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Pour poser en ter-
mes corrects I'interrogation
sur Lavenir, il faut remonter tres
haut et se situer ad nouveau en pleine chré-
tienté. La prédication (dont les missions de Pinte
riewr constituent un chapitre particulier) a eu jadis une
emprise considérable sur les populations, Resie a savoir
pourquoi avec le temps, cette parole religieuse s'est progres
Sivement émoussée. Dés le XV" sitcle, comume le montre
H. Martin, le sermon des meilleurs prédicatenrs comporte des
faiblesses : la forme eit est trop impersonnelle et abs-
traite, architecture logique trop complexe,
le non-datable trop important, la dis-
tance trop sensible par rap-
port au vécu
quotidien.
7
+ : a
La prédication et les masses au XV" siécle
Facteurs et limites dune réussite
En 1455, dans les semaines précédant Paques, Saint-Quentin, Pé-
ronne et Amiens accueillent successivement le frére Didier, franci
cain de Observance. Le chroniqueur Mathieu d’Escouchy relate les
hauts faits de ce héraut de la chrétienté médiévale finissante : des
haltes de huit & quinze jours dans chaque cité, des prédications
quotidiennes suivies par des foules enthousiastes estimées, sans
doute de facon excessive, & 18 on 20000 personnes, et l'acquisition
rapide d'une répuration de thaumaturge, due la possession de
reliques de Bernardin de Sienne dont i! aflirme étre le disciple
«Et finablement a issue du sermon, bailloit des lavements aux
gons qui alloient & potences (= sur des béquilles) devers Iui, qui
Sen retournoient garis ». Médecin des corps, il guérit aussi les10 HISTOIRE DU PEUPLE CHRETIEN
‘Ames, car partout il apaise temporairement les discordes. Cette
figure assez peu connue n’en est pas moins tres représentative de
Ja longue cohorte des missionnaires qui, a l'instar de Vincent
Ferrier, parcourent la France au xv" siécle.
Grenoble, le 26 décembre 1489 : les consuls de la cité, réunis dans
Véglise des Cordeliers, mettent au point un réglement 4’administra-
tion urbaine fort détaillé, qui concerne aussi bien les poids et
mesures, Vhorloge de la cathédrale, Ja garde des portes en temps
de guerre, que la bonne tenue des étuves et du lupanar... et la
prédication en période de Caréme. Les couvents des fréres pré-
cheurs et des fréres mineurs de la ville sont tenus de fournir
alternativement chaque année « un prédicateur trés docte et trés
élégant », qui assurera l'ensemble de la quarantaine. 1! recevra pour
sa peine un salaire de vingt florins. Ou il apparait que Ia distribu-
tion réguliére de Ia parole sacrée est ressentie comme un élément
indispensable & la bonne marche de V'organisme urbain dans son
ensemble. Ou se révéle aussi un goit prononcé des élites sociales
pour le sermon omé et savant, entendons par Ia une prédication
assurée par un homme de métier formé dans les Universités.
Parole instituée aux rythmes réguliers d'une part, violence pro-
phétique marquée par de brefs surgissements d’autre part ; fone
tionnaires de ’éloquence sacrée durablement insérés dans une
ville dont ils attendent une rétribution régulitre, nomades de la
parole livrés aux incertitudes de la mendicité, 'esprit se complai
ait volontiers dans ce jeu de contrastes. Au risque peut-étre de
perdre de vue l'essenticl. Les deux témoignages ici avancés pour
Ieur caractére exemplaire n'apportentils pas des éclairages plus
complémentaires qu’opposés sur Vemprise du discours religieux
dans les années 1400? Ou chercher la ou les clefs de la réussite ?
Comment surmonter l'apparente contradiction entre I'intérét mani-
festé par les auditeurs et Ia rebutante sécheresse qui caractérise la
majorité des recueils de sermons, qu'ils émanent de grands mission.
naires ou de modestes exécutants ? Fautil penser que I'acte méme
de la prise de parole par un prédicateur n‘entretient que peu de
rapports avec le texte qui en garde la trace ? On pourrait appuyer
cette opinion sur le fait que beaucoup de sermons ont été consignés
alors quiils ont été proférés en langue vulgaire devant le
PREDICATION ET MASSES AU XV" STECLE it
peuple. Mais cette position nous parait globalement difficile &
tenir: ne revientelle pas a préter a la majorité des sermonneurs
des capacités d'improvisation et de libre invention dont ils étaient
totalement dépourvus, rivés qu'ils étaient & leurs pense-bétes ? Va-
ton chercher une issue a ce difficile probleme en invoquant toute
une gamme de facteurs extérieurs aut discours [uiméme mais
contribuant a établir d'emblge son emprise sur les foules, depuis
Je soutien apporté par les pouvoirs en place a l'activite prédicante
jusqu’au recours par Jes orateurs & des moyens proprement théa-
traux et aux artifices de la propagande ? Toutes ces raisons
avancées, et leur réle ne saurait étre minimisé, il faut bien en venir
2 prendre en compte Jes vertus secrétes de I'énoncé de base. Li
et relire des centaines de sermons latins et francais, presque tous
consignés dans des recucils anonymes, et découvrir peu & peu
eur aptitude & v nemient religicux élémentsite.
Reconnaitre par laméme la capacité de l'appareil ecelésiastique,
aux rangs si étoffés en cette période, d forger de V’assimilable pow
de larges masses de fidéles, & grand renfort de procédés didactiques
et de recettes pédagogiques. Le bon fonctionnement du systeme
dans son ensemble ne réduit nullement d’aillears Vimportance du
role joué par quelques grands virtuoses, les Gerson, Ciboule, Mail-
lard, Fradin, Menot et autres, qui surent proférer une vivante et
attrayante parole en prenant un peu de liberté A Tegard des regles
discursives scolastiques, obstinement suivies par des confréres plus
obscurs jusqu’au début du xv siecle. Quelques homiliaires en
longue vulgaire ont gardé la trace de ces formulations novatrices.
Contrdte et caution des pouve
Les supports institutionnels de la parole sacrée ne laissent pas
diimpressionnet : rares sont Tes orateurs qui ne parlent pas d’un
emplacement assigné par les autorités ecclésiastiques ct civiles, et
A partir d'une compétence reconnue. Hlusion que celle de l'exis-
tence d'une libre prédication au xv" siecle! I y a, certes, des prises
de parole incontrdlées ou déviantes, mais les pouveirs en place
ne tardent pas & y mettre fin. A Paris, dans les premitres années12 HISTOIRE DU PEUPLE CHRETIEN
du regne de Charles VI, se levent des orateurs de carrefour et de
cimetitre qui versent facilement dans la revendication politique
et sociale, mais les agents du prévot ou de l'Université s'empres-
sent de les faire déguerpir. En 1426, on voit l'évéque de Tréguier
s‘inqui¢ter de ce que des laics « entreprenant une tache au-dessus
de leur force, se livrent, méme en des lieux publics, & Ia prédication
auprés du peuple », et rappeler vigoureusement que cette fonction
est réservée aux docteurs en théologie et aux religieux mendiants
qui ont regu une formation spéciale & cette fin. Arrive-+il & l'un
ou Yautre c'entr'eux de s'écarter de la droite orthodoxie, il est
bientét frappé des censures épiscopales ou inquisitoriales. Tel ce
frére augustin qui s'attire 1a compassion des magistrats de Lille
en 1450, en leur relatant qu’il vient de passer sept ans dans les
prisons de |'évéque d'Arras pour avoir avancé des erreurs dans
ses prédications. Bien d'autres parmi ses confréres restent croupir
dans les gedles épiscopales ou en sont menacés.
La parole instituée peut étre & Toccasion proférée sur les places
et aux carrefours par les innombrables quéteurs et pardonneurs,
qui délient les bourses en exposant les maquettes des couvents &
construire et en exhitant des reliques et des bulles d'indulgences,
mais elle est Ie plus souvent distribuée en des lieux sacrés: les
églises cathédrales et parvissiales, les chapelles et les cimetigres
des fréres mendiants, les oratoires des confréries et, 4 un moindre
degré, les abbayes traditionnelles. Le discours religieux dispose
ainsi de supports stables et suit des rythmes fixés par les autorités.
