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Les C.E.R. (Centre Educatifs Renforcés) sont des dispositifs particuliers, dans
l’éventail du travail social. De création récente, ils posent de multiples interrogations.
L’article ci-dessous élabore certains de ces questionnements et, comme publication
de Pratiques Sociales, est soumis au débat des lecteurs.
[Cet article est la réécriture de l’intervention de l’auteur,lors du Colloques de Cahors,
en septembre 2001]
Saül Karsz
Les Centres Educatifs Renforcés,
ou le travail social à l’état (presque) pur.
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que d’autres dispositifs sociaux ont tendance à minorer. Comprendre les C.E.R.
revient alors à identifier des structures constitutives de toute intervention sociale.
Réciproquement, identifier les logiques et les enjeux de l’ensemble du travail
social permet de mieux repérer ce qu’il en est des C.E.R. : les difficultés, tâton-
nements, ratages que ces derniers peuvent connaître constituent des versions en
quelque sorte «aiguës» de problématiques que l’on retrouve ailleurs.
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chaque fois spécifiques. Autant dire que changer de catégorie ne consiste pas à
changer d’étiquette, mais de manière de penser et de manière de faire. C’est
pourquoi les différentes catégories ne constituent pas des synonymes interchan-
geables. Bref, il s’agit de véritables constructions théoriques et idéologiques.
Elles jouent un rôle généralement sous-estimé mais particulièrement détermi-
nant dans les difficultés et dans les avancées des C.E.R.
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Les exemples font légion. Soit le couple «jeunes/adultes» : il désigne des diffé-
rences réelles entre les générations, des structures subjectives et des positions
objectives différenciées, mais peut faire oublier que nombre des jeunes ont des
expériences et des histoires de vie que plus d’un adulte ne connaîtra jamais.
Source, parfois, d’un sentiment d'étrangeté des éducateurs vis-à-vis des jeunes
qu’ils accueillent. En fait, ceux désignés comme «adultes» peuvent l’être d’un
point de vue physique, mais pas forcément de par leurs structures psychiques ;
«adultes» car chargés de famille, mais jeunes, très jeunes de par leur fonction-
nement personnel. Ou tout le contraire... Dans tous les cas, des modèles impli-
cites et explicites sont à l'œuvre, à la lumière desquels des désignations comme
«jeune/adulte» ont certes un sens mais colportent également de sérieux malen-
tendus. On n’est pas jeune de la même manière dans toutes les sociétés, ni non
plus dans toutes les couches et les classes sociales [cf. l’article de Pierre Bour-
dieu, «La jeunesse n'est qu'un mot»]...
Cela dit, je ne défends nullement l’idée que tout revient au même, ou que tout
se vaut. Les remarques ci-dessus indiquent qu’il y a danger à prendre à la lettre
les catégories les plus usuelles, y compris celles fournies avec les placements.
Fournies avec les placements, en effet, dans la mesure où ceux-ci sont accom-
pagnés de discours plus ou moins articulés, de justifications plus ou moins ar-
gumentées, de décisions relativement motivées, bref de mots, de vastes mon-
tages langagiers. Prendre les catégories et les catégorisations à la lettre accroît
les risques de projection incontrôlée et d’identification imaginaire. Le profes-
sionnel peut développer une vision par trop infantile des jeunes, d’où certaines
attitudes infantilisantes à leur égard ; ou, au contraire, des comportements qui
font appel à une maturité que les jeunes n’ont pas toujours, mais dont, bizarre-
ment, l’éducateur est convaincu d’être, lui, l’exemple par excellence.
Prenons d’autres exemples. On constate souvent que «les jeunes ne sont pas
dans la parole», «qu’ils nous arrivent sans grand chose», «ont de graves pro-
blèmes psychiatriques». C’est pourquoi il s’agit de les «remotiver», de les «so-
cialiser» ou de les «resocialiser», de «faire émerger le désir», notamment grâce
à une «rupture d’avec le milieu naturel»...
Faute de pouvoir examiner de près chacune de ces catégories, je me limite à
quelques expressions typiques. Soit les jeunes qui ne seraient pas dans la parole
; remarque de départ : il ne s’agit pas de la parole, de la parole en général,
comme s’il n’en existait qu’une seule, formatée selon un moule unique. En fait,
des jeunes ne sont pas dans la parole que nous pouvons entendre, celle - relati-
vement typée et typique - que nous sommes armés et-ou habilités à entendre,
celle dont nous avons, nous, besoin, pour qu’une démarche éducative se mette
en place. Là prennent racine des difficultés - réciproques - pour travailler en-
semble...
