Saül Karsz
L’innovation sociale : c’est-à-dire ?
Le titre que j’ai donné à cette intervention indique comment je compte traiter de la
question de l’innovation sociale : en tant que question, justement, en tant que
phénomène qui ne va nullement de soi, ni dans ses présupposés ni dans ses visées,
moins encore dans sa portée. Ce ne sont donc pas seulement des entraves
institutionnelles, politiques, économiques ou même personnelles qui rendent la
mise en place de l’innovation malaisée : la catégorie en tant que telle, dans sa
définition, n’a rien d’une évidence. Mon propos consistera alors à l’interroger, à la
déconstruire : non pour en dire du mal, ni du bien non plus, mais pour tâcher de
comprendre, partiellement sans doute, ce que recouvre cette appellation, - à
contrôler. Condition nécessaire, me semble-t-il, pour que des pratiques innovantes
soient facilitées, dans leur conception et dans leur réalisation.
1. Repérages, constatations.
1.1. La catégorie d’innovation sociale présente un caractère on ne peut plus
général, transverse et passe-partout.
Depuis l'Encyclopédie Universalis jusqu’à des textes plus analytiques et
spécialisées, en passant par un vaste éventail d’articles, ouvrages, actes de
colloques, les occurrences du terme d’innovation sont aussi multiples que
disparates. Il serait probablement plus économique, plus court de faire la liste des
domaines et des métiers où l’innovation n’est pas convoquée, n’est pas citée, n’est
pas célébrée, que d’énumérer ses multiples apparitions. Et ce, dans les domaines
les plus hétérogènes, à propos des sujets les plus dissemblables. C’est pourquoi il
s’agit d’un vocable transverse. Et même passe-partout : apparemment, tout le
monde (ou presque) se prononce en faveur de l’innovation, voire de l’innovation
sociale, - mais il n’est pas certain qu’il s’agisse de la même innovation, que pour
tout le monde celle-ci ait un contenu sinon identique, du moins semblable.
Sur Internet, j’ai trouvé la publicité d’un institut de marketing - «Innova», je crois
- qui prépare au métier d’innovateur : il y aurait des gens dont le métier régulier,
systématique, formaté, consiste à produire de l’innovation, c’est-à-dire du nouveau
? Comme d’autres produisent des voitures ou des livres ?
Pour se vendre, la plupart des produits de consommation annoncent
périodiquement une «nouvelle formule», voire même une «formule
révolutionnaire» (même s’il agit juste de modifier l’emballage...). Ils peuvent
même innover par le retour (moderne) aux traditions (d’antan), genre «pain cuit
comme autrefois». Mais l’innovation reste une valeur sûre.
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2. Paramètres.
Commençons par une question qu’on appellerait philosophique, c’est-à-dire
quelque peu impertinente, mais oh combien utile : pourquoi faudrait-il de
l’innovation sociale ?
La réponse est un aveu et un rappel. Aveu : qu’il faille de l’innovation implique
que les institutions existantes, les pratiques qui y sont développées, les modalités
d’exercice professionnel ne sont pas complètement adéquates à l’objet qui est le
leur. Pas complètement, voire même pas du tout, ou plus du tout adéquates...
Rappel : il faut de l’innovation parce que le travail social ne peut dépasser une
des «trois tâches impossibles», selon Freud (gouverner, éduquer, soigner).
Directeur, psychologue, travailleur social : tous condamnés à rater peu ou prou
leur but, à faire ce qu’ils disent tout en faisant autre chose, et parfois même le
contraire. Ni les uns ni les autres ne sont à la hauteur des besoins des gens censés
en bénéficier : ils sont l'impossibilité colmater tous les trous, d’effectuer toutes les
réparations, d’entendre les nuances de ce qui arrive aux enfants, aux jeunes, aux
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Point extrême de la prise de risque : les effets subversifs que l’innovation peut
provoquer, en termes de transformation relativement radicale des rapports
éducateurs - public, de rectification de la place imaginaire des cadres et des
dirigeants dans les fonctionnements institutionnels, de rectifications de fond et de
fond des prises en charge...
De l’autre côté, l’innovation sert à recycler : des pratiques, des rapports entre les
gens, et même des installations. Ainsi, tel président d’association gestionnaire qui,
financièrement fort mal en point à la suite de son divorce, ne sait pas très bien quoi
faire de sa grande maison de maître : il invente une institution innovante,
l'agrément par la Ddass permettant de régler la note de chauffage, de restaurer la
toiture, de refaire les appartements privés, etc.
