1
C’est la devise que Roberto Poli emprunte aux Metaphy-
sische Gespräche (1921) de Hedwig Conrad Martius
(1888–1966). Notons au passage la polysémialité de la
plupart des concepts philosophiques.
8 L’épreuve de la philosophie
1
Alfred North Whitehead, Process and Reality. An Essay in
Cosmology [1929], Corrected edition Edited by David
Ray Griffin and Donald W. Sherburne, New York and
London, The Free Press, 1978 ; Procès et réalité. Essai
de cosmologie. Traduit de l'anglais par Daniel Charles,
Maurice Elie, Michel Fuchs, Jean-Luc Gautero, Domini-
que Janicaud, Robert Sasso et Arnaud Villani, Paris,
Éditions Gallimard, 1995, chap. 1.
10 L’épreuve de la philosophie
0. Prélude orwellien
La philosophie peut se définir de bien des ma-
nières. On peut, par exemple, privilégier l’idée
d’un retour à la rationalité vitale, et donc adap-
tative, pragmatique, orientée vers le
raisonnable, qu’est le sens commun en tant qu’il
s’oppose à l’opinion. Quelle que soit la définition
privilégiée, sa mise en œuvre demande toujours
un effort d’abstraction : afin de « commencer à
penser sérieusement par soi-même », comme dit
Descartes, c’est-à-dire de faire par soi-même
l'épreuve de nos connaissances acquises, il faut
ignorer les détails contingents pour pouvoir
mieux les réinvestir. En d’autres termes, il faut
être disposé à remettre en question tout ce que
nous avons appris, tout ce que nous nous tenons
pour absolument certain (c’est le fameux « doute
hyperbolique »).
Les habitudes linguistiques contemporaines,
qui doivent beaucoup à la Novlangue néolibérale,
12 L’épreuve de la philosophie
1
Joris Luyendijk, « Les mots biaisés du Proche-Orient », Le
Monde diplomatique, mars 2007, p. 32. Cf. Bruno Gui-
gue, Proche-Orient : la guerre des mots, Paris, Éditions
L'Harmattan, 2003.
Introduction 13
1
Je reprends ici l’essentiel de l'hypothèse humboldtienne
telle qu’elle fut réactualisée au siècle dernier par Sapir
et Whorf. Voir Edward Sapir, Le Langage. Introduction à
l'étude de la parole. [1921] Traduction de l'anglais par
S. M. Guillemin, Paris, Éditions Payot, 1921 ; et Ben-
jamin Lee Whorf, Language, Thought, and Reality,
Cambridge (Mass.), MIT Press, 1956,
16 L’épreuve de la philosophie
1
George Orwell, Nineteen Eighty-Four [1949]. Introduction
by Thomas Pynchon, London, Penguin Books, 2003.
Du reste, de nombreuses analyses complémentaires
sont disponibles, à commencer par celle de Victor
Klemperer : LTI, la langue du Troisième Reich, Carnets
d’un philologue [Lingua Tertii Imperii, 1947]. Traduit de
l’allemand et annoté par Elisabeth Guillot, Paris, Édi-
tions Albin Michel, 1996. Cf. Jean-Pierre Faye,
Langages totalitaires (Paris, Éditions Hermann, 1972) ;
Eric Hazan, LQR. Lingua Quintae Respublica. La Propa-
gande du quotidien (Paris, Éditions Liber Raisons d'agir,
2006) ; Alain Bihr, La Novlangue néolibérale. La rhétori-
que du fétichisme capitaliste (Lausanne, Éditions Page
deux, 2007).
18 L’épreuve de la philosophie
1
« The Party told you to reject the evidence of your eyes
and ears. It was their final, most essential command. »
(Orwell, op. cit., p. 92 ; pour une exemplification
contemporaine, voir David Ray Griffin, The 9/11 Com-
mission Report: Omissions and Distortions, Redford, MI,
Olive Branch Press, 2005 (traduit aux Éditions Demi-
Lune).
