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Pour la suite du monde de Pierre Perrault

– l’étonnement du documentaire –

Yukiko Kano

Sous le soleil d’après-midi d’un printemps tardif, Léopold et Abel sont


venus sur les battures à trois miles de l’île. La mer est basse. Ils marchent à
la direction de la « pêche », dans l’eau qui leur monte jusqu’aux cuisses. Bien
que printanier, l’air salin est frais et le vent est fort au large du fleuve
Saint-Laurent. Au loin, on voit une droite et haute rangée de « harts »
plantés dans le lit du fleuve. C’est la « pêche ». Derrière la rangée, le fleuve
s’étend de toute sa grandeur. Et au-delà du fleuve, les Etats-Unis,
l’Atlantique. Impatient, Léopold se précipite devant le vieil Abel. C’est
Léopold qui crie le premier :

-On n’a pas manqué notre coup… !

En ce printemps de l’année 1962, le légendaire marsouin est revenu à


l’Île-aux-Coudres. Laissé seul par le grand fleuve qui s’étale à perte de vue
derrière lui, se débattant contre les perches solidement plantées, le jeune
marsouin a tout l’air d’un enfant perdu. Pourtant, il paraît bel et bien une
« bête lumineuse » descendue du ciel, aux yeux des deux hommes qui
l’attendaient. Comme pour rivaliser avec le bruit du vent et des vagues, ils se
crient à tue-tête : « c’est un beau, un beau !! », « c’est pas un beau gros, ça !? »,
« oui, c’est un beau ! » Mais, les yeux d’Abel, n’avaient-ils pas déjà capturé la
silhouette de la bête mythique, avant que Léopold s’en constate ? Abel, 76
ans cette année, se courbant lentement, touche des paumes de ses mains,
doucement, avec une tendresse infinie, le dos du précieux marsouin : « ça fait
38 ans… ça fait 38 ans que je t’ai pas vu mon gars ! » Sans doute, le marsouin
n’apparut-il pas sous son regard simplement comme un animal blanc égaré

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au beau milieu de l’océan, mais comme l’image même de tous les marsouins
rencontrés dans ses escapades marines d’autrefois, de celui qui n’avait
jamais quitté sa mémoire après l’arrêt de la pêche à l’île, 38 ans auparavant,
ainsi que de celui attendu tous les jours à travers le verre de sa « longue
vue », depuis qu’ils avaient « relevé » la pêche. Le marsouin réel ne déçoit pas
ses attentes. Au contraire. Il s’avère plus beau que n’importe quelle image
idéalisée. La légende de la « plus belle bête qui peut se prendre », fabriquée
par la mémoire et l’espoir des gens de l’île, magnifie la bête envoyée du réel.
Ou plutôt, elle la magnifie, parce que réelle. Si la légende se voit affirmer par
la réalité, quelle autre réponse peut-on donner à cette réalité, que le franc
étonnement de sa beauté ? Abel, toujours sur le marsouin, donne un ordre
précis : « il est à nous autres, il est à nous autres ! » La légende, alors, n’est
plus quelque chose qui flotte en l’air au gré des paroles disparates. Mais elle
met la réalité au monde, et naît à son tour à la vertu de cette réalité, afin de
pouvoir se partager avec autrui. Le marsouin qu’Abel tient entre ses mains
semble inaugurer l’avenir de l’île, qui fut longtemps gardienne de sa
mémoire.

Sur le film

Pour la suite du monde est un film qui montre le processus de la « relève »


de la pêche à marsouins, qui a eu lieu en 1961-1962, à l’Île-aux-Coudres, à
l’estuaire du fleuve Saint-Laurent, dans la province du Québec, située à l’Est
du Canada. L’île se trouve dans une sorte de détroit où le fleuve, se séparant
de l’océan, se rétrécit de façon précipitée. Les environs s’appelaient la
Nouvelle-France au 18e siècle, après le premier débarquement d’un
navigateur français au 16e siècle. En face de l’île, du côté du continent
canadien, on trouve Baie-Saint-Paul, site de tourisme très célèbre
aujourd’hui, et la ville de Québec à quelques dizaines de kilomètres vers l’Est
sur la même rive. Dans ce film, les habitants de l’île tentent de « refaire à
neuf » tout le processus constituant la pêche ancienne dont on dit qu’elle
était déjà pratiquée à l’île lorsque Jacques Cartier l’aborda pour la première
fois. Cette pêche consiste à capturer des marsouins vivants dans une sorte de

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piège construit d’environ 150 « harts » plantés dans le lit du fleuve, à trois
miles de l’île. Il s’agit d’une pêche collective et laborieuse qui demande des
mois de préparation. « A l’instigation des cinéastes » venus de Montréal, les
habitants de l’île, notamment ses plus vieux composants, ont accepté de
retracer ce processus grâce aux souvenirs qu’ils en ont gardés depuis 38 ans.
Ils se disent alors qu’il faut le faire pour « laisser les traces » de la mémoire,
ainsi que « pour la suite du monde »…
Pour la suite du monde est le premier long métrage dans l’histoire qui fût
filmé entièrement dans la langue spécifique du Québec. Il a été également le
premier long métrage produit par l’Office National du Film du Canada
(ONF), fondé en 1939 dans le but de « conserver l’histoire et la géographie du
Canada à travers les images animées ». Le projet du film a été proposé et
réalisé par Pierre Perrault (1927-1999) et Michel Brault (1928-). Ils ont été
de ceux qui furent engagés par la nouvelle section française de l’ONF, créée
lorsque celui-ci avait transféré son siège d’Ottawa à Montréal en 1956.
Juriste de formation, Perrault ne pouvant renoncer à sa passion de la
parole québécoise, il avait quitté les barreaux au début des années 1950, et
s’était fait employer par la Radio-Canada comme scénariste en freelance. Il
commença alors à récolter, à enregistrer avec son magnétophone, à
transcrire, enfin à mettre sur les ondes radiophoniques, les paroles vivantes
d’habitants des villages sur les côtes du Saint-Laurent. Ainsi en était-il
arrivé à se persuader que la parole vivante, la parlure, était la source même
de la tradition des Franco-Canadiens privés alors de tradition écrite, et par
conséquent d’identité. Sa rencontre d’avec l’Île-aux-Coudres se fit à peu près
en cette période. Durant près de 8 ans précédant le tournage de Pour la suite
du monde, il côtoya les habitants de l’île qui apparaissent dans ce film. Leur
« Québec » se révéla peu à peu aux yeux de Perrault, à travers leurs paroles
et émotions quotidiennes. Son partenaire, Michel Brault, était déjà alors un
caméraman confirmé. Il avait réalisé avec succès la caméra en mouvement
des Raquetteurs de 1956. Quelques années plus tard, son style dynamique le
fera remarquer par Jean Rouch qui l’engagera dans le tournage de ses films
ethnologiques. En 1961, quand ils se sont attelés au projet de Pour la suite
du monde, Perrault n’avait eu guère pour toute expérience de l’image que

