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Maryse VASSEVIÈRE
ARAGON, Université Paris 3-Sorbonne
D’UNE AVANT-GARDE À L’AUTRE Nouvelle
Introduction
Puisqu’il s’agit de présenter les mouvements littéraires et artistiques
du XXe siècle et les avant-gardes d’une manière problématique, j’envisage,
à travers l’exemple d’Aragon, qui croisera celui de quelques écrivains „à
l’est de Paris“ devenus des membres éminents de l’institution littéraire de
pays de l’Est, comme Marko Ristić en Yougoslavie, d’oser me confron-
ter à l’épineuse question du passage d’une avant-garde à l’autre : du sur-
réalisme au réalisme socialiste. Il s’agira à la fois d’une rélexion sur le
mouvement de l’avant-garde et du surréalisme en France et en Serbie, en
prenant comme objet d’étude deux auteurs (Aragon et Marko Ristić, et
les rapports qu’ils ont entretenus) et deux poétiques (surréalisme et réa-
lisme socialiste).
Je voudrais essayer de penser une continuité dans l’itinéraire de ces
deux membres éminents de l’avant-garde européenne, sans tomber dans
les anathèmes et les schématismes. Et pour cela je partirai de l’excellente
synthèse coordonnée par Paul Aron de l’Université Libre de Bruxelles et
Gisèle Sapiro du CNRS, « Repenser le réalisme socialiste » parue dans
Sociétés & Représentations 2003/1 n° 15, revue en ligne des Publications
de la Sorbonne, ainsi que de l’article de Jelena Novaković, „Belgrade, la
Библид 0350-6428, 48 (2016) 158, стр. 121-143. / оригиналан научни рад
УДК 821.133.1.09 Арагон Л.
821.163.41.09 Ристић М.
‘seconde centrale surréaliste en Europe’“, qui pose les cadres historiques
de cette évolution dans son contexte culturel pour les surréalistes serbes
dans leur ensemble.
Dans un premier temps, j’évoquerai donc la poétique du surréalisme
dans son rapport à la révolution telle que la développent Aragon à Paris et
Marko Ristić à Belgrade, puis avant d’examiner la permanence du surréa-
lisme chez ces deux écrivains majeurs autour de quelques caractéristiques
communes, j’examinerai le moment délicat du passage d’une avant-garde
à l’autre, en problématisant cette notion même d’avant-garde.
troduction à toute conscience du langage. Ici pour la première fois il est rom-
pu avec le machinal du langage et cette rupture essentielle restitue à l’homme
qui parle la dignité perdue à imiter la démarche commode du verbe accepté,
du verbe social (vous tournez dans la deuxième rue à droite, puis à gauche
et à…) : ici l’on passe avec une aisance qui surprend du mot à la chose qu’il
nomme. (Leuilliot 1998 : 367)
Et Aragon poursuit en évoquant la profession de foi matérialiste que
Rimbaud formule dans la fameuse lettre du 15 mai 1871 à Paul Demeny,
dite „Lettre du voyant“, et „cette nouvelle mystique matérialiste que Clau-
del même n’a pu passer sous silence“. Et il médite sur ces „clefs“ nouvelles
dont Rimbaud se dit „l’inventeur“ („Je suis un inventeur autrement mé-
ritant que tous ceux qui m’ont précédé.“) et qu’Aragon se plaît à imaginer
comme ouvrant „l’avenir de la poésie“3. C’est par une métaphore scienti-
ique – celle du radium –, qu’on retrouvera bien longtemps après dans sa
poésie de la Résistance, qu’Aragon suggère que cette invention de Rim-
baud trouvera son épanouissement dans la poétique surréaliste de l’image
qui n’est pas seulement métaphore :
De la pensée rimbaldienne naît quelque chose qui n’a point encore de nom,
que Rimbaud n’a pas nommé, et qu’il ne m’appartient pas de nommer à sa
place. Quelque chose qui est à la science ce que la science est à la vie, si l’on
veut jouer à cette marelle des propositions où il est si facile de se perdre. Rien
n’est si précieux peut-être en ce monde qui nous est donné, que ce qu’il a dé-
couvert. Une sorte de radium intellectuel, dont on ne peut deviner l’usage,
mais dont les ravages au loin se font déjà merveilleusement sentir. (Leuilliot
1998 : 368)
Nul doute qu’avec cette belle métaphore du radium Aragon ne pense
aux ravages du stupéiant image dont il a lui-même annoncé la venue dans
Le Paysan de Paris (1926). Car ce „stupéiant image“, préféré par Aragon
à l’écriture automatique dont il précise les limites dans son Traité du style
(1928), est pour lui la caractéristique principale – proprement révolution-
naire – du surréalisme dans la iliation de Rimbaud :
Aujourd’hui je vous apporte un stupéiant venu des limites de la conscience,
des frontières de l’abîme4. Qu’avez-vous cherché jusqu’ici dans les drogues si-
non un sentiment de puissance, une mégalomanie menteuse et le libre exercice
de vos facultés dans le vide ? Le produit que j’ai l’honneur de vous présenter
procure tout cela, procure aussi d’immenses avantages inespérés, dépasse vos
désirs, les suscite, vous fait accéder à des désirs nouveaux, insensés ; n’en doutez
pas, ce sont les ennemis de l’ordre qui mettent en circulation ce philtre d’abso-