2
Orwell, op. cit., pp. 92-93, 286, 318, 334.
3
« We shall squeeze you empty, and then we shall fill you
with ourselves. » (Orwell, op. cit., p. 293)
Introduction 19
1
La nouvelle se termine même par un appendice spécula-
tif — « The principles of Newspeak » — qui tient lieu de
dénouement et peut suggérer un certain optimisme.
Du reste, il est vraisemblable qu’Orwell doive être
compris avec en toile de fond The Commonwealth of
Oceana (1656) de James Harrington (1611–1677), dont
Montesquieu dit qu’il a « examiné quel était le plus
haut point de liberté où la Constitution d’un État peut
être portée. » (De l’Esprit des lois, XI, vi). Curieuse-
ment, John Adams (1735–1826) publie en 1775 un
opuscule, intitule! Novanglus, également inspiré
d’Oceana.
2
Orwell, op. cit., p. 179.
20 L’épreuve de la philosophie
1
Métaphysique, Livre 3 ; Les Seconds analytiques, Livre 1.
2
Orwell, op. cit., p. 242.
3
Le concept de double ligature est inséparable de l’œuvre
de Gregory Bateson. Il s’enracine dans son premier
concept de schismogenèse (1935) et dans son appro-
Introduction 21
1
Victor Klemperer, LTI, op. cit., p. 47.
2
Orwell, op. cit., pp. 178, 245, 285.
3
Orwell, op. cit., pp. 85, 237, 242.
Introduction 23
1
Orwell, op. cit., pp. 19, 61…
2
Non seulement en tant qu’individu physique et psychi-
que, mais en tant que trace dans la mémoire
collective. Cf. Orwell, op. cit., pp. 22, 71, 78, 144, 145,
306…
24 L’épreuve de la philosophie
1
Orwell, op. cit., p. 237. Il serait éclairant de contraster
tout ceci avec l’hypnopaidea de Brave New World (1932)
et l’insoutenable légéreté de la tyrannie du Roi Ubu
(1896).
2
« The Party seeks power entirely for its own sake. We
are not interested in the good of others ; we are inte-
rested solely in power. Not wealth or luxury or long life
or happiness : only power, pure power. […] The object
of persecution is persecution. The object of torture is
torture. The object of power is power. » (pp. 301-302)
Introduction 25
1
Mais les deux moments ne sont-ils pas nécessairement
corrélés. L’ennemi n’est-il pas toujours-déjà partout ?
2
Cf. le mécanisme homéostatique décrit par Mauss dans
son Essai sur le don (1924) puis par Lévi-Strauss dans
Les structures élémentaires de la parenté (1949). La so-
ciété-horloge est celle qui verrouille son immobilisme
par une série de mécanismes stabilisateurs. Lévi-
Strauss la contraste, à la suite de Joseph de Gobineau
(Essai sur l’inégalité des races humaines, 1853–1855)
avec la société-vapeur : la première évite tout clivage
entre ses membres ; la seconde exploite une différence
de potentiel entre classes sociales afin de garantir son
« progrès ».
Introduction 27
1
Marwan Bishara, « Des guerres asymétriques au “chaos
constructif” », Le Monde diplomatique, octobre 2006,
pp. 4-5. Dans un registre différent, Isabelle Stengers et
Olivier Ralet font la même remarque : Drogues. Le défi
hollandais, Paris, Édition des Laboratoires Delagrange,
Les Empêcheurs de penser en rond, 1990.
Introduction 29
1
« Power is in inflicting pain and humiliation. Power is
tearing human minds to pieces and puting them toge-
ther again in new shapes of your own choosing. […]
Always there will be the intoxication of power, cons-
tantly increasing and constantly growing subtler.
Always, at every moment, there will be the thrill of vic-
tory, the sensation of trampling on an enemy who is
helpless. If you want a picture of the future, imagine a
boot staping on a human face — for ever. » (op. cit.,
pp. 305-307)
30 L’épreuve de la philosophie
1
« Unpopular ideas can be silenced, and inconvenient
facts kept dark, without the need for any official ban.
