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ÉDITO

Le retour du jeudi
O
n s’était bien promis de garder
la tête haute. De vivre la lecture
comme une expérience rêveuse
avec, à l’horizon, ces mots de Roland Bar-
thes : « Ne vous est-il jamais arrivé, lisant
un livre, de vous arrêter sans cesse dans
votre lecture, non par désintérêt, mais au
contraire par afflux d’idées, d’excitations,
d’associations ? En un mot, ne vous est-il
jamais arrivé de lire en levant la tête ? »
Réponse : si, si, cela nous est même telle-
ment arrivé qu’on est devenu un rien
tête en l’air. Rendez-vous compte : on en
aurait presque oublié de fêter notre an-
niversaire ! Pour marquer son demi-siè-
cle, votre supplément littéraire aura at-
Plongée dans les archives, enquête tendu d’avoir 50 ans… et des poussières.
Car c’est le 1er février 1967 que « Le
sur un demi-siècle d’engagement Monde des livres » a vu le jour. Au tout
début, il paraissait le mercredi. Bien vite,
littéraire, souvenirs de feuilletonistes… cependant, il fut solidement arrimé au
jeudi. Or, comme le remarquait la fonda-
Un numéro exceptionnel trice du supplément, Jacqueline Piatier
(1921-2001), « les jeudis reviennent vite ».
A parcourir les archives du journal, le
constat s’impose : ce qui est revenu avec
une inflexible régularité, chaque jeudi,
depuis maintenant cinq décennies, ce
sont peu ou prou les mêmes interroga-

50 ans
tions, les mêmes espérances, les mêmes
doutes aussi. Comment faire face à ces
ouvrages qui arrivent chaque jour par
dizaines, voire par centaines, avec
un nombre limité d’armoires par per-
sonne ? Comment régler son compte à la
mauvaise conscience de ne pas pouvoir
tout lire, tout chroniquer ? Comment
guider chaque lecteur jusqu’aux livres
qui vont lui permettre de se tenir dans
le monde, de donner forme à son exis-
tence ? Comment prendre parti sur
la scène littéraire tout en préservant
le pluralisme des sensibilités ? Et com-
ment concilier l’art de la critique avec
les exigences propres au journalisme ?

« Famille d’esprit »
Sous la houlette de Jacqueline Piatier,
donc, puis de François Bott, Josyane
Savigneau, Franck Nouchi et Robert Solé,
les équipes successives du « Monde des
livres » ont apporté diverses réponses
à ces questions. Sur le temps long, pour-
tant, comme l’illustre le grand récit de
Raphaëlle Bacqué que nous publions
aujourd’hui, toutes les plumes qui ont
contribué à ces pages, journalistes, écri-
vains, universitaires, artistes… se sont
inscrites dans une même « famille d’es-
prit », pour reprendre une autre formule
de Jacqueline Piatier. Toutes ont partagé
la conviction que le livre n’est pas seule-
ment un objet à recenser, mais un uni-
vers d’expériences à explorer. Toutes ont
eu à cœur d’affirmer qu’il n’y a pas d’un
côté les livres et de l’autre la vie, mais une
seule et même écriture qui éclaire l’actua-
lité du jour et le quotidien de nos existen-
ces. Toutes, enfin, ont voulu inscrire
« Le Monde des livres » au cœur du vaste
Monde, en participant pleinement aux
débats qui ont agité et qui continuent
d’animer le journal dans son ensemble.
Au siècle dernier, le grand critique
Albert Thibaudet considérait la critique
comme une discussion, « cette conversa-
tion des honnêtes gens qui savent lire
et juger ». De génération en génération,
la voici donc en plein dialogue, cette fa-
mille d’esprit, celle qui rassemble toutes
les sentinelles du livre, éditeurs, traduc-
teurs, correcteurs, libraires, attachés de
presse, critiques, illustrateurs… Par-delà
les différences, les querelles parfois, cette
famille demeure unie par un même
engagement : la sincérité dans le rapport
aux textes, qui ne fait qu’une avec la
loyauté vis-à-vis des lecteurs. Raphaëlle
Leyris, Florent Georgesco, Macha Séry,
Florence Noiville, Nicolas Weill, Roger-
Pol Droit, nos journalistes, François Joly,
notre éditeur, Claro, notre feuilletoniste,
ainsi que l’ensemble de nos signatures :
l’équipe actuelle du « Monde des livres »
sait que l’exigence des lecteurs ne faiblit
pas. Pour le vérifier, il lui suffit de se
rendre à telle ou telle rencontre publique
ou même, tout simplement, d’ouvrir son
abondant courrier. Tenez, voici le der-
nier en date, expédié depuis Bruyères-
sur-Oise (Val-d’Oise) par madame
Françoise Legrand qui écrit malicieu-
sement : « Je lis avec plaisir “Le Monde
des livres”, je suis rarement déçue
lorsque j’achète un livre présenté sauf
lorsqu’il s’agit d’un livre supposé faire
rire : je suis méfiante car je ne ris pas
toujours. » p jean birnbaum

Cahier du « Monde » No 22724 daté Vendredi 2 février 2018 - Ne peut être vendu séparément
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Vendredi 2 février 2018

En ouvrant
la malle
aux trésors
Douze livres marquants
des cinquante dernières années,
par quelques-unes des signatures
qui ont fait l’histoire
du « Monde des livres »

Le présent, le présent du souve-


« Les Armoires nir, ouvre toutes grandes les por-
tes sur les scènes d’antan. Et puis,
vides », comme le rideau du théâtre
tombe, l’imparfait arrive, tirant
d’Annie Ernaux la conclusion. “C’était tout chaud
d’odeurs de fumée, de gens.”
Par Jacqueline La phrase rapide, nerveuse,
brasse tout : paroles entendues,
Piatier, réflexions intimes, soif et faim
des choses, des gens qui ont com-
5 avril 1974 posé le décor disparu et aussi
le cauchemar de ce qui est vécu,
là, maintenant dans cette cham-
bre solitaire, avec le conditionnel
qui sert aux hypothèses. (…)
Du réalisme, du populisme à
la limite ? Oui, mais du meilleur,
« Un diable de bouquin ! Venu enrichi par toute l’attention que
d’une inconnue. Encore un pro- nous avons, depuis quelques lus-
fesseur, agrégé de lettres, mais tres, prêtée à la langue. Si bien
qui sait dire et écrire et qui met que tout passe par elle : la pein-
le doigt sur une plaie. La sienne ? ture des deux mondes opposés,
La nôtre ? C’est à débattre après le drame vécu par qui s’écartèle
avoir lu le constat du ravage entre eux et la mise en question
qui ne doit rien à la littérature de notre culture. On ne sort pas
de constat. Un monologue inté- indemne de ce roman âpre,
rieur vif, dru, véhément, dévide lucide, pulpeux et désespéré...
les images poétiques et sordides Il retrouve, sans forcer, la grande
d’une enfance, d’une adoles- voix célinienne et faisant feu
cence aboutissant à un déraci- des ressources modernes de
nement. Un roman de forma- l’écriture, les chemins presque
tion donc, ou plutôt de aujourd’hui déserts de l’existen-
déformation. (…) tialisme engagé. »
Tous les dessins des pages consacrées aux 50 ans du « Monde des livres » ont été réalisés par Pénélope Bagieu. PÉNÉLOPE BAGIEU

« Patrimoine », de Philip Roth «Beloved», de Toni Morrison


Par Josyane Savigneau, 6 novembre 1992 Par Nicole Zand, 15 septembre 1989
deur, avec une sorte d’apaisement. l’esclavage que Toni Morrison
“Cette distance, précise Roth, un écrivain va faire remonter dans ce livre
français, Simone de Beauvoir, a su la de mémoire où les personnages
« Philip Roth a, face aux journalistes, trouver avant moi, dans Une mort très « (…) Est-ce à cause de cette vérita- n’ont encore que le nom que leur
la méfiance logique d’un écrivain lucide. douce, le récit de la mort de sa mère.” (…) ble plongée dans le monde des avait donné le maître – Paul D.,
Il ouvre sa porte avec réticence, s’en Il y a tout, sans détours, dans ce livre esclaves, un univers frappé par la Payé-Acquitté, Numéro Six –
tient à une courtoisie minimale, à une tragique et drôle, hommage d’un fils qui malédiction, que Beloved, le cin- et où les souvenirs affleurent
parole brève, précise, acide, pour éviter ne perdra jamais son humour à un père quième roman de Toni Morrison, comme des contes, même si
que son interlocuteur ne s’installe dans qui a su garder le sien et rester vivant, a quelque chose de vraiment ce sont ceux d’un infanticide.
une conversation. Bref, on est prié digne, aigu, jusqu’à la fin. (…) insoutenable ? Elle le qualifie C’est la voix des esclaves qu’on
de faire son travail avec une précision Philip Roth a réussi, avec retenue et elle-même de “pornographique” entend comme une litanie
lapidaire identique à la sienne et de s’en émotion, à décrire, plutôt qu’une mort, parce que là réside la réelle obscé- qu’on se raconte, en un style
aller. C’est assez inconfortable lorsqu’on une vie. Une vie en fuite. Il s’est efforcé nité d’une brutalité qui ne pourra parlé d’une souplesse, d’une ri-
vient rencontrer l’un des écrivains de garder en mémoire tous les détails de jamais être exorcisée. chesse tout à fait obsédantes. (…)
qu’on préfère. Mais puisqu’on l’a lu, cette existence finissante pour, écrit-il, (…) La romancière, pour la Beloved (…), prix Pulitzer 1988,
suivi, approuvé, on sait qu’il a raison. (…) “pouvoir recréer le père qui m’a créé” ; et première fois, ne traite pas a enfin consacré, aux Etats-Unis,
« Il faut (…) être un écrivain très puis- parce qu’“on ne doit rien oublier”. du présent, mais retourne dans Toni Morrison comme un des
sant pour pouvoir dire la mort du père Ceux qui aiment qu’un écrivain sache le temps d’avant sa naissance. (…) grands écrivains américains,
avec la simplicité de Patrimoine, sans dire la réalité – en la dominant, sans biai- C’est toute la mémoire de la et pas seulement noirs. Avec
s’engluer dans le symbolique ou le mé- ser romantiquement avec elle – et dire plantation, ses bons maîtres et le fantôme d’une petite fille
taphorique, le faussement écrit, l’effet aussi la douleur sans se complaire en elle, ses mauvais – mais y avait-il sacrifiée, elle a créé un roman-
La « une » du 13 janvier 1995. littéraire. Dans la distance et sans froi- ceux-là n’oublieront pas Patrimoine. » une différence ? –, c’est tout poème tout à fait inoubliable. »
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Vendredi 2 février 2018

