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EG
Géographie arabe
2005-2
p. 176-191 Les représentations
paysagères
dans la géographie arabe
classique des V I I I e - X I e siècles.
Méthodes et modèles
paysagers
Lamia Otthoffer-LATIRI
Chargée de mission, Bergerie nationale, Parc du Château, 78120 Rambouillet
lamia.otthoffer@educagr.fr

RÉSUMÉ.— Quel est le lien entre ABSTRACT.— Representations of


uel est le lien entre la géogra-
la géographie arabe classique, la vision
religieuse de la nature et le paysage ?
Tel est l’objet de cet article qui tente
landscape in classical Arab geography from
the eighth to the eleventh centuries. Q phie arabe classique, la vision
Landscape methods and models.— What is religieuse de la nature et la repré-
de montrer qu’il n’y a pas forcément the link between classical Arab geography, sentation paysagère ? Tel est
de contradiction entre religion et laïcité. religious views of nature, and landscape ?
La géographie arabe était conçue à ses This paper seeks to answer that question
l’objet de cet article. La géogra-
origines comme une science rationnelle et by showing that religion and secularism phie arabe était conçue à ses ori-
objective avec une méthode très rigoureuse. are not necessarily contradictory. gines comme une science
La religion qui l’inspire devient un motif At its beginnings, Arab geography
de découverte et le paysage n’est autre
rationnelle et objective avec une
was considered a rational, objective science
que le fil conducteur et le catalyseur méthode très rigoureuse. La reli-
with a rigorous method. The religion that
des représentations sociales profanes
inspired it was a motive for discovery,
gion qui l’inspire devient un motif
et sacrées. de découverte et le paysage n’est
and landscape is nothing other than
On aborde la question de la géographie,
the leitmotiv and catalyst of profane autre que le fil conducteur et le
de sa méthode et du lien qu’elle peut tisser
and sacred social representations. catalyseur des représentations
avec les préceptes religieux. L’unité du
We address the issue of geography,
corpus géographique des VIIIe-XIe siècles sociales profanes et sacrées.
geographical methods and their links with
permet de dégager les différents niveaux
religious precepts. The unity of the
de lecture de l’espace et les modèles
geographical corpus between the eighth
paysagers qui s’y réfèrent. Géographie et méthode
and the eleventh centuries makes it
possible to highlight the different levels of Contenu du corpus géographique
GÉOGRAPHIE ARABE CLASSIQUE,
interpretation space and the landscape
LAÏCITÉ, PAYSAGE, RELIGION
models that refer to space.
Lorsque les sciences géogra-
phiques arabes ont été élaborées
CLASSICAL ARAB GEOGRAPHY, au cours du VIIIe siècle, héritage
LANDSCAPE, RELIGION, SECULARISM de Ptolémée, elles furent conçues
comme une science objective fai-
sant appel à une méthodologie
rigoureuse. Parallèlement à cet

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héritage hellénistique, elles se sont inspirées des méthodes d’analyse religieuse : l’exé-
gèse. La corrélation entre les différentes terminologies techniques abordées plus loin
et qui se retrouvent dans les deux disciplines, explique le lien entre la description géo-
graphique de la terre (sûrat-al-ard) et les différents recours au Coran dans la concep-
tion religieuse du monde.
Techniquement, la shari’a est un corpus de règles de droit élaboré à partir des
ussul (les sources du droit, fondements) et en conformité avec leurs commandements
tant du point de vue « matériel » que « formel ». Du point de vue matériel, la règle de
droit doit avoir un contenu directement inspiré des préceptes islamiques. Du point de
vue formel, elle doit se rattacher à une des sources officielles du droit, qui sont dans
l’ordre : le Coran, la Sunna (la Tradition du prophète), le ijmaa (le consensus), le qiyas
(l’analogie). Ces sources du droit sont structurées selon un schéma strictement pyra-
1. Sens de l’observation
midal, notamment parce que toute norme de droit doit pouvoir se rattacher à une hié-
et du détail concret.
rarchie de règles qui remonte jusqu’au Coran. Ce schème des ussul a inspiré la Il sera mis en lumière
géographie arabe dont trois règles participent à la structure. par C. Pellat, voir Miquel,
1967, p. 63, 223, 224.
• Le raisonnement analogique (qiyas) consiste à confronter ses propres observa-
2. Al-Muqaddasi (MUQ)
tions à d’autres sources et à relever les différences ou similitudes. S’y ajoute le ta’aruf (IXe-Xe siècles), célèbre
qui relève de l’usage commun attribué aux choses. Ces deux procédés soulignent la géographe arabe
qui publia vers 895
justesse des observations et leur objectivité. une description
• La description des pays relève de l’iyan1. Elle nécessite une observation directe de l’empire musulman
et une appréciation personnelle, istihsan. Une grande place est donc donnée à l’obser- à l’époque abasside.

vation empirique, mais aussi à l’aventure personnelle, dont Gahiz a jeté les bases au 3. Gahiz ‘Amr b. Bahr al-
Basri (775-869), un des
milieu du IXe siècle. Muqaddassi2 en a fait l’un des fondements de sa méthode, en plus grands polygraphes
considérant que l’expérience du réel devient objet de recherche. Cet engouement et prosateurs arabes, situé
à l’époque essentielle des
pour tout ce qui est observation, classification, catégorie, comparaison, échelle de débuts de la géographie
valeurs, n’est pas un trait propre de la géographie arabe, héritière de la géographie arabe, dont il est l’un des
hellénistique, mais est une constante quasi universelle. À ce propos, Gahiz3 rapporte : pionniers. Pour plus de
détails voir Pellat,
« Les choses ne sont pas comme les gens le prétendent, il n’est pas d’erreur plus scan- in EI (2), t. II, p. 395-398
daleuse, de théorie plus ridicule ni plus révélatrice d’un entêtement forcené ou une et A. Miquel, 1967, p. XIX
et 35-57. Gahiz fut l’auteur
légèreté par trop grande, que de parler en sachant qu’on va contre l’observation du d’un certain nombre
réel »4. Ici l’accent est mis sur le besoin de rationalité et d’objectivité dans l’élabora- d’ouvrages fondamentaux
tels que : Kitab at-tarbi’
tion des sciences géographiques pour dépasser le stade des mythes et légendes et aller wa t-tadwir, Kitab al-
vers une description du réel fondée sur l’observation. Les géographes arabo-musul- hayawan, Kitab al-amsar
mans des VIIIe-XIe siècles se sont donné pour tâche de décrire les pays, faisant l’objet wa ajaib al-bulden.

de leurs investigations, dans leurs originalités, leurs différences et d’insister sur les 4. Ibid., voir aussi Gahiz,
Hayawan, in (EI) t. III,
conditions de vie de l’homme en société (‘Umran, hadhara). p. 126, t. IV, p. 36 et t. VII,
• Le merveilleux, l’insolite, le hors du commun, le bizarre relèvent quant à eux de p. 41. Réf. où il est
question de cette
l’adab (littérature). Ils laissent apparaître une reconnaissance identitaire, dans les observation personnelle.
croyances, les usages et les coutumes. 5. La construction
De l’iyan et de l’adab, découlent une description et des modèles « paysagers » qui du concept « paysage »
s’apparentent aux notions de « local » et de « bucolique » établies par l’Occident au a fait l’objet d’un article
spécifique et ne sera donc
XVe siècle. Ils véhiculent des représentations de la nature et du paysage5 et permettent pas abordée ici.
de relever les différents modèles paysagers en vigueur à cette époque. À ces deux J’y propose une lecture
de la production
notions, viendront se superposer certains procédés de compréhension directement linguistique et littéraire
empruntés à la Tradition (Sunna du prophète). Tel est le cas de l’appréciation person- concernant le concept
de paysage dans la culture
nelle istihsan, du raisonnement analogique qiyas, et de l’usage commun qui se traduit arabo-musulmane
en français par l’expression « bon sens » ta’aruf. Cette construction méthodologique classique. Cf. Latiri, 2001.

