EG
Géographie arabe
2005-2
p. 176-191 Les représentations
paysagères
dans la géographie arabe
classique des V I I I e - X I e siècles.
Méthodes et modèles
paysagers
Lamia Otthoffer-LATIRI
Chargée de mission, Bergerie nationale, Parc du Château, 78120 Rambouillet
lamia.otthoffer@educagr.fr
@ EG
2005-2
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héritage hellénistique, elles se sont inspirées des méthodes d’analyse religieuse : l’exé-
gèse. La corrélation entre les différentes terminologies techniques abordées plus loin
et qui se retrouvent dans les deux disciplines, explique le lien entre la description géo-
graphique de la terre (sûrat-al-ard) et les différents recours au Coran dans la concep-
tion religieuse du monde.
Techniquement, la shari’a est un corpus de règles de droit élaboré à partir des
ussul (les sources du droit, fondements) et en conformité avec leurs commandements
tant du point de vue « matériel » que « formel ». Du point de vue matériel, la règle de
droit doit avoir un contenu directement inspiré des préceptes islamiques. Du point de
vue formel, elle doit se rattacher à une des sources officielles du droit, qui sont dans
l’ordre : le Coran, la Sunna (la Tradition du prophète), le ijmaa (le consensus), le qiyas
(l’analogie). Ces sources du droit sont structurées selon un schéma strictement pyra-
1. Sens de l’observation
midal, notamment parce que toute norme de droit doit pouvoir se rattacher à une hié-
et du détail concret.
rarchie de règles qui remonte jusqu’au Coran. Ce schème des ussul a inspiré la Il sera mis en lumière
géographie arabe dont trois règles participent à la structure. par C. Pellat, voir Miquel,
1967, p. 63, 223, 224.
• Le raisonnement analogique (qiyas) consiste à confronter ses propres observa-
2. Al-Muqaddasi (MUQ)
tions à d’autres sources et à relever les différences ou similitudes. S’y ajoute le ta’aruf (IXe-Xe siècles), célèbre
qui relève de l’usage commun attribué aux choses. Ces deux procédés soulignent la géographe arabe
qui publia vers 895
justesse des observations et leur objectivité. une description
• La description des pays relève de l’iyan1. Elle nécessite une observation directe de l’empire musulman
et une appréciation personnelle, istihsan. Une grande place est donc donnée à l’obser- à l’époque abasside.
vation empirique, mais aussi à l’aventure personnelle, dont Gahiz a jeté les bases au 3. Gahiz ‘Amr b. Bahr al-
Basri (775-869), un des
milieu du IXe siècle. Muqaddassi2 en a fait l’un des fondements de sa méthode, en plus grands polygraphes
considérant que l’expérience du réel devient objet de recherche. Cet engouement et prosateurs arabes, situé
à l’époque essentielle des
pour tout ce qui est observation, classification, catégorie, comparaison, échelle de débuts de la géographie
valeurs, n’est pas un trait propre de la géographie arabe, héritière de la géographie arabe, dont il est l’un des
hellénistique, mais est une constante quasi universelle. À ce propos, Gahiz3 rapporte : pionniers. Pour plus de
détails voir Pellat,
« Les choses ne sont pas comme les gens le prétendent, il n’est pas d’erreur plus scan- in EI (2), t. II, p. 395-398
daleuse, de théorie plus ridicule ni plus révélatrice d’un entêtement forcené ou une et A. Miquel, 1967, p. XIX
et 35-57. Gahiz fut l’auteur
légèreté par trop grande, que de parler en sachant qu’on va contre l’observation du d’un certain nombre
réel »4. Ici l’accent est mis sur le besoin de rationalité et d’objectivité dans l’élabora- d’ouvrages fondamentaux
tels que : Kitab at-tarbi’
tion des sciences géographiques pour dépasser le stade des mythes et légendes et aller wa t-tadwir, Kitab al-
vers une description du réel fondée sur l’observation. Les géographes arabo-musul- hayawan, Kitab al-amsar
mans des VIIIe-XIe siècles se sont donné pour tâche de décrire les pays, faisant l’objet wa ajaib al-bulden.
de leurs investigations, dans leurs originalités, leurs différences et d’insister sur les 4. Ibid., voir aussi Gahiz,
Hayawan, in (EI) t. III,
conditions de vie de l’homme en société (‘Umran, hadhara). p. 126, t. IV, p. 36 et t. VII,
• Le merveilleux, l’insolite, le hors du commun, le bizarre relèvent quant à eux de p. 41. Réf. où il est
question de cette
l’adab (littérature). Ils laissent apparaître une reconnaissance identitaire, dans les observation personnelle.