« En lisant, « Belle du Seigneur », d’Albert Cohen


en écrivant », Par Pierre-Henri Simon, de l’Académie française, 9 novembre 1968
de Julien Gracq capiteux, certains disent capital, a eu des amants descendant affolés vers
un motif peu honorable de paresse. (…) la mort. C’est long, c’est inégal, il y a
Par François Bott, Donc, ami lecteur, patience ! Patience du mauvais goût et quelques steppes
« Il faut avouer, tout de même, que non dans l’azur valéryen d’un discours de prose sableuse qu’on aurait envie de
7 février 1981 cette Belle du Seigneur, parue au prin- élégamment dominé, mais dans la traverser en hélicoptère. Mais, une fois
temps, a dû piétiner quelques mois noire fourmilière des mots qui se pres- engagé, pris dans le récit, on lit, on veut
avant de se faire reconnaître et rece- sent sur les vastes pages, grande pous- lire encore, aller jusqu’au bout. Pour
voir dans les grands cercles littéraires. sée de vie verbale qui court dans tous deux raisons simples et fortes : Albert
Cela s’explique avec quelque honte, les sens, le grotesque et le lyrique, le Cohen a, comme écrivain, un style qui
« (…) on est heureux de retrouver et je veux bien battre sur ma poitrine comique bourgeois et la tragédie des impose son rythme et, comme roman-
Julien Gracq, à travers ce recueil la coulpe de la quasi-totalité de la criti- seigneurs, la puissance orgueilleuse de cier, une imagination qui impose
des réflexions que lui ont inspirées que, dont le retard à lire ce roman l’esprit ivre d’ironie solitaire et l’extase ses personnages et leur histoire. »
ses auteurs préférés. De sa manière
modeste et fluide, préservée de
toute emphase, il nous entraîne
dans une méditation dont le «Masculin/Féminin», de Françoise
charme opère en nous, profondé-
ment, presque à notre insu. (…) Héritier Par Nicole Lapierre, 2 février 1996
Sous la conduite de Gracq, on fait,
en flânant, les rencontres les plus a traduits et interprétés, diversement
variées : Dostoïevski, Flaubert, selon les sociétés. (…) A travers cette
Proust, Baudelaire et beaucoup diversité, cependant, une constante :
d’autres. Il évoque ces écrivains « A l’aube de l’humanité, Homo sapiens la différence entre masculin et féminin
sans aucune cérémonie, les déli- se met à penser (…) à partir de ce qu’il semble toujours avoir été interprétée,
vrant ainsi de leur réputation trop voit ou, plus précisément, de ce qu’il de façon hiérarchisée, au bénéfice du
pesante et des maquillages divers distingue : le jour de la nuit, le chaud premier. (…) La démonstration de Fran-
que leur a infligés la postérité. du froid, le sec de l’humide et, évidem- çoise Héritier est implacable : les raci-
Il nous amène à les considérer ment, l’homme de la femme. (…) Ce nes de l’inégalité sont profondément
comme des fantômes bienveillants qui paraît commencer ainsi comme ancrées dans les schèmes de pensée de
et familiers. Lire, pour lui, c’est un récit mythique est justement le l’humanité. (…) Aussi Françoise Héritier
visiter précisément la maison socle originel sur lequel mythes, repré- doute-t-elle “qu’on arrive jamais à une
d’un absent et surprendre, avec sentations et institutions sociales se égalité idyllique en tous domaines”,
émotion, les traces de son exis- sont élaborés, nous dit l’anthropologue même si “on peut espérer aller vers une
tence intime. Dans cette demeure, Françoise Héritier. (…) Cette thèse s’af- égalité de plus en plus grande”. Espoir
tous les objets portent encore sa firme résolument matérialiste, elle part que son livre, intellectuellement,
marque. On y devine sa manière de de faits biologiques aussi élémentaires accroît. Car penser ce qui structure
vivre. On y respire ses secrets. On qu’irréductibles (…) pour expliquer la pensée de la différence, c’est déjà
dirait qu’il vient à peine de sortir. » La « une » du 5 octobre 1984. comment le travail de la culture les se dégager de cette armature. » La « une » du 25 février 1977.

« Histoire de la sexualité », « L’Homme « Glas » , de Jacques Derrida


tomes II (« L’Usage des plaisirs ») et III qui prenait sa Par Christian Delacampagne, 3 janvier 1975
(« Le Souci de soi »), de Michel Foucault femme pour ments (…) de Hegel et de Jean Genet.

Par Frédéric Gaussen, 22 juin 1984 un chapeau », Ou peut-être à huit textes, ou à seize… (…)
Certes, Glas est (…) un livre sur la famille, le

radical pour qu’il puisse s’autoriser d’Oliver Sacks « Enfin Jacques Derrida nous donne son
premier livre. Oui, vous avez bien lu : son
judaïsme, la différence sexuelle, la liaison
frère et sœur, la religion, la mort et le tra-
à proposer un programme. Mais, premier livre. Ses précédents (…) n’étaient vail du deuil. Mais par-delà ces thèmes,
procédant par allusion, il décrit Par Roland Jaccard, que des recueils d’articles. Glas, au c’est un livre consacré à cette étrange logi-
« Michel Foucault établit une lon- une situation qui, à ses yeux, contraire, est le premier livre conçu et que qui fait qu’on ne peut prouver l’impos-
gue continuité entre la sexualité ne manque pas d’analogies avec 27 mai 1988 rédigé par Derrida comme livre. Non qu’il sibilité de faire des livres que par un livre.
des Grecs de l’époque classique la nôtre. Celle d’un monde sans lois s’agisse d’un texte lisse et uni (…). C’est à Ici advient au jour le problème capital de
et celle des Latins du IIe siècle, transcendantes et sans idéologies deux textes que nous avons affaire, écrits toute l’œuvre antérieure de Derrida, celui
reposant sur la maturation d’une triomphantes, où l’individu pourrait sur deux colonnes juxtaposées. Ou plus du rapport à la loi, autrement dit au père.
morale de l’autonomie individuelle. enfin rentrer en lui-même, s’investir exactement à quatre textes, puisqu’il s’agit Comment puis-je devenir père à mon tour,
Pour lui, cette éthique s’oppose entièrement dans ses relations « Oliver Sacks est un neurologue. Mais d’un commentaire de Derrida sur des frag- auteur d’un texte et signataire d’un livre ? »
à celle qui se construira avec aux autres, aux plaisirs, à la beauté, c’est aussi, c’est surtout, un merveilleux
le christianisme et qui se fonde à l’art. conteur. Les malades, il les considère
sur la soumission à des règles Faire de sa vie une œuvre d’art, comme des voyageurs explorant
transcendantes (…). construire son individualité indé- des contrées dont nous n’aurions pas
De là à supposer que Michel
Foucault veut nous en dire plus
pendamment des structures socia-
les, économiques ou politiques…
la moindre idée sans eux. (…)
Grâce à Oliver Sacks, vous lierez
« Qui a peur de Soljenitsyne ? »,
et qu’à travers les Grecs c’est de
nous qu’il nous parle, il n’y a
ce programme implicite, Foucault
ne veut pas nous dire qu’il faut aller
connaissance avec une vieille dame
qu’une syphilis tardive a tout à la fois
de Corinne Marion, et « L’Erreur de
qu’un pas qu’il est tentant de fran-
chir. Ce n’est pas la première fois (…)
le chercher chez les Grecs, car il
appartient à chaque époque de défi-
libérée de ses inhibitions et rajeunie
au point qu’elle espère vivre cente-
l’Occident », d’Alexandre Soljenitsyne
que le détour par les Grecs apparaît
comme un passage obligé pour
nir ses rapports avec le vrai, le social,
la technique… Mais il nous décrit
naire ; à moins que vous ne préfériez
la compagnie d’un professeur de
Par Jean Lacroix, 6 septembre 1980
qui projette de fonder une nouvelle un monde qui pourrait ressembler musique (…) dont le sens musical monde”, qui serait la vision neuve et sti-
morale. Certes son propos n’est pas à celui vers lequel nous nous suppléait la perte de vision. Cas limite mulante des relations de l’homme avec la
aussi explicite. Son pessimisme acheminons et auquel lui-même qui aurait subjugué Schopenhauer : (…) foi, la politique et l’esthétique. Après huit
est trop grand, son scepticisme trop manifestement aspire. » ne parle-t-il pas de la musique comme « Soljenitsyne a toujours une grande in- ans dans un camp, de 1945 à 1953, puis at-
d’une “volonté pure” ? Combien fluence dans divers pays du monde, y teint d’un cancer dont il attendait la mort,
il aurait été fasciné, note Sacks, par compris la Russie. Les uns le condamnent Soljenitsyne “ressuscita” : il commença
cet homme qui avait perdu complète- pour son “anticommunisme”, les autres une “seconde vie”, reçue comme une grâce
ment le monde comme représenta- pour son “anti-occidentalisme”. Ces inter- divine, une mort-résurrection. “Toute la
«Dictionnaire critique de la Révolution tion, mais l’avait intégralement prétations reposent sur la crainte. “Qui vie qui depuis lors m’a été rendue n’est plus
conservé comme musique ou volonté. donc a peur de lui ?”, interroge Corinne la mienne au sens plein du mot : elle porte
française», sous la direction C’est d’ailleurs là l’un des thèmes du Marion (…). Le penseur russe (…) subvertit son sens.” (…) Cette logique spirituelle, qui
livre de Sacks : la lutte, et parfois le jeu politique au nom d’une “logique inspire sa seconde vie, implique qu’au
de François Furet et Mona Ozouf la collusion, entre les pouvoirs de la spirituelle” solidement éprouvée jusqu’à lieu de se terrer il faut attaquer : la vérité
pathologie et ceux de la création. » Dieu. Il prépare l’irruption d’un “nouveau l’emporte sur le mensonge. »
Par Roger Chartier, 21 octobre 1988
entravée et désormais dominante,
mais une manière nouvelle de fonder
les principes et le gouvernement de la
« Dans le café de la jeunesse perdue »,
« La force du Dictionnaire critique société. (…) de Patrick Modiano
de la Révolution française, aujourd’hui Comme l’espèrent ses directeurs,
proposé par François Furet et Mona ce gros livre fera date dans l’histoire Par Patrick Kéchichian, 5 octobre 2007
Ozouf, tient à ce qu’il allie deux révolutionnaire. (…) Il contraint, par
écritures historiques disjointes depuis ses décisions abruptes, à réviser ce Autour de la figure intense et
le XVIIIe siècle : l’inventaire et le mani- que l’on a l’habitude de dire ou de lire émouvante de Louki, “au milieu
feste. (…) Ce livre imposant dresse un de l’événement. Mais l’interprétation de toutes les lignes de fuite et des
bilan des connaissances les plus sûres sociale de la Révolution est-elle néces- « Ce n’est pas dans l’excès ou horizons perdus”, Modiano recrée
et les plus neuves sur les ruptures sairement la mise en branle de la les profondeurs du rêve que Patrick une admirable géographie pari-
essentielles, les protagonistes prin- lourde machinerie des classes et de Modiano, en chacun de ses livres, sienne. Elle est sienne comme le
cipaux, les innovations et les justifi- leurs luttes, et la prise en compte nous entraîne. Ce qu’il cherche furent celles de Simenon, Jean
cations qui donnent à la Révolution des pratiques les plus communes, à approcher n’est séparé de la vie Follain, Jacques Yonnet…
et son cours et son sens. des gestes les plus ordinaires détour- réelle que par une mince pellicule Cette géographie a ses “points fixes”,
Mais cet état des lieux révolution- ne-t-elle forcément de la compréhen- temporelle. On dirait qu’il suffit ses “zones intermédiaires” ou “neu-
naires n’a rien d’un froid constat à la sion philosophique de l’événement ? d’avancer pour la déchirer, pour tres”, ses “no man’s land où l’on était
manière notariale. Il est tout entier La question est désormais ouverte. abolir la distance, et se retrouver à la lisière de tout, en transit, ou
porté par une idée : que la significa- Inventaire et manifeste, le Diction- dans la réalité perdue. Et pourtant même en suspens”. Quand tout
tion fondamentale de la Révolution naire critique de la Révolution fran- non. Invisible, la frontière est infran- s’achève de cette jeunesse, que ses
française n’est pas sociale mais politi- çaise est une belle réussite parce chissable. On s’y heurte d’autant noms se perdent, que ses visages se
que. Ce qu’elle inaugure n’est pas la qu’il oblige à renoncer aux paresses plus que ce qui est au-delà semble brouillent, il ne reste que la mélanco-
domination d’une classe, autrefois de la pensée. » La « une » du 11 novembre 2005. à portée de main. (…) lie sans remède d’un songe. (…) »
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Vendredi 2 février 2018