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de la science géographique prend tout son sens et est confortée par le corps même des
textes qui comportent des informations de nature différente. On y retrouve :
• les akhbar (récits, informations) ;
• les ahdath (événements marquants) ;
• les tawarikh (chronologies et datations) ;
• les siyar (biographies de hauts personnages religieux ou politiques) ;
• les bulden (villes et pays) ;
• les mamalik et masalik (routes et provinces) ;
• les athâr (traces, vestiges, propos tenus, œuvres).
Toutes ces informations constituent la matière vive de ces ouvrages et sont à la
base d’une préoccupation de méthode. On s’intéresse à tout khabar qui a pour objet
l’homme, ses rapports avec son milieu naturel, social et culturel, ses rapports avec
Dieu, avec toutefois une restriction : ce khabar se distingue du discours de fiction de
type khurafa ou qaçaç (fictions et contes). Il s’agit de réunir les éléments dispersés de
la géographie, suivant les règles de la rigueur et de la clarté, en évitant de glisser vers
la khurafa (la fiction) ou al-kathib (le mensonge). Ces différentes informations ont
d’abord pour support la mémoire des hommes. La phrase écrite est un aboutissement
ou mieux un relais, non un point de départ. En principe, elle se justifie plutôt comme
un auxiliaire de la mémoire en cas de défaillance. L’ensemble des akhbar forme la
somme de ce que la mémoire collective tient à conserver et à maintenir en circulation
sous une forme ou une autre.
Par ailleurs, les opinions des géographes de l’époque sont abordées et étudiées
par deux voies : le khabar et le nathar.
• Le khabar désigne ce qui est rapporté ou ce que l’on entend dire, ce que l’on sait
ou croit savoir d’après un autre. C’est donc une connaissance transmise et une parole
qui prétend à l’information. Ce peut également être une nouvelle, c’est-à-dire une
information sur un événement, mais qui continue de viser directement la déclaration
qui le rapporte. Ainsi le terme de khabar laisse en arrière-plan la réalité de l’énoncé, et
met l’accent sur l’énonciation qui en est le relais. Il fait toujours appel à l’audition.
• Le nathar, quant à lui, se situe dans une autre perspective. Dans son sens
concret et premier, c’est le regard. Mais au sens technique en théologie musulmane
(‘ilm al-kalam), c’est le regard de l’intelligence : la spéculation, l’activité de l’intellect
(aql). On se situe ici dans le domaine du raisonnement judicatif, qui élabore et dis-
cerne la validité logique des affirmations, et cherche la connaissance par la réflexion.
Le khabar et le nathar diffèrent par plusieurs points. Le premier est tourné vers le
sensible, il apporte au sujet passif une connaissance qui lui vient de l’extérieur. Le
second évolue dans la sphère conceptuelle. Comme son nom l’indique, le nathar est
assimilé à la vision. Celui-là est à l’origine de toutes les sciences reçues par la Tradi-
tion, qui portent, selon l’expression arabe al-sam’iyyat (sur ce qu’on a entendu), celui-
ci a pour domaine les sciences conçues par la raison qui portent sur les aqliyyat, (« ce
qu’on a intelligé ») (Monnot, 1986, p. 98).
Ainsi, dans ces récits, nous pouvons discerner deux ensembles de mots tech-
niques. D’un côté, le khabar, qui prélude à l’information et, de l’autre, le nathar qui
est en corrélation avec la théologie dialectique, kalam, et la réfutation, kalam ‘ala,
radd, fruit de la controverse, jadal.
Une distinction est faite entre les relevés dits scientifiques et ceux dits littéraires à
travers la syntaxe, même s’ils cohabitent dans un même corps de texte. Les premiers

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documents sont constitués par les récits, au sens le plus large. Les spécialistes de l’his-
toire musulmane (Monnot, 1986, p. 28) rapportent que la curiosité des Arabes était
exacerbée par leur vie au milieu des sociétés qu’ils venaient de conquérir et soumettre.
Les perspectives qui s’ouvraient alors à eux pouvaient véhiculer une somme d’histoires
étranges sur des contrées lointaines. Le commerce maritime, venant à la rescousse des
expéditions militaires, ouvrait la voie aux explorations. C’est souvent pour ces raisons
que le lecteur arabe était avide de ces akhbar, transmettant le témoignage direct de
l’auteur qui a voyagé et qui relate des souvenirs personnels et circonstanciés, enrichis-
sant les descriptions et ouvrant par là même de nouvelles pistes pour un commerce
lucratif, pilier économique de la culture arabo-musulmane.

Unité du corpus
Cette rigueur méthodologique ne saurait résister à la critique, si elle ne faisait l’objet
d’une certaine unité à travers les différents auteurs des VIIIe-XIe siècles. En effet, pour
A. Miquel, l’ensemble du corpus géographique de cette période montre l’unité du
concept de monde musulman. L’émergence de la Mamlaka et de sa géographie, à tra-
vers les écrits des auteurs de masalik-wa-mamalek (routes et royaumes), invite à la
description d’un monde et d’un territoire saisi comme un ensemble cohérent au-delà
6. A. Miquel, 1967, p. 77.
des vicissitudes politiques et des décalages culturels. Le « domaine » des Arabes et Terme utilisé par Marco
celui des non-Arabes se rassemblent en un domaine unique, dit de l’islam : mamlakat Polo dans le sens de
al-islam. Cela est particulièrement probant chez les géographes de l’école de Muqad- disposition, arrangement.

dasi. 7. Al-Kindi Abu Yusuf


Ya’qub b. Ichaq,
C’est à travers la « subjectivation » de la géographie de Ptolémée, et l’étude de (796- 874 ?). Premier
l’écoumène, que les Arabes affirment leurs possessions acquises à l’islam6, significa- philosophe arabe
qui transcrit Aristote
tives de la volonté d’établir, à l’intérieur de la terre habitée, la carte de l’islam, de ses et Ptolémée. Fondateur
itinéraires (masalik) et des terres possédées (mamalik). L’homme en rapport avec son de l’une des écoles
environnement socioculturel sera abordé à travers les ouvrages traitant de l’image de de géographie
les plus réputées.
la terre (sûrat-al-ard). Ce sera le fondement de la géographie de l’école de Kindi7. Se
8. A. Miquel, 1967, p. 71,
dessine alors un paysage où l’homme, à travers la description de la terre, son écou- sous la réserve que
mène, prévaut, et non celle de la terre en tant qu’élément d’un système astronomique les noms des peuples sont
parfois déjà des ébauches
ou physique. Cette conception ouvre la voie à deux pôles de recherches : l’étude parti- d’une description,
culière des pays et l’étude de la terre. Or, dans chacune de ces approches, l’homme a d’autant plus qu’ils sont
mal connus, tels que
sa place, à travers les localités et les peuples se trouvant à la surface de la terre réelle. les troglodytes (peuple
Il s’agit donc de retracer l’histoire des sociétés et de les localiser8. d’Éthiopie), ou ceux
De cette vie nomade, les auteurs des routes et royaumes ont été les illustrateurs qui habitent des chariots
(peuple Scythe), etc.
exemplaires. Muqaddasi en donne l’appréciation suivante : « le savoir c’est celui qu’on
9. A. Miquel, 1975, p. 142,
cueille, avec la vie et l’aventure, au fil des routes : paysages, itinéraires, monuments ou MUQ, sur les fleuves, p. 1
merveilles, villes, produits du sol ou de l’industrie des hommes, tarifs commerciaux, et passim ; sur les
montagnes, p. 18, sur les
tableaux de mœurs, célébrités, spécialités locales9. » Routard ou globe-trotter avant itinéraires p. 20, 22, 30 ;
l’heure ? Les vertus du voyage sont diverses, outre les profits mercantiles, la fortune sur les monuments
rapide, la spéculation dans l’état d’esprit de cette époque, le voyage permet à tout un et merveilles, p. 11, 13, 20,
21, etc.; sur les villes,
chacun d’acquérir un savoir et une éthique qui se cachent derrière les pérégrinations p. 33, 39 ; sur les produits
(Latiri, 1999, t. 1, p. 86). Le thème du dépaysement (istigh’rab) est souvent repris par de la terre, p. 7, 10, 11, 12 ;
sur les prix, p. 17 ; sur les
Gahiz et est à l’opposé de l’attachement à la terre natale. À travers la géographie caractères et les mœurs,
musulmane s’impose l’image d’un homme de savoir courant le monde pour son plaisir p. 18, 32 ; sur les hommes
célèbres, p. 32 ; sur
ou du moins trouvant du plaisir aux obligations que lui imposent ses fonctions, subor- les spécialités locales,
donnant tout à la possibilité de voir de ses yeux le plus grand nombre de choses. p. 32, 36, 37.