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celle d’assistant d’un réalisateur de la télévision, et Brault était presque
vierge dans le domaine de l’enregistrement sonore. A peu d’années près, ils
ne se seraient pas rencontrés. Leur collaboration est en partie due à la
réorganisation de l’ONF à la fin des années 1950.
Perrault et Brault continueront leur carrière, après ce premier film,
toujours dans le domaine du cinéma. Perrault filmera au cours des années
1960 deux autres films se déroulant toujours sur l’Île-aux-Coudres. Mais dès
les années 1970, il se tournera momentanément vers les mouvements
politiques nationalistes. Deux remarquables films seront réalisés : Un pays
sans bon sens ! et Acadie, Acadie !?! Cependant, dans les années 1980 il
abandonnera le style du reportage et les sujets politiques, afin de se
consacrer aux mythes des amérindiens et à la nature de la zone polaire.
Quant à Brault, il prendra l’indépendance en compagnie de la deuxième
génération francophone de l’ONF qui fondera des écoles de documentaire
« engagé ». Il dirigera également. Les Ordres, sa réalisation de 1974, recevra
le prix de réalisateur au festival de Cannes en 1975. Perrault et Brault sont
aujourd’hui considérés et vénérés par leurs compatriotes comme fondateurs
de l’identité culturelle québécoise qui n’existait pas dans les années 1950.
Pour la suite du monde fut sorti en 1962. Immédiatement après, alors que
ses deux réalisateurs étaient encore inconnus sur la scène internationale, il
fut sélectionné pour participer à la compétition officielle du festival
international du film de Cannes, à son édition de 1963. C’était la première
fois qu’un film canadien partît à Cannes pour une compétition officielle. En
France, des critiques du cinéma ont trouvé dans ce film une toute nouvelle
approche documentaire, et n’en épargnèrent pas d’éloges le producteur et les
réalisateurs, qui de leur côté, restaient un peu perplexes, dira Perrault plus
tard, face à ce chaleureux accueil inattendu venant des Français.
Aujourd’hui, un demi-siècle plus tard sa production, on reconnaît à Pour la
suite du monde la place d’un des plus grands classiques de l’histoire du
cinéma québécois. En 2005, le film a reçu de la part de la société
nord-américaine Médiafilm, pour la première fois comme un film québécois,
le label de « chef d’œuvre ». Médiafilm est une entreprise qui distribue à
toutes les productions audio-visuelles du monde, sept grades suivant leur

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qualité artistique. Le plus haut de ces sept grades, savoir le label « chef
d’œuvre », est connu pour être très difficile à obtenir. D’ailleurs, sur tous les
films produits jusqu’à présent dans le monde entier, Médiafilm n’a décerné
ce label qu’à quelques 120 œuvres (dont Sept samouraïs de Kurosawa et Le
Voyage à Tôkyô d’Ozu), parmi lesquelles on ne compte que 4 films de
non-fiction, dont Pour la suite du monde.
Révisons maintenant un peu l’histoire du cinéma. Du point de vue des
classements par « genres » cinématographiques, Pour la suite du monde est
considéré comme une œuvre majeure du « cinéma direct », courant
documentaire apparu de la fin des années 1950 au début des années 1960 en
Amérique du Nord, dont les partisans le plus connus étaient les Américains
Weismann ou frères Mayles. Mais en France, on le baptisa du nom de
« cinéma-vérité ». En outre, le langage universitaire l’appelle parfois
« cinéma du vécu », s’inspirant de la notion de « vécu », développée par les
existentialistes et mise en image par Shoah de Claude Lanzmann (1985). Il
est certain que l’idée du « documentaire » de Pierre Perrault recoupe jusqu’à
un certain point la pensée esthétique et philosophique sur le réel, qui fonde
chacun de ces « genres ». Mais de manière générale, aucune histoire du
cinéma ne semble encore tenir suffisamment compte du contexte de
naissance du « cinéma direct » du cru du Québec, spécifique à l’histoire des
Franco-Canadiens.
Pierre Perrault laissa dans un livre en 1983 une phrase célèbre : « le
documentaire consiste à saisir le vif en flagrant délit de légender. » Ces mots
pourraient sonner comme une définition, mais ils ne disent rien d’abstrait en
fait. Du moins, ce que Perrault tente d’exprimer à travers cette belle formule
semble être quelque chose de beaucoup plus concret que les vues fondant les
associations et rapprochements stylistiques dont résultent les « genres »
comme le direct cinema ou le cinéma-vérité. Car, à l’origine de cette formule,
il y avait Pour la suite du monde, et avant le film, une dizaine d’années
passées aux côtés des gens de l’île dans l’estuaire du Saint-Laurent. C’est sur
cette île que Perrault fut témoin de la transformation en réalité, à la vertu
du matériel d’enregistrement et de tournage, d’une mémoire collective,
restée latente dans la tête de vieux habitants, en forme de paroles volontes.

