaissait point d'autre théologie, et il n'a pas
changé la sienne jusqu'à la mort.
Ce qui lui a suggéré d'écrire l'Apologie de Raymond Sebond,
c'est une crise d'idées dans sa conception morale ; un instant il
a cru que, sans la Révélation divine, les normes de la sagesse
et la source du bonheur terrestre étaient introuvables. Plus
tard, réléguant au second plan la foi comme instrument dans
la recherche d'une doctrine morale, ainsi qu'il avait écarté
toujours la science, il ne se tourne plus vers la parole divine
que pour y apprendre des préceptes positifs et nettement
circonscrits ; pour le reste, c'est la raison, voix de la nature, qui

166 167

Anda mungkin juga menyukai