[…] The British press is extremely centralised, and
most of it is owned by wealthy men who have every
motive to be dishonest on certain important topics.
[…] At any given moment there is an orthodoxy, a bo-
dy of ideas which it is assumed that all right-thinking
people will accept without question. » Avec ses campa-
gnes mondiales pour le néo-colonialisme anglo-saxon,
Rupert Murdoch (1931–), fort de ses quelques 175
quotidiens et de Fox News Channel, constitue un très
bel exemple de cette influence délibérée des médias
sur le politique.
2
Le concept de « violence symbolique » nomme la capaci-
té à faire méconnaître l'arbitraire des productions
symboliques qui établissent l’ordre social et donc à
dissimuler les mécanismes de reproduction des hiérar-
chies sociales. Il s’enracine dans la dénonciation de
l’opinion, remarquable chez Platon, et les analyses lin-
guistiques récentes : la langue comme corps
d’habitudes et de prescriptions définissant l’aire rassu-
rante des possibles (Barthes, Derrida, …).
Introduction 31
1
Cf. Bruno Guigue, Proche-Orient : la guerre des mots,
Paris, Éditions L'Harmattan, 2003.
32 L’épreuve de la philosophie
1. Anarchie
Quel sens faut-il accorder à l’invocation de
l’ « anarchie » dans notre argument1 ?
Étymologiquement parlant, « an-archie » signi-
fie l’absence d’ « archè », c’est-à-dire de principe.
Le philosophe dispose ici d’un outil très sugges-
tif, en l’espèce du lexique qu’Aristote nous
propose dans le livre Delta de sa Métaphysique.
« Archè » possède selon lui deux sens princi-
paux : d’une part, elle nomme l’origine, le
commencement, la source, la cause, le point de
départ du mouvement ou du devenir ; d’autre
part, elle renvoie au magistrat (« archonte »), au
monarque, ou aux oligarques qui gouvernent la
cité. Ce doublet sémantique commence-
ment/commandement se retrouve par ailleurs
dans les catégories métaphysiques d’Aristote
sous la forme, d’une part, de la cause efficiente,
première ; et, d’autre part, du pour-quoi, de la
cause finale, dernière. Tout phénomène s’étire
ainsi entre une origine et un but ; il nécessite
1
Il n’existe à ma connaissance que deux autres essais
d’application de la philosophie organique whitehea-
dienne aux enjeux politiques tels que nous les
entendons ici : Daniel Colson, Petit lexique philosophi-
que de l’anarchisme. De Proudhon à Deleuze (Paris, Le
livre de poche, 2001) et Pierre-Jean Borey, Vers une
Lecture politique de Whitehead. Relativité et subversion
(Dissertation doctorale inédite, Paris X Nanterre,
2007).
Introduction 33
1
Par exemple dans L’Épreuve de la philosophie, 2008.
34 L’épreuve de la philosophie
1
Alfred North Whitehead, La Science et le monde moderne
[Science and the Modern World. The Lowell Lectures,
1925], Traduction intégrale par Henri Vaillant, relue et
introduite par Jean-Marie Breuvart, Frankfurt / Paris /
Lancaster, ontos verlag, 2006, pp. 13-14.
36 L’épreuve de la philosophie
1
Le créationnisme institue à la fois le problème
(« pourquoi y-a-t’il quelque chose et pas plutôt rien ») et
sa solution (dieu).
Introduction 37
1
Kagemusha, l'ombre du guerrier réalisé par Akira Kuro-
sawa en 1980.
2
Platon, République, II, 377 a 12.
3
Alexis de Tocqueville, De la Démocratie en Amérique
[1835], Édition historico-critique revue et augmentée
par E. Nolla, Paris, Vrin, 1990, I, p. 126
38 L’épreuve de la philosophie
1
Tel est en effet la structure même du réel selon White-
head : la différence entre le sujet et l’objet tient à un
enjoiement, un jouir-de-soi, qui est le sépulchre de la
créativité.