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Aussi ne serait-on pas autorisé à supposer que le « documentaire » fût pour
lui simplement un genre, encore moins un style de cinéma. Il semble que le
« documentaire », tel qu’il se dessinait à ses yeux au gré des efforts qu’il
perpétua durant sa vie pour en saisir et dire la nature, lui ait toujours paru
comme une entité vivante puisant tout son sens dans une expérience
toujours spécifique, voire singulière.
Ne nous étonnons donc pas si Pour la suite du monde nous étonne encore
aujourd’hui. Bien davantage que par sa belle photographie et la présence
frappante des gens dont il met en scène le geste et la parole, ce film nous
étonne en effet, par le fait même qu’il est documentaire. Cet étonnement-là,
n’indique-t-il pas au fond une compréhension intuitive et complète de
l’œuvre ? Car l’étonnement est par définition un sentiment inséparable de la
reconnaissance, sinon la prescience, du singulier. Disons que ce film, ainsi
que l’entité de pensée et de pratique que Pierre Perrault désigne sous le nom
de « documentaire », dont le film est la preuve, sont des expressions de la
singularité d’un vécu, comme l’est tout excellente œuvre d’art capable de
provoquer un étonnement universel.

L’étonnement du documentaire

Cependant, Pour la suite du monde ne parle pas de quelconque


événement important de l’histoire, ni même de la vie d’un héros. Pour
reprendre les termes de Pierre Perrault, il ne fait que suivre un processus de
réalisation d’un projet d’animation locale, conçu et mené par des « hommes
oubliés par les images, négligés par la littérature et qui, eux, apprenaient à
vivre en vivanti », avec leurs modestes finances et pour tout appui moral leur
nostalgie du passé, restée longtemps muette. Pourquoi un film si humble, si
sobre de cadre et de moyens, arrive-t-il, après plus d’un demi-siècle, à
étonner notre regard habitué à toutes sortes d’images aussi fortes que
« vraies » ?
On voit se dérouler dans le générique de la fin du film une phrase
suivante : « les gens de l’Île-aux-Coudres (…), en 1962, ont vécu et joué les
événements de ce film. » Cette précision reprend en substance celle du début

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du film : « Jusqu’en 1924, les habitants de l’Île-aux-Coudres tendaient une
pêche aux marsouins sur le fleuve Saint-Laurent. A l’instigation des
cinéastes, les gens de l’île ont « relevé » la pêche, pour en perpétuer la
mémoire. » Perrault dira plus tard : avec cet « avertissement » et cette
précision, il mettait « en garde le spectateur contre la tentation de [le] croire
sur fictionii ».
Dans l’étonnement que ce film suscite par le fait d’être documentaire,
nous pouvons d’une part indiquer celui qui relève de la réaction de notre
esprit rationnel, réaction discrète et sans manifestation immédiate, qui
consiste à voir apparaître, par un inversement de regard introspectif, une
valeur inaperçue dans ce que nous croyions savoir, autrement dit, l’inconnu
dans le connu. Il s’agit d’une « situation métaphysique » « qui consiste à
s’étonner de ce qui est familier », et qui se distingue en cela du « tourisme »
qui s’étonne « tautologiquement de ce qui est étonnantiii », telle qu’en parle
Frédéric Nef dans Qu’est-ce que la métaphysique ?. Disons que c’est un
étonnement né à la vue du « réel », portant des empreintes d’un regard
spécifique et ainsi se séparant du « factuel ». De l’autre part, il y a un
étonnement, normal, face à une « réalité » racontée comme s’il s’agissait
d’une fable. Cet étonnement, appelons-le pour l’heure « résistance du sens
commun ».
Développons un peu plus sur le dernier étonnement. Il s’enracine dans la
notion coutumière et répandue de la « réalité », celle même qui fonde l’utilité
du documentaire considéré comme un support pour tenir « registre du réel ».
Une telle « réalité » est marquée par le temps présent, par l’« actualité ». A
fortifiori dans le domaine de l’image, le temps présent est considéré comme le
temps par excellence dominé par le hasard, et ainsi exclu de toute
représentation. Le territoire de la représentation, ce sont, évidemment, les
souvenirs et les fables. En ce sens, on peut dire que l’opposition que le sens
commun établit entre le documentaire et la fiction correspond en profondeur
à une opposition épistémologique que l’on suppose entre le réel et le récit,
entre le hasard et la nécessité.
Remarquons au passage que dans la quasi-totalité des films
documentaires commercialisés de nos jours, toutes les innovations