raphaëlle bacqué

I
l faut du cran à Jacqueline
Piatier pour énoncer,
chaque semaine, dans le
bureau du rédacteur en
chef Jacques Fauvet, le
« menu » du « Monde des
livres ». Autour d’elle, l’aréopage
des hiérarques du journal, costu-
mes gris fleuris parfois d’une
rosette de la Légion d’honneur
à la boutonnière, ressemble tou-
jours un peu à une réunion de
tuteurs veillant sur une héritière.
Elle n’a pas peur, pourtant. Petite
silhouette blonde aux grands
yeux bleus, « Jacqueline » n’a pas
son pareil pour évoquer avec pré-
cision et enthousiasme un livre
dont elle entend faire la « une ».
Les jours précédents, elle rece-
vait encore chez elle, dans la jolie
maison qu’elle loue avec son mari
boulevard Saint-Germain, toute
l’école du Nouveau Roman,
qu’elle tient pour LE mouvement
littéraire essentiel de son temps.
Claude Simon, d’abord, l’écrivain
admiré devenu son ami. Et puis
aussi Nathalie Sarraute, Michel
Butor, Alain Robbe-Grillet et
Catherine, son épouse, dont
Jacqueline a lu le petit récit sado-
masochiste – L’Image – publié
aux Editions de Minuit sous le
pseudonyme de Jean de Berg et
deux fois censuré. Qui le sait,
autour de ce bureau sévère de
l’immeuble de la rue des Italiens ?
« Cher maître et ami, comment
se porte l’Académie ? », demande le
rédacteur en chef à Pierre-Henri
Simon, qui vient d’être reçu sous la
Coupole et tient le feuilleton
littéraire, le « must » du « Monde
des livres ». Jacqueline sourit der-
rière la fumée de ces blondes sans
filtre qu’elle paraît allumer à la
chaîne. Hubert Beuve-Méry lui a
confié la direction d’un supplé-
ment consacré aux livres en 1967,
après avoir lu, dans son bureau
d’angle qui impressionne toujours

Le roman du
les visiteurs avec son horloge
rococo, une des premières grandes
études sur le lectorat du journal.
Sur la liste de leurs rubriques
préférées, les fidèles du Monde,
mais aussi ceux qui ne l’achètent
qu’une ou deux fois par semaine
comme pour y butiner, affirment

«Monde des livres»


apprécier d’abord la politique
internationale et les pages litté-
raires. L’international est le
service phare du Monde. Une
sorte d’Etat dans l’Etat, au jour-
nal. Peut-on créer un second
royaume autonome au cœur de
la rédaction ? Le « patron » a tran-
ché : il y aura un supplément,
mais sa directrice n’aura ni le titre
En 1967, Hubert Beuve-Méry crée un supplément littéraire
ni l’autonomie d’un chef de ser-
vice. Un an avant 68, aucune
placé sous la houlette de Jacqueline Piatier. « Le Monde cultivé, parfois légèrement snob,
mais il s’est vite imposé auprès des
femme ne dirige au Monde. des livres » devient vite l’incontournable du jeudi. lecteurs et au sein de l’université.
Jacqueline aimait la contestation
« Signe astrologique » Retour sur 50 ans d’histoires des intrigues romanesques et des
Jacqueline Piatier se moque bien conventions stylistiques menée
de cette tutelle des patrons du par le Nouveau Roman, mais elle
journal. En 1961, lorsque cette goûte moins la théorie littéraire
ancienne chef de la documenta- des années 1970, « hérissée de
tion, passée à la rédaction, défen- Moderato cantabile de Marguerite fabrication. Même Sartre a eu vente de la semaine, le supplé- structures et de sémiotique d’une
dait Samuel Beckett, elle s’était Duras (Minuit, 1958), et des Mé- droit à son questionnaire serré, ment a doublé d’un coup le nom- complication devenue indispensa-
attiré cette remarque cinglante moires d’une jeune fille rangée de provoquant la surprise de Piatier bre de livres chroniqués, passant ble dans les soutenances de thè-
d’Emile Henriot, le critique litté- Simone de Beauvoir (Gallimard, quand à son tour il lui a renvoyé à une moyenne de 1 350 romans ses », comme l’écrit Bertrand
raire du Temps puis du Monde : 1958)… Elle n’a pas manqué J.M.G. une drôle d’interrogation : « De ou essais critiqués par an. La publi- Poirot-Delpech, devenu le feuille-
« Ma petite fille, vous vous êtes fait Le Clézio, un jeune homme de quel signe astrologique êtes- cité suit : 10 % à 12 % des recettes toniste du supplément. En 1965,
avoir par la mode… » Désormais, 24 ans dont, en 1963, elle a repéré vous ? » La patronne du « Monde publicitaires du journal provien- déjà, elle avait pris le parti de l’uni-
plus personne n’oserait traiter le premier roman, Le Procès-verbal des livres » scrute si bien les styles nent désormais des annonces versitaire Raymond Picard lorsque
avec condescendance cette qu’en 1975, alors que ce mysté- payées des éditeurs, le Seuil et ce spécialiste de Racine s’était
femme ardente qui masque par- Jacqueline Piatier scrute si rieux Emile Ajar dont l’identité Gallimard figurent parmi les insurgé contre « l’imposture » et le
fois son éducation bourgeoise intrigue tout Paris est pressenti premiers annonceurs du Monde. « jargon » de Roland Barthes après
sous un accent gouailleur. Elle n’a bien les styles qu’en 1975, pour le Goncourt, elle se précipite Comment ce « journal officiel de la parution de son essai sur
pas le droit de participer à la sacro- alors que ce mystérieux chez Romain Gary pour le démas- l’intelligentsia », écriront en 1981 l’auteur de Phèdre (Sur Racine,
sainte conférence de 8 heures qui quer, triomphante : « Avouez que Hervé Hamon et Patrick Rotman Seuil, 1963). Quand, en 1978, le
se tient debout, dans le bureau du
Emile Ajar est pressenti c’est vous, Ajar ! » Joueur, il lui dans Les Intellocrates (Ramsay), quotidien publie en première
directeur ? Qu’importe, les érudits pour le Goncourt, elle se écrit un démenti qu’il signe de sa pourrait-il être mystifié par un page le début de la leçon inaugu-
du journal admirent son juge- précipite chez Romain main et qu’elle publie aussitôt. écrivain, fût-il Gary ? rale au Collège de France de Bar-
ment scrupuleux et cette façon Avant de se fâcher avec l’écrivain thes, où il affirme que la langue est
qu’a cette perfectionniste de corri-
Gary pour le démasquer une fois la supercherie connue. Ennemi mortel « tout simplement fasciste », la
ger au marbre, au milieu des C’est que Jacqueline Piatier a Les huit pages du « Monde des patronne du « Monde des livres »
ouvriers, un adjectif, une tour- bien conscience de l’importance livres » ont été placées sous n’y tient plus : « Là, c’est ce qui
nure. Elle craint plus que tout de (Gallimard, 1963), comme « une de ce supplément, pensé avec soin la rédaction en chef de Pierre s’appelle déconner ! », lâche-t-elle
rater un livre important : quelques révélation sortant de l’ordinaire ». au cinquième étage de la rue des Viansson-Ponté, chargé des sup- devant ses troupes.
années auparavant, les deux Aujourd’hui encore, des anciens Italiens. Avec « Le Monde des pléments, et Jacqueline Piatier Piatier aime bien mieux le
grands critiques littéraires du du quotidien se souviennent livres » qui, dès octobre 1970, goûte la liberté respectueuse avec charme et le brio de « Poirot », qui
Monde Emile Henriot et Robert de la façon qu’avait Jacqueline de paraît désormais chaque jeudi, le laquelle l’ancien normalien la peut brosser dans l’urgence une
Coiplet, par machisme ou conser- rencontrer les écrivains, comme quotidien a rencontré un formida- laisse décider de son équipe et de nécrologie étincelante et jouer
vatisme, sont passés à côté du pour mieux saisir leurs secrets de ble succès commercial. Meilleure ses choix éditoriaux. Le ton y est ensuite assis sur un bureau des
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Vendredi 2 février 2018

airs mélancoliques à l’accordéon, chargée de faire découvrir aux au col, en pleine Closerie des Lilas, qu’il admire en connaisseur, puis rédacteurs. Un intellectuel réputé
comme pour parachever l’enter- lecteurs du Monde ces écrivains Marc Cohen, le rédacteur en chef en 2007, au fin diplomate qu’est qui n’avait pas vu son livre chroni-
rement de l’écrivain défunt. Mais venus d’Europe de l’Est ou des du journal pamphlétaire. Au pro- Robert Solé, et enfin, en 2011, à qué a envoyé il y a peu un mail où
elle respecte une des traditions Etats-Unis, dont elle connaît par- cès qui suit pour injures, en 1994, Jean Birnbaum, tout juste âgé de il imaginait les pires complots
ancrées au journal qui veut qu’un faitement la littérature depuis Jacques Vergès se lance dans une 37 ans. « Vous avez été le détona- pour expliquer ce qu’il considérait
critique puisse encenser un livre qu’elle y a vécu, au gré des postes violente plaidoirie à l’encontre teur du nouveau Monde », a assuré comme une scandaleuse disgrâce.
qu’elle-même n’aime pas. Ou de correspondant de son mari, de la patronne du « Monde des le directeur du Monde, Erik Izrae- Des écrivains s’insurgent tou-
joue avec art des contrepoints. Jacques Amalric, qui règne désor- livres », avant de lui faire envoyer lewicz, à la nouvelle équipe. jours : « Vous m’ignorez ! »
Elle n’a pas apprécié Fin de siècle, mais sur le service étranger. des fleurs. « Jo » obtient la Le plus ancien supplément du Le supplément veut être en
de Jean-Edern Hallier (Albin Beloved, de l’Américaine Toni condamnation de Hallier à quotidien voit sa pagination grim- phase avec les tumultes du
Michel, 1980), ami intime du Morrison, l’a éblouie, et elle est 100 000 francs de dommages et per à dix pages en moyenne et le moment. « Je pense à l’écrivain qui
directeur-gérant du journal, l’une des premières à soutenir intérêts. En 2001, le journal satiri- « feuilleton », supprimé autrefois, dira un jour ce que nous sentions
Jacques Sauvageot, dont il est le celle qui deviendra bientôt Prix que Pour lire pas lu (PLPL) puis, à nouveau confié à la plume aigui- dans une langue exacte », a lancé
partenaire d’échecs et le compa- Nobel de littérature. deux ans plus tard, l’écrivain sée d’un écrivain, Eric Chevillard. le comédien Denis Podalydès
gnon de vacances. Poirot-Delpech François Bott a aussi fait venir Pierre Jourde et son éditeur Eric Les temps ont changé. Les édi- le jour de la manifestation qui
ne l’aime pas plus : exaspéré par du service des informations géné- Naulleau attaquent à leur tour la teurs publient beaucoup plus et a suivi les attentats contre Charlie
les foucades de l’écrivain, il l’a un rales, où elle tenait la chronique directrice du « Monde des livres » les livres se vendent moins. Mais, Hebdo. « Les écrivains face à la
jour giflé. L’affaire s’annonce déli- judiciaire Josyane Savigneau, une qu’ils accusent de connivence dans les enquêtes de lectorat, lors- terreur », annonce à sa « une »
cate. Pour ne pas mettre Sauva- jeune femme passionnée que avec Philippe Sollers, éditeur que les rédacteurs en chef obser- « Le Monde des livres » le jeudi
geot dans l’embarras, le directeur, et auteur Gallimard. La même vent, derrière une vitre sans tain, suivant, avant de persister, dans
Jacques Fauvet, propose qu’on « L’ouvrage dont année, enfin, Pierre Péan et Phi- les lecteurs du Monde parler de un grand dossier intitulé « Ecrire
publie à côté de la descente en lippe Cohen consacrent un gros leur journal, le supplément litté- sans trembler », après les atten-
flamme que Piatier a prévu “Le Monde” ne parle pas chapitre au supplément livres du raire reste l’enjeu des débats et le tats du 13 novembre 2015.
d’écrire un dithyrambe confié n’existe pas », assurait quotidien dans La Face cachée du jeudi, jour de sa parution, marque Feuilleter les collections du
à un pigiste. Las, l’éloge saute Monde (Mille et une nuits), pour- toujours le pic des ventes du quoti- « Monde des livres » sur cin-
au marbre sans que la patronne
l’historien René Rémond tant édité par Claude Durand que dien. Pierre Bergé, devenu en 2010 quante ans constitue un voyage
du « Monde des livres » y soit « Jo » croyait un ami. l’un des trois actionnaires du dans la littérature autant que
pour rien. Aussitôt, Hallier la cou- Monde avec Xavier Niel et dans la vie du pays. De Sade
vre d’injures au micro de Jacques tout le journal appelle « Jo », L’enjeu des débats Matthieu Pigasse, le lisait chaque à Pierre Bourdieu, de François
Chancel et exige que le papier comme la cadette impétueuse des Josyane Savigneau doit laisser semaine, jusqu’à sa mort, le 8 sep- Furet à Edouard Louis, des dizai-
laudateur paraisse la semaine Quatre Filles du docteur March, de « Le Monde des livres », confié à tembre 2017, de la première à la nes de milliers d’ouvrages y ont
suivante. « Ce serait un désaveu Louisa May Alcott (1868). C’est elle Franck Nouchi en 2005, qui dernière page, postant des Tweet trouvé une lecture attentive et le
inadmissible », plaide Jacqueline. qui, à tout juste 40 ans, prend sa l’ouvre à des genres jusque-là vengeurs contre une critique de moyen de se frayer un chemin
Elle obtient gain de cause, mais succession en 1991. Avec « Jo », délaissés, le polar ou les romans Chevillard qui lui avait déplu. Sans vers ce que sa première directrice
« Le Monde des livres » a désor- « Le Monde des livres » accroît d’espionnage de John le Carré, rien changer aux choix de ses appelait un « lecteur ami ». p
mais un ennemi mortel. le nombre de livres chroniqués,
Ce sont de grandes années pour portraits et entretiens obtiennent
les éditeurs et leurs auteurs. Qu’y des pages entières, l’équipe de
a-t-il de mieux pour lancer un collaborateurs s’étoffe.
roman ou un essai que de figurer Tour à tour drôle ou colérique,
le jeudi à la « une » du « Monde enthousiasmée par un jeune écri-
des livres » ou dans le feuilleton vain talentueux ou blessante