Introduction 39
1
Henri Bergson, « Sur le pragmatisme de William James.
Vérité et réalité » [Préface de la traduction française du
Pragmatisme de W. James, 1911], reproduit in La Pen-
sée et le mouvant [1934], et in Œuvres. Textes annotés
par André Robinet. Introduction par Henri Gouhier, Pa-
ris, Presses Universitaires de France, Édition du
Centenaire, 1959, p. 1441. Cf. Les Deux sources, pp. 18
et 127 (Œuvres, pp. 994 et 1078) et Michel Henry, La
Barbarie, Paris, Éditions Bernard Grasset, 1987, p. 172.
Introduction 41
1
Whitehead utilise le concept d’anarchie dans son accep-
tion politique négative (voir Aventures d’idées et
Symbolisme) et, de manière épistémologiquement plus
neutre, lorsqu’il discute des fonctions de la raison.
42 L’épreuve de la philosophie
1
L’état de nature est donc interprétable à la lumière de
Hobbes, pas de Locke et encore moins de Rousseau.
2
On retrouve dans une certaine mesure les grands traits
de l’analyse de Sartre « Individualisme et conformisme
aux États-Unis », Figaro, février 1945, repris in Situa-
tions, III, Paris, Éditions Gallimard, 1949, pp. 75-91.
44 L’épreuve de la philosophie
1
Les injections de botox visent à paralyser les muscles
faciaux dont l’action cause, à la longue, les rides (cf.
www.toxinebotulique.org/botox.html). La restylane est
une substance de remplissage des rides. En attendant
mieux (la techno-fontaine de jouvence), la science mé-
dicale ne propose que des actions purement locales
qui, pour tout dire, rendent mal à l’aise l’interlocuteur
averti.
2
« Miss Bimbo », un jeu (toujours ?) disponible sur la Toile
et sensé mettre en scène le monde « de la mode » vise
de toute évidence des pré-adolescentes qui sont invi-
tées à créer une poupée virtuelle à laquelle elles
peuvent imposer un régime strict, des implants mam-
maires et des lifting faciaux pour accompagner une
garde-robe idéale… Question subsidiaire : dans quelle
tranche d’âge boulimie et anorexie prennent-elles ra-
cine ? (Cf. Steve Bird, « Watchdog investigates site that
lures girls with plastic surgery and diet », The Times,
March 27 2008, p. 29.)
3
James Bone, « Married man who used to be a woman is
pregnant with a baby girl », The Times, March 27 2008,
p. 7.
48 L’épreuve de la philosophie
1
Blade Runner (1982), Total Recall (1990), Confessions d'un
Barjo (1992), Screamers (1995), The Minority Report
(2002), Impostor (2002), Paycheck (2003), A Scanner
Darkly (2006), Next (2007). De plus, eXistenZ (1999) est
explicitement dickien et The Truman Show de Peter
Weir (1998), est manifestement inspiré de son œuvre.
Ne cachons toutefois pas que si le travail anticipateur
de Dick est proprement génial et que si son style nar-
ratif dessert généralement son projet, les qualités
littéraires de son œuvre laissent parfois à désirer et on
retrouve çà et là les traces des préoccupations pure-
ment alimentaires qui furent parfois les siennes.
50 L’épreuve de la philosophie
1
Cf. le célèbre acronyme WASP : « white anglo-saxon
protestant. »
Introduction 51
1
Voir Jean Bricmont, Impérialisme humanitaire, Bruxelles,
Éditions Aden, 2005.
Introduction 53
1
Daniele Ganser, Nato’s Secret Armies : Operation Gladio
and Terrorism in Western Europe, préface de John Pra-
dos, New York, Frank Cass, 2005.