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technologiques sont déployées au profit d’impressions d’actualité et de
hasard que l’on tente de ce moyen de donner aux images montées. Sans
doute, la narration qui n’inspire nullement le mot de hasard dans Pour la
suite du monde, dérange-t-elle notre « sens commun » nourri d’images plus
vraisemblables les unes que les autres, d’autant plus que ce film ne cache
pas, affirme presque, une volonté à narrer, savoir à donner un sens et une
signification à un cycle de vie. Nous ne pouvons dissimuler que le film, tout
en étant une suite de séquences au « temps présent », n’en est pas moins
« raconté », ouvertement de surcroît : sa narration est assurée tour à tour par
des paroles enregistrées d’un Grand-Louis ou d’un Alexis, bien des années
avant le tournage du film, et par des images savamment montées
postérieurement au tournage. Perrault avait raison de « mettre en garde le
spectateur ». Car il savait que le principe de son idée de documentaire qu’est
la « réalité mise en scène par la vie », était incompatible avec la base
épistémologique commune concernant la réalité, qui assure d’ailleurs la
position du consommateur de la fiction de tous les temps. Il savait que, plus
mensonger est un film documentaire, plus facilement il risque d’être perçu
comme « vrai » par le spectateur.
L’étonnement philosophique (« je ne savais pas finalement alors que je
pensais savoir »), et la résistance du sens commun (idem, « la réalité est
imprévisible, et par là même impossible à narrer ») convergent et reviennent
au fond à un seul et même étonnement. Dans celui-ci, nous voyons devenir
incertain le fondement de la certitude que la « réalité », en tant qu’entité
extérieure à notre conscience, ne puisse être vécue ni expliquée que
partiellement, au moment où elle se déroule sous nos yeux. Par ailleurs, nous
sommes constamment exposés aux assauts d’images journalistiques et
médiatiques qui ont tendance à amplifier la peur ou l’attente du public
vis-à-vis de l’imprévisibilité du réel. Au terme, naîtra un raisonnement
curieusement hâtif selon lequel la réalité, du fait même qu’elle est
accidentelle et imprévisible voire invisible dans sa totalité, devrait être
« plus étonnante que la fiction ». Devra-t-on parler du scepticisme du temps
contemporain, comme résultat combiné du scientisme du 19e siècle et de la
surabondance d’images de la culture populaire d’aujourd’hui ? Bien sûr,

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Perrault ne cherche en aucune façon à réhabiliter le vieux providentialisme
contre cette vision courte et erronée de son public. Pour savoir ce qu’il
pensait du rapport entre le réel et la narration, il suffit de lire le passage
suivant, où il raconte rétrospectivement ce qui l’avait motivé à tourner Pour
la suite du monde :

C’est le commencement d’une nouvelle pêche. La preuve de l’ancienne. Le


bien-fondé du présent. L’île aux Coudres commence à ressembler à une île
aux Coudres idéale, mémorable, qui risquait de devenir légendaire et de
tomber, petit à petit, dans l’oubli. La légende inscrite dans les mémoires
ne survit pas à la mémoire. La mémoire est un vécu qui se raconteiv.

Or, Perrault considérait son « documentaire » comme une pensée et


pratique aux antipodes du « cinéma », mot qu’il a tant détesté. Il incluait,
dans le domaine du « cinéma », ou plus modérément, parmi les images
contribuant à satisfaire la soif de vraisemblable du public en occultant le réel,
non seulement les fictions et les films de reconstitution (comme certains
films historiques d’Eisenstein), mais aussi des films documentaires servant
de propagande politique (comme celui de Solanas). Ce qui distinguait pour
Perrault son « documentaire » de tous les films de fiction réaliste ou au
visage de non-fiction, semble avoir été cette conscience que « l’expérience
vécue ne peut devenir réelle que racontée par celui qui l’a vécue ». Sans
doute, pourrait-on repérer là l’une des raisons pour lesquelles bien des gens
ont jusqu’ici trouvé Pour la suite du monde « pas très documentaire ».

Le genre cinématographique dit « documentaire », du point de vue


de son histoire

Afin de bien comprendre la singularité de la pensée du documentaire de


Pierre Perrault, nous aurons besoin de situer celle-ci dans la masse
d’acceptions qu’a reçues jusqu’à présent la notion de documentaire dans le
domaine du cinéma. Car, le « documentaire » tel que nous en parlons
aujourd’hui est aussi un produit de l’histoire, et ainsi une notion bien

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complexe, ayant été déterminée et modifiée par les circonstances de chaque
période de son développement.
Or, le mot documentaire est bien intégré dans notre langage quotidien et,
dans le domaine d’histoire du cinéma, on en parle comme s’il s’agissait d’un
genre ayant toujours existé. Il n’en demeure pas moins un terme bien
difficile à définir. Comme en littérature, l’opposition usuelle
fiction/non-fiction devient aléatoire aussitôt qu’on y inclut le genre d’essai, le
documentaire diffère d’une façon ambiguë de la fiction ainsi que du
reportage.
Au commencement du cinéma, était le documentaire (les frères Lumière).
Mais dès avant les années 1920, le style documentaire se distinguait des
films d’information. En 1928, un réalisateur russe de films d’information,
Dziga Vertov, réalisa le célèbre film muet du genre « documentaire
expérimental », sur la ville d’Odessa sous le règne de Staline : L’Homme à la
caméra. Avant Vertov, en 1922 en Amérique du Nord, vit le jour le premier
film « ethno-documentaire », Nanouk of the North, sous la direction de
Robert Flaherty. Celui-ci avait passé exactement un an en compagnie d’une
tribu d’Inuits, dans leur territoire du Nord, jour après jour. En 1926, le
même Flaherty partira en Océanie pour passer des mois aux côtés d’une
famille polynésienne des îles de Samoa. Il en fera le film Moana.
C’est à ce moment-là que le mot « documentaire » au sens actuel est entré
en langue anglais ; c’est quand John Grierson, producteur anglais et premier
commissaire de l’ONF, écrivit ainsi dans son article sur Moana de Flaherty :
« Ce film, étant un compte-rendu des événements de la vie quotidienne d’un
jeune Polynésien et de sa famille, a évidemment une valeur documentaire. »v
Alors que, jusqu’alors, le mot « document » désignait en langue anglaise
uniquement les rapports ou comptes-rendus sur support papier, qui
servaient souvent de manuel pédagogique, à partir de l’usage par Grierson
de ce mot au sens de film « factuel et authentique », il fut rapidement mis en
circulation afin de s’appliquer à un genre cinématographique spécifique.
Dans les années 1930, le film documentaire intéresse l’Eglise catholique
qui prohibait jusqu’alors le cinéma en général en le considérant « immoral ».
Surtout dans les nouvelles colonies à christianiser, des prêtres ayant