3 Rimbaud écrivait dans la „Lettre du Voyant“ : „Voici de la prose sur l’avenir de la poésie.
[…] Cet avenir sera matérialiste.“
4 Comment ne pas voir là l’intertexte caché de la Saison rimbaldienne dans ce manifeste du
Paysan de Paris également placé sous le signe de Hegel avec le personnage carnavalesque
qui le prononce : cette Imagination qui a les traits d’un „vieillard grand et maigre, avec
des moustaches à la Habsbourg, une longue redingote fourrée et un bonnet à poils et qui
„marche avec un patin à roulettes au pied gauche, le droit posant directement à terre“.
(Aragon 1926 : 79)
lu. […] J’annonce au monde ce fait divers de première grandeur : un nouveau
vice vient de naître, un vertige de plus est donné à l’homme : le Surréalisme, ils
de la frénésie et de l’ombre. […] Le vice appelé Surréalisme est l’emploi déréglé
et passionnel du stupéiant image, ou plutôt de la provocation sans contrôle de
l’image pour elle-même et pour ce qu’elle entraîne dans le domaine de la re-
présentation de perturbations imprévisibles et de métamorphoses ; car chaque
image à chaque coup vous force à réviser tout l’Univers. (Aragon 1926 : 81-82)
Et ce discours de l’Imagination qui sur le ton carnavalesque d’un ba-
teleur de foire („Achetez, achetez la damnation de votre âme, vous allez
enin vous perdre, voici la machine à chavirer l’esprit.“) oppose l’imagi-
naire à la raison n’est pas sans rappeler le monologue de la Magie (autre
nom du merveilleux, selon Jelena Novaković5) dans „l’antiroman“ surréa-
liste Sans mesure (Bez mere) de Marko Ristić… Et on pourrait signaler un
autre point commun entre ce texte d’Aragon où le surréalisme se trouve
annoncé comme „un fait divers de première grandeur“ et d’autres textes
théoriques de Marko Ristić sur l’écriture surréaliste, c’est l’importance
du fait divers justement dans la machine surréaliste en relation avec la
pratique des collages6.
Il est enin une autre spéciicité d’Aragon dans la manière de conce-
voir le surréalisme non pas comme de la littérature, comme un mouve-
ment littéraire, mais comme un choix de vie, comme une aventure ou-
verte sur un avenir révolutionnaire, comme une démarche intellectuelle
qui mette „le surréalisme au service de la révolution“ – comme le procla-
mera leur revue à partir de 1930 –, c’est la „volonté de roman“. Ce choix
esthétique et idéologique, qui peut paraître paradoxal chez Aragon, déjà
avec l’écriture de La Défense de l’inini, le roman saccagé en 19277, est
pour l’essentiel exercé contre Breton, et c’est aussi ce qui conduira Aragon
à la sortie du surréalisme et à l’entreprise nouvelle des romans réalistes du
Monde réel, comme on le verra plus loin.
