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Annales des tribunaux

illustrées. Procès célèbres


français et étrangers

Source gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France


Annales des tribunaux illustrées. Procès célèbres français et
étrangers. [s.d.].

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TRIBUNAUX DES

ILLUSTRÉES
PROCÈS CÉLÈBRES FRANÇAIS ET ÉTRANGERS

DIRECTEUR: MA.URICE LACHAT RE

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DOCKS; DE LA LIBRAIRIE IMPRIMERIE GÉNÉRALE
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CONDITIONS DE L'ABONNEMENT

Le prix de chaque numéro est de 10 centimes


Il parait un numéro chaque semaine, le lundi, et— quelquefois — un autre numéro le jeudi; — en outre, selon
l'importance des débats des procès en cours et l'intérêt qu'ils offrent, nous pourrons publier trois numéros ou plus
chaque semaine.

O;X NUMÉROS SERONT RÉUNIS SOUS UNE COUVERTURE ROUGE, IMPRIMÉE, ET FORMERONT UNE SÉRIE

Prix de chaque série : UN FRANC


ON PEUT S'ABONNER POUR UNE SEULE SÉRIE OU POUR PLUSIEURS SÉRIES

Il paraîtra environ 10 Séries par an. Prix de l'abonnement pour 10 Séries : 10 francs

POUR RECEVOIR franco PAR LA POSTE, ON DEVRA AJOUTER PAR SÉRIE 20 CENTIMES
ON EST PRIÉ D'f,r-VOYER LE MONTANT DES ABONNEMENTS EN UN MANDAT SUR LA POSTE, A L'ORDRE DE

MM. MAURICE LACHATRE, directeur-gérant, 38, boulevard Sébastopol, 38

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LE CRIME DE PANTIN
Contiendra environ TRENTE Livraisons

Prix : UN franc
CHAQUE SÉRIE DE 1.0 LIVRA ISONS
Si le nombre des livraisons est augmenté, par suite de l'importance des débat3 qui doivent avoir lieu devant la
Cour d'assises, chaque livraison en plus du nombre indiqué sera payée 10 centimes pour Paris et 12 centimes
pour
l'envoi franco par la poste dans les départements.

La publication se poursuivra au jour le jour, suivant les péripéties de


ce drame lugubre
appelé à se dérouler devant la Cour d'assises de la Seine;
nos mesures sont prises pour avoir
les premiers connaissance des incidents qui
se produiront ; nos artistes prendront les croquis
de tous les personnages pour les représenter dans les scènes émouvantes qui
seront évoquées
par les avocats et le ministère public; nos sténographes seront chargés de recueillir avec
soin tous les détails des interrogatoires et des principales dépositions ainsi
que les plaidoi-
ries, l acte d accusation et les débats de
ce procès qui comptera parmi les plus célèbres et
es plus épouvantables de notre époque.

En raison de l importance de ce procès et des tirages extraordinaires qu'il nécessitera,


nous prions nos correspondants et les Libraires des départements de nous faire connaître à
l avance le nombre d exemplaires
qu 'il leur conviendra de retenir.
LETTRE DE MAURICE LACHATRE AUX ABONNÉS

CHERS LECTEURS, AIMABLES LECTRICES,

La création d'un JOURNAL ILLUSTRÉ DES TRIBUNAUX nous a paru une des nécessités de
l'époque, et nous sommes entré dans la voie qui nous était ouverte par la reproduction
du CRIME DE PANTIN, le plus épouvantable forfait qui ait été accompli depuis des siècles,
peut-être, et, bien çertainement, celui qui dépasse en atrocité tous ceux dont fassent mention
les annales judiciaires.

La curiosité des populations surexcitée par les récits des journaux, par les détails du crime,
par les péripéties de cette lugubre affaire, nous a valu un succès prodigieux.
Maintenant, nous devons chercher à maintenir cette vogue dont notre œuvre a été l'objet,
et c'est vers ce but que tendront tous nos efforts.
Voici, chers lecteurs, ce que nous comptons faire pour nous assurer la continuation de vos
sympathies :
Lorsque le procès actuel aura pris fin et se sera dénoué devant la COUR D'ASSISES de la Seine,
nous aborderons d'autres sujets dignes de frapper votre attention et tout récents, LE DRAME
DE TOULON, LES EMPOISONNEUSES DE MARSEILLE, LES FAISEUSES D'ANGES DE MONTATJBAN, etc.
— —
Nous suivrons jour par jour tous les procès qui se produisent devant les Tribunaux fran-
çais et étrangers; et, malheureusement, nous aurons encore à enregistrer des crimes horribles,
des assassinats, des empoisonnements, et tout le cortége d'actes odieux accomplis par des
êtres qui n'auront d'humain que la forme et dont le cœur et les instincts appartiendront à
des bêtes féroces.
Mais, de cet amoncellement de forfaits de toute nature ressortira pour tous et pour chacun
une leçon qui profitera au progrès social ; tous nous comprendrons qu'il y a urgence à cher-
cher les remèdes à cette exubérance de crimes qui épouvantent les nations et qui troublent
les familles, nul ne pouvant être assuré de ne pas tomber victime de l'un des scélérats qu'en-
gendre notre société corrompue. *

,
Or, parmi ces remèdes, les plus efficaces sont : ° l'éducation mise à la portée de tous,
1

c'est-à-dire, l'éducation déclarée commune, gratuite, obligatoire et professionnelle; 2° une


meilleure répartition des richesses sociales, et l'instrument de travail fourni gratuitement à
tous les citoyens, hommes et femmes; 3° l'assistance garantie par la société à toutes et à
' tous dans la vieillesse, dans les chômages ou dans les maladies; 4° l'enseignement vulgarisé ë:

d'une saine philosophie pour élever le niveau moral des intelligences; 5° enfin, la réformes
du code des pénalités chez tous les peuples, et l'abolition de la peine de mort. I

Pour augmenter L'attraction qu'offrent nos ANNALES DES TRIBUNAUX et y joindre un puissant ^

intérêt historique, nous donnerons successivement, au milieu des actualités, les procès |
célèbres qui ont eu lieu en'France et à l'étranger; les grandes causes politiques; celles dans \
-M
lesquelles les condamnés sont des héros, et où les juges sont les assassins; les jugements
iniques dans lesquels on peut dire que l'INFAMIE DES JUGES FAIT LA GLOIRE DES CONDAMNES : JJ

tels que ceux qui ont frappé KARL SAND, LE DUC D'ENGHIEN, LE MARÉCHAL NEY, LES SERGENTS*

DE LA ROCHELLE, JOHN BROWN, et tant d'autres héros tombés sous la hache de la monarchie!..
tels que ceux qui ont condamné au bûcher JEAN Huss, JORDANO BRUNO, CALAS, SIRVEN, DE LA
BARRE, etc., etc., victimes du fanatisme religieux. .

Dans l'ordre des criminels fameux figureront : ,3

Le marquis d'Anglade. Derues. En itrepamMon :


Le comte de Bocarmé. Dumollard.
Le drame de Toulon (Affaire
La marquise de Brinvilliers. Fieschi. Samson). ^

La reine Caroline Fualdès. Les empoisonneuses de Mar-


Cartouche. Le duc de Praslin. seille. — L'herboriste Joye.
Jean Chastel. La marquise de Ganges. Le puits aux cadavres (Af-
Anthelme Collet. Le curé Gotteland. faire Dessous le Moustier).
La Constantin. Lacenaire. Assassinat des dames Van de
L'abbé Contrafatto. Madame Lafarge. Poël, rue de Brabant (Bel-
Le curé Delacollonge. Lapommerais. gique).

Indépendamment des procès célèbres nous donnerons l'histoire des prisons d'État où ont
gémi les victimes du despotisme, des geôles de l'inquisition, de toutes les prisons ou maisons
de détention et des bagnes.

LA BASTILLE BICÊTRE — CADILLAC CAYENNE CLAIRVAUX LA CONCIERGERIE


— — — —
LA FORCE
PÉLAGIE
- LE FORT DE HAlVI

LA ROQUETTE —
- LE CHATEAU D'IF :— MAZAS

LA SALPÊTRIÈRE SAINT-LAZARE
— LE MONT-SAINT-MICHEL —

LE SALADERO DE MADRID

— — —
LE CHATEAU DES SEPT-ToURS DE CONSTANTINOPLE LES CACHOTS DU VATICAN LA ToUR

DE LONDRES — LES PLOMBS DE VENISE — LES MINES DE SIBÉRIE — Etc., etc.


Enfin, à toutes ces matières nous ajouterons les MYSTÈRES DE LA POLICE.
Tel est le vaste ensemble des sujets que nous nous proposons de traiter dans la publication
des ANNALES DES TRIBUNAUX; mais, chacun de vous, chers lecteurs, demeurera libre de ses
préférences pour telles livraisons qu'il lui conviendra de choisir, sans être tenu de prendre
celles qui renfermeraient des sujets moins à sa convenance.
Chaque numéro de 10 centimes ne devant traiter que d'un ou de deux sujets, il vous sera
loisible de demander les numéros qui ont trait à un seul procès, même pendant sa publica-
tion; ou, si vous le préférez, vous attendrez qu'il soit entièrement paru pour l'acheter en
brochure : chacun des procès et des récits aura une pagination distincte et se vendra sépa-
rément.
Chaque série de dix livraisons brochée, du prix de UN FRANC, pourra contenir plusieurs
livraisons de deux procès intercalées dans la série; mais la pagination étant distincte, il sera
facile aux relieurs de mettre les procès à la suite les uns des autres, selon l'ordre indiqué
dans la table des matières qui se trouvera.dans la dernière série de l'année.

A toutes et à tous salut fraternel.

MAURICE LA LACHATRE,
LE DRAME DE TOULON
1

AFFAIRE SAM SON


l
VIENT DE PARAITRE

10 centimes la livraison
ILLUSTRÉES

- PROCÈS CÉLÈBRES FRANCAIS ET ÉTRANGERS


6
LE CRIME DEÍ PANTIN.
Réflexions sur les crimes commis par les gens appartenant aux classes privilégiées sous la monarchie. — Pendant la nuit
du 20 septembre 1869. — Arrivée d'une famille d'émigiunts à a gare de Pantin. — Le trajet funèbre. — Le théâtre du crime.
— Le massacre. Exhumation des cadavre:,;. Transport des victimes à la Morgue. — Autopsies. —
Photographies des
— —
six victimes. — Recherches et investigations de la police. — Le
mobile du crime. — Enquête judiciaire. — Mai-on de la ;
famille Kinck à Roubaix, — Les gens de police — Plan des lieux OLl s'est accompli le crime. —Portraits des assassins, etc., etc. p

L'émotion causée dans Paris par l'horrible drame d'un travail quotidien, toujours absorbant, souvent
de Pantin est indescriptible. Si une basse cupi- pénible, qui les sauve des dangereuses rêveries de
dité, une question d'Héritage a été le seul motif de l'oisiveté ; elles ont, de plus, cette noble e" inappré- J
cette épouvantable boucherie, la justice humaine ciable satisfaction ressentie par l'homme vis-à-vis du
pourra-t-ele se montrer assez sévère pour les au- travail achevé, après le devoir accompli. Chaque
teurs de cet égorge ment, de cette tragédie sanglante, jour, après le labeur quotidien, ce sentiment renaît
rendue plus odieuse par l'âge des victimes, par les plus vif, plus saint ; l'homme qui produit de bonne
liens qui'les reliaient entre elles, par la lutte éner- volonté une œuvre utile est nécessairement honnête.
gique de cette mère, combattant jusqu'à la mort, et, S'imagine-t-on la somme de corruption qui doit
dans une contraction désespérée et suprême, rendant être répandue et, pour ainsi dire, tenue en suspen-
le dernier soupir sur les cadavres de ses enfants? sion pour que cette classe intelligente et laborieuse, 1
Les légen es antiques les plus cruelles sont dé- qui renferme une partie du prolétariat, qui commence
passées, et en présence de crimes semblables, on ne aux ouvriers-artistes, aux .mécaniciens, aux contre-
s'étonne plus que les populations affolées d'indi- maîtres, qui finit aux professions libérales, et qui
,
gna!i(lI! et de terreur, invoquent parfois le juge sera bientôt t'jute la nation, soit entamée et enta- '
Lynch, comm ; en Amérique, et fassent elles-mêmes chée ?
une justice sommaire des coupables. Aussi, quelle horreur universelle lorsque des cri-
Certaines heures, dans la vie despeuples, semblent mes comme ceux de La Pocnmeraye ou d'autres sem-
fatalement désignées pour les scandales éclatants et blables sont révélés Tous sont ou semblent solidaires
1

pour les sanglants spectacles. de la folie d'un seul. La société s'arrête haletante,
Les dernières années du règne de Louis-Philippe considérant avec effroi l'abîme où le désordre de ses
laisseront, sous ce rapport, un long et funèbre souve- passions l'entraîne. '
nir dans les annales du crime. Non pas que le gou- Dans l'émotion causée par le drame de Pantin,
vernement, par lui-même et directement, se rendit qui n'est pas l'œuvre assurément de criminels de ;
complice d'actes coupables ou odieux; loin de là: la profession; qui n'a pu être commis, si l'on juge
police veillait, aussi vigilante qu'aujourd'hui ; la ré- par l'apparence des victimes, que par des individus
pression était sévère; l'échafaud se dressait souvent ; appartenant aux classes moyennes, tous ces senti-
mais la démoral satiou, conséquence inévitable dela ments se retrouvant, plus ou moins réfléchis, plus
recherche immo iérée des jouissances matérielles et ou moins raisonnes. En pleurant sur les victimes,.
de l'indifférence politique, se répandait sur la société chacun semble pleurer sur lui-même, sur ses pro-
comme une lèj;re, du mon 'e des assassins et des vo- ches, sur ses amis. Deux sentiments sont mêlés: la
leurs montant par degrés insensibles jusqu'aux ou- crainte et la l'onte; la honte du crime, la crainte 1

. v/iers, a'ix bourgeois, aux lettrés, pénétrant à la de rencontrer autour de soi de semblables assassins, .i

Chambr e des pairs et jusque dans l'entourage du roi. Quell garantie nous reste, si des crimes aussi im-
Il semble que l'éducation, l'instruction, la richesse prévus et aussi improbables, que toutes les polices
ou tout au moins l aisance dont elles jouissent de- du monde seraient impuissantes à prévenir, peuvent
vraient. mettre les hautes classes à l'abri non-seule- être conçus et exécutés ? '
ment de toute tentative, mais de toute tentation Il est temps, sans nul doute, de faire appel aux $
criminelle, éloigner d'elles, même la pensée d'un sauveurs, aux prêtres et aux moralistes de profes-
simple délit. Aussi, les escroqueries et les crimes si',n? Mais les sauveurs sont, venus, les prêtres ont
qui se passent dans les régions soi-disant élevées prêché, les moralistes ont suffisamment écrit et
acquièrent-ils, lorsqu'ils ne sont pas étouffés par parlé. Les religions, les sectes et les écoles n'ont été
une
complaisance coupable, un immense retentissement. qu'une longue série d'expériences destinées à mora-
L'opinion publique s'en empare, et ils deviennent, liser l'espèce humaine, et si l'œuvre de quelques-unes
aux yeux du vulgaire, un indice assuré de la cor- n a pas été complètement stérile, au moins n'en a-t-on
ruption universelle. pas encore vu qui fût efficace.
La démoralisation des classes riches et oisives est Les passions de l'homme, bonnes ou mauvaises,
bien moins grave cependant, bi-n moins funeste vivront autant que lui; aux mauvaises passions pour-
aux
peuples que la démoralisation des classes moyennes. quoi ne pas opposer les bonnes? La moralisation
C, s dernières, sons des apparences plus modestes, n'est souvent- qu'un dérivatif. Le dérivatif politique
ont généralement une instruction plùs complète que est le remède souverain. L'axiome sauveur, déjà
celles quiforment, à titres divers, l'anstocraiie d'une entrevu par quelques peuples de l'antiquité, est ce-
nation. Élevées d'une façon plus sévère, dans lui-ci : pas de morale sans mœurs politiques; pas de
un
milieu pins honnête, elles ont, de plus, la nécessité morale sans liberté. (FR. FAVRE.)
de couteau à l'oreille droite, et par derrière trois lon-
LE THÉÂTRE DU CRIME.
gues traces de sept à huit centimètres qui ont été
Quelle épouvantable phase d'aveuglement, de bar- faites avec un couteau ordinaire, mais ont seulement
barie et de haine traversons-nous donc? Quel mau- déchiré la nuque. Pendanties constatations médicales,
vais génie pousse ainsi au mal les natures perverses? on aperçoit un deuxième cadavre. C'est un enfant de
Dans ce Paris, si fier de son inteligence, de ses quatorze ans. Celui-là porte derrière la tête trois
splendeurs, de sa civilisation, il ne se passe pas de jour plaies pém'trant de trois centimètres de long et deux
où quelque attentat contre les personnes ne vienne de profondeur.
affliger les consciences honnêtes; mais le crime que Un coup de bêche laisse bientôt apercevoir le corps
d une petite fille. Des 1-rmes coulent sur tous le-* vi-
nous avons à raconter dépasse toute mesure et met
le comble à l'horreur. sages. La terreur est peinte sur toutes ces physiono-
Le 20 septembre de cette année 1869 qui était un mies anxieuses. La petite fille doit avoir quatre ans
lundi, à cinq heures du matin, un cultivateur nommé au plus. Elle est vêtue d'une robe bleue, d'un, jupon
Langlois, se rendait avec ses outils de travail sur sa blanc; une bavette parfaitement blanche recouvre sa
propriété, voisine de Pantin, à l'endroit dit le Che- poitrine, un bas blanc bien tiré est ensanglanté par
min- Vert. place. Un water-proof cache l'ensemble du vête-
Ce terrain se trouve situé à environ 1 kilomètre ment. On cherche les causes de la mort. Ce ne peu-
et derrière la gare de Pantin, chemin de fer de vent être les quatre ou cinq légers coups de couteau
l'Est, dans la direction d'Aubervilliers, à cinq cents qu'on disiingue sur la figure. Le médecin relève la
mètres environ de la route de Paris. petite robe Horreur! de deux pluies béantes au
Pour se rendre à sa propriété, notre laboureur niveau de l'ombilic, s'échappent les illtt)i'tiIlS, pen-
suivait à travers champs, un sentier peu battu qui dant qu'un flot de sang frais et rose c:ilJle d'une troi-
abrégeait le chemin qu'il av-ût 'à parcourir. Arrivé sième blessure, visiblt sous les côtes, dans la région
sur la lisière d'un champ ensemencé de luzerne, il de l'hypocondre droit.
remarque tout à coup une mare de sang, il s'appro- Au moment où le déf erreur aperçoit L.s jupons '*
che pour s'en rendre compte et constate que le sang d'un quatrième cadavre, deux femmes se trouvent
a été fraîchement répandu; de plus, les traces se mal dans la foule.
poursuivent ; il les suit pas à pas et à peu de distance Pâles d'épouvante et de dégoût, le commissaire et
du premier endroit quatre autres mares plus éten- le médecin reprennent leur triste besogne.
dues que la première apparaissent à ses yeux, et sem- Cette quatrième victime est une femme de trente
blent contenir des matières cérébrales. Effrayé et de cinq ans, proprement vêtue d'une robe de soie noire;
plus en plus intrigué, il poursuit ce chemin sanglant comme ses nfants, elle a reçu plusieurs coups de
et arrive près d'une jachère fraîchement labourée et couteau au visage, mais la mort a été causée par une
dont une surface assez étendue présentait cette par- large blessure, qui a tranché net l'artère carotide du
ticularité étrange, qu'elle formait mamelon sur le côté droit. La mort a dCl être instantanée. Un autre
plan général du champ. Lps traces ensanglantes coup a été porté dans la région du bas-ventre, mais
prenaient cette direction, il les suit, il arrive à cet la lame n'a pénétré que dans les jupons; elle était
accident de terrain. Tremblant, ému, sous le coup d'ailleurs ensanglantée déjà.
d'un sinistre pressentiment, il écarte la terre avec un Un instant de répit est accordé au fossoyeur volon-
de ses outils; il met à jour un foulard. Il fouille en- taire.
core et bientôt il se trouve en présence du cadavre «
D'ailleurs, dit-il, il n'y en a plus !
d'une femme, vêtue encore d'une robe de soie. Il Si fait, il y en a encore un, réplique un pay-

veut dégager plus de terre encore, afin de mettre le san, c'est un garçon, voyez sa casquette. »
cadavre à l'air, et bientôt il aperçoit la tête meurtrie En eSet, une casquette avec un galon d'or appa-
d'un enfant. Épouvanté, il court à Pantin, distant de raissait.
six cents pas environ, pour donner l'alarme et pré- Cette fosse était donc inépuisable. On en retire
un enfant de onze ans ; ceiui là a h ligure littérale-
venir l'autorité municipale ou le brigadier de gen-
darmerie. ment hachée : les tt-mpes, les joues, les oreilles, le
Le commissaire de police de Pantin, accompagné ne sont que plaies béantes; un coup de cou-
cou, ce
de son s crétaire et du docteur Lugagne, suivent teau a complètement arraché l'œil droit, qui pend re-
en
toute hâte le cultivateur. En un instant, cinquante tenu par quelques filaments rouges. C'est affreuxà. voir.
personnes sont sur pied. Au moment où l'on croit que tout est fini, un sol-
da'. relire de ce trou sanglant, à la plus grande sur-
L'EXHUMATION DES CADAVRES prise et au plus grand effroi des spectateurs, le
corps d'un jeune homme, âgé de seize ans à peu
C'est alors que commence la plus terrifiante près. Ce dernier cadavre, car c'est enfin le der-
suc-
cession de cadavres qui ait jamais été nier, porte au-dessus de l'oreille droite et à la nuque
vue en pareille
circonstance. deux plaies longues de huit centimètres, qui ont pé-
Avec un courage au-dessus de tout éloge, Langlois nétré jusqu'au cerveau. De plus, un mouchoir de
s est mis à l'œuvre; il a fait dans l'intérêt de la jus- soie est noué autour du cou, le nœud a été fait par
tice l'office de fossoyeur. derrière.
On déterre d'abord un enfant de sept Une femme d'environ trente-cinq ans; quatre gar-
ans environ.
Cet enfant est dans un état horrible, il trois trous de seize, treize, dix et huit ans; et une petite
a çons
sous le cou ; il semble qu'on l'ait saigné : un coup fille de quatre ans, avaient donc été enfouis dans
une fosse de trois mètres de longueur, soixante cen- pagnée de quatre hommes, de leurs compatriotes
timètres de largeur et quarante de profondeur. probablement.
Tous ces corps, par les vètements qu'ils portaient, Les émigrants ne s'expatrient ordinairement pas
indiquaient des personnes aisées. La femme, qui pa- sans avoir réalisé, en argent, tout ce qu'ils possèdent.
raissait être enceinte, avait une robe de soie noire ; La mère des cinq enfants morts avec elle devait
ses mains étaient garnies de bagues, ses oreilles donc posséder une certaine somme. '
avaient des boucles d'une certaine valeur, et dans sa Et ce serait pour s'emparer de. cette sonimé que
poche se trouvait un porte-monnaie contenant une Ses quatre compagnons de voyage auraient commis
vingtaine de francs. ce sextuple forfait!
Les quatre garçons portaient des costumes de col- D'un autre côté, on prétend que ces six infortunés
légiens ; ils avaient également dans leurs poches quel- étaient attendus à la gare de Pantin par un de leurs
que menue monnaie. La jeune fille, qui avait au parents, un marchand boucher, qui devait les con-
ventre trois affreuses blessures, d'où s'échappaient dUlre chez lui, où ils devaient dîner.
les intestins, avait à ses oreilles des boucles sembla Il les aurait pris dans sa voilure, et, après les

vés....
-
bles à celles de sa mère. avoir massacrés, pour les voler, dans cette voiture,
Le docteur Lugagne a constaté que sur plusieurs aurait été les enterrer à l'endroit où ils ont été trou- J

de ces corps il existait un reste de chaleur vitale.


Ces victimes ont été massacrées d'une façon inouïe. Une question se présente à l'esprit : le crime a-t-
Plus de cent coups leur ont été donnés. il été commis dans le champ où les victimes ont été
La nature des blessures fait présumer que les
meurtriers se sont servis d'instruments tranchants,
aigus et contondants, tels que couteau ou hache.
enfouies?
Probablement non.. i
-

On affirme que le veilleur du chemin de fer avait j

L'argent et les bijoux trouvés sur ces infortunés eu son attention attirée par des cris et du tapage;
éloigne, dans cette horrible boucherie, toute pensée mais, croyant à une bataille d'ivrognes, il ne s'en était
de vol. pas inquiété.
Quel en a été le mobile? Voici d'autres indications :
j L'enquête à laquelle a procédé immédiatement le A deux heures et demie, la ronde de gendarmerie
commissaire de police, sur les lieux mêmes du cri- passait sur la route ; le calme régnait par tout.. .à
.
me, tendrait à établir que ces personnes étaient ar- A trois heures, les chiens des habitations pous-
rivées à Pantin dans la soirée de dimanche. saient des aboiements lugubres....
De plus, à 200 mètres du théâtre du crime, on a Trois veilleurs, qui passent la nuit à là fabrique
trouvé un manche de couteau de table, et, un peu de coton, entendirent vaguement des appels- au se-
plus loin, une lame s'y adaptant parfaitement; l'un et cours.... Ils crurent que ce n'était rien, ils ne bou-
l'autre de ces deux objets étaient maculés de sang. gèrent pas....
La virole du manche était tordue. Les cadavres sont arrivés à la Morgue à quatre
Les boutons des vêtements des 'garçons portent: heures. Le greffier a donné un reçu ainsi libellé
l'adresse d'un tailleur de Roubaix.
Dans la. fosse, on a retrouvé un trousseau de clés, " MORGUE DE PARIS.
des morceaux de saucissons et la moitié d'un petit
pain au beurre.

LE MOBILE DU CRIME.
Pantin....
Reçu six cadavres envoyés par le commissaire de

Ce 20 septembre 1869.
Pour
-

le greffier,
;
-

Et d'abord comment ce sextuple assassinat a-t-il BESTÉ.


été commis? ~
.
Y a-t-il eu plusieurs meurtriers, ou bien une seule Les cadavres ont été placés dans la salle dite de
personne a-t-elle frappé? purification, qui est située sur le quai, derrière la
Est-ce un acte de vengeance, ou bien a-t-on af- salle d'exposition. -

faire à un fou furieux? Dans la sallè, il y a douze cuves en. pierre, recou-
Sur ce point, les conjectures sont très-nombreuses, vertes chacune d'un couvercle en zinc.
et tant que la justice n'aura pas terminé ses investi- Dans chacune on a placé un cadavre et au pied les
gations, il ne sera possible de rien dire qui soit po- vêtements qu'il portait.
sitif. Le commissaire de police de Pantin, Roubel, a
Ce qui est certain, c'est que la femme avait encore procédé à l'inventaire de tous les effets.
sur elle son porte-monnaie, dans lequel il y avait Il résulte de cet examen que la mère portait une
7 fr- 4:5 c. et 3 c. en monnaie belge ; l'aîné des en- robe de soie noire, un par-dessus de même étoffe,
fants avait dans ses poches de 5 à 6 fr., et les autres un chapeau à brides, orné de fleurs.
quelque menue monnaie. La petite fille avait une jupe bleue, une autre blan-
La femme portait en outra des pendants d'oreilles che et sur la tête une toque à réseau.
en or. L'aîné des garçons était vêtu d'un pantalon de
Ces faits font supposer que le vol n'a pas été le drap noir et d'un petit veston.
mobile du crime. Ses trois frères portaient un costume à peu près
La famille assassinée est originaire d'un de nos semblable; ils avaient tous une casquette de collé-
départements du Nord, Elle émigrait et était accom- gien avec liseré. '
Sur les boutons de leurs gilets on lit : Thomas, Il faut qne l assassin ou les assassins aient mis
tailleur à Roubaix. fureur inouïe à frapper. une
Quand cet inventaire a été terminé, les cadavres, La mère n'a pas moins de vingt-quatre blessures.
qui avaient été, préalablement photographiés par
,
Les poignets sont meurtris et brisés,
ce qui prouve
M. Richebourg, ont été soumis à l'autopsie par qu elle a lutté vigoureusement contre les assassins
MM. les docteurs Bergeron, Penard et Trélat. avec l'énergie du désespoir.
Les blessures qui ont été relevées sont affreuses. On suppose que la petite fille de trois
ans a été

éventrée dans les bras de sa mère. Toute autre hy- Il y a huit jours à peu près, un jeune homme,
pothèse serait inexplicable. âgé d'environ vingt ans, de taille moyenne, les yeux
noirs, enfoncés, la barbe naissante, vêtu d'un costume
V ENQUÊTE JUDICIAIRE.
en étoffe de fantaisie mouchetée, se présentait à
l'hôtel du Chemin de Fer du Nord, tenu par M. Ri-
L instruction de cet horrible drame est confiée à
M. Douet-Darcq. gny, 12, boulevard Denain, en face de la gare. Il
déclara se nommer Jean Kinck, mécanicien, rue de
La police de sûreté a montré
une activité merveil- l'Alouette, à Roubaix. Il avait, disait-il, un travail
leuse. Les investigations ont été dirigées
M. Lerouge...
Plusieurs arrestations ont été faites.
par de nuit, et il viendrait se reposer le jour dans la
chambre qu~on lui donna. Les allures de ce jeune
homme semblèrent singulières à l'inspecteur de l'hô-
L instruction procède
par de minutieuses investi- tel. En effet, il venait simplement passer quelques
gations, instants dans sa chambre, où il n'a jamais couché,
et prendre des lettres, assez nombreuses, qui por- Un marchand de vin du Raincy, chez lequel la fa-
taient son adresse, de Roubaix. Il payait sa dépense, mille a dîné, se souvient parfaitement que trois indi-
qui était très-minime, au jour le jour. vidus mangeaient à une table rapprochée, qu'ils cau-
Dimanche, vers six heures du soir, une dame, saient souvent mais sans paraître dans une intimité
avec cinq enfants, se présenta au bureau de l'hôtel, absolue avec la famille. v <

demandant Jean Kinck. On lui dit qu'il n'y était pas. La mère a demandé son chemin. -
«
C'est qu'en effet j'arrive deux heures d'avance. Un seul des trois individus est sorti avec la fa-
Je reviendrai. » mille, les autres sont soriis séparément.
Deux heures après, elle revint. Elle parut fort sur- La famille assassinée n'est partie qu'à huit heures
prise de ne pas trouver Jean Kinck. du soir de Paris; le dernier omnibus donnant la cor-
«
Il est peut-être au restaurant, »
dit-elle. respondance d'une ligne à l'autre part à dix heures,
Elle parcourut le salon et ne trouva pas celui il est donc possible qu'ils aient manqué le train,
qu'elle cherchait. Les enfants, qui paraissaient très- qu'on le leur ait fait manquer, et qu'on les ait con-
gais, étaient restés dans le vestibule. On engagea duits par un chemin qu'ils ne connaissaient pas.
cette dame à s'asseoir, à faire entrer ses enfants et L'arme au moyen de laquelle le crime a été com-

à prendre quelque nourriture : mis a été achetée chez un taillandier, demeurant
Non, dit-elle, j'ai peur que ce soit trop cher, ET
CI:
109, route d'Allemagne.
PUIS JE NE SAIS PAS OU L'ON VEUT ME MENER DINER »
Or cet homme, au moment où l'acheteur s'est pré-
;
Elle sortit après avoir demandé deux chambres senté, vers cinq heures du soir, dînait avec son beau-
pour elle et ses enfants. Elle laissa dans le bureau frère. Et tous deux ont remarqué le signalement
de l'hôtel ses bagages, un petit paquet et un panier qui se rapporte exactement à celui de Jean Kinck.
d'osier contenant du linge et un paletot d'enfant en Plus encore : il se fit montrer des pioches et des
drap gris. pelles ; il semblait hésiter; enfin il choisit une pioche
On ne la revit plus à l'hôtel. et ne voulant pas l'emporter, demanda au taillandier
Jean Kinck ne reparut que le lendemain matin, s'il serait fermé vers sept heures et demie ou huit
lundi, à huit heures. Il prit sa clef précipitamment heures du soir.
et monta dans sa chambre accompagné d'un autre Le taillandier lui ayant répondu qu'il pouvait se
homme. présenter à cette heure, il est en effet revenu, et le
Là il changea de vêtements, et redescendit au bout marchand a remarqué qu'il ne savait en aucune fa-
de cinq minutes. Depuis il n'est pas revenu. çon manier l'instrument. Et comme le taillandier lui
Dans l'armoire, on trouva une chemise ensan- faisait observer la lourdeur de la pioche, il répondit :
glantée, un pantalon taché de sang et auquel adhérait « Je vais du côté d'Aubervilliers ; je vais prendre
de la terre, un morceau de la cravate avec lequel on la voiture. »
suppose que l'ainé des enfants a été étranglé, et un Un détail assez curieux : l'enseigne de ce taillan-
mouchoir semblable à celui qui a été trouvé dans la dier est ainsi conçue :
poche de la plus âgée des victimes, et semblable aussi
BELLANGER, taillandier.
en tous points à un mouchoir trouvé dans le panier
laissé dimanche soir à l'hôtel. Spécialité pour messieurs les bouchers.
Lundi, une dépêche est arrivée à Roubaix à l'a- *
dresse de Jean Kinck ; elle contenait à peu près ces
LES ASSASSINS
mots \ Attendez, nous ne sommes pas prêts.
Le jour suivant, une lettre, écrite sur papier azuré, Le doute n'est plus permis, et le crime est plus af-
qui a été remise cachetée au juge d'instruction, est freux qu'on ne le croyait d'abord. Les coupables sont
arrivée à l'hôtel, venant de Roubaix, où elle avait tous les renseignement paraissent Je prouver —

été précédemment adressée. Elle portait au dos la Jean Kinck et Gustave Kinck, le père et le fils aîné;
la mention ordinaire : Faire suivre, etc. mais il y a. peut-être d'autres complices. Les victi-
Toute la correspondance de Jean Kinck était re- mes sont Mme Kinck et les cinq plus jeunes enfants,
lative à des affaires d'intérêt et de famille. Il est à habitant, 22, rue de l'Alouette, à Roubaix.
remarquer que pas un papier n'est resté sur les vic- Le nom de Jean Kinck, donné à l'hôtel du Che-
times. min de Fer du Nord, à Paris, par un jeune homme,
On a dit que les boutons des vêtements des quatre est le nom du père. Jean est âgé d'une cinquantaine
garçons portaient l'adresse de M. Thomas, tailleur à d'années ; il est de taille ordioaire, mais trapu, large
Roubaix. Un chapeau de drap mou de Jean Kinck, d'épaules ; il a le cou très-court ; il porte la mousta-
trouvé dans sa chambre, à l'hôtel, porte l'adresse che en brosse et les cheveux ras grisonnants. Le teint
d'un chapelier également de Roubaix. est hâlé, les pommettes sont sanguinolentes.
La culpabilité de Jean Kinck a semblé évidente à Depuis près de cinq semaines il a quitté Roubaix
la justice. Est-il seul? Probablement non. et est allé en Alsace, son pays, où il a une propriété
D'abord, il est revenu lundi matin à l'hôtel avec un qu'il voulait vendre pour en racheter une autre plus
ami ; ensuite il a reçu une dépêche. Il avait donc des considérable. Son intention était d'agrandir son com-
complices. Enfin, dix billets ont été pris dimanche merce. Il est tourneur de brosses, mais depuis peu
soir, à la gare du Nord, par une femme accompa- il avait fait construire au fond de sa maison de Rou-
gnée de plusieurs enfants, — la mère et cinq enfants baix un atelier de mécanicien. Pour satisfaire son
cela fait six personnes,— il devait donc encore y avoir ambition il fallait que la mère et les cinq plus jeunes
quatre individus. enfants allassent en Alsace, afin que l'on sacrifiât
toute la maison de la rue de l'Alouette à l'industrie. nement l'emploi de leur temps, et on suivra sans
Mais Mme Kinck était de Tourcoing, ne savait doute les péripéties par lesquelles a passé la prépara-
mot d'allemand, et ne voulait pas s'expatrier tion du crime.
pas un
cinq enfants. L'endroit avait été parfaitement choisi, il est assez
avec ses
Mme Kinck était très-intéressée. isolé pour qu'on n'ait pas le temps de porter un se-
Elle a retiré de la banque de Roubaix une somme cours immédiat, même en entendant des cris. C'est
de cinq mille francs pour l'envoyer à son mari, alors évidemment le mari qui a conduit sa famille dans le
en Alsace. Il y a de cela trois semaines environ, pres- guet apens, où l'attendait Gustave. On s'en souvient,
mois, et cela à son corps défendant. c'est à huit heures qu'il a pris chez le taillandier les
que un
A ce propos elle disait à une voisine : outils qui ont servi à creuser la fosse, et c'est après
Comme c'est triste de ne pouvoir garder son ar- minuit que le crime a été commis.
«
gent pour ses enfan's ! » Que sont devenus ces outils? Peut-être ont-ils été
C'est du moins le sens de ses paroles. jetés dans le canal, qui n'est pas fort éloigné du Che-
Pour la faire venir à Paris, son mari lui avait min-Vert, car pour aller à la gare en venant de
écrit : Pantin, il faut aller passer sur le pont du canal.
Dépense trois cents francs s'il le faut, tu les re-
«
trouveras bien. » Jean Kinck est propriétaire à Roubaix delà maison
-

11 s'agissait de l'achat d'une propriété en Alsace. n° 20, contiguë à la sienne et habitée par un locataire,
Mme Kinck, très-regardante, comme on dit, hésitait. M Dassonville,occupé comme Kinck à certains tra-
Le fils aiué Gustave et son père se sont rejoints à vaux de tourneur; son état s'appelle piqueur de
Paris quinze jours après le départ pour l'Alsace. On broches. Il y a d'ailleurs mille professions qui vivent
avait donné à la mère l'adresse de l'hôtel de M. Ri- autour des filatures, des métierset des tissages.
gny, mais personne n'y a couché. Qu'ont donc fait, Ni Jean ni Gu-tave Kinck n'ont reparu à Roubaix.
pendant le temps qu'ils étaient censés habiter l'hô- Il est possible qu'ils se cachent à Paris, où qu'ils
tel du Chemin de Fer du Nord, le père et le fils, soient allés en Alsace.
Jean et Gustave Kinck t Ils ont évidemment préparé l'horrible boucherie
Le signalement du jeune homme, brun, à barbe qu'ils ont accomplie lundi 20, mus par un infâme
naissante, aux yeux enfoncés, qui a acheté la pelle et sentiment de cupidité.
la pioche chez le taillandier Bdlanger, concorde avec Mme Kinck a pris le chemin de fer à Roubaix,
les traits de Grustave Kiùck. dimanche matin 19, avec ses cinq enfants. Elle de-
Son père l'avait adjoint aux affaires de la maison; vait partir le dimanche précédent ; c'est une dyssen-
mais Gustave aurait pu largement gagner sa vie seul; terie de la petite fille qui a retardé le voyage d'une
il faisait des clapotines, sorte de rondelles en zinc, semaine.
et.pouvait gagner à certaines époques jusqu'à vingt- Mais ce même jour où elle aurait dû quitter la
quatre francs par jour. ville, le 12, un homme est venu, est resté chez elle
Ce qui peut faire supposer qu'il y a des complices près d'une heure, et Mme Kinck, qui avait paru très-
— tout au moins un — c'est que le même individu ennuyée quelque temps avant, eut un mouvement
qui était venu dimanche soir, 12, apporter de bonnes de joie.
nouvelles, a été vu dans la journée d'hier mardi 21 «
On m'apporte de bonnes nouvelles, » dit-elle
à Roubaix. Il est venu jusqu'à la rue de l'Alouette, dans le voisinage.
,
mais trouvant la porte close, il n'a pas insisté. Depuis cet éclair de contentement, elle était sans
Il semble résulter des conversations des voisins que doute retombée dans ses sombres préoccupations
Jean eL Gustave ont assassiné Mme Kinck et ses cinq d'intérêt, car elle ne se confia plus à personne; on
entants, parce que la résistance qu'ils mettaient àaller ne la voyait plus, elle ne faisait plus de ces petites
s'établir en Alsace gênait les projets de lucre du causettes auxquelles la vie de province habitue les
père et de l'aîné de la famille. gens du même quartier.
Voici, dans leur rang d'âge, les noms des cinq en-
fants morts: Emile, Henri, Alfred, Achille et la plus LES VICTIMES
jeune, Marie.
Les gens des maisons voisines supposent que la Les six victimes ont été photographiés par M. Ri-
mère était enceinte de cinq mois à peu près. M. Lu- chebourg.
gagne, le médecin de Pantin qui a fait lundi les pre - Les têtes sont effroyables à voir. Qui se douterait
mières constatations, avait, en effet dit d'abord qu'elle que, sous ces chairs défigurées, circulait la vie, que
était enceinte ; mais, après examen, il était revenu le sang courait sous cette peauflasque, que ces bouches
sur cet avis. Il était d'ailleurs très-troublé, et il est hideusement convulsionnées, que ces lèvres aujour-
possible qu'il n'ait pas vu parfaitement juste sous le d'hui déchiquetées, souriaient et parlaient....
coup de l'émotion. L'autopsie dira le dernier mot. La femme étsit une belle et forte créature, pleino
Lorsque Gustave Kinck, ayant donné à l'hôtel le de vigueur et de santé.... Aujourd'hui, elle gît, dé-
nom de Jean, prétexta un travail nocturne pour chirée par l'arme de l'assassin; !a tête est à demi
justifier le fait de ne pas habiter sa chambre, il, est séparée du tronc, un coup de hache a fendu le cou ;
probable qu'il voulait déjà égarer la justice. le nez, le front, le menton sont tout mâchurés.... sa
Cependant le père et le fils ont dû coucher et man- bouche, entr'ouverte, laisse apercevoir ses dents for-
ger quelque part pendant les quinze jours qu'ils sont tement serrées.... un des yeux est fermé par un gon-
restes à Paris; la police de sûreté retrouvera certai- flement sanguinolent; l'autre est hideusement tour-
fté ; les cheveux sont épars, c'est un ensemble à la fois venu chercher les trois autres personnes, avait réglé
odieux et effrayant. le prix de la course et avait repris la même direc-
Le visage tuméfié du fils aîné est cependant moins tion. -

convulsionné; on voit que l'étranglement a produit On sut ensuite qu'un jeune homme de taille
la congestion, le nez est gonflé, les yeux sont fermés moyenne, âgé de vingt ans environ, était descendu à
par les paupières dont l'enflure emplit l'orbite. Le l'hôtel du Chemin de Fer du Nord, 12, boulevard
mouchoir serré autour du cou a tracé un sillon pro- Denain, sous le nom de Jean Kinck.
fond. Ce jeune homme était absolument imberbe, la Kinck était-il le véritable nom de ce jeune homme?
bouche est grande, la lèvre supérieure est épaisse, les L'instruction a répondu affirmativement; elle a con-
cheveux sont hérissés sur le front, et cependant dans staté qu'à Roubaix avait récemment habité une fa-
l'expression de ce visage, on cherche en vain la ter.. mille de ce nom, composée du père, de la mère et de
l'aîné .
reur. Il semble qu'il ait été surpris par la mort, six enfants, dont était âgé de dix-neuf à vingt
alors qu'il dormait.. :
Le portrait du second enfant est plus émouvant en-
ans.
Ce dernier aurait reçu dernièrement, paraît-il, une
core, s'il est possible, que ceux de sa mère et de son procuration qui devait lui servir à toucher diverses
frère aîné..... Ici,.ce n'estplus un visage, c'est une plaie somme's revenant à sa famille. Puis la, mère et les
atroce, multiple, c'est un écrasement.... Le cartilage cinq enfants étaient partis pour Paris; ce sont eux
du nez n'existe plus, c'est un trou béant, les narines qu'on a trouvés assassinés et enterrés dans le Che-
sont écrasées., sur le front cinq trous sanglants, les min-Vert! Le meurtrier, circonstance épouvantable,
lèvres n'ont plus déformé; sous l'œil droit, un" et qui vient s'ajouter à ce thsu d'horreurs, ne serait
plaie triangulaire qui va de l'oreille aux ailes du nez, autre que l'aîné des enfants de M. Kinck, lequel au-
le sourcil gauche est mâchuré, lementonest fendu.... rait résolu, pour s'approprier l'argent touché par lui,
les yeux sont fixes, atones, rougis de filets sanglants. la mort de toute la famille.
Ici encore, aucune des convulsions de l'effroi, visage On prétend que Kinck pèrcne peut être considéré
presque calme dans son horrible difformité; évidem- encore comme le complice de son fils.
ment l'enfant a été saisi à l'improviste, et tué avant Et ici se place une supposition qui vient ajouter
qu'il n'eût eu le temps de comprendre le sort qu'on encore à l'horreur qu'on croyait arrivée à son apogée.
lui réservait. Si le père ne se cache pas, s'il ne donne pas signé
Plus nous avançons dans cette terrible affaire, plus de vie, s'il n'est pas retrouvée il faudra supposer que
nous nous engageons dans l'horrible. Jamais, nous le le meurtrier s'est également débarrassé de son père.
croyons, une génération n'aura eu sous les yeux un Quoique le meurtrier se soit fait inscrire à l'hôtel
plus abominable forfait. Est-ce de la folie? avons- sous le nom de Jean Kinck, il est certain que ce n'est
nous affaire à des tigres ? L'horreur est à son comble. pas tout à fait son nom. C'est le père qui s'appelle
Cette femme aurait été assommée par son mari, Jean. Le fils, le monstre, le bourrea i se nomme
ces enfants par leur père ! Gustave Kinck, un nom voué désormais à l'exécra-
Cette mère aurait été assassinée, déchiquetée, défi- tion.
gurée par un beau-fils. Ces frères et cette sœur par On a parlé de complices : il- y a tout lieu de croire
leur frère aîné. qu'il n'y en a pas eu. En effet, sur tous les points
Tous les criminels sont dépassés. où le meurtrier, sa mère, ses frères et sa sœur ont
Les détails sont précis, complets. été aperçus, aucun étranger ne les accompagnait. Un
Il est bien certain que le sextuple assassinat a eu garçon de l'hôtel a bien déclaré hier qu'il lui sem-
lieu à l'endroit même où les cadavres ont été décou- blait qu'un individu accompagnait lundi matin Jean
vérts. Kinck, mais il ne l'a pas affirmé, et sa mémoire sur
On se demandait — et c'est là ce qui faisait pen- ce chef ne lui permettait pas de le faire.
ser que les assassins avaient transporté leurs victimes Ce serait donc Gustave Kinck qui aurait prémédité
mortes dans le champ. Langlois— on se deman- seul cet abominable forfait, qui aurait choisi le lieu
dait comment ces six personnes avaient pu être ame- du crime, qui aurait creusé par avance la fosse dans
uées en cet endroit sans qu'une seule pût en ré- laquelle il devait enfouir ses victimes, qui 'aurait
chapper. amené celles-ci à Pantin, sous quel prétexte, on ne
On eut bientôt l'explication de ce problème. lésait pas au juste, et qui aurait commis le sextuple
On retrouva un cocher d'une voiture de place qui assassinat. Ce que cette dernière circonstance avait,
déclara que, dans la soirée de dimanche, vers onze d'abord d'invraisemblable disparaît, lorsqu'on sait
heures et demie, un jeune homme de vingt ans envi- qu'il a divisé ceux dont il avait résolu la mort et
ron, accompagné d'une dame et de cinq enfants, qu'il les a tués en détail.
dont le signalement répondait parfaitement à celui
des victimes, l'avait appelé non loin de la gare d'Au-
LES GINS DE POLICE
bervilliers et lui avait demandé de les conduire sur la
route de Pantin. Il nous parait intéressant de publier quelques dé-
Arrivés près de la gare de Pantin, le jaune homme tails sur le personnel du service chargé d'instruire
lui avait donné l'ordre de. s'arrêter, était descendu cette terrible affaire.
avec la dame et deux des plus jeunes enfants, s'était
éloigné dans la direction du Chemin-Vert, situé en- M. RGUBEL

tre la gare et le fort d'Aubervilliers., mais à une as- Commissaire de police de Pantin, grand et mince,
sez grande distance du premier point, puis était re-- de tournure distinguée et ayant les allures d'un a.n'-
cien officier ; c'est un agent très-soigneux, d'aucuns ' M. Lerouge a réussi à mener à bonne fin un
disent méticuleux. " q Po: grand nombre d'afl'aires/ mettant justement à. profit
" ' lltit'Y- les deux qualités de calme et de bonhomie que nous
'J ,>rH
tvi t
*»l< v M;WT.- LEROUGE
fi"'... "fi i *'
'
, venons de signaler. Dans l'affaire actuelle, voici quel a
Sous-chef de la sûreté, grand, fort, poil brun. Entré été le rôle de M. Lerouge. Il a reçu d'abord un avis
depuis huit ans au service de la sûreté, c'est un homme très-succinct de M. Roubel, par lequel ce commissaire
calme, avec un grand air de bonhomie qui l'a sou- lui annonce la découverte de six cadavres dans la
vent servi dans les circonstances les plus délicates de plaine d'Aubervilliers. |! '
sa position. ¡J. r -' r- La gravité de cette information avait d'abord fait

sourire le pers onnel de la sûreté, qui la croyait em- à la découverte des coupables. C'est de là notammen

..
)
preinte d'exagération... *
qu'il a envoyé M. Vande Velde, brigadier de la sûre-
Au reçu du rapport, M. Lerouge s'empressa de té, qui l'assistait, à Roubaix, où l'instruction croyait
partir pour Pantin et de là envoya au procureur impé- et avec raison remonter à la source du crime. Pen-
rial, par l'intermédiaire du préfet de police, un dant deux jours, M. Lerouge n'a pas quitté le service
rapport établissant les faits que nous connaissons de la sûreté, en remplacement de M. Claude absent.
et pour l'instruction judiciaire desquels fut délégué t
f.
M. Douetd'Arcq, juge d'instruction. 1
M.CLAUDE. >
j '
M. Lerouge resta sur le terrain du crime pendant Ancien commissaire
. de police de la ville de, Paris,
quatorze heures à réunir tous les éléments nécessaires puis des délégations judiciaires.
C'est a lui, comme chef de la sûreté, qu'incombe père ? Le signalement donné à l'hôtel n'est pas assez
naturellement la haute direction du service de sûreté. précis pour qu'on puisse se former à ce sujet une
C'est lui qui, tous les jours, se rend au dépôt vers opinion sérieuse; cependant il semble plutôt que ce
dix heures du matin pour tâcher d'arracher aux pré- second individu fût aussi un jeune homme.
venus l'aveu des crimes dont ils sont accusés. Un détail hideux. *<:

Petit de taille et de moyenne corpulence, très-vif, Dans la perquisition opérée dans le cabinet occupé
très-actif, toujours courant, M. Claude a le front par Kinck à l'hôtel du Chemin de Fer du Nord, on a
chauve et les cheveux grisonnants. Le regard est per- découvert, non-seulement, comme nous l'avons dit,
çant et la parole abondante. des vêtements tachés dd sang et un mouchoir iden-
C'est M. Claude qui a la triste mission, le matin tique à celui que l'on a trouvé dans la poche de la
des exécutions capitales, d'aller avec le directeur de dame Kinck, mais des morceaux de cervelle hu-
la prison de la Roquette et l'abbé de Crauzes, au- ...
maine....
mônier de cette maison, réveiller et prévenir le con- Résumons donc aussi succinctement que possible
damné. Un des points principaux de cette mission les renseignements positifs connus à l'heure présente
est encore de provoquer et de recueillir les derniers sur cette eflroyab!e boucherie. v..
aveux du coupable. 1° L'un des assassins est connu ; c'est Jean Kinck.
Comme exécutions célèbres auxquelles il a pré-
2° La dame Kinck étant âgée de 35 ans au plus, ^

sidé, rappelons celles de La Pommeraye, Poncet, Avi- l'assassin qui a 22 ans n'est que son beau-fils !
nain, Philippe, Lemaire; etc. '
30 La voiture qui a conduit les victimes à Pantin
M. Claude est âgé d'environ soixante-cinq ans.
a été retrouvée.
M. VANDEVELDE
4° Aucun des assassins n'est arrêté. :-'"v
5° La victime est la soeur d'une bouchère du fau-
Brigadier de la sûreté, homme jeune, blond, grand bourg Saint-Antoine. i

et fort.
Voilà, dégagés de toute exagération, les détails-qui
' - M. SAINT-GENEST sont réellement indiscutables. - ^
Greffier de là Morgue; c'çs'trun
A
des hommes les Jean Kinck est le nom du père. Le fils s'appelle
plus entourés de ce moment pât1 les curieux qui es- Gustave. Brouille de famille amenée par le refus de
sayent en vain de f rcer la perte du monument fu- Mme Kinck d'aller s'établir en Alsace avec ses' en-
nèbre', Jeune encore, il a rebuté par des études fants. Jean Kinck a quitté Roubaix depuis plus d'un
pharmaceutiques. Puis il est entré à la préfecture mois. Le père et le fils se sont rencontrés à Paris il
de police. y a une vingtaine de jours.
Il a succédé dans le triste poste qu'il occupe en Noms des enfants: Emile, 16 ans, Henri, 14,
ce moment à un jeune littérateur qui s'est fait depuis Alfred, 8 Achille, 6 et Marie, 3 ans.
une reputation d'homme d'esprit au Tintamarre, sous Jean Kinck, bonne position de fortune. On n'a plus
le pseudonyme de Maxime. entendu parler ici de Jean ni de Gustave. Père, 50 ans,
fils, 22.
RENSEIGNEMENTS OFFICIELS
MAISON DE LA FAMILLE KINCK A ROUBAIX
La femme assassinée et les cinq enfants portent
bien le nom de Kinck. Cette maison porte le n° 22 de la rue de l'Alouette,
Ils étaient partis de Roubaix, pour mettre à exé- elle n'a qu'un seul étage, plus le grenier. Les volets
cution un projet d'émigration, sans doute pour l'Al- du rez-de-chaussée, peints en gris, sont fermés. Au
sace. premier étage, pas de volets, pas de rideaux à la
On est certain que l'assassinat n'a eu d'autre mo- fenêtre de droite, une vitre cassée. La porte d'entrée,
bile qu'une question d'argent. Ainsi c'est pour quel- peinte en vert, est sur la gauche de la maison. Le
ques misérables intérêts pécuniaires que les six vic- panneau inférieur est en bois plein, le panneau supé-
times sont tombées sous le fer des assassins. rieur est occupé par un grillage historié. Eh entrant,
On avait remarqué que des traces de roues indi- on traverse un petit corridor aboutissant à ûfôè porte
quaient la présence d'une voiture auprès du théâtre vitrée A droite, dans le corridor., une pièce servant
du crime. La voiture a été retrouvée, les roues du de salle à manger et, où devaient coucher deux des
véhicule portaient des taches de sang. Ce fut toute enfants; une cuisine, puis un escalier 4e bois montant
une révélation. Le fiacre avait transporté à la bar- au premier.
rière de Pantin, successivement la mère et le plus Là, trois pièces, chambres à coucher et petit cabi-
jeune enfant, puis les autres enfants, deux par deux. net. Des portraits à la cheminée, j,e ne les vois pas
On les attendait à la descente de la voiture, et tandis très-distinctement, mais il me semble que le père a
que le cocher s'éloignait on les égorgeait sans pitié. une physionomie un peu commune dans sa rudesse,
Il est évident que l'assassinat a été commis par mais où dominent l'énergie et l'égoïsme. Le visage de
plus d'un individu. En tous cas, les renseignements,

.,"
l'autre assassin, Gustave, respire la sombre exalta-
précis, fournis à.l'hôtel du Chemin de Fer du Nord,
prouvent la culpabilité de Kinck fils et très-proba-
blement aussi celle de l'ami qui est venu avec lui à
tion et certainement l'avarice.
;
La mère, figure assez banale de ménagère les en-
fants sont à l'âge où on n'a pas encore d'expression
l'hôtel le lendemain du crime. bien accentuée. ' "
Celui que l'on désigne comme un ami seraitln le On n'était pas parti pour longtemps, des jouets
j
.. -
traînent encore dans un coin, un écheveau de laine pérer que rien ne pourrait augmenter Fhorreur de
est sur une chaise. l'épouvantable forfait, la justice a acquis la certitude
La porte vitrée donne sur une petite cour, dont que les meurtriers sont le père et le fils aîné.
le côté droit est occupé par de petits bâtiments à L'opinion publique ne s'était donc pas trompée !
domestiques et recouverts d'une toiture en Un père poussé par une haine farouche ou par
usages
zinc. Le premier était la cuisine, convertie en buan- une odieuse cupidité a tué sa femme et cinq de ses
derie ; le second fut une forge ; on l'a agrandi, c'est enfants!
maintenant un poulailler. Puis_yiennent les cabinets Un fils l'aîné de la famille, a porté sur sa mère
1

d'aisance. Sur la porte verte un des enfants a gravé, une main parricide.
avec la pointe de son couteau, les premières lettres Et tous les deux avec une cruauté indescriptible,
de son nom, KIN, .On l'a sans doute grondé, il s'est et qui n'appartient pas à l'humanité, ils ont entassé
arrêté là. dans la terre les cadavres de six personnes qui la
Après la eôur vient un petit terrain non cultivé, veille encore leur donnaient les noms doux et sacrés
où poussent'en liberté une douzaine d'arbres fruitiers; d'époux, de père-, et de frère....
cela pourrait ètr'e appelé le jardin. Mme Kinck, native de Tourcoing, avait dit aux
Au fond de" l'habitation, un corps 'de logis d'un personnes de sa connaissance qu'elle partait pour
étage en briques rouges (la maison du devant est l'Aleace avec ses enfants.
peinte en blanc), à larges baies vitrées, servant d'ate- Dimanche, à midij elle a quitté Roubaix, où elle
lier, — quelques carreaux sont cassés. Forgé et ou - habitait rue, de l'Alouette, 22.
tils de mécanicien sont la,. Le commerce a été aug:" Kinck père est fabricant de broches pour métiers.
menté et l'eût été davantage encore plus tard. Il est riche de 150 000 francs.
Tout cela respire le bien-être, la vie de la famille, Le fils aîné est considéré ici comme un bon sujet
le bon ménage. Les époux, propriétaires de trois et un garçon très-doux..
maisons dans la" même rue, vivaient d'ailleurs en La famille des victimes ignore, quel a été le mo-
bonne intelligence. bile du crime.' '
j
Mais la maison est morne, silencieuse. Seules les .. =,
La rumeur publique à Roubaix accuse le mari.
poules picorent en liberté dans le jardin, seul leur M, Thomas aîné, tailleur, rue Traversière, habil-
petit cot, cot, cocorek dit que tout n'est pas mort dans lait les enfants.
cette triste demeure. Depuis trois jours on ne leur a On sait qu'on a trouvé sur leurs boutons le nom
pas donné de grain. de ce négociant.
Deux des enfants allaient en pension chez les
LE LIEU DU CRIME frères.
La petite fille restait auprès de sa mère.
Nous avons déjà donné une description assez com- D'après certaines informations qui paraissent exac-
plète de l'endroit où ont été retrouvées les victimes. tes, on peut croire que, depuis deux ans environ, le bon
Il est certain que le crime a été commis non loin de accord qui avait régné dans la famille Kinck disparut
la fosse. Cette fosse est creusée au milieu d'un ter- par suite de la jalousie, disent les uns, du mari, qui
rain labouré. reprochait à sa femme de trahir ses devoirs, — par
A droite, le Chemin-Vert remonte du côté de la suite, disent les autres, de l'envie qu'il\ayait de rom-
voie ferrée., A droite également, le canal et le pont pre la vie commune pour pouvoir mieux,continuer
de l'Ourcq. d'autres relations qui avaient pris dans son cœur la
Au fond la gare de Pantin, quelques usines et cinq place de ses.afl'eçtipns légitimes.
ou six cabarets. La vie commune était en conséquence devenue
Toute cette plaine est noire, triste, presque tou- insupportable aux deux époux, qui avaient résolu,
jours déserte. On y aperçoit, au loin, quelques bara- dit-on, de se séparer. Hélas la faculté de divorcer
1

ques-bizarres habitées par des chiffonniers qui les rétablie dans notre code aurait pu prévenir cet épou-
pnt construites avec tout ce qu'ils ont trouvé de dé- vantable forfait exécuté pour échapper aux liens d'un
bris sur le pavé de Paris: loques ignobles formant mariage indissoluble !1

rideaux devant des morceaux de vitres, portes fantas- Était-ce un fait accompli, ou ne s'agissait-il sim-
tiques, toits ,en planches garnis de tessons de bou- plement que de la réalisation de biens qu'ils possé-
teilles. Dans -,é'es intérieurs misérables, hommes, daient en Alsace? Toujours est-il que le chef de la
femmes, enfants couchent pêle-mêle sur des tas de famille Kinck s'était depuis quelque temps rendu dans
chiffons. ce pays, tandis que son fils aîné prenait le chemin
Tout est sinistre dans cet endroit où s'est accom- de Paris.
pli un des forfaits les plus horribles qu'aient enre- Les uns prétendent que cette séparation remonte-
gistrés les annales judiciaires. rait déjà à deux années, tandis que, d'après d'autres
M. Claude, chef de la police de sûreté, et le com- récits, elle ne daterait que de quelques semaines.
missaire de police de l'île ,Saint-Loui^Â.se sont ren- La femme, depuis lors, avait reçu de son mari
dus au champ Langlois, désormais si tristement cé- plusieurs lettres l'engageant à venir le retrouver en
lèbre, et ont fait recouvrir d'une large pierre la fosse Alsace, ce à quoi elle n'avait jamais voulu se ré-
qui a gardé, pendant quelques heures, les cadavres soudre. " ' "
de la famille Kinck. Était-ce un pressentiment?
On sait positivement que la mère et les enfants Cependant, hâtons nous de le dire, les soupçons
habitaient Roubaix, et, alors qu'il était permis d'es- jusqu'à cette heure ne concernent que le fils ainé,
et ils n'atteignent qu'indirectement et par supposi- lavage garnie de vastes cuves en pierre avec robi-
tions le père, dont la présence à Paris et la réunion nets, la salle de dépôt, puis le laboratoire d'au-
avec le fils aîné ne semblent pas jusqu'à cette heure topsie.
avoir été officiellement constatées. C'est dans la salle de dépôt qu'ont été placés les
Néanmoins, il semble résulter des informations corps des victimes.
générales que le sextuple crime a dû être combiné Des deux côtés de cette salle sont des dalles de
entre ces deux hommes pour faire disparaître le res- pierre, inclinées et parallèles, disposées comme Sans
tant de la famille. la salle vitrée. "
L'auteur ou les auteurs obéissaient-ils à un Lut Sur les cinq dernières dalles de droite reposent
de cupidité, ou bien s'agissait-il de satisfaire, par une les cadavres, recouverts de couvercles de zinc.
épouvantable vengeance, une haine invétérée? Voilà Le premier est celui de la mère, laissant voir,
ce que l'instruction seule révélera. horrible spectacle! le cadavre d'un enfant du sexe
Il paraît présumable que les victimes auraient été féminin dont elle était enceinte de cinq mois.
attirées à Paris sous le prétexte d'une réconciliation. Puis vient celui du fils aîné. Sa figure est calme,
Dans l'intérêt de ses enfants, la mère aurait accueilli ses cheveux longs, son teint olivâtre.
avec joie cet espoir de rapprochement et annoncé le Le second, au contraire, semble souffrir.
jour de son arrivée. Le troisième, aux traits horriblement crispés, est
On sait comment la malheureuse femme était des- littéralement haché.
cendue toute joyeuse à l'hôtel du Chemin de Fer du Enfin, les deux derniers enfants sont placés près
Nord, où son fils aîné avait pris- depuis quelques l'un de l'autre ; la pauvre petite fille, une adorable
jours une chambre. On sait encore que, ne le trou- blondine de trois ou quatre ans, à la gauche
vant pas, elle avait annoncé son retour prochain; mais La mère a cinq blessures dans la région dorsale
on ne devait plus l'y revoir. gauche, d'autres à droite, d'autres au cou. On a pro-
Ici, les faits précis recueillis laissent place à cer- cédé à l'autopsie, qui a duré de 8 heures du ma-
taines suppositions. C'est ainsi que l'on admet que tin à 11 heures, puis de midi à 6 heures du soir, et
du moment où le meurtrier a été certain de l'arrivée qui n'a rien révélé de précis sur l'instrument conton-
de ses victimes, il a été préparer leur fosse en com- dant dont il avait été parlé..
pagnie d'un complice, dans lequel on veut voir le Le premier fils a été étranglé et son corps ne porté
père qui, croyant être certain que les cinq derniers que peu de blessures.
enfants de sa seconde femme n'étaient pas de lui, La manière dont la petite fille a été frappée dé-
aurait déterminé son fils aîné à l'aider à accomplir montre qu'elle a été tuée dans les bras mêmes de
le crime; Pendant que ce dernier achevait ce lugubre sa mère 1

travail, le fils, revenu à Paris, rencontrait aux abords L autopsie du troisième a prouve que la mort l'avait
de l'hôtel et avant qu'elle y fût rentrée, sa mère. saisi alors qu'il criait. On se rappelle qu'un facteur à
L'emmenant alors avec le restant de la famille la gare avait en effet entendu une voix d'enfant criant:
pour prendre part à un dîner commun, on reprenait Maman! maman! Il porte une affreuse blessure der-
le chemin de fer, à la station duquel une voiture rière l'oreille 1"
rencontrée, et trop petite pour contenir les sept per- Enfin ^.quatrième fils, moins crispé que ses deux
sonnes, en prenait trois d'abord pour revenir ensuite frères, présente un assez grand nombre de plaies et
chercher les trois autres, et les laissait à une certaine blessures.
distance de l'endroit où le second assassin veillait. Du reste, l'ouverture du corps pour l'autopsie ne
Arrivés auprès de la fosse, le' coup fut d'autant permet plus de se Tendre aisément compte des bles-
plus. facilement exécuté que les victimes, qui mar- sures. '
chaient sans défiance au milieu d'une obscurité ab-
solue, furent en un instant renversées au fond de VISITE A LA MORGUE
cette fosse et criblées de coups.
Puis ce fut le tour des trois autres que la voiture Dans la salle ouest se trouve une rangée de six
avait amenées au lieu convenu et que le frère avait cadavres, chacun sur lenr pierre, recouverts d'un
été chercher et avait emmenées après avoir payé le couvercle en zinc. La mère, la première occupe le
,
cocher. n° 15 : c'est une grande femme aux cheveux châ-
Ce cocher a été découvert et a été entendu par le tains ; son visage porte encore l'empreinte de l'an-
jugé d'instruction. goisse et son corps est criblé de vingt-trois coups de
La police est sur les traces des deux assassins. couteau; l'autopsie a révélé qu'elle était grosse et
Les trois médecins qui ont procédé à l'autopsie des auprès d'elle est le fœtus de cinq ou six mois qu'elle
victimes ont constaté que leurs mortelles blessures portait dans son sein.
avaient été produites, les unes avec un instrument L'aîné des enfants, couché au n° 16, porte au
contondant, les autres avec uu instrument pointu, de crâne une fracture étendue et une plaie béante au
forme triangulaire, ou avec un instrument à lame cou. L'artère carotide et les veines jugulaires sont
plate, comme un couteau ou comme une hache. tranchées, et la mort a dû être instantanée.
Le troisième, couché au n° 18, est le plus mal-
AUTOPSIE DES CADAVRES traité : c'est probablement lui qui aura poussé les
cris qui ont été entendus ; il a un œil crevé, et trois
Derrière la salle de la Morgue destinée à l'expo- hideuses blessures longitudinales au devant de l'o-
sition, se trouvent la cour de réception, la dalle du reille gauche, entre cet organe et l'angle,externe dé
l'œil. Ces blessures profondes semblent être le ré- On y voit assez souvent des voitures de place.
sultat de coups de hachette. Quelquefois aussi des charrieurs de viande y viennent
Enfin sur la pierre n" 19 sont étendus les deux plus avec leurs tapissières vides. et offrent de conduire à
jeunes, le petit garçon et la petite fille. L'un a la domicile les habitants des environs.
gorge coupée et porte de légères blessures à la De cette station, on se rend à Paris — en voiture
poitrine et à la main gauche. L autre présente a — par la route de Pantin, le pont du canal et la
l'angle externe de 1 'œil gauche un coup de couteau route de droite qui aboutit à la porte de la Petite"
qui paraît avoir lésé profondement l 'os frontal. Villette, où commence la rue Lafayette, conduisant,
Telles sont, autant qu'un coup d'œil rapide nous a on le sait, à la gare du chemin de,fer du Nord, et
permis d'en juger, les blessures de ces six malheu- par conséquent à l'hôtel. C'est ce chemin que la fa-
mille a dû prendre, et même à pied elle aurait pu
reuses victimes.
L'autopsie des six victimes a été pratiquée à la facilement arriver à destination en une heure.
Morgue, par les docteurs Bergeron, Trélat et Louis C'est par là aussi qu'elle a dû revenir à la station
Penard. de Pantin, vers minuit.
Le cadavre de la mèra, qui est celui d'une femme De la station aussi a pu partir le cocher qui, dans
aisée et d'une belle 'constitution, est couvert de dix- ses deux voyages, a suivi la route d'Aubervilliers et
neuf blessures pratiquées dans différents sens et at- a pu entrer-dans la rue du Chemin-Vert, jusqu'au
teignant certaines profondeurs. La pauvre femme a coude dudit chemin.
de plus été trouvée enceinte de six mois. Une nou- Cette rue du Chemin-Vert n'est éclairée que par
velle victime doit donc s'ajouter à cette terrible deux quinquets à l'huile. Les maisons y sont clair-
liste. semées et habitées par de pauvres gens, qui doivent
Les deux fils aînés ont la tête littéralement écrasée. se coucher de bonne heure. A l'entrée pourtant, à
Les trois autres enfants ont été éventrés, et leurs gauche, il y a un cabaret qui paraît très-fréquenté.
blessures sont affreuses toutes réunies dans la région Toutefois, il ferme d'ordinaire bien avant minuit.
de l'abdomen. Examinons maintenant, toujours sur le plan, les
Toutes ces plaies, si nombreuses et si graves, ont déclarations des voisins.
dû amener soit une syncope, soit un affaiblissement ¡,
A minui un quart, le facteur-receveur Coulon se
progressif; mais aucune n'est de nature à tuer sur le rend de la station au pavillon des employés, situé
coup. Il est donc probable que lorsque ces malheu- à l'angle de la rue de la Gare et de la route d'Au-
reux ont été enterrés, il leur restait encore un souffle bervillif rs, où il est figuré par un petit carré gris.
devie. Ilentenddes cris de femmes, puis des cris d'hommes.
L'un des enfants porte sur un des os du crâne une Il n'y fait pas attention, parce qu'à chaque instant,
empreinte qui paraît être celle d'une des extrémités dans c i quartier, il y a des rixes et des disputes
d'une bêche. bruyantes, entre les Allemands qui l'habitent et les
^
gens qu'amènent de ce côté l'abattoir et le marché
LE THÉATRE DU CRIME aux bestiaux.
Les cinq hommes d'équipe qui manœuvrent des
Voici maintenant les divers chemins parcourus wagons sur les voies de garage n'entendent rien.
par le mystérieux acheteur de la pelle et de la Mais leur oreille est assourdie par le cliquetis des
pioche. glaces de ces wagons, et le bruit, de la locomotive
Il n'a pu sortir de Paris que par la porte de qui, derrière eux, forme les trains de marchandises -
Flandre. S'il connaît bien le pays, il a pris la rue des deux côtés des hangars.
Blanche, à peine tracée d'abord le long du glacis des Le veilleur de nuit de la maison Paris a entendu
fortifications, puis traversant la plaine en remblai. quelque chose ; mais sa déclaration est vague, et
Sur cette voie, il n'y a pas de maison, et il a pu être du côté de la fosse, les murs de l'établissement où il
à peu près sûr de ne rencontrer personne. Au carre- est employé sont fort élevés....
four situé au bord de cette rue, il a dû prendre la Enfin, de l'usine Cartier-Bresson, située dans la
petite impasse en pente, qui commence à l'angle de rue du Chemin-Vert prolongée, à gauche', le gardien
la route d'Aubervilliers et de la rue de la Gare, — a vu des hommes travailler, au clair de lune, sur le
rue non habitée. Il a dû ensuite prendre à travers champ Langlois. Ce champ est celui où l'un a aperçu
champs, en suivant les lignes pointillées qui condui- des taches de sang.
sent à la fosse. Ce qui est surprenant,,par exemple, c'est que les
S'il ne connaît pas le pays, il a dû suivre la route habitants assez nombreux d'une grande maison isolée
impériale de Maubeuge jusqu'aux quatre chemins, située sur le Chemin-Vert, à l'endroit où se trouve,
prendre ensuite la route d'Aubervilliers à Pantin et dans le plan, l'N du mot chemin, n'aient rien en-
]a rue du Chemin-Vert. Si on admet cette hypothèse, tendu.
il a dû être remarqué dans ce trajet fait à huit heures Des angles que les rues Magenta et Lapérouse
et demie, le long des maisons éclairées et pleines de forment avec la route d'Aubervilliers, on voit très-
cabarets, très-fréquentés par les ouvriers allemands distinctement l'endroit où est la fosse.
qui peuplent ce pauvre quartier. Voilà les observations qu'on peut faire dè.s à pré-
Remarquez maintenant les dispositions de la sta- sent sur le théâtre de ce crime abominable qu'il est
tion de Pantin. On y arrive par deux rampes en fer utile do bien connaître pour suivre les péripéties de
à cheval, contournant un petit jardin elliptique. La cette nuit terrible qui se développeront devant le
sortie des voyageurs a lieu de ce côté. jury.
A quatre heures et demie, la famille est vue 'au claire, mais cependant on le conduisit à la préfecture
Raincy, contre le, pavillon de Bondy, au gardien de police, au bureau 'd.& JVt. Claude.* Ce dernier étant,
duquel la mère demande à louer deux vélocipèdes. absent, c'est M. Lerouge, sous-chef du service de
A cinq heures, démarohe., semblable chez l'épicier sûreté, qui le reçut jet écodta-.,en détail sa déposition.
Froment. Un jeune homme Savait pris vers deux heures de
A six heures, dîner chez le restaurateur Dumesnil. l'après-midi, peu loin de la 'gpre du Nord, lui avait
A sept heures vingt-sept minutes, départ du Raincy. fait faire une foule de courses, le laissant souvent à
Voyage en chemin de fer. un coin de rue,, ce qui fait qu'il n'a pu préciser d'une
A sept heures cinquante-huit arrivée à la station façon absolue tous les endroits où le.. jeuçie homme

crime..
de Pantin. ^ est entré.
Trajet de Pantin à. :Pâris, route de terre. Ce qui est certain, c'est que toute la soirée a été
A neuf heures* et. demie, unique arrivée de la fa- passée à Pantin, allant de ci de là, mais non.loin du
mille à l'hôtel du Chemin de.Fer du Nord, à Paris. lieu du *
La mère retient d'eux* chambres, laisse le panier et Le cocher n'a jamais vu d'autre grande personne
le paquet qu'on lui avait vus au Raincy, et ne dit que ce jeune homme et un individu plus âgé qui
pas au garçon du restaurant de l'hôtel ces mots que accueillait ceux qu'on destinait à l'horrible bou-
lui a attribués le propriétaire : Je ne.sau-,pqs QÙ l'on cherie.
.veut me mener dîner. '
Ramené à la Morgue par M. Lerouge lui-même,
Retour, par voie de terre oa: de fer, à Pantin, près il décrivit en route les vêtements des enfants et de la
la station. femme. On les lui montra en arrivant, il les recon-
,A minuit, trajet par voiture et en deux voyages nut aussitôt. 1
de.la -station,de Pantin à l'entrée du Chemin-Vert. Quand il fut mis en présence des victimes, il faillit
A minuit un quart, cris de femmes, puis cris tomber sans connaissance. Le signalement qu'il a
d'hommes, entendus parle facteur-receveur Coulon. donné se rapporte assez exactement à celui de Gus-
De minuit à quatre heures du matin, hommes vus tave Kinck. j
travaillant à l'endroit où est la fosse par le gardien Le cocher a assuré qu'il le reconnaîtrait parfaite-
de nuit de l'usine Cartier-Bresson. ment, n'importe où il le rencontrerait. j
Enfin, à huit heures du matin; retour à l'hôtel de I

Jean Kinck, quichange de vêtements et'disparaît. j


LA MORGUE
C'est à huit heures et demie, que le jeune homme
va chercher sa pelle et sa pioche chez le taillandier Les corps sont toujours à la Morgue pour les con-
.de la. rue de Flandre, c'est-à-dire.'après avoir eu le frontations. Hier il n'y en a pas eu, mais on s'atten-
temps.de s'assurer que la famille est arrivée à la gare dait d'un moment à l'autre à ce qu'un prévenu fût
de Pantin, venant du Raincy. c amené en présence des cadavres mutilés.
L'exactitude absolue de ces heures est établie., L'autopsie a révélé^la vérité, au, sujet de la gros-
Voici quelques nouveaux détails. sesse de Mme Kinck. Le rapport de M. Tardieu dit
-
Hier,-vers quatre heures, des agents du service de qu'elle était enceinte de six à sept mois ; l'enfant
sûreté, mêlés à la foule qui se pressait autour de la était viable.
fosse, ont entendu une femme dire qu'elle arrivait de Lorsque les employés de la Morgue sortent de
Roubaix, où elle habitait depuis dix ans, dans la leur.service, ils sont suivis jusqu'à une assez longue
maison de la famille Kinck. Elle a ajouté qu'avant distance par, une foule énorme avide de détails; ils
son départ, cette famille avait réalisé en espèces, ne peuvent rien dire, mais eux, accoutumés pour-'
pour l'emporter en Amérique, une somme de quatre- tant à voir de près tant d'horreurs, sont épouvantés
vingt mille francs, et qu'elle emmenait avec elle du massacre de toute cette malheureuse famille.
trois ouvriers tourneurs de broches. Un détail rétrospectif : -
Les agents ont aussitôt prié cette femme de les On sait que la pauvre petite Marie a, reçu deux
suivre et probablement l'ont conduite à la Morgue coups de couteau dans le ventre, — il faut" croire
pour lui faire reconnaître les cadavres. qu'on avait eu soin de relever les vêtements avant
Une nouvelle preuve du voyage en chemin de fer de frapper, car ni la robe ni les jupons n'ont été
du Raincy à Pantin. percés. ••
Le surveillant Bruandet, receveur des billets à
Pantin, voyant lundi, vers dix heures du matin, sou- DÉTAILS SUR L'AUTOPSIE DES CADAVRES
lever la bâche qui recouvrait les victimes sur le bord
de la fosse s'écria : M. Georges Bergeron, docteur légiste, demeurant
Je reconnais les deux enfants qui ont une cas- à Paris, assisté de ses deux confrères, MM. Pénart
quette brodée. » et Trélat, s'est rendu à la Morgue , à la requête de
M. Douet d'Arcq, juge d'instruction.
LE COCHER Les trois docteurs ont prêté le serment d'usage, et
ont immédiatement procédé à l'autopsie des six corps
Un jeune cocher, ayant lu dans les journaux l'his- des victimes. La séance a duré depuis huit heures
toire de l'assassinat de Pantin, se rendit à la Morgue jusqu'à onze heures du matin, pour être reprise en-
et raconta que dimanche soir il avait conduit cinq en- suite depuis une heure jusqu'à cinq heures.
fants et une dame en deux voyages dans les environs Voici le résultat de cet examen chirurgical :
de la gare de Pantin. Sa narration ne parut pas La femme Kinck, âgée de trente-sept à quarante
ans, a reçu vingt-quatre blessures qui se décompo- «
assassinat Pan tin.—Circonstances dramatiques.—
sent ainsi : presque toutes à la région postérieure ; le
Kinck précipité bassin, sauvé, conduit hospice. »
parmi celles-ci, deux très-profondes de 2 à 3 centi- Une quatrième dépêche du brigadier dit que ses
mètres entre les deux épaules, dix-neuf coups de cou- recherches vont être couronnées de succès, et qu'il
teau, un coup violent -à la mâchoire, un autre à la espère être de retour demain, c'est-à-dire aujourd'hui
hanche gauche. -•
: vendredi, pour les.confrontations.
La femme Kinck était alors enceinte de six mois; Nos renseignements personnels nous font suppo-
le fœtus était du sexe féminin. ser que Vandevelde a dû quitter Roubaix. pour filer
La petite fille âgée de quatre ans était laplus, meur- sur la Belgique;.;ji a une piste qu'il ne perd pas.
trie. On l'a trouvée enveloppée d'un water-proof litté- Enfin, deux hommes sont détenus au Dépôt; il
ralement hach'é de coups : sa chemise était trouée existe, dit-ôn ...contre eux de fortes présomptions.
comme un crible. Son crâne était broyé, sa poitrine -M. Claude n'a pas quitté Paris ; il centralise les
arrachée, les intestins pendaient, le ventre étant tout recherches. Tout fait; espérer que les.coupables se-
ouvert. iront tous bientôt entre les mains de la justice.
En outre, l'œil gauche crevé sortait de l'orbite et
n'y était plus retenu que par quelques filaments san- BARDOT,,tE COCHER (N° 9,108
guinolents. C'était affreux. •
L'aîné des garçons, âgé de seize ans, a reçu des' Il y a de tristes bonnes fortunes dans la profession
coups analogues, mais moins violents. de chercheur de nouvelles.

..
"
Après lui viennent les deux aulres garçons, l'un J'allais explorer une'fois encore, l.a, plaine d'Au-
de quatorze, l'autre de huit ans. — Mêmes observa- bervilliers; il faisait à peine jour.
tions. '1 Un cocher m'interpella :
, r,
Le quatrième garçon, âgé de onze ans, ,avait l'œil Eh! bourgeois, une bonne 'voiture, la victoria
«
droit enfoncé, de grandes blessures au cou, le côté du crime! »
gauche entièrement broyé. Je m'arrêtai et je montai sur le siège afin de mieux
Ces coups ont été portés avec des instruments qu'on causer. C'était une grande Voiture pouvant contenir
ne peut clairement définir, une pioche et un couteau, à la rigueur six personnes.. Un cheval blanc, d'assez
sans doute; mais il ont été portés avec une abomi- misérable apparence, Û tirait à peu près.
nable férocité. Il y a peu de traces de strangula- Que m'avez-vous, dit? dem^.ndai-je' au cocher;
«
tion. c'est vous qui....
Aucune trace de lutte ; presque tous les coups ont C'est moi, oui, monsieur.
été portés par derrière. —
'
— Eh bien, comment cela s'est-il passé?
Personne n'a assisté à l'autopsie, sauf pourtant Voilà, monsieur.J[maginéz-vous que c'était di-
Mme Rattazzi, de —
née princesse Solins, qui avait été manche soir; il pouvait bijfn êtte onze hè'ares; je.
autorisée. — Elle a regardé cet horrible spectacle descendais de la gare à vide et désireux de charger.
avec le plus'imperturÇable sang-froid. Voilà qu'un groupe dë personnes dont une femme
Les rapports ont été ensuite signés et seront dé- ,très-forte,
me fait signe d'arrêter; c'était devant la
posés par les médecins entre les mains du juge d'in- maison de M. Rigny (le maître dé l'hôtel du Chemin
struction. ' " ,,< de Fer du Nord). Il y avait un jeune homme et cinq
Nous n'avons pas voulu, en cette occasion, nous gamins. Le jeune homm'e faihn&nter la dame d'abord
servir des mots techniques qui sont consignés sur les et les cinq enfants après elle; puis ensuite, il monte,
rapports médicaux,, et nous avons traduit en langage le misérable, là, à côté de moi; sur le siège où vous
vulgaire toutes les explications qui nous sont parve- êtes1
- • .4
nues. Au moment de faire monter- la damer il lui avait
ARRESTATIONS
dit quelque chose que je n'ai pas..entendu; puis quand
LES
il a été à côté de moi, il m'a dit : « Porte de Flan-
La préfecture de police a reçu pendant la journée dre. M .".,' j"
Je m'en vais donc à 'la,portee(,¡{{e Flandre; quand
d'hier des nouvelles de ses agents expédiés de toutes
nous arrivons, il médit : «Ce n'est pas ça, je me suis
parts.
Le brigadier VandevelJe, 'dirigé dès lundi soir trompé. » 'y
Roubaix hommes, Alors il me fait suivre une tue- en biais-qui com-
sur avec six a télégraphié à onze
heures qu'il était sur une bonne piste. mence à peu près aux fortifications,, la rue Magenta,
A une heure une deuxième dépêche est arrivée à et qui finit route de Pantin, là où nous sommes, près
la préfecture. Le préfet a fait mander M. Claude, et de la gare des marchandises. '

rien n'a transpiré de leur entretien. Tout à coup, il me touche le bras; je m'arrête au
Vers deux heures, troisième dépêche au préfet. coin de la rue Davoust. Nous étions arrivés.
Celle-ci est la plus grave, eHe annonce l'arrestation Le jeune homme saute du siége. Il va au marche-
de Kinck. Pas de détails, on ignore si c'est Jean pied et il fait descendre la dame, la petite fille et un
ou des petits frères.
Gustave. *
-*
Voici, de notre côté, la dépêche que nous recevions Il dit à moi et aux trois autres petits qui restent
du Havre, elle était expédiée par notre correspon- dans la voiture : Attendez-moi.
dant, à quatre heures quarante-cinq minutes. Nous restons tous les quatre pendant qu'ils descen-
dent la route de Pantin. Ils disparaissent bientôt
« Le Havre annonce arrestation ici Kinck, auteur dans une obscurcie d'arbres.
Les petits attendaient bien patiemment, sans rien
dire et sàns se plaindre. LA MORGUE
Une demi-heure après, peut-être vingt minutes
seulement, le jeune homme revient. Il fait descendre La Morgue se compose de trois salles principales;
les trois petits — qui 'étaient les plus âgés de tous, la première pour les expositions publiques, la se-
la mère étant partie d'abord avec les deux plus jeu- conde pour les gardiens, la troisième pour les au-
topsies.
nes. Il me met de l'argent dans la main, sans comp-
ter ; ily avait à peine mon compte et il me dit : allez! La salle des autopsies est longue et étroite ; les

...
Là-dessus, je suis parti, on n'entendait rien; au-
cun bruit.... »
Et le cocher ajouta — était ce avec l'intention
de faire un mot sinistre ou n'était-ce qu'une naï-
murs sont nus, l'aspect général est d'une sécheresse
et d'une froideur qui impressionnent vivement.
Des dalles de marbre sont placées dans la longueur,
ràce à face. Au-dessus d'elles des robinets hissent
écouler un filet d'eau. Des fenêtres qui s'ouvrent sur
veté?— «une vraie nuit à passer en famille, quoi » 1

Le cocher se tut. la Seine l'éclairent le jour, des becs de gaz le soir.


Alors, lui dis-je, quand entendu par- Quand nous sommes entrés dans ce funèbre mo-
« vous avez
ler du crime, vous avez été à la police? nument, nous n'avons pu nous détendre d'une im-
Non, répondit-il mais j'avais dit à un con- pression bien facile à comprendre.
—- me ;
frère la drôle de course que j'avais faite. Il a causé à Quatre personnes seules s'y trouvaient avec nous;
son tour-et alors j'ai été appelé chez le chef de là po- parmi elles étaient le prince Demidoff, le chapeau
lica, qui m'a interrogé avec son commissaire. 1» sur la tête.
Les corps sont cachés par une sorte de couvercle
en toile cirée noire, quelque chose ressemblant,au*
GUSTAVE KINCKE tabliers dont les cochers recouvrent leurs jambes.
On découvre devànt nous les cinq dalles et on place
D'après des renseignements obtenus de différents les couvercles entre chacune d'elles.
côtés sur la personne de Gustave Kincke, et non Les corps sont posés dans l'ordre indiqué sur notre
ICinck comme on l'a écrit jusqu'à présent, qui avait
donné à l'hôtel le prénom de son père ; c'est un jeune
gravure.
C'est un spectacle affreux.
homme de dix-neuf ans, qui paraît un peu plus que Quoique la plupart des coups aient été portés à la
son âge. Sa taille est de 1 mètre 62 à 64 centimè- tête, la femme Kincke a trois blessures à la cuisse
mètres; il est de corpulence moyenne cheveux gauche; le Sein gauche est.lacéré; une blessure hor-
,
bruns, barbe clair-semée et brune, le vit age habi- rible allant de haut en bas, a frappé à elle seuie
tuellement pâle. l'os maxillaire, coupé la carotide et meurtri là clavi-
Comme vêtement, Gustave Kincke portait un pa- cule !
letot, un> pantalon et un gilet d'une étoffe à fondnoir D'après la forme, des blessures il
moucheté gris blanc. Un chapeau mou de couleur — y en a une
centaine environ! — quatre instruments ont servi à
marron couvrait sa tête. commettre les crimes :
Il a l'accent allemand. Un couteau, un poignard, un instrument conton-
dant, un tranchet.
JEAN KINCKE Les cadavres sont d'une grandeur au-dessus de la
moyenne.
C'est un homme d'environ cinquante ans, d'une La Itmme Kinke a subi l'opération césarienne et
taille ordinaire, mais d'une forte constitution. Il a il a été reconnu qu'elle portait dans ses entrailles un
une apparence herculéenne. enfant de cinq à six mois.
Les cheveux, la barbe et la moustache sont châ- Le fils aîné a d'abord eu le cou mutilé, mais
tains, le visage est rond et plein, le teint coloré. Ses comme il devait respirer encore, on l'a étranglé. Son
mains sont fortes et larges. visage est calme ; il a dû perdre vite connaissance,
Scn costume est à peu près de même étoffa que le malheureux'
celui de son fils. Le second a la figure crispée par la souffrance;
C'est lundi, le lendemain du crime, que Gustave et derrière l'oreille, il y a une blessure affreuse; c'est
Jean Kincke ont été vus buvant ensemble chez un évidemment celui dont les cris sont parvenus à l'o-
marchand de vins, appelé Brune!, établi boulevard reille du chef de gare.
Magenta, n° 105. La petite fille a été frappée sur les bras de sa mère;
Comment se fait-il qu'ils n'ont pas alors été arrê- c'est elle qui aura reçu les premiers coups.
tés? Quelques minutes plus tard et l'identité de la L'autopsie est entièrement terminée, et cependant
famille massacrée reconnue, les misérables étaient l'ordre d'inhumer les cadavres n'est pas encore par-
pris. venu. On pense même que, dans l'espoir d'une ar-
Rendons, en passant, justice au directeur de l'hô- restation prochaine des coupables, cette inhumation
tel du Chemin de Fer du Nord qui, dès qu'il eut ap- sera retardée de quelque temps encore, afin de faire
pris qu'un crime avait été commis, s'empressa d'al- une confrontation entre les meurtriers et les vic-
ler témoigner de ses soupçons à la police. M. Rigny, times.
d'ailleurs, ancien greffier au tribunal de Paris, savait En même temps que les renseignements se grou-
dans des circonstances semblables la valeur d'une pent, la scène du carnage devient de plus en plus
minute gagnée. Claire, et on arrive à la quasi-conviction qu'il a été
pas vu — ceci est acquis d'une façon certaine — au- Kinck a dit à son fils qu'il ne pourrait la commencer
cun des membres de sa famille, si ce n'est son père. qu'à la nuit noire et qu'il faut bien deux heures
Voici du moins ce qui résulte de la déclaration du pour achever ce sinistre ouvrage.
cocher Bardot et de quelques mots de conversation Gustave Kinck ne doit pas arriver avant que tout
surpris par lui, entre Mme Kinck et Gustave. soit prêt.
De huit heures à onze heures, on dîne, on patiente, Onze heures sonnent. On arrête le cocher du fia-
on erre aux alentours de la gare du Nord, à Paris. cre portant le n° 9108 et l'on part.
Un cocher d'omnibus de la gare les voit longtemps Arrivés à l'endroit fixé, Gustave exécute le plan
aller et revenir sur leurs pas. arrêté d'avance.
C'est que la fosse n'est pas encore prête, que Jean Il amène à son père les trois premières victimes
et, tous deux, dans l'obscurité, ils font leur sinistre
besogne, et comme il fait nuit profonde et qu'ils ne LES CAUSES
savent pas d'une façon bien cerlaine la valeur des forfait
Quelles ont pu être les causes de ce épou-
coups qu'ils portent, ils en donnent beaucoup, au
hasard, ne sachant pas quel sera le bon, mais sûrs vantable ?
qu'il y en aura un bon pour chacun. On a parlé d'un acte de vengeance. On a mis en
Gustave Kinck revient à la voiture ; sa voix est cal- avant une absurde histoire de mari trompé. Kirck
main tremble quand il le cocher père, disait-on, se serait aperçu que sa femme en-
me saet ne pas paye adul-
tretenait, depuis de longues années, une liaison
et quand il appelle ses frères. Le père était moins liai-
sûr de lui, c'est pourquoi il n'a pas paru. tère; que les enfants étaient les fruits de cette
Une seconde fois, la scène se reproduit. Le crime son ; et mille contes. ]
Selon une autre version, Gustave Kinck aurait J
est accompli. qui
Le reste de la nuit se passe à combler la fosse, à reçu, il y a quelque temps, une procuration de-
effacer autant que possible tous les vestiges du mas- vait lui servir à toucher diverses sommes assez im- |
portantes revenant à sa famille. C'est afin de s'ap-
sacre, à refermer les sillons si atrocement remplis. qu'il résolu
Et puis quand tout est fini, il va faire bientôt jour. proprier cet argent aurait de massacrer
C'est le moment de partir. impitoyablement sa belle-mère, ses frères et sa sœur. ;
Pas encore ; il ne faut partir que lorsque l'on sera
sûr du résultat de l'affaire. ARRESTATION DE L'ASSASSIN
Ils restent tous deux. •
\

Le paysan Langlois passe et voit deux hommes qui La dépêche télégraphique suivante est arrivée hier
ont l'air de l'épier. Il trouve le lambeau d'étoffe, il soir à Paris :
trouve un cadavre. Les deux hommes l'épient tou- I
Le Havre, 23 septembre, 4 h. 45, soir. |
jours. Langlois se sauve éperdu prévenir un agent
de police, les deux hommes marchent derrière lui. Le Havre annonce ce soir l'arrestation opérée ici
S'ils avaient pu le tuer alors ! Mais il faisait trop de Jean Kinck, auteur des assassinats de Pantin. ^
jour et ils auraient été vus et pris peut-être. CeV,e arrestation a été accompagnée de circonstances
Jusqu'à huit heures du matin, moment où le com- dramatiques : K nck, arrêté au moment où il cher-
missaire de police arrive, on les voit rôder aux envi- chait à s'embarquer, s'est précipité dans un des bas-
rons et épiant les hommes qui découvrent le travail sins du Havre, d'où il a pu être retiré vivant; il a
de leur nuit. été transporté immédiatement à l'hospice.
A ce moment, ils savent ce qu'ils voulaient savoir ; L'administration a été informée dans la soirée
ils sont découverts ; il est inutile de chercher à dé- qu'un individu dont le signalement répondait à celui
guiser leur culpabilité; la fuite seule leur reste : ils de Jean Kinck avait été mis en état d'arrestation au
se sauvent. ' Havre ; on a donc tout lieu de croire que l'auteur de
Ils vont à l'hôtel en moins d'une heure, changent l'épouvantable crime de Pantin est entre les mains
de vêtements, et nous les retrouvons chez le mar- de la justice.
chand de vins du boulevard Magenta. Ils restent M. Claude, chef du service de la sûreté, est im-
dans le quartier. Est-ce donc qu'ils voudraient par- médiatement parti pour le Havre.
tir par la gare du Nord ou par celle de i'Est? Voici les détails de cette arrestation : i
On vient d'arrêter un individu que tout indique
être Jean Kinck, le principal auteur de l'épouvan-
LES RECHERCHES table assassinat de Pantin, qui avait produit au Ha-
vre une impression non moins vive qu'à Paris et
Les recherches sont actives, habiles et prudentes. dans le reste de la France. ]

L'affaire, commencée par M. Lerouge, ne peut Voici dans quelles circonstances tout à fait impré-
qu'être bien terminée par M. Claude; elle est dans vues et comme providentielles cet homme a été ar-
la voie. rêté. -i

M. Vandevelde Vers midi, le gendarme Ferrand, du service mari-


part pour Roubaix, mardi soir, but
time, faisait ronde à Saint-François dans le de
comme nous le disions hier.
M. Kreimp, employé principal de la sûreté, part ramener à bord des navires en partance plusieurs
jeudi soir pour Colmar. marins retardataires.
Des dépêches sont envoyées de. tous côtés; des Arrivé rue Royale, il entra dans l'auberge de
intelligents, mais d'un ordre plus modeste, M. Mangeneau, située dans la maison portant, le nu-
agents
sont lancés dans différentes directions qu'il est pru- méro 57. Il y voit attablés plusieurs individus d'assez
dent de ne pas dévoiler. mauvaise mine auxquels il demande leurs noms et
Tous les fils ont été posés par M. Lerouge ; le leurs papiers.
filet, en se refermant, ne peut laisser échapper les L'un d'eux, dont la physionomie avait paru con-
criminels. tractée par un trouble subit lors de l'entrée du gen-
Revienne à qui voudra l'honneur, à condiiion que darme, répond qu'il est étranger.
les coupables soient pris et surtout retrouvés vivants. «
Eh bien, alors, raison de plus pour me montrer
vos papiers !

Faut-il donc des papiers pour voyager en



France? »
Sa parole était haletante, son visage crispé. A pièce de 5 francs en argent et une pièce de 50 cen-
chaque minute son trouble allait croissant. times. plus 50 centimes en billon ;
oc
Si vous ne pouvez justifier de votre identité, 9. Une ceinture en cuir vide;
ajoute le gendarme, je serai forcé de vous conduire 10. Un foulard de soie contenant 210 fr. en pièces
au parquet de M. le procureur impérial. » de 5 francs en argent, dont 31 pièces à l'effigie de
A ces mots de procureur impérial, l'individu perd Léopold II, et 170 fr. en billon
toute contenance, il essaye de balbutier quelques pa- 11. Une montre en or, à cylindre, à huit rubis,
roles, mais ne peut les articuler. portant les numéros 40730 et 7797, avec chaîne et
Le gendarme l'arrête et lui dit qu'il va le conduire clef de même métal;
au violon, où se continuera l'explication. 12.-Une montre savonnette, en argent, tenue par
Il l'emmène par le quai des Casernes et le pont un cordon de cuir et portant les numéros 47440
Lamblardie. Arrivé sur le quai de la Carène, l'indi- et 43;
vidu' profite du passage d'une voiture de place pour 13. Un petit peigne ;
se dégager de l'étreinte du gendarme. Il court au 14. Un petit médaillon à secret;
quai, saute sur un radeau, et de là dans le bassin, 15. Un couteau-canif neuf, à manche blanc, garni
avec l'idée bien arrêtée et bien évidente d'y trouver de trois lames, dont la principale est ébréchée en
la mort. quatre endroits.
Mais dans notre port, dès qu'il y a une chute à Kinck a été transporté vers deux heures à l'hospice.
l'eau, il se trouve toujours un sauveteur courageux Les internes de service dans la salle Sainte-Gabrielle
prêt à riquer sa vie pour sauver son semblable. au fond de laquelle il est couché, sous la garde de
Cette fois, le sauveteur était M. Hauguel, calfat. A deux agents de police, lui ont. donné les soins d'usage
peine l'individu était-il dans le bassin qu'il s'y est et à l'aide de frictions énergiques l'ont rapidement
précipité lui-même tout habillé. L'individu, voyant mis hors de danger. Kinck est étendu sur son lit;
ses projets de suicide contrariés, saisit violemment il s'est enveloppé dans une couverture de laine blan-
son sauveteur par les jambes, se débat et essaye de che et cherche à dissimuler ses traits sous son oreiller.
l'entraîner avec lui. M. Hauguel eut la force et la Sa respiration est rapide, oppressée, sifflante. Il
présence d'esprit de se dégager. Un instant après il est très-pâle et feint un état d'abattement absolu,
ressaisit l'individu épuisé et le ramène à la surface afin d'échapper à un interrogatoire immédiat.
de l'eau. On le porte sur le quai et de là au poste Il est si calme qu'on n'a pas cru devoir lui mettre
de sûreté, où M. Ebran, pharmacien, accourt lui la camisole de force.
donner les premiers soins. Il a demandé à boire, et comme on tardait un peu,
En le déshabillant, on a trouvé sur cet homme il a ajouté que si on voulait satisfaire ce d.ésir, il se-
divers papiers placés sur la peau, en dessous de la rait sage et laisserait faire son esquisse par un jeune
chemise, et qu'il paraissait tenir à dissimuler soi- élève de l'Ecole des beaux-arts, qui venait de com-
gneusement. Ces papiers établissent clairement son mencer ce travail.
identité : il n'est autre que le nommé Jean Kinck, de Jean Kincke est de taille moyenne, mais bien pro-
Roubaix, celui que le bruit public et les premières portionnée. Il paraît être âgé d'environ vingt ans. Sa
informations de la justice désignent comme le physionomie est belle, bien que ses traits soient lé-
principal, sinon comme le seul, des assassins de gèrement irréguliers. Il a le front droit, mais fuyant
Pantin. tout à coup au sommet, le nez busqué, fortement
aplati vers le haut; la bouche petite, les lèvres min-
Voici la liste des papiers et des objets trouvés ces, les dents très-fortes, le menton couit, les che-
en
la possession de Kinck : veux et les sourcils noirs. Moustache naissante.
On remarque au-dessous de l'oreille gauche une
1. Acte de vente d'une maison sise à Roubaix, cicatrice de 3 centimètres de longueur allant dans la
pour une' somme de 8000 fr. par M. Cocheteux, à direction de la bouche. On voit gaiement sur la joue
«

M. Kinck-Rousselle, au 31 janvier 1861, en l'étude du même côté, deux signes nommés communément
de Me Deledicque, notaire à Lille; grains de beauté, le plus apparent placé à 3 centi-
2. Obligations par M. et Mme Kinck-Rousselle mètres au coin de la bouche, et l'autro situé plus bas
à demoiselles Danel et consorts du 20 avril 1861. vers le menton.
— Même étude. Les habits qu'il portait sont ceux d'un ouvrier ou
3. Vente de maisons par M. et Mme Cocheteux- d'un marin. Ils se composaient d'un pantalon et d'un
Osterlgek à M. et Mme Kinck-Rousselle, 17 et 20 paletot bruns, d'une cravate noire et d'un foulard
avril 1861. — Même étude. rouge à bordure blanche. La chemise est marquée
4. Adjudication d'une maison sise à Roubaix au aux initiales E. T.
profit de M. Kinck, de Roubaix, 30 juillet 1857; On compte, au parquet, pouvoir interroger ce soir
5. Une quittance de mainlevée de M. Vanderholle Jean Kinck, dont l'arrestation fait grand honneur à
à M. Kinck, en date du 18 novembre 1863; la perspicacité du gendarme de marine Fertand.
6. Un dossier contenant 12 extraits du registre des La vindicte publique lui sera redevable de la cap-
priviléges et hypothèques de Lille ; ture de l'auteur d'un des crimes les plus abomina-
7. Un portefeuille contenant un certain nombre de bles qui aient affligé notre époque.
lettres particulières et divers papiers; P. S. — Le juge d'instruction et le procureur im-
8. Un porte-monnaie en maroquin avec garniture périal, accompagnés du docteur Lecadre, sortent de
en cuivré, trouvé ctans ses poches, contenant une l'hospice à cinq heures.
Impossible d'obtenir de Kinck aucune réponse. Il avait sur lui un grand nombre de papiers ap-
Kinck a promis de parler demain. partenant à la famille Kinck.
Il a à la main une coupure placée à la jonction du Ces papiers auraient-ils été volés à M. Kinck
r après qu'il aurait été tué par ce Traupmann et ses
pouce et de l'index, ainsi que plusieurs égratignures.
Ainsi donc cet abominable crime ne restera p":s complices?
impuni; ainsi le monstre qui a pu tremper ses mains L'imagination se perd dans des conjectures sans
dans le sang de sa famille entière n'échappera pas fin.
ail châtiment. Un spectacle étrange était C',I Lli qu'ont donné au-
On avait dit que le meurtrier s'était fait justice : jourd'hui les abords de la gare Saint-Lazare.
il s'était noyp, disait-on. Heureusement il n'en est Une foule énorme encombrait la place du Havre,
rien ; tout s'est borné à une tentative de fui le. Il faut la rue d'Amsterdam, et essayait de pénétrer dans la
pour exécuter un suicide un cerlain courage que cour d'attente ou chemin de fer de l'Ouest, 17 , rue
n'ont pas les scélérats. D'ailleurs si la cupidité a été (.'Amsterdam. *

le mobile de son crime, pourquoi, l'effroyable assas- Plusieurs milliers de personnes ont stationné une
sinat perpétré, se serait-il détruit? partie dela journée, attendant l'arrivée des trains du
Non, l'assassin devait vivre; il vivra. Havre qui entrent en gare à une heure et à quatre
Maintenant, quel est-il? le fils ou le père? heures vingt minutes.
La police elle-même croyait à l'arrivée de Traup-
DÉPÊCHE TÉLÉGRAPHIQUE.
mann par le train d'une heure, car une voiture cellu-
laire attendait dans la cour d'attente.
Le Havre, 2i septembre 1869, 9 h. 50 m. du matin. Vers une heure moins un quar'-, les sergents de
ville avertissaient la foule que le prévenu ne serait
L'individu arrêté hier est bien Gustave Kinck, le
fils.
Il portait les papiers de son père, Jean Kiuck.
pas amené par ce train.
Dans l'après-midi, la voiture cellulaire quitta la '
Hier soir Gustave Kinck a été transporte de l'hos- gare, et nous avons tout lieu de croire qu'elle a été
envoyée à Maisons-Laffitte, afin d'éviter le passage
pice à l'infirmerie de la prison. de la voiture à travers une foule extrêmement montre
Il a constamment refusé de parler.
et qui aurait pu arracher le criminel aux mains de h
Mais il a déclaré qu'il parlerait aujourd'hui. justice.
Je vous tiendrai au courant. Nous avouons franchement ne plus rien compren-
>;

GIRAUD.
dre à cette sombre affaire.
Les renseignements que nous avons publiés ont
AUTRE DÉPÊCHE été empruntés aux sources les plus sûres;
cepen-
Le Havre, 10 h. 25 m. du matin.
dant, il faut reconnaître que nous sommes dans
une
période de doute et d'hésitations. Tous les systèmes
Nouvelle complication. : les plus vraisemblables pourraient bien être renver-
Le jeune homme arrêté n'est pas Gustave Kinck sés, et ceux qui ont été accusés de s'être rendus cou-
et n'appartient pas à la famille Kinck. -! pables du plus horrible assassinat qu'on ait vu de-
Il portait tous les paniers de Jean Kinck dont le puis longtemps, ceux-là, au lieu d'être criminels,
journal le Havre donne l'énûmération. pourraient bien être victimes.
Il a fait des révélations complètes. s; La déclaration de Traupmann innocente le père
M. Claude, chef de Ja police de sûreté, part pour et le fils Kinck et est entièrement confirmée par une
Paris avec l'inculpé. lettre apportée au Gaulois par un individu dont l'air
L. LAURENS. de franchise excluait toute idée de funèbre plaisan-

dresse de Traupmann.

les maiijs de la justice. •."


L'individu arrêté portait sur lui des lettres à l'a-

Ce serait donc le nom de l'homme qui est entre

M. Claude était attendu aujourd'hui à midi à


Paris.
terie.

Monsieur,
Paris, 24 septembre 1869

J'arrive aujourd'hui même de Roubaix et je lis


avec un douloureux étonnement ce que votre jour-
En prévision de la confrontation qui doit avoir lieu nal, ainsi que tous les autres journaux, impriment
cette après-midi, les cadavres des six victimes ont' an sujet de l'horrible crime de Pantin,
été.transportes de la salle d'autopsie, où ils se trou- Tout ce que vous dites est faux, depuis le pre-
vaient ces jours derniers, dans la salle des morts. mier mot jusqu'au dernier, faux et injuste.
Ils ont été préalablement purifiés à l'aide du Pour tous ceux qui ont été comme moi, intime-
,
phénol. ment liés avec Ja famille Kinck, les suppositions aux- '
A demain de nouveaux détails. quelles les journaux se livrent sont odieuses, odieu-
ses et absurdes à la fois.
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T. G. J'habite Roubaix, et je connaissais beaucoup les


membresde cette malheureuse famille. Il était impos-
ARRESTATION DE TRAUPMANN sible de voir un intérieur plus uni, plus tendrement
lié. Tout ce qui a été dit sur des brouilles de famille
Le jeune homme pris au Havre a déclaré s'appeler est inexact ; s'il est vrai que le père et la mère n'aient
TrauDlliann. pas été d'accord sur le fait d'une installation en Al-
sace, ce désaccord n'a jamais atteint des proportions Et puis que signifient ces causes présumées d'un
telles qu'un dissentiment sérieux en soit résulté. crime affreux?
La réputation de Jean Kinck et celle de son fils Voulez-vous savoir exactement ce qui s'est passé
étaient excellentes; il y avait une vie de famille et la convicti' n qui s'est emparée de moi ?
très-unie. Les personnes qui en douteraient peuvent Mon ami Kinck avait le projet d'aller en Alsace
s'adresser, pour le savoir exactement, à M. Dassou- oil il voulait s'établir.
ville, qui partageait pour ainsi dire la même maison. Il est parti il y a un mois à peu de jours près; je
Rien au monde ne pourra me faire croire que des l'ai vu avant son départ; il m'a dit qu'il allait à
haines secrètes aient existé entre ces membres d'une Bull, près Guebwiller. ou il comptait préparer
son
même famille si unis en apparence, établissement.

C'était un homme plein d'économie que Jean reçu une lettre de sa femme Mme Lœft, qui est éta-
Kinck; il savait le prix de l'argent pour l'avoir ga- blie à Guebwiller.
Fné, et il m'a dit qu'il passait par la Belgique, parce Mme Lœft avait écrit à son mari qu'elle n'avait
que le voyage lui coûterait moins cher. pas vu Kinck. « Mais, ajoutait-elle, je sais où il est;
Quelque temps après le. départ de Kinck, je cau- il m'en a fait prévenir, mais il m'a défendu de le
sais avec M. Lœft, ouvrier tourneur à l'usine Cor- dire parce qu'il veut que personne ne le sache. »
donnier, le propre cousin de mon ami. Je n'ajoutai aucune importance à ce récit de
Je lui demandai s'il avait des nouvelles de son M. Lœft, si ce n'est que je me mis à rire de la lu-
parent. Il me répondit que non, mais qu'il avait bie de mon ami Kinck.
Deux faits inouïs que personne n'a racontés, et que nez pointu a les ailes larges; le haut du nez est cassé
Mme Lœft a écrits à son mari, me semblent bien à la Daissance.
curieux ; ils doivent jeter un grand jour sur cette af- La moustache est épaisce et taillée en brosse; une
faire pour les hommes du n élier. dizaine de poils très-longs viennent de chaque côté
Quelques jours après le départ de mon fils aîné, se coller contre la joue. J'ai son portrait sur moi, et
un jeune homme se présenta chez un notaire de quand je le regarde, je ne peux pas admettre qu'il ait
Guebwiller avec une procuration de Jean Kinck. pu se renre co'jpab'e d'un crime atfreux.
«
Vous êtes bien Gustave Kinck, dit le notaire. Revenons au voy:)ge de n;es pauvres amis. Jean
— Oui, monsieur. Il Kinck n'a pas été vu à BÜhl ni à Guebwiller; c'est ;
Le notaire ne trouva pas bonne tournure à ce dans son voyage, monsieur, qu'il a été tué; la pro- i
jeune homme et fut pris instinctivement d'un soup- curation qu'on a portée au notaire ou bien était f
çon tel qu'il ne lui livra pas l'argent qu'il demandait. fausse ou bien était volée, si en effet Jean avait fait |
Quatre ou cinq jours après, un autre Gustave Kinck une procuration pour son fils. I

se présenta; le notaire hésita encore bien qu'il trou- Quant à Gustave, on ne l'a plus revu après qu'il
vât à ce nouveau venu un air de famille avec Jean a été chez le notaire, puisque l'homme qui est des- !
Kinck. Il lui dit seulement : « Repassez avec votre cendu à l'hôtel du Nord n'est pas lui. J
père. Maintenant, parlons de Traupmann qui a été ar- 1
1)
Depuis, le notaire n'a plus revu personne, ni père rêté au Havre. |
ni fils, vrai ou faux. Traupmann était un des amis de la famille Kinck ; j
Trois ou quatre jours plus tard une lettre chargée il était en rapport d'affaires avec Kinck. Je ne peux
arrivait à la poste de Roubaix à l'adresse de Gustave pas y croire encore. L'instruction de la police ne peut
Kinck. Elle fut portée à la maison où naturellement manquer, avec cette trace, de retrouver la vérité. j
Gustave ne se trouvait pas. Pour moi, je termine en vous répétant que le père
Dans la journée, un individu se présenta au bu- et le fils sont tués comme la mère et les enfants, les
reau de poste et dit : deux premiers en Alsace comme les derniers à Pan-
«
Avez-vous une lettre chargée pour M. Gustave tin.
Kinck? C'est moi. » L'homme qui a été arrêté, ce Traupmann, et ses
L'employé qui connaissait un peu Gustave ,Kinck complices, ont volé la procuration, ont voulu voler
de vue crut reconnaître qu'il y avait une substitution la lettre chargée, ont fait venir la famille à Paris
de personne. Pour ne pas livrer la lettre indûment il pour la faire disparaître et toucher, avec de fausses
le fit entrer dans une pièce du fond et alla chercher procurations, si le crime n'était pas découvert, le
un voisin qui connaissait bien Gustave. Celui-ci dé- prix des propriétés vendues. |
clara que ce monsieur n'était pas Gustave Kinck. C'est pour cela sans doute que Traupmann ne s'é-
Comment se fait-il, monsieur, que l'employé ait tait pas dessaisi des papiers et des titres de propriété
laissé partir cet homme sans le faire arrêter? Que de si compromettants qui ont été.retrouvés sur lui. \

malheurs auraient été évités, peut-être, sans cette né- Fasse Dieu, monsieur, qu'une prompte découverte
gligence. des vrais coupables décharge au moins la mémoire
Je ne sais pas, monsieur, si les journaux ont ra-- de mes malheureux amis !

conté que, depuis le départ de son mari pour ,l'Al- Recevez, monsieur, etc. X. 1

sace, Mme Kinck ne reçut plus une seule lettre de Là se bornent nos renseignements. Nous croyons
son mari écrite de sa main. Cela la tourmentait et qu'il nec'est absolument rien passé de plus. La jour-
elle ne s'en cachait pas à ses voisins.
née d'hier a été fort calme; les recherches continuent
Quand son mari lui eut donné son adresse à l'hô-
plus actives que jamais et nul doute que la justice ne
tel du Chemin de Fer du Nord, elle lui écrivit, pour
parvienne à débrouiller cet imbroglio de crimes dont
lui demander comment il se faisait que ses lettres
on ne trouve pas de précédent dans les annales judi-
ne fussent pas de sa main.
Elle fut rassurée quand la prochaine lettre lui ap-
ciaires.. Edouard DANGIN |
prit que Jean Kinck s'étant foulé le poignet avait re- Mercredi 22, arrivait au Havre, par le train de
cours à la main d'un ami. 7 h. 50, un individu vêtu d'un paletot et d'un panta-
Ce qu'il y a de plus curieux, c'est le portrait que lon gris-brun un peu râpés, d'un gilet en étoffe ve-
l'on donne de Gustave Kinck descendu à l'hôtel du loutée et mouchetée, et coiffé d'un chapeau de feutre
Chemin de Fer du Nord. On dit qu'il est mince et mou de couleur grise : il demanda aux gamins qui
plutôt petit; j'ai lu qu'il avait l'air d'un petit jeune flânent autour de la gare qu'on le conduisît à un hô-
homme. tel où l'on parlât allemand, car, disait-il, il ne pou-
Si vous connaissiez comme moi ce pauvre Gus- vait s'exprimer que très-imparfaitement en fran-
tave, monsieur? C'est — ou c'était — un garçon, çais. On l'amena rue Dauphine, 37, à l'hôtel de
grand, fort, et à l'air vigoureux. Il n'a pas l'ombre NBW-York, tenu par M. Brion, et en son absence
d'une cicatrice sur la figure. par Mme Henry. Cet individu déclara les noms et
Mon ami Jean Kinck qu'on prétend avoir vu et à professions suivants sur le livre de police :
qui on donne l'âge de quarante ans, est un homme Wolff, Charles, tailleur, né en Bavière; dernier
à l'air âgé, au contraire, Il a les cheveux presque domicile, Paris.
ras, plutôt blancs que gris. C'est une figure un peu Il n'avait pas de bagages avec lui, mais il dit les
J étrange : le haut est écrasé, le front des méplats; avoir laissés au chemin de fer. On s'assura Dius tard
a
les sourcils sont épais, les yeux enfoncés et vifs; le que c'était faux.
Le train avait un peu de retard. Wolff — nous port, pour s'enquérir des formalités à remplir en vue
l'appellerons ainsi jisqu'à nouvel ordre — Wolff de son embarquement prochain.
était venu à pied; ce n'est que vers neuf heures du Il ignorait sans doute que le Havre est un des
soir qu'il arriva à l'hôtel de New-York. ports d'où il est le plus difficile de partir; il y passe
Il y a dans la maison une domestique allemande, tant de monde que les autorités s'y montrent très-
Thérèse Hollander, à laquelle il demanda dans sa raides en matière de passe-port. D'ailleurs on y re-
langue qu'on lui servît à dîner. Voilà le menu de son cherche presque constamment quelque émigrant sur
repas : qui plane un soupçon.
Un potage — un poisson frit — un rôti, accompa- Nous retrouvons la piste de Troppmann que nous
o'né de haricots verts — une portion de gâteau et une ne quitterons plus maintenant jusqu'aux aveux.
demi-bouteille de vin, dont il ne but que la moitié A onze heures et demie et quelques minutes, il en-
à peine. tre accompagné d'un novice de dix-huit ans, connu
Mme Henry mit le reste de côté pour le repas du sur les quais et facile à retrouver, dans le débit de
lendemain. boissons tenu par le sieur Mangeneau, rue Royale, 57,
Il but ensuite deux chopes qui lui furent servies presque au coin du quai Casimir-Delavigne et en
dans le café, au rez-de-chaussée de l'hôtel. face du quai de Lille.
Mme Henry, regardant sa tournure un peu bo- Il demande deux chopes. Le garçon va les cher-
nasse, et supposant qu'il ne comprenait pas le fran- cher et se prépare à les déboucher, lorsque apparaît le
çais, dit en riant à sa demoiselle de comptoir : tricorne d'un gendarme sur la porte du débit.
«
Ma foi, il a bien l'air d'un tailleur. Le gendarme dit quelques mots à Wolff et on les
Je le suis, madame, fit vivement le voyageur. vit sortir tous deux sans bruit. Cela attira si peu l'at-

— Tiens! je croyais que vous ne parliez que l'al- tention des autres personnes, que le débitant, occupé
lemand. à la table de l'entrée à compter une somme de trois
— Oh! je comprends un peu le français; mais il cents francs, ne s'aperçut même pas de la sortie de
ne m'est pas très-familier. » son consommateur. Le garçon, qui tenait les chopes,
Il a en effet un accent alsacien très-prononcé. n'entendit rien de la conversation.
A ce moment il n'était pas encore inscrit sur les Pour bien comprendre comment c'est le hasard
registres d'entrée et de sortie. a
qui tout fait dans ce dramatique épisode de l'arres-'
En montant se coucher il salua ainsi les dames de tation, il faut savoir que, depuis mardi, tous les points
l'hôtel : d'embarquement des côtes sont surveillés par des
« Bonsoir, mesdames, et dormez bien. » agents de la sûreté, que le signalement connu des
Et vers dix heures enfin, il se rendit dans sa assassins a été envoyé à toutes les autorités militaires
chambre, n° 8, non dans le corps de logis où il avait et départementales, avec ordre d'arrêter tout indi-
mangé, mais dans une dépendance de l'hôtel, sise à vidu suspect.
côté, rue d'Édreville, 37. Seuls, les gendarmes de la marine n'ont pas reçu
Le jeudi 23, il descendit vers huit heures et de- cette communication. Mais ils lisent les journaux, et
mie dans le café, se fit servir une tasse de café au depuis cinq jours tous nos confrères ont reproduit le
lait; on remarqua qu'il évitait de répondre aux signalement de Kinck que nous avons donné.
questions assez banales, d'ailleurs, qui lui furent Le gendarme dont il s'agit ici s'appelle Ferrand,
adressées par un consommateur. il a trente-trois ans, et est né à Saint-Germain-sur-
Il fuma paisiblement un cigare et demanda sa note, Sèves, dans le département de la Manche.
montant à 6 fr. 20 ou 25 c., qu'il paya en faisant Il faisait jeudi sa tournée, pour recueillir les mate-
changer une pièce de 20 fr., mais sans rien laisser lots retardataires et les ramener à leur bord.
pour le garçon. En entrant dans le débit de M. Mangeneau, il fut
C'est à neuf heures environ qu'il sortit, disant en tout d'abord frappé de la physionomie de Wolff, —
allemand à Thérèse Holiander qu'il allait chercher non qu'il conçût le moindre soupçon, mais parce que
à se placer comme tailleur, et qu'aussitôt qu'il aurait sa figure lui était totalement inconnue.
trouvé de l'ouvrage il reviendrait prendre pension
dans la maison. Il se plaignit de la cherté des hôtels « Vous êtes étranger au Havre? luidemanda-t-il.
— Oui, j'y suis depuis deux jours.
de Paris, disant que la veille il avait passé la nuit
dans un hôtel de la capitale qu'il n'a pas désigné, et — Et qu'est-ce que vous venez y faire ?
— Chercher du travail.
où, pour un potage et un lit, on lui avait présenté
— Vous avez des papiers?
une note de dix francs. Non.
« J'ai été volé, » conclut-il.

Ici nous le perdons un instant de vue, c'est-à-dire — Il vous faut un passe-port.
que nous ne pouvons plus le suivre à une minute — Depuis quand?... Pour voyager en France on
près. n'en a pas besoin.
Nous savons cependant qu'il n'a pas cherché d'ou- — Ça ne me regarde pas.... Si vous n'avez pas de
papiers, vous allez me suivre au dépôt de sûreté.
vrage comme tailleur, mais s'èst occupé à l'agence Pourquoi faire?
Christy ou Capelle de son départ —
pour l'Amérique. Pour qu'on établisse votre identité.
Ces agences demandent
aux émigrants cent cin- —
— Je veux bien.
quante francs pour leur transport. »

« C'est trop cher, » dit Wolff. Et Wolf se leva, tranquille en apparence, mais déjà
Et il s'aboucha alors avec de jeunes marins du un peu troublé.
Chemin faisant, le gendarme Ferrand continue •— Cet endroit du quai de' Videcoq, — devant lequel
non pas son interrogatoire, mais sa conversation. était amarré la Louisiane, trois-mâts frarçais, qui
Ils suivaient la rue Royale et le quai des Caser- devait être abattu en carène, — était en ce moment
.
nés, marchant à côté l'un de l'autre.
«
Comment vous appelez-vous? »
L'autre hésite une seconde et répond :
quets, de camions..
encombré de chaînes, d'ancres, de ballots, de pa-

La poursuite commence.
«Waodergenbergue.... «
Arrêtez-le, crie Ferrand.... c'est un assassin, 11

Quel fichu nom 1... » Ce dernier lance au gendarme un regard de haine



Le fait est que Ferrand n'a jamais pu le pronon- Ferrand voit encore cet oeil noir, et tourne en
— —
cer. courant autour des trois pavillons qui sont là — deux
« Réellement, vous n'avez aucun papier? occupés par les comptables des camionneurs du port,
— Si.... tenez.... ces lettres. »
l'autre par celui de la corporation des brouetliers du
C'étaient des lettres en allemand qui semblèrent grand corps.
insignifiantes au gendarme, et ne lui parurent pas Traqué par les douaniers et les passants qui s'ar-
constituer une caution suffisante. rêtent aux cris de Ferrand, il ne voit plus d'issue,
« Vous vous expliquerez avec le procureur
impé- et saute sur un radeau de calfat, ancré au pied du
rial. quai.
— Le procureur impérial ? Fertand saute aussitôt après lui.
Oili, je suis forcé de vous mener devant lui. L'assassin, éperdu, veut le fuir, se jette à l'eau et
— »
« Mais je disais ça pour l'effrayer, avouait plus disparaît sous les chalands et radeaux amarrés là, à
tard Ferrand en souriant, je le conduisais au dépôt l'avant de la Louisiane, entre le port et la barque
de la sûreté tout simplement.— Et cela l'a-t-il réel- pontée de plaisance Hérisson du Havre, et non loin
lement épouvanté, demandai-je. — Oh! je crois du sloop Gustave- Henri de Marseille, couché sur le
bien, il est devenu tout blanc. » flanc.
Après avoir remarqué cette pâleur, le gendarme «
Qui sauvera cet homme ? crie Ferrand.
reprit d'un air bonhomme : Moi! répondit le calfat Hauguel en se précipi-

« Ah çà1 vous dites que vous venez chercher du tant aussitôt sous les bateaux entre lesquels on voit
travail.... quel est donc votre état? de temps en temps apparaître le corps de l'assas-
.
— Mécanicien. sin.
— De quel pays êtes-vous? Prenez garde c'est peut-être un homme dan-
— !

— De Roubaix. gereux.
— Et vous venez? — N'ayez pas peur, ça me connaît,» fait gaiement
— De Paris. » le calfat.
Ces trois réponses rapides « mécanicien — Rou- Deux hommes, les nommés Malart et Conteur,
baix — Paris » donnèrent l'éveil à Ferrand. charpentiers, viennent en aide au sauveteur. On court
Regardant plus attentivement Wandergenbergue, il chercher une gaffe de sauvetage qu'on leur jette,
lui trouva un air de ressemblance avec le signale- mais dont ils ne se servirent pas.
ment, lu dans le Figaro, du jeune homme brun, à On voit à la surface les deux hommes qui se dé-
l'œil enfoncé, à la moustache naissante. battent dans une lutte suprême.
Seulement celui-ci n'a pas de barbe, il est rasé Une barque mal m an oeuvi-é e passe au-des»us de
depuis peu. leurs têtes.
Mais — indice effrayant — l'inspection rapide (c
Tonnerre de Dieu !... hurle Ferrand, vous al-
qu'il passe lui permet de remarquer à la joue gau- lez noyer les deux hommes. *> -

che du mécanicien une écorchure fraîche encore, et Et d'une vigoureuse poussée il éloigne la barque.
à la main droite une blessure récente formant plaie Une seconde fois, les deux héros de ce drame
sur la jointure du pouce à. l'index. viennent à fleur d'eau, mais l'assassin, se crampon-
Autre indice : Wandergenbergue évitait ses re- nant aux jambes d'Hauguel, 'met celui-ci en danger
gards à chaque interrogation il détournait les yeux.
,
de mort. Hauguel se dégage de cette étreinte, et,
Le malheureux commettait faute sur faute, il com- malgré tout, persiste dans son œuvre.
mençait à perdre la tête. Trois fois ils paraissent, — trois fois ils plon-
On approchait du pont Lambardie qui sépare le gent... Jusqu'à ce qu'enfin une main, se montrant
bassin du Roi du nouveau bassin,, dit du Commerce. non loin du radeau monté par Ferrand, le gendarme
« Et dites-moi donc, fait le gendarme, quelle l'attire à lui.
route avez-vous prise pour venir de Paris ? C'est la main qui porte une plaie. C'est bien le
— Parbleu! j'ai pris le chemin qui mène toujours faux Wolff que le calfat tient dans ses bras.
tout droit. D'un solide poignet, Ferrand le saisit par les che-
— Vraiment 1... Êtes-vous bien sûr que vous veux, l'enlève et le jette sur le radeau, évanoui,
n'ayez pas passé par Pantin ? » horrible à voir, avec les cheveux collés, ruisselants
Juste à ce moment, un fiacre de place venait sur sur sa face pâle, l'écume qui bouillonne à ses lèvres
le pont, dont la largeur est suffisante pour livrer pas- et la bave qui coule le long de ses joues.
sage à une seule voiture. Pendant qu'on s'empresse autour d'Hauguel, qui
Ferrand prend le trottoir de gauche, Wolff celui remonte presque aussi défait que celui qu'il a sauvé,
de droite, et aussitôt, sans répondre à la question de Ferrand cherche sur la poitrine du mécanicien ,.
Pantin, il s'élance en courant sur le quai. trouve un second gilet, celui-ci noir, et découvre en-
I:
eut pris connaissance
. des pièces trouvées sur lui, et Osterlinck à M. et Mme Kinck-Rousselle, 17 et 20
dont voici le détail : avril 1861.
1° Acte de vente d'une maison sise à Roubaix, pour 4° Adjudication d'une maison sise à Roubaix,
une somme de 8000 fr.; Cocheteux-Osterlinck à d'une valeur de 9500 francs, au profit de M. et
M. Kinck-Rousselle, du 31 janvier 1861, en l'étude Mme Kinck, de Roubaix, en date du 30 juillet i 857.
de Me Délebecque, notaire à Lille. 5° Adjudication d'une maison sise à Roubaix, au
2° Obligations par M. et Mme Kinck-Rousselle à profit de M. Kinck, au 30 juillet 1857.
demoiselle Danel et consorts, du 20 avril 1861. du 6° Une quittance de main-levée de M. Vander-
même notaire. halle à M. Jean Kinck, en date du 18 septembre
3° Vente de la maison de M. et Mme Cocheteux- 1863.
7° Un dossier contenant douze extraits du registre le portrait de l'assassin et place au-dessous le nom de
d'inscription de privilèges et hypothèques de Lille. Kinck. Le malade voit parfaitement ce que fait l'ar-
8° Un portefeuille contenant lettres et divers pa- tiste, mais détourne la tête et ferme les yeux..
piers. L'homme représenté sur ce portrait est un fort
9° Un porte-monnaie en maroquin avec garniture beau gars, brun, aux yeux caves, à l'air énergique
en cuivre contenant une pièce de 5 francs en argent, et intelligent; il y a peut-être quelque chose de con-
un} pièce de 50 centimes et cinquante centimes en centré, en dessous, dans la physionomie. La dentition
billion, plus trois timbres-poste de vingt centimes. est superbe et parfaitement placée, le nez aquilin, la
10° Une ceinture en cuir, vide. lèvre supérieure un peu mince, deux grains de beauté
11° Un foulard en soie contenant I franc 70 cen- sur la joue gauche. Un signe distinctif que nous li-
times en billion et 200 francs en pièces de 5 francs vrons aux phrénologistes, c'est la façon dont le front,
en argent, dont 31 pièces à l'effigie de Léopold II, assez droit d'abord, finit par une courbe rapide en
roi des Belges, millésime 1860, le même que la pièce approchant de là naissance des cheveux.
trouvée dans la poche de Mme Kinck. M. Fauvel, s'approchant du lit, remarque,comme
12° Une montre en or cylindre, à huit rubis, por- le gendarme Ferrand, la blessure de la main, et dit :
tant les numéros 40 730 et 7791, avec chaton et clé « Mais ceci remonte à deux ou trois jours... C'est
du même métal. lundi matin qu'on vous a fait cette marque... hein?...
]3° Montr e savonnette argent portant les numéros A Pantin, n'est-ce pas?... »
47 44,0 et 43. Même silence qu'auparavant.
14° Un pe tit peigne, un encrier.. A cinq heures, arrive le juge M. Saulnier, délégué
15° Un p( tit médaillon à secret contenant un ca- pour l'instruction en l'absence du titulaire, M. Jolly.
lendrier en cuivre. En vain M. Saulnier le presse de questions; son
16° Un cmteau-canif neuf, à manche blanc, garni unique réponse, quand il daigne ouvrir la bouche,
de trois la nes, dont la, principale contient quatre est: «Laissez-moi!... »
brèches. A la fin, lassé, accablé, harcelé, il se tourne vers
A l'hospice on le place dans la salle Gabriel, au eux d'un ton suppliant :
rez-de-chaussée, à gauche, dans le dernier bâtiment. K
Laissez-moi... mais laissez-moi donc! »
Il y a vingt-deux lits dans la salle; le sien, le der- Puis d'une voix rude :
nier à droite, porte le numéro 11 ; une statuette de « Je parlerai demain. »
saint Joseph est à ses pieds. Le juge se retire alors.
Préalablement on a enlevé la corde à poignée — A. six heures, le commissaire central, M. Trouvé,
qui aide les malades à se soulever, — on craint qu'il est venu, assisté de deux brigadiers: l'un, Faulin;
ne s'en serve pour s'étrangler. Il est évident qu'il a l'autre est nouvellement promu.
voulu se suiciler tout à l'heure; la scène du port n'a On a roulé le malade dans deux couvertures de
pas duré plus de huit à neuf minutes. Pour perdre laine, après quoi on l'a transporté dans une voiture
connaissance, il a fallu qu'il ouvrît volontairement la de place, —les deux brigadiers assis sur une ban-
bouche, étant sous l'eau. quette de devant, et M. Trouvé, au fond, tenant dans
Un sergent de ville — ici on les nomme des ap- ses bras celui dont on épiait chaque mouvement.
pariteurs — veille constamment sur lui. Le fiacre s'est arrêté dans la cour de la prison.
Le médecin, M. Fauvel, a prescrit des applica- Deux gardiens ont monté, dans un lit de l'infirme-
tions de sinapismes et de ventouses qui arrachent au rie, au premier, le soi-disant Kinck, et ne l'ont plus
patient des hurlements de douleur : quitté d'un instant.
«
Laissez-moi tranquille, » dit-il chaque fois qu'on Le soir, le pouls marquait cent vingt pulsations;
lui parle. le malade était dans un tel état de surexcitation
Cependant il répond plus doucement à la sœur, fébrile qu'on craignait à chaque instant des acci-
Mlle Waldy, appartenant à une riche famille a le- dents cérébraux. Cependant la nuit fut relativement
mande, qui lui demande dans sa langue maternelle calme.
quel est son âge. Ce matin, à sept heures, le juge d'instruction était
« Vingt-deux ans, fait-il. introduit dans l'infirmerie; quelques heures après,
— Ef. où comptiez-vous aller ? l'assassin entrait dans la voie des aveux.
.— A
New-York. » Celui qu'on a successivement appelé Charles Wolff,
Il demande à boire. Wandergenbergue, Jean Kinck, puib Gustave Kinck,
» De
l'eau. vu sa jeunesse, est un ouvrier mécanicien du nom
— Voici du lait!... » dit la concierge de l'hospice de Troppman, Alsacien comme Jean Kinck.
en lui tendant une cruche en tout semblable aux ca- Troppman — ceci résulte de ses propres déclara-
nettes de grès à couvercles dans lesquelles on sert la tions — a passé à Roubaix les mois de juin, juillet
bière en Alsace. et août. Il demeurait aussi rue de l'Alouette, et était
— Tout de même, dit la femme pendant qu'il bien connu de Mme Kinck. Il se rencontrait avec
boit, c'est bien comme ça qu'on dit qu'il est.... l'as- Jean à l'estaminet des Amis réunis, dont Kinck était
sassin de Pantin. » le propriétaire.
Alors, faruuche, il la regarde, lui rend la cruche Il avoue avoir pris une certaine part spécialement
de lait et ne parle plus. au meurtre de Mme Kinck. Il lui serait, du reste,
Les internes font venir un de leurs amis, M. Fleu- bien difficile de nier, car indépendamment des bles-
ret, élève de l'École des beaux-arts, qui fait au crayon sures de la main et de la joue déjà signalées, voici
qu'on découvre sur sa main, sur ses bras, des exco- Arrivé mercredi soir, on l'a arrêté jeudi matin ;
riations des traces d'ongles entrés dans la chair, or, vendredi 24, le la Fayette part 'pour New-York,
,
prouvant qu'il y a eu lutte. On voit, entre autres, sur et s'il avait manqué ce départ, il pouvait s'embarquer
le sommet du front, au milieu des cheveux, la mar- à bord de VHarmonia, qui quittait le lendemain,
que profonde des ongles de la mère, qui s'est, pa- samedi, le port du Havre, également à destination
raît-il, vaillamment défendue. de New-York.
Mais que pouvaient son énergie, son amour ma- Ce qui peut faire espérer que Troppman se dé-
ternel, contre trois misérables acharnés à la tuerie. cidera à tout avouer, c'est qtie, « ayant à peu près
Nous disons trois hommes, car Troppman déclare la certitude d'avoir le cou couDé, il voudra sans doute
spontanément—que le crime a été préparé, pré- l'avoir en compagnie. » (HENRI COLONNA.)

médité, et dirigé par le père, puis commis par Jean
Kinck, Gustave Kinck et lui Troppman. NOUVELLES INFORMATIONS
Il dit qu'on ne lui en a pas parlé à Roubaix, il
prétendrait presque qu'il s'est trouvé là comme par L'INSTRUCTION. — Hier vendredi, M. Douet
hasard. d'Arcq a fait venir à son cabinet un certain nombre
Troppman dit aussi qu'il ne sait pas où demeu- de témoins. Mais après leur avoir demandé noms,
rait Jean Kinck pendant les quinze jours qu'il a pas- prénoms, âge, qualités-et demeures, il a remis leur
sés à Paris, avant le massacre du 20 septembre. Ils audition à mardi.
se voyaient, dit-il, tous les deux jours au Grand La raison de cette remise était l'arrivée à Paris et
Café Parisien. Jean lui donnait de l'argent. l'interrogatoire, par le juge', de plusieurs membres
Il hésite à reconnaître que c'est Jean Kinck qui de la famille Kinck.
lui avait procuré les moyens de se sauver après le Ce sont MM. Roussel, les deux frères de Mme
coup, s'étant d'abord débarrassé, lui, Jean, de pa- Kinck, habitant tous deux à Tourcoing. L'un d'eux
pi.ers dangereux pour la fuite. Il ne répond pas ca- est contre-maître de fabrique.
tégoriquement lorsqu'on lui demande si c'est ainsi Il est arrivé aussi un beau-frère de Mme Kinck,
qu'on doit expliquer que les titres de propriété de la cafetier à Roubaix. La victime était marraine d'un
famille Kmck-Rousselle sont en sa possession. de ses enfants. On parle également de deux autres
Les lettres en allemand saisies sur lui par le gen- parents, dont un est soldat aux chasseurs à pied. Ces
darme maritime Ferrand lui sont adressées à son vé- témoins ont été conduits hier matin, à huit heures
ritable nom Troppman. un quart, sur le lieu du crime..
Il a parlé aussi de l'histoire du cocher. Dans sa dé- On pense que demain il y aura confrontation à la
position, il était question des Quatre-Chemins. Mais Morgue.
le. juge du Havre manquait encore aujourd'hui dé Parmi les témoins qui devaient être questionnés
renseignements assez précis sur le plan de'ce quartier aujourd'hui, nous remarquons plusieurs nouveaux
pour avoir pu utiliser aussitôt cette partie des aveux. personnages.
«
Mais quels motifs, lui demande-t-on, ont pu C'est d'abord le conducteur de l'omnibus de la
pousser Kinck à cet acte monstrueux? » Villette à Aubervilliers. Il est appelé à déposer sur
Il a parlé d'abord d'intérêts," ensuite de « ja-
<c ce fait : en quittant la maison du taillandier, vers
lousie, » mais ne peut ou ne veut pas donner d'éclair- huit heures et demie, le jeune homme s'est dirigé
cissements. précipitamment vers la barrière. Il faisait signe d'ar-
D'ailleurs, et c'est la seule chose absolument rêter au conducteur de cet omnibus. Il monta et
saillante en dehors de la découverte de son nom ; redescendit quelques minutes après aux Quatre-Che-
ses déclarations sont pleines de réticences. Il ne dit mins.
pas tout ce qu'il sait. Quand s'ouvrit la portière, celui qu'on suppose
Mais il est aujourd'hui entre les mains d'hommes être Gusta-ve Kinck passa la pelle et la pioche à un
devant lesquels il faut savoir tout ce qu'on dit. individu plus âgé qui attendait sur la route, et ils
M. Claude est arrivé ce matin au Havre, il était ac- prirent ensemble la direction de la rue du Chemin-
compagné de deux agents, Soubras et Laurence; le Vert. C'est ainsi, en prenant cette voiture, que le
premier est un véritable Porthos, le second un jeune homme, vêtu d'un paletot moucheté, évita de
M. Lecocq multiplié par Gauler.
se montrer avec une pelle et une pioche sur l'épaule
Que diable! Il faudra bien cette fois qu'on sache
aux gens qui se tiennent devant tous les cabarets de
la vérité! la route impériale.
Il est assez remis pour pouvoir être transféré à Chez le juge d'instruction, on a vu aussi le culti-
Paris pour les confrontations, demain, cette nuit, vateur Langlois.
peut-être. Samedi matin, d'ailleurs, il doit y en avoir Ont comparu aussi, M. Rigny, le propriétaire de
une à la Morgue. l'hôtel du Chemin de Fer du Nord, où logeait Gus-
Troppman dit ignorer absolument ce que peu- tave Kinck; le garde de nuit de l'usine Cartier-Bres-
vent être devenus les Kinck; ayant assez, ajoutait-il, son, le taillandier Rellanger.
de chercher à sauver sa tête, il
ne s'est pas occupé Enfin, et nous insistons sur la présence de ce té-
des autres. moin chez le juge, le restaurateur Binet, du Raincy,
Il était temps qu'on. mît la main sur lui, car deux
ou son garçon d'extra, qui a servi dimanche, à six
navires sont en partance pour l'Amérique. heures, Mme Kinck et ses enfants.
La surveillance avait, du reste, été activée en rai- Un rédacteur du Figaro qui a. fait des perquisitions
son des départs qui ont lieu le vendredi. à Guebwiller (Haut-Rhin), ville natale de Jean Kinck,
arrive à la même conviction que le correspondant du père Kinck, et pourquoi un étranger s'est-il affublé
Gaulois. des allures du fils Kinck?
Enfin, me voici à Guebwiller et je prends des ren- Kinck père a quitté sa maison, sa famille, il est
seignements sur Jean Kinck. parti avec son fils pour Guebwiller, où on ne les a
Il y a longtemps qu'il n'y est venu. pas vus. — La mère, originaire de Roubaix, s'est dé-
Je poursuis mes investigations. J'apprends que cidée à grand'peme à suivre les idées de son mari,
Jean Kinck n'a été marié qu'une fois; que Gustave qui voulait s'établir à Guebwiller, où il est né ; elle
Kinck, l'ainé des fils, auquel on attribue le crime, a envoyé les 5500 fr. avec douleur; les 5500 fr.n'ont
est l'enfant de Mme Kinck, qu'il n'a que seize ans, pas été touchés à Guebwiller, on les a refusés à un
et que son signalement ne correspond pas à celui qui intrus. Mais Mme Kinck a reçu de l'Alsace et de Pa-
était à l'hôtel du Chemin de Fer. ris différentes lettres de son mari écrites par une
Pour le coup, ma raison se détraque. main étrangère : «Je me sers de la main d'un ami,
Un enfant de seize ans avoir autant de férocité, disait M. Kinck à sa femme, parce que je suis blessé
tuer sa mère, ses frères, sa petite sœur, — non ! cela au bras. »
n'est pas possible. A Roubaix encore, je retrouve la trace de l'homme
D'ailleurs, Gustave Kinck est un bon fils ; on cite de l'hôtel du Chemin de Fer; c'est lui, à n'en pas dou.
ici une lettre de lui, annonçant à son père l'envoi ter, qui est venu presser le départ de la femme Kinck
des cinq mille francs retirés de la Banque de Roubaix, pour Paris. C'est toujours son signalement.
et dans laquelle il dit : Le ménage Kinck vivait en paix; point de jalousie,
« Apporte un jouet pour Achille et une poupée point de motif de jalousie; la mère était une femme
pour Marie ; n'y manque pas surtout. » simple, le, mari un bon ouvrier. Quelques nuages
D'ailleurs, à Roubaix, on le voyait tous les jours entre eux à propos de changement de résidence,
bercer la petite Marie; fils respectueux, tendre, il voilà tout.
n'aurait pas bu un verre de bière sans en demander D'ailleurs Mme Kinck a été trompée par les soi-
la permission à sa mère. disant lettres conjugales, cela est certain; son frère,
C'est le modèle des bons sujets. limonadier à Roubaix, lui avait dit :
Donc Gustave n'est pas brouillé, comme on l'a «
Pourquoi emmenez-vous vos enfants à Paris?
prétendu, avec.sa mère, il est resté toujours auprès allez-y seule.
d'elle, et ne s'en est séparé que depuis quelques' — Oh! non, mon mari sera si heureux de les
jours pour suivre son père. voir; il aura tant de bonheur. D'ailleurs, c'est sa
Mais si l'on n'a pas vu M. Kinck père à Guebwiller volonté, je veux l'exécuter.... »
depuis longtemps, qui a touché les cinq mille cinq Les lettres fausses demandaient, exigeaient toute
cents francs? — Je m'enquiers. — Les cinq mille la nichée.
francs sont toujours au bureau de poste. A Paris, où j'arrive, je me rends bien compte, par
Voilàun singulier criminel; il veut commettre un la lecture des journaux, que personne n'a vu Kinck
sextuple assassinat et il cache ses fonds dans un bu- père, et que l'homme de Guebwiller, de Roubaix,
reau de poste. est celui qui s'est présenté à l'hôtel du Chemin de
Dans ma conviction, Jean Kinck n'est pas plus Fer sous le nom de Jean Kinck.
coupable que Gustave Kinck. Et mon opinion est désormais formée. Jean et
Le directeur de la poste de Guebwiller a reçu la Gustave Kinck ont été dans l'impossibilité d'agir
visite d'un jeune homme de vingt-deux ans qui lui a depuis leur départ de Roubaix. Ils ont disparu com-
demandé les cinq mille cinq cents francs envoyés à plètement... et peut-être sont-ils morts... Ma con-
Jean Kinck. viction est qu'ils ont été assassines.
Le directeur a répliqué : Ah ! quel poids de moins sur le cœur si ce n'est
Êtes-vous Jean Kinck ,
« ? pas un père et un fils qui ont exécuté le massacre de
— Oui, a répondu le jeune homme. la plaine des Vertus.
— Mais Jean Kinck a quarante-cinq ans. » Mais qui a tué Jean Kinck? Qui a tué Gustave
Le jeune homme a filé, mais pas assez vite pour Kinck? Pourquoi les a-t-on tués?
que l'on n'ait pu voir ses traits. Je n'ai pas la prétention d'être aussi fort que
Et ils ont une analogie singulière avec le signa- M. Lecocq, et je ne crois point avoir la logique
lement de l'homme de l'hôtel du Chemin de Fer. d'Edgar Poë dans l'assassinat de la rue Morgue;
Ainsi l'homme de l'hôtel du Chemin de Fer du mais j'ai la conviction que tous les journaux, le Fi-
Nord est le même que celui qui s'est présenté au garo en tête, ont fait fausse route, en prenant la
bureau de poste de Guebwiller. piste du père et du fils; ils ont été les victimes d'un
Voilà donc un fait acquis, et comme.je n'ai plus assassin habile se préparant un alibi ou plutôt créant
rien à faire à Guebwiller, jeretourne à Roubaix. Là, d'avance une culpabilité de fantaisie pour dérober
on me confirme tout ce que j'ai appris en Alsace — la sienne.
et je retrouve la trace de Kinck père, par des dé- L'homme arrêté au Havre se nomme Troppman;
tails assez émouvants. il avait deux montres sur lui; des papiers apparte-
Gustave Kinck a décidément seize ans; il ne
res- nant à Jean Kinck ; il a dit qu'il était complice du
semble pas à l'homme de l'hôtel qui s'est servi dés crime il avoué
: a une partie du crime de Pantin. Et,
papiers de son père, et tout le monde s'accorde à chose remarquable, il a dans ses déclarations parlé

parler de lui dans les meilleurs termes. d'une blessure que Jean Kinck se serait faite au bras
Comment donc a-t-on pu s'emparer des papiers du
en luttant contre ses victimes.
Pour motiver une écriture étrangère dans les let- par l'aphorisme suivant : Analogie d'invention —
tres adressées au nom de Jean Kinck à sa femme, on analogie d'inventeur. '
lui a fait croire que son mari était blessé au bras. Troppman doit être l'assassin de Mme Kinck, des
L'homme du Havre doit être celui qui a écrit les enfants Kinck... de Gustave Kinck et de Jean Kinck.
lettres; l'analogie dans les inventions le prouve. Il a commencé d'abord par tuer Jean Kinck, pour
Si Jean Kinck n'a été blessé que dans la lutte de avoir son argent,
— les cinq mille cinq cents francs
Pantin, pourquoi n'écrivait-il pas lui-même à sa de Guebwiller.
femme ? et comment pouvait-il prévoir qu'il se bles- Il a tué Gustave Kinck peut-être parce que ce
serait au bras ? Il y a là un mystère que je dénouerai dernier se serait étonné de la disparition de son père,

et aussi pour qu'il n'écrivît pas à sa mère que le l'impunité, une fuite facile en Amérique, d"où, maî-
père avait disparu. tre des papiers de la famille Kinck, il réalisait en es-
Pour cacher son crime, car le criminel devait être pèces leurs immeubles.
de l'intimité de la famille Kinck, pour cacher les Sur ce champ, la supposition est libre.
deux premiers crimes, il a attiré Mme Kinck et ses Mais la logique se resserre sur le champ du crime.
enfants à Paris. * Troppman a joué le double rôle de Jean et de
Si même on veut élargir le caractère de Tropp- Gustave Kinck ; il s'est affublé de la peau de ses
man, on peut supposer que toute la machination premières- victimes, peut-être enterrées au coin de
criminelle avait pour but de s'approprier les biens quelque bois, où il les a attirées dans un piége iden-
de la famille Kinck. Troppman a pu rêver le succès, tique à celui d'Aubervilliers.
Le juge d'instruction a entre les mains toutes les paraissait surtout les préoccuper, c'était de savoir si
lettres que Mme Kinck écrivait de Roubaix à son on allait pouvoir les conduire tout de suite à la Mor.
mari, et que Troppman a oubliées dans un tiroir de gue, où ils voulaient dire ua dernier adieu aux
sa commode à l'hôtel du Nord. restes mortels de leur malheureuse sœur et de leurs
Il recevait les lettres et il y répondait. infortunés neveux. Sur le conseil du gardien, ils se
Troppman était si bien l'âme de toute cette ma- sont rendus à la police de sûreté.
chination — que Mme Kinck a demandé à l'hôtel du M, le juge d'instruction Douet d'Arcq, ayant été
Chemin de Fer : informé de l'arrivée des frères de la dame Kinck, les
«
M. Troppman est-il avec mon mari? » a mandés ce matin à son cabinet, puis ils se sont di-
Maintenant Troppman a-t-il des complices? rigés vers la Morgue. Là, une triste confrontation a
Troppman a vécu à Roubaix près des Kinck. Il est eu lieu. Les pauvres gens ont eu la plus grande peine
l'instigateur du crime, l'auteur, le metteur en scène; du monde à maîtriser leur émotion profonde, émotion
il a tout fait. qui gagnait les quelques personnes présentes. Les
D'ailleurs, on le voit partout et toujours, tandis trois membres de la famille Kinck étaient accompa-
qu'on n'aperçoit nulle part Gustave et Jean Kinck. gnés par un soldat du 18e bataillon de chasseurs,
Mais pourquoi, lorsqu'après son immersion il a cousin des victimes.
pu parler, a-t-il accusé Jean et Gustave Kinck ? Les cadavres ayant été reconnus par les membres
Parce q 1,il veut profiter de l'erreur où ses machi- de leur famille, ceux-ci sont revenus au palais de
nations ont jeté la police et les journaux. justice, dans le cabinet de M. Douet d'Arcq, à qui
J'ai lu tous les mémoires sur la police, toutes les ils ont fourni des renseignements très-détaillés sur
causes célèbres, j'ai épié le crime sur les bancs de les habitudes, la fortune, le passé et le caractère de
la cour d'assises, et plus je consulte ma raison, mes toute la famille Kinck.
souvenirs, la logique, plus je crois que Jean et Gus- Voici les incidents auxquels d'àutres témoins ont
tave Kinck ont été tués avant Mme Kinck et ses cinq participé :
autres enfants, et tués par les mêmes mains. Le cultivateur Langlois nous a. raconté comment
Je me résume : il avait été amené fortuitement à découvrir la fosse
La profusion des blessures prouve qu'il y a eu qui contenait les cadavres. 4
des complices. Ci
Le dimanche il avait plu toute la journée, les
L'absence des deux criminels supposés et leurs an- terres étaient partout détrempées ; quand lundi matin
técédents indiquent un mystère. j'àrrivai avec ma femme pour labourer un champ
Eh bien! ce mystère, —c'est l'assassinat préalable voisin de celui où le crime a été accompli, mon atten-
de Jean et de Gustave Kinck par Troppman et son tion fut attirée par une teinte différente que l'on re-
complice ou ses complices. marquait dans la partie du champ fraîchement remuée,
La mission de la justice se résume donc à ceci: où existait la fosse.
Faire avouer à Troppman le lieu où il a caché les œ
Les meurtriers, ou le meurtrier, _après avoir
cadavres de Jean et de Gustave Kinck. comblé la fosse, avaient pris la précaution de faire
Il est prouvé jusqu'à l'évidence, par ce qui précède, des sillons comme ceux que produisent les dents d'une
que Troppman a tout fait. herse ; mais ils n'avaient pas songé à cette différence
On nous transmet une indication qui tendrait à de teinte de la terre. En me dirigeant vers ce point
faire croire que Kinck père et Kinck fils ont pu être noir, j'aperçus des traces de sang. Je remuai un peu
assassinés depuis longtemps. la terre avec le bout de mon pied ; mais, ne trouvant
Le 6 septembre, un jeune homme disant se nom- rien d'extraordinaire, je retournai vers la pièce de
mer Jean Kmck est allé vendre, pour quatre-vingts terre que j'allais herser, et commençai mon travail,
francs, une montre chez M. Durand, horloger, rue du Ma femme, beaucoup plus intriguée que moi parI
Faubourg-du-Temple, 21. ces traces de sang et cette terre fraîchement remuée,
jpette somme de quatre-vingts francs a été payée
me dit tout à coup : ce Tiens ! vois-tu, toi qui n'es
à l'hôtel du Chemin de Fer du Nord, tenu par M. Ri- pas curieux, eh bien! tu devrais prendre la bêche
cc
gny, boulevard Denain, 12, et Troppman, se faisant t qui se trouve dans notre voiture et fouiller un peu
appeler Jean Kinck, y était descendu. la terre là-bas! »
«
Cette montre est entre les mains de la justice, et Après quelques hésitations, je me rendis enfin
-,

au
cc
devient une pièce de conviction. désir de ma femme. Je bêchai assez profondément;
L'instruction judiciaire se poursuit à Paris avec je trouvai alors un bout de foulard; je fouillai encore
une grande activité. Le journal des Débats donne et j'aperçus une oreille et des cheveux. Ma foi! à ce
des renseignements précieux : moment, je sentis un froid me venir à la tête. Ma
Les deux frères et le beau-frère de la dame Kinck, femme elle-même ne voulut plus regarder. Nous ap-
qui avaient été mandés par dépêche télégraphique, pelâmes un cultivateur qui se trouvait non loin de là;
arrivaient hier soir à Paris. Ils venaient de Roubaix.
on sait le reste. »
En descendant de la gare du Nord, ils prenaient un Bellanger, le taillandier de la rue de Flandre qui
fiacre et se faisaient transporter au palais de justice. vendu la pelle et la pioche à Gustave Kinck, était
a
Comme l'heure était assez avancée, les magistrats et cité, lui aussi, ainsi qu'une dame qui se trouvait pré-
les employés du parquet étaient absents. sente lorsque le meurtrier vint dimanche faire son
Les parents avisèrent un gardien et insistèrent acquisition.
auprès de lui pour parler immédiatement au procu- Le magistrat instructeur avait assigné également
reur impérial,' en indiquant qui ils étaient. Ce qui M. Rigny, ancien employé du greffe du tribunal,
propriétaire de l'hôtel du Chemin de Fer du Nord, si craintif, a pris part au .crime, ce qui aujourd'hui
chez qui logeait Gustave Kinck, et qui a vu les six ne paraît pas douteux, il n'a été entre les mains d'un
victimes dimanche. Le veilleur de nuit de l'usine autre plus habile et plus résolu qu'un instrument,
Cartier-Bresson, qui a entendu des cris pendant la subissant la volonté qui le dominait et acceptant tous
nuit du dimanche au lundi, était également cité. les périls de l'entreprise; alors qu'un où plusieurs
Des ordres ont même été donnés au directeur du autres dissimulaient leurs traces, ereusaient silen-
dépôt de la, préfecture de police pour recevoir l'homme cieusement la fosse qui devait recevoir six victimes
arrêté, dès que celui-ci sera amené du Havre par les et attendaient, accroupis et le poignard à la main, la
agents de la sûreté. mère èt les cinq enfants, qui devaient leur être ame- '
On assure que le procureur impérial de la Seine nés par le fils et le frère de ceux qui avaient été con-
a reçu plusieurs dépêches de ses collègues de pro- damnés à la mort par une volonté inexorable.
vince, fournissant des renseignements relatifs à l'af- Il est donc à croire que l'affreux drame du 20 sep-
faire de Pantin. tembre a été préparé longtemps à l'avance, savam-
ment organisé et mis à exécution par Jean Kinck, le
RÉSULTAT DE LA PREMIÈRE ENQUÊTE père, et peut-être aussi par un troisième personnage,
dont le calme, la résolution et l'habitude du crime
Nous croyons utile de reproduire un article du a peut-être semblé nécessaire au père Kinck pour
Droit qui donne un résumé complet, clair, précis des l'exécution d'un forfait, qui devait être exécuté rapi-
faits de l'horrible crime de Pantin. C'est, à vrai dire, dement et par des bras énergiques.
le résumé de la première enquête. Gustave Kinck pouvait bien servir pour l'exécu-
Aujourd'hui, l'affaire entre dans une nouvelle tion des moyens préparatoires; il a pu acheter la
phase ; il importe donc de bien établir les résultats pelle et la pioche qui a servi à creuser la fosse, at-
matériels acquis par l'instruction. tirer dans le piége qui leur était tendu sa mère et ses
Nous croyons pouvoir rendre compte avec détails frères, les conduire là où tous devaient être assassi-
des circonstances qui se rattachent aux épouvantables nés; mais il n'était pas de taille à exécuter la grosse
crimes commis sur le territoire de Pantin. besogne qu'il fallait faire résolûment et vite.
Les époux Kinck étaient, à l'époque de leur ma- Ceci dit sur le rôle qu'ont dû jouer Jean Kinck et
riage, de simples ouvriers; mais, par leur assiduité Gustave Kinck, dans les moyens préparatoires et
au travail,, par leur intelligence et leur économie, ils dans l'exécution du crime, nous allons exposer som-
étaient passés, de la classe ouvrière dans la classe mairement les faits.
bourgeoise. 'Mme Kinck et ses enfants ont, dimanche dernier,
En effet, à l'époque du crime, leur petite fortune assisté à la messe à l'église Notre-Dame de Roubaix;
placée en immeubles s'élevait à quatre-vingt mille à midi cinquante-sept minutes, ils sont montés dans
francs, ou, selon quelques évaluations, à cent et le chemin de fer, qui les a amenés à Paris, où
même à cent cinquante mille francs. Leurs enfants Mme Kinck est arrivée à six heures du soir. Elle s'est
recevaient une éducation convenable; tout jeunes ils dirigée immédiatement vers l'hôtel du .Chemin de Fer
étaient mis en pension, puis au collège. La meilleure du Nord, qui se trouve près de la station; elle a de-
intelligence régnait dans le ménage, pas de querelles, mandé le nommé Kinck; on lui a répondu que
pas même de discussions; ils étaient affectueux pour M. Kinck n'était pas dans l'hôtel.
leurs enfants, disposés à rendre service à leurs voi- Mme Kinck, après avoir déposé ses bagages dans
sins, et jouissaient d'une excellente réputation à une chambre qu'elle a retenue, est sortie avec ses
Roubaix, enfants ; elle a dû trouver dans la rue la personne
La famille se composait du père, Jean Kinck, ori- qu'elle demandait ou quelqu'un envoyé par cette per-
ginaire d'Alsace, âgé de cinquante ans; de la mère, sonne, car elle n'a pas reparu à l'hôtel.
Hortense Rousselle, âgée de quarante-cinq ans, née à On la retrouve avec ses cinq enfants à la station
Tourcoing. L'aîné des fils, Gustave Kïnck, était âgé d'Aubervilliers. Là, elle est abordée par un jeune
de dix-neuf ans et demi; venaient ensuite Émile, homme de dix-neuf à vingt ans, qui les fait tous mon-
treize ans; Henri, douze ans; Achille, huit ans; Al- ter dans la voiture, et qui prend place sur le siége à
fred, six ans; Marie-Hortense, deux ans et un mois. côté du cocher ; le jeune homme fait prendre à la voi-
Kinck le père était économe, laborieux, dur au ture la direction de la route de Pantin.
travail et d'un caractère ferme et énergique. A un certain endroit de cette route, il dit au co-
Gustave Kinck, le fils aîné, qui n'était pas d'un pre- cher d'arrêter, fait descendre de la voiture sa, mère,
mier lit, ainsi qu'on l'a dit par erreur, mais qui est sa petite sœur de deux ans et son plus jeune frère; il
issu du mariage de Jean Kinck et d'Hortense Rous- annonce à ses trois autres frères qu'il va, dans peu
sel, était d'un caractère placide, doux, timide à l'ex- de temps, venir les prendre. Il part, revient au bout
cès; au moindre reproche, son émotion se manifestait d'une demi-heure, fait descendre de la voiture les
par la coloration de son visage et une grande émo- trois autres enfants, paye le cocher et lui dit qu'il
tion ; aussi, dans la famille, on s'était habitué à mé- peut s'en aller. Le cocher voit les trois enfants et leur
nager la sensibilité de cet enfant par trop impression- conducteur prendre le chemin précédemment par-
nable. Son intelligence était peu développée, et il couru.
était sorti du collége, il y a un an, après y avoir fait Ces faits sont certains, puisqu'ils résultent de la
de médiocres études. déclaration faite par le cocher qui, sans le savoir, a
Ces indications font nécessairement supposer que conduit les victimes là où elles devaient trouver la
,
si cet enfant de dix-neuf ans, jusqu'alors si timide et mort.
Le lundi, à six heures du matin, un paysan se va retenir une place dans l'hôtel du Chemin de Fer
rendait à son champ pour le herser; avant d'arriver à du Nord, où doivent se rendre sa mère, ses frères et
champ, il dans terrain contigu sa petite sœur; il ne cherche pas, d'ailleurs, à dissi-
ce remarque que un
la terre paraît avoir été fraîchement bêchée ; il s'ap- muler son individualité, car il donne à l'hôtel son
proche, aperçoit sortant de la terre un linge blanc, il nom de Kinck, il indique éomme étant son domicile
tire le liage et constate qu'il est complètement ensan- la rue de l'Alouette, à Roubaix.
glanté ; il écarte la terre et s'empresse de prévenir C'est lui qui le dimanche à huit heures du soir, et
le commissaire de police, qui se rend immédiatement non loin du théâtre du crime, fait l'acquisition -d'une
'sur le lieu qui lui est indiqué. La terre est enl'evée pioche et d'une pelle; son trouble, son embarras sont
remarqués par ceux auxquels il s'adresse pour cette
davres..
et on extrait successivement de la fosse les six ca-

La mère a reçu vingt-deux coups de couteau ou de


acquisition ; il est tellement ému qu'il' ne sait com-
ment emporter son acquisition, et que le vendeur est
poignard; l'undes enfants a le crâne fracassé et la obligé de lui dire que de tels objets se placent sur
cervelle s'en échappe; un autre a la figure criblée l'épaule; c'est lui qui retient la voiture du cocher
de coups de couteau ; un troisième a reçu le coup Bardot, qui se présente à la station d'Aubervilliers
de couteau dans l'œil et dans la gorge : l'œil est pour recevoir sa mère et ses frères; c'est lui qui les
sorti de son orbite et pend sur la figure ; un qua- fait monter en voiture et les conduit par groupe de
trième a un seul trou dans la tête, mais il porte au trois a. l'endroit où il sait qu'ils doivent être assassi-
cou un lambeau d'étoffe qui a dû comprimer ses cris nés.
et l'étrangler ; la terreur peinte sur son visage fait On a dit que les deux assassins étaient restés sur
supposer qu'il était encore vivant lorsqu'il a été pré- le lieu du crime et qu'ils avaient assisté à l'examen
cipité dans la fosse et recouvert de terre. La petite et à la découverte de l'une des victimes par le paysan
fille de deux ans était sans doute dans les bras de sa qui a fait la découverte du mouchoir ensanglanté.
mère lorsqu'elle a été frappée ; les assassins l'ont Cette nouvelle est complètement inexacte, et l'on com-
éventrée, et ses intestins sont sortis du corps. prend facilement que, tout ayant été terminé avant
Quels étaient les assassins? les déclarations des té- une heure du matin, les assassins n'ont pas été assez
moins ont établi dès le début de l'instruction que stupides pour passer la nuit sur le lieu du crime,
Jean Kinck et Gustave Kinck avaient longuement pour provoquer leur arrestation par leur présence
préparé le crime, et participé l'un et l'autre à son lors de la découverte des cadavres. -

exécution. Jusqu'à ce jour on avait cru, et on était autorisé à


Jean Kinck avait fait un voyage en Alsace, mais croire, que les assassins étaient au nombre-de deux,
il était revenu à Paris; son fils Gustave était venu le et que ces assassins étaient Jean Kinck et Gustave
rejoindre quinze jours avant le départ de la mère et Kinck; lès preuves de culpabilité, en ce qui les con-
des cinq enfants. Ce départ: avait, été retardé par cerne, ne s'ont pas affaiblies, et l'on peut dire qu'el-
suite d'une, indisposition de la petite fille, qui avait les laissent bien peu de place au doute; mais ont-ils
déterminé sa mère à ajourner le voyage de Paris été les seuls actèurs de ce drame terrible dont la
jusqu'au rétablissement complet de son enfant. plaine de Pantin a été le théâtre? Nous croyons pou-
-
Si Kinck père apparaît peu dans les actes prépara- voir aujourd'hui répondre négativement à'cette ques-
toires du crime, on voit, au contraire, Kinck fils fi- tion..
gurer ostensiblement dans tous ces actes; c'est lui Les faits qui se sont réalisés au Havre ont apporté
qui, en prenant, il est vrai, le prénom de son père, sur ce point de lumineuses nouvelles à l'instruction.

DEUXIÈME PHASE DU PROCÈS -

Réflexions sur l influence des romans judiciaires. —Le directeur des postes de Guebwiller.
Nouveaux renseignements. - - - — -
État civil de la famille Kinck.
Paris. — Confrontation. - Gustave Kinck: — Départ du Havre.
Troppman à la Morgue. — A Mazas.
Le champ des na,vets. —La tante de Kinck. - La prison. Le voyage du Havre à Paris. — Arrivée à
Le champ de mort. —' Découverteduseptième cadavre. -
Il faut que l'un de nous ait le courage de l'écrire, la
LE ROMAN JUDICIAIRE ET L'ASSASSINAT honte de le confesser, le châtiment d'en prendre sa
part de responsabilité. Ce courage, je l'aurai; cette
Nous considérons comme un devoir de conscience honte, je me l'imposerai; ce châtiment, je le subirai.
de reproduire les réflexions pleines de
sagesse de Nous, les romanciers de cours d'assises, les poé-
M. Henri Cauvain, et empreintes d'amertume, tiseurs d'assassins, les maquilleurs de guillotinés,
que
suggère dans le Figaro à ce publiciste le CRIME
PANTIN ; nous nous associons à
DE nous sommes pour beaucoup dans l'abominable épi-
ses généreuses émo- démie de crimes sanglants qui désole et déshonore
tions, et nous nous engageons pour notre part à tra-
notre pays. — La majorité des écrivains de notre lit-
vailler, autant qu'il sera en notre pouvoir de le faire, térature courante ne trouvera rien à glaner dans les
à diriger le goût de la lecture des classes ouvrières champs de l'imagination pure, des mœurs ou de l'a-
vers les livres utiles, vers les publications capables nalyse des passions, dans ces champs déjà récoltés
de leur donner une éducation virile et démocratique.
L effroyable massacre de Pantin comble la par les maîtres contemporains Victor Hugo, Balzac,
mesure. George Sand, Alexandre Dumas, Eugène Sue, Fré-
déric Soulié, etc., et trop sursemés par leurs disci- et audace indomptable. On y préfère frémir à pleu-
ples. rer. Oui, la victime apitoie un peu, mais le meur-
Aussi, qu'arrive-t-il? Le lecteur ne puise, dans trier, s'il dispute ardemment sa tête à la loi venge-
la littérature devenue son amusement et non son resse, intéresse bien davantage. 's
étude, que ce qui tombe d'emblée sous sa conception Dans ces milieux, la légende des grands criminels
étroite, que ce qui entre brutalement dans son cer- se transmet de père en fils; ils y sont plus histori-
cle coutumier de goûts et d'instincts grossiers. ques que des personnages marquants de nos moder-
Aux bas-fonds sociaux grouille, inné, le sentiment nes annales. Sans remonter à Cartouche ou à Man-
de l'admiration pour tout ce qui est révolte sauvage drin, si connus du « pâle voyou, qui ignore les
»

tragiques infortunes du chevalier de la Barre Cette prétendue cause célèbre, faussée par les ar-
vif, ou de Lally-Tollenda.l décapité? rompu
tifices de notre invention, semée d'incidents roma-
Aussi comprenez donc
: « En voilà un qui va nous nesques, transformant son monstrueux sujet en
jaspiner tout au long, avec des détails homme excéptionnel, parfois en héros superbe, éle-
que nous ne
connaissions point, en blaguant
pas mal, mais en vant sa crapuleuse débauche à la hauteur d'une
grandissant ainsi et excusant presque son bonhomme, fulgurante passion, sacrant sa largue, son amante; ce
les mémorables aventures de cet fameux, déplorable mensonge de notre plume qui enjolive la
dont le souvenir est resté vivant escarpe
pour nous, car nos hideuse vérité, nous en empoisonnons la conscience
parents ou nous, étant moutards, l'avons vu ètemuer déjà malade du lecteur, nous en pervertissons son
dans le panier..,. » entendement déjà obscur, nous lui faisons regretter
la punition « d'un mâtin aussi crâne ! » Qu'une oc- en me repentant moi-même, s ils ont entoure cl une

casion se présente, qu'une nécessité l'y pousse, et auréole vertigineuse le bagne et l'échafaud des
l'admirateur qui n'y aurait probablement jamais son- brigands.
gé, sans la réhabilitation tacite de notre mise en C'est pourquoi je les adjure de laisser reposer,
moi, à tout jamais, les souvenirs embellis,
scène, deviendra, grâce à nous, l'imitateur! comme
Je reviens ici aux égorgements de Pantin, dont un ô honte des assassins réels ou apocryphes, puisque
!

double meurtre a été sans doute encore le sombre leur évocation peut provoquer l'adjonction, aux ar-
prologue. chives du mal, de nouvelles pages tracées avec du
Maintenant que la lumière perce les ténèbres du sang frais.
hideux mystère, qu'y voit-on surgir, brandissant C'est pourquoi je voue par avance à l'ignominie,
poing l'instrument de boucheries humaines? comme corbeau des lettres, le romancier qui se nour.
au ces
Un être de la race de Caïn et d'Yago, un ouvrier à rira dans l'avenir avec la mémoire exhumée des six
l'éducation nécessairement bornée, — mais sachant martyrs de Pantin, et qui manipulera leur bourreau
lire. en ambitieux à la Richard d'Arlington et en amoureux
Eh bien ! le point de départ de ses horribles combi- à l'Antony, afin de mieux épicer son festin de vam-
naisons est, j'en jurerais, l'un de ces romans spéciaux pire. (JULES CAUVAIN.)
qui analysent toutes les possibilités de dissimuler les
plus grands crimes. LE DIRECTEUR DES POSTES DE GUEBWII-LER
Il y a un reflet certain de notre littérature usuelle,
dominante, populaire, qui se projette dans la large La famille Kinck a des parents établis à Guebwil-
fosse où gisaient les six membres de la famille massa- ler. Vers le milieu d'août, le sieur Roller, leur beau-
crée par une main cupide. frère, fut informé de l'arrivée prochaine de Kinck,
Combien de romanciers, depuis miss Braddon, ont par une femme de Roubaix, Mme Loeb.
exploité l'assassin se mettant dans la peau de l'assas- Mme Kinck écrivit le 27 août à M. Roller au sujet
siné ? des capitaux à retirer de la banque de Roubaix; elle
Tropmann, le véritable massacreur de Pantin, a le priait de dire à Jean, qu'elle croyait à Guebwiller,
non-seulement escamoté à son profit la personnalité que sa présence était nécessaire à Roubaix.
supprimée du père et du mari, du fils et du frère de Le 30, une nouvelle lettre parvint, annonçant à
ses six dernières victimes ; mais il a presque fait en- M. Roller que les fonds étaient retirés et expédiés
dosser à ces deux spectres la tunique de Nessus de par la posta à Guebwiller.
ses propres crimes. Sans un hasard providentiel,, il C'est le 31 qu'un jeune homme s'est présenté pour
fuyait, il disparaissait, il s'évanouissait pour lajustice, la première fois à la poste.
et la fausse piste machiavéliquement tracée par lui, Mais il ne, s'est pas présenté qu'une fois.
aboutissait à marquer la mémoire de deux innocents Le 31, il a déclaré se nommer Jean Kinck ; mais
du sceau terrible des parricides ! il ne put justifier de son identité, et se recommanda
Oh ! la semence avait bien pris dans cette cervelle d'un nommé Hadelmann qu'on fit chercher. Hadel-
perverse, et du grain de quelque guet-apens de fan- mann déclara ne pas connaître ce jeune homme qui
taisie, il était sorti tout un épi de piéges infernaux. n'était, certes, pas Jean Kinck.
Cepend-ant, pour ce mécanicien borné, l'organisa- Alors, il prétendit s'appeler Jean-Émile Kinck :
tion de sa machination, lettrée pour ainsi dire dans Hadelmann fit prévenir la femme Loeb, qui habite
ses formes, n'aurait point marché s'il n'avait pas re- ordinairement Roubaix, et connaît toute la famille :
trempé son inspiration à notre érudition en la matière. elle n'eut pas de peine à démontrer que le prétendu
Je retrouve nos rouages dans cette supposition de Kinck était un imposteur, Jean a quarante-trois ans.
blessure, paralysant le bras de son ami tué, certaine- Le directeur des postes ne le fit cependant pas
ment, et qui permet au Judas d'écrire en son lieu et arrêter et lui dit simplement de se pourvoir d'une
place, pour attirer la famille condamnée à la funèbre procuration en règle.
fosse commune. Le 2, le jeune homme revint avec un papier tim-
Je les retrouve dans ces métamorphoses du fuyard, bré sur lequel était écrit que Jean Kinck autorisait
dans cette tuerie organisée en deux fournées, dans
ce
mortuaire enfouissement sous la lune pâle, même dans son fils Gustave à retirer les valeurs déposées à son
adresse.
la lutte saisissante qui accompagne la capture du On ne songea pas encore à l'arrêter. On lui dit
bandit.... qu'il fallait une procuration notariée.
J'ai dit que l'inspiration homicide du monstre de Les époux Roller, au courant de cette affaire et ne
Pantin avait été puisée dans les inventions de forfaits voyant pas arriver Jean Kinck, écrivirent à sa femme,
fabuleux ou dans les arrangements de procès mais au lieu de recevoir une réponse d'elle, ils virent
roma-
nesques, dont le feuilleton use et abuse depuis arriver le 7 septembre le fils, Gustave Kinck.
plusieurs années. Cette sorte d'acharnement, Il se disait envoyé par sa mère pour retirer les
remords me le suscite. un
fonds déposés à la poste ; mais comme il ne présen-
Je le déclare en toute humilité, moi aussi j'ai été tait que le récépissé de là Banque de Roubaix, le
coupable du second des méfaits contre la morale directeur de la poste, bien qu'il fût certain de l'iden-
blique que je signale. Moi aussi j'ai inventé pu-
mon tité de celui-là, lui demanda, à lui aussi, une procu-
criminel épique, qui captivait probablement plus ration notariée.
que
ses victimes ou ses juges. Gustave Kinck, du reste, paraissait embarrassé
C est pourquoi j -ai le droit d'accuser
mes confrères, dans les explications qu'il donnait..
Il disait avoir passé par la Belgique pour aller chez M. René Pillet, manufacturier, passait, entre
chercher son père, qui se trouvait à Paris. minuit et une heure du matin, surlaroute de Pantin
v
Questionné par Roller sur le faux Jean Kinck, il à Aubervilliers.
répondit simplement qu'il le connaissait. Arrivé auprès du pavillon des employés de la gare
Le 16, il reçut de Paris un télégramme ainsi de Pantin, il se croisa avec la famille Kinck, et l'exa-
conçu :
mina curieusement.
De Jean Kinck à Gustave Kinck.
«
Mme Kinck marchait en avant de ses enfants.
Procuration depuis longtemps à Guebwiller. Elle était vêtue de sa robe de soie noire, et portait sa
«
Regarde à la poste. Réponse. » petite fille dans ses bras. Comme il faisait froid, la
«
mère avait retiré son water-proof et en avait enve-
La procuration y était en effet, mais la signature loppé l'enfant. A sa ceinture brillait une chaîne de
du notaire n'était pas légalisée. Gustave en donna montre.
avis à Paris, et le jour même il reçut un télégràmme Derrière venaient les quatre autres enfants, puis
le mandant à Paris et lui disant de descendre à l'hô- trois hommes, porteurs de grosses cannes. L'un de
tel du Chemin de Fer du Nord. ces hommes a été particulièrement remarqué par ce
à
Jean Kinck n'a jamais paru, Guebwiller; quant témoin. Il était dé haute taille et paraissait avoir
trente-cinq ans. Il avait des moustaches. Il portait
au faux Kinck, il est arrivé le 31 août vers onze heures
du matin dans une voiture particulière, et est des- un long pardessus et un pantalon grisâtre. Il était
cendu à l'hôtel du Canon-d'Or. coiffé d'un chapeau de soie à haute forme. Autour de
Le directeur de la poste et le garçon Breuth, du son cou s'enroulait une sorte de foulard. M. Her-
Canon-d'Or, reconnaissent en lui le jeune homme celin est absolument sûr de reconnaître cet individu.
dont le signalement a été donné par le taillandier de La famille se dirigeait de Pantin vers Aubervil-
la rue de Flandre. liers. Personne ne disait mot. Sur le signe que fit
un des individus, Mme Kinck prit le sentier en
ÉTAT CIVIL DE LA FAMILLE KINCK pente qui, du carrefour de la rue de la Gare et de
la route, descend vers la plaine, et par conséquent se
Voici l'état civil exact de la famille Kinck : dirigea vers la fosse. Les enfants et les hommes la

-
Kinck (Jean), né à Guebwiller (Haut-Rhin), le 1er
avril 1826. Marié à Tourcoing, le 13 septembre
1852, à Hortense Rousselle, née à Tourcoing, le 30
suivirent. « Où vont-ils donc par là ?» se demanda
M. Hercelin. Mais comme il n'est pas prudent, de
s'attarder de ce côté, il passa outre et continua sa
juin 1837. route vers les Quatre-Chemins.
De ce mariage sont nés: Le père de Tropmann habite Cernay, près
Le 19 juin 1853, à Tourcoing, Gustave-Louis- Guebwiller. Il ne parait pas avoir prêté aide à son
Joseph ; fils, lorsqu'il est venu, sous le nom de Jean Kin;k,
Le 21 août 1856, à Roubaix, Émile-Louis; essayer de toucher les cinq mille cinq cents francs au
Le 15 avril 1859, à Roubaix, Henri-Joseph; bureau de poste de Guebwiller. Il paraît aussi qu'il
Le 31 décembre 1861, à Roubaix, Achille-Louis; n'a point quitté Cernay depuis longtemps. Du reste,
Le 24 octobre 1863, à Roubaix, Alfred-Louis ; il n'a pas été inquiété.
Le 3 août 1867, à Roubaix, Marie-Hortense. Tropmann père est ouvrier mécanicien et inventeur
d'un instrument que nous ne connaissons pas, qui
NOUVEAUX RENSEIGNEMENTS paraît avoir joué un grand rôle dans les fables de
fortune débitées à Mme Kinck. Il est mal dans ses
D'après de nouveaux renseignements de Roubaix, affaires, il a été l'objet de plusieurs jugements au
Je-ffl Kinck serait parti de cette ville il y a cinq se- tribunal de commerce.
maines, et son fils aîné quinze jours après pour le Tropmann fils ne paraît pas très-intelligent, mais il
rejoindre. a une volonté de fer ; son caractère est très-concentré,
On a, saisi dans la maison Kinck une volumineuse il ne se livre que lorsqu'il parle des choses qu'il a
correspondance adressée par Kinck à sa femme. Elle déjà dites. Si on l'interroge sur des faits nouveaux,
est écrite, comme nous l'avons dit, d'une main étran- il s'enferme dans un mutisme absolu.
gère. On y a relevé deux circonstances nouvelles.
Kinck parle d'une grande entreprise avec M. Trop- GUSTAVE KINCK
mann, de Cernay (Haut-Rhin), et laquelle, instal-
lée à Guebwiller, devait rapporter des millions. Un de nos correspondants nous envoie le signale-
Enfin, toutes les lettres recommandent à la famille ment de Gustave Kinck, qui a été communiqué à
de prendre le train de midi trente minutes pour n'arri- toutes*les autorités du littoral :
ver que le soir à Paris, attendu que dans la journée Taille : 1 mètre 65 centimètres.
on ne trouverait pas les Kinck et Tropmann, en Plus développé que son âge le comporte.
raison de leurs travaux. Paraît avoir de dix-huit à dix-neuf ans.
Hier, dans la journée, M. Douetd'Arcq a reçu une Pied très-fort.
déclaration qui explique certains points restés obscurs Il portait une montre et une chaîne d'or.
dans les dépositions précédentes. Elle a trait à la
nuit du crime, et contredit absolument le témoignage
Il était vêtu d'un pantalon et d'un gilet vert-jaunâtre-
à bande noira.
du cocher. La voici : Casquette en drap à carreaux brun et violet..
M. Jules Hercelin, polisseur sur vernis travaillant Jaquette brune mouchetée, avec poche de côté.
une embrasse et de l'autre tenait un madras à car-
DÉPART DU HAVRE reaux rouges et jaunes placé devant sa figure afin
de cacher ses traits à la curiosité avide de la foule.
LA PRISON Pendant la durée du voyage, le rôle de la police,
au point de vue des investigations, fut discret; on
Il est dix heures du matin. Une foule immense, laissa Tropmann à son silence ; l'état d'irritation
dont la curiosité a déjà été surexcitée par les allées dans lequel il se trouvait se traduisait par des gestes
et venues du personnel de la prison et par celles des d'impatience plutôt que d'émotion véritable.
personnages de la police de Paris, M. Claude, et son Dans le wagon, se trouvait M. Claude à la droite
secrétaire, M. Souvras, se presse aux alentours de du criminel et en face de lui M. Souvras.
la prison. On avait remarqué aussi la présence.du Le chef de la police s'étant pourvu de vivres pour
médecin de la prison. Bien qu'aucune nouvelle n'en la durée de la route, demanda à plusieurs reprises à
eût été donnée, on pressentait le départ de Trop- Tropinann s'il voulait manger. Celui-ci refusa tou-
mann. jours.
La foule ne s'était pas trompée. A chaque station où le train devait s'arrêter, des
M. Claude avait fait demander au médecin, par foules énormes entouraient les palissades des gares.
l'intermédiaire de M. le procureur impérial, si le A Rouen, des incidents nouveaux se produisirent;
prévenu était transportable, et sur la répopse affir- les voyageurs du train se massèrent autour de la por-
mative, il décida que le départ aurait lieu le matin tière, essayèrent de la forcer, de déchirer les sto-
même par le train de onze heures quarante-cinq. res qui étaient baissés. On eut toutes les peines du
Tropmann avait été prévenu à neuf heures et de- monde à les faire remonter dans leurs wagons, et il
mie de son extraction, et un déjeuner préparé pour y eut, à cause de cela même, un retard d'un quart
lui fut offert au prisonnier ; il y toucha à peine, il d'heure.
était surexcité plutôt qu'abattu. ARRIVÉE A PARIS
Cette surexcitation, à laquelle il est souvent en
proie, ne se trahit pas par des expansions de paroles, L'arrivée à Paris eut lieu à cinq heures moins un
ce qui a lieu la plupart du temps chez les criminels, quart. j
mais bien par des gestes de fureur et des expressions Pendant toute la journée d'hier, dans les rues et
de figure effrayantes.
Se doutant que le passage de la prison au wagon
sur la place avoisinant la gare Saint-Lazare, station- i
nait une foule compacte qui attendait l'arrivée de
serait difficile, on partit dès onze heures dans une Tropmann. Chaque fois qu'un train étaitsignalé,
(voiture de place.
La foule qui encombrait la rue de la Prison et on se ruait vers la sortie de la rue d'Amsterdam. * 1

Dans l'intention de ne pas exposer le prévenu à i


même les rues avoisinantes se répandit en clameurs des tentatives populaires, M. Lerouge s'était con-{
dès que l'on vit les portes s'ouvrir pour livrer pas- certé avec M. Ansart, chef adjoint de la police mu-
i sage à l'assassin. nicipale, et avait résolu d'établir rue d'Amsterdam
a La voiture s'ébranla cependant et gagna à grand'- des services ostensibles destinés à égarer la curiosité
peine la gare. Elle renfermait, outre Tropmann, publique.
M. Claude et son secrétaire. Les agents de la police M. Lerouge l'attendait sur la voie avec plusieurs
de sûreté coururent en ce moment un véritable dan- autres employés de la préfecture.
ger, celui de se voir arracher l'homme qui leur était Aussitôt que le train eut ralenti sa marche, un
confié et d'être eux-mêmes victimes des fureurs po- agent du service de sûreté sauta sur le marchepied,
pulaires auxquelles ils devaient s'opposer. chercha le compartiment où se trouvait M. Claude
Des cris de : « A mort, l'assassin! » des gestes
et se posta devant la portière.
furieux menaçaient les agents qui protégeaient le dé- Pendant que les voyageurs descendaient par les
<

part du coupable. portières de gauche, une escouade d'agents faisait


On arriva cependant à la gare. descendre Tropmann par celle de droite et, traver-
Ici les mêmes difficultés se reproduisirent. On
sant la voie, l'entraînèrent, l'enlevèrent, le portè-
descendit de voiture au milieu d'une bousculade
rent, pour ainsi dire, vers la porte de la rue de Rome
effroyable. où le fiacre n° 1237 l'attendait. <

Arrivé sur le quai d'embarquement, il s'agit de re- Aucun lien n'entravait la marche de l'assassin. On
joindre le compartiment réservé pour Tropmann; n'avait pas jugé à propos de lui mettre des menottes.
mais la foule, qui avait forcé les portes et qui s'était Détail singulier : la porte par laquelle il a quitté
répandue dans toute la gare, s'opposa presque à l'en- la gare, s'appelle la porte des Morts! C'est par elle
trée du wagon.
que l'on fait sortir les cercueils transportés par le
Les scènes de la rue se reproduisirent plus vio- chemin de fer de l'Ouest.
lentes encore. Cependant la foule, qui s'était aperçue de la ruse,
se précipita dans la rue de Rome comme pour arrêter
LE VOYAGE DU HAVRE A PARIS la voiture qui partit au galop; le cocher tenait les rênes
pendant qu'un agent, placé à côté de lui, fouettait les
. En montant dans le wagon de première classe ré- chevaux à coups redoublés.
servé, Tropmann se fourra dans l'encoignure dans Le petit cortége, composé de deux voitures, enfila
le coin de gauche, tourné dans le sens de la marche la rue Auber, se dirigeant vers la Morgue, entra-
du train. Il tenait constamment le bras passé dans
versant les rues de la Paix et de Rivoli.
î f « Tropmann, dit alors M. Douet d'Arcq en lui
montrant les tables de marbre sur lesquelles sont les
CONFRONTATION — TROPMANN A LA MORGUE
victimes, Tropmann, reconnaissez-vous les per-
Le greffier, M. Saint-Genest, se tenait à la porte, sonnes dont les cadavres sont ici exposés! Db

dont les grilles furent aussitôt fermées après l'entrée Le prévenu fit quelques pas dans la longueur de
de Tropmann. la salle, et, avec un sang-froid que n'avait aucun des
M. Douet d'Arcq, accompagné de M. Dupré-La- assistants, sans qu'un seul muscle de son visage su-
salle et de Mi Onfroy de Bréville, reçut Tropmann bît la moindre altération, sans que sa voix tremblât,
et l'introduisit dans la salle d'instruction. il dit en montrant du doigt chacun des cadavres :

« Ça,c'est Mme Kinck; ça, c'est Emile; ça, c'est d'émotion. Avant de signer au procès-verbal, Trop-
Henri; ça, c'est Alfred; çaj c'est Achille; ça, c'est la mann déclara, une fois de plus, qu'il n'avait été
petite Marie »
1 qu'un instrument très - actif du père et du fils
Et il ne retira même pas sa casquette ! Ce cynisme Kinck.
'a glacé tous les assistants. J'ai aidé, c'est vrai, a-t-il dit, j'ai poussé vers
La formalité de la confrontation accomplie, on est «
la fosse, j'ai tenu pendant que Jean Kinck et Gustave
passé dans la salle du conseil pour dresser le procès- Kinck frappaient.
verbal. »

C'est à ce moment seulement qu'on a cru voir sur Il a ajouté, à ces deux noms, un troisième nom... '
le visage de Tropmann se produire un sentiment Cette séance a duré près d'une heure.
faite avec des morceaux de bois informes, débris de
j planches.
A MAZAS
On avait placé trois croix de grandeur très-diffé-
Le départ de la Morgue s'est effectué plus diffici- rente.
lement encore que l'arrivée. La foule s'était accrue
et c'est à peine si MM. Claude et Souvros ont pu, DÉCOUVERTE DU SEPTIÈME CADAVRE
avec le prévenu, se frayer un chemin.
Il n'est pas d'usage que les prévenus soient con- Dans la matinée d'hier, 26 septembre, à onze
duits à Mazas, mais bien au dépôt de la préfecture heures moins un quart, un garçon boucher, nommé
et encore après avoir généralement passé un certain Huck, dit Mustapha, traversait la pièce de terre qui
temps dans une geôle annexée au bureau de la sû- fait suite à celle de M. Langlois ; ce terrain appar-
reté. tient à une dame veuve, demeurant rue de Mous-
Cette infraction aux règles habituelles, qui n'a pas tier, n° 11, qui en a cédé l'exploitation à son beau-
été reprodui té depuis La Pommerais, s'explique par frère, qui la cultive lui-même.
la constatation suffisante de la culpabilité de Trop- Mustapha trouva sur ses pas une pioche et une
mann. pelle.
'w
Quand le fiacre est arrivé au grand trot devant la Le premier de ces instruments était une de ces pe-
porte d'entrée de la prison, le factionnaire s'est tites pelles d'appartement qui servent à remuer les
avancé vivement en croisant la baïonnette et en cendres dans le foyer.
criant : L'autre outil était une petite pioche à main à man-
«
Halte-là !< che court, pointue des deux côtés, pareille à celles
On a passé outre. dont se servent les compagnons maçons.
Au greffe se trouvait M. Brandreth, directeur de Le manche et le fer de la pioche portaient encore
la prison, le greffier ét divers employés, On a pro- des traces de sang.
cédé aux formalités d'usage. Après l'avoir fait passer Cette découverte réunit une foule de trois mille
sous la toise, oh a procédé à la constatation de l'état personnes environ, et le mouvement attira l'attention
civil du prévenu. des gendarmes qui, des fenêtres de leur caserne,
Celui-ci a déclaré se nommer : dominent toute' la plaine.
Tropmann (il écrit son nom: avec un o et non au) Un agent de sûreté, qui se trouvait présent, ac-
Jean-Baptiste ; courut aussi et saisit des mains de Mustapha la pelle
Être âgé de vingt-deux ans et natif de Ceriiey et la pioche afin de les porter chez le commissaire.
(Haut-Rhin) ; Deux gendarmes, en tenue de service, les sieurs
Et exercer la profession de mécanicien. Brulin et Hoch, accoururent aussitôt et questionnè-
Après avoir signé cette déclaration, il a été écroué rent le garçon boucher.
et conduit dans une cellule doublé du rez-de-chaussée. Après avoir constaté que ces outils ne portent pas
Physionomie di;, Tropmann : teint très-basané, le .
la marque du taillandier Bel langeÈ, le gendarme
nez pointu, les cheveux châtains collés sur les tem- Brulin s'adressa alors à Huck :
pes ; il est de petite taille (cinq pieds environ), très- « Comment vous appelëz-vous?
mince. Il est vêtu d'une espèce de jaquette fond Mustapha.
jaunâtre, d'un pantalon à carreaux et coiffé d'une —
— Votre profession?
casquette. Garçon boucher.
M. Claude et là police ont abandonné le prévenu —
— Où demeurez-vous?
dans le greffe, après l'avoir livré entre les mains de Route d'Aubervilliers, 39. »
la justice représentée par lë directeur de la prison. —
Pendant ce temps, l'agent emportait la pelle et la
Une fois que la porte de la cellule s'était refermée pioche chez M. Roubel, commissaire de police de
sur lui, on a pu Id voir jeter sur sa prison tin regard Pantin.
circulaire, puis së laisser choir, affaissé, sur l'esca- Instinctivement les deux gendarmes se dirigèrent
beau fixé au mur.
L'administration a le droit d'appliquer la camisole vers la fosse où avaient été retrouvées les premières
victimes Mlishipha. les accompagnait.
de force au détenu auquel on suppose des projets de Tout à coup cet homme, qui marchait au-devant
suicide ; cette mesure n'a pas été prise
pour Trop- d eux, s'arrêta et dit, en se retournant, au gendarme
mann, qui se trouve enfermé avec quatre compa- Brulin :
gnons ou gardiens, surveillant le moindre de ses « Ne vous apercevez-vous pas que le terrain mouve,
mouvements. gendarme?
Quelques instants après, le souper réglementaire En effet, dit Brulin, ça sonne creux. »
été servi. a —
Et regardant attentivement, on aperçut un lam-
Aujourd 'hui, M. Douet-d'Arcq doit beau d'étoffe de cinq ou six centimètres carrés.
se transporter
à Mazas pour continuer la série des interrogatoires. Le garçon boucher se baissa pour le ramasser.
Le prévenu sera conduit sur le théâtre du crime.
« Tiens! ça tient » dit-il.
1

Avec les ongles, on commença à gratter la terre •


LE CHAMP DE MORT et on mit à jour la partie supérieure du dos d'un ca-
davre.
L endroit où les victimes ont été enterrées les On acheva de déterrer ce cadavre
par
assassins a été entouré d'une balustrade grossière, en employant la
lame des sabres des gendarmes.
La face était tournée contre terre, les bras le long verre au gilet. Les bottines étaient en veau à élas-
du corps et des cuisses, la paume des mains en de- tiques.
hors. La foule était tellement considérable qu'après la
Le terrain à moitié découvert, le gendarme Hoch découverte du cadavre on envoya chercher du renfort;
passa la main entre les bras et le corps du cadavre et trente hommes du 71, de ligne, un capitaine, un
s'écria : lieutenant et un sous-lieutenant furent détachés du
«
Ils sont deux ! » fort d'Aubervilliers..
Mais c'était une erreur qui fut promptement re- Vers trois heures on put enlever le cadavre. Celui-
connue. On lira le cadavre hors de la fosse en le pre- ci fut placé, à quatre heures moins un quart,
sur la
nant par les aisselles, et on le déposa, tel qu'on l'a- même charrette qui avait déjà servi à transporter
vait sorti, à quelques pas delà fosse, les pieds touchant les premières victimes. Elle le conduisit à la Morgue.
presque encore le bord du trou béant dans le sens de La fosse où l'on a découvert ce cadavre est à trente
sa longueur. mètres de la première ; elle mesure deux mètres de
On retourna le cadavre ; la figure n'avait plus longueur, soixante centimètres de largeur et seule-
forme humaine ; c'était en quelque sorte un amas de ment trente centimètres de profondeur ; la tête n'était
boue et de terre ; on aperçut de suite une blessure au pas à vingt centimètres de terre.
cou, large de dix centimètres, et un couteau enfoncé
entièrement dans la plaie. LE CHAMP DE NAVETS
Le bras droit est à moitié nu, les manches du pale-
tot et de la chemise se trouvent relevées jusqu'au La famille Kinck n'a pas encore été inhumée.
coude. Si les victimes du crime de Pantin n'ont point de
Le couteau, dont le manche seul sortait d'une sépulture de famille à Roubaix, ou si elles n'ont
longueur de douze à quinze centimètres, ressem- point de parents qui les réclament, elles seront,
blait assez à un couteau de cuisine à manche noir, comme tous les cadavres non reconnus de la Morgue,
arrondi sur les côtés et à son extrémité. enterrées au champ de navets.
On envoya chercher de suite le commissaire de po- Le champ des navets, — c'est le nom qu'on lui
J
lice de Pantin et M. Baron, commissaire d'Auber- donne dans le langage familier du pays, — s'appelle
villiers. de son vrai nom cimetière d'Ivry, dit Parisien. Il a
Quelques instants àprès, à midi moins un quart, été établi route de Choisy, en haut d'Ivry, sur un ter-
ils arrivaient sur les lieux, ainsi que le médecin qui rain de sept cents mètres de long et de trois cents
avait fait, il y a quelques jours, les premières consta- mètres de large qui a été acheté par la ville de Paris;
tations. il a été ouvert le 14 décembre 1860.
Le médecin lava le visage du cadavre, et, après Il comprend trois parties : la première est réser-
constatation, déclara que la mort de cette victime de- vée aux décédés deBicêtre, la seconde aux décédés des
vait remonter à peu près à la même époque que celle XIIIe et Va arrondissements de Paris, et la troisième
des autres membres de la famille Kinck victimes. aux décédés des hôpitaux et aux supplicés.
Il y avait encore une blessure assez profonde à la Quand un corps est reconnu à la Morgue, il est
nuque due sans doute à un coup de pioche, et deux enterré généralement au Père-Lachaise, qui est le ci-
autres sous les seins avec un couteau. metière de l'arrondissement où se trouve la Morgue.
La victime paraît avoir environ vingt ans ; elle n'a Si les corps ne sont pas reconnus, on les inhume au
pas de barbe ; la figure est ronde et pleine; cheveux champ de navets.
châtains de longueur ordinaire. Ce nom de champ de navets vient tout simplement
Bien qu'il ait les traits horriblement convulsionnés, de ce qu'un champ plein de ces légumes se trouvait
il est impossible de ne pas reconnaître une grande autrefois devant la porte de derrière de ce cimetière.
ressemblance avec les autres membres de la famille C'est là qu'après l'exécution, les corps Çles suppli-
Kinck. ciés sont amenés par la voiture de la Roquette, une
On a remarqué aussi une cicatrice placée sous l'o- voiture lourde et sombre ayant deux persiennes de .
reille droite et indiquée dans le signalement de Gus- chaque côté.
tave Kinck. Le conservateur du champ de navets reçoit le
Tout autorise donc à déclarer que ce cadavre est corps, en dresse procès-verbal qu'il envoie à la pré- •

celui de Gustave Kinck. fecture, puis il le livre à la voiture de la Faculté de


Le dessus des mains commençait à entrer en dé- médecine qui l'emporte et qui le livre à la dissection.
composition : le reste du corps était enflé ; les pieds Quand il n'est plus possible de travailler dessus,
avaient tellement gonflé que les élastiques des bot- l'amphithéâtre le renvoie au champ de navets.
tines éclataient. On l'enterre, mais rien n'indique qu'un être hu-
La casquette, en drap, à petites côtes mouchetées main repose là. Pas une inscription sur cette tombe
blanc, posée sur la tête, était de travers; un paletot muette, pas une pierre qui protége le repos du cou-
chiné blanc. pable.
Comme dernière preuve de l'identité du cadavre, Et pour qu'il soit bien oublié, pour que son der-
il y avait un tricot en laine semblable à celui des jeu- nier asile soit bien ignoré, le public n'est pas admis
nes frères Kinck. Chaussettes de laine tricotées éga- à son inhumation.
lement semblables. Le coupable est exécuté, vêtu des habits qu'il por-
Le pantalon et le gilet de même couleur, fond mar- tait au moment de son arrestation.
ron. Une bande noire au pantalon et des boutons en L'assistance publique fait vendre à l'enchère tes
' défroques des condamnés, que l'on porte comme ef-
l'Aigle-d'Or. C'est là que Tropmann fit des confi.
fets de succession vacaiite.
denèes à Doursou. Nous les résumons.
Ces effets sont raccommodés, nettoyés, et servent Il montrait des banknotes.
Voici des banknotes que je voudrais réaliser;
aux hôpitaux. «
elles sont à mon nom : Tropmann. J 'ai un secret,
Tel pauvre homme, qui vit ses derniers jours en-
les d'un hôpital, est ainsi exposé à porter je vais vous le dire : Je quitte ma famille; mon père
tre murs je pouvais plus
la dépouille d'un assassin. ne sait pas que je suis ici; ne m 'ac-
C'est depuis deux ans seulement que Le champ corder avec lui; mon père est mécanicien; il occu-
de navets reçoit les corps des suppliciés et ceux de la pait plusieurs ouvriers qu'il vient de renvoyer pour
Morgue; aussi contient-il encore que la dépouille vivre de ses rentes. C'est mon oncle qui m'a envoyé
ne
d'Avinain et celle de Mombles. cet argent pour que j'aille le rejoindre en Amé-
Autrefois ces corps étaient enterrés au cimetière rique.
Pour échanger banknotes, il vous faut des
Montparnasse où le fait suivant s'est présenté : — ces
Un homme condamné à mort pour assassinat avait papiers.
été jeté dans le trou informe que l'on creuse au sup- J'en attends de mon frère, qui est à Paris.

plicié. Mais tenez, je veux tout vous dire, je n'ai pas de
La personne assassinée, n'ayant pas été reconnue, frère, mais je vais repartir ce soir pour Paris.
fut inhumée dans le même cimetière.... Je vous le conseille. Allez jusqu'au bout.

La victime repose à quelques pus de son assassin. Avouez-moi que vous avez.vole cet argent.
ComplétoDs d'après le Havre le récit de l'arresta- Non, c'est mon oncle qui me l'a envoyé, et je

tion de Traupmann. On sait que le gendarme Fer- veux partir.
rand était entré dans le débit Mangeneau, mais nous Mais cela est impossible sans passe-port, vous

n'avons pas dit ce qui l'y amenait. ne parviendrez pas à vous cacher. »
Voici le point élucidé : Tropmann et Doursou allèrent visiter le La-
Mardi, à dix heures du matin, le nommé E. Dour- fayelte.
sou, placeur de marins, stationnait sur le quai de la Tropmann ne parut pas s'intéresser beaucouo à

Barre quand il vit un jeune homme qui lui parut cette visite.
étranger, et qui examinait un trois-mâts-barque. Il demanda si l'on ne pourrait pas s'y cacher.
Doursou, qui s'occupe aussi d'amener des passa- Doursou l'en dissuada. '
gers aux Compagnies de paquebots, lui demanda, -Doursou a montré une grande habileté : s'étant
pour lier conversation, s'il voulait visiter ce navire. aperçu que Tropmann dissimulait ses blessures, il

Le jeune homme lui dit à voix basse : avait cru de son devoir d'averlir un agent de la po-
« Malheur à qui me veut du mal, je suis mé- lice de sûreté.
chant. » Celui-ci devait, trouver Doursou et Tropmann en-
Doursou lui demanda s'il venait au Havre pour semble chez Bonnet. Dès le matin, Doursou s'était
s'embarquer. Il lui dit qu'il allait partir pour la posté au cabestan du bassin de la barre, pour le sur-
Nouvelle-Orléans, où il avait un oncle millionnaire, veiller.
Doursou lui indiqua la maison Rosney, rue Royale, A onze heures et demie, il vit Tropmann en com-
à la Femme sans tête, et Tropmann l'invita à dé- pagnie d'un jeune homme du Havre. Ce jeune
jeuner; pendant ce déjeuner, chose caractéristique, homme dit que Tropmann lui proposait de lui
a
ils eurent une conversation philosophique. acheter son passe-por!.
Tropmann a dit qu'il avait lu le Juif errant, que Tropmann et le jeune homme entrèrent chez
pour lui le personnage de Rodin était l'idéal qu'il Mangeneau.
s'était fait. Doursou jugeant qu'il fallait profiter de ce moment
Doursou répliqua que le Juif errant était un ro- pour le faire arrêter, dit au gendarme Ferrand : «
Il

man d'Eugène Suë qui avait fait aussi les Mystères ya là l'assassin de Pantin ; j'ai averti la police de sû-
de Paris. reté, mais comme je ne vois venir personne, et qu'il
Tropmann convint qu'il y avait du bon dans ces pourrait nous échapper, je vous conseille de l'arrê-
deux romans, mais que les MYSTÈRES DU PEUPLE ter immédiatement. »
par EUGÈNE SUE leur étaient supérieurs et étaient En résumé, voici l'impression que Tropmann a
sans contredit un chef-d'œuvre. produite sur Doursou, et les choses caractéristiques
IL a paru à Doursou très-intelligent et même in- qu'il lui a dites.
struit. Tropmann a un regard fascinateur; il fixe éner-
Les deux jeunes gens passèrent la journée en- giquement ceux qui lui parlent. Il ne sourit jamais.
semble et allèrent à l'ancienne maison Barbe, 3, Il paraît triste et préoccupé. Il veut devenir riche; être
quai de Lille, pour demander des renseignements riche c'est sa seule ambition, et il veut être riche à
sur les conditions du passage. tout prix, coûte que coûte. En Amérique, il espère
Tropmann parla en allemand avec un employé. faire fortune ; il s'associera des hommes de carac-
Le soir, à huit heures, ils allèrent dîner chez Bon- tère ; il a des projets immenses...; il veut faire la
net. Doursou n'eut aucun soupçon. chasse aux bêtes féroces ; il aime la lutte avec tous
Tropmann coueha chez Bonnet, et donna les hommes et avec tous les éléments.
dez-vous pour le lendemain mercredi, à
un ren-
onze heures « Si vous voulez venir avec moi, a-t-il
dit à Dour-
et demie, chez Bonnet. Ils déjeunèrent, puis ils. al- sou, vous qui êtes intelligent et qui paraissez avoir
lèrent dans un café rue de Paris, près de l'hôtel de du caractère, venez avec moi. Vous quitterez la mi-
lui-ci lui conseilla de changer de costume et de se positions généralement admises à Roubaix. Quel rôlt.
débarrasser de sa blouse blanche. a joué dans tout ceci le fils naturel de Kinck, si toute-
fois il est au nombre des coupables?
LA TANTE DE JEAN KINCK
Il y a quelques semaines, un jeune homme de vingt
à vingt-deux ans, brun, très-joli garçon, a pris une
Une déposition très-importante a été reçue hier au voiture à Lille pour se faire conduire à Roubaix,
parquet de Lille. chez Mme Kinck, rue de l'Alouette. La déposition
Une tante de Kinck père a déclaré à M. le juge du cocher, reçue à Lille, confirme ce fait. Ce jeune
d'instruction que son neveu avait eu un fils naturel homme a eu une longue conversation avec Mme Kinck
avant son mariage. Ce fils aurait aujourd'hui vingt à et son fils aîné ; il venait, disait-il, au nom de
vingt-trois ans. Ce fait tendrait à confirmer les sup- M. Kinck père, pour engager Gustave — le fils aîné
le suivre à Paris il Mme Kinck devait les re- trois filles; l'une, Françoise, est âgée de trente-cinq
— à
joindre parla surte. 3 détails sont fournis parles
voisins. Mais nous i jrons quelle qualité a prise la
ans, habite Cernay et n'est pas mariée; une autre
est mariée à un nommé Saal et habite la Suisse.
jeune homme pour justifier sa démarche. Des trois fils, l'aîné, Joseph, est ouvrier mécani-
Quoi qu'il en soit, le lendemain, le fils Kinck par- cien; il est âgé de trente-quatre ans, et se trouve ac-
tait pour Paris. tuellement à Mulhouse, où il travaille à l'usine de
-
On croit que le jeune homme venu au nom de Kinck MM. Kœchlin.
père, n'était autre que son fils naturel. Le cadet, Edmond, a tiré au sort à la classe de
Mais ce fils naturel n'est pas Tropmann, car, 1867, a amené le n° 3, et est parti comme mécani-
d'après le même journal, ce dernier est le fils d'un cien de marine; il avait précédemment travaillé à
mécanicien d'Alsace; son père, ouvrier très-adroit, Thalwyl (Suisse).
inventeur d'une machine à fabriquer les busettes, a Le plus jeune, c'est l'assassin, Jean-Baptiste
cédé son brevet, voici cinq à six mois, à M. James Tropmann, né non pas à Cernay, mais à Brunstadt,
Bonsoor, de Tournai, qui a une fabrique de busettes n'a pas encore tiré au sort; il n'a que dix-neuf ans.
à Roubaix, rue Traversière, 19. Le fils a été envoyé Tropmann père est un homme trapu, assez fort,
ici pour monter les machines sur le modèle inventé qui ne parle pas le français, du moins à ce qu'il
par son père. affirme : ses yeux sont rouges, la lèvre épaisse et
En lisant le signalement que nous reproduisons pendante. On comprend, en le voyant, qu'il mérite
plus haut, on peut se faire une idée très-exacte de la réputation de buveur qu'il s'est acquise dans le
l'individu. « C'était, nous ont dit les personnes qui pays.
l'ont connu, un garçon au regard en dessous, à la Nous transcrivons ici l'interrogatoire que lui fit
démarche indolente, travaillant peu, ne causant pres- subir M. Henri Marsey, rédacteur du Gaulois : V

que pas, se liant difficilement, très-sournois. » D. — Depuis combien de temps votre fils avait-il
Ses allures efféminées l'avaient fait stirnommer quitté le pays? «

Mademoiselle Buselte par ses camarades d'atelier. R. — Depuis un an à peu près. Je ne puis dire
Tropmann aimait beaucoup l'argent; il en em- exactement la date, car, à ce moment, j'étais moi-
pruntait souvent à ses connaissances. même absent, m'étant rendu à Roubaix pour monter
Il était très—lié avec la famille Kinck, dont le père des broches. Cependant, je pense que c'était au mois
avait en lui line grande confiance. Cette liaison avait de novembre de l'année dernière.. !

, semblé toute naturelle puisque Kinck père et Trop- D. — L'avez-vous revu depuis?
mann étaient tous deux Alsaciens. R. — Oui, il y a trois semaines ou un mois.
Tropmann père est un ouvrier arrivé à une cer- D. — Logeait-il chez vous? f
-A

taine aisance grâce à son intelligence et à ses connais- R. — Oui, monsieur. |


sance pratiques en mécanique. Outre la machine D. — Que vous disait-il à cette époque?
dont nous parlons plus haut et qui fournit huit rnillê R. — Il disait que, s'il avait quinze cents francs à
r
busettes à heure, il est l'inventeur d'une mitrailleuse lui, il ferait fortune; mais que, du reste, il allait or-
très-ingénieusement construite, qui tire cent coups ganiser une affaire et qu'il gagnerait de l'argent. Il
à la minute. disait qu'il s'occupait d'une nouvelle invention; un
Tropmann fils a quitté Roubaix pour retourner jour, il est parti sous prétexta d'aller à Mulhouse; il
en Alsace, voici deux mois environ ; il annonçait fin.. est revenu très-tard. Sa mère lui a dit : 0
tention de se rendre en Amérique pour y spéculer Mais ce n'est pas l'heure du train, tu ne viens
«
sur les inventions de son père. (Êdouard DANGIN.) pas de Mulhouse ?

LA FAMILLE TROPPMANN
-
« Non, répondit-il, j'ai rencontré à Guebwiller j
la personne que j'allais chercher à Mulhouse, et je
Tropmann père, Jean-Baptiste, n'est pas né à
rapporte de l'argent. »
Nous voulu connaître le
f
« avons nom de la per-,
Cernay : il est de Brunstadt, et est âgé de cinquante- sonne qui lui avait donné de l'argent; il s'y est re-
six ans. Il est venu s'établir à Cernay il y a vingt fusé, prétendant que c'étaient des affaires très-impor-
ans à peu près. C'est un mécanicien des plus ha- tantes et qu'il ne pouvait pas divulguer. Il a offert
biles, chercheur, inventeur, et qui a perdu son avoir vingt francs à sa mère mais elle lui a répondu
dans des tentatives avortées. Il a inventé notamment ,
qu'elle n'avait pas besoin de son argent, surtout puis-
une machine à tubes en papier pour les filatures qui qu'il ne voulait pas dire d'où cela lui venait.
est très-employée dans le département et à Rou- D. — Quel est le caractère de votre fils ?
baix, en particulier chez MM. Morel et Motch. R. — Quoique cela ne soit plus douteux aujour-
Il avait inventé une mitrailleuse; des expériences d'hui, je ne puis comprendre qu'il ait pu commettre
furent faites en présence du juge de paix, du préfet le crime; en tout cas, il n'a pas fait cela seul. Je suis
et d'autres autorités en 1868, mais elles ne réussi- bien heureux qu'on l'ait arrêté, car peut-être aurait-,
rent pas. il fait encore d'autres victimes. C'est un garçon qui
Tropmann pèrè s'adonne à la boisson.
Sa femme, née Françoise Fromm, est a l'air très-doux : il est mince, mais il est extrême-
une honnête ment fort. A l'âge de dix-sept ans, il se trouvait dans
femme dont la douleur intéresse tout le monde. la rue au moment où une vache s'était échappée des
Tropmann, Jean-Baptiste, qui est détenu mains d'un maquignon juif; tout le monde avait
en ce
moment, est le plus jeune des six enfants de Trop-
peur, et nul n'osait se jeter au-devant de l'animal.
mann. La famille se compose de trois garçons et de Seul, il eut le courage de s'élancer sur la vache, il la
saisit par les cornes, les tordit et abattit l'animal à porté cinq lettres en date des 4, 10, 16, 18 et 20 sep-
ses pieds. tembre.
D. — Quelle était sa conduite envers vous et sa Notez cette dernière date : la lettre de Tropmann
mère?
:
R. — Toujours très-bonne il aimait et respectait
beaucoup sa mère : je n'ai rien à lui reprocher de ce
fils a été mise à la poste, rue de Strasbourg, auprès
de la. gare de l'Est : le timbre porte en outre le chif-
fre 3, ce qui indique la troisième levée. C'est donc au.
côté-là; je l'ai fait baptiser et élever à l'école pri- moment où il se disposait à commettre son crime
maire. Il a fait sa première communion à quatorze qu'il a écrit et jeté à la boîte la lettre en question,
ans, puis je lui ai appris le métier de mécanicien :i dont voici le contenu :
il était devenu assez bon ouvrier.
D.— Avait-il de l'argent quand il était dernière- CI:
Paris, 20 septembre 1869.
ment chez vous? Chers parents,
CI:

R. — Il m'a dit en avoir reçu de quelqu'un, qu'il «


J'ai cherché votre lettre et je vois que vous
ne voulait pas nommer et qu'il avait vu à Guebwil- croyez que je suis désespéré de réussir; mais vous
ler : c'était, selon lui, la personne qui devait exploi- vous trompez, car je suis beaucoup trop entêté pour
ter ses nouvelles inventions. me désespérer si vite; mes affaires vont bien, seule-
Pendant le cours de l'enquête <on eut connaissance ment ils traînent (sic) un peu, ce qui m'embôte autant
du fait suivant : que vous, mais on ne peut pas toujours faire aussi
A la suite d'une querelle au sujet d'une fille du vile que l'on voudrait; les gens veulent regarder les
pays, Tropmann aurait attiré un jeune homme, affaires de toutes les faces avant de risquer de perdre
nommé Lang, dans un guet-apens, et l'aurait frappé de l'argent, et ça ne s'agit pas de si peu. Vous m'é-
à la tête d'un coup de marteau.; Lang, qui est au- crivez de revenir; je reviendrai, mais je xie peux
jourd'hui en Amérique, aurait passé plusieurs jours pourtant pas laisser mes affaires de côté, quand elles
dans son lit et l'affaire n'aurait pas été ébruitée. sont presque terminées. Je n'avais plus d'argent;
Le père Tropmann, interrogé sur le fait, a ré- j'en ai demandé aujourd'hui. J'ai reçu trois cents
pondu qu'au moment de ses recherches sur les mi- francs, dont je vous envoie cent francs, car vous de-
trailleuses, il avait loué un bâtiment isolé auprès de vez en avoir besoin. Je l'envoie à l'adresse de Fran-
la gare. Qu'un jour son fils lui demanda à plusieurs çoise.
reprises un marteau pour un travail, disait-il; qu'il K
Je vous embrasse,
lui répondit qu'il y en avait un dans l'atelier de la « Votre fils,
gare; que le soir, Tropmann fils alla à l'atelier avec « J. B. TROPMANH. »
Lang : et, comme il était fermé, il entra par la fenê-
Les cinq lettres font toujours allusion à la même
tre, prit le marteau, et, d'après son récit, le passa à
Lang. Celui-ci alors aurait pris le marteau et aurait préoccupation. Tropmann s'occupe d'une an lire, qui
voulu l'en frapper. Tropmann fils le lui aurait arra- sera bientôt terminée. Dans une autre lettre en date
ché et l'aurait frappé au front. du 16 septembre, il écri. :
Ce récit, émanant de la bouche même de Trop- Chers parents, je suis revenu aujourd'hui de
«
mann fils, est évidemment inexact : certainement ce Londres. Mes affaires vont bien : Allé par là, j'ai
dernier avait attiré Lang à l'atelier et l'avait frappé écrit aujourd'hui encore quelques lettres, dont j'at-
par surprise. Mais le père n'a pu que répéter ce que tends la réponse, et aussitôt que j'aurai cette réponse,
lui avait raconté son fils. je viendraide nouveau à Cernay. Des réponses de ma
Le père Tropmann ajoute ensuite que son fils était lettre dépend maintenant mes affaires.
rangé, pas noceur, et qu'il ne donnait aucun sujet de
« Votre fils : J. B. TROPMANN. »
plainte; seulement il disait à son fils :
II:
Je suis bien fâché que tu sois dissimulé comme L'écriture de ces lettres est hâtive et tremblée.
cela avec nous. Tu ne nous dis jamais ce que tu M. Henri Marsey conclut que, si Gustave Kinck
fais. » a été assassiné à Pantin, entre le 16 et le 20 septem
Il s'occupait beaucoup de chimie, et disait qu'il bre, Jean Kinck a dû être assassiné du 1" au 3 sep-
trouverait le moyen de faire fortune. tembre auprès de Guebwiller, le jour où Tropmann
Voici maintenant des renseignements d'une impor- est revenu avec de l'argent et a offert vingt francs à
tance capitale : M. Marsey a demandé au père Trop- sa mère ; que c'est là que doivent être dirigées les
mann si, depuis le dernier départ de son fils, il avait recherches, et qu'on découvrira le dernier mot de
reçu des lettres de lui. cette sinistre énigme entre Bollwiller, Soultz et
«
Plusieurs, a-t-il répondu. Gruebwiller.
— D'où vous étaient-elles adressées? Autre détail assez curieux. Tropmann s'est donné
— De Paris. au Havre successivement les noms de Wolff, de Fisch
— Répondiez-vous? et de Vandenberghe, ces trois noms appartiennent à
— Oui. des familles de Cernay : c'étaient évidemment les
— quelle adresse?
A premiers qui se fussent présentés à son esprit.
— Poste restante. »
Le père Tropmann fut alors invité à aller chercher A PARIS — AU CHAMP LANGLOIS
les lettres et à les déposer entre les mains de M. le
juge de paix. Du côté d'Aubervilliers, arrivent trois charrues
Il s'est rendu chez lui, auprès de l'église, et a rap- conduites par les laboureurs Lesendre, Louis Fleury
et Pierre Lantier, demeurant tous trois rue anx Rei- l'attentat avec d'autant plus de raison que ce champ
nes, à Aubervilliers, et requis sur la demande de est destiné à devenir le point central de plusieurs
M. Clément, commissaire de police, par M. Baille, routes d'intérêt communal.
conseiller municipal. Ce carrefour, quand il existera, recevra probable-
M. Clément, commissaire de police du quartier ment, de par la voix populaire, le nom de carrefour
Notre-Dame de Paris, choisi dès le début de l'affaire de l'Assassinat.
par M. Lerouge pour diriger l'instruction judiciaire; A quatre heures trente-cinq, les pelles et les pio-
M. Baron, commissaire de police d'Aubervilliers ; ches ayant été inutilement employées du côté de
Le commandant du fort; Pantin, le commissaire de police ordonne la reprise
Le lieutenant-colonel Wilmette, du 90e de ligne; du labourage.
le chef de bataillon Guyot; le capitaine Jodessu; les Quelques minutes après se produit un incident. 1

lieutenants Robiquet et Masson; Un monsieur fend la foule et demande à ouvrir


Le 1er bataillon de ce régiment qui venait de s'in- un avis au commissaire de police ; on l'écoute avec
staller dans le fort, il n'y avait pas une heure, avait bienveillance; il propose de faire apporter du Jar-
seulement eu le temps de déposer ses sacs et n'avait din des Plantes quelques chacals.
pas pris celui de manger la soupe pour arriver plus On donne à ce brave homme acte de sa proposi-
vite sur le champ où il était requis; tion, et l'on continue l'œuvre commencée. j

Le capitaine de gendarmerie Burlureaux; A cinq heures environ on voit le commissaire de


,
M. Boudier, adjoint au maire d'Aubervilliers. police Baron s'asseoir sur quelques mottes de terre
Un soleil splendide éclaire la plaine verdoyante ; et commencer la rédaction de son rapport.
le paysage semble gai à tout le monde. Au loin, des A six heures la charrue de Legendre s'arrêtait la
paysans enfument leurs champs, tandis qu'ici la char- dernière; le champ avait été entièrement remué;
rue, ce symbole de paix, de travail, de prospérité, rien n'avait été trouvé.
accomplit sa funèbre besogne.
MAZAS
LE LABOURAGE
Le prisonnier continue à se montrer dans sa cel-
A trois heures moins un quart, le premier coup lule morne et presque indifférent ; il ne prend que
de soc était donné; les trois charrues étaient de front, du bouillon.
devant elles s'étendait le champ long de cent cin- De temps en temps, par une singulière bizarrerie
quante mètres sur trente de large. contrastant avec sa froideur habituelle, l'humanité
Le premier sillon, du côté de Pantin, fut tracé en reprend ses droits et on le voit pleurer.
partant de la direction de la gare vers celle du fort Le juge d'instruction, après la découverte du ca-
d'Aubervilliers. davre de Gustave Kinck, s'est transporté dans la
Le second creusa,
juste au milieu du champ en cellule du prévenu.
suivant la même direction tandis que le troisième Pendant une heure, il a cherché à tirer de lui des
était du côté d'Auberviliiers. aveux ; Tropmann a persisté dans ses dénégations
Le terrain était si piétiné que, bien que les che- partielles.
vaux fussent très-robustes, il fallut que des paysans Après M. Douet d'Arcq, M. Claude a renouvelé
poussassent aux roues. les mêmes tentatives, suivies du même insuccès.
Dès les premiers éventrements du terrain, certains La nuit a été en apparence très-calme et pourtant
objets ayant été rejetés des sillons, furent remis, par presque entièrement sans sommeil.
le commissaire, à la garde d'un gendarme. Ces objets Hier matin, Tropmann a repoussé son déjeuner
étaient une savate et un débris de chapeau. comme il avaitrepoussé celui de la veille. Il continue
A quatre heures un quart, les aboiements acharnés à se contenter de bouillons.
d'an chien font une diversion momentanée aux préoc- A huit heures et demie M. Claude et l'agent Lau-
cupations du public. rens ont été prendre le prévenu et l'ont emmené
M. Baron court dans la direction de Pantin, d'où dans une voiture de place a la Morgue.
ces cris partaient, et ordonne des fouilles qui restent
sans résultat. A LA MORGUE
Pendant cet incident, le travail cles charrues s'ar-
rête, et M. Baille rectifie devant nous une erreur Introduit d'abord dans la salle d'interrogatoire ou
accréditée sur le champ dit Langlois. Ce champ
ap- se trouvait M. Douet d'Arcq, il a eu a subir de celui-
partient à la veuve Magnien ; ce qui a causé l'erreur, ci une nouvelle édition de l'interrogatoire de la
c'est qu'il est limitrophe à celui de Langlois. veille.
Autre erreur à rectifier. Le juge d'instruction a parlé à Tropmann avec
Le premier acte de l'autorité a été d'enlever tous une émotion qu'il a essayé, en vain, de rendre com-
les emblèmes pieux destinés à perpétuer le souvenir municative.
du meurtre. Cette mesure avait donné lieu de croire Tropmann n'a fait aucun aveu ; il s'est contenté de
que l'on était dans l'intention d'élever en ce lieu un reproduire ses dénégations des jours précédents, ré-
monument commémoratif. pondant avec une voix brève et sèche.
Il n'en est rien. Voyons, lui dit le juge d'instruction, vous avez
«
L'autorité municipale d'Aubervilliers se refuse ab- commis de grands crimes, mais vous êtes jeune et à
solument à laisser établir un témoignage matériel de votre âge le cœur ne peut pas être endurci. Montrez
du repentir ; que vous vous présentiez devant le tri- « Avouez, dit M. Douet d'Arcq, la part que vous
bunal des hommes en lui inspirant pour votre fran- avez prise au crime ; avouez que vous avez frappé.
chise un peu de la commisération qu'il serait déjà — Non.
tenté d'avoir pour votre âge, et si vous deviez bientôt — Avouez que c'est vous qui avez tué Gustave
paraître devant un autre tribunal, que votre prompt Kinck.
repentir vous donne plus de confiance dans le juge- — Non. Je vous dis que non.
ment qu'on aura à rendre de vous. » — Vous ne voulez faire aucun aveu?
Tropmann restait impassible ; pas un mot ne sortit — Je ne peux pas avouer ce que je n'ai pas fait;
de ses lèvres. non, ce n'est pas moi. »

Malgré des efforts qui durèrent quelque temps en' chez un être aussi chétif que lui. Cependant, les
core et la bienveillance qui dictait les paroles du juge marques d'attendrissement qu'il a données hier à
d'instruction, il fut impossible de rien tirer de plus plusieurs reprises, donnent à espérer qu'il pourrait
de Tropmann. entrer bientôt dans la voie des aveux.
M. Claude échoua de son côté. Après cette séance on le conduisit dans l'amphi-
Après la fin de l'interrogatoire qu'il était appelé à théâtre où eut lieu la confrontation.
signer, le prévenu s'est levé avec résolution et a ap- A la vue du cadavre, Tropmann a éprouvé une
posé d'une main ferme les noms : Tropmann, Jean- commotion violente; il a déclaré le reconnaître, mais
Baptiste. cette fois avecmoinsde cynisme et s'est mis à pleurer.
Ce jeune homme, on pourrait presque dire cet en-
«
1
Ah pauvre Gustave! s'écria-t-il, que je vou-
fant, a une ténacité incroyable qui frappe beaucoup drais être à sa place ! »
Et comme on tentait encore de faire appel à sa Elle a dit que, l'an dernier, Jean Kinck avait lait
sincérité, il se contenta de répondre : venir sa femme en Alsace pour lui montrer une pro-
Le gredin de père! il a aussi assassiné son fils »
1
priété qu'il avait nouvellement acquise, et qui est
«
Après cette exclamation on prit le parti de le réin- située entre Cernay et Guebwiller. Les deux villes
sont distantes de quatre lieues environ.
tégrer à Mazas.
Il était dix heures. Au retour, Mme Kinck avait dit à sa cousine :
Tropmann a reçu quatre fois la visite d'un prêtre. Jamais je ne voudrai aller habiter cette propriété.
«
C'est à peine s'il répond. J'y aurais trop de peur.... On pourrait nous y assas-
Il n'a guère adressé la parole aux deux détenus siner tous sans que perionne s'en aperçoive. »
qui veillent sur lui. On suppose que c'est là que Tropmann aura en-
Interrogé par M. Claude, il a répondu, si nous en terré le cadavre de Jean Kinck, car on a suivi sa piste,
croyons certaines versions : et on est certain qu'il s'est dirigé de ce côté.
«
Oui, j'ai deux complices... Mais pourquoi vous
dirais-je leurs noms? C'est bien assez d'une tête, je LE HAVRE
n'en ferai pas tomber trois. »
Ce n'est que sous toute réserve que nous insérons La population du Havre est en émoi. Un suicide
cette réponse que l'on attribue à l'assassin. mystérieux vient de s'accomplir dans l'hôtel de New-
Dimanche matin, Tropmann a refusé de prendre York, où est descendu Tropmann. Le jeudi, jour de
la moindre nourriture. l'arrestation, Tropmann est sorti vers neuf heures, et
Il voulait se laisser mourir de faim. à dix heures entrait un homme du nom de Émile
a:
Puisqu'il faut mourir, mieux vaut que ce Deloney, âgé de vingt-six ans, sans profession, né à
soit
tout de suite, » disait-il. Saint-Allier (Mayenne).
C'est à ce moment que sont intervenus les deux Il arrêta son passage sur le steamer Montezuma,
prisonniers qu'on lui a adjoints. parti samedi pour Buenos-Ayres. C'est un grand
a Pourquoi vous désespérer, dirent-ils. Nous brun, portant toute la barbe, son regard était un peu
avons
tous passé par là. Tant que vous ne serez pas con- égaré.
damné, il faut toujours espérer que vous sauverez On l'avait logé dans une petite chambre située au
votre tête. » quatrième étage, dans le principal corps de bâtiment,
Tropmann eut un mouvement négatif bien signi- avec fenêtre sur la cour. A plusieurs reprises, il a
ficatif. fortement insisté pour qu'on le changeât de chambre.
« Quand même, continua l'un d'eux, vous aurez A l'entendre, il n'était pas chez lui ; il y avait trop
alors le pourvoi en cassation et le pourvoi en grâce. de voisins, trop de portes, trop de bruit, trop d'en-
Cela vous donnera du temps. Et si vous voulez fants surtout. Les enfants, principalement ceux en
mourir de faim, vous pourrez le faire à ce moment-là. bas âge, paraissaient l'impressionner vivement : il
Tropmann, ébranlé, se décida à prendre un peu ne pouvait ni les voir, ni les entendre. Pourquoi?
de nourriture. Nous l'ignorons. — Avait-il commis quelque acte
Tout le jour il lut le Magasin pittoresque, dont il criminel dont, comme à Pantin, plusieurs enfants
demanda successivement plusieurs livraisons. auraient été victimes? C'est ce que dira l'instruc-
Le soir, il dîna d'un fort bon appétit et dormit tion.
parfaitement. Il y avait des papiers dans une malle ; la justice
Lorsqu'il s'éveilla lundi matin, il était reposé, et s'en est emparée : sans doute ils contiennent des in-
quand on le fit sortir de la cellule pour l'emmener à dications précieuses. Il serait facile, d'ailleurs, à tout
la Morgue, sans le prévenir, il semblait dispos de hasard, de confronter Tropmann avec ce cadavre.
corps et d'esprit. Avons-nous affaire à un criminel bourrelé de re-
Circonstance inattendue, l'écrou porte la date de mords et y mettant fin par une mort volontaire ?
la naissance de Jean-Baptiste Tropmann. Est-ce plutôt un fou ou un maniaque ? Les parti-
Il n'aurait que dix-neuf ans. sans de cette dernière hypothèse invoquent un fait
Les membres de la famille Kinck ont été conduits d'une véritable importance.
à la Morgue hier à midi et quelques minutes, par Deloney devait pousser très-loin les pratiques
M. Douet d'Arcq. d'une dévotion exagérée. Il avait dans sa malle des
Pendant la confrontation avec le corps, trouvé hier, chapelets, des scapulaires, des médailles, des petites
qui fut accompagnée d'abondantes larmes, IVlmeRous- statues de la Vierge et de divers saints bien
en cour
selle, sœur de Mme Kinck, marchande de nouveautés, de Rome.
est arrivée de Lille et a été amenée immédiatement Vendredi soir, à huit heures, il est descendu dans
où étaient ses pauvres parents. la salle à manger de l'hôtel. Il a recommencé ses ha-
Elle a reconnu son neveu Gustave et les mouchoirs bituelles doléances, ajoutant qu'on faisait bruit
vendus par elle, il y a six mois environ. un
épouvantable, quand au contraire on était partout
^Les corps vont être rendus à la famille, qui les a calme et silencieux.
réclamés. A neuf heures, il redescend encore au café atte-
L enterrement aura lieu très-prochainement à nant à cette salle à
manger ; il recommence la même
Roubaix. litanie.
Une cousine de Mme Kinck-Rousselle fait Autre symptôme : la lumière lui faisait peur. Le
a une
déposition des plus intéressantes hier à M. Douet matin même, à six heures, il aurait voulu
manger
d'Arcq.
sans chandelle.
Vendredi donc, à neuf heures et demie du soir, il Maintenant si on demande quel jour Kinck père
a
, regagne sa chambre comme pour se coucher. pu tomber sous les coups des assassins, nous répon-
Hier samedi, à cinq heures après midi, on ne l'a- drons qu 'on n "a qu à se reporter à la date du jour où
vait pas encore vu descendre. Une bonne de l'hôtel Tropmann a écrit la première lettre fausse.
monte à sa chambre; la porte en était fermée en de- C'est la veille que Jean Kinck sera mort.
dans. La bonne frappe : pas de réponse. Elle appelle Jean Kinck a dû périr dans les environs du lieu
une autre domestique, se hisse sur ses épaules, et d'où cette première lettre est datée.
parvient à regarder dans l'intérieur de la chambre Si la lettre est partie d'Alsace, c'est en Alsace
par un carreau placé au-dessus de la porte. Il y avait qu'on retrouvera le cadavre de Jean Kinck.
du sang dans l'appartement ! La route qui conduit de Bollwiller, la station où il
On fait venir la police. Un serrurier ouvre la porte. faut descendre pour aller à G-uebwiller, a dû être le
Deloney était étendu sur le lit, dont la couverture théâtre du crime.
était à peine entr'ouverte. Il était couché sur le dos Le train omnibus venant du Nord arrive à neuf
et avait la tête voilée d'un mouchoir. Les bras heures du soir. C'est une heure favorable pour une
étaients pendants de chaque côté du torse. surprise. Il serait donc possible que Tropmann ou un
Le lit, placé au fond de la chambre, était à trois complice eût attendu Kinck à la descente du train.
mètres de la fenêtre, située juste en face. Cette fe- Toujours dans l'hypothèse du crime, il était facile de
nêtre était ouverte : elle porte des traces de sang. faire disparaître la victime. A peu près à égale dis-
Un poignard gisait sur le sol, non loin de la fe- tance de Bollwiller et de Guebwiller, se trouve Soultz.
nêtre. Mais entre Bollwlller et Soultz, la route est bordée
Deloney était vêtu d'un gilet et d'un pantalon; le de chaque côté d'immenses terrains cultivés que do-
gilet était déboutonné par le bas. minent des collines. Il y a des bois, des taillis, des
Les blessures faites par le poignard sont au nom- broussailles, des fourrés presque à perte de vue.
bre de cinq : deux sont situées au-dessus du mame- Il est hors de doute que l'homme qui a creusé la
lon gauche, trois au-dessous. C'est pour ces trois fosse de Pantin a dû également confier le cadavre de
derniers coups qu'il aurait fallu écarter le gilet qui Jean Kinck à la terre.
amortissait l'effet du poignard. Si, au contraire, la première lettre est partie de
On présume que Deloney se sera poignardé à la Paris, c'est à Paris que Jean Kinck a. été tué.
fenêtre, et qu'avant de rendre le dernier soupir il Le Propagateur du Nord donne sur la famille de
aura encore eu la force d'aller s'étendre sur le lit. Mme Kinck de curieux détails : Mme Kinck, née Hor-
La police a gardé la clef de la chambre par devers tense Rousselle, a toute sa famille à Tourcoing, Rou-
elle, après avoir soigneusement fermé la porte. baix et Lille.
Le corps est resté toute la nuit dans l'hôtel. Son père et sa mère tiennent à Tourcoing l'estami-
On se demande si ce suicide doit être rattaché au net du Pont-d'Arcole, près de Montaleu; ce sont des
crime de Pantin, et si c'est un des complices de cousins de Rousselle, l'hercule du Nord. Hortense
Tropmaun qui vient de se faire justice lui-même. Rousselle, qui était elle-même très-robuste, a mis
plus d'une fois à la raison les ivrognes et les tapa-
RENSEIGNEMENTS NOUVEAUX geurs.
Ceci confirme ce qu'on a dit sur la vigueur de la
Le Gaulois, dans un de ses numéros consacrés au mère et la résistance qu'elle a dû opposer à ses as-
drame qui nous occupe, avait raconté que deux hom- sassins.
mes avaient été vus, boulevard Magenta, chez un Le Journal de Colmalf donne sur le père de cette
marchand de vins à la bouteille, le sieur X..., et ré- malheureuse famille les détails suivants :
pondant au signalement de ceux qu'on appelait au dé- «
Jean Kinck est originaire de Buhl, près Gueb-
but le père et le fils Kinck. willer, et compte, nous dit-on, plusieurs parents dans
Le plus jeune était Tropmann. cette partie de l'Alsace. Il possède à Bühl nn atelier
Quant au second, c'était un homme paraissant de construction mécanique qu'il a fait assurer, en
avoir plus trente-cinq ans, mais n'ayant en réalité septembre 1868, par la compagnie du Soleil. »
que cet âge, d'une taille au-dessus de la moyenne et
d'une force peu commune. Il avait des mains énor- LE CALFAT HAUGEL
mes. D'après les dernières constatations, cet homme
serait reconnu comme un de ceux qui suivaient à dis- Haugel, le courageux calfat, a assisté au banquet
tance la famille Kinck, le soir du crime. des sauveteurs de Rouen, où il a été l'objet d'une
Les traces de cet homme ont été retrouvées depuis véritable ovation.
le moment où nous l'avons signalé chez le marchand La Société des sauveteurs de Rouen avait cru ne
de vins où il buvait de l'eau-de-vie à même le cara- pas devoir se borner à une simple lettre, et avait
fon sur les instances de Tropmann. C'est à quatre délégué une députation spéciale pour transmettre
heures et demie seulement qu'on les perd auprès de son invitation à celui auquel on doit, en somme, l'ar-
la gare du Nord. restation de Tropmann, que le gendarme Ferrand
On a eu connaissance d'un propos de Tropmann avait si malencontreusement laissé échapper de ses
antérieur à son arrestation et qui a une importance mains.
capitale. La visite de la députation a donné lieu à une scène
Quand je pense que moi j'ai jeté un homme à des plus touchantes entre ces braves gens. Après
«
!
l'eau »
avoir inutilement cherché Haugel à son domicile,
les délégués se rendirent à la petite auberge oÜ, nous avons ajouté que cette démarche avait été faite
en compagnie de son père, le cnlfat prenait, son mo- le 10 septembre; nous rectifions aujourd'hui cette
deste repas, et se l'étant fait indiquer, exposèrent à date, le fait ayant eu lieu, non le 10 septembre, mais
Haugel l'objet de leur mission et lui remirent la le 31 août.
lettre d'invitation des sauveteurs. L'individu qui se présentait comme étant Jean
Hauguel, suffoqué par l'émotion que lui causait, Kinck, n'ayant pu justifier de son identité et ayant
bien naturellement une si flatteuse démarche et par même été convaincu de mensonge, lorsqu'il s'est
les termes mèmes de l'invitation, se prit à fondre en trouvé en présence de personnes qui connaissaient
larmes sans pouvoir poursuivre jusqu'au bout la lec- Jean Kinck, a été assez heureux pour se retirer sans
ture de la lettre, qu'il tendit à son père; mais celui- avoir été livré à la justice, qui aurait eu alors entre
ci à son tour ayant jeté les yeux sur les termes élo- ses mains l'assassin du malheureux Jean Kinck et
gieux avec lesquels on conviait son fils, ne put qui aurait rendu impossibles ces épouvantables cri-
davantage conienir son émotion et se précipita dans mes qui ont ensanglanté la plaine de Pantin.
les bras de son enfant en le pressant contre son Le même jeune homme se présenta de nouveau
cœur. au bureau de poste le 2 septembre ; il déclara qu'il
L'impression produite sur les assistants par cette s'appelait bien Jean Kinck , qu'il s'était présenté,
scène touchante est indescriptible, et chacun, mal- non comme étant Jean le père, mais comme étant
gré lui, sentait les larmes lui gonfler les yeux, tant Jean-Emile Kinck; fils de Jean Kinck; qu'au sur-
efet puissante la contagion des grands sentiments. plus, pour lever toutes les difficultés, il s'était muni
Les délégués de la Société des sauveteurs de Rouen de la procuration de son père, qu'il présentait. La
y mirent fia par de bonnes paroles et reçurent la conduite de cet individu avait été par trop étrange
promesse qu'Haugel se rendrait à leur invitation. pour qu'il fût fait droit à sa demande; il fut de nou-
veau éconduit et put se retirer librement, sans que
LES BLESSURES DE TROPMANN
les autorités locales fussent informées des démarches
plus qu'étranges de cet audacieux personnage.
Le corps de Tropmann était couvert de blessures Les époux Raller, de Guebwiller, ont déclaré qu'en
ou de contusions. 1
septembre et à une époque qu'ils n'ont pu préciser,
Ces blessures et ces contusions sont de trois sor- Gustave Kinck. s'est présenté chez eux; qu'il disait
tes : être envoyé par sa mère pour retirer les fonds qu'elle
1° Contusions très-récentes, résultat probable de avait envoyés de Roubaix; qu'il avait réclamé la re-
sa chute du quai dans le radeau, et de sa lutte avec mise du mandat, mais que cette remisé lui avait été
Haugel dans le bassia du Commerce. •' refusée parce qu'il ne présentais pas le: récépissé de
2° Blessure-s à peine cicatrisées pouvant remonter la Banque de Roubaix. Le directeur de la poste,
à quatre otx cinq jours. De celles-là serait celle qui quoiqu'il eût constaté qu'il était bien Gustave Kinck,
sillonne la joue gauche. Tout le bras gauche est lit- lui avait déclaré que le mandat ne serait remis que
tÁralement labouré de coups de couteau. A la main sur le vu d'une quittance notariée de Jean Kinck. i
on voit des écorchures, des égratignures qui sem- Le 16 septembre, Gustave Kinck recevait une de-
blent faites par des ongles. pêche télégraphique lui enjoignant départir le len-
Enfin, entre le pouce et 'l'index, la peau est pro- demain 17 par le convoi arrivant à Paris à dix
fondément déchirée. Doursou nous a dit que Trop- heures du soir, et de demander, à son arrivée, les
mann cachait cette dernière blessure avec une indications nécessaires pour se rendre à l'hôtel du
chiqueite, et qu'il lui avait affirmé que c'était en cou- Chemin de fer du Nord.
pant du pain qu'il s'était ainsi blessé. Ces circonstances sont certes de nature à faire
3° Blessures plus anciennes, pouvant remonter à •croire que Gustave Kinck a pris part aux crimes du
dix ou douze jours, entièrement cicatrisées, sur le 20 septembre; mais il est d'autres faits qui jusqu'au-
caractère desquelles nous n'avons pu obtenir aucune jourd'hui étaient restés complètement inconnus, et
explication. Au nombre de ces blessures est celle du qui doivent diminuer, et, suivant détruire les
front, sur le côté droit. nous,
fâcheuses impressions que les premiers ont fait
naître.
KINCK FILS EST-IL OU N'EST-IL PAS COUPABLE Il est certain que Gustave Kinck a, suivant les in-
structions qu'il a reçues, pris, le 17 septembre, à
Le Droit, après avoir raconté la découverte du ca- Guebwiller, le convoi qui devait l'amener à Paris à
davre de Gustave Kinck, poursuit en ces termes dix heures du soir.
:
Celte découverte donne nécessairement lieu à la Nous disons que ce fait est certain, parce qu'il a
question de savoir si Gustave Kinck a participé au été attesté par un témoin qui a voyagé avec Gustave
crime du 20 septembre et s'il n'aurait pas été assas- Kinck. Ce témoin est un commis voyageur qui, mon-
siné par ses complices. té dans un wagon de troisième classe, s'est trouvé
Certains faits sont de nature à rendre douteuse la placé à côté d'un jeune homme avec lequel il a fait
solution de cette question. la conversation.
En effet, nous avons déjà dit qu'une Ce jeune homme lui dit qu'il habitait Roubaix;
somme de a
5500 fr. avait été envoyée par Mme Kinck à Gueb-
willers; qu'un individu, disant que son père était tourneur et que lui s'appelait
se nommer Jean Gustave Kinck; qu'il avait été envoyé à Guebwillei
Kinck, s était présenté au bureau de poste,
pour
retirer le mandat de 5500 fr. envoyé par Mme Kinck pour retirer de la poste un mandat de 5100 fr.; mais
; qu 'on lui avait refusé ce mandat parce que les pa-
piers qu'il avait présentés n'étaient pas suffisants; Le commis voyageur a montré du doigt l'hôtel du
que sur les indications qui lui avaient été données il Chemin de fer du Nord, et les deux jeunes gens se
revenait à Paris et devait se rendre à l'hôtel du Che- sont séparés après s'être donné une poignée de
min de fer du Nord; comme il faisait observer qu'il main. i
ne connaissait pas cet hôtel, son interlocuteur lui dit Il nous semble que les confidences de Gustave
que cet hôtel était proche de la gare, et qu'à son ar- Kinck, ses explications sur sa famille et sur lui-
rivée il le lui indiquerait. même, sur le but de son voyage à Guebwiller, sur
A dix heures, les deux jeunes gens sont sortis en- ses démarches pour toucher les cinq mille cinq cents
semble de la gare et ont cheminé côte à côte. francs envoyés par sa mère, sont difficilement conci-
J; ^ r

liables avec sa participation au vol de cinq mille Guebwiller une poupée pour sa petite sœur Marie et
cinq cents francs et surtout avec la pensée de l'exé- un joujou pour son frère le plus jeune; toutes ces
cution des épouvantables crimes du 20 septembre; circonstances nous paraissent constituer des preuves
d'ailleurs, les antécédents de ce jeune homme, sa morales qui excluent la pensée que ce jeune homme,
conduite régulière, son affection, sa tendresse pour si bon fils, si bon frère, ait pu jouer un rôle quel-
son père et sa mère, pour ses frères et sa petite conque dans le crime de Pantin.
sœur, ne sont pas douteux. Nous croyons donc que Ghs'ave Kinck, arrivant à
Il a donné récemment un témoignage touchant de Paris le veudredi 17 septembre par le train de dix
son affection, lorsqu'il écrivait à son père une lettre heures du s ir, a été, comme sa mère, ses frères et
dans laquelle il lui recommandait de rapporter de
sa petite sœur, conduit immédiatement par Trop-
mann dans la plaine de Pantin, égorgé et jeté dans ont précédé le crime. Dans celle qui est datée du 4,
la fosse préparée à l'avance. il annonce son arrivée à Puris et dit à sa lam.lb que
tout va bien, que son affaire marche.
TROPMANN DANS SA CELLULE A MAZAS Dans celle du 10, il annonce qu'il part pour Lon-
dres.
Le prévenu Tropmann attend le jugement des Dans celle du 16, il dit qu'il en est revenu.
hommes dans une cellule à Mazas. Dans sa lettre du 18, il rassure ses parents :
Cette cellule est de celles qu'on appelle, à Mazas, « Maintenant,
dit-il, tout dépend du succès d'une
cellules doubles. On les réserve aux prévenus dange- lettre que j'ai écrite le jour même. » C'est la lettre
reux ou à ceux pour qui une surveillance active est adressée à la famille Kinck pour la faire venir à
réclamée. La pièce est formée de deux cellules ordi- Paris.
naires dont la cloison qui sert de séparation est Si le 4, comme on le croit, Kinck père était déjà
abattue. tué, on peut supposer que le jeune Gustave fut assas-
Gardé souvent par des détenus, dont la mission siné dans la nuit du 17 au 18 Quant au voyage à
est de provoquer des confidences, le détenu est d'au- Londres, il est probable que c'est une invention de
tres fois sous la surveillance de gardiens. Tropmann.
Dans le fond de la cellule, au-dessus de la porte,
se trouve une planche assez longue sur laquelle on
voit à droite le lit plié, genre de hamac qui s'accroche
-
Dans toutes les lettres, il est question d'une affaire
qui doit tirer sa famille d'embarras, il parle beau-
coup de sa mère ; — on remarque dans l'une des let-
quand vient la nuit au clou fiché dans le mur de tres cette phrase : Il ne faut pas que ma mère se
II:

gauche. désole; il ne faut pas qu'elle perde courage; je réus-


Sur la planchette du dessous, à droite de la porte, sirai et je parviendrai à la mettre à l'abri de la mi-
se trouve le matelas. sère. Il L'affaire, c'est le crime. La famille est mise
Au milieu de la porte, un guichet est indiqué au au courant de ses péripéties sans qu'elle se doute que
milieu duquel se trouve le judas par où l'on surveille le fils a entrepris la destruction de la famille Kinck.
le prévenu sans qu'il puisse s'en douter. Le juge d'instruction a saisi également des habits
A gauche, une petite sonnette qui sert au prison- que Tropmann avait laissés-chez ses parents, lors de i
nier pour appeler le surv illant de garde dans le son dernier voyage.
corridor; sur la planchette, également à gauche, un
vase rempli d'eau. D'après de nouveaux renseignements on peut sui-
Un baquet daps le fond, un escabeau et une table, vre Tropmann depuis son départ de Cernay jusqu'au
voilà tout le mobilier de cette triste chambre. jour du crime. Ces recherches ont mis sur la piste
L'instruction suit son cours régulier dans le cabinet d'un complice. f
du juge qui en est chargé. Tropmaun a quitté l'Alsace il y a sept mois. Cçim-
A la préfecture de police, les recherches continuent bli, fabricant d'allumettes à Cernay, avait acheté de
avec activité, mais sans résultat actuel; on croit être Tropmann père une machine destinée à faire des
sur la trace d'un complice, qui n'est encore connu tubes en papier. >
que sous son prénom. Cambli la vendit à M. Rimaillot, à Pantin. La
A la Morgue, on attend avec impatience que la machine se dérangea en route, et Tropmann fils fut
permission soit donnée de rendre à la famille Kinck chargé de la réparer. fj ?

les victimes de l'attentat. Cambli, qui vint à Paris avec lui, déclare que
Avant-hier M. Richebourg a photographié le ca- Tropmann passa trois semaines à la remettre en bon
davre de Gustave Kinck pendant qu'un peintre fai- état, et qu'il travaillait très-irrégulièrement. if*
sait son portrait à l'huile. Tropmann était toujours proprement vêtu, et pa-
A Mazas, Tropmann a retrouvé son calme et paraît raissait infatué de sa personne.
avoir une grande foi dans son système de défense. Il Il logeait à la Villette, rue de Mètz, dans l'hôtel
a pris son parti de se nourrir comme les autres pri- de Bâle, tenu par un sieur Kaiser. Il prenait ses re-
sonniers et a tout à fait renoncé à ses velléités de
priver d'aliments.
se pas chez Grévi, marchand de vins, rue du Chemin-
Vert. Cette maison sert de lieu de rendez-vous aux
Il demande à lire les Crimes célèbres par Alexandre Allemands de la commune, qui s'y rendent pour vider
Dumas. Est-ce pour y chercher un système de défense leurs différends à coup de couteau.
moins compliqué que celui qu'il a adopté jusqu'à Journellement l'autorité doit intervenir, et ramas-
ce
jour, ou bien pour trouver un précédent à l'horrible
forfait de Pantin. ser quelques blessés.
G est là qu'il a
La demande a été refusée. pu trouver, moyennant finances,
quelque gredin qui l'aura aidé dans le massacre.
Cambli vendit d'autres machines semblables dans
LETTRES DE TROPMANN dans le département du Nord, et notamment à Rou-
j
baix.
Quarante-deux lettres de Tropmann adressées à Comme il fallait un ouvrier
son père ^et à de proches parents ont été saisies par pour la pose, Trop-
le juge d'instruction opérant à Cernay mann l'accompagnait.
en vertu d'une C est dans ce voyage qu'il
se lia avec la famille
commission rogstuire. Kinck, heureuse de retrouver
Cinq de ces lettres jettent un pays du père.
un jour complet sur la Pendant son remier séjour à Pantin, Tropmann
conduite de Tropmann pendant les vingt jours qui fit la connaissance d'un autre compatriote, homme
de peine dans les ateliers Weyer et Lereau, et dont Chaque fois qu'un point a besoin d'être élucidé, il
la police connaît le nom. Cet homme était adonné à. agit de même.
la boisson et à la débauche. il a quitté Pantin vers L'interrogatoire y gagne en clarté, et les réponses
le mois de février et est parti pour l'Alsace. en précision.
Tropmann est arrivé à Roubaix le 26 mai 1869. Il Tropmann n'aime pas beaucoup à répondre ; quand
en est reparti le 16 juillet, dix jours avant le dépari on le presse trop, il se lait. Mais il lui est fort diffi-
de Kinck père. cile de ne pas être catégorique lorsqu'il n'est ques-
Il logeait rue du Grand-Chemin, 56, chez M. De- tionné que sur un point.
nys, au Palais-Chinois. Tropmann est devenu plus communicatif avec ses
Il prenait sa pension à l'estaminet : à la Chasse, compagnons. Cependant, dans la matinée d'hier,
tenu par M. Jean-Baptiste Nys, au coin de la rue après une confrontation qui lui a été particulièrement
de l'Alouette et de la rue de l'Espérance. désagréable, car elle gêne son système de défense, il
Tropmann devait monter chez M. James Bonsoor, est resté taciturne pendant une demi-heure.
19, rue Traversière, des machines à faire des bu- Puis, l'indifférence apparente est revenue, il a
settes. parlé de son crime avec ses compagnons, et au mi-
M. Bonsoor avait acheté le brevet qu'il possédait, lieu de la conversation, il leur a dit que ses préfé-
et dont il avait vu un spécimen à Paris. rences littéraires étaient pour Alexandre Dumas,
Tropmann connaissait donc Paris; en effet, il y Eugène Suë et Fenimore Cooper.
était déjà resté quelques mois à Y hôtel de Bdle, en Il s'est fait apporter un roman d'Alexandre Du-
face de la gare de Strasbourg. mas.
A Paris, il travaillait chez M. Priar, fabricant de Il s'inquiète beaucoup des journaux et de ce qu'ils
machines. disent sur son affaire. Il lui tarde que le secret soit
Le Journal de Roubaix dit qu'un de ses camarades levé afin de pouvoir les lire.
d'atelier, Désiré Clemenen, raconte que le langage
de Tropmann respirait toujours le même désir d'ac- DÉPOSITIONS
quérir la fortune; il disait qu'il voudrait trouver une
occasion, n'importe laquelle, pour la conquérir, et Voici une déposition fort importante, qui précise
qu'il partirait ensuite pour quelque temps en Amé- l'heure où la fosse a été creusée, et le nombre d'hom-
rique et reviendrait plus tard quand tout serait ou- mes qui étaient occupés à ce travail.
blié. Le nommé Frémion (Louis), âgé d'une quinzaine
Il faut reproduire sa conclusion qui résume toute d'années, demeurant chez le sieur Lenoble, épicier,
la question. rue de Charonne, n° 157, s'est présenté vendredi der-
Nous nous trouverions donc en présence d'une nier, entre trois et quatre heures de l'après-midi,
combinaison profonde, d'une série de crimes lon- accompagné de son patron, au commissariat du quar-
guement médités et n'ayant pour mobile ni la ven - tier Sainte-Marguerite. Le sieur Lenoble a fait con-
geance ni un vol ordinaire, mais la soustraction naître qu'en dînant chez lui, avec plusieurs amis, il
d'une fortune tout entière. La nécessité de tuer tous a entendu dire à son garçon qu'il avait vu dimanche
les ayants droit, y compris les petits enfants, ne s'ex- soir, à onze heures et demie, un individu en blouse
plique pas autrement, non plus que la découverte de blanche ou en manches de chemise qui travaillait
tous les papiers de la famille entre les mains de dans le champ Langlois.
l'homme arrêté au Havre. Après avoir attiré la fa- Afin de vérifier l'exactitude de cette déclaration, le
mille de Roubaix à Paris, on aurait sans doute fait commissaire de police a fait accompagner Frémion à
croire que de Paris elle était allée en Amérique, et Pantin.
c'est de là, à l'aide des papiers volés, que l'assassin Il a parfaitement reconnu l'endroit où se trouve la
eu les assassins auraient fait liquider à distance, par fosse des six victimes, comme étant la partie du
procuration au nom même de Kinck, la fortune de champ où il avait vu travailler cet homme .
la famille Kinck. Cette conception eût pu très-bien En voyageant il a donné les détails suivants :
aboutir, si la prompte découverte des cadavres de a Je suis à Paris depuis deux mois environ; j'a-
Pantin ne l'eût déjouée. vais besoin de venir changer de linge chez mon on-
cle Desouche, et, dimanche 19 courant, à onze heu-
L'INSTRUCTION DU PROCÈS res un quart, je pris le chemin de fer de ceinture à
la gare de Charonne, et je descendis à la gare du
M. Douet d'Arcq, juge d'instruction, a laissé àses pont de Flandre. Au pied de l'escalier qui conduit à
collègues tomes les autres atfaires dont il était chargé cette dernière gare, je rencontrai un militaire qui
et ne cAolù:;;V'?r~:?rt que de celle-ci. me demanda où j'allais à r,are:r) hdure.
Le matin, vers dix heures et demie, après son Je lui répondis : à AuberviLiers.
déjeuner, il s'installe à Mazas et y reste jusqu'à six Nous fîmes route ensemble.
heures du soir Arrivés sur une grande route (la route d'Aubervil-
C'est le). que sont maintenant entendus tous les liers), je voulus poursuivre tout, droit mon chemin,
témoins. mais le soldat, qui avalt bu un coup, me dit, en me
Voici comment il procède à l'égard de Tropmann. montrant un stntier à travers les champs : « Viens
D'heure en heure à peu près, il le fait appeler, lui par là, c'est plus court. »
adresse une questiou, une seule, celle qui a trait à la Je le suivis et il me raconta sa vie au fort d'Au-
déposition qu'il vient de recevoir, puis il le renvoie. bervilliers.
Tout à coup il s'arrête et me dit : l'on devenait inviolable, bien qu'on se fût dérobé à
v.{
« Regarde donc, en v'là un devant nous qui creuse la loi de la conscription. Voici les conseils qu'il lui
une fosse, il va sans doute s'y cacher pour l'éternité. donna. « On se procure, dit-il, des papiers chez cer-
Pendant que nous l'observions, deux autres indi- tains agents d'affaires ; ou bien l'on achète un cachet
vidus se sont levés à trente pas du premier et se sont chez un graveur, et les papiers ainsi établis vous
dirigés vers nous. garantissent de toute mauvaise rencontre des gen-
Le soldat, qui s'était approché de la fosse pour darmes. »
parler à celui qui la creusait, recula prudemment et Us se quittèrent le soir, se promettant de se re-
me dit : voir.
« Allons-nous-en, car autrement en voilà trois qui Le 17 septembre, Aron sortit des ateliers où il
vont nous arranger ça aux pommes (sic). » travaillait, sans qu'on ait eu à lui faire le moindre
Nous traversâmes alors les champs et nous retom- reproche sur sa conduite et son travail.
bâmes sur la route de Flandre où le soldat, plus gé- Il résolut de se rendre à Auteuil, cette commune
néreux que courageux, voulut m'offrir un café. » possédant plusieurs usines où il pouvait s'utiliser.
Ce soldat n'a pas été trouvé. Dans la rue de Flandre, il fit la rencontre de Trop-
Des renseignements provenant de différentes sour- mann, qui l'accompagna jusqu'au dépôt des omnibus
ces donnent lieu de croire que Kinck père a été vu à (la Villette Saint-Sulpice).
' Paris et dans plusieurs communes usinières des en- Tropmann prétendit avoir affaire à Fontainebleau.
virons. 0 Ils se donnèrent rendez-vous pour le dimanche 19,
Si, comme tout le fait supposer, Tropmann l'a as- et Aron conclut qu'il lui avait manqué de parole ce
sassiné en suivant les mêmes procédés qu'avec le jour-là. '
reste de la famille, on retrouvera le cadavre de Kinck Mme Braig, propriétaire de la Taverne de Londres,
père dans la banlieue et probablement entre Pantin rue Grange-Batelière, 13, a reçu aujourd'hui une let-
et les prés Saint-Gervais. ^ tre ainsi conçue :
Il a été question déjà d'un jeune homme qui aurait « 26 septembre.
'1

\
passé la nuit dans la même chambre (n° 22) que
Tropmann, à l'hôtel du Chemin de. Fer du Nord, trois
« Madame,'
hi
iir.
\ Ht) ,
Il y a quinze jours que nous avons bu de l'ale
jours avant le crime.
Il s'appelle Aron (Jacques), il est âgé de dix-neuf
et
chez vous; parmi nous était
En de chez
Tropmann..
il a dit Cette!
« sortant vous, nous
ans, il demeure dans la commune de Bobigny (Seine), femme ressemble à ma mère.... Je ne retournerai
:oc

rue de la Folie, 5, dans une fabrique de craie, où il cc


plus chez elle; oeil américain elle fe- j
travaille comme ouvrier. « avec son me
« rait dire ce que je ne voudrais pas. ». C'est donc j
Ce jeune homme travaillait d'abord à Pantin, et
à vous, madame Braig, de tâcher d'arriver près de j
demeurait rue du Chemin-Vert, chez un sieur Wet-
ling, propriétaire, où il prenait même ses repas. Il lui, et il vous avouerait tout son crime; si vous n'y al. !
lez pas, nous autres serons compromis. Nous ferons
était ajusteur dans les ateliers Weyer et Lereau.
Le 8 septembre, Aron, rentrant de son travail, se votre affaire. Faites alors votre testament.
C'est un ami qui vous prévient tout de suite.
rendit à son domicile vers sept heures du soir. Il «

monta dans l'appartement occupé par Wetling, où ' "" (J


« X HENRY. »
ce dernier lui présenta un jeune homme proprement Ceci est écrit au verso de trois adresses détachées
mis.qui n'était autre que Tropmann, lui disant : de la montre de M. Keller, demeurant dans le
pas-
« C'est votre compatriote. » ,
sage Jouffroy.,
On lia conversation, et comme Aron est très-com- Sur un autre papier, léger et gris comme celui
municatif, il prit rendez-vous avec Tropmann pour le dont se servent les pâtissiers pour envelopper Jes
samedi 11 septembre, jour de paye. gâteaux, on a ajouté :
Tro; mann n'eut garde de manquer le rendez-vous, Aujourd'hui même il faut voir Tropmann. »
«
et le samedi il se rendit à l'atelier où était occupé L'enveloppe est grossièrement faite avec du papier
Aron. de pâtissier. Cinq pains à cacheter la ferment.
Il emmena ce dernier à Paris; ils dînèrent ensem- Elle a été mise à la poste rue Saint-Lazare.
ble dans un cabinet borgne de la rue de Flandre. Mme Braig a é té porter cette'lettre chez M. La-
Tropmann rentra chez lui vers dix heures, emme- net, commissaire de police du quartier du faubourg
nant avec lui Aron. Ils se couchèrent dans le même ht. Montmartre.
Après une conversation assez banale, Tropmannra- Cette lettre peut, au premier abord, être prise
conta à Aron certains détails de sa vie qui se fixè- pour une sinistre mystification. Mais Mme Braig se
rent dans l'esprit de ce dernier rappelle parfaitement bien avoir reçu, le mercredi
Il lui dit, entre autres choses, qu'un jour, il y avait 15 septembre
de cela deux ou trois mois, voyageant dans le dépar- — ses livres le prouvent— trois hom-
mes qui se sont assis à la table n° 8 et ont consommé
tement du Nord, il avait jeté dans une rivière un chez elle deux bouteilles de pale ale.
homme avec lequel il s'était pris de querelle. La présence de ces hommes l'a frappée,
Le lendemain, dimanche 12 septembre, ils parti- car ils la
regardaient beaucoup.
rent tous les deux pour Saint-Cloud, et pendant le Le garçon lui en ayant fait l'observation
trajet, comme Aron faisait comprendre à Tropmann :
« Taisez-vous, lui dit-elle, ce sont des pays. »
qu il se trouverait bientôt san:. ouvrage, ce dernier Mme Braig nous a dit
lui dit qu'il était bien facile de passer à l'étranger, où que le signalement de l'un
d eux correspondait parfaitement
avec celui de Trop-
^
mann. Le second était un jeune homme très-timide, de la pioche, ajoute le Figaro dans farticle que nous
le troisième était un homme de trente-cinq ans à reproduisons, ce n'était pas par un amour puéril du
figure énergique. détail : c'était pour qu'on vit bien par les proportions
Le signalement du dernier semble s'appliquer à que la pelle a servi à un homme moins fort que celui
cette sorte d'hercule aperçu par plusieurs personnes, qui a dû manier la lourde pioche. Ces détails ont, bien
et entre autres la nuit du crime, de minuit à une leur importance, et la preuve, c'est que la justice va,
heure, par M. Hercelin, dont nous ayons reproduit dit-on, faire procéder au curage du canal, où les assas-
la déposition. sins auront peut-être jeté les pièces de conviction.
Lorsque nous avons donné le dessin de la pelle et Rien de ce qui peut mettre la justice sur la piste

taires de l'opinion ;
d'un complice ne doit être négligé par les journalis-
tes, qui ne parlent, agissent, voyagent, s'enquièrent
comme ils le font que parce qu'ils sont les manda-
publique.
Quatre médecins délégués par l'administration ont
examiné lundi Tropmann.
Leur rapport constate qu'il est parfaitement sain
,1
a fabriqué, il y a un mois environ, un cachet portant
cette inscription :
«
Gustave
à Roubaix. »
Kinck, mécanicien, rue de l'Alouette,

Gustave Kinck était alors à Roubaix : ce n'est


donc pas lui qui a commandé le cachet.
Sa déposition prouve que depuis longtemps Trop-
22,

de corps et d'esprit, et que son apparence chétive mann méditait son crime.
cache une force peu commune. D'après le Progrès du Nord, l'enquête, dirigée par
Un graveur de la rue Saint-Martin, M. Bouillan, 'le juge d'instruction Leroy, a suivi la trace de Kinck
père jusqu'au 8 septembre. A partir de cette époque vaient qu'il devait venir se fixer au pays, et la nou-
velle de son départ pour l'Amérique les eût laissés
on ne découvre plus deIl.
D'après les renseignements puisés à Cernay, on incrédules. Le plan de Tropmann eùt échoué, même
serait autorisé à supposer que, dès le 4 septembre, s'il avait pu passer la mer par cette seule raison qu'il
Kinck père avait été assassiné. n'avait pas ne grande bahi été de faussaire.
Quant à Gustave, c'est le :7¡ dans l'après-midi, Une dépêche datée de Cernay, le 29, à une heure,
qu'il a quitté Guebwiller sur une dépêche signée par nous apprend que le père Tropmann est brisé, abattu
le faux Jean Kinck. Il a dû arriver à Paris le 18, et par le récit qu'on lui a fait du crime de son fils. "\

sa mère et les cinq autres enfants y sont venus le 19. Il lui a fait écrire une lettre qu'il a eu à peine la
force de signer.
Le pauvre père le supplie, au nom de toute la fa-
RECHERCHES DANS LA VALLÉE DE GUEBWILLER
mille qu'il plonge dans la désolation, de désigner ses
Les gens de Cernay, atterrés dès qu'on a su que complices.
Tropmann, leur compatriote, était l'assassin, sont La lettre a dû arriver ce matin 28 septembre à Paris.
aujourd'hui presque joyeux, parce qu'ils savent qu'il S'il reste encore un sentiment humain dans le cœur
est natif de Bronstatt et non de Cernay. de Tropmann, on espère que l'intervention directe
On a quelques soupçons sur le lieu probable du de ses parents le décidera à compléter ses aveux. ;1
crime, Kinck était parti de Guebwiller très-pauvre. Si la lettre reste sans effet, on le mettra en face
Il se plaisait à répéter qu'il n'avait que dix francs de sa mère, pour laquelle, d'après ses lettres, il
dans sa poche quand il commença sa route en quit- éprouve une profonde affection. f
tant le pays. L'année dernière, quand il vint à Gneb-
willer, pour montrer à sa femme la maison qu'il avait
achetée, il répétait à qui voulait l'entendre l'histoire
de sa vie laborieuse, constatait son bonheur en mé-
nage, et ajoutait : « Je reviendrai l'année prochaine
pour faire agrandir ma maison et construire à côté
un atelier. »
vre mère..
Si pénibles pour la famille que puissent être ces
épreuves, elles sont nécessaires. Mais on ne peut
s'empêcher de prendre part à la douleur de cette pau-

La police de sûreté est à la recherche, indépen-


damment de l'Allemand dont nous parlions hier, d'un
autre compatriote de Tropmann qui a été vu à Pan-
?

Cette maison est située dans un endroit très-dé- tin lundi, mardi, mercredi, jeudi et vendredi, avec de
sert, le long du lit d'une rivière presque toujours à l'argent plein ses poches, et faisant une noce à tout
sec et dont les bords, le soir, ne sont fréquentés par casser, comme ont dit les témoins appelés à ce sujet.
personne. On y arrive par deux points communiquant Cet homme était auparavant dans une misère pro-
avec la partie la plus pauvre de la ville. C'est aujour- fonde. Or, depuis vendredi, c'est-à-dire depuis le
d'hui un vrai coupe-gorge. Seulement, dans un délai jour où le nom de Tropmann a été connu, il a dis-
très-prochain, il doit y avoir là une gare de chemin paru de Pantin; mais sa piste a été retrouvée et on
de fer; cet état de chose doit changer, ce qui expli- a lieu de croire qu'il n'est pas bien loin encore. y.
que l'acquisition de Kinck. Une rumeur étrange circulait hier même dans cer-
Les deux suppositions accréditées ici sont que tains cercles officiels.
Kinck, accompagné de Tropmann, arrivant à Gueb- On disait que le cadavre défiguré dé Jean Kinck
willer par la route unique, celle de Soultz, ou sera avait été trouvé non loin de Cernay. ')
venu à pied et aura été tué et caché entre Soultz et Jusqu'à l'heure de mettre sous presse, nous avons
Guehwiller, ou sera descendu de l'omnibus à l'hôtel attendu une dépêche. -
p.
de l'Ange, pour, avant toute autre course en vide, Rien n'est venu confirmer cette nouvelle que nous
montrer à son compagnon de voyage sa maison si-
tuée à cinq cents pas de là.
Or c'est jusiement à ce tournant que l'on descend
de l'omnibus, et c'est là. que commence le ch min
............
tenonb, jusqu'à preuve évidente, comme prématurée.

Tropmann commence à devenir plus communicatif


àMazas. Il cause un peu avec ses deux codétenus; il
qui longe la rivière, et -qu'il n'est'pas prudent de sui- parle plus aisément de son crime, et ne s'enferme
vre. Il est vrai que c'est dans ce chemin que se trouve plus, comme le premier jour, dans un silence absolu
le bureau du .\!légraphe; aussi ferme-t-il dl' bonne Nous revenons aujourd'hui, avec l'appui du Jour-
heure. nal du Havre, sur l'iiieiderit Doursou. Dès le premier
On doit se rappeler que Gustave Kinck fut fort jour j'ai exprimé des dou'es sur cette histoire où il
étonné quand Mme Roiier, sa tante, femme du con- s'agis ait de police de sûreté avertie, de gendarme
cierge de l'usine Gfûu et Ci" à. Goebv: i'pr lui ap- r»r-'.v ,n qu'-l -v...;t di-vai?.;. .IV de P:mtÍü, de
•.

prit le 16 septembre uu EUE JU ci.v.m, uas vu son ueJ't!. contifiBnr.fts de Tronmann à Doursou auii ne con-
« .... -, in-
il euvoj uf-t> «iepeene puur que je vieuue signer
m 'a •; îéoits, tant soit peu fantaisistes, que Doursou
lAe",
pour lui à la poste, attendu qu'il a mal au bras. Il ne révélait que trois jours après l'arrestation, ne me
Le lendemain, il se présenta chez le directeur et semblaient pas aussi dignes de foi que la narration
échoua. sim.de, naturelle, sans phras s et sans prétention, du
Il reçut aussitôt chez sa. tante une autre dépêche gendarme Ferrand. Je dois ajouter que le calfat
t-igéeJean Kmck, le mandant à Paris, hôtel du Haugel (on prononce Haugnel) et les charpentiers
Chemin de Fer, du Nord, et partit le jour même. Malai t et Couteur, qui ont aidé le calfat à sortir de
Ce qui est certain, c'est qu'à Guebwiller, tous les l'eau, assistaient à ma conversation avec Ferrand,
amis de Jean Kinck, et ils étaient nombreux, sa- ainsi que son brigadier.
Il ne cherchait pas à s'attribuer un mérite excep- On a retrouvé un certain nombre de femmes de
tionnel, il avait arrêté Tropmann sans savoir qui il mœurs douteuses, avec lesquelles Tropmann a eu
arrêtait, et c'est l'assa sin qui s'était trahi lui-même. des relafions durant les vingt jours de septembre
L'arrestation a eu lieu jeudi dern:er v«rs midi, qu'il a passés à Paris avant le crime.
j'étais au Havre vendredi vers cinq heures du matin. Le marchand qui a vendu les outils employés à
Les souvenirs de ceux qui avaient tous joué un rôle l'assassin it de Gustave Kinck, et au creusement de
quelconque dans ce drame étaientd'une précision telle sa iosse, a été interrogé hier. On a, par lui, la date
et concordaient si parfaitement ensemble qu'ils ne précise de ce crime.
pouvaient être que l'expression de la vérité. Ce n'est qu'aujourd'hui, nous apprend le Soir, que
Trois jours après Doursou raconte une conversa- seront dirigées sur Tourcoing, où ils seront inhu-
tion philosophique, parle de banknotes vues entre més, les restes de la famille Kinck,
les mams de Tropmann; où sont ces banknotes? Tourcoing et Roubaix ne forment, on le sait,
Nous avons publié le procès-verbal du gendarme, et qu'une seule ville ; les deux cités sont réunies par un
le détail de tout ce que Tropmann portait sur lui au faubourg entièrement couvert de maisons.
moment de l'arrestation Cependant, hier soir, la famille n'avait pas encore
Il n'y a pas l'ombre d'une banknote. fait réclamer les corps.
Il faut se défier des imaginations tardives et des
prophètes qui viennent, après coup, vous dire : LE HUITIÈME CADAVRE
« Ah ! je vous l'avais bien dit.... J'étais bien sûr
de ne pas me tromper. )t Dépêche télégraphique particulière.
Qui est cet homme qui a si bien su avant tout le Guebwiller, 30 septembre, 10 h. matin.
monde, que l'assassin était au Havre — et avance
qu'il a prévenu la police de sûreté et qu'elle ne s'est Hœnsler, le beau-frère de Kinck, a été mandé par
pas dérangée ? la justice pour aller reconnaître un cadavre décou-
Doursou, plus connu sous le nom de Tortillard, vert entre Bollwiller et Cernay. KRAFT.
est placeur de matelots. Son occupation est de four- Tout porte à croire que c'est le cadavre de Jean
nir aux navires américains et étrangers des hommes Kinck père, une première constatation ayant dû être
d'équipage. Dans sa clientèle il a souvent affaire à faite au moyen des signalements, des photographies
des repris de justice, des matelots de l'État en déser- et des indications minutieuses qui ont été envoyés
tion et autres personnages du même acabit, fort peu particulièrement dans ce pays où l'on avait lieu de
pourvus de papiers et souvent mal en règle avec la penser que Jean Kinck avait été assassiné.
justice. C'est dire qu'il a des rapports forcés avec la
police et la gendarmerie. RÉSUMÉ DE LA SITUATION
Un assure me me que Doursou aurait plus d ima-
ginative que de jugement; à plusieurs reprises il a Nous ne pouvons mieux faire, pour résumer tout
déjà signalé des malfaiteurs qui n'existaient que dans ce qui a été dit et écrit sur le CRIME DE PANTIN de-
sa cervelle et fait rechercher des scélérats inventés puis le jour où il a été découvert jusqu'à ce moment,
par son imagination romanesque. que de transcrire l'article du chroniqueur du Petit
En résumé, nous avons, d'un côté, le témoignage Journal.
précis, clairet sans forfanterie du gendarme Ferrand, Le moment est venu de voir enfin ce qu'est cette
depuis longtemps connu de ses chefs; — d'un autre terrible affaire et de s'expliquer, s'il est possible, le
côté, nous avons le récit invraisemblable, inconsis- mystère qui y règne encore.
tant et intéressé du placeur de matelots, surnommé Une foule de questions se posent chaque jour.
Tortillard. Comment Tropmann avait-il tous les papiers de
Rendons à Ferrand ce qui est à Ferrand, à lui re- la famille Kinck?
vient le mérjte d'avoir deviné à temps quel homme Tous les actes notariés?
il avait sous la main. Tous les titres de propriété ?
Au courageux Haugel revient l'honneur d'avoir Comment Gustave Kinck s'est-il prêté à des dé-
rendu à la justice un assassin dangereux, et cela au marches pour lui faire toucher les cinq mille cinq
péril même de sa vie. cents francs de Guebwiller?
On recherche également avec qui Tropmann, dans Comment la famille Kinck est-elle venue à Paris,
la journée du dimanche 19, a été jusqu'à Notre-Da- sur le vu d'une lettre signée de Tropmann ?
me-des-Champs, petit village dépendant de la com- Comment, la nuit, l'a-t-elle suivi dans le lieu dé-
mune de Pantin, et qui célébrait ce jour-là sa fête sert où le crime a été commis?
patronale. Nous pensons qu'il est. impossible de répondre à
Il faisait partie d'une société de dix a douze indi- toutes ces questions; et l'étude approfondie de ce qui
vidus et au retour ils se sont arrêtés à Pantin, place a été publié jusqu'à ce jour, nous fait croire à la
de l'Église, chez le marchand de vin Yvon. C'était probabilité de nos conjectures.
dans l'après-midi, assez tard. Tropmann est le fils d'un compatriote de Jean
Il est à supposer que ses complices étaient déjà Kinck. Il est allé travailler à Roubaix, et là il a
avec lui. fait la connaissance assez intime de Ja famille
Aujourd'hui le témoin Aron, dont nous avons ra- Kinck.
conté hier les relations avec Tropmann doit être Puis, il est venu à Paris, et il a été chargé d'un
amené à Mazas pour une confrontation. travail dans une usine qui avoisine Pantin.
!Î' Chaque fois qu'il allait à cette usine, quand il se ris, à côté de celle où j'ai travaillé et je suis sûr
voyait seul, isolé au milieu d'un vaste champ, loin qu'on l'aurait à de bonnes conditions. Il faudrait
de toute habitation, il se disait sans cesse qu'on pour- d'abord quelques milliers de francs pour payer la lo-
rait y assassiner impunément, et qu'il serait impos-, cation et en suite soixante a quatre-vingt mille francs
l'outiller et pour commencer cette vaste exploi-
sible de découvrir les coupables. pour
Et quand il rentrait, il reprenait sa lecture favorite, tation. "

le Juif Errant, d'Eugène Suë. C'est une forte somme, concluait Jean Kinck.

Un personnage surtout le frappait dans ce livre ; c 'é- Je pourrais bien me procurer quelques milliers de
tait celui de Rodin, de cet homme à face multiple, qui francs; mais le reste me paraît difficile. Je possède
n'avait qu'un but, s'approprier un héritage considé- environ cent cinquante mille francs; mais c est en im-
rable en faisant disparaître tous ceux qui devaient en meubles, en propriétés difficiles à réaliser; et je ne
profiter. voudrais pas moi-même m'occuper de cela, car je n 'y
Il admirait ce caractère, et il trouvait qu'il serait entends rien.
donc, reprenait le tenta-
bien ingénieux de l'imiter.
C'était le rêve qu'il caressait. Mais il n'avait pas

teur,
Cependant
quelle
comprenez
fortune vous auriez ! Voyez combien
millions vous posséderiez en peu de temps. Tenez!
de

encore décidé ce qu'il ferait. seulement France, Italie, Angle-


A son retour à Roubaix, il se lia plus intime- supposez en en en
ment avec la famille Kinck. Il dînait très-souvent terre, en Autriche cent mille mitrailleuses. Mettez que
avec elle....
Kinck était ambitieux.
•.... 1-
Il faisait beaucoup de pro-
l'on gagnerait seulement cinquante francs sur cha-
cune. Voilà déjà cinq millions.- Mais aux États-Unis!
jets et voulait habiter l'Alsace, où il avait même On en vendrait bien le double.... Je ne veux pas
acheté une fabrique. continuer ces calculs, ils deviendraient trop éblouis-
Cette idée était tellement enracinée dans son sants. »
esprit qu'il avait envoyé sa femme à Guebwiller. Et toute la famille se regardait et Gustave admi-
Mais lorsque Mme Kinck revint, elle déclara que rait son ami. I;

ce serait avec une grande répugnance qu'elle irait Le père Kinck était ébranlé.' ' »

habiter la ville qu'elle venait de visiter. Mme Kinck avait l'air de dire en regardant ses
Toute la famille était il. table en ce moment, et enfants: j
Tropmann assistait à son repas. «
Oh! ils seront riches un jour. »
« Il y a un moyen de vous. éviter ce voyage, dit
r
Cette conversation se renouvela plusieurs fois.
Tropmann, de vous rendre riches à tout jamais Tropmann devint l'inséparable des Kinck.
et libres de choisir le lieu de résidence qui vous On ne parlait que de lui ; on voyait en lui l'artisan
plaira.' .fc AJ .-Ï i d'une fortune princière. :!" 1

Disant cela, il les regardait tous avec des yeux "<c


Allons ! disait-il toutes les fois qu'il revenait, en
fixes et fascinateurs. pressant les mains de Mme Kinck, allons! vous irez
«
Comment cela?... demanda Jean Kink. à Paris, et Gustave, et Emile, et Henri, et Alfred; et

Écoutez : mon père est le génie même pour les Achille, et toi aussi, ma petite Marie..
inventions, mais il ne sait pas en tirer parti. Vous Nous irons à Paris!.:.
— ...
savez qu'il a trouvé le moyen de faire rapidement —•
Oui, je vous le promets. » * ;, ,J
<

des milliers de busettes. De plus, il a découvert une Longtemps le père Kinck hésita ; il avait une posi-
mitrailleuse qui tire cent coups à la minute. tion de fortune modeste mais honorable ; et les ha-
Malheureusement, irrité par les résistances qu'il sards d'une entreprise grandiose l'effrayaient. 4
rencontre, il néglige ses affaires et il cherche dans le D'un autre côté, il considérait sa nombreuse famille
vin l'oubli de ses malheurs.' C'est toujours un excel- qui devait bientôt être augmentée d'un nouvel en.
lent père, mais il n'a plus conscience de ce qu'il fant. \ " " "
fait. v
Sa femme, éblouie par les promesses de Trop-
Et cependant quelle fortune on réaliserait en ex- mann, revenait à la charge, auprès de son mari, dans
ploitant son invention ! que d'argent à gagner ! l'intimité du tête-à-tête. " '
— Vous croyez? demandait Jean Kinck. Tropmann avait le don de persuader.
— Des millions! disait Gustave enthousiasmé. Enfin Kinck, circonvenu, excité, poussé, entrainé,
— Et nous irions habiter Paris ajoutait Mme
1
ne vit plus que le brillant côté de l'affaire des mitrail-
Kinck. leuses et en négligea les dangers.
— Paris, Londres, New-York.... On n'aurait qu'à «
Comment faire? dit enfin le père de famille con-
choisir. La mitrailleuse, voyez-vous, on la vendrait vaincu. 'J
ce que l'on voudrait dans tous les pays. En France, — Donnez-moi une procuration, dit Tropmann, je
on serait décoré; on serait riche. Mais à New-York, me charge de la vente de vos propriétés-, de la réali-
où j'ai un oncle, ce que l'on gagnerait est incalcu- sation de tous vos biens, et je vous mettrai bientôt à
lable, prodigieuse. la têt e d'un des plus grands établissements industriels
— Et que faudrait-il pour cela? demandait Jean de France. Ce sera la plus belle affaire de l'époque. »
Kinck Jean Kinck hésitait encore. Sa femme le supplia :

Cela exigerait-il beaucoup d'argent? ajoutait « Oh ! mon ami, dit-elle, rendre nos enfants riches,
Gustave. heureux ; habiter Paris! v
— Oui et non. Il faudrait monter une usine. Pré- — Allons! eh bien, j'y consens! je donnerai ma
cisément j'en connais une à quelque distance de Pa- procuration. »
Plus long le père Kinck avait été à consentir, plus tamment une somme de cinq mille cinq cents francs
ardent il devint à vouloir se lancer dans l'inconnu. réalisable en-ce moment, et les enverra à Guebwiller,
Tropmann l'engagea tout d'abord à aller en Alsace point central de leurs affaires en Alsace.
prendre des dispositions pour vendre son usine, ou Kinck père et Tropmann partent pour l'Alsace et s'y
plutôt pour examiner si l'on ne pourrait pas la trans- rendent en passant par la Belgique ; ils descendent à
former et en faire une succursale de la grande usine, une station.... à Bolwiller peut-être tout près de
qui serait toujours à Pantin. Guebwiller.
Dans cette hypothèse Mme Kinck réunira à Rou- Ici, l'on perd la trace du père Kinck.
baix tous les fonds qu'elle pourra se procurer et no- Tropmann se rend à Guebwiller.