2
Voir, e.g., Webster Griffin Tarpley, La Terreur fabriquée,
Made in USA. 11 Septembre, le mythe du XXIe siècle
([2005], Traduit de l'américain par Benoît Kremer et
Tatiana Pruzan, Paris, Éditions Demi-Lune, 2006), et
l’article qu’Andy Beckett consacra au documentaire
d’Adam Curtis « The Power of Nightmares: The Rise of
the Politics of Fear », diffusé par la BBC2 les 20 octo-
bre, 27 octobre et 3 novembre 2004 (voir « The
making of the terror myth », The Guardian, October 15
2004).
54 L’épreuve de la philosophie
1
Lire à ce propos Gore Vidal, « The Meaning of Timothy
McVeigh », Vanity Fair, September 2001, disponible sur
la Toile.
2
Il est à craindre que oui : cf. Donald Harman Akenson
(God's Peoples. Covenant and Land in South Africa,
Israel, and Ulster, Ithaca and London, Cornell Universi-
ty Press, 1992), Norman G. Finkelstein, (The Holocaust
Industry, London, Verso, 2000), Jimmy Carter (Palesti-
ne : Peace Not Apartheid, New York, Simon and
Schuster, 2006) et Avraham Burg (Vaincre Hitler. Pour
un judaïsme plus humaniste et universaliste, Paris, Édi-
tions Fayard, 2008).
Introduction 55
1
Jane Ellen Harrison, Prolegomena to the Study of Greek
Religion, Cambridge University Press, 1903 ; James
George Frazer, The Scapegoat, London, Macmillan,
1913 ; Martin Persson Nilsson, A History of Greek Reli-
gion. Translated from the Swedish by F. J. Fieden,
Oxford, At the Clarendon Press, 1925 ; René Girard, Le
Bouc émissaire, Paris, Éditions Grasset & Fasquelle,
1982.
2
Voir Webster Tarpley, La Terreur fabriquée, op. cit. et
Frank Kitson, Low Intensity Operations: Subversion, In-
surgency and Peacekeeping, London, Faber and Faber,
1971.
56 L’épreuve de la philosophie
1
« Terme qui apparaît lors de la révolution française, lors-
qu’est condamné comme moyen criminel le système
de gouvernement inspiré par la Convention. La muta-
tion de sens est d’envergure : le terrorisme ne
désignera plus qu’un élément d’intimidation, voire
d’épouvante ; à partir de là, il faut déterminer contre
qui ou quoi doit s’exercer cette intimidation et quelles
sont les justifications que reçoit le terrorisme. […]
L’acte de terroriser, de jouer sur ses effets est au cœur
de l’action politico-militaire. » (Sylvain Auroux, dir., Les
Notions philosophiques. Dictionnaire, Paris, Presses Uni-
versitaires de France, 1990, t. II, p. 2575) Il faudrait du
reste revisiter la « madman theory of war » chère à
Nixon et Kissinger.
Introduction 57
1
Les crimes de guerres se produisent durant un conflit
armé ; les crimes contre l’humanité doivent se produi-
re dans le cadre d’une attaque généralisée ou
systématique (ce qui est évident dans le cas d’une
guerre) contre une population civile.
58 L’épreuve de la philosophie
1
La signification du signe « = » est en fait moins obvie
que l’on ne pourrait le croire. L’égalité, au sens propre,
est de l’ordre tautologique (« A = A »). Ce qui est réel-
lement en jeu, c’est l’équivalence propositionnelle (« A
= B + C »). Cf. Alfred North Whitehead, A Treatise on
Universal Algebra. With Applications, Cambridge, Cam-
bridge University Press, 1898. Livre 1, Chap. 1.3.
60 L’épreuve de la philosophie
2. Fin de l’université
La question de la « fin » est, pour sa part, plus
intuitive : elle renvoie, négativement, à la dispa-
rition, à la destruction d’une forme de vie, d’une
structure quelconque ; et, positivement, au but
qu’elle poursuit, au pourquoi de son existence.