UNE HISTOIRE
de Poirot-Delpech puis, le lende- pour un auteur qu’elle juge mé-
main, de prendre place sur le diocre, elle n’a pas mis longtemps
plateau enfumé d’« Apostro- à s’imposer. Elle est la seconde
phes » ? Bernard Pivot, avec son femme à la tête du « Monde des
humour et ses mines gourman- Èlivres », mais il ne viendrait à

HORS NORME.
des, a inoculé le plaisir de lire l’idée de personne de l’évincer,
au cœur du grand public. « Notre comme Jacqueline Piatier autre-
ministre de la culture », disent les fois, des conférences de rédaction
attachées de presse lorsqu’elles dirigées depuis 1996 par Edwy
parlent de Jacqueline Piatier, Plenel (le directeur de la rédac-
comme si l’adoubement du tion choisi par Jean-Marie Colom-
Monde valait la reconnaissance bani, nouveau patron que Le
plus officielle des élites. Monde a élu en 1994). Les hiérar-
Au sein de l’université française,
historiens, sociologues ou polito-
ques comme les petites mains du
journal admirent sa passion et
François Busnel, La Grande Librairie
logues, dont les ouvrages savants craignent ses foucades.
ont parfois moins les faveurs de « L’impératrice rouge », c’est ainsi
la télévision, se damneraient que l’a surnommée l’écrivain et
pour avoir une critique des ex- critique littéraire de L’Obs Bernard
perts du supplément. « L’ouvrage Frank. Dans le Tout-Paris des let-
dont Le Monde ne parle pas tres, Josyane Savigneau bataille
n’existe pas », assure alors l’histo- comme autrefois on provoquait
rien René Rémond, qui préside la en duel, s’amuse d’avoir jeté une «Isabelle Carré prend I’initiative
Fondation nationale des sciences coupe de champagne à la tête de de mettre au jour ces déchirures
politiques, avant d’ajouter avec Marc-Edouard Nabe et défend bec de I’enfance qui fissurent le socle
une prudence clairvoyante : et ongles Philippe Sollers, qui
« C’est un adversaire qu’on ne sau- écrit depuis 1987 dans « Le Monde
sur lequel elle s’est construite.»
Nathalie Crom, Télérama
rait s’offrir. » Depuis toujours, des livres » et qu’elle tient pour
Le Figaro fait figure d’anticham- « l’un des plus grands écrivains «Portrait d’une famille, tableau d’une
bre de l’Académie française. français de sa génération ». époque, roman d’apprentissage
A l’époque, cependant, il se mur- Cette élégante en tailleur-pan-
mure déjà, dans les colloques talon qui se revendique féministe
et réflexion sur le décalage entre
savants, qu’un « mauvais » papier cloue le bec aux importuns d’un l’être et le paraître.»
du Monde rédigé par un de tonitruant « vous n’allez pas me Caroline Broué, France Culture
ces universitaires que le journal casser les couilles ! ». Dans « ses »
« pige » pour rendre compte de la pages, Yourcenar, Philip Roth,
«Chaque chapitre déroule le scénario
vie intellectuelle peut vous barrer avec lequel elle a fini par nouer d’une docufiction cathartique, étonnante,
la route du Collège de France. une solide amitié, mais aussi de sombre parfois, poétique, onirique...»
jeunes écrivains, comme Marie Laurence Haloche, Le Figaro Magazine
Hors des frontières Darrieussecq, Christine Angot et
En 1983, Jacqueline Piatier a pris Michel Houellebecq, trouvent
«Une brillante raconteuse.»
sa retraite et laissé la place à son une place de choix. Hélèna Villovitch, ELLE
adjoint, François Bott. Cet écrivain Après avoir fait son marché rue «Les Rêveurs diffuse un parfum
(lire p. 9) qui fume la pipe a fondé Mouffetard, le fondateur des édi-
quinze ans plus tôt Le Magazine tions de Minuit, Jérôme Lindon,
d’enfance aux effluves vénéneux.
littéraire. C’est un amoureux de vient souvent en voisin au nou- Un terreau idéal pour faire enfin
Roger Vailland, dont il goûte la dé- veau siège du quotidien, rue crever des secrets de famille.»
sinvolture, des Hussards, dont il Claude-Bernard, discuter de ses Pierre Vavasseur, Le Parisien
admire le style, mais aussi d’écri- nouveaux auteurs. Le patron de
vains comme Emmanuel Bove, Fayard, Claude Durand, la convie à «Une parfaite unité de ton, une grande
Henri Calet ou Georges Perros ses anniversaires. Les éditeurs justesse d’observation, dans la filiation
qu’il s’attache à faire redécouvrir moins puissants se sentent « dans d’écrivains comme Annie Ernaux.»
comme s’il voulait, dit-il, entre- leurs petits souliers » lorsqu’ils lui Stéphanie Janicot, La Croix
prendre un « sauvetage des rendent visite. Par goût de la litté-
oubliés ». Bott n’aime rien tant rature autant que par amour de la «C’est séduisant et le plaisir
que de réunir, Chez Nini, autour polémique, Josyane Savigneau de lecture est constant.»
de déjeuners bien arrosés, le peut accepter la présentation élo- Josyane Savigneau, Lire
poète André Laude, l’écrivain fran- gieuse d’un gros livre de poésie de
çais Gabriel Matzneff, les roman- Dominique de Villepin, qu’Edwy «Son projet est modianesque dans
ciers franco-marocain Tahar Ben Plenel admire, mais l’assortir de la son désir de déchirer le voile d’opacité,
Jelloun ou grec Vassilis Alexakis. critique incendiaire rédigée par d’aller au-devant de sa liberté. Un roman
Avec lui, et le futur académicien Patrick Kéchichian (son adjoint, de sensations et de sensibilité sur la
Hector Bianciotti à ses côtés, avec Jean-Luc Douin). complexité d’une famille marginale.» DANS TOUTES LES LISTES
les lecteurs peuvent suivre Une telle passion ne va pas sans Marie-Laure Delorme, Le Journal du Dimanche DE MEILLEURES VENTES
cette « géographie secrète et senti- ennemis. Jean-Edern Hallier – « ce
mentale » qui les mène hors des dangereux histrion », disait Fran-
frontières, de Faulkner à Joyce, çois Bott –, dont la haine pour
de Kawabata à Chen Fou. Le Monde ne s’est pas éteinte,
Non loin de son bureau, dans prend Josyane Savigneau pour www.grasset.fr www.facebook.com/editionsgrasset www.twitter.com/editionsgrasset Grasset
une petite alcôve vitrée où elle cible dans presque chaque
disparaît derrière un mur de numéro de L’Idiot international.
livres, Nicole Zand s’est justement « Jo » ne se démonte pas et prend
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Dans l’atelier
du feuilletoniste La loi du safari
En 1992, à l’occasion des 25 ans du supplément, mérite pas souvent une petite
Bertrand Poirot-Delpech (1929-2006) était revenu avec Michel Braudeau
Feuilletoniste de 1989 à 1994
raclée. Sollers, par exemple, com-
ment s’en prendre à lui ? Il est iné-
malice sur l’exercice périlleux du feuilleton littéraire. vitable. Brillant, habile, surdoué,
un vieux compagnon de route

Trois de ses successeurs se prêtent au jeu à leur tour


O
n croit que le feuilleton dans le métier, un auteur lumi-
le plus dur à écrire est neux. Et, à l’époque où je feuille-
le premier. C’est faux, tonnais, il avait dans le journal de
ils le sont tous. Pour solides gardes du corps. Donc on
commencer dans cette course où ne raille pas.
l’obstacle ne cesse de revenir à Pour m’attaquer à un éléphant
peine franchi, je m’étais prudem- de fort calibre, j’ai dû attendre
ment abrité derrière une grande Marguerite Duras. Elle m’avait
lettre de Balzac à Stendhal lui beaucoup exaspéré lors d’un
témoignant publiquement de son entretien télévisé avec Jean-Luc

Un grand Marelier !
admiration pour La Chartreuse de Godard où elle le sermonnait
Parme. Du positif, du classique, comme un vilain moutard (« Tu
imparable, et puis les morts sont ne travailles pas assez, Jean-Luc, tu
toujours contents. En cas de ne lis pas… »), je ne partageais pas
besoin, garder une bonne Pléiade l’admiration trop répandue pour
Et Dieu, dans tout ça ? fit justement sen- Bonaparte. Un écrivain y affirmait sa de côté, le dépannage est assuré. sa petite musique. Et elle m’avait
Bertrand Poirot-Delpech, sation. On sut gré à un homme aussi ef- haute idée de lui-même en même temps Les tout jeunes, les inconnus, les envoyé La Pluie d’été, que j’avais lu
de l’Académie française facé de raconter sa conversion religieuse, qu’il croquait à belles dents ses contem- premiers romans font aussi l’af- en m’esclaffant bêtement. Ce
Feuilletoniste de 1972 à 1989 au couvent des bénédictines, le jour où sa porains. Une lecture qui vous modifiait, faire, à condition de les encoura- n’était pas gentil, même si le livre
Ce texte a été initialement publié cousine Paule, aperçue dans Meurtrissure, dont on ne sortait pas indemne. ger. On passe pour un curieux qui était bien mauvais. Mais doit-on
le 20 mars 1992 prenait le voile. La gravité n’exclut pas, Marelier était-il de droite (par le style à la cherche, travaille, on est géné- être gentil avec les roublardises
chez Marelier, un humour décapant, et cravache), ou de gauche (par l’obsession reux à bon compte. Toute résur- d’un monstre sacré ? Pas forcé-
salubre en nos temps d’empois. Sans par- du partage) ? Le débat a agité les revues rection d’un auteur oublié est ment. On peut avoir envie de le

