McEvoy James. La connaissance individuelle selon Robert Grosseteste. In: Revue Philosophique de Louvain. Quatrième série,
tome 75, n°25, 1977. pp. 5-48;
doi : 10.3406/phlou.1977.5920
http://www.persee.fr/doc/phlou_0035-3841_1977_num_75_25_5920
Abstract
Robert Grosseteste († 1253) produced two works on epistemology, the De Veritate and the
Commentarius in Libros Analyticorum Posteriorum Aristotelis. They differ in problematic and accent,
but are not in doctrinal opposition. The first explains the relationship between particular truths and the
supreme Truth in terms of subjective and objective illumination by the First Light. The second
acknowledges the validity of scientific knowledge derived by abstraction of universals from sensation.
But if Grosseteste had no doubt about the value of Aristotelean methodology, neither had he any
illusions concerning its lack of comprehensiveness as a guide to truth. And when he passes in review
all the sources of human knowledge, scientific method is slotted in modestly between commonsense
and divine revelation, in a hierarchy of truth which aims at the vision of God as its summit and
consummation.
La connaissance intellectuelle
selon Robert Grosseteste*
* Cet article est extrait d'une thèse de doctorat soutenue le 16 février 1974
à l'Institut Supérieur de Philosophie, intitulée Man and Cosmos in the Philosophy of
Robert Grosseteste, 2 t., ix + 554 pp. L'auteur tient à remercier le plus vivement son
promoteur, M. le chanoine F. Van Steenberghen, Professeur Émérite de l'UCL, comme
aussi les autres membres du jury: le Professeur G. Van Riet, le regretté Professeur
Herman Van Breda O.F.M., le Professeur S. Mansion et (last but not least), le
Professeur Ch. Wenin. M. Henri Godin, Emeritus Professor of French of the Queen's
University of Belfast a rendu à l'auteur un service inestimable en acceptant de revoir
le texte de sa traduction et Mme Sinéad Smyth a eu l'amabilité de frapper l'ensemble
plus d'une fois.
6 James McEvoy
1. Le De veritate
24 Ibid., p. 196: «In momento autem visionis huiusmodi, qui videt non vivit
homo, quia non praegravatus nec praepeditus praedictis molibus et impedimentis ab
actu supremae potentiae naturae humanae, quam aggravationem et retardationem
importât in se hoc nomen homo communiter dictum, sed magis vivit super hominem ».
Cf. p. 197: «Consuevit tamen raptus in huiusmodi contemplationem dici esse et
vivere super hominem, eo quod in huiusmodi raptu non dolum super communitatem
hominum viventium politice sed "et super raritatem viventium speculative, effertur
in conformitatem et assimilationem vitae et contemplationis angelicae».
25 É. Gilson, art. cit., pp. 97-8 : «Une théorie de la connaissance qui ne met pas
de différence entre la lumière par laquelle les bienheureux voient Dieu dans le ciel, celle
par laquelle Adam, ou une âme libre du corps comme Tétait la sienne avant la
chute, connaissent l'intelligible, et celle enfin par laquelle nous le connaissons
nous-mêmes, mais qui n'admet entre ces modes de connaissance que des différences
de degré fondées sur la liberté relative de l'âme à l'égard du corps dans chacun de
ces divers états, c'est bien là ce que Grosseteste nous enseigne». Toutefois Gilson
La connaissance intellectuelle selon Robert Grosseteste 15
27 C'est-à-dire, dans l'édition de Venise de 1514, fol. 8c-d, 16d-17b, 21c, 22b-c,
25a-d et 39d-40a. Une réimpression anastatique de cette édition a été publiée par
Minerva, Frankfurt/Main, en 1966 (51 fol.).
Le commentaire a connu une grande diffusion, fait attesté par le n'ombre
considérable de mss (environ trente) et par les neuf éditions imprimées, dont la première
parut à Naples entre 1473 et 1478 et la dernière à Venise en 1552; voir S. H. Thomson,
The Writings of Robert Grosseteste, Bishop of Lincoln 1235-1253, Cambridge U.P. 1940,
p. 84 et S. Gieben O.F.M. Cap., Bibliographia universa Roberti Grosseteste ab an. 1473
ad an. 1969, dans Collectanea franciscana, 39, 1969, pp. 362-418; pp. 375-6. L'édition
critique du commentaire a été entreprise par le P. J. Reginald O'Donnell, C.S.B.,
du Pontifical Institute of Medieval Studies, Toronto.