Je parle du monde universitaire car c’est celui
que je connais le mieux. Il est à craindre que les
conclusions auxquelles j’arrive ici soient expor-
tables aux autres branches du monde de
Introduction 61
1
Article rédigé alors qu’Harvard inaugurait son École des
Sciences administratives, paru originellement dans The
Atlantic Monthly en 1928, et repris in The Aims of Edu-
cation, 1929 (Free Press, 1967, pp. 91-102) : Les visées
de l’éducation et autres essais, traduction de Jean-Marie
Breuvart et de Jean-Pascal Alcantara, Louvain-la-Neuve,
Éditions Chromatika, 2009.
Introduction 63
1
Philippe Devaux, La cosmologie de Whitehead. Tome I,
L'Épistémologie whiteheadienne, Louvain-la-Neuve, Les
Éditions Chromatika, 2007, p. 50 ; cf. p. 170 cité infra.
2
« The justification of a university is that it preserves the
connection between knowledge and the zest of life, by
uniting the young and the old in the imaginative
consideration of learning. » (The Aims of Education, op.
cit., p. 90 ; cf. pp. 91, 93 et 102 : « Education is disci-
pline for the adventure of life; research is intellectual
adventure; and the universities should be homes of
adventure shared in common by young and old. »)
64 L’épreuve de la philosophie
1
Michel Henry, La Barbarie, op. cit., p. 14.
2
Michel Henry, La Barbarie, op. cit., p. 207.
Introduction 65
1
Michel Henry, La Barbarie, op. cit., p. 113.
2
Michel Henry, La Barbarie, op. cit., p. 202.
66 L’épreuve de la philosophie
1
J’utilise ici le lexique belge, qui sanctionnait la supériori-
té théorique de la formation universitaire sur celle,
pratique, prodiguée par les écoles « supérieures ».
L’inverse est vrai en France, où c’est le travail des éco-
les « supérieures » qui bénéficie d’une plus grande
reconnaissance sociale.
Introduction 67
1
Cf. Pierre Bourdieu et Loïc Wacquant, « La nouvelle vul-
gate planétaire », Monde diplomatique, mai 2000, pp. 6-
7 ou encore Raoul Marc Jennar, Europe, la trahison des
élites, Paris, Éditions Fayard, 2004.
68 L’épreuve de la philosophie
1
Un contre-éclairage à l’aide de l’étude d’une autre civili-
sation serait tout indiqué : cf. les nombreux travaux de
François Jullien.
72 L’épreuve de la philosophie
Enracinement historique
L’histoire de la citoyenneté athénienne, qui
prend place bien avant le début de notre ère, est
complexe. Afin de forger un outil maîtrisable
dans le cadre d’une discussion forcément limi-
tée, nous opérons une série de simplifications
historiques consistant principalement en une
focalisation sur le « siècle de Périclès », qui a
pour théâtre la ville d'Athènes et sa région, l'At-
tique (une presqu'île de la mer Égée d’une
superficie proche de celle du grand-duché de
Luxembourg)1. Athènes est la plus significative
1
Pour tout ceci, voir la Constitution d'Athènes d’Aristote
(Texte établi et traduit par Georges Mathieu et Bernard
Haussoullier. Quatrième édition revue et corrigée, Pa-
ris, Société d'Édition « Les Belles Lettres », 1952),
Hérodote et Thucydide (Historiens grecs I. Introduction
L’ouverture chaosmotique 73
1
Cf. Benjamin Constant, « De la Liberté des Anciens com-
parée a celle des Modernes » [1819], in De la liberté
chez les Modernes. Écrits politiques. Textes choisis, pré-
sentés et annotés par Marchel Gauchet. Libraririe
Générale Française, Paris, 1980, pp. 491-515.
76 L’épreuve de la philosophie
1
Éthique à Nicomaque, VIII, 13.