Il réclame la lettre, disant qu'il s'appelle Jean Il écrit à Gustave que son père impatient est parti
Kinck. Le directeur de la poste (disons son nom, qui pour Paris sans attendre les fonds qui doivent lui
il
n'a pas été publie, s'appelle M. Gros) lui répond: parvenir à Guebwiller ; que lui seul Gustave peut les
« Je ne puis vous la donner. Jean Kinck est un retirer. En même temps, il lui dit d'aller sans retard à
homme de quarante-cinq à cinquante ans, et vous Guebwiller puis de venir le rejoindre en même temps
ne paraissez pas avoir cet âge. » que son père à Paris, à l'hôtel du Chemin de Fer du
Tropmann balbutia quelques mots et se retira. Nord.
Ce premier échec ne l'émeut pas outre mesure. Il Gustave fait ce voyage ; mais à lui aussi on refuse
a confiance en lui et il sait que toute la famille Kinck la lettre contenant les valeurs. Et il arrive désolé à
lui est aveuglément acquise. Paris,
« Ce n'est rien, dit Tropmann, ton père y retour- se précipitent sur la famille et bientôt six'cadavres
nera; ce ne sera qu'une perte de-temps.... Viens, vont emplir la fosse béante.
allons le retrouver, cet excellent homme; il est à l'u- Immédiatement on comble la fosse ; on la piétine,
sine, il nous attend. » Tropmann marque des sillons jusqu'à ce que toute
Ils partent en effet pour Pantin, et quand ils sont trace ait disparu.
au milieu du champ qui conduit à l'usine, Gustave Puis il donne rendez-vous à ses complices pour le
est lâchement assassiné. lendemain, et il s'en va. «J

Et lorsque Tropmann a recouvert son cadavre de Il erre à l'aventure tout le reste de la nuit, il est
terre, lorsqu'il pense l'avoir caché à tous les regards, content de son œuvre; il se compare à Rodin; il
il écrit à la mère devenir à Paris, avec tous ses en- applaudit à la manière adroite dont il s'est débar-
fants, le dimanche soir, par le train qui arrive à dix rassé de toute une famille, dont il va avoir tous les
heures. Il doit les conduire immédiatement à l'usine. biens, grâce à sa procuration. 19
Il dit que Kinck père est déjà très-occupé, qu'il Son plan est fait. Il dira que la famille est en
est dans l'enchantement; seulement, ajoute-t-il, en Amérique; qu'il est chargé de réaliser toutes ses
travaillant il s'est blessé à la main droite. propriétés et de lui en faire parvenir le montant. Il
C'est pour cela qu'il ne peut pas écrire à sa chère se frotte les mains et regrette bien un peu de ne pas

impuni..
femme et que lui, Tropmann, s'est chargé de le s'être débarrassé de ses complices; mais il espère y
faire. arriver.
Mme Kinck, sans méfiance, communique la bonne Seulement, le crime ne peut rester longtemps
nouvelle à ses enfants.
«
Nous allons à Paris et nous allons embrasser le M. Langlois, en allant visiter son champ, décou-
père.... » vre les victimes de cet horrible crime, que Tropmann
Elle annonce à ses voisins son départ pour Paris croyait bien caché. j
et peut-être pour New-York. Bientôt, comme par une étincelle électrique, tout
Le dimanche matin tout le monde s'habille. Paris connaît la fatale nouvelle; Tropmann en est
«
Mes enfants, dit Mme Kinck, avant de partir, informé. i
allons à la messe, allons prier le bon Dieu. » « Il faut partir, il faut aller à New-York, se dit-il;
Ils s'y rendent ; en sortant de la maison du Sei- mon plan a échoué. » «1
gneur, ils se dirigent vers le chemin de fer et à six Et il part pour le Havre par le premier train. m
heures du soir ils sont à Paris. On sait le reste. fl
Personne à six heures à l'hôtel du Chemin de Fer
du Nord. Tels sont les faits qui résultent de tout ce qui a
Mme Kinck se rappelle alors qu'on l'attend seu- été publié sur cet horrible drame de Pantin. Quel-
lement à dix heures, et avec ses enfants elle se pro- ques détails peuvent être inexacts, mais certainement
mène dans le quartier; elle admire les boulevards et l'ensemble est plus que probable.
s'ébahit devant les étalages.
A dix heures, elle retourne à l'hôtel. THOMAS GRIMM. 1
1
Tropmann est là. Nous réunissons ici les faits nouveaux que nous
Allons, dit-il, allons, votre mari, votre fils vous
« avons pu recueillir et que les journaux nous font
attendent.... » connaître :
Et ce n'était que trop vrai : Gustave Kinck les at- On nous assure que les cadavres de la famille
*

tendait.... dans la tombe. Kinck, en ce moment à la Morgue, seront retirés ce


On fait signe à une voiture. soir. r
e Porte de Flandre, » dit Tropmann. Ils seraient conduits à Tourcoing, pendant la nuit,
Et la famille, confiante et joyeuse, heureuse d'aller par le chemin de fer du Nord.
voir un mari, un père, un frère, de se trouver tous Le champ Langlois, à Pantin, est débarrassé de
réunis, monte dans le fiacre. tous les objets qui y avaient été déposés par la piété
Tropmann dit : publique.
« Nous avons un champ à traverser pour arriver à
l'usine. »
Bientôt, en effet, il fait arrêter le fiacre. On des-
cend de voiture.
où étaient les deux
r
fosses..j
Aucune indication matérielle ne précise l'endroit

La sœur de Mme Kinck a prié elle-même,dans la


?

visite qu'elle a voulu faire sur le lieu du crime, qu'au-


C est bien noir, dit Mme Kinck. On pourrait
Il cun monument commémoratif ne fût élevé à cet en-
faire de mauvaises rencontres dans ce lieu désert. droit, la famille voulant se charger seule de ce triste
— Oh! je suis armé, dit Tropmann, et il montre devoir.
une petite hachette. — D'ailleurs, ajoute-t-il, j'ai Il résulte d'un procès commercial publié par les
dit à deux compagnons de l'usine de nous servir d'es- journaux judiciaires, que Gustave Kinck était inti-
corte. » mement lié avec Tropmann et qu'il était également
Et, en effet, deux'individus enveloppés de
man- en rapports avec le père de ce dernier.
teaux et armés de bâtons se présentent. Le Journal des Débats nous donne des renseigne-
Tous ensemble ils se dirigent vers le champ
en ments sur la marche de l'instruction :
quittant la voiture. M. Douet d'Arcq a continué aujourd'hui, dans
A une certaine distance, un trou était creusé,
une
pioche, une pelle étaient à côté. Les trois assassins son cabinet au Palais de Justice, l'instruction con-
cernant le crime commis à Pantin.
Nous n'avons qu'un incident à signaler : le service 5° Le second individu qui attendait aux Quatre-
de sûreté croit savoir que les instruments qui ont Chemins les victimes descendant de voiture et que le
servi à la perpétration du crime ne sont point ceux cocher a vu s'engager avec elles dans les rues qui
qui ont été achetés chez le taillandier de la rue de conduisent au champ ;
Flandre. 6° La bande mal famée avec laquelle le marchand
Le coupable aurait fait l'acquisition de la pelle à de vins l'y a vu dimanche assez tard dans l'après-
main chez un marchand du quai de la Tournelle; la midi.
petite pioche provenait du magasin d'un marchand -,
On a retrouvé les individus avec lesquels Trop-
établi au faubourg Saint-Martin. mann a été, dimanche 19, au petit village de Notre-
Ces deux commerçants ont été appelés et entendus Dame-des-Anges.
par le chef de la sûreté et le juge d'instruction. Ils ont été interrogés hier par le juge d'instruc-
La police serait, dit-on, sur les traces d'un des tion, à la disposition de qui ils doivent se mettre
complices de Tropmann. tous les jours à partir d'aujourd'hui, sous peine d'ê-
Aucun témoin n'était assigné aujourd'hui chez le tre inquiétés.
magistrat instructeur. Le juge d'instruction était Parmi la bande en question se trouvait une fille
d'ailleurs occupé à lire les lettres ou documents qui soumise qui était en compagnie de Tropmann. Il pa-
ont été récemment saisis tant à Paris qu'à Guebwil- raît qu'après sa déposition on aurait décidé qu'elle
ler, à Cernay et au Havre. devait être mise en arrestation.
M. Claude, chef du service de sûreté, et l'un de Nous recevons un renseignement qui nous paraît
ses agents, principaux, M. Souvras, se sont rendus fort grave :
aujourd'hui, à deux heures, à Mazas. Ils ont eu un Au sortir de la porte d'Aubervilliers, dans la cité
long entretien avec Tropmann. de Mars, il y a une petite ruelle du nom d'allée Chris-
Demain, M. Douet d'Arcq continuera son infor- tophe. Au n* 5 est un logeur nommé Haas, compa-
mation dans le cabinet d'instruction qui se trouve à triote de Tropmann.
la maison d'arrêt cellulaire. Quelqu'un très-digne de foi nous assure que c'est
Hier, vers trois heures, les corps des victimes ont chez ce logeur que Tropmann aurait été lundi matin,
été enlevés de la Morgue et placés dans des cer- après le crime, avant de se montrer en ville pour
cueils destinés aux voyages; c'est M. Clément, com- venir jusqu'à l'hôtel où il a changé de pantalon, le
missaire de police du quartier Notre-Dame, qui a sien étant couvert de boue.
présidé à cette opération. Il aurait procédé, dit le donneur d'avis, chez ce
Ils sont dirigés sur Tourcoing, où l'enterrement a Haas, à une toilette préalable, de telle sorte qu'il
lieu ce matin à dix heures. n'attirait pas les regards en traversant les rues.
Le Soir dit que Tropmann, dans sa prison, conti- On retrouverait encore, affirme-t-il, les effets en-
nue à faire preuve d'une parfaite insensibilité. sanglantés de Tropmann dans un petit caveau der-
Il a été un peu indisposé hier. rière la maison.
Il admet qu'il peut échapper à la peine capitale et Le Gaulois a publié hier, dans une seconde édi-
a dit à ses gardiens : tion, la dépêche suivante :
« Après tout, si je suis condamné à vingt années
de travaux forcés, je n'aurai terminé ma peine qu'à œ
Le cadavre de Jean Kinck a été trouvé à Ollwil-
quarante ans, autant vaut en finir tout de suite. » ler, hier soir, à cinq heures.
Il continue à affirmer que si l'on parvient à re- « HENRY MARSEY. »
trouver Jean Kinck encore vivant, comme il le pré-
tend, on acquerra la preuve qu'il n'est pas le seul Une heure après nous avoir adressé ce télé-
coupable. gramme, notre collaborateur nous en envoyait un
Cette dernière partie de sa déclaration nous sem- second, qu'il était trop tard pour publier :
ble de plus en plus véridique, malgré la nouvelle
«
La découverte du cadavre qui avait été annon-
tactique que plusieurs journaux paraissent avoir adop- cée par le journal de Colmar, et que je vous ai télé-
tée et qui consiste à dire que Tropmann ayant conçu graphiée, est inexacte. Le père de Tropmann est ar-
seul le plan, en ayant commencé seul l'exécution, rête.
l'aurait terminé seul aussi. HENRY MARSEY. »
A ces suppositions, qui ne reposent que sur des oc

idées, nous opposons des faits ; Edmond Tropmann, le frère de l'assassin de la


1" Le second individu grand et fort-à qui le con- famille Kinck, est soldat à la compagnie d'ouvriers
ducteur de la voiture d'Aubervilliers l'a vu remettre d'artillerie de la marine, en garnison à Cherbourg.
la pelle et la pioche; C'est un bon sujet.
2° Le second individu que les garçons de l'hôtel La nouvelle du crime accompli par son frère l'a
du Chemin de Fer du Nord ont vu venir avec lui lundi rendu presque fou; on a dû le faire transporter à
matin ; l'hôpital maritime; il est dans un état de prostration
\ 3° Le second individu
que la femme et le garçon complète et ne cesse de pleurer; on craint une fièvre
lu marchand de vin du boulevard Magenta ont vu cérébrale.
Jpire avec lui, lundi vers midi; Tropmann se raidit de plus en plus contre les in-
\k° Les deux individus
que le jeune Frémion a vus vestigations de la justice.

t
dins le chemin Langlois à
onze heures et demie pen-
d qu'un troisième creusait la fosse ;
Il s'obstine à ne rien répondre aux questions que
lui adressent MM. Claude et Douet d'Arcq. Quand il
se sent serré de trop près, il se contente de lever les Entre les murs extérieurs du bâtiment et ceux de
yeux sur son interlocuteur et les braque sur lui pen- l'enceinte cellulaire, il existe un grand espace sur le.
dant quelques secondes comme deux canons de pis- quel sont pris les chemins de ronde, les jardins et les
tolet. Est-il de bonne foi? Il ne paraît pas croire que préaux.
la peine capitale puisse l'atteindre et discute, dans sa Ces préaux sont au nombre de cinq, divisés cha-
cellule, sur le nombre des années de travaux forcés cun en vingt promenoirs. Ils peuvent contenir cent
qui pourront lui être infligées. Il s'attend à être con- détenus, lesquels y sont amenés et remplacés toutes
damné à vingt ans. (EDOUARD DANGIN.) les heures. 4
C'est dans la cellule de Mazas que nous venons de
décrire que Tropmann demeure, sombre, silencieux,
LA PRISON DE MAZAS
ne parlant pas, buvant à peine quelques gouttes de
Nous donnons la description de la prison de Ma- bouillon.... j|
zas par Timothée Trimm, reproduite par le Petit Les détenus de Mazas ignorent que c'est le prévenu
Moniteur universel. qui est entré il y a quelques jours dans la prison...7
La prison de Mazas, où Tropmann est détenu, S'il est un endroit dans Paris où les bruits du
peut contenir douze cents détenus. Elle est le type drame de Pantin ne sont point parvenus, c'est ce.
des prisons cellulaires. Elle a été construite en 1850. lui-là.... M
Son personnel se compose de : Le système cellulaire, dont Mazas est la plus ter-
1° Un directeur; 1
rible application, a cela de particulier qu'il isole
2° Quatre commis-greffiers ; - chaque individualité.... et laisse au criminel, jaloux
3° Un brigadier; d'une triste célébrité, le masque de l'incognito....
4° Sept sous-brigadiers; TIMOTHÉE TRIMM.
5° Soixante-quatre surveillants; ^
6° Une lingère; LES COMPLICATIONS ET LES PÉRIPÉTIES ^
7° Trois aumôni!ers;
8° Un médecin; Les enquêtes officieuses et officielles se multi.
9° Un pharmacien; plient et se compliquent de telle sorte qu'il devient
10° Une surveillante-fouilleuse; extrêmement difficile de suivre les fils d'un écheveau
11° Deux barbiers; qui s'embrouillent de jour en jour davantage. Nous
12, Quatre commissaires. croyons donc devoir nous borner à reproduire les
Les bâtiments intérieurs de Mazas forment une articles qui nous paraîtront les plus remarquables
rotonde, dont les galeries, à deux étages de cellules, des différents journaux, et suivre ainsi les péripéties
convergent toutes vers un centre commun, dans le- du drame qui va se dérouler devant la Cour d'as-
quel se trouve le guichet du brigadier. sises. •
5.
Il est surmonté d'une plate-forme, où est placé un
autel pour la célébration des offices religieux. FUNÉRAILLES DE LA FAMILLE KINCK i.
Les portes des cellules entr'ouvertes permettent à -i
chaque détenu de voir le prêtre officiant. Hier, 30 septembre 1869, à trois heures et demie
a eu lieu, devant les membres de la malheureuse fa-

Les préaux cellulaires placés dans les cours ont la
forme d'une circonférence divisée en rayons. mille Kinck, de M. le procureur impérial, assisté du
Le service est organisé dans la prison de Mazas de commissaire de police Clément, la mise en -bière des
façon à ce que les détenus soient toujours isolés et malheureuses victimes de Pantin.
ne
se rencontrent pas, soit qu'ils restent dans les cel- Rien de plus émouvant que cette lamentable céré-
lules, soit qu'ils traversent les galeries pour la pro- monie. -
menade, les parloirs, etc. Les cercueils des victimes avaient été placés les
La prison de Mazas est située sur le boulevard de uns à côté des autres dans une grande salle située
ce nom. derrière celle où a lieu l'exposition publique; ils
La maison de Mazas présente donc intérieurement étaient recouverts d'un drap mortuaire.
l'aspect d'une rotonde, divisée en sept galeries qui Alors, pour la première fois peut-être, l'archi-
viennent aboutir à un centre commun. prêtre, curé de Notre-Dame et le clergé de la pa-
Six de ces galeries contiennent chacune, à droite roisse, précédés d'un bedeau et de plusieurs enfants
et à gauche, tant au rez-de-chaussée qu'aux premier de chœur, se sont rendus à la Morgue et, après avoir
et second étage, deux cent et une cellules. offert l'encenl et l'eau bénite, ont récité les prières
La septième est le corridor qui conduit au guichet des morts. 1l'

d 'entrée. Il y a à Mazas douze cents cellules, à savoir Sous les voûtes néfastes de la Morgue, ces prières
:
1117 pour les détenus; pleines de tristesse psalmodiées au milieu d'un
16 pour les surveillants; silence morne et devant les sœurs et frères de
14 pour les bains; Mme Kinck, anéantis dans la douleur m'ont fait
14 pour les punitions; éprouver une impression qui ne s'effacera jamais de
18 pour les escaliers de communication; ma mémoire. /

10 pour les passages des préaux; Le cercueil de la petite Marie a été scellé le der^
nier; l'étole blanche a aussitôt remplacé l'étole noie
11 pour les avocats. de l'officiant et le Laudate pueri dorninum Enfans,
Total 1200. :
: louez le Seigneur, un ange fait son entrée dans le
i
royaume céleste a été entonné, et l'assistance a jeté secrétaires et les membres de la famille Kinck. Le
de l'eau bénite sur les dépouilles mortelles de cette funèbre cortége s'est dirigé vers la gare du Nord.
malheureuse famille; rien ne peut dépeindre l'afflic- Là a été faite par les magistrats la remise des corps
tion profonde des assistants. à la famille Kinck.
A quatre heures et quart, un fourgon des pompes Les cercueils ont été reçus par le chef de gare,
funèbres faisait son entrée à la Morgue, et en res- qui les a fait placer dans un fourgon.
sortait à quatre heures et demie, suivi de deux voitu- Ils sont partis par le train de huit heures quinze
res, dans lesquelles étaient M. le procureur impé- minutes.
rial, M. Clément, commissaire de police, leurs Ils ont dû arriver ce matin, 1er octobre, à la pre-

mière heure, à Tourcoing, où doit avoir lieu, à dix ver cette somme, a pris le parti de venir trouver le
heures, un service solennel. procureur impérial, afin de lui demander de la pré-
Ce sont les époux Roussel qui ont réclamé le corps lever sur les 5500 fr. saisis chez le directeur des
de leurs malheureux parents et qui les ont accompa- postes de Guebwiller, et qui avaient été adressés par
gnés. Le Journal des Débats donne à ce sujet un tou- Mme Kinck à Jean Kinck.
chant détail : Nous avons reçu une lettre de part, ainsi conçue :
Les époux Roussel ne sont pas riches, et les frais
nécessaires à ce transport de corps sont très-élevés : M. et Mme Louis ROUSSEL-DUBOIS et ;leurs
'1 fallait disposer de 2000 francs environ. enfants,
Aujourd'hui, à midi, M. Roussel, n'ayant pu trou- M. Jules ROUSSEL,
M. et Mme LEROUX-ROUSSEL et leurs en- la circulation, il n'y a que les douze agents de po.
fants, lice, les six gendarmes et les quarante pompiers qui
M. et Mme DUPONT-ROUSSEL et leurs en- composent toute la force armée à Tourcoing. Bien-
fants, tôt le cortége se met en marche pour se rendre à la
Mme veuve KINCK et sa famille, cathédrale.
ont l'extrême douleur de vous faire part des pertes En tête marchent quatre bannières noires, puis les
irréparables qu'ils viennent de faire de chantres, le clergé des deux paroisses réunies de
Dame Hortense-Juliette-Joseph ROUSSEL, épouse Tourcoing.
de M. Jean KINCK, née à Tourcoing, le 31 juin Ici viennent les sept corps portés à bras par les
1827; porteurs ordinaires; mais on en manquait dans la
MM. Emile-Louis KINCK, né à Roubaix le ville, on a été obligé de faire venir ceux de Roubaix.
21 août 1856; Henri-Joseph KINCK, né à Rou- Le cercueil de la mère est recouvert d'un suaire
baix le 15 avril 1859; Achille-Louis KINCK, né à noir, les six autres qui suivent par rang d'âge sont
Roubaix le 31 décembre 1861 ; Alfred-Louis KINCK, couverts de suaires blancs avec une grande croix
né à Roubaix le 24 octobre 1863; Mlle Marie-Hor- bleue.
tense KINCK, née à Roubaix le 3 août 1867; Devant chaque corps marchent des enfants du
Tous décédés à Pantin, près Paris,
pays, dont l'un porte une petite croix de bois noir,
le 20 septembre 1869
sur laquelle sont inscrits le nom et l'âge des défunts,
pas autre chose. C'est d'une simplicité remarquable,
et cette simplicité même ajoute à la grandeur de la
Et de M. Gustave-Louis-Joseph KINCK, né à cérémonie. \-
Tourcoing le 30 juin 1853 ; Sur le passage des sept cercueils, tous les yeux se
Aussi décédé à Pantin. mouillent. i

Il y a du monde jusque sur les toits; les ouvriers


Ils vous prient d'assister aux CONVOI ET SER- ont abandonné les ateliers : il en est venu de la Bel.
VICE SOLENNELS qui auront lieu le vendredi gique, de Lille, de Mazeille, de Roubaix.'Cinquante
1" octobre 1869, à dix heures, en l'église de Saint- mille personnes sont rangées sur la route suivie par
Christophe, à Tourcoing, d'où leurs corps seront le triste cortége.
conduits au cimetière de la ville pour y être inhu- Après les corps vient la famille. En tête le frère
més. de Mme Kinck, soutenu par l'abbé de Notre-Dame de
L'assemblée à l'Enfant-Jésus, rue de Roubaix. Roubaix. Ils sont là vingt-huit parents, cousins, etc.,
Ils les recommandent instamment à vos prières. tous en proie à une émotion profonde.
(Thomas GrRiMM.) Ce sont les autorités qui ferment la marche :
M. Roussel-Defontaines, maire; M. Dausse, secré-
-
Parti de Paris, jeudi, avec un prêtre de Notre- taire général de la préfecture, remplaçant M. de
Dame et un ordonnateur des pompes funèbres, le Saint-Paul qui est retenu par un deuil (il vient de
wagon tendu de noir qui contenait les restes de la perdre son beau-frère, M. Magnien) ; tous les cons-
famille est arrivé à Lille vers deux heures du ma- titués, les prud'hommes, le juge de paix, etc.
tin. Il n'en est parti que vendredi par le train de A l'église Saint-Christophe, c'est le doyen qui offi-
huit heures tren!e minutes du matin, qui est entré cie. Ce vénérable curé a cinquante-trois ans de prêtrise;
en gare à Tourcoing à neuf heures vingt minutes, l'empereur l'a décoré de sa propre main l'an passé,
avec un retard considérable occasionné par l'affluence Rien ne saurait rendre l'effet indescriptible que pro-
des voyageurs. duisent les sept cercueils rangés dans la nef; l'église
Tout le long du chemin on ne voyait que gens entière en est pleine du chœur à la porte d'entrée.
se dirigeant à pied ou en voiture vers la ville. La C'est lamentable vraiment, et la plupart des assis-
route de Roubaix à Tourcoing était pleine de monde. tants pleurent.
On eût dit un pèlerinage. M. Jules Brame, député de l'arrondissement, re-
Une foule énorme entourait les abords du chemin joint le corbége à l'église. On l'a averti par dépêche,
de fer. La gare était tendue de noir, les réverbères et il arrive de sa ferme-modèle de Beaumont. Pen-
de la station, conduisant directement à l'hospice de dant la cérémonie, une dépêche,est apportée parle
l'Enfant-Jésus, tendus aussi d'étoffes noires et blan- maréchal des logis de la gendarmerie à M. Dausse,
ches. qui la communique au maire. Est-ce la confirmation
C était véritablement un deuil public. La présence du bruit qui a couru de la découverte du corps de
des autorités du département en fit bientôt
une cé- Kinck père? Il y a un instant d'émotion. C'est sim-
rémonie officielle. plem-ent l'avis que vingt sergents de ville sont en-
Une grande voiture conduisit les sept cercueils à voyés de Lille comme renfort pour maintenir la foule,
1 Enfant-Jésus,
Enfant-Jésus,
où était disposée une chapelle ar- qui est véritablement énorme.
dente- Les ateliers, où il restait encore quelques ouvriers,
La grande cour, entièrement tendue, contenait six ferment à onze heures et demie, et lorsque le cortégè
catafalques, où étaient placés les cercueils les deux quitte l'église pour aller au cimetière, on peut dire
:
plus jeunes ensemble, et Gustave
un peu éloigné des sans exagération que toute la ville le suivait.
autres. On suit la rue de Roubaix, puis celle de Tournai.
Vers dix heures, le conseil municipal
se rend en En passant devant le n° 15, on s'arrête un instant;
corps de l hôtel de ville à l'hospice. Powc assurer c'est là que Jean Kinck, jeune homme encore, vint
travailler, se former comme bon ouvrier; c'est là tère imposant, il faut qu'elle soit non pas locale, mais
qu'il a connu sa femme, qu'il l'a aimée, qu'il l'a nationale. — HENRI COLONNA.
épousée.
Ce court épisode est rendu plus touchant encore INTERROGATOIRES
par la grande simplicité d'allures de la population
tourquemoise, qui se fait honneur de n'avoir pas cru Hier, vendredi, de midi à trois heures et demie,
un seul instant à la culpabilité du père. ont eu lieu, dans le cabinet du directeur de la prison
disent-ils.... de Mazas, un nouvel interrogatoire de Tropmann et
L'assassin n'est pas de nos pays,
«
Les Kinck sont honnêtes et bonoré.s.... Nous savons sa confrontation avec un certain nombre de témoins.
L'accusé persiste à dire que Jean Kinck l'avait
bien qu'ils ne sont pas coupables.... et, nous aimons
chargé d'acheter les instruments du crime et qu'il
mieux deux victimes de plus. »
n'a fait que porter ces objets jusqu'à l'octroi de
Dans la foule je distingue Mlle Duguéret, l'artiste Pantin ; aussi n'hésite-t-il pas à reconnaître les divers
de Paris en représentation à. Lille. Comme tout le témoins qui l'ont vu se livrer à ces acquisitions.
monde, elle pleure..En passant rue Impériale, le cor- Il a été confronté avec le marchand qui lui a vendu, -
tége s'arrête encore sur la place de la Bourse, pour le 17, un marteau de fumiste à deux taillants, dont
qu'on en fasse la photographie. les coups ont été reconnus dans les autopsies; mais
On arrive au cimetière en saluant le monument de il prétend ne pas avoir acheté la petite pelle à main
la bataille de Tourcoing, gagnée par Moreau, le trouvée ensanglantée dans le champ Langlois.
18 mai 1794. Quant au taillandier Bellangé, Tropmann le re-
Une grande croix noire annonce que le terrain où, connaît parfaitement pour lui avoir acheté la pelle et
à -l'avance, sont creusées sept fosses, a été donné par la pioche ; mais comme on ne l'a pas confronté avec
la ville. le conducteur de la voiture d'Aubervilliers, il prétend
Après les prières, M. Dausse,. secrétaire général, aussi qu'il a accompagné Jean Kinck en portant ces
s'avance, et prononce au milieu de l'attendrissement outils jusqu'à Pantin. Il ne dévie pas de ce système.
général quelques paroles émues. Tropmann a répondu sans le moindre embarras à
Le maire cède son tour de parole à M. Jules toutes les questions. Il était vêtu d'un paletot gris,
Brame, qui ne consent à parler que sur les instances d'un gilet de velours noir pointillé de blanc, et d'un
réitérées de ses concitoyens. pantalon marron, le' tout en assez mauvais état. Il
Il fait ressortir devant cette population d'ouvriers n'avait pas de cravate, et tenait à la main une cas-
les mérites de la vie de famille, de la vie de tra- quette de voyage en taffetas noir.
vail; il adresse aux pauvres morts une objurgation Un témoin, ré-cemment arrivé d'Alsace, a fait le
touchante, retrace leur départ joyeux pour aller re- voyage avec Gustave Kinck, de Guebwiller à Paris.
trouver le père, et demande enfin pardon à la mé- Ils sont arrivés tous deux le matin du vendredi
moire de Gustave du soupçon qui a pesé un instant 17 septembre. Comme on l'avait pensé, le jeune
sur lui. Mais, c'est avec fierté qu'il rappelle l'incré- homme a dû être assassiné le soir même.
dulité de tous ceux qui ont connu la famille. Une dame a fait une déposition assez singulière.
Cette dans les entrailles de laquelle Elle aurait rencontré, le lundi matin, rue Lafayette,
terre vous
«
maintenant, dit-il en concluant, cette terre près du faubourg Saint-Martin, Tropmann, qu'elle
« reposez
recèle encore une victime. La justice de Dieu vous a reconnu, causant avec un individu plus grand et
«
réunit déjà; c'est maintenant l'œuvre de la justice plus gros que lui. L'accusé disait. Ils dorment bien
I(

et ne se réveilleront pas de sitôt. »


«

«
des hommes qui va commencer. » Les deux hommes, voyant qu'elle les écoutait, lui
Ce qui domine la foule, ce n'est pas une pensée de lancèrent des regards singuliers et s'éloignèrent pré-
colère, de vengeance, l'image de Tropmann est bien cipitamment.
loin d'elle. Tous les cœurs sont tournés vers la prière, Tropmann'a été reconnu par un marchand de vins
tous vers. l'expiation suprême, et l'on se sépare alors du boulevard Magenta pour être venu lundi matin
sous l'empire d'une poignante émotion. boire dans son établissement. La femme et le fils de
Le gouvernement a fait savoir au maire qu'il prend ce débitant confirment cette déclaration, et se sou-
à sa charge tous les frais des funérailles; mais la viennent même de cette particularité que le compa-
municipalité n'avait pas attendu cette décision. gnon de Tropmann a bu à lui seul un carafon d'eau-
Bien que tous ses membres soient démissionnaires de-vie tout entier.
en ce moment, le conseil s'était assemblé d'urgence Nous avons aussi des renseignements curieux sur
et avait voté les fonds nécessaires aux obsèques. Ce la vie que menait Tropmann pendant les jours qui
vote se trouvant sans objet, la somme sera inscrite ont précédé le crime.
en tête d'une souscription publique destinée à la Le logeur Wetling, chez lequel l'accusé faisait de
construction d'un monument commémoratif. si fréquentes visites, que M. Kamply, l'associé de
Une commission a été nommée qui enverra demain Tropmann père, a pu croire qu'il y demeurait et y
aux journaux une circulaire pour les prier de recueil- prenait sa pension, est veuf. La maison est tenue par
lir les offrandes de tous ceux qui voudront concourir une femme Fritz, qui avait pour Tropmann les plus
à cette pieuse dépense. grands égards. Plusieurs honnêtes familles, qui habi-
Le Figaro est heureux d'être le premier à prêter sa tent la maison Wetling, s'inquiétaient des allures
publicité à un acte aussi honnête. étranges de quelques-uns de ses habitués.
Mais, pour tonner à cette souscription un carac- Au moment où, dans la matinée du 30 septembre,
M. le commissaire de police de Pantin est venu chez nal, chez un célèbre magnétiseur, M. Fauvelle-Le-
Wetling, accompagnant Aron, pour avoir le mot gallois, 6 i, rue Jean-Jacques-Rousseau.
d'une dépêche télégraphique que celui-ci avait reçue Je m attendais à avoir affaire à une horrible vieille;
de Strasbourg, le mari de la femme Fritz, entrant mais quel ne fut pas mon étonnement en voyant de-
chez une dame locataire de la maison, qui causait vant moi une charmante femme de vingt-cinq à vingt-
avec deux de ses voisines de l'événement, s'écrie : six ans, vêtue de noir, svelte, élancée, à la taille
«
C'est dimanche que nous nous sommes amusés!... frêle, parfaitement bien faite, aux longs cils noirs,
Nous sommes sortis ma femme et moi en compagnie aux yeux rêveurs, aux cheveux châtains foncés et à
de Wetling, Tropmann, Aron et d'autres personnes la peau brune, mais dorée de cette nuance d'ambre
que je ne connais pas, mais qui viennent souvent qui sied si bien aux créoles ! Ses dents blanches et
chez Wetliqg. Nous sommes allés rue de Flandre, où un peu espacées se montraient derrière ses lèvres
nous avons bu trois saladiers de vin à la française. pâlies par la fatigue ; son front pur, son col flexible;
Seulement Tropmann et Aron ne buvaient que de son sourire avenant et le duvet de la jeunesse qu'un
l'absinthe. Ils en ont même pris sept à huit verres. rayon de soleil nous permettait de suivre sur les on-
Ils avaient l'air très-préoccupés. On aurait dit, qu'ils dulations de son profil gracieux ; son nez droit, aux
tiraient des plans. Nous nous sommes quittés de ailes mobiles, dont ce même rayon dessinait vive-
bonne heure, laissant les autres ensemble. » ment le rose des narines; toute cette distinction,
Fritz ayant depuis confirmé ce propos, et la justice loute cette nature exquise et nerveuse me faisaient
l'ayant sans doute interrogé à ce sujet, que devient plaisir à voir, et sur l'invitation du professeur, je
la déclaration d'Aron par laquelle il prétendait avoir m'assis sur un canapé, à ses côtés, et mis ma main
perdu Tropmann de vue depuis le vendredi 17 sep- dans la sienne. - f
,
tembre? (Le Figaro.) M. Fauvelle-Legallois se plaça devant Mme Ber-
the, — c'est le nom de la jeune sibylle. -
Que veut monsieur? dit-elle en me désignant. f
LETTRE DU PÈRE DE TROPMANN «

— Monsieur désire savoir où se trouve le cadavre


Le Moniteur universel donne le texte de la lettre de Jean Kinck ; qui l'a tué, et comment il a été tué?
adressée à Tropmann par son père. Oh! je ne veux pas m'occuper de cela, dit la som-'
Cernay, 29 septembre 1869.
nambule avec dépit. C'est trop grave et trop fati-
Malheureux fils, gant. Et puis je n'aime pas me mêler des affaires de
« la justice. a
« Je ne puis plus douler maintenant de l'horreur .t

de ta position ! Et c'est brisé de douleur et dans l'im- Voyant sa résistance, M. Legallois commença à
faire des passes magnétiques sur sa tête et sur son
possibilité où je suis de t'écrire, que je m'adresse à
front, sur sa poitrine et sur son visage. Il dessina des
des personnes compatissantes qui veulent bien me
servir d'interprètes. cercles dans l'air, à l'entour de ses épaules, plaça à
On m'apprend que tu refuses de nommer tes plusieurs reprises devant ses yeux grands ouverts
« deux de ses doigts, l'indicateur et le gros doigt, en
complices! Mais si tu ne les nommes pas, malheu-
reux, tu laisseras croire au monde entier que tu es le se rapprochant de plus en plus de ses genoux.
seul coupable ! Les yeux de la somnambule se dilatèrent. Ils pri-
de ta mère qui se meurt de douleur, de rent une teinte vitreuse, et se fermèrent peu à peu.
« Au nom
tes frères et de tes soeurs qui t'aimaient tant, au nom Sa poitrine se gonfla, quelques soupirs bruyants en
de Dieu que nous t'avons appris à craindre et à sortirent avec effort, comme d'une personne qui ré-
adorer, je te conjure de désigner tes infàmes com- siste et étouffe. Elle eut de petits mouvements con-
plices à la justice des hommes. vulsifs, et le fluide envahissant, le regard magnétique
Oui, songe à ta famille ! Il n'est pas juste qu'elle de son maître la domptant, elld renversa sa tête en
«
supporte seule le souvenir impérissable de l'horrible arrière, et s'endormit.
forfait. Alors je commençai à la questionner.
«
C'est le suprême, adieu d'un père dont la vieil- Je ne m'étendrai pas sur toutes les demandes que
]esse est flétrie. je lui fis, ce serait trop long ; mais voilà ce qu'elle
«
JOSEPH TROPMANN. » me répondit en substance :
« Tropmann' était lié avec Gustave Kinck, mais il
Tropmann devient plus communicatif avec ses ne l'aimait pas. Il ressentait de la jalousie contre le
compagnons de prison. Il leur fait part des projets jeune homme, qui était dans une position sociale plus
d'avenir qu'il avait fondés sur son établissement en avantageuse que lui, qui était toujours mieux mis que
Amérique avec l'argent de la famille Kinck. lui; et qui avait de l'argent, tandis que lui n'en avait
L'instruction se poursuit et réunit chaque jour de pas, il ressentait une jalousie mêlée de haine, mais
nouveaux documents. C'est ainsi qu'on a acquis la qu'il cachait sous une fausse amitié. f *

certitude que c'est sur les conseils de Tropmann - «


Gustave Kinck ne l'aimait pas trop non plus; ®

que Jean Kinck a entrepris le voyage de Guebwiller. mais comme celui-ci pouvait se livrer en secret, ,!

grâce à lui, à un léger penchant pour le plaisir, il


LA SYBILLE Fallait trouver. Ils étaient en dessous tous les deux ;
mais Tropmann, plus dissimulé que Gustave, savait
Nous reproduisons, à titre de curiosité littéraire, par celui-ci tous les secrets de sa famille, ses béné-
un article de la Petite Presse, sur une consultation fices, ses gains, ses achats, etc. » #
f
somnambulique prise par un rédacteur de ce jour- Interrogée par moi sur l'objet principal de ma vi-
— Et réussira-t-on à trouver son cadavre?
— Non. Il l'a tué tout seul.
— Oui ; mais pas tout de suite, dans quelques mois, — Et lui voyez-vous des complices le dimanche
et Tropmann niera que ce soit le corps de Kinck, car 20 septembre, jour où il a tué la mère et les cinq en-
il sera méconnaissable. fants?
— Et Gustave Kinck? — Certainement. Je le vois avec deux hommes de
— Gustave Kinck a été tué après, quelques jours mauvaise mine.
après. Quels sont ces hommes?

— Par qui ?
— De mauvais gars qu'il a pris à Pantin même,
— Par Tropmann, je vois bien celui-ci maintenant. et qu'il connaît iL peine »
— Avec un complice? M. Fauvelle-Legallois voulut continuer l'interro-
gatoire; mais j'eus pitié de la pauvre femme, qui père n'est pas encore arrêté : je le tiens d'une par-
nous parlait d'une manière saccadée, qui haletait sous sonne qui arrive de Cernay. ,»

la domination du fluide, et je priai Je magnéti- A Paris, l'instruction est entrée dans une phase
seur de la réveiller. qui ne nous permettra plus de fournir des renseigne-
Le professeur commença à lui faire des passes, ments très-détaillés sur ce qui se passe à Mazas.
mais en sens contraire. Elle ouvrit alors les yeux tout M. Douet d'Arcq, juge d'instruction, a repris cha-
d'un coup, se les frotta, et dit: « Merci! » que fait, et dans ses interrogatoires, dans les con-
Quand, prenant congé d'elle et du rédacteur du frontations auxquelles il soumet Tropmann, il s'étu.
Magnétisme, universel, je lui redemandai quelques die à élucider tous les points de cette mystérieuse
explications sur ce qu'elle m'avait appris, elle fut et ténébreuse affaire.
_tout à fait en peine de me répondre. Tropmann a été reconnu positivement par 'iiun
La jeune femme éveillée ne savait plus ce qu'elle grand nombre de témoins. *
m'avait dit pendant qu'elle était sous l'empire du Il finira certainement par succomber sous le poids
sommeil magnétique. de l'évidence. Il perd de sa fermeté et de son éner-
Voilà dans sa plus exacte et stricte vérité le récit gie; vainement il lutterait contre la vérité. iL
de ma consultation avec la somnambule de la rue
Jean-Jacques Rousseau! (VICTOR COCHINAT.) LE CALFAT HAUGEL
Il
M. Édouard Waldteufel nous envoie du Havre des
LA MALLE DE JEAN KINCK
détails sur le calfat Haugel :
Guebwiller, 1CI' octobre [869. • ••••• . • »
•••••••/(
C'est un garçon de trente-cinq ans; son œil est
Ce matin, de tonne heure, on est venu m'appor- doux comme celui d'une jeune fille; sa voix est ti-
ter une nouvelle qui prouve maintenant clairement mide autant que sa main est robuste et calleuse. Je
que Kinck père est venu en Alsace, et jusqu'à Soultz, l'ai vu à Rouen, après les ovations dont il a été l'ob-
près Guebwiller._ jet; il portait pour la première fois les médailles qui
Hier soir, l'employé du bureau de l'omnibus de lui ont été décernées par les Sociétés de sauvetage
Soultz remarqua entre autres bagages, un sac de de cette ville et de Belgique, il semblait confus de
voyage qui était là depuis environ un mois, sans que son triomphe et son œil était gros de larmes. Son
personne fût venu le réclamer. portefeuille est rempli des cartes qu'on lui fait pas-
L'employé se souvient bien que ce sac avait été ser de toutes parts comme marque de sympathie.
déposé au bureau par deux personnes disant qu'elles J'ai remarqué entre autres celles de hauts fonction-
viendraient le chercher le lendemain, mais qui ne naires et celle de M. GémoIid, inspecteur général des
se sont plus montrées. dons et secours de l'Empereur. J8
Désireux de savoir à qui appartenait le colis, il Haugel compte une dizaine de sauvetages; son
l'ouvre et y trouve une boîte sur laquelle il lit : père, qui est garde-feu, en a accompli trente et quel-
ques ; il a encore son grand-père, un vénérable no-
«
Jean Kinck, nagénaire qui a fait aussi jadis ses preuves. Haugel
Roubaix. »
« est une nature de sentiment, très-nerveux et d'une
Stupéfaction du préposé qui fait immédiatement sensibilité presque féminine. | i

déclaration. Malgré le bruit qui se fait autour de lui, il est en


sa
De tout cela il résulte, que Kinck père est venu ce moment sans ouvrage. Sa profession de calfat lui
compagnie d'une rapporte 7 fr. par jour, quand le navire à bord du-
en autre personne (Tropmann), de
Bollwiller à Soultz en omnibus, et à Soultz ils sont quel il' travaille est droit, 8 fr. quand il est couché.
descendus pour aller à pied, de compagnie, à Cernay Cette différence tient à ce que dans cette dernière
à Guebwiller. situation il ne peut s'absenter de l'œuvre qu'après
ou
Mais plus que probablement pour se rendre à épuisement des réparations à faire. m
Cernay, puisque c'est pour aller à cette ville que le On mange un morceau à bord, quand il se trouve
chemin est plus court. une minute de répit, et la minuté né Éo trouve pas
Il longe la colline et la forêt, est de plus très-peu toujours. v
fréquenté et propice à l'exécution des projets de Le travail de calfat consiste, comme on sait, à cal-
Tropmann. feutrer avec de l'étoupe, les interstices entre les
Donc il y a un point éclairci et qui facilitera les planches de la coque des navires. '>-''L

recherches de la justice. Haugel ne veut à aucun prix éntendre parler de faire


Kinck père est venu jusqu'à Soultz, c'est son portrait. Il a, dit-il, ses raisons pour s'y refuser.
maintenant où a-t-il été assassiné ? assez; Le croquis assez inexact qu'un journal a donné, a été
Le juge d'instruction est ici. pris malgré lui pendant qu'il causait avec des cama-
Des fouilles sont organisées environs, princi- rades sur la place de la Mâture. De temps en temps,
aux
palement entre Soultz et Cernay. un de ses amis lui disait, désignant le dessinateur
Espérons que bientôt j'aurai de nouvelles parisien : j
cations à vous faire. commu- « Y' t'croque (Il te croque.) »
,
1
!

CAMILLE KRAFT. Haugel alors se tournait et se retournait pour ren-


dre impossible la tâche de l'artiste. #
P. S. — A 1 heure où je vous écris, Tropmann A son avis Tropmann sait nager. Il dû plonger
a
trois fois pour le pêcher. A la première, il l'avait dans un jour ou deux, — aussitôt que sa santé,
perdu de vue; à la deuxième, le soleil qui rendait ébranlée par les sinistres événements qui l'accablent,
l'eau fort transparente permit aux spectateurs du
,
sera un peu remise.
quai de voir le noyé et de signaler à son sauveur la On tient toujours beaucoup à la mettre en pré-
place qu'il occupait; Tropmann était pris pir ses sence de son fils, car Tropmann résiste à toutes les
basques au-dessous de la quille du vaisseau la objurgations. LI persiste à ne pas vouloir nommer ses
Louisiane et il battait l'eau de ses mains pour se complices. (HENRI COLONNA.)
forcer à couler ; là s'engagea la terrible lutte con-
nue ; Haugel 'assena un coup à son adversaire pour LA TRACE DE JEAN KINCK
l'épuiser; il était à bout de forces et avait lui-même
besoin de reprendre haleine. Nous avons déjà donné une rapide analyse de la
Il remonta à la surface de l'eau, et quand il jugea lettre adressée au Moniteur par son correspondant de
que son homme devait être suffisamment anéanti ,Guebwiller à propos de la découverte d'effets et de
pour n'être plus à redouter, il revint à la charge, et papiers ayant appartenu à Jean Kinck. Nous croyons
étreignant vigoureusement la poitrine de Tropmann utile de reproduire cette lettre en son entier.
dans son bras droit, il le laissa enlever par deux ou-
vriers charpentiers, nommés Lecoutheux et Maillard; Guebwiller, le 11, octobre 1860.
après quoi Haugel, sans plus se préoccuper du tour J'emportais hier la fausse nouvelle que l'on sait
de force qu'il venait d'accomplir, rentra se changer mais en approchant de Bollwiller, à partir de Mul-
dans sa chambrette, et alla déjeuner chez son res- house, le démenti refluait vers Paris, et Il a dû vous
taurateur habituel, qui est le cabaretier Signol, quai être connu par mon premier télégramme.
Lamblardie. Tous ces détails m'ont été racontés par A huit heures du matin j'arrivai à Bollwiller, où le
lui, au milieu d'un groupe de camarades, dans une commissaire de police attendait, sur avis reçu cette
guinguette de la rue de l'Arsenal, où il trinque de nuit même, l'arrivée du juge d'instruction de Colmar
temps en temps avec Sandon, son ami, propriétaire par le train qui allait croiser.
de ce modeste établissement, intitulé : A la Botte A sa descente de wagon le magistrat dut avoir
d'oignons. (Le Petit Journal.) bon espoir ; on lui signalait déposés dans le bureau du
chef de gare quatre objets apportés à l'instant même
de Soultz par un nommé Vogel, qui tient dans cette
DÉCOUVERTES DE LA POLICE.
petite ville le bureau de l'omnibus desservant la sta-
tion de Bollwiller. Voici comment eut lieu la décou-
La police vient de découvrir à Lille une corres- verte de ces objets qui sont tout le bagage de l'in-
pondance échangée entre Tropmann et Jean Kinck. fortuné Jean Kinck; j'en parle comme s'il était mort
De nouveaux agents de la police de sûreté viennent et que son cadavre fût retrouvé, car il va l'être très-
d'être envoyés à Soultz, qui va devenir le centre d'ac- certainement dans ces parages.
tives recherches. Hier au soir donc, Vogel faisait un rangement dans
Le Soir dit que Tropmann a reçu une lettre de sa l'arrière-partie de la bouticlue qui lui sert de bureau,
sœur lui annonçant que sa mère était dangereuse- et repoussait du pied divers objets entreposés chez
ment malade. Il en a été profondément ému et a lui, lorsque d'un sac à main s'échappa une petite
longtemps pleuré; mais après l'interrogatoire, il est boîte en bois blanc longue de Onl,20, large de 0111,10
revenu à son indifférence habituelle. et haute de 00,5, fermée par un petit crochet. Il la
On a arrêté à Bruxelles un individu que son air ef- ramasse machinalement et va la remettre dans le
faré et l'argent qu'il cachait ont signalé à l'attention sac lorsqu'il voit un nom, une adresse imprimés sur
de la police. Il arrive de Paris, s'est laissé condam- le couvercle avec un timbre humide ; il déchiffre ces
ner comme vagabond et a offert aux agents qui le mots : « Jean Kinck, mécanicien, Roubaix. »
conduisaient trois mille francs pour le laisser partir. Ce' premier sac est accompagné d'un autre de
Le parquet de Paris a reçu aujourd'hui sa photo- même forme, tapisserie fanée sur les deux faces et
graphie. C'est un homme un peu fort, trapu, portant garniture en cuir sur les côtés, et d'un vieil étui à
les moustaches; il a le visage coloré. chapeau en cuir.
Un cabaretier de Pantin, M. Villeminot, a ra- On constate l'empreinte sur le cuir de l'un des
conté que Tropmann, très-exalté, avait le travail en sacs d'un pouce qui a laissé sa trace sanglante. La
horreur et parlait constamment de projets qui de- tache, bien qu'ancienne, est très-indiquée.
vaient l'enrichir. Le juge d'instruction confie ces objets à un agent
La police de sûreté a fait une descente judiciaire qui l'accompagne, il écoute quelques indications de
hier, 2 octobre, à Pantin. Quelques-uns des indivi- personnes connues ; on prononce deux noms, mais
dus entendus comme témoins pourraient bien être cela touche à la complicité probable de deux sujets
mis en état d'arrestation. assez mal famés et qui étaient un peu trop les amis
On a trouvé au domicile de Jean Kinck un vieux de Tropmann pour qu'on ne s'occupe pas d'eux.
livret de chemin de fer renfermant une lettre écrite Nous partons pour Guebwiller, point extrême du
en allemand, où Tropmann conseillait à Jean Kinck ressort de l'instruction dirigée de Colmar. L'inten-
de ne venir à G-uebwiller qu'après s'être mis en par- tion de M. Belin, le juge, est de rabattre ensuite sur
fait accord avec sa femme sur les questions d'intérêt. Bollwiller; il entendra chaque déposition dans le
La lettre était partie des environs de Bollwiller. lieu de résidence de chaque témoin, mais avant tout
On suppose que la mère de Tropmann arrivera il veut connaître ces étangs qui lui sont signalés et
qui contiennent les eaux d'une force motrice dépen-
dant de la fabrique de M. Antoine Herzog, sur la QUI DÉFENDRA TROPMANN
route de Soultz, propriété de M. J. Gros.
Il est impossible de rien imaginer de plus propice A peine Tropmann était-il arrêté qu'on se deman-
à l'œuvre d'un criminel. Ces eaux entourent la fa- dait déjà quel avocat accepterait la lourde tâche de le
brique par des canaux ayant jusqu'à deux mètres de défendre devant les assises, et comme on suppose,
profondeur sans compter un mètre de vase. La lar- avec raison, que nul membre du barreau ne viendra
geur est de dix à treize mètres, dont moitié envahie par lui offrir ses services, on s'est empressé de croire
des roseaux hauts et drus ; il y a là dedans des mil- que, pour cette cause dramatique, "quelque petit
liers de carpes. avocat sera nommé d'office.
On fait venir le représentant de M. Herzog, il faut C'est là une grande erreur, car si le sinistre assas.
qu'on vide ces canaux de suite; mais, objecte-t-il, sin de la famille Kinck ne choisit pas lui-même son
mes deux cents ouvriers vont chômer? Il n'importe, défenseur, le président des assises nommera d'office
qu'on obéisse, c'est la volonté du magistrat, et je quelque célébrité du barreau. s
crois que c'est une inspiration dont il faut attendre C'est ainsi que cela se passe d'ordinaire. Lorsqu'il
un heureux résultat. s'agit d'un grand criminel, le président tient à ce que
On va déverser les eaux, couper les roseaux, on sa défense soit présentée par un avocat connu ; c'est
épuisera ensuite avec une machine, et dans qua- pour lui une sauvegarde de l'indépendance et de la
rante-huit heures, c'est-à-dire dimanche matin, on dignité des débats. 4
pourra fouiller ces deux hectares d'eaux comme on En province, c'est presque toujours le bâtonnier
explore un tiroir de commode. de l'ordre qui est désigné. j
Des ordres semblables sont donnés pour un autre L'avocat, nommé ainsi d'office en matière crimi-
étang qui a la réputation d'être insondable et dont le nelle, ne peut refuser son concours à l'accusé sans
nom allemand est au moins l'expression d'une pro- faire agréer au préalable ses motifs d'excuses par la
fondeur peu commune. cour, qui, en cas de contravention, a le droit de le
à
Nous arrivons à dix heures Guebwiller; les com- punir des peines portées par l'article 18 de l'ordon.
missaires de police sont convoqués et attendent, la nance de 1822. 4 i
gendarmerie pareillement, et M. Belin reçoit la dépo- Dans le procès Orsini, Me Jules Favre a bien été
sition de Vogel en même temps qu'il inventorie les choisi par le principal accusé, mais c'est d'office que
effets du bagage de Kinck, bagage bien sommaire : MMes Nogent Saint-Laurens etNicolet ont plaidé pour
Pieri et Rudio. Pianori a été défendu d'office par
1° Cinq chemises en toile fine ; Me Benoît-Champy, et Verger, l'assassin de Mgr Si-
2° Six paires de chaussettes ; bour, encore par Me Nogent Saint-Laurens. •#
3° Une paire de bottines neuves; Il y a même plus, c'est que lorsque l'avocat appelé
41 Un habillement de drap noir, redingote, panta- par l'accusé ne paraît pas être, par son nom, à la
lon et gilet ; hauteur de la cause qu'il doit défendre, le président
5° Un rasoir, enveloppé dans un avertissement des assises l'invite à se faire assister par un de ses
des contributions, pour la patente de mécanicien. confrères, ayant sinon plus de talent, au moins plus
6° Et un chapeau droit. de réputation.
Du reste, les jeunes avocats qui acceptent par dé-
C'est le 4 septembre que deux individus ont dé- vouemènt aux devoirs professionnels la défense de
posé cela au bureau de correspondance en question, quelques-uns de ces accusés dont la cause est perdue
sans rien faire inscrire, comme des gens qui vontat- d'avance, ne manquent jamais de s'adjoindre comme
tendrele prochain omnibus pour rejoindre le chemin conseil un de ces maîtres dont la présence seule est
de fer. déjà, pour eux, un puissant appui. î
Je vous laisse à penser si l'on va remuer ciel et Dans la sanglante affaire de la Varenne, la fille
terre, et.... eaux, d'ici à six jours. (E. VALDU.) Fleutot et la femme Merlet avaient pour avocats
M. Belin, du tribunal de Colmar, paraît donc d'une MMCS Dieudonné et Périllier et Me Lachaud les as-
énergie de volonté capable de mener à bonne fin sistait.
cette instruction ; malheureusement il ne fait que C'est donc par une de ces illustrations dont le bar-
remplir l'intérim du magistrat titulaire. reau français est si justement fier que Tropmann sera
Dans six jours, il doit remettre l'affaire en d'autres défendu. Laquelle? On ne le saura qu'après l'arrêt
mains, sans doute aussi habiles; mais ne faut-il pas de renvoi de l'accusé devant les assises. Quelles seront
regretter qu'un travail ds cette importance ne soit ces assises? Grâce à l'habileté et au dévouement que
pas achevé et récompensé en la personne qui aura fait M. Douet d'Arcq apporte à l'instruction du crime de
les premiers et les plus intelligents efforts? Pantin, probablement celles de la première session
P. S. Un avis arrive au juge d'instruction : à Lut-
terbach entre Mulhouse et ici, J. B. Tropmann a
vu dans les premiers jours de septembre ; il a changé
été
de novembre, que présidera l'honorable conseiller,
M. Isignard de Lafaulotte. (Gazette des Tribunaux.)

cent francs pour une dépense de un franc cinquante L'instruction de l'affaire se poursuit avec une
centimes dans un café. Il voulait à toute force une grande activité.
voiture particulière. E. V. (Petite Presse.) Plusieurs journaux ont parlé du Cabinet du juge
d'instruction à Mazas. Ils étaient mal informés. Ce
cabinet d'instruction n'existe pas. 4 i
L'audition des témoins a lieu dans le cabinet du L interrogatoire d'hier s'est prolongé jusqu'à
directeur de la prison. C'est là, aussi, que Tropmann qua-
tre heures et demie, et n'a pas amené, paraît-il, de
est amené par les gardiens. bien grands éclaircissements.
M. Douet d'Arcq s'est rendu hier à Mazas, vers Tropmann ne parle toujours que très-peu. 11
dix heures, pour continuer l'interrogatoire de Trop- siste dans son système de défense.
per-
mann et le confronter avec un nombre relativement On nous apporte à l'instant une triste nouvelle
considérable de témoins. Mme Lœwbe, .belle-sœur de la malheureuse
:

Aujourd'hui et demain encore M. Douet d'Arcq Mme Kinck, est atteinte d'aliénation mentale. Sa
passera une grande partie de son temps à la prison. raison a sombré dans cette sanglante catastrophe.

D'un autre côté nous apprenons que Mme Trop- çon brutale ; elle était sceptique comme les criminels
mann mère ne viendra pas à Paris, ainsi qu'on l'avait qu'elle pourchassait.
annoncé. Elle est beaucoup trop malade pour entre- On ne se rappelle plus aujourd'hui le meurtre de
prendre cet horrible voyage. la belle Normande, une fille de la rue d'Argenteuil,
égorgée par un individu qui était monté chez elle.
LA POLICE DE SURETÉ On n'avait pour indice qu'un croissant d'élagueur
d'arbres....
La police de sûreté d'aujourd'hui agit d'après la Vidocq, chef de la police de sûreté, alla pren-
légalité la plus indiscutable. dre le coupable dans le village où il s'était réfugié.
La police sous la Restauration était faite d'une fa- Il l'arrêta et le conduisit à l'hôtel garni où il n'p-
vait pas reparu. Le prévenu nia absolument son 11 ne s'y trouva pas un Italien... s

crime. Je lis ceci dans l'ouvrage du temps qui relate les


Mais Vidocq était un malin, il le regarda et lui soins de l'autorité.
dit : La police qui, dans cette conjoncture, aurait dû
Quel âge as-tu? déployer la plus grande célérité, ne se mit en route
«
J'ai vingt ans? que le lendemain. Si la vérification des hôtels eût été
— effectuée dans la nuit même qui suivit l'attentat, on
Ma foi, tu es bienheureux.... Mais, es-tu bien
— aurait arrêté de suite les coupables, puisqu'ils étaient
sûr de n'avoir que vingt ans?
Oui, monsieur, je ne lésai même pas encore.... rentrés dans leur auberge avec l'or enlevé chez Jo-
— seph, et qu'ayant lavé leurs vêtements pour faire dis-
Ah ! tant mieux ! cela sera regardé comme une

étourderie de jeunesse. paraître les taches de sang, à leur retour ils les
Comment dites-vous ? avaient étendus sur une corde à la croisée, afin de
— majeur, les faire sécher. ê
Je dis que tu es heureux de n'être pas
— joli L'histoire de la découverte des deux assassins est
sans quoi on t'aurait coupé lè cou comme à un
garçon, au .lieu que tu en seras quitte pour cinq ou assez singulière. 1
six mois de prison. Ils erraient souvent dans les champs aux environs
Bien vrai? de Paris. 4
— Ils semblaient rechercher ces solitudes, plus iso-
Certainement que c'est vrai, puisque c'est du
— lées encore en 1826 qu'à notre époque....
ressort de la police correctionnelle. Par exemple, tu $
ne peux pas éviter la correction. C'était surtout aux environs de Charonne, dans un
Six mois de prison ! Si ce n'est que ça, c'est endroit appelé la Ruelle des Champs, que les deux

bientôt passé. Ma foi, autant avouer la. vérité hommes suspects dirigeaient leurs pas. 9
tout de suite. Oui, monsieur, c'est moi qui ait fait le On apprit qu'ils avaient caché des pièces d'or dans
coup. » la terre.
'.,.
Et il donna tous les détails de l'assassinat..., Puis, Ils furent arrêtés, jugés, condamnés et exécutés;
comme un homme soulagé d'un grand poids, il soupa, leur confrontation avec le changeur Joseph qui n'a-
but et mangea gomme un ogre..., le sourire revint vait pas succombé à ses blessures fut d'un saisissant
même sur ses livres. effet. p(
Il fut conduit à Paris, et ne tarda pas à être in- En 1826 on chercha dans les champs l'or du chan-
stallé au dépôt, Lorsqu'il franchit l@ seuil de la pré- geur Joseph pour le lui rendre. \
fecture, Vi40cq lui dit encore : En 1869 pn cherche les cadavres des malheureuses
«
Est-il bien vrai que tu n'aies que vingt ans? victimes pour les venger. f f
— Je ne les aurai qu'à Ig Saint-Jean prochaine, Les deux sentiments sont nés d'une façile et natu-
ainsi il s'en faut de six mois, relle émotign. ,4 j

— En ce cas tu ne les auras ja,mais. Chacun a fait son devoir, selon les inspirations de
Et pourquoi? sa conscience, la logique d@ son esprit, les élans de

— Parce que d'igj.-H tu géras raccourci | SPnâme.... ' | 1

— Raccourci ! Et si parfois l'opinion publique a semblé devancer



Eh! oui, ton compte est bon ; c'est sur la place de l'instruction judiciaire, cela ne fut jamais un manque
Grève qu'il se réglera. » de respect pour ses attributions, une usurpation de
L'assassin, pour qui ces mots étaient un coup de ses privilèges.... f
foudre, ne proféra ptus une seule parole, et Vidocq Mais une naturelle et toute spontanée collabora-
disparut. tion,,.. (TIMOTHÉE TRIMM.) f
L'élagueur fut condamné à la peine capitale, 1
On se plaignit, en 1826, de la lenteur de la po- LES FOUILLES EN ALSAQg
lice relativement à la visite des hôtels garnis, lors de
l'assassinat du changeur Joseph, au Palais-Royal. Tout l'intérêt du drame dont les dernières scènes
Il eut lieu le 11 janvier 1826, vers sept heures du se sont passées au champ La.nglois, gp concentre au-
soir, tandis que Mme Joseph, l'une'des plus belles jourd'hui dans l'espace, du triangle formé par Boll-
femmes de Paris, était au spectacle. willer, Guebwiller et Lutterbach. *
f
Deux individus entrent et demandent des pièces de Il est un fait acquis, c'est que Jean Kinck se ren-
cinq francs pour de l'or. dait de Roubaix en Alsace, par la Belgique. Voici
Ils frappent le changeur, qui s'est baissé pour ra- l'itinéraire le moins cher, point important à noter :
masser une pièce tombée.... Roubaix à Bruxelles, Bruxelles à Arlon, Arlon à
Ils lui remplissent la bouche avec de la farine pour Luxembourg, Luxembourg à Strasbourg par Thion-
l'empêcher de crier. ville, Metz et Nancy, Strasbourg à Colmar, Colmar
Et ils volent une somme de vingt-un mille francs. à Bollwiller. !

Le changeur Joseph n'était pas mort !... Il n'est pas probable qu'il se soit arrêté en route;
Il se traîna tout sanglant à sa porte.... et appela au et d'ailleurs comment l'assassin s'y serait-il pris
secours!... Il dit qu'il avait entendu les coupables pour l'amener à quitter le chemin de fer à telle ou
qe parler en italien. telle station choisie par lui d'avance, dans le but d'y
On crut que le coup avait pu être fait par quel- commettre un crime? Jean Kinck est vraisemblable-
use joueur habitué des maisons de jeu du Palais- ment venu jusqu'à Bollwiller; là, il s'est engagé dans
Royal... la route qui mène à Soultz. Selon toute probabilité,
I
Tropmann était allé l'attendre à la gare de Bollwil- tre semaines, deux individus, un vieux dont le si-
ler et faisait route avec lui. N'oublions pas encore gnalement ne se rapporte pas à celui dé Jean Kinck
ce détail, c'est que le jour où Tropmann fils est re- (barbe et cheveux blonds), et un jeune homme, qui
venu très-tard chez ses parents, avec de l'argent, il est évidemment Tropmann fils, se présentèrent au
a dit arriver de Guebwiller. Or, il n'a vu personne, bureau de correspondance de la voiture de Bollwiller
à Guebwiller, qui aurait pu lui remettre une somme à Guebwiller, à Soultz.
quelconque. D'où lui venait cet argent? Il l'avait évi- Ils étaient porteurs de deux petites- valises à main
demment trouvé en venant de Boliwiller à Guebwil- et d'un carton à chapeau.
ler ou de Guebwillèr à Cernay. Ils les remirent entre les mains de l'employé et le
Comment a-t-il pu engager Jean Kinck à l'accom- prièrent de les garder jusqu'à ce qu'ils revinssent les
pagner à pied de Bollwiller à. Guebwiller? Il ne faut réclamer : puis ils s'en allèrent. C'était dans la soi-
pas oublier que le terrain acheté par Kinck se trou- rée, mais on n'a pas pu préciser l'heure.
vait à Bühl, c'est-à-dire à une faible distance de L'employé n'y songea plus ; hier, il remarqua ces
Guebwiller. Peut-être Tropmann a-t-il été assez ha- objets, qui encombraient son bureau, et il se mit en
bile pour faire entrer Kinck dans un café et lui faire devoir de les ranger d'une façon moins gênante. En
manquer l'omnibus; si bien que les deux hommes les remuant un peu vivement, l'une des deux vàlises
ont dû partir à pied. Mais se sont-ils dirigés sur s'ouvrit, et il en tomba des boîtes dont l'une en
Guebwiller ou sur Cernay? Là est un doute grave. bois et l'autre en carton, enveloppées d'un papier qui
Ce qui est certain, c'est qu'en tous cas ils sont allés portait un timbre noir, ainsi conçu : Jean Kinck,
ensemble de Bollwiller à Soultz. A moitié chemin mécanicien, à Roubaix.
on rencontre une route qui va directement à Cernay Il ouvrit ce carton et y trouva un avertissement
et qui traverse le bois de Staffelfelden. Supposons émanant des contributions indirectes, adressé à Jean
maintenant qu'ils soient allés jusqu'à Soultz. Kinck, et l'invitant, à payer sa patente. Dans le car-
Il y a quatre kilomètres de Bollwiller à Soultz : ton à chapeau, il y avait un rasoir.
il faut donc trois quarts d'heure à deux hommes, Frappé de ces circonstances, l'employé avertit
marchant d'un bon pas, pour atteindre Soultz. Le aussitôt l'autorité qui Se rendit sur les lieux. Les
point le plus propice à un assassinat est sans nul pièces furent saisies, et, sur le sac de nuit, on remar-
doute l'étang qui entoure la filature de MM. J. Gros qua une large éclaboussure de sang.
et CI, à une petite distance de Bollwiller. Il est Il n'y avait plus à hésiter; il était évident que le
assez profond, situé au bord de la route, et une crime avait été commis entre Guebwiller et Soultz,
forte poussée suffirait à y précipiter un homme. Il et que le cadavre devait se trouver sur cette route.
est donc urgent que le projet de desséchement de cet On a immédiatement commencé à vider l'étang de
étang soit mis le plus tôt possible à exécution. Le Bollwiller, qui entoure la fabrique de MM. J. Gros
reste de la route présente des deux côtés des taillis, et Cie. A l'heure où je vous écris, le niveau des eaux
des fourrés, de petits bouquets de bois. baisse de 40 centimètres environ, et demain on pour-
Soultz est une petite ville de quatre mille cinq ra faire dans le fond des recherches utiles.
cents habitants, très-animée et très-vivante. Au sud Autre déposition fort importante : un cantonnier
de la ville, il existe une hauteur appelée Schimmel- déclare avoir vu sur le bord de la route, à la même
rain. époque, des traces de piétinements indiquant une
On sort de Soultz par la' route de Cernay ; à un lutte, et des plaques de sang.
quart d'heure environ on rencontre sur la route le Les valises et le carton à chapeau ont été expédiés
vallon de Ruisbach, et on longe un petit, cours ce soir à Paris.
d'eau descendant des hauts pâturages. A une demi- On attend demain matin M. Claude à Bollwiller.
heure, un petit hameau, Jungholtz; à gauche, une C'est le parquet de Colmar qui instrumente ; le juge
éminence rocheuse, surmontée de ruines. La route d'instruction s'appelle M. Belin. C'est un homme
est encaissée entre des hauteurs ou bordée de dé- d'une intelligence remarquable et à l'activité duquel
blais. Sans exagération, on peut déclarer que cette on ne saurait trop rendre hommage. (H. MARSEY.)
route est un véritable coupe-gorge. (H. MARSEY.)
DEUXIÈME DÉPÊCHE
PREMIÈRE DÉPÊCHE
Bollwiller, 2 octobre, 3 h. 20 soir.
Bollwiller, 2 octobre, 8 h. 10 m. «
Toutes les recherches sont restées infructueuses
«
L'étang de Langsbollwiller est à demi vidé : aucun
On cure l'étang de Bollwiller. J'assiste à l'opé-
« vestige sur ses bords. Un plongeur a sondé une autre
ration. Vous recevrez, ce soir, une correspondance à
mare dite Langenstrossenloch, rien Une pluie tor-
1

ce sujet. rentielle est venue, sinon interrompre, du moins fort


On curera aussi l'étang d'Ollwiller. Des battues
« gêner et ralentir les recherches entreprises par la po-
sont organisées de tous côtés, mais jusqu'à présent lice, et auxquelles les habitants s'adonnent avec une
elles n'ont amené aucun résultat satisfaisant.
fiévreuse activité. » (HENRY MARSEY. Le Gaulois.)
«
HENRY MARSEY. »
NOUVELLE ENQUÊTE
En arrivant de Cernay, j'apprends une nouvelle
complication. Je viens de Soultz, où j'ai vouiu me procurer des
Le fait est absolument exact : il y a environ qua- renseignements exacts concernant les bagages trou-
vés, et grâce à l'obligeance de M. Vogel, l'employé Pour en finir sur ce point, j'ajoute, d'après notre
du bureau de Soultz, je suis à même de vous les don- correspondant de Guebwiller, que M. Gras, directeur
des postes de cette ville, et M. Stadelmann, beau-
ner. frère de Kinck, ont été appelés à Paris.
M. Vogel voyant depuis trop longtemps deux sacs
de voyage et une boîte à chapeau traîner dans son 'Tropmann père n'a pas été arrêté, mais il est gardé
bureau, voulut mettre ces objets de côté, en atten- à vue; on observe surtout les personnes qui lui ren-
dant qu'on vînt les réclamer. dent visite.
En prenant un des sacs par une des poignées, la A Paris, l'instruction judiciaire suit son cours ré-
mal conditionnée, s'ouvrit d'elle seule et du gulier.
serrure, Je réunis ici les renseignements nouveaux fournis
tomba une boîte en bois portant une griffe bleue :
sac *
par les journaux.
JEAN KINCK Le Soir donne les suivants : -

mécanicien Tropmann a reçu une lettre de sa sœur lui annon-


K 0 tr BA 1 X çant que sa mère était dangereusement malade. Il en
Voici maintenent ce que contenaient ces bagages a été profondément ému et a longtemps pleuré ; mais
ouverts en présence des autorités : après l'interrogatoire, il est revenu à son indifférence
D'abord, il y avait deux sacs de nuit, dont un de habituelle. ïl
couleur rougeâtre et l'autre de couleurs mélangées. On a trouvé au domicile de Jean Kinck un vieux
Dans le premier se trouvait un pantalon noir et un livret de chemin de fer renfermant une lettre écrite
paletot ayant trois poches extérieures et une poche en allemand, où Tropmann conseillait à Jean Kinck
ntérieure. de ne venir à Guebwiller qu'après s'être mis en par-
Dans la poche du pantalon se trouvait un mouchoir. fait accord avec sa femme sur les questions d'intérêt.
à raies blanches. La lettre était partie des environs d'e Bollwiller.
Dans la poche du paletot se trouvait un prospec- Un sieur Villeminot, cabaretier, rue Berthier, 9,'
tus avec dessins de diverses machines. à Pantin, a connu Tropmann pendant quelque temps,
Dans ce même sac étaient encore une paire de bot- mais il l'a perdu de vue depuis cinq mois..{ff
tines toutes neuves, et, au fond, une boîte en bois L'assassin venait habituellement dans ce débit, y
ermée au moyen de quatre vis; trois de ces vis faisait peu de dépenses, mais était toujours porteur
étaient dans de bonnes conditions, mais la quatrième de sommes d'argent qui paraissaient considérables
était cassée ; la boîte vide. pour sa position. - f
Sur le sac se trouvait une tache rouge de la lon- En causant familièrement avec le sieur Villeminot,
gueur d'un décime, cette tache a été reconnue être Tropmann a paru vouloir l'entretenir d'un projet
du sang par M. Gasser, pharmacien, qui était pré- très-sérieux, dont il s'occupait, disait-il depuis long-
sent.. temps. h
Dans le deuxième sac de nuit se trouvaient cinq Il lui disait qu'il avait le travail en horreur et que,
chemises fraîches et bien pliées, ne portant aucune du reste, il avait des ressources qui lui permettaient
marque. de ne rien faire. f
Sur la chemise supérieure, il y avait de faibles Tropmann était d'ailleurs fort exalté dans toutes
traces de sang, comme si une main mal essuyée s'était ses conversations, qu'il amenait volontiers aussi sur
Dosée dessus.
3 bonnets de nuit pour femme ;
le terrain de la politique-..
Le Figaro ajoute :
1
*

2 paquets de tabac français; On suppose que la mère de Tropmann arrivera a


1 paquet, enveloppe jaune, tabac turc. Paris dans un jour ou deux, aussitôt que sa santé,

Et au fond, une même boîte en bois comme dans le ébranlée par les sinistres événements qui l'accablent,
premier sac, également vide et dévissée d'un côté. sera un peu remise.
L'étui à chapeau en carton contenait : On tient toujours beaucoup à la mettre en pré-
1 chapeau de feutre mou, brun ; sence de son fils, car Tropmann résiste à toutes les
1 rasoir enveloppé 'dans un « Avis aux contribua- objurgations. Il persiste à ne pas vouloir nommer ses
bles, » au nom de Jean Kinck. complices. ^ i

M. Vogel me dit que ces bagages, ont été dépo- Enfin le Droit précise un fait important : si» j
sés dans la semaine du 5 au 12 septembre, par deux M. Douet d'Arcq, juge d'instruction, a procédé
individus, dont l'un pouvait avoir quarante à qua- hier et aujourd'hui à l'interrogatoire de Tropmaun'
rante-cinq ans, portant la barbe entière et blonde et à sa confrontation avec les témoins. ï i
(ce n'était pas Kinck) ; l'autre était un jeune homme. Des renseignements récents fixent d'une manière
Les taches de sang trouvées me déroutent complé- certaine les relations de Tropmann avec Jean Kinck,
tement;. Kinck aurait-il donc été assassiné avant dans le mois d'août dernier, et ne peuvent laisser
d'arriver à Bollwiller? aucun doute sur la réunion de Tropmann et de Jean
La lecture attentive de la lettre de notre corres- Kinch dans les environs de Bollwiller. 1

pondant de Guebwiller, me donne à penser que Des agents de Paris ont été envoyés sur les lieux
Tropmann a dû prendre dans les boîtes vides, que où a dû être commis l'assassinat de Kinck pour y
contient le sac de Kinck père, le papier d'affaires, les procéder à toutes les vérifications nécessaires.
titres de propriétés qu'on a trouvés sur lui. Par suite des indications données, le champ de ces
Si cette indication est exacte, nous aurions l'expli- recherches ne doit pas être très-étendu.
cation de certains faits qui étaient restés obscurs. Le Droit nous donne donc l'espoir que le dernier
-

i
du terrain. Jean Kinck aurait été assassiné dans les
'w environs d'Épernay, et ses bagages, qui poi'ent le
LE MONUMENT DES VICTIMES timbre de cette gare, auraient été apportés à Smlltf,
par les assassins, pour dérouter les recherches.
Nous recevons de la mairie de Tourcoing la lettre «
La mère de Tropmann n'à. pas encore pu partir
suivante : pour Paris ; elle est trop malade pour effectuer,ce
triste voyage. On ne le lui demandera dans tous les-
Monsieur le Directeur, qu'à la dernière extrémité. (HENRY MARSEY.)
cas, »
Les victimes du crime horrible commis à Pantin
le 20 septembre dernier, Mme Kinck et ses six en- Le bruit de l'arrestation de Tropmann père ne
fants, reposent au cimetière de Tourcoing, confor- s'est pas confirmé.
mément à la volonté de leur famille. Tropmann père n'a pas pu expliquer une absence
Le corps municipal de nôtre ville, voulant secon- de CernAy qu'il a faite à l'époque ou l'on présume
der les pieux désirs des proches parents de Mme Kinck, que Jean Kinck a été assassiné.
voulant répondre au sentiment public, profondément Il se contente de dire, sans rien prouver, qu'il a
indigné en présence du plus inouï des crimes, a dé- été à Bade.
cidé que des funérailles solennelles 'seraient faites Tropmann a subi aujourd'hui une nouvelle con-
dans l'église principale de la ville, aux frais de la frontation. Il s'étonne d'être mis en présence de tant
caisse municipale, que les corps des sept victimes re- de monde et dit en riant que c'est sans doute pour le
poseraient au cimetière communal dans un terrain montrer comme une bête curieuse.
concédé à perpétuité et qu'au moyen d'uné souscrip- Il commence g abandonner son système de défense,
tion publique, un monument, funéraire serait élevé Il dit aussi que s'il avait de l'argent, il arriverait,
dans l'emplacement concédé. comme d'autres assassins qui l'ont précédé, à éviter la
Depuis, l'administration a été informée, de la part peine capitale.
de M. le procureur impérial de Pétris, que tous les Tous les étangs compris entre Soultz et Bollwiller
frais d'inhumation lui seraient remboursés. ont été desséchés. Tous les champs, les jardins, les
Il reste à la ville de Tourcoing et aux soins des vignes, ont été explorés sous la direction du service
populations d'élever sur h1 tombe des victimes un de sûreté; on n'a rien trouvé.
monument qui atteste l'émotion profonde du pays en La même opération aura lieu entre Guebwiller et
face d'un des crimes les plus exécrables qu'ait vus se Cernay.
produire le dix-neuvièmè siècle. La ville de Tour- Un fait grave arrive à notre connaissance par notre
coing ne faillira point à la pieuse mission qui lui in- correspondant de Gruebwiller. Pendant le séjour de
combe; elle consacrera à l'exécution du monument Gustave Kinck dans cette localité, il a été questionné
funéraire le crédit qu'elle destinait aux funérailles, par plusieurs de ses parents sur l'absence de Jean
-et elle recevra les souscriptions qui pourront lui être Kinck, son père, que l'on s'étonnait de ne pas voir
adressées pour concourir à cette œuvre de commé- arriver.
moration d'un grand malheur. Chaque fois il aurait pâli, se serait troublé, et, une
Nommés par le Conseil municipal pour recueillir dernière fois, aurait répondu à l'un de ses proches
les souscriptions, nous venons, Monsieur, si vous le parents:
jugez à propos, vous prier d'annoncer la souscrip- «Ne me questionnez pas' sur mon père, ja-
tion dans votre journal et, dans le cas où des per- mais on ne saura ce qu'il fait-ni ce qu'il est de-
sonnes étrangères à nos localités voudraient y parti- venu. »
ciper, nous serions heureux de joindre le montant L'interrogatoire d'hier s'est prolongé, dit le Moni-
des sommes que vous pourrez nous adresser à celles teur, j usqu'à quatre heures et n'a pas amené de grands
que nous recueillerons parmi nos concitoyens. éclaircissements..
Recevez, Monsieur le Directeur ; l'assurance de Tropmann parle très peu. Il persiste dans son sys-
nos sentiments les plus distingués. tème de défense.
Oii nous apporte à l'instant une triste nouvelle :
Les Membres du Comité de souscription ; Mme Lœbwe, belle-sœur de la malheureuse
ROUSSEL-DEFONTAINE, J. LEBLAN, D. DEBU- Mme Kinck, est atteinte d'aliénation mentale. Sa rai-
CHY, J. LEURENT, Y. HASSEBROUCQ, ED. son a sombré dans cette terrible et sanglante cata-
MONNIER, AUG. DESMAZURE, ALF. LE- strophe. (Le Figaro.)

,
SERRE.
Tourcoing, le 1er octobre 1869. LES COMPLICES

DÉPÊCHE TÉLÉGRAPHIQUE. En présence de l'attitude de Tropmann, surtout


depuis que l'on sait qu'il devient moins énergique et
«
Les recherches n'ont abouti à aucun résultat. Il moins absolu dans ses dénégations, à mesure que la
faut dire d'ailleurs qu'elles ont été faites avec uné vérité devient plus éclatante, la question de savoir
véritable négligence. En employant trois cents hom-
mes de la garnison, titi aurait -pu explorer le pays en
une journée.
jamais..
s'il a eu des complices se représente plus irritante
q-ae
Dans ses derniers interrogatoires, Tropmann a- - ;

«
Une nouvelle supposition commence à prendre avoué qu'il s'était trouvé en Alsace en. même temps
que Jean Kinck, mais il continue à nier cependant possession qu'une somme de trois francs cinquante,
qu'il l'ait assassiné. tandis que la visite corporelle a.fait découvrir, ca-
Nous savons à quoi nous en tenir sur ce point; chée dans ses habits, une somme de près de cin-
mais a-t-il eu des complices ? quante francs.
Quoi qu'il en soit, si Tropmann a eu des compli- Conduit au dépôt communal de Laeken, il a offert
ces, il est plus que probable qu'ils tomberont entre trois mille francs au commissaire de police pour que
les mains de la justice. celui-ci le laissât s'enfuir. Cette tentative n'ayant pas
La justice, sauvegarde de la société, est parvenue réussi, il la renouvela, mais sans plus de succès, au-
à juger des criminels dont la découverte était bien près d'un adjoint de police. Quelques instants plus
autrement entourée de difficultés. tard, profitant d'un moment où il ne se croyait pas
Je demandais à Canler, l'ancien chef de la brigade observé, il sauta par la fenêtre, mais fut immédiate-
de sûreté : ment repris.
« Quand , au début d'une instruction crimi- Cet homme, qui paraît âgé de vingt à vingt-cinq
nelle, toutes les recherches, tous les soupçons, ans, tst petit de taille, trapu; il ale cou fortement
toutes les suppositions de la justice s'égarent dans rentré dans les épaules, les cheveux noirs, bouclés,
une nuit impénétrable ou sur une piste trompeuse, la moustache naissante, les yeux bruns. Traduit de-
par quel moyen arrivez-vous à débrouiller le vrai vant le tribunal de simple police, il a été condamné,
du faux et à retrouver, dans l'ombre ou le dédale, hier, à sept jours de prison pour vagabondage.
les passées du gibier perdu? Possédez-vous le flair Le parquet de Bruxelles s'est ému de cette arres-
instinctif de Vidocq? Vous acharnez-vous après la tation, et l'attitude de cet individu lui a paru sus-
preuve physique, palpable, vivante, si je puis m'ex- pecte. Celui-ci évite de répondre aux questions qui
primer ainsi? ou bien encore procédez-vous par la lui sont posées. Il semble inquiet, son regard est
logique et l'induction ou la déduction, comme Ed- effaré; il est agité et ne reste pas un moment en
gard Poë et les détective de Londres? » repos.
Canler me répondit : On crut d'abord avoir affaire à un fou, mais deux
Dans les affaires, comptons auxi- médecins, requis à l'èffet d'examiner l'état mental de
Il nous sur un
liaire qui ne nous fait jamais défaut — un auxiliaire cet individu, déclarent qu'il est sain d'esprit, quoique
plus puissant que les plus fins limiers, que tous les se trouvant en proie à une agitation fébrile presque
renseignements et que tous les indices, voire même continuelle.
Il refuse obstinément de donner des explications
que toutes nos qualités d'expérience et d'intelligence,
d'activité et de ténacité sur la cause de son départ de France, ainsi que sur
,...
Et, cet auxiliaire, c'est?... » sa présence en Belgique. Il a fait tous les efforts pour
— empêcher le photographe de saisir son portrait, mais
Le policier sourit : celui-ci y est cependant parvenu et l'épreuve sera
t Vous l'appelleriez LE HASARD; moi, je l'appelle transmise à Paris.
LA PROVIDENCE. L'individu dont il s'agit sera renvoyé devant letri-
Pour nous, qui croyons à l'intervention des esprits bunal correctionnel de Bruxelles, sous la prévention
du monde invisible da&s les affaires de ce monde, de tentatives de corruption.
nous disons que la découverte de certains événe- Un autre fait semble se rattacher à cette téné-
ments doit certainement leur être attribuée ; que ce breuse affaire de Pantin.
sont eux qui préparent les rencontres, qui condui- Je lis dans le Messager de Provence, de Marseille :
sent les gens sur les traces les plus cachées, lorsque Ayant-hier matin, 'e bruit circulait dans la ville
Dieu a décidé que la vérité devait se produire pour qu'une dépêche, arrivée la veille, signalait à la po-
l'accomplissement de nos destinées. lice le passage dans nos murs d'un personnage, et
Ayons donc confiance. l'ordre de prendre des mesures pour l'arrêter immé-
Nous connaîtrons un jour quel a été le mobile de diatement. On apprenait en même temps qu'à onze
Tropmann, nous saurons comment il a exécuté son heures du soir, la police, descendue à la brasserie
exécrable forfait, et ses complices, s'il en a, com- Lyonnaise, sur le Cours, avait mis la main sur un
paraîtront comme lui devant la justice criminelle, individu assis dans un coin, où il absorbait une con-
qui finit toujours par triompher. sommation, et d'où il prêtait une oreille attentive au
L'un des complices de Tropmann vient peut-être récit que quelques ouvriers, installés à une table
d'être arrêté à Bruxelles. voisine, faisaient des meurtres commis à Aubervil-
On écrit de cette ville au journal la Presse : liers, près de Paris.
Un individu;dont les. allures singulières avaient Malheureusement, on ajoutait qu'au moment où le
été remarquées, a été arrêté mercredi dans la soirée commissaire de police dépliait ou lisait les papiers
par la police de Laeken, dans l'Allée-Verte. Cet in- que, sur sa demande, l'étranger lui avait remis, ce-
dividu convenablement vêtu, déclara se nommer lui-ci s'était élancé de sa place, avait franchi en deux
,
Fossé et exercer la profession de terrassier, tandis. bonds la porte de l'établissement, et, prenant une
que les papiers qui ont été saisis sur lui tendent à rue latérale, s'était échappé, par une fuite rapide, à
établir qu'il aurait été employé dans une étude de la poursuite des agents et des citoyens que les cris :
notaire, d'avoué ou dans une administration publique. « Au voleur à l'assassin! » avaient attirés sur les lieux.
1

On a, en outre, trouvé sur lui un projet de testa- Il n'en fallait pas davantage pour jeter l'émoi dans
ment et des billets d'entrée au théâtre de la Porte- la population.
Saint-Martin de Paris. Il prétendait n'avoir en sa « C'est l'assassin du négociant de Toulon, disait l'un.
meurtriers la famille Kinck, » avoir nécessité la construction d 'un pont ; c est
C'est un des de pour

disait l'autre. '
le Langenstrossenloch des habitants de Bollwiller ou
Au moment où écrivons, la croyance géné- le San-Frediloch des ha.bita.nts de Soultz. Cette mare
nous du chemin qui relie
rale est que l'individu en question ne serait autre est située à quelques mètres
le complice de Tropmann, l'égorgeur d'Auber- Bollwiller à la route départementale sus-indiquée.
que Vers une heure de l'après-midi, un homme vint
villiers. de police de Soultz de
à M. le commissaire
Quoi qu'il en soit, auteur ou complice du crime proposer
l'on voudra, l'individu que la police avait tenu plonger dans ce trou, qui avait au moins trente pieds
que de profondeur au dire de certaines gens. Cet individu
moment sous la main a disparu et bien disparu.
un les partit aussitôt et l'on s'empressa de le suivre. Il avait
On a bataillé toute la nuit, on a parcouru toutes
même battu la campagne, mais toutes les devancé tout le monde, et quand les curieux furent
rues, on a arrivés à deux cents mètres de la mare, on l'en vit
courses ont été jusqu'ici inutiles.
Probablement, la gendarmerie sera plus heureuse sortir tout mouillé et criant qu'il venait de toucher
la police, et nous ne désespérons pas d'appren- l'une des bottes du cadavre, puis il disparut allant
que côtés.
dre, d'ici à demain, que l'arrestation a été opérée, annoncer cette nouvelle de tous
sinon dans l'intérieur, du moins aux environs de la Mais quand on fut arrivé sur les bords de la mare,
ville. point de cadavre tiré hors de l'eau. Deux hommes
travaillant avec une perche affirmaient cependant f
NOUVEAUX RENSEIGNEMENTS sentir, sur les pierres du fond, un corps mou qui 1

cédait à la pression. On courut chercher au village


La découverte récente d'une lettre écrite par Trop- des crocs, et les recherches recommencèrent, mais
mann à Jean Kinck, et qui n'avait pas été trouvée n'amenèrent rien.
lors des premières perquisitions faites au domicile Plus tard, un ouvrier se déshabilla et vint plonger
de la famille Kinck, est venue apporter à l'instruc- à la place indiquée, et dans laquelle il ne trouva ab.
tion de l'affaire des lumières nouvelles. solument rien. Il explora dans tous les sens la mare
Disons d'abord que si cette lettre a été découverte qui, entre parenthèses, à l'endroit le plus profond,
tardivement, il n'y a aucun reproche à adresser à n'a pas deux mètres de fond, et il allait en sortir
cet égard à ceux qui ont procédé aux précédentes quand, près du bord, il trouva un lambeau de vête-
perquisitions. ment. C'était la poche gauche d'un pantalon de toile
En effet, toutes- les lettres saisies et envoyées à bleue. On crut alors enfin avoir découvert quelque
M. Douet d'Arcq, juge d'instruction, avaient été chose,et le plongeur recommença, mais il ne put rien
trouvées, soit dans le meuble où la correspondance trouver d'autre. 4.
était ordinairement déposée par Mme Kinck, soit Il est peu probable que Kinck soit dans ce trou
dans des endroits où il était facile de les décou- avec un corps pesant pour le maintenir. S'il y avait
vrir. 1 été jeté, il devrait maintenant être tout ballonné, et
Celle qui a été récemment trouvée avait été pla- la peau de son ventre toute macérée n'aurait pu ré-
cée, on ne sait pourquoi, dans un livre, et c'est par sister aux coups des crocs qui ont exploré le fond de
hasard que, ce livre ayant été feuilleté, la lettre de la mare dans tous les sens, et des bulles de gaz se-
Tropmann a apparu. raient au moins venues dénoncer le cadavre si d'au-
Dans cette lettre, écrite en allemand, Tropmann tres indices, tels qu'un lambeau de chair resté au
invite Kinek à se mettre en mesure de partir de Rou- bout des crocs ou un lambeau de vêtement n'avaient
baix, de manière à arriver à Bollwiller le 25 août; pas indiqué sa présence. Un chien, qui de quelques
elle annonce à Kinck que Tropmann viendra à sa instants avait précédé le plongeur dans le trou, ne
rencontre et le prendra à la descente du chemin de fer. faisait nulle difficulté pour entrer dans cette eau et
En présence des termes de cette lettre, il ne peut pour en boire, et pour aller chercher au fond de l'eau
rester aucun doute sur la réunion de Tropmann et les objets qu'on lui jetait.
de Jean Kinck à Bollwiller le 25 août; il ne s'agit A trois cents mètres à peu près de cette mare, du
plus de rechercher le corps du malheureux Kinck côté de Cernay, au bord d'un chemin qui vient de
sur de grandes étendues de terrain. Bollwiller, se trouve, au milieu de la plaine déserte
L'assassinat a donc été commis dans les environs, et nue, un bouquet de bois. On disait que depuis
soit de Bollwiller, soit de Soultz, soit de Buhl, où quelque temps les chevaux hennissaient en passant
Jean Kinck avait une petite propriété. près de cet endroit et que les chiens refusaient d'y
Des agents spéciaux ont été envoyés de Paris pour entrer. Le taillis a été exploré et battu dans tous les
diriger, dans ce sens, les recherches de la justice.
Le corps de Jean Kinck n'a pas encore été trouvé.
sens, et là rien encore.........
Tropmann paraît comprendre que tous les faits La justice connaît maintenant la date et l'heure
aujourd'hui acquis à l'instruction rendent inadmis- exacte de l'arrivée à Bollwiller de Tropmann fils.
sible son système d'un massacre de la famille Kinck Elle le suit depuis une auberge de cette ville, où il
par le père et le frère aîné; aussi paraît-il être sur aurait pris une chope, jusqu'à Soultz. Elle a reçu,
la pente qui doit le conduire à des aveux complets. dit-on, les dépositions de conducteurs de train et de
(Le Droit.) mécaniciens de chemins de fer qui auraient vu Trop-
mann père à Strasbourg. Elle a reçu celles d'autres
Sur la route départementale qui va à Lucelles
par personnes de Cernay qui, à Lutterbach, auraient
Cernay se trouve une mare d'eau assez considérable rencontré au train de onze heures du matin, il y A
quelque temps, Tropmann père, lequel aurait cher- elle, en disant : Heureusement que la police est là,
ché à les éviter, et qui, forcé d'entamer une conver- et que les assassins seront rapidement livrés à la
sation avec elles, n'aurait prononcé que des paroles justice.
évasives. (L'Industriel alsacien.) Or, depuis huit jours je me suis trouvé mêlé à
tous les incidents, à toutes les péripéties de cette
Le 30 du mois d'août, à dix heures et demie du affaire et j'ai la hardiesse de dire, tout haut, ce que
,
soir, trois messieurs qui se rendaient à Guebwiller, tous répètent en Alsace : « Le corps de Jean Kinck
étaient arrivés à une demi-lieue d'OUwiller, à l'en- ne sera pas découvert de longtemps peut-être, et le
droit d'un pont où la chaussée est très-élevée, lors- jour où quelque paysan heurtera de sa bêche ce ca-
qu'ils heurtèrent du pied contre une ligne de bran- davre décomposé, ce sera le hasard, le HASARD seul
ches d'arbres couchées en travers de la route. En qui aura guidé sa main. »
même temps, ils entendirent prononcer quelques Il est acquis que Kinck père a été assassiné dans
paroles à une certaine distance devant eux, et à me- le périmètre borné par Guebwiller, Cernay et Boll-
sure qu'ils avançaient, ils purent distinguer deux in- willer; il renferme des bois, des étangs, des taillis,
dividus qui se tenaient là postés sur la route, à deux fourrés ; c'est un véritable dédale dans lequel il a
pas l'un de l'autre, immobiles et muets. été de la plus grande facilité de cacher un cadavre ;
L'un d'eux était de grande taille et portait un long si on a pu creuser deux fosses à Pantin, il a été plus
vêtement de couleur blanche; l'autre, plus petit et simple encore d'enfouir le corps de Kinck au milieu
trapu, paraissait vêtu d'une blouse bleue, contre la- de quelque taillis, et, fans grande peine, car ces bois,
quelle il pressait, comme pour la dissimuler, une ces fourrés bordent la. route, ou n'en sont espacés
grosse canne. Ce ne fut pas sans quelque méfiance que par quelques mètres.
que l'on passa, à côté d'eux, mais gans être autre-
ment inquiété que par ce qu'il y avait d'insolite dans LE RAPPORT DU FIGARO
leur présence même....
Le lendemain du 30 août, Tropmann se présen- Notre collaborateur Georges B..., qui, le premier,
tait, sous le faux nom de Jean Kinck, au guichet du ou l'un des premiers, a émis l'idée que Jean et Gus-
bureau de poste de Guebwiller. tave Kinck avaient été tués par Tropmann, nous
(Journal de Guebwiller.) adresse une nouvelle lettre :

Enfin le Journal de Colmar parle d'une déposi- Monsieur le Rédacteur,


tion importante qu'aurait reçue du maire de Bollwil- Dans cette déplorable affaire Tropmann, le ha-
ler le juge d'instruction : sard joue le principal rôle et les inductions le se-
Un habitant de Bollwiller serait venu trouver le cond.
maire de cette commune, en lui déclarant qu'il se C'est par hasard que les corps des six victimes
rappelle avoir remarqué, il y a quatre ou cinq se - ont été découverts, c'est par hasard que Tropmann a
maines, entre Soultz et Jungholtz, une mare de sang été arrêté dans un cabaret du Havre, c'est par hasard
et des traces pareilles à .celles d'un homme qu'on y que le corps de Gustave Kinck a été retrouvé.
aurait traîné dans la poussière. Néanmoins, comme La police qui, dans le traitement des crimes de
c'était l'époque de la fête de Jungholtz, il ne s'est l'humanité, fait le diagnostic, tandis que la justice
point occupé de sa découverte, pensant que des gars se consacre à la thérapeutique, la police n'a rien dé-
de Jungholtz étaient venus là pour y vider une que- couvert, elle est arrivée toujours trop tard, ou plutôt
relle. Mais en apprenant qu'un homme a été assas- elle s'est laissée devancer; la justice, désormais maî-
siné dans le pays justement à cette époque, il croit tresse de l'affaire, obéissant au besoin de trouver le
devoir informer M. le maire du fait dont il a con- diagnostic mauvais, suivra évidemment, pour se sau-
naissance. vegarder, une route particulière dans ses déduc-
tions.
LA POLICE AU POINT DE VUE DU CRIME DE PANTIN Je ne voudrais pas déflorer le rapport de M. le
juge d'instruction Douet d'Arcq si je le connaissais;
Devant huit assassinats, commis dans les circon- mais, comme je ne le connais pas, j'imagine que
stances les plus atroces, devant une hideuse bouche- Balzac, ayant à reconstruire, dans la ténébreuse af-
rie presque sans précédents, qui supprime en un faire Tropmann, le rapport du juge Camuzot, para-
mois toute une famille, l'opinion publique s'est trou- phraserait le thème suivant :
vée terrifiée, affolée. Elle ne voulait pas croire d'a- Y a-t-il plusieurs coupables?
bord qu'un pareil forfait pût se produire, dans un Quels sont-ils?
pays policé, centralisé, où sur le soupçon du moindre Où sont-ils?
complot, sur la moindre apparence, pour un simple Telles sont les trois questions que doit se poser
chant jugé séditieux, pour un mot prononcé par un l'instruction.
homme ivre dans un endroit public, la préfecture Procédons avec méthode et en n'acceptant que ce

lance par centaines des mandats de perquisition, de qui sera logiquement admissible.
comparution, d'arrêt ou de dépôt; elle ne voulait pas Et d'abord, comment Tropmann a-t-il pu amener
croire qu'un crime aussi atroce fût possible. La foule la famille Kinck à Paris? Comment a-t-il pu capter
s'est portée sur le lieu de l'attentat; elle a voulu tou- sa confiance?
cher du doigt et du regard ces fosses encore béantes. Tropmann accompagnait habituellement Kambly
Puis se rendant à l'évidence, elle est retournée chez dans le département du Nord et l'aidait au placement
des machines à busettes inventées par son père. Il fourvoyer dans un dédale sans issue , où 1 imagination
s'est arrêté à Roubaix; là il a fait connaissance avec populaire, fortement excitée par cette lugubre affaire,
la famille Kinck. Il s'est lié intimement avec Gustave lui montrera partout dans le cadavre d 'un inconnu
Kinck, au point que ce dernier s'est prêté, dans une celui de Kinck père.
certaine mesure, aux vijes criminelles de Tropmann, Or, l'assassinat, s'il y a assassinat, date déjà de
présentant après lui dans un bureau de poste loin; le cadavre doit être décomposé au point qu'on
en se
pour y toucher une somme de cinq mille francs. ne puisse le reconnaître a coup sûr.
Revenu à Paris, Tropmann passe quelque temps à Donc, si Kinck père a été assassiné, qu'importe
cadavre, qui présentera plus quelques
l'hôtel de Bâle, tenu par Kaiser, puis il va loger à son ne que.
l'hôtel du Nord, sous le nom de Jean Kinck. ossements méconnaissables?
Il capte la confiance de la famille Kinck, l'amène S'il vit encore, la justice doit le retrouver pour
à Paris. On a parlé, pour justifier cette captation avoir de lui le dernier mot du crime.
extraordinaire, d'émigration en Amérique, de projets La justice doit diriger surtout'ses investigations
d'association. Tout cela n'explique pas comment du côté des deux personnes vues par le jeune Fré-
Mme Kinck a eu foi dans Tropmann. Il est plus mion, alors surtout que ce dernier a complété sa
naturel de croire que cette femme défiante, parci- première déclaration en disillt : Le matin, vers
CI:

monieuse, a eu foi dans son mari. cinq heures, en revenant d'Aubervilliers, j'ai vu le
Elle croyait son mati, son fils vivants. même individu dans les champs piétiner les her-
Elle a flairé, deviné leurs personnes derrière Trop- bes. » Sans doute il voulait anéantir les traces de
mann. sang qui maculaient ses chaussures.
Elle devait avoir des raisons pour cela. Voilà les complices, voilà les vrais coupables.
,
Il ne faut pas expliquer sa confiance par les seules Mais qui sont-ils? ®

ruses de Tropmann, il faut avoir des raisons pour La justice ne doit pas s'affecter du silence de
expliquer fa confiance. Tropmann, il est naturel. Les investigations doivent
La plus plausible est que son mari et son fils continuer avec activité et surtout s'appuyer sur la dé-
étaient vraiment vivants. claration d'un sieur Fritz, qui montre Tropmann et
Mais alors que deviennent-ils dans la soirée du Aron, la veille du crime, accompagnés de gens sans
19 au 20 septembre, pendant que le gérant de l'hô- aveu', buvant dans un cabaret de la rue de Flan-
tel du Nord, pendant que le cocher Bardot ne voient dres. "
4
toujours que la femme Kinck et ses enfants accom- Aron mérite d'être étudié; il avoue avoir eu des
pagnés de Tropmann? relations fort inlimes avec Tropmann, et il a pré-
Voilà certainement où est le nœud de la question. tendu l'avoir perdu de vue depuis le 17 septembre. Il
On ne voit que Tropmann; Tropmann cependant faut reconstruire la vie d'Aron dans les journées des
n'a pu commettre seul le crime ! 17, 18, 19 septembre.
Le lendemain du crime, les journaux ont été cruel-- Certes, la centralisation est condamnable et con-
lement affirmatifs. Ils ont tranché la difficulté en damnée dans ses exagérations; mais dans des cas
imputant le crime à Jean et à Gustave Kinck. exceptionnels, et toute affaire criminelle doit être
Pourquoi la justice ne partagerait-elle pas un considérée comme exceptionnelle, il faut une direc-
doute que bien des circonstances paraissent justifier? tion unique, direction d'instruction, direction de re-
Quelles étaient les deux personnes qui, lorsque le cherches. Au lieu de cela, la loi veut que le juge
jeune Frémion et le soldat du 7le de ligne, caserné d'instruction de Paris agisse par commission roga-
au fort d'Aubervilliers, regardaient un homme en toire, il délègue à chaque juge d'instruction le man-
blouse blanche creuser une fosse dans le champ Lan- dat d'instrumenter dans sa propre circonscription :
glois, se sont levées à trente pas de là, juste à l'en- or, il s'arrête à la limite de deux villages, l'un ap-
droit où a été retrouvé le cadavre de Gustave Kinck? partenant à son ressort, l'autre ressortissant d'un
Ne pourrait-on pas di;e que ces deux personnes collègue. Est-ce ainsi qu'on doit procéder pour arri-
étaient Jean et Gustave Kinck? ver à la découverte de la vérité? A la chasse, il y a
Ce doute affreux s'évanouira sans doute au cours des rabatteurs, soit; mais il y a un veneur qui tient
de l'instruction, mais ce doute existe, il n'est com- dans sa main toute l'organisation et qui suit la
battu que par l'absence d'un mobile admissible pous- chasse.
sant Kinck père et Kinck fils au crime. Dans cette manière d'opérer, tout est lenteur. On
Mais si Kinck père n'est pas allé dans le champ découvre à Soultz les bagages de Jean Kinck. Le sac
Langlois, Kinck fils y est allé. On y a retrouvé son de nuit porte le timbre d'Épernay. Evidemment, al-
cadavre. A-t-il été tué avant ou après le crime? A-t-il lez immédiatement à Épernay, feuilletez les registres,
trempé dans le crime? A-t-il seulèment aidé Trop- interrogez. Avant tout, s'écrient les formalistes, les
mann à tuer Jean? Dans ces deux dernières hypo- pièces doivent être hiérarchiquement transmises à
thèses, sa mort n'est qu'une vengeance prématurée Paris. Et le surlendemain du jour de leur décou-
de la justice de Dieu. verte, nous les trouvons encore à la gare de Bollwil-
.
Si, au contraire, Gustave est innocent et de là ler prêtes à partir pour Paris.
mort de son père et de celles de sa mère et de ses On a dit et répété que Tropmann père était arrêté.
frères et sœurs, le cadavre de Kinck père n'est utile à Le fait est inexact.
retrouver que pour prouver qu'il est bien mort, et, Tropmann père; désolé et abattu, passe son temps
par conséquent innocent. dans les cafés et s'enivre; il s'est absenté, affirme-t-
Mais l'instruction contre Tropmann n'a pas à se on, pendant le temps où Jean Kinck a probablement
été assassiné.... A peine s'était-on préoccupé de cet tres, car, et j'appelle toute votre attention sur ce fait,
homme. Il a fallu que des instructeurs extra-fudi- il y a un étang à 'T'Vattwiller!
ciaires découvrissent qu'il avait en sa possession des Il
HENRY MARSEY. »
lettres de son fils, dont l'une datée de la veille du
crime. Il faut aussi connaître les personnes qui venaient
La police sait-elle que-, le 5 septembre, à sept la nuit dans la maison Wetling s'abrutir dans des
heures du soir, Tropmann fils est venu chez le phar- orgies sans nom et qui disparaissaient au petit jour,
macien de Cernay acheter une solution de gomme? qui s'en allaient à Notre-Dame des Anges, dans la
Sait-elle qu'un notaire de la localité, traversant un forêt de Bondy, près Clichy-sous-'Bois, avec Trop-
petit bois auprès de Cernay, le 4 septembre, a cru mann. Il faut aussi retrouver ces femmes perdues
sentir une forte odeur cadavérique? dont Tropmann aimait à s'entourer; il n'est pas pos-
Encore un détail important : sible que l'une de ces personnes — homme ou femme
Le sieur Keller, aubergiste à la Truite, à Pulvers- — ne sache pas un petit bout du secret.
heim, déclare que, du 2 au 6 septembre, trois fois Que Kinck père ait été noyé dans l'étang de Langs-
un jeune homme a paru dans la direction de Gueb- Bollviller ou enterré dans les plaines de Guebviller?
willer. Il avait l'air soucieux et sournois; le visage Qu'importe!
pâle, les cheveux noirs, une moustache et une impé- Kinck père n'est absolument utile à retrouver que
riale peu fournies, un chapeau mou. La première s'il est vivant.
fois, il était accompagné d'une femme brune et d'un Peut-on affirmer qu'il est mort ? Non.
enfant de cinq ans : il dit que c'était sa parente et Peut-on soutenir qu'il est vivant? Pas davantage.
que l'enfant appartenait à sa sœur, mariée à Mul- Et si vous retrouvez un cadavre qui s'applique à
house. La seconde fois, il se trouvait avec une femme son signalement, vous pouvez vous égarer sur une
blonde. Enfin, le 6 septembre, il revint avec la même fausse piste.
femme blonde et prétendit être brasseur à Mul- Le mieux est donc de chercher à Pantin la trace
house. des complices disparus.
La police s'occupe-t-elle de retrouver ces femmes, Les complices de Tropmann sont restés certaine-
qui sont évidemment du pays? ment dans les environs de Pantin pendant les quel-
Résumons-nous : si le cadavre de Jean Kinck n'est ques jours qui ont suivi la découverte de la fosse aux
pas promptement découvert, l'hypothèse émise par victimes. Tropmann est parti le premier, parce que
un journal, et en raison de laquelle il serait devenu c'est lui seul qui avait assumé, sous le nom de Jean
méconnaissable, pourrait devenir une réalité. Il faut Kinck, la responsabilité du voyage de la famille Kinck
donc se hâter, ne pas mettre deux jours à vider un à Paris.
étang, qui aurait été à sec en quelques heure's, si on Il aura dû donner rendez-vous à ses complices à
avait laissé agir le propriétaire ; ne pas compter sur Liverpool. L'un — s'ils sont deux, et la déposition
le hasard ou sur l'initiative d'hommes qui se fati- première le prouve — l'un devait s'embarquer à Bor-
guent et ne peuvent consacrer tout leur temps à une deaux, l'autre à Anvers.
enquête judiciaire. Il faut que la police s'empare du La police de la sûreté a donc commis une première
pays, l'envahisse comme elle sait si bien envahir une faute en allant chercher ailleurs qu'à Pantin. C'est
maison pour saisir un pseudo-conspirateur, qu'elle là qu'il fallait aller d'abord et on les aurait trouvés;
requière la troupe et batte les bois sans laisser ina- maintenant ils sont en Angleterre ou sur l'Océan.
perçu un pouce de terrain. Il ne reste probablement en France que des com-
Alors, l'opinion publique, qui s'effraye de ces len- plices moraux,— c'est-à-dire des individus qui ont pu
teurs, et songe à sa sécurité menacée, reprendra sa avoir connaissance du crime que l'on devait commettre
confiance dans une administration qui, jusqu'aux ou qui, tout au moins, savent les noms des assassins
temps actuels, s'était acquis une réputation univer- et les taisent à la justice, par crainte qu'elle ne fouille
selle pour son activité et son habileté proverbiales. plus avant dans leurs antécédents.
HENRY MARSEY. Voilà quel serait à peu près le rapport du juge
Camuzot. Les inductions de la justice sont toujours à
cheval sur deux suppositions : si la rouge manque, la
DÉPÊCHE TÉLÉGRAPHIQUE noire sort, et la magistrature 'a encore pour elle le
double zéro, si ses deux suppositions sont mauvaises.
heures du soir.
Il est certain, comme le pense le juge Camuzot,
« 11
que Tropmann a des complices.
« Une découverte importante vient d'être faite à Un ou deux.
Roubaix. Il s'agit de deux lettres allemandes de Sans tenir compte des dépositions de personnes
Tropmann fils à Jean Kinck. Dans ces deux lettres, qui ont vu creuser une fosse la nuit dans le milieu
il est assez longuement question d'un logement que d'un champ et n'ont pas eu l'idée d'aller prévenir
Tropmann aurait loué pour Kinck père au château la gendarmerie, la garde du fort ou la police, on
de Wattwiller, près de Cernay. Les recherches ont peut croire que Tropmann avait avec lui deux aides.
été commencées aujourd'hui. Elles ont été malheu- L'établissement de la fosse, l'assassinat, le comble-
reusement interrompues à midi par une dépêche qui ment de la fosse, le travail de reconstruction des sil-
rappelait à Soultz le juge d'instruction, M. Belin, lons, n'ont pu être faits par un seul homme.
sous la direction duquel les recherches sont faites. La police n'a pas imaginé encore de faire creuser
Mais la piste est changée par la découverte des let- et recouvrir une fosse la nuit par un terrassier pour
savoir combien un ouvrier mettrait de temps à ac- La lettre, très-bien écrite, a etcremise à la jus-
complir cette besogne. tice.
Si Gustave a été tué la même nuit que sa mère, il
faut ajouter encore le temps employé à l'enterrer. LE NOM DE TROPMANN
Tropmann n'était pas seul. Qu'il fût aidé par Kinck
fils ou par X... et Z..., il a été aidé. Fatale signification. En Alsace, Tropf veut dire
Mais le juge Camuzot se trompe et fait fausse misérable dans le sens du mépris, mann veut dire
route lorsqu'il affirme que le cadavre de Kinck père homme. Tropfmann s'est changé en Tropmann. Ces
est inutile à l'instruction. cas d'adoucissement de prononciation et d'orthogra-
D'abord, sera-t-il aussi méconnaissable qu'on le phe et de doublement d'une consonne sont très-fré-
dit? — Non. — Est-ce qu'on ne reconnut pas, après quents en linguistique.
,
dix années, le squelette de la veuve Bonneau à un
!
anneau d'or qu'elle portait au doigt? A moins que
Kinck père n'ait été enterré nu comme un ver, on re- LETTRE D'ALSAC E
trouvera sur lui un boulon, un bijou, un signe quel- Bollwiller, lundi, 4 octobre 1869.
conque qui dira : C'est lui !

Le cadavre prouvera à Tropmann que tout son Tropmann fils aurait-il donc parlé.... seulement
système de défense est faux. un peu? Je vous dis cela parce que ce matin, à mon t
Si Jean a assassiné Gustave, qui aura assassiné passage dans les localités déjà décrites, lorsque je
Jean? suis arrivé à la propriété de M. J. Gros, on répétait
Il aura beau dire que c'est après son arrestation, cette phrase du juge d'instruction : Si nous avions
on lui répondra que Jean n'a jamais assassiné su vendredi?soir ce que nous savons aujourd'hui, je

personne, car il n'y avait aucun intérêt. n'aurais pas Att à faire vider ces canaux.
Est-ce que si Kinck père avait dû assassiner ses Il faut penser, après ces paroles, que le person-
enfants et sa femme, il aurait laissé les cinq mille nage arrivé hier matin ici apportait, avec un des élé-
francs qui sont encore à la poste de GuebwlUer? r ments nouveaux, des indices suffisants pour que l'on
Oui, les complices actifs de Tropmann ont quitté suivît une autre piste.
Pantin sans être inquiétés par la police. — Mais les Ce maître policier est un sieur Kremp, parlant
complices moraux ne parleront que difficilement,— l'allemand et tous les patois en usage en Alsace. Il
çar la complicité morale, dans ces parages est à l'é- se flatte de très-bien connaître le pays, ce qui a paru
tat endémique. On ne s'occupe pas des meurtres des vrai quand on l'a vu prendre ses premières mesu-
autres parce qu'on ne veut pas que les autres s'occu- res. C'est un homme assez grand; son teint est oli-
pent de ce qui ne les regarde pas. vâtre, la moustache et les cheveux châtains; il est
Pour conclure, Tropmann sera maître des débats simplement et sévèrement vêtu de noir.
si l'on ne retrouve pas le cadavre de Kinck père Quand il s'est agi de vider des canaux qui ont
— ou
si on ne met pas la main sur ses complices. leurs déversoirs, on a bien pu lever les vannes, et
Il mentira tant qu'il pourra, — c'est son intérêt, alors le travail s'est fait seul. La dernière goutte
c'est sa seule espérance. d'eau est partie; alors on a vu clair dans cette sinis-
Complice, il peut espérer la vie. tre cachette, et si l'on n'a rien trouvé on a pu passer
Auteur principal, c'est la mort. (GEORGES B.) outre à d'autres explorations. Mais on avait parlé de
battre et de fouiller les bois, et d'explorer deux
NOS INFORMATIONS étangs, les deux seuls étangs qui existent à portée
des routes parcourues indubitablement par Einck
L'instruction de l'affaire Tropmann se poursuit père dans la soirée du 5 septembre; eh bien, que
avec une grande activité. pensez-vous que j'aie vu faire, moi qui n'ai pas quitté
De nombreux témoins sont interrogés et mis en la place? Jusqu'à samedi soir, deux hommes, nus
présence de l'inculpé, chaque jour, à la prison de jusqu'à la ceinture, frissonnants, à peine entrés dans
Mazas, dans le cabinet du directeur. l'eau, sondaient à deux ou trois mètres devant eux
De son côté, M. Claude fait rechercher sans relâ-
avec une branche d'arbre qui rappelait l'inoffensive
che le corps du malheureux Jean Kinck, et les nou- baguette de Pitou. Point de crocs, point le gaffes,
velles reçues par lui ce matin permettent de croire nacelle s'écarter davai tage du
pas une pauvre pour
que les fouilles amèneront bientôt le résultat si im- bord.
patiemment attendu. Lassés de ce spectacle, nous avons, le reporter du
Toute la police est aussi en action pour retrouver Gaulois et moi, offert une prime à un plongeur
les traces de complicité, et, malgré les bruits qu'on nous présentait, mais nous étions tombés à un
que
les journaux accueillent, on n'est encore vantard et non pas même à un nageur.
sur aucune
piste sérieuse. Et c'est ainsi qu'allaient les recherches, sous bois
JIC comme sous l'eau! eirpourtant il n'y a en tout qu'un
On nous écrit de Thann : bouquet de bois, ce que j'appellerai une remise et
Hier dimanche, Françoise Tropmann
a reçu une une forêt. •
lettre anonyme d 'Arras, lui disant que son frère fait J'ai vu ce matin Mme Roller, la sœur de Kinck
bien de taire les noms de ses complices, et père, je l'ai rejointe au lavoir voisin de l'usine de
que si son
frère était condamné et exécuté, de plus grands mal- M. Grünn, où elle habite; elle était dans des habits
heurs encore en résulteraient ! ; de deuil très-simples; je lui ai demandé de me faire
il à son voisin le pharmacien des résultats qu'il ob- d'Ensisheim, d'une lieu d'ici, le bataillon d'infanterie
tenait.Quant au père Tropmann, il a passé sa journée qui s'y trouve, six cents hommes en tenue de cor-
de vendredi dernier à Thann, allant de café en café vée, et qu'ils fassent une véritable battue; je l'ai
s'abreuver d'autre chose que de honte. déjà dit, il n'y a que la valeur de deux lieues car-
On vendange aujourd'hui sur la commune de rées à fouiller. (E. VALDU, Petit Moniteur.)
Soultz, demain sur celle de Guebwiller; eh bien! il
faut attendre; peut-être ce travail, qui est une sorte L'INTÉRIEUR DE MAZAS
de fête, sera-t-il interrompu par la grande nouvelle
que Kinck père vient d'être retrouvé dans quelque Lorsqu'on a traversé le vestibule où battent les
sillon! Et si j'osais émettre un avis, qu'on fasse venir portes dela salle d'attente, on pénètre dans la prison
même par le guichet central,
raisonnee de
qui est le rond-point.
l'édifice apparaît
vance
de la
dans l'intérieur
distribution des
une planchette
vivres, on pose
sur i
laquellé lors
la gamelle. Ùri
" La disposition tout
entière; le système cellulaire livre son secret chiffre indiquant le numéro de la cellule est peint en
tout
d'un seul et il ne faut qu'un regard pour s'en noir sur la face externe de la porte. On accroche à
coup, plaques de zinc : l'une, assez grande,
rendre compte. celle-ci deux
éventail ouvert; le bouton est porte sur le recto les numéros de la galerie, de l'é-
Qu'on se figure un
circulaire milieu de la- tage, de la cellule, sur le verso le mot palais.
représenté par une salle au :

s'élève rotonde vitrée; les branches sont Cette plaque prouve que la cellule est occupée: si
quelle une
formées par six vastes galeries hautes de 12m 50, le détenu est à l'instruction, on la retourne, et l'on
longues de mètres. Ces six voit premier coup d'œil la cause de son absence;
larges de 3m 30 et 80 au
aboutissent dans la salle du rond- la seconde, toute petite, n'est engravée que d'un seul
énormes couloirs
C'est triste, très-froid, très-grandiose. numéro, celui que l'on a attribué au détenu après
point.
Les galeries ont trois étages compris le rez-de- qu'il a été écroué. Cette plaque doit le suivre au pro.
y
chaussée; elles contiennent 1200 cellules et peuvent menoir. au parloir lorsqu'il y est appelé, à l'infirme-
renfermer 1150 détenus. Les cellules ont une uni- rie, si sa santé l'y fait conduire, en un mot, partout
formité monacale. Les dimensions en sont absolu- où il va. - ;
ment pareilles longueur 3m 60, largeur lra95,' Le système de fermeture est très-solide, peu
:
hauteur 2m 85; capacité totale : 20 mètres cubes. bruyant et combiné de telle sorte qu'il peut, lout en
Au fond, une fenêtre fixe ouverte dans la partie maintenant le détenu dans sa cellule,'permettre d'en-
supérieure- d'un vasistas que le détenu peut manœu- tre-bâiller la porte. Il y a de's moments en effet où
lui-même à l'aide d'une tringlette de fer; au l'on autorise celui-ci à voir ce qui passe dans la ga-
vrer
milieu une petite table scellée dans la paroi de pierre; lerie et le guichet central. }

à côté, une chaise de paille rattachée au mur par une Un fort verrou rond oblitérant deux gâches, glis-
chaîne de fer assez longue pour permettre de dépla- sant dans une serrure manœuvrée à l'aide d'un
cer le siége à volonté, trop courte pour donner au passe-partout en acier trempé, suffit amplement à
prisonnier la possibilité de s'en faire une arme ; puis, déjouer toute tentative d'effraction. 4 j
de chaque côté de la muraille, deux crochets de fer Le détenu peut se mettre facilement en communi-
où l'on suspend pour la nuit lè hamac, composé d'une cation avec les gardiens. Il n'a qu'à tirer un cordon
sangle, d'un matelas, d'un drap, d'une couverture en pour faire choir un bras de fer retentissant qui, en
été, de deux couvertures en hiver, voilà ce qu'on s'abattant à côté de la porte et en restant visible,
aperçoit dans la cellule; pendant le jour, la literie indique dàns quelle cellule on a appelé..
Chacune des galeries forme une division ; la sixième
j
roulée est placée sur une planche triangulaire dispo-
sée- à cet effet. contient quelques cellules doubles. C'est dans ce
Une autre planche formant étagère supporte les quartier qu'on enferme les malfaiteurs dangereux,
objets usuels du détenu, sa gamelle, son gobelet, sa ceux que la justice recommande spécialement à la
cuiller de bois, une sorte de tasse qu'on nomme un surveillance de l'administration : assassins, meur-
geigneux et qui sert de crachoir. Un bidon en fer- triers, voleurs à main armée.
blanc, pouvant contenir huit litres d'eau, est mis cha- (Revue des deux Mondes.) 1

que matin à la disposition du prévenu; dans un angle


s'élève un siégé de bois solide; il est destinera des L'attitude que Tropmann a adoptée dès le premier
usages qu'on peut deviner. jour ue son entrée à Mazas, l'éûergie de ses dénéga-
Les murailles sont peintes de ce jaune clair qu'on tions, sa fermeté, son indifférence réelle ou affectée
pourrait appeler le jaune administratif, car il n'est ont nécessité à son égard des mesures exception-
point d'établissement public, de ministère, de préfec- nelles. >!

_
ture, qui en soit exempt . Il a pour compagnons de cellule quatre agents de
Elles ne sont point absolument nues; malgré les la police de sûreté; on leur a fait endosser le cos-
règlements sévères qui défendent aux prisonniers de tume dela prison et ils sont chargés de le garder et
les dégrader, il n'est guère d'individu qui résiste au de le surveiller nuit et jour, d'épier tous ses actes,
désir d'écrire son nom, une date, ua mot qui pour d'étudier tous ses mouvements, d-e recueillir toutes
lui est un souvenir ou une espérance; de plus, on y ses confidences, de prendre note de toutes ses pa-
attache parfois un crucifix, un brin de buis bénit, un roles Ce sont toujours les mêmes depuis l'incarcéra-
1

petit bouquet d'immortelles ; l'administration y colle tion de Tropmann ; deux sont de service pendant le
ses affiches, avertissements détaillés que le détenu a jour et deux pendant la nuit.
toujours sous les yeux : catalogue du mobilier, règles, Mais jusqu'ici il a été peu communicatif, et la jus-
à observer dans la callule ; comme elle ne veut pas tice n'a pu recueillir par eux des révélations impor-
que les cantiniers abusent de leur position, elle y joint tantes.
une longue pancarte « relatant le prix des articles Tropmann n'est encore qu'inculpé. Tant que la
vendus dans les cantines des prisons de la Seine. justice n'a pas prononcé sur son sort, il est présumé,
»
D <ns les prisons, les portes, étant des instruments innocent.
de sécurité, sont construites avec un soin spécial. Il porte ses vêtements à lui : une jaquette en drap
Celle des cellules de Mazas est en chêne plein; elle marron foncé,
un pantalon et un gilet gris-blanc, des
est ouverte en haut d'un petit guichet percé d'un' bottines à élasti lues. Il est toujours tête nue. Ses
judas, petit trou, à l'aide duquel les surveillants peu- cheveux sont coupés brosse et ramenés cependant
en
vent examiner les détenus; au niveau du guichet s'a- sur les tempes, autant que cela est possible.
Sa tête présente PUX physiologistes des caractères et qu'il était trop habile mécanicien pour avoir peur
remarquables; elle est longue et pointue; le front 1de rester longtemps en prison. »
est très-élevé ; les yeux sont profondément enfoncés Mais si pendant le jour Tropmann parvient pres-
dans les arcades sourcilières ; la bouche est entr'ou- que constamment à se dominer, il n'en est pas de
verte et laisse voir une rangée de dents proéminentes, même la nuit.
ce qui lui donne l'apparence d'un carnassier. Pendant qu'il dort, un de ses compagnons veille
Sa figure est blême et, quoiqu'il n'ait pas vingt et ne perd pas un mot des exclamations qu'il peut
ans, quelques rides précoces sillonnent déjà son front laisser'échapper.
et ses joues. L'une de ces dernières nuits, il s'est réveillé en
-
Il porte habituellement la tête légèrement penchée sursaut, tout en nage et dans un état d'exaspération
sur la poitrine, et il a le regard en dessous. incroyable.'
A cause de son rtat de faiblesse et en considération Il était sous le poids d'un cauchemar ; car, s'a-
de la fatigue morale, à laquelle il est astreint jour- dressant à ses- gardiens, il leur aurait dit ces mots
nellement par le fait des interrogatoires et des con- entrecoupés par la frayeur :
frontations qu'il subit, on lui a donné le régime a;
Ce n'est pas vrai.... non, non, mille fois non, ce
gras. n'est pas vrai.... n'y croyez pas.... je dormais....
Il a un médiocre appétit ; cependant il mange as- c'est un rêve de jeunesse qui m'est revenu.... »
sez pour ne pas inquiéter la justice. Il n'avait rien dit.
Pendant les premiers jours de sa détention il ne Ses remords avaient sans doute troublé son som-
mangeait rien du tout et l'on craignait qu'il ne vou- meil ; un cauchemar sanglant l'avait obsédé, mais sa
lût se laisser mourir de faim. bouche était restée muette.
Voici exactement le régime que suit Tropmann : Un détail encore.
Il se lève à six heures et demie, et presque aussi- On m'assure que, par ordre de l'autorité supé-
tôt on lui apporte un pain de 750 grammes (une livre rieure, un peintre s'est rendu à Mazas pour faire le
et demie), qui doit lui servir pour toute la journée. portrait de 1 inculpé, mais il paraît que Troppmann
Il déjeune à neuf heures et demie ; on lui donne s'est prêté avec une extrême répugnance aux exigen-
UD bouillon avec ou sans pain, une portion de viande ces de l'artiste.
et un cinquième de vin. Maintenant quelle est au juste la nature de cet
C'est du vin ordinaire, mais pur et excellent. On homme ?
le lui sert dans un pot de grès. Un autre récipient Si, comme tout porte à le croire, il a conçu, com-
du même genre contient l'eau à boire. biné et exécuté seul, ou aidé seulement par des ma-
Le dîner est à trois heures et demie ; il se compose nœuvres, l'horrible massacre de la famille Kinck, ce
d'un morceau de viande rôtie, d'un plat de légumes doit être un homme d'une énergie indomptable et
et encore d'un cinquième de vin. l'on n'obtiendra rien de lui.
Il se couche de sept heures et demie à huit heures, Si, au contraire, il s'est imposé un rôle, un jour
tandis que l'heure réglementaire de la prison est à viendra où fatigué, lassé, abattu, il avouera tout,
*
six heures et demie. pour échapper à. la torture morale qu'il doit éprou-
En dedors des heures d'interrogatoire et de con- ver. (THOMAS liRIMM.)
frontation, il passe son temps assis sur son lit ; il ré-
fléchit; il fume la cigarette, ou bien il lit. '
LETTRES DU FRÈRE DE TROPMANN
Les livres qu'il a à sa disposition sont ceux de la
bibliothèque de la prison. A côté du monstre, à côté de Jean-Baptiste Trop-
Tropmann a une préférence marquée pour le voici un honnête homme, Edmond Tropmann,
mann,
Musée des Familles et le Magasin pittoresque. frère'de celui-là. On éprouvera une orte de conso-
Lorsqu'il lui arrive de causer avec ses compagnons lation
en pensant que le criminel reste isolé de sa
de cellule, ce qu'jl ne fait qu'avec une extrême ré- famille, mais on ressentira aussi une amère douleur
serve et toujours avec une tranquillité d'esprit sur- en songeant aux terribles douleurs de ces honnêtes
prenante, il discute les procès criminels qui, de près gens, frappés plus durement par le forfait que le cou-
ou de loin, ressémblent au crime de Pantin. Mais il pable lui-même par le châtiment.
refuse de répondre quand on lui parle de son af- Voici ces deux lettres dans leur noblesse et leur
faire. simplicité :
Son attitude actuelle est en général calme et rési-
gnée.
LETTRE DE M. EDMOND TROPMANN A SA SŒUR FRANÇOISE
Cependant il est facile de voir que son organisa-
tion nerveuse est très-surexcitée. k Cherbourg, le 28
septembre 1869.
Il a des moments d'abattement extrême; alors les Ma pauvre Françoise,
lectures auxquelles il se livre continuellement sont «
scandées par des soupirs ou de plaintives interjec- Tu ne dois plus ignorer à présent quel affreux
«
tions ; c'est dans ces moments de découragement malheur vient de nous arriver. Jean-Baptiste, qui
qu'on l'a entendu dire : « Je suis perdu ! » vient de partir de chez vous il y a quinze jours, qui
D'autres fois, il semble reprendre espoir; dans vous a déjà fait tant de chagrin, vient d'être arrêté
de heures d'exaltation il aurait dit, Havre pour un crime affreux et conduit à la prison
une ces avec as- au
dès qu'il le voudrait bien, il pourrait, de Paris. J'ai écrit à Joseph, à Mulhouse, il va se
surance, que « détails de
renseigner tout, il trouvera tous les
en dépit des gardiens et des grilles, se rendre libre, sur
cet abominable forfait dans le Petit Moniteur univer- K
Je tâcherai d'obtenir un congé, s'il est possible,
sel; faites comme il vous dira et allez tous où il vous et je vous rejoindrai.
conduira, car en Alsace vous ne trouverez plus de' « Je finis ma lettre avec douleur; le coup qui
nous frappe est bien cruel, et il est écrasant, mais
repos.
De tout lugubre drame je ne savais rien; Jean- nous sommes des hommes, tâchons de nous montrer
« ce
Baptiste ne m'a rien dit que ce que je vous ai écrit; comme tels.
il a pris une résolution terrible pour nous sauver et « Je te serre la main,
il s'est plongé avec toute la famille dans le plus pro- « Ton frère,
fond malheur qui aurait pu nous arriver. 0:
Edmond TROPMANN. »
« Je suis prêt à donner ma vie pour changer tout
ce qu'il y a encore moyen de changer. LE VEILLEUR DE NUIT A PANTIN

« Ton frère qui t'aime tendrement.


Parmi les témoins qui ont été entendus à Mazas,
« E.
TROPMANN. »
il faut citer le veilleur de nuit d'une des usines de
« P. S. Notre capitaine m'a parlé aujourd'hui, il Pantin. ;

veut m'accorder tout ce qui lui est possible. Il me Sa déposition marque d'une manière saisissante
donne, si je veux, une permission de trente jours. Je l'heure où le crime a été commis et les préparatifs
lui ai dit que je voulais écrire au ministre pour qu'il qui l'ont précédé : «
me donne une permission renouvelable de six mois, Le dimanche au soir, vers dix heures et dernier
en récompense de la peine que s'est donnée notre les chiens de l'usine et ceux des habitations voisines
père pour faire son canon continu et son fusil. Le du champ Langlois ont aboyé et ils ne se sont calmes
capitaine en parlera au colonel qui m'aidera alors à que vers onze heures trois qua.rts.
l'obtenir ; seulement, il m'a dit, qu'il valait mieux C'étaient d'abord les préparatifs du crime et en-
que ce fût mon père qui fasse cette demande, et qu'il suite sa perpétration qui avaient tenu ces chiens en
y ajouterait alors avec le colonel tout ce qu'il fallait éveil. Il paraît qu'au moment où devait s'exécuter
pour me la faire obtenir. » cette épouvantable tragédie, ils n'aboyaient plus, ils
hurlaient de la manière la plus lugubre. ' i
Un instant avant minuit, le veilleur de l'usine a
LETTRE DE M. EDM. TROPMANN A SON FRÈRE AÎNÉ, ÉTABLI parfaitement entendu deux cris de détresse dans la
A MULHOUSE direction du champ Langlois, et ces cris étaient évi.
Cherbourg, le 28 septembre 1869. demment ceux d'une femme. j
«
Le premier cri semblait exprimer l'épouvante à la
Mon pauvre frère,
«
vue d'un danger imminent; le second, plus déchirant
« Le plus affreux malheur qui ait jamais frappé et plus prolongé que le premier, paraissait annoncer
quelqu'un vient de tomber comme la foudre sur no- que le péril que l'on redoutait fondait sur la vic-
tre famille. Jean-Baptiste qui est parti il y a quinze time. * I
jours vient d'être arrêté pour avoir commis un Le garde, inquiet et le cœur serré, avait prêté l'o-
horrible assassinat sur toute une famille de Roubaix. reille, et il avait aussitôt saisi les cris de c Maman!
« Il y a huit jours, je vous consolais encore sur maman! » poussés par plusieurs voix enfantines.
son départ, parce que jamais une pareille idée, af- C'étaient les malheureux fils de Mme Kinck qui pro-
freuse comme elle est, n'a traversé ma tête ; je féraient ces cris de désespoir en voyant leur mère
croyais être sûr que, comme moi, il chercherait par frappée par les assassins. Peut-être aussi que ces
des moyens honnêtes à nous créer une position meil- pauvres enfants, frappés eux-mêmes en même temps
leure, mais en lisant le journal avant-hier; je vis et à coups redoublés, appelaient leur mère à leur
avec horreur qu'il avait commis un crime affreux, secours. ;
qu'il avait été arrêté au Havre et conduit à la prison 14r
Cet épisode navrant indique assez que le pèr
à Paris. Il s'était échappé des mains du gendarme manquait à cette sanglante scène, et que ces enfants,
et il s'était jeté dans l'eau pour se noyer, mais on renversés et couverts de blessures, ne pouvaient im-
l'a retiré de force. Juge de l'affreux coup que j'ai plorer que la protection impuissante de leur mère?
ressenti en apprenant cette nouvelle, et du coup Le garde dont nous parlions, voulant se rendre
plus terrible encore qui frappera notre mère si elle compte de ce qui se passait, était monté à une espèce
va l'apprendre. Oh! elle va en mourir. De grâce, ne de séchoir; mais il n'aperçut rien, et un silence de
lui en parle pas. S'il est temps encore, qu'elle n'a mort avait succédé au bruit; les chiens, à ce mo-
pas encore entendu l'affreuse vérité, dites-lui que ment, n'aboyaient plus, ils hurlaient et semblaient
vous venez de recevoir l'acte de décès, qu'il est mort terrifiés par l'odeur du sang, qui n'avait certainement
sur un vaisseau qui a fait naufrage sur la Manche pas échappé à leur flair. (La Presse.) j
lorsqu'il avait voulu aller en Angleterre, et éloignez
d'elle tout le monde qui pourrait lui faire savoir la - ,'f
Aujourd'hui, sans que l'instruction judiciaire soit
vérité, car elle en mourrait. interrompue, il est question de procéder au curage
« Quittez tous, s'il est possible, la France, allez du canal de l'Ourcq, où l'on suppose que les assas-
en Allemagne, et cherchez là à gagner votre vie, c'est sins ont jeté les instruments qui ont servi à creuser
le seul moyen de sauver encore notre
pauvre mère la fosse du champ Langlois.
de la mort et toute la famille de la plus affreuse mi- Sans aucun doute, il est à désirer que ces outils
sère. soient retrouvés; ce seraient des pièces de conviction
importantes puisqu'on sait où et par qui ils ont été De nombreuses arrestations ont été faites dans la
achetés. banlieue de Paris.
Cependant, il ne faut pas se le dissimuler, le se- Une surveillance des plus actives est exercée
cret de l'horrible massacre de la famille Kinck, seul sur
toutes les lignes conduisant à des ports de mer.
Tropmann le possède, et c'est à obtenir des aveux Dans les gares du Midi, il y a trois jours,
on re-
que tous les efforts doivent tendre. marquait aux principales stations jusqu'à quatre
C'est pour y arriver que l'instruction multiplie les ou
cinq gendarmes à la fois, quand un seul suffit ordi-
interrogatoires et les confrontations. nairement pour la surveillance des trains.

Les gendarmes examinaient avec soin tous les Tropmann se renferme dans un système de mu-
voyageurs, et principalement tous ceux qui ne des- tisme obstiné.
cendaient pas de leur wagon. Il était facile de s'a- Il paraît avoir parfaitement étudié l'histoire des
percevoir que les gendarmer étaient très-préoccupés crimes célèbres et des grands criminels. En voici la
:
on eût dit que le passage présumé d'un malfaiteur preuve :
leur avait été positivement annoncé, et qu'ils s'é- Dans une de ses conversations avec ses gardiens
taient mis en force pour l'arrêter plus sûrement. volontaires, il disait :
Enfin, un cocher de Lille, qui parait devoir être Je me trouve en ce moment dans la position d'un
«
un témoin important, a été interrogé par le magistrat certain individu qui, en juillet 1859, fut accusé de
instructeur. Mais jusqu'ici les
preuves évidentes, l'assassinat de onze personnes, toutes les charges
palpables, juridiques, font défaut. pesaient sur lui seul, plus tard on fut obligé de re-*
connaître qu'il y avait eu autant d'assassins que de sur les traces d'une bande de malfaiteurs qui avaient
victimes. » perpétré, de complicité, l'affreuse barbarie que nous
venons de rapporter.
Voici le fait auquel Tropmann faisait allusion ; il Tropmann a-t-il choisi cet exemple pour dépister
est relaté dans la Gazette des Tribunaux du 27 juil- une fois encore la justice? Et aura-t-il réussi dans
let 1859. ce projet?
Royaume de Saxe. — Treven, dans le
J
cercle de Zwickau, le 24 juillet. LES PARRICIDES
Un crime horrible vient d'être commis dans le pe-
tit village de Wetzeasgrun, à environ une demi- Un exemple tout récent nous est donné dans une
heure de chemin de notre ville. correspondance adressée d'Altpna (Holstein) à la
Dans ja matinée d'hier, l'unique cabaret qe'ce vil- Patrie, par M. Arnoult : %
lage, tenu par M. Ziltegrah, restait fermé au grand Le fils d'un meunier, jeune gars de vingt-six ans,
étonnempnt des habitants , parce que dans la saison convoitait certain sac d'argent qu'il avait vu apporter
actuelle, où les paysans se rendent de très-bonne par son père. Comment s'en emparer ? Une nuit il
heure aux champs, cet établissement s'ouvrait tou- s'arme d'une hache, va dans la chambre où son père
jours à la pointé du jour. dormait dans un lit et son frère dans un autre. D'un
Le cabaret continuant à être hermétiquement clos coup il tranche presque la tête à son père, d'un se-
à deux heures de l'après-midi, le prévôt de Wet- cond coup il ouvre la poitrine à son frère, dont un
zearsgrun s'y transporta accompagné de son greffier, troisième coup écrase la tête et fait jaillir la cervelle.
d'un serrurier et de deux témoins. Puis le meurtrier cherche le sac; le sac n'est pas
Il frappa successivement aux trois portes du ca- là. Il sera dans la chambre où couchent ma mère
baret avec sommation d'ouvrir, et ne recevant au- et mes deux soeurs, » se dit le meurtrier. *
cune réponse, il fit crocheter par le serrurier la porte Il, court à cette chambre, «Qui est là? » dit la
de la boutique. mère. S
Ce qui surprit d'abord le magistrat ainsi que tous Un coup de hache assené en travers du cou lui ré.
les assistants, c'est que tous les meubles de ce local, pond. Une sœur se levé ; elle tombe morte à côté de
y compris les deux lourds comptoirs garnis d'étain, la mère qui n'est déjà plus qu'un cadavre. à
avaient disparu. Il poursuivit ses investigations dans Assassin ! lui crie sa sœur) qui se précipite sur
- a; »
les autres pièces de la maison,et il découvrit les ca- le meurtrier, qu'elle égratigne, qu'elle mord, et sous
davres de tous les habitants au nombre de onze, sa- qui elle tombe brisée, déchiquetée par l'horrible
voir : le cabaretier, sa jeune femme, ses trois enfants hache. -il
en bas âge, deux servanles, un garçon de cave, un Une servante acpourt au bruit ; en quelques se-
palefrenier et deux ouvriers laboureurs. Tous avaient condes elle n'est plus qu'un cadavre affreusement
le corps littéralement criblé de blessures faites avec défiguré.
un instrument pointu ; des mouchoirs fortement ser- Le meurtrier enjambe par-dessus tous ces morts,
rés entouraient la tête de la cabaretière et des deux
_ se lave, change de vêtements, trouve lq sac fl^rgent,
servantes, précaution que les assassins avaient prise s'en empare et quitte la maison, à laquelle il vient
sans doute pour empêcher ces femmes de crier. Les mettre le feu, et qui ne tarde pas à flamber. ^
parquets des pièces où se trouvaient les cadavres
1

Il fuit en criant : a A l'assassin ! » Arrêté, il ra-


étaient couverts de sang en grande partie coagulé, et conta qu'une bande de meurtriers a fait un massacre
nulle part on ne découvrit 14 moindre meuble ; les de sa famille, il n'a échappé que par miracle et il
malfaiteurs avaient tout ernBprté. montre les blessures que lui a faites sa jeune sœur.
Le prévôt de Wetzearsgrun et les autorités judi- Conduit en prison, il contrefait le fou, si bien que la
ciaires et de police de Treuen ont sur-le-champ mis justice hésite et que des mois s'écoulent.
leurs agents en campagne pour rechercher les au- Mais une nuit, sous l'empire d'un cauchemar, il
teurs du prime ; mais, jusqu'à présenta leurs efforts
se prend à rêver tout haut : un des gardiens qui ne
sont restés sans résultai. Je quittait jamais, recueille ses paroles, on les lui
Deux habitants dç Wetzearsgrun (un charron et répète le lendemain : terrifié, il avoue, raconte en
un
menuisier) ont été arrêtés, mais ils ont été relaxés
tous ses détails l'horrible tragédie et tombe en faiblesse,
immédiatement parce que les soupçons qui s'élevaient lorsqu'il s'entend condamner à avoir la tête tran-
sur eux n'avaient aucun fondement. chée. Le bourreau de Berlin vint à cet effet, et d'un seul
On se perd en conjectures sur la perpétration de
l'assassinat dé onze personnes, du vol d'un très-grand c'up de hache, car la guillotine n'existe pas en Hol-
stein, d'un seul coup, assené avec une telle force
nombre de meubler pour la plupart grands et
, pe- que le tranchant du fer pénétra dans le billot, après
sants, de bestiaux et de marchandises, dans une pe-
tite localité ayant une population assez dense et que la têts eut été séparée du tronc, il donna le dé-
pen- noûment de cette affaire, qui, accomplie à Paris, eût
dant une belle nuit d 'été, où, beaucoup de
personnes pris le premier rang parmi les causes célèbres. 1
étaient sur pied.
En effet, au mois d'août suivant, un individu fut C'était en 1849, en Belgique.
rêté qui, ainsi que Tropmann, s'était renfermé, dès ar- ? î,

Louis Bomal, employé d.és accises en tournée, se


le principe, dans un système de dénégation absolu
et revêt d'un manteau et d'un chapeau de prêtre, fait
qui, serré enfin par l'instruction, arriva à des deux lieues dans la nuit et arrive à Nivelles, où
complets qui mirent 1$ police du aveux
royaume 4# jSasç demeuraient sa femme et ses six enfants.
'i *
Il les tue tous à coups de couteau, tous, sauf son plusieurs lettres à une dame qui tient, avec son
dernier enfant, un petit garçon; la force lui man- mari, la taverne anglaise de la rue Grange-Bate-
quait sans doute, mais il couche l'enfant dans son lit lière. Cette dame a été aussi admise hier à faire sa
et met le feu au sommie-r. Puis il s'éloigne quand déclaration. C'est le seul témoin devant lequel Trop-
l'incendie est dans son plein, et va tranquillement mann ait paru perdre un instant son assurance.
se coucher là d'où il était parti sans avoir été vu par Comme cette, dame l'exhortait à dire la vérité, et à
personne. faire l'aveu de son crime, Tropmann a baissé les
Mais l'incendie a été arrêté à temps, par les voi- yeux pendant quelques instants, mais il a gardé le si-
sins. L'enfant dénonce son père qui est exécuté en lence.
féyrier 1850. • ^ Du reste, avant cette exhortation, il paraît que
On voit encore dans la salle d'attente des accusés Tropmann causait en souriant avec les témoins. On
de la cour d'assises de Bruxelles, ces deux vers écrits eût dit qu'il n'avait pas conscience de sa situation, et
par ce misérable : qu'il se croyait causant avec des personnes de con-
naissance, dans un café ou sur une promenade pu-
Ah1 quel triste séjour,suite du mal blique.
Où n'aurait jamais dû venir un Bornai.
Il a signé ensuite les procès-verbaux de confron-
Mais je ne veux pas insister sur ces souvenirs tation d'une main assurée et comme s'il mettait sa
horribles ; il me suffit d'avoir démontré, en rappe- signature au bas d'un acte ordinaire. Il n'a pas man-
lant des crimes analogues à celui de Pantin, que la qué, comme d'habitude, de saluer les témoins.
justice finit toujours par savoir la vérité et par ven- Indépendamment de l'ouvrier coutelier, une autre
ger la société. personne s'est présentée ce soir au Palais, disant
Malgré l'attitude plus que réservée de Tropmann, avoir de graves révélations à faire sur Tropmann.
tout espoir n'est certes pas perdu. M. Douet d'Arcq entendra aujourd'hui quelques
Aux renseignements que j'ai donnés hier sur son témoins dans son cabinet, au Palais de Justice.
caractère, je dois ajouter les suivants, que je trouve
dans la Gazette des Tribunaux de ce matin : LETTRE DE CERNAY
L'inculpé semble atteint, par moments, d'une
monomanie vaniteuse, et, pendant l'un de ces accès Cernay (Haut-Rhin), 6 octobre 1869.
intermittents, il aurait tenu ou à peu près, les propos Si je n'apprends pas encore vos lecteurs la dé-
à:

que voici : « Maintenant, mon nom doit être connu couverte, du cadavre tant cherché de Kinck père, je
partout en France, et même en Europe. leur annoncerai cette fois que j'ai été témoin de re-
Un photographe que j'autoriserais à faire mon cherches très-minutieuses, et qui serviront de leçon
portrait, et qui m'achèterait cette autorisation moyen- aux agents de M. Kremp, pour apprendre comment
nant dix mille francs une fois payés, aurait bientôt ils doivent procéder désormais..
centuplé le chiffre de dix mille francs, ou plutôt non, je L'instruction n'a entre ses mains qu'un portrait
les enverrais à ma famille pour qu'elle pût s'expatrier, déjà ancien de l'assassin Tropmann; c'est une photo-
passer en Amérique et y amasser une fortune.... » graphie faite il y a neuf ans. N'est-il pas surprenant
En admettant que ce langage fût exact, il semble- que ce mécanicien amateur, qui s'est toujours plus
rait prouver que le cerveau de l'inculpé serait obsédé, promené qu'occupé dans les ateliers, ne se soit pas
depuis longtemps, par l'idée de cette fata-morgana fait tirer, comme l'on dit à Cernay, ne fût-ce que par
américaine, par ce rêve non réalisé d'un voyage au un de ces photographesqui courent les foires en pro-
pays d'Eldorado, dont la chimère aurait exerce la vince et particulièrement en Alsace.
plus funeste influence sur son esprit. Ainsi autour de la glace de la petite salle à man-
Tropmann serait donc sous le coup d'une idée fixe. ger de la famille Tropmann, il y a les portraits-car-
C'est une prédisposition nerveuse qui doit l'amener tes du fils qui est à Cherbourg dans une compagnie
fatalement à des aveux. (THOMAS GRIMM.) d'ouvriers de marine, du fils qui travaille à Mulhouse
_
dans les ateliers Kœchlin, de la fille mariée en Suisse
NOUVELLES CONFRONTATIONS et de ses petits enfants, aussi celui de Mlle Fran-
çoise, et l'on n'a pu trouver le seul qui intéressât la
De nouveaux témoins ont été interrogés hier à curiosité publique : il ne faut pas parler de ce
Mazas même, à cause des confrontations qui devaient profil dessiné au Havre, et dont l'Alsace est inon-
avoir lieu entre eux et Tropmann. M. le juge d'in- dée; cela ne ressemble pas, de l'avis de tous les gens
struction a reçu les déclarations de quatre témoins, de Cernay connaissant Tropmann.
relatives au séjour de Tropmann à Paris en septem- On se souvient du nom de Wolf, un de ceux dont
bre. M. Huck, garçon boucher à l'abattoir central se servit d'abord Tropmann lorsqu'il fut arrêté au
de Paris, dont nous parlions hier, a raconté dans les Havre; et nous avions appris, en arrivant à Cernay,
plus grands détails la découverte qu'il avait faite, par il y a huit jours, que ces noms étaient ceux de voi-
hasard, du cadavre de Gustave Kinck. sins, de camarades de l'assassin. Or, hier, on a reçu
Un employé du chemin de fer du Nord a donné la aouvelle de Paris que Charles Wolf s'était tué par
quelques renseignements sur une personne qui était strangulation, et ce matin encore on me confirme
venue réclamer un colis, en disant se nommer Kinck. cette triste fin d'un jeune homme de vingt et quel-
L'employé n'a pas reconnu Tropmann pour l'indi- ques années.
vidu qui avait fait cette réclamation. Le sieur Kremp, qui a la haute main ici pour les
On sait que Tropmann avait écrit ou fait écrire recherches, est le commis principal de M. Claude, le
le chef de la police de sûreté; il agit lui-même quand Puis, craignant sans doute de laisser échapper
il a donné ses ordres, et ce bon exemple n'était pas quelque aveu compromettant, -il a pris le parti de
de trop pour la police locale. Hier, il a fait partir ne plus répondre du tout. i
pour Paris, à l'adresse de M. Douetd'Arcq, un pan- Il en est là maintenant.
talon qu'il venait de découvrir, tout roulé en paquet, Quel est donc cet homme, et quel est son caractère?
contre une petite cabane en maçonnerie, à quelques Recherchons dans la jeunesse de Tropmann si
pas de l'étang d'Olwiller. Le pantalon était taché de quelques indices nous donneront la clé de ce terrible
sang; c'est peut-être une épave compromettante qui tempérament.
a été oubliée quand elle devait rejoindre d'autres ob- Je dois à M. Jacob Stanl, de Cernay, les détails
jets au fond de l'eau. qui vont suivre : *
I
Je vous dirai qu'il est arrivé ici, au dossier du Où Tropmann est-il né ?
chef de la sûreté, une lettre intéressant la complicité A Cernay, disent les habitants de Brunstadt. [ 1

probable de deux individus de Cernay. Cette lettre A Brunstadt, disent les habitants de Cernay. %
avait été adressée au directeur propriétaire d'un La vérité est que, né à Brunstadt, il a vécu à Cer.
grand journal de Paris, qui l'a fait passer aussitôt nay depuis l'âge de onze mois. Dès lors, il n'est pas
aujuge d'instruction. C'est la seconde communica- besoin d'avoir la sagesse de Salomon, pour juger en.
tion du même genre confiée à l'entremise du très- tre les deux localités.. 1

honorable M. D Il appartient à l'une et à l'autre. A l'une par sa


J'arrive au détail de cette journée d'hier : dans la naissance, à l'autre par l'éducation. j

' matinée ou a fait avancer d'Insixheim, lieu de dépôt Donc, c'est à Cernay que Tropmann fut élevé.
d'un batàillon d'infanterie, une corvée de cent hom- Cernay est une petite ville fort tranquille, qui n'a,

mes qui ont exploré les talus et les haies du chemin rien de terrible, et les faiseurs d'histoires en sont
de fer aux abords de Bolwiller et ensuite tout le ter- bien fâchés. Il eût été conforme à toutes les tradi-
ritoire de la commune, sauf un petit bois et une tions de placer le personnage dans un milieu ef-
mare qui ont été réservés pour l'après-midi avec la frayant : il a fallu y renoncer. <

présence des commissaires de police et de M. Kremp. Les montagnes qui avoisinent la ville n ont d'af-
Ensuite rendez-vous a été indiqué pour deux freux que leur nom: Wolfskopf (tête de loup), ou
heures devant le château d'Ollwiller, chez M. A. que la prononciation de ces noms mêmes: Herren.
Gros, l'ancien député dont le mandat vient de passer fluçht (Refuge des seigneurs).
à M. Keller. •, Quand les ouvriers, après avoir quitté les fabriques,
Nous sommes arrivés, l'on n'a rien trouvé, l'on n'a sont rentrés chez eux, le silence se fait dans la ville.
pas constaté, à l'endroit reconnu par M. Ingold, qu'il la
Un vent frais court par vallée. Le calme règne dans
y eût aucuns miasmes affectant l'odorat. Le délégué la petite cité; l'obscurité aussi, quand il plaît à la
de M. Claude écoute d'ailleurs très-attentivement le lune de se cacher. c
notaire de Cernay qui lui fournit sur Tropmann père Pacifique est aussi la population. Voici dans quels
et fils des éléments qui doivent le bien fixer sur les termes la municipalité s'exprime, — j'ai recueilli
caractères. cette inscription, placée en relief, sur plaque bleue,
Quand nous rentrons au poiut de départ, il est au-dessus d'une fontaine Défense de rien
— : « ne
cinq heures. Les magistrats se dirigent vers Bolwiller déranger, sous peine d'amende. »
pour fouiller et explorer ces parties du territoire qui Remarquez cet euphémisme, déranger. Ce n'est pas
ont été réservées ce matin. Enfin la nuit arrive et casser, renverser, mettre en pièces, mais simplement
l'on n'a rien découvert encore. déranger. On ne saurait employer un langage plus
Encore si l'on apprenait que le coupable a fait paternel..., ni une locution plus alsacienne.
quelques aveux, on serait consolé de taut de peine Tropmann paraissait trop sournois à son institu-
prise sans résu!tat présent. teur. Celui-ci n'aimait pas cette disposition dans son
Je dois à l'obligeante de M. Lothammer fils, riche élève ; il prévoyait, dit-on, qu'il ne sortirait de lui
négociant de Cernay, d'avoir été conduit à cette expé- rien de bon.
dition et mis à même d'en relater les différentes pha- Tropmann était dévot, assidu aux offices, et- il ai-
ses à nos lecteurs. (E. VALDU.) mait sa famille. Il déclare souvent dans ses lettres
qu'il veut faire le bonheur de tous les siens. <
LE CARACTÈRE DE TROPMANN Tropmann enfant était d'un naturel sournois, mais
.
* rien ne faisait prévoir qu'il deviendrait un monstre
L'attitude de Tropmann déroute tous les crimina- de férocité et qu'il aurait un caractère d'une énergie
listes. indomptable. * '
Depuis qu'il est détenu à Mazas, il a résisté à tou- La Gazelle des Tribunaux nous donne les rensei-
tes les épreuves ; il a persisté dans sa première dé- gnements suivants : 1

claration qui consiste à accuser Jean Kinck et son fils L'état de Tropmann est toujours le même. Con-
Gustave du massacre de leur famille. fronté aujourd'hui avec plusieurs témoins et inter-
Lorsque le cadavre de Gustave a été retrouvé, il rogé par M. le juge d'instruction, il ne paraît pas
n'a pas été ému : avoir fourni des indications précises. Il a consenti,
CI:
Pauvre Gustave, s'est-il écrié... Son père l'a mais après de longues hésitations, à laisser faire sa
tué comme les autres. » photographie, mais il a posé comme condition ex-
Depuis, il s'est étudié dans les interrogatoires et
presse que son portrait ne serait pas vendu sur la
les confrontations à éviter toute réponse précise. voie publique. Il n'a pas renoncé à ses idées de for-
tune, et 'il laisse échapper souvent des propos qui •
En Alsace, les investigations de la justice n'ont
dénotent chez lui une véritable monomanie d'argent. abouti jusqu'à ce moment à aucun résultat. On en
Son appétit, loin de diminuer, semble au contraire arrive seulement à connaitre le jour précis de l'arri-
augmenter; hier, il a demandé de larges suppléments vée de Kinck père à Soultz.
à la portion ordinaire qui lui est servie. Une seule On se. rappelle que des bagages au nom de Jean
chose semble l'exaspérer, c'est l'idée que son père Kinck ont été trouvés dans le bureau de l'omnibus
pourrait être arrêté. de Soultz. Le préposé n'avait pu préciser le jour où -
Quant aux faits qui intéressent directement la jus- ces bagages avaient été déposés ; c'est du 4 au 8 sep-
tice, il ne répond rien, jamais rien, tembre, a-t-il dit.

Mais l'un des bagages portait le timbre du départ net tenu spécialement. Or, en remontant jusqu'au
de la gare d'Épernay; il s'agissait donc de savoir commencement d'août, des places ont été prises deux
quels étaient les voyageurs qui, pendant les premiers fois à Epernay pour Bollwiller, dans la nuit du 4 au
jours du mois de septembre, étaient partis d'Epernay 5 septembre et dans la nuit du 13 au 14 du même
pour Bollwiller, gare qui dessert Soultz. mois. Cette dernière date est bien récente, c'est sur-
Voici sur ce point les curieux renseignements re- tout la première qui nous intéresse.
cueillis par l'Indépendant rémois : Dans la nuit du 4 au 5 septembre, il a été pris un
On ne prend pas tous les jours des billets pour billet, un seul, pour Bollwiller, par le train n° 41,
Bollwiller dans la d'Épernay ; on se sert donc qui part d'Épernay à une heuro treize minutes du
gare
de billets passe-partout, matin, et qui correspond, sauf un arrêt de deux heu*
pour lesquels il y a un car-
à Strasbourg, le train arrivant le 5, à qua- ' fait refaire à Tropmann son récit du crime de Pantin.
res avec
Il persiste
tre heures une minute, à Bollwiller. L'enregistre- Mais Tropmann n'est pas vaincu. à ac-
ment des bagages porte : un colis, trente kilos. Le cuser les Kinck père et fils. Ce sont eux qui ont tout
registre porte, il est vrai, « Bitschwiller, » mais com- fait. Il n'a été que leur complice. r j
ni même plusieurs jours de. distance On comprend si bien à la préfecture et dans le
me ce train,
à à
d'instruction la découverte du
ca-
en avant et en arrière, il n'a été délivré aucun binet du juge que ca.
billet pour cette station, il est plus que probable que davre de Jean Kinck pourrait seule amener Trop-
le préposé aux bagages a mal entendu, et que cet mann à des aveux complets, que de nouvelles corn.
enregistrement correspond bien au billet déposé pour missions rogatoires ont été lancées dans plusieurs dé.
BolIwiller. partements et que d'autres battues vont avoir lieu.
Quant au second,voyage dont parlions tout à Le sieur Kremp, agent de la sûreté, vient de par-
nous
l'heure, et qui a eu Jieu dans la nuit du 13 au 14, tir pour Bollwiller à cet effet. (Le Gaulois.)
ajoutons pour mémoire qu'il s'est fait sans bagages
enregistrés. (Thomas Grimm.) Le même journal est amené à étudier le caractère
de Tropmann. Il le fait en ces termes : 1
î
Tropmann qui, dans les premiers jours de son Dans sa prison, Tropmann n'a plus l'air abattu
arrestation, paraissait calme et résolu, qui a conservé des premiers jours. Il ne trahit qu'une préoccupation
son attitude impassible même en présence des cada- constante. Il lit beaucoup, mais semble, en lisant,
vres de ses six dernières victimes, a été violemment absorbé par une pensée étrangère à sa lecture. Par.
ému lorsqu'il a été placé en présence du corps de fois, il se lève brusquement et se met à arpenter sa
Gustave Kinck; les charges accablantes qui lui ont cellule de long en large. i
été signalées par le juge d'instruction, sa confronta- Un fait acquis à l'instruction et qui met en relief
tion avec les nombreux témoins qui l'ont reconnu le caractère étrange de Tropmann :
comme étant l'individu qui avait figuré dans les actes Pendant la foire de Tourcoing, au mois de juillet,
préparatoires du crime, ont amené chez Tropmann Tropmann s'est fait admettre comme lutteur-ama-
un état d'affaissement qui ne lui permettait pas de teur dans un cirque de. lutte. Les rapports ajoutent
continuer contre l'accusation une lutte dont il sem- qu'il s'y est .distingué. Je le crois volontiers.
blait reconnaître l'inutilité. Voici- comment Tropmann explique la. blessure
|
Il était silencieux, morne et profondément décou- qu'il a au visage. r
ragé; mais depuis quelques jours il paraît avoir re- Lorsque Kinck père assassina sa femme, celle-ci
conquis en partie son assurance première, la pensée parvint, en se débattant, à s'arracher de la gorge le
de l'or et de là célébrité que son nom vient de con- couteau avec lequel on la frappait, et dirigea cette
quérir paraissent avoir surexcité celte imagination arme contre son assassin. C'est alors que lui, Trop-
dépravée; il est plus communicatif avec ses gardiens mann, pour protéger Jean Kinck, re jeta sur la mal.
et cherche à savoir quel est l'effet produit sur l'opi- heureuse, et, en la désarmant, se blessa. Sj
nion publique par les crimes qui lui sont imputés.
Sa voix est nette et lerme. LE COMPLICE PRÉSUMÉ DE TROPMANN
jj
Lorsqu'on a fait sa photographie, il a fait remar-
quer que, si on lui permettait d'utiliser commercia- Nous avons annoncé l'arrestation à Bruxelles d'un
lement la vente de son portrait, cette vente pourrait individu dont les allures mystérieuses sont de nature
lui procurer une somme importante. La mutiplicité à inspirer de graves soupçons. 5

de ses crimes, l'audace avec laquelle ils ont été exé- La Patrie donne sur les recherches de la police
cutés lui paraissent de nature à le placer en dehors belge les renseignements suivants : f
des criminels vulgaires. Cette situation exceptionnelle L'horrible drame de Pantin a produit ici, comme
semble ne pas l'impressionner défavorablement. (Le vous pouvez le penser, une émotion aussi indescrip-
Droit.) tible qu'en France.
A la lecture des nouvelles de la plus terrifiante
Le Gaulois donne les nouvelles suivantes : succession de cadavres qui ait jamais été vue en pa-
Hier,. pour la première fois, Tropmann a été ex- reille circonstance, on s'est demandé si Tropmann
trait de Mazas pour être interrogé au palais de jus- n'a pas eu des complices dans la perpétration de ces
tice. Un fiacre, dans lequel se trouvaient trois agents épouvantables forfaits, et si la Belgique n'est pas
du service de sûreté, attendait le prévenu dans la devenue le refuge de ces fugitifs criminels, qui ont
cour de la prison. Le fiacre est sorti par une petite réussi à tromper un instant la vigilance de la police
porte, et, prenant par la petite rue Saint-Louis et française. 19
la cour de la Sainte-Chapelle, s'est arrêté devant Quand, en conséquence de' nouvelles données,
un
coin du palais qu'on appelle la Souricière. L'inco- prière a été adressée de la part de l'autorité judiciaire
gnito de l'assassin n'a donc pas été trahi. de Paris au parquet de Bruxelles et à l'administra-
De la Souricière, Tropmann a pénétré teur de la sûreté publique de notre pays de se livrer
par un pas-
sage réservé dans le cabinet de M. Douet d'Arcq. à une enquête sur certains indices et de seconder la
L'interrogatoire a duré depuis une heure et demie justice française, des avis ont été immédiatement
jusqu à quatre heures et demie. Trois heures! Trois transmis à tous les commissaires de police du
heures, pendant lesquelles la moindre parole du pré-
royaume. 1

venu a été scrupuleusement notée; trois heures pen- A la suite d'ordres donnés, les agents de police à
dant lesquelles, pour la centième fois peut-être,
on a tous les degrés et tous ceux qui s'intéressent au ré-
sultat des investigations de la justice française, on C'était dans la grande salle d'honneur d'un de ces
s'est mis à s'enquérir secrètement des nouveaux dé- anciens châteaux qui restent encore debout pour at-
barqués en Belgique depuis le 20 septembre dernier, tester la redoutable puissance des seigneurs du moyen
jour du drame sanglant, des motifs de leur présence âge.
ici et à étudier leurs allures. L'ameublement en est demeuré sévère et imposant;
Les plus insignifiants indices furent rassemblés aux murailles cachées par des boiseries sont encore
et communiqués jour par jour de tous les côtés du appendus les portraits des anciens chevaliers, pres-
pays. que tous recouverts de pesantes armures.
De Gand, on apprit qu'il y a environ deux mois, La vaste salle était plongée dans une demi-obscu-
Jean Kink y avait séjourné et rendu visite à un Gan- rité, ce qui donnait à cette scène quelque chose de
tois qu'il avait particulièrement connu, quand celui- fantastique.
ci était établi, il y. a quelques années, à Roubaix. Le médium recommanda le plus grand recueille
Jean Kinck était accompagné d'un autre individu ment et annonça d'une voix émue qu'il allait évoquer
dont on a, assure-t-oa, donné le signalement. l'esprit de Jean Kinck.
On s'est mis à examiner si la présence de Jean Personne ne dit mot, mais un frisson sembla par-
Kink coïncidait avec la date de son départ, par la courir l'assistance ; à un signe du président, chacun
Belgique, pour l'Alsace, et l'on a trouvé que c'était posa les deux mains sur la table, de manière à tou-
auparavant. A la frontière française, les gendarmes cher celle de son voisin, afin de se pénétrer du fluide
belges réclamèrent de certains individus qui, par leur magnétique-résultant de ce concours de volontés
attitude et leur présence, leur parurent suspects, réunies et de former la chaîne sympathique.
l'exhibition d'un passe-port, ou tout au moins d'un Quelques instants après, il sembla que la table
document quelconque constatant leur identité; on commençait à s'ébranler; puis on entendit un cra-
leur demanda même des explications sur les raisons quement ; un coup sec et sonore vint résonner dans
de leur voyage. l'intérieur de la table.
Plusieurs de ces étrangers suspects, qui ne purent Le médium s'interrompit alors pour expliquer que
apaiser les scrupules des agents de l'autorité, furent l'esprit était disposé à répondre.
provisoirement mis en état d'arrestation, jusqu'à ce «
Chaque fois, dit-il, que l'esprit répondra affirma-
qu'on eût reçu de France des renseignements éta- tivement, un coup retentira ; dans le cas de la néga-
blissant que leurs allégations relatives à leur iden- tive, deux coups seront entendus. »
tité, à leur position sociale et à leur séjour, le 20 Le président interrogea :
septembre dernier, étaient confirmées. ce
Es-tu l'esprit de Jean Kinck ? »
En conformité des avis donnés, les éclaircissements Deux coups répondirent, ce qui signifiait que ce
étaient demandés et parvenaient par le télégraphe, n'était point lui.
de façon qu'en quelques heures on était éclairé, on Qui es-tu? reprit le médium; veux-tu répon-

libérait ceux contre lesquels il n'existait point d'in- dre ? »
dices. Jusqu'à ce jour, à la suite de renseignements On entendit un coup.
transmis,,en réponse à des informations demandées L'esprit acceptait. /
par le télégraphe électrique, deux individus suspects Voici comment se font les réponses :
restent détenus à la disposition de l'autorité belge, Le médium nomme successivement les lettres de
qui en a référé à celle de Paris. l'alphabet ; quand l'esprit frappe il faut s'arrêter et
inscrire la lettre qui vient d'être prononcée.
On recommence l'alphabet; l'esprit en frappant
SÉANCE DE SPIRITISME
indique une seconde lettre et ainsi de suite.
Les lettres succesivement désignées de cette ma-
ÉVOCATION DE L'AME DE JEAN KINCK
nière forment des mots, qui sont la réponse deman-
Aujourd'hui, je veux vous introduire dans le monde dée.
surnaturel; je n'ai pas, je l'avoue, une foi ardente Cette méthode, on le voit, est un peu longue, mais
dans ces communications des êtres vivants avec les elle est précise.
esprits invisibles ; mais le spiritisme et le magné- Le médium opéra comme nous l'avons dit.
tisme ont de nombreux et de sincères adeptes; ils Il marqua les lettres et vit que, toutes réunies,
cherchent avec persévérance la solution du sinistre elles formaient le nom d'Angèle.
problème que le poignard de Tropmann a posé à «
'Ah! mes frères, dit-il, c'estnotre bonne Angèle.
la justice. qui assiste à toutes nos réunions.
M. Syrcos, ancien rédacteur du Rappel, nous écrit — Angèle, reprit-il, fais-nous l'amitié d'aller nous
qu'il a assisté, dans une petite ville des Vosges, à chercher l'esprit de Jean Kinck, victime d'un assas-
une évocation de l'âme de Jean Kinck. sinat, qui depuis quelque temps doit être parmi vous.
Bien qu'il se défende de croire aux manifestations Veux-tu? »
des esprits, il a bien voulu nous donner quelques Un coup d'acceptation retentit et fut suivi d'un as-
détails sur cette séance, au sujet de laquelle nous sez long silence.
avons reçu des renseignements plus précis, qui nous Bientôt de nouveaux chocs se firent entendre, et
permettent d'en rendre un compte exact. sur la demande du médium, qui épela de nouveau
Une douzaine de personnes, très-honnêtes et de l'alphabet, l'esprit qui répondait était cette fois l'es-
très-bonne foi, se sont assises gravement, silencieu- prit de Jean Kinck.
sement autour d'une table. Nous ne répéterons pas toutes les formalités de
l'épreuve ; mais voici le dialogue qui eut lieu. Le mé- de l'erreur signalée dans le nom de 1 auberge où Jean
dium, dans une sorte d'invocation préliminaire, ad- Kinck se serait arrêté à Schlestadt. Les esprits ne
jura l'esprit de dire la vérité.. sont pas autre chose que des êtres sans corps maté.
Les frères que tu as laissés sur la terre, disait-il, riel, autrement dit des désincarnés ; par opposition,
et
te supplient de les instruire en toute sécurité. Nous les esprits nous appellent des incarnés; or, que nous
à toi la justice des hommes soyons incarnés ou désincarnés, nous sommes sujets
avons recours pour que
soit éclairée et pour qu'un grand crime, le. plus hor- à des erreurs, à des illusions; par conséquent l'esprit
rible qui jamais ait été commis, ne reste pas impuni. de Jean Kinck a pu se manifester dans l'évocation
Esprit, veux-tu répondre? » dont il vient d'être parlé, et avoir commis cette légère
La table rendit un son net et distinct et le dialogue erreur en confondant deux mots, et en donnant le

, nom de Lion-Vert à l'hôtel du Lion-Rouge. Chacun


commença :
DEMANDE. de nous ne serait-il pas exposé à faire une erreur
Qui étais-tu, esprit, quand tu étais sur la semblable si nous avions à nous rappeler le nom d'un
terre? hôtel où nous aurions séjourné un jour ou deux en
RÉPONSE. traversant une ville; surtout si de tragiques événe-
J'habitais le corps de Jean Kinck. ments avaient pu troubler notre mémoire? !

i
DEMANDE..
Qu'est devenu ce corps? SÉANCE DE SOMNAMBULISME 1
]

RÉPONSE.
- il
Mon corps est enterré près de Schlestadt, en Une personne est allée présenter à M. Lerouge,
Alsace. sous-chef de la police de sûreté, une note reprodui-
DEMANDE. sant fidèlement une séance de somnambulisme, qui
Comment t'étais-tu rendu en cette ville. avait pour but de chercher des indications sur le lieu
RÉPONSE. où était le cadavre introuvable de Jean Kinck. 1

Je m'étais mis en route avec Tropmann. Nous Selon la somnambule consultée à Paris, Trop.
sommes arrivés à Schiestadt. Nous avons logé à l'hô- mann seul aurait assassiné M. Kinck père entre
tel du Lion-Vert. Puis nous sommes sortis ; nous Soultz et Bollwiller. Tropmann, en descendant du
nous sommes dirigés vers la campagne. Là, Trop- chemin de fer, aurait accompagné sa victime, dont le
mann s'est jeté sur moi, m'a frappé avec tant de vio- projet était de se rendre à la fabrique du père
lence, et mon esprit s'est envolé si vite, que je ne Tiopmann. Il lui aurait fait prendre un chemin vi-
sais pas exactement à quel endroit il a enterré mon cinal longeant un petit bois. 1 !

corps. Mais j'ai la-certitude qu'il ne doit pas être Après l'avoir tué, il l'aurait enterré sur place ; mais
éloigné des environs de Schlestadt. il serait revenu le lendemain pour l'exhumer, la fosse
Voilà à peu près, chers lecteurs, ce que nous a ap- n'étant pas à son gré assez profonde. Puis, le traî-
pris notre correspondant. nant jusqu'au bord d'un étang voisin, il l'aurait
Tout d'abord, je n'avais pas ajouté une grande im-
portance à cette lettre : je ne suis pas, je le répète
un adepte du spiritisme.
l'eau au milieu de l'étang..
chargé sur un petit bateau pour aller lé plonger dans

La somnambule ajoute qu'il serait facile de re-


g

Cependant je n'avais pas à mettre en doute la trouver la fosse où le corps avait d'abord été déposé,
séance signalée par M. Syrcos, et j'ai écrit à Schles- et qu'il est resté dans la terre un objet ayant appar-
tadt pour savoir s'il y a réellement un hôtel du Lion- tenu à la victime.
Vert dans cette ville. On le voit, de toutes les manières, de toutes les,
Voici la réponse que j'ai reçue : façons, jeunes, vieux, riches, pauvres, spirites, som-
nambules, publicistes, tout le monde s'occupe de
« Mon cher ami, / cette lamentable affaire de Pantin; tout le monde ale
«.
Nous avons ici un hôtel du Lion-Rouge et un désir de connaître la vérité, l'envie de dévoiler ce
hôtel de la Montagne-Verte, ce qui est déjà très-joli mystère, de découvrir ce qu'il y a encore de cache
pour un chef-lieu de sous-préfecture. dans le ténébreux réseau que tresse avec une sinis-
ci
Quant à un Lion-Vert, c'est vraiment trop exiger tre énergie l'assassin qui est sous les verrous, afin
même pour un esprit. de dérouter la justice, d'égarer l'opinion publique,
«
D'autant plus que probablement cela nous obli- de faire croire qu'il n'a été que le complice des mem-
gerait à avoir une Montagne-Rouge. bres de la famille Kinck, et de jeter l'incertitude et
«
Cependant, si les deux hôtels voulaient fusionner la crainte dans l'âme de ceux qui doivent prononcer
l'un donnerait l'animal et l'autre la couleur. sur son sort. '%
« L. BAUER. » T
.1
L'INSTRUCTION [ j
Notre correspondant plaisante. Les spirites n'en
sont pas moins convaincus qu'ils ont évoqué l'âme de Les documents relatifs à la personnalité de Trop-
Jean Kinck. (Thomas GRIMM.)
mann, à son existence avant le crime, à ses relations
avec la famille Kinck, à ses voyages à Roubaix et à
Le chroniqueur du Petit-Journal semble
ne pas son séjour à Paris, sont aujourd'hui réunis et classes
oser faire l aveu de sa croyance au spiritisme ; mais par les soins de M Douet d'Arcq. Ces documents,
pour nous qui comptons parmi les adeptes de la doc- joints aux premiers témoignages recueillis par l'in-
à
trine spirite, nous n'hésiterons pas expliquer la
cause struction, forment déjà un très-volumineux dossier
11:;'

i
Tropmann a des alternatives d'abattement et de Il est pâle,' et, au moindre bruit, au moindre
surexcitation. Tantôt silencieux et morne, il feint de mouvement du gardien ses pommettes se colorent. Il
dormir, le front sur son bras; tantôt il se lève brus- mange avidement parfois, et, après les premières
quement, se promène avec agitation et témoigne une bouchées, il refuse de continuer son repas et retombe
avidité fébrile des bruits du dehors. Il a le plus vif dans sa prostration.
désir de savoir ce que disent de lui les journaux et Parfois encore ses instincts d'aventurier repren-
quelle est l'impression des foules nent le dessus. Il parle de la fortune qu'il avait rêvée,

le ses projets d'industrie en Amérique et du bonheur avec trois agents 'du service de sûreté. La voiture
lue la réalisation de ces projets eût donné à sa fa- s'arrêta à la Souricière ; les agents firent traverser à
mille. Tropmann le poste de gendarmerie, le prévenu
monta l'escalier à vis qui débouche sur le couloir de
AU PALAIS x service, et fut introduit au n° 9, dans le cabinet de
M. Douet d'Arcq. 1

C'est vendredi soir, pour la première fois, qu'on a Tropmann a subi, cette fois, un interrogatoire de
onduit Tropmann au Palais. Les précautions les deux heures. Introduit au Palais à une heure quà-
)lus rigoureuses avaient été prises, moins contre les rante-cinq minutes, il en sortait à quatre heures un
entatives d'évasion du prévenu que contre la curio- quart.
!ité de la foule. Le prévenu persiste dans son système de défense,
M. Claude l'amena dans une voiture de place, ou plutôt d'accusation, car il continue d'accuser Jean
Kinck et son fils aîné, Gustave, du' massacre de de grâce, bien plutôt que le plus redoutable des
Mme Kinck et de ses cinq enfants. v
châtiments. -

La découverte du huitième cadavre pourra seule Écartons comme fausse cette pensée que la peine
vaincre cette obstination. de mort est dans l'acte même de la privation dela vie.
La journée d'hier a été relativement calme. C'é- Cette peine consiste TOUT ENTIÈRE à savoir que
tait pour le prévenu comme une journée de répit. fatalement, à un moment qui se calcule par minutes,
Tropmann ne paraît rien tant redouter que les con- ce cerveau qui pense, ce cœur qui agit, ce cœur qui
frontations avec les témoins qui déclarent l'avoir vu, bat, ne seront plus qu'une matière inerte vouée à la
soit à Roubaix, pendant les derniers mois, soit en décomposition, à l'anéantissement. %

Alsace, soit à Paris.. Chez le criminel à qui l'on vient dire : Il est cinq
-
Après chacune de ces confrontations, il devenait heures, à sept heures tout sera fini, vous aurez cessé
songeur et retombait dans son accablement. d'être et votre âme aura pénétré le mystère de la
vie éternelle, il se produit une révolte affolée, im-
LE CARACTÈRE DE TROPMANN mense, vertigineuse, de l'instinct de la conservation
contre la pensée de l'anéantissement.
Pour MM. les magistrats instructeurs qui recher- Dans le combat horrible et impuissant, où le dé-
chent avec juste raison les goûts et les aptitudes des sir de vivre est la seule arme contre la justice qui
criminels qui passent sous leurs yeux, qui demandent dit : cc Tu vas mourir! » la terreur se mêle à la
à savoir si Tropmann aimait à détruire des insectes haine, la rage à la défaillance. 1
et des animaux, et si la vue du sang versé l'impres- Il s'opère alors instantanément des effets physio-
sionnait plus ou moins, voici un renseignement des logiques d'un caractère effrayant qu'il est grande-
plus exacts : ment utile de dévoiler comme le plus sûr moyen,
Jean-Baptiste Tropmann se renfermait assez sou- peut-être, de prévenir le crime en révélant le vérita-
vent entre midi et deux heures, temps accordé pour blè caractère de la peine de mort. (THOMAS GRIMM.)
le dîner, — principal repas de la classe ouvrière, —
dans l'atelier de son père, au faubourg de Thann. Eh bien ! si atroces que soient ces douleurs mo-
Cet atelier appartient à un M. Saal, qui raconte rales dont parle le chroniqueur du Petit Journal,
qu'à ce moment de la journée, Tropmann, ainsi elles sont peu de choses en raison de leur durée ra,
resté seul, avait tracé un cercle, sur une porte en, pide; après que l'aiguille de nos cadrans a fait deux
chêne et s'amusait tous les jours à y piquer son cou- tours, les deux heures sont expirées et les angoisses
teau qu'il lançait, d'une certaine distance. du criminel ont pris fin. Mais le châtiment serait
C'était peut-être un jeu favori, mais encore? bien autrement terrible, si la société, renonçant à la
M. Saal a montré à notre correspondant plus de peine de mort, laissait aux assassins des remords
deux mille traces du couteau qui était entré dans le inexorables pendant leur vie entière, et tout en pre-
bois. nant des mesures certaines pour se mettre à l'abri
On voit ainsi que Tropmann aimait à jouer du de nouveaux forfaits de la part de ces hommes cri-
couteau! minels, laissait une voie ouverte au repentir, mettait
Un fait acquis à l'instruction et qui met en relief à leur disposition les moyens de racheter leurs cri-
le caractère étrange de Tropmann : mes, s'occupait de réveiller dans leur âme les senti-
Pendant la foire de Tourcoing- ail mois de juillet, ments de morale.... La société, à notre sens, aurait
Tropmann s'est fait admettre, Gomme lutteur-ama- mieux rempli son devoir qu'en tranchant le fil de la
teur, dans un cirque de lutte. Les rapports ajoutent vie à des êtres dont, le plus souvent, les crimes et
qu'il s'y est distingué. les attentats doivent remonter jusqu'à elle, soit parce
qu'elle a négligé de veiller à l'éducation de ces mal-
LA PEINE DE MORT heureux, soit parce qu'elle les a abandonnés aux ha-
sards de la misère, pendant leur jeunesse, soit parce
Tropmann a une frayeur terrible du dernier sup- qu'elle a développé chez eux, à l'âge adulte, des in-
plice. stincts pervers, des ambitions déréglées, par le spec-
Cette crainte obsède et trouble son sommeil. tacle des honneurs, des dignités, des fortunes scanda-
Une de ces dernières nuits, il était sous le coup leuses et des triomphes.... d'hommes placés aux plus
d'un affreux cauchemar; il murmurait des paroles hauts degrés de l'échelle sociale malgré leur indi-
sans suite.
Tout à coup il a bondi sur son lit tout effaré ; et
gnité !
-
y
on l'a entendu prononcer d'une voix rauque ces LE CABINET DU DIRECTEUR DE MAZAS
0
mots :

K
L'échafaud I... l'échafaud !... 'D Ordinairement les juges d'instruction, quand ils se
L'échafaud!... et il frémit.... Et cependant ce que transportent à Mazas pour interroger les inculpés, se
Tropmann ne sait pas, ce que le public ne servent d'un cabinet à eux affecté et qui est dans l'in-
soup-
çonne pas, ce que n'ont pu deviner les monstres à térieur de la prison. Mais, dans l'affaire de Trop-
face humaine qui se mettent par leurs forfaits hors M. Douet-d'Arc ayant souvent plusieurs té-
mann,
la-loi, ce sont les tortures morales, et sans analo- moins à confronter à la fois avec 'l'inculpé, il lui a
gues, mille fois plus à craindre que toutes les souf- fallu un plus grand espace que d'habitude, et M Bran-
frances physiques, qui précèdent le moment du .
dreth, directeur de la prison, lui cède, quand il vient,
sup-
plice et font de 1 instrument de mort
un instrument son cabinet personnel.
Comme il n'y a pas dans le voisinage de pièce où nerfs. Lorsqu'on le presse avec instance d'être sin-
l'on puisse déposer Tropmann, celui-ci assiste, soi- cère, il répond invariablement.par cette formule :

gneusement gardé par des surveillants, aux déposi- Mais que foulez-fous que che fous disse ? Ché n'en
positions des témoins. chais pas davantache. — (Petite Presse.)
| Le cabinet du directeur de Mazas est une belle
pièce, au rez-de-chaussée, à deux pas du.gren'e. L'Alsace du 5, qui se publie à Colmar, contient, sur
On arrive au greffe et au cabinet par le vestibule les recherches faites et à faire pour arriver à la dé-
de la prison, que l'on rencontre après la première couverte du cadavre de Jean Kinck, des détails qu'on
cour de cet établissement cellulaire. C'est là que se lira avec intérêt.
tiennent, assis dans leur traditionnel fauteuil de cuir, Le père Kinck aurait été rejoint par Tropmann à
les geôliers armés de leur énorme clé. Du dehors on Mulhouse, où il y aura eu rendez-vous donné. Ils
auraient fait voyage ensemble jusqu'à Soultz. Arrivés
les voit à peine à travers des croisillon? de fer garnis
de petites vitres. ici avec l'omnibus qui dessert notre ville et Guebwil-
Le cabinet de M. Brandreth est meublé sévère- ler, vers cinq heures du soir, Tropmann aurait en-
ment, administrativement. Il est éclairé par trois fe- gagé Kinck à s'arrêter pour aller prendre quelques
nêtres aux rideaux verts. Ces ouvertures, dans toute rafraîchissements, en attendant le départ suivant de
leur longueur, sont défendues par des barreaux de l'omnibus. Kinck s'y serait prêté et on aurait déposé
fer. Au milieu de la pièce est un grand bureau d'a- les colis de Kinck père chez le facteur du bureau
cajou; c'est là que se placent M. Dôuet d'Arcq et d'omnibus, Voge!, auquel Tropmann aurait dit que
son greffier. Devant eux, entre le bureau et le mur, l'on viendrait retirer les effets plus tard.
se tiennent debout Tropmann et ses gardiens. Une On suppose que Tropmann, méditant son crime,
fenêtre, qui est à sa gauche, éclaire parfaitement les aurait fait boire à Kinck plus qu'il ne pouvait sup-
traits de l'inculpé. Les témoins sont entendus assis à porter ; Gelui-ci sans doute ne se rappelant plus la
l'une des extrémités du bureau, à la droite de Trop- force de nos vins d'Alsace, s'y sera laissé prendre et
mann. - aura oublié l'heure du passage de l'omnibus, de
Tropmann dirige des regards toujours scrutateurs- sorte qu'en voulant partir pour Guebwiller, il n'y
et quelquefois moqueurs sur les témoins qui dépo- avait plus de voiture, la dernière passant à neuf heu-
sent. Par intervalles, il considère en clignotant di- res dix minutes desservant le dernier train. C'est
vers tableaux mis sous verre, parmi lesquels sont deux ce qu'aura cherché Tropmann pour attirer Kinck
plans géométriques de la prison de Mazas. L'un de dans le guet-apens.
ces plans est l'œuvre d'un détenu qui avait travaillé On n'avait donc d'autre moyen que d'aller à pied
chez un architecte. Ce dessin représente l'ensemble à Guebwiller. Tropmann se sera chargé d'aller chez
de la prison avec ses cinq promenoirs qu'on nomme Vogel pour lui dire qu'il avait à expédier le lende-
individuels, parce que chacun ne reçoit qu'un dé- main les colis à Guebwiller, commission qu'il n'a pas
tenu. faite, puisque Vogel ne l'a plus revu. C'est donc dans
Ces promenoirs ont la forme d'une galette sur la- le trajet de Soultz à Guebwiller que le crime aurait
quelle le couteau aurait tranché vingt parts. Chaque eu lieu entre dix et onze heures du soir.
promenoir, renfermant vingt divisions rayonnant au- Pour se rendre à Guebwiller, à égale distance en-
tour d'un centre, il en résulte qu'avec les cinq pro- viron de cette dernière ville et de Soultz, à l'endroit
menoirs qui existent, cent détenus à la fois peuvent où se trouve la pépinière de M. Biehler, il se pré-'
respirer l'air extérieur, sans qu'aucun d'eux puisse sente deux chemins, dont l'un est la route départe-
voir ou entendre ses voisins. mentale n° 2, et l'autre un chemin de défruitement
La cellule de Tropmann, on l'a dit, est le double fréquenté seulement le jour et contournant Guebwil-
de celle des autres. Ce n'est pas une faveur qui lui a ler. Ce dernier suit le pied de la montagne, dont la
été accordée, c'est sa surveillance qui exige cet es- déclivité s'arrête à son niveau. Bordé de pépinières,
pace. de jardins, de prés et de vignes, il est assez favora-
Il y a dans toutes les cellules un bec 'de gaz qui ble pour commettre un assassinat. C'est dans ce che-
s'éteint à huit heures du soir; la Duit des prisonniers min que, d'après certaines hypothèses, le crime a dû
est longue; mais le gaz de la cellule double brûle être perpétré dans les circonstances que je viens de
toute la nuit pour éclairer la surveillance à vue exer- raconter.
cée sur Tropmann. La grande énigme est de savoir où Tropmann a en-
Cette surveillance est un des services les plus pé- foui la victime, n'ayant point d'instrument pour creu-
nibles pour les employés, et on ne se figure pas tous ser de fosse, autant que l'on sache.
les ennuis et toute la fatigue qu'entraîne la garde On ne croit généralement pas que les taches de
d'un criminel jusqu'au moment où la, cour d'assises sang que l'on croit avoir remarquées sur le sac de
l'a frappé. voyage et sur une chemise soient des indices du
Tropmann fait tous les jours une promenade, es- crime, c'est-à- dire que Kinck ait été assassiné avant
corté comme un grand personnage. son arrivée à Soultz. Le maire de Soultz a fait pu-
L'heure de cette sortie n'est presque jamais la blier à son de caisse que les propriétaires aient à
même : elle varie suivant les besoins de l'instruc- faire, chacun en particulier, des recherches sur leurs
tion. propriétés. -
L'inculpé n'aime pas à faire de longues séances Nous avons ici depuis plusieurs jours un chef de la
dans le cabinet du directeur de Mazas. Il dit que police de Paris, qui est à la piste d'éclaircissements
toutes les questions qu'on lui fait lui donnent sur les et qui fait faire, de concert avec notre commissaire
de police, des fouilles dans les environs, mais jus- Le trou, contrairement à ce que l'on disait, n'avait
qu'ici sans succès. J'apprends à l'instant que l'on va qu'une profondeur de quatre mètres environ. On lui
faire des battues dans les forêts bordant le chemin avait donné une profondeur de plus de vingt mètres,
d'intérêt communal de Soultz à Cernay ; c'est le pre- (L'Alsace.)
mier chemin dont je vous ai entretenu plus haut; il
à côté d'Olwiller et de Wattwiller, et c'est LES VOYAGES DE JEAN KINCK
passe

par que la police suppose que Tropmann aurait
emmené Kinck père, pour l'attirer dans le guet- On affirme que Kinck père a été vu avec Tropmann
pouvoir le crime. Je suis porté fils au café du Chemin de Fer, à Bollwiller, où ils
apens et consommer
à croire, avec la police, que le crime a été perpétré sont entrés pour se rafraîchir; que de là ils sont
chemin, qui est un véritable coupe-gorge et allés à Soultz où, après avoir remis les effets de
sur ce
où déjà plusieurs personnes ont été attaquées, tant M. Kinck au bureau de l'omnibus, ils ont pris la
le jour que la nuit, et ont trouvé la mort. route qui mène à Cernay, le long de la montagne,
au-dessus de la route impériale. Ils seraient entrés
dans une des dernières auberges de la ville, à gauche,
LE TOMBEAU DES VICTIMES DE PANTIN
où ils auraient bu du vin et mangé du saucisson. A
Le projet de monument dont nous publions l'es- partir de là, plus de traces.
quisse a été envoyé au Petit Moniteur. L'auteur, qui La justice a fait, dit-on, une descente dans une au-,
gardé l'anonyme, est assurément un artiste de grand berge mal famée, située sur la route dont je parle, à
a
talent. Il suffit pour s'en convaincre de jeter un re- l'endroit où elle se croise avec celle qui mène à Watt-
gard sur le dessin de cette œuvre si éloquente et si willer. (L'Industriel alsacien.)
dramatique en son austère simplicité.
Les victimes sont couchées sous le même linceul, L'ENQUÊTE
réunies dans la même fosse comme durant la nuit
fatale du 20 septembre. Voici, d'après le Journal de Guebwiller, quelques-
La draperie de marbre indique plutôt qu'elle ne uns des faits qui résultent de l'enquête poursuivie
dessine les cadavres rigides et laisse entrevoir deux 1° J. B. Tropmann a été positivement reconnu
pieds d'enfant!... Une femme, un ange, debout, les devant le juge d'instruction de Paris, par M. Gros,
ailes déployées, soulève le blanc linceul et regarde directeur des postes à Guebwiller, pour être l'indi-
le ciel avec une poignante expression de douleur et vidu qui s'est présenté à deux reprises au bureau de
d'épouvante. poste sous le nom de Gustave Kinck, puis d'Emile
Ce n'est pas la Justice, ce n'est pas la Vengeance; Kinck, pour retirer les cinq mille cinq cents francs
c'est la Civilisation protestant contre le Crime, c'est qui y étaient arrivés à l'adresse de Jean Kinck;
Tropmann ne l'a d'ailleurs pas nié.
et criant la légende biblique :
Non occides !
..
l'Humanité, éplorée, faisant au ciel un appel suprême
2° La femme Lœw, qui devait comparaître pour
établir le même fait, continue à avoir la raison
égarée.
TU NE TUERAS POINTI
3° Stadelmann, appelé à Paris dans le même but,a
aussi reconnu Tropmann, et a été reconnu par lui,
LES FOUilLES

Aucun incident nouveau marquant n'est survenu. TROPMANN A L'INSTRUCTION


On continue à vider le trou de Saint-Fridolin, à
côté de la route impériale (ban de Soulz), pour s'as- Il est midi. Un rayon de soleil frappe d'aplomb
surer si par hasard il ne recèle pas dans sa vase le sur le revêtement de bois qui ferme la fenêtre de ia
cadavre du malheureux Kinck. Cinq pompes et cin- cellule ; bientôt il disparaîtra. Le soleil des prisons
quante hommes de troupes de la garnison de Colmar se lève à midi et se couche à une heure.
sont sur les lieux pour vider cet entonnoir qui a plu- Depuis le matin, Tropmann songe Sa face
sieurs mètres de profondeur. L'opinion publique ne hâve et terreuse semble s'assombrir encore. Son
croit pas à un résultat, et est toujours disposée à front se plisse. Il lève de temps en temps sur ses
croire que si Kinck est venu jusque dans nos parages, gardiens un œil indécis, ou passe en soupirant les
il a dû trouver la mort entre Ollwiller et Wattwiller, mains sur son visage, sans doute pour écarter le sou-
sur la route qui de Soultz conduit à Cernay. venir des songes horribles de la nuit.
Après avoir vidé le trou de Saint-Fridolin, on con- Mais l'heure s'avance et les traits du prisonnier se
tinuera à faire des fouilles et des battues dans les fo- crispent de plus en plus sous l'effort de réflexions
rêts communales entre Ollwiller et Wattwiller. sans espoir.
P. S. Cinq heures et demie, soir. —Je viens de Un bruit cadencé, celui de militaires qui mar-
voir le trou de Saint-Fridolin qui est complètement chent au pas, arrive jusqu'à la cellule, il se rap-
vidé. J'en ai même vu le fond. Plus de quatre cents proche; tout à coup la porte s'ouvre, c'est le direc-
personnes assistaient à ce spectacle, qui était une vé- teur de la prison, M. Brandeth, accompagné de
ritable comédie par le nombre de carpes et autres quatre agents de police,
poissons que les militaires se jetaient à la tête les
« Allons! debout, en route pour l'instruction. »
uns aux autres, et qu'ils avaient soin d'empaqueter Tropmann se lève comme s'il était mû par un res-
pour en faire des fritures. Les recherches n'ont pas sort. Il a pâli sous sa pâleur et quelques goutte"
fait découvrir autre chose. lottes de sueur ont perlé sur ses tempes.
Il s'avance indécis, la tête découverte. s'être en vain débattu sous l'étreinte du juge d'in-
«
Non, lui dit-on, prenez votre casquette, l'interro- struction. Il se sentait pris par cette machine qui
gatoire aura lieu aujourd'hui dans le cabinet du juge s'appelle l'instruction, où la pensée tout entière passe
d'instruction au palais de justice. » et se lamine comme le corps d'un malheureux qui
.
Nous savons maintenant à quoi pensait Tropmann, s'est laissé saisir la main par un engrenage.
nous connaissons la pente heurtée que suivaient ses L'instruction est la terreur du coupable. C'est un
réflexions. Il avait présents à l'esprit tous les inter- supplice qui se répète chaque jour. C'est la ques-
rogatoires, celui de la veille, celui de l'avant-veille, tion morale qui a succédé à la question physique,
le premier surtout, celui où il avait trop parlé, après sans son attirail d'instruments de torture.
cellulaire, le peuple l'en arracherait peut-être ; mais lice et les dépositions de ceux des témoins avec les-
une voiture de place semblable à celle qui ie con- quels il n'a pas été confronté.
duisit à Pantin. Ce qu'il sait de plus, c'est qu'un nouveau cadavre
Un éclair de grand soleil, le voilà dans la voi- est venu s'ajouter aux six premières victimes, qu'il
- ture... maintenu par ses gardiens qui baissent les croyait à jamais disparues dans le sillon qu'il avait
stores..» puis, au grand trot! creusé.
Dans ce court trajet de la prison à la voiture, il a La voiture reprend le chemin de Mazas. De temps
vu passer un ouvrier, ses outils sur l'épaule, et son à autre, le vent gonfle les stores de la voiture et per.
esprit qui roule mille pensées en une minute a suivi met au misérable de voir circuler les passants. « Ahi
ce compagnon à l'atelier; il s'est souvenu de ses li- qu'ils sont heureux ceux-là, ils dormiront ce soir,
bres occupations d'autrefois ! ils ne seront pas interrogés demain » !

On entend le brouhaha de la foule joyeuse qui m


court sur les trottoirs, et Tropmann se dit : « Si l'on Nous avons reçu bier après-midi la dépêche télé,
savait que je passe... » graphique suivante :
Le palais de justice!... On descend. Quelle lu-
mière! « Vite, montez l'escalier. » Et les lourdes Guebwiller, 11 octobre, 3 heures.
bottes des municipaux résonnent derrière lui sur les « Un
cadavre vient d'être trouvé dans une sablière
marches. Une porte s'ouvre, c'est là1 / près de Wattwiller. 1
Le cabinet de M. Douet d'Arcq est situé au qua-
« A ce soir détails télégraphiques. ( CAMILLE
trième étage et donne sur le boulevard du Palais. KRAFT.)» L
Deux bureaux sont placés en équerre dans l'inter- Nous avons attendu avec une impatience bien na-
valle de deux fenêtres. M. Douet d'Arcq occupe ce- turelle les détails qui
nous étaient promis. $
lui de droite, le greffier celui de gauche. L'accusé Est-ce enfin le cadavre de Jean Kinck que l'on a
s'assied en pleine lumière. découvert?
1
Un moment de silence! le juge écrit. La lutte va Dans la soirée, une seconde dépêche nous est par-
commencer. « Je ne dirai rien, ils ne sauront rien, venue. La voici :
11 " j
pense encore Tropmann, puis il se dit qu'aujour-
d'hui ressemblera à hier et demain à aujourd'hui. Guebwiller, 4 heures 45 du soir. ;;

« Voilà bien le juge, il a l'air fâché, que sait-il


« Je
viens de Wattwiller. i
de plus? Et le greffier,-où ai-je vu sa figure, il res- On a trouvé seulement des effets ensanglantés
«
semble à quelqu'un de chez nous. Oh! oh on ap- dans la forêt, mais
1
de cadavre.
pas
porte une lettre au juge... Aurait-on trouvé le corps
« On fouille activement. A demain une lettre,
du père Jean ? » (CAMILLE KRAFT.) » F
Et voilà son cœur qui bondit dans sa poitrine, ses
artères qui battent et la sueur qui tombe goutte à Tout espoir n'est donc pas perdu.
goutte. g
Les effets ensanglantés amèneront probablement
« Non, ce n'est pas cela, il aurait déjà parlé »
1
En la découverte du cadavre.
effet, le juge d'instruction reprend l'interrogatoire au
point où il l'avait laissé la veille.
Et si ce cadavre était celui de Jean Kinck, l'in-
struction de l'affaire de Pantin serait puissamment
Pendant le cours de l'interrogatoire, Tropmann,
fidèle au mot d'ordre qu'il s'est juré, commence à aidée et pourrait se terminer rapidement. (THOMAS

refuser de répondre, puis il répond par oui et non; GtRIMM.), il


puis, enfin, se laissant entraîner par le besoin de 4 !
se DERNIÈRE NOUVELLE
défendre, il raconte pour la centième fois le
roman !
de la culpabilité de Jean Kinck. On nous écrit de Soultz (Haut-Rhin) :
Il s'arrête tout à coup ; sa mémoire est-elle bien On vient d'apporter à l'hôtel de ville le cadavre
fidèle? n'a-t-elie pas quelque peu varié? Oui, il «
a de Kinck père ; il a été trouvé dans un trou recou-
dit telle ou telle chose qui ne figurait pas-dans
ses vert de sable et de feuilles sèches, dans la forêt, en-
précédents récits. Sa langue se colle à son palais,
ses tre Ollwiller et Watwiller. » & j
yeux roulent des larmes ; il est à la dernière limite I
*
des forces humaines.
« Greffier, écrivez. Et la plume
-

gratte de nou-
. LA VÉRITÉ SUR LE HUITIÈME CADAVRE
| I
j

veau le papier.
»

Encore quelques minutes et Tropmann, brisé, NOS INFORMATIONS PERSONNELLES | j

est remis aux mains de -ses gardiens. Le juge sait Hier matin, une dépêche datée de Soultz arriva
quelque chose de plus, mais l'accusé ne sait rien.
La négation est une arme aux mains d'un accusé
à Paris. r j

;
Elle était ainsi conçue : ?
j
mais le juge trouve un joint à l'aide de quelque On vient d'apporter à l'hôtel de ville le cadavre
«
preuve bien établie, et tout un système s'écroule de Kinck père; il a été trouvé dans une sablière de
vuil 'accusé. Il ne faut pas oublier
que rien de ce la forêt, entre Ollwiller et Wattwiller. »
4ui se passe au dehors n'arrive jusqu'à lui. Trop- Cette nouvelle, dont la rédaction très-affirmative
mann en est encore au jour où le gendarme Ferrand ne permettait pas le moindre doute, fut accueillie par
lui a mis la main au collet. tous les journaux et répandue bientôt aux quatre
Il ignore tout, les nouvelles recherches de la
po- coins de la grande ville.
H
Les recherches, dont le public suivait tous les in- La première partie de la nouvelle que nous vou-
ij cidents avec une anxiété si fébrile, avaient enfin lions vérifier était donc démentie par ce seul fait.
[.
amené un résultat.... Nous apprîmes en outre que le cadavre de Jean
I'
Le huitième cadavre était exhumé. Kinck n'était pas retrouvé et que l'on n'avait pas de
Et cette découverte allait enfin arracher à Trop- nouveaux indices.
[l mann des aveux complets sur le crime du 20 septem- La dernière nouvelle reçue était aussi laconique
bre. que possible :
;;

Le tirage des journaux d'informations fut bientôt «


RIEN ! »
épuisé.... on les criait dans les" rues, sur les ponts, Néanmoins M. Claude nous dit que malgré ses
sur les places. doutes, la justice pouvait avoir reçu des informations
Une de ces feuilles politiques qui,- tout en bé-
néficiant chaque jour de nos télégrammes et de nos
particulières sans qu'il en eût été averti.
Nous prîmes donc congé du chef de la sûreté et,
correspondances, — nous reprochent avec tant d'a- pour éclaircir le doute qu'il avait émis sur ce dernier
mertume d'être bien informés, avait affiché sur les point, nous nous présentâmes au parquet de M. le
portes et les fenêtres de ses bureaux la découverte du procureur impérial.
huitième cadavre. L'heure était avancée, et ce ne fut qu'à grand'peine
Il semblait que le doute ne fût plus possible. que nous pénétrâmes jusqu'au cabinet du magistrat.
Cependant, on s'en souvient, pareille nouvelle avait Nous fûmes reçus avec une parfaite courtoisie par
été répandue et accréditée il y a dix ou douze jours. M. le substitut du procureur impérial chargé de la
Le Petit Moniteur fut le premier à la contrôler et à magistrat lisait les journaux du soir, et il .
presse; ce
" la démentir. n'attendit pas notre première question pour nous ex-
Hier donc, avant de mettre sous presse notre édi- primer son étonnement de voir de pareilles nouvelles
tion du soir, nous recueillîmes aux meilleures sour- accueillies et répandues sans contrôle.
ces les plus précieuses informations et pûmes donner Notre prudence personnelle n'avait pas été mise
à nos lecteurs les renseignements que voici : en défaut.
Un cadavre a été découvert dans une carrière de La découverte du huitième cadavre était imagi-
sable, sur le territoire de Guebwiller. naire. (H. MOREL. Petit Moniteur.)
Mais l'examen médical a bientôt démontré que « la
mort remontait tout au plus au 25 septembre. » La justice, après avoir voulu faire retomber sur
Il ne nous a pas été affirmé non plus que person- la police la fuite des complices de Kinck, s'il en a,
ne, à Soultz, ait reconnu dans ce cadavre le chef de sentant très-bien aujourd'hui que l'opinion publique
la famille Kinck. ne se payera pas d'une raison semblable, essaye d'é-
Les fouilles se poursuivent avec la même ardeur. tablir par tous les moyens possibles que Tropmann
Une étendue de plus de vingt lieues a été explorée. a seul commis le crime.
En tout cas, ces actives recherches n'ont pas été Des constatations médicales, il paraît résulter que
infructueuses. Elles ont fait découvrir trois cadavres la mère et les deux premiers enfants ont été tués
en huit ou dix jours. avec le même couteau. Toutes leurs plaies sont de
La population, si cruellement émue par le souve- même nature, et une lame cassée, trouvée sur le
nir du crime, attendait beaucoup de la découverte du lieu du crime, correspondant à toutes ces plaies,
cadavre de Jean Kinck. Elle espérait que Tropmànn, l'instruction en conclut que Tropmann était seul
voyant s'écrouler tout son échafaudage de sanglantes pour tuer les trois premières victimes, et qu'ayant
calomnies, livrerait enfin à la justice le dernier mot cassé son arme en exécutant cette première série de
de cette horrible affaire. Aussi prenait-elle volon- forfaits, il a recouru à la strangulation et à l'emploi
tiers son désir pour une réalité. de la pioche pour immoler la seconde série de ses
Le bruit se répandit donc aussitôt qu'une seconde victimes.
dépêche, parvenue à M. Douet d'Arcq, confirmait la Il est certain que ce système est admirable si l'on
première. ne découvre pas les complices de Tropmann, et di-
On ajoutait même que M. Claude, chef de la po- minuera singulièrement la responsabilité db la po-
lice de sûreté, partirait, dès le soir, pour Soultz, et lice et de l'instruction.
que la confrontation entre Tropmann et le cadavre du Quant à TropmanD, il a trouvé un système non
père Kinck pourrait avoir lieu aujourd'hui même. moins simple, non moins commode et non moins
Nous avons commencé une nouvelle enquête per- admirable, avec lequel il espère sauver sa vie.
sonnelle et voici ce qui résulte de nos dernières in- Il rejette tout le poids du crime sur Kinck père et
vestigations. fils; — quand on l'accule, quand on lui prouve que
A six heures, nous nous présentons pour la deuxiè- ce qu'il dit est insoutenable, alors il se tait et ne
me fois dans le cabinet de M. Claude, qui nous fit répond plus que par de légers mouvements d'im-
excellent accueil et que nous remercions de sa con- patience.
stante obligeance. Les personnes qui ont l'habitude d'observ-'r les
M. Claude se disposait à quitter la préfecture pour assassins, dans la prison, supposent que Tropma"
rentrer chez lui, après une journée de fatigue, réserve ses aveux et ses révélations pour obtr
comme il en a tant passé depuis le 20 septembre der- après sa condamnation à mort, une commutat
nier. peine.
Ceci était donc pour nous une preuve qu3 le chef D'ailleurs, il semble avoir toutes les ap'
de la sûreté ne quittait
pas Paris aujourd'hui. minelles; il a plusieurs fois exprimé dev
le regret de ne pas s'être livré à la fabrica- D'après la version d'hier, un cadavre, que l'on
pagnons
tion de la fausse monnaie, très-productive et prétendait être celui de Jean.Kinck, aurait été trouvé
relativement moins dangereuse. au fond d'une sablière aux environs de Guebwiller.
Il a déployé dans la préparation de l'affaire Kinck Une lettre, arrivée ce matin et adressée, dit-on, à
talent de faussaire prodigieux. C'est lui qui fa- un haut fonctionnaire par sa femme en ce moment
un a
briqué la procuration de Kinck père à Gustave Kinck, dans la contrée où se poursuivent les recherches,
et s'il a omis à plusieurs reprises de la revêtir des est plus affirmative ; elle dit « que le cadavre de Jean
formalités légales, c'est qu'il est beaucoup moins fort Kinck a été trouvé dans un bois des environs de
Soultz, entièrement recouvert de feuilles. »
en droit qu'en écriture.
Toutes les pièces fabriquées par Tropmann sont On ne peut tarder à être complétement fixé sur
entre les mains de la justice; — la plus impor- l'identité du cadavre trouvé. Il serait bien temps que
tante, la fausse procuration de Tropmann père, a été la vérité tout entière fût enfin connue.
retrouvée sur Gustave, qui paraît décidément avoir Le même journal donne ces dernières nouvelles ; j
été tué dans la nuit du 17 au 18 septembre. (Le Figaro.) Au moment où nous mettons sous presse, on nous
annonce qu'une dépêche vient d'arriver au parquet
Malgré la certitude où l'on est que Tropmann est du tribunal de la Seine, confirmant la nouvelle que
un terrible assassin, un monstre de férocité, on veut nous donnons plus haut de la découverte du cada.
avoir la preuve entière de son odieux forfait; c'est vre de Kinck père dans les environs de Soultz.
pourquoi l'on a accueilli avec une douloureuse sa- it
tisfaction la nouvelle de la découverte du cadavre de Enfin le Temps et le Siècle, beaucoup plus affir-
Jean Kinck. Malheureusement cette nouvelle était matifs encore, impriment ce qui suit : i

prématurée. Une dépêche, parvenue à deux heures et demie à


Le cadavre du père de la famille Kinck n'est pas M. le juge d'instruction Douet d'Arcq, annonce que
retrouvé. le cadavre de Jean Kinck a été retrouvé à Soultz.
Il ne faut pas se le dissimuler, chaque jour qui Des mesures sont prises pour faire arriver le ca-
s'écoule enlève une espérance. davre à Paris. Dès le matin, la confrontation pourra
Qu'est devenu le corps de Jean Kinck? avoir lieu entre Tropmann et le cadavre du père
Si ce malheureux a été précipité dans un étang, Kinck. I

l'action de l'eau doit l'avoir rendu méconnaissable, Malheureusement, c'est une fausse alerte ; le point
et Tropmann niera, croyant la constatation impos- de départ de la nouvelle est probablement dans le
sible. fait que nous avons publié hier, d'après M. Camille
Si le cadavre a été enterré, la décomposition doit Craft, notre correspondant de Guebwiller, qui, on se
avoir commencé, et devant ce cadavre décharné, le rappelle, nous annonçait qu'un cadavre avait été
Tropmann niera encore. trouvé dans la forêt de Wattwiller, et plus tard qu'il
Si on ne retrouve aucune trace, ce criminel en- s'agissait seulement de vêtements ensanglantés. j, 1
durci accumulera mensonge sur mensonge, afin d'é- Quoi qu'il en soit, hier, au palais de justice, les
garer la justice, s'il est possible, et de dérouter journalistes présents à l'audience de la cour d'assises
l'opinion. ont eu connaissance de la nouvelle qu'ils ont trans-
Tout cela, le public le comprend, et, dans son mise à leurs journaux respectifs. ;
!

anxieuse curiosité, il avait accueilli avec empresse- Quant à nous, la dépêche que nous avions reçue
ment la nouvelle que donnaient les journaux au su- ne nous paraissait pas avoir un caractère assez com-
jet de l'homme dont le corps, disaient les dépêches, plet d'authenticité; nous n'avons publié la nouvelle
venait d'être transporté à l'hôtel de ville de Soultz. que sur le vu de la lettre que nous a apportée notre
collaborateur et ami Pierre Zaccone.
La Presse et le National, sous le titre « Dernières Voici ce qu'il nous écrit à ce sujet :
Nouvelles, » disent à peu près dans les mêmes ter- Je vous ai envoyé hier en communication une dé-
mes : pêche que j',-, vais reçue de Soultz, et qui m'annonçât
Une dépêche télégraphique, reçue cette après-midi d; la façon la plus positive que l'on venait d'appor-
au parquet, annonce la découverte du cadavre de ter à l'hôtel de ville de cette localité le cadavre de
Jean Kinck, à Soultz. Kinck père.
Le caractère de la personne qui m'adressait cette
Le Moniteur dit aussi : dépêche donnait à la nouvelle une authenticité qu'il
Quatre heures. — Une nouvelle dépêche de Soultz ne m'était pas permis dl suspecter, et j'ai pu croire
arrivée au parquet, semble affirmer que c'est bien le un moment que l'on était enfin parvenu à découvrir
cadavre de Kinck père qui a été retrouvé. les restes de la malheureuse victime. g f
Il paraît qu'il n'en est rien encore. %
¡

L'Opinion nationale donne des renseignement plus A l'instant, je reçois une seconde dépêche qui con-
circonstanciés en ces termes : tredit la première, et fait connaître que Kinck père
S'il faut en croire certains bruits, le cadavre de n'est pas retrouvé!...
Tean Kinck serait retrouvé : les renseignements qui Ces contradictions témoignent évidemment du dé-
us arrivent paraissent confirmer cette nouvelle sir très légitime de voir enfin la lumière se faire sur
s'était encore répandue, dès hier soir, dans Pa-
ce drame ténébreux.
lis on doit, toutefois, ne l'accepter qu'avec une D'ailleurs, il paraît que depuis trois semaines les.
réserve. recherches sont poussées en Alsace avec une infa-
tigable activité. Nul n'y doute que Jean Kinck n'ait la nouvelle répandue h:er de la découverte du cada- ,.
été assassiné dans ces parages ; il est constant pour vre de Jean Kinck.
tous que le cadavre doit avoir été enfoui dans les envi- Nous croyons pouvoir affirmer que les recherches
rons des localités signalées, et il y a lieu d'espérer les plus actives continuent à Bollwiller, Soultz et
que des recherches intelligentes aboutiront à la dé- Guebwiller, où se trouveraient encore des agents du
couverte si ardemment désirée et poursuivie. service de sûreté.
J'attends de nouveaux renseignements, que je Le Droit, plus explicite, s'exprime en ces termes :
m'empresserai de vous envoyer dès leur réception. Les journaux dit soir annoncent qu'on a trouvé le
Bien à vous. cadavre de Kinck père dans les environs de Soultz, et
PIERRE ZACONNE. que le parquet du tribunal de la Seine a été informé de
cette découverte par dépêche télégraphique. Des in-
Recueillons maintenant les démentis donnés par formations que nous avons prises, il résulte que, à
les journaux judiciaires. cinq heures et demie, la dépêche dont on parle n'é-
La Gazette des Tribunaux dit : tait pas parvenue au parquet de la Seine.
Aucune information précise n'est venue confirmer Pour ne rien négliger, j'extrais encore les lignes

suivantes du Courrier du Bas-Rhin, journal de Stras- Nous avons demandé ce matin par le télégraphe ce
bourg : qu'il y avait de vrai dans le bruit qui courait hier soir
Une lettre de Colmar, datée d'hier, 11 octobre, à à Colmar. Une dépêche qui nous parvient, à onze
six heures et demie du soir, et que nous avons reçue heures vingt minutes, nous répond que les rensei-
ce matin, nous mandait qu'une dépêche télégraphi- gnements indiqués plus haut, sont en effet parvenus
que venait d'arriver, annonçant que le cadavre de au parquet de Colmar, mais que les indications don-
Kinck père avait été trouvé près du lac de BoliwilIer, nées ont été reconnues fausses parle procureur impé-
enterré, mais en lambeaux, et qu'on n'avait pu le re- rial et le juge d'instruction.
connaître que par les vêtements dont il était encore Nous voilà donc rejetés une fois encore dans l'in-
couvert. certitude. Tout le monde désire que, pour le confondre
Cette nouvelle s'était rapidement répandue dans tout à tout jamais, le cadavre de Jean Kinck so t retrouvé,
Colmar, et notre correspondant ajoutait que la jus- et qu'à sa vue, l'assassin terrifié, vaincu, avoue enfin
tice s'était immédiatement transportée sur les lieux que seul il a commis le plus horrible des forfaits, le 4
pour constater l'identité du corps. massacre de toute une famille. (THOMAS GRIMM.)
Toutes les investigations de la justice se concen- une misère profonde. Le père gagne deux francs par,
trent maintenant aux environs d'Ollwiller, situé sur jour; c'est de cela qu'ils vivent tous! (Le Gaulois.)
la route départementale de Guebwiller à Lucelles.
Là se trouve une fabrique de tuyaux de terre cuite, L'instruction avance, et de tous côtés arrivent
appartenant à M. Zeller, maire d'Hartmanwiller, et des dépositions précises se complétant les unes les
le château de M. Aimé Gros, ancien député. En face, autres.
sont situées les marnières dont on a tant parlé. Ce On suit Tropmann maintenant depuis le 31 août,
sont de vastes excavations qui s'agrandissent chaque quand il vint prendre une voiture chez M. Kruth,
jour par l'exploitation. Les parois sont taillées à pic, aubergiste à Guebwiller, à quatre heures de l'après-
" et le fond ne laisse pas écouler les eaux pluviales qui midi, pour se faire conduire à Uffholtz, où il arriva
atteignent, dans certaines places, jusqu'à trois mètres à cinq heures et demie.
de profondeur. On a entendu un boucher de Guebwiller, qui, le
Il serait impossible, même à un habile nageur soir du 2 septembre, en compagnie d'un charpen-
de sortir de ces.trous, à moins d'avoir une perche ou tier, rencontra près de la croix d'HartmannswiMer,
une corde à laquelle il pût s'accrocher. Deux pompes Tropmann, trempé de sueur et haletant. Ces parti-
à vapeur furent essayées dimanche par M. Welher, cularités frappèrent le boucher, parce que la nuit
constructeur à Mulhouse, pour épuiser les mares. Ces était très-fraîche. ;

pompes débitent quatre mètres cubes à la minute; «


Où vas-tu, demanda-t-il à Tropmann, qu'il con-
elles mirent deux jours à vider les dix marnières naît fort bien, et pourquoi es-tusi pressé? ,
*]

qui bordent le chemin entre Soultz et Oilviller. Ces Je me dépêche de rentrer à Cernay, parce que

recherches, comme les précédentes, ont été inutiles. j'ai des affaires très-importantes, et que je prends
C'est au moment où se faisait cette opération demain le train pour Paris. » 1 j

qu'une dépêche de Cernay fut apportée par le garde Peu de temps auparavant, des habitants de Wuen-
champêtre de Soultz. heim, direction de laquelle semblait venir Tropmann,
Vers midi on entendit une grande clameur, et l'avaient vu accompagnant un homme d'un certain
bientôt, on vit accourir le garde champêtre suivi âge. j, j
d'une foule de gamins. M. Libert, juge d'instruction, Tous ces détails sont conformes à la vérité. é j
M, Kruckban, procureur impérial, et M. Kremp, Le sieur Pfifferlin, un ami du père Kinck, qui, le
agent du service de sûreté, se trouvaient là. On leur 7 septembre, rencontre sur la route de Guebwiller à
remit la dépêche qui portait ceci : Gilet et autres Bühl Gustave Kinck, à qui il demande des nouvelles
indices trouvés dans les bois entre Wattwiller et de son père, et à qui il raconte l'histoire d'un étran-
Beurnswiller. ger essayant de venir toucher à la poste de Guebwil-
La dépêche était ouverte ; nombre de personnes ler une somme de cinq mille francs appartenant à la
l'avaient lue. Le bruit se répandit en s'exagérant, et famille Kinck. Gustave réplique aussitôt que cet
c'est ainsi que le gilet devint un cadavre. étranger est un ami de ses parents, et que lui-même
Si les investigations restent sans résultat, les est envoyé par eux pour toucher cet argent. ;
preuves de la culpabilité de Tropmann s'accumu- Pfiffer1in s'é-tonne de ces explications parce qu'il
lent sans cesse. On connaît déjà la déposition du sait, dit-il, que Jean Kinck a quitté Roubaix pour
frère Caro, instituteur à Watwiller. Le 30 août, il revenir dans son pays, et que, du reste, il n'était pas
suivait, avec deux de ses collègues, la route de Cer. besoin de faire un grand voyage pour recevoir de
nay à Soultz. Il était huit heures du soir; l'orage l'argent, qu'on aurait remis sur le vu d'une procura-
grondait et les trois frères marchaient rapidement. tion à un des nombreux parents ou amis que compte
Non loin d'Ollviller, ils distinguent des branchages la famille de Guebwiller. *
disposés sur la route, bordée de fossés. Gustave ne sait pas où est son père, qu'il a quitté
Un homme sort du fossé et vient se placer en face depuis quelque temps, et fait tous ses efforts pour
des frères ; après les avoir examinés, il rentre dans rompre une conversation qui, au dire de Pfifferlin,
son trou et on l'entend causer à voix basse. L'indi- lui est évidemment désagréable. 5
vidu porte une blouse blanche, il est de petite taille. Le sieur Lœwb est revenu à Guebwiller depuis
Tous les indices s'accordent à prouver deux jours,
que c'est '
Tropmann. Trois heures plus tard, de l'autre côté La justice sait par lui que Jean Kinck est parti de
d'Ollwiller, trois autres promeneurs attardés Roubaix le 24 août. C'est lui-même qui est allé em-
rencon-
trent le même individu à la blouse blanche, sortant prunter un sac de nuit à un des voisins de Jean
d'un fossé. Un instituteur, nommé Enganer, qui
vient en ce moment à Guebwiller, en compagnie de
re- Kinck. |
I
<

!
sa femme et d'un de ses amis, rencontre les trois L'INSTRUCTION £
promeneurs et leur apprend que, lui aussi, une
demi-heure auparavant, il a rencontré cet homme L'instruction de l'affaire Tropmann est interrom-
aux allures suspectes et sortant d'un fossé. pue par suite d'une indisposition de M. Douet d'Arcq.
Enfin, le 3 septembre, M. Zwingelstein, caissier M. Douet d'Arcq n'a pas, paru à son cabinet du
de M. Liller, rencontre également
au même endroit, palais de justice depuis mercredi; c'est son greffier
l individu à la blouse blanche. Il l'entend s'adresser à qui, chaque matin, va lui remettre les communica-
d autres personnes qui sont dans le fossé
et leur dire tions toujours très-nombreuses qu'on lui adresse
en français : « Ce n'est pas lui. » journellement.
La famille Tropmann se trouve, paraît-il, dans Après un travail si fiévreux, bien d'autres que
M. Douet d'Arcq auraient été contraints depuis long- de faire le voyage de Paris. On a fait valoir l'intérêt
temps déjà de prendre du repos. même de son fils s'il entrait dans la voie des aveux;
mais la pauvre malade craindrait de ne pouvoir sup-
LA PRISON porter sa vue; elle en mourrait, a-t-elle répondu fi-
nalement.
Tropmann est toujours assez calme. Depuis quel- Hier, M. Schultz s'est trouvé à Cernay en même
que temps, il perdait l'habitude de demander des temps que M. Kremp, lorsque j'allais visiter la mère
suppléments de nourriture. L'administration de la Tropmann et Mlle Françoise Tropmann; il avait em-
prison, craignant que ce ne fût une conséquence de porté un portrait-carte qui se débite dans le pays pour
son abattement moral, l'a fait interroger. Tropmann le portrait de l'assassin . ce n'était déjà plus le por-
a répondu qu'il croyait.que les frais de ces supplé- trait de M. Déack, l'agitateur hongrois, dont on a
ments étaient dus à des sacrifices de sa famile, et écoulé un solde important, il y a huit jours, en l'Lon-
qu'il ne voulait pas être à sa charge. On l'a rassuré neur de Tropmann; c'est la figure d'un garçon de
à cet égard. vingt à vingt-cinq ans, vêtu selon le signalemant re-
produit par les journaux il y a un mois.
LE SAUVETEUR HAUGEL
Ce portrait, mis sous les yeux des deux pauvres
femmes, leur procura un émoi que l'on comprendra
Hier, le brave calfat Haugel a traversé Paris pour facilement. On leur dit : Voici le portrait de votre fils,
<r

se rendre à Bordeaux au banquet de la Société des de votre frère; le reconnaissez-vous? Et elles ne le


11

sauveteurs. reconnaissent pas, et elles vont croire que Jean-Bap-


Une médaille d'or de première classe doit lui être tiste Tropmann n'est pas à Mazas, que celui dont on
décernée par le ministère de l'intérieur. leur offre l'image, qui est dans les mains de la jùs-
Nous avons ëu hier, ajoute le Figaro, à cinq heu- tice, leur est inconnu ; que le leur est innocent.
res, la visite du calfat Haugel, le sauveteur de Trop- M. Kremp est alors intervenu au milieu des larmes
mann. que cet incident faisait tomber des yeux des deux
Il nous a raconté dans tous ses détails, mais pour- pauvres femmes, et leur a bien expliqué que ce por-
tant avec une grande simplicité et force modestie, trait n'était pas celui du prisonnier, bien que livré
l'acte de courage que tout le monde connaît. pour tel à la curiosité publique, et lorsque Mlle Fran-
Il y a quelques jours, au Havre, il a reçu de çoise Tropmann paraissait vouloir encore espérer
M. Fraron, commissaire général de la marine, une dans une méprise, le secrétaire de M. Claude a dû
lettre par laquelle on lui annonçait qu'il lui avait été lui affirmer qu'il avait eu son frère en sa'présence
accordé une médaille d'or de première classe. pendant toute l'après-midi du 2 octobre et qu'il le
Quelques formalités à remplir et l'exécution même connaissait bien.
de cette médaille en ont retardé la remise, qui aura Vous avez donné hier la déposition du frère Caro
lieu dans une quinzaine de jours. de la doctrine chrétienne lequel est instituteur à
,
Wat.twiller. Je la complète.
LES SURPRISES DES FOUILLES Dans cette même nuit du 30 août, trois heures plus
tard, de l'autre côté d'Ollwiller, vers Soultz, à la croix
Il y a des modes aussi pour les cadavres. de Wuenheim, alors que l'orage a éclaté, trois frères
Le cadavre de Kinék père, le huitième cadavre, de Guebwiller se hâtent de regagner leur logis. Ils
est à la mode, et tous les cadavres que l'on retrouve trouvent aussi sur leur route des morceaux de bois, et -

en Alsace et qui ne sont pas celui-là, n'obtiennent le même individu en blouse blanche sort du fossé. Le
aucune attention. sieur Engasser, instituteur public, revient en ce mo-
Cependant c'est instructif et effrayant que de voir ment de Guebwiller avec sa femme et un de ses amis,
un sous-sol peuplé de cadavres. En ne trouvant pas et les frères lui racontent ce qui vient de leur arriver.
celui qu'on cherche, combien en trouve-t-on qu'on Engasser leur dit qu'il a déjà suivi cette route une
ne cherchait pas1 demi-heure auparavant, et que lui aussi, à la croix de
Wuenheim, il a vu cet homme, dont les allures lui
LETTRES D'ALSACE avaient paru suspectes.
Puis Engasser raconte aux frèresqu'il faisait part
Bollwiller, 14 octobre 1869. de cette aventure à sa femme et à son ami quand le
MM. Lebère et Kremp semblent avoir terminé même individu reparaît devant lui escorté d'un homme
leurs recherches, quant à présent du moins. L'un est âgé, de taille plus élevée, et portant une blouse d'un
retourné à Colmar, et l'autre est parti pour Pari-,, bleu passé.
matin même, par le train-poste de neuf heures cin- A la lueur des éclairs on peut distinguer les phy-
ce
quante-neuf minutes. sionomies de ces compagnons peu rassurantes, qui,
Toutefois ils ont laissé aux trois commissaires de après quelques instants de marcha à côté d 'EDgasser
police de Cernay, de Guebwiller et de Soultz des in- et de sa société, disparaissent dans un fossé.
structions qui n'indiquent pas que ce soit une partie Le 3 septembre le caissier de M. Zeller, M. Zwin-
abandonnée... Peut-être veut-on essayer à présent gelstein, se promène aussi le soir du côté de Wuen-
d'obtenir quelque chose, une parole ou seulement un heim, et arrivé près de la croix il fait la même ren-
signe de l'assassin Tropmann. La dernière visite hier contre. Mais cette fois l'individu à la blouse blanche
de M. Kremp a été pour la maison des parents de ce fait entendre Ce n'est pas lui, »
dit-il en fran-
se : «
misérable. La mère Tropmann a été très-sollicitée çais, après avoir regardé un instant M. Zwingesltein
ij
et en s'adressant à un ou deux individus qui sont Il y a ici, je parle parmi les gens qui font les re-
dans le fossé et qu'on entend sans pouvoir les aper- cherches, deux hypothèses :
cevoir. (E. VALDU.) Les uns disent que le crime a été commis le 25
août, sur le chemin de Cernay à Ollwiller, entre deux
LES CONJECTURES
et cinq heures du matin;
Les autres le placent au 2 septembre, sur la dépo-
Soultz, le 16 octobre 1869. sition du boucher de Guebwiller, qui l'aurait rencontré
Lorsque j'arrivai à Bollwiller, c'est moi qui ap- le soir de ce jour, haletant, près de la croix d'Hart-
pris aux habitants que le cadavre de Jean Kinck était manswiller, sur le grand chemin de Wuenheim.... |
retrouvé. Cette nouvelle que je croyais emplissant Cette dernière supposition ne me paraît pas rai-
déjà la ville, n'était pas encore arrivée jusqu'à eux. sonnable.... Du matin au soir, les champs, à cette
Je continuai ma route vers Roufback, même igno- époque, étaient couverts de monde faisant la cueillée
des houblons.... Le soir, Tropmann aurait été vu.
rance.
Là, une petite voiture, à laquelle on pourrait con- Le jour, Tropmann allait ou revenait de la poste.
damner Tropmann avant son exécution, me condui- Depuis longtemps le crime était commis.
sit à Soultz. Je crois plutôt à la première hypothèse, et si vous
A Soultz on savait.... on savait que tout était le voulez, nous allons reconstruire le crime. D'a-
faux ! bord Jean Kinck est parti de chez lui, à Roubaix, le
Dimanche, des pompes à vapeur mises à la dispo- 21.1 août; ceci est a.ffirmé par M. Lœw, qui est allé

sition des agents avaient épuisé le grand étang d'Oll- avec lui emprunter un sac de nuit à un de ses voi-
willer en découvrant un cadavre.... De là grand sins.
bruit; tout le pays était accouru.
Le cadavre fut reconnu pour être celui d'un tail-
leur des environs disparu depuis quelques jours et
qui s'était suicidé.
C'est ce jour que M. Lebert, juge d'instruction, LETTRE DE L'EDITEUR AUX ABONNES -, 1S

vint lui-même diriger les recherches.


Chaque matin, cinquante soldats de la garnison de |
Colmar prenaient le premier train et, entre Soultz Chers lecteurs, aimables lectrices,
et Ollwiller, battaient le bois et la plaine. Le résul-
tat, vous le savez, a été la découverte de deux vieux Nous sommes arrivés à un moment où la pu-
pantalons, d'un gilet et d'un chevreuil en putréfac- blication du Crime de Pantin offrira moins d'in-
tion. térêt que par le passé, jusqu'à ce que les recher-
Des gens d'ici soutiennent qu'un autre cadavre a ches entreprises pour la découverte du huitième
été effectivement trouvé dans la sablonnière d'Ollwil-
ler; cadavre d'un individu assassiné, mais qui n'est cadavre, celui de Jean Kinck, aient abouti, ou
point Jean Kinck. Ceci n'est qu'un on-dit. Les ren- jusqu'à ce que Tropmann soit entré dans la voie
seignements que j'ai pris à ce sujet, et à bonne des aveux sur le forfait et sur ses complices
source, le démentent formellement. présumés ; ou bien jusqu'à ce que l'instruction
Arrivé, le lendemain de la fausse découverte, j'ai terminée, le coupable vienne à comparaître de-
voulu assister aux fouilles, et aux battues.... vant la Cour d'Assises.
-
Or, hier, par la pluie battante, je suivis les soldats Néanmoins, comme nous devons vous tenir au
lancés dans le bois comme des tirailleurs. Ils cher- courant de la marche des événements pour sa-
chent et fouillent les endroits qui semblent suspects,
tisfaire votre légitime curiosité, nous avons ré-
soit que les branches des arbres aient été brisées,
soit que la terre paraisse fraîche remuée. Les soldats solu d'intercaler dans chacun des numéros à
sont au bois et en plaine, mais les agents aidés de paraître quelques autres récits qui compléteront
terrassiers suivent le chemin qu'on suppose avoir été les huit pages de chaque numéro, mais en leur
pris par Tropmann et Kinck. donnant une pagination spéciale afin que vous
C'est ce chemin que j'ai longtemps exploré ; il puissiez toujours suivre la lecture des uns et
part d'Ollwiller et rejoint Soultz, à un endroit il bi- des autres, et, au besoin, les faire brocher ou
furque à travers bois et champs, pour aller à Cernay. relier dans l'ordre que nous vous indiquerons
De chaque côté sont des marnières des fossés, des ultérieurement.
,
bouquets de bois. '4' J
Chemin étroit dans lequel, par un mouvement L'abonnement aux « Annales des Tribunaux »
prompt et inattendu, un homme, si fort qu'il fût, pour soixante numéros, est de 6 fr. pour Paris,
peut être jeté dans le fossé. et 7 fr. 20 c., pour recevoir six séries brochées
L3, la lutte serait impossible; gêné dans l'immense de dix numéros par la poste. On est prié d'en-
ornière, le malheureux, presque sans mouvements,
chercherait vainement à se défendre. voyer le mandat sur la poste au nom des édi-
Pour moi, c'est assurément sur C9 chemin d'Oll- teurs : %
-
willer, à deux ou trois cents pas du grand chemin J 'ri,

d'Ollwiller à Soultz, que le crime a dû se commet- Maurice liacliâtrç Cli. ]LaImi*e


tre pendant la nuit. 38, Boulevard Sébastopol, 38 9, Rue de Fleurus, 9

§'I..
LE CRIME DE PANTIN .1
105
Alors, vers minuit, sur le chemin de traverse de
LES CONJECTURES Cernay, Tropmann, sautant à l'improviste
sur son
compagnon, lui aura troué la poitrine de son cou-
Arrivé dans la journée du 25 à Gruebwil!er, Jean teau.... après, pour être sûr de la mort de sa victi.
Kinck a retrouvé Tropmann. Après avoir passé une me, il aura, comme il le fit plus tard sur la mère et
partie de la journée ensemble, Tropmann l'a em- les enfants, meurtri le corps de coups.
mené visiter l'endroit propice à l'affaire qu'ils de- Le crime achevé, prenant le corps par les pieds, il
vaient entreprendre; ils sont allés dîner ensemble du l'aura traîné par les champs dans une fosse préparée
ïôté de Wisenheim.... puis sont repartis, vers dix la veille, peut-être au pied de la montagne.... De-
)u onze heures, pour regagner Soultz ou OJlwiller.... puis, la charrue a tout effacé.

Le crime et les moyens de le cacher ont pris trois bois, et c'est vainement qu'on appellerait du monde.
heures ou quatre heures, peut-être; alors il regagne Aussi la conviction de tous ici est que le cadavre est
la route, et le 26 août il est rencontré se dirigeant là, et que bientôt on l'aura découvert ; demain on
vers le chemin de fer qui passe à Rouffach, et à doit fouiller le chemin de Bühl. (ALEXIS BOUVIER.)
Merxheim, vers quatre heures du matin. Par Boll- On n'a pas renoncé aux recherches en Alsace ; mais:
willer, il retourne à Guebwiller, et déroute ainsi la peut-être faut-il tout attendre maintenant des aveux
police sur la route suivie. de Tropmann. «
En somme, c'est un endroit bien choisi pour le Et Tropmann fera-t-il des aveux avant sa condam^
crime que ce chemin étroit, bordé de marnières et de nation?
L'instruction, interrompue deux ou trois jours par Sur ces informations, les gendarmes se rendirent
l'indisposition de M. Douet d'Arcq, sera reprise et à l'hôtel en question, où ils apprirent par le livre des
vigoureusement menée la semaine prochaine. Une voyageurs que celui qu'on venait' de leur désigner
nouvelle série de témoignages et de confrontations s'était fait inscrire sous le nom de Delon ; qu'il était
déterminera peut.être le prévenu à se départir du ouvrier serrurier, âgé de quarante ans, domicilié
mutisme où il s'obstine plus que jamais. à Paris et originaire de Siherwiller (Bas-Rhin). *,
Sa santé est excellente ; la fièvre nerveuse des pre- Le maître de l'établissement leur apprit que De-
miers jours a fait place à un calme parfait. Telle est Ion était venu une première fois chez lui le 4 sep-
maintenant l'attitude de l'assassin, qu'il est difficile tembre dernier, qu'il venait de Paris et annonçait
de dire si c'est prudente réserve ou véritable insou- son prochain départ pour Mexico.
ciance. Il était reparti pour Paris le 14 du même mois et
Et d'ailleurs peut-être les recherches aboutiront- était revenu le 3. octobre. On sait que le crime de
elles au moment.ou l'on y songera le moins. C'est le Pantin fut commis dans la nuit du 20 septembre.
hasard, — le hasard providentiel, — qui a fait décou- Delon était donc à Paris à cette époque.
vrir les cadavres des sept victimes, constater leur Depuis son retour au Havre, -il avait fait de gran-
identité, arrêter leur assassin. Qui sait? des dépenses, treize cents francs environ, ce qui est
En 1829, vers la fin de l'automne, un crime hor- hors de proportion avec les ressources dont il pouvait
rible fut commis aux environs de Paris, et dans des disposer. H
circonstances tellement ignobles, que ce drame in- Au moment où les gendarmes s'entretenaient avec

piers..
croyable ne se peut raconter. le maître de l'hôtel, Delon qui se dirigeait vers le
Les meurtriers se croyaient sûrs de l'impunité et café de l'établissement les aperçut, parut inquiet et
vivaient, sans souci, du produit de leur crime, quand fit mine de se retirer. Les agents de la force publi-
les CORBEAUX DU Bors DE BOULOGNE se chargèrent que s'approchèrent de lui et lui demandèrent ses pa-
de tout révéler. r
|
Un garde du corps traversait le bois. Une nuée de Il ne put justifier de l'emploi de son temps du 14
corbeaux fixa son attention. Ces corbeaux plongeaient septembre au 3 octobre, il avoua être resté à Pantin
constamment dans le même taillis, reprenaient leur
vol, planaient, tournoyaient en croassant et s'abat-
taient toujours sur le même point.
pensait provenait d'un héritage..
pendant ce temps et déclara que l'argent qu'il dé-

Gomme toutes ces explications ne parurent pas sa-


\
j

Le passant, intrigué, pénétra dans le taillis et y tisfaisantes, Delon fut conduit devant le procureur
trouva le cadavre d'une femme. impérial, qui l'a fait écrouer à la maison d'arrêt. '
Ainsi fut découvert le meurtre de la femme Gau- Tels sont les renseignements qui sont portés àno-,

truche,: et ainsi débuta un des plus scandaleux procès tre connaissance par une correspondance du Havre.
qui se soient déroulés devant la cour d'assises de la I
Seine. Cette cause célèbre sera reptoduite dans LA. FAMILLE TROPMANN
4-

l'une des prochaines séries de notre publication.


Si le cadavre de Jean Kinck n'est pas découvert Nous transcrivons une exposition touchante de l'é-
avant la fin de novembre, il est probable que la tat où se trouve la famille de l'assassin, et nous
Chambre des mises en accusation passera outre et sommes heureux de pouvoir nous associer aux dou-
que Tropmann comparaîtra devant le jury de la 10ureusHs sympathies qui y sont exprimées par l'au-
Seine, aax assises de janvier. teur de l'article :
Nous lisons dans le Nouvelliste de Rouen : Seul pour ainsi dire avec lui-même, puisqu'il ne
Est-ce un co'nplice de Tropmann qu'on a arrêté parle pas à ses compagnons de cellule, et que, pour
mercredi dernier àu Havre? Le fait paraît peu vrai- le moment, les interrogatoires ont cessé, Tropmann
semblable, puisque les journaux de cette ville n'ont reporte souvent son souvenir vers sa famille.-.
encore rien dit à cet -égard. En attendant les ren- ,.
Par cela même qu'elle a donné naissance à. un
seignements qu'ils ne manqueront pas de nous dons monstre, la famille Tropmann n'est que plus malheu-
ner, nous allons reproduire ceux qui nous sont trans- reuse et plus intéressante; un père et unes mère
mis depuis cette mystérieuse affaire. dans le désespoir et la misère.,., Des jeunes gens,
Dans la matinée de mercredi, deux gendarmes du
ses frères et sa soeur, dans les larmes et le déshon-
Havre, qui faisaient une tournée en ville, furent
rêtés par un gréeur de navires qui leur rapporta les
ar- neur, ne voyant devant eux que le plus triste ave-
nir.... r
confidences qu'il avait reçues d'un individu Au delà du crime, au delà du remords, au delà
surnom- de
mé le Zouave au sujet d'un ouvrier serrurier dont les la punition, il y a quelque chose de poignant qui
allures étaient suspectes. mérite d'être analysé. "1
Le Zouave avait raconté au gréeur cet ouvrier Je'veux parler de la douleur imméritée, de l'in-
avait voulu le charger de vendre
que
sa montre, mais juste supplice d'une famille innocente du forfait, et
qu'il avait refusé, en voyant écrit
sur son livret le qui pourtant se sent atteinte dans son repos et dans
timbre de la mairie de Pantin. Du reste,
cet ouvrier son honneur, frappée au cœur par l'atroce conduite
avait tenu des propos singuliers, disant qu'il attendait de un de ses
1' membres....
« sa cocotte » de Paris, qui devait lui apporter le La société humaine est malheureusement ainsi
sac,
et ajoutant qu 'il passait plusieurs nuits
^
rentrer faite qu'un être qui tombe ne tombe jamais seul et
à son hôtel, quai d'Orléans,
sans
qu'il entraîne dans sa chuté tous ceux que la nature,
V
S
en les unissant à lui par les liens sacrés de la fa- Une telle pensée augmente encore l'horreur qu'in-
mille, a rendus moralement solidaires de ses actes spire le criminel; mais elle inonde l 'âme émue d'une
bons ou mauvais. profonde pitié pour l'être innocent, pour la mère qui
Il y a cependant des hommes dont le crime n'éveille souffre.
aucune douleur et qui ne laissent pas après eux une Ce Tropmann, dont les crimes ont effrayé Paris et
famille martyre, ce sont ceux qui sont nés du hasard la France ; ce misérable qui, dans un ignoble but de
pu qui ont été abandonnés par des parents pervers cupidité, n'a pas reculé devant le massacre de toute
au seuil d'une prison, après avoir reçu d'eux de une famille, ne s'est pas arrêté devant cette pensée :
mauvais principes, et qui semblent ainsi prédestinés «
Que deviendront les miens ? »
.aux exploits qui conduisent leurs auteurs devant la Que de choses, cependant, dans cette idée, et
police correctionnelle ou la cour d'assises. comme elle était faite pour retenir le bras de l'homme
On a dit souvent: « L'éducation c'est l'homme. » le plus endurci.
Ceux dont je parle sont donc plus excusables que les Vous figurez-vous ces frères, bons et braves gens,
autres. Tropmann n'estpasdansce cas, ilareçudèsle recevant avant leurs parents la fatale nouvelle et se
berceau les enseignements d'une famille honnête, il disant: « Le père en deviendra fou, la mère en
a pu suivre les exemples que lui offrait la vie de son mourra! Et nous, qu'allons-nous devenir sous ce
père, un travailleur sans reproche; c'est à peine s'il nom déshonoré ; qu'espérer maintenant de la vie ? »
a quitté ses frères, sa sœur, sa mère, une brave L'un d'eux, celui qui est militaire, en est tombé
femme qui maudira jusqu'à sa mort le jour où elle malade ; il a fallu, pour lui rendre un peu de force,
l'a mis au monde. les encouragements et les consolations de ses chefs
'Il a des frère's, des hommes du même sang que qui l'aiment et l'estiment.
lui: l'un, ouvrier comme son père; l'autre qui porte Qu'on me permette de rappeler ici un fait an-
l'uniforme du soldat français et sert loyalement son cien.
pays.0"
Castaing, le médecin empoisonneur, qui avait
Tous deux ont cru d'abord à l'innocence de leur choisi pour théâtre de son forfait l'hôtel de la Tête-
frère, et sont plongés dans le désespoir depuis qu'ils Noire, à Saint-Cloud, Castaing qui a péri surl'écha-
connaissent l'affreuse vérité. faud, avait, comme Tropmann, un frère plus jeune
Que dire de cette jeune fille, sœur de Tropmann, que lui, qui servait honorablement dans l'armée.
dont la première émotion sera née de ce cri de honte Longtemps après, le lieutenant Castaing portait la
et d'horreur qui a voué son frère à la réprobation peine imméritée de son nom ; ses chefs désiraient le
universelle? faire avancer, mais le malheureux officier voulait ab-
Par quelle sombre porte cette malheureuse enfant solument donner sa démission, croyant avoir perdu
entrera-t-elle dans la vie? l'estime de ses camarades, et il fallut de hautes in-
Pauvres gens! Élevez donc un enfant, travaillez, fluences pour l'empêcher de donner suite à cette dé-
suez sang et eau pour lui, placez sur sa tête tous vos termination. On a même raconté à ce sujet une anec-
rêves et toutes vos espérances, comptez sur lui comme dote qui, vraie ou inventée, n'en est pas moins ori-
sur le soutien naturel de votre vieillesse, pour vous ginale.
réveiller un jour devant quelque sinistre drame de Le colonel de son régiment prit sur lui de le re-
cour d'assises! commander spécialement au général inspecteur. Ce-
C'est la mère surtout qu'il faut plaindre ! lui-ci promit d'encourager l'officier à ne point quitter
La femme n'a qu'un rôle ici-bas: la maternité. l'armée, mais, distrait ou préoccupé, en passant de-
Sa vie ne lui appartient pas, elle la partage entre vant le lieutenant Castaing, pendant l'inspection, il
ses enfants. s'écria : « Eh bien ! monsieur Papavoine, il ne faut
Le petit monde pour lequel elle se sacrifie résume pas vous désespérer, je prendrai bonne note de la
son passé, son présent, son avenir. recommandation du colonel. »
Que deviendra son enfant? Voilà ce qui la préoc- Les frères de Tropmann changeront peut-être de
cupe. Toutes ses espérances sont là. On ne saura ja- profession, de patrie; ils pourront oublier le malheu-
mais combien de châteaux en Espagne une mère reux événement qui vient de les frapper.
bâtit sur un berceau. Il n'en sera pas de même du père Tropmann, qui
Vous connaissez ce vieux refrain de la mère qui semble depuis un mois hébété par le chagrin.
berce son fils : Il avait reconnu dans son fils un bon ouvrier, un
énergique travailleur ; il le préférait à ses autres fils,
En attendant, sur mes genoux, il lui confiait ses affaires, le chargeait de diriger des
Beau général, endormez-vous.
entreprises en son nom, le laissait penser et agir
L'enfant grandit, et peu à peu les espérances se pour la famille toi ,t entière.
rétrécissent devant la brutale réalité. Il devient Si parfois, la mère, plus clairvoyante, s'étonnait des
homme, et l'ambition diminue chez la mère, mais tristesses de son fils ou s'effrayait de son ambition
au profit .de l'amour, de cet amour maternel chaud vague et de ses désirs de fortune, le père la rassu-
et vivace qui sait protéger l'homme et le soutenir rait, prenant pour une. noble émulation l'ardente
dans ses luttes. fièvre qui agitait Tropmann.
Aussi, quand je vois un assassin qui porte sa tête Et c'est au moment même où les faux projets dont
sur l'échafaud, ou un forçat qui meurt à petit feu son fils l'entretenait semblaient prendre une réalité.
dans un bagne, je medis: « Ce criminel a-t-il quel- qu'il a commis le crime dans tousses détails.
que part une pauvre mère qui pleure? » Ce pauvre père !...
Il s'enivre maintenant pour s'étourdir, pour ne pas Cette lettre est accompagnée de quelques lignes
-
savoir, pour oublier. d'Edmond Tropmann, et je tiens à les reproduire
L'ivresse est le refuge des esprits faibles, l'opium ce sera une consolation pour lui et ses parents, que
qui dore les songes des misérables. l'on sache bien que ce brave soldat n'a apporté et
Les frères ont la force d'âme et la virilité, la sœur entretenu au régiment que d'honnêtes sentiments.
a la prière, le père a l'ivresse, la mère n'a rien, rien 4
qui puisse jamais lui faire oublier le crime de son Voici donc ce qu'il ajoute à la lettre de J. B. Trop-
fils.... mann, en la communiquant à leur sœur Françoise :
Elle se frappe sans doute la poitrine et se dit en
Je lui ai répondu aussitôt en le conjurant de dé-
gémissant: « J'ai donc donné le j our à un monstre ;
noncer ses complices. Je vous enverrai sa réponse
cet enfant, qui était ma vie, mon sang, ma pensée aussitôt que je l'obtiendrai. Je reste votre fils dé-
de toutes les heures, devait devenir le plus grand voué pour la vie.
des criminels, c'est pour cela que j'ai souffert, que je E. TROPMANN. I
l'ai nourri de mon lait, que je l'ai bercé quand il
était petit, que j'ai passé mes nuits à le soigner Consolez principalement notre pauvre mère.
quand il était malade, que je l'ai élevé, le mieux que
j'ai pu, dans l'amour du bien et la crainte du mal. » Soultz, le 15 octobre.
Il m'effrayait depuis quelque temps ; une mère
&
devine bien ce qui se passe dans l'âme de son fils ! » Je suis témoin depuis hier d'une unanimité déci-
Il reste cependant dans son cœur ce qui reste au sive parmi les gens raisonnables de tout ce pays que
cœur de toutes les mères : la pitié. je parcours incessamment, et après les hésitations
Il y a dans l'avenir une scène d'échafaud qui la et les tergiversations de cette quinzaine, je trouve
lorture. tellement significative cette tournure prise par l'opi-
- nion publique que je m'en fais moi-même l'inter-
Cette femme, cette mère vivra et mourra dans le
désespoir. prète auprès de vos lecteurs.
Ainsi, toute une famille est dans les larmes, déshé- Tropmann a caché sa victime dans ie talus du che-
ritée à jamais de toute joie : les frères forcés peut- min de fer en construction, qui part de BJllwiller,
être de s'expatrier ; la sœur condamnée au célibat ; passe à Soultz et aboutit à Gruebwiller.
le père se. livrant à la boisson pour oublier ses Pour que l'on s'arrête à ce dernier avjs, il faut re-
maux; la mère en proie à la plus vive des douleurs, connaître qu'à présent on a fini de fouiller à peu
voilà le complément de l'œuvre de Tropmann. près bien les bois, la plaine et surtout les étangs. Il
Et lui, le malheureux, que le souvenir de sa mère vient certainement un moment où l'on a conscience
n'a pas arrêté au bord de l'abîme, pleure aujour- d'avoir complété un travail, et pas un homme de ceux
d'hui dans sa prison quand on lui parle d'elle. que j'ai interrogés, qui vivent dans les champs, oc-
;; (THOMAS GRIMM.) cupés aux travaux de la terre, pas un qui ne m'ait
dit qu'on avait fait tout ce qu'il était possible jus-
LETTRE DU PRISONNIER DE MAZAS que-là. j
a
Jusque-là, » cela veut dire le chemin de fer, et
Cher frère, maintenant on n'en démord plus; mais comment faire?

Ne repousse pas ces quelques lignes que je t'écris La veille de son départ M. Kremp a entendu un
dans cette lettre, je n'ai pas le courage d'écrire à nos homme qui a voulu avec une précision et une éner-
pauvres parents, tâche de les consoler autant qu'il est gie peu communes répéter sur place la déposition
en ton pouvoir; dis-leur qu'ils ne doivent pas me re- qu'il avait confiée déjà à la justice, quand toute l'at-
garder pour si coupable que le disent les journaux, tention et les soins étaient absorbés par l'opération
tu peux leur dire avec assurance que je ne suis pas de l'épuisement des eaux à une petite lieue de là. -1 -

un assassin comme ils le croient peut-être en ce mo- Cet homme se nomme Cwuiner, il est coiffeur, éta-
ment, quoiqu3 je sois accusé comme tel. Si seulement bli à Guebwiller dans la grande rue près de la mairie.
tu ne serais pas soldat pour que tu pourrais du moins Il affirme que dans la soirée de ce fameux orage, il
aider à soulager la misère dont notre famille est ac- y a six semaines, surpris lui-même par la pluie, il
cablée, ou que tu puisses faire quelque invention qui s'était abrité à l'entrée de la ville et s'était tenu con-
rapporterait un peu d'argent pour qu'ils puissent aller stamment les yeux tournés dans la même direction.
en Amérique ; car en France ils n'auront plus de re - Or, dans la nuit noire, chaque fois qu'un éclair a
pos. Là du moins la honte ne les poursuivrait pas, lui, il a vu distinctement un jeune homme paraissant
fais ton possible pour les soulager, pour moi je ne travailler au remblai du chemin de fer. Il n'a pas pu
saurai rien faire que pleurer sur leur sort. S'il arrive faire autrement que de s'étonner de cette assiduité à
quelque chose dans notre famille, tu auras la bonté pareille heure et avec un pareil temps, mais il avait
de me l'écrire, je ne veux pas demander des nouvelles, dû oublier négliger cette particularité lors-
— ou —
car je pense bien dans quelle position qu'ils sont. Si que l'affaire Tropmann a fait son explosion dans ce
je suis triste ce n'est qu'à cause d'eux, le malheur pays. Aussi au commencement de la semaine
m'a voulu et je m'y soumets. M. Cwuiner a-t-il voulu conduire M. Kremp à l'en-
Embrasse mes parents de ma part quoiqu'ils droit même où le sinistre travailleur était apparu.
me
croient peut-être indigne de cette faveur. En résumé, il n'y a lus que ces huit kilomètres
Ton malheureux frère, de remblais fort peu <Hevés à sonder; qu'on le fasse
J. B. TROPMANN. donc. (E. VALDU.)
Cependant on a cru un instant à des aveux; il
TROPMANN A MAZAS
paraissait fortement ébranle ; ses lèvres semblaient
prêtes à s'ouvrir, mais comme toujours au moment
M. Douet d'Arcq, malade des suites d'une Conges-
*
. où l'on croit le tenir, il se dérobe et retombe dans un
tion cérébrale qui l'a retenu dans sa chambre pen- mutisme désespérant.
dant plus de dix jours, a repris l'instruction Trop- Il répond invariablement : « Vous avez raison,
mann le mardi 19 octobre. je suis convaincu que vous parlez dans mon inté-
Tropmann se montre très-préoccupé ; il est agité rêt, mais je ne puis dire autre chose, j'ai dit la vé-
pendant la veillée et pendant le sommeil. On voit rité. »
qu'il redoute de parler, et s'il parle, c'est pour af- Il a l'arrière-pensée d'échapper à la peine capitale
firmer davantage sa résolution de ne rien changer et l'espoir de s'évader du bagne — ou d'ailleurs ; il
à son système. l'a avoué dans des moments d'épanchement.
^
«

Pourtant, Tropmann disait hier que « s'il avait et il fait ce calcul : « Si on insérait dans les jour-
m, il n'aurait pas autant parlé, qu'il aurait dû nier naux que ma photographie est à vendre 50 centimes,
toute participation au crime, qu'il aurait dû ne pas on ne manquerait pas d'en vendre beaucoup, et si le
'épondre un seul mot, qu'il a été bien bête de dire photographe donnait la moitié du profit à mes pa-
les choses qui sont la cause qu'il est bien cOllpro- rents, cela les aiderait; mais il faut que cela produise
nis. » au moins 1500 fr.; au-dessous de cette somme je ne
Un seul bon sentiment survit dans cette nature voudrais pas qu'on la vendît, car je sais que cela fera
errible et profondément viciée, c'est l'affection pour du chagrin à mes parents, et je ne voudrais pas
la famille, et encore le sacrifiera-t-il à sa dé- qu'ils se chagrinassent pour rien. » (Le Figaro.)
ense 1

Tropmann voudrait qu'on vendît sa photographie, L'attitude de Tropmann est toujours la même.
rien jusqu'ici, ni l'habileté du juge d'instruction, ni chafaud, cette épouvante suprême ; et l'accusation de
les dépositions des témoins, pi les confrontations, ni complices innocents pour paraître n'avoir joué que
les supplications de sa famille, n'ont pu faire dévier le second rôle dans l'horrible tragédie et obtenir par
de son système de défense ce criminel de vingt ans. là le bénéfice des circonstances atténuantes. -

Il persiste à affirmer que Jean Kinck est l'auteur Après avoir essayé de se noyer pour échapper au
des sept assassinats. Aucun complice n'a été désigné gendarme Ferrand, Tropmann, sauvé malgré lui par
l'intrépide calfat Haugel, voulut dans sa prison se
par lui.
Peut-être a-t-il employé à l'exécution de son laisser mourir de faim.
crime quelques-uns de ces repris de justice, prêts à Mais il faut une énergie presque surhumaine pour
tout, qui se réfugient dans les carrières d'Amérique. supporter jusqu'au bout les tourments de l'inanition
Ceci admis, il ne serait pas étonnant que les noms de volontaire en présence des aliments, et bientôt chez
ses complices lui fussent inconnus. Tropmann l'espérance, que Jean-Jacques Rousseau

. La plupart des mots et réponses plus ou moins


bizarres que lui ont prêtés certains journaux sont de
vérité, c'est 'il ne parle
définit « le songe d'un homme éveillé, » remplaça la
résolution de se détruire.
Espérer pour un homme dont le sens moral est
<

pure invention, L'exacte qu


pas, en dehors de l'instruction, bien entendu. profondément oblitéré, c'est chercher dans un nou-
Il y a trois lits dans la double cellule, car Trop- veau crime un moyen de masquer un crime anté-
mann a deux compagnons, deux détenus qui, tout en rieur. ]
accomplissant leur labeur quotidien, surveillent ses Bientôt le démon, inspirateur du farouche et cu-
mouvements et rendraient impossible toute tentative pide scélérat, lui inspira l'idée d'accuser du meurtre
de suicide. Il entre du reste dans l'ensemble des de la famille Kinck les deux premières victimes de
précautions élémentaires de ne laisser à la portée de cette famille, le père et le fils aîné. S'il parvenait à
certains prévenus aucun objet dont ils puissent se faire planer un doute sur ces deux hommes, dont il
servir pour échapper au châtiment légal. tentait de rendre la mémoire exécrable après les
Tropmann cause fort peu avec ses codétenus; en avoir assassinés, il était sauvé. Il irait au bagne,
tous cas il ne semble pas que, jusqu'à cette heure, il dans cette plantureuse Guyane, où tout espoir de
ait fait allusion, dans ces courts entretiens, à l'évé- s'évader n'est pas perdu, où l'on trouve même à se
nement du 20 septembre. marier, étant assassin, avec une empoisonneuse ou
On lai sert l'ordinaire de la maison : le bouillon une faiseuse d'anges retirée des affaires. Et ne faut-il
le bœuf bouilli le jeudi le dimanche, les Vas des époux assortis?
gras et et
légumes et la soupe maigre les autres jours. Cepen- Donc, Tropmann ne jeûna que trente-six heures,
dant, jusqu'ici, il a été traité en convalescent, c'est- et aujourd'hui vous le. voyez, confiant dans la réus.
à-dire qu'on lui a donné la ration de bœuf au repas site de son odieuse accusation, presque aussi révol-
de huit heures. Du reste, sur ce point, la plupart de tante que le crime même, jouir.d'un bon appétit et
ses demandes ont été largement satisfaites. demander des rations supplémentaires.
Il lit encore et uniquement la collection du Musée Tropmann, plus sanguinaire que le tigre, Trop-
des Familleç et quelques volumes de Fenimore Coo- mann, que les eris de désespoir d'une mère affolée,
per, J'ajoute uniquement, car c'est à peu près la les supplications d'innocents petits enfants ont laissé
seule lecture permise à Mazas, froid; impitoyable, comme s'il n'eût pas d'âme "el
On sait que, comme les autres détenus, il peut fût tout entier d'insensible matière, Tropmann au-
écrire à sa famille, et que ses lettres, remises non rait-il eu le courage d'endurer les longues tortures
cachetées au directeur et à l'inspecteur, sont com- de la mort par le défaut de nourriture? Il est permis
muniquées à l'instruction. Inutile de dire qu'il en d'en douter quand on sait la série de douleurs de
est de même des réponses. plus en plus intolérables qui résultent de l'inanité
C'est 111 nuit seulement que les gardiens repren- persistante jusqu'à l'épuisement de la vie.
nent leur poste de surveillance dans la cellule. Ces
gardiens se relèvent de quarante en quarante mi- CORRESPONDANCE D'ALSACE
nutes. ~ ' 3

Jusqu'à présent, quoi qu'on en ait dit, aucun in- Il a neigé pour la première fois hier matin en Al.
cident à noter dans le service de nuit. Conformément sace, mais pour échantillon seulement, -et pour aver-
à des ordres sévères, les gardiens n'adressent la pa- tissement peut-être à ceux qui ont mission de re-
role aux prévenus qu'ils surveillent que dans le cas trouver la huitième victime, qu'ils ne doivent pas

d'absolue nécessité. perdre une minute avant què le temps ne soit tout à
Du reste Tropmann dort d'un calme et profond fait gâté, et qu'on ne puisse plus mettre les travail-
sommeil. Aucun rêve, aucun souvenir ne paraît trou- leurs dehors. *
i
bler cette étonnante tranquillité. Il ne faut donc plus Voici l'emploi de la semaine dernière jour par
guère compter que sur un incident imprévu pour jour:
faire jaillir la lumière sur cette sombre énigme. Le 11 octobre, sondage des marnières totalement
(Le Petit Journal.) épuisées, renvoi des pompes Welter à Mulhouse et
fouilles au pied du Ballon d'Alsace.
LE SUICIDE PAR INANITION Le 12 octobre, visite, dans tous les cimetières du
canton, des fosses creusées dans l'année 1869. Tous
Les deux préoccupations principales de Tropmann les fossoyeurs déclarent qu'elles sont demeurées in-
sont le suicide par l'inanition, pour échapper à l'é- tactes. '
ii; Le 13, visite, avec l'aide des équarisseurs, des C'est ainsi que M. Claude, chef de la sûreté, qui
harniers des cantons de Soultz; et de Guebwil!er. est un officier de police judiciaire, s'occupe avec
3,
la
Le 14, fouilles dans les glaisières longeant. route 1\1. Douet d'Arcq de l'affaire de Pantin.
[e Soultz à, Saint-Amarin au bord desquelles deux Le procureur impérial a reçu le premier le procès-
emmes, qui ont été appelées par la justice, préten- verbal signé du commissaire de police qui a constaté
:;i lent avoir vu dans une des dernières nuifs du mois le crime.
t'août deux hommes qui remuaient la terre. Il l'a ensuite transmis au juge d'instruction avec
Le 14, le 15 et le 16 octobre les investigations ont les pièces de Conviction qui, aprês l'arrestation de
ontinué au pied du Ballon. Tropmann, ont été placées dans un sac sur lequel le
Al1jourd1hlli mardi, vingt hommes travaillent en- procureur impérial a appliqué son cachet en pré-
',ore sous la direction du commissaire de police de sence de l'inculpé.
:
soultz, toujours avec la même ardeur et le même in- Tropmann est un inculpé ; il ne deviendra un ac-
:uccès, mais il ne faut pas désespérer. cusé que le jour où la chambre des Mises en accusa-
j;
Ce commissaire de police de Soultz, M. Muess, tion de la Cour impériale l'aura, par un arrêt, renvoyé
;
lont il a été si souvent question, est un ancien mili- devant la Cour d'assises,
:,
aire ayant gagné l'épaulette et la croix de la Légion On aurait donc bien tort de se servir indifféremment
l'honneur en Crimée et en Italie ; il parle le fran- des termes accusé où inculpé.
çais, l'allemand et tous les idiomes de l'Alsace et 'M. I)ouet d'Arcq a fàit citer les témoins sur re-
oàraît très-aimé des populations. (E. VALDU.) quête du procureur impérial.
T

Il a interrogé Trdpmann.
LA MARCHE DE L'INSTRUCTION
Si l'arrestation d'un complice, si la découverte du
cadavre de Jean Kinck, si des aveux complets de
Tropmann est ait secret, ou du moins on observe l'accusé ne nécessitent pas un supplément d'instruc-
vis-à-vis de lui toutes les mesures intérieures conte- tion immédiat, le juge d'instruction s'occupera de
nues dans ces mots. réunir tous ses éléments de conviction, et la procé-
Personne ne peut le voir ; il ne sait rien du dehors, dure sera considérée comme complet ; alors M. Douet
on prend connaissance des lettres qu'il écrit et de- d'Atèq adressera un rapport détaillé à la chambre
celles qui lui sont adressées ; il est dans la situation du conseil.
d'un homme qu'on a brusquement séparé de la so- La chambre du conseil est formée dans le sein du
ciété; il peut croire que sa vié s'est immobilisée, que tribunal
-
de première instance, elle se compose de trois
le monde ne marche plus. : juges, y Compris le juge d'instruction lui-même.
Le secret n'est, cependant pas complet pour lui. Elle staitné à huis clos sur le rapport du juge d'in-
Lorsqu'un être est reconnu dangereux et que son struction, qui à d'abord été communiqué au procu-
crime est d'une nature très-grave, lorsque surtout il reur impérial pour qu'il puisse requérir.
est soupçonné d'avoir des complices et se refuse à C'est à ce moment que Tropmann passera des
faire des aveux, le directeur de la prison lui donne mains de la police judiciaire dans cel'es de la jus-
pour compagnons deux détenus appartenant à la ca- tice.
tégorie des coqueurs, et qu'en argot de prison on
nomme des moutons, ou, comme dans le cas actuels,
d'habiles agents de la police de sûreté.
Le secret a remplacé la question préparatoire, abo-
lie par Louis XVI, en 1786 ; l'instruction remplace
lieu..
Chose remarquable ! Il suffit qu'un seul des juges
soit d'avis de poursuivre pour que la poursuite ait

La même loi régissait dans l'ancienne France la


chambre de la question ou tribunal des tourments.
-

la question préalable. Quand la chambre du conseil aura estimé le ca-


La torture était la mutilation d'un patient par un ractère criminel des meurtres commis par Tropmann,
bourreau; l'instruction est une lutte de logique et de elle renverra l'affaire à la chambre des mises en ac-
temporisation entre deux hommes, dont l'un repré- cusation.
sente la justice, l'autre la culpabilité présumée. L'arrêt de renvoi de la chambre du conseil est la
Toute affaire criminelle est soumise à une instruc- première barrière qui sépare le criminel de la so-
tion préalable, afin que celui qui est mis en cause ciété.
ne soit traduit devant la Cour d'assises que s'il pèse A partir de cet instant, la marche de la justice
sur lui de graves présomptions. prend un caractère de solennité qui indique bien
L'instruction se compose de tous les faits de pro- qu'elle est fixée désormais sur la culpabilité du pré-
cédure qui précèdent le jugement depuis la plainte, venu.
ou le procès-verbal de flagrant délit, jusqu'au ver- La chambre des mises en accusation est le troisième
dict du jury et à l'arrêt de la Cour. degré de l'instruction.
Les juges d'instruction sont choisis parmi les juges Elle est composée de conseillers à la cour impé-
des tribunaux civils. rial,-,.
Ce Sont eux qui, après vérification des plaintes et L'instruction étant arrivée à son terme, il y a lieu
audition des témoins, délivrent les mandats de com- de se hâter. Le procureur général doit faire passer
parution, de dépôt, à'amener et d'arrêt. l'affaire, dans les trois jours, de la chambre du con-
Les procureurs impériaux et les autres officiers de seil à celle des mises en accusntion, et c'est dans les
police judiciaire n'ont que le droit de requérir, hors trois jours, à partir du moment où elle est saisie,
dans les cas de flagrant délit ; mais ils concourent a que cette dernière chambre doit statuer.
l'instruction dans la limite de leur compétence. Elle examinera de nouveau l'affaire de Pantin et
ordonnera que Tropmann soit traduit devant la Cour C'est un homme d'un caractère très-doux, fort bon
d'assises. ouvrier armurier, très -aimé de tous ses camarades
' Tropmann ne paraîtra ni devant la chambre du et estimé de ses chefs. ?
conseil, ni devant la chambre des mises en accusa- Lorsqu'il apprit la terrible accusation qui pesait
tion. sur son frère, il refusa d'y croire tout d'abord ; puis,
Si quelque nouvelle découverte venait dans l'in- lorsqu'il lui fut impossible de douter plus longtemps,
tervalle contredire une assertion de l'instruction ou il ne tomba pas malade, ainsi qu'on l'a dit, mais il
changer la nature du crime, la chambre des mises en eut de tels accès de surexcitation et de fièvre ner-
accusation pourrait ordonner une information nou- veuse, en rentrant chaque soir à la caserne, que les
velle. ouvriers de sa compagnie, remplis de pitié pour lui,-
Il est possible, dans les circonstances qui nous l'envoyèrent d'un commun accord à l'infirmerie du
régiment.
occupent, que ce fait d'une nouvelle instruction se
produise. Il y était déjà depuis huit jours, dévorant les jour-
Supposons, en effet, que le cadavre de Jean Kinck naux , questionnant tout le monde, espérant encore
soit retrouvé, la défense de Tropmann serait réduite qu'il y avait erreur et que ce n'était pas son frère si
à néant. jeune qui était devenu assassin, lorsqu'il demanda
C'est seulement quand le renvoi devant la Cour une permission pour aller voir sa famille.
d'assises aura été ordonné, que le procureur général Voulait-Il aller consoler sa mère ou se rendre à
rédigera l'acte d'accusation. Paris pour presser son frère de tout avôuer et de se
Tropmann, qui aura cessé d'être interrogé depuis repentir? 11-ne fit part de ses intentions à personne,
un certain nombre de jours, connaîtra son sort par et son colonel, lui donnant comme prétexte qu'il était
la lecture qui lui sera faite à Mazas de l'arrêt de ren- encore trop malade, ne l'autorisa pas à s'éloigner de
voi en Cour d'assises. Cherbourg.
Vingt-quatre heures après que ces pièces lui all- Edmond Tropmann se résigna ; mais ce refus l'af-
ront été communiquées, Tropmann sera transféré de fecta à un tel point qu'il tomba bientôt dans un état
la prison Mazas dans la prison de la Conciergerie. de prostration véritablement inquiétant. ?
On sait que les assises de la Seine sont tenues Ses camarades lui conseillèrent alors d'entrer ïi
par trois membres de la cour impériale, dont l'un l'hôpital de la marine, car tout en pensant bien qu'un
est président. congé lui avait été refusé pour tout autre motif que
Dans la journée qui suivra son arrivée au Palais- celui qui avait été mis en avant, ils lui donnèrent
de-Justice, Tropmann sera interrogé par le prési- l'espoir qu'après quelques semaines de séjour à l'hô-
dent des assises, qui lui demandera s'il s'est pourvu pital, il pourrait obtenir la permission de partir.
d'un défenseur et lui en désignera un d'office s'il Edmond entra donc à l'hôpital, et c'est là que nous
n'en a pas. allons le suivre.
Tropmann vivra de nouveau pour le public à par- Il y arriva en tenue d'artilleur, et il fut de suite,
tir de cette heure. On saura ce qu'il fait, ce qu'il on le çomprend, le point de mire de la curiosité,
veut, ce qu'il espère. non-seulement des malades de la salle 5 011 on l'a-
Son avocat sera admis à conférer avec lui et à vait placé, mais encore de tout le personnel de l'éta-
prendre connaissance des pièces du dossier d'instruc-
tion, jusqu'au jour des débats publics. '
blissement.
Il demanda alors le costume des malades, afin de
j
-

, •
THOMAS GRIMM. se soustraire à la persistance des regards, ce qui lui
fut immédiatement accordé.
Tropmann continue à montrer d'excellents senti- Depuis lors il va chaque jour de mieux en mieux.
n

ments pour sa famille. Il désirerait que le produit de Il est devenu plus calme, mais sa tristesse est peut-
le vente de si photographie fût employé au rachat de être plus grande encore, et l'amaigrissement qui a
son frère, qui est seul en état de soutenir son père. été le résultat de toutes les secousses morales qu'il a
Il étudie également un projet d'évasion qui ne man- éprouvées, lui donne une grande ressemblance avec
que pas de grandeur. Il voudrait, au moyen d'un son frère. '
narcotique, se faire passer pour mort et être enterré Lorsque le temps le lui permet, il se promène à
comme tel. grands pas dans le jardin, quelquefois avec un ma-
Un de ses affidés viendrait le délivrer ensuite. lade qui l'a pris en affection, mais le plus souvent
L'exécution de ce projet demande, comme vous le seul, la tête baissée et le cœur soulevé par des san-
voyez, un certain courage. Mais comment un homme glots. î.
de la force de Tropmann l'a-t-il confié aux moutons Quoique peu communicatif par nature, il ne cesse
qui partagent sa cellule? Son cerveau est-il atteint, de répéter qu'il ne comprendra jamais comment son
a-t-il rêvé tout haut? Nous l'ignorons. Cependant, frère a pu faire de pareilles choses. Cela avec un ac-
le fait est authentique. (Le Soir.) cent allemand très-prononcé. j

N
Les directeurs de l'hôpital sont remplis d'égards
LE FRÈRE DE TROPMANN pour lui. Ses camarades le visitent souvent; chacun,
cherche à le consoler. C'est là une leçon d'humanité
Le frère de Tropmann s'appelle Edmond, il a qui devrait servir d'exemple aux habitants de Cernay.
vingt-trois ans, est canonnier de 3e classe au régi- L'honorable aumônier de l'hôpital, auquel appar-
-
ment d'artillerie de marine à Cherbourg, et attaché tenait surtout de tenter la. guérison de cette âme si
à la 5" compagnie d'ouvrir, flouloureuseraent frappée, n'a pas failli à celle sainte
J

Ë
mission, et il se passe peu de jours sans qu'il ait Si douloureuse que soit cette mesure pour Edmond
avec Edmond Tropmann quelque entretien consola- Tropmann, on ne saurait la blâmer, et, lui-même, il
teur. s'y soumet avec résignation, comprenant que l'inté-
Un des grands chagrins de ce malheureux, c'est rêt public domine tous les autres.
de ne pouvoir correspondre à sa guise et secrètement Aussi, lorsqu'il reçoit une de ces lettres, il est plus
avec les siens. triste et plus accablé que jamais, et plus que jamais
Il écrit beaucoup de lettres et il en reçoit fréquem- il cherche la solitude.
ment, mais elles lui arrivent toujours décachetées et L'aumônier de la marine l'a si bien compris, qu'il
liées avec une ficelle rouge, scellée elle-même par a voulu même mettre à sa disposition son jardin par-
le directeur des postas. ticulier, afin qu'il puisse se promener seul, à son

aise, et à l'abri des regards curieux qui le suivent que, s'arrêtant à Paris dans cette sombre et lugubre
partout, malgré ses efforts pour se cacher. prison de Mazas, il retrouve dans l'assassin accroupi
C'est en pleurant que le frère de Tropmann a ac- dans sa cellule celui qui a partagé ses joies et ses
cueilli cette délicate prévenance, et il en profite cha- jeux d'enfant, celui qui porte son nom et qui l'a dés-
que jour pour s'isoler de son mieux. honoré, son frère, qui n'a pas encore vingt ans, et
Quelles doivent être alors ses pensées lorsque, dont les crimes laisseront à jamais leurs traces san-
franchissant l'espace, son cœur s'élance plein d'amour glantes dans les annales criminelles.
vers ceux des siens qui sont toujours dignes de son S'il reste encore dans le cœur de Tropmann, le
affection et qui pleurent la honte de leur fils, ou meurtrier, l'ombre d'un sentiment humain, il doit
comprendre déjà ce que souffrent les siens, et ce On y rappelle la fatale et mystérieuse disparition
n'est peut-être pas là le moins grand des châtiments d'un jeune homme de Boulogne, employé chez
qui lui sont réservés. M. Pinart, maître de forges à Marquise....
Dans tout ce drame, quelle place immense pour Le jeune homme se nommait Jules Duburquoy.
l'horreur, mais quelle place immense aussi pour la Il revenait de Lille porteur d'une somme de
pitié ! (THOMAS GRIMM.) deux cents francs.
Il n'avait pas reparu à son travail.
On a beaucoup parlé des interrogatoires subis par Et l'on pouvait s'étonner de son absence, attendu
Tropmann; il n'y a eu jusqu'aujourd'hui que quel- que c'était un travailleur exact et vigilant.... i
questions adressées le juge d'instruction à On découvrit, il y a quelques semaines, dans le
ques par
la suite des confrontations de Tropmann avec plu- canal de dérivation qui se trouve entre Dunkerque et
sieurs témoins. Petite-Synthe un corps mort.... ,. j
fj

M. Douet d'Arcq a cru devoir réunir toutes les On l'amena sur la rive, on fit une enquête. j

preuves et compléter l'instruction avamt de procéder Et on découvrit que l'on était en possession du ca-
à l'interrogatoire.. Ce magistrat s'est transporté au- davre du malheureux employée... j
jourd'hui à Ma.zas et a consacré une partie de la On se souvient que Tropmann a dit avoir jeté un
journée à l'interrogatoire de Tropmann. homme à l'eau dans le département du Nord. il
Cet interrogatoire sera continué demain et ne sera Ce qui aurait mis la police sur la trace du crime,
pas, sans doute, terminé dans cette seconde séance. c'est la saisie faite chez Tropmann d'un sac de voyage
Les indications assez récemment données par un ayant appartenu à M. Duburquoy.... .Y

témoin qui a déclaré que, dans les derniers jours Ce serait donc une neuvième victime à mettre à sa
d'août, il avait remarqué des traces de sang près du charge. N
remblai du chemin, de fer en construction, près Du reste, le prisonnier de Mazas continue à se
Soultz, ont donné lieu de croire que le '•cadavre de renfermer dans un mutisme presque complet.
Jean Kinck avait pu être enterré dans le remblai du 11 existe trois lits dans la double cellule qu'il oc-
chemin de fer, qui, le lendemain, devait être cou- cupe. ^ 1
vert d'une quantité considérable de terre. En dehors de ses codétenus, qui n'ont d'autre
Depuis plusieurs jours, des sondages sont faits mission que de l'empêcher de porter atteinte à ses
dans ces remblais; mais le temps écoulé a eu pour jours, il y a des surveillants de nuit qui se relèvent
résultat de rendre, pour le témoin, incertain le lieu de quarante en quarante minutes....
où les traces de sang ont été par lui remarquées, Il ne lui est presque jamais adressé la parole. i
et c'est sur plus de cinq cents mètres que les sonda- Quelquefois, un des deux cohabitants de sa cel-
ges sont pratiqués. Jusqu'aujourd'hui ils n'ont amené lule lui demande le matin : à» j
aucun résultat. (Le Droit.) « Tropmann, avez-vous bien dormi ? »
I j

Il répond laconiquement : P j
Sur la cachette qui doit renfermer a-a pied du «
Oui. » f
talus du chemin de fer de Bollwiller à Guebwiller Et se met à se promener de long en large.... i
le cadavre de Jean Kinck, la justice a reçu de nou- Depuis vingt-quatre heures, il semble témoigner
velles dépositions. Deux ouvriers qui ont été enten- un sentiment de satisfacLion. ^ j
dus, indiquent tous deux la même place et sont Il faisait froid dans Mazas comme ailleurs.... ; j
d'accord sur tous les détails. Par une nuit d'orage, sOn a allumé les calorifères.
ils ont vu un ou deux hommes qui travaillaient et Et la chaleur s'est répandue dans toutes les parties
piochaient la terre de la remise de la locomotive. de la prison. L 1

L'endroit dont il s'agit, nous écrit notre corres- Tropmann, qui tenait ses deux mains dans ses po-
pondant, est admirablement choisi pour enfouir un ches, les a sorties quand il n'a plus senti le froid. Et
càdavre. Supposez un grand cube de maçonnerie il a repris ses lectures avec son flegme accoutumé.
mesurant quatre mètres de haut sur dix de large. A Les aveux de Tropmann, relativement à la dispa-
l'époque où le crime a été commis, cette fosse n'était rition de l'infortuné jeune homme, dont le cadavre a
pas encore remplie, les talus extérieurs arrivaient seu. été retrouvé flottant sur les eaux d'un canal, doivent
lement à la hauteur des murs d'enceinte. remonter aux premières heures de son arrestation.
Kinck lancé là dedans, 'quelques pelletées de sable C'est, en effet, le lendemain du jour où il s'échappa
suffisaient pour le cacher, et le£ jours suivants douze des mains du gendarme Ferrand, %
wagons de ballast venaient le couvrir complétement Où il se jeta dans le bassin du Commerce, au
de leurs quatre mille mètres cubes de terre. Depuis Havre, 114 %

cette époque la locomotive a passé là-dessus pour tout Et où il fut arraché à la mort par le brave calfat
bien condenser et tout bien tasser. Haugel, que Tropmann consentit à entrer dans ja
voie des aveux.
' UN HUITIÈME CADAVRE INATTENDU Si le fait est vrai dans toutes ses parties, ce serait
un neuvième cadavre que l'on rechercherait aujour.
Le Journal officiel a publié une note qui, si elle d'hui.
est exacte, mettrait à la charge du détenu de Mazas Ce n'est pas tout.
une nouvelle victime. Cela indiquerait, de la part de l'inculpé, un moyen
C est d après la France dte Nord,
que la feuille nouveau de se débarrasser des victimes compromet-
officielle reproduit le fait. tantes.
Ce ne serait pas seulement les sillons d'un champ, Elle le reconnut parfaitement, et malgré l'empire
les remblais d'un chemin de fer, les bords d'une que cet homme parait avoir sur lui-même, la vue de
route isolée.... qu'il faudrait encore visiter : Mme Braig produisit sur lui un certain effet et il ne
Le prévenu aurait parfois choisi les ondes des donna à cette dame que des réponses embarrassées.
lacs, des rivières et des canaux pour confidents Depuis cette époque, Mme Braig reçut
une se-
muets.... (Timothée TRIMM.) conde et une troisième lettre ; comme les précéden-
tes, elle était signée du nom de Henri, suivi d'une
Hier, 22 octobre, le parquet de Colmar a envoyé croix; elles contenaient les mêmes recommandations
à Souitz la photographie de Kinck père et celle de et les mêmes menaces..
Tropmann. Cette dernière est la seule authentique Il y a quelques jours, Mme Braig a reçu une nou-
qui existe, car c'est à Mazas, pour la première fois velle lettre, toujours conçue dans le même sens : on
de sa vie, que Tropmann a été photographié, et le l'engageait d'user de toute l'influence qu'elle semblait
cliché a été brisé aussitôt qu'une épreuve a été tirée. exercer sur Tropmann pour lui faire désigner ses
Ces portraits ont été présentés aux trois témoins qui vrais complices.
racontent avoir vu Tropmann à Soultz. Parmi eux La lettre conseillait à Mme Braig de parler à l'ac-
se trouve la femme Lœvert, aubergiste en cette cusé dans sa langue maternelle, qui est le patois
ville, dont les dépositions jusqu'ici incertaines ont allemand alsacien, pour lui faire plus d'impression.
pris, au vu de ces portraits, un caractère d'affirma- (Mme Braig est de Benfeld, Bas-Rhin.)
tion absolue. Le signataire, toujours le.mystérieux Henri, ajou-
Cette femme a immédiatement reconnu dans les tait que le moyen de déconcerter Tropmann, c'était
cartes qu'on lui montrait deux personnages qui, en- de dire qu'on soupçonnait un individu demeurant du
trés chez elle un jour de la fin d'août, s'étaient fait côté de Vincennes.
servir à boire et à manger, et qui ensuite s'étaient Cette lettre contenait de nouvelles menaces contre
dirigés du côté de Cernay. Mme Braig, et lui accordait jusqu'au 27 courant
Les deux autres témoins n'ont reconnu que Trop- pour obtenir quelque aveu.
mann, tandis que la femme Lœvert. « n'a plus un Mme Braig a remis cette lettre comme les précé-
doute, dit-elle, sur le vieux Kinck : c'est bien lui dentes entre les mains de M. le juge d'instruction
avec sa bonne figure de brave homme; on ne peut Douet-d'Arcq, sans s'occuper autrement des menaces
s'y tromper. Il dont elle était l'objet.
M. le commissaire de Soultz va concentrer toutes Quant à l'espèce d'influence qu'elle semble exer-
les recherches sur Ollwiller. cer sur Tropmann, on en trouve la raison dans une
Espérons que, par son activité et avec le concours ressemblance assez marquée de cette dame avec l'in-
dévoué des habitants d'Ollwiller, qui ne lui a jamais fortunée Mme Kinck. C'est encore le mystérieux
fait défaut, il aura le dernier mot de cette triste correspondant qui a révélé ce détail, détail qui paraît
affaire. exact.
L'instruction du crime de Pantin a repris son En effet, le 15, le jour où Tropmann et ses deux
cours. compagnons sont venus à la Taverne-Anglaise,
Le monstre imbécile dont les faits et gestes pré- Mme Braig, qui était loin de se douter à qui elle fai-
occupent à si juste titre le public n'a pas changé de sait servir une bouteille de vin, avait déjà remarqué
tactique. la contenance du jeune homme.
Hier et avant-hier, M. Douet d'Arcq a interrogé Les trois consommateurs s'étaient assis à la der-
Tropmann. L'interrogatoire, qui a duré chaque fois nière table du côté gauche de la salle ; le comptoir où
cinq heures, a eu lieu dans le cabinet et en présence était assise Mme Braig est au fond; l'un des compa-
du directeur de la prison de Mazas. gnons, le plus âgé, lui tournait le dos ; le second, le
Tropmann ne dit rien, n'avoue rien, et l'instruc- plus jeune, lui faisait face; Tropmann était tourné
tion n'a pas fait un pas de plus. contre le mur, et, comme si la figure de Mme Braig
l'avait frappé, il se retournait à chaque instant pour
NOUVEAUX RENSEIGNEMENTS
la considérer.
Mme Braig fut surprise de cette insistance; quand
Dans la journée du 15 septembre dernier, Trop- son regard s'arrêtait sur Tropmann, celui-ci parais-
mann et deux autres individus sont entrés à la ta- sait embarrassé et baissait les yeux.
verne anglaise rue Grange-Batelière, n° 13, tenue Il ruminait alors sans doute son abominable crime
par M. Braig, où ils se sont fait servir une bouteille et était interloqué par cette ressemblance que lui
de vin. présentait si inopinément l'image de la mère qu'il
Quelques jours après l'arrestation de Tropmann, voulait frapper avec ses enfants.
Mme Braig reçut une lettre écrite par l'un des deux C'est Tropmann qui paya la consommation.
compagnons de celui-ci où on lui conseillait, dans Lors de la confrontation de Mme Braig avec l'in-
son intérêt, d'aller voir l'inculpé et de se décider à culpé, celui-ci répondit évasivement, disant tantôt
désigner les vrais coupables, afin qu'eux-mêmes ne «
Vous vous trompez, madame; » ou : « Je sais que
fussent pas compromis. vous ne me voulez point de mal. » Mais il était évi-
Mme Braig apprit alors seulement quel avait été demment frappé et impressionné par la vue de cette
le consommateur du 15 septembre. Elle communi- dame.
qua la lettre à M. Douet-d'Arcq qui la fit mettre en Les deux individus qui étaient avec Tropmann
présence de Tropmann. pensaient avoir affaire sans doute à un fils Kinck,
car dans leurs lettres ils disaient à Mme Braig de, le chef de sûreté, qui a joué un grand rôle dans
qu'elle ressemblait à la mère de leur compagnon. l'instruction de l'affaire Kinck, viendra sous peu
C'est cette ressemblance qu'ils lui conseillaient dans notre ville, où il est chargé de mettre la der-
d'utiliser pour amener Tropmann à faire des aveux, nière main à l'œuvre.
la menaçant de la tuer, hier 27, si elle n'obtenait pas Les recherches seront principalement dirigées
ce résultat. dans le talus en remblai du chemin de fer en con.
L'interrogatoire de Tropmann acommencé vendredi struction de Bollwiller à Guebwiller, à l'endroit de
dernier, 22 octobre. Chaque jour, depuis cette épo- la remise des locomotives près de cette dernière ville,
que, M. le juge d'instruction Douet-Darcq se trans- où deux hommes ont été vus, par une nuit d'orage,
porte à la prison de Mazas et y procède à des inter- travaillant et piochant la terre à la clarté des éclairs.
rogatoires qui ne durent pas moins de cinq heures. Les recherches déjà faites sur ce point n'ont pas
Hier jeudi a eu lieu la sixième séance; le jnge d'in- épuisé les difficultés qu'elles présentent, en raison
struction espère qne ce laborieux interrogatoire du nombre des mètres cubes de ballast qui doivent
pourra être clos dans la séance d'aujourd'hui ven- aujourd'hui recouvrir le cadavre, s'il y est enfoui.
dredi, et qu'à la fin de la semaine prochaine le dos- Espérons que la rare sagacité de M. Claude saura
sier pourra être transmis au greffe de la cour impé- le conduire à un résultat et que ses efforts seront
riale. plus heureux que ceux de ses devanciers.
«
Sans trahir les secrets de l'instruction, nous On a vu par les menaces faites par lettres ano-
croyons pouvoir dire que de tous les renseignements
recueillis et de toutes les vérifications faites, il ré- nymes à Mme Braig, qu'il y a des menées té-
sulte aujourd'hui la preuve que Tropmann a seul nébreuses pour égarer la justice dans l'affaire Trop.
préparé et exécuté les huit assassinats qui lui sont mann.
imputés. ». Malgré l'affirmation du Droit, que nous avons re-
produite, un point reste obscur, pour le public du
L'instruction a réuni contre Tropmann un faisceau moins.
de preuves accablantes. Mais l'inculpé ne s'est pas Tropmann avait-il des complices?
départi de son système de mutisme à peu près ab- Telle est la question que l'on se pose et qui
solu. ne sera probablement résolue que devant la cour
Suivant l'expression d'une des personnes qui l'ap- d'assises.
prochent de plus près : « Le sang de ses victimes Nous avons reçu ce. matin une lettre curieuse; que
l'aveugle et l'empêche de parler.... » l'auteur nous prie de faire parvenir à Tropmann
Tropmann paraît bien décidé à ne rien dire. Plu- le juge la voie. »
« sans que
sieurs fois, il aurait manifesté énergiquement cette Voici cette lettre, que nous copions textuellement,
résolution. en rectifiant seulement l'orthographe par trop fantai-
« Je ne révélerai rien, disait-il avant-hier. Je pré- siste :
férerais la mort la plus cruelle, la plus ignomi- Cher Tropmann,
nieuse. Dût-on m'écarteler ou me brûler vif, je me Il

tairais. » 0:
J'échappe toujours à la police. Parle très-peu
Mais cette attitude sera forcément modifiée lors de peur de nous compromettre. Ils ont beau cher-
des débats publics. cher Kinck. Ils remuent terre et eau, ils n'ont plus
Les audiences de la Cour d'assises de la Seine se- qu'à chercher si un ballon se serait envolé en em-
ront certainement émouvantes et fécondes en péri- portant Kinck.
péties. (t
Si on te fait monter sur l'échafaud, je logerai une
balle dans la tête du bourreau.
On écrit de Soultz à l'Alsace" le 27 octobre : Il
Celui qui t'aime, '
La situation des recherches du cadavre de Kinck *
père peut se résumer en un seul mot ou en un seul « Brûle.cette lettre.
chiffre dont tout le monde connaît la valeur lorsqu'il
P. S. Situ veux me répondre, réponds-moi : tu
n'est pas précédé d'un autre plus significatif zéro. «
connais mon adresse.
:
Ce n est certes pas la faute de la police si le lugu- »

bre problème n'a pu être résolu jusqu'ici,


vu le vaste Nous avons transmis cette lettre à M. le juge
espace sur lequel il y avait à opérer. Tout le rayon d'instruction, qui mieux que nous, pourra reconnaî-
compris entre Guebwiller, Issenheim, Bollwiller,
tre s'il s'agit d'une mystification ou d'une communi-
Cernay, Wattwiller, Ollwiller, Wuenheim et Soultz, cation réelle d'un complice.
a été battu et remué de fond en comble ; les flaques Il est impossible de déterminer d'une manière pré-
d'eau, qui abondent ici, ont été toutes épuisées dans cise à quelle époque l'affaire de Pantin viendra de-
le même périmètre; bref, rien n'a été négligé.
L'ancien dicton : Qui cherche, trouve, s'est vant les assises de la Seine.
ne pas Cependant on conjecture, avec quelque vrai-
réalisé. Cependant, tous les moyens ont été semblance, que Tropmann comparaîtra devant la
ployés et ceux qui sont les moins goûtés em-
, en d'au- Cour criminelle vers la fin du mois de novem-
tres temps ont été mis en usage ; la science occulte bre ou au commencement du mois de décembre.
a été trouvée en défaut, comme la science du com- L'instruction qui subit un temps d'arrêt de quel-
mun des mortels. ques jours àcause de la Toussaint, du jour des Morts
Néanmoins, tout espoir n'est
pas perdu et M. Clau- et de la rentrée des cours et tribunaux (ter, 2 et 3 ne-
vembre), sera repris jeudi et très-probablement ter- arrivé jusqu'à lui comme l'écho lointain d'un bruis-
minée à la fin de la semaine. sement inaccoutumé.
Tous les éléments étant dès lors réunis, la chambre Que se passe-t-il donc au dehors?
des mises en accusation de la cour impériale exami- D'où vient donc ce murmure insolite?
nera l'affaire et rendra son arrêt de renvoi. Tropmann a interrogé un de ses gardiens. ^
.L'acte d'accusation pourra alors être dressé. Et le gardien a répondu : ^ -

c Ce que vous entendez, sont les pas de ceux qui


C'est à ce moment aussi qu'il y aura lieu pour Trop- vont au cimetière célébrer la triste fête des
mann de faire choix d'un défenseur; dans le cas pos- morts.... » H
sib1e où il n'en désignerait pas, la cour lui en donne- A ces mots, Tropmann qui, au milieu de ses mor.
rait un d'office. nes préoccupations, n'avait plus songé à la date funè-
bre, à ces.mots, Tropmann a légèrement tressailli.
La Liberté réunit, dans un résumé succinct, les Unfrisson.a parcouru tous ses membres; sa tête
faits qui se sont produits dans différentes villes, et est retombée sur sa poitrine.
dans lesquels on à voulu voir des complices de Trop- Il songe. & "

mann. A quoi çonge-t-il ?... ?

Ce résumé est présenté sous une forme hu- A sa jeunesse d'abord, à son enfance au temps
1

moristique. Il n'en prouve pas moins combien l'opi- où, innocent encore, il s'en allait, tenant la main de
nion publique est toujours surexcitée pour ce qui tou- crtte mère qu'il aimait, et dont il a brisé la vie et
che à l'horrible massacre de Pantin. souillé le nom, porter une couronne sur la tombe des
Voici l'article de la Liberté : vieux parents.... «
« A Angers, un individu se présente chez un mar- Il revoit le chemin bordé de haies; il revoit les
chand de tabac pour acheter un régalia de cinq cen- gens du pays, le saluant d'un bonjour amical; il re-
times. Il est pâle, effaré, balafré à la joue gauche. Il voit la croix de bois devant laquelle on le faisait s'a-
baragouine l'allemand et perd son porte-monnaie genouiller.
dans lequel se trouvait la facture acquittée d'un poute- Jours de candeur! jours à jamais envoles A votre
!

lier. Complice de Tropmann. souvenir, une larme a coulé sur la joue blême de
« Au
Havre, on découvre dans un bois un cadavre l'assassin. <ï

en putréfaction. Dans les poches du défunt on con- Mais déjà à ces pensées d'autres ont succédé. - *
^

Pensées horribles; car les larmes ont tari, rem-


state la présence d'une fiole vide et d'un porte-mon-
naie plein 800 fr. en or. C'est évidemment une placées par un mouvement fébrile. |
partie de la dépouille du père Kinck. Complice de Les muscles de sa face s'agitent; on dirait que ses
-:

Tropmann. prunelles dilatées fixent dans le vide quelque vision


«
Dans la Nièvre, un bûcheron avise un pendu qui épouvantable, quelque fantôme, qui s'avance mena-
gigottait encore un peu. Le temps d'aller prévenir le çant....
maire etles gendarmes, \e pendu ne gigottait plus du C'est que ces paysages d'Alsace ont tout à coup
tout. Complice de Tropmann. rappelé à Tropmann son premier crime.
«
00. fait l'inventaire des poches du quidam et l'on- Le spectre de Kinck père s'est dressé devant lui,
trouve deux kreutzers. Le kreutzer est allemand, priant d'une voix vengeresse :
Tropmann est Allemand, la Nièvre n'est pas alle- «
Meurtrier infâme, sois maudit! sois maudit!
mande, mais elle pourrait l'être si elle se trouvait de Sois maudit, toi qui as tué mes chers petits enfants
l'autre côié du Rhin. Les deux kreutzers prouvent et ma chère femme! Sois maudit, toi qui n'as pas
jusqu'à l'évidence que le pendu s'est branché quand même permis que ma dépouille fût réunie à la leur
v
il a vu la fin des pièces de cent sous du malheureux et dormît dans la même terre! Sois maudit, toi qui
Kinck. » est cause qu'aucun ami ne pourra en ce jour venir
pleurer sur mon tombeau. » ;:11

Nous reproduisons un article remarquable du Pe- Tropmann, en entendant cet anathème, est pris

-
!
tit Journal qui a trait à Tropmann et qui, hélas sert
de prélude à l'acte suprême qui devra clore le Crime
d'un tremblement convulsif....
Ses lèvres s'cntr'ouvrent comme si un aveu allait
»

de Pantin. ~
enfin s'échapper.... Non! les lèvres se referment..,,
et la vision con'mue. ':1 s

LE JOUR DES MORTS La plaine sombre de Pantin lui apparaît, comme


au soir du crime, éclairée par un rayon de lune bla."
* f
Ne faisons pas de bruit, car, s'il se sentait ob- fard.
servé, le criminel à la volonté de fer ordonnerait La fosse est là béante. Les victimes arrivent....La
peut-être à son vi age de rester impassible, à boucherie commence. •* *
ses
yeux d'être muets. Avec précaution, en suspendant Maman! maman sanglotent à oreille les
« 1
» son
pour ainsi dire notre haleine, cherchons sur ce vi- enfants effarés.... 8 \
sage, cherchons dans ces yeux le secret des angoisses Malheureux enfants!...
contenues et des méditations secrètes!... Tropmann, halluciné, entrevoit là-bas, à Roubaix,
Tropmann s'est levé en feignant son insouciance le mausolée auquel, en ce Jour des Morts, toute la
ordinaire. ville vient rendre un douloureux hommage.
Il a même commencé à déjeuner
avec appétit, Les blanches couronnes pleuvent de toutes paris
quand soud in, à travers les épaisses murailles,
est et tous les cœurs ont un regret pour les assassinés,
ainsi qu'une imprécation contre le monstre dont la seignemente
1 suivants sur la façon dont on s'y prend
main a frappé. pour arracher les aveux-à Tropmann. *

Pour se soustraire à ce chœur d'objurgations qui Si complet que soit le mutisme dans lequel s'en-
semble le poursuivre, Tropmann essaye de s'arracher ferme le prévenu, il n'en est pas moins certain qu'il
brusquement à cette obsession. pourrait bien donner dans le piége grossier, mais
Par un effort de volonté, il ramène sa pensée à très-humain, qu'on lui tend.
Paris; là, du moins, il est plus loin de ses vic- Tropmann s'est pris d'amitié — si cela peut s'ap-
times. peler ainsi — pour quelqu'un qui le voit tous les ma-
Il cherche, pour faire diversion, à se reporter à tins, adoucit pour lui le régime si dur de Mazas. lui
l'aspect qu'avait la grande ville l'an dernier à pareille témoigne de la compassion, lui parle de sa famille,
époque.... et a réussi à dompter la nature farouche du prévenu.
L'an dernier? « Si vous n'étiez pas si bête, a dit l'autre jour à
Oui, il s'en souvient; il s'en alla, poussé parla Tropmann l'individu dont il s'agit, il y aurait quel-
curiosité, au cimetièra du Père-Lachaise. que chose à faire....pour nous deux! »
Il en prend mentalement la direction. A cette brusque interpellation, Tropmann prête
C'est bien cela!... Voici l'interminable rue qui y l'oreille.
conduit. «
Certainement, reprend l'individu, et je vais vous
Cette rue est envahie par un flot humain qui va expliquer mon plan. Vous me dites où se trouve le
dans la même direction. A droite et à gauche, les cadavre du père Kinck : je pars m'assurer de la véra-
marchands d'immortelles et les marbriers.... cité de votre aveu ; je reviens, et comme je vous aurai
Partout des images de mort. fait jaser..., je monte en grade.
Et Tropmann a sursauté malgré lui.... 11 est inévitable qu'après cela on me chargera de
«
Mais qu'est-ce donc?... Pourquoi lespassants, ar- vous conduire sur les lieux.... pour la confrontation.
rivés à un certain endroit de la rue de la Roquette, Et dame! comme j'aurai gagné mes épaulettes grâce
font-ils tous halte? à vous, il se pourrait qu'une fois dans les bois, par
D'où vient ce rassemblement pans cesse grossi? un coup de couteau habilement appliqué, qui ne m'a-
Que regarde-t-on à terre?... et quelle raison fait bîmera pas trop, il se pourrait que vous vous échap-
prononcer son nom par la foule? piez. »
Grand Dieu! ce que la foule regarde, ce sont qua- Tropmann n'a rien répondu; mais depuis il a l'air
tre larges dalles coupant la symétrie du pavé.... les soucieux, et il a, paraît-il, dit à l'un de ses compa-
dalles qui servent d'assises aux pieds de l'échafaud, gnons de cellule :
aux jours d'exécution capitale. «
Un tel a l'air gentil, il pourrait peut-être me
La foule prononce son nom, parce que c'est à cet rendre un grand service. »
endroit que le bourreau fera bientôt sans doute tom- L'instruction de l'affaire est terminée. Le dossier
ber la tête du meurtrier de Pantin! ! ! a été déposé hier par M. Douet d'Arcq à la chambre
Affreux ! affreux !... des mises en accusation ; l'examen doit en être ter-
La figure de Tropmann s'est contractée ; une sueur miné dans les trois jours, à mo'ns de délégation spé-
froide inonde tout son corps ; ses dents s'entre-cho- ciale et toujours exceptionnelle du procureur impé--
quent bruyamment. rial.
Il veut se lever....impossible!... !... ses jambes ne le Les débats publics du crime de Pantin s'ouvriront
portent plus.... Il veut prendre un livre il ne voit donc à la Cour d'assises de la Seine dans la deuxième
plus rien que les sanglantes images. quinzaine de ce mois, peut-être le 2 décembre.
Après l'échafaud, il lui semble suivre son propre Il va sans dire que les demandes pour assister aux
convoi, dans Je sinistre chariot escorté par des gardes débats pleuvent dans le cabinet de M. le procureur
à cheval. impérial. (Le Gaulois).
Le cortège s'achemine vers Ivry.... Voilà le Champ
de navets où l'on enterre les exécutés. Hier, M. Clément, commissaire de police, a fait
C'est là qu'on va l'enfouir comme il enfouit la fa- labourer le champ dit Langlois, devenu célèbre par
mille Kinck.... C'est là que l'an prochain, à pareille l'assassinat de la famille Kinck.
date, son corps, abandonné de tous, achèvera de se Nous ignorons encore le but que se propose l'auto-
décomposer dans le silence du sépulcre, tandis que rité; mais, en tous cas, nous serons en mesure d'ici
son âme sera allée rendre compte de ses forfaits au quelques jours de renseigner nos lecteurs. — F.
Maître des suprêmes expiations....
Et tandis que la nuit descend graduellement, on L'instruction de l'affaire Tropmann était terminée;
continue à entendre les sanglots étouffés de Trop- le dossier allait être envoyé au parquet, quand
mann, parcourant de nouveau malgré lui les aboni- M. Douet d'Arcq, — dans l'intérêt de la iscussion
nables étapes de ce voyage à travers la passé, le pré- aux assises et, dit-on, pour aller au-devant d'une
sent et l'avenir..., de Tropmann appelant en van le demande du jury en ce sens — a délégué quelqu'un
sommeil comme un refuge.... pour creuser deux fosses pareilles à celles dans les-
Dies Íræ, clies illa! quelles Tropmann avait si mal enseveli ses victimes,
Il faut avoir la conscience nette pour pouvoir dor- et pour se rendre compte du temps nécessaire pour
mir le Jour des Morts!... (THOMAS GRIMM.) cette opération.
C'est aujourd'hui que M. Douét d'Arcq a promis
Nous recommandons tout particulièrement les ren- de remettre le dossier de l'instruction Tropmann.
Voici comment on procède : lire, mais avec beaucoup plus de détails. Il n'a pas
Le dossier sera remis à M. le procureur impéri,al, encore reçu de réponse, et a écrit une, seconde lettre,
qui désignera un substitut pour faire le réquisitoire dans laquelle il demande à être confronté avec Trop-
définitif. Cela peut durer quelques jours (trois ou mann et conduit en Belgique, à l'endroit qu'il a pré-
quatre). cisé.
Après quoi, le dossier, accru du réquisitoire du
substitut du procureur impérial, retournera au juge LES AVEUX DE TROPMANN
=

d'instruction.
Le juge d'instruction rédigera alors une ordon- Nous apprenons d'une source, que nous avons lieu
nance de prise de corps et de renvoi devant la cham- de tenir pour bonne, que le misérable assassin de
bre des mises en accusation, ce qui durera environ Pantin, pre sé de questions et peut-être las de lutter
trois ou quatre jours en ore. contre les charges accablantes qui pèsent sur lui,
Puis, le greffier dressera l'inventaire des pièces du s'est décidé à faire des aveux complets. Lui seul est
dossier et renverra celui-ci minuté au parquet du tri- coupable, et voici, d'après l'Opinion nationale, le
bunal de première instance, d'où il ira chez M. le récit qu'il a fait de l'horrible massacre :
procureur général. Après avoir assassiné le père Kinck le 25 août dans
Alors seulement, le dossier sera placé au rôle de une plaine située près de Guebwiller et l'avoir en.
la chambre des mises en accusation qui, après un terré dans un endroit qu'il a nettement indiqué,
délai plus ou moins court, renverra par devant la Tropmann songea à se débarasser du fils aîné, qui
Cour d'assises de la Seine. avait, sur ses fausses indications, été réclamer à la
Quand la chambre des mises en accusation aura poste de Guebwiller un mandat de 5500 francs en-
statué par un renvoi devant la Cour d'assises, le pré. voyés par Mme Kinck son mari. Gustave Kinck re-
11

sident de la session devant laquelle devra venir l'af- vint à Paris, fut attiré à Pantin et assassiné deux
faire fera extraire le prévenu de Mazas et conduire à jours avant sa mère, à quelques pas de la fosse qui
la Conciergerie, où il aura à l'interroger suivant les de van bientôt servir de tombe à toute sa famille.
besoins de la cause. Enfin, le 20 septembre, après avoir fait ses prépa-
ratifs, Tropmann conduisit dans un fiacre la famille
Nous apprenons d'une manière certaine que l'in- Kink à Pantin. Arrivé au chemin Vert, il fit descen-
struction de l'affaire Troppmann s'est brusquement dre Mme Kinck, sa petite fille et le plus jeune des

..
terminée samedi. A demain des détails. fils. Après avoir dépassé les dernières maisons qui
bordent cette avenue étroite, tortueuse et désormais
Serait-on enfin à la veille de découvrir le cadavre sinistre, ils arrivèrent dans la plaine.
de Kinck père? La fosse avait été creusée dans un pli de terrain
Voilà ce que nous lisons dans le Journal d'A- fort peu accentué, mais assez cependant pour que, de
miens'. la route d'Aubervilliers, l'on ne pût facilement dis-
Nous avons reçu aujourd'hui la visite d'un char- tinguer ce qui se passait. Le fiacre stationnait
au
pentier de l'un des faubourgs d'Amiens, J. V.., coing du chemin Vert, et les contours du chemin em-
croyant être mieux renseigné que personne, et qui, pêchaient le cocher de soupçonner l'affreux crime qui
lui aussi, a adressé au procureur( impérial à Paris allait se commettre cinq cents mètres plus loin.
-
sa version sur l'assassinat de Jean Kinck. Cette ver- Tropmann se précipite comme l'éclair sur la petite
sion, la voici, sous la garantie exclusive de son fille, qu'il laboure de coups de couteau, et la jette au
au-
teur : loin dans la fosse, encore vivante, puis il se rue sur
Jean Kinck a été assassiné par deux complices de la mère avec laquelle une courte lutte s'engage, lutte
Troppmann, l'un marié, âgé de trente-trois d'autant plus affreuse que, d'après les renseignements
ans, re-
pris de justice, blond, ayant deux dents de moins de l'assassin lui-même, qui BOUS ont été communi-
sur le devant de la bouche ; l'autre âgé de vingt- qués par une personne digne de foi, le plus jeune
neuf ans,' grand 'et brun. Ce dernier doit être
en ce des fils s'était cramponné à la robe de Mme Kinck et
moment à Bruxelles, où il a été arrêté comme vaga poussait des cris déchirants (sans doute ceux qui ont
bond; le premier est réfugié en Prusse. été entendus par le veilleur d'une usine située à
Troppmann ayant amené Jean Kinck à Mons, le proximité).
conduisit ensuite dans une ville voisine, où il fut Bientôt les cris cessèrent, et 1 assassin, poursui-
rejoint par ses deux compagnons, qui avaient pré- vant
son œuvre, se hâta d'aller chercher l'aîné et les
paré une fosse à l'avance, comme plus tard Tropp- deux cadets, qui étaient restés dans le fiacre et qui
mann le fit à Paris. ^ ne se doutaient de rien.
cr:
Jean Kinck, grisé par Troppmann, fut conduit Les deux plus jeunes enfants se dirigèrent vers la
sans défiance hors la ville, après le couvre-feu, et fosse, d'après les indications de Tropmann ; ils se te-
assassiné entre onze heures et minuit, dans la nuit naient la main, l'aîné suivait à quelques pas der-
du 9 au 10 septembre. Son corps éié percé de rière par
a eux. C'était le plus vigoureux des trois ; c'est
neuf coups de couteau, et on l'a dépouillé des valeurs lui que l'assassin commença. Il lui lança un
par
et des objets qu'il portait sur lui; mais on doit re- nœud coulant autour du
cou, l'étrangla, égorgea les
trouver encore dans une de ses poches une lettre de deux autres, qu' l jeta à quelques plus loin, puis
pas
sa femme. Il revenant sur l'aîné, qui donnait quelques signes de
Le charpentier d -Amiens a adressé vie, il l'acheva à coup de couteau.
au procureur
impérial de Paris les renseignements qu'on vient de L'acte d'accusation donnera sans doute tous les
On dit que M. le substitut Onfroy de Bréville a été ajouter foi trop complétement aux récits que font
chargé du réquisitoire, que ce document sera remis quelques journaux de certains aveux supposés de
aujourd'hui ou demain à M. le juge d'instruction Tropmann, dans le but évident de paraître mieux et
Douet d'Arcq, qui alors dressera son rapport à la plus promptement renseignés que leurs confrères.
chambre des mises en accusation. Le Figaro, qui a retracé avec un si grand soin
Tropmann pourrait alors être jugé dans la der- toutes les péripéties de ce drame, ne laisse de côté
nière quinzaine du présent mois; dans le cas con- aucun renseignement utile, et voici quelques détails
traire, toujours dans la première quinzaine de dé- nouveaux dont je puis garantir l'authenticité.
cembre. •"
Depuis longtemps, le véritable souci de Tropmann
Jusqu'à plus ample informé, le public ne doit pas dans sa prison était surtout de retarder par tous les
qui devantvous a accompli le crime;
moyens possibles la marche de l'instruction; aussi « L'homme est
semblait-il chaque jour promettre quelques aveux nul œil humain ne l'a vu 1... —
nulle oreille hu-

pour le lendemain. maine ne l'a entendu !... — Le secret est bien son
Après avoir été fort calme pendant les premières secret, n'est-il pas vrai ? Il est bien placé, ce secret,
semaines de sa détention, il s'est plu ensuite à me- il est bien en sûreté, ne le croyez-vous pas, mes-
nacer ses gardiens d'une évasion impossible ; puis, sieurs ?
pour tenter d'amoindrir l'horreur de son crime, il Eh bien! non.... c'est là l'erreur du coupable!
s'est imaginé un instant de faire supposer que ses un pareil secret n'est en sûreté nulle part La
! créa-
victimes n'avaient été aussi cruellement frap- tion n'a pas un coin pour garder cette confidence;
pées qu'après leur mort, et qu'elles avaient été em- sans' parler du regard de Dieu qui perce toutes les
poisonnées avant d'être transportées au champ Lan- ténèbres, je soutiens que des secrets semblables ne
glois. sont pas à l'abri des confessions humaines.— On aura
Toutes ces ruses grossières prouvent que Trop- beau faire, le sang parlera.... ou fera parler.... le
mann n'était pas l'homme intelligent qu'on a dépeint, crime de meurtre se révélera.... Il est rare que la
mais elles démontrent aussi qu'on n'obtiendra de lui main du meurtrier puisse se cacher aux yeux de
des aveux sincères, s'il s'y décide jamais, que lente- tous. i
ment, et peut-être seulement dans le cours des dé- C'est surtout dans un cas qui, comme celui qui
bats. nous occupe, a impressionné tous les esprits, que la
L'instruction est néanmoins terminée et les fouil- révélation doit, tôt ou tard, se produire....
les et les recherches ont cessé, aussi bien en Alsace Tandis que mille yeux, mille oreilles sont tendus
que dans les autres endroits où on les a inutilement SUT la route de la vérité,. 1 ;
tentées. Que fait le coupable ?' 1

Aujourd'hui le dossier est entre les mains de II lutte contre la vérité.