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découvert l’efficacité de l’image filmée dans la communication avec les colons.
Il s’agissait d’une efficacité « éducative ». Au Québec notamment, des
remarquables films à l’usage de nouveaux colons en Abitibi par exemple, ont
été faits par l’Abbé Albert Tessier ou l’Abbé Maurice Proulx. Aussi peut-on
presque dire que l’histoire du cinéma documentaire québécois a commencé
par les productions ecclésiastiques. Ces films demeurent aujourd’hui encore
de rares et importants documents restés de l’époque appelée « Grande
noirceur ». Quoi qu’il en soit, si les institutions comme l’Etat et l’Eglise ont
donné crédit au film documentaire dès le début de son histoire, c’est parce
que ce genre de film avait à leurs yeux une évidente qualité éducative. Cet
aspect « éducatif » reste jusqu’à présent l’une des facettes caractérisant la
notion de « documentaire ».
Durant la deuxième guerre mondiale, nombreux films d’information
furent produits, de toute évidence, dans tous les pays y participant. Mais
dans le domaine du documentaire créatif, il y eut aussi un nouveau chef
d’œuvre : Le Triomphe de la volonté de Leni Riefenstahl (1935). Ce film,
réalisé sous l’égide du parti nazi, s’était avéré néanmoins remarquable de
qualité esthétique et dramatique, bien au-dessus d’un film de propagande
politique. Avec Riefenstahl, la poésie vint habiter les images d’« actualité ».
D’autre part, les expériences de la deuxième guerre mondiale et les films
d’Etat cachés ont ajouté une toute nouvelle signification à la notion de
« documentaire » : celle des « archives » (au sens foucaldien du terme). Les
pellicules recelant des images de camps de concentration sous le Troisième
Empire ou en Russie stalinienne, ou encore de l’armée japonaise en Chine,
demandaient l’intervention des historiens à long terme, sans toutefois
pouvoir se diffuser au grand jour dans l’immédiat.
Or, les citoyens de tous les pays ayant participé à la guerre gardaient, à la
fin de la guerre, des visions de leur patrie en ruine. Ces visions se gravèrent
dans leur mémoire. Le cinéma réaliste, comme le neorealismo italien d’un
Rosselini, suivit de près le choc provoqué par les expériences visuelles de la
guerre massive. La deuxième guerre mondiale a été la première guerre
filmée, de plus de façon aussi marquante pour l’inconscient collectif. Aussi la
mémoire populaire de la guerre, sans cesse réactualisée par des images,

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a-t-elle pu générer une sorte de charge émotionnelle extrême qui aura sans
doute ajouté à la notion de documentaire la signification d’« image vraie et
choquante ».
La guerre terminée, dans les années 1950, la télévision apparut, en
prenant le relais de la radio. Cependant, la star de la culture populaire
d’après-guerre était tout de même le cinéma. Des années 1950 aux années
1960, le cinéma renforça son aspect de culture internationale. C’était
l’époque où, dès qu’un film excellent venant d’un pays non occidental faisait
son apparition dans un festival de cinéma, on en faisait un événement. Le
cinéma paraissait aux consommateurs d’images de la nouvelle époque un
divertissement plus ou moins facile d’accès et une source de possibilités
d’expression esthétique subjective à la fois. Le deuxième âge d’or du cinéma
s’ouvrait. Le cinéma direct, la nouvelle vague, Kurosawa, Fellini,
Bergmann… ces noms illustres sont autant de styles cinématographiques
qui peuplaient alors l’écran du monde. La paix semblait être revenue. Les
nouveaux consommateurs d’images attendaient du cinéma une diversité de
plus en plus grande.
C’est alors que les films de Jean Rouch ou de Pierre Perrault arrivaient
sur le marché. Un nouveau documentaire donna naissance à toute une école
d’expression esthétique subjective. Des années 1950 aux années 1960, des
technologies nouvelles étant mises à disposition des cinéastes
documentaristes, les images changèrent : les moments fugaces de la vie
quotidienne ou les mouvements de la masse du point de vue de la masse,
sont devenus filmables. On sait aujourd’hui que le cinéma direct et son
succès, suivis de l’apparition de la nouvelle vague et de sa fraîcheur, sont des
résultats de la révolution technologique des moyens de tournage.
Dans la seconde moitié des années 1950, la première caméra portable,
Arriflex, pour la pellicule de 16 mm, a été inventée par la firme allemande
Arri, et tout au début des années 1960, Nagra III, le premier enregistreur
synchrone du son mis en vente. A partir de ce moment-là, la caméra
documentaire s’est donné la liberté de « bouger », et de se diversifier en style.
Arriflex, bien que lourd de 20 kilos, pouvait être portée à l’épaule. Brault
a d’ailleurs filmé avec cette caméra Les Raquetteurs, premier court-métrage

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francophone de l’ONF (1956). En l’occurrence, le procédé qu’on appelle
« caméra à l’épaule » est à l’origine l’invention de Brault. Les images filmées
de cette façon étonna et plut, dès qu’elles ont été vues à l’écran.

Quant à Nagra III, c’était le


premier appareil d’enregistrement
sonore capable de marquer le temps
sur les bobines et de permettre
d’enregistrer en même temps que le
tournage. Il pesait comme la caméra
20 kilos et traînait derrière lui 200
pieds de fil, mais quand même, ce
fut le bonheur des documentaristes.
Dans Pour la suite du monde, bien
des scènes ont été filmées grâce aux quart ». Surtout, la possibilité
innovations technologiques, comme d’enregistrer les sons en temps réel
les mouvements du bateau « en pour les scènes de dialogue ou de
conversation (par exemple les
conversations chez Abel après la
première journée de travail, ou la
dispute de Léopold et d’Alexis à la
forge), a particulièrement réjoui
Perrault.