L’ouverture chaosmotique 79
1
« We hold these truths to be sacred and undeniable; that
all men are created equal and independant, that from
that equal creation they derive rights inherent and ina-
lienable, among which are the preservation of life, and
liberty, and the pursuit of happiness; that to secure
these ends, governments are instituted among men,
deriving their just powers from the consent of the go-
verned; that whenever any form of government shall
become destructive of these ends, it is the right of the
people to alter or to abolish it, and to institute new go-
vernment, laying it's foundation on such principles and
organising it's powers in such form, as to them shall
seem most likely to effect their safety and happiness. »
(La recherche de la liberté, telle que l’entendait ici Jef-
ferson, constitue à l’époque une touche inouïe.)
80 L’épreuve de la philosophie
1
Cf. Politique, VIII, 1, 1337 a 10-20.
2
On retrouvera le même thème à Rome : Sénèque loue
les mérites de l' « otium » et le considère comme la ca-
ractéristique de l’homme vraiment libre.
82 L’épreuve de la philosophie
Cosmos et démocratie
Les faits historiques étant ce qu’ils sont, prenons
un peu de distance en conceptualisant.
Pour cerner la civilisation hellénique, il est
impératif de comprendre ce que les Grecs en-
tendaient par paideia, concept qui n’est pas
L’ouverture chaosmotique 83
1
En français on pourra parler de « culture générale » ; en
anglais de « liberal education » et en allemand de
« Bildung », qui trouva une application exemplaire dans
le panthéisme de Maître Eckhart et la philosophie de
l’éducation de Winckelmann, Schiller et Humboldt. Il
nous renvoie directement à la « la culture de l’âme »
(« cultura animi ») de Cicéron (Tusculane II, 12). L’étude
de référence demeure Paideia. Die Formung des grie-
chischen Menschen, de Werner Wilhelm Jaeger (Berlin
und Leipzig, Walter De Gruyter & Co., 1936 ; Trad. fr.
de André Devyver (e. a.), Éditions Gallimard, 1964).
Voir à ce propos mes deux récents articles :
« Creativity, Efficacy and Vision: Ethics and Psychology
in an Open Universe » in Michel Weber and Pierfran-
cesco Basile (eds.), Subjectivity, Process, and
Rationality, Frankfurt/Lancaster, ontos verlag, 2006,
pp. 263-281 et « From the Grown Organism to Organic
Growth », in Mark Dibben and Thomas Kelly (eds.), Ap-
plied Process Thought: Frontiers of Theory & Research,
Frankfurt / Lancaster, ontos verlag, 2007.
84 L’épreuve de la philosophie
1
Ceci est particulièrement vrai à l’époque classique (Ve
siècle), durant laquelle le fait religieux constitue pro-
prement un fait civique. Reste bien sûr la question du
rôle social des mystères d’Eleusis, dont la célébration
aboutissait à l’épotie, évoquée précisément par Platon
pour esquisser les vertus de la théôria (voir infra §5.3).
Plus tard, le développement des concepts de destin et
de fatalité, cette derni ère étant liée à l’idée de puis-
sances célestes aveugles et implacables — et son
corrélat individualiste — conduira le stoïcisme et l'épi-
curisme à promouvoir une individualisation de la
religion et un retrait du monde.
2
On peut regrouper comme suit les différents sens du
concept, sémantiquement très riche, de logos (on le di-
ra polysémial) : (i) mot, parole (s'opposant aux actes),
récit confirmé par des témoignages (s'opposant au my-
the), toute chose dite ou écrite, y compris une histoire
fictive ; (ii) entretien, débat, exposé, thèse, argument ;
(iii) langage ; (iv) cause, raison ; (v) la vérité sur la cho-
se ; (vi) mesure, évaluation, rapport (mathématique);
correspondance, relation, proportion ; (vii) estime, ré-
putation ; (viii) principe général ou règle, plan ; (ix) la
faculté de la raison; pensée, intellection ; (x) définition,
86 L’épreuve de la philosophie
1
Dans un registre adjacent, Marcel Gauchet et Noam
Chomsky insistent sur le fondement théocratique de la
90 L’épreuve de la philosophie