M
arelier n’est pas à sa place, ler de son écriture, où Barthes sut déceler plusieurs mois durant, et a fait l’objet également appréciée comme un réveiller. La cafetière avait bouilli
dans nos Lettres. Plutôt cre- un grain entre l’orge et la semoule, quel- d’un colloque à Cerisy, où Marelier eut la geste charitable. On peut tenir rue Saint-Benoît. J’avais reçu une
ver devrait l’y mettre, enfin. que chose comme le tapioca. fraîcheur de battre tous les participants quelques semaines sur ces provi- lettre de son compagnon Yann
Parce qu’il se tient à l’écart N’ayant pas craint de se reconnaître à la au ping-pong. On dit que L’Herne prépa- sions, le temps d’apprivoiser la Andréa, plutôt menaçante : « Arrê-
des comédies parisiennes, on oublie fois dans Sollers, Joubert, Frank, Lesage, rerait un cahier sur lui ; mais quand ? bête. Evidemment, l’idée se fait tez de faire le malin… » Enfin tou-
Marelier après chaque publication, bien Guégan, Chamfort et Besson, Marelier a Plutôt crever va faire grincer bien des jour qu’on ne jugera bien de votre chée, la diva méprisante. Avec le
que ses livres touchent au cœur le petit été consacré par les historiens de la litté- dents. Marelier y tourne le dos aux pru- indépendance qu’à votre audace à temps j’ai regretté. Elle exagérait,
nombre des fervents de vraie littérature. rature contemporaine comme Brenner, dences dont pâtit la production contem- chasser du gros gibier. C’est la mais cela me plaisait aussi.
Dès le coup d’essai de Meurtrissure, ce bien qu’il ne publie pas chez Grasset, et poraine. Au lieu de se masquer derrière rude loi du safari. Or, le gros gibier J’aurais facilement pu tout aimer
fut un coup de maître. Nous sommes Boisdeffre, bien qu’il ne connaisse per- une fiction, comme tant de faiseurs, il futé n’est pas surabondant et ne d’elle. Et faire un autre métier. p
quelques-uns à nous souvenir de la sonne à l’Académie. D’autres, limiers des met enfin ses tripes sur la table, et les tri-
pudeur rigoureuse avec laquelle le jeune marges, ont parlé d’un mixte de Joyce et pes de ses proches, avec une précision qui
Marelier évoquait ses vacances à Céline, d’Artaud, Nabe, Bataille et Pleynet. est l’honneur et l’avenir de la nouvelle
Pornichet et l’amour pour une mère fan- Hélas, vinrent Les Hommes de peu ! génération. Déjà des esprits chagrins,
tasque aux jupes pastel. Un ton s’affir- L’intelligentsia allait bouder cette trilo- dévoilés dans leur mesquine vie privée,
mait, une voix. gie, à raison de son succès public. La rive profitent de l’ordre moral revenu pour

A la mousquetaire
On attendait Marelier au second livre, gauche n’apprécie guère les gros tirages, saisir la justice ; comme si la littérature
bien entendu. Ce fut une injuste curée. suivis de films à fort budget. C’était pour- relevait des tribunaux !
Cela gênait trop de monde, ces Erreurs tant tout le siècle des petites gens qui Un grand Marelier ! Et que l’on rappro-
du siècle où un ancien collabo et un ex- revivait à travers la saga des Marestier chera de Clafoutis, le premier roman
stalinien ruminaient leurs fourvoie- (les Marelier eux-mêmes ?), de l’oncle tué d’une nommée Sybille, ravissante, l’autre
ments, au cœur de Cévennes gavées en 1916 à la tante fofolle, des fiancés de soir, à « Caractères », dans sa petite robe Je ne le cacherai pas, je m’atta-
d’odeurs et invitant tendrement à « vivre Munich aux égarés de 68. De cette galerie à pois. Sybille, qui raconte ses vacances à Eric Chevillard chai à mon héroïne. Je voulais
quand même ». de personnages hauts en couleur, com- Pornichet, dispose déjà d’un timbre de Feuilletoniste de 2011 à 2017 le meilleur pour elle : je fis tra-
L’essai qui suivit, Une chance inouïe, ment ne pas distinguer le fier Pichaud, voix qui n’est qu’à elle. On se ressemble vailler Michon, Salvayre, Jauffret,
traitait de la fin des idéologies et se lisait emblématique des sans-voix au cœur de plus loin : Sybille ne serait autre que la Senges, Novarina, Volodine,

F
comme un roman. « Important et empor- immense ! fille de Marelier… euilletoniste ». Sans doute NDiaye, Savitzkaya… La Littéra-
tant », ont dit les publicités, reprenant un L’an dernier, le Journal de Marelier, qui NB : Marelier n’existe pas. Mais tous me suis-je mépris sur la ture apparaissait là sous un jour
de mes articles. Je n’ai rien à y changer. couvre les années 1970, nous sortait des les tics de cette critique sont tirés de signification du terme, je flatteur, peut-être même exagéré-
Marelier damait le pion à bien des sentiers battus en nous faisant voyager mes propres feuilletons. Un métier pas m’en avise aujourd’hui ment avantageux, mais quand
penseurs de l’après-gauchisme. du Luxembourg aux Tuileries via la rue facile. p avec une certaine confusion. Car on aime…
je l’abordai façon Dumas, ce Cependant, elle m’obsédait, elle
feuilleton que l’on me confiait, à prenait trop de place dans ma vie.
la mousquetaire, comme un récit Alors je l’envoyais paître chez
à rebondissements et à suspense, Jardin, Schmitt, Labro, Khadra,
débité en épisodes et publié Beigbeder, Delacourt… Elle y per-
semaine après semaine pour dait de sa superbe. Sa tête roulait

Le bal des débutantes


des lecteurs impatients d’en entre ses pieds. Epreuves cruelles
connaître la suite. dont il était douteux qu’elle se
L’héroïne en était une figure relevât jamais.
très moderne, notamment par Elle choisissait l’exil, nous pou-
son jeu avec les genres : la Littéra- vons la comprendre, elle allait
tout titulaire de l’immuable rez-de- tion, le néo-feuilletoniste décide, après ture elle-même, capable de toutes tenter sa chance dans d’autres
Pierre Lepape chaussée du supplément littéraire. quelques nuits sans sommeil, que la les métamorphoses, crédible en contrées. Je la faisais suivre
Feuilletoniste de 1994 à 2001 Impossible pour le néo-feuilletoniste tâche qui l’attend est trop lourde pour ses princesse, en fillette, en acrobate, par Gass, Repila, Herbert, Diarra,
de contempler cette glorieuse galerie frêles épaules. Il renonce au culte des an- en hardeuse, en hackeuse, en Tavares. Elle me revenait
des ancêtres sans ressentir le poids de cêtres comme au déboulonnage des sta- hockeyeuse, en religieuse, ragaillardie. Très innocemment,

Q
uand la direction du Monde son indignité. L’impétrant, avant d’enta- tues. Il oublie les lauriers de la fonction et en zombie, en pluie fine ou en rat je l’emmenais se distraire un peu
décidait de vous confier le mer les premières lignes de son premier les sourires narquois qui les accompa- mort, et j’en passe. à Saint-Germain-des-Prés. Après
feuilleton littéraire du journal, feuilleton, s’imagine dans la peau d’une gnent. Il efface même, pour quelque Le rythme est le secret d’un bon trois jours, elle n’était plus que
elle croyait peut-être vous jeune fille de bonne famille invitée à un temps au moins, ses idées sur la littéra- feuilleton. Il y faut de l’alacrité. l’ombre d’elle-même, pâle et
nommer à un nouveau poste, bal des débutantes. Il croit que tout le ture et l’envie qu’il a de les faire partager. J’optai audacieusement pour une défaite, bégayante, complète-
selon les rites et les règles de ce perpétuel monde l’observe et le guette. Quel livre Il efface tout – autant qu’il est possible. intrigue à tiroirs, une construction ment névrosée. Une épave. Je lui
remue-ménage qui donne à la rédaction va-t-il choisir pour inaugurer son ponti- Sur la petite pile de livres nouveaux un peu casse-gueule mais propice prescrivais la campagne. Et
d’un quotidien l’impression d’échapper ficat ? Le roman d’un auteur à succès ou, qu’il a sévèrement sélectionnés, il choi- aux coups de théâtre. A l’instar même la jungle ou la banquise.
aux dangers de la routine. au contraire, un jeune inconnu publié sit celui qui lui a paru le plus neuf, du maître du genre, Alexandre Elle se trouvait là-bas en bonne
Mais le feuilletoniste croyait avoir par une obscure boutique de province ? le plus excitant, le plus susceptible de Dumas, déjà cité, je recrutai et mis compagnie, au milieu d’autres
échappé au sort commun et aux fonc- Quel ton va-t-il employer ? Choisira-t-il, parler à des interlocuteurs inconnus. Il à l’ouvrage une forte équipe de col- créatures menacées. Il me sem-
tions aléatoires. Ses prédécesseurs en pour faire mode, les manières stylisti- ne s’agit pas d’un tout jeune écrivain, laborateurs, des petites mains, des blait qu’elles avaient intérêt à lier
témoignaient. Certains étaient plus ques de ces petits-maîtres qui s’échinent pourtant, mais la longue familiarité tâcherons qui, chaque semaine, leurs forces, que leurs ennemis
anciens que « Le Monde des livres », voire à faire des pointes et des virevoltes ; qu’il a avec lui le rassure : les audaces me fournissaient la matière d’une étaient les mêmes : la bêtise,
plus anciens que Le Monde lui-même. Ces ou bien, au contraire, se servira-t-il de seront pour plus tard. L’écrivain se nouvelle aventure. Ils avaient ten- le mercantilisme, la pulsion
grands ancêtres avaient l’immuabilité et la phrase large et généreuse, un peu nomme Michel Butor ; son livre s’inti- dance à en faire trop et à me servir de mort.
l’autorité des statues de marbre. On les ronflante peut-être, qui dénote le péda- tule Transit A, Transit B. Ne pas com- leurs idées dans d’épais volumes Puis un jour, le devoir accompli,
disait même immortels : ils avaient gogue sage, bienveillant et un tantinet mencer par écrire sur un roman lui brochés. Je devais couper là-de- je lui fis mes adieux : ma belle
appartenu ou appartenaient encore à ennuyeux ? donne un sentiment de liberté. Il com- dans, dégrossir, extraire au scalpel héroïne aguerrie n’avait plus
l’Académie française, comme si le port de Sommé, croit-il, d’adopter une posture mence une histoire qu’il poursuivra de cette liasse brute le fin feuillet besoin de moi.
l’habit vert était le destin qui menaçait pour se couler dans le moule de la tradi- chaque semaine, pendant huit ans. p de mon feuilleton. Ingrate ! p
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Vendredi 2 février 2018

« Le Monde des livres » Edna O’Brien


Irlande
«Il a conservé sa dignité
lu de l’étranger intellectuelle»
Le Monde est une référence
pour ceux d’entre nous qui
vivent en dehors de la France.
Le journal reste à l’honneur de

