Arrivés à ce stade de compréhension, nous nous rendons compte de ce que peut bien être
la conjuctio: l'Union des contraires, ce que les alchimistes désignaient par le terme de
concordiam oppositorum et que nous avons appelé hyperthèse13 pour faire ressortir la
différence de cette notion d'avec celle d'une simple « synthèse » où les antinomies
seraient fondues en une notion intermédiaire. C.G. Jung emploie cette même notion dans
sa psychologie analytique, en lui donnant le nom de soi, par opposition au « moi » ou au
« nous » (ce dernier terme impliquant justement une identification, ou une non-
différenciation, du moi avec une entité antinomique: un groupe, par exemple, ou la tribu,
mais sans que cette identification soit arrivée au niveau hyperthétique). L'union des
contraires est donc constatée chaque fois que nous arrivons à la connaissance pleine d'un
état psychique, et cela par le fait ou à cause de notre structure d'être humain. C'est le «
par-delà le bien et le mal » nietzschéen, emprunté à Héraclite, et confirmé par A. Adler.
Tout tourne comme sur la périphérie d'un cercle ou, plutôt, comme sur la courbe d'une
spirale, puisque chaque retour en arrière détermine également un pas en avant.
II
Cette ambivalence est le substrat des époques de création; de ces périodes historiques
inquiètes, insatisfaites, dont la conscience même de leur vulnérabilité prépare leur succès
à venir. La privation engendre la création14 ; la dispersion préfigure l'assimilation; le
Mais, cette liberté qu'il s'est octroyée, est à l'homme, ainsi que nous l'avons vu, une
source constante de désarroi. L'un ne va pas sans l'autre. C'est ainsi que nous pouvons
expliquer la mentalité contemporaine qui se fait jour dans les manifestations soit
artistiques, soit philosophiques, dont l'élément prédominant est celui de la décomposition.
Cet élément de décomposition est très naturel. Il est la recherche d'un univers nouveau, et
cette « nouveauté » se traduit par des expériences jamais encore tentées. Le « réel »
n'existe pas ! Comme le constatait Jean Anouilh, « le naturalisme n'était pas, comme on
l'a cru, la photographie de la réalité, mais plutôt la reproduction léchée (comme disent les
peintres) de cette idée toute faire de la vie qui est devenue pour nous LA VIE »15. Le «
réel » n'est que le « connu » du réel qui change d'aspect et de nature dans le flux évolutif
de notre liberté. De même donc que le naturalisme a prétendu appliquer au roman la
technique précise des méthodes scientifiques, telles qu'elles se présentaient à la fin du
siècle passé, de même le surréalisme, au début de ce siècle, a essayé de transposer en
littérature les découvertes scientifiques freudiennes de la psychanalyse. Le futurisme s'est
laissé impressionner par les progrès de la mécanique; le cubisme ne voulait plus admettre
un point de vue optimum, privilégié en quelque sorte d'où l'objet serait contemplé et saisi
dans sa totalité factice, et la philosophie constatait la « mort de Dieu », avec Nietzsche;
discréditait l'essence, avec les existentialistes; méprisait l'intellect, avec Bergson.
Pourquoi ? Mais, tout simplement, parce que l'homme cherchait. L'homme se recherchait
dans des expériences nouvelles, et que, pour ce faire, il était obligé de se comporter
envers son passé avec une certaine désinvolture, apparence d'ailleurs irrévérencieuse,
masque tragique et enfantin, qu'il se fabriquait pour bien cacher sa peur. (C'était comme
la réaction d'un jeune garçon qui devrait traverser la nuit un long corridor obscur d'une
grande maison froide, et qui sifflerait, pour se donner une contenance d'adulte, tant soit
peu. D'ailleurs, puisqu'on parle de la « mort de Dieu », jamais je n'ai senti, avec une force
plus prenante, plus poignante, ce monologue de l'homme implorant l'existence de quelque
chose de divin, que dans les pages de Nietzsche, en proie à sa terrible solitude; mais
Tout est là, que ce soit d'ailleurs dans l'un ou l'autre des domaines de l'esprit. Un objet
d'opprobre et d'ignominie, destiné aux criminels et aux assassins, est devenu symbole
sacré de vie, d'espoir et de rédemption: la croix; pour devenir Bouddha, Siddhârta
Gautama dut abandonner ses oripeaux princiers et endosser les haillons du mendiant. En
psychologie, c'est également la même chose: on croit, d'habitude, que l'intellect s'oppose
à l'instinct, dans le sens que celui-ci n'est qu'un premier mouvement qui précède la
réflexion et qui porte à exécuter certains actes sans avoir la notion de leur but.