28 «Cognitiones enim rerum causandarum que fuerunt in causa prima eterna-
liter sunt rationes rerum causandarum et cause formales exemplares, et ipse sunt
créatrices; et he sunt quas vocavit Plato ideas et mundum archetypum, et he sunt
La connaissance intellectuelle selon Robert Grosseteste 17
secundum ipsum genera et species, et principia tam essendi quam cognoscendi, quia
cum intellectus purus potest in his difigere (sic) intuitum, in istis verissime et manifestis-
sime cognoscit res creatas, et non solum res creatas, sed ipsam lucem primam in qua
cognoscit cetera; et planum est quod ista universalia sunt omnino incorruptibilia ».
Comm. in Post, anal., fol. 8c.
18 James McEvoy
mais plutôt celle qui sépare la connaissance humaine, prise dans tout
son conditionnement d'ici-bas, de la vision immédiate de Dieu.
Aucune hésitation n'est admissible concernant Yintellectus purus29,
ce pouvoir qui est capable déjà de contempler la lumière première,
car ses manifestations sont faciles à énumérer; il y a d'abord les
anges, ensuite les bienheureux, et enfin les mystiques au moment
unitif de leur expérience. Par contre, la nature humaine telle qu'elle
existe actuellement ne dispose que de sources moins nobles de
connaissance, dont la première consiste en l'inspiration par l'intermédiaire
de l'ange, messager de Dieu à l'humanité, et la seconde se résume dans
l'enquête scientifique qui vise la recherche des principes permanents
de la nature. À ce dernier niveau, c'est la méthodologie
aristotélicienne qui va servir de guide ; et c'est de son elucidation qu'il va s'agir
tout au cours du commentaire de notre auteur.
M. Gilson se déclare déçu par le fait que Grosseteste n'a pas
choisi de s'étendre, dans ce contexte-ci, au sujet de l'intellect agent,
et il s'empresse de suppléer au silence du commentateur en invoquant
l'illumination augustinienne comme seule base adéquate de la
connaissance scientifique telle que Robert la conçoit. Par contre, ce que
Grosseteste étale devant les yeux de son lecteur n'est rien moins que
les degrés de la science humaine en route vers la connaissance parfaite,
gradus ad lucem primam, pourrait-on l'appeler. Toutes les possibilités
d'acquérir les principes de la connaissance sont hiérarchisées. De
l'opinion préscientifique à la vision béatifique, elles représentent toutes
des capacités de la nature humaine dans l'un ou l'autre de ses états
d'existence. Dans cette échelle de valeurs, la science aristotélicienne
n'occupe qu'un rang à vrai dire assez humble; néanmoins, sa valeur
de vérité à l'intérieur de son champ restreint d'application n'est
nullement contestée par Robert.
31 «Et similiter pars suprema anime humane que vocantur (sic) intelligentia ...
si non esset mole corporis obnubilata et aggravata, ipsa per irradiationem receptam
a lumine superiori haberet completam scientiam absque sensus amminiculo, sicut habebit
cum anima erit exuta a corpore, et sicut habent forte aliqui absoluti ab amore et
fantasmatibus rerum corporalium».
32 Grosseteste insère ici une démonstration, très révélatrice de sa méthodologie
scientifique, de la thèse selon laquelle la scammonée attire la bile noire.
La connaissance intellectuelle selon Robert Grosseteste 21
33 Grosseteste va défendre cette thèse par la suite, voir fol. 39d, et cf. notre
discussion sous le titre «De principiis, qualiter fiant cognita» {infra, section f).
34 Quoi qu'en dise M. Gilson, art. cit., p. 95.
22 James McEvoy
U.C.L.
JSTITUT SUPERIEUR DE PHILOSOPHÏt
Bibliothèque
Collège D. Mercier
Place du Cardinal Mercier, 14
R- 1348 Loi.ivain-la-Neuve
26 James McEvoy
53 Comm. in Post, anal, fol. 22b-c, traduit par A. C. Crombie, Robert Grosseteste
and the Origins of Experimental Science. London, 1953, p. 129.
28 James McEvoy
54 Crombie
55 Voir Aristote,
{op. De
cit., anima,
p. 129,I, en
1, 402
note)a 2-5.
donne la référence précise à YAlmageste.
La connaissance intellectuelle selon Robert Grosseteste 29
61 Ibid., fol. 23c: «Similiter non contingit scire sensibilia, neque sensus est
causa scientie, sed occasio... Huius autem ratio est quod sensus talis est quod ipse est
apprehensivus rei alicuius signate, et non simul apprehensivus alterius rei . . . cum sola
universalia et demonstrabilia sciantur, manifestum est quod non contingit scire. per
sensum ».
62 Hexaëmeron, ms. cit., fol. 223a: «Est autem sensus exterior vis susceptiva
et apprehensiva sensibilium specierum sine materia ... ».
63 De lineis angulis et figuris, éd. Baur, Die phil. Werke, p. 60, 25 : « In sensu
enim ista virtus recepta facit operationem spiritualem quodammodo et nobiliorem».