On connait Jes interdictions faites aux Mendiants de concurrencer
Jes homélies des séculiers a certaines heures. Il est curieux de voir
le vicaire général de Carcassonne, en 1369, fixer Jes jours of on ne
pourra prononcer de sermons dans la ville de Lagrasse, pour en
réserver le privilége & la puissante abbaye locale. Révélatrice aussi,
cette protestation de I'abbé d’Ainay en avril 1498, contre la défense
faite aux habitants de Lyon par leurs magistrats, de se rendre a
Yabbaye pour y entendre précher la passion comme a l'accoutumée
Des sanctuaires semblent ainsi tirer profit de prédications notables,
Les homélies couramment débitées dans les églises paroissiales
sont d'un niveau plus modeste. Au mieux, Je curé utilise un de
ces recueils qui, tels le Miroir des Curés ou le Dormi Secure (« dors
PREDICATION ET MASSES AU XV" SIECLE 13
tranquille », ton allocution est préte), contiennent de longues séries
de setmons du temps (agencés suivant le déroulement de Yannée
liturgique) et des saints. Mais il se contente souvent d'agrémenter
le prone de quelques recommandations morales et il siempresse
de s‘effacer derritre les fréres mendiants dans les grandes cir.
constances. La compétence effectivement réside chez ces religieux
formés dans les écoles de leurs Ordres ct dans les facultés de
théologie, souvent affublés de titres universitaires, rédacteurs atti
trés des homiliaires et des « arts de précher ». Le prestige de leur
verbe draine les fidéles vers leurs couvents ; quand leurs chapelles
se révélent trop exiguis, ils préchent dans leurs cimetitres. Et les
occasions ne manquent pas, en dehors des dimanches et des fétes,
oi ils peuvent exercer leurs talents : assemblées de confréries, dé
Parts et retours de pélerins, processions pour demander la pluie,
le beau temps ou Ia fin d'une épidémie, miracles, projets de croi.
sade contre les Tures, funérailles des grands de ce monde etc.,
autant de circonstances qui requitrent un orateur, autant de motifs
aussi pour les différents ordres d'entrer en concurrence,
activité prédicante connait deux temps forts annuels, I'Avent et
le Car&me, qui prennent figure de véritables institutions réglées
par les pouvoirs urbains. A I'issue, les magistrats rétribuent les
orateurs en fonction des «paines ct labeurs » qu’ils ont pris «a
cothidiennement prescher ». L’émergence documentaire de cette
pratique, qui est sans doute plus ancienne, est liée A Ja tenue et A
Ja conservation des comptes municipaux. On en reléve la trace a
Aix ct a Grenoble dans les années 1426-1428, Plus au Nord, il faut
attendre les années 1440-1460 Pour saisir l'existence d’un Caréme
régulier. Dans les grandes villes bretonnes, le systime n'est au
point que dans les années 1460-1470, pour fonctionner ensuite avec
une parfaite régularité, aussi bien a Rennes (soixante-seize prédica-
tions mentionnées entre 1458 et 1518) qu’a Nantes (46 entre 1472
et 1530) et dans des cités plus modestes comme Vannes, Morlaix et
Tréguier. Ainsi la fonction sociaie de léloquence sacrée a été pleine-
ment reconnue par les milicux dirigeants des bonnes villes. Ils
en ont config le quasi-monopole & ces hommes de métier que sont
les Mendiants, n’accordant que trés épisodiquement leurs faveurs
4 des prétres séculicrs, Si la majorité des prédicateurs est fournie14 HISTOIRE DU PEUPLE CHRETIEN
par les couvents de la ville elle-méme, il en vient aussi de l'extérieur
‘et parfois de fort loin, Rennes voit passer des religieux de Dinan,
de Lamballe, d’Angers, mais également de Chatellerault, d’Evreux,
de Blaye, d’Avignon... Ou apparait le double visage de cette itinéran-
ce prédicante : les déplacements saisonnicrs de religieux locaux,
d'une part, les tournées a longue distance de quelques célébrités de
Yautre. La rétribution d'un Caréme ou d’un Avent est généralement
comprise entre 5 et 15 livres et souvent fixée & 10 livres. Si l'on
se référe aux salaires versés dans les mémes années, on constate
quil y a au minimum équivalence entre le tarif d'une homélie
et la journée d’un travailleur spécialisé du batiment. Mais le
rapport est le plus souvent de deux pour un, sans tenir compte
du gite et du couvert assurés au prédicateur et A son ou ses
compagnons, du bois et des souliers qui leur sont fournis, de la
monture ou du bateau qui sont mis a leur disposition pour
gagner la ville voisine. Ces honoraites permettent aux religieux de
Sacheter des objets de premitre nécessité, ou d’aller poursuivre
Jeurs études dans les Universités et d'y féter dignement leur
bonnet de docteur.
Ces caracitres se retrouvent dans les grandes missions populaires,
quil serait tentant d’opposer sommairement A toute forme de
parole instituée, Malgré les apparences, en effet, ces flambées
prophétiques n’échappent nullement aux servitudes institution-
nelles, voice aux arriére-pensées politiques. Les champs d'apostolat
des missionnaires itinérants sont trés vastes, on le sait. Entre
1399 et 1419, le Catalan Vincent Ferrier parcourt un territoire
égal & une fois et demie la superficie de la France, pout y précher
cla correction des hommes avant la venue de I’Antéchrist ». En
Yespace de quelques mois, en l'année 1428, le carme breton Thomas
Cornette répand sa parole de pénitence dans les provinces de
Flandre et d’Artois, ainsi que dans 'Amiénois et le Ponthieu. Le
chroniqueur Monstrelet Iui confére un statut de prophéte: homme
vent dailleurs, il entre dans les bonnes villes comme le Christ
3 Jérusalem, chevauchant un petit mulet dont les notables tien-
nent la bride, cependant que la foule se presse sur son passage ;
arrivé & son «hotel », i cultive Tisolement et se tient «en une
chambre moult solitairement ». Quant au célébre frére Richard.
PREDICATION ET MASSES AU XV‘ SILCLE 15
dont le bourgeois de Paris nous relate le passage du 16 au 26
avril 1429, il semble avoir les mains moins pures. N'entre-til pas
dans Ja capitale quelques jours aprés le départ du duc de Bour-
gogne, sans doute pour faire piéce & son influence ? Son profil
d’agent de la cause armagnaque se révéle peu & peu: lors du
voyage de Charles VII a Reims, il ouvre a la Pucelle la ville
de Troyes; en septembre 1429, on le retrouve chevauchant avec
les Armagnacs sous ls murs de Pris, oi Ia colere des habitants
qui le maudissent aprés l'avoir adulé; en 1430, il pré
Caréme & Orléans, avant de quitter la cité pour preparer Taine
campagne de Jeanne d’Arc. Dans les rangs du parti adverse, voici
Je dominicain Jean Sarasin qui exerce une emprise totale sur la
population de Chartres en 1431. Rien de mieux, ea conséquence,
pour ceux qui soutiennent la cause de Charles VII, que d’attaquer
pendant un de ses sermons pour se rendre maitres de la ville
sans coup férir (Monstrelet). L'Ttalie n'a donc pas eu le monopole
des dictatures éphémeres de Ia parole sacrée. Et il n'est pas
sdir que l'on assiste 4 un déclin des grandes missions aprés 1450.
Des «agitateurs populaires » que ces anges de l'apocalypse qui
font yolontiers sonner les trompettes du Jugement Dernier ? Ils
surgiésent, il est vrai, dans le cadre dun ébranlement de la
chrétienté affectée par la déchirure du Schisme, et de la société
dans son ensemble, tour & tour frappée par les pestes et les
guerres. D’oit une exaltation quelque peu incontrélée des foules,
qui peut facilement donner le change en prenant des allures
anarchiques, surtout si elle s'accompagne de quelques récrimina-
tions contre les riches et les puissants. Mais l'évidence s’impose
tres vite: ces missionnaires agissent avec le soutien des pouvoirs
en place. Aucune chronique, par exemple, n’omet de signaler
Yempressement des nobles, des bourgeois et autres « honorables »
autour des prédicateurs. L’appareil d'encadrement ordinaire,
Ja fois social, politique et religieux, soutient l'entreprise de toutes
ses forces, Le missionnaire trouve un renfort précieux auprés
des fréres de son ordre qui lui ont préparé le terrain et qui
prolongent ensuite son action. Car les différents types de prises
de parole, si grand soit Venthousiasme ou si profonde la torpeur
de la foule (dormir au sermon est un péché dont les confesseurs16 HISTOIRE DU PEUPLE CHRETIEN
doivent senquérir, disent certains statuts synodaux),
dans un méme systéme, dont le fonctionnement régulier importe
avant tout. L’activité prédicante est si profondément insérée dans
le tissu et les rythmes sociaux que I'Université de Paris fait de
Ja gréve des sermons une arme courante pour Ia défense de ses
privileges ! L’enseignement qui descend de la chaire est devenu un
«besoin» reconnu des organismes urbains. Si certains fidéles ont
tendance A en négliger ou A en contrarier la satisfaction, en se
laissant aller a dire: « a quel propos tant de prédications et quel
besoin esti] de ouyr si souvent la parole de Dieu », ils se volent
menacés sans ménagement d’étre « mis entre Jes mains des inqui-
siteurs de Ja foy ». Quand l'adhésion des auditeurs fait défaut, il
reste possible de recourir a la contrainte.