M. le substitut Onfroy de Bréville, chargé de. faire le Mais il se sent trop faible pour garder son horrible
rapport. M. Douet d'Arcq n'aura plus ensuite, pour secret. "|Hj
terminer la difficile mission qui lui a été confiée, L'âme coupable se démène contre l'imposture que
qu'à le faire parvenir avec le réquisitoire à la cham- l'égoïsme du corps lui impose.
bre des mises en accusation. Le mensonge messieurs, on n'y saurait persister,
1

En attendant, Tropmann, parfaitement convaincu le cœur humain, quel qu'il soit, n'est pas fait pour
du peu de temps qui lui reste, a écrit 1 Me La- l'abriter 1... j

chaud pour le prier en fort bons termes d'e se char- L'âme coupable qui ne confesse pas son crime,
ger de sa défense. c'est un vautour intérieur rongeant une proie. Ij j
L'éloquent avocat s'est rendu hier à Mazas, et ce Niez criminel; 'niez ! Vous ne nierez pas toujours,
!

qui l'a frappé, c'est l'air extrême de jeunesse et d'a- j:e vous en défie, de par les augustes lois de notre
battement de l'assassin. Il n'a voulu prendre aucun création 1 * 1

engagement avec lui, et il a remis, pour lui répon- .


Le secret du meurtrier le presse, le brûle, le dé-
dre, à son retour de Senlis, où il est allé plaider un vore; ce secret, il le possédait d'abord.... ce secretle
procès des plus curieux. possède et l'absorbe aujourd'hui.... Et comme les
Me Lachaud se propose de plaider la folie, mauvais esprits dont nous parlent les légendes reli-
— ou
du moins une variante de la folie qu'on appelle, je gieuses, ce secret, dont le coupable était le maître
crois, la manie raisonnante, et ce n'est que si unique, le prend, le terrasse etle traîne à son tour où

Tropmann répond à l'idée qu'il s'en fait, qu'il ac- il lui plaît.
ceptera de demander pour lui des circonstances at- Le secret est devenu son maître, il est plus fort
ténuantes. que son mutisme, il abat son courage, il trompe sa
prudence.-...
Il est inexact que Tropmann ait fait des 1!\Veû'x: | Ce. secret.... il faut qu'il sorte !... il le faut !... il le
au sujet du crime de Pantin; nous croyons pouvoir 1 faut!... I
affirmer que, loin d'entrer dans cette voie, l'inculpé Il sera dit, il sera révélé.... il n'y a que le suicide
persiste dans son système de mutisme absolu. du coupable qui pourrait empêcher sa révéla-
Il a bien fait les aveux enregistrés par l'Opinion tion ! 1... »
!
Nationale, mais en les faisant, il a menti, et voulu Ainsi parlait, il y 'a quarante ans, M. Daniel
induire la justice en erreur.... Webster, devant un jury américain. ,,1
Il rêve un élargissement.... une évasion même, C'est fort beau, cette monographie du secret des
il caresse des songes creux, mais il subit la criminels qui tend à sortir de leurs bouches closes,
pesan-
leur de Vidée fixe.... comme une écharde sort naturellemeut de la chair
La plus efl'royable torture morale qu'un homme où un accident l'a enfoncée.
. t
coupable puisse endurer. Et cela doit être vrai.
Et à propos de ce silence obstiné, de ce mutisme Le barbier du roi Midas allait raconter aux l'o.
ordinaire des inculpés, des prévenus et même des
seaux de la rive.... comment son maître avait des
condamnés, il nous arrive une pièce fort intéres- oreilles d'âne.
sante. Le sombre meurtrier doit parfois confier à son
C est l'extrait d'un réquisitoire de Daniel
Webster, oreiller, à voix basse, et comme pour soulager sa
un magistrat américain, contre un assassin qui niait conscience.... le forfait dont il est coupable.... Ainsi
son crime ; il y dit : fera Tropmann tôt ou tard4
Ainsi que nous l'avions prévu, depuis la fin de <c
Nous ne savons si Ma Lachaud a vu en effet
l'instruction, les actes de la justice sont très-rapides Tropmann, mais nous pouvons affirmer qu'il a re-
dans l'affaire du grand criminel qui a massacré la tiré, à la préfecture de police, une carte qui lui per-
famille Kinck. met, en qualité- de défenseur, de visiter Tropmann
M. Onfroy de Bréville, substitut du procureur dans sa cellule. »-
impérial, a donné hier le réquisitoire définitif.
M. Douet d'Arcq, juge d'instruction, a signé son Tropmann ne sera transféré de Mazas à la Con-
ordonnance de renvoi devant la chambre des mises ciergerie, au palais de justice, que lorsque la cham-
en accusation ; enfin le volumineux dossier de cette bre des mises en accusation aura prononcé son arrêt
affaire a été transmis au greffe de la Cour impériale. de renvoi devant la Cour d'assises.
Jean-Baptiste Tropmann est renvoyé devant la A mesure qu'approche le moment où il devra
chambre des mises en accusation, non-seulement rendre compte de ses forfaits devant la justice, Trop-
sous l'inculpation d'avoir assassiné Gustave Kinck mann perd de son assurance. Il emploie tous ses
ses frères et sœurs et leur mère, mais aussi pour efforts pour retarder sa comparution devant la cour
avoir tué Jean Kinck. Outre ces cïîefs de meurtre, d'assises. C'est ainsi que, tout récemment, comme
on a encore relevé contre lui l'accusation de vol. nous l'avons dit, il a fait de prétendus aveux, espé-
Un avocat général va être désigné pour présenter rant qu'on le conduirait en Alsace où il espère s'é-
le réquisitoire à la chambre des mises en accusation, vader, soit en se précipitant par la portière du wagon
et celle-ci ne statuera pas avant la semaine prochaine pendant la marche du train, soit en échappant aux
sur la question de savoir s'il y a lieu de renvoyer mains des agents au milieu des forêts qui avoisinent
l'inculpé en Cour d'assises. Soultz et Guebwiller. Moyens impraticables s'il en
fut! Quand, il y a deux jours, M. Douet d'Arcq lui
On assure que M. Grandperret, procureur géné- a notifié l'acte de renvoi de son affaire devant la
ral, prendra la parole dans ce grave procès criminel. chambre des mises en accusation, l'assassin de Pan-
C'est, dit-on, M. Sevestre, qui rédigera l'acte d'ac- tin a complètement perdu la tête.
cusation. Il s'est mis immédiatement à chercher un moyen
d'arrêter la marche trop rapide de la justice, et,
Maintenant, à quelle époque Tropmann compa- hier matin, — M. Claude l'ayant fait prévenir qu'il
raîtra devant la Cour d'assises de la Seine? ne serait transféré en Alsace que lorsque le corps de
Il est impossible encore de fixer un jour; mais Jean Kinck serait retrouvé, et pour y subir les for-
tout porte à croire que le crime de Pantin sera jugé malités de la confrontation, — Tropmann a adressé
dans la seconde session du mois de novembre ou au chef de la police de sûreté un plan des lieux par-
dans la première session du mois de décembre. courus par lui en compagnie de Kinck père, sur le-
Le Figaro croit savoir que, sur les rôles de cette quel il indique, d'une façon précise, l'endroit où le
session, six jours ont été réservés, et ce pourrait cadavre serait enfoui.
bien être pour liquider le compte terrible que Trop- Tropmann prétend qu'après avoir pris un verre de
mann doit à la justice: bière avec Jean Kinck au cabaret du Cheval-Blanc,
il l'a emmené à pied au château d'Olwiller, en l'en-
Nous avons dit que Me Lachaud accepterait pro- tretenant d'un projet d'émission de fausse monnaie
bablement le pénible mandat d'assister Tropmann. qui devait faire leur fortune à tous deux.
Le Gaulois, à l'appui de cette opinion, raconte un Arrivé au-dessous d'un village que l'assassin dé-
incident qui a marqué au banquet offert au célèbre signe sur son plan du nom de Herenfluch, il aurait
avocat : frappé Jean Kinck sous un gros arbre au pied duquel
« Le nom
de Tropmann, prononcé par hasard, il dit l'avoir ensuite enterré. Cet arbre est situé au
amena de Me Lachaud, le récit suivant : bord d'une forêt, et à quelques pas d'un précipice
«
J'ai reçu hier deux lettres : l'une de Tropmann, où il eût semblé plus simple de pousser Kinck père
«
l'autre du directeur de la prison, me demandant pour se débarrasser de lui.
«
de me charger de la défense du prévenu. Bien que ces révélations paraissent absolument in-
« — Et vous avez refusé? lui demanda quelqu'un.
vraisemblables, la préfecture va faire de nouvelles
« — Non, répondit M1 Lachaud; après réflexion recherches d'après les indications du plan en ques-
faite, je me suis décidé à l'accepter. Est-ce qu'un tion.
« prêtre
refuse d'aller donner ses consolations à un En tous cas, ces recherches n'entraveront en rien
« criminel, est-ce qu'un médecin lui refuse ses se- la marche de cette affaire criminelle, dont le public
« cours? Et puis, dans la situation où est Tropmann, attend si impatiemment le dérioûment, et qui passera
« il y a un grand danger pour lui : ce serait qu'il fît certainement devant les assises pendant la dernière.
«
plaider l'abolition de la peine de mort. Si cela arri- quinzaine de ce mois. (HIPPOLYTE NAZET.)
« vait, il serait perdu sans ressources; on pourrait
« trouver là une admirable occasion de faire un ma- Me Lachaud est un homme de cinquante et un
te gnifique discours théorique, et, pour le bien de ans.
«
la cause, on sacrifierait l'accusé. Né dans le département de la Corrèze, c'est là
- — Alors, puisque vous avez accepté, vous avez qu'il devait faire ses premières armes au barreau de
vu Tropmann? Tulle.
— Non, je ne le verrai que demain matin di-
« La veille, il était inconnu encore; il vit son nom
manche. » le lendemain occuper la place d'honneur dans tous
les journaux. M, Lachaud, en effet, fut chargé de a des larmes et des rugissements dans la voix. H y
plaider pour Mme Lafarge, dont le procès pas- avait dans Me Lachaud l'étoffe d'un Talma.
sionnait le monde entier. Je l'ai vu de mes yeux, vu plaidant pour un fils
Il fit preuve d'une fougue inspirée par une con- qui avait tué son père, battu sa mère, faire pleurer
viction que les années n'ont pu ébranler. les deux gendarmes entre lesquels était placé l'ac-
Anjourd'hui encore, parlez à Me Lachaud de cusé.
Mme Lafarge, et il vous répondra en toute sincérité : Après un pareil triomphe, il faut tirer l'échelle.
« Une martyre! »
Rentré chez lui, Me Lachaud n'en a pas fini avec
Une fois lancée à grande vitesse, la réputation de le travail.
Me Lachaud ne devait plus s'arrêter. De nouveaux clients l'attendent dans son grand
Il vient à Paris, où il épouse Mlle Ancelot, la fille salon de la rue Bonaparte, et il faut recommencer
de l'académicien alors directeur du Vaudeville, dont les consultations. {

il n'hésita pas à sauver la situation difficile en sacri- Ce salon est à lui seul une curiosité de Paris.
fiant sa propre fortune. De toute part des objets d'art offerts en témoi-
Quelques années plus tard, il était, comme il l'est gnage de reconnaissance par la famille de ceux qu'il
encore, l'oracle de la cour d'assises. a sauvés.
MI Lachaud a porté la parole dans l'affaire Mar- Ce bronze, cette jardinière, ces potiches rappel-
cellange; dans l'affaire Bocarmé, qui fit à la nicotine lent des procès célèbres où son éloquence a rem.
une célébrité inattendue; dans l'affaire Carpentier, porté la victoire.

confessionnal..
t
le caissier du chemin de fer du Nord; dans l'affaire Sur le salon s'ouvre la porte de son cabinet, un
du lieutenant de Mercy, accusé d'avoir assassiné, vrai
sous prétexte de duel, un de ses compagnons d'ar- Ah si ces murs-là voulaient parler Ah si
1 1

mes; dans l'affaire d'Angelina Lemoine, cette jeune Me Lachaud écrivait ses mémoires ! /H
fille qui brûla son enfant, de complicité avec sa mère ; Quand vous entrez dans le cabinet de l'avocat
dans l'affaire Lapommerais; dans l'affaire de coiffé de sa calotte de velours, il a toujours soin de
Mme Frigard, la meurtrière de la forêt de Fontaine- tourner le dos au jour et de vous placer en pleine
bleau, et tant d'autres que nous donnerons dans les lumière pour étudier votre physionomie pendant que
'Annales des T1'ibunaux..........
C'est le bon vivant aux larges épaules, à la phy-
vous lui racontez votre cas. *
Quel défilé curieux et attristant ! V.
sionomie souriante et matoise tout à la fois. Tantôt une mère en larmes que le fils vient de dés.
Les traits sont ronds, le teint animé, l'œil ou plu., honorer, tantôt une épouse craintive que menace un
tôt un des yeux a une incertitude de regard qui con- mari jaloux, tantôt.... "*1
tribue à donner à la physionomie une expression Toutes les misères et toutes les douleurs sociales,
toute particulière. en un mot, se donnent là rendez-vous..'<*
Il marche ainsi, donnant et recevant des poignées .Ce qui n'empêche pas Me Lachaud d'être un char-
de main à droite et à gauche, ses paperasses dans mant causeur et un convive du meilleur appétit. t
une sangle. Il échange un mot avec ce'ui'-ci, une Ayant toujours cinquante souvenirs plus étranges
plaisanterie avec celui-là. les uns que les autres à vous conter sans jamais sortir
Mais soudain il a regardé sa montre. Il est l'heure; de la discrétion professionnelle, dégustant les plais
à la besogne.
avec la sérénité d'un estomac qui s'ignore et d'un
Et un maître Lachaud tout nouveau entre en homme qui, depuis quarante ans, n'a pas été malade,
scène. Me Lachaud est évidemment un des hommes les plus
Assis à sa barre, l'éminent avocat ne perd pas un complètement heureux que je connaisse. '*
mot de tous les débats.
<

Tel est le défenseur réclamé par Tropmann. Peut-


Par instants (c'est une attitude qui lui est fami- être a-t-il connu le mot de la fin attribué au boucher
lière), il tire son mouchoir de sa poche, le tamponne, Avinain: ' ^
le place sur le sommet de ses deux mains réunies et, Français, n'avouez jamais et Lachaud.
— 1 renez
appuyant la tête sur ce coussin improvisé, semble
dormir. ' Comment se tirer d'une tâche aussi écrasante?
Ne vous y trompez pas. Me Lachaud a, dit-on, déclaré qn'il ne plaiderait
C est une pose qui lui sert tout simplement à dis-
pas l'abolition de la peine de mort. "¡
simuler les impressions que lui causent les déposi- Quoi alors?
tions des témoins. Entrera-t-il dans le système adopté par l'accusa
Mais que l'un d'eux laisse tomber
une phrase ce n'est pas croyable. Invoquera-t-il une monomanie
qui peut ou nuire ou servir à la défense, sanguinaire, relevant de la médecine et non du bour-
vous le ver-
rez se redresser, cligner de l'œil, prendre une note reau? i

ou poser une question. C'est le secret de l'avenir : il ne nous appartient pas


Me Lachaud est encore plus curieux à observer même de chercher à en soulever les voiles....
quand il parle. Mais ce qu'il y a de certain, c'est que le mois de
A mesure qu'il s'échauffe, il quitte la barre, s'a- décembre va enregistrer une date mémorable de plus
vance jusqu "au milieu de la salle, étend les bras, dans ces fastes de l'éloquence judiciaire, où figurent
comme s 'il voulait saisir chacun des jurés corps à. déjà les noms des Dupin, des Marie, des Chaix-
corps, persiffle, s'attendrit, s'emporte, assène des. d'Est-Ange, des Crémieux, des Berryer, des Jules
coups de poing sur le pupitre, prend le ciel à témoin, Favre, des Ledru-Rollin. (THOMAS GRIMM.)
Nous avons raconté que la défense de Troppmann jourd'hui même : comment et quand Gustave Kinck
allait être présentée par Me Lachaud, dit le Gan- avait-il été assassiné ?
lois. Dans la nuit du 19 au 20 septembre, nuit assez
Comme nous devons tenir nos lecteurs au courant claire, malgré les orages du 19, Mme Kinck et ses
des bruits divers qui circulent à ce sujet, disons qu'on enfants montèrent en voiture avec Tropmann. On
affirmait dans les Pas-Perdus du palais de justice s'arrêta près du chemin Vert, et Tropmann dit à
que le défenseur du criminel de Pantin n'était autre Mme Kinck : « Descendons, nous allons voir si le
que Me Gatineau, avocat bien connu et dont le talent père est là. » Là signifiait sans doute quelque au-
ast certainement à la hauteur de cette lourde tâche. berge du voisinage.
On assurait aussi que c'était sur l'invitation de la Mme Kinck descendit et s'engagea, avec son guide,
famille de Tropmann que Me Gatineau s'était chargé au milieu des terres ; à ce moment on entendit quel-
de cette affaire. C'est aujourd'hui 12 octobre, que la ques cris. C'étaient les deux plus jeunes enfants qui
notification a été faite à Tropmann de l'envoi de son appelaient : « Maman! maman! » Mme Kinck se
dossier à la chambre des mises en accusation. retourna. « Laissez ! dit Tropmann, ça m'est égal si
les petits veulent venir 1»
NOUVEAUX AVEUX Les enfants accoururent, Mme Kinck prit dans ses
bras la petite fille ; le petit garçon suivit, tenant la
Dans leur vif désir de satisfaire la légitime impa- robe de sa mère. Deux minutes après commençait
tience de leurs lecteurs encore sous l'impression d'un l'épouvantable massacre et l'assassin, revenant sur
crime monstrueux, les journaux ont accumulé les ses pas, allait chercher les trois autres victimes.
renseignements. Aucune de ces informations ne Tropmann était seul ; il l'affirme énergiquement et
nous a échappé ; nous en avons tenu compte, mais les constatations médicales viennent à l'appui de
3n les contrôlant rigoureusement. Aussi les docu- cette affirmation.
ments que nous avons toujours pu apporter à l'ap- Les médecins ont constaté que Mme Kinck et ses
pui de nos récits et de nos conjectures, nous ont-ils enfants ont été tués avec la même arme. Le meur-
lonné le droit d'être, affirmatifs sur plusieurs points trier s'est rué sur ses victimes avec une rapidité et
controversés. une violence qui ne leur ont pas laissé le temps de
Ce que nous pouvons raconter aujourd'hui est se reconnaître, encore moins de se défendre. Tel a
saisissant. Sans doute plusieurs épisodes du drame été son acharnement, qu'en un quart d'heure, à peu
mystérieux sont encore dans l'ombre, et le voile ne près, il a pu faire à ces malheureux cent sept horri-
;era arraché qu'à l'heure solennelle des débats. Mais bles blessures.
aous donnons cette affirmation à la conscience pu- L'heure de la justice va sonner ; à la fin de ce
blique : la lumière se fait ! mois, le meurtrier rendra compte de ses crimes. (ED.
Tropmann a avoué. BEAUJON.)
L'accusé a longtemps hésité; souvent il est revenu
sur ses premiers aveux ; souvent il a dû faire des ré- LES RÉVÉLATIONS DE TROPMANN
cits contradictoires, espérant sans doute gagner du
,emps, et peut-être, comme nous l'avons dit, essayer Voici maintenant la version du Gaulois sur la mê-,
le s'évader pendant un voyage en Alsace. Il a enfin me matière, renfermant quelques particularités inté-
iompris que rien ne pourrait plus arrêter ni retar- ressantes qui ne se trouvent pas dans la rédaction
1er l'œuvre de la justice et que toute espérance était précédente :
llusion. Tropmann a tout avoué; non pas, comme
m l'a prétendu, au commencement de la semaine, -Les débats de l'affaire de Pantin étant proches et
mais tout récemmtnt, après le dépôt du dossier et la tout le monde parlant des prétendus aveux faits par
signature de l'ordonnance. Tropmann, il est bon de préciser encore une fois ce
Il voyageait en Alsace avec Jean Kinck. Aux en- qui s'est passé à Mazas.
virons de Guebwiller, il but avec sa victime et lui M. Claude avait accueilli froidement les révéla-
fit prendre un narcotique. Jean Kinck s'endormit, tions du prisonnier, et cela parie qu'il les attribuait
sans doute sur le talus d'un chemin, au milieu des à un nouveau système, inventé pour gagner du temps
bois, et Tropmann l'assassina. ou, peut-être, pour faciliter une évasion en cas de
L'accusé a très-nettement indiqué le lieu où il en- transfèrement en Alsace.
terra le cadavre. La justice a fait recommencer les Tropmann, voyant qu'il avait parlé inutilement,
fouilles et, cette fois, avec grande probabilité de suc- écrivit à M. le procureur général pour lui demander
cès. On cherchait vainement jusqu'ici le prétexte dont une entrevue.
s'était servi l'assassin pour attirer la famille Kinck M. Grandperret se rendit à Mazas, hier, à deux
dans la plaine de Pantin. Ce prétexte, le voici : heures. Ii resta seul avec le prisonnier, qui lui fit le
Tropmann écrivit à Mme Kinck de venir avec ses récit suivant :
enfants rejoindre le père de famille qui était malade.
Ecrivait-il au nom de Jean Kinck? C'est plus que Kinck père était venu en Alsace, cédant aux priè-
probable. Il racontait, ce qui explique les lettres res de Tropmann, qui devait lui soumettre une in-

d'Alsace, que Jean Kinck avait fait une chute et vention mirifique grâce à laquelle on pouvait réali-

s'était foulé le bras. ser, facilement et au plus vite, une fortune colossale.
Mme Kinck arriva avec ses enfants. Ici, encore On était arrivé à Soultz, vers trois heures de l'a-
une lacune que nous espérons pouvoir combler au- près-midi, et entré dans une auberge.
Puis, reprenant leur chemin, ils ne s'étaient plus tions justement émues et à bon droit avides de sa,
reposés qu'à Wattwiller. voir.
Là, ils avaient pris un bock de bière chacun, après Nous insistons sur ces mots : à bon droit. Quel-
quoi, s'étant munis d'une bouteille de bière, on s'é- ques dispositions qu'on ait aujourd'hui à en rabat-
tait mis en route. tre sur l'intelligence de Tropmann, il faut bien
On s'engagea dans la gorge d'une montagne, flan- convenir que tous les projets de cet ambitieux

quée de hauts escarpements. Au milieu du chemin vulgaire tant qu'on voudra, mais extraordinairement
creux, à gauche en montant, on prit un sentier lon- énergique — ne tendaient à rien moins qu'à suppri-
geant la crête de la montagne et aboutissant à Her- mer tout d'un coup toute une famille et à se substi.
renfeld. tuer aux héritiers. C'est si brutalement vrai que, si
A quelques kilomètres de Herrenfeld, le chemin les papiers de la famille Kinck n'avaient pas été
forme coude. Là se trouve un bouquet d'arbres et de trouvés au Havre dans la poche de Tropmann, l'as-
buissons. En traversant ces bosquets, on rejoint un sassin aurait eu toutes les chances de succès. L'opi.
double chemin : l'un descend aux villages de la nion publique s'était fatalement égarée et tout le
plaine, l'autre allant à un vieux château bordé de monde avouera que les premiers soupçons se portè.
bois assez épais. rent sur le malheureux Jean Kinck et son fils aîné,
e:
Il fallait, disait Tropmann, prendre ce dernier Si jamais la société, audacieusement attaquée
en
chemin pour arriver à une caverne dans laquelle se ses principaux intérêts, a dû s'émouvoir et suivre
trouvait un riche dépôt de busettes. » avec une attention soutenue les enquêtes judiciaires,
En marchant, on parlait affaires, succès, prospé- c'est donc en ces dramatiques circonstances.
rité, fortune, Tropmann racontait que son père, son Sans doute la cour d'assises nous réserve des
pauvre père, avait inventé d'inimitables busettes, surprises émouvantes, et il ne nous appartient pas
qu'un associé l'avait évincé; qu'il avait refait ses bu- de dérouler l'ensemble des faits groupés dans l'acte
settes et qu'on l'avait condamné pour contrefaçon, d'accusation. Mais ce que, jusqu'à cette heure, nous
lui, l'inventeur ! avons recueilli de renseignements précis, rigoureu-
On était arrivé au pied d'un gros arbre; on s'as- sement exacts, nous les devons à nos lecteurs pour
sit. les mettre en garde contre les récits fantaisistes qui
Kinck avait soif et Tropmann lui présenta un ver- se publient chaque jour. «
re de vin. Bon nombre de ces récits ne méritent pas plus
Dans ce vin, il avait versé de l'acide prussique. d'attention que les prétendus portraits de Tropmann.
Kinck mort, Tropmann se jette sur son cadavre, Revenons à ce portrait : Jf
enlève la montre d'or et de l'argent. Puis il creuse Tropmann est un tout jeune homme, de physio-
une fosse, à la droite du pied de l'arbre, dans un nomie très-douce ; son attitude- a été constamment
demi-cercle formé par les deux voies du sentier. calme; ses réponses sont brèves et faites avec un
Puis il s'éloigne tranquillement et rentre dans sa fa- sang-froid qui ne s'est jamais démenti. 0
mille. Le front est assez haut, un peu déprimé entre les
Tropmann se reconnaît seul auteur des sept autres deux angles des tempes ; le nez, aquilin, a l'arête
assassinats. fine et les narines peu mobiles; les physionomistes
Il ajoute que c'est l'amour filial qui l'a poussé au en diront ce qu'ils voudront, mais la bouche a une
crime ; qu'il souffrait de voir ses parents exploités et expression presque bienveillante ; le menton est proé-
misérables, qu'il a voulu les enrichir à tout prix. minent, le regard n'a rien de farouche. Les che-
Inutile de faire remarquer les incohérences de ce
veux, courts et fins, comme la barbe, sont châtain
récit : la bière qui se change en vin ; l'enterrement clair; Tropmann ne porte maintenant ni la mousta-
du corps .de Kinck fait sans instruments, car il n'est che ni les favoris. Il portait la moustache quelque
pas permis de supposer que Tropmann se soit muni temps avant le crime.
d'une pelle ou d'une pioche. Ces objets n'auraient Jusqu'à la fin de l'instruction, disons tout, jusqu'à
pas manqué d'éveiller les soupçons de son compa- samedi, l'accusé n'a pas avoué. Peu de communica-
gnon de route. tions à ses compagnons de cellule; mutisme presque
M. Grandperret croit que les révélations de Trop- absolu.
mann sont fausses. Il compte néanmoins réunir de- Dans ses entretiens avec M. Douet d'Arcq et
main les membres de la chambre des mises en M. Claude, il a peu dévié de sa première version
ac-
cusation. On avisera. qui était celle-ci ; 3 i
En attendant la police va agir. Elle enverra à Il était venu à Paris avec Jean Kinck et son fils
Soultz, à Wattwiller, à Herrenfeld, ou tout
au moins, Gustave, pour s'occuper de l'organisation d'une in-
en vertu d'une délégation, fera exécuter des fouilles dustrie nouvelle. Cette industrie devait s'exercer en
par la justice locale. Alsace, et il s'agissait de savoir enfin si Mme Kinck
La police espère être sur la piste ; la justice doute.
Mais, en matière de chasse, n'est-il consentirait à quitter Roubaix avec ses enfants. Jean
pas bon de Kinck, qui prétendait s'être foulé le poignet, pria
laisser faire.... les limiers. (GEORGES FROISSARD.)
Tropmann d'écrire à sa femme et de lui donner
rendez-vous, Tropmanu consentit, comme ami de la
NOUVELLES INFORMATIONS famille.
A l arrivée de Mme Kinck, Tropmann devait
La fantaisie ne doit point avoir coudées fran- prendre un fiacre et amener
ses
ches dans les communications faites à des popula- au Chemin-Vert la
mère et les enfants. Ce fut ce qu'il fit; les deux plus
4
jeunes enfants suivirent leur mère et, arrivé au che- les recherches ont dû être poursuivies en Alsace.
min-Vert, Tropmann fut, disait-il, très-surpris de Mais, il faut le dire, le chef de la sûreté n'ajoutait
voir Jean Kinck debout près de la fosse. encore que peu de foi à la sincérité de ces aveux.
Après quelques propos échangés, Jean Kinck se Du reste, si les recherches faites en Alsace avaient
précipita sur sa femme. Mais Mme Kinck était forte, abouti, d'après les dernières indications de l'accusé,
/ 9t l'agresseur n'en aurait pas eu raison si Trop-
" mann, obéissant toujours à la voix de l'amitié,

; l'eût
aidé dans sa terrible besogne.
- ne
nous en aurions été avisés hier soir par notre service
télégraphique.
Hier encore M. Claude a passé plusieurs heures
Le massacre commencé, il fallait en finir ; la fièvre à Mazas ; il en a rapporté les mêmes doutes que la
de sang fit le reste. veille.
Voilà ce que Tropmann a affirmé jusqu'au der- Si donc, dans les vingt quatre heures, aucun inci-
' nier moment, et, si le gendarme Ferrand ne se fût dent n'a modifié la situation, il est très-possible que
trouvé sur sa route, peut-être aurait-on continué la justice suive son cours sans nouveaux délais.
d'accuser le malheureux Jean Kinck. Après six ou Le président des assises sera M. Thévenin, ou
" huit ans d'absence, le meurtrier, se substituant à M. Lafollotte. M. le procureur général Grandperret
Gustave, aurait réclamé l'héritage des victimes, hé- s'est déterminé à soutenir personnellement l'accusa-
ritage évalué, non pas à cent cinquante mille francs, tion.
comme on l'a dit d'abord, mais à soixante mille. A l'heure présente, plus de cinquante mille deman-
i; Ici il est probable que l'atroce projet eût avorté, des en autorisation d'assister aux débats ont été
car Gustave Kinck ayant disparu depuis le crime, adressées au parquet qui, très-probablement, pour
la question d'indignité eût été infailliblement sou- n'exclure personne en particulier, sera forcé d'exclure
levée par la famille. tout le monde. (E. BEAUJON).
È Les premières découvertes faisaient crouler tout
cet échafaudage.. Depuis l'arrestation de l'inculpé, M. Sourras, employé à la division de la sûreté
il était évident que Jean Kinck était la victime et publique, est arrivé à Colmar lundi soir pour procé-
non pas l'assassin. On avait trouvé Tropmann nanti der, en compagnie de M. le procureur général, aux
: de tous les papiers emportés de Roubaix par Jean nouvelles recherches ordonnées par le parquet de
Kinck. Aux titres de propriété saisis en cette cir- Paris, par suite des récentes révélations de Trop-
constance étaient jointes les montres qui figureront mann.
parmi les pièces à conviction. M. le procureur général voulait se rendre immé-
En vain s'efforçait-on de démontrer à l'inculpé diatement sur les lieux, mais ayant vu, d'après le
que son récit ne méritait aucune créance. Tropmann plan de Tropmann, que l'endroit où l'assassin pré-
était inébranlable. Il a menti toujours; peut-être tend avoir enfoui le cadavre se trouvait sur un ter-
mentait-il hier encore. rain qui est du ressort de M. le procureur impérial
L'instructipn finie, il parut se déterminer à entrer de Belfort, un télégramme fut envoyé à ce magistrat,
dans la voie des aveux. La date fixée pour les débats et rendez-vous pris pour hier matin, à neuf heures,
était le 25 novembre. Il est certain qu'alors Trop- à Wattwiller, afin de se rendre directement au pied
mann a encore moins songé à tout avouer qu'à ga- des ruines du château d'Herrenfluch, où devaient avoir
gner du temps lieu les recherches.
C'est bien Me Lachaud qu'il voulait avoir pour dé- Ces ruines sont situées au sommet d'une monta-
fenseur. Tropmann n'est pas intelligent, toutes les gne au bas de laquelle se trouvent, à gauche, le vil-
personnes qui l'abordent s'accordent à le dire, mais il lage de Steinbach, et à droite, celui de Watt-
est jusqu'à un certain point au courant des affaires willer.
judiciaires. Les recherches n'ont pas abouti jusqu'ici, mais la
M6 Lachaud déclara qu'il accepterait, mais il de- justice ne désespère pas, car le procureur général
manda à être nommé d'office. Sur ces entrefaites, vient, m'assure-t-on, d'adresser une dépêche à M. le
Me Gâtineau fut sollicité par la famille de l'accusé. préfet de police pour tâcher d'obtenir de plus amples
Tropmann accepta Me Gâtineau. éclaircissements de Tropmann.
Ce fut samedi, à deux heures, qu'en présence de Il y a tout lieu de croire qu'une fois encore —
son défenseur il parut renoncer à accumuler men- ainsi que nous l'écrivions, — l'assassin de la famille
songes sur mensonges. En tout cas, la confession fut Kinck n'a pas dit la vérité.
bien incomplète. Il hésita longtemps et il fallut lui
arracher les paroles une à une. Quant à la procédure, voici où elle en est :
Cependant, comme nous l'indiquions hier, on eut Le rapport de M. Onfroy de Bréville est parvenu
tout espoir de toucher à une solution. L'accusé ra- à la chambre des mises en accusation, et c'est ven-
contait qu'ayant fait prendre à Jean Kinck un nar- dredi que sera rendu l'arrêt de renvoi.
cotique puissant, il l'avait enterré dans un lieu qu'il Cependant, on le voit, l'affaire ne viendra pas de-
proposait de désigner nettement. vant les assises aussi rapidement qu'on le suppo-
On parla d'envoyer M. Claude pour recueillir ces sait, et il se pourrait que les débats ne commen-
renseignements ; Tropmann promit de tout dire, et çassent que dans la seconde quinzaine du mois de
M. Claude se rendit, à quatre heures, à la prison de décembre.
Mazas. C'est alors M. Thévenin qui présiderait, et l'on
A la suite de cet entretien, une nouvelle commis- croit toujours que M. le procureur général Grand-
sion rogatoire fut envoyée au parquet de Colmar, et perret prendra la parole. (Hippolyte NAZET.)
Voilà l'historique de l'endroit où ont été opérées
«
des fouilles depuis quelques jours.
LA PHASE NOUVELLE Quand je suis arrivé hier, il y avait une dizaine
«
d'hommes, avec des chiens, occup :'s aux recherches,
L'affaire Tropmann entre dans une phase nou- Notez bien que tous ces hommes étaient des travail.
velle. leurs volontaires qui se sont rendus là de leur pro.
La Chambre des mises en accusation de la Cour pre chef.
impériale, s'est réunie hier mardi ; mais au lieu de «
Pour moi, il est impossible que Tropmann
rendre son arrêt de renvoi devant la Cour d'assises, ait amené sa victime à cet endroit; 1° ce château
elle a, sur les conclusions conformes de M. l'avocat est à une lieue de Wattwiller, et 2° sur une hau-
général Merveilleux-Duvignant, rendu un arrêt qui teur. On n'amène pas facilement quelqu'un à un
ordonne un supplément d'instruction dans l'affaire endroit aussi solitaire comme l'est le château du
Tropmann. Herrenfluch. Mon opinion est que Tropmann ne
Ce supplément d'instruction, dit le Droit, a été cherche qu'à induire la justice en erreur, et que le
motivé par des explications données par Tropmann but qu'il cherche à atteindre est qu'on le conduise
postérieurement à la clôture de l'instruction par l'or- en Alsace, où il croit avoir quelques chances de se
donnance du juge d'instruction qui a renvoyé sauver.
l'affaire dêvant la chambre des mises en accusa- « Je vous
tiendrai au courant des moindres dé.
tion. tails. »
Il est probable que le supplément d'instruction or-
donné par la Cour aura pour conséquence d'ajourner Nous lisons dans l'Organe, de Namur (Belgi.
cette dramatique affaire à la session de la secondé que) :
quinzaine de décembre. «
Il paraît aujourd'hui certain que Gustave Kinck,
^

Nous avons déjà fait connaître les principales cir- l'aîné de la malheureuse famille assassinée par le fa-
constances que Tropmann a révélées; il a postérieu- meux Tropmann, est passé par Namur pour se ren-
rement complété ces premières explications. Il a dé- dre en Alsace. En vérifiant les livres des logeurs, on
claré que, se voyant compromis, il allait dire toute la y voit figurer, à la date du 6 septembre dernier, a
vérité; il a ajouté que seul il avait conçu et exécuté l'auberge des Quatre fils Aymon, ledit Gustave
l'assassinat de Kinck père, de Mme Kinck et des Kinck, âgé de dix-huit ans, venant de Roubaix.
six enfants; que seul il avait creusé la tombe des «
D'après une lettre écrite par l'assassin, au nom
victimes ; qu'il avait empoisonné et enterré Kinck du père Kinck, la femme de celui-ci aurait fait sui-
père le 25 août, cinq jours avant la réclamation vre à son fils l'itinéraire indiqué- par ladite lettre,
faite par lui au bureeu de poste de Guebwiller de la dans le but de rejoindre son père. Kinck est arrive à

lettre contenant la traite de 5500 fr. adressée par Namur avec des marchandises de Roubaix, et ceux-
Mme Kiock à son mari; qu'il avait assassiné Gus- ci, le lendemain matin, l'ont conduit au train de huit
tave Kinck dans la nuit du 18 au 19 septembre, heures, partant pour Arlon. »
c'est-à-dire denx jours avant les. assassinats des six
dernières victimes. Comme nous l'avons annoncé, l'unique recherche
Tropmann a fait un plan des lieux où il aurait tué indiquée aux instructions de l'agent Sourras, briga-
et enterré Kinck père, avec indication du lieu où de- dier de la sûreté, n'a pas eu de résultat. On est allé
vait se trouver le corps. à l'endroit indiqué en un petit dessin fort bien fait
sous les yeux de l'accusé, et l'on n'a encore rien
Une dépêche télégraphique nous a informé du ré- trouvé.
sultat négatif des nouvelles fouilles faites en Al- Dans la soirée d'hier il arrivait d'Alsace une dé-
sace. pêche de soixante mots environ expliquant certain
Nous recevons à. ce sujet des détails complémen- contre-temps éprouvé par la commission rogatoire.
taires de notre correspondant de Guebwiller, M. Ca- Il se trouve qu 'Ollwiller est du ressort du parquet
mille Craft. Les voici. de Colmar et que Wattwiller est de celui de Belfort.
Il faut être sur le terrain pour se rendre compte de
Guebwiller, le 16 novembre 1869.
la vraie situation judiciaire de la lisière du bois où se
« Le château du Herrenfluch (château du Seigneur); trouve l'arbre indiqué par Tropmann.
situé entre Watwiller et Uffholtz, fut bâti vers l'an Ce matin, M. Claude a communiqué à l'accuse,
1312, par Jean de Saint-Amarin, appelé Nordwind, toujours détenu à Mazas, la dépêche qui semblait
qui tenait la montagne sur laquelle se trouve ce cas- être un démenti à ses précédentes affirmations.
tel, en fief de Ulric Ier, comte de Ferette. Cette fois, Tropmann a paru sincère dans son dé-
«
Dans le courant du même siècle, Hermelin Nord- pit, ayant dit la. vérité, de voir qu'on n'avait pas
wind et son frère Burkart, du château de Herflu réussi à la contrôler; il a ajouté de nouvelles indi-
« »,
figurent parmi les vassaux de l'abbaye de Mur- cations, et aussitôt il est parti pour le parquet de
«
bach », depuis il n'en est plus fait mention dans Belfort une dépêche de plus de deux cents mots, ré-
aucun document connu. digée devant l'accusé qui a pu voir à la rigueur des
« Du temps de S.;hœpflin (1760), c'était une ruine, instructions que l'on ne s'égarerait pas à chercher
et une verrerie qui avait été établie au même endroit dans d'autres endroits que celui précisé.
venait d être abandonnée par suite de l'épuisement L'agent Sourras a l'ordre de rentrer demain soir à
des forêts environnantes. Paris.
Drôme. Il était employé comme mécanicien à l'usine scription de l'affaire au rôle ; elle paraît devoir être
de MM. Lemaire frères, à Saint-Uzé. Il avait alors reculée après le mois de décembre.
vingt ans, car on se souvient que c'est à cette époque
qu'il eut à subir l'épreuve du tirage au sort. C'était DÉPÊCHE TÉLÉGRAPHIQUE
déjà un excellent mécanicien.
Guebwiller, 20 novembre, 10 heures.
L'agent envoyé en Alsace par M. Claude, a reçu
l'ordre de revenir à Paris. 0:
On a trouvé hier, à l'endroit désigné par les

quatre arbres indiqués par le plan de Tropmann,


L'insuccès de toutes les recherches tentées sur les une casquette en drap pointillé, comme la portait
indications, sans doute fausses de Tropmann, pour- Kinck père, selon la déclaration de M. Hseusler,
rait hâter la prononciation de l'arrêt de renvoi devant beau-frère de Kinck.
la Cour d'assises. « On a trouvé également un pie presque neuf et
Tropmann, dit-on, est dans l'intention de se pour- une bouteille cassée.
voir en cassation contre cet arrêt, ce qui prendrait « Le tout a été
expédié à Paris.
quelques jours, les débats de l'affaire de Pantin CI:
C. KRAFT. »

pourraient venir dans la première quinzaine de dé-


cembre. On se rappelle que Tropmann a déclaré avoir em-
Une soixantaine de témoins, au moins, seront en- poisonné Kinck père en buvant une bouteille de vin
tendus aux débats. avec lui, pour avoir plus facilement raison de lui;
La commission rogatoire, envoyée en Alsace pour les fragments de bouteille sont évidemment des
les nouvelles fouilles, a éprouvé un ©ealre-temps pièces qui mettent la justice sur les traces du ca-
assez imprévu. davre:.
Les recherches ont eu lieu d'abord sur l'a territoire Il est probabla que les recherches vont être con-
d'Ollwiller, canton de Soultz, puis sur celui de Watt- tinuées avec ardeur; toutefois M. Claude, a rappelé
willer, canton de Cernay. hlt},f M. Souveras, le brigadier de la sûreté délégué
L'arbre indiqué par Tropmann devait être, d'après en Alsace.
ses dernières indications, dans le rayon de cette der.. M. Souveras a dû prendre hier soir l'express de
nière commune. Or, Soultz est dans l'arrondisse- Mulhouse à six heures cinq minutes et arriver ce
ment de Colmar; Cernay appartient à. celui d© matin à Paris vers cinq heures et demie. Il revient
Belfort. les mains vides.
Il a donc fallu l'intervention du parquet de Belfort ; M. Souveras sera mis en présence de Tropmann
de là un certain retard. pour lui expliquer les fouilles qu'on a faites, le plan
à la main, et démontrer qu'on n'a rien découvert aux
Depuis que l'inculpé est convaincu qu'on n'aura endroits désignés par lui-même sur le papier.
pas égard à sa demande, d'aller lui-même en Alsace On peut prévpir sa réponse ;
pour indiquer les lieux de la sépulture de Kinck On ne trouvera rien, dit-il, tant qu'il ne sera pas
père, son moral paraît s'être affaissé. lui-même sur les lieux.
Tropmann ne s'illusionne plus du tout sur sa po- C'est spn idée fixe.
sition. Tropma.nn a mis un accent de sincérité incroyable
«
Je suis perdu, » disait-il hier à M. Claude. aux révélations qui devaient, une fois de plus, trom-
Le chef de la sûreté a profité de cela pour l'enga- per l'espérance du parquet et déjouer les recherches
ger à dire la vérité, mais il n'y a point réussi. de la police.
Parlera-t-il aux débats? Ce misérable, sans comprendre qu'il aggrave en-
Avec un caractère comme celui de l'accusé, core sa situation d'accusé par ses mensonges perpé-
toutes les conjectures sont également invraisem- tuels, persiste à croire qu'on va le conduire en Alsace
blables. pour déterrer sous ses yeux le huitième cadavre, et il
espère que pendant le trajet son escorte le laissera
Une dépêche de notre correspondant de Guebwil- tranquillement se sauver. On n'est pas plus naïf.
ler nous confirme que les recherches qu'on faisait à Le jugement de Tropmann ne sera pas différé
Wattwiller, près de Cernay, sont restées infruc- d'une journée, qu'on trouve ou qu'on ne trouve pas
tueuses. le cadavre de Kinck père.
Ce n'étaient cependant pas les indications précises Avons-nous besoin d'ajouter que les audiences dt
qui manquaient. Tropmann lui-même avait dessiné la Cour d'assises seront d'un intérêt beaucoup plus
une espèce de plan assez net, sur lequel on re- considérable encore qu'on ne s'y attendait?
connaissait assez bien les différents accidents de L'attitude de Tropmann qui certainement va poser,
terrain. des incidents émouvants déjà prévus, peut-être enfin
des aveux de l'accusé, tout concourra à procurer aux
La chambre des mises en accusation s'est occupée privilégiés de Cour d'assises des émotions indicé
hier de l'affaire Tropmann. bles. (E. V.)
La chambre a décidé qu'un deuxième supplément
d'instruction aurait lieu. Un bruit qui a déjà couru, pendant les premiers
jours de l'incarcération de Tropmann à Mazas, prend
Ce nouvel incident retardera nécessairement l'in- aujourd'hui au palais une certaine consistance.
L'assassin de Pantin, — s'il est condamné à mort, A cette plate-forme les véritables difficultés com-
serait résolu à se laisser mourir de faim pendant mencèrent. Le plan indiquait qu'il devait y avoir là

les quarante jours qu'il croit être le délai légal entre quatre grands arbres alignés sur le bord d'une route,
sa condamnation et l'examen de son pourvoi en cas- et qu'il fallait prendre, au droit de ces arbres, à
sation. travers buissons, après quoi on trouverait un chemin
C'est une erreur généralement répandue qu'un rocailleux et roide et, au détour de ce chemin, un
condamné ne"peut être exécuté qu'à l'expiration de grand arbre sur la droite, et c'est environ à quatre
ce délai de quarante jours. Le seul délai que prévoit mètres de l'autre côté que Tropman dit avoir enterré
la loi est celui de trois jours accordés au condamné le cadavre.
pour se pourvoir en cassation, et, en cas d'urgence, Il y eut des hésitations; le plan fut consulté à fond,
il peut, en vingt-quatre heures, être statué sur ce discuté. Force était, du reste, de prendre un parti.
pourvoi. On fit quelques pas dans des buissons et on trouva
La mort par inanition est lente à venir, et Trop- en effet un chemin faisant un coude et rocailleux et
mann n'aurait certainement pas le temps de mettre roide à plaisir, et de grands arbres sur la droite.
son projet à exécution. Il devenait de plus en plus clair, à mesure qu'on
Hier, la chambre des mises en accusation n'a pas avançait et qu'on revenait sur ses pas, que les don-
eu à s'occuper de Tropmann, mais il est à présumer nées fournies par Tropmann ne suffisaient pas pour
que vendredi son renvoi devant la Cour d'assises sera organiser des recherches méthodiques.
ordonné, le supplément d'instruction n'ayant pas Ces recherches, comme on sait, furent d'abord in-
abouti, ainsi qu'on s'y attendait, sur les indications fructueuses.
mensongères de Tropmann, Vers le soir, on revint aux quatre arbres; et on
En attendant, celui-ci passe ses journées à Mazas, poussa encore une fois une pointe à travers les buis-
en se renfermant de plus en plus dans un silence sons indiqués, mais sans plus de succès.
obstiné. Il n'adresse plus même la parole à ses gar- Un brigadier forestier servait d'éclaireur dans
diens. Son état de prostration est grave. toutes ces marches et contre-marches.
Son appétit, que l'on avait exagéré, se borne le La nuit tombait quand la canvane rentrait à
matin à une tasse de chocolat, et le soir à trois heu- Wattwiller.
res, à manger un morceau de viande avec des pom-
mes de terre frites. ChocolaL et pommes de terre sont On sait que M. Souveras, envoyé une première
les seules choses qu'il demande. fois en Alsace, était revenu sans avoir obtenu de ré -
sultat.
On a fait une dernière tentative de recherches C'est lui, dit le Gaulois, qui avait fait luire aux
près de Cernay, en vidant un puits dans lequel on yeux de Tropmann l'espoir de se faire conduire en
pensait nn instant que Tropmann avait jeté sa vic- Alsace.
time. On n'a rien trouvé. A son retour, M. Souveras, mis en présence de
Le beau-frère de Kinck, M. Heeusler, vient d'a- Tropmann, essaye de lui faire dire que ses aveux sont
dresser à M. Douet d'Arcq une lettre dans laquelle mensongers.
il lui transmet quelques nouveaux indices. « N(n, non!
s'écrie le prisonnier. J'ai tué Jean.
Ces indices auraient été révélés par Tropmann Il est au pied de l'arbre, dans du sable, sous des
père dans une conversation que ce dernier, étant en broussailles. »
état d'ivresse, a eue avec M. Haeusler. Nouvel entretien, long et minutieux. Cette fois les
indications sont tellement précises, qu'elles ne laissent
Le Courrier du Bas-Rhin donne des détails cir- pas le moindre doute. On reconnaît que l'on a pris
constanciés sur les recherches faites à Wattwiller. une fausse direction la première fois. Tropmann s'é-
On y trouvera quelques éclaircissements sur les tait trompé : sous le coup d'une émotion violente, ses
quatre arbres dont parlait notre seconde dépêche souvenirs ont vacillé.
d'hier. Cette fois, M. Souveras, arrivé sur les lieux, alla
L'excursion judiciaire commença à cette auberge droit au pied d'un arbre situé un peu à gauche de
du Cheval-Blanc où Tropmann et Kinck ont été vus l'endroit où l'on avait cherché d'abord. Il montra la
ensemble le jour du crime. D'après ses révélations, place du doigt et dit :
ils auraient pris tous deux ensemble un chemin qui «
C'est là ! »
mène à la montagne, laisse à gauche la fontaine des Et c'était là.
bains de Wattwiller et aboutit à un pont.
Ici le plan indiquait une bifurcation. En réalité, il DÉCOUVERTE DU HUITIEME CADAVRE
y a un carrefour où s'ouvrent en éventail un chemin
large de 1 mètre 1/2 et plusieurs sentiers. La justice, voulant n'avoir aucun reproche à se
Après une courte halte, consacrée à délibérer, M. le faire au sujet des recherches relatives à la découverte
procureur général donna l'ordre de s'engager dans le du cadavre de Jean Kinck, vient de renvoyer M. Sou-
chemin. La localité que l'on traversait répondait en veras à Watwiller pour procéder à de nouvelles
tout point aux indications verbales de Tropmann. fouilles.
C'est un charmant valton planté de petits sapins sur Cette décision a été prise à la suite d'indications
les deux versants, et dont le fond s'en va s'élevant peu que Tropmann a fournies avant-hier à Me Souveras
à peu jusqu'à la crête de la montagne, avec laquelle et d'un long entretien de ce dernier avec M. Keimp,
il finit par se confondre en une plate-formo. le premier agent de la sûreté envoyé en Alsace et quiJ
par conséquent, connaît on ne peut mieux la topo- M. Souveras ont permis aux autorités qui se sont
graphie du pays. transportées hier à Herrenfluch, de suivre pas à pas
Il faut dire que l'endroit où Tropmann prétend le chemin parcouru par Tropmann et Jean Kinck,
avoir enfoui le cadavre est situé au milieu d'une fo- et c'est sans hésitation, cette fois, que le juge d'in-
rêt inextricable, où il est presque impossible de re- struction du canton de Belfort, le procureur impérial
trouver les routes tracées par l'assassin sur le plan de cette localité et les terrassiers qui les accompa-
qu'il a fourni à la sûreté. gnaient, sont arrivés juste à l'endroit désigné par
Tous les voiles sont levés et l'abominable forfait, l'assassin de Pantin comme devant recéler les restes
le crime presque incroyable, accompli en Alsace et de Jean Kinck, au-dessous des ruines du château
à Pantin, se présente dans toute son horreur. d'Herrenflllch, entre deux chênes plantés en éventail,
Une famille entière, le père, la mère et six en- Ce qui fait supposer qu'il est impossible que l'on
fants, a été assassinée.... se méprenne sur l'identité du cadavre mis à décou.
Et l'homme qui a médité, préparé et exécuté avec vert par les fouilles, c'est qu'il portait aux pieds des
une infernale ténacité cette hécatombe, n'a pas vingt chaussures et des chaussettes en tous points sembla-
ans!... bles à celles qu'on a trouvées sur les malheureux pe-
C'est bien sur les indications de l'assassin qu'on a tits enfants déterrés dans le champ Langlois.
enfin retrouvé les restes du chef de la malheureuse Or, on sait que Mme Kinck mère tricotait elle.
famille immolé le premier à l'aveugle cupidité d'un même ces chaussettes pour toute sa famille. * j
ami! En ce moment, du restej la justice se livre aux
Sur les nouvelles déclarations formelles de Trop- plus minutieuses constatations. '' :

mann assurant à 1\1. Claude que cette fois ses aveux Le cadavre a été placé sous bonne garde; pendant
étaient sincères, on s'était décidé à envoyer de nou- toute la nuit dernière, il n'a pas quitté l'endroit où
veau M. Souveras en Alsace, sur les lieux désignés on l'a trouvé; ce matin on a dû procéder à la levée du
et appartenant à la commune de Wattwiller, canton corps. i;
de Cernay, arrondissement de Belfort. " La dépêche qui nous est arrivée vers six heures
On espérait peu, il est vrai, mais la justice avait nous annonçait qu'on attendait l'arrivée d'un médecin
résolu de ne rien négliger pour arriver à la vérité et de Belfort chargé de l'autopsie. 7Ï f

de recommencer les tentatives tant de fois infruc- Une autre dépêche reçue dans la soirée par le
tueuses. parquet prévenait M. Douet d'Arcq que les viscères
On avait dé,,à si souvent été déçu par des indices de Jean Kinck avaient été mis à part pour être sou.
favorables, mais sans fruit, que. quand le bruit de ce
résultat inespéré que vient d'obtenir la justice s'est
répandu, personne ne voulait y croire. -
Les dépêches qui sont arrivées hier soir à Paris
ne laissent aucun doute à ce sujet.
Paris..
mis à l'analyse chimique, et lui demandait ce qu'on
devait en faire et s'il voulait qu'ils fussent expédiés à

En tout cas, nous tenons de source certaine que


Tropmann ne sera point transporté en Alsace, ses
I i

Elles sont d'ailleurs confirmées par deux nouvelles aveux rendant toute confrontation inutile.
dépêches que nous avons reçues en même temps de L'annonce du succès des nouvelles fouilles n'a
Cernay et de Guebwiller... *
point, à l'heure où nous écrivons, été faite à l'assas-
Notre correspondant est sur les lieux et nous tien- sin, qui du reste a toujours soutenu qu'on retrouve-
dra au courant des nouveaux incidents qui suivront rait forcément le cadavre à l'endroit précis qu'il per-
la découverte du cadavre. sistait à signaler.
Tropmann n'a cherché qu'à gagner du temps et 5

Voici les motifs qui ont fait reprendre les fouilles reculer sa comparution devant la Cour d'assises; il y
que chacun croyait abandonnées, M. Douet d'Arcq a réussi. Pour obtenir encore un délai, il a inauguré,
était complètement dessaisi de l'affaire Tropmann hier, un nouveau système de défense; il commence,
par suite du renvoi du dossier devant la chambre à laisser entrevoir, dans des demi-aveux, qu'il a des
des mises en accusation. - complices et qu'il pourrait bien dire leurs noms,
C'est cette chambre qui a ordonné un supplément La j ustice patientera-t-elle encore ?
de recherches, et, mercredi, M. Souveras ainsi ï-
— .
que nous le disions dans notre précédent numéro — Le Gaulois a reçu unè autre dépêche qui raconte
quittait Paris pour se rendre en Alsace, emportant ainsi les dramatiques détails de la découverte du ca-
avec lui une commission rogatoire de la chambre davre de Kinck père : i
des mises en accusations, pour M. le juge d'instruc- Les gens du pays, qui n'avaient pas voulu discon-
tion de Belfort. tinuer leurs recherches, malgré leur peu de succès et
L'employé de la sûreté était en outre muni de le départ de l'agent envoyé de Paris par M. Claude,
nouvelles indications sur la topographie des lieux, abandonnèrent les pieds des gros arbres pour fouiller
indications fournies par M. Kreimp et par Trop- les taillis ; ils commencèrent par la lisière, lorsque
mann. tout àcoup ils virent une nuée de corbeaux qui fuyaient
Quand on sait que la route parcourue par l'iassas- à leur approche.
sin et sa première victime est située au milieu d'une Leur quantité était si profonde sur un même point
épaisse forêt, où s'entre-croisent mille chemins à que ce fait leur donna l'éveil, ils s'avancèrent plus
peine tracés, on comprend facilement que la justice avant du côté du vieux château ruiné. Plusieurs cor-
ait pu s'égarer dans ses recherches. beaux étaient restés perchés sur un tas de pierres de
Les derniers et précieux renseignements fournis à peu d'élévation et se disputaient des lambeaux de
iiair ; ces animaux lunèbres semblaient n'abandonner s'écrièrent presque en même temps tous les travail- '
proie qu'à grand regret. Plus de doute, il y avait leurs.
mr Le juge d'instruction de Belfort, qui n'avait pas
i un cadavre.
En effet, du milieu des pierres amoncelées, on quitté les environs, arriva immédiatement et fit les
oyait sortir un pied humain tout déchiqueté. premières constatations.
En quelques instants, un corps humain fut mis à Le doute n'était plus possible ; c'était bien le cada-
Il était déjà dans état de décomposi- vre de Jean Kinck la figure était méconnaissable ;
écouvert. un ;

ion assez avancé.


mais les bas tricotés étaient semblables à ceux portés
lui, c'est le cadavre de Jean Kinck! » par les enfants Kinck, les vêtements furent reconnus
«
C'est

par tous les gens qui avaient rencontré Jean Kinck Il paraît bien établi, ainsi que nous l'avons conjec-
avant le crime. turé dès notre première enquête en Alsace, que c'est
On souleva le corps avec grande précaution, et on en menant Kinck père de Bollwiller à Cernay que
le plaça sur un tertre incliné. Tropmann a commis C3 crime odieux. Il est ensuite
Le juge d'instruction demanda à quelques hommes revenu seul à Soultz, où il a déposé, dans le bureau
de bonne volonté de vouloir bien faire garde afin des omnibus, les bagages qu'il avait enlevés à sa vic-
d'empêcher les curieux d'approcher, et on fit mander time. k
immédiatement le médecin de Guebwiller. Comment Tropmann a-t-il décidé Kinck père à le
Les constatations légales et l'autopsie ne pourront suivre dans ce bois touffu et pour ainsi dire inextri-
avoir lieu qu'aujourd'hui. cable ? Le fait est difficile à expliquer. Ne peut-on
pas plutôt supposer que l'assassin a tué sa victime sur De là le chemin de fer en construction va s'em-
la route et l'a ensuite traînée dans le bois ? Les aveux brancher, au-dessus de Bollwiller, avec la ligne de
de Tropmann expliqueront évidemment ce qui reste Colmar, qui continue le grand réseau. C'est le long
obscur dans ce dernier acte du drame de Pantin. de cet embranchement de Guebwiller qu'on a fait
La découverte du cadavre de Kinck père, en don- récemment des fouilles, sur les indications de plu-
nant des indices nouveaux à la justice, crée une nou- sieurs personnes qui prétendaient avoir vu deux
velle phase à celte sinistre et sanglante affaire ; le sup- hommes creusant une fosse au pied du talus. 1

plément d'instruction demandé par M. le procureur Entre Soultz et Cernay, toujours en inclinant vers
impérial devant la chambre des mises en accusation le sud-ouest, se trouvent les étangs d'Olwiller, les
que cette chambre a accordé devient indispen- marnières et les mares qu'on mit à sec en octobre.
— —
sable. Sur tous ces points, les recherches avaient été in-
Les restes de l'infortuné père de famille vont sans fructueuses.
doute être transportés à la Morgue, et une nouvelle Les dernières indications de Tropmann désignè-
confrontation aura lieu et cette fois Tropmann rent le territoire de Wattwiller. On touchait à la
,
sera mis en présence de celui qui fut sa première vérité.
victime. En tous cas, on pouvait tenir pour certain que
Il ne supportera peut-être pas la vue de ces restes Tropmann et Jean Kinck avaient dû passer au nord
putréfiés sans éprouver un remords salutaire, et alors de Wattwiller, près du cabaret du Cheval-Blanc,
le mystère se dévoilera, et alors il dira tout et, s'il a Tropmann affirmait qu'il y avait bu avec sa vic-
des complices, il fera connaître les noms des miséra- time.
bles qui l'ont aidé à accomplir son abominable De la découverte faite hier, il résulte que les deux
forfait. • voyageurs se dirigeaient sur Cernay où s'embran-
Oui, ce que nous disons là peut exister. Tropmann, chent deux routes : le chemin de Soultz et la route
dans ses longues heures de prostration, assis sur une impériale de Colmar.
chaise, la tête appuyée sur ses bras; Tropmann, La semaine dernière, toujours d'après les indica-
dans ses terribles nuits sans sommeil, sans repos, tions de Tropmann M. Souveras délégué par
, ,
dans ses rêves, où il croyait revoir ses victimes, ou M. Claude, fit explorer le pays, aux environs de
dans les demi-confidences qu'il faisait au gardien, Wattwiller. Un bouquet d'arbres, désigné par l'ac-
qu'il croyait être comme lui prévenu de crime, a cusé, devait servir de point de départ. Un sentier
laissé échapper les mots de complices, et peut-être rocailleux partait de là et s'enfonçaitdans les fourrés.
va-t-il faire des révélations qui feront connaître tous
les coupables et toutes les terrifiantes péripéties de
Rien encore ; M. Souveras dut revenir à Paris. (
Les recherches n'étaient pourtant pas abandonnées,
'ce drame sans exemple. Elles se poursuivaient dans l'arrondissement judi-
Il faut le dire, quand Tropmann a vu arriver à ciaire de Belfort, sous la direction de M. Fest, juge
grands pas le moment où ils devait paraître devant de paix à Cernay, et de M. Wittersbach, commis-
les juges qui allaient enfin lui demander saire de police de la même ville.
un compte
sévère ; quand il a vu qu'il serait accablé des preuves MM. Fest et Wittersbach ont-ils assisté à la dé-
les plus fortes ; quand il s'est souvenu qu'il avait dit lui- couverte faite hier sur leur territoire, ou bien cette
même qu'il était au moins le complice de l'assassinat découverte n'est-elle due qu'au hasard? C'est ce que
de cette famille, un cri douloureux a retenti nous saurons tout à l'heure.
en lui. ft,,,,
Il a vu, il a compris que la mort sous le couteau Entre Wattviller et Cernay se trouve la commune
de la guillotine allait finir cette vie si courte et si cri- d'Uffholtz que traverse la route de Soultz.
minelle. De chaque côté de cette route s'étendent les cul-
Saisi de crainte, effrayé, tremblant, il cherche à tures; puis le pays s'accidente vers l'ouest, où appa-
saisir une branche de salut, une espérance, et il croit raissent les contreforts des Vosges. C'est la région
que ses aveux peuvent l'arracher à la mort, en ap- des vignes ; au-dessus des vignes, les prés, générale-
pelant sur lui l'indulgence des juges. ment bordés de noyers vigoureux, et enfin les taillis,'
Et déjà il entrevoyait, san3 être dans le lointain, les bouquets de pins, les chênes couronnent la mon-
la déportation, Cayenne et une évasion à travers tagne. Des chemins tracés entre les haies, là à peine
ces
parages horribles habités par des bêtes féroces moins creusés dans le roc, séparent les unes des autres ces
sanguinaires que lui. trois zones. A l'embranchement de ces chemins de
Quoi qu'il en soit de ses rêves, de desserte s'élèvent de petites chapelles ou des vierges
ses illusions, de
ses espérances, elles seront utiles si elles peuvent le naïvement peintes.
maintenir dans la voie des aveux, et l'amener à les C'est dans ce pays, entre Uffboltz et les grands
compléter de façon à ce qu'on sache toute la vérité, bois, que le cadavre de Jean Kinck a été décou-
et que la justice puisse punir tous les coupables qui vert.
ont trempé dans cette horrible tragédie. A en juger par la carte de l'état-major, la dis-
tance doit être fort courte entre le village d'Uffholtz'
Les recherches ont été faites dans
une grande par- et le château d'Herrenfluch.
tie de la contrée comprise entre Cernay, Guebwiller,

Thurr..
Soultz, Bollwiller et une rivière qu'on appelle la
/
Au nord de Guebwiller se trouve la petite
pro-
Les ruines de ce château couronnent un mamelon
boisé.
Les longues recherches faites en Alsace ont enfin
abouti. Rien n'entravera plus désormais le cours de
priété acquise en 1867 par Jean Kinck. la justice; la découverte du, cadavre de Kinck COllls
plète définitivement l'instruction, et les débats du superficielles. L'identité paraissait tout d'abord évi-
drame de Pantin se dérouleront incessamment de- dente : l'agent en avait été frappé en voyant des bot-
vant la Cour d'assises de la Seine. tines et des chaussettes identiques à celles qu'il avait
vues à la Morgue aux pieds de Gustave Kinck.
Nous recevons de Cernay la correspondance sui- La fosse est un peu à gauche de l'endroit indiqué
vante qui nous donne les détails les plus précis sur sur le plan de Tropmann, en descendant vers Stein-
la découverte du cadavre de Jean Kinck, découverte bach, à huit mètres à peu près d'une route carros-
que le télégraphe nous avait apportée dans son lan- sable dont l'assassin n'a jamais parlé, et dans les
gage concis. On ne s'étonnera donc pas si notre cor- environs du buisson où l'on a trouvé, il y a quelques
respondant revient sur quelques faits antérieurs à la jours, la casquette envoyée à M. Douet d'Arcq.
mise au jour du cadavre. Lors des premières recherches faites par M. Sou-
veras dans le courant de ce mois, on a dû passer
Cernay, le 25 novembre 1869. forcément tout près du trou sans rien remarquer,
C'est à Cernay que M. Souveras s'est rendu direc- mais quoi d'extraordinaire à cela, puisque le maire
tement, mardi, en quittant Paris. Il est arrivé à six de Wattwiller, ainsi que plusieurs autres chasseurs
heures28m. dusoir,maisn'apu voirlejuged'instruc- de la contrée, ont organisé précédemment plusieurs
tion de Belfort qu'à neuf heures, alors qu'il était trop battues au chien courant qui sont restées, on le sait,
tard pour commencer la moindre opération. Il fut sans résultat. Ce qui est bien plus extraordinaire,
immédiatement décidé qu'on irait coucher à Wa'wil- c'est que le cadavre a pu, pendant un mois et demi à
ler et que, le lendemain matin, les recherches com- peu près, échapper au flair subtil des renards qui
menceraient de ce point. abondent dans la forêt. (M. SULTZBERGER.)
A neuf heures précises, les autorités se mirent en
marche accompagnées de vingt paysans. Voici maintenant -es dernières nouvelles qui nous
On commença à suivre, sacs hésitation, la
première sont arrivées dans la soirée :
Deux médecins de Belfort, MM. Bernard et Vau-
partie du chemin que Tropmann et Jean Kinck
avaient dû parcourir; mais M. Souveras, qui diri- trin, se sont transportés hier matin à Herrenfluch,
geait les recherches, fut encore une fois obligé de pour faire l'autopsie du cadavre. Nos dépêches affir-
s'arrêter vers l'endroit où l'assassin prétendait avoir ment qu'il n'a pas été constaté sur le corps une seule
quitté la route pour prendre à travers les buissons. blessure qui aurait été faite à l'aide d'un couteau ou
On ne trouvait nulle part les quatre chênes ou hêtres même d'un instrument contondant.
que Tropmann avait indiqués sur son plan comme Tout laisse donc supposer que Tropmann a dit
point de repère. vrai et qu'il n'a point assassiné sa première victime
Force fut donc aux explorateurs d'aller un peu à comme les sept autres. On sait qu'il prétend l'avoir
l'aventure. empoisonnée. Mais ce ne sont là que des supposi-
Heureusement que M. Souveras possédait tions, car certaines parties du corps sont tellement
une
indication plus précise qui devait le remettre décomposées que les constatations médico-légales
autre
bientôt dans le bon chemin. sont presque impossibles à opérer.
Quant 1 hypothèse de l'empoisonnement, elle
Tropmann, lors de ses dernières entrevues avec à ne
l'agent de la sûreté, dans la cellule de Mazas, lui pourra être vérifiée qu'à Paris, car M. le juge d'in-
avait parlé, à plusieurs reprises, d'une élévation de struction a envoyé hier une dépêche à son collègue de
terrain que devait dominer un petit sentier creux Belfort pour le prier d'envoyer immédiatement les
montant du village de Steinbach et conduisant vers viscères de Jean Kinck à Paris. Il ajoutait l'invitation
les ruinesdu château d'Herrenfluch. Le cadavre devait de rendre le cadavre à la famille, si cela pouvait se
dans les environs. faire sans inconvénient.
se trouver
Dès que l'agent fut en présence de cette situation
de terrain, les recherches se trouvèrent circonscrites. M. Douet d'Arcq s'est transporté à Mazas hier
On touchait au résultat. après midi, et a fait une longue visite à Tropmann à
Les vingt hommes furent échelonnés dans le che- qui il a dit annoncer le résultat des recherches faites
min creux avec ordre de battre tout le flanc de la par M. Souveras.
Cette nouvelle n'a sans doute point étonné le pri-
montagne en remontant vers les ruines, Au bout
d'une heure de travail — cette battue raisonnée avait sonnier, car lors des dernières entrevues qu'il a eues
été commencée à dix heures des ouvriers avec l'agent de la sûreté, chique fois qne ce der-
— un met- —
tait à découvert un amas de chairs et de vêtements nier semblait douter de ses renseignements, — Trop-
qui répandait une odeur nauséabonde. mann se mettait en colère et s'écriait :
Le cadavre avait été jeté dans un de ces larges Ça n'est pas possible!... Mais si j'étais là-bas,
«
trous que laissent les bûcherons dans les forêts lors- j'irais tout droit les yeux fermés en courant! »

que après avoir abattu un chêne séculaire ils en ar-


rachent les puissantes racines. Hier le beau-frère de Jean,Kinck est venu trouver
L'assassin n'avait donc eu — la tombe de sa vic- lejuge d'instruction de Belfort pour réclamer le corps
time étant toute creusée qu'à la recouvrir de terre afin de le faire enterrer à Guebwiller.

et de feuilles sèches. Le corps était plié en deux, la
tête entre les jambes; la décomposition était telle- On nous affirme au dernier moment, et nous
ment avancée, qu'on dut à enlever le pouvoir ajouter foi à cette affirmation, que
renoncer ca- croyons
davre immédiatement et se borner à des constatations les aveux complets de Tropmann ont été provoqués
par les conseils que Me Lachaud aurait donnés à son et renversée, qu'il se serait jeté sur ses petites vic-
client. (HIPPOLYTE NAZET.) times.
Il n'a pas encore songé à la fosse, et a tout sim.
Ajoutons quelques détails nouveaux sur la façon plement la'ssé les trois corps étendus sur le champ
dont Tropmann a tué Kinck père. On sait déjà que Langlois en allant chercher les trois autres. 1

c'est par l'acide prussique, mais on ignorait comment C'est dans la voiture qu'il a commencé à préparer
il s'y était pris. en se jouant le moyen d'étrangler d'abord les aînés.
Après avoir déjeuné ensemble dans un cabaret, Il est si facile, sans qu'un enfant s'en doute, de pla-
Tropmann emporta une bouteille de vin. Ils s enga- cer sur ses épaules un foulard ou une corde.
gèrent sou3 bois tous deux, firent une halte pour se Un fait bien saillant et qui prouve combien son
,
rafraîchir, et c'est dans le dernier verre que l'assas- sang-froid l'avait abandonné :

compter..
sin versa le contenu d'une petite bouteille qu 'il avait Tropmann ne se rappelle pas avoir porté à ses vic-
lui; Kinck père tomba foudroyé, et Tropmann times les nombreux coups de couteau qu'on a pu
sur
n'eut que la peine de l'enterrer, — notre correspon- *

dant vous dit comment. Il ne se souvient que d'avoir frappé une seule
Habitué aux travaux des usines et par conséquent fois.
chimiste, c'est lui-même qui avait fabriqué C'est lui-même qui a creusé la longue fosse où les
un peu
l'acide. cadavres ont été trouvés.
Il parait que Tropmann s'irritait fort de voir qu'on Il déclare avoir employé trois quarts d'heure à ce
travail.
ne trouvait pas le cadavre :
Je n'ai pas menti, disait-il avec une cer- C'est, du reste, à la: suite de cette déclaration que

— « »
M. Douet d'Arcq a fait faire l'épreuve dans le champ
taine fierté.
L'amour- propre est quelquefois singulièrement par un homme d'une taille semblable et qui a mis
placé chez les criminels. - en effet trois quarts d'heure à creuser une fosse des
Ainsi, 'il s'emportait contre les témoins lorsqu'ils mêmes proportions. x
T J' (i
avançaient un fait qu'il démentait. r
«
Il faut que l'on connaisse la vérité.... »
ajou- Nous ferons observer ici que ce récit présente
tait-il. : ••
quelques invraisemblances.
On sait comment il a tué Gustave Kmck. G est L'acide prussique est très-difficile à fabriquer. Sa,
deux jours avant le reste de la famille. fabrication exige une installation toute spéciale que
Tropmann n'avait certes pas à sa disposition. -
r

Il l'a amené à l'hôtel du Chemin de Fer du Nord,


et lui a fait écrire une lettre à sa mère, encore à Rou- D'un autre côté on ne comprend pas comment l'in-
baix, l'engageant vivement à venir à Paris et disant fortunée Mme Kinck. aurait quitté, aux abords du
que leur père venait d'acheter une petite maison à Chemin-Vert, la voiture avec deux de ses enfants,
Pantin. pour se mettre en route avec Tropmann, en laissant
C'est à l'aide de cette fable qu'il a entraîné Gustave les trois autres dans la voiture. "
,, ,
au delà des Quatre-Chemins. Ils étaient venus en Les aveux de l'assassin ne paraissent, donc pas
omnibus jusqu'au pont de Flandres. En traversant complètement sincères. •.*.
le Chemin-Vert, Tropmann a frappé à l'improviste sa Tropmann, ai-je dit, est-il sincère en affirmant
victime d'un coup de couteau à la gorge. qu'il a tué Kinck au moyen de l'acide prussique ?
Il
C'était un couteau de marchand de vin, a dit On peut en douter, en lisant le détail suivant que
l'assassin, et je me souviens de n'avoir donné qu'un rapporte le Gaulois, et qui contredit la version pré-
seul coup. » i
cédente :
Il avait d'abord enterré une pelle et une pioche, Le corps de Jean Kinck, laissé dans la fosse, était
dut les déterrer, creuser la fosse, la recouvrir et en- enfoui à une profondeur de trente centimètres en-
terrer de nouveau les instruments qu'on a trouvés viron.
depuis. Quand on enleva les pierres et le feuillage dont il
« Je savais que personne ne passe de ces côtés-là était recouvert, on vit le cadavre étendu sur le dos,
après dix heures, a-t-il dit, j'étais bien sûr d'être les jambes écartées.
tranquille. » On remarquait deux plaies sur le côté droit de la
T

Il a procédé de même pour les autres victimes. La poitrine et sur la joue.


pelle et la pioche achetées chez le taillandier Bellan- Les plaies paraissaient profondes et faites à l'aide
ger à six heures et prises vers huit heures le 19, ont d'un couteau, le même sans doute qui servit à l'hor-
été enfouies par lui non loin de l'endroit où il avait rible crime de Pantin. 1

frappé Gustave. Les outils étaient donc tout prêts. A côté du cadavre on retrouva une pipe et une
Mais la fosse n'était pas creusée à l'avance. blague encore pleine de tabac.
Malgré ses réticences actuelles, on a acquis la C'est alors que se passa une scène impossible à
presque conviction qu'il a agi seul. décrire.
D'après ses propres déclarations et un certain nom- Presque tous les membres de la famille Kinck,
bre de preuves matérielles, voici d'une façon défini- prévenus par les soins du parquet de Paris, avaient
tive comment il aurait opéré :
pu prendre vendredi soir le train qui les avait ame-
Un premier voyage aurait amené la mère et les nés à Guebwiller.
deux plus jeunes enfants. Avant tout, il se serait oc- Le frère, les beaux-frères et les sœurs de Kinck
cupé de la mère ; et ce n'est qu'après l'avoir blessée avaient de suite reconnu leur parent. Ils poussaient
des cris déchirants; les sanglots éclataient; tous les prenait plusieurs clichés de l'endroit sauvage et pit-
assistants étaient vivement impressionnés et beaucoup toresque, et reproduisait les différents épisodes de ce
avaient les larmes aux yeux. drame lamentable.
On essaya, mais en vain, d'arracher les sœurs de Enfin, après les constatations légales on procéda
Kinck à ce douloureux spectacle. à l'exhumation du corps. Tout le monde s'offrit
Pendant ce temps se passait dans un coin une scène pour le porter et le convoi funèbre, suivi de la fa-
des plus réalistes, mais nécessaire à l'œuvre de la mille Kinck, des médecins, des magistrats et de
justice. plus d'un millier de personnes, prit le chemin de la
Un photographe, de Gruebwillër, croyons-nous, ville.
venu dès l'aube, avec tous ses appareils et un aide, Les pauvres femmes, soutenues par leurs maris

et par quelques bonnes gens du pays, marchaient à de nouveaux aveux. Sont-ils sincères? Tropmann ne
grand'peine. cherche-t-il pas à retarder de quelques jours l'instant
Pendant toute la nuit, les curieux venus des envi- suprême? C'est ce qu'il reste à la justice à éclaircir.
rons affluaient et ne se retiraient qu'après avoir lon- Le sommeil de l'assassin est agité; il est devenu
guement contemplé l'horrible spectacle qui s'offrait très-irritable.
à leurs yeux. Il a pris en prédilection Shakespeare, et relit
Un grand nombre, sans doute par terreur, ont constamment la scène de Macbeth, des Sorcières.
préféré passer toute la nuit en cet endroit plutôt que Et il répète : « Moi, quand je serai 'en enfer, on
de rentrer chez eux à travers la forêt. me présentera tous les Kinck enfourchés dans une
Nous apprenons que Tropmann a fait aujourd'hui lame de couteau. » Et il rit fébrilement.
Tropmann a dit à Me Lachaud, son défenseur, Ce qu'elle découvrira infailliblement.
qu'il avait trois complices. Le second point, c'est la question de savoir si
Qui a -t'il désigné? Tropmann a oui ou non des complices.
C'est ce que nous pensons pouvoir apprendre de- Il a dit non tout d'abord. "

main à nos lecteurs. Il aurait dit oui depuis quelque temps. Entré dans
Enfin, ses aveux — symptômes d'horrible crimi- la voie des aveux, ayant indiqué où s'est trouvé le
nalité —• se complètent toujours par de perfides in- huitième cadavre, il est à espérer qu'il n'arrêtera pas
sinuations ou accusations contre ses victimes. là le cours de ses confessions, .
Tropmann les poursuit jusqu'au delà de la tombe Et que, s'il a eu des aides, dans la 9anglaJ?te be-
et cherche à flétrir leur mémoire, puisqu'il ne cesse sogne, il n'hésitera .plus à les faire connaî re.
de montrer Kinck le père, comme accessible à l'idée Tropmann ne sera pas transporté en Alsace. On
de trouver les moyens de fabriquer de la fausse mon- dit qu'il voudrait encore reculer l'époque de son ju-
naie, et le fils, & stave Kinck, comme disposé à dé- gement en faisant croire qu'il va faire des aveux re-
pouiller son père et les siens, en allant ravir par su- latifsà, l'existence de complices. ~
percherie les cinq mille francs, déposés à la poste de L'avenir nous apprendra si ce soupçon est fondé.....
Guebwiller. TIMOTHÉE TRIMM.
Le corps qu'on vient de retrouver sera enterré en
Alsace.
L'état de putréfaction très-avance, dans lequel il
se trouve, ne permet pas de le transporter à la Morgue
de Paris.
Tropmann lisait les journaux avec une grande at-
tention, et, paraît-il, surtout le Figaro.
Au Havre, il les apprenait pour ainsi dire par
cœur, voulant être au courant des recherches et des
r m.

Tropmann ne pourra donc être confronté avec ces investigations si passionnées que l'opinion publique
tristes restes. exigeait à ce moment. ' ^
L'autopsie a été faite, et, à la suite de cette opéra- 0:
Et puis, dit-il, c'était surtout pour savoir ce que
tion, l'estomac et les intestins de la victime ont dû je devais répondre. » * x

inàiscrétions.Jt
être envoyés à Paris, où ils seront analysés par Je,8 Cela nous force de reconnaître qu'en somme le si-
médecins experts à qui la justice a confié le soin lence de Ja presse eût mieux valu pour lèl, justice que
d'examiner si Kinck a succombé, par l'effet d'un em- toutes nos
poisonnement. " s Ce qui ne nous empêchera pas, d'ailleurs, de re-
Car, comme nous l'avons. dit. tout fait douter encore commencer cas le échéant. F *f
de la sincérité complète des aveux du coupable. Tropmann a ajouté que son intention première
L'on n'est pas encore arrivé à la connaissance en- n'était pas de tuer toute la famille; il voulait seule-
tière des nombreux et terribles épisodes de cette, ment s'approprier les douze ou quinze cents francs
longue et multiple tragédie. r le père Kinck avait emportés et les cinq mille
que
L'intérêt poignant et universel qu'elle a suscité dès. cinq cents francs que la mère avait retirés de la
le premier jour acquiert donc une force toute nou- Banque de Roubaix et envoyés à Guebwiller. f
velle. Seulement, réplique-t-il, lorsqu'on lui en parle,
«
C'est donc un devoir pour moi de m'en occuper de
comme la famille savait que j'étais parti avec le père,
nouveau. que nous courions l'Alsace ensemble, elle aurait bien
Et je crois prévenir vos désirs et satisfaire votre vite été inquiète, et on se serait aperçu de mon
légitime curiosité, en continuant de vous dire chaque crime.... J'étais donc forcé, pour ma sûreté person-
jour les nouveaux incidents qui se produiront et les nelle, de supprimer tous les témoins qui auraient pu
nouvelles lumières qui ne pourront manquer de se m'accuser un jour. » j
faire sur ces mystères pleins d'horreurs. Cep^ndautvn détail donne à penser que Tropmann, ,

Jusqu 'au jour où arrivera le dénoûmeut ratal,


a prémédité longuement la disparition de la famille
Dénoûment fatal que tout lA monde prévoit, Kinck : c'est qu'on a trouvé, cou-us dans ses vête-
Penoument que le coup bl - lui-même prévoit et ments, cachés dans ses bottes, tous les titres de
qni remplit ses jour,; de teneur et ses nuits d'in-
P' opr.jpté du père. Il est donc dilficile d'admettre l'en-
sommes peuplées de fantômes accusateurs. traînem nt du crime, il y a eu préparation et pré-
(THOMAS GRIMM.) méditation.
Il est assez curieux de savoir ce qu'il pensait dans
Tout n'est ras fiai avec la découverte du huitième le commencement de l'instruction.
cad,vre.
« Je suis jeune,
disait-il, on admettra l'exaltation,
Il y a encore deux faits impor'anfs à éclaircir. la passion.... Je serai condammé à vingt ans de tra-
Le premier, c'est de savoir où Tropmann s'est
pro- vaux forcés... Je ne sortirai qu'à quarante ans. Ce
curé l'acide prussique qu'il aurait employé pour
poisonner Jean Kinck.
em- sera un peu t ird pour commencer ma fortune. »
«
Fortune, » ce mot-là revient dans toutes les con-
Quel est le pharmacien qui a osé délivrer versations de Tropmann.
une
quantité de ce poison suffisante pour donner la mort
à un homme?
CE QUE FAIT TROPMANN
^ Sur quelles ordonnances ce poison subtil, et dont
est défendu de faire un débit sans une indication Pendant que les agents de la justice, guidés cette
j motivée de l'homme de l ai,t, a-t-il été délivré? fois par des indications sûres et précises, décou-
C'est ce que l'autorité recherche. vraient enfin près de Guebwiller, le corps de ce mal-
heureux père Kinck, si longtemps et si inutilement bitude de se voir, de petits services rendus, des con-
recherche, fidences utilement faites, ont établi entre le prison-
Pendant que M. Douet d'Arcq, dénouant enfin les nier et ses compagnons une sorte de familiarité qui
derniers fils de cette. sinistre et mystérieuse affaire,
-
a fini par amener presque de la confiance.
t
S3 prépare à adresser son rapport définitif à la ehain- Un d-3 ses compagnons a fait la campagne du
bre des mises en accusation, chargée de rendre le Mexique. C'est en racontant les étranges tt curieu-
"i premier verdict de la justice humaine sur la tragédie ses aventures de ce voyage qu'il a réussi à se ga-
de Pantin, gner la sympathie de Tropmann.
s Pendant que les hommes de l'art soumettent à une Tandis qu'il refusait absulument de répondre au
laborieuse et pénible analyse les viscères de la pre- magistrat instructeur et aux agents du service de sû-
mière victime des complots de Tropmann, reté charges de l'interroger, il a fini par faire à ce
Que fait ce dernier dans la cellule de Mazas, qu'il compagnon de captivité dés confidences qui sont de-
va bientôt quitter pour être transféré à la Concier- venues des aveux.
gerie ? Mais, tout en ayant l'air de se livrer, le triste
Tant qu'il ignorait la découverte du cadavre de héros de Pantin n'en reste pas moins toujours sur
Kinck père, il disait : ses gardes. Nous avons dit quelle espérance fantas-
« Si j'étais là, on trouverait tout de suite. » tique d'évasion se cache derrière ses aveux.
«
Si j'é.ais là! » Ces mots résument et précisent Jean Kinck, à en croire Tropmann, n'a pas été
tout le système auquel le désespéré se cramponne assassiné à coups de couteau ou de pioche, comme
avec une confiance étrange et une remarquable éner- ses enfants et sa femme. Il aurait été empoisonné à
gie. l'aide de l'acide prussique.
«
Si j'étais là ! » Il espérait de minute en minute
voir s'ouvrir la porte de sa cellule devant l'honora- Empruntons au Figaro quelques détails sur ce
ble M, Douet d'Arcq, qui viendrait lui dire : « Nous terrible poison :
avons découvert Jean Kinck en Alsace, venez le re- En pharmacie, la formule du codex n'est point
connaître. » celle que nous indiquons ci-dessus, puisqu'on obtient
C'est dans cette espérance qu'il avait fait des l'acide cyanhydrique pur (c'est le nom véritable de
aveux. Il comptait sur ce voyage pour exécuter un ce poison), en distillant un mélange d'acide chiorhy-
plan d'évasion depuis longtemps médité. Et ce plan drique et de cyanure de potassium. Mais cette opé-
lui paraissait si bien combiné et d'une réussite si ration est dangereuse pour le préparateur lui-même,
infaillible, que dix fois par jour, il répétait à ses car les vapeurs que dégage la distillation sont mor-
codétenus : telles, et lorsque le chimisie sent la plus légère odeur
«
Quand même on me ferait accompagner là bas d'amande arrière, il faut qu'il se hâte de boucher les
par tout un régiment, je suis sûr de faire dérailler fissures de l'appareil avec le plus grand soin.
le train et... il n'y a pas de danger qu'on me re- Les viscères du malheureux père de famille ont
trouve jamais. » été apportés hier à Paris, et seront soumis dès au-
Le malheureux se trompait. Il n'ira pas en Al- jourd'hui à une analyse chimique, dirigée par
sace. L'identité du père Jean Kinck a été suffisam- MM. Wurtz, professeur de chimie, et Bergeron.
ment constatée, Tropmann ne sortira de sa cellule Voici une des formules employées par la science
que pour comparaître devant le jury. pour arriver à constater la présence de l'acide prus-
Ce n'est pas le premier projet d'évasion qui avorte. sique :
A en croire le Figaro, il avait espéré d'abord se sau- Lorsqu'on a, dit M. Bayard, à constater les traces
ver de Mazas à l'aide d'un faux billet de visite que de l'acide cyanhydrique dans un cas d'empoisonne-
son frère devait, à l'en croire, lui procurer. ment, il faut distiller les matières organiques avec
Ces billets, il en a fabriqué plus de vingt, qu'il soin, dans un appa-eil fermant bien et dont le réci-
remettait à ses codétenus pour les faire parvenir au pient soit refroidi avec de la glace, et traiter le résultat
dehors. de l'opération avec une dissolution d'azotate d'argent
Il écrit beaucoup, d'ailleurs, ét dessine plus en- qui produit un précipité blanc, floconneux, de cya-
core : des plans de machines, des figurines, des por- nure d'argent, insoluble dans l'eau.
traits, des cartes de géographie. Lorsque — comme dans le cas présent — l'organe
Il cherche à se faire passer aux yeux de ses com - est putréfié, il faut ajouter un peu d'acide sulfurique
pagnons de cellule pour un être supérieurement or- à l'eau avec laquelle on le distille pour séparer l'acide
ganisé, possédant de vastes connaissances et ayant cyanhydrique de sa combinaison avec l'a!l.moniaque
fait de ferles études scientifiques. produit de la putréfaction.
Au début de sa détention, il était taciturne, et" Tropmann explique avec une sorte de vanité la
c'est à grand'peine qu'on parvenait à lui arracher façon dont il a fabriqué lui-même l'acide prussique.
même quelques monosyllabes. Quel sang-froid terrible il a fallu à ce jeune homme
Il devinait, il comprenait que ses moindres paro- — c'est presque un enfant — pour méditer, préparer
les, ses gestes les plus indifférents étaient épiés, sur- et accomplir tranquillement cette succession de
veillés, notés et communiqués à la justice. Il se mé- crimes, dont le moins épouvantable n'est pas l'em-
fiait, à bon droit, de ses compagnons de cellule et poisonnement de ce compagnon, tué en trinquant
repoussait obstinément toute tentative de conversa- avec lui, en buvant peut-être à sa santé!
tion relative à son affaire. Ce sang-froid, on le retrouve aujourd'hui dans la
Peu à peu cependant la glace s'est fondue. L'ha- tranquillité avec laquelle il prépare sa défense.
Tous les jours, il adresse des notes, des mémoires, Le sinistre cortége s'est mis en marche, il était
des'explications à' M' Lachaud, son défenseur. Il cinq heures, éclairé par des lanternes closes, attendu
échafaude des systèmes les uns sur les autres, et que les torches ne peuvent servir pour traverser des
paraît très-convaincu qu'il échappera à une condam- parties de la forêt dont les arbres sont d'écorce rési-
nation capitale. neuse, et l'on est arrivé à Uffoltz à sept heures moins
Il a eu à ce propos, l'autre jour, un mot terrible. un quart. î f

« On ne peut pas me condamner à mort, disait-il, La famille Kinck, c'est-à-dire les deux sœurs ma-
vu que je ne suis pas récidiviste.... Il y a eu plu- riées à Guebwiller, avait dû prendre des disposi-
sieurs malheurs commis, mais tout cela n'est qu'une tions, car les cloches ont sonné la mort, selon l'ex.
seule et même affaire. » pression du pays, et le dépôt du cercueil a été fait
11 espère en être quitte pour quelques années de sous une remise dépendant des bâtiments de la com-
travaux forcés. Il en a même fait le compte et pré- mune où l'on abrite d'ordinaire les pompes à incendie.
cisé la durée. Le corps était encore dans ses vêtements, et le cer-
.
«
J'en aurai pour douze ans, disait-il à celui de cueil, à l'intérieur, avait une doublure en plomb.
ses compagnons qu'on appelle « le Mexicain. » On Pendant que MM. Munschina, le procureur impé-
me tiendra compte de mes aveux et de ma jeunesse.... rial et M. Bardy, le juge d'instruction, faisaient
Eh bien! douze ans, ce n'est pas une vie entière, et porter à l'hôtel desDeux-Clefs, où ils ont élu domicile,
puis on n'est pas forcé de rester à Gayenne! » les bocaux destinés à l'analyse chimique, le cercueil
Et parmi les papiers recueillis dans sa cellule et était confié à la garde .de l'adjoint d'Uffoltz.
remis par les gardiens de Mazas à la préfecture de En même temps l'on procédait en la mairie, à
police, il y a le plan d'une sorte de chaloupe sous- l'état civil, à la rédaction de l'acte de décès.
marine à l'aide de laquelle il compte s'évader de la Aujourd'hui, à dix heures, sans que les magistrats
colonie pénitentiaire de Cayenne. soient retournés à Belfort, les constatations médico.
« Mais qui sait, d'ici là, ajoute-t-il, les savants légales sont reprises.
auront peut-être fait en mécanique de nouvelles in- D'abord on a dépouillé le cadavre de ses vête-
ventions, qui rendront inutiles mes idées, et il sera ments très-imprégnés d'humidité; tous ceux-ci sont
trop tard pour faire fortune » ! mis dans une grande caisse de bois blanc, que je
Faire fortune ! C'est son idée fixe. viens de voir sceller et diriger vers la station du
Faire fortune, d'une façon rapide et facile, n'im- chemin de fer.
porte comment et à quel prix ! Ensuite on a recueilli les autres parties du cadavre
« Je devrais être millionnaire, dit-il souvent, j'ai qui doivent," comme les intestins, mériter l'attention
des idées de quoi enrichir vingt familles. Si je n'avais de la science en aide à l'instruction criminelle; ce
pas rencontré des jaloux sur mon chemin, je ne serais sont les poumons, le cœur, le foie et jusqu'à la
pas ici. JI * cervelle.
Ce sont les rares moments où il s'attendrit, et pa- Ces objets-là ont été renfermés soigneusement et
raît se rendre compte de la gravité de l'acousation -mis dans
une caisse distincte doublée de feuilles do
qui pèse sur sa tête. fer-blanc, à cause de la mauvaise odeur.
Le reste du temps, il affecté l'indifférence et cherche Tout semble fini. Je vais avec M. Claude, de l'In-
même à paraître enjoué; il fait des caricatures, des dustriel alsacien, qui parle fort bien l'allemand, chez
croquis grotesques. la mère de Tropmann, que je trouve seule et toujours
Jamais il ne parle de sa famille, et, quand on pleurant. Son fils Edmond n'a plus écrit, elle en est
aborde devant lui ce sujet, il paraît sombre, triste; inquiète.
mais c'est moins le remords ou la honte que la ran- Avant-hier, on a enterré sa sœur, cette sœur de
cune qui percent dans les rares allusions qu'il y fait. Zurich, à peine relevée de couches et enlevée par la
Depuis deux jours, il reparle de prétendus com- dyssenterie.
plices qui l'auraient, d'après lui, aidé non-seulement Le concours de deux personnes, qui ont aidé à
en Alsace mais à Pantin. porter leg bagages de Kinck à Soultz, la procuration
Est-ce un nouveau moyen de prolonger l'instruc- rédigée dans toutes les formes requises que possédait
tion en la faisant dévier de son but? C'est probable; Tropmann, et que, sans doute, il n'a pu faire lui-
mais au point où l'instruction est arrivée aujourd'hui, même, font supposer l'existence de complices.
rien ne pourra ni l'interrompre ni la retarder, et La rumeur d'une complicité tellement indiquée se
dans un très-bref délai la justice dira son dernier fortifie davantage. Deux individus de (juebwiller
mot dans ce drame, qui a agité si profondément et sont nommés et ont pris la fuite, dit-on, et bien
si longtemps l'opinion publique. (THOMAS GRIMM.) d'autres bruits circulent encore que je recueillerai
avant ma rentrée à Paris, à Paris où je saurai,
Nous empruntons au grand Moniteur universel chose trop intéressante vraiment, si l'analyse des
quelques détails supplémentaires sur l'autopsie du médecins et chimistes délégués par la justice a con-
cadavre : staté des traces d'un poison quelconque employé par
Séance tenante, on a ouvert le ventre, et les Tropmann, selon ses aveux, pour anéantir sa pre-
en-
trailles ont été extraites et recueillies dans trois bo- mière victime sans entamer de lutte avec elle.
caux ; ensuite on a fait encore des ablutions abon- La grande question pour la famille Kinck, dit le
dantes sur le corps, et on l'a mis dans la bière, qui Gaulois, c'est d'avoir à Guebwiller le cadavre de Jean
était arrivée sur place, roulée sur un petit chariot à Kinck. Son beau-frère disait hier :
quatre roues par deux baudets. «
A Roubaix, ils ont la joie (sic) d'aller pleurer sur
le corps de leurs neveux, et nous n'aurions pas le tère pacifique de son fils Jean-Baptiste qui, une seule
cadavre de notre frère !... » fois devant elle, s'est mis en colère et a lancé contre
L'autorisation d'inhumer Jean Kinck dans sa ville un de ses camarades un marteau de fer.
natale vient d'être demandée à Paris ; nous ne savons
si elle sera accordée; mais à Guebwiller on fait de Nous trouvons dans le Journal des Débats, un dé-
grands préparatifs pour l'enterrement. tail curieux sur Tropmann :
La mère de Tropmann est toute hébétée ; elle ne Il songeait à s'échapper de prison en se faisant
peut croire à tant d'infortune et souffre cruellement passer pour mort, idée qu'il avait puisée probablement
de tous les reproches que la malignité publique col- dans quelque roman. Ses gardiens, remarquant,
porte à Cernay. Elle revient snns cesse sur le carac- d'après nous ne savons quels indices, qu'il s'absor-

bait dans ce projet insensé, tinrent devant lui et à donner des indications qui ont fait retrouver le ca-
davre ds Kinck père.
entre eux le propos suivant :
Vous le prisonnier d côté est mort?
« savez que 'à

rêve..
autopsie. CADAVRE DE KINCK PÈRE
on a déjà commencé son TROPMANN ET LE
Eh quoi! demanda Tropmann, on fait l'au- cel-
— Tropmann quand il est seul à songer dans sa
topsie des détenus morts en prison ? parfois tout n'est
constaté, reprirent les lule à Mazas, semble croire que
Dès que le décès est »
— qu'un
gardiens.
Tropmann eut une syncope, et tomba à la renverse Quand ses yeux se portent sur les murs qui l'en-
ferment, il a l'air de demander si réellement il
connaissance. Quelque temps après, il se décida se
sans [
est lui-même ce grand coupable qui a commis tant du côté du chemin deux sapineaux en marquent
d'assassinats. l'angle droit; un sureau et une grosse pierre la li-
Et quand, sortant de l'instruction, quand accablé mitent à gauche.
par les preuves qui s'accumulent de toute part, il se L" vallée de Steinbach s'ouvre au sud, et les pre.
décide enfin à faire un aveu qu'il paraît vouloir re- mières maisons du village s'entrevoient dans le loin-
tenir aussitôt, il tombe défaillant et réduit à un état tain.
rie suprême prostration. Les fouilles sont commencées ; le docteur Bernard
Involontairement sà pensée se reporte à son pre- déblaye avec un faisceau de branches de sapin; l'opé-
mier pas dans la voie du crime, il revient à son ration se poursuit lentement avec des précautions
voyage en Alsace avec Kinck père. infinies ; un aide verse de l'eau pour entrainer la
Ce souvenir le trouble et l'agite. fange..., le crâne se dessine, le cadavre apparaît
Il lui semble qu'il revoyait et le vieux château gris et vert, couché sur 111 joue droite, l'orbite de
d'Herrenfluch en ruines et la forêt aux mille sentiers, l'œil gauche tout creux, le nez rongé, l'os mis à nu,
perdus dans les broussailles inextricables, et ces la bouche pleine de terre.
trous béants, d'où les bûcherons ont arraché les ra- Détails lugubres, mais exacts. Sur la poitrine de
cines séculaires et où il est si facile au criminel de l'homme assassiné se tient un gros crapaud, immo-
cacher le corps de sa victime. bile, qu'il faut saisir par les pattes et jeter dans le
Oui, c'est bien là qu'il a entraîné l'infortuné Kinck, ravin.
c'est là qu'il a enfoui le corps. Jugez des émotions de là famillè Kinck !
Et une pensée traverse successivement son esprit.
Si, sous le prétexte de faire montrer lui-même la Voilà comment le grand Moniteur universel décrit
sépulture de sa victime, il peut se faire conduire en les restes da malheureux Kinck :
Alsace, il trouvera bien le moyen d'échapper à son Le visage est à peine reconnaissable, la bouche
affreuse captivité et au châtiment trop mérité de tant entr'ouvertè est remplie de terre, la peau de la face
de forfaits sanglants. existe encore, mais la chair a disparu, le nez est ren-
Et quand, ensuite de l'exécution du crime, sa pen- tré. Le volume de ce cadavre se réduit au système
sée remonte au mobile qui l'a engagé dans cette voie osseux, à la peau et aux vêtements.
funeste, il est lui-même effrayé : On découvre l'estomac; on distingue sous le paletot
Il voulait faire fortune ! et le trièot de laine, les côtes et le sternum; le ventre
Il voulait faire fortune à tout prix, et il lui fallait est rentrant ou rentré, les jambes sont écartées, les
une petite sommé pour commencer à réaliser ce désir genoux repliés, les talons rapprochés. La position du
ardent et arriver à s'enrichir. corps est de trois quarts dans la fosse improvisée, la
Or, cette somme, Kinck père la possédait, et il face à l'ouest, la tête au nord, les pieds au midi,
fallait s'en emparer. dans la partie déclive du sol.
Tropmann s'insinua donc dans la famille ; le père On signale là présence de deux sœurs de Kinck
était son compatriote, il obtint bientôt la confiance qui habitent Guebwiller, mesdames Heussler et Rol-
de tous; il persuada à Kinck père de réaliser son 1er, elles sont accompagnées de leurs maris. Le pro-
petit bien qu'il possédait en Alsace et d'envoyer le cureur impérial prie les assistants de s'écarter un
montant au bureau de poste de Guebwiller. peu pour la confrontation et la reconnaissance du
Que restait-il à faire? cadavre par les parents. L s pauvres femmes s'ap-
Tuer le père après avoir pris les papiers et les va- prochent, fondent en larm ,,s, répètent cent fois ces
leurs qu'il croyait trouver sur lui et s'emparer de deux mots : Pauvre Jean! pauvre Jean! en patois
l'argent déposé à la poste de Guebwiller et dispa- âllerriand; elles se retirent ensuite. On trouve dans
raître. les poches de Kinck sa pipe, une pipe en bois avec
Mais il ne peut même récolter les fruits de cet as- bout de corne, et une petite blague à tabac. Ces
sassinat. objets sont reconnus aussitôt pour lui appartenir.
A Guebwiller, on lui refuse les valeurs déposées à Le Gaulois, revenant sur les faits, reprend au mo-
la poste, et son premier crime l'entraînait à tous les ment où Héguette, la pioche à la main, attend devant
autres. la fosse, l'arrivée des médecins et des magistrats,
En effet, il était parti avec Kinck pour l'Alsace, et Héguette, porteur de contraintes à Wattwiller, a
il craignait avec raison que la femme lui redemandât le type d'un sous-officier d'infanterie ; la figure ou-
son époux, les enfants leur père. verte et intelligente, le corps moyen et aux allures
Ils l'accuseraient inévitablement d'avoir assassiné agiles. Il est tout heureux et tout fier de sa découverte,
son compagnon de route. qu'il raconte à tout le monde, et qui va lui permettre
Et pour obtenir le silence, il les a successivement de toucher la prime de 600 francs promise par la1
attirés dans le champ solitaire de Pantin et les a tués. famille Kinck.
On attend MM. Bernard, médecin de Belfort, et
Voilà le récit du Gaulois sur la découverte Hussflr, médecin de Cernay, mandés en toute hâte
:
G est entre Steinbauh et Herrenfluch qu'a été dé-
pour être commis à l'instruction de l'affaire. Ces
couvert le cadavre, à 9 mètres 70 centimètres d'un messieurs sont arrivés. Héguette renouvelle sa dépo'
hêtre, que Tropmann avait pris pour
un chêne, et à sition, et les fouilles commencent. Les docteurs re-
16 mètres du chemin forestier. La fosse 2 mètres lèvent la topographie de l'endroit. On est sur la
a
de long sur 60 centimètres de large.
pente du chemin qui va se perdre dans les ruines du
Des framboisiers sauvages ont envahi le terrain Herrenfluch; au-dessus des arbres on aperçoit Stein-
j
bach au lointain, et un grand arbre éventail est là Les deux beaux-frères de Kinck, deux de ses
tout près, l'abre indiqué par l'assassin, c'est un hêtre sœurs et trois ou quatre parents s'avancent. Tous
et non un chêne. sont unanimes à déclarer qu'ils reconnaissent le ca-
Enfin on procède à l'examen du corps. Un bout davre.
de chaussette sort de terre, et Héguette déblaye le Une des sœurs porte un gilet en tout sembla-
terrain avec précaution. La grandeur et la direction ble à celui de Kmck, qui lui a été donné par son
de la fosse sont vite relevés. Allant du sud au nord, frère.
en droite ligne, de Steinbach au hêtre,-elle est à En jetant de l'hypochloritede chaux pour désinfec-
9 mètres 70 de cet arbre et à 15 mètres 40 du che- ter le corps, on ramasse une pipe et une blague à
min; elle a à peu près 2 mètres de long sur 60 cen- tabac qu'on reconnaît avoir appartenu à Kinck. En ce
timètres de large. Des framboisiers la recouvrent, moment, une de ses sœurs ne contient plus sa dou-,
et, en regardant vers le chemin, deux sapmaux la leur, pousse des cris déchirants et s'écrie au milieu
bordent à droite; un sureau s'élève à gauche, tout. des sanglots: « Mon pauvre Jean! (mein armer
près d'une grosse pierre. Jank!) Je ne croyais pas te revoir ici, mon pauvre
Les premières pelletées de terre enlevées, au bas Jean! » Plusieurs personnes se mettent à pleurer, la
de la fosse, on aperçoit de suite les chaussures pla- s,'ène est des plus émouvantes. La foule observe le
cées, celle de gauche sous celle de droite. Mais la plus grand silence, et l'on n'entend plus que les cris
pente de la fosse, pente très-raide, fait craindre un de cette pauvre femme.
éboulement, et c'est par le haut qu'on poursuit la Les dépositions sont faites et les médecins conti-
découverte avec des précautions iniinies. Le docteur nuent leurs inve stigations. On retourne le cadavre
Bernard et le juge Baudry discutent sur la nature du sur le côté droit. A la joue et à la poitrine, il porte
terrain. deux excavations que nous avions prises pour deux
Le corps de Kinck est à fleur de terre, mais sa coups de couteau.
tête inclinée à 35 centimètres de profondeur. Quand Il est deux he ires et demie. On suspend momen-
quelques paniers de terreau sont enlevés, le docteur tanément les recherches, et avant de commencer
Bernard prend son marteau de minéralogiste et un l'autopsie, la magistrature et les docteurs vont se re-
balai formé de branches de sapin, écarte Héguette poser et prendre une légère collation.
et se met à gratter le sol et à enlever les détritus. Sur la route, une voiture arrive en montant péni-;
Un aide jette un peu d'eau sur la tête, et peu à blement la côte. Dans l'intérieur, on aperçoit une
geu le crâne apparaît. La joue droite, complètement bière.
décomposée, est verdâtre; le nez rongé; l'œil a dis- La voiture s'arrête à la lisière du bois, et le funè-
paru et laisse voir le vide de l'orbite ; la partie os- bre fardeau est transporté dans le chemin pratiqué
seuse est mise à nu en plusieurs endroits ; les poils par la foule à travers les broussailles. On le dépose
ont disparu ; la bouche est remplie de terre. Un au bord de la fosse en attendant la fin de l'autopsie.
homme placé tout près du juge d'instruction s'écrie : L'autopsie commence, on ouvre le corps et on re-
«
G'estKinck, je reconnais son front fuyant. » Puis cueille les viscères, qui sont placés avec soin dans
le docteur Bernard, avec une grande patience, dégage des vases de verre pour être envoyés à Paris.
minutieusement, avec son petit balai, le haut du Ils seront soumis à l'examen des médecins, asser-
buste. Le cou est de la même couleur que la face ; mentés,, qui déclareront si l'empoisonnement a été la
la cravate dénouée le laisse à découvert, et le corps cause de la mort, et quel poison on a employé.
se montre couché sur le dos, le bras droit en partie Comme nous l'avons dit plus haut, les médecins
caché, le bras gauche replié sur la poitrine. déclarent que les plaies remarquées d'abord à la face
,
Les vêtements consistent en une veste de drap et à la poitrine, n'ont pas été produites.par des coups
pointillé, un gilet de laine gris sur un gilet de de couteau, et ne peuvent être attribuées qu'à des,
drap, un pantalon à côtes et une cravate bleue, accidents tout naturels.
mince et étroite. Le corps est placé ensuite dans la bière pour être
Des gamins, pour mieux contempler la scène, s'é- transporté à Ufholiz.
taient nichés dans les branches d'un grand arbre. Un On ne sait si l'on fera l'inhumation à Guebwiller,
chas-eur passe par les broussailles sans avoir désarmé ou si elle aura lieu à Roubaix. Les magistrats con-
son fusil ; le chien s'accroche à une brindille, le seillent de réunir la dépouille mortelle de Kinck à
coup part et la décharge passe devant le nez des ga- celle de sa femme et de ses enfants.
mins effarouchés. Procès verbal a été dressé. Dans la foule, on parle de complices; ce bruit
Peu après, sur la poitrine de Kinck, le docteur s'accorderait assez avec les nouveaux dveux que
Bernard trouve un gros crapaud qu'il saisit par une Tropmann aurait faits hier à son avocat Me Lachaud,
patte et jette au loin. De là une petite panique bien et que nous avons rapportés. On donne même les
vite apaisée. noms de ces co plices présumés; mais cela n'est
La levée du cadavre a commencé à onze heures qu'une rumeur, et nous espérons que la justice saura
moins le quart. Il était près d'une heure et demie découvrir la vérité. Nous nous cententerons de si-
quand on a fait approcher, pour reconnaître le cada- gnaler une découverte qui a quelque import.ance en,
vre, la famille Kin k. cette occasion.
On écarte les curieux et la justice reçoit les dépo- Il y a huit jours, on a apporté au maire d'Ufholtz
sitions. La première est celle de L. Combly, l'ancien une p'oche qui avait été trouvée à deux cents mètres
associé de Tropmann père, qui reconnaît immédiate- environ de la fosse.
ment le front fuyant dei Kinck. Avant-hier, Héguette a ramassé une pioche un,
plus grande à la même distance, et ces deux Ces préoccupations n'empêchent point l'accusé de
peu
instruments ont été reconnus par un bûcheron qui chercher sans cesse son système de défense. Il es-
s'était plaint au mois de septembre qu'on les lui père absolument faire croire qu'il a été aidé au champ
avait volés. Langlois par des complices au nombre de trois : un
La famille Kinck a réclamé qu'on conduisît à homme marié, âgé de vingt-six ans, et deux individus
Guebwiller le cadavre qui est resté à Ufholtz, l'ad- de son âge ou à peu près. j
ministration n'ayant encore donné aucun ordre pour Hier, toute la journée, de nombreux visiteurs se
le transport et n'ayant pas encore répondu à la de- sont réunis à la Morgue dans l'espérance de contem.
mande de la famille. pler les restes de Kinck père. f
Les rumeurs, à propos des complices, continuent Mais on sait qu'en pareil cas, le cor s d'une vic-
à courir et à prendre de plus en plus de créance time n'est pas exposé aux regards du public, et que
dans la population. la Morgue, depuis son agrandissement, est un lieu
Comme nous ne négligeons aucun détail qui peut de dépôt pour les cadavres qui doivent être exa-
minés par des experts ou confrontés avec les in-
du Figaro : ..
intéresser nos lecteurs, nous donnons aussi le récit

L'identité du cadavre retrouvé près d'Herrenfluch


culpés.
D'ailleurs, nous pouvons annoncer que le corpsde
>

fait décidément plus de doute, c'est bien Kinck Kinck père ne sera pas conduit à Paris.
ne Il sera directement transporté à Tourcoing, après
père.
L'autopsie pratiquée sur la réquisition de l'auto- que lès formalités seront remplies, pour être enterré
rité judiciaire a permis de constater, comme nous le dans le caveau de la famille. ' (
disions hier, tandis que d'autres journaux accumu- Hier soir, M. Souveras avertissait, par dépêche,'
laient des récits de fantaisie, — que le malheu- M. Claude qu'il quittait Cernay pour rentrer à Paria
reux 'chef de la famille immolée par Tropmann avec les pièces de conviction, les viscères et les vête-
n'a pas été tué comme sa femme et ses enfants. ments de Ki'nch, une blague pleine de tabac, une
Le corps ne portait pas la moindre trace de bles- pipe et deux manches de pioche retrouvés non loin
de IL
sures.
Le rapport des médecins légistes de Belfort, Tropmann vient d'être informé de la découverte du
terminé hier matin seulement, est formel à cet corps de sa 'victime.
égard. «
Cela devait arriver, » dit-il, avec mes indica-
Jean Kinck a été parfaitement reconnu par ses tions.' ..7
beaux-frères et belle-sœur et par un sieur Rambly ou Puis il a commencé à parler de ses complices.
Kambly qui le connaissait intimement. Il a donné trois prénoms, sans indiquer le nom
Quant à l'empoisonnement, pourra-t-il être constaté de famille ; il dit qu'il les connaît très-bien, comme
par les expériences chimiques ? C'est là un fait très- des camarades qu'on voyait souvent. :

discutable, car il est fort improbable que l'on puisse c Alors vous devez savoir leur adresse?
retrouver dans les intestins d'un individu mort depuis — Je ne la connais point, a-t-il répondu, j'ai
près de deux mois les traces d'un poison végétal comme fait leur connaissance dans les ateliers de construc-
l'acide prussique, qui tue à dose presque impercep- ilon.
tible. J'en connais un de longue date, nous nous voyions
M. Souveras revient aujourd'hui. à Paris avec les aa bouillonna l'auberge; mais je ne sais plus son
viscères de Jean Kinck, qui seront soumis immédia- adresse. »
tement à l'analyse des chimistes. Il doit rapporter en Ils étaient avec lui au Havre, a-t-il ajouté, etdoivent
même temps le procès-verbal de la découverte du être' partis. ;

corps. Tropmann dit la vérité cette fois.


Tropmann ignore encore actuellement les résul- : THOMAS GRIMM.
tats des fouilles. Il s'en étonne vivement et répète à
tout instant à ses compagnons de cellule qu'il est NOUVEAUX DÉTAILS SUR LE CADAVRE DE KINCK PÈRE
impossible qu'avec les indications précises qu'il a
fournies à la justice on n'aille pas c droit sur le La façon dont le cadavre a été découvert est ex-
trou. » cessivement singulière.
M. Douet d'Arcq, lorsqu'il s'est rendu vendredi à On avait fouillé, on avait en vain cherché le chêne
Mazas, a fait venir le prisonnier dans le cabinet dont Tropmann avait désigné la forme et la situation,
d'instruction pour lui demander tout simplement où quand un des chercheurs fut arrêté par un bouton
il s'était procuré l'acide prussique avec lequel il avait brillant.
empoisonné sa victime. C'était un bouton de cuivre qui avait frappé son
Tropmann a répondu, comme nous le disions hier, regard.
qu'il l'avait fabriqué lui-même, mais en rentrant dans Cet homme, appelé Héguette, est un ancien ser-
sa cellule, il 4 manifesté à ses co-détenus un profond gent au 17e léger.
étonnement d'avoir été mandé par le juge pour un Il est père de quatre enfants....
détail aussi futile. Il a été longtemps en garnison à Paris et a mis
GeIl
y a quelque chose là-dessous, répétait-il sans
)b
dans ces recherches une animation, un zèle, une ar-
cesse. deur remarquables.
Il y avait en effet le cadavre de rsa première vic- Il est, depuis un an, employé des contributions
time. indirectes. Il porte des contraintes aux gens qui
ressé à répudier le plus tôt possible cette sanglante Cette opération a pris-plusieurs heures. On a em-
confidence. ployé l'appareil de Marsh, que préférait ordinaire-
L'acte de décès a été dressé par les autorités, con- ment feu le docteur Orfila.
formément à la loi. Mais aucune indiscrétion n'a transpiré relative-
On n'a décidément trouvé sur le cadavre aucune ment au résultat de l'autopsie....
lésion. La famille Kinck, c'est-à-dire les parents des dé-
On continue à affirmer que le malheureux a péri funts, a promis une récompense de six cents francs à
par le poison. celui qui découvrirait le cadavre.
Les entrailles, tirées du corps, ont été analysées Cette promesse a été publiée durant tout le temps
par les médecins d'Alsace. que les fouilles ont duré. C'est le bonhomme Hé-
guette, celui qui a découvert le corps, auquel la C'est une véritable page d'un roman noir d'Anne
Radcliff que cette excursion à la recherche d'un mort.
somme va être comptée.
Une petite fortune pour ce brave. Cette marche à travers les framboisiers dont' les
Le corps de Kinck était à fleur de terre, à peine ronces semblent vouloir arrêter les envahisseurs de
couvert par le sol qui doit être une sorte de grès vos- leur sol....
gien.... Cette recherche sur un cadavre décomposé tombant
Les souliers se touchaient par les semelles. en morceaux, dont un pied sortait de terre, comme
La bouche est absolument close par l'argile qui s'il eût voulu quitter le tertre dans lequel on l'avait
est venue la boucher.... enfermé....
La chair est tombée du corps. La science à genoux sur ces restes inanimés devi-
Les vêtements se composaient : nant ce qui a pu se passer, allant intelligemment du
D'une veste de drap pointillé, connu à l'inconnu....
D'un gilet de laine grise sur un gilet de drap, Enfin, cette foule, cette animation, cette chasse à
D'un pantalon à côtes, la découverte de la vérité, ces pleurs des parents, ce
D'une cravate bleue, mince et étroite. zèle des magistrats....
L'un des médecins, appelés à constater l'état du Tout cela constitue un épisode du dramatique le
le docteur Bernard, a trouvé quelque chose de plus saisissant,
corps,
jaunâtre, de hideux sur la poitrine du cadavre. Et dont les bonnes gens de l'Alsace conserveront
C'est laid, c'est gluant d'apparence, cela remue, longtemps l'émouvant souvenir.
cela a une tête horripilante et des pattes nerveuses.... (Afoniteur universel. T. T.)
C'est un crapaud 1...
On le saisit, on le jette au loin.
Et la dégoûtante bête, comme si elle était honteuse LETTRE D'ALSACE
du séjour qu'elle a établi sur un cadavre, s'échappe
Cernay, 27 novembre, 1 h. 15.
précipitamment dans les broussailles.
La scène la plus émouvante qu'ait amenée la dé- La grande question, c'était l'autopsie. Kinck a-t-il
couverte du corps, c'est la manifestation des beaux- été empoisonné, où bien, endormi par un narcotique,
frères et des sœurs de l'assassiné. a-t-il été assassiné? Les âveux de Tropmann sem-
L'un reconnaît une verrue dans le visage défiguré blaient laisser quelques doutes sur ce point.
par l'humidité du sol et les ravages du temps. Lorsque furent trouvés, à Soultz, au bureau des

poches..',
L'autre signale la pipe du défunt sortie de ses
ir
Une des sœurs s'est jetée à genoux sur les bords
Messageries, les bagàges de Jean Kinck, on crut re-
marquer des taches de sang sur la moquette du sac
de nuit. J'ignore si l'instruction a accordé grande
de la fosse, et s'est écriée avec des larmes et des san- attention à ce fait, mais il s'agit encore de savoir si
glots : Mon pauvre frère! est-ce ainsi que je de-
II:
les bagages ont été déposés à Soultz avant ou après
vais te retrouver? » le meurtre. Avant, c'est plus que probable, car,
On assure qu'il. a été trouvé, il y a quelques se- après s'être emparé des papiers et de l'argent, Trop-
maines, un pic, à quelques mètres de l'endroit où le mann aurait abandonné le sac dans les ronces, ou
corps de Kinck père a été relevé. l'aurait enfoui avec le cadavre.
Ce pic aurait été réclamé par un cultivateur des Hier soir (vendredi), les restes mortels de Jean
environs qui prétendait qu'il lui avait été volé dans Kinck ont été transportés à Uffholtz ; M. le procureur
le mois de septembre dernier. impérial, les magistrats de Cernay et les médecins
Un spectacle d'une lugubre simplicité, ce fut celui quittaient Herrenfluch et descendaient dans la vallée ;
du transfèrement du cadavre de Kinck père de l'en- les gens du pays suivaient avec .des torches Les pa-
droit où il a été trouvé à la ville voisine. rentes de Kinck avaient dû se rendre à Cernay. On
La mère et les cinq plus jeunes enfants avaient été ignore encore fi leur malheureux frère sera inhumé
transportés du champ de Pantin à la Morgue, cou- dans son pays natal ou dans le mausolée que la mu-
verts par une vanne de chemin de fer, dans le foin nicipalité, de Tourcoing fait élever à sa famille.
d'une voiture de maraîcher, Les docteurs Bernard et Hausser ont aujourd'hui
Le corps du chef de la famille n'a pas eu une pre- procédé à l'autopsié,- et, les constatations achevées,
mière locomotion plus recherchée. l'acte de décès a été dressé.
Il a traversé les rues du village voisin du lieu de D'étranges rumeurs se sont répandues dans le pays.
l'inhumation accomplie par l'assassin.... dans une On disait ce matin que des soupçons de complicité
voiture de marchand de légumes attelée d'un seul pesaient sur deux individus d'une ville voisine.
cheval.... Si ces bruits prenaient une certaine consistance,
Les rumeurs qui circulent dans le pays désignent la situation deviendrait si grave, pour plusieurs fa-
à Tropmann des complices.... milles, qu'il faudrait attendre une instruction supplé-
Elles indiquent les initiales de leurs mentaire. Ici, comme à Paris, les populations ont
noms et la lo-
calité qu'ils habitent.... peine à croire qu'un seul homme ait pu commettre
Tropmann fait mine de convenir qu'il avait des tous ces crimes.
complices. Les médecins avaient cru reconnaître sur le cadavre
Et il ne serait nullement étonnant qu'on les dé- les traces de plusieurs blessures faites avec un
couvrît, soit par le fait de ses propres aveux, soit instrument tranchant, un couteau plutôt qu'une ha-
Je cri de la suspicion publique....
par
che. Il paraît aujourd'hui résulter de l'autopsie que
rien n'a sérieusement confirmé ces premières ob- endurci, que Tropmann a avoué enfin qu'il avait tué
servations. Pas de blessures, pas de lésions. Quel Kinck père, aussi bien que son fils Gustave, aussi
que suit l'état du cadavre, on paraît maintenant fixé bien que la pauvre mère et ses autres cinq enfants,
sur ce point. que c tait lui qui avait enfoui cette première victime
Jean Kinck a dû périr empoisonné. Les entrailles de ses propres mains.
de ce malheureux ont été recueillies. Elles seront Et comme si ce souvenir effrayant réveillait
après-demain soumises à l'analyse chimique. en
lui toute la puissance de la mémoire, il dépeignait '
Herrenfluch signifie, suivant les uns, serment des exactement l'endroit où il a accompli son crime.
seigneurs; cette étymologie est-elle la bonne? Les C'est un lieu solitaire et abrupte, bien choisi
pour
savants en décideront ; mais d'autres affirment que cacher les œuvres sinistres.
fluch doit être pris dans le sens de jurement, malé- Il est situé au milieu d'une épaisse forêt, où des
diction. Ce serait donc malédiction de Dieu, ou ma- sentiers à peine tracés se croisent dans un fouillis
lédiction du, Seigneur. Quelque sombre légende doit inextricable de broussailles, près de Wattwiller et de
se rattacher à ces ruines. (VALDU.) Herrenuuch....
Nul être humain ne passe là; un seul témoin, vé-
TROPMANN A MAZAS nérable etmuet, s'élève au-dessus des bouquets
d'arbres et des broussailles qui couvrent l'espace.
La découverte du cadavre de Jean Kinck n'a pu C'est le château en ruine d'Herrenfluch.
surprendre Tropmann. Depuis huit ou dix jours il
était étonné de l'insuccès des recherches faites sur L'ENTERREMENT DU CORPS DE KINCK PÈRE
ses indications. Quand M.Souveras revint de Cernay,
le prisonnier renouvela ses aveux, désigna très-net- C'était hier, 29 novembre, à trois heures; le
tement sur le plan l'endroit qu'il avait déjà marqué temps était froid, humide, pénétrant.
et ajouta plusieurs fois d'un ton très-ferme : « J'ai Et cependant, la foule immense, attristée se réu-
dit la vérité! j'ai tout dit! c'est là1 c'est bien là! » nissait pour accompagner les restes de l'infortunée
M9 Lachaud le vit vendredi matin et lui parla de victime de Tropmann.
la découverte qu'on venait de faire. « Ah! je le di- La pluie tombait par torrents et un vent furieux
sais bien, » répéta Tropmann. Ce fut comme un sou- secouait les arbres; mais insensible à toute impres-
pir de soulagement de l'homme injustement accusé sion extérieure, la foule a voulu conduire jusqu'à
de mensonge. sa dernière demeure le corps de Kinck père.
Ce criminel étrange attend-il le châtiment avec C'est à Guebwiller, son lieu de naissance, où vi-
une sombre impassibilité, ou bien, par une de ces vent ses deux sœurs, qu'il a été enterré.
aberrations fréquemment constatées chez les grands On avait songé un instant à transporter ses tristes
coupables, garde-t-il quelque illusion inavouée? C'est restes à Tourcoing, afin qu'ils fussent déposés dans
ce que nous ne saurions dire. le tombeau de la famille.
S'il a eu des complices a Paris ou en Alsace, il est Mais l'état de putréfaction du cadavre n'a pas
plus que probable qu'il les désignera cette semaine. permis de donner suite à ce projet.
Il comprend qu'il n'est plus possible de gagner du Les ossements de l'infortuné père de famille ne
temps et qu'aucun incident ne peut plus retarder reposeront pas auprès de ceux qu'il a aimés sur la
l'œuvre de la justice. terre.
Pendant un certain temps on a pu croire qu'avec Une profonde tristesse était peinte sur tous les
son caractère résolu et froidement cruel Tropmann visages.
persisterait dans son silence. Le lugubre cortége s'avançait à pas lents vers l'é-
Mais depuis que le moment approche où ce drame glise.
à
sinistre doit arriver sondénoûment, Tropmann est Le premier adjoint, des membres du conseil mu-
nicipal, toutes les autorités locales, les enfants des
dans un état d'agitation continuelle.
Son esprit semble partagé entre deux courants écoles suivaient le corps; derrière eux marchaient
opposés. plus de mille personnes, recueillies, mornes, sous la
Il veut se renfermer en lui-même et il veut con- pluie qui tombait à flots.
fier son secret. Sur tout le parcours stationnaient des spectateurs
Il veut parler et il veut se taire. en rangs, silencieux et se découvrant devant le cer-
Il veut faire connaître tous les épisodes horribles cueil de l'infortuné Kinck.
de son crime, puis, effrayé lui-même de ce qu'il va La messer des morts a été dite au milieu d'un re-
révéler, il s'arrête, et, les yeux fixes, il essuie fié- cueillement profond, saisissant; il semblait que la
vreusement la sueur qui coule de son front. catastrophe qui a détruit d un seul coup toute cette
Mais il sent que la puissance qui le pousse est famille, eût atteint tous les assistants.
plus forte que lui et qu'une voix intérieure irrésis- Puis le cortége s'est reformé et s'est dirigé vers le
tible le force à confesser la vérité. cimetière.
Alors il se sent plus calme et il fait appeler Et le cercueil a été confié à la terre.
l'homme qui a su le mieux s'emparer de sa con - Aucun discours n'a été prononcé.
fiance, M. Claude, pour lui confier l'épouvantable Et au milieu de la poignante mélancolie qui op-
secret qui l'oppresse et le terrifie. pressait toutes les pensées, dans la foule on répétait
C'est dans un de ces moments où la défaillance malgré soi tous les incidents si dramatiques, si im-
amène la sincérité sur les lèvres du criminel le plus prévus, si multiples de ce lugubre drame.
On parlait de l'assassin, que beaucoup parmi les se rétrécit en pointe sous le nez, rampe une mousta.
;
assistants ont vu et connu, de ce jeune homme de che, rare, dure, sèche, d'une couleur fausse se rap-
dix-neuf ans, qui n'a pas hésité à exécuter l'effroya- prochant du brun, pas assez longue pour dissimuler
'ble idée d'assassiner un père, une mère et leurs six ses lèvres, les plus ignobles que la nature ait
enfants, dans un but qu'on ne peut encore bien faites.
comprendre. La lèvre, qui compose le sourire, le charme, la
,
Et on se demandait encore une fois quelle singu- rédemption et le pardon de la laideur du visage, est
lière fascination cet étrange criminel exerçait sur monstrueuse, sans avoir besoin d'être grande. Les
cette famille. deux lèvres, contractées et plissées l'une contre l'au.
Comment il était parvenu à se faire suivre par tre, ressemblent à ces gueules de boules-dogues qui
Kinck père au milieu de la nuit, dans une forêt inex- sont à la mode précisément parce qu'ils ont l'air san.
tricable traversée par des sentiers à peine pratica- guinaire.
bles. Le menton et l'ovale des joues maigries est garni
Comment, plus tard, il avait pu entraîner d'abord d'un poil clair-semé, d'un jaune brun et toujours
G ulave Kinck, puis la mère et les cinq autres en- dur.
fants, à minuit, dans la plaine déserte et obscure de Un teint maladif et de couleur sombre de bouc
P;.n!in. condamne cette figure.
Pllis, comment l'assassin accueillerait la nouvelle Tropmann est assis dans l'attitude un peu lourde
do J'a découverte de sa première victime, car on sup- et gauche d'un conscrit — son col, qui a été blanc,
posait avec raison qu'on l'instruirait du succès si est rabattu avec des plis, et laisse pendre une cravate
longtemps espéré des reclierches.. en soie noire, tordue comme une corde.
Tropmann sait, en effet, maintenant que les restes Sa redingote est en soie noire, à peu près de la
mortels de Kinck ont été retrouvés dans la forêt forme bourgeoise.
ll'II.n'fenfluch. Le gilet est plein de révélations et trahit le mys-
1: a écouté au premier instant cette nouvelle avec tère. Il est en velours noir avec de petits pois blancs
une sorte de stupeur, presque avec effroi. et à deux rangées de boutons.
Mais bientôt il a repris son calme, et souriant Le velouté du bas du gilet est enlevé à deux en-
d'un air triomphant, il a semblé dire combien on droits différents de la partie inférieure ; l'étoffe est
avait été injuste en le soupçonnant d'altérer la vé- terne et emmêlée : c'est la,' sur la taille, que la ré-
rité.... sistance des victimes a porté; c'est là que leur sang
« Quand j'avance un<3 chose, a-t-il dit; quand je a coulé et s'est précipité avec ses dernières gouttes
suis résolu à la dire, je ne me trompe jamais. J'a- de vigueur pour supplier ou pour se défen Ire.
vais indiqué d'une manière trop précise l'endroit où Ce n'était pas la supplication ou la défense qui
j'avais enfoui le corps de Kinck père pour qu'il ne émouvait le criminel : c'était la tache de sang. Il la
lût pas immédiatement découvert par ceux qui fe- lava soigneusement dès qu'il le put; -rais il ne put
raient les recherches. » raccommoder le vêtement froissé et endommagé, qui
Et Tropmann alors se lève, se promène dans sa paraît encore crispé par des mains expirantes.
cellule. Il va, vient, s'arrête, puis se rassied et pense. L'étoffe du velours agglutinée de sang et lavée
C'est dans un de ces moments où l'assassin est est restée déteinte, pâlie et revêche au toucher.
absorbé par ses réflexions, que M. Appert, peintre Et ces larges pattes humaines qui se débarras-
) '.'olographe de la magistrature, a fait le portrait de saient des étreintes des victimes, elles sont aplaties
Tropmann. sur le pantalon. On dirait des crabes étalés qui re-
La figure du criminel se détache sur le mur de sa posent. Ce sont deux instruments carrés, où le pouce
prison. Ce mur est crépit et râpeux. On ne peut est aussi long que le doigt du milieu. Il n'y a pas de
lien écrire dessus. Il est même insalissable, telle- gants pour ces mains informes et dont les serrements
ment il est mêlé d'ombre et de lumière dans ces écrasaient les victimes.
('ruptions irrégulières. C'est un mur construit à poste Les jambes s'en vont tortueuses rejoindre des pieds
fixe pour les crimes passés, présents et certainement aplatis.
à venir. Il y a de l'homme et de la bête dans cette créa-
Sur cette muraille abrupte ressort la tête de Trop- ture : l'intelligence du front explique ses plans et ses
manne Elle a des parties supérieures nobles, et des calculs raffinés, la bassesse de la physionomie révèle
parties inférieures pétries de boue. leur férocité stupide.
Le front est large, haut et intelligent; les cheveux, Une de ses mains tient une casquette en soie
bruns et abondants, se relèvent et découvrent une noire.
heureuse physionomie. Cet être est ordinairement indolent et engourdi
Promesses menteuses, qui s'arrêtent là ! Les quand il rumine dans sa prison.
yeux,
assez petits et châtains, commencent à jeter un doute, Il semble le plus souvent ne pas faire attention
que l'oreille, plate et large, confirme; le bon effet aux gens qui passent; mais, s'il lève les yeux et que
du visage supérieur s'annule déjà. les physionomies lui déplaisent, il se dresse de son
Le nez est indifférent, plutôt étroit et rabaissé siège, et d'un pied lourd il fait de grands pas,
;
les pommettes sont saillantes ; des boutons natifs,
d une couleur malsaine, y croissent des deux côtés et comme un ours il arpente la cage de sa cellule : on
voit, à travers les grilles de cette espèce de Jardin des
ont l 'intens'Ité de poireaux plantés sur la face. Plantes cle Mazas, où tous les prévenus sont exposes,
Nous descendons à l ignoble : le bas de la figure
son corps se remuer et ébranler les grillages.
Ce costume est porté par l'accusé chaque fois qu'il Kinck père a été remis, hier après midi, à M. Rous-
est appelé devant le juge d'instruction. sin, chimiste-expert du Val-de-Grâce, chargé de
Quand il rentre à Mazas il le quitte et reprend ses l 'analyse. M. Roussin a fait immédiatement préve-
vêtements ordinaires. (THOMAS. GRIMM.) nir M. Douet d 'Arcq qu'il ne pourrait guère livrer
son rapport avant les premiers jours de la semaine
NOUVELLES INFORMATIONS prochaine.
Les vêtements de la victime assassinée à Guebwil-
L'espoir de nouvelles révélations de Tropmann au ler vont être également confiés à ce chimiste,
avec
sujet de ses complices n'arrête en rien la marche de charge de les faire nettoyer. Ils ont été expédiés d'Al-
l'instruction. Le bocal contenant les viscères de sace dans l'état où ils ont été trouvés sur le corps.
»

Ces pièces à conviction seront, après cette opération, sace, cet agent a, dans une longue entrevue avec
envoyées à Roubaix, pour être soumises à l'examen Tropmann, obtenu des renseignements tellement
des parents de Jean Kinck. précis qu'il est revenu là-bas avec la certitude com-
Non point que la justice doute de l'identité du plète d'aller directement à l'endroit où le malheu-
cadavre, mais parce qu'elle ne veut négliger aucun reux Kinck père avait été enfoui. Il s'était muni à
moyen de preuve. cet effet d'un plan extrait des tableaux d'assemblage
C'est à M. Souveras, comme nous l'avons dit, et à des communes de Watwiller, Huflholtz, Cernay et
personne autre, que revient tout le mérite de la S einbach, et c'est sur ce plan que le prisonnier lui
,découverte du huitième cadavre. a marqué, à quelques mètres près, l'endroit exact où
Avant de retourner pour la dernière fois en Al- devait se trouver la fosse.
Il est un détail qui a prodigieusement servi aux re- L'instruction de l'affaire Tropmann, va nécessai.,
cherches, c'est celui que M. Souveras a arraché à rement subir un léger temps d'arrêt par suite de l'a.
Tropmann en lui faisant avouer qu'il avait poussé nalyse des viscères de la première victime, analyse
une grosse pierre sur le cadavre de sa victime. Ordre qui doit prendre six à sept jours.
a été donné aux explorateurs de soulever toutes les Les rapports des médecins de Cernay et de Belfort
pierres qu'ils rencontreraient dans leurs fouilles, et et celui du juge d'instruction de cette dernière com-
c'est ainsi qu'on est arrive au succès. mune n'ont pas encore été transmis à la préfecture
La pierre qui recouvrait Jean Kinck pèse 30 kilo- de police ; .ils ne lui apprendront du reste rien que
grammes et mesure 60 centimètres de longueur sur nous n'ayons raconté.
35 de largeur et Ll0 de hauteur. A quelques pieds du Comme dans les causes les plus sinistres, il faut
trou, se trouvait un autre bloc de roche de. 200 ki- absolument qu'il y ait un côté comique, notons en
logrammes environ, qu'on a tenté de détacher de la passant un incident amusant qui a eu lieu à Herren.
montagne. f)uch, lors de l'instruction relative à la constatation
C'est un bloc que Tropmann a voulu tout d'abord de l'identité du cadavre de Jean Kinck par le témoi-
pousser sur la tombe de sa victime, mais qu'.il n'a gnage de ses parents. Un cousin de. la victime, le
pu qu'ébranler sur sa base. sieur Dominique Thomas, cité par le magistrat ins-
La route carrossable, qui se trouve à quelques mè- tructeur de Belfort, après avoir regardé uniquement
tres de la fosse, s'appelle le Kuchen Weg (chemin les pieds de Kinck, s'écria :
des Seigneurs), c'est une route assez, large, qui me- «
Ah c'est bien lui! »
1

nait jadis du village d'Uffholtz au château d'Herren- Le juge fit observer au témoin qu'il n'avait même
fluch. pas vu la figure du défunt.
Un spectacle imposant et terrible à la fois, nous «
Oh ! ce n'est pas la peine, fit Thomas, je suis
écrit-on d'Alsace, a été celui du transport des restas cordonnier, et quand Jean venait en Alsace, c'est moi
de Jean Kinck à Uffholtz. La bière avait été placée qui le chaussais 1»
sur un chariot traîné par deux ânes, que précédait un Tropmann continue à être fort gai, bien qu'il se
piquet de gendarmerie. Venaient ensuite M. le pro- sente perdu. En parlant de MI Lachaud dans sa
cureur impérial, M. le juge d'instruction et M. Sou- cellule :
veras, puis une quarantaine de personnes qui étaient «
C'est un bon avocat, disait-il il y a deux jours,
demeurées sur les lieux. mais je doute qu'avec tout son talent il me tire de
Et comme six heures avaient sonné et que la nuit l'impasse où je me suis fourré! »
était noire, ce silencieux cortège descendait la pente Et comme il nourrissait toujours ses projets d'éva-
déclive de la montagne à la lueur de quelques lan- sion, bien que commençant à douter que la justice
ternes fumeuses. C'était navrant et sinistre à' la fois ! consentirait à son transféreraient en Alsace :
Un peintre eut trouvé dans cette scène le sujet d'un «
Mes meilleurs défenseurs, ce sont mes deux
fantastique tableau. jambes, et je m'en servirai, si toutefois l'occasion
Cette découverte du huitième cadavre à laquelle s'en présente. Si seulement j'avais également deux
un grand nombre de personnes ne voulaient point tètes, ajoutait-il, je pourrais encore espérer d'en sau-
croire à Paris avait rencontré bien plus d'incrédules ver une; malheureusement, je crois que c'est bien
en Alsace. fini. Enfin, on ne vous donne la mort. qu'une fois. »
Seuls le maire d'Uffholtz et le porteur de con- Après qu'il a fait ces réflexions aussi philosophi-
traintes Hoquette ne décourageaient pas M. Sou- ques que peu consolantes, lé prisonnier hausse les
veras. Hoquette a été récompensé de sa confiance, épaules et se met a siffler et à chanter comme s'il
car c'est lui qui a fait la découverte et gagné la prime avait la conscience tranquille.
de six cents francs promise par la famille de la vic- L'assassin est très-naïf, du reste, en dépit de toute
time. son intelligence, car c'est a M. Souveras qu'il avait
Les journaux du Bas-Rhin nous apportent un dé- remis une lettre pour ses parents,lettre que l'agent
tail caractéristique : il paraîtrait que Tropmann, de la sûreté avait promis de" mettre à la poste aussi'
après avoir assassiné Kinck père, a été vu, quelques tôt que le trausférèment d?Alsace serait décidé, Cette
jours après, dansant à la fête d'Uffholtz, se livrant à épître est ainsi conçue : " "
de fortes dépenses avec l'argent qu'il avait volé à
sa
victime et sé' faisant un plaisir d'exhiber sa montre « Mes chers parents,
et sa chaîne en or, qui n'étaient autres que celles du « J'arrive le à heures. Préparez
père Kinck. tout.
Une femme de Wattwiller a, en outre, déclaré à la
justice que le 25 août elle se trouvait à cueillir des
0:
J.-B. TROPMANN. »
C'est l'agent lui-même que le prisonnier avait
framboises au lieu où le cadavre de Kinck été dé- chargé de remplir les 'dates laissées en blanc, et c'est
a
couvert et qu'elle a eu occasion de voir deux sa fuite que Tropmann demandait à sa famille de
hommes convenablement vêtus, dont la présence préparer.
assez tard en ces lieux lui a paru bien extraordi- Un autre détail, celui-là tout en faveur de l'intel-
naire. ligence de l'accusé, c'est que, contrairement aux au-
Ce dernier fait semblerait indiquer
que Tropmann tres assassins, qui ont toujours une tendance à allèr
a été réellement aidé dans son horrible machination flâner du côté du lieu de leur crime, Tropmann n'est
par des complices : mais se décidera-t-il à les faire pas retourné une seule fois à Pantin à dater du jour
connaître? de son horrible boucherie.
i| Il l'a répété vingt fois dans ses interrogatoires. chefs et à la justice qüune, entrevue avec le coupable
'( Le préfet de police, duquel relèvent exclusivement serait profitable aux intérêts de la vérité. (Figaro.)
les prisons de la Seine, est chaque jour obsédé de
k demandes d'autorisation de visiter Mazas, en vue de Tropmann continue à faire éhaque jour un nou-
ï: voir le meurtrier de Pantin. L'ambassadeur d'An- veau pas dans la voie des aveux.
gleterre et les représentants des autres puissances, Si les expériences de M. le 'chimiste Roussin
ne
les notabilités du monde élégant, des membres de parviennent point à faire constater la présence de l'a-
l'Institut et des corps savants, des littérateurs, des cide prussique dans les viscères de Jean Kinck, le
;i,
médecins figurent parmi les visiteurs qui affluent à parquet passera outre, car la famille de l'assassin de
Mazas, depuis qu'on parle de l'aS'aire Tropmann. Pantin vient de remettre entre les mains de M. le
!•.
Mais aucun visiteur n'a pu voir l'assassin dé la juge d'instruction de Belfort non-seulement les ap-
malheureuse famille Kinck. L1. justice, à laquelle il pareils qui ont servi à la fabrication du poison, mais
appartient, a interdit au directeur de montrer le encore des fioles dans lesquelles on pense retrouver
prisonnier ; mais, à. défaut de sa personne, on peut les produits chimiques employés par Tropmann et
voir son portrait de grandeur naturelle, qu'on dit peut-être le reste de l'acide prussique fabriqué par
::
très-ressemblant. Un exemplaire est au greffe de la lui,
prison.
Tropmann sera transféré à la fin de la semaine LETTRE D'ALSACE
à la Conciergerie.
Cernay, le SO novembre 1869.
On trouve a la prison de Mazas, entre autres do-
i,
cuments curieux, dit la Presse, le registre des pendus, La sépulture du père Kinck est autorisée à Gueb-
:j
c'est-à-dire des individus qui se sont donné la mort willer, qui est son pays, comme Roubaix est celui de
dans cette prison, depuis sa fondation jusqu'à ce la famille de Mme Kinck, née Rousselle. L'enterre-
jour, avec leur facies, l'attitude où ils ont été trouvés ment a lieu aujourd'hui même.
après la pendaison, et une note sur leur état-civil et J'arrive à ce qui est plus grave, à la question de
le motif de leur arrestation. On ne montre le funè- complicité dans l'affaire Tropmann. Un individu
bre livre qu'aux puissances du jour. dont on a souvent dit le nom aurait, dans le courant
Il est certain aujourd'hui que cette fameuse affaire de cet été, — un individu de Cernay, aurait dit à
se terminera dans la seconde quinzaine de décembre. plusieurs reprises qu'il avait toujours de l'acide prus-
C'est à M. le président Thévenin qu'incomberait la sique sous la main.
lourde tâche de conduire les débats; six jours ont été Et puisqu'on parle d'acide prussique et que l'on
réservés à la fin de la session, et ce n'est pas trop, si doit chercher à cette heure les traces de ce poison
l'on songe qu'il y aura quatre-vingts témoins cités à pour contrôler les affirmations de l'assassin Trop-
la requête du ministère public. mann, je puis rappeler ce que me disait le pharma-
Nous trouvons dans le grand Moniteur quelques cien de Cernay, des manipulations auxquelles se
détails sur le départ de M. Souveras de Mulhouse : livrait son voisin et dont il l'entretenait volontiers.
M. Souveras, samedi soir, un peu retardé par Je n'ai, disait Tropmann, qu'une lampe à esprit-de-
l'emballeur qui mettait le dernier clou à ses caisses, vin, quelques cornues et récipients, mais j'obtiens
a failli manquer le train express, et s'est décidé à néanmoins d'assez bons résultats. On pouvait penser
n'emporter avec lui que la petite caisse droite qui qu'il étudiait un peu la chimie, et puis il lui faisait
contient les trois bocaux que l'on sait. L'autre quelques emprunts de matières tout à fait inoffensi-
caisse, plus grande et carrée, était en gare de Mul- ves. Le dimanche 5 septembre, il venait lui deman-
house dans la journée d'hier, et n'a dû partir que der s'il avait une dissolution de gomme toute pré-
le soir. Elle contient, celle-là, les habits ou plutôt parée.
les lambeaux de vêtements enlevés au cadavre de Je vois donc toute vraisemblance dans cette partie
Kinck. des aveux de Tropmann; il reste à savoir s'il se
La suscription sur le couvercle : Affaire Tropmann, livrait seul et sans conseils à ces expériences chimi-
à M. Douet d'Arcq, juge d'instruction à Paris, attirait ques.
tous les regards des allants et venants à travers la Je vois, par les journaux de Paris, que des circon-
gare, un jour de dimanche. stances négligées d'abord reviennent en lumière, et
"
Le maire de la petite commune d'Uffholtz a com- je veux rappeler encore à vos lecteurs ce récit qui me
mandé une large pierre tumulaire qui sera posée sur fut fait entre Belfort et Mulhouse, lorsque je revenais
la fosse comblée où avait été enfoui Jean Kinck, et pour la troisième fois en Alsace.
une grande croix sera clouée sur le hêtre dont il a été Le compagnon de route que j'avais alors est éta-
tant parlé, et que le passant verra forcément si, dé- bli à Mulhouse comme entrepreneur de transports
tachant ses yeux des sapins qui grimpent à droite, maritimes, mais pour les marchandises seulement;
il regarde à gauche le ravin qui descend à Steinbach les transports d'émigrants ne sont pas de son res-
et à Uffholtz. sort.
Les recherches ultérieures dans la fosse n'avaient Il recevait le mardi, 21 septembre, la visite d'un
rien fait découvrir. homme de trente ans environ, paraissant très-ro-
On vient, paraît-il, de délivrer à Edmond Trop- buste, mieux vêtu qu'on ne l'est ordinairement dans
mann, de Cherbourg, une permission pour venir vi- la classe des émigrants, lequel demandait qu'on lui
siter le prisonnier de Mazas. L'excellente réputa- procurât un passage à. bon marché sur un navire
tion que mérite ce garçon-là a donné à penser à ses pouvant quitter Je Havre très-prochainement.
On lui objecta que la maison à laquelle il s'adres- lette qu'il peut porter à l'audience de la cour d'as-
sait lui rendrait moins facilement ce service que cer- sises.
taines agences bâloises dont c'est la spécialité, mais On nous assure qu'il a fait demander un costume
qui dirigent leurs passagers sur Brême. Comme il composé d'un pantalon, d'un gilet et d'une redin-
insistait, on voulut bien lui dire de repasser le jeudi gote noire, qui se trouvent dans sa malle, mise
23 pour connaître la réponse d'un correspondant, à comme on sait, sous scellés.
qui on aurait le temps de s'adresser, pour lui procu- On lui a répondu que c'était de toute impossibi-
rer un passage à 165 francs sur le Fulton, devant lité. Il doit paraître devant le jury avec les effets
prendre la mer dans quelques jours. qu'il avait sur lui au moment de son arrestation et
Voilà, à présent, ce qui a paru si extraordinaire au qu'il porte dans sa prison.
brave exportateur qui me faisait ce récit. Le bruit s'est répandu hier que Tropmann a es-
Cet homme a dit se nommer Valentin M..., habi- sayé de se tuer ou de s'empoisonner au moyen d'un
ter Guebwiller et exercer l'état de maçon. Il insistait sou trempé dans le vinaigre d'une salade.
pour que son billet ne le fît pas passer par Paris, Une tentative semblable est tout à fait impossible :
ou au moins pour qu'il n'eût point à s'y arrêter. les compagnons de Tropmann le surveillent trop bien,
Et pourquoi? lui fut-il demandé très-naturelle- il n'est jamais seul.
a:
ment.
Parce que, répondit-il, je ne connais pas Paris, Avant-hier, mardi, les médecins et chimistes dé-

et que je dois me trouver à jour fixe — ou fixé — signés comme experts par M. Douet-d'Arcq, juge
au Havre. » d'instruction, assista'ent à l'ouverture de la caisse
Comme on avait commencé à s'intéresser au dé- scellée que M. Souveras avait apportée dimanche
part de cet ouvrier maçon qui avait plutôt l'air d'un matin. Dans cette caisse étaient les trois bocaux
ouvrier mécanicien, on fut très-étonné de ne pas le qui contenaient les intestins de Jean Kinck.
revoir le lendemain, vendredi 24, lorsqu'il avait été On connaît les formalités usitées en pareil cas.
convenu qu'il apporterait quelques papiers à l'appui Les experts ont prêté le serment exigé par la loi et
de son identité. annoncé pour le milieu de la semaine prochaine,
Il faut se souvenir que le crime de Pantin est du le dépôt de leurs rapports.
20 septembre, et que la nouvelle ne s'en répandait Ces diverses circonstances donnent doue lieu à un
en province que le jeudi et le vendredi suivants, 23 supplément d'instruction, et nous ne pensons pas
et 24 septembre. que les débats de cette grave affaire puissent s'ouvrir
Je disais alors ceci : Existe-t-il un homme d<ï ce avant le 20 décembre.
nom à Guebwiller? est-il étranger à Tropmann, à La justice paraît n'avoir reconnu jusqu'ici au-
ses projets et à ses actes? ou bien cet émigrant est- cun élément de complicité, soit à Paris soit en Al-
il un complice de Jean Kinck que l'explosion de l'af- sace.
faire de Pantin aura forcé à fuir plus vite encore qu'il On parlait encore aujourd'hui des deux pioches
ne voulait? Et je conseillai à mon interlocuteur d'al- trouvées dans le ravin du Herrenfluch. Le fait
ler répéter son récit à l'oreille du juge d'instruction. semble avoir une explication très-plausible et très-
L'a-t-il fait selon mon avis? Je l'ignore encore simple
.
Pourra-t-il le refaire? Il s'agit d'un homme sérieux L'une des deux pioches a été perdue par un pau-
qui m'a dit qu'à la Bourse de Mulhouse, tous les vre vieillard qu'on a fait admettre dans un hos-
mercredis, on était assuré de le rencontrer. pice, il y a deux mois. La raison de ce vieillard s'é-
Comme je refaisais un récit du 15 octobre, tout à garait; il laissait fréquemment dans les champs et
l'heure, où se trouve écrit un nom, je fais remarquer dans les bois ses instruments de travail et même ses
à présent que, des deux prétendus complices dont on vêtements.
parle depuis deux jours, il y en a un dont le nom
commence pnr la lettre M. Le rapport des chimistes chargés de l'examen des
Quant à la pauvre mère Tropmann, à qui la dou- viscères de Jean Kinck sera probablement déposé
leur fait perdre la tête, elle m'a dit ce matin, sans lundi prochain. Tout fait croire que le résultat sera
paraître bien comprendre ses paroles, que cela fai- peu concluant, et qu'avec les quelques traces obte-
sait le quatrième procès de l'année pour sa malheu-
nues on ne pourra pas constater l'empoisonnement.
reuse maison. Elle mettait ainsi sur la même ligne Une fois ce rapport rendu, M. Douet d'Arcq re-
des affaires de contre-façon, des contestations entre mettra immédiàtement le dossier et la procédure sui-
associés et le forfait abominable de son fils Jean-
Baptiste Tropmann. (E. VALDU.) vra son cours sans s'arrêter aux révélations relatives
à de prétendus complices.
Tropmann se flatte donc vainement qu'il pourra
L'instruction continue sur les révélations de Trop- forcer le parquet à le conduire en Alsace, où il espère
mann relatives aux trois complices dont nous avons toujours réussir à s'évader.
parlé, et qu'il ne désigne que par leurs petit3 Pour faire ce voyage, il prétend maintenant que
noms. les preuves de la complicité des trois individus qui
Quelques vagues indices semblent faire croire l'auraient aidé, se trouvent dans le portefeuille de
que
les nouveaux aveux de l'assassin ne sont Kinck père, qu'il a enfoui comme le cadavre, et que
pas tout à
fait mensongers. lui seul saurait déterrer.
Une fois le rapport déposé, il faut que la chambre
Tropmann, paraît-il, s'occupe déjà de la toi- d'accusation décide que le supplément d'instruc-
tion qu'elle a ordonné est suffisant, et qu'elle ren- bre criminelle ne décide qu'au bout de cinq ou six
voie l'inculpé devant la cour d'assises. jours du sort de ce pourvoi, on voit que tous ces dé'
Il est indispensable que l'arrêt de renvoi soit si- lais peuvent aisément conduire la procédure jusqu'à
gnifié à Tropmann cinq jours avant sa comparution. la fin de décembre.
Il est à peu près certain qu'il formera un pourvoi L'affaire prendra au moins quatre audiences. Le
contre cet arrêt. On sait, en effet, que l'inculpé a greffier de la cour d'assises est déjà assailli de de-
toujours cherché à gagner du temps. Il peut ne for- mandes de billets.
mer ce pourvoi que le que cinquième jour après la Tropmann perd de jour en jour son assurance ; le
signification de l'arrêt. moment de sa comparution l'obsède, ses nuits sont
Pour peu, ajoute l'Avenir national, que la cham- extrêmement agitées, et pourtant aucunes paroles,

qui puissent éclairer la justice ne lui échappent la justice, et à dissiper l'obscurité restée sur quel-
pendant son sommeil. ques points de l'instruction.
Cette mystérieuse et sanglante affaire semble de-
Le frère de Tropmann, en garnison à Cherbourg, voir subir en ce moment un temps d'arrêt.
qui a obtenu une permission de son colonel, pour ve- Il est probable cependant que le supplément d'in.
nir à Paris voir son frère, est arrivé. struction qui a commencé va apporter quelque nou-
Immédiatement, et sur l'or.lre du juge d'instruc- justice, et à dissiper l'obscurité restée sur quelques
tion, il a été introduit auprès du prisonnier. points de l'instruction.
On espère beaucoup que cette entrevue amènera
l'assassin à donner des éclaircissements définitifs à Un dernier détail :
Tropmann s'occupe — dit le
Figaro — maintenant de théologie. Hier, il a déclaré arrive dans trois, quatre, cinq minutes, quelquefois
qu'il était matérialiste et libre penseur. Voilà une dans dix ou quinze ; elle peut tarder, mais bien ra-
nouvelle recrue pour la libre pensée qui ne restera rement, jusqu'à trois quarts d'heure.
Toutes indications échappent aux experts, et
pas longtemps dans son sein! « ces
Tropmann seul, s'il a réellement empoisonné sa vic-
M. Douet d'Arcq vient de recevoir le plan en re- time, pourrait les leur donner.
lief qu'il avait commandé à un artiste et qui repré- «
Il y a un autre signe auquel il est possible de
sente dans ses plus petits détails la partie du territoire reconnaître l'empoisonnement par l'acide prussique
de Pantin où le crime de Tropmann a été accompli. ou ses composés, c'est l'odeur d'amandes amères
Ca plan en bois rappelle ces plans en relief que qu'exaltent le cadavre et surtout les organes quand on
l'on voit au Musée de marine au Louvre. Tous les les ouvre. Cette exhalaison s'échappe principalement
objets y ont leur couleur naturelle. Dans cette œuvre de l'estomac avec une telle intensité, qu'elle domine
figurent le chemin .d'Auberwilliers avec son allée l'odeur de la putréfaction même dans les cadavres
d'arbres, le Chemin-Vert qui conduit au champ Lan- déjà avancés.
glois. «
On a fait, en Alsace, l'autopsie du cadavre de
Les fosses qui contenaient les corps de Mme Kinck Kinck; il est à présumer que le procès-verbal des
et de ses enfants, celle qui avait été creusée pour médecins ne mentionne pas cette odeur caractéristi-
Gustave Kinck, se trouvent II ouvertes comme au que. Dans une affaire comme celle-H, où tout a
moment de l'exhumation des cadavres. Les mouve- transpiré dans le public, si la circonstance que nous
ments de terrrain du champ Langlois et des pièces avons signalée eût existé, elle aurait été aussitôt
de terre environnantes y sont parfaitement observés. connue.
On n'a pas oublié les habitations et les usines du -Il est vrai que cette o fleur d'amandes amères dis-
voisinage. paraît au bout d'un certain temps, surtout quand le
La couleur des chemins, des gazons, de la. terre poison a été donné à une faible dose. Quoi qu'il en
labourée, est indiquée au moyen d'une sciure de soit, cette indication encore fait défaut aux experts.
bois très-fine à laquelle on a donné la teinte lo- «D'autres signes autopsiques semblent aussi avoir
cale. disparu. D'après M. Tardieu, chez un sujet mort par
Ce plan, qui ne sera pas une des pièces à convic- l'acid-ï prussique, on constate à l'ouverture du crâne
tion qui seront le moins regardées, porte 1 mètre une congestion très-marquée des vaisseaux encépha-
50 au moins de largeur. Il sera placé isolément sur liques, ainsi que du cerveau lui-même et de la moelle
une table pour que MM. les jurés l'aient constam- épinière, un épanchement de sérosité ou même de
ment sous les yeux. sang épais et noirâtre à la surface des hémisphères
Il n'est pas probable, nous le répétons, que les cérébraux.
rapports des médecins et des experts chimistes soient «
Les poumons sont ordinairement gorgés de sang
déposés avant mardi ou mercredi. et offrent, dans certains points, une congestion véri-
table ; le cœur est flasque et distendu par du saig
Il paraît décidé, lisons-nous dans la Gazette clés fluide amassé dans l"s cavités droites.
Tribunaux, que les débats de l'affaire Tropmann « Le sang est
le plus ;-ouvent épais, mais non coa-
s'ouvriront dans le cours de la deuxième session de gulé, et d'un noir bleuâtre. Parfois on l'a vu d'un
décembre, et il est vraisemblable que cette affaire, rouge violet ou cerise.
qui sera présidée par M. le président Thévenin, com- «
Comment aujourd'hui, à une distance relative-
mencera le 27 décembre prochain. ment considérable du moment de la mort, pourrait-on
constater scientifiquement tous ces signes.
EXPERTISE DES ORGANES DE JEAN KINCK « La ressource unique restant à la science est l'a-
nalyse chimique. Ce qui a retardé cette opération,
Plusieurs journaux publient aujourd'hui la note commencée seulement depuis deux jours, c'est que,
suivante relative à l'expertise des organes de Jean pour empêcher la volatilisation de l'acide prussique
Kinck : pour le'cas où il aurait été ingéré, il a fallu lai ser
« Dans l'examen et l'analyse des organes de digérer pendant assez longtemps les organes dans de
Kinck, que les experts ont été chargés de faire, il 1 alcool à 90 degrés.
y
a des lacunes bien regrettables. D'abord les experts Les vêtements seront également expertises. On re-
sont privés de toutes ces indications qui précèdent la cherchera, par des moyens chimiques, si ces é'offEs
mort et qui se tirent des symptômes observés sur la n'ont pas quelques traces révélatrices du poison con-
victime. tenues soit dans des déjections, soit dans cette sorte
« Dans l'empoisonnement par l'acide prussique ou de bave sanguinolente dont nous avons parlé.
de ses composés, l'individu auquel la substance vé- Mais peut témérité, affirmer malgré
« on sans que,
néneuse a été ingérée s'affaisse et tombe privé de l'habileté éprouvée de M. Roussin, malgré la science
sentiment, seulement il respire encore, mais qu'il a montrée dans l'affaire de La Pommerais, et,
sa res-
piration ne revient que. par intervalles et d'une tout récemment dans l'affaire Husson, il ne recueil-
ma.
nière bruyante. Le visage est décoloré, puis il de. lera aucune trace de poison. Il en eût déjà trouvé si
vient violet; les yeux sortent de leur orbite; le le poison avait été ingéré par Jean Kinck. Cet em-
corps
se refroidit avec une effrayante rapidité. poisonnement est encore une des frétions, imaginées
Quelquefois une écume mêlée de sang s'agglo-
«
mère sur les lèvres. Le pouls disparaît, et la mort
par l'inculpé, pour retarder sa comparution devant le
jury. »
Comme on le voit, cette note confirme toutes nos graphie de ce dernier. Si par hasard une de ces car-
appréciations précédentes. tes a été envoyée en Valachie, le jeune prince a dû
M. Roussin a déposé hier soir son rapport entre être bien étonné de sa ressemblance avec le bour-
[es mains de M. Douet-d'Arcq, dit le Constitutionnel. reau de la famille Kinck. »
[1 paraît qu'il a trouvé du cyanure de potassium dans
les organes de Kinck, mais en si faible quantité On écrit de Cernay au Courrier du Bas-Rhin :
qu'elle est presque inappréciable. Le parquet de Belfort c'est de nouveau transporté
dans notre ville et a procédé à une perquisition au
Voici, d'après le Rappel, le texte de la lettre écrite domicile du père Tropmann. Rien n'a été découvert
par Tropmann à M. Souveras le jour où, après bien qui pût compromettre ce dernier. Toutefois il a été
des hésitations, il s'est décidé à lui livrer le secret saisi deux fioles vides et deux petits creusets en terre
de la « cachette » du cadavre de Kinck père : qui, d'après ce qu'on présume, auraient pu servir à
l'assassin pour la fabrication du poison. Aucune
Mon cher monsieur Souveras, charge ne pèse, du reste, sur le père Tropmann, qu
Je vous prie de passer demain matin chez moi. est un ouvrier paisible dans notre cité industrielle.
C'est la dernière fois que je vous dérangerai, je vous
le jure. Il paraît que l'aimable Tropmann n'a plus qu'une
Votre bien affectionné, passion : jouer au piquet.
J.-B. TROPMANN. Naturellement, on s'est empressé de le satisfaire.
L'autre jour, dit Paris-Journal, il jouait avec un
Les débats de l'affaire Tropmann s'ouvriront vrai- de ses compagnons de cellule.
' seroblablementle27 de ce mois devant la cour d'assi- Savez-vous ce qu'au bout d'un instant Tropmann
ses de la Seine, sous la présidence de M.Thevenin, à annonça tranquillement :
la condition toutefois que Tropmann ne se pourvoie — Kinck et quatorze !
pas comme il en a le droit, contre l'arrêt de la
chambre des mises en accusation, arrêt qui n'est pas
encore rendu, mais qui probablement le sera mardi JEAN KINCK
prochain.
Les demandes de billets pour assister à l'audience Jean Kinck, âgé d'environ quarante - cinq ans,
sont si nombreuses, qu'il ne pourra être fait droit avait disparu depuis plusieurs mois, sans que per-
à la centième partie des demandes, peut-être même sonne eût pu donner de ses nouvelles.
M. le président se refusera-t-il à délivrer des cartes Nous avons d'autant mieux à cœur de rendre
d'entrée. hommage à la mémoire de cet infortuné qu'il a
Les journaux de l'Alsace rapportent un bruit qui été frappé à la fois dans son existence et dans son
s'est propagé à Colmar, et d'après lequel la Cour honneur, et que l'opinion publique s'est absolument
d'assises du Haut-Rhin serait saisie du procès cri- égarée sur son compte lors de la découverte des ca-
minel de Tropmann. davres trouvés dans le champ Langlois, à Pantin.
Cette rumeur est basée sur une appréciation er- En effet, qu'est-il arrivé quand on a déterré
ronée de la procédure criminelle. Mme Kinck et ses cinq enfants...
Nous pouvons affirmer que l'affaire Tropmann Frappés, poignardés, étranglés, enfouis dans la
sera jugée par la cour d'assises de la Seine. terre labourée ï -
On a cru à une vengeance de famille.
Nous lisons dans le Figaro : On s'est dit que le père et le fils aîné s'étaient as-
« De nouveaux incidents, —tout à fait secondaires sociés pour accomplir cet odieux massacre.
ceux-là, — viennent de surgir dans l'affaire Trop- On a avance que Kinck père vivait en mauvaise
mann. L'on a saisi hier matin chez un photographe, intelligence avec sa femme;
des cartes-portraits du sinistre héros de Pantin, co- Qu'il était soupçonneux, jaloux, défiant;
piées, ou à peu près sur le cliché fait par ordre du par- Et qu'il avait dû satisfaire une vengeance dès
quet et qui portaient au bas la mention : « Déposé,» longtemps préméditée, en mettant toute sa famille
bien que M. Verrier ait été le seul autorisé par la à mort.
justice à reproduire les traits de l'assassin, et cela, à Il était mû par le double désir de tirer vengeance
la condition expresse qu'il ne sortirait pas une seule d'un outrage reçu, et par le désir de se rendre en
photographie de son atelier, en dehors des épreuves Amérique sahs avoir les ennuis et les charges d'une
nécessaires à l'instruction. grande famille à traîner à sa suite.
« Le premier portrait vendu à Paris a une his- D'après ces premiers bruits, Kinck père n'était
toire bien amusante. C'est celui d'un jeune prince rien moins qu'un monstre.
mollo-valaque, qui, pendant un séjour qu'il a fait Il avait égorgé sa femme et ses enfants.
dans la capitale, s'était fait photographier chez un Il s'était fait assister dans sa sinistre tâche par
de nos principaux opérateurs et avait refusé les son fils aîné.
épreuves d'j ce portrait, qu'il trouvait détestables. On croyait si bien à cette culpabilité que c'est
«
L'artiste, mécontent de ce procédé, avait gardé contre le père Kinck et son fils aîné que furent di-
une dent à son trop difficile client; il a reproduit son rigés les premiers soupçons de la justice.
portrait qui a été vendu par milliers au lendemain de On le croyait si bien que le nom de Tropmann
l'arrestation de Tropmann, comme étant la photo- n'était même pas connu.
C'est sous le nom de Kinck que Tropmann s'était Et il eût joui, à un âge peu avancé, d'une fortune
logé dans un hôtel de Paris. légitimement obtenue.
Et tout faisait présager que ces soupçons motivés Au lieu de cela la plus horrible fatalité s'attache
par l'absence prolongée du père de famille seraient à ses pas.
définitifs. Un homme qui a moins de la moitié de son âge,
Car sans l'arrestation providentielle de l'accusé un jeune homme, un enfant d'hier le circonvient, le
actuel, qui s'est trahi au Havre par le trouble de sa captive, le grise, l'attire dans une solitude, et l'as-
conscience, Tropmann passait en Amérique. sassine....
Et faute de preuves on en serait resté aux pre- Le misérable assassine le fils ainé, la mère, les
mières conjectures, c'est-à-dire à la pensée que le enfants, la famille tout entière ...
père Kinck et son fils avaient gagné les pays Et détruit les chances d'une prospérité si solide-
étrangers, après avoir commis les crimes les plus ment, si. légitimement établie.
hideux. C'est parce qu'il a été non-seulement une victime,
La Providence n'a pas permis que la mémoire de mais aussi une victime calomniée ;
C'est parce qu'on l'a cru capable du plus noir for-
ces pauvres gens reçût une semblable atteinte.
Le cadavre de Gustave Kinck, découvert à quel- fait, sans que personne ait pu élever la voix sûre-
ques mètres de la fosse où furent trouvés madame ment en sa faveur....
Kinck et ses cinq enfants, fit d'abord naître un Que réparation et justice lui sont dues.
-

commencement de véritable lumière. La lumière se fera sur l'épouvantable guet-apens


Aujourd'hui que l'on a découvert le corps de Kinck dont il est tombé la victime.
père, la vérité est trouvée tout entière. On saura comment il a été àmené à boire le poi-
»

Kinck père était une première victime, non un son à l'action duquel il a succombé; ''
bourreau. S'il a été grisé tout d'abord par une liqueur spiri-
Le père Kinck était avant tout un homme d'or- tueuse et excitante,
dre. Ou s'il a été trompé purement et simplement par
C'est avoir de l'ordre que d'élever six enfants, de l'odeur de l'eau-de-vie avec laquelle l'acide prus-
faire honneur à ses engagements et d'économiser sique aurait été mêlé.
une somme de 80 000 francs. Mais on n'attendra pas ces dernières conquêtes
Le rêve de Kinck père c'était d'avoir sa fabrique de l'instruction pour rendre hommage à cet honnête
en Alsace. homme, tombé le premier dans un massacre sans
Il avait déjà acheté le terrain, et même la roue précédent.
nécessaire à mettre en mouvement toutes les pièces La population de Guebwillers assistait en masse
servant à sa fabrication. k ses modestes obsèques.
Et il devait employer les 5500 fr. que lui envoyait De tous les points du pays des marques de sym-
sa femme, et qui sont demeurés au bureau de poste pathie ont été données à sa mémoire.
de Cernay, à la réparation de ce premier outillage. Et nous sommes heureux d'avoir été des premiers
Les époux Kinck vivaient dans la plus complète à lui rendre honneur et justice !
intelligence.
Jamais une querelle, jamais un différend. LES VÊTEMENTS DE TROPMANN
Le mari parlait de s'établir en Alsace.
La femme disait bien en riant que c'était bien Il se répand à nouveau dans Paris le bruit que
dur pour elle, attendu qu'elle, fille du Nord de la l'affaire Tropmann sera jugée ce mois-ci.
France, ne comprenait pas un mot d'allemand. On semble indiquer l'ouverture des débats pour
Mais le bon accord ne fut jamais troublé, et rien le 27 décembre.
n'est venu donner la moindre apparence aux ru- La cour serait présidée par M. le conseiller Thé-
meurs précédemment répandues. venin.
Les témoignages recueillis autour du cadavre sont Les débats devant durer au moins cinq jours,
venus confirmer ce que chacun savait sur l'honnê- l'instruction et le supplément d'instruction ayant
teté du défunt. nécessité un acte d'accusation d'une grande éten-
C'était un travailleur. due, la première audience serait presque entière-
Il n'était pas inventeur. ment employée à sa lecture.
Mais il savait s'assimiler toutes les inventions, Donc les débats seront forcément interrompus
Et en tirer un merveilleux parti. par les vacances du jour de l'an, si l'affaire ne peut
La barette qu'il fabriqua est en effet un des petits pas être terminée en cinq jours.
détails des perfectionnements du métier à tisser. Nous avons annoncé que M. Roussin avait exa-
Il est évident que si Kinck n'avait pas rencontré miné les viscères de Jean Kinck.
un assassin sur sa route, il eût fait en Alsace un Et que, selon les uns, il avait trouvé de l'acide
très-productif établissement. prussique en quantités considérablas.
Il eût pu réaliser un demi-million de bénéfices en Selon d'autres, il n'aurait eu à constater que la
' quelques années. présence d'une faible quantité de cyanure de po-
Il fût devenu très-rapidement un notable com- tassium.
merçant, Je crois que le rapport de M. Roussin, fût-il
Adjoint, puis maire de la commune à laquelle il prêt, n'a été communiqué à personne.
apportait une animation et une vie nouvelles, Je ne suis pas absolument de l'avis de certains
rait espérer. Alors une idée de coquetterie paraît qu'il avait au moment où il cherchait à se glisser
l'avoir absorbé. dans un navire en paratnce pour l'Amérique et où
Il a manifesté le désir de paraître devant le jury le calfat Haugel l'a ramené des ondes pour le mettre
d'une façon convenable ; à la disposition de la Justice.
Non avec les vêtements qu'il a conservés depuis Quelques personnes supposent à tort que les dé-
tenus portent l'uniforme de la prison dans laquelle
son arrestation,
Et que l'eau du bassin du Havre a quelque peu ils se trouvent renfermés.
détériorés ; Elles commettent une erreur.
Mais avec ses habits des dimanches ; Ce sont les condamnés seuls que l'on revêt du
C'est-à-dire une mise plus recherchée que celle costume des prisonniers.
Durant la prévention le captif conserve les vête- Vidocq gagna beaucoup d'argent avec ces défro-
ments qui lui appartiennent. ques de malfaiteurs qu'il avait achetées souvent aux
Et il ne lui est fourni du linge, de la chaussure, criminels eux-mêmes, après leur condamnation.
des bas, que lorsque ces objets lui appartenant sont Mais voici ce qu'il y eut de plus singulier :
en trop mauvais état pour permettre son transport au Un Anglais lui donna 2000 guinées (50 000 francs)
palais de justice. pour sa collection, qui fait encore partie , à l'heure
Il est une raison majeure, qui ne permet pas de qu'il est, d'un cabinet d'amateur.
laisser aux accusés le droit de se mettre en un On voit que la manie des collectionneurs est in-
costume nouveau, pour leur comparution aux assises. finie.
C'est qu'il importe, en matière d'accusation de Il n'y a pas seulement les collectionneurs de tim-
crime, de laisser à l'accusé la physionomie qu'il bres-poste, de coquillages, de nids d'oiseaux, de
avait à l'époque où le crime qui lui est imputé au- vieilles assiettes.
rait été commis. Il y a encore le collectionneur d'habits de grands
Avec des vêtements différents, les nombreux té- criminels.
moins qui affirment l'avoir rencontré en des circon- Et qui sait, dans le cas où Tropmann serait con-
stances diverses ne pourraient pas le reconnaître. damné, si ces vêtements, dont il désire se débarras-
C'tst pour cette raison qu'on ne laisse pas à un ser, n'auront pas aussi leur incompréhensible va-
accusé le droit de porter toute sa barbe quand il ne leur ?
la portait pas au moment de son arrestation. Je cite ces détails, parce que tout ce qui touche à
Tout ce qui modifie, atténue ou change la physio- l'affaire Kinck intéresse vivement le public.
nomie qu'il avait au moment où l'autorité s'est em- On ne s'est pas ému à la nouvelle d'un crime hor-
parée de sa personne, n'est jamais toléré. rible sans en désirer connaître les moindres cir-
Car ce serait une entrave apportée à la facile ma- constances.
nifestation de la Vérité. Voilà trois mois que l'on cherche le mot de cette
Il n'en est pas moins vrai que Tropmann a de- sanglante énigme.
mandé à voir le directeur de la prison de Mazas, On a suivi les démarches de la justice, les tra-
Et qu'il lui a demandé si on lui avait conservé la vaux de l'instruction, les investigations de la police
malle contenant ses effets d'habillement. avec une anxiété fiévreuse.
On lui a répondu que tous ses effets étaient saisis On attend avec une grande impatience la lecture
et placés sous la main de la justice. de l'acte d'accusation, qui doit jeter de nouveLes lu-
Il a dit alors qu'il s'y trouvait un pantalon, un gi- mières sur ce sombre sujet.
let et une redingote noirs ; En attendant, on demande aux journaux les dé-
Que ces vêtements, presque neufs, étaient beau- tails de ce qui se produit chaque jour.
coup plus convenables que ceux dont il était porteur; Voilà pourquoi je prête souvent l'oreille aux bruits
Et qu'il désirait qu'ils lui soient remis, du palais de justice,
Afin qu'il pût s'en vêtir le jour où il se présente. Afin de contenter la curiosité de mes lecteurs.
rait devant les citoyens appelés à le juger, TIMOTHÉE TRIMM.
Et qu'il importait peut-être à l'accueil qui l'at-
tendait qu'il ne fût pas vêtu comme un vagabond.
Le directeur lui aurait répondu L'ACIDE PRUSSIQUE
Qu'il lui serait délivré du linge blanc, de la chaus-
sure, tout ce qui constitue la propreté de mise d'un Il est beaucoup parlé de l'acide prussique et de
prévenu, la découverte du cadavre de Kinck père. C'est à
Mais qu'on Pti) lui accorderait pas le droit de faire l'aide de ce terrible "poison que Tropmann aurait
toilette pour aller répondre à la grande inculpation tué la 'victime de la forêt d'Uffholtz.
qui pèse sur lui. Nous donnons ci-après des détails scientifiques
Tropmann a paru surpris d'abord, chagriné en- très-sommaires sur ce corps.
suite d'un refus auquel il ne paraissait pas s'atten- Le mot hydrocyanique est formé de udor, eau, et
dre, cuanos, bleu.
Quand Vidocq, après avoir été jusqu'en 1827 chef L'acide prussique ou hydrocyanique au cyanhy-
de la police de sûreté, et en second lieu directeur d'une drique est un des poisons composés du cyanogène.
agence de renseignements , se rendit à Londres vers Cyanogène vient de cuanos, bleu, et gignomai,
1840.... engendrer.
Il voyageait avec un musée criminel; C'est l'expression par laquelle on désigne géné-
C était une collection des habits des principaux ralement l'azoture du carbone.
malfaiteurs. La découverte de ce corps est due à M. Gay-Lus-
Il avait la veste de Mandrin, la large redingote de sac et fait époque dans la chimie moderne.
Papavoine, l'habit de Castaing ; M. Gay-Lussac, né à Saint-Léonard, près Limo-
Il avait des souliers de parricides, des gilets ges, en 1778, est mort à Paris en 1850.
d'empoisonneurs, des chapeaux d'incendiaires célè- L'acide hydrocyanique résulte de la combinaison
bres. de deux proportions de cyanogène et de une propor-
Chaque vêtement était revêtu d'un certificat attes- tion d'hydrogène.
tant la sincérité de son origine. C'est un liquide incolore, d'une odeur forte, of-
Les Anglais coururent pp foule à cette exhibition. frant la plus grande analogie avec celle des amandes
amères, d'une saveur d'abord franche, mais bientôt du puits et ne cessa de boire que lorsque l'eau sor-,
âcre. tit par regorgement de la bouche et des narines.
Il existe, à qu'il paraît, mais dans un état de
ce Vers minuit, il but un peu de bouillon et quelques
combinaison mal connu, dans les feuilles du lau- gouttes de vin; il s'efforça, mais en vain, de manger
rier-cerise, les amandes amères, les amande s de ce- un peu de mie de pain. *
rises noires, les feuilles, les fleurs et les amandes Le 7, il but de son urine, prit sa soupe comme
de pêchers et dans quelques végétaux analogues. les autres détenus, en mit dans sa. bouche le quart
On l'obtient dans les laboratoires en faisant réa- d'une cuillerée, mais on ne s'aperçut pas s'il l'a-
gir à une douce chaleur le cyanure de mercure avec vait avalée. Dans l'après-midi, il fit observer que
les deux tiers de son poids d'acide chlorhydrique un cc
s'il n'en avait pas mangé, c'est qu'elle contenait
peu concentré. Ces deux corps se décomposent mu- du poison. » Il ajouta que « s'il mangeait, on lui
tuellement pour se transformer en deutochlorure couperait le col, et qu'il préférait mourir de faim.
de mercure et en acide cyaiibydrique. • Il était, en outre, persuadé que s'il mourait sur l'é-
C'est un des poisons les plus violents que l'on chafaud, ses biens seraient confisqués et que ses en-
connaisse. fants se trouveraient dans la misère.
Pur, il suffit d'une goutte déposée sur la langue Jusqu'au 25, il y eut peu de changement dans
ou la conjonctive d'un animal pour le faire périr son état ; la maigreur faisait des progrès rapides,
après deux ou trois respirations. son corps exhalait une odeur fétide. La face, à cette
Une goutte injectée dans les veines d'un chien le époque, était abattue, ses traits avaient quelque
foudroie. chose de sauvage ; les pommettes étaient colorées
L'action foudroyante, la plus instantanée de cet et un peu violacées, les yeux constamment fermés
acide, s'exerce par la vapeur qu'il dégage. mais caves; il demeurait presque toujours couché
Mélangé avec de l'alcool ou de l'éther, l'acide et pelotonné sur lui-même. De temps en temps il
hydrocyanique redouble d'énergie. s'agitait, se frappait, s'égratignait même, et ne
Le contre-poison vraiment efficace de cet acide répondait jamais aux questions qu'on lui adressait.
est le chlore, ou, à son défaut, l'ammoniaque, que Les symptômes varièrent peu du 25 mai au
l'on fait respirer ou que l'on emploie en frictions 8 juin.
mélangé d'eau, sous le nez, sur la bouche, les joues Le 9, il commença à pousser des cris plaintifs;
et les tempes. la sensibilité avait considérablement diminué; la
déglutition devint difficile, les liquides furent reje-
COMMENT ON MEURT DE FAIM
tés par les narines. La maigreur était extrême.
Depuis ce moment jusqu'au 17 au matin, jour de
On avait prétendu, il y a quelque temps, que sa mort, aucun symptôme remarquable ne se mani-
Tropmann voulait se laisser mourir de faim. festa. Il rendit par le vomissement quelques gorgées
Le Journal de Toulouse rappelle à ce sujet la ten- de bile, la déglutition devint impossible ; il y eut un
tative analogue d'un assassin, Guillaume Granier, peu de hoquet, mais ce symptôme ne persista pas.
qui vécut soixante-trois jours sans prendre de nour- Interrogé sur ses souffrances, il répondit qu'il n'en
riture. éprouvait aucune.
C'est le 15 avril 1831 qu'il commença à refuser Dès le 14 juin, le pouls était insensible. Ce n'est
tout aliment solide ou liquide, et qu'il cessa de ré- que le dernier jour qu'il déclara éprouver des dou-
pondre à ceux qui lui adressaient la parole. Le 25 leurs dans tout le corps et qu'il se plaignit d'un sen-
avril, l'amaigrissement commença à se faire remar- timent de froid. Quelques convulsions vinrent mettro
quer ; il but de son urine. Le 28, il but un peu un terme à cette longue agonie.
d'eau ; tous les raisonnements ne pouvaient le déci-
der à prendre de la nourriture. TROPMANN A LA CONCIERGERIE
Couché sur sa paillasse, tantôt sur un côté, tan-
tôt sur l'autre, les genoux pliés et comme pelo- Tropmann est arrivé ce matin, à dix heures un
tonnés, il passait dans cette position des heures quart, à la Conciergerje avec une escorte de gardes
entières. de Paris. Un surveillant de Mazas et un agent de la
Le 29 avril, il éprouva quelques tremblements sûreté étaient avec lui dans la voiture; le surveillant
dans tout le corps; il but un peu d 'eau. Le 30, dans de Mazas en est descendu le premier, et il a saisi
un effort qu'il fit pour se débarrasser de ses me- Tropmann au collet au moment où il mettait le pied
nottes, il brisa le cadenas et força les tiges de à terre. L'agent de la sûreté l'a saisi à son tour, et
l'instrument. Dans la nuit, il but deux verres d'eau. l'assassin de la famille Kinck a été conduit à sa cel-
Le 1er mai il parla, mais il fut difficile de com- lule.
prendre ce qu'il disait. M. Claude l'attendait et a eu avec lui une courte
Le 3, au matin, il but de l'eau, jeta le bouillon conversation. L'assassin de Pantin en apercevant
,
et la soupe qu'on lui présentait. A midi, il but en- le chef de la sûreté, s'est avancé vers lui et lui a
core de l'eau, se promena dans la cour et monta à demandé pourquoi, malgré les fréquentes lettres
l'infirmerie. Vers minuit, il prit deux cuillerées de qu'il lui avait écrites, il n'était plus venu le voir à
bouillon. Mazas, où il attendait si impatiemment sa visite
Le 5, dans la matinée, il sortit de son cachot, en pour lui faire de nouvelles confidences. M. Claude
chemise, et se dirigea vers le puits. Il saisit le seau a répondu en alléguant des occupations nombreuses.
qui était à terre rempli d'eau, le plaça sur le bor- Le fin mot de la chose, c'est que, ne voulant plus
tenir aucun compte des fables qu'inventait le pri- brité du barreau de la Cour de cassation sur la ma-
sonnier, il n'avait plus besoin d'aller recueillir ses nière de s'y prendre pour former contre la cham-
nouveaux aveux. bre d'accusation un pourvoi qui entraîne de longs
Tropmann était convenablement vêtu; il était en délais.
noir. Il a toute sa barbe, et paraissait plutôt gai et La manière la plus usitée est celle qui consiste à
alerte qu'affecté. ne se pourvoir qu'au bout de cinq jours, répit accordé
Tropmann a été enfermé dans la cellule n° 1 des par la loi. Dans ce cas, on se pourv ût en contestant
nouveaux bâtiments de la Conciergerie, en compa- la compétence de la juridiction devant laquelle on est
gnie de deux détenus et de deux inspecteurs de la renvoyé ou en alléguant que la chambre de mise en
sûreté. Il est resté pendant quelques heures dans le accusation n'était pas régulièrement composée lorsque
plus profond abattement puis, oubliant comme tou- l'arrêt a été prononcé.
jours ses graves préoccupations, il a bientôt repris Que gagne-t-on à cette procédure ? Le voici : l'arrêt
sa bonne humeur et s'est remis à chanter et à sif- du renvoi sera signifié à Troppmann samedi 11 dé-
fler comme dans sa cellule de Mazas. cembre. Il aura jusqu'à jeudi 16 pour déclarer qu'il
Maintenant qu'il se sent perdu, l'assassin de la se pourvoit. Jeudi même un conseiller rapporteur
famille Kinck n'a plus qu'une idée en tête, c'est de peut être désigné par M. le président de la chambre
mettre fin à ses jours avant de comparaître devant criminelle, et vendredi 17 ou samedi 18, la Cour de
les assises; ce sont ces projets qui ont nécessité un cassation peut statuer sur ce pourvoi. Signification
surcroît de surveillance et fait placer avec lui quatre lui en est donné samedi même ou lundi 20 au plus
personnes chargées d'épier ses moindres gestes et tard.
d'empêcher toute tentative de suicide. M. le président des assises l'interroge le 21 ou le
Les ordres les plus sévères du parquet interdisent 22. L'affaire ne pourrait guère commencer que le 26,
toujours, à qui que ce soit, de visiter le prison- à cause de la Noël, qui est le 25; il faut en effet
nier. compter quatre audiences au moins. Il y aura 50 ou
La chambre des mises en accusation, présidée 60 témoins, un interrogatoire très-long, des incidents
par M. Brière-Valigny, a rendu hier son arrêt de à chaque minute, des récits sans fin de l'accusa
renvoi de Tropmann devant les assises de la Seine, et probablement de nouvelles révélations, et enfin les
et le soir même, Me Mathieu, huissier de la Cour plaidoiries.
d'assises, assisté d'un de ses collègues, a signifié Maintenant un mot de la seconde manière de se
cet arrêt à l'assassin de la famille Kinck, à la Con- pourvoir. On peut, en relevant un vice de procédure
ciergerie, où il avait été transféré dans la matinée. échappé au juge pendant l'instruction, empêcher la
Cet arrêt ne contient pas moins de treize chefs chambre criminelle de statuer aussi rapidement. Dans
d'accusation : faux en écriture -de commerce et faux co dernier cas, il faut que le conseiller-rapporteur
en écriture privée, usage de faux, empoisonnement, examine la procédure (et on sait que celle-ci est très-
vol simple et huit assassinats. chargée) et qu'il en rende compte à la cour.
Tropmann, qui commence à comprendre que le Si Troppmann adopte cette seconde manière, les
moment terrible de l'expiation approche, n'a cepen- délais dont nous venons de parler ne suffiraient plus
dant manifesté aucune émotion, et on ignore encore pour permettre de juger l'affaire le 26 ou le 27, à
s'il a l'intention de se pourvoir en cassation contre moins cependant que le conseiller-rapporteur y mît
cet arrêt. la plus grande célérité en travaillant jour et nuit.
Il est vrai que Me Lachaud, son défenseur, est Hier, pour la première fois, le nom de Troppmann
absent de Paris, et peut-être veut-il le consulter a retenti publiquement au palais. C'était à la Cour
avant de prendre une décision. impériale, chambre des appels de police correction-
La liste des témoins, qui n'est pas encore close, tionnelle. Un homme d'Aubervillers, le nommé Rou-
en comprend déjà plus de soixante, et atteindra baud, qui avait été condamné à treize mois d'empri-
probablement la centaine. sonnement pour vol de pompes de terre et de lapins,
commis dans les champs, avait interjeté appel. Il com-
Selon toute probabilité, la session de la deuxième paraissait donc à l'audience de la cour, avec M, De-
quinzaine de décembre sera marquée parla comparu- lange pour défenseur.
tion devant le jury de deux grands criminels : Tropp- Dans sa plaidoierie, le jeune avocat, pour démon-
mann d'abord, puis Dalègre, dit le Matelot, accusé trer à quel point les meilleurs esprits peuvent s'éga-
d'avoir tué, il y a un an environ, un jeune garçon rer quand la prévention s'en mêle, signalait aux juges
boucher dans le bois de Vincennes. un épisode fort curieux de la procédure. On avait pris
Ils seront conduits lundi matin de bonne heure à la des renseignements sur l'inculpé, et le maire de la
Conciergerie dans une de ces petites voitures à quatre commune où le délit avait été commis, en donnait de
cellules, qui font le service de la Conciergerie à la fort mauvais, en se fondant sur la rumeur publique
Roquette. On leur a destiné les deux cellules doubles qui allait jusqu'à dire que Roubaud passait dans le
réservées aux grands criminels et dont la garde exige pays pour avoir « labouré le champ Langlois, » façon
une surveillance toutes les minutes. métaphorique d'exprimer qu'il était le complice de
Quoi qu'en disent des chroniqueurs du Palais, tout Troppmann.
fait présumer que le procès Troppmann sera jugé vers La rumeur publique ajoutait que Roubaud avait
la fin de décembre. au pouce une blessure suspecte. Le juge d'instruction,
On prétend que l'inculpé veut se montrer excessi- comme c'était son devoir, lui demanda à voir son pouce.
vement retors, et qu'il aurait fait consulter une célé- L'inculpé le lui montra; il avait un panaris. Sous
parvenues, cette assertion n'est pas absolument On assure que toutes les personnes qui obtiennent
exacte. des permissions pour aller visiter la salle du Ban-
On assure, au contraire, que Tropmann s'était quet des Girondins et le cachot de Marie-Antoinette,
habitué à sa prison de Mazas, sont escortées jusqu'à ces lieux historiques. Et qu'il
Aux codétenus qui le surveillaient, leur est interdit de s'arrêter dans la galerie qui y mène.
Aux geôliers et aux gardiens, C'est qu'en effet, dans cette galerie se trouve le
Et qu'il a regretté son premier domicile forcé. lieu où Tropmann est détenu.
Il a adressé quelques paroles de remercîment au Il a la cellule double occupée par Lemaire et par
directeur qui assistait à sa mise en voiture. Philippe.
Adieu, aurait-il dit, car dans aucun cas je ne Il suffirait de coller l'œil à la petite ouverture pour
voir le bêcheur du champ de Pantin sans être vu
CI

reviendrai ici. »
A l'arrivée à la Conciergerie, l'agent de la police par lui....
de sûreté tenait Tropmann par le cou. Mais, je le répète, la préfecture de police et le
C'est un homme d'une vigueur extraordinaire que parquet de Paris ont absolument interdit sa vue,
cet agent. même aux solliciteurs les plus influents. -
Sa main est un crampon de fer. Nous donnons un véritable autographe de Trop-
Le prisonnier a suivi son dompteur avec la docilité mann comme fac-simile de son écriture.
d'un agneau. C'est une note par laquelle il soutient que le por-
Défense absolue est faite par l'autorité de laisser tefeuille de Kinck père est en Alsace, et offre d'indi-
voir Tropmann dans sa cellule de la Conciergerie. quer où on le découvrira.
L'autographe de Tropmann est une curiosité, ce de bulletins, sont enfermés dans deux urnes scel.
n'est point une flatteuse publicité donnée aux actes lées, « à cire ardente, » par le premier président de
d'un coupable. la cour impériale.
La main qui a tenu la bêche et le couteau a tracé En séance publique, celui-ci brise les scellés,
ces lignes il y a quelques jours. agite les urnes et en extrait 40 bulletins : 36 dési-
Chacun de nous cherche à deviner le degré de gnant les jurés titulaires, 4 leurs suppléants.
culpabilité de celui qui a écrit ces caractères. L'appel est fait à haute voix et les jurés sont pré.
On s'étonne de trouver encore tant de calme chez venus à domicile par les soins du préfet de la Seine.
celui que tant de charges accablent. Le premier président rend alors une ordonnance
Jadis les collectionneurs d'autographes possédaient qui fixe le jour où les assises peuvent s'ouvrir.
seuls dans leurs collections les traces du passage des Copie est remise à l'accusé de l'acte d'accusation,
grands criminels. dressé par le procureur général.
Aujourd'hui que les procédés nouveaux peuvent
reproduire les autographes par centaines de mille, Voici la liste des jurés désignés par le sort pour
c'est à tout le monde qu'appartient cette intéressante les assises de la Seine, qui ouvriront le 16 du cou-
étude physiologique de l'écriture humaine. rant, sous la présidence de M. le conseiller Thé.
TIMOTHÉE Trimm. venin.
C'est sans doute devant ce jury que comparaîtra
RENSEIGNEMENTS NOUVEAUX
Tropmann.
Jurés titulaires. — MM. Bancelin propriétaire,
,
Tropmann — qui désormais est accusé — est seul boulevard du Temple, 18.—Lecerf, fabricant de cou-
dans sa cellule. Il n' a pas comme à Mazas deux leurs, rue de la Goutte-d'Or, 61. — Nicollet, épura-
, ,
compagnons. * teur de suif, boulevard de l'Hôpital, 165. — Picot,
Mais les précautions les plus minutieuses sont maître tanneur, rue de la Glacière, 15. — Hemet,
prises pour empêcher Tropmann d'attenter à sa vie, propriétaire, à Aubervilliers.-Desouches, marchand
si, comme on le craint, il voulait se porter contre lui de bois, rue de Birague, 16.
à quelque extrémité. Duval, fabricant de produits chimiques, boulevard
L'accusé est l'objet d'une surveillance plus grande de l'Hôpital, 169.—Burq, propriétaire, rue Lepic, 94.
encore qu'à Mazas ; jour et nuit il est gardé à vue par Havet, emballeur, du Faubourg-Saint-Au-
1

des surveillants qui ne s'éloignent pas de la porte de


— rue
toine, 21.—Darde, propriétaire, à Neuilly. La. -
sa cellule et observent constamment le prisonnier par veissière, propriétaire, à Bondy. —Dumont, proprié-
i le vasistas. taire, rue Lemercier, 73.—Derche, chef de bureau,
Pendant la nuit, un bec de gaz reste toujours al- rue Bour,.ault, l.--Billotte,. officier supérieur en re-
lumé. traite, rue Laval, 22.
Lorsque le procureur général a pris connaissance Delalain, conservateur à la bibliothèque des pu-
de l'affaire, il en fait rapport à l'une des chambres blications populaires, rue du Cherche-Midi, 85.—
de la cour impériale, dite chambre des mises en ac- Vieux, arquebusier, passage Vivienne, 33.—Devroye,
cnsation. Non-seulement les séances de celle-ci ne propriétaire, rue Vaugirard, 194. — Béquet, ingé-
sont jamais publiques, mais le procureur général ou nieur civil, rue Lepic, 13. — Colomb, propriétaire,
son substitut, après avoir fait son rapport, dépose rue Beudant, 3.—Delorme, chef de bureau, rue Vin-
ses réquisitions sur le bureau du président avec les timille, 6. — Delarue propriétaire, rue Saint-Jac-
,
pièces du procès, et se retire ainsi que le greffier. ques, 350.—Fermond, pharmacien, à la Salpêtrière.
Les conseillers doivent alors délibérer sans désem- Defaucompret, professeur, rue Lhomond, 34. —
parer, et il leur est rigoureusement interdit de com- Talon, officier retraité, rue des Dames, 117. — Gau-
muniquer avec qui que ce soit. Après examen, dineau, fabricant d'appareils à gaz, rue Martel, 17.
ils rendent un arrêt ordonnant un supplément d'in- —Popelin, propriétaire, boulevard de Sébastopol, 4.
formation si celle-ci ne paraît pas suffisamment Prévost, cultivateur, Maisons-Alfort.
complète, en renvoyant devant la Cour d'assises l'in- — à — Prieur,
directeur de Notre-Dame-de-Pitié, rue Lacépède, 1.
culpé, qui dès lors prend le nom d'accusé. —Leterme, ancien négociant, à Choisy.—Badin, di-
On signifie à ce dernier l'acte de renvoi ; il reçoit recteur desGobelins, rue Mouffetard, 254.—Schmitt,
copie des pièces et peut communiquer avec l'avocat libraire, rue de Belleville, 106.
qu'il a choisi. L'accusé est toujours libre de se pour- Albert Roulhac négociant en papiers, boulevard
voir en cassation contre l'arrêt qui le traduit en Cour ,
Saint-Michel, 11. — Faucheur, propriétaire, rue de
d'assises; mais il est assez rare qu'il use de ce droit, la Mare, 18. — Pitat, négociant, rue de Chabrol, 45.
à moins qu'il n'ait un intérêt puissant à gagner du Delamarre, chef d'institution, rue des Abbes-

temps. ses, 35. — Le comte de Contades, propriétaire, rue
A Paris, où malheureusement les crimes
ne chô- du Bac, 40.
ment guère, la Cour d'assises tient deux sessions par Jurés suppléants. — MM. Meignan, propriétaire,
mois; or, le même jury ne pouvant siéger qu'à
seule session, on désigne les jurés tous les quinze une rue Bergère, 7. —Kiefîer fils, avoué de première in-
stance, boulevard Saint-Michel, 16.—Adamiste, pro-
jours. Cette opération est entourée de garanties, priétaire, boulevard de Strasbourg, 53. — Londe,
car
c'est d'elle que dépend la sincérité des jugements fu- marchand de porcelaines, rue Saint-Honoré, 147.
turs : 2200 noms, composant les listes annuelles
dressées par le préfet de la Seine, inscrits M. le conseiller Thévenin, qui présidera les assises
sur autant
pendant la seconde quinzaine de décembre, a inter- de tenter, par ces aveux sincères, d'échapper à l'é-
rogé hier après-midi l'accusé Tropmann, à qui on chafaud.
avait signifié l'arrêt de renvoi de la chambre des Le jeune soldat de marine ne cessait de répéter
mises en accusation, ainsi que l'acte d'accusation qu'il était impossible qu'à lui tout seul Trop-
dressé par M. Merveilleux-Duvignaux, avocat gé
-
mann ait pu arriver à commettre ces huit assassi-
néral. nats.
Cet acte d'accusation est un des plus volumineux « Ton exécution, a-t-il dit, serait la mort de no-
qui aient été jamais rédigés. Les commis greffiers tre pauvre mère, à qui tu as déjà causé tant de cha-
ont passé une partie de la nuit à le transcrire pour la grins. »
signification à faire à l'accusé. Tropmann est resté muet, et il ne pouvait, en ef-
Conformément aux articles 293 et 296 du Code fet, nommer des complices qui n'existent point.
d'instruction criminelle, l'accusé a cinq jours francs, A la suite de cette visite, l'assassin est rentré fort
à partir d'hier, pour se pourvoir contre l'arrêt de abattu dans sa cellule qu'il s'est mis à arpenter de
renvoi. long en large en murmurant des mots sans suite,
Nonobstant l'affaire a été fixée aux 28, 29 et 30 dé- puis il s'est jeté sur son lit et a versé d'abondantes
cembre. larmes. <t

Une soixantaine de témoins doivent être assignés Le soir il a refusé toute espèce de nourriture.
à la requête du ministère public, malgré les aveux Depuis il n'a plus retrouvé la joyeuse insouciance
faits par Tropmann en ce qui concerne les points qui ne l'avait point abandonné un.instant, pas plus à
principaux. Mazas qu'à la Conciergerie.
M. Grandperret, procureur général, occupera le Aujourd'hui le prisonnier est plus calme, mais sa
siége du ministère publie ; il sera assisté de M. Mer- nouvelle attitude, les éclairs de rage et-de férocité
veilleux-Duvignaux, avocat général. qui brillent à tout instant dans ses yeux, ont néces-
Me Lachaud est allé hier, à midi, visiter Tropmann sité un redoublement de surveillance, car on sup-
dans sa prison. pose que, plus que jamais, il songe à mettre fin à
C'est le célèbre avocat qui défendra le meurtrier ses jours.
de la famille Kinck.
Trois jours seulement ont été réservés à ces impor- Depuis deux jours, Tropmann est absorbé par une
tants débats, dit le Figaro, mais comme cette affaire occupation nouvelle.
termine le rôle de lasession, il sera toujours possible, Il écrit constamment.
si cela est nécessaire, de lui consacrer en plus le der- Sans doute il prépare un mémoire justificatif.
nier jour de l'année. On nous affirmait hier soir que Tropmann renon-
Coïncidence étrange et bien de nature à éveiller çait à se pourvoir contre l'arrêt de la chambre des
l'attention des fatalistes : le jour de l'ouverture des mises en accus,:ttion.
débats est celui où l'Eglise catholique fête les saints En tous cas, il ne paraît pas effrayé de voir arriver
Innocents, et Tropmann a assassiné cinq enfants ! l'heure des débats. Il est presque gai, répétant volon-
En attendant ce moment terrible, Tropmann se tiers : On est mieux ici que là-bas à Mazas ! » et
:<

montre fort doux pour ses gardiens. cherchant à lier conversation avec ses gardiens. Mais
Ce qui frappe surtout à sa vue, quoiqu'il ait laissé les surveillants ont des ordres sévères, et, générale-
croître sa barbe, c'est son air de jeunesse et d'in- ment, ils ne doivent parler aux accusés que pour les
souciance. choses du service.
Au lieu de l'abattre au moral et au physique, le Cependant les visites de M. le président Thévenin
séjour de la prison a produit chez lui un effet tout et de Me Lachaud et la lecture de l'acte d'accusation
opposé. Son visage, bouleversé et inquiet au moment avaient troublé quelque peu ce calme incroyable.
de son arrestation, est maintenant parfaitement calme, Mais maintenant l'accusé semble avoir pris son parti.
et ses traîts reposés, sans nulle expression farouche, Non pas qu'il ait renoncé à son système de révé-
en font réellement un joli garçon. lations partielles et d'aveux plus ou moins contradic-
A-t-il assez d'empire sur lui-même pour se voiler toires. De temps à autre, il fait demander un entre-
ainsi d'un masque impénétrable de tranquillité? C'est tien aux magistrats ou au chef de sûreté qui, l'affaire
ce qu'on ne saurait affirmer, tant ses allures semblent étant entrée dans sa dernière phase, ne paraissent
simples et naturelles, et c'est attacher aucune importance à ces nouveaux inci-
sa tenue devant le jury
qui permettra seule de se prononcer à cet égard. dents
Depuis le transfert de Tropmann à la Concierge- Mais peut-être réserve-t-il pour les débats quel-
rie, la préfecture de police est assaillie de demandes ques-unes de ces fables plus ou moins ingénieuses au
de personnages de tous
rangs qui désirent visiter le moyen desquelles les accusés retors espèrent faire
célèbre assassin. Aucune de ces demandes n'a été renvoyer la cause à une autre session.
accueillie et, seul, le frère de l'accusé, qui est, on le Il a parlé plusieurs fois de trois complices qu'il
sait, soldat dans l'infanterie de marine, a été admis pourrait, dit-il, désigner à un moment donné.
à communiquer avec lui.
Cette entrevue a été
on ne peut plus pénible. Le Voici, du reste, un singulier incident qui va se
frère de l'assassin de Pantin, après s'être jelé dans produire :
les bras du malheureux et lui avoir reproché Un jeune médecin, brillant élève de M. Nélaton,
horribles forfaits, l'a supplié à mains jointes, ses
en aurait vu au dépôt de la Morgue les cadavres des six
sanglotant, de révéler le nom de ses complices, afin victimes exhumées de la fosse de Pantin ; il aurait.

>-—
compté, examiné les blessures et se fait fort de On les a aussitôt fait retirer, avec défense expresse
prouver qu'elles n'ont pu être faites par une seule de recommencer.-
main et un seul instrument. Tropmann a les cheveux châtains, sa barbe est
peu épaisse et ses favoris sont d'une nuance beaucoup
Hier dimanche, Me Lachaud a conféré assez long- plus claire, comme chez tous les jeunes gens. Sa
temps avec celui qu'il est chargé de défendre. Trop- tête, dans son ensemble, n'est pas mal et annonce
mann lui a été amené dans ce qu'on appelle, à la l'intelligence ; son nez est élégamment arqué; son
Conciergerie, le parloir des avocats. C'est un petit front, large pour sa petite tête, fuit vers la naissance
cabinet pratiqué dans une des tours de la Concierge- de ses cheveux relevés et abondants ; son oreille est
rie, celle de droite. fine et bien dessinée ; son œil clair prend une singu-
Quand vous passez sur le quai, vous apercevez lière expression lorsqu'il sourit.
aux flancs de cette tour, à une hauteur qui peut ré- Quant à sa personne, elle est loin d'être distinguée;
pondre au premier étage, une fenêtre garnie de cinq sa taille est exiguë ; ses épaules, sans carrure, des-
carreaux de fer fendus par le haut en fleur de lis cendent gracieusement vers ses bras et excluent toute
mérovingienne. Là se trouve le cabinet du directeur idée de force corporelle. Il faut prêter une oreille at-
de la prison. Dessous, à la base même de la tour, tentive à ses paroles pour en saisir le sens. Il parle
sont le parloir des avocats et le cabinet du président, assez bien, mais son accent tudesque fait souffrir ce-
petites pièces qui prennent leur jour dans cette sorte lui qui l'écoute, de sorte qu'il vaudra mieux lire dans
de fossé, revêtu de pierres de taille, qui règne le un compte rendu ce qu'il aura dit aux assises que de
long du quai, et dont le parapet est surmonté d'une l'entendre à l'audience.
grille.
L avocat peut toujours s'entretenir isolément avec Un de nos lecteurs, homme d'affaires, beaucoup
l'accusé, et ils peuvent se faire des confidences que plus
expert que nous en ces questions spéciales, nous
nul n'entend. Il est vrai que la porte du cabinet adresse
ce très-curieux calcul :
reste ouverte toute grande ; mais l'homme de garde,
qui va et vient dans le sens de la porte/se tient en-
Droits de succession à payer au fisc
core à une certaine distance. par suite des assassinats successifs de Tropmann,
Probablement Tropmann et son défenseur ont dû
s'occuper hier de la question du pourvoi contre l'ar- Fortune supposée de la'famille Kinck, 60 000 fr.
Moitié à chaque époux : 30 000 fr.
rêt de renvoi. S'il faut en croire quelques indiscré-
Après la mort du père, la moitié échue aux enfants es
tions, l'accusé serait à peu près décidé à ne pas se
de 30 000 fr.
pourvoir. Son seul but était de gagner du temps, à 1 0/0 300 fr. » c.È
mais il paraît qu'il n'en gagnerait guère, la justice
Après la mort du fils aîné qui. a recueilli
étant décidée à marcher rapidement. Ainsi, malgré 5000 fr. dans lasuccession paternelle: 1/4à
le pourvoi qu'il aurait pu signer mercredi au plus la mère, 1250 fr. : 3/4 aux frères et
tard, la chambre criminelle de la Cour de cassation sœurs, 3750 fri
à 1 0/0 12 fr. 60 c.
se serait mise en mesure de se prononcer toutes af- -à 6 50 0/0 243 40
1
I
256 .
faires cessantes, comme le veut la loi en cas d'ur-
Après la mort de la mère, censée assassi-
gence, et l'affaire serait toujours restée fixée aux 28, née avant ses 5 enfants,
29 et 30. à 1 0/0 sur 31 250 fr., 312 60
Devant une semblable perspective, Tropmann re- Après la mort du 1er des 5 enfants,
noncera sans doute à son pourvoi. Il serait même à 6 50 0/0 sur l2 000 fr 780 »
résulté de cette nouvelle procédure un désavantage Après la mort du 4° enfant,
la défense c'est le dossier, à 6 50 0/0 sur 15 000 fr 975
pour : que par suite des «

pérégrinations qu'il eût été obligé de faire, n'aurait Après la mort du 3° enfant,
pu revenir fort tard greffe de la cour impé- à 6 50 0/0 sur 20 000. 1 300 »
que au
riale, où le défenseur en prend habituellement Après la mort du 28 enfant,
con- -
à 6 50 0/0 sur 30 000 fr
naissance. l' 9oQ Il

Tout ce qu'on dit de la tristesse de Tropmann n'est Après la mort du dernier enfant, la suc.
fondé. L'accusé cession est échue aux oncles et tantes,
pas chantonne et siffle quand il à 6 50 0/0 sur 60 000 fr
se 3~900 »
promène dans son préau; il pousse même la gaieté
Total 9 773 60
jusqu'à donner le croc-en-jambe à ses surveillants
et Décimes et droits 1 Lf66 olk
au compagnon qu'on lui a donné, comme à Mazas. Total..., 11 239 fr. 6fê.
Il paraît que c'est un cérémonial observé dans les
prisons. Il est bien entendu que nous donnons ces chiffres
Samedi, Tropmann prenait l'air
au moment où comme un calcul bizarre, mais de pure fantaisie.
tous les prisonniers avaient quitté les promenoirs.
On avait attendu cet instant, afin qu'il fût dit
toutes les précautions sont prises à l'égard du pri- que LA CONCIERGERIE

sonnier. Cependant il y eut tout à


coup des témoins De même que nous avons décrit Mazas, de même
inattendus de la promenade de Tropmann. Des
ma- nous devons faire connaître la prison du palais de
çons et d autres ouvriers, qui travaillent aux restau- justice, [
rations du Palais, ont montré leur tête combles La Conciergerie, la plus vieille prison de Paris,
de 1 édifice, à une partie qui domine les aux
promenoirs. celle qui avait ses trois tours saillant sur la façade, a
haute mine féodale, s'appelle la Maison sodé de l'histoire d)Héloïse et Abeilard, très-vaste,
.ncore une elle a grand air et rappelle les salles des contes de
justice, car c'est là qu'on enferme les accusés
le
ivant qu'ils comparaissent en cour d'assises, et chevalerie.
condamnés avant qu'ils aient signé leur pour- Cependant la prison ne contient que 76 cellules
es
loi en cassation. qui, en temps normal, suffisent au i ervice.
L'ancienne salle des gardes, où l'on pénètre d'a- La partie reconstruite récemment—la Conciergerie
)ord en franchissant deux grilles et en descendant neuve — a été aménagée suivant le nouveau système
quelques marches, est fort belle. D'architecture ogi- pénitentiaire.
vale,
soutenue par de fortes colonnes sur le chapiteau La vieille Conciergerie a de grands souvenirs llis-
de l'une desquelles on peut voir le plus sérieux épi- toriques : le cachot de Marie-Antoinette, celui qui

vit passer Danton, le caveau où fut déposé Robes- exposés à des condamnations insignifiantes, ils ont
pierre blessé, la salle où les accusés attendaient donné leur nom au préau et aux bâtiments où ils
'heure de monter au tribunal révolutionnaire, et qui viennent purger leur peine.
sert maintenant de chapelle. Là aussi se trouve l'infirmerie, qui eut pour hôte:
Un autre corps de logis passablement lézardé et le prince Louis-Napoléon, du 12 août au 26 sep-.
tentant le vieux est appelé le quartier des cochers. Il tembre 1840.
)st destiné à recevoir les personnes qui, parjuge- C'est à la Conciergerie également que sont les dé"
nent de simple police, ont un ou deux jours de pri- pots et les archives des greffes, les objets saisis et
son à faire. v les pièces à conviction. Tous les cinq ou six mois,
Et, comme les cochers sont assez fréquemment le domaine fait faire une vente de ces objets.
Voici qui donnera à nos lecteurs une singulière on a construit dix promenoirs, lesquels, vus d'en
idée de ce que pourraient être à Paris les archives haut, ressemblent, à s'y méprendre, aux fosses des
du vol : ours du Jardin des Plantes. Il y a cinq promenoirs
suite d'erreur on était resté quelques an- de chaque côté de la cour ; ils viennent aboutir à une
« Par
nées, au greffe de première instance sans faire la galerie couverte par laquelle arrivent les prisonniers;
,
remise réglementaire, et l'on trouva plus de quinze à droite et à gauche de cette galerie sont de petites
cents kilogrammes de fausses clel's accumulées dans portes par lesquelles on pénètre dans les promenoirs.
un coin ! » A l'extrémité opposée de chaque fosse est une grille
Les cellules de la Conciergerie sont maintenant dans toute, la largeur. Au lieu de fouler l'herbe, le
très-saines et très-bien aérées, comme celles de détenu marche sur l'asphalte. Les murs des prome-
Mazas. L'aménagement de ces cellules est absolu- noirs sont lisses comme la main; ils sont bâtis eu
ment conforme à tout ce que l'on sait du chapitre briques parfaitement serrées et dont les joints, sont
Ameublement dans toutes les prisons du nouveau si bien mastiqués, qu'il n'y a pas de griffes d'animal
système : le lit qui se replie sur le mur, l'escabeau, capables de s'y accrocher. i

la tablette, etc. A travers la grille de l'extrémité des promenoirs,


Nous voici bien loin des horreurs des vieux ca- l'œil s'arrête sur une bande de terre dans laquelle on
chots Saint-Vincent et Grancl-Nord, et des culs de a planté trois arbustes et sur laquelle on jettera un
basse-fosse de la Tour de César, de la Tour d'argent peu de gazon pour remplacer l'herbe traditionnelle
et de la Tour bombée. du préau.
C'est dans ces tours, dont la restauration s'achève L'accusé n'a plus d'autre ressource pour se dis-
aujourd'hui, que furent enfermés Ravaillac,Damiens, traire que celle de relire son arrêt de renvoi et de
Cartouche, Mandrin, Louvel et bon nombre d'au- prolonger ses repas le plus longuement possible.
tres illustrations du crime. — S. D. A la Conciergerie on compte deux catégories de
pensionnaires : la catégorie ordinaire, la plus nom-
Tropmann a fait de singuliers aveux, dit Paris- breuse, qui a la soupe le matin et un plat de légumes
Journal. à deux heures; le jeudi et ledimanche, ils ont un
S'il faut le croire, c'est dans la lecture des mé- plat de viande.
moires des grands criminels qu'il aurait pris l'inspi- Les criminels autant que les autres hommes, et
ration de son crime. peut-être plus que personne, aiment le bien-être et
Son désir de voir représenter sur un théâtre un un sommeil tranquille.
drame intitulé : Tropmann, n'est pas neuf. Dès 1721, Depuis qu'il est à la Conciergerie, Tropmann se
Cartouche, le fameux bandit, eut les honneurs du félicite de se trouver dans de meilleures conditions
théâtre. qu'à Mazas, sous le rapport du calme et du silence.
A cette époque, le poète comédien Legrand avait «
Il y a bien moins de bruit ici, disait-il dès la pre-
obtenu l'autorisation de faire imprimer et représen- mière nuit, que dans le voisinage d'une gare de che-
ter, pendant la durée de ce procès retentissant, une min de fer. »
pièce en trois actes intitulée : Cartouche, qui cessa En effet, les nuits de la Conciergerie sont profon-
d'être donnée dix jours avant l'exécution de Cartou- dément silencieuses. Presque aucun écho de la vie
che, et qui fut remise au théâtre le jour même où ce extérieure ne descend jusqu'à ce souterrain, et si le
malheureux expirait dans les tortures. soir quelque voiture égarée pat se soits les tours de
C'était vraiment savoir exploiter l'actualité avant la Conciergerie, elle roule sur ce macadam dont a
le dénoûment tragique. Et l'on n'était encore qu'en été entouré le palais de justice pour que les magis-
l'an de grâce 1721. trats puissent mieux goûter l'éloquence du minis-
Auteurs et directeurs du dix-neuvième siècle, pen- tère public et des avocats, et délibérer avec plus de
dez-vous! voilà votre maître! calme.
La seconde nuit de Tropmann n'a pourtant pas été
Depuis que Tropmann a étél'objet d'une curiosité aussi bonne que la première. L'interrogatoire, au-
bruyante et empressée, il ne reparaît plus dans son quel a procédé hier M. Thévenin, lui a causé une
préau. Ce terme de préau est une expression dont certaine surexcitation en provoquant chez lui un
on continue à faire usage, quoiqu'elle ne soit plus nouveau besoin de s'épancher et de parler à ses sur-
applicable aux promenoirs actuels des détenus. veillants. Mais ceux- ci le laissent dire sans répon-
La Conciergerie avait autrefois, comme toutes les dre, sans fournir le moindre aliment à la conversa-
prisons, sa promenade pour les détenus. C'était une tion.
grande cour où l'herbe croissait, de là est venu le La cellule double dans laquelle l'accusé est gardé
nom de préau ou petit pré. A l'un des côtés du est d'une propreté exquise : le parquet dont les feuil-
préau était une galerie formée par des arceaux à les neuves sont parfaitement jointes, reluit comtes
ogive, qui servait de promenade couverte en temps miroir le linge du lit est d'une irréprochable
un ;
de pluie. Tous les prisonniers indistinctement blancheur. On dirait que ces hommes vigilants, sur
étaient lâchés dans cette cour. Là se faisaient, entre le visage duquel on aperçoit des éclairs d'inquiétude
malfaiteurs, des projets sinistres pour le temps où et de préoccupation, sont autour du lit d'un malade
ils auraient recouvré leur liberté. Avec le système dont le rétablissement les intéresse au plus haut
cellulaire, dont le principe est l'isolement du prison- point.
nier, il fallait bien adopter des promenoirs à part. Quelle différence entre les moyéns de garder au-
A cette me me place donc où était l'ancien préau, jourd'hui un criminel et ceux que l'on employait
autrefois. On peut dire qu'à présent toute la peine le papa Albert, comme on le nomme, qui est le père
les gardiens et les surveillants des prisons. nourricier des détenus de la Conciergerie ; il a, avec
est pour
Jadis, on traitait fort inhumainement les prisonniers; deux lieutenants, la direction des cinq grandes mar-
avait des procédés infaillibles pour s'assurer de mites qui, aux heures du repas, font un tapage in-
on
leur personne, et les geôliers étaient délivrés de fernal.
toute inquiétude. Autour des fourneaux, très-bien tenus, du reste,
Après avoir fermé sur eux des portes basses, épais- on n'aperçoit ni peau de lièvre, ni plumes de pou-
et bardées de fer, on avait préalablement attaché les; ce sont des paniers pleins de légumes, et princi-
ses
l'iudividu au cou, aux bras et aux jambes par des palement de pommes de terre ; on se croirait au
colliers garnis de chaînes, dont le bout venait de join- marché.
dre des anneaux rivés dans la pierre. Lorsque la La cuisine de la Conciergerie est adossée contre les
Bastille fut démolie, on «trouva des cargaisons de ces voûtes de ces fameuses cuisines de saint Louis qui
engins dans les innombrables cachots et dans les ont. des cheminées de proportions gigantesques, au
basses fosses dont cette forteresse était pourvue. loyer desquelles on pouvait faire rôtir un sanglier,
La plupart du temps on ne s'occupait point de ce un daim, un mouton tout entier, et dont le fumet,
que pouvait devenir le prisonnier. Il lui était loisible malgré la simplicité du prince, devait être plus suc-
de se tuer en frappant de sa tète les murs de son ca- culent que celui qui s'échappe des màrmites du papa
chot. Si on tenait trop à sa personne, on mettait des Albert. (J. BAÏSSAS).
paillassons à une certaine hauteur aux quatre faces
de son réduit. L'ACCUSÉ
Il y avait aussi, sous l'ancien régime, des cachots
pareils à ceux de l'antiquité. Ces cachots n'avaient Tropmann a été placé dans une cellule semblable
pas de porte ; on y descendait les criminels par un en tout aux autres, mais affectée cependant spécia-.
trou pratiqué à la voûte : aucun espoir de s'échapper ! lement aux grands criminels. C'est dans cette cellule
Quelquefois même il ne sortait de là qu'un corps que fut le fameux Momble, l'assassin de Saint-Denis,
ensanglanté : l'exécuteur descendait par la voûr,e et qui a payé sa dette à la société, il y a à peine quel-
y mettait à mort le condamné. Il y a eu des époques ques semaines.
où l'on était peu soucieux de la publicité du châti- Cette cellule s'ouvre sur la grande salle dont nous
ment avons parlé et se trouve, par sa position topographi-
Quoique rien de tout; cela n'existe maintenant à la que, justement au-dessous de la salle de la Cour
Conciergerie, l'aspect de la galerie où se trouve la d'assises.
cellule de Tropmann rappelle on ne peut mieux les Si des vastes couloirs et de la salle immense des
anciennes prisons. Pas-Perdus, qui conduisent à la cour suprême, le
Cette galerie est si sombre, qu'en temps de brouil- public pense pouvoir apercevoir Tropmann le jour
lard, ou vers le milieu de la journée en hiver, on y de sa comparution devant le jury de la Seine, nous
allume une lampe qui rappelle ces luminaires entre- devons lui ôter cet espoir. L'accusé, de sa cellule,
tenus à l'entrée d'un caveau funéraire. Les passants monte directement dans la salle des prévenus, sans
aperçoivent cette lueur à travers les vitraux de cette être exposé aux regards du public.
fenêtre en ogive pratiquée entre les deux tours accou- Tropmann, pendant les premières heures de son
plées. transfèrent nt à la Conciergerie, a été sombre, rê-
Hier, dimanche, Tropmann s'est promené une veur ; il paraissait visiblement affecté ; quelques lar-
heure dans son préau. Il regardait souvent le ciel, mes ont voulu mouiller ses yeux.
qu'un soleil brillant éclairait, et il n'a pu s'empêcher Sa contenance ferme, cependant, et ses rares pa-
de dire : roles semblent indiquer une grande confiance dans
0:
Il doit faire bien beau en Alsace ! » l'issue de sa position.
Il paraît que Tropmann ne se -pourvoit pas et que Ce matin, il est plus calme et plus résigné que ja-
l'affaire.viendra définitivement le 28. mais.
J. BAÏSSAS. Les approches du moment solennel où l'on va dé-
cider de son sort paraissent ne plus lui inspirer ni
Tropmann a été classé dans la seconde catégorie, trouble ni crainte.
dans celle des malades. Il a son bouillon gras le Il est prêt à tout, et il attend !
matin, et sa côtelette, accompagnée de légumes, vers Ce ne sera pas long.
deux heures. Cette affaire, qui a été si longue à instruire, tou-
Voilà ce que lui envoie la cuisine de la Concier- che enfin à son dénoûment.
gerie. Mais il paraît que Tropmann ne se contente
pas de ce régime, tout exceptionnel qu'il est. Le Depuis que Tropmann a reçu la visite de son frère
matin, indépendamment du bouillon, il prend son à la Conciergerie, il continue à être triste et peu
chocolat ; à déjeuner, il a son café, qu'on lui prépare communicatif. On conçoit combien cette entrevue de-
dans l'intérieur même de la Conciergerie. Le soir, vait être pénible pour ce malheureux frère désespéré
il fait une collation qu'on lui apporte du dehors. de la grave accusation dont Tropmann est l'objét,
La cuisine de la Conciergerie est installée au pied qui vient au fond d'une prison accomplir un deypir
de l'escalier qu'on descendait autrefois pour se ren- d') famille, et qui, serrant la main du détenu, frémit
dre au guichet, où se trouvent aujourd'hui les bu- en se demandant si cette main n'est pas couverte du
reaux de M. Bérillon, commissaire de police. C'est sang de tant de victimes.
Tropmann, pendant cette visite, a dû faire un re- dans sa prison ; mais le célèbre avocat en a été era.
tour vers le passé et donner des regrets à ces temps pêché par un événement heureux et bien de nature
où sa jeunesse s'écoulait dans le travail et où il ne à lui faire négliger le monstrueux assassin de la fa.
fondait ses espérances que sur son intelligence et son mille I;inck.
activité. Une petite-fille lui est née hier, et nous pouvons
Cette époque rapprochée de son état actuel, le ajouter que la mère et l'enfant sont en excellente
souvenir de sa famille, où tout était paix et probité, santé.
et maintenant le cortège sanglant des huit victimes Le nombre des témoins dans l'affaire Tropmann
que son imagination lui présente sans cesse, l'ont a été décidément réduit à trente-huit. i
profondément remué et lui ont arraché des larmes,
les premières qu'il ait. versées depuis son arrestation
et qu'il a bien vite comprimées, de peur sans doute
NOUVEAUX RENSEIGNEMENTS |
d'être accusé de faiblir devant la perspective du châ- Aujourd'hui, 16, sous la présidence de M. le con.
timent qu'il a mérité. seiller Thévenin, s'ouvre la session de la seconde
Tropmann a repris ses promenades et les fait à quinzaine de décembre de la cour d'assises de la
présent dans une petite cour attenant à la Concier- Seine, pendant laquelle sera jugée l'affaire Trop-
gerie, sur laquelle ne donne aucune fenêtre. Il pa- mann. »

raît que la dernière fois où Tropmann eut tant de Les débats restent fixés aux 28, 29 et 30. f
spectateurs au-dessus de sa tête, il n'y eut pas seu- Le délai légal pour le pourvoi à introduire contre
lement des ouvriers maçons; on comptait une tren- l'arrêt de la Chambre des mises en accusation qui a
taine de personnes étrangères.... au bâtiment, qui, renvoyé Tropmann devant la Cour d'assises, expirait
connaissant la disposition des lieux, avaient sollicité hier soir. w
{•

la faveur d'être admises sur les échafaudages. Nous pouvons affirmer que Tropmann n'a pas usé
Tropmann avait un jeu de cartes avec lequel il de son droit. : ;
s'amusait à se dire à lui-même la bonne aventure. On La justice peut donc suivre son cours réguilier.
les lui a enlevées, de peur sans doute qu'elles ne lui Hier- M. Thévenin a fait subir à Tropmann un
fissent de tristes prédictions. nouvel' interrogatoire qui n'a pas duré moins d'une
On peut dire que les.détails de ce mémorable heure et demie. ;
,
procès sont déjà commencées pour Tropmann. On Les pièces à conviction de cette affaire ont été trans-
lui a remis hier, dans sa cellule, les pièces que la portées ce soir.au greffé de la cour impériale. Ce
loi oblige le ministère public à communiquer aux sont des caisses, des cartons, des paquets à l'infini.
accusés.. ' o - j ! Le garçon du Palais qui s'était chargé de la pelle de
Copie leur est due de toutes les déclarations des fer et de la pioche trouvées dans le champ Langlois,
témoins entendus par le juge d'instruction, de tous était: suivi par des curieux qui ne l'ont quitté qu'w.
les rapports d'experts, des prônes-verbaux des.com- moment où il a disparu dans les profondeurs du
missaires de police, et enfin de tous les ÏIiterroga- greffe. u
•;
toires de l'accusé où il y a eu confrontation avec des J La pioche est d'une lourdeur effrayante ; elle est
témoins. presque neuve : en voyant cette pointe effilée, on fré-
La copie de toutes ces pièces forme une centaine missait à l'idée des cruelles blessures qu'elle avait
de rôles, au moins, d'une écriture successivement dû faire à ces malheureuses victimes.
serrée et souvent très-bizarre, car il y a peu de cal- Les bocaux renfermant les organès de Kinck père,
ligraphes dans les greffes du Palais. A ces volumi- à cause de la mauvaise odeur qu'ils exhalent, soat
neux documents ajoutez l'arrêt de renvoi et l'acte restés dans un réduit souterrain. Il faut espérer que
d'accusation, fort é:endus, et vous pourrez affirmer M. le président, dans l'intérêt de la santé de tous,
que Tropmann possède un véritable cabinet de lec- tiendra ces pièces à conviction éloignées de.la salle
tura dans sa cellule. ,. d'audience, où elles ne sont pas indispensables. Ceux
Aussi en use-t-il, et il passe ses heures à lire, à qui ont assisté, à Niort au procès de Martin Réau,
gesticuler, à élever la voix, à frapper sur sa table. accusé d'empoisonnement sur ses femmes, son beau-
Cette agitation motive nécessairement un redouble- frère et son jeune fils, se souviennent avec horreur
ment d'activité dans la surveillance dont il est l'objet. des émanations cadavériques qui s'échappaient f'es
A chaque instant il demande du papier. Il voulait de bocaux, quoiqu'ils fussent hermétiquement fermés.
l'encre et une plume en fer, mais il a dû se con- On ne verra figurer à la cour d'assises ni le gen'-
tenter d'un crayon qu'on lui taille toutes les fois qu'il darme qui a arrêté Tropmann, ni le calfat quia
le désire. sauvé l'accusé dans le bassin du Havre.
Constamment il griffonne des notes, et, en les M. Thévenin a été obligé de fermer sa porte aux
écrivant, il se montre parfois très-irrité. Il ne s'at- solliciteurs. On élève à cinq mille les demandes de
tendait probablement pas aux dépositions qui lui ont billets qui lui ont été adressées depuis le commence-
été communiquées et qui certainement doivent lui
ment de décembre. (J. BAÏSSAS.)
• causer de l'embarras.
On voit, en effet, que ce qui l'agite le plus, c'est MI Lachaud, qui a vu Tropmann aujourd'hui, a
le besoin de contredire les témoins, et à
en juger par eu beaucoup de peine à le ramener au calme. On va
ton attitude, on voit qu'il déploiera de l'énergie aux sans doute être obligé d'interdire à Tropmann l'u-
débats qui vont bientôt s'ouvrir.
Me Lachaud devait aller visiter hier Tropmann
sage du café. Il paraît vouloir passer ses nuits à dis-
x cut-:r les divers points de son prjcès.
On lit ce matin dans la Gazelle des Tribunaux : tin, fût représentée dans le plan et y figurât a la
« A l'heure où nous écrivons ces lignes, Trop- cour d'assises.
mann ne s'est pas encore pourvu contre l'arrêt de la Comme cet immeuble était nécessaire à l'intelli-
2hambre des mises en accusation qui le renvoie de- gence des lieux, il a bien fallu le faire entrer dans
vant la cour d'assises de la Seine. la composition du plan, malgré la terreur du pro-
«
L'affaire est indiquée sur le rôle des assises priétaire qui craignait que cette exhibition ne lui
comme devant occuper les audiences des 28, 29 portât malheur.
et 30 décembre. On ne sait si, à cause de la lon-
gueur présumée des débats, ces trois jours suffi- La curiosité publique s'accroît à mesure qu'appro-
ront. » che l'instant de la comparution de Tropmann devant
la cour d'assises. L'homme le plus sollicité est ac-
On sait qu'à Paris il y a deux sessions d'assises tuellement M. Thévenin, président des assises pen-
chaque mois, durant chacune quinze jours. dant la seconde quinzaine de ce mois ; c'est lui qui
La deuxième session de ce mois, celle qui doit va être appelé à désiguer les quelques élus qui pour-
clore l'année 1869, et être terminée elle-même par ront assister au dernier acte du crime de Pantin.
les mémorables débats qui nous occupent, a donc Aussi est-il l'objet de pressantes requêtes. Hier soir,
été ouverte jeudi 16. l'honorable président avait déjà reçu 1376 demandes
Les quarante jurés de service pendant la seconde de cartes.
quinzaine de décembre sont déjà entrés en fonc- La veille de l'ouverture des débats, on fera
tions. queue à l'entrée de l'enceinte publique, comme
C'est parmi eux que le jour de l'audience seront aux portes de l'Opéra pour les représentations gra-
tirés au sort les douze jurés titulaires et les deux tuites.
jurés supplémentaires, devant lesquels Tropmann Est-ce là le fait d'une malsaine curiosité? Non.
aura à rendre compte de ses huit assassinats. Les crimes commis par Tropmann ont été tellement
Ce tirage est fait en la chambre du conseil par le horribles qu'ont est impatient de savoir quelle sera
président, en présence de la cour, du défenseur et l'attitude du meurtrier, quand il s'entendra con-
de l'accusé. damner.
Le ministère public et la défense ont droit de ré- Le jour de l'exécution, la place de la Roquette
cusation, jusqu'à ce qu'il ne reste plus dans l'urne sera certainement trop petite, car hier encore nous
que le nombre de noms nécessaire pour constituer le entendions des gens, partisans de la peine de mort,
jury. et à qui le spectacle d'une exécution n'inspire que
Bien que de construction toute récente, la salle du dégoût, déclarer qu'ils assisteraient volontiers aux
des assises est loin de répondre par ses proportions derniers moments de Tropmann.
aux exigences de ces audiences exceptionnelles. Dans sa cellule de la Conciergerie, il est redevenu
Lorsque les magistrats, les membres du barreau, insouciant comme par le passé. L'émotion que la vi-
les jurés non tombés au sort, les témoins et les site de son frère lui avait causée n'a été que passa-
journalistss ont occupé des bancs qui leur sont ré- gère, et c'est à peine, aujourd'hui, s'il songe à sa
servés, c'est à peine s'il reste trois cents places pour famille.
le public. Hier pourtant, il a écrit à M. Claude pour lui
En présence du retentissement provoqué par le demander de s'intéresser à ses parents et de ltur
crime de Pantin et de l'affluence qui assiégera les faciliter les moyens de s'expatrier et de changer
portes de la cour d'assises, comment n'a-t-on pas de nom.
eu l'idée d'élever, comme on le fit jadis lors des L'échafaud ne lui cause aucune frayeur; il se figura
débats de la haute cour de Versailles, des tribunes qu'il n'y montera pas.
provisoires, qui auraient permis de doubler le nom- « Si je suis condamné à mort, a-t-il dit à ses co-
bre des assistants? détenus, on ne m'exécutera pas, car je possède des
Le public est toujours satisfait de voir qu'on pense moyens de suicide qu'on ne pourra jamais m'empê-
à lui. Nous ne doutons pas qu'il n'eût accueilli avec cher d'employer. Je suis &ûr de déjouer toute surveil-
reconnaissance cette marque de sollicitude de l'ad- lance. »
ministration. Quand on entend de semblables paroles, on croit
On se plaint que la foule est attirée vers les avoir affaire à un fou. Il n'en est rien pourtant, car
spectacles frivoles, qu'on lui facilite donc l'accès des l'incessant examen auquel le prisonnier a été soumis
prétoires de la justice, où elle ne saurait trouver que tant à Mazas qu'à la Conciergerie, prouve chez Trop-
de salutaires enseignements. (Louis ARNOLD.) mann une complète sanité d'esprit.
Le directeur de Mazas, qui a eu comme pension-
La France cite un petit incident assez singulier naires la plupart des grands criminels de ces derniè-
qui se serait produit à Pantin, pendant que M. Derecq res années, s'est livré à une étude des plus appro-
fils, architecte-expert, levait le plan qui devait lui fondies du caractère de l'assassin de la famille Kinck,
servir à faire le relief exact des lieux où les cri- et il affirme que jamais chez un coupable il n'a dé-
mes se sont accomplis. Le propriétaire d'une mai- couvert des instincts de férocité comme ceux qui se
son, située sur le bord du Chemin-Vert, voyant que révélaient à tout instant chez Tropmann, férocité
M. Derecq la comprenait dans cette première es- froide, raisonnée, calculée.
quisse, s'opposa vivement à ce que sa maison qui, Chaque fois qu'il parle de son crime, c'est insou-
disait-il, n'avait rien à voir dans les crimes de Pan- cieusement, sans remords, comme d'une affaire qui
n'a point réussi par suite d'un vice d'exécution. Il che et que l'attention publique se porte de nouveau
reconnaît que le coup ne lui a rapporté que fort peu sur l'horrible assassin.
de chose, quelques bil'ets de mille francs. Voici ce que dit le Rappel :
«
Ces billets de mille francs, dit-il, m'étaient né- La nouvelle suivante nous est garantie :
'...'
cessaires pour construire un métier à tisser qui Un médecin spécialiste, qui a fait une étude très-
aurait commencé ma fortune; j'aurais inventé d'au- approfondie de la folie, doit visiter Tropmann pour
tres machines, et alors je serais devenu riche, bien examiner les facultés mentales du jeune monstre de
riche ; j'aurais voyagé, et il n'y eût point eu un Paptin. j
' seul coin de la calotte du ciel que je n'eusse ex- On nous assure que ce docteur agit d'après les in-
ploré. » stigations de Me Lachaud.
Il rêvait des richesses immenses, une vie fantas- Il faudrait en conclure que le défenseur se propose
tique à la façon de Dantès, son -héros. Monte-Christo de plaider la folie.
élait son roman favori. Que de fois il en a parlé dans Il paraît, ajoute la Liberté, que la science veut s'im-
sa prison! miscer dans la défense de Tropmann. On parle d'un
Quand son imagination travaillait de la sorte, Trop- mémoire qui a été soumis à Me Lachaud par le doc-
mann finissait par s'illusionner au point de croire teur Amédée Bertrand, qui s'est beaucoup occupé de
lui-même à ses chimères à mesure qu'il les racon- la physiologie du cerveau.
tait à ses compagnons de cellule de Mazas. Ce travail conclut à l'irresponsabilité de l'accusé
Quelques jours seulement avant son transfert à la dans les actes qu'il a commis. Le docteur les attri.
Conciergerie, le prisonnier songeait encore à la bue à une manie raisonnante qui l'aurait invincible-
possibilité d'une évasion. ment poussé à ces assassinats sans qu'il se fût rendu
« Il me faut pour cela de l'argent,
s'écriait-il, de compte des conséquences qui devaient en résulter
l'argent, beaucoup d'argent ! J'en aurai, et ce jour- pour lui.
là je sortirai d'ici, et tous ceux qui m'exècrent et me Tropmann a le moral bien moins affecté main-
méprisent à l'heure qu'il est seront à mes pieds hum- tenant : il a repris ses sorties. Hier il jouait au bou-
bles et rampants ! » chon avec la désinvolture d'un gamin des boulevards
C'est que, malgré son manque d'éducation, Trop- et la justesse de coup d'œil d'un mécanicien qu'il
mann a des instincts de domination, des velléités de est.
supériorité. Pendant les premiers jours de sa dé- Enfin, l' Indépendance belge publie une nouvelle
tention, il se laissait servir par un de ses compa- grave :
gnons de captivité. Ce détenu faisait son lit, balayait On assure que Me Lachaud est dans l'intime con-
pour lui la cellule. Mais l'autre prisonnier lui viction que Tropmann a des complices.
ayant fait des reproches à ce sujet, Tropmann, le
lendemain matin, sans mot dire, fit son ménage lui- Les aveux de Tropmann semblaient devoir dimi-
même. nuer l'intérêt des débats de cette affaire à la cour
Quand il ne bâtissait point quelque beau roman d'assises. Mais ces aveux ont été rétractés par Trop-
ou ne rêvait pas quelque machine de son invention, mann, et il se dispose à recommencer devant le
il s'amusait à des futilités et faisait surtout des cro- jury la lutte qu'il avait soutenue contre M. Douët
quis enfantins. Ce qu'il a noirci de papier pendant d'Areq.
sa détention est quelque chose d'incroyable. Maintenant il se donne trois complices, qui rap-
Ces imageries, qui venaient sous la plume de pellent un peu les hommes barbus sur lesquels Du-
Tropmann alors qu'il eût dû songer à défendre sa molard rejetait la responsabilité des crimes qu'il
tête, prouvent une fois de plus l'insouciance du avait commis.
malheureux, et même une certaine inconscience Il se peut, à la rigueur, que Tropmann ait été seul
de sa position. Quelle sera son attitude quand il de sa bande; mais en déclarant des complices, il est'
comprendra qu'il est définitivement perdu? d'accord avec une grande partie de l'opinion publique.
HIPPOLYTE NAZET. On sait, en effet, qu'une infinité de personnes ne
peuvent abandonner l'idée que plusieurs criminels
Le greffe criminel a remis à Tropmann la copie, de ont mis la main aux assassinats de Pantin. Ce sen-
l'instruction : 700 rôles! timent se fonde sur la diversité et le grand nombre
L'assassin de Pantin, plein d'une incroyable indif- de blessures qui recouvraient les cadavres des six
férence, se refuse absolument à feuilleter ce volumi- victimes. Cet accord de Tropmann avec l'opinion
neux dossier. publique et ce désaccord entre l'instruction et
«
Le jour où l'on me fera lire ça, a-t-il dit tran- lui rendront intéressantes et passionnées les discus-
quillement, il fera plus chaud. » sions qui vont s'élever à cet égard.
On dit que les fouilles et les recherches faites dans
Tropmann, m'a-t-on raconté, ne se fait pas une le champ Langlois ont amené la découverte de quan-
idée fort exacte de sa situation. Il ne croit pas qu'il tité d'objets dont quelques-uns, sans aucun doute,
sera condamné bien sévèrement. avaient été perdus par les visiteurs des lieux de cette
Quelques jours seulement avant son transfert à la scène sanglante.
Conciergerie, le prisonnier songeait encore à la possi- Mais, comme il y a des couteaux dans le nombre
bilité d'une évasion. des objets, on ne manquera pas de dire que c'étaient
Tous les journaux s'occupent longuement de Trop- des armes dont les complices de Tropmann se sont
manu aujourd'hui. On sent que le dénoûment appro- ensuite débarrassés. Mais on a trouvé des objets qui,
certainement, n'ont pas été perdus par la foule, des assassins, surtout quand ils ont intérêt à dépêcher
comme la pelle à main qui a pu servir à creuser leur sanglante besogne.
les fosses, instrument tout neuf et qui n'avait servi Tropmann est sorti encore ce soir dans la petite
qu'à ce triste usage, comme la petite pioche qui a cour de la Conciergerie et il a repris son jeu de bou-
servi à frapper les victimes et à leur faire de ces chon. On nous disait qu hier impatienté de
ne pouvoir
blessures profondes qui transpercent les organes et faire voler assez vite le bouchon, il avait saisi
une
brisent les os. Que l'on songe aux ravages que peut chaise pour le renverser, et il s'était mis à rire
aux
produire un instrument pesant et aigu, manié avec éclats de cette prouesse. L'accusé a une figure juvé-
cette fureur, avec cette ivresse qui s'empare toujours nile qui frappe tout le monde ; on s'intéresserait à

lui, si l'horreur qu'inspirent ses crimes ne vous sou- des personnes indispensables pour le service de la
levait immédiatement le cœur. Comme ses cheveux salle, les places réservées aux témoins étant bien
sont abondants, il les rejette souvent en arrière. comptées, il ne restera plus que cent trois places
Il porte un pantalon gris de fer, un gilet noir ouvert libres.
par le haut, une redingote noire. Il est toujours nu- Il est vrai que le public debout -aura beau jeu cette
tête. fois. Il sera un peu loin de la scène, toutes les pa-
roles de Tropmann ne lui parviendront pas, mais
M. Thévenin, président des assises, a demandé à enfin il assistera à cette terrible affaire. Seulement,
l'architecte du palais de mesurer géométriquement cette catégorie de curieux s'imposera une rude cor-
l'espace dont il vée. Il faudra que, dès l'heure la plus matinale, on
pourra disposer en faveur des spec-
tateurs privilégiés. Tout bien examiné, les places vienne se ranger à la queue. Cette pénible attente
peut commencer dès sept heures et demie du matin,
moment auquel on circule dans les galeries.
Quant aux rédacteurs judiciaires chargés de rendre
compte de l'affaire, on doit les plaindre: malgré
places..
journalistes,leur aura réservé quelques autres
Enfin, ceux des jurés qui ne siégeront pas ne man-
queront pas d'assister aux débats : encore une ving
taine de places à trouver.
"

toute la bienveillance de M. Thévenin, ils ne seront


pas commodément placés. Ajoutez à tout ce monde les huissiers, les sergents
Autrefois, les rédacteurs avaient une tribune spé- de ville, les gardes de Paris, les gendarmes.
ciale d'où ils dominaient la salle ; alors rien ne leur Enfin, M. le président offre une place à chacun de
échappait. Mais, par mollesse, ils se sont laissé en- MM. les jurés qui sont au nombre de trente-deux,
lever cette tribune dès la première audience d'inau- trois ou quatre ayant été excusés au commencement
guration de la nouvelle salle. (J. BAÏSSAS.) de la session.
Je crois seulement savoir que, pour être agréable
On lit dans le Gaulois: à un plus grand nombre de personnes, les billets
Il y a quelque temps déjà que nous n'avons donné distribuas ne pourront servir qu'un jour, et ils
de nouvelles de Tropmann. (Jet aimable scélérat est, porteront la mention du jour pendant lequel ils se-
' nous apprend-on, fort suucieux. Le souvenir de ses ront valables; en telle sorte qu'il y aura de véritabl s
parents l'obsède, il s'en montre attendri et n'a d'au- fournées.
tre pensée que celle de l'avenir des siens.
Il a pressenti la difficulté pour eux de vivre dans Hier, dimanche, l'accusé a manifesté l'intention
leur pays sous l'opprobre qu'il va léguer à leur nom. d'assister à la messe.
Aussi, hier, écrivait-il à M. Claude, chef du service A la Conciergerie, l'office divin se célèbre dans la
de sûreté, pour lui rappeler les bons procédés dont cbapeL historique dite des Girondins. ;

ce fonctionnaire de la préfecture de police a usé à Autrefois l'on pénétrait dans ce petit temple par
son égard et [pour l'intéresser au sort de sa fa- le cachot de Marie-Antoinette et par une porte don-
mille. nant accès à une tribune grillée. >

«
Je vous en prie, écrivait-il, mon cher monsieur C'est dans cette tribune que les détenus assistaient
Claude, faites tout ce que vous pourrez pour les ai- à la messe; mais depuis assez longtemps on ne s'en
der, pour faciliter à mon pauvre père, à ma mère servait plus; les prisonniers restaient dans la nef.
chérie, à mes malheureux frères, les moyens de pas- Par exception, Tropmann a entendu la messe
ser en Amérique. Là', le nom n'est plus une tache, dans cette tribune.
et qui sait? le bonheur, la for mie, les attend peut- Cette mesure a été prise pour que le meurtrier de
être 1» la famille Kinck ne fût pas l'objet de la vive' curio-
M. Souveras, l'employé du service de la sûreté sité de ses codétenus.
qui a, d'après les données établies par ses chefs et
les aveux arrachés par Me Lachaud à Tropmann, fait Notre correspondant du Havre, M. Duboc nous
deux voyages en Alsace, vient d'être nommé briga- écrit que contrairement à ce qui a été dit, le calfat
dier de la sûreté. Hauguel qui a retiré Tropmann du canal, lors de sa
tentative de suicide, et le gendarme Feirand qui l'a
Le Moniteur fait ce matin sur ce sujet un inté- arrêté, seront, au nombre des témoins.
ressant calcul : Ils ont reçu l'un et l'autre une assignation pour se
Le public, le vrai public de la Cour ;d'assises, son rendre à Paris le 28 décembre, jour de l'ouverture
public ordinaire, a sa place réservée, qui lui appar- des débats.
tient et sur laquelle on ne peut empiéter : c'est la
dernière porte de la salle dans laquelle les curieux RENSEIGNEMENTS NOUVEAUX
se tiennent debout.
Le barreau a droit à un nombre déterminé de pla- Aujourd'hui que Tropmann est renvoyé devant
ces, et je sais plus d'un stagiaire qui sera en place à les assises, qu'il a tout avoué, que le cadavre de sa
huit heures du matin, avec son déjeuner dans sa po- première victime est retrouvé, et qu'il est peu dou-
che, faisant bravement queue à la porte réservée de teux qu'une condamnation capitale ne soit le dénoû-
la Cour d'assises. meut des débats de ce sanglant procès, est-ce qu'il
Les jeunes avocats ont toujours été fort avides des serait par trop inhumain d'émettre, à propos de
procès criminels; lors des débats de l'affaire Donon- l'exécution de l'assassin de la famille Kinck, l'opi-
Cadot, ils étaient si nombreux sur l'escalier qui nion qu'elle devrait avoir lieu sur le théâtre du
con-
duisait à l'ancienne Cour d'assises que la rampe de crime ?
cet escalier s'est brisée. Ou qu'il soit pris à Paris, à l'égard des exécutions,
Il faudra bien aussi caser les témoins, quand ils la même mesure qu'à Londres, c'est-à-dire qu'elles
auront fait leur déposition; on avait dit, à un mc-< soient faites dans l'intérieur de la prison, devant un
ment donné, qu'ils seraient environ quatre-vingts, public restreint, je n'oserais dire choisi, ou que, si
il paraîtrait qu'on n'en entendra qu'une quarantaine. elles doivent continuer à être publiques, elles le
Toujours est-il que c'est quarante places dont- on ne soient véritablement, et que l'instrument de supplice
peut disposer. comme s'il avait honte de son œuvre, ne soit pas
La presse a une tribune qui lui appartient, mais élevé dans un endroit où personne ne peut le voir
cette tribune est si petite que très-certainement ainsi que cela arrive à la Roquette !
M. le président, dans su. bienveillance pour les Cependant, avec la conviction que l'on doit avoir
.ujourd'hui que les exécutions ne sont en aucune fa- yeux, ainsi que cela est arrivé plusieurs fois durant
on un exemple, mais bien seulement un hideux ces dernières années, l'horrible tableau d'un crimi-
pectacle, ce qui serait plus humain et plus philoso- nel, montant à la guillotine en chantant ou en blas-
ihique, ce serait de faire exécuter les condamnés à phémant, cela seulement peut-être par vanité plutôt
sort en présence de douze jurés tirés au sort parmi que par insensibilité même.
eux qui ont siégé durant la session et d'un même Mais si, au contraire, les exécutions doivent être
nombre de citoyens, dont les noms seraient donnés publiques, qu'elles le soient tout à fait, au grand
e
lendemain par le Journal officiel. jour, et qu'elles n'aient plus lieu dans l'angle retiré
De cette façon, la société serait satisfaite et la d'une place comme celle de la Roquette, d'où la
oule impressionnable n'aurait plus jamais sous les troupe éloigne si bien la foule les jours d'expiation

uprême que le condamné échappe à tous les re- TROPMANN CHIMISTE


ards.
L'accusé s'occupait beaucoup de chimie et il a
Nous croyons, pour notre part, que l'exécution de cherché à découvrir des procédés plus simples et plus
lropmann, au milieu du champ Langlois, serait d'un économiques pour l'impression des étoffes et la tein-
rand exemple, et que, puisqu'il s'agit ici de forfaits ture de la laine. Quoiqu'il ait déclaré avoir adminis-
ans précédents dans les fastes criminels, on donne- tré de l'acide prussique à Jean Kinck, il est fort pos-
ait une satisfaction réelle à l'opinion publique en sible qu'il se rétracte à l'audience, et qu'il se re-
ivrant l'assassin à la curiosité tout entière. tranche sur l'opinion de quelques savants qui ont
RENÉ DE PONT-JEST. prétendu que l'acide prussique pouvait se trouver
dans des cadavres, par suite de l'ingestion de certains qui avaient mangé des. amandes d'abricots ou de
aliments. M. Tardieu combat cette opinion dans son pêches ajoutées imprudemment à des confitures. *
traité des empoisonnements, mais, dans une autre Le conseil d'hygiène et de salubrité du départe...
partie de son livre, il cite des faits venant à l'appui ment de la Seine découvrit, il y a quelques année?,
de l'opinion qu'il a combattue. Nous reviendrons et signala à l'administration une fraude aussi dange-
tout à l'heure sur ce point. -.jn-.vr-< h ; / reuse que coupable, pratiquée dans la fabrication du
La quantité d'acide prussique recueillie par l'ana- kirsch- Au lieu de faire,cette liqueur par la fermen-
lyse de M. Roussin suffirait à peine, suivant l'ex- tation et la distillation des merises, des fabricants la
pression d'un chimiste, pour mouiller la tête d'une préparaient avec un mélange de parti,-s. égales d'al-
épingle; mais il faut dire aussi que cet acide s'éva- cool et d'eau de laurier-cerise. En se trompant sur
pore rapidement; même à l'état de vapeur, il a causé les proportions, on peut produire de l'acide cyanhy-
une foule d'accidents suivis de mort. On croit que le drique en suffisante quantité pour amener les acci-
chimiste Scheele a succombé à ce genre de mort. dents les plus graves. C'est M. Tardieu lui-même,
Les exhalaisons des substances vénéneuses produi- page 1048 du même Traité, qui rappelle cette frau-
sent donc des effets terribles. On voit dans les an- duleuse fabrication du kirsch.
ciennes relations du procès de la Brinvilliers qu'Exili Le cyanure de potassium, dont il a été beaucoup
fabriquait des poisons, dent nous ignorons la nature, parlé dans cette affaire, est un composé salin de l'a-
avec un masque de verre sur le visage. Un jeune cide prussique. De nombreux empoisonnements,
étudiant, que le professeur Regnault eut le bonheur causés, par accident ou par une main criminelle, ont
de secourir à temps, pensa périr dans les mêmes été pratiqués avec cette substance. Ce sel est large-
circonstances que Scheele. Ce jeune homme n'avait ment employé par l'industrie, et tout le. monde peut
pourtant respiré que de faibles vapeurs se dégageant l'acheter. Les doreurs notamment et les photogra-
d'un vase qui avait servi à la préparation de l'acide phes en font usage.
prussique. Il resta plusieurs heures dans un état de Rien, qu'en le maniant, ce sel peut causer des ac-
prostration absolue. cidents, surtout si on a aux mains une coupure, des
L'acide prussique est employé en médecine, et on gerçures, ou si seulement l'épiderme egt enlevé à une
cite dans les Annales de la médecine et de la phar- place, quelque: minime que soit cette lacune. M. Tar-
macie un accident qui eut lieu à Bicètre en 1829. dieu détourne énergiquement les photographes de la
Sept épileptiques, auxquels on avait administré du mauvaise habitude qu'ils ont de faire disparaître de '
sirop cyanhydrique mal dosé, périrent victimes d'une leurs mains. a,vec UIJ; morceau de cyanure de potas-
erreur due à la distraction ou à l'inexpérience.' sium (ce cyanure se vend en plaq'-es blanches) les
Il est à noter que l'apoplexie foudroyante, celle taches qu'y a laissées: le contact du nitrate d'argent.
qui se manifeste par l'ftiimorrhagie au cerveau, a des Ce genre d'empoisonneiment nousi rappelle un fait
caractères qui Se, r^pç^hei$. te.lle'm,ent çfô la mort historique. J).e$ historiens modernes, ont tourné en
causée par l'acide.. 'pru&^aa qu'il est possible; <le dérision, ce: que des contemporains avaient affirmé
confondre les deux genres; de mort.. Dans l'affaire sur l'empoisonnement, Jeanne d'AtpFet, mère de
Pralet, où il s'agis^it, dfunfè ^us^tion d'emprison- Henri IV. Des. Mémoires, de cette époque ont attri-
nement par l'acidç, prussiqu^ M. Orfîla démontra bué 1% mort de Jeanne, d'Albret à des; c,,pllets et à une
que cette acc.usati.o:n; sur une base fausse,, et paire dfe gants parfumés dont Catherine de Médicis
qu'on avait aff$$g% t.Q#, sïmplem&Ht a une, apopte^ie lui &v%it fait présent. On. voit; pay. L'exemple des ac-
foudroyante. cidents. du cyanure de potassium; que, jusqu'à un
Dans l'emp,oisoïp.em^ftt de Jean Kinckr si, l'accu.sé certain point, un empoisonn-enr' p^uyait, en mettant
le niait maintenant, il pourrait naître de cette, déaé-. cette, substance: en pou,dr% dans nn# pairs de gants,
gation une controverse oareuse. compter sut ta chance, dj'iEgérer' le poison par l'ab-
Il y a des hommes, spéciaux, ainsi que. 1:1,0)18: le., di- sorp.iion ou }iJR\f' une petite-excoriation de la peau.
sions, qui ont, pens.& que les aliments ingérés das& U était,po^fe]# également di'i^mpoisonner une per-
S£nBt§ egjp
l'estomac, surtout quand il y a des noyaux de certains respirer un$ poudre vénéneuse.
fruits ou des po^enaal- de& noyaux., pou- Des objets de toilette parfumés invitent à les por-
vaient produire, (^giaetr- a* tiKPr à l^orpne; de et, ces. paj-fums peuvent
dans cet organe, de 17,açi4,,ç p^Uv^si^ej., déguiser un# s^b^tan.^. moïteïte-..
M. Tardieu est de cet avis, et en voi'cM la preuve : L'empoisonnement de Jeanne, dWlforet ne semble-
« L'ingestion, dit-il, page 1049 de son Traité sur rait donc pas un fait si impossible, surtout si on ré-
les empoisonnements, l'ingestion d'une certaine fléchit qu'au seizième siècle les chercheurs pouvaient
quantité de fruits à noyaux, amandes amères, aman- avoir découvert en chimie, et en dehors de toute
des de prunes, d'abricots, de cerises, etc., peut aussi méthode scientifique, une foule de secrets en tout
causer de graves accidents, et déterminer la mort si, genre, parmi lesquels les poisons ont dû trouver
comme on l'a vu dans certains cas, la quantité absor- leur place.
bée est trop considérable. Sous l'influence de l'eau, Il faut convenir aussi que si, d'un côté, l'habileté
il se produit dans l'estomac, aux dépens des éléments infernale des empoisonneurs était parvenue à uri de-
de ces fruits à noyaux, une quantité notable d'acide gré effrayant, la médecine, d'autre part, était très-
cyanhydr:que dont l'absorption, nécessairement très- arriérée. Que devait-elle être au seizième siècle.,
rapide, peut déterminer les symptômes d'un grave quand au dix-fjeptième, sous Louis XIV, elle était
empoisonnement. J'ai vu des accidents assez sérieux incapable de constater médicalement le ra-
encore
se produire a plusieurs reprises chez des personnes vage des poisons dans les corps dont les médecin5
faisaient l'autopsie ? C'est ce qu'on, voit formellement ses sollicitations irrésistibles. Elles demandèrent au
dans les procès-verbaux qui nous restent des autop- de salle si elles ne pourraient pas trouver ua lit dans
sies faites à propos du procès de la célèbre Brinvil- les dépendances de la Cour d'assises.
liers. « Oui, madame, répondit le garçon, nous avons
Lorsqu'à la cour de Louis XIV on perdit subite- un dortoir pour les personnes qui désirent assister à
ment Henriette d'Angleterre, les médecins ne pu- l'audience du lendemain. »
rent s'accorder sur le, genre de mort auquel cette Les deux dames comprirent que leur tentative
princesse avait succombé; il en fut de même au dé- était infructueuse, mais elles ne renoncèrent pas à
cès de la duchesse de Bourgogne, de son mari et de leur projet ; quelques indications qui leur furent
ses enfants, et tous ces personnages de la famille données leur permirent de savoir où se trouvait la
royale passèrent, dans une partie, de l'opinion pu- salle de service aux témoins ; e,lle$ s'y rendirent en
blique, pour avoir succombé, aux effets du poison. fermant la porte derrière elles.
Le duc d'Orléans, depuis régent de France, qui Le garçon, en faisant son inspection, trouvant la
s'occupait de chimie, fut accusé bien injustement porte fermée, se contenta de compléter la fermeture
d'avoir préparé le poison destiné à ces derniers par deux tours de clef. Le lendemain, quel ne fut
membres de la famille de. Louis XIV. Si la méde- pas son étonnement lorsqu'il découvrit dans cette
cine eût été une science plus avancée à ce moment, pièce les deux dames qui, la veille, lui avaient de-
elle aurait pu constater la nature de la mort et dé- mandé un lit.
truire ou confirmer l'opinion de ceux qui croyaient Ces dames avaient déjeuné légèrement avant leur
à un empoisonnement. arrivée à la Cour d'assises ; elles n'avaient pas dîné
Que de crimes ont dû se cacher sous le voile épais et avaient passé une nuit'sur un banc de bois. Voilà
qui couvrait encore la science médicale (J. BAISSAS.)
!
un des échantillons des produits de la curiosité fé-
mutine, alors qu'il s'agit d'un grand procès criminel.
(DTOit.)
MQtlVEAUX REMSEt&KEMENTS

On ne saurait trop comprendre combien sont ar- C'est mardi matin à dix heures, que-s'ouvriront
dentes et insistantes les sollicitations faites pour ob- les débats de cette grave affaire. Une bonce partie
tenir des billets pour l'aflaire Tropmann. de cette première audience sera absorbée par la lec-
Les demandes s'élèvent à 15 000. Les visites per- ture de l'acte d'accusation et. l'interrogatoire de l'ac-
sonnelles faites à M. le procureur général et à M. le cusé.
président sont innombrables ; le greffier a aussi son L'acte d'accusation est très-long, il représente, nous
contingent de solliciteurs. dit-on, la matière de mille à onze cents lignes en
Le président surtout aurait besoin de plusieurs petit, texte.
secrétaires pour ouvrir et lire les lettres qui lui sont Tropmann a, comme on sait, un accent alsacien
adressées. Corn ue il est le distributeur des billets, il très-prononcé, et il faudra lui faire répéter bon
est devenu l'objet des sollicitations les plus passion- nombre de réponses qui n'arriveront pas nettement
nées. Jamais roi n'a eu une cour plus nombreuse, tout d'abord à l'oreille du jury.
plus obséquieuse, plus désireuse de lui plaire; mais Il a voulu souvent revenir sur les aveux qu'il fit le
l'affluence est devenue telle, que M. le président a 13 novembre, et tout récemment il parlait encore de
dû refuser toute audience et barricader sa porte trois complices, ou plutôt de trois principaux cou-
pour résister aux assaillants. pables qu'il ne voulait pas perdre; mais dans les
Il évite ainsi l'envahissement de son domicile ; lettres qu'il adressait à ce sujet aux magistrats in-
mais il lui faut aller au Palais, et pour gagner la structeurs, les contradictions et les invraisemblances
rue, il est ob!ig4 de fendre le flot des solliciteurs et étaient si flagrantes qu'on ne put voir en tout ceci
surtout des solliciteuses, qui encombre l'escalier et qu'une accumulation de grossiers mensonges.
va se jeter au plus vite dans la voiture qui le con- Du reste, pas une seule indication précise ; ni de
duit au Palais-de-Justice. Il trouve à sa sortie de noms, ni de désignation de domicile.
voiture, sur les marches qui conduisent à la salle Son défenseur lui a, paraît-il, démontré la com-
des Pas-Perdus, dans l'escalier de la Cour d'assises, plète inutilité de ces tergiversations, et il est pro-
de, nouvelles avalanches de solliciteurs qui prient,. bable qu'à l'heure des débats, s'il ajoute quelque
supplient pour obtenir un billet, un seul billet pour chose à s.es derniers récits, ça sera pour compléter
l'affaire. Tropmann. les aveux des 13, 15 et 16 novembre.
Le lendemain, les mêmes scènes se reproduisent,
et la persécution, qui n'a et ne peut avoir aucun ré- Nous avons eu souvent l'occasion de rapporter des
sultat, n'en continue pas moins. incidents produits par l'influence qu'ont exercée les
Nous ne devons pas entrer dans les dé!ails, mais monstrueux forfaits de Tropmann sur des imagina-
nous ne pouvons résister au désir de faire connaître tions faibles ou maladives.
les motifs présentés par une bonne mère à l'appui Voici un fait plus étrange que. tous les précédents;
de sa sollicitation. Elle avait pu aborder, non pas le il est signalé par le Mémorial de Lille:
président, mais une personne qu'elle croyait en me- Samedi, une jeune et fort jolie fille de dix-huit à
sure de recevoir utilement son placet. dix-neuf ans, Maria X..., est allée trouver le com-
Cette dame était accompagnée de sa jeune filiti missaire central de Lille, et l'a prié de faire des dé-
âgée de seize ans, charmante et dans une toilette, marches nécessaires pour lui faire obtenir l'autorisa-
qui, suivant les espérances de la mère, devait rendre tion d'aUT voir Tropmann dans sa pri-on.
<t
Qu'avez-vous à lui dire? demanda le commis- Le lendemain matin, il fit la grimace quand on lui
saire. apporta l'ordinaire des privilégiés. Il demanda du
Monsieur, c'est bien simple. M. Tropmann est chocolat pour son premier déjeuner. On accéda à son ;

seul ; il a besoin de soins, de distractions. Si j'allais désir.
demeurer avec lui pour le temps qui lui reste à vi- Dès son arrivée, les tentatives des curieux com-
vre, je serais très-aimable pour lui et il pourraitme mencèrent. Il en est une que nous ne pouvons passer
laisser les 4:000 francs qu'il possède encore. » sous silence. Jugez s'il y a des gens désireux de voir
Le commissaire, stupéfait d'une pareille démar- Tropmann ! L'huissier, chargé de lui signifier au
che, essaya d'en faire comprendre la portée et la greffe l'arrêt de renvoi, avait amené sa fille I...
moralité, ou pour mieux dire l'immoralité à la L'accusé n'aime pas qu'on lui parle de son crime,
jeune Maria, qui répétait sans cesse: et il en parle souvent.
« Mais, monsieur, son argent va être perdu.... et Il prétend qu'au Havre, lorsqu'il s'est jeté à l'eau,
puis il s'ennuie tant tout seul »
1 il ne voulait pas se suicider, mais fuir. Sténographions
ses paroles :
Un de nos abonnés, M. Antonin Gutton, nous « Je suis nageur excellent, et quand je me suis jeté
adresse l'anagramme du nom de Jean-Baptiste Trop- par-dessus le pont, ce n'était nullement pour cher-
mann. cher une mort vulgaire. J'espérais gagner la pleine
Voici ce qu'il a trouvé dans les lettres qui le for- mer, et j'y serais parvenu si j'avais pu reprendre des
ment : forces, c'est-à-dire haleine. Lorsque mon sauveteur
N. B. — A Pantin, je tape. — Morts ! s'est jeté après moi, je m'étais déjà glissé sous un
,
navire auquel je me tenais accroché dans l'espérance
L'affaire Tropmann n'est certainement pas étran- de ressortir de l'autre côté, puis de replonger une |
gère à la mesure qui vient d'être prise, et que le seconde fois pour gagner le large. Mais la force m'a- I
Moniteur rapporte ainsi : bandonna, et je fus saisi à ce moment-là. » »
En récompense de l'augmentation du travail qu'ils Est-ce une sinistre plaisanterie, est-ce une idée
ont eue pendant l'année qui vient de finir, les em- folle ? Sténographions encore : 1

ployés de la préfecture de police — service actif Si j'étais libre, je serais riche avant deux ans,
— «
viennent d'émarger une gratification. J'ai inventé un objet qui se vendrait trois sous et me
Les brigadiers ont reçu 40 fr. produirait un gros capital. Rien de plus simple:
Les sous-brigadiers, 35 fr. c'est une sangsue mécanique qui, en dix minutes,
Les sergents de ville et agents, 30 fr. tirerait plus de sang que plusieurs sangsues natu-
Si l'on considère que le nombre des agents de tous relles en une heure. Celles-ci meurent quand elles
les grades s'élève à plus de 5000, cette gratification, ont fini, tandis que la mienne durerait toujours. »
modeste, individuellement, constitue un capital de Tropmann dort les yeux grands ouverts, comme
deux cent mille francs environ. oz

un lièvre, » selon l'expression d'un de ses surveil-


lants.
TROPMANN DANS SA CELLULE M. le président Thévenin, qui dirigera les débats,
a vu Tropmann au greffe et s'est ainsi exprimé sur ce
Tropmann occupe à la Conciergerie la cellule n° 1, criminel :
dite des grands criminels. Cette pièce est la plus
« Qui dirait que ce jeune garçon, en apparence si
vaste de la prison. Elle est parquetée et cirée. doux, si modeste, à l'organe presque efféminé, soit
Comme on l'a dit, il a auprès de lui deux agents un aussi grand scélérat? Pourtant, en l'examinant
de la sûreté et deux condamnés dits auxiliaires. L'un attentivement, et quoiqu'il évile de soutenir le re-
d'eux était garçon marchand de vins à Belleville. gard, on reste frappé de ce qu'il y a de crue] et d'as-
C'est un gaillard aux formes athlétiques, qui parais- tucieux dans son œil. »
sait tout fier de ce poste de confiance, et, selon son La lecture de l'acte d'accusation a fortement ir-
expression, « répondait de son homme. » Il n'est rité l'accusé. Il disait au directeur de la Concier-
resté auprès de Tropmann que les huit premiers gerie :
jours de son séjour à la Conciergerie. Les gardiens Ah1 c'est ainsi
« que procède la justice! Je leur
prennent leurs repas dans la galerie. Il y a toujours ai avoué tout ce qu'ils ont voulu. Sans mes aveux,
auprès de Tropmann un agent et un auxiliaire éveillé. ils seraient dans le pétrin, et c'est moi seul qu'on
A la porte de la cellule se tient un garde de Paris
qui empêche de s'y arrêter. Dans le chemin de ronde,
accable!
— Révélez alors vos complices, lui répond
sous la fenêtre, un factionnaire arme chargée. M. Grobon.
Ces précautions ont été combinées par M. Grobon,
directeur de la Conciergerie, homme fort habile et — Jamais ! jamais ! Ce n'est pas à moi de les dé-
fort aimable, à qui le dernier condamné à mort di- noncer. C'est le devoir de la justice de les découvrir.
J offre de lui faire mettre la main sur le calepin con-
sait : « Encore une tête comme la mienne, et tenant toutes les preuves. Qu'on me conduise à l'en-
vous
serez décoré !» droit où il est enfoui!...»
Le soir de son entrée à la Conciergerie, Trop- Puis s "animant, il s'écrie avec rage :
r:

|
mann jouait aux cartes avec ses compagnons, et leur « Mais ça ne se passera pas ainsi! Je vais écrire a
racontait, en termes très grossiers, la vie et les l 'Empereur, et s'il ne m'écoute
œu-
vres de Piron, que, dit-il, « il connaît sur le bout du pas, j'irai plus
haut !...
d igt. »
— Que ferez-vous donc?

Parbleu !... je m'adresserai au peuple!... » après avoir gagné les premiers
Il a, du reste, écrit à l'Empereur une pétition qui coups, il dit à l'un
des auxiliaires :
se termine par cette singulière menace. « Ç'a toujours été comme ça dans
Tropmann a lui-même mis l'acte d'accusation ma vie. Tout me
réussit admirablement au commencement,
sous enveloppe et a écrit de sa main cette suscription défait.' et au
moment d'avoir le succès, tout se Aussi,
originale : moi, je suis fataliste »
Il a très-bien accueilli l'abbé Lelièvre, aumônier
TROPMANN À Me LACHAUD, AVOCAT. de la prison.
« Jamais, a-t-il dit depuis, je n'ai vu un aussi
Un jour qu'il perdit une longue partie de cartes, beau prêtre. »

Tropmann a raconté son roman à ses codétenus, et che pour reprendre ses vêtements. Un jour il se
quel roman ! plaignait de la longueur de ses cheveux. On lui offrit
Il se rendait le soir chez une jeune fille et péné- de faire veair le coiffeur.
trait dans sa chambre par la fenêtre. Une nuit le Bah! répondit-il en riant tout à coup d'une fa- °
«
père frappe à la porte. Tropmann jette' ses vêtements çon lugubre, c'est inutile; dans trois semaines, un
dans la rue et se dispose à les «uivre. Mais un pas- mois au plus, la toilette sera complète, et on cou-
sant lui vole ses effets, et, armé d'une fourche, les pera tout à la fois »
!

hisse sur une des lanternes à gaz de Cernay. Tropmann ne reste presque jamais inactif. Il faut
Tropmann, en chemise, blotti dans un coin de rue, qu'il joue ou qu'il fasse des exercices de force 01.1
dut attendre que l'emp'oyé du gaz passât avec d'adresse.
sa per-
Il connaît tous les jeux de cartes. et mettons-nous au jeu ! Dès qu'il joue, il ne parle
1)

Depuis qu'il est à la Conciergerie, il prétend qu'il plus de son crime, mais raconte volontiers des his-
complices le meurtre de la famille toires obscènes. Il aime à prolonger la partie très-
a eu quatre pour
Kinck, et qu'il a accompli seul celui du père et de avant dans la nuit, et ne se couche presque jamais
l'aîné des fils. Quand ses récits produisent sur ses avant une heure du matin.
Voulez-vous maintenant des vers de Tropmann î
compagnons une impression douloureuse apparente,
il leur dit avec enjouement : En voici, avec l'orthographe scrupuleusement res-
C'est tout laissons de .côté ces histoires pectée : ;
« pas ça,

Composé par TROPMANN à la Conciergerie


JT e ne suis nullement un barbare
Et pour tan je suis accuser comme un assassin
Ah ! puis-je croire. C'est quelque chose de si rare
Non je ne puis y croire, mais tout aura une fin.
1

Bonheur est-tu réalité, n'est-se tu qu'un vain nom


A rrivé à peine à l'âge de vingt ans.
Passer par la fatalité dans une abîme profonde
Triste destinée, aujourd'hui tu me tiens en prison
Illusionde ce monde, puis-je y croire hélas
Suis-je donc destiné au malheur c'est mon sort
Toi mon Dieu qui voit tous tu ne crois pas
Etre suprême, je ne veus pas le bonheur je veus la. mort.
Triste dans ma célul je me promène
Bêvan à ma, famille dans le malheur
0 tout est finit pour moi pour tou ce que J'aime
Pourquoi comme tant d'autres ne suis-je pas né pour le bonheur.
Pcre malheur, Mère que j'ai tan chéri
M on pardon de vous seul je l'aimplore
A vous seule, chère famille, j'ai arrachée la yie
Ne pensé plus à moi, abandonné moi à mon sort
M otre vie passager, c'est le néan et la mort.
(Souvenir)
J. B. T.

