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Actes des congrès de la Société

des historiens médiévistes de


l'enseignement supérieur public

Le monde animal et ses représentations dans la littérature du


Moyen Âge
Monsieur Michel Zink

Citer ce document / Cite this document :

Zink Michel. Le monde animal et ses représentations dans la littérature du Moyen Âge. In: Actes des congrès de la Société des
historiens médiévistes de l'enseignement supérieur public, 15ᵉ congrès, Toulouse, 1984. Le monde animal et ses
représentations au moyen-âge (XIe - XVe siècles) pp. 47-71 ;

doi : 10.3406/shmes.1984.1436

http://www.persee.fr/doc/shmes_1261-9078_1985_act_15_1_1436

Document généré le 04/06/2016


Michel ZINK

LE MONDE ANIMAL ET SES


REPRÉSENTATIONS DANS LA
LITTÉRATURE FRANÇAISE DU MOYEN AGE

Des récits de guerre et de chasse, pleins de chevaux, de faucons et de


chiens. Des amours au chant des oiseaux. Des bêtes fabuleuses surgies des
brumes de Bretagne ou des mirages de l'Orient. Les mensonges du monde
incarnés par Renard et par Fauvel. Les vérités de Dieu signifiées par les
mœurs des bêtes : la littérature du Moyen Age est peuplée d'animaux. Ils
s'y pressent si nombreux et dans des circonstances si variées que prétendre
les capturer tous dans les mailles d'une brève synthèse relève de la gageure.
Il y faudrait un fin chasseur. Entre le cheval de Gauvain et celui de Camille,
entre le lion d'Yvain et le roi Noble du Roman de Renard, entre le chien de
Tristan et ceux de Gaston Phébus, entre le rossignol des chansons courtoises
et la caladre des bestiaires, entre la licorne ou l'élépant du Physiologus et la
licorne de Thibaud de Champagne, l'éléphant de Rigaud de Barbezieux,
comment trouver une vision cohérente de l'animalité? Les modalités de la
description ou de l'évocation, la fonction littéraire, la nature de l'intérêt
éveillé, la réalité prêtée à l'animal, sont chaque fois différentes. De fait, à
l'exception d'une thèse soutenue il y a une dizaine d'années (1), de
quelques travaux isolés, de ceux portant sur l'épopée animale et le Roman de
Renard, à l'étude duquel une société savante est maintenant consacrée (2),
les chercheurs s'intéressent assez rarement à l'animal en lui-même et le
rencontrent surtout au hasard d'autres investigations portant sur la nature et le
sens des œuvres.

1. Jean Bichon, L'animal dans la littérature française au XIT et au XIIIe siècle, Lille,
Service de reproduc. des thèses, 1976, 2 vol., et Clermont-Ferrand, chez l'auteur, 1977, 2
vol. On pourra aussi consulter la première partie de la thèse d'Hélène Nais, Les animaux dans
la poésie française de la Renaissance, Paris, Didier, 1961 .
2. Hans Robert Jauss, Untersuchungen zur mittelalterlichen Tierdichtung, Tubingen,
Niemeyer, 1959, E. Rombauts et A.Welkenhuysen éd., Aspects of the Medieval Animal
Epic, Louvain - La Haye, 1975; Fritz Peter Knapp, Das lateinische Tierepos, Darmstadt,
Wissenschaftl. Buchgesellschaft, 1979; Kenneth Varty, An «Etat présent» of «Roman de
Renaît» Studies, Mélanges Jeanne Wathelet-Wtllem, Liège, 1978, p. 689-761 .
48 Michel ZINK

Peut-être, cependant, toutes les représentations de l'animal que nous


évoquions pêle-mêle ont-elles en commun ce qui leur manque. La pensée
médiévale est trop théocentrique, et, par voie de conséquence, sa littérature
est trop anthropocentrique pour faire de l'animal son objet propre. Il n'y a
pas de Colette ou de Louis Pergaud médiévaux. L'animal n'apparaît dans
cette littérature qu'en relation avec l'homme ou avec Dieu, au service d'un
projet dont il n'est pas la fin. La relation peut résider simplement dans
l'attachement de l'homme pour un animal familier. Mais ce motif littéraire, que
l'on considérera d'abord, n'est pas aussi fréquent qu'on pourrait le penser.
Plus exactement, il n'est pas premier. Il apparaît peu à peu, à mesure que se
font jour dans la littérature les expressions nouvelles de l'affectivité. Mais
l'animal est plus souvent considéré comme objet de connaissance,
indépendamment de toute tonalité affective. Surtout, il intervient dans les textes,
selon des modalités diverses, comme instrument du sens.

L'ATTACHEMENT A UN ANIMAL FAMILIER COMME MOTIF


LITTÉRAIRE

Les chevaliers des chansons de geste et des romans ont bien entendu un
cheval; les chasseurs, des oiseaux et des chiens; les paysans, les bêtes de
leur ferme. On attendrait que la littérature fît une place de choix à ces
compagnons de tous les jours et à l'attachement qu'ils inspirent à leur maître ou
qu'ils lui témoignent. Cette place ne se fait cependant que peu à peu et reste
en définitive modeste.
Le cheval de Roland se nomme Veillantif. Il est mentionné à cinq
reprises dans la Chanson de Roland (3). L'épée de Roland, Durendal, l'est dix-
sept fois. Roland voit son cheval tué sous lui (v. 2160-1) sans que cette mort
lui arrache le moindre commentaire. Le poète se contente d'observer
qu'étant désormais à pied, il ne peut plus poursuivre les païens (v. 2166-8).
Le héros s'intéresse bien davantage à son épée. Il tente en vain de la briser
pour ne pas qu'elle tombe aux mains des païens et prononce à trois reprises
sur elle un véritable planctus (v. 2503-1 1, 2316-37, 2344-54), dans lequel il
l'associe à sa gloire et à ses exploits. Le pauvre Veillantif n'a pas cet
honneur. A son heure dernière, Roland ne pense pas plus à lui qu'à la belle
Aude. La chanson donne les noms des chevaux de Charlemagne, de Gane-
lon, de Marsile, de Gérin et de Gérier, et de trois ou quatre païens obscurs.
Mais ceux d'Olivier, dont l'épée s'appelle Hauteclaire, de Turpin, dont
l'épée s'appelle Almace, de Baligant, dont l'épée s'appelle Précieuse et la
lance Maltet, et de tous les autres restent anonymes. Ainsi, dans la plus
ancienne chanson de geste, le cheval du chevalier est moins important que son
épée et sa valeur affective paraît moindre.

3. Ed. Gérard Moignet, Paris, Bordas, 1969.


Représentations littéraires de l'animal 49

II en va un peu différemment dans les chansons de geste plus tardives de


la fin du XIIe et du XIIIe siècle. Ainsi, dans le Siège de Barbastre (4)
(dernier tiers du XIIe siècle), où Girart manifeste une émotion extrême en
retrouvant son destrier «Ferrant qu'est pomelez» (v. 267), tombé un moment,
comme lui-même, aux mains des sarrazins :
Quant Girart vit Ferrant, si en fu esperduz,
Et con il l'a veù, celé part est venuz.
Au chevestre le prist et de joie fu muz,
Qu'il ne deïst un mot por l'avoir de Baru.
Damedieu en mercie, qui est el ciel la sus,
Et Marie sa mere.
Li cuens Girart apele Clarion le vassal;
Entor lui sont François, li chevalier loial :
«Sire, frans chevaliers, or ne rechiet pas mal,
Quant ge ai recovré Ferrant, mon bon cheval.
Certes, je l'ai plus chier que nule rien charnal
Fors que le cors Buevon, le chevalier loial,
Que ge cuit qu'il vaut plus que ne fist Bucifal.» (v. 1050-62).
Plus tard, après avoir rapidement reconduit dans sa chambre la belle sar-
razine qui se consume d'amour pour lui, il court retrouver Ferrant blessé et
lui consacre un planctus (v. 4468-78). De même, dans Aliscans (5) (dernier
quart du XIIe siècle), Guillaume, rentrant en lui-même après la défaite,
consacre un vers à son épouse Guibourc et une trentaine à son cheval Bau-
cent (v. 502-33). L'attachement de Gerbert de Metz à son cheval est si
exclusif qu'il «préfère sa vue au sourire d'une princesse (v. 4316) et... à sa
place au Paradis (v. 4321)» et qu'il «redoute la mort de son cheval plus que
la sienne (v. 7463 sq)» (Bichon, p. 333). Mais aussi, Gerbert de Metz (6)
est une chanson relativement tardive et marquée par le goût du réalisme
pittoresque qui caractérise la geste des Lorrains.
Certains de ces chevaux fidèles font preuve d'une intelligence qui
dépasse leur nature : Baucent manifeste qu'il comprend le discours de son
maître. Dans la Chevalerie Ogier (7), le cheval Broiefort est le seul ami
d'Ogier exilé et pourchassé. Le cheval d'Aiol, Marchegai, celui de Fiera-
bras, aident leur maître de façon autonome, au besoin en mordant et en
piétinant ses ennemis. Arundel, le cheval de Beuve de Hantone, tue d'un coup
de sabot le fils du roi d'Angleterre qui voulait s'emparer de lui; il mourra le
même jour que son maître. Nul n'ignore, enfin, la place que tient, dans Re-

4. Ed. J.-L. Perrier, Paris, CFMA, 1926.


5. Ed. E. Wienbeck, W. Hartnacke et P. Rasch, Halle, 1903.
6. Ed. Pauline Taylor, Namur, 1952.
7. Ed. J. Barrois, Paris, 1842, 2 vol.
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naud de Moniauban (8), le cheval/ae Bayait au service des quatre fils Aymon.
Un rôle analogue est joué, dans Macaire (9), non par un cheval, mais
par un chien. Le lévrier d'Aubry reste longtemps près du corps de son
maître, tué par le traître Macaire, puis se rend au palais, où il mord le coupable
jusqu'à ce que l'empereur ordonne un duel judiciaire entre le chien et
l'homme, qui, pris à la gorge, est contraint d'avouer son crime.
On le voit, la place faite aux animaux augmente avec le temps, à mesure
que la chanson de geste devient plus romanesque, accumule les péripéties,
fait davantage appel aux ressorts de l'affectivité.