Les auxiliaires de In parole
Les marges du discours peuvent se peupler, d'une série de pro-
cédés pour mettre Yauditoire en condition, pour retenir ou re-
lancer son attention, et pour graver durablement dans les esprits
Yenseignement donné. Comment ne pas évoquer britvement les
grands modéles? Transportons-nous & un sermon de Vincent
Ferrier en Bretagne, d'aprés les dépositions faites par des témoins
son procés de canonisation.
Tous les états de la société sont rassemblés au pied des échafauds,
sans se méler. Aux places dhonneur on trouve les nobles, les bour-
geois les plus en vue et le clergé, voire méme en certaines circons.
tances le due Jean V et la duchesse. Le bon peuple de Ia ville, enten-
dons par la les couches moyennes de la société urbaine, fournit le
gros de la troupe, augmenté par des paysans issus des alentours
immédiais et parfois de 8 A 10 lieues, soit 40 & 50 kilometres. Les
luns sont venus dans V'enthousiasme, les autres sous Ja contrainte,
tel le Vannetais Pierre Floch : vu sa jeunesse, « ses parents Ie forgaient
A se trouver chaque jour aux messes et aux prédications de maitre
Vincent ». Le sermon en effet est toujours précédé d'une messe solen-
nelle, accompagnée de chants. C'est & une foule recueillie et exaltée
par la pompe liturgique que le dominicain espagnol va enfin s/adresser,
En pur produit des studia de son ordre i respecte les normes sco-
Taires et s'impose de déduire rigoureusement le plan de son sermon
PREDICATION EF MASSES AU XV" STECLE 7
A partir de Vextrait d’évangile qu'il a choisi pour theme de son
allocution. Mais Vessentiel réside dans la distribution des sujets ~
(traiter de TAntéchrist lors de sa demitre prédication laisse une
marque indélébile), et peutétre plus encore dans la fougue et Timpé
fuosité des gestes de Yorateur, qui doit faire oublicr aux Bretons
quil ne parle pas leur langue. Un écuyer nous dit que, «dans la
premiere prédication, il ne le pouvait pas bien comprendre; mais
Pla seconde il le comprit parfaitement, aussi bien que dans les
Suivantes ». Un autre auditeur estime avoir tiré profit des sermons,
Quoique ne connaissant pas le catalan, Invoquer le recours a des
fraducteurs, fournis par exemple par la colonic espagnole de Nantes,
ne peut suffire a rendre compte du don des langues prété & Vincent
Ferrier
A Toulouse, aussi, Ie miracle de Ia Pentecéte se renouvelle, lors
de Vhomélie du Vendredi Saint 1416 suivie par dix mille personnes :
fla beau parler Je catalan, on ne I'en comprend pas moins, et ceux
qui sont éloignés de la tribune de Ia longueur d’un trait de
baliste l'entendent aussi bien que ceux qui en son: tout proches!
La clef de pareil prodige réside sans doute dans un sens inné des
techniques de manipulation des masses, dont un savant usage
atténue Vimportance du contenu du sermon au profit de son
emironnement de cris, de gestes et d'images.
Qu’en étaitil de cette mise en condition et de cetie manipulation
des esprits dans les prises de parole ordinaires, assurées par les
prédicateurs du cru? Le eadze s'y prétait moins, encore quiil fit
souvent écho att Memento mori, et Vassistance était plus clairse-
mée, Mais les prédicateurs adoptent couramment des comporte-
ments thédtraux, au point de se faire rappeler a l'ordre par le
concile provincia) de Nantes en 1431: «Qu'ils préchent avec
réserve et humilité, en se gardant de clameurs terribles,
tucuses élévations des mains, d’attitudes excessives et de gestes
outranciers ». Bien des coléres sacrées paraissent 2 ce point arti-
ficielles qu'il faut les réfréner: «on a plus tost ressuscité ung
pecheur par debonnairement parler & lui que par parler ireuse-
ment (= avec colére) », dit un manuel pour prédicatew's. Quant
hla capacité de recourir aux images pour illustrer son propos, elle
n’était pas universellement répandue. Le bon sens incite & penser
que les sermonneurs faisaient référence & l'iconogrephie sacrée que18 HISTOIRE DU PEUPLE CHRETIEN
les fidéles avaient sous les yeux et que les jacobins de Nantes, par
exemple, tiraient parti de la décoration du portail de leur cime-
tidre qui «estoit de pierres gravées et entaillées & grans ymage-
ries », mais seule Vanalyse précise d'un homiliaire permet de faire
avancer le probleme.
Référons-nous donc & un Caréme prononcé & Bayeux vers 1460 par
tun frére augustin. Ii établit une hiérarchie trés nette entre Yimage,
qui constitue un premier niveau de sensibilisation, et la parole: « Le
souvenir de la passion du Christ est entretenu de trois fagons ; pre-
migrement par la vue, je veux parler de la representation peinte de
cette passion, fort utile car elle doit susciter beaucoup d’émotion s
deuxitmement par louie, quand cette passion est entendue ou préchée,
ce qui est plus utile et doit susciter encore plus d’émotion » ; troisié-
mement par le gotit, en recevant !'Eucharistie. Voila pour les prin-
cipes! Au fil de ses cinquante-sept allocutions, on déctle plusieurs
concordances entre son propos et des figurations couramment répan-
dues dans les sanctuaires : 'évocation fort détaillée des peines infer-
nales, bien sir, ob ne manquent pas les banguets ot 'on sert gre-
nouilies, crapauds et serpents, alors que grincent les dents des damnés
et que hululent les démons; des références au Crucifié aussi, dont
le Diable guette la plus minime défaillance, assis sur le bras de la
Croix; la deseription d'une statue de la Vierge & l'enfant qui se met
saigner, ele, Mais, tout aussi fréquemment, le discours ne fait que
des ailusions lointaines et imprécises aux images. Rien ne permet de
conclure & une utilisation réguliére des representations figurées dans
la pédagogie religieuse.
Vu la vogue croissante des représentations de Mystéres, on com
prend facilement certains emprunts au théatre sacré, pour agré-
menter les homélies de jeux scéniques ou, & tout le moins, de
tableaux vivants, C’était réservé aux plus grandes circonstances,
et tout spécialement au Vendredi-Saint, oi I’on mimait les prin-
cipaux moments de Ja Passion. Cette pratique est mentionnée
allusivement & Rennes en 1470, et décrite avec moult détails par
un chroniqueur de Laval 4 I’extréme fin du xv" siécle. Un cordelier
du couvent local, nous dit Guillaume Le Doyen, avait ainsi habillé
aucuns compaignons de la ville» et des « bourgeois moult
sages » afin de représenter « figurativement ses sermons et pres:
chement (de) La Passion par personnages ». Le théAtre, dressé
sur un échafaud, était fermé par des rideaux de velours et de
PREDICATION ET MASSES AU XV" STECLE 19
soie, qui s‘ouvratent lorsque le frére criait ostendatis (« monirez »).
Il lui restait A commenter la sctne. Quarante tableaux vivants
(mais immobiles) furent ainsi offerts successivement aux specta-
teurs. Cet exemple fameux, mais isolé, incite a déceler dans les
sermons euxmémes les traces d'un possible échange entre la
prédication ct le thédtre. Parmi les textes qui se préteraient
éventuellement a une transposition scénique, se signale tout par-
tiouligrement un caréme de I'an 1500, qui y semble prédisposé
par son découpage. «Nous apprendrons, annonce le prédicateur
le mercredi des cendres, comment (i!) nous faudra cheminer par
le désert et faire le voyage nécessaire A la vie et liesse désirée
de paradis ». Mais le chemin parcouru par les Hébreux fut si
Jong qu'on n’en verrait pas encore Ja fin au bout de deux ans,
aussi le propos se limiteratil aux étapes. «Et en ferons tous
les jours une mansion, ditil. Et en y a XLI». Ce vocabulaire
homme de thédtre cst significatif: toute scene de Mysttre
comportait en effet, a Ia charnitre des xv" et xvr' sitcles, une
fe de petites demeures ou « mansions » faites de toiles peintes
montées sur des chassis, et désignées par des écriteaux inter-
changeables, qiti représentaient Jes Tiewx principaux oit action
se Adroulait, Les acteurs se déplacaient de l'une & Vautre. Or tous
cos éléments se retrouvent ici.
Mais il s'agit d'innovations aussi isolées que tardives, dont ne
bénéficia pas la grande masse des sermons. D’oit tiraientils néan-
moins leur pouvoir ?