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Massudi10, né à la fin du IXe siècle à Bagdad, consacra vingt-cinq ans de sa vie à


parcourir l’immense empire des califes et les provinces environnantes. Ses observa-
tions furent publiées, et le plus important de ses ouvrages fut Murujal-thahab (Les
Prairies d’or). Ibn Khaldun11, qui écrivit quatre siècles plus tard, l’apprécie de la façon
suivante : « Dans Les Prairies d’or, Massudi a dépeint l’état où se trouvaient les peu-
ples et les pays de l’Orient et de l’Occident à l’époque où il écrivait, c’est-à-dire en
l’an 330 de l’hégire. Ce traité nous fait connaître leurs croyances, leurs mœurs, la
nature des contrées qu’ils habitent, leurs montagnes, leurs mers, leurs royaumes, leurs
dynasties, les ramifications de leur race et celles des nations étrangères ; aussi est-il un
modèle sur lequel les autres historiens se règlent, un ouvrage fondamental sur lequel
ils s’appuient pour montrer la vérité d’une bonne partie de leurs enseignements » (Le
Bon, 1883, p. 356). L’idée est que la géographie de l’époque prétend donner un
tableau exhaustif des divers pays, fait place aux mœurs, aux idées et aux légendes. Elle
prend un caractère encyclopédique qui tend à rassembler tous les renseignements
épars. Ses ouvrages sont donc conçus comme une histoire générale (tharikh ‘âmm). À
l’époque d’Ibn Khaldun, une nouvelle ère géographique s’ouvre, les descriptions sont
doublées d’une analyse des événements restreints aux dimensions du Maghreb et non
plus à l’ensemble du monde musulman. La restriction du champ d’analyse se justifie
par les différents bouleversements qu’a connus le Maghreb au XIVe siècle.
Ibn Hawqal12, né aussi à Bagdad, commença ses voyages lorsque Massudi venait
de finir les siens. Il a donné lui-même de son livre la description suivante : « J’ai décrit
la terre en long et en large, et j’ai fait connaître les provinces musulmanes. Chaque
région particulière est accompagnée d’une carte qui en offre la situation respective.
J’indique les limites de chaque région, les villes et les cantons qui s’y trouvent, les
10. Massudi (MAS)
(m 956), grand voyageur, rivières qui l’arrosent, les dépôts d’eau qui en modifient la surface, les ressources
enquêteur passionné qu’elle présente, les impôts de diverses natures qu’elle paye, les routes qui la traver-
et consciencieux,
il s’intéressa aux cultures
sent, les distances qui la séparent des contrées voisines, le genre de commerce qui y
non musulmanes. réussit le mieux ; en un mot, j’ai rassemblé tous les renseignements qui ont fait de la
On connaît de lui surtout géographie une science qui intéresse les princes et les personnes de toutes les classes »
Murujal-thahab.
(MAS, p. 357). Le même souci d’objectivité et de rigueur méthodologique anime Ibn
11. Ibn Khaldun
(1332-1403), né à Tunis, Hawqal, qui prétend mettre à la disposition de toute personne le souhaitant, les don-
mort au Caire, lettré nées et informations nécessaires aux voyages, un mélange d’atlas géographique et de
et juriste,
son Histoire universelle
« guide du routard », version VIIIe-XIe siècles !
définit l’histoire comme
une science indépendante
et est fort riche Voyages et représentations paysagères
en approche sociologique.
Les raisons du voyage
12. Ibn Hawqal
(IXe-Xe siècles), géographe Les motifs du voyage sont multiples, mais dans le contexte que nous étudions, ils sont
et voyageur irakien
qui visita Palerme en 973.
d’abord politiques pour satisfaire aux commandes des califes. Derrière les descriptions
Parmi ses écrits : d’un espace maîtrisé par la civilisation musulmane, se dessinent les territoires
Kitab surat al-ard
(Configuration de la terre).
d’expansion convoités. Décrire le territoire est la meilleure façon de connaître ses
Trad. G. Wiet potentialités, ses ressources, sa géographie et de définir la meilleure stratégie pour
et G. H. Kramers, l’annexer et répondre aux exigences d’une science géographique qui se veut rigou-
Paris-Beyrouth
et in BGA (Bibliotheca reuse, fondée sur la description du réel.
Geographorum Le relevé des modes d’occupation du sol, du milieu de vie produit par une
Arabicanum), vol. 2, publ.
M.J. Goeje, éd. Leyde.
société, des originalités identitaires et des activités économiques donne un état des
8 vol. 1908. lieux qui s’apparente à des préoccupations géopolitiques évidentes. Ces descriptions

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dressent le tableau de l’organisation de l’homme autour de la nature et la manière


dont il l’a aménagée. Le désir d’un inventaire des richesses créées et exploitées par
l’homme aussi détaillé que possible, renvoie à la mise en forme de la nature, née
d’une volonté politique et sociale. C’est dans cette volonté matérialisée par l’aména-
gement du territoire que se profilent des modèles et des stéréotypes qui préludent à la
construction des paysages dans lesquels les sociétés se reconnaissent.
Deuxièmement, il était capital pour une communauté établie loin de son terri-
toire d’origine, de connaître la configuration générale du globe afin d’y trouver aux
heures canoniques la direction de la prière13.
Troisièmement, l’enseignement de la Tradition sur lequel se fonde l’ensemble de
la doctrine islamique ne peut se faire que suivant une chaîne rigoureuse de trans-
mission orale qui, d’élèves à maîtres, remonte jusqu’à l’auteur de l’ouvrage. Or, les
personnages se trouvant à l’extrémité contemporaine de la chaîne sont dispersés dans
les différents centres de l’islam, et le croyant désireux de parfaire sa connaissance doit
parcourir ce circuit de savants14. De ce fait et simultanément, les géographes musul-
mans sont en quête de ce savoir religieux, et profitent de ces pérégrinations pour
décrire ce qu’ils ont pu voir.
Quatre siècles après les géographes de l’an mil, c’était un procédé encore en
usage. Tel est le cas d’Ibn Battuta15, géographe maghrébin contemporain de Marco
Polo, d’Al-Tijani16 et de bien d’autres qui cherchaient, d’une part, à parfaire leurs
connaissances religieuses et, d’autre part, à satisfaire aux exigences de leur profession.
Enfin, certaines descriptions étaient commentées à travers le prisme des explica-
tions coraniques. Le voyage devient une raison pour confronter l’observation du réel à
l’information livrée par le Coran ce qui, par ailleurs, contribue à donner un caractère
sacré à certains types d’espace. Mais, comme nous l’avons explicité précédemment, la 13. Muqaddasi illustre
science géographique était conçue comme une histoire générale (Tharikh ‘âmm) dres- assez bien la façon dont
s’est développée cette
sant un tableau des nations où seraient réunies leurs conditions générales à travers le
science de la Qibla.
temps et l’espace. Ce qui amène à dire que les descriptions religieuses ne constituent Cf. A. Miquel, 1967
qu’une rubrique parmi d’autres. et Schoy, « Qibla »,
in EI, t. II, p. 1045-1047.

