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Jean - François Lyotard

Des dispositifs
pulsionnels

Débats Galilée
Des dispositifs pulsionnels
JEAN-FRANÇOIS LYOTARD

Des dispositifs
pulsionnels

Galilée
© Éditions Galilée, 1994
9, rue Linné, 75005 Paris

En application de la loi du Il mars 19H, il est interdit de reproduire


in[égralement ou pan:iellemem le présent ouvrage sans aurorlsacion de l' «füeur
ou du Centre françuis d'exploitation du droit de copie (CFCJ, 3 rue Haucefeuille, n006 Paris.

ISBN 2-7186-0436-0 ISSN 0152-3678


Avis de déluge

Pulsionnel, dispositif : mots issus du lexique de la métapsychologie


freudienne. «L'hypothèse la plus simple et la plus commode sur la
nature des pulsions serait qu'elles ne possèdent aucune qualité par
elles-mêmes, mais qu'elles ne doivent être considérées que comme
mesure du travail demandé à la vie psychique»·, écrit Freud dans
les Trois &sais sur la théorie sexuelle. Hypothèse de physique dyna­
mique.
Le corps humain est «stimulé» par des «excitations sporadiques
et externes», une odeur, un goût, des couleurs, des sons, un toucher.
L'organisme transforme l'énergie ainsi introduite en influx nerveux
et l'« écoule» en actions propres à supprimer l'excitation quand la
stimulation est pénible ; à la répéter quand elle est agréable. Processus
stimulus-réponse, donc le modèle vient de la psycho-physique de
Weber et Fechner, mais avec feed back : ce sera le principe de la
cybernétique de Wiener. Le vivant est considéré comme une machine
programmée pour transformer de l'énergie en vue d'optimiser ses
·

rapports avec son milieu.


Avec l'hypothèse «pulsionnelle», Freud complique le tableau
sèchement mécaniste. D'abord, la pulsion n'a pas sa source au­
dehors, comme la stimulation par excitation; elle est au contraire

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Des dispositifs pulsionnels

«endosomatique», «dans un organe» . Ensuite, la stimulation par


pulsion est constante, tandis que les excitations issues du milieu sont
«sporadiques». La source pulsionnelle «s'écoule de façon continue».
Enfin, l'existence des pulsions ne peur pas être attestée si ce n'est
par leurs effets psychiques. La pulsion « est» sa «représentance
(Repriisentanz) psychique». Le modèle du réflexe est ici inapplicable :·
la liquidation de l'énergie pulsionnelle, d'origine endosomatique,
demande toujours du travail à la psychè. À défaut d'identifier la
qualité de la pulsion, on peut mesurer sa quantité grâce au travail
psychique qu'elle exige pour sa transformation. Ce que Freud nomme
«appareil psychique» (notre «dispositif») est encore pensé à titre
de transformateur d'énergie; mais l'énergie pulsionnelle est interne,
elle exerce sa pression continûment, et elle ne peut pas être «liquidée»
sans activer des représentations. Dans ces conditions, l'issue paraît
devoir être précaire.
Une fleur qui est en train de pourrir sur votre table, vous la jerez.
Mais si de vos poumons mêmes émane une odeur de pourri qui se
répand sur le monde? Ou de votre foie une mélancolie? Vous ferez
de l'asthme, une hépatite? Mais aussi bien une œuvre musicale,
peut-être, d'inspiration céleste, ou des poèmes essouffiés, des aqua­
relles diaphanes, de la xénophobie, de l'irénisme. La pulsion ne
s'élimine pas comme une stimulation d'origine externe parce qu'elle
n'a pas ses voies efférentes coutes prêtes. La physiologie du corps
organique ne suffit pas à en régler la décharge.
Le pulsionnel est « un fleuve», écrit Freud, qui cherche son
débouché. Il n'a pas, au moins pour un temps, de cours «naturel».
Il peut se trouver un estuaire n'impone où sur la carte du corps.
C'est à quoi travaillent les représentations. le psychique n'est, de ce
point, qu'affairement à canaliser le flux erratique, pressé par l'angoisse
de l'inondation.
Telle fut en chacun, et qui lui reste inconnue, l'étrange épreuve
de l'enfance : l'errance quant aux zones où diriger la crue, les
errements. Les excitations externes qui affectent alors le corps in/ans
ne font que désigner à la pulsion des issues de décharge, au hasard.
Devenir grand, c'est apprendre à canaliser le flot pulsionnel vers
cenains débouchés en lui barrant l'accès aux autres. La disposition
conforme à la loi sociale se conquiert par ce travail d'ingénieur
hydraulicien. Ainsi de la gloire du pharaon et de la puissance
égyptienne, dues au contrôle des crues du Nil. Le dispositif psychique
se soutient de refouler un débordement menaçant.

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Avis de déluge

Freud appelle cette coulée « le sexuel», «l'infantile», ou libido.


Elle trouve ses bouches normales, au sens physiologique et social,
tardivement, après la puberté, dans l'issue génitale. Montée des eaux
et 01,1verture des vannes, tension et détente, la pulsation pulsionnelle
du plaisir, que dit l'allemand Lust et qu'actualise le coït, est à la
fois conforme au destin phylogénétique (la perpétuation de l'espèce),
à l'organisation physiologique de l'individu (la fonction sexuelle née
avec la puberté) et enfin, sous la condition d'un «bon choix» d'objet,
à la distribution des rôles entre les deux sexes telle qu'elle est fixée
par la structure de la parenté.
Cependant, le fluide infâme s'est trouvé bien d'autres évasures sur
les zones du corps et dans les représentations avant de se laisser
canaliser, tant bien que mal, vers l'estuaire génital. Considérée du
point de sa finalité dite normale, l'erratique pulsion (l'érotique) est
nommée perversion. L'infantile en appelle à toutes les manières
possibles du Lust.
«Le sexuel » freudien est la puissance du tout, de jouir de tout :
le péché d'origine, la consommation du fruit divin, innocent défi au
tout-puissan�. L'angoisse du débordement bientôt appelle d'elle­
même le châtiment, la chasteté, la castration : perte du Paradis (des
amours enfantines). En termes d'hydrodynamique, le fleuve pervers
demande sa régulation par barrages, écluses ec remblais. Une partie
de l'énergie sans qualité est asservie à bâtir le dispositif de sécurité.
C'est une règle commune aux systèmes qu'une part des forces dont
il dispose s'use à maintenir les différences internes qui le constituent,
et si possible, à augmenter sa différenciation, afin d'optimiser ses
performances vis-à-vis du monde extérieur. Ainsi de la psychè, pensée
et corps, entité fragile en alerte permanente à l'intérieur, épisodique
au-dehors.
En représentant l'«appareil psychique» sur le modèle d'un système
énergétique, Freud faisait plus qu'une comparaison. Il greffait direc­
tement la dynamique qui affecte les âmes sur celle des corps «inertes»,
vivants ou sociaux. Toute matière esc de l'énergie concrétisée en
système. Certains systèmes sont énormes, les galaxies; d'autres, les
unicellulaires terrestres, sont infimes. Leur complexité varie de l'assez
probable au très improbable (le cerveau du bipède terrien, né toujours
avant terme). Mais tous soumis au principe d'entropie : quand
l'énergie afférente vient à manquer, la différenciation interne ne peut
pas être maintenue, et le système disparaît dans la «soupe » du plus
probable : le chaos. En 1 920, Freud prend en compte le principe

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De1 diJpo1itift pu/Jionne/J

de la thermodynamique : le déluge pulsionnel, après tout, soulage


parfaitement le système de la tension, du travail d'endiguement, et
de l'angoisse : il l'anéantit. Éros, éponyme de la complexité, ne fait
que retarder le moment du naufrage. Le fleuve appone à l'appareil
·

la vie, il l'empone â la mort.


Appliquée aux vivants, l'hypothèse systémique venait à Freud de
Darwin et de Spencer. Ceux-ci la tenaient des sociologues et éco­
nomistes libéraux, Malthus, Smith et Ricardo. Les communautés
humaines sont, comme tout système, en danger de périr par manque
d'énergie exploitable, quel qu'en soit le motif. Le capitalisme libéral
a, sur toute autre organisation collective, l'avantage désormais irré­
versible de pouvoir élever sans limite la qualité de ses performances
et d'accroître sa compétitivité. Car il est programmé pour capter de
nouvelles énergies naturelles et pour mobiliser à plein rendement les
forces de travail humaines.
Le système doit cependant consentir à régir ses déficits et ses profits
par des opérateurs de distribution de l'énergie. La loi du marché
doit rester le régulateur principal puisque la concurrence pousse
l'ensemble du système à élever sa performativité. Des tempéraments
doivent cependant être apportés à la compétition sauvage afin, notam­
ment, de rendre le système tolérable aux humains qui le composent.
La grande crise, qui éclata en 1 929 mais se préparait depuis plus
d'une décennie, montra l'urgence d'une gestion préventive («diri­
giste») de ces désordres, et à l'échelle internationale.
Il parut évident que le capitalisme mondial devait trouver d'autres
remèdes à ladite surproduction que la spéculation, le chômage, les
totalitarismes et, finalement, le massacre d'une soixantaine de millions
d'humains. Après sa reconstruction, le système a fonctionné dans
l'euphorie de sa croissance et l'oubli de ses crimes. Mais voici qu'il
se heurte au tournant du millénaire; et pour longtemps, à une
double menace mortelle : la nécessité d'intégrer et d'employer les
énergies potentielles localisées dans le Tiers-Monde et dans ce qui
reste du Deuxième après l'implosion de l'empire soviétique, d'une
part; et de l'autre, l'urgence de régler la question, interne cette fois,
de l'emploi dans les régions du monde dires développées où l'avancée
technoscientifique rend définitivement inutile une pa,rtie toujours plus
importante de la force de travail humaine ttaditionnelle. Elle réclame
juste des cerveaux et des doigts habiles au clavier.
C'est encore l'angoisse du déferlement d'énergie indifférenciée : le
« sexuel» déchaîné à l'échelle du monde humain, le déluge des

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Avis de déluge

pulsions sans issue, et la submersion du système. Tous les barrages


opposés à la marée montante portent la marque de cette angoisse :
les étrangers, les inconnus, les parias, tout ce qui prolifère, qui n'a
pas de domicile fixe ni d'emploi, ce qui cherche à s'installer dans
les interstices du système et à s'insérer dans son temps pour y trouver
un lendemain, tout ce qui se prèsse hors scène est filtré, refoulé,
parfois forclos, rejeté à l'obscénité de la pulsion errante.
L'enjeu du ou des siècles à venir paraît défini : réorganiser les
dispositifs de canalisation des forces, lever les inhibitions, préparer
le système à admettre beaucoup plus d'énergies que celles dont il
dispose à présent, et pour cela, accepter de dépenser une part de
celles-ci afin de rendre celles-là utiles. Question d'éducation, encore
une fois, à l'échelle de l'espèce, question d'économie politique et
culturelle. Il faudra détruire ce qui reste des cultures non capitalistes,
considérées inévitablement comme des «théories infantiles» et des
pratiques sauvages ou barbares, et incorporer les peuples déshérités
dans le marché mondial. Et, à l'intérieur, en même temps redistribuer
l'emploi en diminuant la durée du travail hebdomadaire. Et encore,
freiner partout la croissance démographique. Qui peut dire qu'un
pareil défi sera relevé, et comment? D'autres massacres pourront-ils
être évités? Le principe d'un droit inter-national n'apparaîtra-t-il pas
bientôt inapproprié à une «bonne» conduction des flux ?
Supposons que ces problèmes d'économie politique des forces
soient résolus à l'échelle mondiale. Ceux que pose l'économie
libidinale du système alors triomphant sur toute la planète n'en
paraîtront que plus évidemment. S'il y a un Tiers-Monde et un
Deuxième, c'est qu'un Premier-Monde s'est formé, l'Ocàdent (Japon
compris), résolu à tout savoir, à pouvoir et avoir tout, à être tout.
Qui déverrouille peu à peu tous les interdits et laisse s'écouler les
eaux pulsionnelles en leur ouvrant cous les canaux possibles. La
seule «loi» de cette hydraulique complexe est fort simple, consen­
suelle du reste, «démocratique», mais, condition sine qua non du
passage des flux : c'est que ceux-ci fassent travailler le système.
Un travail qui accroît sa performativité. La dépense pulsionnelle
est bonne si elle peut être échangée, c'est-à-dire «productive», et
la jouissance si elle peut être réinvestie. Baudelaire et Marx nom­
maient Prostitution cette condition capitaliste. Un siècle après,
nous, les favorisés, nous sommes accommodés de la profusion
perverse des offres et des demandes. De l'appel incessant à passer
à l'acte tout de suite (le «temps réel» de Virilio), le Cali now

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Des dispositifs pulsionnels

que ponctuent, explicites ou implicites, les écrans, les ondes radio,


la presse, toute institution.
Accommodés mais inquiets. La folie du système, est-ce paranoïa,
est-ce perversion? c'est qu'il «veut» avoir et être tout. Natura
naturans, c'est Dieu. Le libéralisme « libère » toute zone érogène de
l'interdit, ouvre les écluses. Tout sera dit, tout ce que disait l'arbre
du Paradis. Et effectué, donné en jouissance, mais sous la condition
d'être échangeable. En même temps que le système prétend donner
cours au «sexuel» (au sens freudien de l'erratique), l'actualiser et
l'être, il n'en veut rien savoir. La loi de la valeur d'échange, qui
contraint au réinvestissement de la dépense, ne donne à jouir que
pour consommation productive.
En reprenant l'argument par l'autre côté, on peut le dire ainsi :
le système entend ne rien savoir de la castration. Tout ce qui se dit
et s'écrit depuis un ou deux siècles sur la mort de Dieu ne signifie
rien d'autre que ce déni. La destruction des symboles, la crise des
valeurs, le nihilisme sont inhérents au totalitarisme, nullement poli­
tique, au contraire : au «vouloir le tout» qu'implique le réglage en
croissance du dispositif capitaliste. Par exemple, l'obsession de res­
tituer tout «événement» (au sens médiatique) en temps réel relève
du même symptôme : supprimer le délai, avoir le présent avant
qu'il passe, vaincre le temps. De même pour l'avenir : le prévenir.
Et bien sûr, passer outre à la figure par excellence de la castration,
du pas-tout, la mort. À vouloir tout, le système veut la mort de la
mort. Comme Adorno l'écrivait de la solution finale. Mais l'Endlo­
sung, c'est aussi la dissolution de la fin. On n'a plus droit à sa more.
Acharnement thérapeutique sur les moribonds.
Et par là même, dissolution de l'«infantile», solution finale de
l'initium. Comme Big Brocher, le système délire des humains sans
enfance. On dit que c'est pour une meilleure mise à disposition de
leurs capacités au bénéfice de la «production». Ce n'est pas assez
dire : le système veut avoir et être l'infantia aussi, la faire parler,
elle, la Silencieuse, la Perverse, !'Horrifiée. L'«infantile» est l'ultime
témoin qu'on ne naît pas «humain », prêt à l'usage et à l'échange.
Qu'on doit barrer l'errance initiale et torturer (déplacer, refouler,
condenser, sublimer) les flux pulsionnels pour mettre le petit monstre
à la norme requise. Le libéralisme a retiré à la famille, aux Églises
et même à l'école la sévère fonction d'exercer ce dressage. Mais
l'enfant grandi sans maître finit quand même par en rencontrer une
figure, trop tard pour y croire : le patron, empirique incarnation du

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Avis de déluge

système au travail. Sa loi ne paraît aux vieux enfants qu'une règle


indue, peu respectable. Ils manifestent dans les rues, naguère, en
1 968, contre leur emploi, aujourd'hui contre leur inemploi. Dans
les deux cas, contre la «loi de la valeur (d'échange)», dont les beaux
discours étouffent mal le silence d'une vraie Loi. Dans les deux cas,
cette indignation : est-ce là tout ce que tu veux de nous ? Et ce cri
vers la Loi : pourquoi nous as-tu abandonnés?
On veut tout, on «libère» tout, les symboles se fanent, monte
l'angoisse. Celle-ci ne sera nullement atténuée parce que le système
aura relevé le double défi que nous avons dit. Qui est sans dieu ni
maître, sinon Dieu ? Dieu est l'«infantile» ou le «sexuel », la
surabondance de puissance pulsionnelle. Dans son infinie solitude,
de quel Autre pourrait-il recevoir une loi? La pression de sa détresse
fit exploser au hasard sa jouissance. Le chaos «pervers » issu de cette
déflagration fut nommé monde; la dépense infantile d'énergie fut
adorée longtemps comme l'offrande faite aux humains d'un modèle
d'ordre. En racontant l'histoire du Big Bang, la grande Monade
terrienne croit expliquer, en profane et rationnellement, d'où elle
vient. Elle sytnptomatise plutôt son destin de divine suffisance. Elle
confesse l'effroi du tout-puissant : absolu, absolument seul, poussé
à n'importe quoi, sans Autre.

Décembre 199 3

À suivre le présent Avis, plusieurs textes de ce recueil devraient être


corrigés. S'agissant d'une réédition, on a jugé plus exact de les laisser en
l'état où ils furent publiés il y a plus de vingt ans. Une seule note a été
ajoutée au bas de la page 4 7.
Avertissement

Les textes qui suivent ont été écrits au début des années 70.

68 resta en suspens sur le tranchant du rasoir. Par l'une de ses


faces, l'événement donnait un sursis, il offrait même l'occasion d'une
relance, au grand récit politique de l'émancipation. Il était moderne.
C'est par là que les politiques le saisirent, soit pour l'effacer, soit
pour lui donner suite. (Mais pourquoi, se demandaient-ils, l'incendie
a-t-il éclaté au sein de la classe savante?)
Sous son autre face, il échappait aux grandes narrations, il prenait
vie d'une autre condition, qu'on a pu appeler postmoderne.
Aux étudiants, aux artistes, aux écrivains et aux savants, le capi­
talisme développé ordonnait : Soyez intelligents, soyez ingénieux,
vos idées sont ma marchandise d'avenir.
Prescription que les intéressés négligèrent tout à coup : consacrant
leurs soins à l'imagination plutôt qu'au marché, ils s'exhortèrent à
expérimenter sans limites.

Le dernier mot d'Adorno fut : l'expérience au sens hégélien (la


réalisation de l'esprit dans l'histoire) s'achève après Auschwitz ; il
ne nous reste qu'à accompagner la métaphysique dans son déclin;

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Des dispositifs pulsionnels

à défaut du grand récit unitaire de l'émancipation, multiplions les


micrologies.
Dans- les essais qui suivent, une oreille complaisante entendra ceci :
l'expérience au sens �égélien s'achève après Auschwitz et aussi grâce
à la relance du capitalisme ; l'ère des expérimentations (l'ère de la
satire, qui est la saturation des œuvres par les genres) prend son
essor ; multiplions les paralogies.

Le souci de fonder le vrai et de légitimer le juste se lasse à mesure


que le critère techniciste d'estimation des œuvres par la performance
optimale répand son évidence sur coutes les sortes d'activité. Ainsi
serions-nous menacés de cessation de philosophie.
Cependant l'extension du critère technique, même dans son usage
capitaliste, à la plupart des activités n'a pas pour seul effet leur
asservissement à l'intérêt du système. Elle favorise aussi la découverte
que toute activité est un art (technè). Entre la technique dans son
usage capitaliste et la technè, la différence tient à l'endroit du plaisir :
dans un cas on jouit de l'effet, qui est toujours l'argent (l'universel
abstrait) ; dans l'autre, de la mise en œuvre elle-même, c'est-à-dire
de la beauté singulière du coup. (Il n'y a pas de nécessité que les
deux soient incompatibles.)

Mais la beauté des coups, disent Benjamin et Adorno, comment


en jugez-vous quand il n'y a plus de goût, plus de sensus comm unis?
On ne voit plus dans l'art contemporain cette universalité sans concept
qui rendait possible un consensus social au-delà des sciences et de
la moralité.
Kant aujourd'hui aurait répondu : il y a du moins le génie,
l'imagination excédant l'entendement, lui inspirant des règles qu'il
ignorait.
Qu'on veuille bien lire les pages suivantes comme si èlles disaient :
l'état des choses capitalistes, avec sa règle de l'argent (loi de la
valeur), pousse à découvrir qu'il n'y a que des coups, qu'il en est
de beaux, qu'on n'en juge cerces pas par le goût, mais pas davantage
par la rentabilité calculable dans les temps du commerce, enfin que
la beauté des coups va de pair avec l'invention non réglée de règles.
·
Après deux siècles de domination de la raison spéculative dialec­
tique, la philosophie refait ses débuts avec Kant, celui du Jugement.
Ce n'est pas un déclin ; mais ce recommencement exige sa diaspora :
elle va maintenant se faire la complice de toutes les ingéniosités.

18
AvertiJJement

Tout est-il donc permis? Tous les beaux coups le sont. Il y a à


veiller à ce qu'aucun coup ne puisse passer pour beau s'il fait un
usage même indirect, même symbolique, de la menace de la more
à l'intention de ses descinacaires.

En somme je propose sans fausse modestie de considérer que ces


essais dans leur maladresse avaient pour fin d'esquisser un recom­
mencement après le constat de faillite impitoyablement dressé dans
Aesthetische Theorie. L'élaboration de cette esthétique ainsi recom­
mencée reste à faire.
Quant à la métaphysique du désir ou de la pulsion qui déborde
ici, qu'au moins elle apparaisse comme ce qu'elle était : un coup.

Décembre 1979.
Capitalisme énergumène

La critique n' eil pai le lempi de pen1er. Pen1ez en a11ance iur lt


tempi.
(John Cage à Daniel Charles.)

Bellmer pose un miroir à_ la perpendiculaire sur une photo de nu


féminin. Et le promène, observant que par la fente abstraite de la
ligne de contact sortent des fleurs de chair méconnaissables, ou
qu'elles s'y résorbent quand le miroir voyage en sens inverse. Fin de
la représentation? Ou bien représentation dans sa version moderne,
où ce qui « intéresse», ce n'est plus le corps plein dénoncé maintenant
comme mauvaise belle-harmonie, comme fausse belle-totalité, mau­
vaise et fausse parce que désormais impraticables (ou en fait toujours
impraticables quoi qu'en ait le bref fantasme collectif du romantisme
d'après la césure de la modernité, les Holderlin et J.-P. Richter et
Hegel, et encore Marx) mais c'est le corps non-organisme, démembré,
-

écrasé av.ec lui-même, replié, ficelé, rabattu par flaques et lambeaux,


fragments collés, non-ensemble d'objets partiels raboutés dans le
prodige cacophonique? Fin de la représentation, si représenter c'est
présenter en son absence quelque chose mais représentation encore,
-

si représenter c'est présenter quand même, présenter l'imprésentable,

21
Des dispositift pulsionnels

représenter au sens de faire à quelqu'un des «représentations», des


remontrances, re-montrer. Car ce qu'on remontre, c'est le désordre,
Sens vieilli ?
Voici : y a-t-il une rupture de la modernité? Est-il vrai qu'après
Cézanne on n'aura plus que les lambeaux? Oui, bien sûr. Mais là
n'est pas la question. Ce qui est possible c'est qu'avant Cézanne,
dans le baroque assurément, dans «ce qui tourne », le clair-obscur,
les ombres affleurant et découpant les corps dans une espèce de travail
de mauvaise boucherie, où les viandes ne sont pas séparées selon
leur fil, mais à contre-fil, comme dans La Tour et déjà bien sûr dans
le Caravage (ce que ce système des valeurs veut dire, on le voit bien
quand la caméra vidéo-couleur s'en empare et qu'elle imprime sur
la pellicule, au lieu du « spectacle » que jouait pour la dernière fois
le Living Theater à Zurich, la liquidité évasive de couleurs diluant
l'humain dans l'inhumain, dans le chimisme du chromatique :
« vérité >> du baroque, il est informe), donc déjà dans le baroque, et

peut-être même déjà dans le raccourci perspectiviste (Le Christ mort


de Mantegna, n'est-ce pas Alice quand elle rapetisse tellement que
son menton vient se taper sur ses pieds?) et dans le sadisme anguleux
de la construction légitime de Brunelleschi, boîte-malle à femmes
coupées en morceaux, de la mentonnière de fer où Dürer engage son
visage pour se maintenir coi face à la femme allongée derrière le
portillon tendu du réseau de fils, dans l'impossible perspicacité de
Piero qui nous donne des lointains aussi découpés, aussi méticuleu­
sement linéaires que ses premiers plans - il se pourrait que dans
toue ce dispositif représentatif, ec « primitif» et classique et baroque,
l'important ne soit pas le réglé, la synthèse, la belle totalité, la chose
perdue ou rendue, l'accomplissement d'Éros unificateur, mais la
distorsion, l'écartèlement, la différence et l'extériorité à toute forme.
L'informe et le défiguré.
Et alors, dans cecte hypothèse, les modernes qui multiplient les
modalités et les inscriptions avec leurs théâtres à scènes multiples ou
transformables (le théâtre total de Piscacor et Gropius), avec l'infinie
diversité des inscriptions picturales qu'ils continuent à classer comme
« peinture », avec l'explosion de la musique en intensités sonores

dérivant dans l'élément silence-bruits, avec les livres ami-livres ou


non-livres, les livres à voyages - est-ce qu'ils ne continuent pas la
représentation-défiguration? Esc-ce que, croyant en finir avec elle, ils
ne la déplacent et ne l'avèrent pas, ouvrant la boîte, faisant se
répandre l'espace scénique cout autour du spectateur, dessus, dessous,

22
Capitalisme énergumène

défaisant certes la relation axiale stricte de la mentonnière et de la


rampe et du portillon et même de la division salle/scène, mais
reculant la vitre-miroir, la plaçant en deçà de l'ancienne? Et puis
c'est un miroir déformant, bos�ué, avec des zones aveugles, des rires
et des rides produisant des distorsions, des anamorphoses sauvages,
aléatoires, comme avec telles lentilles de caméra underground, et bien
sûr déjà dans Les Demoiselles d'Avignon, n'empêche qu'entre celles­
ci et tel nu de Bouguereau, l'écart n'est peut-être pas plus, comme
le montre Gombrich, qu'entre vitre plane et verre difforme, le
cubisme étant certes un académisme défait, mais l'un et l'autre
restant ensemble représentation.
Voilà une pensée déprimée, voilà une pensée pieuse, nihiliste :
vous n'avez jamais la chose même, vous n'avez que sa représentation,
et même quand vous croyez la débusquer en sa fragmentation
d'origine, c'est seulement sa représentation, la chose fragmentée
différée que vous avez. C'est la pensée qui continue la représentation
comme complément à la piété, comme production de l'extériorité à
l'intérieur. Mais si ce n'était pas là le problème? Si avec l'inscription
moderne, c'était la limite extérieur/intérieur qui se trouvait disqua­
lifiée, enjambée? S'il fallait prendre au sérieux non la présentation
derechef, mais la production tour court; non l'effacement (représen­
tatif), mais l'inscription; non la ré-pétition, mais la différence en
tant qu'irréparable; non la signification, mais l'énergétique; non la
médiation par le bâti de scène, mais l'immédiateté de produire
n'importe où; non la localisation, mais la délocalisation perpétuelle?
Le temps vient de ne pas s'en tenir à noter la capture et l'effacement
des flux libidinaux dans un ordre dont la représentation et ses cloisons
jointives-disjonctives sont, seraient le dernier mot, car cette capture
et cet effacement sont le capitalisme, mais le temps vient de servir
et d'encourager leur divagation errant sur toutes les surfaces et fentes
immédiates crues, de corps, d'histoire, de terre, de langage... Attitude
qui ne serait même plus révolutionnaire au sens du renversement,
retournement (et de la spécialisation dans ces opérations théâtrales),
et donc encore distribution de l'énergie selon l'édifice et l'artifice de
la représentation, mais révolutionnaire au sens du Wille, au sens de
vouloir que soit ce qui se peut.
Écrire selon cette attitude, c'est oublier. L'oubli de la bienséance
formelle d'abord, du beau style. Non plus les canaux, les parcs, les
bosquets, les bassins à la française de l'écriture raréfiée de ces temps­
ci, non plus les gracieusetés épigonales hexagonales et d'un goût très

23
Des dispositift pulsionnels

sûr ; ni les mille connocacion:s effacées. Quand l'œil de Deleuze et


Guattari cligne, c'est gros comme une écluse. Leur livre est un
déplacement d'eaux volumineuses, quelquefois lâchées en torrent,
quelquefois stationnaires, faisane travail en dessous, mais allant tou­
jours ec avec des vagues ou des courants et contre-courants. Ce qui
est en ca�se n'est pas une signification, mais une énergétique. Le
livre n'apporte rien, il emporte beaucoup, il transporte tout. C'est
un pantographe qui prend l'énergie électrique sur la ligne haute
tension et permet de la transformer en rotation de roues sur les rails,
pour le voyageur en paysages, en rêveries, en musiques, en œuvres
à leur tour transformées, détruites, emportées. Le pantographe se
déplace lui-même très vite. Ce n'est pas un livre de philosophie,
c'est-à-dire de religion. Même plus la religion des gens qui ne croient
plus à rien, la religion de l'écriture. L'écriture est traitée plutôt
comme une machinerie : qu'elle absorbe l'énergie et qu'elle la méta­
morphose en potentiel métamorphique chez le lecteur.
L'oubli de la critique ensuite. L' Anti-Œdipe 1, malgré son titre,
n'est pas un livre critique. Plutôt un livre positif, positionne!, comme
L'Antéchrist, une position énergétique inscrite en discours, où la
négation de l'adversaire ne se fait pas par Aufhebung, mais par oubli.
De même que l'athéisme est la religion continuée, sous sa forme
négative, et qu'il est même la forme moderne de la religion, la seule
sous laquelle la modernité peut continuer à être religieuse, de même
la critique se fait l'objet de son objet, s'installe dans le champ de
l'autre, accepte les dimensions, les directions, l'espace de l'autre au
moment même où elle les conteste. Vous trouverez dans le livre de
Deleuze et Guattari un mépris affiché à l'endroit de la catégorie de
transgression (et donc implicitement de tout Bataille) : c'est que ou
bien l'on sort tout de suite, sans perdre son temps à critiquer,
simplement parce qu'on se trouve placé ailleurs que dans la région
de l'adversaire, ou bien on critique, on garde un pied dedans, tandis
qu'on a l'autre dehors, positivité du négatif, mais en fait néant de
ce positif. C'est cette non-puissance critique que l'on trouve dans
Feuerbach ou dans Adorno. Marx disait en 1 844 que le socialisme
n'a pas besoin de l'athéisme, parce que la question de l'athéisme est
positionnellement la même que celle de la religion, elle reste critique.
Ce qui est important dans la question, ce n'est pas sa négativité,

1. Gilles Deleuze et Félix Guattari, L'Anti-Œdipe, Paris, Minuit, 1972 .

24
Capitalisme énergumène

c'est sa position (la position du problème). De l'athéisme (que Marx


voyait comme communisme utopique) au socialisme, il n'y a pas de
frontière franchie, pas de transcroissance, pas de critique ; il y a un
déplacement, le désir a nomadisé dans un autre espace, un autre
dispositif s'est mis à fonctionner, ça marche autrement, et si ça
marche, ce n'est pas parce qu'on a fait la critique de "l'autre vieille
machine. Pour la même raison, et toutes choses égales, les lignes qui
suivent ne seront pas critiques.
Contrairement à toute attente, ou justement parce que le titre
fracassant est un effet d'illusion, ce que le livre subvertit le plus
profondément est ce qu'il ne critique pas, le marxisme. Cela
n'implique pas que symétriquement il ne subvertisse pas la psy­
chanalyse, qu'il attaque. Au contraire, sous la différence de fonc­
tionnement des régimes de cette machine qu'est le livre, selon
qu'elle opère avec Freud ou avec Marx, il reste une évidence
identité de position. Ce qui est silencieusement enterré de Marx
n'est pas moins grave ni important que ce qui de Freud est soumis
à l'incendie crépitant du contre-feu, de l'anti-Œdipe. ·D'un côté la
machine-livre se débranche du dispositif psychanalytique et l'expose,
l'oblige à s'exposer, tout à fait comme avait fait l'homme au
magnétophone, en rabattant et projetant toute l'énergie libidinale,
censée s'écouler dans la relation transférentielle, contre la figure
paranoïaque de l'Archi-État qui sous-tend, selon Deleuze et Guat­
tari, ce dispositif de la pratique psychanalytique; de l'autre côté
au contraire, le livre pompe les flux théoriques et pratiques du
marxisme, les coupant ici et là, laissant tomber sans un mot des
parties entières du dispositif marxiste. Et pourtant les deux Vieux
sont de fait logés à la même enseigne : tout ce par quoi l'économie
libidinale communique chez eux avec l'économie politique, voilà
ce qui est vraiment force de transformation et donc véritable
partance en puissance ; ce au contraire par quoi le libidinal cache
le politique chez Freud, ou le politique le libidinal chez Marx, il
faut sauter en dehors et danser par-dessus. Donc va se trouver
profondément subverti tout ce qui est politique inconsciente dans
la psychanalyse, et c'est l'axe visible du livre, l'anti-Œdipe étant
l'anti-É tat, la rupture avec la figure despotique inconsciemment
présente dans la psychanalyse. Mais doit se trouver pareillement
débloqué tout ce qui est libido inconsciente dans le marxisme,
libido écrouée dans les dispositifs religieux de la politique dialec­
tique ou du catastrophisme économique, libido refoulée dans les
Des dispositifs pulsionnels

analyses interrompues du fétichisme de la marchandise ou de la


naturalicé du travail.
Reste que le livre est anti-Œdipe et pas anti-Parti (si l'on suppose
que le Parti est sur la surface d'inscription socio-politique l'analogue
de l'Œdipe sur la surface corporelle). N'est-ce pas accorder trop
d'importance à la psychanalyse dans les mécanismes répressifs qui
réglementent la circulation du Kapital? Cette virulence critique n'est­
elle pas trop bruyante? N'est-ce pas grâce à elle justement que la
gauche intellectuelle va faire du livre un gadget, une marchandise
quaternaire, et le neutraliser? Sa véritable virulence n'est-elle pas
dans son silence? En branchant ce petit travail-ci sur le grand travail
du livre juste à l'endroit où ce dernier se tait, on désire faire partir
par là quelques flux non échangeables par les marchands et/ou les
politiques. On réaffirme ainsi ce qu'affirme le livre. On montre que
celui-ci est l'un des produits les plus intenses de la nouvelle figure
libinale qui «prend» à l'intérieur du capitalisme.

Cela n'a auome importance que ce que nouJ faiJons finisse par être
mélodique.
(Chr. Wolff à Stockhausen.)

Le marxisme dit : il y a une frontière, une limite, passé laquelle


l'organisation des flux qui s'appelle capital (rapports de production
capitalistes) se défait, le groupe des correspondances entre monnaie
et marchandise, encre capitaux et force de travail, d'autres paramètres
encore, se dérègle. Et c'est la croissance même des capacités de
production dans le capitalisme le plus moderne qui, rencontrant cette
limite, va faire vaciller le dispositif de la production et de la
circulation et qui ne pourra manquer de laisser passer, laisser aller
encore plus de flux d'énergie et de laisser se débander leur système
de «régulation» dans le capital, c'est-à-dire les rapports de produc­
tion.
Toute la politique marxiste est construite là-dessus, elle cherche
dans cette frontière, dans cette limite, cette chaîne, tel maillon, tel
moellon· jugé plus proche de céder, maillon le plus faible, ou jugé
plus pertinent pour emporter tout le bâti avec lui, maillon le plus
fort. Toute cette politique est une politique de la limite et de la
négativité. Il y a, requiert-elle, une extériorité hors d'atteinte pour

26
Capita!iJme énergumène

le capital ; en même temps qu'il étend la loi de la valeur à de


nouveaux objets, ou plutôt qu'il remodèle tous les vieux objets,
autrefois « codés » selon les règles minutieuses de la production des
« métiers», selon les rituels des religions, selon les coutumes des
vieilles cultures « sauvages», pour les décoder et en faire des « objets»
modernes débarrassés de toute aucre contrainte ·que l'échangeabilité,
en même temps il s'approche d'une limite qu'il ne peut pas franchir.
Qu'est-ce que cette limite? La disproportionnalité des flux de
crédit et des flux de production ? celle des quantités de marchandises
et des quantités de monnaies de paiement ? celle du capital investi
et du taux du profit qu'il est supposé rapporter ? le déséquilibre
entre la capacité installée de production et la production effective ?
la disproportionnalité du capital fixe et des salaires ou capital variable?
celle de la plus-value, créée par l'exploitation de la force de travail,
et de sa réalisation ou reconversion en production? Ou bien la limite
est-elle la baisse du taux de profit? Ou bien la levée de la critique
révolutionnaire dans les rangs d'un prolétariat croissant? Ou faut-il
au contraire constater, amèrement, mais symétriquement, c'est-à-dire
en restant dans le même champ théorique et pratique, que l'incitation
à investir, découragée par cette baisse du taux de profit, est relayée
par les interventions de l'État ; que les travailleurs, toujours plus
nombreux en effet, sont pourtant de moins en moins ouverts à la
perspective d'un renversement révolutionnaire (au point que les partis
communistes se voient tenus d'exclure pratiquement une telle per­
spective de leur programme et de se présenter en bons gérants d'un
système à peu près identique où il y aurait simplement un peu
moins de propriétaires de capitaux et un peu plus de grands fonc­
tionnaires) ?
Ces hésitations ne sont pas spéculatives, elles sont pratiques et
politiques. Elles procèdent d'un siècle de mouvement communiste,
d'un gros demi-siècle de révolution socialiste. À peu près comme si
vers 1860 on s'interrogeait sur la dynamique de l'évolution française,
sur les contradictions de la société d'Ancien Régime, sur la direction
imprimée par Robespierre au cours révolutionnaire, sur la fonction
historique de Bonaparte, et finalement sur la différence fondamentale
entre la société française sous les derniers rois et la société française
sous le dernier empereur, s'apercevant qu'elle ne se situe pas là où
la place l'idéologie bourgeoise des Lumières, mais à côté, dans la
révolution industrielle. De même, toutes choses déplacées, pour l'État
« socialiste» russe. Son écart avec la société bourgeoise n'est pas là

27
Des dispositifs pulsionnels

où son discours le localise, dans le pouvoir des soviets, c'est-à-dire


dans une proximité plus grande, très grande en principe, des tra­
vailleurs avec les décisions à prendre sur l'économie et la société,
donc dans une ductilité plus souple des flux de production, de
parole�, de pensées, de choses - � ais au contraire dans une tenure
tout aussi rigide que <:elle du tsarisme, tout aussi « rationnelle»
(c'est-à-dire irrationnelle), secondaire (au sens freudien), de ces cou­
rants par un appareil étatique sociophage qui absorbe la société civile,
économique et intellectuelle, qui s'infiltre en elle par tous ses canaux
de circulation et y coule le béton de la suspicion bureaucratique.
Donc pas plus fluctuant et moins représentatif ; au contraire aussi
centralisé, totalisateur et paranoïaque. Et peut-être plus centralisé. Ici
aussi les choses se passent ailleurs : de la révolution socialiste s'en­
gendre une espèce d'État despotique nouveau où le mépris policier­
paternaliste pour les masses et la libido cherche à adjoindre l'efficacité
technique et l'initiative (« américaines») du capitalisme et n'y par­
vient pas. À Lénine, affirmant que le socialisme, c'est le pouvoir aux
Soviets plus l'électrification, Cronstadt répondait : c'est le pouvoir
du Pani plus les exécutions. Le capitalisme n'est pas du tout le
régime de la liberté, il est construit lui aussi sur le principe d'un
rabattement des flux de production sur le socius, le Kapital est ce
rabattement ; seulement il ne doit se faire que sous les espèces du
profit, et pas du cout sous celles de quelque avantage en puissance
sacrée (numen), en ce que Deleuze et Guattari appellent plus-value
de code, pouvoir de prestige, qui suppose adhésion des cœurs. Le
capitalisme n'offre rien à croire, le cynisme est sa moralité. Le Parti,
au contraire, figure despotique, requiert un rabattement terricorialisé,
codé, hiérarchisé au sens religieux du terme. La Russie, la terre russe,
le peuple, son folklore, ses danses, ses coutumes et costumes, la baba
et le petit père, cout cela qui provient des communautés slaves
« sauvages » se trouve entretenu, mis en conserve et rapporté à la

figure du Secrétaire général, au despote qui s'approprie toutes les


productions.
Si donc on s'interroge sur ce qui ruine effectivement la société
bourgeoise, il est clair qu'on ne peut pas trouver de réponse dans
la révolution socialiste, pas plus que dans le marxisme. Non
seulement la « dialectique» historique a démenti la dialectique
spéculative, mais il faut admettre qu'elle n'est pas une dialectique
du tout. Des figures, de vastes dispositifs, se disputent les énergies ;
la manière de les capter, de les transformer, de les écouler est

28
Capita lisme énergumène

route différente selon qu'il s'agit de la figure capitaliste ou de la


figure despotique. Elles peuvent se composer, elles produisent alors
non pas des contradictions, une histoire en voie de totalisation
conduisant à d'autres figures, mais des effets de compromis à la
surface sociale, des monstres inattendus : l'ouvrier stakhanoviste,
le chef d'entreprise prolétarien, le maréchal rouge, la bombe nucléaire
de gauche, le policier syndiqué, le camp de travail communiste,
le réalisme socialiste. Dans des mixages de dispositifs économiques
libidinaux comme ceux-là, c'est assurément la figure despotique
qui domine. Mais seraient-ils autres, on ne voit pas de toute
manière pourquoi et comment cette machinerie serait un résultat
dialectique, encore moins pourquoi et comment la figure libidinale
du capitalisme devrait ni même pourrait « conduire à» un dispositif
de ce genre, par son « développement organique intrinsèque». En
fait, elle n'y conduit pas, elle ne conduit rien qu'à elle-même :
nulle « transcroissance» à attendre, nulle limite dans son champ
qu'elle ne franchisse. D'une pan, le capitalisme saute par-dessus
coutes les limitations précapitalistes, de l'autre il entraîne et déplace
sa propre limite avec lui dans son voyage. Désarroi de la « gauche»,
non gauchiste et gauchiste.
Telle est la région d'où partent Deleuze et Guattari : s� cette idée
d'une limite infranchissable économique, sociale, « morale», poli­
tique, technique, ou ce qu'on voudra, était une idée creuse? Si au
lieu d'un mur à transpercer, à transgresser, c'était le mur du capi­
talisme qui de lui-même transitait sans cesse toujours plus loin à
l'intérieur de lui-même (il y avait déjà une configuration de ce genre
dans la vieille idée de l'approfondissement du marché « intérieur»)?
Non pas qu'ainsi il se supprimerait par simple extension ; non pas
davantage que la question de son renversement se trouverait de ce
fait désuète et qu'il faudrait se ranger au côté des révisionnistes et
réformistes qui attendent tout du développement, de la croissance
et d'un peu plus de « démocratie», ou plutôt qui n'attendent plus
rien que 3 % de plus et mieux distribués. Mais en ce sens qu'il n'y
a pas d'extériorité, pas l'autre du Kapital, qui serait la Nature, le
Socialisme, la Fête ou je ne sais quoi - mais qu'à l'intérieur même
du système les régions de contact et de guerre ne cessent de se
multiplier entre ce qui est fluidité et presque indifférence, déveioppées
par le capital lui-même, et ce qui est « axiomatique», répression,
blocage des flux, « reterritorialisations», rabattement de l'énergie sur
un prétendu corps qui en serait l'origine tandis qu'il n'en est que

29
Des dispositifs pulsionnels

le profiteur, sous n'importe quel nom d'emprunt, Nation, Civilisa­


tion, Liberté, Avenir, Nouvelle Société, sous une seule identité :
Kapital.
Il n'y a pas de dialectique au sens où l'un ou plusieurs de ces
conflits devraient engendrer quelque jour la percée du mur, où un
jour-l'énergie se trouverait avoir « fait le mur», dispersée, fluide, de
l'autre côté ; il y a plutôt une espèce de débordement de la force à
l'intérieur du même système qui l'a délivrée des règles de marquage
sauvages, barbares ; toue objet peut entrer dans le Kapital, s'il peut
s'échanger ; ce qui peut s'échanger, se métamorphoser d'argent en
machine, de marchandise en marchandise, de force de travail en
travail, de travail en salaire, de salaire en force de travail, cout cela
du moment que c'est échangeable (selon la loi de la valeur) est objet
pour le Kapical. Et ainsi il n'y a plus qu'un énorme remuement où
les objets apparaissent et disparaissent sans cesse, dos de dauphins
sur la surface de la mer, où leur objectivité cède à leur obsolescence,
où l'important tend à n'être plus l'objet, concrétion héritée des codes,
mais le mouvement métamorphique, la fluidité. Pas le dauphin,
mais la traînée qui s'inscrit en surface, la trace énergique. C'est en
cette liquidité, dans ces eaux ni froides ni chaudes, que peuc-êcre
vont couler les rapports de production capitalistes, c'est-à-dire la
règle simple de l'égalité des valeurs échangeables et toue le groupe
d'« axiomes» que le Kapical fabrique cout le temps pour rendre cette
règle obligatoire, de nouveau respectable, alors qu'il la tourne en
dérision sans cesse.
Par exemple, Sherman montre qu'en nationalisant les mille plus
grandes entreprises US, on fait saucer d'un coup les goulots que la
loi de la valeur impose à la circulation ; on peut réduire le temps
de travail à quelques heures par jour, instituer la gratuité complète
de tous les biens de consommation, supprimer la publicité et quantité
d' accivicés tertiaires. Chiffres en main, la chose est démontrée possible
en l'état actuel de l'économie US. On peut imaginer que la chose
se fasse, si par exemple l'incitation à investir des propriétaires de
capitaux ne cesse de décroître et si leur intérêt les pousse à préférer
les revenus bureaucratiques, qu'ils ne manqueraient pas d'avoir dans
la société de Sherman, aux profits incertains de l'économie de marché :
ce serait peut-êcre le communisme au sens du Manifeste de 48, ce
ne serait pas le socialisme donc on rêve aujourd'hui. Ce serait le
capitalisme moderne, la bureaucratie despotique, la bureaucratie de
l'abondance, c'est-à-dire l'appareil réglant non plus la pauvreté ou


Capitalisme énergumène

la rareté, mais la prospérité, la bureaucratie non plus du besoin,


mais de la libido.
Limite toujours repoussée, « limite relative ». Le corps sans organe,
le 1ociu11 n'a pas de limite; il rabat tout sur lui-même, rapporte à
soi, capte et dirige les innombrables flux que les dispositifs « éco­
nomiques » libidinaux-politiques branchent les· uns sur les autres en
une métamorphose sans fin, en une répétition toujours différente. Ce
rabattement, cette absorption d'énergie, sur un 1ociu1 qui attire et
détruit les productions, voilà le capitalisme. Pas de limite coupant
l'intérieur de l'extérieur, de bord où le système se précipite et s'abîme.
Mais, à la surface même, une fuite éperdue, un voyage aléatoire de
libido, une errance qui se marque dans le « n'importe quoi» du
Kapital, et qui fait de cette formation, quand on la compare à la
barbarie et à la sauvagerie, aux formations codées, la plus schizo­
phrène, la moins dialectique. Regardez la façon dont les chefs d'en­
treprise américains ont tout de suite tourné l'obstacle qu'opposaient
à la poursuite de la croissance les économistes du MIT. Ces derniers
disaient : avec la production croît exponentiellement la pollution.
Donc arrêtons.la croissance, limitons les investissements productifs,
réglons la machine sur le zero growth. Réapparition de la catégorie
de la limite, de la catastrophe. Réponse des capitalistes et entrepre­
neurs : incorporons plutôt les coûts de dépollution dans les coûts de
production ; cela va relever considérablement les prix de vente, le
marché va se trouver diminué d'autant et la production se réglera
d'elle-même sur ces capacités amoindries de consommation. Nul ne
sait si c'est de cette manière, par incorporation aux prix, que la
pollution sera neutralisée ; mais il est certain que le capitalisme ne
prendra pas, parce qu'il ne peut pas prendre, une décision de réglage
au zéro de croissance de la machine productive. Il tournera l'obstacle
par un « axiome» supplémentaire (l'imputation des frais de dépol­
lution aux prix de revient, ou bien la fiscalité).

Capitali1me énergumène

Très profonde et très peu profonde subversion du marxisme, jamais


dite... Cette figure du Kapital, celle de la circulation des flux, c'est
celle qu'impose la prédominance du point de vue de la circulation
sur celui de la production, entendez : au sens de l'économie politique.
(Car au sens de Deleuze et Guattari la production est branchement

31
Des diJpositifs pulsionnels

et coupure de flux, flot de lait tiré du sein et coupé par les lèvres,
énergies prélevées et converties, flux d'électrons convertis en rotation
de la fraiseuse, giclées de sperme cueillies par la matrice.) On ne
manquera pas de s'en prendre à cette prédominance du point de vue
de la circulation. Quand Deleuze et Guattari écrivent qu'il faut
penser le capitalisme sous la catégorie de la banque plutôt que sous
celle de la production, on s'écriera que c'est l'idéologie keynésienne,
la représentation technobureaucratique que des intellectuels coupés
de la pratique se font du système, et qu'en abandonnant le point
de vue de la production, c'est le travail et le travailleur et sa lutte
et la classe auxquels on tourne le dos. Pas un mot, en effet, sur la
théorie de la valeur-travail ; un mot seulement, mais énigmatique,
d'une hypothèse sur la plus-value machinique. À vrai dire, le grand
fleuve du livre charrie quelques cadavres majeurs, prolétariat, lutte
de classes, plus-value humaine. Il répand l'image d'un capitalisme
décodé plein de circulations actuelles et de circulations potentielles
encore plus intenses, qu'il faut tout un jeu d'endiguements (de
«reterritorialisations») pour assagir et tenir dans son lit, toute une
batterie de répressions, au premier rang desquelles l' É tat fondamental,
l'Archi-État, et son Œdipe.
Le capitalisme comme métamorphose, sans code extrinsèque,
ayant sa limite seulement en soi, limite relative, repoussée (qui
est la loi de la valeur), voilà en effet une «économique » qui se
trouve bien déjà dans L'Idéologie allemande et encore dans les
manuscrits de 1 8 5 7- 1 8 5 8 (Grundrim, «Introduction» à la Critique
de l'économie politique), et Le Capital lui-même. Et que cette
économique ait affaire à la libido, on peut en trouver des traces
dans les Notes de lecture de 1 843 à un bout de l'œuvre, et à
l'autre dans le chapitre du Kapital sur le fétichisme, comme le
montre Baudrillard. L'universalité critique du capitalisme aussi,
cette hypothèse qu'avec l'indifférence, avec l'effet du principe d'équi­
valence, c'est-à-dire du décodage, vient faire surface dans la pratique
ouvrière ou capitaliste du capitalisme l'espace vide dans lequel sera
possible la construction des grandes catégories du travail et de la
valeur, et que l'on pourra appliquer celles-ci rétroactivement sur
des dispositifs (les formes «précapitalistes») où ces modalités étaient
recouvertes par des codes, par des marquages et des représenta­
tions qui ne permettaient pas une économie politique généralisée,
c'est-à-dire qui maintenaient extérieures l'une à l'autre l'économie
politique et l'économie libidinale, cette dernière canalisée en reli-

32
Capitalisme énergumène

gion, coutumes, rituels d'inscription, cruautés et terreurs. Avec le


capitalisme, tout cela est rendu péréquable, les modalités de pro­
duction et d'inscription se simplifient dans la loi de la valeur, et
ainsi tout est bon à produire-inscrire du moment que l'énergie
d'inscription-productîon déposée en trace, en objet quelconque, est
reconvertible en énergie, en objet, en trace. Portrait d'un · capital
presque schizophrène. Quelquefois nommé pervers, mais c'est alors
une perversion normale, la perversion d'une libido machinant ses
flux sur un corps sans organe où elle peut s'accrocher partout et
nulle part, comme les flux d'énergie matérielle et économique
peuvent, sous forme de produaion, c'est-à-dire de conversion,
s'investir sur n'importe laquelle des régions de la surface du corps
social, du socius lisse et indifférent. Investissements voyageurs, qui
font disparaître dans leurs périples tous les territoires bornés et
marqués par des codes - non seulement du côté des objets (les
interdits de production et de circulation explosent tous les uns
après les autres), mais du côté des 1r sujets » individuels ou sociaux
qui n'apparaissent plus dans ce transit que comme des concrétions
quelconques, elles-mêmes échangeables, anonymes, dont l'illusion
d'exister ne peut être maintenue qu'au prix de dépenses spéciales
d'énergie.
Il s'en faut d'un rien, en somme, que le capitalisme ne soit déjà
ce voyage d'intensités, cet œuf à milieu variable dont la surface est
parcourue et sans cesse nantie ici et là de petites machines, de petits
organes, de petites prothèses, qu'il ne soit déjà la substance spinoziste
adornée de ses attributs ou le vide démocritéen où dansent les atomes,
que nous n'ayons déjà la gaieté d'être sages en Dieu-la-Nature-le­
Retour. Est-il marxiste, ce spinozisme, cet atomisme? Peu importe,
il ne s'agit pas du tout de produire une orthodoxie, plutôt de déceler
une inspiration à la fois présente et refoulée chez Marx. Tel est le
thème atomiste : dans le capitalisme, les individus se constituent en
tant qu'entités désocialisées, déterritorialisées, dénaturées, « libres»
(L'idéologie allemande), en même temps qu'ils se trouvent régis par
le harard, par un dieu indifférent à leurs affaires, par un dieu épicurien
et déviant, par une non-règle, la non-règle du clinamen, la flottaison
hors du destin de leur territorialité �t de leur familiarité. Dans sa
Doktordimrtation, Maix, bien avant d'être marxiste, disait : la doc­
trine d'Épicure touchant les dieux « supprime la crainte religieuse et
la superstition, elle ne donne aux dieux ni joie ni faveurs, mais nous
prête la même relation que nous avons avec les poissons d'Hycarnie,

33
Des dispositifs pulsionnels

dont nous n'attendons ni dommage ni profit 1». Et si les dieux


dévient du monde, déclinent toute responsabilité quant aux hommes,
c'est, dit Marx, pour la même « raison» que l'acome dévie, selon le
principe de clinamen, de la droite que sa chute trace dans le vide.
Car par cette droite il est lié à un système, il est soumis aux fati
fœdera, cqmme dit Lucrèce, aux liens du « c'est dit» ; le clinamen,
au contraire, est « au cœur de l'atome le quelque chose qui peut
lutter et résister 2 » dit Marx ; il échappe à !'hétéronomie, et donc à
la négativité qu'implique la « loi de l'autre». De même pour le
principe de répulsion des atomes : « Leur négation de tout rapport
à l'autre doit être réalisée effectivement, posée positivement (ver­
wirklicht, positiv gesetzt)», et ne peut donc être que le moment de
la répulsion par lequel chaque atome se rapporte seulement à soi.
Atomes déviants et repoussants, dieux détournés et indifférents ;
individus « déclinant » à l'état « libre» dans l'espace vide du capital ;
flux coupés sans finalité ni causalité ; flux orphelins fuyant les fati
fœdera du pseudo-corps organique ou social : ce qui soutient tout
cela est la même figure, celle de la schizophrénie et/ ou de la
matérialité. Et si, pour le Marx de 1 8 5 7 , marxiste, le capitalisme
est l'index d'une universalité applicable à toutes les grandes machines
socio-économiques y compris lui-même, il n'est pas douteux que
c'est par le vide, l'indifférence où il plonge tous les êtres, la décli­
nabilité (quelconque, aléatoire) de l'individu quant au travail, de
l'objet quant à l'argent, du Kapital quant au produit.
Autre thème refoulé, celui de la dissolution des illusions subjec­
tives-objectives du produire et du consommer : toute production est
consommation des matières, instruments et énergies employés à
produire, et toute consommation est production d'une forme nou­
velle, métamorphose du consommé en un produit différent. « Cette
identité de la production et de la consommation revient, dit Marx,
à la proposition de Spinoza : Determinatio est negatio 3• » Voilà un
usage matérialiste (pas du tout dialectique) de la négation, son usage
positif ; cette determinatio, c'est l'atome, et c'est la coupure du flux.
Prenez encore, cette fois dans le Kapital 4, le chapitre sur le taux de
la plus-value, vous y trouvez ce texte parfaitement deleuze-guatta-

1 . Traduction ]. Ponnier, pp. 245-2 46 ; MEW, EB I, p. 283 .


2. Ibid., p. 243 ; p. 2 8 1 .
3. « Incroduccion » de 1 8 5 7 , trad. fr., p . 1 5 5 .
4. 1 , 7 ; MEW, 2 3 , p . 229 ; Éditions sociales, I , p. 2 1 3 .

34
Capitalisme énergumène

rien : « Dès que l'on examine la création de valeur et la modification


de valeur par et en elles-mêmes, les moyens de production, ces
représentants matériels du capital constant, ne fournissent que la
matière (Stoff) dans laquelle �a force fluide créatrice de valeur (die
ftiJssige, wertbildende Kraft) vient se fixer. La nature de _ cette matière
(Stoff) est donc indifférente (gleichgiiltig), que ce soit coton ou fer.
Indifférente aussi la valeur de cette matière. » Et le vieux Marx ajoute
en note : « Il est évident, dit Lucrèce, que ni/ posse creari de nihilo,
que rien ne peut être créé de rien. Création de valeur est trans­
• •

formation (conversion, transposition, Umsatz) de la force de travail


en travail. De son côté, la force de travail est avant tout de la matière
naturelle (Naturstoff) transposée, convertie (umgesetzt) en organisme
humain. » Dans un essai profondément marqué par la philosophie
de Francfort, c'est-à-dire par la dialectique négative, Alfred Schmidt,
analysant la relation du travail avec la nature chez Marx, donne, en
dépit de ses intentions, mainte preuve de ce que les Verwandlungen,
les Umsatze, qui sont toute l'économie politique, sont caractérisées
par Marx autant comme des métamorphoses d'une énergie neutre
placée en d�·- de tout clivage nihiliste, que comme des mises en
relation du sujet travaillant et de l'objet travaillé ou de la valeur
d'usage et de la valeur d'échange, c'est-à-dire de deux êtres en
relation dialectique. Aucun doute, il y a dans Marx, dans la pro­
fondeur de son mouvement, cette inspiration énergétique, une éco­
nomie qui, refoulée sous le dispositif dialectique, est beaucoup plus
que politique, qui n'est sans doute jamais ouvertement libidinale,
mais se laisse approcher libidinalement par l'analyse des processus
primaires, car le c/inamen, l'orphelinat et l'indifférence, c'est la pri­
marité. Et le désir de savoir de Marx ! Est-ce que son secret ne réside
pas dans la jouissance spinoziste, lucrécienne, qu'il éprouve à dis­
soudre tous les discours de l'économie politique bourgeoise en les
branchant sur la fluidification généralisée engendrée par le Kapital
et à produire lui-même un objet théorique capable de correspondre
à cette liquéfaction tout en exhibant la loi cachée, la loi de la valeur ?
Dans la figure du Kapital proposée par Deleuze et Guattari, on
reconnaît bien ce qui fascine Marx : la perversion capitaliste, la
subversion des codes, religions,- pudeur, métier, éducation, cuisine,
parole, l'arasement de toutes différences « fondées» au profit de la
seule différence même : valoir pour-, être échangeable contre-. Dif­
férence indifférente. Mors immortalis, disait-il.
Deleuze et Guattari ont ramené au jour cette fascination, ils l'ont

35
Des dispositifs pulsionnels

émancipée de la mauvaise conscience, ils nous aident à la débusquer


jusque dans la politique aujourd'hui. Conscience mauvaise chez Marx
lui-même, de plus en plus mauvaise chez les marxistes. Et donc, à
proportion, piété destinée à cacher et expier cette appétence à la
liquéfaction capitaliste : cette piété, la dialectique, c'est le maintien,
par� dessus la perversion coute positive du. capital, d'un dispositif de
négativité, de contradiction et de névrose qui permettra de détecter
et de dénoncer l'oubli du créancier (le prolétariat) et l'oubli de la dette
(la plus-value), dans une liberté déclarée factice et coupable, une
positivité jugée de façade. Alors le marxisme va être cette entreprise
de réparation et de remontrance où l'on va montrer ec re-montrer le
système comme un débiteur sans loyauté et construire couce l'éner­
gétique politique sur le projet de réparer un tort, non pas un tore
particulier, disait Marx en 1 843 , mais un tort en soi, ce tort vivant
qu'est le prolétariat, le tore de l'aliénation. Peu étrange dispositif
venu du christianisme, mais qui prendra les dimensions paranoïaques
que l'on sait avec Staline et Trotski ec qui tombera dans la routine
des croyances fanées avec le « communisme» d'aujourd'hui.
Ce dispositif de négativité et de culpabilisation, c'est lui donc
L'Anti-Œdipe débarrasse le marxisme. Cendrars disait que « les artistes
sont, avant toute chose, des hommes qui luttent pour devenir inhu­
mains». Le silence du livre sur la lutte de classes, l'épopée du
travailleur ec la fonction de son parti, celles qu'elles encombrent la
langue des politiques, donnent à penser que pour les auteurs les
vrais politiques sont de fait aujourd'hui des hommes qui luttent
pour devenir inhumains. Point de dette à localiser. Le mutisme sur
la plus-value est de même farine : ne cherchez pas le créancier, c'est
peine perdue, il faudrait toujours faire exister le sujet de cecce créance,
incarner le prolétariat à la surface du socius, c'est-à-dire le représenter
dans la boîte représentative sur la scène politique, et cela, c'est en
germe la réapparition de l'Archi-É cac, c'est Lénine ec Staline, ce peut
être un Sujet sans nom, le Parti, le Vide, le Signifiant - et ce n'est
jamais que cela, puisqu'un créancier, c'est toujours le nom d'un
manque. Donc lâchez la mauvaise politique, la politique de la
mauvaise conscience, et ses sages cortèges à banderoles qui sont les
lourdes processions d'une piété simulée, le capitalisme ne crèvera
jamais de mauvaise conscience, il n'expirera pas à cause d'un manque,
par défaut de rendre à l'exploité ce qu'on lui doit ; s'il disparaît,
c'est par excès, parce que son énergétique déplace sans cesse ses
limites, la « restitution» vient en sus, et non comme la passion

36
Capitalisme énergumène

paranoïaque de rendre la justice, et à chacun selon son dû, comme


si on le savait, comme s'il n'était pas évident aujourd'hui que le
« salaire » d'un ouvrier de l'un quelconque des dix pays les plus

riches ne contenait pas, à côté de la valeur vendue de sa force de


travail, une part redistribuée de plus-value ! Naville n'est pas le seul
à le penser ; à leur manière, des économistes comme Ota Sik et
z. Tanko, en supposant qu'il y a une double fonction du salaire,
valeur échangeable de la force de travail (qui est propriété privée),
mais aussi contrepartie redistribuée par l'État de la valeur d'usage
du travail social, concèdent l'essentiel. Cela ne veut pas dire qu'on
est déjà dans le socialisme ou que celui-ci est désormais inéluc­
table ( !) ; mais que la loi qui règle l'échange n'est peut-être pas le
principe de la quantité égale de travail abstrait contenu dans les
marchandises échangeables ; qu'il y a donc bien un principe d'équi­
valence, mais qu'il n'est pas ancré dans une extériorité profonde, que
la valeur de la force de travail et la valeur d'une heure de travail
social moyen (abstrait) ne sont pas déterminables par rapport aux
conditions d'une survie naturelle, d'une nature des besoins élémen­
taires; qu'au contraire elles font l'objet de conflits incessants à la
suf'face sociale, qu'ainsi il n'y a pas de profondeur ou d'origine, que
les syndicats, les cliques bureaucratiques, les groupes de pression
s'opposent et composent sans cesse pour fixer une répartition du
produit national brut laquelle est en soi flottante et sans référence
d'origine. Même processus, en somme, pour la valeur-travail que
pour la valeur-or, où la convertibilité, fût-elle de principe, doit elle
aussi être abandonnée et remplacée par le jeu d'une négociation
incessante, c'est-à-dire déterritorialisée et entraînée dans les flots des
mots et des choses échangeables.