En. prise avec les réalités politiques et sociales
Interrogeons done les énoneés eux-mémes, et tout d’abord leur
degré dinsertion dans Ia conjoncture politico-religicuse, tout
spécialement sous Ie régne de Charles VI (1380-1422). De fait,
es grands orateurs sacrés prennent parti en ces années avec
beaucoup plus de liberté ct de véhémence que par le passé. Est-ce
une conséquence du malheur des temps ? Toujours estil que neuf
sermons non datés de Pierre d'Ailly peuvent étre situés dans les
toutes premitres années du régne de Charles VI au wu des‘ISTOIRE DU PBUPLE CimReTIBN
fréquentes ‘mention du Schisme et du jeune Age du roi entouré
de mauvais‘conseillers. qu'ils contiehnent. On voit méme le pré
dicateur fairé écho aux émeutiers parisiens qui s’étaient déchatnés
contre les Juife en 1380, pour en épouser les revendications contre
Je pouvoir royal qui-protége les préteurs. A partir d'indices simi-
laires, et parfois plus ténus, il a été possible d’établir une chrono-
logie assez précise des interventions de Jean Gerson devant la
cour et les princes entre 1389 et 1397. Ce modéré ne se permet
pas les audaces apparemment folles de l'augustin Jacques Legrand
qui, loin d'attendre le fameux sermon de I’Ascension 1405 oi il
attaqua directement Isabeau de Bavitre et Louis d’Orléans, aurait,
selon A. Beltran, inauguré ses diatribes le jour de Noé! 1396 en
présence de la reine. En cette circonstance, il dénonca aussi bien
les exactions des gens d'armes que les impositions excessives qui
accablaient les pauvres gens. Sans réduire & néant la portée sociale
de ces attaques, il faut signaler toutefois que les princes semblent
se plier assez facilement & ce « chatiment verbal », dont on a pu
estimer quill jouait « dans une certaine mesure un réle d’exutoire
a la coltre populaire ». Voila en tout cas qui gagne a ces orateurs
intrépides les faveurs du petit peuple, devant lequel ils sont
souvent plus discrets que devant les détenteurs du pouvoir, seuls
censés capables d’agir sur le cours des choses. Pierre d’Ailly
niadresse-t-il pas aux.«boines gens» un sermon pour la paix
qui contient seulement une vague allusion aux guerres présentes ?
Jean Gerson, si au fait des événements dans la premiére partie
de sa carrigre, ne prendiil pas le parti de les ignorer superbement
quand jl se met & précher au peuple entre 1401 & 1404 ? Les vrais
audacieux ne semblent pas étre légion, aux cétés de Jean de Varen-
nes, dont les invectives contre les « loups dévorants » suscitent
tune jacquerie dans les environs de Reims en 1393, de ces prédi-
cateurs aux idées égalitaristes qui sillonnent le Velay et le Forez
au début du xv" siécle, ou de ces religieux mendiants qui dénon-
cent le poids excessif des dimes. Les orateurs en vue, par contre,
n’apportent aux masses que des satisfactions passagéres, si ce
n’est des espérances fallacieuses, en fustigeant les classes domi-
nantes au nom d’exigences uniquement morales. Ils ne les infor-
ment que trés parcimonieusement sur les problémes du temps.
PREDICATION BT MASSES AU XV" SIECLE a
Si l'on prend en compte des orateurs plus obscurs, des séries de
plusieurs sermons, voire des carémes entiers, peuvent ne compor-
ter aucune référence aux malheurs du xv’ sitcle. Le prédicateur
normand déja mentionné n’envisage la mort qu’a travers des
catégories abstraites, Absentes, chez lui, les mortalités qui ont
affecté depuis 1440 une Normandie déja exsangue; totalement
ignorés, les drames de Vhistoire récente: le seul massacre ici
évoqué avec précision est celui de la population de Jérusalem par
Je roi Antiochus. I! est vrai que certains de ses confréres peuvent
nous ménager de bonnes surprises en faisant droit au présent ou
au passé récent de leurs auditeurs dans leurs évocations bibliques.
Ceux qui avaient subi les sidges, supporté les famines et survécu
aux pestes derriére les enceintes des bonnes villes, pouvaient se
reconnaitre sans peine dans les habitants de Jérusalem assiégée
depuis deux ans par Titus: on s'arrachait la nourriture, y com-
pris entre méres et enfants qui n’avaient plus la force de sortir
de leurs maisons ; les jouvenceaux, plus résistants, erraient par
jes rues, « aussi comme maigres chiens et pales ct chaoient tuit
en morant », les cadavres s‘entassaient & un point tel que, sans
prendre Ia peine de les ensevelir, on « trebuchoit les charoignes
despmors par dessus les murs de la ville », laissant leur puanteur
«corrompre » Ie pays alentour... Evoluer dans un imaginaire
biblique n’aboutit donc pas nécessairement a fuir le présent. II
arrive méme, dans des cas assez rares, que les prédicateurs abor-
dent de front des problémes tout & fait contemporains. Laurent
de Ja Faye, qui devint évéque de Saint-Brieuc en 1375, nous a
laissé des sermons aux titres expressifs: «pour Ie subside de
guerre aussi bien pour VEglise que pour le seigneur temporel ;
pour éviter Ia guerre et obtenir la victoire etc. ». Et de rappeler
en ces occasions la fonction protectrice des gens d’armes et la
légitimité des prélevements quills opérent ; et d'inciter les mar-
chands et les travailleurs des champs, @ ne rechigner ni devant
Vimpot ni devant les réquisitions auxquels ils s’accoutument si
difficilement. L’examen du cas suivant nous plonge dans la bré-
Jante actualité de la guerre de Cent ans: « Etant supposé que le
roi de France ait une juste guerre avec le roi d’Angleterre, on
se demande si des gens qui se mélent & son armée sans avoir été2 HISTOIRE DU PEUPLE CHRETIEN
convoqués par lui, qui tuent ses ennemis et enlévent leurs biens,
doivert étre frappés de Ia peine d’homicide et étre contraints de
restituer les biens volés; siils sont tenus A restituer, & qui la
restitution doit-elle étre faite, au roi de France ou & ses ennemis ? ».
Voil& qui pouvait concerner de tres prés maints routiers bretons !
Il n’en reste pas moins que les représentations synthétiques du
‘corps social fournies par les prédicateurs sont tout & fait ar-
chaigues. Laurent de la Faye se repose toujours sur le vieux
schéma trifonctionnel, qu'un de ses confréres du xv’ siécle se
contente de retoucher en formulant un modéle social quadripar-
tite. «Et devons savoir que au monde ha IIT maniéres de gens
qui travaillent proufitablement au corps. Ce sont Jes clercs, les
laboureurs, les chevaliers et les marchans. Le travail des cleres
est & livres pour estudier. Des laboureurs leur travail est en
terre, Des chevaliers en armes, Des marcheans en marchiet faire »
La tendance semble forte en ce domaine & reproduire ou, au mieux,
& adapter Iégerement les énoncés antérieurs,
Les sermons ad status, entendons par la des allocutions destinées
a des catégories précises de fidéles, font probleme. Doit-on y
Voir une marque sare de V'adaptation du discours religieux aux
réalités sociales ? Notre réponse, fondée sur l'analyse approfondie
de quelques textes et pas seulement sur la prise en compte de
leurs étiquettes, sera des plus nuaneées. Telle adresse aux étu-
diants reprend’ les vieilles recettes des pédagogues des écoles
claustrales du x1" siécle pour ptéserver l'innocence native des
jeunes gens («ne voir ni étre vus par des femmes, et encore
moins les toucher ow étre touchés par elles ») comme pour extir~
per leur sottise et leurs mauvais penchants tout aussi innés
(cainsi les verges de Ja discipline et les coups de fouet Otent &
Yenfant sa perversité »), mais ne s‘interdit pas au passage de
dénoncer un absentéisme aux legons et des trafics de diplémes
tres répandus au xv" siécle (« ils fuient les écoles, ils ne veulont
pas apprendre et demeurent illettrés ; ils donnent & leurs maitres
Ges présents pour obtenir leur licence »). Consultons maintenant
sur cette question notre Caréme de référence ; seuls les marchands
et les veuves ont droit aux attentions spéciales du frére augustin,
‘et cela en T'espace de cinquante-sept allocutions. Le theme du de
PREDICATION ET MASSES AU XV‘ SIECLE 23
mercatoribus est fourni, on s’y attend, par le récit de I'expulsion
des marchands du temple qui donne prétexte pour s'en prendre
longuement & la mauvaise tenue des fiddles a I'église. Ainsi se
passe plus d'un tiers de I'allocution (soit une demi-heure ?) avant
que ne soient dénoncées des fraudes commerciales tout & fait
courantes : «offrir & boire du bon vin Je matin pour attizer a
soi la foule et ensuite, le soir venant, vider un récipient de
moins bonne qualité»; mettre les denrées au cellier pour leur
faire prendre de V'humidité et du poids, afin de les vendre plus
étant entendu que le péché majeur est de négliger
le service divin pour des activités mercantiles. Au sein de cette
série de topoi, on releve toutefois une attaque plus précise, avec
chiffres & 'appui, contre ceux qui achétent des produits en-dessous
de leur valeur & des nécessiteux. Ainsi lorsqu’on obtient pour
30 sols ce qui en vaut 100 ou lorsqu’on fait I'acquisition de rentes
perpétuelles au prix d'un florin pour neuf, alors que la coutume
locale en requiert beaucoup plus (le rapport était couramment
de un A vingt entre Je revenu annuel et le capital investi). Et
nous relevons encore moins de traits concrets dans V'allocution
destinge aux veuves trois jours plus tard. Si les sermons ad
sjaius se révelent finalement assez décevants, il faut poser en
retour que toute homélie, quels qu’en soient le theme ou la cir-
constance, peut prendre A parti une ou plusieurs catégories
sociales. Qu’on relise pour s’en convaincre la célebre allocution
de Vincent Ferrier sur In fin du monde ott les paysans adonnés
a la sorcellerie, les marehands épris de lucre, les prétres cupides,
les religicux en rupture de rogle, les prélats ct Tes princes ou:
blicux de toute justice viennent peupler un tableau en noir de
la société des années 1400. Tl serait vain d'y chercher une image
fidele de celleci; micux vaut s‘attacher au projet de restauration
sociale formulé par le dominicain espagnol, dont le modéle est
incontestablement archaisant. Ne s‘agit-il pas de revenir au temps
ou la paysannerie usait peu de I'instrument monétaire et of les
marchands, ignorant la concurrence et Pusure, vantaient volontiers
jes produits exposés sur un étal voisin et avangaient de l’angent
aux laboureurs sans exiger le moindre intérét en retour ? On voit
par Ja qu'il ne suffit pas, en puisant dans I'ceuvre de tout prédi-mw HISTOIRE DU PEUPLE CHRETIEN
cateur marquant, de monter une parade plus ou moins colorée
des différents états de la société, comme cela a été fait avec
talent pour Olivier Maillard et Jean Glapion par exemple, si
frappantes soient les invectives contre les clercs concubinaires
‘ ou les confesseurs
‘ qui veulent avoir leur paradis
sur terre et surtout quelle méfiance envers la beauté féminine !