Dans le roman, la situation est un peu différente. Certes, le Roman


d'Alexandre (10) montre le conquérant plein d'attentions pour son cheval
Bucéphale, dont il couvre la tête d'une étoffe pour le protéger des chouans
qui attaquent une nuit l'armée dans le désert; sa colère est sans bornes
lorsque Porus tue Bucéphale et il fonde sur l'emplacement et sa tombe une ville
qui porte son nom. Mais le Roman d'Alexandre est une œuvre hybride,
tenant de la chanson de geste, du roman, de la chronique fabuleuse. C'est de
la fable aussi, en même temps que des mirabilia, que relève Bucéphale, et à
ce titre sa place est plutôt dans le cortège des animaux étranges que l'on fera
défiler plus loin. Il en va de même, dans le Roman de Thèbes (1 1), de lagui-
vre apprivoisée d'Etéocle, que les écuyers de Polynice tuent, la croyant
sauvage, et, dans Enéas (12), du cerf de Silvia, tué dans les mêmes conditions
par les compagnons d'Enée. Dans ce dernier cas, il est clair que l'auteur
médiéval s'est beaucoup plus intéressé au merveilleux animal que Virgile,
auquel il emprunte l'épisode.
Mais, d'une façon générale, le roman, au moins à partir de Chrétien de
Troyes, campe ses personnages et organise ses épisodes de façon à faire
apparaître la senefiance de l'œuvre. Les animaux sont, comme tous ses autres
éléments, soumis aux exigences du sens, et leur rôle varie en fonction de
celui-ci (13). Pour Lancelot démonté, n'importe quel cheval fait l'affaire,
pourvu qu'il lui permette de rejoindre la reine et de la délivrer. Non seulement
n'importe quel cheval, mais même n'importe quel moyen de transport,
puisque, faute de monture, il accepte de voyager dans la charrette infamante (14).
De même, le chaceor de Perceval, symbole de son enfance sauvageonne,

8. H. Michelant éd. Renaut de Montuuban, Stuttgart, 1862; F. Castets éd. La Chanson


des Quatre Fils Aymon, Montpellier, 1909. Micheline de Combarieu du Grès et Jean Subré-
nat trad. Les Quatre Fils Aymon ou Renaud de Montauban, Paris, Gallimard, Folio, 1983.
9. Ed. F. Guessard, Pans, 1866.
10. Ed. C. Armstrong et collab., Princeton Univ. Press, 1937-55, 7 vol.
11. Ed. Guy RayauddeLage, Pans, CFMA, 1966-1968, 2 vol.
12. Ed. J.-J. Salverda de Grave, Pans, CFMA, 1925-1931 , 2 vol.
13. Voir par exemple Gertrud Jaron Lewis, Das Tier und seme dichtensche Funktion in
«Erec», «Iwein», «Parzival» und "Tristan-, Berne, Lange, 1974.
14. Ed. Mario Roques, Chrétien de Troyes. Le Chevalier de la Charrete, Pans, CFMA, 1958.
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Lâchasse de blanc cerf au début d'Erec et Enide, B.N. fr. 24403.

Combat de Renard et d'Isengrin dans Renard le Nouvel de


Jacquemart Gielie, B.N. fr. 1581.
Marco Polo, L/vre des Merveilles, B.N. fr. 2810.

lonigr ctçdiiigui{fgà«ifaa*.

Les livres du Roy Modus et la Royne Ratio, B.N. fr. 12 399.


Représentations littéraires de l'animal 51

sera abondonné sans regret pour le destrier du Chevalier Vermeil (15).


Inversement, Erec garde le même cheval d'un bout à l'autre des aventures
relatées dans le «second vers» ai1 Erec et Enide ( 16). Il le récupère même in
extremis et par le plus grand des hasards en quittant le château du comte de Li-
mours : Enide n'a pas cette chance avec son palefroi, mais c'est l'occasion
pour les époux de s'enfuir, à la clarté de la lune, sur la même monture,
image de leur réconciliation. Toutefois, le destrier d'Erec n'a pas de nom et
son maître ne lui témoigne pas d'attachement particulier. Il n'est là que
comme symbole de sa valeur chevaleresque, dans sa continuité pure de
toute recréance. Au contraire, le cheval de Gauvain porte un nom dans tous
les romans qui le mettent en scène : c'est le célèbre Gringalet (il faut noter
que la seconde continuation de Perceval (17) prête exceptionnellement à
Gauvain un cheval nommé le Blanc Joeor). Le Gringalet joue un certain rôle
dans presque tous les romans dont Gauvain est le héros ou l'un des héros.
Dès le Conte du Graal de Chrétien, Gauvain se désole qu'il lui soit ravi par
traîtrise, se réjouit de le récupérer le soir même; c'est sa confiance dans la
vigueur du Gringalet qui le décide à tenter l'épreuve impossible du Gué
Périlleux, et c'est à elle qu'il doit de s'en tirer sans trop de mal. Au début de la
Vengeance Raguidel (18), il ruse, face au Chevalier Noir qui s'est emparé
du Gringalet alors que lui-même est désarmé, de façon à venir à bout du
premier et à récupérer le second sain et sauf. L'inconstant Gauvain est fidèle à
son cheval.
Dans la continuation de Perceval de Manessier (19), c'est Sagremor le
Desreé qui se réjouit de retrouver, grâce à Perceval, son bon cheval Morel
qui lui avait été volé. On retrouve ici l'attendrissement qui se manifeste
dans les chansons de geste tardives. Dans le lai de Graelent (20), le cheval
qui a perdu son maître erre tristement par la forêt et ne permet à personne de
le saisir.
Les chevaux ne sont pas les seuls animaux fidèles à peupler les romans.
Le lion d'Yvain (21) et Husdent, le bracket de Tristan (22), en sont la
preuve. Dans les deux cas, bien que de façon différente, l'amitié entre
l'homme et l'animal renvoie au couple Nature - Norreture. Sorti de l'état
sauvage où sa folie l'avait plongé, Yvain, face au combat de deux bêtes sau-

15. Félix Lecoy éd., Chrétien de Troyes. Le Conte du Graal, Paris, CFMA, 1973-1975, 2 vol.
16. Ed. Mario Roques, Paris, CFMA, 1952.
17. Ed. William Roach, The Continuations of the Old French Perceval, Philadelphie,
1971, vol. IV.
18. Ed. M. Friedwagner, Raoul de Houdenc, Sàmtliche Werke, Halle, 1909, t. II.
19. Ed. Ch. Potvin, Perceval le Gallois ou le Conte du Graal, Mons, 1 87 1 , t. 5 et 6.
20. Ed. Prudence Mary O'Hara Tobin, Les Lais anonymes des XII" et XIIIe siècles,
Genève, Droz, 1976, p. 96-120.
2 1 . Ed. Mario Roques, Chrétien de Troyes. Le Chevalier au Lion, Paris, CFMA, 1960.
22. Ernest Muret éd., Béroul. Le Roman de Tristan, 4ème édit. revue par L.M. Defour-
ques, Paris, CFMA, 1946.
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vages, prend le parti de l'animal noble, le lion, contre celui de l'animal vil,
le serpent. Le premier justifie ce choix en manifestant un sens naturel de la
reconnaisance et de la fidélité. Il secondera de toute sa force animale le
chevalier qui, de son côté, ne lui ménage pas son affection et se désole, par
exemple, de le voir blessé (v. 4646-54). L'instinct de Husdent et sa fidélité
à son maître lui permettent de le retrouver au fond de la forêt du Morrois.
Tristan, en le dressant et en lui inculquant un comportement contraire à sa
nature - il lui apprend à chasser sans aboyer - met par cette éducation la
nature animale au service d'un adoucissement de la vie sauvage. Plus tard, en
le donnant à Iseut lors de leur séparation, il lui laisse vraiment une part de
lui-même.
La relation Nature-Norreture évoque évidemment les récits dans lesquels
des enfants abandonnés dans la forêt sont élevés par une bête sauvage, comme
Martin et Brice dans le Roman de la Belle Hélène de Constantinople (23) ou
comme Ourson dans Valentin et Ourson (24). De même, le dressage d'un
animal pour une mission particulière fait penser au «petit chienet afetié» de
la châtelaine de Vergi (25) ou au cygne de Milon (26), mais ces animaux
sont de pures utilités et ne jouent aucun rôle pour eux-mêmes. L'auteur du
Chevalier à l'épée (27) montre avec humour des lévriers plus fidèles que
leur maîtresse, qui abandonne Gauvain, son ami, pour le premier venu,
tandis que ses chiens refusent obstinément de quitter le neveu du roi Arthur.
Quant à Petit-Crû, le second chien de Tristan, qui apparaît, on le sait, dans
la version de Gottfried de Strasbourg, sa nature de chien est moins
importante que sa taille minuscule et surtout que sa clochette magique.
Dans ce domaine comme dans d'autres, les romans de la fin du Moyen
Age s'attachent au pittoresque, au surprenant, au plaisant. Ainsi, le
perroquet, compagnon du jeune roi Arthur dans le Chevalier au papegau (28),
joue le rôle de valet fidèle et impertinent, de «komische Person», comme
l'écrit l'éditeur allemand de ce petit roman en prose du XVe siècle, et
annonce tour à tour Sganarelle et Panurge. Rabelais a d'ailleurs pu s'inspirer
de ce roman, où l'on voit le perroquet, à demi mort de peur pendant une
tempête, faire l'important et le matamore sitôt le calme revenu.
D'autre part, le thème de la conversation entre le poète et son cheval, qui
apparaît dans le Plait Renart de Dammartin contre Vairon son Roncin (29), at-