Les modèles paysagers qui en découlent 14. Cheminement


classique de tout savant
Dans mon article17 « Qu’est-ce que le paysage dans la culture arabo-musulmane clas- musulman, pour plus
de détails voir Ibn Battuta,
sique ? », il ressort que les paysages sont appréciés selon plusieurs critères : visuels, Voyages, t. 1. De l’Afrique
esthétiques et sensoriels. En l’occurrence, la langue arabe possède deux mots pour du Nord à la Mecque,
désigner le paysage : littéralement mandhar et machhad. Ces deux termes peuvent dési- p. 22-24.

gner aussi bien l’objet que la représentation de cet objet. Dans le corpus géographique 15. Ibn Battuta (m 1377),
géographe maghrébin,
des VIIIe-XIe siècles, quel que soit l’auteur, le terme de machhad ou mandhar est sou- grand voyageur, très
vent utilisé pour expliciter et décrire ce qui est ressenti face à un spectacle perçu curieux. Son récit
de voyage est une bonne
comme tel. Les extraits de textes présentés plus avant corroborent ce propos. Premiè- source documentaire.
rement, aux différents niveaux descriptifs du territoire existe une correspondance avec 16. Al-Tijani (XIVe siècle),
un type de représentation spécifique. Plusieurs catégories d’espaces, nettement diffé- géographe maghrébin,
renciées, peuvent dans certains cas revêtir des caractéristiques communes en fonction connu pour son ouvrage
rihla’t al-tijani.
des préoccupations et des thématiques abordées par les géographes. Deuxièmement,
17. Le travail
en fonction des circonstances, un espace revêtira un caractère religieux, profane, lexicographique sur
bucolique, pittoresque, fantastique ou simplement utile. Dans les espaces les plus fré- le concept même
de paysage dans la langue
quemment décrits : la montagne, le désert et la campagne, un jeu subtil entre sacré et arabe a fait l’objet
profane se profile au gré des pérégrinations et des explications livrées par les auteurs. d’un article (Latiri, 2001).

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Les représentations liées à l’espace montagneux.– Dans le registre des explications reli-
gieuses du système terrestre, on observe une description théologique du territoire à tra-
vers le Coran. L’espace est compris et interprété sous son égide. Les versets coraniques
sont présents dans les textes des géographes parce qu’ils imprègnent l’être du
musulman. Lorsque le Coran, khabar de Dieu, parle d’autres religions, de la nature,
etc., la vérité historique sur elles est fixée pour le croyant, et ne peut être infirmée par
aucune autre information, comme on le verra plus loin. Cette conception religieuse du
monde est à rapprocher de la théologie scientifique occidentale des XVe et XVIe siècles.
Par exemple, pour expliquer l’armature de la terre, Massudi, Faqih18, Muqaddasi
font appel au Coran qui présente le corps de la terre comme une ossature supportant
les montagnes19 : « Dieu a posé sur notre globe, comme des ancres ou des pieux, des
masses salvatrices qui l’empêchent, et les hommes avec elles, de tanguer ». Cette
image est reprise mot pour mot par la majorité des géographes arabes de l’époque. De
ce fait, les montagnes sont représentées comme constituant une unité organique d’un
bout à l’autre du monde. Une première classification les range selon la tradition
grecque revue et corrigée à la lumière de la culture des territoires que venait de
conquérir l’islam. Lorsque l’on atteint la Syrie-Palestine, la montagne est investie
d’une véritable identité. Ibn al-Faqih (FAQ, p. 19, 20) répète un propos de Qatâda
(Pellat, in EI (2), IV, p. 778), selon lequel, la ka’ba fut bâtie avec six montagnes, le
Sinaï, le mont des Oliviers, Uhud, le Liban, Al-Hira et Tabir. Soit un nom pour la tra-
dition mosaïque, deux pour la chrétienté et trois pour l’islam : Al-Hira, le lieu béni des
premières révélations, son voisin Tabir (Yaqut, p. 202) et Uhud, le mont des Martyrs,
qui abrita dans l’une de ses grottes, le prophète blessé : « Le Mont qui nous aime dit
Mahomet, et que nous aimons, car il vient vers nous, il marche vers nous, en faisant
acte d’adoration20 ». Muqaddasi (MUQ, p. 136, 137) annonce quatre montagnes
issues du paradis et dont il ne nomme que trois : Uhud, le Sinaï et Majanna. Cette
dernière, en pays mecquois, n’est évoquée que pour son rapprochement avec le nom
du paradis (al-janna) (Yaqut, IV, p. 58, 59).
Massudi (MAS, p. 198, 268), quant à lui, réserve une place spéciale à quatre mon-
tagnes de la chrétienté, désignées sous le nom de Tur: le Sinaï (Tur-sinâ), le mont Aaron
(Tur-harûn) qui est le Hor, près de Petra, le mont des Oliviers (Tur Zauta) et le Tur al-
Urdunn, entre la Palestine et Tibériade, qui porte aujourd’hui le nom de Jabal at-Tur.
Toutes ces références au monde religieux et aux représentations auxquelles elles renvoient
donnent à la montagne le statut d’un espace sacré (Latiri, 1999, t. 1, p. 76). Dans ce
contexte précis, une part des descriptions est vouée à la nature « sauvage » dans son
acception première. Les géographes sacralisent cette nature, autour de laquelle se bro-
18. Ibn al-Faqih (FAQ), dent des légendes en référence au monde biblique et coranique (Miquel, 1967). Le
géographe-historien concept de nature sacrée trouve sous cette rubrique sa place, que le territoire décrit soit
d’origine persane,
il a écrit vers 903 ou non sous domination musulmane. Il semble que cette configuration participe à ce
une encyclopédie que la montagne s’instaure en facteur identitaire et de reconnaissance, puisqu’elle
de la culture générale
de l’époque :
donne son nom à une ville, une province ou un village. Ainsi, le nom du lieu, assurant la
Kitab al-bulden. survie du stéréotype, en donne la position et celui-ci suffit à une géographie largement
19. Coran, XVI, 15, XXI, 32, imaginaire qui se développe en marge du monde réel parcouru et vécu, lui servant
XXXI, 9, XXVII, 62, XLI, 9, d’horizon de référence. La fonction du nom du lieu affiche le contenu de ce qu’il recèle.
LXXVIII, 6, 7.
La montagne perd son caractère sacré lorsque les textes livrent d’autres lieux
20. FAQ, p. 25,
partiellement repris par
placés sous des auspices favorables qui permettent à la poésie de s’exprimer pleine-
MUQ, p. 137. ment. La montagne n’est plus appréhendée comme le principe de toute l’architecture