«Des filles du diable», et rien de moins aux yeux du frére
augustin déja cité, «ces femmes d’aujourd’hui qui s‘avancent
sans honte ni pudeur la gorge découverte, et qui se peignent
et se fardent le visage pour paraitre plus belles ». Voila bien
«les armes de la luxure », que le diable enseigne a utiliser les
jours de féte, quand on danse en chwur sur les places publiques.
Que d’efforts déployés pour penser les ruses de esprit malin,
jusqu’a lui préter la capacité de prononcer de brillants sermons
a Tefficacité desquels il ne croit guére, pour que soient plus
sdrement damnés les auditeurs inattentifs! Son obsédante pré-
PREDICATION ET MASSES AU XV" SIECLE 29
sence se saisit, mieux que dans tout catalogue, si Von sen tient
au cadre de deux courtes allocutions pour les deuxiéme et troi
sigme dimanches de Caréme. Il assaille successivement le fidele
de trois tentations bien accordées aux rigucurs de cette période :
«Nous tente de gloutonnerie quand il envoie en nous une pensée
de mangier devant l'eure de none ordenée de par sainte église,
‘ou de mangier et de boire oulire mesure»; s'il ne parvient pas
ses fins, il nous tient le langage de T'avarice (jedmer c'est
épargner), avant de tabler sur notre désir « d’estre Jougs et prisiés
de nostre abstinence ». Pour nous garder de ses entreprises, rien
de mieux que d’alier écouter les prédicateurs, qui font sorlir le
diable du pécheur comme les veneurs «qui font la beste issir
hors du bois par le hurlement des chiens », Ayons aussi le cou-
rage de nous confesser, malgré l'ultime cmbiiche qu’il nous tend :
«Si comme le loup ne prend mie la brebis par les pieds ni par
es jambes mais la prent par la gorge pour ce quelle ne puist
béler», de méme le diable n'empéche pas le pécheur d’aller en
pélerinage & SaintJacques, «mais il Je prent par la gorge pour
luy deffendre sa confession ». Le tentateur a des acolytes: au
premier rang les «chiens Juifs > qu'un prédicatcur estime « pires
que If plus mauvais diable», avant de découvrir dans les blas
phémateurs une engeance encore plus détestable.
Au sein de cet univers hostile, les fidles se voient proposer des
Programmes de comportement précis, tout spécialement a entrée
du Caréme. Outre les incitations a pratiquer les bonnes euvres,
& fréguenter les cérémonies et les sacrements, on les abreuve
davis pratiques qui tendent & instaurer chez eux une économie
religicuse du corps pendant la sainte quarantaine. Car il ne faut
pas jetiner seulement en boisson ct en nourriture, « mais aussi
tout le corps se doibt mettre en abstinence. Car les yeulx doivent
Jeuner de fols regards. Et les oreilles de ouir vanitez ct oyscuses
Parolles... Bt les mains de Iuxurieux attouchements ». Les. corps
dociles » ne sont pas une création ex néhilo de V'Etat_ moderne
car I'Eglise avait préparé le terrain en tentant d'imposer aux
fideles des habitus monastiques. A corps réfréné, parole chatiée.
On connait les conseils prodigués pour rendre inoffensifs des
jurons attentatoires & Ja majesté divine: que Ventredieu, par30 HISTOIRE DU PEUPLE CHRETIEN
exemple, devienne Ventrebieu. La censure intervient ici, fort habi-
Iement, sous Ja forme d'une mutilation du vocable sacrilege, qui
transforme la blasphémie en euphémie. Elle est d’autant plus
facile a respecter que V'exclamation continue de remplir sa fone-
tion de décharge psychologique et de faire « allusion & une pro
fanation Jangagiére sans l'accomplir » (E. Benveniste). Tout un
systéme de valeurs s'est suffisamment révélé dans ces continuelles
mises en garde contre les élans de la chair et de la parole, tout
comme dans la dévalorisation de ce basmonde ob nous nous
tenons «comme en ung bannissement », pour qu'il ne soit pas
nécessaire de I’énoncer A nouveau en termes positifs.
Destiné a véhiculer une Iecon et a inculquer des régles de compor-
tement, le discours prédicant ne s'installe pas a demeure dans
les mornes espaces de la pensée didactique. Il est entrainé dans
une constante dérive métaphorique, tant est riche I’héritage de
figures Iégué par l'exégtse allégorique et, plus largement, par
activité symbolique des siécles antéricurs, Tout intervenant peut
se saisir de ce capital symbolique pour rompre l'univocité scolaire
de son propos et s'élever temporairement audessus du degré zér0
du style en décrivant «une pensée sous les traits de Vautre»
(P. Ricceur). Parmi les métaphores de nos prédicateurs, il en est
peu qui soient « vives » et qui éveillent des visions nouvelles. La
plupart sont mortes, et bien mortes, victimes d'un trop long
usage. Inertes et desséchées, ces interminables allégories qui
régentent des homélies entiéres. Telle allocution de triplici navi
(sur Je triple navire) consiste ainsi 4 donner cours & une série
de rapprochements métaphoriques. Navire, ['église militante &
laquelle nous accédons en nageant sur les eaux du baptéme, et
aussi la Vierge Marie pour les richesses dont elle fut ornée, et
encore la pénitence, portée par les eaux de nos larmes, soumise
‘aux mandements divins comme les maiclots & la loi de leur
capitaine, etc. Si usagées soient-lles, certaines métaphores peuvent
garder un fort pouvoir d’attraction, Les unes s‘appuient sur une
Jongue tradition culturelle, comme Y'analogie entre V'Eglise et la
grenade, a laquelle recourait déja Grégoire d’Elvire au wv" siécle
D’autres peuvent étre qualifies d’archétypes « signifiants pour
Vhumanité entiere », comme les images de la nourriture (la parole
PREDICATION ET MASSES AU XV" SIBCLE 3
de Dieu est V'aliment par excellence), de Ia chasse et de la péche
(qui permettent de penser la fonction prédicateur), de l'eau et
du feu surtout, dont Gaston Bachelard a merveilleusement ex:
primé la fascinante ambiguité. Du foyer qui réchauffe, de la
flamme qui tantét purifie et tantét consume, du brasier de la
Juxure, laquelle de ces figures n’a pas cours dans tout homiliaire ?