23. Edit, partielle dans Henry Bussmann, Grammatische Studien uber den «Roman de la belle
Helaine» nebst einer Textprobe aus Hs. A... undHs. L., Greifswald, 1907.
24. Incunable, chez Jacques Maillet, Lyon, 1489.
25. Ed. Gaston Raynaud, 3èmeédit. revue par Lucien Foulet, Paris, CFMA, 1921.
26. Ed. Jean Rychner , Les Lais de Marie de France, Paris, CFMA, 1968, p. 1 26-142.
27. Ed. R.C. Johnston et D.D.R. Owen, Two Old French Gauvain Romances, Edimbourg et
Londres, 1972, p. 30-60.
28. Ed. Ferdinand Heuckenkamp, Halle, 1896.
29. Ed. Rita Lejeune, L'œuvre de Jean Renart, contribution à l'étude du genre romanesque au
Moyen Age, Paris-Liège, 1935.
Représentations littéraires de l'animal 53

tribué à Jean Renaît, est repris et modifié de façon charmante dans le Débat du
cheval et du lévrier de Froissait (30), où le poète, en cheminant vers l'étape,
surprend la discussion de sa monture et de son chien.
La peinture des vilains, paysans ou bergers, vivant au contact quotidien des
bêtes, pourrait être l'occasion de s'attacher aux rapports qu'ils entretiennent
avec elles. C'est assez rarement le cas. Du vilain monstrueux et lui-même
presque bestial que Calogrenant, puis Yvain rencontrent dans l'essart qui borde la
forêt où les attend l'aventure de la fontaine enchantée, Chrétien nous dit
seulement qu'il était seul capable de venir à bout de taureaux sauvages qu'il gardait.
A deux reprises, dans la branche IX du Roman de Renard (31) et dans
Aucassin et Nicolette (32), nous est présenté un vilain qui s'inquiète des
menaces qui pèsent sur un de ses bœufs ou qui se désole de l'avoir perdu. Dans
les deux cas le bœuf se nomme Roger ou Rogel, sans doute par allusion à la
couleur rougeâtre de sa robe. Bien entendu, son maître lui est attaché par
intérêt, et non par affection. A Aucassin qui lui dit pleurer la perte d'un
lévrier blanc (en réalité il pleure, sans vouloir l'avouer, la disparition de
Nicolette), le vilain réplique qu'il est bien sot de pleurer pour un «chien
puant», lui qui a les moyens de s'offrir autant de chiens qu'il en veut, tandis
que lui-même, qui était déjà dans la misère, est définitivement ruiné par la
perte de son bœuf Roger, «le meilleur de sa charrue», dont il ne pourra
jamais rembourser le prix à son maître. Les vilains de la littérature se
recommandent par leur esprit positif. Celui que rencontre Aucassin ne gaspille pas
ses sentiments sur un bœuf et réserve sa pitié pour sa vieille mère. Liétard,
celui du Roman de Renard, est d'une âpreté retorse qui finit par se retourner
contre lui. Quant à la bergère des pastourelles, à la différence de celle de la
pastorale qui lui succédera, elle ne s'attendrit pas sur ses moutons et garde
les trésors de son cœur pour Robin ou pour le brillant cavalier qui passe.
Dans les fabliaux, l'animal domestique n'est qu'un objet de convoitise, au
même titre que la nourriture, l'argent ou la femme (Blérain, la vache au
prêtre) ou un ressort du comique (Estula) (23).
Dans la littérature hagiographique, certains solitaires s'attachent à un
animal familier. La piété populaire fera plus tard ses délices du cochon de
saint Antoine et du chien de saint Roch. Nous savons au demeurant, grâce à
Jean-Claude Schmitt, qu'il y avait non seulement des saints à chien, mais
aussi des saints chiens (34). Pour rester dans le domaine de la littérature et
dans celui de l'attachement d'un homme pour un animal, celui de saint Gil-

30. Ed. Anthime Fourrier, Jean Froissart. «Dits- et «Débats-, Genève, Droz, 1979, p.
171-174.
31. Ed. Mario Roques (br. IX Martin, X Roques), Paris, CFMA, 1958.
32. Ed. Mario Roques, Pans, CFMA, 2e édit. revue, 1936.
33. A. de Montaiglon et G. Raynaud, Recueil général et complet des fabliaux, 6 vol.,
Pans, 1872-1890.
34. J.C. Schmitt, Le saint lévrier, Pans, Flammarion, 1979.
54 Michel ZINK

les pour une biche à laquelle il parle et qu'il redoute de voir tuée par les
chasseurs, est mentionné par la Vie de saint Gilles de Guillaume de Berneville (vers
1 170) (35). La Vie de saint Grégoire par Frère Anger (vers 1214) (36) parle
d'un ermite qui portait à sa chatte un amour excessif. Ce genre de pâture
pour psychanalystes apparaît toute mâchée, si l'on peut dire, dans l'étrange
épopée romanesque franco-italienne du XIVe siècle qu'est la Guerre
d'Attila de Niccolo da Casola (37) : la fille d'un roi païen aime tellement son
chien qu'elle le prend la nuit dans son lit. Cette habitude reprehensible a
pour conséquence la naissance d'un enfant, qui n'est autre qu'Attila. Le
fléau de Dieu était donc au sens propre un fils de chien.
Enfin, l'effroi devant les bêtes sauvages n'est pas non plus un thème
aussi fréquent qu'on pourrait le penser. Les loups semblent plus dangereux
pour les bêtes que pour les gens. N'est-ce pas un loup qui protège contre les
autres bêtes la tête de saint Edmond? Le chevalier errant par les forêts ne
semble pas avoir à redouter de rencontre animale, en dehors des monstres,
au demeurant assez rares, qu'il doit combattre. Tout au plus prend-il des
précautions s'il doit passer la nuit dans la forêt : Enide veille tandis qu'Erec
repose; dans la Vengeance Raguidel, on allume du feu pour éloigner les
bêtes. Certes, Yvain, bien qu'il soit évidemment inacessible à la peur, est
persuadé que le lion se retournera contre lui dès qu'il l'aura aidé à triompher du
serpent. Un lâche, comme l'est le sénéchal Keu dans la Mule sans frein (38),
redoute, d'ailleurs à tort, les bêtes sauvages qu'il rencontre dans la forêt.
Mais Tristan et Iseut sont aussi en sécurité dans la forêt du Morrois que
derrière les murs d'un château (Béroul, v. 1277-8); leur vie sauvage est
pénible, non dangereuse. Toutefois, les êtres faibles, isolés dans des lieux
déserts - ermites de la littérature hagiographique, enfants exposés, héroïnes
persécutées - peuvent craindre d'être dévorés par des bêtes sauvages, telle la
Berthe au grand pied d'Adenet le Roi dans la forêt du Mans.
Il ne faut pas s'étonner que les relations entre l'homme et l'animal ne
soient que modérément exploitées sur le mode de l'affectivité et sur celui de
l'évocation réaliste par la littérature du Moyen Age. Cette réserve n'est
qu'un aspect particulier de la méfiance marquée par les principales formes
littéraires du temps pour la littéralité et de leur souci de faire jouer les reflets
du sens. L'attachement de l'homme de Dieu pour un animal est l'image de
l'amour universel, mais qui ne doit pas être exclusif, que méritent toutes les
créatures : c'est ce qu'expriment les poèmes de saint François. Le destrier
est l'image de l'identité chevaleresque; le lion apprivoisé, le chien dressé,
l'image des rencontres de la nature et de la culture; la bête blanche, cygne

35. Ed. G. Paris et A. Bos, Paris, SATF, 1881.


36. Ed. P. Meyer, dans flwnama, t. 12, 1883, p. 145-208.
37. Ed. G. Stendardo, Modène, 1941 , 2 vol.
38. Ed. R.C. Johnston et D.D.R. Owen, Two Old French Gauvain Romances, Edimbourg
et Londres, 1972, p. 61-89.
Représentations littéraires de l'animal 55

ou biche, l'image de l'autre monde; l'oie sauvage, saignant sur la neige aux
pieds de Perceval, l'image de Blanchefleur; le lévrier imaginaire d'Aucas-
sin, celle de Nicolette; l'oiseau de chasse, celle de l'amant, qui part sans
cesse vers son destin violent et qui un jour ne revient pas vers celle dont il
portait les couleurs et qui l'attend en vain, comme dans la chanson du
seigneur de Kùrenberg (39); la licorne, l'image du désir masculin. C'est dans
cet univers du sens que nous les retrouverons.

L'ANIMAL COMME OBJET DE CONNAISSANCE

C'est la logique d'un esprit moderne qui sépare la connaissance du sens


et qui exige que la première précède le second. Au Moyen Age, le sens est
premier et il est partout. C'est pourquoi, cette partie de l'exposé se
contentera d'indiquer les directions dans lesquelles s'est portée la curiosité à
l'égard du monde animal et les formes littéraires qu'elle a revêtues. Mais
seule l'attention au sens permettra de nouer les fils restés pendants.
Il arrive, il est vrai, que des animaux et leurs mœurs soient décrits par
seul goût pour les mirabilia, indépendamment des nécessités diégétiques ou
didactiques. C'est le cas, par exemple, dans les romans antiques, dont les
auteurs sont prompts à substituer des relations sur les merveilles de la nature aux
développpements mythologiques qu'ils trouvaient dans leurs modèles (40). Au
début du Roman d'Enéas, la description de Carthage suit en gros le texte de
Virgile. Mais l'auteur la termine en décrivant les deux animaux que l'on
trouve dans la mer qui borde cette ville et qui fournissent respectivement,
dit-il, la pourpre rouge et la pourpre noire : le petit poisson conciliun
(conchylium) et le crocodile, sur le curieux système digestif duquel il
n'épargne aucun détail (v. 471-96). Le coussin placé dans la bière de
Camille pour soutenir la tête de la jeune morte est rempli de plumes de l'oiseau
caladre, dont on nous rappelle les propriétés (v. 7467 sq.). Vivante, elle
portait un manteau dont la bordure était faite des plumes d'un oiseau si
chaud qu'il couve en flottant à la surface de la mer ses œufs qu'il a pondus
au fond : s'il s'en approchait davantage, il les brûlerait (v. 4035-42). Son
cheval a un pelage de toutes les couleurs, blanc, noir, fauve, vert, violet,
rouge (v. 4049-68) : l'auteur renchérit sur la description du cheval d'
Antigone dans le Roman de Thèbes (v. 3825-40). Vulcain fabrique l'écu d'Enée
avec la côte du grand poisson cetus (la baleine) (v. 4445-7). Le Roman de
Troie (41) et surtout le Roman d' Alexandre ne sont pas en reste pour la des-