Certes, la parole est de loin préférable au passage à l’acte, notamment aux vio-
lences. Hélas, cela suppose d’accréditer la parole, ou les paroles, de vertus que
sans aucune doute elles possèdent bel et bien, mais qui hélas sont loin d’être
des évidences ! En effet, des expériences peuvent rendre cette accréditation ma-
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Cynisme ? Manipulation ? Pas forcément, d’ailleurs pas plus que dans d’autres
domaines. Autre chose y est en jeu : mise en cause de la bonne conscience
gnangnan, soit l’angélisme de certains éducateurs prétendant que leur action
viserait au premier chef «le bien» du jeune, celui-ci se trouvant alors «au
centre» de leurs agissements éducatifs. Pour des raisons à peu près identiques,
des psychologues, des psychiatres, des psychanalystes ont souvent du mal à
articuler la condition de «sujet de l’inconscient» des jeunes avec leur condition
de sujets socio-historiques, pris dans des rapports sociaux, porteurs d'idéologies
sociales. Et qu’en effet la cause première, la cause absolue des comportements
des jeunes ne soit pas sociale, ne prouve nullement qu’elle serait intra-
psychique.
Les C.E.R. se caractérisent par des moyens renforcés et par un ciblage particu-
lièrement fin des jeunes, précisément parce que ces derniers sont très consis-
tants, parfois trop consistants, excessivement renfermés vis-à-vis de toute ingé-
rence étrangère (éducative, psychologique, etc.). Consistance qui explique
pourquoi une certaine insistance éducative à vouloir faire «le bien» du jeune, à
vouloir «le prendre en charge» bute sur des résistances pratiquement insurmon-
tables. Certes, ces résistances peuvent être cassés d'autorité, elles peuvent être
concassés de par les rapports de force se jouant entre l’institution, les éduca-
teurs et les jeunes, on peut les faire piler ou même plier, mais ce n’est pas pour
autant que ces résistances seront dépassées, surmontées, travaillées...
Cela dit, cette consistance des jeunes n’implique nullement que ces derniers
nageraient dans un bonheur sans failles, ce qui disqualifierait d’avance toute
intervention. Cette consistance confirme, s’il le fallait encore, que les pratiques
en C.E.R. ne peuvent pas être simples. Si les jeunes pouvaient y arriver avec de
la parole, sans «problèmes psychiatriques», avec «la bonne motivation» et «le
désir correct», etc., eh bien ils n’arriveraient pas au CER ! On peut même se
demander si, dans ces conditions, il y aurait encore des C.E.R.
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b) Les peurs dépassent-elles les situations réelles ? C’est obligé ! Ce n’est pas
du jeune réel et concret qu’on a peur, pas seulement de lui, pas uniquement de
lui, parfois même pas de lui. On a peur de ce qu'il pourrait éventuellement faire,
de ce qu’on le soupçonne d’être capable de faire, mais qu’il ne fera pas forcé-
ment... Et on a également peur des réactions que le jeune déclenche chez nous,
réactions imprévisibles, ou tout au moins imprévues, que nous méconnaissions
ou que nous croyions définitivement réglées. En ce sens, les peurs concernent
ce qui nous travaille, personnellement, à notre insu.
c) Les peurs comme bouclier anti-écoute chez le professionnel ? A l'instar
d’autres réactions également sentimentales, la peur peut fonctionner comme
une défense développée par l’éducateur afin d’éviter le contact avec le jeune,
pour esquiver la relation avec lui : au nom de sa peur, l’intervenant justifierait
sa méconnaissance de la problématique du jeune, sa fermeture, son indifférence
soupçonneuse à son égard.
d) En fait, pourquoi ne pas avoir - un peu, au moins - peur ? Ne pas être tou-
jours sûr des actes que l’on pose en tant qu’éducateur, avoir des doutes, rectifier
ses points de vue, accepter de soumettre ses pratiques à l’analyse et à
l’évaluation représentent des signes encourageants d’ouverture à l’autre, de dis-
ponibilité.