croyances, les usages et les coutumes. 5. La construction
De l’iyan et de l’adab, découlent une description et des modèles « paysagers » qui du concept « paysage »
s’apparentent aux notions de « local » et de « bucolique » établies par l’Occident au a fait l’objet d’un article
spécifique et ne sera donc
XVe siècle. Ils véhiculent des représentations de la nature et du paysage5 et permettent pas abordée ici.
de relever les différents modèles paysagers en vigueur à cette époque. À ces deux J’y propose une lecture
de la production
notions, viendront se superposer certains procédés de compréhension directement linguistique et littéraire
empruntés à la Tradition (Sunna du prophète). Tel est le cas de l’appréciation person- concernant le concept
de paysage dans la culture
nelle istihsan, du raisonnement analogique qiyas, et de l’usage commun qui se traduit arabo-musulmane
en français par l’expression « bon sens » ta’aruf. Cette construction méthodologique classique. Cf. Latiri, 2001.
de la science géographique prend tout son sens et est confortée par le corps même des
textes qui comportent des informations de nature différente. On y retrouve :
• les akhbar (récits, informations) ;
• les ahdath (événements marquants) ;
• les tawarikh (chronologies et datations) ;
• les siyar (biographies de hauts personnages religieux ou politiques) ;
• les bulden (villes et pays) ;
• les mamalik et masalik (routes et provinces) ;
• les athâr (traces, vestiges, propos tenus, œuvres).
Toutes ces informations constituent la matière vive de ces ouvrages et sont à la
base d’une préoccupation de méthode. On s’intéresse à tout khabar qui a pour objet
l’homme, ses rapports avec son milieu naturel, social et culturel, ses rapports avec
Dieu, avec toutefois une restriction : ce khabar se distingue du discours de fiction de
type khurafa ou qaçaç (fictions et contes). Il s’agit de réunir les éléments dispersés de
la géographie, suivant les règles de la rigueur et de la clarté, en évitant de glisser vers
la khurafa (la fiction) ou al-kathib (le mensonge). Ces différentes informations ont
d’abord pour support la mémoire des hommes. La phrase écrite est un aboutissement
ou mieux un relais, non un point de départ. En principe, elle se justifie plutôt comme
un auxiliaire de la mémoire en cas de défaillance. L’ensemble des akhbar forme la
somme de ce que la mémoire collective tient à conserver et à maintenir en circulation
sous une forme ou une autre.
Par ailleurs, les opinions des géographes de l’époque sont abordées et étudiées
par deux voies : le khabar et le nathar.
• Le khabar désigne ce qui est rapporté ou ce que l’on entend dire, ce que l’on sait
ou croit savoir d’après un autre. C’est donc une connaissance transmise et une parole
qui prétend à l’information. Ce peut également être une nouvelle, c’est-à-dire une
information sur un événement, mais qui continue de viser directement la déclaration
qui le rapporte. Ainsi le terme de khabar laisse en arrière-plan la réalité de l’énoncé, et
met l’accent sur l’énonciation qui en est le relais. Il fait toujours appel à l’audition.
• Le nathar, quant à lui, se situe dans une autre perspective. Dans son sens
concret et premier, c’est le regard. Mais au sens technique en théologie musulmane
(‘ilm al-kalam), c’est le regard de l’intelligence : la spéculation, l’activité de l’intellect
(aql). On se situe ici dans le domaine du raisonnement judicatif, qui élabore et dis-
cerne la validité logique des affirmations, et cherche la connaissance par la réflexion.
Le khabar et le nathar diffèrent par plusieurs points. Le premier est tourné vers le
sensible, il apporte au sujet passif une connaissance qui lui vient de l’extérieur. Le
second évolue dans la sphère conceptuelle. Comme son nom l’indique, le nathar est
assimilé à la vision. Celui-là est à l’origine de toutes les sciences reçues par la Tradi-
tion, qui portent, selon l’expression arabe al-sam’iyyat (sur ce qu’on a entendu), celui-
ci a pour domaine les sciences conçues par la raison qui portent sur les aqliyyat, (« ce
qu’on a intelligé ») (Monnot, 1986, p. 98).
Ainsi, dans ces récits, nous pouvons discerner deux ensembles de mots tech-
niques. D’un côté, le khabar, qui prélude à l’information et, de l’autre, le nathar qui
est en corrélation avec la théologie dialectique, kalam, et la réfutation, kalam ‘ala,
radd, fruit de la controverse, jadal.
Une distinction est faite entre les relevés dits scientifiques et ceux dits littéraires à
travers la syntaxe, même s’ils cohabitent dans un même corps de texte. Les premiers
documents sont constitués par les récits, au sens le plus large. Les spécialistes de l’his-
toire musulmane (Monnot, 1986, p. 28) rapportent que la curiosité des Arabes était
exacerbée par leur vie au milieu des sociétés qu’ils venaient de conquérir et soumettre.