Hest enfin des images qui peuvent reprendre vie par Ie biais d’une
insertion dans le présent. Rien de plus banal que le sitge de
Vame par le diable, mais il est piquant de voir le Malin utiliser
les derniers perfectionnements de la technique militaire on re-
courant a des bombardes et & des serpentines (x. 1500). ordre
de l'histoire et celui de la métaphore ne sont donc pas totalement
Girangers Tun a Vautre. Mais celleci se référe le plus souvent
& un quotidien non marqué dans le temps ni dans l'espace, aut
donné empirique le plus banal. Elle donne I'illusion d’un échange
avec le monde, alors qu’en réalité elle dresse devant lui un an
en enseignant a4 «voir comme», « Elle tend, nous dit Paul Riceeur
& s‘oublicr comme fiction pour se faire prendre comme croyance
perceptive ». A cette fin tendent effectivement les similitudes si
nombreuses dans les sermons, qui produisent parfois un « effet
de réel » incontestable. Voici quelques-unes de ces modestes réus-
sites, glanées au hasard. I nous faut aimer Dieu au moins autant
que le chien son maitre ; ne le suit-il pas ot qu’il aille, « qu'il Ie
menace de ses mains ou d'une verge, ou qu'il lui jette des
pierres » ? Pour rester dans le registre animalier, avec une domi-
ante rurale: les ingrats qui oublient de remervier Dieu pour
ses bienfaits « sont semblables aux pores qui mangent les glands
et ne Revent jamais les yeux vers Varbre dont ils paissent conti-
nuellement les fraits »; les gourmands qui ne font que boire
et manger nuit ct jour devraient suivre exemple des pourccaux
qui eleissent Ja le bacque » quand ils ont assez mange, Place est
également faite aux plus humbles réalités domestiques: «De
meme que la fumée chasse "homme de sa maison, ainsi Poraison
dévote fait fuir le diable du coeur » ; quiconque sert Dieu en ctat
de péché morte) ressemble a la chaudiére percée doi l'eau
s'échappe en éteignant le feu. L'enjeu de ces rapprochement n'est32 HISTOIRE DU PEUPLE CHRETIEN
pas si mince qu'il y parait, car il s'agit de donner place dans le
monde réel & l'objet moral et théologique,
Crest parfois le quotidien en tant que tel qui se trouve évoqué
avec beaucoup de force réaliste, par une sorte d'effacement de
la relation métaphorique initiale. Ici le tableau touchant d'une
mere qui allaite son enfant et lui apprend & marcher, 14 V'évo-
cation du genre de vie des nobles qui « n’habitent point volontiers
uz cités x mais préférent résider « hors des pueurs et dou mauvais
air», ailleurs la description de la fileuse & sa fenétre. A force
de petites scenes de ce type, il devient possible de reconstituer
Ie cadre de l'existence de certains prédicateurs. Tel connait fort
bien le monde des bonnes villes. Tl campe tour & tour, d'un trait
précis, les bétes de somme qui y portent la marée pour lalimen-
tation des riches; les «fourbisseurs d’épées et autres gens de
plusieurs métiers » qui s'y activent, dont les pelletiers qui ceuvrent
toute Ia semaine dans des caves et revétent pour ce les « pires
robes qu’ils aient », en gardant les bonnes pour les dimanches
tt les jours de féte ; Jes compagnons qui rechignent & se rendre
‘au sermon, alors qu’une dévote béguine y court, mais en omettant
de faire profiter ses compagnes de l'enseignement regu. On le voit
meme s'aventurer dans les basfonds de la détresse, ott cohabitent
les pauvres déclassés qui exhibent « le plus laid et Te plus périlleux
de eur maladie» pour s'attirer des auménes et «la preude
femme (qui) vouloit gaigner vingt sols au bordel » pour pouvoir
faire sortir son mari de prison, Chez ce précurseur d'Emile Zola,
il ne manque méme pas une évocation de la fosse « ol! toutes
Jes ordures de la cité cheoient »
Tout reaueil de sermons constitue un condensé culturel, tne forme
de vulgarisation des Sommes, Répertoires moraux et autres Miroirs
du monde produits par les auteurs scolastiques. On y trouve
Enoncé Jensemble des assertions admises sur I'homme, la société,
le monde et son histoire. Voila qui confére aw prédicateur un
role essentiel de médiateur entre Ta communauté culturelle ct les
masses: il permet a un large public de recevoir une teinture
Ye savoir scolaire en le réduisant & ces formulations les plus
Stéréotypées. Fautil traiter de la parole de Dieu vers 1460?
Tl suffit de puiser dans le fonds commun des connaissances. La
PREDICATION ET MASSES AU XV" STBCLE 33,
physiologie, ou ce qui en tient lieu, permet de filer la métaphore
de la digestion du verbenourriture, la zoologie de rendre compte
de la variété des attitudes des fideles qui ont tous suivi Je méme
enseignement : la poule en effet couve d'autres ceufs que les siens
mais, aprés I'éclosion, seals les poussins suivent leur mere, cepen-
dant’ que les canards se plongent dans T'eau et que Jes paons
stenorgueillissent de leur beauté. La botanique est ézalement solli-
citée : Je rameau s‘incline du cété ot le vent Ie fait ployer le plus
souvent, de méme Ie fidéle assidu aux prédications a une pro-
pension au bien, Parfois s‘ouvrent des horizons moins habituels
par 'évocation d'animaux ctranges et redoutables. «Dieu agit
envers le pécheur 2'Yexemple du vautour qui voit d'abord le
cadavre de loin, s’en rapproche & tire d’ailes et lui tombe dessus,
avant de s’en incorporer la substance ». Le « cocodrille » (comment
ne pas prendre en compte le lapsis calami redouble : cocodrillus 2),
quant a lui, est Vobjet d'une description plus livresque: «C'est
un animal de grande taille ot redoutable, qui tend des cmbiiches
au serpent d'eau», sa bouche signifie mort et son ventre enfer,
Tout recucil d'exempla table aussi sur Vattirante étrangeté des
teres lointaines et des espéces inconnues, « Le castor coupe ses
géniigires pour ce que il sait bien que le veneur le chasse pour
les avoir. Car elles portent grande médecine ». Mais il peut arriver
qu'un regard plus neuf soit porté sur le monde, par exemple
pour décrire avec exactitude des illusions d’optique: «Car une
lance estant droite sur la rive de I'yaue courante elle semble
estre tortue en l'yauue quant on y regarde. Les montaignes et roches
ne se bougent ou meuvont ct toutefois il semble ux’ mariniers
navirant sur I'yaue que elles courent moult fort ».
La visée didactique peut également étre poursuivie par l'insertion
dans les sermons de courtes historiettes ou exempla, J. Th. Welter
avait cru pouvoir parler, il y a un demi siecle, de la décadence
de ce genre a la fin du Moyen Age. Sans doute fautil nuancer
cette appréciation trop abrupte. Jean Gerson faisait grand usage
de ces historiettes, comme en témoigne la longue recension qu’en
donne L. Mourin. Les assidus d'un Caréme peuvent en entendre
trente-cing dans les trois premitres semaines, dont vingt de
quelque ampleur. Il y a des jours sans histoire, mais d'autres4 HISTOIRE DU PEUPLE CHRETIEN
ou en déilent trois ou quatre, pas toujours originales, hélas !,
et souvent puisées dans les ceuvres de saint Augustin et de
Grégoire le Grand, ou dans les recueils de Jacques de Vitry et
de Césaire de Heisterbach. Est-ce toujours le régne du déjadit et
de la réinscription passive d’énoncés antérieurs ? Ne versons pas
dans un pessimisme excessif. Voici un recueil en langue vulgaire
fort de plus de quatre cents exempla, trés clairement partagé
en rubsiques qui en rendent T'utilisation facile: sur le saint sacre-
ment, sur la confession, sur l'excommunication... On peut répartir
ces petits récits en quatre groupes > 1) Prés de la moitié, les
9/20" trés exactement, proviennent des deux Testaments, des Peres
de V'Eglise et de la Légende Dorée. 2) Une série fort imposante,
Jes 8/20", est composée d’anecdotes sans référence temporelle
précise : fables inspirées d’Esope, passages de Ja Vie des Peres
du désert, récits qui ont un couvent ou une paroisse pour cadre.
Toute truculence n’en est pas exclue, il s’en faut. Docile & I’ensei-
gnement de son curé, une patvre femme lui fit don de sa vache,
son seul bien. «Et de la voulenté nostre seigneur, sa vache s'en.