D’un autre côté, les appareils étaient encore dans leur premier état de
développement. Ils étaient lourds, « éléphantesques » (d’après Perrault) et
traînaient de longs câbles derrière. La caméra était bruyante dont le bruit
devait être étouffé pour ne pas déranger le travail de l’enregistrement et de
la sonorisation avec force moyens que Brault, ingénieusement, inventait à
chaque fois.
Des années 1960 aux années 1970, nous avons vu l’apparition de films

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documentaires « engagés ». Sous le règne du marxisme en Occident, le
cinéma documentaire s’est vu à un moment donné investir d’un rôle de
manifeste dans la propagande politique menée par des minorités de l’ère
post-coloniale. Surtout au Québec comme en Amérique latine, des cinéastes
comme Denis Arcan, Falardeau, Getino ou Solanas, ont tourné des films
radicaux dont la violence de propos visuel attira la censure du gouvernement.
Le documentaire comme moyen de la propagande politique avait été
jusqu’alors un genre réservé à l’Etat. Mais à partir de cette date, ce genre,
soutenu par la caméra venue filmer les mouvements de masse du point de
vue de la masse, allait appartenir au peuple. Lorsque nous disons
aujourd’hui le « documentaire social », il reste forcément dans l’expression du
sens de « lutte de la minorité radicale », hérité des années 1970.
Or, dans les pays occidentaux, la télévision avait déjà été mise à
disposition des foyers dès les années 1950. Mais il fallait attendre encore les
années 1980 pour qu’on voie son influence excessive telle que nous la
connaissons à l’heure actuelle, sur la communication de la vie quotidienne.
Ainsi, dans les années 80, le documentaire est pris en charge par la
télévision, tandis qu’au cinéma, les fictions, majoritairement américaines,
font florès. En réponse à la demande du marché, et probablement suite aux
déceptions des issues des mouvements politiques contre l’impérialisme
capitaliste, beaucoup de documentaristes se sont « convertis » en fiction.
Ainsi, au Québec, vit-on de grands réalisateurs du cinéma direct, comme
Claude Jutra ou Denis Arcan, s’orienter vers la fiction. En revanche, les
spectateurs de la télévision ont vu augmenter des programmes intitulés
« documentaires » à leur petit écran. Le mot documentaire allait d’ailleurs se
banaliser à vue d’œil à partir de cette période-là. A la télévision, presque
n’importe quel contenu filmé, contenant des images d’actualité, plus ou
moins montées, pouvaient passer pour du documentaire. Les sous-catégories
se sont depuis lors multipliées : le documentaire social, le documentaire
animalier, le documentaire écologique, le documentaire éducatif, le
documentaire historique, le documentaire scientifique, etc. Dans la gamme
d’acceptions du mot documentaire dont nous faisons actuellement usage,
occupe une grande part le sens très banalisé désignant l’ensemble des

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productions journalistiques quotidiennes.
Au grand écran, on projetait également des films documentaires toutefois.
On sait qu’au Canada, par exemple, qui est un pays producteur d’images
documentaires par excellence, un grand budget d’Etat est consacré aux
productions de certains types de documentaire, qui seraient divisés comme
suit : documentaire éducatif, documentaire scientifique, documentaire
écologique. Par ailleurs, le Canada a connu dans les années 1970 un essor
dans le domaine des innovations du système de projection. Dans les années
1980, le système IMAX, qui permet de projeter des films de haute précision
sur un écran géant hémisphérique, ainsi que les salles de cinéma appropriés
se sont installés dans plusieurs villes. Ainsi, le documentaire à but éducatif
et à contenu scientifique reste-t-il un domaine privilégié qui bénéficie de
grands budgets d’Etat. En ce qui concerne le documentaire social, comme
nous le montrent les films de Michael Moore, il se focalise de nouveau sur les
« événements », réels, provoqués ou créés.
Mais, pour ce qui est de l’innovation esthétique et du changement de
perspective de la caméra, des représentations au « vécu », ainsi que d’une
profonde remise en question de notre regard sur le « réel », enfin de tous ces
effets du cinéma direct, qui ont amené certaines œuvres de la fiction, non
seulement cinématographiques, mais aussi littéraires, à créer de nouvelles
façons de raconter, il semble que l’industrie du cinéma documentaire
postérieur au cinéma direct n’ait pas vraiment produit d’œuvres marquantes.
En revanche, à cause de l’usage généralisé du webcom de ces dernières
années, nous voyons aujourd’hui presque à toutes les heures proliférer
d’innombrables « films documentaires » de caractère souvent
autobiographique sur le marché virtuel. Alors qu’en est devenu le cinéma
direct aujourd’hui, qui avait su dégager la parole sociale de la pensée
subjective, et la pensée subjective du regard collectif, cela à la vertu du
« réel », au milieu du 20e siècle ?
Le cinéma documentaire de nos jours semble être devenu un genre
technique qui se subdivise en fonction de ses utilités, comme conséquence
des mouvements sociaux et des innovations technologiques, et également en
réponse à de mutuels empiètements du privé sur le terrain du public et du

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public sur celui du privé, à tous les niveaux de la société. Le documentaire a
donc pour utilité de donner des informations sur les actualités, du contenu
éducatif, des connaissances géo-historiques, de la sensation d’« événements »,
ou d’images de la vie quotidienne toujours davantage individualisées. Ces
films ont une fonction commune qu’est de « donner l’illusion du réel ». Et leur
caractère commun, c’est que leur choix d’objet, leur éloquence et leurs effets
du réel, sont grandement tributaires des qualités du matériel.