L'intelligence, par contre, est considérée comme différant de l'instinct du fait que celle-là
procède par la conscience du but, la variabilité des moyens et la connaissance des
rapports reliant les moyens aux buts. Mais, il devient évident qu'une « intelligence »,
arrivée à un degré de perfection par rapport à la connaissance des contingences d'un acte
précis, se reconvertirait en « instinct ». En effet, la connaissance parfaite du mode
adéquat de faire, en une occurrence donnée, enlèverait, à ladite action, tout caractère de
flottement, d'indécision, d'hésitation, de variabilité donc, des moyens, et reprendrait
l'attitude de nécessité conditionnée, qui est celle de l'instinct. Cette « reconversion »
s'appelle l'habitude, où l'acte est commis comme automatiquement, sans passer par
l'intermédiaire d'une réflexion ou d'une conscience du but. L'habitude est le phénomène
banal et quotidien de cet état de choses. Mais, hormis l'habitude, l'on peut comprendre
fort aisément que ce passage de la réflexion à l'instinct s'opère chaque fois que nous
sommes en présence d'un acte pleinement appréhendé dans ses détails, et parfaitement
effectué; car, dans ce cas, tous rapports de moyens et de buts étant intégralement connus,
la marge d'incertitude et d'examen ultérieur devient presque inexistante et superflue. La «
réflexion » ou l'«intelligence » est donc, à la fois, supérieure et inférieure à l'« instinct »
ou à l'« intuition »: elle est supérieure, parce qu'elle permet des adaptations nouvelles
dans des cas originaux, et dépassant les conditions et contingences initiales; elle est
inférieure, parce qu'elle dénote une certaine imperfection dans le savoir faire définitif,
imperfection qui se traduit par la recherche des modes meilleurs et nouveaux.
Parallèlement, l'« instinct » est lui aussi, à son tour, inférieur et supérieur à la « réflexion
», du fait qu'il donne directement la manière de faire adéquate pour des situations
statiques, dépourvues et démunies de perfectibilité.
L'évolution des impulsions se présenterait comme obéissant aux règles d'un mouvement à
trois temps: l'instinct primaire deviendrait pensée chez l'être évolué (c'est-à-dire que la
réflexion primerait l'instinct), et cette pensée redeviendrait « instinct » (c'est-à-dire
intuition directe) chez l'être ayant eu la connaissance totale des rapports entre le but et les
moyens, connaissance qui rendrait inutile le doute de la réflexion. Cette évolution est
également comprise dans la théorie de C.G. Jung, concernant l'intégration de la
personnalité. Jung aspire en effet à l'idéal de l'homo totus, qu'il appelle le soi, ainsi que
nous le savons déjà, et qui n'est que l'expérience personnelle de la totalité reconquise16.
L'expérience en question se déploie en trois temps, qui correspondent à l'évolution du
choc des deux adversaires — l'attitude féminine (l'anima), traditionnelle, passive, qui
favorise une relation inconsciente avec l'image de la totalité, et l'attitude masculine
(l'animus), investigatrice, active, qui amène la perte de cette relation, mais aussi un
accroissement de la conscience —, dont la réunification produit cette nouvelle synthèse,
dite de l'archétype du soi17. Cet « archétype du soi », « étant l'union des contraires, sert
de médiateur entre le conscient et les fondements inconscients de la psyché. Il jette un
pont entre la conscience moderne, toujours en danger d'être coupée de ses racines
instinctuelles, et la totalité naturelle, inconsciente et instinctive, qui était celle des âges
plus primitifs »18. Se référant au langage alchimique, Jung applique à cette totalité
psychique (faite de l'union du facteur féminin et du facteur masculin de l'âme) le symbole
de l'« hermaphrodite » ou « rebis »19. Comme cette synthèse est faite d'une totalité
comprenant le pôle inconscient (féminin) et le pôle conscient (masculin) de la psyché —
l'argent et l'or hermétiques —, le fondateur de la psychologie analytique la compare à
cette autre image des alchimistes, qui est le « filius philosophorum », image de l'enfant,
mais aussi symbole de la pierre philosophale20. Nous retrouvons, ainsi, les trois étapes
suggérées au sujet de l'évolution des impulsions du faire: l'instinct originaire
correspondrait au facteur féminin, inconscient; la pensée s'y ajouterait, et son pouvoir de
propulsion et d'investigation, son côté conscient, également, feraient de cette faculté le
facteur masculin, tandis que la troisième étape, que nous pouvons appeler « intuition-
pensée » (c'est-à-dire cette forme de pensée totale revenant vers les origines de l'instinct,
puisque la marge du doute serait devenue infime), se rapprocherait de la notion jungienne
de la totalité psychique.
Il est, à notre avis, très intéressant d'étudier ce principe de reconversion ou d'union des
contraires dans plusieurs domaines, ou même dans tous les domaines, de l'activité
humaine21. Cette étude, d'une part, et les conséquences qui s'en dégageront, de l'autre,
nous permettraient d'arriver à une espèce de biotechnie nouvelle dont la portée peut être
considérable. C'est « l'œuvre à entreprendre (en vue) d'un enrichissement effectif de
Vu sous cet angle, l'aspect fâcheux, déconcertant, peut-être, d'un monde en plein
éparpillement, d'un art prônant la décomposition, d'une physique relativiste, d'une
philosophie de l'absurde ou du néant, pourra devenir, pour nous, la base nécessaire,
irrécusable de la nouvelle unité. L'unité n'est que la trajectoire infatigable de la pensée
renouant et réunissant tous les moments opposés de l'évolution, sans se laisser arrêter par
la tentation d'une solution isolée ou intermédiaire. Car, comme l'affirme Jung, « toute
analyse est suivie d'une synthèse, et ce qui a été dissocié au niveau inférieur est toujours
réuni au niveau supérieur »22. Nous avons, en psychologie, une démonstration
supplémentaire de ce même principe, qui peut être rapprochée du complexe prométhéen:
qu'on songe, un peu, aux deux conceptions de A. Adler et de C.G. Jung; la volonté de
puissance, de l'un, et l'intégration de la psyché, de l'autre, ne veulent-elles pas dire, au
fond, que l'homme recherche sa propre réalisation maximale au-delà de ses contradictions
?
22 Paracelsica, p. 178.