Ne vous empressez pas de vous émouvoir de la par la crainte de hâter la dernière heure de nos mal-
mélancolie des derniers vers. La pièce entière est heureux parents.
l'acrostiche de son nom : Jean-Baptiste Tropmann. L'ACCUSÉ. Console ma mère et dis-lui que je suis
On a raconté ici rentre vue d'à Tropmann. et de innocent, de la mort de Mme Kinck et de ses cinq en-
son frère. fants.
Voici, presque mot pour mot, lies dernières paro- Ce fut sur ces derniers mots: qu'eut lieu leur sé-
les qu'ils ont échangées : paration.
L'ARTILLEUR. Je t'en conjure, au nom de notre Le soir, Faecrasé était sombre. Il n'a pris aucune
mère, dis la vérité,.,.» Tu es le meurtrier de toute Ja nourriture e:1 n'a pas demandé à jouer.
famille Kinck? Le lendemain, même- tristesse. Ce n'est que vers
L'ACCUSÉ. De Jean. et de Gustave seulement. trois heures de l'après-midi qu'il s'est mis à manger.
L'ARTILLEUR. N'étais-tu donc pas sur le théâtre du La gaieté lui est. revenue avec l'appétit, une gaieté
crime le soir où furent immolés la mère et ses cinq folle, bruyante, enragée.
enfants? Même dans son rire, Tropmann a quelque chose
L'ACCUSÉ. Oui, j'y étais, mais contraint et forcé, et de féroce. Sesdents blanches et longues, que la lè-
dans l'espoir d'empêcher ce nouveau malheur, mais vre supérieure ne couvre pas, lui donnent la physio-
je n'ai pas frappé. nomie de l'hyène.
L'ARTILLEUR. Mais malheureux, qu'espère-tu ? Agents, auxiliaires et accusés se tutoient. L'ex-
,
Que l'Empereur te fasse grâce de la vie? Dénonce garçon marchand de vin appelait Tropmann : «
Mon
alors tes complices? Pourquoi ne veux-tu pas parler? vieux Baptiste. Il L'opinion de ce détenu, basée sur
L'ACCUSÉ. Pour ne pas compromettre leurs fa- quelques indices, quelques mots échappés, est que
milles. Tropmann a des complices, mais qu'ils le tiennent
L'ARTILLEUR. Ces familles te tiennent donc plus au par la menace de tuer quelque personne de sa fa-
cœur que la tienne, que notre pauvre mère qui. se mille.
meurt ! Ah1 tiens, depuis le jour où tu as déshonoré Du reste, le parquet a saisi plus de vingt lettres
nptre maison, je n'ai plus qu'une idée, c'est de anonymes en ce sens, adressées à Tropmann en pri-
« brûler mon cervelle )D
(sic). Je ne suis arrêté que son.
Mercredi dernier il a fait à ses compagnons un récit jours après le crime, que la justice a mis la main
fantaisiste du crime de Pantin. Mais ce qui est hor- sur le coupable.
rible et pourrait bien être vrai, c'est ce détail que Le mobile du crime est le vol.... et quel vol?...
nous engageons les personnes sensibles à passer sans Cent francs, en cinq pièces d'or, que, sur les indica-
le lire : tions de l'assassin, on a trouvés cachés dans un pot
cc
C'est Mme Kinck, a-t-il dit, qui a été jetée la de pommade.
première dans la fosse. Ses enfants ont été entassés Deux amis de ce jeune scélérat avaient le jour mê-
sur elle pêle-mêle. me déjeuné avec le vieillard. Les soupçons planaient
Mme Kinck a vécu un quart d'heure ou vingt mi- sur eux. C'est pour qu'ils ne soient pas inquiétés que
nutes après son enterrement. L'enfant qu'elle portait l'assassin a fait les av.eux les plus complets..
dans son sein a vécu plus longtemps encore. On le « J'espère, a-t-il dit, que la justice me saura gré
sentait remuer !... » de ma délicatesse. »
Autre phrase, littéralement sténographiée, à cela
près que nous en enlevons les germanismes :
«
Je sais bien que je serai condamné, mais je dois TROPMANN EN ITALIE
l'être moins, beaucoup moins que d'autres. Ce ne
serait pas juste. Deux impresari de Bologne battent monnaie, dit
le Figaro, avec la sinistre légende dont Tropmann
« Du reste, je vais écrire un de ces jours le récit
fidèle de tous les événements. Ce sera curieux, car j e est le héros. Mais l'affiche du théâtre Goldoni, que
nous avons sous les yeux, mérite les honneurs de la
veux écrire cela en vers. Vous le lirez. représentation :
« A propos
de vers, avez-vous remarqué dans .
mon acrostiche que je dis : Père malheur 1 et non L'ASSASSINIO DELLA FAMIGLIA KINCle
pas malheureux. C'est exprès que je m'exprime ainsi,
car c'est mon père qui est l'unique auteur de mon OVERO
malheur.... » L'ORRIBILE MISFATTO
Autre, du même jour. Il s'adressait à son compa-
M
gnon l'ex-garçon marchand de vin : PASTIX
« Toi, tu m'as bien amusé ce soir, je vais te don-
ner un moyen de faire fortune. Quand tu sortiras, Drame historique contemporain de G. Sauvittore
va sur les places publiques et fais les tours que je tableau : Les tentatives de Paris. — 2e tableau :
t'ai appris. Dis que tu as lutté avec Tropmann à la 1er
Conciergerie, et je te réponds que tu gagneras de l'ar- Le bienfaiteur et l'ingrat. — 3e tableau : L,,- crime
gent, beaucoup d'argent ! » et la malédiction. — 4e tableau : Un nouveau
La lecture de son dossier lui a causé une vive irri- crime et l'arrestation. — 5e tableau : La justice de
tation d'abord, puis un chagrin qu'on a lieu de Dieu.
croire très-réel, quand il a lu que sa sœur était morte Personnages : Tous les membres des deux familles
Kink et Tropmann. — Le marquis Luciano. —
par suite d'une fausse couche en apprenant son Le vicomte Florido. — Georgina, sa. fille.
crime.
c C'est ainsi, a-t-il dit, que je tuerai tous ceux que Vous voyez d'ici tous ces grands seigneurs italiens
j'aime. » circulant à travers cette boucherie 1

Tropmann a pour M. Claude un grand respect et Seront-ils cités comme témoins pai®levant la]Cour
une très-vive sympathie, mais il traite fort cavaliè- d'assises de la Seine?
rement ses agents et particulièrement M. Souveras,
Il se livre même à des critiques des procédés de cet
agent qui n'a pas toujours eu la main aussi heureuse ACTE D'ACCUSATION
qu'aux environs de Guebwiller.
Tous ces détails sont absolument authentiques. Ils M. le procureur général déclare que de l'instruc-
donnent sans doute au procès une physionomie plus tion résultent les faits suivants :
étrange, mais on se souviendra peut-être que, le « Le lundi 20 septembre 1869, entre 7 et 8 h. du
premier, nous avons fourni du crime de Pantin une matin, le sieur Langlois, cultivateur à La Villette-
explication qui s'est trouvée être la vraie, alors Paris, se rendait à son travail en suivant sur le ter-
qu'on accusait encore Kinck père ou Kinck fils d etre ritoire de la commune de Pantin un sentier dit le
le meurtri.er de Mme Kinck et de ses cinq plus Chemin-Vert, lorsqu'il remarqua dans une pièce
jeunes enfants. (GEORGES B....). de luzerne de larges traces de sang dont une traînée,
mêlée de fragments de cervelle, paraissait se diri-
ger vers un champ voisin récemment labouré. Dans
TROPMANN FAIT ÉCOLE un champ, près du bord, le coin d'un mouchoir sor-
tait de terre.
A Voulx, petite commune des environs de Lorrez- J:
Langlois remua légèrement le sol à cet endroit
le-Bocage, un jeune homme de vingt-quatre ans a et aperçut une tête humaine. Il courut avertir l'auto-
assassiné un vieillard de soixante-quatorze ans!.... rité. Une fouille fut organisée et amena la découverte
Il a ensuite creusé, dans la cave de sa victime, une de six cadavres encore tièdes.
fosse où il l'a enterrée,; puis il a recouvert le trou de « Une femme et cinq enfants, quatre garçons et,
pierres et de barriques. Ce n'esL qu'avant-hier, quinze une petite fille, avaient trouvé peu d'heures aupara-
vant la mort dans ce lieu désort. Les corps, couverts trueux, on se demanda si le père et le fils n'étaient
de tous leurs vêtements, avaient été jetés dans une pas les auteurs du sextuple assassinat commis dans
même excavation de 3 mètres de long et de 40 centi- la nuit du 19 au 20.
mètres de profondeur. On avait, selon l'expression CI
On les recherchait activement, lorsque le 23
d'un témoin, piétiné sur eux pour les tasser ; puis les septembre le meurtrier de la famille entière tomba
sillons détruits pour creuser la fosse avaient été re- sous la main de la justice, qui ne songeait pas à lui.
faits avec soin. cc
L'accusé, qui était arrivé au Havre dans la soirée
du 20 septembre et y avait couché successivement
« Aucun signe n'indiquait que
les victimes eussent
lutté avec leur agresseur; tout se réunissait, au con- dans deux hôtels différents, sous le nom de Fisch, en
traire, pour démontrer qu'ellesavaient reçu à l'impro- prétendant venir de Roubaix, fut signalé à la gendar-
viste des coups immédiatement mortels, le sol et l'herbe merie comme ayant des allures suspectes, tenant des
n'étaient aucunement foulés. Un seul des enfants propos étranges et sinistres, et cherchant à se procu-
paraissait avoir cherché à écarter l'arme par laquelle rer, à prix d'argent et par des moyens frauduleux,
una de ses mains avait été atteinte. Les hommes de des papiers sans lesquels il avait inutilement tenté
l'art qui procédèrent à l'examen et à l'autopsie des de s'embarquer pour les États-Unis. Le 23 septembre,
cadavres constatèrent d'horribles lésions. La femme, abordé par un gendarme, il parut troublé et donna
frappée au cou avec un long couteau, avait dû suc- des explications embarrassées; il portait à la main
comber presque instantanément; l'assassin, cepen- une blessure récente qu'il essayait de dissimuler.
dant. s'était acharné sur son corps, qui portait plus L'agent se mit en devoir de le conduire devant le
de trente blessures. Les deux plus jeunes enfants procureur impérial. Pendant le trajet, l'inconnu réus-
avaient été tués de la même manière. sit à s'échapper et courut se précipiter dans un des
« Les trois autres avaient été comme assommés à
bassins du port. Le calfat Hauguel se jeta courageuse-
l'aide d'une arme à la fois lourde et aigcë, et deux ment à sa suite dans les eaux profondes où il dut
d'entre eux avaient, en outre, à la gorge des traces engager une lutte contre cet homme résolu à se
de strangulation. Leurs crânes enfoncés, leurs visages noyer.
défigurés, leurs yeux arrachés des orbites et leurs «
L'accusé fut ramené sur le quai dans un état
fronts traversés comme par la pointe d'une pioche, voisin de l'asphyxie et transporté à l'hospice. On
attestaient la férocité avec laquelle ils avaient été trouva soigneusement cachés sous ses vêtements et
massacrés. Les intestins de la petite fille sortaient dans ses chaussures de nombreux papiers tels que
par une plaie béante. On retrouva jetés dans le champ titres de créance et de propriété, valeurs de com-
le couteau qui s'était brisé entre les mains du meur- merce, factures ou quittances au nom de Jean Kinck.
trier et deux instruments, une pelle et une pioche, Il était en outre porteur de 210 francs en pièces de
qui avaient servi à consommer le crime, à creuser la 5 francs en argent, la plupart à l'effigie du roi des
fosse et à rétablir les sillons. Belges, de deux montres, l'une en argent et l'autre
« L'émotion universelle causée par cet attentat en or, et de divers objets qui furent reconnus plus
inouï servit les recherches de la justice; les employés tard comme ayant appartenu à la famille Kinck.
de l'hôtel du Chemin de fer du Nord, boulevard De- «
Lorsqu'il revint à lui, il refusa d'abord de ré-
nain, déclarèrent que, la veille au soir, une dame pondre aux questions qui lui furent adressées et fei-
Kinck, arrivant de Roubaix, avec cinq enfants, était gnit même une prolongation de son évanouissement;
venue à cet hôtel demander son mari, qu'elle y croyait mais le crime de Pantin et le nom de Kinck étaient j
descendu, puis s'était éloignée et n'avait plus reparu. déjà connus partout. Les paroles prononcées autour
Mis en présence des cadavres, ils les reconnurent de Tropmann lui firent entendre qu'on le prenait
sans hésiter. Des témoins appelés à Roubaix complé- pour un de ceux qu'accusait la voix publique. Il se
tèrent la constatation de l'identité des victimes. décida à avouer son identité et à reconnaître que les
-t
On apprit ainsi dès l'abord une partie des cir- objets saisis sur lui n'étaient en sa possession que
constances dans lesquelles cette mère était venue re- par suite de l'assassinat de la femme et des enfants
cevoir la mort et y avait conduit ses enfants. Kinck. Mais la lecture des journaux lui avait appris
«
Jean Kinck, mécanicien, et sa femme habitaient les soupçons que la disparition de Jean et de Gustave
à Roubaix avec six enfants : Gustave, âgé de seize ans Kinck faisait peser sur ces derniers et il chercha à
;
Emile-Louis, âgé de treize ans; Henri-Joseph, âgé expliquer ce bruit en inventant la fable suivante :
de dix ans; Achille-Louis, âgé de huit ans et demi; Il avait, dit-il, pendant séjour qu'il avait fait
« un
Alfred-Louis, âgé de près de sept ans ; Marie-Hor- à Roubaix, connu la famille Kinck. Jean, ayant
tense, âgé de deux ans et demi. gravement à se plaindre des infidélités de sa femme,
« Les témoins déclarèrent que Kinck était parti avait résolu de s'expatrier en emmenant son fils aîné.
quelque temps auparavant pour l'Alsace où l'avaient Il avait confié son projet à Tropmann et l'avait dé-
appelé ses affaires, qu'il y avait été suivi peu de temps cidé à se rendre avec lui en Amérique. Tous deux
après par son fils aîné, et qu'enfin il était allé à Paris avaient fait un voyage 'en Alsace, puis à Paris, pour
où il avait fait venir le reste de sa famille. préparer ce départ. A Paris, où Gustave les avait
«
A l'hôtel où la femme Kinck s'était adressée le rejoints, Kinck avait annoncé l'intention d'avoir une
19 septembre, un voyageur était en effet inscrit sous dernière explication avec sa femme et de revoir ses
le nom de Jean Kinck. Il avait disparu le jour même enfants et les avait fait venir. Tropmann était allé
de la découverte des cadavres. On perdait de même la les chercher à la gare et les avait emmenés en voi-
trace de Gustave Kinck. .ture près du lieu convenu pour le rendez-vous. Il
«
Malgré l'invraisemblance d'un crime aussi mons- avait d'abord fait descendre la mère et les deux plus
jeunes enfants, et les^
..$y
avait conduits, sans se douter tandis que Jean et Gustave frappaient leurs dernière?
de la scène qui se préparait, jusqu'au point où les victimes.
attendaient Jean et Gustave Kink. Jean s'était aussi- « Le -1
meurtre accompli, Jean se serait rapproché
tôt précipité sur sa femme et l'avait frappée à coups de Tropmann et lui aurait remis un petit panier
de couteau. Une lutte s'était engagée. La femme qu avait apporté la femme Kinck et où se trouvaient
Kinck avait pu désarmer son mari et avait cherché à des papiers et de l'argent. Ils s'étaient ensuite sé-
s'enfuir. Tropmann était intervenu pour la retenir et parés en convenant que l'accusé partirait dès le len-
avait reçu cette blessure d'elle dont sa main portait demain pour le Havre et ferait les préparatifs de
la trace. Elle avait enfin succombé. l'embarquement. Depuis il n'avait plus revu Jean
«
Pendant ce temps, Gustave avait étranglé sa Kinck et il avait seulement aperçu Gustave près
sœur et son frère. Jean, le père, les avait achevés à de l'octroi de Pantin dans la matinée du 20 sep-
coup de pioche. Le père avait alors enjoint à Tropp- tembre.
mann d'aller chercher les trois autres enfants. L'ac- «
Tel était l'invraisemblable récit par lequel Trop-
cusé avait obéi passivement, puis s'était tenu à l'écart, mann, réduisant à un rôle odieux encore, mais secon-

daire, la part qu'il avait prise au meurtre, espérait poitrine entière : la pointe, dit une des pièces de
égarer les investigations des magistrats. l'information, se sentait sous la peau de l'autre côté.
« Tous les éléments de la procédure sont venus « Tropmann,
mis en présence de cette septième
successivement démontrer la fausseté de ses alléga- victime, ne perdit pas le sang-froid qu'il avait conservé
tions et prouver qu'il était non-seulement le seul quand on lui avait montré les six premières. Je ne
CI:

auteur du crime que l'on venait de découvrir, mais savais pas, dit-il seulement, qu'il l'avait aussi assas-
aussi l'assassin des deux hommes qu'il accusait. siné, » donnant ainsi à entendre que Jean Kinck,
«
Le premier démenti fut donné à sa déclaration après avoir -eu son fils pour complice, avait dû lui
par la découverte du cadavre de Gustave. Le 26 sep- donner la mort.
tembre, dans le champ même où avaient été trouvés «
Les constatations matérielles faites sur le lieu du
les corps enfouis dans la nuit du 19 au 20 et à quel- crime et l'examen scientifique du cadavre démon-
ques mètres'seulement de la fosse d où ils avaient été trèrent que le meurtre de Gustave avait nécessaire-
retirés, celui du fils aîné fut à son tour exhumé. Il ment été antérieur à celui de sa mère et de ses deux
était couvert de blessures; le couteau qui avait servi frères. Il était d'ailleurs évident que ce jeune homme
à l'égorger était resté dans une plaie qui traversait la n'avait pu être enterré postérieurement à la matinée
du 20 septembre, à partir de laquelle la foule avait Kinck parler d'un ami qui se faisait fort de lui faci-
afflué dans le champ où son corps avait été ensuite liter une acquisition en Alsace. L'accusé, de son
découvert. L'accusé n'en persista pas moins dans côté, témoignait plus que jamais, par ses paroles,
son système. l'ardent désir qu'il avait de faire rapidement fortune.
L'instruction dut tout approfondir et elle révéla Il annonçait qu'il ferait une « chose quiétonnerait
«
ce qui suit :
l'univers entier. » Tous les moyens, disait-il, étaient
«Tropmann, aujourd'hui âgé de 20 ans, est ori- bons, et un séjour en Amérique, faisait, au besoin,
ginaire de Cernay, bourg situé dans le département oublier la source d'une richesse mal acquise.
du Haut-Rhin. Après avoir reçu une certaine éduca- « Un
plan de voyage en Alsace qu'ont révélé les
tion, il a fait son apprentissage comme mécanicien faits et la correspondance recueillis par l'instruction
dans les ateliers de la société Tropmann et Kambly, s'organisa dans ces conditions entre Kinch et Trop-
dirigée par son père. Il était heureusement doué sous mann. Personne ne savait rien encore de leur projet
le rapport de l'intelligence, et il lui suffisait d'être la- le 18 août, Tropmann le premier quitta Roubaix muni
borieux pour se créer une existence honorable. Mais il d'un itinéraire qu'on a saisi sur lui et qui était écritde
nourrissait d'autres projets : sombre, susceptible et lamain de Jean Kinck. ILse rendit chez ses parentsà
violent, il semblait livré à des rêves ambitieux et ja- Cernay, et y arriva le 21. Le jour même il écrivait
loux que trahissait la nature de ses propos. Il lisait. à Kinck une lettre qu'on a retrouvée dans les papiers
constamment et avidement les publications où il de ce dernier et où, annonçant qu'il avait pris les
trouvait le récit de grands crimes ou d'événements dispositions convenues, .il donnait rendez-vous à son
dramatiques, faisait des expériences de chimie et né- ami dans la gare de Boilwiller. Il ajoutait ces mots
gligeait sa: profession. qui devaient inspirér à la famille une entière con-
« En décembre 1868, Tropmann père avait vendu fiance : et
Faites en sorte d'être bien d'accord avec
des machines à un industriel de Paris; l'accusé fut votre femme et qu'elle reste éveillée le 2 septem-
CI

chargé de les installer. Il logea à Pantin, où il de- « bre de dix à onze heures, car à cette époque nous
meura précisément aux Quatre-Chemins jusqu'en « pourrons parfaitement être de retour à Roubaix. Il
mai 1869. Les quelques personnes qu'il a fréquen- «
Kinck répondit aussitôt à cet appel. Dès le 24
tées pendant ce séjour témoignent de la préoccupa- août il quittait Roubaix en disant qu'il ne ferait
tion de s'enrichir qui l'agitait. Peu de temps après, qu'une courte absence, qu'il allait pour ses affaires
il fut envoyé par son père à Roubaix pour établir en Alsace et qu'il irait voir sa sœur, la femme Roller,
une machine. Ce fut là qu'il fit la connaissance de la à Guebwiller. Il emportait avec lui une somme peu
famille' Kinck. " considérable, mais en même tempe des chèques en
,
« Jean
Kinck offrait un remarquable exemple de blanc détachés de son carnet de la caisse commerciale
toutes les qualités que dédaignait Tropmann. Origi- de Roubaix, Decroix, Verlier, Verley et Compagnie,
naire comme lui de l'Alsace, il avait été d'abord « Le 25, à onze
heures du matin, il arriva à Boll-
simple ouvrier. Le travail, la bonne conduite, d'éco- willer. Tropmann l'y attendait. On les vit monter
.
nomie avaient rendu ses entreprises prospères. De- dans un omnibus qui les conduisit à Soultz. L&,
venu chef d'atelier, puis patron, il avait organisé un Kinck déposa dans le bureau des voitures les deux
établissement important et acquis presque une for- sacs de nuit et le carton à chapeau qui composaient
tune. Sa femme appartenait à une famille honorable i
tout :-son bagage et demanda à quelle heure de la
de Roub.aix. Ils donnaient à leurs enfants'une éduca- soirée passait la voiture allant à;Gruebwiller. Tous
tion qui murait leur avenir et se préparaient à étever les deux allèrent prendre un repas chez la
.veuve
de même le septième enfant que la. dame Kinck por- Lowers. Kinck paya la consommation, et ils s'éloi-
tait danssein. ,La;plus parfaite union régnait dans le gnèrent rapidement dans la direction de Watwiller.
ménage. ;La femme était, au, dire de tous, un modèle A partir de ce moment, -personne n'a plus revu
d'épouse et de mère. Quant à Jean KmGk. demom- Jean =Kinck. Ses parents de Guehwiller, auxquels il
breux témoins ont déposé de la vive tendresse avec avait annoncé sa visite, s'inquiètent et écrivent à
laquelle il remplissait tous ses devoirs d'intérieur et Roubaix une lettre mal adressée qui s'égare et qu'on
de la tristesse qu'il ressentait toujours lorsqu'il était n'a retrouvée
que plus tard, au cours de l'instruc-
obligé de faire quelques absences. tion, dans les bureaux de la poste. Qu'était devenu
Sur un seul point le mari et la femme n'étaient Jean Kinck? Comment pouvait-on expliquer
CI:
que son
Pla.s entièrement d'accord : Kinck indépendamment voyage dans le Haut-Rhin se fût borné à une appa-
de trois maisons qu'il possédait à , Roubaix, avait à rition de quelques heures et
que surtout, au mo-
Buhl, près du pays de l'accusé, une propriété qu'il ment d'un prétendu dénart
pour l'Amérique, il n'eût
voulait agrandir. Il avait quelquefois manifesté la visité ni sa famille, ni sa propriété de Bühl près de
pensée d'aller l'habiter un jour, et sa femme s'effor- laquelle il était venu. A ces questions posées le
par
çait de le détourner de ce dessein. Tropmann songea magistrat instructeur, Tropmann s'était borné à ré-
à exploiter le sentiment qui attirait son compatriote pondre que Kinck était subitement parti Pa-
pour
vers le lieu de leur commune origine. On vit ce jeune ris, le chargeant de terminer ce qu'il avait à faire en
homme ombrageux, qui, jusque-là, ne s'était intime- Alsace.
ment lié avec ,personne, s'insinuer dans l'intérieur de « Jean Kinck n'est pas allé à' Paris. Tropmann
a famille Kinck, mais surtout fréquenter constam- n'a pu dire de quel lieu et pàr qiawie voie il était
ment le père, dont l'âge, cependant, était très-éloigné parti. Il n'a pu expliquer OOBl1I1ent les colis déposés
du sien. Il avait sans cesse avec lui des entretiens dans Je bureau des voitures de Soultz restés
sont
particuliers, à la suite desquels un témoin entendit jusqu'au moment où l'information lesy
y a décou-
,verts. Suivant lui, Kinck était demeuré à Paris du Deux jours après, l'accusé se présente de
« nou-
25 août au 20 septembre, et ils s'y seraient trouvés veau. Il est, cette fois, .porteur d'une pièce écrite sur
,ensemble pendant la presque totalité de ce séjour. Il papier timbré donnant pouvoir de Jean Kinck à Jean
n'a pu citer ni unepersonne qui eût vu son ami, ni Kinck fils pour retirer les lettres chargées. Le
rece-
un hôtel où il fût descendu,ni une affaire qu'il eût ré- veur exige l'enregistrement de la procuration 'la
.glée, ni un lieu quelconque où sa trace pût être légalisation de la signature. Tropmann
-se retire,
aperçue. Il s'est borné à prétendre que Kinck me- puis revient dans la journée et insista
en prétendant
nait une vie mystérieuse, changeait sans cesse de qu'on lui a assuré que la pièce était suffisante. Ce
domicile sans vouloir lui indiquer les hôtels où il fonctionnaire venait d'apprendre qu'une femme Louw,
descendait, ne le rencontrait qu'au café ou dans la parente de la famille Kinck était à Guebwiller. Il la
rue et .se faisait adresser sa correspondance à l'hôtel mande au bureau et la met en présence .de Trop-
même de Tropmann où- il avait prié celui-ci de
mann. Cette femme déclare qu'il n'existe pas de Jean
prendre le ,nom de Jean Kinck ; il a fallu qu'il allât Einck fils. Tropmann soutient qu'il est Émile-Jean
jusqu'à dire, en présence de la découverte faite entre Kinck; le témoin persiste et l'accusé s'éloigne
en
.,ses mains ou à l'hôtel de la totalité des lettres et annonçant qu'il reviendra avec son père.
dépêches envoyées à l'adresse de Jean Kinck, Mais il sent qu'une nouvelle tentative ne peut
que
-celui-ci Jas lui avait abandonnées après les avoir
CI:

que le compromettre ; il part aussitôt pour Paris, y.


lues. arrive le 5 septembre vers dix heures du soir,
«ILeût suffi de pareilles déclarations pour prou- se
rend au chemin de fer du Nord et prend un 'train
ver que Jean Kinck avait été tué par son compagnon qui le dépose à Lille.
,dans sa promenade du côté de Watwiller. Mais à
« Dans la mâtiné du 4, il monte dans une voiture
.dater du moment où il avait disparu, l'information a de place et se fait conduire à Roubaix chez la femme
pu suivre Tropmann pas à pas. Kinck. Il s'annonce comme venant de la part de
.c
Le 25, il revient à Cernay. On remarque son Kinck, que des affaires urgentes ont appelé et re-
-

agitation, ses allures plus suspectes encore que de tiennent à Paris. Il explique que-le receveur de Gueb-
cout.ume. Il parle d'un monsieur ;avec qui il vient willer a refusé de lui remettre les 5500 fr., et que
de s'associer pour d'importantes entreprises, malgré Einck, n'ayant pas le temps de retourner en Alsace,
la gêne où est sa famille et dans .laquelle on sait charge son fils Gustave d'aller retirer les fonds. Il
qu'il doit être lui-même. On voit en sa possession produit une lettre que Kinck père lui a dictée et a
une montre, une chaîne en or, des billets de banque signée. Cette pièce est ainsi conçue :
et des sommes qu'il prodigue dans des courses en
« Ma chère famille, il faut maintenant dévoiler
vouares et à la fête d'Uffholtz. Il est en définitive affaire. J'avais chargé Tropmann pour cher-
nanti de la dépouille entière de Jean Kinck. « notre
cherles lettres, car je ne peux pas quitter Paris
La dame Kinck attendait impatiemment des «
«
nouvelles du voyage de son mari. Elle reçut, dès le «
maintenant. Tropmann vous expliquera tout lui- *

.27, une lettre qui n'a pas été-conservée, mais que ce


même mieux que je ne pourrais vous l'écrire. Il
Tropmann a toujours reconnu avoir écrite lui- «
faut que toute la famille vienne à Paris pour deux
.même, oomme toutes;celles dont il sera question par « ou trois jours. Ceci ne nous fera pas grand tort,
la suite, en soutenant seulement que Eirck, acci- « car Tropmann m'a donné un demi-million. Je veux
« l'avoir absolument. Toi,
Gustave, tu partiras d'a-
dentellement blessé à la main, l'avait chargé de tenir
bord pour Guebwiller pour chercher l'argent. Je
la plume, et s'était contenté de signer. Dans cette «
t'envoie une procuration que tu feras signer par
lettre était vrenfermé un des chèques qu'avait em- «
« M.
le maire. Tu feras faire les papiers avant de
portés le voyageur. Les blancs étaient remplis par
partir. Si vous avez besoin d'argent pour tous ces
un reçu de 5500 fr., daté de Guebwiller, 25 août,
«
« voyages, vous
irez en chercher. Je vous envo:e un
et la signature Jean Kinck y était apposée. La dame j'ai ,
Kinck était priée d'aller en recevoir le montant à la a reçu de 500 fr. Enfin, donné tous les rensei-
« gnements à Tropmann.
Il vous expliquera tout et
caisse commerciale et d'expédier la somme poste
« vous
ferez ponctuellement ce qu'il dira. *
restante à Guebwiller. Elle se présenta, le 28, à la Signé KINCK (JEAN).
caisse. On lit d'abord quelques difficultés pour opé- « : »

rer entre ses mains un versement aussi considéra- La procuration et le reçu n'étaient pas joints à
«
ble. Elle parvint cependant à se faire remettre les cette lettre, mais Tropmann en acnonçaÍl le prochain
5500 fr. et les expédia aussitôt à l'adresse indiquée envoi. Il convient avec la femme Kinck et son fils
sous deux enveloppes chargées. A la même date, aîné de tout ce qui allait se faire et repart, affectueu-
Gustave Kinck écrivit directement à son père, qu'il sement reconduit par la 'famille jusqu'à la voiture.
croyait descendu chez la dame Bolier, à Guebwillèr, Le lendemain la femme Kinck reçoit par la poste une
une leftre que cette femme a pu représenter et par enveloppe,contenant une procuration de Jean Kinck
laquelle il annonçait l'envoi de l'argent. à Gustave, faite à l'aide d'un modèle imprimé et da-
« Le 31 août, Tropmann se rend au bureau de tB6 à Paris du b septembre, et un chèque de 500 fr.,
poste de Guebwiller; il se présente sous le nom de datée du 4, sur la Caisse commerciale.
Jean Kinck, et 'produit, à l'appui de son dire, des
«
L'instruction a-établi que le modèle avait été
papiers appartenant à Kinck. Le receveur, frappé acheté dans la journée à Lille, par l'accusé, que
de sa jeunesse, refuse de lui délivrer les lettres. Tropmann l'avait rempli de sa main, de même que
Tropmann déclare alors qu'il est Jean Kinck. Le re- le chèque, et qu'il avait expédié ces deux pièces de
ceveur demande une procuration. Lille même.
Tropmann est revenu à Paris, où il a pris une Jean Kinck lui répond le 15 septembre que la pièce
« à Guebwiller. Tropmann écrit en méme temps à
chambre à Y Hôtel du chemin de fer du Nord, sous le est
Kinck. Une lettre du signée Kinck, Roubaix Chère femme, écrivez donc à Gustave
nom de Jean 5, : « où
envoyé la procuration il aura alors
envoie cette adresse à Roubaix, réitère l'invitation de « vous avez ; sa.
venir à Paris dans quelques jours, et ajoute : « Nos » rement l'argent. Tenez-vous prête à venir à Paris
affaires vont très-bien. » La femme Kinck ne dissi- «
aussitôt que Gustave sera chez moi. Je vous enver-:
mulait pas aux personnes à qui elle avait fait con- « rai une dépêche et vous viendrez le même jour. Je
aurais écrit de venir maintenant, mais je ne;
naître ces circonstances l'étonnement que lui cau- II: vous
perde.
saient les démarches singulières et imprévues de son veux pas que cette procuration se Un jour
«
mari et l'inquiétude que lui causait l'impossibilité « de plus ne fera rien et je veux que nous soyons
où Kinck paraissait être d'écrire lui-même ses let- « tous ensemble. « KINCK JEAN. »

tres, mais elle avait confiance en Tropmann ; les in-


structions qu'elle recevait étaient nettes et pressan- « Gustave se rend au bureau de poste. Le rece-;
consent à lui remettre l'enveloppe qui contient
tes; elle s'y conforma exactement. veur
Gustave, satisfait de faire un voyage, avait quitté la procuration, mais cette pièce n'est qu'enregistrée'l
«
Roubaix dès le 5 septembre sans attendre la procu- la dame Kinck a mal compris les instructions qu'elle
ration que sa mère devait faire régulariser et lui et n'a pas fait légaliser la signature; Gus.
a reçues
envoyer. Il arrive à Guebwiller le 7 et en informe tave ne peut obtenir la remise des valeurs. Il se dé.
aussitôt ses parents. Sa présence rassure la famille cide, malgré les recommandations qui lui ont été
Roller, à laquelle il explique qu'une affaire urgente faites, à partir pour Paris, et envoie le 16 septembre
et jusqu'à nouvel ordre secrète a-appelé son père à de Guebwiller la dépêche suivante : « Jean Kinck,
Paris. L'exécution du plan conçu par Tropmann est hôtel du Chemin du Nord, j'arrive demain à 5 h. 20
commencée. Gustave va revenir à Paris porteur de du matin. »
5500 francs. Deux lettres signées Jean Kinck et da- Le calcul de Tropmann est encore une fois trompé.
«
tées du 8 septembre partent aussitôt de Paris, l'une Gustave va arriver en plein jour; mais le malheu.
pour Guebviller, l'autre pour Roubaix. reux manque le train; il n'arrive à Paris, le 17, qui

«
La première dit à Gustave : « Tu partiras quand neuf heures trente minutes du soir. Malgré un retard
« tu auras l'argent. Le train de Mulhouse part à dix de seize heures, Tropmann est là, le reçoit, le conduit
«
heures moins le quart du matin. Je t'attendrai à à l'hôtel, lui fait déposer son bagage, et lui fait écrire
«
la gare. Tu m'enverras une dépêche avant de par- à sa mère ce billet, dont le texte et la forme attestent
"
«
tir. Mon adresse est à l'Hôtel du chemin de fer du la précipitation avec laquelle il a été tracé : « 17 sep-
«
Nord. Au revoir, cher fils. -0
tembre. Je viens d'arriver à Paris; vous devez venir
e:

«.
L autre presse et règle le départ de la dame à Paris; partir de Roubaix dimanche soir, à 2 L,
2e classe. Prendre tous les pa-
«<

• Kinck. « Chère femme, je me suis empressé d'écrire Il et à Lille, à 4 h. 18,


« à Gustave. Maintenant, si vous venez ensemble, tu «
piers. Gustave. »
«
prendras tous les papiers avec toi, et au lieu de K
Les gens de l'hôtel voient Tropmann et Gustave

«
venir le matin, vous ne partirez de Roubaix qu'à sortir et s'éloigner rapidement. L'accusé' passe la
c deux heures de l'après-midi. A dix heures vous se- nuit dehors. Le lendemain matin il revient seul.
ca:

«
«
«
rez à Paris. Alors je vous attendrai, car pendant
le
qu'à
et
jour
neuf
viens
j'irai
samedi.
à
heures
Fontainebleau

Au
du soir.
revoir. » Un
et je ne reviendrai
N'oublie

siste sur le train à prendre pour arriver le soir et


pas les papiers
post-scriptum in-
cieuse..
Gustave ne reparaît plus. Ici Tropmann, interrogé
par

«
le juge

Kinck
d'instruction,

père, qui n'avait


invente

pu se
une version auda-1

trouver à
de Gustave, a rejoint au café son fils et son ami, tous
l'arrivée

non dans la journée. trois ont passé la soirée et une partie de la nuit à se
œ
Alors vous ne viendrez que vendredi, mais avec promener. Tropmann s'est ensuite séparé de ses

ca:
le même train-, car je veux être tranquille quand compagnons, et il ne sait où ils sont allés. Il ne peut
fois chez moi. Préparez-vous et qui ait ensemble. seul
« vous serez une citer aucun témoin les vus Un
« soyez contents, car
aujourd'hui nous sommes ri- renseignement est reçu ici par l'information sur ce
» ches. qu'a fait Tropmann le 17 septembre, et ce renseigne-
«
Je vous embrasse tous. « JEAN KINCK. » ment accable l'accusé.
«
On a retrouvé deux quincailliers, Dufour et Du*
Cette lettre expédiée, Tropmann va, en compagnie val, qui déclarent avoir ce jour-là, entre 6 et 10 heures
de son compatriote Aron, se divertir au bal de Saint- du matin, vendu à Tropmann, qui paraissaittrèS-
Cloud. Les parents se préoccupent de sa longue ab- pressé, une pelle de jardinage une petite pioche ap")
sence. Il leur écrit à plusieurs reprises que ses pelée décintroir. L'accusé, confronté avec ces tëmoms:j
affaires marchent, que si elles réussissent, ils seront d'autres qui ont assisté auxdeux]
et avec personnes
dans l'aisance. Un jour, il prétexte un voyage à Lon- ventes, est obligé de reconnaître qu'il a fait cette .ao-:
dres ; il se fait adresser poste restante la correspon- quisition et prétend n'avoir agi que d'après les in*:!
dance de la famille : personne des siens n'a jamais structions de Kinck père et avoir remis à celui-ci, sansi
su à quel hôtel il était descendu. s'inquiéter de l'usage qui devait en être fait, les oc-j
et
Mais Gustave attendait vivement la procuration jets achetés par lui.
qu'il croyait devoir lui être' envoyée directement et A ce point de la procédure, il était devenu cer"j
«
que sa mère avait depuis plusieurs jours déjà adres- tain que les instruments achetés par l'assassin UI

sée poste restante. Il la réclame; une dépêche signée avaient servi dès le soir même pour creuser la i°ss j
montre encore deux banquettes avec une tablette de sif, ils sont fixés sur le parquet par des vis et des
écrous aussi solidement les rails d chemin de
bois noir faisant office de bureau où l'on installera que 'un
dixjournalistes ou sténographes. fer sur leurs traverses. Eh bien ! déplacez tout cela,
rapproche les bancs, la place nécessaire
Mais déjà je suis en dehors de la balustrade qui on on gagne
installer quatre bancs provisoires. On obtient
enceint le personnel et l'appareil de la justice, sur pour
demi de large dix cent places au lieu de quatre-vingts, et l'on compte
un espace libre d'un mètre et sur
mètres de long : c'est le passage des témoins lorsqu ils ajouter encore des chaises volantes dans les passages
les recoins jusqu'à concurrence de cent vingt
vont lever la main devant la cour au moment de faire et dans
leurs dépositions. places en tout,
A la limite de cet espace libre commencent six Je déduis de .suite les soixante-trois places appar-
tenant de droit témoins à charge, mesure qu'ils
rangées doubles de bancs avec dossiers en chêne mas- aux &
HA - VI -A
ont déposé, et que le président prononce le tradi- Voilà trois ans que cet artiste est parmi nous, et
tionnel : « Allez vous asseoir, » et encore les douze il s'est toujours montré plein de zèle et consciencieux.
places des témoins à décharge que l'accusé et son Le public, nous en sommes persuadé, profitera de
défenseur viennent de faire citer. l'occasion pour lui témoigner sa satisfaction.
Ce prélèvement laisse quarante-cinq places libres,
ce qui ne fait jusqu'à présent que soixante-quinze Est-ce ce monsieur si zélé, si consciencieux, qui
places disponibles, et il ne reste plus au fond de la jouera Tropmann ?
salle, où l'on entend à peine, que l'emplacement du Nos compliments 1

public debout. M le président Thévenin disposera


encore de cette surface de deux mètres de large sur A Londres, c'est autre chose. Feu Curtius doit
douze mètres de long pour y admettre, serrées les tressaillir dans sa tombe.
unes contre les autres et à la condition de se tenir de- Tropmann fait en ce moment les délices de la ville
bout, environ soixante personnes. de Londres; son effigie, parfaitement reproduite, a
Il est matériellement impossible, c'est ma con- été placée dans la collection Tussaud : on sait que
clusion, qu'il y ait plus de cent quarante places à la celte collection est une sorte de salon Curtius, oùfi-
disposition du magistrat président de la cour d'assi- gurent les principaux personnages dont la curiosité
ses, à qui seul appartient la poliçe de l'audience, et s'occupe.
qui n'aura pour faire exécuter ses ordres que deux Tropmann y est représenté habillé comme à la
personnes : un huissier audiencier et un sergent de Conciergerie, et le'démonstrateur ne manque pas de
ville, le nommé Ducamp, qui fait spécialement ce le dire aux visiteurs.
service d'un bout à l'autre de l'année. A présent, si On voit également dans ce falon une foule d'objets
l'on veut connaître l'heure à laquelle s'engagera cette sinistres et tels que l'instrument qui a servi à déca.
affaire mémorable, voici avec quels renseignements piter Louis XVI, les Girondins, les dantonistes,les
il faut compter. hébertistes, la reine Élisabeth et Robespierre.
MM. les jurés étant convoqués pour dix heures du Puis des vêtements ayant servi à des criminels cé-
matin, on fait l'appel, le tirage au sort et les récusa- lèbres.
tions à dix heures et demie. Aussitôt les douze jurés Après cela, demandez-vous pourquoi l'on meurt
désignés et les douze jurés supplémentaires occupent du spleen de l'autre côté de la Manche 1

leurs- siéges. A onze heures moins le quart on an-


1
nonce : « La cour » Quand il sera onze heures, l'ac-
cusé aura été introduit et tout d'abord aura donné ÉVASION FANTASTIQUE

ses noms, prénoms, âge, profession, domicile. Les


jurés auront prêté serment, et M. Commerson com- Par exemple, voilà qui donne à plein collier dans
mencera la lecture de l'acte d'accusation : cet esti- le roman judiciaire, chapitre des évasions fantas-
mable greffier a fait déjà la répétition de cette lec- tiques :
ture , il lui faudra près de cinq quarts d'heure. Le Journal de Roubaix rapporte une fable qui, de-
Trois jours seulement sont indiqués au rôle pour puis deux jours, se raconte à Roubaix et qui montre
mener à fin cette grave affaire, mais le quatrième, avec quelle facilité les récits les plus ridicules et les
31 décembre, en cas de besoin, a été prudemment histoires les plus niaises sont accueillis par les ba-
réservé. (E. VALDU.) dauds. A en croire certaines gens, Tropmann, après i
avoir fait venir l'aumônier de la Conciergerie pour
se confesser, l'a tué, s'est revêtu de sa soutane, et
DRAME DE PANTIN trompant ainsi la surveillance des gardiens, est par-
venu à s'évader et à quitter Paris et la France....Ce
« Je ferai une affaire dont on parlera dans tout conte bleu trouve des dupes pour l'accepter et le pro-
l'univers! » disait Tropmann, à l'époque où il atti- pager, à tel point, dit ce journal, qu'on nous prie
rait Jean Kinck en Alsace. instamment de le démentir pour mettre le calme
Était-ce désir effréné de célébrité monstrueuse ? dans des esprits trop crédules.
qui sait ? Eh bien -il ne manquera pas de gens romanesques
1

On en a dit autant de Damiens, de Lacenaire et pour regretter que ce conte soit un conte.
de beaucoup d'autres, mais toujours après coup. En C'eût été une SECONDE PARTIE !...
tout cas, si Tropmann n'allait pas sciemment à la cé-
lébrité, la célébrité est venue à lui.
Les théâtres belges vont jouer le drame de Pantin. NOUVELLES INFORMATIONS
«
Jouer le drame de Pantin 1..." l'expression seule o

est révoltante, elle traduit pourtant l'exacte vérité. L'accusé, trompant aujourd'hui les mesures de tout
Jugez-en par cette note que je copie textuellement le monde, a fait sa sortie à neuf heures du matin, et
dans le Nord : il n'a pas manqué de se livrer à l'exercice du bou-
THÉÂTRE DES DÉLASSEMENTS. chon, disant que cette distraction innocente lui était
devenue nécessaire. :
Après bien des remises, et une relâche pour les Les photographies représentant les victimes étalées
répétitions générales, le Drame de Pantin est affiché à la Morgue seront soumises aux jurés pour qu'ils
pour samedi prochain, jour de Noël, au bénéfice de puissent apprécier le nombre et l'importance des
M. Jules Véniat. blessures, et suivre la description qui en sera faite

t
'm

v r professo par MM. les docteurs Tardieu et Ber- naire, qui obtint jadis un assez joli succès, et qui
,|
eren. faillit faire mourir à la peine le malheureux prési-
i.1 Il a été dressé un plan exact de la salle pour y in- dent des assises.
iquer les places qui pourront être données aux spec- « Des pairs
de France, des députés, des généraux,
ateurs de ce grand drame judiciaire. Il est question des femmes du meilleur et du plus mauvais monde
" .e diminuer jusqu'à l'espace destiné habituellement assiégeaient son cabinet depuis sept heures du ma-
.ux accusés pour y caser des journalistes. tin jusqu'à minuit.
On me dit qu'aucune carte d'entrée n'a été délivrée. «
Et les suppliques par lettres. Parlons-en un peu. -
,ux membres du barreau parisien et que les avocats En voici trois échantillons :
,eront obligés de venir tous les matins faire une pe-
ite heure de queue s'ils veulent pénétrer dans la salle; N* 1. «
Monsieur le président,
" nais l'extrémité de cette queue aura souvent le sort
«
Il y a six mois, on m'a volé un porte-monnaie
} le celle du chien d'Alcibiade.
sur ma cheminée. Je soupçonne de ce vol un jeune
M. Houssot, dessinateur du London Nelos, journal homme venu pour visiter mon appartement qui était
lhistré de Londres, est venu ce soir prendre un cro- à louer; ce pourrait bien être Lacenaire, si j'en juge
luis de la salle pour en faire jouir nos voisins d'ou- par sa lithographie que j'ai achetée hier. Dans l'in-
re-merqui, en ce moment raffolent, de Tropmann. térêt de la justice, veuillez m'envoyer un billet pour
On inventera les moyens les plus ingénieux pour les débats. »
" 'introdutire à la cour d'assises. Aussi l'autorité pré-
;Identiel!e a-f-elle été ç>bligé.e de songer .à tQut.pour N° 2. « «
Monsieur le président,
éviter les surprises.
* .' ' « J'ai un fils qui fait mon désespoir. Il commence
Les cartes d'entrée seront contrôlées comme les très-mal. Comme je ne-désire pas qu'il marche sur
sillets de chemins de fer ; et il ne sera pas possible, les traces de Lacenaire, je vous supplie à mains jointes
iomme la chose a été pratiquée dans divers procès, de lui réserver une place dans le prétoire. C'est pour
le faire servir successivement sa carte pour plusieurs son éducation. )fi

)ersonnes.
On nous rappelle le moyen dont s'était servi un N° 3. « Monsieur le président,
ivocat distingué pendant le procès Donon-Cadot. Il «
Si demain, à sept heures du soir, vous ne faites
y
avait dans cette affaire une tête de mort qui servait pas déposer sous l'arche Marion un billet pour entrer
i des démonstrations phrénologiques. Un expert la à la Cour d'assises, vous n'avez pas deux jours à
prêtait tous les matins à cet avocat, qui arrivait au vivre. Je n'ai rien à ménager; j'ai fait le sacrifice de
palais avec son crâne sous le manteau. En passant ,ma vie.
devant les gardes, qui pourtant avaient la consigne 0:
Inutile de me faire espionner par la police ;
la plus sévère, il montrait la tête de mort en disant toutes mes mesures sont prises. Lacenaire a laissé
d'un air très-sérieux : «Voyez-vous, je suis dans l'af- des élèves... Tremblez! »
faire. » Et il passait.
L'émotion était grande dans le public lors de cette
affaire. L'aifluence était si considérable qu'il avait TROPMANN CONSIDÉRÉ CO^IME FOU LORSQU'IL A COMMIS
fallu garder toutes les avenues du palais et placer, sur SES CRIMES
la place et dans la cour, un escadron de gardes de
Paris pour contenir la foule. La postérité, si elle s'en occupe, ne manquera pas
de portraits de l'accusé. Indépendamment de ceux
Tropmann semble de plus en plus préoccupé à qui
seront mis en vente dès l'ouverture des débats à
mesure que s'approche le moment de paraître devant la Cour d'assises, on aura Tropmann représenté
les jurés. S'il est des affaires pendant lesquelles les ju-
jouant dans sa fameuse petite cour de la Concier-
rés siégent en maugréant, ce ne sera pas assurément
gerie. Nous aurons encore la tête de Tropmann
dans celle-ci. Aucun membre du jury ne manquera dessinée
én grand. M. Appert, photographe de la
au rendez-vous mardi prochain. La cour n'aura au- magistrature, vient d'en faire un fusain très-éner-
cune ampnde à infliger à des absents. gique et fort ressemblant. Il paraît que cet artiste
Afin que nos lecteurs puissent suivre les péripé- avait obtenu l'autorisation de se placer à une des
ties de cette lugubre affaire qui passionne l'univers fenêtres grillées qui donnent en face du promenoir
à un si haut degré, nous donnerons incessamment la de Tropmann.
reproduction exacte du plan qui sera distribué aux Le dessinateur a été obligé de prendre les plus
minutieuses précautions il s'est bien gardé de net-
jurés au commencement de l'audience. ;
toyer les vitres salies de la fenêtre, de peur d'être
Ce plan, dressé spécialement pour la Cour d'assi-
aperçu par l'accusé, qui est devenu très-sauvage et
ses, est le seul — nous pouvons l'affirmer — dont
l'exactitude soit authentique. qui serait rentré aussitôt.
Nous avons parlé de l'appui que M. le docteur
En parlant de la furie de sollicitations qui s'est Amédée Bertrand devait prêter à Me Lachaud; voici
emparée des Parisiens à propos de l'affaire Trop- M. le docteur Piorry qui vient aussi à la rescousse,
la Liberté publie les lignes suivantes et qui s'offre à démontrer que Tropmann était en
mann, :
N'allez croire soit M. Tropmann état de folie pendant toute la période de sa vie où il
« pas que ce pour
seulement qu'un président des assises -ait subi de a préparé et accompli ses crimes.
rudes assauts. Il nous souvient de l'affaire Lace- Nos lecteurs ne seront peut-être pas fâchés d'avoir
une analyse de la théorie qu'émettra M. Amédée ment de triompher : il a découvert une busette qui
Bertrand ; la voici aussi serrée que possible : doit faire révolution dans l'industrie. Mais pour réa.
Le cerveau est animé d'un double mouvement :
liser sa découverte, il lui faut de l'argent. Il trouve
«
l'un dû à l'action respiratoire, l'autre à l'impulsion Jean Kinck disposé à le seconder comme bailleur de
du cœur. A l'état normal, ce double mouvement fonds. Mais ne lui volera-t-il pas son secret? Trop-
comprime le cerveau contre la boîte crânienne 86 fois mann ne sera-t-il pas exposé à perdre le fruit de ses
par minute, soit 16 fois pour la respiration et 70 fois peines ? Ces alternatives d'espérance et de crainte
- pour les battements de cœur. yiennent encore agir sur un cerveau déjà bien com-
« Tout ce qui augmentera ou diminuera le nombre primé.
de ces pressions produira un trouble dans les fonc- «
Pendant une de ses alternatives de défiance et de
tions de l'organe cérébral. Une trop grande conten- crainte, il imagine de se débarrasser de son confi-
tion d'esprit, l'agitation causée par les passions fa- dent Jean Kinck, tout en se procurant une somme
tigue, irrite, épuise le cerveau. En persistant, cette sur les ressources de ce dernier. Il ne réussit pas,
agitation a produit le vertige, des hallucinations et après le meurtre, à mettre la main sur les 5500 fr,
presque le délire ; elle peut amener des inflammations dont il avait rêvé la possession, et il se décide à tuer
partielles et totales' de la substance du cerveau. les autres membres de la famille, espérant trouver
«
L'affection pathologique le plus souvent produite quelque combinaison pour trouver les 5500 fr. sans
par ces causes perturbatrices est la manie. Ce sera qu'un seul membre de la famille Kinck puisse lui
une manie raisonnante, si le malade est doué d'un faire obstacle.
caractère énergique, s'il a une idée fixe longtemps «
La première période de cette époque de la vie de
soutenue, si son esprit, toujours tendu vers le même Tropmann a été la formation de la folie ; la seconde
objet, a poursuivi un but avec ardeur, si un espoir période a été celle où il traduit sa folie par huit
longtemps caressé et nourri a été brusquement dé- meurtres. Vient ensuite la troisième période qui
truit, si son orgueil et son ambition ont eu des mé- commence à l'instant où il lit dans les journaux la
comptes. découverte des six cadavres flans la plaine de Pan-
« Dans cette situation un individu est exposé aux tin et l'horreur que son crime inspire à tout le
congestions chroniques du cerveau. Elles se mani- monde. Il s'opère une révolution chez lui. Frappé de
festent par une douleur obtuse, continue dans les terreur, il prend la fuite. Il va spontanément à un
tempes; on éprouve une forte migraine. Cette dou- port de mer, au Havre, point de départ qu'il avait
leur est le résultat du plus gracd nombre de pres- rêvé pour aller en Amérique, quand il comptait sur
sions cérébrales. La preuve en est dans l'accélération les 5500 francs.
violente du pouls et des mouvements respiratoires. «
Pris par le gendarme Ferrand, il lui échappe, et
Au lieu de 86 compressions par minute, le cerveau courant vers un bassin de ce port, il se jette dans
en subit 100, 120, 140 même. On est près du délire. cette eau froide, échauffé par sa course. Il veut se
«
Rapprochement singulier, on éprouve des douleurs noyer, il avale l'eau de mer en abondance. Il reçoit
aux tempes, et c'est dans la région temporale que la déjà, par cette immersion et par l'ingestion d'un
phrénologie place l'instinct de la mono manie homi- purgatif si puissant, un des traitements les plus
cide Sans ajouter à cette notion plus de confiance
! énergiques que l'on puisse appliquer à un homme
qu'elle n'en comporte, c'est pourtant une remarquable atteint de folie.
coïncidence. «Ensuite est venu, pour ramener Tropmann à la
«
La présence prolongée de ces phénomènes physio- raison et à la conscience de ses crimes, cet état de
logiques finit par déterminer un état pathologique calme, fruit de son séjour à l'hôpital et en prison,
normal pour l'individu qui en est l'objet, et inappré- auquel état n'ont pas peu contribué les exhortations
ciable pour les personnes-qui l'entourent. de ses gardiens à dire la vérité, et son contact pres-
«
Il est fou ; mais ses bizarreries, ses hallucinations que continuel avec les témoins pendant l'instruc-
sont mises par son entourage sur le compte d'une tion. »
imagination trop active et trop féconde. On le consi- M. Amédée Bertrand pense donc que Tropmann
dère comme un homme supérieur, lui-même peut se était fou lorsqu'il a commis ses crimes, et qu'on ne
regarder comme un homme de génie, et sa folie ne pourrait lui demander compte d'actes, affreux sans
fait que s'accroître par cette disposition. doute, mais dont il n'a pas eu conscience dans l'état
«Telle a été la situation de Tropmann. Il faut main- d'exaltation où il a été pendant deux mois.
tenant appliquer aux faits les considérations que nous (J. BAÏSSAS.)
venons d'exposer.
Tropmann est tout jeune; son intelligence active
et précoce a commencé à fonctionner bien avant que LE RÉVEILLON DE TROPMANN
le système cérébral eût acquis chez lui tout son dé-
veloppement. Il s'adonne ardemment à la mécanique. Tropmann à fait réveillon !

Ses facultés intellectuelles sont toujours tendues, et On sait que le sinistre héros du drame de Pantin ;
l'esprit de combinaison qu'exige la science de la mé- est très-amateur de jeux de cartes, et qu'il se livre à ^
canique imprime de fortes et de fréquentes secousses de fréquentes parties avec ses codétenus et ses gar- ^

à son cerveau. diens. Dans la journée de vendredi, la chance l'a


« Il passe de longues heures à poursuivre quelque constamment favorisé, et il a gagné du boudin, de la
invention capable de lui donner la réputation et la charcuterie, du bon vin et du café, que par tolérance ^

fortune. Il travaille sans relâche, il se croit au mo- excessive on lui a laissé consommer la nuit de Noël. ,V

î
Cette tolérance s'explique, du reste, car on espère transmettre ses compliments à Tropmann, et de l'en-
:oujours lui arracher, dans ses épanchements intimes, gager à prendre courage :
quelques aveux sur les arguments qu'il tient en ré- «
Dites-lui de ma part qu'au surplus on ne coupe
serve, et qui lui font dire que l'affaire sera renvoyée la tête qu'une fois, et que c'est si vite fait que c'est
autre session. Mais là-dessus il est impéné- pas la peine d'y penser.
a une
trable. Ces deux aimables détenus ont passé ensemble
Avant-hier est arrivé à la Conciergerie, venant de une nuit à Mazas, et ont gardé, l'un pour l'autre,
Mazas, le soi-disant matelot Allègre, accusé du meur- paraît il, des sentiments d'amitié.... et de considé-
tre de Vincennes. Allègre a chargé ses gardiens de ration.

auquel nous empruntons ces détails, sera occupé par


COUR D'ASSISES
M. le procureur général Grandperret, qui sera as-
La cour d'assises qui juge Tropmann aujour- sisté de M. l'avocat général Merveilleux-Duvi-
d'hui est composée de M. le conseiller Thévenin, gneaux. — Avocat, Me Lachaud.
président, des conseillers Brault et Benoist, asses- Voici quelques détails sur MM. les conseillers
Brault, Benoist, Petit, Nicolas et sur M. l avocat
seurs ; mais, comme M. Brault est d'une mauvaise
santé, il sera probablement remplacé par M. le con- général Merveilleux-Duvigneaux.
seiller Petit. En prévision de tout incident, M. le M. BRAULT.
conseiller Nicolas est également désigné comme as- de la Restaura-
M. Brault est le fils d'un poëte
sesseur suppléant.
Le siège du ministère public, ajoute le Figaro, tion ; mais il parle en prose !
Ancien juge d'instruction à Paris, il a longtemps sous le fer homicide. Les assassins de la Bastide-
présidé lui-même les assises : il, est retombé asses- Besplas qui, une nuit, massacrèrent à coups de hache
seur! le maître du château, un domestique et deux ser-
Au physique, homme de- tenue correcte jusqu'à vantes ; les assassins de Saint-Cyr, près Lyon, qui
l'élégance, grand, corpulent, très-proprement vieillli, tuèrent la grand'mère, la fille ét la petite-fille, ont
il a de beaux restes. laissé des traces douloureuses dans la mémoire de
notre pays.
M. BENOIST. Mais les crimes d'Herrenflùg et de Pantin ont ef-
facé, par l'énergie sauvage aveo laquelle ils ont été
Autre ancien juge d'instruction, parfaitement accomplis, tous les tableaux sanglants que les crimi-
ignoré. Chez lui tout est laborieux, pénible. Il est nels avaient jusqu'à présent offerts à nos yeux épou-
assez grand, porte des cheveux blancs, et passe au vantés.
milieu de la foule sans que rien ne le distingue du Ce drame, qui n'a peut-être qu'un sacrificateur, a
vulgaire. été ourdi de tant de piéges, il a été préparé avec tant
de combinaisons d'une précision toute mécanique
M. PETIT (JULES), 62 ans. qu'il devait particulièrement fixer l'attention. Et puis
cette mère assassinée entre ces deux enfants qui
Ancien vice-président du tribunal de la Seine, l'implorent, le sang-froid et l'audace du meurtrier
est un. fort bel et galant homme, une importation qui revient chercher ses trois autres: victime?,, confiées
-
anglaise de gentleman !
- ,c,D-mrn'e jun ijépôt à un cocher'qui aurait pu-entendre,
Sa maison est ouverte, très-agréable et mondaine. éette nouvelle tombe qui se ferme à quelque's pas de
On joue la comédie chez M. Petit. En résumé, très- la tombe de Gustave Kinck, tout cela donnait à ces
homme du monde. crimes une physionomie qui devait surexciter le sen-
timent public et convertir ensuite cetté émotion en
M. NICOLAS (AUGUSTE), 66 ans. une insatiable curiosité.
Jamais autant de pièces à conviction ne s'étaient
M. Nicolas, ex-juge de paix à Bordeaux, est l'au- étalées sur les tables de la cour d'assises.
teur des Etudes philosophiques sur le Christianisme, Un greffier a eu le soin, avant l'audience, de clas-
ouvrage qui du premier coup l'a placé au premier ser toutes ces pièces et de les grouper suivant les
rang des polémistes catholiques et a continué la exigences de la discussion.
pléiade des œ Pères de l'Église. » Les vêtements de chaque victime sont mis séparé-
L'ouvrage a eu, du reste, ce côté excellent, qu'il ment. — Ces effets ont été soumis à des précautions
a enrichi l'éditeur et fait deux fois la fortune de hygiéniques; cependant il s'échappe de ces étoffes
l'auteur. imbibées de sang et de ces plis où les caillots s'étaient
Livre à consulter : beaucoup lu il y a vingt ans. accumulés, des exhalaisons peu agréables.
M. Nicolas est une excellente nature, où perce Voilà la robe de soie et la chemise de Mme Kinck;
beaucoup l'homme religieux. ici ce sont les vêtements de ces malheureux enfants
A un fils — dominicain — qui commente les rangés par âge; on aperçoit là-dessous les pantalons
chapitres du livre paternel, et une fille en reli- dont les boutons de métal portent le nom de Thomas

gion, qui en applique l'esprit. fils aîné à Roubaix. Ici on ne peut regarder sans 1

émotion cette robe bleu clair dont la petite Marie-


M. MERVEILLEUX-DUVIGNEAUX, 48 ans. Hortense était parée ; voici son chapeau dont le fond
est une sorte de tulle, et le bord une bande de ve-
Pas grand, brun, maigre, favoris rouges, M. Mer- lours noir sur laquelle est posé un brin de bruyère
veilleux-Duvigneaux appartient à l'école clérico-li- d'un vert des'plus vifs. Ses petites bottines aux ta-
bérale. A fait son chemin à Paris comme substitut Ions usés sur le côté, et couvertes de boue, sont en-
au tribunal à la cour, et, en 1868, avocat général : core là, auprès de ce morceau de pain et de cette
langage vaste et plein des dernières redondances de tranche de saucisson recueillis dans ses mains. Enfin
l'école pompeuse. ce sont des caisses, des. paquets, des malles à l'in-
On s'est demandé si son style justifiait son nom fini.
merveilleux 1 Viennent ensuite les instruments du crime : une
pelle à charbon de terre, pelle toute neuve, couverte
encore d'un vernis noir et qui aura servi à creuser
les tombes dans une terre déjà.remuée par la char-
COUR D'ASSISES DE LA SEINE rue ; une petite pioche, nommée décintroir, avec la- i;

quelle il aura frappé ses victimes. Un quincaillier a ;


Présidence de M. le conseiller THÉVENIN. reconnu ces objets comme il a reconnu TropmanqUI l
Audience du 28 décembre.
les lui avait achetés.
Une autre pelle et une autre pioche, de grande
HUIT ASSASSINATS
— VOLS ET FAUX EN ÉCRITURES dimension cette fois, attirent les regards, mais ces Ji

instruments ne sont ici que comme points de compa- :i

Le retentissement qu'ont
eu les crimes de Pantin raison et pour représenter deux outils du même genre j
égalent l horreur qu'ils ont inspirée. Rarement qu'un taillandier vendit le 19 à un inconnu. |
nombre de victimes aussi considérable était tombéun
[ Ce couteau, dont la lame est aux trois quarts en- j
«
eloppée dans un papier, est celui qui perçait pres- gilet de velours de couleur foncée. Sur sa cravate
ue de part en part Gustave Kinck. La lame est lon- vient se rabattre son col de chemise, laissant aper-
ue et le métal si commun qu'on dirait de la tôle. Le cevoir un cou allongé qui porte fièrement sa tête.
ia.nche arrondi est en corne, et le poli de ses sur- Six gendarmes sont affectés à la garde de Trop-
ices annonce qu'il avait été fréquemment manié. Un mann.
atre couteau trouvé près de la fosse des six cadavres La cour s'adjoint un conseiller supplémentaire, vu
'a plus de lame ; il ne reste qu'un manche carré avec la longueur présumée des débats.
a sang dans les interstices. M. le greffier Commerson donne ensuite lecture
Les bocaux renfermant les organes de Jean Kinck de l'acte d'accusation dont nous avons donné précé-
3nt déposés parmi les autres pièces. demment la teneur à nos lecteurs.
Une grande émotion s'est manifestée dans la salle CeLte lecture ne semble produire aucune impression
u moment où
des garçons ont apporté ces derniers sur l'accusé. Il l'écoute presque avec indifférence,
bjets. même aux passages les plus odieux et les plus sang-
Le plan. en relief de Pantin devait nécessairement lants de cet exposé de crimes.
gurer sur la table des pièces à conviction. Cependant il faut convenir que vers les deux tiers
Ce travail, si fidèlement exécuté, distrait un peu de la lecture, quand l'acte d'accusation raconte les
es impressions lugubres que causent les autres intrigues relatives à la procuration qu'il s'agissait
ièces. d'envoyer à Gustave, alors à Guebwiller, l'accusé se
Dès neuf heures du matin, les curieux affluaient trouble visiblement et son visage pâlit, mais son at-
u Palais, et la Cour d'assises, une demi-heure après, titude est toujours de la plus grànde immobilité.
tait entièrement remplie, disons bourrée de specta- MM. les jurés semblent considérer très-attenti-
jurs. Une avalanche de jeunes avocats se précipite vement l'accusé lorsque le greffier lit les détails re-
)ut à coup dans un couloir de la salle, y cause un latifs à l'assassinat de la mère et des plus jeunes en-
îoœent de désordre et obstrue la circulation. Ce fants qui poussaient les cris de : Maman ! maman !
'est qu'aux cris de : Avancez ! avancez ! que cette Tropmann n'en paraît pas plus ému, il tient ses yeux
valanche se fond peu à peu et trouve, non à se pla- fixés sur le parquet.
er, mais à se tasser. L'appel des témoins est fait ensuite et on les fait
Aucune dame n'a été admise dans le prétoire ; retirer dans leur salle. A certains noms, qui ont été
elles qui ont pu entrer dans la salle ont été placées livrés souvent à la publicité, les curieux se penchent
ux premiers rangs, devant ceux qu'on a destinés pour les apercevoir. Les noms de Langlois, de Fer-
ux témoins. On n'entend de toutes parts que des rand et de Haugel surtout, sont l'objet d'un long
éclamations au sujet des places. brouhaha.
De nombreux magistrats et des fonctionnaires
ublics ont pris place derrière les siéges de la cour.
INTERROGATOIRE DE TROPMANN
A dix heures et demie, la cour est annoncée.
M. le procureur général Grandperret est au siége L'accusé déclare d'une voix ferme se nommer Jean-
u ministère public, assisté de M. l'avocat général Baptiste Tropmann, demeurant à Cernay, être mé-
Ierveilieux-Duvigneaux. canicien et âgé de vingt ans.
Me Lachaud prend place au banc de la défense. Lorsqu'il se lève pour répondre aux questions du
Après le tirage du jury, l'accusé est introduit. président, il est obligé de poser ses mains sur la
ette arrivée produit une sensation immense. Tout barre qui le sépare de la défense ; ces mains sont
inonde se lève. spontanément pour satisfaire sa plates et osseuses, ses bras sont d'une longueur dé-
ariosité. mesurée, et bras et mains semblent avoir été faits
Tropmann est un tout petit homme aux formes pour saisir et briser une proie. Cette idée de sa force
'êles et juvéniles; sa figure est amaigrie et fatiguée; que donne cette construction particulière, peut in-
jn teint n'est pourtant pas bien pâle, son oreille est fluer sur l'opinion de ceux qui ne pensaient pas que
)uge sur les bords. Son regard, sans être timide, Tropmann ait des complices.
3mble peu assuré, peut-être à cause de la foule im-
tense qui le considère; il tourne ses yeux plus vo- M. le président. — Tropmann, il paraît que les
mtiers vers les membres du jury. Vu de face, Trop- affaires de votre père, auprès duquel vous viviez à
lann a l'aspect d'un enfant ; l'énergie de son caractère Cernay, étaient dans un mauvais état ; il était con-
3
manifeste plutôt par l'expression de son profil. stamment sous le coup de poursuites. Votre mère,
Son nez aquilin, et qui n'est pas dénué de que vous avez rendue si malheureuse, avait pour -
liesse, se rattache vigoureusement à un front très- vous une prédilection marquée. Dès votre jeune âge
Iveloppé. Son œil ferme ajoute à la force qu'exprime vous avez manifesté un singulier caractère : vous
i profil. étiez mélancolique, peu communicatif, sans amis.
Le bas de la tête de Tropmann est vulgaire, Déjà vous parliez de vos projets, de vos fortunes.
lyant, bestial ; sa mâchoire est suspendue au crâne Vous étiez d'une violence extrême. En voici un exem-
)mme celle d'une bête fauve. Ses cheveux abon- ple ; Vous travailliez avec votre frère Edmond, au-
mts sont relevés sur son front et derrière ses jourd'hui militaire, vous avez levé un marteau sur lui
ailles. Un léger duvet couvre sa lèvre supérieure et l'avez laissé tomber sur son front qui a été couvert
le tour de son visage. de sang. Edmond, alors, vous a dit : Tu es un second
Quant au costume de l'accusé, c'est celui d'un ou- Caïn. Il ajouta, en parlant de vous : C'est un chien
'ier. Il a une redingote noire un peu passée, un qui mord.
L'accusé. — Ce fait est inexact. S'il l'a dit, il n'a claire et pleine de mystères pour engager Kinck à
venir au plus tôt en Alsace.
pas dit vrai.
D.- En décembre 1868 votre père vous a envoyé à R. — J'étais obligé d'écrire ainsi pour cacher le
Paris pour installer des machines. Vous avez rencon- projet de fabrication de fausse monnaie. Voilà quel
tré là un de vos compatriotes, Gaspard. Avec lui était notre but à nous deux.
vous avez logé près du Chemin-Vert, près de ce champ D. — Cependant il est établi que Jean Kinck se
où vous deviez enterrer vos victimes. rendait en Alsace pour faire élever d'un étage sa
Là, de même qu'à Cernay, vous viviez presque seul petite maison ; vous ne réussirez pas à calomnier ce
et, dans les rares entretiens que vous aviez avec Gas- malheureux.
pard et un autre nommé Aron, vous parliez toujours R. — Non, Jean Kinck était trop avare pour
de vos projets de fortune. avoir eu ce projet. Il faisait le voyage pour la fausse
Ensuite, de même que vous aviez été envoyé à monnaie.
Pantin par votre père, il vous avait envoyé à Roubaix D.-Enfin, Jean Kinck, emportant deux chèques,
monter des machines, car vous étiez très-ha- une somme d'argent considérable, une valise et un
pour
bile. Que vous donnait votre père ? étui à chapeau, se rend en Alsace, et vous allez le
L'accusé. — Je n'avais pas d'honoraires. Un cor- recevoir à la gare de Bolwiller ?
respondant me donnait de l'argent à mesure de mes R. — Oui, monsieur.
besoins. M. le président. — Huissier, passez à MM. les
D.— A Roubaix encore, vous parliez avec passion jurés des exemplaires du plan du canton de Cernay.
de faire fortune avec rapidité. A Roubaix, vous avez D. —Eh bien, Tropmann, Jean Kinck est arrivé
dit à la domestique de l'hôtel où vous étie2 logé que le 25 août à Bolwiller. Qu'avez-vous fait?
vous aviez le plus ardent désir d'arriver aux riches- R. — Nous sommes montés dans l'omnibus et
ses, même par un mauvais coup, même par la fabri- nous sommes arrivés à Soultz l'après-midi.
cation de la fausse monnaie, quitte à partir ensuite D. — Parlez plus haut, c'est indispensable. On
plaint de entendre. Où avez-vous dé-
pour l'Amérique. se ne pas vous
L'accusé. — J'ai pu tenir ce propos à Mlle So-
phie ; mais je voulais parler de cette invention que
j'avais faite.
-
jeuné ?
R. A l'auberge de la femme Mongonet.
D. — En effet, cette femme vous a reconnu, et
D. — Dans ceite ville de Roubaix il y avait une elle a même reconnu Jean Kinck, dont on lui a pré-
malheureuse famille aujourd'hui éteinte, la famille senté la photographie. Ensuite où êtes-vous allés?
Kinck. Le chef, Jean Kinck, était né en Alsace, et il --
R. Jusqu'à Wattwiller, à l'auberge du Cheval-
avait conservé pour sa patrie un souvenir affectueux; Blanc.
il y possédait même une propriété dans laquelle il D. — Vous avez beaucoup varié sur votre Üine-
désirait aller mourir. Vous av:x été confident des 'raire dans l'insiruction ; mais en dernier lieu vous
épanchements de Kinck.
Il était un exemple à proposer à tous les ouvriers,
il était devenu patron par le travail et la conduite ; il
était arrivé à une certaine fortune ; il avait trois
maisons à Roubaix, du crédit à la Caisse commer-
ciale. Enfin sa fortune est évaluée, par les témoins,
de 80 000 à 100 000 fr. Sa femme était une bonne
épouse et une bonne mère, et il est venu une main
avez déclaré que vous vous étiez dirigé vers Herren-
ilÜg, et que là on lui avait versé du poison ?
R. — Oui, monsieur.

R. — Le complice....
D. — Qui a versé le poison ?

D.— Quel complice ?


R. — Hé bien ! le complice.... qui était avec moi.
D.— Vous avez déclaré, le 23 octobre, à M. la
, à

homicide pour la détruire jusqu'à l'enfant que la juge d'instruction, qu'à Soultz vous aviez perdu de
mère portait dans son sein. — Comment avez-vous vue Jean Kinck. Le magistrat vous fait remarquer
fait. la connaissance de Jean Kinck ? que votre version est invraisemblable, puisqu'on
L'accusé. — Je le rencontrais souvent au cabaret. avait trouvé sur vous deux chèques, la montre et la
D.— Cet établissement était installé dans une mai- chaîne, et vous répondiez : il m'a donné cette chaîne
son appartenant à Kinck. Vous vous mettiez toujours et cette montre. Quant aux chèques, vous dites qu'ils.

à part et vous causiez en allemand. vous avaient été confiés par Kinck, et que si l'un de

R.-Nous nous entretenions démon invention et ces chèques portait votre signature, c'est que Jean
des fonds qu'il fallait pour monter les machines. Kinck vous avait prié de le faire pour tromper sa
D. — Voilà l'explication d'aujourd'hui. Au juge famille.
d'instruction vous disiez : Si nous étions souvent Le 13 novembre, vous faites une autre déclaration)
seuls sur ce banc du cabaret, c'est qu'il voulait se qui est conforme à la vérité ; vous avez dit qu'après,
rendre en Amérique pour y exploiter une invention avoir conduit Jean Kinck à Herrenflüg, vous lui
et qu'il était mécontent des bâtards que lui donnait aviez fait boire une bouteille de vin que vous aviez
sa femme, prise à l'auberge du Cheval-Blanc, et qu'il était
R.— Je ne disais pas la vérité ; mon intention était tombé foudroyé.
de l'attirer en Alsace pour qu'il m'aidât à exploiter R. — A ce moment j'ai menti....
mon commerce. Le projet fut arrêté entre nous. D.—Vous avez donné des indications sur l'endroit
D.—Dans cette intention, vous avez quitté Roubaix où vous avez enterré Jean Kinck, et après bien des
en août, et vous êtes arrivé le 19 à Cernay. Là, vous recherches, son corps a été découvert le 21 novem*
avez retrouvé cette gêne qui affligeait votre famille. bre dernier.
Vous n'avez pas tardé à écrire à Kinck une lettre peu Ce cadavre était dans une dépression du sol, près,
uer l'horreur de son crime, déclare avoir des com- R. — Jean Kinck avait écrit qu'il allait arriver
lices. qu'il fallait l'attendre à Bollwiller, et qu'il apporte-
R. J'en .avais pourtant. rait de l'argent et des chèques pour établir l'atelier
D. Citez au moins les localités où vous les avez de fausse monnaie.
is, puisque vous prétendez les avoir fréquentés? D. — Et puis ?
R.
— Je ne puis pas le dire, je ne veux rien R. — Il fut décidé qu'on l'attendrait dans le bois
a.hirt Pourquoi ne cherche-t-on pas ce portefeuille?
pour le tuer.
ourquoi? il est prouvé que Jean Kinck en avait D. — El le dépouiller?
11... R. — Oui...
D.
— Qu'avez-vous à ajouter? D. — Et le crime accompli, les complices ne pren-
nent rien ? C'est sur vous qu'on trouve toute la dé- D. — Vous vous êtes dit le fils de Jean Kinck. On
pouille de la victime ?... vous a demandé une procuration que vous avez
R. — Qu'on recherche le portefeuille ! faite?...
D. — Eh bien parlez-nous de ce portefeuille.
! R. — C'est vrai....
H. — C'est là dedans qu'on trouvera tout. Ils l'ont D. — Oui, mais la signature de Kinck n'était pas
enterré, couvert d'un mouchoir de Jean Kinck. J'ai légalisée. Vous insistez!... On fait appeler des per-
donné toutes les indications. On trouvera dans ce sonnes qui connaissent la famille Kinck; ces per-
portefeuille la preuve que Jean Kinck venait en Al- sonnes vous donnent un démenti formel.... Que vous
sace pour faire de la fausse monnaie.... Les noms des restait-il en septembre de l'argent pris sur Jean
complices sont dans ce portefeuille 1... Kinck ?
(Tropmann s'anime et frappe la barre, l'index R. — A peu près 160 francs.
étendu).... Qu'on ne dise pas que je suis coupable ! D. — A quelle heure êtes-vous arrivé à Paris?
s'écrie-t-il. —Non.... c'est votre idée.... mais je n'ai R. — A dix heures.
pas commis le crime non, personne ne pourra dire
! D. — A quel hôtel êtes-vous descendu ?
que c'est moi !... Qu'on cherche le portefeuille, et, R. — Je ne suis pas descendu dans un hôtel.
quand il sera trouvé, si les noms n'y sont pas, je les D. — Qu'avez-vous fait ?
dirai.... R. — J'ai été à Lille.
M. le président. — On ne vous croit pas !... Pour- D. — Mais vous êtes descendu à l'hôtel du Chemin
quoi ne dites-vous pas ces noms? de fer du Nord?
R. — Je ne peux pas.... On m'accuserait si l'on ne R. — Non.
trouve pas le portefeuille. Ce n'est pas étonnant! On D. — Vous vous êtes fait inscrire sous le nom de
a bien cherché plus de cinq jours le pauvre Jean ce malheureux Jean Kinck.... Vous avez écrit à Rou-
Kinck / baix cette lettre :
D. — Qui les a vus ces complices ? (Voir l'acte d'accusation.)
R. — On les a vus en Alsace, on les a vus à Pa- M. le président. — Vous allez à Roubaix, déter-
ris. Un garçon d'hôtel l'a dit, puis un autre jeune miner au dépa.rt ettte malheureuse famille qui devait
homme qui a déposé.... tout entière mourir de votre main?
M. le Président. — Nous les entendrons Nous 1 R. — Non ! il était oeravenu avec les complices
prouverons que vous avez. toujours été seul, toujours qu'on ferait l'affaire. On aurait mis tout ça sur le
agi seul, en Alsace, à Bollviller, à Soultz, à ïïuffhoitz, compte d'un accident de chemin die fer....
à Wattviller. D. — Tout ça?
R. :— On sait bien qu'on m'a vu avec plusieurs R. — Cette disparitioB......Apiifës la mort'de Kinck
personnes, par exemple, à la fête de Saint-Cloud, à père, j'avais le plus grand intérêt à faire disparaître
.
la balançoire. Mme Kinck.
D. — A Cernay, vous aviez des cornues, des ins- D. — C'étaitravez-»vouiS: diit^œe nécessité d'anéan-
truments de chimie.; vous "liez'.-azketé un ballon tu- tir cette
bulaire Vous distilliez saventvons ,pamI:ir6Z', dfiaaj un

poison dont une seule goutte suffirait t'été presque imperaeptihflie.)
R. — Eh! je m'étais toujours occupé die-ça.,... (avme D. — Gustave :KMLk, après les fausses lettres de
volubilité).... si vous voulez savoir toute s les expiée Jean Emek, 'est parti pow :l':Alsaee. Il faut qu'il
riences que j'ai faites, en Alsace, à P&ris., à Roubaix,. vienme à Paris et qu'il vous apporte les 5500 francs
D. — Vous avez fait de Màcids pEussiique:? que vous convoitez. Il faut que la mère et les autres
R. — Oui. enfants arrivent ensiute, la n:wit, à des heures déter-
Pendant tout. cet interrogatoire Tropmann répond, minées par:--wu-si,!
avec un calme imperturbable, le regard assuré, le R. — Ouii!
front haut et sans sourciller ; sa voix peu étendue ne 1). — Vous les attendez, à l'hôtel du Chemin de
permet de percevoir ce qu'il dit qu'en y prêtant une Eer du Nord ?
extrême attention;., da.. Oui
M. le président résume -d'analyse chimique farte —
ID)., VOHiS écririez aMmeKiarak? (Voir la lettre

par M. Roussin des viscères de Jean Kinck.
M. le président. — Seul, vous avez assassiné, em-
à
dans l'acte d'accusation, où e& eat peu près ainsi
é
poisonn Jtan Kinck.... Le crime commis, vous êtes
conçue
« Ma
:
chère femme, j'ai appris par notre bon ami
venu à Cernay, à Huffholtz; vous aviez de l'or, une Tropmann qu'un de nos enfants est malade. Ça m'a
montre, des chèques, toutes les dépouilles de votre bi n peiné. » Et vous aviez écrit cela ?
'victime. Alors, vous songez à poursuivre votre terri- Tropmann fait de la tête un signe affirmatif.
ble entreprise. Vous prenez le nom de votre victime, D. Et vous employez ces expressions touchantes
vous signez de ce nom!... de la tendresse paternelle ?
R. — Nous étions tous ensemble. R. — Oui.
D. — Vos prétendus complices ? ils vous ont obligé D. — Vous écrivez à Gustave pour lui donner vos
de signer le reçu ? instructions, — les instructions de son père, — et lui
R. — Ils ne m'ont pas obligé; mais j'ai signé recommander d'arriver la nuit.
pour
eux. R. — Oui....
(Ici se place l'incident des lettres réclamées à la D. — Ce pauvre petit Emile, que vous avez assas-
poste dont tout le monde connaît les détails.) siné, vous écrit, croyant écrire à son père : Il Ma-
man s'inquiète de voir que tu n'écrives pas toi- D. — Qui a creusé la fosse et enterré Gustave?
même! Quel est donc ce mystère? » Vous avez reçu R. — Ce n'est pas moi, c'est le complice.
-,cette lettre ? D. — Que faisiez-vous pendant ce temps-là ?
R. — Comme les autres. R.—Je ne faisais rien....
D. — Vous reconnaissez avoir écrit les lettres et D. —Mais vous étiez là? vous assistiez....
les télégrammes relatifs au départ de Gustave Kinck, R. — Oui, j'ai vu quand ils ont commencé de
et plus tard de Mme Kinck avec ses enfants ? creuser la fosse. (Sourires dans l'auditoire.)
R. — Oui. M. le président. — C'est vous qui avez tout fait!
D. — Vous leur disiez toujours : Personne ne croira à l'existence de ces mystérieux
— Ne venez pas
sans l'argent, et, vous ajoutiez, écrivant à Gustave : complices.... Le lendemain vous écrivez à votre fa-

Surtout, ne dis jamais le nom de mon ami. »
mille; vous lui dites que vos affaires vont bien.... »
(Signe d'affirmation). (Émotion.) Arrivons maintenant à la famille Kinck.
D. — Toutes ces lettres écrites, tous ces crimes Le 19, à cinq heures du soir, vous achetiez chez
préparés, vous vous donnez du repos. Le 13, vous Bellanger, taillandier, rue d'Allemagne, une pelle et
allez au bal avec Aron, votre compatriote ? une pioche plus fortes que les premières....
R. — Oui. R. — C'est encore un des complices 1...
D. — Le 1.4, vous avez reçu une lettre d'Emile ; le D. — Toujours!...
15, un télégramme inquiétant de Gustave, qui vous R. — A huit heures du soir, j'ai pris chez le tail-
demandait une procuration pour les 5500 francs; le landier cette pelle et cette pioche.
16, vous avez écrit à ce sujet à Mme Kinck, lui di- D. — Et qu'avez-vous fait?
sant : « Je ne veux pas que cette procuration se perde; R. — Je les ai portées à un complice....
je veux que nous soyons tous ensemble. » Gustave, D. — C'est ce complice qui les a prises chez la
qui devait arriver le matin, manque le train et n'ar- taillandier?
rive que le soir. Qu'avez-vous fait ? R. — Non, c'est moi ; je les lui ai remises.
R. — Je l'ai reçu à la gare et lui ai fait écrire à sa (M. le président raconte l'arrivée de la famille
mère pour lui dire d'arriver le 19.... Ensuite?... Kinck.)
R. — Eh bien, le soir nous avons pris l'omnibus D. — Qu'avez-vous dit à Mme Kinck?
pour aller à Pantin.... Là, le complice nous atten- R. — Je lui ai simplement dit que j'allais la con-
dait, derrière la gare.... duire à son mari, que Jean Kinck a acheté une mai-
D. — Quel complice? Toujours le même ? son à Pantin.
R. — Oui. Vous le savez bien.... — Vous aviez habité Pantin, vous connaissiez le
D. — Vous aviez dit à Gustave : Je vais te con- chemin Vert?

duire à ton père ? — Oui, le chemin Vert. J'y ai mené la pauvre
R. — Oui.... Mme Kinck; les trois complices nous attendaient....
D. — Vous prenez un couteau de table, vous en moi, je ne suis pas coupable.... ça les regarde.
frappez Gustave qui tombe la face en l'air, et vous — Faites le récit vous-même. (Des chut nombreux
jetant sur lui, vous le frappez de six coups, laissant se font entendre. Un grand silence se fait.)
le couteau dans la dernière blessure. Voilà ce que TROPMANN.
— Nous avons trouvé les trois com-
vous déclariez le 23 novembre. plices. L'un d'eux a dit à Mme Kinck : « Entrez-
R. — Il fallait bien faire le reste, après la mort là ! » Puis il s'est jeté sur elle et il l'a frappée vio-
de Kinck père ! lemment. Elle est tombée, puis se relevant, elle s'est
D. — Et vous avez fouillé votre victime? mise à lutter; elle était forte.... Alors, moi, je suis
R. — Non !... C'est parce qu'on a trouvé sur moi venu au secours de l'autre, et c'est dans cette lutte
un peigne qu'il m'avait prêté. que je me suis coupé....
D. — Ne vous êtes-vous pas présenté chezle nom- «
Moi, je ne voulais pas laisser tuer la petite;
méDuval, quincaillier? Ne lui avez-vous pas demandé C'est eux qui ont voulu. Les deux plus forts ont
une pelle? La voilà, cette pelle Et voilà l'outil que
! étranglé ensuite les deux aînés. On est resté là; ils
vous avez acheté le même jour! Le reconnaissez- ont creusé la fosse et puis on a tout arrangé la nuit
vous? (Vive sensation.) pour couvrir les traces de sang et remettre le champ
R. — Oui!... j'avais acheté ces outils pour les dans l'état où il était avant.
porter aux complices, à Pantin. —
Continuez votre récit.
D. — Toujours les complices ! Eh bien, on s'en alla du côté de la levée ; j'em-

R. — Oui, ils me l'avaient commandé,; c'était portai le panier. Eux se changeaient; ils allaient
pour creuser la fosse. l'un d'un côté, l'autre ailleurs.... je ne sais pas. Il y
D. — Le 25 septembre, vous ajoutiez à vos crimes en avait un qui devait aller à Mulhouse pour des pa-
la plus odieuse des calomnies. Vous affirmiez que piers.... (La dernière partie de ce récit est confuse,
Jean Kinck était' l'assassin, et que vous n'aviez fait presque inintelligible.)
qu'obéir à ses ordres.... Le corps de Gustave fut
découvert le 26 septembre ; les hommes de l'art Extrait des déclarations de Tropmann du.25 novembre.
constatèrent plusieurs blessures profondes, blessures
mortelles.... Le couteau était dans une de ces bles- Arrivé à Paris, j'allai loger a l'hôtel du Che-
....
min de fer du Nord, comme j'avais dit à la famille
sures, entre le cou et la poitrine. Qui avait apporté
e couteau ? Kinck que Jean Kinck logeait là et que je leur avais
R. — Le complice. laissé l'adresse.
J'écrivis tout cela à mes complices, et deux d'entre porte des gâteaux. Les soixante ou quatre-vingts
eux vinrent me rejoindre, le jeune homme et le avocats se précipitent, enjambant les bancs et la
second. barre. Les journalistes vont en quête du vin et delà
Nous étions allés boire un jour de la bière anglaise bière, mais vainement. Après d'héroïques efforts, les
â 1 fr. 50 la bouteille, comme l'avait affirmé cette reporters du Petit Moniteur et de la Petite Presse ont
dame qui a déposé contre moi. pu parvenir à conquérir à eux deux une carafe d'eau
Pendant tout le temps que je correspondais avec et une bouteille de vin.
Gustave et la femme Kinck ; lorsque Gustave était Les dames s'élancent vers eux et en un clin d'oeil
venu à Paris, je lui ai dit d'écrire à sa mère, ce qu 'il l'eau et le vin prennent le chemin de leurs jolies
fit et nous allions tous les quatre à Pantin, où le bouches.... Il n'y a que les chroniqueurs de ces deux
même homme qui avait tué le père tua aussi le fils et journaux qui ne boivent pas. Mais ce sont des gens
ils l'enterrèrent. dévoués. Ils sont contents. Leur coin, qui était le ra-
Nous prévenions le même jour notre complice qui deau de la Méduse, est maintenant le séjour de l'a-
était resté à Mulhouse et qui était marié, de venir bondance.
nous rejoindre. Il vint dimanche soir, le même jour Plusieurs dames délèguent des députés et récla-
du crime. ment leur part du repas des avocats. Mais la robe
Je l'attendis à la gare de Strasbourg, ainsi que le n'est pas propice à la robe, et les dames peu restau-
jeune homme qui connaissait parfaitement Paris. rées se disputent avec les défenseurs désintéressés,
L'autre était occupé à creuser la fosse pendant ce mais peu galants, de la veuve et de l'orphelin.
temps. Ils se dirigèrent sur Pantin, tandis que moi, Que voulez-vous! le barreau faisait queue depuis
j'allai à la gare du Nord, où j'ai trouvé la femme sept heures et demie dans l'escalier de service!
Kinck et ses enfants. Je les emmenai à Pantin, où Près de nous, vingt ou trente dames se disputent
tous les trois hommes passèrent à côté de nous dans deux verres. 0: Attendez, mesdames, » dit mon con-
la rue du Chemin-Vert. Comme c'était convenu entre frère, le galant distributeur de rafraîchissements; et
nous, le plus fort se jeta sur la femme Kinck et la il se met en devoir de servir proprement ses clientes
tua, tandis que les deux autres tenaient les deux en- altérées.
fants. Une fois la femme tuée, il se précipita sur les a Non! non1
ne rincez pas les verres ! »
enfants et les frappa ; le plus âgé qui était marié, Un coup de sonnette interrompt cette débauche
voulut le retenir et lui arracher le couteau, je vins à criminelle.... ou plutôt judiciaire.
son secours, car je ne voulais pas que les plus jeunes Nous remarquons en ce moment dans l'auditoire
enfants soient tués, car ils ne pouvaient pas nous com- Alexandre Dumas, Arsène Houssaye, et d'autres cé-
promettre, et pendant que le plus âgé le tenait, je lébrités du livre, du théâtre et de la politique. Une
saisis la lame du couteau et la lui brisai dans les belle dame, fille de Lablache, Mme la baronne de
mains, c'est là que je me suis coupé ; mais il était Casters, qui représente si noblement l'art dans le
déjà trop tard. J'allai chercher les autres. Celui qui monde parisien, examine constamment Tropmann
avait tué les autres en étrangla deux, tandis que le avec un dégoût qui ne se lit que trop visiblement sur
jeune homma étrangla l'aîné des trois enfants, et se les belles lignes de son visage.
précipitant sur la pioche, il frappa sur eux pour être A la fin de la suspension, Tropmann ramené par
sûr qu'ils ne reviendraient plus à eux. Nous ne pou- les gendarmes, se penche et cause avec son défen-
vions plus le voir. seur. Pour la première fois son visage s'anime, se
Je me retirai sur la route avec le plus âgé, en em- colore, et tous ses instincts de cruauté semblent s'al-
portant le petit panier qui contenait l'argent et des lamer et devenir visibles sur sa face.
papiers. La fosse était creusée d'avance par le plus Trois heures moins cinq. — Reprise de l'au-
grand et une demi-heure après, ils vinrent nous re- dience.
joindre en disant qu'on ne les découvrirait pas.
Nous allions regarder et nous vîmes que les sillons Révélations de Tropmann, 13 novembre.
étaient creusés comme auparavant. Nous nous assi-
gnâmes un rendez-vous pour le lendemain près de La dame Kinck arriva en effet à Paris avec ses
l'octroi de Pantin, pour voir ce que nous devions ...,
enfants, le 19 septembre, dans la soirée. Vers les
faire. dix heures, j'allai la joindre à la gare, et lui dis que
Le lendemain je les ai trouvés à l'octroi. Ils me j'allais la conduire à son mari.
dirent aussitôt que tout était découvert, et qu'il n'y Nous prîmes une voiture jusqu'aux Quatre-Che-
avait d'autres moyens que de fuir, puisque j'étais mins. Là, je l'engageai a descendre et à laisser ses
logé à l'hôtel sous le nom de Kinck. Et en effet, le enfants dans la voiture, en lui disant que peut-être
jeune homme partit le soir même avec le plus âgé, son mari voudrait revenir à Paris et que nous repren-
pour Mulhouse. Le plus jeune devait chercher ses drions les enfants. Mais les deux plus petits voulu-
papiers et l'argent qui lui serait possible d'avoir; le rent suivre leur mère, et nous nous engageâmes en-
plus âgé devait rester près de sa femme et de ses en- semble dans le sentier qui traverse les champs.
fants, puisqu'il n'a pas été vu; l'autre et moi nous La dame Kinck marchait devant, portant sa petite
devions partir pour le Havre. fille et ayant auprès d'elle le petit garçon.
Arrivés à une certaine distance, je la frappai par
MM. les jurés examinent le plan de Pantin. derrière avec un couteau de table dont je m'étais ar-
A trois heures suspension d'audience. mé. Elle ne poussa pas de cri.
Les curieux ne quittent pas leurs places. On ap- Je ne me rappelle pas si elle tomba sur le coup,
je me souviens seulement que je la frappai plusieurs p. — On vous demande que des explications.
NE
fois sans que je puisse autrement préciser. Pourquoi ne nommez-vous pas ces prétendus com-
Je frappai aussi les enfants, d'abord la petite fille, plices?...
puis le petit garçon, qui ne poussèrent pas un seul R. — Je ne les nommerai pas! J'ai des motifs
cri. beaucoup trop suffisants; j'aime beaucoup mieux la
J'allai de suite chercher les trois autres enfants mort que de les nommer, les complices!...
Kinck. Avant d'arriver au point où gisaient les ca- D. — Qui a creusé la fosse?
davres, je fis arrêter les enfants et les amenai l'un R. — Le même!... toujours....
après l'autre. Je fis mettre au premier un foulard D. — Entrons dans des détails plus précis. Vous
autour du cou sous un prétexte quelconque, et c'est disiez : J'ai enfoui la mère d'abord, puis la petite fille,
avec ce foulard que je l'étranglai quand nous arri- puis les autres; je les ai recouverts ; j'ai piétiné sur
vâmes auprès du corps de la mère. L'enfant ne poussa la fosse1... voilà ce que vous avez dit....
pas un cri. R. — Oui ! dans le premier moment.... Qu'on
J'allai chercher le second, puis le troisième, et les cherche le portefeuille, on saura tout.... Si je ne
étranglai l'un et l'autre de la même manière que le peux pas m'expliquer....
premier. Ils tombèrent sans pousser un cri. D. — Toujours ce portefeuille!
C'est seulement après la mort de ces trois enfants R. — Oui (avec animation et volubilité). C'est là
!

que je les ai frappés à coups de pioche afin de les que sont les preuves. Qu'on cherche! On dit tou-
défigurer. jours que je suis coupable....
Je'ne me rappelle pas avoir frappé de même la M. le président. — Nommez ces complices !...
mère et les deux petits enfants. Tropmann avec énergie : Non ! je vous le répète,
Je ne fouillai pas leurs poches, et creusai aussitôt j'ai des motifs beaucoup trop suffisants.... Je ne di-
avec une seconde pelle et une seconde pioche que rai rien! Qu'on me condamne! Je ne crains pas la
j'avais achetées et cachées d'avance dans le champ, mort plus qu'un autre.... Mais j'ai des complices....
une fosse où je plaçai les cadavres. Qu'on cherche le portefeuille. (Sourires.)
Il pouvait être quatre heures du matin quand j'eus D. — Et que sont-ils devenus ces complices?
fini. R.— Je ne sais plus; nous étions séparés; je les
-
J'ai tué Kinck père pour m'emparer de l'argent attendais au Havre. 1
qu'il m'avait dit avoir chez son banquier, et qui de- M. le président. — Revenons aux assassinats.
vait lui être payé sur l'ordre qu'il en donnerait. Je Tropmann. — On ne pouvait pas faire cela tout
me proposai de faire cet ordre, en contrefaisant l'é- seul.
criture et la signature de Jean Kinck. Celui-ci une M. le président. — Les rapports des médecins
fois assassiné, c'était en quelque sorte une nécessité le
établissent contraire. Les coups ont été foudroyants.
pour moi de tuer les membres de sa famille puis- Mme Kinck n'avait pas de blessures aux mains.... A
qu'aucun n'ignorait que Jean Kinck était venu chez peine a-t-on entendu, dans la nuit, ces cris Maman 1
moi dans mon pays. Vous connaissez maintenant maman 1 poussés sans doute par la petite fille, un
l'entière vérité. appel suprême....

-
D. C'est bien vous qui avez conduit en voiture crié.
la femme et les enfants?
Tropmann. Ce n'est pas vrai, aucun enfant n'a

M,. le président. — Un veilleur de nuit d'une


Réponses confuses, hésitation. maison voisine a entendu ces cris.
D. — Vous avez déclaré que Mme Kinck était Tropmann s'emportant. — C'est faux ! c'est un
descendue portant sa petite fille et suivie des jeunes menteur !
enfants ? D.— Alors, vous étiez donc là1...
R. -- J'ai déclaré ça.... R. — Mais..,.
D. — Vous vous étiez engagé dans le sentier qui D. — Vous étiez présent?...
traverse la plaine de Pantin.... Vous déclariez d'a- Tropmann, avec hésitation. — Oui.
bord qu'arrivé au lieu désigné sur le plan par ce mot M. le président. — On entendra le témoin,... Et
la fosse, vous aviez frappé Mme Kinck et ses en- le magistrat reprend son résumé des rapports médi-
fants.... caux. A la lecture de ces lugubres documents, des
Le petit Alfred paraît avoir eu seul le temps de frémissements de terreur et d'indignation courent
résister, ou du moins de se reconnaître. -Il a étendu dans l'auditoire.... «La petite Hortense avait l'o-
les mains reille arrachée!... »
Quant à la petite Hortense, vous lui avez brisé la Tropmann redevenu calme. — Je voudrais bien
tête d'un coup de pioche. voir les personnes qui ont dit cela....
Marques de dénégation de Tropmann.... Ce n'est D. — Mais les médecins vous ont examiné. Ils
?as vrai ! (Avec force:) Non ! ce n'est pas vrai !... ont déclaré que, grâce à la pratique d'un rude mé-
D.
— Vous avez accusé d'abord Jean Kinck; puis, tier, votre adresse devait être remarquable, et que
)bligé de renoncer à tout ce système, vous inventez vos forces étaient beaucoup plus réelles qu'appa-
le mystérieux complices, et vous espérez que MM. les rentes.
jurés vous suivront dans cette nouvelle voie ? Tropmann s'animant de nouveau et se tournant
R. — Si on veut me rendre coupable!... si l'on vers le président. — On m'accuse toujours! on ferait
^eut ne pas entendre mes explications et faire les re- bien mieux de faire les recherches nécessaires. On ne
cherches.... sait qu'inventer. Je n'aurais jamais cru qu'à Paris
il y eût des gens assez bêtes pour aller consulter des INTERROGATOIRE DES TÉMOINS. î
somnambules.
D. — Cela n'est pas dans l'information... Vous 1° M. Coriot (François), commissaire de police à
devez bien comprendre qu'on a cherché partout les Roubaix. — Ce témoin, qui dépose d'une voix assez
gens qui auraient pu être vos complices.... à
Cernay, faible, et que nous avons peine à entendre, parle de
à Soultz, à Bollwiller, à Paris. l'impression produite à la nouvelle de l'assassinat de
-
R. — Oui! ils disent qu'ils n'ont vu personne avec la famille Kinck.
moi.... Le commissaire, par exemple, qui accusait On se demanda d'abord si le père ou le fils pou-
mon père.... Eh bien, monsieur, mon père est cent vait être le coupable, et la vie entière comme les
fois plus honnête dans son petit doigt que lui.... On excellentes habitudes et les mœurs patriarcales de
verra....
Kinck, s'opposant à ce qu'on crût à la vérité des soup-
M. le président. — Enfin, avez-vous assassiné çons qui planaient sur lui et sur son fils, on ne s'ar-
Mme Kinck? Tout ce qu'elle avait apporté de Rou- rêta pas à cette idée.
baix était entre vos mains.... Voyons! quels singu- Le commissaire fut chargé de faire des perquisi-
liers complices qui ne prennent rien à Jean Kinck, tions dans les meubles et les papiers de la famille
à Gustave, à Mme Kinck, ces complices qui vous Kinck, et un témoin ayant,fait observer que les let-
donnent tout.... tres écrites à Mme Kinck pour l'engager à se rendre
R. —Ah oui ! j'aurais voulu seulement du pa-
! à Paris n'étaient pas de l'écriture de Kinck père, on
pier, moi!... repoussa totalement cette idée.
D. — Vous rentrez à l'hôtel couvert de sang.... Un débat s'engage ensuite entre le ministère pu-
R. — De mon sang !... j e m'étais coupé !... blic et le témoin sur la quantité présumée de la somme
D. — Le gilet avait les boutons arrachés et portait apportée par Mme Kinck à Paris pour effectuer son
l'empreinte d'une main sanglante.... voyage, le témoin croit devoir déclarer que cette
R. — On trouvera bien la même empreinte dans somme ne montait pas à plus de 400 francs.
la poche de mon pantalon. 2° Saal (Louis), veilleur à Mulhouse. Ce témoin,
D. — Ce petit panier de Mme Kinck (M. le pré- dans une déposition diffuse et faite d'un accent tu-
sident le fait passer à l'accusé), ce panier retrouvé à desque des plus prononcés, rapporte le fait concer-
l'hôtel, vous le reconnaissez? (Mouvement général nant les coups de marteau donnés par Tropmann à
de curiosité.) Vous avez pris ce qu'il contenait. Qui son frère, et qui valurent au premier cette apostro-
vous a donné ce panier? phe : « Vous êtes un nouveau Caïn. » ?
R. — C'est moi qui l'ai pris.... sur la route, où il Tropmann se lève indigné, et dit : f

avait été laissé. — Ce n'est pas vrai ! c'est un menteur, un faux


...

D. —A quelle époque avez-vous quitté Paris et à témoin! Il n'y a du reste qu'à le voir. C'est une figure
quelle heure? digne de la potence. (Mouvement.) j
R. —A quatre heures du soir. Le témoin se retire., i
!

D. — Vous êtes arrivé au Havre et vous êtes des- Il est vrai de dire qu'il a une figure assez in-
cendu à l'hôtel.... Vous vouliez vous embarquer? grate.
R. — J'ai été au bureau avec 3° Stuck, mécanicien à Roubaix. — Déposition in-
D. — Avec le complice? signifiante.
R. — Oui ; nous étions ensemble. 4° Sophie Hayer, domestique à Roubaix. — Dé-
-D. — Mais personne ne vous a vus ensemble ; qui pose sur les habitudes et le genre de vie de Trop-
a vu ce complice ? mann, qui était très-rangé, très-tranquille, rentrant
R. — Eh bien, Constant, un placier du Havre. de bonne heure, et ne fréquentait que Gaspard
D. — Il sera entendu.... Vous lui aviez fait certai- Stuck.
nes révélations qui l'ont effrayé ; vous ne lui avez 5° Clément, mécanicien à Roubaix.
— Ce témoin
pas parlé de vos complices.... Un gendarme passe, raconte les faits relatifs à l'intimité de Jean Kinck et
vous tremblez..... Le gendarme vous demande vos de Tropmann à l'époque où ils montaient des ma-
papiers ; il veut savoir d'où vous venez, et vous parle chines ensemble. Tropmann disait qu'il voulait ar-
du crime de Pantin.... Vo s êtes pour ainsi dire fou-
M
river à la fortune n'importe par quel moyen ; qu'il
droyé de terreur.... Le gendarme vous ordonne de le irait en Amérique, et que tout serait effacé.
suivre, et vous vous précipitez dans les flots....Alors, Tropmann protesta et se rassied dédaigneuse-
par un acte courageux, je dois dire héroïque.... ment.
Tropmann, interrompant brusquement. — Il n'y 6° Constance Kinck, cabaretière à Roubaix, qua-
a rien d'héroïque.... On dit que j'ai lutté; ce n'est rante-un ans.
pas vrai : j'étais sans connaissance.... Il n'y a pas là.... C'est la sœur de Kinck. (Mouvement.) Mais sa
Le président. — Si, il y a Hi. un acte héroïque, déposition cause une vraie déception, attendu qu'elle
que vous le reconnaissiez ou que vous ne le recon- est nulle, complétement nulle. Le témoin fait en
naissiez pas, et tout le monde partage mon opinion., .allemand une déposition dont la traduction, faite
.
(Marques d'assentiment.) par un interprète, est complétement insignifiante.
Je termine là votre interrogatoire ; asseyez-vous ! Vagel, employé d'omnibus à Soultz. La dépo-
(4 heures moins 20.) —
sition de ce témoin roule sur l'heure à laquelle Kinck
et Tropmann se sont présentés au bureau des baga-
ges de la gare. Un débat très-calme, du reste, s'en-
gage entre le témoin et Tropmann sur cette heure.
Le témoin prétend que c'est entre trois et cinq heu- café et y dépensèrent quelque argent. C'est Trop-
res de l'après-midi qu'il a vu ces deux hommes, mann qui paya. Il avait beaucoup d'argent.
Tropmann prétend que c'est à onze heures du ma- Irandeleg, aubergiste à Lutterbach. Chez ce

tin. témoin, Tropmann s'e trouvait le 30 août. Il y fit des
Caroline Mangouet, femme Lauert, aubergiste à dépenses, demanda une voiture, qu'on ne put lui
Soultz. — Ce témoin ne voulant pas dire son âge, procurer, et paya en tirant un billet de banque de
cet incident cause une certaine gaieté dans l'audi- sa poche.
toire. Quand les rires ont cessé, elle dépose, mais en
allemand et l'interprète traduit sa déposition :
à
Gros, receveur des postes 'Guebwll1er. ¡OB
fonctionnaire refusa de compter à Tropmann les
-
C'est chez ce témoin que Kinck et Tropmann ont 5500 francs qu'il réclamait au nom de Kinck, et
mangé à Soultz vers trois heures de diaprés-midi. muni de la procuration de celui-ci, car la signature
C'est Kinck qui payé.. die ladite procuration n'était pas légalisée. Tropmann
Eussler, fileur, à Guebwiller, beau-frère de Jean fit plusieurs tentatives, et :s'a-id-a même de Gustave
Kinck. — Sa déposition roule sur ce fait que Jean Kinck pour toucher ces 5500, francs, mais vaine-
K,inck ayant unse maison à Buhl, voulait la hausser ment.
d'un étage, et qu'il savait manifesté plusieurs fois le Tropmann, interpellé par M. le président sur la
dessein de se rendre pour cette maison en Alsace. véracité du témoin, déclare que tout "ce qu'il a dit
Tropmann nie cette intention : — Au contraire, est de la plus exacte vérité.
dit-il, Jean Kinck avait l'intention de vendre sa Thérèse Haas, femme Lœ, demeurant à Roubaix,
maison, ou tout au moins de Ia'louer pour trois ans dépose seulement que Kinck avait en Alsace des in-
à un monsieur dont le nom m'échappe, et c'est à térêts qui le faisaient désirer d'aller dans ce pays.
Roubaix qu'il m'a fait cette confidence. Lœ, mari de la précédente, tourneur en fer, de-
Eambley,. mécanicien à Roubaix. — Je suis venu meurant également à Roubaix. Même déposition. La
avec Tropmann à Paris, il y a quelque temps, pour femme de Jean Kinck était sa cousine. Voyant que
monter des machines. Tropmann, étant d'un carac- celle-ci ne recevait pas de nouvelles de son mari, le
tère concentré, il ne se livrait pas facilement, mais il témoin lui demanda un jour si elle avait reçu des
disait que s'il avait 500 fr. à sa disposition, il trou- nouvelles de celui-ci. La femme Einek lui répondit
verait moyen à l'aide de l'emploi de cette somme de affirmativement.
rouler voiture et carrosse. C'est à cette époque que Tropmaun écrivait à l'a
Hortense Coupenau, aubergiste a Roubaix. —Elle pauvre femme sous le nom de son mari qu'il savait
déclare que Jean Einck et Tropmann étaient des in- être mort.
times, qui venaient tous les jours chez elle et se Le témoin dit que Kinck est parti en Alsace avec
mettaient à la même table. Quand Tropmann arri- 3 à 400 fr., mais il ne sait pas avec combien d'argent
vait le premier, il demandait où était Jean Kinck, et Mme Kinck est partie plus tard pour son fatal voyage
disait : Je l'attendrai ; puis il se mettait seul à leur à Paris.
table ordinaire et attendait son ami. Juliage, cocher de fiacre à Lille. —Le cocher
Zoeller, directeur de manufacture, à Roubaix. — était en station à la gare de Lille quand Tropmann
Dépose sur le caractère et la conduite de Jean Kinck, y arriva. Tropmann'fit prix avec lui pour aller à Rou-
et ne trouve que des éloges à lui faire. Il croit que baix. Tombé d'accord, Juliage conduisit Tropmann
Einck est parti avec environ 400 francs. rue de l'Al'ouhette, à Roubaix.
Hongy (Antoine), aubergiste à Cernay. —Il a Dassonville, mécanicien à Roubaix.—A vu par-
rencontré Tropmann et Kinck dans une voiture, sur tir Kinck pour l'Alsace, puis toute la famille Kinck
la route de Guebwiller à Cernay, les a salués. Ils pour Paris.
n'ont pas répondu. — Déposition insionifian-te. Déposition de nul intérêt.
Saal, tourneur en bois à Cernay. — Le frère du Catherine Kinck, femme Relier,'portière à Gueb-
témoin a épousé la sœur de Tropmann. Le père de willer.
Tropmann avait loué un atelier dans la maison du Le voyage de Jean Kink, son frère, avait été an-
témoin. Un jour, il y monte, et il trouve Tropmann noncé à Guebwiller, et depuis plus de quinze jours
qui, surpris, cachait quelque chose d'un air embar- on ne le voyait pas venir. Elle ne comprenait rien à
rassé. Tropmann avait une belle montre en argent : ce retard, d'autant plus qu'elle recevait de Mme Kinck
«
Comment as-tu une si belle montre ? » lui di t le des lettres qui lui demandaient des nouvelles de son
témoin. Le futur meurtrier de la famille Kinck lui mari et des télégrammes qui lui parlaient de l'ar-
répondit que c'était un cadeau qu'on lui avait fait. gent à réclamer de la part de Rinck, son mari, à la
Quelques jours après, il surprit Tropmann avec poste de Guebwiller.
des cornues. Le témoin ne vo'ulut pas instruire sa beNe-sœur
Tropmann se levant. — C'étaient les cornues qui de l'absence inexpliquée de son mari, car Mme Kinck
me servaient à faire de l'acide prussique. étant enceinte, cela aurait pu lui faire beaucoup de
Encore un autre jour, il vit Tropmann qui aigui- mal.
sait un couteau d'un air tellement féroce qu'il eut Plus tard, le témoin apprit par lettre que Gustave
peur et s'en alla. Kinck avait reçu de bonnes nouvelles d'e son père,
Begey, ouvrier horloger à Cernay. — Ce témoin lequel se trouvait à Paris, à l' Hôtel du chemin de fer
a été lié avec Tropmann qui, dans une promenade citt Nord, boulevard Denain.
faite un jour à Thann, lui a confié qu'il s'occupait Alors la sœur du pauvre Jean Kinck lui adresse
de préparations chimiques. Ils entrèrent dans un une lettre affectueuse à Paris.
Jean Roller, apprenti de fabrique à Guebwiller. — C'est à voir. "
j

C'est un enfant de sept à huit ans, dont le jeune Puis il a demandé à souper — un souper choisi,
âge a excité un vif intérêt parmi l'assistance. C'est le ma foi : un demi-poulet, des pommes de terre, du
neveu de l'infortunée Mme Kinck. Il a vu à son cousin céléri, du café, et au moment de se coucher, il a dit :
Gustave Kinck une montre en or lorsqu'il est parti pour « Je ne demanderais pas mieux que de tout avouer 1

Paris. Gustave Kinck aimait beaucoup son père, et mais je ne suis pas seul. » (Figaro.)
pleurait en pensant à lui, à son absence. Aussi était-
il fort joyeux en partant pour aller retrouver à Paris Audience du 29 décembre. !

ce pauvre père qu'il aurait tant de plaisir à em-


brasser. On ne remarque presque pas de changements
M. le président fait ressortir le contraste doulou- dans la composition du personnel qui assistait hier à
reux qui existait entre l'amour filial de ce fils et l'o- ces débats. Chacun a voulu aller jusqu'au bout,
dieuse calomnie de Tropmann qui voulait le repré- malgré la gêne horrible qu'éprouvent les spectateurs.
senter comme le meurtrier de sa mère et de ses frères Il n'y a de gens heureux, ici, que les personnes
et sœurs, de complicité avec son père. casées aux places privilégiées au bureau de la Cour,
La déposition de ce petit garçon excite un vif inté- et les jurés qui ne sont pas de jugement. :*?j
rêt dans l'auditoire, et les dames surtout suivent le Le reste, comme une vile tourbe, et surtout les
jeune enfant d'un œil humide de tendre sympathie journalistes, est entassé pêle-mêle.
lorsqu'il retourne se placer au banc des témoins. Les témoins ne se tournant jamais contre les jurés,
Cahen, voyageur de commerce à Paris. — C'est ce leur voix n'arrive qu'à une faible distance.
témoin qui a voyagé d'Alsace à Paris avec Gustave Dès neuf heures et demie, la salle est pleine, et
Kinck, quand celui-ci allait trouver son père, il dé- on n'y circule qu'avec énormément de peine. Un
pose que l'infortuné Gustave était joyeux de cettel instant avant que la cour reprenne ses siéges, un
douce perspective. huissier fait l'appel de MM. les jurés, et Tropmann
Femme Péronnet femme de chambre à l'Hôte est amené par les, gendarmes. La même curiosité
,
du chemin de fer du. Nord. qu'hier se manifeste par un grand mouvement et des
Cette employée faisait la chambre de Tropman n e observations faites tout haut.
a vu Gustave Kinck venir le trouver. Ils sont montes L'accusé a la même attitude : on dirait qu'il évite
ensemble à la chambre. Elle a vu. plus tard dans la de tourner ses regards vers le public. Ses traits sont
chambre le petit panier et le carton qui avaient ap- un peu affaissés, son teint est plus pâle qu'hier, mais
partenu à Mme Kinck. on ne saurait dire que c'est un homme abattu. \
-

Dufour, taillandier à Paris, a vendu une pelle de Il a vu ce matin son défenseur à la Conciergerie.
vingt-cinq sous à Tropmann qui le reconnaît. Tropmann a bien dormi la nuit dernière, circonstance
La femme Davalle, taillandière à Paris, a aussi qui intéressera beaucoup de monde. - -
vendu à Tropmann, qui le reconnaît, une petite pioche Quoique annoncée pour 10 heures précises, l'au-
dite boutoir. dience ne commence qu'à 11 heures moins 10 mi-
Après cette déposition, qui finit à six heures pré- nutes. *
cises, l'audience est renvoyée à demain matin, à dix L'audition des témoins est reprise.
heures. Tropmann ne paraît pas affecté du résultat Gustave-Adolphe Kinck, garçon boucher. — Le
accablant de son long réquisitoire ; cependant, son dimanche qui a suivi la découverte des cadavres de
visage a pâli. (Petit Moniteur.) la famille Kinck, j'étais dans le champ Langlois.
Lorsque je me retirais pour revenir chez moi, je sen-
tis mon pied porter sur un creux. Je fouillai la terre
TROPMANN DE RETOUR A LA CONCIERGERIE
et j'aperçus un cadavre : c'était celui de Gustave
Kinck. Il avait au cou, qui du reste était largement
Rentré à la Conciergerie, Tropmann, qui était fort coupé, un couteau assez long. Ce cadavre était en-
abattu, a retrouvé l'agent Laurence, préposé à sa terré à 25 ou 30 centimètres environ, et la fosse se
surveillance. trouvait à une petite distance de l'autre fosse.
«
Eh bien! lui a demandé l'agent. Je courus avertir la justice....
— Ah! a répondu Troppmann, j'en ai plein la M. le président. — Huissier, représentez cette
tête.... Le président m'a bien embêté. Il m'a fait bâ- arme à l'accusé.
varder, mais je l'ai embêté à mon tour avec le porte- Tropmann. — Je ne la reconnais pas.
-
feuille. » Le témoin. — C'est bien ce couteau.
Puis, après un moment de silence : M. le président. — Eh bien ! Tropmann, voilà le "

«
Ça m'a fait de l'effet, a-t-il dit, quand je suis témoin qui a retrouvé le cadavre de Gustave Kinck. ^

entré. Il y avait des journalistes. Je me suis dit: C'est vous qui l'aviez tué.
Attention ! »
cr. Tropmann. — Non, monsieur, ce n'est pas moi.
— Vous n'êtes pas fatigué? lui a demandé un gar- M. le président. — C'est vous qui avez dit au juge
dien. d'instruction : Il J'ai conduit Gustave dans un champ, i:

— Oh! si... jugez huit heures debout, à écouter,


1
je l'ai frappé par derrière, puis je lui ai enfoncé un -j
à parler... J'ai peut-être trop parlé. couteau dans la gorge. » Voilà votre déclaration.
— Avez-vous avoué ? Tropmann. — Ce n'est pas moi, c'est un CoIIl- l:

— Non. plice. j1

— Il faudrait tout dire. Cela ferait de l'effet. M. le président. — Ayez un bon sentiment, soyez
k
jincère uaû.tpis3 vous ng/l'avez pas encore été depuis enfants aimaient beaucoup aussi leur père et leur
)
'ouverture des debatsT mère.
•i M, Durand, horloger à Paris, reconnaît la montre D. —Que savez-vous des intentions qu'avait Jean
5
le M. Gustave, que l'accusé était venu lui vendre Kinck en faisant son voyage en Alsace ?
* jour la somme de 80 francs. R. — Kinck avait dit qu'il allait en Alsace pour
M. Dassonville, mécanicien, à Roubaix, dit que acheter du terrain afin d'agrandir sa propriété.
Jean Kinck était le meilleur des hommes et le plus D. — En effet, c'était là le vrai motif du voyage
lonnêtel de ce malheureux et non pas tout ce qu'a dit l'ac-
11 aimait beaucoup ses enfants et sa femme. Les
;
,v cusé. "

Tropmann. — Il est allé en Alsace pour faire de mille Kinck photographiés après leur mort? On va
la fausse monnaie. vous les représenter encore.
Le témoin. — Il m'avait parlé d'une propriété R. — Aussitôt que je lus dans les journaux qu'on
qu'il avait en Alsace, et où se trouvait une chute avait trouvé une femme et des enfants tués à Pantin,
d'eau. Il voulait, je crois, y établir une fonderie. je pensai à cette malheureuse Mme Kinck, et je ne
D. — Savez-vous ce que Mme Kinck avait em- me trompai pas !
porté en argent? Oui, j'ai reconnu ces photographies, ce sont bien
R. — Elle m'avait dit qu'elle emportait 400 francs, tous ces malheureux. (Le témoin est très-ému.)
partie dans son porte-monnaie, le reste dans le coin M. le président. — Huissier, passez ces tristes
de son mouchoir. objets à MM. les jurés. Ces messieurs jettent à
D.
— Vous avez reconnu les membres de la fa- peine un regard sur cet horrible spectable.
Un juré. — Le témoin est-il bien sûr de la Le témoin. — L'individu revint le soir à huit
qu'avait prise Mme Kinck en partant de heures et prit la pelle et la pioche en baissant la tête.
somme
Roubaix ? M- le président. — Reconnaissez-vous cette pelle
Le témoin. — Oui, monsieur, 400 fr.. et cette pioche?
Me Lachaud. — Elle avait davantage. On a trouvé R. — Je ne reconnais pas la pelle.
après sa mort 450 fr. D. — Tropmann, est-ce la pelle que vous avez
M. le procureur général.— Où avez-vous vu cela? achetée?
Me Lachaud. — Dans la procédure. Tropmann. — Oui, monsieur le président.
M. le procureur général. — Mais qui a dit cela? M. le président. — Témoin, vous avez reconnu
Me Lachaud. On le trouvera dans la procédure. Tropmann quand on vous a confrontés.
- —
à
Mme Despringre, épicière Roubaix. — J'ai reçu R. — Oui, monsieur, comme je le reconnais au-
les confidences de Mme Kinck dans les derniers jourd'hui.
temps. Elle semblait très-contrariée de ce que son D. — Vous voyez, Tropmann, vous voilà encore
mari parlait de s'établir tôt ou tard en Alsace. seul chez le taillandier, vous revenez seul ?
Elle me fit part des- difficultés qu'on lui faisait à la Tropmann. — On m'attendait à la gare de Pan-
Caisse commerciale pour lui remettre les 5500 francs tin.
mari tirait sur cette caisse. Je lui offris ma D. Qui vous attendait?
que son —
bourse, elle refusa. J'insistai en lui disant que je R. — Un complice.
pouvais disposer de 2000 francs, elle me répondit Mme Tabary, crémière à Paris. — Je me trou-
que ce n'était pas assez. vais chez M. Bellanger, lorsqu'un individu qui ne
Elle me dit aussi qu'elle avait à elle environ parlait que par mots entrecoupés, s'est présenté
2500 francs. pour faire l'acquisition d'une pelle et d'une pioche.
Mc Lachaud. — A quel moment vous a-t-elle dit Je les reconnais là, et je reconnais aussi l'accusé en
cela? (Le témoin ne répond pas.) présence duquel on m'avait déjà mise pendant l'in-
M. le président. — Était-ce avant ses préparatifs struction.
de départ ou à ce moment même? A midi et demi suspension de l'audience, des con-
Le témoin. — A peu près au moment qu'elle de- versations extrêmement vives (et animées ont lieu
vait partir. (Mouvement prolongé.) entre les avocats dans les couloirs du Palais, qui
Justine' Roussel (femme Leroux, sœur de Mme avoisinent la Cour d'assises. Les langues se donnent
Kinck). — Ma pauvre sœur était fort tourmentée de carrière, les confidences commencent et des commu-
savoir que son mari était malade à Paris. Elle pleu- nications graves s'échangent entre plusieurs reporters
rait et disait : Ah ! mon Dieu, s'il arrivait malheur qui ont été en Alsace, et quelques confrères qui ont 4
à mon mari, que deviendrais-je ? suivi l'affaire Tropinann à Paris. i
D. — Elle avait de funèbres pressentiments? Uri. de ces derniers assure qu'il sait pertinemment
R. — On aurait dit qu'elle prévoyait ce qui allait que Tropmann s'est confessé complètement à Mc La-
lui arriver. chaud et qu'il lui a livré le nom d'au moins un de
D. — N'avez-vous pas dit que M. Kinck voulait ses complices, le principal, celui qui a agi avec lui
s'établir en Alsace? en Alsace, mais à la condition formelle que Me La-
R. — Oui, monsieur. M. Kinck en avait parlé, chaud n'usera pas de ce terrible secret, qui lui est t
mais il y a longtemps : cela était abandonné. M. Kinck révélé, comme homme privé, et non comme défen- i
n'était parti pour l'Alsace que pour sa propriété. seur. Nous ne rapportons ce bruit que parce que
M. Gustave Leroux, mari de la précédente. Ce nous tenons à. être l'écho exact de tout ce qui se *
témoin fait une déclaration semblable à celle de sa passe au Palais. Mais nous le donnons pour ce qu'il
femme. vaut.
M. Bellauger, taillandier à Paris. Le 19 sep- De midi et demi à une heure lunch général. MM. 1

tembre, à cinq heures du soir, un inconnu s'est pri- les avocats rompent le pain.
1
senté chez moi pour acheter une pelle et une pioche. Ah ! cette fois il y aura distribution presque géné- «
Il m'a dit qu"il ^tait du côte d'Aubervilliers, il raie, sinon de vivres, du .moins ,de rafraîchisse-
me
demanda si mon magasin serait ouvert jusqu'à huit ments.
heures du soir, parce qu'il ne pouvait prendre encore Une jeune et jolie fille entre dans la salle avec un
^

la pelle et la pioche. Il m'en paya d'avance le prix, panier de vin. i


qui était de 10 fr. 50. Son attitude paraissait étrang Elle a du succès et bientôt il lui faut une auxiliaire,
et son embarras visible. Il avait un accent étranger. puis deux, puis trois!... ne comptons plus1
allemand peut-être. On aurait dit qu'il s'étudiait à Ici ce n'est pas comme aux noces de Cana; c'est ^
%

ne pas parler, il ne répondait 'que par oui ou pa i'eau qui manque. Les belles dames assises auxpre-
non. Il avait un paletot et une casquette. Je l'ai pal- miers rangs en prennent philosophiquement leur
faitement remarqué, et je le reconnaîtrais parfaite parti. Elles boivent le vin bleu, le vin à six sous.... le
( ment
M. le président. verre !

— C'est le 19 qu'il achète ceti Aux assises comme aux assises !


pelle et cette pioche, et, le 19, Mme Kinck
et ses Pendant la suspension de l'audience, l'accusé est
enfants^ ont été tués dans la nuit du 19
au 20. Il ramené dans la salle affectée aux accusés et qui se
avait déjà une pelle et un décintroir, mais cela
ne trouve entre la Cour d'assises et l'escalier qui cou-
suffisait pas pour creuser
une fosse destinée à six duit à la Conciergerie. On lui fait prendre quelque
cadavres. nourriture. Les spectateurs ne se négligent pas non
plus, et ils ont largement recours aux corbeilles de sentit. Depuis lors il vint plusieurs fois, mais tout
gâteaux et aux verres de vin. Les porteuses n'y peu- seul, jusqu'au soir où je le vis avec le petit Aron.
vent suffire et il n'y a pas de gâteaux pour tout le Ils m'invitèrent alors au bal. Je leur dis : Le bal, ce
monde. n'est pas mon. affaire! Pourtant, pour vous faire plai-
Le public se glisse, quand il le peut, jusqi'aux sir....
pièces à conviction, qu'un sergent de ville a bien Quelque temps après je lui vis une belle montre;
de la peine à préserver du contact des mains curieu- il avait ses poches pleines d'or.
ses. Le président au témoin. — C'est le 13 septembre
Cette affaire étant très-importante et très- chargée, que vous avez été au bal ensemble ?
on a placé près de la table un greffier qui désigne — Oui, avec Aron.
les pièces aux huissiers, à mesure que M. le prési- — Et personne, autre? Non, nos voisins....
dent les demande. Ce soin a été confié à M. Fauche. — Mais personne qui fût avec Tropmann?
Suspendue à midi trente, l'audience est reprise à — Non !
1 heure 10.
— Vous voyez, Tropmann, jamais on ne vous a
L'audition des témoins est continuée. rencontré avec vos prétendus complices.,..
t — Ils étaient à Paris.
M. Guerens, cocher à Aubervilliers. — Le 18 ou
_ Aron, ajusteur mécanicien, originaire d'Uffholtz.
le 19, je conduisais la voiture d'Aubervilliers. Un in- — Je ne connais pas Tropmann, je le rencontrai chez
dividu courait après ma voiture. Un voyageur obli- M. Wettling. On me dit : Vous ne connaissez pas
geant lui prit les outils et je me rappelle qu'ils sonnè- M. Tropmann? le voici.... Tropmann? dis-je Atten-
1

dez.... Il est de Cernay. Il m'offrit un verre de vin


rent sur la voiture.
D. — A quel point avez vous pris l'inconnu? que j'acceptai. Nous parlâmes du pays et plusieurs
R. — Après Bellanger, le taillandier, il s'est fait fois nous sortîmes ensemble. Un soir il coucha avec
.
ensuite arrêter aux Quatre-Chemins. moi.
Tropmann. — Ce n'est pas moi, c'est mon com- Nous allâmes ensemble à la fête de Saint-Cloud
Dlice. et une autre fois au bal. Ce soir-là, nous rentrâmes
D. — Cependant, vous aviez dit vous-même àBel- ensemble....
langer que vous deviez vous diriger sur Aubervil- D. — Avez-vous fini votre déposition?
liers. Tout s'accorde. R. — Non. Tropmann.m'a souvent parlé de pro-
D. — Témoin, à quelle distance est-il monté sur jets de voyage et de fortune. Il m'a parlé d'une
votre voiture? somme de 5 à 6000 fr. Avec ça, disait-il, on peut
R. — A 25 ou 30 mètres de Bellanger. s'établir.... et ça irait vite.
D. — Tropmann, vous voyez, vous avez dit à Bel- D. — Tropmann vous a raconté ses affaires?
anger que vous alliez à Aubervilliers, et le voyageur R. — Il m'a dit qu'il avait fait des affaires pouîr
lui monte sur l'impériale de la voiture avec ses plus de 25 000 fr..
!" )utils, monte dans le voisinage du magasin du tail- D. — Il vous a parlé de certaines facilités de pas-
andier. ser à l'étranger?
Bellanger, approchez. (Le témoin se rend à la R. — Oui, il m'a dit que c'était facile, qu'il n'y
)arre.) Vous avez dit que Tropmann vous a dit qu'il avait qu'à prendre du papier timbré, imiter un tim-
orendrait la voiture d'Aubervilliers. bre de mairie....
M. Bellanger. — Parfaitement. Il m'a dit qu'il Tropmann. — C'est un menteur, je ne lui en veux
iendrait vers huit heures, et la voiture passe vers pas pour ça.... Demandez-lui si je n'avais pas des
. jette heure. ampoules aux mains!
Tropmann. — Je n'ai pas parlé de la voiture d'Au- D. — Pourquoi?
" îervilLiers. R. — Puisqu'on dit que j'ai pris ces ampoules en
M. le président.* '— Vous voulez absolument que creusant les fosses.
•"
:e soit votre complice.
Le témoin. — Oui, c'est vrai, il avait des ampoules.
Guerens, quel était l'âge, à peu près de ce voya- Tropmann. — Demandez-lui donc si je ne lui ai
eur? pas parlé d'individus avec qui je m'étais disputé et
!!i Gnerens. — Je ne pourrais pas préciser. Je l'ai à de quelqu'un que j'aurais poussé pour le faire tom-
):eine vu. ber dans l'eau.
""i
..
Me Lachaud. La voiture d'Aubervilliers à Pa- (S'agit-il encore des mystérieux co,mplice5?)

is part à sept heures et arrive à Paris à huit heu- Le témoin. — Tropmann me raconta que, travail-
^
es, comment pouvait-elle passer ensuite à huit lant dans le Nord, il avait vu deux ou trois individus
^
leures près de Pantin? cj.ui se battaient. Tout à coup, l'un d'eux courut à
3 Wettling, propriétaire, à Pantin. -Il
nourrissait lui et lui porta un coup de couteau. Alors Tropmann
Propmann à l'époque où l'accusé était à Paris pour le poussa fortement et le jeta à l'eau. Voilà....
-
Muter des machines. C'était en 1858. — Je le revis M. le président lit les dépositions écrites du. té-
n septembre. Tiens ! dit-il, voilà le père Wettling1... moin.
^
Tiens! voilà Tropmann! Je lui dis Venez Tropmann, disait le jeune Aron, ne m'a jamais
- prendre .. : —
parlé de la famille Kinck. Je suis honteux d'avoir
onc un verre de vin et manger la soupe....
^ fous allâmes ensuite prendre deux
verrès de bière, connu cet individu,' et, si je savais quelque chose de
$
eux ou trois, ou quatre.... Le temps était mauvais. plus, je le dirais énergiquement.
' e lui dis : Fenez tonc coucher afec moi. Il y con- Lherminier (Narcisse), marchand de vin, à Paris
J'ai vu Mme Kinck le dimanche soir; elle ett en- Tropmann. —
J'ai dit Ç1 quand on croyait que
trée chez moi avec ses enfants; je lui ai indiqué la Jean Kinck était l'assassin.
chemin de fer du Nord. M. le président. Alors vous mentiez!
gare du —
Rigny, propriétaire de l'hôtel du Chemin de fer Tropman. — Et oui, je mentais 1

du Nord. — Le 4 septembre un jeune homme vint M. le président. — Nous entendronstout à l'heure


chez moi et me demanda chambre. Il passa au le garçon Augustin qui a remis la clef à l'accusé.
une
bureau le lendemain ; se il fit inscrire le
sous nom de Tropmann, —L'autre étaitrestédanslebureau....
Jean Kinck. J'allais compléter cette inscription par M. le président. — Quel autre?
les renseignements d'usage, lorsque quelqu'un entra Tropmann. — Le complice! '

parler. Je complétai cela d'après un timbre D. Comment se nomme ce complice?
pour me —
bleu apposé sur une lettre du voyageur : Jean Kinck, R. — Ah!...
mécanicien, rue de l'Alouette, à Roubaix. D. — Vous ne voulez pas le dire?
Je recommandai aux domestiques de présenter la. R. — Non.
note au voyageur du 24, ce voyageur leur paraissant Augustin Joseph, garçon du même hôtel.
avoir des allures singulières. — Qu'il paie ou qu'il D. — Tropmann était-il seul en rentrant?
ne paie pas, ajoutai-je, renvoyez-le. Le 9 on lui R. — Il était seul.

présenta sa note, il paya, c'était vingt francs, je crois, D. — Quelle heure était-il?
et je n'y songeai plus. R. — A peu pies huit heures et demie.
Le 19 septembre arriva une dame avec cinq en- D. — Paraissait-il pressé?
fants. Elle demanda Jean Kinck. « Il loge ici, lui R. — Oui, très-pressé.
répondis-je, mais il est sorti. » Elle en parut contra-
riée et me demanda s'il n'y avait pas avec Jean Kinck
-
D. Avez-vous remarqué ses vêtements?
R. — Non.
un jeune homme qu'elle me dépeignit et me nomma, D. Étaient-ils salis, déchirés?

je n'inscrivis pas le nom, n'y attachant pas d'impor- R. — Je n'ai pas vu.
tance. — Non, dis-je, il n'y a ici que, Jean Kinck. D. — Si quelqu'un avait é:é avec lui, vous l'au-
Je voulus la faire attendre avec sa famille. On lui riez vu?
proposa de dîner en attendant. Elle refusa et dit : R. — Oh ! oui, certainement. Je n'ai vu personne
« Nous allons promener, nous reviendrons tout à monter l'escalier avec lui....
l'heure. » Tropmann. — Je ne fais pas qui était au bu-
Mon émotion fut grande quand j'appris le crime reau Il est resté au bureau....,
...
de Pantin. Je fis toutes les démarches pour pénétrer D. — Qui, il?
à la Morgue.... C'étaient bien les malheureux, c'é- R. — Le complice....
tait bien la famille à laquelle je réservais deux cham- M. le président. — Le précédent témoin avait dit
bres près du 24!... au cours de l'instruction qu'un individu vous suivait
Brunet (François), garçon d'hôtel. — Il a vu ar- dans r'escalier, mais ne vous parlait pas. Vous vous
river la famille Kinck et confirme par un court récit appuyez sur cette déposition.... Puis, vous affirmez
la déposition précédente. que votre complice est resté est resté au bureau. Il
Robert (Pierre), inspecteur du chemin de fer du ne reste donc rien de la déposition précédente, ou du
Nord. — Mme Kinck déposa au bureau un petit pa- moins rien qui vous soit favorable.... v
quet. Elle demanda Jean Kinck et un compagnon Me Lachaud insiste sur cette déposition et en de-
qu'elle dépeignit. Puis elle se retira ne voulant pas, mande la lecture.
par discrétion, rester dans le bureau. Je lui indiquai D'après ce document, le témoin Aurusse aurait cru
la gare. voir quelqu'un qui entrait en mêmè temps que Trop-
Aurusse, garçon du même hôtel. mann.
D. — Vous faisiez la chambre de l'accusé? Bardot, cocher. — Cette déposition était attendue
R. — Non, je ne faisais pas sa chambre. - avec une anxieuse impatience.
D. — Mais vous avez vu l'accusé dans l'hôtel? Ce témoin est le cocher qui a conduit Tropmann
R. — Oui. Toujours seul. et ses victimes au Chemin-Vert.
D. — Le 20 septembre vous l'avez vu rentrer à Je suis cocher je conduisais le 9108. Le 19, a
l'hôtel? — :
la
onze heures, j'étais dans la cour de gare, lors-
R. — Oui, à huit heures et demie, qu'une femme et cinq enfants m'abordèrent; avec
D. —Était-il seul? eux était un individu.
R. — Oui, seul. D. — C'était Tropmann? vous le reconnaissez!
Tropmann. — Je n'étais pas seul. R. — Oui, ils me demandèrent de les conduire à
Me Lachaud. — Monsieur le président, veuillez la porte de Flandre. Ils montèrent tous six dans la
demander au témoin s'il n'a pas déclaré d'abord que voiture, Tropmann était avec les deux petits en face
Tropmann était avec un autre jeune homme. C'est de la mère. Ils causèrent de bien des choses, surtout
très-important. des beautés de Paris.
Le témoin. Ce n'est pas moi qui lui ai remis sa D. — Et, arrivés à la porte de Flandre ?

clef, c'est un autre garçon. R. — Il me dit que ce n'était pas là, qu'il fal-
M. le président. Voici la déclaration de l'accusé lait aller plus loin et qu'on me payerait en consé-

au juge d'instruction : « Je rentrai dans ma chambre quence. Arrivé aux Quatre-Chemins, il me fit arrê-
« pour me changer et prendre mon argent dans ma ter, la dame descendit.
« commode; j'étais seul, seul » D. —Seule?
l"':
R. — Non, avec les deux petits»- faire ma déclaration. Le champ avait été labouré ré-
D. — Et puis ! ils ont marché. cemment, mais les sillons avaient été si bien refaits,
R. — Oui. que, si la pluie avait lavé tout ça, on n'y aurait rien
D. — Vous n'avez rien entendu? vu de longtemps.
R. — Absolument rien. Le président à Tropmann. — Qui avait refait les
D. — Il faisait du vent dans la plaine? sillons?
R. — Oh ! beaucoup de vent, un peu de clair de
— Eh! c'étaient toujours les complices.
lune, mais beaucoup de vent. Muller, chef de caves de la maison Dreher, à Pan-
D. — Et les enfants qui étaient restés? tin. — Langlois m'appela. Je courus voir; il y avait
R. — Je leur disais : Comment venez-vous là à six flaques de sang et de fragments de cervelle. Je ne
cette heure ? remarquai aucune trace de pas, excepté l'empreinte
D. — Et que répondaient-ils? des pieds de Langlois. Les sillons avaient été admi-
R. —Ils ne savaient pas. On allait rejoindre le rablement refaits.
père. D. — Racontez l'exhumation des victimes.
D. — L'accusé est-il resté longtemps? R. — Je ne peux pas dire quel fut l'enfant qu'on
R. — Vingt minutes à peu près. découvrit le premier. Ces pauvres gens étaient cri-
D. — Et quand il est revenu ? blés de blessures.... La petite fille était sous les ju-
R. — Il a dit : Il Mes enfants, c'est décidé, nous pons de la mère.... On voyait que la pauvre femme
restons ici! » avait été traînée dans la fosse. Les mains étaient en
Très-vive émotion dans l'auditoire; mouvement avant, les vêtements relevés jusqu'à la tête.... Les
général de douleur et d'indignation. chiens, qui avaient si furieusement aboyé la nuit,
M. le président à Tropmann. — Allons ! parlez! voulaient absolument, le lendemain, se précipiter
Comment! vous n'aurez pas un éclair de sensibilité? vers le champ du meurtre. On aurait dit qu'ils flai-
Tropmann. — Ce n'est pas moi qui l'ai fait.... raient les cadavres!... Ils couraient autour.... on ne
D. — Qui alors? pouvait les en arracher.
R.— Les complices.
D. — Où étaient-ils? Vers trois heures et demie, il y a une si grande af-
-
R. — Dans la plaine. fluence dans l'enceinte de la cour, que c'est à peine -
Me Lachaud soulève un court incident sur une si les sténographes et reporters, dont les places sont
question de distance. presque envahies par des amis d'une incroyable in-
Gandrer, gardien de nuit, à Pantin. Ce témoin ne discrétion, peuvent avoir la liberté d'écrire. -
parle pas français; on appelle l'interprète. Ils sont condamnés à n'avoir qu'un avant-bras sur
D. — Racontez ce que vous savez. leur table ; le bras gauche leur étant inutile leur pend
R. — A minuit et quart, j'ai entendu les chiens le long du corps. C'est du moins notre situation per-
qui hurlaient désespérément : puis je suis allé dans sonnelle.
le séchoir et j'ai entendu, de l'usine Dreher, les cris Du reste, il est impossible d'être plus mal placé que
d'une femme, et les appels d'un enfant : Maman! ne le sont ceux des journalistes qui ont fait les pre-
maman ! J'ai regardé ma montre en disant : Il est. mières démarches pour se caser. Ceux qui ont été
donc bien tard! Et je pensai que c'était quelque négligents sont dans le prétoire, devant de petites ta-
-
homme ivre qui rentrait. bles, en face du jury, en situation de mieux entendre
Les chiens hurlaient avec fureur. Tropmann dont la voix est faible.
Tropmann. — C'est bien possible que ce témoin Sous le rapport de l'acoustique, aucune salle à Pa-
ait entendu quelque chose. Nous nous disputions, ris n'est au-dessous ni même au niveau de la Cour
les complices et moi. Je ne voulais pas laisser tuer d'assises de la Seine. Il faut prêter la plus énergique
les petits!... C'est cela qu'il aura entendu. attention pour percevoir ce que disent les témoins et
Le témoin. — C'étaient bien des«eris d'enfant, et les accusés.
je crois avoir distingué une ou deux fois : Maman!... Tropmann est très-sobre de paroles. Aussi dès
Tropmann. — Vous voyez bien qu'il dit le con- qu'il se lève pour répondre, quand M. le président
traire!... Il dit qu'il a cru entendre des cris, et non l'interpelle, le silence se fait tout aussitôt pour en-
pas qu'il a distingué : Maman ! maman ! tendre ce qu'il va dire.
Le président à Tropmann. — Enfin, quel était M. le président Thévenin lui parle toujours avec
l'objet de cette discussion avec ces prétendus com- une certaine onction, et jusqu'à ce moment on n'a
plices? presque pas encore entendu la voix du procureur gé-
!
R. — Je voulais sauver les petits néral Grandperret.
Langlois, cultivateur à Pantin-la-Villette. (Mou- C'est que sans doute tout va bien au gré de l'ac-
vement de curiosité.) — Je suis le locataire du cusation.
champ. J'ai vu une partie du champ qui avait dû
être remuée la nuit. Puis j'ai vu du sang, et ça m'a Coudort, terrassier à Pantin. —La première chose
semblé drôle. que je vis, ce fut une tache de .ang près du Chemin-
Je travaillais : ma femme m'a dit: Tu n'es pas cu- Vert, puis une traînée et deux mares rouges. La lu-
rieux, va donc voir.
— J'approchai, j'aperçus un peu zerne qui était à côté n'avait pas été broyée ; on di-
de cervelle. Je donnai quelques coups de pioche et j'a- rait que les victimes auraient été foudroyées.
perçus un foulard rouge, une oreille, la tête d'une Je pensai qu'il devait y avoir plusieurs victimes.
personne. Je courus chercher les sergents de ville et L'assassin avait fait le nivellement avec un soin ex-
sillons de la herse correspondaient admi- On a fait ensuite la saisie des objets laissés parle
trême ; les prétendu Jean Kinck dans la chambre de l'hôtel du
rablement entre eux. Il avait pu le faire, car, à onze
nuit précédente, lç clair de lune était su- Chemin de fer du Nord.
heures, la
M. le président donne lecture de ce procès-verbal
perbe. - "
Bioabel (Agénor), commissaire de police a Pantm. de saisie et fait étaler quelques pièces à conviction,
Le 20 septembre dernier, vers sept heures du ma- une 'chemise ensanglantée, le panier de Mme Kinck.
(Emotion.)
tin, je fus informé par un de mes agents qu'un nom-
mé Langlois venait de découvrir les: traces d "un M. le président. — Faites venir le gendarme Fer.
rand. (Vif mouvement de curiosité.)
crime.
rendis les lieux et je constatai qu il y Ferrand (Eugène-Charles). — Au moment où je
Je me sur #

du sentier large de sang, puis passais dans la rue Royale, en revenant du pont No- :
avait près une mare
grandes flaqu,es, puis une traînée et tre-Dame, j'avais été averti que je trouverais peut-
quatre autres
l'herbe était foulée sur un parcours de 9 ou 10-mè- être des déserteurs dans le quartier.
je remarquai de mètres qui de- J'entrai au cabaret.... J'y trouvai deux individus;
tres. Là un espace 3
attablés. L'un me regardait, l'autre s'obstinait à te-
vait avoir été remué et je fis commencer les fouilles.
Nous trouvâmes ces pauvres enfants et leur mère. nir la tête baissée.
Le troisième enfant avait un pied déchaussé. Puis ce «
Eh camarade, bridis-je, peut-on constater vo-
!

fut une petite fille. On ne voyait pas de blessures, tre identité?


Tenez, voilà deux lettres, ^ dit-il.
mais en prenant l'enfant par les jupons, on vit qu'elle — »
avait les souliers et les jambes pleins de sang. Elle Il tremblait. Je voulus le mener chez le procureur
avait le ventre ouvert et écrasé. (Mouvements d'hor- impérial; il me suivit. Chemin faisant, je l'interro-
reur.) Ce n'était pas fini. Nous retirâmes encore trois geai.
ca'davres. Nous étions terrifiés. D. — D'où êtes-vous?
Nous recueillîmes-divers objets, des casquettes à R. — De Roubaix. -
galons d'or, un peu de menue monnaie, des billets D. — Qu'y faisiez-vous ?
de chemin de fer. Des employés de la gare vinrent R. — J'étais mécanicien.
alors et dirent qu'ils avaient aperçu une femme avec D. — D'où venez-vous?
plusieurs enfants descendre du train de minuit. Un R. — De Paris. j
autre témoin me dit que., vers minuit, il avait enten- D. — Comment y étiez-vous allé?
du crier: Maman! maman Le médecin était venu
1
Il hésitait toujours à me répondre. Il avait tou-
procéder aux constatations. Il me dit que la pauvre jours une main dans sa poche.
femme était enceinte de cinq ou six mois. Nous trou- — Voyons donc vos mains, lui dis-je.
vâmes un couteau brisé. Il me les montra.
Tropmann. —C'est le couteau que j'ai cassé en
l'arrachant des mains de la femme Kinck.
D. -Qu 'est-ce que c'est que ça?
R. — C'est en travaillant que je me le suis fait.
M. le président. — Vous reconnaissez ce couteau, Une voiture passe entre nous et nous sépare ; lui
monsieur le commissaire ? sort sa main de sa poche et saisit son chapeau, puis
-

Oui, monsieur le président.
Continuez, votre déposition.
il court vers l'eau, se jette sur un radèau et dispa- {
raît.
— Des informations très-vagues nous arrivaient Je crie:
de tous côtés. On n'avait pas encore reconnu les vic- C'est assassin ! Il est à l'eau, quelqu'un qui
« un
times. On procéda à la levée des corps, après rédac- sache nager !...
tion du procès-verbal. — Moi? dit un jeune homme; où est-il?
(
Le président.—II est inutile d'étaler les vête- — Là !

ments des victimes. Il y en a plusieurs paquets par- Il nageait, il nageait? toujours entre deux eaux,
mi les pièces à conviction. On pourrait même les on voyait un bouillonnement, puis rien ? Une em-
emporter !... Continuez I... barcation passait...,. Je vis Hauguel qui sortait de
Le témoin. — Le 26, on vint me dire qu'on avait
trouvé le septième cadavre. J'accourus. Il y avait
dessous en criant :
« Le
voilà? » .. \

énormément de monde. Des milliers de personnes Il l'avait pris par les cheveux, l'autre lui échappa.
avaient passé sur la seconde fosse sans rien de- Hauguel le ramena, il le tenait par la cravate. II
viner. avait fallu plonger à plusieurs reprises. Le fugitif
Le couteau avait été laissé dans la blessure de n'en pouvait plus, il perdait connaissance. Hauguel
Giîsta^p. le ramena au bord, nous le fouillâmes. Pas de phar- ^
Le président. — Présentez ce couteau à l'ac- macien dans le voisinage. On porta l'homme àl'h?-
cusé. pital. -I

Tropmann. — Il est dans du papier, je ne peux Dans sa poche était un morceau du journal la Pe. il

le reconnaître.,... (l'huissier arrache le papier qui tite Presse où était écrit ce nom : « Jean Kinch. » j
entoure le couteau). Nous nous dîmes aussitôt : Ce doit être ce Kinck \
Le président. Reconnaissez-vous cette arme? de Pantin ! ' lî

Tropmann. — Je l'ai bien vue, je crois, entre la On trouva sur le Jeune homme, dans ses poches, <

main du complice. sous ses vêtements, dans ses chaussures, un très-


Le commissaire. — C'est bien ce couteau qui était grand nombre de papiers tous relatifs aux affaires de
dans la blessure. la famille Kijick. " ;
-
M. le président donne l'énumération de tous les de l'inscrire sur le registre de police. Il parut sus-
objets saisis sur l'accusé. pect à Cour son, placeur, et à son mari. Courson
Au témoin. — Vous avez été un agent providen- dit : Il est singulier, il faut que je sache ce qu'il
tiel. est.
Tropmann. — Je ne me suis pas troublé, je n'ai Il frit deux ou trois repas, puis un chocolat, et
rien dit de tout ça.... C'est une histoire qu'il invente souvent il regardait la maîtresse d'hôtel entre ses
ce... gendarme. Il a menti! doigts.
M. le président. — Menti ? Un jour, en mangeant avec Courson, il lui dit:
Tropmann. — Oui, menti! Si quelqu'un voulait me faire du tort, je le poursui-
M. le président. —Mais vous aviez sur vous toutes vrais jusqu'à la mort!...
les dépouilles de la femille Kinck... M. le président lit la déposition de Courson, pla-
Me Lachaud. — Veuillez donc demander au té- ceur autorisé au Havre.
moin s'il n'a pas vu l'accusé avec un jeune homme. En déjeunant, Tropmann et lui parlèrent littéra-
Le témoin. — Oui, j'ai vu un jeune homme avec ture et romans. On vint à parler du Juif Errant
l'accusé, mais j'ai cru que c'était le coureur de l'hô- d'Eugène Sue. Les caractères de ce roman lui plai-
tel de New-York.... saient ,beaucoup. Celui, dit-il, qui a beaucoup de
IC

Tropmann se levant. — C'était un complice qui livres dans la tête n'en a -aucun ; ça l'étourdit, ça
était venu me rejoindre au Havre. (Huées!) l'endort. Celui qui n'en a qu'un a sa puissance, son
— C'était un complice ! idée fixe! »
— Oui, c'était un complice! (Nouvelles huées.) La suite de cette déposition est toute relative aux
Le président. — Silence ! respectez la justice ! démarches de l'accusé pendant .son séjour au Havre,
On appelle le calfat Hauguel. Des applaudissements à ses confidences, à ses espérances et à ses terreurs.
saluent l'entrée de ce témoin. Si j'avais fait certaines choses, lui dit Courson,

M. le président. — .Nous allons suspendre un j'irais chez un pharmacien, je me ferais remettre du
instant l'audience pour donner le temps d'allumer. poison, n'importe comment, et ce serait bientôt fait.
Plusieurs personnes tendent affectueusement la Je connais la sauce, me répondit Tropmann.

main au calfat. Une goutte sur le museau d'un chien et.... il n'y a
.
4 heures 20, moment où littéralement on né pou- plus personne.
vait plus circuler dans la salle, où même les auditeurs Tropmann. — Il faut être fou, plus que fou pour
qui voulaient s'en aller ne pouvaient plus bouger et avoir dit tout cela.
formaient une masse immobile, l'audience est reprise. Hauguel. (Mouvement de curiosité sympathique.)
Mais telle est l'énergie, la curiosité, que dans cette — Le 28 septembre à midi moins cinq, j'étais assis
enceinte trop pleine, bondée, quelques personnes à l'endroit où nous avons l'habitude de nous ras-
parviennent à s'introduire encore et causent un cer- sembler. J'allais me lever pour le dîner, quand j'a-
tain désordre. Des disputes ont lieu, et des qualifi- perçois un grand mouvement sur le port 1

cations brutales s'échangent. Enfin, tant bien que mal, Je dis à mon camarade : Allons voir cç qu'il y al
tout se tasse. On appelle Hauguel.... Le gendarme criait : Quelqu'un qui sait nagerl
Au nom de ce brave, un tumulte causé par la sym- Voilà !... Je saute sur un radeau, puis dans l'eau....
pathie qu'on porte au brave sauveteur se manifeste Le bateau-ponton numéro 3 passait, je plonge, je
dans tout l'auditoire. Toutes les dames se lèvent et saisis un individu qui m'échappe, puis je replonge
veulent voir le marin énergique. On lui fait place à sous la quille du bateau, je me sens empoigné par '
grand'peine, car il n'y a plus de passage libre dans la jambe gauche, je frappe pour me dégager, je re-
cette assistance trop condensée. Deux ou trois dames plonge sous la quille, je ramène mon individu pres-
applaudissent, et ces bravos allaient devenir conta- que complétement perdu, que je suis persuadé que
gieux quand M. le président, mettant involontâire- huit ou dix secondes de plus, on ne l'aurait pas eu
ment ou volontairement un terme à cette vive émo- vivant ici.... (Rires dans l'auditoire; Tropmann s'as-
tion, suspend l'audience pour cinq minutes. socie à cette hilarité.)
Hauguel rentre dans la salle des témoins au grand M. le président, au témoin. — Vous vous êtes
regret de la partie feminine de l'auditoire. conduit comme un homme de cœur. Je suis heureux
A 4 heures et demie, elle est reprise. Tropmann de vous féliciter au nom de la cour de votre géné-
revient accompagné des gendarmes. Il cause avec l'un reuse et courageuse action !
d'eux et rit, mais discrètement. Des épithètes mal- Applaudissements de l'auditoire. Tropmann sourit
sonnantes s'adressant à lui sont proférées par quel- dédaigneusement.
ques assistants. Tropmann redevient sérieux et écoute Hauguel va s'asseoir au banc des témoins, suivi
' avec son immobilité froide une lecture que fait M. le d'un murmure d'approbation. En ce moment, toute
président de la déposition de Victoire Rosney, maî- la salle des assises éclairée du grand lustre suspendu -
tresse d'hotel au Havre, absente légalement. au milieu du plafond, de nombreuses lampes aux
L'accusé vint lui demander une chambre. Il était abat-jour verts et d'une infinité de bougies, présente
avec un autre individu. Il me demanda une chambre un coup d'œil assez pittoresque. Mais la physiono-
pour lui seul et voulut manger à la portion. Il paya, mie de Tropmann ne s'éclaire pas plus pour cela, et
tirant son argent d'une bourse, toujours sous la nous remarquons un peu de pâleur sur le visage de
table. Me Lachaud; c'est-la fatigue.
Je demandai le lendemain aux domestiques s'il Docteur Bernard, médecin à Cernay.—Ce témoin
avait couché. Son lit était défait. Je recommandai raconte, dans tous ses détails, avec une extrême pré-
cision, la découverte du cadavre de Jean Kinck au remarqué un trou dont les lianes s'adapteraient par-
pied du ballon de Herrenfluch. Nous ne pouvons que faitement à la pointe quadrangulaire d'un pic.
renvoyer nos lecteurs à nos correspondances d'Al- Lorsque le cadavre de Gustave Kinck fut apporté
sace. à la Morgue, nous vîmes par comparaison que ce-
M. le docteur Bernard demande une chaise et se lui-là devait avoir été tué deux jours avant les au-
couche à demi, devant la table, la tête haute, le corps tres. Comme Mme Kinck, il portait les traces de
à demi plié, dans l'attitude où était le cadavre de coups nombreux portés par derrière. Les trois ,bles-
Jean Kinck. sures auquelles il a succombé sont à la poitrine et
Cette démonstration excite un mouvement général aux seins. Le cœur avait été percé deux fois.... Pour
de curiosité. Il s'y mêle, du reste, une hilarité dis- toutes ces victimes, la mort a dû être très-prompte.
crète. Cependant, la mère a pu survivre sept ou huit mi-
C'est la déposition la plus nette que nous ayons nutes. (Oh ! oh 1)
entendue dans cette affaire, mais c'est aussi la plus M. le président. — Pensez-vous qu'une seule
verbeuse. Ah! la science! et les savants, surtout!... main ait pu faire toute cette terrible besogne ?
M. le président. — Nous écoutons votre déposi- R. — Oui, monsieur le président. Ces six person-1
tion avec beaucoup d'intérêt, je vous assure, mais nés ont pu être tuées en très-peu de temps. Pour le
veuillez arriver aux constatations médicales. premier groupe, cela ne fait pas de doute. Pour le
— Pas une trace de blessure, ni avec un instru- second groupe, nous avons affaire à des enfants déjà
ment tranchant, ni avec un instrument contondant. beaucoup plus forts.... Tout s'explique par la stran-
Pas le moindre désordre apparent. Nous fîmes gulation qu'une main robuste, exercée et habituée à
l'autopsie et recueillîmes les organes. certains travaux, peut pratiquer sûrement et avec
M. le docteur Bernard entre ici dans une longue une rapidité presque foudroyante.
explication sans doute très-précise; sàns doute aussi Tropmann: — C'est impossible ! c'est l'opinion de
très-savante; mais !... la plupart de ceux qui sont dans la salle. (Dénéga-
M. le président. — Veuillez nous donner vos con- tions générales.)
1
clusions * Le docteur Tardieu. — Nous avons dû, avec mon
Héguette, porteur de contraintes à Wattwiller. honorable confrère, le docteur Bsrgeron, examiner

Le 25 novembre dernier, nous partîmes pour cher- s'il était possible que tous ces crimes eussent été
cher le cadavre de Jean Kinck. Il était sept heures du commis par un seul homme, en un mot, s'il n'y a

Herrenfluch..
matin; nous arrivons en forêt, sous les ruines de

Tout à coup, dans un coin assez découvert, sous


nullement nécessité de faire intervenir un complice,
M. le docteur Tardieu entre dans une longue série
d'observations et de considérations qu'il divise en
des framboisiers; il me sembla voir briller quelque plusieurs groupes distincts.
chose. J'approchai, j'écartai les ronces d'un coup de L?s meurtres n'ont pas été commis en même
pioche; ce que j'avais vu briller était un bouton.... temps.
Un bout de chaussure passait à travers les pierres et ;
Ily a nécessairement deux groupes de victimes,
les herbes.... puis un peu de linge presque pourri.... deux groupes de' trois.
Je criai: Le voilà?... Les trois premières, une femme et deux petits en-
Halter, ouvrier à Cernay.
— L'accusé lui a parlé fants, ne pouvaient faire grande résistance.
de chimie et d'acide prussique. Une goutte sur la Le célèbre spécialiste entre dans l'examen des
«
langue d'un chien, disait-il, suffirait pour le tuer blessures du premier groupe.
raide. * Ces trois personnes out été frappées avec un cou-
Bergeron, docteur en médecine à Paris. J'ai teau.

vu les victimes.... elles étaient criblées de bles- Les trois secondes n'ont pas été frappées de même.
sures.... mais il faut distinguer. les blessures faites Le couteau était brisé et, brisé, il avait pu servir à
pour tuer, les blessures faites après la chute des vic- achever les premières victimes, mais non à tuer les
times pour les achever!... La mère avait 29 trois autres.
coups
de couteau.... (Mouvement d'horreur!) La blessure Pour le premier groupe, la résistance était impos-
la plus grave était celle du cou. Elle était tellement sible.]
élargie et profonde que nous dûmes
penser que la Il n'en était pas de même pour le second.
main du meurtrier avait dû s 'y plonger comme Mais deux des victimes ont été étranglées ; la troi-
pour
arracher le larynx (Émoi général). La petite fille sième a été tuée par un coup de pioche qui lui a brise
était horriblement éventrée.... l'oreille était le crâne.
arra-
chée, un œil crevé ! le cou tordu et lacéré (Oh oh!)
! Je persiste donc à soutenir qu'un seul homme a
Un autre enfant avait dû être étranglé
non pas pu commettre les six meurtres, dans le champ dj
avec les doigts, mais avec un lien quelconque. La Pantin, la nuit du 19 au 20 septembre.
bêche avait mutilé ce corps; le crâne était brisé, la -
/
Tropmann se levant. — Je sais bien que c'est vo-
cervelle répandue.
Le corps du petit Achille portait de nombreuses
tre idée à vous, monsieur le président! maïs c'est
impossible, impossible pour un jeune homme de
blessures. On avait essayé de l'étrangler
avec les vingt ans comme moi. Je ne suis pas un hercule. Et ;
mains. Le meurtrier l'avait achevé à
coups de pio- d'ailleurs ils auraient bien cherché à se sauver et je
{ che. n'aurais pas pu tuer l'un pendant que j'aurais couru
C est à coups de pioche qu'a dû être tué le der-
après l'autre.
nier enfant. Au milieu de l'os frontal, Le docteur Bergeron, rappelé, déclare que l'exer-
nous avons
\
cice et la pratique de l'état de mécanicien ont dû Ces deux doigts, l'index et le pouce, pourraient,
donner à la main de Tropmann une force et une sans pinces, sans clef, sans étau, visser et fixer un
adresse singulière. écrou. La main est donc ce qu'il y a de plus énergi-
Et, de fait, cette main est étrange. Elle ne s'appuie quement caractérisé dans ce criminel. Toute la force
pas à la barre, elle s'y accroche ! La jointure du mé- est là et peut-être toute l'explication du sextuple
dium de la main est énorme ; elle fait une saillie qui crime.
rappelle le point extrême de la courbure d'une serre Marie Brunel, femme Barbier, débitante, à Pantin.
crispée. — Deux individus, un grand et un petit, le grand
Le pouce, fort, large, noueux, spatulaire, comme semblant âgé de trente à trente-cinq ans et portant
tous les autres doigts, du reste, dépasse le pli de la une barbe Iousse, sont venus boire dans son débit le
seconde phalange|de l'index. 20 septembre entre deux heures et demie. Ils ont

demandé un litre de cognac. Elle leur a servi une


bouteille qu'ils ont débouchée. Ils semblaient avoir
D. - Vous avez dit dans l'instruction : «
plus petit, j'ai cru reconnaître Tropmann la pre-
Dans le

l'air très-pressé. Le plus grand a bu à même la mière fois; la deuxième fois j'en ai douté.
bouteille. Le plus petit frissonnait. Le plus grand D. — à Tropmann : C'était vous?
fait toilette dans la glace. Il était très-bien C'était moi avec le plus grand des complices.
a sa — témoin
lorsque le

part..
mis, mais il n'avait pa, du tout les mains très- D. — Mais dans l'instruction, a
plus petit donné pièce de 20 fr. déposé en ce sens, vous avez dit Le témoin fait er-
propres. Le a une :
n'est moi qu'elle Je suis entré
La débitante a été bien embarrassée pour rendre la reur ; ce pas a vu. ne
débit de vin. Je n'ai pris d'eau-de-vie
monnaie et les a fait attendre. Elle s'est excusée dans aucun
envers eux. Ils sont partis vers trois heures et de- nulle
mie. Tropmann répond qu'il ne disait pas vrai alors.
D. —Les connaissiez-vous? M. le président. — Quel était alors votre compa-
R. — Non. gnon? r::4
. t.
Tropmann. — C'était mon second complice. (Mou- Je ne connais rien à l'affaire; mais mon jeune
vement d'incrédulité dans l'auditoire.) homme a été à Pantin dans la nuit du 19 septembre.
Brune], mari de la précédente. — Même déposi- Il m'a dit qu'il avait vu un homme qui faisait un
tion. un trou et deux hommes qui se roulaient par terre,
M. le président lit la déposition faite par la dame Ils étaient près des fortifications.
Brunei et qui vient d'être répétée par elle. C'est à M. le président. —Près des fortincations! Voilà
propos de cette déposition que Tropmann avait nié une nouvelle version.
avoir bu le 20 septembre avec qui que ce soit et chez D. (au témoin). — Vous a-t-il parlé d'un militaire
qui que ce soit. qui l'aureit accompagné?
Brunel. Le 20 septembre, deux hommes sont ve- R. — Oui, monsieur.
nus à la maison de trois à quatre heures ; ils ont D. — Mais la route qu'il a prise, ce n'était pas la
paru tout à fait étrangers ; ils ont demandé une bou- route qu'il avait suivie. C'était bien loin d'être son
teille de cognac; ils ont donné une pièce de 20 fr. chemin, qu'il connaissait très-bien, car il allait tous
pour payer, j'ai été chercher la monnaie. les quinze jours chez son oncle.
D. — Vous avez cru reconnaître Tropmann? M. le procureur impérial. — Il y a plus d'un kilo-
R. — Je l'ai parfaitement reconnu et je le recon- mètre des fortifications au champ Langlois.
nais encore. M. le président. — Assurément,
D. — A quelle heure les deux individus sont-ils M. le président donne lecture de la déclaration
sortis'de chez vous? écrite de Desuches, oncle du jeune François, entendu
R. — A trois heures, trois heures et demie. dans l'instruction. Il résulte de cette déclaration que
M. le procureur général. — Et Tropmann est le jeune François serait arrivé chez lui à onze heures
parti à- quatre heures par le chemin de fer du Havre. et demie. mais n'aurait pas parlé de militaire, ni
Mme Brune), rappelée, déclare qu'il était trois d'hommes creusant nue fosse. Le sieur Desuches dé-
heures et peut-être un peu plus quand les deux in- clare qu'il a peine à croire que cette déclaration soit
dividus sont sortis de chez elle ; ils n'avaient pas l'air exacte.
Dressé. Le témoin suppose que l'enfant a entendu par-
Le jeune Frémion. C'est un enfant de Il], ans. ler - de cette affaire, et qu'il aura raconté les faits
—Dans la soirée du 19 septembre, j'allais chez mon dont il s'agit par enfantillage ; depuis, il n'a pas
oncle; j'ai fait route du pont de Flandre au fort voulu revenir sur ses déclarations.
d'Aubervilliers avec un militaire qui était un peu Ruttmann (Jean), 36 ans, tourneur en fer, près
en état d'ivresse ; je me suis égaré, je suis descendu Cerna.
par un petit sentier : j'ai vu alors un homme qui D. — Que savez-vous?
creusait une fosse; je me suis approché, et j'ai R. — Je ne sais rien, f

aperçu deux individus qui venaient sur moi. Je me D. — Tropmann ne vous a-t-il pas dit qu'il savait
suis sauvé avec le militaire. comment l'on fait l'opium. i
D. — Quelle heure était-il? R. — Si, monsieur, je ne lui en ai pas vu faire.
R. — Onze heures et demie. Tropmann. — Est-ce que je n'ai pas sauvé la vie
D. — Qu'avez-vous dit à votre oncle en arrivant? à un jeune homme ?
R. — Rien.
D. — Vous en finîtes avec un mensonge.
,
Le témoin. —- Si il y a un ouvrier qui avait été
pris dans un arbre de mécanique, et Tropmann l'a
R. — Non, monsieur. arraché.
'D. — Il est bien singulier qu'on n'ait pas retrouvé M. le président. — Ce n'est pas là sauver un
ce militaire. On l'a cherché partout, au fort d'Au- homme au péril de sa vie.
bervilliers, on a même réuni le bataillon, et, en M. le président. — L'audience est levée et ren-
votre présence, on a demandé si un militaire, avait voyée -à demain.
dans la nuit du 19 au 20 septembre, fait route avec Il est six heures et demie. Il n'y a plus à en-
un enfant. Personne n'a répondu. Vous avez eu tendre comme témoin que M. le docteur Roussie
peur dans cette nuit ; il faisait du brouillard, avez-
vous dit ; votre imagination a pu s'égarer. Comme hier soir, Tropmann est rentré dans sa cel-
Le sieur Coudert est rappelé. Il déclare que; lule, à l'issue de l'audience de la Cour d'assises, de

jusqu'à onze heures et demie du soir, il faisait un très-joyeuse humeur. Après son diner, il demandé
a
beau clair de lune. à iaire une partie de cartes avec une des personnes
M. le président. — Vous entendez Fremion. préposées à sa garde.
Fremion. — Je n'ai pas dit qu'il y avait du brouil- Pendant cette partie, Tropmann, toujours fort gai;
lard. aurait laissé échapper quelques paroles desquelles il,
M. le président. — Mais si, vous venez de le dire résulterait un grand espoir lui dans des moi- ;
pour
tout à l'heure. dents sur lesquels il paraîtrait compter à l'audience ^
Me Lachaud et le président se livrent à une lé- de demain. Il
se serait, en tous cas, montré plein de
gère discussion au sujet de cette déposition que le confiance dans le système de défenseur.
magistrat a l'air de considérer comme une fable, son :i

L'accusé s'est couché à l'heure ordinaire et s'est ,1

mais que l'avocat regarde comme excessivement sé- promptement endormi. ^


rieuse.
Alfred Lenoble, trente ans, épicier,
rue de Cha-
ronne.
LA TABLE DES PIÈCES DE CONVICTION Audience du 30 décembre.

Il n'est que dix heures un quart, et cependant les Cette audience menace d'être des plus chaudes
curieux profitent-des derniers instants-de liberté qui sous un certain rapport.
leur restent pour s'approcher de la table des pièces à Ce matin, à sept heures, un groupe très-considé.
conviction, couverte, ainsi que le parquet, de mille rable de curieux, qui attendaient sur le boulevard du
objets divers qui sont, pour ainsi dire, les jalons Palais que les portes du perron fussent ouvertes, s'est
sanglants laissés par l'assassin derrière lui. précipité au pas gymnastique vers le grand escalier
Ce sont d'abord la grande pelle et la pioche ache- et a pénétré dans la première galerie du palais. Les
tées chez Bellanger par l'accusé, et les regards s'ar- gardes et les gagistes ont vigoureusement repoussé
rêtent avec épouvante sur ces instruments qui ont ces curieux un peu trop violents.
servi à Tropmann dans son lugubre travail de fos- Ceci a été un avis qu'il fallait prendre des pré-
soyeur-assassin. A côté se trouvent une pioche, puis cautions contre l'envahissement de la. foule. Aussi
une petite bêche, celles qu'il s'était procurées en a-t-on augmenté le nombre des agents de police ; on
premier lieu, puis une boîte carrée qui contient les ne laisse entrer les curieux qu'un à un, et, dès qu'il-
viscères de Jean Kinck, cinq couteaux, dont un à. y a un groupe de formé, au bas de l'escalier de la
poignée d'écailla est formé et taché de sang, trois Gour d'assises, les agents lui livrent passage.
limes et divers paquets scellés. Voilà pour le public debout. Quant aux personnes
Près d'un second couteau ensanglanté, — con- qui ont des billets, on les conduit jusqu'aux pre-
; traste horrible et qui semble rappeler tout le forfait, mières marches de l'escalier, où elles rencontrent
se trouve le chapelet que portait encore dans sa une barrière de sergents de ville plus solide qu'une
fosse une des jeunes victimes de Tropmann. On re- barrière de fer. On montre son billet, un sergent de.
marque aussi quatre coupons du chemin de fer de ville se déplace, comme une porte qui s'ouvre, et on
l'Est, de troisième classe, timbrés de Villemonble, gravit l'autre travée de l'escalier. Parvenu au palier,
le 19 septembre. à la porte d'entrée de la cour, le spectateur se trouve
Derrière et sous la table, aux pieds de la cour, entre les deux têtes de gorgone en bronze qui font
gisent quatre grandes caisses et trois énormes pa- leur épouvantable grimace, et là, un agent peu my-
•' quets de vêtements d'hommes, de femmes et d'en- thologique demande le billet qu'il contrôle. Si un
fants ; hardes affreuses, déchirées, sordides, macu- rédacteur se présente, le nom de son journal est aus-
lées de sang et de boue, telles enfin qu'elles ont été sitôt inscrit sur une feuille.
arrachées à la terre qui les recouvrait. Voilà bien des précautions; cependant la salle est
en proie à la plus grande agitation et, il faut le dire,
à un désordre infernal. Bon nombre de dames sont ",.
OBJETS TROUVÉS SUR TROPMANN AU MOMENT debout et implorent les agents pour avoir le plus pe-
DE SON ARRESTATION tit des tabourets. A la cour de Louis XIV les tabou-
rets n'étaient pas recherchés avec plus d'ardeur.
Voici les objets trouvés sur Tropmann : Quelques rédacteurs, déjà fort serrés, ont pitié des
1" Un acte de vente, moyennant 18 000 francs, dames debout et en reçoivent à leur baac.
d'une maison à Roubaix, par Crocheteur à Kinck; Il circule dans la salle une brochure intitulée :
2° Une obligation de 6000 francs au profit de Jean Étude médico-légale sur Tropmann, par le docteur
Kinck ; Amédée Bertrand. On dit que Me Lachaud en fara
3° Une promesse de vente de maison, par Croche- usage dans sa plaidoirie.
teur à Jean Kinck; A onze heures, la Cour n'est pas encore annoncée.
4° Un procès-verbal d'adjudication d'une maison Tropmann est amené. Tout le monde se lève comme
à Roubaix, moyennant 9500, francs. si un grand personnage faisait son entrée. Il est fort
58 Une quiltance avec mainlevée d'inscription; pâle aujourd'hui, et sa barbe,.quiétait imperceptible,
6° Une mainlevée d'hypothèque ; se voit maintenant par le contraste.
7° Un portefeuille contenant plusieurs lettres; A onze heures 10 minutes, la Cour reprend ses sié-
8° Un porte-monnaie en maroquin, contenant de ges et l'audience est ouverte.
la monnaie ; Un des témoins vient, au nom de tous les autres,
9° Une ceinture; réclamer des places.
10° Un foulard, dans lequel il y avait 200 francs; M. le président donne l'ordre à un audiencier de
Il. Une montre en or à cylindre (n° 40730); c'é- leur trouver un banc, mais il n'y a nulle part une
tait la montre de Gustave Kinck ; place libre, et ces témoins sont obligés de se refouler
12° Une montre en argent (n° 47440) ; dans un couloir et de rester debout.
13° Un couteau à manche blanc; M. le professeur Roussin est appelé, et il fait son
14, Un médaillon; rapport sur ses expériences chimiques.
15° Un couteau-canif. J'ai été commis pour examiner des habits apparte-
nant à l'accusé. J'ai fait l'examen d'une chemise. Elle
portait ae nombreuses taches de sang, notammant au
poignet gauche et au poignet droit. Là-dessus, il n'y
de doute possible ces taches étaient des ta-
a pas :
ches de jaillissement, disséminées par groupes et qui Il s'est servi de celle-ci comme de la base de la
pouvaient provenir du sang de 'contact. distillation, et autour de l'autre il a mis un linge
ne mouillé.
De plus, il existait sur le devant de la chemise des
taches d'essuiement. Malheureusement, dans cette distillation il y a un
Le pantalon avait au genou une tache très-grande écueil à éviter, et il n'a pu y parvenir. Il a produit
et très-épaisse, mélange de résine et d'huile; mais
du sulfate de fer peu soluble, et qui s'est déposé au
dans l'intérieur d'une poche, j'ai retrouvé des taches fond de la cornue, comme dans une machine à va-
qui provenaient d'une main ensanglantée. peur il s'incruste des croûtes qui se conservent.
J'ai examiné ensuite un fichu de femme ; il avait Tropmann, en distillant avec un feu trop vif, avec
lampe, produit des soubresauts qui ont pu
des taches de sang qui a jailli. Ces taches étaient fi- une a
et disséminées sur une grande surface. faire passer toutes les matières d'une cornue à l'au-
nes ainsi le sulfate de fer et le sulfure
On m'a soumis aussi un panier d'osier de forme tre. C'est que de

elliptique dont l'anse et la partie supérieure étaient potassium ont passé.


,
tachées de sang. Un couteau dont la lame était bri- L'analyse a donné un composé blanc qui a la
sée portait des taches de sang et de boue. C était un propriété de devenir bleu à l'air, et c'est la couleur
de cuisine, mais il paraissait pas avoir que j'ai trouvée dans l'estomac de Jean Kinck. J'ai
couteau ne
servi aux usages culinaires. Vainement j'ai cherché donc conclu avec la dernière certitude qu'il avait été
du sang sur les pelles et sur les pioches. empoisonné avec du bleu de Prusse.
Le couteau qui était dans la gorge de Gustave M. Roussin montre aux jurés la petite quantité
Kinck n'était pas de la même forme que le précé- d'acide qu'il a recueilli.
dent; la pointe en était cassée, et cassée tout ré- M. le président. — Monsieur l'expert, vous avez
cemment. examiné la chemise de Tropmann, et vous avez trouvé
Le paletot de la victime n'avait pas de traces de aux deux poignets des taches de sang. Je vous de-
sang. mande si ces taches pouvaient provenir de sa blessure
Dans un de ses pantalons, il avait trouvé des frag- aux doigts. 1
ments de papier, qui, réunis, laissaient lire un itiné- M. Roussin. — Non, monsieur le président. Voici
raire qu'on y avait tracé. celte chemise : ce sont évidemment des taches de
Passons maintenant à l'examen du cadavre de jaillissement.
Kinck. Tropmann. — C'est le sang qui a jailli de ma
J'en ai reçu les organes dans cinq bocaux parfai- blessure.
tement cachetés, tous ces organes étaient en pleine M. Roussin. — Ce n'est pas possible.
putréfaction. Elle n'était pourtant pas aussi nauséa- M. le président. — Vous avez donc trouvé dans les
bonde que si elle eût été plus récente. organes de Jean Kinck le bleu de Prusse, ce bleu
Deux organes seuls, l'estomac et le duodenum fai- de Prusse n'est pas de l'acide prussique, mais un des
saient exception ; alors que tous les autres exha- agents qui le produisent.
laient une odeur alcaline, ceux-ci présentés à la M. Roussin. — Il n'est pas possible que ces trois
réaction avaient une odeur d'acide manifeste. Ce éléments, le sulfure de potasse, le sulfate de fer et le
résultat, que je n'avais jamais constaté, m'a frappé. bleu de Prusse se trouvent ensemble sans qu'ils
En ouvrant l'estomac, je ne fus pas seulement aient produit l'acide prussique.
frappé de cette odeur acide, mais de la couleur par- M. le président. — Et cet acide a dû foudroyer le
ticulière que présentait sa surface ; c'était une teinte malheureux Jean Kinck?
parfaitement ardoisée. (M. Roussin garde le silence sur ce point).
Le duodenum réunissait à cette couleur de fer une Tropmann, qu'avez vous à dire?

couleur bleue. J'ai enlevé avec du salpêtre ces sur- L'accusé. — Je n'ai rien à répondre.
faces, et, distilléés dans de l'eau ammoniacale, elles Me Lachaud. — Je voudrais demander à M. le
ont donné un précipité bleu offrant tous les carac- président l'autorisation de lire la déposition de la
tères du bleu de Prusse. dame Preigne, propriétaire de la Taverne de Londres,
Le bleu de Prusse est un cyanure double de fer et je la signale avant d'en faire usage à M. le procu-
qui renferme les éléments de l'acide prussique. reur général.
J'examinai le précipité, je reconnus qu'il était formé 0:
En septembre, trois individus sont venus boire
avec du sulfure de potasse ; du bleu de Prusse et du à ma taverne et m'ont demandé une bouteille d'ale;
sulfate de fer. l'un pouvait avoir vingt ans et était blond, l'autre
Tropmann avait déclaré avoir fabriqué de l'acide était brun et avait une trentaine d'années; le troi-
prussique en distillant du cyanure de potassium et sième, plus âgé, avait la tête dans les épaules.

»,
du sulfate de fer. Il est parfaitement possible de pré- cc
Tous trois étaient endimanchés ; ils ne ressem-
parer avec ce moyen de l'acide prussique pouvant se blaient ni à des ouvriers de Paris ni de la banlieue.
conserver longtemps. C'est celui que plusieurs traités Le brun m'a regardé d'une manière singulière. J'ai
de chimie indiquent. reçu trois lettres dont je n'ai pas bien compris le
J'ai été très-surpris, je l'avoue, d'apprendre la but.
manière ingénieuse que Tropmann avait mise en Tropmann est mis en présence de ce témoin.
usage pour obtenir ce produit dangereux. Celui-là, continua la dame, je le reconnais pour un
Son procédé consistait à avoir un vase uni à un des trois.
autre vase servant de récipient; il a employé deux Tropmann a répondu : Je n'ai jamais mis les pieds
cornues, l'une à orifice large, l'autre à orifice étroit. dans cette taverne. La dame a insisté et a dit:
^ Il me semble pourtant bien que je reconnais mon- Puis il s'occupe de ce qui s'est passé en Alsace et de
sieur pour l'individu que vous me représentez. » l'empoisonnement de Jean Kinck.
Me Lachaud. — Voilà ce qui s'est passé à l'in- Le récit de M. le procureur général, l'amenant
|
struction. naturellement et nécessairement à s'occuper de la
Après cette lecture du défenseur, M. le présidentfamille Kinck, le magistrat rend hommage à l'hono-
donne la parole à M. procureur général. rabilité de cette famille, aux vertus domestiques dela
femme, à la rare probité, à l'énergie honnête de ce
h
M. Granperret, procureur général. — Messieurs, mari, qui, parti de bas, a su, grâce au travail, ce
^ l'homme qui comparaît devant vous, a une horrible grand fondateur, se créer une fortune.
responsabilité. L'accusation dirigée contre lui est Le réquisitoire continue par le tableau que fait
formidable, mais elle n'est que ce qu'il l'a faite M. le procureur général du séjour de Tropmann au
lui-même ; et il arrive à ce moment redoutable où Havre, de son arrestation par le gendarme Ferrand,
î}

vous avez à compter les victimes qu'il a frappées. et de son sauvetage par l'intrépide Hauguel.
^
,,
C'est toute une famille heureuse, méritant son Tropmann arrêté, M. le procureur général exa-
bonheur, qui a été par lui anéantie. Le chef de la mine sa vie, ses facultés, son caractère, sa force et
famille, la mère, l'aîné, les jeunes enfants, tous sont son ambition. Il appuie surtout sur l'adresse acquise
venus successivement tomber dans de redoutables par Tropman dans sa profession de mécanicien,
piéges, et il en a fait un monceau de cadavres. adresse qui lui a permis de tuer si facilement tous
Aussi je ne crois pas que jamais les juges aient ceux dont l'existence gênait ses plans. Il flétrit l'in-
eu devant eux un plus funeste accusé. D'abord l'ac- fâme impudence de Tropmann qui, après avoir as-
cusé, après avoir massacré ses victimes, les a outra- sassiné ces pauvres victimes, se substitue à leur
- gées. Puis, pressé par les preuves accumulées de place et les flétrit en les accusant du crime odieux
!' l'instruction, il a fait des qu'il a commis.
aveux.
4 Puis, enfin, au moment où il approchait de sa Les assassins sont des gens froids, dit M. le pro-
comparution devant la Cour d'assises, il a essayé cureur général, et Tropmann, après avoir arrêté et
de s'effacer derrière des complices imaginaires. Ce- exécuté le plan odieux que nous connaissons, se
pendant il est obligé de dire : « Oui c'est moi, qui ai voyant arrêté dans sa marche funeste, ne perd pas la
organisé ce complot infernal, oui c'est moi qui ai tête. Il garde toujours son sang-froid sinistre. Il a
entraîné ce père de famille dans une forêt et je lui réponse à tout et il croit donner le change à la
versé ce poison ; je me suis fait l'ami du fils ; de ma justice.
main de faussaire, je l'ai appelé à Paris et je l'ai Mais il y avait contre l'assassin toutes les preuves
: égorgé 1 nécessaires, toutes les charges qui devaient l'accabler
::
Avant de le faire mourir, je lui ai dicté une lettre et le livrer au juste châtiment qui l'attend.
à sa mère pour la faire tomber dans le même piége. L'orateur revient sur les relations établies en Al-
Il disait à cette mère de famille : « Vous serez tous sace entre Jean Kinck et Tropmann, et sur toutes
réunis! Oui, mais moi, je vous attendrai et, je vous les particularités de leur intimité. Nos lecteurs con-
i:
coucherai tous dans la même tombe! » naissent trop ces mêmes particularités pour qu'il soit
Voilà ce qu'une bouche humaine a été obligée de nécessaire de nous y appesantir. Quoi qu'il en soit,
confesser. Il lui a fallu plus d'un mois pour qu'il lui voilà Jean Kinck qui part de Roubaix pour l'Alsace,
échappât des aveux ; il avait été un mois à préparer attiré par une lettre de Tropmann. Kinck est attendu
tous les éléments du complot contre cette famille et par sa famille, à qui il annonce son arrivée. Il est
à exécuter ses plans ; il était un assassin en perma- attendu vainement, comme on le sait, car une fois
nence. arrivé à Soultz, Tropmann, seul alors, sait ce qu'il a
On comprend l'unanime émotion que ce crime a fait de ce malheureux.
causée. L'assassin savait quel penchant avait Jean Kinck
Il y a eu comme un saisissement de toutes les pour cette Alsace où il avait des intérêts réels, et il
âmes. Une immense compassion s'est étendue sur n'ignorait pas la pensée secrète du propriétaire de la
les victimes, et partout on a éprouvé un besoin immé- maison de Bühl, de se fixer définitivement dans ce
diat de justice. Ces sentiments n'ont pas été sans pays. Mais quand le pauvre Kinck y a trouvé la mort,
mélange. Si la foule a gardé le respect dû à tous ces par suite des machinations de l'accusé, et que la jus-
malheurs, si le public, agité d'une curiosité fiévreuse, tice demande compte au meurtrier de la disparition
a secondé l'action de la justice, il y a eu des publica- de ce père de famille, que répond Tropmann? Il dé-
tions passionnées et intéressées; mais notre mission, voile de prétendus projets de fabrication de fausse
qui n'admet aucune participation étrangère à ces monnaie, conçus par cet honnête homme, avouant
débats, est d'accomplir jusqu'au bout la tâche à nous qu'il devait participer lui-même à cette coupable
imposée par notre devoir et notre conscience. opération. Donc, après avoir empoisonné cet homme,
Vous savez, messieurs, comment ont été trouvés méritant entre tous, il ose le flétrir d'une accusation
les cadavres encore tièdes de la mère et des cinq en-
fants....
de faux monnayeur !
Arrivant aux manœuvres pratiquées par Tropmann
Ici, M. le procureur général aborde le récit des pour s'approprier l'argent de Jean Kinck, le minis-
funestes événements qui ont eu lieu dans la plaine tère public nous montre l'empoisonneur chargé des
de Pantin. Il décrit l'émotion et l'agitation générale dépouilles de sa victime, de sa montre, de son ar-
causée à toute la France par ce crime sans précédent, gent, de son or, de ses chèques, et il pousse l'impu-
et les diverses phases suivies par cet infâme attentat. dence jusqu'à expliquer que si son écriture avait
rempli ces chèques et s'il avait signé du nom de tieuses faites pour le retrouver, on n'a jamats pu y
Jean Kinck, en imitamt l'écriture et la signature de parvenir, et cette dernière et significative circon*
celui-ci, c'était pour lui rendre service! On sait qu'a- stance achève de démontrer combien Frémion est
lors Tropmann, qui n'avait pas encore avoué que un témoin peu sérieux.
Jean Kinck.avait ,trouvé la mort en Alsace, le faisait Relativement au témoignage de Mme Brunel, la
passer pour vivant, pour assassin de sa famille, et débitante, et de son garçon de magasin, M. le pro-
pour s'être expatrié en Amérique. cureur général fa.it observer que d'abord la dame
Le procureur général passe ensuite aux nombreu- Brqnçlj confrontée une première fois avec Tropmann,
ses tentatives faites par Tropmann pour retirer de la ne l'a pas reconnu, que celui-ci, à son tour, ne l'a
poste à Cernay, les lettres chargées qu'il y avait à pas reconnue non plus, et que ce n'est qu'hier
son adresse. Il rappelle la fausse procuration faite qu'ils se sont mutuellement reconnus.
par Tropmann. L'accusation fait observer, du reste, qu'il n'est
Repoussé dans ces tentatives de substitution, dé- pas dans le caractère de Trdpmann, ni d'aucun au-
voilé par une des parentes du malheureux Kinck, il tre scélérat, d'arriver à hanter sans nécessité les
est obligé de convenir qu'il n'est pas le fils de Je'an lieux où ils ont commis un crime récent. E le ne
Kinck, et devant l'impossibilité absolue de toucher croit donc pas à la prétendue station de Tropmann
les 5500 francs qu'il convoitait, renonce à cette et de ses prétendus complices dans le cabaret de
somme. Mme Brunel.
On s'est demandé, continue M. le procureur géné- Quant au prétendu portefeuille enfoui en terre en
ral, comment il se fait que le receveur des postes, Alsace, le ministère public représente tout ce qu'il y
après la tentative infructueuse de Tropmann, et l'a" a de dérisoire dans cette invention et dans l'invention
veu surtout qu'il avait fait de n'être pas le fils de aussi de ces complices qu'on ne voit jamais avec
Jean Kinck, comment le receveur des postes n'avait Tropmann, qui n'ont rien reçu de lui, et rien pris
pas fait arrêter ce misérable qui se serait trouvé des dépouilles de la victime. Enfin, pour bien établir
alors dans l'impossibilité de commettre d'autres la culpabilité de Tropmann, seul dans le meurtre de
meurtres, et l'on a blâmé la négligence de ce fonc- JeanKiock,M.le procureur général lit une des pièces
tionnaire. Mais, répond M. le procureur général, la de l'information relatant les aveux faits par Trop-
conduite du receveur des postes s'explique très-bien mann. — « C'est moi, a-t-il dit, qui ai empoisonné
par cette raison que Gustave, le véritable fils de Jean Jean Kink, l'ai enterré er pris son argent et sa mon.
Kinck, étant venu couvrir Tropmann de sa présence, tre. C'est moi qui ai tué Gustave et la femme Kinok
et l'ayant reconnu comme un ami de sa famille, qui et ses autres enfants, qui les ai étranglés, et défigu.
n'agissait qu'en vertu des ordres de son père, le re- rés à coups de pioche » (Mouvement d'horreur!)
1

ceveur a dû, tout na urellement, ne pas songer à Comment donc, messieurs; dit M. l'avocat général
faire inquiéter Tropmann.. après ce sanglant et si décisif aveu, trouver l'ombre
Sorti de l'Alsace, où il n'avait pu voler l'argent de d'un complice dans cette épouvantable boucherie?
Jean Kinck, Tropmann ose écrire à la pauvre Des complices ! Est-ce qu'il se sacrifierait pour
Mme Kinck, qui ignore encore qu'elle est veuve, une eux ! Est-ce qu'au moment de sa condamnation il ne
lettre hypocrite signée de son mari dans laquelle chercherait pas à partager la terrible responsabilité
celui-ci est censé lui dire de suivre aveuglément tous avec ces inconnus qui ont égorgé, étranglé devant ses
les avis que Tropmann lui donnera. yeux de pauvres enfants et qui l'ont blessé parce qu'il
Puis, l'infâme se rend à Paris, Gustave Kinck n'a s'opposait à leurs infâmes exécutions !
pas pu toucher en Alsace les 5500 francs convoités Oui, tout d'abord, on s'est demandé si tant d'as-
par Tropmann, et celui-ci alors écrit à Mme Kinck sassinats avaient été exécutés par un seul homme, et
les diverses lettres qui doivent d'abord la faire venir on ne l'a pas cru, il est vrai. mais après les explica-
à Paris, puis qui lui donnent contre-ordre, puis enfin tions si nettes et si claires, les démonstrations si sai-
qui lui prescrivent de venir définitivement le 19 sep- sissantes de la science, les témoignages si concluants
tembre ! de MM. les docteurs Bergeron et Tardieu, est-ce que
M. le procureur impérial continue à remettre ce fait qui paraissait anormal n'a pas été expliqué à
sous les yeux de MM. les jurés tout ce qui s'est la satisfaction des consciences les plus exigeantes?
passé alors au sujet du voyage de Gustave Kinck De la façon, d'ailleurs, que Tropmann s'y est pris,
qui a précédé celui de sa mère. en divisant les deux groupes de victimes, il est ar-
Tropmann écoute avec beaucoup de tranquillité rivé facilement à ses fins. C'est lui seul qui a frappé.
ce récit de ses forfaits. Bien de circonstances le prouvent, ne serait-ce que
Après avoir refait le tableau si connu des assassi- celle du couteau brisé trouvé sur le lieu du crime.
nats de Pantin. M. le procureur général arrive à la Trois victimes seulement ont été frappées avec ce cou-
déposition du jeune Frémion qui aurait, en compa- teau qui se brise. Une fois brisé, le couteau ne sert
gnie d'un soldat du fort d'Aubervilliers, vu deux plus à rien. Il n'y a plus alors que coups de pioche
hommes creusant un trou à Pantin, et le ministère et étranglement. Donc il n'y a eu qu'une arme, et
public démontre que entre la dépositisn faite par une arme maniée par une seule main, par un seul
Frémion devant le commissaire de police et celle qui assassin 1

a été faite par lui devant le juge d'instruction, il y Le ministère public termine en montrant la mal-
a des inexactitudes, des contradictions qui infir-! heureuse mère et ses pauvres enfants se présentant
ment parfaitement la véracité de son témoignage, à. l'hôtel du chemin de fer du Nord, et demandant
Quant au soldat, malgré toutes les recherches minu- son mari et ses enfants leur. père, tandis que leur
' bourreau achète sa pelle et sa pioche et prépare ses Quelle idée vous faites-vous de ma profession,
moyens d'assassinat; cette éloquente péroraison re- messieurs?... L'idée la plus noble et la plus géné-
mue tout l'auditoire. reuse, j'en suis sûr ! J'ai à défendre cet homme, je
Tropmann ne sourcille pas. le défendrai, suivant ma conscience, suivant mon ap-
L'audience est suspendue pendant 10 minutes. Il préciation personnelle....
' est deux heures. Je ne serai pas l'écho de l'accusé ; je serai
Cent vingt ou cent trente curieux parviennent en- l'homme d'honneur qui parlera eD homme d'hon-
core à s'introduire dans la salle. Des billets parfumés, neur.
tendres supplications, arrivent à chaque instant à Quel est cet accusé ?... Quel est son caractère ? Il
MeLachaud, aux magistrats, aux journalistes qui ne y a deux mois que je cherche la solution de ce pro-
peuvent répondre que par un mouvement d'épaules. blème.... Je ne l'ai pas trouvée.
On fait même circuler dans la salle une enveloppe Quel est cet homme ? Presque un enfant?... Il ap-
qui porte cette suscription : et A monsieur Trop- partient à une famille honnête, pauvre, presque mi-
mann. » sértlble. Cette famille souffrait.... il en a été cruelle-
Cette enveloppe est vide. Est-ce une sinistre mys- ment blessé....
tification? A quatorze ans, quand l'enfant ne songe qu'à jouer,
On n'a pas idée de la compressibilité des foules. celui-là ne rêvait qu'entreprises et projets de for-
Les cent cinquante nouveaux arrivés parviennent à tune! Des plaisirs, des jeux, de doux épanchements,
se caser. Les sergents de ville et les officiers de paix des amourettes de village, jamais ! Il éiait seul, seul
font des prodiges d'obligeance et de résistance. Nous toujours, rêvant, conduit, entraîné fatalement par
sommes étouffés; chacun de nous est forcé de tendre son idée fixe....
le dos et de porter un groupe de huit ou dix curieux Oui, il le disait: si j'avais six cents francs, j'ar-
qui se prennent au collet. Nos bancs et nos tables riverais J'ai mon idée ! mais je me garderais d'en
1

ont des mouvements de tangage fort inquiétants. laisser échapper un mot. Les hommes sont si mé-
Impossible de luncher, aujourd'hui. Les jeunes chants.
filles qui distribuent les rafraîchissements renoncent Il achetait, il dévorait des livres de science ! Il
à se frayer un chemin dans la foule. achetait, il dévorait des romans lugubrés Il rêvait,
!

De nombreuses discussions s'engagent; les dames les témoins l'ont dit, entre les pages du Juif-Errant.
font le coup de poing.... Un Anglais, un Anglais bon Celui-là, disait-il, qui a lu beaucoup de romans, n'a
teint, favoris roux, œil d'un bleu pâle, dents lon- qu'un bruissement dans la tête, et ce bruissement
gues, monocle dans l'arcade sourcilière, saute sur l'endort! Vous avez entendu le reste.
une banquette, le pied gauche sur le genou d'une Un coin, un seul coin de ce cœur était resté pur...
dame. l'amour de la famille.... et, si voulez voir couler ses
«
Vous me faites mal. larmes, je n'ai qu'à lui parler de sa mère!... Sa
— Je voulais le voir 1... mère !... elle était malheureuse. La maison man-
Monsieur! monsieur!... je vous en supplie.... quait de pain!... Voyez-le !... son cœur se brise....

On n'a pas idée de ça!.... un autre horizon s'est ouvert.... Il sanglote....
Je voulais le voir.... le voir seulement.... une (L'accusé cache sa tête dans ses mains. — Vive

minute.... et je emmènerai moi! émotion de l'auditoire. — Protestations isolées.—
Eh bien, vite; vite! (Chut ! Chut!) Et voyez, quand il fuit, quand il ap-
-


Où?
Tenez, là, devant les gendarmes.
prend que l'horrible crime est découvert, il envoie
tout à cette mère qu'il adore.... tout !... C'est l'ar-

Aohf je l'ai vu! Adieu, madame. » gent du sang, je le sais bien.... la pauvre femme
Tumulte indescriptible. l'ignore.
Heureusement les huissiers arrivent. A ce passage de la plaidoirie, Tropmann laisse
Me Lachaud prend la parole en ces termes : apercevoir sur son visage la trace d'une émotion
Tropmann m'a demandé de le défendre : c'est un réelle, puis il se met à pleurer et baisse la tête qu'il
devoir et je viens le remplir. Ceux qui ignorent les cache sous la balustrade. :y§|
devoirs de l'avocat, il en est encore, disaient : Il est Oh! ne croyez pas que je cherche à calomnier le
des crimes si odieux qu'aucun avocat ne devrait prê- chef de cette malheureuse famille massacrée jusqu'au
ter sa parole à ces misérables qui en sont coupables dernier enfant? S'agissait-il de fausse monnaie dans
ou du moins que la foule désigne comme coupables. les projets de Jean Kinck,î Non ! je ne veux pas le
Ceux-là confondent la justice avec la colère, avec la croire; je ne le crois pas!..: Mais qu'y avait-il
vengeance ! donc ? des projets mystérieux, une énigme dont
La justice ne connaît pas de pareilles erreurs. Le personne encore n'a pu dire le mot !
premier mot prononcé par le président a été pour Le 25 août, l'accusé écrivait à Jean Kinck : J'ai
dire que tout ce délire doit sortir de votre cœur. tout préparé, j'ai trouvé une chambre où nous pour-
Un crime sans précédent, des détails épouvanta- rous faire tout ce que nous voudrons !
bles, le monde bouleversé un misérable pour lequel Comment une chambre mystérieuse, dans un pays
1

on croit ne devoir que des paroles de malédiction, où Kinck a de la famille !... un pays où il a des pro-
c'est là ce qu'on voit d'abord ; mais vous avez juré priétés, où il est chez luil...
messieurs, de n'écouter que votre conscience. En- Qu'est-ce donc?
fermez-la, votre conscience, afin qu'elle ne subisse «
Nous nous rendrons au chétéau de Wattwiller? »
aucune influence extérieure. Qu'est-ce encore?
Dieu me garde de répéter les affirmations calom- plus de cinq cents personnes avaient passé là et
nieuses, sans doute, de mon client!... heurté du pied la tombe! On cherchait encore.
Mais, je le répète, il y a là un terrible secret. Et c'est dans cette situation qu'on refuse à ce mal-
On a dit, on a eu raison sans doute, que JeanKinck heureux jeune homme de faire les nouvelles recher-
était un travailleur honorable. Oui. Mais il venait en ches qu'il demande !
Alsace rejoindre l'accusé, mais il abandonnait sa fa- 1
Ah j'aurais pu déposer ici des conclusions.... Je
mille ! mais il partait malgré les résistances de sa n'ai pas voulu user de mon droit.. -. J'ai préféré,
emme ! messieurs les jurés, m'adresser à votre intelligence,
Quels étaient les projets de cet homme? N'avait-il à votre conscience....
,
pas assez répété : Tropmann m'a donné un demi- Quoi qu'aient dit les témoins, messieurs, si je vous
million? Les témoins eux-mêmes l'ont dit. Dasson- montre, moi, que cet accusé avait des complices!...
ville s'est vu obligé de le répéter La pauvre Mme ou je me trompe bien, ou il n'y aura certitude dans
ici,
1

Kinck l'a dit à Mme Dassonville, qui était sa confi- l'âme de personnel quand j'aurai parlé ! i

dente !... Je parle à votre raison! Je vous montre des diff,.


Ah ! laissez-moi vous dire que le départ de Kinck cultés insurmontables.
père n'a pu s'effectuer sur les simples probabilités Kinck retrouve Tropmann.... Kinck va à Huflholtz
dont on vous a parlé. Cet homme part. Il a un ou à Wattwiller. Il meurt empoisonné.... Le méde-
hut !... cin de Cernay vous a dit que c'était en plein jour,
Ah! là, messieurs, commence la légende funèbre.... dans un lieu découvert.
et il n'est pas nécessaire à ma cause que je suive On ne dira pas que l'accusé avait préparé la fossel
M. le procureur général dans le récit de ces atroci- Le soir même, il était chez lui ; cette nuit-là, il a
tés1... Vous les avez assez entendues !... Oui, c'est couché chez lui.... Le fait est matériellement impos-
horrible ! c'est monstrueux ! Oui ! c'est terrifiant, sible pour un seul coupable ! Il avait des complices,
messieurs, mais ce jeune homme était-il seul ? Et je veux bien que seul il ait commis ce crime, et
Etait-il seul ? et la conscience de tous les honnêtes que, peut-être, seul il ait tué le malheureux Gus-
gens n'a-t-elle pas le droit de le demander? N'a-t- lave ! Pour le reste de la famille, c'est impossible
elle pas le droit de demander, de réclamer le châti- Il a été vu avec des compagnons, si ce n'est avec
ment pour plusieurs assassins, s'il y a plusieurs as- des complices ! Les complices l'attendaient sur le lieu
sassins ? du crime. Il a acheté pioches et pelles, il a pris l'om-
t -
Si je ne puis apporter des noms, j'apporterai des nibus d'Aubervilliers, il a attendu la famille de Kinck
preuves. Ah1 j'ai bien interrogé l'accusé.... (Sourires à la gare, il l'a fait monter eh voiture ét disant à la
du ministère public.) Ah ! vous ne connaissez pas mère : 'descendez ! il l'a tuée avec les deux petits.
l'accusé, monsieur le procureur général!... (Sensa- Puis il est revenu, le misérable, disant aux trois au-
tion !) tres enfants : suivez-moi ! Et il les a massacrés !
Je le connais, moi !... Et si je ne le crois pas, lui, Voilà ce que dit l'accusation ! v
je crois les témoins 1... je crois les faits, preuves ir- Et l'accusation dit que cette horrible besogne a pu
récusables. » V f-'-.:
.
être faite par un seul coupable! ' 7
Oui il a menti!... oui il a calomnié!... Il a accusé Non le temps a: manqué! Non! les forces ont
1

les innocents.... Mais bientôt il a compris qu'il fal- manqué! Non! ce fait matériel était impossible.
lait entrer dans la voie des aveux et que le crime al- Le temps ! !
a
lait être trop lourd sur cette conscience !... Qu'a fait l'accusé ? Discutons, ou plutôt élucidons
Il fait appeler M..le juge d'instruction ! Il a fait cette question de temps. Il n'a pu faire ces acquisi-
des aveux! Il a dit qu'il était seul.... seul!... n ^ tions et ce trajet en une heure! Il faut, suivant l'ac-
C'est sur ses indications qu'on a découvert le ca- cusation, qu'il ait pris l'omnibus d'Aubervilliers à
davre de Jean Kinck. Oui, sur sésindications, sur ses huit heures et demie. Il est arrivé à neuf heures àla
seules indications!... -
barrière, et il faut encore que des Quatre-Chemins
Puis il a voulu compléter ces révélations. Alors il il se rende au champ où s'est commis le forfait. Il y
a dit: non! je n'ai pu seul commettre ces crimes! a quatre cents mètres à vol d'oiseau.
J'ai eu des complices 1
i Il faut qu'il creuse une fosse qui a une longueur
Et on ne le croit pas! Et on lui dit : vous. mentez! de trois mètres, une largeur de quarante mètres
Ah ! messieurs les jurés, il est des situations qu'il (Rires). Je me trompe, messieurs, une largeur de
faut savoir respecter, alors même qu'on ne peut les cinquante centimètres, une profondeur de soixante.
comprendre! Il y a des terreurs immenses.... qui Et il a fallu, avant de conduire à cette fosse Mme
planent sur certaines existences et sur certaines tê- Kinck et ses enfants, il a fallu aller à l'hôtel, s'in-
tes ! former, courir à la gare, chercher une voiture, y faire
Non ..je
« !
ne puis parler, dit-il, j'ai des obliga- monter la famille et la conduire à Pantin !
tions que rien au monde ne me fera violer, rien!...
^
Tout cela en une heure!... Allons donc!,..
On a dit qu'il voulait aller en Alsace et chercher à Ne dites donc pas que cet homme était seul.
s'échapper. Non! Ses gardiens le diront. Et ce n'était pas la seule impossibilité.
On a fait des recherches, oui, des recherches, Il prend Bardot à dix heures; il fait le chemin du
sur
ses indications, et ces recherches ont amené la dé- carrefour où s'est arrêtée la voiture à la fosse, cinq
couverte du cadavre de Kinck! Les a-t-on conti- à six cents mètres Il lui fallu revenir, douze cents
1
a
nuées !... Comment a-t-on retrouvé ce cadavre ? Après mètres ! Il a tué la mère, il a tué les enfants.
des efforts inouïs ! Avant les aveux, après les En vingt-cinq minutes faire douze à quinze cent
aveux,
L
^aMres-averrCîïe femme et des enfants, revenir sur 8ée, discutée; aucune plus prompte aussi, j'aime à
ses pas, prendre les trois autres victimes et tuer six le constater, à reconnaître ses erreurs (Sourires).
personnes et les enfouir si bien qu'on eût pu passer Voyons! pourquoi diviser en deux groupes? dit
par là sans rien deviner.... Impossible!... l 'accusation?... Pourquoi, s'il y avait là quatre
as-
On vous l'a dit, on vous le dira, messieurs : pour sassins? Parce qu aussi il y avait là des enfants de
le premier groupe de victimes, cela peut être à la ri- tout âge et qu 'il fallait les diviser, afin de ne pas les
gueur admissible ; pour le second, c'est plus qu'in- laisser fuir et de n'avoir point à les poursuivre!...
vraisemblable. Voilà ce qu'on a dit!...
Nous les connaissons, messieurs, les erreurs de la Dites ce que vous voudrez ! Pour le second
groupe,
justice légale. Aucune science n'est plus controver- pour le second, surtout, je ne comprends rien ! Ces

enfants, ces enfants qui avaient huit ans, dix ans, fois! Et le troisième? Mais cet homme! il est donc
douze ans, ne se seraient pas enfuis ! Ils n'auraient d'une force herculéenne, surhumaine?
(Depuis le commencement de la plaidoirie il est
pas échappé à cet homme seul?...
Les médecins vous disent que deux de ces enfants impossible de voir l'accusé. Il s'est affaissé, caché -
ont été étranglés avec leurs cravates, qu 'un autre a entre les deux gardes de Paris).
été étranglé avec les doigts. Tous à la fois, mes- Résumons, messieurs, la première partie de cette
sieurs! tous en même temps ! sans pouvoir résister, défense Non ! l'accucé n'a pas eu le temps matériel
!

sans chercher le salut de la fuite.... Il a pris l'un de de préparer et d'accomplir tous ces crimes! Il ne l'a
Il n'en n'a la force ! Mais un hercule,
ces enfants par la main gauche, l'autre de la main pu ! pas eu
droite, et il a pu les étrangler l'un et l'autre à la mais le plus fort des hommes n'y arriverait pas. Et
quoi qu'il ait pu dire et raconter, lui, Tropmann, il jè vous le demande, là situation de Faccusé sera-t-
r faut que j'en appelle à votre raison ! elle la même?
Jusqu'à présent, messieurs, je n'ai examiné que Examinons les dépositions de M. Rigny et de ses
les difficultés matérielles. Ce n'est pas assez, je domestiques.
vais prouver, d'après les éléments de l'instruction, J'ai appris, dit le maître d'hôtel, que le 20, à huit
qu'il a dû avoir des complices, qu'il a pu des com- heures du matin, lei voyageur du 24 est entré avec
plices ! un autre jeune homme. Ils montaient l'escalier très-
Un jeune homme vous disait hier: 0: J'ai vu!...
j'ai vu deux hommes creusant une fosse dans cette
nuit funeste !» '
ressortis presque aussitôt.:
rapidement et semblaient très-pressés. Ils étaient

Et que dit Aurusse, le domestique? Il dit que le


•*

Et quel est-il, ce témoin? Est-ce un petit miséra- locataire du 24 a pris sa clef et s'est engagé en cou-
ble ? Est-ce un garnement, un être vicieux qui surgit rant, dans l'escalier, avec un jeune homme qui le
tout à coup des fanges de la grande ville? Non ! c'est suivait.
un enfant honorable, laborieux, d'excellent caractère Vous dira-t-on encore cftfe ce jeune homme était
et d'excellente réputation. Il travaille chez M. Leno- un voyageur amené au moment même, amené par
ble; vous avez tous les renseignements désirables. le hasard?
Mais son oncle a dit à l'instruction : « Mon neveu On a tant répété à ces témoins qu'ils auront mal
ne m'a fait aucune confidence ! » Qu'importe Et !
vu, qu'ils doivent avoir mal vu, que peu à peu, in-
cela ne s'explique-t-il pas ? Cet enfant travaille du sensiblement, ils ontpresque retiré leur déposition...,
matin au soir; son oncle le voit à peine ! Il n'a su Qu'importe encore? vous les avez interrogés? Ils
d'abord, lui, le pauvre enfant, à quoi rattacher les vous ont dit : Nous ne savons pàsL.. nous avons cru
faits dont il a parlé plus tard en apprenant le crime. voir quelqu'un rentrer en même tetnps que l'ac-
Il a vu! il a vu! il s'en allait chez cet oncle. La cusé!... Ce quolqu'uni dont je n'ai pas vu la figure,
nuit était claire. Deux hommes creusaient. Il s'est est sorti avec l'accusé; Augustin vous dira : Tout cela
arrêté, il a peur, instinctivement. Et le militaire qui est possible ! Le maître d/hotèl a dit : J'ai su que
l'accompagnait lui dit : « Viens voir! un homme en deux individus étaient entrés ensemble, j'ai su qu'ils
vaut bien un autre ! » Et nous vîmes, dit l'enfant, étaient entrés en courant, qu'ils étaient sortis en cou-
deux autres individus que nous n'avions pas aperçus rant, qu'ils n'étaient pas restés dans l'hôtel cinq
d'abord, parce qu'ils étaient couchés dans le champ! minutes!...
Ces individus se sont levés à notre approche! Ils Est-ce que ces dépositions se contredisent et s'in-
sont venus auprès de la fosse que creusaient les deux firment?
autres !
Oui 1
!
Voilà ce qu'a dit l'enfant Il a vu ! il a vu!
il y avait des complices, des complices qui
Le ministère public vous dit : Sa chemise était en.
sanglantée!... Vous l'avez vue, cette chemise!... S'il
avait immolé, immolé de sa main ces six victimes, il
attendaient les victimes. Et, quand ces complices, n'y aurait pas de cette chemise un seul lambeau qui
~ couchés dans le champ,- aperçoivent deux passants
ne fût inondé de sang!...
qui les regardent, ils se lèvent, ils s'avancent Ils 1 Mais Mme Brunel vous a dit qu'elle avait vu un
sont quatre, ils sont doue les plus forts. homme avec l'accusé, que cet homme avait parlé
L'enfant a été conduit à la fosse ; il a dit : C'était allemand, qu'ils avaient bu de l'ëau-de-vie, que le
bien là ! plus grand a bu et voulu faire boire son camarade
Tout cela est-ce donc un rêve de ce jeune Fré- qui s'est contenté de mouiller ses lèvres !
mion ? A-t-il imaginé ou rêvé tout cela, cet enfant? Ils sont sortis vers trois heures, suivant le témoin.
Il avait peur, cet enfant il était terrifié ; il ne di-
! Et ce témoin peu à peu a été moins affirmatif. Ah!
sait pas tout, d'abord. Son patron l'a rassuré, son vous savei pourquoi et comment Le. Et si l'on veut
patron l'a poussé de questions, il a tout dit. absolument faire disparaître toutes les circonstances
Mais, lui dit-on, tous avez voyagé avec un mili- qui pourraient militâr en faveur de l'accusé, qu'on
taire, vous avez fait des dépositions contradictoires?
nous laisse au moins l'autorité des dépositions faites
Au fort d'AuberviJliers On à interrogé tous les sol- spontanément, indépendamment dâ toute pression et
dats. Personne n'a répondu. th, si quelque soldat se de toute influence.
trouvait en contravention, n'â t-il pas pu se taire? Et qu'ont-ils dit, ces jeunet gens, au cabaret du
(Tropmann persiste à se cacher; on demande dans boulevard de Magenta? Ils ont dit qu'ils allaient
l'auditoire s'il a disparu et s'il faudra le condamner partir pour le Havre? Et l'accusé vous le dit encore:
par coutumace.) ils sont partis pour le Havre....
Ce ne sont pas là, messieurs, des objections sé- (L'audience est suspendue pour allumer les lustres.
rieuses et qui puissent infirmer la déposition de cet Tropmann se cache toujours entre les deux gardes.)
enfant ! déposition d'une suprême importance, mes- Messieurs les jurés, ma tâche est ingrate! mais je
sieurs
vous jure que je suis dans la vérité! Je vous jure que
1

L'homme qui creusait cette fosse, il n'était


pas là, cet homme avait des complices, et je veux que cette
il n "y pouvait être.... il était à Paris! Les complices vérité devienne éblouissante ! (Rumeurs.)
creusaient la fosse ! Il est parti, l'accusé. Il est au Havre et vous allez
Nous allons le voir arriver, lui; nous allons le voir le trouver avec un autre complice. Non pas celui dont
au Chemin-Vert. Nous allons le voir amenant cette on vous a parlé, mais un autre qui n'est pas venu
malheureuse famiile! ici apporter son témoignage !
Ah ! sans doute, le crime sera monstrueux mais, Courson, le placeur, Courson qui semblait avoir
;
reçu mission des agents de la police de surveiller voie ténébreuse, le Rodin qui supprime les famillefe
l'accusé, s'approche de lui et Tropmann répond : individu par individu, le Rodin qui entasse les
«
Laissez-nous ! » 200 millions dans l'immense cercueil !
Et voici encore la déposition que j'ai prié ce matin Misérable enfant! on me disait hier: Voyez son
M. le président de vouloir bien vous lire. Ils étaient attitude, voyez ses lèvres! voyez ses mains de fauve!
plus de deux, cette fois. Eh bien! oui, de bête féroce.... et si c'est une bête
Trois individus se sont présentés le 15 à la taverne féroce, muselez-le, ne le tuez pas!
de Londres. Deux étaient jeunes; le troisième était J'ai voulu tout savoir, j'ai voulu tout creuser. J'ai
un homme fort, robuste, énergique, un homme de consulté unaliéniste célèbre. Son opinion, son opi-
trente-cinq à trente-six ans. Cet homme m'a fixé, nion énergique, la voici : « Tropmann est un fou. »
mon garçon l'a remarqué. Tropmann est un fou!...
Tropmann a nié. Il a nié, là, comme toujours. I ..
L'Angleterre a une institution admirable, parmi
a menti, menti impudemment, chaque fois qu'il a ses admirables institutions. Elle a des maisons pour
cru qu'il était de son intérêt de mentir. les fous criminels, elle en a pour les fous innocents.
,

Ah1 s'il avait fallu le suivre dans cette voie, si En France, nous confondons trop souvent.
telle avait été ma tâche, je ne serais pas à cette L'Angleterre a accordé la vie à des régicides. Les
barre. aliénistes avaient affirmé la folie.
^
Il y a quatre misérables. Je vous prouve qu'ils Le fou, ce n'est pas l'homme arrivé à l'idiotisme.
: y sont ! Aidez-moi à les poursuivre, aidez-moi à Il a le raisonnement, il rêve, il projette, il exécute,
1
vous les amener ! Au nom de la justice ! au nom de il descend fatalement une pente fatale.
l'humanité! au nom de Dieu!... au nom de Dieu !... La question en est là, messieurs les jurés, et vous
La vérité apparaîtra, elle apparaîtra radieuse ! Nous vous demanderez si la responsabilité de cet homme
aurons là les misérables qui ont entraîné ce malheu- est entière. Ah ! je sais bien qu'il est étrange de dire
reux, qui l'ont poussé lui, jeune, songeur, avide de qu'un homme coupable de huit meurtres ne mérite
fortune pour sa famille indigente, dans cette voie du point la mort. Je sais qu'il est des consciences qui se
vol et du meurtre ! révoltent et protestent.
Qu'avait-fil été jusque-là, ce jeune homme? On Mais il est un autre juge, un juge qui regarde de
vous dit qu'il a frappé son frère, on vous dit qu'il a plus haut et dit au misérable : « Qui es-tu? D'où
lutté contre un inconnu qui attentait à sa vie ! viens-tu?... Avec quels vices originels, sous quelle
-
Voilà donc tout son passé de violence ! pression cruelle, invincible en es-tu venu là ? »
Voilà donc tous ses antécédents criminels ! Ah! cette terrible question était récemment dé-
Non! Non! je ne trouve là rien qui présage un battue au Sénat. Laissez-moi vous dire. (Murmures.)
scélérat tel que celui que vous voulez voir à cette Non! laissez-moi continuer ; la société a le droit de
barre. se défendre, refuserez-vous ce droit à l'individu ?
Je le répète, je le répéterai jusqu'à la fin, qu'on Ah ! la peine de mort, cette peine qu'on veut
permette à ce malheureux de tout dire et de tout dé- confiner obscurément non - seulement entre les
couvrir. Il vous le dit, il vous le jure suppliant : il murs d'une prison, cette peine de mort, elle est jugée1

y a quelque part, dans un lieu qu'il désignera, La pétition adressée au Sénat, pétition signée de
- comme il a désigné le tombeau de Jean Kinck, des grands noms, porte un coup terrible à la peine de
preuves irrécusables de cette complicité. Il ne peut mort.
nommer, il ne le peut et il s'y refuse. Il a des mo- M. Lucas, l'un des signataires de cette pétition, a
tifs puissants, terribles, pour persister dans cette lutté trente ans contre ce reste de barbarie... et il
voie étrange Mais, ces preuves, il les mettra entre
1 lutte encore. Il pose encore, devant le Sénat, cette
vos mains. C'est vous qui découvrirez ces complices, queslion redoutable : l'abolition de la peine de
vous, sur les indications précises de cet accusé. mort!...
Quels étaient les projets de cet enfant? On vous La commission du Sénat, messieurs, approuvait
l'a dit. Il y avait là une fortune ; il la voulait. Il cette pétition ; elle concluait au renvoi de cette pé-
allait partir pour l'Amérique ; mais avant, il allait tition à M. le garde des sceaux. Là en est la ques-
tuer le père de famille, tuer la mère, tuer les six tion.
enfants. Le droit romain protégeait le mineur et le défen-
Voilà ce que dit l'accusation !... Ah ! vous voulez dait même contre ses fautes. La loi ne reconnaît pas
qu'un enfant de dix-neuf ans ait rêvé cela 1... qu'il la dette du mineur. Et quand il s'agira de la vie,
ait fait cela. Dix-neuf ans et toute cette plaine de quand il s'agira du dernier châtiment, le législateur
Pantin peuplée de cadavres par cet enfant!... ne défendra pas ce mineur, et le vouera fatalement
Ah ! vous ne les voyez pas, les maladies morales 1 à l'échafaud.
vous ne les devinez pas les hommes marqués du Tenez, ce matin, en entrant dans cette enceinte,
sceau fatal!... Vous voyez un être blessé, ensan- j'ai reçu une dernière déclaration de ce malheureux.
glanté, vous voyez la blessure béante !... Voyez donc Et, cette déclaration, la voici :
l'affreuse blessure de cette âme!... Voyez-la !
Quand je suis entré dans cette prison et que je me
« Si je suis condamné à mort, je me pourvoirai,
« non pas par
crainte de la mort, mais pour avoir le
suis trouvé en face de cet enfant, j'ai eu peur !... j'ai « temps de faire découvrir mes complices1...JO (Mou-
eu peur!... Ah 1s'il a fait cela! s'il l'a fait, c'est un vement.)
monstre 1... Oui, un monstre, un être hors nature. Et maintenant, messieurs, et maintenant c'est à
Il a lu le Juif-Errant / Il a suivi Rodin dans sa vous de juger, c'est à vous de crier la vérité par le
verdict sacré, le verdict redoutable.... Et je n'ajou- renommés, et il leur tient tête, et pas wn seul jour son
terai pas une parole, et je vais m'asseoir, désespéré intelligence ne se dément.
peut-être, mais attendant la vérité.... Une monomanie ! Laquelle? Mais nommez-la! Ca.
Du fond de la salle partent de violents murmures ractérisez-la Est-ce une monomanie d'homicide?
1

et des protestations hostiles. Dites-le alors, avouez-la?


MeLachaud. — Oh j'accomplirai mon devoir jus-
! Est-ce la monomanie de la richesse?
qu'au bout, et quand je le remplis, malheur à ceux Mais ce n'est pas ainsi qu'elle se manifeste. L'in-
qui ne comprendraient pas le respect qu'on doit à dividu qui en est atteint se croit possesseur de riches-
mon ministère (Marques d'approbation. Le silence
1 ses fabuleuses et raisonne en conséquence. Mais ce
le plus complet se rétablit). n'est pas de cela que Tropmann est atteint. Trop-
Le défenseur continue sa démonstration en s'ap- mann est atteint de la passion de richesse, de l'aspi-
puyant sur des documents scientifiques, et il termine ration désordonnée à la fortune.
en exprimant la pensée que MM. les jurés n'iront Eh bien s'il commet des crimes pour assouvir sa
!

pas jusqu'au point où veut les conduire M. le procu- passion, il doit être puni comme le caissier infidèle, le.
reur général. meurtrier, la femme qui tue son mari pour s'appro-
Pendant toute la durée de cette plaidoirie, qui a prier sa fortune, le parricide qui tue son père pour
vivement impressionné, on n'a pas pu apercevoir un jouir plus tôt de sa légitime fortune.
seul instant le visage de l'accusé. Depuis que Me La- Tropmann pour satisfaire ses aspirations désordon-
chaud a fait allusion à la mère de Tropmann, il a nées vers la richesse n'a pas reculé devant les plus
baissé la tête, et, à raison de sa taille exiguë, il dis- noirs forfaits. Eh bien, il faut qu'il subisse la peine
paraît complétement derrière la cloison qui entoure de sa perversité.
le banc des accusés. La société doit protection à ses membres. Elle dit:
Tu ne tueras pas. Mais quand on a tué, elle frappe.
M le président. — M. le procureur général, vous Comment il faudrait maintenant protéger la vie des
!

avez la parole. assassins!


Après cette belle plaidoirie, M. le procureur gé- Connaissez-vous pour la société un autre moyen
néral réplique en ces termes : que la peine de mort pour protéger ses membres
Messieurs, s'il ne s'agissait que de juger une plai- contre des attentats pareils à ceux de Tropmann, in-
doirie, celle que je viens d'entendre aurait tout mon diquez-le moi. Quant à moi, je ne le connais pas !

assentiment, mais il y a deux choses : la plaidoirie et La peine de mort est donc préventive de l'assassi-
l'affaire. nat, et, à ce titre, il est utile, il est nécessaire, il est
Il y a aussi la raison. Et la vôtre, messieurs, suffit salutaire de l'appliquer quelquefois, quelle que soit
pour juger cette affaire. la douleur qu'on en éprouve.
Des complices, messieurs! Vous prétendez, accusé, ~ Et dans cette circonstance surtout, il est indispen-
que vous avez des complices, que vous les ferez sable de le faire, car le châtiment sera encore au-
connaître, que leurs noms sont dans un porte- dessous de toute proportion avec le crime ! (Mouvement
feuille et vous refusez de les nommer ! Et vous vou- d'approbation dans l'auditoire. — Un ou deux audi-
lez que la justice s'arrête à ces choses dérisoires.... teurs même applaudissent.
Allons donc !

Les complices !... Mais c'est toujours la réponse M. le procureur général Grandperret réfute les
des coupables. Souvenez-vous de l'affaire Frigard, moyens de la défense et finit par ces mots : « Trop-
de cette femme qui a été si habilement défendue par mann a dit qu'il terait quelque chose qui étonnerait
l'éloquent défenseur de Tropmann, eh bien! elle le monde. Il a tenu parole, mais, messieurs les ju-
aussi, elle avait un complice, c'était un Anglais, le rés, il y a quelque chose qui l'étonnerait peut-être
nommé William. plus encore, c'est que le châtiment ne fût pas propor-
Cependant ce n'était là qu'une ruse. tionné au forfait. » (Sensation prolongée.)
La monomanie? non, ne nous y arrêtons pas non M. le procureur général, après cette courte ré-
plus. Tropmann n'a pas donné une seule fois l'oc- plique, se rassied. Me Lachaud se lève et réplique à
casion de croire qu'il n'ait pas toujours joui pleine- son tour. Sa voix est enrouée; mais, malgré ce signe
ment de sa raison. Suivez Tropmann, suivez ses dé- d'épuisement, le courageux avocat discute les quel-
marches, suivez-le dans toutes les phases de cette ques considérations si laconiquement présentées par
sanglante affaire et vous serez édifiés sur sa préten- le ministère public et soutient de nouveau le système
due monomanie. Il se glisse dans cette famille Kinck. qu'il a développé dans sa longue plaidoirie, c'est-à-
Il pénètre ses secrets, il finit par savoir que le mal- dire l'évidence des complices de Tropmann.
heureux Kinck a une somme importante placée chez Lorsque Me Lachaud a terminé, M. le président
un banquier, et dès lors il combine toutes ses ma- dit à l'accusé :
nœuvres pour s'emparer de cette somme. L'assassinat « Tropmann, avez-vous quelque chose à ajouter à
est son moyen. votre défense? »
Voyez-le ensuite en Alsace, fabriquant des procu- L'accusé redresse la tête et se lève. Le sang colore
rations avec une habileté qui étonne les notaires
eux- son visage, par suite de l'attitude qu'il a gardée de-
mêmes. Voyez-le au Havre préparant son départ. puis près de trois heures. Il répond : 0: Je n'ai rien a
Voyez-le enfin pendant près de cinq mois dans la ajouter. »
prison en contact avec les fonctionnaires de l'ordre M. le président. — Les débats sont terminés.
administratif et judiciaire, avec les savants les plus On ramène Tropmann, toujours impassible, à la
petite salle réservée aux accusés, et la salle des as- de l'accusation et de la défense qui, vu sa longueur,
sises ne présente plus que l'aspect d'un indescripti- ne se termine qu'à neuf heures moins un quart.
ble tohu-bohu. Le jury entre à cette heure dans la chambre des
:~ A six heures et demie, elle est reprise, et M. le 1
délibérations et l'auditoire entier de la Cour d'assises,
présidentThévenin commence un résumé des moyens cédant à l'impatience qui le dévorait de se remuer,

le s'agiter etd'apaiser ses appétits surexcités se mêle Une lumière obscurciepar la poussière, éclaire cette
:omplétement. On se précipite sur deux ou trois scène plus qu'animée. On est tellement foulé qu'il
)ersonnes qui vendent des gâteaux, de la charcuterie est littéralement impossible aux reporters judiciaires
'ariée et de la piquette. Ce n'est plus une salle. d'écrire, et des amis ou des parents qui sont enfin
:'elt une fête flamande, c'est la kermesse. parvenus à entrer s'écrivent de petits billets qu'ils se
ancent à la tête pour se donner des rendez - vous trade, salue ironiquement l'assistance, un des gen-
après l'audience. darmes le prend par le bras pour le faire sortir, et à
Un coup de sonnette se fait entendre vingt minu- ce moment un rictus amère, que bien des gens veu-
tes après la sortie des jurés. On croit que ce sont eux lent prendre pour le rire, contracte sa bouche.
qui rentrent, et on respire. Fausse joie! Ge n'est
que vingt autres minutes après, c'est-à-dire après M. le président. — Condamné, vous avez trois
quarante minutes de délibération que le jury rega- jours pour vous pourvoir contre l'arrêt que vous venez
gne enfin sa place.
d'entendre.
Un silence solennel alors se fait, afiii qu'on en- Quant à Tropmann, il a entendu la lecture du ver-
tende le résultat de sa délibération, et son chef, d'une dict et celle de Tiarrêt sans faire le plus léger mouve.
voix altérée par l'émotion, répond que, sr|r toutes les ment. Pas une contraction dans ses traits, pas même
questions, la réponse a été : Oui, Vaccus( est; coupa- sur sa physionomie ce frisson soudain qui passe or-
ble. dinairement comme un éclair sur la figure des con-
Décrire l'agitation de la salle en ce moment serait damnés les plus énergiques. Il est là, immobile,
difficile. Pendant trois quarts d'heure, l'officier de tournant le dos au pjiblic, le front haut, les yeux
paix et les agents de service parviennent malaisé- baissés et regardant » en dessous, » les paupières un
ment à maintenir l'ordre et le calme. peu clignotantes.
Il est près de neuf heures et demie lorsque la son- Tout le monde l'ex&#}ipe, Ti se lève, fait à MM. les
nette du jury se fait en^ndre, et, presque aussitôt, jurés, sans ,affectation jaucune, un salut simple et
on voit M. le chef du jury et MM. les jurés rentrer
modeste. Les gardes veulent le soutenir ou le saisir
dans la salle des assises. ljg long frémissement court par le bras avant de lui flkif8 franchir la petite porte
dans l'auditoire, La Coup reprend séance. des condamnés.
Il refuse ce concours, sQurit1 et leur répond à voix
M. le président, Je commence par recomman- basse : « Oh!... je le savais Jîjen. » Il sort immédia-
der à l'auditoire le silence le plus absolu. Une mani- tement d'un pas assuré.
festation, en quelque sens qu'elle se produire, est La foule s'écoule lentement en proie à une vive
souvent un outrage, elle est toujours un manque de émotion,
déférence à la justice. Je saurais, du reste, la répri
-
mer. Maintenant, monsieur le chef du jury, veuil-
lez faire connaître à la Gopr le résultat de votre déli-
pans galle des Pas-Perdus, quelques minutes
Jij
te nouvelle de la condamnation à mort, on re-
bération. marquait un petit bonhomme atteint q!aliénation
M. le chef du jury. Sur mon honneur et ma mentale ; il se démenait en criant i
conscience,, deyant Dieu et devant les hommes, la dé- — Pourquoi ne veut-on pas m?,arrête^ mais ar-
claration du jury 61?t1 sur toutes les questions : Oui, rêtez-mol donc!
à la majorité, .—
Qui êtes-vous? lui demanda alors quelqu'un.
M. le président. — Gardes, faites rentrer l'accusé. r- Je suis le. compila, des complices. Arrêtez-
Tropmann reparaît gjt vient s'asseoir sur son moi. Vous voulez pas ï$?£rrêter. Il n'y a plus de
banc. justice,
M. le greffer (À'Pmmerson donne lecture de la dé-
claration du jury,. Au moment où, après la lecture du verdict, M. le
M. le procurent général. — Nous requérons qu'il président ayant donné l'ordre de ramener Tropmann
plaise à la Çq,gr faire application des dispositions de à l'audience, un des gendarmes s'approchait de lui
l'article 3(02 du Code pénal. en le saisissant par le bras, l'accusé le repoussa as-
M. le président. — Tropmann, avez-vous quelque sez vivement et dit : « Ne me touchez pas, je n'ai
chose à dire sur l'application de la peine ? pas besoin qu?on me tienne pour aller d'ici dans la
Tropmann, froidement, — Non. salle. »
La Cour se retire dans la chambre du conseil pour Le gendarme insista, et voyant Tropmann se dis-
en délibérer. Elle rentre au bout de dix minutes, et poser à une certaine résistance, il s adressa à un
M. le président prononce un arrêt qui condamne soug-^rjgadier dJJ. service de sûreté et lui demanda
Jean-Baptiste Tropmann à la peine de mort. s'il n'oyait pas sur lui des menottes, afin de contenir
A ces mots, des exclamations et des applaudisse- j/gccusé pi cela était nécessaire,Cette précaution
ments éclatent au fond de l'auditoire et sont aussitôt calma tout à coup Tropmann sans ajouter un
réprimés. mot, ge laissa pf§g4?e par le bras et conduire à l'au-
Profonde émotion. 4i#pee.
On ramène Tropmann. Il est toujours calme,
raide et froid. En sortant de l'audience, après la condamnation,
Impassible! Tropmann est resté silencieux durant le trajet de la Ï

Mille lorgnettes se braquent sur son visage, dont salle à la Conciergerie. ï

on épie les sensations; mais on est obligé d'avouer On sait qu'hier et avant-hier il affectait -une grande :

que rien ne ffl lit sur cette face de marbre. gaieté et s'empressait de demander à dîner. Son atti"
Des applaudissements aussitôt réprimés par des tude, aujourd'hui, à été toute différente, et lorsqu'il
chuts énergiques se font entendre.- a vu M. Claude, qui était assisté de plusieurs agents
Tropmann, en entendant l'arrêt qui le condamne du service de sûreté, il n'a pu maîtriser une certaine
à perdre la vie, se penche légèrement sur la balus-- émotion.
Les agents et les gardiens se sont emparés de lui j'ai compté sur ce fichu trente gouttes de sang de
et l'ont complètement déshabillé, l'ont revêtu de la jaillissement : enfin, sur un panier d'osier de forme
chemise et du pantalon des prisonniers, et lui ont fait elliptique, dont l'anse et toute la partie supérieure
endosser la camisole de force. étaient tachées de sang.
Durant la première partie de cette opération, Quant au couteau' trouvé enfoncé'dans le cou de
Tropmann n'a prononcé aucune parole, mais on Gustave Kinck, ce couteau est à lame fixe et porte
pouvait voir le visage du êondamné se, contracter par un manche en bois fort commun. Sa longueur totale
instants et pâlir. Au moment où on bouclait la ca- est de 24 centimètres, la longueur de la lame est de
misole de force, il a prié f tin des agents de ne pas 13 centimètres et sa largeur de 21 millimètres.
le serrer trop fort, puis : Voilà bien de la comédie
cr:
L'acier de cette lame est bien trempé, la pointe
que vous faites-là, » a-t-il dit brusquement. est récemment cassée dans une longueur d'environ
Une fois la camisole bouclée, on a demandé au 2 millimètres.
condamné s'il désirait prendre quelque nourriture : Il est tout eniier recouvert d'un mélange de sang et
il n'avait, en effet, rien pris depuis huit heures du de terre.
matin, heure à laquelle on lui avait apporté une J'ai examiné ensuite une pioche ou décintroir
tasse de chocolat. Tropmann a demandé alors qu'on achetée par Tropmann chez le sieur Daval, quai de
voulût bien lui donner à boire. la Tournelle.
Un des employés de la Conciergerie ayant apporté Le fer de cet instrument courbé en arc est aigu et
une gamelle en fer pleine de vin, Tropmann en a tranchant à ses extrémités. Son épaisseur et sa résis-
bu la valeur d'un verre, à peu près ; il a remercié, tance sont considérables. Il est long de 26 cent. lZ2
et se jetant sur son lit, il s'y est étendu, le visage et large de 2 cent. 3^4. Ce fer ainsi que le morceau
tourné du côté de la muraille. de bois cylindrique qui lui sert de manche sont cou-
M. Claude s'est retiré alors, suivi des deux agents verts de terre et de boue.
de service auprès de Tropmann depuis la matinée Sur le fer on observe un grand nombre de taches
et qui auront dû être remplacés par deux autres, de rouille. En aucun endroit nous n'avons pu décou-
comme à l'ordinaire. -
vrir de taches certaines de sang.
Quant k la pelle achetée par Tropmann chez le
sieur Dufour, rue Bourg-l'Abbé, cet instrument est
RAPPORT DU DOCTEUR ROUSSIN, PROFESSEUR DE CHIMIE une simple pelle à main dont le manche est en bois
AU VAL-DE-GRACE. grossièrement peint en rouge et le fer couvert d'un
vernis noir.
J'ai été chargé, pendant l'information de ce pro- Sa longueur totale est de 45 centimètres et la largeur
cès, par M. le juge d'instruction Douet-d'Arcq, de du fer est de 14 centimètres. Nous découvrons sur
procéder à divers examens, notamment a l'examen cette pelle plusieurs agglomérations grises formées par
des objets et vêtements saisis à l'hôtel du Chemin de la terre et de la boue, mais l'inspection la plus
de fer du Nord, et à l'analyse chimique des organes minutieuse ne nous a permis de constater aucune
au cadavre de Jean Kinck, découvert en Alsace. tache de sang.
Mon premier rapport a donc porté sur l'examen Les vêlements de Gustave ont ensuite été soumis à
des vêtements saisis à l'hôtel du Chemin de fer du mon examen; je n'en dirai que peu de chose, ils
Nord, et sur un couteau brisé. Les vêtements con- étaient littéralement couverts de sang; dans la poche
sistaient en une chemise d'homme portant la marque ganohe du pardessus j'ai trouvé divers papiers qui
E. T; sur cette chemise j'ai remarqué des taches m'ont paru avoir une certaine importance, je les ai
très-nombreuses de sang en différents endroits; les remis à M. le juge d'instruction.
taches que l'on voyait au poignet gauche et au poi- Enfin on trouva, à 150 mètres environ du lieu du
gnet droit étaient entièrement distinctes, et sur leur crime, un manche de couteau et une lame s'y adap-
tant, maculés de sang.
-
nature il est impossible de concevoir le moindre
doute; ces taches étaient des taches de jaillissement
disséminées sur le linge par gouttes, ce n'était pas du
La longueur du manche est de 10 centimètres et
demi ; sa largeur moyenne de 1 centimètre et demi.
sang de contact ou d'essuiement d'une blessure. Ces La longueur de la lame est de 12 centimètres et
taches étaient disséminées sur une grande surface; demi, et sa largeur moyenne est de 21 millimètres.
il y en avait en outre sur le devant plissé de la che- Le tranchant de la lame est bon; il est émoussé
mise. Les taches différentes des premières étaient des
....
divers endroits, mais il n'est ébréché nulle part.
en
taches d'essuioment. Il est manifeste que ce couteau est neuf et n'a
Indépendamment de cette chemise, j'observai sur " ....
jamais servi à aucun usage culinaire. La lame et le
le pantalon une tache extrêment large; on pouvait la manche sont littéralement couverts d'un mélange de
prendre, a priori, pour une tache de sang, mais en boue et de sang ; un des côtés de la lame disparaît en
l'examinant avec attention, on voyait qu'elle prove- grande partie sous cet enduit sanglant.
nait d'un mélange de résine et d'huile : c'était un Le manche est formé de deux plaques de bois
pantalon de fatigue qui avait longtemps servi à l'ac- noirci séparées par le prolongement métallique de la
cusé de pantalon de travail, mais dans la poche gau- lame qui se continue à l'état d'acier non trempé.
che on voyait très-distinctement à l'intérieur six ta- Cette portion d'acier non trempé est violemment
ches provenant de la main ensanglantée qui avait tordue, à un centimètre et demi de l'endroit où s'est
pénétré dans la poche. biisée la base de la lame. La torsion a été telle
Mon examen porta ensuite sur un fichu de femme ; qu'elle a pu déchausser un des clous d'attache de
manche et n'a été certainement provoquée que par L'accusé a déclaré avoir obtenu cet acide en distillant
du prussiate jaune de potasse, de l'acide sulfurique
un effort très-énergique.
Les vêtements saisis chez le père de Tropmann et de l'eau ; c'est le seul procédé qui puisse permet-
consistaient en un chapeau, une chemise, une cas- tre de fabriquer l'acide prussique capable de se con-

quette, un pantalon, un paletot et un par-dessus; il server, tous les autres procédés sont impuissants à le
n'y avait sur aucun d'eux de traces de sang ; j'ai tou- conserver, tous les traités de chimie l'indiquent; la
jours remarqué, dans l'une des poches du paletot; conservation de l'acide s'obtient par la distillation
une clé qui n'a certainement pas été fabriquée par sans aucune altération. '
,
J'ai été surpris d'apprendre
un serrurier, elle a certainement été faite par un le procédé employé
homme inexpérimenté. Un seul vêtement a appelé par l'accusé ; il est très-ingénieux ; je ne puis m'em-
notre attention, c'est le paletot; un paletot, en effet, pêcher de le dire ici. Il faut pour obtenir cette pré-
ne se Jave jamais entièrement, celui-là l'avait toute- paration avoir un récipient refroidi. Tropmann
a
fois été complétement, non-seulement on l'avait lavé, pris deux cornues, l'une avec un orifice large, l'autre
on l'avait même exprimé, j'en ai acquis la preuve en avec un orifice étroit ; il a engagé l'orifice étroit ds
trouvant dans une des poches un papier pétri, for- l'une dans l'orifice plus large de l'autre; de l'une
mant une masse compacte ; je distinguai quelques il fit son récipient et plaça &u fond un linge mouillé,
caractères d'écriture sur ce papier, je les ai rétablis l'autre lui servit d'appareil distillatoire. Mais, dans
'dans leur intégralité. cette préparation, il y a un) écueil à éviter, c'est
J'ai examiné en outre un pantalon trouvé en Al- le dépôt au fond du récipient du sulfate de potasse et
sace, dans le trajet de l'itinéraire suivi par Jean du sulfate de fer ; ces dépôts sont la conséquence des
Kinck et Tropmann, je n'ai rien trouvé. soubresauts que projettent ces matières de la pre-
Je passe maintenant à l'examen des organes de mière cornue, chauffée avec une lampe à l'esprit de
Jean Kinck; ces organes ont été directement appor- vin, dans la seconde, de telle sorte que l'accusé distil-
/ tés chez moi du chemin de fer et de la préfecture de lant avec sa lampe a produit ces soubresauts; il a.
police, ils étaient placés dans cinq bocaux cachetés et donc fait passer toutes ces matières, sulfate de pc
dont les cachets étaient intacts. tasse, sulfate de-fer et composé blanc devenant blei
J'ai fait l'ouverture de ces bocaux, les organes au contact de l'air.
étaient tous en pleine putréfaction, cependant l'odeur C'est, messieurs, grâce à ces matières impures,
n'était pas nauséabonde, à cause du laps de temps grâce au sulfate de potasse, sulfate de fer et composé
écoulé entre l'époque de la mort et la découverte du blanc, retrouvé dans l'estomac et le duodénum de
cadavre. Jean Kinck, qu'il m'est permis d'affirmer que l'acide
L'estomac et le. duodénum faisaient exception à cet prussique a été l'agent. employé pour empoisonner
état de putréfaction. On en avait la preuve en les sou- Jean 'Kinck.'' 1 '• ; t.

mettant au papier de tournesol ; ce résultat singulier


.y:. , „ y / ..
*

*> ••
t[y. :
:
f
s'observe quand on est en présence de matières im- Y LA COMÉDIE APRÈS LE DRAME.
prégnées d'acides. 1

J'avais abordé cette expertise avec l'intime convic- Quelques mots maintenant en forme de post-scrip-
tion que s'il y avait eu emploi de l'acide prussique, tum, — la comédie après le drame, — pour me dé-
je ne trouverais rien ; mais à l'inspection des organes, fendre d'un. reproche que m'adressent certaines de
leur couleur singulière ine frappa, c'était dans la par- mes lectrices. *

tie intérieure une teinte ardoisée, cette couleur était Elles s'étonnent que, par galanterie au moins, je
à la surface seulement, car en frottant avec une lame n'ai pas nommé quelques-unes des dames qui assis-
de scapel, elle disparaissait à un demi ou trois taient aux débats de l'affaire Tropmànn'.'
quarts de millimètre au plus; ma première pensée Mon excuse est bien' simple : 'j'avais remarqué
était que cet effet était produit par le sang ; cependant, dans l'auditoire des dames et des femmes, et pour ne
après réflexion, je fis une expérimentation sur le com- pas risquer de mettre auprès d'un nom respectable
posé de cette couleur. Ce composé était noir (fer), et celui d'une célébrité galante, j'ai préféré m'abstenir.
bleu (bleu de Prusse). Je l'ai placé dans l'eau distil- Je me suis donc tu, tout à la fois, pour ne pas être
lée et ammoniaquée, j'obtins dans ce liquide un pré- indiscret et afin de ne pas faire une de ces réclames
cipité de bleu de Prusse. Les examens minutieux pour lesquelles je l'avoue, je n'ai nul penchant.
auxquels je me suis livré m'ont permis de rencontrer Et puis, parler de ces jolies spectatrices dont la
avec tous ces caractères les éléments du cyanure présence est toute naturelle aux premières représen.
double de fer. tations, — là les fauteuils se payent en beaux Jouis,
J'avais été averti d'ailleurs, par l'ordonnance qui — ç'eût été demander en même temps par quelles
me concernait, de l'emploi, avoué par l'accusé, de singulières protections elles avaient pénétré dans
l'acide prussique. Presque aussitôt après avoir placé cette enceinte où, de l'avis de tous, elles étaient dé-
dans le liquide le composé dont je parlais tout à placées ; ç'eût été demander aussi quels chemins dé-
l'heure, je trouvai la présence du sulfate alcalin, tournés avaient donc pris quelques-uns de ces billets
chose anormale dans une aussi grande quantité, un si difficilement arrachés à l'obligeance de l'honora-
composé blanc pur de sulfate de zinc. Or/que doit- ble M. Thévenin, le président des assises.
il se passer quand on prépare de l'acide prussique ? (Extrait du Figaro.)
<
i
LE CRIME DE PANTIN '
229

« Comment Tropmann a-t-il passé la nuit der-


nière?
NOUVEAUX RENSEIGNEMENTS
— Tropmann a-t-il dénoncé ses complices? »
Telles sont les questions que chacun s'adresse de-
Le dossier de l'affaire Tropmann a été adressé puis la prononciation de l'arrêt qui le condamne à la
lier soir au ministère de la justice par M. le procu- peine de mort.
'êur général. Cette énorme liasse de papiers revien- Après avoir relaté jusqu'aux moindres incidents
Ira probablement bien vite de la place Vendôme qui se rattachent à cette épouvantable affaire, il est
)our être déposée au greffe de la Cour de cassation.
%
de notre devoir de répondre à toutes les interroga-
)n parle déjà de la mise au rôle de cette semaine, tions formulées par la rumeur publique, jusqu'à ce
;e
qui ne serait pas impossible: Peut-être sera-t-elle que le misérable ait payé de sa vie ses épouvantables
)lacée à l'audience de samedi. forfaits.

torsque, revêtu de la camisole de force, Trop- Tropmann dormit calme, sans faire un mou-
aann se fut couché hier soir, le visage tourné vement, et ne se réveilla que ce matin, à sept
entre la muraille, après avoir dit au directeur de la heures, dans la position qu'il avait la veille en se
irison et à M. Claude, chef de la police de sûreté, couchant.
fui étaient présents à sa toilette de condamné Les deux agents ont alors cédé leur poste de gar-
Laissez-moi, » le malheureux s'endormit profon- dien à deux employés de la Conciergerie.
dément. Tropmann parut regretter les compagnons fami-
Les agents de la police, qui remplissent les fonc- liers de sa captivité; il a parlé fort peu, mangé
à l'ordinaire, et n'a dit un*mot de la
ions de gardiens depuis les premiers jours de la comme pas
laptivité de l'assassin, ne quittèrent pas de leurs re- condamnation dont il vient d'être si justement
gards le misérable, prenant alternativement une frappé. Tropmann attendait aujourd'hui la visite de
îeure de repos. son défenseur.
Ml Lachaud ne se rendra auprès de son client que en le saisissant par le bras, l'accusé le repoussa
lundi matin, pour présenter ensuite son pourvoi en assez vivement et dit : « Ne me touchez pas, je n'ai
cassation. -pas besoin qu'on më tienne pour aller d'ici dans la
*
L'affaire viendra devant cette courj dès la semaine salle. »
prochaine, jeudi, selon toute probabilité, et seule- Le gendarme insistaj et, voyant Tropmann se dis.
ment alors le condamné sera transféré à la prison de poser à une certaine résistance, il s'adressa à un
la Roquette, où il attendra le résultat de sa demande sous-brigadier de sûreté et lui demanda s'il n'avait
lui des mehottes, afin de contenit' l'accusé si
en commutation de peine. pas sur
L'exécution de ce grand criminel aura lieu vers le cela était nécessaire. Cette précaution calma tout à
15 janvier prochain, (H. MOREL.) coup Tropmann, qùi, sans ajouter Un mot, së laissé
prendre par lë bras et conduire à l'audience.
Voici les détails les plus complets sur les derniers
incidents de l'audience du 30. Ces détails sont em- En sortant de l'audience, après la condamnation,
pruntés à la Gazette des Tribunaux : Tropmann est resté silencieux durant le trajet dela
M. le chef du jury. — Sur mon honneur et ma salle à la Conciergerie.
conscience, devant Dieu et devant les hommes, la On sait qu'hier et avant-hier il affectait une grande
déclaration du jut'y ëst, sur toutes les questions : gaieté et s'empressait de demander à dîner. Son at-
Oui, â la majorité. titude, aujourd'hui, a été toute dtfféfente; et lorsqu'il
M. lë président. — Gardes, faites rentrer l'ac- a vu Mi Claude, qui était assisté de plusieurs agents
cusé. du service dé sûreté, il n'a pu maîtriser une certaine
Tropmànii reparaît et vient rasseoir sur son émotion.
banc. Le's agents et les gardiens se sont emparés de lui
M. le greffier Commerson donne lëêÍûfe de la dé- et l'ont complètement déshabillé; l'ont revêtu de la
claration du. jury. chemise et du pantalon des prisonniers, et lui ont fait
M. le procureur général, -f Nous requérons qu'il endossef la catnisole de force.
plaise à la cour de faire application tÍëS dispositions Durant là première partie de cette opération, Trop-
de l'aftiëië 302 du Gode penal. iiià in n'a prononce aucune parole, mais bii pouvait
M. lë président. — Tropmànn, âvez.;\lÔüs quelque voir l'à Visàgë du condamne se contracter par instants
chose à dire sur l'application de là peine? ët pâlir. Au moment oïl ofi bouclait la camisole de
- Tropriiânü, frbideûiëiit : Non:
La Gbiir ââ retire dans la chambre du conseil
* fëi'ëëj il à prié l'Uil des agents de ne pas le serrer
trop fort, puis * Voila bien dè la comédie que vous
1

pour ëii délibérer. Elle fentre au -bout dd dix mi- laites là, * a-t-il dit brusquement.
nutes; ôt M. lë président prorlonêi3 un arrêt qui Une fois là camisole bouclée, on a dèlliiititlé au
condamne Jëân-Baptistë TroprrHinIÏ à la peine de condamné s'il désirait prendre quelque nourriture ; il
mort. n'avait ëil effet riëii pris depuis huit heures du matin,
A des fiioÍsj des ëxclamations et des applaUdissë= heure à laquelle on lui avait apporté une tasse de
ments ëcla.tënt aü fond de l'auditoire et sont aussitôt chocolat. TrbptiUitiIi a demande qu'on voulût bien
réprimés. lui donner à boire.
M. lâ président. — Condamné, vous avëiS t^ôis Un des employés d,a la Conciergerie ayant apporté
jours pour vous pourvoir contre l'arrêt que vous Va. une gatiiëlle ëii fëf5 pleine de vin, Tropmann en a bu
nez d'entendre. la valeur d'un Verres à peu pi-cs ; il à remercié, et se
Quant à I'ft)pinann, il à entendit la lecture dti jetant sur son litj il s'y est étendu, la visage tourné
verdict et celle de l'arrêt sans faire là plus léger mou- du côté de la muraille.
vement. Pas une contraction dans ses traits^ pas M. Claude s'ëst retiré alors, suivi des deux agents
même sur sa physionomie ce frisson soudain qui de service auprès de Tropmann depuis la matinée et
passe ordinairement comme un éclair sur là figure qui auront du ètfê remplacés par deux autres; comme
des condamnés les plus énergiques. 11 est là; iinmo- a l'ordinaire. '
bile, tournant le dos au public, le front haut, les
yeux baissés et regardant « en dessous, » les pau-
'pières un peu clignotantes. TROPMANN A LA ROQUETTE
Tout le monde l'examine. Il se lève, fait à MM. les
jurés, sans affectation aucune, un salut simple et mo- Tropmann a dormi une partie de la nuit de ven-
deste. Les gardes veulent le soutenir ou le saisir par dredi, et s'est réveillé à son heure ordinaire ; il a
le bras avant de lui faire franchir là petite porte des
condamnés.
peu mangé, mais il à repris ses allures etijoiiéêS; ;

Il cause, il rit, il plaidante, inais il në peut


Il refuse ce concours, sourit, et leur répond à voix simuler ijù'imparfàitëthënt les émotions qui l'âjji* ï
basse: « Oh!... je le savais bien. Il sort immédia- tent.
» - -
tement d'un pas assuré. ,
A quatre hèüÉeÉ, il à demande le ^refflër de lâ Gchif
et a déclaré qu'il se pourvoyait contre l'arrêt quila
La foule s'écoule lentement en proie à une vive condamné à la peine de mort.
émotion. En signànt son pourvoi, il à dit ! « Celui qui â îâ*
Au moment où, après la lecture du verdict, M. le venté la camisole de force h;âst pas ingénieux, f
président ayant donné l'ordre de ramener Tropinann Une demi-heure après, une voiture entrait dans \

à l 'audience,, un des gendarmes s'approchait de lui la cour de la Conciergerie. Tropmann y fudntaIt


et était conduit sous bonnè escorte à la prison de la jusqu'à sa chemise qui est remplacée par le gros linge
Gràndë-Roqùëtte. écru des prisons.
Rien de plus douloureux que cette toilette.
Tropmann n'est plus i la Conciergerie, dit la «
Otez votre redingote.
Gazette des Tribunaux, il a été transféré aujourd'hui, — Bien !»
à quatre heures et demie, au dépôt des condamnés à Il l'ôte.
mort, à laHoquette.. > «Votre gilet. »

Dans notre récit d'hier, dont nous maintenons et — Bien. jf


dont nous garantissons l'entière exactitùde, nous avons Il l'ôte
.
dit que, rentré dans sa cellule, le condamne, après 0:
Votre chemise, vos chaussettes. ",»
avoir revêtu la camisole de force, s'était jeté sur son Il obéit.
lit, la face tournée vers la muraille: il paraîtrait qu'il Tropmann enlève sa redingote, son gilet — qu'i
s'est endormi peu d'instants après et qu'il ne s'est regarde, saris doute, à cause des fameux pois blancs
réveillé que le matin, à huit heures. Il se serait alors qui ont fait tant de bruit.
adressé aux gardiens de la prison qui avaient été Une fois nu, — il s'appuie contre son lit, — ses
substitués aux ageuts du service de sûreté, et leur au- jambes sont grêles, le buste est bien proportionné,
rait manifesté le désir de déjeuner. Pendant qu'on le thorax peu développé, le cou court, resserré, étran-
apportait son repas, il aurait dit : « Je vais faire ces- glé; les bras sont robustes et se rattachent ferme-
ser tout cela ! >j ment à ses mains spatuleuses, qui, d'après l'accusa-
Son intention paraissait donc être de se pourvoir tion, ont pu étrangler deux enfants en quelques
en cassation contre l'arrêt qui le condamne, et cela secondes.
sans attendre l'expiration des délais légaux. En ef- On lui présente la chemise de tbile blanche de la
fet, il a fait mander Me Lachaud dans la journée, et, prison : les gardiens avaient négligé d'en débouton-
à quatre heures, il a signé son pourvoi. Immédiate- ner les manches ; Tropmann, sans embarras, a
ment après l'accomplissement de cette formalité, un suppléé à cette omission en les déboutonnant avec
détachement â'agëtits et de gardes de Paris s'ëst ses dents.
rendu à la Conciergerie. On a extrait Tropmann, Puis il passe les chaussettes de la maison et le pan-
toujours revêtu de la camisole de force, de la celltile talon de drap brun, sans bretelles.
occupée par lui, puis- on l'a fait monter dans une voi- Au moment où les agents lui ont présenté le gilet-
ture cellulaire, et il a été dirigé, sous une bonne es- veste de drap brun à manches, Tropmann a refusé
corte, sur la prison de la Roquette où il a dû, être de l'endosser sous prétexte qu'il avait assez chaud.
écroué à cinq heures du soir. Mais, sur l'insistance de l'un des gardiens, il l'a
Le condamné semblait avoir/repris quelque con- endossé.
fiance, et une assurance relative avait succédé à l'at- Et d'un bond il s'est remis d'aplomb èt a dit :
titude morne qu'on avait constatée chez lui à sa sortie 0:
Alors c'est fini, hein ? »
1

de la dernière audience de la Cour d'assises. Puis sur-le-champ, Tropmann demande à man-


ger.
C'est li ce moment qu'un gardien s'avance, tenant
LE CONDAMNÉ A MORT la camisole de force.
Tropmann fait un geste.
L'audience du 30 terminée, on ramène Tropmann «
Qu'est-ce que cela?
à la Conciergerie. — La camisole de force !
Il traverse la salle des détenus d'un pas ferme, — Non ! je n'en veux point ! Que craignez-vous?
mais saccadé ; il descend les quatre-vingt-deux mar- Pourquoi ces précautions ? je n'en veux pas ! »
ches de l'escalier intérieur qui conduit à la Concier- Il consent cependant à ce qu'on lui passe le fatal
gerie; il est indifférent. vêtement. La camisole n'a qu'une manche dans la-
Arrivé au couloir qui mène à la maison de justice, quelle les deux bras sont emprisonnes, sans que les
il voit, à un coup.de sonnette, la grille s'ouvrir de- mains puissent se joindre autrement que par l'extré-
vant lui. mité, des doigts. Puis les cordes de la manche sont
Il passe devant les gardiens que précède le direc- passées entre les jambes et vont se rattacher derrière
teur Grrdbon) droit, hautain; mais les traits fatigués, le dos où la camisole se boucle, emprisonnant étroi-
sinon abattus. Et; sur-le-champ, eit pénétrant dans tement le buste, les bras et tout le corps. 1

le couloir, son premier soin est de dire à M. Glaude, L'attitude de Tropmann, enveloppé, ficelé, si elle -

*
Ëh !
bien ;
chef de sûreté, qu'il rencontre au premier rang :
je suis condamné à mort je m'y at-
tendais ! Mais, maintenant, mangeons ; j'ai faim,
n'est fière; est presque hautaine.
Avec emportement, il s'est plaint qu'on le bouclât
trop fort : il ne pourrait pas manger!
depuis Ce matin que je t'ai rien pris! a Cette opération enfin terminée, Tropmann s'est
Immédiatement, on le fait entrer dans la cellule tourné vers son entourage et a dit :
n° 1 pour procéder à la toilette. Enfin, c'est fini.... il y a assez longtemps qu'on
«
Jamais riche, jamais puissent n'aura connu l'éin- joue la comédie avec moi. »
pressement, l'attention, l'exactitude, là ponctualité Les assistants —- habitués à son cynisme — se re-
de serviteurs zélés s'il n'a été condamné à mort ! gardaient, stupéfiés.
Tous l'aident,,même le directeur; Alors, Tropmann, irrité, lançant eil dessous &ëâ
Le condamné est dépouillé.de tous ses vêtements, regards de mécontentenitnt, s'est jeté sur son lit, a
tourné le dos à tout le monde, et a dit : « Allons1 Je vois à travers le guichet la figure de M. Rufin.
Je me dis tout de suite M. David avec son bonnet va. auss
j'ai besoin de repos. » [revenir,
Tout le monde est sorti. Pourtant avant de me coucher je pense qu'avec leur athlètes
Alors, on lui a présenté le repas du soir. [je ne suis pas à la fin.
Ce repas se composait d'une soupe grasse, d'un
(A l'encre.)
morceau de bœuf et d'une portion de vin!
Avant de se séparer de lui, le directeur de la Con- /' Le 29 décembre.
ciergerie a informé Tropmann qu'il avait trois jours, Monsieur Lachaud,
aux termes de la loi, pour former son pourvoi contre Dans votre défense vous pouvez dire si vous vou-
le jugement qui l'avait condamné ; le directeur, du lez que c'est à cause du plus âgé de mes..*
reste, a ajouté qu'il pourrait se concerter à cet égard
avec son défenseur. (Au crayon.)
Je le sais, a répondu Tropmann, Mc Lachaud
« Monsieur Lachaud
m'a promis de venir me voir demain. » (Gaulois.)
Dans votre défense vous pouvez dire si vous vou-
lez que c'est à cause de la fille du plus âgé de mes
[LES MANUSCRITS DE TROPMANN complices que je ne veux pas dire leurs noms, puis
elle est innocente et qu'elle est assez malheureuse
Pièces trouvées sur l'assassin au moment où on lui a mis la sans que je dénonce encore son père que je ne
camisole de force. veux pas qu'on dise voici l'enfant de Tropmann et
le petit fils ou la petite fille d'un des assassins de
Ni le procès et la condamnation de Tropmann, ni Pantin.
les innombrables détails publiés sur ce bizarre et (A rencre.)
monstrueux personnage, n'ont épuisé ni même
émoussé la curiosité publique. Nous continuons donc On a versé du sang sur le sac de voyage du père
à enregistrer, soit d'après nos propres documents, Kinck et cela par méchanceté pour me nuire, car
soit d'après les informations de nos confrères, les c'est prouvé qu'il n'a pas perdu une seule goutte de
faits et gestes de cet homme qui aura eu l'étrange sang.
privilége d'occuper et nous pourrions dire d'absor- FAUX TÉMOINS.
ber presque à lui seul l'attention générale depuis le -Clément Désiré, mécanicien à Roubaix, rue Traver-
jour de la découverte de son crime jusqu'au dernier sière.
acte de l'expiation. Louis Saal, concierge dans l'école des arts et mé-
Mais rien, assurément, parmi tous les détails tiers Mulhouse. *

-
qu'on a pu lire rapproche, au point de vue de l'in- Henri Saal, tourneur, neveu de Louis Saal.
térêt et de la curiosité, de la primeur tout à fait ex-
ceptionnelle que nous avons la bonne fortune d'offrir
aujourd'hui à nos lecteurs. Il s'agit de pièces manu- (iu crayon,)
scrites trouvées dans les vêtements de Tropmann —
Belle enfant, veux-tu par ta présence me décharger de mes
[soucis,
jeudi soir, à nenf heures et demie, au moment où, à
Ou par ton beau visage dissiper mes ennuis?
l'issue de la dernière audience, le condamné endos- Je suis porté à croire le contraire ;
sait, à la place de ses habits bourgeois, la tenue ré- Car un homme comme moi ne peut pas te plaire.
glementaire de la prison. Pourtant, si comme tout le présage, je dois mourir, :
De ces écrits, tous inédits, à l'exception de l'acros- De toi, chère enfant, je garde un doux souvenir !
tiche qui commence par ce vers :
(Au crayon.)
Je ne suis point un barbare,
A L'EMPEREUR! -

et que le Petit Moniteur a reproduit il y a quelques Sire,


jours, d'après le Figaro, les uns sont en vile, prose, Je me suis adressé à toutes les autorités sans rece-
les autres ont la prétention d'être en vers. voir jutstice.
,
Plusieurs sont tracés au crayon, d'autres à la Je n'osais plus m'adresser à Votre Majesté.
plume. Cette particularité est indiquée en tête de Je suis accusé d'assassinat ; on m'impute des cri-
chacun de ces documents.
mes dont je ne suis pas coupable.
Celui de nos collaborateurs qui nous communique J'ai voulu fournir des preuves que j'ai des com-
les pièces qu'on va lire les a copiées de sa main sur plices en disant qu'ils trouveront un porte feuille à
les originaux, dont il nous garantit la parfaite au- un endroit que j'ai indiqué; on refuse de le chercher,
thenticité. parce que je ne veux pas m'abaisser à dénoncer les
vrais coupables pour rendre deux honnêtes familles
CA l'encre.) malheureuses.
Si mes complices sont coupables de mourir, leurs
Par M. Laurence et un homme très-sage je suis gardé. familles sont honnêtes.
Un hercule par ses tours de force et d'adresse nous égayent. Je me suis adressé à M. le chef de police de sûreté,
A travers le guichet par les surveillants nous sommes regardés.
Malgré toute cette force le directeur de la prison s'effraye. à M. le juge d'instruction à M. le procureur géné-
Et quand la nuit ce moment d'oubli va venir, ral.
Je m'adresse aujourd'hui à Votre Majesté, je ne
LETTRES ADRESSÉES A TROPMANN.
vous demande que justice.
Un abandonné, Cherbourg, 9 décembre 1869.
J.-B. TROPMANN. Cher frère,

(A Vencre.) J'ai obtenu un congé de six mois renouvelables


comme soutien de famille.
Docteurs ont dit que j'avais des cheveux arrachés. Je viendrai te' voir dimanche ou lundi peut-être
Que j'avais des empoules ; se sont des ânes et n'y aussi seulement mardi, mais au plus tard.
a que
Roussin de savant et connaît son affaire. Ton frère, TROPMANN.

Cher fils, (..tu crayon.)


.
Nous apprenons que tu as choisis pour ta défense Uhlin. Ale. Café.
le Lachaud avant que tu n'aies vu Me Gatineau, que —
ions avions choisi pour ton défendeur. Comme nous
.vions prié M. Gatineau de ta défense, nous désire- EXTRAIT DU PETIT MONITEUR
ions vivement qu'il soit adjoint à MI Lachaud, tant
MAIRIE DE CERNAY
tous sommes certains que nous ne nous étions pas
rompés en le choisissant. À M. le Directeur d16 Petit Moniteur universel du
Nous t'embrassons pour nos parents. Soir, 13, quai Voltaire, à Paris.
FRANÇOISE TROPMANN. A l'interrogatoire de M. le président de la cour
d'assises de la Seine, Tropmann, l'accusé du crime «
Pourquoi cet appareil? dit Tropmann, ça me
de Pantin, a déclaré être originaire de Gernay. serre trop.
Il résulte de l'extrait de naissance ci joint que — La loi exige qu'on vous mette cetto camisole,
Tropmann n'est pas né dans cette ville, mais bien à dit le greffier, M. Vimont.
Brunstadt, canton de Mulhouss. — Elle est si ingénieuse, votre loi, »
répond le con-
Je vous serai bien obligé de faire figurer ce fait damné d'un ton sarcastique.
dans les colonnes de votre journal, afin que tout le « Comment ferais-je pour manger? demande-t'il.
monde sache, une fois pour toutes, où le grand cri- — On vous fera manger, dit un gardien.
minel a reçu le jour. — C'est ça, on me donnera la becquée comme à un
Veuillez recevoir, Monsieur le Directeur, avec 'petit oiseau. Ah çà, est-ce que tout ce monde-là va
remercîments, l'assurance de ma considération rester ici? s'écrie-t-il. J'ai soif! ajoute-t-il.
mes »
très-distinguée. On lui donne un verre d'eau rougie qu'il avale avec
Le Maire de la ville de Gernay avidité ; une seconde après il pâlit et tombe dans un
RISLER..
-.
état de presque complète prostration. Il se jette sur
son lit et, la face tournée du côté du mur, il s'endort
P. S. Cernay est une ville industrielle contenant profondément.
des manufactures importantes de filatures ou tissage La camisole dont il est revêtu est celle de la plus
de colon, — et manufactures d'impressions,"— et petite taille; elle a servi, en dernier lieu, à Lemaire,
non un bourg, comme le dit l'acte d'accusation de qui, on se le rappelle, était aussi mince que Trop-
Tropmann. mann
A son arrivée au dépôt des condamna Tropmann,
EXTRAIT DU REGISTRE DES ACTES DE NAISSANCE DE pendant que le directeur, M. Laroche d'Oisy, et le
LA COMMUNE DE BRUNSTADT. greffier de service, M. Sinibaldi, procédaient aux
formalités de son écrou, s'est montré très-gai. ï( J'ai,
L'an mil huit cent quarante-neuf, le six du mois
dit-il, signé tout de suite mon pourvoi, je n'ai pas
d'octobre, à dix heures du matin ; par devant nous
voulu attendre les trois jours... Si je l'ai signé, c'est
Wunenburger, Joseph, maire et olficier de l'état
ma famille.., Surtout qu'on ne me fasse
civil de la commune de Bruns'adt, canton de Mul- pour pas
languir; activez l'exécution. »
house, département du Haut Rhin est comparu deux gardiens, dans
, Tropmann est enfermé, avec
Tropmann Joseph, mécanicien, âgé de trente-six
la cellule précédemment occupée par Momble, le
ans, domicilié audit lieu ; lequel nous a déclaré que dernier condamné à la peine capitale.
hier, cinq octobre, à onze heures du soir, il lui est
né un enfant du sexe masculin qu'il nous présente,
On s'est beaucoup préoccupé, dans le public, de
et auquel il déclare vouloir donner les prénoms de la dont s'y prendrait Tropmann.
Jean-Baptiste, lequel enfant il a eu de Fromm Fran- façon on pour raser
Voici sur cette opération, qui ne laissait pas d'être
çoise, sa femme; lesdites déclaration et présenta-
tion faites en présence des sieurs, etc., etc., etc. dangereuse, des -
renseignements que nous avons
puisés à bonne source et que nous donnons comme
Suivent les signatures au registre.
certains :
Pour extrait conforme Après avoir solidement attaché les pieds et les
Le maire, signé : KOHMER. mains de Tropmann, que deux gardiens et un agent
du service de la sûreté gardaient à vue"M. Médeau,
Copie certifiée véritable par le maire de Cernay.
.barbier assermenté de laConciergerie, après lui avoir
légèrement rafraîchi les cheveux, rasa Tropmann,
NOUVELLES INFORMATIONS qui félicita M. Médeau de sa remarquable habileté.
Le surlendemain il voulut faire- recommencer
,
Plusieurs récits incomplets ont été publiés sur l'at- l'opération, mais M. Grosbon, directeur de la Con-
titude de Tropmann, à son retour à la Conciergerie, ciergerie, n'y voulut pas consentir.
après sa condamnation... Voici le procès-verbal de En apprenant le refus de M. Grosbon, Tropmann
ce qui s'est passe : se mit à rire à gorge déployée, et avoua aux gardiens
Tropmann arrive conduit par les gendarmes; on et à ses codétenus que s'il avait encore demandé à
l'introduit aussitôt dans la cellule n° i (et non 17) —, être barbifié, c'était seulement pour faire peur à l'ho-
où l'attendaient. MM. Claude, chef du service de sû- norable directeur de la Conciergerie.
reté; Souvras, brigadier; Grosbon, directeur; Vimont,
greffier ; Maxime Ducamp, homme de lettres, et trois Avant-hier matin, dit le Gaulois, le geôlier entre
gardiens. dans la cellule de Tropmann.
v a Eh bien! interroge M. Claude. « Vous ne me souhaitez donc pas la bonne année9
J'y saisi... à mort; je m'y attendais, répond lui demande le criminel avec un sourire narquois.

Tropmann en souriant. — Je me contenterai de vous souhaiter un bon

— Il faut vous déshabiller, dit un gardien; je vais voyage », répondit le porte-clefs.


vous aider. Tropmann a pâli. Aurait-il peur du grand in- le

— Ah 1je n'ai pas besoin de vous. » connu? »


Et gaiement il se déshabille entièrement; on lui
passe une chemise, les vêtements de détenu, puis la On s'étonne généralement, dit la Liberté, que
camisole de force. Tropmann ait assassiné sept ou huit personnes dans
'espoir de s'approprier une somme de 7 ou 8 000 le lit du condamné au moment de la visite de Me Bo-
rancs; 1 000 fr. par tête. zerian
.
Cela prouve que certaines natures font assez bon
narché de la vie de leurs semblables — je veux dire Le Figaro publiait hier cette étrange lettre adres-
le leurs concitoyens. sée par Tropmann, au directeur de la Conciergerie :
Mais que direz-vous de ceci?
En 1825, un cordonnier de Bressuire, département IX
Monsieur Grosbont, directeur de la Consiergeri,
les Deux-Sèvres, était ailé livrer dans un village du a Avan de monté aux acise d'ou je redesendrai san
;anton une paire de souliers d'enfants, pour laquelle dout ce soir pour la dernier foi, Je vien vous offrir
1 devait recevoir cle1MJ francs cinquante centimes. mes saincér remairciman pour vos aimable complai-
Un Lacenaire au petit pied, qui avait eu vent de la san pour moi.
ivraison et du payement présumé, s'embusque au « On
dit que vous ète un directeur séver, mais vous
loin d'un bois, attend le pauvre cordonnier et lui ète aussi un directeur bien juste et compatissan pour
brise le crâne d'un coup de hache. Il s'empresse de le malleur. Merci don et accepté cette hautograff, la
-ouiller la victime... Rien Pas un sou! La pratique
! seule chose que je puise ofrir, puisque le monde est
l'avait pas payé. si curieu d'en avoir de moi.
Il fut guillotiné pour cinquante sous qu'il n'avait « Si je suis condamner'à mort, je n'aurai pas peur
oas touchés. et si L'empereur me laisse exécuté, je voudrai monté
à l'échafau le 21 janvier, le même jour que le plus
innocen des Roi de France.
TROPMANN LA ROQUETTE
A
«
Aussi si c'étai un effé de votre bonté, je voudrai
avan de partir d'ici que me fiL visité le cacho de la
C'est entre les mains de M. Emile Ollivier que Reine, cette malheureuse épouse de Louis 16.
loit être aujourd'hui le dossier de Tropmann. Du
« Je vous salut avec respec
ninistère_ de la justice, ce dossier ira à la Cour de J.-Bte TROPMANN, »
«
cassation qui l'examinera cette semaine.
« Concierjeri, 30 décembre 1869,
Quoi qu'on en ait dit tout d'abord, nous avons huit heures mat:J.in. »
,out lieu de croire que la Cour de cassation ne s'as-
semblera pas extraoï dinairament.
Nous ne doutons nullement de l'authenticité de
En admettant même que les choses suivent le cette lettre, mais nous ferons remarquer à nos lec-
teurs qu'aucun des autographes de Tropmann, que
iours ordinaire, il se peut que le meurtrier de la
amille Kinck subisse sa peine avant le 15 de ce nous avons reproduits, n'est ainsi émaillé de fautes
d'orthographe.
nois.
C'est Me Bozerian qui soutiendra le pourvoi de
rropmann devant la Cour de cassation. LE PORTEFEUILLE ET LES COMPLICES
Hier, MI Bozerian se rendit à la Petite-Roquette,
jour y voir son client. On disait hier et aujourd'hui que Tropmann
Le condamné-était calme. avait enfin révélé le nom d'un des complices, voici
« sera pas cassé, disait-il, je m'y attends
Ca ne les renseignements que nous avons recueillis à ce
)ien; j'ai voulu l'écrire chez nous, mais on se déci- sujet.
iera peut-être, avant le momentf à faire les recher- Après les premières journées de sa captivité à la
ches. Roquette dont nous avons donné le récit fidèle dans
— Dites tout, demandait Me Bozerian. nos derniers numéros, Tropmann écrivit à M. Giaude
— On trouvera le portefeuille, répondait Trop- pour l'informer qu'il était décidé à faire de nouveaux
nann, et, dans le portefeuille, les preuves de la aveux.
'omplicité, les noms des complices, les motifs qui Malgré le peu de fonds qu'il faut ' faire sur la
n'ont déterminé à garder le silence jusqu'à cette sincérité de ce criminel, le chef de la police de sû-
leure. » reté se rendit au dépôt des condamnés, accompagné
Soumis, au point de vue des aliments, à un ré- d.e M. Souvras et d'un personnage de haute distin-
;ime à peu près semblable à celui de la Conciergerie ction.
service des infirmiers), le condamné occupe une cel- Tropmann salua ses visiteurs et se renferma dans
ule assez vaste, blanchie à la chaux, éclairée
par une un mutisme complet.
petite fenêtre donnant sur un préau et un judas ou- Il était très-abattu ce jour-là et, nous devons le
'ert sur un long couloir. L'ameublement est à peu dire, du reste, le malheureux n'a plus cette audace
)rès le même que celui de Mazas, la couchette qu'on qu'il affichait encore, ces temps derniers.
)eut replier et relever contre le mur, l'escabeau, la M. Claude se retira, sans avoir rien obtenu du
ablette mobile. condamné, lorsque le lendemain, c'est-à-dire mardi,
« Je ne crains pas la mort, disait le prisonnier il reçut de lui un nouvel autographe.
.Yant-hier, avez-vous peur que je me tue ou que je Nous pouvons garantir, s;n:Jll le texte mot à mot,
ous tue ? » -
du moins le sens exa,,,t de cette lettre; elle était ainsi
Et il regardait avec un singulier dédain la camisole conçue :
leforce. Du reste, chaque fois qu'il fallait le faire
Monsieur Claude,
Qanger, c'était le même sourire dédaigneux. «
On l'a délivré de la camisole qui, hier, était
sur «
Je regrette que vous ne soyez pas venu seul avec
« M. Souvras, et que vous ayez amené avec vous une ÉTAIT-IL DE L'AFFAIRE
« personne étrangère; je vous aurais donné de nou-
« velles
indications qui vous auraient peut-être ame- Un individu âgé de trente ans environ se présen-
c né à découvrir le nom de mes complices, mais je tait lundi au soir au commissariat de police du palais
« vous dirai cela demain. de justice, et après avoir annoncé son état de vaga.
II:
Prison de la Roquette, le 4 janvier. bondage, demandait à être immédiatement envoyé au
« J.-B. TpOPMANN. - dépôt. Déjà on lui apprêtait l'acte d'écrou, lorsque,en
l'interrogeant, le secrétaire du commissaire de police
Le lendemain, ce fut un autre motif qui empêcha remarqua, non sans un grand étonnement, les ré-
Tropmann de parler. ponses hésitantes de ce malheureux.
Il était, disait-il, mal disposé. Alors il le pressa tellement de questions, que cet
Cependant il remit à M. Claude sa fameuse lettre homme perdit complètement la tête et, entre deux
au procureur général, dont nous pouvons donner réponses mensongères, prononça le nom de Trop-
aussi le sens à nos lecteurs. mann.
Ce fut une révélation pour les employés du com-
« Monsieur le procureur général,
missariat qui, au lieu d'envoyer ce vagabond som-
« Je m'adresse '.i vous pour la dernière fois, afin meiller paisiblement au dépôt de la préfecture, le
« de vous demander de vouloir faire rechercher le retinrent en le faisant surveiller de très près non-
oc
portefeuille qui contient le nom de mes complices seulement par des sergents de ville, mais aussi par
a et dont j'ai indiqué l'endroit où il se trouve. Pour des agents du service de la sûreté.
et un homme dans ma position, c'est le moins que Une lutle s'engagea alors entre ce malfaiteur et le
« vous puissiez faire. secrétairedu commissaire de police, — lutte dans la.
«
Prison de la Roquette, le 5 janvier. ,; queUe l'inconnu dut -s'av*ouer vaincu; car malgré ses
J.-B. TROPMANN » dénégations, ses protestations les plus .énergiques, il
«
en arriva à dire QU'IL AVAIT ÉTÉ LE COMPLICE DE
Aujourd'hui jeudi, M. Claude doit retourner une TROPMANN.
dernière fois demander à Tropmann lé nom de ses Puis, se jetant à genoux, il s'écria d'une voix la-
prétendus complices.' mentable :
Avant ces entrerons avec M. Claude, Tropmann « Je suis un grand misérable !... Aussi, devant vous
avait vu M.. Suivras et lui avaitmrlé des recherches je veux m'humilier... Mais, je vous en supplie, ne me
à faire. Voici ce que raconté ace sujet le FiOO'i'o
Je vous ai fait venir, dit Tropmann, pour vcuis
;
': perdez1 pas... je ne recommencerai plus, je vous le
Envoyez-moi au dépôt comme simple va-
jJ1;ÇJ11Ûts,..1.
«
indiquer où vous trouveriez le portefeuille de Kinck, gabond... faites-moi relaxer demain matin et, je'vous
qui a une si grande importance pour, moi, puisqu'il lë'jûïè'sùr- l'Iîopieur, je travai.lièrai, je me conduirai
contient le nom de mes com"n11ces.' » - en honnête homme.... ».
Il prit alors une feuille de papier et dessina un On lui passa immédiatement les menottes et, avec
plan indiquant la route à suivre-pour aller de Cernay les plus grandes précautions, on l'envoya à Mazas
au pied de l'arbre où ce portefeuille, que Tropmann dans une voiture grillée entourée de gardes de Paris
dit être en cuir noir, et qu'il a enveloppé dans un à cheval.
mouchoir à carreaux, rouges, serait enterré à une Ce prétendu complice, nommé Siméon-François
profondeur de vingt centimè.tres. Libande, employé, demeurant rue du Faubourg-du-
M. Souvras, après lui avoir laissé achever son Temple, 90, après avoir mis en émoi, avant-hier,
plan, a fait observer au prisonnier qu'il ferait mieux l'auditoire de la police correctionnelle, par les crisla-
de dire les noms de ses complices, et que certaine- fnentables qu'il poussait, en s'accusant de fautes ima-

porteftuilie..
ment alors la justice ordonnerait de rechercher le

Tropmann ne se pLint, point du régime de la pri-


'
.
-
ginaires, fut conduit au poste du Palais-de-Justice,
où, avec un sarg-froid iiiiiipi,LLit Labié, il déclara avoir
aidé Tropmann dans l'accomplissement de son horri-
son : il n'a pas voulu ina_.gcr aulrc.-chose .que ce ble fo fai.t.
qu'on don no d'ordinaire aux ccn.'hiinn't-a à' morl : Jeux Cj ne fut qu'à Mazas que l'on s'aperçut que Liban.
repas gras et une ra ion de vin. Cependant il accepte de était fou.
de M. l'abhé Cr; zds des douceuis, et particulière- Aujourd'hui, après les constatations d'usage et la
ment du café au luit pour son repas du matin. Le déclaration d'un médecin aliéniste, aussitôt appelé
digne aumônier de la Roquette commence à être'au pour attester l'insanité-d'esprit de Libande, ce der-
mieux avec le. prisonnier; chaque jour celui-ci lui ac- nier a été envoyé à l'asile Sainte-Anne.
corde une plus ample confiance, et c'est avec impa- C'est la onzième personne à qui le crime de Pan!ln
tience qu'il attend maintenant ses visites quotidien- ait dérangé les facultés mentales. (J. R.)
nes.
Hier.encore, M. Claude est retourné à la Roquette
avec M. Souvras, et en présence des mêmes aveux
que la veille et des mêmes réticences, il a conseillé à AVIS
Tropmann d'écrire à M. le procureur général. ..
Cette idée a paru sourire au condamné, qui
a vu Nous donnerons, (lU moment du, jugement, l'assas.
là un moyen de se faire retirer une fois
encore la sinat de Vincennes, affaire, Allerqui va'étre,
camisole de force. vers leqninzp. janvier.
peut avoir lieu moins de vingt-quatre heures après.
NOUVEAUX RENSEIGNEMENTS Ainsi, quinze jours suffisent pour qu'un arrêt de
Cour d'assises, emportant peine capitale, soit exé-
On disait, il y a quelques jours, que l'assassin de cuté.
la famille Kinck laisserait des Mémoires. C'était une Ce n'est donc pas le condamné qui a quarante
triste plaisanterie, mais il est certain que, recueillies jours; c'est la Cour de cassation qui est obligée de
une à une, les lettres et les poésies de Tropmann se prononcer sur un pourvoi avant l'expiration d'un
formeraient un volume de près de trois cents pages. délai de quarante jours. Mais il est bien rare qu'elle
Écrire, écrire, écrire, c'est peut-être la vraie mo- use de cette faculté. Les pourvois des condamnés à
nomanie de ce criminel. Dès qu'on lui ôte la cami- mort sont examinés le plus promptement possible et
sole de force, il se met à l'œuvre, rimant des souvé- toujours dès la première des trois audiences que la
nirs poétiques, ou résumant ses impressions de la chambre criminelle tient toutes les semaines, les jeu-
veille, ou faisant au crayon des brouillons de lettres di, vendredi et samedi. (Petit Jofirnal.)
destinées au procureur général, au juge d'instruction,
à M. Claude, à M. Souvras, à MMes Lachaud et Dans le Figaro, M. René de Pont-Jest reprend la
Bozerian. thèse soutenue par MI Lachaud, à savoir que Trop-
Le dossier Tropmann a été déposé jeudi 8 janvier mann était sous l'influence irrésistible de l'idée fixe
au greffe de la Chambre criminelle de la Cour de cas- de faire fortune. Mais Tropmann n'est pas fou. L'au-
sation. teur conclut en ces termes :
Aujourd'hui, vendredi, le rapporteur sera nommé Ir
Ses juges ne pouvaient donc que le condamner,
et on fixera le jour où l'affaire sera examinée. car, mieux encore que certains monomanes meur-
On pense toujours que ce sera le jeudi, 13. triers, Tropmann a toujours conservé assez de raison
pour connaître ses crimes, et s'il les a commis sous
Un bruit très-accrédité court au palais. On prétend l'empire de ses obsessions toutes-puissantes que j'ai
que, très-probablement, l'arrêt de la Cour d'assises dépeintes, il n'en est pas moins certain que c'est de
de la Seine qui a condamné Tropmann à la peine de son libre arbitre qu'il a accueilli et caressé ce rêve
mort, sera cassé pour vice de forme par ces motifs : funeste, cette idée fixe à l'accomplissement criminel
- Que, sur les réquisitions du ministère, au com- de laquelle devaient aider si complétement toutes
mencement de la première audience et avant l'intro- ses aptitudes et toutes ses facultés.
duction de l'accusé, la Cour a ordonné, vu la longueur
présumée des débats, l'adjonction de deux jurés sup-
plémentaires et d'un juge assesseur. L'ARMOIA-E DE FER

Que cette décision a été prise hors la présence de


l'accusé, auquel elle n'a pas même été notifiée. A propos d'appétit, une révélation, qui commence
Me Bozérian, chargé de défendre le pourvoi de du reste par une fort jolie coquille :
Tropmann, aurait à citer, à l'appui de son argumen- « L'armoire
de fer dont est enveloppé le cœur de
tation, un grand nombre de décisions souveraines Tropmann a son défaut, dit Paris-Journal. Tropmann
r ayant, pour les mêmes causes que celles invoquées aime sa mère, mais il aime encore quelque chose au-
dans l'affaire de Pantin, cassé des arrêts de Cour dessus de sa mère. Il adore les pommes de terre frites.
d'assises. Tout ce que M. Douet d'Arcq a pu arracher d'aveux à
Si donc le pourvoi de Tropmann triomphe en cas- l'accusé, c'est au moyen des pommes de terre frites.
sation, le condamné devra être renvoyé devant une On lui en donnait d'exquises que le gardien de la pri<
Cour d'assises départementale pour y être jugé à nou- son était chargé de choisir tout exprès à un coin spé-
veau. cial, où on les trouvait dorées, craquantes, odorAntes
Dans ce dernier cas, la Cour d'assises de Versail- à faire révéler tous les complices du monde. »
les serait très-probablement désignée. C'est égal, l'armoire de fer est une jolie invention,
Plusieurs lettres anonymes sont parvenues à la Ro- et tout condamné devra désormais se procurer ce
quette, à l'adresse de Tropmann. meuble indispensable, pour y mettre son cœur à l'abri
Conformément au rgèlement elles ont été arrêtées de toute surprise.
au greffe et ouvertes. Elles sont pleines de menaces
contre Tropmann et sa famille s'il révèle ses compli-
ces. Toujours la même comédie ! -
DRAME DE PANTIN
On se trompe en croyant qu'un condamné à la
peine de mort, s'il se pourvoit en cassation, prolonge Nous avons appris que le théâtr-e des Délasse-
sa vie de quarante jours. Il ne la prolonge ordinaire- ments, à Bruxelles, venait de monter une grande
ment que de quinze jours ou trois semaines. Le con- pièce intitulée le Drame de Pantin.
damné estobligé de remplir deux formalités s'il veut Et nous nous demandions ce que serait le dernier
mettre obstacle à l'exécution immédiate de son arrêt : tableau.
il faut qu'il signe son pourvoi dans les trois jours Le dernier tableau a pour titre l'Ange extermina.
qui suivent, sa condamnation, que dans les dix jours teur. Guillotine-t on dans la coulisse ?
suivants il déposé au greffe un mémoire contenant Tous les personnages du procès qui vient 4e se
les moyens à l'appui de son pourvoi. dérouler devant les assises de la Semé figurent dans
La Cour de cassation peut statuer sur le pourvoi le ce drame :
Mme Kinche et tous oses enfants, le calfat
lendemain du dépôt, et s'il est rejeté, l'exécution Hauguel, le gendarme Ferrand, et jusqu'au juge
d'instruction, M. Douet d'Arcq. On y voit aussi des ses deux enfants (car il aurait craint de reparaître
personnages de pure fiction, tels que « Paméla, lo- avec des mains sanglantes devant le cocher Bardot)
rette. » vont triompher, s'ils ont foi aux somnambules. '
*
Seulement, l'auteur a mis Kinche au lieu de Kinck Il faut s'attendre à ce que cette question des com-
sur l'affiche, et Kopmann au lieu de Tropmann, ce plices, qui ne change rien, du reste, au degré de
qu'il explique par une note ainsi conçue : culpabilité de Tropmann, soit longtemps agitée en.
«
Voulant observer certaines considérations, l'au- core, lors même que le silence du condamné pût
teur a cru devoir changer quelques noms des person- faire douter de leur existence.
nages de la pièce. » Il est probable que Tropmann ne fera pas là-des-
Ce drame a beaucoup plus de succès qu'à l'Ambigu sus des. déclarations plus explicites que celles dont
la reprise de l'Auberge des Adrets. nous avons connaissance, et qu'il disparaîtra avec son
secret, si toutefois il en a. Le hasard et le temps seuls
pourront en apprendre plus sur ce point que toutes
LE POURVOI les recherches auxquelles on se livrerait aujourd'hui.
Tropmann avait beaucoup écrit dans sa cellule de
C'est M. Saillard, conseiller à la Cour de cassa- la Conciergerie; il avait préparé de nombreuses notes
tion, qui a été nommé rapporteur. sur l'acte d'accusation. La copie de ce document qui
Le pourvoi, ainsi que nous l'avons dit, sera exa- lui avait été signifié porte quelquefois en marge de
miné jeudi prochain. Mc Bozerian déposera son mé- petites croix indicatives d'une observation ou d'une
moire dans la journée de lundi. rectification à faire. Il paraît même qu'en voyant un
C'est, du reste, la limite lé gale, le pourvoi ayan acte aussi volumineux, il s'était informé si les hono-
été signé le 31 décembre. raires du greffier étaient considérables.
« Pourquoi cette demande? lui avait-on dit....
— Parce qu'au bas de ce petit cahier de seize pages
LE CONDAMNÉ DANS SA CELLULE écrites très-serrées, je lis : dont le coût est de 75 cen-
times.... »
Nous parlions hier d'une lettre anonyme reçue par En effet, un acte d'accusation, quelque étendu qu'i
par Me Bozérian. Il y est question d'une belle Alsa- soit, ne coûte jamais plus de quinze sous. Malheu-
cienne que le condamné aimait et avec laquelle il de- reux seraient les rédacteurs de ces actes et les huis-
vait se marier. Me Bozérian a voulu avoir le cœur net siers qui les signifient, s'ils n'avaient pas d'autres
sur cette lettre et il s'est transporté pour la troisième appointements !
fois à la Roquette. On a remarqué que le procès de Tropmann avait
Pressé de questions, le condamné a formellement commencé le jour des Saints-Innocents, et qu'il avait
dit que le père de la jeune fille était un de ses com- fini le jour de Sainte-Colombe, à laquelle l'accusé ne
plices, et il a fait cette déclaration avec un tel accent ressemblait guère.
de vérité qu'il a persuadé ceux qui l'écoutaient. On pourrait ajouter que Jean-Baptiste Tropmann
Il a voulu revoir MI Lachaud et lui a écrit la lettre avait choisi un patron dont les jours furent tranchés
que voici : par un exécuteur. (J. BAisSAS.)
«
Monsieur Lachaud, On croit avoir trouvé deux moyens de cassation dans

cembre..
« Je vous prie de passer dans ma cellule. J'ai un la procédure devant la Cour d'assises. Il paraît que
conseil à vous demander. J'ai déjà voulu vous le de- l'une des irrégularités dont il s'agit est très-grave et
mander hier; mais je n'ai pas osé. pourrait entraîner la cassation de l'arrêt du 30 dé-
cc
Je vous prie de ne pas vous déranger expressé- j

ment pour cela. Ne venez que dans un moment perdu ; Si, d'ici à quelques jours, l'existence de complices
car ça ne presse pas. était démontrée, cette cassation serait un coup de la
« Recevez, monsieur, mes salutations. Providence. Le condamné, renvoyé devant une autre
« TROPMANN.
Cour d'assises, pourrait être confronté avec les com-
janvier 1870. plices et la justice saurait peut-être sur le drame de
5 »
«
Pantin bien des épisodes restés dans l'ombre. (J. B.)
Quoique Me Lachaud ait peu de moments à per-
dre, il s'est rendu pourtant aujourd'hui, 7 janvier, Tropmann, dit le Gaulois, est toujours dans un
auprès du condamné. état d'esprit très-calme. Il a reçu vendredi, à quatre i

Il ne l'a pas trouvé plus abattu que le premier jour heures et demie, ses deux défenseurs, Me. Lachaud et 5

de son entrée au Dépôt fatal. Bozerian, qui sont restés seuls avec lui pendant un »

Nos lecteurs se souviennent de ce manche de cou- quart d'heure environ.


teau qui avait été pris sur la table des pièces à convic- Dans la matinée, le condamné avait reçu la visite
tion de la Cour d'assises. de deux ecclésiastiques, dont l'un, l'abbé Borner, est î

On prétend que cet objet ensanglanté a servi à con- curé de Cernay et lui avait fait faire sa première
sulter une somnambule pour savoir s'il avait été ma- communion.
-
nié par Tropmann ou par un autre. Elle aurait, dit- Pendant cette entrevue, où le curé de Cernay lui
t t
on, répondu quece instrumen n'avaitjamais appartenu. a rappelé quelques-uns de ces souvenirs de famille» 1
;;

au condamné. Ceux qui pensent que Tropmann n'a qui, seuls, savent attirer chez lui une sincère émo-
été pour rien dans le meurtre de Mme Kinck et de tion, Tropmann a fait preuve d'une sensibilité qu'on ;'i

j
ne lui avait pas encore vue jusqu'ici. On pense que Qu'on ne doive faire aucune recherche, sur les in-
le digne prêtre qui a fait le voyage de Cernay tout dications du comdamné, cela n'est pas logique. Mais,
exprès pour réveiller le repentir dans l'esprit de découvrît-on le fameux portefeuille, et y trouvât-on
Tropmann renouvellera cette visite. 1
les noms des prétendus complices, il n'y aurait pas
Un détail curieux : un grand nombre de lettres moins certitude que la participation à huit assassinats
sont adressées chaque jour à Tropmann à la Roquette, doit suffire largement à faire condamner un criminel
et, chose bizarre, la plupart portent la suscription : à la peine de mort.
personnelle. La Cour d'assises n'avait donc pas, en condam-
Inutile d'ajouter que la recommandation n'est pas nant l'accusé, à se prononcer contre tel ou tel
écoutée. système de défense. Elle n'avait eu qu'à présenter
Je n'ai jamais bien compris le plaisir que peuvent au jury des éléments de criminalité, et ces éléments
éprouver certains mystificateurs lugubres à écrire étaient plus que suffisants pour motiver la condam-
aux magistrats et aux journalistes : nation.
c Nous sommes les complices de Tropmann
et nous n'avons pas peur; nous vous disons.... LE PORTRAIT DU CONDAMNÉ
Zut / »
Quelquefois même ce n'est pas zut qui ter-
mine la fameuse phrase; c'est encore plus.... hé- Si le nom de Tropmann ne passe pas à la posté-
roïque. rité, dit la Liberté, ce ne sera pas la faute des entre-
Ce qui n'est pas héroïque du tout, c'est la précau- preneurs de publicité de carrefour.
tion de ne pas signer, de donner de fausses adresses Hier, vers cinq heures et demie du soir, entre
et de fausses signatures. chien et loup, et entre la rue Laffite et la rue Le
Depuis le 26 ou le 27 septembre, nous avons reçu Peletier, un jeune concurrent à la quatrième page
p'usieurs de ces lettres et il en est arrivé certainement des journaux criait tout bas, dans la crainte de Dieu
un très-grand nombre au parquet. et des sergents de ville, la photographie authentique
M* Lachaud en reçoit ; Me Bozerian en a déjà de Tropmann.
Sur l'observation d'un passant que cette héliogra-
reçu.
Toujours des correspondants anonymes qui pré- phie était la portraiture d'un garçon coiffeur de la
tendent tenir la clef de l'énigme 1
maison..., boulevard..., le crieur fila en laissant son
i Me Bozerian, dit la Liberté, a reçu une lettre ano- épreuve entre les mains du curieux indiscret.
Un quart d'heure plus tard, on nous a offert, au
nyme de la même main qui déjà en avait écrit plu-
: sieurs à Me Lachaud. Dans cette lettre on veut abso- coin du passage Verdeau, la biographie historique
lument qu'une dame qui avait été entendue dans de Tropmann, avec le portrait gravé, toujours au-
l'instruction connaisse les complices, et on soutient à thentique, du héros du champ Langlois.
Me Bozerian qu'elle peut les nommer. Nous avons reconnu dans cette image à deux sous
Et les lettres qui écrivent : c Pourquoi ne cherche- un garçon chapelier chevelu comme feu Absalon,
: t-on pas le portefeuille? » que l'on rencontre tous les jours dans le faubourg
Ce fameux portefeuille a été cherché, et il est pro- Montmartre.
bable qu'on le cherche encore, mais l'opinion géné-
raie, c'est qu'il est absolument vide. Mais voici qui est plus faux. Il se vend en ce mo-
e
ment à Londres, dans le quartier de White-Chapel,
i Nous lisions hier, dans la Gazette des Tribu- des couteaux à huit lames fabriqués à Sheffield et
naux ; intitulés: Couteaux Tropmann. Ces couteaux sont
La lettre que Tropmann a remise avant-hier à enveloppés dans des prospectus enguirlandés de ra-
M. Claude, et que ce dernier a transmise à M. le soirs, de canifs et de ciseaux. On lit dans le post-
scriptum de ces réclames effilées et raiguisées: « Fac-
procureur général près la cour impériale, à qui elle
était destinée, ne contenait que des redites au sujet similé authentique » du couteau de Tropmann, avec
du portefeuille noir, enveloppé dans un foulard à la manière dont il s'en est servi.
r carreaux rouges que le condamné a prétendu et pré-
j
tend encore avoir enterré près de Cernay. Dans ce
portefeuille, on s'en souvient, se trouverait la preuve LA CORRESPONDANTE DU PRISONNIER
de l'existence de plusieurs complices dans la perpé-
tration des huit assassinats dont Tropmann avait à On lit dans le Figaro :
l
rendre compte à la justice ; les noms des complices « Savez-vous, nous demande un correspondant ano-
t
seraient, de plus, écrits sur des papiers renfermés nyme, que le 31 décembre dernier, c'est-à-dire le
dans le portefeuille- lendemain de sa condamnation, Tropmann reçut à la
La justice s'est prononcée sur ce système que Conciergerie une lettre contenant deux fleurs natu-
Tropmann a produit devant la Cour d'assises de la relles, deux pensées? »
.
Seine ; elle l'a repoussé en condamnant l'accusé. Il
n'est donc pas probable que des 'recherches soient Ce fait nous était parfaitement inconnu, mais la
ordonnées pour vérifier les allégations de Tropmann. question est étrange, car la lettre qui nous l'apporte
allégations qui paraissent n'avoir d'autre but, de sa
0

j est d'une écriture de femme.


part, que de retarder l'exécution de l'arrêt de Ja Cour
j d'assises. Où diable la poésie va-t-elle se nicher?
On annonçait que Troppmann s'était suicidé!
UNE FARCE LUGUBRE
Dix minutes après, trois ou quatre personnes ve-
naient nous apporter la fameuse nouvelle.
On lit dans le Courrier de Lyon : Comment le condamné s'était-il suicidé? S'était-il
Un certain nombre de personnes de notre ville pendu? Avait-il eu recours à quelqu'un de ces toxi-
ont reçu, à l'occasion du jour de l'an, des cartes ques foudroyants dont il connaît la préparation?
de visite imprimées sur papier Bristol, et ainsi con- Voilà ce qu'on ne pouvait nous dire.
çues ; Nous ne sougeâmes pas un instant à aller aux
^
J. B. TROPMANN renseignements. On sait très-bien que pour qu'un
condamné se suicide, étant donnée l'organisation ac-
' Château de la Roquette. — Paris.'
tuelle des prisons, il faut que les surveillants y met-
On nous a montré l'une de ces cartes. Outre la lé- tent une singulière complaisance. Vous pouvez con-
gende ci-dessus, elle contient au coin; à gauche, le stater que, dequis l'affaire de P.... — affaire dont la
petit avis suivant, que nous reproduisons textuelle- solution fut si étrange et si mystérieuse — pareil cas
ment : ne s'est plus guère présenté à Paris.
Nul ne sait mieux que vous, mon cher X..., que Les gardiens de la Roquette exercent sur le con-
«
c'est une tête innocente que je vais porter sur l'écha- damné la surveillance la plus minutieuse. La nuit,
faud. Ne craignez rien cependant: quoique je parle
la camisole de force est absolument de rigueur.
de mes complices, je ne vous dénoncerai jamais. On nous dit qu'hier encore Tropmann a vu M. l'abbé
dormir Crozes et lui a parlé avec beaucoup d'effusion. Il
« Vous pouvez donc tranquille tant qu'on a
n'aura pas retrouvé le portefeuille, — J. B. T... » de nouveau témoigné le désir d'écrire à sa mère et de
confier à son frère Edmond ses dernières volontés.
Il y a évidemment à Lyon un aimable farceur qui, Mc Bozerian lui a fait une nouvelle visite, relative-
ces jours-ci, a voulu beaucoup s'amuser coûte que ment au pourvoi.
coûte. On sait que les défenseurs de Tropmann fondent
sur ce fait leur principal moyen de cassation: l'inter-
prète aurait été cité comme témoin; cette double
UN PRÉCÉDENT AU DRAME DE PANTIN
qualification lui aurait été donnée et maintenue dans
tous les actes de la procédure.
Tout inouï que puisse être le crime de Troppmann, a Baht bah! disait le condamné, qu'on en finisse
il n'est pas sans précédents fameux, dit le même vite, puisqu'ils ne veulent pas chercher le porte-
journal. feuille. »
En 1863, le nommé Karl Maasch a été exécuté à A propos de ce portefeuille, nous ne croyons pas
Francfort-sur-l'Oder; il avait assassiné treize person- que personne ait fait à Tropmann cette simple ques-
nes dans l'espace de deux années. Une fois il avait pé- tion :
w
nétré la nuit dans un moulin isolé, où il tua d'un coup a:
Etiez-vous seul quand vous avez enterré ce por-
de hache le garçon meunier qui veillait à la mouture ; tefeuille? Vos complices ne peuvent-ils savoir où vous
puis Maasch pénétra dans la chambre à coucher; le l'avez caché? ?»
meunier et sa femme, couchés dans le même lit avaient Ce raisonnement sous-entendu doit être, du reste,
le crâne enfoncé par des coups de hache, avant même un de plus solides.arguments de .l'accusation contre
qu'ils pussent se réveiller. Deux enfants, couchés dans la probabilité de l'existence des complices. r
un lit d'une autre chambre, un garçon meunier et une
servante couchés dans un lit d'une autre chambre où à
des étages différents, eurent le même sort. L'autoj»sie
constata que toutes les victimes avaient été tuées pen-
L'APPROCHE DE L'EXPIATION ÉPOUVANTE LE CONDAMNÉ f
M
dant leur sommeil; toutes avaient le crâne enfoncé à La terreur que Tropmann éprouve à l'approche
coup de hache. Une seule personne, la jeune servante du terrible dénoûment, se manifeste par la préoc.
fut épargnée: elle ne se' réveilla même pas. ' cupation qu'il a de savoir comment sont morts les
Ce qu'il y a de curieux, c'est que Maasch, qui grands criminels.
n avait pas quitté le pays, ne fut pas découvert im-
médiatement. Avant d'être pris, il commit
encore
plusieurs assassinats, entre autres celui d'une vieille
Tropmann a toujours eu le fol amour de la famo-
sité. ^
Voici, sur ce point, des détails que donne la Cloche:
mendiante couchée dans un four isolé; tout le butin Il a lu certains procès célèbres et récents. m
se composait de quelques liards qu'elle avait ramassés C'est ainsi, du reste, qu'il est arrivé à parler de
dans la journée. de Lemaire, de-la" Pommerais et de Pierre Momble,
Arrêté plus tard pour un crime de moindre impor- dont il occupe la cellule. -t
tance, on parvint peu à peu à constituer son dossier Pierre Momble ne semble pas l'intéresser énormé-
et à le convaincre de ses treize assassinats. ment; il a cependant dit, en regardant les murs de
cette cellule vraiment funèbre- : t
} « Si les murs p'arlaient, ils nous en apprendraient
- LE SUICIDE DE TROPMANN de drôles... tout de même! f

Il y a eu grande alerte samedi, « Momble s'est promené ici ; Momble, ici, a eu la


non pas à la Ro- camisole de force, peut-être celle-là; Momble a vécu
quette, mais au palais, en pleine parlotte. ici jusqu'à ce que.... jusqu'à la fin!
»
fit-il en sou-
riant. Et comme il s'aperçut de la contrariété que La foule a écouté cet arrêt avec le calme, le re-
réflexions causaient à ses surveillants cueillement le plus complet.
ses :
Aimez-vous mieux que je sois triste? demanda- Il est quatre heures et demie : les curieux se re-
«
t-il. Bah ! il faut se faire à tout. Dites-moi seulement tirent lentement. Il court comme un friss.on glacial
si M omble est mort avec courage. Vous l'avez vu, au milieu de la foule, qui parle tout bas du. jour
que vous disait-il?
prochain de l'expiation.