Ni structures même infra- ni échange même symbolique

Quels sont ces interdits, que le capitalisme oppose à l'incessant


parcours des flux? Des « reterritorialisations » nécessaires pour main­
tenir en place le système, disent Deleuze et Guattari 1• Ces locali­
sations circonscrites sur la surface du socius, qui disjoignent des régions
entières en les mettant à l'abri des schizoflux, ce sont des néo-

1. L'Anti-Œdipe, pp. 306-3 1 2 .

37
DeJ diJpoJitif1 pu/Jionne/J

archaïsmes, est-il dit 1 ; on y trouve réserves d'indiens, fascisme,


monnaie de paiement, bureaucraties tiers-mondistes, propriété pri­
vée 2 - et assurément, l'Œdipe et l'Urstaat.
Quelle légèreté, semble-t-il, de placer sous la même fonction la
réserve pueblo et le capital-monnaie, Staline et Hitler, Hitler et la
propriété privée ! Que font-ils des super- et des infrastructures? Eh
bien, pas un mot à ce sujet, évidemment. Il n'y a que les machines
désirantes, le corps sans organe, leurs relations orageuses déjà dans
l'ordre moléculaire, relation encre l'anus faisant la merde, ou la
bouche faisant la parole, ou l'œil faisant son coup, et· une surface,
celle du supposé corps, où ils ont à se poser, à s'inscrire et à se
composer - et puis dans l'ordre du (supposé) grand corps social, du
Jociu1, dans l'ordre molaire de nouveau, la disjonction violence encre
répétition aveugle, machinique, de la production-inscription des petits
organes, des segments sociaux d'une part et de l'autre le rabattement
et l'accaparement de ces productions segmentaires sur la surface du
Jociu1, en particulier grâce à l'Archi-État. Point de structures au sens
linguistique ou sémiotique; des dispositifs de transformation d'éner­
gie. Et parmi ces dispositifs, nulle raison de privilégier (sous le nom
d'infrastructure) celui qui règle la production et la circulation des
bien1, le dispositif dit «économique». Car il n'y a pas moins d'éco­
nomie, d'énergétique dans le dispositif qui va régler les lignages et
les alliances et ainsi distribuer les flux d'intensité en concrétions de
rôles, de personnes et de biens à la surface du Jociu1, et produire
enfin ce qu'on appelle l'organisation d'une société sauvage (en fait
organisme jamais unifié, toujours tendu entre les mille pôles des
petits organes multiples, des objets paniels, des segments libidinaux,
et le pôle d'unification par le vide créé en haut, au sommet, à la
tête et dans la tête, par le signifiant) - pas moins d'économie dans
les règles de parenté, même, pas moins d'économie dans la distri­
bution de la libido à la surface du corps sans organe, à l'accrochage
des petits organes à désirer, à transformer l'énergie et à jouir, que
dans l'économie et la distribution du capital, pas moins de dispositif
producteur ec inscripteur là qu'ici. Ec inversement le dispositif œdipien
n'est pas moins économique-politique que celui du Kapital, et enfin
il n'est pas moins éco-libidinal et déviant que le processus primaire

1. L'Anti-Œdipe, pp. 306 et suiv.


2. Ibid., pp. 308-309.

38
Capitalisme énergumène

qu'il capte. Donc il n'est pas question de discerner dans ces dispositifs
ceux qui seraient subordonnants et ceux qui seraient subordonnés :
il y a subordination réciproque 1 • Mais à suivre l'hypothèse infra/
super, il faudrait prÇsupposer la totalité organique du social, pré­
supposer et requérir le tout social, découper les structures dans une
macrostructure, commencer par le tout, suppos"er le tout donné, du
moins saisissable et analysable. Alors que toute l'affaire est que le
1out n'est pas donné, que la société n 'est pas une totalité unifiée, mais
des déplacements et des métamorphoses d'énergie qui ne cessent de
décomposer et de recomposer des sous-ensembles, et de tirer ces
ensembles tantôt du côté du fonaionnement pervers-schizo des organes
et objets partiels et tantôt du côté du fonctionnement paranoïaque­
névrotique du grand signifiant absent. Si vous parlez de la super­
structure et de l'infrastructure, alors vous ordonnez des dispositifs
selon le haut et le bas, déjà vous vous êtes placés au point de vue
du signifiant, au point de vue de la totalité, et il ne vous lâchera
pas : quand vous voudrez faire une politique révolutionnaire, ima­
giner un devenir subversif, si vous ne touchez pas à cet édifice, vous
aurez au mieux une dialectique, et au mieux selon celle-ci, « après »
le moment négatif, « après » la révolution, c'est-à-dire déjà avant
(sous la forme d'un parti par exemple, ou d'un besoin d'efficacité,
ou d'organisation, ou de la peur de manquer), se reproduiront la
même disposition hiérarchisée, le même travailleur-militant en bas
et le même chef-patron en haut, la même confiscation des flux et
productions partiels par l'intérêt général qui n'est que l'intérêt du
despote.
Ce qui nous permet de dire cela, encore une fois ce n'est pas une
fantaisie, c'est le capitalisme lui-même. C'est le capitalisme qui en
balayant de ses flots d'argent et de travail les régions les plus
interdites, l'art, la science, les métiers et les fêtes, les politiques et
les sports, les images et les mots, l'air, l'eau, la neige et le soleil,
les révolutions bolcheviques, castristes, maoïstes, c'est le capitalisme
qui en parcourant ces régions fait apparaître pour des figures libi­
dinales les dispositifs codés qui en régissaient précédemment l'éco­
nomie, au moment même où il les fait tomber en désuétude. Il fait
donc apparaître que les oppositions infra/ superstructures, ou structure
économique/structures idéologiques, ou rapports de production/

1. L'Anti-ŒJipe, p. 342.

39
Des dispoiitifi pulsionnels

rapports sociaux, sont elles-mêmes des couples de concepts incapables


de nous faire savoir ce qui se passe dans les sociétés sauvages, féodales,
orientales et dans la société capitaliste même. Car elles sont trop ou
trop peu : trop parce qu'il est �ertain que, dans les premiÇres, les
relations de parenté, et de rituel et de pratique, déterminent de façon
décisive la production et la circulation des biens, c'est-à-dire la figure
de l'« économie » et qu'on ne peut les ramener à une fonction
idéologique de leurre ; trop peu parce que, dans la seconde, l'éco­
nomie est beaucoup plus que l'économie politique, beaucoup plus
qu'une production de biens et un échange de biens, puisqu'elle n'est
pas moins production et échange de force de travail, d'images, de
mots, de savoir et de pouvoir, de voyage et de sexe.
Si !'économie politique est un discours qui, aux phénomènes de
production et de circulation, donne pour fondement un ancrage dans
une nature (la Nature des physiocrates, l'intérêt et le besoin de
l'Homo œconomicus, la puissance créatrice de la Force du travailleur),
il n'est, tel quel, jamais applicable : passé le seuil de survie, lequel
est · donné par hypothèse, les sociétés archaïques ne sont pas moins
arbitraires que le capitalisme, ce dernier n'entre pas davantage qu'elles
sous la catégorie de l'intérêt et du besoin ou du travail. Il n'y a
nulle part un ordre économique ( = de l'intérêt, du besoin ou du
travail) premier, suivi d'effets idéologiques, culturels, juridiques,
religieux, familiaux, etc. Il y a partout dispositif de capture et
d'écoulement de !'énergie libidinale ; mais dans la société archaïque
ou orientale, il faut que l'énergie et ses concrétions en « objets» (les
partenaires sexuels, les enfants, les outils et les armes, les aliments)
soient marquées d'un sceau, d'une incision, d'une abstraction qui est
justement celle des arts archaïques parce qu'ils n'ont pas fonction de
« représenter» au sens du Quattrocento, mais d'encoder ce qui est
libidinalement investi ou investissable, d'autoriser ce qui peut circuler
et donner lieu à jouissance ; ces codes étant donc des opérateurs de
tri, des sélecteurs, des ralentisseurs-accélérateurs, des barrages et des
canaux, des valvules mitrales réglant les entrées et les sorties d'énergie
sous toutes ses formes (mots, danses, enfants, mets. . . ) par rapport
au socius, au grand corps social inexistant, postulé ; tandis que dans
le capitalisme ces codifications de fonctionnement, ces réglages par­
ticuliers dans leur abstraction concrète, telle inscription sur telle
région de la surface de la peau pour marquer l'âge nubile, celle
distorsion du cou, de l'oreille ou de la muqueuse de la narine ou
la fabrication de cel chapeau d'entrailles de porc ou de volaille (Leiris

40
Capitalisme énergumène

à Gondar) pour marquer telle fonction dans tel rituel religieux ou


magique, tel tatouage pour le droit de porter les armes, tel ornement
sur la figure du chef, tels mots et chants et drummings inscrits dans
le scénario rituel du sacrifice, du deuil, de l'excision - le capitalisme
balaie tout cela, franchit ec dissipe ces dispositifs, déculture ces
peuples, déshistorise 'leurs inscriptions, les répète n'importe où selon
qu'elles peuvent se vendre et ne connaît aucun code où la libido
soie marquée, mais seulement la valeur d'échange : vous pouvez tout
produire et tout consommer, cout échanger, tout travailler, tout
inscrire ec n'importe comment, si ça passe, ça coule, ça se méta­
morphose. Le seul axiome intouchable porte sur la condition de la
métamorphose et du passage : la valeur d'échange. Axiome et non
code : l'énergie et ses objets ne sont plus marqués d'un signe, il n'y
a plus, à proprement parler, de signes puisqu'il n'y a plus de code,
plus de renvoi à l'origine, à une « pratique », à une référence, à une
supposée nature ou surréalité ou réalité, extra-dispositif ou grand
Autre - il n'y a plus qu'une petite étiquette de prix, index de
l'échangeabilité : ce n'est rien, c'est énorme, c'est autre chose.
Or cela ne définie pas seulement une économie politique, cela
détermine une économie libidinale tout à fait singulière. On peut
l'aborder, comme Baudrillard le fait, à partir de la catégorie de
l'ambivalence ec de la castration, et dire : le capitalisme, c'est le
fétichisme, non seulement au sens général, au sens feuerbachien­
hégélien, ou que donne Marx, mais au sens strict que le mot prend
dans la nosologie des perversions ; c'est le fétichisme parce que la
castration et le clivage du désir y sont complètement occultés. La
relation à l'objet dans le Kapical est la relation perverse : la différence
des sexes y est abolie, non pas comme sexisme (encore que même
là les coiffeurs et les magasins de confection no sex et le Women Lib
et le Gay Movement accélèrent la désexisation), mais comme désir
impliquant en soi son interdit, comme pulsion barrée. L'équivalence
vient se placer devant l'ambivalence, l'oblitère : l'échangeabilité géné­
ralisée fait omettre qu'il y a, dans l'ordre du désir, de l'inéchangeable
sous peine de mort (et la jouissance en tant qu'incluant en elle
toujours cette mort risquée). Et Baudrillard oppose au monotone
échange moderne, une économie du don, du potlatch dans laquelle
l' i"éversibilité, le désastre de l'extrême dépense, la ruine économique
et sociale, l'anéantissement par perte de prestige, la mort physique,
le non-jouir à jamais, donc une symbolique libidinale, sont effecti­
vement impliqués.

41
Des dispositifs pulsionnels

Ces « conclusions » convergent avec celles de Deleuze et Guattari.


Mais c'est la divergence qu'il faut retenir parce qu'elle fait sentir ce
qui est en jeu dans L'Anti-Œdipe. La très belle description de la
cruauté sauvage marche tout à fait dans le sens de ce que Baudrillard
veut manifester sous le nom d'échange symbolique. De même la fluidité
et la fuite chez les uns, l'équivalence chez l'autre. Mais le lieu d'où
l'on parle n'est pas le même ici et là. Le désir, chez Baudrillard,
freudien strict, est pensé encore en termes de sujet. Barré, mais sujet
quand même : comme le corps morcelé est néanmoins d'abord corps,
rapportant ensuite à soi-même le morcellement comme sa propriété,
la barre aussi se rapporte au désir comme un attribut à sa substance.
Dans les deux cas, il faudra mettre à l'autre bout du procès un
« auteur » de la barre, un rien, un signifiant zéro, le grand Autre,

qui donc sera le vrai producteur de la barre. Ainsi la production


désirante sera notée comme signifiant nihiliste. Quand Deleuze et
Guattari partent des machines désirances et s'emploient à ne faire
usage que des catégories les plus élémentaires de la disjonction et
de la conjonction, de la connexion et de l'exclusion, c'est-à-dire du
branchement et de la coupure, avec récursivité possible (production
de production), quand ils parlent d'un corps sans organe et d'un
socius comme d'une surface de rabattement, surface sur laquelle
viennent s'appliquer les productions (c'est-à-dire les flux-coupures)
pour y être inscrites, comme si ce corps était le grand producteur, le
grand sujet, le grand signifiant, comme s'il était la source et l'unité
première, alors qu' il n'est lui-même qu'un principe de dévoiement
- oserais-je dire : d'aliénation ? -, en toue cas de mort au sens
freudien, la fonction de leurs discours n'est pas de métaphoriser
autrement le signifiant zéro, mais de produire les catégories économiques
rebelles qui font défaut, hors Lucrèce, Spinoza et Nieczsche, à la
pensée du désir, rebelles au rabattement de cette pensée (qui n'est
elle-même encore que désir, désir du désir) sur un ordre signifiant,
rebelles à un rabattement philosophique ou psychanalytique qui est
un cas particulier du rabattement de la production désirante sur le
corps sans organe.
Si donc on continue de penser le capitalisme et la sauvagerie en
termes de manque, de castration, et même d'ambivalence et d' i rré -

11ersibilité, disant que le premier les occulce tandis que la seconde


les inscrit dans ses codes, on complète l'oi:culcation de la production
désirante, on ne fait à la pensée métaphysique qu'une toute petite
peine, on parachève de fait la pensée nihiliste : le sujet, va-t-on dire,

42
Capitalisme énergumène

ne s'exhibe jamais « en chair et en os », il est morcelé, barré, différé,


présent/absent, etc., mais l'important est que l'on continue à placer
la libido sous la catégorie du signifiant et à l'ignorer dans son non­
sens et sa force oublieuse. Or bien loin d'avoir à guérir le sujet en
le ramenant soit à l'illusion d'un personnage socio-familial bien assis
(psychanalyse traditionnelle), soit à la désillusion d'un sujet tragi­
quement barré à soi-même (psychanalyse lacanienne), il faut nous
guérir du sujet, en le liquidant dans l'anonymat, l'orphelinat, l'in­
nocence et la pluralité aléatoire des petites machines qu'est « le »
désir.
Il ne faut donc pas opposer le capitalisme et la sauvagerie comme
ce qui cache ec ce qui exhibe la castration, c'est-à-dire comme ce
qui est faux et ce qui est vrai, il ne faut pas prendre sur le capitalisme
le point de vue de la nostalgie de la sauvagerie et de la vérité, qui
est celui de la nacuralité et de la représentation, il n'y a pas un bon
état (sauvage, symbolique) de la libido, une bonne modalité de
rabattement sur le socius, celle de la cruauté (Deleuze et Guaccari
ne disent pas un mot sur le théâtre d' Artaud, justement) . De même
qu'il ne faut pas confondre le contenu du socialisme avec la restitution
des marqltes 'libidinales sur le corps social rendu à son morcellement
cruel. Il faut évacuer tout le mode nostalgique de parler et de voir :
il file par le trou que font Deleuze et Guactari dans le discours
occidental. La machinerie territoriale de la sauvagerie ou même la
grande machine despotique de la barbarie (comme quelquefois
Nietzsche en rêve) ne sont pas un bon lieu pour regarder la machinerie
capitaliste. Après Marx, Deleuze et Guattari disent l'inverse, que
c'est le capitalisme qui est le bon lieu pour cout voir. Si vous regardez
le capitalisme avec la castration dans l' œil, vous croyez le regarder
de l'Orient despotique et de l'Afrique sauvage, mais de fait vous
continuez le nihilisme de la religion occidentale, c'est encore la
mauvaise conscience et la piété pour la Nature et !' Extériorité et la
Transcendance qui inspirent votre position en ce lieu, alors que le
capitalisme, qui est bien plus positif que l'athéisme, qui est l'indi­
cation, sur la surface du socius, d'une liquidité profonde des Bux
économiques, est par là même ce qui rétroactivement nous fait voir
les codes précapicalistes et nous fait saisir en quoi lui-même, rapporté
à lui-même seulement, index sui, bloque et canalise cette liquidité
dans la loi de la· valeur. La loi de la valeur, seul axiome de ce
système tout d'indifférence et d'équivalences (GleichgiJltigkeit, ne cesse
de répéter Marx jeune et vieux), est aussi seule limite, limite infran-

43
Des diJpositifs pulsionnels

chissable si l'on veut, tout le temps déplaçable et déplacée, qui


retient le capitalisme de partir dans le déluge aléatoire des énergé­
tiques moléculaires.
Donc, en dessous de la congruence d'une Critique de /'économie
politique du signe avec · L'Anti-Œdipe, il y a une discordance, et ce
qui s'y joue, c'est la question du nihilisme, et c'est la « politique ».
Il ne suffit pas de critiquer Marx, parce qu'il maintient avec le besoin
et l 'usage (et la force même de travail, Baudrillard !) une extériorité,
une référence, une nacuralité chargée d'ancrer les signes économiques.
Il ne suffit pas d'accabler la psychanalyse « américaine » de sarcasmes
parce qu'elle veut guérir le sujet en le dotant d'une unité illusoire.
Il ne s'agit pas de faire avouer au capitalisme que sous les sourires
des jeunes femmes et les surfaces perverses du métal, du polystyrène,
des peaux et des spots, et grâce à eux, il méconnaît l'ambivalence
et la barre du sujet libidinal. La force du capitalisme est au contraire
de commencer à faire se déliter la fonction de cette ambivalence, à
rendre évident qu'elle n'est pas le fait de l'économie libidinale en
tant que machine petite ou grande, mais le fait de la superposition
à cette économie d'un dispositif sensique et nihiliste, celui de l'Œdipe­
castration. La révolution n'est pas le retour au grand castrateur et
aux petits castrés, vue réactionnaire en définitive, mais leur dissolution
dans une économie sans fin ni loi.

Le dispositif Œdipe

La question que l'on pose à Deleuze et à Guattari est évidemment


celle de l'origine ou de la finalité, ou de la condition de possibilité,
ou . . . , de cet ordre « secondaire », de cet ordre qui contient le rien,
qui sépare, qui ordonne et subordonne, qui terrorise, qui causalise,
qui est la loi (de la valeur et de l'échange). Mais auparavant, pourquoi
l'Œdipe ? Pourquoi l'Archi- É tac dans un dispositif comme le capi­
talisme donc l' « effet de sens » correspondant, Deleuze et Guattari le
répètent, est le cynisme ? Rien de moins cynique qu'Œdipe, rien de
plus coupable. Pourquoi et comment cette circulation de flux réglés
par la seule loi de la valeur d'échange aurait-elle besoin, en supplé­
ment, en prime de répression, de la figure de l'Œdipe, c'est-à-dire,
pou i: Deleuze et Guattari, de celle de l' É tat ? N'accordent-ils pas
eux-mêmes que ce n'est ni du despotisme ni du capitalisme que
peut procéder la mauvaise conscience, le premier engendrant la

44
Capita/iJme énergumène

terreur, le second le cynisme. Qu'est-ce donc qui engendre cette


mauvaise conscience ? Question à deux paliers : l 0 à quoi peut servir
l'œdipianisacion quand on est dans le système de l'échange généra­
lisé ? 2° l'Œdipe esc-il bien une figure de l' Urstaat ? Le premier
palier embraye directement sur la politique du capital et la politique
anticapitaliste ; le deuxième palier sur une théorie de l'histoire et
sur le dispositif psychanalytique lui-même.
Premier palier : si le capitalisme n'a besoin d'aucun code, si son
seul axiome est la loi de la valeur, c'est-à-dire l'échangeabilité des
parties de flux en quanta égaux, pourquoi l' Œdipe ? La figure du
père, du grand signifiant despotique, n'est-elle pas un archaïsme cout
court, non un néo-archaïsme, au sein de la figure de l'échange ? La
figure œdipienne dans l'hypothèse Deleuze-Guattari est celle du
despotisme oriental, on y reviendra dans un instant : est-ce à dire
que l' État capitaliste est le même que celui des royaumes de Chine,
des Grands Rois et des Pharaons ? Il y a bien ici et là prédominance
de la bureaucratie comme appareil de canalisation des flux écono­
miques libidinaux. Deleuze et Guattari s'appuient beaucoup sur
Wittfogel, ils s'appuient trop. Non parce que Wittfogel est souvent
très imprudent comme historien, ce qui est un autre problème ; mais
parce que tout son livre est inspiré par une confusion politique encre
le système de domination précapitaliste que Marx nommait mode
de production asiatique et le régime que Staline a imposé à la Russie
et à ses satellites pendant vingt ans. Or l'absence de propriété privée,
l'absorption de coute initiative économique et sociale par l'appareil
bureaucratique et la suspension de toute activité, de cout écoulement
énergétique de quelque ordre que ce soit, à la figure du despote,
traits communs aux deux sociétés, ne permettent évidemment pas
de les identifier.
La différence décisive est justement que Staline ou Mao soient
postcapicalistes, que leur régime est de fait en compétition avec le
capitalisme mondial, qu'il ne peut survivre qu'en relevant le défi de
l'industrialisation, faute de quoi l'impérialisme ne manquera pas
d' infiltrer des flux d'argent, de produits, de pensée technologique et
cynique, mais aussi révolutionnaire et critique, dans la société bureau­
cratique, et de la faire se fissurer de coute part. C'est ce qui se passe
constamment dans le glacis européen. Fissures qui vont vers la droite
et fissures qui vont vers la gauche, poussée des cadres économiques
et techniques en direction de la libéralisation, c'est-à-dire de l'in­
corporation, au moins économique et idéologique, au marché capi-

45
Des dispositift pulsionnels

taliste mondial ; poussée des jeunes en direction de l'autogestion et


du communisme des Conseils. Tout cela fait une vie bureaucratique
très agitée, très différente de celle de l'empire Han, et une bureaucratie
inquiète : elle a l'agitation du Kapital sous la peau, pas du tout la
paix immobile du sacré. Bureaucratie menacée par la mobilité du
capitalisme moderne, et par son gaspillage ; y compris celui de figures
politiques : cherchez dans le monde, maintenant que les grands
paranoïaques de la Seconde Guerre mondiale ont disparu (sauf Mao) ,
s'il y a encore un seul dirigeant qui soit vraiment une figure paternelle.
Allons plus loin : l'institution familiale elle-même, pourquoi le
capitalisme devrait-il la préserver, contraindre la libido de l'enfant
à se fixer sur elle ? le Manifeste du parti çommuniste disait que « la
grande industrie déchire de plus en plus tous les liens de famille
des prolétaires » . Peut-être était-ce dans une perspective misérabiliste
qui ne s'est pas vérifiée ? Mais a fortiori si cette déliaison se fait
même en dehors de la misère matérielle, ce qui est le cas. Qu'est­
ce que la vie de famille d'un enfant d'aujourd'hui, père et mère
travaillant ? Crèche, école, études, les juke-boxes, le cinéma : partout
des enfants de leur âge, et des adultes qui ne sont pas leurs parents,
qui sont en conflit avec eux et entre eux-mêmes, qui disent et font
d'autres choses. les héros sont au cinéma et à la télévision, dans les
bandes dessinées, pas autour de la table familiale. Investissement
plus direct que jamais des figures historiques. Les figures parentales,
instituteurs, professeurs, curés, elles aussi subissent l'érosion des .flux
capitalistes. Non vraiment, à supposer que la psychanalyse soit bien
l'cedipianisation, elle n'est pas le fait du capitalisme, elle va à contre­
courant de la loi de la valeur. Un père salarié, c'est un père échan­
geable, un fils orphelin. Il faut soutenir Deleuze et Guattari contre
eux-mêmes : le capitalisme est bien un orphelinat, un célibat, soumis
à la règle de l'équivaloir. Ce qui le supporte n'est pas la figure du
grand castrateur, c'est la figure de l'égalité : égalité au sens de la
commutativité des hommes sur une place et des places quant à un
homme, des hommes et des femmes, des objets, des lieux, des
organes. Société constituée en une structure de groupe : un ensemble
(tout quantum d'énergie : homme, femme, chose, mot, couleur, son,
en fait partie), une règle d'associativité ah, une règle de commutativité
ah = ba et un terme neutre ae = a. Voilà tout le secret de sa
« répression » . (Et voilà, disons-le au passage, tout le secret de la

connivence du Kapital avec la figure du savoir, qui est le véritable


dispositif régissant l'économie libidinale dans le capitalisme.) Regar-

46
Capitalisme énergumène

dez plutôt comment la famille est traitée dans le rapport du MIT


et la lettre de Mansholt et tout le courant zero growth, et dites si le
Kapital se préoccupe de l' institution.
On dira : n'empêche que la répression ne cesse de s'aggraver dans
les sociétés modernes et que la seule loi de la valeur ne · dispense pas
de belles et bonnes forces de l'ordre. Il faut répondre : la répression
ne cesse de s'extérioriser davantage ; parce qu'elle est moins dans les
têtes, elle est plus dans les rues. Le cynisme ne cesse de progresser,
donc les effectifs de police et de milice. Il y a d'autant plus de flics
qu'il y a moins de pères, de profs, de chefs, de maîtres de morale
- entendez : reconnus, « intériorisés ». Freud s'est complètement
trompé dans Malaise dans la civilisation en prévoyant que l'extension
de la « civilisation », au sens bourgeois de la civilisation matérielle
et au sens SDN de la « paix perpétuelle », qui équivalait pour lui
à la résorption des expressions externes de l'agressivité, devrait s'ac­
compagner d'une aggravation de ses expressions internes, c'est-à-dire
d'une culpabilisation et d'une angoisse croissantes. Dans les régions
où règne cette paix civilisée, c'est-à-dire au centre du capitalisme, il
n'en est rien, et tant mieux 1• Le Grand Signifiant ec Grand Castrateur
est entraîne dans les eaux rapides et polluées de la reproduction du
capital, de la grande métamorphose. Un homme moderne ne croit
à rien, pas même à sa responsabilité-culpabilité. La répression s'abat
non pas comme un châtiment, mais comme un rappel à l'axioma­
tique : la loi de la valeur, donnant-donnant. Ce peut être l 'association
des parents d'élèves qui l'exerce sur les enfants, le syndicat sur les
ouvriers, le journal de femmes sur le « sexe faible », l' écrivain sur le
discours, le conservateur de musée sur la peinture - ils n'agissent
pas du cout comme des incarnations terrifiantes ou cruelles d'un

1. Freud a pu se tromper au sujet de la culpabilité. Mais quant à


l'aggravation de l'angoisse, nulle erreur de diagnostic. Elle va de pair avec
!'élimination des figures symboliques (les « valeurs ») qui accompagne !'ex­
tension de la loi de la valeur. L' échangeabilicé sans limite libère en effet
(sous sa propre condition) les flux de jouissance. Mais jouissance n'est pas
plaisir, elle est aussi peur : événement de l'impossible. À cet égard, la
pensée freudienne de !'économie pulsionnelle est plus exactement libidinale
qu'aucune autre. L'argument développé ici. ( 1972) relève d'une assez plate
.
économie politique. Il est corrigé à propos de la figure hébraïque de !'Autre
ec de la pulsion de mort (aux pages 49 et suiv., 53 et suiv.). (Note de
décembre 1993.)

47
De! diJpo!itift pulsionnel!

Pouvoir transcendant, quoi qu'ils en aient, toute leur opérativité se


réduit à maintenir la règle la plus élémentaire, le dernier mot du
Kapital : échange « équitable », équivalence. Ils ne font pas peur, ils
font mal. Exemple simple et criant : enseignant, vous pouvez ensei­
gner ce que bon vous semble, y compris ce qui s'écrit ici ; mais la
consigne absolue est de sélectionner en fin d 'année, pour ne pas
dévaloriser votre enseignement. Donc non pas : enseignement de
valeur, puis sélection des élèves selon cette valeur ; mais : sélection
des élèves, serait-elle absolument arbitraire (ce que personne ne peut
plus ignorer), et de ce fait valorisation de votre enseignement. C'est
la loi de l'échange qui détermine la valeur des termes, ici votre
enseignement, d'une part, de l'autre, la « qualification » des enseignés.
Fin de l'idéologie de la « culture », donc : on ne prétend plus produire
un objet réputé valable par 1oi ou dans son « usage » ; mais la valeur
se définit par l'échangeabilité : ce diplôme que vous allez donner à
l'élève, est-ce qu'il pourra à son tour l'échanger dans la vie ( = contre
de l'argent) ? C'est la 1eule question. Cette question partout la même
n'est pas celle de la castration, de l'Œdipe.
Prenez la peinture, c'est la même question. On ne demande pas
au peintre ce qu'est son objet pictural, on ne cherche pas à le rattacher
à un réseau de significations ; on s'inquiète de savoir où il est, s ' il
se tient ou peut se tenir dans le lieu pictural (galerie, exposition),
car c'est seulement de cette position qu'il acquiert une valeur « pic­
turale », puisque c'est seulement s'il est en ce lieu qu'il pourra en
être sorti par échange contre son prix = par vente (et éventuellement
ensuite être revendu par l'amateur pour être placé dans le musée).
Ce qui fait sa valeur, c'est son échangeabilité, donc sa place dans le
lieu pictural qu'est le marché de la peinture. En dehors de cela, il
est ah1olument impoJJihle de déterminer une valeur intrin1èque de
l'objet peinture moderne. Voyez l'exposition Pompidou.
Il serait facile de montrer que la recherche scientifique fonctionne
selon la même axiomatique de base ; ne variant que par quelques
exigences complémentaires, par exemple l' opérativité des énoncés
produits, qui suffisent à déterminer les bornes du champ d 'application
et la « nature » de l'objet.
Nulle part vous ne voyez de rattachement au Grand Signifiant,
mais seulement la loi de l'échange immanent entre des termes dont
la seule valeur tient à leur rapport. C'est là la définition même d 'une
structure, qui est le produit par excellence du dispositif du Kapital
et du scientisme, l'objet libidinal éminemment capitaliste. L'écart

48
Capitalisme énergumène

qui segmente l'objet à structurer en termes discrets 1 - écart qui, il


faut le souligner, exclut toute signification et à strictement parler
devrait même exclure l'usage du terme « signifiant » tel qu'il nous
vient d'un Saussure encore très incertain à ce sujet (presque aussi
incertain que Marx sur la part à faire à la valeur d'usage) - cet écart
ne doit pas être confondu ni même articulé avec celui que par
exemple Lacan suppose, sous le nom de retrait du signifiant, pour
produire des effets de sens ( des signifiés) au niveau des termes en
=

question. La différence chez Saussure, ce n'est pas le A chez Lacan.


Pourquoi Deleuze et Guattari négligent-ils ici un renversement qui
est essentiel dans la problématique de Lacan ? Chez Saussure, le
signifié est le caché, le signifiant est le donné. Chez Lacan, le caché
est le signifiant et le signifié est donné (comme représentation,
illusion, a et a ' ) . Ce renversement est décisif : la figure du désir
chez Lacan reprend les mêmes mots que celle de Saussure mais elle
les distribue à l'envers ; pour Saussure, le signifiant et le signifié sont
rapportés au sujet parlant qu'est le locuteur ; pour Lacan également,
mais le locuteur n'est pas un interlocuteur au sens des linguistes, un
allocutaire au sens de Benveniste. Il parle, mais pas comme je parle,
pas à l'endroit où je parle, pas sur la même scène, sur une autre
scène. Or quand Lacan fait cette hypothèse de l'inconscient-langage,
l'important n'est pas qu'il la noue avec la problématique « scienti­
fique » du discours, même si lui-même met l'accent sur cet effet ;
elle n'est en réalité qu'un écran « idéologique ». Ce qu'il faut repérer,
c'est qu'il ramène en surface la figure profonde qui est latente dans
tout le dispositif de la psychanalyse, dans tout le dispositif du désir
de la psychanalyse, la figure judaïque du paradoxal Iahvé : Toi
silencieux, ou silence à la deuxième personne, c'est-à-dire locuteur
potentiel qui ne sera jamais effectif pour Moi Moïse-Israël , signifiant
caché ; mais aussi (sur l'autre scène, le Sinaï, par exemple), Toi seul
parlant, y compris par ma bouche, signifiant donc quand même, et
Moi locuteur seulement manifeste, silence latent, signifié.
Nous passons ainsi au deuxième palier : l'Œdipe n'est pas une
figure de l'Urstaat, une figure despotique. Ici comme pour la culpa­
bilisation (et les deux intuitions marchent de pair), Deleuze et
Guattari restent trop près et trop loin de Freud. Trop près, car c'était
bien l'hypothèse de Freud dans Mot'se que le judaïsme prenait source

l . L'Anti-Œdipe, pp. 244-245 .

49
Des dispo.sitifs pulsionnels

dans le « despotisme » oriental monothéiste d'Akhenaton et qu'ainsi


la figure du Père que véhiculent le judaïsme, Freud lui-même et
toute la psychanalyse, est la figure du despote castrateur et incestueux.
Mais très loin en même temps, car ce qui pour Freud faisait la
différence du judaïsme avec la religion égyptienne ou avec la catho­
lique aussi bien, en un sens avec toute religion, ce qui donc défaisait
ou était en puissance défaite ou défection du religieux, dans le
judaïsme, c'était la forclusion du désir de la mort du Père et son
acting-out, le passage à l'acte dans le meurtre effectif (supposé par
Freud au prix de quelle imagination romanesque !) par Israël d'un
premier Moïse (lui-même supposé). Cela veut dire que dans le
judaïsme l'Œdipe reste inavoué, inavouable, caché, et c'est ainsi pour
Freud que naissent la culpabilité et la mauvaise conscience, à la
différence de ce qui se passe dans les religions de la réconciliation.
Il ne s'agit pas de suivre Freud dans sa construction, dans son
roman de famille ou de peuple. Il s'agit de voir que ce qu'il cherche,
c'est, conformément à son propre dispositif libidinal, selon ses mots
à lui, à produire la singularité de la figure judaïque (et psychana­
lytique) du désir. Et, comme Nietzsche, il la saisit dans la mauvaise
conscience, le péché. Ce que vaut 1 ' origine que Freud exhibe n'est
pas en cause ici. Ce qui vaut assurément, c'est le principe selon
lequel l'Œdipe et la castration, et du même coup le transfert dans
la relation analytique, ne sont opéraroires que dans un dispositif
énergétique dont les traits sont formés par la foi hébraïque la plus
ancienne : captation de toute l'énergie libidinale dans l'ordre du
langage (élimination des idoles) ; dans le langage, privilège absolu
accordé à la relation Je/Tu (élimination du mythe) ; et dans cette
relation, paradoxe (au sens kierkegaardien) qui fait que c'est toujours
Tu qui parle et jamais Je. Ce dispositif est celui du divan, où le
patient est Israël, l'analyste Moïse et l'inconscient Iahvé : le grand
Autre. Ce grand Autre n'est pas le grand Pharaon incestueux, l'Ur­
vater, l'Urdespote. Il y a eu un exode, les Juifs ont rompu avec le
despotisme, traversé la mer et le désert, ont tué le Père (ce meurtre
que cherchait à reconstituer Freud, c'était toue simplement l'exode),
c'est pourquoi l'intériorisation comme péché, comme solitude, comme
névrose, et cout le courant réformé, luthérien, freudien vont être
possibles, vont être une possibilité fondamentale de l'Occident.

50
Capitalisme énergumène

L'un et l'autre rien ne nous demandons, l'un à l'autre de rien ne


noJJS plaignons, mais l'un à l'autre allons, le cœur ou11ert, par des
portes ou11ertes.
(Za rathoustra à sa soli tude.) ·

Or la figure du Kapital n'est pas davantage articulée avec celle de


la judaïté (de l'Œdipe) qu'elle ne l'est avec celle du despotisme ou
avec celle de la sauvagerie symbolique, elle n'accorde pas de privilège
au discours comme lieu d'inscription de la libido, elle supprime tous
les privilèges de lieux : de là sa mobilité ; son principe porte sur la
modalité d'inscription, son dispositif obéit à un seul principe de
branchement énergétique qui est la loi de la valeur, l'équivalence, le
principe selon lequel tout « échange » est toujours possible en principe,
tout branchement ou métamorphose d'une forme de la Naturstojf en
une autre est toujours reconvertible dans le branchement inverse. Mais
la plus-value, dira-t-on ? N'est-elle pas préCisément un démenti au
dispositif, puisqu'elle veut dire que de la force à ce qu'elle est censée
valoir (son équivalent en marchandise, son salaire), la relation n'est
pas convertible, et leur égalité est fictive ? Assurément, c'est peut-être
vrai pour toute force captée dans les réseaux économiques capitalistes,
y compris les machines. Le dispositif fonctionne en ignorant l'inégalité
de la force, en résorbant son potentiel d'événement, d'instauration,
de mutation. À cause du principe qui régit le branchement énergétique,
le système capitaliste privilégie la répécition sans différence profonde,
la duplication, la commutation ou la réplication, la réversibilité. La
métamorphose est contenue dans les sages limites de la métaphore.
La plus-value, le profit même sont déjà des dénominations et des
pratiques de résorption (d'exploitation, si l'on veut) ; elles impliquent
la commensurabilité du reçu et du donné, de la « valeur additionnelle »
obtenue après processus de production et de la valeur avancée dans
la production. Cette commensurabilité supposée est ce qui permet de
transformer la seconde en première, de réinvestir la plus-value, elle
est la règle ou la régie du système capitaliste. Dans cette règle de
commutativité immanente, réside pour le capitalisme le secret du
rabattement des productions désirantes sur le corps sans organe : ce
rabattement est le· réinvestissement sous la loi de la valeur. En lui
consiste la répression même du système, et il n'en a pas besoin d'autre,
ou les autres (les flics, etc.) sont seulement des lemmes ou des

51
Des dispositifs pulsionnels

réciproques du théorème fondamental de la réplication. C'est ce que


veulent dire Deleuze et Guattari quand ils soulignent le caractère fictif
de la commensurabilité de la monnaie de crédit et de la monnaie de
paiement.
Le potentiel de la force n'est pas de produire du plus, mais de
produire de l'autre et de produire autrement. Dans l'organisme la
force est puissance de désorganiser, stresses émotionnels, prurits, poly­
morphie perverse, maladies dites psychosomatiques, perte du rapport
avec l'espace dans la marche schizo, chère à Deleuze et Guattari, chat
souriant et sourire sans chat, travail toujours, mais comme travail du
rêve. La force fuse à travers la trame organique, énergie perfusante.
Or c'est cette virtualité d'une altérité qui est en train de se multiplier
au sein de l'« organisme » capitaliste et du dispositif de la valeur, qui
est en train de critiquer sans y toucher, en train d'oublier la loi de
l'échange, de la tourner et d'en faire une illusion désuète et grossière,
un dispositif désaffecté. Qui peut dire le temps que va mettre le
nouveau dispositif pour balayer avec ses organes inconnus transparents
la surface de nos corps et du corps social · et de les affranchir de
l'affairement des intérêts et du souci d'épargner, de dépenser et de
compter ? C'est une autre figure qui se lève, la libido se retire du
dispositif capitaliste, le désir se dispose autrement, selon une autre
figure, informe, ramifié dans mille propositions et tentatives à travers
le monde, bâtard, travesti des haillons de ceci et de cela, des mots de
Marx et des mots de Jésus ou de Mohammed et des mots de Nietzsche
et des mots de Mâ� , des pratiques communautaires et des pratiques
de freinage dans les ateliers, d'occupation, de boycott, de squattering,
de rapt et de rançon, et des pratiques de happening et de musiques
démusicalisées et des pratiques de sit-in et de sit-out, et du « voyage »
et des light shows, et des pratiques de désenfermement des pédérastes
et des lesbiennes et des « fous » et des délinquants, et des pratiques
de gratuité unilatéralement décidée . . . Que peut le capitalisme contre
cette désaffection qui lui monte du dedans (sous la forme entre autres
de « jeunes » désaffectés), contre cette chose qu'est le nouveau dispositif
libidinal, et dont L'Anti-Œdipe est la très grande production-inscrip­
tion dans le langage ?
La force ne produit jamais que canalisée, partiellement investie. Si
la schizophrénie est dite la limite absolue, c'est parce qu'effectuée elle
serait la force non distribuée en dispositif libidinal, pure flexion fluide.
Le capitalisme nous rapproche de cette limite schizophrénique, par la
multiplication des principes métamorphiques, l'annulation des codes

52
CapitaliJme énergumène

réglementant les fiux. Nous rapprochant de cette limite, il nous place


déjà de l'autre côté. On comprend ainsi le peu de cas que Deleuze et
Guattari peuvent faire du thème bataillien de la transgression : toute
limite est transgressée constitutivement, il n'y a rien à transgresser
dans une limite, l'important n'est pas l'autre côté de la frontière,
puisque s'il y a frontière, c'est que l'un et l'autre côtés sont déjà posés,
composés dans un même monde. L'inceste, par exemple, n'est qu'un
crès peu profond ruisseau : la mère est composable ( pensable)=

comme maîtresse en mots ; dans la jouissance, elle n'est plus la mère,


plus rien, règne la nuit des cent mille organes disjoints et objets
partiels. Donc, ou bien il y a limite, mais elle se réduit à une opposition
très humaine, et le désir .est absent des deux côtés ; ou bien le désir
balaie effectivement le champ de la limite, et son action n'est pas de
transgresser la limite, mais de pulvériser le champ lui-même en surface
libidinale. Si le capitalisme a de telles affinités avec la schizophrénie,
il s'ensuit que sa destruction ne peut procéder d'une décerricorialisacion
(par exemple de la simple suppression de la propriété privée. . . ), il lui
survit par définition : il nt cette déterricorialisacion. Détruire ne peut
venir que d'une liquidation plus liquide encore, que d'encore plus de
clinamen et d'encore moins de droite de chute, de plus de danse et
de moins de piété. Ce qu'il nous faut : que les variations d'intensité
se fassent plus imprévisibles, plus fortes ; que dans la « vie sociale »
les hauts et les bas de la production désirante puissent s'inscrire sans
bue, sans justification, sans origine comme dans les temps forts de la
vie « affective » ou « créatrice » ; que cessent le ressentiment et la
mauvaise conscience (toujour1 égaux à eux-mêmu, toujoun déprimé!)
des identités de rôles engendrées par le service des machines para­
noïaques, par la technologie et les bureaucraties du Kapital.
Qu'en est-il alors de la pulsion de more ? Deleuze et Guattari
combattent énergiquement l'hypothèse freudienne de la culpabilité et
de la haine tournée contre soi, telle qu'elle sous-tend le diagnostic de
Ma/aile danI la ci11iliiation : un instinct de mort qui serait sans
modèle et sans expérience, produit théorique du pessimisme de Freud
destiné à maintenir, quoi qu'il advienne, la position dualiste névro­
tique. Mais si la pulsion de mort est ce par quoi les machines ne
fonctionnent que détraquées et par quoi leur régime ne peut se
maintenir harmonieux, si elle est ce qui perturbe la production dés­
irante, soit que le corps sans organe attire cette production et l'accapare,
soit qu'il la repousse et la refoule, si elle a pour modèle un régime
machinique déréglé, un dérégirne, et si elle se donne dans l'expérience

53
Des diJpositift pulsionnels

correspondance de l'inarciculacion, de la perte de cout articulus, de la


surface sans variation d'intensité, de la cacaconie, du « ah ! n'être pas
né ! », alors non seulement elle esc admissible, elle est la composante
nécessaire du désir. Non pas une autre pulsion, une aucre énergie,
mais dans l'économie libidinale, un « principe » inaccessible de déme­
sure, d'excès, de déréglage ; non pas une deuxième machinerie, mais
une machine donc l'indice de régime a puissance de se déplacer vers
!'infini posicif ec de la faire s'arrêter. C' esc cecce plascicicé ou viscosité
qui trace nulle part ec partout la différence encre l'économie politique
et !'économie libidinale, ec qui parciculièremenc faic que celle grande
figure (tel grand dispositif), sauvage par exemple, peut être désinvesti,
des canalisations ec des filtres tomber en désuétude, ec la libido se
distribuer autrement en une autre figure, ec c'est donc cecce viscosité
qui est toue le potentiel révolutionnaire.
Retour sur le théâtre représentatif. Prenez l'admirable chapitre sur
le problème d'Œdipe 1 où se trouvent rassemblées ou indiquées toutes
les congruences qui parcourent le livre, et marquées proximité et
différence avec Freud : il faut qu'un principe de segmentation, de
quancificacion, d'articulation vienne découper sur le corps plein, sur
l'ceuf de la cerre où il n'y a pas d'écart extensif, mais seulement des
variations intensives (héritage kantien ?), sur l'hystérie continue de la
filiation et des femmes, des articu!i discernables, des personnes, des
rôles, des noms, ec que le même principe les distribue ec les organise
par des procédures d'extension qui vont déterminer les règles de
l'alliance. Le principe qui circonscrit le lieu ec la modalité de !' ins­
cription de la production désirante, c'est-à-dire le socius, n'est pas, on
le voie, un principe producteur, au fond pas un principe, puisque
descrucceur ; il n'est pas le Signifiant, le cascraceur fondateur, il s'exhibe
non dans la fureur bestiale de l'Urvacer, mais dans le collectif para­
noïaque de la communauté homosexuelle des hommes ; en instituant
les chaînes d'alliance, il institue la représentation, la présentation, sur
la scène-surface du corps sans organe, de drames à propos de rôles
familiaux qui sont là pour - et vont faire écran à - des voyages
d'intensités libidinales anonymes et orphelines. Ainsi est donnée la
possibilité de l'Œdipe, la possibilité du mythe de l'Urvater. C'est
pourquoi l'on dira que l'Œdipe n'est pas originaire, mais qu'il est un
effet de représentation, qui procède de ce que les rôles familiaux qui

1. L'Anti-Œdipe, pp. 1 8 1 - 1 9 5 .

54
Capitalisme énergumène

résultent de l'articulation et de la distribution refoulance dans l'or­


ganisation sociale sont projetés dans l'en-deçà de ce refoulement, là
où il n'y a en réalité que les intensités voyageuses sur le corps plein,
la schizophrénie énergétique. Donc représenté du désir déplacé. Hypo­
thèse probablement moins éloignée de Freud que Deleuze et Guactari
ne le supposent (Freud distingue très bien la topique de l'économique,
le représentant de la pulsion). Mais peu impone. Reste que sous les
noms de distribution, paranoïa, discernabilicé, quantification, il faut
un principe d'exclusion qui vient découper dans l'économique continue
des intensités libidinales un en-dedans et un en-dehors, c'est-à-dire
une dualité ; et que celle-ci est tout le ressort du dispositif théâtral ,
lequel v a représenter dans l e dedans (la scène, la famille, l e socius) ce
qu'il tient refoulé au-dehors (l'économique, l'errance, le corps plein) .
C e principe d'exclusion est l e refoulement originaire, toutes les pro­
cédures d'absorption, de rabattement de la production désirante sur
le corps ou sur le socius, toutes les procédures de rejet des machines
moléculaires et objets partiels hors du socius ou du corps s 'ordonnent
à ce refoulement, à cet écan.
Voici maintenant la grande affaire de ce temps-ci : comment entendre
cet écart s'âns recours au dualisme ? Comment peut-il y avoir des
processus secondaires d'articulation nappant les processus primaires,
prélevés sur eux, les représentant ? Accordé que l'Œdipe ne soie pas
originaire, il faut, dira-c-on, un lieu de théâtralisation, une barrière
d'investissements refoulant, limitant l'errance des intensités, les filtrant
et les composant en scène, qu'elle soie sociale ou « psychique ». Scène
dès lors irréelle, fantasmée, illusoire, éloignée à jamais de la chose
même.
Et toute votre économie libidinale et politique, vont venir nous
dire les roués, représentation comme le reste, théâtre encore, théâtre
où vous mettez en scène le dehors, sous le nom de libido et de
machine, métaphysique du sens quand même où le signifié sera
l'énergie et ses déplacements, mais où vous parlez, Deleuze et Guattari,
où donc vous êtes à l'intérieur du volume salle/scène, où votre chère
et sainte extériorité est quand même à l'intérieur de vos mots !
Métaphore supplémentaire à mettre au compte du théâtre total de
l'Occident, petits drames dans le drame, au maximum changement
de scénographie ; mais non pas métamorphose . . .

Voilà bien une pensée déprimée, voilà une pensée pieuse, nihiliste.
Elle est nihiliste et pieuse parce qu'elle est une pensée. Une pensée est

55
Des diJpoJitift pulsionnels

ce dans quoi la position énergétique s'oublie en se représentant. La


théâtralité est tout ce que la pensée peut dénoncer dans la pensée, peut
critiquer. Une pensée pourra toujours critiquer une pensée, pourra
toujours exhiber la théâtralité d'une pensée, répéter l'écart. Mais il se
passe quelque chose néanmoins, que les penseurs· ne peuvent critiquer
tant que ce quelque chose n'est pas entré dans la pensée théâtralisable.
Ce qui se passe est un déplacement. Ainsi, à côté de l'Europe médiévale
s'est placé un autre dispositif, renaissant-classique. Ce qui est important
n'est pas le discours sur la métaphysique qui est le discours de la
métaphysique. La métaphysique est la puissance du discours en puis­
sance dans tout discours. Ce qui compte est qu'il change de scène, de
dramaturgie, de lieu, de modalité d'inscription, de filtre, donc de
position libidinale. Les penseurs pensent la théâtralité métaphysique,
cependant la position du désir se déplace, le désir travaille, de nouvelles
machines se mettent en marche, les vieilles cessent de tourner ou
tournent un moment à vide ou s'emballent et chauffent. Ce transport
de la force n'appartient pas à la pensée ni à la métaphysique. Le livre
de Deleuze et Guattari représente dans le discours ce transport. Si
vous n'entendez que sa re-présentation, vous avez perdu ; vous aurez
raiJon à l'intérieur de cette figure-ci, selon les critères de ce dispositif­
ci. Mais vous serez oublié, comme est oublié tout ce qui n'est pas
oubli, cout ce qui est placé à l'intérieur du théâtre, du musée, de
l'école. Dans le dispositif libidinal qui monte, avoir raison, c' est-à1
dire se placer dans le musée, n'est pas important du tout, mais pouvoir
rire et danser.

Bellmer décrit une « expression élémentaire », la crispation de la


main sur elle-même lors d'une violente rage de dents : « Cette main
crispée est un foyer artificiel d'excitation , une dent virtuelle qui
• •

détourne en l'attirant le courant de sang et le courant nerveux du


foyer réel de la douleur, afin d'en déprécier l'existence. » Mauvaise
finalité invoquée, plaquée sur la description : pourquoi pas « afin d 'en
magnifier l'existence », ou « sans bue », par simple surabondance ec
déversement de force ? Et si c'est cela, alors pourquoi l'opposition du
réel ec de l'artificiel ? Pourquoi dresser un mur entre la dent et la
main, enfermer la main dans la théâtralisation (et la dent dans la
naturalicé) ? Les doigts ancrés dans la paume ne sont pas la représen­
tation de la dent ; les doigts et la dent ensemble ne sÔnt pas des
significations, des métaphores ; ils sont le même se dépensant diver­
sement, réversiblement. Ce que Bellmer finit par dire.
L' acinéma

Le nihilisme des mouvements convenus

Le cinématographe est l'inscription du mouvement. On y écrit en


mouvements. Toutes sortes de mouvements ; par exemple pour le
plan, ceux des acteurs et objets mobiles, des lumières, des couleurs,
du cadrage, de la focale ; pour la séquence : de tout cela encore, et
en plus des raccords (du montage) ; pour le film, du découpage lui­
même. Et par-dessus ou à travers tous ces mouvements, celui du
son et des mots, venant se combiner avec eux.
Il y a donc une foule (dénombrable néanmoins) d'éléments en
mouvement, une foule de mobiles possibles candidats à l'inscription
sur la pellicule. L'apprentissage des métiers cinématographiques vise
à savoir éliminer, lors de la production du film, un nombre important
de ces mouvements possibles. La constitution de l'image de la
séquence et du film paraît devoir être payée du prix de ces exclusions.
De là deux questions vraiment naïves au regard du discours des
actuels cinécritiques : quels sont ces mouvements et ces mobiles ?
Pourquoi est-il nécessaire de les sélectionner ?
·

Si l'on ne sélectionne aucun mouvement, on accepte le fortuit,


le sale, le trouble, le mal réglé, louche, mal cadré, bancal, mal

57
Des dispositift pulsionnels

ure. . . Par exemple vous travaillez un plan en caméra vidéo, disons


sur une superbe chevelure à la Saint-John Perse ; au visionnement
on constate qu'il y a eu un décrochage : tout à coup, profils d'îles
incongrues, tranchants de . falaises, marais vous sautc:nt dans les
yeux, les affolent, intercalent dans votre plan une scène venue
d'ailleurs, qui ne représente rien de repérable, qui ne se rattache
pas à la logique de votre plan, qui ne vaut même pas comme
insertion, puisqu'elle ne sera pas reprise, répétée, une scène indé­
cidable. On l'effacera donc.
Nous ne revendiquons pas un cinéma brut, comme Dubuffet un
an brut. Nous ne formons pas une association pour la sauvegarde
des rushes et la réhabilitation des chutes. Quoique . . . Nous observons
que si le décrochage est éliminé, c'est en raison de sa disconvenance,
donc à la fois pour protéger un ordre de l'ensemble (du plan et/ou
de la séquence et/ou du film), et pour interdire l'intensité qu'il
véhicule. Et l'ordre de l'ensemble n'a pour raison rien que la fonction
du cinéma : qu'il y ait de l'ordre dans les mouvements, que les
mouvements se fassent en ordre, qu'ils fassent de l'ordre. Écrire en
mouvements, cinématographier, on le conçoit et on le pratique donc
comme une incessante organisation des mouvements. Les règles de
la représentation pour la localisation spatiale, celles de la narration
pour l'instanciation du langage, celles de la forme « musique de
film » pour le temps sonore. Ladite impression de réalité est une
réelle oppression d'ordres.
Cette oppression consiste dans l'application du nihilisme aux
mouvements. Aucun mouvement, d'aucun champ qu'il relève, n'est
donné à l'œil-oreille du spectateur pour ce qu'il est : une simple
différence stérile dans un champ visuel-sonore ; au contraire tout
mouvement proposé renvoie à autre chose, s'inscrit en plus ou en
moins sur le livre de compte qu'est le film, vaut parce qu'il revient­
à autre chose, parce qu'il est donc du revenu potentiel, et du rentable.
Le seul véritable mouvement avec lequel s'écrit le cinéma est ainsi
celui de la valeur. La loi de la valeur (en économie dite politique)
énonce que l'objet, dans notre cas le mouvement, vaut pour autant
qu'il est échangeable, en quantités d'une unité définissable, contre
d'autres objets de ces quantités mêmes. Il faut donc bien que l'objet
fasse mouvement .pour qu'il vaille : qu' il procède d'autres objets
(« production » au sens étroit), et qu'il disparaisse, mais à condition
de donner lieu à d'autres objets encore (consommation). Un tel procès
n'est pas stérile, il est productif, il est la production au sens large.

58
L'acinéma

La pyrotechnie

Distinguons-le bien du mouvement stérile. Une allumette frottée


se consume. Si avec elle vous allumez le gaz grâce auquel vous
chaufferez l'eau du café qu'il vous faut prendre avant d'aller travailler,
la consomption n'est pas stérile, elle est un mouvement qui appartient
au circuit du capital : marchandise-allumette -+ marchandise-force
de travail -+ argent-salaire -+ marchandise-allumette. Mais quand
l'enfant frotte la tête rouge pour voir, pour des prunes, il aime le
mouvement, il aime les couleurs qui se muent les unes en les autres,
les lumières qui passent par l'acmé de leur éclat, la mort du petit
bout de bois, le chuintement. Il aime donc des différences stériles,
qui ne mènent à rien, c'est-à-dire ne sont pas égalisables et compen­
sables, des pertes, ce que le physicien nommera dégradation d'énergie.
La jouissance, pour autant qu'elle donne matière à perversion et
pas seulement à propagation, se remarque à cette stérilité. À la fin
de Par-delà le principe de plaisir, Freud la donne en exemple de la
combinaison de la pulsion de vie (Éros) et des pulsions de mort.
Mais il pense à la jouissance obtenue par le canal de la génitalité
« normale » : comme toute jouissance, y compris celle qui donne

occasion à la stase hystérique ou au scénario pervers, la normale


inclut la composante létale, mais elle la cache dans un mouvement
de retour, qui est celui de la génitalité. La sexualité génitale, si elle
est normale, c'est qu'elle donne lieu à un enfantement, et l'enfant
est le revenu de son mouvement. Mais le mouvement de jouissance,
en tant que tel, désintégré du mouvement de propagation de l'espèce,
serait, génital ou non, sexuel ou non, celui qui outrepassant le point
de non-retour déverse les forces libidinales hors ensemble, et au prix
de l'ensemble (au prix du délabrement et de la désintégration de
l'ensemble).
En flambant l'allumette, l'enfant aime ce détournement (le mot
est cher à Klossowski) dispendieux de l'énergie. Il produit par son
propre mouvement un simulacre de la jouissance dans sa composante
dite de mort. Si donc il est un artiste, c'est assurément parce qu'il
produit un simulacre, mais c'est d'abord que ce simulacre n'est pas
un objet de valeur valant pour un autre objet, avec lequel il se
composerait, il se compenserait et se refermerait en u n ensemble
réglé par quelques lois de constitution (en structure de groupe par

59
De1 dispositift pu/Jionnels

exemple). Il importe au contraire que coute la force érotique investie


dans le simulacre y soie promue, déployée et brûlée en vain. C'est
ainsi qu'Adorno disait que le seul très grand arc est celui des
artificiers : la pyrotechnie simulerait à la perfection la consomption
stérile des · énergies de la jouissance. Joyce accrédite ce privilège dans
sa séquence sur la plage (Ulyue) . Un simulacre pris au sens klos­
sowskien n'est pas non plus à concevoir d'abord sous la catégorie de
la représentation, comme un représentant mimant la jouissance par
exemple, mais dans une problématique kinésique, comme le produit
paradoxal du désordre des pulsions, comme le composé des décom­
positions.
À partir de là commence la discussion sur le cinéma et l'arc
représentatif-narratif en général. Car deux directions s'ouvrent pour
concevoir (et produire) un objet, cinématographique en particulier,
conforme à l'exigence pyrotechnique. Ces deux courants, apparem­
ment tout contraires, semblent être ceux-là mêmes qui attirent à eux
ce qu'il y a d'intense dans la peinture aujourd'hui. Il est possible
qu'ils opèrent aussi dans les formes réellement actives du cinéma
expérimental et underground.
Ces deux pôles sont l'immobilité et l'excès de mouvement. En se
laissant attirer vers ces antipodes, le cinéma cesse insensiblement
d'être une force de l'ordre ; il produit de vrais, c'est-à-dire vains,
simulacres, des intensités jouissives, au lieu d'objets consommables­
productifs.

Le mouvement de revenu

Retournons d'abord un peu en arnere. Qu'est-ce que ces mou­


vements de revenu ou ces mouvements revenus one à faire avec la
forme représentative et narrative dans le cinéma de grande distri­
bution ? Soulignons combien il est misérable de répondre à cette
question en termes de simple fonction superstructurale d'une indus­
trie, le cinéma, donc les produits, les films, auraient à agir sur la
conscience du public pour l'endormir au moyen d'infiltrats idéolo­
giques. Si la mise en scène est une mise en ordre de mouvements,
ce n'est pas parce qu'elle est propagande (au bénéfice de la bour­
geoisie, diront les uns, et de la bureaucratie, ajouteront le$ autres),
mais parce qu'elle est propagation. De même que la libido doit
renoncer à ses débordements pervers pour propager l'espèce dans la

60
L'acinéma

génitalité normale, et laisse se constituer « le corps sexué » à cette


seule fin, de même le film que produit l'artiste dans l'industrie
capitaliste (et toute industrie connue présentement l'est) et qui résulte,
on l'a dit, de l'élimination des mouvements aberrants, des dépenses
vaines, des différences de pure consomption, est composé comme un
corps unifié et propagateur, un ensemble rassemblé et fécond, qui
va transmettre ce qu'il véhicule au lieu de le perdre. La diégèse vient
verrouiller la synthèse des mouvements dans l 'ordre des temps, la
représentation perspectiviste dans l'ordre des espaces.
Or en quoi peuvent consister de tels verrouillages, si ce n'est à
disposer la matière cinématographique selon la figure du revenu ?
Nous ne parlons pas ici seulement de l'exigence de rentabilité imposée
par le producteur à l'artiste, mais de l'exigence de forme que l'artiste
fait peser sur le matériau. Toute forme dite bonne implique le retour
du même, le rabattement du divers sur l'unité identique. Ce peut
être en peinture une rime plastique ou un équilibre de couleurs, en
musique la résolution d'une dissonance dans l'accord de dominante,
en architecture une proportion. La répétition, principe non seulement
de la métrique, mais même de la rythmique, si elle est prise au sens
étroit de la répétition du même (de la même couleur, ligne, du
même angle, du même accord) est le fait d'Éros-et-Apollon disci­
plinant les mouvements et les bornant aux limites de tolérance
caractéristiques du système ou de l'ensemble considéré.
On s'est beaucoup mépris à son sujet quand on a cru y découvrir
après Freud le mouvement pulsionnel même. Car Freud, dans jen­
seits toujours, prend bien garde de dissocier la répétition du même
. ..

qui signale le régime des pulsions de vie, et la répétition de l'autre


qui ne peut qu'être l'autre de la répétition première nommée, propre
aux pulsions de mort, en tant que celles-ci étant précisément hors
régime assignable par le corps ou l'ensemble concerné, il n'est pas
possible de discerner ce qui revient quand revient avec elles l'intensité
d'extrême jouissance et péril dont elles sont les porteuses. Au point
qu'il faut se demander si c'est bien de répétition qu'il s'agit, si au
contraire ce n'est pas à chaque fois autre chose qui vient, et si l'éternel
retour de ces stériles explosions de dépense libidinale ne doit pas
être conçu en un tout autre espace-temps que celui de la répétition
du même, comme leur coprésence incompossible. Ici se rencontre
assurément l'insuffisance de la pensée, laquelle passe nécessairement
par le même qui est le concept.
Les mouvements du cinéma sont en général ceux du revenu,

61
Des dispositifs pulsionnels

c'est-à-dire de la répétition du même et de sa propagation. Le


scénario, qui est une intrigue avec dénouement, représente dans l'ordre
des affects relatifs aux « signifiés » (dénotés aussi bien que connotés,
comme dirait Meq;) la même résolution d'une dissonance que la
forme sonate en musique. À cet égard toute fin est la bonne, de ce
qu'elle est fin; serait-elle meurtre, car celui-ci aussi est la résolution
d'une dissonance. Dans le registre des affects attachés aux « signi­
fiants » cinématographiques et filmiques, vous trouverez appliquée à
toutes les unités (focale, cadrage, raccord, éclairage, tirage, etc.) la
même règle de résorption du divers dans l'unité, la loi du retour
du même à travers un semblant d'altérité, qui n'est en fait que
détour.

L'instance d'identification

Cette règle, où qu'elle s'applique, opère principalement, on l'a


dit, sous la forme d'exclusions ec d'effacements. Exclusions de certains
mouvements telles que les professionnels n'en sont pas conscients ;
effacements qu'en revanche ils ne sauraient ignorer alors qu'une partie
importante de l'activité cinématographique consiste en eux. Or ces
effacements et exclusions constituent les opérations mêmes de la mise
en scène. En éliminant, avant la prise de vue et/ou après elle, les
reflets par exemple, l'opérateur et le metteur en scène condamnent
l'image sur pellicule à la tâche sacrée de se rendre reconnaissable par
l'ceil, et exigent donc de ce dernier qu'il saisisse cet objet ou cec
ensemble d'objets comme le doublet d'une situation dès lors supposée
réelle. L'image est représentative parce qu'elle est reconnaissable,
parce qu'elle s'adresse à la mémoire de l'ceil, à des repères d'identi­
fication fixés, connus au sens de « bien connus », établis. Ces repères
sont l'identité qui mesure le revenir et le revenu des mouvements.
Ils forment l'instance (ou le groupe d'instances) à laquelle se sus­
pendent cous les mouvements, et grâce à laquelle ceux-ci revêtent
nécessairement la forme de cycles. Ainsi cous les éloignements, troubles,
écarts, perces, dérèglements peuvent bien se produire, ils ne sont
plus de vrais détournements, des dérives à perte, ils ne sont que des
décours bénéficiaj.res tout compte fait. C'est en ce point précis du
retour à des fins d'identification que la forme cinématographique,
comprise comme la synthèse de bons mouvements, s'articule sur
l'organisation cyclique du capital.

62
L'acinéma

Un exemple encre mille ; dans Joë, c'est aussi /'Amérique (film


entièrement construit sur l'impression de réalité), le mouvement est
altéré à deux reprises, la première fois quand le père bat à mort le
jeune garçon hippie avec lequel vit sa fille, la deuxième fois, quand,
« nettoyant » au fusil une commune hippie, il eue sa fille sans le
savoir. Cette dernière séquence s'immobilise sur un gros plan du
visage et du buste de la jeune femme touchée en plein mouvement.
Dans le premier meurtre on voit les poings s'abattre en grêle sur un
visage sans défense qui sombre bientôt dans le coma. Ces deux effets,
l'un d'immobilisation, l'autre d'excès de mobilité, sont donc obtenus
en dérogation des règles de représentation, qui exigent que le mou­
vement réel, imprimé à 24 images/seconde sur la pellicule, soit
restitué à la projection à la même vitesse. On pourrait s'attendre de
ce fait à une force charge en affect, tant cette perversion, en plus ou
en moins, du rythme réaliste répond à celle du rythme corporel dans
la grande émotion. Ec elle se produit en effet. Mais au bénéfice,
néanmoins, de la totalité filmique, ec donc, somme coute, de l'ordre ;
car ces deux arythmies se produisent non pas de façon aberrante,
mais aux points culminants de la tragédie de !'impossible inceste
père/ fille qui sous-tend le scénario. De sorte qu'elles peuvent bien
déranger l'ordre représentatif jusqu'à supprimer quelques instants
!'effacement de la pellicule qui en est la condition, elles ne laissent
pas d'arranger, au contraire, l'ordre narratif, qu'elles marquent d'une
belle courbe mélodique, le premier meurtre en accéléré trouvant sa
résolution dans le second immobilisé.
La mémoire à laquelle s'adressent les films n'est donc rien en elle­
même, cout comme le capital n'est rien qu'inscance capitalisante ;
elle est une instance, un ensemble d'instances vides, qui n'opèrent
nullement par leur contenu ; la bonne lumière, le bon montage, le
bon mixage ne sont pas bons parce qu'ils sont conformes à la réalité
perceptive ou sociale, mais parce qu'ils sont les opérateur! scénogra­
phiques a priori qui déterminent au contraire les objets à enregistrer
sur l'écran et dans la " réalité >.

La mise hors scène

La mise en scène n'est pas une activité «· artistique » , elle ·est un


processus général atteignant tous les champs d'activité, processus
profondément inconscient de départages, d'exclusions et <l'efface-

63
Dei dispositift pulsionnels

ments. En d'autres termes le travail de la mise en scène s'effectue


sur deux plans simultanément et c'est là la chose la plus énigmatique.
D'une part ce travail revient élémentairement à séparer la réalité
d'un côté et de l'autre une aire de jeu (un « réel » ou un « déréel » ,
ce qu'il y a dans l'objectif) : mettre en scène est instituer cette limite,
ce . cadre, circonscrire la région de déresponsabilité au sein d'un
ensemble qui ideo facto sera posé comme responsable (on l'appellera
nature par exemple, ou société, ou dernière instance), et donc instituer
entre l'une et l'autre région une relation de représentation ou de
doublure, accompagnée forcément d'une dévalorisation relative des
réalités de scène qui ne sont plus alors que des représentants des
réalités de réalité. Mais d'autre part et de façon indissociable, pour
que la fonction de représentation puisse être assurée, le travail qui
met en scène non seulement doit être aussi, comme on vient de le
dire, un travail qui met hors scène, mais un travail qui unifie tous
les mouvements, de part et d'autre de la limite du cadre, qui impose
ici et là, dans la « réalité » comme dans le réel, les mêmei normes,
qui instancie pareillement toutes les impulsions, et qui par conséquent
n'exclut et n'efface pas moins hors scène qu'en scène. Les repères qu'elle
impose à l'objet filmique, elle les impose aussi nécessairement à tout
objet hors film. Elle disjoint donc d'abord dans l'axe de la représen­
tation, grâce à la limite théâtrique, une réalité et son double, dis­
jonction qui constitue un évident refoulement ; mais en outre elle
élimine, par-delà cette disjonction représentative, dans un ordre « pré­
théâtrique », économique, tout mouvement impulsionnel, qu'il soit de
déréel ou de réalité, qui ne se prêterait pas à redoublement, qui
échapperait à l'identification, à la reconnaissance et à la fixation
mnésiques. Indépendamment de tout « contenu », aussi « violent »
puisse-t-il paraître, la mise en scène considérée sous l'angle de cette
fonction primordiale d'exclusion, étendue aussi bien à l' « extérieur »
qu'à l'intérieur de l'aire cinématographique, agit donc toujours comme
un facteur de normalisation libidinale. Cette normalisation, on le
voit, consiste à exclure tout ce qui, sur scène, ne peut pas être rabattu
sur le corps du film, et hors scène sur le corps social.
Le fi.lm, cette étrange formation réputée normale, ne l'est pas plus
que la société ou l'organisme. Ses objets, qui n'en sont pas, résultent
tous de l'imposition et de l'espérance d'une totalité effectuée, ils sont
censéS réaliser la tâche raisonnable par excellence, qui est la subor­
dination de tous les mouvements pulsionnels partiels, divergents et
stériles à l'unité du corps organique. Le film est le corps organique

64
L'acinéma

des mouvements cinématographiques. Il est l'ekklesia des images,


comme la politique est celle des organes sociaux partiels. C'est
pourquoi la misé en scène, technique d'exclusions et d'effacements,
qui est activité politique par excellence, et celle-ci, qui est par
excellence mise en scène, · sont la religion de l' irreligion moderne,
l'ecclésiastique de la laïcité. Le problème cencral . n'étant pas, ici ni
là, la disposition représentative et la question, qui lui est attachée,
de savoir quoi représenter et commenc, de définir une bonne ou vraie
représentation ; mais l'exclusion ou la forclusion de tout ce qui est
jugé irreprésentable, parce que non récurrent.
Le film agit ainsi comme le miroir orthopédique donc Lacan a
analysé, en 1 949, la fonction constitutive du sujet imaginaire ou
objet a ; qu'il agisse à l'échelle du corps social ne modifie rien à
sa fonction. Mais le problème véritable, que Lacan élude en raison
de son hégélianisme, est de savoir pourquoi il faut, aux pulsions
éparses sur le corps polymorphe, un objet où se réunir. Dans une
philosophie de la conscience, ce dernier mot dit assez que cette
exigence d'unification est donnée par hypothèse ; elle est la tâche
même d'une telle philosophie ; dans une « pensée » de l'inconscient,
dont l'une des formes les plus apparentées à la pyrotechnie serait
l'économique ici ou là esquissée par Freud, la question de la
production de l'unité, même imaginaire, ne peut plus manquer
de se poser dans toute son opacité. On n'aura plus à simuler de
comprendre la constitution de l'unité du sujet à partir de son
image dans le miroir, on aura à se demander comment et pourquoi
la paroi Jpéculaire en général, et donc l'écran cinématographique
en particulier, peut devenir un lieu privilégié d'investissement
libidinal, pourquoi et comment les impulsions vonc faire station
sur la petite peau, la pellicule, et pour ainsi dire l'opposer à elles­
mêmes comme le lieu de leur inscription, et, qui plus est, comme
le support que l'opération cinématographique, sous tous ses aspects,
viendra effacer. Une économique libidinale du cinéma devrait
littéralement construire les opérateurs qui sur le corps social et
organique excluent les aberrances et canalisent les impulsions dans
ce dispositif. Il n'est pas certain que le narciJ1isme ou le masochiJme
soient les opérateurs convenables ; ils comportent une teneur en
subjectivité (en théorie du Moi) sans doute encore beaucoup trop
élevée.