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terrestre, mais est présentée comme l’origine des sources, de la verdure et de la vie.
Lorsqu’une voie d’accès y est possible, que la communication devient aisée, l’homme 21. Pour les auteurs cités,
installe villages, champs, jardins et vergers. Certains auteurs insistent sur la profusion la montagne se pénètre
moins qu’elle ne se gravit,
de la végétation qui rend les villages invisibles jusqu’au moment d’y pénétrer. L’aisance car ce n’est pas la vallée,
vécue et ressentie est enfin à la mesure d’un paysage accueillant. La montagne n’est mais la ‘aqaba (le col,
la passe, la montée) qui
plus un milieu hostile21 à traverser au péril de sa vie, mais un espace qui prodigue eau porte dans les esprits
et fraîcheur22. Des cas de ce genre sont assez rares, et c’est parce qu’ils sont exception- le poids de la lutte et du
nels que le plaisir qu’ils procurent est plus évident. Sabutsi, par exemple, accorde une triomphe sur la montagne.
Le plus souvent, la ‘aqaba
place importante à la littérature du plaisir23. À travers l’eau qui y coule, la verdure qui reste l’événement majeur
l’habille, la montagne transmet l’image de l’Arcadie. C’est le cas de certains fonds de de l’étape. Elle mérite
une annotation pour peu
vallée très encaissés, la ‘aqaba24 où Ibn Hawqal (HAW, 363) décrit l’une de ces gorges que le relief présente une
en ces termes : « […] y repaîtrons-nous une dernière fois notre vue du pays délicieux et importance par sa masse,
comme par exemple
enchanteur, que nous allons quitter et qui est là, à nos pieds, nous offrant, comme un au Zagros ou au Fars :
au revoir sa double ville et les frondaisons de ses campagnes. » Cet espace participe à la « mieux vaut escalader
métamorphose du pays en paysage, par le point d’observation privilégié qu’il offre, les chaînes par les cols
élevés […] que de
mais aussi par la médiation de l’écriture. La ‘aqaba offre un paysage intermédiaire et s’aventurer dans
contrasté, nettement circonscrit entre celui de la montagne et celui de la vallée. Le les vallées […], effroyables
canions, inaccessibles
mélange étonnant de la nature sauvage et de la nature cultivée montre la main des et infranchissables, […].
hommes en des lieux où l’on aurait cru qu’ils n’avaient jamais pénétré. Tout se passe 22. HUR, p. 43, 44 ; FAQ, p.
comme si la sensibilité paysagère s’étendait de proche en proche aux versants monta- 200, 201 ; IST, p. 78 ; HAW,
gneux sans pour autant s’élever jusqu’aux sommets neigeux. p. 276, 282, 288, 473 ;
MUQ, p. 35, 259, 420, 434,
L’eau que distribue la montagne à la plaine et à la campagne dessine le tableau 437, 455. Le si’b Bawwan
serein d’un terroir fertile et riche. Hawqal (HAW, p. 338) écrit à ce propos « Les fruits et est chanté par les poètes,
notamment Mutanabbi,
l’agrément de la vie sont liés aux eaux et aux eaux seules, qui viennent dévaler jusqu’ici cf. FAQ, p.200 ; HAW,
depuis une haute montagne » ; « Quand je vis ce pays, il était aussi beau et odorant qu’un trad. Wiet, p. 265.
bouquet de fleurs ». Et Muqaddasi, pour la région de Sabur au Fars : « On y voit courir 23. Miquel, ibid., p. 150.
Sabusti ne parle que de ce
les rivières, des fruits qui poussent tout seuls, des villages à perte de vue, et l’on marche
qui peut procurer plaisir et
des parasanges entières, à l’ombre des arbres »25. Chez ces auteurs, revient le motif fré- agrément (ma latha wa
quent d’une vie « enfouie » dans la verdure, de villages dérobés au regard par l’épaisseur taba), belles descriptions,
ce qui fait plaisir, belles
des frondaisons ou noyés dans les jardins (MUQ p. 228, 230, 320, 425). Quant à Ibn histoires, etc.
Hawqal, il exalte la splendeur des campagnes ou des oasis d’Andalousie, de Sicile, 24. HUR, p. 126, 147 ;
d’Égypte, de Syrie, d’Irak ou d’Asie centrale. Il parle longuement de la Transoxiane, et QUD, p. 186, 191 ;
YAQ, p. 311 ; RST, p. 175,
évoque les raisons profondes de son enchantement26 : « Il n’est pas de ville, dans tout 184 ; MUQ, p. 251, 253.
l’islam, dont les environs offrent plus beau spectacle, ni soient plus renommés que ceux Aujourd’hui
de Bukhara. Du haut de la citadelle, le regard ne tombe, un peu partout, que sur une Birkat al-Aqaba.

verdure dont la couleur vient lécher celle du ciel, et le firmament apparaît comme une 25. MUQ, p. 424, sur le
sens du participe
chape [couvercle, mikabba] bleue sur un tapis vert. Là-dessus, de-ci de-là, les châteaux « daniya » (facilisnactus),
surgissent comme écus du Tibet ou boucliers d’antilope, comme astre au zénith de leur cf. BGA, IV, p. 238.
fulguration, entre les terres des domaines, tirées au cordeau [muqawama bil-istiwa] et 26. HAW, p. 108, 147, 174,
236, 363, 400, 464, 494,
auxquelles l’extrême industrie des hommes prête l’apparence rigoureuse d’un miroir. 507, 509.
Aucun pays, en Transoxiane ou ailleurs, n’offre une aussi belle disposition au faire-valoir
27. Pour cette traduction
des domaines, dans l’immense étendue de riants paysages et l’ampleur des horizons : voir A. Miquel, 1980, p. 89,
c’est là, vraiment un apanage exclusif de cette contrée »27. et Wiet. Les commentaires
qui suivent ont paru, avec
Il devient patent à travers le témoignage de ces auteurs qu’une importance quelques variations de
majeure est accordée aux points de vue pour embrasser le paysage. Le panorama28 forme in « Un géographe
arabe à la campagne »,
(machhad ‘am) suppose en langue arabe al-mantharatu29, le sommet de la montagne, L’Arc, 72 (hommage
l’observatoire, ou un point haut qui en l’occurrence est la citadelle dans l’exemple à G. Duby), 1978, p. 43, 48.

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cité, permettant d’avoir une vue d’ensemble sur le territoire. Il s’agit donc d’un lieu
isolé par le regard et contemplé. Le paysage se définit alors par la sélection d’objets
parmi ceux qui s’offrent à la vue, qui sont regardés comme composants de paysage
dans les seuls cas où l’ensemble vu plaît ou rebute. Al mantharatu et le concept de
tafarij30 insistent sur l’espace cadré, c’est-à-dire une découpe signifiante de l’espace
observé. Le mécanisme de construction du concept du paysage dans la culture arabo-
musulmane permet d’avancer trois constats. Le premier est que la construction des
modèles paysagers est similaire à celle de l’Occident, à la différence majeure que la
définition arabe ne renvoie à aucun moment aux représentations picturales. C’est par
le biais des points de vue, de la poésie et de la littérature que le pays s’instaure en pay-
sage. Deuxièmement, la définition arabe n’exclut pas les paysages inesthétiques, il
s’agit de ce qui peut plaire ou déplaire, ceci est contraire à l’acception occidentale où
le paysage ne véhicule que des valeurs positives (Luginbühl, 2001). Troisièmement et
dans un autre registre, si l’on résume les différentes représentations liées à l’espace
montagneux, on constate que la montagne a d’abord été liée à la compréhension de
l’œuvre divine. Par la suite, elle a eu une fonction utilitaire. La montagne est diverse-
ment utile : elle renferme de nombreuses richesses exploitables ; les animaux, les
plantes, les arbres y jouent un rôle dans la formation des vents et dans la circulation
des eaux… Autant de fonctions qui mettent en évidence le dessein du Créateur, qui a
soumis la nature à l’usage de l’homme. Comparativement, durant le XVIIIe siècle,
l’Occident laisse apparaître deux aspects de la perception de la nature qui s’inscrivent
28 Cf. Latiri, 1999, dans le courant du grand changement des mentalités en rapport avec les nouvelles
le paysage panoramique,
p. 437, il est question préoccupations scientifiques. Nous faisons allusion aux fonctions esthétiques et cura-
de plusieurs citations tives du monde alpin. Les montagnes sont en passe de devenir belles, elles sont à la
où une très grande
importance est accordée source des nouvelles créations artistiques, et véhiculent l’idée de la salubrité à travers
au point de vue pour le discours hygiéniste et l’importance de l’air pur sur la santé de l’homme. Or, c’est à
la contemplation
des paysages.
partir du début du IXe siècle que ces idées circulèrent dans le monde musulman
(Latiri, 1999, t. 1, p. 134). Des géographes comme Faqih, Muqaddasi, Massudi par-
29. Al-mantharatu :
un endroit au sommet lent explicitement des avantages du climat montagneux pour échapper à la fournaise
de la montagne d’où de l’Arabie. Certes, il est vrai que la perception utilitaire et anthropocentrique du
un garde peut voir
l’ennemi et surveiller milieu constitue une constante universelle, mais cela n’a pas exclu la construction et
le col de la montagne : l’appréciation d’un idéal spatial. La culture arabo-musulmane, dès l’époque abbas-
mawka’ fi ra’s al-jabal fihi
rakib yandhuru al’aduwi,
side, à travers l’œuvre de Gahiz et Gazali, s’est bâti ses théories sur le beau et avait dès
yahrusuhu. Al mantharatu: la fin du IXe siècle investi la montagne de caractères esthétiques pour en faire le pay-
l’observatoire, sage phare de son empire. C’est tout le processus de la construction du discours poé-
al markabatu. Il est clair
que, dans cette première tique et l’esthétique qui procèdent à l’élaboration du statut paysager d’un espace.
acception, il est question Dans un autre passage, Ibn Hawqal écrit: « À partir de Bukhara, en suivant le fleuve
de site stratégique
d’observation en situation de Sogdiane, on voit, de droite à gauche, un terroir cultivé sans interruption jusqu’aux
de conflit ou de guerre. monts du Buttam. La végétation, ici, est sans faille huit jours durant, sa splendeur, dans
30. Tafarij : futuhat, tafarij un lacis de potagers, de verdures, de jardins et de prés, sertis de rivières qui coulent tou-
al-kiba’ wal darabazin
wa ma achbaha,
jours; au beau milieu de cette campagne, des bassins entretiennent la verdure des arbres
khurukuha : ouvertures et des cultures, qui s’étendent des deux côtés du fleuve. Au-delà de cette ligne verte, tou-
dans les coupoles jours de part et d’autre du fleuve, sont les champs, eux-mêmes gardés, en arrière, par les
ou les garde-fous
renvoyant à la capacité pâtures des bestiaux et par les châteaux. De chaque ville, de chaque bourg, une citadelle
de voir au travers, à partir vient briller au sein de cette verdure, et l’on dirait un brocart vert, strié par l’eau vive et
du cadrage induit par ses
structures architecturales.
décoré par l’alignement des châteaux. » Le paysage comprend strictement trois formes de
Cf. Latiri, 1999, t. 1, p. 14. vie: le terroir des sédentaires, l’économie pastorale et la vie urbaine.