Et là encore, on ne peut que constater la même prédilection pour
l’écriture romanesque chez les surréalistes serbes, si bien que l’objectif
des chercheurs serbes actuels et de Bojan Jović en particulier8, est de re-
nouveler l’approche du surréalisme en partant de la tradition narrative,
5 „ils [les surréalistes serbes] font appel à la magie qu’ils confondent souvent avec le
merveilleux, en la considérant comme une manifestation de l’esprit poétique. ‘Minuit
et obscurité, mon heure, en plein air, votre cœur l’a choisie inconsciemment, l’heure où
je me présente, noire, pour demander mon droit. Car votre imagination et votre désir
sont à moi, ainsi que toutes vos paroles et toutes vos fantaisies de l’Analogie’, dit la Magie
dans le monologue qui lui est accordé dans ‘l’antiroman’ de Marko Ristić Sans mesure.“
(Novaković 2013 : 203)
6 Voir les collages dans Le Paysan de Paris et les „assemblages“ de Marko Ristić (un
exemple est donné dans Mélusine XXX, 2010, 160)
7 Et publié à titre posthume en 1987 par Édouard Ruiz chez Gallimard. Voir La Défense de
l’inini, édition renouvelée et augmentée de Lionel Follet, Gallimard, 1997.
8 Proposition formulée au séminaire du Centre de recherches sur le surréalisme d’Henri
Béhar à Paris 3, le 29 janvier 2010, qui accueillait les collègues serbes pour une séance de
travail commune.
2. Du surréalisme au communisme
C’est précisément cet engagement social et la pression du réel qui vont
conduire Aragon à la rupture avec Breton et qui, en même temps, vont
mettre in à l’aventure surréaliste à Belgrade, ainsi que l’a bien montré Ha-
nifa Kapidžić-Osmanagić (de l’Académie des Sciences et des Arts de Bos-
nie-Herzégovine), la pionnière des études sur le surréalisme serbe :
L’activité du groupe organisé est donc déinitivement arrêté par la dictature
yougoslave qui a décimé ses rangs. Mais le groupe lui-même se serait aussi di-
visé sur le choix des routes à suivre, notamment après l’Afaire Aragon, qui aura
des conséquences à retardement. […] Pendant ces quelques années de ferveur
collective, leur mouvement ne faisait qu’un avec le mouvement français. Grosso
modo, cependant, ce sont les mêmes causes historiques qui ont détruit l’activité
collective serbe et entraîné la scission du mouvement français, dont les consé-
quences resteront durables. Mais, à Paris comme à Belgrade, l’art et la poésie
ne pouvaient plus être ce qu’ils étaient avant la révolution culturelle du surréa-
lisme. (Mélusine XXX, 2010, 27)10
Surréaliste lamboyant avec Le Paysan de Paris, Aragon va rompre
donc avec Breton deux ans après le Congrès de Kharkov en 1930, pourtant
considéré comme une victoire pour les surréalistes du fait que le surréa-
lisme y a été reconnu comme l’avant-garde de la révolution dans la littéra-
ture en Europe, malgré le prix à payer de la condamnation du freudisme.
C’est le sens du texte que les organisateurs soviétiques du congrès ont fait
signer à Aragon et Sadoul représentant les surréalistes. Et ceux-ci n’y ont
pas vu une trahison de Breton mais la condition à payer pour assurer au
surréalisme sa position dominante dans la révolution. C’est ce que conir-
ment aussi bien le témoignage d’Aragon11 que celui de Sadoul12. Dans son
10 Voir aussi son ouvrage Le Surréalisme serbe et ses rapports avec le surréalisme français,
Paris, Les Belles Lettres, 1968.
11 Voir à ce sujet la Correspondance Aragon-Breton récemment éditée (Gallimard, 2011) par
Lionel Follet et qui vient apporter un éclairage neuf sur les analyses du Congrès de Kharkov
par Jean-Pierre Morel dans Le roman insupportable. L’Internationale littéraire et la France,
1920-1932, coll. „Bibliothèque des idées“, Gallimard, 1986. Mais le mieux encore pour faire le
point sur le Congrès de Kharkov, c’est de relire le lumineux article écrit à chaud par Aragon,
„Le surréalisme et le devenir révolutionnaire“ paru dans SASDLR en 1931.
12 Voir son article „Paul Éluard. Portrait du poète à plusieurs âges de sa vie“, Europe, juillet-
août 1953, publié dans Les Annales Aragon-Elsa Triolet n° 17, Éditions Aden, 2015, 57-75.
tir“ d’un mouvement pour continuer une autre route. Et cette autre route,
ce sera à la fois celle du roman, longtemps interdit par Breton et celle du
réalisme socialiste.