Fetourna en sa maison et si y mena la vache du prestre ». Appelé
2d juger de cette affaire, Féveque trancha sans hésiter : « Les deux
vaches seroient et devoient estre a la bonne femme pour l’avarice
Gu presive.. Car nul ne doit prendre aumose de plus pauvre
que lui». 3) Un dixitme de Vensemble reléve d'un imaginaire de
féodalité et de chrétienté, dont les arriére-plans historiques peur
vent etre situés entre les x1° et x11 siécles. On y voit évoluer des
Chevaliers et des écuyers (avec de fréquents emprunts aux romans
courtois), mais aussi des pélerins de terre sainte retenus en capti-
Vité par les Sarrasins, des hérétiques, des Juifs, ete., souvent en
des lieux nommément désignés. 4) Il reste vingt-cing historiettes,
soit seulement un peu plus de 1/20° du total, qui comportent des
references explicites a la période comprise entre la fin du xt" et
Je xv" scle. Les acteurs ont changé, puisqu'il s‘agit désormais de
Louis IX, des cordeliers, des béguines, des compagnons... et plus
encore le cadre, qui est celui des bonnes villes. Il y a beaucoup
de force évocatrice dans ces petites sctnes, mais il reste que la
part de la mise & jour dans Yensemble du recucil est bien limitée.
Ce qui ne lui dte pas nécessairement toutes ses vertus.
PREDICATION ET MASSES AU XV" SIECLE 35
Le pouvoir captateur de Vexemplum s'exerce & plusieurs niveau,
depuis le plus superficiel jusqu’au plus secret. Une verdeur de
bbon aloi, ignorante des censures du langage, établit une complicité
immédiate entre Je narrateur et Jes foules, qui se trouvent souvent
interpellées, par le détour de la fiction, sur des attitudes ou des
comportements collectifs peu recommandables dans l'optique cl
ricale, Telle cette attaque «contre ceulx qui vont & la carole»
(= danse) : car le diable y fait sa messe, il y chante et les autres
répondent. «Et se tourne tousjours la carole a senestre sans
tourner & la dextre, dont cest tout signe de mal». Ou encore,
«contre ceulx qui pissent ou font ordures es cimentiéres ». Le fils
d'une yeuve avait accoutumé de « pisser en le cymentiére ». Une
nuit des ames vinrent Iuj demander qui il était et lui fixérent
rendez-vous pour un autre jour dans les mémes lieux. Il cut beau
sy rendre en compagnie de sa mere, du prétre et de beaucoup
de gens, il n’en fat pas moins enlevé par les malins esprits. « Et
onques depuis ne fut vu». Cette histoire terrible n’épuise pas le
registre de I’épouvante, car il est presque aussi redoutable de
tomber sous le coup de lexcommunication, Un jour on vint
réclamer la sépulture cn terre bénite pour un excommunié. Le
prétre répondit: mettez le corps « sur ceste asne qui vient manger
les chardons au cymetitre. Et la oi il le portera ill sera enterrez.
Et en Vheure qu’ilz Teurent mis sur l'asne, il le porta droit au
gibet ». Le public en ressentaitil réellement de Teffroi ? A voir
ainsi objectiver des craintes diffuses, ne prenait.il pas quelque
distance a leur gard ?
Reste un domaine plus secret et aussi plus trouble, qui est celui
des concessions faites par les narrateurs & leurs ouailles. Bien
des pulsions inavouées trouvaient sans doute & se satisfaire dans
ce récit, représentatif du trop récl antisémitisme chrétien. Un
archidiacre vint se confesser & son évéque, & propos « de Ia fille
‘a ung juif qu'il avoit deppucellée ». Au « troupeau » de ses corel
gionnaires qui vinrent demander justice, l’évéque répondit « qu'il
he savoit quilz estoient venus quérir... Et ainsi s'en alérent les
meschans Juify tous honteux et tous confus ». Belle illustration,
‘en effet, du «noble et grant secret de la confession »! Ailleurs,
approbation est donnée & des comportements religiewx qui sont36 HISTOIRE DU PEUPLE CHRETIEN
violemment dénoncés par les tenants de la Réforme dans I’Eglise.
Porter les livres saints sur soi comme des amulettes devient tout
& fait louable, dans la mesure oi cette pratique permet & un
homme de sauver sa vertu, méme sil ne peut se retenir de
fréquenter les lieux de débauche. Un encouragement implicite est
donné au trafic des indulgences par Ie simple fait de mettre en
sc’ne une femme qui «par besoing d'argent vendit un jour de
pardon ». Certes, l'acheteur se convaine rapidement que tout son
avoir ne suffira pas & équilibrer la remise d’un jour de purgatoire
et quill lui faut aussi metire toute sa bonne volonté dans
balance, mais la « bonne pauvre femme » n‘en touche pas moins
ses quarante livres. Il serait facile de mettre en regard de ces
récits les condammations répétées des pratiques superstiticuses
par des prédicateurs qui proclament hautement le primat de lx
démarche intéricure sur toutes les formes de pic canique,
Mais esemplun permet de passer des compromis temporaires
avec la religion peu intériorisée des masses. L'évocation de ses
attraits un peu troubles vient clore notre tentative de rhabtli
tation des énoneés Jes plus obscurs:
Conelusion
des exécutants modestes aux grands virtuoses
Apres avoir essayé de définir la base stable sur Iaquelle pouyaient
se dérouler de vastes entreprises d'iuculcstion religieuse, Hest
tentant de chercher & déccler quelques-uns des charismes qui ont
assuré le prestige des grandes figures de la chaire, par opposition
aux robustes qualités des modestes exccutants. Plus que dans
Vénoncé luiméme, encore qu'il ne faille pas négliyer ses celatantes
particularités, c'est dans sa mise en auvre que Fon reper tes
differences les plus significatives.
Les sermons courants ne sont pas, en régle gene
appropriés par ceux qui les proférent. Us usent_ massivement de
la troisi¢me personne, «la forme de la non-personne », selon
Emile Benveniste, et ne posent que tres rarement leur propos
étant de leur cru, par des «je dis», «je pense», ete.
le, pleinement
comm
PREDICATION ET MASSES AU XV" SIECLE 37
épisodiques. IIs énoncent un discours d’appareil, qui implique
effacement du sujet parlant, réduit & la fonction de simple
support d'un certain nombre d’habi
des discursives. Parmi celles-
ci, une recite éémentaire, mais assez pen appliquée, veut que
Voratcur sassocie & son public par Tusage de la premiere per
sonne du pluriel. En vil contraste aver ces habitudes, voici le
sermon Qi marrducat me du chaneclier de Notre-Dame, Robert
Ciboule, prononcé en Phomeur du Saint Sacrement lors de Ta
FéteDiew 1445. 11 durait vraisemblablement de une heure et demie
s. On n'y compte pas moins de quarantedeuy invr
a deux hew
ventions a la premiere personne, Raremant pour muances ta pense
beaucoup plus souvent pour communiquer une certitude par |
recours aux assertifs (je fe réponds, je ie dv bien que, je Cay fa dio)
et pour jaloaner fa progression (Ge mer pusseray). Souci didac
tique ct conviction de detenir ke verité vont done de pair chez
Ciboule. Oa releve aussi trentequatre identifications 4 ses omaiiles
dans la forme plhuriefle du enous», au point de prendre fieare
de veritable rellexe Gone
Test des procédés pour etablir une amorce de di
le predicatenr le plas eroité, ainsi de leur
lopae avec les
fidelos que ienore p
at des
prewr, fictive questions (mais quelgu’en pourrait se
demander s) et méme de fire place aux inguidiudes promes a
ecrtains dente cus G6 s conioints posvent dire», Pocew
ion dane homclic sue ke siewinite), Mais if agit Ex seulement de
broves internupsions Gi pmnolosae meisiral. Toute autre est la
pratique dam Olivier Vieiard dans Te celebre sermon pinnonee
A Bruges fe ciagaiome disancke de Cantme de Pan 1500, Geol
sens dit pmblc, cosine ches bs pesnds acteurs | An dies dsc
jes autorites. ih ba cone Jems suuteurs de maniere
alegre et vis Fnqiss noes en pale en St caneni
Or dices sai fon ionix. Doo ume possible variet
diintonatiogs, qui seibie eyaleinent tequice par ka fiction dan
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episire oA d'autres aeomeats, note curdetion mi, se
Infig on fais mints (aac
publiy en fai S coumanssamces be qu’en diates +s
Lappe38 HOSTOIRE DU PEUPLE CHRETIEN
dames, serez vous bonnes théologiennes, ct vous aultres gens de
court ?s) ou en interpellant nommément divers états sociaux, en
une suite hiérarchique bien révélatrice: «Qu’en dictes vous
seigneurs ? estes vous de la part de Dieu ? Le prince et la princesse
en estes vous Baissez le front. Vous aultres gros fourrez en
estes vous ?... Les chevalicrs de I'ordre en estes vous ?... ». On ne
compte pas moins de soixante-douze adresses de ce type. Elles
peuvent prendre un ton des plus agressifs: «Et vous jeunes
garehes, fines furmelles de court... ne vous estes vous pas mirées
au jourd’hui, lavées ct espoussetées ? », La relation interpersonnelle
est done inserite au cour du sermon, et Ia fréquence de la
deuxitme personne, qui représente un cinqnitme des formes ver-
bales, en témoigne. Ce jeu de lintersubjectivité fait intervenir une
forte dose de contrainte, repérable dans les trés nombreuses
formes d’intimation (cinquante et une au total), plus brutales &
la deusitme personne du pluricl (« Baissea le front... Regarider
moi tous ») qu’a Ja premiére (« nous saluerons la doulee Vierge ».