39. Ed. Otto Gunter, Walther von der Vogelweide, mit einer Auswahl aus Mmnesang und
Spruchdichtung, Berlin et Leipzig, 1932, p. 18.
40. Voir Reto R. Bezzola, Les origines et la formation de la littérature courtoise en
Occident (500-1200), 3ème partie, I, Paris, 1963, p. 148-149; Robert Marichal, Naissance du
roman, dans Entretiens sur la renaissance du XII' siècle. Paris, La Haye, 1968, p. 467.
41. Ed. Leopold Constans, Paris S ATF, 1904-1912, 6 vol.
56 Michel ZINK

cription d'animaux exotiques ou étranges. Ces descriptions proviennent


presque toujours des bestiaires, avec ici ou là des variantes inattendues.
Mais, à la différence de celles des bestiaires, elles ne sont pas conduites
jusqu'à l'émergence du sens. Certes, elles ne sont pas entièrement gratuites
et visent d'ordinaire à suggérer le luxe ou le dépaysement. Mais elles y
parviendraient à moindres frais documentaires.
Ce souci documentaire est essentiel dans deux sortes d'ouvrages : les
récits de voyage et les traités de chasse. Les premiers mentionnent les
animaux parmi les autres merveilles des pays lointains. Leur but est
évidemment de surprendre leur lecteur et de flatter sa curiosité, mais aussi,
lorsqu'il s'agit d'un guide ou d'un itinéraire, de fournir des renseignements
pratiques, voire d'opposer aux croyances légendaires une vérité éprouvée et
rationnelle, ou supposée telle. Ainsi, Marco Polo (42) ne se contente pas
d'indiquer les bêtes sauvages que l'on rencontre dans les divers pays qu'il a
traversés et la façon dont on les chasse - préoccupation constante, on le
verra -, en donnant de beaucoup d'entre elles une description assez précise
et assez exacte, quitte à y mêler, bien entendu, des animaux fabuleux : c'est
ainsi qu'il décrit les guivres du Yunnan avec beaucoup de précision, sinon
d'après nature, du moins d'après l'iconographie occidentale (sa description
correspond exactement à la guivre qui illustre le bestiaire de Richard de
Fournival), et peut-être d'après l'art chinois. Mais ailleurs il précise que,
contrairement à une opinion largement répandue, la salamandre n'est pas un
animal, car il est absurde de croire qu'un animal puisse vivre dans le feu,
mais une «veine de la terre», sur laquelle il donne de multiples détails. Sa
curieuse relation sur les mœurs sexuelles des éléphants de Zanzibar
s'accorde mal avec ce que les bestiaires enseignent de ces animaux. Chaque
fois, il manifeste une certaine indépendance d'esprit et un appétit de
connaisse positive, si fantaisistes qu'en soient les manifestations.
Les ouvrages cynégétiques, quant à eux, paraissent, étant donné
l'extrême rareté des traités d'agriculture, devoir constituer l'essentiel de la
littérature visant à décrire le monde animal de façon réaliste et dans une
intention pratique (43). Ils appellent cependant plusieurs remarques. La première
touche leur date. En français, les plus anciens apparaissent au XIIIe siècle
(Livre du roi Dancus (44), Chace dou cerf (45), traductions franco-
italiennes par l'intermédiaire du latin du Moamin et du Ghatrif (46), traités
respectivement arabe et persan sur les maladies des oiseaux et des chiens de

42. Trad A. T'Serstevens, Paris, 1957.


43. Voir La chasse au Moyen Age. Actes du colloque de Nice (22-24 juin 1979), Nice,
Belles Lettres, 1980.
44. Texte latin éd. par Gunnar Tilander, dans Cynegetica IX, Lund, 1963. Texte français
éd. par H. Martin-Dairvault, Paris, 1883. L'original latin a été écrit à la cour normande de
Sicile dans la première moitié du XIIe siècle. Il a été traduit dans un grand nombre de langues.
45. Ed. et trad. Gunnar Tilander dans Cynegetica VII, Lund, 1961.
46. Trad, franco-italienne de ces deux ouvrages éd. par H. Tjerneld, Stockholm, 1945.
Représentations littéraires de l'animal 57

chasse et leurs remèdes). Les traités de fauconnerie semblent les plus


nombreux. Mais la grande époque des traités de chasse est le XIVe siècle. C'est
l'époque des Livres du Roy Modus et de la Royne Ratio de Henri de Ferriè-
res (47), composés entre 1354 et 1376, du Roman des Déduis de Gace de la
deBuigne (48), écrit entre 1359 et 1377, du Livre de la chasse de Gaston
Phébus (49), commencé le 1er mai 1387, terminé en 1391 , à la mort de son
auteur dans un accident de chasse, du Livre du trésor de vénerie de Har-
douin de Fontaine Guérin (1394) (50). Pourquoi cet engouement, qui paraît
retomber un peu au siècle suivant, malgré des ouvrages comme le Débat de
deux dames sur le passetemps de la chasse des chiens et oyseaulx de
Guillaume Cretin? (51). Est-ce la conséquence d'une familiarité croissante avec
la lecture, qui permet aux nobles chasseurs d'utiliser des manuels pour se
perfectionner dans leur art? Est-ce le signe d'une perception plus aiguë de la
chasse comme divertissement aristocratique et d'une façon générale, des
privilèges et des charmes de la vie noble, bien qu'Henri de Ferrières
consacre la fin de son traité à la chasse des pauvres, à l'aide de pièges et d'autres
engins? Tous les romans, pour signifier la perfection aristocratique de leur
héros n'affirment-ils pas qu'il s'entendait mieux que personne «en déduit
d'oiseaux et de chiens»? On pourrait alors rapprocher cette mode des «livres
de déduit de la chasse» de la tendance des écrivains de cour à célébrer les
agréments des châteaux de plaisance, dont la proximité de forêts giboyeuses
n'est pas le moindre, comme le font Watriquet de Couvin dans le premier
tiers du siècle, Froissait dans le dernier tiers. Ces ouvrages, fondés sur
l'observation et sur la pratique technique, à la différence des bestiaires de
l'époque précédente, témoignent-ils, à leur place modeste, du succès d'un
empirisme positiviste, dont l'averrhoïsme et l'ockamisme seraient la
manifestation spéculative?
Il est vrai - et c'est la seconde remarque qu'appellent ces traits - qu'ils
sont le plus souvent d'une extrême précision touchant l'aspect, le
comportement, les mœurs des bêtes, qu'il s'agisse des diverses sortes de gibier ou
des races de chiens et des oiseaux de chasse. On conçoit qu'un esprit épris
de sciences exactes et naturelles comme Adélard de Bath n'ait pas dédaigné,
en son temps, d'écrire un ouvrage de fauconnerie. Les conditions de chaque
sorte de chasse, époque de l'année, heure du jour, préparatifs, armes
requises, race des chiens employés, nombre des chasseurs, tactique à suivre
selon la nature du terrain ou les ruses de l'animal, tout est minutieusement
décrit. Les illustrations, parfois nombreuses et superbes, comme dans Modus
et Ratio et dans La Chasse de Gaston Phébus, ont une valeur didactique
autant qu'esthétique. Les auteurs ne commettent guère d'erreurs que quand ils

47. Ed. GunnarTUander, Paris, SATF, 1932, 2 vol.


48. Ed. Ake Blomqvist, Karlshamn, 195 1 .
49. Ed. GunnarTilander, Karlsham,, 1971.
50. Ed. H. Michelant, Metz, 1856.
51. Ed. Paul Lacroix et Ernest Jullien dans le Cabinet de vénerie V , Paris, 1882.
58 Michel ZINK

reprennent des traditions livresques. Il est remarquable que Gaston Phébus,


qui connaît si bien les ours, se fasse l'écho amplifié de la légende venue
d'Aristote via Pline l'Ancien selon laquelle les ours s'accouplent face à face
comme le font les humains. Il s'agit en fait d'un contresens, au moins
latent, de Pline sur Aristote, développé et explicité dans le texte de Phébus.
Marco Polo, on s'en souvient, rapporte une croyance analogue touchant les
éléphants. La reproduction de comportements sexuels humains chez les
animaux troublait à la mesure de la bestialité inhérente à la sexualité humaine.
Mais la relation ainsi mise en évidence ne se prétend pas signifiante; elle est
analogique, et non allégorique et morale, comme elle l'est, de façon très
différente, dans les bestiaires d'une part, dans les isopets et dans le Roman
de Renard de l'autre.
Pourtant, la technicité pragmatique des traités de chasse ne doit pas faire
oublier le lien surprenant qui les unit à la littérature morale. Les Livres du
Roy Modus et de la Roy ne Ratio sont au nombre de deux, le Livre de chasse
et le Songe de Pestilence, ouvrage allégorique dans lequel Modus et Ratio
se plaignent devant Dieu des malheurs et des vices du temps. Le Livre de
Chasse lui-même mêle la description par le roi Modus des divers animaux et
de la façon de les chasser, et des moralisations sur les mêmes animaux
développées par la reine Ratio et inspirées de la méthode des bestiaires : le
sanglier représente le diable et les vices, le cerf les vertus, les branches du cerf
dix cors les dix commandements de Dieu, etc. De même, Gace de la Buigne
consacre toute la première partie de son poème (5188 vers sur 12210) à une
psychomachie, racontant la difficile victoire des Vertus sur les Vices. Le
reste de l'ouvrage est constitué par un débat entre le veneur Amour-de-
chiens et le fauconnier Amour-d'oiseaux, débat inspiré de celui qui, chez
Henri de Ferrières, oppose deux dames sur le même sujet, avant d'être
soumis à l'arbitrage du comte Jean II de Tancarville (de. 1382). Dans le poème
de Gace, le débat est arbitré avec mesure par le roi lui-même, qui rappelle
au passage la fidélité du chien de Macaire, que l'on mentionnait plus haut.
Pour en revenir à la moralisation, il semble que ces ouvrages cherchent à
joindre l'utile à l'agréable en fournissant à la fois à leur lecteur de quoi
flatter ses goûts et de quoi sauver son âme, l'un faisant passer l'autre. Qu'il y
ait eu là à la fois le condensé des deux préoccupations majeures de ce public
et le digest de toute bibliothèque aristocratique, c'est ce dont témoigne aussi
l'œuvre de Gaston Phébus, composée d'un Livre de chasse et d'un Livre
d'oraisons (52). Ainsi, même les chasseurs, ceux qui, comme Gace de la
Buigne, avouent préférer les aboiements des chiens aux chœurs de la Sainte-
Chapelle, cherchent, dès lors qu'ils font des animaux la matière de
l'écriture, à atteindre et à signifier à travers eux autre chose.
En effet, rechercher les textes médiévaux qui s'intéressent à l'animal en

52. Ed. et trad. Gunnar Tilander et Pierre Tucoo-Chala, Pau, 1974.


Représentations littéraires de l'animal 59

lui-même, comme objet d'affection ou d'effroi, comme objet de


connaissance, comme objet de pure curiosité, pour l'utilité pratique qu'il présente
aux yeux du chasseur et éventuellement du médecin, c'est rester dans la
marginalité et contourner l'essentiel en le laissant dans l'ombre. Dans la
littérature médiévale, l'animal, comme le reste de la création, n'est digne
d'attention que pour autant qu'il est porteur de sens. L'élucidation de ce
sens est la raison d'être des bestiaires, qui décrivent chaque animal et ses
mœurs de manière à faire apparaître sa signification allégorique, dans le
domaine religieux, ou parfois amoureux. C'est pourquoi ils n'ont pas été
présentés dans cette partie de l'exposé, bien que la plupart des autres textes qui
traitent des animaux y puisent l'essentiel de leur information. Leur étude
illustrera celle de l'animal comme instrument du sens.