Les perspectives qui s’ouvraient alors à eux pouvaient véhiculer une somme d’histoires
étranges sur des contrées lointaines. Le commerce maritime, venant à la rescousse des
expéditions militaires, ouvrait la voie aux explorations. C’est souvent pour ces raisons
que le lecteur arabe était avide de ces akhbar, transmettant le témoignage direct de
l’auteur qui a voyagé et qui relate des souvenirs personnels et circonstanciés, enrichis-
sant les descriptions et ouvrant par là même de nouvelles pistes pour un commerce
lucratif, pilier économique de la culture arabo-musulmane.
Unité du corpus
Cette rigueur méthodologique ne saurait résister à la critique, si elle ne faisait l’objet
d’une certaine unité à travers les différents auteurs des VIIIe-XIe siècles. En effet, pour
A. Miquel, l’ensemble du corpus géographique de cette période montre l’unité du
concept de monde musulman. L’émergence de la Mamlaka et de sa géographie, à tra-
vers les écrits des auteurs de masalik-wa-mamalek (routes et royaumes), invite à la
description d’un monde et d’un territoire saisi comme un ensemble cohérent au-delà
6. A. Miquel, 1967, p. 77.
des vicissitudes politiques et des décalages culturels. Le « domaine » des Arabes et Terme utilisé par Marco
celui des non-Arabes se rassemblent en un domaine unique, dit de l’islam : mamlakat Polo dans le sens de
al-islam. Cela est particulièrement probant chez les géographes de l’école de Muqad- disposition, arrangement.
gner aussi bien l’objet que la représentation de cet objet. Dans le corpus géographique 15. Ibn Battuta (m 1377),
géographe maghrébin,
des VIIIe-XIe siècles, quel que soit l’auteur, le terme de machhad ou mandhar est sou- grand voyageur, très
vent utilisé pour expliciter et décrire ce qui est ressenti face à un spectacle perçu curieux. Son récit
de voyage est une bonne
comme tel. Les extraits de textes présentés plus avant corroborent ce propos. Premiè- source documentaire.
rement, aux différents niveaux descriptifs du territoire existe une correspondance avec 16. Al-Tijani (XIVe siècle),
un type de représentation spécifique. Plusieurs catégories d’espaces, nettement diffé- géographe maghrébin,
renciées, peuvent dans certains cas revêtir des caractéristiques communes en fonction connu pour son ouvrage
rihla’t al-tijani.
des préoccupations et des thématiques abordées par les géographes. Deuxièmement,
17. Le travail
en fonction des circonstances, un espace revêtira un caractère religieux, profane, lexicographique sur
bucolique, pittoresque, fantastique ou simplement utile. Dans les espaces les plus fré- le concept même
de paysage dans la langue
quemment décrits : la montagne, le désert et la campagne, un jeu subtil entre sacré et arabe a fait l’objet
profane se profile au gré des pérégrinations et des explications livrées par les auteurs. d’un article (Latiri, 2001).
Les représentations liées à l’espace montagneux.– Dans le registre des explications reli-
gieuses du système terrestre, on observe une description théologique du territoire à tra-
vers le Coran. L’espace est compris et interprété sous son égide. Les versets coraniques
sont présents dans les textes des géographes parce qu’ils imprègnent l’être du
musulman. Lorsque le Coran, khabar de Dieu, parle d’autres religions, de la nature,
etc., la vérité historique sur elles est fixée pour le croyant, et ne peut être infirmée par
aucune autre information, comme on le verra plus loin. Cette conception religieuse du
monde est à rapprocher de la théologie scientifique occidentale des XVe et XVIe siècles.