Après ce préambule méthodologique, revenons à Aragon… Sortant
du surréalisme, Aragon choisit donc le camp de l’URSS. C’est à Romain
Rolland, dans une lettre du 12 août 1932, comme s’il se cherchait à la fois
un père spirituel et une caution littéraire de l’aventure qui commence20,
qu’Aragon, longuement, s’explique le mieux sur cette orientation nouvelle
qui n’implique aucun reniement du surréalisme ni aucun ressentiment
envers Breton :
Je tiens seulement à ajouter que malgré les seaux d’ordures que les surréa-
listes ont cru bon de déverser sur moi, dans leur certitude de détruire la vérité,
il n’en reste pas moins que pour moi, ces gens-là, avec toutes leurs erreurs, leurs
incompréhensions parfois élémentaires, constituent une force intellectuelle
que j’estime très haut, et que je regrette de voir si souvent se perdre à toute
autre chose qu’à la poursuite par eux d’un but qui est celui des ouvriers révo-
lutionnaires, et le but même du devenir humain. […] Je puis entendre d’ici21 ce
que dit de moi André Breton : je ne lui rendrai pas la pareille. […] Le malheur
est que la grande afaire qui peut seule aujourd’hui passionner tout homme ne
soit pas celle du génie personnel : c’est pourquoi je ne puis donner rendez-vous
à personne ailleurs que sur le véritable terrain révolutionnaire où se joue la
seule partie qui en vaille la peine. […] Et aussi je pense que je puis me servir
comme d’un élément de métaphore de toute cette aventure, assez terrible hu-
mainement, qui m’a soudain opposé aux seuls gens du monde avec lesquels,
quinze années durant, j’ai été prêt à tout. Elle signiie avec une grande force la
naissance d’un critérium nouveau pour l’activité humaine, d’un critérium aux
frontières duquel personne ne peut passer outre, ne doit passer outre. N’est-ce
pas à lui que vous avez dans ces derniers temps si nettement obéi22, n’est-ce
pas lui qui vous a fait prendre une position où tout le monde peut vous voir,
à la défense de l’Union soviétique, comme le signe évident de cette nouveauté
immense, que personne ne parviendra à cacher ? (Les Annales, 2015, 207-208)
Et ce choix d’une autre avant-garde révolutionnaire le conduit à la
fois, dans les années de la lutte antifasciste avant la guerre, aux inter-
ventions militantes de l’AEAR (l’Association des Écrivains et des Artistes
Révolutionnaires dont les surréalistes aussi ont été membres au début,
jusqu’en mai 1933…) et au dogme du réalisme socialiste formulé au Ier
Congrès des Écrivains soviétiques de 1934, qui le conduit à devenir le
20 La lettre se termine ainsi : „En tout cas, ceci reste entre nous, et jetez au feu une lettre
qui n’est que pour vous, et qui est déjà bien longue.“
21 Lettre écrite de Nijni-Tajil en URSS où Aragon se trouve avec Elsa : „Je vous écris des
régions industrialisées de l’Oural où se bâtit la ‘deuxième base de défense’ de l’URSS. Ici
est l’extrême pointe d’un combat qui dépasse l’imagination, les proportions mesquines de
l’utopie.“
22 Romain Rolland est l’un des fondateurs du mouvement paciiste Ansterdaam-Pleyel en
1932-1933 contre le fascisme en Europe et pour la paix face à la montée du nazisme.
romancier du Monde réel. Ainsi que le rappelle Philippe Forest, de même
qu’Aragon a vécu le surréalisme comme un vertige, il va vivre le soutien à
l’URSS comme un autre vertige23…
Renonçant aux outrances de la poésie révolutionnaire de „Front
rouge“ (Persécuté persécuteur, 1931) et de Hourra l’Oural (1934), Aragon,
avant de retrouver le grand soule lyrique et épique de la poésie au mo-
ment de la Résistance, va se faire le romancier d’un cycle qu’il intitulera
„Le Monde réel“ dont le premier roman, Les Cloches de Bâle (1934), avec
ses tâtonnements et sa structure éclatée autour de trois personnages fé-
minins d’avant la guerre de 14, constitue une sorte d’ouverture embléma-
tique, à la fois pour le programme neuf que le romancier se donne et pour
l’écho symptomatique du passage d’une poétique à une autre.