Ersi Sotiropoulos Charles de Gaulle qui, en 1944,


fut à l’origine de sa création. Il a
Grèce conservé sa dignité culturelle et intellectuelle et, pour
l’essentiel, sait faire la différence, dans la production
littéraire contemporaine, entre ce qui est sérieux et ce
« Une place de choix pour qui est ouvertement vulgaire. On savoure ce festin
même si on ne peut s’empêcher de souligner – en ces
la littérature étrangère » temps qui ont tendance à tout vider de sa substance –
cette tendance du “Monde des livres” à toujours faire
J’ai gardé auteurs de toutes origines, s’affran- rimer bonne prose avec bonne conscience. »
un souvenir chissant de l’omniprésence de la lit-
très vif du térature anglo-saxonne. Il peut en-
moment où core se permettre d’envoyer ses cri-
Maurice Na- tiques à la rencontre des écrivains
deau m’a an- dans leur pays pour les interviewer
noncé qu’une première critique de
mon roman Zigzags dans les oran-
dans leur cadre de vie. Cela donne
des portraits saisissants et une Cees Nooteboom
gers (2003) venait d’être publiée
dans “Le Monde des livres”. Pour un
approche différente des œuvres.
Rilke écrivait que “plus inexprima-
Pays -Bas
auteur étranger qui, en plus, écrit bles que tout sont les œuvres d’art,
dans une langue “rare”, l’existence ces êtres secrets dont la vie ne finit « Une fenêtre sur
du “Monde des livres” semble une pas et que côtoie la nôtre qui passe”.
gageure : il donne une place de Je souhaite que Le Monde continue un monde plus vaste »
choix à la littérature étrangère et de nous donner les clés pour appro-
ose, en toute liberté, distinguer des cher cet “inexprimable”. » A quoi ressemble l’univers litté-
raire d’un fétichiste des jour-
naux ? Comme il a été élevé dans
un pays où, dans sa jeunesse,
c’est-à-dire il y a longtemps, on

Norman Manea
vous enseignait, outre le grec,
le latin et la langue nationale, trois langues vivantes
importantes, son univers est forcément multilingue,
Roumanie - Etats-Unis l’allemand, le français et l’anglais en font partie. Plus
tard, il y a ajouté l’espagnol, de son propre chef. Le
samedi, à côté des journaux de langue anglaise, c’est
« Eternellement jeune » surtout le jour d’El Pais, avec “Babelia” : tout ce qu’il
faut connaître en provenance d’Espagne et d’Amérique
Il y a cinquante ans, j’étais un jeune écrivain roumain latine. Le vendredi, c’est “Le Monde des livres”. Amster-
qui attendait de publier son premier livre, au titre dam n’est qu’à quelques heures de Paris mais les deux
annonciateur de Noaptea pe latura lunga (“la nuit du littératures semblent parfois bien éloignées. Pourtant,
long côté”, non traduit). Ceausescu était en pleine as- chez nous aussi, à Amsterdam, à La Haye et dans beau-
cension et, dans ce climat d’obscurité, Le Monde, coup d’autres villes, “Le Monde des livres” est disponi-
comme toute la presse occidentale, vivait en Rouma- ble le jour même dans les kiosques. Le Monde ne se
nie ses derniers jours ; il allait nous falloir rester seuls, avec notre immortel contente pas de réduire cette distance, il nous apprend
humour comme unique défense contre la Securitate et les gardiens de la dic- ce qui compte dans l’univers littéraire français, et
tature. Aujourd’hui, alors que je suis plus âgé que ce supplément littéraire ouvre à un lecteur néerlandais une fenêtre sur un
– qui, lui, est éternellement jeune et dynamique –, je suis heureux de pouvoir monde plus vaste dont Paris reste la capitale, la littéra-
lui exprimer enfin ma reconnaissance. Depuis mon trop pragmatique envi- ture francophone du Maghreb, et constitue un guide
ronnement américain, je lui dis ma gratitude pour les lumières durables qu’il inestimable pour l’Afrique francophone. L’Amérique,
apporte, lumières essentielles dans un monde global d’aliénation et d’exil. » qui polarise tous les regards, ne traduit qu’un peu plus
de 2 % de la production littéraire mondiale. La situa-
tion est heureusement différente en Europe et cela se
reflète dans la presse écrite des grands domaines lin-

Enrique Vila-Matas
guistiques. Pour tout ce que je dois au “Monde des li-
vres” depuis cinquante ans, j’adresse au journal ces fé-
licitations venues d’un Nord qui paraît encore à beau-
Espagne coup de Français plus lointain qu’il n’est en réalité. » p
propos recueillis par florence noiville

« Un phare dans le labyrinthe


de la littérature mondiale »
Je me souviens que Jacqueline Piatier
a fondé “Le Monde des livres” il y a plus
d’un demi-siècle (on me dit que c’était le
1er février 1967) et je me souviens aussi que,
lorsque je suis allé vivre à Paris, exactement
sept ans plus tard, le supplément était déjà
un mythe, avait autorité et prestige, et m’a aidé à m’orienter dans le
labyrinthe de la littérature mondiale. Je lui dois la lecture, dans ces
années, d’auteurs du Nouveau Roman et du cercle de Tel Quel,
ainsi que des livres de Beckett, Nabokov et Borges, parmi tant
d’autres. Le grand mérite du supplément a été de maintenir,
de manière très dynamique, le prestige et l’autorité de l’époque. » QUATRE PRIX
UN IMMENSE ROMAN
William Boyd PRIX LITTÉRAIRE LE MONDE • PRIX LANDERNEAU DES LECTEURS
PRIX DES LIBRAIRES DE NANCY LE POINT
Royaume-Uni
Adam Thirlwell
«Nous regardons avec jalousie Royaume-Uni
“Le Monde des livres”» « Un salon de Gertrude Stein
Depuis l’autre côté de la Manche, ici en Angle-
terre, nous regardons avec jalousie “Le Monde imprimé »
des livres”. Il semble être le parfait supplément
ar o

littéraire pour un quotidien – quelque chose que Depuis que j’ai commencé à lire de la litté-
a

nos journaux ne sont pas tout à fait capables de rature, j’ai poursuivi un rêve bilingue ou
ro a a a

reproduire. Avoir un de mes romans critiqué polyglotte. Pour cela, le salon de Gertrude
dans “Le Monde des livres” est un plaisir intense, parce que tout ce qui Stein, au 27 rue de Fleurus, à Paris, me
Photo auteur : A tr

est écrit sur vous en français sonne mieux à une oreille anglaise : d’une semblait être l’endroit idéal. Et si, évidem-
certaine manière, cela semble plus sérieux, plus sophistiqué, plus ment, ce rêve n’est pas simple à atteindre
nuancé. Aujourd’hui, la culture littéraire, au sens large, dépend pour une personne seule, il y a des moyens pour le rendre réali-
d’autant plus du journalisme littéraire que la critique universitaire est sable. L’un de ceux que je me suis trouvés est de lire “Le Monde
enlisée dans la chambre d’écho de ses théories et de ses idéologies. des livres”. Une sorte de vaste salon imprimé, si calme, si érudit…
Seuls les journaux ont su maintenir comme il se doit cette vieille tradi-
tion de la discussion civilisée, celle qui repose sur l’échange d’analyses,
Quelles que soient les formes d’art, il ne saurait y avoir de créa-
tion sans critique, pas d’innovation qui n’exige une immédiate
souh te un bel
le débat d’idées et l’évaluation critique. “Le Monde des livres” est un compréhension – c’est une vérité à laquelle j’ai toujours cru. Sans nivers re au Monde d Livr
modèle. Bravo ! Je lui souhaite de prospérer encore longtemps. » “Le Monde des livres”, comment lirions-nous notre littérature ? »
8 | Histoire d’un livre 0123
Vendredi 2 février 2018

Le mouvement perpétuel SANS OUBLIER


Divine idylle
Mohsin Hamid a commencé «Exit West» au début de la crise des réfugiés. Bouquiniste retiré sur une presqu’île
face à l’océan, Antoine vit en ermite
La littérature jeunesse lui a donné les clés pour écrire ce roman d’exil et d’amour dans une grange, avec ses trois chats
et les livres qu’il habille de papier cris-
tal pour le compte d’une énigmatique
madame Wong. Mais cet hiver-là,
tout bascule. Un mystérieux visiteur
dérobe un titre de Frédéric Berthet,
puis un autre – un choix précieux
tant Antoine aime cet auteur pour
« sa légèreté, son éclat, son côté à la
raphaëlle leyris fois elliptique et brillant ». Tel un ange
tutélaire à la mélancolie nimbée