L'ANIMAL COMME INSTRUMENT DU SENS

Cette fonction, l'animal peut la remplir de trois manières bien différentes,


où se marque, de l'une à l'autre, une progression dans l'élaboration littéraire.
Il la remplit tout d'abord, de la façon la plus massive et la plus visible,
comme signifiant allégorique d'un sens spirituel ou moral. C'est sa fonction
dans les bestiaires (53). Ceux-ci dérivent pour la plupart du Physiologus,
composé en grec à Alexandrie au IIe siècle de notre ère, et qui a fait l'objet
de nombreuses traductions latines (54). A cette source principale s'ajoutent
des emprunts à Pline l'Ancien et à Isidore de Seville. Sont composés de
cette façon les bestiaires insérés dans les encyclopédies du XIIIe siècle,
chez Albert le Grand, Alexandre Neckham, Vincent de Beauvais,
Barthélémy l'Anglais (dont l'œuvre sera traduite en français par Jean Corbechon
en 1372) et, en français, chez Brunet Latin (55). D'autre part, il existe une
véritable traduction française du Physiologus latin, celle de Pierre de
Beauvais (avant 1218) (56), dont le Bestiaire inspirera celui de Richard de Four-
nival (57). A l'inverse, les autres bestiaires français, celui de Philippe de
Thaon (entre 1121 et 1 135) (58), celui de Guillaume le Clerc de Normandie

53. L'ouvrage de base sur les bestiaires est celui de F. Me CuIIoch, Medieval Latin and
French Bestiaries, Chapel Hill, Univ. of North Carolina Press, 1960. Sur l'utilisation
littéraire du Physiologus, voir Hans Robert Jauss. Rezeption und Poetisierung des Physiologus,
dans Grundrises der romanischen Literaturen des Mittelalters VI, Heidelberg, Carl Winter,
1968, t. 1, p. 170-181 (partie historique), t. 2, p. 219-230 (partie documentaire). Une
anthologie des bestiaires français du Moyen Age traduits en français moderne a été publiée par
Gabriel Bianciotto : Bestiaires du Moyen Age, Paris, Stock Plus Moyen Age, 1980.
54. Ed. Sbordone, Rome, 1936; Carmody (Physiol. lat. xerswB.), Pans, 1939.
55. Brunetto Latini, Le Livres dou Trésor, éd. F.J. Carmody, Berkeley - Los Angeles,
1948.
56. Ed. Ch. Cahier (version longue), dans Mélanges d'archéologie, d'histoire et de
littérature, Paris, 1847-1856, 4 vol.; Guy R. Mermier (version courte). Pans, 1977.
57. Ed. CasareSegre, Milan - Naples, 1957.
58. Ed. Emmanuel Walberg, Lundet Paris, 1900.
60 Michel ZINK

(vers 1210) (59), celui de Gervaise (milieu du XIIIe siècle) (60), ainsi que le
De Bestiis de Hugues de Saint-Victor sont moins directement dépendants du
Physiologus, qui reste cependant toujours une source essentielle.
Les bestiaires n'énumèrent pas tous les animaux de la création. Ils s'en
tiennent tous, à peu de chose près, à la même liste d'une quarantaine
d'espèces, où les animaux exotiques et fabuleux sont en majorité. Tous tirent de
l'aspect et des mœurs de ces bêtes un enseignement spirituel, qui est lui
aussi à peu près toujours le même. Chaque animal représente le Christ ou le
diable, l'homme vertueux ou l'homme pécheur, tel comportement salutaire
ou tel vice. On chasse le castor pour ses génitoires, dont les vertus curatives
sont très appréciées. Plutôt que de se laisser tuer ou capturer, le castor se les
tranche avec les dents et sauve ainsi sa vie en abondonnant au chasseur la
partie de son corps qui seule l'intéresse. Cet animal représente donc
l'homme de Dieu qui fuit la luxure pour ne pas mourir à la vie éternelle :
Castor en ceste vie Saint urne e espruvé
Saint une signefie Ne mal n'i pot truver,
Ki luxure guerpist Lors le laisse ester,
E le pechié qu'il fist, E li om od Dé vit
Al diable le lait Si cum mustre l'escrit;
Ki pur ço mal li fait. E tel signefiance
Quant diable at tempté Castor fait senz dutance.
(Ph.deThaon, v. 1161-1176)
Ce mode de pensée et cette démarche sont énoncés avec beaucoup de clarté
par Guillaume le Clerc de Normandie dans le prologue de son bestiaire :
En icest livre {l'auteur) nos aprent,
Qui parfondement i entent,
Nature des bestes et mors,
Non de totes, mes de plusors;
Ou ouït aura moralité
Etboens pas de divinité, (v. 1 1-16) (61)
Est-il besoin de dire que prédicateurs et auteurs spirituels empruntent
volontiers aux bestiaires les exemples moralises qu'ils leur fournissent ainsi?
L'un de ces bestiaires, toutefois, moralise, à partir des mêmes animaux,
dans un sens bien différent. C'est le Bestiaire d'Amour en prose de Richard de
Fouraival (1201-1260?), chanoine de la cathédrale d'Amiens et poète
attachant. Adressé à la dame de l'auteur, il donne à chaque animal un sens en rap-

59. Ed. R. Reinsch Leipzig, 1890.


60. Ed. Paul Meyer, dans Romania 1 , 1872, p. 410-443.
61. On regrette de reproduire ici pour des raisons d'accessibilité, non l'édition Reinsch, mais
l'édition de Célestin Hippeau (Caen, 1852).
Représentations littéraires de l'animal 61

port avec son amour et avec la cruauté de la belle. Ainsi, il prête au castor le
même comportement que les autres bestiaires, mais il en tire une toute autre
leçon :
Aussi, bêle très doce amie, se ma proiere vos anuie tant com vos dites,
vous vos poez molt beau délivrer par vostre cuer doner. Car jou ne vous sui
mie, se por ce non. Mes por quoi vos sivroie jou, se por ce non, quant autre
chose n'a mestier a moi recovrer de la mort d'amors, ains est la soveraine
médecine de moi aidier, si com il a esté devant dit? Mais il est enfermés en
une fort sierure que jou n'en poroie finer; car la clés n'est mie en ma bail-
lie, et vous ne la volez ovrir, qui la clef en avez (62).
Le caractère vaguement scabreux de cet exemple, dans lequel le membre
du castor représente le cœur de la dame - pour ne rien dire de la serrure -,
montre assez l'audace plaisante avec laquelle Richard détourne la pieuse
moralisation qui est la règle du genre. Le vertueux Guillaume le Clerc, à la
suite des vers cités plus hauts, se croyait obligé de donner en introduction à
son bestiaire un résumé de l'Histoire Sainte, de la chute d'Adam à la
résurrection du Christ, en une centaine de vers. Richard, quant à lui, consacre
son prologue à disserter avec esprit sur l'ouïe, la vue et la mémoire, la
peinture et la parole; en effet, son bestiaire est illustré, et il glose sur les rapports
du texte et de l'image.
Pourtant, il n'est pas le premier à mettre la leçon des bestiaires au
service de l'amour. Certains troubadours, certains trouvères l'avaient déjà fait.
La plupart des bestiaires rapportent que l'éléphant est une bête chaste, qui
s'accouple rarement à sa femelle, et qui ne le fait que sur l'emplacement du
paradis terrestre, après avoir mangé la mandragore. La femelle va mettre
bas dans une eau profonde qui lui arrive jusqu'au ventre, de peur que le
dragon, son mortel ennemi, ne dévore l'éléphanteau à peine né. Notons que
nous sommes loin des élépants de Zanzibar tels que les décrit Marco Polo.
La gymnastique amoureuse qu'il prête à ces grosses bêtes s'accorde au
demeurant tout aussi mal avec une autre tradition touchant l'éléphant, qui
figure dans le Physiologus. L'éléphant n'a pas d'articulations aux pattes et ne
peut donc se coucher. Pour dormir, il s'appuie seulement à un arbre. Les
chasseurs scient l'arbre à demi, si bien que, lorsque l'éléphant vient s'y
appuyer, il tombe, l'entraînant dans sa chute. Incapable de se relever à cause
de ses pattes raides, l'éléphant barrit et ameute ses congénères, qui restent
cependant impuissants à l'aider jusqu'à ce que le plus petit d'entre eux, en
se glissant sous lui, réussisse à le remettre sur pieds. Cette histoire est très
utilisée par les prédicateurs, l'éléphant représentant l'homme abattu par le
péché et incapable de se racheter par ses propres forces jusqu'à ce que le
Christ, sous la forme d'un tout petit enfant, vienne le relever. Mais lorsque

62. On regrette de reproduire ici, pour des raisons d'accessibilité, non l'édition Segre, mais
celle de Célestin Hippeau (Caen, 1852, p. 31-32).
62 Michel ZINK

le troubadour Rigaud de Barbezieux utilise lui aussi la chute de l'éléphant,


c'est pour signifier qu'il ne saurait obtenir seul le pardon de sa dame, après
une faute commise contre l'amour, et qu'il a besoin que d'autres intercèdent
en sa faveur auprès d'elle (53).
Un autre détournement du sens spirituel au sens amoureux était voué à
un succès bien plus considérable : celui de la licorne (63 bis). On sait que la
croyance dans l'existence de Vunicorne ou monosceros était entretenue par
les témoignages touchant celle du rhinocéros et par la circulation de
prétendues cornes de licornes, en réalité des cornes de narval, auxquelles on
attribuait des vertus médicinales, en particulier contre l'épilepsie. On connaît
aussi la façon dont se déroule la chasse à la licorne : on envoie une jeune
vierge au fond de la forêt, où elle chante, le sein découvert. La licorne
séduite s'approche, lui baise le sein, pose sa tête en son giron et s'y endort.
Les chasseurs peuvent alors impunément la tuer dans son sommeil. Selon
les bestiaires, la licorne représente le Christ, qui a pris chair de la Vierge et
s'est laissé mettre à mort. Mais, en l'occurence, les connotations erotiques
étaient évidemment premières et la littérature n'a eu aucune peine à les
récupérer, comme le fait Thibaud de Champagne dans une chanson bien
connue :
Aussi conme unicorne sui
Qui s'esbahist en regardant,
Quant la pucele va mirant.
Tant est liée de son ennui,
Pasmee chiet en son giron;
Los l'ocit on en traïson.
Et moi ont mort d'autel semblant
Amors et ma dame por voir :
Mon cuer ont, n'en puis point ravoir (64)
Evoquer la joie prise par la licorne à ce qui est son malheur (v. 4),
remplacer le sommeil par la pâmoison (v. 5) : voilà qui suffit à identifier le fin
amant à l'animal «trahi». Est-il besoin de rappeler le succès de la licorne,
souvent associée au lion, dans la littérature de la fin du Moyen Age, dans
l'iconographie, dans le blason? Les armes d'Angleterre, les célèbres
tapisseries du Musée de Cluny et des Cloisters de New York, le Roman de la
Dame à la Licorne et du Beau Chevalier au Lion (65) en sont des indices
suffisants.