Et de cette continuité d’Aragon d’une avant-garde à l’autre, c’est en-
core Georges Sadoul lui-même qui en témoigne dans son compte-ren-
du critique de ce roman dans Commune n° 17, janvier 1935 : un roman
d’Aragon qu’il voit dans la continuité du surréalisme (le personnage de
Catherine avec sa tentative de suicide porte l’interrogation des jeunes sur-
réalistes face au monde bourgeois) au réalisme socialiste (avec l’opposi-
tion implicite entre les trois femmes du roman: la bourgeoise vaine et la
femme entretenue avec Diane de Nettencourt, l’intellectuelle inquiète at-
tirée par le prolétariat avec Catherine et la militante socialiste historique
avec Clara Zetkin à la in du roman situé en 1912 au Congrès socialiste de
Bâle – annonçant la guerre – qui donne son titre au roman).
Cette continuité est aussi mise en évidence dans les travaux de
l’équipe de Michael Nerlich à l’Université de Berlin24. Leur approche so-
ciologique ofre une manière d’analyser autrement les romans du Monde
réel en ne les séparant pas de la production romanesque surréaliste anté-
rieure et en ne les considérant pas seulement comme des romans réalistes
socialistes afublés de toutes les tares du roman à thèse, mais aussi comme
une écriture réaliste au sens brechtien du terme, c’est-à-dire comme une
écriture dialectique plus soucieuse de mentir-vrai que d’illusion réaliste.
C’est ainsi que Hans-Joachim Neyer dans son article sur Aragon et Bre-
cht, reprenant les analyses du surréalisme menées déjà en son temps par
Walter Benjamin, exilé célèbre et ami de Brecht, peut porter un regard
neuf et non spéciiquement français sur le surréalisme dans son rapport
avec d’autres écrivains en Europe et dans son rapport avec la littérature
ultérieure. Il conclut ainsi que le surréalisme a contribué à „désinfecter
la politique de tout dilettantisme moralisateur“ (Walter Benjamin) et à
23 „Le vertige soviétique“, c’est le titre du chapitre de sa biographie d’Aragon sur les sé-
jours d’Aragon et Elsa à Moscou entre 1932 et 1934 qui constituent le socle de son passage
au communisme après la rupture avec les surréalistes. On y apprend que cette expression
est d’Aragon lui-même dans la postface déjà citée (p. 313).
24 Il s’agit notamment de l’article de Michael Nerlich „À l’assaut du réel: de Kant à D’Holbach
dans l’œuvre d’Aragon“ publié dans La Pensée n° 203 (février 1979) et de celui de Hans-
Joachim Neyer „Aragon et Brecht“ dans le n° 8/9 de la revue Silex, 1978, consacré à Aurélien.
auquel j’avais pris part et qui s’était tenu à l’automne 1930. Les liens entre nous
ont continué pendant environ deux ans dans des conditions que maintenant
il serait trop long de raconter. Mais, quand, en 1932, je me suis trouvé séparé
des surréalistes – je l’ai répété plusieurs fois – une chose que m’a dite Breton
fut : „Je comprends ta idélité à ton parti, mais que feras-tu si, demain, on te
demande de considérer comme condamnables toutes les choses qui ont été
l’intérêt même de ta jeunesse, pour lesquelles tu t’es battu, Rimbaud, Lautréa-
mont… ?“ Eh bien, j’ai entendu citer Rimbaud par Maurice horez dans ses
discours, et pratiquement, ce sont des communistes ceux qui pendant une
trentaine d’années se sont intéressés plus que les autres à Lautréamont, qui ont
écrit sur lui ; et les choses ne se sont pas du tout passées comme on pouvait très
bien l’imaginer en 1932, parce que après, le parti a changé, a grandi, et notre
petit horizon d’alors est entré dans ce grand horizon. Malgré cela, vous savez
aussi que les surréalistes n’ont jamais désarmé à mon égard et, pour ce qu’il en
reste, ne désarment même pas aujourd’hui. De mon côté, je ne me suis jamais
laissé aller à des attaques systématiques contre eux, comme ils ont fait contre
moi, parce que, en particulier, je ne pouvais jamais dissocier d’eux un homme
pour lequel j’avais eu un très grand respect, une très grande admiration, le
plus grand ami de ma jeunesse, André Breton, et parce que, quelles que soient
les dissensions politiques graves qui existaient entre lui et moi, je ne voulais