65
Des di1positift pu/Jionne/1

Le tableau 11i11ant

L'acinéma, on l'a dit, se situerait aux deux pôles du cinéma pris


comme graphie des mouvements : donc l'immobilisation et la mobi­
lisation extrêmes. Ce n'est que pour la pen1ée que ces deux modes
sont incompatibles. Pour l'économique ils sont au contraire néces­
sairement associés ; la stupéfaction, la terreur, la colère, la haine, la
jouissance, toutes les intensités, sont toujours des déplacements sur
place. Il faudrait analyser le terme d'émotion en une motion qui irait
à l'épuisement d'elle-même, une motion immobilisante, une mobi­
lisation immobilisée. Les arts de la représentation offrent deux exemples
symétriques de ces intensités, l'un où c'est l'immobilité qui apparaît :
le « tableau vivant » ; l'autre où c'est l'agitation : l'abstraction lyrique.
Il existe présentement en Suède une institution dite du po1ering,
terme emprunté à la po1e sollicitée par le photographe de portraits :
des jeunes femmes louent à des maisons spécialisées leurs services,
lesquels consistent à prendre, vêtues ou dévêtues, les poses que les
clients désirent, tandis qu'il est interdit à ceux-ci, par le statut de
ces maisons qui ne sont pas de prostitution, de toucher d'aucune
manière les modèles. Institution qu'on dirait taillée à la mesure de
la fantasmatique de Klossowski, dont on sait l'importance qu'il
accorde au tableau vivant comme simulacre presque parfait du
fantasme en son intensité paradoxale. Mais il faut bien voir comment
dans ce cas se distribue le paradoxe : l'immobilisation semble n'at­
teindre que l'objet érotique, tandis que le sujet se trouverait en prise
au plus vif émoi.
Sans doute n'est-ce pas si simple qu'il paraît et faudrait-il plutôt
comprendre le dispositif comme opérant la segmentation, Jur leJ
deux corp11 celui du modèle et celui du client, des régions d'inten­
sification érotique extrême par l'un deJ deux, celui du client, dès lors
réputé intact en son intégrité. Une telle formulation, dont on voit
la proximité avec la problématique sadienne de la jouissance, oblige,
pour ce qui nous concerne ici, à noter ceci : le tableau vivant en
général, s'il détient un potentiel libidinal certain, c'est parce qu'il
met en communication l'ordre théâtrique et l'ordre économique ;
c'est parce qu' il use des « personnes totales )) comme de régions
érogènes détachées sur lesquelles brancher les pulsions du spectateur
(se méfier de tout rabattre ici rapidement sur le voyeurisme). Il fait

66
L'acinéma

ainsi sencir le prix, hors de prix, comme l'explique admirablement


Klossowski, que doit payer le corps organique, la prétendue unité
du prétendu sujet, pour qu'éclate la jouissance dans son irréversible
stérilité. C'est le prix même que devrait payer le cinéma s'il allait
au pre.mier de ses extrêmes, l'immobilisation : car celle-ci (qui n'est
pas l'immobilité) signifierait qu'il lui faut sans cesse défaire la
synchèse convenue que cout mouvement cinématographique répand
avec lui pour qu'au lieu des bonnes formes raisonnables et unifiances
qu'il propose à l'idencificacion, l'image donne par sa fascinante
paralysie marière à l'agitation la plus intense. On trouverait déjà
beaucoup de films de recherche et underground pour illustrer cette
direction d'immobilisation.
Il faudrait ici ouvrir le dossier d'une affaire d'une singulière
importance : si vous lisez Sade ou Klossowski, le paradoxe de
l'immobilisation, vous le voyez, se distribue clairement sur l'axe
représentatif. L'objet, la victime, la prostituée prend la pose, s'offrant
ainsi comme région détachée, mais il faut qu'en même temps elle se
dérobe ou s'humilie comme personne totale. L'allusion à cette dernière
est un facteur indispensable de l'intensification, puisqu'elle indique
le prix irrtfp'préciable du détournement de pulsions auquel procède
la jouissance perverse. Il est donc essentiel à cette fantasmatique
d'être représentative, c'est-à-dire d'offrir au spectateur des instances
d'identification, des formes reconnaissables, et pour toue dire matière
à mémoire : car c'est au prix, répétons-le, d'outrepasser celle-ci et
de défigurer l'ordre de la propagation que se fera sentir l'émotion
intense. Il s'ensuit que le support du simulacre, que ce soie la syntaxe
de la description chez !'écrivain, la pellicule du photographe Pierre
Zucca (qui « illustre » La Monnaie vivante), le papier du dessinateur
Pierre Klossowski, - il s'ensuit que ce support ne doit, lui, subir
aucune perversion remarquable afin que celle-ci ne porte atteinte
qu'à ce qu'il supporte, à la représentation de la victime : elle le
maintient donc dans l'insensibilité ou l'inconscience. De là l'actif
militantisme de .Klossowski en faveur de la plastique représentative,
et ses anathèmes contre la peinture abstraite.

L'abstraction

Or qu'arrive-t-il si c'est au contraire sur le support lui-même


qu'on porte des mains perverses ? Voilà que c'est la pellicule, les

67
Des dispositifs pulsionnels

mouvements, les éclairages, les mises au point, qui vont se refuser


à produire l'image reconnaissable d'une victime ou d'un modèle
immobile, et prendre sur eux, sans plus le laisser au corps fantasmé,
le prix de l'agitation et de la dépense pulsionnelles. La pellicule
(pour la peinture, la toile) se fait corps fantasmé. Toute l'abstraction
lyrique en peinture tient dans un rel déplacement. Il implique la
polarisation non plus vers l'immobilité du modèle, mais vers la
mobilité du support. Cette mobilité est tout le contraire du mou­
vement cinématographique : elle relève de tout procédé défaisant les
belles formes que suggère ce dernier, à quelque degré, élémentaire
ou complexe, que ce procédé travaille. Elle fait barre aux synthèses
d'identification et déjoue les instances mnésiques. Elle peut ainsi aller
très loin dans le sens d'une ataraxie des constituants iconiques, qu'il
faut comprendre encore comme mobilisation du support. Mais cette
manière de déjouer le mouvement par le support ne doit pas être
confondue avec celle qui passe par l'attaque paralysante de la victime
qui sert de motif. Ici non seulement il n'est plus besoin de modèle,
mais la relation au corps du client-spectateur est complètement
déplacée.
Comment s'insrancie la jouissance devant une grande toile de
Pollock ou de Rothko ou devant une étude de Richter, ou de
Baruchello, ou de Eggeling ? S'il n'y a plus la référence à la perte
du corps unifié, s'il n'apparaît plus, grâce à l'immobilisation du
modèle et à son détournement aux fins de décharges partielles,
combien inappréciable est la disposition que le client-spectateur peut
en avoir, le représenté cesse d'être l'objet libidinal, et c'est l'écran
lui-même qui prend sa place dans ses aspects les plus formels. La
petite peau ne s'abolit plus au bénéfice de celle chair, elle s'offre
comme cerce chair même en train de poser. Mais à quel corps unifié
est-elle arrachée pour que le spectateur en jouisse et qu'elle lui semble
hors de prix? Devant les infimes frissons qui ourlent les régions de
contact ajointant les plages chromatiques des toiles de Rothko, ou
devant les déplacements presque imperceptibles des petits objets ou
organes de Pol Bury, c'est au prix de renoncer à sa totalité de corps
et à la synthèse des mouvements qui le fait exister, que le corps du
spectateur lui-même peut en jouir : ces objets-là exigent la paralysie
non plus de l'objet-modèle mais du « sujet »-client, la décomposition
de son organisme à lui, la restriction des voies de passage et de
décharge libidinales à de très petites régions partielles (œil-cortex),
la neutralisation du corps presque entier dans une tension bloquant

68
L'acinéma

coute évasion des pulsions vers d'aurres voies que celles nécessaires
au déceccage de très fines différences. Il en va de même, selon d'autres
modalités, des effets des excès de mouvement d'un Pollock en
peinture ou d'un Thompson (travail sur l'objectit) au cinéma. Le
cinéma abstrait comme la peinture abstraite en opacifiant le support
renverse le dispositif, et fait du client la victime. Il y a cela aussi
encore que différemment dans les déplacements presque insensibles
au théâtre Nô.
La question, qu'il faudrait dire cruciale pour notre temps, parce
qu'elle est celle de la mise en scène et donc de la mise en société
(hors scène), est la suivante : est-il nécessaire que la victime soit en
scène pour que la jouissance soit intense ? Si la victime est le client,
si en scène il y a seulement la pellicule, l'écran, la toile, le support,
perdons-nous à ce dispositif l'intensité de la décharge stérile ? Et si
c'est vrai, alors faut-il renoncer à en finir avec l'illusion non seulement
cinématographique, mais sociale et politique ? Cette illusion n'en
est-elle pas une ? Est-ce de le croire qui est une illusion ? Faut-il
nécessairement que le retour des intensités extrêmes soit instancié sur
au moins cette permanence vide, sur ce fantôme de corps organique
ou de sujet, qu'est le nom propre (en même temps qu'il ne saurait y
parvenir) ? Cette instanciation, cet amour, en quoi diffère-t-elle de
cet ancrage en rien qui fait le capital ?
Freud selon Cézanne

La peinture et l'illusion

Quant au rapport de la psychanalyse avec l'art, on peut l'approcher


de bien des façons qui toutes peuvent se recommander de Freud.
Plutôt que d'entreprendre à nouveau un recensement, mieux fait par
d'autres 1, de cet éventail, on préfère ici proposer une problématique
un peu différente, en partant d'une remarque mineure en apparence :
même s'il ne s'agit pas tout bonnement d'appliquer un supposé
savoir psychanalytique sur une ceuvre et de fournir un diagnostic de
celle-ci ou de son auteur, même si l'on s'attache à construire un à
un tous les linéaments par lesquels elle est reliée au désir de l' écrivain
ou du peintre, plus encore : même si l'on sirue au cceur de l'activité
créatrice un espace émotionnel ouvert par le manque originaire de

1. P. Kaufmann, article « Psychanalyse », Enrydopeedia Uni11er1aliI, 1 97 1 ;


S. Kofmann, L'.Enfance de l'art (Fayot, 1 970), Galilée, 1 985 ; J .-F. Lyotard,
« Principales tendances actuelles de !'étude psychanalytique des expressions
artistiques et littéraires », dans Dérive à partir de Marx et Freud, coll. « 10 /
18 », 1973.

71
Des dispositifs pulsionnels

réponse à la demande du sujet 1 , il reste que la relation épistémo­


logique de la psychanalyse avec l'œuvre est constituée dans tous les
cas de façon unilatérale ; la première étant la méthode qui s'applique
à la seconde prise comme objet. Réintroduirait-on la dimension du
transfert dans la conception de la production artistique qu'on ne
restituerait pas pour autant la portée inventive et critique de la forme
même de l'œuvre 2 • La résistance des esthéticiens, historiens de l'art,
artistes, à une telle distribution des rôles procède sans douce de ce
que soit placée en position d'objet passif une œuvre dont ils
connaissent, à des titres divers, le pouvoir actif de produire des sens
nouveaux. Il est intéressant de renverser le rapport, d'examiner si cette
activité inaugurale et critique ne pourrait pas à son tour s'appliquer
à l'objet « psychanalyse » pris comme une œuvre. En l'interrogeant
de cette manière, on découvrira bientôt, dans le noyau de la concep­
tion freudienne de l'art, une disparité étonnante de statut entre les
deux arts qui en forment les pôles de référence, la tragédie et la
peinture. Si la force de produire des objets qui n'accomplissent pas
seulement le désir, mais dans lesquels celui-ci se trouve réfléchi ou
renversé, la force libidinale critique, est tacitement accordée à la
première, elle est refusée proprement à la seconde.
J. Starobinski 3 a montré de quelle façon les figures tragiques
d'Œdipe et de Hamlet qui sont des objets privilégiés de la réflexion
freudienne valent en outre et surtout comme des opérateurs pour
l'élaboration de la théorie. S'il n'y a pas de livre ni même d 'article
de Freud sur Œdipe ou a fortiori sur Hamlet, c'est que la figure du
fils du roi mort joue pour l'inconscient (au moins épistémologique)
de Freud le rôle d'une sorte de crible ou de grille qui, appliquée au
discours de l'analyse, va lui permettre d'entendre ce qu'il ne dit pas,
de regrouper des fragments de sens disparates, épars dans le matériel.
La scène tragique est le lieu auquel est rapportée la scène psycha­
nalytique aux fins d'interprétation et de construction. L'art est ici ce
dans quoi la psychanalyse puise ses moyens de travailler et de
comprendre. Il est clair qu'une telle relation n'a été possible et n'a
chance d'être féconde que si l'art, la tragédie offre, sinon une analyse

l . P. Kaufmann, L'Expérience émotionnelle de l'espace, Paris, Vrin, 1 967.


2 . A. Ehrenzweig, The Psychoanalysis of Ar#stic Vision and Hearing,
2• éd. , New York, 196 5 .
3 . J . Srarobinski, « Hamlec e t Freud », dans E. Jones, Ham/et e t Œdipe,
Paris, 1 967.

72
Freud selon Cézanne

déjà , du moins une représentation privilégiée de ce dont il est question


dans l' analyse, le désir du sujet dans son rapport avec la castration 1 •
Tel est en effet le cas de la tragédie, grecque ou shakespearienne ;
et tel encore celui d'une œuvre plastique comme le Moiie de Michel­
Ange. ]. Lacan fait un usage semblable de la nouvelle d'E. Poe, The
Purloined Letter (La Lettre volée), pour construire sa thèse de l'in­
conscient analogue à un langage.
Si l'on se tourne vers la peinture, on .observera qu'elle occupe,
dans la pensée de Freud et dans la théorie psychanalytique en général,
une position bien différente. Les références à l'objet pictural sont très
nombreuses dans les écrits, du début à la fin de l'œuvre : un essai
tout entier 2 lui est consacré ; mais surtout la théorie du rêve et du
_fantasme, voie d'accès majeure à la théorie du désir, est construite
autour d'une « esthétique » latente de l'objet plastique. L'intuition
centrale de cette esthétique est que le tableau, au même titre que
la « scène » onirique, représente un objet, une situation absents, qu'il
ouvre un espace scénique dans lequel, à défaut des choses mêmes,
leurs représentants du moins peuvent être donnés à voir, et qu'il a
la capacité d'accueillir et de loger les produits du désir s'accomplis­
sant. Comme le rêve, l'objet pictural est pensé selon la fonction de
représentation hallucinatoire et de leurre. Se saisir de cet objet avec
des mots qui le décrivent et qui vont servir à en comprendre le sens,
ce sera pour Freud le dissiper, tout comme en convertissant l'image
onirique ou le fantasme hystérique en discours, on conduit la signi­
fication vers sa localité naturelle, celle des mors et de la raison, et
!'on rejette le voile de représentations, d'alibis, derrière lequel elle
se cachait 3•
Cette assignation de l'œuvre plastique, en tant que muette et
visible, à résider dans la région de l'accomplissement imaginaire du
désir, on la retrouve au cœur de l'analyse freudienne dans la fonction
de l'art. Freud distingue en effet deux composantes dans le plaisir
esthétique ; un plaisir proprement libidinal qui provient du contenu
même de l'œuvre, pour autant que celle-ci nous permet, par iden­
tification au personnage, d'accomplir notre désir en accomplissant son

1 . A. Green, Un œil en trop, Paris, 1969.


2. S. F.reud, Un Jouverzir d'enfance de Uonard de Vinci, 19 10, trad. fr. ,
Paris, 19 27.
3. S. Freud, Érudei 111r l'hy1rérie, 1 895 , trad. fr., Paris, 1 9 56 ; L'inter­
prétation dei rêveJ, trad. fr., Paris, 1967.

73
Des dispositift puisionnels

destin ; mais aussi, et pour ainsi dire au préalable, un plaisir procuré


par la forme ou la position de l'œuvre qui s'offre à la perception
non pas comme un objet réel, mais comme une sorte de jouet, d'objet
intermédiaire à propos duquel sont autorisées des conduites ec des
pensées donc il est admis que le sujet n'aura pas à rendre compte.
Cette fonction de détournement par rapport à la réalité ec à la
censure, Freud l'intitule « prime de séduction 1 » : en situation
« esthétique » comme dans le sommeil, une partie de l'énergie de
contre-investissement, employée à refouler la libido, est libérée ec
restituée, sous forme d'énergie libre, à l'inconscient, qui va pouvoir
produire les figures du rêve ou de l'art ; ici comme là, c'est le rejet
de cout critère réaliste qui permet à l'énergie de se décharger de
façon régressive, sous la forme de scènes hallucinatoires. L' œuvre
nous offre donc une prime de séduction en ceci qu'elle nous promet,
de par son seul statue artistique, la levée des barrières de refoule­
ment 2• On voie qu'une celle analyse de l'effet esthétique tend à
l'identifier à un effet de narcose. L'essentiel y est la réalisation de la
déréalité qu'est le fantasme. Du point de vue proprement formel,
cette hypothèse a pour contrepartie deux attitudes : d'abord elle
conduit à privilégier le « sujet » (le mocif) dans la peinture ; l'écran
plastique sera pensé conformément à la fonction représentative, comme
un support transparent derrière lequel se déroule une scène inacces­
sible. Et d'autre parc elle invite à rechercher, cachée sous l'objet
représenté, comme le groupe de la Vierge, de sa mère et de son
fils �. une forme (la silhouette d'un vautour) supposée déterminante
dans la fantasmatique du peintre. Du même coup se trouve éliminée
du champ d'application de la psychanalyse coute peinture non repré­
sentative, et de la méthode cou ce « lecture » de l' œuvre qui ne se
soucie pas d'abord d'y repérer le « discours » de l'inconscient du
peintre, serait-il fait de silhouettes fantasmatiques. A fortiori il fau­
drait renoncer à saisir, avec les seules catégories de cecce esthétique,
une œuvre de peinture où serait précisément critiquée par des moyens
plastiques la « position esthétique » donc Freud pensait qu'elle avait

1 . S. Freud, « La création liccéraire et le rêve éveillé » , 1 908, trad. fr.,


dans EJsais de psychanalyse appliquée, Paris, Gallimard, 1 9 3 3 .
2 . S. Freud, « Formulierungen über die zwei Prinzipien des psychischcn
Geschehens », 1 9 1 1 , dans Gesammelte Werke, VIII, Fischer Verlag.
3. S. Freud, Un souvenir d'enfance de Léonard de Vinci, 1 9 1 0 , trad. fr.,
Paris, 1927.

74
Freud selon Cézanne

valeur narcotique pour la censure. Or il n'est pas excessif de penser


que cout ce qui importe en peinture à partir de Cézanne, bien loin
de favoriser l'endormissement de la conscience et l'accomplissement
du désir inconscient de l'amateur, vise au contraire à produire sur
le support des sortes d'analoga de l'espace inconscient lui-même, qui
ne peuvent susciter que l'inquiétude ec la révolte. Et comment rendre
compte dans cette même perspective des tentatives faites de toutes
parts aujourd'hui par les peintres, mais aussi par les hommes de
théâtre ou par les musiciens pour faire sortir l'œuvre du lieu neutralisé
(l'édifice culturel : musée, théâtre, salle de concert, conservatoire),
où l'institution la relègue ? Esc-ce qu'elles ne visent pas la destruction,
sur l'œuvre et sur sa position, de ce privilège d'irréalité qui, selon
Freud, lui conférait le pouvoir de séduction ? Il est clair que l'on a
aujourd'hui une situation de l'œuvre qui ne paraît plus guère satisfaire
aux conditions relevées par l'esthétique explicite de Freud : l' œuvre
déréalise la réalité bien plus qu'elle ne vise à réaliser, dans un espace
imaginaire, les déréalités du fantasme 1 :
O n pourrait cirer d e ces quelques remarques le sentiment que
somme toute, si les analyses de Freud en matière d'art plastique
paraissent inapplicables aujourd'hui, c'est que la peinture est devenue
profondément différente : après cout, dira-t-on, celui qui a inauguré
la révolution psychanalytique n'avait pas mission d'anticiper la révo­
lution picturale. C'est oublier que cette dernière· a commencé sous
ses yeux et qu'entre les premiers écrits ( 1 89 5 ) et les toue derniers
( 1 938), durant une petite moitié de siècle, non seulement la peinture
a changé de sujet, de manière, de problème, mais l'espace pictural
« monté » par les hommes du Quattrocento est tombé en ruine, et
avec lui la fonction de la peinture qui étaie au centre de la conception
freudienne et y est restée, la fonction de représentation. Que Freud
n'ait pas eu d'yeux pour ce renversement « critique de l'activité
picturale, pour ce véritable déplacement du désir de peindre, qu'il
s'en soit tenu à une position exclusive de ce désir, celle de la
scénographie italienne du XV" siècle, cela ne peut qu'étonner, alors
que le travail critique commencé par Cézanne, continué ou repris en
tous sens par Delaunay et Klee, par les cubistes, par Malevitch et
Kandinsky, attestait qu'il ne s'agissait plus du tout de produire une

1. S. Freud, Le Mot d'uprit et son rapport a11ec /'inconscient, 190 5 , trad.


fr., Paris, 1930.

75
Des dispositift pu/sio1111els

illusion fantasmatique de profondeur sur un écran traité comme une


vitre, mais au contraire de faire voir les propriétés plastiques (lignes,
points, surfaces, valeurs, couleurs) dont la représentation ne se sert
que pour les effacer ; qu'il ne s'agissait donc plus d'accomplir le
désir en le leurrant, mais de le capter et le décevoir méthodiquement
en exhibant sa machinerie. Ignorance d'autant plus surprenante chez
Freud que ce renversement de la fonction picturale écait à bien des
égards parent du retournement de la fonction de conscience par
l'analyse freudienne elle-même, l'un et l'autre s'inscrivant comme
effets de surface d'un vaste bouleversement souterrain qui portait (et
porte encore) atteinte aux couches d'appui de l'édifice social et culturel
occidental. Car ce qui est en question à parcir des années 1 880 à
travers des secousses échelonnées selon la nature du champ intéressé,
c'est la position même du désir de l'Occident moderne, c'est la façon
donc les objets, mots, images, biens, pensées, travaux, femmes et
hommes, naissances et morts, maladies, guerres encrent en circulation
dans la société et y sont échangés. S'il fallait situer en quelques mots
cette transposition du désir anonyme qui soucient l'institution en
général et la rend acceptable, on dirait grosso modo qu'auparavant
ce désir s'accomplissait dans un régime des échanges qui imposait
à l'objet une valeur symbolique toue comme l'inconscient du névro­
tique produit et met en relation des représentants de l'objet refoulé
selon une organisation symbolique d'origine œdipienne ; tandis
qu'à partir de la mutation dont nous parlons (et donc l'effet le
mieux étudié l'a été par Marx sur le champ économique), la
production et la circulation des objets cessent d'être réglées par
référence à des valeurs symboliques, et d'être imputées à un
Donateur mystérieux, mais obéissent à la seule « logique » interne
au système, un peu comme les formations de la schizophrénie
paraissent échapper à la régularisation que la névrose doit à la
structure œdipienne, et n'obéir à plus rien qu'à l'effervescence
« libre » de l'énergie psychique. C'est une hypothèse recevable que
l'événement-Freud procède d'une telle mutation dans l'ordre de la
représentation discursive, et que dans celui de la représentation
plastique et particulièrement picturale, son analogue soit l' événe­
ment-Cézanne. Il resterait à comprendre les motifs ou modalités
de l'ignorance du second par le premier ; et, condition pour y
parvenir, il faudrait d'abord montrer en quoi l'œuvre de Cézanne
atteste la présence d'un tel déplacement dans la position du désir,
ici du désir de peindre, et par conséquent dans la fonction même

76
Freud 1e!on Cézanne

de la peincure. Examinons un peu sous cet angle le parcours que


trace cette œuvre, et l'élément dans lequel il s'inscrit.

La peinture et /'impouvoir

Depuis le recensement monumental fait par Vemuri sur l'œuvre


de Cézanne, on a coutume de distinguer dans celle-ci quatre périodes :
sombre, impressionniste, constructive, synthétique. Liliane Brion­
Guerry la reprend à son compte, mais elle la dramatise deux fois.
Tout d'abord elle montre que ce qui motive cette odyssée plastique,
c'est la recherche d'une solution à un problème également plastique :
l'unification du contenu spatial, l'objet représenté, et de son conte­
nant, l'enveloppe atmosphérique. En second lieu, elle suggère que
ce désir d'unité plastique, en s'accomplissant dans les quatre grandes
manières susdites, reproduit ou du moins réactive les principales
conceptions de l'espace apparues dans l'histoire de la peinture : espace
mouvant à plusieurs points de fuite, comparable à celui de la peinture
antique, dans la première période ( 1 860- 1 872) ; dans la seconde
( 1 872- 1 878), dite impressionniste, espace de type italo-hellénistique
où les plans lumineux ne parviennent pas à s'intégrer en un système
cohérent ; espace au contraire trop construit, trop « serré » de la
troisième période ( 1 878- 1 892), qui suggère un rapprochement avec
celui des « primitifs » romans ; enfin lors de la dernière période, de
1 892 à la mort en 1906, redécouverte sinon de la perspective classique
du Quattrocento, du moins d'une expression de la profondeur ana­
logue à celle des baroques, ou, mieux encore, des aquarellistes de
l'Extrême-Orient.
Ainsi l' œuvre de Cézanne, dans son déplacement, condenserait
presque toute l'histoire de la peinture, du moins l'histoire de la
perspective, mieux encore : /'hi1toire de /1e1pace peint. Oc il faut à
cet égard noter deux choses : d'abord si tel est le cas, on le doit à
une incapacité originaire, à un manque qui ne cesse de relancer
d'étape en étape l'investigation plastique : l'incapacité chez Cézanne
de voir et de rendre l'objet représenté et son lieu selon la perspective
« classique », c'est-à-dire selon les règles de l'optique géométrique et
les techniques de mise au carreau établies par les « perspecteurs »
entre le xv• et le xvn• siècle. Cette incapacité éclaire déjà une première
énigme : pourquoi Cézanne n'a pas pu rester impressionniste. Comme

77
Des dispositift pulsionnels

l'a montré P. Francastel 1, la lumière impressionniste a beau décom­


poser l'objet en substituant le ton aérien au ton local, l'espace où
flotte cet objet dissous reste en principe celui du Quattrocento,
c'est-à-dire celui de la représentation. Quand on confronte 2 tel
paysage de Cézanne avec celui que Pissarro avait fait de la même
vue, on ressent combien le premier est travaillé par l'incertitude, par
ce que Merleau-Ponty 3 nommait le doute de Cézanne. Encore à cette
époque (la seconde dans la nomenclature de Venturi), le peintre, au
lieu de répondre à la question : à quelle loi unitaire obéit la
production de l'objet pictural ? paraît hésiter et maintenir en suspens
sa réponse. De fait le tableau répond : il n 'y a pas de telle loi
unitaire ; la question de l'unité du sensible reste ouverte, ou cette
unité est manquée.
En second lieu, il faut souligner que cette carence contient en
puissance coute la critique de la représentation. Si l'on n'est pas
satisfait par l'unification du lieu que donne l'écriture perspectiviste,
on peut être conduit à la rechercher dans des procédés comme la
mise à plat de l'espace « primitif » (troisième période) ou au contraire
(quatrième) la suppression de toute nervure ou de tout profil dessinés
et le libre jeu de ce que Cézanne appelait les « sensations colorantes » ;
cout opposés qu'ils soient dans le rendu, ces procédés ont ceci de
commun que loin de se gommer eux-mêmes et de faire s'éclipser
l'opacité du support dans l'illusion d'une vitre transparente comme
faisait la technique perspectiviste, ils révèlent et avèrent le tableau
comme un objet qui n'a pas son principe en dehors de soi (dans le
représenté), mais en soi, dans l'arrangement des couleurs. Il y a dans
cette modeste différence technique une véritable mutation du rapport
avec l'objet en général, une véritable mutation du désir.
Cette mutation n'est pas conquise, mais donnée ou plutôt subie.
Le périple pictural de Cézanne se meut dans l'élément originaire
d'une incertitude, d'une suspicion par rapport à ce qui est présenté
comme « loi naturelle » dans les écoles de peinture, tout comme le
périple de Freud suppose le rejet initial du principe de l'unification
des phénomènes psychiques par la conscience et l'hypothèse d'un
principe de dispersion (sexualité, processus primaire, pulsion de mort)

l . P. Francastel, Espace et Société, Paris, 1 96 5 .


2 . L . Brion-Guerry, Cézanne e t l'ExpreJJion de l'espace, 2 • éd. , Paris,
1966 ; B. Dorival, Cézanne, Paris, 1948.
3 . Cf. << Le doute de Cézanne » , dans Sens et Non-Sens, Paris, 1948.

78
Freud selon Cézanne

insupp ressible. Dans un cas comme dans l'autre cette suspicion, cette
carence, est donnée d'emblée et ne cesse de soutenir le travail de
déplacement, plastique ou théorique, qui se fait. Cela veut dire qu'il
est vain de rechercher dans 1' échec de telle formule, plastique chez
Cézanne, la raison (dialectique) de l'invention de la suivante. Toutes
les formules sont des échecs et des succès, elles ne se succèdent que
dans une histoire de surface, elles sont contemporaines les unes des
autres dans le sous-sol où le désir de Cézanne engendre, immobile,
des figures disjointes, des espaces morcelés, des points de vue contra­
riés.
Il ne serait pas difficile de montrer par une analyse serrée d' œuvres
prises dans les quatre périodes combien le principe de dispersion y
est constamment actif. On se contentera ici de remarques rapides sur
quelques natures mortes. Dans La pendule noire ( 1 869- 1 8 7 1 ; cata­
logue Venturi 70), l'incertitude de l'échelle due à la présence de la
glace, la coexistence de deux points de fuite commandant deux
systèmes perspectifs linéaires simultanés, incompatibles selon la règle
de l'école, enfin l'usage d'un régime de valeurs par contrastes violents
(noir/blanc) qui fait basculer le fond noir vers l'avant et le premier
plan se hérisser de, lignes actives comme pour se défendre, - ces trois
propriétés ainsi que leur combinaison ouvrent un espace oscillant,
un espace de non-localité que l'on retrouve, obtenu par d'autres
moyens, dans le Vase de fleurs du Louvre ( 1 87 3 - 1 875 ; Venturi 183)
qui appartient à 1' époque dite impressionniste. Dans cette dernière
œuvre, outre l'action de déformations manifestes comme celle du
bord de la table ou de 1' ombre portée ou encore la dissymétrie des
flancs du vase, l'incertitude du lieu résulte surtout d'une part de la
désynthétisation des surfaces que provoquent non seulement l'em­
piétement (proprement impressionniste) des tons locaux, mais les
traces ostentatoirement laissées par une touche brutale, et d'autre
part d'un parti pris de délocalisation qui fait que l'image peinte est
analogue à l'image virtuelle que formerait un œil myope à partir
des fleurs réelles. Toutes ces opérations, d'autres encore (portant sur
le fond) conduisent à dissiper toute illusion représentative ; la
recherche s'oriente vers ce qu'on pourrait nommer une économique
du système psychique, c'est-à-dire une organisation non pas des
représentants ou signifiants, justiciable d'une sémiologie, mais des
quantités d'énergie, d'origine pulsionnelle chez Freud, ici chez
Cézanne de caractère plastique (lignes, valeurs, et les énergies
chromatiques enseignées par Pissarro), qui induisent chez le spec-

79
Des dispositifs pulsionnels

tateur des circulations non de significations et moins encore d'in­


formations, mais d'affects.
Si à présent vous prenez quelque Nature morte au compotier, par
exemple celle de 1 879- 1 882 (Venturi 3 4 1 ) , vous noterez encore des
déformations à effet strictement plastique, vous y verrez s'imposer
la célèbre touche stricte, .courte, oblique, presque « écrite » qui interdit
à l' œil de se perdre dans la vision de l'objet, et le renvoie à sa
propre activité synthétique, vous y noterez quantité de paradoxes
dans l'usage des valeurs dont le résultat est l'aplatissement du
« représenté » sur le support bidimensionnel. Il est vrai que dans

cette œuvre qui appartient à la période dite « constructive », un tel


aplatissement va de pair avec une organisation rigoureuse de la
surface qui laisse peu de jeu aux flottements, si bien que la délo­
calisation par rapport à l'espace classique est compensée par une
surlocalisation dans un espace presque abstrait (c'est le mot de
L. Brion-Guerry). Mais dans l'ultime période, de nouveau, le principe
de dispersion desserrera l'étreinte du constructivisme, et l'on observe,
par exemple sur la Nature morte au pichet, aux pommes et aux oranges
du Louvre ( 1 89 5 - 1 900 ; Venturi 7 3 2), outre l'instabilité des profils
qui rappelle celle des deux premières périodes, et la tendance à
éliminer l'opposition des plans par des déformations, comme dans
la période précédente, une organisation de la couleur (ici à dominante
rouge avec polarisation entre le violet/bleu et l'orangé/jaune) qui,
comme dans les paysages de cette période, suggère l'espace exclusi­
vement au moyen de flux et de stases chromatiques (à l'exclusion
du trait et de la valeur).
Il ne s'agit pas de nier qu'il se soit passé quelque chose entre les
premières œuvres et les dernières, il s'agit de récuser une lecture un
peu trop pédagogique qui, pour mettre l'accent sur l'articulation
dialectique des périodes dans la diachronie de surface, laisse dans
l'ombre le principe souterrain de déreprésentation qui opère en per­
manence dans l'approche de l'objet par Cézanne. Merleau-Ponty 1
avait parfaitement raison de faire de ce principe le noyau de l' œuvre
toue entière ; mais son analyse restait tributaire d'une philosophie
de la perception qui le portait à voir dans le désordre cézannien la
redécouverte de l'ordre véritable du sensible et la levée du voile que

1 . Cf. « Le doute de Cézanne », dans Sens et Non-Sem, Paris, 1 948 ;


L'Œi/ et /'Esprit, Paris, 1964.

80
Freud selon Cézanne

le rationalisme cartes1en et galiléen avait jeté sur le monde de


l'expérience. Nous n'avons aucune raison de croire que la courbure
de l'espace cézannien, son déséquilibre intrinsèque, la passion que le
peintre éprouvait pour l'organisation baroque du lieu plastique, pour
les Vénitiens, pour le Greco, sa haine de Gauguin et de Van Gogh
au même titre que d'Ingres, son désir, constamment exprimé dans
les entretiens et la correspondance, que « ça tourne », ce même désir
qui lui fait choisir, quand il veut faire entendre que pour lui la
courbure n'est nullement exclusive d'un « ordre » géométrique,
l'exemple de volumes à surface courbe (« traiter la nature par le
cylindre, la sphère, le cône ») à l'exclusion des cubes et de tout
polyèdre à surface plane (ce qu'on paraît n'avoir pas remarqué quand
on prétend faire de cette formule le programme anticipé du cubisme) ,
- nous n'avons aucune raison de croire que cette passion pour la
sphéricité soit plus exempte des marques du désir et plus propre à
nous restituer la phénoménalité du sensible en personne que ne
l'étaient la passion d'Uccello pour la perspective, de Léonard pour
le modelé ou de Klee pour le possible plastique. Si une approche
psychanalytique de l'œuvre peut avoir une vertu, c'est assurément
celle de nous convaincre que la « réalité » , la « nature » , le « motif »
alors même que le peintre est persuadé que toute la tâche est de
l' imiter, n'est jamais qu'un objet hors d'atteinte (un tableau à son
tour, « le tableau de la nature », écrit Cézanne) auquel son activité
de peindre vient substituer l'objet que façonne son désir retravaillé.
Retravaillé, sinon l' œuvre n'est qu'un symptôme et ne peut avoir
aucune portée critique. C'est ce retravail qui motive le parcours de
Cézanne dans l'élément de l'incertitude formelle. S'il fallait faire la
psychanalyse de l'œuvre, il faudrait d'abord tenter de rendre compte
de la carence dont nous parlions et dont le penchant à la courbure
est corrélative, il faudrait encore rassembler dans l'histoire de la vie
du peintre tous les traits qui forment son tableau psychique, sa
« destinée » : le père passionné de réussite sociale, prêteur à gages
capable d'aller s'installer chez son débiteur pour tenir les comptes
du ménage et se rembourser avec les économies ainsi arrachées, tenant
les cordons de la bourse de son fils à peu près de la même façon
jusqu'à sa propre more ; Paul lui-même enfant naturel, reconnu, puis
légitimé par le mariage ultérieur de son père avec sa mère, vivant à
son tour avec Hortense dont il a un fils trois ans plus tard en 1872,
, mais cachant son ménage à son père jusqu'en 1886 (le peintre a
alors quarante-sept ans) pour pouvoir conserver, du moins l'assure-

81
Dei di1p0Jitift pu/Jionne/J

t-il, le bénéfice de la pension qu'il reçoit et qui lui permet de se


consacrer à la peinture ; le projet secret de testament en faveur de
sa mère fomenté et réalisé en 1883 ; l'épisode en 1 88 5 d'une liaison
si bien cachée qu'on n'en sait rien que ce qui est dit au verso d'une
étude au crayon et dans quelques lettres à l'ami Zola, chargé de
faire office de boîte postale ; Zola avec qui Cézanne rompt en 1 886
le mois même où il se marie (en présence de ses parents), après quoi
le père meurt ; la vie du peintre toujours à l'écart de sa femme et
de son fils ; et des traits moins évidents, plus intéressants sans doute :
la passion du jeune homme pour le vers latin et l'alexandrin, un
poème de jeunesse contant « une terrible histoire » où « la femme
dans mes bras, la femme au teint de rose / disparaît tout à coup
et se métamorphose / en un pâle cadavre aux concours anguleux » ,
l a réitération dans les conversations e t les lettres, jusqu'à l a fin, du
thème « on ne me mettra pas le grappin du1111 » ; le motif des
pommes 1 ; l'immobilité belliqueuse, la réserve impatiente, les silences
qui font pester Zola, les déménagements incessants, le jeu de chassé­
croisé entre Paris et Aix . . .
Tout cela rassemblé n e suffirait encore pas à faire saisir l'œuvre
dans sa double dimension : de carence ou de dessaisissement origi­
naire, et de travail déplaçant continuellement les figures et les pro­
cédés plastiques. On pourrait certes à partir de ce matériel puisé
dans la vie s'aventurer à repérer quelques corrélations. Ainsi devant
les œuvres de la première période avec leurs sujets dits de genre à
forte teneur érotique et sadique, avec leurs mises en scène théâtrales
(rideaux, spectateurs, voiles tirés par des servantes découvrant des
nus féminins), mais aussi avec l'agressivité unilatérale de la touche
qui s'inscrit sur le support comme pour le pénétrer, avec le brouillage
de la perspective selon plusieurs points de vue simultanés qui place
la scène dans un non-lieu imaginaire, et surtout avec cette « faaure
couillarde » chargée de goudrons, opérant sans chromatisme dans le
noir/blanc, qui plonge les œuvres dans un éclairage d'insomnie, on
est fondé à penser que la peinture remplit une fonction proprement
fantasmatique, et que chez le jeune Cézanne, ce qui s'accomplit dans
l'acte de représenter, c'est le désir de voir la femme (l'objet) qui lui
est refusée (par le père ?). Il n'est pas très aventureux non plus, mais
presque aussi vain, de montrer que si Pissarro « fut un père » pour

l. M. Shapiro, « Les pommes de Cézanne », Revue de l'art, 1 - 2 , 1968.

82
Freud 1elon Cézanne

Cézanne, « un homme à consulter et quelque chose comme le bon


Dieu », c'est assurément que la parole refusée par le banquier à son
fils est ce qui, à partir de 1872, lui est rendu par le peintre
impressionniste, et que la venue de la couleur sur la palette de
Cézanne coïncide, comme chez Klee ou Van Gogh, avec une sorte
de rédemption (le mot est du journal de Klee) de la virilité nocturne,
aveugle, de la période précédente, par une passivité capable d'ac­
cueillir son autre : la lumière. En même temps, les scènes de genre
deviennent moins nombreuses, le thème des baigneurs et baigneuses
prend son essor, attestant qu'au lieu du voyeurisme braqué sur la
chair féminine, l'acte de peindre dissipe le corps, homme aussi bien
que femme, dans les volumes atmosphériques ; un véritable renver­
sement fait commuer les rôles : l'objet cesse d'être lourdement libi­
dinal, il est neutralisé ; de là l'importance croissante des natures
mortes, tandis que l'espace se charge d'énergie désexualisée, chro­
matique.
Quant à la troisième période, dite constructive ou abstraite, sa
« raison » libidinale offrirait plus de résistance à l'analyse si nous ne

savions qu'en so.n plein milieu, au cours des années 1 882- 1 887,
s'accumuknt dans la vie de Cézanne les symptômes d'un boulever­
sement profond : le testament, la liaison tenue secrète, la rupture
avec Zola, le mariage, et la mort du père. Dans l'œuvre, paraît se
faire sentir la pesée de l'angoisse de lier, de construire, qui va jusqu'à
tordre l'objet et J'espace pour qu'ils se prêtent à la « logique » dans
laquelle Cézanne cherche alors à les retenir et à les enserrer. Lui qui
aime que « ça tourne », il peint des paysages comme « des cartes à
jouer », où J'espace s'écrase et bloque la circulation des flux chro­
matiques. Partout un système très lié J'emporte sur la mobilité, les
parallèles à l'horizon sur les perpendiculaires à l'horizon, et donc,
suivant le mot de Cézanne lui-même, le point de vue du Pater
omnipotenJ aterne Deu1 sur celui des créatures humaines. Ne faudrait­
il pas, pour éclairer un déplacement si contraire au penchant vers le
baroque et à la recherche de la courbure, et en le confrontant aux
effets de la secousse perceptibles dans la vie, faire l'hypothèse, cette
fois hautement périlleuse, d'une sorte de régression dans le jeu
pulsionnel, provoquant en retour le raidissement des systèmes sociaux
et plastiques de défense, qui conduit Cézanne à occuper dans sa
famille et, métaphoriquement, dans sa peinture, la place du père ?
Enfin ce qui est donné de la période finale, avec des bas et des
hauts, ce s�rait le desserrement de l'étreinte constructive, le relâche-

83
De1 diJpoJitift pu/Jionne/J

ment des volumes, le jeu laissé encre les objets, et même entre les
touches comme dans les Sainte Victoire d'alors, dans les Baigne111e1
de Londres (National Gallery) , ou dans les aquarelles. La compulsion
d'emprise s'efface, la construction devient presque flottante, l'espace
se délie, le dessin qui compartimence· disparaît, le tableau lui-même
devient objet libidinal, pure couleur, « féminité » pure, substance
soluble en même temps qu'opacité. Que Cézanne ait, à sa manière,
« su » cela, il n'est que d'entendre, pour s'en assurer, comment il se
pose le problème des « points de contact » entre les tons, alors qu'il
s'interdit de recourir au trait noie pour circonscrire les concours. Or
ici encore il y a dans la vie de quoi nourrir l'hypothèse d'une
corrélation, l'extrême tension qui dure encore dans les années 1 890
laisse place vers 1903 à des signes de détente : sa position de maître
s'affermit au centre d'un cercle en formation de disciples jeunes
(É. Bernard, Lacguiec, Camoin) ou d'amateurs comme A. Vollard ;
il se compare lui-même au « grand chef des Hébreux » ; il « entrevoit
la Terre promise », il écrit à J. Gasquet : « Je suis peut-être venu
trop tôt. ] 'étais le peintre de votre génération plûs que de la mienne »,
il occupe ouvertement sa position paternelle, se vieillissant à plaisir,
se faisane déjà mort à soixante-cinq ans, suscitant les transferts en
alléguant son impouvoir : « Vous ne voyez donc pas à quel triste
état je suis réduit. Pas maître de moi, l'homme qui n'existe pas » . . .

Mais ce n'est plus, comme dans la période constructive, l'objet­


femme perdu et reconstitué par logique, ou, dans la période sombre,
par mise en scène ; c'est au contraire, à présent, l'objet-femme, la
couleur, la chair du monde, reçu et rendu (« réalisé », disait Cézanne)
sous forme de tableau, comme un corps, dans son évanescence, dans
sa fluidité. Corps vivant, mais affecté de dispersion, unité toujours
différée : corps érotique par excellence. Il doit y avoir une secrète
implication libidinale entre la position de maître vieux et la capacité
de cestiruer, sur la toile l'incapacité de toujours (l'impuissance à lier).
Cézanne « savait » cette relation, lui qui écrivait à Camoin en 1 903 1 :
« Je n'ai rien à cacher en art », et à son fils huit joues avant de
mourir : « Les sensations faisane le fond de mon affaire, je crois être
impénétrable » ( 1 5 oct. 1 906).

l . Cézanne, Correspondance, Paris, 1 938.

84
Freud Je/on Cézanne

Une e1thétique ' économique 1 libidinale

On pourrait donc se divertir à produire de ces corrélations entre


l'œuvre et la vie, mais il est sûr qu'elles· finiraient toujours par
échouer, pour deux raisons au moins ; la première est qu'une telle
« psychanalyse » est impossible en l'absence du sujet (le peintre), la
seconde qu'elle se heurtera, même s'il est vivant, à l'énigme d'un
impouvoir exploité, d'une capacité de supporter le dessaisissement, la
passivité, de recevoir sans maîtriser, « de disposer le vide, de préparer
le cadre dans lesquels les forces créatrices pourront se donner libre
cours 1 ». Ce vide, c'est la possibilité, pour les flux d'énergie, de
circuler dans l'appareil psychique sans rencontrer des systèmes for­
cement charpentés, ce que Freud nommait des systèmes liés, lesquels
ne peuvent écouler l'énergie qu'en la canalisant dans leurs formes
inchangeables, qu'elles soient « rationnelles » ou imaginaires. L'im­
mobilité de Cézanne devant le modèle est la mise en suspens de
l'action des formes déjà connues ou des fantasmes déjà exprimés.
L' œuvre à son tour pourrait être conçue comme un analogue éner­
gétique de l'appareil psychique : l'objet pictural lui aussi peut se
trouver bloqué dans des figures formelles immuables qui tantôt se
prévalent du rationalisme et du réalisme (comme la perspective du
Quattrocento), tantôt de l'expression des profondeurs de l'âme. Cela
veut dire que l'énergie des lignes, des valeurs, des couleurs se trouve
liée dans un code et dans une syntaxe, ceux d'une école ou ceux
d'un inconscient, et qu'elle ne peut plus circuler sur le support qu'en
conformité avec cette matrice 2• C'est parce que les tableaux de
Gauguin ou de Van Gogh offraient aux yeux de Cézanne l'exemple
d'un tel blocage, « du grappin mis dessus » par des formes incons­
cientes crispées, qu'il ne voulait pas en entendre parler.
Une telle hypothèse, si on la développait, conduirait à esquisser
une « esthétique économique » au sens où Freud parle de l'économie
libidinale (que traite la théorie des pulsions et des affects). Elle
délivrerait sans doute la « psychanalyse appliquée » (à l'art) du poids
de la théorie de la représentation, sans parler de la charge que lui

1 . John Field, On not Being Able to Paint, Londres, 1 9 50.


2 . J .-F. Lyocard, DiJCOurs, figure, Paris, Klincksiek, 197 1 .

85
Des dispositift pulsionnels

impose encore couramment une conception des plus frustes de la


libido, de la sexualité, de l'Œdipe, de la castration et autres mar­
chandises de grande vente sur le marché de l'esthétique moderne. Elle
permettrait de montrer que l'approche sémiologique ou sémiotique,
a fortiori scénographique, repose sur une méprise majeure touchant la
nature même de l'acte de peindre : car enfin on ne peint pas pour
parler, mais pour se taire, et il n'est pas vrai que les dernières Sainte
Victoire parlent ni même signifient, elles sont là, comme un corps
libidinal critique, absolument muettes, vraiment impénétrables parce
qu'elles ne cachent rien, c'est-à-dire parce qu'elles n'ont pas leur
principe d'organisation et d'accion en dehors d'elles-mêmes (dans un
modèle à imiter, dans un système de règles à respecter), impénétrables
parce que sans profondeur, sans signifiance, sans dessous.
Si Freud n'a pas fait cerce esthétique, s'il est resté insensible à la
révolution cézannienne ec posc-cézannienne, s'il s'est obstiné à traiter
l'œuvre comme un objet recelant un secret, à y retrouver des formes
liées comme le fantasme du vautour, c'est bien parce que pour lui
le statue de l'image est celui d'une signification déchue, occultée, qui
se représente en son absence. Les images et donc les œuvres sont
pour lui des écrans, il faut les déchirer, comme celles de ce livre sur
la Perse, que Jakob Freud, son père, lui avait donné alors qu'il avait
quarre ans, zur Vernichtung, pour qu'il les réduise à rien. Faire la
théorie de la résistance de Freud à la figure qui serait aussi la théorie
critique de la passion moderne de faire parler toute chose, telle serait
l'une des tâches, et non la moindre, d'une esthétique appuyée sur
l'économie libidinale. Elle montrerait que cette prévalence procède
de la prévalence accordée par Freud à la figure du Père dans l'in­
terprétation de l'œuvre comme du rêve ou du symptôme ; non du
père << réel », mais de la fonction-Père (Œdipe et castration) dont on
peut dire qu'elle est constitutive du désir pour autant que, grâce à
elle, la demande se heurte au manque de réponse et à l'interdit.
Une telle prévalence conduit l'eschécique psychanalytique à saisir
l'objet artistique comme tenant lieu d'offrande, de don, dans une
relation transférentielle, et à ne porter attention aux propriétés for­
melles de l'objet que pour autant qu'elles signalent symboliquement
sa destination inconscience.
Telle fut l'approche par Freud du Moise de Michel-Ange 1 : en

1. S. Freud, Le K Mot'se � de Michel-Ange, 1 9 1 4, trad. fr. , dans Errais de


piychanalyse appliquée, Paris, 1 93 3 .

86
Freud selon Cézanne

analysant le jeu des doigts dans la barbe et la position des Tables


sous le bras, Freud dégage ce qui fait la force potentielle de l' œuvre,
le drame mosaïque de la fureur dominée. Comme ce thème dra­
matique est absent de l'Exode, il en impute la responsabilité à la
relation transférentielle de l'artiste avec le pape Jules II, dont la
statue devait orner le tombeau : cette colère de Moïse renvoie, selon
Freud, au tempérament violent du pape et de l'artiste lui-même,
elle atteste chez tous la présence du désir d'en finir avec la loi du
Père, de dénier la castration ; mais qu'elle soit surmontée, que Moïse
se rasseye, que sa main s'abaisse, voilà qui fait foi de l'acceptation
ultime de cette loi. L'œuvre de Michel-Ange est donc comprise
comme un message adressé par l'artiste à Jules II ; c'est de ce message
supposé latent dans le marbre que s'empare à son tour le désir de
Freud, pour en restituer la teneur en clair, c'est-à-dire en mots ; désir
articulé donc selon deux dimensions au moins : l'identification à
Moïse, et la verbalisation en un discours de savoir. Une telle esthé­
tique, on le voit, ne privilégie pas seulement l'art de représentation ;
elle ordonne son interprétation aux axes de la relation transférentielle,
elle vise à référer l'œuvre aux instances de l'Œdipe et de la castration,
elle loge !�et dans l'espace de l'imaginaire et entend lui appliquer
une lecture guidée par le code d'une symbolique.
On ne saurait dire qu'elle soit fausse. Mais on comprend qu'elle
puisse se rendre aveugle à des mutations essentielles dans la position
de l'objet esthétique. L'élément d'incertitude plastique que nous
repérons dans la peinture de Cézanne, est-ce qu'il ne faut pas le
rattacher à un refus, conscient ou non, peu importe, d'instancier
l' œuvre, un refus de la placer dans un espace de donation ou
d'échange, un désir de ne pas la mettre en circulation dans le réseau
finalement réglé par la structure œdipienne et la loi de la castration ?
Ce refus serait justement ce qui empêche Cézanne de se satisfaire
d'aucune formule plastique, qu'elle soit, comme dans la première
période, la restitution imaginaire et littéraire du désir accompli, ou
dans la troisième la référence à une loi stricte et transcendante
d'ordonnance des objets sur le support. On voit poindre chez le
peintre ce désir étrange : que le tableau soit lui-même un objet, qu'il
ne vaille plus comme message, menace, supplique, défense, exor­
cisme, moralité, allusion, dans une relation symbolique, mais qu'il
vaille comme un objet absolu, délivré de la relation transférentielle,
indifférent à l'ordre relationnel, actif seulement dans !'ordre éner­
gétique, dans le silence du corps. Ce désir-là donne lieu à l'émergence

87
Des dispositifs pulsionnels

d'une position nouvelle de l'objet à peindre. Le déni de la fonction


transférentielle, de la place qu'il est censé occuper dans le drame de
la castration, sa mise hors circuit par rapport à l'échange symbolique,
voilà une mutation d'importance : nous avons suggéré qu'elle fait
glisser l'objet pictural d'une position de type névrotique à une
position de type psychotique ou pervers, s'il est vrai qu' un objet
occupant cette dernière se présente détaché de toute loi symbolique,
qu'il échappe à la règle de la différence des sexes et de la castration,
qu'il est le siège de manipulations masochistes et sadiques, que le
désir y est dénié en même temps que le regard fasciné. L'objet fétiche
concentre en soi ces traits. On pourrait avec quelque raison s'aventurer
à les reconnaître dans les derniers produits de Cézanne. Il sera
inévitable de les identifier sur les œuvres du cubisme, de Klee, de
Kandinsky, des abstraies américains . . .
E t par l à o n s e rendrait capable d e comprendre le succès ultérieur
de Cézanne, son importance, et généralement l'écho que va rencontrer
ce déplacement de l'objet de la peinture à partir des années 1 900.
C'est que si l'objet à peindre subie la mutation que nous avons dite,
cessant d'être un objet référencié et représenté pour devenir le lieu
d'opérations libidinales engendrant une polymorphie inépuisable, il
faudrait peut-être faire l'hypothèse qu'il en va de même pour d 'autres
objets : objet à produire et consommer, objet à chanter et entendre,
objet à aimer. Car on est en droit de suggérer que la véritable
transformation que le capitalisme, surtout dans ses formes les plus
récentes, disons pour l'Europe occidentale depuis une quinzaine
d'années, imprime aux objets qui circulent dans la société, à tous les
objets, tôt ou tard, et pas seulement comme le croit un économisme
un peu trop confiant dans l'imperméabilité de ses frontières, aux
seuls objets économiques, ce n'est pas leur « croissance » ou le « déve­
loppement » des sociétés, mais c'est l'anéantissement des objets en
tant que valeurs symboliques référenciées au désir et à la culture, et
leur constitution en termes indifférents d'un système qui n'a plus
au-dehors de soi aucune instance dans laquelle ces objets qui circulent
en son sein puissent être ancrés : ni Dieu, ni la nature, ni le besoin,
ni même le désir des « sujets » supposés de l'échange. L'objet pictural
de Cézanne et de ses successeurs pour autant qu'il porte les traits de
la psychose ou de la perversion est beaucoup plus analogue qu'il ne
paraît à !'objet économique analysé par Marx dans Le Capital ou
par exemple encore à !'objet linguistique construit par la linguistique
structurale. On voit qu'en étendant ainsi la portée d'une esthétique

88
Freud selon Cézanne

centrée sur l'économie libidinale, on se mettrait en état tout à la


fois de situer l'objet cézannien à sa vraie place, de rendre raison
peut-être de l'aveuglement esthétique d'un Freud trop attaché à
repérer une position d'objet névrotique, et de prendre en compte cet
événement dans lequel nous sommes plongés depuis le début de ce
siècle : le bouleversement de la position même des divers objets
sociaux, la mutation du désir sous-jacent aux institutions.
La dent, la paume

l . Le théâtre nous place en plein cœur de ce qui est religieux­


politique : dans la question de l'absence, dans la négativité, dans le
nihilisme, dirait Nietzsche, donc dans la question du pouvoir. Une
théorie des Iignes théâtraux, une pratique (dramaturgie, mise en
scène, interprétation, architecture) des signe! théâtraux reposent sur
!'acceptation du nihilisme inhérent à la représentation, et même elles
le renforcent. Le signe est, disait Peirce, quelque chose qui remplace
autre chose pour quelqu'un. Cacher-montrer : la théâtralité. Or la
modernité de cette fin de siècle consiste en ceci : il n'y a rien à
remplacer, aucune lieu-tenance n'est légitime, ou toutes le sont ;
le remplacement, et par conséquent le sens, est seulement lui­
même un substitut pour le déplacement. Soit deux places A et
B ; mouvement de A en B ; deux positions et déplacement.
Maintenant vous déclarez que B provient de A : la position B
n'est plus prise positivement, affirmativement, elle est rapportée à
A, subordonnée à A, qui est lui-même absent (passé, caché). B
est néantisé : illusion de présence, son être est en A ; et A est
affirmé comme vérité, c'est-à-dire absence. Tel est le dispositif du
nihilisme. La théâtralité y est-elle condamnée ? En répétant ce
dispositif dans sa lecture propre, la sémiologie continue la théologie,

91
DeJ diJpositift pu/Jionnels

théologie de la mort de Dieu, de la structure, de la dialectique


critique, etc.

2.Le déplacement (la Ver1chiebung ou l' Ent1tellung chez Freud)


est un processus énergétique, Freud dit : économique ; la libido
investit telle région de la surface_ corporelle (surface qui s'in:volue en
« organes internes » aussi), elle s'y établit, position A ; elle déménage,

elle s'établit ailleurs, position B. Dirons-nous que B représente A ?


Dans la Petite Anatomie de l'image, Hans Bellmer prend cet exemple :
j'ai une rage de dents, je serre le poing, les ongles s'incrustent dans
la paume. Deux investissements. Dirons-nous que l'action de la main
représente la passion de la dent ? Qu'elle en est le signe ? Y a-t-il
irréversibilité, donc hiérarchie d'une position à l'autre, pouvoir d'une
position sur l'autre ? Pour la science anatomique et physiologique,
pour la réflexologie, et pour toute réflexion, oui, évidemment. Dans
le mouvement de la libido, non ; le corps érotique-morbide peut
fonctionner dans tous les sens, aller de la crispation de la main à
celle de la mâchoire, de la crainte (fantasmée ?) d'un père ou d'une
mère à l'obésité (réelle ?) ou à l'ulcère (réel ?) à l'estomac. Cette
réversibilité de A et B introduit à la destruction du signe, et de la
théologie, et peut-être de la théâtralité.

3 . Cette réversibilité est inscrite dans notre expenence sociale,


économique et idéologique du capitalisme moderne, régie par la
seule loi de la valeur. Dans l'économie précapitaliste, le produit, la
production, la consommation (qui ne sont même pas émancipés
comme sphères distinctes) sont rapportés comme des signes et des
activités significatives à des positions jugées premières, originelles :
l'objet, le travail, la destruction et la mise en circulation des objets
sont placés dans une Mythique, ou dans une Physique, ils sont là
pour et par autre chose. Une partie de l'œuvre de Marx continue
cette théologie sémiotique de l'économie précapitaliste, notamment
en se servant de la catégorie de valeur d'u1age (des marchandises,
surtout de la force de travail). Mais l'expérience présente de l'éco­
nomie de croissance nous apprend que l'activité dite économique n'a
aucun ancrage dans une origine, dans une position A. Tout est
échangeable, et réversiblement, sous la seule condition de la loi de
la valeur : le travail n'est pas moins· un signe que l'argent, celui-ci
pas plus un signe que la maison ou la voiture, il n'y a qu'un seul
flux se métamorphosant en milliards d'objets et courants. - Cet

92
La dent, la paume

enseignement de l'économie politique doit être rapproché de celui


de l'économie libidinale : tous les deux, en tant qu'ils donnent
effectivement forme à la vie moderne, nourrissent la critique et la
crise du théâtre. Une sémiologie refoulerait cette crise et bâillonnerait
cette critique.

4. Lisant les Traité1 de Zeami dans la traduction de René Sieffert,


relisant en même temps Artaud et Brecht, dont les analyses et les
échecs complémentaires dominent encore le théâtre aujourd'hui, j'ap­
prends comment le théâtre, placé à !'endroit où le déplacement
devient remplacement, le flux pulsionnel représentation, hésite entre
une sémiotique et une économique. Dans les premiers livres du
Fû1hi-kaden, les plus anciens (circa 1400), Zeami multiplie les
discontinuités ; il découpe dans la vie de l'acteur des âges, dans
l'année des 1aiJon1, dans la journée des moment1, dans la mimique
des type1, dans le répertoire des genrei de nô (de waki, d' a1hura1 de
femme, du monde réel...), dans la diachronie du spectacle des unités
(kyôgen, nô) montées selon l'ordre séquentiel immuable jo-ha-kyû,
dans !'espace scénique des lieux assignés à tel rôle et à tel moment
de l'action, dans l'espace sonore des région1, dans la mimique des
po1turei, dans le public même des catégories, etc. Ici le sémiologue
tient le matériel de ses rêves : toue est discret et codé, chaque unité
d'un ordre renvoie à une unité d'un autre et de tous les autres ; tout
le jeu paraît réglé par les deux principes de la primauté de la
signification (iwâre) et de la recherche de la plus grande concordance
(1ôô). Pour accomplir pleinement le système des signes, l'acteur lui­
même s'efface comme présence : port du masque, mains cachées,
dans les rôles de femmes ; la fleur de l'interprétation conçue comme
interprétation absolue, c'est-à-dire non-interprétation ; et dans les rôles
de fous à visage découvert, la difficulté soulignée d'interpréter la
démence en faisane allusion à la possession, donc en imitant le démon
possesseur, sans pourtant tomber dans !'expressionnisme des traits :
« Alors qu'il n'y a aucune nécessité d'imiter jusqu'à l'expression du
visage, il arrive pourtant que, modifiant son expression habituelle,
l'on compose son visage. C'est là un spectacle intolérable » . Intolérable
est de faire voir l'invisible, de confondre 1'01 avec la peau, la 1ub1tance
avec !'effet 1econd, de violenter le creusement hiérarchique des espaces
social et corporel· en devant et ·derrière, en illusion et réalité. Ce qu'il
y a d'extrême nihilisme dans le bouddhisme pousse à son comble
cette sémiotique, faisant de tous ces signes des Jignei de rien, du rien

93
Du dispositifs pulsionnels

qui est entre les signes, encre A et B : c'est, dit Zeami, dans les
intervalles entre les actions parlées, chantées, dansées ou mimées,
donc quand il ne fait rien, que l'acteur est véritablement signe,
signifiant le pouvoir même de signifier, qui est écart et vide :
marionnette. Zeami cite à ce propos une formule zen sur les marion­
nettes, qui renvoit l'Occidenta} au livre VII de la République.

5. Pourtant la sémiotique de Zeami paraît traversée, parfois


contrariée, par une poussée toute différence, une poussée pulsionnelle,
une recherche d'incensivité, un désir de puissance. (Est-ce qu'il ne
faudrait pas traduire nô par puissance, Macht, might, au sens nietz­
schéen, au même sens où Artaud prend cruauté ?) Sous le nom de
fleur, est recherchée l'intensification énergétique du dispositif théâtral.
Les éléments d'un « langage » total sonc découpés et liés pour per­
mettre de produire par de légères transgressions, par des empiétements
encre unités proches, des effets d'intensité. Les signes ne sont alors
plus pris dans leur dimension représentative, ils ne représentent même
plus le Rien, ils ne représentent pas, ils permettent des « actions »,
ils fonctionnent comme des transformateurs consommant des énergies
naturelles et sociales pour produire des affects de très haute intensité.
C'est ainsi que l'on pourrait comprendre l'apparition (un peu pos­
térieure) chez Zeami des thèmes de l'insolite, du caractère fluide et
imprévisible de l'efficace du jeu ; de la portée incalculable d'y saisir
le bon instant ; surcout du fait que la fleur de l'interprétation n'est
rien, n'est qu' évanescence (shioretaru). Les procédés éprouvés (kojitsu),
qui renvoient à l'unité d'une culture qui est un culte, laissent donc
place à une errance de flux, à une déplaçabilité et à une sorte
d'efficacité par affects, qui sont celles de l'économie libidinale.