Il y a dans Paris, à quelques pas de l'une des


artères les plus fréquentées, un sombre monument,
auprès duquel vous avez passé vingt fois peut-être,
sans vous douter de l'étrange mystère qu'il recèle
derrière ses murs silencieux.
LE POURVOI DE TROPMANN Lorsque, du boulevard du Prince-Eugène, vous
prenez la rue de la Roquette, vous arrivez à une
petite place, où de droite et de gauche se trouvent
les deux- prisons.
LES BOIS DE JUSTICE Traversez cette place, et après en avoir franchi les
limites, prenons à gauche la rue de la.Folie-Ré-
La Cour a examiné un à un les moyens de cassa - gnault.
C'est. dans cette rue, et vers le milieu/ entre le
tion invoqués par l'avocat de Troppmann, Me Boze -
rian, contre l'arrêt de mort de la Cour d'assises de passage de la Folie-Régnault et l'impasse Launay,
la Seine. que se détache, séparée de toute autre habitation, une
C'est toujours de cette façon que l'examen se fait. maison sans numéro, de construction bizarre, à l'as-
"

Quelquefois même quand un moyen se subdivise, pect triste et désolé.


c'est-à-dire qu'il fait naître plusieurs arguments dis- Quatre murailles auxquelles l'action du vent et de
tincts" on suit cette subdivision et on examine aussi la pluie a imprimé une sorte de pâleur livide, un
toit rouge bâti en ogive et quelque peu dégradé, un
ces arguments un à un. grand uvale ouvrant sur la rue, comme un œil béant
Les moyens invoqués par Me Bozerian étaient au
nombre de quatre. et fixe, qui se; détache dans le haut et sous l'auvent
Il y avait motif à cassation, d'après sa thèse, de la toiture.
C'est tout....
parce que :
1° L'interprète, appelé à traduire les dépositions
des témoins avait été lui-même appelé comme té- Regardez, vous ne verrez personne.
moin. et laissé parmi ceux-ci jusqu'au moment de Écoutez, vous n'entendrez rien 1

leur audition ; Partout,, à droite et à gauche, des terrains vagues,


2°'Le procès-verbal de l'audience, rédige"paE le si ce n'est quelques chantiers de pierres tumulàires.
greffier, portait cette mention : A deux pas, un cabaret ; .derrière, dtfs garnis d'ou-
«
Tous les témoins sus-nommés ont été entendus vriers ; plus foin, sur les hauteur's, les mélèzes et les
sous la foi du serment. » cyprès de la vaste nécropole du Père-Lachaise.
. „
Or, parmi les témoins ainsi désignés figurait le Inutile d'interroger, on ne vous répondrait pas.
jeune Fromentin, enfânt de quatorze ans, dont la dé^ Les [habitants du cartier n'ignorent, cependant
position n'avait été entendue qu'à titre de renseigne- pas la mystérieuse destination de ce sinistre monu-
ment; ment.
.
3° M', le procureur général Grandperret, qui oc-
cupait le si.ége ministère public et a pris la parole Sur un des. côtés de ce bâtiment est pratiquée une
dans les débats, n'avait plus qualité pour présenter porte a.claire-.voie donnant accès dois une cour peu
le réquisitoire par la raison qu'il avait recueilli les spacieuse e.fc qui contourne la construction,

'..,
?

.,!Lyeut de l'accusé et aurait dès lors fait fonction, de Après avoir .Iranchi cette première porte, et tout
magistrat instructeur; de suite à gauche, s'en trouve une seconde, basse et
4" Un paquet de pièces à conviction,, apporté à d'un seul battant, qui permet de pénétrer dans l'in-
l'audience, n'aurait pas été donné au juge d'instruc- térieur de là maison..
tion., Ces 'Pièces; qui n'appartenaient pas à l'instruc- Il faut prendre certaines précautions pour y entrer,
'
tion, ne devaient pas servir aux débats. car l'ameublement en est si complexe, qué c'est >

%
. peine s'il reste la place nécessaire pour s'y mou-
M. le conseiller Saillard, chargé 'du rapport de voir. :
l'affaire, a constamment "conclu au rejet de chacun.
de ces moyens.,•
M, l'avocat général Connelly a conclu dans le
serie...
A droite en entrant se trouve un établi de memÜ-

A gauche, une meule d'une dimension formidable,


i

même sens. ^ et derrière cette meule, dans une excavation prati-


La Cour a rejeté le pourvoi de Tropmann. quée dans le mur, des couperets de formes bi-
0La nuit venait zarres.
quand M. le président Legagneur a Puis, en face, deux voitures d'une forme massive
prononcé les dernières phrases de l'arrêt de la Cour et toute particulière, quand plus loin, au contraire,
longuement motivé.
une troisième se distingue par son élégance.
Dans cette construction lugubre, on peut remar- Certains historiens assurent que Guillotin aurait
quer enfin : laplate-forme, la fatale planchette et, été victime de cet instrument, mais ce fait n'est pas
entre les deux bras rouges qui se dressent immobiles, plus exact que le premier.
le triangle d'acier qui semble timidement renvoyer de Guillotin, sorti de prison sous la Terreur, se con-
sinistres éclairs à la. lueur fauve d'une lampe; puis, sacra entièrement à l'exercice de sa profession, et
sur le côté droit de la bascule, le panier destiné à re- mourut le 2 6 mai 1814, sans avoir reparu sur la scène
cevoir le corps et la tête du patient. politique. Le nouveau Code pénal, adopté le 21 sep-
Tous ces bois, tous ces matériaux sont peints uni- tembre 1791, établit le principe de la décollation,
formément en rouge foncé. sans s'expliquer sur le mode d'exécution.
Cependant il fallait promptement arriver à une
Cette habitation sert de remise à l'instrument du décision.
supplice! On touchait à une époque où le besoin allait s'en
..
C'est là, c'est dans cette maison qu'on serre et faire effroyablement sentir.
qu'on entretient les bois de justice, pour la garde L'Assemblée législative, qui avait succédé à la
et l'entretien desquels l'Etat alloue à l'exécu- Constituante, demanda à M. Antoine Louis, secré-
teur des hautes œuvres la somme de 5000 francs taire perpétuel de l'Académie de chirurgie, son avis
par an. motivé sur le mode de décollation.
Et puisque nous sommes sur ce sujet, complétons Ce savant déclara que les instruments tranchants
notre travail par des renseignements curieux, qui n'ont que peu ou point d'effet lorsqu'ils frappent per-
"
modifieront certaines croyances populaires sur l'ap- pendiculairement, et il rappela 'à cette occasion la
plication de la décapitation en France et sur l'inven- décapitation de Lally-Tollendal, qu'on avait dû ache-
teur de la guillotine, bien à tort attribuée au docteur ver par trois ou quatre coups de sabre.
Guillotin. Restait à confectionner l'instrument à couperet
Dans l'ancienne législation française, dit l' Ency- oblique.
clopédie moderne, le supplice de la décapitation était Rœderer, autorisé du ministre des finances, de-
réservé anx nobles ou aux principales familles de la manda à Guidou, charpentier des domaines et qui
bourgeoisie. était fournisseur des bois de justice, un devis de frais
Les autres condamnés à mort subissaient le sup- de construction.
plice de la corde, de la roue, etc., etc.... Sur ces entrefaites, un mécanicien allemand, fac-
La Révolution, qui, dès les premières séances de teur de clavecins, nommé Schmidt, alla trouver
l'Assemblée constituante, proclama l'égalité devant la M. Louis, qui l'adressa au ministre Rolland (24
loi, ne pouvait laisser subsister cet état de choses. mars 1792); c chmidt ne demandait que 950 francs!
Guillotin, médecin et député de Paris, fit, dans la mais ses prétentions parurent encore trop élevées,
séance du 10 octobre 1 l-,89, une série de propositions « attendu que la valeur réelle de la machine en ques-
sur la nature et l'effet légal des peines en matière tion n'excédait pas 39 livres, y compris le sac en cuir
criminelle. destiné à recevoir la tête. »
La seconde de ces propositions, relative à l'appli- On jugea que 500 livres étaient une rémunération
cation de la peine capitale, portait qu'à l'avenir tout satisfaisante, d'autant plus qu'il fallait livrer quatre-
condamné à mort aurait la tête tranchée, et que la vingt-trois de ces instruments à raison d'un par dé-
décapitation aurait lieu par l'effet d'un simple méca- partement.
nisme. Schmidt souscrivit à ces conditions et, en sa qua-
Un débat s'ouvrit à ce sujet le 1er décembre sui- lité d'inventeur, on lui donna la préférence.
vaut.
Guillotin y prit une part fort active et, tout plein Des expériences publiques eurent lieu à Bicêtre,
de son sujet, irrité d'ailleurs par quelque objections, le 10 avril 1792, sur trois cadavres, et le résultat de
il se laissa entraîner jusqu'à s'écrier, après avoir cette expérience fut si satisfaisant que l'on donna
exposé les inconvénients attachés au supplice ordi- l'ordre d'exécuter, par ce procédé, Pelletier, qui était
naire de la pendaison: depuis trois mois sous le coup d'une sentence de
«
Eh bien! moi, avec ma machine, je vous fais mort.
sauter la tête en un clin d'œil, sans que vous ayez le Mais quelques jours après (27 juillet) un gonfle-
temps de vous en apercevoir. » ment des coulisses en bois dans lesquelles devait
Un immense éclat de rire accueillit ces paroles, et glisser le couperet, ayant empêché sa chute réguliè-
la proposition de Guillotin fut ajournée jusqu'à la re, elles furent garnies en métal.
discussion du Code pénal. C'est depuis ce perfectionnement que l'usage de
cet instrument de supplice devint général en France,
Depuis lors Guillotin se tint à l'écart, ne proposa sous les différents noms de Louison, Louisette et Guil-
aucun modèle et resta étranger à la construction de lotine.
l'instrument qui fut adopté plusieurs années après.
A cette occasion, Lepelletier, rédacteur en chef Voici comment P. Labat nous dépeint cet instru-
des Actes des Apôtres, inséra dans sa feuille quelques ment de mort :
vers épigrammatiques « sur l'inimitable machine du et
C'est un châssis de quatre à cinq pieds de hau-
médecin Guillotin, propre à couper la tête, et dite de teur, d'environ quinze pouces de largeur dans l'œu-
il est composé de deux montants d'environ trois
son nom Guillotine. » vre ;
.
De là l'erreur qui s'est propagée jusqu'à nous. pouces en carré, avec des rainures en dedans pour
donner passage. Les deux montants sont joints l'un à Tropmann. C'est en qualité de témoin que Blind fut
l'autre par trois traverses à tenons et à mortaises, appelé à l'audience du 28 décembre, et qu'il fut con-
une à chaque extrémité et une encore à quinze pou- duit avec les autres témoins dans la chambre à eux
ces au-dessus de celle qui forme le châssis. destinée. C'est seulement après l'accomplissement de
«
C'est sur cette traverse que le patient pose son ces formalités que le président le désigna comme in-
cou quand il y arrive par l'effet de la planche à bas- terprète.
cule. Au-dessus de cette traverse est la traverse mo- Le président ne pouvait, en vertu de son pouvoir
bile, en coulisse, qui se meut dans la rainure des discrétionnaire, dépouiller la personne de Blind de sa
montants. La partie inférieure est garnie d'un large qualité de témoin; et du moment où cette qualité lui
couperet de 9 à 10 pouces de longueur et 6 pouces était définitivement imprimée par suite de son in-
de largeur, bien tranchant et bien aiguisé. scription sur la liste notifiée à l'accusé, sous aucun
«
La partie supérieure est chargée d'un poids de prétexte Blind ne pouvait plus être choisi pour inter-
plomb, de soixante à quatre-vingts livres. On lève prète. !

cette traverse meurtrière jusqu'à un pouce ou deux Dans tous les cas, Blind aurait dû prêter le ser-
près de la traverse d'en haut, à laquelle on l'attache ment de témoin, conformément à la formule de l'ar-
avec une petite corde qu'on fixe à une poulie. Puis ticle 317, et non le serment d'interprète. J
l'exécuteur n'a qu'à presser un ressort pratiqué au
montant gauche, et la coulisse, tombant à-plomb sur Le second moyen se basait sur ce qu'un procès-
le cou du patient, le lui coupe net. » verbal dressé par le procureur impérial à la date du
13 novembre, joint au dossier, comme acte d'instruc-
Tel est l'instrument qui est appelé à fonctionner tion, a été mis sous les yeux dujury au cours de ses
sous peu de jours. délibérations, sans qu'aucune ordonnance du prési-
La maison où est remisée cette affreuse machine dent des assises eût maintenu la jonction de ce pro-
nous vous l'avons fait connaître ; nous l'avons mon- cès-verbal au dossier, à titre de simple renseigne-
trée telle qu'elle est, c'est-à-dire triste et abandon- ment.
née, lugubre et froide dans ses abords. M. l'avocat général Conelly a combattu le pourvoi,
Mais encore quelques jours et chaque soir, jus La cour, après une heure de délibération, a rendu
qu'au fatal dénoûment, la population avide d'assis- un arrêt longuement motivé qui repousse chacun des
ter au lugubre spectacle d'une exécution capitale, s'y quatre moyens invoqués et qui rejette le pourvoi de
donnera rendez-vous. Jean-Baptiste Tropmann.
Le public, curieux et insatiable d'émotions, con
naît certaines particularités auxquelles nous avons- Au Mémoire présenté par Ma Bozérian, se trou-'
été initiés; ainsi il sait fort bien que si, à dix heures vaient annexées les deux lettres suivantes :
du soir, il n'apparaît pas à l'ovale de la maison
\
rouge une faible clarté, c'est que l'exécution n'aura
pas lieu le lendemain, et il se retire pour revenir le
jour suivant. Monsieur le procureur général de la Cour de
cassation.
Le pourvoi de Tropmann vient d'être rejeté par la
Cour de cassation, le dernier acte de l'effroyable Je me suis adressé à presque toutes les autorités
drame de Pantin ne peut être ajourné.... pour qu'on fasse des recherches au sujet d'un porte-
Ce sera pour demain samedi au plus tard pour feuille que j'ai indiqué et qui dévoilera le nom de
lundi! Thomas GRIMM. mes complices, je ne veux pas dire directement leurs
noms pour des motifs très-sérieux ; mais dans ce
portefeuille on trouvera leurs noms, ce qui fournira
les moyens à la justice de les faire arrêter. Aussi j'in-
siste, monsieur le procureur, pour qu'on fasse des
LE POURVOI DE TROPMANN
recherches, tout en espérant que vous donnerezsuite
à ma demande. f
La chambre criminelle de la Cour de cassation, J.-B. TROPPMANN.
présidée par M. Legagneur, a, ainsi que nous. l'avons Ce 5 janvi r 1870.
annoncé, consacré son audience d'hier à l'examen
du pourvoi formé par Jean-Baptiste Tropmann cen-
tre l'arrêt de la Cour d'assises, en date du 30 décem- Le 7 janvier 1870.
bre 1869, qui l'a condamné à la peine de mort.
M. Saillard, conseiller, a présenté le rapport. Monsieur le Conseiller,
lYle Bozérian, au nom du condamné, a invoqué
quatre moyens de cassation à l'appui du pourvoi. J'ai remis à mon avocat, Me Bozérian, une lettre
Nous allons résumer les deux premiers, sur lesquels destinée tout d'abord à M. le procureur général près
le défenseur paraissait le plus compter. L'un se fon- la Cour de cassation ; il est plus naturel qu'elle vous
dait sur ce que l'interprète Blind, désigné par le pré- soit remise, afin que vous en donniez connaissance à
sident des assises, à l'effet d'assister les témoins qui la Cour.
ne parleraient pas la langue française, avait été choisi Je me plains à la Cour de ce que, malgré mes de-
parmi les témoins, dont la liste avait été notifiée à mandes réitérées, la Cour d'assises n'a pas voulv. or-
donner un supplément d'instruction pour rechercher Pendant plus de quarante ans les condamnés a
de Paris ont à la dernière heure, les ex-
mes complices qui existent bien réellement. mort reçu,
Recevez, monsieur le conseiller, mes salutations. hortations du vénérable abbé Montès.
: J.-B. TROPPMANN.
Le dernier condamné qu'il accompagna à l'écha-
faud fut l'empoisonneur Aymé, qui subit la suprême
expiation le 1er mai 1860.
Après l'exécution du condamné, le corps sera M. l'abbé Montès, vieux, malade, se retira après
rendu à la famille, qui l'a réclamé.
ce dernier devoir rempli.
Il a publié des Souvenirs qui offrent aux lecteurs
d'émouvants tableaux des derniers moments des con-
damnés,
Alors que la Religion seule a des consolations à
leur offrir.
L'AUMONIER DES CONDAMNÉS A MORT

De janvier 1851 à juillet 1860, ce fut M. l'abbé


Il est, à l'heure actuelle, un homme dont le minis- Hagon qui exerça les dures fonctions d'aumônier des
tère est grave, dont les préoccupations sont inces- condamnés.
santes. Il remplit, pour la dernière fois, son émouvant
Il s'oublie absolument pour ne songer qu'au mal- ministère, auprès du condamné Millard.
heureux qui n'a que lui pour consolateur. L'aumônier actuel, M. l'abbé Croze, a débuté dans
L'être auquel il donne son temps, ses' soins, ses son ministère en assistant le nommé Bourgeois, le
7veilles, est exécré de tous. 19 mars 1861.
Le monde n'a pas de clémence pour certains cou-
pables. L'abbé pénètre à cinq heures du matin dans la
La société n'a pas de pitié pour certains crimes. prison de la Roquette, le jour de l'exécution.
Celui dont je parle n'écoute pas les bruits du Il y est avant que le prisonnier soit éveillé.
monde. Car il arrive souvent que le condamné, accablé
Il n'est pas influencé parles aversions sociales. parla prostration, dort d'un sommeil profond quand
Il parle au nom du Dieu qui a prêché la charité on vient le réveiller.
absolue. Dans la saison actuelle, le réveil se fait de quatre
Il se nomme l'abbé Croze. à cinq heures du matin.
C'est le confesseur des condamnés à mort.
Les autres détenus ignorent absolument qu'il doit
L'abbé Croze est un homme qui a l'air d'avoir se faire une exécution sur la place, en face de la
passé la soixantaine. prison.
Ses cheveux sont gris. Ils ne pourraient s'en douter que par la lumière
Ses yeux ont des regards à la fois doux et vifs. des lampes qui projettent leurs clartés sur le chemin
Sa bouche est très-petite. de la chapelle.
Son sourire est fin, mais rare. On dirait que le Mais ils sont logés de façon à ne pouvoir voir, de
terrible ministère exercé par le prêtre depuis 1860 a leurs cellules, ce qui se passe dans la maison de dé-
enlevé toute gaieté à sa physionomie. tention.

L'abbé Croze a. été tout d'abord dans la Nouvelle- Quand on réveille le condamné de si grand matin,
Calédonie à l'état de missionnaire. il devine généralement le sort qui l'attend.
Il est demeuré un certain nombre d'années à la La veille encore il pouvait avoir quelque confiance
prison des jeunes détenus, qui est en face de la Ro- dans le résultat de son pourvoi en grâce.
quette. En voyant le gardien, le directeur, le prêtre en-
Saisissante antithèse. trer dans la cellule avant le jour, la vérité lui appa-
A droite le lieu où sont enfermés les enfants à raît.
leur premier délit.... Il se lève.
A gauche le lieu d'où sortent les plus grands cou- Il s'habille.
pables pour subir la plus terrible des pénalités. Il s'apprête à suivre ceux qui lui annoncent qu'il
n'a plus rien à attendre sur la terre.
A la prison des jeunes détenus, l'abbé Croze était
adoré des captifs. C'est alors que la mission de l'abbé Croze com-
Il se chargeait de leurs commissions pour l'exté- mence.
rieur. Il a vu souvent le condamné durant sa captivité.
Il tenait note de leurs réclamations. Ce n'est pas un étranger.
On l'appelait l'Abbé aux petits papiers, en raison Ce n'est pas seulement un prêtre.
des cent et une notes dont ses poches étaient tou- C'est un ami, l'ami des plus mauvais jours qui
jours garnies. puissent survenir à un homme en ce monde.
Il n'a pas peu contribué à rendre à des sentiments Le prêtre parle, il montre une autre vie où le re-
meilleurs la plupart de ces enfants égarés par de pentir a son éloquence, où l'âme égarée peut re-
mauvaises fréquentations. trouver une céleste réhabilitation.
Il ne parle pas seulement,
Il ne prêche pas,
Il ne cherche pâS les grandes phrases étayant les LE RECOURS EN GRACE.
grands sentiments,
Il pleure avec cet homme qui pleure ou qui re- La scène se passe à la Roquette.
tient ses larmes. Un homme, dont le visage jeune et presque im-
Il faut bien compter que les devoirs religieux du- berbe encore est déjà sillonné cependant par des
rent près d'une heure. rides précoces, est assis sur le lit de fer des prison-
Souvent on dit dans la chapelle de la prison une niers.
messe basse. C'est lui.... Cet. homme, c'est Tropmann.
Messe terrible où on ne voit qu'un unique assis- Au moindre bruit du dehors il a tressailli, guet-
tant. tant l'écho des pas qui résonnent dans le corridor.
Dernier et souvent seul acte pieux de celui qui va Soudain il a sursauté violemment, car la porte de
mourir. la cellule s'est ouverte.
Déjà ses yeux regardent avec une fixité stupéfiante Cette fois, c'était bien la solution attendue avec
les vierges dans leurs cadres, les saints sur leur socle tant d'angoisses.
de pierre.
Tropmann, dit le directeur de la prison, votre
II:
Puis vient la Toilette. pourvoi est rejeté. »
Un aide de l'exécuteur enlève le col de la che- Le criminel pâlit horriblement.
mise, Tropmann, il vous reste encore une suprême
c
Et coupe les cheveux qui se trouvent à la nu* espérance : le recours en grâce.... Désirez-vous
que. adresser une supplique à l'Empereur? »
Le fer du ciseau 'fait tressaillir le condamné. Il fit signe que oui de la têie, car ses lèvres mur-
La toilette dure à peine un quart d'heure. muraient seulement, tant l'émotion .était poignante,
quelques sons inarticulés.
Il est six heures et quart. Alors on desserra les liens qui le tenaient étroite-
La toilette est achevée. ment captif dans la camisole de force.
Il reste à faire les adieux. On lui tendit une plume. Sa main en la prenant
A ce moment suprême le cœur le plus endurci a tremblait si fort qu'il ne pouvait pas même signer
des symptômes d'attendrissement.
son nom. Une sorte de frisson convulsif secouait tout
Le condamné remercie les gardiens, les employés, son corps sous le vêtement de grosse toile grise....
le directeur de la prison. Décidément ce malheureux est lâche !

Puis on lui demande s'il veut prendre quelque Il parvint cependant à maîtriser un instant son
aliment, du vin, de l'eau.de-vie, du café. émotion, traça son nom en caractères vacillants et
On lui donne ce qu'il désire. irréguliers sur le papier qu'on lui avait présenté.
Et quand il a achevé son dernier repas, la nature Puis il tomba dans une profonde rêverie.
elle-même semble indiquer l'heure de sa fin.
Il fait jour. A quoi songeait-il ?
On ne tarda pas à le savoir, car Tropmann,
Alors l'exécuteur prend un bras du condamné. adressant la parole à un de ses gardiens :
Mais l'abbé Croze prend l'autre bras.
« J'ai lu
autrefois un livre qui. m'a terriblement
Et ce n'est pas un vain soutien que celui-là. impressionné.
L'abbé parle au patient, il l'exhorte, il lui Quel livre?
apprend la sainte prière que sa mémoire a ou- —
Cela s'appelait le Dernier Jour d'un condamné,
bliée. —
par Victor Hugo.
Il arrive avec lui jusqu'au pied de l'échafaud, et Ah !
là, pâle comme le condamné, sublime de stoïcisme —

Qui m'eût dit alors que moi-même je se-
et de charité, il ne se contente plus d'admonester, rais.... »
de consoler le malheureux,
Il l'embrasse comme un frère.... A ce moment une sorte de hoquet lui coupa la
Quand on a démonté la guillotine, parole.
Quand le grand exemple est donné, Et après une pause :
Quand la suprême expiation a effrayé les specta- M'y voici à tour.... Il avait dans ce
c mon y
teurs, livre un passage qui m'avait particulièrement frap-
Un homme est rentré chez lui. pé.... C'est celui où le condamné, qui n'a plus
Il est livide, défait, malade. moi le grâce pour espoir de
comme que recours en
Il s'abandonne, sans témoins, à la faiblesse de sa salut, songe à l'échafaud avec un accès de ter-
nature. reur. »
Il tombe à genoux et intercède pour une âme au-
près du Grand Juge, Et Tropmann se mit, par à peu près bien
C'est l'abbé Croze, qui vient d'accomplir sa mis- entendu, à rappeler cette admirable page du mai-
sion. tre :
Timothée TRIMM. condamne/
« J'ai entrevu la guillotine une fois. Un
levait être exécuté le jour même et l'on bâtissait la Mais revenons au château....
machine. Comme je l'ai dit, le chef de l'Etat, pensif et as-
« A côté de la, voiture, il y avait une femme qui sombri, a parcouru les premières pages du dossier.
lisait à un enfant : Puis il s'est arrêté, comme oppressé par cette lec-
c — Tiens, regarde.... Le couteau coule mal.... ture effroyable. Il faut cependant bien qu'il aille jus-
Ils vont graisser la rainure avec de la chan qu'au bout; car il s'agit d'une dés prérogatives à la
ielle - fois les plus belles et les plus solennelles de la cou-
ronne.
cc
0 ma grâce !.... ma grâce !.... On me fera peut-
^tre grâce. Le roi ne m'en veut pas. Qu'on aille cher- Dans un intéressant article qu'il publiait, tout
cher mon avocat! Vite l'avocat! dernièrement dans la Revue des Deux-Mondes,
CI.
Je veux bien des galères : cinq ans de galères et M. Maxime Ducamp, que j'ai déjà eu l'occasion de
lue tout soit dit, — ou vingt ans, — ou à perpétuité, citer ici même, racontait de fort curieuses parlicula-

mais grâce de la vie 1 rités sur l'exercice de ce droit de grâce et sur la
i; « Un iorçat! cela marche encore!.... cela va et - façon dont il fut pratiqué sous le règne précédent.
nent.,.. cela voit le soleil.... » Le roi paraphait chaque pièce, chaque feuillet,
pour bien prouver qu'il en avait pris connaissance ;
Quand Tropmann eut achevé, sa tête retomba sur puis il donnait toujours par une phrase concise le
sa poitrine.... Il se laissa affaisser sur son matelas résumé de son opinion et le motif qui lui faisait re-
et se tourna du côté de la muraille, ce qui est sa fuser la grâce sollicitée.
façon de dérober aux regards la vue de ses impres- Parfois même, dans les rapports qui lui étaient
sions, quand il se sent tout à fait en proie à une dé- présentés, il découvrait des raisons d'indulgence, des
faillance morale. prétextes peut-être, il les faisait valoir en note et le
Jusqu'au soir, il ne proféra plus une seule pa- plus souvent, dans ce cas-là, il commuait la peine.
role, et quand la nuit fut arrivée, il ne sortit
"DIUS de sa poitrine que quelques grondements Il ne signait jamais que de ses initiales. Une seule
sac-
cadés, attestant combien son insomnie était agi- fois il s'est départi de ses habitudes, comme pour
ée mieux affirmer qu'il ne voulait, à aucun prix, avoir
pitié d'un criminel si profondement endurci.
Transportons-nous cependant sur un autre point De sa grosse et forte écriture, sur le rapport con-
le la capitale. cernant Lacenaire, il avait écrit Louis-Philippe en
La prison a fait place au palais. toutes lettres.
La-bas, à travers les grilles de la rue de Rivoli,
m aperçoit, à deux pas des fenêtres du château Si j'évoque ici ce souvenir, c'est que Lacenaire
les Tuileries, .une lumière qui scintille dans l'om- fut, lui aussi, un de ces criminels qui font reculer la
)re. clémence, après avoir déshonoré l'humanité!
Ces fenêtres, donnant sur le jardin, sont celles du
abinet de l'Empereur. .Voyez, en effet!...
Essayons discrètement de voir à travers le rideau Jje penseur solitaire, que nous avons laissé dans
st observons son cabinet des Tuileries, après avoir achevé de lire
les pièces sinistres de ce drame sanglant, s'est levé
Le souverain paraît plongé dans une méditation et marche silencieusement.
Profonde. C'est que, croyez-moi, c'est une effrayante chose
Devant lui, un volumineux dossier dont il a com- que de sentir qu'on tient là, dans sa main, une vie
aencé à parcourir les premiers feuillets. humaine qu'on peut ou briser ou prolonger à son gré.
Ce dossier, c'est celui de l'épouvantable affaire
ui, depuis trois mois, tient la France haletante sous La plume est là,...
'étreinte de l'indignation et de la douleur. Un mot, un seul, tracé en haut de ce papier, et
une existence qui, à l'heure actuelle, est encore pleine
Il a parcouru un long chemin avant d'arriver là. de vie et de.santé, tombera foudroyée dès que les pre-
Toutes- les pièces ont été envoyées au conseil d'atl- mières lueurs de l'aube auront paru.
ministration du ministère de la justice, où on a fait, Un mot aussi et la même créature sera sauvée.
n quelque sorte, une .révision du procès à la suite Responsabilité suprême 1

e laquelle on a rédigé un rapport qui, sur preuves


iscutées, conduit à la commutation ou à l'exécu- Hier encore l'Empereur a eu à exercer son droit
Lon. • ' * de grâce. Il s'agissait ie Potard, condamné à mort '
Ce rapport va au ministre, qui l'accepfe ou le ré- au mois de novembre dernier par la Cour d'assises de
udie, et fait parvenir le tout à l'Empereur. Versailles.
Si, au bas du raport, le souverain se contente de Cet homme, l'amour l'a rendu criminel.
igner, ce sera pour le condamné la mort immi- Dans un moment d'exaspération, il a tué sa nièce,
ente. qu'il adorait.
Sinon il faudra qu'il écrive lui-même en quelle Ce n' est pas, après tout, un monstre de férocité
eine il entend que soit commué le dernier châti- comme Tropmann. Depuis. sa condamnation, Potard
ment encouru par le condamné. se montre repentant; il est calme, il a intéressé à
sort le directeur et l'aumônier de la prison de aller, non sans manifester tout haut leur mécon-
son
Versailles. tentement.
L'Empereur, après un examen approfondi du dos- N'est-ce pas hideux? (La Liberté.)
sier, a commué la peine de Potard en celle des tra-
vaux forcés à perpétuité.
Quand on lui a annoncé cette bonne nouvelle, il
a pleuré de joie.... EXTRAIT DU GAULOIS
Mais pour Tropmann la pitié est-elle possible ?
Non. Hier à une heure, on a moulé la main de Trop-
mann. C'est le mouleur de la rue de l'École- de-
Plus d'incertitude donc !... Médecine qui a été conduit à la Roquette pour cette
Le chef de l'État, sans pouvoir pourtant se défen- mission délicate.
dre d'une émotion profonde, appose son paraphe sur On sait que la main est la partie la plus intéres-
le dossier....
sante de la physionomie du condamné; c'est une
Il ne reste plus qu'à prévenir monsieur de Paris. main fantastique, une main fabuleuse, dont l'image
La société sera vengée.
exacte mérite d'être transmise aux générations fu-
tures.
Et pendant ce temps-là Tropmann, dans sa pri-
son, comptant les heures qui sonnent, suppute les L'exécution reste fixée à mardi. Le dossier de
minutes qui lui restent. Entrevoyant dans un rouge l'affaire n'a été renvoyé que vendredi dans l'après-
brouillard l'expiation impitoyable, Tropmann con- midi de la Cour de cassation chez le garde des
tinue à espérer encore....
Car l'espérance est la compagne qui n'abandonne sceaux. Le ministre de la justice a remis ce dossier
à un conseiller et à son chef de cabinet ; puis il
l'homme qu'au seuil même de la mort!...
présentera un rapport à l'approbation de l'empereur,
Thomas GRIMM. Sous Louis-Philippe, le dossier était remis au roi
qui l'étudiait et annotait ou paraphait chaque feuillet.
Aujourd'hui l'affaire est résumée dans un rapport
à l'Empereur, où sont relatées les décisions du jury
On croyait que l'exécution de Tropmann aurait et de la Cour, avec la proposition faite per le minis-
lieu ce matin samedi. tre de donner cours à la justice.
Aussi, dès hier soir dix heures, la place de la Ro- -A la fin, il y a un approuvé, au bas duquel l'Em-
quette était-elle envahie par la foule.
Pendant toute la nuit, les curieux sont restés à pereur appose un N., quand il n'entend pas user de
attendre et ne se sont retirés qu'au jour. son droit de grâce.
On sait cependant que l'échafaud est dressé à par-
Une exécution ne peut avoir lieu le dimanche, à
tir de onze heures du soir sur la place de la Ro-
quette. (Le Petit Journal.) cause de la solennité religieuse ; il n'y a pas d'exem-
ple qu'il. s'en soit fait le lundi : les ouvriers, ce
jour-là, seraient trop nombreux.
GEORSES FROISSARD.
,

A LA ROQUETTE

Hier soir, dès onze heures, des curieux en très- LE GUILLOTINÉ


*

grand nombre stationnaient déjà sur la place de la


Roquette, pensant que l'exécution de Tropmann al- Un ou deux jours encore, et l'échafaud se dres-
lait avoir lieu dans la matinée. Dans la rue de la sera, sinistre, sur la place de la Roquette. Les impa-
Folie-Régnault, voisine de la place de la Roquette, tients, depuis le rejet du pourvoi en cassation, ont
et où se trouve remisé le terrible instrument de passé la nuit autour de la prison où Troppmann at-
supplice, plus de cinq cents personnes attendaient pa- tend le moment fatal de l'expiation. Ils ont dénie 15,
tiemment l'arrivée des aides de l'exécuteur; vers par milliers, indifférents, chantonnant, visiblement
minuit et demi, voyant que le bâtiment en question contents de ce spectacle gratis que leur vaut un for-
demeurait silencieux, les groupes se dispersèrent. fait horrible.
Mais sur la place de la Roquette et aux abords de — Qu'importe cette tête qui va tomber! C'est la
la prison il y a eu du monde jusqu'à deux heures du tête d'un misérable Et puis.... la peine de la guil-
!

matin; des femmes et des enfants avaient pris pos- lotine n'est pas déjà si terrible que cela. Une demi-
session des rares bancs qui se trouvent sur cette heure d'angoisses ; le couteau tombe — et tout est
place, et s'étaient arrangés pour y passer la nuit; des fini.
individus, plus courageux, n'avaient pas craint de Tout?
s'asseoir sur le sol détrempé par la pluie. Il avait
y
bien là un millier de personnes qui riaient, criaient, Le docteur Pinel a bien voulu nous adresser, sur
chantaient et surtout appelaient Tropmann. Enfin, ce problème horrible de la mort instantanée produite
voyant qu'il ne se faisait aucun préparatif, ces spec- par la décollation, une lettre d'un intérêt énorme et
tateurs de première heure ont pris le parti de s'en qui, malgré la question toute spéciale qu'elle traite,
nous semble faite pour jeter une lumière dans l'es- Or, cette intelligence ne peut être détruite que si
prit de tous. l'organe est altéré, soit par des maladies, soit par la
folie, soit par des blessures ou lésions traumatiques.
Voici la lettre du docteur Pinel : Tant que sa partie solide (cervelle) ou sa partie
A chaque exécution capitale, le problème de la liquide (liquide cephalo-rachidien) ne sont pas atta-
mort instantanée se discute avec d'autant plus depas- quées, le cerveau est sain.
% sion que la science, divisée
sur ce suj d'un intérê Toute substance, altérant l'une ou l'autre de ces
si terrible, semble appuyer ses affirmations sur des parties, dérange les molécules organiques, ce qui
x conclusions indiscutables. cause un défaut d'harmonie dans l'exercice des far
Quelques médecins et physiologistes acceptent cultes intellectuelles.
comme vérité acquise que la mort par la guillotine Le chloroforme, l'éther, les anesthésiques, les
est instantanée ; d'autres esprits plus chercheurs met- poisons narcotiques, l'acide prussique, la strych-
&I1:;
tent en doute toutes les raisons conformes à cette ma- nine, etc., détruisent le liquide cérébral et amènent
^ nière de voir. la mort presque subitement.
&•: Pour les premiers, c'est le Mémoire de Cabanis à Le sang, en congestionnant le cerveau dans l'apo-
ifrla Constituante (an iv). — Note sur l'opinion de plexie, agit d'une manière analogue.
MM. Oelsner et Siemmering et du citoyen Suë tou- La mort la plus prompte pour la pensée reste ce-
chant le supplice de la guillotine pendant celle qui reconnaît pour cause une blessure
— qui fait acte de
i/. loi. Ceux-là oublient d'abord qu'à l'époquè où fut ou une lésion détruisant instantanément le cerveau.
K écrit ce mémoire la science médicale n'avait étudié
encore que fort légèrement les maladies du cerveau, Or, dans la décollation :
1:;: et
qu'un homme de bien— comme Cabanis— devait Il n'y a que séparation de la tête et du tronc. Le
vouloir, avant tout, rassurer les parents des victimes cerveau reste intact. Le liquide du cerveau ne peut
de nos commotions sociales. pas s'écouler ainsi que le sang des artères et des
r Mais aujourd'hui les progrès de la psychologie et veines par suite de la pression atmosphérique. Le
de la physiologie permettent et ordonnent de discuter sang recueilli vient des gros vaisseaux du cou, mais
ces théories d'un autre âge. il n'y a presque pas d'appel à la circulation intra-
Aussi ne craignons-nous pas d'affirmer que le crânienne.
genre de mort obtenu par la décapitation N'EST PAS Donc le cerveau reste sain;
SUBIT, même quand il est produit par l'engin le plus Il se nourrit, pendant quelques instants, de sang
perfectionné qui soit, tel que la guillotine. retenu par la pression de l'air.
Pourquoi vouloir que la pensée s'éloigne subite-
Deux ordres de faits à étudier. ment ?
1° Du côté du tronc, quelle est la lésion qui amène Le cerveau meurt, mais d'inanition et de refroi-
la mort, sinon la perte de sang considérable par les dissement. Il faut du temps pour que ces phéno-
" artères du cou (carotides et vertébrales), perte d'au- mènes s'accomplissent.
tant plus active que le cœur, continuant l'impulsion, La nutrition du cerveau ne s'arrête que faute de
vide tout le sang disponible? sang nouveau. C'est à ce moment que commence
La mort du tronc est donc le résultat d'une hémor- non pas la mort, mais l'inertie vitale qui reste à
rhagie. l'état d'aptitude à la vie jusqu'au moment où l'or-
Mais il faut au moins cinq minutes pour vider l'é- gane, non alimenté, obéissant aux lois de la nature,
lément sanguin : est-ce à dire qu'un corps privé de rentre dans le domaine de la mortalité.
sang est immédiatement privé de vie ?
Point. Tous les praticiens
— les accoucheurs sur- Pour l'accomplissement de ces trois périodes,
tout — savent les pertes énormes de sang que peut combien faut-il de temps?
supporter un corps sain si l'on arrive à temps pour Nous estimons que la nutrition du cerveau s'exerce
faciliter une nouvelle formation, étonnante par sa encore pendant une période de temps d'environ UNE
rapidité réparatrice. HEURE.
La mort du tronc n'est donc que passive. La vie La période, dite d'inertie, durerait deux heureg
est là; latente. Elle peut se continuer, se réveiller environ;
même — dans des conditions prévues. La mort réelle ne serait fatale qu'après ces trois
Mais comme le tronc n'a pas conscience de sa vie, heures passées sous l'influence du refroidissement
il n'a pas conscience de sa mort. Il est inerte, apteà ambiant et de l'inanition organique.
la vie, et ne meurt que faute de recevoir les éléments
qui lui fournissaient les moyens de lutter contre, la Si la tête d'un décapité ne traduit par aucun
destruction. mouvement le horreurs effroyables et indescriptibles
D'où une mort lente, mais paisible. de sa situation, c'est qu'il y a impossibilité physi-
que; c'est que tous les nerfs qui servent de trans-
2* La tête d'un décapité pense-t-elle? mission au cerveau vers le tronc sont coupés à leur
Certainement oui! origine.
Une fois séparée du tronc, en vertu de quelles Mais il reste les Derfs de l'ouïe, de l'odorat et de
raisons préconisez-vous la mort subite? la vue, une partie de la troisième paire et la qua-
Le but de la vie n'est-ce pas le cerveau, organe do trième paire tout entiêre.
la raison et de la pensée, siége de l'intelligence ? Interrogez-les savamment. Ils démontrent que cette
tête vit, pense, mais que — ne pouvant traduire sa Les mains sur le dos, s'arrêtant par instant seule-
pensée — elle attend, immobile, la mort et l'éter- ment pour jeter un coup d'œil furtif sur les travail-
nel oubli. leurs, puis laissant aussitôt retomber sa tête, il
Dr PINEL pense....
A quoi pense-t-il?
Telle est l'opinion du docteur Pinel, exprimée Songe-t-il au fort problème de cet autre monde où
nettement et avec une autorité incontestable. il va bientôt envoyer une créature vivante?
Nous avons voulu la mettre sous les yeux du pu- Les retentissements du maillet font-ils vibrer en
blic, sous les yeux de ceux qui ont voulu inventer, lui un écho de pitié et d'émotion?...
pour l'assassin de Pantin, les supplices les plus com- Ce qu'il y a de certain, c'est que pendant toute la
pliqués et les plus cruels. durée de ces préparatifs l'exécuteur reste sombre, et
Nous avons tenu à démontrer qu'il n'existe pas de que jamais on ne lui vit adresser la parole à per-
supplice plus cruel, plus terrible, que celui de la sonne.
guillotine.
Que le problème de la vie après la décollation Lorsque tout est à point seulement, le chef des
peut être regardé comme résolu ; ouvriers qui ont procédé à l'intallation vient lui chu-
Et que c'est à la société d'examiner si elle a le choter trois paroles : ?t
|
droit d'user d'aussi terribles représailles, «
Nous y sommes. i

ARNOLD MORTIER. — C'est bien, » réplique-t-il.


Et lentement, silencieusement, il monte pour la
première fois les marches de l'échafaud qu'il gra-
LA NUIT AVANT L'EXÉCUTION vira bientôt en compagnie du condamné.
Alors commence, si l'on peut ainsi s'exprimer, la
Avec une sinistre actualité, une figure se détache répétition générale de la mort.
en ce moment en rouge sur le fond noir de l'hori-
zon, cette figure, c'est celle de l'exécuteur des hau- Il s'agit — et l'on comprend toute l'importance de
tes-œuvres de Paris ! ces précautions minutieuses — il s'agit de s'assurer
Toujours vêtu de noir, comme pour porter le deuil que rien dans l'appareil ne trahira la répression su-
de ceux qu'il est obligé de frapper, le bourreau ha- prême. <

bite le quartier Saint-Martin et passe l'été à la cam- Les boulons sont-ils bien assujettis? Le couperet
pagne, tout comme un bourgeois en villégiature, glisse-t-il suffisamment dans les rainures? La bascule
adorant les fleurs, et se livrant aux travaux cham- se tient-elle mathématiquement adaptée à la lunette
pêtres avec une ardeur toute bucolique.... fatale?
A la veille d'une exécution capitale, que Paris at- Autant de questions auxquelles il faut une réponse
tend avec une fiévreuse angoisse, il m'a semblé plus certaine. i,
particulièrement intéressant de donner des détails Pour cela, il faut expérimenter ; ce que Monsieur
authentiques sur la façon dont le bourreau passe la de Paris fait avec un soin rare.
nuit qu'on pourrait appeler la Nuit de la guillotine. î>

Car un long intervalle, rendu plus long encore par Mais tout est bien.... All right? comme disent les
une telle attente, sépare le moment où l'exécuteur Anglais.
des hautes-œuvres arrive sur le lieu fatal, de l'in- Deux heures du matin sonnent avec des tintements
stant où il a enfin terminé sa terrible besogne. nasillards aux horloges d'alentour. Deux heures et !

C'est par la visite obligatoire des bois de justice l'exécution ne peut avoir lieu qu'au crépuscule. b
rendue au hangar de la rue Folie-Regnault que com- C'est-à-dire, dans la saison actuelle, pas avant six
mencent les lugubres travaux de l'homme-glaive. heures.
Il est minuit.... L'heure des romans! Tout a été Il y a là une sorte d'entr'acte qu'il faut remplir,
installé sur la vaste voiture qui rappelle les fourgons et c'est ici que se place le Souper de l'exécuteur.
des pompes funèbres.
Les aides du bourreau sont là; les charpentiers Mon Dieu, oui, le souper !
de l'échafaud aussi. Pour être l'inflexible ministre du châtiment, on
En avant ! n'en est pas moins homme, et par une froide nuit
passée sans sommeil, un moment vient où l'estomac
C'est une promenade effroyable que celle-là. revendique ses droits.
Promenade rapide, puisque quelques cents mètres C'est alors que l'exécuteur s'achemine vers une pe-
seulement séparent le hangar de la place de la Ro- tite boutique de marchand de vin qui n'est située
quette. qu'à une centaine de pas, à l'angle de la rue la plus
Mais quelle impression produit ce cortége morne, prochaine.
s'avançant dans l'ombre et le silence de la cité en- Il monte, suivi de ses deux aides, et prend place
dormie pour aller préparer l'instrument du sup- dans un cabinet qui lui est réservé de fondation pour
plice! chacune de ces funèbres agapes. ^
Cette besogne-là n'est pas celle de l'exécuteur. Ceux qui s'imagineraient que le menu y est raffiné,
Pendant tout le temps que les marteaux cognent, se tromperaient. Les aides se contentent, générale-
que les vis grincent, que les chevalets sont placés, ment d'un peu de charcuterie escortée d'un morceau
il arpente de long en large le devant de la prison. de pain et d'une bouteille de vin par homme.
Quant à l'exécuteur lui-même, il se contente d'une soires, conduire le cadavre au cimetière, solder les
,asse de lait (toujours l'idylle 1) dans laquelle il charpentiers; de plus, il a un traitement annuel
trempe des brioches. de 4000 fr.; ses deux aides sont payés 1500 francs
Quelquefois, pas toujours, il verse dans son lait chacun. »
un verre de kirsch ou d'eau-de-vie.

De qui parle-t-on en mangeant ?


Si l'exécuteur est seul avec ses auxiliaires, la con- LES DERNIÈRES HEURES DU CONDAMNÉ A MORT
versation n'est guère bruyante. Quelques recomman-
dations professionnelles d'abord; puis, comme pour Encore une nuit et sans doute Tropmann aura
se soustraire à ces images peu réconfortantes, des subi la peine due à ses exécrables forfaits.
généralités sur le temps, sur bs événements du mo- Nous n'avons plus qu'à montrer Tropmann mon-
ment, voir même sur la politique. tant les marches de l'échafaud sinistre qui va se
Mais parfois il y a des invités !... dresser devant la porte de sa prison.
Quelquefois des écrivains, curieux d'observer de Et l'instant approche, et l'agonie la plus affreuse,
plus près, des artistes amis du lugubre, obtiennent les frissons, la terreur se sont emparés de cet hom-
la permission de pénétrer dans le cabinet mysté- me....
rieux. Il voit approcher avec effroi la nuit du tombeau.
Sa tête retombe sur ses épaules, comme si elle sen-
Mais le jour point.... Les autorités attendues arri- tait qu'elle ne tient qu'à peine, et que bientôt elle va
vent.... jaillir sanglante aux yeux d'une foule qui ne doit
La porte de la prison s'ouvre.... avoir aucune pitié pour ce criminel endurci.
: La toilette va commencer.... Toutes les souffrances qu'il a fait subir à ses vic-
Le prologue est achevé.... times, il les éprouve bien plus fortes et bien plus
(THOMAS GRIMM.) terribles.
Aucune douleur n'est comparable, en effet, à l'hor-
rible sensation qui précède l'exécution.

Chez le criminel à qui l'on vient dire : «Il est cinq


Le portrait de l'exécuteur en chef actuel des hau- heures, à sept heures tout sera fini, vous aurez cessé
tes- œuvres de la justice, tracé dans la Revue des d'être et votre âme aura pénétré le mystère dé la vie
Deux-Mondes par M. Maxime du Camp : éternelle,» il se produit une révolte affolée, immense,
a:
C'est un colosse, il a plus de six pieds de haut ; vertigineuse, de l'instinct de la conservation contre
il a le sang-froid, la vigueur et l'adresse. A voir sa la pensée de l'anéantissement.
grande taille, ses fortes épaules, ses cheveux blancs, Dans ce combat horrible et impuissant, où le désir
ses larges mains, qu'il a fort belles et très-soignées, de vivre est la seule arme contre la justice qui dit:
on se prend à regretter qu'il ne porte pas le surcot «Tu vas mourir 1» la terreur se mêle à la haine, la
rouge et la capuce des fonctionnaires du moyen âge. rage à la défaillance.
:
Comme s'il était en deuil de ceux que la justice lui a Il s'opère alors instantanément des effets physio-
livrés, il est couvert de vêtements noirs qui sont logiques d'un caractère effrayant, qu'il est grande-
d'une propreté recherchée. Il est très-réservé d'atti- ment utile de dévoiler comme le plus sûr moyen,
tude, ingénieux du reste et inventeur ; il a apporté peut-être, de prévenir le crime en révélant le véri-
au triste instrument qu'il gouverne des améliorations table caractère de la peine de mort.
notables et qui ont profité aux condamnés. Il a beau Après de semblables épreuves, qu'importe une
se dire qu'il est le représentant de la justice et que, douleur physique de plus ou de moins ? Guillotinez
pour l'acte suprême de son ministère, elle lui a le condamné ou ne le guillotinez pas, brisez-lui les
confié le glaive impeccable qui ne doit jamais frap- membres sur la claie ou laissez intact son corps
per à faux, il n'en est pas moins ému et troublé ébranlé par la terreur et le désespoir, la peine est
chaque fois qu'il va tuer un homme. A la suite de la même. En effet, au-dessus d'une certaine somme
presque toutes les exécutions, il est malade pendant de souffrances, le corps perd de sa sensibilité et le
plusieurs jours. cerveau se congestionne pour faire place à la prostra-
«
C'est un humble et terrible fonctionnaire qui, tion.
pour accomplir sa tâche, sort momentanément de Quelquefois, à la dernière minute, en face de l'in-
l'ombre où il se complaît. Il est peu payé, même strument de mort et du public accouru pour assister
misérablement, si l'on songe à ce qu'il est obligé à ce spectacle sanglant, il s'opère chez le patient une
de faire. Avant la Révolution, l'exécuteur percevait, réaction qui lui rend une partie de son énergie.
sous le nom de havage ou de rifierie, un droit sur Pour peu qu'il ait la vanité de la guillotine, que ce
les céréales apportées à Paris, qui lui valait envi- soit un fanfaron du crime comme Lemaire, il tentera
,
ron 17 000 livres par an. C'était là son traitement un effort suprême pour paraître dédaigner la mort,
' fixe, indépendamment des factures, à prix débattu, et sourira même à la foule dans les dernières convul-
que le parlement lui faisait payer après chaque sions d'une crise nerveuse.
exécution. Aujourd'hui, il y a un abonnement de Et voilà comment il se fait que tant de condamnés
9000 fr. pour entretenir, loger, transporter les paraissent résignés et résolus en montant sur l'écha-
bois de justice, fournir ce qu'on nomme les acces- faud.
Ces effets physiologiques, je les ai suivis moi-même atténuantes permettent d'abaisser la peine d'un ou
sur des condamnés. deux degrés. Immédiatement, les chiffres décroissent
Mais il y en a un grand nombre qui éprouvent d'une façon sensible :
une terreur indescriptible. De 1831 à 1835, 327 condamnations qui n'entraî-
Voici ce que dit Maxime Ducamp dans son remar- nent que 154 exécutions ; v
quable article de la Revue des Deux-Mondes, sur les De 1836 à 1840, 197 condamnations, 147 exécu-
derniers moments de quelques condamnés : tions ; •
Verger se roula par terre, lutta, se débattit, et De 1841 à 1845, 240 condamnations, 178 exécu-
quand il comprit que rien ne le pouvait sauver, entra tions ;
dans une décomposition telle et si rapide que la vie De 1846 à 1850, 245 condamnations, 85 exécu.
parut l'avoir quitté avant qu'il fût mort. tions ;
Lemaire, qui tuait afin que son nom fût mis dans De 1851 à 1856, 282 condamnations, 138 exécu.
les journaux, se jeta de lui-même avec frénésie sur tions ;
la bascule. De 1856 à 1860) 217 condamnations, 120 exécu-
La Pommerais, livide et morne, ne dit pas un tions ; !

mot, et il était si affaissé qu'il semblait n'avoir plus De 1861 à 1865, 108 condamnations, 63 exécu.
conscience de ce qui se passait. tions ; ;.
Quelques-uns — le peut-on croire? — cherchent De 1866 au 1er janvier 1869, 50 condamnations,
le mot de la fin; ils l'ont trouvé, façonné depuis 31 exécutions. ' !\II:

longtemps et le prononcent à la minute suprême ! Ainsi, dans les huit dernières années, 134 condam-
Avinain, qui insulta l'exécuteur et vomit contre lui nations n'ont été suivies que de 94 exécutions, ce qui
des injures qu'on ne peut répéter, en gravissant les ne donne pas 12 par an, sur une population évaluée
degrés, cria aux soldats qui entouraient l'échafaud : à 38 millions d'habitants. Depuis 1830 jusqu'à nos
« Adieu, enfants de la France; n'avouez jamais, jours, la Cour d'assises de la Seine a prononcé
c'est ce qui m'a perdu ! » 106 condamnations capitales, dont 49 ont été com-
muées.
La plupart, dans les longues heures de la cellule, Dans une période de 40 ans, l'échafaud n'a donc
se sont promis d'être fermes, de donner un grand été dressé que 57 fois sur nos places publiques. Si
exemple, de faire même quelque chose d'extraordi- l'on pouvait citer, en regard de ces chiffres, le nom-
naire, comme une légende admirée de la population bre des malheureux exécutés au siècle dernier —je
des chiourmes ; mais un grand écrasement se fait en ne parle et ne veux parler que de la justice crimi-
eux. L'espérance, qui malgré tout a surnagé, est si nelle, — on serait étonné de voir combien la législa-
brusquement déçue, qu'ils sont énervés du ooup ; *
tion, pénétrée par le progrès des mœurs, s'est modi.
ils oscillent, ils ont peur, ils sont faibles, et prouvent fiée et adoucie. r ^
une fois de plus qu'il n'y a rien de commun entre le Aujourd'hui on cache les bois de justice, on ne les
courage et la violence. monte que pendant la nuit; on ne les laisse debout
La peine de mort, si fréquente jadis, n'est appli- que le temps strictement indispensable. Il y a cent
quée aujourd'hui que dans des cas pour ainsi dire ans, le gibet, scellé dans la pierre, tendait son bras
exceptionnels. Il faut que le crime soit particulière- sinistre dans nos rues et semblait toujours attendre
ment horrible pour que le jury se résigne à pronon- le patient. Il ne se passait pas de semaine, pas de
cer le verdict fatal et pour que le chef de l'État n'use jour peut-être, qu'il ne reçût sa proie; c'était une
pas de son droit de grâce. telle affaire d'habitude qu'on n'y faisait guère atten-
La loi du 28 avril 1832, qui concède aux jurés la tion, si bien que l'exécuteur pouvait dire à un prêtre
faculté de déclarer qu'il y a des circonstances atté- condamné qu'il menait pendre et qui s'accrochait en
nuantes, le sentiment personnel des souverains qui, désespéré à l'échelle du gibet : 4

depuis 1830, se sont assis sur le trône de France,


« Allons donc, monsieur l'abbé, vous faites l'en-
rendent cette terrible expiation de plus en plus rare. fant! »
Du reste, les excellentes statistiques du ministère Mercier, qui raconte le fait dans son Tableau de
de la justice, qui, pour le dire en passant, sont des Paris, s'indigne contre le costume de l'exécuteur,
modèles de méthode et de clarté, fournissent à cet qui, a: poudré, frisé, en bas de soie, » fait son affreuse
égard des renseignements du plus haut intérêt. besogne aux applaudissements de la multitude. Il
De 1803 à 1825, 6031 condamnations à mort ont n'aurait rien à reprocher aujourd'hui à celui qui ma-
été prononcées. nie le glaive de la justice, car sa tenue est aussi
Les deux périodes quinquennales les plus chargées sévère que convenable : mais que dirait-il de ses
sont 1803-1807 : 2094 condamnations. aides, vêtus de costumes voyants et criards, si peu en
1816-1820 (époque de réaction royaliste) : 1986. harmonie avec leurs sombres fonctions?
Sur ce nombre de condamnés, combien ont vu Pourquoi, par respect pour la justice dont ils exé-
commuer leur peine? C'est ce qu'il est impossible de cutent les arrêts, ne pas donner à ces hommes, qui
savoir, car nul document n'en témoigne.
sont pauvres et mal rétribués, un costume uniforme,
A partir de 1826, on marche avec certitude. De noir, rappelant celui que portent les appariteurs des
1826 à 1830, 554 condamnations dont 360 suivent
pompes funèbres? De plus, les aides devraient être
leur cours. jeunes, alertes, vigoureux, afin de ne pas retarder lg$'
apprêts, déjà si longs, qui précèdent le supplice.
La révolution de Juillet éclate, Les circonstances Mais, quand le condamné à mort est amené sur
échafaud, quand il est attaché a la planche fatale, Il y a là, comme toujours, beaucoup de femmes et
uand la tête a été tranchée, tout n'est pas dit. Il est d'enfants. On soupe, on chante, on se renvoie des
,rouvé aujourd'hui, par de nombreux et funèbres lazzis, et. Dieu sait quels lazzis !
temples, que la sensibilité survit à la décapitation. Un officier de paix m'introduit dans la prison et me
vieux Samson, l'ancien exécuteur, a cité souvent fait asseoir devant le poêle, dans un petit vestibule
,e
fait la tête d'un conventionnel, prêtre asser- meublé de deux chaises, un petit bureau et un lit
3 que
lenté, qui avait nom Gardien, avait mordu (dans le de fer.
lême sac de peau) la tête d'un autre Girondin appelé Deux gardiens ouvrent et ferment constamment
cela tant de force et d'acharnement les lourdes portes; les clefs énormes grincent dans
.acaze, et avec
u'on ne put les séparer. les serrures trois ou quatre fois par minute. Vous
Les docteurs Séguret et Sue, le père de notre il- connaissez l'uniforme sévère de ces gardiens : tunique
istre romancier, prétendirent que la douleur peut noire à boutons de métal; étoile d'argent au collet,
plus de vingt minutes après l'exécution. Il fut étoile d'argent à la casquette de cuir. Ce sont pour
urer
lit des expériences à ce sujet. Deux têtes furent ex- la plupart d'anciens militaires ; l'un d'eux a quatre
'
posées aux rayons du soleil, et les paupières, qu'on médailles.
vait ouvertes, se refermèrent brusquement; une Quelqu'un est assis au petit bureau : un grand
ontraction douloureuse passa sur la tête. La tête d'uo et gros homme, de cinquante ans environ, front
ssassin, nommé Terrier, soumise à ces horribles large, grands yeux à fleur de tête, cheveux blancs
aais utiles essais, plus d'un quart d'heure après la un peu crépus, joue pleine, teint chaud, tenue très-,
cécollation, tournait encore les yeux du côté où on correcte, physionomie d'officier de cavalerie en re-
'appelait. (THOMAS GRIMM.) traite. Il lit un journal et échange quelques rapides
paroles avec M. Claude qui traverse cette petite salle
La guillotine emploie, en France, trois hommes d'attente.
iar cour d'assises: Monsieur et deux aides, recevant « Quel est ce monsieur 1
mille francs C'est Mais il y a M. Heindrecht, me dit le gardien. M. Hein-
eux trois cinq peu. — »
)0 cours d'assises. Total : 270 personnes touchant au drecht, c'est Monsieur de Paris, c'est l'exécuteur des
ninimum. 425 000 francs. hautes œuvres.
M. Maxime du Camp a calculé qu'il tombait par On me dit que M. Heindrecht a été mécanicien à
37 têtes tranchées par le couperet Toulouse, et .qu'il a obtenu diverses récompenses
.n, en moyenne,
le la guillotine. pour d'ingénieuses inventions.
Chaque tête revient donc à la somme de 12 424 fr. Ce qu'il y a d'exact, c'est qu'il a perfectionné la
centimes, guillotine.
7- Dieu veuille
i4
que, dans un avenir prochain, la peine On ferme la grande grille de la cour.
te mort disparaisse de nos codes, et que les sommes M. Claude repasse avec M. Marmagne, greffier
"Ínormes employées à payer les bourreaux, les gen- de la cour, et M. Souvras, le brigadier de la sûreté.
larmes, les geôliers et les juges soient appliquées à Tropmann sait-il que sa dernière heure est si
subventionner les écoles gratuites et professionnelles, proche? C'est ce que tout le monde se demande.
. lui, mieux la peine de mort, feront diminuer le M. Claude et M. Souvras l'ont vu tous ces der-
que
lombre des criminels dans notre société ! niers jours. Chaque fois il a promis de faire des
aveux. Et c'était toujours la même conclusion :

« Revenez demain. »
Hier encore il disait à M. Souvras : « Refenez à
heure, che fous tonnerai une lettre, plusieurs

alarmé..
EXÉCUTION DE TROPMANN une
lettres ! »
M. Souvras n'était pas revenu et le condamné
DANS LA PRISON
s'en était
Minuit; on rencontre des groupes nombreux qui Un surveillant et un homme de garde étaient
rendent à la Roquette. La plupart de ces groupes constamment dans sa cellule. Il s entretenait assez
3e
rsont arrêtés au passage, sur la place du Prince- fréquemment avec eux; parfois il semblait encore
Eugène, à la hauteur de la mairie. Des consignes attendre un résultat favorable de son recours en
sévères ont été données ; des cordons de sergents grâce.
de ville et de gardes de Paris barrent la route aux Il se promenait avec ses deux gardiens une heure
et demie deux heures chaque jour sous les porti-
^ curieux et font retourner les voitures. ou
l'infirmerie. Jamais il n'a
Cependant, quinze ou vingt mille curieux sont ques de la cour, près de
déjà massés aux abords de la prison. Déjà, cinquante voulu se promener dans la cour. *
soixante gamins se sont perchés sur les arbres, Ou ne lui ôtait, ni le jour, ni la nuit, la camisole
ou
et les agents chargés de maintenir l'ordre ne peuvent de force bouclée so s 1. s reins et fixée par les deux,
les en déloger. fortes cordes qui passant entre les jambes. Cette
L'un de ces enfants perd l'équilibre, les sergents camisole emprisonne même les ma-ius et il faut
de ville le relèvent; on cherche un médecin ; j en- déboucler les manches quand le condamné veut
tends dire que le petit malheureux s'est brisé la co- écrire.
lonne vertébrale. Tropmann ne pouvait se résoudre à en finir avec
histoire du portefeuille; chaque jour il offrait de
L'échafaud s'élève; on plante les ais; la foule se son
: donner de nouveaux détails. Les magistrats étaient
;; rue sur les agents qui la repoussent.
persuadés qu'il entassait encore mensonges sur men- L'œil est vif, le regard est pénétrant, la lèvre
songes. rouge, la voix caressante. Ce prêtre parle presque
A chaque nouvelle visite de M. Claude ou de toujours bas, à l'oreille de son interlocuteur, comme
M. Souvras, le condamné croyait encore gagner du au confessionnal, ou dans la chambre d'une malade,
temps. Il s'éveillait avant le jour et ne pouvait dis- ou pendant la veillée des morts.
simuler son inquiétude. Il interrogeait les gardiens Gardiens et prisonniers l'adorent, là-bas.
et leur demandait à plusieurs reprises, comme s'il a:
Ah1 monsieur, quel homme! me disait un sur-
avait mal entendu leurs réponses, l'heure habituelle veillant ; il n'est pas là seulement pour consoler et
des exécutions. soutenir ceux qui s'en vont.... Il fait tant de bien
Huit heures sonnaient, il respirait, il était gai; aux autres!
il avait encore vingt-quatre heures à vivre. — Parions, disait le gardien aux quatre médailles,
Avant-hier, il demanda à M. Claude : qu'il dépense dans l'année plus de trois mille francs
«
Il faut faire son testament, n'est-ce pas? » de rations de supplément qu'il fait à
donner nos drô-
M. Claude répondit d'une manière évasive : les, en vêtements, en chaussures, pour un tas de
« Ce sont de ces (hoses qu'on peut toujours pré- plaignards qui ne peuvent pas lui f.... la paix!... J)

parer. Faites, Tropmann ! » L'abbé Croze vient d'apporter son surplis et son
Il voulut hier encore écrire à sa famille; puis vint étole. ;
M. Souvras, entre neuf et dix heures. Le condamné Plusieurs officiers des gardes de Paris vont ren-
le pria de revenir, mangea de grand appétit et fit sa dre visite à M. de la Roche d'Oizy, directeur de la
promenade quotidienne. prison. On annonce le lieutenant-colonel Turpin,
Vers le soir, cependant, son inquiétude devint plus un vieux compagnon d'armes de M. de la Roche qui
vive. Il y avait foule sur la place de la Roquette et de a lui-même commandé un escadron de dragons. ce
singulières rumeurs arrivaient à l'oreille du con- Le froid est vif, les officiers viennent se réchauffer
damné. C'était un grondement sourd plein de cla- dans la prison. Les gardes de Paris et les sergents
meurs, et il sembait au prisonnier que la foule criait : de ville traversent la cour par escouades et vont
Tropmann Tropmann !
1 prendre le café dans la cuisine. 3
cc
Qu'est-ce que c'est donc? dit-il, en pâlis- Les clameurs de la foule arrivent à nous par
sant. bouffées!... Nous entendons encore les complaintes,
— Une foire qui se tient là., tous les ans, à la puis les sinistres parodies, puis des couplets sur l'air
même époque, répondit le surveillant. des Deux gendarmes, et je ne sais quelles choses
— Et çà ?.. Entendez !... obscènes. *-
— Des saltimbanques, sans doute; vous savez, L'exécuteur essaye la sinistre machine. La plu-
nous autres, nous ne sortons pas ! » part de nos compagnons vont assister aux expérien-
L'abbé Croze, aumônier de la prison, l'entretint ces et écouter la démonstration de M. de Paris.
longuement. Tropmann, nous l'avons dit, témoignait Au retour, la conversation s'engage et devient
un grand plaisir à recevoir ce bon prêtre. générale. F
Je viens de voir M. l'abbé Croze. Il est entré un Décidément, M. de Paris- n'est pas l'ex-méca.
instant pour s'occuper avec un agent de je ne sais nicien de la légende : c'est un ancien maître d'ar-
quelles funèbres particularités. J'entends parler d'une mes. î
voiture qui devra se trouver à trente pas de la porte Puis un de mes voisins tire de sa poche une chose
à l'heure de l'exécution. épouvantable... «
Quel qu'ait été le crime, quel que soit le coupable, Croyez-vous qu'on vendait ce soir, — ce soir! —
ces conversations discrètes, murmurées pour ainsi des photographies représentant la guillotine, la tête
dire, vous donnent le frisson. de Tropmann dans l'horrible lunette... sur le pa-
« Oui, oui, dit l'aumônier, un pauvre enfant tout nier I... s
de même ! Je l'ai toujours trouvé calme et doux, Une tête grimaçante... et ressemblante! Tenez,
moi ! La miséricorde de Dieu est infinie, monsieur. ces sales spéculations soulèvent le coeur !
Je veux croire que cet enfant rêvait peut-être quel-
que bien en rêvant le crime. Une terrible folie, al-
lez !... Il voulait à tout prix sauver sa famille de la LA TOILETTE
misère.... à tout prix!...
— Vous n'avez besoin de rien, monsieur l'abbé ? Il était six heures vingt-cinq minutes à la montre
disait le sous-directeur de la prison. du chef de la police de sûreté lorsque M. le direc-
Non ! non! Je suis là-bas, au greffe....
— teur de la Roquette, chez lequel nous étions réunis,
Sans lumière ? douzaine de journalistes, vint pré-
— et
nous une nous
Oh ! j'ai atteint; je pense.... et je m'assoupis venir que M. Claude nous attendait au greffe.
— <
dans un fauteuil, en attendant cette heure !... » Nous descendîmes précipitamment le petit escalier
Et le bon abbé se pelotonnait les mains dans sa qui dessert les appartements de M. de la Roche
douillette et nouait un foulard blanc autour de son d'Oizy, et
nous arrivâmes dans la grande cour pour
cou. entrer ensuite dans la salle du greffe, où le bour-
L'abbé Croze est petit ; il doit avoir soixante ans ; M. l'abbé Croze et deux gardiens étaient déjà
reau,
la tête est spirituelle et douce, une tête d'enfant de réunis.
chœur avec de longs cheveux blancs, fins, soyeux, L'un des gardiens ouvrit alors une petite porte
qui bouclent un peu sur le col de la soutane. faisant face à la porte d'entrée, et donnant sur une
jetite pièce en forme de carré long réservée à la toi- Puis on se retira pour laisser le condamné quel-
ette et désignée sous le nom d'avant-greffe. ques instants en présence de l'aumônier.
Là, rien d'extraordinaire : à gauche une porte Tropmann appartenait au prêtre....
grillée, en face une table pupitre en bois noir, sup- Quand sa confession fut achevée, on le fit sortir

portant un casier à registres, une lanterne, une cou- pour la dernière fois — de sa cellule pour le con-
verture de voyage en peluche noire et rouge; à duire dans ravant-greffe.
Iroite, et de l'autre côté de la muraille, une chaise, Chemin faisant, dans le petit escalier, on passa
me seule, une planchette soutenant les ciseaux. — devant la chapelle, l'heure pressait trop pour s'y ar-
Test tout. rêter.
Les murs sont peints en jaune pâle. Et pendant que le lugubre cortége continuait sa
;
Lorsque la porte de cette pièce sinistre fut ou- marche, M. de Paris, le précédant, descendait dans
verte, M. Claude y entra accompagné de M. Lévy, la salle du greffe pour signer le reçu de l'homme
maire de l'arrondissement, et procéda à l'appel des dont il allait trancher les jours.
ioms des personnes autorisées à assister à la toilette. Le bourreau demeura immobile pendant que le
La petite porte se referma sur huit personnes greffier rédigeait, avec une visible émotion, le lugubre
seulement, sans compter, bien entendu, les fonction- reçu sur le registre d'écrou.
aaires que leur devoir appelait en ces lieux, puis on Pas une contraction sur son visage, pas un trem-
suivit plusieurs corridors très-étroits, pour aboutir à blement n'agita le s nerfs de ses mains, lorsque prenant
an escalier en escargot, et enfin dans la galerie des- la plume que lui présentait le greffier, il signa d'une
servant la cellule du condamné à mort. écriture droite : HEINDRECH.
C'est là que l'émotion de ceux qui ont pour mis- Voici la teneur de cette dernière pièce du procès,
sion d'annoncer au prisonnier sa mort prochaine est que nous avons copiée textuellement sur le grand-
. plus forte. livre :
La préoccupation de savoir comment il accueillera
?,ette dernière visite trouble l'imagination, impres- « Le dix-neuf janvier mil-huit-cent-soixante-dix,
sionnée profondément. il a été remis à M. l'exécuteur des hautes - œuvres, le
Cependant, l'attitude du condamné ne varie ja- nommé Tropmann, par ordre de M. le procureur
mais. général, en date dtt 18 janvier..
Il surmonte très-promptement les premières mar- « HEINDRECH. »
ques d'effroi, et reprend aussitôt courage.
Un seul depuis vingt ans a tremblé de tous ses Après cette formalité, M. de Paris rentra dans
membres pendant les dernières minutes de sa vie. l'avant-greffe et pressa ses aides.
C'était un nommé Véry. L'heure avançait.... on craignait dix minutes de
Or, à six heures trente-cinq minutes précises, retard.
MM. Claude et de la Roche-d'Oizy firent ouvrir la Enfin, Tropmann entra dans la petite pièce que
porte du cachot et pénétrèrent, suivis de l'abbé nous avons décrite plus haut, et malgré les douze
Croze et des invités, dans la demeure de Trop- ou quinze personnes qui étaient présentes à ce triste
mann. spectacle, on n'entendit pas un murmure.
Le malheureux était levé depuis six heures, et as- Le patient s'assit sur la chaise de paille, et l'on
sis devant sa table sur laquelle étaient disposés des procéda à une seconde toilette.
plumes, du papier et de l'encre.... Il s'apprêtait à La camisole de force lui fut retirée, ses mains fu-
écrire. rent attachées, l'une contre l'autre, à l'aide de cour-
Tropmann, qui ne s'était couché qu'à minuit, — roies.
tout habillé — avait passé une nuit excellente. Il pâ- Un mouchoir noué au-dessus de la cheville joignit
lit et se troubla à la vue du chef de la police de sû- ses jambes de façon à lui permettre seulement de
reté qui lui dit : marcher à pas rapprochés.
« Tropmann, votre pourvoi en cassation a été re- Pendant ce temps, M. Claude, qui était debout à
jeté, votre recours en grâce vient de l'être aussi; la gauche du grand coupable, lui demanda de nou-
l'heure de l'expiation est venue!... » veau :
Le condamné ne répondit pas une parole. «
Persistez-vous à dire que vous avez des compli-
et
Maintenant, continua M. Claude, reconnaissez- ces?
vous votre crime?... — Oui, » répondit Tropmann, dont la voix tou-
— J'ai aidé, répondit Tropmann d'une voix ferme, jours ferme avait beaucoup baissé cependant.
mais je n'ai pas frappé. Puis, au milieu de ce morne silence, on entendit
— Persistez-vous à dire que vous avez des com- le cliquetis des lames des ciseaux qui tranchaient et
plices ? les cheveux et la chemise du condamné, pendant que
— Oui !... j'ai des complices. l'abbé Croze lisait avec sainteté les prières de la
— Voulez-vous les nommer ? Passion, pour l'homme qui allait mourir, et que les
— Non, » répliqua Tropmann toujours ferme. visiteurs, visiblement émus, contemplaient chapeau
Alors les bourreaux détachèrent la camisole de bas.
force que le malheureux portait, et le revêtirent des Quand la tête vivante fut habillée pour mourir, on
habits qu'il portait lors de son arrestation au Havre sortit à pas lents par la porte grillée qui fait face à la
pour lui faire endosser ensuite la camisole de force, cour, et au - dessus de laquelle est écrit ? INTÉ-
Sans qu'il songeât à opposer aucune résistance. RIEUR.
M. Lévy tenait la tête du cortéire; puis venaient Au pied de la première marche de l'échafaud, un
M. Lombard, officier de paix, et M. Souvras, agent temps d'arrêt.
de la sûreté. „
Tropmann se penche à gauche ; il embrasse l'au-
mônier. C'est plus qu'un baiser rapide, c'est une
étreinte; le pretre et le condamné se parlent.
LES DERNIÈRES MINUTES Le groupe se divise.
L'abbé Croze et M. Claude s'écartent.
Puis, Tropmann, emmené à droite et à gauche par L'exécuteur franchit lestement les marches et se
des aides, était soutenu derrière par M. de Paris place à gauche de la bascule.
qui le tenait sous les aisselles. Le condamné commence à monter.
A droite était M. Claude. Le haut du corps se cambre et la tête se rejette en
A gauche, l'aumônier. arrière.
Et derrière, les assistants. Glacée par le froid matinal, la chair des épaules
Tropmann descendit d'un pas aussi ferme que le nues a pris une teinte rosée.
permet le mouchoir qui retient ses jambes les trois D'un geste rapide, l'exécuteur enlève le vêtement
marches du vestibule de la prison. noir qui cachait le dos du patient.
Il traversa de même la cour où tout le personnel Alors trois mouvements et trois bruits.
du dépôt, sur le seuil des portes, aux fenêtres, atten- Une poussée brusque qui abat la bascule avec un
dait son passage. bruit de planches heurtées.
Puis, quand il fut sous la voûte du grand portail, Puis le bourreau fait deux pas et ferme la demi-
la porte de fer s'ouvrit à deux battdnts.... Dix-huit lune ; on entend le son sec d'un verrou poussé dans
secondes lui restaient à vivre. sa gâche.
Son premier mouvement fut celui de tous les con- Là, deux secondes d'intervalle, trois peut-être, puis
damnés, il releva la tète et regarda la machine sur l'éclair du couteau qui passe et un coup sourd.
les montants de laquelle les reflets des becs de gaz se C'est fini.
jouaient. L'aide qui tenait la tête la lance dans le panier;
Les gendarmes dégainèrent.... le silence se fit.... le corps y roule en même temps.
Arrivé au bas de l'échafaud, Tropmann embrassa Sept heures sonnent à la prison.
le crucifix que lui présentait l'abbé Croze, puis em-
brassant aussi l'abbé :
ÉPILOGUE
« Dites bien à M. Claude que je persiste, dit-il en
montant les onze degrés qui conduisent à la plate-
forme. L'aspect de la place était surtout curieux à ob-
Oui, oui.... mon ami, » répondit le digne au- server au moment où le condamné a paru.

mônier. Aux deux extrémités se pressait, la foule, la vraie
Mais Tropmann n'entendit pas sa voix. foule, celle qui a passé la nuit pour voir de loin une
La justice des hommes avait donné au peuple ven- furme blanche se dresser dans le demi-jour et s'abî-
geance de la mort de la malheureuse famille Jean mer tout à coup.
Kinck. De là s'élevaient des cris confus qui ont cesse
Nous devons le dire, et nous regrettons de le dire, quand la porte s'est ouverte pour faire place à un
quand le couteau est tombé, des applaudissements silence glacial. Mais le bruit sourd du couteau qui
énergiques se sont fait entendre, non pas autour de tombe n'a pas même provoqué cette exclamation de
l'échafaud, mais dans la foule contenue avec grande pitié involontaire qui part presque toujours des rangs
peine à l'entrée de la place. du peuple au moment suprême.
Une répétition de la scène scandaleuse de la Cour Les privilégiés, ceux qui ont vu passer à quelques
d'assises! pas d'eux le condamné pâle et le colossal exécuteur,
étaien.t émus et graves, mais un même sentiment se i
L'EXPIATION lisait clairement sur tous les visages.
Tous pensaient à la sinistre nuit du champ de
La grande porte de la place s'ouvre lentement. Pantin.
Un groupe apparaît sous la voûte; le jour est Il y a quatre mois, presque jour pour jour, une
terne et blafard. femme, une mère, cinq malheureux enfants tombaient ;
On ne distingue qu'une forme blanche au milieu égorgés, étranglés, massacrés avec une fureur inouïe.
d'ombres noires. L'assassin avait frappé sans choix et sans pitié, et
Le groupe avance assez vite d'abord, plus lente- quand ,sa main se lassa de tuer, il était seul debout1
ment ensuite. au milieu de six cadavres déchirés. jj

La figure du condamné très-pâle se détache sur un Dieu n'a pas permis qu'un pareil forfait restât j
fond sombre. impuni. Ce matin, l'heure de la justice a sonné. |'
Il est soutenu, presque soulevé, mais non porté. Ceux qui ont vu mourir le coupable oubliaient
On voit que la volonté persiste et que les jambes flé- l'horreur du supplice en pensant qu'ils assistaientà';è
chissent à peine. une expiation. (Le Petit Moniteur.) j-

FIN DU CRIME DE PANTIN


SUPPLÉMENT AU CRIME DE PANTIN

La tête du décapité était livide ; les traits, violem-


LE CORPS 'DE TROPMANN ment altérés, conservaient les traces du suprême ef-
fort que le criminel a fait sur l'échafaud pour se
Tout n'est pas fini au pied de l'échafaud; la jus- cramponner à la vie.
tice n'abandonne pas le cadavre pantelant de l'exé- Les yeux étaient grands ouverts.
cuté. On a débarrassé le cadavre des entraves qui rete-
Aussitôt qu'avec la rapidité de l'éclair le fatal naient les pieds, les poignets et les bras; tout habi-
couperet a fait sauter la tête de Tropmann, et que tués qu'ils sont à manier des cadavres, les hommes
l'exécuteur l'a jetée dans le panier, plein de son, où qui remplissent cette pénible mission n'ont pu s'em-
s'agitent les derniers tressaillements ; aussitôt que le pêcher de contempler la main de Tropmann, cette
corps a été poussé dans la manne, on a placé le main terrible qui a précipité dans la tombe tant de
tout dans le fourgon qui attendait au pied de l'écha- victimes et sur laquelle les hommes spéciaux ont re-
faud. connu tous les indices de la cruauté.
L'aumônier de la prison est monté dans une voi- Cette main osseuse et tourmentée présente ce phé-
ture. nomène que le pouce est aussi .long que les autres
Deux gendarmes à cheval sont partis au galop le doigts.
long des murs de la Roquette. Cependant ils ne se sont pas arrêtés longtemps à
La foule qui encombrait la rue s'est écartée et a cet examen; la manne ayant été traînée au bord de
laissé passer le lugubre cortége, composé du four- la fosse, on l'a soulevée obliquement et le cadavre
::: gon, du fiacre, de quatre autres gendarmes. est tombé en rebondissant, il n'avait pas encore la
Jusqu'à la place de la Bastille, une double haie rigidité de la mort.
s'est formée sur le passage du convoi du supplicié. Le fossoyeur a sauté dans le trou, a placé le corps
Les chevaux sont toujours lancés au galop et le dans une position régulière ; puis il a mis la tête en-
bruit de leurs sabots sur le pavé, le roulement des tre les jambes.
voitures produisent une impression étrange au milieu Pendant tout le temps qu'ont duré ces préparatifs,
de ce Paris qui s'éveille et qui, à cette heure, est l'abbé Crozes, à genoux sur la terre, a récité des
ordinairement silencieux. prières et continué jusqu'à la dernière minute son
...
A mesure que le triste cortége approche du cime- œuvre de miséricorde.
tière d'Ivry, les attroupements se forment; sur la Enfin, tout étant disposé, le fossoyeur a tendu 'Il
route de Choisy, devant une boutique qui, par un l'aumônier la pelletée de terre, que celui-ci a laissé
triste contraste, a pour enseigne : « Ici on loue des tomber ; il a béni le cadavre et s'est retiré ému jus-
- voiles
pour mariage et pour communion,)) une femme qu'aùx larmes.
a fait le signe de la croix et s'est agenouillée.... Mais le cadavre de Tropmann ne sera pas délaissé
Enfin on arrive à la porte du cimetière ; les gen- dans ce champ lugubre, où tous les grands criminels
darmes, le corbillard et le fiacre y sont entrés ra- ont été jetés.
" pidement, et aussitôt les portes ont été fermées. Ordinairement les cadavres des suppliciés sont li-
Le cortége a traversé au pas le champ du repos ; vrés aux professeurs de l'Ecole de médecine qui eIi
parvenu à l'extrémité, il a franchi une palissade en font l'autopsie et qui recherchent dans l'organisme
planches qui sépare le terrain réservé aux morts des des grands criminels des indications physiologiques.
hôpitaux, aux cadavres recueillis à la morgue et aux Avant de quitter pour toujours ce triste sujet, il
suppliciés. importe de dégager le caractère distinctif de cet
Cet espace a reçu la dénomination de Champ-des- homme dont les forfaits ont tenu si longtemps et
Navets. avec une persistance extraordinaire la France entière
Là, point de tombe que l'on vienne visiter; point sous l'émotion la plus vive.
de fleurs que l'on entretienne; ni parents ni amis Je trouve dans le Droit de ce matin un portrait d
qui se souviennent de ceux qui ne sont plus. Tropmann qui peut être considéré comme définitif.
Les herbes et les broussailles ont tout envahi. En voici les traits principaux :
De loin en loin, de larges tranchées ont été creu- Tropmann n'a été ni un criminel de la grande es-
sées et attendent les tristes épaves humaines qui leur pèce comme Lacenaire, ni un idiot sanguinaire,
sont destinées. ainsi qu'on l'a dit; mais il serait difficile de dire exac-
Un endroit spécial y est attribué aux décapités : tement ce qu'il était, car plus on l'étudié, cet être
on l'appelle le COIN MAUDIT. étrange, au physique, au moral et au point de vue
C'est là que le cortége s'est arrêté, devant une fosse intellectuel, plus on voit se produire les plus étran
béante. ges contradictions.
Les aides de l'exécuteur sont aussitôt descendus et La figure étaitrégulière. L'expression était la dou-
ont retiré du fourgon la manne qui contenait le ca- ceur et une sorte de candeur ingénue; il avait les
davre de Tropmann. On l'a mise par terre et ou- épaules étroites et chétives; les mains étaient larges,
verte. épaisses, les doigts longs et gros, le pouce avait uue
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étendue extraordinaire et atteignait la jointure de la temps si remplie, son cœur est resté pur, il a gardé
première phalange de l'index. l'amour de sa famille Ah ! si vous voulez des lar-
On ne peut comprendre comment ces mains de co- mes dans ses yeux secs, si vous voulez qu'il fonde en
losse appartenaient à un corps si débile. Cette débi- eau à l'instant, vous n'avez qu'à lui parler de sa
lité n'était qu'apparente, car l'énergie, la force mus- mère! sa mère, oui, sa mère, pour lui, c'est le pôle
culaire étaient considérables et les reins d'une de son existence. »
merveilleuse souplesse. Dans diverses circonstances, A ces paroles, Tropmann a pleuré abondamment,
Tropmann a donné des preuves d'une agilité extraor- et lui qui, pendant les débats, avait tenu la tête
dinaire. Il ne sautait pas, il bondissait, sa démarche haute et impassible, s'est courbé sous le poids de sa
était étrange. Le corps, au lieu de se maintenir droit, douleur, qui était sincère, car elle était la confirma-
oscillait de droite à gauche et de gauche à droite, se- tion des explications données par les témoins qui at-
lon que la jambe droite ou la jambe gauche était testent que Tropmann avait une vive affection pour
portée en avant. La tête et les bras oscillaient dans sa mère. ,
les mêmes directions. Mais si Tropmann se rattachait à l'humanité par
Il existait dans cette organisation des contradic- l'amour filial, il s'en éloignait par son incroyable
tions telles que l'on pouvait croire qu'il y avait dans impassibilité alors qu'il s'agissait de l'empoisonne-
cet être de l'homme et de la panthère. ment de Jean Kinck, de l'égorgement de Gustave
Les résultats que Tropmann avait obtenus par Kinck, du massacre de Mme Kinck et de ses cinq der-
suite de l'usage qu'il avait fait, dans diverses circon- niers enfants; lors de sa confrontation avec les corps
stances, de sa force et de son agilité, lui avaient de ses victimes, pendant l'instruction, aux débats, il
donné l'espoir d'échapper par la fuite à la peine qui a fait preuve d'un calme, d'une impassibilité qui
le menaçait ; ses demandes réitérées de transfére- stupéfiaient tous ceux qui en étaient les témoins.
ment en Alsace pour y signaler le lieu où Jean Kinck Suivant nous, Tropmann appartient à l'humanité
avait été enterré, et, dans les derniers temps, pour par certains côtés et à la bête fauve par d'autres ; ses
indiquer la place où il avait enfoui le portefeuille instincts féroces ont été surexcités parle spectacle du
contenant le nom de ses complices, n'avaient d'autre bien-être et de la prospérité de la famille Kinck ; il a
but que la réalisation de ses projets d'évasion ; mal- voulu conquérir par le crime cette fortune paisible-
gré les refus qui lui ont été opposés, il n'en a pas ment amassée par le travail. *

moins conservé ses espérances même pendant les der- Cette convoitise a grandi dans la solitude. Au lieu
niers jours. de comprimer les instincts mauvais qui le poussaient
Lorsqu'on examine Tropmann au point de vue au crime, il s'y est abandonné tout entier, et a trouvé
moral, on rencontre des contradictions non moins un satanique plaisir dans l'exécution de crimes qui,
inexplicables. Le portrait que Me Lachaud en a tracé
dans sa plaidoirie, nous paraît exact. Il a dit :
« Il a été envoyé jusqu'à quatorze ans à peine dans
une petite école, et il a traversé ces premières années
de la vie, sombre, soucieux.
noncé..
par leur énormité et les difficultés d'exécution, éton-
neraient le monde, ainsi qu'il l'avait à l'avance an-

Tel a été le grand criminel dont le souvenir


:i
i
lais-
sera des traces profondes dans toutes les mémoires.
«
A quatorze ans, à cet âge où l'enfant s'amuse, Depuis quatre mois tout juste que ses crimes ont
il rêvait fortune; alors que d'autres se livrent aux été découverts, — ce fut le 20 septembre au matin
dissipations de son âge, lui se perdait dans sa chi- que la fosse de Pantin fut déblayée — tous les'jours
mère favorite. Tropmann a tenu la curiosité publique en éveil.
« Il a quitté cette petite école de village ; il a tra- Aujourd'hui, il a expié ses horribles forfaits; et si
vaillé et vous savez ce que vous en ont dit les té- son nom est à juste titre exécré, il ne faut pas ou-
moins: des plaisirs? Non, pas un dans sa vie! Des blier que de malheureux parents pleurent sur ce mi-
distractions du cœur, des épanchements, des amou- sérable qui les a couverts de honte, et qu'ils ont
rettes de village? Jamais! Le cabaret, les relations droit tout au moins à l'oubli. THOMAS GRIMM
avec des camarades ? Pas davantage ; il semble vivre
avec son idée fixe, la fortune, il s'est laissé appeler
par ce mirage trompeur qui devait l'égarer. Nous recevons ce matin de Cernay (Haut-Rhin)
CI:
Il se perdait dans des lectures fâcheuses, dange- une lettre datée du 23 janvier 1870 et qui servira
reuses pour lui; les romans lugubres, ceux qui en- d'épilogue à l'affreux crime dout il a été tant ques-
tassent le plus de misères et d'horreurs, il les préférait tion jusqu'à ce jour. Nous répondrons par cette com-
à d'autres. Il disait à un témoin qu'il affectionnait la munication aux nombreuses lettres que nous avons
lecture du Juif-Errant; plus tard, il disait à un au- reçues et qui indiquent chez nos correspondants que
tre, à Dourson, dont vous avez entendu hier l'intéres- généralement l'opinion s'est méprise au sujet de la
sante déposition lue par M. le président, il lui tenait réclamation, faite par la famille Tropmann, du corps
ce propos caractéristique : du supplicié. f
« Celui qui lit beaucoup de romans les a dans sa Voici donc ce qui s'est passé entre la famille et
tête, s'endort avec ; mais celui qui n'en lit qu'un seul l'administration : 1
a une idée fixe. » Le 16 janvier, M. l'abbé Crozes, aumônier de la
« Voilà l'homme, l'enfant, l'adolescent, comme prison de la Roquette, a écrit au père de Tropmann,
vous voudrez l'appeler, sombre, taciturne, perdu dans en réponse aux diverses lettres reçues depuis le 30
ses rêves d'opulence et se nourrissant de ses lectures. décembre, jour de la condamnation à mort, qu'il
Et, dans cette vie si triste, si solitaire et en même devait adresser à M. le préfet de police, à Paris, sa
'éclamation du corps de son fils, s'il voulait qu'il fût Les barres de fer, les grilles qui gardent les bêtes
enterré et non livré aux salles de dissection de l'École fauves de nos ménageries ont paru insuffisantes con-
i:

i;,
le médecine. tre la férocité de ce criminel. A peine condamné, il
/: Le père de Tropmann consulta sa femme et sa a été enveloppé, ficelé dans une camisole de force,
ille Françoise : celles-ci, épuisant tous leurs senti- comme un cadavre cousu dans un linceul. — Au jour
Dents de pitié et de pardon, auraient compris que dit, un cercle de soldats armés comme pour une ex-
,
réclamer le corps de leur enfant, c'était le voir reve- pédition glorieuse entourait l'échafaud. — La veille,
air à Cernay, où elles l'eussent discrètement enterré l'empereur avait dit : « La société ne peut faire
5

i;

Ij,
lans un coin du cimetière; mais il n'était pas ques- grâce; pour son salut, cet homme doit périr. m On
ion de cela, et des difficultés de toutes sortes eussent l'a hissé, chose inanimée, déjà morte, incapable
empêché la réalisation de leur vœu. Avant tout, il d'expiation, en haut de la machine dressée pendant
aût fallu trouver dans la maison des pauvres parents la nuit honteuse au milieu des huées, des lazzi des
l'argent nécessaire pour payer les frais considérables filles, des repris de justice ; on l'a poussé, lui in-
Ir",
fun ensevelissement dans trois cercueils réglemen- fâme, sous ce même triangle qui a tranché les nobles
taires, ceux d'un voyage obligatoire à grande vitesse, têtes de Vergniaud, de Danton, de Robespierre, et
st ceux d'une inhumation définitive à Cernay. Or, il cette foule stupide et ivre s'est ruée, comme à l'exé-
a'y a pas une pièce de cinq francs chez cette malheu- cution de Lapommerais, pour toucher ces planches
reuse famille qu'on puisse ne pas employer aux pre- rougies, emporter un peu de sang au bout des doigts.
..
miers besoins de chaque jour, et chez les habitants — Et la société a été sauvée, l'expiation accomplie,
le Cernay on n'eût pas même pu compter sur de l'exemple donné.
r l'indifférence au passage de la dépouille de celui qui Quand du haut de la plate-forme, ils dominent
"
a déshonoré sa ville adoptive. cette foule, les misérables, s'il restait assez de souffle
Il faut que ces malheureux parents considèrent en- dans cette gorge que le couperet va trancher, si une
f Sn comme l'heure du soulagement pour eux l'heure lueur survivait dans ce front jeté à l'abattoir, que
le l'expiation par laquelle leur fils a dû passer, et de fois on entendrait cette lugubre malédiction :
puissent-ils être enfin délivrés du cauchemar qui les « Société
qui me frappes et d'une créature per-
poursuivait depuis quatre grands mois ! verse ne sais tirer que du sang, tu ne t'enquis de
Le Journal de Cernay et des bains de Wattwiller moi qu'une fois dans ma vie ; le jour où tu lanças les
termine ainsi son compte rendu de l'exécution. filets dé ta répression, où tu me traduisis, hibou ar-
1 Et maintenant le maire d'Uffholz pourra rouler, raché à la nuit, hébété, terrifié, à la lumière de ton
jomme il en a le projet, une roche sur la place où a audience solennelle. Tu mis 'à nu mes pensées les plus
reposé pendant trois mois le corps du malheureux secrètes, mes défaillances les plus lointaines, tu te
Rinck, et y graver l'inscription suivante dans la langue plus à dresser l'échelle de mes crimes, à montrer
3t avec les caractères d'Ulphilas pour la plus grande comment ils germèrent et grandirent. Mais où étais-
édification des bûcherons, des chasseurs et des tou- tu aux jours de cette enfance écoulée dans la misère,
'istes qui hantent les hauteurs du Herrenfluch : l'ignorance ou les mauvais enseignements? Où étais-
-
tu aux jours d'exploitation, de chômage, quand j'of-
Ici, frais en vain d'échanger ma fatigue contre un mor-
Le 25 novembre 1869,
ceau de pain? Où étais-tu aux jours de maladie? Où
A été trouvé étais-tu aux heures terribles où, en face des splen-
Le corps de Jean Kinck, deurs faites de larmes, de vol et de prostitution, la
Mécanicien à Roubaix, tentation brûlante gonflait ma poitrine de passions
Empoisonné le 25 août 1869. inassouvies? Où étais-tu quand, près de la chute, il
Ici et à Pantin, le crime; n'eût fallu peut-être qu'un mot de pitié, un regard
A Paris, l'expiation. bienveillant, une main tendue pour m'arracher au
1870. gouffre? Où étais-tu quand, expiant une première
Les notabilités de Cernay estiment, comme l'auteur faute, on m'enfermait avec des malfaiteurs qui rail-
de cette inscription, que ces quelques lignes, gravées laient mon noviciat dans le crime ? Société sans pré-
sur la pierre en caractères gothiques et en vieil alle- voyance, sans cœur autrefois, sans pitié aujourd'hui,
mand, seront une consécration simple et suffisante de quel droit prends-tu ma tête, toi qui ne m'as rien
dusouvenir d'un événement qui a ému trop longtemps donné? »
::
cette contrée de l'Alsace et affecté les sentiments Que répondrait la société à cette victime devenue
d'honneur et de famille de ses populations. accusatrice? De quel droit parlerait-elle de la justice
::
Ainsi, la réclamation du corps de Tropmann par sa à qui ne connut jamais ses bienfaits, ne fut pesé que
famille n'a eu d'autre suite que son inhumation dans dans sa balance boiteuse, ne fut touché que par son
le coin du cimetière d'Ivry réservé aux suppliciés. glaive?
Un homme a tué. On le tue. Pourquoi? Est-ce
pour préserver la société d'un plus grand massacre ?
N'est-il donc pas de murs assez épais, de chaînes as-
TU NE TUERAS POINT sez lourdes pour mettre le plus féroce, le plus intelli-
gent dans l'impossibilité absolue de nuire? Est-ce
Quel crime il avait commis, nous ne le savons pour l'exemple? Qu'on nous démontre d'abord que le
plus. Quoi qu'il en soit, en face de cet homme qua- meurtrier n'a pas agi sous le coup d'une véritable
rante millions de Français se sont mis à trembler. hallucination. N'y a-t-il pas une locution populaire
y voir rouge, qui définit l'état du corps et de l'esprit de loi pour l'abolition de la peine de mort, abolition
dans les moments d'éruption criminelle? La justice qui est aujourd'hui réclamée, non-seulement par les
ne connaît le coupable qu'à sa barre et refuse d'ad- philosophes, mais par'les jurisconsultes et par les
mettre l'aliénation mentale. Que ne l'a-t-elle vu hommes pratiques les plus éminents, dans tout le
l'arme levée? Les plus grandes folies ne sont-elles monde civilisé, et qui a été obtenue dans un nom-
pas instantanées? Qui soutiendra dès lors que la pen- bre considérable d'Etats.
sée du châtiment retiendra ce bras affolé ; que l'écha-
faud se dressera devant ces yeux aveuglés? Est-ce Exposé des motifs.

et
enfants ; Dumolard,quand il
qu'il songeait à l'échafaud, Papavoine, égorgeant des
chourinait des femmes?
Mais écartons la folie criminelle. Admettons l'intel-
Après une lutte qui a duré plus de soixante ans,
la raison, la philosophie, ont enfin arraché aux pou-
voirs publics la loi du 29 juin 1867 qui permet, dans
ligence la plus ouverte, la préméditation la plus raf-
certains cas rigoureusement déterminés, la révision
finée, le plus inaltérable sang-froid. La crainte du
des procès criminels. Cette loi, en constatantlla fail-
dernier châtiment est-elle préventive? Non. —Dans
libilité des juges, condamne implicitement la peine
ce cas, le coupable se flatte d'échapper à tout châti- de mort. Puisque les juges peuvent se tromper, la
ment. En guerre ouverte avec la loi, sa vie est en
jeu, il le sait, mais il a pris ses mesures défensives et loi ne peut pas tuer. La peine de mort écrite dans un
il n'entre en lutte qu'avec la certitude d'avoir mis code n'empêche pas les assassinats; la peine de mort
effacée n'en augmente pas le nombre. Elle a été
toutes les chances de son côté. Lapommerais n'igno-
rait pas qu'il risquait sa tête ; mais il avait choisi un abolie dans les États de Michigan et de Rhode-Island,
aux États-Unis d'Amérique, en Russie dans les
poison qui ne laisse pas de traces, et fortifiant ces
précautions de contre-précautions, il s'était fait écrire duchés d'Oldenbourg, d'Anhalt et de Nassau en Al-
lemagne, dans les cantons de Neuchâtel, Zurich et
par sa victime que cette mortelle digitaline lui était Fribourg en Suisse ; danslaToscane et sur le territoire
prescrite par un médecin.
Ayant tout prévu, combiné les moindres ressorts de San-Marino en Italie. Depuis 1855, elle a été
de son crime, il défiait hautement la justice. Qu'est abolie dans les républiques de la Nouvelle-Colombie
donc la perspective de l'échafaud, pour qui se croit et de là Nouvelle-Grenade, dans l'État d'Indiana,
certain de l'escamoter? dans la Moldo-Valachie, dans le royaume de Saxe,
en Portugal. Dans aucun de ces États, le nombre des
Dira-t-on que la crainte de la dernière peine ar-
rête les organisations chétives? « Les grands crimes, assassinats ne s'est accru. On n'invoque nulle autre
chose pour maintenir la peine de mort, que la néces-
a dit Lepelletier Saint-Fargeau, ne sont pas commis sité d'empêcher la rébellion et les assassinats, et il
par des hommes ordinaires. »
Que nous veut le bourreau impuissant à préserver est prouvé par les faits que la peine de mort n'em-
la société, impuissant à arrêter le crime? pêche rien. Elle est également inutile à la sûreté
Le gouvernement républicain abolit la peine de publique et à la sûreté particulière.
mort, en 1848, mais uniquement en matière politi- En France, avant la Révolution, la peine de mort
était le plus souvent accompagnée de supplices des-
que. Inconséquence inexcusable. S'il est ridicule de tinés à en augmenter l'horreur. Elle s'appliquait à
déclarer la sécurité sociale compromise par un assas-
sin, un aventurier politique ne cause-t-il pas, lui, des des fautes qu'on a crues depuis suffisamment répri-
ruines sans nombre? Bonaparte fusillé le 17 bru- mées par un emprisonnement ou une amende, et à
maire, la France était préservée de quinze années de des actes qui, aux yeux de la raison, ne sont même
despotisme, des boucheries militaires des l'empire et pas délictueux. Aujourd'hui qu'elle n'est plus autre
de deux invasions. — Quel historien oserait blâmer chose, sauf dans le cas de parricide, que la privation
le tribunal qui aurait prononcé la sentence ? Et ne de la vie, et que les applications en ont été définies
semble-t-il pas ainsi que des circonstances exception- et restreintes, le nombre des crimes a décru, et no-
nelles amnistient une peine monstrueuse? tamment celui des crimes contre les personnes. Ce
Eh bien ! non ! Même en matière politique la peine n'est pas la douceur du supplice qui encourage le
de mort ne saurait être légitime, non-seulement criminel ; c'est l'espoir de l'impunité. La répression
parce qu'elle arme tous les partis triomphants, mais est d'autant plus efficace, comme moyen d'intimidation,
surtout parce que, selon les principes supérieurs à qu'elle est plus sûre, et d'autant plus sûre qu'elle est
tous les faits, nulle société n'a le droit d'enlever à ses moins atroce....
membres une vie qu'elle est impuissante à leur don- Les politiques, les historiens, les jurisconsultes,
les philosophes, les poëtes, tout ce qui sent, tout ce
ner. Les droits de la société, être moral agissant dans qui pense, condamne la peine de mort. Lesurques et
la plénitude de sa raison, ne sauraient être détermi-
nés par la folie ou les vices des criminels. Le rôle tous les suppliciés innocents portent témoignage con-
de la société est non de venger, mais de préserver, tre elle. La civilisation repousse l'échafaud ; l'heure
non de s'abaisser au niveau du coupable, mais d'é- est venue de l'anéantir.
lever jusqu'à l'humanité son âme sauvage. Nous proposons à la Chambre un projet de loi
ainsi conçu : I
Article unique : La peine de mort est abolie. v
L'ABOLITION DE LA PEINE DE MORT Signé: Jules SIMON, STEENAKERS, GARNIER-.
PAGES, ESQUIROS, BANCEL, JAVAL,
M. Jules Simon, en son nom et au nom de plu- B.OYDE LouLAY,PELLETAN, LARRIEU,
sieurs membres de la gauche, a proposé FERRY, GAMBETTA. ^
un projet
LE DRAME DE TOULON
ASSASSINAT SAMSON (23 SEPTEMBRE 1869)

PROLOGUE '

Nous faisons précéder la narration du drame de' écoulé sont un peu oubliés. Et il paraît utile, pour
Won par l'admirable article de Timothée Trimm. l'intelligence des débats qui vont se produire, de
rappeler, en quelques lignes rapides, le singulier et
L'EMPREINTE DES PIEDS.... SANGLANTS horripilant épisode qui a effrayé nos populations
méridionales.
L'attention publique se porte à l'heure actuelle A Toulon, au n° 10 de la rue Marine, demeurait
ir un drame judiciaire qui va se dérouler devant la un' commerçant très-estimé dans sa profession,
:>ur d'assises de Draguignan.... M. Samson. -
Le Petit Moniteur a fait partir hier au soir un de Sa famille passait une partie de l'arrière-saison à
3S
rédacteurs, chargé de suivre les phases de cette la campagne.
ouvelle cause célèbre. Lui, venait seul à Toulon pour ses affaires.
Ce n'est pas seulement le département du Var, où Le 22 septembre, M. Samson devait souper chez
crime à punir a été commis, qui est intéressé aux un de ses contre-maîtres.
ébats émouvants qui vont avoir lieu. .Son hôte l'attendit.... l'attendit longtemps, puis de
C'est aussi toute la France.... guerre lasse.... finit par souper sans lui.
Il y a une sorte d'électricité qui relie les intérêts Il dut supposer que quelque préoccupation inat-
es habitants d'un même pays.... tendue avait empêché M. Samson de faire honneur à
A savoir, l'amour de la justice et de la vérité. la cordiale invitation qui lui avait été faite.
La première audience de ce procès célèbre où Le lendemain Mme Samson revint de la cam-
ara lu l'acte d'accusation est fixée au mardi 2 no- pagne.
embre. Elle trouve la porte de l'appartement de son mari
Jamais l'action vengeresse de la justice n'aura été fermée....
lus vigilante. Les voisins lui dirent qu'ils ne l'avaient point
C'est le 24 septembre que le crime qui a terrifié aperçu de la journée.
3S
habitants de Toulon a été commis. Elle fit alors ouvrir la porte par un serrurier...
Et c'est moins de quarante jours après que l'in- Quand l'entrée fut libre, les plus braves furent
ulpé va venir répondre aux questions du magistrat saisis d'horreur. Mme Samson se trouva mal.
résidant les assises. Ce ne fut qu'un cri d'indignation dans tout le quar-
Il y a quelques jours que l'inculpé Consauve, dé- tier. On rencontra M. Samson chez lui..., mais dans
3nu dans la maison d'arrêt de Toulon, a été conduit quel état ! Il était mort !... mort probablement depuis
Draguignan, où siége la cour d'assises. plusieurs heures. Son cadavre était jeté ou tombé la
Les autorités avaient sagement fait tout ce qu'il face contre terre. Le corps reposait au milieu d'une
tait possible pour éviter que le passage du prison- effroyable mare de sang....
nier-ne fournît un aliment à la curiosité publique. La tête, qui portait de nombreuses blessures,
Quelques employés de la police en bourgeois, était comme déchiquetée à coups de couteau....
ommandés par un commissaire, se sont rendus au La victime était un homme dans la force et dans
hemin de fer avec l'inculpé. la vigueur de l'âge....
Ils sont partis par le train de quatre heures qua- Quand même il eût été surpris par un agresseur
ante minutes. auquel il ne pouvait s'attendre, — il était de taille à
Le prisonnier a conservé, durant le trajet, une at- se défendre.
itude calme et une allure décidée. Aussi, d'après cette science d'observation que pos-
Il semble n'avoir aucune inquiétude sur l'issue de sèdent nos magistrats, on fut convaincu, à l'état de
ion procès. la chambre où le crime avait été commis.... qu'il y
Avant que notre collaborateur, arrivé à l'heure avait eu lutte entre la victime et l'assassin....
(u'il est à Draguignan, ne nous envoie le récit des Tout emprunte une voix dans l'appartement d'un
aits dont il va être le spectateur, il convient, pour homme égorgé.... pour dénoncer l'homicide....
'clairer nos lecteurs, de redire ce qui a été publié Une chaise renversée, un rideau taché, une porte
iur ce qu'on appelle le drame de Toulon. fermée ou ouverte.... sont pour la police de précieu-
Les récits insérés dans les journaux du mois ses indications.
Le meurtrier, avec un imperturbable sang-froid L'inculpé Consauve a conféré plusieurs fois avec
et un calcul profond, avait préparé le lieu du crime MI Bessat, son défenseur. >

de façon à dérouter l'action judiciaire. Il aura à expliquer : *

On trouva une lettre et une photographie.... sur Sa fuite de Toulon ;


le sol. Ces empreintes de pieds sanglants qui semblent
La lettre avait l'air d'une lettre de femme. l'accuser formellement ;
La photographie dont le nom du photographe avait Les cicatrices de blessures légères reçues par lui
été enlevé offrait les traits d'une personne inconnue, et dont il porte encore les traces.
cela menait à croire à quelque intrigue mystérieuse Il s'est renfermé, jusqu'à ce jour, dans un système
dont l'assassinat était le sombre dénoûment. de dénégation complète.
La justice trouva d'autres indices, qui parurent Il a cherché à rendre compte de l'emploi de son
plus sérieux et plus concluants.... temps dans la journée du crime.
Le sol, examiné avec un soin minutieux, trahit Et il a été contredit, dans ses affirmations, par plus
certains vestiges. d'un témoin.
Ce n'étaient pas les traces de souliers.... mais la Je n'ai pas voulu faire revivre tous les on-dit qui
trace de pieds nus ensanglantés.... ont précédé l'arrestation. -

On trouva dans la cuisine tous les restes d'une Je n'ai pas dit quels ont été les motifs détermi-
toilette faite après le crime commis, nants qui ont fait peser les soupçons sur l'inculpé et
Des ustensiles attestant un lavage..., amené son arrestation.
Des restants d'eaux sanguinolentes. L'acte d'accusation, seul document officiel de toute
Mais la trace des pieds nus.... demeura comme instruction criminelle, relèvera les faits patents, les
un indice qui devait faire découvrir le meurtrier. présomptions sérieuses, les éléments dont se com-
Il est hors de doute que le meurtrier avait quitté pose l'opinion du magistrat instructeur.
ses souliers. Ce que j'ai omis comme ce que je n'ai pas su s'y
Il pouvait avoir deux motifs. Le premier d'arriver retrouvera....
et de fondre sur la victime.... sans être attendu par Mais ces pas.... l'empreinte de ces pieds nus san-
elle.... glants.... cela demeure sans cesse dans mon souve-
Le second, c'est d'éviter que la chaussure teinte nir.... Cela est à la fois horrible et imposant.
de sang, ne vînt trahir le forfait qu'il avait com- Nous avons vu une personne assassinée, écrire

mis.... avec un doigt trempé dans son sang, le long dela
Il y a vraiment des faits prodigieux dans cette cu- muraille au pied de laquelle elle était tombée.... le
rieuse et ardente recherche de la vérité. nom de son assassin....
Le coupable aura beau faire, marchât-il sur le On a vu le sang mal lavé sur des étoffes, éclatant
sable mouvant, comme l'Arabe, sur les eaux en mou- sur les rideaux ou les meubles, accusateurs de l'as-
vement comme l'apôtre, sur la glace comme le La- sassin sur l'assassin lui-même.... prendre une voix
pon.... s'il a commis un crime.... on retrouvera tôt et guider l'accusation. Mais le sol qui, grâce au sang,
ou tard la trace de ses pas.... reproduit l'empreinte d'un pied... c'est providentiel.
L'inculpé présente, dit-on, cette particularité qu'il On nous a fait lire, dans notre enfance, ce passage
aurait une difformité à l'un de ses pieds, de Robinson Cruso6 où le solitaire, se croyant tou-
Et que cette difformité serait reproduite sur le sol jours l'unique habitant d'une île déserte, aperçoit un
de la chambre où M. Samson a été frappé.... pas.... l'empreinte d'un pied humain.... sur le rivage
On l'a arrêté à Marseille. de la mer....
On l'a appréhendé au corps au moment où il allait Ce dut être une bien autre impression quand on
partir pour l'Amérique, pour New-York, à bord découvrit à Toulon la trace d'un pied sanglant sur
d'un navire étranger.... le parquet de la chambre du malheureux Samson.

COUR D'ASSISES DU VAR (SEANT A DRAGUIGNAN)

PRÉSIDENCE DE M. FIGARELLI CONSEILLER A LA. COUR IMPÉRIALE D'AIX


,
Audience du mardi 2 novembre
ASSASSINAT DE MONSIEUR SAMSON
Au milieu de l'émotion qu'a soulevée à Paris le Après avoir d'abord nié son crime avec une grande
crime de Pantin, l'assassinat dont un honorable né- énergie, et s'être laissé abattre par les premiers
gociant de Toulon, M. Samson, a été la victime jours de sa détention, Consauve a repris toute son
a
passé presque inaperçu. Cependant le coupable, qui assurance, et il s'est efforcé de paraître sans inquié-
était parvenu à s'enfuir, n'a pas échappé longtemps tude sur son sort. Le juge d'instruction l'a vaine-
a la justice, et l'instruction de cette affaire a marché ment interrogé; il a gardé le mutisme le plus coro.
si vite que Consauve, l'assassin, comparaît aujour- plet, ne voulant, disait-il, parler que devant la
d'hui devant la cour d'assises du Var, siégeant à
Draguignan. cour. Les débats de cette affaire promettent donc de
curieuses révélations.
C'est Me Bessat, du barreau d'Aix, qui est chargé Parti, dans la maison portant le n° 10, répandit tout
e le défendre. à coup la consternation dans la ville de Toulon.
Voici comment l'acte d'accusation rapporte le La victime de cet assassinat, le sieur Samson, oc-
rime que Consauve aurait commis : cupait un rang honorable dans le commerce tou-
lonnais.
ACTE D'ACCUSATION
Depuis le commencement de l'été, sa famille habi-
tait la campagne, tandis que lui-même était retenu
Le 24 septembre dernier, la nouvelle d'un mysté- à la ville par les soins de son commerce.
Ileux assas sinat, commis la nuit précédente rue du Le jeudi 23 du mois de septembre dernier, il avait,
>

selon son habitude, quitté son comptoir vers sept Mme Samson, revenant de la campagne, après avoir
heures du soir pour aller chez lui changer de vête- fait vainement chercher son mari, se décida à faire
ments, et de là se rendre chez le sieur Caune, son ouvrir la porte de son domicile par un serrurier. Un
contre-maître, pour souper avec lui, comme il avait spectacle horrible s'offrit à sa vue, lorsqu'elle péné-
coutume de le faire pendant l'absence de sa famille. tra dans sa chambre à coucher.
Le sieur Caune l'attendit jusqu'à huit heures et Le cadavre du sieur Samson était étendu la face
quart, il alla même frapper à sa porte, mais, n'ayant contre terre et baignant dans une mare de sang. Les
obtenu aucune réponse, il rentra chez lui et soupa constatations faites par les magistrats, arrivés quel-
instants après sur les lieux, révélèrent dès la
seul. ques
Le lendemain vers neuf heures çt demie, première heure un crime. Le nombre, la place et le
?
caractère des blessures ne pouvaient laisser aucun appris que M. Samson avait accompagné la plai-
doute à cet égard. Ces blessures étaient au nombre gnante. r
de vingt-trois. Profondes pour la plupart, elles ,
Ordre fut immédiatement -('cnné de rechercher
avaient lésé les organes essentiels de la vie; quel- Marie Maxime et Consauve. ?

ques-unes avaient dû entraîner la mort en un temps Marie Maxime fut trouvée sans peine à son domi-
fort court. v cile. Elle fournit sur l'emploi de son temps, pendant
La tête de la victime avait été littéralement dé- la soirée et la nuit précédente, des explications pré-
chiquetée à coups de couteau : la crâne portait sept cises qui furent vérifiées de tous points et établirent
plaies larges et béantes; le porillon de l'oreille droite complètement son innocence; mais les renseigne-
était presque entièrement détaché et à la région cer- ments qu'elle fournit à la justice au sujet de ses re-
vicale se trouvaient deux plaies si profondes, que la lations avec Consauve aggravèrent encore les indices
section totale des muscles, de cette région avait été qui existaient déjà contre cet individu.
opérée. Elle raconta, en effet, que pendant tout le temps
Les objets épars sur le carreau, la position du qu'elle avait été au service de M. Samson, elle
cadavre, les entailles qu'il portait aux mains, et d'au- avait eu des relations avec son maître ; qu'à la même
tres indices encore démontraient que le sieur Sam- époque, Consauve, qui habitait la même maison, la
son, doué d'une très-grande force, avait dû lutter, poursuivait sans cesse de ses propositions; qu'au
au moins pendant quelques instants, avec toute l'é- mois de juin dernier, renvoyée par Mme Samson,
nergie du désespoir, contre son assassin. elle s'était retirée dans un village des Alpes-Mariti-
Diverses autres constatations importantes furent mes, que Consauve était venu l'y chercher lui pro-
immédiatement faites par les magistrats. mettant le mariage, qu'il l'avait promenés à Paris,
Dans la pièce où le crime avait été commis, on à Cette, et qu'après avoir dissipé ainsi toutes
remarquait quatre empreintes très-nettes de pieds les économies de cette fille, il l'avait placée dans un
nus ensanglantés. Il était facile de reconnaître que couvent à Montpellier, ne voulant pas la laisser à
l'assassin avait eu la précaution de quitter ses chaus- Toulon, à cause de la jalousie que lui inspirait
sures pour commettre l'attentat, et qu'après avoir M. Samson; qu'elle était revenue à Toulon malgré lui,
parcouru tout baigné du sang de sa victime, les di- décidée à se soustraire à sa tyrannie, et qu'elle avait
verses pièces de l'appartement, il était allé dans la repris ses relations avec son ancien maître; que depuis
cuisine se laver dans un grand vase, que l'on trou- ce temps Consauve la poursuivait sans cesse, profé-
vait encore plein d'eau sanguinolente. rant des menaces contre elle et contre. M. Samson, et
Au milieu de la mare de sang où gisàit le cadavre que la veille même du crime, après l'avoir vivement
de M. Samson, se trouvait une carte photographique adjurée une dernière fois de revenir à lui, il s'était
de femme et une lettre. La photographie était déchi- écrié en levant la main : « Marie, je vous le jure,
rée, et on avait eu le soin d'enlever, soit dans le bas vous vous souviendrez de moi dans quelques jours;'
à gauche, soit au dos, le nom du photographe. La vous, ou un autre, vous me le payerez ! »
lettre était en partie recouverte de sang ; on distin- En même temps que ces déclarations étaient re-
guait cependant qu'elle était d'une écriture dé- cueillies, l'instruction suivait son cours, elle déter-
guisée. minait l'heure précise de l'assassinat, qui avait été
Soumise à des procédés chimiques, elle a pu être commis de sept à neuf heures du soir, et constatait
lue et reproduite. que l'assassin avait soustrait à sa victime une somme
Par cette lettre, uni femme déclarait s'être vengée de 998 fr.; enfin, la justice découvrait une nouvelle
de ce que M. Samson l'avait délaissée pour une au- charge très-grave contre Consauve. C'est que &ix
tre maîtresse, et pour donner plus d'apparence à jours avant le crime, il s'était fait faire par un
cette invention, on ,avait lacéré deux portraits de la serrurier, en lui présentant une empreinte, une clé
victime qui se trouvaient dans l'appartement. semblable à celle qui -ouvrait l'appartement de
Malgré toutes ces précautions prises pour égarer M. Samson.
la justice, elle fut mise immédiatement sur les traces Cependant, Consauve n'avait pu être retrouvé. Ses
du coupable. On savait, en effet, dans le quartier, parents déclaraient qu'il avait disparu le lendemain
qu'un jeune homme violent et débauché, nommé du crime sans les avertir et sans qu'ils pussent savoir
Consauve, qui habitait la même maison que M. Sam- pourquoi.
son, avait pour maitresse une ancienne domestique Son signalement fut immédiatement envoyé dans
de ce commerçant, nommée Marie Maxime, et qu'il toutes les directions. Six jours après, il était arrêté à
témoignait des sentiments de jalousie très-vifs à l'é- à Marseille, où il se cachait sous de faux noms et où
gard de M. Samson, qui avait entretenu pendant il avait déjà traité de son passage à New-York sur un
plusieurs années et qui entretenait peut-être encore navire norvégien.
des relations avec cette jeune fille. Mis en demeure de s'expliquer sur ce brusque dé-
Un indice récent venait confirmer ces soupçons. part, il ne put fournir aucune explication plausible.
Dix ou douze jours avant le crime, Marie Maxime Quoiqu'il eût fait à Marseille des dépenses assez
était allée se plaindre au parquet, en compagnie de considérables, il était encore nanti d'une somme de
M. Samson, des poursuites et des menaces dont elle près de 300 fr., qu'il prétendit avoir volée à ses pa-
était l'objet de la part de Consauve, qui l'avait lassée rents au moment de son départ. Mais ceux-ci lui
par ses obsessions et dont elle voulait être délivrée. opposèrent à cet égard un formel démenti.
Mandé au parquet pour expliquer sa conduite, l'ac- Il donnait sur l'emploi de son temps pendant la
cusé avait paru vivement impressionné lorsqu'il avait soirée du 23 septembre, dans laquelle le crime a été
)mmis, des explications détaillées qui toutes ont été maître de son émotion, et malgré luises yeux se sont
!connues fausses et qu'il a été obligé de rétracter parfois arrêtés sur les sanglantes pièces à conviction
lus tard. Enfin, il portait au visage, aux pieds, aux déposées au pied de la cour.
tains, des excoriations et des blessures nombreuses Cependant il se remet promptement et il est
u'il cherchait à expliquer en prétendant que des in- immédiatement passé à son interrogatoire.
mnus l'avaient attaqué le jour de son départ de RENÉ DE PONT-JEST.
oulon, mais qui étaient évidemment le résultat
e la lutte désespérée, suprême, à laquelle s'était li-
rée sa victime. COMPTE RENDU TÉLÉGRAPHIQUE
Des hommes de l'art, désignés par la justice, l'exa-
linèrent avec plus de soin, et constatèrent que la PREMIÈRE DÉPÊCHE
lante de ses pieds concordait exactement avec les
mpreintes sanglantes laissées sur le sol de l'apparte- Après la lecture de l'acte d'accusation, M. le pré-
ment de M. Samson, concordance d'autant plus re- sident procède à l'interrogatoire de l'accusé Con-
larquable qu'une difformité existant à l'un de ses sauve.
ieds se retrouvait également dans les empreintes Il est une heure.
orrespondantes. D. Accusé, levez-vous.
On reconnut aussi l'existence de sang coagulé Consauve dresse sa haute taille et attend les ques-
.ans les rainures des ongles de ses pieds, bien que tif ns du président. Il n'y a chez lui ni forfanterie, ni
es pieds eux-mêmes fussent d'une propreté irrépro- faiblesse. Aux premières questions sur son nom, sur
hable : enfin des taches de sang existaient sur quel- son âge, sa profession, Consauve répond avec beau-
rues-unes des pièces de monnaie en argent trouvées coup de calme et de fermeté
n sa possession. Avant tout, l'accusé nie avec énergie. Il prétend
Ce n'était pas assez. Il fallait encore que les n'avoir pas assassiné M. Samson.
p bjets mêmes destinés à égarer les investigations C'est alors que le président l'interpelle en ces
ii: la justice contribuassent à désigner l'assassin. termes :
Le
On sait qu'une photographie lacérée avait été re- promis de -,
parler devant
D. Accusé, vous avez
rouvée près du cadavre de M. Samson. La fille Marie vos juges. Le moment est venu, parlez, faites des
it VIaxime avait déclaré en avoir vu une pareille entre aveux.
:';es mains de Consauve, qui lui avait dit que c'était Consauve, un instant étonné, se remet prompte-
i'.:e portrait d'une femme d'Albi; or, bien que le cou- ment et répond :
:::)able eût eu soin d'effacer le nom du photographe, «
Cela viendra au cours des débats, *
ille a été reconnue par un sieur Prompt, photographe Peu à peu on entre dans le vif de l'affaire. On se
:i
iAlbi, comme étant sortie de ses ateliers il y a plus souvient que Consauve avait eu des relations avec une
v
l'un an, à l'époque où l'accusé, soldat au 36e de ligne jeune femme nommée Marie Maxime. Les questions
i-itait en garnison dans cette ville. du président ne tardent pas à porter sur cette partie
Enfin, l'expert auquel a été soumise l'écriture con- de l'existence de l'accusé. Ici la discussion des inci-
refaite de la prétendue lettre de femme retrouvée dents devient lente et pénible. Consauve se défend
lans la chambre de la victime a cru y reconnaître les pied à pied, et, chose curieuse, il refait le roman de
r caractères de l'écriture de Consauve.
la réhabilitation.
En présence de charges si accablantes et après Oui, cet homme a rêvé pour cette femme la pu-
avoir été tant de fois convaincu de mensonge, l'ac- reté, la vertu, la vie honnête et régulière des épouses.
suséa pris en dernier lieu le partide se réfugier dans Il a entrepris de la ramener vers l'honneur; il a songé
un silence absolu, déclarant qu'il sait tout, mais qu'il pour elle à la vieillesse honorée, aux cheveux blancs
^ne parlera que devant ses juges. respectés.
Le soin qu'il a eu de commander, six jours d'a- Voilà le système de l'accusé.
...vance, une clé pour pénétrer chez M. Samson, de Qu'a-t-il fait pour cela? Certes, il ne pouvait pas
préparer cette photographie et cette lettre qui de- l'épouser, dit-il, tant que notoirement el e vivait avec
vaient égarer les soupçons de la justice, les précau- un autre homme. Mais une longue expiation, une
" tions qu'il a prises en se dépouillant de ses chaussures pénitence douloureuse pouvait la rendre pure à ses
pour commettre le crime en en faisant disparaître, yeux, et qui sait?
après l'avoir commis, les traces de sang qui existaient Voilà pourquoi, ajoute Consauve, il a envoyéMarie,
sur sa personne, tout annonce que l'assassin a agi Maxime au couvent. Elle n'y est pas restéd. Elle n 'a
avec unelongue préméditation et une froide énergie; pas compris sa pensée.
il a d'ailleurs donné la mesure de sa d'pravation par Tout cela, dit par l'accusé, est étrange à un degré
l'indifférence de sa confrontation avec sa victime et dont on se fait difficilement une idée.
par la gaieté sinistre avec laquelle, au retour de D. Aimiez-voup Marie Maxime?
cette confrontation, il se vantait « d'avoir bien fait R. Non, monsieur le président.
marronner les gendarmes en leur faisant faire trois D. Comment, vous ne l'aimiez pas?
fois le tour de la caisse. » R. Elle n'était pas déjà si belle femme.
En conséquence, etc. Si nous avons bien compris la pensée de Consauve,
il s'était attaché à Marie Maxime uniquement parce,
Pendant cette lecture du récit dramatique de son qu'elle était coupable et qu'il voulait la tirer du mi-
crime, Consauve n'est pas toujours parvenu à rester lieu où elle vivait, la réhabiliter.
Ce système de défense est audacieux et presque co-
mique. AUDIENCE DU 2 NOVEMBRE 1869 !

A deux heures, on apporte les pièces de conviction.


Consauve garde son attitude calme et ferme. Dès neuf heures du matin, les abords du palais
de justice sont entourés d'une foule avide de suivre
DEUXIÈME DÉPÊCHE
les débats de cette affaire mystérieuse et émouvante
qui passionne depuis longtemps la curiosité publi-
que. t
Parmi les pièces à conviction, nous remarquons le
Ministère public : M. Roger, procureur impérial.
portrait de M. Samson. On sait que pour donner le
Défenseur : Me Bessat, du barreau d'Aix.
change — ou peut-être par un sentiment de jalousie
L'accusé est amené.
féroce — le portrait de la victime avait été lacéré.
Nombreuses pièces de conviction : Vêtements de
C'est cette photographie à demi déchirée et percée
la victime, son portrait dans un grand cadre doré, dé-
de plusieurs trous qui est placée devant le tribunal,
bris de photographie, lettre tachée de sang, une mon-
Aussitôt après on procède à l'audition des té-
moins. tre, pièces de monnaie.
Le greffier fait lecture de l'acte d'accusation.
C'est d'abord le récit de l'arrestation de Consauve L'accusé a sur son banc une tenue fort convena-
à Marseille.
ble. C'est un jeune homme brun, à cheveux noirs et
Puis on entend le commissaire central de Toulon, de petite taille. Il porte la barbe à la Buridan et est
M. Guilmot. Ce rapide résumé télégraphique ne com-
vêtu comme les jeunes gens de la classe aisée. Il pro-
porte pas la reproduction de cette longue déposi- mène par moments un regard furtif sur l'auditoire,
tion.
mais pendant la plus grande partie du temps consa-
Ici se place un incident fort extraordinaire. Con-
cré à la lecture de l'acte d'accusation, il tient les
sa'ive lit un mémoire rédigé par lui sur sa vie et sur yeux baissés.
ses antécédents. Cette pièce produit un effet bizarre Après la lecture de l'acte d'accusation, M. le pré-
sur l'auditoire assez mélangé des assises. sident, s'adressant à l'accusé, lui rappelle qu'il a dit
Puis on entend la déposition de Mme veuve Sam-
ne vouloir s'expliquer qu'à l'audience.
son, qui s'avance presque sans émotion et parle avec dit M. le
« Vous êtes devant vos juges naturels,
une certaine facilité. Du reste, la physionomie du président à Consauve, veuillez donner les explications
témoin est insignifiante.
A trois heures, l'audience est suspendue pour que vous avez dit ne vouloir produire que devant eux?
— Non, répond l'accusé, je donnerai ces explica-
l'examen de nouvelles pièces à conviction. tions dans le courant des débats. »
Un digne et honnête vieillard en pleurs est assis
TROISIÈME DÉPÊCHE * au banc de la défense, à côté de Me Bessat; c'est le
père de l'accusé.
Nous recevons au dernier moment le télégramme
suivant: INTERROGATOIRE DE L'ACCUSÉ

Il est trois heures et quart. M. le président interroge l'accusé en entrant dans


les détails relevés par l'accusation.
La fille Marie Maxime est.appelée à faire sa dé-
position. C'est uni petite femme maigre, au teint Pendant cet interrogatoire, qui est très-long, Con-
mat, à la lèvre blême, à l'œil vif. sauve répond avec le plus grand calme et la plus
Celle-là non plus n'a pas d'émotion. Il est vrai grande circonspection à toutes les questions qui lui
sont posées. Dans sa réponse, il répète toujours la
flue, à notre avis, elle n'a pas non plus de sens moral. question du président, comme pour se préparer à ré-
.*I-'lle n'a pas trop l'air de se douter de quoi il s'agit....
pondre. Par moments, Consauve bégaye ; mais si sa
j our elle surtout..
Consauve attache sur elle un regard sombre. Il parole est hésitante, sa pensée reste toujours suivie.
Il r.e dévie jamais de son système de défense, qui
s u-mble vouloir la fasciner. Mais elle ne se trouble consiste à nier certains faits et à chercher une inter-
1 as trop,
discute sans embarras avec l'accusé, et se
même plusieurs fois d'expressions étranges. prétation favorable de certains autres.
f ort
Le témoin ne se gêne pas pour dire qu'elle voulait Voici les points principaux de sa déposition :
(.uitter Consauve pour M. Samson. G
J'ai connu à Albi une femme appelé la Marion,
Cela produit un effet singulier sur l'auditoire, dans jen'ai pas pris chez le sergent, dont elle était la maî-
Je quel les conversations à demi-voix s'engagent pen- tresse, la photographie qui a été trouvée en morceaux
c.a.nt qu'ont lieu cinq ou six dépositions sans impor-
dans la chambre de M. Samson. Cette photographie
tance. n'a pas été apportée à Toulon par moi ; il est venu
L'accusé se défend toujours habilement et se sert assez de militaires d'Albi à Toulon, je peux citer les
d'une discussion nette et ingénieuse. noms de simples soldats, de sergents et d'officiers.
Ce résumé télégraphique sera nécessairement J'ai connu Marie Maxime pendant que j'habitais
com- la même maison que M. Samson, elle avait des rela-
plété demain par la correspondance détaillée de notre
correspondant particulier. M. Sixte Delorme. tions avec lui et avec moi.
M. le président. — De là, Marie Maxime a été
renvoyée, et elle s'est retirée chez son père nourri-
cier, dans le village de Sigal. R. Non. Renvoyée

elle je lui manifestai mon envie de fuir le lendemain,
juin, Marie n'a quitté Toulon que le 26; a
,9 7
placée deux fois, puis elle est partie. quoique mon père voulût m'en empêcher. Je décla-
té partirais quand même. Je songeai alors
D. Pendant qu'elle était au service, Marie faisait rai que je
allé rejoindre Marie Marie-Maxime m'avait dit : « Si dans un cas
ies économies. Quand vous êtes que dis-
pareil tu as besoin de moi, je peux mettre à ta
ilaxime dans son village, ne lui avez-vous^ pas con- francs. J allai chez elle,
position deux trois cents
cilié de retirer son argent de la caisse d 'épargne? ou
Nice, compagnie de M. Sam-
' Non. Ayant des difficultés avec mon père, elle était partie pour en
R. eu décidai à prendre le train et à aller à
dus quitter la maison sans argent. La veille, son. Je me
e Nice.
4. Forget, professeur, étant venu à la maison,
mon

je
...
Maxi- passé permettant pas de t 'épouser, ne
On m'avait dit avant mon départ que Marie ton ne me
père nourricier. peux accepter ta proposition. »
ne était dans son village, chez son Marie-Maxime
Quelques jours passèrent, insis-
l'y allai et ne la vis pas immédiatement. Elle venait les
se
objections, et partîmes le
m'expliquer absence, et elle alla ta, leva toutes nous 3
le m'écrire pour son arrêtâmes jour à Nice pour vi-
la poste la lettre qui était destinée. Je lui juillet. Nous nous un
retirer à m là, vînmes à Toulon.
lemandai alors un prêt de 100 ou 150 francs, Marie siter la ville. De nous
Ma famille, pensant que j'étais parti avec Marie,
répondit Jet'aime, ily a quatre ans que durent
ne : «
alla demander des renseignements à M. Samson.
relations ; au lieu de te donner 150 francs, je vais
aos
retirer toutes mes économies de la caisse d'épargne M. Samson assura à mon père que je n'avais pas ac-
partirons ensemble. —Non, lui répondis-je, compagné Marie-Maxime à Nice. Ses parents de Si-
atnous
gai, interrogés par lettre, répondirent que Marie dire qu'elle m'attendait. Je ne me rendis pas q,
était arrivée seule dans son village. invitation. Quelques jours après ma tante envoya
M. le mésident. —r Êtes-vousallé àParis avec elle? chez mon père les lettrts de la supérieure. Je me
fcr R. Oui. rappelle avo:r reçu à ce moment une pièce de cinq
D. Avez-vous mangé tout son argent. -— R. Oui. francs, dont il était Convenu que nous ne nous servi-
Mais à Paris j'avais un emploi chez M. Eugène Ja- rions qu'à la dernière extrémité. C'est cette pièce
wb, rue du Temple, auxappoiutemenis de 100 francs qu'on a trouvée en ma possession, tachée de sang.
par mois. Là, sij'avajs réellement aimé Marie, comme Devant la plainte déchirante de Marie Maxime di-
on le dit, j'aurais pu vivre tranquillement avec elle, sant : « Je n'ai pas de pain, » je voulus lui donner cgg
mon emplui et celui que Marie n'aurait pas tardé à. cinq francs parce que je l'avais juré devant le Christ,
trouver, nous auraient fait vivre d'une façon fort sup- Je rencontrai Marie sur le boulevard avec une cruche
portable. à la main, je l'embrassai. Elle eut l'air d'avoir peur
D. Vous avezété aussi a bette : — R. Oui, pen- et monta vivement chez sa maîtresse, Mme Grassi.
dant huit jours. Mais nous n'avons rien dépensédans Mme Grassi descendit et me dit que Marie serait
cette ville, nous étions chez ma tante. Elle me de- libre à huit heures. Je la rencontrai à l'heure dite
manda des renseignements sur Marie-Maxime, qui et lui offris de lire les lettres de ma tante. Elle me
était venue avec moi à Cette, et voulut que je la lui repoussa.
présentasse. Elle consola ma maitresse et m'offrit de D. Un sergent de ville fut obligé de vous prier de
la garder chez elle pour que je l'épouse plus tard. cesser la scène de la rue : vous disiez en poursui-
Ma tante télégrapha (sic) et ma mère donna des ren- vant Marie que vous l'aimiez éperdument. —-R. Non,
seignements d'après lesquels ma tante ne pouvait je ne l'aimais pas, si je l'avais aimée, je serais resté
continuer ses bons offices à Marie. La lettre de ma à Paris avec elle. Elle n'est pas assez belle femme
mère à ma tante disait queM.Samson, homme d'hon- pour me séduire.
neur, avait déclaré que depuis sept ans Marie-Maxime D. N'est-elle pas allée, accompagnée de M. Sam-
était sa maîtresse. Marie 'ionna à cette lettre un dé- son, se plaindre de vos obsessions à la police? —
menti formel. Moi je n'osai rien dire. Ma tante me R. Oui.
dit alors : ? Va toi-même à Toulon, tu verras M.Sam- D. Ne vous a^t-on pas dit de la laisser tranquille?
son, et tu lui demanderas s'il a. réellement donné ces — R. Oui, mais après que j'ai reçu l'ordre du par.
renseignements. » quet de ne plus poursuivre Marie, elle m'a écrit
Je partis, j'allai voir M: Samson qui me répéta ce pour me faire des excuses.
qu'il avait dit à mon père, touchant Marie Mon père P. Avez-vous cette lettre? — R. Non.
me donna 50 francs, et j'arrivai à Cette pour racon- D. Pendant que M. Samson déménageait du troi-
ter à Marip les propos de M. Samson. Marie se mon- sième étage pour descendre au premier, vous avez
tra, enm'entendant parler, « sauvage et féroce. » Elle pris une des clés de son appartement, vous l'avez
me dit : Il me faut ou le mariage avec toi ou la mort portée à onze heures chez un serrurier, pour en faire
de M. Samson. faire une pareille, et à cinq heures vous alliez la
Marie s'en fut le lendemain. Je la suivis jusqu'à chercher. :— R. GVst faux. J'avais fait fairo une clé
la gare pour éviter l'esclandre. Elle me repoussa. forée au serrurier Bonnifay, au mois de juin, il ne
Malgré cela, je montai en wagon avec elle, et cher- prit pas l'empreinte de suite et me renvoya au len-
chai à la calmer, demain. Cette clp., je l'ai jetée dans la Seine à Paris.
«
Pourquoi, lui disais-je, veux-tu faire un cri ta e D. Mais la deuxième clé? — R. Je l'ai lancée à
à M. Samson de ce qu'il a dit à mon père deman- la mer. Elle servait à ouvrir une chambre de rendez-
dant des renseignements sur toi : il ne pouvait ré- vous : je la prêtai à un ami; il y mena une personne
pondre autrement. » qui vola qu: Ique chose dans la chambre, ce qui fit
Nous restâmes environ vingt jours à Toulon. Je que je me débarrassai de la clé.
gardais Marie Maxime F en chambre, » dans une D. N'êt s-vous pas revenu chez le serrurier de-
maison meublée de la place Saint-Roch. mander l'empreinte de votre clé? — R. Oui, et je
D. Comment se fait-il que de retour à Montpel- l'ai brisée pour le motif que je"Ïens de dire.
lier, Marie Maxime vous a écrit ceci : D. Le 22, vous vous êtes montré partout jusqu'à
« Jeté
rends ta liberté et je veux que tu me rendes deux heures du matin, et, à cette heure, vous dites
la mienne. » Comment se fait-il que Marie ait aussi avoir été attaqué par des voleurs. — R. Oui, par
écrit à votre père à ce sujet? — R. Marie m'a fait trois matelots corses.
écrire une ou deux fois : « Viens me voir sans rien D. Pourquoi n'avez-vous pas appelé au secours?-*
dire à personne. » R. Parce que je ne pensais pas être secouru.
Je dus, avant de me rendre à son invitation, in- D. Cela est étrange, puisque vous vo,us trouviez
terroger ma conscience. J'avais dit à Marie que si non loin de deux postes de police et d'qn poste de
elle sortait du couvent avant deux ans, je ne lui par- douaniers. -:- R. CB qui est sûr, c'est que les trois
lerais plus. Je devais, pendant ces deux ans, placer à hommes qui m'ont attaqué, m'ont blessé aux mains.
son nom à la caisse d'épargne, par petites portions, D. Q uand on vous a arrêté à Marseille, vous de-
une somme de quatre cents francs pour remplacer celle viez partir pour New-York et vous n'aviez pas de
que nous avions dévorée ensemble. bagage? — R. Mon père n'a peut-être pas osé vous
Marie Maxime voyant que je n'étais pas allé au dire le motif de mon départ. Jt} lui avais volé quatre
rendez-vous, fit une démarche. Ayant rencontré cents francs.
Désiré QureUq, un de mes amjp-, elle le pria de me On présente à. l'accusé la photographie déchirée et
trouvées dans la chambre deS Je demandai à Mme Samson l'explication de sespa-
a lettre tachée de sang déclaré
roles. Elle me dit que Mario Maxime avait à
VT. Samson. qu'elle
r
'Consauve père qu'elle tuerait M. Samson et
Consauve déclare ne pas les reconnaître.
orthographe fort capri- empoisonnerait sa femme.
Voici cette lettre, avec son photo-
Je continuai mes recherches, et je vis une
jieuse : lettre quelques mots
Monsieur, graphie déchirée et une portant
«
J'arrive de Marseille que monsieur Samson ma fài illisibles, dont le dernier était vengé.
a
Je remarquai aussi devant la fenêtre des excré-
venir. pour nous raisonner moi sa. matrese depuis la che-
mavoir quitter marie ments. Une montre tachée de sang était sur
28 moi après fai mon après dans
enfant lui de moi il minée. Nous crûmes qu'il y avait une femme
2 ans de mariage et avoir un a 9
cette affaire; nous recherchâmes la fille Maxime. Elle
mavai plus rien il a 3 moi a force de lui ecrire il ma répéta
expliqua l'emploi de temps et nous
lit vien voir avec le petit car je savé ce qui se pasé nous son
la sifornenque depuis 5 mois o champelier qui des menaces proférées par Consauve.
avec
Nous allâmes chez le père Consauve. Son fils était
•la connais bien chez monsieur Tron aine et mon- vint
parti dès le matin. M. Vidal, associé de Samson,
sieur.... (une languette de papier, portant sans quelquesjours après, qu'il manquait une
doute un nom, manque vers ce point), et on me me déclarer,
conné moi aussi qui vien de le tuer parceque il somme de 998 fr.
f rendu malheureuse et ma fai venir pour 400 fou J'avais fait rechercher, chez les serruriers, cou-
ma
i, et puis il rien du tout il tient tout à la sifournenque teliers, etc., si l'on n'avait pas acheté ou fait réparer
a
moi avoir lenfant lui et rien de tout, je me suis quelque instrument propre à commettre le crime. Un
et a
vengé. serrurier déclara que Consauve avait fait faire une clef,
La famille et en campagne aujordui. » et que quelques jours après il était revenu sous un
CI:
prétexte quelconque et avait brisé l'empreinte.
des Mille-Co- Le témoin donne eusuite quelques détails sur la
^ D. Quand on vous a arrêté au café
Marseille, lisiez le journal le Progrès prétendue rixe de Consauve et des trois matelots
nonnes, à vous
établit qu'il impossible que dans le
à l'assassinat de M. Sam- corses. Il est
du Var, au passage consacré
air de préoccupation fort remarquable. lieu où il prétend avoir été arrêté, il ne fût pas en-
? son avec un

R. J'étais si préoccupé que j'ai fait relever tendu par les postes voisins.
peu

de trente centimes sur ma conscmmation Les camarades de Consauve le considéraient comme
1;une erreur sournois. A dix-sept ans, il était condamné à
de la veille. Du reste, si j étais le coupable, pour me un
défigurer, me je serais fait raser et couper les cheveux. quelques jours de prison et à 150 fr. de dommages
D. En compagnie des gendarmes qui vous ont em- et intérêts pour coups et blessures. Plus tard, étant
mené à Draguignan, n'avez-vous pas avoué que vous voilier à l'Arsenal, il a battu un ouvrier maçon. Dans
étiez l'auteur de l'assassinat de M. Samson? — la famille, il craignait sa mère, mais ne respectait
gardé les point son père. Il avait souvent entre les deux des
R. J'ai dit: Consauve a été soldat et a sen- y
la quoique ne m'y étant jamais scènes de violence.
timents de guerre, —
trouvé, — et si Consauve avait tué M. Samson, dans Dans les confrontations, Consauve n'a montré au-
aurait trouvé le crâne de émotion. Mais au moment où on a posé son
la chambre du cadavre, ton cune
je le déclare tribunal, le pied sur l'empreinte sanglante, il a fait un mouve-
Consauve. Du reste, au
d'empêcher le pied coïnci-
ment et a essayé que ne
gendarme a voulu me dresser un piége.

>.

D. Comment expliquez-vous les taches de sang des dât avec les empreintes. Au cimetière, Consauve a
de monnaie trouvées en votre possession? fait le tour du cadavre et a dit : « Vous dites que
pièces je le reconnais qu'à souliers
de cinq francs était cette fameuse pièce c'est M. Samson, ne ses
R. La pièce
moi qui l'ai tué, je pouvais
Marie elle est tombée de ma poche avec jaunes. Ce n'est pas ne
remise par ;
mal homme qui m'avait fait du bien.
de cinquante centimes quandj 'ai été attaqué. faire du à un »
la pièce
ramassées terre et elles ont pu être ta- Consauve répond à ls déposition du témoin. Il lit
Je les ai par
chées de dans un gros cahier et commence ainsi :
mon sang. Je n'ose donner démenti à M. le commissaire
:
Après cet interrogatoire, qui a duré plus de deux et
un
pendant lequel Consauve a montré une central; mais je dois dire qu'on a exagéré. »
heures et
grande énergie, procède à J'audition des témoins. Consauve discute ses antécédents et veut prouver
on conduite fut à près irréprochable.
Ils sont trente-neuf dont vingt-neuf à charge. que sa peu
Claire-Justine Cavalier, trente-neuf ans. — Une
dame en pleurs, vêtue de noir, s'avance, appuyée sur
AUDITION DES TÉMOINS ami. C'est la de la victime,
le bras d'un veuve
Jules Guillemot, 44 ans, commissaire central à Tou- Mme Samson.
Ce témoin dépose qu'elle a eu son à service Marie
lon, chevalier de la Légion d honneur :
septembre dernier, vers dix heures du matin, Maxime. Cette fille fut renvoyée par M. Samson
Le 24 qu'on l'avait rencontrée dans l'escalier causant
je fus informé M. Samson venait d'être trouvé parce
que familièrement Consauve. Marie Maxime
mort dans appartement. On croyait à :un suicide. trop avec
son
rendis les lieux. Je vis des traces de pas demanda à rentrer au service du témoin. Elle n'y
Je me sur
ensanglantés, et une terrine d'eau rougeâtre. Jecom- consentit point.
déposition Mme Samson, fort
j'étais présende d'un crime. Vous En ce point de sa
pris que en «
indisposée. L'audience est interrom-
c'est un crime, me dit Mme Samson. émue, se trouve
croyez que pendant cinq minutes.
Ohi c'est elle, la coquine! elle l'avait bien dit ! » Due 1
Sa déposition continue ainsi : Nous sommes partis pour Paris. Nous y sommes
J'avais, dit Mme Samson, une clef ouvrant du côté restés vingt-cinq jours, moi, sans travailler, lui, em-
,de la salle à manger, M. Samson en avait une ou- ployé à cent francs par mois.
vrant du côté du salon. De là, nous sommes allés à Cette ; il m'a présentée
A neuf heures du matin, en revenant de la cam- à sa tante en disant qu'il m'avait enlevée.
pagne, j'ai essayé d'ouvrir avec ma clef, je n'ai pu y Je suis partie de Cette pour Toulon, toujours en
parvenir, les verrous étant tirés en dedans. Mon compagnie de Consauve. Nous logeâmes tous deux
émotion était grande. J'ai fait demander un serru- place Saint-Roch. C'était moi qui payais toujours. A
rier, il a ouvert l'autre porte, et j'ai vu l'horrible ce moment je n'étais pas heureuse, peut-être parce
spectacle que vous savez. que nous n'avions plus d'argent. Consauve me mal-
Je demande vengeance : Samson était un brave traitait.
homme fort estimable. Que le bon Dieu punisse l'au- Je n'ai pas eu connaissance de la prétendue lettre
teur de l'assassinat de mon mari ! adressée à Cette par M. Samson, et je nie le propos
François-Auguste Cone, trente-six ans, contre- qui m'est attribué à ce sujet par l'accusé.
maître de M. Samson, à Toulon. — Ce témoin a Je suis allée dans un couvent de repenties de
quitté M. Samson le soir, au moment où il rentrait Montpellier pour cesser de voir Consauve, je n'y
chez lui pour changer de vêtements; il l'a attendu suis restée que quatre jours. Consauve m'avait dit :
Si tu ne restes pas au couvent, tout est rompu en-
pour souper jusqu'à huit heures. A ce moment, quel- «
qu'un lui ayant dit qu'il y avait encore de la lumière tre nous. 11

au magasin, Cone y est retourné. C'était lui qui avait Arrivée à Toulon, j'ai écrit à Consauve # qu'il
- n'aurait plus rien à faire avec moi. » Malgré cela,
laissé la bougie allumée. Il va alors chez Samson,
frappe à sa porte ; personne ne lui répond. Il retourne « il est toujours venu derrière moi. » Une fois, sur
chez lui et soupe seul à neuf heures. Le lendemain, le boulevard Napoléon, un agent de police est venu
Cone est allé chercher Mme Samson à la campagne; faire cesser ses obsessions. J'ai dit à ma maîtresse
il était avec elle à la maison lorsqu'elle a essayé vai- que j'étais fatiguée des poursuites de Consauve.
nement d'ouvrir la porte. J'avais repris mes relations avec M. Samson. Un
Un serrurier est appelé, Mme Samson pénètre jour, j'étais à la gare de Toulon, en compagnie de
dans l'appartement; Cone entend un cri et voit Consauve, lorsque j'y rencontrai M. Samson. Je
Mme Samson épouvantée à la vue du cadavre de son voulais aller avec lui et laisser Consauve. Consauve
mari. me retint en me serrant le bras très-fortement. Le
Cone dépose qu'il a trouvé une montre par terre 22 septembre, j'ai passé la nuit à l'hôtel du Luxem-
et qu'il l'a placée sur le secrétaire. Il termine en bourg avec M. Samson. Entrée à l'hôtel à huit heu-
disant : res et demie du soir, j'en suis sortie à six heures du

a:
Je ne connaissais pas d'ennemi à M. Samson. A matin. Il était convenu que le 23 je devais y coucher
Toulon, l'opinion publique accusait Consauve. » aussi. Je m'y rendis en effet à huit heures et en sor-
Marie Maxime, vingt-quatre ans, domestique, maî- tis le matin à six heures.
tresse de l'accusé et de sa victime. Quatre jours avant le crime, Consauve m'a de-
L'attention de l'auditoire est attirée par cette hé- mandé un rendez-vous dans une chambre ou hors
roïne de l'affaire, celle que l'on s'obstine à appeler de la ville. J'ai répondu que je ne donnais des ren-
dans le public, par ironie, sans doute, la « belle Ma- dez-vous que sur la place d'Armes.
rie Maxime. » C'est une petite personne jaune et M. le président. —Conpauve, qu'avez-vous à dire?
sèche, aux traits insignifiants. Elle n'a point l'air — R. S'il le faut, les lettres écrites par M. Samson
étonné des regards qui se portent sur elle et regarde et niées par Marie se trouveront. Vous en trouverez
l'auditoire d'un a;r indifférent. des extraits écrits par moi sur un carnet.—Marie
Le témoin dépose ainsi : sait-elle que ma mère est venue à Cette?
Je m'appelle Marie Maxime, j'ai vingt-quatre Marie Maxime répond : On me l'a dit, mais je__ne
ans, je suis domestique à Toulon, je ne suis pas en
,
l'ai pas vue.
service pour le moment. M. le président. — Marie Maxime, avez-vous à vous
Depuis l'âge de quinze ans, je suis domestique plaindre de M. Samson? — R. Non, au contraire.
chez M. Samson. J'ai eu des relations intimes avec L'accusé, faisant un geste théâtral: Je donne,un
lui pendant qu'il habitait au troisième étage. Au démenti aux propos de Marie. Je n'ai pas dit : vous
cinquième logeait Consauve, j'ai eu aussi des rela- me le payerez.
tions avec lui. M. le président. — Marie, connaissez-vous cette
Renvoyée, je suis allée avec Consauve à l'hôtel, je photographie? — R. Oui. Consauve me l'avait mon-
suis restée cependant en service pendant deux jours trée; elle venait d'Albi et représentait une femme
rue de l'Oratoire, et pendant un jour rue Picot. en corsage blanc.
J'ai été étonnée en voyant arriver Consauve à Consauve. — C'est faux. Je n'ai jamais eu de pho-
Sigal. Je n'étais pas partie pour Nice en compagnie tographie pareille, et puis Marie portait un corsage
de M. Samson. blanc.
Arrivé au village de Sigal, Consauve me dit de le Marie Maxime. — Jamais.
suivre et d'aller à Paris avec lui, qu'il m'épouserait. Consauve. — Mme Durand, chez qui nous logions
Il n'avait pas d'argent. Nos dépenses ont été payées à Paris, a offert à Marie une place de 40 fr. et la
avec des économies à moi retirées de la caisse d'é- nourriture.
pargne de Marseillej Marie Maxime. C'est vrai. Quand j'ai quitté

ette, je voulais partir seule. C'est Gonsauve qui a
i;;
Marie Maxime nie. « Si M. Samson a pleuré, fit-
Isisté pour me suivre. elle, c'est de me savoir malheureuse avec Consauve,
Ici, Consauve parle d'une rencontre dans la rue qui devait me manger l'argent que je gagnais. »
;V<ms laquelle se seraient trouvés en présence lui, Ici, M" Bessat, défenseur de l'accusé, demande si
larie Maxime et M. Samson. Une altercation aurait
.!; le témoin a fait des démarches pour entrer dans un
i a lieu ; M. Samson aurait reproché à Marie sa con- couvent de Toulon.
tiite antérieure scandaleuse. M. Samson aurait même Marie Maxime. — Oui, je ne suis pas entrée aux
ngloté en pensant aux débordements de sa maî- filles repenties de Toulon, il n'y avait plus de place.
5 'esse.
L'avocat insiste pour demander si jamais Marie

laxime s'est livrée à une agression quelconque sur avait des troubles dans l'intelligence et qu'il était
t personne de M. Samson; Marie Maxime répond :
fon.
adonné à la boisson.
Il est huit heures. L'audition des témoins est ter-
Divers témoins établissent ensuite les relations de minée. La séance est levée et renvoyée à demain
larie Maxime avec M. Samson et l'accusé. midi, après la messe traditionnelle d'ouverture des
D'autres témoins affirment unanimement qu'ils ont tribunaux, dite messe du Saint-Esprit.
assé la soirée du 22 septembre et non du 23 avec Pendant que les gendarmes reconduisent Consauve
lonsauve. dans la prison, la veuve Samson l'interpelle : « As-
On entend ensuite quelques témoins à décharge ; sassin, lui dit-elle, mes pauvres enfants crient ven-
surs dépositions tendent à montrer que Consauve geance, tu seras puni. »
AUDIENCE DU 3 NOVEMBRE 1869 que celle qui existe entre les pieds de l'accusé et les
empreintes sanglantes du parquet. Nous avons, dit
Plus encore qu'hier, la foule avide d'émotions se le témoin, fait remarquer au prévenu cette concor-
presse dans la rue Impériale et sur la place de la dance parfaite et le détail de la difformité caractéris-
Caserne, aux abords du palais de justice. tique du pied droit. Quand M. le juge d'instruction
Les portes sont ouvertes à onze heures et demie ; et moi disions à l'accusé : « Voyez, l'adaptation est
la partie de la salle accessible au public se remplit parfaite ; » Consauve nous répondait : « Ce n'est pas
en un instant. A midi, la cour entre en séance. mon avis. XI

De nouveaux témoins ont été cités pour être enten- M. Laurelli termine en donnant quelques rensei.
dus à cette audience. ~ gnements sur le fameux témoin à décharge Guilla-
L'accusé Consauve conserve l'air décidé et ferme bert. Il déclare que G-uilïabert Baptistin a été con-
qui ne l'a pas quitté un moment à l'audience d'hier. damné à quinze jours de prison pour violences exer-
Il écoute avec attention les paroles prononcées par cées sur un agent de la force publique. i
M. le président ou par le ministère public. Sa figure La liste des témoins étant épuisée, la parole est
expressive montre le bouillonnement tumultueux de donnée à M. le procureur impérial. j
son cerveau. A ce moment, un incident émouvant se produit.
On entend une déposition importante : c'est celle Mme Samson vient, éplorée, se jeter aux pieds
de M. Laurelli, substitut du procureur impérial à du président. Arrivée au milieu du prétoire, elle
Toulon. Ce magistrat dépose : embrasse avec frénésie le portrait lacéré qui fait
«Vers le 10 ou le 12 septembre, à deux heures en- partie des pièces à conviction et se met à crier :
viron, se présenta dans mon cabinet une jeune fille, vengeance ! On l'entraîne. En s'en allant, Mme Sam-
la nommée Marie Maxime. Elle était accompagnée son jette à l'accusé cette apostrophe : Assassin, lâ-
d'un homme d'un certain âge, qu'elle dit être son che, brigand, bourreau, tu seras puni !
ancien maître et que j'ai su, peu de temps après, être L'audience est interrompue pendant dix minutes.
M. Samson. Cette jeune fille me déclara qu'elle était Consauve, pendant ce temps, consulte le cahier qui
en hutte aux obsessions d'un jeune homme qui la ne l'a pas quitté depuis qu'il est sur la sellette. Il
fatiguait de ses poursuites insupportables. Elle me cause avec son père en gesticulant. Son calme sem-
dit que ce jeune homme l'avait mise dans un couvent ble un moment l'abandonner et faire place à une
pour la purifier et en faire plus tard sa femme, agitation fébrile. Consauve se lève, s'assied, raidit
qu'elle en était sortie et qu'elle ne voulait plus de ses bras et semble ne pas pouvoir tenir en place. r
lui. Chaque jour, disait-elle, ce jeune homme la con- L'audience est reprise. Le calme revient sur la
jurait de renouer leurs relations, et elle n'en voulait figure de l'accusé. On fait passer à MM. les jurés
plus à aucun prix. les empreintes et plans qui sont au dossier.
Je demandai alors à Marie Maxime si des pour- M. Royer, procureur impérial, soutient énergi-
suites dont elle se plaignait étaient assez graves quement l'accusation. Me Bessat présente la défense
pour motiver l'intervention de la justice; Elle me ré- de l'accusé et plaide l'innocence de Consauve.
pondit : J'ai d'autant plus besoin d'être protégée par
ce
M. le président résume les débats. Voici les ques-
la loi, que mon ancien amant m'a manifesté l'inten- tions auxquelles ont à répondre MM. les jurés :
tion de me tuer. »
J'appris alors que le jeune homme qui avait fait PREMIÈRE QUESTION
,
RELATIVE AU VOL
ces menaces s'appelait Antoine Consauve; je le fis Consauve est-il coupable d'avoir soustrait frauduleusement
appeler le surlendemain. une somme d'argent dans la maison de Samson?
Consauve vint au parquet; Je lui parlai dè la vi- Cette soustraction a-t-elle eu lieu la nuit?
Cette soustraction a-t-elle eu lieu dans une maison habitée?
site que j'avais reçue l'avant-veille. Gonsauve nia le Cette soustraction a-t-elle eu lieu à l'aide de fausses clefs?
propos menaçant que lui attribuait Marie Maxime. Cette soustraction a-t-elle eu lieu à l'aide de violences ?
Le voleur était-il porteur d'armes?
Il m'avoua qu'il aimait tette fille, que son intention
était de l'épouser ; mais il reconnut ses torts et pro-
mit qu'il ne chercherait pltis à la voir. QUESTIONS RELATIVES A L'ASSASSINAT

Tant que je ne parlai à Consauve que de Marie Consauve a-t-il commis un homicide volontaire?
Avait-il formé d'avance le dessein d'attenter à la vie de la
Maxime, il écouta mes observations avec assez de victime?
- calme, mais quand je vins à prononcer le nom de Cet homicide a-t-il été précédé ou suivi de la soustraction
frauduleuse mentionnée dans la première question?
M. Samson, le visage de l'accusé s'altéra; il me fit
répéter que M. Samson était venu accompagner Après une délibération d'environ vingt minutes,
Marie Maxime, il ne pouvait se faire à cette idée. le jury sort da la salle de ses délibérations. La ques-
Malgré cela, Gonsauve parut décidé à tenir compte tion de vol a été écartée, mais la question de meurtre
des observations que je lui adressais. Ne songez
pas, avec préméditation est résolue par l'affirmative.
lui dis-je, vous qui appartenez à une famille hono- Le verdict est, du reste, mitigé par l'admission de
rable, à épouser une fille qui, de votre circonstances atténuantes.
aveu même,
a eu plusieurs amants. Il me le promit et s'en alla. » L'accusé est introduit. On ne remarque dans son
La deuxième partie de la déposition de M. Lau- attitude aucune faiblesse. Sa fermeté ne se dément
relli porte sur les détails de la visite domiciliaire
pas, même en entendant prononcer contre lui la
faite dans la maison du crime. Toutes les peine terrible des travaux forcés à perpétuité.
personnes
présentes ont été unanimes à reconnaître qu'il La foule s'écoule bruyante ; chacun commente à sa
au-
rait été difficile de voir une adaptation plus parfaite façon les détails de l'affaire. (F. RADO.) )
LE PUITS AUX CADAVRES

ASSASSINAT DES FRÈRES THIRION (OCTOBRE 1869)

Il y a quatre ans environ, un jeune homme, natif famille, vint se fixer à Hornu en qualité de do-
sa
de Prexhange, près d'Arlon, et habitant Sirault avec mestique-berger; il y fit connaissance d une jeune
fille, Florence d'Havré, qui avait un an de moins que l'Indépendance qu'il n'avait jamais entendu parler de
lui, qu'il épousa au commencement de 1866. Jacques la disparition des frères Thirion.
Dessous-le-Moustier, tel est son nom, n'avait aucune Nous trouvons cependant à la page 509 du Mémo.'
fortune, et sa femme pas plus que lui; néanmoins il rial administratif de la province de Luxembourg,
se fit bientôt berger pour son propre compte, et année 1868, l'avis suivant :
l'extrême facilité avec laquelle les frères Thirion,
marchands de moutons à Bertrix, dans les Ardennes, « Les sieurs Nicolas et Pierre-Joseph Thirion,
ouvraient des crédits aux bergers, procura à Des- marchands de bestiaux, ont quitté la commune de
sous-le-Moustier l'occasion de se mettre en rapport Bertrix, savoir : le premier, du 10 au 15 mars, et le
avec eux. La ferme qu'il occupait s'élève sur les second le 1er avril dernier, sans que l'on sache ce
confins de la commune, sur la route de Warquignies; qu'ils sont devenus.
l'endroit est assez désert. «
Ils ont dû se rendre dans les environs de Mons.
Les frères Thirion, quoique atteignant déjà la cin- Faisant le commerce de bestiaux, leurs correspon-
quantaine, étaient de forts gaillards taillés en her- dants du Hainaut ont adressé divers lettres relative,
cules; on les vit souvent au marché de Mons, mal à leurs affaires, ce qui fait présumer qu'ils ont dis-
vêtus, presque déguenillés, mais porteurs de cein- paru de cette province.
tures remplies d'or, car ils faisaient le commerce sur «
Voici le signalement de Nicolas Thirion :
âgé

une grande échelle. de 58 ans, taille d'environ 1 mètre 65 centimètres,


Il y a dix-huit mois environ, l'un des frères Thi- front chauve, cheveux châtains, bouclés, très-voûtés
rion, Nicolas, vint à Mons, puis se rendit dans des petits favoris courts. fe
1
,
localités voisines; au bout d'un certain temps, sa -« Vêtements : pantalon brun, écharpe violette et
famille n'ayant pas reçu de ses nouvelles, un frère, rouge à lignes, gilet roux usé, casquette noire usée,
Pierre, arriva à son tour dans nos contrées pour tâ- chaussettes blanches, souliers gros et usés, sarreau
cher de savoir ce qu'était devenu Nicolas. Pierre- bleu.
Joseph disparut lui-même. A quelque tOips de là, <t
Signalement de Pierre-Joseph Thirion : âgé de
le troisième frère, Gustave, entreprit le voyage, tou- 62 ans, taille d'environ 1 mètre 75 centimètres, che-
jours dans le but de retrouver Pierre-Joseph et Ni- veux rares sur le sommet de la tête, brun gris frisés,
colas. Nouvelle disparition. port courbé, maigre.
1
Un fait significatif, c'est que l'on suivait les traces « Vêtements : pantalon en drap bleu, casquette
des frères Thirion jusqu'à Hornu, mais à partir de là noire en drap neuf, cravate fond noir, veste à car-
on ne pouvait plus savoir ce qu'ils étaient devenus, reaux noirs et blancs, gilet de laine, blouse bleue, sou-
où ils étaient allés. — Le parquet de Mons ouvrit liers gros et chaussettes rouges.
une enquête, fit même appeler alors De.ssous-le- « Les autorités locales de la province sont priées
Moustier, que la rumeur publique accusait de l'as- de donner à ces signalements toute la publicité pos-
sassinat des trois frères ; mais il ne prit aucune me- sible, et de me faire connaître, le cas échéant, les
sure, ne fit opérer aucune fouille dans la maison de renseignements qu'elles pourraient obtenir sur le
cet individu, pourtant mal famé, et l'affaire en resta là. sort de ces deux personnes.
Dessous-le-Moustier étant rétourné tranquille- « Arlon, le 30 mai 1868.
ment chez lui prospéra bientôt; lui, qui n'avait quel- « Le gouverneur, /
que temps auparavant ni sou ni maille, il s'arrondit, « CH. VANDAMME. >1

paya des dettes qu'il avait contractées, fit à son tour


sur une certaine échelle le commerce des moutons, Comment se fait-il que les procureurs du roi et
et devint, au point de vue de la fortune, un des no- les procureurs généraux n'aient pas connaissance
»
tables de la commune. Néanmoins, nous devons le des avis de cette sorte, qui sont toujours publiés par
dire, les habitants d'Hornu frayaient peu avec lui; le Mémorial et reproduits par plusieurs journaux?,
ils le considéraient, avec raison, comme un misérable
capable de tout, et ils le redoutaient même. Les choses en étaient là quand, il y a environ dix
Ajoutons encore que quelque temps après la dis- jours, la femme de Dessous-le-Moustier tomba ma-
parition des frères Thirion, Dessous-le-Moustier fit lade; les symptômes de la maladie parurent singu-
combler un puits qui se trouvait dans l'avant-cour liers au médecin, M. Querton, appelé à donner ses
de son habitation, sous le prétexte de placer une soins à cette femme : en effet, celle-ci, qui se portait
grande porte. Il fit également, vers la même époque, assez bien le jour, était prise de vomissements pen-
combler une fosse à purin qui se trouvait vers le fond dant la nuit, après avoir avalé des breuvages que lui
de la cour, et sur l'emplacement de laquelle on préparait son mari. Le jour, Dessous-le-Moustier
éleva une petite construction. étant absent pour les besoins de son commerce,sa
Ces faits auraient dû appeler l'attention du par- femme préparait elle-même ses tisanes.
quet, Dessous-le-Moustier subissant une certaine Pendant toute la semaine dernière, il y eut ainsi,
surveillance ; mais on les trouva sans doute très-na- pour la femme de Dessous-le-Moustier, des alterna-
turels, tout autant que la rapide fortune de l'ancien tives de bien et de mal; et M. Querton, qui ne par-
domestique, et Dessous-le-Moustier put vivre venait pas à s'expliquer la maladie dont elfe était
en
.toute quiétude. atteinte, consulta un confrère de Boussu, M. De-
Cependant la brouille était
au ménage ; l'homme neufbourg.
entretenait de coupables relations avec sa servante. Vendredi était le jour fixé pour la consultation;
M. le procureur général de Bavay vient d'écrire à et, Dessous-le-Moustier ayant été prévenu de la vi-
site des médecins, resta au logis contre son habitude, Vers huit heures du soir, on découvrait, à trois mè-
ket, singulière coïncidence, ce jonr...là, dans l'après- tres de profondeur, un premier cadavre dans un état
-midi., la malade fut encore prise de vomissements. complet de putréfaction; les membres se détachaient
Les médecins étant arrivés prirent le parti de re- du tronc, et on ne parvint qu'avec de grands soins
cueillir les matières vomiespar la femme de Dessous- à remonter les lambeaux de chair couverts d'étoffe.
le-Moustier ; ils réclamèrent de ce dernier une Hier, vendredi, à sept heures du matin, on mettait
bouteille, et Dessous-le-Moustier ne la leur remit à découvert un deuxième cadavre dans le fond du
1;:.
qu'avec un élan de mauvaise humeur, après avoir dit puits, à cinq mètres de profondeur, et parfaitement
d'abord qu'il n'y avait pas de bouteille dans la mai- à sec. Ce deuxième cadavre était bien conservé, et il
son. Bref, ces matières furent recueillies, et M. Quer- était couvert d'habits, blouse bleue, pantalon noir,
ton emporta chez lui la bouteille qu'il cacheta, car également bien conservés. On le reconnut de suite
il; les soupçons qu'il avait conçus prenaient corps. pour celui de Nicolas Thirion.
Le lendemain, samedi, la femme de Dessous-le- Sur les renseignements de voisins, qui rappelèrent
Moustier reçut une nouvelle visite du médecin, qui le travail effectué sur l'ancienne fosse à purin, M. le
constata un mieux sensible dans l'état de la malade; procureur du roi ordonna d'abattre la maçonnerie, et,
et cependant, le dimanche matin, Dessous-le-Mous- après avoir creusé à environ soixante centimètres,
tieralla faire visite à des parents, les engageant à on trouva un troisième cadavre également couvert
' venir voir sa femme, qui était gravement indis- d'habillements, et qui fut encore reconnu pour celui
posée. d'un des frères Thirion. Comme les deux autres ca-
;j « Elle a une traînerie, disait-il, et elle peut mou-
davres, celui-ci était étendu, les bras croisés sur la
rir d'un instant à l'autre. » poitrine; mais la putréfaction l'avait atteint, car,
Puis il alla chez le curé de la paroisse, et l'enga- quand on le bougea, la tête se détacha.
gea pour les mêmes motifs à venir voir sa femme. On comprend la pénible impression que la décou-
Le lundi, la belle-sœur de Dessous-le-Moustier verte de ces crimes a causée dans le Borinage et en
s'était installée au chevet de la malade, dont l'état notre ville. C'est un drame aussi terrible que celui
était très-satisfaisant; mais le lundi soir, vers onze de Pantin, qui se déroulera devant la cour d'assises.
heures, la malade ayant pris une tisane préparée par Et l'on craint de ne pas connaître encore toute l'af-
son mari, fut prise de nouveaux vomissements, de freuse vérité; car il y a environ deux ans qu'on si-
:: dyssenterie violente, et elle rendit le dernier soupir. gnala également la disparition de deux marchands
Le meurtrier avait sans doute augmenté la dose, de vaches habitant le Quesnoy, marchands dont on
pour accélérer la catastrophe. En effet, il craignait perdit encore les traces aux environs de Mons.
les révélations de sa femme au sujet de l'affaire des Ce matin, le procureur du roi, accompagné du
Thirion; elle savait l'affreuse vérité, ou, du moins, juge d'instruction et du médecin-légiste, a dû se ren-
elle la soupçonnait; toujours est-il que, avant de dre à Hornu, où l'on doit transporter Dessous-le-
mourir, elle dit à son confesseur qu'elle avait à lui Moustier pour le mettre en présence des cadavres.
;... faire une grave révélation ; celui- ci ne voulut reee- Dessous-le-Moustier — n'omettons pas ce détail
voir la confidence qu'en présence de témoins. Cela fut a une maîtresse, qui se trouve même enceinte, et

fait. Dessous-le-Moustier a donc empoisonné sa qui, dans cet état, venait travailler chez l'accusé, en
femme pour l'empêcher de parler. présence de la défunte, qui connaissait les relations
p
Le lendemain, l'enfant que Florence nourrissait de son mari.
|f
encore trépassa également, suite bien naturelle de
l'empoisonnement de sa mère. L'Étoile belge a reçu, par voie télégraphique, les
t.
Le lendemain mardi, Dessous-le-Moustier allait détails suivants :
tranquillement vaquer à ses affaires, après avoir Dessous-le-Moustier a été extrait ce matin de la
commandé au curé un enterrement de première prison de Mons, et conduit, dans une voiture cellu-
classe pour son épouse, et il revenait chez lui quand, laire, sur le théâtre de ses forfaits.
rencontrant M. le docteur Querton sur le pavé, il Il ignorait où il allait, et ne s'attendait pas à être
l'interpella en lui disant : confronté avec ses victimes. Toutes les précautions
« Hein ! en voilà une d'affaire ! ma femme est avaient été prises pour éloigner la foule et éviter
morte cette nuit. » qu'une circonstance quelconque lui fît connaître où il
M. Querton, étonné de cette mort subite, fit im- se trouvait au moment de sa descente de la voiture.
médiaternent part de ses soupçons à l'autorité locale; Un épais capuchon en toile bleue lui couvrait le vi-
le parquet fut prévenu, et le mercredi matin à six sage et ne lui permettait de rien distinguer.
heures, Dessous-le-Moustier était arrêté à son domi- Il fut conduit près des deux cadavres retirés du
' cile. Quand les gendarmes procédèrent à son arresta- puits ; sans l'avertir, le juge d'instruction lui retira
tion, et qu'il sut qu'on l'accusait de l'empoisonne- son capuchon. Dessous-le-Moustier, quelque peu
ment de sa femme, il s'écria : Ah! si ce n'est qu'ça! surpris, est resté calme cependant. Son visage ne
Le parquet de Mons, voyant Dessous-le-Moustier trahit pas la moindre émotion. Il regarda fixement
placé sous la grave accusation d'empoisonnement, les deux cadavres, puis il dit d'une voix ferme : « Je
crut devoir agir enfin, et M. le procureur du roi ne connais pas cela. »
Delecourt se décida à ordonner des fouilles dans le Le juge d'instruction lui ayant dit :
puits que Dessous-le-Moustier avait fait combler, c Et le troisième, qu'en avez-vous fait ?» il re-
fouilles qui commencèrent immédiatement après l'in- prit : « Je ne sais pas ce que vous voulez dire, je ne
humation de la femme, jeudi à dix heures du matin. les connais pas. »
Le juge ajouta : Le premier, entrant dans la voie des aveux, a dé-
« Venez, malheureux, venez voir ce que vous en claré avoir griséles trois victimes, puis, profitant de leur
" avez fait !» ivresse, il les a étranglées et leur a volé 3000 francs.
Et, conduisant l'assassin près du troisième cada- Les victimes sont : Pierre Thirion, âgé de
vre, celui-ci pâlit et dit en baissant la tête : soixante-deux ans, disparu en mars 1868; Nicolas
«
C'est moi, j'ai tout fait avecle vieux berger Hoyon.» Thirion, âgé de cinquante-huit ans, disparu en avril
Celui-ci, arrêté immédiatement, a nié énergique- 1868 ; Gustave Thirion, âgé de quarante-trois ans,
ment; mis en présence de son accusateur, il a per- disparu, le mois suivant, tous trois nés à Bertrix
sisté dans ses dénégations. (Luxembourg belge).

Dessous-le-Moustier, âgé de vingt-neuf ans, est ment de soldats, qu'on me fusille et que ça finisse !
»
né à Prexhange (Luxembourg). Il nie avoir empoi- L'instruction continue.
sonné sa femme, morte dans des circonstances étran-
ges, lundi dernier, à l'âge de vingt-huit ans. NOUVEAUX RENSEIGNEMENTS
Il est accusé, en outre, d'avoir exercé des prati-
tiques criminelles sur une fille à laquelle il avait pro- On raconte qu'il y avait souvent dans le ménage de
mis mariage en se faisant passer pour célibataire. l'assassin des scènes violentes.
L'assassin parait fort à l'aise. Il demande à mou- Un jour, la femme, maltraitée par son mari, laissa
rir tout de suite en disant qu'il est tout de même un échapper ces paroles : Coquin, vous savez bien que
CE

homme perdu : « Qu'on me mette devant un régi- je peux vous faire pendre. » Des voisines avaient en-
LA BLONDE ALLIETTE
ASSASSINAT DE LA RUE DU TEMPLE

Le lecteur préfère aujourd'hui le drame réel au exacte et fidèle de faits existants. De tous ces faits,
drame fictif; — c'est pourquoi il dédaigne les longs de tous ces drames, l'un des plus saisissants est sans
romans, dont l'imagination fait tous les frais, pour contredit l'assassinat de la rue du Temple qui arriva
les récits courts et rapides, qui ne sont que la copie en 1838, et dont le procès fut toute une révélation.

En effet, il ne montrait pas seulement un crime mettait à nue la plaie saignante de la grande capitale
horrible et deux ou trois vulgaires assassins, mais du monde entier. On savait à n'en plus douter que
toute une corporation, une société dans la société, le tous les matins cinq à six mille libérés de prison,
brigandage armé en pleine rue et en plein jour. Il échappés du bagne, repris de justice, misérables sans
feu ni lieu descendaient dans Paris avec l'idée fixe de Paris, un trou aux immondices, un refuge à la mi-
de piller, de voler et d'assassiner au besoin. sère, au vol, à la prostitution, au crime....
Le code de 1810 avait parlé, la loi de 1832 avait A la place même où s'élèvent les rues de Madrid,
encore appuyé, mais le libéré avait conservé le droit de Londres, de Hambourg, du Havre, d'Amsterdam,
de séjourner à Paris moyennant un cautionnement. de Vienne, de Lisbonne, de Stockolm, etc., s'étendait
Il payait le cautionnement qu'il prélevait sur le alors un immense terrain où le Parisien, pour peu
vol et continuait en toute sécurité le métier pour son qu'il craignit la boue pour ses chausses et le filou
compte. C'était sa patente. pour sa bourse, n'avait garde de se hasarder.
Mais ce qui parût plus sérieux et épouvanta l'hom- Sous le règne de Louis XIV s'élevait, à l'extrémité
me paisible comme le législateur, ce fût la preuve septentrionale du quartier du Roule, un tout petit
qui résulta des débats, que non-seulement le vol et village du nom de Monceaux qui appartenait à un
le crime existaient à l'état régulier 'et permanent, célèbre fermier général, gourmet émérite et qui avait
mais encore qu'ils se tramaient sur une vaste échelle nom Grimod de la Reynière.
et au nom de puissantes associations. Avec le temps, le petit village disparut et les con-
Le crime avait ses héros, ses sicaires et encore ses structions commencèrent.
chefs et ses potentats. Le criminel, le plus souvent, Elles ont bien continué depuis.
n'était plus un misérable isolé demandant au meurtre La place de Laborde alors se dessina.... 4
le pain qu'il refusait du travail, mais l'instrument La rue du Rocher, qui part du point de jonction de
d'un groupe d'hommes livrant une guerre acharnée à la rue Saint-Lazare et de la rue de la Pépinière, pour
la société et s'enrichissant du produit criminel récolté monter à la barrière Monceaux, et qui la traverse,
aux quatre coins de Paris. n'était alors qu'une montée aride où s'échelonnaient
Ces hommes, chose qu'on apprit encore et qu'on quelques rares et chétives maisons dans sa partie
ignorait la veille, avaient un langage à eux, un lan-. supérieure. La rue Grésillons et la rue Maison-Neuve
gage aussi compréhensible, aussi clair que le nôtre, aboutissaient sur la place dominée de tous côtés par
d'un coloris puissant et d'une énergie incroyable, des terrains incultes et des ruelles infectes. •
Un auteur populaire, Eugène Sue, exploita alors Des masures basses d'étage, construites en briques
cette mine nouvelle, et, quatre ans après le procès crues et en terre jaune pilonnée, en briquetons ou en
Soufflard et Lesage, publia les Mystères de Paris, platras couraient l'une après l'autre, séparées seule-
dont on sait le succès. Les Mystères de Paris ont été ment par d'étroits ruisseaux où l'eau stagnante crou-
en effet puisés tout entiers dans la révélation qu'a pissait. La façade de ces misérables habitations s'ef-
laissée derrière lui ce procès bien plus curieux dans façait sous les haillons amassés sur le devant des
ses détails et ses tableaux de mœurs qu'il mit à dé- fenêtres et sur le seuil des portes, guenilles séchant
couvert, que par son crime même. tout le jour et implorant en vain un pauvre rayon
de soleil. Les infâmes cloaques, réunis dans cette
Quant à nous, nous ne nous occuperons pas du ro- horrible enceinte, se désignaient sous le nom de mai-
mancier, mais de la source où il a remonté et où sons de la petite Pologne.
nous remontons avec lui. Nous laisserons de côté le Les Polonais possédaient pour horizon des murs
Maître d'école, le Chourineur,la Chouette, Tortillard et blanchis à la chaux, et pour square un fossé d'une
Fleur-de-Marie pour ne prendre à part que Soufflard, immense étendue ou chaque matin les boueux ve-
Lesage, Micaud, la femme Vollard, le môme et la naient jeter les immondices de la ville.
blonde Alliette, les personnages réels du drime vi- Il faut dire aussi que les Polonais avaient tous en
vant qui ont posé pour les personnages fictifs du partie des professions en rapport avec le quartier.
drame imaginé. C'est un coin de Paris d'il y a trente C'étaient des cambruriers, gravatiers, puisatiers,
ans que nous allons décrire, qui sait ~i le Paris d'au- carriers, marchands d'escarbilles, dénardeurs et bif-
jourd'hui, brillant et superbe, liche et monumental, fins. Ils se désignaient aussi sous vingt noms diffé-
n'a pas toujours ses mêmes bas-fonds et ses criminels. rents. Ainsi, dans un trèsr-court espace de terrain, il
y avait les Polonais t les Boulots, les Chaillotins, et les
LA PETITE POLOGNE Navarrins. Autant de partis divers, de sectes enne-
mies dont les enfants se poursuivaient à coups de
Non loin de la Chaussée-d'Antin, derrière la Ma- pierres, les femmes à coups d'ongles, et les hommes
deleine, les faubourgs Saint-Honoré et du Roule, aux s'assommaient à coups de poing ou se tuaient à coups
abords des rues de l'Arcade, d'Anjou, Lavoisier, la de couteau.
Ville-l'Evêque et de la Pépinière, s'élève un quartier
nouveau qui sera demain non-seulement le plus beau, LE CABARET DLS MARCASSINS
le plus grandiose et le plus aristocratique de Paris,
mais le plus riche du monde civilisé. Le 1er juin 1838, à dix heures du soir environ,
Aussi prend-il le nom de quartier de l'Europe.... un homme vêtu d'une blouse «n lambeaux et dont les
Aujourd'hui, il n'est encore qu'une brillante pro- haillons flottaient sur son lorg corps, le visage dissi-
messe.... Songez qu'hier il n'était qu'une ruine. mulé sous la visière d'une casquette trop large pour
Il y a dix ans seulement, c'était le coin de Paris sa tête et enfouie jusque sur ses yeux, traînant la
le plus pauvre, le plus triste, le plus isolé et le plus jambe comme un forçat et jetant autour de lui des
abandonné.... Il y en a quinze, c'était un cloaque.... regards soupçonneux et inquiets traversait la place
Il y a trente ans, à l'époque où débute ce procès, de Laborde et se dirigeait d'un pas lourd et hésitant
c était un repaire, une monstruosité sociale, la lèpre vers la rue Grésillons.
Un moment il entrevit dans les ténèbres les sil- un petit escalier tournant, construit grossièrement
houettes d'un groupe d'hommes et il fit quelques pas et à pente rapide.
en arrière. Ces hommes passèrent et il sourit. Mais pour ce qui était de l'intérieur, il n'y avait
«
Bonsoir Micaud, dit l'un, qui le reconnût, que les habitués qui eussent pu en parler.

Bonsoir Levieil, répondit l'homme à la casquette Le jour ou la nuit, le matin ou le soir, l'hiver
et à la blouse en lcque qu'on avait appelé Micaud. comme l'été, par les heures d'orage ou de pluie, le
Un peu plus loin, un autre qui suivait derrière cabaret des Marcassins n'ouvrait sa porte qu'à ses
.l'apostropha sur un ton ironique. habitués, et jamais, au grand jamais, il n'eutr'ou-
«
Tu cherches ta gueuse, lui dit-il. vrait une de ses fenêtres et ne tirait un de ses grands
Je vais la retrouver. rideaux de cotonnade rouge. Il y avait des gens qui

Aux Marcassins? habifaient la place de Laborde depuis douze à quinze


Oui. ans et qui ne connaissaient du cabaret des Marcas-
J'en sors des Marcassins, et elle n'y est pas. sins que l'extérieur que nous décrivons.

Alliette n'est pas aux Marcassins? La toiture s'effondrait, le plâtre humide s'écra-

Je te dis que non. » sait sous les doigts et la maison entière s'affaissait.

Micaud pâlit. On n'y prenait pas garde.
0:
Où peut-elle être? La plaque de tôle, surmontée d'une espèce de gi-

Ah! voilà.... cherche, mon bon.... Si tu crois rouette rouillée et portant fièrement son enseigne :
que la particulière passe. ses nuits à soupirer après Cabaret des Marcassins, et en dessous : on loge à la
tes beaux yeux.... » nuit, continuait à grincer à tous. les vents qui souf-
L'homme siffla et fila. Micaud, un moment inter- raient des quatre points cardinaux.
dit, continua sa route. Le jour, on eût juré que la mort régnait dans cette
«
Il me trompe, se dit-il, Alliette m'a quitté il ya maison à l'aspect repoussant; personne n'en sortait,
deux heures et elle n'avait pas un quart d'heure de la porte restait close; mais, le soir, c'était bien dif-
marche. Oh1 les gueux !.... 1)
férent, des ombres sordides glissant le long des mu-
Il agita le poing dans le vide. railles y disparaissaient pour ne reparaître que le
« Ils m'en
veulent tous, fit-il, parce que j'ai une lendemain. Parfois; sur le seuil, une fille de joie en
jolie maîtresse quand ils n'ont que des filles hideu- goguette s'y montrait à l'a nuit, insultant les échos
ses à se mettre sous la dent. Il pressa le pas. de son rire retentissant. Puis la porte se refermait,
Mais notis allons bien voir si elle n'est pas là. les ténèbres enveloppaient le borge de leurs plis si-
Elle sait cependant la trempe qu'elle a reçue avan'- nistres, et un silence de mort planait au-dessus de
hier.... » cette immense solitude.
La figure basse et stupid; de cet individu prit Vois les deux heures du matin, le cabaret des Mar-
soudain une expression cruelle et vindicative. Ses cassins commençait à prouver son existence.
sourcils se contractèrent,
-
et un moment un nuage de C'étaient d'abord des cris sourds, confus, prolon-
sang passa devant ses yeux. gés, qui, allant crescendo, devenaient bruyants, as-
Cet homme laid, horrible, n'ayant toute sa vie été sourdissants et barbares.
guidé que par les instincts les plus bas et les plus Ces cris, mêlés au bruit des verres, au choc
vils, ne vivait pour l'heure que pour l'amour d'une des bouteilles, aux jurons des uns, aux plaintes des
femme. Il arriva rue Grésillons et s'arrêta en face autres, aux pleurs des enfants, à la voix éraillée des
d'une maison basse d'étage et d'une apparence sus- femmes, aux refrains crapuleux des chansons obscè-
pecte. nes, produisaient un effet horrible, effrayant, qui eût
De loin ou de près on n'eut jamais dit un caba- donné le frisson aux plus braves.
ret, et c'en était un cependant. On pouvait d'ailleurs Ceux qui croyaient en Dieu, quand ils passaient
s'en assurer en levant légèrement la tête et avisant près du cabaret des Marcassins, se signaient avec un
son enseigne sur la plaque de tôle de laquelle on sentiment de pitié et de commisération.
lisait : au cabaret des Marcassins. Ceux qui ne croyaient à rien, mais qu'un instinct
Cet établissement, ce bouge plutôt, était construit honnête retenait au seuil d'une vie paisible, se recu-
au fond d'une cavité profonde, si bien qu'il fallait laient avec un mouvement d'horreur et de répulsion.
s'approcher d'assez près pour s'apercevoir qu'il y
avait là un coin où l'on pouvait boire, manger et dor- LES HABITUÉS DU LIEU
mir. Entouré de tous côtés par d'immenses terrains
vagues, incultes et rocailleux, son toit, haut de deux Quant à Micaud, notre homme de la place de La-
étages, ne dépassait pas le niveau du terrain. borde, il était entré bravement dans l'intérieur du
C'était comme un château fort entouré de ses fossés. cabaret, et ébranlant de son poing la table vermoulue à
Quand il pleuvait ou que la fonte des neiges arri- laquelle il était venu s'asseoir. « Un verre, » cria-t-il.
vait les fossés se remplissaient d'eau, et le cabaret Sa voix tremblait. Tout son corps était agité par
des Marcassins apparaissait noyé dans les flots. la fièvre; il jetait un regard foudroyant autour de
Mais c'était une eau stagnante qui croupissait lui, il ne voyait pas celle qu'il venait chercher et qui
aussitôt et filtrait par la terre poreuse, et au moyen lui avait promis de l'y aller attendre.
de quelques précautions prises d'avance, le cabaret Pour tout autre que pour Micaud, qui se trouvait
des Marcassins résistait aux inondations. alors dans son élément, le tableau qu'il avait sous les
Il n'en était pas moins vrai que c'était là un piètre yeux était cependant intéressant et de nature à dis-
cnJroit. On n'y descendait que d'un seul côté par traire la pensée d'un point unique.
Autour d'une table boiteuse, une douzaine d'hom- eu raison. Aussitôt enchaînés l'un à l'autre, les deux
mes à vilaine mine étaient rangés et buvaient. forçats se regardèrent et se mesurèrent.
Les uns buvaient, et chantaient, les autres cau- *
Lequel serait le maître de l'autre ?
saient, gesticulaient et fumaient, plusieurs se conten- La lutte eut lieu, et Lesage fut vaincu. Le Bé-
taient de boire tout simplement. douin, se jetant sur lui, l'étreignait de deux bras
Au fond de la salle, vaste pièce profonde, aux mu- musculeux contre sa poitrine et lui mangeait l'oreille.
railles peintes à la chaux et couvertes de figures gro- Lesage, qui tenait à celle qui lui restait, se tint
tesques faites au fusin, et de distiques bouffons tracés coi et passa désormais par le caprice du Bédouin
avec la pointe d'un couteau, quelques autres indivi- Quelque temps après, Lesage était vengé par son
vidus se distinguaient à travers les nuages épais for- ami et éternel rival, Soufflard, le véritable roi du
més par les quinze ou vingt fumeurs. bagne ; mais n'anticipons pas, et attendons le héros
C'étaient des profils bizarres ou sinistres qui se pour le présenter.
dessinaient dans les ténèbres. Pour le quart d'heure, le Bédouin hors de ,
cause
Un tableau à la Rembrandt, éclairé par un quin- et Soufflard absent, Lesage était la tête forte du ca-
quet mourant, dont les lueurs pâles avaient peine à baret des Marcassins. -
soulever la couche de brume, estompant tous les Il aperçut Micaud, le salua d'un bonsoir amical et
coins du bouge. se rapprocha de sa table. ,
Près du poêle qui ne chauffait plus depuis deux « Eh bien lui1 dit-il à voix basse, et l'affaire ?
mois et dont les tuyaux étaient démontés, un affreux — Laquelle ?
petit bonhomme, laid comme les sept péchés capi- —
Celle de la rue du Temple.
taux réunis, dormait accroupi et la bouche ouverte. — Oh ! je ne sais rien.
Un habitué qui se leva et fit quelques pas pour — Tu n'as donc pas vu Vollard ?
quêter du tabac, marcha sur l'enfant et poussa un — Ta sœur, non.
formidable juron. Il se pencha ensuite et vit l'objet. — La brute !
« Tiens, fit-il, c'est le môme, le petit à la Vol- — J'attends Alliette qui nous dira peut-être quel-
lard... En voilà un flandrin, ça serait-il pas mieux que chose. »
dans la carrière. » Lesage retira sa pipe de ses lèvres et eut un juron
.
Le môme n'avait répondu que par un grognement épouvantable.
et continuait son somme à peine interrompu. «
Il me faut une grande affaire avant deux jours,
A la petite table assez rapprochée de la grande où fit-il, ou je fais suer le chêne sur le grand, trimard
buvaient les habitués des Marcassins, un homme (j'assassine sur les grands chemins), tant pis....
était accoudé et buvait sans prononcer un mot. Un J'en ai assez de cette vie de gueux. »
verre plein d'eau-de-vie était auprès de lui, et quel- Les autres individus qui étaient à la grande table
quefois, retirant la pipe de ses lèvres, il lampait une se retournèrent, et quelques-uns, se levant, vinrent,
gorgée du liquide et repoussait son verre du coude. se grouper auprès de Lesage.
Cet homme avait l'âge de la maturité et était ar- « Des bonnes affaires, dit l'un d'eux, espèce de
rivé à toute la plénitude de ses forces. Il était de Carcagnio, (usurier) flairant les hommes d'action, tu
taille ordinaire, mais carré, trapu. Son visage était en as fait pas mal dans ta vie, Lesage, et à part
repoussant de laideur et de cynisme, mais surtout de Soufflard, je n'en connais pas....
vulgarité et de grossièreté. Son costume débraillé Laisse-moi tranquille avec Soufflard, dit le forçat,

laissait voir à nu sa poitrine velue, ses bras muscu- qui n'aimait pas à entendre prononcer ce nom.
leux et tatoués ; son cou de taureau, renfoncé dans Oui, appuya Micaud, qui avait aus,i des raisons

ses épaules, n'était pas fait pour lui donner un air particulières pour ne pas aimer Soufflard. »
moins dur et plus engageant. Les cheveux grison- Le Carcagnio n'iasista pas, mais il revint avec
nants et hérissés, la barbe inculte, l'œil hagard et me- complaisance sur la belle affaire de Lesage.
naçant, à la vérité cet homme n'avait rien qui prédis- « Oui, fit celui-ci avec quelque orgueil, je suis
posât beaucoup en sa faveur. chevronné, j'ai des antécédents. Quand on pense
Chose étrange aussi et caractéristique, cet homme que j'ai débuté par un mois de prison.
n'avait qu'une oreille. C'était un héros du bagne de Il y a longtemps de cela, dit le Carcagnio avec

Toulon, d'où il n'était dehors que depuis fort peu de un malicieux sourire.
temps. C'était même à Toulon qu'il avait laissé son — En 1829.
oreille. Et après, ça a roulé !
Voici en quelle occasion. De tous les forçats, il
— »
Il eut un gros rire et demanda à boire.
était alors le plus redouté, non-seulement par les « Du pivoi non maquillé, (eau-de-vie 1re qualité)
garde-chiourmes, mais encore par ses compagnons de cria-t-il.
chaîne. Quand il parlait, tous se taisaient, et la plu-
part marchaient droit devant lui. Abusant de sa force —
-Tu régales, fit Micaud.
Ma foi, oui. »
;If et de son ascendant, souvent le forçat maltraitait ses Lesage était parti. Il remontait la pente des sou-
camarades, et quant à celui que le destin faisait son venirs.
compagnon de toutes les heures en le liant à lui avec Oh ! oui, fit-il, après ça a roulé ferme, en 1830
la même chaîne, c'était un véritable souffre-douleurs. CI:

j'en attrape pour sept ans à la cigove (cour d'assises)


On résolut de faire cesser cette injustice, et et je m'en vais faucher le pré (bagne) avec les amis.
on ac-
coupla le misérable avec
un Bédouin, espèce d'her- — Une plaisanterie, fit le Carcagnio.
cule féroce et sournois dont nul jusqu'alors n'avait On cavalle, (on s'évade) et longe
— se crac, une
(année) après, grâce au grand bêcheur (avocat géné- faubourg, mais bien une beauté fine, élégante et
ral) en voilà pouf vingt ans. gracieuse. Elle était svelte, élancée et souriante.
Et tu es des nôtres en 1838, farceur, les as-tu Son œil bleu et malicieux, chargé d'effluves ma-

mis assez dedans les quart d'oeil et les patraques (les gnétiques, avait la fascination du serpent, et sous son
commissaires et les patrouilles) » ! éclat métallique abrité par le velouté de ses longs
Lesage vida son verre en se rengorgeant, puis il cils, accusait toute la perfidie féminine.
toisa Micaud. « En voilà un qui n'est pas plus man- Sa bouche était petite et ses lèvres que l'alcool
chot que moi, pour n'en avoir pas l'air, dit-il. avait durcies étaient d'un rouge vif Un sang généreux
— Oui, oui, je sais, fit le Carcagnio, c'est lui avec mais déjà brûlé courait sous l'épiderme de sa peau
Levieil qui a fait l'affaire Lamotte, 2460 fr. de bi- d'un blanc mat et rosé.
joux et d'argenterie, rien que cela. Un mois de grand air et de soleil, de repos et de
— Oui, soupira Micaud, Alliette nous a seconde ; bien-être, de calme et de sagesse, et cette fille était
oh ! quand elle veut, Alliette. la plus belle créature de Paris.

Pais l'affaire de Dufour, le balancier de la rue Son apparition avait en quelque sorte changé
Saint-Martin, puis celle de la veuve Hannon, le brusquement l'aspect de la misérable salle enfumée
marchand de chaises de la rue Saint-André-des- dans laquelle on n'entendait que des cris rauques et
Arts, où il s'échappa si bien que la rousse cherche des blasphèmes. Les chandelles semblaient jeter un
encore le voleur. éclat plus vif à travers les nuages épais et noirs qui
— Et la rafle de 1500 fr., dit Lesage. les enveloppaient.
Ils sont loin, fit Micaud avec mélancolie. Les yeux des misérables petillèrent dans l'obscurité

— Et les 500 fr. de Serpinet, le blanchisseur de et mille regards de convoitise se croisèrent.
Bel-Air, et les 7000 fr. de Laroche, le bijoutier de Quant à Alliette, elle ne parut pas s'apercevoir de
la rue Racine. Tu vas bien, Micaud, tu vas bien. l'effet que produisait sa présence et elle s'approcha
Soufflard va mieux. de Micaud. le Fais-moi une place, dit-elle, voyant

— Oh 1 Soufflard, Soufflard..., les bonnes affaires, que celui-ci ne se dérangeait pas. Tiens! Lesage, fit-
il ne les fait pas seul. Tu étais avec lui chez le géné- elle ; bonsoir, Lesage. Et elle lui tendit la main. Eh
ral Dupont, et il n'était pas à ta fameuse affaire de bien! bouge-toi donc, dit-elle à Micaud, quand tq
Pellerin, rue des Abattoirs, où vous avez fadé (par- resteras là planté comme un imbécile à me regarder
tagé) avec Levieil et Lemeunier, qui avait fabriqué entre les deux yeux. C'est bien moi, va, on ne m'a
une échelle avec des c, rdes de réverbère, 1300 de pas changée en nourrice.
mousseline (pièces d'argent) et 20 000 fr. de valeurs. — D'où viens-tu? dit Micaud.
Et nous étions tous chez Aubertin, où nous — D'où ça me plaît.

avons fait rafle de 1600 fr. et d'objets de prix, dit — Je te demande d'où tu viens, Alliette, fit Mi-
Micaud, qui ne vantait Soufflard qu'à contre-cœur. caud grossissant la voix.
Quel mangeur que ce Micaud ! — Ah çà! est-ce que tu vas encore me la faire,

Tu ne comptes pour rien les longes (années) de celle-là? dit tranquillement la belle .fille, je- te pré-
— «

pré, dit Micaud, j'étais encore un morne qu'ils m'ont viens que ça m'embête et que j'en ai assez.
enflaqué (arrêté). Allez donc goupiner (travailler hon- — D'où viens-tu?
nêtement), quand tout petit on a rasé l'abbaye de — Encore!
Monte-à-regret (l'échafaud.) —
Je te dis que je veux le savoir. »
Ça ne dit pas ce que tu fais de ta balle (ar- Elle se pencha à son oreille.
— fit-il.
gent). « Tu mens,
Laisse donc, dit Lesage en riant, tu sais bien Tu peux y aller voir.
— —
qu'il entretient des girondes (femmes de mauvaise — Il est là. »
vie de premier ordre). Elle hésita.
Je les entretiens pour d'autres, murmura Mi- «
Tu vois, tu ne réponds pas.
— »
caud, qui jeta sur la porte un regard anxieux. — Eh bien! il y est, mais.... écoute.... »
La porte venait de s'ébranler et quelqu'un entrait. Micaud se levait, elle le retint par le pan de sa
blouse. — Si tu le vois, dit-elle, ne lui dis pas que
LA BLONDE ALLIETTE
tu viens par moi, qu'il croie que c'est un hasard, je
ne veux pas qu'il sache que je l'ai trahi.
C'était elle. Qu'est-ce que ça te fait?

Ce fut comme un éclair dans la nuit. — Non, puis.... »
Tous les misérables qui étaient là, goèpeLtrs (va- Il se dirigeait vers là porte et elle courut après lui.
gabonds), pègres, grinches (voleurs), a/franchis (vo- «
Ne lui fais pas de mal. »
leurs de premier ordre), cotrels, falourdes (libérés de Il eut un haussement d'épaules.
réclusion), fagots (libérés de galères) levèrent la tête II:
Je ne le veux pas, entends-tu, je ne le veux pas.
et la reluquèrent. Ne fais pas comme à l'autre, ou c'est fini entre nous.
Était-il possible qu'une telle fille eût franchi le Suffit, marmotta Micaud, on le protégera contre

seuil d'une telle maison. les mauvaises rencontres. »
Il n'y avait pas en elle que la jeunesse et la fraî- Quelques minutes s'écoulèrent entre la sortie de
cheur ; il y avait la beauté, la beauté réelle et viva- Micaud et sa rentrée. Ces minutes-là, la blonde Al-
ce. Le plus étrange encore, c'est que ce n'était pas lielte ne vécut pas. Elle all ait de la table à la porte,
une beauté plantureuse de village ou puissante de collant son œil contre la vitre dépolie comme si elle
Maurice Lachâtre, Directeur-gérant. 1-2 LA BLONDE ALLIETTE
eût pu distinguer quelque chose au dehors et reve- Eh bien.... après?... des messieurs en sucre,à

nait inquiète, émue, agitée, s'asseoir en face de qui papa graisse les bottes.... faut-il pas se gêner avec
Lesage. des mirliflors de cette belle espèce? Alliette, tu fré.
« Heureux coquin, disait celui-ci, les affaires lui quentes de mauvaises sociétés, tu deviens bégueule.
arrivent toutes mâchées, c'est comme qui dirait un Oui, tout cela est bon à dire, mais qu'est-ce que

tas d'alouettes rôties qui lui tomberaient dans le ce jeune homme va penser de moi? » >

bec. Elle dit cela sans éclater de rire, sur un ton amer
Oh ! il ne mérite guère les sacrifices que je fais et mélancolique.
— adorable,
pour lui, soupira Alliette. «
Adorable, cria Lesage, cette fille est
— C'est commode tout de même quand la pratique une perle, Micaud, tu ne sais pas le trésor que tu
vient vous trouver à domicile. Dame ! il n'y a plus qu'à possèdes.
faire son prix, et, si le particulier ne mord pas de Je le sais trop, fit celui-ci, car j'y attache trop

bonne volonté, on le chourine (l'assassine). de prix.
Oh dites pas cela, murmura Alliette, c'est Il le sait, le misérable, il le sait, fit Alliette
— !
ne —
qu'il l'a fait déjà une fois, le misérable. C'était un sautant sur les genoux de Micaud et lui prenant la
pauvre homme qui n'avait pas vingt sous sur lui. Ce tête avec laquelle elle joua comme avec une boule, il
malheureux m'avait suivie malgré moi, il était deux le sait, car il me bat comme plâtre, mais je lui pré-
heures du matin, sur la butte, Micaud le fouilla, et, pare un joli tour de ma façon, je vais te quitter,
ne trouvant rien à prendre dans ses poches : « J'au- Micaud.
« rai au moins ta défroque, » s'écria-t-il, et il l'as- — Pas de bêtises.
somma. — Tu verras.
— Mais il ne va pas mal, le Micaud, fit Lesage, il
— Qu'attends-tu? demanda Lesage.
fera connaissance avec Charlot (le bourreau) avant Que j'en, aie rencontré un plus laid.

peu Mais qu'est-ce que tu lui amènes, ce soir? Alors Micaud peut être tranquille.

—Un petit jeune homme biengentil. Jel'ai rencontré Oui, mais si. je n'en trouve pas de plus laid, je

au bas de la rue du Rocher et il m'a offert un coupé. peux en rencontrer un plus fort.... alors, ma foi,
Je lui ai dit qu'il fallait d'abord que j'allasse préve- tu sois Micaud pstt.... »
nir ma mère et je l'ai attiré jusqu'ici. Soudain toutes les lumières s'éteignirent, et dans
— Vertueux jeune homme. l'obscurité on n'entendit plus un mot et toutes les
— Je sais qu'il a de l'or sur lui.... poitrines cessèrent de battre.
— Eh bien ? Au dehors, le bruit cadencé de pas se heurtant sur
— Eh bien, moi, je ne pouvais pas lui prendre. Que le pavé résonna lentement.
Micaud fasse l'affaire, mais qu'il le laisse aller après. 0:
La patraque (patrouille), murmura Lesage, at-
Pauvre petit bonhomme, c'est que je ne voudrais pas tention et tais ton bec, Alliette. »
qu'il le tue, au moins..... C'est égal, c'est bête les Quand le bruit des pas se fut éloigné, les chan-
hommes de suivre les femmes comme cela. Celui-là delles furent rallumées et les conversations reprirent
-
ne m'a-t-il pas dit qu'il m'aimait et qu'il me donne- leur train, mais à voix plus basse et plus réservée.
rait un cachemire.... donne ta bourse d'abord, mon Il était une heure du matin, et quoique à cette
bonhomme. » époque la police ne se hasardât pas dans les parages
La porte s'ouvrit et Micaud rentra. de la petite Pologne, on savait qu'elle n'était pas
Il jeta sur la table une bourse pleine d'or, une ba- éloignée, qu'elle rôdait non loin de là et qu'il était
gue, une chaîne et une montre d'or. prudent de ne pas trop élever la voix.
Alliette le regardait jusqu'au blanc des yeux. Alors une vieille femme entrait sans bruit et s'ap-
«
Eh bien? fit-elle. prochait en rampant de Lesage, de Micaud et d'Al-
— Quoi? liette. ;
— Il vit? « Ah ! voici
^
ma sœur, ib fit Lesage.
— Quelle bêtise, crois-tu que je mange tout crus Micaud tressaillit.
les petits enfants à présent? femme Vollard, fit-il.
« La
— Il s'est tout de suite exécuté ? Je tiens l'affaire dit celle-ci se penchant à l'o-

— Oh! sans se faire prier.... a Monsieur, votre reile de son frère; c'est pour demain si vous voulez.
bourse? — Voilà. — Monsieur, votre montre? Enfin, s'écria Lesage, nous allons donc donner
CI:
— —
«
Voilà. — C'est plaisir de travailler dans la jeunesse. du fil à retordre au rousse à l'arnache (à la brigade
« — Monsieur, m'a-t-il dit encore après, vous avez de sûreté). »
« une maîtresse bien canaille mais bien jolie, si je la
« rencontre jamais, je
lui ferai mes compliments. Sa-
LA NOURRICE DE POUPARDS
"vez-vous si sa mère est couchée? — Fiche ton
« camp, clampin, » lui ai-je répondu. Il n'a pas bou- La femme Vollard, sœur de Lesage, était de sa
gé. Ma foi, moi, j'avais mon affaire, je lui ai tiré ma profession porteuse de pains, journalière ou reven-
casquette et lui ai tourné le dos. » deuse de haillons. Mais sa véritable profession était
Alliette respira. de nourrir des poupards, c'est-à-dire de rechercher
« C'est égal, dit-elle, c'est le dernier, ça me donne des affaires, de les préparer et de venir ensuite les
trop d'émotion. proposer aux escarpes (assassins) dont elle connais-
— De l'émotion, fit Micaud en traînant sur le mot. sait l'habileté et l'audace.

Quand je pense qu'il aurait pu être tué. Pour le quart d'heure, elle avait une affaire sur
laquelle elle comptait et qu'elle mijotait avec précau- Ils prirent place tous trois à une table nouvelle, le
tion depuis plusieurs jours. carcagnio étant déjà depuis quelque temps retourné
Cette affaire, elle en avait déjà parlé à Lesage et dans sa société, et se faisant apporter une bouteille
à Micaud, et ceux-ci l'attendaient avec impatience, d'eau d'aff (eau-de-vie). Lesage remplit le verre de
comme étant une affaire sérieuse qui devait les sortir chacun.
d'embarras pour longtemps et leur permettre de vi- a Alliette, appela-t-il, tu ne pictonnes (bois) pas
vre à l'aise plusieurs mois. avec les amis?
Sur un signe de la femme Vollard, ils s'étaient — Tout de même, » dit celle-ci.
levés et avaient suivi celle-ci dans l'angle le plus Elle approcha, tendit son verre, y trempa à peine
obscure de la salle. les lèvres et ses deux coudes sur la table, la tête danf-

ses mains, elle se disposa à prêter l'oreille aux confi- La femme Vollard, rassurée sur l'existence de l'héri-
dences de la femme Vollard. tier de ses vertus, lampa une forte gorgée d'eau-de-vie
« Et mon mome? dit celle-ci, se souvenant qu'elle et, faisant claquer sa langue contre son palais, en con-
avait un fils auquel elle avait donné rendez-vous aux naisseuse émérite, elle reposa son verre sur la table
Marcassins. et rapprocha sa chaise de son frère et de Micaud.
Il dort, la mère, dit Lesage. Ceux-ci firent de même et les trois têtes se touchè-

— Où ça? rent presque. Alliette seule restait un plus éloignée.
— Là-bas, près du poêle, à preuve que Mâchefer En ce moment on chantait à la grande table et le
ljii marche quelquefois sur la patte. ? célèbre Coco-brin-la-Miche contait ses exploits; nos
quatre personnages, isolés complétement du reste de Il a peut-être des immeubles, ce Renault
— 1

la salle, n'entendaient rien et étaient tout à leur en- — Non, il n'en a pas.
tretien mtime. — Tu le sais?
La chandelle qui les éclairait avait peine à percer — Oui.
les nuages opaques de fumée qui s'amoncelaient au- Alors il a de l'argent, c'est sûr, et si c'est chez

dessus de leurs têtes. La faible lueur cependant jetait lui, c'est un coup à faire.
reflet livide visages différents et en fai- — Il l'a.
un sur ces »
Micaud releva la tête.
sait ressortir la laideur et la vulgarité. Une seule
tête ressortait de cet assemblage humain, c'était celle « Il l'a, et je vais vous dire pourquoi, reprit la
si chaude de ton et si éloquente d'expression de la Vollard. Le Renault a une fille, une belle fille, ma
blonde Alliette. Son peigne défait laissait s'échapper foi, mais ce n'est pas là l'affaire.
flots onduleux et boucles rebelles la masse de — Non, fit Lesage.
en en
cheveux d'or qu'elle soulevait nonchalance Quel âge a-t-elle? demanda Alliette, qui n'avait
ses avec —
de ses mains blanches et paresseuses. Tout en elle pas encore ouvert la boucl e.
d'ailleurs était distrait et indifférent. Elle écoutait sans — Dix-sept à dix-huit ans, répondit la Vollard.
émotion et sans qu'aucun intérêt se pfignit dans ses — Pauvre fille, soupira Alliette.
traits fatigués et ennuyés. Il semblait que le vice Qu'est-ce que c'est, fit la Vollard, vas-tu pas

n'eût déjà plus prise sur elle, et que le érime fût tel- plaindre cette petite à présent, une mijaurée, quoi, ç'a
lement son élément qu'il ne fit plus impression sur eu la peine de venir au monde et puis patatras ça se
marie, et ça épouse un beau monsieur qui la met
son cœur blasé.
Tu dis qu'il s'agit d'un marchand du Temple? dans la fourrure.
«
dit Lesage à sa sœur. — Elle va se marier? demanda Micaud.
Oui, M. Renault. — C'est justement ce qui fait le bon de notre af-
— faire, Élisa Renault se marie. Naturellement il faut
— Renault, Renault..., il siffla entre ses dents,
connais pas ça. une dot, les bourgeois ça donne des dots à leurs
Qu'est-ce qu'il vend, ton Renault? filles, le mariage est pour cette semaine, donc la dot
— est prête et bien comptée dans un coin du tiroir du
— De la literie.
C'est à l'aise? père Renault.
— A combien évalues-tu la chose ?
Je le crois bien. —
— A dix mille francs environ, linge, bijoux, argen-
Qu'est-ce qui te fait supposer cela? demanda —
— terie.
Micaud.
Je dire. Mais ces gens-là n'habitent pas au Temple ?
— vas vous » —
Elle jeta un regard soupçonneux autour d'elle, et demanda Lesage.
convaincue que personne, en dehors de ses trois com- Non, répondit la femme Vollard, ils ont leur

plices, ne pouvait l'entendre, elle s'étendit longue- domicile 91, rue du Temple, et c'est là que nous fe-
ment sur la position des époux Renault. rons le coiip.
Ç'l ir-a tout seul, dit Micaud, il n'y aura qu'à
« C'est assurément, dit-elle, la boutique la mieux —
achalandée dans le marché, et on n'a pas vendu trente choisir le moment où toute la famille sera au mar-
ans au Temple sans avoir le sac. ché.
C'est juste, dit Lesage, parce qùe, vois-tu, la — Oh 1il faudra compter avec la femme Renault.
— femme Renault, que nous dis-tu là, fit Le-
vieille, l'important d'abord quand on s'adresse aux — La
gens est d'être certain qu'ils ont de quoi. Autrement sage, n'est-elle pas dans la journée au Temple avec
c'est se mettre dans de vilains draps pour le plaisir son mari et sa fille ?
de verser le raisiné (sang) et avoir maille à partir Malheureusement non, dit la Vollàrd, elle est

avec la rousse à la flan (sergent de ville). » toujours à la maison, et il faudra lui passer sur le
Lesage continua quelque temps encore sur ce ton, corps pour arriver au magot.
mais nous nous dispenserons désormais d'employer Diable,... fit Micaud.

une langue que nous sommes obligé chaque fois de — Cela sent mauvais, appuya Lesage, chouriner
traduire pour la. rendre compréhensible. Il nous suf ça m'embête, j'aimerais mieux autre chose. »
fira de conserver à la forme du langage son coloris Et il vida mélancoliquement son verre.
énergique, sans emprunter constamment à l'argot ses La Vollard regardait les deux hommes indécis avec
expressions pittoresques sans doute, mais écœurantes une certaine indignation.
et grossières. « Et toi, Micaud, dit la blonde Alliette, est-ce que
Les Renault, je Renault, recules Lesage, de te fait j
«
dis les reprit la VoIJard, tu comme un coup couteau
car il y a l'homme et la femme, sont riches. Voilà le peur ? ^

principal et là-dessus, tu sais, Lesage, il n'y a pas à Cela dépend, répondit celui-ci.
— ^,
dire non, c'est cossu et très-cossu. Tu peux me croire, Une femme, cependant, ça se défend mal.

ça me connaît. Je te dirai, rien qu'à voir un particu- — Oui, mais ça crie fort. »
lier une fois, de quel bois il se chauffe et s'ilgobelotte
dans l'argenterie.
— C'est convenu, dit Micaud, mais ça peut avoir
vement de mépris
«
Les hommes,
accentué..
La blonde Alliette haussa les épaules avec un mou- "

fit-elle, ils sont lâches à plaisir,


placé son ergent quelque part, ces bourgeois ça a tant ils tueraient un malheureux pour cent sous et ne
de précautions. savent pas risquer leur vie pour une fortune. '
— Je ne le crois pas.' Fortune, fortune, dit Micaud, il n'y a pas de il


fortune à gagner dans cette affaire-là, et on risque La femme Vollard, seule, manifestait sa colère et
*ros. M son indignation par un flot de paroles énergiques et
Alliette, cette fois, pour toute réponse, joua du colorées.
bout des doigts avec une boucle blonde de ses longs «
J'ai perdu huit jours de mon temps, murmu-
cheveux et, arrondissant ses deux bras, coucha sa rait-elle, qui me les payera ? Les hommes sont des
belle tête sur la table et parut s'endormir. lâches aujourd'hui, on ne sait plus à qui. on a affaire.
Lesage fumait lentement, épaississant la fumée Quand on ne veut pas risquer sa peau, on ne se met
autour de lui et ne disait mot. pas dans le métier, on crève de faim toute sa vie,
Micaud suivait tous ses mouvements d'un regard voilà tout.
anxieux, n'osant se prononcer davantage. — Ta, ta, ta, la mère, ne raisonne pas tant, dit

Lesage, on réfléchit, on verra, et puis c'est pas si — Soufflard !


»
s'écrièrent à la fois Lesage et Mi-
pressé. caud, bondissant sur leur banc.
Comment ! c'est pas pressé, fit la femme Vol- La blonde Alliette fit un léger mouvement.

lard, dont les yeux petillèrent de cupidité, si un autre «
Eh bien ! oui, Soufflard, reprit la Vollard, c'est

fait l'affaire. pas une poule mouillée comme vous autres, il ferait
— Un autre
1 s'écria Lesage, frappant de son bien l'affaire tout seul, c'est pas une femme qui l'em-
poing sur la table, quel est donc celui qui se per- barrasserait ; d'abord il est tout disposé.
mettrait.... — Tu lui en as donc parlé ?

— Oui, quel est donc celui-là ? répéta Micaud. — Peut-être bien.


— Quand cela ne serait que Soufflard, fit la mégère — Alors, tu nous as fourraillès (vendus) ? »
avec une certaine intonation dans la voix. La blonde Alliette ouvrit un œil.
Non, mais je vas vous dire, fit la Vollard ap- maître à tous, et quiconque me résiste, je le casse ou
«
puyant sa main noire et crochue sur l'épaule de Mi- il me casse, il n'y a pas de milieu, il faut que l'un
caud, quand j'ai eu vent de cette affaire, j'ai rencon- jde nous deux re~te mort sur la place Depuis que tu
tré Soufflard. t'es régalé de l'oreille de Lesage, tu as fait le mé-
Soufflard, Soufflard.... il y a combien de chant avec les camarades, il s'agit de changer de
— rôle. »
temps? dit Lesage. 1 i l
Mais, quelques jours. Puis lui montrant du doigt un lingot de fer qu'ils
— bord d'un bâtiment
Soufflard est en prison. devaient transporter ensemble à :
— seul, lui dit-il, c'est
Il ne l'est plus. Tu vas porter ça tout mon
— «
idée. »
— C'est impossible.
Je te dis qu'il est dehors et qu'il est à Paris. » Plus de cent forçats assistaient à cette scène ; tous
— tremblèrent pour Soufflard en voyant briller l'œil de
AJielte souleva sa belle tête.
« Tu mens. ,1' 1\rabe et les muscles de son cou se tendre comme
Si elle l'a vu, dit Micaud. des câbles.
— Soufflard seul était calme ; plus petit et beaucoup
— Et je lui ai parlé.
Mais alors?... plus mince que l'Arabe, il dardait tur lui un regard

Il n'y a pas d'alors... et la preuve est qu'il sera à la fois intrépide et circonspect, épiant non-seule-

ici cette nuit. ment ses moindres mouvements, mais jusqu'aux im-
Aux Marcassins 1 pressions qui passaient dans son regard et sur ses

Aux Marcassins ! traits enflammés.
— »
Alliette ne dormait plus, et son œil clair et fasci- Tout à coup l'Arabe fit entendre un cri rauque et
nateur était fixé sur la porte. c*' s'élança sur son ennemi, les bras ouverts, pour
Soudain cette porte s'ouvrit, et un homme bondit l'étouffer sur sa poitrine. Mais au même instant il
violemment dans l'intérieur de la salle. " '' était enlevé de lerrè et serré aux reins avec une telle
Il n'y eut qu'un ci i à toutes les tables : puissance, qu'il sentit la respiration lui manquer
«
Soufflard 1
» tout à coup. Il voulut frapper son adversaire, mais il
étouffait, le sang lui montait à la tête et l'aveuglait;
LE ROI DU BAGNE ses bras retombèrent sans force, sa tête s'affaissa sur
sa poitrine, il perdit connaissance.
Quelques minutes après, le bandit célèbre avait Il fut tiré de son évanouissement par une violente
serré la main de tous les habitués des Marcassins, et secousse ; c'était Soufflard qui venait de le lancer à
une brillante ovation lui était faite. s terre comme il eût fait d'un enfant.
On fit venir un punch monstre, que la salle tout Œ
Veux-tu m'obéir? Veux-tu recommencer jusqu'à
entière lui offrit, et il eut tous les honneurs de la la de l'un de nous deux ? » lui demanda Souf-
soirée. flard. Lt

Soufflard, c'était un héros, un roi, le roi du bagne L'Arabe était fataliste, il se soumit à ce qui était
de Toulon, et, rendu à la vie libre, le plus grand dé- écrit et prit le lingot, qu'il porta seul.
pisteur d'affaire?, le volë.ur le plus émérite, et le Soufflard, dès Idrs, devint le héros des bagnes et
plus audacieux et le plus brave des misérables, comme quelques enthousiastes osèrent même le comparer à
il en était à la fois le plus habile et le plus perfide. Lacenaire, ce qui, à cette époque, était le plus grand
A seize ans, en 1831, il débuta par un mois de honneur qu'on pût faire à un forçât.
prison. C'était un début pour le châtiment, ce n'en Soufflard était donc le maître de Lesage.
était pas un pour le vol. Celui-ci ne se le dissimulait pas et en souffrait.

à sept ans de travaux forcés..


En 1834, il passe en Cour d'assises et est condamné
;
Néanmoins, malgré lui, et tel est puissant l'ascen-
dant que les natures énergiques exercent sur les
Sa peine est commuée, il sort de prison, se fait âmes plus molles, Lesage, tout en n'aimant pas Souf-
repincer, et le voilà au bagne pour longtemps. flard, s'inclinait devant lui quand il se trouvait en sa
Au bagne, il fait le désespoir des gardes-chiourme. présence, et se soumettait à ses exigences.
Ceux-ci ne savent comment mâter un tel homme. Quant à Micaud, être vil et lâche, il faisait plus
Douze hommes comme Soufflard et les murs du bagne que de ne pas aimer Soufflard, il le haïssait profon-
ne sont pas assez hauts, le nombre des gardiens assez dément et le subissait jusqu'à courir au-devant de
considérable. On ne sait quoi imaginer pour s'en lui.
rendre maître. C'est alors qu'on songe à délivrer Aussi, à peine celui-ci avait-il franchi le seuil des
Lesage de son rude compagnon, le Bédouin terrible, Marcassins, que c'était à celui de ses anciens compa-
le mangeur d'oreilles, et à le donner à Soufflard. gnons de chaîne qui le fêterait davantage, et Lesage
Le Bédouin a vaincu Lesage, dont personne jus- et Micaud n'avaient pas été les derniers à lui faire
qu'alors n'avait eu raison, il vaincra de même Souf. bon accueil.
flard. Au petit jour, la femme Vollard le prit à part et
Les voilà accouplés. Que va-t-il se passer? Con- lui reparla de l'affaire de la rue du Temple.
stant Guéroult nous le dit. A peine sur le chantier, Eh bien, fit-il, c'est convenu.
«
Soufflard se tourna vers son terrible C'est Lesage et Micaud....
compagnon, et — que
le regardant entre les deux Eh bien, ils
yeux : — en sont, ça va.
« Moricaud, lui dit-il, écoute-moi, partout où je Lesage et Micaud sont des lâches qui hésitent.

passe, ici comme ailleurs, j'ai la prétention d'être le Ils hésitent, et pourquoi?

Il
aura du grabuge.
y tous sens avec les voitures, qui alors encombraient la

— Eh bien, après, il y en a toujours.... On ne chaussée, fiacres, charrettes, camions et petites voi-
i!,
fait pas d'omelette sans œufs dans ce pays-ci. » tures à bras traînées par les petits marchands remon-
i Il s'approcha de Lesage et de Micaud. tant du centre de Paris et regagnant leurs domi-
« Je
fais l'affaire, savez-vous, les amis, dit-il, avec ciles,
moi rien à craindre. Ça y est-il? Nous nous voyons Huit heures sonnaient à l'église Sainte-Geneviève.
demain, nous prenons nos dispositions, et autant Au quatrième étage d'une des maisons les plus vieil-
dans le sac. les,les plus lésardées, les plus hideuses d'aspect, une
— Avec Soufflard, dit Lesage, ma foi ça y est; jeune femme étaitaccoudée àlafenêtre regardant dans
est-ce ton avis, Micaud? la rue, et cherchant à distinguer au milieu de la foule
— Avec Soufflard, oui. » un visage qu'elle s'attendait à voir apparaître.
Les trois hommes se donnèrent la main et trin- «
Il a bien dit à huit heures, » murmura-t-elle à
quèrent ensemble. part elle.
£
Alors Alliette, le visage en pleine lumière et ses C'était le lendemain de la -nuit passée au cabaret
beaux yeux tout grands éveillés et rayonnants de des Jlaï-cassiîis et la jeune femme n'était autre que la
plaisir, regardait Soufflard. blonde Alliette, très-intriguée depuis le matin de
« A
qui cette belle fille, fit le bandit passant sa l'absence prolongée de Micaud et ne songeant alors
; rude main sous le menton gracieux et fin de la qu'à Soufflard.
blonde Alliette. Alliette était plus belle encore que la veille, s'il est
— A moi, dit Micaud sans trop dissimuler sa possible. Elle avait fait des frais et était jolie à cro-
mauvaise humeur. quer. Une robe de percale fond blanc à fleurettes li-
— Peste! quelle aubaine ! » las faisait valoir la grâce de sa taille et la distinction
;
fii
Il eut comme un mouvement violent trahissant une native de ses manières, distinction qui se perdait
pensée sauvage qui traversa son esprit. chez elle, mais qui se retrouvait par instants, comme
-
Il se ravisa aussitôt. si elle n'eût jamais descendu au degré d'abjection ou
* La femme d'un ami, c'est sacré.... Soufflard a
CI: nous l'avons vue tomber. Elle était chaussée avec
s le respect humain.... à demain Micaud, à huit heu. élégance. Un bas blanc bien tiré dessinait une jambe
l:
res, je viens te demander à souper pour régler notre faite au moule. Ses mains étaient blanches comme
afl'aire . celles d'une duchesse, avec des ongles roses et bien
|r
— Tu es en baisse, dit Lesage. taillés. Une petite collerette tuyautée découvrait son
— Non, pas précisément, répondit le bandit avec cou aux attaches fines et aux lignes serpentines. Sa
un certain orgueil, mais il ne faut pas non plus que tête mutine et folle ressortait superbe se faisant sou-
-
ça vienne. riante et pleine d'ingénuité sous la mousseline d'un
— Tu demeures toujours rue Mouffetard, Mi- petit bonnet de linge enrubanné et frou-frou.
-
caud? Le bonnet tenait peu sur la tête et la masse de
: — Oui, depuis huit jours. cheveux mal contenus le rejetait en arrière avec les
— Tu as donc signé un bail avec ton proprié- brides bleu de ciel se mélangeant aux boucles
taire. éparses.
Depuis le mois dernier je me range. Qui eût vu Alliette ainsi n'eût jamais pu soup-

— Heureux Micaud. » çonner tant d'astuce, d'hypocrisie, de perfidie et de
Soufflard lança un regard fascinateur sur la belle passion criminelle dans une si belle fille au sourire
Alliette qui soutint ce regard et le suivit des yeux, si franc et aux yeux si doux..
puis Soufflard disparut avec d'autres compagnons Un nuage cependant passait devant ses yeux si
:
qui l'entraînaient pour finir la nuit vers d'autres ca- calmes auparavant et assombrissait son beau front.
barets aussi mal famés que celui des Marcassins. Micaud rentré avec elle au petit jour était reparti
presque aussitôt et n'était pas rentré depuis. Qu'est-
LA SÉDUCTION ce que cela voulait dire puisqu'il était convenu que
Soufflard devait venir dîner rue Mouffetard?
Il est de ces rues qui ne se décrivent pas, car tout Micaud n'était pas homme à oublier une telle vi-
le monde les connaît. La rue Mouffetard est de ce site alors qu'Alliette était seule à la maison avec la
nombre. femme Vollard pour seule garde.
Il pleuvait d'ailleurs et elle ressemblait alors à un Après tout, elle ne se morfondait pas pour ,.si peu-, -

affreux cloaque. mais huit heures étaient sonnées et Soufflard aussi ne


Mal pavée, éclairée par les lueurs rougeâtres de venait pas.
réverbères placés à certaines distances, et se balan- Les deux hommes

s'étaient-ils rencontrés et l'a-
çant au bout d'une corde, bordée de maisons basses vaient-ils oubliée.
d'étages et lésardées, suintant le vice, la misère et Elle fut froissée à la pensée d'un tel procédé.
plus souvent le crime, elle étaitloin en 1838 de pré- Ils soupaient ensemple, et elle était là seule, la
senter ce qu'elle présente aujourd'hui, une rue popu- dîner fait et condamnée à attendre.
leuse et ouvrière. « Si je m'en allais, » se dit-elle.
Un ruisseau, où l'eau croupissait, la partageait à Elle réfléchit.
son milieu et les passants qui la sillonnaient entraient «
Non, Soufflard m'a regardée hier d'une façon
dans la boue jusqu'à la cheville. trop significative, il viendra,
Tous du reste pressaient le pas et se croisaient en (c
Quant à Micaud tant pis pour lui s'il oublie qu'il
a un convive. Le rôle d'une maîtresse de maison est — Nous lui garderons sa part, dit Alliette.
de traiter les amis de son mari. » — Mais où peut-il être ?
La nuit devenait obscure, on ne voyait plus rien — Je me le demande depuis deux heures.
dans la rue, elle referma la fenêtre et jeta un regard — S'il était arrêté.
mélancolique sur la table toute dressée. — Pourquoi?
Soudain elle tressaillit. — 0 mon Dieu, pourquoi, dans notre profession
Un bruit de pas s'entendait dans l'escalier. on court de. risques.
Ce n'était pas celui de Micaud, serait-ce celui de — Micaud est prudent.
Soufflard? Ce devait être cela. Elle eut un mouve- — Oui, mais il a de mauvaises connaissances, il
ment de joie qui éclaira toute sa physionomie deve-
nue sombre. C'était lui, ce ne pouvait être un
autre.
La femme Vollard ouvrait en effet la porte et Souf-
flard faisait son entrée..
— au
Soufflard parut
«
ciel
flatté..
connaît des gens de rien comme Soufflard.
Plût qu'il vous fréquentât

Mais sais-tu, ma pauvre petite, que si Micaud


davantage. »

était arrêté, dit Soufflard avec une marque d'intérêt,


r.

« Vous êtes seul? lui dit-elle. tu serais seule au monde. »


— Sans doute, ai-je dit à Micaud que j'amènerais Elle baissa la tête. jf
les amis? « Je retournerais chez ma mère.
— Lesage quelquefois aurait pu vous accompa- — Pauvre enfant. » ;
gner. Soufflard vida un grand verre de vin et passa le
— Lesage. pourquoi faire? J'ai rendez-vous avec gigot à Alliette.
lui, cette nuit, c'est bien assez. Il
Sers-toi un bon morceau saignant, c'est suprême
— Mais Micaud? pour l'estomac.... Tu n'as donc plus ton père?
— Eh bien.... Il
— est mort.
— Il n'est pas ici. — Que m'apprends-tu là?... mort malheureux
— Micaud n'est pas ici. Comment il m'invite à dî- peut-être.
ner et il n'est pas chez lui. » — C'était un vieux militaire, il avait été décoré de
Soufflard roula des yeux menaçants. la main de l'Empereur à Aboukir, sur le champ de
Il fit un pas vers la cuisine. bataille, et avait perdu la jambe à Waterloo.
f(
A-t-on. fait à dîner au moins ? —
Pauvre homme.

Oui, dit Alliette en souriant. — Un jour des coliques l'ont pris et il a descendu
— Eh bien, chère enfant, c'est le principal. On la garde en vingt-quatre heures. Ma mère est restée
attendra Micaud.... a table, et si Micaud ne vient seule avec la croix de mon père.
pas, on s'en passera. — Et sa jambe de bois.
— Mais.... — Sa jambe de bois et sept enfants dont le plus
— Quoi?... Nous souperons ensemble.... Ne sera- jeune avait trois mois.
ce pas charmant?... — Tu oublies celui qu'elle portait danssonsein. »

« Servez, cria-t-il à la femme Vollard, en l'absence Ils rirent comme des fous et Soufflard se rappro-
de Micaud, c'est moi qui fais les honneurs. » cha davantage d'Alliette.
La table était proprement servie, et à défaut de «
Sais-tu que tu es bien jolie ? dit-il.
luxe avec un certain confortable. La nappe était — On le dit.
blanche et les couverts en métal anglais respirant — Canaille de Micaud.
l'aisance. —
S'il n'était que canaille, mais il est si laid.
« Farceur de Micaud, fil Soufflard, il ne se refuse — Tu l'aimes?:D
rien., Et se penchant à l'oreille d'Alliette: 'On Elle fit la moue.
sent la présence d'une femme, ici, dit-il, et d'une «
Tu ne l'as donc pas regardé ?
femme de goût. » — Pourquoi restes-tu avec lui?
Alliette sourit. — Si je le quittais il me tuerait.
Elle déplia sa serviette et une petite boîte tomba Allons donc, fit Soufflard, un autre te proté-

dans son assiette. gerait.
Elle regarda Soufflard. Je n'ai pas encore trouvé celui-là.

Celui-ci prit la boîte, l'ouvrit et en sortit un ma Veux-tu venir avec moi?

gnifique bracelet en or garni de turquoise et de perles Pour combien de jours?

fines. T'es bête, tout le temps.

« Mon cadeau à la blonde Alliette, » fit-il. — Et s'il veut me tuer.
Elle lui serra la main. — Alors c'est moi que lui ferai son affaire, ,i
« Vous êtes bon, dit-elle. — Il est bien traître.
— Je suis galant, voilà tout. » — Bah 1je le connais.
Elle voulut passer le bracelet à son bras. Eh bien partons.

« Permettez, fit Soufflard, à moi l'honneur. » — Ah! finissons de dîner que diable !*
Et il attacha avec adresse le merveilleux bijou au Et Soufflard ému retint la belle fille qui déjà se
poignet de la belle fille qui tressaillit de joie. levait.
Ils étaient à table, et ayant terminé le potage, ils Mais s'il vient ?
II:
entamèrent le rôti. — Nous le recevrons et l'inviterons à venir nous
« Ce pauvre Micaud, fit Soufflard. voir.
Oh ! il en mourrait de rage. Eb, eh, fit-il, voici le moment, avant un quart d'heu-
— «
— Qu'est-ce que ça te fait? re, Micaud sera ici.
Oh ! absolument rien, je le déteste.
— Partons vite alors, dit Alliette.

Et tu restais avec lui? — Sans l'attendre et lui dire adieu, non, ce ne se-

Si tu savais, Soufflard, ce que c'est que la force rait pas convenable.

de l'habitude. Quand on a été avec un homme, eh — Je me repose sur toi, fit Alliette qui laissa sa.
bien, on a toujours de la peine à le quitter. » tête se pencher sur l'épaule du forçat.
Alliette vida son verre, repoussa son assiette et mit — Tu as raison, je me charge d'arranger ça. Il n'y
ses coudes sur la table. a pas besoin de tant, de manières dans notre monde.
ex
Moi, vois-tu, fit-elle, j'ai un drôle de caractère, On se plaît, bonjour ; on se déplaît, bonsoir. Micaud
je déteste Micaud et je le préfère à un tas d'autres n'est pas ton mari, il n'a rien à dire. Sois tranquille,
qui valent mieux que lui. Je vas te dire, je n'aime je vais, quand il va rentrer, lui conter cela en dou-
pas un homme qui me méprise. Ainsi telle que tu me ceur, et s'il ne prend pas la chose en bon camarade,
vois, Soufflard, je n'ai pas toujours été la maîtresse je le lui dirai alors sur un autre ton.
d'un Micaud, j'ai eu des amants dans le chic. Des —1 Mais tu avais donc une pensée sur moi? dit Ai-
comtes et des ducs, moi, j'ai joué avec ça comme tu liette qui regarda le forçat de ses deux yeux pleins
joues avec le pêne d'une serrure. Connais-tu le petit d'éclat et humides de plaisir.
Alfred de C... ? — Un peu, petite ; hier, je t'ai vue et j'ai dit : tout
Non. de suite, c'est dommage pour Micaud.

— Son père est banquier.... et tu sais l'argent là- — Et tu m'aimeras bien?
dedans ça ne se compte pas. Eh bien, un matin j'ai — Ma foi oui, dit Soufflard, car, ma parole d'hon-
lâché le petit bonhomme qui m'embêtait pour Ma- neur, je n'ai jamais vu encore une aussi belle fille
rabat, un repris de justice. que toi. »
— Tiens, Marabat, je l'ai connu à Toulon. Elle sourit.
— Il va bien ? 0:
II y en a, fit-elle, il y en a, seulement celles-là
— Pas mal, il fait ses sept ans. ne font pas comme moi, elles restent dans leur
—Eh bien, je te disais donc, il ne faut pas qu'un monde. »
homme me méprise, moi ; voilà pourquoi j'aime mieux Soufflard regarda Alliette avec intérêt.
la canaille; je ne dis pas ça pour toi, Soulflard. «
N'est-ce pas, dit-il, que tu n'es pas née au mi-
— Va toujours.- lieu des farrandels (voleurs et formats1) et que tu es ve-
— Et aujourd'hui, foi d'Alliette, tu ne me verras nue à nous par sympathie, par attraction?
j.amais la maîtresse d'un homme qui n'aura pas fait — C'est vrai, répondit Alliette toute soucieuse, et
ses preuves et qui aura le droit de me dire : t'es une qui de sa petite main fine et blonde joua avec celle du
voleuse. forçat, c'est vrai, j'ai vécu dans un autre monde, je
Alors tu n'es restée avec Micaud que parce qu'il
- suis la fille d'un homme qui, dit-on, occupa un grande
était un propre à rien. position et disposa d'une grande fortune.
— Et m'a-t-il assez fait souffrir, le misérable, — Enfant d'amour.
m'a-t-il assez rouée de coups. — Hélas, oui.... ma mère était une jolie péche-
— Des coups.... il ne t'aime donc pas? resse qui a fait ses farces et les faisait payer bon prix
Il m'aime trop, il est jaloux comme un tigre. à ceux qui l'aidaient. Tout cela a bien été tant qu'elle
— »
Elle laissa ses mains s'égarer dans celles de Souf- était jeune et belle. Mais un beau jour, jeunesse,
flard. beauté, amants et écus se sont enfuis. La maladie
«
Figure-toi qu'il pousse cette jalousie jusqu'à est venue, puis l'hôpital, et je suis restée là, moi,
m'enfermer des journées entières dans cette cham- sur le pavé.
bre. Quelquefois il trace un M à la craie sur les se- — Et qu'as-tu fait pour vivre ?
melles de mes bottines pour voir si je suis sortie. J'avais de l'instruction, j'ai été sous-maîtresse

C'est un monstre que ce Micaud et si je n'avais pas dans plusieurs pensionnats de Paris.
peur qu'il me tue.... — On t'appelait mademoiselle?
— Avec moi tu n'auras pas peur. » — Gros comme le bras, mais on oubliait de me
Elle le regarda. nourrir et de me donner de quoi renouveler ma
CI:
Il ne te laissera pas tranquille. garde-robe.
Avec moi il ne bougera pas. — Alors tu as quitté la boîte?

— Oui, je sais qu'il te craint. — Oui:
— D'abord la guerre est déclarée déjà entre nous. — Et qu'as-tu fait après ?
— Comment, déjà ?
— Ma foi, j'ai essayé de travailler, mais ça n'a
— Je lui ai joué un tour de ma façon aujourd'hui, pas pris. Une femme, travailler, c'est pitié. On ne lui
et s'il n'est pas encore de retour ici, si nous soupons donne pas de quoi manger du pain. Alors j'ai pris
seuls ce soir, ma belle Alliette, ce n'est pas le fait un autre parti, je me suis fait aimer. Mauvaise af-
du hasard, mais d'une combinaison qui déjà hier soir faire. Les hommes se sont joués de moi et ne m'ont
avait germé dans la tête de Soufflard. payée que de mépris et d'outrages. J'avais dans le
— Tu ne lui as pas fait de mal ? cœur un vieux levain que mon père, à ma naissance,
— Non, je l'ai attiré dans un piège et l'ai enfermé. y avait déposé; je l'ai écouté, je suis descendue l'é-
Il ne sera pas libre avant.... * Il regarda à sa montre, chelon social, j'ai vécu avec des forçats, j'aime mieux
car Soufflard avait une montre et une chaîne d'or. cela. Ici on sait avec qui l'on est, il n'y a pas de sur-
pr.se, pas d'hypocrisie.... on joue sa vie à toute heure, C'était la femme Vollard qui, somme toute, ne
j'aime la lutte et les braves. » versait pas une larme et eût accepté de grand cœur
Soufflard serra la belle tête d'Alliette contre sa de voir la moitié du genre humain massacrée par
poitrine comme pour l'assurer de sa protection et de l'autre moitié.
son affection. Soufflard s'approcha d'un petit miroir appendu à la
Alliette allait continuer à parler quand soudain sa muraille, mit un peu d'ordre à sa toilette, rajusta sa
langue se paralysa et elle devint muette. manche déchirée, et, se tournant vers Alliette:
«
Que se passe-t-il? demanda Soufflard. «
Viens, dit-il, maintenant que nous nous sommes
— Tu n'entends pas ? » fait nos adieux nous n'avons plus rien à faire ici. o
,
Il prêta l'oreille. Alliette était prête et se blottit près de Soufflard.
On monte l'escalier?
0:
Micaud revenait à lui et se releva.
Oui. Tu triomphes, Soufflard, dit-il, mais à bientôt
— «
— Tu crois que c'est Micaud? ma revanche.
— J'en suis sûre. — Quand tu voudras.
— Eh bienl tant mieux, j'ai bien soupé, j'avais — Alliette est une infâme.
hâte de partir. » Ne recommençons pas. En voilà assez, dit Souf-

Les pas devenaient plus précipités, la porte vola en flard. Alliette a été ta maîtresse, elle te trouve trop
éclats, et un homme, pâle, livide, les lèvres blêmes, laid aujourd'hui, cette fille est libre et ça ne te re-
les poings crispés, entra d'un bond dans la pièce. garde pas. Autrement si tu m'embêtes, tu sais que ce
qu'il vit faillit l'étouffer, le rendre fou; il n'en ne sera pas long à t'envoyer à la carline (à la mort).
crut d'aborl pas ses yeux et poussa comme un rugis- — C'est bien, c'est bien, tu es le plus fort, mais
sement. "1 nous nous reverrons.
Soufflard était assis tranquillement et tenait Al- — Tant pi:) pour toi.
lielte renversée sur sa poitrine. — Ce n'est pas tout cela, fit la femme Vollard forl
De sa grosse main il lui caressait les cheveux et inquiète, les femmes ça ne doit pas faire oublier les
la couvait comme avec amour. affa.ires, et vous ne paraissez plus songer que c'esl
L'homme qui était là, qui voyait cela, qui avait pour demain.
viugt fois été sur' le point de tuer Alliette pour un Quoi? dit Micaud.

regard échangé ou une parole imprudente, était Mi- —Eh bien ! et l'affaire Renault.
caud. — C'est juste, dit Soufflard. j
C'était Micaud, le jaloux, le furieux, l'homme Oh Alliette, Alliette, soupira Micaud. I
— !

amoureux d'Alliette à en perdre le boire et le manger. Il ne s'agit pas d'Alliette, mais d'une grande

Le sang lui monta à la tête. affaire qui doit nous sortir d'embarras. *
Il vint rouge, il ne put. articuler un son, il se jela En ce moment, une ombre apparut au haut de la
sur son couteau, le brandit et se jeta comme une bête cage de l'escalier et la porte, à demi brisée, céda
féroce sur Soufflard. doucement sous la pression d'une main étrangère.

coup. {.
Mais celui-ci était sur ses gardes et prévint le

Il se leva lentement, écarta Micaud d'une main,


de l'autre mit Alliette à l'abri, et, faisant ensuite le
Il n'y eut qu'une voix:
«


Lesage!
Eh
main? !'
bien! fit celui-ci,

est-ce toujours pour de-

tour de la table, approcha de Micaud et le serra de — Oui, dit Soufflard.


près. t: — Mais vous me paraissez tout drôles. »
« Tu veux te battre avec moi? dit-il. La Vollard le mit au courant.
— Je veux que tu t'en ailles. - «
C3 n'est que cela, fit-il, misère, les femmes sont

— Seul? à ceux qui les prennent, c'est comme les écus, ça,
— Seul. ~ au plus malin. — Causons sérieusement. Est-ce
— Alliette est ma maîtresse. pour demain ?
Tu en as menti Oui, dit résolûment Soufflard.
— !
..
Et. la preuve, c'est que je l'emmène.

Oui, répondit plus timidement Micaud.
— —
— Si tu sors d'ici vivant » s'écria Micaud hors de Eh bien alors, fermons mieux cette porte, fais-
1

lui. nous donner une chandelle, car en voilà une qui perd
Le malheureux ne se contenait plus. Il se rejeta son suif, et asseyons-nous une heure en face l'un de

sur Soufflard le couteau en avant, et la pointe de la l'autre pour bien nous entendre.
lame effleura la manche du forçat qu'elle déchira. Volontiers, firent-ils tous.
— »
Soufflard l'attendait: il le prit à bras-le-corps et Un instant après on eût juré que la scène qui ve"
l'étreignit de ses bras musculeux. nait de se passer n'avait jamais existé.
Micaud poussa un cri d'agonie. Soufflard donnait des ordres, Lesage les commen-
Il étouffait. tait et Micaud les écoutait.
Alliette accourut et essaya de l'arracher à Soufflard. •
La blonde Alliette, son bras passé dans celui do
« Laisse-le vivre, » s'écria-t-elle à mains jointes. Soufflard, paraissait prendre plaisir à l'entretien.
Soufflard ouvrit les bras et Micaud roula
comme
une masse sur le parquet.
Dans le fond de la pièce une femme
se lamentait
et gesticulait. 7
Petit commis, puis commis principal, et enfin pa-
LA FAMILLE RENAULT tron dans le commerce de literie, il était' cité par
son intelligence des affaires et surtout par sa pro-
En 1 338, il y avait au marché du Temple uae fa- bité commerciale et sa bienveillance.
mille des plus honorablement connues et des plus Au marché du Temple, où tout le monde le con-
respectées nommée la famille Renault. naissait, l'estimait et l'aimait, il était souvent appelé
Pierre Renault, qui pouvait alors compter une comme arbitre dans les contestations entre marchands
cinquantaine d'années, était un enfant du marché. Il et son avis é'ait généralement accepté par les parties
y
était né, il y avait grandi, il y avait vécu, et le mieux copine étant celui de la raison, du bon sens et de la
est qu'il s'y était enrichi. sagesse.

Marié depuis de longues années, il était secondé non-seulement pour la dot qu'on soupçonnait le père
par sa femme, une maîtresse femme aussi habile Renault devoir donner à sa fille, mais encore pour
dans les affaires qu'ordonnée dans son intérieur. les qualités qu'on lui connaissait.
Mme Renault avait surtout été une mère excel- Aussi les jeunes gens n'avaient pas attendu pour
lente. Les exigences des affaires et le mercantilisme se présenter, et à l'époque précise où nous sommes
de la profession ne l'avaient jamais fait négliger ses arrivés, l'un d'eux était accepté et un mariage était à
devoirs envers l'unique enfant qu'elle avait eu de son la veille de se conclure.
mariage avec Renault. «
Ma fille casée, s'était dit le père Renault, ma foi
Elle l'avait élevée pour le travail et l'économie, et nous réalisons et en voilà assez. Nous nous retirerons
à seize ans, Êlisa Renault était considérée au mar- à la campagne et nous vivrons de nos rentes.1 Eh bien,
,
ché du Temple comme le plus riche parti du moment,- le jour où on s'ennuiera à ne rien faire, on viendra.
à la boutique des enfants et on leur donnera un coup les épaules; voyons, laisse parler ta frangine (sœur),
de main. "» elle en sait plus long que nous pour le quart d'heure.
Tout était donc arrêté, convenu, conclu. Le ma- Le Renault, reprit celle-ci, est au Temple avec

riage d'É:isa allait avoir lieu sous peu de jours. Le sa fille et la Renault est seule au 91.
père Renault, à celte occasion, avait réalisé une — Parfait.
somme assez importante qu'il tenait renfermée dans Seulement attendez, il y a des projets dans l'air!

son. secrétaire. L-i jour on faisait des achats de toutes Vers quatre heures, le père Renault doit conduire sa
sortes pour cet heureux jour, et le soir les jeunes femme et sa fille à la promenade.
gens réunis en famille commençaient tout bas à éclja- Ces bourgeois, ça ne se refuse rien, dit Souf-

fauder les magnifiques châteaux de l'avenir. flard.
Heureux et délicieux moments. — Ce n'est cependant pas aujourd'hui dimanche,
La lampe brûlait silencieuse. fit observer Lesage.
Le père et la mère Renault établissaient le compte — C'est vrai, mais c'est comme cela, vous savez
de leur situation et, tout en prêtant l'oreille aux rêves qu'il y a un mariage sans roche, je suppose que c'est
des deux enfants, faisaient aussi leurs petits projets. une petite partie pour la demoiselle.
A tout âge on rêve et on fait la part des illusions Bifn, dit Soufflard, il faut donc qu'avant quatre

A toute heure on spécule sur l'avenir. heures le coup soit fait.
En même temps qu'ils avaient leur boutique au C'est important.
Temple, les époux Renault avalent, au 91 de la rue
du Temple, leur magasin et leur logement particu-

— Et qu'on soit
La Vollard appuya.
délogé. ».
lier. «
Compris.... ah! encore un renseignement.... le
C'était là, pendant que Renault et sa fille étaient magasin est au troisième?
au Temple, que Mme Renault restait dans la jour- — Le magasin et le logement.
née et que le soir toute la famille se réunissait. — Bien.
La femme Vollard, que nous avons entendue aux — La porte donne sur une allée étroite et ob-
Marcassins rendre compte des renseignements» qu'elle scure où il vous sera facile de dissimuler. Quant aux
avait pris dans le quartier sur les habitudes des époux serrures elles sont bonnes et il y en a trois. Mais
Renault, n'ignorait rien fie ces détails et, aus'si bien comme il y aura quelqu'un vous n'aurez qu'à frap-
que ceux-ci, connaissait les heures de leur départ du per et c'est Mme Renault elle-même qui viendra vous
matin, de leur repas et de leur retour le soir. ouvrir. »
Soufflard, Lesage et Micaud pouvaient donc se Soufflard se versa à boire.
risquer à coup sûr. «
Allons, fit-il, tout est compris, un peu de courage,
Lesage, et avant une heure à nous le magot du bour-
geois.
LES PRÉLUDES DE L'ASSASSINAT
— Mais où seras. tu, toi, Vollard? dit Lesage à sa
sœur.
Le 5 juin, en effet, vers les deux heures de l'a- — Rue du Temple, devant la porte avec Micaud,
près-midi, en plein jour et au grand soleil, Soufflard afin de vous avertir si quelque incident se présentait.
et Lesage, qui s'étaient donné rendez-vous, non loin Du moment que nous ne bougerons pas, c'est que
du lieu où le crime devait avoir lieu, se rejoignaient vous pourrrez travailler à l'aise.
et entraient, de l'air le plus-indiffèrent du mon le, — Et Alliette? dit Lesage.
dans l'arrière-boutique d'un marchand de vin situé Alliette, c'est mon affaire, dit Soufflard, je lui

rue du T.emple. ai taillé sa besogne.
Ils s'assirent, demandèrent un litre de vin et Souf- Oui, appuya la Vollard, je l'ai vue, elle est

flard alluma sa pipe. avec la femme Hardel et toutes deux guetteront les
Le marchand de vin apporta la consommation de-. Renault au Temple.
mandée et se retira. Nous sommes assez comme ça, dit Soufflard, si

«
Un verre de plus, dit Soufflard, nous attendons nous ne réussissons pas, c'est que nous sommes des
quelqu'un. » lâches.
Le verre fut apporté et la personne annoncée en- — On réussira, * fit Lesage, essayant de se donner
tra. du courage, mais dissimulant mal son émotion.
C'était la femme Vollard. La femme Vollard partie, les deux misérables vi-
«
Eh bien ? lui dirent ceux-ci. dèrent un autre litre et prirent leurs dernières dispo-
— Tout va bien, répondit celle-ci, qui prit son sitions.
verre, l'examina lentement et, le portant à ses lèvres, Soufflard, surexcité à l'approche du moment fatal,
le vida d'un trait. prévoyait tout et prenait des mesures avec un sang-
— Écoutez-moi, fit-elle, rapprochant son tabouret, froid effrayant, nous dit un des historiens de cet hor-
c'est pour trois heures. rible drame.
— Bien, dans une heure, » dit tranquillement «
Tu n'as rien oublié, demanda-t-il à Lesage, où
Soufflard. est l'essentiel ? »
Lesage tressaillit. Celui-ci comprit et tira de sa poche un couteau
«
Vas-tu pas caner, dit Soufflard. dont la lame mince et longue paraissait tout nouvel-
Oh ! s'il n'y avait qu'à grinchir (voler). lement affilée.

~— Je me charge du reste, dit Soufflard haussant Soufflard, lui, mit dans la poche de son gilet un
instrument d'une jotme toute particulière, dont la force à monter sur une chaise, un tabouret, une
lame courte et aiguë avait beaucoup de rapport avec échelle.
le tire-point, l'arme favorite de Lacenaire, son héros Très-bien!

et son modèle. Tu cours à la porte et tu la fermes à double

«
Chacun a son mérite, dit-il après avoir comparé tour,
les deux instruments de meurtre. Maintenant, enten- C'est facile.

dons-nous bien sur la manière d'opérer. Moi, pendant ce temps, je lui expédie son af-

Oui, dit Lesage, c'est important cela. faire. Oh! ce ne sera pas long, va, je me jette sur

Je demande suppose, quelque chose qui la olle? puis lui eD,fonce mon couteau dans le ventre
— ?

Non, perdons pas de temps, dit Souf-


Elle tombe et se débat ; tu es près de moi et tu me — non, ne
donnes un coup de main pour 1 achever. flard, c'est le moment. »
Un de main, répéta Lesage. .Les deux misérables n'avaient que quelques pas a
— coup.... ... faire dans la rue. Ils franchirent rapidement le court
Si c'est nécessaire.
— qui les séparait de la maison du n° 91 et, en-
Oui, oui, car si tu as eu le temps de te servir espace

(Çlu couteau.... enfin si c'est nécessaire.
C est égal, filant rapidement l'allée, ils passèrent tranquillement
j'aime mieux cela, tu commenceras. devant la loge des concierges.
C'est Ceux-ci ne les virent pas ou n'eurent aucun soup-
— convenu. * présence de deux hommes.
Soudain tous deux se levèrent d'un bond. Trois çon sur la ces
La rue est populeuse, la maison était pleine de lo-
^heures sonnaient.
Voici pendule qui avance, dit Lesage. cataires se livrant tous à quelque industrie de nature
« une r T 1"!rntin
t AMT _ - » T
à recevoir beaucoup de monde et des étrangers. Il Elle poussa un cri, tomba à la renverse, et Lesage
était trois heures de l'après-midi. Il n'y avait rien accourut au secours de Soufflard déjà acharné contre
d'étonnant que le concierge ou sa femme n'eût pas sa victime.
fait grande attention à deux inconnus s'introduisant Tel le crime avait été médité par les deux misé-
dans la maison. rables, tel il fut accompli.
Ceux-oi montèrent d'une haleine jusqu'au troi- Seulement son exécution avait exigé un excès de
sième. cruauté qu'ils n'avaient pas prévu. La malheureuse,
Arrivés à cet étage, ils s'arrêtèrent et se consultè- peu blessée la première fois, criait et se débattait. Il
rent rapidement. fallut précipiter les coups et les multiplier.
*

« Tout va bien, dit


Soufflard, tu vois bien que Quand, après le crime, on releva son cadavre
jusqu'à présent rien ne cloche. étendu sur le carreau, nageant dans le sang et la face
— Alliette et Hardel sont au Temple? contre terre, les médecins appelés pour la constata-
Qui surveillent le père et la fille. Et tu as vu tion comptèrent dix-sept blessures. Les unes étaient

Micaud et la Vollard à leur poste en bas? faites au cou, les autres au ventre, plusieurs aux
— Oui. mains et très-profondes. La joue était déchirée, la
Eh bien, nous n'avons plus qu'à marcher. » tempe entamée. La gorge ouverte montrait à décou-

Soufflard mit la main sur le bouton de la porte. vert le larynx, et dans les blessures du cou il y en
«
Attends, dit Lesage. avait une qui avait pénétré jusqu'à la sixième vertè-
— Quoi? bre, attaqué la moelle épinière et avait dû suffire à
— Que je me remette un peu. » causer la mort. -
Soufflard haussa les épaules. Mais ce coup n'avait été porté qu'en dernier, alors
CI
Nous avons marché trop vite, fit Lesage. que dans leur rage et leur crainte les assassins s'a-
— Les affaires se font rapidement ou pas du tout. percevaient que leur victime respirait toujours et que
— Entrons, »
dit Lesage pâle comme un mort. le temps s'écoulait.
Soufflard avait déjà tourné le bouton de là porte et La lutte, comme on le suppose, avait dû être lon-
franchissait le seuil du magasin. gue et terrible.
Lesage le suivit et referma la porte. Morte enfin et rassurés sur ce point, ils abandon-
nèrent la malheureuse et se jetèrent sur les meu-
bles qu'ils forcèrent, dévalisèrent et souillèrent de
L'ASSASSINAT
sang. « A toi la commode, dit Soufflard à Lesige,
prends ce que tu pourras et fais un paquet, je me
« Nous voulons voir des traversins, »
dit Soufflard, charge du secrétaire. »
ôtant sa casquette et s'assurant d'un coup d'œil qu'il Le misérable était en effet au secrétaire dont, avec
n'y avait personne autre dans la pièce que la femme une. habileté extraordinaire, et au moyen d'un simple
à laquelle il s'adressait. ciseau à froid, il faisait sauter la serrure.
Quelque chose de bon, » ajouta Lesage qui Quelques secondes sufiirent et des deux mains il
— «
avait eu soin de repousser la porte. plongeait dans les tiroirs.
Mme Renault était seule, en effet, et depuis le Pour prendre moins de temps il les tira compléte-
matin elle travaillait à mettre de l'ordre dans son ma- ment, les étala sur le carre.,.!u et commença à remplir
gasin. Elle devait sortir à quatre heures et, ayant en- ses poches d'une quantité de menue monnaie qui
core à s'habiller, elle redoublait de zèle à mesure s'offrit 'à sa vue.
que l'heure approchait. (r
A moi, fit il à Lesage, le magot est par ici. »
Elle regarda ces deux hommes, les trouva peut- Lesage, qui à la hâte avait fa.it un paquet de tout
être un peu étranges d'allure et suspects d'intention, ce qu'il avait trouvé, accourut iàJtappel de Soufflard
mais néanmoins, ainsi que l'a révélé plus tard le et l'aida.
procès, ne parut éprouver aucune défiance. «
Prends l'argenterie, » dit celui-ci.
Dans tous les cas elle n'en montra pas et se Lesagecombla les vides de sonpaquet.
prêta complaisamment à leurs exigences. Quant à$oufilard, il s'emparait d'un sac contenant
« Je suis à vous de suite, messieurs, » dit-elle. quatre cents francs en pièces de cent sous et sept cent
Elle laissa en suspens un ouvrage qu'elle avait: vingt francs en or.
commencé et, échangeant quelques mots avec Souf- Les deux assassins se regardèrent.
flard sur le prix et la qualité de la marchandise qu'il et
Nou3 n'avons pas deux mille francs dans tout
voulait acquérir, elle avança une chaise et monta cela, dit Soufflard appréciant d'un coup d'œil ce qu'ils
,dessus pour atteindre une rangée de traversins pla-
se disposaient à emporter.
cés sur une planche située au-desssus de sa tête. C'est risquer si Le-
— gros pour peu, murmura
«
Voulez-vous que je vous aide? madame, dit Souf- sage.
flard, cette planche est trop haute pour vous. Le est fait, à filer.
— coup songeons
— Je vous remercie, monsieur, répondit celle-ci, — Oui, fit Lesage jetant un dernier regard au
je ne suis pas bien grande, mais j'ai l'habitude.... » cadavre de la femme Renault, commiséra-
Elle n'avait pas terminé sa phrase que Lesage était tion, mais non par
pour s'assurer qu'ils ne laissaient pas
déjà à la porte qu'il fermait à double tour et
que derrière eux une accusatrice.
Soufflard sautant sur la chaise, comme
pour aider la — Tu es prêt ?
malheureuse femme malgré elle, lui plongeait Je suis.
son — te »
couteau dans le ventre. Soufflard ouvrit laJ porte et sortit vivement.
— Deux hommes?
ÉLISA RENAULT — Et il y a du sang sur le palier.
— Du sang?... »
/
En ce moment, une jeune fille, belle et fraîche, La concierge à son tour faillit se trouver mal.
charmante et souriante, montait l'escalier et arrivait Il fallut porter secours aux deux femmes, et pen-
juste au troisième étage. Elle se croisa avec Souf- dant ce temps on courait prévenir M. Renault.
flard qui devina aussitôt Élisa Renault. Il arriva en toute hâte, mais sans se douter de
« Si ells a le temps d'entrer dans le
magasin, l'affreux malheur qui le menaçait.
qu'elle aperçoive le cadavre de sa m'ère, qu'elle Personne alors ne le supposait et nee voulait y
pousse des cris, appelle, nous sommes perdus, » croire.
eut-il le temps de penser. Il monta avec quelques personnes, et la porte étant
Lesage sortait du magasin. restée sourde pour lui comme pour sa fille, il s'arma
« Fermez la porte,
cria-t-il à celui-ci. d'une hachette de maçon et l'enfonça.
— Ne fermez pas, messieurs, dit aussitôt Élisa, Alors s'offrit au regard de tous le tableau le plus
me voilà. » effrayant qu'on puisse imaginer.
Mais Lesage avait compris et tirait la porte brus- Un désordre général.
quement à lui. Les matelas, les traversins, tous les meubles
Devant le désappointement de la jeune fille, il souillés de sang.
s'inclina en signe d'excuse, et descendit rapide- Et au milieu de la pièce, sur le carreau, la vic-
ment, suivant Soufflard déjà au bas de l'escalier. time, nageant dans son sang et accusant par le nom-
Élisa alors s'escrimait contre la porte, frappant bre de plaies que montrait son pauvre corps mutilé
à coups redoublés et s'étonnant que sa mère ne ré- la lutte qu'elle avait livrée et les tortures qu'elle
pondît pas Déjà une fois elle était venue, et, trou- avait subies avant de succomber !
vant la porte fermée aux trois serrures, comme elle Il n'y eut qu'un cri de stupeur et d'effroi.
l'était quand il n'y avait personne dans le magasin, Pierre Renault était aux pieds de la victime, à
elle était repartie, croyant sa mère sortie et ne dou- deux genoux dans le sang, l'étreignant de ses bras
tant pas qu'elle allait la retrouver au Temple. et l'appelant au milieu de ses sanglots, comme si la
«
Nous nous sommes croisées, » s'était-elle dit. malheureuse pouvait encore l'entendre.
La pauvre enfant ne soupçonnait pas alors l'hor-
rible drame qui se dénouait derrière cette porte, et APRÈS LE CRIME
elle était redescendue tranquillement.
« Tu te seras
trompée, lui dit son père, ta mère Ne restons pas plus longtemps sur une scène
nous attend, elle ne peut être sortie. D'ailleurs tu aussi affreuse et sans issue et voyons ce que deve-
sais bien qu'elle n'abandonne pas ainsi le magasin. naient les assassins. Tous deux remontaient la rue
.
Mais j'ai frappé. du Temple, au pas accéléré d'abord et en courant

— Pas assez ..
fort elle était sans doute dans sa ensuite.
Ils arrivèrent ainsi près du faubourg du Temple
chambre à s'habilier ; tiens, prends cette clef, tu te
feras entendre au moins, frappe dur. » où Lesage dans son effroi laissa tomber une cuiller
Elisa, toujours sans soupçon alors et rendue plus en argent.
confiante encore par la sérénité de son père, revint a:
Eh, monsieur, lui dit une femme qui passait,
rue du Temple et frappa comme son père le lui vous ne vous apercevez donc pas que vous perdez
avait dit. ' votre argenterie ? »
Mais déjà la rencontre des deux hommes qu'elle Lesage ne prit pas le temps de remercier l'incon-
venait de faire l'avait troublée, et sa mère ne répon- nue, il revint sur ses pas, ramassa la cuiller et se
dant pas, l'ordre formel donné par l'un de ces hom- remit à courir.
mes à son compagnon lui revint à l'esprit. a:
Voilà des gens bien pressés, » dit un passant.
«
Quelle voix sinistre, se dit-elle, puis comme Un commissionnaire s'exprima plus catégorique-
l'autre a obéi vite. Évidemment ces deux hommes ment et dit à haute voix :
n'ont pas voulu que j'entre... et ma mère qui ne «
Ou je me trompe fort, mais ce sont là des filous
répond toujours pas. Cette fois, je sais qu'elle ne et j'ai bien envie de les agrafer. »
peut être sortie puisque la porte s'est fermée devant Plus loin un gamin se croisa avec la femme qui
moi. » Elle frappa encore sans succès, pâlit et se avait vu tomber la cuiller et lui dit :
disposa à descendre appeler le concierge, quand sou- « Avez-vous remarqué ces deux hommes ?
dain sur le palier et à travers l'obscurité elle distin- — Oui, dit la femme, ils m'ont paru bien sus-
gua des gouttes de sang. pects.
« 0 mon
Dieu mon Dieu »
! !
— Je le crois bien, répondit le gamin, le plus petit
Elle ne dit que cela et descendit l'escalier avec est tout couvert de sang. »
épouvante. Néanmoins personne ne les avait arrêtés, et enfi-
«
Qu'avez-vous, mademoiselle? cria la concierge lant la rue Notre-Dame-de-Nazareth, ils avaient
qui l'aperçut et courut à elle. déjà fourni un assez bon bout de chemin dans cette
— J'ai... j'ai..., fit-elle folle de terreur, que ma rue, quand ils ralentirent le pas et songèrent à re-
mère ne répond pas. prendre haleine.
— Eh bien, ne peut-elle... «
Crois-tu que nous soyons suivis ? » demanda
— J'ai vu deux hommes descendre. Soufflard.
Lesage se retourna avec inquiétude et jeta un regard Le pied dehors, ils reprirent leur course sans re-
terrifié autour de lui. garder derrière eux.
« Non,
fit-il. Il était temps, car Mme Rollin, dont l'attention
— Alors entrons là. » avait été attirée par la jeune femme qui travaillait
Il désignait un petit café de modeste apparence. derrière la cloison vitrée, avait été comme elle, saisie
Pourquoi?
«
d'épouvante à la vue des deux hommes.
— Pour nous remettre un peu et dépister la pour- Pour elle, cela ne faisait aucun doute, elle était
suite si on nous file. en présence de deux assassins.
C'est perdre du temps. Voyez, avait dit la lingère, la figure de celui qui
— «

— Que nous rattraperons bien après, insista est près de l'escalier, on dirait qu'il vient de faire un
Souf-
flard, nous ne pouvons pas nous aventurer plus loin mauvais coup.
dans l'état où nous sommes. » — La figure de l'autre ne vaut guère mieux, 1
Lesage regarda ses mains pleines de sang. avait répondu Mme Rollin.
« Tu as raison, »
fit-il. C'est alors que tous deux se levaient et partaient
Et il ouvrit lui-même la porte du café, établis- Mme Rollin courait alors à leur table. Le sucre
sement situé au n° 13, et tenu par une dame Rollin. des deux verres d'eau qu'on leur avait servi était in-
Ils passèrent rapidement devant le comptoir, ga- tact, mais la carafe était vide.
gnèrent l'angle de la salle et s'établirent près de la On regarda par terre.
cage de l'escalier. Une eau rougeâtre faisait mare et commençait à
« Deux verres
d'eau sucrée, » commanda Souf- filtrer par les fentes du plancher.
flard. « Préviens un agent de police, » ordonna Mme Rol-
On les servit, et se croyant isolés et à l'abri de lin à son garçon.
tout regard, ils s'accoudèrent et se mirent à causer. Celui-ci obéit, un agent vint sur les lieux, mais il
*
Tout va bien, dit Soufflard. était trop tard, et nos hommes étaient loin.
— Heu, fit Lesage.
— Qu'avons-nous à redouter maintenant?
— La rousse est peut-être sur nos traces. LE NOM DES ASSASSINS

— Qui l'aurait mise ?

— La petite. Dans le même moment, la police était appelée au


— Elle n'a pas eu le temps.... mais ne tremble 91 de la rue du Temple, et constatait le crime en en
donc pas comme cela, dit Soufflard, tu vas nous com- étudiant tous les détails.
promettre, Il est certain que nous ne sommes pas Alors, il n'y avait pas moyen de songer à une
complètement hors de danger, mais je te répète que poursuite immédiate. Plus d'une demi-heure s'était
tout va bien jusqu'à présent et aussi bien que ça écoulée, une heure peut-être, les assassins avaient
peut aller. eu le temps de trouver un abri et de gagner .un autre
— Oui, répondit Lesage pour se donner du courage. quartier. Mais, d'après la déposition d'Élisa Re-
— Ce qu'il faut maintenant, c'est de faire dispa- nault, il restait acquis au procès que le crime avait
raître les taches de sang que nous avons anx mains, été commis par deux hommes, tous deux jeunes
en.
puis après nous filerons du côté du faubourg. core, l'un plus grand que l'autre, le premier vêtu
— C'est fait pour moi, dit Lesage qui, sous la d'une redingote bleue, le second d'une redingote
table, s'était versé sur les mains une partie de l'eau marron brure, tous deux de figure et de voix sidis-
de la carafe. tres.
— Bien, à mon tour, alors. » Or, dans cette indication si vague, pour la police
Lesage passa la carafe à Soufflard, mais soudain il il avait déjà indice.
fut pris d'un tremblement convulsif et sa pâleur re-
y un
Le mobile était le vol.
doubla. « Qu'as-tu? » dit Soufflard, qui commençait Les voleurs n'avaient pas reculé devant un assas-
à s'impatienter de la terreur de son complice. sinat, et avaient dû même le préméditer.
— On nous a remarqués. La façon dont l'affaire avait été menée et l'audace
— Où ça ? qu'elle dénotait, quand on songe que ce crime s'était
— Ici. » accompli en plein jour dans un quartier populeux et
Soufflard se retourna et vit qu'à leur droite il y dans
une maison gardée et habitée à tous les étages,
avait une cloison vitrée derrière laquelle travaillait disait suffisamment qu'on n'avait
pas à errer dans
une jeune femme qui était placée de façon à distin- l'inconnu et à chercher une main inexpérimentée.
guer tous leurs mouvements. Dix hommes au plus dans Paris étaient capables
« Diable, grommela Soufflard, elle est bien bonne, d'avoir fait ce coup.
celle-là. De ces dix hommes, cinq peut-être étaient au
— Nous sommes découverts. bagne. Il n'y avait donc qu'à voir les noms des cinq
— Imbécile ! autres qui pouvaient être à Paris et chercher dans
— Cette femme vient d'appeler la limonadière et ces cinq noms les deux qui se rapportaient
au genre
de lui parler à voix basse. de crime et au signalement donné.
— Eh bien ! nous n'avons qu'une chose à faire. On voit que la besogne, qui au premier abord pa-
Payons et partons. » raissait si compliquée, était bien simple.
C'est ce qu'ils firent aussitôt, et sortirent instan- Un crime a été commis. Les voleurs sont en fuite
tanément. et à l'abri de toute poursuite. Personne ne les con-
naît et n'a entendu prononcer leur nom. Une jeune chercher lui-mèmë. Aussi, lui et sà sœur, la Vollard,
fille sait qu'ils sont deux, que l'un est plus grand que détachèrent-ils à cette occasion à la préfecture un
l'autre, qu'ils ont une redingote de nuances différen- forçat libéré nommé Champenois.
tes et tous deux de mauvaise figure. C'est là tout. Celui-ci hésita un moment, mais entre amis il est
Chercher dans Paris avec ce renseignement, c'est se de ces services qu'on ne se refuse pas, c'est à charge
heurter contre l'impossible. Eh bien sans en cher-
! de revanche, et notre homme se présenta bravement
cher davantage, la police, le soir même, inscrivait à la préfecture de police.
deux noms sur ses tablettes : cr
Qu'est-ce que vous voulez? demarida-t-on à Be-
Soufflar I, Lesage. lui-ci.
Ces deux hommes étaient à Paris. Forçats libérés — La carte de Lesage.
tous deux, ils s'étaient connus au bagne et étaient — Pourquoi Lesage ne vient-il pas lui-même ? »
hommes à s'entendre. Tous deux, le premier surtout, fit-on observer. -

se désignait par son audace dans l'exécution et son Champenois fut déjà embarrassé, inais comme il
mépris du péril. Ce crime était dans leurs moyens et fallait dire quelque chose, il répondit au hasard :
leur tempérament. On savait que Lesage cherchait «
Il ûst malade.
^ une affaire et que Souiflard était alors dénué d'e toutes N—C'est fâcheux, fit-on, mais on he peut délivrer
ressources. Le signalement donné et confirmé quel- la passe qu'à la personne même.
ques jours après par les personnes qui les avaient — Diable, dit Champenois qui tourna les talons,
rencontrés, le commissionnaire, la femme à la cuil- alors il .viendra.
1er, le gamin, la limonadière, se rapportait exac- — Un instant, lui dit-on, comme Lesage est ma-
tement à celui de ces deux hommes. lade, on ne peut exiger de lui qu'il se dérange, et
Les deux assassins étaient connus, il s'agissait comme l'absence de sa passe peut lui susciter des
maintenant de mettre la main sur ces misérables. ennuis, on va la lui porter.
Ceci était moins facile qu'on le suppose. — Comme vous voudrez.
Soufflard et Lesage, qui ne pouvaient ignorer les — Mais attendez, dit-on à Champenois qui était
soupçons dont ils étaient l'objet, avaient un intérêt toujours très-pressé de s'éloigner, oh va aller avec
I trop grand à se cacher pour se montrer aux endroits vous.
où il était facile de les saisir. — Ah !... c'est que....
Savoir où ils étaient parfois, cela était admissible, — Quoi?...
aller les prendre l'était moins. Je ne sais pas où il demeure, moi.

Il fallait employer la ruse, et la ruse ici était en — Où deviez-vous lui rémettre la passe ?
balance des deux côtés. — A un rendez-vous. »
Pour commencer, la police mit la main sur tout ce Un homme mal à son aise, c'était Champenois. Il
qu'elle rencontra de malfaiteurs, et qui tous, par savait ce qui attendait Lesage, et il ne voulait pas le
quelques attaches plus ou moins directes, correspon- trahir. Néanmoins, il n'y avait guère moyen de re-
...
daient à Soufflard et à Lesage. Elle fut fort étonnée culer.
alors de tenir dans ses mains les fils d'une vaste so- Il
A un rendez-vous, lui dit-on, eh bien, on vous
èiété de voleurs et d'assassins dont Soufflard, Lesage accompagnera.
Micaud et quelques autres que nous allons voir ap- —
Ça ne se peut pas, je ne dois le voir que de-
paraître dans le procès étaient, sinon les chefs,' au main.
L
moins les têtes principales. — Oh! si c'est cela, on va vous garder ici jusqu'à
Elle jeta alors son filet plus avant dans l'immense demain à l'heure de votre rendez-vous. »
égout où la tourbe surnageait et, serrant les mailles, Champenois fronça les sourcils et vit que c'était
ramena à bord tout ce qu'elle put, escrocs, filous, sérieux.
voleurs, filles de joie, proxénètes, procureuses, as- « Vous voulez encore le contrarier, dit-il.
sassins, relâchant les uns et gardant les autres pour — Nous voulons mettre la main dessus; or, si
le jour des révélations. vous ne conduisez pas les deux agents qui vont vous
Malheureusement, Soufflard et Lesage n'étaient accompagner droit à lui, nous vous gardons ou ces
jamais de la fournée. messieurs vous ramèneront.
Toutes les recherches à leur égard demeuraient — Mais, moi je ne suis pour rien là dedans.
infructueuses. On ne savait ce qu'ils étaient devenus. — C'est votre affaire. Lui ou vous.... choisissez.
Cependant, à quelques vols fréquents dont on ne — Venez,"s> dit Champenois.
pouvait saisir les auteurs,on soupçonnait qu'ils n'é- Les deux agents, serrant de près notre forçat, se
: talent
pas loin ét que l'occasion allait se présenter mirent en route avec lui.
" où ils se feraient prendra eux-mêmes. Ils prirent par la rue du Petit-Pont et montèrent
toute la rue Saint-Jacques et le faubourg.
«
Où donc nous mènes-tu? dit l'un d'eux.
LA CHASSE A L'HOMME
— A la barrière Saint-Jacques.

il est là ?
Le moment paraissait arriver. Lesage avait sa carte — Oui.
à retirer à la préfecture et il était en retard. On — Tu ne nous trompes pas ?
l'attendait. Pardieu non, à quoi bon ? pour être esflacque

Cette carte, il la lui fallait, et Lesage ne voulait à sa place, merci. »
pas y renoncer, mais il n'avait nulle envie de l'aller Ils arrivèrent à la barrière, et Champenois dési*
gnant un cabaret qui fait l'angle du boulevard et du Mais de quel côté se diriger?.... avait-il redes-
faubourg : cendu dans Paris ou suivi les boulevards extérieurs.
C'est là, dit-il. « Restons aux barrières, dit Milon, et suivons les
c »
Les deux agents se consultèrent.1 boulevards jusqu'à la barrière Fontainebleau, pour
Écoute, dit celui qui paraissait le plus audacieux sûr, nous brûlons. »
«
à son camarade, tu vas me suivre à distance, en veil- Milon ne se trompait pas, et au moment où il parlait
lant sur Champenois, moi j e vais entrer seul et d 'un Lesage entrait dans l'arrière-salle du cabaret qui
faisait face et qui était connu comme le rendez-vous
coup d'œil je verrai s'il est là.
Milon, il serait plus simple de laisser Charnu de toute la fripouille de la barrière Saint-Jacques.
— A partir de ce moment ce fut une véritable odys-
penois entrer et de nous tenir à la porte.
C'est juste, dit Milon, tu as quelquefois des sée.
— Milon et Balestrino, qui remarquèrent quelques in-
idées, Balestrino. »
Il fit approcher Champenois et lui donna l ordre dividus suspects se glisser de ce côté, traversèrent le
d'entrer seul dans le cabaret. boulevard et franchirent le seuil du cabaret.
Voilà commission désagréable, dit l'autre. Ils se firent verser à boire et regardèrent autour
« une
Allons, es-tu? d'eux. Lesage y était et ils ne le reconnurent pas.
— y »
Champenois, qui ne tenait pas à être cheval de re- Celui-ci, le soir même du crime de la rue du Tem-
tour, et avait pris goût à la liberté, répondit : ple s'était fait couper les favoris et avait troqué sa
,
J'y suis. » redingote brune contre une autre tête de nègre. De
«
Il marcha devant, franchit le seuil du cabaret et plus il affectait d'autres allures et tout un autre lan-
les deux agents se posèrent à la porte. gage. Toutefois sa terreur le trahit. A la vue de Mi-
N'attendons pas qu'il sorte, dit Milon, ne lon et de Balestrino, dont les visages, pour paraître
«
leur laissons pas le temps de s'entendre, suivons-les aussi avinés que ceux qu'on rencontre habituellement
à deux secondes près. dans ces parages, lui étaient néanmoins inconnus,
Oui. il conçut quelques soupçons et se leva pour sortir.
— »
Balestrino heurta Milon du coude.
Et déjà il ouvrait la porte que Champenois repa-
raissait : « Volé, fit-il à voix basse, Lesage est un Lesage cachait son visage de sa main droite comme
malin, ne me voyant pas revenir il a flairé la rousse s'il était pris d'une toux violente et jetait autour de
et a filé. lui des regards ombrageux.
Nous le retrouverons, dit Milon, ne soupçon- «
C'est lui, » dit Milon.
— Ils sortirentrapidement derrière lui et le suivirent.
nant pas la sincérité de Champenois et le laissant en
liberté; maintenant, dit-il à Balestrino, à nous deux. Il s'agissait surtout de rencontrer du renfort, car
Mon avis est qu'il est dans quelque autre cabaret. Lesage était homme à se défendre et à se faire prê-
— C'est le mien, répondit l'agent. ter main forte par son entourage.
Eh bien, mettons la main dessus, nous aurons Le forçat disparut par la porte d'un autre cabaret;
— Milon et Balestrino n'y entrèrent pas, mais atten-
fait une bonne affaire.
Allons, fit Balestrino. dirent à distance.
— »
Deux autres agents, en service pour une autre af-
Et les deux agents se mirent en chasse.
Au premier cabaret où ils entrèrent, ils ne virent faire, vinrent à passer. Milon, leur supérieur, les re-
personne répondant au signalement du forçat qu'ils quit comme urgence et plaça ces deux derniers à leur
cherchaient ; mais s'étant fait servir à boire dans l'ar- place pour dépister Lesage.
rière-salle, ils trinquèrent bientôt, avec les habitués Mais celui-ci avait l'œil et sortit du cabaret par
du lieu ; puis comme par hasard le nom de Lesage se une autre porte.
présenta sur les lèvres de Milon : Malheureusement Milon et Balestrino.qui étaient
Lesage, dit un buveur, il sort d'ici. » remplacés sur le boulevard veillaient dans l'allée.
«
Un autre buveur qui faisait face à ce dernier lui La chasse se continua deux heures, quatre heures,
lança un regard farouche. jusqu'au soir. Un moment la police parut se fatiguer
Tu as la langue bien longue, Ligoriot, d
dit-il. et abandonner la partie. Lesage put être convaincu
<t
L'autre pâlit. qu'on avait remis sa poursuite à un,autre jour. Il se
« Mais ce sont de braves gens, »
fit-il, jetant un re- trouvait seul dans la rje, personne ne le suivait et
gard inquiet sur les deux agents qui en effet avaient ne le remarquait. Il respira. La nuit tombait, il avait
l'air de bien honnêtes gens. faim; il entra dans un nouveau cabaret situé près de
Ils étaient assez piètrement mis pour cela, et par l'hospice Cochin, rue Saint-Jacques qu'il avait re-
les déchirures de leurs blouses maculées de boue, gagné au milieu de mille détours, et demanda à man-
leurs pantalons frangés au bas et percés aux genoux, On le servit et il fit honneur aux mets qu'on lui
ger.
leurs cravates lâches et serrées en corde, leurs cas- apporta. La chasse dont il avait été le gibier lui avait
quettes graisseuses et sans visière, ils accusaient suf- donné de l'appétit. S'il mangea bien, il but davan-
fisamment la misère, le vice et le crime. tage et commença à trouver la vie un peu plus cou-
Néanmoins le bavard se mordit les lèvres et s'en leur de' rose que quelques heures auparavant.
voulut surtout quand il vit les deux inconnus se le- Il était seul dans une petite salle. Il éprouvait un
ver, solder leur dépense et s'éloigner. plaisir extrême à se trouver isolé ainsi et loin surtout
Ceux-ci en effet n'avaient pas de temps à perdre. des farouches regards qui l'avaient poursuivi toute la
Lesage sortait de ce cabaret, ils étaient sur sa piste. journée, il s'informa de l'heure et demanda du café.
Il était dans un autre et non loin de là. Le soir même il avait un rendez-vous avec sa sœur
et une femme Bicherelle, sa maîtresse depuis quel- cace de Lesage distinguait, à ne pas s'y méprendre,
ques jours. « Allons, se dit-il, j'ai le temps; c'est égal, la silhouette d'un agent de police.
i;
chienne de vie.... je ne sais où se cache Soufflard Cet agent était en tenue de simple ouvrier ; mais
et si on le traque comme moi, mais il faut avouer pour Lesage, le costume ne comptait pour rien, et
: que je ne dors pas- tranquillement sur mes deux il y avait certains signes auxquels il ne pouvait se
oreilles. » tromper.
Il sucra son café et tira sa pipe qu'il bourra et al- Il se haussa légèrement sur la pointe des pieds.
luma. Soudain il pâlit. Deux autres agents flânaient de l'autre côté de la
Un œil venait de se coller contre la vitre, et à tra- rue. « Allons bon, pincé, » se dit-il.
vers le rideau de cotonnade rouge le regard perspi- Il avala son café brûlant, éteignit sa pipe et se

leva. « Pas encore, »


grommela-t-il. Il appela la Il paya ; puis lui mettant une pièce de deux francs
servante. dans la main :
« Pas de porte en dehors de celle qui donne sur le *
Je n'aime pas passer par la boutique, dit-il.
faubourg? lui demanda-t-il la regardant fixement en- C'est facile, monsieur, suivez le couloir, vous

tre les deux yeux. sortirez par la porte cochère qui donne sur la cour.
— Non, monsieur. » — Merci. »
Il jugea d'un coup d'œil que cette fille disait vrai, En deux temps Lesage était dans la cour et fran-
mais qu'elle pouvait néanmoins lui être utile. chissait la porte cochère.
« Combien dois-je? » fit-il. Les agents qui l'attendaient à la porte du cabaret
Elle lui apporta l'addition. furent dupes pendant deux secondes. Trois pas plus
«
loin Lesage se mettait à courir, et ceux-ci furieux >
confortable dénotant l'aisance et la tie régulière, tra-
d'être bafoués, se mettaient à sa poursuite. versait le Pont-Neuf et entrait dans la rue Dauphine.
Lesage avait de l'avance. Il la garda. Il connaissait Il la parcourut dans toute sa longueur, puis revint
le quartier, il lassa les agents. Il faisait nuit noire, sur'ses pas, et ayant jeté un regard froid et investi-
il parvint à les perdre. gateur autour de lui, s'arrêta en face d'un petit hôtel
Après avoir couru peut-être deux heures durant, habité par un monde d'étudiants et de grisettes, et
il se blottit dans une ruelle obscure et y resta une enfilant prestement l'allée étroite par laquelle on y
heure entière. pénétrait, monta lentement les escaliers.
Il sortit de là, se croyant cette fois à l'abri. Il ouvrit la porte d'un petit salon situé au premier
En effet, personne ne lui dit rien et il prit le che- étage. « Mlle Eugénie? demanda-t-il.
min du pont Saint-Michel. Il y arriva vers onze heu- Elle est chez elle, répondit une vieille dame, la

res du soir et entra chez un marchand de vin faisant gérante de l'hôtel ; mais pardon, monsieur, dit celle-
face au pont.-C'était là le lieu du rendez-vous. ci se levant, n'est-ce pas vous M. Gaillard?
En effet les deux femmes l'attendaient. — Oui, madame.
A son arrivée elles se jetèrent à son cou et la C'est que Mlle Eugénie est en retard de sa

femme Bicherelle pleura. quinzaine, et quand on lui a réclamé, elle nous a r.é-
«
Nous te croyions arrêté, dirent-elles. pondu que c'était vous
— Ma foi, dit Lesage, ce n'est pas sans peine que <r
Parfaitement, madame, parfaitement, c'est de
me voilà Les rues de Paris ne sont pas sûres, on toute justice. »
y rencontre de .drôles de gens. Et M. Gaillard tira sa bourse et en sortit un beau
— Tu es fatigué? louis tout neuf.
Je ne me tiens plus. Je vous demande pardon, monsieur, dit la vieille
— a:

— Veux-tu manger? dame, de ma petite réclamation, mais vous savez,


— Non, j'ai soif. quand on ne connaît pas. Dans les hôtels on est si
— Un litre, » cria la femme Vollard. exposé. Toutes ces dames n'ont pas une position. Plu-
Lesage exténué se laissa tomber sur le bâno. sieurs se jettent dans la jeunesse, dans la dissipation.
La porte s'ouvrit, Mais pas du tout, c'est moi qui aurais dû pré-

CI:
Un verre de vin va te remettre, » dit la femme venir votre demande.... je vous fais mille excuses.
Vollard. Monsieur.... »
C'étaient Milon, Pàle-,;Irino, suivis de deux autres Là chambre était de trente francs par mois; c'é-
agents qui entraient. tait quinze francs pour la quinzaine. Cinq francs fu-
Lesage pâlit et se leva, cherchant du regard une rent rendus à M. Gaillard qui laissa deux francs pour
issue pour fuir, mais il n'y en avait aucune et trois le service.
y
hommes l'entouraient. La vieille dame se confondit en excuses et saluta-
Les deux femmes poussèrent un cri et voulurent tions, M. Gaillard eh politesse,.et le compte ayant été
fuir de leur côte. Balestrinô qui était allé à elles leur réglé, celui-ci monta deux étages et sonna à une pe-
barra le passage. tite porte dissimulée au fond d'un couloir.
CI:
Pincés, s'écria Lesage, c'était bien la peine de Une jeune femme vint ouvrir, et la porte ayant été
tant courir. » refermée, l'homme et la femme s'embrassèrent avec
Sur les ordres de Milon, on lui mit les menotês. effusion. « Es-tu malade? dit M. Gaillard.
1
«Ahçà qu;ai-je fait encore? —
Pourquoi?
— On te le dira à la préfecture. —
Je te trouve un peu pâle.
— Mais pourquoi, si tu tenais à m'ehfïaquef lie = j'étais inquiète - pense donc, voilà trois jours
, -
l'as-tu pas fait plus tôt, dit Lesage à MiloIi; qu'il se' que je ne t'ai vu.
rappela alors Connaître de longue date, du moment — On me serre de près.
que tu n'as p&s perdu ma piste, tu as eu vingt fois Oh! quelle vie!.. pourquoi ne sommes-nous
l'occasion de m'approcheF, s
L'agent sourit.
fi
Je voulais la niëhéé, »
dit-il.
='-
pas d'honnête gens?
— C'est çà, de bons bourgeois ; ça
M. Gaillard; ici c'est tout comme, pour moi au
viendra, dit

On avait fait approcher une voiture. moins; quant à toi, tu n'es qu'une grisette., »
Milon y monta avec Lesage, les deux femmes et un Il jeta son chapeau, sa perruque et sa lourde re-
autre agent. dingote sur le lit, puis s'asseyant il prit la belle fille
<r
Nous allons cuire là dedans comme dans un four sur ses genoux et la couvrit de caresses.
à plâtre, dit Lesage. Tu sais, Alliette, que je viens de payer ta quin-
— Va toujours, »
fit Milon. zaine, dit-il.
Un agent était sur le siège, le quatrième à la por- Tu es bon.

tière qu'il ferma. Il le faut bien.... quand on a un amant cossu,

« A la préfecture, » ordonna Miion. un entreteneur.... Ah çà! j'espère que tu ne me fais

pas de farces avec les étudiants. »


SOUFFLARD ET ALLIETTE Elle rit.
Ma parole d'honneur, on te le dirait en bas.
CI:

Le soir même où Lesage se faisait pincer en com- Ça c'est sûr ici on m'estime, je représente le
pagnie de Bicherelle, sa concubine, et de la Vollard, — ;
solide, on me soutiendrait.
un homme, vêtu avec simplicité, mais avec un certain — Et on ferait bien, ôai4 tu es bon, toi, tu es
beau, mon Soufflard bien-aimé, » dit Alliette prenant ne manquer à aucune des lois de cet attachement,
la tête du forçat de ses deux petites mains potelées et c'est donner tout son argent à l'homme enflacqué,
la caressant avec une expression d'indicible volupté. c'est veiller à son bien-être, lui garder toute espèce
Cette scène était étrange. Soufflard, sans avoir la de foi, tout entreprendre pour lui.
laideur repoussante de Lesage, le masque odieux et La plus cruelle injure qu'une fille prisse jeter au
vil de Micaud, était laid. Son énergie, son audace, front déshonoré d'une autre fille, c'est de l'accuser
sa vigueur n'empêchaient pas qu'il portait dans ses d'infidélité envers un amant serré (mis en prison).
traits la marque indélébile de son passé criminel, le Une fille dans ce cas est considérée comme une femme
stigmate de son existence violente et sanguinaire. sans cœur!...
Son teint pâle, d'une pâleur mate, avait quelque chose Alliette, heureuse d'être délivrée de Micaud, s'était
de sinistre, et ses yeux doux, quand il le voulait, se prise d'amour pour Soufflard ; pour son amant elle
L
montraient quand il s'oubliait d'une effrayante fixité. eût traversé les mers, elle l'eût suivi j':s [n'au ba-
AHiette, elle, élait jeune, belle, très-belle et relati- gne, jusqu'à l'échafaud.
,
vement grande dame à côté du forçat. Eh bien, elle Aussi avec quelle tendresse et quelle inquiétude
l'aimait, elle en était folle, elle l'estimait, qui sait. de mère s'informa-t-elle si Soufflard avait des craintes
Elle n'en avait pas horreur. C'était un héros. Per- sur les suites de son affaire de la rue du Temple.
versité d'une imagination dépravée, résultat d'une « Oui, répondit Soufflard.
.
éducation fausse et terrible. — On te soupçonne?
Chacun des héros du bagne est doublé d'une — On fait plus, on est convaincu que c'est moi
...
femme dévouée. qui ai fait le conp.
Les fastes judiciaires, la chronique secrète vous le Avec Lesage.

diront, nous apprend Balzac, qui a creusé si avant et Ohl Lesage est aussi compromis que moi, il

de toute la puissance de son génie dans les profon- est même un peu plus malade, car j'ai appris, il n'y
deurs du crime et les arcanes de la conscience hu- a pas vingt minutes, qu'il était arrêté.
maine, aucune passion d'honnête femme, pas même — 0 mon Dieu !
celle d'une dévote pour son directeur, rien ne sur- Aux Marcassins?

passe l'attachement de la maîtresse qui partage les — Oh! non, ici près, au pont Saint-Michel.
-
périls des grands criminels. — Alors tu es perdu.
La passion est presque toujours, chez ces gens, la — Pas encore. »
raison primitive de leurs audacieuses entreprises, Elle réfléchissait.
de leurs assassinat?. L'amour excessif qui les entraîne « Est-ce Micaud qui l'aura dénoncé?
dit-elle.
conslilutionnellement, disent les médecins, vers la — Micaud n'a pas d'intérêt à cela.
femme, emploie toutes les forces morales et physiques — Oui, mais il t'en veut tant l'
de ces hommes énergiques. De là, l'oisiveié qui dé- — Il se perdrait.
vore les journées ; car les excès exigent et du repos — Il peut nier en avoir été; puis, vois-tu, il est si
et des repas réparateurs. De là, cette haine de tout lâche cet homme, si méprisable, et dire que j'ai vécu
travail, qui force ces gens à recourir à des moyens des années avec lui; enfin c'est un monstre, et, pour
rapides, pour se procurer de l'argent. se venger, il peut bien Elle leva la tête et prêta
Néanmoins la nécessité de vivre, et de bien vivre, l'oreille-. Est-ce qu'il ne te semble pas qu'on a frap-
déjà si violente, est bien peu de chose en comparaison pé ? dit-elle.
des prodigalités inspirées par la fille à qui ces géné- — Oui, dit Soufflard, j'avais bien entendu. JI

reux Médors veulent donner des bijoux, des robes, Elle devint toute pâle.
et qui, toujours gourmande, aime la bonne chère. a:
Que faire ?
La fille désire un châle, l'amant le vole, et la — Ouvrir.
femme y voit une preuve d'amour! — Oh! mais non.... s'ils viennent pour t'arrêter?
C'est ainsi qu'on marcl19 au vol, qui si l'on veut — S'ils viennent pour m'arrêter, dit Soufflard,
examiner le coeur humain à la loupe sera reconnu ils sont en force et enfonceront la porte si tu ne
pour un sentiment presque naturel chez l'homme. l'ouvres pas. Si ce n'est pas cela, il est inutile de
Le vol mène à l'assassinat, et l'assassinat conduit faire supposer que tu as peur. »
de degrés en degrés l'amànt à l'échafaud. On frappait de nouveau et avec beaucoup plus
L'amour physique et déréglé de ces hommes serait
donc, si l'on en croit la Faculté de médecine, l'ori-
gine des sept dixièmes des crimes. La preuve s'en
' d'autorité.
«

Caalie-toi, fit-elle toute tremblante à Soufflard.
Oui, tu as un cabinet de toilette, je vais m'y
trouve toujours, d'ailleurs, frappante, palpable à renfermer, cela me donnera toujours le temps de
l'autopsie de l'homme exécuté. prendre un parti selon le cas qui va surgir. »
Aussi l'adoration de leurs maîtresses est-elle ac- Alliette laissa encore s'écouler quelques minutes et
quise à ces monstrueux amants, épouvantails de la approcha de la porte.
société. C'est ce dévouement femelle accroupi fidèle- a:
Qui est là? demanda-t-elle.
ment à la porte des prisons, toujours occupé à dé- Ouvrez, mademoiselle, dit la voix du domesti-

jouer les ruses de l'instruction, incorruptible gar- que de l'hôtel, c'est un monsieur qui veut à toute
i
dien des plus noirs secrets qui rend tant de procès force vous parler.
j obscurs, impénétrables. — Mais il est près de minuit !
»
I Là gît la force et aussi la faiblesse du criminel. On frappa avec-impatience. I

Dans le langage des filles, avoir de la I)i,obilé, c'est Elle ouvrit et recula effrayée.
L'homme qui était devant elle et qui avait déj.à re- calier tout tremblant et maudissant tout bas son es-
fermé la porte était Micaud. capade.
«
Enfin! s'écria-t-il, je te retrouve.... Ah! tu vas Quand ils furent seuls, Soufflard dit à Alliette :
me payer ton infâme conduite. » «
Micaud ne parlera pas et ne remettra plus les
Alliette, interloquée à la vue de Micaud, à la pré- pieds ici, car je l'ai effrayé ; mais c'est égal, c'est
sence duquel elle était si loin de s'attendre, se remit toujours plus sûr de prendre ses précautions.
aussitôt. Elle avait redouté certains personnages bien — Tu vas me faire déménager ?
autrement dangereux que Micaud et savait n'avoir — Oui.
rien à craindre de celui-ci, Soufflard étant là pour la —- Et toi?
défendre et la protéger. Oh ! moi, c'est différent, je déménage dès de-

a:
Sais-tu que tu as bien de l'audace à venir chez main matin.
moi à cette heure-ci? dit-elle. — Et ce soir, tu restes, n est-ce pas?
— De l'audace?... — Non, je couche rue des Noyers. »
Oui.... si Soufflard y était, par exemple? A deux heures du matin Soufflard était encore au-

— Soufflard ici... »
près d'Alliette; il se décida à partir cependant et alla
Micaud n'avait pas songé à cela. Il pâlit subite- finir sa nuit rue des Noyers, où il avait son loge-
ment et jeta autour de lui des regards effarés. ment, mais après avoir hésité un instant s'il n'irait
«
Soufflard! dit-il, tu veux te jouer de moi, Souf- pas rue de Sèvres où il avait un autre logement.
flard n'est pas assez sot pour venir chez toi. A sept heures du matin il était sur pied, et à huit
Et pourquoi donc? heures il louait, dans un autre quartier, une nou-

— Parce qu'il est traqué par la rousse, et que s'il velle chambre qui se trouvait vacante et dans laquelle
venait chez toi, il serait pincé au premier coup. il faisait, dans la matinée même, transporter ses
Eh bien, tu te trompes, Micaud, fit Soufflard, meubles de la rue des Noyers.

qui sortit de sa cachette et apparut en manches de Au concierge qui s'étonnait de sa promptitude à
chemise à Micaud qui recula glacé de terreur; pour déménager, il fit entendre qu'il était obligé de quitter
voir Alliette, je passerais à travers le corps de toutes Paris immédiatement pour répondre à la confiance
les rousses à la flan et à Varnache. » du gouvernement qui l'appelait à un emploi impor-
Micaud claqua des dents d'effroi et de colère. tant en province.
1
«Oh si je pouvais te tuer! s'écria-t-il dans SI Le soir il dîna avec Alliette dans un caboulot de
haine. Non, tu es plus fort que moi. la rue de l'École-de-Médecine.
— C'est vraiment malheureux. « Couchons-nous rue Dauphine ou rue de Seine ?
— Mais je te rattraperai. lui demanda-t-elle à l'oreille.
— Quand? — Ni rue Dauphine, ni rue de Seine, répondit-il.
— Oh! peut-être bientôt. » --Je croyais que tu te méfiais de ton logement
Il fit un pas vers la porte. de la rue des Noyers.
«
Vous ne serez pas longtemps ensemble. — En effet.... aussi ne l'ai-je plus.
— Attends que je te reconduise, fit Soufflard qui — Comment?
s'approcha en effet de son rival. — Micaud, lui dit il, — J'ai déménagé ce matin, et je te reçois ce soir
scoute bien ceci: si je voulais, je pourrais te tuer rue d'Orléans-Saint-Marcel. »
comme un chien. D'un coup de poing je t'abattrais et Alliette resta confondue et regarda Soufflard avec
de l'autre j'étoufferais tes cris, ces procédés ne me vont admiration.
"as avec un ancien ami qui m'a obligé dans la peine. Dans sa lutte avec la société, cet homme lui sem-
— Tu t'en souviens, Soufflard, dit Micaud avec un blait grand.
ton de reproche.
— Je m'en souviens, je ne suis pas un ingrat. LA SOURICIÈRE
— Si tu n'étais pas un ingrat.
— Oh! trêves de récriminations, interrompit Souf- Plusieurs semaines s'écoulèrent et la police, con-
flard, voici la chose : je te trouve dans la chambre vaincue de la culpabilité de Soufflard, ne savait com-
de ma maîtresse, je pourrais te briser les os, je n'en ment l'atteindre.
fais rien. Tous les jours on croyait le pincer, et le misérable
— Elle est trop furte celle-là. trouvait le moyen d'échapper.
— Je te laisse vivre et me contente de te flan- Tous les jours c'étaient de nouveaux piéges ou les
quer à la porte; mais si tu y reviens, dame! tu sais, agents seuls étaient pris.
un amant outragé ne connaît que ses droits. Lesage était à la Force, la femme Vollard, Biche-
— Mais moi.... » relie, la femme Hardel, Levieil, Calmel, Lemeunier,
Soufflard s'avança vers la porte. et une vingtaine d'autres, tous ayant plus ou moins
« Ah! encore un mot : si tu me dénonces, je fais trempé dans des affaires analogues à celle de la rue
ton affaire, je te mets dans le sac avec Lesage et nous du Temple, étaient sous la main de la justice; il ne
faisons connaissance avec Charlot le même jour. manquait que le principal, Soufflard, et celui-là, on
— Moi.... Mais je ne suis pour rien dans l'affaire, perdait son temps à le poursuivre.
moi je n'ai pas chouriné, je n'ai pas.... Tous, avons-nous dit, car depuis, Micaud lui-même,
— Voilà qui est convenu, » dit Soufflard qui ouvrit malgré s:s dénégations et les terreurs folles dont il
la porte et la referma rapidement au
nez de Mi- avait donné le spectacle, était arrêté.
caud, qui, mal remis de son émotion, descendit l'es- Depuis l'arrestation de ce dernier, on tenait même
' beaucoup plus à Soufflard, car dans sa jalousie Mi- vrir la nouvelle adresse de la demeure d'Alliette qui
caud avait adressé au juge d'instruction une lettre avait quitté la rue Dauphine, et depuis huit jours
anonyme dans laquelle il signalait Soufflard comme avait couché dans quatre chambres différentes.
le principal assassin de la femme Renault. Ils ne perdirent pas de temps et s'y transportèrent
Interpellé sur cette lettre, il se défendit de l'avoir aussitôt.
écrite, mais son écriture fut reconnue et il ne lui fut Elle était là depuis la veille ; et, selon toute proba-
guère permis de la répudier. bilité, elle n'y serait plus le lendemain.
Il fallait donc Soufflard à tout prix. Ils s'y présentèrent à dix heures du soir, se firent
Le soir du 7 juillet les agents, parmi lesquels se ouvrir au nom de la loi et trouvèrent Alliette toute
" trouvaient Milon et Balestrino, parvinrent à décou- seule.

a Celui que vous cherchez n'est pas ici, répon- dre entièrement l'espoir de dissuader les agents d'at-
dit-elle aux agents. tenlre.
Nous le savons, dirent ceux-ci, mais nous l'at-- Vain espoir : ceux-ci établirent une souricière et

tendrons. s'y maintinrent.