63. Voir Michel Zink, Le traitement des «sources exemplaires» dans les sermons occitans,
catalans, piémontais du XIIIe siècle, dans Cahiers de Fanjeaux \\, La religion populaire en
Languedoc du XIIIe siècle à la moitié du XIVe siècle, Toulouse, Privât, 1976, p. 180-184.
63 bis. Voir J.W. Einhorn, «Spiritalis Unicornis». Das Einhorn als Bedentungstrâger in
Literaturund Kurst des Mittelalters, Munich, W. Fink, 1976.
64. Ed. A. Wallenskôld, Paris, SATF, 1925, chanson 34, v. 1-9.
65. Ed. Friedrich Gennrich, Halle, 1908.
Représentations littéraires de l'animal 63

Ainsi, le Bestiaire d'Amour de Richard de Fournival, postérieur de


quarante ou cinquante ans à l'œuvre de Rigaud de Barbezieux, contemporain de
celle de Thibaud de Champagne (Richard et Thibaud sont nés tous deux en
1201) n'est rien d'autre que la systématisation ingénieuse et malicieuse
d'une tendance déjà très répandue.
Les traits de mœurs du castor, de l'éléphant, de la licorne qu'ont retenus
les bestiaires sont en relation avec la façon de chasser ces animaux. Certes,
la plupart des autres sont décrits indépendamment de cette préoccupation. Il
reste que la chasse apparaît comme le principal motif d'intérêt pour les
animaux, intérêt auquel les traités cynégétiques cherchent à ajouter et les
bestiaires à substituer la moralisation. Les œuvres atypiques sont celles qui ne
moralisent pas, comme les romans antiques, qui empruntent aux bestiaires
leurs descriptions des guivres, des crocodiles, de l'oiseau caladre, mais ne
leur prêtent aucun sens spirituel. Au contraire, les bestiaires modèlent, dans
le domaine qui est le leur, la pensée et l'imaginaire du Moyen Age en
voyant dans la faune toute entière une gigantesque allegoria in Jadis,
offrant à l'homme, roi de la création, la leçon du salut.
Mais le sens de l'animal, dans la littérature du Moyen Age, ne se livre
pas seulement sur le mode de la pensée allégorique et de l'exégèse. Dans
d'autres textes, ceux qui viennent le plus spontanément à l'esprit s'agissant
d'un tel sujet, l'animal est traité comme le reflet emblématique et la
transposition révélatrice des comportements humains. C'est le cas dans les fables
d'animaux, dans le Roman de Renard et dans les œuvres analogues.
D'Esope lui-même, le Moyen Age n'a connu que le nom, d'où il a tiré
celui qu'il donne au genre même de la fable : isopet. L'œuvre de Phèdre,
encore connue au IXe siècle, s'est perdue ensuite jusqu'à sa redécouverte par
Pierre Pithou en 1596. Mais plusieurs compilations en prose du Ve et VIe
siècle ont été lues pendant tout le Moyen Age, celle d'Avianus, qui devait
être traduite en français sous le titre d'Avionnet et surtout celle de Romulus,
dont le succès fut immense et très nombreuses les adaptations en vers ou en
prose, les traductions, les insertions dans d'autres ouvrages, comme le
triple Speculum de Vincent de Beauvais. Au Xe siècle apparaissent deux
autres recueils, Y Esope de Wissembourg (63 fables) et YEsope d'Adémar (67
fables dont 37 tirées de Phèdre), dont on possède une copie à la main même
d'Adémar de Chabannes (66). En français, les Fables de Marie de France
(après 1 170) (67) constituent le recueil le plus ancien et le seul antérieur, de
peu, au Roman de Renard. Au XIIIe et au XIVe siècle, deux recueils d'iso-
pets français {isopets II de Paris et isopets de Chartres) sont adaptés du Ro-

66. Leopold Hervieux, Les fabulistes latins depuis le siècle d'Auguste jusqu'à la fin du
Moyen Age, Paris, 2ème édit., 1893-1899, (édition de tous les recueils latins du Moyen Age),
5 vol.
67. Ed. K. Warnke, Halle, 1898.
64 Michel ZINK

lus, celle de Gautier l'Anglais (68). La rédaction abrégée du Romulus par


Vincent de Beauvais se retrouve, bien entendu, au XIVe siècle dans la
traduction de Jean de Vignai. Quant au Romulus en prose lui-même, il est
traduit au XVe siècle par un Augustin de Lyon, Julien Macho. Enfin, certaines
des fables qui circulaient ainsi se retrouvent dans des recueils français
d'exempla, en particulier dans les Contes moralises de Nicole Bozon (69).
Les fables se définissent par leur moralité. L'énoncé de celle-ci tient
même, dans la fable médiévale, une place particulièrement importante par
rapport au récit, souvent sec et pauvre. Mais le sens ainsi dégagé n'est bien
entendu pas de même nature que dans les bestiaires. Ceux-ci prêtent à
chaque animal pris en lui-même une signification immuable. Dans la fable au
contraire, l'anecdote particulière met en évidence un type de comportement
que la moralité invite à transposer du monde animal au monde humain,
transposition que le jeu de l'analogie et de la distance entre l'animal et
l'homme rend piquante et convaincante. Le sens est donc beaucoup plus
profondément immergé dans la matière littéraire, puisque sa révélation se
fonde, non seulement sur le choix de l'anecdote, mais aussi sur la conduite du
récit et sur la peinture mi-réaliste, mi-anthropomorphique du monde animal.
Ces ressorts sont exploités avec beaucoup de virtuosité dans les passages
les mieux venus du Roman de Renard (70). On sait que celui-ci utilise,
réunit et met en forme des contes d'animaux universellement répandus dans le
folklore, tout en dépendant étroitement de sources latines dont ses auteurs
se sont directement inspirés. Alcuin déjà avait composé un poème intitulé
Versus de Gallo, tandis que le XIe siècle voit la composition d'un Gallus et
Vulpes. Au Xe ou au XIe siècle, un religieux de Toul écrit YEcbasis cujus-
dam captivi per tropologiam, épopée animale dans laquelle les animaux
représentent les moines d'un couvent. Surtout, on voit figurer dans VYsengri-
mus, poème de 988 vers composé par Nivard, moine de Saint-Pierre-au
Mont-Blandin à Gand, vers 1 150, soit vingt-cinq ans environ avant la
branche la plus ancienne du Roman de Renard, des épisodes qui reparaîtront
dans celui-ci. Le goupil de Nivard s'appelle Reinardus, le loup Ysengri-
mus. En un mot, la filiation est évidente (71).

68. Julia Bastin, Recueil général des Isopets, Paris, 1929, 1930, 2 vol.
69. Ed. Lucy Toulmin Smith et Paul Meyer, Paris, SATF, 1 889.
70. Ed. Ernest Martin, 3 vol., Strasbourg et Paris, 1881-1887; Mario Roques, Paris,
CFMA, Paris, 1948-1963, 6 vol.
71 . Une longue querelle a opposé les partisans de l'origine populaire du Roman de Renard,
dont les contes d'animaux du folklore universel seraient la source directe, et les partisans
d'une origine savante, pour lesquels le Roman de Renard est une adaptation des textes médio-
latins. La première hypothèse est illustrée surtout par le livre de Leopold Sudre, Les sources
du Roman de Renard, Paris, 1892, la seconde par celui de Lucien Foulet, Le Roman de
Renard, Paris, 1914. Pour un bref état de la question (favorable à la thèse de Foulet), voir Robert
Bossuat, Le Roman de Renard, Paris, Hatier, 1967.
Représentations littéraires de l'animal 65