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Nulle trace d’une quelconque nature vierge. Celle qui est présentée est domptée,
aménagée par l’industrie de l’homme. Cette quasi-obsession du vert que l’on relève
chez les auteurs renvoie à deux préoccupations de l’ordre de la représentation ; la pre-
mière est esthétique, comme on le verra plus loin en abordant la campagne ; la
seconde est beaucoup plus fondamentale dans le sens où tout se passe comme si l’évo-
cation du terroir cultivé (‘amir) gommait le sol en sa constitution même31, et comme
si, à l’inverse, la mention d’une roche précise renvoyait, quasi automatiquement, à un
espace inanimé, austère et minéral (ghamir). Mais gardons-nous de toute conclusion
hâtive, un ensemble important de notations renvoie à une classification des sols, dont
certains hautement spécialisés, structurent l’espace et lui donnent un caractère pay-
sager spécifique (Latiri, 1999, t. 1, p. 136).

Les représentations liées à l’espace désertique.– Cette digression sur les espaces aus-
tères et minéraux permet d’introduire le désert qui, bien avant l’avènement de l’islam,
fut célébré par des poètes, dont les œuvres subsistent dans les dix grandes odes arabes
de l’anté-islam, les Mu’allaqât. Leur origine remonte à la période où s’organisaient à
La Mecque des compétitions poétiques lors du pèlerinage annuel. La foule passionnée
arbitrait cette joute en vers, au cours de laquelle la tribu qui possédait le meilleur
poète avait toutes les chances de gagner. Les vainqueurs de ces compétitions sont
vénérés. Leurs qasida (poèmes) sont alors transcrits en lettres d’or sur de la soie noire
suspendue dans l’enceinte du sanctuaire de la Ka’ba pendant un an, afin qu’ils soient
connus de tous. Les poèmes couronnés reçoivent le nom de Mu’allaqât, c’est-à-dire
« les suspendus ». La tradition de couvrir la Ka’ba d’une tenture noire, la Kiswa, s’est
prolongée jusqu’à nos jours. Les poèmes ont été remplacés par des versets du Coran.
Porte-parole de la société du désert organisée en clans et en tribus, les poètes en
sont les « chroniqueurs ». Ainsi, Imru’al-Qays (milieu du VIe siècle), reconnu comme
étant « le poète inaugural » des Arabes, est présenté depuis bientôt quatorze siècles
comme le premier poète lyrique arabe. L’ode de Imru’al-Qays est présentée par
J. Berque32, comme une séquence de tableaux « dont la violence sensuelle s’aiguise d’un
majestueux jamais plus ». Ces nomades, qui ont pour patrie le désert, le conçoivent
31. Une notation comme
comme un départ pour d’éternels retours. Les Mu’allaqât abordent différents thèmes, celle MUQ, p. 381, sur
tels que les rapports entre les hommes et la nature, les relations entre tribus, etc. les labours en rapport
avec l’humidité
Comme le montre J. Berque, les Mu’allaqât procurent à l’historien un grand ou le degré de fermeté
nombre d’informations sur la société arabe de la fin du paganisme, concernant les du sol est exceptionnelle.
rites, les droits coutumiers et une analyse des faiblesses ou de la vertu de l’organisa- 32. Jacques Berque,
tion tribale. Dans l’ode du poète T’arafa, contemporain d’Imru’al-Qays, l’étendue Les Dix Grandes Odes
arabes de l’anté-islam.
sans limite du désert va sauver le sujet du désespoir. Sa célébration par la voie de la Une nouvelle traduction
métaphore lui inspire une accumulation d’images, un inventaire d’êtres et de choses des Mu’allaqât.
Éd. Sindbad/Actes Sud,
dont le rapport mutuel se réfère à d’antiques métamorphoses. Le désert dans son 1995. Pour plus de détails
immensité rappelle la condition précaire de l’homme, hanté par le souvenir de la mort sur certains textes anciens
et de son impuissance face à la volonté des Dieux. parlant du désert,
cf. Dédales n° 7 et 8,
Force est de constater que le désert opère dans l’imaginaire arabe comme la forêt Désert, vide errance
dans l’imaginaire occidental. L’un des essais les plus passionnants sur les forêts dans écriture. Éd. Maisonneuve
et Larose, 1998 ;
l’imaginaire médiéval chrétien est celui de J. Le Goff (1985). Il compare et oppose les p. 58 Imru’al-Qays ;
déserts judaïques et les forêts du christianisme comme un espace parallèle de trans- p. 64 Zubayr Ibn Abi
Sulma ; p. 70 Labid Ibn
cendance. Il analyse le motif de la forêt comme refuge sauvage et bienveillant pour les Rabi’a ; p. 77, Nabigha
amoureux Tristan et Iseut. Le désert, au même titre que la forêt, a servi de décor à Dhobyâni, etc.

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des romances impossibles comme celles de Antar et Abla, Majnoun et Leila, et Jamil et
Buthayna.
Dans un tout autre registre, on trouve dans la Divine comédie de Dante une inter-
prétation intéressante de la théologie poétique à l’œuvre dans les allégories de la forêt
et du désert (Mazzota, 1981, p. 227 et 274). Braudel (1966) avance même l’hypo-
thèse que Dante s’était inspiré de la littérature arabe : « s’étonnera-t-on qu’on
découvre des sources musulmanes de la divine comédie, qu’à Dante, les Arabes appa-
raissaient comme de grands modèles à imiter ou qu’il existe, à Saint Jean de la Croix,
de singuliers précurseurs musulmans dont l’un, Ibn Abbad, le poète de Ronda, avait
développé bien avant lui, le thème de la “nuit obscure”. »
Le fait que les Arabes aient attribué au désert un grand nombre de noms et
l’aient peuplé de créatures fantasmagoriques, nombreuses et diverses, suppose que
tous les déserts ne sont pas semblables et qu’ils offrent des paysages tout aussi variés.
Ressentir le besoin de les différencier prouve qu’il existe un système de représenta-
tions qui y renvoie. On pourrait avancer sans verser dans la caricature que toutes les
créatures qui hantent le désert jouent le rôle des dieux et demi-dieux qui habitent les
forêts de l’Occident. Les Métamorphoses d’Ovide pourraient trouver place dans le
désert ; les dieux seraient alors les goules qui changent d’apparence pour mieux
tromper celui qui s’y hasarde, ainsi que les hors-la-loi, les mystiques et ceux qui cher-
chent à fuir le monde des hommes (Harrison, 1994). Les oasis joueraient alors le rôle
du bois sacré, paradis perdu, Arcadie de l’Occident.
L’Occident a défriché son espace au cœur des forêts, et fondé ses institutions
dominantes : la religion, le droit, la famille, la cité. L’islam, quant à lui, s’est trouvé
confronté au désert comme espace dominant ; il a donc construit son imaginaire à tra-
vers la représentation paradisiaque des oasis pour mieux fuir son opposé : le désert.
Paradoxalement, ce dernier attire par sa dimension transcendantale et fait fuir par sa
solitude. Une alternative s’offrait à cette civilisation : il fallait le cultiver pour le rendre
habitable ou le quitter pour un ailleurs plus clément. Le caractère éprouvant de la tra-
versée transparaît tout au long du voyage et des descriptions qu’en font les géogra-
phes. Leur pensée est fort bien résumée dans l’ouvrage de Heidegger qui discute à
plusieurs reprises la formule de Nietzsche : « le désert croît : malheur à celui qui pro-
tège le désert ». Heidegger (1959, p. 35-36) écrit : « La désolation s’entend. Désola-
tion est plus que destruction. Désolation est plus sinistre qu’anéantissement. La
destruction abolit seulement ce qui a crû et qui a été édifié jusqu’ici. Mais la désola-
tion barre l’avenir à la croissance et empêche toute édification […]. Le Sahara en
Afrique n’est qu’une forme de désert. La désolation de la terre peut s’accompagner de
l’atteinte du plus haut standing de vie de l’homme, et aussi bien de l’organisation d’un
état de bonheur conforme de tous les hommes. La désolation peut être la même chose
dans les deux cas, et tout hanter de la façon la plus sinistre, à savoir en se cachant. La
désolation n’est pas un simple ensablement. La désolation est à la cadence maxima, le
bannissement de Mnémosyne. »
Dans l’imaginaire arabe, on l’a compris, oasis et désert fonctionnent par opposi-
tion et dualité. Binôme inséparable, l’un ne saurait exister sans l’autre.

Les représentations liées à la campagne.– Dans cette perspective, la campagne


semble être le contrepoint du désert. Aux grands espaces de la solitude, elle oppose
celui de l’horizon cultivé, à l’aridité absolue, la végétation compacte. La verdure est la

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pièce maîtresse du système, sa couleur symbolisant à la fois l’étendue de l’activité


humaine et sa densité. Ibn Hawqal écrit ces lignes : « Selon Abû Utman al-Gahiz, la
couleur poudreuse des champs, au beau milieu d’une verte végétation, n’est pas sans
grâce. Soit ! Mais à l’inverse, dès l’instant où le regard ne perçoit plus, sur le gris ter-
reux d’un sol déployé, l’organisation de la vie, ce sol-là reste triste et sans éclat,
dépouillé de parure et d’agrément, vide de douceur et de joie et prive de tout plaisir
celui qui voudrait s’y délasser. La Transoxiane, elle, est comblée et déborde de grâce :
tout le pays compris par exemple dans l’enceinte des remparts qui, sur douze para-
sanges de diamètre, enferment Bukhara, ses villages et leurs champs, est florissant,
prospère, luxuriant33 ».
Il établit là le modèle de la campagne idéale. Le champ grisâtre où l’on voit la
terre, même entre des cultures, n’est donc acceptable qu’isolé, que jouxté par une
végétation vraie. Étendu, déployé, il est insoutenable. Dans la continuité, la terre n’est
gracieuse que recouverte du tapis ordonné que les hommes posent sur elle. C’est le
vert seul qui enchante, un vert sans rupture, dont l’étendue « sans faille », créant le
sentiment même de densité, finit par lui faire rejeter comme inacceptable ces taches
grises : « On se réfère, pour les lieux les plus agréables du monde à la Sogdiane de
Samarqand, au Nahr al-Ubulla et à la Guta de Damas, encore que Sabur et Gur, au
Fars, ne le cèdent en rien à la Guta : car lorsqu’on est à Damas, on a sous les yeux, à
une parasange et même moins, des montagnes désolées dépourvues de plantes et
d’arbres, et des lieux sans vie. Or le paysage le plus plaisant est celui qui emplit le
regard, épuise l’horizon et n’en finit pas de proposer ses charmes. Au Nahr al-Ubulla
et dans toute sa région, partout le regard bute à une parasange environ, et l’on ne
peut monter nulle part afin de voir plus loin que cette distance. Allez donc comparer
pour l’agrément, un lieu enfoui, d’où la vue ne saurait porter plus loin qu’à découvert
et un autre d’où l’œil est saisi par l’ampleur de la perspective et vagabonde sur le pay-
sage, transmettant son plaisir jusqu’à l’âme ! Dans la Sogdiane de Samarqand, je ne
sais aucun site, aucune localité où, du haut de la citadelle, le regard tombe sur des
montagnes sans arbres ou sur des plaines (sahra’) grisâtres, car ici, les terres cultivées
sont prises entre les frondaisons et chargées de verdure. »
Voila enfin éclaircies et rassemblées les conditions du plaisir de la campagne. Les
deux faux modèles, ceux de Damas et du bas Irak, pèchent par défaut, respectivement,
de constitution et de perception : la densité de la verdure est tantôt saisissable à la vue,
mais imparfaite dans la réalité, tantôt réellement parfaite, mais insaisissable en sa tota-
lité. Pour que le tableau soit achevé, il faut donc non seulement qu’il le soit effective-
ment, mais encore qu’on puisse percevoir cette vérité. Pas plus qu’il n’est de belle
nature sans l’effort de l’homme pour en faire une campagne, il n’est de vraie campagne
sans l’œil de l’homme pour en faire un spectacle et un paysage. L’analyse du texte
d’Ibn Hawqal révèle que c’est d’une citadelle qu’il contemple le pays. Ibn Hawqal, avec
les géographes des masalik wal-mamalik, fonde son information et sa science sur le
regard, l’observation directe et personnelle, le iyan. Mieux encore, il s’autorise, en
voyageur qu’il est, à transformer, comme ici, ce principe d’information en plaisir.
Les paramètres du jugement associeront donc le sentiment, et même la jouis-
33. Trad. A. Miquel, ibid.,
sance du spectateur à la réalité de ce qu’il observe. La campagne parfaite est celle qui p. 90, 91 ;
concilie les inconciliables. Sa verdure doit être totale sans le moindre accroc, sans la cf. Le Strange, The Lands
of the Eastern Caliphate,
moindre tache grise qui vienne rompre l’ensemble. Elle doit fermer l’horizon, mais cet p. 19, 44, 46,
horizon doit être infini et plan, tout au plus à peine ondulé, sous peine d’opposer au BGA, IV, p. 378.

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regard quelque montagne dénudée. Simultanément, il lui faut renfermer en son


centre une élévation d’où cet étalement puisse être rassemblé par le regard : dans ce
paysage entièrement animé, la citadelle est donc le substitut de la montagne proscrite.
Cette hauteur bâtie par l’homme est le belvédère qui lui permet de contempler son
œuvre : champs, arbres et maisons imposés à la nature brute. La campagne, rivée au
regard que l’on porte sur elle, n’est pas que la trace des hommes sur la terre. Le tra-
vail littéraire de description prolonge la présence de l’homme au-delà du travail des
champs. Et l’écrivain qui porte au cœur le souvenir ébloui du paysage qu’il embrassa
d’un seul coup d’œil sous le ciel bleu, depuis le sommet d’une forteresse, enferme la
nature et les êtres dans les pages d’un livre poétique. De ces descriptions ressortent les
éléments constitutifs d’une esthétique de la campagne musulmane qui n’acquiert son
statut de paysage à part entière que lorsqu’elle est noyée dans la luxuriance végétale.
Dans d’autres passages, la campagne peut se charger de certaines qualités religieuses à
partir du moment où elle prend l’aspect de l’Éden. La notion de campagne paradi-
siaque est double : elle est religieuse parce qu’elle renvoie à des références coraniques :
« Dieu est celui qui a créé les cieux et la terre, et fait descendre du ciel une eau d’où Il
tire votre lot quotidien de fruits […]. Par cette eau, Il fait pousser pour vous les
semences, l’olivier, le palmier, les raisins et tous les fruits : il y a là, en vérité, un signe
pour les hommes qui réfléchissent »34. Mais par la transgression du sens premier de
janna, paradis, et son introduction dans le langage courant, elle porte des caractères
profanes qui désignent simplement la végétation luxuriante. En effet, le terme de
janna n’est pas toujours un superlatif35. L’agrément peut disparaître derrière le jardin
tout court. C’est alors que janna s’associe avec rawdha (pl. riyâdh), qui se réfère au
jardin plaisant à la vue. L’emploi simultané des deux termes est une redondance, qui
renforce le caractère idyllique du jardin36. Le sens de rawdha reflète un beau jardin
irrigué et prospère, mais dans certains cas, il évoque une terre sauvage où l’herbe
pousse en abondance.
On assiste à l’avènement d’une sensibilité qui se construit progressivement, fai-
sant d’emblée appel à un jugement esthétique. Relayée par la littérature et la poésie, la
même sensibilité paysagère s’exprime chez Gahiz et Faqih, qui dressent le modèle
campagnard idéal. La campagne, appréhendée comme un jardin à l’échelle du terri-
toire, répond à des critères esthétiques bien définis. Elle ne devient paysage que
lorsque ceux-ci sont vérifiés. Ces critères vont permettre d’explorer d’autres catégo-
ries d’espace. À travers les exemples des résidences califiennes, palatines et bour-
geoises, se dessinent les projets sociaux et spatiaux imaginés par l’élite sociale
34. Coran, XIV, 37, 32 ;
XVI, 11 ; II, 20, 22 ; musulmane. Les descriptions données par les géographes arabes sur ces complexes
VII, 55, 57 ; XIII, 3, 40, 37 ; urbains distinguent les zones des propriétés foncières urbaines entourant immédiate-
XVI, 69, 67 ; XXXV, 25.
ment les villes et occupées par les muniya des souverains, les rahal de l’aristocratie, les
35. Très clair chez MUQ,
p. 388-389, 409 : day’a des citadins, avec les qura, villages libres des environs37. Selon les descriptions, il
un paradis (janna) apparaît que les jardins proposent le local comme l’un des principes fondamentaux du
où paissent des vaches.
mode d’insertion d’éléments architecturaux dans un site. Mais notre propos s’arrête
36. HAW, p. 500 ; MUQ, ici, où s’ouvre la perspective d’un autre travail.
p. 378, on note janna
et rawdha avec hadiqa,
p. 384, janna, rawdha,
busten. Conclusion
37. Voir, pour plus
de détails, Lagardère,
L’espace ainsi décrit présente un paysage apprécié. Si la montagne et la campagne
p. 50-113. offrent à profusion de l’eau et de la végétation, le travail de l’homme domestique la

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nature et la transforme en jardins cultivés et en champs où les canaux d’irrigation


révèlent un paysage qui assure l’existence de tous. C’est la terre travaillée un peu par-
tout sur le territoire musulman qui attire le regard des géographes, car c’est à travers
l’abondance que toute forme de plaisir devient possible.
Sentir, respirer, entendre et observer une nature généreuse, chaque géographe l’a
expérimenté et a construit un paysage visuel, sonore et olfactif38. Il devient patent que
le paysage musulman est poly-sensoriel. L’espace devient une succession de tableaux
où la nature est célébrée sous toutes ses facettes. Plusieurs niveaux descriptifs s’élabo-
rent d’une description paysagère où les différentes lectures du territoire s’entremêlent,
mais sont nettement différenciées. À travers la construction lexicographique se bâtit
un système de représentation complexe. Un schéma du territoire idéal apparaît, ou ce
à quoi on voudrait qu’il ressemble. La visée prospective est doublée d’un sentiment
esthétique qui fait que l’espace décrit devient paysage.
Les géographes dressent un tableau fascinant du paysage rural de leur époque et
tracent avec précision la nature des rapports entre la Cour, le paysage rural et la
nature39. Le paysage tel qu’il était entendu par les géographes arabo-musulmans se
révèle par contraste, par opposition ou par complémentarité par rapport aux différents
types d’espace, leur topographie et les marques que le travail de l’homme y imprime.
La lexicographie arabe, les homophones et le vocabulaire technique viennent ren-
forcer ou atténuer l’importance des caractéristiques physiques d’un site et révéler la
nature du paysage qui y est inscrit. Les descriptions objectives et subjectives du terri-
toire permettent de lire les rapports qu’entretenaient les géographes avec ces espaces.
Elles reflètent leur vision de la nature, de ses composantes et donc du paysage. Leur
approche met en exergue la belle ordonnance de la nature travaillée (Luginbuhl 1989,
p. 898) et révèle donc le caractère construit du paysage qui trouve ses racines dans les
idéologies qui l’ont produit, tant sur le plan esthétique que symbolique.
D’évidence, que l’on reprenne les écrits d’Ibn Hawqal, Massudi, Ibn al-Faqih ou
d’autres géographes entre le VIIIe et le XIe siècle, on relève une production et une utili-
sation de modèles paysagers dans la construction desquels les géographes musulmans
ont joué un rôle déterminant. Leur rôle s’apparente à celui joué par les peintres et la
peinture en Occident. Ce constat permet de poser une question cruciale : le paysage
relève-t-il uniquement du visuel pour transmettre des manières de concevoir le rap-
port des sociétés à la nature ou en existe-t-il d’autres ?
L’exemple de la géographie arabe démontre qu’il existe d’autres voies explora-
toires à l’émergence du paysage. La culture arabo-musulmane a fait naître sa
conception de la nature et du paysage à travers l’écrit, elle lui a donné une dimen- 38. Certains passages
sion poétique indéniable avant que l’Occident ne la découvre ou plus exactement ne sont très explicites sur
l’importance des odeurs
la formule. et des sensations tactiles
La présentation de la géographie arabe, à travers un ensemble de textes, donne dans les descriptions.
Cf. Latiri, 1999, t. 1, p. 124,
l’impression qu’une grande part de ce qui fonde le concept de « paysage » tant dans 130, 171, 433.
son mode de pensée, dans l’élaboration de la sensibilité que dans l’idée de projet,
39. Cf. Latiri, 1999.
forge la pensée paysagiste musulmane. La tentative de ré-articulation de la société à Ici la référence renvoie
la nature et de la biophysique à la société et à l’espace a été l’un des fondements de aux origines élitaires
de la construction
la géographie musulmane. Les géographes arabes avaient déjà couvert le champ de la paysagère et les modèles
géographie, en avaient exploré les différentes facettes et obéissaient au désir de d’organisation spatiale
qui s’y réfèrent tels que
découverte. Lors de son émergence, cette géographie s’inscrivait aussi dans le cadre les Muniya, les Rahal,
d’une théologie scientifique au même titre que la géographie occidentale, à presque les Day’a, les Qura.

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quatre siècles d’intervalle. Certains de ces textes prennent encore plus de valeur
puisqu’ils nous éclairent sur les évolutions dans le temps des représentations et pra-
tiques sociales, dans des contextes historique, social, politique, culturel et écono-
mique différents des nôtres.

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191 Lamia Otthoffer-Latiri

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