Il ne doit pas venir. Milon resta avec un autre agent près d'Alliette,
— Nous le verrons bien. qui avait les menottes, deux autres se tinrent à dis-
— Vous perdrez votre temps. tance dans la rue et un cinquième fit sentinelle à la

Nous en avons à perdre. porte; mais pour ne pas éveiller les soupçons,du
Il est cette fois perdu, » pensa Alliette, qui misérable qui avait le flair, et qui pouvait ce soir-

néamoins fit bonne contenance et ne voulut pas per- là encore déjouer les combinaisons de la police,
comme il le faisait tous les jours, celui-là ôta sa re- exigences de leur industrie, il n'en était pas un qui
dingote et resta en manches de chemise. n'y rentrât le soir avec une certaine inquiétude. De
Les heures qui s'écoulèrent furent pleines d'émo- plus la sympathie que de tout temps la famille Re-
tion pour la malheureuse Alliet'e. nault avait inspiré, rendait le malheur qui l'éprou-
«
Viendra-t-il? ce viendra-t-il pas? saura-t-il se vait sensible à ceux-là même qui avait le moins à le
jouer des agents ? n redouter.
Peu à peu, voyant tous les préparatifs qui se fai- Quant à Soufflard et à Lesage, ils étaient, avant
saient, elle perdait confiance. même le procès, considérés comme étant les assassins
Pour sonder les agents, elle disait d'une voix pre- par tous les gens du quartier. Malgré leurs dénéga.
nant le ton de l'indifférence : tions et les alibis qu'ils essayaient d'invoquer, per-
« Après tout, il ne peut pas être
condamné à sonne ne doutait de leur culpabilité, et si les deux
grand'chose... il n'a pas fait grand mal. » misérables eussent été un instant rencontrés dans le
Puis, voyant le moment suprême arrivé, elle se quartier populeux et laborieux du Temple, il est pro-
mit à pleurer et essaya de la séduction. bable qu'ils eussent reçu à l'heure même le châti-
« Si vous voulez me laisser aller, dit-elle, je vous ment de leur horrible crime.
accorderai... tout ce que vous voudrez; cela m'est Enfin le 26 novembre, après une longue instruc-
arrivé avec d'autres un peu plus huppés que vous. » tion, la chambre du conseil prononça sur le sort de
Cela était vrai, cela lui était arrivé et lui avait qnarante-six individus inculpés.
réussi. Mais ici, soit que les agents auxquels elle Elle déclara :
avait affaire fussent plus vertueux ou plus craintifs, 1° Qu'il n'y avait aucune charge contre trente in-
soit que la situation fût plus grave ou plutôt qu'ils culpés, parmi lesquels un Soumagnac, dit fllogny;
se méfiassent les uns des autres, ils repoussèrent 2° Qu'il n'y avait pas charges suffisantes contre
avec dédain les étranges propositions d'Alliette. Champenois, femme Bicherelle, fille Dorion, Lemeu-
Sur les onze heures, il se fit un mouvement sous nier et femme Lemeunier ;
les fenêtres de la belle fille, et un coup de sifflet se 3° Qu'il y avait charges suffisantes : contre Louis-
fit entendre. Simon Lesage, dit Jean Victor, dit le vieillard, âgé
« Le malheureux ! murmura-t-elle. de trente-huit ans, fileur de coton, et contre Jean-
-- Biche, es-tu là ? fit une voix dont le timbre Victor Soufflard, dit Frotté Jean-Victor, dit Gaillard
vulgaire fit tressaillir son cœur. Victor, dit Alliette Victor, âgé de trente-trois ans,
Elle voulut répondre, mais un agent aussitôt lui ébéniste, accusés d'avoir commis le crime d'assassinat
ferma la bouche avec la main. et de vol, sur la personne de la femme Renault;
Un deuxième coup de sifflet se fit entendre. Contre Jeanne Lesage, veuve Vollard, âgée de qua-
Alliette fut traînée à la fenêtre, les .poings attachés rante-deux ans, journalière ; et contre Eugénie Al-
et une main prête à murer ses lèvres si elles s'ou- liette, dite Eugénie Villers, âgée de vingt-quatre ans,
vraient. brodeuse, de s'être rendues leurs complices;
Soufflard avait alors les yeux en l'air. Il vit Al- Contre Alphonse-André Micaud, âgé de vingt-six
liette et rien autre chose. Il s'engagea dans l'esca- ans, commis voyageur, de s'être rendu complice du
lier et monta sans défiance. vol commis par Soufflard et Lesage ;
Il arrivait alors près de la porte et appelait de En conséquence, Lesage, Soufflard, Micaud, la.
nouveau Alliette, quand il fut subitement entouré. femme Vollard et la fille Alliette étaient renvoyés de-
11 comprit le piège, mais il était trop tard. Il était vant la Chambre des mises en accusation.
pris. Quatre hommes se jetèrent sur lui et essayèrent A côté de l'accusation d'assassinat, vint se placer,
de "le garrotter. pendant l'insiruction, une accusation de quatorze vols
Il se défendit violemment, frappant où il pouvait commis avec en constances aggravantes, à diverses
et blessant un des agents. époques, par les accusés d'assassinat et par huit au-
En route pour la préfecture, il exprimait le regret tres inculpés, les nommés Levieil, Bicherelle, Gué-
de n'avoir pas été plus adroit. rard, Marchai, Calme!, Lemeunier, Piednoir et la.
« Si j'avais bien fait, disait-il, un de vous aurait femme Hardel.
sauté le pas, j'en aurais buté un. » Les débats s'ouvrirent le 8 mars 1839.
Un moment il s'approcha de la blonde Alliette M. le procureur général Franck-Carré assisté de
qu'on emmenait avec lui et lui dit à voix basse : M. Bouc1y occupe le siège du ministère public.
« Tu sa s le boniment à faire, nous n'avons pas de Les défenseurs sont M Nogens de Saint-Laurens
blanchisseuses. » et Froissac, pour Soufflard; Comte, pour Lesage;
Rivo'et, pour la femme Vollard; Ducq jeune, pour
L')MTRUST)ON Eugénie Alliette; Porte, pour Micaud.
Les accusés sont introduits, et l'intérêt se porte
Les accusés étaient enfin sous la main de la jus- surtout sur Soufflard dont on remarque la pâleur
tice. L'instruction ne pouvait manquer de marcher mate et sinistre, et Alliette dont la mise est coquette:
rapidement. et recherchée. Jamais encore une plus charmante gri-,
Le procès était attendu avec anxiété, non-seule- sette ne s'est assise sur le banc des assises. Se peut-
ment par la famille si douloureusement frappée, il que celle-là soit au milieu de tels monstres?
mais par tout le quartier du Temple. L'acte d'accusation est lu et cette lecture provoque,
Avec Renault, c'étaient tous les marchands qui se un long frémissement dans tout l'auditoire ;
aussitôt..
sentaient atteints. Absents de leur domicile pour les après, un grand nombre de témoins sont appelés pe~94~
tre entendus sur la question des vols qui sont repro- que l'un des hommes dit au cocher : « Je te paye, va
hés à la bande dont font partie les accusés de l'as- où je t'ai dit. » Je n'en voulais pas au cocher, vu
assinat du Temple. que ce n'était pas sa faute, mais je n'étais pas con-
La plupart de ces témoignages offrent peu d'intérêt, tent de me trouver tout seul à pareille heure au
auf celui du sieur Gontier qui vient déposer sur le Gros-Caillou. »
ii ol des peintres Lamothe. —
Comment se fait-il, demanda le président à la
i; M. Gontier a un habit noir étriqué et râpé et sur femme Hardel, que vous eussiez sur vous tant d'or et
a-tète un bonnet de soie noire. aux doigts huit bagues ?»
Il parle avec emphase et solennité. Elle répond que l'or provenait d'un cheval qu'elle
Après avoir décliné ses noms, le président lui de- avait vendu et les bagues de son travail.
s
manda quelle était sa profession. «Quincaillier,» Il ne faut pas demander si le témoignage du sieur
épond-il avec orgueil. On sent que la quincaillerie Gontier et la réponse de la fille Hardel excitent de l'hi-
st pour l'honorable industriel qui l'exerce le type larité dans l'auditoire, surtout quand Levieil ajoute,
:
les professions les plus élevées du monde moderne. en parlant de cette fille : « On trouve étonnant qu'elle
Il restera le comique de cet horrible drame. ait beaucoup d'argent sur elle, cela n'a cependant
:;,
0:
Messieurs, dit-il en s'inclinant, j'étais assis un rien d'étonnant, puisque c'est son habitude.... C'est
v
our dans le café du sieur Mouton, où se trouvaient son genre ! »
[eux hommes et deux femmes qui se livraient à des On entend ensuite Calmel, le voleur moraliste et
ribations copieuses et qui, si je puis le dire, profa- philosophe, 0: On a été injuste envers moi, dit-il,
naient l'or et l'argent. Parmi les femmes se distin- mais je serai résigné. Je suis innocent aujourd'hui
guait une femme que je reconnus pour une marchande comme lorsque j'ai été condamné à vingt ans de tra-
le pommes. J'étais à peine entré qu'elle m'apostro- vaux forcés. Il y a des victimes partout, j'en suis
)ha en me disant : « Tiens, mon ancienne pratique, une. Micaud m'accuse et il parle de religion; que le
e ne vous vends donc plus rien? — Ces petits achats-
malheureux écoute plutôt sa conscience, et elle lui
(
à, lui dis-je, ne me regardent pas. » dira si je suis coupable.... Une peine méritée, on doit
«
Il y avait là aussi une fille publique qu'on appelle raser l'homme. Mais la mort pour moi serait moin-
a Mauricaude. Le café présentait un pêle-mêle dé- dre que les vingt ans auxquels j'ai été condamné in-
goûtant. La femme Hardel était ivre-morte et éten - justement. »
lue sur un banc. Levieil criait tout haut du ton ca- Le tribunal passe à l'interrogation des accusés.
laille d'un homme qui a bu : Le président. — Accusé Soufflard, lorsque vous
<c

" « Moi je m'appelle Charles Levieil, j'ai beaucoup avez été libéré, vous êtes venu à Paris, bien qu'une
le mobilier.... Moi j'ai de l'argent, de quoi meubler autre résidence vous eût été assignée. Quelles res-
ë pâtre cafés comme cela. » Puis se tournant vers la sources aviez-vous pour subvenir à vos besoins?
ille Hardel qui ne bougeait pas de dessus la ban- — J'avais deux mille six cents francs à moi en sor-
luette, il continuait : « Vous voyez bien cette voirie- tant du bagne.
::à, cette s....-là, elle a cependant plus de six cents — Les renseignements transmis démontrent qu'au
rancs sur elle. » Ce disant, il fouilla dans la poche lieu de deux mille six cents francs que vous annon-
le cette femme, et fit voir à ses partners, à quelques ciez, vous n'aviez alors que dix-neuf francs trente-
raclions près, ce qu'elle avait d'argent. Mouton fit cinq centimes. C'est un peu plus vraisemblable.
msuite la remarqua que cette fille avait des valeurs, Comment voudriez-vous faire croire qu'un forçat, dont
les valenciennes, etc. Voyant l'argent étalé sur la tout le temps est consacré à des travaux obligés, ait
:able, lesdits partners se disaient avec étonnement : pu amasser une pareille somme?
*
C'est pourtant vrai! » — Je vais vous dire, monsieur le président; j'avais
« Il était une heure et un quart quand les hommes une place dans la salle des modèles qui me rapportait
prirent le, parti de s'en aller, sans s'embarrasser de beaucoup d'argent.
ia femme. Réfléchissant qu'ils la laissaient dans une Vous mentez. A votre arrivée à Paris, c'est Mi-

position vraiment inconvenante, je me mis en devoir caud qui vous a procuré des vêtements. Pourquoi
de courir après eux. Je leur dis: « Vous vous inté- aviez-vous plusieurs logements, et plusieurs mobi-
ressez à cette femme.... C'est votre cousine, il ne faut liers sous de faux noms ?
pas la laisser là, c'est inîmoral. » Comme ils ren- — C'est que je devais plus que le mobilier ne va-
traient au café passait un fiacre. « Cocher, où allez- lait et je n'avais rien de mieux à faire que de le
vous? — Quai de Grève, conduire quelqu'un. —Re- laisser.
venez, mon ami, on vous attend et l'on vous payera — C'était le vol qui vous procurait des ressources
pour une course. » Il revint, en effet, et nous trans- et qui nécessitait ces précautions. On vous entendait
portâmes la femme dans le fiacre; on la déposa dans toujours limer chez vous ?
une position tout à fait dépravée. « Où veux-tu aller? — Je nettoyais mes meubles.
lui crièrent les autres à diverses reprises.
— Au Gros- — Ce n'était jamais que la nuit que vous travail-
Caillou, » répondit-elle. liez. Vous faisiez des fausses clés. On en a trouvé un
« Je monte, réfléchissant à ma situation qui deve- paquet chez vous au moment de votre arrestation,
nait tant soit peu difficile. J'étais en route pour le Je les ai trouvées sur la place Scipion, dans des

Gros-Caillou, à une heure et demie, avec des gens démolitions. Je les emportai pour savoir ce que c'é-
que je ne connaissais pas. Enfin la voiture s'arrête, je tait et pour les vendre.
descends pour aider la femme. J'étais à peine à terre,
— Que pouviez-vous retirer de quatre fausses
un peu suffoqué, car tout ça me tournait sur le cœur, clés?
C'était un échantillon que j'emportais pour ven- Renault auriez-vous pu indiquer aussi bien que vous
— l'avez fait les êtres de la maison?
dre le tout.
Parmi les clés trouvées chez vous, trois ou- — Je n'ai rien à dire.
— N'est-ce qui écrit commissaire
vraient l'allée de la porte de la veuve Vessay. — pas vous avez au
Cela tient à qu'il n'y pas de garniture. de police une lettre dans laquelle Soufflard est dé-
— ce a
Il paraît que vous avez beaucoup d'habitude. signé comme l'un des assassins de la rue du Temple?
•— moi.
Vous savez que Micaud vous dénonce formellement. — Ce n'est pas 1

Oui, monsieur, mais c'est un mensonge. » L'expert a reconnu cependant entre votre écri-
— —
ture et celle de la lettre une grande similitude. i |

— Je le nie. »
INTERROGATOIRE DE LESAGE ET DE MICAUD A cette dénégation on relit à Micaud ses anciens
interrogatoires, et, confondu par ses propres aveux, il
Le président se tourne vers Lesage. se décide à les renouveler et à convenir qu'il a été
Celui-ci est embarrassé et répond avec difficulté. chez la victime.
Le président à Lesage: — «Votre idée de venir « Micaud, vous avez parlé de l'assassinat à la fille
Paris ne cachait-elle pas le projet d'y commettre Ramelet, ajoute le président; vous lui en avez ra-
des crimes ? conté les détails. Vous avez dit que vous n'aviez pas
J'avais l'intention de travailler. • voulu être de l'affaire parce que la dame Renault

Ce qui semblerait que vous aviez une autre ré- était trop douce à parler. Vous avez raconté qu'on

solution, ce sont les propos tenus par vous en prison : l'avait fait monter sur une chaise pour prendre de la
et
Il me faut de l'argent à tout prix, j'ai une escarpe toile à matelas et qu'alors on s'était jeté sur elle par
à faire. » Dans l'instruction, vous n'avez pas nié cela derrière et qu'on l'avait assassinée.
tout à fait ; vous avez avoué avoir parlé d'une affaire — Je n'ai pas parlé du fait, parce que je ne le
de carouble, c'est-à-dire d'un vol avec fausses clés. crois pas possible. L'assassinat.... je n'y crois pas.
— D'un vol, ah ! oui, à la bonne heure.
— Il n'est cependant que trop réel.
— Il paraîtrait que vous auriez en sortant de pri- — Je veux bien, mais vous direz ce que vous vou-
son tenu des propos plus significatifs encore ; vous drez, je n'y peux pas croire.
auriez dit : « Je suis arrivé à jouer le grand jeu, j'ai Le procureur général : — Ainsi, Micaud, voilà que
besoin de Soufflard.... Pour cinq francs, je tuerais vous niez.... Vous êtes en contradiction avec les dé-
bien quelqu'un. » clarations que vous avez faites dans l'instruction et à
— C'est un coup de police, je n'ai jamais dit ça. cette audience. Vous êtes convenu que vous aviez été
— Pourquoi, si vous n'étiez pas coupable, avez- avant l'assassinat dans la maison de la dame Re-
vous pris la fuite du cabaret de Guérin? nault.. Réfléchissez. Voyons, y avez-vous été?
— On m'a dit : voilà la rousse. Je ne me suis pas — Eh bien oui, j'y suis allé. »
ensauvé, seulement je me suis en allé. Je n'avais rien
à me reprocher, rien à craindre ; mais enfin, on me
reprochait d'avoir fait une affàire., INTERROGATOIRE DE LA FEMME VOLLARD ET D'ALLIETTE

c Si j'avais craint quelque chose, je ne serais pas


venu fréquenter un cabaret où il n'y a que des agents La femme Vollard interrogée répond qu'elle ne
de police et des indicateurs ! Je ne serais pas venu connaît seulement pas Soufflard ni Alliette.
me fourrer dans la gueule du loup. » Mais Micaud? dit le président.
C'est là le système de Lesage, il ne craint rien, il - 1
«
Oh très-peu. »
n'a rien à craindre. Arrêté et conduit à la Force, sa La blonde Alliette est, de son côté, aussi innocente
première parole avait été de demander Soufflard, qu'un enfant qui vient de naître. Comment Micaud
alors qu'il savait. fort bien que ce dernier était en li- et Soufflard volaient pour se procurer des ressources!
berté, afin de faire supposer qu'il ne l'avait point revu elle n'en revient pas. Se peut-il qu'on ait pu la tromper
depuis sa sortie de prison. « A l'heure du crime, a- ainsi? Selon elle Micaud vendait de la porcelaine et
t-il dit, je montais sur les tours de Notre-Dame. » était professeur de billard, et Soufflard était riche, à
C'était un peu haut pour qu'on pûtle voir. Aussi per- preuve qu'ils devaient tous deux s'établir et devenir
sonne ne l'avait-il vu, et en revanche on constata
qu'il avait au pouce une coupure et à la main une
liquoristes..
Mais l'heure est venue des confrontations et des
égratignure béantes dont il ne put expliquer la pro- témoignages irrécusables.
venance. Il fut ensuite reconnu par des témoins. C'est d'abord un faux frère qui charge Lesage, en
Arriva ensuite le tour de Micaud. terme de prison, un indicateur, et plus vulgairement,
Le président : — « Micaud, vous n'êtes pas accusé un mouton.
d'avoir pris part à l'assassinat de la femme Renault, Il raconte que Lesage a déclaré en sortant de pri-
mais vous êtes accusé d'avoir donné des indications son devoir chercher une bonne affaire et avoir déjà
pour commettre le vol projeté. Convenez-vous de ce Soufflard en vue pour la conduire à bien. (

fait?... Voyons, parlez, il faut vous expliquer. «


Et vous écoutez des gueux comme ça ! s'écrie
— Non monsieur. celui-ci, et vous allez croire ce que vous raconte un
— Mais vous avez avoué dans l'instruction votre tel particulier ! Cet homme là, il est comme moi, flé-
visite chez la femme Renault. Si tous ces faits ne sont tri. C'est un conte qu'il fait pour éduire la justice en
pas vrais, pourquoi les avez-vous déclarés ? erreur. C'est un coup monté pour avoir son séjour.
« Comment si vous n'aviez pas été chez la femme Pas mal comme ça ! Connu, ces couleurs-là Il a dit : !
«
je l'aurai, » et ça ne lui a pas manqué. Il voulait, démêler avec la justice. Si j'ai le condé (liberté) de
au contraire, me donner une fausse clé. Je lui dis : rester à Paris, c est que j'ai deux ans de travail et de
Garde ta clé ; tu sais bien que je ne fais plus dans bonne conduite et que je soutiens
Il
ma mère. -
ce genre-là. J'ai un autre truc moins chaud que le Lesage : Sa mère, de quoi? honnête homme
caroublage. J'escroque les militaires : c'est plus sûr comme moi, qui a fauché le pré!
et moins trompeur ; assez de pré comme ça. Au mouton succède l'inspecteur de brigade de sû-
i; « On est voleur, monsieur le président, mais pas reté, nommé Milon, que nous avons vu à l'œuvre, et
assassin, » conclut Lesage. qui, quoique jeune, n'en est pas à
Lévi: — Je ne crains pas tout ce que monsieur son coup d'essai
dans les affaires de ce genre. Il est fin, et
l Lesage peut dire. Je n'ai plus, Dieu merci! rien à on sent
qu 'il aime son m 'tier et le fait en conscience.

Le j,r juin, dit-il, j'étais sur le quai. Je vis plu-


«
'eurs indicateurs et nous accostâmes Lesage qui
proque. 0. Mais ajouta-t-il en s'échauilant, patience !
patience ! Ça ne durera pas toujours comme
assait. Nous allâmes ensemble chez ça. Je
un marchand suis décidé à jouer le grand jeu. Je veux faire
une
e liqueur de la rue de la Bûcherie. On but sept ou affaire. Mais avant tout il me faut Soufflard. Il n'y a
uit tournées coup
sur coup, ce qui fit monter les pas d'hommes sûrs aujourd'hui pour les affaires :
\tes. Moi, qui voulais garder la mienne, je pris de il n'y a que Soufflard. »
orgeat et je me mis dans un coin pour ne pas les La femme Vollard est retournée par Milon de la
Bner de causer, et tout en tâchant de profiter de ce même façon. Il réduit ses mensonges à néant et il
ni se dirait. Lesage devint expansif, il témoigna
tout déclare que dans une perquisition qu'il a faite chez
>n regret de ne pas avoir le sou
pour rendre la réci- elle, il a trouvé une chemise lavée qui devait avoir
de la boue et du sang et qui appartenait sans aucun On entend le témoignage de lademoiselle Bourgeois,
doute à Lesage. marchande au Temple, qui a vu, la veille du crime,
Il en est de même d'une redingote que la femme trois hommes autour de la boutique de Renault, et
Vollard dit appartenir à son mari et que Milon a elle reconnaît Lesage.
reconnue parfaitement pour être à Lesage. Celui de la femme Piot, marchande de vin, rue <

Philippeaux, qui a servi à boire à: quatre indiviius


CONFRONTATION
qui paraissaient inquiets, agités, .et qui doivent être
Soufflard, Lesage, la femme Vollard etAl1iettel f
Après cette déposition le drame monte à sa plus Celui delafemmeHochstette, balansière, rue Beau-
-
haute période d'intérêt. Le président donne des bourg qui reconnaît Soufflard pour être venu avec
ordres pour que Soufflard et Lesage revêtent les deux un autre individu marchander des couvertures chez
redingotes que l'on suppose qu'ils portaient le jour Mme Renault. J t
du crime. On les fait ensuite se coiffer et on les amène Celui de Mme Barberet, qui tient un restaurant
devant les époux Toussaint, les concierges de la mai- rue Saint-André des arts, et qui a servi à déjeuner
son du n° 91 de la rue du temple. aux assassins le 5 juin, jour du crime. %

La redingote bleue de Lesage est soupçonnée; Celui de Mme Rollin, la maîtresse du café ou les \
celle de Soufflard la brune est reconnue.. deux misérables sont entrés pour se laver les mains.
On appelle alors Élisa Renault, mais la pauvre Cette femme reconnaît Lesage ainsi que la lingère
jeune fille, prise d'émotion violente au moment de qui travaillait derrière une cloison vitrée.
pénétrer dans l'enceinte, demande quelques minutes MM. Barruel Chevalier et Ollivier d'Angers, mé-
pour se remettre. decins experts, sont entendus et déclarent que c'est
On attend et elle paraît enfin, pâle, agitée, l'air un saignement de nez qui a produit le sang trouvé.
souffrant mais douce et triste. sur la redingote de Lesage et constatent une identité
On sent que sa douleur est plus forte que la haine parfaite avec le couteau présenté et"les blessures de
qu'elle nourrit contre les assassins de sa mère et la victime. |
qu'en venant témoigner contre eux, elle obéit bien
F
plus à un devoir qu'à un sentiment de vengeance. RÉQUISITOIRE: 5

Elle est jolie et paraît distinguée sous s-es vête- i


; \
ments de deuil. Huit audiences successives avaient. eu lieu, et la
Le président l'interroge et elle répond avec douceur; curiosité publique n'était pas lassée. A la dernière
tout à coup celui-ci lui dit : « Retournez-vous, made- audience, la. foule avait redoublé et le nombre des
moiselle, et regardez ces deux hommes. Les recon- dames élégantes augmenté. Il faut dire aussi qu'il
naissez-vous ?' s'y joignait des célébrités, Mlle Plessy du théâtre
Élisa Renault obéit, et, à la vue de Soufflard-et de français, Lablache, Rubini et Victor Hugo. :
Lesage, pousse un cri déchirant. Un ami qui l'accom- Nous irons néanmoins rapidement dans le dénoû-
pagne s'approchepour lui porter secours, et alors ment de ce procès où toutes-les pièces ont passé dans
elle est prise: dé'spasmes violents et des sanglots les mains de nos lecteurs.
bruyants s'échappent de sa poitrine. C'est ainsi que M. Franck-Carré, procureur géné-
On lui fait respirer des sels et on parvient à la ra- ral, termine son réquisitoire.
mener à elle. «
Un crime odieux a été commis ; une femme a
Pendant ce temps une certaine émotion se produi- été assassinée dans-son foyer au milieu d'un voisinage
sait aussi sur le banc des accusés. La femme Vollard ami, presque sous les yeux de ses proches. Vaine-
se cachait le visage d'un mouchoir, —Micaud pa- ment dans: cette,lutte si.inégale elle.;aaopposé une
raissait anéanti,, Soufflard- baissait les yeux et essa- résistance désespérée, vainem enl cris ont imploré
yait de dérober-ses traits a. l'examen du tribunal, et du secours. Elle est tombée-miséi'ablement sous les
Lesage, changeant de couleur, devenant pourpre puis coups des meurtriers, et son cadavre, couvert d'hor-
d'une pâleur extrême, s'accuse.de lui-même en face ribles blessures, atteste à la fois et la férocité des
de cette enfant qui l'a;, reconnu .,du premier coup. assassins et les tortures de la victime.
— «
Vous reconnaissez- celui-ci? dit le président Sa fille, déjà orpheline, l'appelait encore, et les
«
désignant Lesage à Élisa Renault. assassins fuyaient couverts de son sang et chargés
— Oui, oui, répond-elle, c'est lui, c'est bien lui »
! de ses dépouilles.
On fait alors leve'r Soufflard et on lui ordonne de Mais avait /
*

« on les vus.... On ne savait pas encore


prononcer à haute voix ces mots : fermez la porte. le meurtre, et on devinait les meurtriers. Leurs traits
Soufflard obéit et Élisa Renaud s'écrie : 'L'accent se gravaient dans la mémoire des témoins effrayés, et
était plus agité, mais c'est bien cela, c'est le même tout d'abord signalés, ils devaient être un jour re-
son de voix. connus. Ils le sont maintenant, messieurs. Les im-
A ces scènes d'émotion une autre succède. Lesage pressions qu'ils renouvellent, la terreur qu'ils inspi-
et Soufflard sont amenés en face de la cour, et la rent les dénoncent et les accusent. A leur approche les
ieune fille qui les voit venir du côté où elle se trouve
cœurs défaillent, et les sanglots éclatent ; et si l'un
cherche subitement son père, se jette dans d'eux aperçoit à l'improviste la fille de la victime,
ses bras
et s'écrie : « Oh ! là là ! Oh ! là là ! Oh ! mon Dieu 1 l'épouvante le frappe à son tour, et le tressaillement
au secours »
1
de ses membres vient trahir le secret de ses angoisses
On a toutes les peines du monde à la
rassurer tant et de son crime.
ces hommes sont restés un objet d'effroi pour elle. oc
....Messieurs, nous vous demandons justice, au
AFFAIRE D'AUTEUIL -

HOMICIDE COMMIS PAR LE PRINCE -


PIERRE NAPOLÉON BONAPARTE

* V

SUR LA PERSONNE DU CITOYEN YiCTOR NOIR


..

COUPS DE REVOLVERS TIRES PAR LE PRINCE PIERRE NAPOLEON RONAPARTE


-
1
I SUR LE CITOYEN ULRIC DE FONVIELLE
, --

Un décret émané du Chef de l'État


a ordonné la convocation de la haute Cour de justice
et renvoyé devant Elle
le Prince Pierre-Napoléon Bonaparte
accusé d'homicide sur la personne de Victor Noir
dans la journée du 10 janvier 1870.

Le cadavre est transporté à son domicile.


Nous transcrivons, pour l'importante affaire nous appartiennent pas non plus. Nous n'appor-
d'Auteuil, les détails qui nous sont fournis par les tons que des informations que nous certifions
journaux qui sont, d'ordinaire, le mieux rensei- rigoureusement exactes, informations puisées
gnés, par' le Petit Moniteur universel, le Figaro, le aux sources les plus sûres, et rédigées avec la
Gaulois et le Siècle; et nous y ajoutons tous les plus scrupuleuse impartialité.
renseignements que nous avons pu recueillir sur Hier lundi, vers une heure trois quarts, MM. Vic-
le crime et sur le prince qui l'a commis. tor Noir, Ulric de Fonvielle et Paschal Grousset
arrivaient à Auteuil et faisaient arrêter leur voi-
ture près des bâtiments du marché. M. Grousset
LE PRINCE PIERRE BONAPARTE se séparait de ses deux compagnons, et attendit
'en se promenant avec M. Georges Sauton le re-
Pierre Bonaparte a déjà donné des preuves de tour de ces messieurs.
la violence de son caractère lorsqu'il était repré- MM. Victor Noir et Ulric de Fonvielle allaient
sentant du peuple à l'Assemblée nationale en porter à M. Pierre Bonaparte une réponse à une
1849 ; à l'occasion d'interpellations qui étaient provocation adressée le matin même parle prince
adressées à son cousin Louis Bonaparte d'un à la Marseillaise. Ils devaient en même temps de-
groupe de représentants de la Montagne, il se pré- mander raison d'un article publié par la Revan-
cipita au milieu d'eux et frappa à la joue un che Corse et attribué à M. Pierre Bonaparte. Cette
vieillard qui était tout à fait étranger aux inter- pièce importante est du reste au dossier.
pellations, M. Gastier, médecin homéopathe, objet Ce qu'il y a de certain, c'est que MM. Victor
de l'estime et de la vénération de tous ses collè- Noir et Ulric de Fonvielle se présentaient chez
gues. On cite encore, à l'appui de cette violence M. Pierre Bonaparte comme mandataires de

sans frein du prince, qu'à Rome, il tua raide deux M. Paschal Grousset qui, personnellement, croyait
gendarmes chargés de l'arrêter pour crime de devoir demander raison de l'article publié par la
conspiration, et en blessa un troisième; néan- Revanche.
moins, il fut forcé de se rendre après avoir reçu La maison de M. Pierre Bonaparte porte le
plusieurs blessures, et subit une longue déten- n°59 sur la rue d'Auteuil, en face des marchés.
tion au fort l'Ange. Aussitôt libre, il partit pour La propriété du baron Erlanger la sépare de la
l'Amérique, puis de là il passa en Angleterre et rue Molière.
ensuite à Courfon. Dans une excursion en Albanie, Cette maison, assez longue, n'a que deux éta-
il eut une querelle avec les Pallikares, et leur livra ges. Sa façade blanche, percée de nombreuses
presque seul un combat meurtrier. Forcé de s'é- fenêtres, n'a qu'une seule porte, d'aspect très-
loigner de Grèce en 1848, à la nouvelle de la Ré- vulgaire; à droite, dans le vestibule du rez-de-
volution il rentra à Paris. chaussée, la loge du concierge, puis une salle
Pierre Bonaparte, qui avait été nommé chef de d'armes décorée d'admirables panoplies, une salle
bataillon au titre étranger, ambitionnait le grade d'armes qui est un véritable arsenat. A gauche,
de colonel dans l'armée française; mais Louis Bo- les cuisines, puis un escalier à appentis qui con-
naparte, qui redoutait les entreprises qu'aurait pu duit au cabinet de travail, au salon et aux
concevoir son parent contre son gouvernement, ne chambres à coucher. Derrière la maison s'étend
voulut jamais consentir à le mettre à la tête d'un une grande cour; à droite, dans le fond, les
régiment, et, pour se soustraire à ses obsessions, écuries.
il le comprit pour une pension de cent mille MM. Victor Noir et Ulric de Fonvielle entrèrent
francs dans la distribution qu'il fit aux différents dans le vestibule, et firent remettre leurs cartes
membres de la famille civile impériale. à M. Pierre Bonaparte.
Ils furent reçus dans la pièce du milieu, qui
est un salon-fumoir, assez simplement décorée.
COMMENCEMENT DE L'AFFAIRE Quelques minutes après, M. Victor Noir, les
bras tendus en avant, sortait de la maison et tom-
Hier soir, entre quatre et cinq heures, une bait sur le trottoir.
triste nouvelle se répandait dans Paris. On racon- On accourt. M. Victor Nuir était étendu, sans
tait que M. Victor Noir, rédacteur de la lrlarseil- mouvement, la face sur l'asphalte.
laise, venait d'être tué, à Auteuil, par M. Pierre On venait d'entendre plusieurs coups'de feu.
Bonaparte. Presque aussitôt M. Ulric de Fonvielle sortit à
L'émotion fut grande. Des groupes nombreux son tour de la maison, en criant: « A l'assassin 1

se formaient sur le trottoir de la rue d'Aboukir à l'assassin » 1

et sous la porte cochère du numéro 9. Il y eut bientôt quelques centaines de curieux


Nous allâmes aux bureaux de la Marseillaise. devantla maison. MM. Paschal Grousset et Georges
La mauvaise nouvelle était exacte. Sauton étaient accourus des premiers et tenaient
Nous courûmes à Auteuil. dans leurs bras le corps de leur camarade. M. Ul-
L'auteur de ce récit n'a aucune appréciation ric de Fonvielle racontait avec une vive animation
personnelle à donner; la justice suivra son cours que M. Pierre Bonaparte avait fait feu trois fois
régulier, l'instruction élucidera ce qui est au- sur les témoins de M. Grousset.
jourd'hui dans l'ombre, la cour rendra son ver- On releva M. Victor Noir; la vie n'était plus
dict. Les éléments politiques de ce drame ne indiquée que par quelques
l
Quatre ou cinq personnes prirent le malheu- Ici notre tâché devient difficile, MATS nous M
'eux jeune homme par les pieds et sous les bras, remplirons avec l'impartialité d'un hbmmed'hon-
leux amis soutenant la tête,et on le transporta neur qui fait trève à ses émotions pour raconter
i une centaine de mètres de là, au n° 42 de la exactement, uniquement ce qu'iJ! sait, ce qu'il
me d'Auteuil, dans la pharmacie de M. Mor- tient de source certaine. -

,reux.
i. Le drame a eu trois acteurs.
Une dernière convulsion agita le mourant, sur Il n'y a pas eu' de témoins1.
e seuil de la pharmacie, un peu de sang vint aux Deux versions se trouvent en présence : Celles
lèvres, M. Mortreux constata la mort. des deux acteurs survivants, M. Ulric de Fon-
Le pharmacien ouvrit les vêtements et examina vielle et M. Pierre Bonaparte.
le cadavre; il y avait un trou rond, étroit, sous Version du citoyen Ulric de Fonvielle :
Iide sein gauche. La balle était entrée à deux mil- MM. Victor Noir et Ulric d'à Fonvielle firent
imètres du cœur; elle devait avoir traversé le pé- remettra leurs cartes. M. Pierre Bonaparte les
ricarde. reçut dans le salon. Il était seul'.
La foule se pressait aux abords de la: pharma- L'accueil de M. Pierre Bonaparte aurait été
cie. dédaigneux.
M. Paschal. Grousset faisait expédier des dépêches « Et alôrs', aurait-il dit, vous partagez donc les
3t envoyait chercher M. Louis Noir, frère de la opinions de M. Grousset?...
victime. — Certes/ aurait répondu Victor Noir, puisque -
Que s'était-il passé chez M. Pierre Bonaparte ? nous sommes ses témoins ! »
Quels avaient été les épisodes de ce drame ra- Alors le prince se serait emporta et aurait re-
" pide? On n'en connaissait
que le dénoûment. poussé violemment M. Noir; et, prenant un re-
..." Les deux hommes qui pouvaient parler avaient volver, il aurait fait feu....
été acteurs eux-mêmes dans ce drame : MM. Pierre Victor Noir, ajoute M. de Fonvielle, chancela et
Bonaparte et Ulric de Fonvielle. courut vers la porte, les bras en avant, comme un
..,
La pharmacie de M. Mortreux est petite; les homme qui tâtonne, jë l'entendis descendre l'es-
." deux comptoirs occupent presque tout l'espace. A calier.
souche s'ouvre un petit cabinet réservé aux con- M. de Fonvielle était reste dans le salou. Il
sulfations. aurait saisi un revolver à six coups et aurait visé
C'est dans ce cabinet que le corps fut placé, cou- M. Pierre Bonaparte. Le prince ne lui laissant pas
ché sur une grande natte, la tête appuyée sur le temps de tirer, aurait fait feu. M. Ulric de Fon-
un oreiller. vielle sortit, et, sur le seuil de la porte, avan^de
On était allé prévenir les trois commissaires de se retourner pour ouvrir, aurait essuyé ur" -
police de l'arrondissement ; le secrétaire de conde décharge.
M.-Roydeau, commissaire du quartier de Passy, Les deux balles avaient entamé et brûlé les vête -

rue Vital, arriva le premier et entra dans la mentsdeM. deFÓnvielle. Sans doute lesdeuxcoups
pharmacie, accompagné du docteur Pinel. avaient été tirés de très-près, et,, comme il arrive
L Le docteur Pinel procéda aux constatations mé- parfois en pareil cas, les projectiles n'avaient pas
-
dico-légales. pénétré.
1 La balle, une balle de pistolet, était entrée Et voici maintenant la version de M. Pierre
sous le sein gauche, à deux millimètres au-des- Bonaparte :
sous du cœur. La mort avait dû être presque MM. Victor Noir et Ulric de Fonvielle entrè-
instantanée. rent dans le salon-fumoir, situé entre le cabinet
Un jeune homme fendit la foule en criant :
de travail et la petite chambre à coucher. Le
« Mon
frère 1... mon pauvre frère 1... » La foule lui prince sortit de son cabinet de travail, examina
livra passage avec une profonde émotion. leurs cartes et leur dit : Qui êtes-vous ? Je ne:
CI:

C'était M. Louis Noir, désespéré, bouleversé vous connais pas et ne me commets pas avec tout
par la terrible nouvellè qui était venue le sur- le monde. »
prendre au milieu des apprêts d'une fête de fa- Des mots très-vifs auraient été échangés,.
mille.... M. Victor Noir aurait frappé le prince ; M. de Fon-
Louis Noir se jeta sur le corps de son frère et vielle l'aurait menacé avec un pistolet à six coups,,
le tint longtemps embrassé en sanglotant. et le prince, exaspéré, aurait tiré de sa poclie un
Cependant, M. RÓydeau, commissaire de police revolver et aurait fait feu.
du quartier de Passy, avait appris lès faits et s'é- C'est Victor Noir que le prince déclara avoir visé,--
tait rendu chez M. Pierre Bonaparte. mais il dit ne pas l'avoir atteint de ce premier
Une grande partie de la population d'Auteuil coup.
s'était assemblée devant la maison. Victor Noir aurait alors fait mine de courir sur
Déjà M. Pierre Bonaparte avait écrit — nous Pierre Bonaparte avec sa canne à épée. Le prince
ne disons pas à qui — une lettre qui annonçait le aurait alors tiré un second coup, et M. VictorNoir
terrible événement. serait sorti, les bras en avant.
Dès qu'il vit entrer le commissaire de police', il Puis, voyant que M. Ulric de Fonvielle tarait sur
déclara se constituer prisonnier etj ura sur l'hon- lui, il aurait fait feu une troisième fois.
neur de se tenir dans sa maison à la disposition
de là justice. ' Nos lecteurs ont lu les deux récits. Nous en
avôns écarté soigneusement tout ce qui pourrait Revanche, journal publié en Corse, M. Paschal
passer pour appréciation ou commentaire. Grousset avait jugé à propos d'envoyer des té-
L'instruction est commencée. Entre les mains moins à M. Pierre Bonaparte.
de M. Roybeau, commissaire de police du quar- Ces témoins étaient M. Victor Noir, rédacteur
tier de Passy, étaient hier soir: de la Marseillaise et M. Ulric de Fonvielle, an-
l°Le revolver de M. Pierre Bonaparte. Trois cien rédacteur de la Ligne directe, de Dieppe.
coups de ce revolver ont été déchargés ; Ils se présentèrent aujourd'hui, à une heure,
2° Le revolver de M. U1ric de Fonvielle. Les six au domicile de M. Pierre Bonaparte, et ils furent
projectiles de cette arme sont encore dans leurs immédiatement introduits.
culasses ; Que se passa-t-il alors? L'information ne man-
3° La canne à épée de M. Victor Noir; quera pas de l'établir. Ce que nous savons, c'est
4° L'article publié par la Revanche. qu'au bout de quelques instants on voyait ressor-
Ces quatre pièces ont dû être remises cette nuit tir M. Victor Noir chancelant 11 venait d'être
ou ce matin au parquet. frappé d'une balle en plein cœur. Pendant le
Achevons ce triste récit. même temps. M. Ulric de Fonvielle, continuant
Il était quatre heures et demie ; la nuit tom - d'essuyer le feu de M. Pierre Bonaparte, recevait
bait, on venait d'étendre sur une civière le corps deux balles qui trouaient le parement gauche
de Victor Noir ; quatre hommes emportaient cette de son paletot.
civière, la foule suivait; MM. Louis Noir, Paschal M. Victor Noir, porté dans une pharmacie voi-
Grousset, Ulric de Fonvielle et le secrétaire du sine, ne tarda pas à y succomber. Il n'était âgé
commissaire de police prenaient place dans une que de vingt et un ans, et il devait se marier,
voiture. Le cortége se dirigeait vers le domicile cette semaine même, avec une jeune fille de
du défunt. seize ans qu'il adorait '
Hier soir, aussitôt que le garde des sceaux eut Une constatation des faits a été opérée par les
appris ce qui venait de se passer à Auteuil, il so'ns du commissaire de police, assisté du doc-
ordonna l'arrestation immédiate de M. PierreBo- teur Pinel. On dit que M. Pierre Bonaparte est
naparte. gardé à vue dans sa propre maison.
L'Empereur a approuvé cette décision.
L'instruction est déjà commencée. Au moment de mettre sous presse, nous rece-
vons la communication suivante :
Vers quatre heures, hier, le ministre de l'in-
térieur avait télégraphié à toutes les gares et à Paris, 10 janvier 1870.
tous les préfets de procéder à l'arrestation dans MINISTÈRE
'le cas où une tentative de départ aurait eu
DE LA
lieu. JUSTICE ET DES CULTES
'
Du reste, de son côté, Pierre Bonaparte
M.
avait fait prévenir le commissaire de police et Cabinet du
Garde des sceaux.
s'était constitué prisonnier.
Il a été transféré, le soir même, à la Concier- Monsieur le Rédacteur,
gerie.
Le ministre de l'intérieur s'est rendu à onze Je vous prie dè vouloir bien insérer dans votre
heures du soir chez le ministre de la justice et a numéro de demain la note qui suit : - •

eu avec lui une longue conférence. «


Aussitôt que M. le garde des sceaux a appris
.
Aujourd'hui paraît un décret signé de l'Empe- le fait qui s'est passé à Auteuil, il a ordonné l'ar-
reur sur la proposition du garde des sceaux, con- restation immédiate de M. Pierre Bonaparte.
voquant la haute cour de justice et désignant le L'Empereur a approuvé cette décision. L'instruc-
juge chargé d'instruire l'affaire. tion est déjà commencée. »
Veuillez, monsieur le rédacteur, agréer l'assu-
La maison de M. Pierre Bonaparte, à Auteuil, rance de ma considération la plus distinguée. J s
vient d'être le théâtre d'un tragique événement. ADELON,
Voici la dépêche télégraphique qu'ont reçue à
Chef du cabinet.
ce sujet quelques journaux du soir.

«
Épouvantable attentat. Mon témoin, Victor
LA FAMILLE DE LA VICTIME
Noir, assassiné par le prince. Il vient de mourir.
«
PASCHAL GROUSSET.
» 10 heures du soir.

« Auteuil, 2 h. 30. — Arrivée à 4 h. 50 m. Je sors, le cœur serré, de la demeure de ce.


» >

brave garçon, rue du Marché, à Neuilly. Depuis


Cette dépêche est trop laconique pour que
nous que la fatale nouvelle de sa mort s'est répandue,
n'ajoutions pas les renseignements qui nous par-
^
des groupes nombreux viennent de tous les points
viennent : de Paris : ce sont ses mille amis connus et incon- }

nus qui veulent serrer une dernière fois sa main


A 1 suite d'une polémique entamée dans la loyale. Nous nous croisons avec une députation
t .
j

1
du Rappel, de la Réforme, des étudiants, de tout voir la poitrine. Au-dessous du sein gauche, une
ce qui est jeune, ardent, de tout ce qui vit enfin. petite plaie ,de la largeur d'un centime. Le cœur
Nous trouvons son frère, Louis Noir, accablé est là. C est la balle du prince ; c'est la mort.
sous le poids de sa douleur, qu'il porte avec toute Le visage respire encore un air de défi. La
na-
!. son énergie d'ancien zouave. rine dilatée, la bouche entr'ouverte donnent à
Autour de lui, les femmes pleurent, les amis cette physionomie pâle un aspect étrange. Victor
sanglotent; rien de touchant et de pénible comme Noir était brave ; son cadavre le dit. Une moustache
îette larme silencieuse qui coule le long de la naissante ombrage sa lèvre supérieure.
joue bronzée de Louis, son aîné, presque son Quelques paroles de vengeance se font
r;.
père. Il avait pour ce grand enfant de vingt ans, en-
tendre.
çpie nous aimions tous, une amitié qui touchait « Silence devant la mort! » dit une voix.
i l'adoration. A midi, il lui serre la main en lui
; souhaitant bon courage, à une heure on lui ra-
A côté du lit, une échelle double est posée;
plaque de cheminée, appuyée sur les échelons
une
; mène un cadavre. supérieurs, porte une bougie.
Victor Noir devait se marier hier, 10 janvier; Cette lumière unique éclaire d'une façon dra-
quelques observations de son père retardaient son matique le tableau que le crayon de Gill repro-
-anion. La fiancée est là, immobile, froide, pres- duit au moment où j'entre.
que aussi pâle que la mort. Cette jeune fille de Gill est un de ceux que Victor aimait. Nature
seize ans, qui n'a connu du bonheur que l'espoir, droite et franche, il aimait les sincères.
1
i dans ses veines du sang créole. On amène un enfant. Cinq ans au plus. C'est
Si quelqu'un doit venger notre ami, c'est cette le petit Ernest, le neveu de Victor Noir. Il l'ado-
enfant. rait.
«
Il y a trois jours, me dit-elle, nous jouions à Tu vois, lui dit-on, ton oncle dort.
«
lui mourra le premier.
* -Et?...
Et.... il
— Ah !fait l'enfant en regardant avec un cu-
rieux effroi... pour longtemps?
a perdu.
—- »
— Pour toujours.
Au milieu des mille protestations de sympa- — Oh!... vois, monsieur, comme il a saigné...
thie qui se font entendre, nul ne songe au on lui a fait du mal.
)ère. — Embrasse-le.
— Qu'il est blanc.... Je veux lui donner une
C'est un ouvrier horloger ; il est malade, au poignée de main, comme ce matin.
it, presque mourant. Il habite avenue José- »
Nous nous regardons en silence; cette douleur
)hine. inconsciente de l'enfant, cette phrase singulière,
Lorsqu'on est venu lui annoncer la mort de
Victor, il n'a pas laissé achever l'ami qui s'était
on lui a, fait du mal, nous touchent plus peut-être
hargé de la pénible mission. Il a deviné. que les larmes de la fiancée, de la belle sœur,
Personne, a-t-il dit, ne l'apprendra à la mè- que la douleur du père, de la mère et du
« frère. ' 1

e.... Allez-vous-en, laissez-nous. » Gill et moi, nous nous serrons la main sans
La scène qui s'est passée entre les deux vieil- dire mot, et je sors de cette chambre de deuil,
irds a dû être des plus poignantes. La vieille ayant compris combien j'aimais mon pauvre cher
aère s'est traînée jusqu'à la maison de son fils, Victor.
le son Benjamin.
Henri CHABRILLAT.
v «
Je veux le voir, disait-elle, je veux le voir. »
On a craint que sa douleur ne fût trop vive, on
ie l'a pas laissée monter. Un ami l'a ramenée LA MORT DE VICTOR NOIR
très du moribond. Pauvre père!... pauvre mè-
e!... Que de larmes pour leurs derniers jours ! M. Fautch, concierge rue Erlanger, n° 1, à Au-
Avec un groupe d'amis, nous montons dans la teuil, se promenait après son déjeuner,
hambre du mort. - sur le
trottoir de la maison de M. Pierre Bonaparte,
La première pièce est un atelier de peinture. quand il vit sortir un monsieur qui agitait fébri-
.fne bibliothèque, une table de travail : tels sont
...
lement son chapeau, et criait: « On assassine
3s meubles. Pendus aux murs, quelques tableaux, chez le prince Pierre !»
es gravures, des fleurets et des masques d'es- C'était M. Ulric de FonvieIIe!...
rime. Détail curieux, une tête de mort, une au- Le concierge entra dans la maison. La porte.co-
E re tête peinte, une gravure allemande représen- chère était ouverte à deux battants. Sous la voûte,
int aussi la mort ; ces trois sinistres ornements le long du mur, Victor Noir se tenait accroupi,
mutent d'abord aux yeux. faisant df vains efforts pour crier.
La chambre mortuaire est d'une lugubre sim- Le concierge essaya de le soulever, mais le
licité. malheureux, dit-il, poussa des gémissements cc

.Un lit enfer, et pas autre chose. bruyants. » Un maçon passait dans la rue. Fautch
Sur le lit, le cadavre est étendu, dépouillé l'appela, et lui dit de prendre le blessé
une partie de ses vêtements, qui couvrent les par les
jambes, tandis qu'il le soutiendrait par les épaules.
'mbes. La main droite est restée gantée. Ces braves gens sortirent de la maison, dans la
M chemise, ensanglantée, est ouverte et laisse
cour de laquelle ils n'aperçurent personne, et
portèrent Victor Noir chez M. Mortreux, pharma-
cien, Grande-Rue.
AUX TUILERIES
Ce quartier est assez retiré. Il n'y avait à ce •

moment qu'une vingtaine de personnes à-peu près


qui formaient cor'tége., L'Empereur a appris la nouvelle de l'événement
Victor Noir fut étendu sur le sol. Fautch, à ge- à la gare Montparnasse, en descendant du' train
noux, lui soulevait là tête. A ce moment, le râle qui le ramenait de Rambouillet. M. Piétri, préfet
devint plus violent. Le concierge déboutonna la de police, qui venait dé la savoir à l'instant par
redingote et le gilet montant du malheureux, et, un agent, qu'on lui avait expédié, l'a transmise à
seulement alors, il vit le sang qui sortait de la Sa Majesté, qui1 est devenue très-pAle et à de-
blessure au sein gauche: « Un petit trou,, dit-il, mandé au préfet dé déférer immédiatement l'af-5
où l'on pouvait entrer le petit doigt. ») faire à la justice. '
Je ne puis rien faire sans un médecin 1
»
dit' M. le préfet est rentré sur-le-champ à; la Pré-
«
M. Mortreux. fecture, où il a fait appeler dans son cabinet M. le-
Pendant ce temps, M. de; Fonvielle était entré procureur général et M. le procureur impérial. 1

dans la pharmacie. -v
$
S

<Comment! lui dit FaUtch, vous n'avez pas En quittant la Chambre, après s'être fait re- j
* défendu votre ami ! mettre toutes les notes concernant l'affaire,
— Mais je suis blessé moi-même, »' répondit M. E mile Ollivier donna l'ordre d'arrêter le prince, '
M. de Fonvielle, en- montrant son paletot dé- puis il se rendit au château, où l'Empereur l'at-
chiré. tendait. - -
Deux minutes ne s'étaient pas écoulées que le Il exposa au point de vue juridique la gravité
docteur Samazeuil entrait tête nue. Il se pencha de la situation dans laquelle se trouvait M. Pierre
sur, le blessé. Bonaparte et lui annonça qu'il venait de prescrire
« Vous ne le connaissez pas ? lui dit M.' de Fon- l'ouverture immédiate de l'instruction, dont le i
vielle, c'est Victor Noir. premier devoir était de s'assurer de la personne
— Oui, c'est lui, répond le docteur; ou plutôt du coupable. *
c'était lui! Pauvre garçon, à vingt ans!- JI «
J'approuve tout ce' que vous avez fait, aurait '
La foule, cent personnes à peu près, menaçait dit Sa Majesté; personne dans ma famille n'est
d'envahir la boutique. Fautch, aidé d'un élève au-dessus des lois, et la justice doit suivre son '
pharmacien, porta le cadavre dans le cabinet de cours avec la plus large publicité possible. » f-
M..Mortreux. Il résulte de ce renseignement dont nous pou-
On l'étendit sur le sol; on plaça un traversin vons garantir l'authenticité, que le prince-ne s'est
sous la tête. pas constitué prisonnier comme on l'avait an-
Il resta ainsi jusqu'à trois heures et demie, seul noncé d'àbord. j
dans cette pièce.
Quand Fautch rentra dàns la boutique, il en- Il est certain que le dîner de Leurs'Majestés
tendit M. de Fonvielle qui disait à deuxmessieurs — c'était jour du dîner de famille — s'est visible-
sans doute MM. Grousset et Sauton : « Il ment ressenti de ce déplorable événement : la

faut veiller à la porte et avertir Rochefort qui tristesse était unanime. *

va venir chez le prince. On l'assassinerait L'Empereur s'est retiré de bonne heure dans
aussi! » ses appartements. Il ne restait du service impé-
Vers quatre heures, au moment de l'enlève- rial que le général Bourbaki, aide de camp, et
ment du corps, la foule était considérable et se M. le vicomte d'Arjuzon, qui veillaient comme à
pressait, assez menaçante, devant la maison de l'ordinaire.
M. Pierre Bonaparte. Tout' trahissait, au château, la plus grande
Quelqu'un qu'on ne peut désigner bien préci- préoccupation. 4
sément, mais que la foule a cru reconnaître pour
M. Henri Rochefort, criait: M. Ulric de Fonvielle a été arrêté dans la soirée
« Il faut qu'on nous le livre, où nous mettrons et écroué à la Conciergerie, où se trouvait déjà
le feu! !» le prince Pierre.
Dans la soirée, on n'a vu que de rares curieux. A onze heures et demie, le procureur impérial
La maison était gardée par de nombreux sergents procédait il un premier interrogatoire des deux
de viile. Il y en avait dans la cour, dans lejardin, prévenus i
dans les rues avoisinantes.
Quant au concierge Fautch, plusieurs personnes
VICTOR NOIR-
fort honorables nous ont attesté sa parfaite sincé-
rité, et rien n'était plus intéressant et plus triste
à la fois que de le voir raconter et mimer le der- Il avait vingt ans à peine, cet enfant qui vient
nier acte de ce terrible drame, où le hasard lui de mourir d'une mort si tragique.
avait fait jouer un rôle. Vingt ans ! -
Eugène MORAND: >
A l'âge de treize ans il avait quitté le toit pa:
ternel : un soir, à propos,d'une équipée, on lui
retint sa part d'un certain gâteau qu'il affection-
naît. Le gamin se crut offensé dans sa dignité et J'aimais ce gros garçon sympathique, car,mieux
se sauva. que beaucoup d'autres, je connaissais les belles
L'année dernière., sur les bords du Rhin, où il qualités de son excellent cœur et son dévouement
m'avait accompagné, Victor Noir me conta cette à l'amitié. Il y a sur le pavé de Paris une dou-
histoire ainsi que les détails navrants de sa pre- zaine de personnes pour qui Victor Noir serait allé
mière jeunesse aventureuse et misérable. au feu : ce sont ceux qui l'ont obligé dans un mo-
A seize ans il n'eut qu'une ambition, c'était de ment difficile. Que de fois je l'ai empêché, lui qui
faire un bon repas, ce'qui ne lui était pas arrivé savait à peine tenir une épée, de croiser le fer
^
depuis sa fuite de la maison paternelle. avec des tireurs redoutables qui avaient attaqué
Weiss, du Jounal de Paris, prit cet enfant en ses amis 1 *

amitié et lui ouvrit les colonnes de son journal -


Dans les derniers mois, je le voyais moins sou-
en même temps que le Figaro lui fit une petite vent. Quelquefois, le soir, en rentrant chez moi,
place. Jusqu'alors Victor Noir avait vécu en bo- je le rencontrai sur les boulevards, et il me conta
hème, au jour le jour, dînant tant bien que mal, ses peines et ses joies. J'aimais à entendre ses
souvent pas du tout, couchant un peu partout, confidences, où la malice se mêlait à la naïveté
sur le divan d'un ami ou sous les ponts. Jugez ce d'un bon enfant. La dernière fois, il m'avait fait
qu'il dut éprouver quand enfin il fut à peu près part de son prochain mariage avec une jeune fille
certain de gagner sa vie. qui devait lui apporter cinquante mille francs de
C'était du délire ! dot; il était rayonnant de bonheur; son cœur dé-
Il fallait voir ce bon gros garçon tout rayon- bordait de joie et d'espoir.
nant de bonheur quand il put enfin acheter un 0:
Eh bien lui dis je, vous voilà content?
1

paletot neuf. Il arpentait le boulevard comme le — Content s'écria-t-il,


! dites que je suis heu-
plus heureux parmi les heureux et disait avec une reux! Figurez-vous que j'ai enfin un appartement
gaieté qui faisait mal : à moi... avec un piano... je ne sais pas en four-
cher... mais c'est égalr Le soir, en rentrant, je
Enfin je mange ! je mange toute la journée ! tape dessus ! Ah! qu'il est doux d'avoir un piano ;
r
«
tant que je veux »! je n'ai connu que deux grands bonheurs dans la
vie, le premier, de me commander une douzaine
Le malheureux enfant était taillé en hercule de chemises à la fois, et le second de coucher pour
et doux comme un agneau. Il avait la témérité du la première fois dans un lit à moi !
gamin de Paris, son insouciance, son intelligence,
sa paresse, son mépris du danger et sa passion Tel était ce pauvre garçon, bon, naïf, dévoué,
de la bataille. cachant un cœur excellent sous une épaisse en-
Le travail régulier du journalisme ne conve- veloppe; d'une santé si robuste qu'elle semblait
nait que médiocrement à sa nature d'irrégulier, narguer la mort ; un camarade dont le dévoue-
impatiente de parvenir! Quand il avait un peu ment était à toutes épreuves; un diamant brut
d'argent, il l'employait à créer un journal à lui. enchâssé dans du fer. S'il se querellait, c'était
A vingt ans, il avait déjà mis au monde.quatre ou presque toujours pour ses amis; quand son bras
cinq feuilles qui, après avoir fait un peu de bruit d'hercule essayait ses forces sur un adversaire,
entre la Chaussée-d'Antin et le Faubourg-Mont- c'était encore pour un ami. Avec l'ardeur de ses
martre, moururent à la fleur de l'âge comme leur vingt ans, Victor Noir se passionnait pour ce qui
créateur devait mourir à son tour. lui paraissait juste; mais s'il avait les emporte-
Victor Noir n'a pas eu le temps de prouver s'il ments de son âge, il en avait aussi les instincts
avait du talent, mais c'était un tempérament généreux et les nobles dévouements. Intraitable
de journaliste ; son intelligence suppléait à l'igno- quand il s'agissait de défendre un de ceux qu'il
rance où l'avaient laissé ses jeunes années pas- aimait, c'était l'être le plus doux et le meilleur
sées dans la misère et l'abandon ; il avait tous les quand sa seule personnalité était enjeu.
instincts de sa profession sans avoir jamais pris la Un seul exemple suffira pour le peindre
peine d'apprendre quoi que ce fût ; il aimait la
République, moins par raisonnement que par un Un matin de l'hiver dernier, un jeune élégant,
certain sentiment généreux qui l'attirait du côté très-connu pour ses nombreuses querelles, se
où il croyait avoir à défendre le plus faible présenta à l'hôtel garni de la rue Geoffroy-Marie,
; au
fond il ne haïssait personne et il aimait ses amis où Victor Noir demeurait alors; le journaliste
ou ceux qui lui avaient rendu un service ; chez écouta son adversaire; quand il eut fini :
lui le souvénir du cœur dominait la passion politi- ~ * Monsieur, lui dit Victor Noir, qui ne con-

que. Il y a à peine quelques mois, un de nos con- sultait que son courage, je suis à vous, quand
frères fit mine de vouloir se jeter dans les bras vous voudrez, comme vous voudrez! »
de la presse gouvernementale. On conta le fait à Et l'autre, levant sa canne plombée sur le
Victor Noir. jeune hercule, répondit :
« Le misérable ! » s'écria-t-il. «
Je me suis assez battu. A présent, je bats les
Puis, après un moment de réflexion, il ajouta : autres ! »
« C'est égal ; je ne lui serai jamais désagréa- D'un seul coup de poing Victor Noir eût pu
ble; il m'a donné à manger un jour que j'ai eu étendre à ses pieds celui qui le menaçait de la
faim! :It sorte dans son domicile 4
Que fit-il? Il niait les projets de coup d'État avec une viva-
Il arracha la canne des mains de son adversaire, cité assez peu parlementaire. Il porta non moins
la brisa, s'assit d'essus, croisa les bras et dit : d'indiscipline dans sa conduite militaire. 1

« A présent causons, jeune homme! » En 1849, il partit pour l'Algérie et assista aux
Et il n'avait que vingt ans, ce vaillant et pauvre premières opérations du siége de Zaatcha, puis,
garçon qui a acheté, au prix de son sang, la po- avant l'assaut, rentra en France sans permission.
pularité à laquelle il aspirait! M. d'Hautpoul, ministre de la guerre, le destitua,
Albert WOLFF. et cette mesure, qui fut suivie d'un duel entre
m
M. P. Bonaparte et un journaliste de l'extrême
droite, obtint l'approbation expresse de l'Assem-
PIERRE NAPOLÉON BONAPARTE blée.
Le coup d'État du 2 décembre mit dans une
Ancien représentant français, né à Rome le 12 position très-délicate ceux des membres de la fa-
septembre 1815, M. Pierre Napoléon Bonaparte-est mille Bonaparte ,qui s'étaient prononcés pour le
le troisième fils de Lucien. En 1832,ila11a rejoin- maintien de la Constitution. M. Pierre Bonaparte
dre aux États-Unis son oncle Joseph, ancien roi rentra dans la vie privée. Lors du rétablissement
d'Espagne, et suivit en Colombie le général ré- de l'Empire, il reçut, comme ses frères, les titres
publicain Santander, qui le nomma chef d'esca- de prince et d'altesse, mais sans faire non plus
dron. Peu de temps après, il revint en Italie, où partie de la famille impériale. Ne fréquentant pas
il vécut en mauvaise intelligence avec le gouver- assidûment la cour des Tuileries, tantôt il se li-
nement du pape, qui, en 1836, lui intima l'ordre vra, en Corse, à sa passion pour la chasse, tantôt
de quitter les États de l'Eglise. Cerné par une il vécut retiré à Auteuil dans une maison de cam-
troupe de sbires, il en blessa deux et tua leur pagne. Il consacra une partie de ses loisirs à des
chef de sa main ; mais il reçut lui-même deux travaux littéraires et traduisit en vers français la
blessures dans la lutte et fut contraint de se tragédie de Nabuchodonosor de Niccolini (1861,
rendre. Après une assez longue détention au fort in-4°). Il a été nommé par le roi Victor-Emma-
Saint-Ange, il partit pour l'Amérique ; puis il nuel grand-croix des saints Maurice et Lazare, le
passa en Angleterre, et de là dans l'île de Corfou. 29 mai 1864, et promu, le 3 novembre de la
Dans une excursion en Albanie, il eut une que- même année, officier de la Légion d'honneur.
relle avec des Pallikares et leur livra, presque (Dictionnaire Vapereau.)
I
seul, un combat meutrier. Le gouvernement an- . j
"
glais l'engagea à s'éloigner des côtes de la Grèce Voici la polémique qui a déterminé la provoca-
et de l'Italie. Il reprit alors le chemin de Londres, tion du prince Pierre Bonaparte à M. Henri Ro-
après avoir vainement offert ses services à la chefort. î
France et au vice-roi d'Égypte, Méhémet-Ali. En
1848, à la nouvelle de la révolution, il accourut Le prince avait écrit les lignes suivantes
1
: i

à Paris, invoqua le souvenir de son père qui avait Je pourrais multiplier des faits propres à faire
toujours témoigné des idées républicaines, et ob- battre le cœur de tous les enfants de la vieille
tint le grade de chef de bataillon au titre étran- Cirnos, ce nido d'allori, nid de lauriers, comme
ger. on l'a dit justement; mais, pour quelques mal-
Envoyé à l'Assemblée constituante par les élec- heureux fardani de Bastia, à qui les Niolini du
teurs de la Corse, il y fit partie du comité de la marché devraient se charger d'appliquer une le-
guerre. Il vota ordinairement avec l'extrême gau- çon touchante; pour quelques lâches Judas, traî-
che : contre les deux Chambres, pour le droit au tres à leur pays, et que leurs propres parents
travail, pour l'impôt progressif, pour le crédit eussent autrefois jetés à la mer dans un sac;
foncier, pour la suppression complète de l'impôt pour deux ou trois nullités, irritées d'avoir inu-
du sel, pour l'amnistie des transportés et pour tilement sollicité des places, que de vaillants sol-
l'ensemble de la constitution républicaine. Mais dats, d'adroits chasseurs, de hardis marins, de
il repoussa l'amendement Grévy. Dans plusieurs laborieux agriculteurs la Corse ne compte t-elle
occasions il se porta garant des sentiments de son pas, qui abominent les sacriléges et qui les eus-
cousin Louis-Napoléon. Après l'élection du 10 sent déjà mis « te stentine per le porrette, » les
décembre, il continua de siéger près de la Monta tripes aux champs, si on ne les avait retenus ?
gne, repoussa la proposition Rateau et désap- Laissons ces Vittoli à l'opprobre de leur trahi-
permis rappeler mot
prouva l'expédition de Rome. Il ne se sépara des son ; et qu'il me soit de un
démocrates que dans les questions relatives à la d'un diplomate américain qui, à propos des or-
personne même du président. Réélu dans lesdeux dures que certains journaux et pamphlets ont
départements de la Corse et dt l'Ardèche, il fut, jetées à la colonne, disait que la France elle-
à l'Assemblée législative, un des adversaires les même, ce grandpays, est plus connue dans l'uni-
plus ardents de la réaction. Il repoussa la loi Pa- vers par Napoléon que Napoléon par la France.
rieu-Falloux sur l'enseignement, et demanda la Napoléon n'a fait que son devoir, quand il a
question préalable sur le projet de loi présenté mis son génie et toutes ses facultés au service
parM.Baroche contre le suffrage universel. Son de la France, qui l'en a largement récompense
ardeur démocratique excita souvent les colères de par le culte voué à sa mémoire, culte dont le
la droite, sans dissiper les défiances de la gauche. vote du 10 décembre a été la sublime manifes-
tation : mais, je le dis, pour répondre aux igno- qu'à amoindrir la France de sa plus glorieuse il-
rants et aux libellistes de mauvaise foi : il n'est lustration.
pas moins vrai que tous les écrivains militaires, Que les Corses ne se préoccupent donc pas du
français et étrangers, faisant autorité, convien- disparate que d'infimes folliculaires de Bastia
nent qu'en 1796, la France était définitivement tentent vainement d'établir dans des sentiments
vaincue sans Bonaparte. unanimes qui ont atteint le niveau d'une religion
Malgré les escargots rampant sur le bronze nationale.
pour le rayer de leur bave, l'auréole du grand Que le pouvoir n'amène pas son pavillon, en
homme ne sera point ternie; et s'il était possi- consentant à des combinaisons qui confieraient les
ble de supposer un instant qu'elle le fût, ses dé- affaires du pays à ceux qui ne professent pas sin-
tracteurs, mauvais patriotes, ne seraient parvenus cèrement cette religion.

Que Dieu inspire ceux qui, d'une main ferme, poléon Bonaparte; mais nous n'avons jamais pu
lèveront nos aigles au-dessus des empiètements apprécier comme aujourd'hui les fleurs de sa
étrangers et des discordes intestines, — et que rhétorique, l'aménité de son style, la noblesse de
10tre chère Corse soit toujours fière de sa soli- ses pensées, la générosité de ses sentiments.
larité avec la France et avec son élu. -Evviva li Non, cet aigle n'est pas né, il n'a pas grandi
wstri ! dans un nid de lauriers !

: Je vous serre la main et je suis votre affec- Non, ce prince n'est pas Corse !
tionné. Il traite demendiarits (furdani) des hommes
P.-N. BONAPARTE. qui n'ont jamais frappé ni à sa porte, ni à celle
d'aucun Bonaparte; il qualifie de traîtres (vittoli)
M. Louis Torninasi a répondu par l'article sui- des citoyens indépendants qui pourraient lui don-
vant, qui a paru dans la Revanche, de Bastia : ner des leçons de patriotisme.
La renommée aux mille voix nous avait appris Non, ce furibond n'est pas un brave, puisqu'il
léjà les brillants faits et gestes de M. Pierre-Na- injurie des adversaires politiques qui ont au
moins le mérite de la sincérité, puisqu'il invec- défaites et nous donne un échantillon des articles
1ive des citoyens qui n'ont aucun compte à lui du soi-disant prince.
rendre, et ne lui reconnaissept aucune supério- Irrité de voir les idées républicaines envahir
rité. le sol natal de sa famille, le prince a publié, dans
un journal traitant de matières politiques sans
-
Prince Pierre-Napoléon Bonaparte, avez-vous
oublié ce que vous écriviez aux citoyens de la en avoir le droit, une lettre longuè de deux
?
Corse le 12 mars 1848 — Alors vous étiez aussi
mendier
toises, où il menace ses adversaires de les faire
pauvre que nous, et vous veniez nos éventrer :
suffrages : alors vous étiez plus républicain que
nous, car vous voyiez dans le gouvernement de « Que de vaillants soldats, d'adroits chasseurs,
la république le moyen de faire fortune. « de hardis marins, de laborieux agriculteurs, la
Nous sommes des Judas, nous qui restons fi- (f.
Corse ne compte-t-elle pas, qui abominent les
dèles à notre passé, à notre drapeau, à nos ser- cc
sacriléges, et qui leur eussent déjà mis « le
ments, à notre religion politique !
cc
stentine per le porrette » les tripes aux champs,
Nous sommes des traîtres à notre pays, nous « si on ne les avait retenus ?M ..
qui, en 1848, avons eu la naïveté de croire à la
sincérité des professions de foi des Bonaparte 1 Comme on voit, le prince n'y va pas de main
Nous sommes des nullités irritées d'avoir inu- morte. Grattez un Bonaparte, vous verrez appa-
tilement sollicité des places! !.. raître la bête féroce.
Prince Pierre-Napoléon Bonaparte, si cela est Non contents de nous blesser dans notre con-
vrai, vous devez en produire la preuve; sinon, science, dans nos souvenirs, de nous diminuer
savez-vous comment s'appellent ceux qui disent dans nos biens, ces gens-là nous insultent et se
le contraire de la vérité? flattent de retenir leurs bravi prêts à nous éven-,
Prince Pierre-Napoléon Bonaparte, nous som- trer.
mes des ignorants, mais quand vous voudrez re- Le vote du 10 décembreparaît au prince Pierre-
cevoir une leçon d'histoire et de droit, nous vous Napoléon Bonaparte une sublime manifestation.
prouverons, le Bulletin des lois à la main, que La manifestation de la lassitude et de la peur,
Napoléon Bonaparte, premier consul, que Napo- oui ! — mais les temps sont changés, avouons-le;

................. nous sommes loin d'être las.


léon Ier, empereur, a commis des actes de tyran -
nie atroce. C'est ce que le rédacteur en chef de la Revanche,
M. Louis Tommasi, bâtonnier des avocats près
la cour de Bastia, a très-bien répondu à ce fan-
Au surplus, nous prenons acte des extravagan- faron de la famille impériale, qui se croit encore
léon Bonaparte. -
tes menaces que nous adresse M. Pierre-Napo-
Nous prenons la France à té-
moin de cette provocation insolente, et nous en
sous le régime du bon plaisir, comme sous Na-
poléon 1er.
Menacer quelqu'un de lui arracher les tripes,
'
laissons à notre adversaire toute la responsa- ce n'est pas prouver qu'il a tort: les bons argu-
bilité. : ments sont toujours préférables aux actes de vio-
Louis TOMMASI, lence et de brutalité.
Au surplus, nous prenons
,
acte des extravagan-
Bâtonnier de l'ordre des avocats,
près la cour de Bastia. tes mences que nous adresse M. Pierre-Napoléon
Bonaparte. Nous prenons la France à témoin de
La Marseillaise, à son tour, publiait, le 10 jan- cette provocation insolente, et nous en laissons à
vier, cet autre article ; notre adversaire toute la responsabilité. -
La nation est juge, en effet, dans de pareils pro-
cès. Que pensera-t-elle de ce qui précède quand
tA FAMILLE BONAPARTE
elle saura que ce Pierre-Napoléon Bonaparte est
le même qui, en 1848, adressait aux Corses une
proclamation républicaine où nous trouvons des
Il y a, dans la famille Bonaparte, de singuliers protestations, des offres, des serments comme on
personnages, dont l'ambition enragée n'a pu être n'en peut trouver que dans les proclamations de
i
satisfaite, et qui, se voyant relégués systémati-, celui qui est Napoléon III par la grâce de ses ser-
quement dans l'ombre, sèchent de dépit de n'être ments violés et de ses coups d'État ?
rien et de n'avoir jamais touché au pouvoir. Ils Tout habitué qu'on soit aux palinodies, on
ressemblent à ces vieilles filles qui n'ont pu trou- peut trouver étrange qu'un homme ait dit il y a
ver de mari et pleurent sur les amants qu'elles vingt ans : « Mon père était un républicain ; je le
n'ont pas eus. suis donc par conviction, par instinct, tradi.
Rangeons, dans cette catégorie de malheureux
-
« par
« tion, »
et que ce même homme traite aujour-
éclopés, le prince Pierre-Napoléon Bonaparte, d'hui; de traîtres, leurs parents eussent
qui se mêle d'écrire et de faire du journalisme à autrefois jetés à la « dans que
mer un sac les citoyens
ses heures. Il habite en Corse, où il fait la guerre qui sont restés fidèles, eux, à leurs convictions, à
»

à la démocratie radicale; mais il y remporte plus leurs instincts, à leurs traditions!


de Waterloo que d'Austerlitz, La Revanche, jour- Par bonheur, la cruelle expérience du passé
nal démocratique de la Corse, nous initie à ces
nous donne pour l'avenir des règles de conduite,
Que la future République se garde de tout ce qui neur, que tout ce que vous direz vous-même de
porte le nom de Bonaparte, de tout ce qui touche cette affaire, ne soit que l'absolue vérité, quel-
de près ou de loin aux princes, aux rois, aux les que puissent en être pour vous les consé-
empereurs ! Et que la Corse continue sa vaillante quences.
propagande démocratique. La France, sa mère — Ce que vous me demandez là, me dit-il, est
adoptive, ne lui en voudra plus d'avoir produit d'autant plus facile que déjà, c'est-à-dire vingt
les Napoléons. minutes après que les événements ont eu lieu,
ERNEST LAVIGNE. j'ai écrit, sous l'impression même du souvenir
instantané, les faits tels qu'ils se sont passés. Ve-
nez dans mon cabinet, ajouta-t-il, cette narration
VERSION DU PRINCE PIERRE BONAPARTE est sur ma table de travail. T

Hier, vers deux heures de l'après-midi, il s'est J'entrai dans son cabinet, suivi de trois autres
répandu tout à coup H ans Paris une émouvante personnes. Pierre Bonaparte prit sur son bureau
nouvelle. Le prince Pierre-Napoléon Bonaparte, une grande page écrite et me la remit :
cousin de L'empereur, venait de tuer chez lui, « Lisez tout haut, « ajouta-t-il.
d'un coup de pistolet, M. Victor Noir, un des ré-
dacteurs du journal la Marseillaise. entier de la main du
Voici cette pièce, écrite en
Un des premiers j'appris l'événement; et sans prince; je la livre à la publicité; sans y ajouter
tenir compte des commentaires qui déjà faisaient un seul commentaire ;
un chemin rapide, j'allai immédiatement chez
un ami du prince, et nous nous dirigeâmes aus- « Ils se sont présentés, d'un air menaçant,
sitôt vers Auteuil, où demeure Pierre Bonaparte. les mains dans les poches ; ils m'ont remis la lettre
Tant que dura le trajet, nous espérions, mon que voici :
ami et moi, que la nouvelle était fausse, au moins
exagérée; nous ne pouvions nous rendre compte Paris, le 9 janvier 187d.
d'une pareille brutalité, et toutes les réflexions
A messieurs Ulric de Fonvielle et Victor Noir,
que nous fîmes à ce sujet ne tendirent à rien moins rédacteurs de la Marseillaise.
qu'à cette conclusion sans réplique : c'est qu'i
fallait avoir été violemment insulté, outragé, pour Mes chers amis,
qu'un homme se portât envers un autre homme
à une semblable extrémité. Voici un article récemment publié, avec la si-
Ce fut sous l'empire de ces impressions dou- gnature de M. Pierre-Napoléon Bonaparte, et où
loureuses que nous arrivâmes vers trois heures se trouvent, à l'adresse des rédacteurs de la Re-
chez le prince Pierre. vanche, journal démocratique de la Corse, les in-
Au moment où notre voiture s'arrêtait, un jeune sultes les plus grossières.
homme se détacha d'un groupe de curieux qui se Je suis l'un des rédacteurs fondateurs de la
tenait dans la rue et vint heurter le carreau de la Revanche, que j'ai mission de représenter à
portière. .Paris.
Je reconnus que ce jeune homme s'était trom- Je vous prie, mes chers amis, de vouloir bien
pé en croyant apercevoir dans la voiture quel- vous présenter en mon nom chez M. Pierre-Na-
qu'un qu'il attendait. Il n'en était rien. Cepen- poléon Bonaparte et lui demander la réparation
dant je m'informai aussitôt auprès de lui s'il était qu'aucun homme de cœur ne peut refuser dans
vrai que Victor Noir avait été tué ainsi qu'on l'a- ces circonstances.
vait dit. Croyez-moi, mes chers amis, entièrement à
«
Il est mort dans mes bràs, au moment où il vous.
sortait de la porte cochère, me dit-il. Signé f PASCHAL GROUSSET.
— Que s'est-il donc passé dans l'intérieur?
demandai-je avec un intérêt que l'on compren- « Après la lecture de cette lettre, j'ai dit : Avec
dra. M. Rochefort, volontiers; avec un de ses manœu-
— Je l'ignore, quant aux détails; ce que je sais vres, non!
c'est que Victor Noir est entré chez le prince avec «
Lisez la lettre, a dit le grand (Victor Noir)
M. Ulric de Fonvielle; qu'on a tiré sur eux, et d'un ton....
que l'un d'eux est mort à l'heure qu'il est. J'ai répondu Elle est toute lue; en êtes-vous
» « :
Nous entrons; et aussitôt nous sommes intro- solidaires?
duits près du prince, que nous trouvons entouré J'avais la main droite, dans la poche de
«
de quelques amis, accourus en apprenant la si- mon pantalon, sur mon petit revolver à cinq
nistre nouvelle. coups; mon bras gauche était à moitié levé, dans
« Prince, lui dis-je, ce soir, demain, tous les une attitude énergique, lorsque le grand m'a
journaux vont parler de cette affaire, les versions frappé fortement, au visage.
les plus opposées vont circuler; voulez-vous me cc
Le petit (M. Ulric de Fonvielle) a tiré de sa
permettre de vous donner un conseil? poche un pistolet à six coups. J'ai fait deux pas
Faites, je vous écoute. en arrière et j'ai tiré sur celui qui m'avait frappé.

— Eh bien! je vous demande, sur votre hon- « L'autre s'est accroupi derrière un fauteuil, et
de là cherchait à tirer, mais il ne pouvait armer qu'il est le porte-drapeau de la crapule. Quant à
son pistolet. J'ai fait deux pas sur lui et je lui ai M. Grousset, je n'ai rien à lui répondre. Est-ce
tiré un coup qui ne doit pas l'avoir atteint. Alors, que vous êtes solidaires de ces CHAROGNES ?
il s'est sauvé, et il gagnait la porte. J'aurais pu — Monsieur, lui répondis-je, nous venons chez
tirer encore, mais comme il ne m'avait pas frappé, vous, loyalement et courtoisement, remplir le
je l'ai laissé aller, bien qu'il eût toujours son pis- mandat que nous a confié notre ami.
tolet à la main. La porte restait ouverte. Il s'est Êtes-vous solidaires de ces misérables?
— »
arrêté dans la chambre voisine, en tournant son Victor Noir lui répondit :
pistolet contre moi; je lui ai tiré un autre coup, «
Nous sommes solidaires de nos amis. »
et enfin il est parti. »
Je n'ajouterai aucune réflexion; ici je raconte Alors, s'avançant subitement d'un pas, et sans
et n'ai point mission d'exprimer de jugement. provocation de notre part, le prince Bonaparte
Un instant après, et pendant que nous étions donna, de la main gauche, un soufflet à Victor
encore dans ce salon où avait eu lieu la scène que Noir, et en même temps il tira un revolver à dix
l'on vient de lire, est entré un commissaire de coups qu'il tenait caché et tout armé dans sa po-
police qui -a fait subir à Pierre Bonaparte un in- che, et fit feu à bout portant sur Noir.
terrogatoire verbal, c'est-à-dire sans qu'il ait été Noir bondit sous le coup, appuya ses deux
revêtu du caractère officiel. mains sur sa poitrine, et s'enfonça dans la porte
Le magistrat est parti, en faisant jurerau prince par où nous étions entrés.
qu'il ne quitterait pas son habitation de la nuit. Le lâche assassin se précipita alors sur moi et
Quand nous sommes sortis, la foule s'était me tira un coup de feu à bout portant.
amassée devant la maison qu'habite le prince; Je saisis alors un pistolet que j'avais dans ma
des sergents de ville circulaient aux environs, et poche, et, pendant que je cherchais à le sortir de
le quartier était très-ému, comme on se l'ima- son étui, le misérable se rua sur moi; mais lors-
gine: qu'il me vit armé il recula, se mit devant la
(Le Figaro.) THÉODORE DE GRAVE. porte, et me visa.
Ce fut alors que, comprenant lé guet-apens
dans lequel nous étions tombés, et me rendant
compte que, si je tirais un coup de feu, on ne
EXTRAIT manquerait pas de dire que nous avions été les
S

de la Marseillaise du 11 janvier agresseurs, j'ouvris une porte qui se trouvait


derrière moi, et je me précipitai en criant à l'as-
RÉCIT DU CITOYEN ULRIC DE FONVIELLE sassin. V
Au moment où je sortais, un second coup
Le 10 janvier 1870, à une heure, nous nous de feu partit et traversa de nouveau mon pa-
sommes rendus, Victor Noir et moi, chez le prince letot.
Pierre Bonaparte, rue d'Auteui!, 59; nous étions Dans la rue, je trouvai Noir qui avait eu la
envoyés par M. Paschal Grousset, pour demander force de descendre l'escalier, — et qui expi-
au prince Pierre Bonaparte raison d'articles inju- rait....
rieux contre M. Paschal Grousset, publiés dans Voilà les faits tels qu'ils se sont passés, et j'at-
Y Avenir de la Corse. tends de ce crime une justice prompte et exem-
Nous remîmes nos cartes à deux domestiques plaire.
qui se trouvaient sur la porte, on nous fit entrer Ulric DE FONVIELLE.
dans un petit parloir aurez-de-chaussée, à droite.-
Puis, au bout de quelques minutes, on nous fit Ce matin, lundi 10 janvier 1870, à dix heures,
monter au premier étage, traverser une salle en ouvrant la correspondance de la Marseillaise,
d'armes, et enfin pénétrer dans un salon. M. Millière trouva une lettre adressée à M. Henri
Une porte s'ouvrit, et M. Pierre Bonaparte en- Rochefort, et qui est ainsi conçue :
tra.
Nous nous avançâmes vers lui, et les paroles
suivantes furent échangées entre nous :
Paris, 9 janvier 1870.
Monsieur, nous venons de la part de Monsieur,
«
M. Paschal Grousset vous remettre une lettre. Après avoir outragé, l'un après l'autre, cha-
— Vous ne venez donc pas de la part de cun des miens et n'avoir épargné ni les femmes,
M. Rochefort, et vous n'êtes pas de ses manœu- ni les enfants, vous m'insultez par la plume d'un
vres ? de vos manœuvres.
— Monsieur, nous venons pour une autre af- C'est tout naturel et mon tour devait arriver.
faire, et je vous prie de prendre connaissance Seulement, j'ai, peut-être, un avantage sur la
de cette lettre. » plupart de ceux qui portent mon nom; c'est d'ê-
Je lui tendis la lettre ; il s'approcha d'une fe- tre un simple particulier, tout en étant Bona-
nêtre pour la lire. Il la lut et, après l'avoir frois- parte.
sée dans ses mains, il revint vers nous. Je viens donc vous demander si votre encrier
« J'ai provoqué M. Rochefort, dit-il, parce est garanti par votre poitrine; et je vous avoue
queje n'ai qu'une médiocre confiance dans l'issue lieu des explications confuses qu'on leur donnait,
de ma démarche. qu'un commissaire de police était venu, mais
J'apprends, en effet, par les journaux, que vos simplement pour constater le décès de Victor
électeurs vous ont donné le mandat impératif de Noir, et non pour arrêter l'assassin Bonaparte,
refuser toute réparation d'honneur et de conser- MM. Millière et Arthur Arnould résolurent de se
ver votre précieuse existence. rendre au Corps législatif pour informer M. Ro-
Néanmoins, j'ose tenter l'aventure, dans l'es- chefort du double attentat consommé sur deux
poir qu'un faible reste de sentiment français vous rédacteurs de La Marseillaise, et qui les avait em-
fera vous départir, en ma faveur, des mesures pêchés d'accomplir leur mission.
de prudence et de précaution dans lesquelles
vous vous êtes réfugié. La séance était levée et M. Rochefort était parti.
Si donc, par hasard, vous consentez à tirer les
verrous protecteurs qui rendent votre honorable Tel est, en ce qui nous concerne, l'exposé fidèle
personne deux fois inviolable, vous ne me trou- des faits.
verez ni dans un palais, ni dans un château. MILLIÈRE, Arthur ARNOULD.
J'habite tout bonnement, 59, rue d'Auteuil, et
:: je vous promets que si vous vous présentez, on
ne vous dira pas queje suis sorti.
En attendant votre réponse, Monsieur, j'ai en-
core l'honneur de vous saluer. Maintenant quelle conclusion faut-il tirer de cet
PIERRE-NAP.OLÉON BONAPARTE. épouvantable crime qui a amené la mort d'un
jeune homme, presque un enfant? — Victor Noir
n'avait que vingt-deux ans ; — il allait se marier
[; Millière s'empressa de porter cette lettre à
M. dans huit jours!
- M. Rochefort. Il a payé pour un autre. — Celui qu'on atten-
Ils comprirent l'un et l'autre qu'il s'agissait de dait, — celui pour qui les revolvers étaient char-
l'article inséré dans le numéro 23 de la Marseil- gés — c'était Rochefort.
' laise, sous le titre : La famille Bonaparte. C'est ainsi que l'empire libérai et parlementaire
M. Rochefort pria M. Millière de lui servir de comptait se débarrasser du député de la lre cir-
témoin, et d'aller chercher M. Arthur Arnould, conscription.
•• lomme second témoin. Il lui recommanda de Voyons les faits.
mener promptement l'affaire, afin que le duel On a lu la lettre de provocation de Pierre Bona-
iJût avoir lieu le jour même. parte.
Après avoir vainement cherché M. Arthur Ar- L'envoi de cette lettre, en dehors des termes
- 10uld à domicile et à la salle des Pas-Perdus
Ï; son outrageants qu'elle contient, est déjà par lui-
lu Corps législatif, il finit par le rencontrer aux même un fait absolument insolite.
)ureaux de la Marseillaise, où ils arrivaient tous Quand on se croit insulté par un homme,quand
leux au même moment. on le provoque, on ne lui écrit pas : — on lui
M. Millière et M. Arnould partirent immédiate- envoie deux témoins qui demandent à être mis
ment pour Auteuil. * en face de deux autres témoins.
Arrivés à vingt pas du domicile de M. Bona- Ensuite, l'article qui servait de prétexte à la
parte, leur voiture fut arrêtée par une foule as- provocation n'était pas de M. Rochefort, — il a
\: ,ez nombreuse de laquelle sortirent M. Georges été publié dans le numéro de la Marseillaise qui a
Sauton et un médecin leur criant : paru dimanche matin, — il était signé Lavi-
«
N'allez pas plus loin — on assassine là-
! gne.
ledans — Victor Noir vient d'être tué
! 1 Si donc Bonaparte avait voulu tirer satisfaction
Raison de plus! »
s'écria M. Millière,qui s'é- de cet article, il se serait adressé au signa-

?;
an ça avec M. Arthur Arnould vers la porte de la taire.
naison, dont ils furent arrachés par la foule. Il faut remarquer, de plus, que cette lettre est
conçue en termes particulièrement outrageants,
Plusieurs personnes, informées par M. Georges etde nature à provoquer chez Rochefort, dont on
;auton que MM. Millière et Arthur Arnould étaient connaît le caractère chevaleresque, une démarche
es témoins de M. Rochefort, s'écrièrent au même également insolite, en l'amenant personnellement
nstant :
chez son insulteur.
« On ne se bat pas avec un assassin! » C'était calculé, espéré d'avance. — L'aveu s'en
trouve dans la lettre même dp. Bonaparte qui a
MM. Millière et Arthur Arnould se retournèrent eu la maladresse, — Tropmann aussi a commis
lors vers la foule, et l'engagèrent énergiquement des maladresses ! — d'écrire cette phrase :
les suivre pour enfoncer la porte et s'emparer
u meurtrier. « Si donc, par hasard.... vous ne me trouverez
,
était composée en majeure
Mais cette foule ni dans un palais ni dans un château; j'habite
artie de femmes qui ne pouvaient exprimer tout bonnement, 59, rue d'Auteuil, et je vous pro-
ur indignation que par des paroles. mets que si VOUS VOUS PRÉSENTEZ, ON NE
!. Quelques minutes après, ayant compris, au mi- DIRA PAS QUE JE SUIS SORTI. »
C'était donc Rochefort que le prince attendait. Puis chez le pharmacien, une dernière con-
Maintenant, pourquoi agissait-il ainsi? vulsion.
Qui armait la main de ce Bonaparte, de ce meur- C'est fini
!

trier? Le médecin est arrivé. Il dit: Il est mort !


fi q; »
Lui-même le dit en tête de sa lettre. Pauvre ! pauvre cher ami à vingt ans !
!

Il voulait venger les siens; sa famille, la fa- Le malheureux entant..., il fallut s'éloigner
de lui. —
mille impériale, « les femmes et les enfants, »
c'est à-dire Napoléon III, l'impératrice et le prince Les témoins de Rochefort doivent,
me dit
impérial. Grousset, se présenter chez le prince Pierre. A
.11 n'était qu'un instrument! tout prix il faut les en empêcher. }

Cela ressort évidemment du témoignage d'Ulric Et je me mets en faction devant la maison, les
de Fonvielle, de tous les faits connus. guettant. Et durant les heures que j'attends, j as-
Ne voyant pas venir Rochefort, sa rage s'est siste à la douleur des pauvres femmes qui pleu-
assouvie sur ceux qui se sont présentés, et qui rent, à leur colère aussi. \
ont accepté la solidarité de l'œuvre démocratique Ah! c'était un rude deuil chez ces honnêtes
et républicaine que nous accomplissons dans la gens! :
Marseillaise. GEORGES SAUTON. I
Sinous étions arrivés les premiers, c'est nous f
qui recevions les balles de Bonaparte.
Arthur ARNOULD, MrLLIÈRE.
Voici un extrait de l'article publié dans l'Avenir

naparte..
du 30 décembre 1869, par M. Pierre-Napoléon Bo-

Je pourrais multiplier des faits propres à faire


>* {

battre le cœur de tous les enfants de la vieille


Pauvre Noir! il à expiré sous tnes yeux! Cirnos, ce nido d'allori, nid de lauriers, comme
Quelle horrible mort
on l'a dit justement ; mais pour quelques malheu-
!

Je l'avais rencontré, me promenant, deux mi- reux furdani de Bastia, à qui les Niolini du marché
-
hutès à peiné avant qu'il entrât dans la lugubre devraient se charger d'appliquer une leçon tou-
maison. chante; pour quelques lâches JudaSj traîtres à
Il était en voiture avec Grousset et Fonvielle. leur pays, et que leurs propres parents eussent
Il m'appela, et je montai m'asseoir auprès de autrefois jetés à la mer1 dans un sac; pour deux
lui! ;
Quelle gaieté quelle insouciance ! On eût dit ou trois nullités, irritées d'avoir inutilement sol-
1
licité des places ; que de vaillants soldats; d'a-
qu'il se rendait chez quelque loyal ami. droits chasseurs, de hardis marinsi de laborieux
Il m'apprit qu'il allait avec Fonviéllé demander agriculteurs, la Corse ne campte-t-elle pas1 qui
réparation au nom de Grdttssët. abominent les sacrilèges, et qui leur eussent déjà
A là porté du 59, on descendit de voiture; en
mis « le stentine per le porrette » les tripes aux
attendant l'issue de la démarche, Grotisset et moi champs, si on ne les avait retenus?
nous poussâmes du côté de la porte d'AuteùiJ,
jusqu'au débit de cigares. Laissons ces Vittoli à l'opprobre de leur trahi-
Ah que ndus étions loin de nous douter tjiï'une son ; et qu'il me soit permis dé rappeler un mot
!

!
simple altercation même pût avoir lieu Comme d'un diplomate américain qui, à propos des or-
dures que certains journaux et pamphlets ont je-
nous étions calmes d'esprit, comme nousrevenions tées à la Colonne, disait que là France elle-même!
sans aucuti sduci I
A quinze mètres peut-être du 59, nous apercë- ce grand pays, est plus cohnue dans l'univers par
vans No if* qui culbute eh franchissant la porte. Napoléon, que Napoléon par là France.
Nous croyons à une chute accidentelle. Il f a là;
JF

en effet, sur le seuil de cette maison deux pale-


freniei^ qui fument leur pipe sans s'émouvoir. La lettre suivante âVâit été" adossée ait! Ci-
Fonvielle, à ce moment, sort, criant à l'as- toyens Noir et Fonvielle :
sassin.. Mes chërs amis*
Noir est à r ggÎleftx, lëâ fêxïi. déjà
k.v
fermes, le
coulant à flots dd lâ pbitrifie. Voici un article récëfâhïent publié àVèc lâ si-
sang
J'écarte la chemise ; une balle l'a touché âil gnature de M. Pierre-Napoléon Bonaparte, et où së
cœur. trouvent, à l'adresse des rédattehrs dé la Revan-
Oh crie : i Vite, lin Hièdectri 1 » che, journal démocratique de la Corse, les insultes
Un médecin, hélas ! tous soins sont inutiles. les plus grossiëfé^;
La mort va venir. dit lé demande tout dë Je suis l'uti des rédacteurs-fondateurs de ici lÜ;
même. vanchi, que j'ai mission de représenter â Paris.
Est-ce qu'un beau gardonr lie vingt ans comme Je vous prie, mes chers amis, de vdtilbir bien ,
ça peut mourir ainsi 1 . vous présenter ëtt mon ndiii chez M. Piêrfè-N&jto;
Nous le transportons il quatre chez un pliaf*- lé oh Bdnapârte ët lui demander îà .réparation
maciéh. qu'aucun homme d'hbrlheûr fié peut refuserdanâ
En route, un iïocfdél. terrible
5,
! ces bir(Mstancè&.
Croyez-moi, mes çhers amis entièrement à
vous, - CE QUE JE SA!§
Paschal GROUSSET.
Il faut bien surmonter la stupeur qui paralyse
tout mon être, pour déposer, moi aussi, moi la
cause occasionnelle de cet épouvantable assassinat,
Annexe de la lettre ci-dessus : le peu que j'en sais....
En, même temps que je recevais de Bastia l'ar-
Insultes relevées dans l'article de M. Pierre- ticle signé Pierre-Napoléon Bonaparte dans le
Napoléon Bonaparte (Avenir de la Corse, du 30 dé- dernier numéro de l Avenir de la Corse, je rece-
cembre 1869). vais aussi de l'un de mes collaborateurs de Ici,
c Furdani, mendiants. » Revanche une lettre qui me disait entre autres
A qui les portefaix du marché devraient se
« choses :
charger d'appliquer une leçon touchante. »
« Vous connaissez Ja Corse, mon cher ami,
:i

« Lâches, Judns. »
Nullités irritées d'avoir inutilement sollicité vous savez que tous ici nous avons des ennemis
« capables de se porter aux derniers excès, A partir
des places. » d'aujourd'hui, tenez pour certain, que ope jours sont
Paschal GROUSSET tri!$-$él'Íet¿Sement menacés.
CI:
n'ont aucune notion du juste
Nos paysans
et de l'injuste : un assassin qui viendrait à
nous frapper se croirait à l'avance certain de l'im
Nous n'avons point à faire son éloge.
Il n'est personne à Paris qui ne l'aimât et l'es".
timât.
Pour nous, ses collaborateurs, il était plus
qu'un ami, il était notre frère et l'enfant de la
.................
punité.

C'est dans ces circonstances que je crus devoir


demander à M. Pierre-Napoléon Bonaparte une
maison, réparation par les armes.
Ce matin encore, sa gaieté nous réchauffait le En même temps que je satisfaisais, ce faisant,
? cœur : ce soir, on nous l'apporte la poitrine aux justes susceptibilités de tout homme d'hon<-
trouée par la. balle d'un Bonaparte !
s
neur en présence d'une insulte personnelle ou
Arthur ARNOUL. — Ed. BAZIRE.- E. BOURSIN. collective, je pensais mettre un terme rapide et
Germain CASSE. — Jules CIVRY.- Jules CLA- définitif aux menaces de mort de M. Pierre...Napo..
léon Bonaparte, et adopter la solution la plus
RETI. — COLLor.- S. DEREURE. — Achille Du-
BUC, François ENNE.— Gustave FLOURENS.
Paschal GROUSSET. — Charles HABENECK.
- simple pour tout le monde.
J'ai donc écrit à mes amis Ulric de Fonvielle et
— Victor Noir pour les charger de se présenter en
E. LAVIGNE. — MILLIÈRE. G. PUISSANT.
— — mon nom chez M. Pierre Bonaparte j j'ai pris
Raoul RIGAULT. — Henri ROCHEFORT. Jules
— rendez-vous pour ce matin avec eux, et un peu,
VALLÈS.
— VERDURE.
— E. VERMERSCH.
après midi, insouciants, presque gais, nous som-
mes partis.
En entrant à Auteuil nous avons rencontré
Georges Sauton, qui se promenait en cherchant
Une réunion publique avait lieu ce soir à Bel-
leville. En apprenant la mort de VICTOR NOIR, une maison à louer.
Venez dvec nous, lui ai-je dit, vous me tien-
elle s'est immédiatement dissoute. «
drez compagnie pendant que nos amis s'enten-
CH. HABENECK. dronta ecM Pierre-Napoléon Bonaparte. »
,
1 Nous sommes arrivés au n° 59 de la rue d'Au-
teuil. La voiture s'est arrêtée.
Ulric de Fonvielle et Victor Noir sont entrés dans
L'heure et le lieu de l'enterrement civil du ci- la maison.
toyen VICTOR NOIR seront ultérieurement fixés Georges Sauton et moi, nous attendions le ré..
et portés à la connaissance de tous, sultat de l'entrevue ; nous allions de long en large
dans une rue qui fait face à la maison Bonaparte ;
nous causions en fumant.
Tout à coup, un quart d'heure à peine après
M. Ulric de Fonvielle a été appelé à minuit que nos amis nous avaient quittés, nous voyons
chez le juge d'instruction. Victor Noir apparaître sur le pas de la porte co.
Le corps de la victime a été transporté à son chère, et s'abattre sur le trottoir, la tête en avant.
domicile, passage Masséna, rue Perronnet, à Je crois à une chute accidentelle.
Neuilly. Je me précipite, et Georges Sauton avec moi.
Victor Noir ne se relève pas.
Deux laquais qui fument devant la porte ne
bougent pas,
i
Au même instant Ulric de Fonvielle arrive à Il est huit heures du soir, le commissaire de
son tour criant : A l'assassin! police n'a pas encore paru.
Je me précipite sur mon pauvre Victor Noir, Paschal GROUSSET.
j'ouvre son gilet, sa chemise est tachée de sang,
sur sa poitrine, un petit trou noir, au niveau du
cœur, est à peine apparent. Les yeux sont éteints;
son pouls ne bat déjà plus; ses lèvres sont vio- LE SÉNAT.
lettes et bordées d'écume.
La foule s'est amassée : aidés de quelques Dès le début de la séance, des groupes animés
hommes de bonne volonté nous transportons occupaient l'hémicycle. Des numéros de la Mar-
notre malheureux ami à la pharmacie voisine. seillaise circulaient de main en main.
A peine déposé sur le parquet de la pharmacie M. Daru est au banc des ministres, et M. Rou-
il expire. land à la tribune.
Un médecin appelé en toute hâte ne peut rien
faire que constater la mort.
La police, représentée par sept ou huit sergents
de ville, reste absolument passive, — sur la nou- LE CORPS LÉGISLATIF.
velle que l'auteur du meurtre est un Bona-
parte. Une émotion indéfinissable agite l'assemblée, la
En vain, je demande à'tous les agents un com- salle des Pas-Perdus, les couloirs; tout le monde
- missaire chargé de faire les constatations. Aucun se rend compte de la gravité solennelle de la si-
ne parait en humeur de l'aller chercher. tuation et craint que nous ne soyons à la veille
Un citoyen me dit que le commissaire de police de sérieux événements.
est à Passy; il m'offre de prendre mon. fiacre et Au début de la séance, M. Guyot-Montpayronx
d'aller le chercher. demande que le prince Bonaparte soit jugé par
Une heure se passe : nous, en présence du ca- les tribunaux ordinaires.
davre de cet enfant, tout à l'heure si plein de vie, Puis M. Rochefort parle de l'assassinat de Vic-
de force et de verve; la foule, pressée aux vitres tor Noir.
de la pharmacie et mal contenue par les agents. M. Émile Ollivier répond :
« Nous sommes
la justice et le droit; je vous
Enfin le fiacre revient. Il amène le docteur demande d'être le calme et la modération. Un
Pinel, chargé des constatations médico-légales, et événpment douloureux (Exclamations ironiques
avec lui ... le commissaire? Non, le secrétaire du à gauche) s'est produit hier.
commissariat. « Dès que le garde des sceaux l'a su, il a don-
Le commissaire de police a couru à Paris pren- né l'ordre d'arrêter le prince; mais le prince s'é-
dre les ordres des Tuileries.... tait déjà constitué prisonnier.
M. le docteur Pinel procède aux constatations. Le prince a demandé la juridiction du jury;
«
La balle a pénétré horizontalement dans la région mais le ministre de la justice, en présence d'une
du cœur; la victime étant debout: elle a donné loi formelle que l'on proposera peut-être d'abro-
lieu à un épanchement dans le péricarde, épan- ger, n'a pas cru devoir s'en écarter. Cette juri-
chement qui a mis quelques instants à se former diction, du reste, offre toutes les garanties dÚsi-
et à arrêter les contractions du cœur. La mort rables. C'est par un jury que le prince sera jugé.
n'a dû survenir que deux ou trois minutes après « Quapt à ces excitations populaires, à ces
le coup de feu. images sanglantes que l'on étale dans les jour-
Comme le docteur Pinel achève sa constatation, naux, elles nous inquiètent peu. Nous resterons
-le médecin dela maison Bonaparte vient le cher- la justice, et, s'il le faut, nous serons la force »
cher. Il s'agirait de constater que IVI. Pierre-Na- (Applaudissements prolongés.)
poléon Bonaparte a recu récemment un soufflet. M. Raspail parle sur la haute cour de justice
Le docteur Pinel revient après quelques in- et en récuse la juridiction.
stants. Il n'a pu, nous dit-il, trouver sur la joue de Il est interrompu par M. Schneider, qui le rap-
l'assassin aucune trace de soufflet; mais il a con- pelle au respect de la magistrature.
staté à la région mastoïdienne, côté gauche, dudit M. Schneider donne lecture d'une lettre du
assassin, une petite contusion qui peut être rap- procureur général demandant à la Chambre l'au-
portée à une cause quelconque, autre que le choc torisation de poursuivre M. Rochefort.
d'une main. Cette demande est renvoyée dans les bureaux.
M. Pierre-Napoléon Bonaparte était, ajoute le Vive émotion.
docteur, dans un état d'exaltation extrême. M. le juge d'instruction Bernier vient de signer
Il a lui-même raconté la scène au docteur
Pinel et son récit est entièrement conforme à un mandat de dépôt à Mazas du prince Pierre
Bonaparte,
celui de mon cher ami Fonvielle. Il avoue avoir Il va y être transféré ce soir.
tiré trois coups de revolver, sans provocation. (Liberté, 12 janvier, dernières nouvelles.)
Le témoignage du docteur Pinel, qui a recueilli
les premiers aveux échappés au trouble du meur-
rier, est ici de la plus haute importance.
Une foule nombreuse s'est pressée toute la ma-
NOUVELLES INFORMATIONS
tinée rue d'Aboukir, devant l'imprimerie de la
Marseillaise et du Réveil; — les acheteurs, en se
En revenant de Neuilly vers sept heures, pressant pour avoir des numéros de ces journaux,
MM. Grousset et Ulric de Fonvielle sont allés chez
ont enfoncé la porte vitrée du concierge.
Le dégât s'est borné à quelques carreauxbrisée.
le commissaire de police pour faire leur déclara-
C'est là ce qui avait donné lieu aux bruits qui
tion. Après l'avoir attendu plus d'une heure, ils
lui ont laissé un mot pour le prévenir qu'ils se te- avaient circulé concernant l'envahissement de
naient à sa disposition. l'imprimerie et le bris des presses.

Dans les faubourgs, on remarque une certaine


Voici maintenant ce qui s'est passé à Paris dans animation ; quelques boutiques restent fermées :
la soirée. Le garde des sceaux, en rentrant de ,la de distance en distance des groupes se forment
Chambre au ministère de la justice, à cinq heures autour de quelqu'un lisant l'un des journaux du
et demie, a trouvéleprocureur général, M. Grand- matin. — Le bon sens de la population semble
perret, qui lui a appris l'événement. Aussitôt cependant ne goûter que fort médiocrement l'ap--
il a télégraphié au préfet de police, ordonnant pel aux armes proféré par les feuilles extrêmes.
l'arrestation immédiate du prince Pierre. (Moniteur universel.)
Puis le ministre de l'intérieur a fait télégraphier
à toutes les gares et à tous les préfets de procé-
der à l'arrestation dans le cas où une tentative
de départ aurait lieu. Le prince Pierre Bonaparte, faisant partie de la
Le ministre ignorait alors que le prince s'était famille de l'Empereur, est justiciable de la haute
déjà constitué prisonnier et qu'il avait écrit au cour de justice, en vertu de l'article 1er du séna-
chef du cabinet de l'Empereur, M. Conti, une let- tus-consulte des 4-13 juin 1858, ainsi conçu:
tre conçue à peu près dans ces termes:
et
La haute cour de justice organisée par le séna-
Mon cher monsieur Conti, tus-consulte du î0 juillet 1852 connaît des crimes
et des délits commis par des princes de la famille
Je me hâte de vous avertir du très-grand mal- impériale et de la famille de l'Empereur, etc. '»
heur qui est arrivé.
Deux journalistes de la Marseillaise sont venus En conséquence, le décret impérial, inséré ce
me provoquer. L'un m'a frappé, l'autre m'a me- matin au Journal officiel, convoque la haute cour
nacé de son pistolet à six coups. J'ai tiré, je crois de justice..En voici le texte :
que j'en ai tué un. J'ai envoyé chercher sergents
de ville et commissaire de police. NAPOLÉON,

Le prince Pierre a été conduit immédiatement Par la grâce de Dieu et la volonté nationale,
à la Conciergerie. Empereur des Français,
A tous présent et à venir, salut ; ...
Le garde des sceaux s'est rendu aux Tuileries Vu les rapports qui attribuent au prince Pierre
aussitôt qu'il a connu le retour de l'Empereur de Bonaparteun homicide commis le 10 janvier 1870,
Rambouillet, où Sa Majesté était allée chasser. sur la personne du sieur Victor Noir ;
Il lui a fait signer immédiatement.le décret con- Attendu que l'inculpé appartient à notre fa-
voquant la haute cour de justice. mille, et que, dès lors, l'instruction doit être faite
par la haute cour de justice ;
Le conseil des ministres s'est réuni aujourd'hui Vu les articles lor du sénatus-consulte du terjuin
aux Tuileries, sous la présidence de l'Empereur, 1858, 5, 8, 11, 12 et 13 du sénatus-consulte du
afin de se consulter sur lss mesures à prendre, et juillet 1852 ;
10
afin de hâter le plus possible la comparution du Sur la proposition de notre garde des sceaux,
prince Pierre Bonaparte devant ses juges. ministre de la justice et des cultes;
Avons décrété et décrétons ce qui suit :
M. Ulric de Fonvielle a été mandé hier soir Art. pr. La chambre des mises en accusation
chez le procureur impérial qui a procédé à un de la haute cour de justice sera convoquée pour
premier interrogatoire. statuer sur le fait d'homicide imputé au prince
L'enterrement de M. Victor Noir aura lieu à Pierre Bonaparte.
Neuilly. Art. 2. M. le conseiller d'Oms présidera la
La haute cour de justice, contrairement à ce chambre d'accusation de la haute cour. Les fonc-
qu'il en a été dit, est composée d'un jury de tions de procureur général près la haute cour se-
60 membres. ront remplies par M. Grandperret; procureur gé-
M. Ulric de Fonvielle n'a jamais été arrêté. Il général, assisté de M. Bergognie, substitut du
::assiste à la séance dans la tribune des journà- procureur général près la Cour impériale,, - n <
'listes. .ï'i
J Art. 3. Notre garde des sceaux, ministrerde la
!
justice et des cultes, est chargé de l'exécution du Il a été écroué comme un simple prévenu, sous
présent décret. mandat de dépôt décerné contre sa personne par
Fait au palais des Tuileries, le 10 janvier 1870. M. le juge d'instruction Bernier.
NAPOLÉON.
Par l'Empereur: L'INSTRUCTION

Le garde des sceaux, ministre


de la justice et des cultes, Nous avons laissé M. le procureur impérial et
•«

M. Bernier à Auteuil; le but de la visite de ces


ÉMILE OLLIVIER.
deux magistrats sur les lieux du meurtre était de
L'instruction de cette grave affaire est poussée constater le flagrant délit, la s.eule formalité judi-
très-activement. ciaire que l'on devait et pouvait remplir avant
Le prince Pierre-Napoléon a été confronté l'apparition du décret nommant la haute cour de
hier soir, à dix heures, avec M. Ulrich de Fon- justice qui est appelée, à dater d'aujourd'hui, à
vielle. connaître du meurtre commis hier.
A l'effet de constater ce flagrant délit, MM. les
magistrats instructeurs ont soigneusement visité
L'ARRESTATION le salon où s'est passé la scène sanglante, et qui
avait été conservé dans l'état où il se trouvait lors
Nous avons raconté brièvement hier les der- de la sortie de M. de Fonvielle.
nières phases de l'événement qui a mis Paris en Puis ils ont fait comparaître devant eux le com-
émoi, forcés que nous étions de recueillir en hâte missaire appelé, aussitôt le meurtre, à rédiger les
les renseignements du soir. Reprenons donc no- procès-verbaux d'enquête, et se sont fait remettre
tre récit au début de l'enquête ouverte aussitôt les pièces à conviction saisies tant dans le salon
l'arrivée de la nouvelle de la mort de ce pauvre du prince que sur M. Ulric de Fonvielle.
Victor Noir, et rectifions les quelques erreurs Parmi ces pièces figure un étui rempli de car-
que nous avons pu commettre. touches que M. de Fonvielle avait dans une de ses
A l'issue de son entrevue avec M. le procureur poches, cartouches qui s'adaptent parfaitement
général et M. le procureur impérial, M. le pré- dans le tonnerre du revolver que le compagnon
fet de police, pour s'assurer de la personne du de Victor Noir a remis à un facteur de la poste en
prince jusqu'à nouvelle décision du parquet, a lui faisant constater qu'aucun des coups n'avait
envoyé deux capitaines de la garde municipale à été tiré.
Auteuil. Après ces formalités remplies, les deux magis-
Ce prince avait du reste fait appeler déjà le trats sont revenus à la Conciergerie pour terminer
commissaire de police pour se mettre à sa dispo- l'instruction de flagrant délit, instruction qui
sition, lui disant qu'il venait de commettre un s'est prolongée jusqu'à deux heures du matin.
meurtre et qu'il pouvait l'arrêter immédiatement Pendant que M. Bernier fais-ut subir un premier
si c'était son bon plaisir. interrogatoire au prisonnier de la Conciergerie,
M. le commissaire s'était contenté de deman- — qui avait déclaré que, bien que souffrant et
der au prince de s'engager sur sa parole de ne horriblement fatigué, il était prêt à répondre à
point prendre la fuite. toutes les questions qui lui seraient posées, —
A huit heures, M. le procureur impérial Dé- un fonctionnaire était envoyé aux bureaux de la
sarnaut et M. Bernier, juge d'instruction, sont Marseillaise, non point, comme on nous l'a fait
arrivés, 59, Grande-Rue d'Auteuil. dire hier, pour arrêter M. Ulric de Fonvielle, mais
Ils n'ont trouvé là que la princesse entourée pour l'inviter à se présenter sur l'heure devant
de quelques intimes qui s'efforçaient de la conso- le magistrat instructeur qui avait besoin de l'en-
ler et de la rassurer. tendre.
Elle déclara à M. Désarnaut que son époux avait Ici se place un incident typique : la personne
été très-affecté de l'événement, qu'il ne croyait envoyée à la recherche de M. Ulric de Fonvielle,
pas tout d'abord avoir tué M. Victor Noir, et que après avoir monté les cinq étages de la maison
-lorsqu'il avait acquis la certitude de sa mort, le de la rue d'Aboutir, entrait, à la suite d'un coup
prince avait paru préoccupé surtout de l'embar- discret frappé à la porte, dans la grande salle de
ras que cette mort allait causer à l'Empereur. rédaction du journal la Marseillaise, lorsqu'elle
Le prince Pierre Bonaparte était parti pour se entendit une voix qui partait d'un bureau voisin
constituer prisonnier à la Conciergerie, où il est appeler : « Fonvielle »!

arrivé au moment où les deux capitaines de la A ce nom, un monsieur se leva et quitta la


garde municipale se présentaient chez lui. salle.
SM4Cfpïfreiîts;y avaient été préparés à l'avance, Le mandataire de la préfecture regarda cette
-â^rêéJesiiâed^èiïàn^miBràteasîtaeti..... personne pour être bien sûr que, — lorsqu'il de-
-92 ïMf ^isbîHsfi en aoédjélmsstaljaélàtrs-es-j g?fi$êe^ s ma;n4erait celle qu'il venait chercher, — on ne
ofraçbtanEÛraàfeKSijlQBi lui en présenterait point une autre à la place.
«feoiïpâipéeteupii^%ptfsQàfi, iaôniéiiiite rrjçfljrfela u #M&ué d?
suite delsbÉfpabiiïeèilL^ çïHadera) dôgci par j^la^t MrMmm Mmhèwmêb
M. Ulric de Fonvielle, un monsieur tout difj$ff£9v
de celui qu'il venait de voir mi demandait ce D'après l'inspection des vêtements que portait
qu'on lui voulait. Victor Noir quand il a été frappé, M. Tardieu a
«
Est-ce à M. Ulric que j'ai l'honneur de cru pouvoir conclure que le coup avait dû être
parler ? tiré à une distance de six ou huit pas.
Oui, Monsieur. La trace laissée par les balles dans le pardessus

Cependant je viens d'entendre appeler M. de de M. Ulric de Fonvielle éloigne également toute

Fonvielle, et c'est un autre que vous qui a répondu possibilité de coups de revolver tirés à bout por-
à ce nom en quittant cette salle. » tant; ces traces sont nettes, et il n'y a pas le
Le quiproquo fut vite expliqué, car c'était bien moindre vestige de brûlures faites par le feu de
M. Ulric de Fonvielle qui se trouvait là. Pour l'arme sur le vêtement.
ichever de prouver son identité, il appela im- Hippolyte NAZET.
médiatement son frère Arthur et, en sa compa-
gnie, suivit le magistrat judiciaire au palais de
ustice.
INTÉRIEUR DU PRINCE PIERRE
Après avoir répondu aux questions du juge
l'instruction, le témoin fut rendu à la liberté,
lont il n'avait du reste pas été privé un seul La maison qu'habite à Auteuil le prince Pierre
instant. Bonaparte est d'une grande simplicité, apparente
Dans son interrogatoire, le prince Pierre Bona- et effective. Le bâtiment est vaste, aéré et distri-
parte a reproduit photographiquement le récit bué de façon à satisfaire aux exigences de la vie
Ille nous avons publié hier. Il a raconté les faits intime et toute modeste que mène le cousin de
ivec le plus grand calme, la plus grande netteté; l'Empereur, mais c'est en vain que l'on cherche-
3D terminant, il a exprimé de vifs regrets du rait à rencontrer dans cette habitation de famille
mouvement de colère auquel il s'était laissé al- les éléments nécessaires à une installation somp-
ter, et des conséquences sanglantes qui en étaient tueuse.
résultées. En entrant, on a en face de soi, seul luxe de
«
J'avais été grièvement insulté, a-t-il ajouté, cette demeure, un immense terrain planté d'ar-
st, en outre, je n'ai fait que défendre ma vie qui bres; un gazon naturel s'étend dans la longueur
se trouvait sérieusement menacée » 1
de ce petit parc ; des deux côtés de la porte co-
M. Ulric de Fonvielle, devant le magistrat in- chère se trouvent les remises et les écuries, et de
structeur, a été, lui, violent, emporté, à tel point suite, en tournant sur la gauche, les premiers
que M. Bernier a cru devoir ne pas confronter le degrés de l'escalier se présentent au visiteur.
témoin avec le prévenu. On monte vingt marches au plus et l'on se
Le complément d'instruction préliminaire a dû trouve dans une salle d'armes, qui sert en quel-,
être remis à hier matin à cause de l'heure avancée
que sorte d'antichambre au salon.
à laquelle les magistrats ont quitté-le Palais. Cette salle d'armes, dont les murs sont nus,
Hier donc il a été procédé aux constatations re- n'a qu'un seul point qui présente quelque carac-
latives à l'arrivée de MM. Victor Noir, Ulric de tère : c'est celui du fond, où se trouve la chemi-
Fonvielle, Paschal Grousset et G. Sauton. née et où l'on voit également une collection assez
Il serait résulté de l'enquête faite à ce sujet: curieuse d'armes blanches et surtout d'armes à
que les trois premiers étaient partis ensemble feu. .

des bureaux de la Marseillaise, qu'ils avaient pris Il y a là des échantillons de tous les pays, de-
une voiture à quatre places pour aller chercher puis le fusil à mèche des Chinois, jusqu'à l'espin-
M. Georges Sauton à un rendez-vous convenu, et gole de Castille; depuis l'arquebuse primitive
que ce dernier — comme cela n'a jamais été con- des huguenots jusqu'au rifle américain. Puis, on
testé — était resté en bas, en compagnie de y voit encore les modèles plus récents, et enfin le
M. Grousset, pendant que ce malheureux Noir simple fusil de chasse ordinaire.
allait tomber sous la balle du prince Pierre Bona- Le prince est grand amateur, et il est bien rare
parte. qu'un modèle nouveau se produise sans que aus-
Dans la matinée, M. de Fonvielle et le prince sitôt l'inventeur aille le lui offrir. Aussi, il est
Pierre ont subi de nouveaux interrogatoires. presque impossible, quelle que soit l'heure de la
Hier matin a eu lieu encore l'autopsie du cada- journée où l'on se présente, de s'asseoir sur un
vre. siége, de s'appuyer sur un meuble, sans se heur-
ter à une arme quelconque.
L'AUTOPSIE Un jour, c'était l'année dernière, je crois,
dans ce même salon où lundi s'est passé le
C'est M. Tardieu qui a été chargé par la justice drame que l'on connaît, entre chez Pierre Bo-
des constatations médico-légales. naparte un monsieur qui tenait absolument à
L'honorable praticien s'est rendu à dix heures lui montrer une canne pouvant servir d'arme à
impasse Masséna, elil compagnie d'un de ses con- feu.
frères, M. Bergeron. L'examen des médecins n'a L'inventeur fait jouer la mécanique, le coup
pas été de longue durée et est venu confirmer que part et la balle va effleurer la poitrine de Mme
;
la blessure faite par la bafle avait dû amener la la princesse Pierre qui, debout, appuyée sur le
mort presque immédiate de la victime. dossier d'un fauteuil, regardait le jeu de cet in-
rument. La bless ure n'eut pas de suites sérieu- cheminée se trouve à droite, et en face, au mi-
ses, fort heureusement. lieu d'un panneau sculpté, on remarque un por-
Maintencnt, pénétrons dans ce salon, devenu trait photographique de Napoléon III. Ce portrait
désormais tristement célèbre. est le seul tableau, le seul ornement, la seule dé-
Ici, nous sommes en plein dix-huitième siècle, coration de cette pièce, la principale cependant
parla coupe de la pièce, par son élévation, par de l'habitation.
ses boiseries peintes en gris, par ses panneaux du Un jour que je regardais cette image unique et
fond formés par des portes simulées, garnies de que j'en faisais la remarque, le prince se tourna
glaces du temps. vers moi, et avec l'expression d'un respect pro-
Seul le meuble en velours rouge jure un peu fond, il me dit simplement :
avec l'harmonieux ensemble architectural, car, «
C'est le chef de notre famille, personne ne
j'oubliais de le dire, cette pièce, vaste et bien doit lui disputer la place ; voilà pourquoi chez
éclairée, est aussi à pan, coupé aux quatre an- moi je ne permets aucune autre image sur les
gles. murs du salon. »
En entrant par la porte de la salle d'armes, la La garniture de la cheminée, la pendule sur-

tout, est d'un curieux travail qui doit remonter Au milieu se trouve une table, contre le mur
au premier empire. A côté de la pendule, et posé faisant face à la cheminée, un canapé, et dans le
directement sur le marbre de la cheminée, on fond, en opposition à la porte donnant sur le bil-
voit une petite merveille d'orfévrerie représen- lard, çà et là des fauteuils, ceux notamment der-
tant le tombeau du chef de la dynastie impériale. rière lesquels s'était un instant caché M. Ulricde
C'est sans contredit un bijou d'une valeur artis- Formelle, d'après la version du prince.
tique réelle pour tout le monde; pour le prince En face de la porte de la salle de billard, dont
Pierre, il y a là un souvenir de famille inappré- nous parlerons tout à l'heure,,il y a également
ciable. une autre porte, ouvrant directement sur la
Avec le buste de S. M. l'Impératrice, c'est à peu chambre à coucher du prince, chambre à coucher
près tout ce que possède ce salon en fait de me- qui lui sert également de cabinet de travail.
nus objets. Entrons dans cette pièce.
Elle est immense et d'une simplicité digne la princesse, qui a reçu ses amis entourée de ses
d'un philosophe. Elle a toute la longueur formée enfants.
par le salon et la salle d'armes. Plus de trois cents personnes sont allées se
Dans le fond des placards destinés aux vête- faire inscrire.
ments et à la lingerie particulière de Pierre Bona-
parte.
Au milieu,le lit, large, solidement établi,mais A LA CONCIERGERIE

sans rideaux. Le long des murs, sa bibliothèque; «


dans un coin, une table-toilette; puis, une grande Pierre Bonaparte, aujourd'hui détenu à la Con-
cheminée en pierre, dans le genre de nos grands ciergerie, occupe, dans la tour dite de Montgo-
âtres des campagnes; et, enfin, près d'un vitrage mery, le salon faisant partie des appartements
donnant sur un terrain, une table tenant toute la privés de M. Grosbon, directeur de la prison cé-
largeur de cette pièce. lèbre.
Sur cette table sont des papiers, des cartes, des Le prince a la faculté, jusqu'à aujourd'hui du
compas, des manuscrits, des blancs, des épreuves, moins, d'y recevoir sa famille et ses amis; c'est
des livres, enfin tout cet attirail, cet outillage in- un va-et-vient continuel, et, grâce à la bienveil-
tellectuel de l'homme qui donne la meilleure lance du directeur, les visiteurs n'éprouvent de
partie de son temps aux choses de la science et difficulté d'aucune sorte pour approcher le pri-
de l'esprit. sonnier.
C'est qu'en effet le prince travaille beaucoup. La grande préoccupation de Pierre Bonaparte
Il est d'un tempérament robuste et d'une activité est d'obtenir d'être jugé par la juridiction ordi-
constante, malgré les douleurs que lui font naire du pays; c'est son désir le plus ardent; mais
éprouver les blessures qu'il a reçues. il est probable que ses vœux ne seront pas exau-
Maintenant, sortons de la chambre à coucher, cés et que la haute cour sera seule appelée à en
traversons de nouveau le salon, et pénétrons dans connaître.
la salle à billard, où M. Ulric de Fonvielle se trou-
vait lorsqu'il lui a été tiré le second coup de pis- Hier mardi, à cinq heures de l'après-midi, la
tolet. princesse sa femme, suivie de ses deux enfants,
D'abord, arrêtons-nous quelques secondes sur est allée faire une visite au prisonnier; toute la
la porte, et de là examinons cette pièce. Je ne journée, d'ailleurs, de nombreux amis n'ont cessé
puis guère en apprécier au juste la distance, car de le visiter.
tout ceci est écrit de souvenirs recueillis dans un Théodore DE GRAVE.
moment où se mouvait autour de moi une famille
vivement troublée; mais j'estime cependant que
NOTRE ENQUÊTE A AUTEUIL
la longueur de cette pièce peut être de dix mè-
tres.
La porte du salon donnant dans cette salle se Notre version d'hier, sur les derniers instants
trouve presque dans l'encoignure, et non pas sur de Victor Noir, était, — avec celle du Journal des
le milieu ; de telle sorte qu'en sortant de cette Dibats, — absolument exacte en ses points essen-
porte, le billard, appuyant sur le côté gauche, tiels. Nous allons la reprendre aujourd'hui, en la
présente pour ainsi dire obstacle, et amène géné- complétant. Elle a son importance, en ce sens
ralement la personne qui sort du salon pour tra- qu'elle rectifie les versions des trois amis du dé-
verser la saile de billard, à appuyer sur le côté funt, qui l'avaient accompagné à Auteuil, et dont
droit pour aller rejoindre le petit escalier du les erreurs s'expliquent par le trouble dans lequel
fond, qui pourtant est sur la gauche. ce tragique événement a dû les jeter.
Je ne sais si cette explication est bien compré- En descendant de l'appartement de M. Pierre
hensible ; dans tous les cas, elle sert à démontrer Bonaparte, M. de Fonvielle passa sans l'apercevoir
comment et pourquoi M. Ulric de Fonvielle a dû, près de. Victor Noir, qui s'appuyait au mur du
suivant la loi commune, se précipiter par le côté passage de la porte cochère et tomba d'abord à
droit de la salle de billard. genoux.
C'est là qu'était M. de Fonvielle lorsque Pierre M. de Fonvielle rencontra dans la Grande-Rue
Bonaparte a tiré sur lui le dernier coup de pisto- d'Auteuil M. Roustan, facteur de la poste aux let-
let, dont la balle, après avoir traversé le vêtement tres, demeurant rue Michel-Ange, 3 : « Voyez, s'é-
de M. de Fonvielle, est allée se loger à droite, cria-t-il, je n'ai pas tiré un seul coup. Je suis
dans la tapisserie, après avoir déchiré le papier à blessé à la main, aidez-moi à désarmer mon pis-
deux endroits. tolet. » Le facteur l'aida en effet.
Cette pièce, d'ailleurs, ne présente rien de re- M. de Fonvielle criait toujours « On assassine
marquable, et n'a d'accès que sur un étroit esca- .
chez le prince Pierre. » La seconde personne qu'il
lier de dégagement. rencontra fut le concierge Fautch, qui entra aus-
Quant aux appartements de la princesse, ils se sitôt, suivi de M. de Fonvielle, sous la porte co-
trouvent au second étage. chère de la maison du prince, où on ne voyait du
Dans la journée, la maison que je viens de dé- reste aucun domestique.
crire à la hâte a reçu la visite d'une foule nom- Victor Noir, à genoux tout à l'heure, s'affaissait
breuse, accourue pour apporter ses sympathies à davantage.
Fautch le soutint, en se baissant et en passant tor Noir, qui était en syncope, poussa une sorte
ion bras derrière les épaules du malheureux: de râle déchirant et ne respira plus.
« Eh bien! lui dit-il, qu'est-ce qu'il y a donc, « Oui, c'est bien lui, dit le docteur. Tout est
non ami? » fini! pauvre garçon! »
Victor Noir regardait le brave concierge avec La foule menaçait d'envahir la boutique.
les yeux effroyablement ouverts et fixes. Ses lè- Fautch, aidé de M. Mortreux, porta le cadavre
vres s'agitaient convulsivement, il voulait parler dans un cabinet à gauche de la boutique. Le ca-
3t ne put articuler un mot. binet est si petit qu'on fut obligé de lui plier les
M. de Fonvielle se pencha à ce moment: genoux pour fermer la porte. On lui mit un
0:
Comment, lui dit Fautch, vous n'avez pas dé- oreiller sous la tête. Il était deux heures.
fendu votre camarade! M. de Fonvielle, qui rentra alors dans la phar-
—Mais je suis blessé moi-même,» dit M. deFon- macie en revenant du bureau télégraphique situé
vielle en mont,ant sa main d'abord, puis son pa- à côté, dit à M. Sanson :
letot déchiré par le passage d'une balle. «
Allez veiller à la porte du prince Pierre, car
Puis il sortitencore, crianl toujours, et agitant Rochefort va peut-être venir, et il l'assassinerait
son chapeau, sans doute pour appeler MM. Pas- aussi » !

cha-1 Grousset et Georges Sauton qui étaient allés Puis il sortit avec M. Sauton, et alla chez le
au débit de tabac situé près du chemin de fer. commissaire de police.
Un ouvrier maçon s'était arrêté devant la porte. M. Grousset se mit dans le bureau du pharma-
0:
Aidez-moi donc, lui cria Fautch, il faut l'em- cien, prit du papier et écrivit une lettre à un
porter ! journal. M,VI. Samazeuil, Fautch et Mortreux res-
— Où ça? dit le maçon en prenant Victor Noir tèrent seuls avec lui dans la boutique.
par les jambes. Il y eut une heure de silence effrayant. La foule
Chez moi, dit Fautch... Puis, se ravisant.... grossissait au dehors.

non, chez M. Mortreux, le pharmacien. A trois heures vingt minutes, M. de Fonvielle
revint
*
— Où est-il? avec le secrétaire du commissaire et le
— Marchez toujours, ça presse! » docteur Pinel.
En ce moment entra sous la porte M. Thomas, MM. Pinel et Sama'zeuil entrèrent dans le ca-
fils du nourrisseur dont l'établissement est en binet pour les constitutions, puis M. Pinel prit
face, dans la Grande-Rue. la place qu'occupait M. Grousset et écrivit son
Thomas prit le mourant par les deux jambes, rapport.
en se plaçant au milieu. Fautch et le maçon le « Ne me nommez pas, »
lui dit M. Samazeuil.
soulevèrent par les épaules, et se prirent les mains 'A quatre heures, le brancard arriva. MM. Mor-
en dessous. Un des bouchers du marché s'approcha treux et Fautch aidèrent les porteurs à y placer
alors, et le soutint par le milieu du corps. le corps, et la foule suivit le lugubre cortége, au-
C'est à ce moment que Fautch, une première quel se joignirent MM. de Fonvielle et Grousset.
fois, desserra la cravate de Victor Noir, débou- Au moment où on passa devant la maison de
tonna son gilet et sa chemise, et vit la blessure. de M. Pierre Bonaparte, on entendit ce cri:
M. de Fonvielle était dans la rue, parlant à «
Il faut qu'on nous le livre, ou nous mettons
MM. Paschal Grousset et Georges Sauton, qui
suivirent les quatre porteurs jusque chez le phar-
macien, dont la boutique est à une distance de
le feu


C'est
Non,
!

Rochefort
il n'est pas
! dit
ici !
quelqu'un.
»
répondit un monsieur
deux cent soixante pas. qui paraît être M. Millière.
«
Du secours !du secours! cria M. Grousset en Hier, il ne s'est pas formé de groupes auprès
entrant le premier chez le pharmacien, dont il de la maison, qui est gardée par de nombreux
ouvrit la porte à deux battants. » sergents de ville. La porte est fermée. Dans le
Les quatre porteurs déposèrent Victor Noir sur jardin, qui du côté de la rue Michel-Ange n'est
le sol qui, à cet endroit, est couvert de paillas- clos que par un grillage en bois, on en voit beau-
sons. Fautch s'agenouilla. Les épaules du mourant coup.
étaient appuyées sur ses cuisses. Dans ce jardin, on voit du dehors une cible qui
Tenez, voyez, dit-il au pharmacien en ou- sert quotidiennement à des exercices de tir. C'est
« »
vrant les vêtements. ce qui explique que le bruit des coups de pistolet
Il ne sortait plus de sang de la blessure, mais n'a étonné ni inquiété personne aux environs,
il y avait une large tache rouge à la chemise. et n'a même pas attiré les domestiques du
« Recouvrez-le, dit M. Mortreux, pour qu'il prince.
n'ait pas froid. Moi, je ne puis rien faire sans le Un seulaurait dit, dans le quartier, au moment
médecin, c'est trop grave. » même où Fautch entrait :
Mme Mortreux, d'abord très-émue en enten- *
C'est drôle! un monsieur qui tout à l'heure
dant le cri de M. Grousset, était montée chez le est venu voir le prince, a descendu l'escalier
docteur Samazeuil, qui demeure dans la maison. comme s'il avait bu » !

Le docteur descendit aussitôt, tête nue. Ce domestique était sorti de la maison et avait
le connaissez bien, n'est-ce pas? c'est vu, sous la voûte, sans se douter de la vérité,
« vous .
Victor Noir, » lui dit M. Grousset. Victor Noir s'appuyant au mur.
Le docteur sepencha, regarda la blessure. Vic- Eugène MORAND.
Carjat, qui était un des excellents amis du dé-
funt, a mis toute son âme dans cette œuvre, qu'il
LES ÉCHOS DE NEUILLY a exécutée les yeux pleins de larmes.
Puis on a replacé le modeste petit lit en fer dans
On ne savait encore comment et quand serait son alcôve, mais en lui laissant la tête tournée
l'enterrement de Victor Noir. du côté de la fenêtre, et toute la journée, tout ce
Les plus ardents de ses amis, et parmi eux un que Victor comptait d'amis sachant tenir un
certain nombre de rédacteurs de journaux répu- crayon — et il en avait beaucoup — est venu se
blicains, voulaient absolument que la cérémonie placer en face de lui. Ses traits ont été reproduits
fût le prétexte d'une manifestation populaire. cent fois au moins. Parmi ces artistes, nous avons
Il fallait que le convoi traversât les boulevards vu MM. Régamey et Piccio. Mais le portrait fait
jusqu'à la Bastille et se dirigeât vers le Père-La- lundi soir et achevé dans la nuit par Gill et Lemot
chaise par la rue de la Roquette, afin qu'on re- restera, je crois, la plus navrante et la plus com-
cueillît non-seulement la fouje des sympathiques, plète expression de cette terrible scène.
mais encore la foule des indifférents. M. Charles
Habeneck avait été jusqu'à donner le terrain de Le juge d'instruction, M. Bernier, est venu le
sa famille au Père-Lachaise pour l'inhumation ; matin vers dix heures, suivi bientôt de M. Tar-
mais il y a un certain nombre de formalités lé- dieu. Ce dernier cherchait la balle sans pouvoir
gales à accomplir, et le temps manquait un peu. la trouver.
Le frère du défunt, Louis Noir, à la fois abattu «
Il la faut cependant, insista le juge.

par sa douleur et accablé des innombrables té- Alors, M. Tardieu dut procéder à l'extraction
moignages de sympathie qui sont venus fondre par les seuls moyens qu'a la science : il fallut ou-
sur lui à Neuilly, laissait faire autour de lui et ne vrir ce pauvre corps sur les côtés, et on retrouva
semblait pas prendre de décision. la balle qui, après avoir fait les ravages que l'on
Cependant son premier mouvement avait été de sait, avait descendu et s'était logée près des reins.
'porter le corps de son frère aux bureaux de la C'était pitié que de voir le froid scalpel du doc-
Marseillaise. Il eût été là en plein Paris, et bon gré, teur travailler ainsi la chair de ce grand et beau
malgré, il eût bien fallu qu'on le vît. garçon de vingt ans, qui respirait la santé quel-
Mais ce qu'il n'avait pas fait, malgré l'élan de ques heures avant.
son indignation, d'autres pouvaient le faire dans M. Bernier est le même juge d'instruction qui
un but politique. fut chargé de l'affaire des pillards de Belleville.
Des amis pouvaient, — du moins l'autorité le C'est un homme de quarante-cinq ans environ,
craignit, — enlever le cadavre de sa demeure et grand; il porte les favoris grisonnants presque à
le transporter au domicile de M. Rochefort. l'anglaise. Mais le signe distinctif de sa physio-
On voit d'ici tout le parti qu'on pouvait tirer, à nomie, c'est les yeux. Est-il louche, myope, pres-
la plus grande gloire de la République, du scan- byte, on ne le sait, mais il est impossible de sai-
dale occasionné par cette comédie jouée après un sir quoi que ce soit dans ce regard qui semble
drame. fuir constamment le vôtre pour l'attaquer en-
Les abords du passage Masséna et de la rue du suite. On ne sait jamais s'il vous regarde, cela
Marché, à Neuilly, furent donc soigneusement doit être bien gênant pour les malfaiteurs.
gardés toute la nuit. Pendant toute la journée, ce fut une véritable
D'autre part, la famille voulait faire mouler le avalanche d'amis, d'étrangers, d'artistes, de fem-
visage de notre pauvre ami. Pour cela, il faut une mes, d'étudiants, d'ouvriers venus, quelques-uns
autorisation spéciale, qui fut, d'ailleurs, accordée de fort loin, pour contempler les traits de cette
aussitôt. Mais la loi prescrit qu'un commissaire et jeune et vaillante victime.
un agent doivent veiller sur le corps en attendant Le visage est d'ailleurs bien changé. Lundi,
l'opération du moulage. Victor semblait dormir ; hier, il était bien mort.
Ily eut donc, près du cadavre, pendant toute La narine n'est plus dilatée, la lèvre a blêmi.
la nuit du lundi au mardi, indépendamment des C'est affreux. Vingt ans!.... plus j'y songe et
amis qui s'étaient offerts pour le veiller, un agent plus j'ai de peine à retenir mes larmes.
de l'autorité. La famille, du reste, rend cette jus- Il vient tant de monde, que Louis Noir est
tice au commissaire de police de Neuilly qu'il a obligé d'installer dans une petite pièce d'entrée
accompli cette triste mission avec tous les égards une sorte de registre où' chacun peut s'inscrire.
dus à des gens si cruellement éprouvés. Ce registre est tout bonnement une feuille de
Dès la première heure, mardi matin, Carjat papier.
vint avec son appareil pour photographier Victor Vers trois heures, on notifie à la famille que
Noir. La disposition du lit lui laissait le visage l'enterrement devra avoir lieu extra muros,. et
dans l'ombre ; on dut le déplacer pour le mettre qu'il est absolument interdit d'entrer dans Paris.
en face de la fenêtre, et là, avec un jour admi- ~
Une lettre adressée par la Préfecture de police
rable, Carjat a fait une des plus belles œuvres de au commissaire de police de Neuilly contient à cet
sa vie artistique. égard les instructions les plus formelles. Au be-
Le portrait est fort beau : Victor est représenté soin, des mesures seraient prises pour que rien
dans la position où on l'avait vu la veille, la che- ne pût troubler la tranquillité publique. La lettre
mise ensanglantée, entr'ouverte, la plaie béante est même un peu plus qu'un avis, elle a le ton sec
de l'ordre. On ne veut pas de bruit, c'est clair, A quatre heures, on cesse de laisser monter
c'est précis. ceux qui veulent voir le cadavre, car à cette heure
L'enterrement, qui sera fait civilement, aura on procède au moulage. L'opération, fort délicate,
lieu aujourd'hui mercredi, à deux heures. On se a parfaitement réussi.
réunira à la maison mortuaire, rue du Marché, Quelques erreurs ont été répandues dans le pu-
35, à Neuilly, pour aller de là au cimetière d'Au- blic. On a dit que Victor Noir, de son vrai nom
teuil. La décision est aussitôt communiquée à Salmon, était israélite. De son vivant, cette erreur
tous ; en même temps on nous apprend que Louis déjà répandue le contrariait.
Noir et le père se porteront partie civile contre le « Ça me serait bien égal, si je l'étais, disait-
prince Pierre. il, mais enfin puisque je ne le suis pas, ça me

aonne l'air d'avoir une relIgion, et je tiens à ce A ce sujet, qu'on me permette de blâmer éner-
qu'on sache que je suis libre penseur. » giquement ceux de mes confrères qui ont touché
On a dit aussi que la canne à épée trouvée avec quelque légèreté au plus cher souvenir que
dans le salon du prince appartenait à Victor Noir; laisse notre ami. L'un a dit que sa jeune fiancée
cela n'est pas, la canne est à M. de Fonvielle. No- était dans un état d'exaltation voisin de la folie :
tre bon et brave camarade n'avait d'autre arme c'est ridicule. L'autre a osé dire qu'elle ne sem-
que ses vigoureux poings, et c'est à peine s'il sa- blait éprouver aucune douleur : c'est odieux.
vait s'en servir. Il n'y a chez lui qu'une canne, et Mlle d'Aubenas supporte ce coup terrible avec
encore elle appartient à celui qui devait être énergie et dignité, mais avec son tempérament
son beau-père, M. d'Aubenas. de femme, c'est-à-dire qu'elle n est pas exempte
de faiblesse et de larmes, C'est une enfant, elle a parte doit être traduit, il reste certain jusqu'à pré-
seize ans à peine, qui pleure son premier amour sent que ce sera devant une haute cour de jus-
pour un autre enfant : celui-là n'avait que vingt- tice, ainsi que le veut le sénatus-consulte du 10
deux ans. juillet 1852, dont j'ai donné le texte au moment
Le père, profondément affligé du rôle que les de l'affaire de M. Comté contre les princes Murât
républicains veulent faire jouer au cadavre de son et de Wagram.
fils, le père quicroit, lui, que devant un malheur
semblable, le mort appartient aux siens, a de-
mandé qu'on ne prononçât pas de discours,qu'on. LA HAUTE COUR DE JUSTICE

ne se livrât à aucune démonstration sur la tombe


de notre cher Victor. La haute cour, qui est nommée chaque année
Et il craint bien, ce vieillard qui supplie des par un décret spécial, se compose de la chambre
étrangers de s'abstenir de tout excès, il craint des mises en accusation et de la chambre de juge-
bien que les hurlements des braillards de Belle- ment. '
ville n'éloignent de la tombe les véritables amis Le même décret, qui traduit le prévenu devant
de son fils. la première de ces chambres, nomme les conseil-
Pas de cris, demande le père, pas de cris.... lers devant siéger et celui qui est chargé de pré-
mais simplement une larme. sider. Cette fois, ce sera M. d'Oms, qui présidait
Henri COLONNA. à Toulouse dans l'affaire Léotade, en 1847.
C'est seulement après l'arrêt de la chambre des
mises en accusation, dans le cas où cet arrêt est
A LA MAISON BLANCHE de renvoi devant le haut jury, qu'intervient un
décret pour le convoquer, et nommer parmi les
Une réunion publique a eu lieu hier soir, ave- conseillers déjà désignés celui qui doit présider
nue de Choisy. L'assemblée se composait de deux la chambre de jugement.
mille personnes environ. Le haut jury est pris parmi les conseillers gé-
M. Passedouet, nommé président, remercie l'as- néraux de tous les départements, et comme il
sistance dans un petit discours émaillé d'allusions doit être de trente-six jurés, plus quatre jurés
sur l'événement d'avant-hier. Le commissaire supplémentaires, on tire au sort soixante con-
de police l'avertit plusieurs fois, déclare la réu- seillers généraux afin de permettre à la récusa-
nion dissoute et se retire. tion de s'exercer largement.
La réunion continue. A neuf heures, entre Chacune des chambres dont je viens de parler
M. Rochefort, accompagné de M. Millière. Le dé- est composée de cinq juges et de deux suppléants
puté de la première monte à la tribune et s'ex- pris parmi les membres de la Cour de cassation.
prime ainsi : Lorsqu'un décret de l'Empereur a saisi la haute
« Citoyens 1
cour de justice de la connaissance d'une affaire,
«
Je devais arriver un peu plus tôt à votre réu- la chambre des mises en accusation de la haute
nion, mais le malheureux événement d'hier, c'est- cour entre immédiatement en fonctions. Sa juri-
à dire l'assassinat de Victor Noir par un Bona- diction s'étend sur tout le territoire de l'empire.
parte est la cause de mon retard. Elle procède- selon les dispositions du Code d'in-
« En entrant dans cette salle, j'ai appris la dis- struction crimiuelle. Si le fait ne constitue pas un
solution qui vient d'être prononcée; mais j'a crime de la compétence de la haute cour, elle
voulu vous parler tout de même. Demain, nous ordonne le renvoi devant le juge compétent qu'elle
avons des devoirs sérieux à remplir. Je vous con- désigne. Si la chambre des mises en accusation
voque tous, pour deux heures, place Masséna, à prononce le renvoi devant la chambre de juge-
Neuilly, afin de rendre les derniers devoirs à ment, l'Empereur convoque cette chambre, fixe
notre ami Victor Noir. le lieu des séances et le jour de l'ouverture des
« Ne manquez pas
à ce rendez-vous qui déci- débats.
dera, je l'espère, de l'avenir de la démocratie!... Dans les dix jours qui suivent le décret de con-
« Et maintenant, retirons-nous. » vocation, le premier président de la cour impériale
Pendant que la foule quittait la salle, M. Ro- et, à défaut de cour impériale, le président du tri-
chefort disait à un groupe nombreux, chez le bunal de première instance du chef-lieu judiciaire
marchand de vins, voisin de la salle : du département, tire au sort, en audience pu-
« Croyez-vous qu'ils ont l'audace de deman- blique, le nom de l'un des membres du conseil
der ma mise en accusation! Qu'en dites vous?... général qui doit faire partie du haut jury. Les
Me laisseriez-vous dans les griffes de ces ban- fonctions de haut juré sont incompatibles avec
dits?... celles de ministre, sénateur, député au Corps lé-
— Non ! non ! s'écrièrent les assistants.
» gislatif, membre du conseil d'État. Les incompa-
Et ils le reconduisirent jusqu'à sa voiture, en tibilités, incapacités et excuses résultant des lois
criant : « Vive Rochefort! » sur le jury sont applicables aux jurés près la
Pas de troubles, du reste. La foule se retira en haute cour.
bon ordre. ( E. M. ) Les dispositions, formes et délais prescrits par
Malgré tout ce qui se dit depuis hier à propos le Code d'instruction criminelle, non contraires
de la juridiction devant laquelle le prince Bona- à la Constitution et au sénatus-consulte qui a or-
ganisé la haute cour, sont observés devant la faire par le fait du décret portant que le prince
haute cour. Au jour indiqué pour le jugement, serait jugé par la haute cour de justice. C'est le
s'il y a moins de soixante jurés présents, le nom- président de cette cour qui devra nommer demain
bre est complété par des jurés supplémentaires le magistrat instructeur qui sera chargé de par-
tirés au sort par le président de la haute cour faire l'instruction et lui donnera à cet effet la
parmi les membres du conseil général du dépar- commission rogatoire exigée par la loi.
tement où elle siége. Ne peut point faire partie En second lieu, le détenu ne pouvait et ne
du haut jury le membre du conseil général qui a pourra quitter la Conciergerie puisque, toujours
rempli les mêmes fonctions depuis moins de deux d'après la loi, cette maison de détention est la
ans. Le haut juré, absent sans excuse valable, prison d'appel où doivent, jusqu'au jour de leur
peut être condamné à une amende de 1000 à jugement, être enfermés les prévenus placés sous
10 000 fr., et à la privation de ses droits politi- la juridiction de la haute cour.
ques pendant un an au moins et cinq ans au Il n'est point vrai non plus qu'il y ait eu d'agi-
plus. tation au quartier latin. Pendant toute la journée
La déclaration du haut jury portant que l'ac- et toute la soirée d'hier, le quartier a été abso-
cusé est coupable, et la déclaration portant qu'il lument tranquille et la fable des exemplaires de
existe en faveur de l'accusé reconnu coupable des la Marseillaise collés sur les murs et lus à haute
circonstances atténuantes, doivent être rendues à voix au milieu de groupes nombreux d'étudiants
la majorité de plus de vingt voix. Les peines sont est aussi de pure invention.
prononcées conformément aux dispositions du Le même calme a régné pendant tout le cours
Code pénal. de la soirée à Auteuil, à Neuilly et dans le fau-
Les arrêts de la haute cour sont ce qu'on ap- bourg Saint-Antoine.
pelle attributifs de juridiction et ne sont sus- Certes, l'émotion causée par l'événement d'Au-
ceptibles d'aucun recours. teuil a été grande, mais elle ne s'est pas mani-
On voit par ces détails que, malgré l'impatience festée d'une façon inquiétante pour la tranquillité
de l'opinion publique, quelque diligence qui puisse publique.
être fa ite, les délais de distance ne permettront On peut donc espérer qu'il en sera de même
pas l'ouverture de ces graves débats avant quinze aujourd'hui, et que l'attitude de la foule, sympa-
jours au moins. thique à la victime, mais avant tout désireuse de
Aucune haute cour de justice n'a été convoquée voir la justice suivre son libre cours, n'amènera
en France depuis le 13 juin 1849. On se rappelle aucune complication fâcheuse.
qu'elle a siégé à cette date pour juger l'attentat Depuis le moment où il s'est constitué prison-
du 13 mai, et que les débats ont duré trente et un nier, le prince Pierre Bonaparte n'a pas cessé de
jours. Sous Louis-Philippe, c'était la Chambre demander à être jugé par la Cour d'assises, et, de
des pairs qui se constituait en haute cour de jus- son côté, le ministre de la justice a étudié la
tice. question juridique, espérant trouver quelque
Réné DE PONT-JEST. moyen légal de satisfaire à ce désir, ce qui eût
évité la discussion passionnée à laquelle on s'est
livré à ce sujet. Aussi le décret convoquant la
chambre d'accusation de la haute cour n'a-t-il
Ce soir vers cinq heures et demie, alors qu'il été présenté à la signature de l'Empereur qu'à la
revenait des bureaux de la Marseillaise, M. Henri dernière heure, lorsqu'on a reconnu l'impossi-
Rochei'ort a été reconnu par des passants rue bilité d'éluder la loi et qu'on a compris que l'im-
Montmartre, à la hauteur du magasin .de Saint- portant était d'agir sans délai.
Joseph. Des gamins sont montés sur la voiture Le secrétaire de la rédaction,
qu'occupait le député et sont restés là en criant : (Le Figaro.) Alexandre DUVERNOIS.
Vive Rdchefort !
Bientôt s'est formé un rassemblement nom- .1'*
LA JOURNÉE A PARIS
breux derrière la voiture, obligée d'aller au pas à
cause de l'encombrement, et toutes les personnes
qui suivaient se sont mises à chanter, qui la Mar- Après les perquisitions aux domiciles respec-
seillaise, qui le Chant du Départ, si bien que, ces tifs du prince et de M. Ulric de Fon vielle, divers
deux airs étant mêlés, la manifestation a pris la objets ont été remis à deux heures- au greffe cri-
tournure d'un véritable charivari. nMïiel de l'a cou-r. Ces objets figureront dans le
procès comme pièces à conviction.
Le bruit court que c'est entre les mains de
M. Ulric de Fonvielle que se trouvaient la canne à
j
Le bruit a couru hier soir, et plusieurs our- épée, ainsi que le revolver.
Nous apprenons par un témoin oculaire que
nàux ont imprimé que M. Pierre Bonaparte ava.it
été transféré à Mazas, d'après les ordres de M. le M. Victor Noir, très-correctement ganté, n'avait
juge d'instruction. pas quitté ses gants et qu'ils n'étaient pas même
Cette nouvelle est nbsolurrfênt inexacte, d'abord crevés. Que faut-il croire de ce détail? L'instruc-
parce qu'une fois l'instruction du flagrant délit tion nous le dira.
terminée, M. Bernier s'est trouvé dessaisi de l'af- L'autopsie du corps de M. Victor Noir a été faite
le corbillard, fut pris, à ce qu'il nous a semblé, dans la gare. A leur vue, les perturbateurs s'en-
d'une défaillance ou d'une indisposition qui né- fuirent dans toutes les directions, laissant le sol
cessita quelques soins à la suite desquels, cédant jonché de chapeaux et de casquettes.
aux sollicitations de plusieurs de ses amis, il A la hauteur du palais de l'Industrie, la foule,
monta sur la petite plate-forme du corbillard, qui descendait Les Champs-Élysées en proférant
s'assit immédiatement au-dessous de la place oc- des cris séditieux parmi lesquels on distinguait
cupée par la bière, et le cortége reprit sa route les mots : « Allons au Corps législatif! » était de-
dans la direction du cimetière, sans autre inci- venue tellement compacte, qu'un détachement de
dent. cavalerie qui stationnait le long du palais dut se
Sur tout le parcours, une certaine partie de la mettre au mouvement. Il coupa en deux la ma-
foule entonna la Marseillaise et proféra par in- nifestation qui se dispersa dans diverses direc-
stants les cris de : « Vive la République ! » tions.
On remarquait un assez grand nombre de mem- A six heures et demie, une nouvelle bande,
bres d'une société de libres penseurs connue, forte d'environ quinze cents personnes, a par-
croyons-nous, sous le nom de Société des Solidai- couru les boulevards. A la hauteur du théâtre des
res, lesquels étaient reconnaissables aux bouquets Variétés, des sergents de ville ont fait mine de
d'immortelles rouges qu'ils portent d'ordinaire à dissiper cet attroupement. Aussitôt on se jeta sur
la boutonnière dans les cérémonies funèbres. èux : des pierres volèrent de toutes parts et at-
Des discours ont été prononcés, mais l'éloigne- teignirent les agents : deux d'entre eux ont été
ment nous a empêché de les entendre ; celui de très-grièvement blessés de coups de pierres à la
M. Jules Vallès se terminait, nous a-t-on assuré, tête ; un autre a reçu deux coups de stylet, dont
par le cri de « Vive la République ! » l'un au-dessous du mamelon gauche et le second
Tout était fini à quatre heures. au bras droit; un officier de paix a été également
Des escouades de sergents de ville, placées atteint d'un coup de pierre.
sous les ordres de plusieurs officiers de paix, ont Quatre ou cinq arrestations ont pu être opérées
maintenu l'ordre pendant tout le temps qu'a sur ce point. Deux des perturbateurs ont été con-
duré la cérémonie. duits au poste de la rue Drouot par les passants
eux-mêmes.
A sept heures et demie, une centaine de gamins
a fait irruption sur la place de la Bastille, en
A la suite des obsèques dont nous venons de criant: « A bas la rousse ! » et en jetant des pier-
parler, M. Henri Rochefort étant monté en fiacre res aux agents, dont deux ont été atteints.
pour rentrer à Paris, une assez forte colonne Un fait isolé, mais d'une assez grande gravité,
d'hommes en blouse et de jeunes gens a suivi la s'est produit, vers cinq heures, sur le quai de la
voiture et s'est dirigée vers les Champs-Élysées, Tournelle.
en criant : « Vive Rochefort ! Vive la République ! » Un garde de Paris à cheval, revenant d'escorter
et en chantant la Marseillaise. une voiture cellulaire à la prison de Mazas, et
Parvenue vis-à-vis du palais de l'Industrie, et passant sur le quai de la Tournelle, a été tout
cette bande, qui était devenue très-considérable à coup entouré par une vingtaine d'individus qui
et très-tumultueuse, a rencontré une escouade s'écrièrent: « Enlevons le gerde mujrcipal! —
de sergents de ville, ayant à leur tête un commis- Vous allez me laisser passer, n'est-ce pas? » s'é-
saire de police. Ce magistrat a fait les trois som- cria le garde. Mais voyant que ses agresseurs ne
mations, à la suite desquelles l'attroupement s'est voulaient pas se retirer, il mit la bride de son
dispersé. cheval entre ses dents, tira son sabre et mit son
Un peu avant cinq heures, un autre fait de pistolet à la main. Aussitôt, les individus se reti-
même nature s'était produit à la barrière de rèrent et le garde put continuer sa route.
Neuilly. Une autre bande nombreuse, venant (e Vers neuf heures des perturbateurs ont par-
Neuilly, descendait sur Paris en criant : « Vive couru le faubourg Saint-Antoine en vociférant.
la République! » et: « A bas les assassins! » Un Aussitôt plusieurs boutiquiers sont sortis armés
officier de paix s'avança et voulut disperser les de bâtons et ont déclaré qu'ils maintiendraient la
perturbateurs ; alors, quelques individus ramas- tranquillité même par la force ; les individus dont
sèrent des pierres et en lancèrent au fonction- nous venons de parler se sont aussitôt dispersés.
naire et aux sergents de ville qui l'accompa- Ce soir, vers dix heures, quelques attroupements
gnaient. Deux de ces derniers ont été assez gra- se sont formés au carrefour du boulevard Mont-
vement atteints, et l'officier de paix a reçu un martre, qui avait été, on se le rappelle, au mois
coup de canne qui ne l'a blessé que légèrement. de juin dernier, le rendez-vous ordinaire des agi-
Quelques instants plus tard, devant la gare de tateurs. Le personnel de ces rassemblements était
la Porte-Maillot, près de la barrière, cinq ou six toujours le même, composé de jeunes gens, et
cents individus ont fait mine d'attaquer M. Bel- même d'enfants. Mais nous devons dire que cette
langer, commissaire de police, et les agents de la fois les curieux s'abstenaient de se mêler à ces
force publique qu'il dirigeait Voyant l'attitude groupes, et que des passants cherchaient même à
menaçante de la foule, M. Bellanger fit écarter les dissiper assez énergiquement. Ces groupes fai-
les sergents de ville, démasquant ainsi un déta- saient entendre le Chant des Girondins, la Marseil-
chement de gardes de Paris qui se trouvait massé laise, et quelques rares cris de « Vive la Républi-
que » auxquels les petsonnes attablées aux caféS
! les voitures encombrant l'avenue et la rue dii
voisins répondaient par des coups de sifflets. Marché, on prend les chevaux par là bride, tiii
A un moment cependant, comme ces attroupe- organise im va-et-vient, et, finalement, on n'en
ments rendaient fort difficile la circulation! des laisse plus passer pour éviter l'encombrement. r

voitures, une escouade de sergents de ville a dû C'est une mer de têtes, avec ses vagues et son
les dissiper. écume. Les rues avoisinantes sont pleines, bon-
A minuit tout paraissait rentré dans le calme; dées; on n'y jetterait pas une épingle. f
Nous sommes heureux de constater qu'à part Des hommes sont grimpés sur les réverbères;
les scènes partielles que nous avons racontées plus sur les grilles, sur les arbres, sur tout ce qui
haut, la tranquillité publique n'a pas été un in- permet de voir un peu. *
stant sérieusement compromise; C'est un résultat Quelques boutiques de Neuilly sont fermées.
qui est dû aux mesures tout à la fois énergiques Sur l'une d'èlles on lit cette inscription : Fermé
et prudentes prises par l'administration et au bon pour cause de deuil public. ' f.

sens de la population qui, par son attitude, a Mais cette foule si immense n'est pas venue là
déjoué cette fois encore les espérances des factieux. pour pleurer un ami, elle n'est même pas venue
pour rendre hommage à un républicain *
Son allure bruyante, houleuse, dégagée, indique
clairement que ce qu'elle veut, c'est protester,
Les troupes n'ont paru sur la voie publique contre ce qu'elle appelle carrément un assassinat
qu'en très-petit nombre, mais toutes les mesures et surtout voir, — voir quoi?
mais voir.
^elle ne le sait^
àvaient été prises par l'autorité pour assurer, s'il
eût été nécessaire, le maintien de l'ordre. Inutile de nommer, parmi les personnes pré-l
Divers détachements de cavalerie étaient arri- sentes, les notoriétés du journalisme radical et de i
vés à Paris des garnisons voisines de la capitale. la démocratie avancée. Elles y sont toutes, encdin-J.
En outre, deux batteries et demie d'artillerie brant de leur zèle politique la maison mortuaire, !

avaient été expédiéés de Vincennes et avaient été qui cesse dès lors d'appartenir à la famille. )
disposées de la façon suivante: une batterie à la Il y eut un seul moment de silence et de re- :1

«
caserne Napoléon, une batterie à la caserne du cueillement dans le public.
Prince-Eugène et une demi-batterie au Conserva- C'est, au départ du cortège, en tournant la rue
toire des Arts-et-Métiers. Perronnet, lorsque la foule passa devant la mai-
Enfin, un fort détachement de gardes de Paris son de Louis Noir;
à pied et a cheval avait pris position à la mairie A une fenêtre du rez-de-chaussée se tenaient les1
Drouot. (Gazette des Tribunaux.) parentes du défunt, Mme Louis Noir, sa sœur,
Mme Roy, lajeune fiancée, Mlle Alice d'Aubenas,
un ami des plus intimes de Victor, M. Villiers
de l'Isle-Adam, qui, tout en larmes, suppliaient
du geste et demandaient qu'on ne criât pas.
EXTRAIT DU FIGARO.
Là, tous s'inclinaient, levant leurs chapeaux ou
LÀ JOURNÉE DE
leurs casquettes. Quelques cris isolés ce Mort à l'as-
:
MERCREDI
sassin — On le vengerai — Vive Rochefort! »
1

Dès le illati1"1, de tous les points de Paris, des Cris aussitôt étouffés par les protestations des
groupes nombreux se dirigeaient vers Neuilly. voisins.
Les ouvriers de Ménilmontant, du faubourg Trois hommes, au coin de la rue Perronnet et
Saint-Antoine, désertent en quantité les ateliers. de l'avenue, ont crié : « Vive l'Empereur ! » [

A midi, deux cents étudiants quittent la rive Cette exclamation a tellement surpris la foule
gauche en bon ordre et sans cris. qu'elle n'a même pas songé à protester. 1

Sous la pluie battante qui fouettait le visage, Henri COLONNA. J


on voyait des hommes appartenant à toutes les
classes de la société s'avancer en baissant la tête ; i
OBSÈQUES DE VICTOR NOIR
les blouses sont collées aux flancs, les paletots i

sont transpercés ; qu'importe on va toujours.


!

Les postes de l'octroi, à la porte Maillot et à la


barrière du Roule, sont pleins d'escouades de ser-
Quoique plusieurs journaux aient annoncé que
les obsèques de Victor Noir auraient lieu à une
'
gents dt3 Ville. heure et même à midi, et que la pluie n'ait cessé
Il y a aussi des pelotons de gardes de Paris. De de tomber toute la matinée, une foule immense ne
même, la mairie de Neuilly est occupéè militaire- s'est pas moins dirigée, dès dix heures du matin,
ment. vers Neuilly. A midi, la circulation était fort dif- j
Les agents n'ouvrent pas la bouche. Il n'y a. ficile dans toute la partie de Neuilly qui-avoisine
provocation d'aucune part encore. la maison mortuaire.
D'ailleurs, dans tout Neuilly on chercherait eii Comme il n'y avait pas d'agents uniforme
— en
vain un tricorne. Il n'y en a pas un seul de visi- du moins — aucune mesure d'ordre n'était prise,
blë. Cette mesure intelligente, et destinée à cal- et les voitures marchaient à travers la foule d'une
mér les esprits, est généralement bien accueillie. façon tout à fait insolite.
Mais le peuple se met à faire sa police lui-même; Dans toutes les rues de Neuilly d'innombrables
marchands offraient aux passants des petits bou- à leur tour. Mais on leur barre le passage. Tous
quets d'immortelles. Ils ne taxaient pas les ache- trois alors grimpent le long de la grille d'entrée,
teurs : « Ce que vous voudrez, citoyen ! » disaient- comme des singes, pour haranguer la foule. On
ils. Un petit vieux portait sur la poitrine cet écri- les tire par les jambes de l'intérieur, de façon à
teau singulier : Donne qui veut! les empêcher de se faire entendre. Mais M. Flou-
rens ne se tient pas pour battu. Nous le retrouve-
Dans la rue Perronnet, la foule est immense rons tout à l'heure.
serrée, compacte. Il est presque impossible d'y
faire un pas. Les boutiques sont fermées mais il
*
Mais il est plus de deux heures et demie. La
y a beaucoup de monde aux fenêtres. On ne crie foule devient menaçante. Le corbillard, qu'on
pas encore, mais on attend avec une certaine im- voit de la fenêtre, est au bout de la rue, à deux
patience. pas environ et ne peut pas avancer. M. Louis
C'est sur cette rue que se trouve la grille d'en- Noir prend une résolution énergique, il entr'ou-
trée de la maison où demeure le père de Victor vre la grille et passe avec deux amis qui crient
Noir et où le corps a été déposé. de toute leur force :
Entrons dans le petit hôtel de Louis Noir, où se « Place au frère de Victor Noir » !

réunissent la famille et les amis. Il est situé dans Les rangs s'ouvrent, et M. Louis Noir peut aller
une petite avenue. Au fond du jardin, il y a une prendre les chevaux du cobillard par la bride
porte de communication avec la cour de la maison pour les conduire jusque devant la grille.
de la rue Perronnet. e,
Place au mort ! » crie-t-on.
Les parents du malheureux Victor sont en lar- Et la bière est portée sur la funèbre voiture,
mes. A la douleur que leur cause la mort de ce qui se remet en marche.
pauvre garçon se joint une terreur véritable. Quel-
ques-uns des plus turbulents orateurs des réu- Les cordons du char sont tenus par MM. Alexis
nions publiques sont entrés, on ne sait comment, Bouvier, Georges Cavalier, Villiers de lelsle--
dans la maison, et, tandis que la famille désire Adam, Delessart, Ulric de Fonvielle et cent autres
que le corps repose dans le cimetière de Neuilly, personnes. Ces cordons sont fort longs; chacun
ces messieurs prétendent le conduire au Père-La- tend les mains pour les saisir. M. Louis Noir et
chaise, en traversant Paris, avec les cent ou deux M,. Henri Rochefort sont derrière le char. Mais
cent mille hommes qui sont réunis à Neuilly. outre la foule qui suit et qui pousse, il y a la
cc
Le corps de mon frère appartient à la famille, foule qui précède et celle qui débouche des rues
s'écrie M. Louis Noir. Je ne veux pas que l'on tire latérales. M. Rochefort est très-pâle ; à chaque
dessus. Vous ferez après ce que vous voudrez, instant il se plaint. a J'étouffe, dit-il ; je vous en
mais on l'enterrera à Neuilly. » prie, messieurs, laissez-moi respirer! » Sans doute
Les cris redoublent au dehors. On distingue l'émotion le suffoque, car il se plaint, même lors-
Au Père-Lachaise Vive Rochefort
blique ! »
1 !
dans le vacarme ces mots : A Paris ! « A Neuilly !
Vive la Répu-
qu'il y a un grand espace libre autour de lui.
Sur le boulevard de Neuilly, les amis intimes
de Victor Noir sont un instant séparés violem-
M. Gustave Flourens est le plus bruyant des ment du corbillard. Ce mouvemént provient
discoureurs. « Il faut, dit-il, le mener au Père- d'une tentative de M. Flourens, conduisant une
Lachaise, en passant par les Tuileries ! » MM. Ter- bande de vauriens qui veulent faire rebrousser
rail et Boulogne le secondent. Ils veulent même chemin au cortége, et le conduire à Paris. Trois
monter dans la maison pour parler au peuple par fois M. Flourens renouvelle cet essai infructueux.
la fenêtre. Mais on leur barre le passage. A un moment, la foule est si compacte qu'elle
A la demande de M. Louis Noir, c'est M. Ro- court un véritable danger. C'est quand, de l'ave-
chefort qui se met à la fenêtre du premier étage nue du Roule, qui est fort large, le cortège passe
de la rue Perronnet : « Citoyens, dit-il, mon sen- dans l'étroite rue Louis-Philippe. Là M. Roche-
timent est que le crime mérite vengeance. Mais fort tombe littéralement en syncope, et on est
la famille a, ce me semble, des droits sacrés. Au obligé de l'asseoir sur le marchepied de derrière
nom de la démocratie, je vous prie de faire silence du corbillard.
et d'écouter mon ami, le citoyen Delescluze, du On débouche sur l'avenue de la Grande-Armée,
Réveil. » qui est très-large. Mais là encore on trouve une
Delescluze dit qu'il est démocratique de
M. foule immense qui attend. A la hauteur du n° 107,
toujours consulter le peuple avant de prendre M. Rochefort n'y tient plus. Il ferme les yeux et
une décision : « La famille veut que le corps de tombe dans les bras de ses amis, qui l'emportent
Victor Noir repose au cimetière de Neuilly. C'est dans la boutique d'un épicier où on lui fait re-
son droit. Mais nous pouvons faire néanmoins prendre ses sens.
la manifestation que beaucoup d entre nous de- A ce moment, M. Paschal Grousset disait à
mandent. Voulez-vous que nous allions à Paris quelques personnes : « C'est pitoyable, citoyens ! j

ou à Neuilly Parlez. D'ici je vous vois, et je dirai


1 quand on songe que je suis la cause involontaire
à tous le sentiment du plus grand nombre » 1 de la mort du pauvre garçon, et que je suis perdu t.

Le plus grand nombre opte pour Neuilly. Cela dans la foule !»


ne fait pas l'affaire de MM. Flourens, Terrail et
Boulogne. Ils veulent sortir pour parler au peuple Profitant du désordre qu'entraîne l'évanouisse-.
*
ment de M. Rochefort, M. Flourens et ses amis au regret, à demain la vengeance. Mais je n'ai
renouvellent leurs manœuvres. Cette fois, ils peu- pas voulu que le cadavre de mon frère servît de
vent arriver près du char. Ils détellent les che- drapeau!...
vaux et arrachent le timon. Le cocher descend de — Oui! oui! vengeance! » crie-t-on de toutes
son siége pour retrouver les pauvres bêtes qui se parts.
sauvent affolées. M. Ulricde Fonvielle lui succède et raconte suc-
M. Louis Noir est en avant. Quelques amis in- cinctement le drame d'Auteuil.
times l'ont hissé sur leurs épaules. Il voit un in- D'autres orateurs prennent la parole.
dividu monter sur le corbillard et crier : A Pa- On entend successivement MM. Amouroux, lVIa-
ris ! » rotteau et aussi, il me semble, un certain M. Ha-
— Non, dit-il de toutes ses forces. Enterrons-le me], que l'on voit à presque tous les enterrements,
aujourd'hui, nous le vengerons demain » ! venant cueillir sur les tombes ouvertes un peu de
Ceux qui le portent reviennent sur leurs pas. publicité.
A l'approche de M. Louis Noir, l'individu monté La sortie s'opère tumultueuse. On enfonce une
sur le baldaquin du corbillard en descend. La porte qui va du côté du bois. Deux mille hommes
foule se prononce pour le frère du défunt, et le s'en vont par là en chantant la Marseillaise. Mais
char avance, majestueusement, par cela seul qu'il le plus grand nombre prend la rue du Cimetière
est au milieu de l'avenue, et que cent mille per- et l'avenue de la Grande-Armée.
sonnes le poussent. Là, les bandes se forment et se massent. On
On approche du cimetière. Il faut tourner dans chante la Marseillaise, le Chant du départ, le Chœur
l'avenue. Un monsieur armé d'un parapluie monte des Girondins. Un jeune homme a accroché un fou-
sur le siége et guide le char. La rue qui conduit lard rouge à une canne et joue le rôle de tam-
au champ du repos est très-étroite. Il y a vérita- bour-major.
blement danger à y entrer en aussi grand nombre ; Un homme, bien trempé, arrache la canne et
aussi la plus grande partie du cortége reste dans le foulard qu'il jette dans la boue, et donne au
l'avenue. porte-drapeau improvisé une jolie paire de souf-
Cette rue, qui a bien cinq cents mètres de long, flets. Personne ne proteste.
est bordée de murs. Des deux côtés, des specta- Au rond-point de la Porte-Maillot, grande pa-
teurs, serrés les uns contre les autres, sont assis nique. Un jeune homme, grièvement blessé par
sur la crête de ces murs. Ceux du cimetière ne un agent de police, à la barrière, est mourant,
sont pas respectés davantage. Au moment où le — dit-on, — dans la boutique d'un marchand
corps y entre, l'irascible M. Flourens risque en- de tabac. Cela rend la foule circonspecte. On crie
core une tentative. Il monte sur le siége du cor- moins en approchant des fortifications.
billard et ébauche un discours. Mais il est encore Là, un commissaire de police, ceint de son
obligé de descendre. écharpe, crie : « Dispersez-vous! » La vue des
Le cimetière est envahi. On marche sur les gardes de Paris, rangés des deux côtés de l'ave-
tombes. On monte sur les bordures, qu'on brise. nue, et des agents massés derrière les soldats,
Il y a d'affreux drôles qui se mettent à cheval sur inspire aux plus exaltés de salutaires réflexions,
les monuments funèbres élevés. Les assistants et l'on rentre silencieusement dans Paris.
sont indignés. Quelques-uns vont trop loin dans Eugène MORAND.
leur colère. Ils jettent des pierres à ces sacrilèges,
et les pierres vont tomber sur des gens inoffen-
sifs. LE RETOUR
A un endroit où l'allée se rétrécit, la bière est
enlevée du char et portée à bras. Derrière vient Le cortège ne s'étant mis en marche que vers
M. Louis Noir, toujours assis sur les épaules de trois heures, ou arrivait vingt minutes après il'
ses amis. l'avenue de Neuilly.
La bière est descendue dans la fosse. On y jette Là, un grand nombre de personnes, renonçant
de nombreuses couronnes. Toutes les personnes à entrer dans le cimetière, qui est fort petit, com-
qui ont pris place autour y jettent également les mencèrent à descendre vers Paris.
bouquets d'immortelles qu'elles portent à la bou- Le mouvement ne devait cesser que vers six
tonnière. On enlève aussi quelques couronnes heures; on juge par là de la foule immense qui
aux tombes voisines pour les jeter dans cette s'était portée à Neuilly; on l'évalue à deux cent
fosse. mille individus.
C'est M. Flourens qui prend le premier la pa- On rentrait dans Paris par petits groupes iso-
role. Il regrette qu'on ne soit pas allé au Père- lés, et la police ne disait rien encore.
Lachaise, et en rejette la responsabilité sur M. Rochefort qui, on le sait, s'était arrêté dans
M. Louis Noir. une maison de l'avenue, et n'était pas allé jus-
« Vous avez entendu le citoyen Rochefort, vous qu'au cimetière, revint vers quatre heureset quart.
avez entendu le citoyen Delescluze, dit M. Louis Il monta en voiture et entraîna à sa suite des
Noir. C'est d'accord avec eux que j'ai voulu qu'on
portât ici le corps de mon frère. Je n'ai pas con-
senti à prendre sur moi la responsabilité de ce
qui pouvait avoir lieu. Aujourd'hui soyons tout
chevaux..
milliers de gens qui l'entouraient, le pressaient,
les uns montés sur le fiacre, les autres sur les

On traversa sans encombre la porte de l'octroi


et on descendit ainsi jusqu'aux Cnamps-Elysées, Quand on eut bien couru, on s'arrêta, et on
le cortége d'enthousiastes grossissant à chaque se dit qu'après tout il fallait bien rentrer.
pas. Seulement on se décida à rentrer isolément et
Bientôt il encombra tellement la chaussée et non plus en bande. C'était tout ce que voulait
les trottoirs, qu'à la hauteur du Rond-Point l'autorité qui, pendant la chasse rapide qui venait
M. Rochefort est descendu de voiture d'avoir lieu, avait aussitôt pris ses précautions.
Il y avait de la cavalerie à l'esplanade des In- Devant les grilles de gauche et de droite, deux
valides et au palais de l'Industrie. forts pelotons de gardes de Paris faisaient face à
C'est là qu'eut lieu la charge de hussards ra- Courbevoie, et devant la grille du milieu un vé-
contée plus loin. ritable bataillon de sergents de ville divisait la
M. Rochefort dit à ceux qui l'enfouraient : foule, qui revint alors tranquillement jusqu'aux
Champs-Élysées.
a Mes amis, laissez-moi aller à la Chambre; Peu après, l'un des pelotons des gardes fit
après, je reviendrai me faire mitrailler avec volte-face et, appuyé par des agents, maintint la
vous. » circulation aux abords de l'Arc-de-Triomphe.
Je ne sais s'il est revenu, mais alors il n'aura La cavalerie, qui occupait les Champs-Élysées,
trouvé personne pour lui tenir compagnie. assurait le bon ordre en entier.
La colonne, arrêtée dans son élan, se subdivisa HENRI COLONNA.
alors et un tronçon vint jusqu'aux boulevards.
Un peu avant six heures, elle avait réuni près
de deux mille personnes et se trouvait au boule- AU PALAIS BOURBON — LES TROIS SOMMATIONS
vard Montmartre.
Cinquante agents, sortis de la rue Drouot, vin- Depuis avant-hier les rapports de police ne
rent la couper au carrefour Montmartre: laissaient, paraît-il, aucun doute sur les disposi-
Une collision eut lieu dans laquelle trois agents tions des sociétés secrètes. Le mot d'ordre avait été
furent blessés, l'un d'eux très-grièvement d'un donné aux ateliers et dans toutes les réunions pu-
coup de stylet au bras, d'un autre coup sous la bliques, de faire une manifeslation publique à
mamelle gauche et d'un coup de pierre à la nu- Neuilly; on avait agité la question d'enlever le
que. corps et de descendre sur Paris pour soulever le
Dix arrestations ont été faites là, entre autres peuple avec ce cercueil.
celle du chef de la bande qui tenait à la main une Des résolutions énergiques furent prises; dans
sorte de bannière composée d'une pique avec une la soirée de mardi, M. Chevandier de Valdrôme
cravate rouge au bout. alla prendre lui-même le maréchal Canrobert au
Les individus arrêtés étaient armés de poin- Sénat pour arrêter avec L.i les mesures à prendre
çons, de coups de poing et de cannes à épée. de concert avec le ministre de la guerre.
D'ailleurs, à Neuilly, des centaines d'individus L'heure de l'action était venue, l'heure de la pa-
ne dissimulaient pas leurs revolvers. tience était passé.
Nous connaissons même un jeune journaliste
de la Marseillaise qui avait remis à un ami une On va voir dans quel ordre d'idées se trouvaient
lettre destinée à son père, dans le cas où il aurait les chefs du parti de l'ordre.
été tué dans la lutte. Un de nos amis a vu hier matin le maréchal
Au carrefour Montmartre, sur les dix arresta- Canrobert.
tions, deux ont été faites par le public, ce qui « Que comptez vous faire en cas d'émeute, ma-
prouve que si M. Rochefort est disposé à porter sur réchal? lui a-t-il demandé.
la borne son mandat de député, les citoyens de Mo Dieu1 c'est bien simple, je veux aussi

Paris ne sonl pas décidés le moins du monde à mon cadavre, moi; jusque-là je ne bouge pas;
transporter dans la rue leur mandat d'élec- mais aussitôt qu'ils m'auront démoli un homme,
teurs. rrrrran !

A cinq heures et quart environ, les derniers — Comment, rrrrran?


milliers d'individus re-tés au cimetière descendi- — Oui, cela veut dire que je jetterai, s'il le faut,
rent l'avenue, tournant le dos sans s'en douter à quarante mille hommes par terre, et il ne me
la cavalerie de Versailles massée à Courbevoie. faudra que cinq minutes pour calmer Paris.
Sur le côté gauche de la chaussée, une foule — C'est roide!
énorme marchait en rangs serrés en chantant la Sans doute; mais, voyez-vous, il faut cela.

Marseillaise, le Chant du départ, et s'interrom ant Ce que je crains le moins, ce sont des masses
de temps à autre pour crier : « Mort à l'assassin! profondes et compactes. Deux régiments avec
Vive Rochefort » ! leurs chassepots, je n'en demande pas davan-
Il y avait bien là dix mille hommes. Au mo- tage. »
ment où on approchait du poste de l'octroi, une
escouade d'agents en sortit, et ayant l'aissé passer Vers quatre heures et un quart, le ministre de
la tête de la colonne, se jeta au travers des chan- la guerre a traversé la salle des Pas-Perdus, et il
teurs de Marseillaise, qui se débandèrent en un est entré dans le vestibule de la présidence, à
instant et coururent au pas gymnastique en re- gauche.
montant l'avenue. Trois minutes après, un régiment des voltigeurs
de la garde entrait dans la cour sac au dos, au pas Du haut de l'avenue débouchaient cinquante ou
accéleré. Le colonel était à cheval, en tête. On soixante mille hommes, coudes contre coude^
plaça des factionnaires dans le jardin, en védette, l'œil ardent; ces hommes marchaientrésolument,
avec ordre de surveiller la-place et le pont. Au ils hurlaient la Marseillaise.
même instant une escouade de sergents de ville Le sol disparaissait, les côtés de l'avenue étaient
/' sortait au pas gymnastique et s'établissait en tête envahis ; jamais plus formidable armée n'avait
du pont de la Concorde, formant deux groupes descendu en rangs aussi serrés la fashionable
gardés par des éclaireurs. promenade. C'était l'avant-garde du peuple, c'é-
Plusieurs officiers de paix se tenaient auprès de taient les soldats de Rochefort.
la grille. A ce moment, nous fûmes enlevés dans cette
A quatre heures vingt minutes, un fort dé- foule et entraînas avec elle. j
;
tachement de police vient se ranger en bataille le Tout à coup, dans la demi-obscurité du jour
long de la grille qui ferme la façade du Palais- qui déclinait, on aperçut les chevaux, on vit luire
Bourbon. les baïonnettes. ]
Les premiers rangs s'arrêtèrent.... Des cris
En voyant la cour et le jardin de la présidence confus sortirent de ces poitrines, la Marseillaise fut
envahis par les voltigeurs de la garde, tous les remplacée sur toutes les lèvres par des exclama-
promeneurs épars dans la salle des Pas-Perdus tions heurtées.
se portèrent aux croisées: quelques députés ren- « Nous sommes
cernés !
trèrent dans la salle des séances pour faire part — Voilà les assassins !

à leurs collègues de ce qui se passait. — Pillons les boutiques d'armuriers....


Aucune émotion d'ailleurs. — Enlevez-les ! »

Le correspondant du Times prenait des notes, et Cette mêlée dura une minute ou deux, un rou-
envoyait de temps en temps une dépêche au té- lement de tambours vint couper les respirations
légraphe: des dames quittaient précipitamment haletantes.
les tribunes; M. Pinard allait de groupe en groupe CI:
Nous sommes trahis Aux armes ! On va nous
1

à la recherche des nouvelles; M. Merson, de l'U- fusiller! Sauve qui peut! »


nion bretonne, rédigeait sur l'unique table de la Deux ou trois mille personnes se jetèrent dans
salle un article unique sur la Révolution ; M. Estan - les allées. Nous nous trouvions à la hauteur du
celin, les mains dans ses poches, souriant et gouail- Rond-Point. Les petits jardins furent envahis, les
lant, prophétisait l'avenir. plantes foulées aux pieds.
En somme, personne ne croyait au danger, ou Un second roulement suivit de près le premier.
du moins personne ne s'en préoccupait. Alors le désordre fut à son comble, les femmes
Les soldats, l'arme au pied, bivaquaient dans se virent renversées ; deux fiacres, dans l'avenu&
l'avenue qui mène au perron. Les tambours se te- Montaigne, furent brisés; on fuyait dans toutes
naient prêts à battre ; un clairon, debout à trois les directions.
pas du lieutenant-colonel, n'attendait qu'un signal Nous fûmes emportés dans un tourbillon hu-
pour sonner. main d'une impétuosité et d'une force inouïes; en
La situation paraissait grave, elle faillit devenir dix secondes nous nous trouvions avenue Ga-
comique. briel.
Deux divisions en uniforme s'étaient présentées C'est là que le troisième roulement nous sur-
tout à coup en tête du pont de la Concorde. On prit. Nous fîmes halte et nous prêtâmes l'oreille,
refusait de les laisser passer; elles insistèrent, on nous attendant à une décharge générale.
en référa aux officiers de paix, qui entrèrent en Mais, en jetant les yeux autour de nous, nous
conférence. fûmes obligés de reconnaître que tous ces beaux
On devint inquiet. gosiers à Marseillaise avaient à leur disposition des
Tout à coup, l'autorisation fut donnée et l'on jarrets de gazelle.
vit déboucher du côté du pont les deux divisions J'avoue, du reste, que les peaux d'âne mouillées
redoutables. par la pluie produisent le plus lugubre concert
du monde.
Au même instant, par la petite porte grillée du On se sauverait à moins.
quai, on vit sortir un monsieur en bourgeois, à Le secrétaire de la rédaction,
cheval, accompagné d'un officier supérieur et Alexandre DUVERNOIS.
suivi de quatre lanciers, comme escorte.
Il se dirigea d'une allure rapide vers le palais
de l'Industrie.
C'était le ministre de l'intérieur qui, averti du
mouvement des Champs-Elysées, allait prendre LES BRUITS D'HIER
la direction des troupes massées du côté des quais
et de l'avenue d'Antin. Ainsi que nous Pavons dit, le prince Pierre Bo-
Un ministre de l'intérieur à cheval, en bour- naparte avait été conduit lundi soir à la Concier-
geois! Du parlementarisme tout pur. C'est égal, gerie. Il y est resté toute la nuit et une grande
il devait être vexé de n'avoir pas son uniforme I partie de la journée dans un cachot voisin du
Il était temps que le ministre arrivât, cabinet du directeur de la prison. Il ne jouit d'au-
cun privilége et n'a pour se servir aucun domes- Il est vrai que les organes en question ajoutent
tique. Son esprit est calme, mais une nouvelle que Victor Noir était un excellent garçon, doux,
attaque de goutte s'est emparée de lui et le fait conciliant et aimé de tout le monde.
beaucoup souffrir. De sorte qu'un homme peut être à la fois plein
Le prince ne reçoit personne, cependant ce' d'aménité et de douceur, et donner des soufflets
matin, à la pharmacie Mortereux, le docteur Mo- aux personnes chez qui il est envoyé comme té-
rel, son médecin ordinaire — et la seule personne moin.
d'Auteuil qu'il vît fréquemment -a
dit: «Je vais
à la Conciergerie déjeuner avec le prince. »
L'empereur Napoléon XII s'est heureusement
A la Bourse, on a répandu les bruits les plus montré dans tout ceci fort au-dessus Cle's journa-
absurdes. On assurait que l'hôtel du prince Pierre listes qui croient le servir.
avait été saccagé et pillé ; que les habitants avaient Il a évidemment mis une certaine grandeur
été fort maltraités; d'âme dans la façon dont il a rédigé le décret
Que toutes les barrières de Paris étaient gardées qui envoie devant la haute cour l'assassin, son
par des bandes d'individus qui avaient l'intention cousin.
d'empêcher les troupes des forts et casernes de « Vu, dit-il, les rapports qui attribuent au
Paris, de venir occuper militairement la capitale. PRINCE Pierre Bonaparte un homicide commis le
La nouvelle de la mise en accusation de Roche- 10 janvier 1870, sur la personne du SIÉUR Victor
fort a produit une grande émotion. Noir,... »
Quelle délicatesse! Par ce simple rapproche-
Le maréchal Canrobert et M. le Ministre de ment, le souverain semble nous faire cette dé-
l'intérieur ont visité le faubourg Saint-Antoine claration :
dans l'après-midi de mercredi. «
Vous pourriez croire qu'un sieur est très-
M. de Fonvielle, dans le trouble de la terrible inférieur à un prince. Eh bién ! soyez détrompés,
scène qui s'est accomplie hier, avait oublié son nous avons des princes qui, cômme mon cousin,
chapeau chez le prince. sont des bandits de la plus sanguinaire espèce,
Ce ne fut que quand il arriva chez le pharma- et des sieurs qui, comme Victor Noir, sont des
cien qu'il s'aperçut de cet oubli. hommes pleins de. bravoure, d'esprit ert de
Il envoya chez le prince réclamer son chapeau. loyauté. « Prince » dérive du mot latin princeps
Il lui fut répondu par un refus formel: on qui veut dire premier, ce qui n'empêche ^pas
ajouta qu'on le gardait comme pièce de convic- mon cousin Pierre d'être le dernier 'des misé-
tion. rables. »
M. de Fonvielle revint à Paris avec un chapeau Cette pensée pleine de justesse découle évi-
que lui prêta le docteur Samazeuilh. (Le Gaulois.) demment des deux mots juxtaposés -et dont plu-
Georges FROISSARD.
sieurs ont cru devoir se plaindre. Il faudrait
admettre, autrement, que Napoléon III a voulu
faire ressortir d'une façon blessante que le prince
Pierre est de sa famille et que Victor Noir n'en
était pas.
Afin de corroborer les différents décrets qui ne
EXTRAIT DE LA MARSEILLAISE péuvent manquer de suivre celui d'hier matin.
concernant le prince, M. Émile Ollivier a cru
du 12 et 13 janvier 1870 devoir répondre à une interpellation sur ce sujet
par cette phrase :
«
Nous sommes la justice, nous sommes la
Le cadavre de notre pauvre et cher Victor M
modération, mais nous sommes aussi la
Noir n'est pas encore dans sa bière, et déjà les ex
force. »
infamies commencent. Cet aveu rentre absolument dans la théorie
Les journaux du gouvernement ont trouvé le du prince Pierre Bonaparte. Lui aussi est la force.
temps, entre le crime et l'arrestation, de deman- 11 a chez lui des fusils, des revolvers, des pisto-
der à l'accusé une relation de son exploit. lets de tir et d'arçon. Un monsieur vient le voir
Le meurtrier a naturellement raconté à ses dont la ligure lui déplaît : il le tue. Il est la
amis qu'il était tranquillement assis chez lui force.
HENRI ROCHEFORT.
avec un revolver dans sa poche comme un bon
bourgeois qui n'a pas tué dans sa vie plus d'une
dizaine de personnes et qui n'a guère été con-
damné à mort qu'une fois ou deux fois pour
assassinat, et que Victor Noir est entré et sans toutes les insinuations perfides, les versions
A
motif aucun lui a donné un sou'flet. infâmes répandues à profusion afin d'atténuer
Effrayé, ce brave bourgeois a tiré trois coups l'épouvantable forfait du Bonaparte, nous de....
de revolver, un sur Victor Noir et deux autres vrions n'opposer que le plus profond mépris.
sur U1ric de Fonvielle qui n'avait pas donné de Cependant, nous ne pouvons maîtriser notre
soufflet. indignation en voyant la mémoire de notre mal-
heureux frère, lâchement assassiné, souillée par ouragan. Quand elle a cessé, vers une heure,
la bave impure du servilisme. quelques personnes arrivent et se placent sur les
Aussi, je le déclare sur mon honneur, — mon trottoirs de la rue des Graviers. A ce moment,
honneur dont personne n'a jamais douté : les portes du cimetière se ferment.
Il est faux que Victor Noir ou moi nous ayons
insulté, menacé ou frappé Pierre Bonaparte. Une heure et demie. — On évalue i1 plus de cent
Il est faux que j'aie menacé le meurtrier de mille personnes la foule qui se presse dans les
mon pistolet, car je portais alors cette arme en- environs de la maison mortuaire ; de longues files
fermée dans son étui dans la poche de mon pale- de voitures stationnent dans les grandes voies
tot : ce n'est que lorsque ce sauvage se fut rué qui conduisent à la barrière de Neuilly. On n'a-
sur moi et m'eut tiré à bout portant un coup de perçoit ni agents de police, ni soldats; seul, un
feu que je pus saisir mon arme. N'est-il pas évi- groupe d'agents se tient à l'entrée de la gare du
dent que si j'eusse eu mon revolver à l'instant chemin de fer de l'Ouest, station de la Porte-Mail-
où l'assassin tiraitsurNoir,jen'auraispeut-êtrepas lot. On remarque un très-grand nombre de fem-
pu sauver mon ami tant l'agression fut prompte et mes.
imprévue, mais je l'aurais vengé sur-le-champ? On nous rapporte que quatre à dnq mille ou-
N'est-il pas indiscutable aussi que si j'avais tenu vriers viennent de traverser la place Berthier, —
Pierre Bonaparte sous mon revolver il se serait située sur la ligne des nouveaux boulevards ex-
défendu contre moi tout d'abord et n'aurait pas térieurs, au delà des Batignolles-Monceaux — en
songé à tirer sur Victor Noir qui était sans ar- chantant la Marseillaise.
mes?
Il est faux que mon doigt fut pris dans la gâ- Deux heures cinquante minutes. — A la grande
chette de mon pistolet. Si je n'ai pas tiré sur ce- avenue de Neuilly, des milliers de voix crient : «A 1

lui qui venait de nous attaquer, mon malheu- Paris à Paris. » Au moment où nous y rentrons,
!

reux ami et moi, avec une incroyable férocité, nous ne savons encore si le funèbre convoi va
c'est que, ne pouvant sortir par la porte par la- en prendre le chemin. Une nombreuse escouade
quelle nous étions entrés, puisque l'assassin la de sergents de ville se tient en dehors de la bar-
gardait, je n'avais que deux objectifs : 1° ménager rière de Neuilly.
mes coups pour lutter à outrance dans le cas où
je ne trouverais pas d'issue ; 2° ne tirer qu'à la Trois heures. — Dès midi, une foule immense
dernière extrémité, afin que l'on ne puisse m'ac- stationne déjà dans la rue du Marché et toutes
cuser d'avoir attaqué le premier notre agres- les avenues avoisinantes. Malgré la pluie battante,
seur. survenue vers midi et demi, l'affluence ne cesse
Si je me suis abrité derrière un fauteuil, c'est de s'accroître. M. Rochefort arrive peu après,
qu'il me fallait tirer mon revolver de son étui et bien qu'une feuille manuscrite, collée sur le mur
l'armer. de la maison mortuaire, indique que le convoi
Il est faux que j'aie été mis un seul moment en n'aura lieu qu'à deux heures. Des cris de « Vive
état d'arrestation. Rochefort! » sont proférés. Le député de la pre-
Il est faux que la canne à poignard fût dans les mière circonscription fait signe du balcon de l'ap-
mains de Victor Noir, elle m'appartenait et je la partement de Victor Noir qu'on ne se livre à
tenais de la main gauche avec mon chapeau, aucune manifestation. Le calme se rétablit à l'in-
tandis que de la main droite je remettais la lettre stant.
de Paschal Grousset à Pierre Bonaparte. On n'aperçoit pas un sergent de ville. Le cor-
Il est faux que Victor Noir fût armé : le pau- billard met une grande demi-heure à se frayer
vre garçon tenait simplement, ainsi que moi, son un passage à travers la foule, pour gagner le
chapeau à la main, ce qui démontre d'une façon n° 42. Une grande incertitude règne sur la mar-
absolue que nous ne pouvions avoir nos mains che que va suivre le convoi. Enfin, il semble se
dans les poches. diriger vers le cimetière de Neuilly.
Tous ceux qui ont présenté une version con- M. Rochefort marche en tête.
traire à ces déclarations ont menti. (La Marseillaise.) ;
ULRIC DE FONVIELLE.

DERNIERS RENSEIGNEMENTS
LES OBSÈQUES DE VICTOR NOIR t

A midi 30, la foule est immense, les abords du >


Midi et demi.
— La rue des Graviers, sur la- marché sont interceptés : — beaucoup de fem- i!l

quelle s'ouvre la porte du cimetière, est complé- mes. j!


tement déserte : pas un sergent de ville. Le ci- Devant la maison, on commence à chanter la ^
metière, dont la porte est ouverte, est vide. Il Marseillaise, les chants sont suivis de cris : ^
est bien tenu, coupé d'allées bien alignées, et « A Paris ! à Paris Au Père-Lachaîse ! »
1
!<

rempli de tombes très-élégantes. M. Rochefort vient par deux fois rappeler la


La pluie commence à tomber, c'est bientôt un foule au calme. (Applaudissements.)
La foule persiste à crier : Le citoyen Raspail a été assez sérieusement
«-Au Père-Lachaise ! indisposé dans la journée d'hier pour ne pas pou-
Soyez calmes, citoyens, s'écrie le frère de la voir assister aux obsèques de notre ami Victor

victime; respectez le cadavre de mon pauvre Noir.
frère. Je vous en conjure en son nom, évitez de
nouveaux malheurs, ne donnez pas à la force le Nous remercions les républicains d'Alby qui,
prétexte de sévir. » par l'entremise du citoyen Albert Azam, ont fait
Les cris de la foule redoublent avec plus d'é- remettre une couronne sur la tombe de Victor
nergie. A une heure trente, nouvelle allocution de Noir.
M. Louis Noir, accueillie avec recueillement et
sympathie; mais manifestation de plus en plus Inutile de démentir tous les bruits qui ont
persistante de la part de la foule. couru de l'arrestation d'Henri Roèhefort.
«
Le cadavre est à nous, s'écrie-t-on, nous le CHARLES HABENECK.
voulons, il nous appartient, c'est un enfant du
peuple, nous l'emmènerons au Père-Lachaise ! »
A une heure quarante-cinq, on apporte une
couronne d'immortelles autour de laquelle sont
écrits les mots : Victor Noir était depuis quinze jours à peine
«
A Victor Noir, la démocratie toulousaine ! JI reçu membre de la Société des Gens de Lettres.
A deux heures, et au moment où l'on va enle- Il tenait beaucoup à ce titre, et disait (je l'en-
ver le corbillard, le bruit persiste que la foule tends encore) :
veut aller au Père-Lachaise ; c'est alors que M. Ro- — Je serai bien heureux de le mettre dans la
chefort paraît à une croisée, demande le silence, corbeille de mariage » !

et s'écrie que M. Delescluze va soumettre au peu- La Société des gens de lettres était représentée
ple la décision définitive qui vient d'être prise par aux funérailles de Victor Noir per M. Frédéric
les amis et la famille de Victor Noir. Thomas, son président, par M. Ernest Hamel,
M. Delescluze ditqu'ily a un guet-apens dressé, son vice-président, et par Jules Claretie, Tony
que l'ennemi veille aux grilles: il ne faut pas lui Révillon et Robert Hait, membres de son comité.
donner prise; il faut ajourner la vengeance, et ne S. DEREURE.
pas compromettre par une échauffourée la cause
de tous les peuples et de la justice. On voulait
aller au Père-Lachaise, mais on le peut pas. Il faut
se conformer à la force des choses et aux vœux de
la famille de Victor Noir. On vient d'amener aux bureaux de la Marseil-
Il faut-laisser le convoi se diriger au cimetière laise le citoyen Alphonse Morin, domicilié, 100,
deNeuilly. «Non! non! crie la foule.—Vous vou- quai de Jemmapes.
lez donc compromettre notre cause ? — Non non ! !
Ce citoyen a la partie supérieure du crâne fen-
Rendez donc le plus grand service à la démo- due d'un coup de casse-tête.
— Ses vêtements, nous les avons vus, sont cou-
cratie. — Oui ! oui ! à Neuilly alors, à Neuilly » !

Discours de Rochefort corroborant les paroles verts de sang.


de M. Delescluze. C'est là,un des nombreux exploits de la cohorte
On descend le cercueil; toute la foule se préci- Piétri.
pite, elle se découvre, au défilé, devant la fiancée Le citoyen Morin pouvait à peine respirer.
de Victor Noir; — plus loin nous sommes envahis, Il a été amené chez nous par les citoyens : De-
séparés. nis Trappet, ornemaniste, rue du Poteau, 8;
Une fraction énorme se sépare du convoi pour Velter, rue de la Pompe, 131; Akermann, rue des *
le reprendi e dans l'avenue de Neuilly,, aux chants Carrières, 10, à Suresnes.
de la Marseillaise ! de vive la République ! à bas les Les citoyens dont les noms suivent attestent les
Bonaparte! à mort l'assassin? blessures portées au citoyen Morin.
Au moment où le convoi débouche de la rue Boutigny, chapelier, 64, avenue de Saint-Ouen.
Louis-Philippe dans l'avenue de Neuilly, les cris : Patou, rue du Chemin de fer, 15, à Vaugirard.
Lesseline, dessinateur, rueRadziwil, 17.
« A Paris! » redoublent. M. L. Noir, soulevé par
la foule, est un instant porté à bras; il rappelle le Coste, id., même domicile.
peuple au calme et au recueillement, et le convoi Barrière, rue de Grenelle-Saint-Germain, 57.
tourne lentement vers le cimetière de Neuilly. Marié, menuisier, rue de la Goutte-d'Or, 53.
Presque aussitôt, on annonce que M. Rochefort, Morin a reçu les premiers soins que comportait
pressé par la foule, vient de se trouver mal et a son état chez le citoyen Fontelaye, avenue de la
été transporté chez un épicier. Grande-Armée, 79.
Un de ses amis harangue la foule, l'invite à dé- Nous avons là des témoins, des témoins qui ont
gager les abords de la maison et à continuer de vu frapper le malheureux. Les récuserez-vous ?
suivre le convoi. Cris de: «Vive la République! » Poursuivrez-vous le citoyen assommé?
(Temps.) Vos tribunaux le condamneront-ils?
RAOUL RIGAULT.
(Marseillaise, 14 janvier.)
credi, nous avons omis de rapporter que M. le
Ministre de l'intérieur, veillant lui-même à l'exé-
EXTRAIT DE LA GAZETTE OES TRIBUNAUX
cution des mesures d'ordre, était présent; à che-
président de la Chambre des mises en val, dans les Champs-Elysées, au moment où la
M. le
bande tumultueuse qui suivait M. Rochefort est
accusation de la Haute Cour de justice a com-
arrivée à la hauteur du palais de l'Industrie.
mencé ce matin, à onze heures, l'audition des té- M. le Ministre s'est fait reconnaître du com-
moins appelés à déposer dans l'affaire du prince missaire de police de service sur ce point, et l'a
Pierre-Napoléon Bonaparte. Les noms de la plu- invité à adresser aux perturbateurs les somma-
part de ces témoins sont connus; ce sont ceux des tions légales et à les faire disperser.
personnes qui, par leurs actes, leurs fonctions ou
leur présence s-ur les lieux, ont été principale- Aujourd'hui, dans la matinée, l'Empereur a été
ment mêlées à l'affaire et déjà désignées dans les visiter sans escorte la caserne de l'École-Militaire
récits des journaux. On a vu notamment se diri-
de cassation, la galerie Mer- et la caserne Napoléon.
ger vers la Cour par Il y a été accueilli par les démonstrations les
cière: M. Ulric de Fonvielle, M. Paschal Grousset plus sympathiques et de chaleureuses acclama-
(portant à la boutonnière un bouquet d 'immor- tiohs.
telles rouges), M. Sauton, M. Martreux, pharma-
cien à Auteuil, chez qui M. Victor Noir a été trans-
porté mourant; le commissaire de police d'Auteuil, Pendant la journée d'aujourd'hui, une as'sez vive
M. Roidot, et ses secrétaires, etc.
agitation s'estmanifestée dans lès faubourgs et dans
L'audition des témoins sera continuée demain, unè ou deux des communes annexées. Des grou-
à onze heures. pes se dirigeaient vers le Corps législatif et stà-
tionnaient aux alentours du Palais-Bourbon.
La Chambre d'accusation de la Haute Cour Cependant nous n'avons pas appris que l'ordre
s'occupera de l'affaire du prince Murat qu'après ait été troublé sur ce point ni sur aucun autre.
ne
avoir statué sur celle dont l'instruction se pour-
suit actuellement. Il paraîtrait que l'arrivée dë M. Ledru-ftoiïin,
qui, dit-on, doit être à Paris demain dans la ma-
Le prince Pierre Bonaparte est toujours à la tinée, serait pour les perturbateurs un prétexte
Conciergerie, où sa présence aide à l'accélération à de nouvelles manifestations
de son affaire.

Voici quelques détails rétrospectifs sur di-


de désordre qui sont produites M. d'Oms, président de la Chambre d'accusa-
verses scènes se
plusieurs points de la capitale, dans la soirée tion de la Haute-Cour de justice, chargé de l'ins-
sur truction de l'affaire du prince Pierre Bonaparte,
d'hier.
Nous avons dit que plusieurs officiers de paix est allé aujourd'hui visiter l'hôtel du prince à

et sergents de ville avaient été frappés et blessés Auteuil. Après avoir consacré à cette descente
les perturbateurs. En effet, l'officier de paix sur les lieux la plus grande partie dé la journée,
par M. d'Oms est venu reprendre au Palais, vers
Dubois, attaché au neuvième arrondissement, qui,
à six heures et demie, se trouvait sur le boulevard quatre heures, l'audition des témoins..
Montmartre et qui est parvenu, à la tête de cin- L'audition des témoins de l'affaire du prince
quante hommes seulement, à dissiper une bande Pierre Bonaparte, a continué samedi devant le
Insb'Ùctëui-.
de quinze cents à deux mille individus, a reçu un magistrat
violent coup de pierre à l'omoplate gauche.
M. Galtier, officier de paix de service à la porte
Neuilly, a reçu un coup de canne à l'épaule On lit dans la Patrie :
gauche. «
beaucoup de curieux aux abords de la Cham-
Également à la porte de Neuilly, le sous-briga- bre. Dans la salle des Pas-Perdus, on échange des
dier de sergents de ville Daulumier a reçu un coup nouvelles et des impressions relatives à la mani-
de pierre à l'index de la main gauche ; le sergent festation d'hier. Dans plusieurs groupes, on s'en-
de ville Chevalier, un coup de pierre à l'avant-bras tretient du projet qu'aurait M. Rochefort de don-
droit; le sergent de ville Becker, un coup au poi- ner sa démission de député, ,si la Chambre
gnet droit, qui est fortement luxé. autorise les poursuites contre lui. Cet on-dit
Crouzet, sergent de ville, de service
t
à la porte trouve généralement peu de créance.
Neuilly, a reçu à la tête un coup de pierre qui lui « A deux heures et demie, la séance est ouverte.
a fendu le sourcil gauche. « La parole est donnée à M. Nogent Saint-
Celui des agents de l'autorité blessés dont l'état Làurens pour la lecture du rapport relatif à la
est le plus grave est le sergent de ville Juif, frappé demande de poursuites contre M. Rochefort.
de deux coups de stylet, sur le boulevard Mont- cr;
La commission a d'abord apprécié l'article
martre. au point de vue de savoir s'il présentait un motif
suffisant pour provoquer les poursuites ; ensuite
Dans la rapidité du compte rendu que nous sur la question de savoir si, dans le cas d'affir- -

avons publié des événements de la soirée de mer- mative, il y avait lieu d'autoriser la poursuite.
ccIci, M. Nogent Saint-Laurens donne lecture et délits commis par des membres de la famille
de l'article incriminé. impériale, par des membres de la famille de l'Em-
« La Chambre appréciera, dit-il. pereur, par des ministres, par de grands-officiers
«
Quant à la commission, ajoute - t
- elle n'a
il, de la couronne, par des grands-croix de la Légion
0: pas cru qu'elle devait s'opposer à ce que, la jus- d'honneur, par des ambassadeurs, par de,& séna-
(c
tice eût son cours. » teurs, par des conseillers d'État.
« En ce qui touche l'immunité qui couvre le Cette seconde compétence lui a été défére.epar
député, la commission a pensé que, dans le cas le sénatus-consulte du 4 juin 1858.
présent, cette immunité ne pouvait être invoquée Or, il ne faut pas confondre les membres de la
en faveur de M. Rochefort. famille impériale avec les membres de la famille
« A
l'unanimité, donc, la commission est d'avis de l'Empereur.
qu'il y a lieu d'autoriser les poursuites.
« Le rapport sera imprimé et distribué, la
dis- La famille- impériale est limitativement com-
cussion aura lieu demain. posée des parents éventuellement appelés à l'hé-
M. Rochefort est arrivé au moment où l'on
(c
rédité et de leur descendance des deux sexes.
achevait la lecture du rapport qui le concerne. Ils jouissent de certains droits, préséances et
«
Après quelques mots échangés avec MM. Or- prérogatives.
dinaire et Glais-Bizoin, M. Rochefort a pris Toutes les autres personnes, que les liens du
séance, et la lecture s'est terminée sans qu'il ait sang rattachent au souverain, sont purement et
demandé la parole. — E. BOUCHERY. » simplement parents de l'Empereur.
Ce soir l'état de Paris est fort tranquille. C'est à cette catégorie qu'appartient M. le
Les boulevards ont leur aspect accoutumé. Il prince Pierre Bonaparte. Et c'est à ce titre qu'il
est minuit, et nous n'apprenons pas que l'ordre- est justiciable, pour se§ $0tes çrimjnelst de la
ait été troublé sur aucun point de la capitale. Haute Cour.

La Haute Cour se divise en deux chambres,


toutes deux entièrement recrutées de magistrats
appartenant à la Cour de cassation,
LE PALAIS — LA HAUTE COUR L'une de ces chàmbres est dite des mises en ac-
cusation, l'autre, de jugement.
Un événement désastreux; en lui-même et par Auprès d'elles sont délégués deqx membres du
les conséquences qu'il peut entraîner, a néces- parquet pour exercer les fonctions de ministère
sité hier la convocation immédiate de la Haute public.
Cour de justice. Les magistrats composant l'une et l'autre
Sur l'heure, M. le garde des sceaux, Émile de ces chambres ne sont nommés que pour un
Ollivier a proposé d'urgence à l'approbation de an seulement; et chaque année, un décret les dé-
'Empereur un décret en ce sens. signe pour le cas échéant de convocation.
La juridiction, dite Haute Cour, est saisie par La chambre des mises en accusation compte
le gouvernement des faits constituant, une pré- cinq juges, dont un faisant fonctions de prési-
vention d'homicide contre M. le prince Pierre dent, et deux juges suppléants ; tous sept conseil-
Bonaparte. lers à la cour suprême.
C'est la première fois depuis qu'élle a été insti- C'est cette chambre que le décret, paru au
tuée par le sénatus-consulte du 10 juillet 1852, Journal Officiel de ce matin, vient de saisir de l'at-
que la Haute Cour se trouve réunie. tentat d'Auteuil.
On ignore généralement en quoi et comment M. d'Oms, comme président, MM. Lascoux,
fonctionne ce tribunal exceptionnel, destiné à Mercier, Voirhaye, Rieff, comme juges, MM. Guil-
juger les crimes et délits commis par certains lemard et Moignon, comme juges suppléants en
personnages élevés de l'État. font partie.
Il est indispensable dans les circonstances M. Grandperret, procureur général à la cour
?
graves que nous traversons, de donner, à cet impériale, et M. Bergogné, son substitut, sont
égard, des explications exactes et précises. indiqués comme membres du ministère public..
Aussitôt le décret de convocation la chambre
L'article 54 de la Constitution cré, en; principe, d'accusation entre en fonctions. C'est elle qui dir
une Haute-Cour de justice. rige l'instruction des faits qui lui sont déférés.
Le sénatus-consulte du 10 juillet 1852 en règle Pour cela, sa juridiction s'étend sur toute
la composition, l'instruction, la compétence; il en l'étendue de l'empire.
détermine, en un mot, l'organisation et les attri- Lorsque l'instruction est terminée, elle statue
butions. sur le sort ultérieur de l'affaire.
La Haute Cour juge d'abord toutes les person- Si les faits lui paraissent constituer un crime,
nes qui auront été renvoyées devant elle comme elle renvoie l'accusé devant la chambre de juge-
prévenues de crimes, attentats ou complots contre ment statuant au criminel, ou devant cette même
l'Empereur et contre la sûreté intérieure ou exté- chambre statuant au correctionnel, si le fait n'est
rieure de l'État. qualifié que simple délit.
Elle connaît, en seconq lieu, de tous les crimes Une importante différence existe en effet, sui-
de la Haute Et nous voudrions qu'il fût possible que 1 ho-

vant ces deux cas, dans la composition


micide reproché au prince Pierre Bonaparte pûl
Cour de jugement. il l'aurait désiré lui-même, dèier('
Statuant au criminel, elle est augmentée d un être, comme
à l'appréciation du jury de droit commun.
haut jury. Rien ne vaut la justice du pays par le pays.
Statuant au correctionnel, elle voit seulement (Le Gaulois.) Louis ARNOLD.
s'adjoindre ses à membres le premier président
et les trois présidents de la chambre de la Cour
de cassation.
l'espèce qui occupe, 1 instruction
Dans nous
n'étant pas encore achevée, et dès lors nul ne LE PRINCE PIERRE BONAPARTE
pouvant savoir si la blessure ayant entraîné la
qualifiée crime délit,
mort delà victime, sera ou Voici un premier fait qui est en ce moment, à

il est impossible de prévoir devant laquelle de Marseille, le sujet de toutes les conversations.
juridictions l'accusé pourra être ultérieure- En 1840, Pierre Bonaparte, se rendant a Paris,
ces
ment renvoyé. occupait seul, en gare de Marseille, le compara
Mais supposons que 1 homicide soit quaiine ment d'un wagon non muni de la pancarte réser-
procédé de la manière sui-
crime, alors il sera vé. Un honorable négociant, mort depuis, M. Au-
vante. zilly, se présente à la portière de ce compartiment,
La chambre de jugement , composée de et se dispose à s'asseoir à côté de Bonapar-
président, Zanglacomi, Clandoz,
MM. Quesnault, te. Celui-ci lui ordonne d'aller se placer plus
Poulleaude de Carnières et Boucly, juges, Gas- loin. Refus poli, mais ferme, de M. Auzilly de
tambide et Savary, juges suppléants, formera renoncer au droit de choisir le wagon qui lui
ce qù'aux assises on appelle la cour. plaît.
A côté d'elle un Haut Jury sera constitué, Bonaparte se jette immédiatement sur lui, le
ayant les mêmes attributions que le jury ordi-
saisit au collet, et le repousse, en appuyant sur sa
naire, mais formé différemment. poitrine un pistolet armé, il s'écrie :
C'est, en effet, au sein des conseils généraux «
Arrière, ou je vous tue! -
crue sont pris les hauts jurés. M. Auzilly protesta hautement auprès des em-
Dans chaque département, le premier pres!- ployés de l'administration et de ses compagnons
dent de la Cour impériale ou le président du de voyage contre ce procédé sauvage.
tribunal tire au sort, en audience publique, un Il voulut même pousser plus loin cette affaire,
conseiller général. qui fut définitivement arrangée par M. Barthelé-
Puis au jour de l'audience, parmi ces quatre- my, alors maire de Marseille et député à la Con-
vingt-neuf "noms, est formée, toujours par la stituante.
voie du sort, la liste définitive des trente-six ,

hauts-jurés titulaires et des quatre suppléants


qui sont appelés à siéger.
Je n'ai pas besoin de dire que les fonctions de Le Daily-News du 13 janvier, publie, de son
hauts-jurés sont incompatibles avec celles de côté, la lettre suivante : .- --

ministres, sénateurs, députés, membres du con-


seil d'État. «
Monsieur l'Editeur,
Il va également de soi que le ministère public Corfou, employé responsable du gou-
la défense ont, suivant l'usage, un droit de « J'étais à
et vernement anglais, et je puis garantir l'authen-
récusation.
Le haut juré absent, sans justifier d excuse cité des faits suivants :
Le prince Pierre Bonaparte loua un bateau
légitime, peut être condamné à une amende
à Corfou, pour le conduiresur la côte d'Albanie,
«
de 1000 à 10 000 fr. et à la privation de ses droits
civiques pendant cinq années. dans le but d'y faire une partie de chasse.
Le bateau était manœuvré par deux marins
Enfin la Haute Cour et le Haut Jury ainsi con- «
stitués, l'accusation est soutenue par le fonction- natifs de l'île, dont j'ai eu moi-même l'honneur
recevoir et d'écrire les dépositions après le
naire délégué du ministère public et la défense de
conflit les Palikares. Voici la
présentée par un avocat. malheureux avec
La décision de culpabilité et l'admission de cir- vérité établie par ces dépositions.Lorsque la bar-
arriva à Sajades, sur les côtes d'Albanie, un
constances atténuantes doivent être prononcées que
à la majorité de vingt voix. officier de douane essaye d 'accoster, pour consta-
qu'une obser- ter l'origine et l'endroit d'où venait le bateau;
A. ces détails nous n'ajouterons
alors, sans aucune espèce de provocation, le prince
tion. mort! Palikare, officier de doua-
Sans méconnattre les considérations politiques, l'étendit roide Ce
assurément très-puissantes, qui justifient l'attri- ne, était unvieillard, père d'une nombreuse fa-
bution à une juridiction spéciale des méfaits com- mille
Immédiatement la barque reprit le chemin
mis par les parents du souverain et les grands «

personnages de l'État, il nous semble qu'il est de Corfou. Le prince fut chassé de l'île. Le gou-
vernement ionien, dans la de sir Howard
des circonstances particulières où la justice ordi- personne
Douglas, alors lord Hiqh-Cornrnissionner. eut la
naire serait infiniment préférable.
triste satisfaction de payer une généreuse indem-
nité à la famille de l'officier assassiné.
«
Coroyra-Villa, Holloway. LA PRISON
« 12 janvier 1830.
DU PRINCE PIERRE BONAPARTE
« Joseph CARTWRIGAT.
»
Le bâtiment dans lequel se trouve la pièce
qui sert aujourd'hui de prison au prince Pierre
Bonaparte était connu autrefoïs, lors de la con-
Nous attendons de Bastia tout un dossier rela- struction de la demeure de saint Louis, sous la
tif aux antécédents de Pierre Bonaparte. dénomination de Tour de César. Il n'avdit alors

aucune ouverture sur les quais, et ses murs froids piter en place de Grève pour avoir porté les ar-
et nus, baignés à leur base par le courant du mes contre son pays.
fleuve, projetaient dans l'espace leur silhouette Pendant des siècles, la tour de Montgomery
sombre dans le silence morne d'une tête sans conserva cet aspect redoutable que lui donnait
regard. cette absence d'ouverture. Elle apparaissait aux
Plus tard, vers l'année 1574, la tour de César Parisiens effrayés comme un amas de pierres
prit la dénomination de Tour de Montgomery, en menaçant, cachant ses prisonniers à tous les re-
souvenir de la captivité du protestant célèbre, gards, étouffant leurs protestations et leurs lar-
de celui qui tua, le 30 juin 1559, Henri II dans mes et gardant pour elle seule les derniers adieux
un tournoi, et que Catherine de Médicis!fit déca- que ses victimes expirantes laissaient tomber
de leurs lèvres, à l'heure du supplice. Car c'est murs ne sont capitonnés, ni de bleu ni de rose ;
sous la porte même de l'entrée formée par la il n'y existe de tapisserie d'aucune sorte, c'est
Tour de l'Horloge et la Tour de César qu'avaient à peine si la nudité de la pièce est etl'acée par
été pratiquées, plus bas peut-être que le ni- une couche de peinture à la chaux.
veau de la Seine, les terribles oubliettes, œuvre Deux étroites fenêtres, zigzaguées d'un treil-
cruelle du moyen âge, où l'on ensevelissait vi- lage de fer, y laissent tant bien que mal pénétrer
vantes les victimes de l'intrigue et de la dé- la lumière, mais soit par l'élévation de ces fenê-
bauche. tres, soit par la distance qui les sépare du quai,
Ce n'est que depuis qu'elle a été destinée aux du dedans il est impossible de voir ce qui se
appartements du directeur de la Conciergerie, passe au dehors.
que la Tour de Montgomery a vu ses épaisses mu- Habituellement, nous l'avons dit, cette pièce
railles percées à jour. Le rez-de-chaussée se sert de salon au directeur de la prison ; malgré
compose de deux petites pièces et d'un salon. cela elle est meublée avec une grande simpli-
C'est là, dans cette dernière pièce, que fut logé cité, et quelle que soit la position sociale du pri-
Ouvrard, par faveur, pendant le temps d'empri- sonnier qui l'occupe pour le moment, aucun
sonnement que lui fit subir son créancier Seguin. changement n'a été fait dans le but de lui adou-
C'est là qu'aujourd'hui Pierre Bonaparte est em- cir sa captivité par un confortable quelconque.
<
prisonné en attendant la décision de la justice. Au milieu se trouve la petite table sur laquelle
Hier, dimanche, il a paru dan's le journal la le prisonnier prend ses repas; quelques chaises
Marseillaise un article de M. Henri Rochefort sont autour, et contre le mur de gauche un lit de
« ancienne manière » à propos
de cette prison et sangle, et voilà tout, quant 4 l'ameublement.
de ce prisonnier. Quant au service, il est fait par les gens de la
Dans cet article, cet ancien vaudevilliste a re- prison, et c'est pure fantaisie que de croire que
trouvé ce même esprit qui lui a valu d'incontes- le prisonnier a près de lui des domestiques à
bles succès sur nos scènes comiques, notamment livrée ou autres.
aux Variétés, où le souvenir impérissable de la En somme, à part la faveur qui lui est faite
Vieillesse de Brididi est resté comme une date. d'occuper la pièce que l'on connaît, il suit le ré-
On y retrouve naturellement le tact qu'on lui gime de la maison, et comme tous les autres
connaît, car les effets de son exagération y prévenus, il est soumis au règlement établi par
sont habilement calculés de manière à forcer au
rire.
les dispositions de la loi.
THÉODORE DE GRAVE.
|
*
Et maintenant, cette part faite à la juste admi-
ration que nous arrache cette.... gracieuse comé-
die, passons du rêve éclos de l'imagination de
de l'auteur aimé du public des Variétés à la froide
réalité de notre description.
En entrant dans la cour de la prison, par le LES PRISONS DE PIERRE
BONAPARTE l,t ]

quai, on tourne à droite ; après avoir parcouru


dix mètres au plus, on est au pied d'un petit É
POUR FAIRE SUITE A CELLES
escalier, on monte sept à huit marches et l'on M
1

arrive à la porte donnant accès sur la pièce qui


sert de prison au prince Pierre. PE S YL VIO PBLJJIÇO
On s'aperçoit immédiatement que les néces-
sités de la vie moderne ont porté une grave at-
teinte à l'austérité solennelle de l'architecture du
moyen âge; malgré soi l'on se prend à' regretter Extrait de la MARSEILLAISE i

que l'harmonieux ensemble qui devait régner


autrefois dans l'élégante simplicité de cette pièce
vcûtée, ait été brisé par l'aménagement nou-
Le théâtre représente le salon du directeur de la Conciergerie
veau. capitonné bleij. Porte latérale donnant sur une chambre à
' Cette pièce n'est pas très-grande, et si son élé- coucher capitonnée rose. Table en vieux laque du Japon,
vation primitive n'avait été réduite de moitié au à droite. Au fond une causeuse. Fauteuils dits crapeaux,
moins par l'exhaussement du plancher, elle pa-' chauffeuse et chaise longue.
raîtrait plus petite encore, c'est-à-dire étroite et
profonde.
La voûte est coupée par des arêtes vives qui SCÈNE I.
viennent reposer sur des chapiteaux de piliers
fondus dans le mur. Ces chapiteaux, autrefois
la naissance de la voûte, en forment aujourd'hui LE PRINCE PIERRE sonne, entrent deux domestiques
à la livrée impériale.
la base et se perdent dans le sol de la pièce ; en ^ ^

somme, deux étages au moins, peut-être trois, Mon déjeuner ! Comment vous n'êtes plus que
ont pu être taillés dans la seule élévation de deux ?
cette voûte, jadis monumentale. PREMIER DOMESTIQUE.
Quoi qu'en ait dit M. Henri Rochefort, les Altesse ! le juge d'instruction a décidé que deux
domestiques pouvaient suffire à votre service de LE PRINCE.
bouche. Je la voudrais nacarat. !

PRINCE..
LE
Mais' c'est horrible mais jamais on n'a per- LE DIRECTEUR.
!

sécuté avec cette rigueur un pauvre prisonnier.


J'ai fait prévenir le tapissier qui vient s'enten-
dre avec Votre Altesse pour les nuances.
Oh ces despotes 1
!

DEUXIÈME DOMESTIQUE.
Monseigneur, M. Véfour est désespéré, il n'a SCÈNE III.
pas pour aujourd'hui ces laitances de carpes
aux truffes que vous aimez tant, et vous fait de- LE PRINCE, LE DIRECTEUR, LE TAPISSIER.
mander....
LE PRINCE, hors de lui.
LE TAPISSIER.
Pas de laitances de carpe pas de truffes mi-
! !
Si monseigneur veut bien choisir les étoffes.
sérable (Il saute à la gorge du deuxième domes-
!

tique.) regardant des échantillons.


LE PRINCE,
Ce n'est pas mal, mais c'est bien petit ici pour
LE DEUXIÈME DOMESTIQUE, avec terreur.
Monseigneur, ne me tuez pas ! une grande tenture. Il faudrait faire abattre une
cloison.
LE DIRECTEUR.
Quand Son Altesse voudra.
SCÈNE II.
LE TAPISSIER.
Je profiterai dela circonstance douloureuse où

LES MÊMES, LE DIRECTEUR DE LA PRISON. je le trouve pour réclamer à Monseigneur une pe-
tite note de l'année dernière.
lâchant le domestique.
LE PRINCE, LE PRINCE.
Monsieur le directeur, est-ce que vous avez Une note! hein? quoi! comment une note on !

reçu l'ordre de me laisser mourir de faim ? n'a pas mis dans l'assignation qu'on viendrait me
LE DIRECTEUR.' réclamer des notes. Est-ce que ce serait par votre
Moi, monseigneur? mais je vous fais régulière- ordre, monsieur le directeur ?
ment servir sept plats à chaque repas.
LE DIRECTEUR.
LE PRINCE. Moi, jamais! et si j'avais su....
Vous savez bien que ce n'est pas assez Dire !

qu'un prince du sang est soumis à l'odieux ré- jetant sur son créancier.
LE PRINCE, se
gime des prisons !
Alors, c'est donc toi, misérable charogne (Il tue
le tapissier et se prépare à jeter le corps par la fe-
LE DIRECTEUR. nêtre.)
Je sais, Altesse Impériale, que le gouvernement LE DIRECTEUR.
se montre d'une grande sévérité à votre égard, Ne vous donnez pas la peine.
mais je tâche d'adoucir de mon mieux les hor-
reurs de votre captivité. Ce matin encore j'ai loué
un piano à votre intention. fyla fille viendra vous SCÈNE IV.
en jouer, de temps en temps.
LE PRINCE, souriant.
Ça me va assez. Pendant ce temps-là je m'exer- LES MÊMES, UN FAMILIER DU PRINCE.
cerai au pistolet. J'adore qu'on me joue du piano
pendant que je m'exerce au pistolet. LE PRINCE.
Eh bien que dit-on dans Paris?
!

UN GEÔLIER, entrant.
Monseigneur ! monseigneur ! LE FAMILIER.
On trouve que le gouvernement est réellement
LE PRINCE.
Qu'y a-tel ? une visite de mon cousin ?
trop sévère pour vous.
LE PRINCE.
LE GEÔLIER, rougissant. J'en étais sûr. Il y a une limite à tout. Vous
Une dame voilée. les persécutions dont la justice m'a-
verrez que
au geôlier.
LE PRINCE, breuve, finiront par me rendre intéressant.
Faites entrer dans le boudoir. Dieu les fem- !
LE FAMILIER.
mes! On n'a pas plutôt commis un ou plusieurs
C'est l'opinion générale.
assassinats qu'elles tombent toutes amoureuses
de vous. au directeur.
LE PRINCE,
LE DIRECTEUR. Vous l'entendez: ma position est horrible. A
Monseigneur m'a paru manifester le désir de propos, est-ce que je ne pourrais pas aller ce soir
faire changer l'ameublement de la chambre à aux Variétés?... On joue les Brigands; ça m'in-
coucher ? téresse.
LE DIRECTEUR. de vouloir bien insérer les observations suivan-
Dame! monseigneur! c'est que... tes, devant compléter celles qu'on a publiées au
LE PRINCE.
sujet de ma déposition.
Bien caché... dans une baignoire... je rentrerai J'ai établi cinq hypothèses, pouvant toutes,
après le spectacle. avec des chances égales de vérité, expliquer la
blessure du prince Pierre. Seules les conclusions
LE DIRECTEUR. qu'on a tirées ne sont plus les miennes.
Du moment où vous m'en donnez votre parole M. Bernier, juge d'instruction qui a commis
d'honneur. MM. Bergeron et Tardieu pour faire l'autopsie
LE PRINCE. de Victor Noir, m'a exprimé le vif regret de n'a-
Dans ma famille, on n'y a jamais manqué. voir pas connu en temps utile mon rapport
LE DIRECTEUR. médico-légal, si complétement confirmé par l'au-
Je cours chercher le coupon. topsie. La mission qui m'était incombée était au-
(Il sort.) trement difficile que celle de ces deux messieurs.
Le juge en est convenu et m'a expliqué le mobile
de sa conduite.
SCÈNE J'accepte de grand cœur cette réparation ; mais
V. le manque de savoir vivre ou autre dont ont fait
preuve les médecins du parquet n'a pas d'excuse.
LE PRINCE, LE FAMILIER. Ces messieurs n'ignorent pas que là où il y a
meurtre il y a un médecin mandé, médecin qui
au familier.
LE PRINCE,
prête serment comme eux.
Que pensez-vous de mon affaire? Je tiens à établir ce fait, que leur manque de....
a été préjudiciable à la recherche de la vérité.
LE FAMILIER. Je n'aurais pas manqué de rechercher, moi :
Vous en aurez pour trois mois. 1° Si les gants noirs portaient des traces de
LE PRINCE. lutte;
Tant que ça! Ce seraitlune infamie! (On frappe 2° L'indice d'un corps quelconque ayant été
trois petits coups secs à la porte du salon.) tenu ;
3° Dans quelle main?
LE PRINCE. quelle direction probable ?
4° Dans
C'est elle qui s'impatiente.... A bientôt, mon
5° Si les manchettes portaient des boutons mé-
ami. / talliques;
LE FAMILIER.
l'entr'aeté.. 6° Pourquoi cette émission d'urine à la dernière
A ce soir, j'irai vous voir dans heure de la vie?
.LE PRINCE. 7° La blessure du rein eût été un trait de lu-
Ah !mon ami, je ne croyais pas que le régime mière. Alors l'autopsie devait être faite avec le
des prisons fût aussi affreux. plus grand ménagement.
essuyant ses yeux. '
LE FAMILIER, 8° Était-ce un phénomène d'émotion morale?
Du courage ! La France vous regarde. 9° Était-ce le fait des dernières couvnlsions de
(On frappe de nouveau.) la vie ?
10° Pourquoi ces convulsions?
LE PRINCE, disparaît par la porte en disant Ces constatations avaient bien leur importance.
au familier : On les a négligées. MM. Tardieu et Bergeron ont
A ce soir ! donc fait une faute lourde dès le début de leur
LE FAMILIER, resté seul. mission en ne m'appelant pas. Je tiens à constater
C'est un martyr ! .' leur incompréhensible oubli.
(La toile baisse.) J'apprends que Victor Noir a été inhumé avec
HENRI ROCHEFORT. gants. E^t-ce vrai ? Si oui, je suis en devoir de
ses
réclamer une prompte exhumation.
affaire, conduite par MM. les
' Car toute cette
médecins du parquet, me semble bien singu-
lière.
LES TÉMOIGNAGES
Votre très-dévoué serviteur,
Docteur PINEL,
Nous appelons l'attention de nos lecteurs sur 1

la lettre suivante du docteur Pinel, appelé au- 97, avenue d'Eylau.


14 janvier 1870.
près de Victor Noir immédiatement après l'as-
sassinat : •. . j

'1!

Monsieur le rédacteur, il

AFFAIRE DE PIERRE BONAPARTE ^


La publicité en matière de débats criminels
me paraît rendre un service réel à la justice et à Comme nous le prévoyions, l'instruction de
4
l'opinion publique. C'est pourquoi je vous prie cette affaire ne pourra être complète avant la £lO
^
s'est présenté tous les jours au cabinet de M. d'Oms ; d'appel et par le président du tribunal du chef-lieu,
ce magistrat lui a donné rendez-vous pour ce matin. le nom de l'un des membres du conseil général dans
I M. Pierre Bonaparte n'avait pas été non plus en- chaque département.
tendu par le président de la Chambre d'accusation. Il faudra alors adresser une citation à chaque haut
I juré, en tenant compte des délais de distance à rai-
Aussitôt après l'arrêt rendu par la Chambre d'ac- son de trois myriamètres par jour. Prenons le juré
cusation, arrêt prononçant le renvoi de l'accusé de- des Alpes-Maritimes, qui a environ cent myria-
vant le haut jury, sera signé le décret qui convoque mètres à parcourir : cela fait, à peu près, quarante
la Chambre de jugement. jours, s.
" C'est dans les dix jours après la signature du dé- D'après ce qui précède, on croit que le procès ne
cret que sera tiré au sort, par les présidents de Cour pourra être jugé avant le 15 mars.
La Chambre du conseil des requêtes où se fait ac- a reçu, sur sa demande, -un ordre de service, le
| tuellement l'instruct'on de l'affaire d'Auteuil est, 19 septembre 1849, pour se rendre en Algérie;
aussi bien que la salle d'audience, un de ces nouveaux Considérant qu'après avoir pris part aux événe-
locaux de la Cour de cassation compris dans la partie ments de guerre dont la province de Constantine est
neuve du Palais qui fait face au quai. Les deux fe- en ce moment le théâtre, il a reçu du général com-
nêtres qui l'éclairent donnent en retour sur le quai mandant la division de Constantine l'ordre de se
des Lunettes et ont en perspective le Pont-Neuf. Les rendre auprès du gouverneur général de l'Algérie
murs sont ornés de portraits d'anciens magistrats pour remplir une mission concerha'nt l'expédition de
.peints par des artistes de l'époque. Le plus impor- Zaatcha;
tant est le portrait en pied du chancelier d'Aguesseau, Considérant qu'il n'a pas rempli cette mission;
que l'on attribue à Largillière. qu'il ne s'est, pas rendu aupiès du gouverneur géné-
Au milieu de cette salle est une grande table re- ral, mais qu'il s'est embarqué à Philippeville pour
couverte d'un tapis vert ; au milieu de l'un des côtés revenir à Paris ;
est un pupitre, devant lequel s'assied M. d'Oms, ma- Considérant qu'un officier servant en France au
gistrat instructeur; à droite se' tiennent les deux titre étranger se trouve en dehors de la législation
greffiers, MM. Coulon et Fauche. M. l'avocat gé- commune aux militaires français, mais qu'il est tenu
néral Bergognié est à l'une des extrémités de la ta- d'accomplir le service auquel il s'est engagé;
ble. Considérant que M. Pierre-Napoléon Bonaparte,
Le témoin, introduit 'pour être entendu, se place en ladite qualité, n'était ni le maître de quitter son
vis-à-vis de M. d'Oms, de l'autre côté de lat-able., et poste sans autorisation, ni le juge de l'opportunité de
là il fait ses déclarations. Les pièces à conviction son retour à Paris ;
sont sous clef, ët un garçon apporte celles qui peu- Sur le rapport du Ministre de la guerre,
vent se référer aux déclarations du témoin. Ainsi le I
Décrète :
revolver de M. Ulric de Fonvielle a été représenté Art. 1er. M. Pierre-Napoléon Bonaparte est révo-
au facteur du télégraphe d'Auteuil, à qui ce témoin j
igué du grade et de l'emploi de chef de bataillon à la
l'avait remis. !
légion étrangère.
Art. 2. Le ministre de*k>guerre est chargé de
l'exécution du présent décret.
M. le président de la Chambre d'accusation de la Fait à Paris, à .l"Élysée-National, le 19 no-
haute cour a interrompu hier l'audition des témoins vembre 1849.
pour se transporter à la Conciergerie, accompagne LOUIS-NAPOLÉON BONAPARTE.
de M. Archambault." architecte, chargé par lui dé faire Le Ministre de la guerre,
to'is les plans et trac's graphiques nécessités par D'HAUTPOUL.
l'instruction de l'affair3.
M. Archambault a léjà dressé, dans la demeure
\
du prince, la te ml, nn plan des lieux où s'est passé
la scène du 10 Janvier. Il s'agissait hier, disait-on, ' Voici un fait raconte par Brofferio dans son His-
de faire dresser par l'expert, contraHictoirement avec toire du Piémont, chapitre V :
le prince Pierre et d'a.pit'es sa version, un plan spé- « En 1796, quand Napoléon descendit des Alpes,
cial qui reproduirait, graphiquement le mouvement il poussait ouvertement les Piémontais à la Répu-
des personnages pendant la scène et la disposition blique; il était entouré d'émigrés dont il se servait
des meubles soit a.va.nt, soit après. pour effrayer Victor-Amédée.
Un autre plan serait dressé ultérieurement, dans « La ville d'Alba fut la première qui se souleva
le même but, conformément à la version de JM. de «a faveur de Bonapaite. Les Bonafous, les Bonza,
Fonvielle. Parussa, Pelissero, tous zélés patriotes, furent lEs
On reconnaît à ces mesures, ajoute la Gazette des premiers à se prononcer. Mais bientôt par la paix
Tribunaux, le soin et l'esprit d'impartialité qui pré- signée à Cherasco, ;ces patriotes purent se con-
sident à l'instruction conduite par M. d'Oms. vaincre de la fausseté des promesses du général; des
preuves nombreuses leur démontrèrent qu'il était le
plus grand ennemi de la République.
Les patriotes d'Alba crurent devoir adresser au
CI:

Directoire une plainte contre la mauvaise foi de Bo-


EXTRAIT DE LA MARSEILLAISE naparte, dont la première signature fut celle du citoyen
Parussa. -
0:
Bonafous fut chargé de remettre la pétition à
LE DOSSiER DU PRINCE PIERRE-NAPOLÉON BONAPARTE
Faipoult, ambassadeur de la République ; Faipoult
la remit au Directoire.
On lit dans le Moniteur du mardi 20 novembre
« Quelque temps après les habitants d'Alba,
im-
1849 le décret suivant : posés militairement de 80 000 fr., déléguèrent Parussa
à Bonaparte dans l'espoir d'obtenir quelques rédúc-
Le président de la République, tions de cette somme.
Considérant que M. Pierre-Napoléon Bonaparte,
c Parussa, qui était très-connu du général, accepta
au titre étranger, chef de bataillon dans le 1" régi- la mission et partit avec son ami Sinéo pour défendre
ment de la légion étrangère, par arrêté du 19 avril 1848, les intérêts de ses compatriotes.
« A cette époque, Bonaparte habitait ji Milan le le supporteraient pas ; mais le trait qui obligea le
palais Belgiojoso, où Parussa fut introduit. gouvernement pontifical à intervenir, et à traduire en
«
Les habitants d'Alba restèrent longtemps sans justice deux membres de la famille, Pierre et An-
avoir de nouvelles de leurs représentants. toine Bonaparte.
«
Enfin ils finirent par apprendre d'un officier Ils vivaient dans leur pays de Canino, a l'a manière
français que, par ordre de Bonaparte, Parussa -avait et avec le costume des brigands italiens de cette épo-
été fusillé dans la cour du palais, le jour qu'il s'y que : feutre pointu, veste de velours, large ceinture,
était présenté. culotte courte, grosses bottes dont les moletières
Deux ans après, Sineo revint à Alba où il racon- étaient attachées par des boucles d'acier. Tout le .
«
tait que Bonaparte, à la vue de Parussa, lui reprocha pays était dans la terreur, car les princes ne respec-
la protestation au Directoire qu'il avait signée le pre- taient rien.
mier, et le mit brutalement à la porte où ce délégué Chaque matin, ils partaient pour la chasse et si,
d'Alba fut entouré de gardes qui le traînèrent par en hiver, le ciel était pluvieux, ou en été, trop chaud,
l'escalier et le fusillèrent dans la cour. ils passaient de longues heures dans la cabaret de
a:
Sineo effrayé s'était sauvé dans le couvent voisin l'endroit, jouant aux cartes avec les paysans et les
de San Stefano-BelIono, où il était resté jusqu'à son mauvais sujets qui les secondaient dans leur vie d'a-
retour au pays. » ventures.
(L'Eclair eur de Saint-Étienne.) Près de Ganino, habitait dans une chaumière un
homme surnommé Mahumetto, parce que, tout pau-
vre qu'il fût, il avait eu trois femmes.
D'une de ces femmes lui était restée une jeune fille
Voici la copie de la note adressée par Pierre Bo- d'une grande beauté; c'était presque une enfant.
naparte à MM. Paul de Cassagnac, rédacteur du Un jour, Pierre et Antoine, accompagnés d'un de
Pays, et Rocca, commissaire de police, qu'il avait leurs compagnons de débauche, Valentini ( lequel
chargés de provoquer M. Tommasi, rédacteur en enleva un jour leur sœur et, après toute sorte d'éga-
chef de la Revanche.
rements, se suicida aux bains de Porretta, près de
prie témoins, Paul de Cassagnac Bologne), entrèrent dans la chaumière de Mahumet-
« Je mes MM.
et Jean della Rocca, de faire savoir directement à
to, y trouvèrent la belle enfant, et la déshonorèrent
M. Tommasi : tous trois. Aux cris de la victime, un homme accou-
rut; cet homme, qu'on avait surnommé salta-mac-
« Que je
crois trop au-dessous de moi d'engager
caiorte (saute-fossés), parce qu'il était boiteux, fut
une polémique quelconque avec un individu de son témoin du crime; mais en apercevant les coupables,
espèce.
il comprit le danger qu'il y avait pour lui, et s'en-
Cependant, que je suis bon prince, et que
«
M. Tommasi, parlant de son courage, je suis prêt,
fuit. Les princes et Valenlini se mirent à sa pour-
suite et l'eurent bientôt rejoint. Se jetant à leurs ge-
pour le mettie à l'épreuve, à faire la moitié du che-
min, d'ici à Bastia; et <iue JE COMPTE LUI FAIRE UNE noux, il s'écria :
Pitié ! je ne dirai jamais rien, je le jure ; je n'ai
BOUTONNIÈRE QUE VERSINI, MALGRÉ SON TALENT, NE «
rien vu! Il
POURRA PAS RACCOMMODER. Ils le fusillèrent à bout portant, et l'homme tomba
A propos d'Arena, j'ajoute que la cause de la
«
haine de ce grand coupable pour le grand homme pour ne plus se relever. La chose fit du bruit, et le
était que celili-ci avait passé un marché frauduleux pape ordonna l'arrestation des assassins.
fr. par lequel Arena voulait fournir à La famille Bonaparte comptait trop de soutiens, et
de 600 000
conservait trop d'influence pour qu'elle ne cherchât
nos soldats des chaussons à semelles de carton.
pas à empêcher l'aciion de la justice; mais le pape
« P. N. Bonaparte. résista à toutes les obsessions, et maintint les ordres
Paris, 8 janvier 1870. qu'il avait donnés. A vrai dire, personne ne se sou-
« »
ciait d'exécuter ces ordres : il y allait de la vie. Nul
n'ignorait ce dont les Bonaparte étaient capables; ce-
pendant un homme de cœur, qui les connaissait
Une correspondance adressée de Rome à l'Union bien, se présenta. C'était M. le comte Gagiano di
4e l'Ouest, donne les détails suivants sur la vie de Azevedo, officier de gendarmerie.
Pierre Bonaparte en Italie : Le comte, en bourgeois, accompagné de soldats dé-
guisés, se rendit à Canino, posta ses hommes sur les
Du temps que l'Europe proscrivait la famille des avenues de la place, et entra seul au cabaret. Les Bo-
Bonaparte, en haine 'des tyrannies et des 'excès du naparte étaient à la chasse. Cagiano s'assit à une ta-
premier empire, Rome réchauffait, on peut le dire, ble et attendit tranquillement.
,
des serpents dans son sein, en donnant asile la fa- -.,h Ils ne tardèrent pas à arriver, et Pierre entra le
mille du grand homme. Je ne reviendrai pas sur premier; il alla droit à Cagiano, lui disant :
l'histoire des conspirations politiques, des troubles et « Qui t'amène ici?
des guerres auxquels les Bonaparte prirent une part La chasse, répondit l'officier. Tu as là, prince,

si active, et d'autant plus odieuse qu'elle donnait la unlieau fusil.
fi&esure de leur ingratitude. Je raconterai simple- Oui, fit Pierre, c'est un fusil anglais qui m'a

laent, non l'histoire scandaleuse des princes de Ca- coûté très-cher. »
sino : les colonnes d'un journal qui se respecte ns Et Gagiano, prenant l'arme, feignit de l'examiner
.
en loua la perfection, et la posant derrière lui, s'a- pendant que Gagiano répondait d'une manière éva-
vança vers Pierre, et lui dit : sive et demandait à voir le fusil que portait Bona-
et
Prince, au nom de la loi, je vous arrête. » parte et en vantait la beauté, le maréchal Rinaldini
Pierre se courba aussitôt, saisit dans sa botte un survenant a pris le prince par les bras, et le lieute-
poignard que, par un mouvement rapide, il plongea nant lui a intimé l'arrestation.
dans la gorge de Cagiano, lequel roula sur le pavé « Mais Bonaparte, faisant toute la résistance pos-
en criant : sible et se débarrassant de l'étreinte du maréchal,
« Au secours ! »
saisit dans ses hautes guêtres de cuir un poignard
Au bruit, les gendarmes déguisés se précipitè- (vibrando immediatamente un colpo al tenente nella
rent; Antoine apparaissait sur la porte, et compre- parte del cuore che lo rese immediatamente cadavere),
nant tout, il se retourna vers les gendarmes, et en le plongea immédiatement dans le cœur du lieute-
tua un d'un coup de fusil. nant, qui est tombé mort. Puis il s'est retourné vive-
Mais, en voyant tomber leur camarade, les gendar- ment contre le maréchal, qu'il a blessé mortellement
mes, pleins de fureur, renversèrent Antoine, entrè- de six coups du même poignard, et a blessé égale-
rent dans le café et prirent Pierre qui luttait comme ment un carabinier, qui accourait au secours du lieu-
un démon. Des scènes terribles se passèrent dans le tenant tué. Tout aussitôt la gendarmerie s'est préci-
café, car tout le pays étant accouru, chargeait les pitée, le carabinier Montanari arrivant le premier,
assassins d'opprobre et de malédictions. Eux blasphé- qui, voyant à terre et son officier et le maréchal, a
maient comme des Turcs, promettaient d'incendier asséné sur la tête de Bonaparte un coup de crosse
le pays et de tuer les gendarmes. Ceux-ci, il est vrai, qui l'a renversé. Et Bonaparte suppliant a demandé
se laissèrent emporter et administrèrent aux deux qu'on lui laissât la vie. En même temps, le carabi-
princes de violents coups de crosse. Ils les étreigni- nier Cialdea a déchargé sur le prince à brûle pour-
rent si durement, à l'aide de cordes et de menottes, point un pistolet qui ne l'a point blessé. »
que, durant toute la route de Canino à Rome, ils
souffraient horriblement et arrivèrent ensanglantés. Le correspondant du journal catholique ajoute :
Quant à Valentini, qui devait plus tard finir si mi- « Dans les salons comme dans les
clubs, dans les
sérablement, il avait réussi à s'évader. Ayant passé cafés et dans les rues, on ne parle que des Bona-
la nuit dans les broussailles, il trouva le lendemain parte.
un refuge je ne sais où. « Je vous l'ai déjà dit, le doigt de Dieu se montre
Tout le temps que dura leur captivité préventive, visiblement dans cette affaire, car c'est à l'heure
les princes intriguèrent de toute façon; leurs alliés, même où, remontés au pouvoir, les Bonaparte, après
parents et amis s'efforcèrent d'empêcher le cours de avoir abusé de tout, se croyaient invulnérables,
la justice, mais le pape fut inflexible, et après les qu'ils reçoivent coup sur coup les plus terribles le-
débats qui mirent en lumière tous les scandales et çons. »
toutes les violences de leur vie, Pierre et Antoine
furent condamnés à la peine de mort.
On sait qu'après quelques semaines de prison le Au citoyen Henri Rochefort.
pape commua cette peine en bannissement.
Parmi les antécédents du triste héros d'Auteuil,
II:

L'Union de l'Ouest complète ce sinistre récit en je vais vous citer un fait qui est tout simplement in-
reproduisant le rapport des gendarmes ou carabi- fâme.
niers employés à l'arrestation de Pierre et Antoine « En 1863, j'étais sergent-major au 36e de ligne.
Bonaparte. Ma compagnie était en garnison à Calvl ; les quatre
Voici ce rapport : sergents, le fourrier et moi prenions pension chez
« L'ordre de la suprême se crétacé rie d'État d'arrê- une vieille fille, la nommée Anna Grimaldi qui sou-
ter les deux frères don Pietro et don Antonio Bono- tenait son frère infirme depuis 1849. Voici en quelle
parte, princes de Canino, devant être exécuté avec circonstance le pauvre diable avait été victime de
toute finesse (con ogni cautela : cautela-veut dire ré- l'assassin de Victor Noir.
serve, précaution, ruse, finesse), M. le capitaine « A cette époque, Grimaldi avait vingt ans, il était
Guadagnini en chargea le lieutenant comte Cagiano, berger chez M. Ferri-Pisani, riche propriétaire de
lequel, apprenant le crime, se montrait désireux de Vivario, village situé à moitié chemin de Corte à
faire lui-même l'arrestation de ces deux Bonaparte Ajaccio.
dont il avait été l'ami. «C'était, je crois, dans le mois de juillet,le prince
« A peine arrivé à Canino, Cagiano s'est mis de Pierre passait en chaise de poste, à environ deux ki-
concert avec les maréchaux des logis Pifferi et Rinal- lomètres de Vivario. Sa voiture s'arrête; il descend
dini, ainsi qu'avec deux autres sous-officiers. Deux armé d'un fusil à deux coups, et fait signe au berger
carabiniers expérimentés, se promenant sur la place, de venir lui parler. Celui-ci accourt aussitôt, M. Pierre
ont attendu les susdits frères Bonaparte, un desquels, le questionne sur ses maîtres et sa famille, puis brus-
qui était don Pietro, apparut sur la porte du café quement lui demande s'il était brave et si la vue d'un
armé d'un fusil à deux coups ; ce que voyant, le lieu- fusil ne lui faisait pas peur. Sur la réponse négative
tenant Cagiano (qui était dans le café) s'est approché du jeune homme, il le met en joue, fait feu et le
de lui et lui a parlé. Mais le Bonaparte, soupçonnant malheureux tomba à terre la jambe droite fracassée.
quelque chose, a demandé à Gagiano ce qu'il venait Puis du second coup, vise le chien, l'étend mort aux
faire à Canino, et s'il venait pour l'arrêter. Mais [
pieds de son maître mourant. Puis, joignant l'insulte
à.son horrible forfait, il lui jette deux sous en lui di- Un détail rétrospectif sur Pierre Bonaparte. C'est
gant : le chef de l'État qui parle :
et
Va. boire un verre- d'aqt¿a.-vita avant de crever.»
et
Si cet acte; odieux n'était, pas connu de tout le 36e « Imaginez-vous qu'un jour nous nous promenions.,
de ligne et de toute, la Corse,, je n'aurais jamais osé Pierre et moi, à New-York, j'avais aux lèvres un ci-
lerépéter. gare ; je manquais de ce qu'il faut pour l'allumer. De
J'accepte toute. la responsabilité de ce. que j'a-
cc
l'autre côté de la chaussée j'aperçois un Yankee fu-
vance ; vous pouvez donc en toute sécurité le publier mant , plus heureux que moi, un magnifique ha-
dans la Marseillaise vane. Je traverse et lui demande du feu, qu'il m'ac-
a
.
Croyez, cher et loyal député de la France,, mon à corde volontiers. Je ne sais par suite de quel mouve-
ardent amour pour la. liberté,, et à mon profond dé- ment maladroit mon cigare allumé va se plaquer sur
dain pour la. triste, dynastie régnante. la j oue de mon Yankee, qui se répand en invectives
Taut à vous et à la. République française.
(c
contre moi. J'avais tort; je me confondis enexcuses,
«
BÉNIER. » sans vouloir prendre garde à l'irritation inconve-
nante du brûlé. Mais, au moment où je m'y atten-
Quoique laie: encore un an de service ou plutôt dais le moins, voici mon Pierre qui, resté de l'autre
K'

de servitude à faire,, je ne crains pas. de signer ; vous


côté de la chaussée, épiant notre mimique un peu
désordonnée, fond tout à coup sur le malheureux
pouvez donc publier ma lettre avec ma signature.
Léon-Justin Bénier, sergent major congé il- Yankee, le pistolet au poing, et l'étend roide à mes
« en
limité,. àRouen, 70, rue dll Renard. » pieds. — Nous sommes restés l'un et l'autre deux
mois en prison pour cette affaire. (Le Havre..)

Le Pays 'racontait hier cet incident du duel qui a Veut-on savoir maintenant quel témoignage les
eu lieu sous la République, entre le prince Pierre journaux complices opposent à celui de M. Cart-
Bonaparte et l'e duc René de Rovigo, alors rédacteur wright, ancien président du gouvernement anglais à
du Corsaire.
Corfou, concernant l'assassinat d'un palikare par
Il s'est produit dans ce combat un fait qu'on n'a
Pierre Bonaparte?
pas dit : Le témoignage d'un inspecteur de police, le nommé
A un certain moment, M. René de Rovigo, ayant
Dem-Zervô, qui proteste de sa haute estime pour le
été blessé au bras, avait laissé tomber son sabre sur
prince Pierre-Napoléon Bonaparte.
l'herbe. C'est insuffisant, comme autorité.
Aussitôt son adversaire, faisant un bond, s'était S. DEREURE.
emparé de cette arme et la brandissant à la manière
d'un triomphateur du cirque, il s'écriait d'une voix
tonnante, trop tonnante même :.
« Ce sahre est à
moi! Je l'ai conquis! Il m'ap- Voici une lettre adressée par M. Joseph Cart-
partient! Je le garde. » wright à l'éditeur du Times :
Un des témoins, le comte de Coëtlogon, eut toutes
les peines du monde à lui faire comprendre que les «
Monsieur,
choses ne se passaient pas ainsi en France et qu'il «
Il est de mon devoir de venir défendre la vérité
fallait absolument restituer le sabre. de mes affirmations concernant l'affaire du prince
Il finit par obéir, mais en criant toujours : P.-N. Bonaparte avec de prétendus brigands sur les
Je l'ai conquis ! Il est à moi! Je veux qu'on me;
II:
côtes d'Albanie, 'attaquée par votre correspondant,
le rende ! Veritas.
»
« Au moment de l'affaire, j'étais greffier du
bureau de police de Corfou, sous les ordres de
Vers 1837, Pierre Bonaparte habitait dans M. Demetrio Zervo, inspecteur, et j'avais ainsi le
«
cette province, à Mohimont, maison isolée au milieu moyen d'être bien renseigné. Je répète et j'affirme
du bois, à quatre lieues d'ici, chassant à outrance et qu'une seule personne a été tuée » par le prince,
<*

malmenant le paysan. et que cette personne était, non pas un brigand, mais
un officier de douane.
« Un jour, dans la saison des grives, il rencontre manière plus formelle
dans le bois, où il mettait ses lacets, un campagnard «
Je nie de la la que
cheminant paisiblement et se rendant au village voi- M. Barclay, du 11- régiment, ou aucun autre officier
sin en suivant le chemin ordinaire. Dérangé dans sa anglais, ait jamais été capturé par des brigands al-
chasse, Bonaparte lui intime l'ordre de rétrograder,. banais.
Je nie, en outre, que lord Charles Wellesley,
ce à quoi notre paysan lui répond que, suivant un «
chemin public, il était dans son droit. Pan un coup colonel du 53%. ou aucun officier anglais alors à
1
Corfou, se soit jamais associé à la prétendue ovation
de fusil et le bonhomme
par terre avec une jambe dont parle Veritas.
cassée. Le Bonaparte a étouffé l'affaire à prix d'ar-
(La Cloche.) Il n'y avait à Corfou aucun juge ou magistrat an-
gent. «
» glais, les Ioniens étant, sous ce rapport, gouvernés
parles juges du pays; la haute cour d'appel seule
était présidée par deux juges anglais qui, dans ce classe en compagnie d'une jeune dame et de son se-
cas, se trouvaient sans pouvoirs. crétaire. A la station de Tarascon, pendant que le
« Comme moi Veritas reconnaît que le prince fut train était arrêté, l'honorable M. Auzilly, fort connu
chassé de Corfou. à Marseille, et qui avait alors l'entreprise du camion-
« La « razione di Stato »
(raison d'État) mention- nage du chemin de fer, se présenta pour prendre
née dans l'ordre d'expulsion du prince, était une ma- place dans le compartiment où se trouvait M. Pierre
nière délicate de lui faire connaître l'ordre du gou- Bonaparte. Celui-ci avait, à ce qu'il paraît, retenu
vernement ionien qui, le fatal événement n'ayant pas pour lui et ses deux compagnons de voyage, toutes les
eu lieu dans l'étendue de sa juridiction, ne pouvait places du compartiment. Au lieu de dire poliment ce
agir plus sévèrement. qu'il en était à M. Auzilly qui était un homme bien
«
L'original de cet ordre, transmis par la police et élevé, il le repoussa brutalement sans lui donner la
dont vous donnez le contenu, a été écrit dans les bu- moindre explication et faillit le faire tomber à terre.
reaux dont je faisais partie, par M. Scarpa, secré- M. Auzilly, indigné de se voir accueillir d'une façon
taire de l'inspecteur, signé par l'inspecteur, et une aussi grossière et aussi inconvenante, apostropha
copie a été conservée dans les livres de la police de vivement son brutal agresseur et chercha à pénétrer
Corfou. de force dans le compartiment d'où il venait d'être
a:
Permettez-moi, en terminant, d'ajouter que, repoussé. M. Pierre Bonaparte s'arma alors d'un pis-
dans son excursion à la côte d'Albanie, le prince était tolet, le braqua sur lui en menaçant de faire feu. L'in-
accompagné d'un monsieur Barca, armurier à Cor- tervention des employés de la gare et de divers voya-
fou. geurs au nombre desquels je me trouvais, empêcha
« Votre serviteur, etc. que l'altercation ne dégénérât en une scène de meur-
cc
Joseph CARTWRIGHT, tre.
« Corcyra, villa Holloway. «
Vous ferez, monsieur le rédacteur, l'usage que
«20 janvier 1870. vous voudrez de ces lignes. Seulement, si vous les
publiez, vous m'obligerez de les signer seulement de
« P. S. — L'indemnité donnée à la famille de l'of- mes initiales, ceci par convenance particulière. Si les
ficier de douane a été bel et bien payée par le gouver- faits étaient contestés, je puis vous donner des preu-J
nement ionien. » ves de leur véracité. f !

« Agréez, etc....
« A. D. M v
C'est Gambetta qui plaidera pour la famille de Pour extrait : S. DEREURE. j

i
Victor Noir.
M. Louis Noir le lui a demandé, et Gambetta \
\
a accepté avec empressement. On lit dans la Marseillaise ; ;
On avait pensé d'abord à Ledi u-Rollin, qui avait
commencé par accepter. Mais il c'a pu se décider à cc
Un journal, et plusieurs journaux après lui, ont
prêter le serment professionnel d'avocat, après avoir cru pouvoir me prêter les paroles suivantes, que j'au-
refusé de « se soumettre au serment politique qui, en rais prononcées, peu d'instants après le crime, chez
le portant au Corps législatif, lui aurait permis de le pharmacien d'Auteuil :
rendre des services d'un autre ordre. » « Il a tué mon ami, mais il a reçu un fameux
Cette raison a été comprise de la famille, et le frère « soufflet !» 4

de Victor Noir a écrit à Ledru-Rollin, pour le re- « Je donne à cette allégation le démerri le plus
mercier et le dégager de sa promesse. formel. Et j'ai bien le droit de m'étonner qu'on l'ait
accueillie ou reproduite sans même indiquer le nom
des prétendus témoins.
«
ULRIC DE FONVIELLE. »
t Marseille, le 31 janvier 1 70.

« Monsieur le rédacteur,
ol
Dans l'un des derniers numéros de la Marseillaise, Le Journal des Débats résume ainsi l'information
« relative au crime d'Auteuil :
il estfait mention d'une scène de violence qui eut lieu,
il y a un certain nombre d'années, sur le chemin de « L'information concernant le crime commis, dans
fer d'Avignon à Marseille, entre M. Pierre Bona- l'après-midi du lundi 10 janvier à Auteuil, par le
parte et un honorable citoyen de Marseille. Le fait prince Pierre Bonaparte, se poursuit sans désempa-
est vrai, mais votre récit renferme quelques inexacti- rer depuis le mercredi 12 de ce mois, devant
tudes que je crois devoir vous signaler. Je me trou- M. d'Oms, président de la Chambre des mises en ac-
vais sur les lieux avec une autre personne de mes cusation de la haute Cour de justice, qui a été dési- '
amis qui pourrait au besoin vous attester comme moi gné par un arrêt de ladite chambre pour remplir les
la véracité des faits qui, du reste, ont eu pour témoins fonctions de juge d'instruction. *

de nombreuses personnes. Voici comment les choses aussi rapidement qu'on le sup-
(c Elle n'avance pas
se passèrent : posait tout d'abord. Il n'est pas, à ce qu'il paraît,
« M. Pierre Bonaparte se rendait en Corse, et il très-facile pour le magistrat instructeur de se rendre
occupait un compartiment d'une voiture de première un compte parfaitement exact dis circonstances au
milieu desquelles s'est accompli le double crime im- On lit dans la Gazette des Tribunaux:
puté au prince Pierre Bonaparte, en présence des « Sept nouveaux témoins ont été entendus aujour-
déclarations contradictoires des deux uniques té- d'hui par M. le président de la chambre d'accusa-
moins. tion de la haute Cour.
« Parmi les personnes appelées figuraient mes-
« La Chambre des mises en accusation s'est con- sieurs Millière et Arnoult, rédacteurs de la Marseil-
stituée le 12 janvier; ce jour-là, elle a entendu les laise; M. Sauton, du Réveil, déjà cité une première
réquisitions de M. Bergognié, substitut du procureur fois.
général près la Cour impériale de Paris, concluant « M. Archambault, architecte, a apporté aujour-
à la mise en accusation du prince Bonaparte, sous la d'hui au Palais le premier des deux plans graphi-
double inculpation d'homicide volontaire et de tenta- ques dont la rédaction lui a été confiée par M. le pré-
tive d'homicide. Elle s'est séparée après avoir nom- sident d'Oms, celui qui doit déterminer, d'après les
mé M. d'Oms pour procéder à l'instruction et elle a déclarations du prince Pierre Bonaparte, le mouve-
renvoyé sa prochaine séance au jour où son président ment des personnages pendant la scène du 10 janvier
la convoquera. et la situation des meubles avant et après. Il va dres-
cc
Dès le 12 janvier, M. d'Oms s'est transporté à ser immédiatement le plan qu'il est chargé de faire,
la Conciergerie afin d'interroger le prince. Cet inter- pour le même objet, en se conformant à la version
rogatoire s'est prolongé comme nous l'avons déjà de M. de Fonvielle.
, S'il n'est pas encore possible de déterminer le
dit, pendant plus de deux heures. «
« L'audition des témoins continue depuis le jeudi
jour dela clôture de l'instruction de l'affaire du prince
13 janvier. Pierre Bonaparte, on peut compter, du moins, que
«Le magistrat instructeur a appelé toutes les per- le ministère public aura tout fait, à ce moment, afin
sonnes qui ont entendu rapporter, soit par le prince, d'abréger le temps qui devrait lui être laissé pour
soit par M. Ulric de Fonvielle, les détails de ce qui examiner le dossier et préparer ses conclusions défi-
s'était passé au moment de l'entrevue de MM. de nitives devant la chambre d'accusation.
Fonvielle et Victor Noir avec M. Pierre Bonaparte. « S'associant aux efforts de M. le président d'Oms,
D'autres témoignages ont porté sur les habitudes et M. le procureur général Grandperret prend chaque
le caractère, soit de la victime, soit de l'inculpé. jour connaissance des résultats de l'instruction dans
cc
On sait que M. d'Oms et M. Bergognié se sont le but de hâter par là, autant que possible, la fin de
rendus à Auteuil le 15, et qu'il a été décidé qu'un cette première phase de l'affaire. »
plan des lieux où la scène du J 0 s'est passée serait
dressé. M. Archambault, architecte, a été commis
par le magistrat instructeur pour faire ce travail. On écrit de Paris au Journal du Havre :
M. Archambault a été en outre chargé de repro-
c(
« M. d'Oms,
le juge d'instruction de la haute Cour
duire, d'après la version de l'inculpé, un plan spécial
de justice, vient d'envoyer une commission rogatoire
indiquant le mouvement des personnages pendant la
auprès du procureur impérial de Bastia pour lui en-
scène, ainsi que la disposition des meubles à ce mo-
joindre de procéder à une enquête. Cette enquête au-
ment. L'expert en a tracé un second en conformité rait pour but d'élucider les faits qui ont précédé la *

avec la version de M. Ulric de Fonvielle. polémique irritante entre le prince et le nouveau


journal démocratique la Revanche, qui se publie dans
Une cinquantaine de témoins ont été entendus
cc
jusqu'à ce jour par M. le conseiller d'Oms. Parmi cette ville.
eux, nous pouvons citer : MM. les commissaires de
police Roidot, Terrien et leurs secrétaires, Lalle-
mant et Permet ; les docteurs Tardieu, Morel et De-
mange; le pharmacien Mortreux; MM. Paschal LE TRANSPORT DES CONDAMNÉS
Grousset, Georges Sauton, Ulric de Fonvielle, Mil-
lière, Arthur Arnould, rédacteurs de la Marseillaise:
DE TOULON A LA NOUVELLE-CALÉDONIE
Paul de Cassagnac, La Garde, rédacteurs du Pays;
Coëtlogon, Chabrillat, Della Rocca, René de Pont-
Jest, de Lagrave, rédacteurs du Figaro; William de
Kergalec, directeur du Mémorial politique; Casanova,
capitaine au Se bataillon de la garde nationale mo- Les navires chargés de oette dure mission sont
bile; un domestique du prince et la femme de cham- commandés par un capitaine de frégate, ayant un
bre de la princesse; MM. Letorsay, Persal, Prud- lieutenant de vaisseau pour second et cinq enseignes
homme, Danet, commis d'octroi; Roustan, facteur comme chefs de quart. Un commissaire et deux mé-
du télégraphe ; Lepage, armurier; Balagnot, briga- decins complétent cet état-major, dont fait souvent
dier; Reiser, bottier; Vimont, de Bolle, Dessain, partie un grand nombre d'aspirants, pour lesquels
glacier; le cocher de la voiture qui a conduit ces campagnes sont le meilleur apprentissage qu'ils
MM. Ulric de Fonvielle, Victor Noir et Paschal puissent faire de leur carrière.
Grousset de Paris à Auteuil; les cinq sergents de La Sybille, que commande le capitaine Pierre, est
ville Darleux, Couterat, Souplet, Bassière et Fran- une de ces belles et solides frégates à voiles, douée
ceschi, domiciliés à Auteuil ; Barthélemy, Gevaudan, de toutes les qualités nautiques. De plus, comme
Hess, propriétaire à Auteuil.
»
dans l'intérêt du service exceptionnel qu'elles ont à
faire, on les débarrasse de leur artillerie, elles se batterie réservée aux condamnés contient encore, par
trouvent véritablement dans d'admirables conditions le travers des cuisines, 14 couchettes destinées aux pa-
de navigation. Mais, si elles ont conservé ces formes rents des déportés qui ont obtenu l'autorisation de.
élégantes qui les ont fait nommer les reines des les accompagner ou d'aller rejoindre quelques-uns des
grandes mers, quelles transformations n'ont-elles leurs dans la colonie.
pas dû subir dans leurs aménagements intérieurs Puis à l'avant tout à fait est l'infirmerie, ainsi que
pour recevoir leurs dangereux hôtes ! sur les autres navires.
Sur le pont, c'est un encombrement indescripti- L'air circule aisément dans la batterie dont les
ble de drômes, de pièces à eau, de cages, à poules et sabords restent ouverts autant que le temps le per-
d'embarcations de toutes grandeurs. Plus de canons met, mais ces sabords sont grillés, afin de rendre
dans les passavents ! Quatre pièces seulement à l'ar- toute évasion impossible.
rière, c'est-à-dire prêtes à être braquées sur les con- C'est l'expérience qui a nécessité cette mesure,
damnés qui, lorsqu'ils sont autorisés à se promener qui paraît superflue au premier abord, car on avait
sur le pont, ne doivent, sous aucun prétexte, dépas- cru longtemps qu'il suffisait d'être au large pour
ser le grand mât. n'avoir plus à craindre des tentatives de fuite. Ce-
A l'avant, deux corps de gigantesques machines pendant, sur VAlceste, deux condamnés sautèrent à
distillatoires pouvant fournir jusqu'à 2500 litres d'eau la mer à six milles de terre, par le travers de Bahia.
par jour, et grâce auxquelles l'eau douce est tou- Ces malheureux ne s'étaient 'pas rendu compte de la
jours abondamment distribuée à l'équipage et aux distance qui les séparait du rivage, distance très-diffi-
passagers. cile à apprécier du large, et on n'en a jamais entendu
C'est là que les déportés sont obligés, trois fois parler. Maintenant tout accident de ce genre est im-
par semaine, de venir faire leurs ablutions dans de possible.
grandes bailles remplies d'eau tiède ou froide selon La discipline, et cela se comprend, est la plus sé-
les zones que traverse le bâtiment. On les met nus vère sur ces navires. Cent vingt soldats et gardes-
comme des vers et ils se briquent les uns et les au- chiourmes sont chargés d'y maintenir un ordre par-
tres avec des brosses et du savon. fait, et au besoin les 170 hommes qui composent
C'est là aussi que sont placés les immenses char- l'équipage leur prêteraient main-forte. Tous les gens
niers qui renferment une boisson acidulée avec du de service sont armés d'un revolver à six coups, et
jus de citron, afin que tout le monde puisse se désal- les condamnés, une fois le navire en mer, montent
térer et lutter contre le scorbut. par bordée de cinquante sur le pont, de neuf heures
Dans la batterie l'aspect de la frégate-transport est à onze heures du matin et de deux heures à quatre
encore plus étrange. Les deux imposantes rangées heures de Paprès-midi.
de canons sont remplacées par quatre grandes cages Ils sont obligés, de rester à bâbord devant, et ne
destinées à renfermer les forçats. peuvent dépasser un filet tendu à l'avant et à l'ar-
Ces cages sont solidement construites: en barres de rière. Pendant qu'ils se promènent en jouissant ainsi
fer de deux centimètres de diamètre, qui sont reliées d'une liberté relative, une garde armée de chasse-
par des: traverses: en bois,, afin qu'elles, ne puissent pots chargés surveille leurs moindres mouvements.
être écartées à l'aide de trésillons, et elles sont mu- La première des punitions infligées au forçat qui a
nies des siéges et des ustensiles nécessaires à l'exis- commis une faute devrait être le retranchement du
tence. Elles peuvent contenir à peu près deux cents vin, mais dans un but d'hygiène générale, on l'a
individus. remplacé par les coups de garcette. Seulement, le
Des caillebotis, espèces de ponts volants en bois, bourreau est difficile à trouver à bord; car, s'il y en
isolent du pont les pieds des condamnés et les met- avait un attitré, il serait certainement tué, soit pen-
tent à l'abri de l'eau qui envahit presque toujours la dant le voyage, soit en arrivant dans la colonie.
batterie pendant les mauvais temps. Aussi met-on la tête de l'exécuteur dans un sac, de
Dans chacune de ces cages, chaque couple de dé- façon à ce qu'on ne puisse le reconnaître. C'est tou-
portés a un hamac qui est suspendu tous l'es soirs jours un forçat, dont le commandant et le second du
aux barreaux et dans lequel ils dorment à tour de bord seuls savent le nom. L'exécution a lieu dans le
rôle. Celui qui ne repose pas dans le hamac est libre faux pont, devant dix .condamnés pris dans chamI.
de s'étendre à terre. des cages. f
Ces quatre grandes cages sont séparées les unes
des autres et de la muraille du navire par un large La Sibylle emporte plus de 600. êtres humains en
passage où se promènent nuit et jour des surveillants passagers, équipage, soldats et condamnés.
armés de revolvers et de chassepots et, à l'arrière de Ces derniers sont 180 et parmi eux se trouvent
la batterie, se trouvent deux petites pièces de canon quelques célébrités criminelles. C'est, entre autres,
qui pourraient mitrailler les déportés en cas de ré- Consauve, l'assassin de M. Samson, de Toulon, et
volte. Parnolo, qui a tué un agent de la police dans cette
Celle de ces tristes demeures qui est réservée aux même ville. Ni l'un ni l'autre n'ont fait un long sé-
femmes est garnie de volets de tôle,, afin de mettre jour au bagne. Puis le caporal Thouvenin, condamne
la poudrière de Pondi-
ces malheureuses à l'abri des regards curieux sans pour avoir voulu faire sauter
nuire à la circulation de l'air. chéry; un vieux prêtre et Janson, de Nancy, le sé-
Le cas d'épidémie même est prévu ; une cage est minariste-, assassin et incendiaire.
toujours prête à être montée pour isoler les malades, Il n'y a, que six femmes, toutes les six- d'un cet-
dangereux de leurs compagnons,, et la portion de la, tain âge. -

\
au point 2. Le Messe suit la ligne de croix, et Bort armes. Il avait accompagné ses deux témoins jusqu'à
par la porte de la salle d'armes. Auteuil.
M. de Fonvielle, passe derrière les meubles, et ar- De son côté, le prince Pierre avait, dès la veille
rivé au point 2, près de l'orgue, ajuste le prince, qui 9 janvier, adressé une provocation à M. Rochefort,
s'avance jusqu'au point 6, et tire. directeur de la Marseillaise, au sujet d'un article
M. de Fonvielle repousse, à droite le fauteuil der- portant la signature Lavigne » et dans lequel des
(c

rière lequel il s'était placé, pousse à gauche la chaise insultes lui avaient été adressées.
longue, va vers la fenêtre, puis tourne brusquement Pendant que M. Paschal Grousset attendait dans
à droite et entre dans la salle de billard. la rue avec une autre personne qu'il avait, dit-il,
Le prince, qui est resté un instant au point 6, le rencontrée en route et emmenée, MM. Noir et de Fon-
suit et .s'arrête au point 7. vielle furent introduits auprès du prince. Quelques
Au point 3, M. de Fonvielle ajuste le prince, qui instants après M. Noir sortait en chancelant et venait
riposte en tirant. La balle suit la' ligne —. —. — et s'affaisser sur le trottoir, puis bientôt M. de Fon-
frappe le mur au point E, d'où elle fait ricochet sur vielle se précipitait hors de la maison la tête nue,
le mur du fond (hors du plan). brandissant dans sa main droite un revolver à six
M. de Fonvielle sort par la salle à manger, d'où, coups et criant à l'assassin.
par un dégagement, il arrive à l'escalier de service. M. Noir était porlé immédiatement dans une.
Quelques détails sont joints par le prince S ce ré- pharmacie voisine, où il rendait le dernier soupir
cit. Au point B, on a trouvé le chapeau. Au point C, sans avoir proféré une seule parole. Il avait reçu un
près du guéridon, se trouvait la canne à épée. Le coup de feu dans la région du cœur, et la blessure
prince déclare aussi avoir ramassé dans le salon, près avait déterminé une hémorrhagie presque fou-
du'point 7 de son trajet..., l'étui du revolver. droyante. ~

M. de Fonvielle soutient, au contraire, que la canne Le paletot de M. de Fonvielle portait aussi la


était tombée au point C, près du chapeau, et que c'est trace d'un coup de f?.u.
dans Fescalier de service qu'il a perdu l'étui de son Que s'était-il passé dans la maison du prince?
revolver. Quelles avaient été les circonstances de la scène qui
venait de se termirer si douloureusement?
Deux versions étaient en présence, celle de M. do
LES MEMBRES DE LA HAUTE COUR Fonvielle et celle du prince.
Voici la première telle que M. de Fonvielle l'a
La Haute Cour de justice qui va siéger à Tours formulée dans: l'instruction :
est,,ainsi qu'on le sait, composée de M. Glandaz, cc
J'ai été chargé, avec mon camarade Victor Noir,
président; de MM. les conseillers Zangiacomi, par Paschal Grousset, journaliste, notre imi com-
Poulliaude de Garinères et Baucly, et de M. Gas- mun, de faire-connaître au prince Pierre Bonaparte
tambidë juge suppléant. que nous étions chargés de lui demander une répara-
M*,. ..e procureur général Grandperrét sera assisté tion par les armes, Grousset se prétendant grossière-
de M. le substitut Bergognié. Le greffier en chef est ment. insulté par lui. -
M. Coulon, greffier de la Cour de cassation, et le cr
Nous nous sommes trouvés ce matin, Noir,
secrétaire de la présidence M. Fauche, greffier à Grousset et moi', réunis au journal la Marseillaise..
la Cour impériale. : Noir avait une voiture de' place, dbnt je ne me rap-
Si M. l'e conseiller B'ouoly, qui est d'un grand'âge pelle r as le numéro. Nous sommes partis du journal
et dont la'saoté est chancelante, ne pouvait suppor- la Marseillaise vers une, heure, nous sommes allés
ter la fatigue de ces longs débats, M. Savary, deuxième directement à Auteuil. Je ne me rappelle plus bien le
juge suppléant, viendrait de Paris'pour le' remplacer, chemin que nous avons pris; il me semble cepen-
dè même .que M. Gastambide a remplacé M. Que- dant que nous avons1 passé le long de la Seine et de-
nault, qui n'a pu se déplacer ; mais si un autre con- vant le Trocadéro'.
seiller tombait malade, l'affaire'serait forcément sus- « Peu de temps1 avant notre arrivée à Auteuil, à un
pendue, puisque là Cour de cassation n'a que deux endroit que je ne puis préciser, Noir a appelé Sauton
juges suppléants. qui. est monié en voiture' avec nous.
A notre arrivé devant la maison du prince nous
sommesdescendus tous quatre', nous avons gardé
ACTE D'ACCUSATION notre voiture ; Grousset et Sauton sont restés à se
promener devant la- maison, Noir et moi sommes en-
Le 10 janvier dernier, vers une heure et' demie de trés; nous avons parlé à deux domestiques, deman-
l'après-midi, MM. Yvan Salmon dit Victor Noir et dant si. le prince était chez lui; on nous a répondu
Ulric de Fonvielle, rédacteurs du journal la Marseil- que: oui, après nous avoir demandé qui nous étions ;
laise, se rendaient à Auteuil au domicile du prince nous avons remis nos cartes; quelques instants'après*;
Pierre-Napoléon Bonaparte. on nous a fait entrer dans une pièce au premier étage
Ils étaient chargés de lui remettre-au n)m de qui est, je crois, un grand salon ; nous nous 'sommes
M. Paschal Grousset un cartel moiivé par une lettre assis en attendant. Peu d'instants après, peut-être six
au prince, insérée' le 30 décembre dernier, dans le minutes, le prince est sorti d'une chambre voisÎnè;
journal' l'Avenir de la, Corse. M. Paschal G'rousset se il était en pantalon simple et en tenue d'intérieur.
prétendait offensé par cette lettre, bien qu'il n'y fut (c
Monsieur, lui dis-je, mon ami Victor Noir et
pas nommé, et demandait une réparation' par lés moi nous venons de la part de Pasch-al Grousset rem-
plir une mission que cette lettre vous expliquera; » la signature et je dis : « Avec Rochefort, volontiers;
en même temps je lui ai ,tendu la lettre que vous me
représentez et que je consens à signer nevarielur..
1
avec l'un de ses manœuvres, non » Le plus grand
me dit alors très-impérieusement : « Lisez donc, la
«.
Le prince prit la lettre et me répondit : « Vous lettre. 1)

ne venez donc pas de la part de Rochefort? Vous CI


Je répliquai « Elle est toute lue; en êtes-'vous
n'êtes donc point de ses.manœuvres? solidaires? » A ces mots, le plus grand (Noir) me
— Veuillez lire cette lettre, Monsieur, et vous frappa vivement à la joue gauche d'un coup de poing.
verrez qu'il ne s'agit pas de Rochefort. » Je vis le plus petit s'armer d'unjpistolet qu'il a tiré
« Il prit
la lettre, s'approcha d'une fenêtre et la de sa poche ; il a cherché à l'armer, en s'appuyant
t
¡lu ; puis, la,pliant (BU <:&eux,iilUa jeta sur mue'.chaise., sur sa main gauche dans 'laquelle se trouvait l'étui
t et s'avança vers nous.: ««JF'ii |p®MO.gu^M/.SR.odlM!îor.t, d'un pistolet. Je me suis reculé de deux pas; j'ai
dit-il, parce que M. "Rochefort est 'le drapeau de la tiré de ma poche droite un pistolet à cinq coups que
crapule; quant à M. Grousset, je n'ai rien à lui répon- je porte habituellement ^sur moi; j'ai tiré un coup
dre ; est-ce que vous êtes solidaires de ces miséra- sur le plus grand; j'étais -,-à deux ou trois mètres de
bles? lui. Il s'est retourné immédiatement, et a quitté le
— Monsieur, lui répondis-je, nous venons loya- salon par la porte de la:salle d'armes par laquelle il
lement, courtoisement vous demander une ré- était entré. Tout ceci n'a.'duré qu'un instant. Le
ponse. plus petit s'était jeté derrièré un fauteuil d'où il
Êtes-vous solidaires de ces gens-là? » interrom- cherchait à tirer sur moi.

pit-il. Victor Noir lui répondit : « Nous sommes so- «
J'aialors tiré sur 'lui un coup de mon pistolet
lidaires de nos amis. » qui ne l'a pas atteint. Il a alors quitté sa place et
K
Le prince donna un soufflet à Victor Noir, fit un s'est dirigé en se baissant à demi vers l'autre porte
ou deux pas en arrière, tira brusquement un revolver du salon qui donne dans le billard. Dans ce trajet,
de sa poche, dans laquelle était. plongée sa main, et il a passé tout' près de moi ; mais son attitude n'é-
fit feu sur Noir. Ce dernier porta ses mains à sa poi- tant pas menaçante, je jii'ai jpas tiré sur lui. Il eût
trine et sortit par la porte par laquelle nous étions été tué presque à bout .fcW,taiit. Je l'ai suivi à dis-
entrés. - tance. Lorsqu'il a été dans île billard à la hauteur de
«
Aussitôt le prince dirigea son pistolet contre moi ,la porte de la salle à ::manger, il s'est retourné et
IeStffit feu une seconde fois, pendant queje cherchais à m'a visé avec son pistùldt. Je lui ai alors tiré un
éprendre mon pistolet, qui se trouvait dans un étui nouveau coup de pistolet .-qui ne l'a pas atteint, et le
'' dans la poche de mon paletot. second individu a disparuiàison tour. »
«
Le prince se mit devant Ja .porte en me visant, Telle est la version présentée par l'accusé. Elle
déchargea une troisième fois son arme, et je sortis en est en opposition formelle avec celle de M. Fon-
criant: à l'assassin! Je traversai plusieurs pièces; vielle sur la question importante de savoir par qui le
i
je descendis l'escalier par lequel nous étions montés, premier acte a été commis dans la scène du 10 jan-
tfltje trouvai sur le trottoir Noir expirant. » vier.
k L'information a recueilli sur ce point les ren-
Le récit du prince Pierre diffère essentielle- seignements suivants :
ment .de celui de M. de Fonvielle. Voici ces décla- «
Plusieurs personnes fOitt constaté sur le visage
rations : de l'accusé l'empreinte coentaine d'un coup. M. le
«
J'ai écrit à Rochefort une lettre qui doit être pu- docteur Morel, qui a vu Hejprince vers deux heures
bliée dans les journaux de ce soir. Jelurproposais de et dsmie, déclare qu'il avait,:sur la joue gauche une
me battre en duel avec lui. Aujourd'hui vers ,dl ux très-forte rougeur avec une apparence d'ecchymose
heures et demie je me trouvais dans ma chambre en et de .gonflement. !La même constatation a été faite
pantalon à pieds et en robe de chambre, je venais de par le docteur Pinel et par (plusieurs autres témoins.
me lever après avoir reçu la visite de mon médecin .« D'autre part, icertaines paroles recueillies de la
qui me soigne depuis quelques jours, ,ppur une forte bouche de M. de 'Fonviellle tendent à établir que
grippe. Une femme à mon service est venue m'avertir M. Victor Noir a réellement frappé le prince au
que .deux messieurs demandaient.à,me voir; elle me visage.
remit leurs cartes ; je, crus que ces messieurs venaient oc
M. Lechantre.,, handher à Auteuil, a entendu ,
de la part de Hochefort,, .fitje dis -d-e les faire entrer, pendant qu'il aidait iâ {transporter le corps de Victor
stans IIÎEB îles munis ifjiii (e tarent sur ilsurs ocaAtes. Noir à la pharmacie., .une .personne qui disait der-
Mt
jfe lies iIL-; a&HendEe une minute ;àrpëine. Lorsque rière lui : « Il:a'tué .mon ami; mais c'est égal, il a
Rentrai -flans île fsalon, jje me trouvai en face -de dieux reçu IUH bon souffLet » Immédiatement après, en-
-I

individus qui. avaient les mains dans leurs poches et tendant parlerlM. de Fonvieille dans la pharmacie,
se présentaient d'une manière provocante. Il me sem- Lechantre a .parfaitement reconnu, dit-il, la voix qui
ble qu'ils avaient déposés leurs chapeaux sur les avait prononcé les paroles qui viennent d'être rap-
meubles.., Je ne connaissais pas ces individus, je ne les portées.
ai Jamais vus. Ils me dirent presque en même temps : Un autre témoin, 'M. Vinviolet, architecte, pré-
K

« Nous sommes chargés .de cette .lettre, » et l'un sent au 'moment de la 'mort de 'Victor Noir, et .qui a
d'eux, 'je crois que c'est le plus petit, me tendit 'la j entendu M. de Fonvielle raconter la scène, affirme
lettre que vous me .représentez et qui est signée que celui-ci a déclaré qtt"à 'la sUite.lle pvoposléchan-
Paschal Grousset. gés avec 'le prince, Victor 'Noir s'était avancé -et; l'an
JCC
Je regardai superficiellement cette lettre, je vis vait souffleté. Ce -ïout même, M. Vinvioîlet airap-
porté le propos à d'autres personnes qui ont confirmé au prince. » Le témoin affirme que M. de Fonvielle
employé l'une l'autre de ces locutions.
sa déclaration. a ou
de police où il avait
M. Mourgoin, architecte, a entendu de la bou- «
Enfin, dans le poste été
0.
che de M. de Fonvielle un propos qui, sans être conduit pour y faire ses déclarations, M. de Fon-
aussi précis, reste, cependant, très-significatif. « Vic- vielle, racontant aux agents présents toutes les cir-
tor Noir a. donné ou a été pour donner un soufflet constances de sa démarche chez le prince et les prü-

diverses dépositions doivent être opposés


pos échangés, ajoutait ; « Que son ami, se sentant « A ces
froissé, se serait avancé.... et vous comprenez!... » des témoignages d'après lesquels M. de Fonvielle,
Les agents expliquent que M. de Fonvielle, en pro- aussitôt après le drame d'Auteuil, aurait fait un ré-
nonçant ces paroles, levait la main, dans l'attitude cit dont ses déclarations devant le magistrat instruc-
d'un homme qui va frapper; ils déclarent que si teur ont été l'exacte reproduction.
M. de Fonvielle n'a pas dit que Noir eût frappé le «
Il faut citer notamment M. Grousset, M.
prince, il faisait du moins un geste signifiant qu'un tiense, dans la pharmacie duquel la victime a été
avait été porté par Noir. transportée, et M. le docteur Sannazeuil, qui s est
coup
i(,\, trouvé présent au moment de la mort de la victime. qu'il a volontairement donné la mort à M. Victor
i)j;' Tous trois ont entendu M. de Fonvielle raconter que Noir. La justice ne saurait almettre que ce crime
l'accusé avait frappé au visage M. Victor Noir, avant puisse être justifié par l'acte de violence auquel la
;jf/ de faire feu sur lui. victime se serait laissé entraîner.
^ 0:
Quoi qu'il en soit, et la version de l'accusé dût- «
Il est également certain que l'accusé a déchargé
ij
elle être acceptée, il n'en resterait pas moins établi deux fois son pistolet sur M. de Fonvielle.
s 1

| cc
En conséquence, le prince Pierre-Napoléon Bo- dans le même lieu, commis, sur la personne d'Ulric
naparte est accusé : de Fonvielle, une tentative d'homicide volontaire,
9 1° D'avoir j le 10 janvier dernier, à Paris-Au- laquelle tentative, manifestée par un Commencement
«
teuil, commis le crime d'homicide volontaire sur la d'exécution, n'a manqué son effet que par des cir-
personne d'Yvan Salomon, dit Victor Noir; constances indépendantes de la volonté de son au-
r cc Avec cette circonstance que le crime a été suivi teur ;
du crime ci-dessous spécifié ; «
Avec cette circonstance que ce crime a été pré-
« 2°
D'avoir le même jour, à la même heure et cédé de celui ci-dessus spécifié ;
I
« Crimes prévus et punis par les articles 2, 295, Lorsque les jurés titulaires sont installés sur leurs
304 du Code pénal. » sièges, la Haute,Cour fait sa rentrée; M. le .président
>

-.
Cette lecture terminée, la foule respire enfin; puis annonce que l'audience est .ouverte et ordonne que
sa curiosité redouble : l'interrogatoire du prince .va l'accusé soit introduit.
commencer. Enfin, le prince prince'entre,accompagné d'un capitaine
C'est là.peut.+être une.des parties les plus curieuses de gendarmerie, salue et prend place :sur une chaise,
des débats et que je veux m'efforcer de rendre avec dans l'angle supérieur du compartiment des accusés,
la plus scrupuleuse exactitude. auprès du commandant Ramolino, qui lui serre la
main, et qui, pendant tout le cours des débats, va
Dès neuf heures, quoique l'ouverture de l'audience paraître plus ému que celui ..qui vient j,o.uer un .rôle
ne fût fixée que pour onze heures, la salle était en- si important.
vahie par les personnes munies de billets, et la tri-
';1
Le prince est très-pâle, mais il se remet bientôt,
bune haute, dont le coût, comme on dit au Palais, il suit attentivement l'appel des jurés, et redouble
est de 2500, èst littératemerLtgnike d'assaut par'les cÏÏ'atteniionllorsff ue M.. île jpEesident Glandaz prend'la
favorisés, hommes et femmes, (Roux.qui arrivent en 'parole :pour,Tàire,,atix,*,j.ur-,âiune allocution que sa lon-
retard prennent possession des marches de l'escalier gueur m'empêche de reproduire ici. *
et s'estiment encore très-heureux. Ensuite, M. le greffier Coulon se lève et, selon
Devant le banc de la partie civile s'asseyent M. et l'ordre du président, donne lecture de l'arrêt de
Mme Louis Noir; Mme Sajmon, mère du défunt; renvoi et de l'acte d'accusation.
M. Salmon, malade, n'a pu faire le voyage; le frère -
Pendant toute cette lecture, le prince reste parfai-
de Mme Louis Noir, et!M. Attthur .de Fonvielle. ttement;calme, s'efforçant même de cacher aux yeux
Puis, derrière éux, MMCSLaurier.et.Floquet, dé- 'braqués sur lui ses moindres impressions, et il ne
fenseurs des intérêts de la famille Noir, et deux sort de son impassibilité qu'au moment oti M. Coulon
jeunes avocats de Paris qui les ont accompagnas, ayant terminé, M. le président Glandaz lui adresse
MMes Chapron et Lax;près d'eux est M. Bernheim,
ces premiers mots réglementaires : '
avoué à la Cour impériale, représentant M. Sâlnion
père. Quant à M. Louis Noir, étant présent à l'au- «
Prince Pierre Bonaparte, vous êtes accusé :
\
dience, il n'est représenté par aucun avoué. CI.
1° D'avoir, le 10 janvier dernier, à Paris-Auteuil,
Au banc de la défense sont assis MM" Émile commis le crime d'homicide volontaire sur la per-
Leroux et Demange. sonne d'Yvan Salmon, dit Victor Noir; I

Il est un personnage que .je ne dois pas.oublier «


2"D'avoir, le même jour, à la même heu're et dans
quoique j'en aie déjà parlé lors de l'affaire Patry, le même lieu, commis, sur la personne d'Ulric de
c'est l'huissier de la cour de Tours, devenu pour la Fonvielle, une tentative d'homicide volontaire, la-
circonstance l'huissier en chef de la Haute Cour. quelle tentative, manifestée par un commencement
Le prince est très-pâle ; il porte à la boutonnière d'exécution, n'a manqué son effet que par des circon-
de son habit noir fermé la rosette de la Légion stances indépendantes de vôtre-volonté.
d'honneur; son large pantalon bleu à la hussarde lui CI.
Vous allez entendre les vcha^ges ;qui -pèsent
donne une grande allure miilitêÏire. Ses rares che- contre .vous.»
f
4

veux gris sont ramenés imec beaucoup de soin sur le i.'Ces;mofcs jpMnbncéa, .M. lIe président donne l'ordre
front. Son attitude est':dign.e :é;t réservée. rde faire l'appel des témoins qui, au fur et à .mesure
A sa droite, hors du liane ibien entendu, est assis q'ilsu'i sont nommés, :S8 retirent dans les salles qui
le commandant Ramollino, (celui-là même qui l'a leur sont destinées, à Ua grande joie des jurés non
accompagné de Paris à Tours. {siégeants qui peuvent,enfin s'asseoir.
Le tirage terminé, les hauts jurés récusés entrent (Oes itemoins sont au membre de 47 pour l'accusa-
dans la salle; 18 ont eu ce sort, entre autres M.Fré- tion, L9 :pour 'la défense et une vingtaine à la,requ,ête
déric Morin; ceux que le sort a désignés pour juger de la partie-civile.
et que la défense a trouvés à son gré sont les sui- Cet appel termine,-et M. Rochefort n'y.ayant pas
vants, dont je donne le nom selon le rang qu'ils oc- répondu, au moment où M. le président va com-
cupent sur les sièges-du haut jury.
mencer l'interrogatoire du prince, Me Laurier de-
Jures titulaires : mande la parole jpose les conclusions suivantes
MM. Regnauld (chef du haut jury), — Picon,— La

- -
Mothe d'Incamps, — Blanc, — Leroy, — Chapon, —
Harent, — Mesny, Alquier-Boutl'ard, èleDreux-
Brézé, — Peretti, — Bo*tiffard, — Rolland, — Mail-
: K
Messieurs, au :nom de M. Louis Noir, l'une
parties civiles, je Demande à présenter une observa-
tion à la cour.
Henri Rochefort, député #
Paris,quoique
des

ré-
let, — Giraud,— Mercadier, — de Pieuvre,—Lau- «
M. à
gulièrement cité et personnellement touché par notre
zan, —Deltour, —Roussel, — Kœchlin,—Fougnot,
Bach, Dhaveirnas,,—.iRigaud, —i.Chabrey,— citation, n'a pas pu ou pas voulu se rendre à Tours.
— — 1

La cause de son absence nous importe peu; mais


A mat,—iPorret.deJBlonco.ille,—Besson, -de!Lar-- «
ligues, — iLapeyre, .deD.almassy, -.Roissonnier, cette absence est certaine. Or, nous tenons la pré-
- ,-
,-,Lemaître-Chobett, :Düë, Faure-Bellon. sence de M. Rochefort pour indispensable aux débats,
non dans l'intérêt de la partie civile, mais dans l'in-
Jures supplémentaires : Í
Jérêt tout à fait supérieur de la vérité.
MM. de.laG.uéronnièr:e) —.delluzé^
— Schramm, 1
«
En conséquence, j'ai l'honneur de déposer des

— More'. ! .conclusions¡pour que, en vertu .de;son .pouvoir dis-


crétionnaire, M. le président fasse appeler et com- suite de la mesure qui avait dissous l'Assemblée na-
paraître M. Henri Rochefort. » tumale.
M. le procureur général consulté, M. le président D. Quels étaient vos rapports avec M. de la
fait immédiatement droit à cette demande et ordonne, Rocca, rédacteur en chef de l'Avenir de la Corse?

en vertu de son pouvoir discrétionnaire, que M. Henri R. Je connais M. de la Rocca, c'est un homme ho-
Rochefort sera transféré de Sainte-Pélagie à la pri- norable, j'étais' son abonné.
son de Tours, pour être entendu par la Haute Cour. D. Vous n'aviez pas d'autres rapports avec lui,
Me Leroux prie également le président de faire seulement d'abonné et d'ami? R. Oui.
entendre deux témoins nouveaux, MM. Courtaut et —
D. Dans un des numéros de ce journal a paru une
Hayem. Ces messieurs répondent à l'appel de leurs lettre de vous écrite à M. de la Rocca, en réponse t
noms et quittent la salle d'audience. un article de lui : L'influence de Napoléon sur l'avenir
Ces incidents vidés, il est immédiatement passé,à çle. la Corse. Vous lui avez répondu
en le félicitant.
l'interrogatoire de l'accusé. La première partie de cette lettre est inoffensive,
Le prince Pierre Bonaparte se lève, et répond avec mais la, fin renferme des choses regrettables. Nous
un léger accent corse et une grande fermeté aux devons-.an lire quelques passages à MM. les jurés..
questions qui lui sont posées dans l'ordre suivant : Vous dites; par exemple : „

« Je pourrais. multiplier les faits propres à faire


battre
.
le cœur des enfants de. la vieille Cirnos, ce
INTERROGATOIRE DU PRINCE nido d'allori, nid de laurier, comme on l'a dit juste-
ment; mais pour quelques-malheureux fardari de
D. Vous êtes né à Rome en 1815 et vous n'avez Bastia à qui les niolini du marché devraient se char-
pu venir en France qu'en 1848. — R. J'y étais déjà ger d'appliquer une leçon touchante; pour quelques
venu auparavant avec la permission du gouvernement lâches Judas, traîtres à leur pays et que leurs propres
dejuillet. parents eussent autrefois jetés à la mer dans un sac;
D. Oui, mais c'est en 1848 que vous vous y êtes pour deux ou trois nullités vantées d'avoir inutile-
définitivement établi. Vous avez été élu membre de ment demandé des places ;. que de vaillants soldats,
la Constituante et vous êtes entré réellement alors que d'adroits chasseurs et hardis marins, de labo-
dans la vie politique. Nous ne parlerons pas dès-faits rieux agriculteurs la Corse ne compte-t-elle pas qui
qui sont antérieurs et qui ont été rapportés par di- abominent les sacriléges et qui leur eussent déjà mis
verses brochures, ceux du procès seul doivent nous le stentine per le porette, les tiipes aux champs, si on
préoccuper. Cependant je dois rappeler à MM. ne les avait retenus?
les jurés qu'en 1849, comme membre de la Gtmsti- «
Laissons ces en Vittoli à l'opprobre de leur tra-
tuante, vous avez été condamné à 300 francs. d'a- hison, » Puis plus loin :
mende pour avoir souffleté un de vos collègues. Malgré les escargots rampant sur le bronze pour
— «
R. J'ai donné des explications à ce sujet devant les le rayer de leur bave, l'auréole du grand homme ne
magistrats qui m'ont condamné à celte amende. sera pas ternie. »
D. Oui,vos explications se trouvent confirmées par Voilà des écarts de langage que vous auriez dû
le jugement rendu et dont nous allons donner la éviter par respect même pour le nom que vous por-
lecture. tez, Le journal de M. de la Rocca entreprit alors une
M. le président lit ce jugement dont le texte excuse polémique violente à propos de votre article, et votre
le prince Pierre dans une certaine mesure, en raison lettre eut des conséquences déplorables. Avec le nom
de l'insulte qu'il avait reçue. que vous portez, je vous le répète, il est regrettable
D. C3 jugement atténue les charges qui pesaient que sans1 nécessité, sans provocation, vous vous soyez
sur vous, mais il n'en reste pas moins un acte de ainsi emporté à des violences semblables. La Revan-
violence tout à fait contraire au respect que l'on doit che a.r.épandu sur le même ton, puis la Marseillaise,
à la représentation nationale. — R. J'ai donné alors et de cette discussion la violence a passé dans les
toutes les explications sur ce fait, et je puis ajouter faits. — R. Grâce à l'impunité dont jouissaient les
que j'avais été gravement insulté, non-seulement insulteurs, malgré la loi qui punit ces outrages.
moi-même mais encore dans la personne d'un D. Vous y avez répondu par une provocation à
,
homme avec lequel j'étais très-lié à cette époque : M. Rochefort, et M. Grousset, attaché à la Revanche,
M. Odilon Bai rot. ayant vu, lui,,.dans votre article une attaque person-
D. Oui, mais vous étiez au sein de LAssemblee, nelle, vous a. également provoqué. Vous avez obéi
et le sentiment du respect que vous lui deviez aurait sans doute à un bon sentiment, mais l'esprit public
du vous arrêter. — R. Si vous me le permettez, mon- avait déjà fait justice des insulteurs, et dans votre si-
sieur le président, j'ajouterai que j'ai déclaré à la tllation" vous n'auriez pas dû donner suite à cette af-
tribune qu'il ne pouvait être entré dans ma'pensée faire. Ceci n'est pas le procès, mais c'en est le pro-
de manquer à l'Assemblée dont j'avais l'honneur de logue, et il était nécessaire que MM. les jurés n'en
faire partie, et que ces explications ont été-très-bien ignorassent rien.—R. Monsieur le président jen'avais
accueillies!. -
jamais pume décider à admettre que quelques hom-
D. MM, les jurés apprécieront ce fait qui n'a pas
^
mes se portassent à de semblables extrémités de lan-
des proportions considérables, mais que nous devions gage envers Napoléon, et qu'il sortit de telles injures
leur faire connaître ou leur rappeler. En 1851, vous de la plume de gens qui heureusement ne représen-

tantôt en Corse, tantôt à Auteuil. -


êtes rentré dans la vie privée, et vous avez résidé
R. Oui, à la
tent pas la Corse.
D. Je comprends votre excuse, mais, malgré tout.
vous auriez du vous abstenir, en vous disant que ces mettre ma redingote, puis je vins dans la pièce où on
excès de la presse inspirent un si profond dégoût que les avait priés d'attendre. Je me trouvai alors pré-
en
vous n'aviez pas besoin d'intervenir. Cela était in- sence de deux individus que je n'avais jamais vus et qui
utile, car vous voyez combien cette intervention a été avaient une attitude menaçante. L'un deux me pré-
regrettable, puisqu'elle a amené l'événement qui a pu senta une lettre déployée. Je la pris, et après y avoir
un instant être considéré comme un mal-heur public. jeté un coup d'œil et lu la signature, je dis : « Avec
Arrivons maintenant à cette triste affaire du 10 jan- Rochefort, volontiers; avec un de ses manœuvres,
vier, jour où vous avez reçu la visite de MM. Noir non! Le plus grand me dit : « Lisez. » Je lui ré-
et de Fonvielle. Dites comment les choses se sont pondis : «J'ai lu; en êtes-vous donc solidaire? » Et,
passées. — R. Dois-je retracer les faits?
D. Oui. — R. Le 10 janvier, vers deux heures de
1
sans attendre à ce"rnoment il me frappa rudement
au visage. Je sautai-en arrière et, tirant mon pistolet
l'après-midi, j'étais dans ma chambre à coucher lors- de ma poche, je fis feu sur celui qui m'avait frappé.
qu'une de mes servantes vint me dire que deux per- L'autre individu s'était mis derrière un fauteuil. En
sonnes me demandaient. Ayant envoyé la veille un m'apercevant qu'il me mettait en joue, je tirai égale-
cartel à Rochefort, je crus que ces deux personnes ment sur lui. Il se releva alors et passa tout près de
venaient de sa part. J'étais alors en costume de moi. J'aurais pu le tuer loyalement puisqu'il s'était
matin, et je passai dans mon cabinet de toilette pour introduit chez moi armé et avait violé mon domicile.