Tl ne suffit pas de ménager trois temps morts ott les tousscurs
peuvent se décharger la poitrine (hem! hem ! hem !) pour attéoucr
ce rapport de coercition
Pour Robert Ciboule, dans le sermon prveité, le recom
dcuxitme personne constitue surtout le moyen dentrer
concret des situations morales: «Comme si iu pechas hyer
ata
ns le
venicllement en yaine parole... comme si a ceste heure tu as
quelque legiere pensée qui soit pechié venicl », Telle est la supreme
habileté pour un prédicateur: ne plus se contenter de déverse
un savoir sur ses auditeurs ni de les agresser isoléinent ou par
catceories, mais faire de chaque individu le sujet Time experience
religicuse Ciboule prend en compte, par exemple, fe cas
du chrétien moyen qui a charge de famille: «Bt si tu n'es
tousjours disposé ou disposée aux délices de contemplation. e
élévation de pensée, tu seras fervent ex aultres hones ecuvtes
que tu feras pour Tamour de Dicu, Quant tu ordonneras bien
tous tes affaires & amour de lui ct bien partissant le temps:
chascune euvre. Ainsi quant t seras en ta maison, tu te appli
queras a ce qui est requis & Méglise, ct ainsi par tout tu scras
prompte a dévotion ». Le message transmis se trouve virtucllement
PREDICATION ET MASSES AU XV" SIFCLE. 39
intériorisé et mis en couvre dans le quotidien, Pareille anticipation
a sans doute plus de prise sur le fidele moyen que bien des
mises en garde. Promu au rang de sujet de Vexpérience rcligicuse,
dans un dialogue interpersonn
( Fhesu Crist par eo
gnoissance de foi... ut Ie fais espirituellement entrer en toy et te
retiens dedens toy... tu prens Telfect principal de ce scroment
qui est que Thest Crist soit joinct A toy et tay & ley por Jov
et dilection ». Le prédicatenr peut Seffaccr cette fois, puisgu’il
acheminé chacun des fideles jusqu'au scuil d'une pricce pe
sonnelle.
On nous dira que les haute Robert
Ciboule ne sont accessibles qu’ un petit nombre de fideles, Tt
juste titre, car fes formes les ptus novatrices de
Vatinent par excellence des clites de la picié, qui
reerttlent dans Jes contches dominanies ; dans kt tw
celuici se trouve engay Tavee le
Diew vivant: «Tu tires cn toy aucunci
S spiriinelles oir eval
la prédication
souvent se
blesse, chez les gens de loi et de justicy, dans fe milieu des
wnt Cotium. chez tes riches m
chands. Hest bien connn, nar ailleurs, que tes femmes talent ph
sides ane les hommes au sermons, Mais il reste quan ens.
wemeat sel pase souichs @e lanes couches ie :
Ville teat an aioine: omrchands, artisans, ment peuple, vuire
rihrades et maquerelies aupets desquelles plus dan cordetier sv
‘ Fe beaux sinves apusioliques, & Fexckision teutelnis cos
Lagabends et surtres helitres rejeids dans Vinfrasuciets. Durie tes
campounes, Finpaci dir di-cours religions (qui por rait i
wnl Fobiet d'une Cede} est sans dole moins profond. Certains
paysans bretans ont besoin Dune formation eacehitigns deiner
laine sat debt due xv” siecle et appronment & faire de signe de ke
win & Fuccasion des pricbes de Vincent Fortier, A la veille dc
la Reformne, Jean Glapinn aprotic encere Vigmoramee des. vu
Fs montannes de Vosies et de Savoye ly a lant de ciinple
fens qui nevment jamais prewhior hur eeién Memropise de
hiristianisation aes masses est Ini tovuit abut i
e désormais sur ta base solide Won discours dont fes ver
pedagogiques ne sauraient éire aides. La reussile limite dunt
ahosition us
iI a été question ici reside avant tout dans40 HISTOIRE DU PEUPLE CHRETIEN
savoir transmissible par un grand nombre d'intervenants, beau-
coup plus que dans les triomphes éphéméres de quelques mis-
sionnaires. Elle consiste essentiellement dans le bon fonctionne-
ment d'un appareil idéologique porté par une bureaucratie cléri-
cale tres étoffée. Elle implique a la limite anonymat des sujcts
parlants; «10 livres ou 15 livres au prédicateur de caréme »
disent laconiquement les comptes du début du xvr' sitcle. Elle
nexclut ni les réticences des fideles, ni le sentiment de linutilité
de ses efforts qui peut gagner tel prédicatcur talentucux en [an
1500; «Vous porres encore bien dire: Ah il dit merveille! I
presche nude. I sect tout par cur. Vela le freict qui en proctde
et le bien que vous en retires... mais cerles ce nest que toute
baverie (bavardage), tout fatra, car est tousiours de pir en pit
tant que on aura osté ce mal hors du cceur qui fait oublier
Vhomme tout son vray bien »
Hervé Marti
ORIENTATION BIBLIOGRAPHIQUE,
Quire les erroniques de Jurénal des Ursing Gd, Michawid-Pouiuniiat, ke Moististet
Sd, Doiiet WAreq, du Bourgeois de Paris Gd, Tuctey, et do Mathieu dPacunchy
Gd. dus Fresne de Beaucourt, nous nous apguvons fe plus sonivevt site des teeta
de sermons manuserite cov orves dans les Bibliotheques Amiens. «Auxerre. de
Baycur, de Canibrai, de Tours, de Troyes et aussi la Bibliothigte Nationale
Un cerfain nombre de passages sont traduits du: Tatin par nas suins. Nous avons
parfors modernise orthographe et la poncteation vles textes en. acion francais
Nous uitisons Gzalement Edith Brayct, «Notice shiv wanuserit S74 de la Willen
theaue Muaicipate de Cambrai, suivie dune édition des. sermons. Trangais dk
Pierre. daily ». dans Notices et Extraits des manuserits ie la Bibtth
Nutionate et autres Bibtiotheques, tome XLII, Paris, Klinekucck, 1h, p18
AOMI,'E, Retiran, « Un sermon francais insdit’ attribuable a Jacques Leerand »
ans Romania, 1972, «8, p. 480 & STH° Nicole Mateac, Edition critigne da orient
Oui mandueat mé» de‘ Robert Ciboule chancrlien de Notre Dame «thse. secon
aire, ParisSorbonne), sd. dactyl, 210 pages; Tehan Tahouderie, Sermon. de
[rere Olivier Muillard prescié a Bruges en ISH et aulires pices iln meme ater,
Paris, 126.
1. Etudes : Roland Fiéticr, « Notes sur la vie religicuse & Besangon aut xv" sidele«
dans Miccellanea historfae ecclesistieae, M, yy § 9 87 (Lounain. 181] Asine
Gorlin, «Lx socigté au xv" sidcle vue par J. Glapion (1460 71522), froze mine,
contesscur de Charles Quint », Jans Revue du Nord, 1905, p. Mi A810; Louis
Mourin, Jean Gerson prédicatenr” francais, Revges, 1983, S10. pe Alexaudre
PREDICATION ET MASSES AU AV" SILCLE 4
Samouillan, Olivier Maillard, sa prédicasion et som temps, Paris, 1891, 353 >.
Henri Platetle, «La vie religeuse. au temps des flsaie's, dans Le Tyne
Histoire de Lille, 1, p. 363 «t's. (Lille, 1970)
2 Ouvraces de reférence: Emile Benveniste, Problémes de upuistigue generate
Ht (tout particullérement ch. V ct XVIII); Gaston Bachchud, Tet poset
Piatyse du jeu; Michel de Certeay, 'geriture ile Vhistoin (154). Mean
Delumeau,, Levon tiauyuraie au college de France (1918) J. et CL Dabsis
Introduction a ta lerieugraphie Ie dictionmaire; Michel Fouenull, Eavelicstary
du savoir} Clade LéviStranss, Ca pose sanwage et «Le temps det
Annales ESC. Wit, p. 585540, Paul Rint, ha mctaphniee vite {Pari Wa)
Tout specialement Tes AV", Ve et VII études,