6. L'hésitation d' Artaud a été celle de Zeami. Mais elle penche


dans l'autre sens. Artaud cherche à détruire non pas le dispositif
théâtral « à l'italienne », c'est-à-dire européen, mais au moins la
prédominance du langage articulé et la mise à l'écart du corps. Par
là il entend retrouver une « efficacité » libidinale de l'action théâtrale :
« force », « énergie de dessous », puissance de déplacer les affects qui
procède par des déplacements d'unités bien réglées : « Le secret du
théâtre dans l'espace, c'est la dissonance, le décalage des timbres, et
le désenchaînement dialectique de l'expression. » Que l'on soit au
plus près de l'économie libidinale, en voici un témoignage : « Il y
a dans le feu de la vie, dans l'appétit de vie, dans l'impulsion

94
La dent, la paume

irraisonnée à la vie, une espèce de méchanceté initiale : le désir


d'Éros est une cruauté puisqu'il brûle des contingences ; la mort est
cruauté, puisqu'en tous sens et dans un monde circulaire et clos il
n'y a pas de place pour la vraie mort, qu'une ascension est un
déchirement, que l'espace clos est nourri de vie, et que chaque vie
plus forte passe à travers les autres, donc les mange dans un massacre
qui est une transfiguration et un bien. » - Mais sur ce chemin d'une
désémiotique généralisée, Artaud s'arrête, et ce qui l'arrête est le
nihilisme, la religion (sensible jusque dans cette Lettre ;ur la cruaute") .
Pour mettre en œuvre les intensités, il se tourne vers la construction
d'un « outil », qui va être de nouveau un langage, un système de
signes, une grammaire des gestes, des « hiéroglyphes » . C'est cela
qu'il croit trouver dans le théâtre oriental, particulièrement balinais
et japonais. Ainsi il reste un Européen, il répète l' « invention » de
la concordance du corps et du sens, il répète la grande découverte
(aux antipodes) de l'unité de la libido comme Éros et de la libido
comme pulsion de mort, il répète sa mise en scène « ethnologique » ,
ici sur la scène orientale. Mais l e magister oriental, non moins nihiliste
que son élève occidental, a dû lui aussi « inventer » le paradis,
bouddhi�e ou autre, de la non-dualité. C'est ainsi que la muti­
lation qu' Artaud fuit lui revient dans l'hiéroglyphe balinais. Faire
taire le corps par le théâtre d'écrivain cher à l'Europe bourgeoise
du x1x• siècle est nihiliste ; mais le faire parler en lexique et
syntaxe de mimes, chants, danses, comme le fait le nô, est encore
une façon de l'anéantir : corps « entièrement » transparent, peau et
chair de l'o; qu'est l'esprit, intact de tout déplacement, événement,
opacité pulsionnels. - Sans compter que l'Europe moderne ne
dispose d'aucun kojitJu, d'aucun moyen attesté de véhiculer des
affects ; elle veut des signes et en parle au moment même où elle
en est démunie. C'est pourquoi Artaud met bien plus l'accent sur
le sacré que Zeami.

7. Faut-il donc que le théâtre s'en tienne à la fonction critique,


seule permise dans la crise de la modernité ? C'était Brecht. Là il
ne suffit pas que le jeu de la main fasse une allusion silencieuse au
mal aux dents, l'efficacité se définit comme processus de prise de
connaissance ou de conscience, c'est-à-dire processus d'appropriation,
prise de possession de ·lâ cause (de A). Le théâtre vise à faire
reconnaître qu'il existe une Jtructure reliant la dent et le poing :
reliant telle conduite de la mère Courage à telle infrastructure, et

95
Du dispoiitift pulsionnels

telle autre conduite à celle idéologie. L'efficacité théâtrale, déterminée


comme connaissance, est médiatisée par la « conscience ». La « cons­
cience » est en fait un dispositif langagier précis, le matérialisme
marxiste ; ce dispositif de langage induit à son tour dans la dra­
maturgie et la scénographie brechciennes un dispositif complexe non
moins précis, que Brecht résume du mot distancÏf!IÏon. La distancia­
tion est en apparence le nihilisme à son comble : l'acteur accomplie
telle action dans celle situation, mais son texte, son jeu et toute la
mise en scène s'emparent de cette action pour montrer qu'elle poun-ait
être autre : « ] ouer toutes les scènes en fonction d'autres scènes
possibles. » Procédure qui néantise son objet tout comme le « récit »
du témoin au coin de la rue, bien loin d'incarner l'accident, le tient
dans l'éloignement du discours. Ici Brecht peut lui aussi invoquer
le théâtre oriental (surcout chinois) : « Il s'agit manifestement de la
répétition d'un processus par un tiers, d'une description, pleine d'art,
il est vrai. L'artiste montre [il s'agit de représenter quelqu'un en
fureur] que cet homme est hors de lui, et il indique les signes tout
extérieurs qui le prouvent », par exemple prendre une mèche de ses
cheveux entre ses dents et la couper. - Mais aucun nihilisme ne peut
s'accomplir, cout nihilisme doit rester religieux : là où il y a l'écart
entre A et B (le nihil) , il doit aussi y avoir toujours le lien encre A
et B (le lier, la religio). Chez Brecht ce qui fait religion, c'est le
dispositif langagier du marxisme : coute l'efficace théâtrale escomptée
repose sur un complexe de croyances qui posent que non seulement
il existe des déterminations sociologiques correspondant aux structures
économiques, mais que ces déterminations sont le lexique et la
grammaire profonds des passions historiques, qu'elles produisent et
règlent les déplacements d'affects et les investissements du public
théâtral. C'est pourquoi ce théâtre s'appelle aussi épique. Mais nous
ne sommes pas plus au temps de l'épopée qu'à celui de la tragédie
ou de la sauvage cruauté. Le capitalisme détruit tous les codes, y
compris celui qui donne aux travailleurs industriels le rôle de héros
de l'histoire. Le marxisme de Breche était une épique greffée sur une
critique. Après un siècle d'internationales et un demi-siècle d'États
socialistes, nous devons dire : la greffe n'a pas pris, et pas seulement
comme dramaturgie et scénographie, mais comme politique mon­
diale. La sémiotique marxiste est au théâtre aussi arbitraire qu'aucune
autre pour mettre en relation le représentant et le représenté et faire
communiquer la salle avec elle-même par le truchement de la scène.

96
La dent, la paume

8. C'est l'aliénation, catégorie nihiliste, religieuse, encore marxiste,


qu'il faut penser affirmativement. Son importance n'est pas qu'elle
marque la distance à une origine, à une nature perdue, elle est dans
la manière dont Marx l'analyse dans l' « Introduction » à la Contri­
bution· à la critique de l'économie politique, dans les Grundrim, dans
le chapitre VI (inédit) du Kapital I : comme indifférence de l'homme
à son travail et du travail à son homme, de l'argent à ce qu'il permet
d'acheter et de la marchandise à sa contrepartie monétaire (et à son
possesseur). Cette indifférence est l'expérience de la prédominance
de la valeur d'échange. Il faut cesser de la penser comme la perte
de quelque chose, la perte de la différence, c'est-à-dire de la quali­
fication, du métier, de la qualité, de l'usage, du sens, de la concor­
dance, du bien. Plutôt positivement : elle introduit à !'économie
libidinale, au branchement direct, sans représentation, de l'économie
politique sur l'économie libidinale. La loi de la valeur nous place
potentiellement dans une circulation non hiérarchisée : où la dent et
la paume ne sont plus en rapport de vérité et illusion, de cause et
effet, de signifiant et signifié (ou l'inverse), mais coexistent, indé­
pendants, comme des investissements transitoires, composant fortui­
tement une constellation arrêtée pour un instant, multiplicité actuelle
de pauses dans la circulation de l'énergie. La dent et la paume ne
veulent plus rien dire (se dire l'une l'autre), elles sont puissances,
intensités, affects présents.

9. Un théâtre énergétique produirait des events effectivement dis­


continus, comme les actions notées au hasard sur des fiches elles­
mêmes tirées au sort par John Cage et proposées aux « interprètes »
de Theater Piece. De même il faudrait à ce théâtre, au lieu du sôô,
de la concordance de la danse, de la musique, de la mimique, de
la parole, de la saison, de l'heure, du public et du rien, plutôt
l'indépendance et la simultanéité des sons-bruits, des mots, des figures
corporelles, des images, qui marquent les coproductions de Cage,
Cunningham, Rauschenberg. En supprimant la relation de signe et
son creusement, c'est la relation de pouvoir (la hiérarchie) qui est
rendue impossible, et par conséquent la domination du dramaturge
+ metteur en scène + chorégraphe + décorateur sur les prétendus

signes, et aussi sur les prétendus spectateurs.

10. Prétendus spectateurs, parce que la notion d'une telle personne


ou fonction est elle-même contemporaine de la prédominance de la

97
Des dispositifs pulsionnels

représentation dans la vie sociale, et notamment de ce que l'Occident


moderne nomme politique. Le sujet est un produit du dispositif
représentatif, il disparaît avec lui.

1 1 . Quant au lieu théâtral, cette affirmativité implique la ruine


de la relation hiérarchisée scène/salle, mais_ aussi celle de la relation
hiérarchisée intérieur/extérieur. En effet tout théâtre est un dispositif
redoublé au moins une fois (il peut l'être plus : Ham/et, Marat-Sade,
La prochaine fois je vous le chanterai ; il peut être renversé ; il peut
être déplacé : acteurs jouant dans des coulisses, spectateurs assis sur
la scène), donc constitué de deux limites, de deux barrages filtrant
les énergies entrant et sortant : une limite ( 1) qui détermine ce qui
est « extérieur » au théâtre (la « réalité ») et ce qui lui est intérieur ;
une limite (2) qui à l'intérieur dissocie ce qui est à percevoir et ce
qui ne l'est pas (dessous, herses, coulisses, fauteuils, public . . . ). La
critique impliquée dans le nouveau théâtre a porté essentiellement
sur cette limite (2), comme en témoignent les recherches scénogra­
phiques et architecturales. Mais la crise est maintenant celle de la
limite ( 1) : scène + salle/« extérieur » . Limite sélective par excel­
lence : on y trie les sons, les lumières, les mots, les yeux, les oreilles,
les postures (et donc aussi, dans le capitalisme, les portefeuilles) de
façon que ce qui est déplacement libidinal puisse s'effacer devant le
remplacement représentatif. À l' « extérieur », la douleur de la dent ;
à l'« intérieur », sa représentation en crispation du poing. Or un
théâtre énergétique n'a pas, quand il s'agit de poing serré sur une
paume, à faire allusion à la dent malade ; et pas non plus l'inverse.
Il n'a pas à suggérer que ceci veut dire cela ; il n'a pas non plus à
le dire, comme le souhaitait Brecht. Il a à produire la plus haute
intensité (par excès ou défaut) de ce qui est là, sans intention. Voilà
ma question : est-ce possible, comment ?
Adorno corne diavolo

La perte du contenu de l'œuvre est pensée comme aliénation.


L' arti1te e1t devenu le 1imple réali1ateur de 1e1 propreJ intentionJ qui
Je préientent à lui comme d'inexorables exigences étrangères Jurgies dei
œuvres auxquelles il travaille. Ce qu' Adorno ne voit pas, c'est que
ce ne sont même plus ses intentions que l'artiste réalise, mais des
intensités anonymes. Klossowski : les intensités par-delà les inten­
tions. Celles-ci appartiennent à la catégorie et à la pensée d'un sujet,
d'un sujet de la création, ou production, d'un suppôt de qualités à
lui attribuables. La dissipation de la subjectivité dans et par le
kapitalisme, Adorno, comme Marx, y voit une défaite ; il ne pourra
surmonter ce pessimisme qu'en faisant de cette défaite un moment
négatif dans une dialectique de l'émancipation et de la conquête de
la créativité. Mais cette dialectique n'est pas moins théologique que
le nihilisme de la perte du sujet créateur, elle est sa résolution
thérapeutique dans le cadre d'une religion, ici religion de l'histoire.
Ainsi la justification donnée de la nouvelle musique, essentiellement
de Schoenberg, c'est qu elle a pris sur elle toutes les ténèbres et toute
'
·
la culpabilité du monde, qu'elle trouve tout son bonheur à reconnai'tre
son malheur, toute sa beauté à s'interdire l'apparence du beau. L'art
est une espèce de Christ dans sa fonction dénonciatrice. Quant à la

99
Des dispositift pulsionnels

rédemption effective, elle est encore plus éloignée que dans la chro­
nologie, et elle doit l'être, l'art n'est pas réconciliateur, c'est sa force,
se tenir dans le nihilisme, l'assumer, ainsi le manifester. Le principe
Espérance tient les œuvres ouvertes, dit Ernst Bloch marxiste. Adorno
nourrit un semblable mai:Xisme presque entièrement replié sur un
christianisme démythologisé. L'effondrement de tous les critères pour
juger de la valeur d'une œuvre musicale est enregistré en nihiliste :
comme la possibilité de lancer sur le marché de la musique, en guise
de grands compositeurs, des toquards. Cette dévalorisation ne peut
pas êrre saisie positivement ; pourtant elle est la liquéfaction des
limites traditionnelles qui permettaient de départager la « grande
musique » de l'autre, elle est l'abaissement des murs circonscrivant
le domaine musical, circonscrivant le musée, la culture. La saisie
positive de l'effondrement des valeurs exclut qu'on le prenne comme
un indispensable et douloureux moment dans un processus de recons­
titution. Est-ce que nous avons jamais pensé la révolution autrement
que négativement, en nihilistes, c'est-à-dire comme désordre dans
.
un changement d'ordre, comme passage ? Tant que nous la penserons
ainsi, nous ne saurons pas quoi faire. De même pour l'« art ».

La catégorie du sujet reste incritiquée. Elle est le noyau non


seulement de l'interprétation de la société comme aliénation et de
l'art comme son témoin martyrisé, mais de toute la théorie de
l'expression. Que le sujet, et par conséquent sa prétendue expression,
soit lui-même un produit, et un accapareur de la production, et non
un producteur, Adorno n'aurait pu s'en douter qu'en doutant de la
représentation. La critique de la représentation l'aurait conduit à la
critique de la politique (même « marxiste ») et de la dialectique.
Douter de la représentation, c'est manifester la relation théâtrale (en
musique, en peinture, en politique, en théâtre, en littérature, en
cinéma) comme régie par un dispositif libidinal arbitraire, tantôt
investi de façon prédominante, tantôt non. En étendant cette relation
à quantité de domaines, le kapitalisme fait émerger le caractère
libidinal, irrationnel du dispositif qui la soutient. Nous avons sur
Adorno l'avantage de vivre dans un kapitalisme plus énergique, plus
cynique, moins tragique. Il met cout en représentation, la représen­
tation se redouble (comme chez Brecht), donc se présente. Le tragique
laisse place au parodique, la libido retire son investissement de sur
la scène, investit l'ensemble scène/salle, l'intérieur du théâtre tout
entier, coulisses et dessous de plateau compris. Reste les murs,

1 00
Adorno come diavolo

l'entrée, la sortie. Si nous ne déeruisons pas murs-entrée-sortie, à


l'intérieur pourra se reconsticuer sous divers noms : happenings,
communaueés, events, aucogestion, T-groups, analyse inseitueionnelle,
écriture aucomatique, œuvre ouverte, conseils ouvriers, une pratique
qui pour être critique n'est pas moins théâtrale, qui l'ese autrement,
un Théâtre critique. Une théologie crieique, avec un sujet déchiré,
refendu, disent les lacaniens ; et plus d'histoire-récit, mais le discours
sur place, le discours de la plainte.
, Razorb!ades. . . ha!f the b!ades into one side... rest of the blades
into . . . other side, Paul Bow!es � (Cage).
L'un des trois masques que le diable revêt, dans le chapiere XXV
de Doktor Faustus, est à l'image d'Adorno. Successivement le principe
démoniaque, ou démonique comme disait Freud, se déguise en
maquereau, en mec, en théoricien et critique de la composition
musicale, en diable cornu. Le diable, travesti en intellectuel, prononce
des phrases entières de la Philosophie de la nouvelle musique, telles
quelles. Le diable souteneur est une allusion à la vérole contractée
par Adrian Leverkühn, le musicien « héros » du roman de Thomas
Mann ; il fait entendre à sa victime et complice que le mal contracté
au bordel vient en contrepartie du génie : « Nous procurons des
paroxysmes : des transports et des illuminaeions, l'expérience des
affranchissements et du déchaînement, des sentiments de libereé, de
sécurité, de légèreeé, de puissance et de triomphe [ . . . ]. Ec entre-temps
par intervalle une chute correspondante en profondeur, glorieuse aussi
- non seulement dans le vide, la désolation et son impuissante
triseesse, mais aussi dans la douleur ee les perversités. » Quoi de
diabolique dans cetee alcernance nieezschéenne ? Eh bien, son maque­
reautage : qu'il faille payer le plus haut par le plus bas, le plus délié
par le plus lourd, la vie intense par la mort. Que l'un n'aille pas
sans l'autre, cela est tout simplement la métamorphose des énergies
et des inveseissements, ce qui est more n' ese pas more, mais seulement
converti, pas de proxénétisme là-dedans. Celui-ci commence avec
l'idée et la pratique qu'il y a à payer pour la métamorphose. Le
diable est d'abord un entremeteeur (le kapicaliste) placé encre deux
écaes de l'énergie libidinale. « Le diable, le vrai seigneur de l'en­
thousiasme » : les intensités référenciées à un maîere, les puissances
subordonnées à un pouvoir. - Là-dessus, le masque d'Adorno et ses
paroles viennene en fondu enchaîné se monter sur ceux du maître
maquereau et les éclairer. « Ce que ces êtres [comme Leverkühn]

101
Des dispositifs pulsionnels

auraient pu à la rigueur avoir sans nous aux âges classiques,


aujourd'hui nous sommes seuls en mesure de leur offrir. » Dans
la modernité, la grande inspiration ne peut être que démoniaque :
le maître de l'enthousiasme ne peut plus être Dieu ; pour que
.
Dieu et l'inspiration soient compatibles, il faut qu'un culte puisse
accueillir les œuvres, qu'un ordre, embrassant coutes les activités,
permette de les relier en une totalité, qu'une religion unisse les
affects. La modernité esc la perce de cette totalité, coute œuvre y
apparaît et y vie dans la désaffection, la méfiance ; l'artiste est un
voyageur solitaire. Il n'y a plus de culte, seulement une culcure.
Le diabolisme est alors le témoignage que la force ou puissance
paroxystique persiste aux confins d'un monde qui n'a pas de place
pour elle. - Elle ne peut persister que comme maladie, syphilis,
névrose, etc. : manières donc ce monde aux affects affaiblis nomme
les hautes intensités pour les neutraliser, tentatives de les ramener
dans son « ordre » positiviste. - Ainsi, selon Adorno, la grande
musique schoenbergienne atteste que la puissance des intensités n'a
pas disparu, mais la contrepartie du témoignage qu'elle porte esc
son incompréhensibilité, les ténèbres où elle reste plongée, ec le
fait qu'on la taxe d'être l'œuvre de malades.
Le diable de Th. Mann, ec le Leverkühn en ses crises, norammenc
la dernière, parlent vieil allemand, « le bon vieil allemand sans
palliatifs ni guirlandes », celui de Lucher. La position diabolisce de
l'œuvre est une position chrétienne, mais d'un christianisme médié­
val, de celui où une étroite complicité s'établit entre le pécheur et
le confesseur, la sorcière et l'exorciste, le sexe et la sainteté. Le
christianisme moderne, auprès de cette force d'assemblages des
paroxysmes, est un paganisme des médiocrités, c'est pourquoi le
diable allemand apparaît à Leverkühn alors qu' il réside près de
Rome, ville païenne : contraste extrême de la nouvelle Bible pauvre,
sévère, intense, avec les fastes pallides, laxistes, somptueux de la
capitale de coutes les croyances, de tous les scepticismes. On a dit
que Leverkühn étaie Nietzsche, c'est Pascal, c'est une interprétation
de Nietzsche comme Pascal, c'est-à-dire le « contresens » le plus sensé
sur Nietzsche, son maintien dans la théologie, écartelée cerces. « Apos­
tasie non pas de la foi, mais dans la foi. » Diavolo étant encore
simbolo. Erreur grave sur Nietzsche, mais juste vue sur Schoenberg :
la nouvelle musique était bien l'émergence d'un nouveau· dispositif
« radical », critique, au sein de l'ancienne, la classique ; mais dispositif
lui-même liturgique ; le marxisme de Francfort, émergence d'un

102
Adorno come diavolo

disposicif « radical », luthérien, juif, au sein du marxisme « romain »


viennois et stalinie n.

À la fin de Doktor Faustus, Th. Mann écrit : « Moi, Zeitblom (le


conteur), je ne suis pas de la même époque, de la même Allemagne,
que celle de 1 945. » Il fait mourir Leverkühn le 2 5 août 1 940. La
problématique de Leverkühn n'est pas (encore) celle du totalitarisme,
et l'hitlérisme n'est lui-même possible que selon un dispositif libi­
dinal étranger à celui de Leverkühn. La problématique d' Adorno
appartient, pareillement, à un dispositif libidinal, celui d'une rémis­
sion par le sacrifice, celui d'un martyre, celui du paradoxe de la foi,
la grande œuvre étant d'autant plus vraie qu'elle est moins accueillie
dans le monde de l'aliénation -, à un dispositif que le kapitalisme
moderne a maintenant désinvesti, qu'il a vidé de toute intensité en
affect. Si le marxisme était cela, celui qui faisait écrire à Marx en
1 842 une note sur le miracle chez Luther selon Strauss et Feuerbach,
en 1 844 une Introduction sur le prolétariat comme souffrance promise
au triomphe, en 1 8 5 6 dans les Grundrisse, et en 1859 encore, dans
le chapitre VI inédit du Kapital l, des pages sur la dialectique de
l'aliénation dans le travail - le marxisme serait entièrement désaffecté
aujourd'hui comme toute religion. Mais la fonction religieuse « radi­
cale » dans le marxisme recouvre une autre opération, parfaitement
efficace dans le kapitalisme le plus moderne, et qui permet d'en faire
beaucoup plus que la « critique », l'opération de mise au jour de la
société entière comme économie (au sens freudien), comme dépense
et métamorphose d'énergie libidinale. C'est précisément cette opé­
ration affirmative qui manque au marxisme de Francfort. Il est vain
de renforcer la composition dans le sens schoenbergien , comme il
est vain de rechercher la bonne place pour contester dans le sens du
gauchisme : ces activités diaboliques restent dans la foi. En un sens
le kapitalisme est plus fort que de telles recherches, non parce qu'il
les englobe, les « récupère », mais plutôt parce qu'il les rend inutiles,
et que son dispositif est posé autrement, ailleurs.

Adorno est le final de la critique, son bouquet, sa révélation


comme feu d'artifice. Il y a un scepticisme dans toute critique, c'est
le scepticisme de Hegel (de Rome), c'est le scepticisme d'écrire, de
penser à l'occidentale. Ce scepticisme éclate dans la nouvelle musique :
le matériau ne vaut que comme relation, il n'y a que relation. Le
son renvoie à la série, la série aux opérations possibles sur elle. Quand

1 03
Des dispositifs pulsionnels

le sérialisme étendra le principe de la série à toutes les dimensions


du son, le scepticisme atteindra son comble. « À mon avis, il suffit
amplement qu'une chose ait été entendue une seule fois : lorsque le
compositeur l'a imaginée », dit Leverkühn-Schoenberg. Le matériau
étant pleinement" désensibilisé, l'énergétique est censée tout entière
canalisable dans une combinatoire. La critique exige l'occultation de
l'oreille, elle mène à son terme l'effacement du corps libidinal, comme
dans Hegel. Dans le kapitalisme pareillement, la prédominance de
la loi de la valeur désensibilise le matériau, nous oblige à abandonner
le concept naïf de valeur d'usage, et celui d'une référence corporelle
censée naturelle, portée par la marchandise : comme dans le séria­
lisme, tout vaut par relation, ici en tant qu'échangeable. Et dans la
théorie, la critique occupe la même position et implique la même
conséquence : elle ne vaut que dans sa relation à son objet. Le
structuralisme, la sémiologie, l'herméneutique sont des positions
critiques, en ce sens. Si vous y ajoutez l'épithète de « dialectique » ,
vous n e faites qu'un petit déplacement à l'intérieur d u scepticisme.
""'"

La dissonance ne vaut pas seulement pour Adorno comme témoi­


gnage déchirant de la souffrance imposée au sujet, comme face
subjective. Elle vaut aussi par sa face objective, comme affirmation
jusqu'au cœur de la mélodie du principe d'indifférence qui règne
dans le kapitalisme. Le détail mélodique dégénère en simple conséquence
de la construction totale sans plus avoir la moindre emprise sur ce//e­
ci. Il devient l'image de cette sorte de progrès technique dont le monde
est rempli. Rien n'est plus qui ne soit relation ; mais la relation n'est
plus immanente aux sons, elle n'est plus l'affinité dite naturelle, celle
de la sensible par exemple dans la gamme diatonique, l'attraction
entre les accords - supposée plus archaïque que toute organisation
consciente - qui autorisait préparation et résolution : les accords sont
désormais de simples monades tenues ensemble par une domination
planificatrice. Les accords de dissonance cessent alors d'être expressifs
de la subjectivité souffrante, ils sont les effets sonores du pouvoir
bureaucratique de la composition. - Cette description est entièrement
parallèle à l'analyse faite par Marx aussi bien en 1 844 dans les
Manuscrits qu'en 1 8 5 7 dans l'« Introduction » inédite à la Contri­
bution à la critique de l'économie politique : analyse centrée elle aussi
sur la catégorie de l'indifférence, le travail industriel tendant à pouvoir
être accompli par toute force de travail indépendamment de sa
qualification (effondrement des métiers) et de son activité (le tra-

1 04
Adorno come diavolo

vailleur mis en marge du processus de production même), l'argent


pouvant s'échanger contre tout objet sans égard aux qualités de son
possesseur (effondrement des statuts et rôles sociaux, effondrement
des valeurs d'usage). - Mais on voit qu'une telle analyse, de Marx­
Adorno, est tenue de produire son anricorps, la naturalité, comme
ce qui vient à manquer dans le kapitalisme. On pense celui-ci en
nihiliste, relativement à un sujet naturel. Cela se trouve aussi bien
dans Marx. Prix payé au dispositif représentatif.

J'ai déterminé six idées (dialectique, critique, indifférence, position,


théologie et expression, affirmation) sous lesquelles j'ai distribué
toutes mes réflexions en forme d'items. Un premier tirage a affecté
à chacune de ces idées la face d'un dé. Un deuxième tirage (au dé,
encore) a permis d'établir la série diachronique d'apparition des
idées. Un tirage au sort (petits papiers portant les chiffres de 1 à
20) a ensuite déterminé quel item, le 5 ou le 1 4 par exemple,
appartenant à telle idée (par exemple indifférence), prendrait place
au rang n de la série. Sont laissées indéterminées plusieurs dimen­
sions : la durée de chaque item, la durée des blancs-silences qui les
séparent, le chromatisme (on aurait pu concevoir plusieurs sortes
d'écriture), etc. L'artiste est devenu le simple réalisateur de ses propres
intentions, plus : d'intensités, qui ne lui appartiennent pas. « We are
getting void of ownership », « Our poetry now is the realization that
we possess nothing » : Cage. L'artiste ne compose plus, il laisse aller
le désir en son dispositif. Cela est affirmation. Les citations d' Adorno
sont notées en italique, celles d'autres auteurs entre guillemets. La
désignation du présent item est : affirmation 1 3 .

En relayant la tendance de Beethoven et de Brahms ( à immerger,


à hypographier le thème sous les variations, à supprimer la domi­
nation sur le temps impliquée, dans la musique classique, par
l'opposition du thème et du développement), Schoenberg peut se dire
l'héritier de la musique classique dans un sens assez comparable à celui
du rapport entre la dialectique matérialiste et Hegel. Schoenberg est
à Brahms comme Marx est à Hegel, comme le sujet romantique
(bourgeois révolutionnaire) est au sujet esseulé, émancipé, de la dernière
période bourgeoise, dit Adorno. Mais le marxisme de ce sujet tragique
est celui d'Adorno, de Francfort. La mutation du rapport au temps
non seulement implique la disparition de l'œuvre comme totalité,
la fin résolvant le développement en une sorte de supercadence

105
Des dispositifs pulsionnels

parfaite, donc l'analogie de l'œuvre avec le récit, la diachronie d'une


chute (d'une dissonance) et d'une rédemption (d'un bon accord) qui
renvoie à l'achronie d'un système culturel stable, comme dans les
Bildungsromanen qui ont servi de modèle à la Phenomenologie des
Geistes ; mais devrait impfiquer la disparition de !' œuvre même, si
celle-ci demeure, en tant que « musicale » , un lieu privilégié du .
rapport au temps, donc encore un temps privilégié, serait-ce sous les
espèces du dessaisissement. À la place de la musique-récit, Adorno
voit que Schoenberg fait une musique-discours (mais discours para­
doxal, discours de la foi) ; et Schoenberg fait en effet une telle
musique. Schoenberg et Adorno sur la lame de rasoir. À nous qui
n'y sommes plus, il faut une musique-intensité, une machine sonore
sans finalité. Ce que dit très bien Morton Feldmann : une musique
de surface, sans profondeur, empêchant la représentation. Er une
politique-intensité, plutôt qu'une politique-tragédie. Donc sortir du
marxisme de Francfort, « radical ».

À la fin de l' « Introduction » à la Philosophie de la Nouvelle


Musique, qui est de 1948, un an après la publication de Doktor
Faustus, Adorno définit sa méthode comme dialectique des œuvres
et de la contradiction : l'œuvre moderne mérite ce nom quand elle
donne forme à la contradiction, donc est imparfaite ; et la contra­
diction conduit à la destruction des œuvres. Dialectique non hégé­
lienne, parce que la totalité manque : la conciliation du sujet et de
l'objet a été pervertie en parodie satanique, en liquidation du sujet
dans l'ordre objectif. La totalité manque il n'y a pas de dieu pour
=

concilier = toute conciliation ne peut être présente que dans son


impossibilité, parodiée = elle est œuvre satanique. Vous avez beau
remplacer dieu par le diable, le préfixe sur- par la vieille taupe sou­
terraine, vous restez dans le même dispositif théologique. Vous passez
du nihilisme honteux au nihilisme affiché. L'œuvre d'Adorno comme
celle de Mann et de Schoenberg est marquée par la nostalgie. Le
diable est la nostalgie de dieu, dieu impossible, donc possible
justement comme dieu.

Quand Adorno voit bien que l'art moderne est la fin de l'appa­
rence, l'élimination du sensible, l'impossibilité de l'unité du concept
(forme) avec l'intuition · (matériau), c'est pour conclure qu'il se met
à fonctionner comme processus de connaissance. Par sa haine de
l'art, l'œuvre d'art se rapproche de la connaissance. Sa désarticulation

106
Adorno come diavolo

signifie l'émergence de son contenu critique, et le contenu de vérité


des œuvres d'art fusionne avec leur contenu critique. Mais le contenu
critique n'est pas un contenu, matériel, intuitif, c'est une relation,
et en tant que telle une connaissance. Ainsi l'alternative à la fusion
avec le matériau, à la jouissance, consiste en l'ascèse de connaître.
Cette connaissance ne peut pas être le savoir hégélien, qui esc encore
jouissance de se retrouver dans l'objet ; elle est malheureuse comme
le sévère dieu Logos cher à Freud. Nous avons à sortir de cette
alternative : ni apparence, musica ficta ; ni connaissance laborieuse,
musica fingens ; jeu métamorphique d'intensités sonores, travail paro­
dique de rien, musica figura.

Est-ce encore actuel, lutter contre Jdanov, affirmer que réduire la


musique avancée à son origine et sa fonction sociales, c'est le langage
d'une oppreuion pompière et bureaucratique, affirmer que la dialectique
a dégénéré en religion d' État ? 1948. Plus actuel : affirmer que réduire
la politique avancée à son origine ec sa fonction sociales, c'est le
langage de la religion d' Écac, de ses prêtres, Séguy, Marchais, de
leurs vicaires in partibus inte!ligentiae et de plusieurs gauchismes.
Jdanov ec'-�on papa prêts à refleurir sur les lèvres, sous la plume de
jeunes maos. C'est qu'il y a dans le nihilisme marxiste matière à
religion, donc à Saint-Office et Inquisition. La dialectique n'a pas
dégénéré en religion d' É tat. L' État moderne ne peut avoir pour religion
que la dialectique, ce fourre-tout des scepticismes ec nihilismes, ce
prêt-à-porter de la mélancolie.

En face du bureaucratisme, inutile d' invoquer le jeune Marx,


Kierkegaard face à Hegel, Pascal face aux jésuites : donneront lieu
à églises, à chapelles, à concre-courancs dans le fleuve. Ec la bureau­
cratie aujourd'hui, ce n'est pas la monstruosité stalinienne poussée
sur le corps de la révolution prolétarienne, comme Trotski a essayé
et les trotskistes essaient encore de s'en persuader, c'est partout la
machinerie du kapital lui-même en cane que prétention au bon ordre,
sa circulation en cane que régulation soi-disant rationnelle. Ne réa­
gissez pas vers l'époque du sujet individuel, agissez vers les temps
d'une circulation d'énergie libérée de la loi de la valeur.

Le secret se trouvant entre ces fragments ne se laisse évoquer que dans


la figure qu 'ils forment ensemble : dernières œuvres de Beethoven,
disloquées, détotalisées. Mallarmé. Le même silence règne dans

107
Des dispositift pulsionnels

Schoenberg, dit Adorno. Et le même silence des lacunes dans la


disposition errante d' Aesthetische Theorie. Machines dysfonctionnanc,
machines de Tinguely - blancs événements où la dialectique se
détraque.

Schoenberg dit halte à la dialectique. Mais dialectiquement.

Les harmonies parfaites sont à comparer aux expressions de circons­


tance du langage et encore plus à l'argent dans l'économie. Leur caractère
abstrait les rend capables d'intervenir partout en médiation et leur crise
est profondément liée, dans la phase présente, à la crise de toutes les
fonctions de médiation. Il faut bouleverser les paramètres de cette
équation adornienne. La critique de l'économie politique enseigne
que l'argent ne résout rien, que « son » abstraction est l'abstraction
de la loi de la valeur, laquelle permet de mettre en relation d'échange,
comme marchandises, les objets les plus différents/ indifférents. Les
accords de tonale, de dominante, de septième _g.� dominante ne sont
pas de la monnaie, ils sont au conmiire les analogues, dans la musique
classique et baroque, des règles minutieusement observées pesant sur
la fabrication et sur le produit artisanaux, ils sont les « chefs-d'œuvre »,
ils incarnent la conciliation censée parfaire du matériau et de la
forme. Ils sont le culte. Ce qu'Adorno décrit, c'est leur usage cynique
dans la culture, quelque chose comme le « garanti fait main » ou le
« mis en bouteille au château » qui va venir distinguer, réaccionnai­
rement, certaines marchandises dans l'économie industrielle et en
faire, pour un instant, des objets de prestige. L'argent en tant que
la loi de la valeur visible, c'est dans la musique nouvelle, non pas
l'accord de consonance, mais l'abstraction audible, l'indifférence aux
écarts réputés naturels, le découpage de l'octave en 1 2 1 / 2 tons,
l' échangeabilité des degrés selon les règles de renversement et de
rétrogradation, l'universalisation du principe de la série à toutes les
dimensions du son. Schoenberg a parlé une fois contre la chaleur
animale de la musique et contre son air piteux. Sa froideur est celle
du rescapé, à l'inverse de la chaleur webernienne, proche du matériau,
dit Adorno. Or la froideur schoenbergienne est celle de ces eaux où
le kapital plonge coute chose selon le seul calcul. La dissonance
conduire à ses extrêmes conséquences : c'est une formule du kapi­
talisme moderne.

1 08
Adorno come diavo!o

Dans Marx comme dans Freud, la mise au jour de ce qui est


l'économique, tant politique que libidinal, reste inhibée par une
théologie. Ce n'est pas la même : chez Freud, judaïque, critique,
sombre (oublieuse du politique) ; chez Marx, catholique, hégélienne,
réconciliatrice. Mais l'effet d'occultation sur l'économique est presque
aussi fort chez l'un que chez l'autre. C'est ainsi que chez l'un et
chez l'autre la relation de l'économique avec le sens est bloquée dans
la catégorie de la représentation. Que la représentation des pulsions
en fantasmes et illusions chez Freud, celle des forces productives en
superstructures et idéologies chez Marx, soit critiquée ici comme là
ne change rien au principe que l'économique est et ne peut qu'être
représenté : pour Freud la bonne représentation des pulsions se fait
in verbis sur le divan, pour Marx celle des forces in verbis et rebus
dans la rue à l'époque de la Commune, dans le parti à l 'époque du
congrès de Gotha. Ici une politique, là une thérapeutique, dans les
deux cas une théologie laïque, par-dessus l'arbitraire et l'errance des
forces. Chez Adorno, il ne reste que la théologie, celle de Freud,
tragique, repoussant toute réconciliation, déplacée et appliquée sur
celle de Marx ; mais en roue cas la théologie, sans aucune économique.
Th. Mann va plus loin qu'Adorno quand il fait dire à son Leverkühn
au sujet de Uonore 3 : « Ici, nous y sommes, cette musique est
l'énergie en soi, l'énergie même, non abstraite, mais à l'état réel. »
(Mais c'est pour ajouter aussitôt : « Tu remarqueras que c'est là
presque la définition de Dieu. Imitatio Dei . » Même refoulement
pascaloïde qui nourrit toue le livre.)

Nietzsche a compris très vite, après La Naissance de la tragédie,


qu'il ne fallait plus compter sur le tragique, que le tragique, si on
voulait le restaurer, serait une affaire de rigolos. Napoléon, grand
rigolo : « La tragédie aujourd'hui, c'est la politique. » Ce qui rend
intolérables la Solution Finale que les nazis one donné à la prétendue
question juive, la liquidation des oppositions de gauche par le
stalinisme, l'extermination des peuples indochinois par la démocratie
US, c'est l'impossibilité de les inscrire dans aucun destin. Tenir ferme
que toute production d'un destin à l'une ou plusieurs de ces occasions
est une bouffonnerie, une mystification ayant nécessairement pour fin
de nous faire accepter, même sous la forme du fatidique le plus
révoltant, ce qui est inacceptable et sans fatum aucun. En ce sens,
le « tragique » que Vienne a produit dans la première moitié de ce
siècle en matière musicale, politique, théorique, psychanalytique,

1 09
Dn dispo1itift pulsionnel!

philosophique, scientifique, poétique (et même un peu picturale),


appartient au genre rigolo. Parodie au mauvais sens : représentation
de quelque chose qui « au-dehors » du lieu représentatif (dans la
« société ») est déjà more, le Final de la dialectique.

« Depuis cecce époque, plusieurs incidents se sont produits [à la


prison de Dijon]. La semaine dernière deux détenus one avalé des
lames de rasoir et ont dû être hospitalisés » (correspondance du
Monde, août 1972).

La relation critique ne peut pas se critiquer elle-même, elle peut


seulement se parodier dans la dérision de l'autocritique. Et dans cette
impossibilité, elle manifeste qu'elle est encore une relation autoritaire,
dominatrice, qu'elle est la négativité en cane que pouvoir. Ce pouvoir
est celui du langage, qui anéantie ce donc il parle. Le critique ne
peut que redoubler l'espace vide où son discours plonge son objet,
il est clôturé dans cec espace de vacuité, il appartient au langage ec
à la représentation, il ne peur plus penser l'objet, l' ceuvre ec l'histoire,
que comme langage. Mais en même temps il comprend que ce qui
est en passe de se détruire aujourd'hui, c'est justement la prédomi­
nance du langage, l'ascétisme de l'ceuvre, I'ascéti!me de l'histoire ec
du politique. Or le critique, loin de critiquer l'ascétisme, souhaite
qu'il soit redistribué autrement : ln bourgeois veulent un art sensuel
et une vie ascétique, l'inverse vaudrait mieux. Il veut plus d'ascétisme
en art (et plus de « sexualité » dans la vie) . Mais c'est le kapitalisme
lui-même qui pousse aussi bien à une vie sans ascétisme et à un art
sévère. En même temps que le kapital maintient pourtant, dans la
vie et dans l'arc, la loi de la valeur comme séparation, épargne,
coupure, sélection, protection, privatisation, - en même temps il
sape partout la valeur de la loi, nous contraint à la regarder comme
arbitraire, nous défend d'y croire. Il est bouffon. Il plonge cout dans
le scepticisme, c'est-à-dire dans l'ascétisme et son inutilité. La critique
ne peut pas aller au-delà de cette bouffonnerie. Ce n'est pas elle,
c'est l'émergence (non commandée, non dialectique, non nécessaire,
mais effective) d'un autre dispositif, d'une démence quant à la loi
de la valeur, qui fair connaître celle-ci comme maladie grise, comme
dépression et péréquation générale des affects et des produitS déprimés.
Ce qui nous fait sortir du kapical ec de l'« an » (et de l'Entkunstung,
son complément) n'est pas la critique, langagière, nihiliste, mais un

1 10
Adorno come diavolo

déplacement d'investissement libidinal. Nous ne désirons pas pos­


séder, « travailler », dominer . . . Qu'est-ce qu'ils y peuvent ?

La Théorie esthétique n'est pas construite comme une Phénomé­


nologie ou une Dialectique, comme un · discours allant à sa propre
fin, elle est fragmentée, pleine de silences et de silence, comme le
montre Jimenez. Elle porte dans sa forme la perte de la totalité :
balayage d'un champ, fragmentation jamais refermée. Mais pourquoi
dire perte de la totalité ? Ce discours de la rhétorique et de la
philosophie classique et romantique est un dispositif (impliquant
représentation de la totalité par sa déconstruction même) ; ce dis­
positif est désinvesti. Un autre dispositif se met en place, la repré­
sentation de la totalité n'y est pas pertinente. La libido n'est pas
nécessairement attachée à un objet total. Ce que Cage cherche dans
le l Ching, en quoi est-ce une déconstruction ?

Comment est-ce que j'écris tout ceà ? Est-ce que j'ai ma part de
ce scepticisme à l'égard de tout, même des crises les plus graves ?
Ce scepticisme de l'écriture et de l'Occident, qui fait agir comme si
l'on disait : le plus important toujours, le plus important même
dans la crise, c'est ce qui en restera, écrivons, inscrivons la crise, cela
restera, et sera donc le plus important. Toute musique, en tant
qu'écriture et mémoire de la souffrance, en tant que notation, est ce
scepticisme, scepticisme aussi à l'égard de ce qui est sceptique, de
ce qui est le plus douloureux.

La figure diabolique n'est pas seulement dialectique, elle est


expressément l'échec de la dialectique dans la dialectique, le négatif
au sein de la négativité, le moment suspendu ou la suspension
momentanée. Donc quelque chose comme l'affirmatif, le dément,
mais placé dans l'horizon d'une négativité, d'une négativité en panne.
Instant de déséquilibre, tranchant du rasoir, bord. Adorno est le
bord. La dialectique en panne, ce fut : le prolétariat allemand
adhérant à l'hitlérisme ; le prolétariat russe adhérant à Staline ; l'un
et l'autre se massacrant ; le prolétariat espagnol écrasé par l'aviation
fasciste, achevé à Barcelone par les staliniens ; le prolétariat français
désertant les positions occupées en 1 936, achevé par les réformistes ;
le prolétariat chinois anéanti par Tchang et la politique de Staline.
Le dieu rouge ne parlant plus, la culture n'étant plus que le résidu
du culte, une fois Dieu muet (Jdanov), quelle place Adorno pouvait-

111
Des disporitift pu!IionnelI

il s'attribuer, sinon celle du diable ? Ce n'est pas une mauvaise place


quand le mal est du côté de Dieu. Quand la création délire, c'est
le diable qui pourrait avoir raison. Plus rien à invoquer, tout à
révoquer. De là le judaïsme comme dispositif réémergeant : la démence
( le diable) reliée, religiosée.
=

De même qu'il y a chez Schoenberg une référence à la tonalité


in absentia, qu'est la révocation in absentia de la sensualité, de la
féminité, du catholicisme, du dieu concilié, de même il y a chez
Adorno une référence au culte et à la nature in absentia. Freud dit
que nul ne peut tuer in absentia. Placer quelque chose in absentia,
c'est le mettre hors de portée du meurtre, le conserver, le mémoriser,
l'investir. L'investissement libidinal de Schoenberg sur la tonalité est
puissant, puissant reste celui du diable Adorno sur la divinité d'une
humanité réconciliée. Cesser de conserver la tonalité à l'horizon, c'est
cesser de composer. Cesser de composer en politique, c'est cesser de
conserver in absentia l'idée de totalité, l'organisation militaire, indus­
trielle, cléricale, qui représente la totalité, cesser de faire un « parti ».
À la place de la politica ficta-fingens, une politica figura. Que peut
être une politique affirmative, qui ne prenne pas appui sur un
représentant (un parti) du négatif, etc. ? C'est cela la question laissée,
délaissée par Adorno. ] e doute que Marcuse ou Reich, dialectisant
derechef l'inconscient, nous en débarrassent. Pas plus que Rousseau
ne débarrasse son lecteur de Hegel, mais le lui inocule. Nous, nous
sommes par-delà Hegel. Hegel n'est pas mort dans les camps de la
mort (au contraire la dialectique tragique ne se nourrit que de
cadavres), il n'est pas mort de Critique (au contraire il en vit), il
est mort dans l'abondance, il a crevé de prospérité, il a pété de santé.

Adorno a vu dans le mouvement dit étudiant des années 1960


un stravinskisme politique.

Leverkühn est le musicien du « carré magique », que l'on trouve


entre autres dans La Mélancolie de Dürer : dispositif de nombres
tels que la somme des unités placées sur les colonnes, sur les lignes
ou sur les diagonales est toujours la même. Schoenberg aussi est le
musicien de ce carré : supprimer la différence entre les verticales et
les horizontales, entre l'harmonie et la mélodie. Dans Klee aussi, il
y a le carré magique des couleurs. Le carré magique est la 6.n du
récit, l'émergence de la structure, la neutralisation des différences

1 12
Adorno come diavolo

intensives. Un récit sera encore possible, mais seulement comme


réalisation parmi d'autres d'une structure, performance d'une compé­
tence. La diachronie est de surface comme l'histoire. L'énoncé mélo­
dique, le développement historique d'un sujet deviennent désespérés.
Le carré magique est au son ce que le kapital est au produit (comme
la loi de la valeur permettant au principe de péréquer tous les
échanges en le circuit nul de la reproduction simple). Carré diabolique
pour la religion, pas du tout magique pour le kapital et nous-mêmes.
Sur une figure de discours

l. Ce que j'ai à vous dire est commandé par un travail qui n'est
pas linguistique, ni sémiologique, ni philosophique non plus, mais
plutôt politique, dans un sens de « politique » qui n'est pas le sens
institutionnel (le Parlement, les élections, les partis . . . ), et qui n'est
pas non plus le sens « marxiste » (la lutte des classes, le prolétariat,
le parti ... ), sens évidemment beaucoup trop proche du précédent,
politique dans un sens qui n'est pas « encore » déterminé, et qui
peut-être restera, doit rester toujours à déterminer.
Cette « politique » concernerait non pas la détermination d'insti­
tutions, c'est-à-dire d'écarts réglés, mais plutôt la détermination d'un
espace de jeu pour des intensités libidinales, des affects, des « pas­
sions ». Elle n'a rien d'utopique au sens courant de ce mot ; elle esc
ce qui se cherche en ce moment à travers le monde en des pratiques
ou des expérience! de coutes sortes, dont le seul trait commun est
qu'elles sont tenues pour « non sérieuses ».
J 'espère que mon discours aura l'intensité de ce non-sérieux, par
exemple qu'il sera drôle pour vous.

2 . Je vais esquisser rapidement les grandes lignes de l'analyse


d'un dispositif qui est langagier, puisque nous nous occupons du

115
Du dispositifs pulsionnels

texte, mais qui, comme le dispositif politique, exhibe son efficacité,


son caractère pragmatique (par exemple sous le nom de « projet
thérapeutique ») : le dispositif à l'œuvre dans la cure psychanalytique.
J'analyse ce dispositif tel que Freud et Lacan le décrivent, le pres­
crivent, le rêvent, dans leurs propru textes sur la question. C'est donc
le dispositif non pas effectif (il faudrait travailler sur bandes magné­
tophoniques, or cela fait difficulté, pas par hasard) ; mais le dispositif
que désire la psychanalyse dans ses textes dits « techniques » , straté­
giques et tactiques en fait, la machinerie qui capture, canalise et
écoule !'énergie libidinale, telle que la psychanalyse, et Freud le
premier, délire la monter et la faire fonctionner. Je suis obligé de
commencer par une mise au point un peu générale dont je m'excuse,
mais que je crois indispensable, si vous devez situer le « lieu » d'où
je parle. Cette mise au point porte sur !'économie libidinale. Vous y
retrouverez facilement les préoccupations de M. Hamon touchant
l'illisibilité et celle de M. Brande touchant l'anaphore et !'Autre.

3 . Il y a dans Freud deux sens du mot désir : le désir au sens


de vœu (Wunsch, wish), le désir au sens de force, d'énergie (le Wille
de Nietzsche). Ces deux sens sont constamment mêlés dans l'œuvre,
la teneur de la théorie en l'un et en l'autre varie beaucoup. Mais
c'est à partir de ]enseits des Lustprinzips ( 1 920) que la divergence des
deux sens éclate.

4. Tant que Freud considère le désir-force d'un point de vue


mécanicien (comme dans !' E.rqui.ue de 1 89 5 , dans le chapitre VII de
la Traumdeutung, et jusque dans ]enseits. . . ), il peut concilier ce concept
de la force avec celui du vœu, du désir qui cherche à s'accomplir.
Cette conciliation se fait par la théorie du rêve, du fantasme (day
dream), de la représentation. Cette théorie tient en quelques mots :
les quanta d'énergie ( le désir en tant que force) qui ne peuvent
=

pas être déchargés dans une action spécifique relative à la réalité, se


font représenter sur une scène ouverte « à l'intérieur » de l'appareil
psychique (ou du sujet ?) et ouverte par cette impossibilité, par ce
manque même.
On comprend par là la théorie de l'accomplissement de désir : on
voit son équivoque, elle autorise les deux sens du mot désir : d'une
part le désiC-vœu ·qu'éprouve le sujet et qu'il ne peut « satisfaire »
(Befriedigung), il le réalise en rêve, en images, en représentations ;
d'autre part une machine, !'« appareil psychique », qui subit une

1 16
Sur une figure de discours

charge, une tension trop forte, parvient, grâce au théâtre intérieur, à


s'en défaire. La théorie de l'accomplissement de désir impose à
l'hypothèse de la force une acception mécanique, mécanicienne dans
la mesure où le désordre ( l'excès de charge) est supposé venir
=

toujours du " dehors J1 (telle a été longtemps la fonction de la scène


originaire dans la théorie de Freud) . L'appareil de capture et d'écou­
lement de l'énergie est supposé marcher toujours bien de lui-même,
obéir à une finalité ; il y aurait une conformité entre l'énergie captée
et la capacité du dispositif, celui-ci serait commandé par un cerveau
régulateur, par une mémoire, par un " langage JI : machine cyberné­
tique comme modèle de toute machine " mécanique ' ; c'est-à-dire
profondément homogène à des représentations et des projets produits
par des sujets.

5 . Avec ]enseits . . . , Freud introduit le concept de pulsion de mort.


Celui-ci ne signifie nullement (comme lui-même s'y trompe en
particulier dans Malaise dans la civi/iJation) agression, sadisme, etc.
Une telle interprétation appartient à la pensée du désir comme
Wunsch, comme désir éprouvé par un sujet. La pulsion de mort,
c'est seulement cette idée (par opposition au concept) que la machine
à capter et à écouler l'énergie n'est pas une mécanique bien réglée ;
Freud observe la répétition d'actes, de situations, de discours, de
gestes, etc. (cauchemars, répétition d'échecs) qui ne peuvent pas être
des accomplissements de désir (des « plaisirs ») au sens équivoque
de tout à l'heure (première « théorie »), qui au contraire sont associés
à la plus extrême souffrance, au grincement de l'" appareil psychique J1,
au cri du " sujet 11. À côté du principe de constance qui règle (régule)
le plaisir dans sa relation avec lextérieur (la « réalité »), il y a un
« principe de Nirvana », dit Freud, il faut dire un Wille zu Macht,
un désir relatif au potentiel, au might (et non au pouvoir au sens
vulgaire), un désir d'intensités.

6. Ce principe est un non-principe, il n'a pas d'unité de référence ;


même si l'on dit, comme Freud le fait, que c'est le zéro, au lieu
d'être la constance de régulation, c'est encore peu dire : c'est aussi
bien l'infini . . . C'est lui que Freud décrivait dans le chapitre VI de
la Traumdeutung, ou dans l'article sur 1'« inconscient » dans la Méta­
psychologie ( 1 9 14) : force qui ignore les règles de la ·négation, de ·
l'implication, de l'alternative, de la succession temporelle, force qui
travaille au moyen de quelques opérations élémentaires, en fait au

1 17
Des dispositifs pulsionnels

moyen de la seule opération de déplacement ( Verschiebung ou Ent­


stel/ung), dont toutes les autres ne sont, du point de vue économique,
que des cas particuliers. Déplacement = opération, dans la métaphore
topique de Freud. Des éléments séparés seront aggloqlérés, d'autres,
liés, seront dissociés, d'autres encore renversés, retournés.

7. Nous ne pouvons parler que négativement de ce non-principe,


de ce désir comme force qui travaille aux intensités extrêmes (très
différent de la force de travail dans le capitalisme, forme dans laquelle
elle est au contraire, cette force intensive, ramenée aux conditions
quantitatives imposées par la loi de la valeur) . La prédominance du
langage, c'est en effet la prédominance de la régulation, du principe
de constance. Parler exige entre autres l'exclusion des intensités
extrêmes, relatives à la phonation (du râle, du cri, de la mono-tonie
lente, du halètement, du rire, de l'éternuement . . . ). Exclusion non
pas du " corps », lequel est lui-même un effet d'ordre, passablement
régulé, mais des déplacements imprévisibles d'intensité dans la cavité
phonatoire. A fortiori sur d'autres régions de la surface corporelle, la
régulation des déplacements, c'est-à-dire la régulation des intensités,
est le principe (vous reconnaissez le principe de constance) qui, selon
la linguistique, opère (au moins comme modèle) à tous les niveaux
de langage : syntaxique par exemple, et de métalangage (théorétique,
logique).

8. Le langage est, pour l'Occident moderne du moins, une région


d'économie ( épargne) de la force, d'exclusion des intensités. Le
=

désir comme force intensive n'entre pas dans la considération scien­


tifique, ou à prétention scientifique, du langage. L'hypothèse de toute
science est que son objet est un système ou peut être rapporté à un
système. Le désir de toute « science », y compris la linguistique ou
la sémiotique, a pour objet la régulation des déplacements, la loi :
donc l'exclusion des intensités libidinales dans son objet, et donc
aussi, dans son discours.
Son critère d' opérativité exprime le même désir. Le caractère opé­
ratoire d'un énoncé scientifique se ramène à la condition sémantique
exigée d'un " bon » système formel, la complétude : à tout énoncé
de la théorie · scientifique satisfait au moins un élément du domaine
d'interprétation (« fait ») . Le discours de science fonctionne comme
une machine régulatrice vis-à-vis de l'intensité, les événements

1 18
Sur une figure de diICours

deviennent les élément! d'un ensemble. Freud disait du temps lui­


même, pièce de cette machine, que c'est un ' pare-excitation.! #,

9 . En réalité, la pulsion de mort, ou l'intensité, la dérive devrait


être imaginée comme po.ritivité. le déplacement fulgurant ou lent
d'investissements est positivité justement en tant qu'il échappe au
langage comme régulation et qu'il n'a aucune « raison ». Ce qui est
positif en ce sens est ce qui ignore les écarts réglés, les vides ou
frontières, les hiérarchies. C'est la positivité de l'oubli et ou de la
conservation bête, sans mémoire. Freud se donne toujours, pour
modèle de cette intensité, la joui.r.rance. Si la jouissance est positivité,
c'est qu'elle est la condensation impossible (i.e. impensable) de la
plus haute et de la plus basse intensité ; voilà sans doute le modèle
de l'anaphore : non seulement sortie hors de la régulation par le
langage, mais de la régulation par le corps institué. Il y a po.ritivité,
il y a multiplicité incompo.rsible.

1 0 . Pourquoi et comment y a-t-il capture et in.rcription de cette


énergie erra_nte, dans un dispositif ou figure ?
Pourqu -;;''? parce que tout ce qui se donne comme objet (chose,
tableau, texte, corps . . . ) est produit, c'est-à-dire résulte de la méta­
morphose de cette énergie d'une forme en d'autres formes. Tout
objet est de l'énergie qui repose, quiescence, provisoirement con.rervée,
in1crite. le dispositif ou figure est seulement un opérateur métamor­
phique. Il est lui-même de l'énergie stabilisée, conservée. Freud emploie
le mot d'inve1tiJ1ement en ce sens (plus militaire que financier) .
Comment ? Trois remarques préalables :
- la capture et l'inscription se font toujours mal. C'est le résultat
de l'action de la « pulsion de mort ».
- Ces dispositifs sont trè.r nombreux . . . Je vais en donner quelques
exemples.
- Mais tout de suite il faut noter un point important : ils ne sont
ni 1ociaux ni psychique.r dans leur extension. le même dispositif peut
se retrouver opérant et traitant de l'énergie à l'échelle d'un objet
« individu » ou à l'échelle d'un objet « groupe » ; inversement à l'une
ou l'autre de ces échelles, plusieurs dispositifs peuvent se partager
l'individu ou le groupe.

1 1 . Je vais montrer brièvement ce qu'est un dispositif dans ce


qu'on nomme encore la peinture. la « peinture » et la « musique »

1 19
Des dispositifs pulsionnels

modernes sont exemplaires, parce qu'en elles s'opèrent activement la


dissolution, la dilution, des dispositifs régissant des régions (régimes,
règles), y compris la région « peinture », etc. - et donc elles les font
rétroacti';'ement apparaître (« après coup ») comme des figures, des
dispositifs.
Kirili note que peindre et écrire doivent être rassemblés sous la
catégorie de l'inscrire, et cite l'écriture au pinceau des Chinois. Mais
c'est encore trop dire ; l'inscription toue coure excède la seule oppo­
sition peinture/écriture ; ec trop peu : l'inscription picturale a affaire
avec la couleur, des pigments, c'est produire des inscriptions chroma­
tiques. Donc il y a hranchement de la lihido sur la couleur et hran­
chement du tout sur un support. C'est un travail d'inscription chro­
matique. De cels branchements forment des dispositifs, c'est-à-dire
des investissements ou blocages énergétiques qui canalisent l'énergie,
assurent sa transformation.
On peut en donner les exemples suivants :
- la main prend le crayon de couleur et étend la couleur sur les
lèvres, sur le papier ;
- une main prend le pochoir, dans l'autre paume est déposê de
l'oxyde de fer, la bouche souffle ;
- l'appareil photo capte l'énergie solaire, l'inscrit sur la pellicule ;
l'ceil capte la photo développée, la main la répète sur un support
cent fois plus grand ;
- une main trempe un petit pinceau dans le vernis et l'applique
sur les ongles de l'autre main ;
- les deux bras soulèvent un pot de peinture ec en répandent le
contenu sur une toile posée à terre ;
- un verre est placé encre un objet et l' ceil, le menton est bloqué
dans une mentonnière fixe qui immobilise la tête (l'œil) ; la main
trace sur le verre le contour de l'objet ; la crace est reprise sur une
toile (dispositif Dürer-Léonard) ;
- etc.
Le nombre de dispositifs est très grand ! Le dispositif esc l'orga­
nisation de branchement, canalisant, régulant l'arrivée ec la dépense
d'énergie, en toutes régions.

1 2 . Examinons maintenant des dispositifs régissant la région du


langage. Soie ce que Benveniste nommait à propos des seuls temps
verhaux et pronoms du français des plans d'énonciation : le récit, le
discours.

1 20
Sur une figure de diJcours

E. Benveniste distingue le récit, le diJcour1 comme deux plan1


d'énonciation grâce à des traies de surface : pour le récit, l'utilisation
de la troisième personne et des temps aoriJtiqueJ (passé simple,
imparfait, plus-que-parfait, prospectif : « La lutte commerciale ne
devait pas cmer »). Pour les discours, la première et la· deuxième
personne sont d'usage, ainsi que les temps du « discours » (présent,
parfait, fucur) . Ces traits recouvrent aussi bien des a1pect1 et moda/itéJ
(qui ne sont pas marquées en surface en français), c'est-à-dire notam­
ment des traits relatifs au rapport du 1ujet de /'énonciation avec le
1ujet de l'énoncé, et à celui du temp1 de /'énonciation avec le temp1 de
/'énoncé.
Par exemple, pour le récit français, ' il apparut :1 (temps aoriscique)
signale, si l'on donne à l'analyse toute son extension en modalité et
en aspect (dans les perspectives ouvertes par les recherches
d 'A. Culioli) :
- un aspect du rapport énonciateur/énoncé : la participation en
est exclue ;
- un aspect marquant le mode de déroulement du procès : il est
ponctue/ ;
- une modalité marquant le mode d'assertion : l'affirmation ;
- une modalité marquant la certitude, la probabilité, etc. : ici il
s'agit de la certitude ;
- un usage de la fonction pronominale : l'exclusion de la première
ec de la deuxième personne.
On a là un dispositif langagier, c'est-à-dire un agencement qui
permet de brancher la libido 1ur le langage (support, surface d'ins­
cription). Il y a alors production d' « effets de sens », dans l'acception
d'affect1. Ce dispositif permet le filtrage de nombreuses possibilités
(discours, théorie. . . ), et donc la circonscription d'une modalité lan­
gagière (« raconter », mythe, histoire, roman) ; celle-ci métamorphose
de l'énergie libidinale en des « objets », en de l'énergie langagière
quiescence, qui à leur cour se transformeront en affects, émotions,
inscriptions corporelles, guerres, révoltes, gloses liccéraires, sémio­
tiques, ecc. Le dispositif du récit est ainsi un transformateur d'énergie
qui effectue le déplacement des modalités et des lieux d'inscription
de la libido.

1 3 . Le diJcour1 comme dispositif libidinal.


Le discours est par lui-même une figure-diJpo1itif, au même cirre
que le récit (narration et description). Il est impossible d'admettre

12 1
Des dispositifs pulsionnels

aucun dispositif comme plus naturel qu'un autre, le discours comme


plus fondamental que toute autre forme langagière. Il est impossible
de suivre Gérard Genette sur ce point, quand il écrit : « En vérité
le discours n'a aucune pureté à préserver, car il est le mode naturel
• •

du langage, le 'plus naturel et le plus universel, accueillant par


définition à toutes les formes ; le récit, au contraire, est un mode
particulier, marqué, défini par un certain nombre d'exclusions et de
conditions restrictives (refus du présent, de la première personne, etc.).
Le récit ne peut discourir sans sortir de lui-même » (Figures ll,
• •

p. 66).
Il n'y a pas moins d'exclusion dans l'énonciation discursive que
dans l'énonciation narrative, pas moins de marquages et par consé­
quent d'effets de sens, d'affects. Nous en donnerons pour exemple
un passage de communiqué de la régie Renault sur l'affaire de Pierre
Overney : « Ces diverses tentatives ayant ainsi complètement échoué,
ces commandos se sont livrés dans l'après-midi d'aujourd'hui à une
attaque en règle de l'entrée principale de l'avenue Émile Zola. Au
moment où l'équipe du soir succède à l'équipe du matin, alors que
de grands mouvements de personnel s' effecrueni: dans cette avenue,
un commando d'environ quatre-vingts personnes, armées de matraques
et de barres de fer, s'est rué contre les quelques gardiens présents à
l'entrée. Six gardiens, qui ne sont munis d'aucune arme, ont été roués
de coups et blessés. C'est alors qu'un employé administratif du
service de surveillance, en aucune façon chargé du gardiennage pro­
prement dit et qui avait cependant fait l'objet de menaces de mort,
vint au secours des gardiens en danger. Devant la masse des assaillants
et ne pouvant se dégager lui-même ni dégager les gardiens, cet
employé administratif, porteur d'une arme personnelle, sortit celle­
ci et tira en l'air. Un second coup devait atteindre l'un des membres
du commando assaillant qui succomba à cette blessure. Cet employé
s'est présenté spontanément à la police. Une enquête est en cours. Les
gardiens blessés ont été évacués sur l'infirmerie centrale et dirigé;
ensuite sur l'hôpital Ambroise-Paré. » (Le Monde, 27-28 février 1972,
p. 7). Nous nous sommes contentés de souligner les marqueurs de
récit et de discours sur les temps verbaux.
L'analyse, destinée à montrer combien ce texte si « simple » vérifie
aussi bien la fonction libidinale d'un dispositif langagier que l'égalité
en importance de la figure-récit et de la figure-discours, est faite
ailleurs (ici, pp. 1 5 1 et suiv.).

122
Sur une figure de diJcour1

1 4 . Les effet1 de sens du récic ec ceux du discours sont décries, par


Benveniste, en termes de rattachement au iujet de l'énonciation et au
présent de l'énonciation : le discours marque ce rattachement, le récit
l'efface. L'événement ne peut pas être situé sur les axes de la première
personne et du temps de l'énonciation (le présent) : donc je ne parle
pas, l'événement appartient à une autre scène où je peux parler, ce
qui se déroule là-bai n'est pas à la portée de mon discours.
Inversement ce qu'efface la prétendue naturalité ou universalité du
diJcour1, c'est la possibilité de dire un procès, un événement, ou un
état (dans la de1cription), qui se passe en dehorJ du sujet parlant, qui
ne soit pas référencié à sa temporalité.
Dans ses effets de sens, le récit dresse une scène sans salle ; le
discour1 met coute scène en extériorité : il n'y a plus que la salle et
le présenr des interlocuteurs. La scène sans salle, c'est peut-être le
lieu « utopique » du mythe, du conte. La salle sans scène (où cout
événement est dissous en un discours en première personne) , c'est
l'assemblée, c'est le , tribunal >. Un cas de prédominance de ce plan
d'énonciation qu'est le discours est la configuration de la Polis en
tant que cercle des interlocuteur1 tournant le dos à l'extériorité barbare.
Le discours est un dispositif libidinal qui capte l'événement, l'incen­
sité, dans la région du langage actuel, qui le réfère au seul présent
des interlocuteurs actuels. Le texte discursif s'inscrit dans un livre de
greffe, dans un compte rendu, dans des annales, en une inscription
toujours réactualisable, potentiellement ce-vivante, éternellement pré­
sente (Husserl), dans un journal : discours au jour le jour, où le
présent du discours traverse tous les « c'est alors » du récit. La
' respon1abilité 1 est un effet visible de ce dispositif de discours : elle

est l'interlocution toujours possible. Toute l'énergie libidinale est


captée et maintenue non seulement dans la région du langage, mais
sur ce point ' impos1ible 1, fuyant et stable, de l'instant de l'énoncia­
tion.
Le sujet est lui-même un effet de ce dispositif discursif. Il est
l'investissement exclusif du présent de l'énonciation par la libido, sa
capture et sa fixation en cette forme hautement improbable, à la fois
vide et pleine d'une infinité d'énoncés potentiels, à la fois inéchan­
geable dans son actualité et toujours échangeable comme instance de
parole.