En se mettant un peu au courant de ses craintes, de ce dont il a peur, de ce qui le
hante, de ses incertitudes, de son caractère non compact, l’intervenant est à
même d’entendre quelque chose des peurs des jeunes, de leur vulnérabilité, de
leurs difficultés. A défaut, il nage dans la toute-puissance, équation personnelle
généralement contre-productive en travail social, et ailleurs. Imaginez un jeune
confronté à des difficultés de toutes sortes, qui a devant lui un éducateur tou-
jours bien dans sa peau, toujours souriant, bien inséré, qui paye ses impôts, qui
a réponse à tout, et qui en plus n'a peur de rien, c’est-à-dire qui n'est pas au cou-
rant de quoi et de qui il a peur, - tout cela ne finit-il pas par consolider la pro-
blématique du jeune (pathologie institutionnelle) ?
3. A propos du temps.
Comme la peur, la question du temps revient sans cesse dans les propos des
intervenants en C.E.R., notamment pour souligner la disproportion entre la
lourdeur des situations des jeunes accueillis et les quelques mois dont ils dispo-
sent pour tenter un travail auprès de ces jeunes. Déployions les différents volets
de cette question.
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quantité ni en qualité suffisantes. Voilà une donnée dont il faut tenir compte :
pas du tout pour s’y résigner, ou comme excuse pour justifier n’importe quel
acte, mais pour moduler les actes qu’on considère indispensable de poser, les
propos qu’on considère impératif de déployer. Afin de parvenir à un usage
«économique», «mesuré», «réaliste», du temps ? Sûrement pas, si ces adjectifs
entendent esquiver le risque sans lequel il n’y a pas d’intervention sociale, - le
risque pour le jeune autant que pour l’éducateur, et sans doute aussi pour les
services. Justement parce qu’il est compté, le temps oblige à le penser, à ne pas
le prendre comme une donnée naturelle : mesuré par le calendrier et la montre,
le temps est scandé par ce que chacun en fait, soit par ce que les éducateurs et
les jeunes peuvent esquisser, construire, mettre en œuvre.
Le temps imparti peut donc s'avérer excessivement court, ou au contraire exa-
gérément long. Premier écueil à lever : la ritualisation du temps, celui-ci étant
utilisé comme contenant de l'intervention, comme le cadre au sein duquel il doit
se passer des choses, à la limite peu importe lesquelles (séjour de rupture, ini-
tiation professionnelle, apprentissage divers, voire garderie), pourvu que ce soit
pendant la période allouée. La ritualisation correspond à la croyance d’après
laquelle le temps du placement suffirait, seul, de par ses vertus (magiques ?), à
améliorer la situation du jeune, à l’aider à prendre conscience de sa situation.
Rien n’est moins faux. Le temps en tant que tel peut servir à des fins les plus
hétérogènes, y compris à river le jeune à ses malheurs, à l’enfoncer dans sa mé-
lancolie. C’est pourquoi, dans certains cas, ce serait utile que l'intervention dé-
passe les quelques semaines qui lui sont réglementairement imparties, - dans
quelques cas, qui sont chaque fois à négocier. Négociation qui peut échouer,
bien entendu : une expérience prometteuse peut se terminer à mi-course, sans
atteindre ses objectifs. Avec une certaine fréquence, des considérations bureau-
cratiques, des limitations budgétaires, des décisions plus ou moins motivées
font que la ritualisation du temps l’emporte.
Cet arrêt brutal, l’éducateur le vit d’autant plus difficilement que certains de ses
idéaux sont battus en brèche. Il lui faudrait, pense-t-il, du temps pour «bien
faire», pour «aller jusqu'au bout», pour que «les jeunes s'en sortent», etc. Or, ce
temps n’est nullement mesurable, ni même prévisible : un mois, un trimestre,
un semestre, une année, des années... ? En fait, il s’agit d’un temps d’autant
plus imaginaire, pour ne pas dire infini, que les tâches à accomplir sont déme-
surées. En effet, quel que soit le temps dont on dispose, ce n’est pas
l’éducateur qui peut «aller jusqu'au bout», ni même le jeune placé dans le
C.E.R., - mais ce jeune en dehors, en assumant comme il peut sa vie, en tirant
parti de son expérience positive et-ou négative au C.E.R.... «Bien faire» ne dé-
pend nullement, ne dépend pas fondamentalement du temps imparti.