Par exemple, pour expliquer l’armature de la terre, Massudi, Faqih18, Muqaddasi
font appel au Coran qui présente le corps de la terre comme une ossature supportant
les montagnes19 : « Dieu a posé sur notre globe, comme des ancres ou des pieux, des
masses salvatrices qui l’empêchent, et les hommes avec elles, de tanguer ». Cette
image est reprise mot pour mot par la majorité des géographes arabes de l’époque. De
ce fait, les montagnes sont représentées comme constituant une unité organique d’un
bout à l’autre du monde. Une première classification les range selon la tradition
grecque revue et corrigée à la lumière de la culture des territoires que venait de
conquérir l’islam. Lorsque l’on atteint la Syrie-Palestine, la montagne est investie
d’une véritable identité. Ibn al-Faqih (FAQ, p. 19, 20) répète un propos de Qatâda
(Pellat, in EI (2), IV, p. 778), selon lequel, la ka’ba fut bâtie avec six montagnes, le
Sinaï, le mont des Oliviers, Uhud, le Liban, Al-Hira et Tabir. Soit un nom pour la tra-
dition mosaïque, deux pour la chrétienté et trois pour l’islam : Al-Hira, le lieu béni des
premières révélations, son voisin Tabir (Yaqut, p. 202) et Uhud, le mont des Martyrs,
qui abrita dans l’une de ses grottes, le prophète blessé : « Le Mont qui nous aime dit
Mahomet, et que nous aimons, car il vient vers nous, il marche vers nous, en faisant
acte d’adoration20 ». Muqaddasi (MUQ, p. 136, 137) annonce quatre montagnes
issues du paradis et dont il ne nomme que trois : Uhud, le Sinaï et Majanna. Cette
dernière, en pays mecquois, n’est évoquée que pour son rapprochement avec le nom
du paradis (al-janna) (Yaqut, IV, p. 58, 59).
Massudi (MAS, p. 198, 268), quant à lui, réserve une place spéciale à quatre mon-
tagnes de la chrétienté, désignées sous le nom de Tur: le Sinaï (Tur-sinâ), le mont Aaron
(Tur-harûn) qui est le Hor, près de Petra, le mont des Oliviers (Tur Zauta) et le Tur al-
Urdunn, entre la Palestine et Tibériade, qui porte aujourd’hui le nom de Jabal at-Tur.
Toutes ces références au monde religieux et aux représentations auxquelles elles renvoient
donnent à la montagne le statut d’un espace sacré (Latiri, 1999, t. 1, p. 76). Dans ce
contexte précis, une part des descriptions est vouée à la nature « sauvage » dans son
acception première. Les géographes sacralisent cette nature, autour de laquelle se bro-
18. Ibn al-Faqih (FAQ), dent des légendes en référence au monde biblique et coranique (Miquel, 1967). Le
géographe-historien concept de nature sacrée trouve sous cette rubrique sa place, que le territoire décrit soit
d’origine persane,
il a écrit vers 903 ou non sous domination musulmane. Il semble que cette configuration participe à ce
une encyclopédie que la montagne s’instaure en facteur identitaire et de reconnaissance, puisqu’elle
de la culture générale
de l’époque :
donne son nom à une ville, une province ou un village. Ainsi, le nom du lieu, assurant la
Kitab al-bulden. survie du stéréotype, en donne la position et celui-ci suffit à une géographie largement
19. Coran, XVI, 15, XXI, 32, imaginaire qui se développe en marge du monde réel parcouru et vécu, lui servant
XXXI, 9, XXVII, 62, XLI, 9, d’horizon de référence. La fonction du nom du lieu affiche le contenu de ce qu’il recèle.
LXXVIII, 6, 7.
La montagne perd son caractère sacré lorsque les textes livrent d’autres lieux
20. FAQ, p. 25,
partiellement repris par
placés sous des auspices favorables qui permettent à la poésie de s’exprimer pleine-
MUQ, p. 137. ment. La montagne n’est plus appréhendée comme le principe de toute l’architecture
terrestre, mais est présentée comme l’origine des sources, de la verdure et de la vie.
Lorsqu’une voie d’accès y est possible, que la communication devient aisée, l’homme 21. Pour les auteurs cités,
installe villages, champs, jardins et vergers. Certains auteurs insistent sur la profusion la montagne se pénètre
moins qu’elle ne se gravit,
de la végétation qui rend les villages invisibles jusqu’au moment d’y pénétrer. L’aisance car ce n’est pas la vallée,
vécue et ressentie est enfin à la mesure d’un paysage accueillant. La montagne n’est mais la ‘aqaba (le col,
la passe, la montée) qui
plus un milieu hostile21 à traverser au péril de sa vie, mais un espace qui prodigue eau porte dans les esprits
et fraîcheur22. Des cas de ce genre sont assez rares, et c’est parce qu’ils sont exception- le poids de la lutte et du
nels que le plaisir qu’ils procurent est plus évident. Sabutsi, par exemple, accorde une triomphe sur la montagne.