1 5 . Mais à l'intérieur de ce dispositif de cette figure qu'est le


discours (« à l' incérieur » ? ce serait admettre la prééminence du

123
Des dispositifs pulsionnels

discours que je viens de décrire, avec son supposé sujet responsable ;


or ce n'est que grec . . . et pas universel) , il y a des figures plus étranges
encore ; et celle du dispositif psychanalytique est du nombre.
Je voudrais esquisser ce qu'on pourrait appeler le « paradoxe » du
dispositif psychanalytique (mais pas plus ni moins paradoxal, répé­
tons-le, que le récit. mythique ou le discours de plaidoirie) à partir
du « paradoxe » de la foi dans le discours judaïque. Le paradoxe
s'analyse ainsi : d'abord le privilège exclusif accordé au langage (le
livre, le bannissement de l'image, etc.) comme région où peut se jouer
le dé�ir (Exode 20, 3, 2• commandement) ; ensuite le privilège accordé,
au sein du langage, aux fonctions de destination (destinateur/desti­
nataire, locuteur/allocutaire, je/ tu), c'est-à-dire aux fonctions pro­
nominales je/ tu : en fait le privilège est accordé à la relation de
l'énoncé avec /'énonciation. En troisième lieu, il faut noter la négligence,
au sein de l'aspect précédent, à l'égard de ce qui est dit (et de ce dont
on parle). L'importance est accordée au fait de parler, de « causer
à » quelqu'un. La parole est prise comme objet (Exode 20, 19 : le
peuple dit à Moïse : « Que ce soit toi qui· nous parles et nous
pourrons entendre ; mais que Dieu ne nous parle point, nous pour­
rions mourir »). L'énoncé ne vaut pas comme contenu, signification,
information, mais comme cadeau, don envoyé, reçu ou non (l'alliance
est l'accueil et la conservation des paroles placées par Dieu dans la
bouche de la maison de Jacob : Isaïe 59, 20-2 1). Quatrièmement,
à l'intérieur de ce langage libidinal destiné-objectivé, il existe le
grand « paradoxe » des positions des locuteurs : en effet, dans l'analyse
linguistique moderne, je est celui qui parle, tu celui qui écoute je, et
peut à son tour prendre la parole, dire je. Or dans la position
judaïque, je est celui qui est saisi par ta parole ; tu est celui qui
« parle » (« le premier »), je celui à qui il est parlé. Mais tu ne réponds
pas (Job 9, 2-3 . « Comment l'homme aurait-il gain de cause avec
Dieu ? Si nous désirions discuter avec lui, pas une fois sur mille, il
ne daignerait nous répondre. » Traduction du grand rabbin ; la
traduction chrétienne renverse le sens : pas une fois sur mille, l'homme
ne pourrait répondre . . . ). Il y a une multiplication des écrans : l'ins­
tance de la parole se retire, s'efface comme actualité tangible. L'ac­
tualité devient potentielle ! En cinquième lieu si l'on prend en compte
le troisième point - le langage comme don -, il s'ensuit que le je
reçoit le don de parler, " qu'il est en dette de parole, de cette parole,
de ce don. Le péché consiste à refuser de reconnaître, à méconnaître
cette dette. Enfin (sixième point), le trait absolument judaïque est

124
Sur une figure de discourJ

qu'il n'y a pai de ré11er1ion poiiible de cette relation, que les positions
je et tu ne peuvent pas s'échanger. Cette absence de réversion
caractérise suffisamment la position du Dieu juif. Elle exclut toute
médiation (Christ, Hegel), tout nous qui serait je-et-tu. Il n'y a pas
d'arbitre entre toi ei moi (Job 9, 19-3 5 , notamment 32-34 : « Car
Il n'est pas un homme comme moi pour que je lui réponde et que
nous paraissions ensemble en justice. Il n'existe pas d'arbitre entre
nous qui puisse poser sa main sur tous deux ») . Elle exclut donc
toute extinction de la dette.
Il faut noter dans cette parole le jeu de l'impératif : celui qui
parle ordonne, mais plus profondément on peut dire, comme Levinas
le fait, que le fait de parler iaiJit le destinataire avant tout contenu,
tout signifié. Cette saisie provient de ce que la réversion ou l'échange
de l'instance de parole et de tempi est impossible.

1 6 . S'il faut un commentaire touchant l'effet de sens, alors nous


pouvons prendre celui de Levinas lisant le traité Chabat 88a-88b,
commentant Exode 19, 1 7 et les commentaires des rabbins : .r Oui,
nouJ feronJ d'abord, eniuite nouJ entendronJ , ; « Entendre une voix est
ipio facto accepter l'obligation à l'égard de celui qui parle. L'intel­
ligibilité est une fidélité au vrai, incorruptible et préalable à toute
aventure humaine ; elle protège cette aventure comme une nuée qui
selon le Talmud enveloppait les Israélites dans le désert [ . ]. La Tora
. .

est un ordre auquel le moi tient sans qu'il ait eu à y entrer, un


ordre d'au-delà de l'être et du choix » (Quatre lecturei talmudiquei,
pp. 104- 105 et 107).

17. À présent, le dispositif psychanalytique :

1 7 . 1 . Le langage est la Jeule activité reçue dans la relation. C'est


une .r ta/king cure , , Mais pourquoi cure ? Breuer écrit : Anna O.
« avait donné à ce procédé le nom bien approprié et sérieux de
• talking cure (cure par la parole) et le nom humoristique de

• chimney sweeping (ramonage). Elle savait qu'après avoir parlé,


elle aurait perdu tout son entêtement et toute son énergie » (Étudu
• •

Jur l'hyitérie, trad. fr., p. 2 1) . Donc travail qui fait passer du plus
d'énergie au moins d'énergie, du moins lié au plus lié.
Freud, dans ies mêmes Studien aber Hyiterie ( 1 895), précise îa
nature de ce travail : « Avec le retour des images, le jeu est en
général plus facile qu'avec celui des pensées ; les hystériques qui sont

125
Des dispositifs pulsionnels

le plus souvent des visuels donnent moins de mal à l'analyste que


les obsessionnels. Une fois que l'image a émergé du souvenir, on
peuc entendre le malade dire qu'elle s'émiette ec devient indiscincce
[zerbriickte und undeutlich werde] à mesure qu'il avance dans la
peinture [Schilderung] qu'il en fait. Le malade l'enlève [tragt es ab ;
signifie aussi l'acquitte '] à mesure qu'il la convertit [um.retzt] en

mots. Pour trouver la direction dans laquelle le travail aura à pro­


gresser, on se guide alors sur l'image mnésique elle-même. Regardez

encore une fois l'image. A-t-elle disparu ? • - L'ensemble, oui,


mais je vois encore ce détail. " - ' Alors il veut dire [bedeuten] encore
quelque chose. Ou bien vous y verrez quelque chose de nouveau,
ou bien il vous viendra une association à partir de ce reste. ' Quand
le travail est fini, le champ du regard [Gesichtifeldj se montre à
nouveau libre et l'on peut appâter [hervorlocken] une autre image.
Mais parfois la même image continue à se tenir opiniâtrement devant
l'œil intérieur du malade, bien qu'il l'ait déjà décrite, et c'est pour
moi un signe qu'il a encore quelque chose d 'important à me dire
sur le thème de l'image. À peine l'a-t-il fait que l'image s'évanouit,
de même qu'un esprit racheté trouve le repos [wie ein erloster Geist
zu Ruhe hingeht] » (G. W.l, pp. 282-283 ; trad. fr., pp. 2 26-2 27). Le
mouvement de cure se fait de l'incommunicable au communicable,
de l'inéchangeable à l'échangeable (de la scène sans salle à la salle
sans scène ?). Il s'agit bien de capter et de détourner des flux
énergétiques, « bloqués » (ou réputés bloqués) dans des scènes, vers
du langage, donc de passer de l'économie libidinale à l'économie
.r politique JJ, d'obtenir la liquidation des intensités hautes-basses par

leur résorption en langage. On passe de la « dépense » à l'épargne.


Fidèle répondant à la méfiance judaïque à l'égard de l'image, du
corps, etc.

17 .2. Ce désir que l'énergétique soie liquidable en langage esc cel


qu'il conduit l'analyse à supposer que l'inconscient est structuré comme
un langage : « Ce que j'écoute est d'entendement [dit l'analyste :
Lacan, Écrits, p. 6 16]. L'entendement ne me force pas à comprendre.
Ce que j'entends n'en reste pas moins un discours, fûc-il aussi peu
discursif qu'une interjection. Car une interjeccion est de l'ordre du
langage, et non du cri expressif. C'est une partie du discours qui .ne
le cède à aucune autre pour les effets de syntaxe dans cette langue
déterminée. » C'est ici le premier sens de Wo es war, soli ich werden :
je dois me placer au lieu du ça. La substitution à la troisième personne

1 26
Sur une figure de discours

neutre (et probablement plurielle) de la première personne du sin­


gulier exige que cette troisième personne soie une « vraie » personne,
c'est-à-dire un locuteur potentiel. Je dois venir là où ça était : Ça
peut dire je, ça est un tu. De même l'absence de flexion des formes
temporelles propre au ça devra faire place au déploiement de l'histoire
du sujet, d'un récit situé. dans le plan d'énonciation du discours : « Le
désir du rêve n'est pas assumé par le sujet qui die : · Je dans sa •

parole. Aniculé pourtant au lieu de l' Autre, il est discours, discours


donc Freud a commencé d'énoncer comme telle la grammaire. C'est
ainsi que les vœux qu'il constitue n'ont pas de flexion optative pour
modifier l'indicatif de leur formule. En quoi l'on verrait à une
référence linguistique que ce qu'on appelle l'espace du verbe est ici
celui de l'accompli (vrai sens de la Wunscherfüllung) » (Lacan, Écrits,
p. 629).
(Une seconde implication complémentaire relevant de ce sol/en
sera examinée cout à l'heure.)

17.3. Le discours de l'analysé vaut, non pas comme discours de


connaissance, de savoir, mais comme donation , offre et par conséquent
demande: •Donation et offre, demande - de quoi ? De rien. La
demande est intransitive. L'offre l'est-elle aussi ? C'est une offre de
mots, d'argent. « Si je le frustre [dit l'analyste : Lacan, Écrits, p. 6 1 7],
c'est qu'il me demande quelque chose. De lui répondre, justement.
Mais il sait bien que ce ne serait que paroles. Comme il en a de
qui il veut. Il n'est même pas sûr qu'il me saurait gré, que ce soit
de bonnes paroles, encore moins de mauvaises. Ces paroles, il ne me
les demande pas. Il me demande .. ., du fait qu'il parle : sa demande
est intransitive, elle n'emporte aucun objet. »
L'intransitivité, voyons-y la marque qu'il ne s'agit en effet que
de métamorphoses énergétiques : on est dans le non-sens. Offre et
demande appartiennent au contraire au plan d'énonciation du dis­
cours, et donc au registre du sujet. Avec ce registre, s'ouvre la « région »
du transfert. Celui-ci maintient solidement l'écoulement de l'énergie
libidinale dans la figure du discours (je/tu et leur réversion supposée) .
À cet égard, le dispositif psychanalytique consiste bien à privilégier
l'offre/demande, /'offrande, la prière, c'est-à-dire la dimension ou la
portée énergétique, affective, de l'acte de parole même. Le transfert
suppose que toute « bonne )) métamorphose énergétique passe par la
figure qu'est le discours.

127
Des dispositifs pulsionnels

1 7 .4. Mais ce n'est pas tout. La figure, en usage dans le dispositif


psychanalytique, n'est pas seulement celle du discours, elle est celle
de la foi au sens du paradoxe judalque. C'est la deuxième acception
du sol/en de tout à l'heure : ça parle, mais je ne peux effectivement
pas venir me mettre à sa place. Ça ne sera · jamais un tu au sens où,
encre lui et moi, l'instance de parole s'échangerait. L'analyste ne.
répond pas, Freud le souligne dans ses Observations sur l'amour de
transfert ( 1 9 1 5) : « Satisfaire le besoin d'amour de la malade est
aussi désastreux et aventureux que de l'étouffer. La voie où doit
s'engager l'analyste est cout autre et la vie réelle n'en comporte pas
d'analogue. Il doit se garder d'ignorer le transfert amoureux, de
l'effaroucher ou d'en dégoûter la malade, mais également et avec
autant de fermeté d'y répondre. »
Pourquoi ? Le motif ' technique JI en est que répondre à la demande
serait permettre la décharge énergétique : « Le traitement doit se
pratiquer dans l'abstinence physique [ . . ] Non, je me contente de
.

poser en principe qu'il faut laisser subsister chez le malade besoins


et désirs, parce que ce sont là des forces motrU:es favorisant le travail
et le changement. Il n'est pas souhaitable que ces forces se trouvent
diminuées par des succédanés de satisfaction » (ibidem).
La translaboration est ce travail de déplacement des investissements
depuis la région investie (le corps, par exemple, dans l'hystérie) vers
une nouvelle région (le discours). Il y a suspension de la jouissance
dans son insistance répétitive. On voit que le motif « technique » est
économique-politique au sens de : « faire travailler ».
Quant au motif ' moral JI déontologique également invoqué par
Freud, il réintroduit l' � effet de responsabilité JI déjà noté à propos
du judaïsme. En apparence le motif est médical : « C'est pour
l'analyste l'inévitable conséquence d'une situation médicale, comme
le seraient la mise à nu du corps d'un malade ou la révélation
de quelque secret vital. Il sait parfaitement qu'il ne doit en tirer
aucun profit personnel. Le consentement de la malade n'y peut
rien changer, et toute la responsabilité pèse sur lui seul » (ibid.).
Mais la « thérapeutique » est en vérité d'un tout autre ordre,
proprement mosaïque. « Quel que soit le prix qu'il attache à
l'amour, il doit tenir davantage encore à utiliser l'occasion qui
s'offre à lui d'aider sa patience à traverser une des phases les plus
décisives de sa vie. Il · doit lui enseigner à vaincre le principe de
plaisir, à renoncer à une satisfaction immédiate, non conforme à
l'ordre établi et cela en faveur d'une autre plus lointaine et peut-

1 28
Sur une figure de discours

êcre aussi moins certaine, mais irréprochable au point de vue


psychologique et social » (ibid.).
L'analyste est sans réponse, irresponsable quant à la demande
immédiate, il est responsable devant une autre « demande », une
demande supposée cachée dans l'immédiate. Il peut répondre, mais
à un Tiers.
On pourrait dire que le patient, c'est le peuple d'Israël : il veut
des images, des réponses, de la jouissance, il confond le je et le sens ;
il ne peut pas entendre Jahvé, parce qu'il ne le voit pas. Le psy­
chanalyste est comme Moïse : il ne répond pas à la demande d'Israël,
il répond à l'ordre, à la saisie de Jahvé. Dans la relation psycha­
nalytique, l'analysé dit : je, vous ; l'analyste dit : vous, il ne dit jamais
je, du moins comme véhicule d'un don d'affect. C'est l'attestation
de ce que son plan d'énonciation n'est « plus » celui du discours
échangeable (qui est réputé, dès lors, illusoire), mais qu'il est le plan
distordu, entstellte, « clivé » du paradoxe. Enfin ça, l'inconscient, c'est
Jahvé : il saisit Israël-le patient avant coute demande, avant cout
clivage je/tu, il multiplie les écrans, les médiations qui effacent sa
présence, il parle à l'impératif, il donne impérieusement, il (des-)
saisie.

18. Il y a une isomorphie pertinente encre le dispositif de la judaïté


et celui de la psychanalyse. Dans les deux cas, la fonction de régulation
est assurée par les mêmes procédés que j'ai décrits rapidement. Cette
isomorphie a une importance certaine pour une « politique » éco­
nomique-libidinale. Je la néglige ici. Mais il faut relever plusieurs
aspects :

1 8 . 1 . Le caractère ' arbitraire 11 figurai de ces procédés. Ils ne sont


pas fondés dans autre chose qu'eux-mêmes. Ils ne renvoient à rien.
Ils ne sont même pas du signifiant en tant que vide. Ce qui est
important, c'est plutôt le plein de la circonscription : l'investissement
stable cl' énergie libidinale sur la région langagière, « à !'intérieur »
de celle-ci sur le plan d'énonciation nommé discours (je, tu), et
encore « à l'intérieur », sur une « torsion » qui introduit l'inéchan­
geabilité du je et du tu.

1 8 . 2 . La positivité de ces investissements doit être affirmée bien


plutôt que !'écart, !'exclusion, etc. , qu'ils produisent, - le -positif
plutôt que lë diI-, dans « dispositif ». Les Couroi grecs de Jeanmaire,

129
Des diJpositift pu/Jionnels

Vernant, Vidal-Naquet, se détournent de la Physis, se forment en


cercle clos et vide circonscrivant l'espace de la cité comme espace du
discours, de la parole échangeable, et d'une nouvelle « efficacité » , la
rhétorique et la politique. Ce qui est positif dans cette figure est la
production de nouveaux opérateurs libidinaux, plutôi: que les « effets
de sens », qui sont toujours relatifs à lextériorité choisie pour décrire
le dispositif.

Cette production figurale, si on la décrit avec soin (beaucoup


mieux que je ne viens de le faire), conduit à abandonner complè­
tement l'idéologie historicisce-dialectique qui identifie la réalité avec
une succession de formes de culture s'engendrant les unes les autres.
Cette idéologie correspond à la prédominance du dispositif narratif.

1 8 . 3 . Il faut surtout Jouligner le procédé dit de torsion mis en


œuvre dans la figure que j'ai décrite. « Dit de torsion », car pour
affirmer la torsion, il faudrait avoir le non-tordu. Or il est vrai que
l' � irmponsabilité » du tu est une torsion par rapport à la figure du
diJcourJ échangeable (par exemple si, lors d'une « discussion » dans
un colloque, régie en principe par la loi de l'échangeabilité, un
allocutaire (destinataire) interpellé se refuse à prendre la parole, à
devenir je). Mais l'inverse n'est pas moins vrai : la « règle » de
l'échangeabilicé ( la loi de la valeur d'échange) est complètement
=

« tordue » par rapport aux régulations du récit ou du discours de


foi. Imaginez Moïse en colloque avec les Israélites ; imaginez le
magnétophone (c'est-à-dire les annales, l'inscription historique du
discours) dans le cabinet de l'analyste ! On peut donc lire indifférem­
ment que coutes ces figures sont tordues et qu'aucune ne l'est : on
est ici dans la singularité et l'absence d'unité, dans la relativité
généralisée du figurai. Ce qui est certain, c'est que cout dispositif,
parce qu'il est vu d'un autre (par exemple de la figure du diJcourJ
de 1cience), ne peut apparaître que tordu en quelque lieu, « irra­
tionnel » (mais il n'y a pas la rationalité). Cette torsion est pour
ainsi dire l'emblème de la jouissance dans le dispositif, la trace de
la dérive pulsionnelle, de la more-jouissance. Dans ma description du
discours de foi ou de psychanalyse, la torsion se localise dans l' iné­
changeabilité des positions je/tu.

1 8.4. S'il fallait traduire ce dispositif tordu en effets de sens, il


faudrait essayer de traduire l'ensemble des modalisacions et aspects

1 30
Sur une figure de diJcours

linguistiques du discours de foi en « localisation du lieu de la


jouissance ». On dirait par exemple ceci :
- En ne répondant pas, l'analyste institue /'irréversibilité, il diffère
la décharge répétitive des pulsions, la jouissance du patient, il impose
le travail.
- Dans la relation du maître et de l'esclave, l'esclave est celui des
combattants qui a renoncé à jouir ( = à risquer la mort) pour survivre,
il doit travailler, la décharge est déplacée sur l'instrument ; le maître
jouit (dépense).
- Dans la relation analyste/analysé, c'est apparemment le maître­
analyste qui renonce à jouir (abstinence, frustration) ; et il renonce
en effet à la jouissance de l'hystérique (ou de l 'obsessionnel aussi
bien), à la consommation en acte, à la dépense énergétique en sexualité,
mais effectivement il se repère sur une autre « jouissance » .
- La jouissance d e l'analyste, ce n'est pas seulement d ' « aimer la
vérité comme on aime un objet sexuel », ainsi que l'affirme A. Green,
et/ou il y a plusieurs manières d'aimer un objet sexuel, et/ou il y
a plusieurs acceptions du mot vérité (c'est là la différence entre la
psychanalyse et la science). La jouissance de l'analyste, c'est d'être
(des-) saisi par la voix de !'Autre ; son désir n'est pas d'agir selon
la loi, de répondre à la demande de la loi, puisque cette loi n'est
pas comprise vraiment (l'Autre ne me dit rien, il me parle) ; non ,
son désir, c'est : n e p as vouloir, tout court, o u plutôt : vouloir ne
pas vouloir, vouloir être et rester dessaisi (Wi/le zu Unmacht). Si
l'analyste ne répond pas, c'est parce que la demande du patient est
pour lui seulement l'occasion d'écouter (sinon d 'entendre, de
comprendre) la voix de /'Autre. Ce qui ordonne la relation psycha­
nalytique du point de vue de l'analyste, c'est son propre désir de
rester dessaisi. Ce dessaisissement atteste son élection par l 'Autre. Son
impouvoir prouve le pouvoir de l'Autre sur lui, et ainsi son propre
pouvoir sur le champ de l' Autre. Il est placé comme Moïse vis-à­
vis d'Israël et de Jahvé.

1 8. S . Une dernière remarque : dans le dispositif du désir psycha­


nalytique, la jouissance est logée, a lieu, dans l'écoute de l' Autre
comme tu. Cette figure (cette localisation) la fait apparaître toute
proche du dispositif de la paranoïa, telle que Freud et Lacan la
décrivent. L'écart est celui-ci : dans le désir paranoïaque, fa jouissance
est logée, a lieu, à la place de l' Autre comme tu. Pour la psychanalyse,
je ne peux pas, ne dois pas venir me placer en tu (puisque tu « parles »

131
Du di.rpo.ritift pul.rionnels

mais ne dis rien) ; dans le délire paranoïaque, je le � peux ' · C'est


une nouvelle torsion.
Torsions différences ici et là, donc. Mais que la localisation psy­
chanalytique ne soie pas nécessairement le hon lieu, ec son dispositif
pas le vrai, c'est Freud qui nous ·en donne acte, dans un texte où il
ne craint pas d'envisager la paranoïa COf!lme hon lieu pour situer la
torsion de la psychanalyse : écoutez la coute dernière des Remarques
psychanalytique.r sur l'autohiographie d'un cas de paranoïa (le président
Schreber) ( 19 1 1). Freud écrie : « Les rayons de Dieu schrébériens,
• •

qui se composent de rayons de soleil, de fibres nerveuses ec de


spermatozoïdes condensés · ensemble, ne sont au fond que les inves­
tissements libidinaux représentés sous forme de choses et projetés
au-dehors, et ils prêtent au délire de Schreber une frappante concor­
dance avec notre théorie. Que le monde doive prendre fin parce que
le moi du malade attire à soi cous les rayons et - plus tard, lors de
la période de reconstruction - la crainte anxieuse qu'éprouve Schreber
à l'idée que Dieu pourrait relâcher la liaison établie avec lui à l'aide
des rayons, tout ceci, comme bien d'autres détails du délire de
Schreber, ressemble à quelque perception endopsychique de ces pro­
cessus desquels j'ai admis l'existence, hypothèse qui nous sert de
base à la compréhension de la paranoïa. » Et voici le grand vertige,
la perte des repères par changement de dispositif : « Je puis cependant
en appeler au témoignage d'un de mes amis et collègues : j'avais
édifié ma théorie de la paranoïa avant d'avoir pris connaissance du
livre de Schreber. L'avenir dira si la théorie contient plus de délire
que je ne le voudrais, ou le délire plus de vérité que d'autres ne·
sont aujourd'hui disposés à le croire. » L'avenir évidemment ne dira
jamais rien de tel : d'un dispositif à l'autre, la relation n'est jamais
diachronique, parce qu'elle n'est jamais discursive.
« L'eau prend le ciel »

Proposition de collage pour figurer


le désir bachelardien 1

SURFACE

[ . . . ] La clarté déserte d'une (sic) lampe


sur le vide papier que la blancheur défend (Mallarmé ; FC 1 09) .
Dans cette gravure première (FC 1 08) dans laquelle Bachelard croit
se reconnaître et qui fait l'objet de ses derniers mots publiés, deux
pôles, le pôle de la lampe et le pôle de la page blanche. Entre ces deux
pôles le travailleur solitaire est divisé. Un silence hostile règne alors
dans ma .r gravure ' (FC 109) .

l . Les ouvrages de Bachelard sont désignés par leurs initiales et cités


dans les éditions accessibles, à l'exception du Lautréamont cité dans l'édition
de 1 939. Les chiffres placés après les initiales indiquent les pages citées :
AS : L'Air et les Songes ; ER : L' Eau et les Rêves ; FC : La Flamme
d' une chandelle ; L : Lautréamont ; PE : La Poétique de l'espace ; PF : La
Psychanalyse du feu ; PP : La Poétique du Phénix ; PR : La Poétique de
la rêverie ; TR : La Terre et les Rêveries du repos ; TV : La Terre et les
Rêveries de la volonté. Les références à la Poétique du Phénix sont empruntées
au livre de M. G. Bernard.

133
Des dispositifs pulsionnels

Le pôle lampe est celui du feu recueilli, du feu qui pénètre : la


lumière joue et vit à la surface des choses, mais, seule, la chaleur
pénètre (PF 70), la lampe est le pôle de l'intimité, le solitaire y rêve ;
là il s'enfonce, il est dans l'élément : on �e sait pas ce que pense le
travailleur à la lampe, mais on sait qu'il pense qu'il est le seul à
penser. [ . . . ] Que de fois, vivant dans une de mes ' gravures ,, j'ai cru.
que j'approfondissais ma solitude. J'ai cru que je descendais, spirale
par spirale, l'escalier de l'être. Mais dans de telles descentes je vois
maintenant que croyant penser, je rêvais. L'être n'est pas au-dessous.
Il est au-dessus, toujours au-dessus - précisément dans la pensée solitaire
qui travaille (FC 1 10).
L'autre pôle, le « travail » : il y a à écrire sur la surface de la page
blanche où la lumière joue et rit, se joue du travailleur et rit de lui.
Ici il est dans le désert ; une fois l'en-dessous écarté, ici règne le
dessaisissement du dessus ; ici on ne rêve pas, on pense, dans la
séparation, silence hostile (FC 109), la surface où l'on écrit est déserte,
inhabitée ; quand il y inscrit ses lettres, le penseur ne rencontre, ne
reçoit rien ; il se fait exister lui-même en écrivant : Et comme ce serait
bon - généreux aussi à l'égard de soi-même - de tout recommencer, de
commencer à vivre en écrivant ! Naître dans l'écriture, par l'écriture,
grand idéal dei veillées solitaires ! [ . . . ] Écrire en la solitude de son
être : comme si on avait la révélation d'une page blanche de la vie [ . . . ]
(FC 1 1 0). C'est pourquoi l'être est toujours au-dessus et pourquoi
la lampe doit être un peu écartée, c'est bien plutôt devant mon papier
blanc, devant la page blanche placée sur la table à la juste distance
de ma lampe, que je suis vraiment à ma table d'existence (FC 1 1 1).
La distance d'avec l'élément permet la vue, !'intellection, l'écriture,
la formation de l'esprit, la naissance de la pensée, la ruse, l'auco­
création dans la blanche lumière riante. Sur le désert de la page,
Ulysse s'invente, se risque et se sauve. Le discours du savoir s'inscrit
dans la clarté, refoule l'élément, c'est un bon refoulement, une
sublimation dialectique qui prend sa joie dans un refoulement clairement
systématique (PF 166), toute pensée cohérente est construite sur un
système d'inhibitions solides et claires. li y a une joie de raideur au
fond de la joie de la culture (PF 1 64) . Sur le papier, c'·:!St donc la
virilité autoproductrice, le feu de lumière, la région du père. Ce qui
s'y institue est la rigidité ou la règle. Le savoir est un ordre de
surface qui veut pour organe un cogito vif, sûr, pour fonction la
fonction du réel, pour principe l'articulation, c'est-à-dire l'extériorité
des articuli et les règles de leur assemblage : la vie animée par la

1 34
� L'eau prend le ciel '

fonction du réel est une vie morcelée, morcelante, c'est-à-dire hors de


nous et en nous. Elle nous rejette à l'extérieur de toute chose. Alors nous
sommes toujours dehors, toujours vis-à-vis des choses, vis-à-vis du monde,
vis-à-vis des hommes à /'humanité bigarrée [ . . ]. L'homme est une surface
.

pour l'homme (PR 140). Dans les mathématiques [ . . ], la connaissance


.

absolue fête m saturnales (Nietzsche ; PR 46). La virilité du savoir


augmente à chaque conquête de l'abstraction constructive [ . ]. Dans la
. .

pensée scientifique, le concept fonctionne d'autant mieux qu'il est sevré


de toute arrière-image (PR 46), la surface désertique se travaille selon
les deux dimensions du support, texte de signifiants horizontaux :
dans ce fort tissu qu'est la pensée rationnelle interviennent des inter­
concepts, c'est-à-dire des concepts qui ne reçoivent leur sens et leur
rigueur que dans leurs relations rationnel/es (PR 46) ; le discours ne
transperce jamais l'écran du papier : quand le concept a pris son
essentielle activité, c'est-à-dire qu'il fonctionne dans un champ de
concepts, quelle mollesse - quelle féminité ! il y aurait à se servir
-

d'images (PR 45-46) .


La surface des écrits est comme le miroir des lacs, il paraît refléter
un ciel supérieur, mais le ciel supérieur est en vérité le reflet de ce
ciel enfermi dans l'eau (PR 1 72), puisqu'il faut que der innere Rimmel
den afJsseren, der selten einer ist, erstatte, reflektiere, verbaue
(}. P. Richter ; PR 1 72) . Il n'existe que la table, et c'est à sa surface
que s'édifie le ciel extérieur ; là-haut, au ciel, le paradis n'est-il pas
une immense bibliothèque ? (PR 23), il contient, réfléchi en l'air, toue
ce qu' écrie, a pu écrire le cogito viril sur la superficie déserte des
eaux, sur la vitre, avec son stylet de feu. Il examina soigneusement le
corps pour voir comment l'animal faisait du feu, d'où il venait ; il
arracha /'organe génital qui était très long, le fendit en deux et s'aperçut
qu'il contenait un feu très rouge (mythe australien ; PF 64-65), avec
sa volonté incisive, avec la mâle satisfaction qui naft du geste d'entailler
(G. Blin ; TV 38) accomplissant ce travail d'écrire qui comme tous
les travaux est un inverseur d'hostilité (TV 99), c'est-à-dire qui consti­
tue la matière résistance, qui crée la mauvaise volonté de la matière,
précisément parce qu'il l'attaque, qui ainsi produit la surface dure
(de l'eau, de l'élément féminin) pour pouvoir l'inciser, écriture mâle
suscitant son support dur pour que l'articulation et le savoir soient
possibles : la lame parcourt la peau comme un éclair bien dirigé [ . ]. ..

Elle laisse un iil/on si sûr, si pertinemment scientifique que l'esprit �'in


t trouve fort aise cependant que la chair pâlit (G. Blin ; TV 40) . L'in­
cision institue le savoir, elle suppose la colère qui va faire muter la

135
Des dispositift pulsionnels

surface molle en surface roide, et naturellement cette colère parle. Elle


provoque la matière. Elle /'insulte. Elle triomphe. Elle rit. Elle ironise.
Elle fait de la littérature. Elle fait même de la métaphysique ( TV 90) .
Elle fait de la raison. Le théorème est railleur de sa nature (Lautréa­
mont ; L. 128), il n'y a pas d'éducation mathématique sans une certaine
méchanceté de la Raison (L .J25). La raison est une griffe, un bec,
une attaque pointue, nette, sans désordre, /'anarchie dans les griffes
d'une patte est inconcevable (L. 43), autocréatrice. Le temps de l'agres­
sion, de la raison riante, est toujours droit, toujours dirigé ; aucune
ondulation ne le courbe, aucun obstacle ne le fait hésiter [ . ], l'être
..

agressif n'attend pas qu'on lui donne le temps : il le prend, il le crée


(L 4) .

SOUFACE

Le navire semblait emprisonné dans un cercle enchanté, formé de murs


de feuillage, infranchissables et impénétrables, avec un plafond de satin
d'outre-mer, et sans plan inférieur, - la quille oscillant, avec une
admirable symétrie, sur celle d'une barque fantastique qui, s'étant
retournée de haut en bas, aurait flotté de conserve avec la vraie barque,
comme pour la soutenir (E. A. Poe ; ER 68). Maintenant la surface est
placée dans un volume tridimensionnel, une autre face est supposée
à l'écran, posée hypothétiquement symétrique de la face visible, une
profondeur ou épaisseur se creuse sous la table d'existence, l'intimité
de la chaleur de la lampe se resserre autour du papier anéantissant
la dure distance ; au lieu d'écrire, de tisser les concepts et d'entailler,
le solitaire se met à lire ; /'animus lit peu ; /'anima lit beaucoup.
Parfois mon animus me gronde d'avoir trop lu. Lire, toujours lire, douce
passion de /'anima (PR 56). Bon refoulement manqué, colère apaisée.
Le support dépoli devient transparent, il se polit sous la caresse du
rêveur de livre, l'âge de la pierre polie est l'âge de la pierre caressée.
[ . ] On n'aime pas autrement les pierres que les femmes (PP 5 7), la
. .

surface se peuple, de l'autre côté de la vitre le féminin fait signe au


solitaire, /'anima est toujours le refuge de la vie simple, tranquille,
continue (PR 80).
Continuité, simplicité de l'élément aquatique, telles que c'est la
barque mirée, renversée, qui soutient maintenant la barque « réelle ».

136
� L'eau prend le ciel "

Mais pour atteindre cette région d'anima, d'imaginaire, il faut cesser


de voir, c'est-à-dire d'écrire ; il faut lire en fermant les yeux : ce
bassin était d'une grande profondeur, mais l'eau en était si transparente
que le fond, qui semblait consister en une masse épaisse de petits cailloux
ronds d'albâtre, devenait distinctivement visible -par éclairs - c'est-à­
dire chaque fois que l'œil parvenait à ne pas voir, tout au fond du
ciel renversé, la floraison répercutée des collines (E. A. Poe ; ER 70).
« Vision » intermittente (le contraire de la vue) qui permet de

traverser le miroir, vers l'élément continu inférieur, plaqué contre la


souface, et de négliger la surface et ses inscriptions sensées. Le miroir
s'ouvre à l'œil fermé. L'autre côté contient l'autre du savoir, du
discours réglé. La barque retournée baigne dans le désir accompli
du langage, car la liquidité est, d'après nous, le désir même du langage.
Le langage veut couler. Il coule naturellement (ER 25 1). Telle la mer
est toujours gonflée d'eau, telle la langue est sans cesse humectée de
salive (Rig- Veda : ER 25 7-258), la liquidité est un principe du lan­
gage ; le langage doit être gonflé d'eaux (ER 258). De ce côté-ci les
articuli sont dilués ; le texte déréglé ; pas d'écartement interne entre
ses propres constituants, pas de distance entre l' œil et une surface
objectée. Aux mots écrits sur la surface, en pleine lumière, répondent
(et ne répondent pas) , dans la nuit liquide de la souface, des signifiants
qui sont des anrimots, des figures. Pour bien sentir le rôle imaginant
du langage, il faut patiemment chercher, à propos de tous les mots, les
désirs d'altérité, les désirs de double sens, les désirs de métaphore
(AS 1 0) ; la barque renversée sous la barque est sa métaphore pre­
mière, ou plutôt l'inverse : pour qui vit vraiment les évolutions de
/'imagination matérielle, il n'y a pas de sens figuré, tous les sens figurés
gardent [ . . . ] une certaine matière sensible (ER 198).
Au strict tissu des mots de savoir, s'applique par-dessous la douce
ondulation de l'autre sens ; l'autre sens est un autre genre : Pour
chaque mot masculin je rêve un féminin bien associé, maritalement
auocié. [ . . . ] Je ne suis heureux qu'après avoir trouvé un féminin quasi
à sa racine, dans /'extrême profondeur, autant dire dans la profondeur
du féminin (PR 16). Les mots de surface sont immédiatement mas­
culins. En vérité celui qui ne connaît pas la colère ne sait rien. Il ne
connaît pas /'immédiat (H. Michaux ; TV 60). Le signifiant profond
est caché, ce qui est caché est féminin. La région virile est la région
visible. Donner des sexes à ses paroles (Proudhon ; PR 40). Le genre
des mots, quelle bifurcation ! (PR 16).
Fourche du dessus et du dessous, du dur et du doux, du texte

137
Des dispositifs pulsionnels

idéal et du figurai réalisé. Ce qui est bleu en surface, bleu, c'est-à­


dire lointain, distant, nostalgique, doit devenir en profondeur rouge,
immanent, gonflé : Vous objecterez [ ] que Novalis est le poète du
.. .

myosotis lancé en gage du souvenir impériuable [ . ]. Mais allez au fond


..

de l'inconscient ; retrouvez, avec le poète, le rêve primitif et vous verrez


clairement la vérité : elle est rouge, la petite fleur. bleue ! (PR 72). Le
rouge est la barque renversée du bleu et le soucient, si l'on passe de
son côté, du côté aveugle, si l'on quitte la page, du côté liquide :
Je crois lire. Un mot m'arrête. Je quitte la page. Les syllabes du mot
se mettent à s'agiter. Des accents toniques se mettent à s'inverser (PR 15).
Mobilité liquide déconstruisant l'ordre édifié des significations, faute
de cette désobjectivation des objets, faute de cette déformation des formes
qui nous permet de voir la matière sous l'objet, le monde s'éparpille en
choses disparates, en solides immobile1 et inertes, en objets étrangers à
nous-mêmes (ER 1 7). L'eau désobjective, assimile (déplace, condense),
elle apporte un type de syntaxe (ER 1 7), une non-syntaxe, une liaison
continue des images (ER 1 7), un héraclitéisme lent (ER 1 8), et si vous
vous laissez entraîner jusqu'au fond par elle, comme Poe, vous
atteindrez l'étrange vie des eaux mortes et le langage apprend la plus
terrible des syntaxes, la syntaxe des choses qui meurent (ER 1 8). Mais
suspendons pour l'instant cette mort vraiment matérielle, la mort
quotidienne [qui] n'est pas la mort exubérante du feu qui perce le ciel
de ses flèches, la mort de l'eau (ER 9), par la mort discontinue,
verticale du foudroiement mâle, la mort continue de la descente, de
la mise à l'horizontale, cette mort, suspendons-la,

D É PLACEMENTS

nous la retrouverons tout à l'heure, à un endroit tel qu'il paraîtra


vraiment difficile de ne pas y reconnaître la pulsion de mort selon
Freud, logée, comme il l'enseignait, au-delà du principe de plaisir.
Restons encore un peu dans la première topique de Bachelard, topique
du recto/verso ; on vient d'y reconnaître sans douce la même dif­
férence princeps (principe de plaisir et principe de réalité) que dans
la première topique de Freud, celle des deux processus, secondaire
ou recto, primaire ou verso, habillée des figures du désir de Bachelard.
Habillage ou mise en scène qui, en instaurant le discours de savoir

1 38
• L'eau prend le ciel »

com me mâle et l'imagination poétique comme femelle, devrait per­


mettre d'escompter leur conjugaison maritale, leur admirable symé­
trie, leur réconciliation. La différence des sexes, cette bifurcation,
pourrait alors se résoudre.
Ici, à cette charnière, l'eau prend le ciel (ER 68). Mais l'œuvre
bachelardienne ne parvient pas à accomplir ce désir, elle y manque,
ce manque se marque dans les déplacements mêmes des habillages.
Parcourons-les un peu, ne serait-ce que pour nous assurer qu'ils sont
tous commandés par l'exigence de la même figure-forme. Cette forme
organisatrice de la problématique, il est possible de supposer qu'elle
est la constante de l'œuvre ; une sone de machine représentative,
d'appareil à fantasme, fait d'un milieu mou à surface dure, ou d'un
élément nocturne surmonté d'un plan surexposé, ou d'une tiédeur
diffuse interrompue par un éclair brûlant, ou d'une liquidité coulante
sur laquelle est brandie l'énergie d'une vague, ou d'une région
d'immanence en contact avec une région de transcendance, ou . . . Et
toute la question du désir de Bachelard porte sur le contact de ces
deux espaces. La récurrence d'une doctrine du contact et le dépla­
cement de la paroi des contacts au cours de l'œuvre attestent que le
désir et Imterdit sont investis de façon privilégiée sur ce drame : la
différence des sexes. On peut en prendre une série de preuves dans
ce trait qui devrait étonner chez un philosophe : cous les grands
termes qui ont servi de foyers de polarisation dans la machine
représentative sont passés, au long de l'œuvre, d'un côté à l'autre,
de la surface à la souface ou l'inverse : ils ont tous été inversés.
Dans La Prychana!yse du feu, la scientificité est du côté de l'éclairage
dur et pur ; sur l'autre face, obscure, intimiste, il y a le complexe,
l'adhérence à la réalité psychique, les séductions qui faumnt les
inductions (PF 15) ; mais avec Lautréamont se découvre une rationalité
imaginaire, une rationalité complexuelle, « des états possibles du
refoulement intellectuel », qui appartient à la région nocturne, close,
au même titre que la métaphore bloquée (donnée), tandis que se
dégage en face un non-lautréamontisme isomorphe au non-eucli­
disme : la poésie du projet [ . ] ouvre vraiment l'imagination [ . ]
.. . .

Alors /'esprit est libre pour la métaphore de métaphore ( L 1 94 et 1 98) .


Autre exemple : l'image. Elle est en avant même de la perception,
comme une aventure de la perception (TV 4), une invitation au voyage
(AS 1 0), e!!e nous révei!!e de · nos sommeils dans nos concepts (PE 62),
e!!e n'est plus sous la domination des choses, non plus que sous la pouuée
de !'inconscient (PE 75), les images seules peuvent remettre le.r verbes

139
Des dispositifs pulsionnels

en mouvement (PE 1 09), elle est donc du côté de la vie (côté anima) ,
pensée comme pouvoir de commencement, si on l'oppose au percept,
au concept, au langage, à l'inconscient comme poids du passé. Mais
quand Bachelard pense à la puissance imaginante, alors l'image
repasse du côté mort de l'appareil, les grandes images ont à la fois
une histoire et une. pré-histoire. Elles sont toujours à la fois souvenir et
légende. On ne vit jamais l'image en première instance [ . . . ]. On rumine
de la primitivité (PE 4 7), l'image est distanciée, elle appartient au
lumineux, elle s'use, elle est attirée dans ce qui est établi, dans la
forme.
Il en va de même pour la rêverie, cet argument pourtant décisif
de la doctrine de l'imaginaire. Elle appartient à la région de l'anima,
de la nuit, de la lenteur douce, de la rondeur, de la tranquillité,
et du demi-cogi to pour ainsi dire, où il y a corrélation forte du
rêveur à son monde (PR 136), le moi ne s'oppose plus au monde.
Dans la rêverie il n'y a plus de non-moi (PR 144), et ainsi elle
s'oppose aussi bien au rêve, qui est la dépossession où il n'y a
plus de moi, où il n'y a que violence, q1ùl la rationalité qui
requiert l'ironie, l'institution du non-monde, à cet esprit scientifique
taciturne pour lequel !'antipathie préalable est une saine précaution
(PF 1 0). Mais elle va basculer du côté du cogito, du langage, et
de la dure surface quand on s'apercevra qu ' une rêverie, à la différence
du rêve, ne se raconte pas. Pour la communiquer il faut /'écrire
(PR 7) et que cet absolu de la rêverie qu'est la rêverie poétique
(FC 2) (alors que la rêverie est sous le signe d'anima [PR 53]) exige
minutieusement la contribution d'animus, du discours articulé, de
la virilité. Et bientôt beaucoup plus que sa contribution, sa domi­
nation, si on en croit la métaphore de l' « adepte » et de la tr soror ,,
alchimistes dont la conjonction est indispensable aux hiérogamies
des principes matériels, mais où la " soror ,, (l'anima) n'est qu'une
aide, une compagne ; et beaucoup plus encore si l'on prête attention
à ce lapsus qui se glisse sous la plume de Bachelard, lui faisant
écrire des rêveries androgynes (PR 6 7) où l' Y de la gunè est déjà à
moitié gommé, pour aboutir à ce substantif, !'androgénéité (PR 68),
dans lequel cette fois-ci le � vir » tout bonnement s'engendre lui­
même au moment même où il nous parle de son union avec la
� soror ,, ; et non seulement s' engendre, mais engendre le monde

avec lui : l'androgénéité du rêveur va se projeter en une androgénéité


du monde (PR 68).

1 40
1 L'eau prend le ciel »

Et à son tour cette virilité elle-même de l'écriture nous fournit


un nouvel exemple de l'instabilité de la zone de contact, car il est
bien vrai qu'elle s'oppose à la lecture comme ce qui trace, féconde,
donne, peut s'opposer à ce qui reçoit, nourrit, s'ouvre, et donc
comme la· surface à la souface ; mais inversement est rêvée dans cette
œuvre, y est appelée, sous la forme de la dénégation et du désespoir,
une féminité qui tracerait (ou une virilité qui accueillerait), est désirée
et repoussée une femme phallique (ou un homme engrossé), sinon
comment comprendre derechef : comme ce serait bon - généreux aussi
à l'égard de soi-même - de commencer à vivre en écrivant ! [ . . . ] Mais
[ . . . ] il faudrait des aventures de conscience, des aventures de solitude.
Mais, à elle seule la conscience peut-elle faire varier sa solitude ?
(FC 1 10), autrement que signifiant : ah ! si la virilité (conscience,
écriture) pouvait inclure en soi la féminité (aventure, vie, générosité,
variation) ! mais elle ne le peut pas ? Ce que confirme : tout compte
fait des expériences de la vie, des expériences écartelées, écarte/antes,
c'est bien plutôt devant mon papier blanc [ . . . ] (FC 1 1 1), bilan qui va
introduire la « table d'existence », par laquelle il faut entendre que
l'existence est une table, la vie une écriture, la féminité inaccessible
et les images celles des autres : mais ces images, où pourrions-nous,
philosophe solitaire, les recueillir ? Dans la vie ou dans les livres ?
Dans notre vie personnelle, de telles images ne seraient que les pauvres
nôtres. Et nous n'avons pas contact, comme les psychologues d'observation,
avec des documents 1 naturels » assez nombreux pour déterminer la rêverie
de l'homme moyen. Nous voici donc confiné dans notre rôle de psychologue
de la lecture (PR 55).
Cela veut dire qu'on reste dans l'écrit, dans la surface, dans la
stérilité, mais qu'en même temps on se met en position d'accueil,
de réception, de passivité au sein même de la sphère de l'activité,
c'est pourquoi il faudra distinguer deux lectures : la lecture en animus
et la lecture en anima (PR 55-56), la première redoublant la virilité
dans la féminité du livre, la seconde redoublant la féminité de
l'accueil face à l'agression contenue dans le livre. Ainsi donc lecture,
rêverie, image, raison oscillent de part et d'autre de la paroi qui
forme la plaque sensible de la machine à fantasme.
Encore n'ai-je mentionné ici que les oscillations des thèmes eux­
mêmes, c'est-à-dire le passage d'un terme au-dessus ou au-dessous
de la frontière ; mais il y a des incercièudes de plus grande amplitude,
qui intéressent la position des termes thématiques dans leur rapport
à la méthode, à la position occupée par Bachelard écrivant, à l'intérieur

141
Des dispositifs pulsionnels

même de l'appareil. À suivre d'assez près le jeu de ces floccemen cs­


là, on verrait qu'ils obéissent à une règle de surcompensation, l'ac­
complissement indiqué dans la thématique étant neutralisé par un
inaccomplissement méthodologique, et inversement. Par exemple
toute La Poétique de la rêverie vise à construire, on vient de le dire,
une synchèse d' animus et d' anima sous le nom de rêverie poétique,
vise donc à produire une vaste formation de compromis, une véritable
androgynie, et pourtant les derniers mots du livre, invoquant la
méthode, sont pour dire : Écrit en anima, nous voudrions que ce simple
livre soit lu en anima. Mais tout de même, pour qu'il ne soit pas dit
que /'anima est l'être de toute notre vie, nous voudrions encore écrire
un autre livre, qui, cette fois, serait /'œuvre d'un animus (PR 1 83).
(Notez le même final en animus aux dernières pages de La Flamme
d'une chandelle. Et qu'on n'aille pas se presser d'incliner ces indi­
cations, en particulier les fragments de La Poétique du Phénix, donnés
par Jean Lescure, dans le sens d'une doctrine du langage poétique,
d'un effacement de l'autre ordre, de l'ordre de l'image, car s'il est
vrai qu'on trouve des compulsions viriles : En multipliant les exemples
je finirais bien par trouver des lois [ . . ), je verrais se dessiner les
.

perspectives d'une science humaine de la parole poétique, parole rehauuée


par la volonté d'écrire [PP], cette science du vouloir écrire (trois termes
qui nous tiennent à la surface de la table d'existence, faisant cau­
rologie) esc aussitôt « contre-pensée », pensée en termes de dessous :
Ce mot image est si fortement enraciné dans le sens d'une image qu'on
voit, qu'on dessine, qu'on peint, qu 'il nous faudrait de longs efforts pour
conquérir la réalité nouvelle que le mot image reçoit par /'adjonction
de /'adjectif littéraire. On quitte alors le monde sensible, le monde
objectif On est rendu à la subjectivité. Objectivement, l'image poétique
a la gloire d'être éphémère [PP], ce qui veut dire, par un paradoxe
supplémentaire, par un nouveau déplacement à travers la paroi de
la machine, que le discours [normalement placé sur le dessus] a cette
propriété, dans son usage poétique, d'arracher l'image [ici pensée
comme trace réglée, comme signe more] à l'ordre du visible ec de
l'immerger dans l'élément de l'ouvert, de l'initium, du geste, de
l'événemenc : opération anti-animus par excellence) .
Ou bien quand c'est la méthode qui n'est rien d'autre que rêverie
de rêverie, rêverie redoublée dans la coïncidence, eh bien, même
alors, il faut que, du côté des· thèmes, quelque chose vienne marquer
l'impossibilité de cette coïncidence. Par exemple au début de L'Eau
et les Rêves, en dépit de l'espérance d'atteindre avec l'élément des

142
' L'eau prend le ciel »

germes où la forme est enfoncée dans une substance, où la forme est


interne (ER 1), espérance soutenue par l'esquisse d'une méthode
aquatique qui opère comme l'eau elle-même en groupant les images,
en düso/vant les substances (ER 1 7), et qui annonce justement la
phénoménologie déclarée dans La Poétique de l'espace, Bachelard du
même trait coupe en deux l'univers des images en région du. visible,
de la surface et du printemps, et région abyssale, nocturne, intem­
porelle ; et, plus grave, il va même jusqu'à dissocier deux principes
différents pour ces régions, /'imagination formelle et l'imagination
matérielle (ER 2), plaçant la paroi de sa machine avec sa fonction
disjonctive dans l'épaisseur même du milieu des synthèses.

« NEC ULTRA UTERUM »

La psychanalyse aussi a basculé dans sa fonction au cours de


l'œuvre. Son renversement (au sens où l'on renverse un gouverne­
ment) prooède du renversement, ou de la tentative de renversement,
de la position de Bachelard écrivant par rapport à son appareil
fantasmatique. Renversement qui inaugure presque sa philosophie
de l'imaginaire. Dans La Psychanalyse du feu, l'usage de la « psy­
chanalyse » avait pour fin de dégager le dessus du dessous dans une
sublimation dialectique (PF 1 64), le livre étaie fait comme un sottisier,
fait des déchets (des lapsus, des symptômes) de la pensée scientifique,
ce qui impliquait que Bachelard se tenait sur le dessus de la surface
(et la preuve, c'est qu'à la fin il allait jusqu'à proposer cette définition
de l'objet : un esprit poétique est purement et simplement une syntaxe
de métaphores (PE 1 79), et cerce définition de la méthode de la
critique littéraire : chaque poète devrait donner lieu à un diagramme
qui indiquerait le sens et la symétrie de ses coordinations métaphoriques
(PF 1 79), définitions qui attestaient qu'alors encore le plus grand
hommage qu'il pensait pouvoir faire à l'ordre du figurai étaie de le
racheter dans l'ordre du géométrique, de l'articulé, candis que dès
le début de L'Eau et les Rêves, il reconnaîtra avec Cl.-1. Estève qu'il
faut désobjectiver le vocabulaire et la syntaxe, il commence à aper­
cevoir l'autre syntaxe, la syntaxe de l'autre côté de la paroi, une
/iaÏJon continue des images, un doux mouvement des images (ER 1 7-
1 8), une syntaxe d'huile).

14 3
De1 dispo1itift pulsionnel1

Mais avec le Lautréamont, c'est déjà la virilité rationnelle elle­


même qui est « psychanalysée » dans la science la plus pure, dans la
mathématique. Le plus sévère des diagnostics est déposé : la sévérité
est une psychose. E!!e e1t plu1 grave chez le profe11eur de mathématique1
que chez tout autre ; car la Jévérité en mathématique1 ut cohérénte. [ . . ]
.

Seul, le profmeur de mathématique1 peut être à la foiJ Jévère et juste


(L 126- 1 2 7). La virilité du savoir est « psychanalysée » dans ce sens
étrange, inversé par rapport au projet premier, que ce mot prend
une première fois dans La P1ychana/yse du feu, à propos du silex
taillé à facettes, puis poli, impo11ible de ré1ister (notez l'aveu d'une
« faiblesse ») à cette idée que chaque facette bien placée a été obtenue
par une réduction de la force, par une force inhibée, contenue, admi­
nistrée, bref par une force psychanalysée (PF 5 7), sens qui indique
que la psychanalyse de la raison consiste alors non pas à la dégager
de l'élément, de la matière, de l'imaginaire, mais à la remettre en
contact avec l'autre côté de la table, à lui faire apprendre, à elle la
colère qui casse le silex, la médiation de l'ajustement, de la polissure
et de la caresse. Cette science entendue comme agression bloquée
dans ses images, crispée dans les serres de ses fantasmes, cette science
animal de proie et sa rigidité phallique, c'est à elle que Je « non­
lautréamontisme » s'en prend dans ses expressions imaginaires au
même moment où La Philo1ophie du non attaque ses élaborations
rationalisées. La « psychanalyse » bachelardienne suppose la surface
traversée, la pensée baignant dans l'élément mou, la table devenue
table d'inexistence, c'est-à-dire prise par-dessous.

Mais l'usage du terme piychana/y1e relève alors du jeu de mots


ou de l'usurpation, il est condamné à dépérir et il sera abandonné
solennellement au début de La Poétique de /'e1pace au bénéfice du
vocable phénoménologie sous lequel vous retrouvez ce sens d'Einfüh­
/ung, sens de féminité, que revêtait déjà la « psychanalyse » de la
force paléolithique. Le passage de la psychanalyse à la phénoméno­
logie ne fait qu'entériner un déjà vieux renversement. Mais voyez
avec quelle émotion celui-ci se marque en un instant précis de
l'œuvre, touchez l'instant de l'eau : par une piychanaly1e (au Jen1
initiai de cathani1) de la connai11ance objective et de la connais1ance
imagée, nous Jomme1 devenu rationaliste à l'égard du feu. La Jincérité
nou1 oblige à confe11er que noui n 1a'von1 pa1 réu11i le même redre11ement
à l'égard de l'eau. Le1 images de l'eau, nou1 lu vivon1 encore, nou1 leJ
vivonJ iynthétiquement dan1 leur complexité première en leur donnant

14�
< L'eau prend le ciel �

souvent notre adhésion irraisonnée [ .. . ]. En ce qui touche ma rêverie, ce


n'est pas l'infini ( l'océan) que je trouve dans les eaux, c'est la
=

profondeur [ . . . ]. L'eau anonyme sait tous mes secrets (ER 10- 12). Tout
le passage, qui est le Passage (de la paroi), est écrit, en confidence,
dans la confiance inquestionnable faite à !'eau. Bachelard l' « ex­
plique » par son enfance dans la Champagne vallonnée, qu'on ne
savait pas si humide : ne retenons de cette intention causaliste que
son mouvement de retour, retenons sincérité, confession, vie synthétique,
première, adhésion, profondeur, anonyme, et versons tout cela dans
l'élément de la tiédeur, côté souface, et retenons encore : l'eau
anonyme sait tous mes secrets qui d'un coup, sans le nommer, dis­
qualifie le psychanalyste en tant que sujet supposé savoir.

Ce pauvre psychanalyste est, dans ce basculement, resté du cote


désertique et articulé ; tout ce dont Bachelard ne cessera de l'accabler
aura pour fonction de le maintenir sur le pauvre sol de la virilité
non compensée. On va constamment lui supposer une théorie, lui
soupçonner des réactions, lui imposer un lieu, qui sont ceux de la
méconnaissance justement parce qu'ils sont ceux de la connaissance :
la psychanalyse est causaliste, elle est réductrice, elle ne prend pas
l'imagination comme puissance première, comme primitivité, mais
seulement comme substitut à une effectuation réelle, elle use d'un
symbolisme étroit, sommaire, à moitié conceptuel, elle est pessimiste
(le sur-moi freudien est un bourreau), elle ne prend en considération
que les rapports sociaux pour la formation des images, elle ignore
le travail contre la matière, elle est bourgeoise (TV 30), elle méconnaît
la spécificité de l' œuvre littéraire ; si l'on écoutait le psychanalyste, on
en viendrait à définir la poésie comme un majestueux Lapsus de la
Parole. Mais l'homme ne se trompe pas en s'exaltant (PR 3), que sais­
je encore ? L'interprétation de Freud n'est nulle part à la mesure de
la liberté exubérante et de l'énergie onirique (ORTF, 25 octobre 1 955),
enfin quoi, Freud n'a jamais passé la paroi, et c'est pourquoi il ne
peut concevoir l'image que visuelle, c'est-à-dire qu'il ne fait que
concevoir l'image, sans l'épouser, sans déconstruire la syntaxe du
discours de savoir. Freud reste du côté masculin, côté du feu du
père (côté de feu le père ?), l'eau et le feu restent ennemis jusque dans
la rêverie et celui qui écoute le ruisseau ne peut guère comprendre celui
qui entend chanter les flammes : · ils ne parlent pas la même langue
(PF 147), la psychanalyse est une science lautréamontienne, non
« psychanalysée » par le contact de souface. Le Romain disait au

145
Des dispositifs pulsionnels

coordonnier qui portait trop haut ses regards : Ne sutor ultra crepidam.
/ En des occasions où il s'agit de sublimation pure, où il faut déterminer
l'être propre de la poésie, le phénoménologue ne devrait-il pas dire au
psychanalyste : Ne psuchor ultra uterum (PE 1 4), l'utérus étant le
leurre masculinisé de la féminité : tout ce qui peut se présenter d'elle
à la surface et dont le savoir devra se contenter. Quand la femme
est une surface pour l'homme, elle est l'utérus. L'outre-utérus requiert
un outre-phallus.

NON ET OUI

Et le rêve ? Le rêve suit son psychanalyste, il est rejeté du cote


masculin qui est le côté du malheur. C'est en animus que le psycha­
nalyste étudie les images du rêve (FC 1 1), le rêve est anormal, le rêve
est une rêverie malade, l'inconscient est bien logé, heureusement logé.
li est logé dans !'espace de son bonheur, l'inconscient normal sait partout
se mettre à l'aise (PE 29), mais le rêve n'intéresse que les psychologues
qui vont à la chasse des psychismes accidentés (PR 5 9), la psychanalyse
étudie une vie d'événements [ . ]. C'est la vie des autres qui apporte
. .

dans notre vie les événements [ ]. Au regard de la vie attachée à sa


...

paix, de la vie sans événements, tous les événements risquent d'être des
' traumas �, des brutalités masculines qui troublent la paix naturelle
de notre anima, de l'être féminin qui, en nous, ne vit bien que dans sa
rêverie (PR 1 1 0- I I I). Le rêve traîne des drames humains, toute la
lourdeur des vies ma! faites (PR I 24), mais cette incidence ou accidence
de l'autre est seconde superficielle, inessentielle, dans son germe toute
vie est bien-être. L'être commence par le bien-être (PE 1 03), la rêverie
illustre un repos de l'être, la rêverie illustre tm bien-être (PR 1 I), le
rêve n'est pas profond, il appartient au visible, à la surface, à
l'articulé : dans le rêve nocturne règne l'éclairage fantastique, tout est
en fausse lumière. Souvent on y voit trop clair. Les mystères eux-mêmes
sont dessinés, dessinés en traits forts (FC I I).
L'examen du dossier ne laisse pas de doute : ce qui est pensé sous
le vocable rêve, c'est quelque chose qui se range du côté de la surface,
du même côté donc que le rationnel. Comment ne pas faire l'hypothèse
que cet étrange classement a son principe dans le cauchemar ducassien,
dans le monstre à griffes et à bec dont Bachelard recherche sponta-

1 46
., L'eau prend le ciel "

némenc le lieu d'apparition dans l'école du savoir ? Les monstres


appartiennent à la nuit, au rêve nocturne (PR 1 5 7), et voici de quoi
encourager beaucoup l'hypothèse : le rêve, à l'inverse de la rêverie,
ne connaît guère la plasticité douce. Son espace est encombré de solides
- et les solides gardent toujours en réserve une sûre hostilité. lis tiennent
leurs formes et quand une forme apparaît, il faut penser, il faut
·-

nommer. Dans le rêve nocturne, le rêveur souffre d'une géométrie dure.


C'est dans le rêve nocturne qu'un objet pointu nous blesse dès que nous
le voyons. Dans les cauchemars de la nuit les objets sont méchants
(PR 145). Esc-ce assez clair ? Vous n'en saurez pas plus parce que
bien souvent, je le confesse, le raconteur de rêves m'ennuie [ . . . ]. Je n'ai
pas encore tiré au clair, psychanalytiquement, cet ennui durant le récit
du rêve des autres (PR I O), pourtant je vous offre une explication :
j'ai peut-être conservé des raideurs de rationaliste (PR IO) . Étonnant
effet de leurre, étonnante rationalisation : ce sont justement ces mêmes
raideurs qui soutiennent les monstres géométriques des rêves noc­
turnes, c'est-à-dire des cauchemars ! Mais quoi qu'il en soit, nous
avons toujours reculé devant l'analyse des rêves de la nuit (PR 20) .
Freud : l'analyse des rêves est la voie royale qui conduit à la
connaissârlêe de l'inconscient. Reculer devant l'objet pointu qui blesse
l'œil de loin ? Il n'est pas besoin d'expliquer ni même d'exposer la
fonction impartie à la rêverie, sa position dans l'appareil fantasma­
tique, en face de celle du rêve : diurne, se possédant elle-même,
eudémonique, continue, projective, innovatrice, sécurisante, Des pro­
blèmes ! Comme s'il y avait des problèmes pour qui connaît les sécurités
du repos féminin ! (PR 56), profonde.
Seulement cette profondeur offre deux sens. La surface virile avait
son aspect de raison et son aspect de rêve, mais ils étaient homogènes,
cous deux lieux de l'alerte incision-inscription. Au contraire il y a
une profondeur de refuge et une profondeur de vertige, l'une de
cavité et l'autre d'abîme, la mère et la mort. Les rêves eux-mêmes
se tiennent au-dessus de la nuit absolue, ils ne sont que des demi­
nuits (PR 124), ils nous empêchent d'aller jusqu'à l'extrémité de l'ef­
facement, jusqu'à l'obscurité de notre être se dissolvant dans la nuit
(PR 125), tandis que le rêve absolu est la fuite absolue, la démission
de toutes les puissances de l'être, la dispersion de tous les êtres de notre
être [ . ], un tel désastre de l'être (PR 125) que là nous frôlons le néant
..

[ . . . ), tous les effacements de la nuit convergent verJ ce néant de notre


être. A la limite, les rêves ab1olu1 nous plongent dans l'univer1 du Rien
(PR 125). Et Bachelard repère, dans les lacunes [ . . ], ces trou1 noirs
.

147
Des dispo1itift pulsionnels

qui interrompent la ligne dei rêvei racontés [ . . . ], la marque de /'instinct


de mort qui travaille au fond dei ténèbres (PR 1 25). C'est pourquoi
nous reprenons vie quand ce Rien s'emplit d'Eau. Alon nous dormoni
mieux, sauvés du drame ontologique. Plongés dan1 lei eaux du bon
sommeil, etc. (PR 1 25) : Comparez avec ceci : la grotte eit une demeure
[ . . . ]. Mais cette demeure est à la fois la première demeure et la dernière
demeure. Elle devient une image de la maternité, de la mort. L'en1e­
velissement dan1 la caverne eit un retour à la mère. La grotte eit la
tombe naturelle, la tombe que prépare la Terre-Mère, la Mutter-Erde
(TR 208) .
Le repos de l'eau est suspendu plus haut que le repos de la mort,
plus près de la souface, mais plaisir et mort sont contigus, logés
tous les deux dans l'élément liquide de l'appareil fantasmatique. Ici
une autre topique est indiquée, outre celle explicite, insistante, qui
oppose la réalité et le discours viril de savoir à l'imaginaire et à
l'huile du bien-être, cette autre topique change roue, elle reclasse
l'imaginaire de la rêverie du côté du discours, ne serait-ce que par
ce craie qu'il a en commun avec le réalisme de la science : le cogito,
le loquor, et elle reporte la cloison de la vraie différence beaucoup
plus loin, au sein de !'élément liquide nocturne lui-même, loin de
la souface de la première topique, quelque parc encre mère ec more,
encre (Freud) principe de plaisir et principe de Nirvana. Bachelard
die que l'imagination ne connaît pa1 le non-être (PR 1 44), qu'avec la
rêverie on baigne dans un milieu san1 obstacles où aucun être ne dit
non (PR 1 44) . Freud : il n'y a dans ce système ni négation, ni doute,
ni degré dans la certitude. Comprenons bien que par cette absence
de la négation, c'est l'arciculacion en cane que fondée sur l'écart ec
l'opposition qui se trouve impossible, ec exclues avec elle couces les
formes du discours. Le Non qui manque à l'inconscient heureux,
c'est seulement (dirait Bachelard) le Non du père, qui est aussi son
nom. L'absence du père est le signal du plaisir, du dérèglement, tout
eit accueil (PR 144) . Mais le Rien qui soutient cet accueil, ce Rien
qui écarte le Non, procure une mort inverse de celle que produit ce
dernier. La more exigée par le feu du père donne naissance à la
rationalité, celle où s'enfonce le rêveur séduit implique la destruction
de cout système. Ce Rien, comme Molly Bloom à la fin d' U/ym,
ne sait dire que Oui. Ce Oui n'est pas l'opposé du Non, il n'est
pas son féminin, son alternative, l'autre branche de la bifurcation,
le complément de l'écart, l'être-ensemble qui tient encore même le
ou bien . . . ou bien ; ce Oui est hors système, au-dehors de la machine

148
1 L'eau prend le ciel 11

à fantasme, au-delà de la barque renversée et complémentaire ; il


est ce qui attire à soi tout ce qui se trouve dans l'appareil à paroi,
ce qui attire même la paroi ; il est le principe de tout déplacement
en tant que chemin le plus court vers la suppression de tout écart
(du Non). Freud : « la fin à laquelle tend toute vie est la mort [ . ] ». . .