C’est là le deuxième écueil, aussi important que le premier mais peu souvent
évoqué. A savoir, un temps long ne garantit nullement le «bien faire», la perti-
nence de l’action éducative. C’est, parfois, le moins qu’on puisse dire. Eu égard
à la formation et aux pratiques de certains éducateurs, à leur fragilité, aux con-
ditions de fonctionnement institutionnel de tel ou tel C.E.R., il est probable que
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des enfants placés bénéficient - plus qu’ils n’en pâtissent - d’un temps prescrit,
restreint, qui limite les inconvénients et les avanies dont ils seraient l’objet, qui
minorent les mésaventures qu’ils peuvent encourir.
A cet égard, il est toujours utile de rappeler l’aphorisme de Sigmund Freud à
propos de ce qu’il tient pour «trois tâches impossibles» : éduquer, gouverner,
psychanalyser. Trois tâches nullement irréalisables ou même vaines, mais chi-
mériques dans la mesure où on imagine qu’elles pourraient être complètes, être
accomplies sans failles ni erreurs, être menées à leur but à la grande satisfaction
de tout le monde.
Dans tous les cas, il reste ceci : le temps nécessaire à l'éducateur est loin de
coïncider avec le temps nécessaire au jeune, ou encore au service et aux autori-
tés de tutelle. C’est de la dialectique des temps dont il faut tenir compte, bien
plus que de la durée en semaines.
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des possibles, susceptible d'éclairer la pratique - serait une sorte de don naturel,
qu’ils mettraient constamment à l'œuvre. Aucune institution, de quelque niveau
que ce soit, ne délivre de diplôme de «penseur» En fait, penser - qui est autre
chose que commenter ou radoter, autre chose encore que réciter des citations
plus ou moins astucieuses, penser n’est évident pour personne, - penser, c’est-à-
dire déployer la question du pourquoi et s’y entêter. En résumé, pour chaque
intervenant pris individuellement et pour un service considéré comme un «tra-
vailleur collectif» (une équipe), la seule question, la vraie question est de savoir
si on se donne les moyens de réfléchir autrement et à autre chose qu’à celles
pour lesquelles on a été programmé, ou pour lesquelles chacun imagine avoir
été programmé. Parmi ces moyens, le temps, c’est-à-dire l’emploi du temps, ce
qu’on en fait...
A défaut, la séparation est de plus en plus instable entre l’action et par ailleurs
l’activisme, l’agitation, la trépidation, et autres formes de passage à l’acte pro-
fessionnel (n’est-ce pas cela que recouvre fréquemment l'appellation «urgence
du service» ?).
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cessaire et suffisante, quand les séjours de rupture sont vécus comme une mise
entre parenthèse de la quotidienneté, voire même comme un prolongement pur
et simple de la décision judiciaire de placement, et non pas comme l’occasion
d’une certaine élaboration de celle-ci. Il y aurait effet de CER quand l’acte
prime sur l’explication de l’acte, quand l’imposition l’emporte sur le débat et
l’échange, quand la loi est appliquée sans discussion (même après coup) quant
à sa pertinence. En procédant de la sorte, un étonnant paradoxe risque de se
faire jour : les pratiques menées en C.E.R. peuvent être perçues par les jeunes
comme parfaitement arbitraires, fondées sur le seul rapport de force des éduca-
teurs à leur égard. In fine, ces passages à l’acte professionnels redoublent ce
que les C.E.R. sont censés combattre.
Deuxième repère. Dans les pratiques sociales, dont celles des C.E.R., il est im-
possible d’abolir complément ce qui relève de l’aléatoire, de l’incertitude, de
l'ambiguïté. Ce rappel devrait freiner les dérives sécuritaires au sein de ces ser-
vices. En effet, au nom du projet de «prise en charge globale» (notion qu’il
convient d’analyser de très près), des éducateurs peuvent imaginer un suivi
pointilleux des jeunes qui leur sont confiés afin d’aboutir au plus vite à des ré-
sultats supposés «concrets». Or, que les jeunes se lèvent le matin à l’heure
prescrite n’implique nullement qu’ils sont réveillés ; il ne s’agit pas de leur in-
culquer des «actes conditionnés» mais de leur proposer - fermement, mais avec
le moins possible de compulsion - des comportements relativement réfléchis. Il
est probable que les jeunes accueillis en C.E.R. aient besoin, moins d’actes (ils
en posent déjà pas mal, tout seuls !) que des mots, des significations, du sens.