La partie la plus ancienne du Roman de Renard est la branche


traditionnellement désignée comme la branche II, composée vers 1 175 par Pierre de
Saint-Cloud, dont le nom nous est connu par ses successeurs, l'auteur de la
branche I, qui l'appelle «Perrot», et celui de la branche XVI, qui l'appelle
«Pierres qui de Saint-Clost fu nez». La branche II conte les mésaventures de
Renard avec Chanteclerc le coq, avec la mésange, avec Tibert le chat (le
piège), avec Tiercelin le corbeau (le corbeau et le renard); puis la visite de
Renard à Hersent, le traitement qu'il inflige aux louveteaux, enfin le viol
d' Hersent à Maupertuis. A cette branche, on a ajouté, à partir de la fin du
XIIe siècle, toute une série de suites. D'une part, la branche I, suite logique
et chronologique de la branche II, mais qui figure en tête de tous les
manuscrits (jugement de Noble, puis siège de Maupertuis - la - et Renard teinturier
- Ib). D'autre part, se greffant elles aussi directement sur la branche II, les
branches Va (autre plainte d'Isengrin devant Noble, serment de Renard sur
le corps de Roonel), Vb (Renard, Isengrin et le jambon, Renard et Frobert le
grillon) et XV (Renard, Tibert et l'andouille). Enfin, les branches III (les
anguilles, la pêche d'Isengrin), IV (Renard et Isengrin dans le puits) et XIV
(Renard et Primaut). D'autres branches ont été composées tout au long du
XIIIe siècle. Mais, dès 1 190, le poète alsacien Heinrich der Glichezâre avait
écrit, avec son Reineke Fuchs, un récit cohérent et complet des aventures de
Renard.
Les meilleures branches du Roman de Renart jouent avec une certaine
habileté de la représentation ambiguë, tantôt animale, tantôt humaine, des
personnages (72). Renard rend à Hersent une visite galante, comme un
amant courtois à sa dame. Mais il compisse les louveteaux, retombant dans
l'animalité tandis que le château redevient tanière. Poursuivi par Isengrin et
Hersent, il se réfugie à Maupertuis. Mais ce château lui-même est un terrier
de renard, dans l'entrée trop étroite - dans le mal permis - duquel la louve
reste coincée, tandis que le goupil, ressortant par une autre issue, abuse de
la situation... a tergo more fer arum. La démarche de Grimbert le blaireau
est évoquée de façon réaliste s'agissant de l'animal, mais en même temps
comique si l'on se représente un homme se dandinant comme un blaireau.
On nous parle du cheval que Renard enfourche pour se rendre à la cour de
Noble, et pendant le voyage on s'aperçoit que ce cheval traîne et bronche
parce que son maître n'est pas pressé d'arriver et qu'en réalité il n'a pas
d'autres pattes que celles du goupil. Le cortège funèbre de Dame Coppée est
décrit de façon toute humaine, mais la défunte mérite d'être pleurée car elle
«pondait les œufs gros», et Chanteclerc, qui mène le deuil, va «battant des
paumes», comme un homme qui se tord les poings, comme un coq qui bat
des ailes. Les branches qui renoncent à ces effets et humanisent
complètement les personnages pour en faire des chevaliers de romans ou de chansons
de geste, comme la branche la, sont de qualité très inférieure aux autres.

72. Voir Gabriel Bianciotto, Renart et son cheval, dans Mélanges Félix Lecoy, Paris,
Champion, 1973, p. 27-42.
66 Michel ZINK

II faut noter que le Roman de Renart n'est pas en lui-même une œuvre de
satire sociale ou politique, mais qu'il a été utilisé dans ce sens. Renart le
Bestourné de Rutebeuf (73) et, de façon, beaucoup plus ample, Renan le
Nouvel de Jacquemart Giélée (74) et Renart le Contrefait (75) reprennent le
personnage de Renard et le cadre de ses aventures pour introduire une revue
polémique des états et de l'état du monde. Philippe de Novare insère dans
ses Mémoires cinq poèmes politiques et polémiques qu'il a composés
pendant la guerre entre les Ibelins et les seigneurs chypriotes favorables à
Frédéric II. Trois de ces poèmes sont à la manière du Roman de Renard. Toutes
ces œuvres sont intéressantes en ce qu'elles nous montrent comment étaient
perçus les personnages du Roman de Renard. A nos yeux, Renard est malin
et odieux, ses adversaires le plus souvent odieux et stupides. Nous
n'éprouvons le besoin de nous identifier ni à l'un ni aux autres. S'il fallait
absolument choisir, nous serions plutôt du côté du goupil. Or, tous les textes que
l'on vient de citer voient en Renard l'incarnation du mal. Passe encore.
Mais Philippe de Novare tire jusqu'au bout les conséquences de ce choix en
réservant sa sympathie à Isengrin et à ses amis et en s'identifiant à eux.
Réfugié, après avoir échappé de peu à ses ennemis, dans le couvent des
Hospitaliers de Nicosie, où il est assiégé en compagnie de femmes et d'enfants, il
envoie une longue lettre en vers à Balian d'Ibelin, le fils de son suzerain
Jean d'Ibelin, seigneur de Beyrouth, pour demander du secours. Voici les
lignes qui précèdent la citation de cette lettre-poème dans ses Mémoires :
Phelipe de Nevaire vost faire assaver cestfait tout premièrement a mon-
seignor Balian d'Ybelin, son compere, et puys qu'il ot comencié a escrire
les letres, H prist talant de faire les en rime. Et por ce que sire Heimery
Barlais estoit plus malvais que tous les autres, il le vorra contrefaire a
Renart, et por ce que, au romans de Renart, Grimbert le taisson est son cousin
germain, il apela messire Amaury de Betsan Grinbert, et por ce que sire
Hue de Giblet avoit la bouche torte, et il faisoit semblant que il feïst tous
fors la moe, Phelippe i apela singe (76).
Plus tard, blessé au siège du château de Dieudamour (Saint-Hilarion),
Philippe dément le bruit de sa mort qui courait parmi les assiégés en
composant le soir même une chanson où il assimile une fois de plus son ennemi Ai-
mery Barlais à Renard et le château assiégé à Maupertuis (qu'il appelle
Maucreux). Enfin, pendant les négociations de paix, il écrit une nouvelle
branche du Roman de Renard, longue de 216 vers, dans laquelle ses
ennemis sont figurés par Renard et ses partisans, tandis que Jean d'Ibelin est
représenté par Isengrin et lui-même par Chanteclerc le coq. Voilà donc un
lecteur du Roman de Renard qui jugeait flatteur d'être comparé à Isengrin.

73. Edmond Faral et Julia Bastin, Œuxres complètes de Rutebeuf, Pans, 1969, t. 1, p.
537-544.
74. Ed. Henri Roussel, Paris, SATF, 1961.
75. Ed. G. RaynaudetH. Lemaître, Pans, 1914,2 vol.
76. Ed. Charles Kohier, Paris, CFMA, 1913, p. 29.
Représentations littéraires de l'animal 67

L'aisance avec laquelle Renard manque à sa parole, sa déloyauté


constante à l'égard de son suzerain, étaient probablement senties comme
des fautes inexpiables et repoussantes, qui lui aliénaient sans nuances la
sympathie d'hommes sensibles avant tout à la fidélité féodale. Ce sont
d'ailleurs précisément ces crimes que Philippe impute aux quatre baillis de
Chypre qu'il assimile à Renard et à ses amis. D'autre part, le besoin de prendre
parti, d'opposer le tort au droit, le bien au mal, et plus encore celui de
moraliser, d'interpréter, d'élucider, étaient insurmontables pour les hommes de
ce temps. Le scepticisme, le cynisme, qui caractérisent le Roman de
Renard, étaient une attitude instable, comme peut l'être une réaction
chimique, qui ne pouvait que céder rapidement la place aux règles habituelles de
la moralisation. Renard est mauvais, donc il incarne le mal, donc ses
adversaires sont bons et incarnent le bien. Qu'il ait été perçu comme l'incarnation
du mal, tout le montre, et sa couleur même l'y condamnait. Au XIVe siècle,
Fauvel, animal mythique qui représente toute la bassesse et l'hypocrisie du
monde et que les puissants se disputent l'honneur de torcher, se caractérise,
comme son nom l'indique, par la couleur fauve de son pelage. D'autre part,
et en dehors du Roman de Renard c'est du côté de la moralisation que
penchent toutes les autres histoires d'animaux, qu'il s'agisse des isopets ou du
Livre des bêtes de Raymond Lulle (77), inspiré du recueil arabe de Calila et
Dimna.
Enfin, et l'on rejoint ici un point effleuré dans la première partie de cet
exposé, l'animal peut être un instrument du sens dans l'immanence du
texte, comme ressort narratif ou comme motif poétique. Ainsi, les oiseaux
des strophes printanières de la poésie lyrique, le rossignol de Jaufré Rudel et
de tant d'autres, l'alouette de Bernard de Ventadour, «les oisillons de mon
pays» de Gace Brûlé, donnent sa signification poétique, par leurs chants, et
erotique, par leurs amours, au renouveau de la nature, auquel le poète
s'associe ou dont il se plaint d'être exclu. Parfois l'oiseau représente l'objet
aimé, comme dans la chanson allemande du seigneur de Kùrenberg, déjà
évoquée, dans telle chanson populaire française du XVe siècle (78) ou dans
la ballade pour Robert d'Estouteville de Villon. Parfois il joue le rôle de
messager d'amour, motif également exploité par la littérature narrative,
comme dans les deux chansons de l'étourneau de Marcabru. Parfois il
avertit les amants de la venue du jour, comme l'alouette des chansons d'aube.
Parfois il est le conseiller d'amour de la jeune fille, comme dans la chanson
«J'ai descendu dans mon jardin», dont la version la plus ancienne remonte
au XIVe siècle. D'autres animaux apparaissent ça et là dans les marges
paradoxales du lyrisme. Exaltant dans le printemps la saison des armes et non
celle des amours, Bertrand de Born fait retentir la forêt du hennissement des

77. Ed. Armand Llinarès (version française du XV siècle), Pans, Klincksieck, 1964.
78. «J'ay bien nourry sept ans ung joly gay» (Gaston Paris, Chansons du XV siècle. Pans,
SATF, 1875, p 29).
68 Michel ZINK

chevaux démontés, dont les maîtres gisent au revers des fossés. Le chat des
hôtesses complaisantes de Guillaume IX (En Alvernhe) est l'instrument
d'une douloureuse épreuve de discrétion et peut-être d'initiation.
Marie de France, quant à elle, développe sous la forme narrative du lai,
sans toutefois l'expliciter lourdement, le symbolisme diffus que recèle le
motif de l'oiseau d'amour dans le lai du Laùstic (79), où le rossignol est à la
fois l'adjuvant, le substitut et l'image de l'amour : à Saint-Malo, une jeune
femme et un jeune chevalier s'aiment en secret. La nuit, la dame va à sa
fenêtre et parle à son ami, dont la maison est voisine de la sienne. A son mari
qui lui demande pourquoi elle se lève ainsi la nuit, elle répond que c'est
pour écouter le rossignol.
«Il nen ad joie en cest mund
Ki n'ot le laùstic chanter.» (v. 84-5)
Le mari jaloux fait tendre un piège où l'oiseau est pris. Il l'étrangle
devant sa femme et jette le petit corps contre elle avec tant de violence que sa
chemise en est tachée de sang. La dame envoie le corps du rossignol à son
ami, qui le fait sceller dans une chasse précieuse qu'il portera toujours avec
lui. Le bref prologue insiste sur l'importance de l'oiseau, dont Marie cite le
nom en trois langues :
Une aventure vus dirai
Dunt li Bretun firent un lai.
Laùstic a nun, ceo m'est vis,
Si l'apelent en lur pais;
Ceo est «russignol» en français
E «nihtegale» en dreit engleis. (v. 1-6)
Dans la littérature narrative, à laquelle cet exemple nous a amené, mis à
part le traitement sur le mode affectif du thème de l'animal familier dont il a
déjà été question, la rencontre de l'animal annonce et signifie celle de
l'aventure. La matière bretonne, héritière des traditions celtiques, attache
ainsi une importance particulière à la chasse ou à la vision de l'animal
blanc, cerf, biche ou sanglier, qui est toujours, de façon latente ou
explicite, une émanation de l'autre monde. C'est le cas dans les lais de Guige-
mar, de Guingamor, de Graelent et, de façon plus voilée, dans celui de Tyo-
let et dans Erec et Enide (80). Une chasse au blanc cerf sans implication
surnaturelle et même sans mystère apparent figure dans la Vengeance Raguidel.
Inversement, dans le lai de Melion et dans Parthonopeus de Blois (81), la
chasse est le chemin de l'aventure et du surnaturel sans que la couleur de
l'animal, cerf dans un cas, sanglier dans l'autre, soit précisée. Dans le lai du