Le besoin d’un « documentaire » des Franco-Canadiens des années


1960

Il est certain que certaines conditions étaient réunies dans le contexte qui
avait amené le projet de Pour la suite du monde à sa réalisation : conditions
institutionnelles et technologiques surtout. Mais elles ne se sont pas
présentées sur un plat. Elles ont été saisies par les réalisateurs. Un besoin
intérieur qui les motivait leur avait permis de les reconnaître comme
favorables.

(…) toute ressemblance avec la réalité, loin d’être fortuite, au contraire,


résultait de la volonté des cinéastes étonnés par cette puissance inconnue
des instruments nouveaux qui leur incombait comme une marche à suivre
(souligné par nous)vi.

Cela revient à dire que l’idée du film n’était pas née des conditions, ni les
images des moyens capables de les produire. Le fait que le « réel » réside
dans le regard de celui qui le voit et, pour prendre forme, n’exige de celui-ci
que d’être fidèle à lui-même et à ce qu’il voit, c’était une chose bien évidente
pour Perrault, et semble être perdue aujourd’hui de la perspective des films
documentaires à grands budgets.
Ce serait peut-être aller un peu loin dans l’affirmatif si nous disions que
Pour la suite du monde était destiné à naître dans le Canada francophone
des années 1970. Ce qui est certain, c’est que ses réalisateurs pensaient ainsi.
Surtout pour Perrault qui en éprouvera toute sa vie le grand besoin de

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rationaliser le contexte certes « miraculeux » de sa propre naissance en tant
que documentariste. Dans les années 1950, il fallait un documentaire pour
rendre la « réalité » franco-canadienne – « une réalité qui ne se savait pas
encore québécoise », a-t-il précisé – sans la dénaturer ni l’adapter à une
forme narrative existante vii . A cette époque, se rappellera Perrault, les
réalisateurs étaient « à la recherche d’une image brute, d’une image qui ne
serait pas mise en scène au service de la caméra », ainsi que « d’une caméra
au service de l’image et d’une image mise en scène par la vieviii. » Autrement
dit, ces Franco-Canadiens débutant en carrière d’image étaient en pleine
invention du documentaire en tant que moyen de transformer le hasard en
nécessité, un vécu aléatoire en épopée.
A la fin des années 1950, alors que le monde occidental (y compris le
Japon) accueillait à bras ouvert l’arrivée d’une nouvelle culture de la
consommation, par le biais des produits américains, le Québec n’était pas
encore le pays des Québécois. Ce n’était qu’une petite province orientale du
continent canadien, appelée à l’occasion « Bas Canada ». La population
francophone, population composée de « porteurs d’eau », de « nègres blancs
d’Amérique », parlant une langue interdite en public et transmise par l’effort
archaïque de l’Eglise qui leur interdisait ainsi pratiquement l’accès aux
statuts supérieurs à leur naissance. Sans aucune histoire écrite ni
historiographie de leur pays, qui eût pu les placer à côté des grandes nations
continentales, ils n’avaient que l’oralité pour tout moyen de se rendre compte
et de justifier leur différence. Sans histoire écrite, pas d’identité culturelle,
voilà la règle. La passion et l’acharnement de Perrault, durant les années
1950, pour l’enregistrement et la sauvegarde du langage oral, sont
sensiblement éloquents. Ainsi, Perrault resta-t-il à l’affût de la moindre
parcelle de la « réalité qui ne se savait pas encore québécoise » pendant les
années 1950, en attendant les moyens et circonstances adaptés à la rendre
telle qu’il la concevait.
En 1959, la section française de l’ONF fut indépendante ; les réalisateurs
franco-canadiens se virent offrir l’opportunité de réaliser leurs propres
projets. De 1952 à 1962, des innovations techniques pour l’enregistrement et
le tournage se succédèrent. Enfin en 1959, Maurice Duplessis, après avoir

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régné pendant plus de 20 ans la province du Québec avec une politique
conservatrice et en étroite entente avec l’Eglise, mourut. L’année suivante, le
parti libéral de Jean Lesage a pris le relais. Avec le changement d’Etat, le
Québec démarra sa rapide progression vers l’éveil d’une identité nationale,
sur le plan tant politique que culturelle. Ce mouvement qui allait se
poursuivre pendant plus de 10 ans en impliquant les artistes et penseurs de
divers domaines, on l’appelle « révolution tranquille ». Le cinéma
documentaire en faisait partie prenante. Alors n’est-il pas étonnant que la
« volonté » des cinéastes franco-canadiens ayant participé à la naissance du
documentaire québécois, ne fût nullement motivée par la recherche d’une
esthétique du singulier, mais par la conscience de leur singularité, doublée
du sentiment de « responsabilité » à l’égard de leur communauté
d’appartenance.

Dans la mesure où une caméra pouvait, sur le champ, capter, en synchro,


l’image et le son, nous nous sentions responsables de cette mémoire
décuplée. Que faire de ce nouveau regard sinon regarder, de cette mémoire
magnifiée sinon mémoriser ? Pour mettre en archives sans doute. Je veux
bien. Dans la mesure où je revendique le privilège de ne pas appartenir à
l’énorme machine à faire rêverix.