pas confondre ma voix avec la meute de gens qui criait contre lui pour mille
raisons que je ne peux pas, que je n’ai jamais pu partager. (Recherches croisées,
2009, 231)
Cette conception non dogmatique du réalisme socialiste semble par-
tagée par les grands écrivains de l’Est qui, après avoir été surréalistes, ont
continué à écrire dans un champ littéraire dominé par le dogme du réa-
lisme socialiste mais sans être inquiétés vraiment pour le caractère tout
personnel de leur production et de leur conception élargie du réalisme
socialiste auquel ils se rallient ou font mine de se rallier… Revenons à la
déinition capitale du réalisme socialiste qu’Aragon donne à la jeunesse
en présence de Maurice horez, dans cette conférence de la Mutualité en
1959:
Il y a une diférence fondamentale entre le développement du réalisme so-
cialiste et celui des écoles littéraires du passé. Celles-ci ne pouvaient vivre que
d’une polémique exclusive, en condamnant ce qui n’était pas elles-mêmes. La
lutte du réalisme socialiste est d’autre sorte, elle se passe ailleurs, et pour cette
raison le réalisme socialiste peut faire son proit de ce qui naît en dehors de
lui, il peut toujours interpréter, orienter les éléments mêmes qu’on lui oppose,
parce que sa in n’est pas de faire triompher un style, mais de faire triompher
une conception du monde. Je ne suis pas très sûr que tous les gens qui se ré-
clament du réalisme socialiste seront d’accord avec moi sur ce point, mais qu’y
puis-je? Il me paraît peu sérieux de considérer le réalisme socialiste comme un
art constitué qui s’oppose à ses concurrents. J’ai du réalisme socialiste, pour
ma part, une conception ouverte, non dogmatique, qui permet à l’artiste qui
s’en réclame de s’enrichir, d’enrichir son art non pas sur un pré réservé, mais
partout où il trouvera sa pâture, sous la réserve critique de ses conceptions.
Le réalisme socialiste est l’aile marchante de la littérature, mais ceci sup-
pose que cette littérature existe au-delà de cette aile. Si vous coupez dans la lit-
térature entre vous et le reste, vous amputez simplement le corps de cette aile,
et l’aile ne sera plus qu’un membre amputé. Et le réalisme socialiste, parce qu’il
n’y aura plus de pont entre la littérature et lui, ne verra plus venir à lui des écri-
vains qui jusqu’alors écrivaient autrement, ou n’avaient pas pris conscience des
éléments communs qu’il y a entre le réalisme socialiste et leur art. Ce n’est pas
la littérature qui disparaîtra, c’est le réalisme socialiste. (Aragon 1959 : 143)
On voit ici comment Aragon se démarque des dogmatiques staliniens
en matière de littérature et leur fait superbement la leçon… Le réalisme
socialiste est ainsi déini comme un art d’avant-garde par Aragon, tou-
jours dans cette même conférence:
L’art nouveau est nécessairement un réalisme nouveau, qui montre à la
fois l’arbre et la forêt, et sait pourquoi il les montre, un réalisme actif, aussi
loin qu’il est possible de l’art pour l’art, un réalisme qui a l’ambition d’aider
l’homme, de l’éclairer dans sa marche, qui tient compte du sens de sa marche,
qui se tient à l’avant-garde de celle-ci.
[…] Dans une époque donnée, le mouvement des esprits prend son bien
où il le trouve. Le réalisme socialiste s’est développé en URSS dans des condi-
tions toutes diférentes de celles qui peuvent lui être faites en France. Puisque
notamment le socialisme étant doctrine d’État, le réalisme socialiste est en
URSS, au départ, basé sur l’accord de l’art et de la classe dirigeante, alors qu’en
France le réalisme socialiste, dans les conditions présentes, ne peut être qu’un
art d’opposition. (Aragon 1959 : 168-169)
Et Aragon rappelle toujours la rélexion d’Elsa qui le précède sur ces
chemins de l’analyse littéraire. À propos de son roman Le Monument
(1958) qui est une critique du stalinisme, dans une discussion avec Arthur
Adamov, elle souligne „le caractère d’avant-garde du réalisme socialiste“
(173) Et Aragon ajoute : „Car voilà bien ce que je voulais dire tantôt, air-
mant que j’avais du réalisme socialiste une conception ouverte.“ (174).