79. Jean Rychner, p. 120-125.


80. Voir Prudence Mary O'Hara Tobin, Les lais anonymes, p. 37-47.
81. Ed. Joseph Gildea, Villanova(Pa) Univ. Presse, 1967.
Représentations littéraires de l'animal 69

Trot, c'est un rossignol qui conduit le héros vers l'aventure. Ailleurs, on


trouve des chevaux à l'aspect ou aux pouvoirs surnaturels : chevaux blancs
qui vont à une vitesse folle sans donner l'impression d'avancer dans le Trot,
chevaux blancs aux oreilles rouges du lai de YEspine et de Parthonopeus.
D'autres exemples figurent dans les romans allemands. Les chevaux et les
chiens blancs aux oreilles rouges étaient fréquents dans la tradition celtique
et figurent dans plusieurs ballades et mabinogion. On a déjà mentionné,
enfin, le cygne blanc que Milon utilise comme messager; on connaît aussi le
succès de l'histoire des sept enfants cygnes, qui apparaît pour la première
fois dans le Dolopathos de Jean de Haute-Seille (vers 1 190) (82) et celui que
devait connaître, principalement en Allemagne, le chevalier au cygne,
ancêtre de Godefroi de Bouillon.
Jean de Haute-Seille parle d'enfants transformés en cygnes. De même,
les animaux blancs des lais et des romans sont souvent doués de la parole
comme la biche de Guigemar, quand ils ne sont pas des êtres humains
métamorphosés en animal, comme le cerf de Tyolet et comme, plus tard,
Marguerite la blanche biche de la chanson populaire. Au XIVe siècle, et dans un
contexte littéraire bien différent, Froissart rapportera que l'ours chassé par
le beau-père de Pierre de Béarn lui avait prédit sa mort dramatique;
suggérant qu'il pouvait s'agir d'un chevalier transformé en ours, il rappellera à ce
propos l'histoire d'Actéon. D'une façon générale, les métamorphoses sont
nombreuses dans la littérature qui exploite la matière bretonne, et
particulièrement dans les lais : chevalier-oiseau dans Yonec, qui reparaîtra à la fin
du XVIIe siècle dans- Y Oiseau bleu de Mme d' Aulnoy, Ioup-garou dans Bis-
clavret et dans Melion, jeune fille métamorphosée en guivre jusqu'à ce que
le fier baiser lui ait rendu sa forme première dans le Bel Inconnu (83).
Ce dernier personnage, qui a pour rivale une fée dont le château est battu
des flots, invite à une brève parenthèse touchant les créatures mi-femme,
mi-poisson ou serpent aquatique, comme les sirènes et comme Mélusine.
Les bestiaires connaissent les sirènes de l'antiquité, mi-femmes, mi-
oiseaux, qu'ils appellent serres. Mais ils font plus de place aux serenes, mi-
femmes, mi-poissons, auxquelles ils attribuent la particularité, qu'elles
partagent avec les hommes et les femmes sauvages, de chanter dans la tempête
et de pleurer quand il fait beau. La forme même serene est un peu
mystérieuse, puisque le latin sirena devrait donner sirène, comme en français
moderne. Quant à Mélusine, elle est presque inconnue, et en tout cas anonyme
avant le roman de Jean d'Arras au XIVe siècle (84). Des travaux récents ont fait
le point sur une question qui entraîne vers les frontières monstrueuses ou
surnaturelles de l'humanité plus que sur le terrain de l'animalité.

82. H. Oesterley, Johannis de Aha Siha Dolopathos sne de rege et septem Sapientibus,
Strasbourg, 1873.
83. Ed. G. Peme Williams, Pans, CFMA, 1929.
84. Ed. Louis Stouff, Dijon et Pans, 1932. Version en vers de Coudrette éd. par Eleanor Roach,
Pans, Klincksieck, 1983.
70 Michel ZINK

Pour en revenir aux animaux merveilleux du roman breton, ils subissent au


XIIIe siècle une double évolution, qui correspond à celle du genre tout entier.
D'une part, dans les romans en prose, ils sont repensés en fonction du
symbolisme religieux qui anime désormais cette littérature : le cerf blanc que voit
passer Perceval dans la Quête du Saint Graal (85) est une figure du Christ, au
même titre que celui de saint Eustache, tandis que les quatre lions qui
l'escortent sont une variante du tétramorphe. De même, les «ors et lyons et lieparz et
serpenz volanz» qui l'entourent dans l'île sauvage où le cheval démoniaque l'a
emmené figurent les dangers et les tentations de l'enfer. Le combat du lion et
du serpent auquel il assiste dans la même île ne reproduit qu'en apparence celui
d'Yvain et est une allégorie de la lutte du bien contre le mal. Ce mode de
signification se rapproche donc de celui des bestiaires - pour lesquels, d'ailleurs, le
lion signifie le Christ, lion de Juda -, mais au lieu d'attribuer à chaque animal
un sens univoque, figé, nécessaire, il fait jaillir ce sens, mouvant et chaque fois
nouveau, des péripéties romanesques. En marge de ce sens, il faut noter la
présence fréquente d'animaux dans les rêves prémonitoires, ceux des chansons de
geste aussi bien que ceux des romans, tels l'ours, le léopard et le vautre qui
s'affrontent dans celui de Charlemagne, qui, le lendemain, laissera Ganelon
désigner Roland pour l' arrière-garde.

D'autre part, dans les romans en vers du XIIIe siècle, la gravité mystérieuse
qui s'attachait aux métamorphoses, aux animaux surnaturels et même aux
autres, s'estompe. Au début de Jaufré (86), un monstre menace de précipiter le
roi Arthur du haut d'une falaise, tandis qu'en bas les chevaliers de la Table
Ronde se déshabillent en hâte pour faire de leurs vêtements un matelas qui
puisse amortir la chute du monarque. Mais ce monstre est lui-même un
chevalier du roi Arthur, qui a usé de ses pouvoirs magiques pour créer l'aventure
traditionnellement attendue en ce matin de Pentecôte et qui tardait cette année-là à
se produire, pour qu'on puisse enfin passer à table. La magie est réelle, mais
l'aventure est factice. Uescoufle qui vole l'aumônière de l'héroïne dans le
roman de Jean Renart (87), péripétie reprise plus tard dans le Roman de Pierre de
Provence et de la belle Maguelonne (88), n'est nullement un messager de
l'autre monde, mais seulement un agent préposé au rebondissement de l'action. Le
sens est ailleurs que dans la merveille.

En définitive, ce qui intéresse la littérature médiévale dans l'animal, c'est


ce qui touche à l'homme. C'est un peu l'animal au service de l'homme, comme
compagnon ou comme gibier. Mais c'est surtout l'animal qui révèle l'homme à
lui-même, par le reflet de l'allégorie, par l'imitation de la fable, par l'initiation
de la plongée romanesque dans l'autre monde à la suite de la bëtefaée, par la
question que pose à la nature humaine les confins monstrueux de l'animalité.

85. Ed. Albert Pauphilet, Paris, CFMA, 1923.


86. Ed. Clovis Brunei, Paris, SATF, 1943, 2 vol.
87. Ed. Franklin Sweetser, Genèse, Droz, 1974.
88. Ed. Régine Colliot, Aix-en-Provence, Pans, 1977.
Représentations littéraires de l'animal 71

Toutes les histoires à dormir debout qu'un esprit aussi éclairé et aussi cultivé
que Gervais de Tilbury accumule et discute gravement à l'intention de son
impérial lecteur, ces incubes, ces loups-garous, ces femmes-serpents, ces chevaux
trop savants pour être des bêtes, ces corbeaux qui en savaient trop; tous ces
monstres exotiques que décrit Thomas de Cantimpré et qui ornent chapiteaux et
tympans; toutes ces créatures incertaines dont parlent les voyageurs, tous ces
singes de Ceylan dont Marco Polo s'indigne qu'on les fasse passer pour de
petits hommes après les avoir teints en jaune pour l'exportation. Tous posent la
même question : où s'arrête l'animal, où commence l'homme? C'est-à-dire :
qui doit être converti, baptisé? Qui peut être sauvé? Et encore : le non-humain
qui ressemble à l'humain est-il animal ou est-il diabolique? Si les meilleurs
travaux récents sur l'animal sont des travaux sur les monstres (89), ce n'est pas
seulement parce que se consacrer à la littérature médiévale est la marque d'un
esprit immature, avide de régression enfantine et d'histoires qui font peur (ce
qui est au demeurant indubitable). C'est aussi parce que le monstre pose à
l'esprit médiéval ces questions essentielles. Les allégories sentencieuses des
bestiaires, qui ne se font pas faute d'ailleurs d'exploiter le fabuleux, les caricatures
du Roman de Renard font de l'animal un enseignement pour l'homme en
supposant que, par des voies diverses, il le signifie. Mais c'est un bien autre
trouble quand l'animal ne se distingue plus de l'homme, quand la bête chassée
parle, quand dans la forêt sauvage, la nuit, nu, l'homme devient loup.

89. Claude Kappler, Monstres, démons et merveilles a lajin du Moyen Age, Pans, Payot,
1980; Claude Lecouteux, Les monstres dans la littérature allemende du Moyen Age, Goppin-
gen, Kummerle Verlag, 1982, et Mélusme et le chevalier au C\gne, préface de Jacques Le
Goff, Paris, Payot, 1982.

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