Le plus souvent, la ‘aqaba
place importante à la littérature du plaisir23. À travers l’eau qui y coule, la verdure qui reste l’événement majeur
l’habille, la montagne transmet l’image de l’Arcadie. C’est le cas de certains fonds de de l’étape. Elle mérite
une annotation pour peu
vallée très encaissés, la ‘aqaba24 où Ibn Hawqal (HAW, 363) décrit l’une de ces gorges que le relief présente une
en ces termes : « […] y repaîtrons-nous une dernière fois notre vue du pays délicieux et importance par sa masse,
comme par exemple
enchanteur, que nous allons quitter et qui est là, à nos pieds, nous offrant, comme un au Zagros ou au Fars :
au revoir sa double ville et les frondaisons de ses campagnes. » Cet espace participe à la « mieux vaut escalader
métamorphose du pays en paysage, par le point d’observation privilégié qu’il offre, les chaînes par les cols
élevés […] que de
mais aussi par la médiation de l’écriture. La ‘aqaba offre un paysage intermédiaire et s’aventurer dans
contrasté, nettement circonscrit entre celui de la montagne et celui de la vallée. Le les vallées […], effroyables
canions, inaccessibles
mélange étonnant de la nature sauvage et de la nature cultivée montre la main des et infranchissables, […].
hommes en des lieux où l’on aurait cru qu’ils n’avaient jamais pénétré. Tout se passe 22. HUR, p. 43, 44 ; FAQ, p.
comme si la sensibilité paysagère s’étendait de proche en proche aux versants monta- 200, 201 ; IST, p. 78 ; HAW,
gneux sans pour autant s’élever jusqu’aux sommets neigeux. p. 276, 282, 288, 473 ;
MUQ, p. 35, 259, 420, 434,
L’eau que distribue la montagne à la plaine et à la campagne dessine le tableau 437, 455. Le si’b Bawwan
serein d’un terroir fertile et riche. Hawqal (HAW, p. 338) écrit à ce propos « Les fruits et est chanté par les poètes,
notamment Mutanabbi,
l’agrément de la vie sont liés aux eaux et aux eaux seules, qui viennent dévaler jusqu’ici cf. FAQ, p.200 ; HAW,
depuis une haute montagne » ; « Quand je vis ce pays, il était aussi beau et odorant qu’un trad. Wiet, p. 265.
bouquet de fleurs ». Et Muqaddasi, pour la région de Sabur au Fars : « On y voit courir 23. Miquel, ibid., p. 150.
Sabusti ne parle que de ce
les rivières, des fruits qui poussent tout seuls, des villages à perte de vue, et l’on marche
qui peut procurer plaisir et
des parasanges entières, à l’ombre des arbres »25. Chez ces auteurs, revient le motif fré- agrément (ma latha wa
quent d’une vie « enfouie » dans la verdure, de villages dérobés au regard par l’épaisseur taba), belles descriptions,
ce qui fait plaisir, belles
des frondaisons ou noyés dans les jardins (MUQ p. 228, 230, 320, 425). Quant à Ibn histoires, etc.
Hawqal, il exalte la splendeur des campagnes ou des oasis d’Andalousie, de Sicile, 24. HUR, p. 126, 147 ;
d’Égypte, de Syrie, d’Irak ou d’Asie centrale. Il parle longuement de la Transoxiane, et QUD, p. 186, 191 ;
YAQ, p. 311 ; RST, p. 175,
évoque les raisons profondes de son enchantement26 : « Il n’est pas de ville, dans tout 184 ; MUQ, p. 251, 253.
l’islam, dont les environs offrent plus beau spectacle, ni soient plus renommés que ceux Aujourd’hui
de Bukhara. Du haut de la citadelle, le regard ne tombe, un peu partout, que sur une Birkat al-Aqaba.
verdure dont la couleur vient lécher celle du ciel, et le firmament apparaît comme une 25. MUQ, p. 424, sur le
sens du participe
chape [couvercle, mikabba] bleue sur un tapis vert. Là-dessus, de-ci de-là, les châteaux « daniya » (facilisnactus),
surgissent comme écus du Tibet ou boucliers d’antilope, comme astre au zénith de leur cf. BGA, IV, p. 238.
fulguration, entre les terres des domaines, tirées au cordeau [muqawama bil-istiwa] et 26. HAW, p. 108, 147, 174,
236, 363, 400, 464, 494,
auxquelles l’extrême industrie des hommes prête l’apparence rigoureuse d’un miroir. 507, 509.
Aucun pays, en Transoxiane ou ailleurs, n’offre une aussi belle disposition au faire-valoir
27. Pour cette traduction
des domaines, dans l’immense étendue de riants paysages et l’ampleur des horizons : voir A. Miquel, 1980, p. 89,
c’est là, vraiment un apanage exclusif de cette contrée »27. et Wiet. Les commentaires
qui suivent ont paru, avec
Il devient patent à travers le témoignage de ces auteurs qu’une importance quelques variations de
majeure est accordée aux points de vue pour embrasser le paysage. Le panorama28 forme in « Un géographe
arabe à la campagne »,
(machhad ‘am) suppose en langue arabe al-mantharatu29, le sommet de la montagne, L’Arc, 72 (hommage
l’observatoire, ou un point haut qui en l’occurrence est la citadelle dans l’exemple à G. Duby), 1978, p. 43, 48.