Je le laissai passer cependant; mais voyant que de la ayez votre revolver sur vous, il eût été plus naturel
salle de billard il me mettait de nouveau en joue, je de le quitter. — R. J'avoue que je n'y ai pas songé.
fis feu sur lui et il s'enfuit. Voilà ce qui s'est passé, D. Ce qui est grave, c'est que non seulement
et qu'il me soit permis de demander à tous les vous aviez un revolver, mais encore que vous aviez
hommes de cœur comment ils auraient agi à ma la main dessus, ce qui semblerait indiquerune inten-
place et s'ils auraient fait autrement. tion de vous en servir. — R. J'avais la main dans ma
D. Votre récit n'est pas conforme à celui de M. de poche, comme c'est mon habitude, et tout naturel-
Fonvielle, il s'en faut de beaucoup. Nous examine- lement la main près de mon revolver, puisqu'il s'y
rons ces différences, et MM. les jurés les ap- trouvait.
précieront. Pourquoi, en sortant de votre chambre à D. Ainsi, c'était une habitude d'avoir des armes
coucher pour passer dans votre salon, aviez-vous dans votre poche, cela paraît certain ; mais en entrant
votre revolver? — R. Je ne l'ai pas pris pour venir dans votre salon, n'avez-vous adressé aux personnes
trouver ces individus, j'ai toujours mon revolver sur qui s'y trouvaient que les expressions rapportées dans
moi. votre interrogatoire? — R. Absolument ! J'ai dit :
D. N'auriez-vous pas pu le quitter, surtout atten- « Avec Rochefort, volontiers; avec un de ses ma-
dant une visite du genre de celle que vousifaÜ:aient nœuvres, non 1» Cela se rapportait au signataire de
MM. Noir et de Fonvielle? Vous aimez les armes, la lettre qui venait de m'être remise.
c'est fort innocent; mais, en admettaDt que vous D. M. de Fonvielle dit que vous vous êtes servi
d'une autre expression. — R. Il ne dit pas la vérité, D. Mais vous pouviez rester dans cette pièce. Fon-
et il m'attribue des expressions qui ne sont pas dans vielle était tr^s-ému, et cela se comprend, il n'a pu
mon langage habituel. se sêrvir de son arme, Alors il s'est caché et pour
D. Ainsi vous n'avez pas employé d'autres injures? sortir il a déplacé des fauteuils. --- R. Je n'ai aucun
R. Je n'ai dit que les mots que je viens de rap- souvenir de ces détails.

porter. D. Ce qu'il y a de certain, c'est qu'il n'avait à ce
D. Ainsi, vous vous êtes approché, et c'est à ce
moment que Noir vous aurait frappé? — R. Quand
moment qu'une pensée : celle de fuir.
laissé sortir.
- R. Je l'ai

j'ai dit : « En êtes-vous solidaires? » Noir m'a frappé D. Le troisième coup de pistolet était donc inutile.
de la main, pendant que Fonvielle me menaçait de — R. Je vous demande pardon, je l'ai tiré parce
son pistolet. ~ : qu'il me menaçait de nouveau. C'est quand il s'est
D. Avant que vous tiriez sur Noir, Fonvielle relevé en fuyant et qu'il m'a mis en joue, que j'ai
avait-il armé son pistolet? —R. Je ne sais s'il l'avait fait feu.
armé, je ne sais d'où il l'avait tiré, mais ce qu'il y a D. Mais vous l'avez poursuivi, car il fuyait, il lais-
de certain, c'est qu'il avait son pistolet dirigé vers sait là son chapeau, sa canne. — R. Je ne l'ai pour..
moi, qu'il me mettait en joue. suivi que jusqu'au seuil de la porte.
D. II y a là un point à examiner; .le pistolet. de D. C'est quand il vous à vu armé qu'il a cherché à
Fonvielle était dans son étui. L'avez-vous vu l'en se défendre. — R. Je n'ai tiré sur lui que parce
retirer? —R. L'étui n'est pas un obstacle. Il avait cet qu'il brandissait son arme en me menaçant.
étui dans la main gauche et il appuyait son pistolet D. Vous affirmez alors que c'est de la porte de
dessus pour l'armer/ votre salon que vous avez tiré? —R. Je l'affirme.
D. Il ne l'avait pas encore à la main. Il y a eu un D. C'est Salmon qui avait la canne à épée, avez-
mouvement de plus à faire pour s'en servir. Lui avez- vous dit? Enfin elle est restée sur les lieux. Quant à
vous vu exécuter ce mouvement ? — R. Certaine- Fonvielle, il paraît certain qu'il n'avait pas une atti-
ment, je l'ai vu faisant des efforts pour armer son tude menaçante. — R. Oh! vous verrez par les té-
revolver. moins que toutes ces dépositions et ces constatations
D. Quand vous avez eu tiré sur Victor Noir, ne sont contradictoires. •
vous êtes-vous pas aperçu qu'il était blessé? D. Qu'êtes-vous devenu après le départ de Noir
R. Je ne me suis pas occupé de lui, mais de celui et de Fonvielle? Ne vous êtes-vous pas enfermé dans
qui avait un pistolet et me menaçait. votre chambre à coucher? — R. Dans mon salon et
D. Vous avez tiré sur Noir à trois ou quatre pas ? ma chambre à coucher; j'ai été de l'une à l'autre de
— R. A peu près. ces pièces.
D. Noir était vif, fort ; s'il n'avait pas été touché il D. N'aviez-vous pas envoyé chercher un agent de
se serait jeté sur vous. En lui voyant garder l'immo- la sûreté? — R. Oui, pour lui dire d'avertir le com-
bilité après votre coup de feu, vous auriez dû vous missaire de police, mais c'est un autre commissaire
douter que vous l'aviez blessé grièvement. — R. Je ne que celui de mon quartier qui est venu.
regardais plus que l'autre, et je crois que Noir a D. Vous avez rédigé un .récit de la scène qui ve-
quitté la. chambre immédiatement. nait de se passer. — R. Oui, je voulais le remettre
D. Oui, il est sorti sans dire un mot, sans vous au commissaire de police.
faire un seul reproche, sans pousser un seul cri, et D. Vous avez aussi reçu plusieurs personnes.—
son silence ne vous a donc pas dit qu'il avait été at- R. Oui, entre autres mon médecin. -

teint, car, sans cela, bien certainement, le sentiment D. Vous portiez une trace de contusion à la joue.
de ce malheur vous eût calmé.
— R. Je ne m'occu- A quel moment l'avez-vous montrée à votre médecin?
pais que de Fonvielle qui avait son pistolet à la main, L'avez-vous fait voir au commissaire de police ? —
D. Enfin, la scène's'est passée bien rapidement; R. Oui, c'est là que j'ai reçu cette injure. Mais je ne
vous avez vu sortir Noir et vous n'avez pas remarqué l'ai pas dit à l'agent. H

s'il était blessé. Fonvielle ne pouvait armer son pis- En disant ces mots, le prince montre sa joue, de-
tolet; il s'est même blessé en l'essayant, tandis que vient fort irrité et fait des efforts évidents pour rester
1
Noir a été frappé mortellement. — R. Ah il est cer- calme, l'
tain que de toutes les façons il aurait mieux valu D. Et aux docteurs Morel et Pinel? — R. Oui, je
qu'il ne fût. que blessé. leur ai fait voir cette contusion. 11

D. Est-il vrai que vous ayez tiré sur Fonvielle de D. Et au commissaire de police, vous n'y aviez pas
la place où vous vous trouviez? Nevous seriez-vous pensé?— R. Je ne m'en souviens pas, mais c'est peu
pas, comme il le prétend, placé devant la porte de probable. Ce n'est pas si beau d'avoir reçu un souf-
votre salon pour lui barrer le passage et fermer cette flet, surtout d'une telle main.
porte? — R. Elle n'a même pas de clef. D. Vous avez ensuite écrit à M. Conti une lettre
D. Il n'est pas question de clef, vous suffisiez pour qui a été rendue publique et qui est jointe au dos-
l'empêcher de passer. Il déclare que vous vouliez sier, et vous vous êtes constitué prisonnier. Si vous
vous opposer à sa sortie. — R. Non, je l'ai laissé êtes fatigué, vous pouvez vous asseoir. — R. Je vous
sortir, au contraire, quand j'aurais pu le tuer. remercie, monsieur le président.
D. Vous lui faisiez face lorsque vous avez tiré. Il Le prince s'asseoit et pendant quelques instants
était sorti par la salle de billard. Pourquoi l'avez- cause avec Me Leroux, et le président, après avoir
vous suivi? — R. Je ne l'ai pas suivi, je suis resté fait distribuer les places aux jurés, leur expliqué la
tout près de la porte du salon. scène selon la version du prince, puis il reprend
l'interrogatoire de celui-ci, en lui faisant reconnaître vâmes à sept heures, je l'y laissai pour retourner à
le pistolet qui lui appartient et qui figure dans les Auteuil, où je retrouvai M. le procureur impérial,
pièces à conviction. ma mis&ion était terminée.
D. Cette arme est bien celle dont vous vous êtes D. Lorsque vous avez vu le prince, vous a-t-il dit
servi? — R. Oui, monsieur le président. qu'il avait aperçu le pistolet dans la main de Fonvielle?
D. Comment se fait-il qu'elle était chargée de R. Je ne me rappelle pas s'il m'a dit l'avoir vu au

nouveau lorsqu'on l'a saisie chez vous?-R. On ne l'a moment où il avait été frappé.
pas saisie, monsieur le président, c'est moi qui l'ai D. Vous n'avez pas été aussi précis dans votre pro-
donnée.
M0 Laurier. — On a eu tort de ne pas la saisir.
-
cès-verbal. R. Si vous voulez me rappeler la pre-
mière phrase de mon procès-verbal de constatation,
M. le président. — Enfin, comment se fait-il que je me souviendrai peut-être mieux.
les cinq coups en étaient encore chargés? R. Je M. le président donne lecture de cette partie du

l'ai dit au commissaire de police, j'ai rechargé mon procès-verbal que M. Roidot maintient conforme à
revolver parce que je m'étais aperçu des rassemble- la vérité. Cette pièce est le rapport que M. Roidot a
ments et que j'avais entendu les menaces qui étaient fait de sa première visite chez le prince, et qui con-
proférées autour de ma maison, menaces qu'on a bien state seulement les faits tels que le prince les lui a
fait de ne pas exécuter. racontés. Cette même pièce parle aussi des traces de
M. le président. — Ainsi, c'est votre explication. balles trouvées dans la salle de- billard, sur les pan-
Vous avez craint quelque rassemblement. R. Oui. neaux dont les fragments figurent parmi les pièces à

Me Laurier. — Je prie M. le président de vouloir conviction.
bien demander à l'accusé si entre le moment où on Les jurés suivent les démonstrations du commis-
lui a annoncé Noir et Fonvielle et celui où il a rejoint saire de police sur le plan afin de bien se rendre
ces messieurs, il n'a pas changé de pantalon. compte du chemin qu'a dû parcourir le projectile
M. le président. — Vous avez entendu cette ques- avant de se perdre dans la muraille.
lion ? D. Vous avez eu des renseignements sur les per-
Le prince. — Oui, mais je n'ai pas changé, de pan.,. sonnes qui ont entendu dire que ce n'était pas le
talon. Pourquoi l'aurais-je fait? prince qui. avait frappé le premier. R. Je ne sais

Me Laurier. — Avait-il un pantalon à pied? à ce sujet que ce qui en a été écrit par mon collè-
Le prince. — Je n'en ai jamais porté. gue, M. Terrier, dont la lettre est jointe à mes con-
Me Laurier.
— Cependant dans l'instruction, l'ac- statations, et qui a entendu ce propos.
cusé a dit qu'il était dans sa chambre à coucher en D. Quel est-il? — R. M. Fonvielle aurait dit:
tenue du matin et en pantalon à pied. «
Le prince a tué mon ami, mais il a reçu un souf-
Me Floquet. — Il a dit dans une première version flet. »
qu'il avait changé de vêtement et.dans une seconde D. Le 17 janvier, vous avez lait une enquête dans
il a dit l'opposé. la maison du prince. Avez-vous entendu dire que des
Le président. — Avez-vous changé de vêtement ?
~
menaces avaient été proférées, et que la gouvernante
T- R. Je suis entré dans mon cabinet de toilette pour des enfants avait cru prudent de les cacher? —
mettre ma redingote. R. Oui, cela résulte des déclarations des domesti-
Le président. — Nous entendrons des témoins qui ques. Selon eux, lorsque le corps dé Victor Noir
donneront quelques explications sur ces détails. a été emporté, des groupes menaçants se sont for-
Après cet interrogatoire si long et qui a donné més autour de la maison, et ils ont craint qu'on n'en-
;
lieu à des mouvements divers dans l'auditoire, mou- trât dans le jardin par la clôture en planches qui le
vements que mon devoir d'impartialité ne me permet ferme du côté des terrains dont le prince a été ex-r
que de signaler, l'audience est suspendue pendant proprié.
vingt minutes, et à la reprise le calme se fait bien Mc Leroux. — N'a-t-on pas enfoncé une porte ?
vite pour écouter la déposition de M. Roidot, le com- M. Roidot. — Oui, du côté dont je parle, là où il
missaire de police qui a fait les premières constata- y a une fermeture en planches.
tions. MI Floquet. — Le témoin est-il allé deux fois
J'étais en service à la préfecture au moment où chez l'accusé? A quelle heure a-t-il reçu sa décla-
s'est passé l'événement d'Auteuil, je l'ai appris par ration ?
mon secrétaire et je me suis aussitôt rendu chez le M. Roidot. — A cinq heures et demie.
prince Pierre, qui me raconta qu'ayant reçu la visite M, Floquet. — A-t-il seulement copié l'écrit de
de deux personnes, dont l'une l'avait insulté, il l'avait l'accusé ou l'a-t-il emporté?
tuée d'un coup de pistolet. M. Roidot. — Je l'ai copié.
Désireux de constater avant tout la mort de Me Floquet. — Oui, l'original est entre les mains
M. Noir, je me rendis chez le pharmacien où il avait d'un témoin, M. de Grave, et nous signalerons les dif-
été transporté et je laissai le prince chez lui, après férences qui existent entre cet original et la copie
lui avoir fait donner sa parole de ne pas s'enfuir. du commissaire de police.
En revenant chez le prince, il me dit : « J'ai écrit M. Roidot. — J'ai copié ce qui était sous mes
sur une feuille de papier tout ce qui s'est passé, vou- yeux, rien de plus.
lez-vous en prendre copie? e Je le fis à l'instant même. MI Floquet. — C'est bien copié textuellement; nous
Le prince avait écrit à M. Conti, et ne demandait pas le verrons, M. de Grave doit l'avoir.
à se prévaloir de sa situation, et je fis avancer un M. le président. — Je ne sais s'il l'a, mais elle
fiacre pour le conduire à la préfecture. Nous y arri- se trouve dans le Figaro que j'ai là dans le dossier.
M. le président, au témoin. — Vous n'avez pas Pour cela je le fis mettre sur un brancard, je fis
remarqué de traces de coups sur les joues du prince? venir une voiture et dans cette voiture montèrent
M. Roidot. — Non, je n'ai rien vu; il faisait, du MM. Paschal Grousset, de Fonvielle, le docteur
reste, sombre, et il ne m'en a pas parlé. Pinel, et au moment où j'allais y monter, un facteur
MI Leroux. — M. le docteur Pinel s'est présenté de la poste d'Auteuil, nommé Houstan, me remit un
à ce moment, et il a constaté ces traces. revolver à six coups avec crosse en ivoire, canon et
M. Roidot. — Je n'ai connu ce fait que par mon tambour en acier, damasquiné d'argent.
secrétaire. Le facteur me dit alors que ce revolver lui avait
Ces mots sont les derniers de la déposition de été remis par de Fonvielle en sortant de chez le
M. Roidot qui se retire et est aussitôt remplacé par prince. -* ;

son secrétaire, M. Lallemand. Ce pistolet était chargé de six coups et il était fa-
M. Lallemand rapporte ainsi les faits dont il a été cile de voir qu'il n'avait pas été tiré.
le témoin, et les constatations qu'il a faites. Je demandai alors à M. de Fonvielle si ce pistolet
Le 10 janvier courant, à deux heures un quart de lui appartenait; il me répondit affirmativement.
l'après-midi, je fus prévenu par M. Delannoy, inspec- Je lui demandai comment il était porteur de cette
teur du marché d'Auteuil, qui vint en voiture au arme, il me répondit qu'il avait toujours un revolver
commissariat pour annoncer à M. le commissaire de sur lui.
police que le prince Pierre Bonaparte venait de tuer Je montai en voiture, je pris place en face de
un homme, chez lui, d'un coup de pistolet, et que le M. Paschal Grousset, à côté du docteur Pinel.
cadavre avait été transporté chez M. Mortreux, phar- Pendant le trajet, je vis des traces de sang sur un
macien à Auteuil. foulard blanc que M. de Fonvielle avait autour du
Sachant que M. le commissaire de police avait été cou. Lui demandant d'où provenait ces taches, il me
appelé à la préfecture vers midi, je le fis prévenir dit qu'il n'était pas blessé ; en parlant il me montrait
par le garçon de bureau et je me rendis chez le sa main droite.
pharmacien. Je remarquai au pouce, entre la première et la
Je trouvai dans une petite pièce placée à gauche seconde, phalange à l'intérieur de la main, une écor-
de la boutique, le corps d'un jeune homme paraissant chuie sanguinolente; je-lui demandai d'où provenait
âgé de 21 ans, brun, pâle et portant de petites mous- cette blessure, il me répondit que c'était en essayant
taches noires. d'armer son pistolet. t
Il était vêtu d'un pantalon, d'une chemise en toile Nous fîmes le chemin jusqu'à Neuilly, moitié en
ouverte sur la poitrine et tachée de sang du côté voiture, moitié à pied.

président..
gauche : les mains étaient couvertes de gants noirs. M. le président. — C'est bien là le revolver de
Je remarquai sur la poitrine, du côté gauche, un M. de Fonvielle, M. Lallemand? — R. Oui, mon-
peu au-dessous de la, mamelle, un petit trou noir sieur le
d'où s'échappaient quelques gouttes de sang et parais- On fait passer cette arme aux jurés qui l'examinent
sant avoir été produit par une petite balle de pistolet. avec curiosité et qui semblent ne pas comprendre
Le docteur Pinel que j'avais amené avec moi fut comment M. de Fonvielle n'a pas pu en faire usage.
chargé d'examiner le cadavre et de procéder aux M. le président leur explique alors que la gâchette
constatations médico-légales ; il rédigea un procès- était relevée ou la baguette dans un des canons, et
verbal qui fut envoyé à la préfecture. que M. de Fonvielle dans son émotion ne s'est pas
Je me fis représenter les vêtements de la victime. rendu compte de l'obstacle et n'a pu y remédier,
On me remit un gilet de soie très-ouvert et une puis il s'adresse de nouveau au témoin :
petite redingote noire, enfin un paletot en drap M. de Fonvielle ne vous a-t-il pas dit qu'il était

fourré, au côté gauche duquel je remarquai un trou allé en Amérique et qu'il avait l'habitude d'avoir des
qui avait traversé la doublure. armes sur lui?
Voyant plusieurs personnes dans la pharmacie, je M. Lallemand. Oui, il m'a raconté qu'ayant vu le
m'adressai à un monsieur qui écrivait sur le bureau prince tirer et que connaissant la guerre à l'améri-
du pharmacien et qui me dit être le sieur Paschal caine, il s'était caché derrière un fauteuil pour
Grousset, âgé de 25 ans, rédacteur du journal la s'armer. "s
Marseillaise et de la Revanche, journal démocratique Me Leroux. Je voudrais faire constater que M. de
de la Corse. Fonvielle a dit, dans sa déclaration : « Je me suis
Il me fit connaître ce qui s'était passé d'après la dirigé vers la porte et le prince a tiré sur moi un
version Fonvielle. second coup de pistolet. » C'est sa première déclara-
Il me le raconta conformément à sa version. tion et nous aurons a en discuter la sincérité.
D. Pouvez-vous indiquer au moins approximative- Me Floquet. Nous ne le nions pas et nous discute-
ment le temps qui s'était écoulé entre le moment où rons ce point également.
Victor Noir a été frappé et celui où vous avez reçu le M. le procureur impérial et la défense n'ayant
récit du sieur de Fonvielle que vous venez de rappe- plus de questions à adresser au témoin, il se retire,
ler. — R. Trois quarts d'heure au moins. et l'huissier appelle M. de Fonvielle. *

Le témoin continue : Après un instant donné a l'émotion générale, le


Après .avoir attendu jusqu'à 4 heures environ, calme se fait, et M. le président invite le nouveau
voyant une foule assez nombreuse devant la boutique, témoin à faire sa déposition, après lui avoir fait prêter
j 'ai pris sur moi de faire transporter le cadavre à serment de dire toute la vérité, serment que M. de
Neuilly. Fonvielle fait avec énergie et à très-haute voix.
Puis il s'exprime en ces termes : vant la maison. Noir et moi nous sommes entrés. Nous
Nous nous sommes trouvés le matin, Noir, Grous- avons parlé à deux domestiques, demandant si le
set et moi, réunis au journal la Marseillaise ; Noir prince était chez lui. On nous a répondu que .oui,
avait une voiture de place dont je ne me rappelle après nous avoir demandé qui nous étions.
pas le numéro. Nous avons remis nos cartes. Quelques instants
Nous sommes revenus au journal la Marseillaise après, on nous a fait entrer dans une pièce au pre-
vers une heure et nous sommes allés directement à mier étage. C'est, je crois, un grand salon. Nous nous
Auteuil. Je ne me rappelle pas bien le chemin que sommes assis en attendant.
nous avons pris. Il me semble cependant que nous Peu d'instants après, peut-être trois minutes, le
avons passé le long de la Seine et devant le Troca- prince est sorti d'une chambre voisine; il était en
déro. Peu de temps, peut-être un quart d'heure, avant pantalon ample et en tenue d'intérieur.
notre arrivée à Auteuil, à un endroit que je ne poui- ir
Monsieur, lui dis-je, nous venons de la part de
rais préciser, on a appelé Sauton, qui est monté en M. Paschal Grousset remplir une mission que cette
voiture avec nous. lettre vous expliquera.
A notre arrivée devant la maison du prince, nous — Vous ne venez donc pas de la part de M. Roche-
sommes descendus tous les quatre, nous avons gardé fort, vous n'êtes donc point de ses manœuvres?
notre voiture. — Veuillez lire la lettre, monsieur, et vous verrez
Grousset et Sauton sont restés à se promener de- qu'il ne s'agit pas de M. Rochefort. »
1

Pierre Bonaparte prit la lettre, s'approcha d'une et fit feu une seconde fois pendant que je cherchais à
fenêtre et la lut, puis la pliant en deux d'une façon prendre mon pistolet qui se trouvait dans, un étui
fébrile, il la jeta sur une chaise et s'avança vers nous. dans la poche de mon paletot. Il se mit devant la
«
J'ai provoqué M. Rochefort, dit-il, parce que porte, et, me visant, déchargea une troisième fois son
c'est le porte-drapeau de la crapule ; quant à Grous- arme; je sortis en criant : «A l'assassin! » Il revint
set, je n'ai rien à lui répondre. Est-ce que vous êtes sur moi.
olidaires de ces misérables? Je traversai plusieurs pièces, je descendis l'esca-
— Monsieur, lui dis-je, nous voulons une réponse. lier de service et je trouvai sur le trottoir Noir expi-
— Êtes-vous solidaires de ces charognes-là? » ré- rant. Nous le transportâmes chez un pharmacien, mais
)ondit-il. tous les soins furent inutiles, il rendit le dernier
Victor Noir répondit : « Nous sommes solidaires soupir en arrivant.
le
nos amis. » Je désire que vous entendiez les docteurs Pinel et
A ce moment, le prince donna un soufflet à Victor Sannazeuil, qui ont assisté Noir à ses derniers mo-
~oir, fit un ou deux pas en arrière, tira un revolver ments et qui pourront nous donner des indications
la
sa poche et fit feu sur Noir. sur la blessure qu'il a reçue.
Ce dernier porta ses mains à sa poitrine et sortit par J'ajoute, sur votre demande, que j'ignore si Noir
a porte par laquelle nous étions entrés. avait un pistolet sur lui; dans tous les cas, je ne l'ai
Aussitôt, le prince dirigea son pistolet contre moi pas vu en faire usage.
J'étais porteur d'un pistolet renfermé dans un étui, déposition et tendant à en prouver toute la sincérité,
dont je n'ai pas fait usage, en ce sens que je n'ai pas et, au moment où M. le président lui fait voir quel
tiré. danger il a couru en venant armé chez un homme
Ce pistolet était chargé. Je le porte constamment auquel il avait à demander une réparation d'honneur,
sur moi. M. de Fonvielle s'écrie :
J'étais également porteur d'une canne à stylet, «
Pouvais-je savoir que nous allions dans la maison
mais je n'ai pas dégainé. d'un assassin. »
J'ai laissé cette canne avec mon chapeau dans le Le prince se lève alors et riposte avec une grande
salon du prince. aigreur :
D. Dans votre système, le prince aurait le premier « Les
hommes comme vous commencent rue
commencé les voies de fait en donnant un soufflet à Saint-Nicaise, arrivent aux bombes Orsini, et ce sont
Noir, le récit du prince est en contradiction avec le eux qui sont des assassins. »
vôtre sur ce point. Il appuie la version qu'il avait été Cette réponse met fin à l'interrogatoire et le public
frappé le premier par Noir, par une constatation qui est réellement ému, mais l'appel de M. Paschal
aurait été faite sur-le-champ par deux médecins. Grousset le calme en fournissant un élément nouveau
Persistez-vous dans votre dire? — R. M{L version est à sa curiosité.
l'expression de la vérité. M. Paschal Grousset s'avance, tout vêtu de noir et
M. le président. — Vous avez dit au secrétaire du vieilli de bien des années depuis le peu de mois que
commissaire de police que vous aviez toujours des nous l'avons vu au Figaro, gai et souriant, sous les
armes sur vous. — R. Je n'en portais pas chez moi, noms de Blasius et de Léopold Virey.
mais depuis que j'ai vu comment on était assommé A la question de M. le président : Où demeurez-
dans les rues de Paris, je ne sors plus sans être vous? il répond fièrement : A Sainte-Pélagie.
armé. Et le public de rire, car le mot n'a rien de terrible ;
M. le président. — Mais pour remplir la mission mais ce qui cause une émotion d'un tout autre genre,
dont vous étiez chargé, vous eussiez mieux fait de c'est lorsque M, Grousset, en réponse à cette ques-
n'avoir pas d'armes. — R. On ne peut pas me repro- tion : Êtes-vous le parent de l'accusé, se laisse en-
cher de m'être muni de mon revolver; sans lui je ne traîner à dire : « Laetitia a eu tant d'amants que je
serais pas sorti vivant de la maison où j'étais entré. ne sais si je ne suis son parant. »
M. le président. — Alors c'est réellement une Cette sortie cause une impression funèbre, et un
habitude? — R. Surtout depuis que j'ai vu des prin- murmure s'élève; les jurés eux-mêmes semblent
ces bâtonner d'honnêtes gens comme M. Conté. partager le même sentiment, et, à la demande de
Ce souvenir un peu inutile est accueilli par des M. le procureur général, M. le président Glandaz
rires et des murmures. adresse à M. Grousset une sévère allocution, et le
M. le président. — Je dois vous demander pour- rappelle au respect qu'il doit à la Cour.
»
quoi vous êtes allé chez le prince Pierre, ce n'est pas Malheureusement, l'emportement de M. Grousset,
ainsi qu'on s'y prend selon les coutumes du duel. Il qui n'a su servir ni sa cause, ni la mémoire de Vic-
fallait lui faire demander le nom de ses témoins. J'ai tor Noir, ni lui-même, ne s'est pas arrêté là, et peu
reproché au prince sa déplorable manie de porter des d'instants plus tard, après avoir été rappelé au calme
armes, je dois vous faire la même observation. C'est par l'honorable président de la Haute Cour, qui l'a-
vous qui vous rendiez chez le prince, et vous aviez vait invité plusieurs fois à se maintenir dans le récit
tous deux des armes. ,..- R. Si je n'avais pas eu mon des faits, M. Paschal Grousset a été encore si vio-
revolver, je ne serais pas là. lent en traitant les agents de mouchards, en disant :
M. le président, — Il ne fallait pas y aller. Je n'ai jamais si bien compris l'abjection de l'em-
Rires nouveaux dans l'auditoire. pire, et en manquant au respect dû à la justice, que
M. le président. — L'Amérique dont vous parlez M. le procureur général Grandperret a requis qu'il
nous a donné d'excellentes choses, mais il y a des cessât d'être entendu et réintégré dans la prison.
modes qu'il serait bon de lui laisser. M. Paschal Grousset s'est retiré en s'écriant avec
M. le président. — Vous saviez que M. Rochefort un sourire moqueur : J'avais cependant encore des
cc

avait été provoqué parle prince. — R. Non, je l'igno- choses nécessaires à dire. » "

rais. Puis, dans- sa route pour sortir de la salle, il a


M. le président. — Vous entendrez M. Grousset, rencontré M. de Fonvielle qui l'attendait sans doute;
qui ne l'ignorait pas. Pourquoi était-il à la porte? — il s'est jeté dans ses bras, et les deux amis se sont
R. Il nous accompagnait. embrassés chaleureusement.
M. le président. — Ne croyait-il pas que le duel L'auditoire n'a goûté qu'à demi cette sortie pué-
pouvait avoir lieu à l'instant même? — R. Je ne con- rile — et de la part de ces messieurs ç'a été encore
nais pas ses intentions. un effet manqué.
Un juré. —Je voudrais que le témoin nous expli- Le témoin parti, M. le président a donné lecture
quât comment l'accusé a frappé Victor Noir. de sa déposition qui explique l'origine d-,s discus-
M. de Fonvielle. —Il l'a frappé de la maingauche sions de l'Avenir de la Corse et de la Revanche et
et a tiré de la droite. Noir a porté les mains à sa poi- confirme la déposition de M. Ulric de Fonvielle.
trine. Cette lecture terminée, l'audience est levée à cinq
M. le président. — Le soufflet était-il violent? — heures et renvoyée à demain onze heures.
R. Très-violent. La foule est énorme devant le Palais de justice,
Le témoin donne ensuite des explications sur sa mais elle est parfaitement calme, et la République-
je le pense du moins, ne sera pas encore proclamée rassemblement, d'où sortirent deux personnes, M. Sau-
ce soir à Tours. ton et M. le docteur Sannazeuil, qui DOUS dirent :
a:
N'allez pas là, on y assassine ! Comment, dis-je Y
— *
Audience du 22 mars. On nous répondit : « Victor Noir a été assassiné.
»
Je compris d'abord que c'était peut-être dans un
A onze heures six minutes, les jurés prennent duel déloyal, mais on nous dit qu'il avait été
as.
place à leur banc. sassiné.
On introduit l'accusé, Il a toujours à la main son Croyant que le corps était dans la maison, je dis
:
petit carnet tricolore. Il est calme et fort pâle. « Raison de plus pour y entrer. »
Le président lui demande des explications sur sa Lorsque j'appris que le cadavre avait été emporté,
déclaration d'hier : « J'avais la main gauche ployée je voulus exciter la foule à enfoncer la porte de la
dans une attitude énergique. » maison pour nous emparer de l'assassin.
L'accusé nie la portée de cette attitude; IvleFIoquet La foule, composée principalement de femmes,
insiste. non-seulement ne voulut pas me suivre, mais m'en-
«
Bras levé, dit-il. toura et m'empêcha d'entrer de force dans là maison.
A moitié levé, » dit Me Demange. C'est alors que je m'adressai à des sergents de ville

On consulte la déposition écrite. Il y a à moitié levé. pour réclamer la présence du commissaire de police.
M. Millière est introduit. On me dit que le commissaire de police était venu et
Millière, Jean-Baptiste, 52 ans, directeur-gérant de qu'il était reparti.
la Marseillaise. Comprenant que la police n'intervenait pas, nous
Le lundi 10 janvier, j'ouvris la correspondance partîmes, M. Arnould et moi, pour aller au Corps
très-volumineuse, je trouvai une lettre à l'adresse de législatif informer M. Rochefort de ce. qui s'était
M. Rochefort, signée Pierre Bonaparte. passé.
C'est la lettre qui a été publiée par les journaux, D. Lorsque vous vous êtes rendu à Auteuil avec
elle etait datée de la veille 9 janvier. M. Arnould, étiez-vous arme? — R. J'avais dans ma
Je me rendis immédiatement au domicile per- poche un revolver dit coup de poing, qui était chargé
sonnel de M. Rochefort, rue de Provence, 57. Je et que je porte habituellement sur moi depuis le
lui remis la lettre qui lui était adressée; après l'avoir 24 février dernier, pour ma défense personnelle.
lue il me dit : D. Vous alliez à Auteuil pour remplir une mission
«
C'est un duel, il faut le terminer aujourd'hui en elle-même pacifique et qui était exclusive d'ufï
même.) M. Rochefort me donna rendez-vous rue port d'armes. Comment n'avez-vous pas fJU la pensée
d'Aboukir, au bureau du journal, où nous nous trou- de vous désarmer pour la remplir? — R. Parce que
vâmes réunis vingt minutes après. dans ma pensée je n'étais pas armé; je porte habi-
M. Rochefort avait rencontré M. Paschal Grousset, tuellement pour ma défense personnelle cette arme,
à qui il avait communiqué la provocation que M. Bo- et je n'avais aucune raison de la quitter dans cette
naparte lui avait adressée. circonstance, pas plus que le portefeuil!e que je porte
M. Paschal Grousset lui aurait dit que lui-même sur moi en ce moment.
se proposait de demander raison à M. Pierre Bona- Le président relit des fragments de la lettre du
parte pour un article publié dans un journal corse, prince à Rochefort, et fait entendre que cette lettre
qu'il avait même choisi des témoins dès la veille. était une provocation à un duel.
M. Rochefort manifesta le désir que son affaire se M. Millière répond qu'ils étaient fondés à consi-
terminât immédiatement, et qu'elle ne fût pas com- dérer cette lettre, non comme une provocation, mais
pliquée de celle de M. Grousset. comme un outrage, et par conséquent à prendre l'ini-
Je partis avec M. Rochefort, qui m'avait choisi tiative d'une demande en réparation.
pour un de ses témoins, pour nous rendre chez M. Ar- Seconde lecture complète de la lettre par M. Emile
nould, rue des Vosges. Leroux.
Il était sorti, nous pensâmes que nous le trouve- Le président blâme la tendance générale qu'on à
rions au Corps législatif, où nous nous rendîmes. à devancer la justice. Il recommande la modération
Il n'y était pas; nous priâmes des personnes qui à M. Millière. La justice fait toujours son devoir.
le connaissaient de l'avertir de notre visite, et que Millière. — Ce n'est p£s la justice dont il s'agit,
nous l'attendions au café de la rue de Bourgogne, c'est la police.
où nous allions déjeuner. D. Vous alliez pour un duel, et vous aviez un re-
Il n'y vint pas; M. Rochefort se rendit au Corps' volver sur vous. — Non, je n'avais pas une arme
législatif dont la séance venait d'être ouverte, et je offensive, mais une arme insignifiante que je portais
revins au bureau du. journal, où je trouvai M. Ar- depuis juin. Je m'appelle Jean-Baptiste. On me sou-
nould. haite ma fête chez moi. C'est un cadeau de nia femme
Je lui donnai communication de la lettre de pour me garantir contre les dangers trop fréquents
M.Pierre Bonaparte à M. Rochefort. Je lui fis con- à cette époque, c'est un pistolet microscopique, n'of-
naître l'intention de ce dernier, que l'affaire se ter- frant aucune espèce de danger. Je ne croyais pas
minât le plus tôt possible, en lui apprenant qu'il que nous aurions affaire à M, Bonaparte, mais à des
était choisi avec moi pour servir de témoins, et nous témoins bien élevés, et que nous discuterions avec
partîmes l'un et l'autre pour Auteuil, où nous arri- eux. Armé défensive simplement, en somme.
vâmes vers quatre heures. Le prince. — Les armes défensives sont des ëui
En arrivant devant le n° 59, nous aperçûmes tin râsses et des casques. (Rires dans l'auditoiré.)
Me Floquet. —Oui, les armes du moyen âge, dont Je suis entrée dans le salon où j'ai trouvé le prince
vous êtes un des héros. assis près de la cheminée et causant avec Mme la
Le prince. — J'espère que le haut jury appréciera princesse.
le degré de confiance qu'on doit au compagnon de Je lui ai remis les deux cartes en ajoutant que les
Fonvielle et dé Salmon. C'est lui qui, pendant que deux messieurs étaient très-pressés. Mme la prin-
j'étais sous les verrôus, a déclaré que, quel que fût cesse est sortie de suite en disant qu'ei'e allait s'habil-
le verdict, il me tuerait. ler. Quant au prince, il me dit qu'il-était souffrant
Millière. — J'oppose le démenti le plus formel, et et peu disposé à recevoir et que cependant il allait:
je ferai observer à la Cour que l'accusé doit avoir le s'habiller. 11 m'ordonna de ranimer le feu du sa-
respect de ma déposition, et qu'il ne doit pas plus Ion et de faire monter les deux personnes qui atten-
m'insulter que je n'ai l'intention de l'insulter moi- daient.
.>

même. (Mouvement d'approbation dans l'auditoire ) Il passa dans sa chambre et moi je sortis par la
Me Floquet constate qu'à trois heures et demie il salle d'armes pour prévenir ces messieurs. Au mo-
n'y avait pas eu de descente légale à Auteuil, mais ment où j'ouvrais la porte de la salle d'armes pour
une simple visite officieuse d'un commissaire de po- sortir sur le carré, je rencontrai ces deux messieurs;
lice. Et, par conséquent, M. Millière était dans son l'un, le plus grand, que j'ai su depuis être Victor
droit, car la loi donne à tout particulier le droit de Noir, était déjà sur le carré de la porte; l'autre, le
saisir un délinquant partout où il est. plus petit, montait les dernières marches ; ils avaient
.
Mc Leroux dit que le commissaire n'était pas à son tous les deux le chapeau sur la tête.
bureau. Ils sont entrés tous les deux dans la salle d'armes
Me Laurier dit que le commissaire Noirot n'a pas où je les ai suivis. Tout en marchant dans cette
fait son devoir en n'opérant aucune arrestation. pièce, le plus grand me dit : a: Il est là le prince Bo-
La sortie de Millière est saluée par un murmure naparte? » en me montrant la porte du salon, et me
d'approbation. demanda si c'était par là qu'il fallait entrer. Je lui
Les avocats demandent que le témoin reste dans répondis affirmativement ; et, en se retournant, il dit
la salle. Accordé. au plus petit: - Entrons! » j
Le témoin suivant est Henri Chabrillat, notre col- Le plus grand, Victor Noir, ouvrit lui-même la
laborateur. porte du salon, et, en y pénétrant, ils se découvri-
a:
J'étais un ami personnel de Victor Noir, sans rent. Je leur dis que le prince s'habillait, qu'il allait
être pour cela son ami politique. Le 9 janvier, Victor venir, et je les ai invités à s'asseoir. t
Noir m'annonça qu'il allait le lendemain, comme té- Je suis sortie par la salle d'armes, puis je re-
moin de Paschal Grousset, cht1. un Bonaparte. Il descendis sous la porte cochère où je causais avec
paraissait enchanté du rôle qu'il allait jouer, trouvait Bernard, le cocher de la maison, qui s'y trouvait.
la chose très-chic, selon sa propre expression, et ne Il y avait à peine quelques minutes que nous cau-
semblait disposé à aucune violence. sions, lorsque j'entendis le bruit sourd d'un coup de
Bien. Je vais donner cette nouvelle aux échos, feu partant de l'intérieur des appartements, mais

luidis-je. comme le prince avait très-souvent l'habitude de tirer
Non, répondit Victor; Rochefort a l'intention des fenêtres du salon sur la cible placée dans le

d'empêcher ce duel-là, et si vous en parliez dans le jardin, je n'y pris pas d'attention, lorsque je vis ar-
Figaro, la rencontre deviendrait inévitable. » river M. V. Noir sortant de l'escalier en courant et
J'obéis à sa recommandation, et ne donnai pas en trébuchant comme un homme ivre ; il se cogna
suite à la nouvelle. dans la porte cochère et alla tomber sur les genoux
Le président aux jurés. — Cette déposition a pour et sur les mains sur le trottoir. Il était couvert de son
but d'établir que le duel de Grousset n'avait pas pour chapeau.
objet d'empêcher le duel de Rochefort. Bérard et moi nous nous empressâmes de nous t

M" Floquet. — Mais la seconde partie de la dé- approcher de lui pour reconnaître ce que pouvait
position doit être retenue. Aucune intention de vio- avoir le jeune homme qui n'a pas prononcé une
lenr-e n'existait, puisque Noir a recommandé qu'on seule parole, lorsque accourut, à son tour, Je plus
ne parlât de rion, afin de pouvoir éviter le duel, se- petit, M. de Fonvielle, tout effaré, sans chapeau et
lon les désirs de Rochefort. brandissant dans sa main son revolver en criant :
Me Leroux. — La déposition écrite dit que Victor A l'assassin !»
CI:

Noir allait comme témoin du- duel de Grousset, le Il alla ensuite ouvrir la portière d'une voiture qui
duel était donc arrêté. stationnait devant la porte et dans laquelle se trou-
M' Floquet. — J'insiste pour qu'il soit bien établi vaient deux autres messieurs qui paraissaient atten-
qu'il ne pouvait y avoir préméditation, parti pris dre et auxquels il dit : « Criez à l'assassin ! c'est
d'insolence, Pierre Bonaparte qui vient d'assassiner Victor Noir.»
La fille Gillet, femme de chambre de la princesse Ces deux derniers crièrent: CI:A l'assassin!» et
Bonaparte. comme à ce moment nous étions, le palefrenier, le
Le lundi, 10 de ce mois, vers deux heures de re- cocher et moi, auprès du blessé, M. de Fonvielle,
levée, j'étais occupée à balayer la salle de billard, reconnaissant que nous étions de la maison, dirigea
lorsque Ernest, le palefrenier, m'a apporté deux son revolver sur le cocher et le palefrenier d'un air
cartes de visite pour les remettre au prince, en me menaçant.
disant que les deux messieurs qui les lui avaient re- Voyant cela, nous sommes rentrés sous la porte
mises attendaient en bas et qu'ils étaient très-pressés. cochère et l'avons fermée; j'ai entendu, comme je
.

i
fermais la porte, M. de Fonvielle dire : « Voilà tous D. Avez-vous vu une trace de coups
sur la figure
les assassins qui s'enferment. » du prince ? R. Je n'ai pas remarqué.
Je suis montée précipitamment dans le salon, où D. Le prince vous a-t-il dit qu'il avait été frappé?
j'ai trouvé plusieurs fauteuils renversés et le prince R. Oui.
assis sur le canapé. Il me demanda si les individus —
D. Par qui? R. Par le plus grand.

étaient partis et me dit qu'ils étaient venus pour l'as-
sassiner.
D. Qui était là ?
- R. M. Della Rocca.
D. Ce n est donc pas dans le premier moment
Je suis redescendue dans la rue, et, peu de temps
après, remontant l'escalier qui conduit à la salle de
-
le prince a fait cette déclaration? R. Non, plus tard.
D. Où Victor Noir avait-il son chapeau?
que

billard, j 'ai remarqué un étui à revolver qui était R.


Sur sa tête en entrant et sur sa tête sortant.—
tout ouvert, et je ne l'ai pas ramassé. en
Me Floquet. Quand ils sont entrés, conduits
Je me suis contentée de le dire à plusieurs per- par
vous, étaient-ils couverts? — R. Oui. Le plus grand
sonnes de la maifcon. ne s est pas décoiffé. Le plus petit, si.
D. Vous avez vu ces fauteuils renversés ? R. Me Floquet.
Oui.
— — Ceci n'est pas conforme à la dépo-
sition faite dans l'instruction.

Me Leroux.
— Le fait important à constater, ce D. Vous ne connaissez pas la scène? — R. Non.
n'est pas de savoir s'il était couvert en entrant, mais D. A quatre heures, n'avez-vous pas remarqué de
en sortant. l'agitation ?— R. Si, on criait, on faisait du bruit. On
Mc Laurier.
— Je ne voudrais pas faire d'inci- criait : « Nous l'aurons, il faut que nous l'ayons 1 » J'ai
dents. Il y a ici entre mes confrères et moi un désir fermé la porte à double tour.
sincère de savoir où Noir avait son chapeau quand il D. C'est vous qui avez mis la lettre adressée à
est tombé. Hier, M. Paschal Grousset a dit, très-net- M. Rochefort à la poste ? — R. Oui.
tement, qu'il avait son chapeau dans la main droite. D. A quelle heure?— R. Après mon dîner.
Si on insiste là-dessus, je me réserve de requérir, Ceci est important pour savoir si la lettre est ar-
malgré l'incident d'hier, qu'on entende encore une rivée le dimanche soir ou le lundi matin,, comme le
fois M. Grousset. disent certains témoins.
Puis, le témoin Coffinet. — Je suis monté quel- Le jour de l'événement, vers deux heures et demie,
ques instants après l'événement. J'ai vu dans le salon j'entrai chez M. Mortreux, pharmacien. On venait
un chapeau et une canne. J'ai frappé chez le prince. de m'apprendre qu'on y avait déposé le corps d'un
Il m'a raconté que deux individus étaient venus pour journaliste qui venait d'être tué. Je vis, dans un ca-
l'assassiner, dont l'un l'avait frappé et l'autre l'avait binet attenant à la pharmacie, le corps d'un jeune
couché en joue. homme qu'on me dit être celui de Victor Noir. En
la bles- porta sa main à sa joue gauche pour m'indiquer la
le
voyant peu de sang qui s'était épanché de
C'est blessure faite avec un coup place où il avait reçu le coup,
je dis une
sure, : K
J'ai examiné la joue avec soin, elle portait en effet
de revolver à quatre ou cinq pas.»
la trace d'un coup violent; l'œil me parut humide
Noir portait des gants de peau noire avec un bou- larmes avaient coulé,
pharmacie était Fonvielle, proie au comme si quelques en comme
ton. Dans la en
il arrive lors d'un coup porté dans la région qui en-
plus grand trouble.
En sortant de chez le pharmacien, je rencontrai Je toure l'œil.
Morel, qui disait qu'on avait trouvé dans le Le prince me raconta sommairement les princi-
docteur détails de la scène... J'avais d'abord, dit-il,
salon du prince un étui de pistolet. paux cc cru
surpris d'apprendre cela, que ces messieurs venaient de la part de M. Roche-
Je fus d'autant plus que
Fonvielle venait de dire que ni lui ni son fort, à qui, la veille, j'avais adressé une lettre pour
M. de me
le provoquer en duel. Je leur demandai s'ils venaient
ami n'étaient armés.
de sa part; ils me répondirent négativement, mais,
On détache les boutons de la chemise de Victor Lisez lettre.
apparaît ensanglantée. Emotion dans me dirent-ils grossièrement : cette Après
Noir, qui tout
l'auditoire. l'avoir lue, je la déposai sur la console. Je dis à ces
messieurs : « Je ne connais pas M. Grousset, je n'ai
On confronte M. Pignel avec M. de Fonvielle.
Fonvielle aurait dit à Pignel que ni lui ni Noir rien à faire avec lui; si c'est avec M. Rochefort, oui;
si c'est avec un de ses manœuvres, non. » J'ajoutai:
n'étaient armés. Êtes-vous solidaires?... Et au même instant je fus
Fonvielle prétend qu'il a raconté à Pignel ce qu'il
avait raconté à tout le monde. frappé à la figure par le plus grand des deux, pen-
Nous d'accord, alors, dit le témoin. dant que l'autre me menaçait de son pistolet. Je recu-
« sommes lai immédiatement de deux pas et je fis feu sur
Vous m'avez dit : « Je n'avais pas d'armes. »
Le président. — Mais c'est justement le contraire. lui. »
On rit. D. Le prince vous a-t-il dit à quel moment il avait
Comment aurais-je pu dire cela, dit Fonvielle, remarqué le pistolet dans les mains de -Fonvielle,
cc

puisque j'ai remis mon pistolet au facteur devant si c'est avant ou après que lui-même avait fait feu?
R. Le prince m'a déclaré que c'est au moment
tout le monde ?» —
Un juré demande si le mot rixe dont s'est servi même où il venait d'être frappé qu'il a vu le pistolet
M. Pignel a été prononcé par Fonvielle. entre les mains de Fonvielle ; c'est alors qu'il a fait
Le témoin ne se souvient pas. feu. Le prince ajouta que pendant que celui qu'il
L'incident est clos. avait blessé était sorti par la porte par laquelle il
M. de La Bruyère. — Le jour de l'événement, vers était entré, l'autre se plaçait derrière deux fauteuils
trois heures de l'après-midi, M. de Gravé, rédac- et l'a ajusté. « C'est alors, dit le prince, que j'ai tiré
second plutôt le faire sortir
teur du Figaro, arriva dans mon bureau et me dit mon coup, pour que
d'un air très-ému : pour le tuer. Ce qui s'est passé le prouve parfaite-
Savez-vous ce qui vient d'arriver? On dit que le ment; en effet, après mon coup de pistolet, M. de
«L

prince Pierre a tué Victor Noir ! —II y a donc eu un Fonvielle a quitté la place qu'il occupait pour sortir
duel? lui répondis-je. — Je n'en sais rien; il paraît par 1$ porte de la salle de billard, et a passé près
qu'il y a eu une lutte dàns laquelle Victor Noir a dé moi ; je n'étais séparé de lui que par la table du
succombé. » Je dis à M. de Grave : «Rendons-nous- salorî, et si j'avais voulu le tuer, je l'aurais frappé à
auprès du prince, » et nous montâmes dans la voiture bout portant, mais je fis cette réflexion : Celui-là ne
qui l'avait amené. m'a pas frappé, qu'il s'en aille. »
Pendant le trajet, nous échangeâmes nos idées Le prince ajouta : «Je suivis M. de Fonvielle pres-
les différentes hypothèses qu'on pouvait faire à que à l'entrée de la salle de billard, en m'arrêtant sur
sur
l'occasion de cet événement, et il nous paraissait le seuil de la porte, regardant M. de Fonvielle par-
impossible à l'un et à l'autre que le prince eût tiré tir. Celui-ci, après être arrivé à la hauteur de la salle
être provoque et même violemment provoqué, à manger, s'est retourné et m'a de nouveau visé.
sans
je connais le prince depuis vingt-cinq ans et je C'est alors que j'ai tiré mon second coup de pistolet
car
suis certain qu'une provocation par paroles ne l'au- qui a déterminé sa fuite. »
rait pas déterminé à faire usage de ses armes. Le prince ajouta : « J'ai voulu moi-même raconter
En arrivant chez le prince, nous fûmes reçus dans ce qui s'est passé et je viens de rédiger une note cir-
le salon ; il était avec le docteur Morel, la princesse constanciée sur l'événement; si vous voulez la lire,
et peut-être une autre personne. passez dans ma chambre. »
qui était moi dit prince U
Le prince vint à moi, me donna la main; je lui M. de Grave avec au : «

dis : « Prince, que s'est-il donc passé ? — Un très- est de la dernière importance d'avoir un récit exact

grand malheur : j'ai été provoqué, attaqué chez moi de l'événement, car ce soir tous les journaux vont en
à main armée et obligé de me défendre ; j'ai fait feu parler et l'apprécier à leur point de vue ; il est bon
sur un de mes adversaires, je l'ai blessé. qu'on puisse opposer la vérité aux récits mensongers
D'après je viens d'entendre dire, il ou exagérés qu'on pourrait publier. Confiez-moi cette
— ce que se-
rait plus que blessé, il serait mort. note; elle sera imprimée ce soir au Figaro.» Le prince
Le malheur en ce cas est plus grand que je ne répondit : « J'y consens, mais j e voudrais en garder

pensais, mais que pouvais-je faire? J'ai été attaqué,. une copie. »
f :appê, forcé de me défendre; je crois que tout autre Le témoin ajoute qu'il fit cette copie. Je connais,
en aurait fait autant à ma place. » C'est alors qu'il dit-il en terminant, le prince depuis environ vingt-
cinq ans, il est d'une nature ardente, énergique, projectiles, soit par la projection d'éclats de bois
mais cette énergie ne se révèle que sous la pression ou
de plâtre.
d'une forte provocation; il est bon, généreux, très- Mais, je le répète, il est impossible de choisir de
loyal, et cette loyauté est telle, selon moi, que se fût- préférence aucune de ces différentes hypothèses.
il laissé emporter à un acte de colère, il n'eût pas hé- Je crois devoir ajouter, en ce qui concerne les
sité à en convenir. » constatations que j'ai faites sur le corps de Noir,
D. N'avez-vous pas remarqué une trace de coup la portion de la chevelure qui correspond que
au bas-
sur le visage de l'accusé?— R. Parfaitement, cela ventre était imprégnée d'urine incolore, ce qui se-
ressemblait plutôt à un coup de poing qu'à un souf- rait, à mon avis, l'indice d'une émotion violente
flet, et quelques jours après, voyant le prince à la éprouvée et qu'il n'aurait pas
Conciergerie, je constatai que la joue était marbrée. pu maîtriser. Sur le
reste du corps il n'existait aucune trace de violence.
L'accusé. Le poing était à demi fermé. D. Si Victor Noir avait reçu à sa sortie du salon
D. L'accusé vous a bien dit qu'il avait vu un re- une voie de fait quelconque, pourriez-vous me dire
volver entre, les mains de Fonvielle avant de tirer sur comment la mort a eu lieu quelques minutes après,
Victor Noir? — R. Oui, et je réponds de la loyauté si la trace d'un sévice avait
pu se produire? — R.
du prince Pierre, mon ami. L espace de temps écoulé entre le moment de la
Me Laurier. La visite du docteur Pinel est-elle an- blessure reçue et le moment de la mort réelle
térieure à la visite de M. de La Bruyère? me
permet d'affirmer que toute trace de violence aurait
L'accusé. Oui. eu le temps de se révéler, et n'aurait pu échapper à
Paul de Cassagnac. — Sa déposition s'impose par notre investigation.
un grand caractère de franchise et de fermeté. Elle Après avoir parlé quelques instants, le docteur,
confirme de tous points celle de M. de Grave. On qui avait commencé d'une voix émue, perd tout à
éprouve, à l'accent, que ce doit être vrai. fait la parole, il est sur le point de se trouver mal
;
En entrant, M. de Cassagnac échange avec le l'huissier est obligé de lui faire respirer des sels. Le
prince un salut affectueux. président lui fait offrir un siége et lui propose de re-
Le docteur Pinel s'avance ensuite majestueuse- mettre son audition de quelques instants; mais :le
ment. docteur se remet et reprend sa déposition pour abor-
J'ai été chargé le 10 janvier, vers deux heures et der enfin cette question délicate de la constatation
demie de relevée, par M. le commissaire de police des ecchymoses que le prince aurait eues sur la joue
de Passy, de constater les blessures de Victor Noir. à la suite du soufflet que lui aurait donné Victor
Lorsque je suis arrivé à la pharmacie Mortreux, Noir.
où le corps était déposé,je constatai que la vie l'avait M. le docteur Pinel explique que la seule trace
complètement quitté; il était encore tout chaud. qu'il a trouvée sur le prince est un coup derrière l'o-
Je vis au-dessous du mamelon gauche une blessure reille, mais qu'il hésite à reconnaître que cette con-
de forme ronde de huit millimètres de diamètre. tusion ait pu être produite par un soufflet.
Cette blessure était nette comme toutes les blessures M. La Bruyère et M. Paul de Cassagnac, rappe-
faites par arme à feu. Je m'explique. Les armes lés, maintiennent que c'est toute la joue du prince
blanches produisent une lésion à bords libres et flot- qui portait une trace du coup.
tants; le projectile de l'arme à feu au contraire opère M. Casanova, interpellé de nouveau sur le même
à la façon de l'emporte-pièce et fait disparaître l'épi- sujet, répond énergiquement en débutant par un fort
derme qu'il rencontre. innocent lapsus :
La plaie de Victor Noir avait ce caractère spécial. «
Oui, monseigneur, dit-il au président, c'est
Je puis donc affirmer à première vue qu'il avait été sur toute la joue que se voyait cette trace. »
blessé par une arnoe à feu. D'après la direction de la M. de Grave répond aussi affirmativement, et le
profondeur de la plaie, j'ai émis l'opinion que le pro- prince ne se rappelle pas avoir jamais eu d'ecchy-
jectile avait atteint le cœur, ce qui avait déterminé la
mort par échappement graduel.
Mon confrère Morel m'a demandé de constater
mose derrière l'oreille.
-
M. le président, au docteur Pinel. Comment,
témoin, avez-vous pu commettre une telle erreur?
avec lui la trace d'une voie de fait que le prince au- Le docteur Pinel, d'une voix émue. — Je ne sais
rait reçue. si j'ai fait erreur, mais je n'ai été que de parfaite
J'ai déféré à sa demande, j'ai examiné le prince bonne foi.
qui portait à la joue gauche, à la région mastoïdienne, Me Laurier. — Je désirerais savoir si les gants de
une ecchymose de la dimension d'une pièce de deux Victor Noir n'étaient pas boutonnés et intacts.
francs environ, dont le segment postérieur et vertical Le docteur Pinel. — Oui, les gants étaient intacts.
était plus prononcé que la partie antérieure. Il m'est Me Laurier.
— C'est ce que je désirais savoir.
difficile de vous expliquer ce qui avait pu causer cette Me Demange. — Le témoin a-t-il vu sur le cada-
ecchymose. vre de Victor Noir des traces de coups?
Était-ce la conséquence d'un soufflet donné par Le docteur Pinel. — J'ai rempli ma mission cons-
une main dont le doigt aurait eu une bague, ou bien ciencieusement, il n'y avait rien que le coup de feu
encore aurait été armée d'une tête de canne? c'est ce qui l'a tué.
qu'il me serait impossible de préciser. Me Demange. — Est-ce que la trace d'une contu-
On pourrait émettre les conjectures, soit que le sion est encore visible après la mort?
prince se soit heurté en poursuivant de Fonvielle Docteur Pinel. — Les opinions sont partagées à
dans la chambre du salon, soit par des ricochets des ce sujet.
Le docteur Morel vient remplacer son confrère se retire tout tranquillement et sans s'émouvoir en
Pinel. aucune façon des sourires de l'auditoire.
Je suis le médecin ordinaire du prince Pierre MM. Tardieu et Bergeron ne répondant pas à
— l'appel de leur nom, on entend M. Villion, menui-
Bonaparte, je le soignais depuis quelques jours pour
une forte grippe qui tenait le prince sur une chaise sier, qui, allant acheter du drap chez M. Prud'hom-
longue, ce qui est pour lui l'équivalent du lit, car me, marchand, rue des Bons-Enfants, a entendu dire
il repose plus sur cette chaise longue que dans son par un commis, le 5 janvier : « Il va se passer quel-
lit. que chose de drôle ; on va provoquer le prince Bo-
Je constatai que le prince avait sur la joue gauche naparte ; et s'il ne veut pas se battre, on va le tuer
une très-forte rougeur, avec une apparence de lé- chez lui. »
gère ecchymose et de gonflement, comme si la main M. le président. — Avez-vous entendu cela? Le
qui avait frappé avait un corps dur, so.it une bague, jurez-vous?
soit la pomme d'une canne. Le témoin. — Je le jure sur la tombe de ma
J'affirme, de la façon la plus énergique, que la mère.
trace de cette voie de fait était tout ce qu'il y avait M. Jobard, commis chez M. Prud'homme, affirme
de plus évident pour moi. qu'il n'a prononcé aucune de ces paroles et que per-
Je restai là pendant une heure environ ; la pensée sonne ne lui a tenu le propos rapporté par M. Vil-
me vint alors de faire constater les traces de la voie lion, mais celui-ci tient bon et persiste dans sa dé-
de fait subie par le prince par mon confrère Pinel, claration.
que je savais être employé par le commissaire de po- M. Rimbaux, autre employé de M. Prud'homme,
lice pour les constatations médico-légales. est aussitôt interrogé sur le même fait et il nie avoir
Il vint avec moi chez le prince et constata en ma jamais prononcé ,le propos qui lui est attribué dans
présence les traces encore apparentes, quoique très- l'instruction, par une bonne raison, dit-il, c'est que
affaiblies, de la voie de fait que le prince se plaignait j'ignorais l'existence du prince Pierre.
d'avoir reçue. M. Villion est rappelé et il maintient son affir-
Je crois devoir ajouter, pour constater l'habitude mation en disant au témoin : « Oui, le jour où vous
qu'a le prince de porter constamment un revolver, m'avez revu, vous avez rougi, vous eussiez mieux
qu'un jour à Rambouillet, il y a plusieurs années, fait de dire la vérité, et au lieu de cela vous m'avez
un pistolet est parti accidentellement dans sa poche insulté.
et a failli le blesser à la cuisse. — Comment, insulté? Je vous ai dit que vous étiez
Je lui fis alors des observations sur cette habitude de la police, est-ce une insulte?
qui a dégénéré en véritable manie, mais je n'ai pu — Oui, pour moi, parce que je n'en suis pas. »
l'y faire renoncer. La femme Morin confirme le dire de Villion,
C'est moi qui ai découvert dans le salon du prince, ainsi que Fourquin, ébéniste, qui a entendu Villion
près de la console, entre les deux fenêtres donnant raconter l'histoire à son ouvrière, Mme Morin, ayant
sur le jardin, la canne à stylet qui a été saisie. encore sous le bras le coupon de drap qu'il venait
Elle était ouverte en partie, je l'ai fait jouer et je d'acheter.
l'ai refermée. M. le président à Rimbaux rappelé :
Elle n'était pas, quand je l'ai trouvée, comme une Expliquez-nous comment Villion savait le 5 l'évé-
canne à épée dont on n'a pas voulu se servir. nement qui devait se passer.
Ah1 j'oublie une chose intéressante. Le prince Rimbaux. — Je n'en sais rien, mais ce que j'af-
me dit un jour : « Il faut que vous me guérissiez, firme c'est qu'on m'attribue des paroles que je n'ai
car il se peut que j'aie une affaire, et il est utile que jamais prononcées.
je me porte bien. M. Tardieu, arrivant de Paris, est introduit à ce
— Mais vous n'en êtes pas là, répondis-je au moment.
prince. Il a été chargé de trois choses : 1° de l'autopsie;
— Pardon, me dit-il, et j'espère que vous ne 2° d'une expertise sur la trace de balle trouvée dans
voudriez pas me refuser de me suivre... comme mé- le pardessus de M. de Fonvielle; 3° d'un rapport sur
decin. » les conclusions des docteurs Morel et Pinel.
Ce dernier mot met le comble à l'hilarité de l'au- M. Tardieu explique que la balle a traversé le re-
ditoire et le succès du témoin devient complet. Ce- vers et le collet, que les déchirures de la sortie sont
pendant on se remet un peu et Me Laurier prie le bien distinctes de celles de l'entrée, les dernières
président de demander au témoin s'il a fait ses con- étant nettes et les autres ressemblant à de vérita-
statations de l'ecchymose en même temps que le bles accrocs. Rien de plus aisé que de suivre le che-
docteur Pinel. min de la balle. M. de Fonvielle a été frappé dans
M. le docteur Morel. — Oui, après avoir fait une une direction un peu oblique, et le coup a été tiré de
première fois seul cette même constatation. bas en haut, mais la trajectoire est presque insen-
Me Leroux. Le témoin peut-il croire que les sible; c'est presque une ligne droite.

traces qu'il a remarquées proviennent d'un coup De plus, pour que M. de Fonvielle n'ait pas été
donné le poing fermé? R. Je ne puis rien affir- blessé, son pardessus étant atteint, il faut qu'il ait

mer de positif à cet égard. Le coup que j'ai remar- été entr'ouvert.
qué peut provenir du bouton de manchette de Victor Quant au rapport fait sur la déclaration des méde-
Noir. 1 cins relative à l'ecchymose, M. Tardieu reconnaît
Ces mots sont les derniers du docteur Morel, qui que le docteur Pinel laisse plus de part à l'hypothèse
que le docteur More], absolu dans ses affirmations, mouvement dans l'auditoire. Le plus curieux, c'est
mais que, en résumé, voici la conclusion qu'on doit qu'il a trouvé moyen de se faire une petite réclame
tirer de la lecture de leurs rapports : en se donnant comme médecin soignant les enfants
«
Tout concourt à démontrer que les traces de con- avec beaucoup de sollicitude.
tusions constatées par les docteurs Morel et Pinel M° Laurier leur ayant demandé dans quel état
se
sur la joue gauche du prince proviennent d'un coup trouvaient les gants de Victor Noir, le médecin et le
directement porté, et ne peuvent être attribuées à pharmacien répondent qu'ils étaient intacts.
d'autre cause qu'à une voie de fait. » Le facteur Roustan, auquel Fonvielle a remis son
Un juré désire savoir si la pâleur qu'a éprouvée le pistolet en sortant de chez le prince, ne peut expli-
prince en apprenant la mort de Victor Noir a pu quer comment celui-ci n'a pu tirer.
faire disparaître momentanément les traces du coup. M. de Fonvielle, rappelé, cherche à expliquer le
«
Oui, ces traces sont de plusieurs sortes; il y a le fait par l'émotion que lui avait causée la vue de Noir,
gonflement, la venue rapide du sang au visage. Cela blessé, et par le sang qui s'était échappé de sa main
a pu disparaître. Ce qu'on a vu ensuite, c'est le sang en armant son pistolet.
extravasé dans les tissus, ce qui explique les teintes M. Valladon, commis, déclare avoir vu auprès
violacée, bleutée ou marbrée dont ont parlé plusieurs d 'un cadavre un homme qui brandissait
un pistolet
témoins. » en criant : « Si j'avais pu armer mon pistolet, je
Me Démangé. — Et sur le visage de Victor Noir, l'aurais tué roide comme un chien. »
aurait-on pu constater la trace d'un coup, lorsque Le même témoin ajoute que son patron lui au-
M. le docteur Pinel a été appelé? rait rapporté qu'il avait entendu Fonvielle déclarer
«
C'était presque immédiatement après la mort. dans la pharmacie Mortreux que le prince avait reçu
On aurait pu parfaitement la remarquer. " de Victor Noir un soufflet, ou quelque chose d'équi-
Me Laurier demande qu'on revêtisse M. de Fon- valent.
vielle de son paletot. A cinq heures un quart l'audience est levée, après
M. le président y consent, et M. Tardieu com- cette déposition.
mence son explication devant les jurés.
M. de Fonvielle se plaint que ce soit la première Audience du 23 mars.
fois qu'il est appelé à faire cette expérience.
Les avocats s'avancent au pied de la Cour, où A onze heures précises, l'huissier annonce la
Me Laurier s'efforce de démontrer, à l'aide des expli- Haute Cour.
cations mêmes de M. Tardieu, que Fonvielle a reçu Le premier témoin appelé est M. Natal, rentier,
la balle au moment où il mettait la main dans la habitant Passy. Il dépose en ces termes :
poche de côté pour retirer son revolver. Le jour de l'événement, vers sept heures du soir,
Un juré voudrait savoir si Fonvielle était levé ou je me trouvais chez M. Mortreux, pharmacien, où
baissé lorsqu'il a reçu la balle. M. Tardieu est pour j'allais recueillir des renseignements sur ce qui s'é-
cette dernière hypothèse, que repousse M. le procu- tait passé dans la journée. M. Mortreux causait dans
reur général à cause de la hauteur où les traces de ce moment avec un monsieur que je ne connais pas,
balles ont été trouvées dans la salle à manger. mais que M. Mortreux a dit être un reporter du
Me Leroux. — Je voudrais savoir si, dans le cas Journal officiel ou du Moniteur, que j'ai reconnu
où le prince aurait tiré au moment où M. de Fon- dans la chambre des témoins pour être un nommé
vielle faisait ce mouvement de prendre son pistolet, Henri Morel.
il n'aurait pas été blessé au bras? Parmi les choses que M. Mortreux a dites dans ce
M. Tardieu ne croit pas qu'il soit possible de rien moment, je me souviens des paroles suivantes :
dire de précis à cet égard, il faudrait connaître les « Ils ont
dit, une heure après l'événement, qu'ils
situations respectives de chacun des adversaires, et avaient souffleté le prince, et que celui-ci leur était
on les ignore. tombé dessus. »
M. de Fonvielle se place à demi incliné, la main En ajoutant : « Je ne sais pas si c'est vrai! »
dans la poche de son paletot, y cherchant le revolver Et comme, pendant la conversation, M. Mortreux
qu'un huissier vient de lui passer. C'est une sorte n'a nommé que Paschal Grousset, de Fonvielle et
de répétition de la scène que le prince semble suivre Sauton, j'ai pensé que c'était un d'entre eux qui avait
d'un air indifférent, malgré son importance. donné ce soufflet, et qu'ils l'avaient reconnu chez le
On peut d'ailleurs se rapporter au plan que nous pharmacien.
avons donné, et qui désigne l'endroit où était M. de On pouvait aussi comprendre que par ces mots :
Fonvielle lorsque le prince a tiré le coup dont la trace Ils avaient donné le soufflet, » ils entendaient par-
(C

cause tout cet émoi. ler de Victor Noir, puisque c'était quand son corps
Le docteur Bergeron confirme la déposition de était dans la pharmacie qu'ils racontaient l'événe-
M. Tardieu. ment.
M. Mortreux, le pharmacien d'Auteuil, chez le- J'ai compris, d'après ce récit, que Victor Noir avait
quel Victor Noir a été transporté, psalmodie sa dé- souffleté le prince, parce que je connais celui-ci de
position indistinctement. réputation et que je le crois incapable de tuer un
Le docteur Sannazeuil avait déclaré dans l'instruc- homme, à moins qu'il n'y soit poussé par un violent
tion avoir entendu Fonvielle tenir ce propos. Il est outrage et forcé de défendre sa vie.
moins affirmatif à l'audience, et sur ce point sa dé- D. N'avez-vous pas compris qu'il s'agissait réelle-
position est tellement entortillée qu'elle provoque un ment de M. de Fonvielle? — Parfaitement.
Comme le témoin est anglais et s'exprime indistinc- j'ai gardé le silence sur M. de Fonvielle, aujourd'hui
M. Glandaz lit déposition écrite que M. Na. qu'il s'agit du prince, il faut que la vérité soit con-
tement, sa
tal déclare conforme. nue, je la dirai tout entière. »
Me Laurier. — Nous pensons, monsieur le prési- A l'époque de la rencontre de M. Paul de Cassa-
dent, qu'il serait bon d'entendre de nouveau M. Mor- gnac avec M. Flourens, j'avais été choisi pour témoin
treux à l'égard de ce propos. du premier.
M. le président. Quoique n'en voyions Dans les pourparlers qui précédèrent la rencontre,
— nous pas
la nécessité, nous sommes prêts à déférer à ce désir. j'ai acquis la certitude que M. Ulric de Fonvielle,
M. Mortreux est rappelé et s'avance. qui était des témoins de M. Flourens, avait, par
un
M. le président, à ce témoin. — M. Natal, qui passion politique, dénaturé les faits dans une lettre
vient d'être entendu, a déclaré que dans votre phar- adressée au journal le Gaulois.
macie vous aviez dit qu'avant l'événement ils avaient Je ri en fus pas surpris parce que, dans une conver-
souffleté le prince. sation précédente, alors que je lui reprochais préci-
M. Mortreux. — Je n'ai rien dit de semblable; le sément de dénaturer les faits de l'histoire contempo-
témoin est anglais, j'ai eu beaucoup de conversations raine et d'accuser à tort un homme honorable, il me
lui il
et a sans doute mal compris. Du reste, af- répondit «Bah! quand il s'agit des Bonaparte ou des
avec :
firmer que M. de Fonvielle ou M. Victor Noir ont bonapartistes, la calomnie est une arme dont on peut
donné un soufflet au prince, c'est aussi contraire au se servir. »
bon sens qu'à la vérité. Me -Leroux. Le témoin ne pourrait-il pas don-

soulèvent quelques détails sur ce qu'il connaît des habitudes
Ces mots un violent murmure dans la ner
salle, car on trouve que M. Mortreux se permet d'être de Victor Noir?
trop affirmatif, et M. président
le Glandaz est obligé M. Vachter. Après l'événement qui s'est passé,

de rappeler sévèrement l'auditoire au calme et au res- je préférerais m'abstenir. Victor Noir est mort et
pect du à la Haute Cour. L'honorable président ne j'aimerais mieux ne pas avoir à rapporter ce que je
veut aucune marque d'approbation ni pour ni contre ne savais d'ailleurs que par d.es on-dit.
l'accusé. M. le président. — C'est là un sentiment auquel la
M. Vachter, rédacteur du Pays et du Constitution- Cour s'associe complètement.
nel, est le témoin qui succède à MM. Mortreux et Me Leroux. Cependant, monsieur le président,
— disposés,
Natal. Il s'exprime ainsi : quel que soit le respect que nous soyons
J'ai appris l'événement d'Auteuil dans la soirée de nous aussi, à avoir pour une tombe, il est intéressant
lundi 10 janvier. Le lendemain je me rendais, entre pour la défense de faire connaitre à MM. les jurés
huit et neuf heures, à l'imprimerie Chaix, rue Ber- les habitudes de violences de Victor Noir.
gère, pour y corriger des épreuves. M. le président, à M. Vachter. Connaissiez-

Je trouvai dans le cabinet du directeur un numéro vous intimement Victor Noir :
de la Marseillaise qui venait de paraître. Je compris M. Vachter. Non, monsieur le président, seu-

à la forme de sa rédaction qu'il devait renfermer lement comme on se connaît entre journalistes.
quelque chose d'extraordinaire; je l'ouvris et je lus M. le président. — Alors vous ne savez rien de sa
un article signé Ulric de Fonvielle, qui accusait en façon de vivre?
termes de la plus extrême violence le prince Pierre M. Vachter. Rien que ce que tout le monde

Bonaparte d'assassinat. connaissait.
Dans cet article, autant Laurier. Enfin le témoin connaissait Noir
du moins que je me le Me — ne
rappelle, de Fonvielle affirmait sur l'honneur, de- que de nom.
vant Dieu et devant les hommes, le prince était Nous entrons maintenant dans les dépositions des
que
un assassin. agents de police, qui sont en opposition avec celle
Cette attaque contre un homme qui n'était pas en- de M. de Fonvielle.
core jugé et qui était sous la main de la justice, sou- Après ces dépositions, M. le président donne or-
1 eva mon indignation. Je dis à mon ami. Al lard qui se dre de faire venir M. de Fonvielle et les quatre
trouvait avec moi dans le cabinet de la rédaction du agents.
journal le Français : cc M. Ulric de Fonvielle le prend D. M. de Fonvielle, vous avez entendu les paroles
témoins prononcées? R. Monsieur le
de bien haut; celui qui a pu une fois dénaturer les que les ont —-
faits les plus certains et les plus incontestables, peut président, je n'ai dit à ces hommes que ce que j'M
les dénaturer encore. » De là je me rendis à la rédac- dit à tout le monde, à vous, au juge d'instruction, à
tion du Constitutionnel. M. Langlet, administrateur M. Sannazeuil, à Paschal Grousset, etc. J'ai tou-
de ce journal, nous dit que MM. P. de Cassagnac jours dit : « Pierre Bonaparte a insulté Victor Noir,
frappé Victor Noir, assassiné Victor Noir. Voilà
et de la Garde s'étaient rendus auprès du prince aus- a a »
sitôt qu'ils avaient connu l'événement, que le prince tout. Je n'ai jamais dit autre chose.
leur avait raconté en détail la scène qui s'était passée D. Mais ce propos n'exclut pas l'autre, celui du
dans son salon et leur avait dit que c'était après avoir geste que ces agents interprètent tous de la même
été frappé par Victor Noir qu'il avait tiré. Je dis à façon.— R. Monsieur le président, mon affirmation
mon tour que je tenais le récit du prince pour exact, est formelle.
vu les habitudes de brutalité de Victor Noir. « Au sur- D. Elle est en contradiction avec la leur.- R. Oui,
plus, ajoutai-je, je suis indigné de l'article que je mais ils n'affirment pas comme moi.
viens de lire dans la Marseillaise. Dites à M. Paul de D. Dans tous les cas, ils font une déclaration cou-
Cassagnac, qui est l'ami du prince, que si jusqu'ici traire à la vôtre. — R. Mais non.
Me Floquet. — M. Balagnac, chef de poste, en près, mais je suis certain d'avoir entendu les paroles
présence des déclarations de M. de Fonvielle, a-t-il que je viens de rapporter.
rédigé sur l'heure un procès-verbal? — R. Mais, ce D. Etes-vous surtout certain d'avoir entendu: ces
pfocè;-verbal, c'est ma déposition. mots : « Il a tué mon ami ? » — R. Je les ai très-bien
Me Floquet. — La question a été posée dans l'in- entendus ainsi que ceux-ci : « Mon ami cependant
struction puisque le lendemain M. Balagnac envoyait n'y était pour rien. »
à M. d'Oms la lettre suivante : D. Vous êtes donc bien certain que c'est la même
personne qui a dit : « Il a tué mon ami, )i et aussi :
Monsieur le président,
« C'est égal, il a reçu un bon soufflet? )i —R. Je puis
e
Aujourd'hui j'ai pu avoir le double «
de mon rap- affirmer
de nouveau que c'est bien la même per-
port que j'ai fourni le jour même de l'événement. Je
sonne qui a dit les deux phrases.
désirerais que le rapport serve de ma déposition, car
En entendant parler M. de Fonvielle chez le
le double sera entre les mains du tribunal. Et je me
pharmacien, je reconnus la voix que j'avais entendue
rappelle mieux des faits tels que je les al. écrits que
quelques instants auparavant, et je fus de plus en
tels que je les ai déposés devant vous.
plus confirmé dans la pensée que c'était lui qui avait
« Signé : BALAGNAC. » prononcé les paroles que j'ai rapportées plus hàut.
Me Floquet. — Eh bien! où est l'original du rap- M. le président. — Rappelez M. de Fonvielle.
port? A M. de Fonvielle. Vous venez d'entendre

Lé président. Le voici. cette déclaration ; qu'avez-vous à y répondre ?
— M. de Fonvielle. Ce n'est témoignage,
Me Floquet.
— Pardon, c'est le double et non — pas un
l'original. Qu'est-il devenu? , cela, cet homme ne m'a pas vu.
Balagnac. — C6 rapport est à l'arrondissement, Lenhantre. — Comment je ne vous ai pas vu ;
!

c'est là où restent tous les rapports qui sont immé- mais vous m'avez dit que vous aviez deux balles
diatement faits. dans votre paletot, et j'ai parfaitement reconnu votre
Me Leroux. — Tous avez la parole du témoin. voix dans la boutique du pharmacien.
Mé Laurier. — Oh I la parole du témoin. Nous la M. le président. — D'ailleurs, quel autre que
discuterons. vous aurait pu prononcer ces mots -c
Il a tué mon
Balagnac. — Ce rapport est facile à trouver, on le ami, mais il a reçu un fameux soufflet ? »

trouvera sur le registre du poste.


M. de Fonvielle. — Je n'ai pas ii: répondre à

Le témoin suivant est le sieur Champagne, agent cela, c'est absolument faux.
de police. Murmures violents dans l'auditoire et nouvelle
Il rapporte ceci : semonce de l'honorable président.
Le 27 janvier, j-'allais prendre mon servicé jà la M. le président. — Ainsi vous affirmez n'avoir
maison du prince. Je rencontrait. Lechailtre, mar- prononcé aucun de ces mots.
M. de Fonvielle. — Je l'affirme.
chand boucher au marché d'Auteuil. Il me dit qu'il
avait aidé à transporter le blessé chez le pharmacien,
et que M. de Fon vielle lui avait dit :
Le prince est
M.
tendu.
Lechantre. -
Et moi, je juré que je l'ai en-
cc
M. de Fonvielle. C'est faux, tout à fait faux.
une canaille r une crapule, un vaurien, il a tué mon —
dé-
ami, mais c'est égal, il a reçu un bon soufflet » !
M. le président. — Pourquoi n'avez-vous pas
immédiatement je me rendis au poste pour faire claré ces faits plus tôt.
paroles Lechantre. J'ignorais leur importance je n'ai
mon rapport; il inë dit que ces étaient si im- — ;
fallait pas cru que je devais me déranger pour ça.
portantes qu'il les rédiger par écrit. Je fus
fournisseur de
avertir le sieur Lechantre qui vint avec moi chez le M. le président. — Vous n'êtes pas
brigadier répéter ce qu'il avait dit. Je lui demandai la maison du prince ?
pourquoi il avait si longtemps gardé le silence. Il me Lechantre. Du tout, monsieur le président ;

je demeure en face, et c'est en entendant crier à
répondit qu'il n'avait jamais paru devant les tribu-
l'assassin ! que je suis arrivé auprès du corps. -
naux, et qu'il avait craint que cela né pût nuire à son
Me Floquet. — Monsieur le président voudrait-il
commerce. s'il n'a été interrogé le ?
Ce témoin est immédiatement suivi du sieur Le- demander au témoin pas 11
chantre, boucher à Auteuil, et son nom cause une Le témoin. — Non.
Me Floquet. Eh bien ! voilà ce que je lis dans
certaine émotion, car on sait qu'il a à déposer sur —
fait important. Il s'exprime ainsi la déposition écrite :
un :
parlé plus de
Lorsque l'affaire s'est passée, il était à peu près D. Pourquoi n'avez-vous pas tôt
«;
circonstances et des paroles de M. de Fon-
une heure et demie. J'ai entendu crier : à l'assassin; ces
je me suis précipité dans la rue et j'ai vu un jeune vielle?
homme qui était tué. Le témoin. J'ignorais qu'elles pouvaient être
« — interrogé
J'ai aidé à transporter le corps de Victor Noir utiles â la justice. Quand le commissaire a
chez le pharmacien. Nous étions cinq ou six per- les marchands du marché, j'ai répondu à ses ques-
aller d'elà. C'est le janvier qu'ayant
sonnes pour cette opération. je portais la tête. tions sans au 27
Pendant le trajet, j'entendis ces paroles: «Il a tué rencontré le sergent de ville Champagne, je lui dis
j'avais aidé à porter le corps. Le 29, il revint
mon ami, mais c'est égal, il a: reçu un bon soufflet. » que entendu quel-
et demanda si j'avais
Je
ne puis pas dire précisément avoir entendu ces me trouver me
dis alors je viens de
paroles de la bouche de M. de Fonvielle que je ne ques paroles. Je lui ce que vous
voyais pas puisqu'il marchait derrière moi et de très- répéter. »
Ainsi, il vient de dire : Non, et on voit qu'il a été M. Mourgoin. — Je vous ai parfaitement vu, vous
interrogé. et un autre ; j'ai même remarqué les deux trous de
M. le président. — Il l'a été généralement. votre paletot, et je vous ai fait observer, en qualité
M" Floquet. —Je crois, monsieur le président, que d'ancien militaire, que vous avez dû être sauvé par
ce que je viens de faire remarquer a son importance votre foulard. Me reconnaissez-vous?— R. J'ai
et qu'il serait préférable d'en laisser l'appréciation tant vu de monde ce jour-là 1

D. Il est impossible que vous ne me reconnaissiez


aux jurés. c'est j'ai redit,
M. le président. — Je ne l'apprécie pas, mais il pas ; mais ce que j'affirme, que sinon
m'est permis de l'admettre ou de ne point l'admettre. le texte exact, du moins la teneur de votre propos.
M. le procureur général. — Me Floquet confond R. Je crois que vous vous serez trompé !

les questions adressées aux marchands, au marché, Chiappe, 29 ans, employé au ministère de la jus-
à une instruction. tice, a entendu M. Mourgoin raconter les faits ainsi
Me Floquet. — Pardon, monsieur le procureur qu'il en a déposé, avec cette circonstance de plus que
général, mais il est indispensable de préciser. M. Mourgoin aurait aidé à transporter le corps.
Me Floquet relit la dépositîon citée plus haut et M. le président.—Est-il vrai, monsieur Mourgoin,
aidé à transporter le corps? R. Non,
en conclut que M. Lechantre a nié une première que vous avez —
fois et vient de nier une seconde. c'est un garçon maçon travaillant dans la maison
M. Lechantre. — C'est faux, je n'ai pas nié. n° 61.
Me Laurier. — Enfin, ce qui ressort de cela, c'est M. le procureur général relit le passage de la dé-
qu'après avoir dit qu'il avait été interrogé, il dit au- position écrite où M. Mourgoin a fait catégorique-
jourd'hui le contraire. ment cette déposition, et nie qu'il eût aidé à relever
M. Lechantre. — Non, je n'ai pas été interrogé. le corps de Victor Noir.
Un juré. — Le témoin a-t-il aidé à transporter Un juré demande à M. Mourgoin s'il connaît le
le corps ? boucher Lechantre. — R. Non, monsieur.
M. Lechantre. — Certainement ! M. de Fonvielle M. Carnet, employé au ministère de la justice :
m'a dit : « Donnez-nous un coup de main pour Le lendemain de Févénement je rencontre M. Mour-
transporter notre ami. » goin, architecte à Auteuil, qui habite dans le voisi-
M. le président. — Avez-vous dit cela, monsieur nage du prince Bonaparte, il me dit qu'il avait aidé,
de Fonvielle ? avec un maçon, à relever Victor Noir.
M. de Fonvielle. — Oui, monsieur. A ce moment, Victor Noir n'était pas tout à fait
Ces derniers mots terminent cet incident qui a mort, car il aurait dit : « Redressez-moi, j'étouffe. »
causé une vive émotion, et on entend ensuite Il aida à le transporter à la pharmacie.
M. Mourgoin, architecte à Auteuil. M. de Fonvielle, qui se trouvait présent, était très-
Il dit : agité. M. Mourgoin lui demanda : « Que s'est-il donc
Le jour de l'événement, vingt minutes après en- passé? » M. de Fonvielle aurait dit : et A la suite de
viron, j'étais avec quelques personnes devant la bou- paroles prononcées par le prince, mon ami, Victor
tique de M. Mortreux, pharmacien, où l'on venait Noir, en aurait été blessé et lui aurait donné un
d'apporter Victor Noir. soufflet. » C'est à la suite de ce coup que le prince
Un monsieur que je ne connais pas, mais que j'ai aurait fait feu sur lui et l'aurait tué.
depuis être M. de Fonvielle, revenait du côté de M. le président. C'est ainsi M. Mourgoin
su — que
la porte. En voyant son paletot déchiré, je lui de- vous a raconté le fait; vous a-t-il dit aussi qu'il avait
mandai : aidé à transporter le corps? — R. Oui.
Êtes-vous blessé ? M. le président.— Il vient de déclarer le contraire.
«
Nonl M. Carnet. Je l'ai parfaitement entendu.
— — déposition
Que s'est-il donc passé ? » Me Démangé. En nous reportant à la
— —
Ici le récit abrégé de la version Fonvielle, abou- de M. Julien, qui n'est pas cité, on voit que ce té-
tissant comme les dépositions précédentes à ceci : moin a dit qu'il avait relevé le corps de Victor Noir
Victor Noir a donné ou a été forcé de donner un et l'avait fait transporter: M. Carnet aura mal com-
soufflet au prince ! pris.
Le témoin ne se souvient pas quel est celui des M. le président. — Cela me paraît sans Impor-
deux mots qui est le vrai, mais il affirme que l'un tance.
des deux a été dit. M. Vinviolet, architecte à Neuilly, succède
Il ajoute que de Fonvielle après avoir prononcé M. Carnet. Il dépose en ces termes :
, et
ces paroles, ajouta que le prince tira de sa poche un Le 10 de ce mois, environ vers une heure de-la

revolver, fit feu sur Victor Noir, puis tira un second mie, j'étais dans le café Auguste,qui est en face de a
coup sur lui, de Fonvielle, qui n'en a été garanti maison du prince. J'entendis le sieur Grousset crier:
que par un meuble derrière lequel il s'était placé. « Venez tous ici, on assassine un homme! »
Le prince lui tira un second coup quand il sortit Je me dirigeai du côté de Ieu maison du prince, et je
dans l'escalier. vis le corps s'affaisser sur le trottoir.
M. le président. — Faites venir M. de Fonvielle. A ce moment, M. de Fonvielle, avec un pisto
?
^ le

Vous avez entendu le témoin R. Oui, monsieur. la main, s'écriait Canaille si mon pistolet n'avait
— : «
1

C'est absolument faux.


pas raté, je l'aurais tué. »
D. Il faut donc supposer qu'il y a un complot On transporta le corps chez le pharmacien; , ,e
je
contre vous. — R. Je ne sais. suivis avec M. de Fonvielle, qui était à ma gauc he)
tandis que le facteur Roustan était à la gauche de Le président. — Le témoin Archambaud étant le
M. de Fonvielle. dernier cité par le ministère public, à la reprise de
Le corps déposé chez le pharmacien, M. de Fon- l'audience on entendra les témoins de la partie civile.
vielle est sorti quelques instants après, et, pressé de L'audience est suspendue.
questions par les personnes qui étaient dans la rue, La Cour est à peine levée qu'il s'élève dans l'au-
il raconta l'événement. Il dit que ces messieurs s'é- ditoire un brouhaha indescriptible, et que les im-
taient présentés chez le prince pour un duel avec un pressions les plus diverses, comprimées pendant les
de leurs amis, qu'en les voyant entrer, le prince les débats, se font jour. La foule se partage en deux
avait très-mal reçus, qu'il leur avait demandé s'ils campa', mais désirant laisser à mes lecteurs leur libre
étaient des manœuvres de Rochefort, que, ensuite, il arbitre le plus complet, je ne veux
pas dire au détri-
les avait appelés crapules et charognes, qu'une dis- ment de quel parti l'autre parti gagne des partisans.
cussion s'en était suivie entre le prince et Victor La supposition où l'on est que Rochefort va être
Noir. entendu a poussé la curiosité à son paroxysme, et les
Que ce dernier s'était avancé et avait souffleté le représentants de l'autorité s'efforcent vainement de
prince, que le prince avait pris un pistolet à sa por- régulariser un peu les rangs de la foule qui se tient
tée et tiré sur Victor Noir; que, pendant ce temps, comme elle peut. Les rampes de la tribune sont des
lui, de Fonvielle, se cachait derrière les fauteuils, et grappes humaines qui menacent ceux qui sont en
que, pour se sauver, il fallut presque enfoncer une dessous, et les portes semblent .vouloir céder sous la
porte. pression des groupes qui les encombrent, événement
M. de Fonvielle est rappelé, et M. le président le qui aurait pour résultat de permettre à l'air du
prie de s'expliquer. dehors de pénétrer dans la salle, où la chaleur est
M. de Fonvielle. — Il y aura des dépositions qui étouffante.
détruiront complétement celles-ci. Enfin on commence l'audition des témoins appelés
Un juré. — Nous n'entendons pas assez, mon- par la partie civile.
sieur le président, pour bien juger. Me Laurier. — Pour la plus grande clarté des
M. le président à M. Vinviolet. — Voulez-vous débats, monsieur le président veut-il nous permettre
répéter votre déposition? d'indiquer l'ordre des témoins?
Le témoin répète exactement ce qu'il vient de dire, M. le président. — Parfaitement. Faites entrer
et M. de Fonvielle nie de nouveau que les faits se M. Arthur Arnould.
soient ainsi passés. Me Laurier. Nous voudrions que ce témoin fût

Périnet, secrétaire du commissaire de police : interroge sur la provocation Rochefort. — Le lundi,
Le 10 janvier dernier, au moment où je dînais, 10 janvier, après avoir reçu la lettre de Pierre Bona-
M. Vinviollet, qui habite la même maison que moi, parte, Rochefort manifesta le désir de se battre le
est venu me raconter ce qu'il avait vu dans l'après- jour même, et, comme il persistait, je montai en
midi à Auteuil. voiture avec Millière et nous partîmes pour Auteuil.
La narration de M. Perrinet est conforme au récit Là, nous apprîmes par Sauton le meurtre qui venait
de M. Vinviollet, qu'on a précédemment entendu. d'être commis et nous nous dirigeâmes vers la maison
M. Chaponet, entrepreneur, qui est appelé pour du prince.
déposer, dit qu'il ne connaît rien de direct et que ce La foule était composée de femmes et d'enfants;
qui est venu à sa connaissance lui a été rapporté on nous arracha de la porte, et, revenant sur nos pas,
par M. Vinviollet. nous demandâmes ce que nous avions à faire. Ren-
M. Dane, commis d'octroi, vient ensuite, et il contrant deux agents de police, je voulus les em-
rapporte ainsi le seul fait qui soit arrivé jusqu'à lui : mener, mais ils refusèrent. Nous nous rendîmes
Un jeune homme, que je sais maintenant être le alors au Corps législatif, la séance était levée ; nous
sieur Vinviollet, se trouvait à la gare d'Auteuil, avec nous rendîmes à la Marseillaise, où nous trouvâmes
moi et autres personnes, de quatre heures à quatre M. Rochefort dans un état de douleur indescriptible.
heures cinquante du soir. Il parla de l'événement, Voilà tout ce que j'avais à dire.
nous dit avoir vu de Fonvielle avec un pistolet Au moment où l'huissier appelle M. Rochefort, un
à la main, qu'il remit à un facteur. Le sieur Vin- grand mouvement de curiosité s'élève.
viollet ajouta qu'il avait entendu M. de Fonvielle Le député de la première circonscription s'ap-
dire que lui et un de ces amis, V. Noir, étaient proche pâle et quelque peu ému, car il oublie d'ôter
allés chez le prince, qui les avait fort mal reçus, son gant avant de prêter serment.
et qu'eux avaient répondu par un soufflet. Me Laurier désire que M. Rochefort soit interrogé
M. le président fait remarquer que ces faits se sur les préliminaires du duel qu'il devait avoir avec
sont passés le jour même de l'événement. le prince Pierre.
M. Archambaud, architecte, dit : Chargé de lever M. Rochefort. — Le matin même du meurtre, je
le plan des lieux où s'était passée la scène du reçus la visite de M. Millière qui m'apportait une
meurtre, je le soumis d'abord au prince pour qu'il lettre du prince Pierre. Cette lettre contenait une pro-
y fit ses indications. Et le lendemain, devant vocation insolite et tout à fait irrégulière.
M. d'Oms, je fis la même communication à M. de Ceux qui ont eu la malheureuse fortune d'aller sur
Fonvielle. le terrain savent que le provocateur a l'habitude
Le président. — Les plans sont dans les mains d'envoyer deux témoins avec une lettre, ou ses
du jury. Ont-ils été reconnus exacts par les deux pleins pouvoirs pour traiter cette grave question
parties ? — R. Parfaitement. d'une rencontre.
Cette démarche n'a pas été faite ; j'ai reçu une foule de circonstances il s'est montré très-bienveil-
lettre de provocation, et, malgré sa forme, j'étais lant. Quoique sa vie ait été fort courte, il a eu deux
disposé à pousser l'affaire. Dans cette lettre l'accusé affaires dans lesquelles sa conduite a été irrépro-
cependant m'invitait très-réellement à aller le trouver chable et où il a fait toutes les concessions permises
chez lui à son domicile, je tiens à le rappeler à la à un homme courageux.
Cour. D. Quel était l'état des gants de Victor Noir avant
Elle se terminait par ces mots :
« Si donc, par hasard, vous consentiez à tirer les
et après l'événement? - R. C'est moi qui gardai
toute la nuit le corps de Victor Noir....
cI verrous
qui rendent votre hoporable personne deux Ici l'état d'émotion de M. Cavalier devient si in-
« fois inviolable, vous ne me trouverez ni dans un tense que M. le président croit devoir abréger la dé-
« palais, ni dans un château; j'habite tout bonne- position, et se borne à demander quel était l'état des
or ment, 59, rue d'Auteuil, et je vous promets que si -
gants. 'R. Ils étaient dans un parfait état et ne
« vous vous présentez, on ne vous dira pas qu,e je portaient aucune trace de frottement violent.
«
suis sorti. » Après avoir raconté que Noir était à la veille de
Je ne soupçonnais pas un guet-apens, malgré ces se marier, M. Georges Cavalier est si ému qu'il n'en
dernières phrases, et je chargeai M. Millière d'aller peut dire davantage et que l'huissier est obligé de
à Auteuil avec M. Arnould afin que l'affaire se ter- lui céder sa chaise; on passe alors à Mme Louis
miD'ât dans la journée même. Puis j'allai au Corps Noir, fort jolie femme brune, qui s'exprime avec
législatif où mon devoir m'appelait, et c'est seule- fermeté malgré les sanglots qui parfois arrêtent ses
ment à quatre heures et demie que je sus l'accident paroles.
qui était arrivé. D. Quelles étaient les dispositions, habitudes et
Dans l'intervalle, convaincu que le duel était iné- caractère de Victor Noir? — R. Dans la nuit du meur-
vitable, et-que MM. Arnould et Millière allaient ve- tre, mon beau-frère est venu nous embrasser et nous
nir m'en indiquer l'heure, je confiai à MM. Gambetta dire qu'il se trouvait dans une position difficile, de-
et Arago que j'allais me battre avec le prince Pierre. vant servir de témoin à Paschal Grousset. Mais il
M. Arago me dit : « Cet homme a une mauvaise ré- espérait, vu ses dispositions et celles de Fonvielle,
putation, prenez bien vos précautions, ne vous que le duel n'aurait pas lieu. Pourtant, le matin
aventurez pas aveuglément dans cette affaire, car on même, il est revenu nous voir, il avait mis une cer-
m'a dit de tous les côtés que ce Bonaparte est ca- taine coquetterie pour aller chez le prince, et il avait
pable de tout, et que c'est une affreuse canaille'.» des gants noirs tellement justes, qu'il ne put pas les
(Murmure dans la foule, ) boutonner lui-même. Et après l'avoir vu revenir mort,
M. le président. — Vous devez respecter l'accusé les gants boutonnés, sans une égratignure à la main,
qui, jusqu'à la fin de l'affaire, est pour tous un inno- et que j'appris comment on essayait de présenter les
cent. Il est étonnant que je sois obligé de vous faire faits, je sentis que le prince avait menti.
cette observation. Georges Sauton, vingt-sept ans, journaliste.
M. Rochefort. — Je répète le mot qui m'a été dit. D. Que s'est-il passé au moment même de l'évé-
J'ai juré de dire la vérité, rien que la vérité, et je la nement? Quand il est sorti de chez le prince, Noir
dis tout entière. Je savais qu'il y avait un Pierre avait-il son chapeau à la main, et de quelle main le
Bonaparte, mais je ne le connaissais que de nom tenait-il? — Il l'avait à la main droite. Lorsqu'il est
avant l'événement d'Auteuil. tombé le chapeau est allé par terre.
Le soir, on me -dit que Victor Noir est tué et cela D. Avez-vous entendu ce qu'a dit M. de Fonvielle
m'a fort surpris, car je pensais que si quelqu'un avait en sortant de chez le prince? — R. Il criait : « A
pu être tué par l'accusé, c'eût été un de mes té- l'assassin! »
moins. D. Sous une forme quelconque, Fonvielle a-t-il
Je ne savais pas que M. Grousset m'avait devancé, tenu un propos qui puisse être interprété ainsi :
et si je l'avais su je me serais opposé à cette démar- «
Victor Noir a souffleté le prince? » — R. Ce que
che autant que cela m'eût été possible. Je n'ai rien j'ai entendu c'est qu'au contraire le prince avait souf-
de plus à dire. fleté un de ces messieurs.
Ces mots sont les derniers de Rochefort dont la Fausch (Louis), cinquante ans, concierge à Au-
bonne tenue fait impression, et en s'en allant, il tend teuil :
la main à quelques amis et aux défenseurs de la par- Ne connaît le prince que pour l'avoir vu promener
tie civile. Selon l'ordre donné par le président, il lui au Bois de Boulogne.
est fait place au banc des témoins. D. Que s'est-il passé au moment où Noir est tom-
M. Rochefort est remplacé à la barre par M. Georges bé? — R. J'ai entendu crier : 0: A l'assassin! On
Cavalier, dont un des grands chagrins du moment est assassine chez le prince Pierre ! » J'aperçois M. de
d'être en même temps qu'ingénieur civil ayant besoin Fonvielle. « Qui êtes-vous, lui dis-je? --Je suis jour-
d'être sérieux, le, célèbre Pipe, en bois de Henriette naliste, et je sors de chez le prince Bonaparte qui a
Maréchal. tué mon ami et qui a failli me tuer. » A ce moment
Il s'exprime ainsi : j'aperçois le cadavre. Je me penche et lui dis : « Eh
J'étais très-lié avec Victor Noir, je l'avais vu la bien! mon ami, que dites-vous? » Il râlait et ne ré-
veille de. sa visite à l'accusé, et il m'a paru décidé à pondit pas. Je lui ouvre sa chemise., découvre la
être, fort calme, car il pensait que ce duel était très- blessure et essuie le sang. Puis avec trois autres
maladroit de la part de ses amis et dangereux pour personnes, nous avons levé le corps et l'avons porté
son parti. Victor Noir était fort doux, et dans une chez M. Mortreux. Là j'ai mis sa tête sur mes ge-
l
noux, et puis le docteur Sannazeuil est arrivé. M. de mais il a reçu un rude soufflet? » Non, M. Vin-
Fonvielle lui a dit : « Ne reconnaissez-vous pas ce viollet, lui répondis-je, je ne me souviens pas d'avoir
corps? -.Non. — Mais c'est Victor Noir! —Ah! entendu cela, mais seulement ceci : « Ah la canaille !
!

le pauvre garçon 1» si mon pistolet n'avait pas raté, je l'aurais tué comme
Nous portâmes le corps dans un petit cabinet, un chien » !

nous lui mîmes un oreiller sous la tête et il expira. Me Floquet.


— Je désire que la Cour remarque
D. Dans le trajet, avez-vous entendu dire à M. de bien que l'attention du témoin a été tout particulier
Fonvielle : Il a tué mon ami, mais il a reçu une
Ir.
rement éveillée par la question de M. Vinviollet, et
rude gifle? » — R. Non, je ne l'ai pas entendu. qu'il ne peut avoir rien oublié. C'est un fait assez
D. Croyez-vous qu'elles aient pu être dites, ces rare dans une instruction de voir un témoin prendre
paroles, sans que vous les eussiez entendues? — ainsi les devants pour obtenir certains aveux.
R. Non, monsieur. Me Demange lit la déposition que M. Obodèze a
D. Par où portiez-vous le cadavre? —R. Par en faite devant le juge d'instruction, d'où il résulte que
haut. ce témoin a dit qu'il ne pouvait ni affirmer ni nier
Un juré demande que les réponses ne soient pas que M. Vinviollet ait répété dans la boutique du li-
soufflées aux témoins par les avocats. braire les paroles qu'il avait entendues de M. de
Me Laurier proteste et en appelle à la Cour de la Fonvielle.
convenance parfaite avec laquelle les questions sont Cet incident vidé, M. Morel, rédacteur du Moni-
posées. teur, prend place à la barre des témoins.
On appelle Lechantre, le boucher. Henri Morel, rédacteur du Moniteur Universel
j
M. Lechantre est sorti vingt-trois ans.
M. Musset, entrepreneur de bâtisses : D. Vous vous trouviez dans la boutique de
D. Que s'est-il passé sur le terrain où est tombé M. Mortreux au moment où aurait été tenu le pro-
Victor Noir? — R. Attiré par les cris : « A l'assas- pos à M. Natal par M. Mortreux, relativement au
sin ! » j'accourus et je trouvai un cadavre. soufflet. — R. Je donne le.démenti le plus formel à
D. Avez-vous entendu le propos tenu par M. de cette déposition. Si j'avais entendu ce propos impor-
Fonvielle? — R. J'ai entendu parler d'un soufflet, tant, je l'aurais répété dans mon article comme
mais je ne sais qui l'a reçu. c'était mon devoir.
D. Avez-vous accompagné le corps jusqu'à la phar- On appelle M. Natal.
macie? — R. J'y étais un des premiers. D. M. Mortreux vous a-t-il tenu le propos que
Me Floquet. — Le caractère important de cette vous avez rapporté?— R. Oui, en face même du té-
déposition est celui-ci : il en résulte que M. Vinviol- moin. M. Mortreux était derrière son comptoir au
let n'a pas dit à M. Musset que c'était de M.'de Fon- bout duquel se tenait M. Morel. Et M. Mortreux,
vielle même qu'il tenait le propos concernant le souf- s'adressant directement à M. Morel, aurait dit :
flet. «
Ils ont souffleté le prince, et le prince est tombé
Me Laurier. — C'est le contradicteur que nous dessus. »
recherchons. Nous établirons que c'est M. Morel qui M. Morel. — Je donne encore le plus complet dé-
a fait circuler le bruit du soufflet et non M. Vinviol- menti à cette allégation.
let qui l'a entendu. On relit la déposition faite par M. Morel devant
M. le président à M. Vinviollet. — Affirmez-vous le juge d'instruction, qui se résume ainsi :
que vous ayez dit au témoin que vous teniez ce pro- Je n'ai aucun souvenir de ces paroles et elles
aie entendues,a
«
pos de M. de Fonvielle ? auraient pu être dites sans que je les
M. Vinviollet. — Je l'affirme. La déposition de l'audience est en contradiction
M. le président à M. Musset. — Considérez-vous avec celle de l'instruction.
M. Vinviollet comme un honnête homme? Me Laurier. — Je ferai cette observation, c'est
M. Musset. — Je le pense. que M. Morel était à Auteuil comme reporter et
M. le président. — Quel intérêt a-t-il alors à dire qu'à ce titre ses paroles devaient être parfaitement
le contraire de la vérité? exactes.
Me Démangé. — Je désire faire remarquer à M. le président à M. Morel. — Reconnaissez-vous
MM. les jurés qu'au moment où le corps est arrivé dans le témoin ? — Parfaitement.
la pharmacie, M. Vinviollet a immédiatement parlé M. le président. — Et il ne vous a pas parlé ainsi
du soufflet. qu'il l'affirme? — R. Il ne m'a rien dit de sem-
M. Obodèze, employé. blable.
D. — Que M. Obodèze s'explique sur le fait à lui M. Natal. — Moi, je suis sujet britannique et n'ai
raconté par M. Vinviollet. — R. Je me souviens rien à voir dans toute cette affaire qui est politique.
avoir entendu dire par M. Vinviollet, le soir de l'é- M-r, Laurier et Floquet. — Non, non, il n'y a rien
vénement, dans la boutique de la librairie où je suis de politique dans tout ceci.
employé : * Ah la canaille ! a-t-il dit, si mon pisto-
! M. Natel. — Je vous en demande pardon, laissez-
let n'avait pas raté, je l'aurais tué comme un chien ! » moi parler.
D. Et puis? — R. La veille du jour où je fus ap- M. le président. — Si le témoin disait ce qu'il né
pelé à l'instruction, M. Vinviollet vint me voir et me doit pas dire, je le reprendrais; je prie donc les dé-
dit : « Vous savez, vous allez être interrogé... Vous fenseurs de le laisser s'expliquer.
rappelez-vous bien ce que je vous ai dit jour le de M. Natal. Je maintiens j'ai dit, c'est la
— ce que
l'événement, et entre autre ceci : « Il a tué mon ami, vérité.
Charles Habeneck, secrétaire de la rédaction de la M' Laurier. — Je voudrais qu'on entendît encore
Marseillaise, trente-deux ans. M. Millière.
D. Quels étaient le caractère de Victor Noir et ses M. Millière. — Victor Noir était chargé d'une ré-
dispositions d'esprit au moment de se rendre à Au- daction très-délicate; il faisait, ce qu'on appelle en
teuil? — R. Consulté par Ulric de Fonvielle et moi termes de journalisme, des échos, et était soumis à
sur ce qu'il pensait de l'affaire, il nous dit : 0: Ce n'est une censure sévère. Avec notre bien-aimé rédacteur
pas amusant, mais c'est un service qu'on ne peut pas en chef, Victor Noir n'aurait pu se fâcher jamais,
refuser à un ami.... » tant M. Rochefort est plein d'aménité et d'égards
D. Était-il querelleur dans ses relations habituel- pour tous ceux qui l'entourent ; mais avec moi, qui
les? — R. C'était le garçon le plus doux du monde. suis moins doux, jamais il n'a eu un mot de colère.
Quand il nous quitta, ce jour-là, il était triste. Mais un fait à la louange de Noir, c'est la douceur
D. Mais d'autres témoins ont déclaré, au contraire, dont il a donné des preuves à l'imprimerie. J'avais
qu'il était d'une gaieté folle. — R. Oui, le jour mis un de mes ouvriers à la porte ; cet homme s'élança
même, mais je parle de la veille. sur moi, mais Noir le saisit par les bras et, quoiqu'il
M. Singuerlet, rédacteur de l'Avenir national. en reçût des coups, il se contenta, sans les lui rendre,
M0 Laurier. Nous voudrions savoir du témoin si de le conduire jusqu'à la porte. Dans cette circon-

M. Ulric de Fonvielle avait l'habitude d'avoir un re- stance il aurait certainement pu se conduire autre-
volver sur lui. mont
M. Singuerlet. — Un revolver, non; mais je sais Jules Claretie,.vingt-neuf ans, homme de lettres.
que M. de Fonvielle avait coutume d'être armé. Il D. Quel était le caractère de Victor Noir?
— R. Je
me l'a dit lui-même un jour en me faisant voir la l'ai connu beaucoup et je l'aimais. Il était doux et
canne à épée sans laquelle il ne sortait pas. bon. Sa force avait un charme particulier. Un exem-
M. Vachiéri, ancien pharmacien, qui est ensuite ple: Il y a trois mois, vingt jours avant sa mort, il
appelé, dit, pour répondre à la question de Me Lau- avait été reçu membre de la Société des gens de let-
rier, qu'ayant fait plusieurs voyages de Paris à Dieppe tres, et il me dit: « C'est le seul cadeau que je
avec M. de Fonvielle, il l'a toujours vu armé d'un veuille mettre dans la corbeille de noces de ma
pistolet. femme. » Je suis sûr qu'il n'est pas allé chez le prince
A ce moment la chaleur étant devenue étouffante, armé. Je tiens de sa bonne qu'il avait mis, ce jour-là,
M. le président suspend l'audience, et si la foule en une grande coquetterie dans sa mise, et quand on
profite pour respirer un peu, c'est pour M. Roche- lui a annoncé qu'il était mort, tué par un prince, la
fort une bonne occasion d'être entouré par ses amis, bonne femme ne pouvait croire que ce fût chez le
avec lesquels il paraît joyeux de pouvoir causer en li- même pour lequel il avait fait des frais si inusités.
berté pendant quelques instants. Quant à Fonvielle, il avait l'habitude d'être tou-
Malheureusement pour le député de la première jours armé, et il y a un propos qu'il a tenu et que
circonscription, cette liberté relative ne dure que je n'ai retrouvé dans aucun journal, c'est celui-ci:
trop peu d'instants, car après dix minutes de sus- oc
Si le prince avait supposé que nous venions de
pension, la Cour est annoncée et l'audience est reprise. la part de Rochefort, il nous aurait tués tous les
Me Laurier demande tout d'abord que M. Roche- deux. »
fort qui est indisposé puisse se retirer, et les défen- M. Sévère Legrand, architecte à Neuilly, interrogé
seurs du prince ne s'y opposant pas, M. le président relativement au propos attribué à M. Ulric de Fon-
l'autorise à sortir de l'audience. Pourquoi? est-ce vielle, répond n'avoir pas entendu personnellement
pour rentrer au pénitencier? une promenade au grand ce propos, mais il ajoute que M. Périnet, le secré-
air lui ferait tant de bien ! taire du commissaire de police, lui a dit « qu'il espé-
L'audition des témoins de la partie civile reprend rait de l'avancement pour avoir apporté à l'instruction
ensuite; M. Siebecker, rédacteur de la Cloche, est la déposition Vinviollet. »
entendu le premier. M. Périnet, rappelé, affirme n'avoir fait cette con
D. Quel était le caractère connu de Victor Noir, fidence à M. Legrand que sur sa demande. De son
et quelle était l'habitude de Fonvielle, relativement côté, M. Legrand persiste dans son dire.
au port d'armes? — R. Je suis un des plus vieux Un sieur Verrière déclare avoir entendu Périnet
amis d'Ulric de Fonvielle, et j'affirme que, depuis dire en parlant de sa déposition et de celle de ses
son retour d'Amérique, il avait toujours un revolver camarades : « C'est nous qui sauvons la tête du
sur lui. Il avait même conservé certains pantalons prince. »
américains qui ont une poche particulière pour le pis- M. Moron, cordonnier, qui a aidé à transporter
tolet. Victor Noir à la pharmacie, déclare n'avoir entendu
Quant à Victor Noir, étant né plébéien, il affectait aucun des propos attribués à M. Ulric de Fon-
pour ainsi dire l'exagération des habitudes qui n'é- vielle.
taient pas de sa caste: l'élégance, les belles manières. Ici s'élève une discussion entre l'avocat de la par-
Son grand désir était d'être pris pour un gentleman. tie civile et M6 Leroux, qui maintient que de ce que le
Le président. Ceci ne nous dit pas quel était propos attribué à M. de Fonvielle n'a pas été en-

son caractère habituel. tendu par tout le monde, on ne peut inférer qu'il
Le témoin. — C'était un gros Terre-Neuve, plein n'a pas été tenu.
de force et de bonté. Un enfant l'aurait vainement "
Mauron et Fausch sont confrontés avec Lechantre
attaqué, il ne sortait de sa douceur qu'à la dernière qui maintient son affirmation, tandis que les deux
extrémité. premiers persistent dans leurs dénégations.
M. Jules Kermogard, homme de lettres, est en- Il déclare que le janvier, à quatre heures, il
10
tendu. reçut la déclaration du prince relative à l'événement,
Lorsque Ulric de Fonvielle servait dans les gari- déclaration conforme à celles qu'on a plusieurs fois
baldiens, le bruit a couru qu'il avait commis un vol entendues, puis il donne quelques détails quin'ajoutent
et avait été expulsé et condamné à deux ans de prison rien à ce qu'on connaît déjà.
pour ce fait. Le témoin qui servait à la même époque La Cour entend ensuite M. Henri de la Garde,
à Gaëte, dans un corps opposé, déclare qu'en cette rédacteur au Pays, qui confirme la déposition de
circonstance Ulric de Fonvielle, qu'il connaît peu M. Cassagnac.
d'ailleurs, a été confondu avec le véritable auteur de Michel Despetit, comte de la Salle, lieutenant-co-
ce méfait, dont il sait le nom, mais qu'il croit inu- lonel de cavalerie à Lunéville.
tile de nommer pour le moment. Le mardi, 11 janvier, je revenais du Gymnase à
On renonce à entendre M. Blouet appelé à dépo- pied, en longeant les boulevards. Je fus croisé au coin
ser dans le même sens. de la rue de Choiseul par un groupe de trois ou
L'audition des témoins de la partie civile étant quatre individus qui parlaient de l'affaire d'Auteuil
terminée, celle des témoins cités par le prince est en termes assez animés, mais sans que je pusse
renvoyée à demain; mais sur la demande de M. le même indiquer dans quel sens ils en parlaient.
vicomte Clary, appelé demain ailleurs pour siéger à Arrivé devant le café du Helder, je montai par le
un conseil de famille, il est fait une exception en sa petit escalier qui conduit à l'entre-sol dans les salons
faveur. du restaurant.
Aux questions qui lui sont posées, M. le vicomte Je m'adressai au maître d'hôtel, lui parlant de
Clary répond qu'il n'est pas parent, mais qu'il est l'événement dont tout le monde s'entretenait.
allié du prince. Sa déclaration, qu'il est sans profes- Le maître d'hôtel me dit alors qu'il en avait lui-
sion pour le moment, fait éclater des rires dans l'au- même entendu parler, qu'il avait même recueilli
ditoire. dans une conversation ces mots : « Il n'aura pas été
Le témoin raconte ensuite que le prince a toujours chez un Bonaparte sans lui casser la gueule. »
eu l'habitude de porter une arme sur lui. En 1848, Il y a quelques jours, le même maître d'hôtel m'a
par exemple, il était toujours porteur d'un revolver raconté qu'un consommateur ayant parlé de M. de
à cinq coups lorsqu'il se rendait au Corps législatif. Cassagnac, M. Victor Noir, qui était à l'autre extré-
Un jour qu'il faisait des armes chez le témoin, celui- mité du salon, s'élança violemment sur lui, et lui
ci le vit chanceler : le revolver était parti seul, et le chercha querelle à cette occasion.
prince Pierre, victime de sa manie, était blessé dans Auguste Defrêne, maître d'hôtel au café du Helder.
l'aîne. Il confirme la dépositiondeM. de la Salle. Il a été
En ce qui concerne le caractère du prince, le té- témoin de scènes de violence provoquées par Victor
moin raconte un fait qui lui est tout personnel. Noir, et il l'a entendu aussi dire « qu'il n'ira pas
Ils avaient eu ensemble une altercation qui pa- chez un Bonaparte sans lui casser la gueule. »
raissait devoir être inévitablement suivie d'un duel, M. Bouvet, gérant du café de Madrid.
lorsque le prince fut le premier à reconnaître son Il dit qu'il a vu un jour Victor Noir échanger un
tort, et à lui tendre la main. coup de poing avec quelqu'un sur le boulevard. Seu-
Pour clore la séance, M. le président blâme de lement il ne savait avec qui, puisque cette discussion
nouveau l'habitude funeste de porter des armes, et il à coups de poing n'est pas une des innombrables
finit par cette remarque qu'en cette affaire tout le rixes qui se sont passées dans son établissement.
monde en portait. Quelques jours auparavant, Victor Noir s'était en-
La séance est levée à cinq heures. core disputé, mais il ne sait s'il a donné ou reçu les
coups.
Constant, restaurateur, ou plutôt directeur d'un
Audience du 24 mars.
bal de barrière, dépose ainsi ;
Il est onze heures précises, et l'audience est ou- «Je suis propriétaire d'un établissement considé-
verte. rable, bal et restaurant, à la barrière. M. Victor
M. le président. — Il faudrait maintenant que les Noir y venait quelquefois, et j'ai dû, à plusieurs re-
parties civiles se constituassent régulièrement. prises, l'empêcher de troubler l'ordre. Vous savez, du
lorsqu'il du désordre dans un bal, cela
M0 Bernheim se lève et déclare réitérer à l'au- reste, que, y a
vient d'ordinaire de de deuxième et même de
dience, au nom de M. et Mme Salmon Noir, père gens
et mère de la victime, la constitution de partie civile troisième ordre (sic). »
qui a été antérieurement et régulièrement signifiée M. Bull de Villers.
à M. le procureur général, dès le 4 mars dernier. En rentrant chez lui, à Auteuil, le 10 janvier, ce
Me Laurier déclare ensuite que M. Louis Noir témoin a rencontré une voiture d'où sont sorties ces
entend également se porter partie civile.' paroles : «As-tu ton pistolet, moi j'ai ma canne à
Ces déclarations faites, l'honorable président de la épée. » J'ai suivi la même route que la voiture, et
Haute Cour autorise M. Paul de Cassagnac à se re- après mon arrivée à Auteuil j'ai appris l'événement.
tirer, refuse la même autorisation au docteur Pinel, M. le président. — Où avez-vous entendu ces pa-
et passe à l'audition des témoins cités à la requête de roles?
la défense. M. Bull. — J'étais dans la rue La Fontaine, a
Le premier de ces témoins est M. Terrier, com- Auteuil.
missaire de police du quartier du Bassin, à Passy. M. le président. — Quelle heure était-il ?
1
M. Bull. — Une heure et demie, peut-être, INCIDENT
Un juré. — La voiture était-elle ouverte ou
fermée ? Ici se place subitement un incident considérable
M. Bull. — Je ne pourrais rien affirmer, je lisais et dont le contre-coup aurait pu se faire sentir jus-
au moment où la voiture est passée près de moi. qu'à Paris, si Tours n'était pas, politiquement par-
Me Floquet. ^
Dans l'instruction il a affirmé lant, à trois initie lieues de la capitale. Aussi la traî-
qu'elle était fermée, et MM. Fonvielle et Noir sont née de poudre s'est-elle arrêtée aux portes de la
arrivés à Auteuil dans une voiture ouverte, le cocher salle, et le télégramme, transmis à M. le garde des
l'a déclaré, D'ailleurs ils étaient trois, la Cour ne sceaux, a pu constater en même temps que le tu-
l'ignore pas. multe son apaisement absolu.
M. le président lit la déclaration de ce témoin Mais racontons :
dans laquelle il dit, en effet, que la voiture où se Quelques détails un peu trop complaisamment ad..
trouvaient MM. Noir et Fonvielle était fermée. miratifs de la déposition de M. Llopiâ amènent des
M. Desaint, glacier, dépose qu'il a entendu Millière, sourires Sur toutes les lèvres, et même sur celles
armé d'un revolver, proposer d'enfoncer la porte du d'un des avocats de la partie civile.
prince, et que son compagnon lui a dit de laisser Alors le prince exaspéré se lève et regardant en
faire la justice. face Me Laurier :
M. Galland, armurier, rue Richer, nl 3, vient en- « On a ri, s'écrie-t-il, de la déposition de mon
suite. vieux camarade qui, sous mes yeux, a reçu une
M. Galland rapporte que le prince Pierre avait balle dans la poitrine. Il a peut-être moins de rhé-
toujours un revolver sur lui, et qu'il lui est arrivé torique, mais plus de courage que la faction à la-
souvent dans sa conversation avec lui, conversation quelle appartient Me Laurier i »
qui tout naturellement ne roulait guère que sur les Ce coup droit à l'adresse d'un des défenseurs que
armes, de lui voir tirer un revolver de sa poche pour son caractère semblait devoir garantir contre ces
faire des démonstrations et des comparaisons. personnalités, excite un grand mouvement dans l'au-
Le général Plombain, résidant à Montauban: ditoire. M" Laurier se lève :
Je connaissais le prince en Afrique. A la Zaatcha, (f,
La Cour, dit-il avec le désir manifeste de se
il était comme moi chef de bataillon. Le ptemier à contenir, nous a demandé de ne pas nous écarter du
la tranchée, le premier à la tête de la charge, et ri- sentiment de déférence dû à l'accusé, en même temps
valisant d'adresse avec les tireurs arabes. Les géné- que du respect dû à la Cour. Cette recommandation
raux Canrobert, Niel etBourbaki disaient que c'était était superflue. Nous n'y avons manqué ni ici ni là.
un héros. C'était un excellent militaire, l'exemple de Et j'ai le regret de constater que je viens d'être in-
tous. A la bataille des Palmiers, il se distingua par sulté sans raison par l'accusé. »
sa bravoure. Le prince, se levant, avec énergie : c: Vous avez ri
Llopis, capitaine d'infanterie, a connu aussi le du dévouement de mon vieux camarade !... »
prince à la Zaatcha. Il était très-doux, très-bienveil- Alors, une voix partie du fond de l'auditoire, et
lant pour le soldat, et surtout très-courageux. « J'ai, que je reconnais à son timbre particulier pour celle
dit-il, assisté, en sa compagnie, à trois affaires, il de M. Ulric de Fonvielle, s'écrie :
s'est battu comme un lion. w -« Vous avez bien assassiné Victor Noir, miséra-
Me Laurier. 1— Dans quelles circonstances le ble!... Vous avez, osé rire quand on a parlé de son
prince a-t-il quitté l'armée? — R. Il était parti en cadavre! »
mission. Gomme il était Corse, le général craignait D'autres paroles violentes se perdent dans le tohu-
sans cesse qu'il ne fût tué. bohu que soulève cette interpellation inattendue. Les
D. Mais connaissez-vous les motifs? — Je ne les membres de la Cour se regardent avec stupeur. On
connais pas.... Je sais qu'il était en mission. crie, on trépigne, on se pousse, on se bouscule.
Me Laurier. — Pardon, en démission 1 Ulric de Fonvielle profite du désordre pour monter
Un conflit de paroles s'engage entre le prince, le sur une chaise, et de là, dominant cette mer humaine
général Plombain et l'avocat. de toute la tête, il montre le poing au prince et
Me Laurier. — Je persiste à demander au témoin rugit :
s'il connaît pour quels motifs le prince a quitté l'ar- le
Pierre Bonaparte, ose donc me regarder en
mée? — R. Les motifs, je les ignore. Je répète qu'il face! »
était en mission et que le général se trouvait par le Et il fait un mouvement pour s'élancer du côté de
fait à l'abri d'une responsabilité. Qu'aurait-on dit, la Cour. Les gendarmes qui gardent M. Millière, et
en effet, en France, si un prince, un parent du pré- d'autres qui maintiennent l'ordre, essayent de le re-
sident de la République, était mort comme d'autres tenir, mais il leur glisse entre les mains.
Corses? Le tumulte est à son comble; les magistrats ont
Mu Laurier. On aurait dit qu'il était mort bra- l'air de ne savoir à quel parti s'arrêter. M. Grand-

vement en faisant son devoir! perret regarde M. Glandaz qui regarde M. Grand-
Mp. Leroux. Son devoir,-il l'a fait, et puisqu'on perret. M. de Fonvielle, dans sa lutte avec les gar-

a. soulevé cet incident, je demande à dire tout de diens de Fordre, gagne 'du terrain. Il ne perd pas
suite pourquoi, de vue le banc de l'accusé, qu'on juge prudent de
faire sortir. Du reste, on a fait de même pour son
adversaire que les gendarmes, malgré sa résistance,
expulsent de la salle.
Cette scène a duré plusieurs minutes. On aurait Je regrette pour ma part qu'il n'ait pas été plus
pu se croire aux beaux jours de la Convention. Enfin, maître de lui, et je pense que M. le procureur géné-
un calme relatif s'établit et M. Grandperret en pro- ral voudra bien comprendre dans quelles circonstances
fite pour couper court à une indécision gênante et de provocation cet incident regrettable a été soulevé.
prendre la parole. Je supplie la Cour d'autoriser M. de Fonvielle à
M. le procureur général. — Un trouble rare vient rentrer à l'audience, convaincu qu'il n'abandonnera
de se produire dans cette audience. M. de Fonvielle, pas de nouveau le calme dont il n'aurait pas dû sortir
que vous avez entendu comme témoin, oubliant le et dont on n'aurait pas dû le provoquer à sortir.
respect que l'on doit à la justice, s'est permis de se M. le procureur général. — Je ne veux plus parler
livrer à des actes d'une telle inconvenance qu'ils ne de cet incident. Je blâme les paroles prononcées par
sauraient rester impunis. l'accusé, mais je me suis occupé surtout du tumultes
Je ne crois pas devoir, en ce moment, le faire ame- causé par M. de Fonvielle, et je crois indispensable,
ner aux pieds de la Cour; l'émotion est grande, la qu'à propos de ce désordre, le commissaire central
surexcitation de M. de Fonvielle est considérable, et soit entendu et que tous les faits soient enregistrés
le trouble renaîtrait peut-être ; je viens seulement dans un procès-verbal.
requérir qu'un procès-verbal soit dressé, me réser- Me Laurier, — La Cour veut-elle m'accorder quel-
vant de prendre à la fin de l'audience les réquisitions ques minutes de suspension pour me concerter avec
que je crois utiles dans l'intérêt de la dignité de ces M. de Fonvielle?
débats. M. le procureur général. -* La Cour a d'abord à
Me Laurier. — J'ai tout le sang-froid et toute la se prononcer sur mes réquisitions.
possession de moi-même nécessaires pour n'intro- M. le président. — L'audience est suspendue pen-
duire dans ce débat aucun élément irritant. Nous de- dant quelques instants.
vons donner l'exemple du calme et de la modération, Pendant la suspension, nous apprenons que M. de
même sous l'injure et l'injustice; nous l'avons donné Fonvielle vient de recevoir un mandat de comparu-
dans les audiences précédentes, nous voulons encore tion immédiate.
agir de même, mais, en même temps qu'un devoir de La Haute Cour a des droits considérables ; si elle
modération, nous apportons également ici une obli- s'en sert, la condamnation de M. de Fonvielle peut
gation de courage qui consiste à faire respecter en être dure, car il a troublé l'audience et proféré des
nous la défense et ses droits les plus sacrés. Eh bien, paroles violentes.
tout à l'heure i gratuitement, sans provocation, un On a, aussitôt après, entendu toutes les personnes
des avocats présents à cette barre a été l'objet d'une qui avoisinaient M. de Fonvielle au moment de l'in-
attaque directe, et je dois protester en notre nom. terruption, pour retrouver exactement les paroles
En ce qui me concerne, je fais volontiers litière de dont il s'est servi.
l'injure qui m'a été adressée ; je ne me suis pas per- A une heure et demie, la Cour rentre en séance.
mis de plaisanter le capitaine Touchet. Si le prince Le prince est ramené, et on voit que pendant son
a cru cela dans mes intentions, je dois dire, quoique
absence il a reçu de bons conseils, car il est calme,
je n'aie pas à lui rendre compte de mes intentions, mais fort pâle encore. M. le capitaine Llopis revient
qu'il s'est trompé, et je veux dégager ma responsabi- à la barre des témoins, et M. le président Glandaz
lité de tout reproche à ce sujet. Personne plus que prend la parole pour lire le procès-verbal que la Cour
nous n'est respectueux de la personne, au moins de a rédigé sur l'incident Fonvielle.
la situation de l'accusé. Cela dit, je supplie la Cour
de vouloir bien introduire de nouveau la paix et le
calme dans ces débats, et de ne plus permettre que ARRÊT
l'insulte et l'outrage nous soient impérieusement je-
tés. En présence de cette qualification de faction lan- La Haute Cour, ouï les réquisitions de M. le procu-
cée à ce parti auquel j'ai l'honneur d'appartenir, à reur général, ouï Me Laurier, avocat, en ses obser-
un parti puissant qui sait respecter et faire respecter vations, et après en avoir délibéré conformément a
son drapeau.... la loi, faisant' droit aux réquisitions de M- le procu-
M. le président. — Mais, MQ Laurier, il faudrait reur général, lui en donne acte.
conclure. Puis le procès-verbal suivant a été dressé.
Mc Laurier. — J'y arrive, monsieur le président. Ce, procès-verbal ordonne qu'il sera informé di*
M. le président. — Nous ne sommes pas ici dans fait et que, s'il y a lieu, la Cour prononcera.
une assemblée politique, mais devant la justice. L'an 1870, le jeudi 24 mars, à une heqre de re-
M. -le procureur général a pris des réquisitions, vous levée, la Haute Cour de justice étant en séance, et
avez le droit de vous y opposer, mais c'est là tout ce au moment où le sieur Llopis, témoin assigné à la
que vous devez discuter. requête de l'accusé, déposait devant la, Cour, l'accusé
Mc Laurier. — Mais, monsieur le président, je s'est levé et, se tournant vers le barreau, a dit : a On
m'oppose aux conclusions qui ont été prises, et, comme a ri de la déposition de mon vieux camarade Touchet
en semblable matière il est de coutume de donner les qui a eu la poitrine traversée d'une balle à dix pas
raisons qui motivent l'opposition, je viens de les de moi, en combattant les ennemis de la France; il
énumérer, et en même temps de repousser un ou- a plus de courage que toute la faction à laquelle ap-
trage., La parole adressée par l'accusé était de celles partient Me Laurier. »
: qui devaient faire sortir M. de Fonvielle de la pa- A ce moment, un grand tumulte a éclaté dans
tience qu'il aurait dû garder. l'auditoire, le témoin de Fonvielle, se levant sur son
banc, a crié : « Vous avez assassiné Victor Noir » 1 moins de la défense, mais nous regrettons que celui-
a proféré d'autres paroles violentes qui, au milieu du ci ait été appelé. »
bruit qu'elles ont soulevé, ne sont pas parvenues Me Demange. —Nous n'aurions pas fait citer ce té-
jusqu'à la Cour, et dont il pourrait être ultérieure- moin si les avocats de la partie civile n'avaient voulu
ment informé. aller au-devant de cette attaque en faisant défendre
En conséquence dudit procès-verbal, la Haute d'avance, hier, la moralité de M. de Fonvielle par la
Cour ordonne qu'il sera informé sur lesdits faits déposition de M. de Kergomard.
pour être ensuite, par M. le procureur général, M. de Kergomard s'approche de la barre; M. le
requis, et, par 'la Haute Cour, statué sur ce qu'il président l'invite à s'expliquer sur les faits qu'il vient
appartiendra. d'entendre, et il confirme la déposition précédente.
Le calme se rétablit, ce qui permet d'entendre M. Blouet, témoin à l'audition duquel les défen-
M. Roudet, médecin-major à l'hôpital militaire de seurs de la partie civile avaient renoncé hier, est ap-
Vincennes, qui raconte un fait isolé de la campagne pelé, sur leur demande, et il affirme avec énergie
de Zaatcha, qui est tout à l'honneur, à la bravoure que M. de Fonvielle, qu'il a connu sous les murs de
du prince. Capoue, est inattaquable dans, son honneur.
Viennent ensuite plusieurs témoins qui déposent Ce témoin étant le dernier, M. le président sus-
des relations faciles et de la bonté de Pierre Bona- pend l'audience une troisième fois après avoir de-
parte. mandé aux avocats de la partie civile dans quel
M. Hayem est à peine parti qu'il se produit un ordre ils doivent parler.
certain mouvement au banc des avocats de la partie Me Laurier annonce que c'est son confrère M'FIo-
civile. Me Laurier échange quelques mots avec quet qui prendra le premier la parole.
M. Arthur de Fonvielle, qui vient de lui communi- Dans sa plaidoirie, M8 Floquet est relativement
quer une dépêche, et il se tient debout comme pour modéré et ne s'égare pas sur le terrain de la politi-
être prêt à la réplique. Il ne reste cependant plus que. Sa tactique consiste à opposer au passé de Vic-
qu'un témoin à entendre; mais on dit qu'on apporte tor Noir le passé du prince Pierre.
aux jurés une révélation très-importante sur le ca- Mc Floquet ayant dit, parlant du meurtre com-
ractère de M. Ulric de Fonvielle, et de nature à sou- mis sur un gendarme pontifical :
lever un nouvel incident. «
Quand le prince était à Canino....
Enfin ce témoin arrive à la barre ; c'est un sieur — Dites en exil ! s'écrie le prince.

Servoni, ancien officier de l'armée garibaldienne, qui — Taisez-vous 1 fait le président.


est si pressé de déposer qu'il commence à parler avant — Il y a complot pour me faire sortir de mon
même que le président lui ait demandé son nom et lui calme ! riposte le prince.
ait fait prêter serment. — Eh bien ! dit M. Glandaz, ce complot, votre

C'est l'ex-garibaldien dont on attend la déposition silence le déjouerai »


avec impatience... il est pâle, jaune et paraît ému. Il L'heure étant avancée, la fin de la plaidoirie de
sait que la partie civile va lui jeter à la face une con- M0 Floquet est renvoyée à demain. L'audience est
damnation pour désertion, et il se prépare à... la levée pour l'affaire d'Auteuil et le prince est emmené
supporter. hors de la salle, mais elle est ouverte pour les débats
M. Glandaz l'arrête, remplit les formalités indis- de l'incident Fonvielle.
pensables, et Servoni raconte alors à haute voix, te-
nant évidemment à être bien entendu, qu'il est à sa
connaissance que M. Ulric de Fonvielle, avec lequel INCIDENT FONVIELLE
il se trouvait sous les murs de Capoue, a volé une
somme de douze à quinze cents francs dans un cha- M. Ulric de Fonvielle ayant été- interrogé pendant
riot qui avait été saisi par un détachement dont il la suspension de l'audience, vient prendre place au
faisait partie. banc des accusés, devant la Haute Cour. Il avoue
Cette révélation cause une émotion pénible, non toutes ses paroles, sauf les mots A mort !
pas seulement, je dois l'avouer en toute sincérité, M. Grandperret se lève et, peut-être avec trop de
parmi les adversaires du prince, mais aussi parmi sévérité, requiert contre l'accusé l'application de l'ar-
ceux qui attendent plus patiemment pour se pro- ticle 2 de la loi du 17 mai 1819, relatif à la provo-
noncer que la justice ait dit son dernier mot sur le cation délictueuse et à l'outrage devant la Haute
drame d'Auteuil. Il y a toujours un sentiment de Cour,
répulsion qui s'élève dans la conscience d'un honnête Mc Laurier présente la défense avec une grande
homme, lorsqu'il entend attaquer dans sa probité un modération.
témoin qui joue, comme M. de Fonvielle, un rôle La Cour se retire pour délibérer.
aussi important dans certains débats. Je crois que la Elle rentre à six heures et demie et rend un juge-
défense a commis une maladresse, et qu'il eût été ment duquel il résulte que les mots A mort! sont
plus digne d'abord, et plus intelligent ensuite, de les acquis à l'accusation, qu'il y a des circonstances at-
laisser commettre toutes à ses adversaires. ténuantes en faveur de l'accusé, et qu'enfin Fon-
L'honorable président lui-même a été de cet avis vielle est condamné à dix jours d'emprisonnement.
et la Cour tout entière a semblé le partager. Après La lecture de ce jugement soulève une véritable
avoir laissé passer le premier moment de stupeur, surprise et produit un excellent effet, car on craignait
M. Glandaz prend la parole et dit : condamnation plus sévère, la loi autorisant de
une
« Nous n'avons pas le droit de contrôler les té- trois mois à cinq ans de prison.
Audience du 25 mars.
l'accusé et de tout essayer pour le faire sortir du
calme qui lui est nécessaire, et des applaudissements
La Cour ne peut entrer en séance qu'à onze heures unanimes éclatent dans la salle.
vingt minutes, malgré l'exactitude extrême avec la- Ils sont aussitôt réprimés, et Me Laurier s'efforce
quelle elle a ouvert ses audiences jusqu'ici. vainement de défendre le système de plaidoirie qu'il
Quelques secondes après, le prince accusé est in- a adopté. C'en est fait maintenant de tous ses éclairs
troduit. Son attitude est calme; il a revêtu un habit d'éloquence ; le portrait de Rochefort, portrait res-
bleu à boutons d'or. Il salue la Cour et les jurés, semblant et fort bien dit cependant, est accueilli avec
serre la main au commandant Ramolino ainsi qu'à un froid glacial, et Mc Laurier ne peut plus ramener
ses défenseurs, et s'assied en parcourant la foule du ou amener à lui les nombreux auditeurs qui lui
regard. avaient tout d'abord prêté des oreilles attentives et
Quelques témoins demandent à se retirer, la Cour sympathiques.
les y autorise, et le public en est ravi, car ce départ Il appelle les gants et le chapeau de Noir, et le
va faire un peu de place pour ceux des curieux qui ne paletot de Fonvielle, ses témoins muets.
sont qu'accroupis ou même à genoux. Les gants sont intacts, donc Noir n'a pas frappé.
Puis M8 Floquet se lève pour commencer sa plai- Il sort le chapeau à la main, donc il a été poli.
doirie. Mais Me Leroux demande à la Cour de donner Le paletot de Fonvielle est troué de deux balles de
lecture des pièces relatives à certains faits dans les- bas en haut, donc le prince a tiré tandis que Fon-
quels Victor Noir a joué un rôle à Bordeaux et chez vielle ouvrait son vêtement pour y prendre son re-
l'imprimeur Rochette. volver.
M.® Floquet. Vous direz cela dans votre plai- Tous ces détails sont énumérés trop longuement

doirie. et avec un accent trop violent.
Sur l'insistance de Mc Leroux, M. le président Puis voulant désigner les témoins à la défense il
donne lecture des pièces indiquées. Il en résulte que les nomme « cohue. »
Victor Noir arrêtait Rochefort lorsque celui-ci alla «
N'insultez pas l'accusé dans ses témoins, dit le
frapper chez lui l'imprimeur Rochette, et qu'un jour, président.
à Bordeaux, il insulta violemment une sentinelle — Insulter un accusé est un défi pour un avocat,
qu'il menaça ensuite de lui crever la paillasse. Il ne reprend Laurier, je remplace « cohue » par masse,
dut de n'être pas poursuivi qu'à l'indulgence des au- mais je suis libre de dire que l'accusé a assassiné
torités bordelaises. Noir.
Me Floquet s'attache à prouver que l'accusé n'é- — Vous en avez menti! dit le prince.
tait pas en état de légitime défense, car même en ad- — Mes témoins ne mentent pas, x reprend Laurier.
mettant la version du prince, même admettant, Et il essaye de continuer sa plaidoirie dans le genre
en
dit-il, que Fonvielle ait tiré son revolver le premier, émouvant.
Pierre Bonaparte n'était pas en état de légitime dé- Le public reste froid quoique le défenseur se re-
fense à l'égard de Victor Noir, qui n'était pas armé. tourne souvent pour le chauffer un peu.
Puis il conclut sa longue, trop longue et parfois Le peuple, dit-il, a conquis l'immortalité du mar-
claire plaidoirie en demandantl'application stricte tyre. A côté de lui, un autre verdict a été prononcé,
peu
de la loi. Il exprime le vœu que le procureur général qui crée pour le meurtrier l'infamie....
n'y faillira pas, et que si le meurtre est venu de haut, Le président. — Attendez que l'accusé soit jugé
c'est en haut que la justice saura frapper. pour lui jeter l'infamie à la face. (Applaudissements
Après la plaidoirie de Me Floquet, l'audience est dans toute la salle.)
suspendue. Mais la salle, au lieu de se vider, s'em- « Silence aux Corses » dit Me Floquet.
1

plit de plus belle. Les gens munis de billets, qui, de- Le prince se lève très-pâle, et au moment de se re-
puis deux heures, faisaient le pied de grue dans les tirer, il s'écrie, en s'adressant à Laurier ;
couloirs, essayent de prendre leur revanche. Il en ré- « Embryon démagogique !
»
sulte des conflits, des pugilats, des écrasements qui La séance est levée à cinq heures.
mettent à une rude épreuve le zèle du commissaire Grand tumulte et animation telle, qu'on craint
central et de ses adjoints. que des violences de paroles on ne passe aux violen-
ces dans les actes.
-
A trois heures et quart, la Cour rentre en séance,
et Mc Laurier prend la parole.
Après avoir, avec une exagération qui saute sur- Audience du 26 mars.
: tout à nos yeux à nous journalistes qui avons connu
Victor Noir et qui n'avons pas encore perdu tout bon A mesure que le dénoûment approche, la curiosité
ni oublié les qualités aussi bien les défauts grandit, mais les esprits s'apaisent. La foule nom-
sens que
du pauvre mort, après avoir, dis-je, comparé Victor breuse qui se presse dans la salle d'audience n'est
Noir à un chien pour le courage, la bonté, la dou- plus aussi tumultueuse que les jours précédents; elle
la fidélité et la tendresse, il arrive à dire a quelque chose de grave et de recueilli, avant-
ceur, que
n'est dans type qu'il faudrait chercher l'a- coureur de la parole solennelle du procureur gé-
ce pas ce
nalogue de l'accusé hors de la nature humaine, et néral.
qu'en entrant chez un Bonaparte, les malheureux A onze heures précises, la Haute Cour entre en
témoins de Grousset sont allés chez un Borgia. séance; on introduit l'accusé; le président donne la
ces mots, M. le président Glandaz interrompt le parole au procureur général.
défenseur Dour lui reDrocher vivement d'insulter Après les éloquentes paroles qu'il prononce, arrê
tées souvent par des murmures admirateurs, M. le dix-sept ans, prit du service auprès de Santander,
procureur général passe en revue la plus grande par- général en Colombie, où il s'est noblement conduit.
tie des dépositions et les discute avec une grande Puis il vient en Italie. Les journaux extrêmes
clarté pour prouver qu'il est impossible d'en conclure ont dit qu'il avait été condamné à mort pour avoir
autre chose que ceci : c'est que l'accusé a certaine- assassiné les parents d'une jeune fille qu'il avait sé-
ment provoqué par l'injure, mais qu'il a été frappé duite ou violée. Le nonce du pape déclare que ce n'est
au visage par Victor Noir, ce qui n'excuse son action pas pour cette cause que Pierre a été expulsé du ter.
criminelle qu'en partie toutefois et n'en laisse pas ritoire. La cause, la voici :
moins peser sur lui une lourde et véritable responsa- Le nom de Napoléon était alors suspect dans l'État
bilité. romain, un ordre d'exil fut lancé contre Pierre; sur
M. le procureur général retrace la scène d'Auteuil la place de Cassius, des carabiniers, sous le comman-
avec une grande vérité, et il conclut en disant : 1° que dement de Cagiano, engagèrent avec lui une lutte
si Victor Noir avait été frappé par le prince, il se fût inégale, vingt-huit contre un; il en tua et blessa
jeté sur lui sans lui laisser le temps ni de sortir son quelques-uns, puis fut atteint, renversé, garrotté.
arme ni de faire plusieurs pas en arrière; 20 que le Pierre, qui, en 1836, avait à peine vingt ans, écrivit
prince n'a pas frappé dans le cas de légitime défense, au pape, qui adoucit la peine prononcée par la con-
mais, ainsi qu'il l'a avoué lui-même, ayant songé à sulte — peine de mort — et la remplaça par l'expul-
l'outrage avant de craindre le danger, surtout par co- sion.
lère et vengeance. Le prince se rend d'abord à Corfou ; là, dans une
Il est donc responsable du meurtre qu'il a com- partie de chasse, il est attaqué par des Palikares, se
mis, quelles qu'aient été les provocations qui lui ont défend et en tue un. Il y a loin de là à l'assassinat
été adressées, et les jurés ne pourront songer un in- que la Marseillaise a raconté.
stant à l'en décharger tout en se souvenant des faits Me Leroux le prouve en lisant une pièce datée de
regrettables qui ont précédé le drame d'Auteuil. 1837, dans laquelle le commissaire Zerbo, de Corfou,
Les derniers mots de son admirable réquisitoire déclare que ce sont des raisons d'État qui ont motivé
sont à peine prononcés que des applaudissements le départ du prince des îles Ioniennes. Les Débats de
unanimes s'élèvent de tous les points de la salle. Cela 1838 l'ont d'ailleurs raconté dans ce sens.
devait être, car il est impossible, à quelque parti En Belgique, on lui a reproché d'avoir tiré sur un
qu'on appartienne, de ne pas rendre pleine et entière paysan un jour qu'il chassait; à cette calomnie, il
justice au talent dont M. le procureur général Grand- oppose le témoignage écrit de M. Northomb, ancien
perret vient de donner une preuve incontestable. procureur du roi et ministre de la"justice, qui déclare
que, durant le séjour du prince en Belgique, il n'y a
Suspension de l'audience pendant quelques in- jamais eu de plainte portée contre lui,
stants; les opinions se donnent librement carrière. La Marseillaise a raconté qu'en Corse, Pierre Bo-
naparte avait assassiné un berger dans un guet-apens.
A la reprise de l'audience, la parole est donnée à Ce récit lui avait été apporté par une lettre signée
Me Leroux, l'un des défenseurs du prince, malgré Bénier, sergent-major au 36e de ligne, et il a été
toutes les démarches qui ont été faites jusqu'au der- constaté qu'il n'y a pas de Bénier dans ce régiment;
nier moment pour obtenir de l'accusé qu'il fît plaider loin de là, Pierre a souvent donné de l'argent à des
sa cause par MI Lachaud. compatriotes pauvres.
La tâche que Me Leroux a acceptée était donc pe- Puis il passe à 1848, et.constate en passant que le
sante. Cependant il ne l'a pas accomplie avec moins prince, élu par la Corse, a obtenu à Tours même
de conviction et de dévouement. Seulement, hélas 1
une imposante minorité; il effleure l'affaire Gastié à
le dévouement et la conviction ne suffisent pas en la chambre de 49. Me Leroux y assistait. M. Gastié
semblable matière. a appelé Pierre un imbécile. Il attaquait la famille
Me Leroux prend la parole à une heure et demie. Bonaparte, il y avait donc provocation adressée au
Ancien collègue du prince aux assemblées républi- prince. De là le si faible minimum de sa condamna-
caines de 1848 et 1849, il déclare qu'il écartera toute tion. Il rappelle l'incident du wagon et du duel Otzilé
question politique du débat, mais proteste, tout d'a- connu par les témoignages, et arrive enfin à la Zaatcha
bord, contre les insultes adressées à l'accusé, contre où il prouve que le prince s'est parfaitement conduit
les termes : « Aventurier, affreuse canaille, assassin, » et n'a point déserté comme l'ont dit ses calomniateurs
employés par la partie civile, et il dit que ces choses de la Marseillaise.
ont été faites pour amener le prince à quelque éclat En un mot, il cherche à réhabiliter les antécédents
sur lequel on comptait. Puis, il passe à l'examen de du prince, si mal interprétés par les journaux qui
la vie de l'accusé, tant incriminée par les avocats de l'ont noirci. Il invoque jusqu'au témoignage de La-
la partie civile. Il raconte que son père, Lucien, au martine, jusqu'à celui de Crémieux, qui honoraient
lieu d'aller s'asseoir sur des trônes comme ses frères, l'accusé de leur amitié.
s'est retiré dans une de ses propriétés et en simple Entrant alors dans l'examen des autres acteurs du
citoyen a élevé Pierre dans l'amour de la liberté, drame d'Auteuil, l'avocat remarque que M. de Fon-
mais non de la licence comme certains la pratiquent. vielle a mené précisément la même existence d'aven-
C'est comme homme privé qu'il a adressé une pro- turier que l'on reproche au prince.
vocation à M. Rochefort, qui avait insulté les femmes Il cherche à démontrer que le garibaldien Cervoni
et les enfants de sa famille. est fort honorable et que son témoignage doit êtrQl
Il remonte jusqu'à la jeunesse de Pierre, qui, à pris en considération.
Puis il recherche les antécédents de Victor Noir; Le scandale était acquis; le nom de Bonaparte était
rappelle qu'il a frappé un sieur Stamir à coups de souillé.
poing, qu'il a écrit à M. de Cassagnac une lettre ex- On ne comptait pas sur un dénoûment si terrible.
trêmement violente, et étudie le rôle qu'il a joué dans Oui, c'est Fonvielle qui, au moment même où Noir
l'affaire Rochette, dans l'affaire de Bordeaux. Il re- accomplissait son acte, a tiré le premier son pis-
prend l'incident Georges Maillard racontant à Cuche- tolet. »
val-Clarigny que Noir voulait assommer quelqu'un L'avocat développe longuement ce système. Il con-
qui aurait fait du mal à son ami. Il constate enfin clut de là que le prince était en état de légitime dé-
que Noir était d'un caractère violent et qu'il avait la fense, insulté dans son domicile, assailli par des gens
main fort leste. qui n'en voulaient pas à sa vie, mais qui voulaient
'faire à son honneur une grave offense qui, dans leur
Le prince se penche vers M* Leroux et le remer- calcul, devait rester impunie. Le prince n'a donc pas
cie, puis vers M' Démangé auquel il dit à voix droit seulement d'être excusable, et de voir réduire sa
basse : peine. Il n'est pas coupable et doit être acquitté.
«
Parlez tout de suite. Il faut corriger le mauvais
effet produit par la longueur de la plaidoirie. » Après ce discours, une profonde émotion règne
dans l'auditoire. Des applaudissements éclatent sur
M0 Demange s'adressant à la Haute Cour : beaucoup de bancs; ils sont aussitôt comprimés par
« La partie civile a-t-elle l'intention de répliquer ? les huissiers. Me Démangé a une voix ferme, émue
qui ajoute à l'éloquence qu'il vient de déploye. Les
Mc Floquet. — La défense ni le réquisitoire n'ont avocats présents et une partie du public l'entourent
changé mes convictions. Nous croyons qu'ils n'ont pas et le félicitent chaudement. Le prince, qui paraît
davantage influencé le jury: nous nous abstenons. profondément ému, se penche vers son défenseur et
lui serre la main pour le remercier.
Le président. — Mais M' Laurier qui est absent
voudra-t-il répliquer? L'audience est levée à cinq heures dix. Elle sera
M° Floquet. — Mon confrère ne répliquera pas. » reprise demain dimanche à midi pour le résumé du
président et la délibération du jury.
M' Demange prend en conséquence la parole et
commence ainsi:
« Maintenant il n'y a plus de crime à punir, il y a Audience du 27 mars.
un malheur à déplorer.
Le prince veut qu'une voix jeune et passionnée se A midi, la Cour est annoncée, l'audience est ou-
fasse entendre ; je ne répondrai pas à la partie civile verte, le prince accusé est introduit, et l'honorable
qui a demandé la mort, je répondrai au ministère président lui demande s'il n'a rien à ajouter pour sa
public. défense.
Par vos journaux, quand il était à la Concierge- cs:
Pardon, dit le prince, je désire dire quelques
rie, par vos paroles ici depuis huit jours, vous êtes mots à MM. les jurés. »
bien vengé, et si Noir est martyr, le prince est par Et le prince, un peu pâle, mais d'une voix forte
vous martyrisé. et avec une grande énergie, malgré ses efforts évi-
On nous a reproché amèrement nos témoins qui dents pour se contenir, s'exprime ainsi, au milieu
établissent le caractère violent de Noir. Si la partie d'un profond silence de l'auditoire :
civile n'avait pas exagéré à l'extrême la douceur de «
Parmi les calomnies de l'ignoble Marseillaise, il
Noir, nous n'aurions pas eu à amener nos témoins. en est une à laquelle il n'a pas été répondu catégo-
La vérité est que le prince et Victor Noir étaient riquement.
tous deux facilement accessibles à l'emportement. Il n'est pas vrai que j'aie tué ni même blessé qui
Quant au troisième acteur du drame, à Fonvielle, que ce soit en Amérique.
il n'y a rien à dire sur son honorabilité, mais son L'incident auquel on a fait allusion s'est passé en
témoignage doit être técarté, car, sur la tombe de présence de mon cousin, aujourd'hui empereur des
Victor Noir, il a juré de venger son ami. Il l'a juré Français. Il attesterait que ni lui ni moi nous n'avons
par trois fois. Je le récuse donc. Il a trop de haine subi d'emprisonnement, fût-ce d'une heure.
au cœur pour être impartial. Dans ma conscience, Par cette absurde calomnie, jugez des autres.
c'est un ennemi et non pas un témoin. » J'aurais bien des choses à ajouter, mais ce serait
L'avocat décrit ensuite très-dramatiquement et dans un ordre d"idées concernant la politique en
très-éloquemment la scène d'Auteuil. général, ma situation de famille et mes antécé-
Puis M" Demange s'explique sur ce qui est relatif dents.
à Fonvielle : Cet ordre d'idées, la défense l'a à peine effleuré,
Je combats, dit-il, les conclusions du ministère mais je ne puis, à présent, le développer assez. Qu'on
«
public sur ce point. sache seulement que si je ne parle pas davantage, ce
Entre Victor Noir et Ulric de Fonvielle, un con- n'est pas par ineptie ni par crainte.
cert s'était établi. Victor Noir devait frapper le On a dit aussi que 200 000 personnes (il m'est
prince à la joue comme il l'a fait. Et après cette in- avis qu'il faut en rabattre) auraient rendu une sorte de
jure, Fonvielle, armé de son revolver, devait proté- verdict de la rue, que Up Laurier reconnaît, il vous
ger la retraite. l'a dit.
Eh bien ! je dois constater que des deux cent mille yeux, et il séance hors de ce compartiment réservé
personnes, en supposant qu'il y en eût tant, les neuf aux accusés, où'il vient de -passer, si longues heures.
dixièmes au moins étaient des curieux. La population Mais, Me Laurier se levant,pour poser des conclu-
parisienne a trop de bon sens pour qu'il pût en être sions au nom de M. Louis Noir, M. le président
autrement. Je ne loue pas, d'ailleurs, les curieux de Glandaz fait observer au prince qu'il ne peut encore
grossir les rassemblements. quitter l'audience.
Quant aux faits mêmes de la cause, j'ai dit la vé- « Est-ce une obligation? dit-il.
rité, rien que la vérité; je ne m'en suis pas écarté — C'en est une, » répond l'honorable magistrat.
d'une ligne ; à aucun prix je n'eusse voulu m'en dé- Le prince se décide à se rasseoir et semble se cal-
partir. Je n'ai affirmé que les particularités dont je mer un peu.
suis absolument sûr; le haut jury appréciera.» M* Bernheim, avoué de la famille, se lève à son
Ces derniers mots du prince sont favorablement tour et lit ses conclusions tendant à une demande de
accueillis par le jury, et M. le président Glandaz 100 000 fr. de dommages et intérêts.
prend la parole pour prononcer son résumé. c Non, je m'y oppose, dit le prince; mais je donne
Ce résumé ne dure qu'une heure, mais il est re- 20 000 fr. aux pauvres de Tours. Avant tout, je veux
marquable par sa netteté et son impartialité. M. le sortir d'ici pour répondre aux injures et aux me-
président Glandaz ne veut pas voir dans la cause naces. »
autre chose qu'une cause criminelle ordinaire, et sa MI Leroux, sans doute afin de ramener un peu le
parole nette et franche expose tous les faits sans rien calme, demande une suspension d'audience pour qu'il
omettre ni des moyens de la partie civile, ni de ceux puisse constituer un avoué qui se chargera de re-
de l'accusation, ni de ceux de la défense. pousser la demande de la famille Noir.
A une heure et demie il a terminé, il lit aux «
Qui, dit M. Glandaz, nous allons suspendre
hauts jurés les questions sur lesquelles ils doivent l'audience pendant une demi-heure ; M" Leroux, em-
se prononcer, leur donne les explications nécessaires menez votre client. »
et suspend l'audience au milieu d'une émotion facile A trois heures un quart la Cour rentre en séance.
à comprendre, car, quelques instants encore, et la MI Soloman, avoué de Tours, lit pour le prince des
justice aura dit son dernier mot sur le drame d'Au- conclusions ainsi résumées :
teuiL « Le verdict a constate que le prince n est pas
Après cette lecture des questions posées par le pré- coupable, et devant les injures dont la partie civile
sident, les hauts jurés se retirent dans leur salle des l'a abreuvé, il ne peut de son gré rémunérer en ar-
délibérations. Il est alors neuf heures moins un quart, gent la famille Salmon. Il se réserve de donner
et l'audience est suspendue au milieu d'une émotion 20 000 fr. aux pauvres de Tours. »
qui croît à chaque instant ; mais personne ne veut Le substitut Bergognié se lève, et dans un langage
abandonner sa place. L'heure du dénoûment est des plus élevés et des plus sobres, développe rapide-
proche. ment l'argumentation suivante :
A trois heures moins dix minutes, l'huissier an- « Le prince n'est pas coupable, soit, mais il de-
nonce le haut jury, suivi bientôt après par la Haute meure responsable. Voilà la bonne théorie, et le mi-
Cour. nistère public n'a pas à intervenir davantage dans le
Le président adresse quelques paroles à l'auditoire débat entre la partie civile et le prince Pierre. »
pour l'engager à ne se livrer à aucune manifestation La Cour se retire pour délibérer.
à l'audition du verdict du haut jury. Puis, il ajoute A cinq heures moins un quart seulement la Haute
« Monsieur le chef du haut jury, veuillez nous Cour reprend son audience.
faire connaître la réponse des hauts jurés. » Le silence s'établit dans l'auditoire, et M. le pré-
Le chef du haut jury, M. Regnauld (de la Corrèze), sident Glandaz lit le jugement de la Haute Cour,
se lève et dit d'une voix forte, bien timbrée : dont voici la substance :
Sur mon âme et ma conscience, devant Dieu et Attendu que le cas ,est prévu par les articles 358,
devant les hommes, la réponse du haut jury est ; 359, 360 et 361, et qu'il faut que le jugement ne soit
Sur la première question, — NON. pas en contradiction avec la décision du jury; at-
Sur la quatrième question, — NON. tendu, en fait, que s'il résulte du verdict qu'il n'y a
Quelques secondes à peine s'écoulent et le prince pas de culpabilité, les débats prouvent qu'il n'y a
est introduit. Il est certain que le verdict lui est tout pas négation du fait matériel ; attendu que l'attitude
à fait inconnu, car en entendant M. le greffier Cou- du prince au commencement de la scène du 10 jan-
Ion lui en donner lecture, il hésite, lui aussi, à com- vier, et les paroles prononcées par lui tombent sous
prendre toute la signification de la déclaration du le coup de l'article 1382;
haut jury. Il est très-pâle et en proie à une surexci- Le condamne à vingt-cinq mille francs de domma-
tation fébrile qui se comprend. ges et intérêts envers M. et Mme Salmon; et, sta-
M. le président Glandaz prend alors la parole, et tuant à l'égard de Louis Noir, condamne celui-ci ainsi
prononce l'acquittement. Aussitôt la physionomie du que la famille aux dépens envers l'Etat, avec recours
prince s'illumine, un éclair d'orgueil brille dans ses contre le prince Pierre Bonaparte. (Le Figaro.)
EMPOISONNEMENT DE LA DAME HUSSON

COUR 5 ASSISES Ple L4 SEINE. -r- PRÉSIDENCE DE M. THÉVENIN.

EMPOISONNEMENT O'UNE JEUNE fEMME AU MOYEN DU PHOSPHORE. LE MARI ET LA BELLE-MÈRE ACCUSÉS


jjj- ÇE CRIME

AUDIENCE DU 22 NOVEMBRE 1869.

De tous les crimes, l'empoisonnement est le plus santé délicate et d'un caractère timide, fut butte
odieux et le plus lâche.
en
à une véritable persécution de la part (la
sa. belle-?
Nul ne soulève plus l'horreur et l'indignation. mère.
C'est, en effet, dans l'ombre que l'empoisonneur De nombreux témoins déposent des
menaces atro-
prépare la substance homicide à l'aide de laquelle ces et des mauvais traitements dont elle a été l'objet.
il va exécuter son crime. Husson s'est associé à ces violences.
C'est frauduleusement qu'il la glissera dans les Les rapports qu'entretenait Husson avec sa femme
aliments ou les remèdes de sa victime. n ont pas, d'ailleurs, toujours été mauvais. Au mois
Et bientôt, lorsque la malheureuse, sans défiance, de septembre il avait obtenu qu'elle lui fit une do-
se tordra, dévorée intérieurement d'atroces douleurs, nation universelle de tous ses biens.
le coupable sera là, près d'elle, lui prodiguant de Husson, de son côté, avait fait aussi une donation
fausses caresses, épiant d'un œil impatient les pro- universelle à sa femme, mais avec une réserve au
grès du mal; et sous prétexte de calmer ses souffran- profit de sa mère.
ces, lui versera encore quelques gouttes du mortel La domination que la veuve Husson exerçait sur son
breuvage qui doit précipiter l'exécution du crime et fils était tellement absolue qu'elle avait fait soupçon-
réaliser, enfin le succès de ses abominables espé- ner dans le public la nature de leurs relations. Vers
rances. le même temps la jeune femme devint enceinte.
La cour d'assises de la Seine vient de juger au- La haine de la veuve Husson s'en accrut, et tel
jourd'hui un attentat de ce genre qui aurait été com- était l'empire qu'elle exerçait, par la crainte, sur sa.
mis par un mari et une belle-mère sur la personne belle-fille, qu'elle la contraignit à prendre de la sa-
d'une jeune femme de vingt et quelques années. bine pour amener son avortement.
La principale accusée est Mme Husson mère, âgée Cette tentative cependant demeura inutile, et la.
de cinquante-quatre ans. grossesse suivit son cours. Mais dès ce moment la
C'est une femme appartenant à la classe aisée des veuve Husson annonçait que sa belle-fille mourrait en
ouvriers retirés. couches d'une péritonite, et Husson, dans la prévi-
Son fils, qui comparaît à ses côtés, est un homme sion de la mort probable de sa femme, confiait à un
de trente et un ans. témoin l'intention qu'il avait de se remarier avec une
Son attitude est calme et il répond sans embarras personne qu'il désignait et qui possédait une certaine
à l'accusation terrible qui pèse sur lui. fortune.
Résumons, d'après l'acte d'accusation, les faits de La femme Husson est accouchée, le 30 juin 1869,
cette importante et grave cause criminelle. dans les conditions les plus favorables. La santé était
La défense sera présentée par M> Desmarets et bonne; elle manifestait d'une façon très-vive sa joie
Lachaud. d'avoir un enfant.
M. l'avocat général Merveilleux-Duvignaux est Le 5 juillet, vers le milieu du jour, après avoir pris
chargé de soutenir l'accusation, et voici comment un verre d'eau et de vin préparé par son mari, elle
l'acte d'accusation rapporte les faits : fut brusquement atteinte du mal auquel elle a suGn
La veuve Husson et son fils ont été établis fabri- combé. Dès les premiers moments, les symptômes
cants de corsets et de jupons à Paris, dans le quar- les plus graves se manifestèrent. TQurmentée d'une
tier Bourg-l'Abbé. Leur commerce n'a pas prospéré. soif ardente et de somnolences invincibles, en proie
En 1868, ils ont été déclarés en faillite. Husson aux douleurs les plus violentes, l'infortunée jeune
chercha alors à se marier pour rétablir ses affaires femme fut laissée sans soins. Son mari seulement lui
embarrassées. administra pendant sa longue agonie une certaine
Au mois d'avril, il épousa la demoiselle Sophie quantité de tasses de tisane que la veuve Husson
Silly, qui lui apportait en dot une somme de dix mille préparait dans une pièce voisine.
francs. Le lendemain, le médecin appelé tardivement,
A peine mariée, la jeune femme, qui était d'une malgré les instances de personnes présentes et celles
de la femme Husson elle-même, arrivait au moment D. Il connaissait à peine cette pauvre Sophie Silly,
où la malade rendait le dernier soupir. que vous n'acceptiez pour bru qu'à cause de sa pe-
La mort arrivée, la veuve Husson s'est montrée tite fortune. Quelle était sa dot? — R. 10 000 fr.
indifférente ; Husson, au contraire, faisait éclater sa D. Elle avait déplus un trousseau de 1000 francs,
joie de la manière la moins équivoque. et votre fils, qui n'avait rien, se constitua une somme
Ils avaient pris soin de faire disparaître les tisa- égale. Sophie Silly était douce, mélancolique, digne
nes, les déjections et toutes les traces du crime ; l'im- de tous les égards et de tous les respects, et bientôt
punité leur semblait assurée, et ils disaient que la vous en fîtes votre servante. — R. Non, cela n'est
jenne femme était morte d'une péritonite, suite na- pas vrai; elle travaillait ainsi que moi à la cuisine,
turelle de ses couches. puisque nous n'avions pas de domestique....
Lorsque les constatations des experts eurent établi D. De nombreux témoins attestent que vous la
d'une façon certaine que la mort devait être attribuée brutalisiez à chaque instant. — R. Sophie était ner-
à un empoisonnement par le phosphore, ils préten- veuse, et on a cru souvent qu'elle était fâchée lors-
dirent qu'elle s'était volontairement donné la mort. qu'elle était fâchée lorsqu'elle n'était que malade.
L'instruction a fait justice de ces mensonges inté- D. Vous étiez, au contraire, si mauvaise pour votre
rêts. belle-fille, que votre fils lui-même vous en fit un
La veuve Husson et son fils ont été dénoncés à la jour des reproches violents et que vous dites à Sophie :
justice par l'indignation publique, et il n'y a pas de Toi, ma gaillarde, tu me payeras cela un jour. Votre
doute qu'ils ne se soient: rendus coupables du crime fils vous répondit en vous ripostant par une injure
atroce qui leur estimputé. des plus grossières. — R. C'est la seule scène que
Cette lecture terminée au milieu de l'émotion de j'aie eue avec mon fils; je n'avais pas de haine pour
l'auditoire, il est immédiatement passé à l'interro- ma bru.
gatoire des accusés, qui paraissent décidés à se dé- D. Vous n'aviez pas de haine ! Votre fils a avoué
fendre énergiquement de l'imputation si grave qui le contraire dans l'instruction, il a dit que vous ne
pèse sur eux. lui laissiez pas une heure de repos, que vous étiez
La cour aura ensuite à entendre vingt-trois témoins toujours après elle. Que faisiez-vous à cette pauvre
et le rapport des médecins légistes qui, sur les pièces femme cette nuit pendant laquelle les voisins l'ont en-
à conviction mêmes, exposées sur une grande table, tendue crier : « Grâce, je ne le ferai plus ! » — R. Je
en face du jury, expliqueront le résultat de leurs ex- ne me rappelle rien de semblable, et je jure par la
périences. sainte communion que je ne suis pour rien dans sa
Mais, il faut bien le dire, les témoins sont unani- mort.
mes à déposer des mauvais traitements dont la pau- D. Ne ilire.z pas ! Sophie Silly tremblait devant
vre jeune femme était l'objet. vous, elle n'osait s'asseoir, et les choses durèrent
L'interrogatoire de la veuve Husson porte d'abord ainsi jusqu'au mois de septembre 1868, moment où
sur la vie qu'elle a menée avant le mariage de son votre fils lui fait signer une donation. — R. Jamais
fils, et elle répond sèchement aux questions qui lui je ne lui ai conseillé cela, je n'en ai même rien su;
sont posées. c'est Sophie elle-même qui a voulu faire cet acte.
C'est une femme de cinquante-cinq ans, mais qui D. Personne ne voudra le croire. Enfin, quelques
paraît plus jeune de dix années au moins. Son visage mois plus tard, votre belle-fille devint enceinte; cet
maigre, allongé, blafard, a une expression de du- événement aurait dû vous rapprocher d'elle.—R. J'en
reté que le sourire de ses lèvres pincées augmente fus très-contente, car j'espérais que ses couches réta-
encore. Elle est en deuil de sa victime et sa coiffure bliraient sa santé.
de tulle noir laisse passer de larges bandeaux de D. Vous ne dites pas la vérité, car vous aviez si
cheveux foncés, sous lesquels son teint paraît plus peu de joie que vous lui avez fait prendre de la sa-
pâle que jamais. bine pour la faire avorter. — R. Jamais elle ne s'en
Quant à son fils, c'est un grand garçon d'une tren- est servie qu'en fumigations.
taine d'années, qui semble d'une intelligence mé- D. Vous en aviez chez vous cinquante-deux grammes
diocre. Il est en deuil ainsi que sa mère, et comme et vous connaissiez bien la propriété de cette plante.
elle il fait face à la cour sans manifester la moindre R. J'espérais que les fumigations la soulageraient

émotion. et elle n'en a pris qu'une fois.
Après avoir rappelé à la veuve Husson que, long- D. C'est déjà là un fait des plus graves, et vous
temps avant l'accusation qui pèse sur elle, elle avait avez fait suivre le même traitement à d'autres per-
toujours passé pour une femme dure et cupide, et sonnes. — R. Je l'ai conseillé une seule fois à une
que depuis ses mauvaises affaires elle n'avait cessé de mes ouvrières.
de chercher une jeune fille qui pût apporter une dot D. Bref, malgré vous, la grossesse de votre bru a
à son fils, le président arrive à l'époque de' ce ma- suivi son cours et sa santé s'est rétablie. Cependant
riage, et voici le résumé de ce long et dramatique vous parliez à tout le monde de vos craintes étranges
interrogatoire : à propos des suites de son accouchement. Vous disiez
qu'elle ne le supporterait pas et mourrait d'une péri-
Interrogatoire de Mme Husson, la mère. tonite. — R. C'est après la visite du médecin que j'ai
dit cela.
D. C'est avant que vous avez parlé ainsi, Quel
D. Votre fils s'est marié à Bar-le-Duc?
en 1868.
— R. Oui, jour accoucha Sophie? -R. Le 30 juin.
D..Le 5 juillet elle allait bien; tout heureuse
d'être mère, elle se rattachait à la vie. Mais une de mal, c étaient celles qu'elle avait prises précédem-
ses amies vint et voulut boire avec elle à sa déli- ment. Devant Dieu qui m'entend, je ne suis
vrance. Votre fils alla alors dans un cabinet voisin coupable. pas
de la chambre préparer un verre de vin d'Espagne A ce blasphème, un murmure s'élève parmi l'au-
et la malheureuse le but en partie. Quelque instants ditoire qui s'est augmenté d'un grand nombre de
après, elle tombait dans une somnolence inexplicable dames, mais l'accusée n'en reste
et éprouvait de violentes douleurs à l'estomac et une pas moins ferme
dans son attitude. Le président attend
soif inextinguible. Vous lui donniez des tisanes sous un instant,
puis il reprend son interrogatoire lorsque le calme
le prétexte de calmer ses douleurs et ses douleurs s'est rétabli.
augmentaient. — R. Ces tisanes n'ont pu lui faire de p, Votre belje-fille vous prie de faire venir un mé-

decin et vous lui refusez. R. Je l'ai envoyé cher- D. Les voisins voulaient envoyer chercher un mé-

cher deux fois. decin. — R. J'y suis allée moi-même.
D. On ne vous croira pas, il n'est pas venu ; mais D. Pendant votre absence, votre belle-fille a vomi.
vous avez continué à administrer vos tisanes et son Pourquoi n'a-t-on pas conservé ces déjections? —
état a rapidement empiré. Vous prépariez ces bois- R. Je n'étais pas là.

sons et votre fils les portait à votre victime. — R. Je D. Lorsque le docteur est arrivé, à deux heures,
n'étais même pas dans sa chambre, et elle souffrait si il a été si épouvanté des ravages de la maladie de
peu que lorsque je suis montée auprès d'elle, Sophie votre bru, qu'il a fait une ordonnance, c'est vrai,
m'a dit : CI:Maman, je ne souffre pas. » C'est le sang mais il est parti sans espoir qu'elle pût être sanvée.
qui l'a étouffée. Peu d'instants après. Sophie meurt, et vous dit9s à
ceux qui vous reprochent votre insensibilité : « Je ne et je ne l'aurais pas épousée si je ne l'avais pas
peux pas pleurer. - Vous saviez bien cependant de aimée.
quoi était morte cette pauvre femme; vous saviez D. Votre femme vous avait apporté dix mille francs
bien que la péritonite dont vous aviez parlé n'était de dot, c'étaient des créances; il ne vous en reste
qu'un mensonge, et qu'elle succombait à un -empoi- que 3500 francs. Votre mère n'aimait pas sa bru,
sonnement. — R. Jamais, jamais! C'est le sang qui n'est-ce pas?
à causé sa mort. R. Non; ma mère trouvait que ma femme ne se
D. On n'en peut douter, Sophie est morte empoi- faisait pas assez vite aux mœurs de Paris, et cela l'a-
sonnée. Niez que ce soit vous le coupable, soit, mais gaçait. -
ne niez pas l'empoisonnement. Le poison dont on D. Elle était chez vous une véritable servante. Votre
s'est servi est le phosphore, la science l'a prouvé, et mère la faisait travailler comme une esclave, elle ne
l'accusation vous dit : C'est vous qui l'avez administré. la laissait souvent se coucher qu'à deux heures du
— R. Non, non; je ne puis répondre que non. matin? De plus elle la frappait brutalement?
D. C'est votre droit, majs Ga, n'est pas la vérité, — R. Ce n'est pas vrai.
R. C'est la vérité j j'aim&i§ Sophie, je la soignais de D. Elle, est devenue maladive, somnolente ; on l'a
mon mieux, je n'ai jamais eu avec elle que des trouvée une fpis eqdormie aux cabinets d'aisance,
discussions sans importance et relatives seulement les yep$ rougis de larmes ?
aux affaires 4e la maison. R. Sa grossesse la fatiguait,
D. Pourquoi avez-vous dit pendant la maladie de D. Je dois ajouter, à votre décharge, qu'au com-
votre bru : « Si Sophie mourait empoisonnée, je mour- mencemenffvqus avez vous-même fait des représenr
rais comme elle, car je bois les mêmes tisanes? » — tations à votre vous vous êtes-oublié jusqu'à
R. Il est possible que j'aie dit cela; je ne me le rap- l'appeler vieille p..;!.
pelle pas. R. Ç'-ft a été mal expliqué. Il s'était élevé une pe-
-
D. Vous n'avez pas plus goût^leg tisanes que les tite dispute; je n'adressais ces vilains mots ni à ma
témoins que yqus disiez en avoir bu. Ils le nient tous, mère, ni à ma femme.
et alors vous avez dit au juge d'instruction : « Elle D. Votre mère n'aimait pas. Sophie ? (L'accusé ne
s'est peut-êtrp empoisonnée elle-même, s —R. Je le répond pas.) Répondez, oui qu non.
crois encore, si elle est morte empoisonnée. R. Elle ne l'aimait pas, et cependant elle l'a bien
D. Eh bien ! les experts ont vainement cherché soignée.
des traces de phosphore dans'les mains de votre vic- D. Non, et vous avez dit vous-même qu'elle était
time, et votre fil§ lui-même a été obligé d'en arriver toujours après elle, et tout le monde savait la ja-
à cet aveu terrible pour vous :- « jOui, tout permet de lousie honteuse et surtout cpupable que votre jeune
supposer que c'est ma mère qui a empoisonné ma
femme. » — R. Oh ! mon fils mon fils ! ce n'est pas
femme avait | vqfre mère; je'§pis obligé de
1
vous interroger sup gg point délicat; Qn a entendu
possible qu'il ait dit cela. votre mère se plaindre éq disant : Quand un fils
St
D. Si, il l'a dit. — p.. Je n'ai jamais fait de mal à est marié, p'est plus rjeg. pour sa mère. » Où cou-
ma belle-fille, G'est tout ce que je puis affirmer. chiez-vous?
D. Pendant que vous étiez à Mazas, on a pris sur R. Dans l'atelier.
vous une lettre 'adressée à votre- fils, et elle renfer- D. Aygnt vo|re mpjage?
mait cette phrase significative : « Il faut être prudent Oui.
dans notre correspondance. » Que vouliez-vous dire? D. Et yptre mère?
— R. Rien ! R. Dans une alcôve fermée de la chambre qui
D. Vous ne voulez pas avouer enfin, et vous pré- sert de salon;
tendrez toujours, veuve IInsspp, n'être pas coupable. :go Les ouvrières arrivaient ehej vous de bonne

— R. Non, non, jamais. Je suis innocente. heure?


Et ces mots prononcés, l'accusée, qui comprend R. 4
que son interrpg§,tqire est terminé, se laisse tomber IJ: P1t VQH§ leur 9ll¥fir chemise?
sur son banc, tandis que son fils, mû comme par un il. Non; cela n'est pas.
ressort, se lève brusquement pour répondre à son D. De nombreux témoins l'affirment, et ils ont re-
tour. marqué que votre lit était intact et qu'après avoir
otivert votre porte vous vous dirigiez vers celui de
Interrogatoire de Léon Husson. l'alcôve. De plus,-on vous a même surpris vous li-
vrant à. des familiarités inqualifiables envers votre
mère.
D. Vous avez trente et un ans. Vous êtes fabri- R. Ceux qui disent cela mentent.
cant de corsets. Vous n'avez pas d'antécédents ju- D. Vous avez expliqué ces familiarités au juge
diciaires, mais je citais tout à l'heure l'opinion mau- d'instruction, en prétendant que ces attouchements
vaise qu'on avait de vous dans votre quartier. Vous dont on vous accuse avaient pour but de prendre à
êtes bien jeune encore, mais votre réputation est votre mère sa bourse qu'elle avait sous ses jupons.
aussi mauvaise que celle de votre mère ; vos voi- Ces odieuses immoralités pourraient peut-être tout
sins vous appelaient grand paresseux et grand lâche. expliquer. Mais passons, et arrivons à la donation
En 1868 vous avez épousé Sophie Silly, que vous que vous avez fait faire à votre femme au mois de
,
connaissiez à peine, et que vous n'aimiez pas. septembre.
R. Je l'avais vue, il y a trois ans, à Bar-le-Duc, R. C'est elle qui me l'a proposée, parce qu'elle as
voulait pas que son bien retournât à sa famille qu'elle plus décisifs, elle demande le médecin;
n'aimait pas. vous n'allez
pas le chercher. Ses dents se serrent. On dit autour
D. Vous êtes encore démenti sur ce point par les de vous : « Ah mon Dieu elle
témoins.
!
va mourir!
» Vous
répondez : « Oh! ce n'est , rien ; c'est
R. Ma femme étant tombée malade, elle se réta- un sommeil
qui lui fera du bien, vous avez peur de
blit un peu, et m'exprima alors le désir d'arranger peu de chose.»
Et pendant que vous teniez ces propos, la jeune
nos affaires. femme était là qui se mourait ?
D. Vous insultez à la mémoire de cette malheu- R. Je ne croyais pas que c'était si grave.
reuse. Elle aimait beaucoup les siens, au contraire, D. Cela était si grave que lorsqu'à deux heures le
et la vérité est que vous songiez déjà à la mort de médecin est arrivé, il a dit : Cette femme est
votre femme.
« em-
poisonnée; » il a donné une formule, et qu'avez-vous
R. Je nie 'tous ces faits. fait?
D. Les actes sont passés. Votre mère les a R. Je lui ai mis des sinapismes et un cataplasme,
connus. et comme elle avait vomi pendant que j'étais des-
R. Nor^ monsieur, elle a su où nous allions, mais cendu, après l'avoir regardée j'ai vidé la cuvette,
elle ignorait les clauses des actes. mais sans aucune intention.
D. Quand on connaît votre mère et la situation D. Les témoins ne vous avaient-ils pas engagé à
qu'elle avait ch-z vous, on ne peut admettre votre conserver ces déjections?
dire. Vous tenez ensuite des propos étranges. Dès R. Non.
ce moment, vous présagez la mort de votre femme ? D. Vous l'avez dit dans l'instruction.
R. Non, monsieur. D. Enfin votre femme meurt, quelle est votre at-
D. Vous en êtes convenu devant M. le juge d'in- titude ? vous vous enfermez dans sa chambre pour
-
struction et vous avez même -ajouté : « C'était sim<- enlever du tiroir de la table de nuit deux ou trois
ple, elle était toujours malade. » petits paquets gros comme des paquets d'aiguilles,
R. C'est vrai, elle était malade, et nous devions de couleurs différentes.
nous séparer de ma mère. R. Non, monsieur, on m'a déjà demandé cela,
D. Enfin, votre femme est devenue enceinte, et mais ce n'est pas.
vous n'avez pas ignoré que votre mère, comme vous D. Comment? mais vous-même avez répondu que
l'avez déclaré dans l'instruction, était mécontente et ce pouvait être du bismuth ou des poudres pour de
lui avait fait prendre de la sabine. l'eau de seltz. Ces paquets, on ne les a pas retrou-
R. Non, je ne le savais pas. vés.
D. Il est bien étonnant que cette pauvre créature R. Je ne sais pas.
qui souffrait tant, ne vous ait pas parlé de cette sa- D. Des témoins vous ont vu retirer ces petits pa-
bine. Vous le saviez, c'est impossible autrement,, et, quets , les jeter dans un seau d'eau ; vous y avez
comme votre mère, vous avez dit que votre pauvre versé de l'urine et vous êtes allé jeter le tout aux
victime était morte d'une péritonite. Et, fait odieux, lieux d'aisance.
vous aviez d'avance jeté les yeux sur une àutre femme R. Ce n'est pas vrai; ifai jeté de la tisane 'aux
qui avait une belle dot, pour la remplacer. lieux d'aisance. Jamais je n'ai eu ces paquets sous
R. Ce n'est pas plus vrai que le reste. la main; jamais je ne les ai touchés.
D. J'arrive aux couches de votre femme. Elle mit D. Après le décès, vous avez lavé le corps de vo-
au monde une petite fille le 30 juin, et sa santé était tre femme vous-même ; vous avez nettoyé les draps
bonne et elle était heureuse. Le 5 juillet que s'est-il dans un seau d'eau et vous avez été vider cette eau
passé, lorsqu'elle a reçu la visite d'une de ses amies? aux latrines. L'accusation en tire cette conséquence,
Vous lui avez donné à Loire? c'est que ces draps contenaient des déjections com-
R. Voici : Ce jonr-là, il faisait très-chaud. J'ai promettantes.
offert à la visiteuse de se rafraîchir. Je prends qua- R. Je n'ai fait qup prendre les soins nécessaires.
tre verres sur l'étagère, je vais les essuyer et je les D. C'était. l'ouvrage des ouvrières ou des femmes.
porte sur la table à toilette dans le cabinet. Il y avait Qui vous poussait à agir ainsi?
deux bouteilles sur l'étagère, une de vin d'Espagne, R. Nous n'avions pas de domestique, c'était à moi
l'autre de vieux Bordeaux. J'ai versé le vin d'Espa- à faire ce que j'ai fait.
gne clans trois verres, et dans le quatrième le vin D. On vous a entendu rire dans cette chambre
de bordeaux. J'ai servi tout le monde; j'ai donné le mortuaire, en face de ce cadavre tiède encore et à
verre de bordeaux à Sophie, et j'ai bu moi-même. ceux qui s'indignaient de celte conduite odieuse, vous
D. Un témoin, la femme Michel, affirme qu'aussi- répondez: J'ai ri comme cela quand mon père est
tôt après avoir bu, votre femme a été prise de dou- mort.
leurs de somnolence et atteinte d'une soif ardente ; R. (Vivement.) C'est faux, c'est faux! J'ai dit
elle souffrait à tel point qu'elle a prié les personnes seulement 'que j'avais agi de même, à la mort de
présentes de terminer leur visile? mon père, en parlant des soins donnés au cadavre.
R. Je pense que comme il faisait très-chaud, elle D. Vous savez que votre femme était morte em- j
a été malade pour avoir bu trop vite, et un peu trop poisonnée avec du phosphore? !

pout-être. R. On me l'a dit. t


D. Puis sa situation s'aggrave, et malgré les con- D. C'est votre mère qui préparait les tisanes? (
seils de tout lemonde, vous ne voulez pas faire ap- R. Oui, monsieur.
peler l'accoucheur. Le 5, les symptômes se dessinent D. Qui a commis ce crime? Est-ce votre mère fou
vous? Vous ne répondez pas. C'est que vous n'avez pas de doutes possibles : Sophie Husson est morte
rien à répondre, puisque, comme votre mère, vous empoisonnée par du phosphore. C'est après l'expo-
avez écrit au juge d'instruction pour faire croire que sition de ces rapports que l'audience a été levée et
votre femme s'était empoisonnée elle-même, qu'elle renvoyée au lendemain.
avait pu le faire avec l'onguent mercuriel des cata- La première partie de l'audience d'hier a été prise
plasmes, qu'elle avait pu même, avant de s'aliter, tout entière par le réquisitoire de M. l'avocat géné-
préparer le poison? ral Merveilleux-Duvignaux, qui a soutenu l'accusa-
R. C'est parce qu'une fois elle s'est cachée dans tion avec une grande élévation de langage et a réclamé
la cuisine en nous menaçant de se suicider avec du du jury un verdict sévère, car il avait en face de lui
poison. deux criminels indignes de toute pitié.
D. Enfin, vous disiez qu'elle avait pu s'empoison-
ner par imprudence. Comment voulez-vous qu'au
moment où elle venait d'être mère, où elle avait AUDIENCE DU 23 NOVEMBRE 1869
exprimé la joie, elle ait pu songer à la'mort? D'ail-
leurs, il est établi qu'elle n'eurait même pu se sou- A l'ouverture de l'audience, on a entendu les der-
lever de son lit pour atteindre des allumettes. De niers témoins.
plus encore, dans l'instruction, vous avez prononcé La parole est ensuite donnée au ministère pu-
ces mots accusateurs : Tout porte à croire que c'est blic.
ma mère qui a empoisonné Sophie. M. l'avocat général Merveilleux-Duvigneaux a sou-
R. Non, je n'ai pas dit positivement que c'était tenu énergiquement l'accusation contre la veuve Hus-
-
ma mère. son et son fils.
D. Et comme votre mère, vous ne voulez rien Si nous ne nous trompons, le mobile qui a poussé
avouer ? Mme Husson mère, à faire périr par le poison sa
-
.
B Je ne suis pas coupable, je le jure 1

M. le Président. —Asseyez-vous, nous allons en-


belle-fille, serait beaucoup moins le désir de profiter
de sa succession, que la plus étrange et la plus cou-
tendre les témoins. pable des jalousies.
Parmi les témoignages, celui de M. Silly, père L'accusée, d'après les témoins qui ont déposé à l'au-
de la malheureuse victime, a profondément impres- dience, aurait eu pour son fils un amour qui n'était
sionné l'auditoire. pas absolument maternel.
Quant aux experts, MM. les docteurs Tardieu, Du reste, quelle que soit la cause du crime, l'em-
Roussin et Bergeron, ils sont unanimes pour affirmer poisonnement n'est que trop certain.
un empoisonnement par le phosphore. Aussi, comprenant toute la gravité de la déposi-
La suite des témoins, qui ne sont pas moins de tion des médecins, Mme Husson s'est efforcée de
vingt-deux, a été renvoyée à l'audience du lende- faire croire que sa belle-fille est morte des suites de
main. ses couches, si elle ne s'est pas empoisonnée elle-
On entendra ensuite le réquisitoire de M. l'avo- même.
cat général Merveilleux-Duvignaux. Mais, ainsi que l'a fait observer M. le président,
M* Desmarest présentera la défense de Mme Hus- les hommes de l'art ont établi d'une manière incon-
son mère; MeLachaud, celle de M. Husson. testable la mort par le phosphore.
Ce long interrogatoire terminé, et après avoir laissé — Comment, a ajouté l'honorable magistrat,
à l'auditoire quelques instants pour se remettre de sa. la pauvre jeune femme aurait-elle pu s'empoi-
violente émotion, le président passe immédiatement sonner 1

à l'audition des témoins. Il y avait dans la chambre plusieurs boîtes d'aHu-


On entend d'abord le père de la malheureuse vic- mettes, mais elle ne pouvait pas les atteindre ; elle
time des deux accusés, et sa déposition entrecoupée ne pouvait pas se relever de son lit, ou elle restait sur
de sanglots est véritablement navrante. un vase, pendant plusieurs heures, sans pouvoir bou-
Il savait sa fille malheureuse, et il rapporte que ger, car vous aviez l'inhumanité de l'y laisser, vous
c'est lui qui lui a défendu de prendre de la sabine. et votre fils ; elle ne pouvait se relever, elle ne pou-
Sa fille, en apprenant que le but de sa belle-mère. vait donc étendre la main jusqu'aux allumettes; votre
était de la faire avorter, lui avait promis de suivre fils l'a reconnu lui-même; d'ailleurs, si elle avait pris
ses conseils. De ce qui s'est passé plus tard, il ne des allumettes, qu'aurait-elle fait des bois; les mé-
sait qu'une seule chose, c'est qu'il n'a plus d'enfant. decins ont cherché entre les ongles de la malheureuse
De nombreux témoins viennent ensuite confirmer des traces de phosphore, et ils n'en ont pas trouvé.
tous les faits relevés par l'accusation. — Ceux-ci ont Elle ne s'est donc pas empoisonnée elle-même. Ce
connu les mauvais traitements dont était accablée la n'est donc pas elle qui s'est administré la quantité
jeune femme; ceux-là rapportent les moindres détails considérable de phosphore qu'on a trouvé dans ses
déjà connus de la journée du 5 juillet,* et tous enfin entrailles. Votre fils, dans un dernier interrogatoire,
s'accordent à regarder la veuve Husson et son fils a laissé échapper ces mots : Oui, j'en conviens, tout
comme capables d'avoir commis le crime dont ils sont porte à croire que c'est ma mère qui a empoisonne
accusés. C'est sur la mère surtout que chacun fait Sophie. » (Sensation.)
peser les plus lourdes charges, car elle dominait M. l'avocat général Merveilleux-Duvignaux a sou-
complétement son fils et détestait sa bru. tenu l'accusation avec une grande énergie.
Pour les docteurs Roussin, Tardieu et Bergeron, Me Desmarest a brillamment plaidé pour Mme Hus-
auxquels avaient été confiées les expertises, il n'y a son mère, et Me Lachaud pour Léon Husson, dont
la cause est en tout cas distincte de celle de sa coac- quarts, et M. le président du jury donne lecture du
cusée, qui n'a jamais empoisonné ni songé à empoi- verdict : Le verdict est affirmatif
sur la question d'em-
sonner sa jeune femme, et dont on n'a pas pu un poisonnement à l'égard des deux accusés (Mouve-
seul instant, ajoute-t-il, prouver la participation à ment). Le jury reconnaît en faveur de chacun d'eux
un crime. l'existence des circonstances atténuantes.
M. le président résume les débats. Les accusés, interrogés par M. le président, dé-
A cinq heures, le jury se retire dans la chambre clarent n'avoir rien à dire sur l'application de la
des délibérations. Il en revient à cinq heures trois peine, et la Cour, après une délibération de dix mi-

nutes, rend un arrêt qui condamne la femme Husson je suis innocent!... »La femme Husson porte son
aux travaux forcés à perpétuité et le fils Husson à 20 mouchoir à ses yeux et verse pour la première fois
ans de travaux forcés. des larmes.
Léon Husson est debout. Il sémble comprendre En entendant cet arrêt, l'auditoire était certaine-
seulement alors la portée du verdict qu'on a lu tout ment plus impressionné encore que les condamnés
à"l'heure; il manifeste aussitôt son désappointement, qui, pendant le cours de ces longs et dramatiques
s'adresse aux défenseurs, à la Cour, au jury, à l'au- débats, n'avaient pas donné le moindre signe de re-
ditoire, en protestant de son innocence : « Je suis pentir ni d'émotion. L'audience,est levée au milieu
innocent, ce n'est pas possible, ce n'est pas possible, d'une profonde émotion.
LES DEUX PARRICIDES
~,

;
COUR D'ASSISES DE L'OISE
PRÉSIDENCE DE M. LE CONSEILLER BAGNERIS
— -.

La cour d'assises du département de l'Oise, prési- longtemps formé le projet de tuer son père, sa mère.
dée par M. le conseiller Bagneris, vient d'avoir à et son frère, sous le prétexte que toute l'affection de
juger coup sur coup deux parricides, ce crime pour ses parents était pour ce dernier. !

La vérité est que Modeste Bellière avait été gâté i


lequel la loi Pompeia ordonnait un châtiment si ter-
rible. étant jeune, et qu'à son retour du service, son pcre
Le coupable était d'abord fustigé jusqu'à effusion lui ayant signifié qu'il ne voulait plus le garder à 1

du sang, puis on l'enfermait dans un sac de cuir avec rien faire, il s'était décidé à se venger de tonte sa
un singe, un coq, une vipère et un chien, et on le famille. i
jetait à la mer ou dans le fleuve voisin, afin que celui Le 24 octobre dernier, après être resté jusqu'à ?

qui avait violé ainsi les lois de la nature fût privé de minuit au cabaret, il se glissa auprès de la maison
l'usage de tous les éléments : 'de la respiration de de son père, dans l'intention d'y mettre le feu, de tuer
l'air, étant encore vivant; de l'usage de l'eau quoi- ceux qui voudraient sortir et de rejeter les cadavres
qu'au milieu de la mer ou du fleuve, et de la terre dans le foyer d'incendie.
qu'il ne pouvait avoir pour sépulture. Au moment où il dressait des' fagots le long de
Sous la loi romaine, les accusés qui ont comparu la porte, Bellière père, que le bruit avait réveillé,
devant le jury de l'Oise n'auraient certainement pas sortit et se trouvant en présence de son fils lui
échappé à cette torture, le dernier surtout, dont le dit : -
cynisme a dépassé les bornes de l'horrible. «
Qu'est-ce que tu fais là? »
Dans la première de ces deux affaires, il s'agissait Cette question fut son arrêt de mort. Modeste se
d'une femme Miaux, qui a pousse son beau-fils à jeta sur lui, le frappa de plusieurs coups de cou-
tuer son père, Augustin Miaux, manouvrier à Fro- teau et lui piétina la tête et la poitrine pour l'ache-
court. ver.
Cette misérable, âgée de quarante-cinq ans, s'était »
Les cris de sa mère que cette scène terrible avait
fait faire une donation par son mari, et elle avait attirée, le forcèrent dé fuir, mais il revint bientôt,
d'autant plus hâte d'être veuve qu'efte était la maî- décidé à achever son œuvre.
tresse de son beau-fils, vaurien, lâche et paresseux, Heureusement que la femme Bellière s'était en-
dont elle n'eut pas de peine à armer le bras contre fermée chez elle, et son fils, supposant qu'elle s'était
son père. Aussi le pauvre homme, le 6 septembre au sauvée chez son voisin, se retira alors, en traînant par
soir, après s'être disputé une centième fois avec sa, la jambe le cadavre de son père, qu'on retrouva le
femme et son fils, fut trouvé le long d'un fossé, la lendemain derrière une haie.
tête percée de deux balles. Loin de manifester devant le jury l'ombre de re-
Prudent Miaux avoua immédiatement son crime, pentir, Modeste Bellière n'a cessé de répéter d'un
mais la belle-mère voulut nier, et ce fut, à l'audience, ton farouche que tout était vrai, que depuis longtemps
un atroce débat que celui de ces deux êtres rejetant déjà il avait eu l'intention de tuer son père, et que
l'un sur l'autre le crime dont ils étaient coupables, sa mère avait eu une -fameuse chance, car s'il avait
tous les deux. su qu'elle fût dans la maison, il aurait effondré la
Enfin, la veuve Miaux, forcée par l'évidence, dut t
fenêtre et l'aurait uée.ég:dl'Ill!:'nt.
aussi avouer elle-même et la haine qu'elle ressentait Les jurés ne pouvaient donc avoir aucune pitié
envers son mari, et ses relations coupables avec son pour un tel scélérat ; au si après une courte délibé-
fils, et l'influence dont elle s'était servie pour faire ration, sont-ils revenus avec un verdict affirmatif sur
de ce mauvais fils un parricide. - toutes les questions.
Cependant le jury, sachant sans doute sur quelle Modeste Bellière s'est alors entendu condamner à
affaire grave il aurait à se prononcer le lendemain, a la peine de mort, es qui a paru l'impressionner si
admis en faveur des deux accusés des circonstances peu, qu'il est sorti en saluant l'auditoire d'un grand
atténuantes. La cour, en conséquence, les a condam- coup de casquette, et comme tout fier du rôle affreux
nés aux travaux forcés à perpétuité. qu'il venait de jouer.
Quant à la seconde de ces deux affaires, ainsi que Ne faut-il pas, en présence de tels scélérats, et
je l'ai dit plus haut, elle n'est pas horrible que par pour ne pas regretter les anciennes peines qui frap-
.
le crime de parricide dont l'accusé Modeste Bellière paient les parricides, se souvenir de la phrase si naïve
s'est rendu coupable, mais encore par sa tenue cyni- et si pleine de bon sens de Montaigne :
que devant la cour. «
Quant à moi, en la justice même, tout ce qui est
Bellière, qui avait subi déjà de nombreuses con- au delà de la mort simple me semble pure cruautél »
damnations pour vols et voies de fait, avait depuis (RENÉ DE PONT-JEST.)
L'AUBERGE AUX TUEURS

C'est une vérité vraie, aujourd'hui, aux yeux de tout tendons pas parler, dans ce trop court récit, de la
le monde. magnifique chaîne de montagnes qui sert de fron-
Inutile de dire que, par les Pyrénées, nous n'en- tières naturelles et infranchissables entre l'Espagne
et la France, de Bayonne à Perpignan, ou plutôt en- dans ces montagnes existe une petite république,
core de Biarritz à Port-Vendre. celle d'Andorre, où l'on chérit la vertu, où les hom-
Notre but n'a pas l'ambition de décrire les Pyré- mes sont des hommes, et où l'or, ce brillant agent
nées, ni historiquement ni géographiquement, de de corruption, est excessivement rare.
peindre des villes qui sont réellement curieuses à bien Lourdes est une petite ville de cette contrée ; à titre
des titres, de décrire des montagnes dont le front de chef-lieu de canton, elle apparlient au département
altier se perd dans les nuages, des torrents escarpés, des Hautes-Pyrénées. Comme antiquité, elle possède
des abîmes insondables à l'œil, sur le sommbt ou au un château fort, qui, certes, a joué son rôle dans
bord desquels les plus intrépides se sentent pris de toutes nos guerres contre l'Espagne. Ce château est
vertige. Nous ne parlerons pas davantage de tous occupé, en temps de paix, par une compagnie d'in-
les faits historiques accomplis dans cp pays, depuis la fanterie, qui n'a aucune raison pour se flatter d'oc-
légende de Roland, jusqu'aux expéditions de LouisXIV cuper un tel cantonnement. C'est à y mourir d'en-
et aux guerres de la République, dont cette grande nui. Il y a peu d'années, Lourdes a reçu une nouvelle
contrée a été le théâtre, et dont les souvenirs y four- illustration d'un prétendu miracle qui s'est produit à
millent à chaque pas : faits historiques qui se ratta- deux pas de cette localité. Nous voulons parler de
chent cependant à notre grande histoire nationale. l'apparition de la Vierge à deux jeunes filles, venues
Nous ne dirons rien, pour cette fois au moins, des pour puiser de l'eau à une. fontaine, au bord du
chasses à l'ours, des dénicheurs d'aigles, des guides Gavre.
et des contrebandiers. Cependant, nous affirmerons, Situé au pied des montagnes, à quatre lieues de
quoique le fait puisse paraître invraisemblable aux Tarbes, chef-lieu du département et sur le Gavre,
yeux de bien des gens, que nous préférerions de Lourdes n'offre aucun aspect extraordinaire. Le site
beaucoup chasser un ours et même le tuer, que d'es- est assez pittoresque, entouré de côtes boisées et de
sayer seulement Je dénicher le plus petit des aiglons. quelques te-rres arables qui ne manquent pas de fer-
Quant à sauter du bord à l'autre bord d'un gouffre, tilité. Une route bien ombragée conduit, en côtoyant
seulement à l'aide du bâton ferré du montagnard, la le torrent, à Saint-Sauveur, en passant p$r Saint-Pé.
tête nous tourne rien que d'y penser De l'autre côté du Gavre, un sentier rampant, glis-
..
Ce court avant-propos fera '.s1)ffisamI,O..ent compren- sant, se fourvoyant à travers bois, suit la même direc-
dre à nos lecteurs quelles sont les mœurs, nous pour- tion. Il n'est fréquenté que par les gens du pays et
rions dire les instincts, de ces peuples vivant, l'hiver battu par des contrebandiers.
au pied des montagnes, et l'été se rapprochant des Les maisons du bourg sont anciennes, quelques-
plus hauts sommets, pour y mener une existence no- unes sont isolées aux différentes .entrées du vil-
made, qui rappelle celle des peuples pasteurs, ou lage.
mieux encore .ceHe des anciens patriarches que nous C'est dans une ,de ,ces maisons isolées et d'assez
représentent les anciennes Écritures. triste apparence que nous allons conduire le lec-
Là, dans ce pays primitif, où l'homme est toujours teur.
aux prises avec la nature que des ressources et des En 1850, .cette maisoIJ. longue de vipgt mètres,
travaux gigantesqJ,1,es ne vaincraient même pas, l'in- profonde de moitié, n'ayant qu'un étage et bordant
struction y était nulle, complètement nulle, à l'époque îa route, étèfi¡t occupée au rez-de-chaussée et d'une
où nous allons prier le lecteur de se reporter. Les façon très-apparente par deux industriels exerçant
enfants y apprenaient, dès l'âge le plus tendre, une deux professions bien distinctes : un charron et un
langue difficile et impossible |l ,comprendre pour un aubergiste. charron était garçon et s'appelait
étranger : la langue basque ep pp. mot, qui, .copine Louis-Joseph ,Gesta; l'aubergiste était une femme
la langue bretonne, est une langue mère, au dire de veuve, elle s'appelait Catherine Bordedebat; elle avait
certains philologues. '^f'y
une fille, une enfant ,de sept ans.
Honnêtes et follement intrépides par caractère, ils Il était pres.que 4Q notoriété publique dans le vil-
ont toutes les passions qu'engendre et .q,u'autorise lage que les ^eu? voisins entretenaient des relations
leur existence aventurière qui les tient toujours en intimes ,de toute aut^ç nature que celles que comporte
présence du danger et de la néceSjS.ité, souvent des un bon voisinage, qui jfait qu'on est chaque jour
deux à la fois, malheureusement pour eux, car tout appelé à se demander et a se rendre mille petits ser-
n'est pas précisément .couleur de rosé .dans la vie du vices. Qe§ relations, disait la chronique, avaient
guide, du berger, ,dV chasseur d'isards, du dénicheur plusieurs faisons d'être : la plus terrible de toutes,
d'aigles ou du contrebandier Pyrénéen. celle de laquelle on ne s'entretenait qu'à voix basse
Fiers et hospitaliers, ces hommes sont cependant et avec beaucoup de circonspection, car Gesta était
ombrageux, vindica.ti.fs. Ils sentent d'autant plus vive- horriblement craint dans le pays, était que de com-
ment, sinon d'autant plus profondément les choses, plicité les deux voisins avaient commis un ou plu-
que moins civilisés, moins policés, rien ne vient sieurs crimes, depuis la mort du mari de Catherine,
mitiger leurs premiers mouvements 'chez qui avait laissé une mémoire parfaitement honorable.
: eux, dans
1 'action, rietn n'e.st arrondi,
tout au contraire est an- Ces soupçons clandestins allaient jusqu'à accuser
guleux el. vigoureusement accusé. Joseph et Catherine d'avoir assassiné plusieurs voya-
Si on peut s'exprimer ainsi, ils
^
ne raisonnent ni ne geurs, et d'avoir jeté leurs cadavres dans le Gavre,
réfléchissent jamais et suivent toujours leur première qui passait près de l'auberge tenue par la dernière.
impulsion. Amis dévoués, ils sont de très-bons sol- Quoiqu'on eût retrouvé ces cadavres dans le tor-
dats au bout de très-peu de temps. Henri IV est matérielle n'avait, jusqu'en 1850,
de leurs compatriotes. Pour terminer, disons
un rent, aucune preuve
que é\i relevée à la charge des accusés. Ce n'est qu'alors,
et grâce à un dernier crime, crime plus affreux que âgé.e de deux ans et quelques mois. Pour tout avoir,
tous les autres, qui jeta l'épouvante et la colère dans il laissait en outre à la veuve et à l'orpheline quel-
la localité, commis par les deux misérables, qu'on ques terres en assez mauvais état et d'un faible rap-
finit par savoir la vérité sur leur compte. Et encore, port, plus une petite métairie, dont Catherine, sa
n'éût-on presque rien su, sans une enfant de sept veuve, devait plus tard, en suivant les conseils de
ans, la propre fille de Catherine Bordedebat. Gesta, faire une auberge ou plutôt un véritable tra-
Gesta et Catherine, par leurs physionomies, leurs quenard à voyageurs.
caractères et surtout leur manière d'être, justifiaient La métairie n'avait pas un riche aspect, mais ses
parfaitement la mauvaise opinion que leurs compa- dehors étaient riants ; sa façade peinte à la chaux
triotes avaient d'eux, et même les crimes dont on les était garnie d'une treille aux nombreux et robustes
accusait. rameaux qui la couvrait de ses verts festons ou de ses
Robustes tous deux, doués de figures aux traits grappes vermeilles; trois marches hautes, larges,
réguliers, et de physionomies expressives — trop taillées dans des blocs de granit gris des Pyrénées,
expressives peut-être — ils n'en avaient pas moins une sorte de marbre plus dur que n'importe quelle
l'air dur, l'abord farouche, et, somme toute, l'aspect pierre de taille, servaient à escalader la porte du
fort peu symp athique. logis, percée entre deux fenêtres étroites et basses
Séparés du village seulement par un pont assez garnies de barreaux de fer, qui avaient pour mission
long jeté sur le Gavre, ils n'entretenaient que juste de remplacer avantageusement des volets manquants;
les relations d'absolue nécessité avec leurs voisins d'épais rideaux de cotonnade blanche et la hauteur
d'outre-rive ; et encore, pour bien des approvision- des fenêtres s'opposaient à ce qu'un regard indiscret
nements, Catherine préférait-elle aller jusqu'à Tar- pût, du dehors, pénétrer dans la salle commune: une
bes que s'adresser à Lourdes. grande et vaste salle à peu près carrée servant à tous
Cependant, à tout prendre, les habitants de cette les usages, même à celui du coucher, ainsi que l'in-
dernière localité n'avaient jamais rien fait ni à Cathe- diquait un vaste lit à baldaquin, garni de rideaux en
rine, ni à Gesta; mais il importait, pour ces der- serge verte ornés d'agréments jaunes, qui était dressé
niers, de n'attirer, sous aucun prétexte, les habitants dans un coin et semblait comme perdu dans la pièce
du bourg à l'auberge du pont d'iL Gavre ; car, cette immense, qui servait aussi de cuisine, de salle à
aire à bandits cachait de terribles et compromettants manger, etc....
mystères, et ceux qui l'exploitaient, s'ils faisaient fort Au bout du bâtiment, il y avait une grande porte
peu de cas de la vie des autres, avaient la faiblesse charretière, qui servait d'entrée aux écuries, remise,
de tenir énormément à la leur. vacherie et le reste. La maison n'avait alors pas d'é-
Gesta n'avait que son atelier au rez-de-chaussée. tage. Elle était surmontée de greniers, qui servaient
Pour le reste, il prenait ses repas et couchait en à enserrer les récoltes et les fourrages.
garni chez la veuve, ce qu'autorisait sa position de Rien donc de plus facile à se représenter que
garçon ; mais, ce qui étonnait le public, qui vent cette rustique habitation, qui avait abrité les pre-
tout savoir, et faisait cancaner les commères, c'est mières et les seules amours de Louis Bordedebat,
que, malgré ses 36 ans, Gesta n'avait jamais voulu nous n'osons pas dire son bonheur, car il était cer-
se marier et qu'il préférait refuser de l'ouvrage que tain que, quoiqu'il fût le meilleur ouvrier du canton,
de prendre des ouvriers. A la vérité, ce fait ne se quoiqu'il n'eût d'autres volontés que celles de sa
produisait pas souvent. femme, il ne fut pas très-heureux avec l'irascible
Les gens les plus indulgents disaient, quand on Catherine.
leur parlait des crimes supposés du couple qui de- Il y avait deux mois environ que Catherine était
vait un jour devenir parricide: veuve, et cette femme, qui n'avait jamais aimé per-
— Que diable! s'ils avaient tué autant de riches sonne, pas même ses parents, ainsi qu'on le verra plus
voyageurs qu'on veut bien le dire, on s'en aperce- tard, était déjà consolée, très-consolée même de la
vrait au changement de leurs fortunes, à leurs perte de l'homme qui s'était tué au travail, pour
dépenses.... Rien de tout cela ne se produit, Gesta satisfaire son avarice à elle.
est toujours un pauvre diable vivant au jour le jour; C'était par une belle matinée du mois de mai, la
quant à Catherine, c'est bien pis encore elle s'est vigne étendait ses pampres et ses festons verts et
endettée depuis la mort de son mari. touffus sur toute la façade de la métairie, placée
Cette assertion était vraie, mais la position en comme une sentinelle avancée, en tête du pays, du
apparence gênée du couple, tenait à ce que les deux côté de Tarbes.
criminels étaient très-avares et tenaient à l'or pour Sur le seuil de la porte de la salle commune, Cathe-
l'or, comme on put en juger plus tard. Cet aperçu rine, dans ses plus beaux atours, semblait attendre
des lieux, des mœurs du pays et des caractères des l'arrivée de quelqu'un. Elle avait alors vingt-neuf
deux coupables terminé, nous allons faire l'historique ans, était encore fort jolie, mais belle surtout d'une
de l'auberge du pont du Gavre, que nous avons à beauté plastique, qui eût fait l'admiration de plus
juste titre surnommée l'auberge aux Tueurs. d'un de ces amateurs qui, avant tout et surtout,
aiment dans la femme la beauté de la forme.
Ses cheveux noirs, a-bon.dan.ts et presque crépus,
POSITION DES ASSASSINS A LEURS DÉBUTS ses grands yeux noirs, qui d'un regard ardent sem-
blaient fouiller les détours ombragés de la route de
C'était en 1845, Eugène-Louis Bordedebat venait Saint-Sauveur, son nez busqué et taillé en bec d'ai-
de mourir; il laissait une veuve et une petite fille gle, sa bouche grande, aux lèvres minces, tout en
elle, sa pose plus encore, trahissaient la résolution et ron et s'installerait, comme locataire, dans la remise,
l'entêtement de son caractère. l'écurie et les autres dépendances....
La virago avait déjà laissé échapper deux ou trois Le jour même, Gesta et sa future associée devaient
signes d'évidente impatience, quand elle entendit re- aller à Tarbes, afin de porter à un notaire les titres
tentir le bruit d'un lourd soulier ferré du côté du de propriété pour la vente des terres. C'était la raison
pont. pour laquelle tous deux étaient aussi endimanchés
Quoique ce ne fût pas par cette route qu'elle at- que nous l'avons dit.
tendît celui dont elle désirait évidemment la venue Ils firent ce voyage, l'acte de vente fut dressé, et
avec impatience, elle tourna la tête vers le pont, et les terres vendues et payées comptant par l'acqué-
ces mots s'échappèrent de ses lèvres en une joyeuse reur. C'était une des conditions expresses du mar-
exclamation ; ché.
Ah1 enfin.... c'est lui, Gesta! Il fallait des fonds à Catherine pour opérer les
a: »
L'homme qui s'approchait avec précipitation était changements qu'elle méditait à la métairie.
un robuste paysan dans toute l'acception du mot. Il N'eût été l'avarice du couple, celui-ei eût parfai-
était de taille moyenne, mais, dans ses mouvements, faitement pu se dispenser de vendre les terres, puis-
dans sa carrure, tout dénotait une force herculéenne. que Gesta avait des économies, mais il importait aux
Il portait le costume du paysan Béarnais; mais notre deux complices de laisser ignorer cette particularité
homme, au lieu de porter les spadrillas des monta- aux gens du pays. Au reste, dans l'avenir, on les
gnards pyrénéens, avait une paire de souliers ferrés verra toujours agir de la même façon et avec cet
énormes : ce qui indiquait clairement qu'au lieu de amour sordide pour l'or déjà encaissé.
se diriger vers la montagne, il se préparait à gagner Toujours est-il que les choses se passèrent comme
la plaine, la ville même très-probablement. il avait été convenu entre Gesta et Catherine.
En effet, dans la journée même, Gesta devait aller La métairie fut bientôt changée en une riante hô-
à Tarbes, et ce voyage, prémédité depuis deux tellerie, ce qui fit pousser des cris de jalousie aux
jours, n'était pas étranger à sa rencontre avec Ca- autres aubergistes de Lourdes.
therine. Quand on vit Gesta installer son chantier de char-
C'est le moment de dire en deux mots quelle avait ronnage où nous avons dit, et devenir le locataire et
été la vie de Gesta jusqu'à ce jour : le commensal de la belle Catherine, ces cris se chan-
Gesta avait dès l'enfance appris l'état de charron, gèrent en clameurs injurieuses pour la moralité des
tout simplement parce que son père exerçait cette deux voisins. Nous pouvons affirmer que, déjà à cette
profession. époque, ces rumeurs n'empruntaient rien à la ca-
Son père mort, il avait aussitôt abandonné la di- lomnie. Mais qu'importaient ces bruits aux deux com-
rection de son chantier à un compagnon, non pas plices; ils ne songeaient qu'à leurs projets. Au reste,
qu'il fût paresseux, et qu'il fût pressé de gaspiller le Gesta se savait craint et il avait dit : Que quand il
peu d'argent que son père lui avait laissé. Au con- vo.udrait, il ferait cesser ces bruits et bien d'autres.
traire. Mais il était avare et ambitieux et avait pensé Quels autres bruits?... C'est ce que le lecteur ap-
que son état ne lui rapportait pas assez. Il se fit con- prendra dans les chapitres suivants.
trebandier. Il avait alors vingt-deux ans.
En peu de temps, son âpre té au gain aidant, il
devint un des plus habiles et des plus audacieux con- LE PREMIER CRIME
trebandiers de la frontière. On disait de lui, et c'était
malheureusement vrai : Le premier crime commis par Gesta date de l'hi-
1

« Que la vie d'un douanier n'était rien à ses yeux, ver 1845 à 1846. La date au juste, nous pourrions
aussitôt qu'il s'agissait de sauver un ballot de mar- la trouver, en fouillant les annales du régimènt de
chandises. ». cavalerie en garnison à Tarbes, à cette époque.
Somme toute, Gesta était sur la route de la for- Au reste voici ce qui était arrivé.
tune. Il gagna en effet de l'argent, mais sans le dire L'auberge créée par Gesta et Catherine, grâce à
ni le faire comprendre à personne. l'activité, à la propreté et au talent que celle-ci avait
En 1845, à l'époque où s'ouvre notre récit, la con- acquis depuis longtemps de faire une cuisine toute
trebande était devenue impossible pour lui, pour la particulière, qui n'avait rien de commun avec celle
seule raison qu'il était trop connu et tenu au doigt de nos meilleurs restaurants, mais qui n'en faisait
et à l'œil. pas moins les délices des voyageurs affamés, l'au-
Au reste, il avait d'autres projets; ses vues, non berge s'était promptement achalandée; commencée
intéressées, s'étaient portées sur Catherine, depuis la au mois de mai, terminée au mois de juillet, au mois
mort du mari de cette dernière. d'août, moment de la seconde et plus importante sai-
La veille du jour où nous les présentons au lec- son des eaux, les voyageurs avaient commencé à y
teur, voici ce qui avait été convenu entre la veuve et affluer. Bientôt l'auberge du Pont-du-Gavre eut un
le contrebandier : véritable renom ; les voyageurs se la recommandaient
La première vendrait ses terres, afin de faire éle- entre eux. On vantait la façon dont la belle hôtesse-
ver sa maison d'un étage. Quand celle-ci serait meu- Catherine avait pris sur elle d'être fort avenante
blée, on en ferait une auberge; et, la saison des avec les voyageurs, qui, à ses yeux, étaient autant de
eaux et les voyageurs aidant, on ne manquerait pas machines à rapporter de l'argent — accommodait
de faire fortune. les belles et délicieuses truites du Gavre, les foies
Quant à Gesta, il reprendrait son chantier de char- gras, les cuisseaux de chamois, les pieds d'ours, et
saison d'automne fut très-productive pour les deux et au pic du Midi. Les chemins que de joyeuses et
associés, qui n'eurent qu'à se féliciter de leur idée de riches caravanes avaient parcourus pendant la saison
s'établir aubergistes. qui venait de s'écouler, où étaient-ils, avec leurs
Mais quand l'hiver et ses frimas fut venu, il en bordures ombreuses et si agréablement fleuries? en-
fut pour eux comme de l'infortunée cigale. Plus sevelis sous les neiges....
un
Jouis d'or, plus rien à empocher. LesPyrénées, si agres- Gesta et sa compagne, qui avaient rompu toutes
tes, si riantes, si parcourues l'été, étaient devenues relations avec les gens du pays, n'avaient plus qu'à
inaccessibles, désertes; on eût dit d'un vaste désert tristement les longues soirées d'hiver auprès
passer
enseveli sous un blanc linceul, car les neiges cou- de leur feu, en prêtant une oreille mélancolique au
vraient les moindres pics, du Canigou au mont Perdu sifflement de la rafale et au bruit monotone de la
pluie ou de la neige, fouettant sur les vitres des fe- voyageur une journée comme nous en avons déjà
1

nêtres de l'auberge inhabitée. Une exigence si triste, tant vu


si calme, si dépourvue d'activité devait peser à deux — Et comme, malheureusement, nous en verrons
natures aussi énergiques et aussi cupides que celles sans doute encore, fit Catherine avec une pointe d'ai-
de G esta et de Catherine. greur; je crois, Gesta, que tu as eu une mauvaise
Chose étrange, dans leur rêve d'or, ils n'avaient idée de nous faire dépenser tant d'argent pour mon-
pas songé à ce moment critique, si facile à prévoir, ter et meubler cette auberge. »
puisqu'il devait revenir tous les ans, avec le change- Catherine termina sa phrase par un soupir.
ment de saison. ' «
Une mauvaise idée! reprit Gesta en haussant les
Une fois, afin de se distraire sans doute, ils épaules ; si tu avais voulu, nous serions aujourd'hui
avaient décidé de se procurer la satisfaction de con- bien plus riches que nous ne sommes, la fatalité a
templer et de compter leur trésor mis en commun. voulu que tu nous fasses manquer l'occasion de faire
Le croira-t -on? quoiqu'ils s'aimassent, peut-être une véritable fortune....
parce qu'ils se sentaient dignes l'un de l'autre, ils — Ne me parle pas de ça, répondit Catherine sur
s'étaient disputés assez violemment, en prétendant un ton d'épouvante.
tous deux avoir le plus contribué â la fortune com- —•
Je sais bien, moi, que si j'avais su, j'aurais
mune. Nous n'avons cité ce fait authentique, et ré- suivi ma première idée. Ce riche Anglais et ce Pari-
vélé par les débats, que parce qu'il peint bien les sien aux billets de banque ne seraient jamais sortis
caractères des individus que nous allons voir à l'am- d'ici. C'était si facile, j) continua Gesta d'une voix
vre. sombre.
Sans convention aucune, ils ne s'étaient jamais Et lui aussi ponctua sa phrase d'un soupir.
proposé de refaire la dangereuse expédition. Étran- «
Mais si nous-étions pris.... L'échafaud.... » mur-
ge.... vraiment étrange ils allaient à la précieuse mura Catherine.
!

cachette, chacun de son côté, et sans jamais en rien Il était évident qu'elle n'était retenue que par la
distraire. Cela tenait sans doute à ce qu'ils se crai- peur, et que,, sous tous les autres rapports, elle par-
gnaient mutuellement. tageait les ardentes convoitises. de son horrible com-
Il y avait dix semaines qu'aucun voyageur n'avait pagnon.
couché à l'auberge du Pont-de-Gavre, on était à la 4:
Il n'y a que les imbéciles qui se font prendre. Le
fin du mois de iiovembre. Il ventait fort et neigeait Gavre n'est-il pas là pour faire tout disparaître, ré-
dru : un temps à ne pas mettre un chien dehors. pliqua Gesta. J'ai tué plus d'un douanier et je n'ai
Neuf heures venaient de sonner à la grande horloge jamais été sérieusement soupçonné. En tous cas, je
dela salle commune. te jure que s'ils reviennent l'année prochaine, comme
Pas une lumière dans Lourdes. La petite ville ils Font dit, ils n'en seront pas quittes à si bon mar-
dormait. Que faire par un tel temps, dans un bourg ché-, tu verras.... »
perdu à deux cents lieues de Paris, à moins de se Sur cette menace que Catherine ne releva en au-
coucher? Au sommet du fort, tel l'œil d'un sombre cune façon, le couple quitta ses sièges, afin de ga-
cyclope, une lueur scintillait comme une étoile per- gner les chambres du premier étage.
due. Elle s'échappait de la cellule d'un prisonnier, «
Éteins bien le feu, il faut penser au lendemain, »
car la tour du fort sert de prison militaire à la sub- dit Catherine à Gesta.
division. Ce fait aura plus tard son importance : un' Celui-ci commençait à cacher dans la cendre les
homme, un malheureux veillait la-haut.... deux tisons, qui avaient provoqué la dernière sortie
Le Gavre grossi par les pluies et les neiges faisait de Catherine, quand On frappa rudement à la porte.
entendre sa voix rauque s'éraillant aux angles des ro- Les deux futurs assassins échangèrent un regard
chers des berges. d'étonnement. Ils semblaient se demander : Qui
Gesta et Catherine Bordedebat venaient de passer peut venir à pareille heure?
sombres et silencieux la soirée auprès de leur foyer ; fit une voix au dehors ; laisserez-
« Tonnerre !

le feu commençait à s'éteindre, en fumant tristement vous un voyageur se morfondre à votre porte,
par un
sur deux (tisons disjoints, une chandelle de résine temps semblable? Cependant, à la lumière qui
pétillait dans le manteau de la cheminée. A sa lueur brille à vos fenêtres, je vois bien que
vous n'êtes
se profilaient lugubrement les figures contractées de pas couchés. »
Gesta et de Catherine. A les voir, on eût pu suppo- Gesta courut ouvrir, en se faisant cette réflexion :
ser que quelque mauvais dessein agitait leurs pen- C'est le diable qui t'amène.... malheur à toi. »
sées. Il n'en était cependant rien encore ; tous deux
(e

La porte ouverte, le voyageur entra. C'était un


étaient seulement très-contrariés de cette inactivité jeune homme de vingt-quatre
ou vingt-cinq ans, à
forcée, qui était venue suspendre les bénéfices de l'air martial et décidé. Il était militaire, c'était facile
leur productive exploitation; ils ne se parlaient pas à voir, à pantalon et à képy, orné
son
afin de ne pas, par simple mauvaise humeur, s'adres- d'un liseré d'argent.
rouge, son
ser des reproches qu'ils savaient bien ne mériter ni Le voyageur se nommait Gaudereau ; il appartenait
l'un ni l'autre. régiment alors en garnison à Tarbes. Pour l'instant,
Allons, dit enfin Catherine! montons au
« nous cou- il était détaché à la ferme de remonte de Vissens,
cher. A quoi bon brûler du bois et user de la chan- située dans l'intérieur des
terres, à une demi-lieue de
delle pour rien ? Lourdes environ. Le matin même, il était parti, par
— Diou biban! répondit Gesta; je crois que tu as la voiture qui fait le service de Lourdes à Tarbes,
raison. Encore une journée sans voir le
nez d'un afin d'aller chercher, dans cette dernière ville, l'ar-
gent nécessaire à la solde et à la subsistance des diffé- lieu, lui faisaient sentir un tel besoin de repos, qu'il
rents détachements cantonnés à Vissens. Un sous-of- s'endormait sur sa chaise.
ficier faisait ce service tousles quinze jours seulement. Gesta profita de ce moment d'assoupissement du
Gaudereau pouvait avoir sur lui 800 fr. au moins, sous-officier pour déranger le sac en replaçant la ta-
1000 fr. au plus. Pour revenir, s'étant amusé et mis ble. Il était certain que le sac renfermait de l'argent,
en retard, avec des amis de régiment à Tarbes, il et, à peu de chose près, il avait pu juger de l'im-
L avait manqué la voiture; et, afin d'éviter une puni- portance de la somme confiée à Gaudereau.
tion, s'était bravement mis en route à pied. La pluie Quelques instants plus tard ce dernier dormait
l'avait surpris à moitié chemin, avait arrêté sa mar- d'un profond sommeil. Il avait placé son argent
che, tant et si bien qu'en arrivant à Lourdes, à neuf sous
ton traversin, plutôt par habitude que par méfiance,
heures, il ne pouvait être à Vissens, à l'heure de car il n'avait conçu aucun soupçon.
l'appel à laquelle il devait être rentré. Il savait que l'auberge du Pont-du-Gavre avait été
Se voyant en retard, il s'était fait ce raisonnement, fréquentée par de riches voyageurs et que tous s'é-
que justifiaient en partie la fatigue, la faim et le taient éloignés en chaulant les louanges de Gesta le
mauvais temps : charron et de la belle hôtesse. Il eut eu le moindre
« Je ne
serai pas plus puni, dans les circonstances soupçon, qu'il se fût bien vite enfui à la ferme, ou,
actuelles,1 pour une nuit de retard que pour deux en marchant vite, il pouvait arriver en vingt mi-
heures. Ne rentrons donc que demain matin, au ré- nutes.
veil. De cette façon, je puis faire un bon souper, Il était monté depuis longtemps déjà, que Gesta et
tandis qu'à la ferme, la cantinière ne m'ouvrirait Catherinen'avaient pas échangé une parole. Tous
même pas, à une telle heure. » deux s'étaient assis près du feu ; par moments, ils
Pour son malheur, il frappa à l'auberge du Pont- échangeaient des regards singuliers. Sans doute ils
du-Gavre, dont il connaissait la bonne chère de ré- se comprenaient.
putation. Gesta était de sang-froid. Catherine était proba-
En voyant un militaire, Gesta laissa échapper un blement grisée par l'idée d'ajouter mille francs à
son
mouvement de contrariété. Cependant, quand Gau- trésor.
dereau défit son manteau, qui ruisselait de pluie, il Tout à coup le charron passa dans son atelier, par
remarqua que ce dernier n'avait pas d'armes. Res- un couloir de dégagement.
tait à savoir s'il avait de l'argent. 0:
Où va-t-il? » murmura Catherine avec effare-
Gaudereau, comme prenant à tâche de le tirer au ment.
plus tôt de son incertitude, sortit de sa poche un sac Gesta rentra avec un énorme merlin.
assez embarrassant par son poids et par son volume, « Voilà qui fera l'affaire; dit-il.
et le posa sur la table, auprès de son manteau. Le QuAreux-tu faire? malheureux! s'écria Cathe-

bruit que rendit le sac, en touchant la table, fit sou- rine.
dain dresser l'oreille aux deux futurs assassins. Ceux- — Donne-moi la lanterne et tais-toi. Tu sais aussi
ci échangèrent un regard d'ardente convoitise. Ca- bien que moi ce que je vais faire. »
therine sans avoir deviné peut-être la pensée de son Catherine donna la lanterne ; et, pâle et tremblante,
,
amant, ne songeait plus à la conversation qu'elle reprit sa place près du feu. Cette première fois elle
venait d'avoir avec lui, mais le seul bruit de l'argent devait trembler, mais plus tard....
avait suffi pour étouffer ses scrupules et faire taire Peu après, elle fit deux ou trois soubresauts sur
ses craintes. Il eût fallu que l'échafaud fût là, devant son siège. On eût dit que son corps faisait écho à au-
elle, pour qu'elle ne jetât pas un regard de cupide tant de coups sourds venant du premier étage où l'on
envie sur le sac d'argent du malheureux sous-offi- devine ce qui se passait.... Gesta tuait l'infortuné
cier. sous-officier à coups de merlin. Celui-ci, ayant laissé
Celui-ci, après avoir étendu s'on manteau devant le la clef en dehors et dormant d'un sommeil profond,
feu que Gesta avait rallumé et qui flambait clair et il n'avait pas été bien difficile de le surprendre.
brillant, s'écria gaiement : Gesta parut tout à coup devant Catherine.
1
a Allons la bourgeoise, préparez-moi à souper, «
Viens, lui dit-il, m'aider à le jeter au Gavre.
surtout que le vin soit bon. Donnez ce que vous au- — Ne me demande pas cela, pour le moment,» ré-
rez, n'importe quoi; je meurs de faim; puis, quand pondit Catherine.
j'aurai mangé, en deux temps, deux mouvements, Elle comprenait enfin qu'elle était sur la pente de
vite au lit. Je dormirai aussi bien ici qu'à la ferme, l'abime où elle devait plus tard s'engloutir.
où l'on m'aurait peut-être fourré à la salle de police ce
Tiens, tu n'as pas seulement pour deux sous d'é-
en rentrant. Et vous, bourgeois, aidez-moi à porter nergie ; » lui dit son féroce compagnon en haussant
ma table près du feu; de cette façon, je serai comme les épaules.
dans la chanson : le ventre à table et le dos au feu; Il disparut, descendit le corps de Gaudereau qu'il
mon pantalon et mes bottes sont trempés, le feu ne avait eu soin de déshabiller, le plaça dans une
sera donc pas de trop. J)
brouette qui se trouvait dans son atelier; puis, il le
Gesta et Catherine parlaient rarement le français, roula jusqu'au Gavre, dans lequel il le jeta, à cent
mais ils le comprenaient parfaïtement. Ce fut donc pas environ au-dessous de l'auberge, en ayant soin
avec empressement qu'ils firent ce que désirait le de choisir un endroit excessivement profond. En ren-
sous-officier. Celui-ci dîna en vingt minutes, fuma trant, en assassin habile, de sang-froid et de précau-
une pipe qu'il n'acheva pas et demanda son lit. La tions, il brûla tous les effets du militaire, y compris
pluie, la fatigue, la digestion et le feu en dernier le sac, qui avait renfermé les deniers de l'Etat.
Après ce premier crime, quelle nuit passèrent les à la vie, surtout à ceux qui sont privilégiés de la for-
deux criminels...? tune, firent gaiement irruption dans la salle commune
Le lendemain Gaudereau ne paraissant pas à la de l'auberge du Pont-du-Gavre.
ferme, on envoya un exprès à Tarbes. Là on sut Leurs vêtements de touristes étaient poudreux. Ils
l'emploi de son temps dans cette dernière ville. On avaient sans doute fourni une longue traite. Il était
le fit chercher par la gendarmerie; recherches vaines. onze heures. C'était bien le moment de déjeuner,
Le torrent garda malheureusement trop bien le se- pour des gens qui n'avaient fait qu'une légère col-
cret des assassins. Le pays est si slîr, les crimes si lation, le matin, à cinq heures.
peu fréquents, disons-le à la louange des braves A peine arrivés, ils se conduisirent de façon à dis-
montagnards pyrénéens, qu'on ne supposa jamais simuler leur présence. C'était, il faut en convenir,
que Gaudereau était mort assassiné. On fut convaincu une manière de se faire assassiner un peu plus sûre-
qu'il avait déserté, en emportant la grenouille; ce- ment.
pendant, c'était un bon soldat, estimé de ses chefs, I!
Toujours des excursions ! s'écria l'un ; c'est à re-
aimé de ses camarades et de ses subordonnés. On commencer tous les jours; et, depuis cinq ans que
mit sa faute sur le compte du vin et des femmes. je viens aux Pyrénées, c'est toujours la même chose.
Aussi, je connais ces gracieuses Pyrénées comme ma
poche. Vous me devez une revanche d'hier, Nestor,
DEUXIÈME ET DOUBLE CRIME
et vous allez me la donner.
— C'est convenu, cher ami, et à parler franche-
Il nous faut en deux traits de plume franchir un ment, j'aime tout autant cela que de faire la chèvre
laps de temps de plusieurs mois. Jusqu'au mois sur ces coquins de rochers; si on ne risquait que de
d'août 1846, les deux assassins n'avaient fait aucune s'y tordre le cou, ce ne serait rien, mais on s'y écor-
nouvelle victime. L'impunité, qui avait suivi l'assas- che les pieds et on s'y courbature, c'est affreux: sans
sinat de Gaudereau, avait encouragé Catherine, de compter un coquin de soleil, qui vous met la cer-
sorte que si, par hasard, Gesta la raillait de sa pu- velle en ébullition, sauf à vous rendre fou.
sillanimité dans l'affaire du sous-officier, elle lui — Pendant que nous commencerons notre partie,
,
répondait avec un affreux cynisme. reprit l'autre, la belle hôtesse nous préparera un de
Diou Biban ! qu'ils viennent et tu verras si je ces déjeuners qu'elle sait si bien faire, et qui vous
«
te laisse faire la besogne seul. » fera prendre en grippe les ragoûts du café Anglais et
Ils vinrent en effet et Catherine devait tenir les ratatouilles du café Foy ; avant tout, il faut que
parole. ce brave homme —- le voyageur désignait Gesta —
On était au mois d'août; les voyageurs: touristes, nous cache dans une de ses chambres du premier. Si
artistes, botanistes, joueurs, vendeuses et loueuses nos compagnons viennent nous réclamer ici- on nous
d'amour, amoureux, gens d'étude ou de plaisir — préviendra, nous ne soufflerons mot et les laisserons
nous ne parlons pas des malades, fort heureuse- aller seuls visiter la vallée de Campan et le reste.... »
ment, il y en a si peu aux eaux thermales des Pyré- A ces derniers mots, les deux assassins tressailli-
nées — abondaient aux stations de Saint-Sauveur, rent de joie. Gesta pensa :
Bagnères de Bigorre, de Luchon, etc.... Tous les — Ils sont à nous, et il y a gros à parier qu'ils
jours c'était des régiments d'excursionnistes, qui sont riches, à la façon dont ils ont parlé de jouer.
s'élançaient vers la montagne ou dans les vals, et Aussitôt il installa les deux joueurs dans la plus
sillonnaient les routes et les sentiers ardus et même jolie chambre du premier étage, pendant que Cathe-
inconnus de ce pays si pittoresque, toujours si ad- rine préparait le déjeuner.
miré et toujours si admirable. Qui étaient ces deux jeunes gens? Deux fils de fa-
Parmi ces voyageurs, un grand nombre se souve- mille sans doute, l'un Léopold B.... et l'autre Nestor
naient de la bonne hospitalité qu'ils avaient reçue à L.... Tous deux de Paris. Deux jeunes fous, gaspil-
l'auberge du Pont-du-Gavre. Ils revinrent donc, mais lant leur patrimoine, qui, à cette époque, disparu-
les uns, en compagnie si nombreuse, ou en équipages rent subitement de Saint-Sauveur, en y laissant des
si difficiles à faire disparaître, que les deux complices objets d'une valeur réelle. Nous disons sans doute,
durent, malgré leur cupidité, se contenter de les parce que Gesta, qui avait détruit leurs papiers sans
regarder passer, sans même songer à leur arracher les lire, ne put, dans ses aveux, les désigner autre-
une plume de l'aile. ment qu'en les appelant: les Deux voyageurs. Aucun
Ce qu'il fallait à Gesta et à sa complice, c'était des nom ne figure au procès, qui eut lieu en 1850, cinq
voyageurs isolés, qui couchassent ou qui prolongeas- ans après la disparition des jeunes voyageurs que
sent leur séjour à l'auberge, jusqu'à une heure avan- nous avons désignés. Que supposa-t-on à Saint-
cée de la nuit. Sauveur, d'où ils étaient partis le matin, lors de leur
Le hasard, c'est à remarquer, vient toujours en disparition? Que sans doute ils s'étaient aventurés
aide à qui sait attendre ; c'est ce qui a fait dire à sans guide, au bord de quelque abîme, que le ver-
La Fontaine, ce grand observateur : tige les avait pris et qu'enfin ils avaient trouvé la
mort au fond d'un précipice; le hasard, avec le temps,
Patience et longueur de temps, ferait probablement leurs cadavres.
Font plus que force ni que rage. retrouver D'au-
tres crurent à un double suicide dans les montagnes,
Par une belle matinée, deux voyageurs jeunes, pour la seule saison qu'on les avait vus jouer très-gros
peut-être riches.... mais bien certainement adorant jeu et qu'on les supposait gênés dans leurs affaires.
une foule de choses qui font trouver plus de charmes Cette deuxième partie de la supposition était juste:
Leopoid. et .Nestor avaient a peu près dissipé leur rent la cupidité de Gesta; nos insensés ne comptaient
avoir, mais ils n'étaient pas précisément au bout du pas les heures et ne songaient qu'à satisfaire leur
rouleau et avaient de l'or sur eux. Quant à se suici- fatale passion.
der, c'étaient de joyeux fous, incapables, dans aucun « Diou Biban ! fit Gesta à Catherine dans la jour-
cas, d'avoir une idée aussi sotte et aussi lugubre. née nous les tenons, ils ne s'en iront
Revenons à ce qui se passa à l'auberge du Pont- , pas à pré-
sent, car ils sont plus enragés que jamais. Pournous,
du-Gavre. ce sera certainement une riche affaire. Seulement
Nos deux jeunes hommes, après avoir copieuse- ils n'ont guère que des billets de banque, et je crains
ment déjeuné et bu, se remirent à jouer, au point que que nous n'en soyons embarrassés.
des valeurs importantes, gisant sur la table, tentè- Dans celte saison n'en recevons-nous pas tous

les jours? Ne crains rien, je me charge de les changer leur or, à tous deux, aura, été grossir celui de notre
à Tarbes un à un. Nous pourrons même, avant la cachette. »
fin de la saison, en écouler à quelques voyageurs.
»
Cette fois, il était évident que Catherine s'élevait Il est onze heures du soir, les joueurs continuent
à la même hauteur de scélératesse que son horrible leur partie, Gesta et Catherine commencent à s'impa-
compagnon et qu'elle l'excitait et le poussait au dou- tienter. Ils ne peuvent songer à attaquer deux hom-
ble crime.
mes éveillés, jeunes, robustes et courageux.
« Oh! sois tranquille, d'ùne façon [ou de l'autre, Les deux assassins SP. demandent si leur double et
je ne les laisserai pas échapper. Qu'ils jouent, demain riche proie va leur échapper. Enfin Gesta prend un
le gagnant parti, se lève, et dit d'un ton sombre et menaçant.
ne vaudra pas mieux crue le oerdant, et
«
Il faut en finir; va voir si tout le monde est honneur à la cuisine de notre hôtesse, dont on ne se
couché dans le village, si toutes les lumières sont rassasie point. Ce sera toujours une revanche que je
bien éteintes partout. vous devrai, je vous la donnerai demain, si vous y
— A pareille heure, qui veux-tu qui soit encore tenez.
debout? fit observer Catherine. — Comment donc.... Allons, monsieur Gesta, à
— On ne sait pas. Va, fais ce que je te dis. » souper; et du vin d'Espagne, de votre plus vieux. »
Catherine sortit ; ce n'était pas comme la nuit de Les malheureux ! ils venaient de prononcer leur
l'assassinat du malheureux Gaudereau : une nuit arrêt de mort. Une demi-heure plus tard ils étaient
d'hiver et de tempête. Cette fois, la nuit était splen- servis. Afin qu'ils ne trouvassent aucun goût extraor-
dide, le ciel étoile, l'air tiède, la brise parfumée; dinaire à la cuisine, la prudente Catherine avait mis
l'ombrage des arbres frémissait doucement, les ros- du poison dans tous les plats, peu dans chacun, mais
signols chantaient dans les buissons. Cependant, il la quantité était suffisante pour que l'effet fût
n'y avait pas une lumière allumée dans tout le prompt. Le vin, les épices firent que nos soupeurs
village. Les travaux des champs sont pénibles et les ne s'aperçurent de rien, et trouvèrent le repas suc-
journées longues au moment des moissons, tous les culent.
paysans dormaient d'un sommeil profond et répara- Ils étaient encore à table à une heure du matin, et
teur. parlaient sérieusement de reprendre la partie, quand
Catherine s'avança jusqu'au milieu du pont. Là, Nestor, le premier, ressentit des douleurs d'esto-
comme un oiseau de nuit, en quête d'une proie, elle mac.... A quoi bon faire assister le lecteur à deux
écouta et regarda partout autour d'elle. Il est certain scènes de meurtre atroce». Les choses se passèrent
qu'en ce moment de fiévreuse angoisse, son regard 'comme les deux assassins Pavaient prévu. Léo-
étincelant eût percé des ténèbres obscures, et que son pold voulut aller chercher un médecin, il fut as-
oreille eût saisi le bruit du serpent se glissant dans sommé au rez-de-chaussée par Gesta, qui s'était
l'herbe. offert pour le conduire et marchait derrière lui par
En revenant, elle s'aperçut que les deux voyageurs, déférence. Ce fut presque sur le seuil de la porta
sans doute pour que l'air frais de la nuit vînt jus- qu'il reçut le premier coup. Ce coup ne suffit pas; à
qu'à eux, jouaient les fenêtres ouvertes. Cette décou- demi assommé, il se défendit. Nestor, malade au
verte lui arracha un geste d'impatience, premier, entendit le bruit de la lutte, les faibles cris
« Comment faire fermer ces fenêtres, par où bien ou plutôt les plaintes de son ami, il comprit qu'on
certainement; on entendra leurs cris? » se deman- assassinait ce dernier; il voulut voler à sa défense, ou
da-t-elle. tout au moins appeler du secours, ses souffrances l'en
Elle rentra rêveuse dans la salle commune où l'at- empêchèrent, il ne put qu'avec des efforts inouis se
tendait Gesta, à qui elle communiqua aussitôt ses traîner jusqu'à la porte de la chambre où il se trou-
craintes. Le charron réfléchit un instant et dit : vait. Le malheureux allait au-devant de ses assassins.
« Ils vont souper sans doute, carils ont fini de dé- Ceux-ci parurent ivres de fureur et avides d'argent...
jeuner à trois heures, nous pourrions les empoison- Le merlin mit une fin aux souffrances de l'empoison-
ner avec du vert de gris, puis les assassiner quand nement.
les premières douleurs les prendraient. Un homme Cette fois, il ne fallait pas compter sur le Gavre
en proie à des coliques et à des vomissements, est pour faire disparaître les cadavres. Le torrent était
sans défense. presque à sec, comme il l'est toujours au mois d'août.
— Mais ils sont deux, sera-t-il possible de les sé- Les assassins ensevelirent provisoirement les deux
parer ? cadavres dans une cave, en les couvrant de pierres de
— Rien de plus facile, nous n'avons pas de cham- chaux mouillées. L'hiver venu, Gesta, à l'aide de la
bre à deux lits; malades, ils ne voudront pas eux- brouetté qui avait servi pour Gaudereau, charria au
mêmes coucher ensemble. Gavre les restes de cette affreuse sépulture. ;
-Mais si, aux premières douleurs, ils concevaient
des soupçons et voulaient s'en aller, ou que l'un,
moins malade que l'autre, voulût aller chercher le TROiSiÈME ASSASSINAT
— GESTA FAISANT FONCTION
médecin. DE GUIDE

— Alors, quand il sera descendu, nous le tuerons


ici; puis, nous monterons tuer l'autre là-haut r, dit Nous nous bornons ici à parler des crimes avoués
Gesta, en concluant. par les deux complices; on saura dans quelles cir-
L'assassinat fut ainsi convenu, précédé d'un em- constances, quand nous rendrons compte du procès.
poisonnement. Gesta monta demander aux deux Il est à présumer que bien d'autres voyageurs ont
joueurs s'ils voulaient souper. été assassinés par Gesta et sa compagne, mais nous
Un hasard fit qu'en ce moment ces messieurs ne fermerons les yeux sur tous les faits dont nous ne
perdaient rien ni l'un ni l'autre. Nestor avait gagné sommes pas certains et qui ne sont pas de notoriété
le premier, Léopold ensuite. Ils étaient donc tous publique.
deux d'aussi belle humeur qu'à leur entrée à l'au- Quant à ceux que nous racontons, on l'a déjà com-
berge du Pont-du-Gavre : c'est-à-dire parfaitement pris, nous les arrangeons suivant les plus strictes
disposés à accepter joyeusement la proposition de probabilités, sans laisser, dans cette sanglante affaire,
Gesta. aucun rôle à l'imagination..
e Léopold, si vous voulez m'en croire, s'écria Nes- Au mois de mai 1847 nous ne, pouvons autre-
tor, nous nous en tiendrons là pour cesoir, et ferons ment préciser la date — un hOIIllne" simple de ma-
nières, qui n'avait rien des allures d'un touriste ou de l avoir fait jaser et de savoir ce qui s'est passé
d'un élégant baigneur, comme les deux assassins en en-
tre lui et Sacadabri; songe bien que nous ne sommes
avaient tant vu pendant les deux saisons précé- pas au mieux avec celui-ci, parce qu'il est curieux
dentes, arriva à Lourdes, sur la patache venant de et bavard, et que nous le tenons toujours à distance.
Tarbes. Mais si avec ta prudence tu nous fais manquer

Cet homme fit arrêter la voiture devant l'auberge le coup.... Le coffre....
du Pont-du-Gavre ; et, aidé du conducteur, descendit
— Le coffre ! oh ! sois tranquille, il sera à nous,
de l'impériale de cette voiture, une grande et lourde notre homme n'est pas encore parti.
malle, garnie de cuir, armaturée de fer. Pendant que
— Je vais voir s'il dort.
le voyageur réglait le prix de sa place, Gesta, qui Au moins ne va pas faire de bêtises....

était à son chantier, en sortit, et ce. fut lui qui rentra
— Oh ! ne crains rien. »
la malle dans la salle commune. Le poids, la gran- Catherine, mieux que personne alors, savait ce
deur et la solidité de cette caisse le surprirent d'au- dont Gesta était capable.
— Elle savait qu'il avait
tant plus qu'elle était fermée par deux serrures, et des instincts de tigre affamé à la
vue d'une personne
autant de cadenas : un véritable coffre-fort. ou plutôt d une victime endormie — elle ne voulut pas
La voiture était repartie, Ce soir, le nouveau dé- le laisser monter seul. Sans bruit, ils gravirent donc
barqué ne fit aucune ouverture à ses hôtes ; il fit seu- l'étage où le voyageur avait été installé ; mais ils
lément monter la malle qui lui appartenait, dans la en
descendirent décontenancés. Voici la cause de cette
chambre qui lui était destinée. .surprise: Le voyageur avait placé une chaise. derrière
Il semblait entourer cet objet d'une sollicitude d'a- sa porte, de façon à ce qu'on ne pût pas ouvrir cette
vare. De plus, quand il fut arrivé à la chambre où dernière sans repousser la chàise, faire du bruit et
Gesta le conduisit, sans gêne comme sans affectation, le réveiller. De plus, toujours en regardant
par la
il examina l'état de la serrure de la porte, et jeta un serrure, Gesta avait aperçu sur la table de nuit du
coup d'œil par la fenêtre, évidemment afin de s'assu- voyageur une paire de pistolets à deux coups, que
ser de la disposition du dehors. Sans doute qu'il était l'inconnu avait sans doute tirés de sa valise.
dans ses habitudes d'en agir ainsi. Il eût été imprudent, comme on le voit, pour les
Toujours est-il que cette enquête, qui eût pu pa- deux assassins, de s'attaquer à un homme qui prenait
raître injurieuse, fit froncer les sourcils à Gesta. aussi bien ses précautions.
Dans un premier moment de trouble, il crut à un Ce fut non sans un certain effroi que les deux as-
commissaire ou à un gendarme déguisé. Le crime sassins passèrent le. reste de la soirée à se demander:
est si prompt à s'alarmer Ses soupçons se dissipè-
1
«
Mais quel est donc cet homme ? »
rent aussitôt, quand il eut réfléchi que si la justice Ils devaient le savoir le lendemain. L'inconnu se
avait quelque idée de ses crimes, elle le ferait leva au petit jour ; et, en invitant ses hôtes à tuer le
tout simplement arrêter sans y mettre tant de ver, il leur parla à peu près en ces termes :
formes. «
Je suis commissionnaire ou voyageur en bijou-
Mais quel était ce voyageur ? terie ; mon patron a eu pour la première fois l'idée
Ce dernier redescendit dans la salle basse où il de m'envoyer explorer ces contrées. Les habitants ne
soupa copieusement, mais sans boire beaucoup et sont pas riches, m'a dit hier le conducteur qui m'a
en faisant part à ses hôtes de son dessein de parcou- amené ici, mais qu'importe ? j'ai du temps devant
rir le pays, village par village, pourquoi ?... il ne le moi, je veux explorer toutes ces localités, et si je ne
dit pas. Enfin, à dix heures et se prétendant très- fais pas d'affaires avec les gens du pays, il faudra
fatigué, il monta se coucher. bien que j'en fasse avec les étrangers qui, dans quel-
Gesta et Catherine laissèrent écouler une grosse ques jours, vont affluer dans ces parages. »
demi-heure. Ils avaient hâte de se consulter ; à peine Le mot bijoutier avait suffi à rendre les deux assas-
s'ils avaient pu échanger quelques paroles depuis l'ar- sins attentifs. Le coffre si mystérieux jusqu'alors n'é-
rivée de l'inconnu. tait plus une énigme.
« Eh bien, qu'en penses-tu ? demanda Gesta à Ca- t Comme je suis ici au centre du pays, je logerai
therine; ce coffre.... » chez vous pendant toute la saison ; ainsi ne m'écor-
La malle et plus encore son contenu était ce qui, chez pas, comme vous feriez d'un client de passage.
depuis l'arrivée de l'étranger, mettait surtout l'esprit — Un locataire qui va singulièrement nous gêner
du charron à la torture. dans nos opérations, pensa Gesta, mais, que diable !
« Ce coffre me préoccupe tout autant que toi, dit je trouverai bien le moyen, d'une façon ou de l'au-
Catherine, mais il s'agit d'être prudents. Cet homme tre, de lui administrer quelques bons coups de mer-
est venu par la voiture de Tarbes. lin. J'en serai quitte pour hériter des pistolets.
— Après ?
— Nous n'écorchons personne, dit sèchement Ca-
— Oh 1 les hommes, ça ne voit jamais plus loin therine.
que leur nez, reprit Catherine en haussant les épaules Oh !je me comprends. C'était seulement pour

d'impatience. Voyons, admettons pour un instant que vous prévenir, ma petite mère, reprit le bijoutier ;
ce monsieur ait dit au conducteur qu'il pensait ex- mais je sais ce que c'est que de voyager, puisque je
plorer le pays et qu'il lui ait demandé des renseigne- ne fais que cela.... vous comprenez.... Je ne dis ja-
ments. Demain, que dira Sacadabri, le. conducteur, mais rien pour personne.... que celui qui se sent roOf"
s'il ne revoit plus son voyageur ? veux se mouche.... Quant à moi, je prends toujours
— Il y a du bon dans ce que tu dis. mes précautions, comme en pays ennemi... La pru-
— Il ne faut rien tenter contre cet homme, avant dence est la mère de la sûreté....
Oh ! brigand de Sacadabri.... pensa Gesta ; il plan. J entraînai donc mon compagnon verj Saint-

aura dit quelques méchancetés contre nous à cet Jean de Luz, un village qui se trouve dans la monta.
homme, il me le paiera.... » gne et presque sur la frontière d'Espagne. Nous
Gesta se trompait, le commis bijoutier n'avait au- partions de Navarens. Il nous fallait parcourir un
cun soupçon. Il en eût eu, qu'il ne fût pas descendu à pays très-montagneux, malaisé et couvert çà. et là
l'hôtel du Pont-du-Gavre. Il n'était pas homme à de bois épais. Le bijoutier était infatigable, je lui
tenter le diable. Seulement, il avait l'expérience des avais dit que les femmes du village où nous allions
voyages ; ayant été volé deux ou trois fois, il prenait étaient jolies et coquettes, il espérait se débarrasser
ses mesures. de ce qui lui restait. Jamais je n'ai vu homme si
Si vous vous méfiez tant de nous, reprit Cathe- âpre au gain. Au milieu d'un bois, où nous suivions
rine, qui ne tenait pas à garder un tel voyageur, vous un sentif r à peine tracé, où nous marchions difficile-
pouvez chercher une autre auberge. ment de front, je m'arrêtai, feignant d'avoir à renouer
Mais non, mais non, reprit le bijoutier ; eh ! les cordons d'une de mes espadrilles, que j'avais dé-

mon Dieu, que vous avez le caractère pointu, on ne noués exprès d'avance. Mon compagnon continua sa
peut rien vous dire, sans que vous vous emportiez route sans défiance, quand je le rejoignis ce fut
comme une soupe au lait. Voyons, ne parlons plus pour lui porter un coup mortel entre les deux épau-
de tout cela et trinquons. les (ici Gesta pleurt et se lamente, comme s'il se re-
La paix fut faite le verre à la main, puis le voyageur pentait sincèrement de son crime).
reprit : En deux mots achevons son récit :
«
Ce que je voudrais, ce serait un guide, je ne con- Gesta tua son compagnon et l'enterra; puis revint
nais pas le pays et.... à Lourdes, où il détruisit les effets laissés par sa mal-
Je pourrai faire votre affaire, dit Gesta simple- heureuse victime, qui passa pour avoir regagné Paris,

ment; en ce moment justement l'ouvrage et le voya- p ir Bayonne et Bordeaux.
geur ne donnent pas plus l'un que l'autre, et je n'ai
qu'à me croiser les bras du matin au soir. Si ça vous
PENDANT QUE GESTA TUE DANS LA FORÊT, SA DIGNE
va, j'suis vot'homme. COMPLICE ASSASSINE A LA MAISON
Mais comment donc ? J'accepte votre offre.