Après tout, l’insertion professionnelle, l’appartenance à une famille, etc. ne ga-
rantissent pas de manière automatique que le jeune concerné «va bien». Des
réconciliations familiales peuvent présager des nouveaux malheurs ; des liens
sociaux solides et stables peuvent être parfaitement contre-indiqués (association
de malfaiteurs, réseau de prostitution). Vice-versa, qu’il vole n'implique pas -
automatiquement, par définition - qu'il va mal. Il faudrait d’ailleurs éviter de
fonder des pseudo-diagnostics cliniques sur des comportements : chacun coha-
bite comme il peut avec ses symptômes ! Bien entendu, ce n’est pas une raison
pour encourager le jeune dans ses conduites délicteuses, ce n’est nullement de
cela dont il s’agit. En revanche, c’est une raison pour ne pas considérer trop vite
que le travail avec le jeune a réussi parce que celui-ci a renoué avec sa famille
ou s’est fait embaucher, ou à contrario pour considérer que ce travail a échoué
quand le jeune répète certains comportements. Les jeunes nous mentent-ils,
nous cachent-ils des choses, se demandent des éducateurs. C’est, bien sûr, sou-
vent le cas, puisqu’ils sont vivants, qu’à tort et à raison ils ne font pas entière-
ment confiance aux éducateurs, et qu’à leur manière ils développent des straté-
gies de survie, de contournement, d’esquive, de défense, etc. Bref, il a du
C.E.R. quand l’équipe qui y intervient est au courant qu’elle n’est pas, qu’elle
ne peut pas être au courant de tout.
Troisième repère : «Les gosses nous construisent», disent à juste titre des édu-
cateurs. Ces derniers en ont besoin, non seulement pour leur emploi, mais éga-
lement pour des raisons qui tiennent à leur histoire personnelle et familiale, à
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leurs parcours. On ne peut ni parler des enfants, ni parler aux enfants sans, peu
ou prou, parler en creux de soi, de l’enfant que l’éducateur a été, ou failli être,
ou désiré être, de l’enfant que l’éducateur a rêvé d’avoir, ou craint d’avoir. In-
tervenir auprès de tel ou tel enfant réel implique aussi - pas seulement, mais
aussi - intervenir auprès des idéaux des intervenants.
Les C.E.R. sont des espaces de dégagement : pour les jeunes, vis-à-vis de leurs
conditions de vie à l’extérieur ; pour les éducateurs, qui y tentent des expé-
riences, des manières de dire et de faire difficiles ou impossibles d’envisager
dans d’autres lieux ; pour les services sociaux en général, afin d’y transférer ce
qu’ils ne peuvent ou ne souhaitent pas affronter (les «cas lourds»). On conclura
qu’il n’y a pas que les enfants à être placés dans les C.E.R. ; c’est pourquoi
notre dernière remarque, plus loin, portera sur la nécessité d’une clinique de
l’intervention.
Quatrième repère : à propos du recrutement et de la formation. En Italie, lors
des expériences de l'antipsychiatrie, les infirmiers psychiatriques étaient, avant
tout, des habitants des villages environnants, intéressés par ce genre de dé-
marche, et non des infirmiers dûment diplômés. Le recrutement des personnels
des C.E.R. présente quelque analogie avec celui des infirmiers : une partie de
ces personnels n’a pas de diplôme d’éducateur, ce qui n’implique pas qu’ils
manquent de toute qualification (auquel cas ils ne seraient pas embauchés). Que
peut-on dire à cet égard ?
Tout d’abord, il est sans doute nécessaire que ces personnels suivent une forma-
tion d’éducateurs. Tous ceux qui à un titre ou à un autre interviennent dans les
C.E.R., dans les pratiques sociales en général, n’ont pas le droit de ne pas sa-
voir, de ne pas interroger leurs pratiques, leurs misions et leurs idéaux. Interve-
nir de façon surtout intuitive et sentimentale frôle constamment la bonne cons-
cience, matérialisée dans des pratiques finalement dogmatiques car non argu-
mentées et partant non discutables. On apprend tout de la pratique y compris
des imbécillités, des rituels, des répétitions dont il coûte des années à se défaire.
Dans tous les cas, les jeunes confiés aux C.E.R. ont le droit moral d’interroger
le droit social des intervenants à s'occuper d’eux.