cité, permettant d’avoir une vue d’ensemble sur le territoire. Il s’agit donc d’un lieu
isolé par le regard et contemplé. Le paysage se définit alors par la sélection d’objets
parmi ceux qui s’offrent à la vue, qui sont regardés comme composants de paysage
dans les seuls cas où l’ensemble vu plaît ou rebute. Al mantharatu et le concept de
tafarij30 insistent sur l’espace cadré, c’est-à-dire une découpe signifiante de l’espace
observé. Le mécanisme de construction du concept du paysage dans la culture arabo-
musulmane permet d’avancer trois constats. Le premier est que la construction des
modèles paysagers est similaire à celle de l’Occident, à la différence majeure que la
définition arabe ne renvoie à aucun moment aux représentations picturales. C’est par
le biais des points de vue, de la poésie et de la littérature que le pays s’instaure en pay-
sage. Deuxièmement, la définition arabe n’exclut pas les paysages inesthétiques, il
s’agit de ce qui peut plaire ou déplaire, ceci est contraire à l’acception occidentale où
le paysage ne véhicule que des valeurs positives (Luginbühl, 2001). Troisièmement et
dans un autre registre, si l’on résume les différentes représentations liées à l’espace
montagneux, on constate que la montagne a d’abord été liée à la compréhension de
l’œuvre divine. Par la suite, elle a eu une fonction utilitaire. La montagne est diverse-
ment utile : elle renferme de nombreuses richesses exploitables ; les animaux, les
plantes, les arbres y jouent un rôle dans la formation des vents et dans la circulation
des eaux… Autant de fonctions qui mettent en évidence le dessein du Créateur, qui a
soumis la nature à l’usage de l’homme. Comparativement, durant le XVIIIe siècle,
l’Occident laisse apparaître deux aspects de la perception de la nature qui s’inscrivent
28 Cf. Latiri, 1999, dans le courant du grand changement des mentalités en rapport avec les nouvelles
le paysage panoramique,
p. 437, il est question préoccupations scientifiques. Nous faisons allusion aux fonctions esthétiques et cura-
de plusieurs citations tives du monde alpin. Les montagnes sont en passe de devenir belles, elles sont à la
où une très grande
importance est accordée source des nouvelles créations artistiques, et véhiculent l’idée de la salubrité à travers
au point de vue pour le discours hygiéniste et l’importance de l’air pur sur la santé de l’homme. Or, c’est à
la contemplation
des paysages.
partir du début du IXe siècle que ces idées circulèrent dans le monde musulman
(Latiri, 1999, t. 1, p. 134). Des géographes comme Faqih, Muqaddasi, Massudi par-
29. Al-mantharatu :
un endroit au sommet lent explicitement des avantages du climat montagneux pour échapper à la fournaise
de la montagne d’où de l’Arabie. Certes, il est vrai que la perception utilitaire et anthropocentrique du
un garde peut voir
l’ennemi et surveiller milieu constitue une constante universelle, mais cela n’a pas exclu la construction et
le col de la montagne : l’appréciation d’un idéal spatial. La culture arabo-musulmane, dès l’époque abbas-
mawka’ fi ra’s al-jabal fihi
rakib yandhuru al’aduwi,
side, à travers l’œuvre de Gahiz et Gazali, s’est bâti ses théories sur le beau et avait dès
yahrusuhu. Al mantharatu: la fin du IXe siècle investi la montagne de caractères esthétiques pour en faire le pay-
l’observatoire, sage phare de son empire. C’est tout le processus de la construction du discours poé-
al markabatu. Il est clair
que, dans cette première tique et l’esthétique qui procèdent à l’élaboration du statut paysager d’un espace.
acception, il est question Dans un autre passage, Ibn Hawqal écrit: « À partir de Bukhara, en suivant le fleuve
de site stratégique
d’observation en situation de Sogdiane, on voit, de droite à gauche, un terroir cultivé sans interruption jusqu’aux
de conflit ou de guerre. monts du Buttam. La végétation, ici, est sans faille huit jours durant, sa splendeur, dans
30. Tafarij : futuhat, tafarij un lacis de potagers, de verdures, de jardins et de prés, sertis de rivières qui coulent tou-
al-kiba’ wal darabazin
wa ma achbaha,
jours; au beau milieu de cette campagne, des bassins entretiennent la verdure des arbres
khurukuha : ouvertures et des cultures, qui s’étendent des deux côtés du fleuve. Au-delà de cette ligne verte, tou-
dans les coupoles jours de part et d’autre du fleuve, sont les champs, eux-mêmes gardés, en arrière, par les
ou les garde-fous
renvoyant à la capacité pâtures des bestiaux et par les châteaux. De chaque ville, de chaque bourg, une citadelle
de voir au travers, à partir vient briller au sein de cette verdure, et l’on dirait un brocart vert, strié par l’eau vive et
du cadrage induit par ses
structures architecturales.
décoré par l’alignement des châteaux. » Le paysage comprend strictement trois formes de
Cf. Latiri, 1999, t. 1, p. 14. vie: le terroir des sédentaires, l’économie pastorale et la vie urbaine.