L
e lendemain, il part pour d’ironie, cet écrivain rare lui offre
Londres. Trois jours plus ainsi un nouvel ami, Jonas, ce voleur
tôt, il était chez lui, qui réclame autant de lire que de
à Lahore. Fin janvier, manger, et bientôt une idylle. Avec
Mohsin Hamid passait une demi- Lorraine, suffocante voisine, inter-
semaine à Paris, pour défendre mittente du spectacle en âge d’être
Exit West. Il s’agit du quatrième sa fille. Conteuse, la belle est une en-
roman de cet écrivain pakistanais chanteresse qui propose une compré-
pas (encore) très connu en hension magique du monde. Insaisis-
France, mais tenu pour une star sable sinon par le filet des mots du ré-
de la littérature presque partout cit qu’en livre Antoine, sous l’égide de
ailleurs – et ce, bien avant que Walter Benjamin : « Il n’y a de connais-
Barack Obama ne déclare que cet sance que fulgurante.
ouvrage était l’une de ses lectures Le texte est le gronde-
favorites de 2017. ment qui fait entendre
Ecrivain pakistanais, disions- son tonnerre long-
nous ? L’expression semble un temps après. » Eric
brin réductrice pour cet homme Holder en artificier
né en 1971 qui possède aussi un sensible. p philippe-
passeport britannique et a vécu jean catinchi
une dizaine d’années aux Etats- a La belle n’a pas
Unis, enfant (quand son père sommeil, d’Eric Holder,
faisait sa thèse à l’université Seuil, 224 p., 18 €.
Stanford) et adulte (il a étudié la
littérature à Princeton, avec Toni
Morrison, et le droit à Harvard),
avant de revenir au Pakistan Les carences de la chair
en 2009, à la naissance de sa fille
aînée. « Ecrivain pakistanais glo- Un 15 août à Paris, la narratrice s’ap-
balisé serait plus précis, et encore… prête à affronter Lady Solitude sous
s’amuse-t-il. Mettons : éternel l’ironie tragique du soleil. Car l’été,
étranger – c’est ainsi que je me sens pour les célibataires, est une véritable
partout, et ça me va. » A cette A Mytilène, sur l’île grecque de Lesbos, en novembre 2015. CARL COURT/GETTY IMAGES/AFP guerre de tranchée, et l’Assomption,
condition de « bâtard », Exit West un « must de la déréliction ». Seule
doit beaucoup – à l’image de ses pourtant, elle ne le restera pas, croi-
trois romans précédents (Partir sant ainsi Lætitia, sa voisine suici-
en fumée, Stock, 2001, L’Intégriste la démographie et l’urbanisme des daire, Grégoire, qui recourt aux
malgré lui, Denoël, 2007, Com- lieux changer, celui-là est un réfu-
ment s’en mettre plein les poches gié de son enfance. » Son roman EXTRAIT métaphores quand il est malheureux,
ou encore Margaret, qui supplie qu’on
en Asie mutante, Grasset, 2014), parlera de populations déplacées lui gratte l’épiderme recouvert de
mais de manière « plus directe- autant qu’il se collettera avec « Tandis que les militants renforcent leur emprise sur la ville, étouffant plaques à force de n’être plus touché.
ment évidente ». « l’impermanence du monde », le les derniers feux de résistance substantielle, un calme précaire s’installe, Tous cachent sous leurs tee-shirts
Ce livre d’exil et d’amour, ce « caractère transitoire » de nos troublé par l’activité des drones et des avions faisant pleuvoir leurs bombes ou leurs robes d’été des êtres affamés,
roman de la perte, Mohsin Hamid vies, « qui est quand même la depuis le firmament, machines téléguidées et le plus souvent invisibles, et en quête d’une main posée sur une
a commencé à y penser en 2013, grande question de l’humanité », aussi par les exécutions publiques ou règlements de comptes privés qui se épaule. Que faire du désir quand nul
« alors que s’annonçait la crise des développe-t-il, belle voix grave et produisent maintenant presque sans arrêt, avec leurs festons de cadavres ne vous effleure, et surtout comment
ton un tantinet professoral : « On pendus aux lampadaires et aux panneaux d’affichage comme d’étranges rester vivant ? La Journée de la vierge,
n’a pas appris à s’y confronter sans guirlandes de jours fériés. La tuerie se déplace par vagues : une fois qu’un premier roman de Julie Marx, explore
« J’ai redécouvert l’appui de la religion ; dans un quartier a été purgé, ses habitants peuvent s’attendre à un certain répit avec une grâce tragicomique les
monde où de plus en plus de politi- jusqu’à ce qu’une nouvelle infraction soit commise, quelle qu’elle soit parce conditions de notre urbaine solitude.
l’extraordinaire pouvoir ques, charlatans de la nostalgie, que les crimes reprochés, aussi arbitrairement définis qu’ils puissent être, C’est une histoire de
des livres pour enfants, vous promettent un retour à un reçoivent toujours une punition impitoyable. » peaux qui souffrent
qui permettent âge d’or supposé, la littérature, et de corps qui flan-
elle, permet d’essayer d’embrasser exit west, page 80 chent, qui nous dit
d’appréhender des le côté passager de notre condi- quelque chose de no-
choses fondamentales tion. Et d’en voir, oui, la beauté. » tre insatiable besoin
dès le plus jeune âge » Cette beauté est aussi celle de de la narration empruntera beau- repose surtout sur des mysté- de consolation. p
l’histoire d’amour, vouée à la dis- coup de codes à la littérature rieuses portes, qui permettent avril ventura
parition, entre ses personnages, pour enfants, entre le conte et la aux personnages de glisser d’un a La Journée de la
réfugiés et, avec elle, la montée de Saïd et Nadia. fantasy, en étirant un peu les endroit de la planète à l’autre. vierge, de Julie Marx,
l’hostilité à l’égard des migrants ». Si 2013 est l’année où Mohsin bords de ce qu’autorise la réalité. Elles sont le symbole de « l’effon- L’Olivier, 186 p., 17 €.
Il poursuit : « Pour avoir été un mi- Hamid descelle un sujet roma- Ainsi inscrit-il son livre dans un drement des distances géographi-
grant toute ma vie, je prends très nesque dans la situation des temps qui peut être « à la fois le ques » que nous vivons. Il en a
mal le sentiment antimigrants. La migrants, c’est aussi l’époque où présent, le passé et un futur pro- eu l’idée un jour qu’il passait,
nature de l’humanité est “diaspo- il commence à lire à sa fille des che », et installe-t-il au départ ses sur son ordinateur, d’une fenêtre Perspective iranienne
rique”, vouée au mouvement, sans classiques de la littérature pour protagonistes dans une ville ja- de navigation à une autre
quoi nous serions tous restés coin- enfants, renouant avec un genre mais nommée, qui va peu à peu – « ces ouvertures rectangulaires De plus en plus de voix allemandes
cés dans la vallée du Rift. La mai- qui a eu tant d’importance dans sombrer dans le chaos – les lieux sont une représentation de notre nous viennent de l’Est. Qu’on songe
son, c’est nulle part, et ce senti- sa vie. « J’ai redécouvert l’extra- où Nadia et Saïd erreront par la présent culturel ». Mais elles à Wladimir Kaminer, originaire
ment, je le pense profondément ordinaire pouvoir de ces livres, qui suite, l’île de Mykonos, Londres, sont aussi une réminiscence de Russie, Sasa Stanisic (né en ex-
universel : tel est notre lot à tous. » sont à la fois du côté des person- le Maroc, la Californie, que « inconsciente dans un premier Yougoslavie), ou à Eugen Ruge, qui vit
Y compris pour ceux qui n’ont ja- nages et de celui des lecteurs, et l’auteur connaît bien, sont, eux, temps » du livre Le Lion, la le jour dans l’Oural, et reçut en 2011
mais bougé de chez eux ? « Mais qui permettent d’appréhender des désignés. Sorcière blanche et l’Armoire l’équivalent du Goncourt pour
oui ! Quelqu’un qui a vécu toute sa choses fondamentales dès le plus Mais l’affiliation du roman à magique, de C.S. Lewis (1950), Quand la lumière décline (Les Escales,
vie au même endroit, mais qui a vu jeune âge. » C’est décidé : le mode une forme de réalisme magique deuxième tome du « Monde de 2012)… Sans oublier Herta Müller,
Narnia ». On y voit des enfants originaire de Roumanie et Prix Nobel
se réfugier pendant le Blitz, à de littérature en 2009. C’est dans
Londres, dans une armoire qui cette mouvance que s’avance Shida
A travers les portes leur permet d’accéder à un autre Bazyar, née en Allemagne en 1988 de
monde. « Je l’avais lu à 9 ans, parents iraniens. Elle retrace dans un
L’ENFANCE DE L’ART. toire d’amour. Bientôt, la situation bas- celui de leur existence précaire à l’ouest quand nous étions rentrés de premier roman plein de délicatesse,
Il y a une force et une cule, la mort peut surgir de partout, nul sur leur amour. On comprend tôt que Californie pour revenir au Pakis- qui commence en 1979 au moment
évidence dans Exit n’est plus en sécurité. Alors même que Saïd et Nadia finiront par devoir laisser tan. Passer si facilement d’un de la chute du chah, l’histoire de
West qui tiennent les frontières sont devenues infranchis- derrière eux ce dernier, comme beau- monde à l’autre n’était absolu- quatre générations ballottées entre
sans aucun doute à sables, on assiste au surgissement de coup d’êtres et de choses qu’ils pen- ment pas de la fantasy : pour moi, persécutions, guerres et exils. A un
la façon dont Mohsin portes qui ouvrent sur une autre partie saient immuables. Mais si Exit West est ça racontait mon histoire. » moment où l’Iran tremble de nou-
Hamid s’approprie du monde. C’est ainsi que Nadia et Saïd par bien des aspects un roman sombre, Tenant tous les éléments de son veau, ce livre apporte une perspec-
les codes de la littéra- se retrouveront sur l’île grecque de il est porté par l’optimisme tout en fi- roman, Mohsin Hamid a passé tive bienvenue, qui
ture jeunesse, en y injectant la splen- Mykonos, dans un camp de réfugiés. Le nesse de son auteur, convaincu que les trois années à écrire « très peu » et ne saurait obérer ses
deur sinueuse de sa phrase et l’intel- récit de leur histoire est jalonné d’inter- hommes et les femmes, comme la joie, à se relire « énormément » : « C’est qualités littéraires. p
ligence de son dispositif narratif. ludes rapportant les voyages, à travers la musique, la beauté, finissent tou- simple, j’écris une heure, et j’en pierre deshusses
Dès les premières pages de ce les portes, de personnages soudain pro- jours par se frayer un chemin. p r. l. passe deux, trois, à marcher en reli- a Les nuits sont calmes
roman situé dans un monde futur jetés en Australie, à Tokyo, au Brésil… sant à voix haute, j’ai l’air cinglé. » à Téhéran (Nachts ist
et fort peu lointain, le ton du conte Mohsin Hamid parvient tout aussi bien exit west, Sa prose superbe, parfois incanta- es leise in Teheran),
entraîne irrésistiblement le lecteur à instiller l’impression de mouvement de Mohsin Hamid, toire, offre à ses personnages et de Shida Bazyar,
au côté de Nadia et Saïd qui, dans une perpétuel sur lequel repose son roman traduit de l’anglais (Pakistan) ses lecteurs un roman qui est bien traduit de l’allemand
ville sur le point de sombrer dans la qu’à décrire l’effet de la guerre sur les par Bernard Cohen, plus qu’un plaidoyer en faveur par Barbara Fontaine,
guerre civile, commencent une his- vies intimes de ses personnages, puis Grasset, 208 p., 19 €. des migrants. p Slatkine & Cie, 248 p., 21 €.
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Vendredi 2 février 2018
Critiques | Littérature | 9
Dans un décor de musée, « Etre » voit dérailler les destins de héros ANCIENS AUTEURS DU « MONDE »
inquiets, enchevêtrés autour d’un peintre qui ne peint plus Soleils d’hiver

Les loteries noires de Belletto


Depuis qu’en 1995 il a quitté « Le Monde des livres », qu’il
dirigea, François Bott écrit des livres tout en délicatesse, d’une
élégance attentive à ne jamais rendre pesante l’érudition de
leur auteur. Le genre de la nouvelle réussit particulièrement à
cet ennemi de la monotonie. Elles sont dix-huit, de longueurs
diverses, dans Un hiver au Vésinet. Incognito, le philosophe
Alain apprend à une jeune femme à « ne plus avoir peur de la
vie » ; un professeur divise (avec succès !) ses heures de cours
entre analyse de Rimbaud et parties de poker ; une veuve
petit chien blanc. Sauf que la mort, le Laurens (entretien publié dans Le Polar s’éloigne le moins possible de chez elle au cas où son défunt
deuil, les accidents, sont sans cesse pré- hors la loi ? René Belleto : le genre en ques- mari reviendrait, une postière s’écrit à elle-même...
sents. Sauf que… Débrouillez-vous ! Tout tion, de Marion Glauser, Archipel Essais, On traque le « mystère des sourires qui disparais-
est affaire ici de minuscules passerelles, 2017). Toute son œuvre, une vingtaine de sent » ; on croise des femmes qui ne veulent
de liens presque invisibles, de hasards titres, a été éditée (ou rééditée) chez P.O.L. pas vieillir et un bébé commentant l’épique
xavier houssin obligés. Au lecteur de se faufiler entre les Miguel Padilla (le peintre qui ne peint première année de sa vie. Certains textes poursui-
récits, les impressions fugitives, les jeux plus) porte secours à une vieille dame qui vent les précédents ou les éclairent autrement…