Et dans son „discours de Moscou“ lorsqu’il est fait docteur honoris
causa de l’Université Lomonossov en janvier 1965, Aragon va encore plus
loin en donnant une nouvelle déinition du roman réaliste, en relation
avec son doctorat de linguistique :
J’ai pour ma part essayé de diverses façons de déinir le roman, mais il est
bien sûr que les déinitions n’ont jamais qu’une valeur passagère. Pourtant, ac-
cédant au doctorat és-sciences philologiques, il me paraît que c’est ici le lieu
et l’instant de vous faire part d’une petite découverte linguistique qu’il me
semble avoir faite dans ce domaine : ayant appelé une nouvelle que j’ai écrite
il y a de cela un an et demi ou deux ans Le mentir vrai, j’ai été amené à penser
que cette formule, d’aspect paradoxal à première vue, constituait en fait une
excellente déinition du roman, ou tout au moins de ce roman réaliste dont je
suis l’un des humbles défenseurs. (Aragon 1965 : 1)
29 L’expression d’Aragon sera reprise par Roger Garaudy dans un essai, D’un réalisme sans
rivages Picasso Saint-John Perse Kaka, préface de Louis Aragon, Plon, 1963.
Ces textes témoignent que les anciens surréalistes serbes, dont les positions
sont diverses, ne renoncent pas à leurs acquis surréalistes. C’est ainsi que,
dans son essai „Moralni i socijalni smisao poezije“ [Le sens moral et social de
la poésie], publié en 1934 dans la revue Danas [Aujourd’hui], Marko Ristić,
qui se sent encore surréaliste, continue de faire la diférence entre la Poésie
et la Littérature, mais il introduit la poésie dans la sphère pragmatique en lui
prêtant une valeur révolutionnaire. Dans son essai „Predgovor za nekoliko
nenapisanih romana“ [Préface à quelques romans non écrits, 1936], il consi-
dère que l’opposition Poésie – Littérature peut être dépassée par un „réalisme
dialectique“ qui lie l’écriture surréaliste et le réalisme socialiste : le person-
nage n’y est plus une simple incarnation d’un type social ou d’une catégorie
économique (comme dans la „littérature sociale“), mais un homme concret
dont la vie psychique est présentée dans sa complexité englobant „le conscient,
l’avant-conscient et le subconscient“. (Novaković 2013 : 207)
Et de même que Jacqueline Bernard traque les traces du surréalisme
dans les romans du Monde réel, Jelena Novaković les repère chez Ristić :
Les traces du surréalisme se manifestent également par une thématique
qui, malgré les changements provoqués par l’évolution des positions idéolo-
giques des anciens surréalistes, porte toujours l’empreinte indélébile du sur-
réalisme, comme le montre le Naknadni dnevnik [Journal ultérieur] de Marko
Ristić, qui ofre au lecteur un jeu de miroirs entre le présent et le passé, où se
mêlent la mémoire involontaire de Proust, le „hasard objectif“ de Breton et le
„mollusque de référence“ d’Einstein, pour présenter le surréalisme dans ses
aspects „extratemporels“. […]
Cette idélité non proclamée au surréalisme rapproche de nouveau les an-
ciens surréalistes belgradois de Breton, qui a refusé de soumettre ses activités
à des ins idéologiques, mais aussi d’Aragon, qui revient lui aussi en quelque
sorte au surréalisme en essayant, dans ses derniers romans, de le concilier avec
le „monde réel“, quelquefois par l’intermédiaire des réminiscences proustien-
nes qu’on trouve dans Blanche ou l’Oubli (1967) (Novaković 2013 : 209)
J’ai moi-même analysé ailleurs le retour du refoulé surréaliste dans
les romans de la dernière période d’Aragon30, et pour illustrer ce rappro-
chement des points de vue d’Aragon et de Ristić dans la dernière partie
de leur carrière, comme dans la première, je propose une comparaison
éclairante qui marquera de ses nombreux points de convergence l’évolu-
tion de la génération surréaliste à Paris comme à Belgrade : la comparai-
30 Voir Aragon romancier intertextuel, L’Harmattan, 1998. Et mon article „La Défense
de l’inini: roman surréaliste et laboratoire du réel in Mélusine“ n° XXI „Réalisme
-Surréalisme“, L’Âge d’homme, 2001. J’y montre que la „lecture libertaire, provocatrice,
désinvolte“ des Cloches de Bâle (1934) – le premier des romans du Monde réel après la
rupture avec les surréalistes – inement analysée par Henri Mitterand dans L’Illusion
réaliste (PUF, 1994), vient de La Défense de l’inini – le roman inachevé et saccagé devenu
le roman „matriciel“ de toute l’œuvre romanesque d’Aragon – et du code hérité du
surréalisme, de même que viennent de ce roman source les interventions du narrateur
et les apostrophes au lecteur qui détruisent l’illusion réaliste au moment même où elle
semble faire son entrée.