Un groupe · de pulsions avance avec précipitation, afin d'atteindre


aussi rapidement que possible le but final de la vie. Les formes
s'achèvent, les matières jamais (ER 154). C'est de la mors immortalis
que le bachelardisme tient son mobilisme et sa mobilité 1 •

1 . La thèse selon laquelle l'œuvre de G. B. se développe et s'affermit


en direction d' une philosophie du langage poétique se trouve dans Michel­
Georges Bernard, La Réalité de l'imaginaire Je/on G. B., thèse soutenue à
la faculté de Nanterre, oct. 1 969 (ex. dactylographié) ; dans Jean Bellemin­
Noël, « B . ou le complexe de Tirésias · » , Critique 2 70 (nov. 1 969) ; à

un moindre titre dans V. Therrien, La Révolution de G. B. en critique


littéraire, Paris, Klincksiek, 1 970. Je crois important de bien distinguer
deux choses : d'une part il est vrai qu'avec les Poétique1, G. B. s'intéresse
davantage à l'analyse des discours sur lesquels s'appuie sa rêverie ; mais
d'autre part, il faut ne pas omettre l'essentiel : que cet intérêt porte justement
sur la déformation des formes discursives régulières ; à cet égard le poétique
joue par rapport au rationnel le même rôle que la matière par rapport à
la forme. M. Dufrenne est peut-être plus près de la vérité de B . , para­
doxalement, quand il soupçonne son désir de la présence de « ne pas
remonter en deçà du langage, en deçà de ce point où l'homme, bien
qu'encore tout mêlé aux choses, a déjà l'initiative » (« G.B. et la poésie de
l'imagination » ( 1963), dans jalon1, La Haye, Nijhoff, 1966, p. 187) ; c'est
désigner le rapport de G.B. au langage non pas comme un succès obtenu
à la longue, mais comme une ambivalence irrésolue qui habite toute
l'œuvre : fascination par l'autre du discours, hésitation et recul devant lui .
Je dois beaucoup à la représentation de la problématique d'ensemble de
l'œuvre par Pierre Quillet (Bachelard, Paris, Seghers, 1964, coll. « Philo­
sophes de tous les temps »). Elle est traversée de mille aiguilles pénétrantes
et étincelantes : commentaire en animu1 qui conclut à un B. « philosophe
de la lumière », à un B. « héliotropique » ; commentaire lui-même hélio­
tropique.
Petite économie libidinale
d ' un dispositif narratif :
la régie Renault raconte
le meurtre de Pierre Overney 1

Inutile d'aller chercher l'origine de l'histoire dans un récit origi­


naire. Ce récit est dans notre journal du soir. C'est là que l'hiscoire
se produit et se reproduit sans cesse.
Nous avons l'habitude de poser la séquence suivante : il y a le
fait, puis le témoignage, c'est-à-dire une activité narrative transfor­
mant le fait en récit. Donc une histoire ou diégèse, d'abord, qui
serait la référence du récit en cane qu'elle s'organise en une diachronie,
en un enchaînement. Par exemple : le 26 février 1 972 , un groupe de
militants maoïstes distribue des traces à la porte É mile Zola de
l'usine Renault de Billancourt (ces traas appellent à manifester contre
le racisme après l'assassinat d'un jeune Arabe à la Goutte-d'Or) .
Bagarre avec les gardiens en uniforme. Un homme en civil dégaine

1 . L'analyse du communiqué de la régie Renault a écé commencée en


compagnie de Cl. Coulomb, d'A. Lyotard-May et de Ch. Malamoud. Mais
aucun d'eux ne porte la moindre responsabilité de l'avatar qu 'elle subit ici.

151
De! diJpo1itift pu/Jionne/J

un revolver, cire un coup de sommation, puis un coup en direction


du groupe, et tue Pierre Overney.
Ce qu'on vient de lire, est-ce la diégèse, l'histoire même ? Non,
un récit déjà, une organisation du discours selon un certain nombre
d'opérateurs, que la critique désigne du nom générique de narration.
Mais l'habitude ne démord pas : Overney est bel et bien mort, voilà
le fait, nous souffle-t-elle, voilà !'évidence et la référence, cela fait
hélas objet de constat. Et, continue-t-elle, c'est en se saisissant de ce
fait et en en faisant son matériau, que l'activité narrative, !'activité
du sujet narrant, produit le récit, celui qu'on vient de lire par
exemple, ou un autre. Et, achève-t-elle, le travail propre à la science
historique sera de défaire ce que fait la narration, de partir du donné
langagier du récit pour atteindre, par analyse critique (du document,
du texte, des sources), le fait qui est la matière première de cette
production.
Cette position du problème de l'histoire est la position d'une
théâtrique : en extériorité, le fait, au-dehors de !'espace théâtral ; sur
la scène, le récit déroulant sa dramatique ; caché dans les coulisses,
dans la herse, sous la scène, dans la salle, le metteur en scène, le
narrateur, avec toute sa machinerie, la fabbrica de la narration.
L'historien est censé défaire toute la machinerie et machination, et
restituer l'exclu, ayant abattu les murs du théâtre.
Or évidemment, l'historien n'est lui-même qu'un autre metteur
en scène, son récit encore un produit, son travail encore une narration,
même si tout cela est affecté de l'indice méta- : méta-diégèse, méta­
narration, méta-récit. Histoire où il est question de l'histoire, assu­
rément, mais dont la prétention à atteindre la référence à la chose
même, le fait, à l'établir et à le restituer n'est pas moins folle, plutôt
plus folle à tout prendre, que la puissance de fiction librement
déployée dans les mille discours d'où naît l'immense légende qu'est,
par exemple, l Odyuée
' .

Plus folle peut-être, si le conteur, lui, « sait » qu'il produit l'histoire


en même temps que son récit, tandis que l'historien en un sens n'en
veut rien 1avoir : son discours se méconnaissant en tant que productif,
ne se reconnaissant que critique. Il occulte ce que le conteur, peut­
être, exhibe : que, critique ou non (car le conte n'exclut nullement
sa propre critique en tant que position narrative, relisez le début de
l' Utopie de More, la méta-diégèse qui occupe les chants IX à XI de
l' Ody11ée), tout récit non seulement est l'effet d'une métamorphose
d'affects, mais en produit un autre, l'histoire, la diégèse. Le conteur

152
Petite économie libidinale d'un dispositif narratif

ne parc pas de la référence, il la produit par la médiation de son


récic. Ce n'esc pas mentir. Aucun mensonge possible hors d'une
référence attestée : or ici on est « avant » cette attestation, c'est le
récit qui la délivre. Le volume théâtrique ouvert par la narration
distribue· un intérieur (le récit, la scène) et un extérieur (l'histoire,
la réalité), mais le narrateur ou metteur en scène ou romancier ou
conteur « sait » que la mise en scène ne peut aller sans une mise
hors scène concomitante, qui est la mise en réalité. Ainsi procède­
t-il au renversement artisce, par lequel l'objet que le lecteur ou
l'auditeur du récit reçoit comme l'hiscoire qui a provoqué la
narration, est au contraire, pour lui qui la raconte, l'histoire que
sa narration engendre. Non ce qui le fait parler, mais ce qu'il
nomme. Nommer la chose en tant que la produire.
Mais ce renversement reste, comme d'habitude, dans le champ
que déterminent les deux pôles inversés, ici l'histoire-référence et le
récit-énoncé. C'est un renversement artiste parce qu'il instancie toute
l'affaire sur la production ; mais il risque de rechuter dans une
nouvelle crédulité, si cette production narrative elle-même n'est pas
retournée. Car dire production est assurément faire signe vers une
économique de la narration ; seulement cette économique, le plus
souvent empruntée au marxisme, est reçue en toute créance et sub­
stituée sans examen à cette référence qui faisait défaut à !'activité
narrative artiste. Le support manquant à l'hiscoire, on le glisse
derechef dans l'instance narrative, comme son suppôt produaeur.
On va décrire l'activité de raconter comme si elle était productive
au sens où le filetage ou le fraisage ou le gâchage ou le mortaisage
sont des métamorphoses d'éléments de production en produits, filet,
fraise, gâchis, mortaise. Doux repos dans le giron du modèle indus­
triel, et de sa machine.

Or la narration est un dispositif que l'on pourrait bien dire


machinique, mais à condition qu'on n'y voie rien de mécanique ; et
si production il y a, elle est libidinale bien c avant » d'être indus­
trielle. De sorte que le sujet de !'instance narrative, s'il en était un,
non seulement ne saurait être l'équivalent, dans l'univers du discours,
du tourneur en train de fraiser, mais pas même de l'ensemble du
capital mort et vivant installé permettant l'opération du fraisage.
Car un tel· dispositif, celui de la production capitaliste, précisément
oblitère ce qui est en jeu dans la production tout court, laquelle est
libidinale, soit le désir même, et si l'on fait confiance pour commencer

153
Des dispositifs pulsionnels

à sa stabilité et son sérieux apparent, on fait par là même écran à


tout ce que cette organisation productive rejette et que l'on pourrait
couvrir d'un mot : errance, ou, pour parler comme Freud, dépla­
çabilité, Vers(hiebbarkeit.
En somme, en se contentant du modèle marxiste ou marxisant de
la production pour paradigme de la narration, on se voue d'emblée
à méconnaître les forces pulsionnelles qui sont en jeu partout, aussi
bien dans l'industrie des choses que dans celle des mots, on ferme
les yeux sur la fonction jouissive remplie par les dispositions d'ins­
trumentation tant matérielle que langagière. À la place du corps
libidinal, on installe comme objet du discours critique un corps
organique déjà refermé sur lui-même comme un volume théâtral,
on maintient donc la polarisation de l'activité à saisir, ici celle de
la narration, sur l'axe de l'extérieur/intérieur.
L'industrie que nous connaissons, capitaliste, non seulement pro­
duit des objets industriels, non seulement produit aussi des prolé­
taires, comme disait Marx, et produit encore des dirigeants, des
grands chefs, des petits chefs, des idées et des affects, des femmes
au foyer, des CES et des reportages télé, soit au total le corps
organique de la société capitaliste elle-même, mais surtout elle
contient une puissance d'autres productions et produits, des arran­
gements inouïs et vains donnant lieu à des objets complexes, mons­
trueux ou fous, elle contient des techniques et technologies délirantes,
elle contient la conjonction de la science et de la fiction, le pouvoir
des simulacres. Pareillement l'histoire que nous connaissons, dia­
chronie d'un sujet supposé social, n'est certes pas ce que la narration
vient transformer, éventuellement dévoyer, trahir, ou au contraire
redresser en son authenticité, et la narration est bien ce qui la produit
et ne cesse de la produire ; mais ici aussi il faut encore ouvrir à la
production tout son champ, la narration est ce qui peut engendrer
le corps de l'histoire, une certaine sorte de « totalité » organisée selon
une certaine sorte de temporalité, elle peut l'engendrer, elle ne
l'engendre pas nécessairement. Quand c'est Joyce ou Sterne qui
raconte une histoire, on sait que la totalité et la temporalité dites
« historiques » en sortent très mal en point. Les dispositifs de narration

sont ici employés presque à contresens (mais quel est le bon sens ?) ,
comme le portillon de Dürer dans la fabrication des anamorphoses.
On en dirait autant, sans plus de précision, de Proust ou de Mann:
Et il ne s'agit pas seulement du statut accordé à la narration par la
modernité, il suffit d'ouvrir Rabelais pour s'assurer du contraire,

1 54
Petite économie libidinale d'un dispositif narratif

pour constater que c'est une fonction toujours possible de la narration


que la production, au lieu du corps social-hiscorique, d'un non-objet
assez semblable à ce que Freud imaginait être le ça ou le processus
primaire, disons d'une entité monoface à régions hétérogènes par­
courues d'intensités aléatoires. Le récit proustien ou gogolien défait
ainsi le corps bien formé de son lecteur, et l'engendre comme cette
pellicule incertaine et froissée, où les intensités ne sont pas rattachées,
ou du moins pas tout de suite rattachées à un ordre, à une instance
dominant le récit et le lecteur qui en porterait la responsabilité et
pourrait donc en rendre compte, mais où elles sont rapportées, coup
par coup, dans leur singularité d'événements non unifiables à des
fragments eux-mêmes incommensurables avec la supposée unité du
corps lisant. Un récit de science-fiction, par exemple l 'admirable
Ubik de Philip K. Dick, remplit encore, - et peut-être de façon
encore plus propre à éclairer notre objet, parce que son travail ne
porte pas simplement sur l'ordre de présentation en récit des parties
du temps, mais sur le parcours en diégèse de ces parties par un
supposé
. sujet (qui ainsi ne cesse de se dérober à lui-même), - il
remplic cette même fonction par diérèse, par débridement et hété­
roplastie de certaines régions de la surface temporelle libidinale.
Tour à l'inverse, le communiqué, que la direction de la régie
Renault remet à la presse après l'assassinat de Pierre Overney le
26 février 1972 au soir, est un récit qui opère de façon à canaliser
et régler les mouvements d'affects mis en branle par cet événement.
Et c'est l'un des objets de l'analyse qui suit de démonter les pièces
de la machinerie libidinale-rhétorique qui va accomplir cette fonction.
Nous commencerons donc par ne pas supposer une référence ni
aucun support à l'instance narrative. Celle-ci se produit elle-même
d'un coup, « à chaque fois » et engendre avec elle-même la distri­
bution des fonctions que nous nommons après mille autres et surtout
après G. Genette 1, de récit et d'histoire. Nous n'analysons pas le
texte de la Régie selon l'axe : histoire réelle -+ narration -+ récit
-+ histoire référentielle. Il faudrait plutôt imaginer la synchronie ou

achronie totale de l'histoire, de la narration et du récit. C'est à partir


du bloc complexe qu'ils forment que les axes en question, et des
possibilités de diachronisation articulée, émergent. Mais le temps dans
lequel le conteur conte n'est pas et ne peut pas être le temps de

1 . « Discours du récit », Figurer Ill, Le Seuil, 1972.

155
Des dispositifs pulsionnels

l'histoire qu'il raconte, s'il est vrai que celui-ci est un effet de la
narration, et il n'est pas non plus celui du récit, c'est-à-dire grosso
modo celui du lecteur ou de l'auditeur de l'histoire, pour la raison
qu'il n'y a aucune commune mesure entre le temps de la fabrication
et le temps d'usage, comme n'importe quelle cuisinière, quel pâtissier,
quel bottier, quel conférencier, le sait. Produire une instanciation
temporelle commune, une commune mesure de durée pour ces trois
ordres, de narration, de récit, d'histoire, c'est précisément une fonction
du récit de type régulateur comme est le communiqué de la Régie.
Mais Sterne, ou Diderot dans Jacques le Fataliste, ou Proust disjoi­
gnent au contraire cette unité, en attestent joyeusement et doulou­
reusement la caducité et démultiplient des instances temporelles
incompossibles.
Ce n'est donc pas une temporalité, c'est-à-dire un système vectoriel,
qu'il nous faut pour asseoir l'analyse du dispositif narratif ; une
tensivité, une entité tensorielle, y suffit. L'événement est ce tenseur
dont nous avons besoin. Ici la mort d'Overney. Cet événement n'a
pas à être pris en considération du fair qu'il est « réel » , atrestable
en dehors du volume théâtral engendré par la narration. Il n'est pas
considérable non plus parce qu'il est « sensationnel », susceptible
d'engendrer sur le « corps social », à travers les diverses institutions
qui en quadrillent la surface (la presse, l'opinion, les partis politiques,
les organismes syndicaux, la télé) mainte métamorphose : commu­
niqués, coups de téléphone, manifestations, déclarations et conférences
de presse, mouvements de débrayage, émissions . . . Ces effets ne sont
évidemment pas sans importance, mais ils ne sont lisibles qu'à la
surface du « corps social », et leur prise en considération sans critique
ne manquera pas de nous replonger dans la naïveté (« sociologique »)
de la croyance en ce corps social et en sa préexistence, donc en une
référence assignable au récit de la mort d'Overney. Si celle-ci est un
événement, c'est avant tout comme tenseur ou passage intense, et ce
tenseur requiert non pas l'espace tridimensionnel euclidien du volume
théâtrique et du corps social organisé, mais l'espace n-dimensionnel,
neutre et imprévisible de la pellicule libidinale engendrée par l'évé­
nement tenseur lui-même en sa singularité amnésique.
Pour le dire de façon moins obscure (mais aussi beaucoup trop
permissive), la mort d'Overney est un événement non pas par ses
tenants et aboutissants, mais au contraire en tant qu'elle n 'est libi­
dinalement reliable ni en amont à des causes ou précédents ni en
aval à des effets ou conséquences. C'est une mort vaine. C'est son

1 56
Petite économie libidinale d'un dispositif narratif

inanité qui en fait un événement. Les morts de !'autoroute, les morts


de l'Indochine ne sont pas vaines, elles s'inscrivent ou peuvent
aisément s'inscrire sur une sorte de livre de compte, sur un registre
des encrées et sorties, des crédits et débits, dont le total en bas à
droite est assignable et leur donne sens et vection. Que les comptables
ne soient pas d'accord sur le solde n'est pas intéressant ici, ils le sont
cous sur le principe qu'il y a un solde. Et évidemment, c'est ce
même principe unique de l'imputation à une comptabilité générale,
qui fait de toutes les déclarations consécutives à l'assassinat d'Overney,
celle de la régie Renault, celle de la CGT, mais même celle que
Geismar lit aux portes du cimetière du Père-Lachaise lors de l'en­
terrement du 4 mars, autant de modalités, disparates mais conver­
gences, de la production d'un corps organique de l'histoire et de la
société.
La more d'Overney, si elle est un événement, n'en est pas un sur
ce corps, qui au contraire devra être (re)produic à partir d'elle, mais
comme tension instantanée et inlocalisable dans un espace-temps
libidinal n-dimensionnel. S'il est un corps qui correspond à un tel
espace-temps, ce n'est sûrement pas le corps organique, dont les
parties dûment isolées par leur fonction respective se coordonnent
pour le plus grand bienfait du toue selon la règle de la Gestalt, ce
corps de bonne forme en très bonne forme, non, ce serait ce corps
qui s'évanouit à la vue du sang, vomit devant un chat écrasé, ne
tolère aucune injection intra-musculaire, ne peut pas manger des
moules, ignore son anus et sa merde, se ramasse tout sur le très petit
circuit œil-corcex dans le plaisir de lire, tremble devant la vulve,
tremble devant la verge, ne comprend rien aux mathématiques, peut
apprendre l'italien, mais pas l'anglais, se munit volontiers d'un
marteau, mais devient stupide avec un pinceau ou l'inverse. Un
corps qui peut se cendre, et se cendre à rompre, en telle imprévisible
zone, mais reste médiocre ou inexistant véhicule d'affect en telle
autre, corps donc toutes les régions peuvent en principe être investies
par l'énergie libidinale et la puissance jouissive, mais dont de fait
seules certaines d'entre elles, et ce de façon irréductiblement fortuite,
le sont.
Ce corps n'a pas de limites, il ne s'arrête pas à une surface ou
frontière (la peau) qui dissocierait un extérieur et un intérieur, il se
prolonge aussi bien par-delà cette prétendue frontière parce que des
mots, des livres, nourritures, images, regards, morceaux de corps,
outils et machines, animaux, sons, gestes, peuvent être investis, donc

157
Des di1posi1ift pu/Jionne/J

fonctionner comme des régions chargées ec comme des canaux d'écou­


lement, au même cirre qu'un « organe » comme le foie ou l'estomac
dans les émotions ou les maladies psychosomatiques.
Ce corps n'a pas le statue dimensionnel du corps organique. Ce
dernier est un volume occupant un espace tridimensionnel euclidien
à coordonnées cartésiennes, dans lequel tout point est repérable, tout
déplacement mesurable, etc. La chose libidinale est une sorte de
bande à une seule face infinie (de Moebius) et en même temps une
sorte de labyrinthe, surface couverte de coins et de recoins, d'em­
branchements indécidables pour des milliards de parcours, sur laquelle
courent des potentiels d'intensités.
Ce corps n'est pas unitaire. Les intensités peuvent être simulta­
nément investies ici et là, des courants de sens inverse passer ensemble
au même endroit. Au contraire le corps organique est représenté
comme un complexe tel que chacune de ses parties est instanciée sur
une unité ou un groupe d'unités de fonctionnement : ce qui autorise
l'usage des modèles cybernétiques en génétique ou dans l'étude des
métabolismes.
Le corps organique est un corps politique, au sens courant de
l'économie politique. Il est doté des limites qui circonscrivent sa
propriété de corps propre ; il est affecté d'un régime ou d'une régie
qui est son système constitutionnel ; cout investissement d'une zone
de ce corps qui n'est pas conforme à cette régie est enregistré comme
rébellion, maladie, anarchie et menace de mort du tout ; l'intérêt
général autorise dès lors sa répression. De fait ce corps organique est
le produit incessant, produit qui doit être constamment produit,
d'opérations, manipulations, ablations, diérèses et synérèses, greffes,
occlusions, dérivations, portant sur la bande labyrinthique libidinale.
Ces opérations instancient cous événements, c'est-à-dire toute charge
et décharge de potentiel, sur une unité régulatrice, et soumettent
ainsi l'espace-temps hétérogène de la bande à la domination de
l'identité vide. Quant au corps social, il est le corps organique des
corps organiques, le corps méta-organique. Sa production va de pair
avec celle des individus.
La fonction principale du récit de la régie Renault étant de
reproduire le corps social-organique, il faudra donc que soit effacée
la vaine tension qu'est le meurtre d'Overney. En l'inscrivant dans la
diachronie d'une histoire, la narration de la Régie produit un corps ·
social qui va être un réceptacle, la mémoire ou la surface d'inscription
de cet événement, et de ce simple fait, va doter celui-ci de précédents

1 58
Petite économie lihidinale d'un diJpo1itif narratif

et de conséquenrs, le mettre en circulation dans le cycle des objets


pensables, le rendre réversible, lui trouver des équivalents, l'échanger
conrre d'autres « événements » .
Cette transformation d u tenseur singulier e n moment d'un pro­
cessus ; effectuée ici par le dispositif narratif, ne spécifie nullement
ce dernier à !' enconrre de tout autre dispositif langagier.. La narration
peur accomplir une fonction de liaison et de désintensification comme
ici, ou au contraire détraquer plutôt le corps organique en y faisant
passer des intensités qu'il a peine à supporter. Mais dans les deux
cas elle opère spécifiquement en produi1ant de la temporalité. C'est
ainsi qu'elle s'oppose pertinemment à d'autres modalités langagières
ou « genres », comme le discours du savoir, comme la prière, l'ordre,
comme le dialogue théâtral, ou philosophique, comme l'article polé­
mique . . . Sans doute en chacun de ces types de langage est impliquée
de la temporalité, et probablement spécifique. Mais l'important est
qu'aucun d'eux, pris en cane que forme langagière, n'a pour corrélat
principal du côté de la référence l'instanciation des intensités sur une
distribution chronologique. C'est avec du temps, mais pas par le
temps, qu'il lie ou délie ce dont il parle. Il faut parvenir, en dépit
de nos habitudes crédules, à poser cette distribution comme un effet,
au même titre que peut l'être la détermination d'une notion (ou son
impossibilité) à la fin d'un dialogue platonicien, ou d'une peine au
terme d'un réquisitoire et d'une plaidoirie.
Er pour cela il faudrait repartir encore une fois de Freud, de ces
textes admirables, éparpillés dans !' œuvre, le texte de l' Incon1cient
( 19 1 5) sur les propriétés du processus primaire, le texte de MalaiJe
dan1 la civi/iJation ( 1 930) sur les trois Rome inscrites dans le même
espace, le court passage de la fin de L'Homme aux loups ( 1 9 1 8) où
l'inconscient de ce dernier est dit « produire une impression analogue
à celle que fair la religion d' Égypte », qui « étale en quelque sorte
en surface ce que d'autres sortes d'évolution n'ont conservé qu'en
profondeur » , la métaphore de la troisième Nouvelle Conférence ( 1 932)
qui fair du ça un « chaos, marmite pleine d'émotions bouillon­
nantes » où les désirs, inaccessibles à aucune modification temporelle,
restent « virtuellement impérissables » ; reprendre ces ébauches d'un
temps autre, inremporel, surimprimer sur cette chronie à peine
esquissée, brouillée, sur cette pochade, le processus chronologique de
·
l'histoire que nous raconre, à nous lecteurs, la déclaration de la régie
Renault, et déterminer alors le travail narratif, la fameuse « produc­
tion » narrative, non plus par les intervalles qu'il y a entre une

159
Des dispositifs pulsionnels

supposée Histoire première et un Récit second, mais par les dépla­


cements, ablations, condensations, interventions chirurgicales de tout
poil qui viennent substituer à la pellicule tensorielle le volume
théâtral d'un corps social. Ce groupe de transformations est un
dispositif. En l'appelant structure, non seulemen t on lui donne un
statut de consistance opératoire et de durée qu'il n'a sûrement pas,
mais on le connote en théorie de la connaissance, c'est-à-dire qu'on
élimine sa fonction libidinale. Que la production de récit ne soit pas
quelconque, personne n'en disconvient ; qu'elle ne soit pas fonction­
nelle au sens du fonctionnalisme ethnologique ou linguistique, c'est
évident, puisque bien loin d'être subordonnée aux intérêts d'un tout
social préexistant, elle contribue à produire ce dernier ; mais que
dans son imprévisibilité et sa caducité, comme dans son insistance,
elle soit le fait du désir, qu'elle accomplisse ce dernier selon sa
double appartenance à l' Éros licencieux et à la mort la silencieuse,
c'est ce que dit le mot dispositif : formation toute positive, affirmative,
de distribution des intensités libidinales, mais les détraquant toujours
·

jusqu'au dysfonctionnement.
Le dispositif narratif n'opère donc pas entre Histoire et Récit, mais
ici encre singularité pulsionnelle et distribution chronique, entre
pellicule tensorielle et corps social bien formé, entre intensité évé­
nementielle et réglage unitaire, transmutation de l'un dans l'autre à
un pôle, inverse à l'autre pôle, et encre les deux tous les échelon­
nements . . . Cela devait être dit aussi clairement que possible pour
que le lecteur puisse mesurer la dette, en même temps que la trahison,
de l'étude qui suit à l'égard des remarquables analyses faites par
G. Genette dans son « Discours du récit 1 » . Le démontage à la fois
méticuleux et hardi des pièces les plus fines de l'activité narrative
chez Proust y porte la marque de l'habileté, de l'endurance, de la
puissance de discriminer, qui font de Genette, en l'occurrence, le
chirurgien du récit qu'il faut absolument prendre pour maître. On
n'espère pas l'égaler ici ; mais pis, on est bien conscient de le
détourner. Les grosses et les moins grosses pièces du dispositif narratif
que nous allons mettre au jour dans le récit de la mort d'Overney,
c'est à l'art de Genette que nous le devons. Mais lui s'en sert en
poéticien, se bornant volontairement à les définir comme des grilles
placées sur les grands axes linguistiques de la référence, de la modalité

1 . Loc. cit.

1 60
Petite économie libidinale d'un dispositif narratif

et de l'aspect, se maintenant dans le champ du langage, ne se


hasardant que rarement à en jauger les effets libidinaux, à signaler
les affects que ces grilles distribuent. Nous cherchons au contraire,
à partir de ces mêmes grilles, à repérer leur fonctionnement écono­
mique libidinal-politique. De cet éclectisme insensé, nous portons
bien entendu l'entière responsabilité. Notre excuse, s'il en faut une,
est le plaisir qu'on pourrait éprouver à faire démarrer une automobile
en actionnant une rhétorique.

II

La direction de la Régie : les violences

d'une équipe d'agitateurs

Voici le texfl intégral de la didaration assister à une nouvelle escalade dans la


de la régie Renault remiJe à la presse violence. Ces commandos cencècenc de
vendredi en début de soirle : s'introduire clandcscincment dans l'usine
pour distribuer des traces appelant à la
• Depuis plusieurs mois déjà, des élé­ violence, à la révolte, même à l'assassi­
ments extérieurs à l' usine one encamé, nat, contre l'encadrement. Tel fut le cas
aux abords immédiats des ateliers de en particulier les 11 e t 14 février der­
Billancourt, une campagne syscémacique niers.
afin de suscicer cc d·encrecenir un climat • Cependant, ces actions rescèrenc iso­
de violence. Ce ne fur, pour commencer, lées sans qu'à aucun moment le person­
que des discribucions de traces insulcancs nel de la Régie ne participe ni ne réponde
ec grossiers aux portes de l' usine. Vili­ à ces provocacions cc incitations à la
pendant cout aussi bien d'ailleurs l'en­ violence.
cadrement que les organisations syndi­ • Ces diverses et multiples tencacives
cales. ayant ainsi complètement échoué, ces
• À routes ces cencacives répondait le commandos se sont livrés dans l'après­
calme de la direction, des cadres, des midi d'aujourd'hui à une accaque en
agencs de maîtrise, de l'ensemble du règle de !'encrée principale de l'avenue
personnel. Devant l'échec manifeste de Émile-Zola. Au moment où l'équipe du
ces accions, les éléments extérieurs or­ soir succède à l'équipe du matin, alors
ganisés en commandos procédaient à des que de grands mouvements de personnel
agressions dans les rues aux alentours de s'effectuent dans cette avenue, un
l' usine, agressions donc furent victimes commando d'environ quarre-vingts per­
certains membres du personnel. sonnes, armées de matraques cc de barres
• Toutefois, cela n'avait aucune ré­ de fer, s'est rué contre les quelques gar­
percussion à rincérieur de l'entreprise où diens présents à l' encrée. Six gardiens,
le travail se poursuivait dans le calme . . qui ne sont munis d'aucune arme, ont
Les pouvoirs publics one été tenus au été roués de coups cc blessés.
courant des incidents qui se produisaient • C'est alors qu'un employé adminis­
à l'extérieur de l'usine. On allait alors tratif du service de surveillance, en au-

16 1
Des dispositifs p11/sionne/s

cune façon chargé du gardiennage pro­ sur l'hôpital Ambroise-Paré. Cependant,


prement dit et qui avait cependant fait dans les ateliers, le travail continuait
l'objet de menaces de more, vine au se­ normalement. En lin d'après-midi, les
cours des gardiens en danger. Devant la représentants des organisations syndicales
masse des assaillants et ne pouvant se one été unanimes à conqamner la vio­
dégager lui-même ni dégager les gar­ lence.
diens, cet employé administratif, po�ceur • Le personnel a témoigné ainsi par
d 'une arme personnelle, sortit celle-ci et son calme, coute sa réprobation contre
tira en l'air. Un second coup devait at­ les violences déchaînées aux abords de
teindre l'un des membres du commando l'usine par une équipe d'agitateurs. La
assaillant qui succomba à cette blessure. direction, pour sa parc, qui a tout fait
Cet employé s'est présenêé spontanément pour tenir l'usine à !'écart de ces menées,
à la police. Une enquête est en cours. déplore d'autant plus cet enchaînement
• Les gardiens blessés one été évacués qui a conduit à la mort d'un jeune
sur l'infirmerie centrale et dirigés ensuite homme. •

Telle est la déclaration publiée par le Monde daté des 27-28 février
1972. Elle consiste à peu près intégralement, on le voit, en un récit.
Le découpage de ce récit donne les segments suivants, dont chacun
correspond à un moment distinct de l'action dans la diégèse.

Début Désignation Action Désignation


du segment du segment dans de l'action
du récit du récit l'histoire dans
l'histoire

Depui1 plu1ieurs mois RO Campagne systématique HO


déjà . . . pour la violence

Ce n e fut pour co1nmen- Ra Distributions de tracts Hl


cer. . . aux portes de l' usine

Devant l'échec tnani­ Rb Agressions contre le per­ H2


feste . . . sonnel dans la rue

O n allait alors aJJÎster. . . Re Distributions de tracts à H3


l'intérieur de l'usine

Ces diverses e t multiples Rd Agressions concre le per­ H4


tentative!. . . sonnel à l ' encrée de
l' usine

Cest alors qu'un em­ Re Meurtre d ' Ovemcy H5


ployé. . .

Cependant dans lei ate­ Rf . Attestation, déploration H6


liers. . .

162
Petite économie libidinale d'un dispo.ritif narratif

L'ordre

La question de l'ordre 1 s'entend ainsi : est-ce que les segments


constituant la série qui fait l'hiscoire (HO, H l , H2 . ) sont présentés
..

en R dans le même ordre de succession (Ra/H l , Rb/H2 . . . ) ou non ?


La réponse est ici facile à obtenir, le récit « suit » l'histoire, ou
l'histoire « suit » le récit, ce qui signilie deux choses : il y a corres­
pondance biunivoque entre les segments R et les segments H ; les
deux séries sont orientées identiquement. Mais il n'y a aucun motif
de tenir un tel dispositif d'ordre pour plus naturel ou plus vrai qu'un
autre ; cette correspondance et cette identité sont des opérateurs d'ordre
parmi d'autres. La particularité de ce dispositif est l'effacement des
traces de l' « activité narrative ». Encre le récit et l'histoire, nulle
intervention repérable d'aucun conteur, récit et histoire surgissent
ensemble comme deux spécimens d'une même diachronie. Un équi­
valent plastique serait, dans la peinture du Quattrocento, l'effacement
des orthogqnales conduisant au point de fuite, et de la grande diagonale
ordonnée au point de distance : là aussi c'est l'instance « peignante »
qui se gomme. C'est donc la mise en scène en tant que mise hors
scène du metteur en scène. Dans la peinture renaissante, les objets
paraissent se donner d'eux-mêmes à voir ; dans le récit naïf, les faits,
comme disait Benveniste, se racontent eux-mêmes. On n'ajoutera rien
à ces remarques que le lecteur n'ait déjà compris en disant que l'effet
produit est l'objectivité, au sens de la position d'un objet se présentant
« en personne », de manière à susciter l'évidence (qui est l'évidement
du voir). Toute une niaiserie phénoménologique se trouve dans un
tel dispositif largement assise et exploitée. Encore faudrait-il examiner
ce qu'il en est libidinalement de cette objectivité. Elle est produite
par un repli spécial de la pellicule tensorielle qui d'un seul coup, par
invagination, enroule un espace clos, y pose le récit en intériorité ec
place, sous le nom d'histoire, l'événement « à l'extérieur » du volume
ainsi délimité, mais tout en l'ordonnant de façon homogène au récit
de façon que cet « extérieur » soie intérieur et synchrone : celle sera la
scène. L'intéressant dans cette aventure de la représentation est de
saisir non pas le pourquoi d'un tel déplacement dans le plan libidinal,

1. G . Genecce, loi:. cit., pp. 7 7 et suiv.

163
De1 diJpo1itift pu/Jionne/J

mais son ou ses modes. On voit qu'en matière de dispositif narratif,


l'effacement de l'instance de narration par la production d'un récit et
d'une histoire strictement co-ordonnés est l'un de ces modes, du moins
dans l'ordre langagier.
Un autr� effet dû à cette même coordination est de con1écution.
C'est l'équivalent dans le langage de l'effet Koulechov au cinéma, ou
si l'on préfère c'est une confirmation des soupçons nourris par Hume
contre l'idée de cause. Il suffit que deux segments soient placés en
position de succession chronologique pour que se produise un empié­
tement réciproque de l'un sur l'autre tel qu'ils apparaissent non
seulement associés en position temporelle, mais en fonction catégo­
rielle : causalité, finalité, etc. Si l'instance narrative s'abolit, elle retire
au lecteur la faculté de jouer avec les segments de la série H comme
de la série R, de les isoler de leurs voisins immédiats ec donc de
défaire ces chaînes de sens où ils paraissent pris. On voie bien ici que
le travail de Proust ou celui de Joyce, tout différents qu'ils soient, en
se refusant à l'effacement de cette instance, provoquent chez le lecteur
le plus réticent une certaine inquiétude touchant la consistance de ce
qu'il pouvait croire être les formes spatio-temporelles de sa sensibilité
et les catégories de son entendement : quand les segments H se
présentent en récit dans un ordre si bouleversé qu'en dernière analyse
des « impossibilités », ou incompossibilités, eu égard aux exigences
du « réalisme », doivent être admises par le critique, comme le montre
Genette sur le récit proustien, c'est qu'émergent un autre espace­
temps et une autre sorte de liaison que ceux que peut nous donner
l'usage même critique de la raison pure théorique.
C'est, dans la déclaration de Renault, l'inverse qui se produit.
L'instance narrative disparaissant, une liaison serrée s'instaure d'une
part entre les deux séries et d'autre part entre les segments de chacune
d'elles. Cette corrélation est si crispée que ce qui se passe en récit
paraît mimer fidèlement, refléter ce qui s'est passé en histoire, d'un
côté, et de l'autre que la succession des faits (H), qui est en principe
une organisation exclusivement temporelle, vaut aussi comme leur
enchaînement (c'est le mot de la lin de la déclaration) « logique » :
entendez par « logique » une série zweck-rationa/, comme disait Max
Weber, rationnelle quant à un but, ordonnant le divers des événements
dans l'unité d'une cause finale. De cet enchaînement, la singularité
vaine du meurtre d'Overney apparaît désormais comme le terme, au
double sens du mot : son issue, son but. On tourne donc complètement
le dos à l'espace-temps de l'inconscient. Cet effet, je le répète, tient

164
Petite économie libidinale d'un di.spositif narratif

déjà au seul effacement de l'instance narrative dans la fabrication de


l'ordre. Mais d'autres procédés viennent le renforcer.

La durée
En suivant Genette 1 , on comprendra la question de la durée de
la façon suivante : est-ce que la longueur (en temps) de chaque
segment du récit est proportionnelle à celle du segment correspondant
de l'histoire, ou non? N'entrons pas dans le débat de savoir si le
récit et l'histoire sont commensurables ; du point de vue de l' éco­
nomie libidinale, la commensurabilité est pleinement légitime, parce
qu'elle place les choses et les mots sous le même statut, et pleinement
aberrante pour autant que ce statut est celui de la mesure. La mort
d'Overney et une émission de télé ou une intervention orale (parlant
de cette mort) peuvent donner pareillement lieu à des intensifications
libidinales ; mais les soumettre à une commune mesure est évidem­
ment leur faire perdre leur singularité incomparable.
Néanmoins à titre indicatif, voici ce que donnerait une évaluation
conforme à la méthode de comptage utilisée par Genette 2•
Segmenrs R Longueur Segments Longueur
des H des
segmenrs R segmenrs H

Ra 1 1 lignes Hl Durée indérerminée, « beaucoup de fois -+


longtemps •

Rb 14 lignes H2 Durée indéterminée, « beaucoup d e fois -+

longremps •

Re 1 5 lignes H3 En particulier lu 1 1 et 14 flvrier derniers


-+ « plusieurs fois quelque temps •

Rd 18 lignes H4 Dans l'apris-midi d'aujourd'hui, au moment


où . . .
-+ « quelques insranrs •

Re 23 lignes H5 Cest alors. . .


-+ • u n instant »

Rf 17 lignes H6 En fin d'après-midi


-+ « quelques heures •

1 . Loc. cit., p. 1 2 2 .
2 . Loc. cit., p. 1 2 3 . O n n ' a pas comprabilisé ici R O e r H O pour des
raisons qui paraissent évidentes ou le paraîtront par la suite.

165
Des dispositifs puhionneh

On observe que les durées des segments de R vont du simple (Ra)


au double (Re), alors que les durées des segments respectivement
correspondants de H vont du simple (H 1 : « beaucoup de fois », donc
longtemps, disons . par exemple deux moiJ) au 1 / 87 OOO• ( H 5 : le
temps que l'employé du service de surveillance « secoure » les gardiens
« assaillis », tire en l'air, puis tue Pierre Overney ne doit pas excéder
une minute). Cet écart est extrême ; néanmoins la disposition générale
de proportionnalité des durées est bien celle-ci : !'ensemble des seg­
ments Rabc opère comme un sommaire des « faits » constituant H l 23 ,
a u contraire l'ensemble Rdef ouvre une scène sur H456 ; nous retenons
ici les définitions de Genette 1 qui nomme scène un rapport des durées
R/H tel que la durée de l'histoire (ici le meurtre) soit à peu près
égale à celle du temps mis à lire le récit, la scène parfaite étant le
dialogue lu à la vitesse où il se.rait prononcé par les interlocuteurs ;
et sommaire, au contraire, ce rapport où la durée du récit est inférieure
de beaucoup à celle de l'histoire. Grosso modo, donc, le récit de la
régie Renault fait passer le lecteur d'une durée de sommaire à une
durée scénique.
Si !'on y regarde de plus près, on observera de petites variations
dans les rapports de durée qui pour ne pas laisser de traces dans la
conscience du lecteur n'impriment sans doute que plus librement dans
son inconscient les intensités qu'elles véhiculent. Par exemple à l'in­
térieur du segment Rd, le fragment : au moment où /'équipe du soir
succède à l'équipe du matin, alors que de grands mouvements de personnel
s'effectuent dans cette avenue, constitue une véritable pause descriptive
interrompant le développement diachronique des événements, pour
ouvrir, ne serait-ce qu'un instant, une vue sur le monde toujours
présent, toujours réglé, exempt de discontinuité, anonyme er nombreux,
de l'entreprise productive. Le temps verbal employé à cet effet, le
présent, insrancie évidemment !'énoncé non pas sur le présent du
locuteur (la direction de la Régie), comme c'est le cas du parfait dans
la phrase qui précède ([ . . . ] se sont livrés dans /'après-midi d'aujourd'hui
[ . . ]), mais pour ainsi dire sur lui-même, par cette auto-instanciation
.

du prédicat qui caractérise les définirions du point de vue modal :


l'équipe du soir succède à l'équipe du matin comme /'eau bout à 1 00 • 2
Inutile de décrire l'effet qui s'ensuit.

1. Loc. cil., pp. 1 28- 1 30.


2 . Voir les études d'A. Culioli à c e sujet. O n trouverait sans doute dans
la répétition équipe du soir-équipe du matin, une trace du méta-opérateur

166
Petite économie libidinale d'un dispositif narratif

Autre variation des durées, petite, mais efficace : en Re, la relative


qui succomba à cette bleuure agie presque comme une ellipse si l'on
compare sa durée à celle du contexte immédiat du même segment :
devant la masse des assaillants et ne pouvant se dégager lui-même ni
dégager les gardiens, ecc. , qui a presque la dimension d 'une pause
descriptive. Ici encore le lecteur jugera du résultat, en affect, de cette
transformation.
Ces variations de détail (et d'importance) doivent être rattachées
aux opérations portant sur le mode, et plus particulièrement sur la
perspective, que l'on examinera plus loin. La pause descriptive concerne
le personne/, soit le corps en tant que productif, moment dans la
circulation du capital ; l'ellipse porte sur le commando assaillant. Pour
l'effet, ces petites variations de durée convergent avec des traits de
focalisation, que nous retrouverons : au temps lent, régulier et auto­
nome, celui de l'usine, correspondent des intensités neutralisées dans
l'intention unique prêtée audit personnel d'être conforme à son être ;
le temps bref, hétéronome et discontinu des actions du commando
induit un effet inverse d'inconsistance dans les intentions et d'agres-
·

sivité pulsionnelle 1 •

Revenons à l'organisation de la durée dans son ensemble : du


sommaire à la scène, ou plus précisément du sommaire par la scène
à la « morale », c'est cout le récit classique qui s'ordonne selon cette
succession de paliers rythmiques. Même si les variations maxima des
rapports de durée (Ra/Hl, Re/H5) paraissent considérables, elles le
sont beaucoup moins que dans la plupart des récits littéraires. Les
rapports extrêmes, pause descriptive très longue chez Balzac, ellipse
presque totale chez Flaubert ou Borges, sont ici éliminés. L'embrayage
par la narration des durées de récit et d'histoire l'une sur l'autre se
maintient dans un rapport moyen des vitesses. Dans l a pause ou

de localisation dans son usage auto-, c'est-à-dire renversé. Culioli aime en


donner pour exemple le verre se caue ( = est cassable par qui le casse). De
même ici l'équipe se succède à elle-même, c'est-à-dire le capital est le
capital.
1 . Telle est la production du nomade, envahisseur harcelant les frontières
du corps social vide, comme cherche à le repérer Deleuze. Production à
rapprocher de la problématique de J . -P. Faye , au début de sa Théorie du
récit, où c'est encore ce contact et passage qui est supposé donner matière
à la narration.

167
Des diJpositift pulsionnels

l'ellipse intervient l'infinimenc grand ou l'infinimenc petit ; une celle


démesure encre les deux produits de la narration interdit au lecteur
de se méprendre sur leur identité. C'est le contraire que suggère
l'élimination de ces excès.
Mais celle-ci n'a pas seulement cet effet de méconnaissance ; elle
est un régulateur d'intensités. Des décalages parfois énormes encre
la durée du récit ec celle de l'histoire sont de puissants intensi­
ficateurs, les invraisemblances qu'ils comportent, si elles n'ont pas
dégoûté le lecteur, l'entraînent dans une lecture de plus en plus
ir;icertaine, périlleuse, éprouvante, qui présence les traits mêmes de
la jouissance dans son inextricable mêlée d' É ros et de mort. Ici
au contraire la prévisibilité, sinon la constance, des rapports de
durée H/R , vaut comme un réglage chronique des investissements
libidinaux : le sommaire (Rabc) amorce la scène (Rdef), il en est,
avant coup, la « répétition » à plusieurs reprises, « simplement »
abrégée, il capte ainsi et disperse en diachronie une partie de
l'énergie bloquée sur l'instant du meurtre, sur la scène.
Cette répétition, Freud l'a montré 1 , est au moins un opérateur
de liaison des affects, grâce à lui la violence imbécile de l'événement
libidinal qui brûle de plein fouet des zones entières de la pellicule
sensorielle, comme pour le petit garçon l'absence de sa mère, va
pouvoir être jugulée et refermée sur elle-même en une sorte d'auto­
instanciation qui vient effacer l'hétérogénéité aléatoire de son sur­
gissement. La narration classique, par la récurrence des segments,
que l'on trouve toujours dans les mythes et les contes populaires,
opère selon le même schéma énergétique que l'enfant lançant ec
ramenant inlassablement sa bobine au bout d'une ficelle : libido
dépensée, et perdue dans l'intensité de la perce ; épargnée, instituée
en revenu dans le retour du symbole. Toute narration classique,
prise en économie libidinale, esc soutenue par cette répétition. Le
sommaire prépare la scène, il abaisse l'intensité du meurtre dans
son inanité bestiale, et la scène appuyée sur les répétitions pré­
ventives du sommaire n'apparaît plus comme un accident, mais
comme une ultime répétition, curative. Avec cette fonction de la
répétition, on rencontre sans douce l'articulation impulsionnelle de
la narration et de la représentation : le petit-fils de Freud, pour
répéter, a besoin d'un théâtre, d'un volume salle/scène. L'inva-
_

1 . Par-delà le principe de plaisir ( 1 920).

168
Petite économie libidinale d'un dispositif narratif

gination théâtrique de la pellicule libidinale a probablement sa


raison d'être dans la répétition d'un pathos insupportable. Il n'est
pas inutile d'ajouter pourtant qu'on ne répète pas forcément ni
exclusivement pour rendre supportable : sous toute répétition, serait­
ce celle de la narration' la plus sobre, c'est aussi la déraison mortifère
qui travaille « en silence ». On fait du théâtre et du récit pour
survivre, et l'on en fait pour mourir plus vite.

La fréquence

Que cette nouvelle pièce de la machine narrative, la fréquence,


ait ici une importance exceptionnelle, cela confirme ce qu'on vient
de dire : si le récit de la Régie a surtout fonction de liaison, la
répétition détensive ou extensive, pour ainsi dire, y occupe une
grande place, et donc le dispositif de fréquence. La question de
la fréquence, posée dans la problématique de Genette 1 est : pour
toute occurrence d'un événement en H, trouve-t-on l'occurrence
d'un énoncé correspondant en R ? Observe-t-on ici et là la même
détermination diachronique de l'ensemble récurrent, le même rythme
de récurrence, la même amplitude diachronique de chaque occur­
rence ? Ou, sinon les mêmes traits, des traits qui soient du moins
dans un rapport constant ? Ou au contraire, rien de tout cela ?
À première vue le récit de la Régie paraît Jingulatif puisqu'à

ch que segment de H correspond une unité de R : à la distribution
de tracts aux portes de l'usine (H l), répond le segment de récit
Ra ; à la distribution de tracts dans l'usine (H3), un autre segment
de récit parfaitement isolable Re. À y regarder de plus près, on
observe néanmoins deux traits qui interdisent de s'en tenir là.
D'abord chaque segment du groupe Rabc, le sommaire, est par
lui-même itératif C'est ce qu'atteste, pour le nombre, l'usage des
pluriels : des distributions de tracts, à toutes ces tentatives (Ra), des
agressions, des incidents (Rb), tel fut le cas en particulier, ces actions
(Re) ; pour les temps verbaux, la prédominance des imparfaits
fréquentatifs : à toutes ces tentatives répondait le calme (Ra), pro­
cédaient à des agressions, cela n'avait aucune répercussion (Rb) ;
pour les déterminants, l'usage des indéterminés : des distributions

1 . Loc. cit., pp. 14 5 et suiv.

169
Des dispositift pulsionnels

(Ra), des agressions (Rb), au moins dans les deux segments c1tes.
D'autre part, le segment Re présence certaines divergences par
rapport à Ra et Rb ; pour les temps verbaux, l'usage du pros­
pectif 1 : on allait alors assister, dont l'emploi ici implique l'im­
minence rapportée sous l'aspect du révolu d'un événement singulier,
et qui donc oriente le lecteur vers le singulatif. De même dans
les commandos tentèrent (et non pas « tentaient »), c'est un temps
aoristique et non pas duratif qui apparaît. Même remarque pour
ces actions restèrent (et non « restaient »). En matière de détermi­
nants, on trouvera une divergence analogue : Re présente quantité
de déterminés : ces commandos, ces actions, ces provocations et inci­
tations. Enfin on voit apparaître pour la première fois des locali­
sations temporelles qui ne sont plus seulement repérées approxi­
mativement sur le présent de l'énonciateur, comme dans depuis
plusieurs mois déjà (Ro), mais également sur le calendrier, sur le
temps chronique de Benveniste 2, de façon ponctuelle. Re produit
donc un effet temporalisant assez différent de celui qui résulte de
Rab, il fait passage en direction du singulatif, l'aoristique pur,
qui domine en Rdef. Cet effet est un effet de grossissement des
durées : des intervalles temporels plus courrs et non réitérés (en
H) occupant en R des quantités de récit, mesurées en lignes, égales
ou même inférieures à celles qui correspondaient à H 1 et H 2 .
Suivons u n instant l'effet d e singulation croissance jusqu'en Rdef,
avant de revenir à l'itération. Le grossissement des durées y est relayé
par un grossissement rhétorique qui n'est pas essentiellement un effet
de fréquence, mais plutôt de voix et de mode. Contentons-nous de
relever les adverbes de temps : dans l'après-midi d'aujourd'hui (Rd) ,
en fin d'après-midi (Rf) ; et les temps verbaux : se sont livrés, s'est
rué, ont été roués (Rd), s'est présenté, ont été évacués (Re), ont été
refus, ont été unanimes, a témoigné (Rf). Les adverbes instancienc
l'énoncé sur le présent de l'énonciation, de même que les passés
composés marquent en français l'existence d'une relation entre l'évé­
nement énoncé et le locuteur 3 : comparez se sont livrés avec se
livrèrent, l'après-midi d'aujourd'hui avec l'après-midi du 26 février. Il
s'agit de marqueurs de «' discours ,_ au sens de Benveniste, c'est-à-

1. Benveniste, Prob/èmeJ de /inguiJtique générale, 1 966, p. 2 � 9 .


2. Benveniste, « Le langage et l' expérience humaine », Diogène, 1 96 5 ,
pp. 5 e t suiv.
3. Benveniste, Problème1 .. ., pp. 2 3 7 et suiv.

1 70
Petite économie libidinale d'un dispositif narratif

dire précisément de quelques-uns des opérateurs d'aspect qui rat­


tachent plus fortement l'événement rapporté au temps de l'énoncia­
tion.
Ces mêmes traies apparaissent de façon prédominante en Ro : ont
.
e ntamé, depuis plusieurs mois déjà. C'est que Ro est écrit sous les
mêmes aspect et mode que Re ou Rf, ceux du « discours » plutôt
que du récit, en position de plaideur plutôt que de conteur, et de
moraliste que d'artiste. Ro appartient déjà à la déploration qui vient
en conclusion.
Encore une fois ces remarques nous font sortir des questions de
simple fréquence ; elles relèvent davantage de celles de mode et de
voix au sens de Genette, particulièrement de distance ; mais il est
important de noter comment, dans la machinerie narrative, le mou­
vement d'une pièce vient s'embrayer sur celui d'une autre, ici comment
la singulacion croissance ou la défréquentacion, en grossissant le temps
du récit, permet de lancer ou de relancer insensiblement un autre
ton, une instanciation implicitement intersubjective, ec d'introduire
non pas l'instance narrative elle-même, qui n'apparaîtra jamais, nous
le verrons, mais une instance édifiante qui, elle, enveloppe toue le
récit encre1a sombre remémoration initiale ec la déploration finale 1 •
Revenons à l'itération. E n Rab, les limites d e l a série itérative des
événements rapportés ne sont jamais précisées, et cela même en Re :
des distributions (Ra), est-ce plusieurs distributions en une seule et
même fois, esc-ce une distribution à plusieurs reprises, ou plusieurs
distributions simultanées et répétées ? Et combien de fois, ec combien
de distributions ? Des agressions (Rd) appellent les mêmes questions.
Le rythme de récurrence, que Genette appelle spécification 2, n'est
pas davantage précisé : s'agit-il d'une occurrence, de deux, trois .. , .

1 . Il ne faut pas confondre avec ces marqueurs de discours le « passé


composé » qui se trouve à la lin de Rb : les poutJoir1 public1 ont été tenu1
au courant du incidenJJ. Le contexte exigerait : étaient tenu1. . On peut
.. .

sans doute suggérer que le temps « choisi » , en renvoyant plus énergiquement


à l' énonciateur, en dégage davantage la responsabilité actuelle. Mais il est
possible que ce qui a décidé, ce soit la plus grande facilité que donne
l'usage du passé composé passif à valeur singulative d 'effacer l'agent ; un
imparfait passif à forte valeur itérative crée une demande de responsabilité :
cf. l'empire a été attaqué versus l'empire était attaqué (à prendre comme
des énoncés complets).
2. Loc. cit., p. 1 5 7 .

17 1
De1 diipo1i1ift pu/Jionne/J

par semaine, par jour, par mois ? L'amplicude temporelle de chaque


événement reste totalement inconnue : l'agression ou la distribution
durent-elles une minute, dix minutes, une heure 1 •
Genette, dans d'excellences pages portant notamment sur l'im­
parfait, parle d'une i11rem de l'itération chez Proust 2• Ici il faudrait
parler d'un effet exactement inverse produit par l'itération, un effet
de 1édentariJation ou de 111h11an1iation. Que la même pièce du
dispositif puisse produire des effets inverses n'a rien pour surprendre :
le mouvement d'un rouage peut se transmettre tel quel ou inversé
et/ou démultiplié selon qu'on interpose encre l'entraîneur et !'entraîné
d'autres rouages ; il en va de même des pièces du dispositif narratif :
!'itération peut produire un effet de délocalisation si les intensités
qu'elle distribue en diachronie, au lieu d'être instanciées sur un
« sujet » de la répétition, restent au contraire suspendues dans un
champ spatio-temporel non unifié. Or ce qui décide de ce dernier
trait, ce sont des dispositions de mode et de voix, en particulier de
per1pecti11e1 de temp1 de la narration, de per1onne. Dans le texte de la
Régie, on verra que ces dernières dispositions sont telles que l'instance
narrative, « sujet de l'énonciation » comme on dit, n'émerge jamais
cependant qu'un sujet de l'énoncé au contraire se trouve solidement
campé.
C'est donc en anticipant un peu (inévitablement puisque tout ce
dispositif est contemporain de lui-même, tandis que l'analyse se
développe diachroniquemenc) que l'on dira, pour en finir avec la
fréquence, ceci : le texte de la Régie présence un usage de marqueurs
de détermination, de spécification et d'extension, pour reprendre les
termes de Genette, tel que, aucune limite n'étant fixée aux distri­
butions et agressions dénoncées, celles-ci ne peuvent que paraître non
seulement innombrables, mais surtout symptomatiques : le desti­
nataire du message de la Régie ne peut pas ne pas construire l 'image
d'une identité cachée, celle du groupe agresseur, sur laquelle les
événements réitérés doivent être rabattus comme autant d'attributs.
Par les dispositions purement formelles que !'on a vues, ces événe­
ments sont présentés comme des actualisations particulières (en par­
ticulier . ) d'une motivation générale constance, laquelle n'est pas une
. .

intention à proprement parler, mais plutôt un patho1 à fore caractère

l . Genette nomme cette dimension extension (/oc. ât., p. 1 58).


2. Loc. ât., p. 1 5 3 .

172
Petite économie libidinale d'un dispositif narratif

pulsionnel. Peu importe du reste, le procédé n'a en soi rien d'original,


d'attaquer pour se défendre, de présenter la victime comme l'agres­
seur, de mettre la raison de son côté et la passion aveugle chez
l'adversaire. L'intéressant est peut-être seulement de voir avec quelles
très petites pièces d'un dispositif langagier, de tels effets de canali­
sation des influx émotionnels peuvent être obtenus : la singularité
intense de la mort se métamorphose en résultat prévisible d'une
« motivation » agressive rapportée à un sujet. La production d'un

sujet de l'itération (le groupe agresseur, mais on verra que les choses
sont un peu plus complexes) constitue un vaste déplacement d'affects,
un dégagement de la bande tensorielle dans la région investie (le
meurtre d'Overney le 26 février 1972 à 16 heures, avenue Émile­
Zola à Billancourt), et une redistribution des charges d'affects sur
un corps social théâtralisé, dont il faut examiner de plus près la
production.

Le mode, la distance

Toujours guidé par Genette, il nous faut subdiviser la question


du mode en deux sous-ensembles. La question de la distance narrative
serait la suivante : le récit tient-il le destinataire au plus près de
l'histoire, ou au plus loin ? Se raconte-t-il sur le mode du faire voir,
du showing, ou sur celui du telling, du parler, du faire entendre 1 ?
Termes repris à la problématique du roman qui est en particulier
celle de James et de son groupe à la fin du xix• siècle, mais qui
renvoient, beaucoup plus loin, à l'opposition platonicienne de la
mimèsis (qui serait la plus petite distance) et de la diégèsis (l'inverse).
Ici nous sommes bien obligés, on le comprendra, de ne pas pouvoir
suivre Genette dans sa mise au point. L'économiste libidinal, s'il
dit, comme Je poéticien, qu'il n'y a pas de mimèsis, ce n'est pas
parce que le discours ne saurait se faire le mime de ce qui n'est pas
le discours (soit l'événement) , il pense tout au contraire que le
discours peut se faire événement intense, et que l'événement intense
participe précisément de cette propriété que le rationalisme réserve
généralement au discours, l'autosuffisance, ou l'irrelativité. Mais s'il
n'admet pas la catégorie de mimeiis, ni donc le classement des

1 . Genecce, /oc. cit. , pp. 1 83- 1 86.

173
Des dispositifs pulsionnels

distances narratives sur la polarité showing/ telling, c'est qu'il n'accepte


pas ce qui est supposé dans Genette autant que dans Platon, qu'il
y a une réalité, ici nommée histoire, à l'aune de laquelle on pourrait
mesurer la déformation que lui fait subir le récit . .
Que pourrait être la réalité du point de vue de l'économie
libidinale ? C'est la question déjà rencontrée :· qu'en est-il de la
référence dans une celle problématique ? Elle ne peut évidemment
pas être prise comme une donnée, elle appartient à un champ de
réflexion où il y a un sujet, objet et distance dénotative. Mais
pour nous ce champ est celui du théâtre, celui du platonisme et
de ses marionnettes, il est produit par l'invagination, l'orientation
et l'ordination d'une surface mono face instanciable anonymement
et aléatoirement. Une réalité au sens libidinal, ce serait cette tension
et ce retour sur soi qui forment la chambre référentielle, étendus
à toute la bande ; ou si l'on préfère, ce serait le consensus de toutes
les régions libidinales au sujet d'une intensité. C'est à la seule
condition d'un tel consensus qu'il deviendrait possible de décider
si tel récit, donc telle nouvelle charge sur telle nouvelle région du
ruban tensoriel, est conforme ou non (mimèsis) à cette intensité de
référence.
Seulement un pareil consensus n'est pas une donnée libidinale.
Bien loin de s'y plier, un texte comme celui de la régie Renault
essaie de le produire, en pliant l'intensité de la mort d'Overney aux
exigences du prétendu corps social, c'est-à-dire en la mettant en
scène. Or on ne peut faire le consensus sur une intensité qu'en la
clivant, un peu comme Marx explique que l'objet qu'il nomme (bien
malencontreusement) d'usage (ici ce serait justement d'inusage) ne
peut devenir marchandise qu'en se dédoublant en valeur d'échange.
La mort d'Overney racontée doit devenir échangeable ; son inanité,
son « en pure perte », le consensus ne peut !'admettre. Le récit élimine
la perte, conserve tout ce qui est (re)produccibilicé d'un lieu d'ins­
tanciation de l'événement, d'un temple ou théâtre, d'un corps social
organique. L'irrelativité terrible de la mort d'Overney à la fois interdit
qu'on l'oublie et ne permet pas qu'on se la rappelle et la localise,
la bande libidinale inconscience étant, faute de filtres, c'est-à-dire de
dispositifs stables, un réceptacle de tout et une mémoire de rien ;
un récit comme celui de la Régie, pris pour dispositif libidinal, est
uri petit groupement de tels filtres, il est la mémor�tion active en
tant qu'élimination des intensités et que localisation de l'événement
désintensifié.

174
Petite économie libidinale d'un dispositif narratif

Nous ne nous soucierons donc pas beaucoup de savoir si le récit


est un récit de mots ou un récit d'événements pour jauger son taux
en mimèsis ; notons seulement que la narration de la régie Renault
ne donne la parole à aucun personnage, pas même au groupe agresseur
dont les tracts ne contiennent qu'insultes, grossièretéJ, appels à la
révolte, à la violence, à /'assassinat, donc cris, et non discours. À la
fin de Rb, on peut en revanche supposer que quelqu'un a proféré
quelque chose comme un discours lorsque les pouvoirs publics ont été
tenus au courant . . . , et qu'il y a donc déjà quelque part une relation
des événements racontés ici, du moins des premières occurrences.
L'effacement du « sujet » de cette première énonciation redouble, en
miniature, l'effacement général de l'instance narrative dans le commu­
niqué que nous étudions : anonymat donc sur qui parle ?
Il serait plus important de s'attarder sur la question de la scène,
qui nous paraît au centre des problèmes du mode. On se contentera
de quelques remarques, corrigeant les précédentes 1• Il faut prendre
le mot en un sens plus large que celui qu'on lui a donné en étudiant
la durée. Ce dernier sens ne s'applique strictement qu'à l'art dra­
matique où le dialogue reçu par !'intermédiaire de cette instance
narrative·'qu'e forment le metteur en scène et l'auteur occupe la même
durée que le dialogue « réel », que 1'« hisroire ». Il faudrait introduire
la notion d'une 1cène diégétique, et pour cela remonter en deçà des
catégories platonico-aristotéliciennes (et de la picturalité quattrocen­
tiste 2) . La scène qu'ouvre un récit mythique n'est nullement mimé­
tique, pour la raison qu'elle n'a pas fonction de procurer une illusion
de réalité, mais plutôt une leçon de moralité. Ce récit, ce qu'il
met en scène, c'est qu'il y a faute, que cette faute est toujours
payée, et cela par le seul enchaînement des faits, par la force des
choses. La faute, le dérèglement, l'hybris, !'épreuve, nous recon­
naissons dans ce détonateur du récit l'intensité libidinale. Le prix
de cette intensité est le châtiment, qui est la réconciliation dans
le clivage dont on vient de parler. Tous les récits mythiques

1 . Cf. ici, pp. 166- 1 69.


2 . Genette a cette comparaison : «• Distance et perspective ainsi
• • •

provisoirement dénommées et définies, sont les deux modalités essentielles


de cette régulation de /'information narrative qu'est le mode, comme l a
vision que j'ai d ' u n tableau dépend, e n précision, de la distance qui m'en
sépare, et en ampleur, de ma position par rapport à tel obstacle partiel qui
lui fait plus ou moins écran » (/oc. cit., p. 1 84) .

175
Des dispositifs pulsionnels

obéissent à cet enchaînement du retour, et en ce sens tous les


mythes sont édifiants.
Le communiqué de la direction de Renault met en place une
scène mythique, plutôt qu'une scène au sens strict de la dramaturgie
dite ·occidentale. La fonction de éette scène est de faire apparaître la
mort d'Overney comme un (juste) retour des choses. L'enchaînement
présenté est le suivant : cette mort est le prix que le groupe agreueur
a dû payer pour cicatriser les blessures faites au corps social lors des
manifestations répétées accomplissant ses pulsions agressives. Or cette
scène mythique ne présente pas du tout les mêmes propriétés que
ce que nous nommons la scène dans la tradition platonico-aristoté­
licienne : elle en diffère autant que le théâtre que désirait, disons,
Artaud peut tourner le dos à la tradition scénographique de l'âge
classique européen. Pour parler vite, affirmons que la scène mythique
n'a pas de bord, qu'elle ouvre évidemment un espace à distance, mais
que cette distance n'est pas celle que requiert sinon l'illusion (car il
est douteux que la recherche de l'illusion ait jamais été le souci des
scénographes et des peintres européens), dti- moins la séduction
qu'opère le spectacle classique ; elle est la distance sans aucun cadre
pour délimiter un dehors et un dedans, et donc sans, non plus, de
fonction réflexive, voire critique, comme Brecht le souhaitait ; mais
la distance qui vient de ce que, justement, la parole n'est pas à
prendre sur cette scène mythique, qu'elle est déjà prise, que « les
faits se racontent eux-mêmes 1 », que les hommes n'y sont pas montrés
comme des locuteurs ou interlocuteurs possibles, mais comme des
fragments aléatoires de corps libidinal en lutte avec la règle dite ·
nécessaire ou fatale du corps organique. Cette propriété, on l'imagine,
ce ne sont pas des pointages sur l'axe mimèsis/diégèsis qui permettent
d'en saisir l'efficace, elle est due aux branchements de cout autres
opérateurs.

Le mode, la perspective

Ce qu'on vient de suggérer rapidement à propos de la scène


mythique va trouver un début de confirmation dans l'étude de la

l . Comme dit Benveniste et comme le dit Lubbock cité par Genette,


/oc. dt. , p. 1 85 .

1 76
Petite économie libidinale d'un dispositif narratif

perspective. La question à laquelle répond la perspective est, selon


Genette 1 de savoir si le récit est focalisé ou non ; si oui, s'il l'est
sur un personnage ou sur plusieurs de l'histoire ; et dans ce dernier
cas, si c'est simultanément (à l'intérieur des mêmes segments du
récit) ou successivement. La focalisation elle-même admettrait plu­
sieurs modalités selon que le narrateur délivre plus d'information
que le personnage n'est censé en détenir (« omniscience »), ou juste
autant (confidence), ou moins (perspective behaviouriste).
Commençons par cette dernière question. Dans le communiqué
de Renault, il y a deux perspectives contrariées sur deux « person­
nages » : pour le groupe agresseur, la perspective est celle de l'omnis­
cience ; pour le personnel (qui inclut la direction), la perspective est
behaviouriste. Le groupe agresseur a un programme d'action (Ra :
ce ne fut pour commencer que . . . ), des motivations quasi conscientes
(Ro : une campagne systématique afin de), il obéie à des causations
psychiques transparentes, presque dialectiques (Rb : devant l'échec
manifeste . . . , Rd : ces diverses et multiples tentative.r ayant ainsi échoué. . . ).
Au contraire du côté de l'usine règne une sorte d'impersonnalité
opaque, celle du personnel : répondait le calme . . . (Ra) , où le travail
.se pour.suivait dans le calme . . . (Rb) ; ce n'est même pas le personnel
qui permute aux postes de travail, ce sont de grands mouvement.r de
personne/ (qui) .s'effectuent (Rd) ; que l'assassin, membre du personnel,
au lieu de se dérober à la justice, comme c'est la règle, se livre aux
autorités, on écrit, comme si cela allait de soi, que cet employé .s'est
pré.renté spontanément à la police (Rd). On ajoute, avec la même
sobriété digne du Camus de L' Étranger, qu'une enquête e.rt en cours.
La distribution des deux modalités de focalisation recouvre en
gros la distribution des durées : modalité omnisciente en Roabc,
c'est-à-dire pendant le « sommaire », modalité behaviouriste en Rdef,
durant la « scène ». Mais elle n'exclut nullement des disséminations
plus fines qui ne proviennent pas seulement de ce que ces modalités
attachées respectivement à chacun des deux protagonistes apparaissent
partout avec eux ; ainsi en plein sommaire, on trouve : les pouvoir.r
publics ont été tenus au courant (Rb), qui est un énoncé cout à fait
behaviouriste : le narrateur ne saurait dire par qui, sans doute par
ce-LUI qui les a tenus au courant 2• À l'inverse l'énoncé : devant la

1 . Loc. cit., pp . 184, 203 et suiv.


2. Comme aimerait à le noter Maurice Gross.

177
Des dispositifs pulsionnels

masse des assaillants, etc. (Re), qui concerne un membre du personnel


engagé en plein cœur de la « scène », est explicitement omniscient.
Un « détail » mérite de nous arrêter, c'est, dans : un second coup
devait atteindre l'un des membres du commando assaillant (Re), la ...

valeur de c� devait, car enfin à cette vaieur est suspendue celle du


crime, et devrait donc l'être celle du châtiment. D 'abord devait n'est
pas doit 1 : par l'usage du révolu (forme en -ait), le temps de
l'énonciation t0 se trouve situé après le temps de l'événement (T0).
Mais en utilisant le modal devoir (dev-), le narrateur vient simul­
tanément se placer un peu avant T0, disons en T_" d'où il anticipe
précisément l'événement. Cette petite machinerie de temporalisation
fonctionne assez clairement lorsque le sujet de l'énoncé est un être
humain : tu devais aller au cinéma se décompose en : « je dis au
moment où je parle (t0) que tu disais alors (T_ 1 ) : je dois aller au
cinéma (en T0) ». La clarté vient de ce qu'on peut introduire une
articulation des deux instanciations, d'énonciation (récit) et d'énoncé
(diégèse), parce qu'on est placé dans une relation intersujets, et que
tu peux dire je. Mais cette clarté comporte son ombre : « je dois
aller au cinéma (en Tu) » admet en principe quatre valeurs : ce peut
être une nécessité (peu vraisemblable en l'occurrence), une obligation,
une probabilité, enfin une éventualité simple, c'est-à-dire la locali­
sation de T _ 1 , moment où je peux encore dire : « je dois », par
rapport à Tu où je ne puis plus le dire parce que c'est fait (ou pas
fait, mais plus à faire) . Dans le cas qui nous occupe, le sujet de
l'énoncé ne parle pas ; c'est un coup de feu. Les valeurs de nécessité,
d'obligation, de probabilité ne sont pas pertinentes. Reste la simple
localisation de T_ 1 par rapport à T0 c'est-à-dire le rapport établi après
coup, à l'événement à venir en dehors de toute intention et décla­
ration : c'est la pure rencontre, ce qu'Aristote nommait le futur
contingent. Exemple : une pomme tomba (en T _ 1 ) qui devait atteindre
Newton au front (en T0). Bel exemple, ce coup de feu ; presque
parfait exemple de modulation behaviourisre, où le narrateur, avec
un modal, un temps verbal et un sujet grammatical (inanimé) éteint
le foyer le plus incandescent de la zone émotionnelle, en même
temps qu'il dégage la responsabilité du meurtrier. Celui-ci n'est pas

1 . Cette analyse procède entièrement, sauf par sa fausseté éventuelle ici,


de la linguistique de la modalité élaborée par A. Culioli dans son séminaire
de recherche.

1 78
Petite économie libidinale d'un dispositif narratif

un criminel, ce coup de feu a tué par rencontre, et c'est pourquoi


l'homme s'est présenté (aussitôt ?) à la police. Effet Koulechov : il
s'est présenté, sans même avoir à « se rendre », c'est qu'il n'avait pas
voulu tuer.
Regardons de plus près la divergence des perspectives sous · les­
quelles les deux protagonistes sont présentés. Cette divergence est
une procédure rhétorique fréquence dans les prétoires : le client n'a
pas d'intention, il se contente modestement d'être ce qu'il est ;
l'adversaire est doté, sinon d'intentions, du moins d'impulsions
dangereuses. À la limite, et c'est le cas ici, il n'y a qu'un personnage,
l'adversaire, le groupe des agresseurs, dont coutes les manifestations
sont instanciées, on l'a die, sur une compulsion à nuire qui suffit à
le constituer en pur sujet méchant ; en face de lui, il n'y a que des
comportements répétitifs. En récit, ils sont marqués, on l'a vu, par
les imparfaits itératifs de Rabc ; mais les intentions au présent de
Rde (au moment où l'équipe du soir succède . . . ; alors que de grands
mouvements de personne/ s'effectuent . . . ; six gardiens, qui ne sont munÎJ
d'aucune arme ; un employé. . . , [qui n'est] en aucune fafon chargé du
gardiennage . . . ) conduisent aussi à présenter ces divers traies comme
les actribùfs permanents d'un corps ou d'une substance neutre. Le
désir du narrateur, de produire ce corps d'habitudes comportemen­
tales, va jusqu'à lui faire faire un lapsus : ces actions restèrent isolées
sans qu'à aucun moment le personne! de la Régie ne participe ni ne
réponde . . Phrase qui condense deux phrases : « ces actions se pro­
.

duisirent sans qu'à aucun moment. . . » « ces actions restèrent isolées


au point qu'à aucun moment . . . ». Tant il importe à la défense qu'il
ne soit pas dit que ces éléments extérieurs pussent, d'aucune manière,
être intériorisés par le « personnel ».
Mais ne poursuivons pas dans ce sens, ne commuons pas le flicage
des travailleurs par leur patron en celui des symptômes de ce patron
par le « psychanalyste » . Remarquons plutôt que l'altération des
perspectives, élément essentiel, mais simple, du mode, est d'une
importance décisive pour la production de l'histoire. La neutralisation
de l'un des protagonistes fait de lui une entité vide, un lieu creux,
instancié sur lui-même (je suÎJ celui qui est, ou même : qui suÎJ),
tautologique et suffisant, sans extériorité, une immense habitude,
c'est-à-dire un habitus, un se trouver être ce que l'on est, un il y a
(habere) . Ce co"rps, qu'il s'appelle Dieu ou le Kapical, n'est nullement
une donnée, au sens où il serait rencontré sur la pellicule tensorielle
sous les espèces d'une intensité particulière. Pas plus que n'est

1 79
Des dispositift pulsionnels

rencontré sous lesdites espèces le « corps propre », le corps organique.


L'un et l'autre sont des formations de dispositifs pulsionnels, à
fonction intensive ou détensive, on l'a dit. Ici la fonction détensive
est évidence. Ce grand bidon vide, l'usine, le « personnel » absorbe,
a absorbé, absorbera toutes les extériorités, comme l'Esprit dans la
Phénoménologie de Hegel, et les écoulera en marchandises ; en l'oc­
currence des aucomobiles, et aussi répét0ns-le, des ouvriers, des petits
chefs et des grands chefs. Ces choses-là seront admises à la mémoire,
la mort d'un jeune homme pas.
Bien pis, on finira par dire que si cette mort fut un événement,
c'est parce qu'elle devait rencontrer le grand corps vide du Kapital.
Or il n'en est rien : elle le rencontre mais son intensité n'est pas
repérable sur lui, ne s'inscrit pas sur le tambour de la vaste mémoire
censée tourner à Billancourt ; ce qu'elle fait passer à l'incandescence
est un bout de la peau tensorielle, par-deçà et par-delà toute mémoire,
excédant toute ventilation temporalisante : sur le corps libidinal
monoface, Pierre Overney est mort le 26 février 1972, mais il est
mort le 2 5 mai 187 1 place du Château d'Eau sous les balles de
Gallifet, mais il n'est jamais mort, mais il n'est pas né, tous ces
énoncés sont simultanément effectués dans leur incompossibilité, et
l'intensité de l'affect vient de cette coalescence même.

La voix, le temps de la narration

La question du temps de la narration : la narration est-elle pos­


térieure, antérieure ou simultanée à l'histoire 1 ? Ici elle paraît facile
à résoudre, étant donné la présence quasi constance du révolu. Un
problème mérite néanmoins l'attention, celui du commencement. Dans
l'hypothèse de travail ( ?) adoptée, ce problème est celui d'un jeu
encre trois commencements, et la solution donnée à ce problème fait
partie des dispositifs qui opèrent dans le récit. Il y a le commencement
de l'histoire : à telle date, depuis tant de temps, etc. ; il y a le
commencement de la narration, qui est toujours situé au moment
où un énonciateur assume ce message qu'est le communiqué et
l'« actualise » pour ainsi dire, c'est l'omni-temporalité ou le Présent
Vivant des phénoménologues. Ce dernier est analogue au temps que

l . Genette, /oc. cit., pp. 2 2 8 et suiv.

1 80
Petite économie libidinale d'un dispositif na"atif

Benveniste nomme « linguistique », temps de l'énonciation. Le


commencement d'histoire se compte au contraire en temps « chro­
nique » . Le problème est de savoir dans quel ordre temporel le
commencement du récit, le début du texte, va être localisé : il peut
l'être en temps chronique comme en temps linguistique, évidem­
ment ; mais selon que le texte penche vers une instanciation plucôt
que vers l'autre, il fonctionnera selon une disposition différente et
produira des effets d'affects différents.
Dans la déclaration de la régie Renault, le commencement de la
narration est indiqué, comme il se doit, par des déictiques : dans
l'après-midi d'aujourd'hui (Rf) . Au contraire le commencement de
l'histoire ne renvoie pas au temps chronique, « le 1 5 novembre 197 1 »
ou le « 14 janvier 1 972 », mais au temps linguistique, par un nouveau
déictique depuis plusieurs mois déjà (Ro) , sans indication chronique
de portée ; et même lorsque des dates seront données, le calendrier
restera instancié sur le présent de !'énonciation : les 1 1 et 1 4 février
derniers (Re) . L'expression depuis plusieurs mois déjà est différente
d'une tournure du genre « ce jour-là » en ce qu'elle renvoie néces­
sairement au présent de l'instance narrative.
On a donc ici un montage des commencements dont la disposition,
on va le voir, est décisive pour la détermination de la voix. Le
commencement en instance narrative : aujourd'hui (où je parle) est
confondu avec le commencement en récit : aujourd'hui (où Pierre
Overney a été tué) ; le commencement en histoire : « ce jour-là »
(du calendrier) est lui-même subordonné au commencement en récit
et narration : les 1 1 et 14 février derniers. De ce groupe de conden­
sations, il faut relever deux effets : d'abord la confusion du commen­
cement en instance narrative avec le commencement du récit est un
cas particulier de !'occultation générale de ladite instance dans ce
texte. Genette signale quelque part cette singularité : que l 'acte
narratif lui-même n'est presque jamais censé prendre aucun temps,
si on excepte quelques récits comme Tristram Shandy. Ici le décro­
chage entre ce temps de la production du récit et le temps du récit
ne peut pas plus se faire que dans un spectacle classique le départ
entre le temps de la mise en scène et le temps de la représentation.
Ensuite la subordination du commencement historique au moment
de l'énonciation tire toue le cexce dans le sens d'un langage de
discours, pour parler comme Benveniste, plutôt que de ' récit : le
récit de la mort d'Overney, s'il est instancié sur un moment zéro
qui est à la fois le moment de sa mort et le moment où je parle,

18 1
DeJ diJpositift pulsionnel!

se trouve enrobé dans un discours (ici de défense, mais qui linguis­


tiquement pourrait être aussi bien de réquisitoire, comme celui de
Geis mar) dont la fonction principale n'est certainement pas de racon­
ter .une histoire, mais d'édifier le lecteur. S'il s'était agi de l'informer,
ce bouclage des commencements les uns sur les autres eût été défait.
C'est par exemple le premier travail, au sens· douloureux et libidi­
nalement intense qu'accomplit l'historien qui cherche à informer,
que de désolidariser le présent du récit, le présent chronique de
l 'histoire et l'omni-présent de sa narration. Michelet lui-même, en
affirmant hautement et en revendiquant explicitement pour son dis­
cours des condensations entre ces trois ordres, ne fait pas que « res­
tituer » à l'histoire son pathos, il se conduit en informateur méticuleux
qui donne à percevoir, serait-ce a contrario, ces écarts d'ordre 1 •

La voix, la fonction

Si la question de la fonction du récit est bien, comme le dit


Genette 2 , celle de savoir si le narrateur vise principalement à narrer,
raconter une, des histoires, ou à communiquer avec le narrataire, ou
à porter témoignage de ses propres affects, nous pouvons enchaîner
directement sur cette question à partir des remarques précédentes.
Celles-ci nous conduisaient à penser que l'instance narrative ne se
manifeste jamais comme telle cependant que par la condensation
non marquée des trois temps, elle pousse le destinataire à instancier
sa lecture sur l'histoire (sa référence), laquelle est à son tour localisée
sur le centre vide et neutre de l'usine. On ne communique pas des
affects, mais des désaffects : monde désaffecté du Kapital. Et sous
les dehors (assez grossiers si l'on nous permet un jugement de valeur
littéraire) de la prédominance de la fonction référentielle, par laquelle
le lecteur est supposé être informé des « faits », c'est plutôt le contact
avec le lecteur qui est recherché. Il faudrait ici analyser une fonction
dont nous croyons qu'elle prend une importance sans cesse croissance
dans le monde moderne, la fonction que Jakobson nomme conative,

1. Que ce travail doive être pris au sens libidinal , et qu'on ne doive


pas lui accorder un mérite particulier, notamment en valeur de connaissance,
on l'a die plus haut, pp. 1 60 et suiv.
2. Loc. ât., pp. 26 1 ec suiv.

182
Petite économie libidinale d'un dispositif narratif

qui gouverne des énoncés du type : Tu m'entends ? Ça va ? Hello !


O.K. ?
En faisane glisser le lecteur du récit vers l'histoire, et dans l'histoire
de la vivante more d'Overney vers le corps-bidon, le ventre vide de
l'usine, la déclaration de la direction de cette usine inec en mou­
vement, du côté du destinataire, une simple disposition à commu­
niquer, sans plus. La seule affaire importance est que soit acceptée
la scène de Billancourt, lieu vide, instancié sur lui-même, corps creux
où se perdent, pour s'échanger, coutes les intensités. La froideur ou
désaffection du con, qui tient encre autres à l'éclipse du narrateur,
est par elle-même un signal fait en direction du narrataire : ce qui
lui est demandé est le même calme, le même habitus, la même
dénégation redoublée (sans que . . . ne . . . pas), prêtés au « personnel »,
la même indifférence ; et ce qui lui est offert est donc le lieu même
de cette indifférence, le corps du capital dit productif où les intensités
sont en principe commuées en échangeabilicé. De la généralisation
de cette situation dans la société moderne résulte l'importance prise
par la fonction conative : les fonctions portant sur les contenus, les
références, les expressivités, les codes, les messages eux-mêmes
deviennèri c moins importances si la vraie loi est l'équivalence ec la
vraie valeur l'échange ; telle est bien en effet la loi qui règne (ou
essaie de régner) à la surface du bide ; c'est alors la prise de contact
qui, en donnant la possibilité de véhiculer et de vendre, devient par
elle-même essentielle. Le narrateur et le narrataire entrent en contact,
sans fusion ni effusion, grâce au volumineux zéro du corps organique.

La voix, le niveau narratif, la relation ou personne

C'est ce que confirme l'examen simultané de deux questions, celle


de la personne : le narrateur raconte-c-il une histoire qui est son
histoire, au sens où il en est un personnage, le héros, un comparse,
voire un témoin, ou bien une histoire où il n'occupe aucune place ?
et la question du niveau narratif : le narrateur est-il présenté ou non
comme le narrateur de /'histoire qu 'il raconte, dans cette histoire
même 1 ? Ainsi pour reprendre les exemples de Genette, Schéhérazade
raconte dans Les Mille et Une Nuits des histoires toutes étrangères à

1 . Genette, /oc. cit., p. 2 3 8 .

183
Des dispositifs pulsionnels

la sienne par leur teneur : le narrateur est donc bien présent en tant
que tel dans l'histoire qu'on lit (position qui relève du niveau narratif,
que Genecce nomme alors intradiégétique), mais cette histoire n'est
d'aucune manière l'histoire de ce narrateur (position dite hétérodié­
gétique). À l'inverse, Marcel, dans À la Recherche du temps perdu
n'est nullement présenté comme une instance narrative dans l 'histoire
racontée (niveau extradiégétique) , et pourtant il ne cesse de narrer
des situations où il est toujours, d'une manière ou de l'autre, présent
comme un personnage, acteur ou témoin : position homodiégétique
quant à la personne.
Dans le communiqué de Renault, le narrateur est en position
évidemment extradiégétique ; ce niveau narratif correspond à l'effa­
cement pur et simple, déjà noté, de l'instance narrative. Ici il faut
souligner, comme nous y invite le maître chirurgien 1, la différence
entre l'instance narrative et l'instance d'écriture, i'« auteur » . On
connaît le nom de l'auteur du communiqué par un autre texte, un
contexte imprimé en italique et placé en chapeau à la déclaration,
texte qui lui-même ne livre pas son instanoe littéraire (le journal Le
Monde ou une agence de presse ?) : cet auteur est La Régie Renault.
Mais l'instance narrative, le texte de la déclaration ne nous permet
pas plus de la nommer que le texte du Chaperon rouge ou de Madame
Bovary de décider qui parle. Quand, au dernier paragraphe, on lit :
la direction pour sa part [ . . ] déplore d'autant plus , on n'a nullement
. ...

affaire à un branchement intradiégétique par lequel l'instance nar­


rative émergerait dans le récit lui-même : car rien n'indique que la
direction soit le narrateur de cette histoire, au contraire toutes les
pièces sont montées, on l'a vu, pour qu'elle ne soit pas ce narrateur,
pour qu'il n'y ait pas de narrateur. La déconnexion des deux instances
contribue à l'effet d'objectivité, de scène vide, d'anonymat. La régie
Renault fait diffuser un récit qui n'est une histoire racontée par
personne, mais les choses se racontant. Or l'effacement de l'instance
narrative, déjà noté sur d'autres parties du dispositif, ne produit pas
seulement la liquidation des intensités émotionnelles bloquées sur la
mort d'Overney en direction d'un locuteur toujours donné in ahsentia,
si l'on peut dire, elle provoque aussi la mise en absence, la dispersion
du lecteur intense dans le vide du corps organique.
Ici nous rencontrons les questions de relation ou de personne.

1. Genecce, /oc. cit., p. 226.

1 84
Petite économie libidinale d'un di1po1itif narratif

L'instance narrative étant en position extra-diégétique, comment


savoir si l'histoire qu'elle produit est en relation ou non avec « sa
propre » histoire, que ce soit en qualité de héros ou de témoin ? La
position en homo- ou hétéro-diégèse reste indécidable, et donc aussi
l'investissement de charges libidinales, l'imputation des biens et des
maux sur un narrateur qui reste irréel et tout-puissant parce qu'il ·
n'a pas de place dans l'histoire qu'il raconte. Une relation « bouclée 1 »
correspondant à un énoncé comme Il était une foiJ, relation qui
exclut tout marqueur de localisation sur des temps et des lieux
permettant d'identifier le locuteur, donnerait une bonne image de la
puiJJance de la position extradiégétique indécidable quant à la per­
sonne. Sans doute n'est-ce pas exactement le cas dans ce communiqué,
non seulement parce qu'il est précédé d'une note authentifiant son
origine, la régie Renault, dont il est difficile de faire abstraction
pendant qu'on le lit, mais parce que des indications de temps et de
lieux également authentifiables par le lecteur sont données ici et là
au cours du récit, on l'a vu. Néanmoins la position du narrateur
restant en suspens, il manque au narrataire (au lecteur ou à l'auditeur)
un vis-à-vis, adversaire ou ami, un lieu situant sa propre relation à
cette histoire. Genette remarque qu'à narrateur extradiégétique cor­
respond un narrataire pareillement extradiégétique : le narrateur ne
s'adressant à personne, l'auditeur, pour l'entendre, doit se faire nul.
Ce n'est donc pas seulement l'instance narrative qui s'occulte, c'est
toute la fonction de destination du message, produisant ici à ses
deux pôles la même dé-tension, la même mise à vide, que nous
avons repérée sur d'autres procédés. Genette observe avec perspicacité
que plus l'instance du narrataire est effacée, plus l'identification ou
la substitution de chaque lecteur réel à !'instance virtuelle est irré­
sistible 2• En économie libidinale, cette substitution n'est pas celle
d'un moi concret à un moi abstrait, mais le déplacement et l'écou­
lement de l'intensité émotionnelle, accumulée au contact du corps
de ce lecteur avec la mort d'Overney, en direction du corps social
organique, réceptacle de tout pathos. En maintenant vide l'instance
du narrataire, le communiqué de Renault suscite des mouvements
d'influx qui vont pouvoir se déverser par l'oreille qui l 'entend ou
l'œil qui le lit et donner lieu à consensus, quand il y avait 1emu1

1 . Culioli.
2. Loc. cil., p. 266.

185
DeJ diJpoJitift pu/Jionne!J

inane. Opération de circonversion que subit la pellicule intensive.


Le désert de l 'instance du narrataire, reconnaissons-y, marqué sur la
petite pièce dite relation ou per1onne de la machinerie narrative, le
zéro du corps organique social-individuel en son principe actif, encore
une fois.

Deux remarques pour finir. La première peut paraître une simple


clause de style, elle ne l'est pas : l'étude qu'on vient de lire risque
de rester énigmatique faute des éclaircissements nécessaires, en par­
ticulier touchant les « effets » libidinaux de dispositifs langagiers, ici
narratifs à fonction détensive. La jonction entre l'analyse formelle
(poéticienne), entièrement reprise de Genette en l'occurrence, et
l'analyse libidinale (économiste), paraîtra insuffisamment élaborée,
presque sauvage, ou, pire, stérile. La raison est que nous commençons
à peine à apercevoir ce qu'est l'économie libidinale, et qu'il faudra
une longue étude, d'un tout autre ton et d'une tout autre portée,
pour rendre celle que voici un peu intense. Réciproquement, néan­
moins, celle-ci est une contribution à cette étude. La deuxième
observation qui nous reste à faire n'est en un sens qu'une illustration
de la première : l'effet d'anonymat, de scène vide, de corps social,
que produit le communiqué de la régie Renault, plusieurs fois noté
au cours de l'analyse, a été rapporté, le lecteur l'a sans doute
remarqué, tantôt aux caractères spécifiques de la scène mythique,
tantôt à ceux du capital. Cette hésitation n'était pas ici très grave.
Il est évident qu'elle est pourtant grosse de difficultés considérables,
qui concerne la singularité à la fois économique et représentative
(théâtrale) des dispositifs libidinaux propres à l'homme du mythe
et à l'homme du capital, et donc aussi la texture de l'histoire,
libidinale elle aussi, s'il y en a une, qui les met en contact. Cette
hésitation, non plus, ne pouvait être levée ici, à supposer qu'elle
puisse jamais l'être.
En attendant Guiffrey
(quatre pièces
pour un abstrait)

] e vais parler de René Guiffrey qui a exposé la dernière fois dans


sa vie (aux Quatre Vents en 1 968) des tableaux dont il ne veut plus
entendre parler, qui fait quelques toiles (huile et acrylique, mais
« l'huile est plus fiable ») et sérigraphies dont il tolère la vue. Il doit
avoir un âge, un sexe, quelque emploi en ville. Il n'aimerait pas
qu'on l'appelle un peintre. Il lui arrive de rester deux ou trois ans
sans peindre. Mauvais filon pour les galeries et les marchands. De
plus on va dire que c'est un abstrait, et l'abstrait ces temps-ci passe
pour ennuyeux. En somme il est comme ses tableaux : effacé.
Ce que je veux dire est simple : que l'effacement est précisément
ce qui révèle la face infinie, moebienne, où s'investit le désir :
appelons-la pour rire l'efface. Et que si l'efface est ce que montre
l'abstrait, Guiffrey est un abstrait imbattable. En outre je jure qu'il
existe.

Le men1onge_

« Surtout, parle le moins possible de peinture » (René Guiffrey).

187
Des dispositifs pulsionnels

Les doux vieillards soupçonneux qui depuis deux mille ans sur­
veillent nos mots connaissent bien le paradoxe suivant : René Guiffrey
dit que tous les abstraits sont des menteurs. Or René Guiffrey est
un abstrait. Il ment donc, et les abstraits ne sont pas des menteurs.
Mais alors il est lui-même crédible quand il déclare mënteurs les
abstraits, etc.
Paradoxe de l'effet de retour de /'énoncé sur l'énonciation : ce que
' je � dis lui revient dessus et fait qu'il dit l'inverse : du Oui au
Non. Paradoxe de l'effet d'aller de l'énonciation sur l'énoncé : on
commence par se fier à ce que dit Guiffrey-Épiménide. C'est l'effet
de retour (s'apercevoir que ce qu'il dit fait justement qu'il n'est pas
possible de le croire) qui révèle l'effet d'aller, et fait conclure à
l'infiabilité du discours.
Ce paradoxe est dit : du Menteur. Est-ce un mensonge ? Klos­
sowski citant Nietzsche fait dire au tamanoir du Baphomet : Je suis
l'Antéchrist ! et tout ce que le Christ dit, /'Antéchrist le dit dans le
même temps ! les paroles ne diffèrent en rien ! L'on ne peut les distinguer
qu'une fois tirées les conséquences !
Pas mal d'humour dans ce tirage (au sort ?) des conséquences. En
vérité, il n'y a pas de mensonge, si ce n'est mesuré à l'aune du désir
du vrai, mais ce désir n'est pas plus vrai qu'aucun désir, et le
paradoxe énonce non pas réellement le cercle vicieux du mensonge,
mais la circulation des masques qui ne masquent rien - sous aucun
desquels, dernier levé, ne peut se découvrir, enfin, au commencement,
le visage. Il n'y a pas mensonge, il y a parodie. Ce qu'on nomme
mensonge, c'est le parodique vu du point de vue du non-parodique;'
du sérieux du vrai.
Une droite est une droite, le blanc du blanc, une · brillance est
une quantité mesurable, la matité son opposé, la verticale se file à
plomb, l'horizontale se bulle sur niveau d'eau, un carré est un
rectangle dont deux côtés contigus sont égaux (un peu suspect, déjà,
cela . . . ), les parallèles ne se croisent pas, un tableau est à regarder,
le gris est le degré zéro de la couleur : tel est le sérieux du vrai ;
du rentable : de ce qui peut revenir en revenu. Les alternances, les
hésitations, la double vie, la valise à triple fond, les tiroirs à secret,
les frémissements très légers où tout à coup passent des intensités
ivres qui dessaoulent aussitôt de sorte que les régions de passage
paraissent intactes et qu'il semble qu'il ne se soit rien passé (et
qu'aucune conséquence ne puisse être tirée), c'est tout cela que le
sérieux appelle mensonge, toute cette hésitation d' Épiménide non

1 88
En attendant Guiffrey

pas devant le langage, mais dans la parole, un tremblement grâce


auquel s'accesce au contraire la force du langage par-delà le vrai.
Freud, le dernier aimé de nos vieillards soupçonneux, a écrit
quelque chose de bien fâcheux quand, à propos des reproches adressés
par Dora à son père, bien fondés apparemment, il en suggère au
psychanalyste le mode d'interprétation suivant : « On s'aperçoit bien­
tôt que de telles idées, inattaquables par l'analyse, ont écé employées
par le malade pour en masquer d'autres qui voudraient le soustraire
à la critique et à la conscience. [ . . . ] Il suffit de retourner chacun de
ces reproches contre la personne même de celui qui les énonce. Cette
manière qu'ont les malades de se défendre contre un autoreproche
en faisant le même reproche à autrui, c'est quelque chose d'incon­
cescablemenc automatique. Elle a son modèle dans les répliques des
enfants qui répondent sans hésitation : • Menteur toi-même ! ", quand
on les a accusés de mensonge. »
Voilà exactement le point de vue du vrai, qui esc aussi celui du
détective : c'est toi qui l'es (le coupable). Sinistre jeu du coi et moi.
La chose dont il faut s'étonner, c'est que le petit mécanisme à
retourner les mots, que Freud branche sur le malade, répète exac­
tement la supposée machination montée par le malade. « C'est pas
moi, c'est lui », suggère Dora. « C'est pas lui, c'est coi », se dit le
médecin. Qui est malade et qui est sain dans ces horribles renvois
en forme de régurgitations égotiques ? Freud n'agit-il pas en toue
comme un enfant, alors qu'il pense de l'hystérique : Menteuse coi­
même ! Eh bien, non, même pas ; car le médecin ne , le dit > pas à
l'autre, il se taie, il a cent mille bonnes raisons de lui taire ce qu'il
juge être un mensonge, il a la bonne raison : guérir, faire ou laisser
se guérir, et guérir sera cesser de mentir, retour au vrai, enlèvement
du masque. L'enfant, lui, , le dit » : Menteur coi-même ! L'enfant
est aussi fore qu' Épiménide et Guitfrey, ou qu'un chat.
Parce que, si coi qui m'accuses de mentir, ru mens, il n'y a plus
de sujet du discours qui soie une case vide que cour locuteur peut
occuper, ec donc plus de prétention au vrai, et pas davantage, de ce
fait, de prétention à la guérison, au redressement, à la cure, etc. Plus
de visage dévisageable, mais seulement un énoncé qui dérive d'un
énoncé, en un cours hasardeux, marqué peut-être de chutes et d'as­
censions intenses, de beaux instants.

1 89
Des dispo1itift pu/1ionnels

L'apathie

« Pas de facture. Facturer est horribie » (René Guiffrey) .

Pas de mensonge sans silence. Le silence du renversement, dit


Freud ; de l'idéologie, disait Marx. Mais il y a plusieurs silences et
il faut dire du silence ce que Klossowski-Nietzsche dit des paroles :
le silence du Christ est celui de l'Antéchrist . . . Le silence de la parodie,
silence de Beckett est d'une tout autre sorte. On ne sépare pas ce
qui devrait se dire de ce qui Je dit effectivement, il ne cache rien,
et de ce fait il ne parle pas au sens où l'on dit qu'il y a des silences
éloquents (mais c'est le même on qui pense qu'il y a des mensonges
par omission). Le silence de la parodie est une intensité, tout comme
les pleurs qui sourdent dans les yeux d'une femme pendant le travail
de l'amour, ou comme les mots qui à force de se monter les uns
sur les autres quand on est ivre découvrent d'un coup enfin le mot
qu'il fallait, qu'on ne cherchait pas.
La destruction de la facture est celle du 1ujet-peintre. D'abord non
seulement Guiffrey ne signe jamais ses tableaux, ne les titre jamais,
et n'entretient aucun catalogue, s'abolissant ainsi comme leur pro­
priétaire, mais toute sa force se consacre à laisser /'e1pace tranquille,
au sens où Morton Feldman dit de la musique qu'il désire : « Non
- même construire, le temps ne le ferait pas. Le temps doit sim­
plement être laissé tranquille. » La relevance commune à cette pein­
ture blanche qui ne cherche pas à nous défendre contre l'espace, et à
cette musique pauvre, celle de Feldman ou de Cage, qui ne veut
plus composer le temps pour le dominer, serait quelque chose comme
l'espace de Rothko. Encore Guiffrey trouverait-il dans Rothko trop
de facture, trop d'éloquence. Il faut mentir encore davantage. La
peinture n'est pas l'expression du peintre, il n'y a pas de peintre.
Seules des lignes, des surfaces, des brillances, qu'il faut produire
dans leur insai1issabilité.
D'une seule de ses toiles, René Guiffrey dit : on pourrait lui
donner pour légende ces mots de Beckett dans Tête morte : « J'avais
l'obsession du blanc, non de la couleur, mais de la notion de blanc. »
Or la notion, c'est, comme le dit A. Culioli, l'oscillation du être
ceci/ne pas être ceci. La noèion est la détermination, soit le tracé d'un
trait séparant ce qui en ut et ce qui n'en relève pas. Elle implique

190
En attendant Guijfrey

ce craie tracé en elle-même, dans son travail positionne!. Et c'est


pourquoi penser implique négation. Mais cette négation, au lieu de
la porter aux frontières du champ de pensée, vous pouvez la placer
partout sur ce champ, qui dès lors n'est plus un champ, mais une
aire hésitante encre être ceci et ne pas l'être, un désert peuplé
simultanément en tous ses points du ceci et du non-ceci.
Nijinski titre la première partie de son journal « Vie » et la seconde
« More », mais elles sont identiques en tout, l'amour et la terreur y
sont mêlés, hagarde est la notion quand celle-ci ne parvient pas à
se fixer parce que la barre du concept ne détermine, n'exclut pas
une région, mais qu'au contraire elle la parcourt ; la ligne balaie et
engendre la surface, comme le cours du Rhin, bien loin de séparer,
de dissocier un oui d'un côté et un non de l'autre, produit l'étrange
espace d'instabilités connu sous le nom de civilisation rhénane. Si
vous n'avez pas vu luire, dans le regard d'un ami que guette le
délire, la frayeur de savoir si ce qu'il vient de vous dire (ne s'agirait­
il que du temps qu'il fait) appartient encore à l'ordre du déterminé,
du concept, du frontalier et de 1' échangeable, ou bien déjà erre dans
les espaces clignotants du oui et du non simultanés, espaces où ses
mots et ·ses actes vont se dérober à votre atteinte (ce qu'il sait très
bien), alors vous ne pouvez pas avoir idée du prix qu'il faut payer
pour que le temps et 1' espace soient simplement laissés tranquilles.
Placé un peu à gauche de la toile, que j'appellerai Beckett, vous
voyez luire de te!les surfaces ; un infime mouvement de tête vers la
droite, elles deviennent mates, d'autres brillances émergent qui grisent
les blancs purs de l'instant précédent. Bien plus, ce passage, vous le
voyez se faire sur la toile, sans plus aucun mouvement de votre parc,
quand une région de matité insensiblement passe au brillant. Dans
l'une des sérigraphies, le passage de l'orange au jaune citron sur
« fond » d'ocre brun se fait pareillement dans l'immobilité. Effets
obtenus non sans risque : par exemple, le passage d'un blanc à l'autre
doit se faire avant séchage complet, mais pas non plus à frais.
Les lignes sont toujours des droites : effet de géométrie ? Sa parodie
plutôt. Elles n'enferment pas les surfaces, elles les déjouent : vous
croyez avoir affaire à un rectangle dans le rectangle de la toile, mais
non, l'un des côtés est une oblique qui s'écarte très peu, un ou deux
centimètres, de la verticale ou de l'horizontale. Vous croyez qu'une
sorte de bande enveloppe unè surface · carrée ou rectangulaire, en
réalité elle passe en même temps « dessous » et « dessus ». (Il faudrait
confronter ce travail-là avec celui d'Escher. Mais Escher n'est pas un

19 1
Des dispositifs pulsionnels

parodique, plutôt un pédagogue du mensonge visuel : tromper l'œil


pour lui apprendre à se détromper.)
Encore ceci : une ligne n'a pas d'épaisseur. Mais par un procédé
de bandes de papier adhésif (les mêmes qu'emploient les peintres
en carrosserie automobile) arrachées après la pose de la pâte, vous
pouvez obtenir une ligne qui n'est qu'une épaisseur, celle de la
couche de peinture même, c'est l'éclairage seul qui alors la produira
comme ligne : l'espace est laissé tranquille. Imaginez cet autre dis­
positif : deux bandes parallèles - presque jointes, à un millimètre
près - Guiffrey couvre de peinture cette fissure, puis il arrache les
bandes : ligne encore, mais cette fois dressée sur un plan de niveau
identique de pan et d'autre.
On imagine les périls : il faut arracher au bon moment, quand
ce n'est ni trop frais ni trop sec, pour que ces droites ne ponent
témoignage, par des traces involontaires, d'aucune présence expressive.
Un peu d'aléatoire et de more dans cette méthode. Dans la toile
Beckett, il y a pire encore : dans la région où le blanc mac passe au
brillant, la ligne, montée en épaisseur comme � viens de dire, s'efface
elle-même, se perd, la minuscule hauteur s'affaisse doucement, et
elle se dérobe dans la surface (brillante). Envasement d'un estuaire
étrange, qui est à lui seul un démenti aux essais naguère tentés par
Klee ou Kandinsky pour produire un lexique ec une syntaxe des
points, lignes et surfaces. Il y a encore une toile qui est une espèce
de fausse fenêtre donc le jeu des gris sur gris porte un coup sévère
à ce que Klee a pu prétendre de ce zéro des couleurs.
Et l'on est aussi loin de tout le travail de la gegenstandlose Welt, •

du suprématisme ec des carrés blancs : à la fois parce que Guiffrey


ne laisse aucune prise au constructivisme, s'y dérobant au contraire
de coutes ses forces, comme on l'a dit, et parce qu'il n'y a pas dans
ses surfaces à la fois sobres et ivres le tragique de Malevitch, mais
bien plutôt une sorte d'apathie. Le tragique repose sur une croyance,
serait-elle déçue : il lui est essentiel que des dieux soient présents et
absents pour tromper leurs victimes humaines. Le tragique est la
métaphysique du mensonge. Dans Malevitch, et dans Rothko même,
il y a la procescacion tragique contre le mensonge des surfaces, des
couleurs, des lignes : les dieux du sensible en sont venus à manquer,
rendons sensible leur absence même. Guiffrey n'appartient pas à cette
lignée de la procestation et de la culpabilité. Son rêve d'apathie est
plutôt scoïco-épicurien. Les formes ne trompent pas, rien ne ment,
cout est vrai, au sens où, disait Braque, « la vérité n'a pas de

192
En attendant Guiffrey

contraire », c'est-à-dire où il n'y a que transit métamorphique d'in­


tensités.

Le Hon-Corps

« Mouvoir l'esprit aux dix dixièmes, mouvoir le corps aux sept


dixièmes » (Zeami).

Mais l'œil apathique de Guiffrey, s'il surveille la métamorphose,


le passage d'un état des matières et des configurations à un autre,
c'est toujours à son degré le plus ténu. Je ne connais que les
gémissements montant jusqu'au cri, mêlés aux coups frappés à bras
tendus par les doigtiers métalliques sur les peaux des tambours, dans
la musique du théâtre Nô, ou bien sur la même scène, l'infime jeu
de la plante du pied gantée de cuir blanc caressant ou percutant le
sol dans des déplacements presque immobi�es - pour se comparer
aux étroites intensités qui s'enflamment à blanc sur les surfaces de
Guiffrey.
Mais c'est un peu injuste pour les bêtes. De chaque côté du tuyau
de la chaudière, assises sur leur derrière, il y _a les deux chattes
d' Élisa. Devant elles, posé sur le dessus de 1a chaudière aussi, leur
panier. Elles regardent, loin devant, au-delà du panier, le fond du
couloir, immobiles. Pure parodie. Le problème posé est : laquelle
entrera la première dans le panier ? Le problème des · chats (des chattes
plutôt) est le problème des peintres abstraits. Ici attentives en appa­
rence au plus loin, elles attendent le très proche et minuscule
mouvement de la patte de l'autre qui, dans le silence qui les unit,
va faire événement en se posant dans le panier. Et cette attente elle­
même est une parodie, comme celle de Vladimir et Estragon : « Alors
on y va ? - Allons-y (Ils ne bougent pas). » La toile abstraite paraît
ne pas bouger, elle simule d'attendre son Godot, elle l 'attend en
effet, mais Godot est cette attente, et non pas son au-delà . Car une
fois la patte dans le panier et même le corps, il ne se passe rien,
l'événement est la tension, non le fait.
Ici et là, c'est la même rigueur du règlement (qu'on lise Zeami
et qu'on regarde les épures de Guiffrey), mais là comme ici cette
rigueur, ce méticuleux apprentissage de ce qui doit se faire et ne pas
se faire, cette formation du corps utile qui est l'équarrissage de coures
les parties arbitrairement (libidinalement) décidées inutiles du corps

1 93
Des dispositift pulsionnels

de l'acteur ou du peintre, par exemple ce porc d'un masque qui,


dans la tradition des écoles de Nô, est un peu trop petit et laisse à
découvert un peu de menton, ou encore cet étrange port du torse
toujours poussé en avant à la _limite du déséquilibre - donc tous ces
calculs, ces mesures du peintre, ces formations de règles et d'habitudes
rendues, ce dressage de -l'acteur sont là non pas pour montrer leur
inanité comme le croient les nihilistes occidentaux et orientaux, mais
pour rendre possible ce que Zeami appelle la fleur mervei!!euse et
son évanescence, c'est-à-dire 1' effet de 1' émotion la plus insolite en
un instant inlocalisable.
Car Nô ne signifie rien d'autre que la puissance au sens de
Nietzsche, et la force extrême exige l'extrême raffinement : dont le
modèle est l'inane tension contrariée des abdominaux qui tirent et
des dorsaux qui retiennent le torse de l'acteur penché sur son bassin.
Guiffrey n'est pas un tragique : il sait après Zeami que la pire
intensité et le désordre des passions exigent d'étranges montages, des
filtrages méticuleux, même maniaques, et tout à fait inutiles au sens
de la rentabilité. Le déchaînement et l'insensibilité font une conju­
ration.
Quel est le corps utile du peintre Guiffrey quand il se branche
sur la toile ? Presque rien, semble-t-il : il y a pour produire ces
surfaces blanches une sorte de machinerie clinique, qui est la machi­
nerie du cerveau. Er pour les réceptionner, du côté du corps enre­
gistreur, il y a, encore, presque rien : l'idéal serait que le spectateur
passe devant elles et ne voie rien. Er en effet ces toiles sont toujours
invisibles, d'une manière ou de l'autre. Ce corps, ce bout de corps
qui peint, ne comporte presque pas de mains, on pourrait songer à
le remplacer par des appareils programmés capables de réaliser un
très grand nombre de variantes sur des rapports de points/points,
points/lignes, lignes/lignes, surfaces/lignes, surfaces/surfaces, sur­
faces/points, couleurs/couleurs, couleurs/tous les éléments précé­
dents, tous les éléments + couleurs/brillantes, sans parler des sous­
ensembles de chacun de ces ensembles : pour les lignes par exemple,
verticales, horizontales, obliques avec le haut à droite ou à gauche, etc.
Donc si peu de corps apparemment mis en jeu dans cette fabri­
cation et cette jouissance que c'est le langage des machines, un
qu�lconque Algol ou chose de ce genre, qui, les variables une fois
·codées, devrait pouvoir tenir lieu de toute la chair du peintre. Telle
est bien sûr la modernité de cet abstrait, l'élimination potentielle de
l'opposition entre la science et l'art, le. traitement de la surface

1 94
En attendant Guiffrey

plastique comme d'un ruban de papier à computeur. Et pour lire


ce qui s'y écrit, ce n'esc pas un œil qu'il faut, une fraction de corps
sensible, mais une mémoire capable de reconnaître. Donc devant les
tableaux de René Guiffrey, un œil défaillant pourrait marcher,
aveugle même, mais il faudrait une mémoire infailfible . . .

L'efface

« Ce dont on ne peut parler, il faut le taire (Wittgenstein) . - Bien


parlé (Anonyme). »

Seulement, là où la modernité de Guiffrey se déroute de la


destination que lui assigne le capital, qui est la reproduction (le
revenu) profitable, et à laquelle suffie par définition le travail de la
machine programmée, c'est ceci : l'effacement sensible de l'objet
pictural, lequel pourrait passer pour son alignement sur le produit
en général (la marchandise ne valant plus d'aucune manière par ses
traits se1!.5ibles, mais par ses connotations, c'est-à-dire par son ins­
tanciati6n- sur une mémoire collective, une mode, etc., sans parler
de son instanciation sur la loi de la valeur), cet effacement qui fait
souhaiter au peintre qu'on passe devant son tableau sans en rien
voir, sans le voir, est précisément ce qui fait qu'on s'arrête et regarde,
qu'on est jeté à un espace et un temps qui du sein de leur froideur
calculée, de leur retraie, vous brûlent comme des pointes de glace,
au lieu que les « produits » du capital simplement vous caressent
d'un mensonge vulgaire. Telle est la conséquence singulière qui se
tire de la parole de l'Antéchrist, absolument différence de celle du
Christ-superstar, ces paroles étant les mêmes néanmoins. Telle est la
distinction Nô.
Que dit l'abstrait ? Qu'il n'y a pas d'objet ? Et ainsi il resterait
critique à l'endroit du monde des pseudo-objets que sont les mar­
chandises, hommes compris ? Ou bien le retraie dans son silence
blanc n'implique-c-il pas plutôt affirmativement qu'il y a partout des
rencontres et branchements d'éléments, même les plus simples, les
points, les boucs de triangle, et même apparemment les plus sem­
blables, le blanc avec le blanc, et que l'intense n'est pas leur
échangeabilicé, mais leur irréversibilité alors. même qu'ils paraissent
totalement identiques ? Et que ces rencontres qu'on pourrait croire
réglées et importances par leur composition (ce que pensait le Bau-

1 95
De1 diJpo1itift pu/Jionne/J

haus), ne peuvent capter d'intensité qu'au-delà de la règle, dans des


dispositifs stricts certes, mais singuliers à chaque fois ? De cette façon,
on est aux antipodes de la production capitaliste, qui est reproduction
du même dans un dispositif constant. Si bien que la programmation
et la géométrie apparentes des toiles de ce menteur sont encore des
pièges à faire dire : voyez comme il est moderne, il ne croit plus à
rien, comme il est froid et nihiliste ! Ou bien à faire dire : voyez
comme il est moderne, il sait qu'il n'y a plus rien à croire, c'est un
mystique du néant, c'est un Rothko (car les piégés voient Rothko
comme un rabbin, comme un croyant paradoxal) ! Alors que ces
surfaces qui par leur brillance, leur gauchissement, leur déviance très
minime par rapport aux règles de la perception géométrique, et mille
autres petits trucs, se jouent les unes des autres sur chaque toile
incomparablement, affirment au contraire que toujours ça court sans
repos de ceci en cela, que telle est la gaieté (jouissance et mort) des
influx. Si donc le corps du peintre et le corps du spectateur paraissent
réduits à presque rien, ce n'est certes pas ..au bénéfice d'une grosse
tête et grosse mémoire de grand Compositeur-Computeur qui en
aurait capté et séquestré les fragments jouissifs, c'est seulement parce
que ces corps sont déjà par eux-mêmes des entités entièrement
composées et déjà dei pen1ée11 que rien n'existe moins, libidinalement,
qu'un corps, qu'il n'y a sur la surface de ce prétendu corps (lequel
n'est que face unique· se poursuivant dans le dédale des organes
réputés intérieurs) que des rencontres très élémentaires d'influx pas­
sant par d'étroites et exclusives zones, au prix de la santé de l'en­
semble (et de sa survie), s'en moquant donc, - et que le tableau
dit abstrait de Guiffrey est le simulacre, en forme d'épure, de cet
espace labyrinthique où coulent des filets de jouissance et de péril
mortel, et qui défie la pensée. Tu peins que tu n'as rien peint, disons
que nous n'avons rien dit.
Plusieurs silences

Le désir pensé sous la catégorie du manque, du négatif ; et le


désir produit en mots, sons, couleurs, volumes, sous l'idée des
processus positifs. Le désir de quelque chose, le désir tout court. Le
désir qui dans le vide modèle le double (le fantasme, le sosie, la
réplique, l'hologramme) de ce qui lui manque, le désir comme travail,
métamorphose sans but, jeu sans mémoire. Il y a dans Freud les
deux acceptions : le Wunsch, les processus primaires. Les propriétés
affirmatives reconnues aux processus primaires le mettent à l'abri de
toute « pensée », d'une partition qui en sectionnerait l 'énergétique
en articuli et en écarts réguliers. La positivité du Ça fait que le Moi
ne peut pas y advenir, que leur réconciliation est impossible de fait,
que l'un et l'autre ne peuvent pas faire une unité (celle d'un sujet,
d'une œuvre même « ouverte », d'une société, d'un corps). En intro­
duisant l'idée de pulsion de more, Freud entend renforcer l'écono­
mique, l'affirmativité du processus primaire. (De ce fait il les déplace.)
La pulsion de mort est simplement le fait que l'énergie n'a PaJ
d'.orei/le pour l'unité, pour le concert de l'organisme (de « l'appareil
psychiq ue »), est sourde à sa composition, c'est-à-dire au manque,
au vide dans lequel les organes, les articuli (les noces) sera�ent
découpés et arrangés pour faire un cosmos et une musikè. Eros

197
Des dispositifs pulsionnels

compose de la musique. La pulsion de mort ne s'entend jamais,


silencieuse, dit Freud. Mais c'est qu'elle est la surdité de l'économique
libidinale aux règles de la composition, à la hiérarchie de l'organisme.
On n'a pas entendu venir, se préparer la Commune, ni Mai 1968.
Inversement l'un et l 'autre ont encore bien trop entendu la musique
douce de l'organisme social. Voir mal, dit Nietzsche, c'est voir trop
peu ; mal entendre, c'est entendre trop. Trop d'harmoniques.

La pulsion de mort n'est pas une autre pulsion, mais le sans­


régime. Freud l'approche par la voie de la souffrance : cauchemars
des névrosés traumatiques, compulsions de destin ou d'échec, répé­
titions de perte d'objet. Mais il ajoute que dans l'orgasme même,
au cœur d' Éros et de la composition (à ce qu'on dit), il y a encore
l'errance, l'excès, l'anéantissement du réglé. Extrêmes souffrances,
extrêmes joies ; tensions supérieures, dépressions profondes. Le
composé, le composable reste dans les normes d'intensité, dans des
intensités moyennes, sous régime. La pulsion de mort se marque
dans des sautes de tension, ce que Klossowski appelle des inten!Îtés,
Cage des events. Dissonances, stridences, silences vraiment exagérés,
laids.

Le processus secondaire est un processus de liaison. Un son est un


bruit lié, rapporté à une articulation du continuum sonore (l'échelle),
à un dispositif de production (la lutherie), à une syncaxe (le contre­
point), à une rhétorique (le genre sonate) . À la limite le son, en
tant que lié, ne vaut plus par sa sonorité, mais par le réseau de ses
relations, actuelles et possibles, exactement comme un phonème,
unité distinctive arbitraire. Adorno soulignait que toutes les œuvres
d'art unifiées sont des pseudomorphoses du langage verbal et que la
musique organique, issue du style recitativo, imite dès le début la
parole. Et qu'en éliminant l'unification, la musique dodécaphonique
se constitue en protestation. Mais ce n'est pas assez. La composition
est un travail de désensibilisation du matériau. (Elle touche à son
terme avec Schoenberg, dit Adorno.) Désensibilisation, cela introduit
une référence au corps. Mais auquel ? Qu'est-ce qu'entendre ? Fonc­
tionne implicitement dans Adorno, et auui dans Cage, un schéma
phénoménologique du corps : unité de sens non faite, toujours en
train dë se faire à l'occasion du monde et avec lui, mais unité, et
de sens. Ou si l'on préfère : monde sonore venant à lui-même dans
l'unité d'un corps. Ou encore : cogito perceptif, antéprédicatif. Donc

198
Plusieurs silences

sens, cogito, conscience. Le phénoménologue situe le corps comme


région où les sons se transforment en musique, où le non-lié (in­
conscient) se lie, où le bruit devient sonorité. (Il y a peu de choses
sur la musique dans la Phénoménologie de la perception, plus dans la
Phénoménologie ·de l'expérience esthétique : criais chez Merleau-Ponty
comme chez Dufrenne, la musique est dans la méthode : abondance
des métaphores de rythme, de consonance, d'accord, de puissance
vibrante, synesthésique, partout combat contre le néo-kantisme comme
musique descendue de la tête.) Le corps phénoménologique est un
corps qui compose, érotique, habité d'Éros. - Mais composer est
toujours filtrer et lier, exclure comme bruits des régions entières de
l'univers sonore et produire de la « musique » (de l'« audible ») avec
l'input. Les bruits rejetés par le corps, même composant, ne sont pas
entendus. S'ils le sont, c'est comme dissonances, entrées d'influx
sonores dans un dispositif non préparé à les recevoir, à les méta­
morphoser en musique. Ainsi le corps phénoménologique est un
filtre et donc requiert la désensibilisation de régions sonores entières.

Inversement la sensibilisation au matériau sera extrême, apparentée


à la mort du dispositif de filtrage (du pare-excitations, dit Freud) ,
elle sera puissance d'intensités, puissance intensive, et elle ne renverra
pas à l'unité d'un corps musicien-musical, mais à des sautes de
tension, à des singularités intenses. En principe, il n'y a pas de
dispositif pour accueillir ces intensités : leur singularité, c'est qu'elles
ne sont pas rapportées par une mémoire à des unités de référence
(une échelle, des lois d'harmonie, ou leur équivalent supposé dans
le corps phénoménologique), il n'y a pas de région pour les mesurer.
Il ne suffit pas de dire, comme Cage dit que disait le père de Cage :
Measurement, he said, measures measuring means, ce qui est phéno­
ménologique, c'est-à-dire érotique-logique, corps se faisant roue en
faisant le monde et la musique, il faut dire que nulle unité, grande
unité, composition ne se fait avec ce bruit-ci, ce son, cette intensité
singulière, mais plutôt malgré eux. Entendre cet événement, c'est le
métamorphoser : en larmes, en gestes, en rires, en danses, en mots,
en sons, en théorèmes, en repeindre sa chambre, en déménager un
ami. J'atteste qu'un chat noir (Lhermice) a entendu la Musique de
Kagel pour des instruments de la Renaissance : hérissements des
moustaches, palpitations des oreilles, enquête dans les environs de
la pièce d'audition. L'intensité du bruit-son une poussée à produire
=

quelque chose, coup par coup, dans un retour incessant où rien ne

199
De; diJpositift pulsionnels

se répète. Il faut in-disposer le corps compositeur (corps phénosocial)


pour que ces métamorphoses soient possibles, au lieu des grises
métaphores du discompositeur au musée musical. He was a physicist
and a computer-comp oser in his spare time. Why was he so stupid ?
Because he was of the opinion (demande Cage) that the · on/y thing
that will engage the intellect is the measurment of relations between
things ?

Ce qu'on appelle musique est un dispositif :

1° qui investit la libido principalement sur la reg1on sonore :


commutateur d'énergie libidinale en énergie audible, et l'inverse ;
cela implique déjà des quantités d'énergie constamment employées
à circonscrire cette région, y compris sur le corps, par exemple la
déconnection des cavités phonatoire et auditive par rapport aux bras,
aux jambes, à la danse ;

2° qui dans l'Occident classique et baroque va brancher sur ce


corps partiel des prothèses musicales, instruments ; ce branchement
requiert de nouveaux investissements sur certaines parties du corps,
les mains, les doigts, du pianiste, du flûtiste, mais aussi le complexe
bras-épaule-menton du violoniste, le torse du batteur, les genoux du
violoncelliste, de la harpiste ;

3° qui ne produit de sons que discontinus et dont les hauteurs


sont repérables au 1 / 2 ton près sur une partition fixe de l'espace
sonore ;

4° qui accorde la primauté au mode d'ut, traite cinq demi-tons


sur douze en notes subalternes, « de passage » ;

5° qui sous le nom de tonalité ne tolère comme distribution des


intervalles entre les sons que celle donnée par le mode « pythagori­
cien » ;

6° qui privilégie sous le nom d'accords des agrégats de trois degrés


séparés respectivement par des intervalles de tierces ;
_
7° qui dans le mode d'ut donne la prééminence aux accords
majeurs dits parfaits placés sur les ter, 4•, et 5" degrés ;

200
Plusieurs silences

8° etc. , je passe la main à plus savant que moi, ce n'est pas


difficile. Il s'agit de montrer ce que c'est qu'un dispositif : super­
position d'écrans qui filtrent des flux énergétiques, ici sonores. Ces
écrans ne sont pas des choses (il n'y a pas de choses), ce sont des
investissements libidinaux qui font barrage à l'entrée ou à la sortie
de certains sons-bruits, et qui se maintiennent et se transmettent.
Une partie importante du potentiel libidinal est employée à ces
fonctions policées-policières. Scandale si le dispositif produit un son­
bruit exclu en principe : écoutant une cantatrice, j'étais, enfant, je
reste, terrifié et curieux de deux éventualités : qu'elle oublie son
texte (zéro !), qu'elle se mette à éternuer. Quand Tudor et Cage ont
donné Mureau + Rainforest à Bâle, un groupe de protestataires, près
d'Andrée ec moi, s'est mis à gueuler, à imiter des meuglements,
hennissements : aucune incidence, cela entrait très bien dans le jeu.
Ils auraient dû diffuser une Suite de Bach à très forte intensité, et
encore . . .

Les dissonances dans l a musique classique baroque, o n les « pré­


pare » et on les « résout ». On crée une légère tension avec une
petite dissonance, on la liquide avec l'accord de tonique. L'accord
de septième de dominante, écrit Barraud, « contient un certain
intervalle qui crée un appel irrésistible. [ . ] Il veut sa résolution
. .

dans une cadence parfaite sur un accord de tonique ». (Mais Barraud


ajoute encre parenthèses : « un appel irrésistible auquel les musiciens
modernes résisteront fort bien d'ailleurs ».) « Dispositif de tensions,
dit le même auteur à propos des dissonances, qui multiplient le
dynamisme (du système tonal) et qui accusent la fonetion tonale. »
Qu'est-ce que ce jeu de dynamisation sur fond d'identité renforcée ?
Le dysfonctionnement crée un désir de restauration de la bonne
forme. C'est le jeu fort/ da. C'est la transmutation de la libido
comme énergie en désir comme Wunsch. L'errance positive de la
première devient la négativité du second, son manque-d'objet mimé.
« Depuis Monteverdi et jusqu'à Verdi, la musique dramatique,
comme véritable musica ficta, présentait l'expression en tant
qu'expression stylisée, médiate, c'est-à-dire l'apparence des pas­
sions », écrit Adorno. Le couple dissonance-résolution est une bonne
introduction à la question de l'apparence en musique : parce
qu'il est constitutif de la profondeur. On touche là a:u ressort
libidinal de la théâtralité, à la congruence profonde de la musique
et du spectacle en Occident « classique », à la prééminence de

20 1
Des dispositift pulsionnels

l'opéra, à la possibilité que le cinéma ait été inventé. Sans parler


du politique.

Le couple fort-da n'est pas la séquence dafort ; da-fort est une


dissonance, fort-da est sa résolution. La répétition du fort ! est
suspendue à la répétition du da ! -L'intensité de toute souffrance
(l'angoisse) est ramenée à la simple peur de perdre et au regret
d'avoir perdu un objet. Domination d'Éros, qui englobe et défigure
l'errance dans l'activité joueuse. Cette domination produit la mise
en scène : le bord du lit est le cadre de scène, encrées et sorties de
la bobine, Sprechgesang de l'enfant en coulisse. C'est la Caverne.

Le politique, ce n'est pas seulement le vide, la négativité, le


chiasme de la socialité par laquelle celle-ci vient à elle-même (phé­
noménologie du politique) ; mais le politique est aussi ce qui recouvre
cela, l'efface, production d'apparence, liaison du décousu, en un dis­
positif théâtral analogue au fort-da. Les processus primaires sont
méconnus, ils sont mimés en une négativité spectaculaire : « Vous
êtes malheureux parce qu'on vous a dérobé un objet, bobine, pro­
priété, travail, liberté, jouissance. » On prépare la dissonance : elle
n'est que soustraction, on la résoudra donc par totalisation.

Le privilège accordé aux accords de tonique, dominante et sous­


dominante, c'est la prévalence du tout sur les parties : ces trois
accords donnent ensemble tous les degrés de l'échelle. La résolution
est indication de la totalité. La dialectique et la politique dialectique
reposent aussi sur le principe que si vous « avez » la totalité organique,
alors les dissonances (conflits, luttes, désordres, injustices, inégalités)
disparaissent. La dissonance est aliénation, partie prise pour le tout ;
elle se résorbe dans le bon point de vue, celui du tout, celui du
compositeur, qui est le Prince des sons, le Secrétaire de leur Parti.

Si j'étais un savant musicologue, j'oserais écrire ceci : on peut


déterminer l' effet de profondeur (constitutif de la théâtralité) à partir
de la hiérarchie de sonorités en musique classique. Si par exemple
il y a résolution d'une dissonance dans l'accord de tonique, c'est que
l'oreille-mémoire, quand elle entend l'accord dissonant ou l'accord
de dominance an.ticipe le chemin à suivre à travers l'espace sonore
pour arriver au but. « Profondeur » suppose qu'on est à la fois ici
et là-bas : dans la dissonance l'oreille entend déjà l'accord parfait

202
Plusieuri silences

là-bas. Et si elle peut déjà y être, c'est qu'elle connaît le chemin qui
y mène (cadence). C'est ainsi que le temps est « dominé ». En peinture
la « construction légitime » remplit la même fonction pour l'espace :
par les orthogonales, l'œil-esprit parcourt en la construisant la distance
qui sépare le premier plan du fond. Le fond résout le premier plan.
La construction légitime non seulement « perce le .support » en le
masquant comme surface bidimensionnelle, mais elle oblitère dans
l'espace visuel toute la zone périphérique : courbe, anamorphique,
turbulente, événementielle. Le système tonal masque également la
surface-temps, le temps des événements : l'accord de tonique est
suspendu à travers une multiplicité de thèmes et variations, il les
neutralise donc, en fait des apparences, qu'il résoudra ; de même
qu'est résolue la diversité du donné visuel dans le système des
orthogonales qui amène l' œil au point qui commande. L'apparence
procède de ce dispositif. La profondeur ne naît (et donc l'apparence)
que comme résolution, réconciliation ou totalisation du d ivers dans
l'unité du point de fuite ou de la tonique, secondarisation. - Si
j'étais un savant musicologue, j'oserais ajouter ceci : analogue dans
son effet est la prise du pouvoir par l'harmonie sur la mélodie dans
la musique baroque. Dans le plain-chant, il y a des voix entièrement
séparées qui nomadisent, se rencontrent, se quittent, parcours indif­
férents aux accords et aux bases privilégiées plus tard. Dans la
musique romantique, ce divers est rassemblé sous une législation
harmonique par la science du contrepoint. La mélodie opère alors
non pour elle-même, mais comme une apparence, effet de surface
renvoyant à un arrière-fond par une construction harmonique. Même
dispositif de mise en scène, avec le silence du metteur en scène,
l'effacement des traces du travail.

Construire la surface comme apparence, c'est construire : produire


des actions qui seront prises comme des effets d'autre chose, d'un
Autre, non comme événement, comme ce qui arrive. Le secret du
bâtiment, de la fabbrica : son plan, son élévation. La scène est un
bâtiment, l'architecture devient une mise en scène : Brunelleschi,
Francesco di Giorgio, Serlio, Palladio. Ce n'est pas qu'il y ait
antériorité de la construction architecturale sur les autres construc­
tions, il y a partout la même fonction : produire les surfaces comme
apparences, comme 1kènai, scoenae, rideaux-écrans. Y compris la
� surface de volume, comme l'atteste le montage de la scène du Théâtre
olympique de Vicence. De même la Konstruktion en analyse, telle

203
Du dispositifs pulsionnels

que Freud la décrit à la fin, produit le discours de l'analysé comme


symptôme, surface.

Produire la surface comme apparence, c'est produire la surface


comme lieu d'inscription. Mais imaginons que · la Renaissance n'in­
vente ou fle ré-invente pas l'apparence en peinture, musique, archi­
tecture, politique, qu'il n'y ait pas la théâtralisation généralisée :
alors il n'y a pas de surface comme lieu d'inscription ; impossible
même, la catégorie d'inscription qui implique dissociation d'un agent
(metteur en scène, peintre, architecte, compositeur, prince) et d'un
patient (la prétendue zone d'inscription, la cire, la table rase, le
peuple devenu dialectiquement les masses), l'analysé (devenu dia­
lectiquement l'analysant). Il faut imaginer en deçà de la théâtrali­
sation et de l'inscription généralisées les processus primaires comme
branchements et transformations d'influx ou flux, sans qu'on puisse
jamais décider de ce qui dans le branchement est actif ou passif.
Donc sans inscriptibilité, et sans surface. Les surfaces d'inscription
(toile tendue dans son cadre, cadre de scène, ,cadre tonal, cabinets et
chambres de délibération et de décision politique), ces surfaces sont
elles-mêmes des flux d 'énergie libidinale stabilisés, quiescents, fonc­
tionnant comme des canaux, écluses, régulateurs du désir, comme
ses figures figurantes. Ni but, ni cause, ni raison : formation d'Éros
arrêtant Je nomadisme de la pulsion de mort, réduisant les intensités.

Quand Leriche dit que la santé, c'est le silence des organes, il


montre qu'il n'a pas d'oreille, qu'il a l 'oreille policée, policière de
l'Europe classique. Dans une chambre anéchoïde, le corps de Cage
(qui se portait bien) bruit : pulsations sanguines, influx nerveux. Le
silence des organes fait un bruit fou. Mettez des boules dires Quiès !
La mort, certaines maladies sont aussi silencieuses dans leur œuvre
et accomplissement que la santé. Freud dit le contraire de Leriche,
que la pulsion de mort est toujours silencieuse, étouffée dans la
rumeur d'Éros ; et c'est la santé qui bruit (musicalement, tout de
même). L'alternative pertinente n'est pas : bruit ou silence. Le silence
comme idéal de santé, c'est la névrose de J.:Europe qui commande
cette représentation : faire taire les pulsions, les maintenir au-dehors
(le limes, première surface), répandre l'image rassurante du corps .
unifié offrant à l'extérieur la cuirasse unie de son bronzage pare-
excitations, avec « à l'intérieur » plus rien à entendre, le vide. C'était
déjà la ronde-bosse et l'athlétisme huilé des Grecs.

204
Plu1ieurs 1ilence1

Or pas du tout, la « surface » du corps n'est pas une surface


comparable à un rideau de scène ou à un écran de cinéma ou à une
toile à peindre. Elle est pleine de trous, ou plutôt les trous font
partie de la peau, la peau fait involution en creusant ce qu'on appelle
un « intérieur » (parce qu'on adopte le point de vue du théâtre),
mais qui est aussi extérieur. que l'« extérieur ». La « bonne forme » à
l'« intérieur » comme silence, c'est le corps vidé, purgé, c'est l'effa­
cement du corps comme bruit-son au bénéfice d'un corps chef
d'orchestre, opérateur musicalement anéanti, effacé. Du silence du
bruit, pluriel, au silence de l'ordre. Maintenant c'est le silence du
prince, assis à la place privilégiée dans le théâtre de Serlio et Palladio,
le silence exigé du public de la salle de concert comme de toute la
machinerie de scène et des machinistes : quand la santé est bonne,
Leriche, le médecin, le prince ne doit pas pouvoir entendre le metteur
en scène supposé du corps, les dessous du plateau, les coulisses, le
gril, les entrailles, les pompes à sang, à air, à pisse, à merde, à
sperme. Silence qui procède d'un effacement, donc contrepartie de
l'apparence.

Quand Mao traverse le Yang-Tsê Kiang à la nage, son corps fait


du bruit, l'opposition de l'intérieur et de l'extérieur se défait. Le
Prince ne serait-il donc plus, alors, le grand Muet situé à jamais au
bon point de distance, dans sa tribune de la place de Pékin, regardant
la foule, voyant sa propre image que lui renvoie la foule, entendant
non pas bruire la libido dans les corps, mais une seule voix réciter­
chanter la pensée-mao ? - Nageant le crawl dans la baie, respirant
tantôt à droite tantôt à gauche, toutes les brasses et demie par
conséquent, on a : l 0 les sons propagés sous l'eau, par exemple des
aiguës qui viennent de très loin (hélices de canot) avec leurs har­
moniques, les graves du bouillonnement laissé par le battement des
pieds, surtout le carillon des bulles d'air expiré qui glissent et éclatent
le long des oreilles ; 2° alternativement : a. quand l'oreille émergée
est tournée vers le rivage, toute la rumeur de la ville, de la plage,
avec des éclats particuliers, une cloche, les pompiers, un klaxon, un
haut-parleur, les cris d'enfants au bain plus près ; b. quand l'oreille
s'ouvre vers le large, le clapotis tout près léchant l'oreille, petites
masses d'eau frottant les unes contre les autres, plus loin des vrom­
bissements de moteur, appels de mouettes. - En crawl le corps
pivote, roule tout entier autour de son axe le plus long, ce qui ouvre
une oreille en fermant l'autre, alternativement. Le mouvement agit

205
Des dispositift pulsionnels

comme machine à produire des sons, instrument de musique ; mais


les bruits produits par le mouvement lui-même font partie de ces sons.
Pieds battant comme des pales, bras ramassant comme des fourches,
battant ramassant quoi, des choses ? non, de l'énergie,, de l'inertie,
donc faisane frottements et chocs, inspirations et expirations en force,
le cœur venant ajouter ses coups à ce remue-ménage. Il ne faut pas
dire que le corps ne s'entend pas dans l'effort ec cette gaieté (encore
une idée de Leriche), il est opérateur de sons transitable cerces, mais
ses propres bruits, son travail bruyant sont en jeu dans cette action.
Ce qui se passe n'est pas ce qui est censé se passer selon l'idéologie
de la « culture physique », la maîtrise du corps, etc. ; ce qui se passe
est mouvement et musique sans apparence. Pas domination, méta­
morphose. Savoir crawler n'est pas un pouvoir-sur, mais puissances
de sonorités (et aussi d'attouchements, de couleurs). - Nageant à
côté d'un ami, nous ne voulons pas Je pouvoir l'un sur l'autre ou
sur l'eau, montrer que l'un esc plus fort que l'autre, vaincre le
temps, etc., autres impulsions obsessionnelles ou paranoïaques que
nourrit l'esprit du politique ec de l'économie politique, nous ne
voulons rien vaincre, du toue, ne rien nous approprier, mais faire de
la musique ensemble. Quand je respire de son côté, un œil et une
oreille émergés, je vois glisser son nez comme posé sur l'eau, j'entends
le claquement de ses paumes qui viennent et reviennent chercher la
surface, il nage comme s'il volait (moi comme un lourd cétacé
plutôt), tantôt nous sommes au même rythme, tantôt ça se décroche,
et rien que cela est aussi bon que les inventions polyrychmiques du
Sacre du printemps. Non pas maîtrise du corps, mais sa dissolution
dans le fonctionnement.

Description beaucoup trop phénoménologique encore, trop rap­


portée à un sujet de l'expérience. Il faudrait montrer que ce dispositif
est fait de stases d'énergie : régulation du rythme respiratoire, syn­
chronisation des mouvements de mains et d'épaules, désynchroni­
sation des bras et des jambes, blocage des genoux, mollesse des
chevilles, etc., c'est-à-dire série d'investissements qui rendent possible
cette modalité de danse dans l'eau. En deçà, l'arbitraire imprévisible,
fou, du désir qui va s'investir dans ce dispositif-là et vous rendre
capable de crawler. Et il faudrait mettre en compte la rébellion des
processus primaires, qui viennent toue à coup désunir le nageur, le
faire s'étouffer, rire, s'arrêter, avoir peur, faire grincer la machine.

206
P/usieurs silences

« Comme le poisson dans l'eau >>, cela devrait se dire : l'extinction


de l'apparence, la suppression de la relation théâtrale entre le Prince,
ce prince potentiel qu'est toue militant, et les masses ( = gens qui
ne sont pas bien placés, qui entendent trop, qui sont plongés dans
le bruit, les résonances, les échos, les réverbérations). En tout cas :
pas comme le chef sur la tribune. Et pas non plus comme la bonne
machine dans son milieu. Imaginez l'eau menaçant le poisson de le
noyer. Ou lui enseignant qu'il n'est lui-même que de l'eau. Imaginez
une tempête : la musique du bon poisson couverte et dissoute par
les froissements des courants de fond et la résonance des déferlements.

En pleine nuit, loin au fond de l'appartement ( = appartement


bourgeois fin XIX') , il entendit ce que partout autour de lui les
adultes appelaient une « scène », « faire une scène », des bruits humains,
mais d'intensité, hauteur, durée inhumains, il se leva sans bruit
= avec craquements du vieux lit, crissement des planchers, grince­
ments de porte, il s'approcha de la source supposée, la porte de la
chambre des parents, porte faisant alors fonction de rideau de scène,
d'écran, il devina que sa mère criait, pleurait, suppliait, « il n'y a
plus un sou dans la maison », que son père se retournait dans le lit,
muet de fureur impuissance, il entendit ses soupirs irrités accom­
pagnés des gémissements du sommier. C'était pendant la crise, les
années 1934- 1 93 5 à Paris, son père n'avait plus de travail. Il enten­
dait son cœur battre dans ses oreilles. Souvenir-écran ? (Mais avec
Freud on reste dans les écrans de toute manière : tout est écran si
l'on suppose une origine. Sup-position est déjà production d'apparence,
théâtre.) En tout cas : expérience musicale et musique expérimentale,
sans succès ni échec, mais avec événement : celui-ci balayant d'un
coup l'économie libidinale, l'économie politique et l'économie sonore.

Freud dit à l'hystérique : vous voyez des scènes, vous avez des
fantasmes, dites-moi ce que vous voyez ; · à mesure que vous me le
direz, la consistance des images va se liquider. Donc il y a un théâtre
d'images, dont l'hystérique est la spectatrice sur le divan. Et là­
dessus, Freud construit un deuxième dispositif où l'hystérique est
l'actrice, l'analyste l'auditeur invisible ; au théâtre succède la radio ;
plus exactement : radio branchée sur la salle de théâtre, l'auditeur
ne voyant pas lui-même la: scène, comme dans les commentaires
radiophoniques de matches de boxe, de football. Les charges investies
en images vont se dépenser, mais en mots. Ces mots (du patient, du

207
Des dispositifs pulsionnels

commentateur) vont venir buter sur le silence de l'analyste : silence


énergétique, s'entend, ces mots donnés en demande d'amour resteront
sans réponse. S'il y avait réponse de l'analyste, ce serait comme s'il
montait lui-même sur la scène à fantasmes, la Phantasie loin de se
.
dissoudre se renforcerait : ce qui se passe dans la vie quotidienne,
imaginaire, où l'hystérique a des yeux et n'entend pas. Mais ici dans
le cabinet du docteur Freud, il s'agit d'entendre ce qui se tait dans
et par la mise en scène fantasmatique. Le silence de l'analyste doit
mettre lin ( ?) au silence de l'hystérique. Effacement des opérations
de production dans le symptôme, exhibition de ces mêmes opérations
dans l'analyse : deux silences à fonction inverse, le silence du bruie,
de l'imaginaire, le silence de la structure, du symbolique ; et comme
tremplin de l'un à l'autre, le silence de l'analyste. Mais tout cela
complémentaire, éléments d'un seul dispositif, celui de l'analyse. Les
mots que l'hystérique adresse à l'analyste véhiculent la rumeur des
affects, ils rencontrent le silence du docteur, grâce auquel ils vont
venir se distribuer dans le « pur » silence de la ratio, celui qui sépare
les unités distinctives (phonèmes) et permet .de reconnaître le signi­
fiant langagier et de communiquer. C'est pourquoi la scène racontée
dans ces conditions à l'analyste sera « libérée » remise en circulation,
liquidée, « rachetée » dit Freud, le fantôme-fantasme qui l'enchaînait
sera révoqué, le vrai Dieu, Logos, l'emportera.

On die qu'il n'y a pas de musique chez Freud. Pas comme thème ;
mais comme dispositif, il y en a autant que dans l'Exode, et cela
conduit à repérer sa parenté avec Schoenberg. L'hystérique est le
peuple d'Israël, qui désire des signes (des réponses) et des idoles, et
qui danse et chante autour du Veau d'or : pour Freud, c'est Strauss,
les Italiens, les catholiques (Wagner, les femmes ?). Jahvé pour sa
part ne chance pas et n'est pas chantable : il existe \Jn coure texte
de Freud sur les voyelles en hébreu et l'imprononçabilité du tétra­
gramme : pouvoir 11oiser le nom du père, ce serait lui conférer une
présence sensible, sensuelle, idolâtrique. La musique tonale appartient
à la scène fantasmatique. (Voyez le texte sur le fantasme du petit
bruit rythmé, donc le metteur en scène supposé par Freud est la
masturbation clitoridienne.) Aron le faible est un adorable ténor, qui
a en partage la mélodie et l'espressivo. Quant à Moïse, il parle au
bord du chant sans chanter, parle · en modulant : on dirait que c'est
pour lui que Schoenberg a inventé le Sprechgesang ; son livret est le
moins équivoque qui soit, qui commence par : Einziger, ewiger,

208
Plusieurs silences

al!gegenwi:irtiger, unsichtbarer und unvorstellbarer Gott (acte 1 , sc. 1 ) .


La musique d u dispositif de l a cure, c'est celle de l'opéra Moise et
Aron de Schoenberg. Œuvre inachevée, analyse interminable. Comme
le judaïsme, l'analyse, notamment lacanienne, met en principe que
l'on doit dissiper le silence-bruit des passions en passant par le ·silence
du Signifiant. Par un . renversement isomorphe à celui du judaïsme,
elle nomme signifiant non pas, comme c'est le cas en linguistique,
le donné, la « face sensible du signe » pour les locuteurs, mais le
« sujet » supposé producteur du système des signes. Non pas les mots

d'Aron ou Moïse, mais le silence de Jahvé = le silence qu'il observe


(pas de réponse), et le silence qu'il fait observer (imprononçable).
Dans ce dispositif l'analyste est le commutateur (lui-même silencieux)
d'un silence dans l'autre, comme Moïse. Le Sprechgesang est transit
du silence mélodique passionnel en silence systématique, combina­
toire ; ce transit se soutient du silence du père.

Schoenberg est le Luther de la musique nouvelle, le sérialisme a


été son Église réformée ; comme Freud a été le Luther de l'inconscient,
disent Deleuze et Guattari ; comme Adam Smith a été le Luther de
!"économie politique moderne, dit Engels. On critique la religion
dans le cadre des religions, la musique dans le cadre de la musique,
la conscience dans le cadre de la science et la psychiatrie dans le
cadre de la thérapeutique, l'économie politique dans le cadre de la
propriété privée. Ces cadres sont les limites du temple, ou du musée
(salle de concert), ou de l'étude de notaire ou du cabinet : limites ( 1 ) ,
celles d u bâtiment. L a Réforme est seulement l a destruction des
limites (2), celles qui à l'intérieur du bâtiment séparent, dans le
dispositif théâtral (religieux-politique-musical-pictural) dit « à l'ita­
lienne », la salle et la scène. Cadre de scène, le chœur autour de
l'autel, l'estrade du chef, la tribune du tribun, le cadre du tableau :
séparations supposées non franchissables sans travestissement. Cachées
dans les limites (2), les vraies limites (3), les opérateurs effacés d'ef­
facement, de la mise en scène, de l'harmonie et de la composition,
de la rhétorique et du pouvoir, de la construction dite légitime.
Schoenberg veut détruire l'apparence, dit très bien Adorno ; exode
de Schoenberg loin de l' Égypte musicale, de la modulation continue
wagnérienne, de l'expressionnisme, de la musica ficta, en direction
du désert, de la pauvreté volontaire des moyens : la série, les deux
opérations (renversement et rétrogradation), les quatre P?Sitions a,
a ' , 1/a, 1/a' . Cette pauvreté par sa rigueur même va permettre

209
Des dispositifs pulsionnels

d'affronter la dissonance dans coutes ses conséquences : j'ai voulu


atteindre tous ceux qui cherchent leur salut personnel dans la voie du
juste milieu. Car elle est le seul chemin qui ne mène pas à Rome ( = à
la Terre promise). Or ceux-là s'y engagent qui, gourmands, grappillent
des dissonances, voulant ainsi passer pour modernes, mais n'ont pas
l'audace d'en tirer les conséquences, le1que//es résultent non seulement
des dissonances elles-mêmes, mais aussi, et bien davantage, des conso­
nances qui les ont précédées (« Préface » aux Trois Satires, 1925).
Étendre complètement le principe de la dissonance, c'est cesser de
faire marcher- l'oreille : principe d'immobilisation, qui est le même
qu'observait vingt-cinq ans plus tôt l'œil de Cézanne dans la cam­
pagne aixoise, et par lequel ce Moïse de la nouvelle peinture désirait
lui aussi cesser de « faire marcher » l'œil. Maintenant on va rester
sur place, il n'y aura pas de résolution, de point de fuite où le divers
vient se rassembler, il n'y aura pas d'histoire, d'épiphanie salutaire,
il y a un langage sans intention, qui exige, qui exige non pas religion,
mais foi. Schoenberg critique la musique comme récit édifiant, il
veut en faire un discours, produit par une langue qui est un système
arbicraire, mais développé dans coutes ses conséquences (langue de
Jahvé), et ainsi toujours éprouvé comme irrecevable et tragique :
quelque chose comme l'inconscient selon Lacan ? Une nouvelle trans­
cendance est introduite dans le matériau sonore, coute familiarité
devient impossible, le tragique l'emporte, comme chez Freud. Ce
qui est recherché avec la « technique » dodécaphonique et sérielle
comme avec la « technique » analytique, c'est le tragique, c'est-à­
dire ce qui, aux yeux de Freud comme de Schoenberg, fait entièrement
défaut au positivisme scientifique ou musical du XIX" siècle. Le
tragique est l'intensité hors signification, mais rapportée à l'intention
d'un Autre.

Le retour du judaïsme comme dispositif profond commun aux


deux œuvres a bien fonction critique par rapport à la société et à
l'idéologie a-critiques, comme Adorno le dit de Schoenberg, mais
sans doute pas là où Adorno l'attend. La désensibilisation du matériau
ne peut pas être imputée à la société industrielle et à ses techniques
de reproduction mécanique (lesquelles, nous le savons, peuvent aussi
bien produire l'inverse, l'hypersensibilisation du matériau, il suffit
d'entendre les musiques de Kagel, Cage, Xenakis, Zappa, Hendrix),
elle n'est .nullement pensable sous le concept benjaminien de la
destruction de l'aura, qui appartient lui aussi à la pensée négative

2 10
Plusieurs silences

du chef-d'œuvre perdu, de la technologie moderne comme aliénation.


Cette désensibilisation chez Schoenberg ou Lacan relève en vérité de
l'image de la thérapeutique qui hante l'œuvre de Schoenberg autant
que celle de Freud : thérapeutique par renforcement du discours, du
discontinu, du rationnel, de la loi, du silence-loi, de la négativité,
et ce non pas dans l'esprit du positivisme, mais dans celui du
négativisme tragique, du destin, de l'inconscient, du dessaisissement.
Ce négativisme tragique, l' œuvre freudienne et postfreudienne nous
apprend en quoi il consiste : le rabattement du dispositif de la cure,
q u transfert contrôlé, par-dessus le processus primaire, la reconsti­
tution du théâtre critique dans le cabinet (après la destitution du
supposé théâtre précritique de la chambre parentale et de la Phantasie
visuelle) occultanc la découverte vertigineuse de la déplaçabilité
libidinale, du travail, du nomadisme primaire. - Et ce rabattement,
cette restauration ignorés de Freud lui-même, ignorés dans leur arbi­
traire, dans leur folie injustifiable de dispo1itif, de figure de l'in­
conscient de la psychanaly1e elle-même. (Ignorés et soupçonnés : relisez
la fin de l'analyse du président Schreber, où Freud écrit en substance :
rien ne ressemble plus à ma propre théorie des pulsions et investis­
sements que celle des rayons schrébériens, mais tout de même je l'ai
trouvée le premier et j'ai des témoins ! Y a-t-il plus de théorie vraie
dans son délire, ou plus de délire dans ma théorie ? L'avenir le dira . . .
- E t encore dans Moüe et le Monothéisme, texte ultime, tout encier
porté par la question : en quoi donc consiste la folie propre [ce
dispositif propre] qu'est le judaïsme ?)

Il y a eu un moment, l'époque d'Humain, trop humain, où


Nietzsche a désiré cette musique tragique, intellectuelle, antiwagné­
rienne, sobre, critique, voltairienne-paulinienne-mosaïque, époque de
la convalescence, époque non affirmative, époque qui était en somme
à la fois malade et bien portante comme « l'époque ». Mais quand
Nietzsche enjambe « l'époque », vient occuper son inactualité-intem­
pestivité propre, ce n'est plus le critique qu'il lui faut, le nihilisme,
même véritable, le judaïsme qu'il aimait lui aussi tellement, mais
c'est l'affirmatif, c'est la musique de Cage.

Though hiJ experience waJ space-time, écrie Cage de Schoenberg,


hi1 idea of unity was two-dimensiona/ : vertical and horizontal. On
paper. Cette « idée » n'est pas seulement technique, technique des
accords reprenant en hauteur des segments de la série horizontale ;

211
Des dispo1itift pu!Jionne!s

cette idée est la prédominance de l'écrit, de la loi, comme de ce qui


détruit l'illusion : pas de surface apparente pour l'inscription d'un
texte, puisque pas d'etfet de profondeur, pas d'arrière-plan. La Tora,
discours sans épaisseur, au lieu des idoles. Esc-ce par hasard que la
remarque de Cage suit immédiatement celle-ci : He wa1 depre11ed
by critici1m becau1e ·there were no /imitation1 to hi1 1en1e of re1pon1a­
bi/ity ? Ces limitations abolies, ce sont les limites (2) et (3) ; cette
responsabilité, c'est le pouvoir d'être saisi par la parole qui vous est
adressée, avant même d'avoir entendu ce qu'elle dit, comme l'ex­
plique Levinas.

Il a fallu le développement complet de la « pauvreté » sérielle


après la Seconde Guerre mondiale, pour que soit saisie sa pauvreté
sans guillemets, que voici ouvertement exposée : après les premiers
pas dans la méthode des douze sons ( 1 9 1 4- 1 9 1 5 , une symphonie
dont la dernière partie fut reprise dans L' Éche/le de Jacob, elle-même
inachevée), j'étaÏJ, écrit Schoenberg, toujourJ préoccupé par l'intention
de fonder la Jtructure de ma muJique consciemmmt à partir d'une idée
unificatrice qui devait produire non seulement toutu lei autrei idées,
mais auui régir leur accompagnement et lei accords, lei � harmonies 11
( 193 7). Où l'on entend clairement que ce dispositif musical reste
en tant que système d'exclusions et de liaisons des flux sonores,
analogue à celui de la musique tonale : Bach a dû écrire quelque
chose de cette sorte à propos de L'Offrande mu1icale. Schoenberg a
donc bien détruit les limites (2) et (3), mais non les limites ( 1 ) . La
satire est un genre littéraire, théâtral, la religion hébraïque une
religion, la critique politique une politique. Il n'y a plus de résolution
en accords de surface, plus d'apparence, mais il y a réserve dans le
silence de la composition ; comme l'analyste, le compositeur se tient
du côté du Signifiant. Or il ne suffit pas d'exhiber les limites (2) et
(3), comme fait Brecht, pour en finir avec la représentation comme
idéologie et fantasme. Le tragique aussi est un dispositif libidinal.
La théâtralité se reconstitue sur le tragique. La vertigineuse dissonance
devient mélodique. La psychanalyse a fait la critique de la domination
à l'italienne, à l'égyptienne, visuelle, fantasmatique, mais dans un
espace qui est encore un espace de domination, luthérienne, hébraïque,
auditive, sobre . . Ce dont il est besoin est une « pratique » (mot
probablement dénué de sens dês qu'il n'est plus rapporté à �n
« sujet ») non dominée, hors domaine, sans domu1, sans la coupole
du Duomo de Florence dans la petite boîte de Brunelleschi, mais

212
Plusieurs silencei

aussi sans le coffret de l'Arche d'alliance contenant les leccres carrées.


Sans !' archè ; ec sans même !' an-archè, Daniel Charles ! Interpréter
Cage avec Levinas, voire avec Heidegger, c'est persévérer dans le
nihilisme.

Quand Cage die : il n'y a pas de silence, il die : aucun Autre ne


détient la domination sur le son, il n'y a pas de Dieu, de Signifiant
comme principe d'unification, de composition. Il n'y a pas de filtrage,
de blancs réglés, d'exclusions ; donc plus d'œuvre non plus, plus la
clôture ( l ) qui détermine la musicalité comme région. Nous faisons
de la musique tout le temps, dès que nous cessons d'en faire une, nous
en commenfons une autre, comme après la vaisselle, on se brosse les dents
et on va se coucher : bruies, bruies, bruies. Et ce qu'il y a de plus sage,
c'est d'ouvrir nos oreilles immédiatement et d'entendre un son dans sa
soudaineté avant que notre pensée ait quelque chance de le transformer
en quelque chose de logique, d'abstrait ou de symbolique (A Year /rom
Monday) . Donc liquider, liquéfier la limite ( l ) , l'élément sélectif du
musical, qui fait qu'il y a tels sons à écouter ec celles oreilles capables
de les écouter (elles peuvent, par exemple, c'est un signe de leur
capacité, se payer des places, de bonnes places, places de princes, à
l'intérieur de la salle de concert). Détruire la limite ( 1), c'est établir
cout bruit comme son, bruit du corps, et les bruies inouïs du « corps »
social. Le silence esc déplacé : ce n'est plus le silence du compositeur,
du signifiant, de Jahvé, qui doit rester inentendu, être effacé, mais
le silence comme bruie-son du corps involontaire, de la libido errant
sur les corps, sur les villes, sur la « nature », qu'il faut entendre.

Un parci politique critique s'installe aussi dans le silence du


signifiant, dans le silence de la domination, il creuse la surface de
l'expérience en apparence, et même s'il décide qu'il ne prendra pas
le pouvoir, le pouvoir a déjà pris en lui en cane qu'il répète ce
dispositif de l'apparence et de l'effacement, du théâtre, de la politique
comme domaine. La « résolution tonale » serait-elle toujours reportée,
ce sera un parti politique tragique, ce sera la dialectique négative de
l'Aufklarung ; c'est l'école de Francfort, le marxisme démythologisé,
luthérien, nihiliste.

La réponse n'est pas le spontanéisme : car les sons ne sont pas des
hommes, comme dit Cage, les flux libidinaux ne sont pas des hommes,
la liberté n'est pas celle de quelqu'un, l'activité n'est pas expression.

213
Des dispositifs pulsionnels

Le spontanéisme rabat encore les commutations énergétiques sur une


mémoire, un sujet, une identité. Il appartient encore à la théâtralité
(la « nature », qu'il invoque, est l'unique sujet du théâtre occidental :
son « extérieur »). Je ne sais pas quelle est la réponse. La question
est : quel est le silence du kapital, son silence de compositeur et de
metteur en scène ? - Première réponse : c'est la loi de la valeur, la
règle unique de l' échangeabilité en quanta égaux (de force de tra­
vail ?). Or cette loi permet, encourage les dissonances : les objets
(sonores et autres) les plus hétéroclites trouvent cours dans cette
composition, du moment qu'ils sont échangeables (vendables). Nous
n'avons pas à pleurer là-dessus, nous ne voulons pas plus d'ordre,
une musique plus tonale, ou plus unitaire, ou plus riche et élégance.
Nous voulons moins d'ordre, plus de circulation aléatoire, de libre
errance : l'abolition de la loi de la valeur. Celle-ci est constitutive
du corps du kapital comme surface à percer, comme apparence. -
Deuxième réponse : Daniel Buren écrit à propos de Documenta 5
(Kassel 1972) : « De plus en plus le sujet d'une exposition tend à
ne plus être l'exposition d'œuvres d'art, mais l'exposition de l'ex­
position comme œuvre d'art [ . . ]. L'œuvre ne sert plus aujourd'hui
.

que de gadget décoratif à la survivance du Musée en tant que


tableau, tableau dont l'auteur ne serait autre que l'organisateur de
l'exposition lui-même. » Transposez au Kapical : il est produktion,
non plus de produits, mais de productions ; konsommacion, non
plus d'objets, mais de consommations ; il est musikke, non plus de
sons, mais de musiques. De sorte que la question est : le silence
entendu dans les bruits, immediately, suddeniy, n'est-il pas encore
dominé par le silence inencendu du kompositeur-organisateur, le
capital ? Le kapital n'est-il pas le metteur en scène des bruies et des
silences mêmes, en tant que mises en scène ? - Détruire l'œuvre,
mais détruire aussi l'œuvre des œuvres et des non-œuvres, le kapi­
calisme comme musée, mémoire de cout ce qui est possible ? Démé­
moriser comme l'inconscient ?
N ores sur le Retour
et le Capital

l . Du moment que nous nous mettons à parler ici, nous sommes


dans la représentation et dans la théologie. Les murs de ce château,
ce sont les murs du musée, soie la mise à l'écact des affects et le
privilège d'exterritorialité accordé aux concepts ; mise en réserve des
intensités, leur quiescence, donc leur mise en scène.

2. Ce qui suscite la représentation, c'est la faiblesse, la perte


d'intensité, la mise en veilleuse, la normalisation. Même si l'on
supprime les murs du château, même si nous tenons ces discours
dans le métro, ils resteront corrompus, comme dit Nietzsche. La
condition de représentation est interne au discours philosophique. Il
y a congruence de l'affaiblissement des intensités dans le discours
philosophique, de la produaion des concepts (c'est-à-dire d'écarts
réglés dans l'ordre de la signification) et de la mise en représentation
(Aurore, 42). Cecce dernière est avant toue une mise en extériorité à
/'intérieur : scène à l'intérieur de l'ensemble scène/salle. C'est cela,
Wagner. Et c'est cela, la théologie. C'est donc le discours philoso­
phique comme discours de décharge « secondaire », au sens freudien,
par une mise en scène représentative, qui finit par être condamné de
fait, dans le scyle : L'Antéchrist, &ce Homo, dernières Lettres. (Mais

215
Des dispositifs pulsionnels

il l'est sans doute dès le début - et par exemple nettement dans


Aurore, 44, sur origine et signification, avec la conclusion des manus­
crits de Marienbad, été 1 880.) Les mors valent comme intensités
non comme significations.
S'interroger sur � valent comme » : tout à l'heure.

3. Peu important, très impertinent d'insister sur le fait que la


représentation ne cessera de se reproduire, y compris à partir du
discours nietzschéen le plus violent. Non seulement peu important,
très impertinent, mais grave défaillance par rapport à ce que dit
Nietzsche, à ce qu'il désire : insistance sur la clôture de la représen­
tation, c'est théologie, non pas dans le thème, mais dans la position.
Car c'est séjourner dans le secondaire, l'écart réglé, le système, la
discursivité, c'est-à-dire l'énergétique à son point le plus tiède, gris ;
c'est arrêter tous les moments, les intensités, les processus d'affects,
au minimum de tension, c'est donc par là même, se placer (position)
dans la possibilité de la représentation, qui naît de cet affaiblissement.
C'est rester dans le déclin, déclin de Zarathoustm redescendant, rester
dans /'après-midi, du côté de la chouette hégélienne.

4. Il y a une sorte de défaillance simultanée : deux défaillances


condensées ; la défaillance à l'égard de la transvaluation ou du Retour,
c'est-à-dire du désir de Nietzsche, est aussi et simultanément la
défaillance impliquée dans tout discours philosophique comme théo­
logique. La faiblesse et la dépression nostalgique d'avoir / ne pas
avoir la présence, la tristesse de reconnaître / méconnaître la repré­
sentation, la corruption du oui et du non : c'est cela qui peut porter
à lire Nietzsche à son tour, Nietzsche lui-même, comme un échec,
comme une expérience de présentation qui se solde par une nouvelle
représentation. Mais encore une fois, cela n'est possible que si l'on
se maintient dans l'intensité médiocre, dans le processus secondaire,
dans l'énergie canalisée, quiescence, dans l'ordre du signifiant, dans
le discours philosophique en tant qu'incluant tous les discours (ordi­
naire, scientifique, religieux, politique . . . ). Autant metrre Nietzsche
au programme de l'agrégation, c'est-à-dire dans l'enfermement le
plus étroit, grisâtre et tiède de la représentation culturelle « cultivée » .

5. S i l'on fait une théorie d e l' Éternel Retour· o u' d e la transva­


luation, on fait encore pareil : on est placé dans la dépression, dans
la demande, la demande de sens, et l'on produit en représentation

2 16
Notes sur le Retour et le Cap ital

quelque chose qui peut nous en guérir. Une pu rge arisrotélicienne.


Un fantasme freudien. Une réconciliation sur une base dépressiv�.
Une fausse force, une force là-bas, une force obscène, gesticulante,
théologique, « wagnérienne » .

6 . Un discours au maximum d'intensiré ? C'est beaucoup plus


qu'une déconstruction, elle-même peut-être simplement amusement
dégénéré. C'est beaucoup plus qu'un cri, aussi, car le cri appartient
encore, et Nietzsche le sait (cf. sa haine de Rousseau et du roman­
tisme), à la représentation et à la théologie : renvoi et/ ou évocation
d'une origine, la nature. Contre le cri, Nietzsche soutient toujours,
jusqu'en 1 888, la forme, la belle forme sévère, la minutie, le travail,
la réserve, le classicisme, les Français. Comment comprendre à la
fois Voltaire et la fureur de Dionysos ?

7. G.D. me demandait : alors qu'est-ce que ce serait, une lecture


intensive de Nietzsche ? - Sûrement pas une lecture au sens d'inter­
prétation, d'herméneutique, moins encore d'accumulation de savoir.
Il faudrait repartir de l'aphorisme 208 d' Humain, trop humain I où
!'auteur devient cendre et où le livre est ce qui transmet !'énergie à
son maximum d'intensité :
« C'est pour !'écrivain une surprise toujours renouvelée que son
livre continue à vivre de sa vie propre dès qu'il s'est détaché de lui ;
il a l'impression qu'aurait un insecte dont une partie se seraic séparée
pour aller désormais son chemin à elle. Il se peut qu' il !'oublie
presque complètement, qu'il s'élève au-dessus des idées qu'il y a
mises, qu'il ne le comprenne même plus et qu'il ait perdu ces ailes
dont le vol l'emportait du temps qu'il méditait ce livre : celui-ci
cherche cependant ses lecteurs, allume la vie, inspire la joie, leffroi,
engendre de nouvelles œuvres, devient l'âme de quelques desseins,
de certains actes - bref, il vit comme un être doué d'âme et d'esprit
et n'est pourtant pas une personne. Le lot le plus heureux, l'auteur
!'aura tiré qui pourra dire sur ses vieux jours que dans ses écrits
continue à vivre cout ce qu'il y avait en lui de pensées et de sentiments
porteurs de vie, de force, d'élévation, de lumière, et qu'il ne représente
plus lui-même que la cendre grise tandis que le feu en a été sauvé
et propagé à cous les horizons. - Si maintenant !'on considère que
coute action humaine, et pas seulement un livre, finit de quelque
façon par déterminer d'autres actions, résolutions ou pensées, que
tout ce qui arrive s'enchaîne indissolublement à tout ce qui arrivera,

217
De.r dispositift pulsionne/J

on reconnaîtra qu'il existe une immortalité réelle, celle du mouve­


ment [ ]. »
. . .

C'est une affaire de métamorphose : « De même que les glaciers


s'accroissent quand le soleil darde des feux plus intenses qu'aupa­
ravant sur les mers des régions équatoriales, il se peut bien aussi
qu'une libre pensée très forte et en pleine extension atteste qu'il y
a quelque part une ardeur de sentiment extraordinairement accrue »
(Humain, trop humain, 2 3 2).
La lecture intensive, c'est la production de nouvelles intensités,
différences. La lecture esc un moment de la métamorphose générale,
dans le Retour. Le livre lui-même, en tant que non-livre, que jets
d'incandescence, est simplement forme métamorphique, profondé­
ment obsolescence. L'auteur s'anéantit dans l'écrit, l'écrit s'anéantit
dans les lecteurs. (Nous chez Nietzsche, c'est la région où cette
métamorphose opère.) L'anéantissement est plutôt dissolution, lyse,
liquidation, perte du quanc-à-soi, du quanc-à-l'ceuvre, du quant-à­
la-significacion, - mais perte nullement négative, perte seulement du
point de vue du soi, de l'ceuvre, de la signification - c'est-à-dire de
la représentation ec de la théologie, de coures les instances bâties sur
la dimension spectaculaire, c'est-à-dire sur la dépression. Si l'on mec
l'accent sur la dimension de la perte, de la dissolution, c'est qu'on
est encore resté dans la dépression théologique, théologie du Je, du
Signifiant, du travail rabattu sur un Sujet. La métamorphose opère
affirmativement en tant que processus incessant, infini, toujours décalé,
déplacé, décentré.

8. Le décentrement est ce qui est congruent avec la différence.


Quand le processus repasse par les mêmes effets, il s'institue, il se
referme, il se bloque en objetï et sujets, dispositifs et inscriptions,
en quantités et écarts réglés, en structures et représentations. La
métamorphose, si elle était répétitive au sens usuel, c'est-à-dire
simplement réglée, si elle observait des règles d'écart constant -
comme quand le canal phonatoire, par le jeu réglé des resserrements
et des occlusions, transforme des expirations en phonèmes -, la
métamorphose serait clôture systémique et représentative. Le retour
serait le parcours de la structure.
.
9. Ici on �oit ce qu'est Nietzsche pour nous aujourd'hu i. Le Retour
réglé, c'est le Kapital. L'affirmation, c'est, ce sera, la dissolution de
la règle unique du Kapital, c'est-à-dire de la loi de la valeur.

2 18
Notes sur le Retour et le Capital

1 0 . Le Kapital est d'un côté production comme consommation,


consommation comme production, c'est-à-dire métamorphose sans fin
et sans but. Cette métamorphose opère comme dissolution des
anciennes institutions, précapitalistes ; mais aussi comme autodisso­
lution de ses propres institutions, constamment défaites et refaites.
] 'entends ici par institution tout ce qui se donne comme signification
scable (politique, juridique, culturelle . . . ), c'est-à-dire tout ce qui
repose sur un écart réglé, et donne lieu à représentation. Le caractère
interminable de la métamorphose des choses en hommes, des hommes
en choses, des produits en moyens de production et inversement,
l'économie en tant qu'économie non politique, c'est le Kapital qui
nous l'apprend. La modernité en tant qu'une telle dissolution est
profondément affirmative. Il n'y a pas de nihilisme dans ce mou­
vement. Il y a l'ébauche du surhumain ou inhumain :
« L'irresponsabilité totale de l'homme, tant pour ce qui est de ses
actes que de son être, est la goutte la plus amère que doive avaler
l'homme de la connaissance quand il était habitué à voir les lettres
de noblesse de son humanité dans la responsabilité et le devoir.
Toutes ses estimations, distinctions, aversions en sont faussées et
dévaluées ; son sentiment le plus profond, celui qu'il portait au
martyr, au héros, ne tenait qu'à une erreur ; il ne peut plus louer,
plus blâmer, puisqu'il n'y a ni rime ni raison à louer, à blâmer la
nature et la nécessité [ . ]. - Se rendre compte de cout cela peut certes
. .

causer de profondes souffrances, mais il y a alors une consolation :


ces souffrances sont les douleurs d'un enfantement [ . ]. Certains
..

hommes, capables de pareille tristesse (qu'il doit y en avoir peu !),


sont le lieu d'une première tentative qui décidera si l'humanité,
maintenant morale, peut se transformer pour devenir une humanité
sage [ . . ]. Une nouvelle habitude, celle de comprendre, de n'aimer et
.

de ne haïr point, d'élever son regard, va peu à peu prendre racine


en nous, dans le même sol, et sera peut-être assez puissance dans
des milliers d'années pour donner à l'humanité la force de produire
l'homme sage, innocent (conscient de son innocence) aussi réguliè­
rement qu'elle produit de nos jours l'homme qui n'est ni sage ni
juste dans la conscience de sa culpabilité - et qui est non pas le
contraire, mais l'ébauche nécessaire de l'autre. » (Humain, trop humain,
107).

� l l . Le Kapital est d'autre part la dépression, le nihilisme, et le


comble de la théologie. Non pas parce qu'il réintroduit des repré-

2 19
Du disporitift pulrionnelr

sentations et des institutions déjà détruites. Car en fait il ne le fait


pas. Il ne peut pas le faire, il plonge l'humanité dans la théologie
de l'athéisme, dans la théologie de l'a-théologie, dans la croyance en
(la mort _de) Dieu. Il ne réintroduit _rien, mais il repose lui-même
sur la loi de la valeur, c'est-à-dire sur l'égalité des parties en jeu
dans route métamorphose, force de travail-marchandise, marchandise­
argent, argent-marchandise. C'est cette égalité qui constitue les objets
et sujets apparents, représentés dans l'illusion du Retour. Et c'est
elle qui interdit que ce Retour soit le véritable voyage, parce qu'elle
contraint la métamorphose à repasser toujours par le même canal,
donc à r'inrtituer. - Ainsi elle se maintient à l'intensité moyenne, et
maintient avec elle l'humanité tout entière dans la dépression nihiliste
et dans la petite peur. (Ainsi le philosophe qui enseigne la perte du
sens et son caractère toujours différé est le pasteur de la théologie
néo-nihiliste, le prêtre de la religion de la marchandise.) Le Kapital
opère dans la petite peur et par la petite peur, par l'action de la
crainte de perdre (perdre son avoir, son travail, ses bénéfices, ses
avantages, sa santé = force de travail, sa vie). La crainte de perdre
dans la théologie néo-nihiliste est comme la crainte de garder dans
l'ancienne. Quand la représentation était que Dieu vit, il fallait que
la puissance et le désir lui soient réservés ; quand elle est qu'il est
mort, il faut qu'ils soient réservés à l'homme, c'est-à-dire au Kapital.

L'accroissement de puissance, le désir d'un potentiel rupérieur


12.
( =Volonté de puissance). devient dans le Kapital la croiuance, la
formation de Kapital, le développement, le vouloir-le-pouvoir.
C'est-à-dire que toute intensité maximale ou minimale est exclue
(surchauffe, récession, démocratie formelle, égalisation des voix).
N'est admise que l'énergie à la moyenne d'intensité normée, telle
qu'elle se laisse capter, véhiculer, écouler dans les canaux (des rapports
de production). Energie dont le potentiel intensif, la déplaçabilité,
a été exclu. Société qui marche au Valium. C'est cela (et non
l'aliénation, catégorie religieuse, si on la prend sans plus) qui est en
question dans les conditions de travail, dans la société de consom­
mation, dans la crise de civilisation, etc. Que par exemple la force
qui travaille et crée, devienne simplement la force-de-travail, mar­
chandise_ comptable en unités de temps.

1 3 . Il est très certain qu'il y a chez Freud une intuition toute


proche dans jenreit.r. . . Éros-Logos est le Kapital en tant que main-

220
Note1 Jur le Retour et le Capital

teneur d'unités constituées, d'institutions stables, d'investissements


toujours récupérables. La pu!Jion de mort n'est rien d'autre que
répétition, comme Éros, mais elle est relative à des effets qui, du
point de vue d' Éro11 du Kapital, sont saisissables seulement comme
mort, diSJolution. Il y a connivence de la pulsion de more et de la
multiplicité. Elle n'est pas une autre pulsion, une autre énergie. Elle
est la même énergie en cane que déréglée, déréglance. C'est-à-dire :
elle est la possibilité d'accroître ou de diminuer le potentiel jusqu'à
des intensités iimiteJ : la joui1sance est à cet égard une espèce de
modèle, en tant qu'écarcèlement et mort par excès.
Nietzsche aussi demande plu1 de jouÎJsance. Que l'on relise par
exemple le quatrième article de la « Loi contre le christianisme » à
la fin de L'Antéchri1t. Et cet inédit de l'époque du Gai Savoir :
« Philosophie de l'indifférence. Ce qui jadis excitait le plus for­
tement, agit désormais tout autrement, n'est plus considéré qu'en
tant que jeu et passe pour tel (les passions et les travaux) , en tant
qu'une vie forclose principalement dans le non-vrai, mais dont on
jouit et que !'on cultive esthétiquement en tant que forme et charme,
nous nous comportons comme des enfants à l'égard de ce qui
constituait jadis le 1érieux de i'exi1tence. Mais notre propre aspiration
au sérieux est de tout comprendre comme devenant, de nous dénier
en tant qu'individu, de balayer le monde par le plu1 d'yeux possible,
de vivre dans des impulsions et dans des occupations propres à nous
former des yeux, de nous livrer un temp1 à la vie pour laisser ensuite
se reposer un temps notre œil sur elle [ . ]. Comment la vie se
. .

comportera-t-elle quant à la somme de sa bonne santé ? Un jeu


d'enfantJ sur lequel se pose l'œil du sage, disposer du pouvoir sur
tel ou tel état - et la mort quand rien n 'est possible. Or voici la
connaissance la plus lourde et qui rend tous les genres de vie
terriblement aléatoires : il faut pouvoir démontrer un excédent absolu
de plaisir, autrement il n'y a qu'à choisir l'anéantissement de nous­
mêmes eu égard à l'humanité en tant que moyen d'anéantir l'hu­
manité [ .. ]. » (Le Gai Savoir, fragment inédit 1 1 (220), traduction
.

de P. Klossowski modifiée par K. Rijyk dans un inédit de mars


1 972.)
Mais chez Freud, la problématique de la pulsion de mort reste
coincée dans une métaphore structurale (le système dit de l'appareil
psychique)", le jeu des pulsions lui-même pensé en termes de inéca­
J,z ique quantitative-qualitative (comme dit Klossowski) excluant vrai-
ment !'intensité.

22 1
Des dispositift pulsionnels

Néanmoins il s'agit bien d'une économique, et il s'agit bien de


mouvements d'affects, en dehors des représentations. (Analyser la
théorie de la représentation chez Freud : la fabrication du fantasme,
du rêve à partir du manque, de la dép�ession et de la charge.
L'implication devrait être : relever ou maintenir l'intensité pour
obtenir la métamorphose énergétique la plus haute. L'implication
sera : obtenir la décharge dans le dispositif langagier judaïque de la
relation analytique.)

14. Par rapport au capitalisme, même solution : relever ou main­


tenir l'intensité au plus haut pour obtenir la métamorphose éner­
gétique la plus forte (Macht). C'est l'affirmation. Qu'est-ce que cela
peut vouloir dire, comment cela peut-il se spécifier, une politique
nietzschéenne est-elle possible qui ne soit pas la « grande politique »
de la dernière période, le complot, la lettre à Bismarck et à l'empereur
- politique qui va se prolonger tout naturellement dans le cérémonial
des réceptions à Turin, à Bâle, à Iéna . . . et dans le fragment « Recon­
vertir la politique » (cité par Klossowski dans le Cercle vicieux,
p. 2 1 5) ?
L'Umvertung doit toucher vraiment la politique, le fait politique.
Même dans les mouvements les plus critiques, la politique reste
profondément intacte. Daniel Cohn-Bendit disant : au fond je suis
un vieux politique ; les situationnistes, conservant sous leur style
Saint-Simon xx• siècle, une attache intacte à l'hégélianisme, et donc
au christianisme ; le SOS allemand dominé, dans sa problématique,
par la pensée de Francfort, par la pensée critique et la dialectique
négative.

1 5 . Il n'y a pas assez d'affirmation dans la vieille Europe. Nietzsche


disait : il faut que se rencontrent l'incessante agitation de l'Europe
et des USA avec la dissolution qui vient de l'Orient (russe, asiatique) ;
alors on aura, dans cette combinaison, « la solution de l'énigme du
monde ». « L'agitation moderne s'accroît tellement que toutes les
grandes acquisitions de la civilisation se perdent du même coup ;
elles en viennent progressivement à manquer d'une signification
adéquate. La civilisation aboutit ainsi à une nouvelle barbarie. Mais
il ne faut pas canaliser l'humanité vers cet unique courar:t des
• hommes d'action Je mets mon espoir dans le contrepoids, l'élé­
• .

ment contemplatif du paysan russe et de l' Asiatique. C'est cet élément


qui corrigera quelque jour dans une large mesure le caractère de

222
Notes sur le Retour et le Capital

l'humanité. » « En allant vers l'ouest, la folie du mouvement ne cesse


de s'accroître, en sorte que tous les Européens paraissent déjà aux
Américains gens de loisir et de plaisir. / Là où les deux courants se
joignent et se confondent, l'humanité touche à son but : la connais­
sance suprême de la valeur de l'existence (impossible d'un côté paice
que l'activité de la pensée y est trop faible, impossible de l'autre
parce que cette activité y a pris une autre direction) . » « J'imagine
de futurs penseurs chez qui la perpétuelle agitation de l'Europe et
de l'Amérique s'associera à la contemplation asiatique, héritage de
centaines de générations : une telle combinaison conduira à la solution
de l'énigme du monde. En attendant, les libres esprits contemplatifs
ont leur mission : ils abolissent toutes les barrières qui font obstacle
à une interpénétration des hommes : religions, États, instincts monar­
chiques, illusions de richesse et de pauvreté, préjugés d'hygiène et
de race, etc. » (Humain, trop humain, fragments posthumes 1 7 [53 à
5 5].) Cette combinaison est en train de se faire. Le courant américain
symbolisé par le nom de John Cage, c'est cette combinaison déjà.

1 6 . On peut commencer à apercevoir cette combinaison là où elle


est le plus avancée, le plus expérimentée, où elle suscite le plus
d'expériences, d'inachèvements féconds (Humain, trop humain I, 1 99,
207 à mettre en rapport avec HTH 1, posth. 23 (26 ) : « Il n'y a
-

pas de choses »). Il y a un moment (Humain, trop humain justement)


où Nietzsche cherche à se guérir du wagnérisme, rousseauisme,
romantisme, cherche la mesure, le classique, Voltaire - et donc
penche vers une poiition critique. Il est à Wagner comme Adorno à
Stravinsky. La musique qu'attend ce Nietzsche-là, c'est celle que va
faire Schoenberg : se tenir au bord du Crépuscule, établir l' œuvre
dans un rapport d'analogie critique avec la « réalité », la société
(Aurore, 46 1 ) . Entkunstung, dissolution de l'« œuvre », c'est-à-dire
reprise sur soi, dans sa forme même, de ce qui se manifeste dans la
réalité comme dissolution. La nouvelle forme dissout son matériau,
mais le matériau n'est lui-même que le résidu de l'ancienne forme.
De même le « sentiment moral » est en réalité le jugement moral
des grands-parents : l'ancienne forme est devenue matériau. À dis­
soudre (Aurore, 3 5 ) . Ainsi la nouvelle forme est comme le Kapita/ :
dissonance = dissolution des anciens codes. Et plus précisément
désensibilisation; intellectualisation du matériau, qui correspond à la
�prédominance de la valeur d'échange dans la réalité sociale. La forme
est ici décisive (tel serait le voltairianisme, chez Nieczsche).

223
Des diJpositift pulsionnelJ

(Il y a aussi chez Klee un moment voltairien : quand il illustre


Candide, quand le dessin commence à rompre avec la facilité, la
pente du fantasme, pour se faire léger, critique.)

1 7 . Mais la musique qu'il fallait au dernier Nietzsche, c e n'était


déjà plus celle de Schoenberg-Adorno, c'est celle de Cage ou celle
de Kagel. La question n'y est plus celle de la forme en tant que
critique, mais du son en tant qu'intensité. Revaloriser le matériau,
c'est-à-dire abandonner le point de vue critique (et paranoïaque,
qu'il y a dans toute critique, - dogmatique), adopter quant à la
« réalité » le point de vue de l'affirmation. La dissolution des formes
et des individus dans la société dite « de consommation » doit être
affirmée. Elle est la dissolution des écarts réglés qui ont fait de la
musique une écriture, qui ont déprimé le 1on en note, qui ont refoulé
la sonorité pour elle-même (le Ton) . Mouvement esquissé déjà dans
la Klangfarbenmelodie. Mouvement que Cage, élève de Schoenberg,
va, après Webern, porter aussi loin que possible, non seulement en
détruisant la prétendue domination 1ur le temps qu'est le rythme et
l'organisation générale de la pièce musicale (voir ce que Berg a fait
des fulgurations de Büchner dans l'opéra très dialectique qu'est
Wozzeck !) - mais encore en détruisant le rapport silence/son, en
montrant que le silence est aussi du son (le son du sang dans les
oreilles, de la contraction musculaire dans les maxillaires), en bou­
leversant le rapport composition/exécution, le rapport exécutant/
auditoire, le rapport scène/salle de concert/ville, etc.
D. Charles a certainement raison de voir dans la non-œuvre de
Cage quelque chose comme le taoïsme (plutôt que le bouddhisme)
mis en rapport avec les objets techniques de l'Occident américain.
Cette mise en rapport elle-même est « taoïste » : non pas rapport de
domination de quelque chose par la technique, et par conséquent
rapport de domination de la technique pour quelque chose, mais
plutôt laiJser être le technique, le laisser produire, s'en faire l'ami.
Tao-to-King, 28 : « Connais le masculin, adhère au féminin, sois le
Ravin du Monde [ . ]. Connais la gloire, adhère à la disgrâce, sois
. .

la Vallée du monde, la vertu constante [virtu ?] est en lui. » Le


technique non plus comme arme ou outil dans une relation sujet/
objet, mais comme dispositif énergétique de branchement, susceptible
de produire par exemple des sonorités jamais produites, ·une Zwi­
schenwelt sonore. Caractère ouvert, expérimental, de ces actions cagistes.

224
Notes sur le Retour et le Capital

1 8. On va dire : c'est encore de la représentation, vous redoublez


les bruits du monde moderne à l'intérieur de votre salle de concert.
L'œuvre musicale sera un analogon de la réalité, vos happenings sont
encore des spectacles . . .
Klossowski situe le problème sous l'alternative : intensités ou
intentions (Le Cercle vicieux, p. 205). Quand les intensités deviennent
intentions, on entre dans la représentation. Et les intensités deviennent
coujours intentions quand elles sont médiocres, normées, convenues.
Aplatissement de l'Occident : sa « grégarité », le triomphe de l' in­
telligible, c'est-à-dire de l'échangeable (Le Cercle vicieux, p. 22 1).

19. Faut-il aller plus loin dans la concession ? Dire que chez
Nietzsche il y a aussi la thèse que l'être se représente (Le Cercle
vicieux, p. 195 ; voir aussi Aurore, 509, le fragment sur le troisième
œil : texte ambigu touchant la représentation), et que l'on est toujours
dans l'écart et l'illusion ? On doit pouvoir lire maint fragment de
cette façon, et comprendre l'Éternel Retour comme celui du Même . ..

Et rabattre Nietzsche sur les présocratiques ou les stoïciens. Mais


alors on « oublie » la Volonté de Puissance, c'est-à-dire le désir de
potentiel, le désir qui pousse à l'intensité forte, la pulsion comme
pure affirmation et répétition.
« Pulsion de mort » ; non parce qu'elle cherche la mort, mais parce
qu'elle est affirmation partielle, singulière, et subversion des totalités
apparentes (le Moi, la Société) dans l'instant de l'affirmation. Toute
haute émotion est effet de mort, dissolution de !'achevé, de l'histo­
rique. La volonté de puissance comme pulsion affirmative du singulier
fait que l'Éternel Retour n'est pas celui du Même, c'est-à-dire d'un
quelque chose (Dieu caché, dit Klossowski) qui se ce-présenterait dans
les singularités, devenues dès lors des « intentions ». Au centre du
Retour, il n'y a rien. Il n'y a pas de centre. Les singularités renvoient
les unes aux autres, sans référence au centre, au Sujet, au Signi­
fiant, etc. Elles renvoient, c'est-à-dire elles s'associent, se lient. Dans
la médiocre intensité (grégaire), une singularité s'associe à peu d'autres,
et selon des articulations stables, des institutions, des concaténations,
des causalités, des significations = des écarts réglés. Dans la très
haute (et très basse) intensité, une singularité se condense avec
beaucoup d'autres : elle est le point du cercle où se produit la
fulguration du cercle en tant que multitude d'intensités singulières
incompatibles simultanées. Hors représentation, la jouissance, l'ex­
trême souffrance sont des « expériences » de cette fulguration.

225
Des dispositifs pulsionnels

Ce renvoi est le valoir comme de tout à l'heure. Ce n'est pas


représenter du tout. C'est associer. L'empirisme de Nietzsche. Associer
est encore trop dire, c'est passer d'une singularité à une autre. C'est
la mascarade, masques jetés ou portés, mais rien sous les masques.
Enco�e ce thème du masque, du travesti, est-il suspect, vient-il du
théâtre.
Plutôt insister sur l'oubli. Dans la représentation et l'opposition,
il y a la mémoire : passant d'une singularité à l'autre, l'une et l'autre
sont maintenues ensemble (par des canaux de circulation, par des
dispositifs, par des fantasmes ou figures libidinales des investisse­
ments). Dans cette mémoire est impliquée une identité, le Même.
Dans l'Éternel Retour, en tant que désir de potentiel, justement pas
de mémoire. Le voyage est un passage sans trace, un oubli, des
instantanés qui ne sont multiples que pour le discours, pas pour
eux-mêmes. C'est pourquoi il n'y a pas de représentation pour ce ·
voyage, pour ce nomadisme des intensités.
Je viens de décrire Mureau, la dernière « œuvre » simultanée de
Cage et Tudor, entendue à Bâle. Il y a l'Orient, mais sans la piété.
Et le Wille de l'Occident dans sa modernité, mais sans la loi de la
valeur.

20. Que peut être une politique sans mémoire, anhistorique, et


de ce fait non représentative ? Celle qui est cherchée dans les moments
les plus intenses de la lutte politique depuis au moins un siècle,
gestion directe, non-représentativité, révocabilité à chaque instant,
ponctualité des actions et leur intensité, est évidemment en rapport
avec cette question. Il reste à débarrasser cette expérimentation poli­
tique de son rousseauisme. Par rapport au gauchisme, la politique
recherchée devrait être dans le même rapport que Nietzsche avec
Wagner : le dénoncer comme fausse rupture avec la pouillerie poli­
tique, comme maintien sous-jacent dans la théâtralité du politique
reçu, comme promesse religieuse de réconciliation.

21. Plus important que le gauchisme politique, plus proche d'un


rapprochement des intensités : vaste mouvement souterrain, hésitant,
plutôt un remuement par lequel la loi de la valeur est désaffectée.
Freinages à la production, saisies sans contrepartie à la consommation,
refus de « travailler » , communautés (illusoires ?), happenings, mou­
vements de libération sexuelle, occupations, squattings, productions
de sons, de mots, de couleurs sans « intention d'œuvre ». Voici les

226
Notes sur le Retour et le Capital

« hommes de surcroît », les ' maîtres » d'aujourd'hui : marginaux,


peintres expérimentaux, pop, hippies et yippies, parasites, fous,
internés ? Il y a plus d'intensité et moins d'intention dans une heure
de leur vie que dans mille mots d'un philosophe professionnel. Plus
nietzschéens que les lerteuri de Nietzsche, peut-être.

2 2 . Avec eux émerge une nouvelle figure : l'inhumain, le surhu­


main, Dionysos ? Figure des intensités fluides, qui émerge à l'intérieur
de la figure du Kapital-savoir. La critique de l'économie politique
toujours pas faite, impossible à faire peut-être, y est déplacée par
l'affirmation de l'économie libidinale.
Table des matières

Avis de déluge (décembre 1 993) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 9


Avertissement (décembre 1979) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .. . . . . . . . . 17
Capitalisme énergumène (Critique n° 306, novembre 1972) . . 21
L'acinéma (Revue d'esthétique, juillet 1973) . . .. . . . . . . . . .. . ... . . . . . . . . . 57
Freud selon Cézanne (Encyclopœdia Universalis, article « Psy-
chanalyse », décembre 197 1) . ... . . ... ... . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . ... . . . . . . . . . . . . . 71
La dent, la paume (Intervention à la table ronde internationale
sur la Sémiologie du théâtre, Venise, septembre 1 972) . . . . . . . . . 91
Adorno corne diavolo (Inédit, août 1972) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .. . . . . . . . . 99
Sur une figure de discours (Communication au Symposium
international sur la théorie du texte, Urbino, juillet 1 972) . . . 115
« L'eau prend le ciel ». Proposition de collage pour figurer le
dési.r bachelardien (L'Arc n° 42, septembre 1970) . . .. . . .. . . . . . . . . . 133
Petite économie libidinale d'un dispositif narratif : la régie
Renault raconte le meurtre de P. Overney (Étude présentée à

229
Des dispositifs pulsionnels

l'Institut d'études romanes de l'université d'Aarhus à l'occasion


d'un colloque sur le récit, avril 1973) .. . . ............................... 15 1
En attendant Guiffrey (L'Art vivant, avril 1973, n° 39) . . . . . . . . 187
Plusieurs silences (Musique en jeu n° 9, novembre 1972) . . . . . . . 197
Notes sur le Retour et le Capital (Communication à la décade
« Nietzsche aujourd'hui », Cerisy, juin 1972) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 215
DU MÊME AUTEUR

AUX ÉDITIONS GALILÉE

Les Transfonnateurs Duchamp, 1 97 7 .


Instructions parennes, 1977.
Récits tremhlants (avec Jacques Monory) , 1 97 7 .
L e Mur du Pacifique, 1977.
« Pour faire de con fils u n Baruchello » , Préface à : Gianfranco Baruchello,
L'Altra Casa, 1 979.
« Introduction à une étude du politique selon Kant » , Rejouer le politique,
198 1 .
« Discussions, o u : phraser après Auschwitz » , Les Fins de l'homme, 198 1 .
• •

Tombeau de l'intellectuel et autres papiers, 1 984.


Le Postmoderne expliqué aux enfants, 1 986.
L'Enthousiasme. La critique kantienne de l'histoire, 1 9 86.
Heidegger et • les juifs " 1 988.
L'inhumain, 1 988.
La Guerre des Algériens. Écrits 1 956 - 1 963, 1 989.
Pérégrinations, 1 990.
Leçons sur /'Analytique du sublime, 199 1 .
Lectures d'enfance, 1 99 1 .
Moralités postmodernes, 1 993.
Des dispositifs pulsionnels (nouvelle édition) , 1 994.

CHEZ D'AUTRES ÉDITEURS

La Phénoménologie, Presses universitaires de France, 1 9 5 4 .


Discours, figure, Klincksieck, 1 97 1 .
Dérive à partir de Marx et Freud, 1 0/ 1 8, 1973.
Des dispositifs pulsionnels, 1 0/ 1 8, 1973 (deuxième édition : Christian Bour­
gois, 1 980).
Économie libidinale, Minuit, 1 974.
« Anre diem racionis », Postface à : Boris Eizykman, Science-fiction et Capi­
talisme, Marne, 1 974.
« Par-delà la représentation » , Introduction à : Anton Ehrenzweig, L 'Ordre
caché de l'art, Gallimard, 1 974.
« Sur la force des faibles » , L'Arc, 64, 1 976.
Rudiments parens, 1 0/ 1 8, 1977.
« The Unconscious as Mise-en-scene » , Performance in Postmodern Culture,
Coda Press, Madison, 1977.
« L'autre dans les énoncés prescriptifs e t l e problème d e l'autonomie », En
marge : /'Occident et ses • autres », Aubier, 1978.
Au juste (avec Jean-Loup Thébaud), Christian Bourgois, 1 9 7 9 .
<< Les Indiens ne cueillenc pas les fleurs » ( 1 965), Claude Lévi-Strauu,
Gallimard , 1979.
La Condition postmoderne, Minuit, 1 979.
« Logique de Levinas » , Textes pour Emmanuel Levinas, ] .-M. Place, 1 980.
La Partie de peinture (avec Henri .Maccheroni) , Maryse Candela, <:;annes,
1 980.
Sur la constitution du temps par la couleur (avec Albert Ayme) , Traversière,
1 980.
« Presencations » , Philosophy in France Today, Cambridge University Press,
1 98 1 .
« Pierre Souyri : le marxisme qui n ' a pas fini » , lncroduction à : Pierre
Souyri, Révolution et Contre-Révolution en Chine, Chriscian Bourgois, 1982.
La Pittura del segreto nell'epocha postmoderna, Baruchello, Feltrinelli, 1982.
L'Histoire de Ruth (avec Ruth Francken), Le Cascor astral, 1 98 3 .
L e Différend, Minuit, 1983.
L'A.rsassinat de l'expérience par la peinture, Monory (avec Jacques Monory) ,
Le Castor astral, 1984.
« Le seuil de l' histoire » ( 1966), Digraphe, mai-octobre 1 984.
« Figure forclose » ( 1 968), L'Écrit du temps, mars 1984.
lmmaterialitat und Postmoderne (avec Jacques Derrida et al.), Merve Verlag,
Berlin, 1985 .
« J udicieux dans le différend » ( 1 982), La Faculté de juger, Minuit, 1985.
Les lmmatériaux (édition, avec Thierry Chaput}, Centre Georges-Pompidou,
1 98 5 .
« Grundlagenkrise », Neue He/te filr Philosophie, 2 6 , 1 986.
« A Success of Sartre », Avanc-propos à : Denis Hallier, The Politics of
Prose. Essay on Sartre, University of Minnesota Press, Minneapolis, 1 986.
« Sensus communis » , Cahier du Collège international de philosophie, 3, 1 987.
Que peindre ? Adami, Arakawa, Buren, La Différence, 1 987.
« L' intérêt du Sublime », Du Sublime, Eugène Belin, 1988.
Peregrinations : Law, Form, Event, Columbia University Press, New York,
1988.
« À la place de l'homme, l'expression » ( 1 969), Traversées du X X ' siècle
(Revue Esprit) , La Découverte, 1 988.
( Por qué filosofar ? Cuatro conferencias ( 1 964) , Ediciones Paidos, Barcelone,
1 989.
« Aller et retour » , Préface à : John Rajchman et Cornell West, La Pensée
américaine contemporaine, Presses universitaires de France, 1 990.
Political Writings, University of Minnesota Press, Minneapolis, 1993.
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Don juan ou le refus de la detle

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, li n'y a que le premier pas qui coûte »

Jean-François Lyotard
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E. Roudinesco, G. Canguilhem, A. Farge, A. Pirella,


J. Postel, Cl. Quérel, F. Bing, R. Major, ]. Derrida
Penser la folie
Essais sur Michel Foucault

Christine Buci-Glucksmann
L' Enjeu du beau

Jean Oury
L'Aiiénation

Jean-François Lyotard
Moralités postmodernes

Jean-François Lyotard
Des dispositifs pulsionnels
CET OUVRAGE A ÉTÉ COMPOSÉ
ET ACHEVÉ D'IMPRIMER POUR
LE COMPTE DES ÉDITIONS GALILÉE
P A R L ' I M PR I M ER I E F L O C H
À M�YENNE EN JANVIER 1994
NUMERO D'IMPRESSION : 3 5 2 3 1
DÉPÔT. LÉGAL :. JANVIER 1994
N U M E R O D ' E D I T I O N : 447.
Essais d'esthétique affirmative, si l'on veut. On cesse de
considérer les peintures, les musiques, les œuvres de
théâtre et les écries, du point de vue dela représentation.
On les imagine comme des transformateurs d'énergie:
une partie de celle-ci est dépensée à sauvegarder les
contraintes «choisies"• par exemple celles du théâtre Nô,
si imprévisibles pour nous, ou celles que Cézanne
s'impose à l'encontre de la peinture romantique et
impressionniste; ou les règles de composition et
d'harmonie qu'invente Schonberg et que scrute Adorno;
ou encore telle disposition corporelle actualisée dans une
« performance ».

Aussi divers que puissent être les dispositifs proposés,


toutes les œuvres sont d'art qui suscitent une affection
intense chez leurs destinataires... Ou, pour mieux dire,
qui trouvent leurs destinataires par l'intense affection
qu'elles leur transmettent.
Les études de quelques figures artistiques et langagières
sont.ici encadrées par deux essais qui étendent au
capitalisme lui-même, c'est-à-dire aux œuvres de
monnaie, de travail et de jouissance, cette tentative
de recommencer à réfléchir après Adorno.
Quant à la métaphysique du désir ou de la pulsion qui
déborde ici, qu'au moins elle apparaisse comme ce
qu'elle était: un coup de dés, le coup d'une tête pressée
par l'angoisse du temps vide qui s'annonçait alors, et où
nous sommes depuis vingt ans.

111111
718 604367
01 94
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180 F

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