A
quoi pense-t-elle, la reine de miroirs, les conjugaisons du temps. vient de trébucher dans la rue. Premier François Bott a glissé autant de fantaisie que
Hortense ? La fille de Joséphine, Etre est une histoire embrouillée, une événement d’une succession de petits de mélancolie dans ces textes qui célèbrent
adoptée par Napoléon, mariée tangled tale à la Lewis Carroll, lequel coups du sort, d’étranges fatalités, de bon- avec douceur l’infinie étrangeté de l’existence. p
sans bonheur à un des frères semait dans ses chapitres des « nœuds » nes et de mauvaises fortunes. Chez elle, raphaëlle leyris
de l’empereur, devenu roi de Hollande. qu’il fallait débrouiller. René Belletto, lui, où il l’a raccompagnée, cette dernière lui a Un hiver au Vésinet, de François Bott,
Elle est de dos, assise sous une tonnelle enchaîne les rébus. montre une photographie de sa nièce Na- La Table ronde, 180 p., 14 €.
à Aix-les-Bains où elle est venue prendre thalie, morte à l’âge de 13 ans, une dizaine
les eaux. Son regard s’égare dans le pay- Flamenco et bananes d’années auparavant. Padilla est veuf. De-
sage. Elle vient de perdre sa meilleure Son nom est associé au roman policier. puis la disparition de sa femme Dolorès,
amie, Adèle. Toutes deux étaient parties Il montre en effet dans de très nombreux « tout désir de tout » l’a quitté. Dans le Lyon à la bouche
faire une excursion aux gorges du Sierroz. titres, et dès son premier recueil de nou- restaurant où il va déjeuner, il engage la
Le pied a manqué à Adèle, elle est tombée velles, Le Temps mort (Marabout, 1974), conversation avec Armand Mallord, qui Catherine Simon a le goût de la bonne chère et des reportages
dans le gouffre. A été emportée par les sa maîtrise du fantastique et du sus- lui fera rencontrer Irène Cuentera. Grâce à – au bout du monde ou à Meudon, c’est (presque) égal pour
flots. Pour distraire la jeune souveraine de pense, sa capacité à faire surgit l’angoisse, elle, curieusement, il va se persuader que celle qui fit, au Monde, son territoire de l’Afrique de l’Est
son chagrin, on a demandé à un peintre la peur diffuse. En même temps, il tor- Nathalie est peut-être tou- et du Maghreb, avant de travailler au « Monde des livres » de 2011
de venir faire son portrait. Antoine Du- ture le genre, poussant ses héros inquiets jours vivante. Entre le 16 être, à 2015. De ces deux penchants, Mangées, qu’elle mitonne depuis
claux a juste 30 ans, comme elle. Il n’a pas dans de douloureux retranchements, et le 31 août, tous ces des- de René Belletto, son départ du journal, donne un généreux aperçu. Un journa-
cherché à l’arracher à sa peine. Il l’a peinte d’obsessionnels rituels. Ça déraille un tins vont s’enchevêtrer P.O.L, 288 p., 18 €. liste revient dans son Lyon natal pour écrire une série d’articles
dans la solitude distante où cette mort l’a peu. Il y a du flamenco et des bananes, dans une narration boule- sur les « mères », ces femmes à l’origine de la réputation gastro-
plongée. Comme absente à elle-même. des supérettes et des vaisseaux spatiaux, versée, inquiétante de coïncidences, de nomique de la ville – auxquelles feu Paul Bocuse devait beau-
Le tableau est reproduit en frontispice des cantates de Bach et des voitures. Des coups de dés pipés, de loteries noires. coup. Entraîné dans les arrière-cuisines des grandes « mères »
d’Etre, le dernier livre de René Belletto. rêves. Belletto ne se laisse pas enfermer. Comment raconter cela ?, se demande comme Brazier, découvrant ce que celles-ci
Sans rien qui explicite, comme on oserait Sa littérature rassemble de la poésie, des Padilla. Comment en faire un livre ? racontent de Lyon et du passé français, le
l’attendre, un lien d’évidence avec le essais, des aphorismes grinçants. De vas- « A cet instant, le passé, passé, ne serait lecteur retrouve le talent patient de l’auteure
texte. Sauf, peut-être, que le protagoniste tes interrogations sur l’écriture. Etre est à plus que mots. On se livrerait alors, fût-ce pour rapporter l’Histoire et les histoires, la
de l’aventure où il nous embarque est un la croisée de ses chemins, de ses perma- pour rire, au besoin douloureux de dire en rapidité de son trait et la malice de son œil
peintre qui ne peint plus, et que la pein- nentes tentatives. « Sa littérature circule toute liberté sa vie rêvée : le dernier souffle (qu’elle a bleu). Cerise sur le goûtu gâteau :
ture, les portraits, les musées occupent et s’épanouit aussi bien dans la littérature animerait le dernier livre », écrivait déjà Catherine Simon a glissé à la fin du livre
une part importante du décor et des dite grand public que dans la littérature René Belletto en 1976 dans Les Traîtres des recettes inventées par des restauratrices
conversations des personnages. Sauf que, expérimentale, lesquelles ne cessent de Mots. La phrase aurait pu légender l’énig- lyonnaises d’aujourd’hui. p r.l.
comme sur la toile de Duclaux, va surgir communiquer entre elles », disait à matique frontispice d’Etre. Avec cette a Mangées. Une histoire des mères lyonnaises,
(pourquoi ?), dans les pages, un drôle de son propos l’éditeur Paul Otchakovsky- reine triste, perdue dans ses pensées. p de Catherine Simon, Sabine Wespieser, 266 p., 21 €.

Mémoire projetée
Sous la forme d’une enquête policière, Juan Marsé explore

Paul Auster
l’inconscient collectif de l’Espagne post-franquiste et interroge
avec humour le droit à l’oubli. Un jeu de piste littéraire Le grand retour de

« thérapeutique » qui serait un à chaque page, le romancier sem-


« reflet de la misère morale et poli- ble n’avoir d’autre ambition que Prix du Livre étranger 2018
France Inter / Le Journal du Dimanche
tique du Régime [de Franco] ». de faire rire. Qu’on en juge par
Sicart, un jeune homme proche le choix de ses personnages :
des militants anarchistes, est-il l’assassin, sur lequel repose la clé
ariane singer vraiment l’auteur du crime qu’on de l’histoire, est manifestement
lui reproche ? Le vrai coupable atteint d’Alzheimer. Il y a plus
“C’est votre roman le plus

U
n roman qui s’ouvre n’est-il pas plutôt le phalangiste fiable comme source historique…
sur l’interview fictive qui partageait la vie de la prosti- Quant à la gouvernante du narra- ambitieux, le plus puissant,
de son auteur : voilà tuée ? Trente ans après les faits, teur, elle est campée par une
qui n’est guère banal. le projectionniste lui-même femme maternante dont la plu- le plus fort. Le livre qu’on at-
En quarante-huit réponses peine à reconstituer le fil de la part des répliques sont tirées de tendait.”
condensées et tranchantes, dé- soirée fatidique, car il est passé truculents dialogues de films. François Busnel,
gainées l’une à la suite de l’autre, entre les mains d’un médecin Marsé s’amuse ici à multiplier les La grande Libraire, France 5
sans les questions de l’hypothéti- militaire qui s’est employé à lui jeux de miroirs et les clins d’œil
que journaliste qui les appellent, laver le cerveau pour en extirper au reste de son œuvre.
“Nerveux et visuel comme
Juan Marsé explicite la démarche le « gène rouge ». Qu’il fasse allusion à Adieu
littéraire qui préside à son nou- la vie, adieu l’amour (Christian Martin Scorsese, bavard et
veau livre. Dans cette explication Dialogues de films Bourgois, 1992 et Seuil, 2004), désopilant comme Woody
de texte doublée d’un auto- Plus qu’un règlement de comp- où il évoquait déjà le meurtre Allen.”
portrait, l’auteur espagnol, né tes avec la dictature, sur laquelle – réel – d’une prostituée, proche
à Barcelone en 1933, indique Marsé a déjà tant écrit, plus des dignitaires franquistes, ou Marine Landrot, Télérama
vouloir traiter « des ruses de la qu’une enquête policière, Cette qu’il se moque d’une scène
mémoire, et des pièges que nous putain si distinguée braque à nou- de Calligraphie des rêves (Chris- “Un grand roman gigogne et
tend cette putain si distinguée ». veau les projecteurs sur les failles tian Bourgois, 2012) lui ayant un prodigieux tour de force,
Ainsi s’éclaire donc le titre de son de la mémoire d’une Espagne qui, donné du fil à retordre, son tant formel que métaphy-
treizième roman traduit en fran- sitôt la page du franquisme tour- roman est un jeu de pistes
çais. Pour explorer cette mémoire née, aurait repris le cours de son littéraire cocasse. Marsé n’est sique.”
si trompeuse, l’écrivain met histoire sans vraiment réexami- pourtant jamais aussi drôle que Florence Noiville,
en scène une autre « putain dis- ner les crimes du passé. Lorsque, lorsqu’il décrit les dérives de l’in- Le Monde des Livres
tinguée », de chair et d’os, cette au cours d’un des entretiens qu’il dustrie du cinéma espagnol,
fois : une prostituée du nom accorde au narrateur, l’assassin, dont il tourne en dérision les “Un audacieux roman, dense
de Carolina Bruil, assassinée en incarcéré pendant vingt ans, comédies grasses et les scénarios comme l’Histoire et rapide
janvier 1949 dans la cabine plaide le droit à l’oubli individuel, racoleurs. Faut-il y voir la revan-
de projection d’un cinéma de l’écrivain-scénariste s’insurge : che d’un romancier qui n’a comme le vent.”
Barcelone. « La question est de savoir si ce jamais caché ses déceptions face Michel Schneider, Le Point
En 1982, un romancier, double qu’on veut oublier n’appartient aux adaptations de ses livres ?
littéraire de Juan Marsé, se voit qu’à soi, ou si on le partage avec Sans doute. Nourri de références
confier l’écriture d’un scénario d’autres. Et je ne veux pas tant par- au 7e art, Cette putain si distin- “La beauté de l’œuvre de Paul Auster réside dans la friabilité de
sur ce fait divers demeuré bien ler de l’oubli que de la volonté guée est surtout un hommage sa conception du métier d’écrivain. Ses lignes d’écriture sont des
mystérieux. En effet, si Fermin d’oublier (…). L’oubli peut être invo- émouvant, tout en nostalgie, aux lignes de fractures. Ses romans nous font sentir combien il est
Sicart, le projectionniste, recon- lontaire. Celui qui est volontaire, vieux cinémas de quartier où étrange d’être vivant.”
naît avoir étranglé la victime, il surtout dans ce pays, est en géné- tout pouvait arriver ; le meilleur
Marie-Laure Delorme, Le JDD
ne se souvient pas des raisons qui ral une supercherie parfaitement comme le pire. p
l’ont poussé à le faire. Dans ces planifiée… »
années de transition démocrati- Pour autant, Marsé ne délivre cette putain si distinguée
que, le réalisateur et commandi- aucune leçon de morale sur (Esa puta tan distinguida),
taire du projet, connu pour l’importance d’un devoir de de Juan Marsé,
ses films très critiques envers mémoire collectif. Son propos est traduit de l’espagnol
la dictature franquiste, entend plus léger. Dans ce divertisse- par Jean-Marie Saint-Lu,
faire de ce long-métrage un film ment fin où l’autodérision pointe Christian Bourgois, 222 p., 16 €.
10 | Chroniques 0123
Vendredi 2 février 2018

Caravane commune QUI A LA PAROLE ?


BRUNO LATOUR
philosophe

point où j’en suis aujourd’hui », écrit


LE FEUILLETON Salgon, « et pour autant que je sois par-
venu à me rapprocher suffisamment de
Kant dévoré
CLARO leurs vies propres, je pourrais sans trop
de difficulté imaginer la manière dont cela
aurait pu se passer, ce deal commercial,
par Karl Marx
ENTRE DEUX POINTS, il cette caravane commune à Rimbaud et
ne passerait, paraît-il, Soleillet. Mais je vais toutefois m’abstenir NOUVELLE APPARITION
qu’une droite, comme de le faire ». Oui, Salgon s’abstient. C’est du spectre de Marx !
un fil tendu entre deux qu’il est déjà ailleurs, plus près finale- Alfred Sohn-Rethel
perles. Encore faut-il ment de cette « future vigueur » que (1899-1990), ami de
savoir situer ces deux les deux voyageurs convoitent, il est Benjamin et d’Adorno,
points, les empêcher de fuir à tout bout à Obock, « vague campement afar » s’était fait connaître des
de champ par-delà l’horizon, les saisir devenu escale prometteuse du temps de historiens des sciences d’inspiration
à la volée alors qu’ils n’ont de cesse Jules Grévy, avant d’être détrôné par matérialiste par un étrange livre paru
de rouler leur bosse d’un continent le port de Djibouti, Obock, en lequel en 1970, Geistige und körperliche Arbeit
à l’autre. