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Laura-Maï Gaveriaux
mars 2010
Le Philosophe dans la Cité
Société pour l’innovation philosophique
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1. Analytique
Si dans le langage courant contemporain, le terme de corps est le plus souvent entendu
comme le corps de l’individu (lui même compris à partir du paradigme de l’être humain2), le
concept de corps est d’une autre nature logique : le concept du corps humain est un concept
sortal (il exprime une quiddité), tandis que le concept de corps est un concept catégorial (un
concept ontologique, en tant qu’il représente un mode d’être). C’est du concept ontologique du
corps que nous devons partir pour découvrir si le gouvernement du corps a quelque légitimité à
être posé comme problème philosophique. Cela parce que c’est le concept le moins déterminé
empiriquement, celui qui doit nous permettre d’énoncer une définition du corps qui soit valable
pour tous les corps.
1
Didier Fassin et Dominique Memmi (dir.), Le Gouvernement des corps, Paris, Editions de l’EHESS, 2004.
2
Thomas Pradeu, « Qu’est ce qu’un individu biologique ? », in Pascal Ludwig et Thomas Pradeu (dir.)
L’Individu, Perspectives contemporaines, Paris, Vrin, 2008.
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l’appliquer, (il discute de la place du philosophe dans la cité3). Une image analogue se trouve dans
le Phèdre, pour comparer l’âme dans le corps à un attelage ailé4. La gouvernance est une causalité
récursive (c’est une conception systémique, comme l’étaient la république et l’âme
platoniciennes). Qu’est-ce qui doit alors, dans la conception métaphysique du corps, nous amener
à poser le problème de la gouvernance ?
2. Dialectique
Si le concept catégorial de corps représente une réalité individuelle, singulière (principe des
indiscernables selon lequel il ne saurait exister deux choses exactement semblables5, comme
énoncé par Leibniz à l’article 9 de sa Monadologie), complexe et dynamique, en lien avec les autres
corps, il nous est maintenant possible de comprendre pourquoi le corps vivant est adopté dans le
langage courant comme paradigme du corps : il remplit tous ces critères. Notre identification
spontanée du corps à un corps vivant ne serait pas fondée sur autre chose que sur le fait qu’il
s’agisse de la sorte de corps la plus facile à identifier. Cette identification n’est pas pour autant
dénuée de fondements ontologiques. Il ne s’agit d’un pré-jugé ou d’une association lire d’idées.
Parce que la réalité corporelle est une réalité complexe et dynamique, les corps ayant le plus haut
degré d’individualité doivent aussi être les corps produisant la plus grande force (il faut donc
admettre des degrés d’individualité, un emboîtement des nivaux d’individualité en faisant notre la
lecture que Michel Fichant fait de Leibniz6). La plus grande force est, quant à elle, produite par
les corps ayant le plus haut d’organisation interne, puisque plus un corps est complexe, plus il
peut être organisé de différentes manières : plus un corps est agi, plus un corps agit sur les autres
corps lorsqu’il est en contact avec eux. C’est aussi partant de la définition la plus indéterminée du
corps que Spinoza, dans l’abrégé de physique De Mente de l’Ethique, en arrive à saisir le corps
humain comme le plus haut degrés d’individualité qui soit et comme le corps doté de la plus
grande force concevable (dans ce que Victor Delbos appelait le « parallélisme spinoziste », être,
c’est être conçu). Les postulats expriment cette puissance potentielle quasi infinie du corps
humain, qui peut « être affecté d’un très grand nombre de manières »7. Nous le savons, à ce
niveau de notre compréhension du réel, le gouvernement du corps est une diététique des
3
Platon, République VI (488a - 489b), trad. G. Leroux, Paris, Flammarion, GF, 2002, p. 321-323.
4
Platon, Phèdre (253c – 254d), trad. E. Chambry, Paris, Flammarion, GF, 1964, p. 151.
5
G. W. Leibniz, Monadologie, trad. M. Fichant, Paris, Folio, 2004, p. 221.
6
Michel Fichant, « Leibniz et les machines de la nature », in Studia leibnitiana, vol. 35, n°1, 2003, p. 1-28.
7
Spinoza, Ethique, trad. B. Pautrat, Paris, Points, 1998, p. 128.
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passions : il s’agit de réguler le flux passionnel pour conserver la force propre de l’individu qui ne
saurait être que l’union d’un esprit et d’un corps. Sa connaissance passe en premier lieu par la
connaissance du corps. Il n’y a pas de primauté du corps sur l’âme, mais priorité dans l’ordre des
connaissances du corps sur l’âme. C’est pour cette raison que chez Spinoza, les passions sont
conçues sur le modèle d’un champ de forces physiques, dont il s’agit de maîtriser les courants,
pour maintenir le conatus au pus haut degré possible. Il ne s’agit donc pas de réprimer ou
d’annihiler les forces passionnelles (comme c’est le cas, dans une certaine mesure, chez Pascal ou
Descartes – une lecture attentive des Passions de l’âme nous amènerait à nuancer fortement ce
point). Le corps humain est donc aussi une source de production, notamment dans la vie sociale
en vertu de ses déterminations propres, que nous venons de mettre en exergue, Spinoza signale
que « pour se conserver, il a besoin d’un très grand nombre d’autres corps, qui pour ainsi dire, le
régénèrent continuellement » (postulat IV)8. Nous voyons avec Spinoza, que le corps humain a
besoin du contact avec les autres corps pour être plus fort, ce qui peut laisser à penser que la
métaphore du corps politique, notamment telle qu’utilisée par Hobbes, a pour fondement plus
qu’un jeu de langage.
8
Ibid., p. 131.
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parties et le tout. Dès lors, puisque c’est la survie du corps politique qui est en jeu, gouverner la
cité, ce n’est pas seulement l’administrer : c’est aussi gouverner les corps.
3. Ethique
Il faut reconnaître à Rousseau de nous avoir permis de comprendre à quel point le fait de
vouloir maintenir le corps politique peut être une mystification. Comme tout corps, le corps
politique est irrémédiablement voué à l’affaiblissement, au vieillissement, à la maladie et les seuls
moment où il existe véritablement sont ceux où les citoyens se réunissent pour exprimer leur
volonté politique : le vote. Il n’est pas besoin d’insister sur l’actualité de ce propos rousseauiste,
au vu de la désaffection des peuples pour la politique entre deux élections nationales. Parce que la
volonté de gouverner les corps du corps politique ne tient pas compte de cette mystification, elle
pose un problème éthique. A notre sens, c’est pour cette raison que nous devons revenir au
travail de Foucault sur les biopouvoirs. Le travail notionnel et dialectique effectué précédemment,
assoit maintenant le caractère problématique et philosophique de la question du gouvernement
du corps entendu comme biopouvoirs. Par sa réflexion sur le Grand Renferment (Histoire de la
folie, 1961) et celle sur la prison (Surveiller et punir, 1975), Foucault nous fait comprendre, au delà
d’un simple relevé de sociologue sur les formes de biopouvoirs, que l’enjeu fondamental du
pouvoir c’est le corps (c’est là proprement le travail du philosophe). Le gouvernement du corps
n’engage pas seulement la question de la maîtrise par un individu de son propre corps, mais de
façon primordiale et même, uniquement, la question de l’emprise du corps politique sur les corps.
Le rapport de l’individu à son propre corps est le produit des déterminations sociales comme
micro-pouvoirs : le pouvoir, en fait n’existe pas, il n’existe que des micro-pouvoirs (nous
retrouvons ici notre causalité récursive). Dans La Colonie pénitentiaire de Kafka, l’écriture
romanesque permet de mettre en exergue ce corps au centre des dispositifs de souveraineté.
Dans la société bourgeoise, ils réapparaissent sous la forme des dispositifs de sexualité ou plus
récemment encore, sous la forme des dispositifs hygiénistes, (l’alimentation bio, les régimes
alimentaires).
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Conclusion
La question du gouvernement du corps, si elle nous apparaît comme peu problématique sur le
plan philosophique, nous permet néanmoins de formuler le véritable problème philosophique du
corps. Alors que la conception la plus immédiate du corps désigne un objet matériel, isolable,
doté de frontières, simple (au moins par la façon que nous avons de l’individuer), il se révèle
complexe, dynamique, en rapport constant avec les autres corps et par cette problématique des
pouvoirs, sa matérialité se dérobe : il est presque une frontière. Ce qui doit être la marque de
l’intimité de chaque individu, la modalité ultime de la présence à soi-même, se révèle le lieu d’une
interaction essentielle de l’individu et de son milieu, de l’autre et du même. Signalons que c’est la
phénoménologie qui pourra seule prendre en charge cette contradiction inscrite au cœur même
de la notion du corps, avec le travail de Merleau-Ponty sur le chiasme, celui de Sartre sur le
pratico-inerte et celui de Lévinas sur le visage. Observons enfin que si la métaphysique est
souvent au principe des plus grandes recherches éthiques, notre réflexion sur le gouvernement du
corps nous amène à constater que l’éthique du corps exige le retour à une métaphysique
substantielle et que c’est là un mérite de la phénoménologie que d’avoir osé l’opérer après le
tournant nietzschéen.