Cependant, la formation n’étant pas une assurance anti-gaffe, ou anti-
incompétences, elle ne saurait garantir ni la pertinence ni le bien fondé des pra-
tiques. D’une part, il ne suffit pas d'avoir des connaissances, encore faut-il être
à même de les mobiliser lors de chaque conjoncture concrète, de les investir de
manière opportune et créative. D’autre part, quelque que soit la qualité des for-
mations et des qualifications, la pratique est bien ce lieu où chacun se confronte
- avec ses connaissances autant qu’avec ses paniques et ses hardiesses - à des
questions qu’il a à élaborer à ses risques et périls, à des problématiques qu’il a à
interpréter comme il le peut. Donc, qu'une partie des personnels des C.E.R.
manque de diplôme d’éducateur n’est pas un inconvénient rédhibitoire. Le fait
que ces personnels soient quelque peu étrangers au milieu des éducateurs, au
langage et aux références de ces derniers, peut constituer un puissant levier, en
termes d'interrogation des pratiques et de questionnement des praticiens. Réci-
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sont trop normaux, ayant trop bien assimilé l'individualisme, le chacun pour
soi, l’absence de solidarités et autres valeurs fortes des sociétés contempo-
raines. Dans tous les cas, il ne s’agit donc pas d’insérer dans la société des
jeunes qui le sont déjà, mais de contribuer à ce que, par leurs actes et leurs
comportements, ils concrétisent leur adhésion à des idéaux collectifs et déve-
loppent des projets personnels plus ou moins conformes aux idéaux et aux pro-
jets aujourd'hui hégémoniques.
Cette remarque, qui ne disqualifie évidement pas l’action des C.E.R., rappelle
l’impossible neutralité idéologique et politique à la fois chez les travailleurs
sociaux et chez les publics, les interventions concrètes et quotidiennes en sont
largement pétries.
Dernier repère : il s’agit de la nécessité impérieuse et incontournable d’une
clinique - non unilatéralement psychologique - de l'intervention sociale en
C.E.R. Ceci est rendu nécessaire par la nature même du travail qui s’y fait. En
effet, au fil des analyses proposées dans ces pages, il apparaît que la dimension
idéologique et politique constitue une donnée incontournable du projet des
C.E.R. et de leurs pratiques, à la fois de l’intérêt de celles-ci et de leurs difficul-
tés et ambiguïtés. Mais il n’en reste pas moins que cette dimension est com-
mune à l'ensemble des pratiques sociales, services publiques et privés confon-
dus. Ce n’est donc pas la présence de cette dimension qui caractérise les C.E.R.,
mais son caractère plus manifeste, davantage visible que dans d’autres déclinai-
sons du travail social (éducation spécialisée, assistance sociale, etc.). C’est la
reconnaissance de cette dimension et de ses effets qui s’y trouve au premier
plan, c’est son rôle agissant qui peut difficilement être escamoté. Ce, autant
dans les actes posés par les jeunes, dans leurs conflits, dans leurs probléma-
tiques, que dans le travail mené à leur égard. Plus on s'entête à imaginer la di-
mension idéologique et politique comme un pur contexte extérieur à la relation
duelle, et plus la pratique semble étriquée : à tel point le travail dit éducatif en
C.E.R. a - de façon ouverte - partie liée avec les appareillages de pouvoir et les
mécanismes de reproduction sociale.
Y prend racine une situation aussi paradoxale qu’éclairante : plus les éducateurs
intervenant en C.E.R. imaginent pouvoir faire l'économie des dimensions idéo-
logiques et politiques au cœur de leur travail, plus donc ils voudraient être des
éducateurs comme ils imaginent que sont les autres (hors C.E.R.), et plus ils
peinent à trouver une place en tant qu’éducateurs en C.E.R. Situation d’autant
plus inconfortable que ces éducateurs idéaux, dont les pratiques manqueraient
de tout rattachement idéologique et politique, ne correspondent en rien aux
éducateurs et éducatrices en chair et en os.
Au vu des remarques présentées ci-dessus, deux indications peuvent être dé-
duites, différentes quoique complémentaires. Comme l’ensemble des pratiques
sociales, une formation théorique aussi rigoureuse que possible s’avère indis-
pensable en C.E.R., - condition sine qua non pour que les pratiques fassent
l’objet de connaissance et de rectification argumentées. Cependant, la nature du
travail fait en C.E.R., les dimensions mises en branle et les publics accueillis,
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