— Quand partons- nous ?
Aussitôt après déjeuner. Cet été de 1847, Gesta le passa donc presque entiè-
............................
— »
rement dehors, à suivre sa proie ardemment convoitée,
à l'épier, à s'insinuer adroitement dans sa confiance,
Une heure ou deux plus tard, nos deux voyageurs à préparer son crime en un mot. Vingt fois il avait
se mettaient en route, chaussés d'espadrilles, armés trouvé l'occasion favorable pour assassiner son com-
de bâtons noueux, et les reins ceints de fortes cein- pagnon; on sait pourquoi le bandit n'avait jamais
tures en laine. Gesta portait, en outre, un havre-sac voulu profiter de ces heureuses circonstances. Il
garni de provisions. M. Maubancet, ne voulant con- avait compris combien des bijoux pouvaient être
fier à personne le soin de porter ses boîtes à bijoux, compromettants pour lui et il avait préféré que le bi-
les avait enchâssées dans un sac de toile, dans le joutier eût fait sa récolte avant d'en finir avec lui.
genre de ceux dont se servent nos paysagistes en cam- On sait déjà comment les choses s'étaient passées
pagne. ..
Tous deux avaient les bras libres. Si le bijoutier
entre Gesta et le bijoutier sur la route de Navarens
à Saint-Jean-de-Luz. Revenons à l'auberge du Pont-
avait eu soin de glisser ses pistolets dits coups de du-Gavre ; nous verrons que Catherine n'avait nulle-
poing dans ses poches, l'assassin n'avait pas oublié ment besoin de Gesta pour verser le sang des mal-
de s'armer de son couteau catalan. heureux qui venaient séjourner chez elle.
Nos deux voyageurs prirent la route de Saint-Sau- C'était au mois d'août, au moment des grandes cha-
veur.... Nous ne les suivrons pas dans leurs pénibles leurs ; la matinée avait été fort belle ; quand, tout
pérégrinations, qui durèrent toute la saison, sauf à coup, vers les quatre heures, le ciel s'assombrit
quelques jours de repos que prit M. Maubancet, avec une rapidité extraordinaire. Dans les pays de
tantôt d'un côté tantôt d'un autre. Le rusé Gesta montagnef, on le sait, l'orage marche à pas de géant.
avait compris que le crime serait plus productif, s'il Bientôt les éclairs sillonnèrent la nue à intervalles de
donnait à son compagnon le temps de convertir ses secondes ; le tonnerre retentit avec un fracas d'autant
bijoux en argent. plus épouvantable qu'il éveillait mille échos sur ce
Il s'attacha donc tout particulièrement, dès les pre- sol si accidenté et l'on pourrait dire volcanique. Le
miers jours, à s'insinuer dans les bonnes grâces du ciel était si sombre qu'on eût pu se croire à l'heure
bijoutier, qui, se faisant plus turc qu'il ne l'était du crépuscule. L'air était lourd, chargé d'électricité.
réellement, finit par lui accorder toute sa confiance, Autour du Pic du Midi, jaillissaient mille éclairs à la
au point qu'il lui laissait parfois porter ses boîtes. fois. Là, sur ce sommet perdu dans les nuages et
La saison fut aussi belle que bonne pour le bijoutier. toujours enseveli dans des neiges éternelles, l'orage
Le résultat dépassa même ses espérances de beau- devait être terrible, mortel.
coup. Aux plantes, qui s'inclinaient presque fanées sur
Il parlait de revenir à Lourdes et de s'en retourner leurs tiges, à l'empressement effarouché que les trou-
à Paris, et moi j'avais juré de le tuer, dit plus tard peaux mettaient à rentrer dans l'étable en mugissant
Gesta, en faisant des aveux ; je compris que je n'a- ou bêlant d'une façon plaintive, un homme de cesla-
vais pas de temps à perdre si je voulais réaliser mon titudes n'eût pas manqué de prédire que l'orage de-
la nue sombre. Catherine, par un reste d'habitude salent, disaient-ils, repartir, afin de rejoindre leurs
sans doute, fit le signe de la croix, ferma sa porte et amis; en excursion du côté de Bagnères, aussitôt
rentra chez elle en murmurant : l'orage passé.
«
C'est au point de vous aveugler. » Catherine ne répondit pas, mais elle pensa :
« Dans ce cas vous n'êtes pas encore partis.
Elle était rentrée depuis quelques secondes à pei- Ça du-
ne, lorsqu'elle entendit frapper doucement. Elle cou- rera toute la soirée au moins. »
rut ouvrir. C'étaient trois voyageurs, un vieillard, En faisant ses réflexions, elle jetait à la dérobée de
une femme et une enfant qui, effrayés par les pre- sinistres regards sur ces trois personnes. Qui étaient-
miers symptômes de l'horrible tempête, venaient lui elles? d'où venaient-elles ? étaient-elles riches...?
demander un abri pour quelques instants. Ils pen- Telles étaient les trois questions que se posait Ca...
therine en se mettant l'esprit à la torture. Enfin, elle venue jusqu'à eux. Enfin, la nuit s'approchant, il
décida à commettre une indiscrétion. fallut en prendre son parti.
se
Mais comment vous trouvez-vous seuls, sans « Voyons, finit par dire le vieillard, puisqu'il faut
«
guide ni aucun équipage dans cette contrée qui pa- rester ici, résignons-nous. A l'hôtel ici ou à l'hôtel à
raît vous être étrangère ? dit-elle. Bagnères, c'est toujours l'hôtel. Si madame s'occu-
Rien de plus simple,' répondit le vieillard. pait de notre dîner, il est six heures. »

Vous avez à Lourdes un couvent tenu par des sœurs Il venait de consulter une magnifique montre d'or
qui jouit d'une certaine réputation. Eh bien, nous à répétition ornée de plusieurs lourds cachets, bre-
venions, ma fille et moi, pour y faire entrer 'cette loques et chaîne.
belle enfant que voilà, ma petite-fille, pour laquelle « Oui, c'est vrai; Marie
doit avoir faim, » répon-
les médecins nous ont principalement recommandé dit la jeune femme simplement.
f air de ces montagnes. » Le vieillard, en s'exprimant Elle jetait des regards anxieux vers la fenêtre pour (
de la sorte, caressait avec amour la tête blonde d'une juger du temps. Avait-elle un pressentiment ? On |
petite fille de sept ou huit ans, qui, pour fuir la lueur pourrait le supposer, car elle dit à son père : *

des éclairs, avait caché sa charmante et gracieuse figu- et


Si on pouvait trouver une voiture.... ,ï

re dans le giron maternel. « Mais je suis on ne peut — Par un temps pareil, plaisantes-tu? je gagerais
plus contrarié, ces dames du couvent ne. veulent pas même qu'il n'existe pas une voiture fermée à Lourdes,
consentir à admettre notre belle espiègle. D'abord sauf les pataches.
parce qu'elle est trop jeune, ensuite parce qu'elles — Enfin, j'aimerais mieux être à Bagnères, au
sont en vacances. milieu de nos amis, qu'ici, dit la voyageuse d'un ton
— Et vous êtes de loin d'ici ? demanda Cathe- péniblement résigné. Cette femme ne me plaît pas. t.
rine d'un air indifférent. *
— Allons, je vois ce que c'est, l'orage te porte sur
— Oh! mon Dieu non; nous habitons Toulouse, les nerfs, » dit le père. |
mais, comme j'ai quitté les affaires, si j'avais pu met- Ce fut tout. Le dîner fut ensuite commandé. Il
tre mon projet à exécution, nous serions venus nous était simple : un poulet, une friture, un plat de lé-
retirer à Tarbes ou dans les environs, afin de nous gumes et un dessert.
rapprocher de l'enfant. » L'enfant en voyant mettre le couvert parvint par sa
Un sourire passa sur les lèvres serrées de Cathe- joie à distraire sa mère. M. Morsant fit quel-
rine. L'astucieuse créature venait de trouver un ques questions à l'hôtesse et la jeune femme pa-
moyen de savoir si les voyageurs avaient de l'argent rut se rassurer complétement, en apprenant que, pour
sur eux. le moment, Catherine habitait seule l'hôtel, son aide
« Les sœurs ont
refusé d'admettre l'enfant, peut- étant en campagne avec un voyageur. Au dessert,
être un peu parce que vous, monsieur, vous n'avez l'enfant dormait, le père et la fille étaient aussi tran-
pas su toucher la corde sensible, dit-elle comme quilles que s'ils eussent été chez eux. Il était neuf
avec mystère et en ayant soin de s'arrêter adroite- heures, les éclairs ne sillonnaient plus la nue, le
ment à temps, afin de se faire interroger et ne point tonnerre avait cessé de se faire entendre, mais le vent
faire soupçonner sa curiosité. et la pluie avaient redoublé de violence. On eût pu
— Que voulez-vous dire ? comparer le premier à une bande de lions rugissant
— Eh bien, ces dames, reprit Catherine; mais dans le désert. On entendait l'autre fouetter sur les
croyez bien que ce que j'en dis n'est pas pour les cri- vitres avec un bruit monotone.
tiquer; oh1 bonne sainte Vierge! que Dieu m'en pré- «
Si nous nous couchions, Emma ; l'enfant dort sur
serve.... Au reste, ce qu'elles grappillent d'un côté, tes genoux, dit le père.
elles le distribuent de l'autre en aumônes. Mais elles — Volontiers. »
sont un peu intéressées, ces bonnes sœurs. A leurs Catherine installa les voyageurs dans les cham-
yeux plus une jeune fille est enfant, plus son état bres qu'ils choisirent eux-mêmes. Le grand-père
réclame de soins et d'attentions, et plus, par consé- n'était séparé que par une cloison légère de sa fille,
quent, le prix de la pension doit être élevé. qui devait coucher son enfant auprès d'elle. Les der-.
— Oh! ce n'est pas cela, reprit le vieillard, qui niers adieux faits, les derniers baisers échangés, cha-
a arrêté les bonnes sœurs. J'ai offert à ces dames de cun s'enferma chez soi. En cas de circonstances im-
leur payer d'avance une année de pension et le trous- prévues, on devait s'appeler, en frappant sur la
seau sans discussion de prix ; elles n'ont rien voulu cloison mitoyenne.
entendre, surtout en l'absence de leur supérieure, Les malheureux venaient de s'embrasser, c'était
qui, en ce moment, est à Orthès. » pour la dernière fois. Ils s'endormirent, mais, hélas!
Catherine savait ce qu'elle voulait savoir. Il était Catherine veillait au rez-de-chaussée. Elle songeait
évident que les voyageurs avaient de l'argent; de au moyen de s'approprier l'argent et les bijoux des
plus, la jeune femme, une charmante veuve de trente voyageurs. Le crime n'était pas facile à commettre,
ans, qui n'avait pris aucune part à la conversation, en raison de la proximité des chambres des voyageurs.
avait d'assez jolis bijoux. Le moindre cri pouvait s'entendre d'une chambre à
Pendant cette courte conversation, l'orage avait l'autre. Dans la circonstance, il fallait toute l'au-
marché à pas de géant. Il pleuvait. Uue pluie de dé- dace de la mégère pour que celle-ci osât tenter l'a-
luge. C'étaient de véritables cataractes qui tombaient venture.
du ciel. Les voyageurs paraissaient très-contrariés, Tout en réfléchissant, la femme Bordedebat, le
mais nullement effrayés de passer la nuit à l'auberge front plissé, le regard méchant, aiguisait sans bruit
du Pont-du-Gavre, dont la bonne réputation était un couteau de cuisine à lame courte, forte et aiguë.
Elle attendit sans lumière, afin de n'attirer l'at- quelques gémissements. Dieu seul, hélas ! les enten-
tention de personne, qu'il fût minuit; le vent faisait dit. « L enfant demandait grâce, dit-elle plus tard
dehors un vacarme suffisant pour étouffer les cris des dans les interrogatoires, —
je
— sentis un instant mon
victimes si elle ne parvenait pas à frapper celles-ci cœur mollir, mais mon intérêt m'obligeait à ne cé-
pendant leur sommeil. der à aucune faiblesse ni à aucun sentiment de pitié,
Catherine avait des doubles clés, ou plutôt des cro- il me forçait à tuer l'enfant pour m'assurer de
chets fabriqués par Gesta qui ouvraient toutes .les son
silence, je n'écoutai que mon intérêt, je la tuai.
»
portes des chambres des voyageurs. Quelle nuit à passer seule au milieu des trois cada-
Elle prit une lanterne, retira ses souliers, s'arma vres pour toute autre que Catherine!...
du trousseau de clés et monta au premier étage. Là, Celle-ci ne devait pas faillir à son horrible tâche.
dans le couloir sur lequel donnaient toutes les cham- Elle dépouilla les cadavres, brûla leurs vêtements,
bres, elle prêta l'oreille et n'entendit que les hurle- serra leur argent; puis les descendit dans le caveau
ments du vent et le bruit de la tempête. qui devait leur servir de tombeau temporaire. L'opé-
Elle s'approcha d'abord de la porte derrière la- ration fut facile pour la femme et l'enfant, mais
quelle dormaient la mère et l'enfant et introduisit l'homme était gros et lourd, Catherine, quoique ro-
doucement un des crochets dans la serrure. Ce cro- buste, ne put le porter. Elle banda la plaie pour évi-
chet devait empêcher d'ouvrir la porte de l'intérieur ter de répandre du sang partout ; puis, chose horrible
en cas d'alerte. à dire, elle traîna, roula, fit culbuter le cadavre de
Catherine écouta encore — le sang-froid de cette marché en marche, d'escalier èn escalier, jusqu'à ce
femme était effrayant — afin de s'assurer que le lé- qu'elle fût parvenue à le ranger auprès des corps déjà
ger bruit de cette première opération n'avait réveillé descendus.
personne; puis elle s'attaqua à la porte du vieillard, Plus tard, devant un juge d'instruction, elle se ser-
qu'elle ouvrit sans le moindre bruit, tant les res- vit de cette cynique expression : « J'avais réuni toute
sorts des serrures étaient bien huilés. la famille, je me mis à nettoyer partout, et le lende-
Sans pénétrer dans la chambre, avec la lumière, main je fis tuer un porc, afin que personne, si on
elle s'assura de la position du dormeur; puis, réso- m'apercevait, ne s'étonnât de me voir laver des lin-
lûment mais sans précipitation, elle se glissa en ram- ges tachés de sang.
pant au bord. du lit de sa victime. Ce stratagème de tuer un porc, afin de dissimuler
Le vieillard dormait profondément, étendu sur le les apparences et les suites d'un crime commis, se
dos, la tête sur l'oreiller, les bras et le haut du corps représentera une fois encore dans cette hideuse et
presque à découvert. sanglante histoire, ce qui démontre combien, par
Tout à coup, Catherine se redressa, puis, après système, les deux assassins s'étaient étudiés à éviter
avoir bien pris ses mesures d'un coup d'oeil sûr, tout ce qui pouvait attirer l'attention des visiteurs, et
d'une main ferme et assurée, elle coupa la gorge au les dénoncer à la vindicte publique.
malheureux.... Elle sortit aussitôt de la chambre, son Personne ne savait que M. Morsant et sa famille
couteau à la main, et le visage comme éclairé d'une s'étaient arrêtés chez Catherine, leur disparition resta
expression de joie infernale. un fait inexplicable. Leurs amis de Bagnères — de
Cet assassinat est peut-être le plus horrible de ceux simples connaissances faites aux eaux — les crurent
que nous avons à raconter, en raison du rare sang- repartis pour Toulouse ou Bordeaux. Enfin, l'hiver ar-
froid qui préside à son exécution. En voyant Cathe- riva, Bagnères redevint désert. A Toulouse, on sup-
rine couper la gorge à sa victime, on croit voir (illu- posa les voyageurs à Paris ; puis, leur absence se pro-
sion affreuse quand on sait de quoi il s'agit) un longeant, on fit, comme cela arrive en pareil cas,
boucher s'étudiant à dépecer artistement un morceau toutes les suppositions imaginables, excepté celle qui
d,e viande. pouvait amener à découvrir la vérité.
Catherine venait de dépasser Gestà lui-même en Depuis longtemps Gesta avait confié au torrent la
cruauté. sinistre et mystérieuse mission de faire disparaître *
Son horrible besogne n'était cependant que com- les trois cadavres.
mencée.... Catherine referma soigneusement la porte
de la chambre qui venait de servir de théâtre à son
LE PARRICIDE
horrible forfait ; puis, elle réfléchit un instant. Sa
férocité allait-elle faiblir devant le double meurtre
d'une jeune mère et d'une enfant? Non, en ce mo- Il est bien certain que les assassins de l'auberge
ment, Catherine, possédée du vertige du crime, su- du Pont-du-Gavre commirent d'autres crimes que
bissant l'effet de l'ivresse du sang, 'ne songeait qu'au ceux que nous venons de raconter, mais ils n'a-
moyen d'en finir au plus vite. vouèrent que ceux-là afin de retarder leur exécution
Presque assurée que le bruit formidable du vent de quelques jours; nous n'ajouterons rien à cette
étoufferait tous les cris de la mère et de l'enfant, elle série d'assassinats déjà suffisamment épouvantables.
entra hardiment dans la chambre de ces dernières, Arrivons au dernier, au plus affreux crime commis
et, son terrible couteau à la main, se rua sur le lit les deux complices, à celui qui devait les faire
par
comme une bête féroce et en frappant à tort et à tra- monter tous deux sur l'échafaud. Ce crime fut com-
vers.... Que lui importait que les coups portassent. mis en 18119 sur la personne du père de Catherine.
La misérable tua, égorgea, massacra les deux victi- Rien n'avait transpiré des crimes que nous venons
mes étroitement embrassées. Celles-ci jetèrent bien de raconter. Personne à Lourdes ne supposait que
quelques cris, poussèrent bien quelques soupirs, l'auberge du Pont-du-Gavre fût un coupe-gorge, que
Gesta et Catherine fussent des assassins. On croyait par le facteur, qui, en passant devant la porte de
généralement que le premier avait à se reprocher la l'auberge, avait jeté d'un ton railleur ces paroles à la
mort d'un ou deux douaniers ; de plus on était con- belle hôtesse:
vaincu qu'il était l'amant de la belle hôtesse. Enfin, « Ça va mal, tout à fait mal à l'autre bout du
tous deux, en raison de leurs manières sauvages, de pays.... rira bien qui rira le dernier.... Le juge de
leurs caractères peu communicatifs, étaient peu aimés paix a été voir le vieux hier.... et, dame, on ne sait
et craints. Les soupçons qu'on avait de leurs relations pas ce qui peut arriver.... »
faisaient qu'on les méprisait. Ajoutons que la fille de Aussitôt Catherine s'était habillée, avait traversé
Catherine avait alors sept ans, et qu'elle ne pouvait le village, et, hypocrite comme toujours, l'air dé-
rien savoir des crimes commis à l'auberge du Pont- voué, empressé et surtout profondément affligé, elle
du-Gavre, pour la simple raison que, depuis la mort était arrivée chez son père.
de son père, elle était presque toujours restée chez A cette heure déjà, ce monstre avait résolu la mort
son grand-père. Afin de ne pas laisser soupçonner de l'auteur de ses jours.... elle venait avec l'inten-
l'état réel de ses affaires, Catherine avait fait dans tion d'attirer le vieillard chez elle, à l'auberge du
les derniers temps, chez un notaire, quelques petits Pont-du-Gavre, où tant de gens étaient entrés bien
emprunts hypothécaires. portants, pour n'en sortir qu'à l'état de cadavres.
Le père de Catherine était un vieillard de 68 ans. Un père est toujours un père. Rien de plus vrai
Il était veuf, vigneron, et comme on dit au village que la parabole d-e l'enfant prodigue. Elle a commencé
possédait un bon bien. Une partie de ce bien, d'une avec le monde, elle finira avec lui seulement.
valeur de vingt mille francs maison comprise, était En voyant sa fille, le vieux vigneron oublia bien
louée; le vieillard n'avait gardé qu'un ou deux carrés vite tous les griefs qu'il pouvait avoir contre elle.
de ses meilleures vignes, juste assez pour récolter le a.
Somme toute, se dit-il, je n'ai qu'elle d'enfant; et
vin nécessaire à sa consommation. le monde est si méchant à l'heure qu'il est, qu'il
Cet homme vivait seul, sobrement, partageait en- pourrait bien se faire qu'il n'y ait entre elle et Gesta
tièrement l'opinion des gens du village sur Gesta; à que des relations obligées de voisinage. »
savoir que ce dernier était un mauvais sujet et un Sur cette réflexion le vieillard songea à sonder sa
homme dangereux. Cette manière de voir .avait fait fille. Il se croyait rusé, le pauvre cher homme, mais
que le père s'était complétement brouillé avec sa il allait avoir affaire à plus rusée que lui.
fille, dont, naturellement, il était loin d'approuver les «
Tiens, c'est toi Catherine; bonjour,» dit-il.
relations avec le charron, d'autant mieux qu'un La Bordedebat embrassa d'abord son père, puis
homme veuf du pays, bon'travailleur et ayant quel- son enfant, et finit par dire sur un ton de reproche
que fortune, lui avait souvent parlé de son vif désir doucereux :
d'épouser Catherine. « Comment, père, vous êtes malade et vous ne
L'imprudent vieillard avait même dit, dans un me le faites point dire! Sans des étrangers je ne le
moment de colère ou d'épanchement, et cela devant saurais pas. Que vous ai-je donc fait pour que. vous
témoins, témoins qui s'étaient fait un méchant plaisir agissiez ainsi avec moi...? Voyons, ne suis-je donc
de s'arranger de façon que le propos fût répété à plus votre enfant?
Gesta et à Catherine : — Si, 1
Dioubiban Si, Catherine; et je te remercie
a:
Ma fille ne tient aucun compte de mes obser- d'être venue; tu as bien fait, tu es une bonne et
vations; elle n'en fait qu'à sa tête avec ce vaurien de brave fille, répondit le vieillard intérieurement en-
Gesta, et elle fait parler d'elle. Eh bien, si elle chanté de l'empressement et du reproche de sa fille.
continue, elle peut être convaincue de ne rien trou- — Alors, mon père, pourquoi ne m'avez-vous pas
ver après ma mort. Cependant, je ne veux prendre fait prévenir?
aucune disposition, ni aliéner mon bien.... J'ai — Pourquoi.... je craignais de te déranger.
encore, grâce à Dieu, bon pied, bon œil, comme on — Vous savez bien que l'hiver, je n'ai personne,
dit; si je pouvais vivre assez vieux pour marier ma père. Aussi, je n'ai pas hésité à tout fermer là-bas,
petite-fille... pour venir m'installer ici, vous soigner, et je ne vous
Quoique le vieux vigneron n'eût pas complété sa quitterai que quand vous serez complétement réta-
pensée, il en avait assez dit pour qu'on fût irrité bli, et il faut espérer que ce sera l'affaire de quel-
contre lui à l'auberge du Pont-du-Gavre, si furieux ques jours. »
que, plus d'une fois, pendant l'hiver de 1848-1849, Il y eut un silence, le vieillard cherchait comment
on complota la mort du vieillard, en partant de cette dire ce qu'il pensait.
donnée : qu'il n'avait encore fait aucune disposition, « Et ton locataire, Gesta? murmura-t-il enfin,
et que s'il venait à mourir les choses suivraient lé- comme en se faisant effort pour prononcer le nom du
galement leur marche naturelle. charron.
Sur ces entrefaites le père de Catherine tomba — Gesta ! dit Catherine avec indifférence, mais il
malade vers le mois de décembre 1848. Des dou- est chez lui, en me payant ses loyers, et n'a rien à voir
leurs le paralysaient sur son lit et naturellement chez moi, ni à mes affaires. Je sais bien qu'on jase
l'empêchaient de vaquer aux soins de son ménage et sur notre compte, parce qu'il me donne un coup de
à ses travaux du dehors. Le vieillard, trop fier pour main dans la bonne saison, mais que m'importe? ma
implorer l'aide de sa fille, songeait à s'adresser à une conscience est tranquille. Je sais que le monde est
étrangère pour sa cuisine et le reste, quand, un méchant et jaloux. Au reste, Gesta ne sera bientôt
matin, il vit entrer Catherine chez lui. plus un prétexte à calomnies, il va quitter Lourdes,
Celle-ci avait été informée de l'état de son père pour aller s'installer à Saint-Pé, chez son frère ; il
m'a donné congé hier, et si j'y consens, il partira témoignait de reste de 1 affection -qu'il avait vouée à
de suite.
sa petite-fille.
Il faut consentir, ma fille dit le vieillard avec Dame, fit Catherine; mettez-vous à
«
ma place.
empressement. - Comment ferai-je pour faire à la fois la cuisine, les
—Dame.... fit Catherine en hésitant, il faut. avouer chambres, servir les voyageurs, aller aux provisions,
que l'été prochain, je serai bien embarrassée, seule et soigner la cave? Une femme, vous en conviendrez
à la maison, je ne sais même pas comment je ferai. peut suffire à tout cela. ,
ne
Il faudra sans doute que je vous retire l'enfant....
— Pourquoi ne te remaries-tu pas? Si tu voulais,
— Me retirer l'enfant Je n'ai qu'elle!... Tu ne
1 j' connais un brave garçon qui....
feras pas ça, Catherine, fit le vigneron, d'un ton qui
— Oh ! je sais ce que vous allez me dire. Eh bien,

tenez, pour vous faire plaisir, je ne dis pas non, — Et ma maison et mes vigues?
mais plus tard. Avant, comme je tiens beaucoup à Vous ne serez jamais embarrassé de les louer

ma liberté, je veux essayer de faire marcher toute avantageusement. »
seule la maison. Si vous vouliez, tout pourrait si bien Le vieillard réfléchit un instant, puis répondit :
s'arranger. Catherine, afin que tu ne me sépares pas de
«
— Explique-toi. l'enfant, comme c'est ton droit, je consens à faire ce •
— Venez vous et la petite rester avec moi. Vous que tu désires, mais je n'irai chez toi que quand
m'aiderez quand ce sera nécessaire, et moi je serai Gesta en sera sorti. »
près de vous, pour vous donner les soins que récla- Catherine manifestant sa joie et embrassant son
ment votre âge et votre santé. père :
« Dans ce cas il partira dès demain, et vous pour- et voyant de la lumière glisser sous la porte, elle avait
rez venir à la maison quand vous voudrez. regardé par le trou de la serrure, et était restée comme
— Au moins ne va pas pour moi te brouiller avec pétrifiée à la vue du spectacle qui s'était offert à ses
Gesta, dit le père, tu sais, on le dit méchant, traître yeux. Elle avait vu sa mère éclairer Gesta frappant.
et rancunier. à coups redoublés le vieillard sur la tête et la figure.
— Puisque je vous dis que c'est lui qui me donne Quand les assassins sortirent de la chambre, théâtre
congé et veut s'en aller. Il sera au contraire enchanté du crime, ils trouvèrent l'enfant en chemise à la porte.
de partir demain. Cela lui fera six mois de loyer de Celle-ci était si épouvantée qu'elle était incapable de
moins à payer. faire un mouvement ou d'articuler une parole. Gesta
— Allons, tout est pour le mieux, c'est une affaire furieux leva son redoutable merlin, il allait assommer
arrangée. Tiens, j' suis content de tout ça, Catherine, l'enfant. Catherine l'en empêcha et enferma sa fille
tu as bien fait de venir. » dans sa chambre. « Laisse faire, dit-elle à son com-
Les choses se passèrent comme il venait d'être con- plice, après avoir menacé Marie de lui couper le cou
venu. Gesta, le lendemain, se servant d'une voiture si elle parlait; je saurai bien la faire taire. »
appartenant à son frère, commença à déménager ses Gesta, quoique à regret, se rendit à ce raisonne-
outils, bois, etc. Vers le premier janvier 1849, le ment, et les deux assassins s'occupèrent de faire
père de Catherine s'installait chez cette dernière. On disparaître le cadavre de leur victime. La commode,
le sait, sa mort était résolue depuis longtemps. Ca- oubliée avec intention, fut d'abord chargée sur la
therine et Gesta venaient de jouer une odieuse co- voiture, puis ce fut le tour du cadavre, qui fut ca-
médie, dont le crédule vieillard, qui n'avait pas hé- ché dans du fourrage. Sur cette litière on plaça la
sité à venir se jeter dans la gueule du loup, avait moitié du cochon enveloppé dans un vieux drap. Sa
été dupe et devait être victime. voiture ainsi chargée, Gesta se mit en route pour
Jusqu'au 23 février, jour du mardi gras — ce à Saint-Pé. Cette route longeait le Gavre dont les eaux
quoi ne pensèrent pas les assassins sans doute — étaient fortes. Le charron savait d'avance où se dé-
l' ircord le plus parfait régna à l'auberge du Pont-du- barrasser de la partie compromettante du charge-
Gavre. Cependant les assassins souffraient d'être sé- ment de sa voiture.
parés et ils avaient hâte d'en finir avec le vieillard, Catherine passa le reste de la soirée et une partie
afin de le mettre dans l'impossibilité de prendre au- de- la nuit à remettre tout en ordre dans la chambre ,

cune mesure défavorable à Catherine. Le crime fut du vieillard et à faire disparaître les traces du crime.
donc fixé au mardi de la semaine suivante. Gesta avait déjà fait la moitié du chemin à parcourir;
Dans la journée, Catherine fit tuer un porc par le il approchait du gouffre où il pensait jeter le cadavre,
boucher du village. « Il fallait, disait-elle, passer quand tout à coup il entendit devant lui, à une faible
gaiement les jours gras et l'âme du porc servirait à distance, de joyeux éclats de voix. Un instant il fré-
cela. » Le soir, le grand-père et la petite-fille se mit. S'il allait être découvert?... Bientôt, il fut arrêté
couchèrent comme à l'ordinaire, c'est-à-dire vers par plusieurs jeunes gens qui revenaient du bal du
huit heures. Catherine, quoique l'auberge fût fer- mardi gras de Saint-Pé. Ces jeunes gens avaient bu,
mée, resta à veiller. Elle avait à préparer et à saler étaient gais et disposés à plaisanter.
la viande de l'animal tué dans la journée, etc.... Tous avaient reconnu le voiturier assassin.
C'était du moins le prétexte qu'elle avait donné à son « Que diable charries-tu à pareille heure, Gesta?
père. En réalité, elle attendait Gesta.... lui demanda l'un d'eux, en écartant le drap qui en-
A neuf heures, Catherine, qui prêtait attentivement veloppait la moitié du porc fraîchement tué.
l'oreille, entendit le bruit d'une voiture. C'était Gesta Tu vois, c'est une moitié de cochon, et la com-

qui arrivait avec la charrette de son frère. Il venait mode que j'avais laissée à l'auberge du Pont-du-
sous le prétexte de chercher une commode qu'il avait Gavre que j'emporte chez mon frère, où je suis dé-
laissée à l'auberge, et la moitié du porc tué dans la finitivement installé. Les journées sont si courtes,
journée, cet animal ayant, disait-il, été acheté à frais qu'il faut bien faire ses affaires la nuit.
communs entre Catherine et lui. — Diou biban ! fit un autre, si la belle Cathe-
La voiture fut laissée attelée à dix pas de la maison, rine te donne comme ça des moitiés de porc, vous
puis Gesta se glissa comme une ombre dans la salle n'êtes pas si fâchés qu'on veut bien le dire.
commune. Tout avait été convenu d'avance. Gesta — Mme Catherine ne m'a rien donné, mes gars,
prit le merlin, Catherine le suivit une chandelle al- j'ai simplement pris ce qui m'appartenait. Le cochon
lumée à la main. Les deux misérables pénètrent dans était à nous deux, » répondit Gesta d'un ton sec.
la chambre du vieillard, Gesta le tue, pendant que Et il fouetta son cheval, pressé qu'il était de con-
sa maîtresse parricide l'éclairé et l'assiste dans son tinuer sa route et de rompre l'entretien. Les jeunes
horrible besogne. L'analyse du procès fera ressortir gens s'éloignèrent. Le lendemain, ils avaient oublié
tous les affreux détails de cet horrible forfait. la rencontre de la nuit, et Gesta n'était rentré chez
Le crime était commis, mais il avait un témoin, son frère qu'après avoir jeté au Gavre le cadavre de
l'enfant, la fille de Catherine. Dormant d'un léger la nouvelle victime.... Pendant longtemps Catherine
sommeil, elle avait été réveillée par des plaintes ou parvint à effrayer sa fille au point que celle-ci n'osa
ede faibles cris poussés par le vieillard se débattant rien dire du crime dont elle possédait le secret. Sa
sous les coups de ses assassins. Aussitôt elle s'était discrétion fut telle qu'au moment des débats, Cathe-
levée, afin de porter secours à son grand-père. Ar- rine et Gesta étant sur le banc des accusés, on eut
rivée à la porte de ce dernier, elle l'avait trouvée fer- beaucoup de peine à lui arracher des aveux.
mée en dedans. Ayant cru entendre un bruit de voix, Catherine ne se plaignit de la disparition de son
père que quinze jours après le crime commis. Dans Dioubiban! que ça sent donc mauvais par ici;
«
le village on savait si peu ce qui se passait à l'au- bien certainement qu'il y a là quelque charogne.
berge du Pont-du-Gavre, en raison de l'isolement de Attends, attends, ne remue pas. Si c'est comme

cette dernière, que personne ne put préciser depuis tu dis, nous allons faire une rude pêche, tu vas voir,
quel jour le vieux vigneron n'était pas sorti de chez mais n'effraye point les écrevisses. Que nous les pre-
sa fille. L'autorité fit faire des recherches; elles nions sur la charogne ou ailleurs, qu'importe?
n'eurent aucun résultat; l'on resta convaincu que puisque nous les vendrons à Mme Catherine du Pont-
le vieillard, qui n'était pas très-solide sur ses jam- du-Gavre. o
bes, en se promenant au bord du Gavre, ce qui lui Celui qui venait de parler était le plus grand, le
arrivait souvent, avait pu rouler dans le torrent. plus fort et naturellement le chef de la bande ; il re-
Les deux assassins purent donc espérer un instant joignit son camarade et tous deux soulevèrent douce-
l'impunité pour leur nouveau crime. Ils s'apprêtaient ment une brassée d'une touffe de lianes qui du
à jouir des résultats de ce forfait, quand le châti- rivage retombait dans l'eau.
ment vint enfin et tout à coup se dresser devant eux Mais, subitement pris d'une épouvante sans nom,
menaçant et inexorable. ils laissèrent aussitôt retomber le rideau de verdure,
et se portèrent en arrière, tout tremblants et échan-
geant entre eux des regards consternés.
L'ENQUÊTE
— L'AUTOPSIE — L'ARRESTATION «
As-tu vu? dit le plus grand à son compagnon.
— Oui, un homme....
Par une belle matinée du mois de juin suivant, Mort.... voyons.... »

des enfants du bourg étaient descendus au bord du Le plus grand, déjà revenu de sa première terreur,
Gavre, avec l'intention, si faire se pouvait, de pêcher car la curiosité l'emporte sur tout à un certain âge,
des écrevisses dans les endroits où le torrent serait écarta les lianes une seconde fois, et alors un affreux
à peu près à sec. Quelques semaines plus tôt, au et repoussant spectacle s'offrit à ses regards. Au
mois de mars et avril, lors de la fonte des neiges, milieu d'un de ces réservoirs naturels dont nous
cette pêche eût été impossible, impraticable, et l'im- avons parlé, il vit, tant l'eau était transparente, le
prudent qui eût eu la témérité de la tenter se fût en corps d'un homme, comme étendu entre deux eaux,
quelque sorte exposé à une mort certaine. C'est qu'a- dans la direction du courant; la tête et les épaules
lors le Gavre était un véritable torrent furieux, roulant sortaient à fleur d'eau.
avec une force impétueuse une lame énorme et bour- «
C'est un noyé ; il est tout vert et tout noir, dit
beuse à laquelle aucun obstacle n'eût pu résister. le gamin; il faut aller chercher du monde. Peu
C'était ce courant terrible qui était si souvent venu après, en effet, les pêcheurs d'écrevisses jetèrent
en aide à Gesta et à Catherine, pour faire disparaî- l'alarme dans le pays, et bientôt la moitié de la po-
tre les traces de leurs crimes. Le Gavre n'est pas pulation du village, précédée des autorités et d'un
navigable, il se jette dans l'Adour à Peyrorade, sans médecin, fut sur les bords du torrent. Avant que le
qu'une barque ait pu efflorer sa vague capricieuse. A cadavre eût été retiré de l'eau, le nom du père de
peine un cadavre était-il jeté par Gesta dans ce Catherine était dans toutes les bouches, et l'on
tourbillon, que celui-ci l'emportait avec une rapidité s'étonna, avec raison, que cette dernière ne se fût
inouïe ; le lendemain le cadavre était loin, mais pas dérangée pour assister à la levé9 du corps. Dès
fût-il passé en plein jour à Saint-Pé, Orthès et au- ce moment les soupçons de l'opinion publique com-
tres localités, que les riverains ne l'eussent pas mencèrent à planer sur la befle hôtesse et aussi sur
aperçu, en raison de l'épaisseur de l'eau, emportant Gesta, son véritable complice. L'opinion partait de
toutes les scories du rivage et roulant en bourbe ce dicton : Si tu veux trouver le criminel, cherche à
les sables arrachés aux flancs des montagnes par la qui- le crime profite. Cependant rien encore ne dé-
fonte des neiges. montrait qu'un crime avait été commis ; la mo'rt de
Mais au moment où nos gamins, faisant l'école Claude Bigard pouvait être le résultat d'un accident.
buissonnière, rêvaient d'une pêche aux écrevisses, Le cadavre fut retiré de l'eau et aussitôt reconnu
celle-ci était parfaitement praticable. Le Gavre n'était par tous les assistants pour être celui du pèré de Ca-
plus qu'un ruisseau aux eaux claires comme du cris- therine. Sur l'avis du médecin de la localité, et aussi
tal, roulant sur un lit de sable et de cailloux, polis pour éclairer les soupçons de la population, le juge
' et brillants comme les pierreries d'un collier indien. de paix, qui procédait à la levée du corps, ordonna
' Cà et là quelques sources à l'eau l'impide formant qu'on en fît l'autopsie minutieuse et détaillée. Un
réservoirs, toutes traversées et reliées entre elles par médecin de Tarbes, M. Duplan, médecin en chef de
le ruisseau inoffensif. Sur les deux rives, de grands l'hospice, fut requis. Il arriva à Lourdes, le jour
arbres de toute espèce dont les racines nues et dé- même, accompagné du substitut du procureur de la
; pouillées du côté de l'eau, de toute terre végétale, République.
s'étendaient comme de gigantesques chevelures à Le procès-verbal d'autopsie, signé sous la foi du
fleur du sol des berges et sous l'onde du ruisseau. serment par les médecins, conclut sans hésitation à
C'était entre ces racines que la pêche des écrevisses un assassinat. Le crâne et la poitrine avaient été
devait surtout être productive. fracassés en plusieurs endroits, p-ar un instrument
Les enfants se mettent dans l'eau jusqu'à mi-jam- contondant de forme carrée, dont la trace et la forme
bes et commencent à pêcher. Ce travail durait depuis se retrouvaient partout les mêmes, dans tous les
trois heures et déjà nos espiègles se félicitaient de portés qui n'eût pas eu lieu si le corps
coups ; ce
leur succès, quand l'un d'eux s'écria : avait seulement reçu le choc de pierres ou de rochers.
Dans ce dernier cas, les empreintes, les formes des gnards, que l'on rencontrait de tous côtés. On se fût
blessures n'eussent pas toujours été parfaitement volontiers cru un jeudi de grand marché mensuel. Il
semblables. L'assassinat avait eu lieu en quelque n'en était rien pourtant.
sorte sans effusion de sang. Les assises étaient ouvertes depuis trois jours; et,
Disons en outre que si le cadavre, lors de sa ce jour même, on devait appeler l'affaire de Gesta et
chute dans le torrent, ne se fût pas embarrassé par de Catherine : c'était la seule raison qui avait amené
une jambe entre deux fortes racines, il est à suppo- une grande affluence de gens de la campagne à Tar-
ser qu'on ne l'eût jamais retrouvé. bes. Tous tenaient à voir juger les parricides.
Pendant qu'on procédait à l'autopsie, les bruits, Dès huit heures du matin, le palais de justice est
les suppositions allaient leur train dans le village assiégé par une foule compacte et les places réservées
tout en rumeur. Les jeunes gens qui avaient ren- au public sont prises d'assaut, malgré le piquet
contré Gesta conduisant une voiture, dans la soirée fourni par le cinquième régiment de chasseurs à.
du mardi gras, racontèrent ce qu'ils avaient vu et la cheval.
scène qui s'était passée entre eux et le charron. Ils La cour entre en séance; le siège du ministère
reconnurent que l'endroit où on avait trouvé le ca- public est occupé par M. Pennequin. Deux avocats
davre était à peu près éloigné de deux cents pas du de Bordeaux sont au banc de la défense. On amène
côté de Saint-Pé de celui où ils avaient rencontré les deux accusés. Tous les regards se fixent sur eux.
Gesta. La date qu'ils donnaient était celle qui cor- Gesta et Catherine n'ont encore rien perdu de leur
respondait à la disparition réelle du père Bigard. énergique attitude. Ils semblent vouloir proclamer
Ce témoignage et les conclusions du procès-verbal bien haut leur innocence, et ce sont des regards de
d'autopsie amenèrent l'arrestation immédiate des défi qu'ils jettent au public, aux témoins et sur le
deux assassins. Ce fut en protestant hautement de banc des jurés.
leur innocence que Catherine et Gesta soutinrent la La première séance est entièrement occupée par la
confrontation qu'on leur fit subir avec le cadavre de lecture de l'acte d'accusation, qui semble d'autant
leur victime. Tous deux, néanmoins, n'hésitèrent plus violent que les preuves matérielles font défaut,
pas à reconnaître le cadavre de Bigard. et par l'audition des témoins, qui sont peu nombreux.
Cette mesure prise, les deux parricides furent L'instruction n'a relevé aucune autre charge que
conduits à Tarbes. Ils quittèrent Lourdes, accom- celles que le lecteur connaît déjà. Les dépositions
pagnés d'une population furieuse, qui les poursuivit des témoins sont en somme peu importantes : ce
longtemps de ses malédictions. Le soir même, ils sont les jeunes gens qui ont rencontré Gesta dans la
furent écroués et mis au secret dans la prison du nuit du mardi gras ; les enfants qui ont découvert le
chef-lieu de département. Ils étaient sur la route de cadavre ; les médecins experts qui ont fait l'autopsie;
l'échafaud. L'heure du châtiment était venue. des gens du pays qui témoignent des relations de
Faisons remarquer que, dans cette affaire comme Gesta et de Catherine, et des rapports de cette der-
dans tant d'autres, ce fut le hasard qui mit le corps nière avec son père.
du délit entre les mains de la justice. Il n'y a pas de témoin à décharge. Catherine jure
Si, avant de commettre un crime, l'homme réflé- de son innocence. Quant à Gesta, il dit que le soir du
chissait à ce rôle providentiel du hasard, convaincu mardi gras il n'avait dans sa voiture qu'une com-
que l'impunité ne lui sera pas toujours assurée, il mode et une moitié de porc. Quant au merlin qu'on
s'arrêterait toujours à temps sur le bord de l'abîme lui présente, il prétend qu'il en trouvera vingt dans
et ne donnerait jamais suite à de criminels projets. Lourdes qui, s'ils ne sont pas absolument sembla-
Il est si peu d'assassins qui jouissent des béné- bles, n'en laisseront pas moins la même empreinte, en
fices de leur crime. frappant sur un corps dur, résistant au choc, et s'é-
L'enquête, dans sa perquisition à l'auberge du caillant sous le coup.
Pont-du-Gavre, ne découvrit que deux choses : de Cette défense est habile, c'est la seule possible du
l'argent, une somme dont la possession devait être reste. Des experts appelés reconnaissent la justesse
plus tard justifiée par les aveux tardifs des accusés ; de l'observation de Gesta; et, en fin de compte, le
enfin, le merlin qui avait servi à tuer le vieux merlin ne devient bientôt plus qu'une preuve presque
BigarJ; le gros côté carré de ce dernier s'adaptait insignifiante.
parfaitement aux fractures dont un long séjour dans Dès cette première audience, durant laquelle on
l'eau n'avait pu faire disparaître les traces sur le avait fait subir un premier interrogatoire à la petite
crâne et sur la poitrine de la victime. Cette preuve fille de Catherine, tout le monde fut frappé de l'atti-
à conviction suffirait-elle — il n'y avait aucun témoin tude et de l'embarras de cette enfant, à qui il fallait
à charge, et les accusés niaient avec énergie littéralement arracher les paroles une à une.
— pour
faire condamner Gesta et Catherine ? Marie —;l'enfant s'appelait ainsi— avait été si
effrayée des menaces de sa mère, que la peur d'a-
voir le cou ooupé l'avait rendue presque muette et
ÈN cou h D'ASSISES idiote. L'instruction n'avait pu en tirer que ces mots,
dits en bégayant ; « Je dormais, je n'ai rien vu, rien
Le 3 décembre 1849, la ville de Tarbes présentait entendu. »
un aspect animé qui n'était rien moins que dans ses Cette réponse avait cependant une mystérieuse si.
habitudes. La population et les allées et venues pa- gnification. Elle semblait sous-entendre :
raissaient Sensiblement augmentées, c'était facile à voir C'est la nuit, à l'auberge, dans sa chambre, qui
aux nombreux paysans revêtus de costumes monta- était voisine de la mienne, que mon grand-père a été
MIS, mais au moment du crime JE
u.>oJUi".lilbU,JU W Celle-cisouffre et garde
l'enfant.scène
DORMAIS, JE N'AI RIEN VU, RIEN ENTENDU. ' son secret. A cette
A l'audience, Marie tremble, hésite, bégaye
et
de vraiment que> se borne tout l'intérêt
jette des regards effarés sur sa mère qui, d'un fron- Il y eut un moment, dit le chroniqueur
«
cement de sourcils, la fait pâlir et chanceler. Cepen- tarbais,
dant, la foule qui l'entoure, la majesté de l'appareil ou_ un silence majestueux se fit dans la salle
cha-
de la justice, les exhortations du président qui l'ad- cun retenait jusqu'au bruit de sa respiration,
les assistants semblaient suspendus tous
jure doucement, au nom de Dieu, de dire la vérité aux lèvres de cette
et enfant de huit ans, qui s'exprimait difficilement
de parler sans crainte, tout influe et
sur elle ; et à cha- d une voix presque inintelligible.
que mot, on croit que la vérité va sortir des lèvres de »
Ce jour, Marie subit complétement
l'effet du ter-

rible ascendant que sa mère exerçait


sur elle, et elle Le président qui conduit ces pénibles débats avec
dut garder son redoutable secret. A sept heures du
soir, l'audience fut renvoyée au lendemain, une haute intelligence et beaucoup de modération, '
que tout fait venir l'enfant et lui représente presque familiè-
le monde attendit avec impatience. On
se passionnait rement, en patois du pays, ce [que ;sa persistance à
pour cette affaire. faire un mensonge, dans le but d'égarer la justice, a
A l'audience du lendemain, l'affluence du public d'odieux et de contraire aux principes de religion
est plus grande que la veille. Toute l'affaire se ré- qu'elle a reçus ; puis il l'interroge de nouveau, mais
sume à la déposition de l'enfant, qui, seule quoi- en suivant pour ces questions unautre ordre que la
Marie —
n'ait pas qualité de témoin peut éclairer
que — veille.
la justice, le jury et décider d'une condamnation.
Au lieu de lui répondre, l'enfant éclate en san-
glots, fond en larmes et finit par dire, mais en ayant Le Président. — Parlez sans crainte, que vous ré-
soin de tourner presque le dos aux accusés, afin d'é- pondit-elle ?
viter leurs regards : Le témoin. — Que si je continuais à m'occuper de
l
«Monsieur, je vais vous dire toute la vérité. Je mon grand-père, Gesta me couperait le cou et me
n'y tiens plus. » jetterait aux poissons du Gavre.
Un soupir de soulagement s'échappe des poitrines Le Président. — Et vous n'en parlâtes pas?
de tous les assistants, comprimées par un malaise Le témoin. — Non, j'avais trop peur d'avoir le cou
indéfinissable. coupé.
Le président encourage l'enfant, la réconforte et Le Président. — Eûtes - vous idée de ce qu'était
finit par l'engager à dire tout ce qu'elle sait. devenu votre grand-père?
Marie s'exprime en patois béarnais, mais tous les Le témoin. — Je supposais bien qu'il était mort,
assistants le comprennent. Nous traduisons sa dépo- mais je ne savais pas ce qu'on avait fait de son corps
sition : et ne cherchais pas à le savoir. J'avais trop peur. »
Je ne saurais dire depuis combien de temps je
«
dormais, mais il m'a semblé sur le moment qu'il n'y Le président adresse encore quelques questions
avait pas longtemps et que j'étais à peine endormie, insignifiantes au témoin. L'audition des témoins est
quand je fus réveillée par des cris. Je prêtai l'oreille. terminée, la lumière s'est enfin faite sur cette téné-
J'entendis des soupirs, des sanglots et des coups breuse affaire. La condamnation des accusés ne
sourds. Je pensai que c'était mon grand-père, car le laisse plus l'ombre d'un doute dans les esprits. Gesta
bruit venait de sa chambre, qui était tombé de son et Catherine ont écouté la déposition' si précise et si
lit et ne pouvait s'y remettre. Je me levai aussitôt et accablante de l'enfant, en proie à une sorte de fu-
courus en chemise à la porte de mon grand-père, que reur. Cependant leur assurance ne les abandonne
je trouvai fermée. J'entendais toujours les soupirs pas encore; Gesta taxe la déposition de mensonge et
et les coups sourds ; de plus, je voyais un rayon dit que l'enfant a été circonvenue par des ennemis,
de lumière filtrer sous la porte ; alors j'eus l'idée de les prêtres, les sœurs et la justice; qu'en somme on
regarder par le trou de la serrure, afin de voir ce qui fait dire ce que l'on veut à une gamine de huit ans
se passait de l'autre côté de la porte. Je vis Gesta et (alors les murmures du public, un public au cœur
maman auprès du lit de mon grand-père. Maman, droit et à la tête chaude et quelques cris : « Qu'il se
une chandelle à la main, éclairait Gesta qui, avec un taise, l'assassin » lui imposèrent silence).
1

gros merlin à fendre du bois, frappait mon grand- Catherine ne dit rien, mais elle regarde sa fille
père sur la tête. Je ne sais l'effet que me produisit avec une sorte d'épouvante. On lit dans ses yeux le
ce spectacle affreux et inattendu; mais je retirai regret qu'elle ressent de ne pas avoir suivi les con-
mon œil du trou, et voulus me sauver dans ma cham- seils de Gesta, quand celui-ci voulait tuer l'enfant.
bre, je n'en eus pas la force, j'étais comme morte. La parole est au ministère public. M. l'avocat gé-1
Quand Gesta et maman sortirent de la chambre de néral fulmine un réquisitoire qui produit par sa clar-
mon grand-père, ils me trouvèrent épouvantée, ap:' té, sa concision un grand effet sur tous ceux qui
puyée sur le mur du couloir, en face de la porte par l'écoutent. Au moment où l'orateur représente Gesta
laquelle ils venaient de sortir. Gesta leva. son merlin prêt à tuer l'enfant témoin du parricide, que Marie
au-dessus de ma tête. est à genoux et demande grâce, presque tous les
«
Elle sait tout, dit-il, il faut la tuer, ou sans cela yeux se voilent de larmes. Enfin M. l'avocat général
« elle nous perdra, tu verras.... e conclut à l'application la plus rigoureuse de la loi
« Je tombai à genoux. Maman empêcha Gesta de et de la peine.
m'assommer ; puis elle me releva brusquement, en Le lendemain la parole est aux défenseurs. Dé-
me disant qu'elle me couperait le cou et me donnerait fenses éloquentes, mais vaines et depuis la veille
à manger aux poissons duGavre, si je disais jamais ce jugées inutiles. La déposition de l'enfant avait pro-
que je venais de voir ; ensuite elle m'enferma dans ma duit plus d'effet sur les consciences que celles de
chambre. Peu après, j'entendis du bruit, beaucoup vingt autres témoins. Après les aveux si formels, si
de bruit, enfin celui de la voiture de Gesta, qui s'en clairs, si précis de Marie * le doute n'était plus per-
allait par la route de Saint-Pé. Je le vis par la fe- mis..A cinq heures les jurés entrent dans la salle
nêtre. Il avait quelque chose de blanc sur la voiture. de leurs délibérations. Ils en ressortent trois quarts
Voici la vérité, je ne sais plus rien, ne me demandez d'heure après ; le chef du jury, d'une voix ferme et
plus rien, je ne puis plus rien dire. haute, lit un verdict qui déclare, à l'unanimité, les deux
accusés coupables sur toutes les questions ; en consé-
-
M. le Président. Vous rappelez-vous si ce jour- quence, Catherine et Gesta sont
là votre maman avait fait tuer un porc et si c'était le de mort. Ils entendent leur sentence sans sourcil-
condamnés à la peine

jour du mardi gras? ler. Le 4 décembre, la cour d'appel de Toulouse


Lé témoin.
-
sion du mardi gras.
Oui, on avait tué un porc à l'occa- rejeta le pourvoi des condamnés et confirma le juge-
ment, qui, au reste, ne péchait par aucun vice de
Le Président. — Mais était-ce le jour même? forme. Le seul espoir, espoir bien faible, qui restait
Le témoin.
— Je ne me souviens pas bien. à Gesta et à sa complice était leur pourvoi en grâce ;
Le Président. — Les jours suivants avez-vous parlé ils le signèrent. Ce pourvoi fut rejeté, dans les pre-
de votre grand-père à votre maman ? miers jours du mois de mars de l'année suivante.
Le témoin. — Oui. » Trois mois s'étaient écoulés depuis la confirmation
L'enfant hésite. de leur jugement.
Quelques jours avant l'exécution, Catherine, qui il assista à la messe avec un grand recueillement et
voulait à toute force se laver de l'accusation de par- resta toujours à genoux. Catherine était plus pâle,
ricide, commença à faire des aveux. « Je jure devant plus affaiblie.
Dieu, dit-elle, que je n'ai pas tué ni aidé à tuer mon La messe finie, l'abbé Béretole s'approcha de Gesta,
père, mais Gesta et moi, celui-ci m'entraînant, nous le pressa dans ses bras et lui annonça
que son heure
en avons tué d'autres. » dernière avait sonné. Le patient tressaillit de tous ses

Alors elle raconta le meurtre du maréchal des logis


membres, leva les yeux vers le ciel et s'écria: 0
« mon
pauvre frère! ô mes pauvres parents!... »
Gaudereau, celui des deux jeunes voyageurs qui Catherine, atterrée, abattue, les yeux à demi fermés,
avaient joué chez elle, et, enfin, celui du bijoutier. pleurait à chaudes larmes et paraissait également
Gesta, furieux de voir sa complice le charger inutile- plaindre beaucoup la destinée de l'enfant qu'elle lais-
ment, avoua, à son tour, le meurtre de M. Norsant, sait en ce monde; alors Gesta se prit aussi à pleurer
de sa fille et de sa petite-fille. La justice avait enfin abondamment, et ce ne fut qu'après un quart d'heure
tous les horribles secrets de l'auberge aux Tueurs, de lamentations dYéchirantes que M. Béretole put
Des procès-verbaux furent dressés pour constater les parvenir à leur faire comprendre que les moments
aveux'des criminels et joints aux pièces du premier étaient trop courts pour les perdre en vaines paroles,
procès. Nous ne les analyserons pas, puisque ce sont et qu'il fallait songer à se réconcilier complétement
eux qui nous ont servi pour écrire ce récit dans tous avec Dieu.
ses émouvants détails. Les deux condamnés, par leurs Après quelques moments passés en prière, M. l'abbé
aveux, avaient sans doute cru faire surseoir à l'exér les livra aux mains des exécuteurs.
cution, et passer en jugement à nouveau. Il n'en fut Les deux condamnés n'opposèrent aucune résistance;
rien ; les procès-verbaux ayant été communiqués à seulement le bourreau qui liait les membres de Ca-
qui de droit, et le rejet du pourvoi en grâce étant therine, serrant la corde un peu trop fort, celle-ci
arrivé à Tarbes l'ordre fut donné d'exécuter le ju- murmura :
,
gement. «
Vous me faites mal. »
Au moment de sortir, Gesta voulut embrasser le
L'EXÉCUTION geôlier et le concierge : « Mes pauvres parents, ré-
pétait-il; ô ne les maudissez pas. Que mon supplice
ne soit pas une tache pour eux »
!

Ce fut au 8 mars suivant, à midi, qu'eut lieu la A onze heures trois quarts, les deux condamnés
double exécution de Gesta et de Catherine Bordede- s'acheminèrent vers le lieu du supplice; le corps de
bat, condamnés à la peine de mort, par la cour d'as- gendarmerie et un piquet de chasseurs à cheval for-
sises de Tarbes, pour crimes d'assassinats et de par- maient le cortége. Gesta, les bras et les jambes liés
ricide. Jamais peut-être on n'avait vu dans les murs à l'aide de cordes, marchait péniblement, soutenu
de Tarbes une pareille affluence de monde ; dès six d'un côté par M. l'abbé Béretole et de l'autre par un
heures du matin plus dé quatre mille personnes cou- exécuteur. Catherine, les pieds nus, la tête couverte
vraient la place du Forail, où était déjà dressé l'in- d'un voile noir, venait après Gesta; elle était égale-
strument du supplice; toutes les routes, tous les ment soutenue par un exécuteur et par M. l'abbé
chemins, tous les sentiers versaient incessamment sur don Raymond, prêtre espagnol.
notre ville un flot de curieux, et à onze heures il y Depuis les portes de la prison, jusqu'au lieu de
avait bien trente mille personnes accourues avec em- l'exécution, un bon kilomètre, le cortége défila entre
pressement des points les plus éloignés — c'était un, deux haies compactes de spectateurs; les croisées,
premier jeudi du mois, jour de grand marché. » les lucarnes, les toits, les murailles, les tertres du
Depuis deux ou trois jours, Gesta et Catherine sa- Chemin, les arbres même, tout était encombré de
vaient à peu près qu'ils n'avaient rien à espérer de curieux; la foule était si grande, si pressée, que plu-
la clémence des hommes ; on ne leur avait pas pré- sieurs fois il faillit arriver des accidents.
cÍsement dit que leur pourvoi en grâce avait été re- Durant ce long et pénible trajet, Gesta a montré
jeté, mais on leur avait donné à entendre que ce si- une grande résignation et une énergie dont on ne l'au-
lence de trois mois était d'un fâcheux augure. Le rait pas cru capable; il tenait la tête haute, mais sans
matin même de l'exécution, les condamnés conser- aucune espèce d'affectation, et lorsque dans la foule
vaient encore le reste d'espoir qui n'abandonne jamais il apercevait quelques personnes de sa connaissance,
l'homme qu'avec la vie. il s'adressait à elles et leur recommandait de ne
A neuf heures et demie du matin, M. Béretole, pas maudire sa famille.
aumônier de la prison, qui avait déjà prodigué à ces Avant d'arriver au lieu du supplice, il s'est adressé
malheureux toutes les consolations de la religion, leur à l'exécuteur et l'a prié de ne point trop le faire souf-
annonça la fatale nouvelle ; quand il pénétra dans la frir.
cour de la prison, Catherine l'aperçut à travers les Catherine était d'une pâleur cadavérique ; ses jambes
barreaux de fer de sa cellule, et, devinant que son fléchissaient, ses yeux étaient fermés, elle avaitperdu
dernier jour était arrivé, elle se mit à pleurer. en quelque sorte Je sentiment de son existence.
Cependant, avant d'apprendre aux condamnés
qu'ils n'avaient que quelques heures à vivre, L'exécution commença par Gesta; avant de mettre
M. l'abbé Béretole, conformément à l'usage, leur le pied sur les premières marches de l'escalier, il
dit une messe dans la chapelle de la prison. Gesta demanda à son confesseur la permission d'adresser
était ferme, résolu et paraissait bien décidé à en finir; quelques paroles à la foule ; M. l'abbé l'engagea à y
renonoer; cependant, une fois lié à la fatale planche, hagard, effaré, sur le trou où devait aller passer sa
Gesta releva la tête et murmura d'une voix faible : tête, puis il baissa le front, comme pour donner le
« 0 mes amis, voyez mon sort, je vais mourir... Ayez signal; ses yeux se fermèrent, on le plaça sous le
pitié de moi... ne haïssez pas mes parents... mes pau- couteau, et c'en fut fait de lui.
vres parents I... » Sa voix s'éteignit, il leva les yeux Pendant cette cruelle opération, Catherine, qui
sur le tranchant de la guillotine, les reporta d'un air était au pied de l'échafaud, ne fit pas un mouvement,

ne poussa pas un soupir et ne parut pas avoir compris Quand le cortége funèbre est sorti de la prison, un
ce qui venait de se passer; elle était déjà presque certain mouvement s'est fait pour lui livrer passage ;
morte. une femme a été alors renversée par un cheval et s'est
Immédiatement elle parut sur l'échafaud, et quel- cassé la cuisse. Quelques pas plus loin, le cheval d'un
ques secondes après elle n'était plus ! gendarme a renversé une autre femme, qui a été fou-
La foule était tellement compacte autour de l'écha- lée aux pieds et qu'on a relevée sans vie.
faud que plusieurs accidents ont eu lieu. JULES BOULABERT.

FIN DE L'AUBERGE AUX TUEURS 1


LA DUCHESSE DE PRASLIN
1847
personnes en descendaient, un jeune hqmme et une.
JEUNESSE ET AMOUR
jeune femme.
La propriété était plus que princière, elle était
Par une des belles journées de l'année 1825, une royale. Elle se nommait Vaux-le-Praslin et s'était
calèche découverte s'arrêtait, à une lieue de Melun, appelée autrefois Vaux-le-Vicomte.
devant les grilles d'une propriété princière, et deux Elle avait été bâtie sur les ruines de trois villages

\
avait coûté à premier propriétaire, Nicolas Louis XIV, à la vue des magmncencesde Vaux-le-
et son
Fouquet, surintendant des finances, la somme de dix- Vicomte, s'était senti humilié et avait conçu à la fois
huit millions, trente-cinq environ de notre monnaie deux projets qu'il réalisa :
La perte de son surintendant, et une résidence
actuelle.
Elle lui avait coûté plus que cela, il l'avait payée plus splendide encore que celle qu'il avait sous les
de la liberté et de l'existence. yeux.
Fouquet mourut dans une prison d'État après de voisins charmants. On se rendit au jardin. Les hom-
longues années de captivité, et Versailles s'éleva. mes fumèrent et causèrent. Les femme?, qui étaient
On sait à quel prix. presque des enfants, coururent, jouèrentetbabillèrent.
Le propriétaire actuel de l'ancien château de Ni- Vers les neuf heures, on servit le thé, on fit de la
colas Fouquet était le duc de Praslin, ancien cham- musique et le marquis organisa une petite sauterie.
bellan de l'Impératrice et pair de France. Cela dura jusqu'à minuit et on se sépara enchantés
Dans les deux jeunes gens, qui descendaient de la les uns des autres. Le lendemain, à quelques va-
calèche et franchissaient alors la grille du parc, l'un riantes près, la même vie recommença. Le surlende-
était son fils, le marquis de Praslin, et l'autre sa bru, main de même. Puis après les joies de Vaux-le-
la jeune marquise de Praslin. Praslin, ce furent celles de Vaudreuil, magnifique
Charles-Laure-Hugues-Théobald de Choiseul- propriété moins grandiose que celle de Vaux-le-Pras-
Praslin était né le 29 juin 1805, il avait donc alors lin, mais tout aussi agréable et qui appartenait à la
vingt ans. marquise. Après les promenades de l'été, les bains
Mariée depuis quelques mois, sa jeune femme èn de mer, les chasses de l'automne, les voyages, ce
avait dix-huit à peine. furent les diners, les soirées, les bals, les théâtres de
Que de richesses et d'honneurs amassés sur deux l'hiver. Tous les plaisirs, toutes les joies, il avait tout,
têtes. ce couple heureux, il avait plus encore, il avait l'a-
Le duc de Praslin devait laisser un jour une for- mour, le véritable amour. Le marquis et la marquise
tune colossale à son fils. Celui-ci était de plus l'hé- s'aimaient à la folie. Leur véritable bonheur était
-
ritier de la duchesse douairière de Praslin..Quant à de fuir le monde et de se rejoindre au coin du feu.
la jeune marquise, elle était une Coigny par sa mère Ils oubliaient qu'on dansait autour.d'eux, et seuls
et la fille unique du comte maréchal Sébastiani. Elle à leur foyer, ils causaient et prenaient le thé.
avait apporté en dot à son mari 100 000 francs de C'était un premier amour, ils se juraient que ce
rente du chef de sa mère, et grâce à quelques héri- serait le dernier.
tages qu'elle avait déjà recueillis, elle possédait alors
une fortune personnelle de plusieurs millions de ca-
pital. Tout cela n'était rien encore, la fortune im- PREMIER NUAGE

mense du maréchal et celle du général Tiburce


Sébastiani son oncle devait lui revenir tout entière. Dix-sept années s'écoulèrent ainsi pour le jeune
Jeunesse, beauté, amour, intelligence, ils avaient ménage au milieu d'un bonheur sans mélange. Le
tout pour eux ces deux enfants, entrés dans la vie par duc de Praslin était mort. Son fils le marquis le
les portes du ciel, et qui, au printemps de leur exis- remplaçait dans sa fortune, dans ses titres et dans ses
tence étincelante, s'étaient rencontrés et avaient lié honneurs. Le nouveau duc était propriétaire de
leur fortune, leurs joies et leur bonheur. Vaux-le-Praslin et pair de France. Bien vu par le roi
Ils traversèrent la cour d'honneur et furent reçus Louis-Philippe, qui l'affectionnait beaucoup, il était
au seuil du grand escalier par l'intendant du duc. reçu à la cour et dans l'intimité de la famille royale.
Les portes s'ouvrirent toutes grandes devant eux Il pouvait prétendre à tout, et semblait alors n'as-
et ils pénétrèrent dans les pièces du rez-de-chaussée. pirer à rien autre qu'à conserver le bonheur domes-
Un instant après, les deux jeunes gens étaient dans tique dont il jouissait depuis déjà de longues années,
les bras d'un beau vieillard au sourire bienveillant et et la joie calme du foyer que l'amour et la maternité
à l'air satisfait. enveloppaient des charmes les plus précieux de ce
« Que je suis heureux de vous voir, dit-il, je monde.
n'osais déjà plus l'espérer. La duchesse de Praslin avait donné dix enfants à
Nous l'avions promis, mon père, dit le
— vous son mari, et sur dix, il en restait neuf.
m*vquis. Cette belle famille s'élevait dans l'hôtel de Praslin, '
— Oh! la jeunesse est si oublieuse, » près du duc et de la duchesse, et aucun nuage sé-
Le marquis sourit, la marquise se suspendit au rieux ne venait troubler la sérénité des rapports du
cou du vieillard et lui tendit son front. père et de la mère toujours pleins d'amour l'un pour
e.
Le maréchal va bien? demanda le duc. l'autre et l'esprit préoccupé de l'amitié qu'ils portaient
— Comme s'il avait vingt ans. à leurs enfants.
— Oh! oh! le maréchal. Mais cette situation, qui avait duré dix-sept àns,
Il
— voulait nous accompagner. devait cesser un jour, et l'orage commença à gronder
— Et il aurait bien fait; mais il est rare qu'il mette sourdement.
à exécution toutes les bonnes idées qui lui viennent. Le duc sortit davantage et appartint moins à son
Mais je crois qu'on vient de nous avertir
que le diner intérieur, la duchesse s'en plaignit, et les entretiens
est servi, voulez-vous que nous passions nous mettre entre les deux époux devinrent moins fréquents et
àtable? moins expansés.
Volontiers, dit le jeune marquis, car je Le duc appartenait par ses principes au monde
me sens
en appétit. moderne; sans être ni matérialiste ni athée, il se
Moi aussi, » dit la marquise. méfiait d'une éducation cléricale pour ses enfants, et
Le duc de Praslin offrit son bras à
sa bru, et ils veillait à ce qu'ils reçussent une instruction solide et
se dirigèrent vers la salle à manger. une éducation saine et forte, n'empruntant rien à
i
Le repas fut gai et bruyant. Le duc lui-même fut l'hypocrisie et à la perfidie du monde religieux.
oyeux comme un jeune homme. Le soir, il vint des Il tenait à ce qu'ils devinssent francs, sincères,
énergiques, qu'ils connussent les hommes tels qu'ils
sont, le monde tel qu'il est, et qu'ils fissent le bien LA RUPTURE
pour le seul amour du bien.
Il ne voulait ni prêtre, ni frère, ni religieux dans Ce fut unerupture. Il quitta la chambre de sa
son intérieur. femme et s enferma dans la sienne. Il évita de la
En fait de tribunal, il ne connaissait que celui de rencontrer dans le jour et ne lui prodigua plus ni
la justice et de la raison, et non celui de la pénitence ca-
resses ni paroles affables. Il vécut en dehors d'elle et
ou de deux hommes : l'un est assez orgueilleux pour sans elle. Sa vie fut arrangée de telle façon qu'elle
se tenir debout, et l'autre assez lâche pour se mettre n 'y compta plus et qu'elle en fut complétement
à genoux. écartée.
La duchesse de Praslin était bonne et d'un dévoue- La. duchesse, malgré
son caractère vif, emporté,
ment à toute épreuve. On verra tout à l'heure et
1
aigri et violent, était bonne, nous l'avons dit, et n'a-
dans la suite de ce récit quel était son caractère, vait pas cessé d'aimer
son mari.
mais personne n'avait le droit de suspecter son cœur Elle souffrit cruellement de cet éloignement et
qui était grand, généreux et ouvert à toutes les in- plaignit amèrement. se
fortunes. Le duc, devenu réservé, taquin, indifférent et
peut-
Chose affreuse à dire, c'est sa bonté qui la perdit. être froissé outre mesure intérieurement, fit
ne aucun
La sachant bonne et excessivement riche, toute jeune droit aux récriminations de la duchesse et s'éloigna
les prêtres 1 entourèrent. On fit cortége à sa jeunesse, de plus en plus.
à sa beauté, à son esprit et surtout à sa posi.tion et à La duchesse, prise alors d'une mortelle jalousie,
sa fortune. Elle était dans les bonnes grâces de la ^
s oublie jusqu 'à menacer et montra à nu son carac-
reine et de la famille royale, on pétitionna auprès d'elle tère violent, acrimonieux et dominateur.
pour les places et les riches offrandes; elle disposait Elle était la femme légitime, elle était la mère des
d'un grand crédit et d'une immense fortune, on ten- enfants, elle était la fille d'un maréchal de France et
dit la main pour les frais de l'église et tous les mal- la duchesse de Praslin, elle avait droit à des égards
heureux de la terre. et méritait qu'on l'entourât d'égards et de tendresse.
La duchesse donna. Elle réclama de la tendresse comme une chose
On la remercia en la caressant. On essaya d'acca- due, et pleine d'aigreur et d'emportement, elle
ne
parer les enfants. On fit renvoyer les gouvernantes parvint qu'à repousser complétement le duc, devenu
et les professeurs qui n'avaient rien de commun avec lui-même irrité, et résolu de fait à une séparation.
la société de Saint-Vincent de Paul. On critiqua le C'est alors qu'elle jugea qu'elle avait été trop loin,
système d'éducation adopté par le duc de Praslin. On et que son amour reprenant le dessus, les souvenirs
effraya la mère, d'un esprit faible et timoré, par la de bonheur de ses jeunes années parlant à son cœur
peinture de fils devenus hommes irréligieux et don- alarmé, elle écrivit au duc cette lettre que nous trans-
nant au monde le spectacle du scandale et de l'im- crivons et qui, pour n'être pas un modèle de style et
moralité. On fit si bien que l'épouse arriva à concevoir de bon sens, est au moins une page éloquente inspi-
la lutte avec son mari et" à blâmer celui que depuis rée par une véritable et légitime passion.
dix-sept ans elle s'était habituée à admirer et à ai- «
Ah ! pourquoi, mon bien-aimé, te refuser à épan-
mer; on fit si bien que la mère trembla pour ses en- cher ton âme dans la mienne? Tu retranches de
fants et rêva d'arracher la tutelle à leur père. notre vie tout le charme de l'affection. Crois-tu donc
Le duc de Pràslin, à son tour, se fâcha et devint ou plutôt veux-tu t'efforcer à croire que l'indépendance
plus froid avec la duchesse. c'est l'isolement.
La duchesse se piqua et devint aigre et emportée. Tu dis que je suis exigeante parce que je désire
Le duc lui fit de douces remontrances, elle lui ré- partager toutes tes peines; tu ne veux pas que je
pondit avec vivacité, condamnant sa façon de procéder, m'aperçoive lorsque tu en as ; mais tu veux donc pour
se plaignant durement de l'éducation touie moderne moi être un étranger, et pour cela ne faut-il pas que
et indépendante que recevaient leurs enfants, et em- tu me deviennes complétement indifférent? Que de
pruntant à son directeur les paroles amères et bles- temps pour arriver à cette indifférence pour la per-
santes que celui-ci ne lui avait versées dans l'oreille sonne que l'on aime le plus!
que pour qu'elle pût s'en servir avec son mari. Crois-tu donc que ce serait possible.... Ne suis-je
Le duc était de son côté d'un caractère peu facile pas la compagne de ta vie, la moitié de toi-même,
et peu commode, il s'indigna de telles paroles et celle qui doit consoler et partager tous tes chagrins
parla en maître. et tes plaisirs ? Si tu étais malade, de qui accepterais-
Le jour où les directeurs, les confesseurs, les frè- tu tous les soins? n'est-ce pas ma maia que tu vou-
res, les religieuses de toutes sortes et de toutes les drais pour te soigner ? Eh bien ! les chagrins sont les
congrégations ou confréries, ont leur entrée dans une maladies de l'âme, de l'esprit; pourquoi me rejeter?
maison, c'en est fait de la bonne harmonie entre la Qui peut les adoucir, si ce n'est celle que Dieu a
femme et le mari, le ménage est troublé à jamais. mise près de toi pour consoler, adoucir tes peines,
C'est ce qui arriva pour celui du duc de Praslin. partager ta vie entière? Ce n'est pas un cœur comme-
Le duc manqua peut-être de douceur, d'esprit de le tien qui ne comprend pas les jouissances, les be-
conciliation, il ne sut sans doute pas faire assez la soins d'un cœur aimé, où tout se confond et s'adou-
part d'un esprit faible entouré de conseillers perfides, cit. C'est la violence de mes manières qui t'a inspiré
mais il brisa avec sa femme et n'eut pas les premiers cette répugnance à t'épancher dans mon sein. Tu ne
torts. dirais jamais à un homme que sa femme ne doit pas
être la compagne, la moitié de son cœur, comme de nous la puissions citer ici tout entière, est sur ce ton
Tu comprends ce bonheur, tu en sens le d'une douceur infinie.
son corps.
besoin, mais tu as peur de mes manières soupçon- « La
vie est si courte, mon bien-aimé, et il y a
déjà si longtemps que nous sommes désunis, séparés!
neuses, dominantes.
Crois-moi, Théobald, quatre mois de douleur et Bientôt je n'oserai plus faire des avances sans cesse
«
de repentir m'ont bien corrigée ; c'est pour adoucir, repoussées comme mes caresses; il n'est pas dans
consoler, et non irriter, critiquer, que je réclame ta ton caractère de faire les premiers pas, l'habitude
confiance. Ah1 je te le jure, je ne chercherai plus sera prise; ta femme te craindra trop pour essayer
jamais à prendre de l'ascendant sur toi, je reconnais encore, et la vie se passera ainsi, et tu ne seras pas
trop bien la supériorité de ton caractère, de ta rai- heureux et ta femme mourra de douleur. Oh! reviens,
je plus que partager ta vie, pour l'em- reviens à elle »
!
son : ne veux
bellir et verser du baume sur toutes tes plaies. Tu Au reçu de cette lettre, le duc de Praslin fut atten-
dri et revint tout doucement près de sa femme.
as auitté ma chambre parce que tu crains que je ne
cherche à prendre de l'ascendant sur toi, mon ami : Retrouvèrent-ils alors tous les deux le bonheur
je te le jure au nom de mon amour, du tien, sur complet, on n'ose l'espérer; mais toujours est-il
tout ce qu'il y a de plus sacré et de plus cher pour qu'ils vécurent quelques semaines sans orage et sans
moi, je ne demande que ton amour, ta confiance, que l'horizon parût obscurci.
comme tu as la mienne; je me laisserai conduire en La duchesse avait-elle chassé son confesseur et
tout par toi; je ne te tourmenterai plus de ma jalou- tous les misérables qui épiaient la conduite du duc
sie; je ne m'arrogerai jamais le droit de reproche ni pour exciter sa jalousie et le porter à quelque coup
de conseil. Je me repens trop, je souffre trop de mes d'éclat?
fautes pour y retomber. Dans quel but, dira-t-on?... Dans celui de provo-
«
Nous sommes bien jeunes, Théobald, ne nous quer une séparation de corps et de biens. Le duc
condamne pas à l'isolement tous deux. Quoi! nous avait éparpillé une partie de sa fortune, la duchesse
avait la sienne intacte et elle avait de tout temps été
nous aimons, nous sommes purs tous deux, et nous
vivrions séparés l'un de l'autre de cœur et d'esprit. autrement considérable que celle du duc. La sépa-
Oh! ne laisse pas opprimer ton cœur par un peu ration de biens prononcée, elle devenait maîtresse
d'amour-propre, je te jure que je n'aspire qu'à ta de disposer de richesses immenses, et, cernée par un
tendresse, ton intimité et ta confiance; je serai la parti intéressé, elle le faisait naturellement en faveur
moitié aimante, mais passive de ta vie. de son entourage.
Mon bien-aimé, mon ami, oh! crois-moi; si tu Tout cela était assez bien raisonné; malheureuse-
«
savais avec quel bonheur j'ai entendu ton père, ce ment la duchesse ne songeait pas encore à cela, et
soir, te donner des éloges, s'étonner de tout ce que elle écrivait à ce mari contre lequel on ne cessait de
tu peux quand tu le veux; oh! j'étais heureuse et l'exciter et qu'elle quittait peut-être depuis quelques
fière ; mais moi je ne m'en étonnais pas, car il y a instants :
longtemps que je sais tout ce que tu vaux. Ta femme Mon ami, la confiance est le mariage des âmes,
«
est trop fière, trop heureuse de tes succès ; elle t'aime les épanchements en sont les caresses, et l'union et
trop, mon ami, pour ne pas mériter de partager tes le bonheur en sont les fruits, »
-
chagrins, toutes tes préoccupations. Théobald, je ne
vis que par toi, de toi : oh! fais que je vive pour toi. Mais toutes les protestations d'amour, les excla-
Plus mes offenses ont été grandes, plus il est digne mations passionnées, les essais de retour et de ten-
d'un cœur comme le tien de les pardonner. Oui, mon dresse devaient tomber devant la lutte livrée sourde-
amour, mon dévouement, mon repentir sont dignes ment au mari et le refroidissement accru de celui-ci
de ton pardon. Oh! ne brise p£S ce cœur qui ne re.s- pour la femme romanesque et faible qu'il sentait lui
pire que pour toi. Ami i ami ! toi qui m'as tant ai- échapper tous les jours.
mée, pardonne ; sois sûr que tu ne te repentiras pas Le duc reléguant d'une façon définitive la duchesse
de ta confiance, de ta bonté. Crois-tu donc que, lors- dans ses appartements, se fit une vie à part, libre,
que tu me confieras tes peines, la tête appuyée sur indépendante, mystérieuse.
mon cœur, tes mains dans les miennes, mes lèvres La duchesse devint alors plus violente, plus em-
sur ton front, tu ne les sentiras pas moins amères portée, plus aigre. Sa vertu fut plus âpre, sa fierté
que dans la solitude? lorsque j'adoucirai tes ennuis plus blessante. Froide avec ses enfants et arrogante
par des paroles d'amour et d'intérêt, crois-tu donc avec ses subordonnés, elle se jeta de nouveau dans
que tu ne seras pas plus heureux que maintenant? les bras des prêtres et aux genoux de ses con-
Oh! ne sacrifie pas ton bonheur et le mien à une fesseurs.
vaine crainte que mon caractère abusera de ta bonté ; Le duc prit alors un parti extrême et retira à la
non, non, je ne ferai que partager et adoucir doréna- mère la garde de ses enfants.
vant toutes tes sensations; seras-tu moins homme, Celle-ci se plaignit hautement, mais le duc ne se
si tu as une amie qui te console, qui partage avec laissa pas fléchir et confia ses enfants à une gouver-
toi tous les ennuis et les plaisirs de la vie, sans d'au- nante dans laquelle il mit toute sa confiance. Celle-ci
tre vœu que celui de ton affection? Tes moindres dé- ne fut pas assez forte pour résister aux suggestions
sirs seront des volontés pour moi; je serai la volonté, de la duchesse, et le duc la renvoya. 11 en prit une
le guide et la raison de notre union, et j'en serai la autre, elle ne plut pas à la duchesse, qui exigea son
consolation et la tendresse. » renvoi. Pendant plusieurs mois ce ne fut qu'une pro-
Toute la lettre, beaucoup trop longue pour que cession de gouvernantes trahissant le duc et renvoyées
par lui ou se roidissant contre la duchesse et ren- Je répondis à M. le duc qu'il m'était impossible
voyées par elle. d'agréer ces propositions, et que je n'entrerais pas.
Le duc, dans cette situation, comprit qu'il lui fal- Il fut alo-s convenu que nous mangerions avec les
lait être le maître absolu et agir souverainement. En parents, mais que les 'enfants resteraient sous ma
conséquence, il chercha la gouvernante à laquelle il tutelle et sous ma direction exclusive. L'ancienne
pût entièrement se confier et donner tout pouvoir en gouvernante que je remplaçais, et qui restait dans la
son lieu et place. maison, me créa des difficultés de toute nature, près
C'est alors qu'il crut l'avoir trouvée dans Mlle De- de madame la duchesse surtout, et c'est une de celles
luzy-Desportes. qui, depuis, a prétendu que j'éloignais les enfants
de leur mère... Quelque temps après, Mme de Pras-
lin voulut concourir aux lectures et à la direction des
LA NOUVELLE GOUVERNANTE études de ses enfants. Les résultats ne furent pas
heureux et M. le duc fut très-mécontent : madame
Cette demoiselle était née à Paris, en 1810, elle s'abstint à l'avenir. On nous établit alors à Praslin,
avait à cette époque trente ans et quelques mois. Elle où, à l'exception des repas, nous vécûmes compléte-
était jolie, distinguée et avait reçu une excellente édu- ment à part. Je n'ai jamais cherché, dans cette posi-
cation. Très-forte en peinture, elle eût fait une artiste tion extraordinaire, à éloigner les enfants de leur
de mérite, si la fortune lui avait permis de poursuivre mère, mais il existait entre M. le duc et madame la
ses études et de se livrer à sa vocation. Mais pauvre, duchesse des causes de dissension qu'il n'était pas en
sans autre ressource que celle que lui donnait son mon pouvoir de faire cesser. J'ai eu peut-être grand
travail, elle avait été dans l'obligation de mettre à tort d'accepter cette position, mais je n'ai jamais
profit ses connaissances et de se placer institutrice. cherché à blesser volontairement Mme de Praslin. Si
C'est dans cette condition qu'elle était entrée chez quelquefois je lui ai répondu avec vivacité, c'est, que
lady Hislop à Charlestown, en Angleterre, et qu'elle j'avais été blessée moi-même d'une façon cruelle. »
était restée sept ans dans cette famille. Se trouvant
alors à Paris sans emploi, Mme de Flahaut la. re- En effet, il fallut 'de la part de Mlle Deluzy une
commanda au duc de Praslin, qui alla la voir, la certaine puissance de volonté pour résister à l'oppo-
trouva de son goût, la présenta à sa femme et l'ac- sition violente que lui fit la duchesse. Un jour, elle
cueillit dans sa maison. prit à part le duc, et lui déclara qu'elle était à bout
Mlle Henriette Deluzy-Desportes était jolie, avons- de ses forces et qu'elle était décidée à se retii er.
nous dit, instruite et distinguée, elle était de plus « Persistez, lui dit le duc, luttez, souffrez, j'ai
ennemie, de toute éducation religieuse, elle avait de besoin que vous restiez auprès de mes enfants: d'a-
plus encore reçu des instructions formelles de la part bord ceux-ci vous ont pris en affection, et si vous
de M. le duc de Praslin, et était entrée dès les pre- m'abandonniez, je ne sais ce qu'ils deviendraient.
miers jours dans les plans de celui-ci, — c'était plus Au nom de mes enfants, de ces enfants que vous
qu'il n'en fallait pour être mal vue de la duchesse, qui m'avez assuré aimer, aidez-moi dans la lutte que je
dès la première semaine se déclara contre elle. livre à leur mère, et ne nous quittez pas. »
Mlle Deluzy-Desportes se montra respectueuse Mlle Deluzy se soumit et resta.
envers la duchesse, mais maintint les droits qu'elle La duchesse fit entendre protestations sur protesta-
tenait du duc. tions, elles ne furent pas écoutées, et Mlle Deluzy,
Ce fut aussitôt une lutte ouverte. soutenue par le duc, continua à diriger l'éducation des
On peut en juger par cette partie de l'interroga- enfants.
toire que Mlle Deluzy eut à soutenir quelques années Ici nous ne sommes pas juge, et nous ne jugeons
plus tard de la part du juge d'instruction. pas, nous racontons simplement.
ce
Depuis bien longtemps vous aviez de graves Plus tard les juges firent un crime à Mlle Deluzy
torts à vous reprocher envers madame la duchesse, de cette résistance.
lui dit le magistrat, vous n'aviez point pour elle les Ne vous efforciez-vous pas au moins, lui dit-
cc
égards et la déférence que vous auriez dû avoir, et il semble que c'était votre devoir, de
on, comme
vous avez cherché à aliéner d'elle l'affection de son rapprocher autant que possible, de cœur et d'esprit,
mari et celle de ses enfants. les filles de leur mère.
- Non, monsieur, jamais, jamais, répondit-elle;
quand je suis entrée dans la maison de M. le duc de
— Certes, répondit alors Mlle Deluzy, j'ai essayé
plusieurs fois de m'entendre avec Mme de Praslin
_

Pradm, les choses étaient déjà sur un pied très- sujet, mais elle n'a jamais voulu me faire part
sur ce
fâcheux. M. le duc voulait seul diriger l'éducation de de ses intentions. Elle m'a dit qu'elle n'approuvait
ses enfants, et c'est madame la duchesse qui me le pas la direction donnée par M. de Praslin aux études
dit elle-même. J'eus à cet égard une longue conver- et à l'éducation de ses enfants, mais qu'elle avait
sation avec elle, dans laquelle elle me dit que ce promis de lui en laisser entièrement la direction, et
serait à M. le duc seul que j'aurais à rendre compte. cela aussi longtemps qu'ils seraient en éducation. »
M. le duc m'en dit autant, et ils venaient d'avoir trois Comme on le voit, la situation était on ne peut
ou quatre gouvernantes successives avec lesquelles plus compliquée entre les deux époux, et Mlle Deluzy,
Mme de Praslin n'avait pas pu s'accorder. M. de sans peut-être qu'elle le désirât, se trouvait être en-
Praslin me dit que je mangerais seule avec les en- tre eux, un trait d'union fatal.
fants, que je vivrais seule avec eux dans une partie Elle était estimée par le mari, repoussée par l'é-
de l'hôtel, et qu'ils ne feraient que voir leur mère. haïe par l'entourage et adorée des enfants.
pouse,
Disons plug, elle était pour la maison un objet de ment, d'une réconciliation, et j'en avais beaucoup
scandale. dernièrement, j'étais continuellement dans l'alterna-
Le méritait-elle ? tive de joie et de crainte qui me poussait à des bou-
Personne n'a pu l'affirmer. Le procès ne l'a ja- tades d'emportement et d'aigreur; maintenant que
mais prouvé. On a eu des présomptions, des preuves le sacrifice est consommé, soyez tranquille ; devant
jamais. les enfants, les gens, la famille, le monde, jamais
La duchesse a accusé son mari et a cru elle-même personne ne pourra vous accuser d'avoir détruit mon
à l'accusation. Tout le monde y a cru avec elle et bonheur.
jusqu'au maréchal Sébastiani, tout le monde jus- Oh ! quand j'ai dit toi, ce n'est pas toi que mon
«
qu'aux domestiques du duc ; mais le duc s'est tou- cœur accuse ; mais me trouver seule, avec vous, mon
jours tu sur cette question, et Mlle Deluzy y a tou- ami, c'est au-dessus de mes forces ; j'ai besoin de
jours répondu en niant énergiquement. pleurer dans la solitude, de m'y recueillir, de m'y
« Non, disait-elle au juge d'instruction, M. de reposer pour prendre l'énergie nécessaire pour cacher
Praslin n'avait pour moi aucune tendresse, ni exalta- aux yeux de tous mon malheur ; mes illusions sont
tion de tendresse ; mais les enfants étaient malheu- encore trop près, mes habitudes d'épanchement avec
reux; ils souffraient dans leur santé, ils étaient ru- celui que j'aime trop récentes, pour que je puisse
doyés par leur mère. M prendre encore l'habitude d'une réserve froide et af-
On l'accuse d'exaltation, et on lui fait observer fectueuse vis-à-vis de vous, qui seule peut convenir
qu'une telle exaltation dans les sentiments qu'expri- dorénavant à nos positions. Maintenant, mon cœus
maient diverses lettres trouvées dans les papiers du débordera toujours : il faut que le temps calme le
duc, devait s'adresser à une autre affection que celle expressions de la douleur et lui donne la force de
qu'elle semblait manifester pour les enfants ; elle l'habitude. Alors, soyez-en-sûr, mon ami, au lieu de
répond : vous fuir, vous serez encore, comme toujours par le
« L'exaltation peut appartenir à tous les senti-
passé, la personne avec laquelle je préférerai de me
ments : ne le comprenez-vous pas? Et puis je ne trouver. Aujourd'hui, mon amour est encore trop
voudrais pas répondre qu'à force de voir M. de Pras- chaud dans mon cœur; c'est un deuil que ma vie
lin, si bon pour moi, si généreux, il ne se soit pas intérieure désormais. Les s'entiments qu'il me fait
mêlé à l'affection que j'éprouvais pour ses enfants éprouver seront toujours les mêmes, mais le temps
une tendresse, une vive tendresse pour leur père; en adoucira les formes.
mais jamais, jamais je n'ai porté dans cette maison «
Ne m'en voulez donc pas, mon ami, si je vous
le trouble et l'adultère; je ne l'aurais pas fait par fuis : je sens que je le dois, pour ne pas empoison-
respect pour les enfants : j'aurais cru souiller le front ner votre vie. Devant le monde, devant les tiens,
de mes filles, si je les avais embrassées après être oh ! je serais bien plus à mon aise : il me sera libre,
devenue coupable. Est-ce qu'on ne comprend pas et même convenable, d'être vis-à-vis de vous affec-
qu'on puisse aimer honnêtement ? Je sens que j'ai tueuse, empressée, causante ; ces moments-là seront
tort de me servir de ce mot mes filles, que je n'ai mes moments de consolation, de bonheur, de joie
employé que depuis que je leur écris. Je disais mes pure; oh ! donnez-m'en souvent, mon ami, j'en serai
enfants quelquefois en parlant à toute cette petite bien reconnaissante; je reprendrai des éclairs de
bande. gaieté par les illusions qu'ils me causeront.
Cette exaltation, ce sentiment de tendresse était Certes, après ce qui s'était passé dans la mati-
— «
donc partagé par M. de Praslin? née, la société d'hier au soir n'avait rien que de pé-
— Non, non, jamais, répond Mlle Deluzy, ja- nible pour moi. Eh bien ! vous l'avez vu, je paraissais
mais, puisqu'il faut dire le mot, M. de Praslin n'a heureuse, je l'étais presque; je me disais : Si nous
jamais été mon amant. » étions bien unis, il faudrait faire cela, dire cela, je
Cependant les lettres de la duchesse sont d'une le faisais, et cette illusion me faisait du bien. Seule
clarté évidente. La veille, elle a eu une altercation avec vous, je dois toujours être sur mes gardes, en
avec le duc, et elle lui écrit une lettre où on a peine présence de la triste réalité : nous sommes séparés,
à retrouver la femme violente et aiguë qu'elle était et, quoiqu'il y ait trois ans que nous vivions comme
souvent, mais où la femme de cœur apparaît tout si nous l'étions, il restait l'espérance : hier l'a tuée.
entière. « Pour être
vis-à-vis de vous, mon ami, comme je
* Ne vous étonnez pas, mon cher Théobald, de dois l'être dorénavant, il faut travailler à oublier le
ma crainte de me trouver seule avec vous. Nous passé, et surtout mes espérances. Le temps et l'ha-
sommes séparés pour toujours vous l'avez dit ; la bitude de l'isolement peuvent seuls m'apprendre
journée d'hier vivra dans mon cœur par un bien à détacher, dans ma pensée, Théobald de M. de
pénible souvenir. Hier soir, vous avez pu juger que Praslin, que le premier ne doit vivre que comme
j'en comprenais tout le sérieux, puisque devant les un mystère dans mon souvenir ou bien devant le
personnes qui sont le motif de cette séparation, ma monde, et que, seule avec vous, ou dans vos pensées
conduite a été telle qu'elle pouvait l'être si nous et dans vos habitudes, je ne suis plus qu'avec M. de
eussions été très-unis. Oui, je vous le jure, devant Praslin.
le monde, vous serez toujours content de moi ; les Ah ! croyez-moi, je voudrais être certaine que
«
efforts que j'ai faits hier bien naturellement après vous serez heureux au prix de tout ce que j'ai souffert
cette cruelle journée, vous en seront les meilleures et de ce que je vais souffrir maintenant sans avenir.
preuves. Venez sans crainte au Vaudreuil, restez beaucoup
«
Tant que j'ai conservé l'espoir d'un rapproche- chez vous avec vos enfants ; vous ne me trouverez
jamais sur votre chemin. Je cherchais depuis long- Que cette idée t'occupe quelquefois; je t'aime tou-
temps toutes les occasions de faire renaître mes es- jours.
pérances, je les fuirai; il m'en coûte trop pour les
perdre. «
-
SÉBASTlANI PRASLIN.
»
«Adieu! Oh! que ce mot renferme de douleurs,
CARACTÈRE DE FEMME
maintenant, que je ne prévoyais pas ! Adieu ! et
cependant tu m'aimais Adieu ! là-haut, nous nous
! Les années se passent, la femme
retrouverons ; ne refuse pas cette dernière prière, se désole et dés-
espère la situation reste la même
le seul rendez-vous que je te donnerai désormais. , ou plutôt empire
tous les jours.

La duchesse prend son album pour confident, et on traiter une personne qui t'aime d'une manière qui
trouva un jour ce qui suit tracé d'une plume trem- ne t'a jamais inspiré de doutes. Il faut de l'aversion
blante et à peine trempée dans l'encre : pour m'avoir ôté vis-à-vis de toi tous les droits d'une
femme, il fallait plus encore, il fallait du mépris,
«
Deux années se sont écoulées, mes espérances pour m'arracher mes enfants.
sont maintenant anéanties pour cette vie, et j'éprouve Mes enfants ! peux-tu croire que je les corrom-
«
le triste besoin que tu connaisses bien un cœur qui prais? Mais tu sais bien que mon cœur et ma vie
avait concentré en toi tous ses plus tendres senti- sont purs, et tu sais bien qu'il y a peu de mères, quel-
ments, qui reposait en toi avec tant de confiance ses que coupables qu'elles aient pu être, qui soient ca-
espérances de bonheur. Je sens que l'indifférence pables d'un tel crime. Crois-tu donc que je ne les
seule ne t'aurait pas conduit, ayant un bon cœur, à aime pas, grand Dieu ! mais tu crois donc que je
n'ai pas d'âme, que je suis pire que les bêtes de proie? Elle lui reproche de sprtir à pied ; ailleurs, elle
Mais tu dois bien savoir que je t'aime trop pour ne s'indigne de le voir prendre de petites voitures quand
pas aimer tes enfants, quand ça ne serait point par il n'a qu'à faire atteler. C'est une police continuelle
d'autres raisons. qu'elle exerce sur la conduite d'un homme, somme
«
Oui, j'ai été longtemps indolente incapable, toute arrivé à l'âge de la maturité, qui compte vingt
, neuf enfants.
mais j'étais toujours grosse. Et maintenant que je ans de mariage et est père de
sais, car tout me le prouve, que tu n'as plus aucune On nous dira que le nombre d'enfants ne fait rien
affection pour moi, tu me retires aussi mes enfants à la chose, qu'à quarante ans un homme est jeune,
pour les donner, sans restriction, tous, à une jeune et que vingt ans de mariage ne donnent pas le droit
personne légère, qui n'a pas d'idées religieuses et à un mari de négliger sa femme et de se récréer avec
que tu connais depuis huit mois. d'autres.
a
J'ai cru, autrefois, occuper la première place Sans doute, mais à cela nous répondrons que rien
dans ton cœur, mais j'ai vu que je me trompais et je ne prouve ici que le duc se récrée avec d'autres fem-
me suis résignée. Puis, j'ai appris que tu estimais mes; que s'il néglige la sienne c'est qu'il existe entre
bien au-dessus de mon affection l'indépendance, je eux des raisons qui amènent cette situation, et qu'un
me suis soumise après, je l'avoue, de cruelles luttes; homme enfin quel qu'il soit, qui se voit suspecté
puis la mort de ton bon, excellent père, m'a fait heure par heure, dans sa conduite journalière, est
comprendre que je iiè venais qu'en quatrième ligne porté par un fait naturel à se révolter contre cet es-
après lui. Je le pleure trop sincèrement, ce bon père, pèce d'espionnage et à se livrer à certains excès aux-
pour ne pas approuver ce sentiment. Oh1 combien je quels il n'eût peut-être pas songé, s'il se fût senti in-
serais heureuse, 6i je pouvais encore avoir l'illusion dépendant.
d'occuper cette quatrième place dans ton cœur. » Le duc d'ailleurs semble parfois comprendre la po-
sition de la duchesse ; car si on n'a pas sa défense,
A la date du 25 janvier 1842, elle écrit de nou- les lettres mêmes de la duchesse prouvent qu'il n'a
veau au duc et lui fait des reproches. Il avait été pas toujours tous les torts.
convenu entre eux que le soir avant de rentrer
dans ses appartements, il passerait chez la duchesse « Il est évident que Théobald me fait des avances
pour au moins, devant les domestiques, conserver les très-grandes pour lui, écrit-elle le soir du 1er mai
apparences d'une certaine intimité. Mais déjà il ou- 1842, sur son album, il m'a montré même de la vé-
blie la convention, il fuit sa femme et s'enferme chez ritable tendresse et un désir réel de changer notre
lui. manière de vivre. Mais veut-il vraiment, comme il
me le dit, adopter, si je m'y prête (ce sont ses ex-
«
Ahl mon cher Théobald! s'écrie...t-elle, sont-ce pressions), une vie tout à fait Íntimé; et me rendre
là tes promesses. Tu me disais : « Ne me demande ma position naturelle comme femme j3t comme mère?
rien et je te dirai tout, Il Voilà des années que j'i- Nous entendons-nous à cet égard? Comprend-il très-
gnore ta vie et tes relations, et que je ne te fais au- positivement que je ne puis être heureuse sans avoir
cune question, ni que je ne fais aucune démarche sa confiance illimitée, ni me contenter à moins de
pour savoir ce qui m'intéresse tant, et tu n'as jamais rentrer en possession de ma place de maîtresse de
été touché de ma confiance et de ma discrétion ; tu maison, et surtout de surveillance et de direction
ne m'as jamais daigné rassurer ni éclairer. de mes enfants? Admettra-t-il jamais cela? Osera-
a:Tu m'as dit: « Laisse-inoi gouverner seul les en- i-il jamais le Signifier à Mile D.? J'en doute; car elle
fants, et je t'entretiendrai de tout ce qui les concerne, lui mettra le marché à la main : « Optez entre elle
je te consulterai, et jâ ma tiendrai Vis-à-vis des gou- et moi; » elle l'emportera. »
vernantes dans l'attitude la plus convenable. »
«
Ah! combien tu es loin d'avoir tenu ces derniè- Le 12, elle écrit à son mari au sujet de Mlle De-
res promesses. luzy avec laquelle elle vient d'avoir une explication.
«
Tu viens de sortir à pied, à dix heure§ ; ehê2
quelle espèce de relation peux-tu aller à cette heure- Jë vois que eê n'est pas pour elle une condition
K
là à pied, encore crotté du retour de la chambre, et sine qua non de n'avoir affaire qu'à toi. Je vois
lorsqu'on n'a ni sa mère, ni ses sœurs, ni son père qu'elle resterait même si tout rentrait dans l'ordre;
à Paris ? Tu m'en veux de mon humeur inégale : cela m'a fait du bien. Je vois qu'elle n'a pas, comme
mais si tu te mettais à ma place, tu comprendrais je le craignais (et comme je lui ai avoué franche-
bien vite ce que c'est que cette vie remplie d'incerti- ment),. l'horrible pensée de m'enlever mes enfants
tudes, d'alternatives de bonheur et de doute, de soup- pour s'emparer entièrement d'eux. Elle m'a dit que
çons. Et qui donc n'en aurait pas, au milieu de tous tu lui avais dit et que tu répétais sans cesse aux en-
ces mystères qui entourent ta vie ? Mon bien cher fants que ma santé me mettait hors d'état de m'en
Théobald, ce n'est pas vivre, je t'assure. Faudra-t-il occuper. Oh! pourquoi ne m'as-tu pas dit toi-même
donc rester toujours dans cette ignorance complète
que tu avais pris ce prétexte, qui empêchait les en-
de tout ce qui te concerne ? fants de m'accuser et te donnait la possibilité d'un
»
retour? Que de larmes, que d'aigreurs, que de dou-
Certes la duchesse est une femme aimante et di- leurs que d'emportements tu m'aurais épargnés !
,
gne d'un meilleur sort que celui que semble lui Mais quelle profonde aversion il faut que tu aies
faire son mari, mais est-il possible aussi d'allier plus moi, pour continuer le genre de vie que
conçue pour
de jalousie à autant d'amour ? nous menons!... Je ne suis plus qu'une étrangère
dans la maison, près de toi, de mes enfants!... Oh! ver à ce degré d'aversion pour moi dont il connaissait
tu es dur pour moi, mon cher Théobald.... » 1
amour, si pur, si tendre, si dévoué. « Plus loin, elle
avoue que son caractère est difficile, qu'elle est folle!
Mais c'est ta faute, Théobald, s'écrie-t-elle. La vue
SITUATION TENDUE de ce perron par lequel je suis montée le jour de
mon
mariage, si pleine de joie, d'amour, d'espérances, si
Le 22 mai arrive et la situation est plus tendue en- confiante, tout à côté du château que j'ai habité
core que jamais. La duchesse écrit sur son album : lorsque tu m'aimais, que tu ne me quittais pas, tout
«Nous sommes brouillés sans retour, sans ressource. cela me rend folle.... Depuis que tu ne veux plus
Oh ! il est cruel pour moi Comment a-t-il pu arri-
! avoir d'enfants, tu te crois dégagé de tous sentiments

affectueux, de tous soins, de tous égards. Je n'étais nos vieux souvenirs, à revivre [dans nos [enfants,
donc qu'une machine? Mais moi, j'avais mis tout quitter ensemble pour un meilleur monde celui-ci.
mon cœur, toutes mes espérances, tout mon bon- Hélas! pourquoi n'es-tu pas plus religieux?... »
heur dans notre union : c'était l'histoire de ma vie....
Tant de souvenirs, tant de liens chéris, tant d'en- Et ici la duchesse qui vient de tracer des lignes si
fants! il me semblait que nous n'étions qu'un, que pures et si nobles se lance dans des divagations sans
nous devions vivre et penser à deux. Loin, comme nom et sans raison. La réponse de Mlle Deluzy au
les autres femmes, de redouter la vieillesse, je jouis- juge d'instruction qui lui reproche de jeter le blâme
sais d'avance du bonheur que nous aurions à nous sur la duchesse, ne paraît-elle pas exacte quand elle
être aimés depuis si longtemps, à causer ensemble de dit : « La conduite de Mme de Praslin à mon égard
à été, comme elle était avec tous ceux qu'elle côia- ctëUr en t'entourant de famille, il faut que moi, leur
naissait, et même qu'elle aimait le mieux, très-iné- pauvre mère, je sois repoussée par toi, insultée par
gale et souvent incompréhensible. J'ai eu beaucoup celle à qui tu donnes le prix de mon sang, les entrail-
à souffrir souvent dans mon amour-propre, dans tous les de mon cœur ! Oh ! mon agonie est cruelle !
mes sentiments; d'autres fois j'ai été traitée par elle Quelquefois il me semble que j'ai tant souffert que
avec intérêt et affection. je cesse de t'aimer. Je ne t'en veux pas, je te par-
donne ; je suis convaincue que ce n'est pas ta faute
ce
Soîivéh't après m'avoir reproché avec aigreur l'in- tout à fait, tu es faible ; mais j'ai tant souffert, je 111e
fluencé que j'exerçais dans la famille, elle me faisait suie fiée à toi si longtemps eh vain !
appeler pour m'engâger à servir de cette influence Pourquoi t'ai-je si longtemps regarde Gomme
son dessein ou les désirs qu'elle avait. Souvent, après un être trop supérieur ? Puisqu'il te fallait une do-
uue cruelle blessure, elle me faisait un riche cadeau, mination féminine, pourquoi n'ai-je pas essayé de
et même dans les derniers jours de mon séjour prendre au moins de l'influence sur toi? tu serais
chez elle, alors qu'elle avait refusé de se trouver avec aussi plus heureux, car la vie que tu mènes ne doit
moi même atf x -repas, qu'aux yeux de toute là maison pas être une jouissance sans quelques remords, en
j'étais chassée plutôt que renvoyée honorablement, songeant aux supplices qu'il me faut endurer.
Mme de Pràslin, m'ayant rencontrée par hasard; se «
Ne crois pas que je sois assez folle pour me fi-
montra tout à coup. bienveilla.nte, comme dans les gurer que des prières, des lettres, des scènes puis-
meilleurs jours, et bien plus, m'envoya des livres sent me rendre ton affection et ta confiance.'... Au
pour me distraire. » point où nous en sommes, je veux du moins pouvoir
En effet, tel semble être le caractère de cette fem- me dire, si la mort nous surprend : Il saura que mon
me. Jalouse, acariâtfëj elle est d&njs titi autre mo- Coeur et ma raison étaient autres qu'il ne les croyait.
ment d'une bienVeillâûeë extrême Eit d'une grande J'éprouve donc le besoin de tè faire ma profession
douceur. dè loi sur ma manière d'envisager la vie. Sans esti-
Dans une atitré de les lettre^ elle raconté des mëj l'affection d'uh mari pour sa femme est nulle ;
scènes tumultueuses ofi son mari à eti lé triste rôle, la confiance prouve cette estime èt le degré de la
et, en la lisant, il est impossible dë fié pas tltoÍrè à confiance est la mesure de l'affectidh. Le but de la
sa sincérité. Le duc de Praslin feér'ait entré chëfc elle vie d'une femme est d'être l'amie, la compagne, la
et aurait, dans sa eolère^ brisé Un vase de Saxe et Consolation dë son mari, d'élever ses enfants, de di-
enlevé de sa main un petit plateau rOSëëtdëux vases figer l'intérieur du ménage, de sont là les trois mis-
d'émail, deux cadeaufc qu'il lui avait faits oti des ternes sions de la femme Sur là terre. Quand elle
ne les
plus heureux. Un autre jour, pour la jaunir de l'avoir remplit pas, elle a manqué sa vie, elle est un être
poursuivi, peut-être fàùt-il lire : espiotttiéj il â brisé inutile et in^Spjfiëâiblê} comme l'homme qui n'a d'au-
toutes ses ombrelles. fîât-il donc Vrai, taon. Dieu
Cc
1 has occupations que 6tj boire, fumer jouer ou mon-
^
s'écrie-t-elle, qu'il ne m'aime plus du tout ? » ter à chëvâL »
Un moment arrive dépendant Oii l'idole perd dé
ses charmes. Lé beau jeune homme que nous avons C'est Une femme ficher titrée qui parle ainsi. Que
l
vu descendre de la calèche, il y à Vingt devant de petites bourgeoises Oublieuses du soin de leur in-
la grille de Vaux^lé-Pfôëlîii, n eXlf9tlJ pltïët térieur pourraient fftît'ë leur profit de tels conseils !
La duchesse le trouve vulgaÍre. Il «
ruelle triste La dUëhessë termine ainsi i « J'ai cru longtemps
influence s'exerce sur lui, s'écne-t-ëlle^ comme il est que tü iîie reviendrais | mais lorsque je t'ai vu, souf-
changé Lui qui était si sltiêèi'ij sans cesse je le
! frant,, illê bâii11irt moi Seules dë la chambre, lorsque
surprends faisant mille mensonges ; lui qui était mi j'ai vtt que tti nie fuyais dans la douleur, que tu m'en-
pur, il passe sa vie dans les sociétés les plus myi§t4« levals totls îtiês enfants pour les donner à une incon-
rieuses; ses manières si dignés sont devenues de nue léglfë) évapqféëj intrigante, alors j'ai enfin ou-
mauvais goût; son langage gracieux et qui sentait ëi vért les yeux j ai reconnu que dans ton cœur il n'y
5-

bien la bonne compagnie, ne donne que trop l'idée ftVftil pour tiUJl Qu'aversion tempérée quelquefois par
des personnes avec lesquelles il passe sa vie. Ses là pitié que tu ne saurais refuser à ma triste exis-
idées sont devenues futiles; il devient cassant, ironi- tence ! »
que, dédaigneux, irritable, ennuyé, violent, sans re-
gret de l'avoir été. Non-seulement il ne m'a jamais Pauvre femme elle est vraiment à plaindre et
!

témoigné un regret de tout ce qu'il m'a détruit par malheureuse. S'exagère-t-elle à plaisir sa souffrance
fureur, mais encore il trouve tout cela tout naturel, et les motifs de sa douleur? tout le fait supposer;
il en plaisante, il en ricane. Ah tu n'es plus toi, tu
! mais elle n'en souffre pas moins, et sa douleur n'en
h'ospiùs celui que j'aimais. QuOi! tu ës dominé à ce est pas moins respectable.
point d'oublier que tu as encore des devoirs vis-à-vis Ici, dit-elle vrai :
de moi! ttt ne songes pas que ces enfants que j'ài
passé les plus belles années de ma vie à mettre au * Oh ! non, tous n'aviez pas le droit; Theobald,
monde sans tin mot dë plainte (lorsque tant de fem- d'abandonner nies enfants à une écervelëe sans pu-
mes èit veulent à leurs maris pour deux ou trois deur, sans principes, sans tact; pouviez-voUs être
groésësSesJ, j'ai, moi actssÍ, des droits sur eux ; qu'en assez faible et aveugle ?
mé privant de ta tefldté§sc, tu devais àu moins par- «
Mlle D.... fègnë sans partage.... C'est une per-
tager laIétfi' avec moi. Après avoir éPuisé ma vie à sonne qui se croit lé droit de se mettre att-dessus de
renouveler ta race, à t'âs&urëï les jouissances du toutes les bienséances. lJIte-zâlle tout est vanité, goût
de domination et de plaisir; songe qu'une intimité votre épaule, 'qUë j'allais être Soumise à Vdtt's les trài-
fraterhellei je le crois...; est d'une liante ihcb!àveiidubb tëmënts les plus humiliants, à la vie là plus pénible,
à vos âges. Quel exemple à donner à des jeunes a siij^jbrter le spectacle des chbs'ë's lë's plus incohVë-
personnes que dé leur montrer qu'on croit tout iéitji naiitës, pour ne pàs hie sérVif du nibt propre, tirdyë'z-
pla, à vingt-huit ans, d'aller et de venir à toute lë bien, Théobilld, si je Idttë éh'cbrëj c'est parée que
heure, sans costume, dans la chambre d'un homme je suis fortëM'éht bonsciehbiëuéë, qu'il est dg riion
qui en à trente-sept; de le recevoir chez soi en robe dëVbir de ne pas renoncer pour obtenir une péix iit
de chambre, de se ménager des tètë-à-têtë pendant une tranquillité factices ; dâ irië pas donnëi- par mon
des soirées entières» de se commander des aiHëttblë- silence une apparence de fcohyentëihëht tacité à ûii
inënts* de demander des voyages, des parties de état de choses qui. regarde nies enfants, et que jë
plaisir, été. ! Elle a rompu avec- ses amies afin de désapprouve vivement, parce que je lë crois ferllie-
se donner un relief plus grand et d'accaparer da- niënt détestable, fâcheux pour le présent, perhicietii,
vantage ta société ; elle trouve toujours ihbyen de Se dangereux danâ l'avertir. Tu as beau fairë, beau nie
débarrasser des enfants. N'a-t elle pas eu le front détester, je suis leur mère à ces enfâiits 'que tu 'don-
de me dire : à Je regretté, madame, qU'il ne me lies aux premières venues: Je sais fort bien que tii ëiâ
* soit pas possible de servir dâ médiateur ëtltré vous lë mi1iti'u, tu peux tdtHSur moi hi&is il est une cîib^ë
;
a et M: de Prà&lin mais, datts votre intérêt, je datië laquelle les droits d'une femme sont presque
fc vous engage à
faire attention à votre ihatiièi'e d'être égaUx à ëëlix d'un mari, tu l'ôlibliéfe ëntiëi'etiiënt. Ne
avec moi. Je conçois qu'il vbtis soit pénible d'être sais-tu ddric pas que les lois, si je, les invbqtiais, dé-
séparée fie vos enfants; mâis, d'après la résolution cideraient en nia faveur ? Tut sais que je lie Íe fèfrâi
«
de M. le duc à cet égard, jù sens qu'il faut qu'il jamais, mais pouhÍûtH ëii abuser? Lorsque j'ai ëU la
t< ait des raisons gravés pour avoir pris un
semblâ- faiblesse, par un ëXcëfe d'amour pour ttH, dè tâ fâil'b
* ble parti. » Est-il possible que ta femme,
qui a nti immense saerificë ëh t'àbândbniiànt mes ehfahrs,
toujours été pure, qui n'a jamais aime que tes en- ihë figufànt, dans iiri coupable atÊHiglënÙHU, que bie
fants et toi surtout, soit contrainte à s'entendre aitisi sacrifiée, plus il était grand, me rendrait tbtl affec-
insultée par une gdnveinante que tu' connais à peine ! tion, entraînée par des promesses a cet égard, j'ai
Il faudrait donc que jéi partisse âpprbiiver ce qui commis, j'en conviens, une grande faute ; j'aurais dû
est blâmable pour obtenir qU'ëlle të permette d'être mourir avant d'y renoncer, ët j'ai fait ùh BM beau
mieux pour moi ; c'est bien alors que je serais mé- calcul; bâr ce èacfifibê, fait d¿iiis l'intérêt de mon.
prisable d'acheter tin plaisir, du bonheur même; par amour, t'a donné une mauvaise opinion dg mes prih-
une lâcheté. Je ne te dis pas, comme tu parais tbti- cipes ët de mon jUgém8nt, de mon ccëur, je lè cbii-
jours l'entendre, que Mlle D.... soit ta maîtresse çdis ; cependant je dois ajouter, pour itla justificciiioh,
dans toute la force de l'expression. Cette supposition que rtià tendresse Confondait tous nos droits en tin
te révolte, et tu rie vois pas qu'aux yëiix de tous, ses seul. Je lue croyais une pbrtithi de toi-mênie; il nie
relations familières avec toi, sdri empiré absolu datts semblait que tout devâit être commun entré nous, et
la maison et mon isolément sont établis comme si partagé et sUpporte à deux.
elle l'était ouvertement. Ne Sëns-tii donc pas ma «
Maintenant tu as établi tihe séparation, complète
douleur de voir mes enfants arrachés de leur mère, entre nous ; nous ne'sommes plus quë des étrâijgërs
pour être livrés complètement à une personne qui l'un pour l'autre. »
ne comprend pas que là bonne conduite et la vertu
ont des formes extérieures qui né doivent jamais Que de jolies choses dans tout cë fatras, que tie
ressembler à celles du vice? Comment ne pas me cris sincères, que de paroles édiueS au iniliëu de ces
désoler de les voir aux maini? d'Uhe personne qui redites et de ces plaintes éternelles quelquefois indi-
m'avoue son mépris par cë que j'ai dit pins haut, et gnes de celle qui les fait entendre. Mais voici une
qui établit son empire en me laissant haïr et tepous- lettre déjà plus simple et plus noble :
ser par mon mari ? »
«
Mon cher Théobald,
Si ceci est vrai, c'est affreux. Ce qui est suffisam-
ment triste déjà, c'est que là duchesse le crbit, mais «Je hë puis réellement plus avoir d'illusion; je
rien ne le prouve, et M. de Praslin* fût-il réelle- sens que rliit tête së perd. AU nom dâ tés ëilfâiit&,
ment l'amant de Mlle Deluzy, celle-ci est loiti sûre- âië pitié dë leur mère, iië ih'éjtcité pas malgré moi,
ment d'avoir sur lui l'influence qu'elle lui prêté. lorsque jè suis déjà au désespoir. Pourquoi, fei tu
Ici se place une longue lettre, lettre interminable, veux mé fuir, mettre tout lé itiOnde dans là corlfi-
trouvée sans date dans Un secrétaire à Vaux-le-Pràs- dëncë ? n'est-ce pas déjà aSSez pour moi d'être isolée,
lin. C'est une répétition constante, noUs n'en donne- abandonnée ? Grois-tu que ce febit là'du bonheur pbttr
rons que quelques extraits. une personne qui t'aime, lbrëcpie, après avoir passé
mes nuits di itiés mâtinéëS dans le chagrin, jë par-
a:
Lorsque jë suis arrivée ici, j'espérais avoir quel- viens à prendre sur mbi pour être calme ? ÊproUvës-
qtlas instants dë distraction et de trêve ; mais l'illu- tu un secret plaisir à parler, devant tout lë monde,
sion n'a pas duré ldhgtërnps; Le marchepied dt3 la sans cesse, dë projets qui doivent m'être d'autant
voiture n'était pas achevé dë baisser, que j'avais lu plus pénibles si je t'aime et si jë sens qu'ils sont une
dans votre air glacial; dédaigneux ét mécontent, dans punition ? PbUrc{uoi me désoler s'anS ceSâe par une
l'expression contrariée lies regardé de mes enfants, affectation continuelle de cachoteries pour dés riefis
dans les petits Jèiïi verts qui Apparaissaient derrière vis-à-vis dé moi ? Tu tUs, mon àliii3 'que in veux me
quitter longtemps pour m aimer encore davantage ba femme alors est un ange de pureté et de charité,
peut-être, pour perdre l'habitude des querelles; ne et lui le dernier des misérables. On ne sait. Si cou-
sens-tu donc pas que plus je souffrirai, plus malheu- pable que pût être Mme de Praslin, le crime que
reusement mon caractère s'aigrira? Je sens que la commettra le mari est si horrible et si épouvantable,
bonté me ramènerait, mais, je te jure, la douleur que l'accusation qui accable l'assassin n'a que des
me fait perdre la tête. Pourquoi chercher toujours louanges et des pleurs pour la victime.
les sujets les plus douloureux pour moi ? Théobald, C'est justice. Mais à vingt ans de distance,

réfléchis toi-même, mon ami ; trouverais-tu bien ai- alors que toutes les passions de ce temps se sont
mable, bien tendre un mari qui ne parlerait que éteintes, c'est au moraliste de chercher les raisons
d'abandon et qui affecterait des mystères de tout ? intimes, secrètes qui ont fait d'un homme instruit et
Que tu le fasses quand j'ai été aigre ou méchante, je bon un vulgaire assassin, et de se demander que, si
le conçois ; mais qu'avais-je fait ce matin, mon ami, coupable que paraisse M. de Praslin, et qu'il soit, il
pour choisir tous les sujets les plus pénibles? La n'est pas moyen, sinon de l'absoudre, sinon de l'ex-
plaie de mon cœur est au vif, mon ami. Si quelque- cuser, au moins de le comprendre.
fois je parviens, en vue de te ramener, à engourdir Le procès ayant été interrompu par la mort de
mes souffrances, pourquoi venir y verser toi-même l'assassin, aucun avocat n'a pris la parole dans cette
des irritants ? Mon ami, tu es si bon, tu me com- douloureuse affaire. Si au contraire il eût suivi son
prendras, j'en suis sûre,; une fois emportée, hélas ! cours, un défenseur se serait levé et aurait essayé de
je ne sais plus m'arrêter; par pitié, ne m'excite pas pallier le crime de son client. La défense n'a pas eu
à te déplaire.Tu es poussé à bout, dis-tu, mon ami; lieu, le criminel est apparu la main teinte de sang,
si, lorsque tu voudras me revenir après être calmée, et il s'est éteint accablé sous les sévérités de la jus-
dis-tu, par un long abandon, crois-tu que si tu me tice et couvert du mépris de l'opinion publique. Mais
trouvais habituée à cette indépendance, aigrie, dé- si cette défense eût eu lieu, deux faits se seraient
goûtée par cet abandon, me refusant, comme tu le passés. L'avocat de la partie civile aurait lu à l'au-
fais maintenant, à tout accommodement, crois-tu dience les lettres de Mme de Praslin, pour prouver son
que tu ne souffrirais pas cruellement ? amour, sa piété, 'ses souffrances et les torts épouvan-
« Il y a déjà maintenant, mon ami, des
barrièrestables de son mari; et l'avocat de M. de Praslin les
infranchissables entre nous ; à moins d'événements, aurait reprises pour montrer le peu de fixité dans les
maintenant, à moins d'une véritable maladie de l'un idées de la signataire, les aveux de son caractère dif-
de nous, il n'est plus possible sans ridicule, sans in- ficile, et les avances du mari signalées par la femme
convenance, sans une espèce d'aveu de réconciliation, elle-même.
et par conséquent de brouille à laquelle on attache- Elle est méchante, c'est elle qui le dit ; une fois
rait des idées fâcheuses, que, quelque droit que nous emportée, hélas ! elle ne sait plus s'arrêter, « Tu me
puissions en avoir, nous habitions la même chambre ; taquineras après tant que tu voudras. M. de Praslin
bientôt il en sera de même des lettres, une fois l'ha- ne serait-il que taquin? Il parle de se séparer pour
bitude perdue; il faut la continuer pour qu'on ait s'aimer après davantage. N'y a-t-il pas là l'aveu
l'air d'être en bonne intelligence, de même pour sor- d'une fatigue, d'une lassitude, bien facile à expliquer,
tir, etc. Je fais ta part belle, tu le vois ; je ne te de- et l'espoir de se retrouver un jour comme on était
mande plus que de ne pas toucher certains projets autrefois? Est-ce là le mari qui a des maîtresses, et un
d'abandon, et d'éviter les affectations de cachoterie ; matin tuera sa femme ? Cependant ce dernier fait
si nous redevenons bons amis, tu me taquineras tant n'est que trop vrai. Le monstre existe véritablement,
que tu voudras; d'ici là, non, je t'en prie.... » mais ne lui refusons pas au moins de parti pris les
circonstances atténuantes.
Plongeons -nous de nouveau dans les ténèbres de
ÉTERNELLE LUTTE
ce drame.
Mme de Praslin cette fois ne prie plus, elle ne
Sans contredit, M. de Praslin a de grands torts pleure plus. Ce ne sont plus des sanglots qu'elle fait
envers sa femme. Celle-ci l'a-t-elle poussé là par entendre, mais des protestations viriles. Si elle dit
les exagérations et l'aigreur de son caractère, par sa vrai, elle a mille fois raison. Si Mlle Deluzy est à
violence et sa jalousie, par le fait de son entourage, la fois la gouvernante de ses enfants et la maîtresse
par sa piété sans charité et les dépenses insensées de son mari, ce dernier est un misérable, et elle la
qu'il la voit faire pour tout un monde de saints qui femme outragée et la mère indignée ne saurait trop le
tous les jours envahissent sa maison? Est-ce à bout flétrir. Mais tout cela est-il vrai ? Le public a les
de prières et d'arguments qu'il en est arrivé à s'é- pièces du procès dans les mains, c'est à lui à juger.
loigner d'elle? Mme de Praslin est-elle un esprit som- « Vous avez un talent rare et précieux pour empoi-
bre, prompte à s'exagérer les moindres actes et à sonner tout, écrit-elle au duc. Tant que votre con-
crier : au feu, pour une allumette qui brûle? Est-ce duite n'a influé que sur le malheur de ma vie, j'ai
une nature fantasque aimant à se créer un monde de dû me taire, je l'ai fait. Si vous prétendez avec vos
douleurs et attisant à plaisir les flammes qui l'envelop- demi-mots entrecoupés, vos menaces, faire entendre
pent? M. de Praslin est-il seulement un être indifférent que je n'approuve pas publiquement que, dans la
ou mécontent, refroidi ou insouciant, que l'emporte- maison, tout soit sous la conduite d'une personne que
ment et les tracasseries de sa femme feront un jour je méprise et qui ne mérite pas plus votre confiance
un monstre ? que la mienne, vous avez raison, car je trouve que
Au contraire, est-ce lui qui mérite tous les blâmes. c'est un scandale ignominieux que la présence d'une
femme près de jeunes personnes et qui s'affiche pas à sa réputation et qui ne se respecte pas elle-
comme elle le fait. Je sais très-bien que vous avez même. Si, par vos menaces, vous entendez me par-
d'autres liaisons, que ce n'est pas elle qui occupe ler d'une séparation, vous devez vous rappeler que
votre vie, mais elle en a l'attitude ; c'est là ce que vous n'avez pas l'initiative ; vous m'avez traitée de-
j'ai le droit de réprouver. Je n'ai aucune prétention puis des années sans estime, sans égards. Vous êtes
de m'immiscer dans votre conduite et vos affections libre, mais vous élevez mes enfants dans l'éloigne-
particulières ; mais, ni les menaces, ni les mauvais ment, le mépris de leur mère. Vous les abandonnez
traitements ne m'empêcherontde vous répéter, comme à une femme qui vous cajole et dont les principes
j'en ai le droit, que vous vous trompez en mettant sont corrompus. Je vous trouve un peu singulier, je
nos enfants dans les mains d'une femme qui ne tient l'avoue, de vous exaspérer lorsqu'une fois par hasard

mauvaise conduite de laquelle je la


de cette odieuse vie que je la personne, à la
je cherche à me sauver le même toit que moi. Vous êtes dans
mène. Vous cherchez à mon voyage de grands pré- dois, reste sous
enfants, aveuglement complet sur mon compte; pour
textes ; tant que j'ai eu un mari, des une un certainement libre de
songeais à 'éloi- votre propre compte, vous êtes
maison, j'étais heureuse et ne pas m mais l'êtes de
enlevé, j avoue faire ce qui vous convient, vous ne pas
Maintenant que vous m'avez tout je
gner. enfer; sachez- faire élever mes filles par une personne que mé-
je à de cet car, Depuis
que songe me sauver les chagrins prise, comme sa honteuse conduite le mérite.
le bien, il n'y a pas d'expression pour explication de vous, j ai
longtemps, je sollicite une
que j'endure. » monsieur,, , après fait tout ce que j'ai pu pour l'obtenir, vous me la
étonné, . qu
« Vous ne serez pas refusez ; je vous demande donc, pour éviter de plus
Tiareille insulte, ie ne consente jamais à ce que T-4 PRASLIN
nnp. Aft
grands scandales, l'autorisation de faire un voyage. Certes, ce n'est pas là votre but; car vous devez
«
Durant ce temps, vous réfléchirez au parti que vous sentir qu'il serait un jour aussi pernicieux pour les
jugerez convenable de prendre. Je ne resterai certai- enfants qu'il est douloureux pour la mère de détruire
nement pas à Paris; j'irai de suite en basse Nor- les liens les plus sacrés, De picoteries en picoteries,
mandie ; on dira que j'ai besoin de bains de mer, ce on arrive à faire des choses qui sont en commençant
que vous voudrez; mais, sous aucun. prétexte, je bien loin de la pensée. Si, au lieu de s'exciter sur
ne resterai ici dans une semblable position, ni dans les défauts qu'on se reconnaît mutuellement, on les
le monde. Un jour viendra, Théobald, où vous ren- ménageait réciproquement, je crois que chacun en
trerez en vous-même, et vous sentirez combien vous ce monde ferait, un bon marché. Il ne s'agit que d'être
avez. été injuste et cruel envers la mère de vos en- bon cocher et de faire le tour des tas de pierres, au
fants, pour complaire à une écervelée qui ne respecte lieu de passer dessus; pour ma part, je confesse que
rien. Voici les papiers que vous m'aviez confiés ; j'accroche souvent.
j'ai la note explicative de ce qu'ils contiennent, je «
J'avais, depuis longtemps, formé le projet de
vais la copier au net pour vous l'envoyer. Je partirai, vous écrire pour tout renouveler avec l'année ; c'est
si vous lu jugez convenable, après demain ; voyez si donc avec un double plaisir que j'ai reçu voire char-
vous pouvez me prêter une voiturè. Vous m'avez trai- mant ouvrage ce soir, puisqu'il m'a donné la preuve
tée comme une coupable, je ne le méritais pas. Que que vous étiez aussi disposée à mettre fin à un état
Dieu vous pardonne !... » de choses qui, j'en ai la conviction, Iie peut être que
-
Mais après ce langage fort énergique et sans doute fâcheux pour les enfants, vous mettre vous-même
justifié, la duchesse retombe dans la divagation. Huit dans une position souvent fausse et désagréable, et,
autres pages succèdent à celle-ci. La femme pleure, moi, me placer dans une position bien cruelle pour
l'épouse supplie, la mère se désespère. C'est d'ailleurs moi, qui vis si isolée depuis quelque temps de mes
une répétition absolue de ses autres lettres, les mêmes affections les plus chères, au milieu desquelles j'étais
plaintes, les mêmes reproches. ferrons ce drame si heureuse J'envisageais avec tant d'ardeur le
!

pour mieux le saisir. moment où mes filles seraient grandes, et, je l'a-
Le voici qui se présente sous un autre aspect. voue, je souffre bien de les voir ce qu'elles sont pour
Deux lettres nouvelles viennent se placer au milieu moi.
de celles que la duchesse écrit à son mari ou que i Mais en voici bien long pour dire qu'il faut que
dans ses soirs dè misanthropie elle trace sur son nous tâchions de perdre un faux pli pour en prendre
album, confident dè sa douleur muette et de ses un autre, et vous prier de recevoir et de porter ce
espoirs déçus. gage d'tine nouvelle alliance à laquelle j'espère que
Ces lettres jurent par le style et la pensée avec vous consentirez.
toutes celles que nous connaissons. c:
SÉBASTtANI-PRASLIN.
»

Paris, 1er janvier 1846. Mlle Deluzy est à Turin auprès de la fille aînée
de la duchesse, mariée dans cette ville à un riche
A MADEMOISELLE DELUZY. Piémontais ; elle a écrit à Mme de Praslin, et celle-ci
Mademoiselle, lui répond.
« Praslin;, 25 août 1846.
« S'il est défendu dé Éè coucher sans s'être récon- « Je ne veux pas différér
Un moment, mademoi-
cilié avec son prochain, il me semble qu'une nouvelle selle, à vous remercier de votre aimable lettre, qui
année doit, à plus force raison, mettre fin à tous les m'a fait un vif plaisir, et que loin de trouver trop
dissentiments^ ët faire oublier tous les griefs. C'est longue, j'aurais voulu plus du double. Je l'ai eue ce
donc de bon cœur que je vous tends la main, made- soir;, et, en vérité, je ne vous cacherai pas qu'il était
moiselle, et vous demande d'oublier, pour bien vivre temps que les lettres m'àrrivàséentj car ma tête et
désormais ensemble, tous les moments pénibles que mon eœur s'en allaient grand train à la suite de ce
j'ai pu vous occasionner, et vous promets aussi de long .silencs.
passer uns. éponge sur les motifs qui, en me blessant, 11:
Il parait que tout îê monde s'en apercevait; car
m'y avaient excitée. figurez-vous que c'est le facteur qui à sept heures du
« Chacun a ses torts en ce monde, et je suis bien soir, spontanément et de sa propre inspiration, m'a
tentée de croire que c'est trop heureux : cela doit apporté votre lettre et celle de Berthe. Louis faisait
rendre plus indulgent mutuellement et faciliter les une course dans Melun, qui l'avait attardé pour pas-
réconciliations. Je suis bien convaincue de votre ser à la poste; on a cru que je n'enverrais plus au-
attachement sincère et tendre pour mes enfants, et, jourd'hui, et notre pauvre piéton se trouvant au bu-
croyez-moi, personne n'est disposée plus que moi à
la reconnaissance et à l'affection pour les personnes reau et apercevant le timbre de Torino, oubliant sa
fatigue de la journée au lieu de se reposer, a pris ses
qui se consacrent à eux, si je ne suis pas blessée jambes à son cou, et, toujours courant, a apporté en
au
cœur par la pensée qu'on les détache de moi ; vous triomphe les lettres à Praslin.
le savez comme moi, c'est l'habitude qui attache, d'avoir des amis par-
et « Vous voyez qu'il est bon
surtout les enfants; en ne voyant pas leur mère, elle tout, et cela vous donne.aussi la mesure de l'anxiété
perd sa place dans leur cœur, comme dans leur vie où l'on me voyait. Enfin, ail is well lhat ends well.
;
ils finissent par douter de son affection, bien heureux
« Pauvre Louise aura reçu une lettre bien maus-
si plus tard leur estime et leur confiance n'en sade de moi par l'entremise de Mme Garnesion; j'es-
sont
pas ébranlées, père qu'elle m'excusera.
«
Ce matin nous avons entendu la messe à la cha- mari, plus d'enfants, je vois ma place prise près d'eux,
pelle pour la Saint-Louis. Mes petites sont charmantes et je pourrais plaisanter et rire! Mais j'ai uue âme,
pour moi et, depuis huit heures et demie jusqu'à et cette âme, froissée dans ses affections, souffre
neuf heures et demie, nous ne nous quittons pas. Le cruellement. Qu'est-ce que l'indépendance, le luxe,
soir, je leur lis des pièces de Molière qui les ravis- la fortune, toutes ces vaines choses? Ce qu'il
me faut,
sent. L'intelligence de Marie se développe beaucoup. c'est mon mari, mes enfants, leur présence, leur affec-
« Je
suis heureuse, comme vous pouvez vous l'i- tion; que me fait le reste? J'aimais la toilette quand
maginer, du bonheur d'Isabelle, mais je suis bien je sortais avec toi, le spectacle avec toi! Le monde
me
étonnée que vous ne trouviez pas de changement dans plaisait aussi; j'aimais les curiosités et les belles
ses manières; il y en a cependant un bien remarqua- choses quand nous vivions ensemble à la maison;
ble dans ses lettres, à la fois si soignées maintenant mais tout cela loin de toi m'est indifférent et
me
et si expansives. pèse. Dans mon isolement tout m'est souffrance.
« Je vous
remercie mille fois des détails que vous « Si tu savais ce que j'éprouve quand je vois des
me donnez. Je compte bien sur votre obligeance pour femmes avec leurs maris, quand elles me parlent de
continuer à me donner quelques directions et rensei- leur intérieur!
gnements. « Tu me dis de former dehors des amitiés ; et de
« Mes petites se faisaient une fête de la distribu- quel droit, moi, repoussée comme indigne, loin de
b tion des prix chez les soeurs, et moi. de les y con- mon mari et de mes enfants, irais-je demander l'a-
duire, mais il faut y renoncer. Le curé de Crisenoy mitié de personnes qui vivent au milieu d'un cercle
me l'a fort conseillé; il y a une espèce d'épidémie à de devoirs et d'affections naturelles? Elles me di-
Maincy, et la mortalité sur les enfants et les vieillards raient : « Que venez-vous chercher quand vous avez
est très-considérable, tandis qu'à Moisenay c'est sur un mari et neuf enfants? » Quand on me parle de toi
les femmes qu'elle sévit. et d'eux, je souffre comme l'aveugle à qui on aurait
a:
Nous vivons complétement enfermés à Praslin, crevé les yeux et auquel on viendrait parler de la lu-
mais non reniermés, je vous assure. Quand il fait mière et des beautés de la nature.
beau, le moins que nous passons dans le parc, c'est cc
Cher et bon Théobald, ne me maudis pas quand
quatre heures. Nous faisons très-bon ménage dans je serai morte, car je vous aimais bien tous, mes
notre solitude, mes chères petites et moi. pauvres cher s bien-airrés. Hélas! si tu avais eu plus
oc
Voici une lettre dont je suis honteuse et que de principes religieux j'aurais été moins jalouse;
certainement je ne relirai pas, car je n'aurai ni le faudra-t-il donc que je meure pour que tu me par-
courage de l'envoyer, ni de la recommencer à l'heure donnes. »
qu'il est, et demain à l'arrivée des Breteuil, après- A la date du 15 janvier la duchesse change com-
demain avec celle des Praslin, je n'aurai pas une plètement de langage. Ce n'est plus la femme qui
minute pour vous remercier et vous prier de conti- pleure et se désespère, c'est la iemme qui ordonne.
nuer d'être assez bonne pour m'écrire bien des dé-
tails, et soyez sûre que ce que vous trouverez trop ne Mon cher Théobald,
«
sera pas assez pour moi.
« Le conseil général est le 14. Je pense bien que
J'ai attendu jusqu'à ce moment le résultat des
M.dePraslin le brûlera. Asa place je n'y manquerais
«
promesses que vous m'aviez renouvelées, à mon re-
pas. Vous dites que Louise et Berthe parlent de moi tour d'Italie, de changer l'organisation de notre in-
souvent avec Isabelle : c'est peut-être pour me faire térieur; vous semblez l'avoir oublié, et je me vois
plaisir que vous me l'écrivez; en tout cas vous avez obligée de vous dire que je ne pense pas devoir re-
parfaitement réussi, car j'en ai pleuré de joie. tourner à Praslin sans y rentrer pour y exercer mes
<c
Encore une fois, ma chère demoiselle, merci du droits, et remplir mes devoirs de mère et de maî-
fond du cœur de votre lettre, qui, j'espère bien, ne tresse de maison dans toute leur étendue. Le régime
sera pas la dernière. des gouvernantes nous a toujours fort mal réussi; il
CIC
SÉBASTIANI-PRASLIN. » est temps, dans l'intérêt de nos enfants et de la di-
gnité de notre intérieur, d'y renoncer.
Et pendant que Mme de Praslin écrit cette lettre « Tant que mes filles ne seront pas mariées, j'ha-
noble et simple à Mlle Deluzy, elle continue à je- biterai partout au milieu d'elles, j'assisterai à toutes
ter sur son album les produits de son imagination leurs occupations, je les accompagnerai partout. Tous
attristée et malade. mes plans sont faits, et quand vous y aurez réfléchi,
Le cœur et le corps sont brisés. La douleur est si vous trouverez certainement autant de motifs de con-
grande qu'elle se fait résignée. Mme de Praslin, l'é- fiance dans l'éducation de nos filles, dans les soins
pouse chrétienne, attend et désire presque la mort, d'une mère que dans ceux d'une gouvernante. Des
mais elle ne trouve plus seule avec elle-même les maîtres suppléeront, aussi facilement à Praslin qu'à
violences et les récriminations qu'elle s'est si souvent Paris, aux leçons d'une gouvernante qui, d'ailleurs,
reprochées. a toujours eu recours à leur aide. J'ai tout prévu,
« La mort vient à pas lents, mais elle arrive; si tu tout s'arrangera facilement.
savais combien je suis brisée de douleur! Tu ne le Mon père, je le sais, a fait offrir à Mlle D....
«
crois pas, j'en suis certaine : serais-tu aussi dur si tu une pension honorable et viagère. En se rendant
savais combien je suis profondément malheureuse? avec ce moyen en Angleterre, ses talents et des pro-
Tu m'en veux d'être soupçonneuse, de ne pas me mon- tections lui procureront une position convenable plus
trer gaie et de belle humeur. Quoi? je n'ai plus de facilement qu'à Paris.
Il
Vous vous inquiéteriez à tort du chagrin qu'é-
prouveront nos filles ; il sera beaucoup plus court et
beaucoup moins profond que vous vous le figurez : L'AVENIR SOMBRE
j'ai des raisons certaines de n'en pas douter. Depuis
longtemps vous vous êtes exprimé sur le compte de Nous avons les mots de l'énigme lorsque Mme de
Mlle D.... de manière à ne pas laisser douter que Praslin écrivait à Mlle Deluzy, elle remplissait sa
vous aviez les yeux ouverts sur une grande partie, au tâche. Soit, c'était aussi trop de vertu et trop de ver-
moins, de ses graves inconvénients. Ce qui peut as- satilité dans l'esprit. Mais voici qui est net, carré,
surer le mieux d'une manière honorable sa retraite, explicite. Sans prendre, on le voit, l'avis du duc,
c'est une pension de mon père, garantie par moi, et elle congédie la gouvernante. Pourquoi donc a-t-elle
son voyage en Angleterre qui expliquera d'une ma- attendu si longtemps puisqu'elle a tant de pouvoir?
nière favorable son brusque départ. Au lieu de se laisser aller à. une telle prodigalité de
« Par délicatesse, j'ai
d'abord cherché un appui dans larmes, de reproches, de plaintes, pourquoi n'a-t-elle
votre famille pour vous ouvrir les yeux; après en pas fait acte d'autorité plus tôt ? Le duc ici n'est con-
avoir attendu en vain, des années, le résultat, je sulté que pour la forme, mais de parti pris, l'acte est
dois enfin me soumettre au désir bien légitime de résolu. On a déjà agi en dessous avec Mlle Deluzy.
mon père de vous parler au nom des véritables inté- Le maréchal Sébastiani lui a fait offrir une pen-
rêts de nos enfants. Lorsque vous, mon appui natu- sion viagère. On l'envoie en Angleterre. On met la
rel, m'avez fait défaut, je dois me laisser guider par mer entre elle et le duc. Tout cela est arrangé d'a-
mon père. Je ne doute pas que, les premiers ennuis vance.
passés, vous ne vous applaudissiez d'une crise qui ra-
« Vous auriez tort de vous inquiéter de nos filles,
mènera l'ordre naturel dans notre maison. dit la duchesse, qui prévoit l'objection, le chagrin
« S'il entre dans vos arrangements que Mlle D.... sera beaucoup plus court que vous vous le figurez.
retourne à Praslin pour y chercher ses effets, j'at- Ce qui veut dire: Mademoiselle est peu aimée par
tendrai pour y aller qu'elle en soit revenue. Si on elles, ou vous connaissez peu nos filles, elles n'ont
doit seulement les lui envoyer à Paris, je partirai dès
pas le cœur que vous leur supposiez. »
que vous voudrez pour Praslin. Après tous les bruits Cette lettre est significative, elle est à la fois
qui ont couru, je lui ai montré assez de bienveil-
un congé pour la gouvernante et une protestation
lance pour la réhabiliter, comme vous me l'avez in- contre le mari. Ce mari, il a laissé déjà bien re-
diqué, autant qu'il dépendait de moi, pour la faire connaître que la présence de Mlle Deluzy à l'hôtel
sortir honorablement. aurait certains inconvénients. Cela ne suffit pas, il
« J'ai rempli ma tâche;
l'intérêt de mes enfants, faut qu'elle parte, la duchesse l'exige et ne prend
celui de leur établissement ne me permettent pas de conseil que de son père. C'est écrit, le mari dispa-
prolonger plus longtemps, par résignation, un état raît. L'oncle de Coigny est appelé aussi à donner son
de choses fâcheux pour tous. avis. Les oracles ont parlé, M. de Praslin doit subir
« Que la crainte des récriminations sur ces mo- l'affront sans mot dire. Sans mot dire, car la du-
ments pénibles ne vous préoccupe pas. Il entrera chesse écrit : a: Ce n'est pas sans de mûres réflexions,
dans mes vues autant que dans les vôtres de n'y pas ni sans l'assurance que je suivrais l'avis de mon père,
revenir. Mon silence sur des antécédents presque que je me suis décidée à prendre une résolution aussi
analogues vous en est un sûr garant. La première sérieuse. »
condition de la vie de famille, c'est la paix, la bonne Le duc de Praslin fit-il quelque opposition, resista-
entente ; c'est mon but, et il s'obtiendra facilement t-il ou demanda-t-il seulement du temps et chercha-
lorsqu'on ne cherchera pas à éloigner les enfants de t-il à temporiser ? Nous ne savons; mais toujours
leur mère et à régner par la division. est-il que Mlle Deluzy ne quitta pas aussitôt la
«
Ce n'est pas sans de mûres réflexions, ni sans maison. La duchesse alors s'emporta et menaça son
l'assurance que je suivrais l'avis de mon père, que mari d'un scandale.
je me suis décidée à prendre une résolution aussi sé- Vraiment, quand on relit les deux lettres qu'elle
rieuse. Ce serait avec l'assentiment, j'en suis cer- adressait à cette jeune femme à l'occasion du 1er jan-
taine, de mon oncle de Coigny, qui est pour moi le vier, et à Turin, on s'étonne que la situation fût si
représentant de ma mère, si je n'avais pas évité jus- critique et si pressante.
qu'à présent de l'entretenir de si tristes détails. Elle l'était néanmoins, car en quelques jours le
« Mes vues sont que tout s'arrange entre mon feu fut aux poudres et la maison devint un enfer.
père, vous et moi, sans y faire intervenir d'autres Le maréchal fut appelé à intervenir. Il s'ensuivit
conseillers.
une altercation très-vive entre le beau-père et le
« Vous m'avez souvent exprimé, mon cher Théo- gendre, et tous deux se séparèrent furieux l'un contre
bald, le desir de voir les choses prendre une autre l'autre.
face, parce que vous sentiez bien les inconvénients Des lettres furent échangées entre le duc et le ma-
de notre intérieur ; mais vous reculiez toujours. réchal et on cessa de se voir.
Maintenant, je compte sur votre concours, comme Mais Mlle Deluzy ne partait toujours pas.
dans tout ce qui touche au bonheur de vos enfants. Alors la duchesse rappela son père, convoqua un
« Fanny SÉBASTIANI-PRASLIN. » véritable conseil de famille, mit tout en œuvre pour
imposer sa volonté à son mari ; et voyant que celui-ci
ne s'exécutait pas aussi vite qu'elle le voulait, elle
parla, elle qui avait écrit, on s'en souvient, que ja-
mais elle n'arriverait,à cette extrémité, elle parla La duchesse est souriante, le duc pâle et sombre.
d'un procès en séparation. Elle semble implorer un remerciaient.
On a dit que le duc ayant dépensé, gaspillé plu- Ce qu'elle ne dit pas, ne prononce pas, ses
tôt une partie de sa fortune personnelle, redoutait yeux
le crient :
beaucoup l'issue de ce procès.
« Je vous ai délivré !
Il est certain que la fortune du duc était très-
amoindrie, et qu'il ne pouvait que perdre dans un - Par cet acte, vous avez gâté toute ma vie,» ré-
pond le duc.
procès avec la duchesse qui avait toujours été plus La duchesse est atterrée.
riche que lui ; mais ce qu'il redoutait le plus alors, « Vous aimiez donc cette femme? lui dit-elle.
c'était le bruit qu'il ne manquerait pas de faire.
— Il ne s'agit pas si je l'aimais, ni à quel point
Cette idée le tourmenta et paralysa sa volonté. je pouvais l'aimer, il s'agit que vous avez fait acte
Il ne donna pas congé à Mile Deluzy, mais laissa d'autorité contre moi, que vous m'avez couvert de
la duchesse et son père agir à leur guise. mépris et de ridicule, que vous m'avez mis dans une
Ils menèrent l'affaire bon train. Un matin, Mlle De. situation telle que vous m'avez forcé à céder devant
luzy reçoit un message de la duchesse qui lui si- vous et devant votre père.
gnifiait, en termes polis néanmoins, l'ordre de son — Eh bien !...
départ. La gouvernante parut peu se résigner. Le — Eh bien, je ne vous pardonnerai jamais.
maréchal lui envoya aussitôt son notaire, qui lui — Quoi.... une telle parole.
parla en termes sévères et ne lui dissimula pas toutes — Jamais.... entendez-le bien.... et ma colère est
les conséquences pour elle et pour le duc qu'aurait telle, mon indignation poussée à un tel excès, que je
désormais sa présence dans la maison. suis prêt à vous châtier.... que je me vengerai de
Mlle Deluzy résista-t-elle, ou voulait-on frapper vous.:II:
plusieurs coups à la fois? Nous ne savons ; toujours La duchesse voulut répondre, elle n'en eut pas la
est-il que, aussitôt après le départ de M. Riant le force, elle leva les yeux sur le duc et le vit si cour-
notaire, ce fut le tour de l'abbé Gallard. Il est bien roucé, les traits bouleversés, l'œil étincelant, les lè-
rare qu'un prêtre ne soit pas toujours mêlé à ces vres serrées, le teint pâle, tout le visage si irrité,
sortes d'affaires. Avec la duchesse, c'eût été une ano- qu'elle eut peur et chercha à fuir.
« Nous nous reverrons, madame, » dit le duc, qui
malie.
Le notaire avait parlé raison et intérêt, le prêtre lui-même se retira.
parla religion et moralité. La duchesse reste seule, et le soir, à la lueur de
Rien de mieux; mais, chose étrange, c'est qu'il en sa lampe, c'est le 17 juin 1847, la veille de son dé-*
parla sans la moindre aménité et la moindre dou- part pour Vaux-le-Praslin, elle ouvre son album,
ceur. Il parla sévèrement, dit-on, et intima à la gou- dernier et éternel confident de ses craintes et de ses
vernante l'ordre de quitter une maison où elle était douleurs, et trace les lignes suivantes d'une main
une pierre d'achoppement et une occasion de scandale. tremblante :
Si Mlle Deluzy n'était pas coupable, n'avait-elle
pas le droit de se révolter contre un tel langage? « J'ai besoin de me répéter à. toutes heures que j'ai
Elle se soumit cependant, et partit, acceptant une accompli un devoir sacré vis-à-vis de mes filles en
e
petit rente viagère et promettant de chercher un em- consentant enfin à joindre mes efforts à ceux de mon
ploi en Angleterre. père pour renvoyer cette femme. IL m'en a bien
Mme de Praslin, enchantée de cette soumission, coûté. Je hais l'éclat, mais enfin tout le monde me
lui fit toutes les offres de service possible, et mit à sa disait, et ma conscience aussi, que c'était mon de-
discrétion des lettres de recommandation pour toutes voir.
les grandes maisons avec lesquelles elle était en rela- Mon Dieu ! quel sera l'avenir? Comme il est ir-
«
tion, pour Mme de Flahaut, lady Tancarville, miss rité. On dirait, en vérité, qu'il n'est pas le coupable.
Elphinston. Elle lui offrit un livre en souvenir d'elle, Peut-on s'aveugler à ce point ! Mon Dieu ne lui ou-
!

et conclut ainsi une lettre qu'elle lui adressait : vrirez-vous donc pas les yeux?...
Je tiens à répéter, malemoiselle, que je saisirai Il était las de cette femme depuis longtemps,
ce
, «
avec empressement toutes les occasions qui se pré- mais il en a peur; c'est pour cela qu'il ne la ren-
senteront et celles que vous voudrez bien m'offrir de voyait pas ; c'est évident. Maintenant qu'on vient à
vous être utile en toutes circonstances. )> son secours, son amour-propre se révolte ; c'est là
Comment admettre après une telle conduite que la son seul regret en ce moment, et en lui montrant de
duchesse soit dupe elle-même de l'accusation qu'elle la douleur qu'il ne sent pas, il espère la calmer.
fait au duc? Si Mlle Deluzy est la maîtresse de son mari, « Comme il était pressé hier d'aller à Praslin, et
comment se fail-il qu'elle la traite avec cet égard, de couper court de suite Oui, comme on me l'a dit,
1

presque avec déférence? mais si elle ne l'est pas, je lui ai rendu, à lui aussi, un réel service; mais pour
pourquoi lui est-elle si ombrageuse ? La vérité est moi, jamais il ne me pardonnera. Il se vengera
que Mme de Praslin croit à cette situation sans en sur moi, jour par jour, heure par heure, minute par
être certaine, et obéit, ici comme en toutes choses, minute, de lui avoir rendu ce service, d'avoir eu rai-
à la mobilité de sa nature. son quand il avait tort. L'abîme se creusera tous les
Mais elle est heureuse, triomphante, elle semble jours plus profond entre nous; plus il réfléchira,
ne plus douter que son mari désormais va être tout plus il se sentira coupable, plus il m'en voudra, plus
à elle. Comme c'est peu connaître le cœur humain ! il appesantira sa vengeance sur moi. « L'avenir m'ef-
La.première entrevue entre eux est terrible. fraye; je tremble en y songeant. »
Maurice Lachâtre, directeur-gérant. I—S PRASLIN
son pays, ni pour ses enfants ; il tient compagnie à
MENACE DE MORT des gouvernantes, il est leur cavalier servant, jusqu'à
ce qu'il devienne leur esclave.
L'avenir l'effraye, elle tremble et elle a raison de « En vérité, je crois qu'il ne tenait plus à garder
trembler, car le duc devient de jour en jour plus Mlle- D... (qu'il n'aime plus depuis dix-huit
sombre. Ce n'est plus, hélas le beau et brillant gen-
! mois ou deux ans) que parce qu'il a peur qu'elle ne
tilhomme qu'elle a connu, qu'elle a aimé avec tant lui rende la vie trop dure une fois hors d'ici. Mon
de tendresse. Il a perdu toutes les qualités natives Dieu quelle existence ! Ce qu'il y a de curieux, c'est
qui le distinguaient.Il n'est plus jeune et il est bien
1

que je suis sûre qu'il croit fermement que c'est par


que son âge. Il ne s'habille plus. Négli- amour et par jalousie de lui que je voulais le départ
.. plus vieux

gent de sa personne, il l'est de ses manières, de ses de Mlle D... Il ne veut pas comprendre que
allures et de son langage ; il prend ses repas presque mon mobile est et sera toujours maintenant mes en-
toujours seul. La vue même de ses enfants qu'il fants. Quelle illusion! quel excès d'amour-propre !
adore le fatigue et il les fuit plutôt qu'il ne les cher- Il est peut-être possible de conserver de l'amour au
che. On le rencontre dans la campagne, sur les rou- fond du cœur pour un homme qui vous traite comme
tes, dans les allées détournées de son parc, dans les il m'a traitée, si d'un autre côté cet homme excite
plaines isolées de ses propriétés, seul, s'entretenant notre admiration, s'élève à nos yeux par de grandes
avec lui-même, détournant la tête quand il s'aperçoit actions, par de grandes oeuvres ; un homme terre à
qu'il a été vu et qu'on le suit du regard. terre, un homme ordinaire, mais on ne l'aime que
Quant à la duchesse, il ne lui adresse plus en s'il est bon, que s'il est juste, consciencieux, s'il vous
quelque sorte la parole. C'est à peine s'il cherche de- rend la vie douce. Il n'est pas nécessaire de faire de
vant le monde à dissimuler sa colère contre elle et à grandes choses, mais il faut savoir les sentir, les ad-
masquer les iorts qu'il se donne. "
mirer, s'y intéresser.
La duchesse se désole et s'inquiète de nouveau. « Je ne puis dire à quel point cet esprit de déni-
Mlle Deluzy n'est pas encore en Angleterre. Que grement et d'ennui de toutes choses, cette impossibi-
fait-elle en France ? Ils s'écrivent, ils se voient, lité de prendre à rien vivement, m'a totalement dé-
c'est certain, et elle ne peut rien contre cela. couragée de lui. Je le croyais si différent : oh il !

devait l'être ; je n'aurais pu l'aimer s'il avait toujours


« Il prétend qu'on calomnie ses relations, écrit- été ce qu'il est. Certainement il y avait de l'étoffe
elle, et il affiche publiquement notre rupture à cause dans son cœur, dans son intelligence; mais le dé-
d'elle. Quel homme énigmatique ! » faut de principes fermes, de morale et de religion,
et sa paresse d'esprit ont laissé prendre le dessus aux
Elle doute encore, et elle ne veut pas douter. Elle passions matérielles ; et, avec tout cela, vouloir éle-
se monte la tête à elle-même, elle se grise de ses pa- ver ses filles
!
#
roles et trace ces lignes brûlantes à la date du 13 a:
Comme il s'est laissé isoler! il n'a pas un ami
juillet. sérieux, réel; il n'a de liaisons que celles que les
plaisirs font naître, et qui deviennent des chaînes à
« Est-ce excès de corruption ? est-ce excès de fai- cause de sa faiblesse lorsqu'il voudrait s'en détacher.
blesse, s'écrie-t-elle entre autres choses; excès de C'est affreux il traîne comme des boulets après lui
!

faiblesse ! est U possible que cela puisse aller jusqu'à les exigences des femmes avec lesquelles il a eu des
fouler aux pieds à ce point les intérêts de ses enfants ? rapports.
Comment, il aurait donc si peur de cette femme qu'il «
Comme les hommes sont bizarres, cependant!
n'ose pas, tant qu'elle est dans la maison, rendre des il m'a toujours sacrifiée opprimée, blâmée, humi-
,
enfants à leur mère, avoir des égards pour sa femme ? liée maltraitée, abandonnée pour des personnes
,
Qui lui a donné cet empire sur lui ? cela n'est pas qu'il n'aimait pas. Moi, je n'ai aimé que lui, et avec
naturel : il faut qu'elle ait un moyen de lui en im- une passion inouïe, une ardeur qui m'étonne; et
poser par des menaces. maintenant, je ne sais, mais peut-être au fond de
« Pauvre homme je le plains réellement. Quelle
1
son cœur, me préfère-t-il à ces femmes qu'il mé-
vie il mène ! quel avenir il se prépare, s'il se laisse prise et qu'il craint; et moi, moi, je suis bien désen-
ainsi dominer et tirailler par des intrigantes à qua- chantée de lui.
rante-deux ans ! Que sera-ce en vieillissant1 «
Il sera toujours mal pour moi maintenant, il
« Comme je l'aimais, cependant Il faut qu'il soit
! sent trop bien l'étendue de ses torts; il est rancu-
bien changé par toutes ces mauvaises espèces ; car, neux et ne saurait comprendre que je puisse pardon-
en voyant ce qu'il est maintenant, je ne puis me ner et oublier. Mon mérite ne serait pas si grand
rendre compte de ce qui m'avait inspiré cet amour qu'il croit; je ne puis être jalouse que lorsque j'aime ;
si passionné : ce n'est plus le même homme ; comme et puis je pardonne facilement, et depuis que mes
il s'est éteint l'esprit, rétréci le cœur! Comme il est. sentiments sont changés, je ne lui en veux plus qu'en
devenu soucieux, ennuyé, irritable. Rien raison du tort qu'il fait à mes enfants.
ne l'anime,
rien ne l'intéresse, rien ne l'exalte; tous les senti- « Notre position est bizarre et bien triste : pen-
ments généreux, passionnés, enthousiastes, n'ont pas dant qu'il a couru les plaisirs, moi j'en a été complè-
l'air de vibrer dans son cœur, dans son esprit. Posi- tement sevrée ; il a eu des jouissances et pas d'amour;
tion, fortune, il avait tout ce qui pouvait lui donner ,
mon amour, à moi, s'est éteint dans les larmes, et je i
une existence utile, brillante, heureuse, honorable. n'ai.... Enfin; ce qui s'est usé chez l'un s'est peut-
Tout est galvaBisé : il ne s'intéresse à rien, ni être conservé chez l'autre, et réciproquement....
)
pour
- « Comment tout cela finira-t-il ? Je ne crois pas primées, me pousseraient plus vite que mon cœur
que ce soit jamais par une complète réconciliation, dans ses bras.
comme ce serait désirable pour nos enfants. Il me « Mon Dieu ! vous seul savez ce que j'ai souffert
fuira toujours parce qu'il se sent des torts, et moi je de privations de cœur et de tous genres; si je n'ai
ne le chercherai guère et que par devoir pour mes pas succombé aux tentations, gloire à vous, Seigneur!
enfants. Un sentiment de pudeur m'empêchera tou- vous êtes mon appui, ma force, oh! ne m'abandon-
jours de faire des avances à un homme, même mon nez pas maintenant, car sans vous je succomberais.
mari, lorsque je doute de mon amour pour lui, et Mon Dieu! mon Dieu! soutenez-moi, dirigez-moi,"
que je sens que d'autres idées, tant d'années com- j'ai peur de l'avenir, des menaces qu'il m'a faites,

des difficultés qui s'élèveront tous les jours ; mais lontaire et grossier. La duchesse tremblait alors
vous serez là, mon Dieu, et, j'en ai la confiance, vous pour ses jours, et le duc ne cessait de l'effrayer par
soutiendrez la pauvre mère à qui vous avez donné la de nouvelles menaces.
force de lutter pour ses enfants. Seigneur, secourez- Il est vrai que sa jalousie à elle était aussi tenace
moi! » que le premier jour et que, paraissant braver les me-
naces qui l'épouvantaient, elle s'inquiétait constam-
Mais le dénoûment de ce long drame était proche. ment de ce que devenait Mlle Deluzy, faisant re-
Tous les jours la situation se compliquait de nou- proche au duc des refus de celle-ci à quitter la
veaux incidents. La duchesse était atteinte d'une France.
maladie nerveuse qui la faisait horriblement souf- C'est ainsi qu'elle sut que le duc était allé trois
rir, et le duc devenait de plus en plus irritable, vo- fois chez cette femme depuis son départ de la maison
et que deux fois il avait; emmené avec lui les en-
fants. LA NUIT DU CRIME.
La duchesse entra dans une grande colère.
«
Pourquoi n'irai-je pas voir la femme qui a été C'était le 17 août 1847. Le duc et la dnchesse de
plusieurs années la gouvernante de mes enfants, et Praslin, accompagnés de leur famille etd'une partie du
qui les a en partie élevés, dit le duc? elle a eu pour personnel de. leur maison, quittèrent la magnifique
eux les bontés d'une mère, et les enfants ont. con- propriété de Yaux-le-Pravlin et arrivèrent à Paris.
servé pour elle une véritable tendresse. )J,
Venus par le chemin de fer de Corbeil, à la sta-
Ces paroles n'étaient pas faites pour adoucir la tion, le due et la.. duchesse se séparèrent. Le duc
duchesse et faire taire sa jalousie~ Aussi quand on alla faira des visites et la duchesse se fit conduire à
vint la solliciter pour signer un certificat pour Mlle De- l'hôtel Sébastiani.
luzy, le refusa-t-elle avec hauteur. L'hôtel Sébastiani, qu'habitaient les deux époux
Le lendemain ce fut le duc lui-même qui vint de- l'hiver, était situé au numéro 55 du faubourg Saint-
mander ce certificat. Honoré, non loin de l'Elysée, et donnait de. l'autre
A quoi bon ? répondit-elle, elle a des lettres de côté;8ur,\'avenue Gabrielle dans les Champs-Elysées.
c
moi, qu'elle en fapse usage. Par le faubourg, il ne se présentait qu'une façade
— On demande davantage. très-exiguë se composant seulement de la porte
,
' — Elle a aussi plusieurs lettres de recommanda- d'entrée, soutenue par deux colonnes, et d'un petit
tion. logement attenant à droite et servant de loge au
— Ce sont là des lettres particulières qui ne peu- concierge. Après avoir franchi la porte, on suivait
vent lui servir près de la personne qui veut bien lui une longue avenue au bout de laquelle se développait
accorder un emploi dans sa maison. la façade de l'hôtel, dont le derrière donnait sur
— Cela ne me regarde pas. les jardins qui, s'étendent dans la direction des
— Ne pouvez-vous donc faire ce que vous $vez Champs-Elysées,
déjà fait sans en être priée? dit le duc dé,jài impa- L'intention du duc et de la duchesse n'était pas
tienté. de venir s'installer à Sébastiani, mais seulement d'y
— Je recommandais Mlle a
Deluzy
même que je n'ai consenti à sa. pension, pour elle
l'étranger, de passer quelques jours et de repartir ensuite en ex-
cursion aux bains de mer.
,qu'à la condition qu'elle, quitterait immédiatement la. Déjà on avait, écrit à Dieppe pour qu'on se disposât
France. à les recevoir, et le séjour à Paris devait être exces-
— Ceci n'a pas été posé ainsi, et ce n'est pas non sivement court.
plus ainsi qu'elle l'a, compris. A neuf heures, neuf heures et demie au plus tard,
— Elle a eu tort, la duchesse de Praslin, accompagnée de ses fils,
— En ce moment ses intérêts sont, en France. Elle rentra à l'hôtel et, se disant très-fatiguée, elle se
est à la veille d'entrer dans une.excellente maison. retira dans s% chambre et se mit au lit aussitôt.
Seulement on exige un certificat de votre main, je Vers onze heures, le duc, qui avait avec lui ses
ne suppose pas que vous persistiez, à le refuser. filles, reparut, et, ayant conduit celles-ci dans leurs
— Donnez-le, vous, dit la duchesse. appartements, redescendit dans le sien-,, situé au rez-
— Je vous ai dit qu'on le voulait de votre main. de-chaussée, et s'enferma dans sa. chambre.
Ceci du reste vous regarde absolument, qt comme On nq l'en tendit plus et on ne le vit plus à partir
c'est vous qui avez congédié Mlle Deluzy, c'est à de ce moment. A minuit tout était silencieux dans
vous, naturellement, à réparer le tort que vous lui, l'hôtel. Tout le mondée dormait, les maîtres, les en-
avez fait. fants. et les domestiques. La nature elle-même pa-
— Le tort.... et à moi.... » raissait sommeiller et se taisait dans les vastes jar-
La duchesse, se lança dans' la.; série des. reproches dins qui entouraient l'hôtel.
et des récriminations. Entre quatre à cinq heures du matin un violent
Le duc patienta et reprit : coup de sonnette, troublant le silence de la nuit et
« Signez-vous ce papier? partant de la chambre de la duchesse de Praslin, ré-
— Non. veilla la femme de chambre de celle-ci.
— Prenez garde ! Cette femme couchait dans une pièce située au-
— A quoi? dessus de l'appartement de la duchesse placé au rez- ;
— Je me suis engagé à,obtenir ce papier de vous. de-chaussée. Au coup de sonnette impératif, elle se
— Vous avez eu tort. leva et commença à s'habiller.
— Vous me mettez, madame, dans, un fâcheux L'appartement de la duchesse, avons-nous dit"
embarras, prononça le duc, ayant peine à, maîtriser était situé au rez-de-chaussée, mais à une hauteur du
sa colère. sol, de six marches. La chambre à coucher de la, dit-
> — J'en suis fâchée pour vous, répondit la du- chesse, donnant au midi, avaitses fenêtres.sui! les jar-
J chesse, mais avant de voua engager vous auriez dû dins. Une porte ouvrant sur le grand salon conpïnu-
consulter l'influence que vous aviez sur moi;. » niquait par un perron avec les jardins. Un boudoir
Le duc quitta aussitôt la place da crainte de faire terminait à. l'ouest ce corps de bâtiment; en retour
,
de l'éclat, mais sombre, menaçant, en partant il laissa vers la cour, près du lit de la. duchesse, une porte p
tomber la parole terrible qui foudroya la duchesse communiquait avec un cabinet de toilette, qui n'était
toujours roide et impérieuse, c'était une menace séparé de la chambre à couches du duc que par une

de mort. antichambre. Cette chambre à coucher dJll dyc avait,
"tfest; une T-nre sur la cour. Près de l'alcôve était de la duchesse, fut éveillée
en sursaut par le coup de
un cabinet de toilette. Dans un vestibule appuyé sonnette.
contre la chambre à coucher de la duchesse, un Elle se leva donc et s'habilla, mais, é tant enceinte,
homme de confiance, exerçant la profession de frot- elle tint à descendre vêtue entièrement, et
un temps
teur, couchait chaque nuit. Au petit jour il s'était relativement assez long s'écoula.
levé et était parti, ne voyant rien d'insolite autour D'autres coups de sonnette, violents, irréguliers,
de lui.
se firent entendre de nouveau, puis bientôt des cris
Mais maintenant que nous connaissons parfaite- affreux s'y mêlèrent.
ment la topographie des lieux, reportons-nous à l'in- « Que se passe-t-il ici ? » s'écria cette femme ef-
stant précis où Mme Leclerc, la femme de chambre frayée, ouvrant sa porte et se précipitant dans l'es-

calier. Au bas de l'escalier, Mme Leclerc se rencontra seul tour, se trouvait cette fois retenue à l'intérieur par
avec Auguste Charpentier, valet de chambre du duc, un verrou. Ils cherchèrent à l'enfoncer, mais ils ne
réveillé comme elle par la sonnette qui continuait à purent y parvenir.
s'agiter convulsivement et par des cris perçants par- Le bruit de la sonnette avait cessé, mais les cris
tant de la chambre de la duchesse. s'entendaient toujours. C'étaient des cris rauques,
Les deux domestiques se regardèrent épouvantés et déchirants, mêlés à un bruit sourd. On eût dit une
coururent aussitôt à la porte de l'antichambre précé- poursuite se terminant par une lutte épouvantable.
dant le cabinet de toilette et la chambre à coucher de On assassine Mme la duchesse, murmura
«
la duchesse. tremblante d'effroi la femme de chambre. Oh! pour-
Cette porte, fermée ordinairement à un pêne et à un quoi ai-je tardé si longtemps à descendre?
Et par où entrer ? s'écria le valet de chambre Ils s'aventurèrent aussitôt.

se meurtrissant les ongles contre la porte impla- « Et le duc? fit un nouveau venu, s'arrêtant subi-
cable. tement, l'a-t-on vu ?
— Pàr le salon. » — Pas encore. »
Ils y coururent. La réponse n'était pas articulée que la porte don-
Ici encore la porte étaient fermée intérieurement et nant du salon dans la chambre à coucher de la d'u.
résistait à tous les efforts. chesse s'ouvrait et que le duc apparaissait.
— Madame! Xadame, ! crièrent-ils. Il était vêtu d'une robe de chambre grise et ses
Rien ne répondit, que les mêmes cris, seulement traits paraissaient bouleversés.
« Ce bruit... ces cris!... qu'y a-t-il? qu'y
moins perçants et plus sourds, des cris cette fois res- a-t-il?
semblant à des gémissements. messieurs, répondez-moi, » s'exclama-t-il.
Les deux domestiques sortirent dans le jardin, es- A la vue de tous ces hommes atterrés il parut com-
pérant apercevoir les assassins. Ils ne virent rien et prendre que quelque chose de terrible venait de se
constatèrent qu'extérieurement aucun dégât n'avait passer, et frappant la muraille de ses mains :
été commis, et que les misérables n'avaient pu s'in- «Je vous l'avais bien dit, fit-il, je vous l'avais
troduire de ce côté. bien dit, vous laissez toujours les portes ouvertes, un
Ils firent le tour de l'hôtel et, arrivés à l'extrémité, malheur devait inévitablement arriver. » ,J
ils découvrirent la porte d'un escalier en bois donnant On était en complète obscurité. Le domestique ou-
dans l'antichambre qui séparait l'appartement de la vrit une des fenêtres donnant sur les jardins et la
duchesse de celui du duc. Cette porte était ouverte. lumière pénétra dans la chambre. \
Charpentier la franchit. Il trouve alors la porte du Un spectacle horrible s'offrit aux yeux. Tous les
cabinet de toilette et celle s'ouvrant sur la chambre à domestiques reculèrent saisis d'épouvante, le duc re-
coucher de la duchesse ouverte pareillement. Hésitant, cula avec eux.
il fit quelques pas en avant. Une obscurité profonde Sa tête dans ses mains, la heurtant contre les mu-
l'enveloppait. Il crut entendre un râlement partant du railles, comme pris de folie, il cria : a: Mon Dieu !

pied du lit de la pauvre femme. Il eut peur et prit la mon Dieu! quel malheur ! quel malheur! Qui a pu
fuite. Revenu dans lit jardin, il retrouva la femmede faire cela?... Du secours ! du secoursL.. mon Dieu!
chambre aussi alarmée et tous deux coururent à la un médecin !... «
chambre d'un nommé Merville, valet de- chambre de. La duchesse respirait encore.. On courut à elle. La
la duchesse d'Orléans et dont la, femme était lingère femme de Briffard voulut soutenir soa corps, la fem-
à l'hôtel. me de Merville fit apporter de Feaii pour laver ses
c Levez-vous- vite, lui di& Charpentier, il vient plaies. >

d'arriver un grandi malheur. On assassine Madame. Ah ! mon Dieu ! Euphémie, qu'allons-nous deve-
» et
Merville se, leva, se munit d'une lampe,, arma nir! s'écria M. de Praslin, ne pouvant détacher
Charpentier, s'arma lui-même et tous deux, prenant ses yeux de l'horrible tableau, qu'allons-nous de-
par l'issue quece dernier avait découverte, pénétrèrent venir? Vit-elle encore? » *
dans la chambre à. coucher de la duchesse de Praslin. La duchesse vivait en effet, mais pour quelques
A la lueur pâle et tremblottante de la lampe minutes à peine. Le sang s'échappait avec abondance
qu'ils avaient apporta, ils aperçurent la. duchesse des larges blessures qu'elle avait reçues à la gorge.
baignée dans son sang. Le corps était étendu au Elle ne pouvait plus crier, ni parler, ni faire de si-
pied du lit, les jambes reployées sur elles-mêmes, gnes, mais, par intervalles, elle faisait entendre un
couvert de plaies, inondé de sang et la tête pâle, râle prolongé et sourd qui avait quelque chose de si-
échevelée, pendante sur l'appui d'une causeuse. nistre et d'effrayante Tout sentiment semblait être
A cette vue, les deux hommes furent pris d'une éteint chez elle, mais ses yeux étaient ouverts, fixes,
nouvelle panique, et ils se sauvèrent dans le jardin. hagards. %
«
Au secours ! au. secours » crièrent-ils.
1 A la question du duc on ne put répondre affirma-
En un instant toute la maison fut en branle, et tivement, la duchesse de Praslin rendait le dernier *
Merville et Charpentier attendirent du renfort soupir.
pour
retourner dans la chambre0l.l le: meurtre venait d'avoir Les médecins prévenus n'arrivèrent que pour con-
lieu. stater la mort. 1
«
C'est étonnant, fit alors observer Merville, il est A cette nouvelle que tout espoir était perdu, le duc
cinq heures du matin, nous sommes au mois d'août de Praslin, qui avait quitté la chambre de la victime,
et il y a du feu dans la cheminée du duc. y rentra et poussa des gémissements.
— Du feu?
- Regardez cette colonne de fumée qui s'échappe
de l'a cheminée.
Il toucha de ses mains le corps ensanglanté de la
malheureuse et s'en cachant ensuite le visage, on
l'entendit pleurer.
— En effet !» Pauvre femme ! ah ! pauvre femme !
»
entendit-
Le portier Rriffard et plusieurs autres domesti- «
on au milieu de ses sanglots, (c quel est le monstre
ques arrivèrent. qui a fait cela ?... Quelle horreur ! quelle horreur!»
« Nous sommes en force, dit l'un d'eux, traversons Il se jeta sur le lit, pâle, livide, accusant le plus .
le grand salon, et faisons le tour
par le jardin, nous profond désespoir et criant : |
allons peut-être rencontrer les assassins. qui leur apprendra
.
cela ? Ils
« Pauvres enfants !...
Allons au plus pressé, dit n'ont plus de mère. Pauvre maréchal ! qui lui dira
un autre, à la du-
JI

chesse6 }J cela?...x
plus importants accouraient déjà à l'hôtel Sébas-
PREMIÈRE ENQUÊTE tiani.
Le maréchal était alors en Suisse et on ne le pré-
Avec les docteurs Reymond, Cannet et Simon, ar- vint pas aussitôt, mais le lieutenant général Tiburce
rivèrent MM. Truy et Bruzelin, commissaires de Sébastiani, alors commandant de la première divi-
police, et une premiète enquête fut commencée. sion militaire, oncle de la duchesse, était à Paris, et
Il fut constaté alors que le corps déjà froid et dé- il arriva à la première heure à l'hôtel.
coloré portait, en arrière de la tête, depuis le haut de Il entra dans la chambre, il vit sa nièce et il s'é-
la région occipitale jusqu'en bas du cou, cinq plaies vanouit.
transversales de cinq à dix centimètres d'étendue, Il fallut le secourir et le faire quitter cette horrible
pénétrant jusqu'à l'os : celle du cou atteignait les pièce où rien n'était encore réparé du désordre du
vertèbres ; au front, et à la partie supérieure latérale crime.
droite de la tête, huit plaies pénétrant toutes jusqu'à Alors arrivèrent le préfet de police, le procureur
l'os, de deux à cinq centimètres, dont l'une contuse ; général, le procureur du roi, plusieurs juges d'in-
à la partie antérieure du cou, du côté gauche, deux struction au nombre desquels M. Broussais, le chef de
plaies transversales dirigées d'avant en arrière et du la sûreté. Ces messieurs reçurent les dépositions du
haut en bas, présentant deux centimètres de profon- commissaire de police, des médecins et se livrèrent
deur sur deux et demi de largeur; autour, plusieurs à une autre enquête moins sommaire.
piqûres moins profondes, toutes dirigées dans le même De celle-ci il résulta d'abord qu'aucun vol n'avait
sens; à droite, au-dessous dô la mâchoire inférieure, été commis ni même tenté. Le jardin, examiné avec
une plaie dirigée de haut en bas, de sept centimètres, le soin le plus minutieux dans toutes les parties, se
laissant à découvert l'artère carotide et montrant la trouva dans un état tel qu'il demeura évident que
veine jugulaire coupée, par laquelle s'échappait en- personne n'y avait pénétré pour entrer ni pour sortir
core abondant un sang noir. La main gauche portait, de l'hôtel. La police, à l'inspection des blessures,
au-dessus du poignet, trois plaies peu profondes. n'hésita pas à déclarer que le crime n'était pas l'œu-
D'autres plaies indiquaient que la main avait dû sai- vre de malfaiteurs.
sir un instrument à double tranchant. La main droite M. Allard dit à ce sujet un mot caractéristique :
accusait aussi les nombreux efforts que la victime «
Ces gens-là s'y prennent mieux. »
avait dû apporter à sa défense. Il fut alors décidé que, à l'exception des enfants
L'empreinte d'une main ensanglantée au cordon de la duchesse, tous ceux qui avaient passé la nuit
de la sonnette, indiquait qu'elle n'avait sonné qu'a- dans l'hôtel seraient gardés à vue et interrogés sépa-
près avoir été frappée. Des mèches de cheveux, rément. Quant au duc, il fut simplement compris
éparses sur le parquet, annonçaient encore que la dans l'arrêt général et rien de particulier ne s'adressa
lutte avec le meurtrier avait dû être vive. Sa main à lui. Deux mandats furent même' décernés contre
gauche en avait retenu quelques-uns entre ses doigts d'eux habitants de l'hôtel.
crispés. Cependant on commençait à porter un regard in-
Les coups, assénés sur le crâne, avaient dû l'être terrogateur du côté du duc, et quoique personne n'osât
avec une extrême violence et à l'aide d'un instrument encore se prononcer à son égard, tant la situation du
tranchant. La face était criblée d'excoriations dessi- personnage commandait le respect et le crime pa-
nant parfaitement la forme des ongles et qui laissaient raissait épouvantable, le soupçon avait déjà germé
supposer que l'assassin avait dû, avec la main, es- dans l'esprit de plus d'un assistant.
sayer d'étouffer les cris de sa victime. Interrogé, le duc avait répondu avec embarras,,
La lutte se révélait partout. Elle était certaine et mais cet embarras était bien naturel en face d'une'
évidente, et l'état seul de la pièce ne laissait aucun telle catastrophe, et on ne pouvait rien augurer de là
doute à cet égard. Dour sa culpabilité.
Une petite table avait été renversée, des porcelai- Un pistolet chargé, maculé de sang sur le canon,
à la duquel étaient restés fixés quelques
nes et des objets d'art jonchaient le parquet; l'étoffe et crosse
qui garnissait les parois du mur était maculée de cheveux et un fragment de peau de la victime, était la
sang à plusieurs endroits, notamment auprès du lit seule trace laissée par les assassins.
et auprès de la cheminée, où se trouvaient des cor- Ce pistolet paraissait appartenir au duc, et sa
dons de sonnette. Il y avait encore des taches de sang présence dans la chambre du maître offrait à l 'ac-
près de la porte communiquant avec le salon, mais il cusation une présomption éclatante contre son pro-
n'y en avait pas près du boudoir qui n'offrait aucune priétaire.
issue. En effet, dit le duc avec des larmes dans la voix,
«
Les matelas, le traversin, les rideaux de mousse- pistolet est à moi et je l'ai apporté au moment où,
ce
line brodée, l'oreiller, étaient aussi tachés de sang. entendant du bruit, je me suis précipité dans cette
La causeuse sur laquelle la tête du cadavre avait chambre pour porter secours. »
porté, était traversée par le sang. La housse qui la Cette réponse pouvait être acceptée par les juges
recouvrait offrait des caillots de sang déjà desséchés les plus prévenus, et ceux-là ne l'étaient guère alors ;
admissible qu'entendant des cris, le duc eût
et auxquels adhéraient des poignées de cheveux. il était
partaient qu'il eût eu
Le crime avait été commis de quatre à cinq heures. couru à la: chambre d'où ils et
la précaution de se munir d'une arme, mais ce qui
A six heures, la justice était sur les lieux qui instru-
mentait; à huit heures tout le Paris officiel avait con- restait moins facile à expliquer, c'étaient les cheveux
attenant à la crosse et le sang dont il était maculé.
naissance de l'horrible crime et les personnages les
la pendule de cette pièce. Je suis alors.re':ptré seul
PREMIERS INTERROGATOIRES
dans la chambre de Mme la duchesse, et je l'ai trou-
vée assise à terre, la tête appuyée sur un canapé
L'enquête se poursuivait et plus on avançait, plus placé entre la cheminée et la croisée. Je suis allé à
la conviction entrait dans l'esprit des juges que les elle : elle avait la figure couverte de sang qui lui
assassins n'avaient pu venir du dehors et moins il coulait abondamment de plaies à la tête et au cou.
était facile d'accuser le personnel de l'hôtel. Il ne me vint pas à l'idée d'appeler mes gens : le
Un seul accusé restait donc possible. A celui-là temps m'aurait d'ailleurs manqué, car j'avais à peine
on ne pouvait pas croire. On déclarait le fait impos- essayé de soulever la tête à madame et de lui porter
sible. Un duc et pair, le duc de Choiseul-Praslin, quelques secours, que j'ai entendu frapper à la porte
assassin. Les magistrats se regardaient interdits, se de la chambre de madame communiquant avec le
hasardant avec stupeur dans le dédale de l'accu- salon. Je suis allé ouvrir le verrou qui la retenait à
sation et n'osant plus faire un pas. l'intérieur, et j'y ai trouvé le sieur Merville, mon
Mais en dehors d'eux et sans qu'ils fissent aucun domestique Auguste et plusieurs autres personnes
effort, l'instruction marchait et le véritable coupable armées de bâtons, que je ne puis désigner. Auguste
apparaissait accablé par les preuves terribles qui s'a- Charpentier s'était déjà introduit dans la chambre
moncelaient autour de lui. .de sa maîtresse avant moi, par la porte du cabinet
Tout l'accusait : son désespoir forcé, son anxiété de toilette. C'est dans les soins que j'ai cherché à
quand il s'était informé si sa femme vivait encore et donner à Mme la duchesse que je me suis souillé de
si elle avait parlé, et des traces de sang qu'on pou- sang. Après l'entrée de ces personnes, j'ai causé
vait suivre de la chambre du meurtre à la sienne.. avec elles environ vingt minutes ou une demi-heure.
Le duc expliquait ce sang par ses voyages suc- J'ai touché plusieurs fois le corps de Mme de Praslin,
cessifs d'une chambre à l'autre et qu'il avait exécutés et enfin, comme j'avais la tête perdue, je suis rentré
après le crime. dans ma chambre, où je me suis nettoyé les mains
Cela était encore admissible. d'abord dans une cuvette, et ce n'est que plus tard
« J'ai essayé que j'ai cherché à faire disparaître avec de l'eau la
de soutenir le corps de ma pauvre
femme, dit-il, j'avais les mains pleines de sang, j'en tache de sang qne j'avais sur la poitrine, au côté
ai mis partout, mes pieds ont traîné dans le sang et gauche de ma robe de chambre, pour ne pas effrayer
ils ont marqué sur le parquet.. mes enfants à qui j'allais apprendre le malheur qui
— Racontez-nous tout ce que vous savez, mon- venait de leur enlever leur mère. Le courage m'a
sieur le duc, dit M. Broussais à celui-ci, et remontez manqué pour le leur dire. Très-promptement après, x

au moment de votre arrivée hier à l'hôtel. » M. le général Sébastiani, oncle de Mme la duchesse,
Le duc de Praslin obéit : est arrivé, et il était encore avec moi lorsque M. Bru-
^
c:
Je n'ai pas vu, dit-il, Mme la duchesse en arri- zelin, commissaire de police, est arrivé. Mon premier
vant : elle était déjà rentrée dans ses appartements. soin avait été de recommander qu'on allât chercher
Moi, de mon côté, je suis immédiatement rentré le commissaire de police et un médecin. » ,
dans ma chambre à coucher, après avoir conduit mes Le coupable était trouvé. Les magistrats ne pou":
filles à leur appartement, sis au second étage de vaient plus douter, mais ce coupable, loin d'avouer,
l'hôtel. Je me suis couché et je me suis immédiate- se défendait avec opiniâtreté. La conviction était for-
ment endormi sans réclamer les soins d'un valet de mée et tel était l'ascendant de la fortune, du nom et
chambre, dont je n'ai pas l'habitude de me servir. de la position que les magistrats dissimulèrent cette
Ce matin, à une heure que je ne puis indiquer, conviction et continuèrent leurs investigations pures,
mais lorsqu'il commençait ;
déjà à faire jour, j'ai été n'osant accuser un pair de France en face de sa vic-
réveillé par des cris confus ; mais comme on en en- time et entouré des preuves de son crime, le con-
tend souvent dans les Champs-Elysées, je ne me suis vaincre et le forcer à s'accuser lui-même.
pas effrayé, et même je ne me suis pas levé de suite. Ils examinèrent les poches de la robe de chambre
Un instant après, j'ai entendu aller et venir dans le du due et les trouvèrent ensanglantées. ]
jardin, et je suis sorti de mon lit ; j'ai passé ma robe Il avait réponse à cela. 4
de chambre et je me suis dirigé du côté de la cham- Ils cherchèrent ce qu'elles pouvaient contenir et
bre de Mme de Praslin. Arrivé à la troisième porte en sortirent divers objets tachés de sang et un mor-
de ma chambre, qui se trouve au bas des degrés du ceau de métal dont on ne s'expliqua ni l'usage ni la
petit corridor qui la précède, j'ai entendu des cris présence.
confus; je crois que l'on criait à l'assassin, et, sans On compara les cheveux trouvés sur le parquet et
aller plus loin, je suis remonté dans ma chambre, je sur la causeuse avec ceux du duc et ils se trouvèrent ;
suis entré dans mon cabinet de travail, et j'ai pris être absolument de la même longueur et de la même \
dans mon secrétaire un pistolet d'arçon chargé, dont nuance.
je me suis armé. Je suis descendu alors dans la On se décida alors à pénétrer dans sa chambre,
chambre de Mme de Praslin, dans laquelle je suis chose qu'on eût dû faire beaucoup plus tôt, et
entré en traversant son cabinet de toilette. Il ré- trouva à chaque de nouvelles preuves du
gnait une obscurité et un silence profonds. J'ai y on y pas
ap- crime. *
pelé madame par son nom de Fanny, et elle La cheminée contenait des débris de papier qu'on
ne m'a
pas répondu. Je suis alors sorti dans le cabinet de avait dû brûler la veille ou dans la nuit.
toilette, et j'y allumai une bougie avec des allu- Un foulard y était à demi consumé.
mettes qui s'y trouvaient, comme d'habitude, sous La robe de chambre offrait à certaines places la
preuve û un récent nettoyage. A cela il avait déjà Il se fâcha et parla de son
donné une explication. nom et de ses titres.
Lesmagistrats s'inclinèrent, mais continuèrent
Mais une autre avait disparu sans pouvoir savoir leur difficile besogne.
ce qu'elle était devenue. M. Broussais de son côté pressa les questions
Chez lui on trouva encore un couteau poignard, :
« Monsieur le duc, quel usage avez-vous fait du
un yatagan, un couteau de chasse et une calotte ayant pistolet dont vous étiez armé ? lui demanda-t-il.
^

des taches de sang et un couteau dont le manche R. Au moment où j'ai voulu porter des
avait aussi du sang. madame, répondit-il, je l'ai jeté à terre, secours à
On interrogea M. de Praslin avec plus de pré- sans sa-
voir où je posais, mais très-près de Mme la du-
le
cision. chesse; puis, je l'ai repris, et, dans
un moment ner-

veux, j'ai frappé à terre avec la crosse, et je l'ai, en R. La porte du grand salon était fermée, j'en ai
définitive, abandonné à une place que, dans la certitude, parce que j'ai été obligé d'aller l'ou-
mon
trouble, je ne saurais déterminer. vrir, mais je ne peux dire si la porte du boudoir était
D. La croisée de la chambre de madame la du- fermée à clé. Ce sont les seules portes, avec celles
chesse était-elle ouverte ? du cabinet de toilette et de deux cabinets sans issue,
R. Non. ouvrant dans cette chambre. »
D. Avez-vous remarqué que d'autres portes don- Ici le juge d'instruction, changeant de sujet, arrive
nant dans cette chambre, autres que celles du cabi- brusquement à parler du foulard trouvé dans la che-
net de toilette de madame la duchesse, fussent ou- minée.
vertes? D. Comment se fait-il, monsieur le duc, que dans
votre (cheminée se soient prouvés les débris d'un fou- le duc, qu'en entrant dans la chambre de Mme de
lard consumé qui vous avait servi de coiffure de nuit? Praslin, nous avons remarqué sur-urne table un pistolet
R. Hier soir, j'ai pris dans ma commode ce foulard d'arçon amorcé, .auquel se trouvent plusieurs taches
pour me coiffer : au moment de me mettre au lit et de sang sur le canon et sur la baguette, et à la
crosse
de m'en servir, j'ai trouvé ce foulard en très-mau- duquel adhèrent par du sang quelques cheveux et un
vais état, et je l'ai jeté dans la cheminée où se trou- petit morceau de peau ou de chair : ce doit être le
vait une assez grande quantité de papiers. C'est ce pistolet dont vous vous êtes armé lorsque vous avez
matin que ces papiers ont pris feu au moment où j'a- quitté la chambre. Nous vous prions de vous expli-
vais jeté dans cette cheminée une allumette dont je quer sur ces ;circonstances, qui nous paraissent élever
m'étais servi pour je ne sais quel usage. contre vous les charges les plus graves et vous dési-
D. Pardon, monsieur le duc, mais au moment oit gner vous-même comme l'auteur de l'assassinat?
vous êtes rentré dans votre chambre, après avoir passé Le duc baisse un moment la tête et la prend dans
une demi-heure au moins dans la chambre de ma.. ses deux mains avec un mouvement de fatigue et de
dame, vous ne deviez plus avoir besoin de lumière désespoir. Comme il se tait, M. le procureur du roi
pour vous diriger dans votre chambre et vaquer aux Boucly se penche vers lui et lui dit :
soins de votre personne. Et puis, il se trouvait sur cc
Je vous adjure, monsieur le duc, de vous ex-
votre table de nuit un foulard préparé et ne parais- pliquer avec la sincérité qui convient à votre positiou
sant pas avoir servi depuis qu'il avait été blanchi. et à votre nom. >3 i
Veuillez nous donner ,des explications sur ces deux M. de Praslin garde encore un instant le silence,
circonstances? puis, relevant la tête :
R. Je ne peux expliquer comment il se fait que ce
Si mon attention, dit-il avec effort, n'avait pas
j'aie voulu avoir de la lumière, ni pour quel usage. été détournée par M. le procureur du roi, je vous
Je [sens bien que ce défaut d'explication peut élever aurais répondu que je ne nie pas que le pistolet
une charge grave en présence des papiers et du fou- trouvé 'dans la chambre de Mme de Praslin soit celui
lard brûlés. Quaut au second foulard trouvé sur ma dont je me suis armé ce matin pour aller à son se-
table de nuit, et qui n'a pas servi, il avait été pré- cours; mais je nie formellement l'avoir frappée avec
paré à l'avance, soit par mon valet de chambre, soit cette arme ni avec une autre arme; quant à l'adhé-
par la femme du portier ou une autre femme de la rence des cheveux et de la peau à la crosse du pisto-
maison. Je ne l'avais pas aperçu lorsque j'ai voulu let, si cette circonstance existe réellement, il m'est
me mettre au lit, ce qui m'a fait prendre dans ma impossible de l'expliquer. » j
commode un foulard déchiré. Je n'en ai pas pris d'au- M. de Praslin avait des gants. On le pria de les
tre et j'ai couché sans fichu de nuit. Quant au mou- ôter. H manifesta sa mauvaise humeur, mais il s'exé-
vement qui m'a porté à jeter dans la cheminée le fou- cuta. j
lard trouvé en mauvais état, il peut s'expliquer par Les mains furent examinées, elles avaient quelques
mon caractère pour ceux qui me connaissent. Il m'est .excoriations légères. f
impossible de fournir des explications pins précises.. (On lui demanda l'explication de ces blessures; il
D. A quelle cause, monsieur le duc, pouvez-vous répondit d'une façon évasive.
attribuer l'assassinat de madame la duchesse? Au- Le juge d'instruction prit alors nn grand parti et
rait-elle eu, soit dans la maison, soit à l'extérieur, se décida à faire procéder à une visité du corps de
des inimitiés de nature à faire commettre un si grand M. de Praslin.
crime? Comme on Pense, oelui--di se défendit, mais finit
R. Je ne connaissais pas d'ennemis à madame la par se soumettre, et la visite eut lieu.
duchesse. Je ne peux m'expliquer le crime horrible Elle fut concluante.
commis sur sa personne que par la circonstance M. de Praslin avait une déchirure à la main droite,
d'un vol que l'on aura voulu commettre dans son au bras une ecchymose devant résulter de la près- !
hôtel. Les malfaiteurs auront peut-être ignoré le re- sion d'un doigt ; plusieurs déchirures à la main gauche, j
tour de Mme de Praslin, ils auront été surpris de et à la jambe gauche une forte contusion. i
trouver madame la duchesse dans sa chambre et Interrogé, il répondit qu'il s'était blessé la veille, |
alors ils l'auront assassinée. en faisant des paquets et à la jambe en montant dans
D. D'où vient, monsieur le duc, le cordon vert le chemin de fer.
trouvé passé dans la bretelle de votre pantalon, et Le plus simple bon sens faisait justice de ces ré- f
pour quelle cause aviez-vous ce cordon sur vous ? ponses. Aussi à partir de ce moment, fut-il reconnu
R. Ce cordon est celui d'une poudrière ou d'un sac comme l'assassin. j
aplomb, mais je ne peux dire comment il se fait que Ce qu'il y avait à faire alors, c'était de le mettre ;
je l'eusse sur moi. en état d'arrestation et de le conduire sous bonne
D. Et d'où provenaient cinq bouts de corde, dont escorte à la Préfecture.
trois défilés, et un bout de cordon blanc, tachés de On n'en fit rien. C'était un duc et pair.
sang, qu'on a trouvés dans la poche de votre robe Tous les indices désignaient suffisamment le duc
de chambre ?
aux recherches de la justice, dit un auteur; mais un
R. Tout cela était bien dans ma robe de chambre; scrupule arrêta les magistrats. La Charte disait bien
mais j'ignore comment cela s'y trouvait. Si ce cor- qu'un député pouvait être arrêté dans le cas de fla- f
don est taché de sang, c'est que j'aurai porté mes grant délit, sans l'autorisation de la Chambre ; elle j
mains ensanglantées dans ma poche.
ne contenait pas le même texte pour les pairs de
D. Il faut bien que je vous fasse observer, monsieur France.
On n'arrêta donc pas le duc de Praslin, qui appar- et de 1824 à 1841 elle a été la femme de chambre de
tenait à la pairie et qu'on savait très en faveur près la duchesse. Pendant ces dix-sept années l'accord le
d'un membre de la famille royale ; on se contenta de plus parfait a toujours régné dans le ménage du duc.
le surveiller de près et de confier ,ootte surveillance Madame pleurait quelquefois parce que monsieur la
à la garde du chef de sûreté en attendant qu'une or- taquinait, mais jamais elle n'a vu celui-ci la mal-
donnance royale convoquât la Chambre des pairs. traiter.
Le duc' de Praslin, malgré les égards dont on ne Après l'arrivée à la maison de Mlle Deluzy,
cessait d'entourer sa personne, ne put se méprendre les scènes ont été plus graves. La duchesse
se
sur les soupçons dont il était l'objet et tomba dans un plaignait souvent à son mari. L'opinion générale était
iétat de prostration dont, à partir de ce moment, il qu'elle n'était pas heureuse et que le duc la trompait
fut difficile de le tirer. avec Mlle Deluzy.
Pendant que les magistrats se livraient à de nou- Elle ajoute que sa première pensée à la vue de la
velles investigations, et interrogeaient le personnel duchesse assassinée a été que c'était le duc qui avait
de la maison, le duc était dans un coin du salon, lait le coup. « Je me suis bien gardée de le dire,
abattu3 regardant :sans voir et paraissant à peine conclut-elle, mais je l'ai pensé tout de suite. »
comprendre ce qui se passait autour de lui. Le concierge Briffaud et sa femme sont interrogés
Cependant parfois, il relevait la tête et dèmandait et le premier répond qu'il a entendu parler de ceci
si on savait quelque chose, si l'assassin était décou- et de cela, mais qu'il ne sait rien. Sa femme est ex-
-

vert, si on était sur ses traces. plicite et charge Mlle Deluzy qu'elle déclare dé-
Quand la réponse se tournait contre lui, il balbu- tester profondément. Pourquoi, elle n'en sait rien,
tiait quelques paroles inintelligibles, mais ne retrou- question de jalousie sans doute. A l'entendre, ce se-
vait plus la dignité d'attitude et la hauteur de langage rait la gouvernante qui aurait assassiné la duchesse
qui lui étaient familières et qu'il avait appelées à son et elle s'étonne de ne point la voir sortir du cabi-
aide au début de sa défense. net.
Pendant que ces interrogatoires avaient lieu, on
expédiait une estafette à Eu où le roi Louis-Phi-
L'ENQUÊTE MORALE
lippe résidait alors pour lui demander, par ordon-
nance spéciale, la convocation de la Chambre des
A côté de l'enquête matérielle qui trouvait un- nou- pairs en haute cour de justice.
veau petit poignard dont la lame avait été fraîche- A la nouvelle du crime, le roi fut, paraît-il, fou-
ment lavée, l'enquête morale commençait et on re- droyé. Il estimait beaucoup le duc de Praslin, il af-
cherchait quel mobile avait pu pousser l'assassin à fectionnait particulièrement la famille de Sébastiani.
un crime aussi abominable que celui qui frappait les Plusieurs minutes il ne sait que dire et que ré-
yeux. pondre.
Étant donné que le meurtrier fût le duc de Pras-
« Allons s'écria-t-il, prenant la plume et signant
1

lin, comme tout semblait l'indiquer, comment ad- l'ordonnance qui convoquait la chambre des pairs et
mettre un tel crime sans un motif grave ? traduisait le duc de Praslin à sa barre.
On rechercha ce motif, et l'instruction pénétra xj'ai déjà subi bien des épreuves; mais ceci est
aussitôt en plein roman. Peu à peu les voiles mysté- l'acte le plus douloureux de mon règne. »
rieux qui enveloppaient les relations du duc et de la Dans le même temps le chancelier lançait un man-
duchesse se soulevèrent et le nom de Mlle Deluzy dat d'arrêt contre le duc.
fut prononcé. Il était temps, le criminel était pris de vomisse-
Auguste Charpentier, le valet de chambre du duc ments , et malgré le docteur Louis qui appelé crut à
et premier témoin interrogé, parla de scènes d'inté- une attaque subite de choléra, il é tait évident qu'il
rieur, qui avaient lieu à Sébastiani et à Praslin. était empoisonné.
« Dont cette demoiselle Deluzy était la cause? »
demanda le magistrat.
Auguste Charpentier croit pouvoir répondre affir- LA MAITRESSE DU MARI

mativement. Il croit pouvoir ajouter que depuis son


départ le duc continuait à rendre visite à cette de- Mais Mlle Deluzy-Desportes était arrêtée. A la
moiselle. nouvelle de la mort de Mme de Praslin elle avait
Sur les indications de ce témoin, la justice est in- quitté la pension de la dame Lemaire chez laquelle
troduite dans une petite descente de cave située au- elle était sous-maîtresse pour se réfugier chez un
dessous de la chambre du due et l'on trouva à cet nommé Rémy, professeur de littérature. C est là
endroit des paquets brûlés d'étoffe, des débris d'une qu'elle fut arrêtée.
chemise de toile, un bouton de nacre et deux mor- Interrogée, elle répondit se nommer : Henriette
ceaux de boutons en or ; plus bas un débris de gaine Deluzy-Desportes, être âgée de trente-cinq ans.
de poignard. Le 1er mai 1841, elle était entrée chez M. le duc
La nommée Euphémie Merville, femme de charge de Praslin en qualité de gouvernante des enfants
ayant la direction de la lingerie chez le maréchal appointements -de 2 000 francs, la table et le lo-
aux
Sébastiani et chez le duc de Praslin est interrogée à gement.
son tour. On lui reproche l'influence qu'elle exerçait sur les
Elle répond qu'elle a été élevée depuis l'enfance enfants': elle nie cette influence en déhors de ce qu'elle
avec Mme de Praslin, qu'elle ne l'a jamais quittée avait de légitime. Elle nie de même que la duchesse
pût croire qu'il existât des relations coupables entre R. Je ne puis que persister dans mes précé-
elle et son mari. dentes réponses. Il n'y a eu rien de coupable dans
La duchesse n'en doutait pas, dit le juge d'in- le passé entre M. de Praslin et moi, et il n'y avait
a:
struction. pour l'avenir aucun projet coupable. Mme de
Jamais, répond-elle, jamais, la duchesse ne Praslin serait morte naturellement, et M. de Pras-
— lin m'eût offert sa main, que par intérêt pour ses
m'a exprimé à moi-même de semblables sentiments. »
Qu'on se repporte en effet aux lettres de la du- enfants je n'aurais jamais consenti à une mésalliance
chesse adressées à Mlle Deluzy et il est possible d'ad- dont les conséquences seraient retombées sur eux.
mettre que celle-ci a dit vrai. Jamais non plus je n'aurais eu l'idée d'une autre
On l'interroge ensuite sur le lieu où elle a passé la liaison. Si M. de Praslin m'eût aimée, j'aurais pu
nuit du 17 au 18 août, la nuit du crime. Elle répond de lui sacrifier ma réputation, ma vie ; mais je n'aurais
façon à ne laisser aucun doute sur la vérité de son pas voulu qu'il en coûtât un cheveu à sa femme. Je
assertion. Elle a couché dans une pièce entourée dis la vérité, vous devez me croire, messieurs; n'y
d'autres pièces où couchaient plusieurs personnes, et a-t-il pas dans la nature un accent qui porte avec
dans la pension de Mme Lemaire où tout le monde lui la conviction? vous devez le sentir; non, jamais,
l'a vue. jamais !
Le juge d'instruction insiste sur la nature des re- D. Les quatre commencements de lettres que
lations qui existaient entre le duc de Praslin et elle ; nous vous représentons ne sont-ils pas de votre main?
elle se défend avec véhémence. —
R. Oui, monsieur. — D. L'une de ces lettres pré-
A la pensée qu'émet le juge qu'elle est sans sente dans la phrase un sens qui n'est pas terminé,
doute cause de la mort de la duchesse, elle pleure et c'est celle qui commence ainsi : « Vous ne me parlez
affirme de nouveau qu'elle n'est pas coupable. pas de votre père, j'espère qu'il est bien et continue
Le motif du crime, si toutefois le duc est coupable à avoir du courage. Il me semble que je serais moins
d'un tel crime, ce dont elle veut douter, elle l'explique malheureuse si j'étais sûre de souffrir.... » Veuillez
ainsi:: ce qui exaltait M.rde Praslin, ce qui le met- achever votre pensée.
tait hors de lui-même, c'est la crainte d'un procès R. Il estj probable que je voulais terminer cette
en séparation dont madame la duchesse le menaçait phrase par le mot seule ou par les mots pour vous
sans cesse. Il y voyait pour ses enfants un grand tous. Je me suis arrêtée, je ne puis vous dire pour-
malheur, la ruine de leur avenir, et il était disposé à quoi :'j'ai peut-être pensé qu'il valait mieux que je ne
tout faire pour l'éviter.... M. le duc m'avait priée,- parlasse pas à ces demoiselles de leur père.
dans cette crainte, de me soumettre en tout et pour D. Vous avez eu raison, mais précisément parce
tout à madame, et je le lui avais promis, aurais-je que la lettre contenait l'expression d'un sentiment
dû me sacrifier de toute manière. Quand la honte est partagé dont ses filles ne devaient pas être les confi-
venue ainsi, je n'ai pas eu le courage de le faire, et dentes.
j'ai demandé cette malheureuse lettre de réhabilita- R. Ce sentiment n'était autre qu'une affection
tion qui aura tout perdu. exprimée peut-être plus vivement qu'il n'était éprouvé,
D. Ainsi nous voilà bien loin de ce qui sem- mais qui n'avait rien que d'honnête : c'était le résul-
ble résulter de vos premières réponses sur la nature tat de six années de vie en commun.
des sentiments qui éloignaient de vous Mme de Quelques jours après, l'interrogatoire de mademoi-
Praslin. Il ne s'agit plus maintenant de soupçons ja- selle Deluzy fut repris. On croyait à sa culpabilité
loux, dissipés aussi vite qu'ils naissaient, et qui n'au- morale, mais cela ne suffisait pas pour faire peser sur
raient laissé derrière eux aucun ressentiment; il s'a- elle tout le poids de l'horrible crime. D'ailleurs il
git, au contraire, du trouble le plus grave qui puisse était difficile. de se défendre avec plus de sagesse et
être apporté dans un ménage, puisqu'il en résultait d'intelligence que ne le faisait celle-ci.
un projet de séparation judiciaire. Votre départ n'a « Ne vous êtes-vous pas aperçue,
lui dit-on, que
pas été le résultat d'une première manifestation la situation qui était faite à Mme de Praslin par
de jalousie. Vous étiez soutenue par le mari con- son mari était fort pénible pour elle et était un sujet
tre la femme; il y a fallu l'intervention de M. le ma- de mésintelligence entre les deux époux?
réchal. — Je crois au contraire, dans mon âme et cons-
R. Ces ressentiments ne se sont manifestés cience, répond-elle, que Mme de Praslin, beau-
qu'au dernier moment : j'ignorais à quel degré de coup plus préoccupée à cette époque-là de ses sen-
gravité ils étaient portés. M. de Praslin ne m'a ja- timents pour son mari que de ceux que lui inspiraient
mais témoigné que de l'amitié et de l'estime, et je de jeunes enfants qu'elle voyait à peine, les éloignaitde
proteste, pour dire le mot, qu'il n'a. jamais été mon saprésence quand le père était présent, afin de rester
amant. avec lui, et se tenait volontairement dans l'éloigne-
D. Cependant il y a un mois que vous avez ment de ses enfants quand M. de Praslin n'était plus
quitté la maison. Dans l'intervalle viennent se pla- là, afin de s'en faire une arme contre lui, dans les
cer les lettres que vous reconnaissez vous-même reproches qu'il lui adressait sur la manière dont
avoir eu le tort d'écrire. Dans l'intervalle se placent elle gouvernait leur intérieur.
aussi plusieurs visites que M. de Praslin vous a fai- «
Jamais Mme de Praslin n'a voulu dans le commen-
tes, trois au moins. Pour hier même, vous aviez été cement faire à la campagne une promenade en com-
invitée à vous présenter à sa maison pour demander mun,depuis elleachangé. Quand M. de Praslin jouait
une lettre à madame la duchesse, et c'est hier matin avecses enfants etne répondaitqued'une manière brève
que madame la duchesse a péri assassinée. aux questions qu'elle lui adressait sans cesse pourat-
tirer son attention sur elle, elle quittait habituelle- sait chez des enfants cette espèce de lutte,
ment la chambre en témoignant d'une manière visible je n'avais
pas cependant toujours le pouvoir d'en empêcher
son irritation jalouse de l'attention que ses enfants les résultats.
donnaient à M. de Praslin plutôt qu'à elle. magistrat se montra ici très-sévère
.
De bonne heure les enfants se sont aperçus de avec
ce Mll(-Le Deluzy qu'il accuse d'être l'auteur de la si-
sentiment, en ont conçu une sorte d'irritation contre tuation
qu'elle décrit et de continuer son système
leur mère, ont affecté, avec l'innocente malice qu'ont de déverser
tous les torts. sur Mme la duchesse de
les enfants, ce sentiment, en témoignant
encore Praslin.
plus de tendresse à leur père, en l'entourant Elle se défend de tout parti pris à cet égard.
sans On
cesse; et moi qui voyais le mal réel que produi- lui demande la vérité, elle la donne
et quant à dis-

puter l'autorité à Mme de Praslin, elle afiirme n'y tion que i'on peut ressentir au mien. J'étais sans
avoir jamais pensé. famille, sans amis ; tous mes sentiments se sont con-
Je ne me suis jamais dit : o Je retirerai à cette centrés sur des devoirs qui m'étaient faciles.
mère l'affection de ses enfants pour la porter à D. — Est-ce qa'il n'est pas venu un moment oîv
moi; » mais je les ai aimés, je me suis dévouée à vous vous êtes aperçue que vous étiez devenue, entra
eux. Leurs plaisirs ont été mes plaisirs, leurs peines M. et Mme de Praslin, un sujet de dissension, une
ont été mes peines. Pendant six ans, jours et nuits, pierre d'achoppement ; et n'avez-vous pas fait alors
j'ai veillé sur eux avec une sollicitude qui ne s'est tout ce qui était en vous pour changer un état de
ptts démentie. Ces enfants m'ont aimée avec tout choses si fàcheux, soit au prix des sacrifices qui pou-
l'entraînement de leur âge, et moi avec toute l'affec- vaient être imposés à votre amour-propre, soit par
tous les moyens que vous deviez employer auprès des oui, au prix de la mienne, non pas même au prix de
enfants pour les replacer auprès de leur mère dans la mienne, mais au prix des tortures les plus hor-
les sentiments qu'ils n'auraient jamais dû cesser de ribles. Qui a vu, comme moi, pendant six années,
lui porter, et qu'il était de votre devoir d'entretenir? chaque repli de cette existence, chaque détail minu-
R. Quant à ce qui m'est personnel dans l'éloigne- tieux? qui peut dire cette versatilité extraordi-
ment qui existait entre M. et Mme de Praslin, naire, incompréhensible, qui faisait passer Mme de
je l'ai d'abord jugé de peu de conséquence, par la Praslin de la colère à la gaieté, du dédain à la dou-
facilité avec laquelle je la voyais concevoir les mêmes ceur, de l'ironie à la bienveillance? Je vous assure
impressions à l'égard de toutes les personnes en que je sens mon rôle bien pénible. Oh! nulle part,
rapport avec son mari. Plus tard/ quand ces cir- nulle part, excepté devant vous, je n'aurais proféré
constances semblèrent prendre quelque gravité aux d'autres paroles que celles du respect, de la vénéra-
yeux du monde, je m'en expliquai avec elle claire- tion et du regret. Oh! je ne me défends pas, mais je
ment, sans détour; elle eut l'air alors de prendre tâche d'éclairer. »
cette susceptibilité comme un grand excès d'amour- Mlle Deluzy raconte les trois visites qu'elle avoue
propre, dans la position secondaire où je me trou- que M. de Praslin lui a faites depuis sa sortie
vais vis-à-vis d'elle et de M. de Praslin; blessée de de l'hôtel Sébastiani.
me voir repoussée dans une confiance que je croyais D. Dans la dernière visite que vous a faite M. de
honorable pour moi, je m'abstins de revenir sur ce Praslin, avec ses trois filles et son plus jeune fils, f
sujet. Quant aux enfants, je le dis encore, est-ce que s'est-il passé entre vous, lui et eux?
qu'une mère ne pouvait pas les ramener à elle, si R. Quand M. de Praslin arriva avec les enfants,
elle l'avait voulu ? ces dernières étaient très-émues ; ce ne fut d'abord
D. Vous ayez dit en commençant que M. de Pras- que larmes et embrassements ; ensuite, gênée par la
lin avait fini par vivre principalement avec vous et présence des enfants, je dis cependant sommairemen
ses enfants? à M. de Praslin que Mme Lemaire, directrice-de
R. M. de Praslin ne vivait pas principalement l'établissement où j'étais depuis un mois, désirait me
avec moi et ses enfants ; seulement, à la campagne, donner chez elle un emploi ; mais quelques propos
de longues promenades, et, à la ville,, les habitudes défavorables à ma réputation lui étant parvenus,
de Mme de Praslin, qui ne quittait le salon de elle demandait que Mme de Praslin voulût bien
son père que pour se rendre dans le monde, fai- lui écrire une lettre qui pût lui servir de témoignage
saient qu'au moment des récréations, dans l'été, aux en ma faveur. M. de Praslin vit Mme Lemaire.
longues soirées d'hiver, M. de Praslin se promenait Lorsqu'il revint de cet entretien, je lui dis qu'il ne
avec nous ou passait ses soirées dans le, cercle de la fallait pas trop se préoccuper de cette exigence,
salle d'étude. Les enfants n'étaient admis que peu Mme Lemaire lui donnant peut-être plus d'impor-
d'instants chez leur grand-père, et jamais Mme de tance afin de m'engager à accepter des conditions
Praslin ne nous demanda de passer nos soirées dans que je n'avais pas l'air d'être disposée à accepter.
^
son salon. * M. de Praslin me quitta quelques moments après,
Le juge lui reproche les lettres qu'elle a écrites, à pressé, afin d'éviter à ses enfants des reproches de
M. de Praslin. leur mère, à cause de la visite qu'ils m'avaient faite, )
« Oh! je vous jure,, s"éerie-t-elIe" qu'il n'y avait et nos dernières paroles furent : « A demain, à de-
dans ces lettres ni art ni arrière-pensée; j'étais dé- main ! » car nous devions nous retrouver à midi tous,
solée et j'exprimais mon désespoir avec trop de cha- et il avait été convenu que je ferais, à deux heures,
leur, trop d'entraînement. Oh ! je me le reproche une démarche de conciliation et de déférence auprès
maintenant ; mais, encore une fois, ce n'était pas de Mme de Praslin. 1
pour les éloigner de leur mère. Les choses en étaient D. M. de Praslin vous avait-il donné l'assurance
venues à ce point que, moi, je n'y pouvais rien ; ou l'espérance d'obtenir de Mme de Praslin cette
Mme de Praslin seule pouvait. Je sens mainte- lettre qui était demandée en votre fave:ar?
nant, je sens trop tard,, que j'aurais dû m'éloigner, R. Il avait dit à Mme Lemaire qu'il craignait
laisser le temps aux sentiments de ces enfants de se que ce ne fût difficile à obtenir. Mme de Praslin
calmer; mais je n'ai pas cherché à augmenter le mal; désirait vivement que je passasse à l'étranger.
j'ai seulement laissé voir tout ce que je souffrais ; au
contraire, je leur ai prêché la soumission. Ce qui a
été bien malheureux, c'est que tout à coup on a vou-
lu rompre pour ces jeunes filles des liens de six- an-
nées. Si Mme de Praslin -avait voulu s'expliquer
avec moi, prendre sous sa direction notre correspon-
-,
D. Lorsque M. de Praslin vous a quittée, avez-
vous remarqué en lui une surexcitation extraordi-
naire ?
R. Non, monsieur, mais seulement il me dit :
« J'en suis fâché pour vous. Je joue un fâcheux
rôle
.

« dans cette affaire,. » Mais il paraissait calme....


dance, la permettre, nous promettre que nous pour- D. Avez-vous jamais entendu sortir de la bouche
rions nous revoir de temps en temps, leurs senti- de M. de Praslin quelque chose qui ait pu vous
ments et les miens ne se seraient pas exaltés. » faire croire qu'il était dans le cas de se porter à de si
Pour la troisième fois le juge fait observer que le fâcheuses extrémités ? 5

blâme pour la victime n'est pas épargné. R. Sur tout ce que j'ai de plus sacré au monde,
Mlle Deluzy verse des larmes abondantes. Je jamais, jamais ! Je ne sais s'il m'est permis de dire
CI;

voudrais ne pouvoir pas dire ce que j'ai été obli- ici quelques faits que je connais seule et qui prouvent
gée de dire, répondit-elle, elle est morte ! Je vou- que la violence n'était pas du côté de M. de Praslin.
drais pouvoir racheter sa vie au prix de la mienne, Plusieurs fois, j'ai entendu Mme de Praslin me-
nacer a attenter elle-même a ses jours : une fois, au Praslin sur cetté séquestration d'avec ses enfants,
Vaudreuil, elle voulut se frapper : en la désarmant, elle répondit : « Non, je serais trop embarrassée vis-
M. de Praslin se fit une blessure à la main ; une « à-vis de Mlle Deluzy ; je préfère me la voir qu'au
autre fois, à Dieppe, à la suite d'une explication entre « moment où elle sortira de la maison. »
elle' et 8011' mari, dont je ne2 fl1S pas témoin, mais
que nous entendîmes, les enfants et moi, de la
chambre où nous nous troumns, ell-e s'enfuit dans la INTERROGATOIRE DU MOURANT
rue en menaçant d'aller se jeter à la mer, et par cette
étrange inconséquence de caractère dont je pariais Ce long interrogatoire du plus puissant intérêt
ne
tout à l'heure, M. de Praslin; la retrouva à minuit révélait rien sur la complicité. Il était certain que
dans une boutique faisant des achats et parfaitement Mlle Deluzy n'était pour rien dans l'assassinat de
calme. Toujours, dans ces occasions fréquentes, múl- Mme de Praslin, et c'était là le point important.
tipliées, M. de Praslin s'est montré calme,, impassi- Quant à la complicité morale, elle n'était pas prouvée
ble, plein de douceur. davantage. On pouvait y croire sans pouvoir l'affirmer.
D. Eh bien ! est-ce que cette démonstration de On y croyait, les juges, le public, mais les esprits
ces extrémités auxquelles Mme de Praslin a été sensés, étudiant à fond ce drame intime, voyaient à
tentée de se porter n'était pas pour vous une démon- travers le crime épouvantable du mari et ses fautes,
stration des profonds chagrins qu'elle ressentait, et percer le malheureux caractère de l'épouse, esprit
si vous avez pu, si vous avez dû nous dire que vous faux et romanesque, qui certainement avait amené
étiez pour quelque chose dans ses chagrins, combien cet horrible dénoûment dont elle avait été la vic-
cette pensée n'a-t-elle pas été lourde pour vous! time.
combien ne doit-elle pas l'être encore plus aujour- Les esprits sensés se turent alors, et toute la co-
d'hui ! lère du temps pesa naturellement sur le criminel.
R. La première démonstration de Mme de Pras- Cela était juste, et le crime était tellement épou-
lin était antérieure au temps où j'entrai chez elle; vantable qu'il ne faisait plus de la victime qu'un
M. de Praslin me l'avait racontée comme aver- ange et qu'une sainte. Tout disparaissait devant le
tissement des ménagements qu'il fallait avoir pour sang versé, le due était un monstre et lui-même ne
elle. Les autres démonstrations étaient suivies bien chercha pas un moment à trouver une excuse.
peu de temps après, et souvent immédiatement, de .
Les lettres de la duchesse, dont nous avons donné
tant de calme et quelquefois même de gaieté, que je plusieurs extraits, furent trouvées alors et lues. Elles
les regardais bien plutôt comme l'effervescence d'une servirent encore à grandir le piédestal de la victime
imagination exaltée que comme le produit d'un mal- et à noircir le meurtrier.
heur réel. «
Ces lettres, s'écria M. Pasquier, président de la
D. Avez-vous eu connaissance d'un projet de sé- Chambre des Pairs, dans un beau mouvement ora-
paration que voulait provoquer Mme de Praslin? toire, ces lettres écrites à celui-là même qui était si
R. Oui, monsieur. M. l'abbé Gallard, qui le •
indigne de les recevoir, ces écrits, reste si précieux
premier vint, comme l'interprète de M. le maréchal, des émanations d'une des plus belles âmes que Dieu
m'ordonner de quitter la maison, me parla d'un ait créées pour l'honneur de tous les temps, de tous
grand scandale dans le cas où je refuserais, comme les âges, donneraient, si le duc ne s'était pas jugé
si j'avais pu refuser; et M. Riant, le notaire de lui-même, à tous ceux qui prendraient soin de les
Mme de Praslin, que j'allai trouver pour tâcher de lire, le moyen et le droit de le juger dans leur con-
connaître les causes de cette rigueur inattendue, me science.... Leur recueil, éternel monument de la per-
dit aussi que, mal conseillée, sans doute, elle avait versité d'un des plus grands coupables qui aient
conçu ce projet de séparation; mais je crois que jamais vécu, inspirerait en même temps cette conso-
M. de Praslin n'y attachait que momentanément lante réflexion, qu'à côté des délires les plus furieux
quelque importance. des hommes les plus pervers, la Providence a souvent
D. M. de Praslin ne vous a-t-il jamais parlé lui- placé dans tous les rangs, dans toutes les classes, les
même de ce projet de séparation? plus angéliques. vertus, voulant ainsi accorder à l'hu-
R. Quand M. de Praslin vint m'annoncer que manité une sorte de droit de détourner quelquefois les
ses démarches auprès du maréchal et de Mme de yeux des perversités qui la désolent, et peut-être en-
Praslin, pour prolonger mon séjour dans la maison core celui de demander pour elles un peu de miséri-
jusqu'au mariage de sa seconde fille, avaient été in- corde.
utiles, je me mis à pleurer amèrement, et il me dit : Le crime était flagrant, le coupable était dans les
«
Cédez, je vous en supplie, avec bonne grâce, et mains de la justice, c'était l'important; mais c'est
« sans irriter Mme de Praslin, car le scandale dont tout ce que l'on savait, et il était à présumer qu'on
« on vous a
parlé ne peut être qu'un procès ensépa- n'en saurait jamais davantage.
0:' tion, jet alors je perdrais mes filles. » D'ailleurs les instants pressaient et le meurtrier
D. C'est à une époque voisine de celle à laquelle paraissait devoir échapper bientôt lui-même au châ-
vous avez quitté la maison c[ue s'est faite apparem- timent qui l'attendait.
ment la demande dont vous parlez ? Il était empoisonné, comme nous l'avons dit plus
R. C'est, en effet, un mois environ avant ma haut, et malgré les affirmations des princes de la
sortie, et c'est à cette époque que Mme de Praslin science qui voulaient tout admettre, excepté l'empoi-
s'est mise à dîner seule dans sa chambre. M. de sonnement.
Praslin, faisant quelques observations à Mme de Enfin on trouva les fioles qui avaient contenu le
laudanum et l'acide nitrique, et de plus du laudanum gues explications, répondit le duc alléguant ses souf-
mêlé à de l'acide arsenieux. frances et fermant les yeux pour n'avoir pas à ré-
Il n'y avait plus à douter. pondre davantage.
Le meurtrier en avait ingéré une quantité à em- D. Vous dites qu'il faudrait de longues explications
poisonner toute une famille. pour répondre, mais il suffit d'un oui ou d'un non.
Mais en raison,même de la grande quantité, le R. Il faut une grande force d'esprit pour répondre
poison n'avait pas produit son effet immédiat et on un oui ou un non, une force que je n'ai pas.
espérait arriver à temps pour le combattre. D. Il n'y aurait cependant pas besoin d'entrer
Comment le meurtrier avait-il pu tromper la sur- dans de grandes explications pour répondre à la
veillance de ses gardiens au point d'avoir le temps de question que je viens de vous poser.
se donner la mort ? C'était un mystère, et ce fait est R, Je répète qu'il faudrait une force d'esprit que
resté un mystère. A plus de vingt ans de distance, je n'ai pas.
nous n'essayerons pas de le sonder, mais si aucune C'est que, pour le chancelier, un oui ou un non
complicité coupable n'a servi les projets du duc pour suffisait, tandis que, le duc ne pouvant répondre non,
dérober au bourreau la tête d'un duc et pair, il est n'admettait pas le oui sans les explications qu'il n'a-
certain que la surveillance exercée a laissé à désirer. vait vraiment pas la force d'articuler.
Dans tous les cas, si l'accusé contre lequel les in- L'interrogatoire prit un autre cours.
dices les plus graves s'élevaient, dont la culpabilité D. A quelle heure avez-vous quitté vos enfants la -
n'était déjà plus mise en doute par personne, eût été veille du crime?
écroué comme tout autre l'eût été, à la Préfecture ou R. Il pouvait être dix heures et demie, onze heures
à la Conciergerie, il n'eût pu s'empoisonner avec au- moins un quart.
tant de facilité. D. Qu'avez-vous fait en les quittant?
Les symptômes d'empoisonnement se manifestèrent R. Je suis descendu dans ma chambre et je me
dans la journée du 18 ; dans la nuit et la matinée du suis couché tout de suite.
19, les vomissements un moment arrêtés reparurent, D. Votre résolution était-elle arrêtée quand vous
et, après un bain donné si mal à propos qu'il aggrava vous êtes couché?
son état, des évacuations involontaires survinrent R. Non ; d'abord je ne sais si cela peut s'appeler
accompagnées d'une soif ardente et d'une extrême une résolution.
prostration. D. Quand vous vous êtes réveillé, quelle a été
M. de Praslin avait,le pouls très-faible; il était votre première pensée?
complétement abattu, ne'se tenait plus sur ses jam- R. Il me semble que j'ai été rév.eillé par des cris
bes, et pour le porter dans une autre pièce que celle dans la maison, et que je me suis précipité dans la
dans laquelle il était, on fut objigé de se servir d'un chambre de Mme de Praslin.
fauteuil. Le duc était si faible qu'à peine entendait-on ses
Le 20 août M. Andral fut appelé. Il trouva M. de paroles; il demanda avec instances qu'on in!errom-
Praslin un peu mieux, mais dans un état tellement, pît pour le moment cet interrogatoire, mais le chan-
faible qu'il considéra comme impossible qu'on le celier poursuivit.
transportât le jour même à la prison du Luxembourg. D. Quand vous êtes entré dans la chambre de
En effet il n'y fut transporté que le lendemain 21, Mme de Praslin, vous ne pouviez pas ignorer que
à cinq heures du matin. toutes les issues autour de vous étaient fermées; que
Il fallut aussi employer les plus grandes précau- vous seul pouviez y entrer.
tions : le porter, pour le descendre et le monter, et R. J'ignorais cela.
n'aller qu'au pas durant tout le trajet. D. Vous êtes entré plusieurs fois ce matin-là dans
Le mandat de dépôt exécuté, M. Pasquier, chan- la chambre de Mme de Praslin; la première fois
celier de France et président de la Cour des pairs, que vous y êtes entré, elle était couchée?
assisté de six membres de la Cour, MM. le duc De- R. Non; elle était malheureusement étendue par
cazes, le comte de Pontécoulant, le comte de Saint- terre.
Aulaire, Cousin, Laplagne-Bari is et Vincent-Saint- D. N'était-elle pas étendue à la place où vous l'aviez
Laurent, se rendit auprès de l'accusé, qui déclara se frappée pour la dernière fois ?
nommer Charles-Laure-Hugues - Théobald duc de R. Comment m'adressez-vous une pareille ques-
Choiseul-Praslin, pair de France, âgé de quarante- tion?
trois ans, né à Paris. D. Parce que vous ne m'avez pas répondu tout
Un interrogatoire avait lieu, malgré la souffrance d'abord. D'où viennent les égratignures que j'aper-
qu'endurait le malade et sa faiblesse qui était ex- çois à vos mains ?
trême. R. Je me les étais faites la veille en quittant Pras-
D. Vous savez le crime affreux qui vous est im- lin, en faisant mes paquets.
puté, dit le chancelier à l'accusé; vous savez toutes D. D'où vous vient cette morsure que j'aperçois à
les circonstances qui ont été mises sous vos yeux et votre pouce? -
qui ne permettent pas l'apparence d'un doute; je R. Ce n'en est pas une.
vous engage à abréger la fatigue que vous paraissez D. Les médecins qui vous ont visité ont déclaré
ressentir, en avouant, car vous ne pouvez pas nier. que c'était une morsure.
Vous n'oseriez pas nier ? R. Épargnez-moi, ma faiblesse est extrême.
R. La question est bien précise, mais je n'ai pas D. Vous avez dû éprouver un moment bien pé-
la force de répondre ; elle demanderait de bien lon- nible quand vous avez vu, en entrant dans votre
cnamnre, que vous étiez couvert de ce sang que vous « Vu l'article 29 de la Charte constitutionnelle;
aviez versé, et vous vous êtes efforcé de le laver? Attendu qu 'il s "élève des indices
R. On a bien mal interprété ce sang : je n'ai pas a: graves contre
Charles -Laure Hugu es Théobald duc de Choiseul-
voulu paraître devant mes enfants avec le sang de - -
Praslin, pair de France, d'être auteur complice
leur mère. de l'assassinat commis, dans la nuit du
ou
-
D. Vous êtes bien malheureux d'avoir commis ce 17 au 18
présent mois, sur la personne de Mme la duchesse
crime? de Praslin ;
M. de Praslin, absorbé, ne fit aucune réponse. Crime prévu par les articles 296, 297 et 302 du "
«
D. N'avez-vous pas reçu de mauvais conseils qui Code pénal ;
vous auraient poussé à ce crime ? « Requérons qu'il plaise à la Cour nous donner
R. Je n'ai pas reçu de conseils. On ne donne pas acte du contenu au présent réquisitoire contre Char-
de conseils pour une chose semblable. les-Laure-Hugues-Téobald duc de Choiseul-Praslin,
D. N'êtes-vous pas dévoré de remords, et ne serait- pair de France, du crime commis
sur la duchesse
ce pas pour vous un grand soulagement de dire la de Praslin, dans la nuit du 17
au 18 août présent
mérité ? mois, et par voie de connexité contre tous auteurs
R. La force me manque aujourd'hui. ou complices du crime, lesquels, à raison de la qua-
D. Vous parlez sans cesse de votre faiblesse: je lité de la personne susnommée, seront soumis à la
vous ai demandé tout à l'heure de me répondre seu- juridiction de la Cour des pairs ;
lement par oui ou par non. » Ordonner que, par M..le chancelier de la Cour,
R. Si quelqu'un pouvait me tâter le pouls, il ju- et par ceux de MM. les pairs qu'il lui plaira com-
gerait bien de ma faiblesse. mettre, il sera procédé à la continuation de l'instruc-
D. Vous avez eu tout à l'heure assez de force pour tion commencée, pour, ladite instruction terminée,
répondre à un grand nombre de questions de détail être par le procureur général requis, et par la Cour
que je vous ai adressées ; la force ne vous a pas statué ce qu'il appartiendra;
manqué pour cela. « Ordonner que les pièces à conviction, la procé-
Le duc ne répond pas. dure et les actes d'instruction déjà faite seront ap-
D. Voire silence répond pour vous que vous êtes portés au greffier de la Cour.- »
coupable. M. le président demanda ensuite à la Cour si elle
R. Vous êtes venu ici avec la conviction que j'étais l'autorisait à continuer les poursuites.
coupable, je ne puis pas la changer. Cette autorisation fut accordée après un long débat.
D. Vous pourriez la changer si vous nous don- Mais la Cour des pairs avait beau faire : il était trop
niez des raisons pour croire le contraire, si vous tard. Les prérogatives dont avait joui ce grand coupa-
expliquiez autrement ce qui ne peut s'expliquer que ble et qui lui avaient permis d'attenter facilement à ses
par votre criminalité? jours, avaient jeté une défaveur marquée sur un règne
R. Je ne crois pas pouvoir changer cette conviction déjà à son déclin. L'affaire Praslin fut un des boulets
dans votre esprit. rouges qui contribua au renversement de la monar-
M. de Praslin fait signe qu'il est au-dessus de ses chie.
forces de continuer. -
D. Quand vous avez commis cette affreuse action, LA MORT DU COUPABLE
pensiez-vous à vos enfants ?
R. Le crime, je ne l'ai pas commis ; quant à mes Mais si l'instruction se poursuivait, l'état du ma-
enfants, c'est chez moi une préoccupation constante. lade empirait. Le 22, M. Chevalier fut chargé d'exa-
D. Osez-vous dire affirmativement que vous n'avez miner les vomissements recueillis à l'hôtel Sébas-
pas commis ce crime ? tiani et n'y trouva aucune substance toxique, mais
R. Je ne puis pas répondre à une pareille question. néanmoins il n'y avait pas à douter de l'empoisonne-
D. Monsieur de Praslin, vous êtes dans un état ment du malheureux. Il présentait tous les signes
de supplice, et, comme je vous disais tout à l'heure, d'une violente inflammation du tube digestif. Sa lan-
vous pourriez peut-être adoucir ce supplice en me gue était d'un rouge intense et sa soif inextinguible.
répondant. D'heure en heure sa respiration devenait de plus
Le duc fait la même réponse. Il lui est impossible en plus difficile et le 24 au matin son état fut jugé
de continuer. Il va s'évanouir. Il est à son dernier désespéré.
souffle. Forcément, il fallut interrompre et remettre Le curé de Saint-Jacques du Haut-Pas et M. l'abbé
l'interrogatoire à un autre moment, si toutefois on Bourguoin furent appelés par le chancelier Pasquier
pouvait l'espérer en face de son état de plus en plus et le mourant reçut les sacrements de l'Eglise.
inquiétant. La veille, Ambroise Tardieu, Chevalier et Pasquier,
Pendant ce temps, la Cour des pairs se formait en premier chirurgien du roi, avaient examiné les di-
chambre de conseil, et lecture fut donnée, en séance verses armes trouvées chez le duc et avaient sur toutes
Secrète, du réquisitoire suivant, par M. le procureur constaté des taches de sang. Un poignard corse, à
général Delangle, accompagné de M. Bresson, fai- double tranchant, et saisi en dernier lieu, s'adaptait
sant fonctions d'avocat général : très-bien aux blessures observées sur le corps de la
« Nous, procureur général du roi près la Cour des victime. Quant au pistolet, teint de sang et auquel
pairs : adhérait un fragment de cuir chevelu, il n'était que
0:
Vu l'ordonnance du roi en date du 19 août pré- trop facile de préciser le rôle qu'il avait joué dans
sent mois ; cet horrible drame.
Le duc de Praslin, malgré ses dénégations, était donc Il était affirmatif sur la question de culpabilité du
bien réellement coupable, mais. il mourait et l'in- suicide.
struction s'arrêtait en face dIT lit mortuaire. « La présomption, dit M. Pasquier, n'était mal-
Cependant, à la prière de la famille, dit-on, le heureusement que trop fondée. Il s'est jugé et con-
grand référendaire se rendit au chevet du moribond damné lui-même. Il a succombé sept jours et demi
et essaya encore de l'interroger doucement, après le moment où il avait, avec une atroce barbarie, 4

A la question du poison, il répondit : immolé la plus innocente, la plus pure, la plus inté-
D. Oui, quand j'ai vu que les soupçons se tour- ressante des. victimes. Ce peu de jours a suffi cepen- iiç
naient vers moi, je me suis empoisonné. dant pour que l'instruction, commencée par les juges ^
R. Mais, un suicide, monsieur le duc, en présence ordinaires et poursuivie ensuite au nom de la Gourdes
d'une telle accusation, dit le grand référendaire, Pairs, ait mis complètement à nu la culpabilité et les
c'est un a.veu. horribles circonstances qui se sont accumulées pour
M. de Praslin garda le silence. la démontrer chaque instant de plus en plus.
D. Avez - vous confié à quelqu'un votre fatal « Il n'y a pas une seule pi^ce qui n'arrive au même
projet ? but, qui ne produise, avec plus ou moins d'évidence,
R. Jamais, jamais fit le malade.
! la démonstration du véritable auteur d'un die s plus
Il voulut encore parler, mais les souffrances qu'il horribles forfaits qui se rencontrent dans l'histoire
.
endurait lui arrachèrent des cris déchirants. des grands criminels. La dnchesse de Praslin a été
D. Monsieur le duc, reprit le grand référendaire, assassinée par son mari, à qui elle avait donné dix
les souffrances de l'âme ne sont-elles pas encore plus enfants, dont neuf sont encore vivants, à qui elle avait
cuisantes en vous que celles du corps, et ne vous apporté, avec les dons de la nature, ceux de l'esprit
inspirent-elles pas le besoin d'essayer de les adoucir le plus cultivé,, de l'âme la plus élevée, du cœur le
par l'expression du repentir que vous devez avoir au plus aimant. Son illustre origine ne le cédait en rien
fond du coeur ? Votre famille aime à croire que vous à celle de son mari. Je ne parlerai pas de la magni-
ne vous êtes porté à un crime aussi barbare que dans fique fortune qu'elle était venue ajouter à la sienne,
un moment de rage insensée, que vous déplorez, sans fortune dont elle était digne de toutes manières, par
doute, amèrement. l'emploi qu'elle en savait faire, quand les moyens lui
R. Oh ! oui, oui je le déplore ! s'écria le due de en étaient laissés, par les actes de charité que lui in-
Praslin, et ses yeux, qui s'étaient ouverts tout grands, spiraient sans cesse les principes de la religion dont
se refermèrent comme pour ne plus voir la lumière. elle était pénétrée.
Le grand référendaire espéra alors arriver à l'aveu « Elle a donc succombé, cet ange de bonté.... Les
complet du crime. paroles me manqueraient si je voulais rendre devant
D. Monsieur le duc, dit-il, pour satisfaire à la fois vous les sentiments qui m'ont été inspirés par les
la justice de Dieu et celle des hommes, il est à désirer découvertes que j'ai dû faire dans le cours des recher-
que l'expression de votre repentir soit aussi publique ches si déchirantes qu'il m'était ordonné d'accom-
que l'a été votre crime et qu'un aveu complet expli- plir. »
que, au moins, s'il est possible, le délire qui l'a en- La mort a éteint à l'égard du coupable les pour-
traîné. suites de la justice. « Et cependant, il eût été à
Il balbutia. souhaiter que la réparation fût aussi éclatante que
D. Pour recevoir cet aveu, si vous êtes disposé à l'attentat. L'égalité devant la loi devait, dans une
le faire, je vous offre de faire prévenir sur l'heure le pareille affaire, être plus hautement réclamée que
chancelier, ou, si vous le préférez, je suis prêt à vous jamais. »
entendre et à constater toutes vos déclarations su- « Il ne manque pas, disait M. Pasquier, de per-
prêmes. sonnes qui seraient tentées de croire que le désir
M. de Praslin, dont l'intelligence persistait en dé- qu'un tel coupable ne pût être atteint par l'ignominie
pit du corps qui n'avait plus de force, se débattit sur de la peine qui devait lui être infligée., comme si
son lit de douleur en entendant ses paroles. Il était l'ignominie dépendait de la peine, comme si elle
visible qu'une lutte violente se livrait en lui. n'était pas la suite, la conséquence inévitable du
Il voulut répondre oui, et sentit sans doute que sa crime lui-même, aussitôt qu'il est constaté ; que le
faiblesse le trahirait dans les explications qu'il vou- désir, dis-je, que cette ignominie lui fût épargnée a
lait donner. pu inspirer la pensée de lui fournir les moyens d'y ,
« Dites , fit-il, qu'aujourd'hui je suis trop fatigué, échapper en se donnant la mort de ses propres mains,
trop souffrant; demain, demain. » et en évitant ainsi de la recevoir par celles de l'exé-
Il n'y avait pas moyen d'insister, M. de Praslin cuteur des hautes-œuvres de la justice. M
était à la dernière extrémité. Il vécut encore quelques M. Pasquier avait raison ; les personnes tentées
heures au milieu d'atroces souffrances, et à quatre de croire que le désir qu'un tel coupable échappât à
heures et demie il expira. l'ignominie de la peine qu'il avait méritée, ne man-
quèrent pas. C'est pourquoi il est inutile de chercher
aujourd'hui comment le duc de Praslin parvint alors
DÉNOUEMENT
à s'empoisonner, et comment, chose plus étrange
encore, les plus grands médecins du temps s'y prirent
Ce fut le 30 avril que la Cour,réunie en séance se- pour ne reconnaître qu'au dernier moment les symp-
crète, reçut communication d'un rapport fait par tômes d'un empoisonnement des plus compliqués.
M. le chancelier sur l'état de l'instruction. Le duc de Praslin, très-bien portant, est tout d'un
* ,
coup à la mort. On Be demande ce qu'il a. Il a des ments amènent souvent plus de mal que les violents
vomissements, la. parole faible, une soif ardente, on accès de colère et les emportements irréfléchis qu'on
ne songe pas au poison. On parle de choléra, de tout pardonne aisément à un esprit irritable.
excepté de ce qui éclate aux yeux des plus Eimples. La question reste donc entière. Mlle Deluzy était-
Le traitement fait fausse route. Les médecins se font elle la maîtresse de M. de Praslin? Encore fois
complices de la mort. Le docteur Andral lui-même rien ne le prouve et nous sommes obligé de une
est trompé. Après le décès/les chimistes se réunis-
nous en
rapporter à certaines présomptions. Mais si elle l'est,
sent et font un long rapport pour constater que le duc elle ne l est pas seule, c est la duchesse elle-même
de Praslin est mort empoisonné. Il y a longtemps que qui l'a écrit, si elle n'est pas seule, quel empire
tout le monde le savait. Ce qu'on ne pouvait pas dire t-elle? de quelle importance, cette relation peut-elle a-
à aucun prix, le public le disait : Louis-Philippe n'a être. Et enfin si elle l'est véritablement et qu'elle do-
pas voulu qu'un pair de France montât sur l'écha- mine réellement dans le cœur de M. Praslin, quel
faud. châtiment la justice a-t-elle le droit de lui réserver.
M. de Praslin échappant par la mort à la main de Cependant on l'interroge comme complice de l'as-
la justice, lIn réquisitoire de M. le procureur général sassinat de la duchesse, on la traite comme une cou-
demanda le renvoi de l'affaire concernant Mlle Deluzy pable, on la jette en prison, un peu plus on la livre-
devant le tribunal de première instance de Paris, rait au bourreau au lieu et place de l'assassin.
pour la continuation de l'instruction commencée. Est-ce une satisfaction qu'on essaye de donner à
Il fut fait droit au réquisitoire par un arrêt de la l'opinion publique? S'il en est ainsi elle est bien
ma-
Cour, ladroite. Le public irrité demandait la tête du duc et
Arrêt étrange. Au point de vuecriminel, que pou- pair et non celle d'une pauvre fille séduite et accablée.
vait-on reprocher à. Mlle Deluzy ?... Si elle avait été On ne donne pas ainsi le change à toute
une société,
réellement la maîtresse de M. de Praslin, ce que et le plus simple, M. de Praslin ayant échappé d'une
l'instruction en se servant même du témoignage de manière ou d'une autre à la sévérité de la loi, était
la partie intéressée, ne pouvait prouver, M. de Pras- d'étouffer les suites de cette affaire et de ne pas faire
lin était bien autrement coupable qu'elle, et sa cul- peser sur une femme innocente la rigueur d'une jus-
pabilité tombait sous la juridiction du droit commun. tice désormais impuissante.
Sa culpabilité, mais elle n'existait pas. Elle avait Ce ne fut en effet que le 17 novembre, c'est-à-
été la gouvernante des enfants de M. de Praslin et dire après deux mois et demi de procédure que
de l'avis général elle avait parfaitement 'et jusqu'au Mlle Deluzy fut rendue à la liberté.
bout rempli son devoir. Les enfants étaient instruits, Elle se plaignit alors de la longue et dure captivité
bien élevés et s'ils n'aimaient pas mieux leur mère qu'on lui avait fait subir, mais on ne l'écouta même
ou ne lui montraient pas toute l'amitié désirable, la pas et on ne fit aucun droit à ses récriminations.
faute n'en était pas à Mlle Deluzy, mais à la duchesse (c
Félicitez-vous d'en être quitte à si bon compte,
elle-même dont l'abord était froid et la dévotion ri- lui fit-on comprendre. »
gide. D'une autre part les enfants l'aimaient et furent Que pouvait-on donc lui faire?... Comment deux
inconsolables de son départ de la maison, ce qui mois et demi au secret, ce n'était pas assez pour
prouvait qu'elle avait été juste et bonne pour eux. avoir été la maîtresse d'un due. Mais on avait eu plus
Cette femme avait donc été à la hauteur du rôle d'égard pour l'assassin lui-même, puisqu'on l'avait
qu'on lui avait confié, elle avait accompli sa mission tranquillement laissé s'empoisonner. Aujourd'hui
et on n'avait rien à lui reprocher. même, en 1870, on en a davantage pour le prince
Mais elle avait, dit-on, semé la discorde dans le Pierre Bonaparte qui habite à la Conciergerie les
ménage Praslin, elle avait prêché l'animosité et ex- appartements du directeur et donne de joyeux sou-
cité le mari contre la femme et manqué aux égards pers aux admirateurs de son exécrable crime.
qu'elle devait à la mère des enfants qui lui étaient Toujours est-il qu'il a fallu près de trois mois pour
confiés. qu'on arrivât à reconnaître l'innocence de Mlle De-
Tout cela est faux. Bien avant son entrée, la dis- luzv.
corde régnait. Déjà le duc et la duchesse vivaient sé- V
Sortie de prison, celle-ci partit pour l'Angleterre
parément et donnaient devant les gens de la maison où elle essaya de gagner sa vie. Elle y parvint avec
le spectacle de scènes regrettables. Déjà le duc se peine néanmoins, mais fut toujours triste et affligée.
récréait au dehors et la duchesse agenouillée dans son Une justice certainement à rendre à cette femme, c'est
oratoire s'entourait de prêtres, d'abbés et d'hommes qu'elle travailla à dissimuler sa vie et à s'effacer avec
d'église. autant d'ardeur que d'autres à sa place en auraient
Bien loin encore de prêcher l'animosité, il est mis à se montrer et à profiter de l'espèce de curio-
prouvé qu'elle avait usé de la certaine influence sité qui alors s'attachait à sa personne.
qu'elle avait sur le duc, influence qui constitue tout Le maréchal Séhastiani était en Suisse. A la nou-
son crime, pour le ramener près de sa femme et velle du crime il était arrivé en toute hâte à Paris.
que vingt fois elle avait plaidé la cause de celle-ci. Qu'on juge de la douleur et du désespoir de ce
Vingt fois encore il est prouvé qu'elle avait fait de malheureux vieillard.
vaines tentatives près de la duchesse pour se faire A Paris il trouva encore une autre douleur. La du-
agréer par elle et que cette dernière l'avait reçue avec chesse douairière de Praslin existait toujours, tette
hauteur et congédiée avec mépris. femme qui atteignait aux limites extrêmes de l'âge
Les petits se froissent certain jour du dédain des ignorait le premier mot du drame qui se déroulait
grands et les piqûres qui résultent de ces froisse- entre ses enfants, et venait de se dénouer si tragique-
ment à l'hôtel Sébastiani. On le lui cacha. Obligé de sonné dans la prison du Luxembourg, a bien été
lui apprendre la mort de la duchesse et du duc, on inhumé dans le cimetière du Montparnasse dans la
employa mille subterfuges et on mit ces deux morts nuit du 26, cependant Paris ne crut pas à cette mort
sur le compte d'un accident. Le coup déjà était assez et n'y croit pas encore.
rude pour une femme déjà éprouvée et d'une santé si Il y a bien des années écoulées, et le doute sub-
ébranlée siste, malgré tout ce qu'on a pu écrire pour le com-
Ce fut le maréchal qui eut à remplir près de la du- battre.
chesse douairière la mission délicate en question et à Plusieurs personnes nous ont raconté à nous-même,
-
qui incomba de veiller sur les enfants. Le noble vieil- que le duc de Praslin vivait à Londres dans un quar-
lard fut à la hauteur du rôle que le malheur lui ré- tier isolé, sous un nom supposé et dans une modeste
servait. aisance.
La duchesse de Praslin fut inhumée dans les ca- Quelques-unes, dupes sans doute d'une certaine
veaux de Vaux-le-Praslin, nouvellement restaurés. ressemblance ou de leur imagination, ont été jus-
Son service se fit en grande pompe et tout ce qui qu'à nous dire qu'elles l'avaient rencontré.
avait un nom, une situation à la cour, une position Il y a quelques années, il est mort à Londres un
dans l'État, considéra comme un devoir d'y assister. homme, Français d'origine, de grandes manières et
dont personne ne put révéler l'identité. Le bruit se
répandit aussitôt et traversa le détroit, que le duc
FUNÉRAILLES
- de Praslin venait de mourir.
Pour les fanatiques, il vit encore, et ils ne croi-
Quant au duc de Praslin, ce fut une autre affaire. ront à sa mort que lorsque le temps les forcera à
Par une nuit pluvieuse et sombre, la nuit du 26 août, compter avec lui.
vers les deux heures du matin, un fourgon apparte-
nant à l'administration des pompes funèbres s'arrêta
furtivement devant une des grilles du jardin du Pour nous, il est mort, bien mort, et quoique tout
Luxembourg. soit possible de la part de ceux qui ont la prétention
Il attendit quelques minutes, puis la grille, qui se de se constituer nos maîtres, nous ne supposons pas
trouvait être celle de la rue de Fleurus, s'ouvrit et que le gouvernement de Louis-Philippe eût été assez
livra passage au fourgon qui traversa le jardin du fou pour se mettre ainsi en flagrant délit d'illégalité
Luxembourg et s'arrêta devant la porte intérieure de et braver avec cette impudence les lois rigoureuses
la prison de la Cour des pairs. du pays.
Un cercueil fut alors apporté et placé dans le En effet, on savait le duc de Praslin bien en cour,
fourgon. C'étaient les restes du duc de Choiseul-Pras- familier avec le roi, très-avant dans l'intimité d'une
lin, pair de France, qu'il contenait. Le fourgon re- princesse fort élevée, lié avec tout ce que la mo-
prit la même route et, gagnant la rue de Vaugirard narchie d'alors comptait de haut pincé, d'illustre
et la barrière du Maine, arriva au cimetière Mont- et de puissant; on pouvait supposer avec quelque
parnasse. apparence de vérité que le duc de Praslin avait dans
Quelques personnes et une brigade d'agents de la le nombre des amis assez généreux pour s'être dé-
sûreté suivaient le corbillard. voués jusqu'à l'arracher à la honte d'un procès.
- -
La fosse était creusée, on y jeta le corps, on le Le roi, la famille royale, les ministres, le Sénat,
recouvrit et on s'éloigna. toute la noblesse de France étaient intéressés à ce
Ce fut toute la cérémonie qui salua les dépouilles que ce procès n'eût pas lieu.
d'un heureux de ce monde. Un fait certain c'est que les enfants de M. de
La veille, des rassemblements agités avaient eu Praslin ont conservé un profond respect pour la mé-
lieu aux abords du palais du Luxembourg ; le lende- moire de leur père, et que ceux-ci portent fièrement
main ils recommençèrent plus hostiles. La foule, qui et noblement un nom illustre que le crime d'un des
doutait de la mort du duc, demandait à grands cris leurs n'a pu souiller.
qu'on le lui montrât. A la nouvelle qu'il n'était plus Un fait plus certain encore c'est que c'est l'éduca-
au palais et qu'on l'avait enterré furtivement dans la tion que leur a donné leur père qui a triomphé chez
nuit, le doute augmenta et se traduisit par de san- eux et non celle qu'aurait voulu leur imposer leur
glantes ironies s'adressant aux hommes du pouvoir. mère.
Plusieurs jours elle se rassembla à cet endroit et se Le chef de cette famille a arboré aujourd'hui les
retira chaque fois irritée. idées libérales et s'est déclaré l'ennemi du parti
Elle se retira enfin tout à fait, mais ne fut pas excessif qui a perdu leur mère.
convaincue.
Il est certain que le duc de Praslin, mort empoi- EÚGÈNE MORET..

FIN DE LA DUCHESSE DE PRASLIN


AFFAIRE DUCHEMIN
INFANTICIDES — DÉTAILS HORRIBLES

COUR D ASSISES DE L AISNE PRÉSIDENCE DE M. D 'AVOST, CONSEILLER À LA


— COUR IMPÉRIALE D'AMIENS

damné, comme complice de cé crime,


en quinze an-
nées de travaux forcés. La victime, mère de Duche-
AUDIENCE DU 11 FÉVRIER 1870 min, était âgée de quatre-vingts ans, infirme et d'un
caractère difficile, et on avait pu supposer que c'était -

Duchemin (Alexandre-Louis), quarante-neuf ans; pour soustraire là famille aux sdins et aux charges
Dubourque (Marie-Rose), femme Duchemin, qua- imposés par sa présence au foyer que sa mort avait
rante-huit ans ; été décidée ; inais on pressentait que ce crime avait
Duchemin (Marie-Rose-Eugénie), vingt-six ans; un intérêt plus puissant. C'était vrai; cette femme
Duchemin (Louis-Joseph), dit Victor, dix-neuf avait eu le malheur d'être témoin d'une série d'ho-
ans ; >
micides, commis par les membres de sa famille sur
Duchemin ( Auguste-Alexandre), vingt-trois ans, les enfànts qu'Eugénie Duchemin, sa petite-fille,
-

sont accusés d'infanticides et de complicité. avait successivement mis au monde, et l'on craignait
Défenseurs : Me Brassard pour Duchemin père; de sa pàrt quelques indiscrétions compromettantes
Me de Grilleau pour la femme Duchemin; pour tous.
Me Grizot pour la fille Duchemin ; «
Depuis longtemps, dans la commune de Berny-
Et Me Boitelle pour Victor et Alexandre Du- Rivière qu'habite la famille Duchemin, tout le
chemin. mondé connaît la conduite scandaleuse de la fille
Duchemin père et Victor Duchemin, condamnés Eugénie Duchemin, âgée aujourd'hui de vingt-six
déjà aux travaux forcés par la Cour d'assises de ans; on l'avait vue plusieurs fois trahir, par un chan-
l'Aisne, viennent prendre place au banc des accusés. gement de taille, un état de grossesse évident, qui
Ils portent le costume de la prison. Duchemin père disparaissait sans qu'on sût qu'elle eût donné le jour
a la figure maigre et hâve, les 'yeux enfoncés, les à des enfants ; mais l'intimidation qu'exerçait cette
lèvres minces, l'air indifférent plutôt qu'abaitu. Sa famille livrée tout entière aux plus honteuses pas-
condamnation antérieure aux travaux forcés à perpé- sions, et surtout son chef, était telle qu'aucune
tuité ne lui laisse cependant que peu d'espoir. Les plainte ne s'étàit élevée, et que l'autorité locale elle-
deux fils, le teint pâle, les yeux grands et ternes, la même avait gardé le mystère sur ces faits. Cepen-
bouche grande' et sans expression autre que celle dant après la condamnation de Duchemin, ces
,
d'un hébêtement complet, ne laissent paraître sur rumeurs s'accusèrent davantage et vinrent à la con-
leur visage impassible aucune émotion apparente. naissance de la gendarmerie : une information fut
Les deux femmes, la mère et la fille, attendent éga- commencée. Après avoir eu beaucoup à lutter contre
lement sans manifestation extérieure les débats qui des dénégations obstinées, l'instruction est arrivée à
vont s'ouvrir; la physionomie de la fille est insigni- obtenir des accusés eux-mêmes la lumière la plus
fiante, il serait impossible d'y trouver une expression complète sur des attentats qui atteignent la dernière
définissable; mais on remarque chez la mère un limite de la perversité humaine et font peser sur la
regard d'une fixité effrayante et une contraction per- tête de Duchemin père, sur sa femme et sur ses en-
pétuelle de la bouche. On la dirait constamment en fants, une terrible responsabilité.
proie à une crise de nerfs à l'intérieur. Depuis l'âge de douze ans, la fille Eugénie Du-
«
La lecture de l'acte d'accusation se fait au milieu chemin a été en butte aux passions de son père qui,
du plus profond silence; quelques exclamations in- après àvoir bientôt triomphé de sa résistance, a con-
volontaires échappent seules, à diverses reprises, tinué à entretenir avec elle, jusqu'en 1869, des re-
quand le greffier arrive aux détails les plus horri- làtions incestueuses; en même temps, et pendant la
bles du crime. même période, elle était, au su de tous, la maîtresse
Voici le texte de ce document : d'un homme marié, le nommé Leblanc, carrier à
«Le nommé Duchemin a été condamné, le 12 juin Berny. A la suite de ces désordres, elle est devenue
1869, par la Cour d'assises de l'Aisne, à la peine-des enceinte quatre fois depuis 1863 : la première fois,
travaux forcés à perpétuité, pour crime de parricide; après cinq ou six mois de grossesse, elle aurait fait
couche à la suite d'un accident; elle ha-
un de ses fils. Louis-Joseuh. dit Victor, a été con- une fausse
bitait alors, avec sa grand'mère, la carrière des Gris- l'endroit où le corps de son enfant avait été déposé;
moines; toute la famille a eu connaissance de cet mais, lorsque l'on s'est transporté pour faire des
-

événement. Il n'a pas été possible à l'instruction, en recherches, on ne l'a pas trouvé : le terrain avait été
l'absence d'autres indications et de preuves maté- remué et creusé pour recevoir des résidus de pommes
rielles, de porter plus loin ses investigations, et on à cidre. Les accusés ne se sont pas aussi bien enten-
est obligé d'accueillir sur ce point la version des dus sur ce point que sur les autres; ils ont prétendu
accusés. que le cadavre avait été caché sous les aines et que,
«En 1865, la fille Eugénie est redevenue enceinte. plus tard, Duchemin père avait retiré les ossements
Cette fois, elle a accouché dans un grenier au- et les avait brûlés dans le foyer. Ce qu'il y a de cer-
dessus de la chambre de ses parents ; elle était souf- tain, c'est qu'ils ont disparu, et qu'il est naturel de
frante depuis deux jours, et son père, qui prévoyait penser que cette disparition est due à celui qui avait
sa délivrance prochaine, avait cessé de travailler, le plus d'intérêt à dissimuler les preuves de son
ainsi que son fils Alexandre, pour pouvoir assister à crime. Le reste de la nuit se passa en orgie. La fille
ses couches et mettre à exécution le projet qui avait Eugénie avait rapporté une'somme de 12 francs qui
été concerté à l'avance. On n'avait fait aucun prépa- fut employée en partie à acheter de l'eau-de-vie. Les
ratif pour recevoir l'enfant dont la mort était déci- époux Dubourque étaient ivres, Duchemin l'était
dée; toute la famille était présente lorsque Eugénie également; cependant, à la fin de la même nuit, il
a mis au monde un enfant vivant qui a remué et put reconduire sa fille à Autrèches ; il n'était pas en-
crié; la mère tenait la lumière; c'est Duchemin qui core remis en revenant.
a pratiqué l'accouchement de sa fille ; sa femme a «
A la fin du mois d'août 1868, Eugénie Duchemin
enveloppé l'enfant dans un linge, puis il s'en est em- arrivait au terme de sa quatrième grossesse ; les si-
paré, l'a jeté violemment à terre et l'a piétiné. Sur gnes précurseurs d'un accouchement prochain s'é-
l'ordre de leur père, Victor et Alexandre étaient allés taient manifestés. En effet pendant la nuit, elle
,
creuser un trou au pied d'un arbre dans un petit mettait au monde, dans la chambre de ses parents,
bois, à peu de distance de la maison qui est isolée un enfant vivant; c'est encore Duchemin père qui a
et assez éloignée du village : Eugénie Duchemin as- accouché sa fille : depuis plusieurs jours il attendait
sistait à cette scène sans dire un mot : tous quatre l'événement et avait cessé de travailler ; les deux
sont sortis, et le cadavre a été porté dans le trou qui fils étaient à l'extérieur, on les appela ; en entrant,
a été rebouché. Deux jours après, Eugénie riait avec ils virent un enfant vivant qui remuait et criait ; il
son père qui, plus tard, lui a montré la place où on était enveloppé d'un tablier bleu et on l'avait placé
avait enterré son enfant ; elle avait si bien conservé sur le lit de la mère, qui se tenait à côté. Duchemin
ce souvenir, que c'est sur ses indications que, quatre commanda à ses fils de prendre leur bêche et d'aller
années après, les magistrats instructeurs ont retrouvé faire un trou dans le petit bois à côté du premier.
le cadavre à l'endroit qu'elle avait signalé. Il ne Quand ils revinrent en annonçant qu'ils avaient fait
restait plus que des ossements; le médecin expert ce qui leur avait été demandé, leur père s'empara
auquel ils ont été soumis a constaté qu'ils avaient de l'enfant et lui tordit le cou, puis le jeta à terre et
appartenu à un foetus à terme ou à peu près ; les os marcha dessus avec ses pieds chaussés de souliers ;
du crâne présentaient des fractures, mais il n'a pas la tête de l'enfant s'est brisée avec le bruit d'une noix
été possible de décider si elles avaient eu lieu pen- que l'on écrase. Tous sont en&uite sortis emportant
dant la vie ou après l'inhumation. le cadavre qui fut placé dans le trou et recouvert de
«En 1867, la fille Duchemin était en service à Au- façon à ne pas laisser de traces; il a été retrouvé
trèches, chez un vieillard, le sieur Tricot : on avait par les magistrats instructeurs sur les indications
remarqué son embonpoint, et la dame Tricot, belle- données par la fille Eugénie, à laquelle son père
fille de son maître, lui avait fait des observations; avait montré la place; il était à l'état de squelette.
mais elle avait toujours soutenu qu'elle n'était point L'homme de l'art chargé de l'examiner a déclaré que
enceinte. Cependant, au moment où elle sentit ce squelette était celui d'un fœtus à terme ou à peu
qu'elle allait devenir mère, elle obtint la permission près, que des violences paraissaient avoir été exer-
d'aller voir ses parents. La distance entre les deux cées pendant la vie à raison des traces rougeâtres
villages est très-courte. Bientôt après son arrivée, produites selon toute probabilité par du sang et de
elle fut prise des douleurs de l'enfantement, et, la la fracture de certains os du crâne; il a ajouté qu'à
nuit, elle mit au monde, dans la chambre de ses pa- raison des conditions particulières du sol, l'inhuma-
rents, à l'aide de son père, un enfant parfaitement tion pouvait ne remonter qu'à une année. Six se-
vivant, qui a remué et crié. Non-seulement la femme maines après ce dernier infanticide, la mère de Du-
Duchemin était là, assistant son mari, mais il s'y chemin qui avait été témoin de tous ces crimes,
,
trouvait encore deux autres personnes, les sieur et mourait assassinée par son fils et son petit-fils,
dame Dubourque; cette dernière, bslle-sœur de la Louis-Joseph dit Victor.
femme Du:hemin, a confirmé les révélations faites cc
De toutes les données de l'instruction et des aveux
par cette accusée et par Eugénie Duchemin. Cette des quatre accusés, la femme Duchemin, Duchemin,
fois encore, on a donné la mort à l'enfant. Victor et Alexandre et Victor Duchemin, aveux contre lesquels
Alexandre sont arrivés plus tard ; le cadavre gisait sont impuissantes les protestations et les dénéga-
sur le sol, la femme Duchemin l'a enveloppé dans un tions de Duchemin père il résulte que tous les
,
linge et l'a remis à son mari ; puis, munis d'une membres de la famille se sont associés sous l'inspi-
bêche, ils sont sortis pour l'enterrer et sont rentrés ration de son chef pour accomplir ces actes criminels
après un certain temps. L'accusée Eugénie a indiqué et en assurer le secret et l'impunité.
«
« Il ne saurait exister aucun doute sur leur compli- D. Vous avez été élevé dans une maison de
cité morale, ni sur leur participation matérielle. » rection, vous avez été condamné plusieurs fois
cor-
pour
vol, et vous avez été condamné enfin ici,
L'acte d'accusation une fois lu, le président fait sinat de votre pour assas-
mère, aux travaux forcés à perpétuité.
l'appel des témoins. Vous n avez jamais fait donner d'instruction à
Ils sont au nombre de treize. Deux manquent: le fils; ni l'école, ni l'église; vos
aucun d'eux n'a fait sa
mari et la femme Dubourque. première communion.
A l'égard de la femme Dubourque, le ministère R. Ma femme n'a pas voulu.
public demande qu'il soit passé outre aux débats, D. Allons, vous étiez le seul maître chez vous;
malgré son absence, motivée par un accouchement rejetez la faute ne
sur personne. Il y a sept mois, vous
récent. avez été condamné pour parricide. Cette pauvre
Mc Brassard, défenseur de Duchemin père, de- vieille femme, disiez-vous, était intolérable,
couverte
mande qu'il ne soit pas passé outre aux débats, la de vermine et infestait la maison. Cela n'était
pas
déposition des époux Dubourque étant de la plus vrai, vos enfants l'ont avoué depuis. C'est
parce
haute importance pour la défense de son client. qu'elle vous adressait des reproches sur les crimes
M° de Grilleau, défenseur de la femme Duchemin, qui se passaient chez
vous que vous l'avez assassi-
dans l'intérêt de sa cliente, s'associe aux conclusions née. Ce n'est pas votre famille qui révélé
a ces faits-
de Me Brassard. là, c'est le pays. Vos quatre coaccusés ont été con-
Les deux autres défenseurs demandent également traints par l'évidence d'avouer tous les faits dans
le renvoi de la cause jusqu'à possibilité de l'audition toute leur plénitude. M. le juge d'instruction leur a
des témoins Dubourque. fait subir au moins quatre-vingts interrogatoires.
L'organe du ministère public prend des conclu- Vous avez nié jusqu'à ce jour, et vous avez dit : « Ce
sions contraires, et demande, puisque Dubourque n'est pas vrai; quand il sera temps, je parlerai.
»
peut arriver d'un moment à l'autre, que l'on passe Eh bien, le moment est-il venu? Vous allez voir,
outre aux débats. tous les quatre vont vous accuser, et vous direz non.
Il comprend l'intérêt que peut avoir un retard pour Voulez-vous avouer?
le client de Me Brassard; il ne le comprend pas R. Je ne peux pas dire ce que je n'ai pas fait.
pour les autres. D. Allons donc! Vous avez abusé de votre fille dès
D'ailleurs, les dépositions écrites sont là. douze ou treize ans, la première fois dans votre cour.
Mc Brassard reprend la parole et soutient que les R. Non.
dépositions écrites ne suffisent pas. D. Est-ce que l'enfant ne s'en est pas plainte à sa
II y a pour Duchemin père un intérêt immense à mère? Est-ce que vous n'avez pas violé votre fille,
accuser Dubourque, et il persiste dans ses conclu- est-ce que vous n'avez pas eu des rapports avec votre
sions. fille?
Dubourque est parti hier soir, et l'on ne sait R. Non, monsieur.
quand il reviendra, ni même s'il reviendra dans la D. Si, l'accusation le prétend; et ces rapports ont
journée. duré jusqu'après le quatrième accouchement et le
La Cour en délibère en chambre du conseil. quatrième infanticide. Vous alliez souvent dans votre
Pendant l'absence de la Cour, l'agitation la plus grenier, où vous vous enfermiez avec elle; vous tra-
vive règne dans la salle. Les accusés, sur leur banc, vailliez de nuit avec elle dans une fabrique de sucre,
semblent intéressés un instant, puis retombent dans pour pouvoir rester seul à la maison pendant le jour
leur apathie ordinaire. et abuser d'elle tranquillement.
Au bout de quelques minutes la Cour rentre ; le R. Non.
silence est complet. La Cour rapporte sa décision D. Elle a accouché trois fois.
délibérée eD conseil. R. Je n'en sais rien.
Il sera passé outre aux débats. La femme Du- D. Ce n'est pas vous qui l'avez accouchée?
bourque est dispensée de l'amende. R. Ça n'est pas moi.
Quant à Dubourque, il est condamné à 100 francs D. Ce n'est pas vous qui avez écrasé la tête de cha-
d'amende, l'arrêt laissant à M. le procureur impérial cun de ces enfants ?
le soin de pourvoir à tous les moyens de faire arri- R. Non, je n'ai jamais rien vu.
ver ce témoin, si la chose lui paraît convenable. D. Un témoin dit qu'au dernier enfant, vous lui
Un brigadier de gendarmerie de Laon est chargé aviez tordu le cou comme à un poulet, et que quand
de rechercher Dubourque dans toute la ville, s'il est vous lui marchiez sur la tête, elle craquait comme
possible de le trouver. une coquille de noix. Ce n'est pas vous? Ce n'est
pas vous qui avez enterré le premier enfant, qui avez
fait brûler ses os dans la cheminée ?
INTERROGATOIRE DE DUCHEMIN PÈRE R. Jamais, jamais.
D. On a interrogé Victor au bagne, il a toujours
D. Vous avez quatre enfants? nié, d'après vos recommandations; quand vous avez
R. Oui, monsieur. Il y en a trois ici ; l'un a été été amenés à Mazas, vous lui avez dit : « Tu as
condamné aux travaux forcés, l'autre a été condamné avoué pour la mère ; il n'y a qu'un moyen de te sau-
à rester dans une maison de correction, à l'âge de ver, de faire le fou. » A Toulon, vous l'aviez menacé
douze ans, pour attentat à la pudeur; le troisième de mort.
est là devant vqus. R. Comment l'aurais-j e fait au bagne?
D. Oh Dieu sait que cela n'arrive que trop sou-
! grand'mère alors qu'elle râlait, je n'y ai jamais cru
vent. Comment, si ce n'était pas vrai, votre fils éût- un mot. C'est Leblanc, Victor et mon mari qui ont
il fait pour que sa déposition coïncidât avec celle des tué la grand'mère.
autres enfants? D. Victor, levez-vous' ce n'est pas vous qui avez
R. On le lui a dit à Toulon. tué votre mère ?
D. Qui? R. Non, monsieur.
R. Je n'en sais rien. D. Vous n'étiez pas avec votre père?
D. Pourquoi avez-vous dit : « Je parlerai quand il R. Si, chez lui.
sera temps ? » D. Le crime avait eu lieu la nuit?
R. Je ne sais pas. R. Nonj monsieur, le jour.
D. Enfin, avez-vous tué trois enfants? D. Ah! décidément, il ne faut plus compter sur
R. Non. les aveux dès Duchemin Voyons, votre père a-t-il
1

D. Ces enfants étaiènt-ils les vôtres? tué votrè grand'mère ?


R. Non. R. Oui.
M. le président : Vous favorisiez, en outre, la dé- D. Vous avez été complice? C'est à vos aveux que
bauche de votre fille. Vous aviez des relations avec vous avez dû l'indulgence des jurés. Leblanc yétait-
son amant, Leblanc. il?
R. Non, il n'y était pas.
D. Eh bien! cela suffit, asseyez-vous.
INTERROGATOIRE DE LA FEMME DUCHEMIN A ce moment, les déclarations des accusés s'em-
brouillant et se contredisant à l'infini, M. le prési-
D. Vous ne surveilliez pas du tout la conduite de dent donne l'ordre de faire sortir les accusés et d'em-
votre fille? pêcher qu'ils aient entre eux la moindre communi-
R. Elle n'était pas avec moi; elle était chez sa cation.
grand'mère. L'interrogatoire de la femme Duchemin continue.
D. Vous avez d'abord vécu dans une carrière ar- D. N'avez-vous pas recommandé à votre fille de
rangée en forme de maison ; quand vous l'avez quit- cacher ses grossesses?
tée, pour venir habiter une maison isolée, votre fille R. Non, monsieur.
a continué à habiter avec son aïeule, mais elle venait D. Elle dit que si; est-ce que vous ne plaisantiez
manger avec vous. Vous ne lui avez fait donner au- pas avec elle à ce sujet?
cune instruction ? R. Non.
R. Elle ne m'a jamais écoutée. D. Elle le dit. Vous savez qu'elle a accouché dans
D. Vous n'aviez donc point de pouvoir sur elle? la carrière des Grimoines?
Vous êtes la seule mère qui puissiez tenir un langage R. Non, monsieur.
semblable. Vous savez qu'elle a été enceinte six fois, D. Elle dit que si. Vous ne lui avez pas demandé
qu'elle a accouché quatre fois, et qu'elle a fait deux ce qu'elle avait fait de son enfant? C'était eii 1863.
faussescouches. Son père aabusé d'elle, n'est-ce pas? En 1865, elle était enceinte, elle prétend qu'elle vou-
R. Je n'en sais rien du tout. lait élever son enfant, et que vous lui avez dit: « Il
D. Ah çà est-ce que vous allez démentir ce que
1
y en a assez comme ça ; » son père l'a dit aussi. Elle
vous avez dit? est accouchée dans votre grenier, n'est-ce pas?
( On n'entend pas un mot de ce que dit la femme R. Oui, vers la fin de mai.
Duchemin.) D. Vers neuf heures du soir?
D. Votre fille s'est plainte à vous que son père R. Non, dans le jour.
voulait abuser d'elle?. D. Pardon, dans la nuit, vous teniez vous-même
R. Oui, monsieur. la lumiè:e. Vous avez assisté à l'accouchement,
D. Vous avez su que cela continuait? comme à tous les autres.
R. Je ne les ai pas vus, mais j'ai bien pensé que R. Parbleu, quand on a de mauvaises gens à côté
ça continuait. de vous Cela ne dépendait pas de moi.
1

D. Tout le monde le savait dans votre famille; D. Vous n'aviez préparé aucun linge, vous aviez
Emile, votre fils, le savait. Vous avez su ses relations pris un vieux tablier. Votre mari a coupé lui-même
avec Leblanc : vous le receviez. le cordon ; vous n'avez pas pris soin de l'enfant. Vous
R. C'est Leblanc qu'en a fait plus que les autres. saviez que ce n'était pas un linge, mais un linceul
D. Cela veut dire qu'il allait plus que les autres que vous'lui donniez. Qui est-ce qui l'a enterré?
avec votre fille? R. Victor-Alexandre n'a rien fait. C'est le père qui
R. Leblanc et mon homme s'étaient entendus en- a dit à Victor d'aller creuser la fosse ; il tuait l'en-
semble pour avoir tous les deux ma fille. Ils sont fant pendant ce temps-là. Il l'a tué en marchant
aussi coupables l'un que l'autre. dessus.
D. Coupables d'avoir assassiné ses enfants? D. Vous êtes descendue du grenier portant l'en-
R. Oui, monsieur. Leblanc était innocent. fant dans votre tablier, il vivait encore, et votre mari
D. Vous dites que vous n'avez pas tout dit et que l'a jeté par terre. Eugénie l'a entendu du grenier.
vous avez encore quelque chose à révéler. Vous diteE. Votre mari l'a écrasé?
qu'ils ont fait une infamie lors de l'assassinat de la R. Oui.
mère Duchemin? D. Alexandre n'a-t-il pas émis le vœu de voir éle-
R. Ah on a prétendu que Victor avait violé la
!
ver l'enfant de sa soeur ?
R. Oui, le père lui a répondu : « Cela ne te re- Dubourque la sépulture de l'enfant. Est-ce vous qui
garde pas. » avez reçu par trois fois la délivrance de votre fille ?
D. Vous avez changé votre fille de linge, le père R. Oui, je les ai placés dans un pot de chambre
est rentré, il s'est lavé les mains dans une marmite, et je les ai portés dans le jardin.
puis vous vous êtes mis à boire. Est-ce que, quelque L'interrogatoire. de la femme Duchemin achevé,
temps après, Eugénie ne folâtrait pas avec son père? le président fait rentrer les trois enfants et les inter-
R. Oui. roge à leur tour.
-
D. Passons au second accouchement. A quelle
époque de 1867 a-t-il eu lieu?
R. A la fin d'avril. INTERROGATOIRE DE LA FILLE EUj&ÉNIE DUCHEMIN
D. Votre fille était chez un meunier. Elle devait
revenir chez vous quand elle serait sur le point d'ac- D. Vous avez longtemps nié les crimes de votre
coucher? père, très-absolument; plus tard, vous avez eu le
R. Je l'ignorais. tort d'accuser Leblanc d'avoir paiticipé à la mort de
D. Non, non, c'était une résolution prise en fa- vos enfants. Vous avez été forcée d'avouer tout en-
mille. Elle est revenue un dimanche, vers midi, tout suite. Vous persévérez à avouer ?
près d'accoucher; elle rapportait 12 francs pour R. Oui, monsieur.
acheter des chemises, vous avez acheté de l'alcool? D. Je comprends très-bien que vous ayez répugné
R. On lui en a donné. à accuser votre père. Vous'avez eu des relations avec
D. Ah1 bien1 Victor et Alexandre sont allés boire votre pèr-e dès votre jeunesse ?
à Berny. Les Dubourque étaient là. Cela n'a pas em- R. Oui, monsieur.
pêché que le second enfant eût le sort du premier. D. C'est lui qui a abusé pour la première fois de
Vers six heures, Eugénie s'est couchée; dans la nuit, votre jeunesse ?
le père opérait encore l'accouchement. Le cordon a R. Oui, monsieur.
été coupé par des ciseaux que VOUB avez donnés vous- D. Il a été un certain temps à vous faire des aga-
même, puis vous avez donné le linge pour recevoir ceries avant de venir à bout de vous. Il n'est venu à
le corps non d'un enfant vivant, mais d'un cadavre. bout que par des menaces. Quel était votre âge?
L'assassinat de cet enfant se fit comme celui du R. Treize ans.
premier, sauf que le mari creusa cette fois la fosse. D. Vous n'avez pas fait votre première commu-
Vos fils sont rentrés quelques instants après ; les nion?
Dubourque étaient présents; ils ont vu aussi bien R. Non, ma mère ne l'a pas faite non plus.
que vous accoucher la fille et tuer l'enfant. Vous avez D. Après que votre père vous a eu dressée, vous
tous bu beaucoup d'eau-de-vie. La pauvre vieille avez eu des relations avec d'autres hommes?
mère assistait à tout cela. R. Avec Leblanc.
R. La pauvre femme, la pauvre malheureuse, elle D. Oui, et avec d'autres aussi. Quand vous avez été
a eu affaire à de fameux gueux. grande, pourquoi n'avez-vous pas résisté?
D. Le lendemain de l'accouchement, votre fille est R. J'avais peur de lui ; il y avait à la maison un
revenue chez son maître ? fusil et des pistolets chargés. Il nous en menaçait
R. Oui. toujours, et il courait après nous quand il était
D. Le troisième infanticide a eu lieu le 21 août soûl.
1867 ; toute la famille y assistait; depuis deux jours D. Votre père et votre mère connaissaient vos re-
votre mari ne travaillait plus, c'était encore le soir. lations avec Leblanc; ils en profitèrent. Avez-vous
Les Dubourque, mari et femme, sont encore venus eu l'intention d'élever vos enfants?
cett6 fois ? R. Oui, monsieur; mais ma mère m'a dit que je
R. Elle est venue « quand l'ouvrage était faite; » ne m'embarrasse de rien.
elle n'a rien vu. D. C'était à la fin de 1865, vous avez accouché sur
D. Cette fois, votre mari s'est-il borné à jeter votre lit, dans le grenier; qui vous a accouchée?
l'enfant à terre ? R. Papa.
R. Il lui a tordu le cou comme à ses poulets, et il D. Qui tenait la lumière?
l'a écrasé avec ses pieds. R. Maman.
D. Victor a été creuser la fosse ? L'enfant était-il D. L'enfant vivait, criait?
tué alors ? R. Oui, monsieur.
R. Non, pas encore. D. Vous étiez là lorsque l'on recherchait les corps
D. La fosse ne s'est pas trouvée assez profonde; des enfants; vous teniez des propos indécents! Vous
le père l'a achevée, et vous étiez tous au coin du tenu encore lorsque les gendarmes vous ont
en avez
bois ? Rmmanée. -
R. Oui, Alexandre n'y était pas, il n'y avait que L'accusée raconte les infanticides que nous con-
Victor_et le père. naissons, exactement comme sa mère.
M. le président lui demande comment il se faisait
D. Le père n'a-t-il pas dit en revenant : cc En
voilà encore un qui ne verra pas clair ? » sachant le sort qui attendait ses enfants, elle vînt
que,
R. Et j'ai répondu : « Il y en a d'autres qui voient chaque fois accoucher chez son père, au lieu de res-
l'hôpital. Vos senti-
clair. »
D. Il est revenu, on a soupé, et vous avez bu, tou-
ter chez son
ments de
maître
mère
ou
auraient
d'aller

à
parler. Pas du ;
tout vous
accouchez chez votre père, vous laissez broyer votre
jours avec les Dubourcrue: et le nère a montré aux
enfant, et, enceinte de nouveau, vous venez livrer D, Votre sœur avait des relations horribles avec
votre nouvel enfant au même sort. votre père ; était-ce contre son gré ?
R. Il les détruisait parce qu'il pensait que ça ve- R. Je n'en sais rien; elle ne nous en a jamais
nait de lui. parlé. Elle avait peur du père, qui l'a chassée, com-
D. Oui, vous pensiez qu'il était plutôt que Leblanc me nous, assez souvent de la maison.
père de vos enfants? D. Leblanc était-il coupable ?
R. Oui, monsieur. R. Leblanc n'a jamais rien fait; il est compléte-
D. Quand Mme Tricot vous parlait de vos gros- ment innocent.
sesses, vous disiez en plaisantant : a:
Oh ! oui, je suis M. le président. — Eh bien, Duchemin, qu'en
tantôt grasse, tantôt maigre, etc., » et vous en allé- dites-vous? Cet enfant était bien docile, il vous obéis-
guiez diverses raisons. sait jusqu'à l'assassinat.
Eugénie Duchemin raconte que l'on retrouva les Duchemin.— S'il m'avait obéi, je ne serais pas ici.
cadavres ou plutôt les os des cadavres un jour que M. le président. — Pas ici, c'est possible; mais
l'on eut besoin de creuser un fossé derrière la mai- je ne l'entends pas comme vous. Le voilà enfermé
son, et qu'on fit brûler les os du squelette dans le dans l'abîme par vous.
feu. Elle voulait s'y opposer, mais on lui imposa Quand Victor était au bagne, son père lui a dit
silence. qu'il le tuerait s'il disait un mot.
Duchemin père. — Tout cela, c'est des menson- Ici, une petite discussion de famille s'élève entre
ges. Duchemin père et Victor. M. le président leur im-
M. le président. — Ce que dit votre fille? pose silence.
Duchemin. — C'est des mensonges.
D. Votre femme?
R. C'est des mensonges. Si ma femme a fait quel- INTERROGATOIRE D'ALEXANDRE DUCHEMIN

que chose, elle l'a fait seule; moi, je ne sais rien


de tout cela. Alexandre Duchemin avoue absolument tout; il a
D. Vous aviez des armes, un fusil? assisté à tous les accouchements et à tous les infanti-
R. Il n'y avait pas de chien, rien du tout. cides qui ont suivi. Il avoue avoir creusé la fosse du
D. Oh il était en très-bon état. Vous avez brisé
! jardin et y avoir retrouvé les os de l'enfant enseveli.
la crosse? Point de contradiction avec les déclarations précé-
R. Pour qu'ils ne s'en servent pas. dentes. Agé de vingt-deux ans à cette époque, il pou-
D. Et vous avez vendu vos pistolets? vait résister à ses parents et ne pas obéir à une sem-
R. Je n'ai jamais eu de pistolets. blable tyrannie ; il pouvait refuser de demeurer avec
des gens qui assassinent leur mère et tuent leurs en-
fants ; il ne l'a pas fait, c'est une condescendance
INTERROGATOIRE DE V.CTOR DUCHEMIN lâche et criminelle, et M. le président le lui fait vi-
vement comprendre.
D. Votre sincérité vous a été profitable dans votre Me Boittelle, défenseur des fils Duchemin, insiste
première affaire; souvenez-vous-en. sur les dépositions de la femme Dubourque, qui avait
R. Je n'ai agi que sur les menaces de mon père : dit, dans sa déclaration, que Victor n'avait pas été
il voulait me tuer. complice dans le meurtre de sa grand'mère. Il désire
D. Croyez-vous qu'il fût capable d'aller jusque-là? que l'on interroge sur ce point de l'affaire le père
R. Une fois je suis rasté trois jours sans rentrer Duchemin ; mais M. le président répond que ce se-
à la maison. rait là le fait d'un procès en révision, mais nulle-
Victor raconte qu'il a été creuser la fosse avec ment d'un interrogatoire spécial. D'ailleurs, il y a
Alexandre ; Alexandre portait la pioche ; lui, Victor, des aveux dans les pièces du procès.
a creusé la fosse. La grand'mère assistait à l'infan- Alexandre Duchemin. — Tout ce que j'ai avoué
ticide, mais elle ne l'a pas vu, elle ne voyait pas alors était mensonge. Ma grand'mère a été tuée par
clair. Victor prétend que l'enfant était mort lors- mon oncle et par mon père, mais pas par moi.
qu'ils étaient allés creuser la fosse. D. Par votre oncle ?
Il fait des aveux nets et francs ; il proteste de son R. Oui, par Dubourque.
entière sincérité, ce qui lui attire de la part de M. le M. le président fait retirer Victor Duchemin, et
président quelques recommandations bienveillantes, s'adressant à la fille Duchemin :
et des encouragements à persévérer dans celte voie. D. Vous avez toujours dit que l'assassinat de votre
C'est Alexandre qui a découvert en même temps grand'mère avait été commis par votre père et par
que son père les ossements enfouis dans la fosse du votre frère Victor?
jardin. R. Ma grand'mère a été assassinée par mon oncle
Pour tous les infanticides, la déposition de Victor Dubourque et mon père. Victor n'a pas assassiné
concorde avec celle de la mère et de la fille. ma grand'mère.
D. Eugénie ne tenait pas plus que son père et sa D. Tout ce que vous avez dit dans le premier pro-
mère à conserver l'enfant ? cès est donc un mensonge?
R. Sûrement non, puisqu'on lui a offert un verre R. Oui, monsieur; mon oncle Dubourque m'avait
d'eau-de-vie et qu'elle a accepté. ordonné de dire cela dans le premier procès.
Cela ne prouve rien; ce sont des habitudes de fa- D. Alors vous avez donc menti?
mille. R. Oui, monsieur.
u. Lt arrêt renau par la cour est irrévocable. L'ho- vivait comme un roi, tout le monde le craignait et
per-
norable avocat, dans l'intérêt de son client, demande
sonne n'osait lui rien dire.
des détails sur le premier procès; je les demande à La fille Duchemin, dit le témoin, avait
la fille Duchemin, et elle avoue avoir menti à la jus- eu des rap-
ports avec Leblanc, mais avec d'autres aussi Le-
tice à cette époque. Voyons, décidons-nous, faites blanc a avoué qu'Eugénie avait été enceinte plu- :

sortir la mère. sieurs fois, mais qu 'il n avait jamais


Il y a eu quatre-vingts interrogatoires dans cette su ce qu'étaient
devenus les enfants. La femme Dubourque m'a dit
affaire. qu'Eugénie avait des relations avec son père et
Voyons, vous avez faussement accusé Leblanc, ce frère, qu'elle en avait même avec son mari à elle, son
n'était pas vrai. Dubourque, et qu'ils mangeaient ensemble ses écono-
Votre grand'mère a été assassinée et vous avez été mies. Leblanc la voyait depuis l 'âge de quinze
le principal témoin. Est-ce que vous avez menti alors ? ans, et
son père et sa mère toléraient la chose, pour en profi-
R. Non, monsieur. ter sans doute. Leblanc n'a jamais avoué qu'il eût
D. C'était donc vrai? participé aux infanticides, et je le crois véridique sur
R. Oui. ce point. L'adjoint de la commune ayant appris du
D. Vous avez dit que vous aviez entendu du bruit garde que la fille Duchemin était enceinte, lui ré-
dans la chambre de votre grand'mère, et que, voyant pondit qu'il avait bien assez à soigner les propriétés,
qu'un crime allait être commis, vous étiez allée dans que la famille Duchemin était assez nombreuse, et
le jardin, au pied d'un cerisier qui vous masquait; qu'ils étaient déjà bien assez dangereux comme cela,
que là vous aviez vu votre père et votre frère se pré- sans qu'il fût nécessaire d'en augmenter encore la
cipiter sur elle, la prendre à la gorge et l'empêcher race. Duchemin avait l'habitude d'accoucher sa femme.
de râler. Était-ce vrai? Il -continua en accouchant sa fille lui-même avec l'aide
R. Oui, monsieur. de sa femme.
D. Réfléchissez bien, ne venez pas mentir ici; le
plus grand crime qu'on puisse commettre est d'ac- Louis-Aristide Blaise, docteur-médecin. Il n'a

cuser un innocent. Est-ce que votre oncle Dubour- connu les accusés que par ordre de l'autorité ; appelé
que a assassiné votre grand'mère ? à examiner les cadavres, il a reconnu que le premier
R. Non, monsieur. enfant était enterré depuis un an environ. L'enfant
D. Elle a été assassinée par votre père et votre était-il né viable ? Quelles étaient les causes de sa
frère? mort? Ce premier cadavre était déjà à l'état de sque-
R. Oui, monsieur. lette, mais les dimensions des os du crâne étaient
M. le président, à la femme Duchemin. —Votre celles d'un enfant né à terme.
fils Victor était-il réellement coupable? L'enfant avait évidemment plus de huit mois, puis-
R. Oui, monsieur. que les gencives dentaires étaient ossifiées, et qu'il y
D. Eh bien, Victor, voilà la vérité; votre sœur a avait des commencements de molaires. Il était im-
été forcée d'avouer, votre mère aussi; vous avez été possible de savoir s'il était né viable, desavoir même
justement condamné, et actuellement vous mentez à s'il avait été étranglé ; mais il y avait sur le crâne une
MM. les jurés. coloration rouge produite par du sang.
L'audience est suspendue jusqu'à deux heures. M. le président fait mettre entre les mains du té-
A la reprise de l'audience, on procède à l'audi- moin les squelettes des enfants, pour faire la dé-
tion des témoins. monstration avec les pièces de conviction. Mais les os
L'audience est ensuite renvoyée au lendemain pour ont été bien mélangés, d'autant plus que le sol où
l'audition indispensable des époux Dubourque, con- ils étaient enfouis n'était rien moins que propre à
tre qui a été lancé un mandat d'amener. assurer leur conservation.
La coloration sanguine indiquée sur le crâne du
premier squelette, dit le témoin, prouve qu'une vio-
AUDITION DES TÉMOINS lence a été exercée sur cet enfant; indépendamment
de cette coloration, on trouvait manquant au côté
César Dainidot, brigadier de gendarmerie àVic-sur- droit de la tête, l'os frontal et l'os temporal, repoussés
Aisne.-Dans le courant de l'année 1868, il a été in- dans l'intérieur du crâne; la cavité de l'orbite, au
formé que la fil!e Duchemin avait commis des infan- lieu de regarder en bas, par un mouvement de bas-
ticides. Mais il ne savait à qui demander des rensei- cule avait été tournée en arrière.
gnements ; on ne voulait pas lui en donner. Cependant, L'enfant a-t-il subi ces violences étant vivant ? Cela
à force d'investigations, il parvint à trouver quelques est probable. Si les blessures avaient été faites après
preuves qu'il transmit au parquet de Soissons, et sur la mort, il n'y aurait pas, sur des points précis, de
la foi desquelles on arrêta la fille Duchemin. La visite colorations sanguines séparées l'une de l'autre. Donc,
médicale à laquelle elle fut soumise démontra qu'elle fœtus à terme et mort violente.
avait accouché; on interrogea Eugénie, elle fit des L'accusé prétend que l'enfant a été enterré il y a
aveux et on retrouva deux cadavres; Victor, reve- un an ; bien qu'il ne restât plus que très-peu de par-
nu avec son père, de Toulon, indiqua aussi un en- ties molles, on peut croire que la date est exacte.
droit où l'on ne trouva rien, mais il finit par avouer Le second enfant était enfoui depuis plus longtemps.
qu'on y avait fait une fosse, et que les os avaient été Maisil était enfoui peu profondément; le terrain était
déterrés et brûlés. en pente; il était venu à terme, l'examen de la mâ-
Duchemin, établi dans un bois à Berny-Rivière, y choire suffit à nous le prouver. Mais les os sont très-
blanchis, et il ne reste pas de traces suffisantes de Fessier (François-Pierre). — Il travaillait à côté
coloration pour qu'on puisse dire s'il y a eu mort de Leblanc; il mangeait avec lui; il lui disait: « Eu-
violente ; enfoui presque à fleur de terre, on ne peut génie est toujours enceinte, » et au bout de quelque
pas dire si le désordre des os du squelette a été occa- temps on ne savait plus rien ; il le plaisantait sur ses
sionné avant ou après la mort. écarts de conduite. La grossesse d'Eugénie lui parais-
sait évidente.
Femme Marie-Justine Huet. —Elle demeure dans
la carrière des Grimoines, où demeuraient les Du- Tuillier (Louis-Victor), garde champêtre en re-
chemin. Il y a dix ans qu'elle ne les voit plus à traite. — C'est le garde dont il était question plus
cause de leur mauvaise conduite; la fille, par exem- haut. Il a donné au brigadier de gendarmerie tous les
ple, qu'elle voyait souvent avec Leblanc, qu'on disait renseignements qu'il savait. Quand il a voulu en en-
son amant. Mme Goffard, étant venue chez le témoin, tretenir l'adjoint, l'adjoint lui a répondu : Vous avez
cc

avait vu Eugénie avec Leblanc, tous les deux couchés tant de terrains, des bois, des vignes, etc., à surveil-
dans les champs non loin de sa porte. ler, cela est votre affaire, mais non pas de voir si les
M..le président : La mère Duchemin, la grand'mère jeunes filles sont enceintes, etc. »
qui a été tuée, vous a dit de n'en point parler?
R. Elle n'était pas morte dans ce temps-là. (Rires.) Le ministère public lit la déposition écrite de l'ad-
D. Vous avez vu souvent la fille Duchemin en- joint au maire de Berny, qui concorde avec la dé-
ceinte? claration des témoins qu'on vient d'entendre.
R. Oui, monsieur.
Decroix, vieillard de plus de soixante ans, à la fi-
Voici venir une vielle femme aveugle : Joséphine- gure ridée et flétrie, vient avouer à la Cour qu'il a
Marie Martin, femme de Denis Lasner, qui vient ra- eu des relations, une fois par semaine seulement, vu
conter l'histoire de la fausse couche dans la carrière. la faiblesse de son âge, avec la fille Duchemin. Elle
Rien d'intéressant. venait chez lui. A la suite d'une nuit de débauche, il
est tombé malade et a été pour quinze jours à l'hôpi-
Jean-Baptiste Leblanc, maçon et carrier à Berny- tal de Soissons.
Rivière.— Ila eu des relationsavec la fille Eugénie ; il
a été mis en prison pendant quinze jours, accusé, par Valère, le Betteravier, âgé de soixante-six ans, est
cette fille même, d'avoir assassiné les enfants dont appelé pour témoigner de faits analogues qui lui
elle était la mère. Il se le reproche, dit-il, parce que seraient arrivés avec la fille Duchemin, mais il pro-
ça a fait du désordre dans ses affaires. teste de l'innocence de ses relations avec cette fille.
Après plusieurs soupçons de grossesse non véri-
fiés, le 29 août 1868, il convint de faire un four en M. le Procureur impérial donne lecture de la dé-.
famille avec les Duchemin. Chacun devait travailler, position du jeune Emile Duchemin, actuellement dé-
le dimanche, selon la mesure de ses forces. Il s'a- tenu dans une maison de correction, qui dément
perçut, en voyant travailler Eugénie, qu'elle était complètement la prétendue innocence de ces rela-
enceinte; il le lui dit, il le dit à son père. Il était tions et qui confirme pleinement les déclarations de
certain de la chose et voulait s'en assurer, quand un Decroix.
accident le fit rester au lit deux mois ; et lorsqu'il se L'audience est renvoyée à demain, pour l'audition,
remit au travail, la fille Duchemin était sur pied, et indispensable, des époux Dubourque contre qui on
il n'était plus question de sa grossesse. vient de lancer un mandat d'amener.
M. le président. — Fille Duchemin, vous enten-
dez Leblanc. Il n'est pas coupable, n'est-ee pas?
Fille Duchemin. Non, mais il ment un peu. AUDIENCE DU 12 FÉVRIER
D. Comment?
R. Oui, quand nous faisions le four, je n'étais pas L'audience est ouverte à dix heures. Elle commence
enceinte. par l'audition des témoins Dubourque absents hier.
D. Le 26 août, vous n'étiez pas enceinte, et vous La contenance de Dubourque n'est rien moins que
accouchiez en septembre? ferme. Cela se comprend.
Le temoin Leblanc ignorait si les Duchemin con- M. le président. — Vous avez vu Eugénie en-
naissaient ses relations avec leur fille. ceinte, vous avez été témoin de deux accouchements?
Le témoin prétend qu'il n'a assisté à aucun de ces
La femme Leblanc. — Elle avait dit, dans sa dis- accouchements. A tous les détails que lui expose le
position écrite, qu'elle avait averti la femme Duche- président, le témoin répond par des dénégations for-
min des désordres de sa fille et des bruits publics qui melles; il est embarrassé, la voix s'arrête dans sa
couraient relativement a.sa gro.sse.sse. La femme Du- gorge.
chemin lui répondit: I( IIfaut bien que jeunesse se Son émotion devient de plus en plus vive, au fur
# # _

passe. » et à mesure que le président insiste sur les détails


des infanticides, surtout lorsqu'il lui raconte com-
Mme Tricot vient raconter les détails que nous ment, après avoir assisté à un de ces infanticides, il
connaissons, déjà sur les grossesses de la fille Du- s'est enivré d'une ignoble façon.
chemin. [ Dubourque. — Si cela était vrai, je le dirais.
M. le président. — Non, vous ne le diriez pas. D. L enfant était vivant; Duchemin l'a enveloppé
Vous avez été condamné à treize mois de prison et à dans un linge blanc que sa femme avait donné
; ne
cinq ans de surveillance; vous êtes avec Duchemin l'a-t-il pas jeté à terre, n'a-t-il pas marché dessus,
comme compère et compagnon. Vous mentez à la cela n'a-t-il pas craqué?
justice, et si vous n'étiez pas le beau-frère de l'ac- R. Oui (à toutes ces questions).
cusé, je vous ferais immédiatement arrêter. Vous avez D. N'y avait-il pas du sang partout?
été présent non-seulement à cet accouchement, mais R. Oui, un tout petit peu.
à un second. La femme Dubourque avoue tous les détails, tous
Le temoin ne répond rien. absolument, et dit qu'elle aurait tout avoué si son
M. le président. — Tenez, votre silence en dit plus mari rie lui avait fait des menaces.
que vos paroles. D. Votre mari a assisté à toute cette scène comme
Désespérant d'obtenir des aveux du témoin, M. le
4
vous, il a tout vu, c'est à ses pieds que l'on a jeté
président fait lire la déposition écrite de Dubourque l'enfant?
et de sa femme, où la femme Dubourque se met en R. Oui, monsieur.
pleine contradiction avec son mari ; elle prétend que D. Après l'arrestation du père et du frère, Eugé-
son mari était là, mais sans avoir fait de mal. nie et Alexandre ne couchaient-ils pas ensemble sous
Mis en confrontation avec la fille Eugénie, celle-ci le hangar? Vous ajoutiez qu'Eugénie avait des rela-
soutient, malgré les dénégations de Dubourque, qu'il tions avec votre mari et votre père qui a soixante-
y assistait réellement. huit ans ?
Mis en confrontation avec Victor et Alexandre, le R. Oui.
.témoin soutient encore, malgré les allégations des D. Le premier accouchement, vous y avez assisté?
deux frères, qu'il n'a rien vu. R. Non; je cherchais mon mari, je l'ai trouvé
C'est presque à ses pieds, dit Victor, que les en- chez les Duchemin, tout était fait, je n'ai rien vu.
fants ont été jetés. D. Vous avez assisté au troisième accouchement?
M. le président. — Vous voyez, les confrontations R. Non, si je l'avais fait, je le dirais.
sont là, et vous allez en juger. D. Duchemin vous a fait des propositions hon-
D. Femme Duchemin, Dubourque était-il là? teuses ?
R. Oui, monsieur. R. Oui, monsieur.
D. Fille Duchemin, Dubourque était-il là? D. Vous venez de faire une déclaration qui vous
R. Oui, monsieur. met en butte aux mauvais traitements de votre mari.
D. Victor, Dubourque était-il là? Si vous avez le malheur, Dubourque, de faire du mal
R. Oui, monsieur. à votre femme, souvenez-vous que vous serez immé-
D. Alexandre, Dubourque était-il là? diatement arrêté.
R. Oui, monsieur. Les accusés ont-ils quelque chose à dire?
M. le président au témoin. — Ahl vous êtes bien Victor. — Elle a dit la vérité.
heureux d'être allié des accusés, sans cela vous ne On autorise la femme Dubourque, vu son état de
sortiriez pas d'ici. maladie, à se retirer immédiatement.
La défense ne s'y oppose pas.
Le ministère public lit la confrontation de la
DÉPOSITION DE LA FEMME DUBOURQUE
femme Dubourque avec Duchemin père, confronta-
tion dans laquelle Duchemin nie absolument toutes
D. Vous avez su en 1864 qu'Eugénie était enceinte, les dépositions de la femme Dubourque.
en même temps que vous. Ne vous l'a-t-elle pas Le ministère public lit ensuite la confrontation du
avoué? père avec Victor, dans laquelle celui-ci raconte les
R. Non. détails du premier et du deuxième infanticide, tels
D. En vous voyant faire de petits vetements, ne qu'ils ont déjà été racontés ici.
vous a-t-elle pas dit qu'elle en aurait bientôt besoin? Duchemin père nie absolument toutes les alléga-
R. Si, monsieur. tions de son fils.
D. L'enfant a-t-il été élevé? Lecture est faite ensuite de la première déposition
|R. Je ne sais pas ce qu'on en a fait. de Victor sur ces mêmes infanticides.
D. Vous l'avez encore vue une autre fois très- D. Eugénie, dans un de vos interrogatoires, vous
dit saviez votre père devait faire
grosse, et quinze jours après il n'y avait plus rien? avez que vous que
R. Non, monsieur. de votre dernier enfant comme de l'autre. Et vous
D. Votre père n'a pas été entendu? êtes revenue d'Autrèches malgré cela ?
R. Non, monsieur. R. Oui.
D. Pourquoi avez-vous été arrêtée et emprison- D. Vous avez dit que votre père vous disait dans
née? rapports avec vous « N'aie pas peur, si tu as un
ses :
R. Pour ces choses-là. enfant, je t'en débarrasserai. »
D. Non, c'est pour votre compte; vous avez as- R. Oui, monsieur.
sisté à deux accouchements? D. Monsieur le procureur impérial, je vous prierais
R. Non, à un seul. de lire la confrontation entre la femme Duchemin et
D. Vous avez commencé par nier tout, et vous la fille Duchemin.
avez fini par avouer. Qui a accouché Eugénie? Dans cette confrontation, la fille Duchemin avoue
R. Le père. les faits déjà connus; nous y remarquons cette phrase
de la mère, qui se renfermait encore dans un sys- Mais aujourd'hui, accusé de nouveau, est-il inno-
tème de dénégations : * Ah ! on aurait bien dû t'ar- cent? est-il coupable? Qui le sait? Nul témoignage ne
racher la gueule, tu ne dirais pas tant de mensonges l'accuse, sinon ceux de ses coaccusés ou des témoins
que ça. » D'après cela, la femme Duchemin n'avait intéressés à sa condamnation. Et quels sont ces coac-
pas le moins du monde peur du père, elle savait as- cusés? Sa femme, sa fille, ses fils! une horde de
sez lui rendre coups pour coups; un jour même, elle sauvages.
aurait menacé sa fille d'un coup de hache, si elle Et que l'on ne fasse pas retomber sur Duchemin.
avouait le meurtre de Ja grand'mère. La mère acca- seul la responsabilité de la mauvaise éducation de sa
ble sa fille, dans cette confrontation, d'ignobles gros- famille; il a été condamné jadis, à l'âge de treize ans,
sièretés. pou'r vol, et envoyé dans une maison de correction;
L'audience est suspendue pendant quelques minu- sa femme n'a yaême pas fait, comme l'a dit sa fille
tes. elle-même, sa première communion ; la responsa-
bilité est partagée.
La parole est à M. le procureur 'impérial pour Il y a eu des infanticides, cela est vrai, mais qui
soutenir l'accusation. les a commis? Qu'on se rappelle la singulière attitude
Après un tableau rapide de l'intérieur de cette fa- des témoins Dubourque.
mille et de la terreur qu'elle inspire au pays, M. le Pourquoi le nom de Dubourque a-t-il été prononcé
procureur impérial prend chaque accusé à son tour dans l'interrogatoire des accusés par Victor et Eugé-
et les montre tels qu'ils sont : le père et la mère, nie ? Pourquoi ces témoins se sont-ils abstenus hier?
bien dignes de l'un et de l'autre et bien faits pour Pourquoi Eugénie accusait-elle Leblanc au début de
vivre ensemble; la fille et les fils, vrais enfants de l'instruction? Ce n'est pas pour sauver son père,
tels parents! qu'elle a toujours voulu perdre. Qui voulait-elle sau-
De là, l'organe du ministère public passe au récit ver? Le défenseur l'ignore, mais qu'on se souvienne
des faits de l'accusation. Il fait un tableau saisissant qu'elle a déclaré hier que Dubourque lui a dicté
de ces accouchements, de ces meurtres et de ces toutes ses dépositions antérieures.
en-
fouissements nocturnes. Il en fait retomber la res- Où est la vérité? personne ne peut le savoir; tout
ponsabilité sur chacun des cinq accusés. Si l'on n'a est obscur dans cette affaire. Pourquoi donc se pla-
pas arrêté les époux Dubourque, pour les faire cer aujourd'hui en face d'une peine irréparable? Si
asseoir à côté de la famille Duchemin, sur le banc demain de nouvelles révélations venaient à se pro-
des accusés, c'est que la complicité morale n'est pas duire, comment réparer cette erreur? et si Duchemin
punie par la loi. est coupable, à quoi bon la peine de mort? Laissez-
Quant au degré de culpabilité des accusés, la mère lui le temps de se repentir et renvoyez-le au bagne
est aussi pervertie, aussi méprisable que le père : ses sans rien ajouter au premier verdict.
fils sont là pour l'accuser; la fille, s'il ne s'agissait
que d'un fait unique, pourrait se dire entraînée par Me de Grilleau, défenseur de la femme Duchemin,,
ses parents; quant à Victor, on le connaît de longue a la parole:
date, et hier même, en venant parler d'erreur judi- Le défenseur ne peut s'associer à l'opinionde M. le
ciaire dans sa dernière condamnation, il a voulu nous procureur impérial, par laquelle cet honorable ma-
tromper, comme il avait commencé par tromper son gistrat exprime presque contre la femme Duchemin
avocat. Il lui était d'ailleurs bien facile de repousser les mêmes sentiments d'indignation que contre son
les persécutions de son père, en quittant le toit pa- mari. Entre la culpabilité de Duchemin père et celle
ternel et en abandonnant cette maison maudite. Pour des autres accusés, il y a un abîme. Les enfants ont
Alexandre, les observations sont les mêmes. Il est été pervertis par les exemples criminels du père.
certes bien moins coupable que son frère; mais il Leurs fautes méritent d'être jugées avec d'autant
pouvait ne pas aider à creuser cette fosse où devait moins de sévérité que la scélératesse de ce dernier est
être enterré un pauvre petit enfant. plus grande.
Nulle pitié envers le père. Envers les autres accu- La femme de Duchemin a été sa première victime.
sés le ministère public ne fait aucune difficulté d'ad- C'est elle qui la première, et plus que tout autre, a
mettre le bénéfice des circonstances atténuantes. subi sa fatale et maudite influence. Les orgies et les
Il paraît à M. le procureur impérial que l'on peut débauches dans lesquelles il l'a obligée de vivre l'ont
classer ainsi les autres accusés par ordre de culpabi- réduite à l'état d'abaissement où elle se trouve. Front
lité : la mère, la fille, Victor et Alexandre. stupide, œil brillant par instant d'un éclair fixe, type
Pour Victor, la peine pourrait se confondre avec avili: symptômes de l'abus des boissons alcooliques.
celle de quinze ans de travaux forcés qu'il subit ac- Sa raison n'est pas entière.
tuellement. C'est cette femme, ainsi dégradée, qui est accusée
de complicité dans les trois infanticides soumis au
La parole est à Me Brassard, défenseur de Duche- jury. La loi n'a pas défini la complicité; elle laisse
min. aux juges le droit d'appréc;er si elle se rencontre dans
Le défenseur rappelle d'abord la dernière affaire, les actes qui ont précédé, accompagné ou suivi le
dans laquelle, défendant pour la première fois Du- crime. Or, la femme Duchemin aurait tenu la lumière
chemin, il a eu la douleur de ne pas pouvoir le sau- pendant que son mari accouchait sa fille; elle aurait
ver entièrement. Qui eût dit alors que ce mal- donné le linge où l'onenveloppait l'enfant nouveau-né
heureux n'avait pas encore rendu ses comptes à la avant que Duchemin le tuât ; une fois elle a porté
j ustice! dans son tablier une des petites victimes jusqu'à la
fosse où elle fut jetée par Duehemin père. Après cha- complices n'ont point eu, comme l'auteur principal,
que accouchement, c'était elle qui détachait l'arrière- l'intention de donner la mort, ce n'est pas là égale-
faix dans le sein de sa fille. Le défenseur, dans ces ment un crime. Ont-ils, de concert avec leurs pa-
actes, ne trouve rien qui ait préparé, facilité ou con- rents, décidé la mort des enfants? non, car ils ont
sommé les crimes; d'où il conclut que la complicité demandé grâce pour eux. Le deuxième infanticide a
n'existe pas. été commis sans eux. On ne peut les condamner
La femme Duchemin était, en outre, sous l'empire parce qu'ils n'ont pas eu l'intention de participer
de la terreur que lui inspirait son mari. Il était pour à la mort des enfants, qu'ils n'ont pas agi librement,
elle d'une brutalité inouïe, et la battait souvent. Les et que non-seulement ils n'ont pas commis de crimes,
menaces étaient incessantes ; il les faisait, armé d'un mais qu'ils ont tenté d'empêcher qu'ils fussent com-
fusil ou d'un pistolet chargé. Ses enfants et sa femme mis. Ils seront acquittés et seront à jamais détournés
savaient qu'ils seraient tués s'ils résistaient à ses or- du mal par la pensée des rigueurs de la justice qui
dres. Duchemin, du reste, avait fait ses preuves; il se sont déjà exercées sur leur père, et par le souve-
avait deux fois résolu de donner la mort à sa mère, nir des choses horribles auxquelles ils ont assisté.
aux enfants qui naîtraient de sa fille, et il avait mis
son projet à exécution. L'audience est suspendue pour une demi-heure;
M. le procureur impérial pense qu'elle aurait dû à la reprise de l'audience, M. le président fait le
fuir après le premier forfait commis par son mari, résumé des débats de la façon la plus pathétique, et
et éviter ainsi de s'associer à ceux qui ont suivi. son éloquence parvient à mouiller les yeux restés
Le défenseur réfute cette opinion. La femme, par sa secs jusqu'alors de la fille et de la femme Duchemin.
fuite, aurait dénoncé Duchemin, et la loi, dans sa
moralité, approuve, puisqu'elle ne l'incrimine pas, M. le président pose ensuite au jury douze ques-
l'épouse qui protége son mari par son silence. tions.
Retenue par son devoir, dominée par la crainte, la Le jury rapporte un verdict affirmatif sur toutes
femme Duchemin n'est pas coupable d'avoir assisté les questions relatives aux quatre accusés : Duche-
aux infanticides commis par son mari et auxquels elle min père, la femme Duchemin, Eugénie Duchemin
n'a pris aucune part. et Victor Duchemin. Il est négatif sur la question
Le défenseur pense que MM. les jurés décideront relative à Alexandre Duchemin.
qu'une seule expiation suffit, et qu'après avoir frappé Alexandre Duchemin est introduit dans la salle;
Duchemin père, ils absoudront sa femme et ses en- le greffier lit le verdict d'acquittement, et le prési-
fants. La responsabilité des fautes de sa famille ne dent fait immédiatement mettre l'accusé en liberté.
doit peser que sur lui. Les quatre autres accusés rentrent dans la salle;
le greffier leur lit le verdict du jury qui les déclare
Me Grizot a la parole pour défendre la fille Duche- coupables du "crime d'infanticides, et n'admet des
min. La tâche est difficile, et le défenseur n'ose pas circonstances atténuantes que pour la mère, la fille
demander l'impunité complète pour sa cliente. Il ré- et le fils Dnchemin.
clame seulement pour elle l'indulgence du jury; cette Sur les réquisitions du ministère public, la Cour
indulgence lui est acquise. va délibérer dans la chambre du conseil. Elle rentre
un quart d'heure après et prononce les condamna-
Voici le résumé de la plaidoirie de Mc Boitelle: tions suivantes :
Les enfants Duchemin n'ont reçu aucune éduca- Duchemin père, à la peine de mort.
tion ni aucun principe de morale. Victor a été en La femme Duchemin, à vingt ans de travaux for-
quelque sorte contraint par son père d'assassiner sa cés.
grand'mère. Il n'y a rien à reprocher à Alexandre. Eugénie Duchemin , à dix ans de travaux forcés.
Sont-ils coupables? Les témoins ne les accusent pas. Victor Duchemin , à cinq ans, qui se confondront
On ne peut baser une condamnation que sur leur in- avec les quinze années qu'il a déjà à subir.
terrogatoire. Par conséquent, il faut l'admettre en L'exécution de Duchemin père aura lieu sur une -

entier. Leur père les a menacés de les tuer s'ils ne des places publiques de la ville de Laon.
lui obéissaient pas. Ils n'ont donc pas agi librement. A la sortie du Palais-de-Justice, une foule curieuse
Sont-ils complices dans le sens dela loi qui punit de attend les condamnés qu'elle accompagne jusqu'à la
la même peine le complice et l'auteur ? Ont-ils pré- prison. Duchemin père est abattu, mais les autres
paré, facilité, consommé le crime dont ils sont ac- condamnés ont depuis longtemps pris leur parti d'une-
cusés? Ils ont fait disparaître la victime. Lorsque les condamnation et sont fort calmes.
commandée par un officier, et deux sentinelles à sa
porte, etc., etc. »
CONVOCATION DE LA HAUTE COUR
Les membres de la haute cour sont loges et nour-
(Extrait du Rappel.)
ris, cela va sans dire, aux frais de l'administration.
.
Ils ont la franchise du port des lettres. Ils ont un
La haute cour qui doit juger le prince Pierre Bo- traitement. Les deux dernières fois qu'il y eut haute
naparte est convoquée pour le lundi 21 mars 187 07 cour, le président et le procureur général eurent
à onze heures du matin. Elle se réunira au Palais de trente francs par jour ; les juges et autres membres
justice de Tours..Elle sera présidée par le conseil- dl] parquet, vingt francs, et le secrétaire du prési-
ler Glandaz. Les fonctions de procureur général se- dent, dix francs. Mais alors la République existait
ront remplies par M. Grandperret, procureur géné- encore de nom, et on pense ,que l'Empire ne les ré-
ral près aa cour impériale de Paris, assisté de son
substitut Bergognié.
duira pas à ces chiffres misérables. "
Si l'on ajoute à ces traitements les indemnités des
;
=•
; ,
témoins, le salaire des huissiers, greffiers, avec les j
dépenses de toute nature qu'entraîne cette justice ^
La haute cour se compose de la chambre de ju- d'exception, on admire la variété des formes sous 'i
gement et du haut jury. lesquelles les princes nous débarrassent de notre
Les membres de la chambre de jugement, nom- argent. Quoi qu'ils fassent, nous avons toujours à
més le 14 novembre dernier pour l'année judiciaire débourser. Quand ils vivent, ils nous font payer leurs
1869-1870, sont les conseillers à la cour de cassa- domestiques; quand ils meurent, leurs funérailles;
tion : Glandaz, Quénault, Zangiacomi, Poulliaude quand ils tuent, leurs juges.
,,,,
de Garnières, Boucly, juges titulaires; Gastambide
et Savary, juges suppléants, M. Quénault, trop ma-
lade, dit-on, pour se déplacer, sera suppléé.
Reste à procéder au tirage au sort des jurés, le- La Gazette des Tribunaux confirme ce que nous ,!,!

quel est à deux degrés et s'opère de la façon sut-' disons des motifs que les amis du prince ont de ne
vante : pas s'inquiéter outre mesure.
Dans les dix jours qui suivent le décret de convo- La chambre des mises en accusation avait la main
cation, le premier président de la cour d'appel, ou, forcée : Il Les deux faits d'homicide et de tentative j
à défaut de cour d'appel., le président du tribunal de. d'homicide sont qualifiés crimes par la loi; ces faits
première instance du chef-lieu judiciaire du dépar- sont notoires, prouvés et d'ailleurs reconnus par le
tement, tire au sort, en audience publique, le nom prince ; la chambre d'accusation ne pouvait donc se "%

de l'un des membres du conseil général. La France dispenser de prononcer l'accusation. » Mais que ceux I
ayant quatre-vingt-neuf départements, il semble que qui s'intéressent aux princes se rassurent L'arrêt
le tirage devrait donner quatre-vingt-neuf jurés ; de renvoi ne pouvait préjuger et ne préjuge absolu-
mais il ne faut pas oublier que le département de la ment rien.... Il consacre un résultat que rendaient
Seine est hors la loi et que le conseil général y est nécessaire l'existence démontrée et la qualification
remplacé par une commission que le gouvernement légale des faits incriminés, mais il n'engage en rien,
nomme lui-même. Le juré qui sortirait du tirage il ne préjuge rien. Il conserve à la défense comme à
dans cette commission serait par trop ouvertement' l'accusation toutes leurs chances respectives de suc-
l'élu du cousin de l'accusé, et il est vraisemblable cès.... La compétence du jury est absolue, sans li-
qu'on ne tirera que quatre-vingt-huit jurés. mites, souveraine. On peut attendre avec confiance sa
Le second tirage appartient au président de la décision. »
haute cour. Sur les quatre-vingt-huit tombés au
sort, il y en 'a qui allèguent des excuses, qui sont Et cette décision, la Gazette des Tribunaux l'attend
malades, qui meurent, etc. Les noms restants sont avec tant de confiance qu'elle ne l'attend même pas.
mis dans ce qu'on appelle une urne, et le président Elle n'hésite pas à la prédire : « On donne pour cer-
tire, en présence de la haute cour. Le ministère pu- tain que l'instruction aurait fourni la preuve de l'a-
blic et l'accusé assistent au tirage pour exercer leur gression dont le prince affirme avoir été l'objet,
droit.de récusation. Le président tire jusqu'à com- qu'elle ne laisserait aucun doute sur la provocation
plément de trente-six membres et de quatre sup- à la suite de laquelle il aurait fait usage de l'arme
pléants. Après quoi, la haute cour est constituée. qui a tué Victor Noir et menacé la vie de M. de
La haute cour reçoit les honneurs militaires. Nous Fonvielle. » Dans ce cas, le prince, même condamné,
ne savons si on se contentera, cette fois, de ceux qui peut l'être à une amende d'un franc.
ont été réglés il y a vingt ans : a: Lorsque la haute La confiance de la Gazette nous semble timide;
cour sortira en corps, il lui sera donné une gapde elle s'arrête à mi-chemin. S'il est « certain » qu'on
d'honneur de cent hommes d'élite commandés par a la « preuve » de l'agression dont ce pauvre prince
un officier supérieur. Le commandant de la gendar- a été victime, il ne faut pas seulement le mettre en
merie, à la tête des brigades de la résidence, se liberté avec des excuses comme ayant agi dans le cas
portera, à cent pas au delà des portes de la ville, de légitime défense, il faut poursuivre ses agres-
au-devant du président et l'escortera jusqu'à son do- seurs, et nous ne voyons pas pourquoi on ne con- h!
micile. La gendarmerie l'escortera de même à son damnerait pas à mort Ulric de Fonvielle et Victor
départ. Pendant tout le temps de sa résidence, il Noir. |
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