Conclusion
Examiner le passage du surréalisme au réalisme socialiste et le deve-
nir de l’avant-garde surréaliste en termes d’histoire littéraire et de poé-
tique des textes: cela aura été l’objet de cette enquête double menée ici,
avec la conviction qu’il est possible de considérer en même temps le sur-
réalisme et le communisme sans tabous… Mais on peut aussi l’envisager
pour inir du point de vue humain, en s’arrêtant sur l’itinéraire d’hommes
engagés dans leur temps et d’écrivains qui cherchent leur voie, au risque
de prendre des „chemins aberrants“… On ne peut alors terminer que sur
une parole personnelle et lyrique. Sur ce „cousinage“ Aragon-Ristić, pour
leurs „rêves communs“ dans leur jeunesse surréaliste et pour leur attache-
ment commun à l’écriture nationale issue de l’expérience de la Résistance,
laissons la parole une dernière fois à Aragon dans un article des Lettres
françaises („À Paris comme à Rebesinje“) dans l’immédiat après-guerre :
Quand j’avais neuf ans, on m’a donné un beau livre rouge et or, qui était
un roman d’un inconnu appelé Amero, un roman intitulé Militza. C’était une
histoire de révoltes en Bosnie-Herzégovine à l’époque où, de la domination
turque, les Slaves du Sud tombèrent sous la domination autrichienne. Enfant,
j’ai pleuré de leurs défaites. Plus tard, dans ce monde fou d’après l’autre guerre,
j’ai connu des Serbes, des garçons de mon âge, qui avaient les mêmes passions,
les mêmes folies que moi. L’un d’eux est aujourd’hui à Paris, ambassadeur de
son pays. Un autre est général et chef d’état-major de Tito, là-bas. Oui, nous
avons eu beaucoup de rêves en commun. Nous avons, contemporains et ca-
marades, cherché dans le même temps notre voie, par les mêmes chemins
aberrants. Et puis-je dire, avec un grand orgueil, qu’au bout du compte nous
l’avons, eux et moi, de la même façon trouvée? Nous avons trouvé la grand
voie nationale qui mène à la réalisation du seul rêve qui vaille qu’on meure et
qu’on vive… en France ou en Yougoslavie. Ensemble et séparés, nous l’avons
trouvé cette voie. (Les Lettres françaises, n° 108, 17 mai 1946, 5)
Et c’est la même métaphore qu’Aragon utilise en 1975 dans sa préface
de L’Œuvre Poétique déjà évoquée pour parler des surréalistes de sa jeu-
nesse: „Au bout du compte, nous aurons été pour l’avenir ensemble, les
hommes qui ont ouvert une même route aux autres, et sans doute pour
longtemps, même si les uns se sont assis sur le bord du chemin, les autres
ont pris de singulières traverses. Au bout du compte, ce sera toujours le
même chemin .“ (Aragon 1975 : 315)
Car dans l’„Avertissement“ de cette „Préface morcelée“, Aragon
nous livre un étrange pacte de lecture en forme de théâtre : que le lecteur
prenne le vieil auteur par le bras pour l’entendre parler de sa vérité sur
le passage du surréalisme au communisme… et pour l’entendre imagi-
ner un autre „avenir immédiat“ (ce sera le titre d’un chapitre de héâtre/
Roman…), un autre tour de l’histoire littéraire du XXe siècle imaginé là
comme un roman possible de l’avenir („ce serait un roman à écrire“…).
On imaginerait alors une histoire où Aragon et Breton auraient continué
ensemble, sur la voie du communisme, où Breton le premier avait engagé
le groupe surréaliste, après la grande crise interne de 1929 (avec la sortie
de ceux – comme Soupault, Desnos et Artaud – qui ne voulaient pas du
marxisme et de la politique), à être à la fois surréalistes et communistes,
comme le seront par exemple Ristić et Nezval: amis non séparés en route
sur le même chemin…
BIBLIOGRAPHIE
Мариз Васевјер
Резиме
Примљено: 5.8.2016.
Прихваћено за објављивање: 02.10.2016.