Nulle trace d’une quelconque nature vierge. Celle qui est présentée est domptée,
aménagée par l’industrie de l’homme. Cette quasi-obsession du vert que l’on relève
chez les auteurs renvoie à deux préoccupations de l’ordre de la représentation ; la pre-
mière est esthétique, comme on le verra plus loin en abordant la campagne ; la
seconde est beaucoup plus fondamentale dans le sens où tout se passe comme si l’évo-
cation du terroir cultivé (‘amir) gommait le sol en sa constitution même31, et comme
si, à l’inverse, la mention d’une roche précise renvoyait, quasi automatiquement, à un
espace inanimé, austère et minéral (ghamir). Mais gardons-nous de toute conclusion
hâtive, un ensemble important de notations renvoie à une classification des sols, dont
certains hautement spécialisés, structurent l’espace et lui donnent un caractère pay-
sager spécifique (Latiri, 1999, t. 1, p. 136).
Les représentations liées à l’espace désertique.– Cette digression sur les espaces aus-
tères et minéraux permet d’introduire le désert qui, bien avant l’avènement de l’islam,
fut célébré par des poètes, dont les œuvres subsistent dans les dix grandes odes arabes
de l’anté-islam, les Mu’allaqât. Leur origine remonte à la période où s’organisaient à
La Mecque des compétitions poétiques lors du pèlerinage annuel. La foule passionnée
arbitrait cette joute en vers, au cours de laquelle la tribu qui possédait le meilleur
poète avait toutes les chances de gagner. Les vainqueurs de ces compétitions sont
vénérés. Leurs qasida (poèmes) sont alors transcrits en lettres d’or sur de la soie noire
suspendue dans l’enceinte du sanctuaire de la Ka’ba pendant un an, afin qu’ils soient
connus de tous. Les poèmes couronnés reçoivent le nom de Mu’allaqât, c’est-à-dire
« les suspendus ». La tradition de couvrir la Ka’ba d’une tenture noire, la Kiswa, s’est
prolongée jusqu’à nos jours. Les poèmes ont été remplacés par des versets du Coran.
Porte-parole de la société du désert organisée en clans et en tribus, les poètes en
sont les « chroniqueurs ». Ainsi, Imru’al-Qays (milieu du VIe siècle), reconnu comme
étant « le poète inaugural » des Arabes, est présenté depuis bientôt quatorze siècles
comme le premier poète lyrique arabe. L’ode de Imru’al-Qays est présentée par
J. Berque32, comme une séquence de tableaux « dont la violence sensuelle s’aiguise d’un
majestueux jamais plus ». Ces nomades, qui ont pour patrie le désert, le conçoivent
31. Une notation comme
comme un départ pour d’éternels retours. Les Mu’allaqât abordent différents thèmes, celle MUQ, p. 381, sur
tels que les rapports entre les hommes et la nature, les relations entre tribus, etc. les labours en rapport
avec l’humidité
Comme le montre J. Berque, les Mu’allaqât procurent à l’historien un grand ou le degré de fermeté
nombre d’informations sur la société arabe de la fin du paganisme, concernant les du sol est exceptionnelle.
rites, les droits coutumiers et une analyse des faiblesses ou de la vertu de l’organisa- 32. Jacques Berque,
tion tribale. Dans l’ode du poète T’arafa, contemporain d’Imru’al-Qays, l’étendue Les Dix Grandes Odes
arabes de l’anté-islam.
sans limite du désert va sauver le sujet du désespoir. Sa célébration par la voie de la Une nouvelle traduction
métaphore lui inspire une accumulation d’images, un inventaire d’êtres et de choses des Mu’allaqât.