Cette « mémoire » qu’il vit alors soudain magnifiée par son Arriflex, c’est
une mémoire collective, qui était jusqu’alors restée à peine visible, lisible,
repérable. Si les gens qui l’avaient conservée dans la sonorité spécifique de
leur parlure ne croyaient pas en la possibilité de la rendre réelle, la reliant
au présent, Perrault ne les aurait sans doute pas rencontrés. Qu’est-ce que le
réel, sinon la mémoire partagée ? Comment se serait-il senti « responsable »
envers elle, sans la conviction qu’avec leur réalité rendue, la sienne serait
assurée aussi, puisqu’il partage avec eux le passé et le futur. Le
documentaire lui parut sans doute être ce qui ferait le lien nécessaire entre
le Québec tel qu’il a été et le Québec tel qu’il devait être.
Plus tard, le sentiment initial de « responsabilité » se développera chez
Perrault en une sorte de principe de toute sa pensée appelée

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« documentaire ». Quand il affirme : « le documentaire m’est un maquisx », en
1995, il ne faut pas y entendre quelque chose comme un défi lancé contre la
société de consommation, qu’il tiendrait tenir avec ses activités de cinéaste à
la manière d’un Michael Moore par exemple, – car il ne devait pas ignorer
qu’une telle chose était de toute façon impossible – mais une sorte de
synthèse tirée des préoccupations et des convictions qui l’avaient
constamment conduit jusqu’à la fin de sa vie à s’exprimer à travers les
images. Il n’oppose pas à son « documentaire » uniquement les films de
fiction proprement dits, mais tout ce qui met en danger son existence, savoir,
tout ce qui rend les spectateurs insensibles à une image du peuple qui tente
de rendre réel sa mémoire cachée et non écrite, à la vertu de mots tout
personnels qui ne se trouvent pas dans les dictionnaires. Le danger pour son
« documentaire », c’est ce qu’il appelle « cinéma ». Le « cinéma » n’est autre
pour Perrault que le désir généralisé de mensonge du public, servi par
l’hypocrisie du réalisme, qui s’infiltre des deux côtés dans les énoncés du
média visuel, de la littérature, du sport, des sciences sociales, de la politique.
Le « cinéma » aliène par définition selon Perrault, car il « dépossède l’homme
de lui-même », et le pousse toujours à revêtir une identité qui n’est pas la
sienne, au gré des images et idées « vraisemblables et fantastiques » à la fois.

Une culture cinématographique, façonnée par la fiction, comment


peut-elle lire le documentaire ? C’est le regard du spectateur qui pose
problème xi.

Mais une telle problématique relative au « documentaire » nous ouvrirait


un champ tout différent de réflexion, en nous conduisant loin de Pour la suite
du monde…

Pour finir notre commentaire, revenons pour une dernière fois au film en
question, et à la source même de l’étonnement qu’il soulève en nous, savoir, à

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l’émotion en temps réel qu’il offre et renouvelle.

Que l’étonnement du documentaire soit de nature philosophique, ou issu


de la résistance du sens commun, ce qui le révèle à nous est une seule et
même chose : c’est l’émotion. Celui qui a suivi attentivement séquence par
séquence tout le déroulement de ce film, n’a certainement pas su s’empêcher
de se laisser prendre d’émotion, lorsqu’il est arrivé à la scène de la capture
du marsouin, située à 10 minutes de la fin du film. Il a alors dû reconnaître
clairement que c’est une émotion qui vient justement de l’illisibilité des
émotions d’Abel et de Léopold aux yeux de tous ceux qui n’ont pas suivi leur
histoire. L’attente et l’espoir qui se gonflent et s’apprêtent à s’envoler dans
leur cœur, à mesure qu’ils pressent le pas vers le marsouin, lui auront paru à
la fois sensibles et compréhensibles, tout en étant incompréhensibles pour
les autres. Face à l’écran où l’on voit Abel et Léopold se courbant sur le petit
marsouin, humble cadeau donné par la nature contre de si longs et laborieux
efforts, un spectateur réceptif et attentif aura compris la gratitude et
l’émerveillement qu’ils éprouvent en leur for intérieur. Ce n’est pas un Moby
Dick, eux ne sont pas un capitaine Ahab, mais il n’y a rien sur terre ni dans
la fiction, qui vaille autant que la beauté du précieux marsouin. Le contraste
de l’humilité du réel et de l’émerveillement qui y donne toute sa grandeur
cachée, voilà qui émeut le spectateur, et qui l’étonne encore aujourd’hui.
Aussi, en est-il de même pour la caméra documentaire. Parce que la caméra
affirme son regard, et par conséquent s’affirme, en même temps que les gens
de l’île s’affirment en affirmant leurs émotions par leurs mots propres. La
caméra documentaire commence à exister, à mesure que les images de son
réel s’inscrivent dans le temps et dans l’espace. En filmant des gens qui se
racontent et apprennent à s’appartenir de mieux en mieux, la caméra aussi
apprend à parler d’elle-même.
Il nous est aujourd’hui impossible de savoir au demeurant quelle force
d’affirmation de soi soutenait Perrault et Brault durant le tournage de Pour
la suite du monde. Nous y aurons cependant assez compris, à nous rendre
compte que ce film si singulier raconte l’histoire de gens qui ont tenté de
vivre leur propre vie, pour une fois. Si le fait que ce film soit documentaire

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nous étonne encore aujourd’hui, le plus étonnant dans cet étonnement,
n’est-il pas le soupçon inattendu qui germe en nous, que nous aussi, nous
puissions peut-être vivre notre propre réel ?

i Pierre Perrault, « Discours sur la parole » in De la parole aux actes, l’Hexagone, Montréal,
1985.
ii Id., Pour la suite du monde, récit, avec photographies de Michel Brault, l’Hexagone, p. 8.
iii Frédéric Nef, Qu’est-ce que la métaphysique ?, Gallimard, 2004, p. 38.
iv Perrault, Pour la suite du monde, op.cit. p. 103
v Jack C. Ellis, Betsy A. McLane, A New History of Documentary Film, Continuum

International, New York, 2005, p. 3.


vi Perrault, Pour la suite du monde, op. cit. p. 8.
vii Id, Cinéaste de la parole. Entretiens avec Paul Warren, l’Hexagone, Montréal, 1996, p.

17.
viii Id., Pour la suite du monde, op. cit., p. 278.
ix Ibid ., p. 8.
x Id., L’Oumigmatique, ou l’objectif documentaire, l’Hexagone, 1995, p. 23.
xi Ibid ., p. 17.

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