64 Commentarius in VIII libros Physicorum Aristotelis, éd. R. C. Dales, Boulder
(Colorado), 1963, pp. 4-5: «Ratio vero diiudicat integritatem atque veras prosequitur
differentias, sed sensus invenit quaedam proxima et confusa veritati, accipit vero
ratio integritatem. Ratio . . . accipit vero a sensu confusam ac veri proximam simili-
tudinem». Les détails du contraste sensus-ratio ainsi que l'attitude méprisante envers
la matière, sont tributaires de Boèce, De musica I., P.L. 63, 1167D.
La connaissance intellectuelle selon Robert Grosseteste 33
65 Sauf bien sûr dans le cas du toucher, où la species est imprimée directement
sur le sens le plus matériel et le moins actif de tous.
66 Hexaëmeron, éd. Muckle, art. cit., p. 163: «In coniunctione autem corporei
cum incorporeo prima exempla sunt in formis sensibilibus et speciebus formarum
sensibilium generatis in sensibus et intentione animi coniungente speciem genitam
in sensu cum forma gignente quae est extra sensum. Et huius rei evidentior est exem-
platio in visu. Color enim ... ».
67 Sujet et objet participent tous deux à la nature active de la lumière.
68 Hexaëmeron, ibid. « Consequenter species genita in sensu particulari gignit
de se speciem sibi similem in sensu communi, et est iterum intentio animae coniungens
et uniens hanc speciem genitam cum specie gignente in unam imaginationem ».
69 Ibid. : « Species genita in fantasia sensus communis gignit de se speciem sibi
similem in memoria et est intentio animi coniungens speciem genitam cum gignente,
et efficitur ex tribus una fixio memoriae».
70 Grosseteste fait remarquer qu'il emploie memoria pour embrasser et Vimagi-
natio qui retient les formes sensitives et la memoria proprie dicta qui garde les intentiones
aestimatae. Voir Comm. in Post, anal., fol. 39d.
71 «De hiis itaque ultimo dictis potenciis communicat homo cum brutis,
differenter tamen, quia in brutis non sunt dirigibiles per rationem vel prudenciam,
nec eis obedientes; in homine vero sunt naturaliter obeditive rationi et prudencie,
que est recta ratio agendorum et non agendorum». Extrait du sermon Ecclesia sancta
célébrât, London, British Museum, ms. Royal 6.E.V, fol. 107d.
34 James McEvoy
d'une certaine façon identique aux objets qu'il assimile et qu'il est
spirituellement présent partout où ses objets se trouvent, de même
que l'amour demeure auprès de l'aimé, l'universel qui lui sert
d'instrument dans le connaître est partout76. Bien que l'on puisse attribuer
avec raison à l'universel et l'unité et la pluralité, il n'est ni un ni
plusieurs77: il résulte d'un acte unique de compréhension, dont le
pouvoir unificateur des singuliers ressemble à celui de la source
génératrice de toute lumière physique, prise dans son rapport aux objets
illuminés; car, de même qu'il existe entre la lumière du soleil et les
innombrables rayons qu'elle engendre dans l'atmosphère comme un
jeu d'identité et de différence, d'unité et de multiplicité, ainsi le concept
est-il identique à lui-même et multiple dans les individus qui le
vérifient78. L'immatérialité de l'idée universelle l'écarté du domaine
de la mutabilité et de la variabilité79.
Grosseteste emploie deux termes pour signifier le processus par
lequel l'universel s'établit: inductio et abstractio. Le premier se réfère
à la recherche des singuliers qui se ressemblent sous un certain
rapport80, tandis que le second signifie la saisie de l'essence sans
accidents individualisants 8 1 .
La sensation et la connaissance intellectuelle sont toutes deux
régies dans leurs activités par l'intentionalité de l'âme. La species
apprehensibilis immatérielle engendre son image dans l'entendement,
et Yintentio animae sait faire la comparaison entre cette species et le
réel afin de poser un jugement; car c'est immédiatement le réel que
76 Ibid., fol. 23c: «Ubi<que> enim esse est in quolibet suorum locorum
< esse > ; loca autem universalium sunt ipsa singularia in quibus sunt universalia ;
nisi forte dicamus quod universale ubique est quia intellectus est locus universalium,
et universale ubique esse est ipsum intellectum esse, qui intellectus est quodammodo
ubique, quia intellectus per modum spiritualem ibi est ubi est illud quod intelligitur,
sicut amans est ibi ubi est illud quod amatur». Cf. Aristote, De anima, III, 8,
431 b 20.
77 Ibid., fol. 20d.
78 Ibid.
79 Ibid.
80 Ibid., fols. 16d-17a: «... déficiente aliquo sensu deficiet inductio accepta a
singularibus, et déficiente inductione . . . deficiet apud intellectum cognitio universalis
eorumdem singularium, quia ipsum universale non est acceptum nisi per inductio-
nem...». Cf. fol. 40a.