Éd. Sindbad/Actes Sud,
dont le rapport mutuel se réfère à d’antiques métamorphoses. Le désert dans son 1995. Pour plus de détails
immensité rappelle la condition précaire de l’homme, hanté par le souvenir de la mort sur certains textes anciens
et de son impuissance face à la volonté des Dieux. parlant du désert,
cf. Dédales n° 7 et 8,
Force est de constater que le désert opère dans l’imaginaire arabe comme la forêt Désert, vide errance
dans l’imaginaire occidental. L’un des essais les plus passionnants sur les forêts dans écriture. Éd. Maisonneuve
et Larose, 1998 ;
l’imaginaire médiéval chrétien est celui de J. Le Goff (1985). Il compare et oppose les p. 58 Imru’al-Qays ;
déserts judaïques et les forêts du christianisme comme un espace parallèle de trans- p. 64 Zubayr Ibn Abi
Sulma ; p. 70 Labid Ibn
cendance. Il analyse le motif de la forêt comme refuge sauvage et bienveillant pour les Rabi’a ; p. 77, Nabigha
amoureux Tristan et Iseut. Le désert, au même titre que la forêt, a servi de décor à Dhobyâni, etc.
des romances impossibles comme celles de Antar et Abla, Majnoun et Leila, et Jamil et
Buthayna.
Dans un tout autre registre, on trouve dans la Divine comédie de Dante une inter-
prétation intéressante de la théologie poétique à l’œuvre dans les allégories de la forêt
et du désert (Mazzota, 1981, p. 227 et 274). Braudel (1966) avance même l’hypo-
thèse que Dante s’était inspiré de la littérature arabe : « s’étonnera-t-on qu’on
découvre des sources musulmanes de la divine comédie, qu’à Dante, les Arabes appa-
raissaient comme de grands modèles à imiter ou qu’il existe, à Saint Jean de la Croix,
de singuliers précurseurs musulmans dont l’un, Ibn Abbad, le poète de Ronda, avait
développé bien avant lui, le thème de la “nuit obscure”. »
Le fait que les Arabes aient attribué au désert un grand nombre de noms et
l’aient peuplé de créatures fantasmagoriques, nombreuses et diverses, suppose que
tous les déserts ne sont pas semblables et qu’ils offrent des paysages tout aussi variés.
Ressentir le besoin de les différencier prouve qu’il existe un système de représenta-
tions qui y renvoie. On pourrait avancer sans verser dans la caricature que toutes les
créatures qui hantent le désert jouent le rôle des dieux et demi-dieux qui habitent les
forêts de l’Occident. Les Métamorphoses d’Ovide pourraient trouver place dans le
désert ; les dieux seraient alors les goules qui changent d’apparence pour mieux
tromper celui qui s’y hasarde, ainsi que les hors-la-loi, les mystiques et ceux qui cher-
chent à fuir le monde des hommes (Harrison, 1994). Les oasis joueraient alors le rôle
du bois sacré, paradis perdu, Arcadie de l’Occident.
L’Occident a défriché son espace au cœur des forêts, et fondé ses institutions
dominantes : la religion, le droit, la famille, la cité. L’islam, quant à lui, s’est trouvé
confronté au désert comme espace dominant ; il a donc construit son imaginaire à tra-
vers la représentation paradisiaque des oasis pour mieux fuir son opposé : le désert.
Paradoxalement, ce dernier attire par sa dimension transcendantale et fait fuir par sa
solitude. Une alternative s’offrait à cette civilisation : il fallait le cultiver pour le rendre
habitable ou le quitter pour un ailleurs plus clément. Le caractère éprouvant de la tra-
versée transparaît tout au long du voyage et des descriptions qu’en font les géogra-
phes. Leur pensée est fort bien résumée dans l’ouvrage de Heidegger qui discute à
plusieurs reprises la formule de Nietzsche : « le désert croît : malheur à celui qui pro-
tège le désert ». Heidegger (1959, p. 35-36) écrit : « La désolation s’entend. Désola-
tion est plus que destruction. Désolation est plus sinistre qu’anéantissement. La
destruction abolit seulement ce qui a crû et qui a été édifié jusqu’ici. Mais la désola-
tion barre l’avenir à la croissance et empêche toute édification […]. Le Sahara en
Afrique n’est qu’une forme de désert. La désolation de la terre peut s’accompagner de
l’atteinte du plus haut standing de vie de l’homme, et aussi bien de l’organisation d’un
état de bonheur conforme de tous les hommes. La désolation peut être la même chose
dans les deux cas, et tout hanter de la façon la plus sinistre, à savoir en se cachant. La
désolation n’est pas un simple ensablement. La désolation est à la cadence maxima, le
bannissement de Mnémosyne. »
Dans l’imaginaire arabe, on l’a compris, oasis et désert fonctionnent par opposi-
tion et dualité. Binôme inséparable, l’un ne saurait exister sans l’autre.
quatre siècles d’intervalle. Certains de ces textes prennent encore plus de valeur
puisqu’ils nous éclairent sur les évolutions dans le temps des représentations et pra-
tiques sociales, dans des contextes historique, social, politique, culturel et écono-
mique différents des nôtres.
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