Exemple plus usuel : l'innovation peut concerner des pratiques en cours depuis
longue date, mais que l’équipe rebaptise - en toute bonne foi d’ailleurs - avec des
termes nouveaux, plus modernes. C’est là qu’au lieu de dire «personne», on dit
«sujet», mais sans imaginer que celui-ci (névrotique ou psychotique, pauvre ou
riche, français ou étranger) puisse prendre en main son destin... C’est vrai que,
parfois, les changements de nomenclature rendent possible un peu de courants
d’air frais, pas inutile pour ventiler la serre des convictions...
Enfin, parce que toute innovation comporte, a minima, et du risque voire des effets
subversifs et du recyclage, sinon du rafistolage, deux sortes de situations
deviennent plus compréhensibles. Que l’innovation mise en place ne corresponde
guère à l’innovation prévue, les initiateurs en étant les premiers surpris,
s’expliquerait par un mauvais calibrage du poids relatif des deux composantes ci-
dessus (attentif au risque, on a sous-estimé le versant «art d’accommoder les
restes» ?). Même calibrage défectueux quand des innovations dépérissent : celles-
ci se vident progressivement, ou se transforment en tout à fait autre chose, si on a
insuffisamment pris en compte telle ou telle de ses composantes... Bref, les
difficultés d’une innovation ne sont jamais exclusivement dues aux seules tutelles.
idéal. Bref, elle fonctionne selon une injonction proprement paradoxale : «soyez
spontané, c’est un ordre !»
Au Mexique, pendant plus d’un demi-siècle était au pouvoir le «Parti
Révolutionnaire Institutionnel» : cette appellation caractérise assez bien la
dialectique de l’innovation. «Révolutionnaire» : hors normes, inattendu, il
transforme les rapports entre les gens. «Institutionnel» : installé, sûr de lui,
dominateur.
Enfin, comment une innovation pourrait-elle ne pas se faire peu ou prou
«récupérer» ? Mais ceci ne représente nullement un quelconque malheur ! D’une
part, parce que c’est du réel, parce que de fait cela se passe à peu près dans ces
termes. D’autre part, parce qu’à le savoir, on peut se dispenser de rêver de ne je
sais quelle béatitude, sorte de paradis... sur Ddass !
Voilà alors une moralité à tirer de cette dialectique : les innovations sont à
retravailler sans cesse, leurs contradictions sont autant de conditions d’existence ;
il faut qu’elles s’installent pour pouvoir donner tout ce dont elles capables, et en
s’installant les innovations cessent progressivement et inéluctablement d’être
innovantes. Il faudrait alors inventer autre chose...
Cette autre chose n’est pas forcément un nouveau dispositif. Soit ces éducateurs
qui voulaient créer un lieu d’écoute en soirée afin d’écouter différemment les
mêmes adolescents qu’ils écoutaient pendant la journée. L’innovation peut
consister dans le fait de revisiter les pratiques déjà en place, d’en réviser les
présupposés et les visées, de ne pas les tenir pour évidentes. Ce n’est pas de
rafistolage dont il s’agit, mais de passage du vécu au su, de prise de distance.
réduire aux diagnostics (même fondés !) qu’on fait d’eux. Ne pas les identifier
purement et simplement à ce dont ils souffrent. Il s’agit d’une lecture hardie de la
loi de janvier 2002 sur la place des usagers.
Innover avec : dans des institutions, ceux qui sont «en difficulté», aux prises avec
de sérieuses difficultés de compréhension et de repérage tempo-spatial, ne sont pas
toujours et constamment les résidents... C’est pourquoi il s’agit de créer et d’étayer
sans cesse les conditions d’expression de tout un chacun, afin que la mise en
œuvre de l’expérience innovante soit en même temps sa mise à l’épreuve, sa mise
en critique ininterrompue. Sont en jeu les pratiques démocratiques du travail social
et dans le travail social.
Innover avec : revoir périodiquement les idéaux, les évidences, les
fonctionnements. Faire du travail théorique une composante habituelle du travail
institutionnel. Conditions, me semble-t-il, pour accentuer ce que l’innovation
comporte de risque, donc d'intérêt, de démarche anti-monotonie.
N’est-ce pas là une des manières d’exercer la fonction de direction, de faire le
directeur ?