81 Fol. 17a; la même idée réapparaît plus loin au fol. 17a: l'abstraction pose la
séparation des accidents de la substance et fonde la saisie d'un «unum et idem se-
cundum iudicium in multis».
36 James McEvoy
82 Ibid.,
83
84 Hexaëmeron,
Comm.23c.
in Post,
la sensation
voir
anal.,
la note
fol.
n'est39d;
68 pas
supra.
voir
l'occasion
la note de85 lainfra.
science dans un sens purement
extrinsèque, comme l'écrit M. Gilson, art. cit., p. 98.
85 «Manifestum est igitur quod habitus talium principiorum non sunt in nobis
ab initio copulati, neque generatur (sic) in nobis ab aliis habitibus notioribus, sed
fiunt in nobis a sensu per reductionem de potentia ad actum. Sensus est fundamentum
eorum, quo existente poterit esse cognitio universalium, et quo déficiente deficit [fol. 40a]
in anima universalis cognitio, sicut accidit in eversione machine quod stante debiliori,
per statum eius stat secundus fortior, et per statum secundi stat tertius et ita deinceps
usque ad primum: sic existente sensu, qui est debilissima virtutum apprehensivarum,
apprehendens res singulares corruptibiles, stat imaginativa et memoria, et tandem
intellectus qui est nobilissima virtutum apprehensivarum, apprehensiva universalium
primorum incorruptibilium». Comm. in Post, anal., fol. 39d-40a.
La connaissance intellectuelle selon Robert Grosseteste 37
3. L'INTELLECT AGENT
maintenu que celui-ci ne peut pas être une faculté de l'âme. Le Seigneur
Robert de Lincoln et Frère Adam Marsh, ainsi que d'autres maiores,
ont soutenu la même doctrine93.
Parlant pour son propre compte, dans YOpus tertium, Bacon
affirme que l'intellect agent n'est pas parmi les puissances de l'âme.
Tous les sages, dit-il, de l'antiquité jusqu'à nos jours, l'ont identifié
à Dieu. Il a lui-même entendu le vénérable Guillaume d'Auvergne
disputer deux fois de cette doctrine avec des adversaires, les blâmer
et les contredire. Le Seigneur Robert et Frère Adam, «maiores clerici
de mundo, et perfect i in sapient ia divina et humana», ont enseigné la
même doctrine. Adam a répondu à certains frères qui l'interrogeaient
sur la nature de l'intellect agent, que celui-ci est le corbeau d'Élie,
voulant dire par cela qu'il est ou bien Dieu ou bien un ange; s'il
s'est exprimé énigmatiquement, c'est parce qu'il avait compris que
la question cachait un sarcasme et n'était pas une interrogation
sincère94.
Roger Bacon paraît mieux informé sur la doctrine de Guillaume
et d'Adam que sur celle de Grosseteste; à propos de ce dernier, il ne
nous offre aucune information, se contentant d'affirmer que Grosseteste
enseigna la même doctrine que Guillaume. La question se pose alors :
dans quelle mesure Roger Bacon est-il un témoin digne de foi en cette
occasion? De façon générale, que sait-il touchant l'Évêque de Lincoln?
Il n'a pas suivi ses cours et nous n'avons aucune raison de croire que
ces deux grands personnages se soient connus95. Certes, les livres de
l'évêque que celui-ci avait légués à sa mort aux Mineurs d'Oxford
furent accessibles à Bacon pendant toute une période, mais il est
probable que ce dernier les a consultés de façon très sélective, en
limitant son attention aux opuscules de physique et à la traduction du
Pseudo-Denys ; il s'inspire très probablement du commentaire
fragmentaire sur Y Ecclésiastique, ch. 42, dans un passage de YOpus mains,
mais, à part cela, ses écrits ne donnent aucune raison de croire qu'il
ait étudié les commentaires bibliques, au contraire: il semble certain
96 S'il avait connu Y Hexaëmeron, il aurait su que Grosseteste n'a pas enseigné
la théorie de l'origine de l'âme que Bacon regarde comme ayant été universellement
admise par les théologiens anglais de la génération antérieure à la sienne.
97 Et n'oublions pas le célèbre passage du Comm. in Post. anal. (fol. 8c) qui
attribue à Y intelligentia creata la fonction d'illuminer l'intellect resté encore impur et
incapable de voir la lumière première en elle-même.
42 James McEvoy
|a note 5j supra.
104 Comme l'a fait Jean Peckham, voir É. Gilson, art. cit., pp. 99-100.
105 Le passage a), «Omnis demonstatio ... ».
La connaissance intellectuelle selon Robert Grosseteste 45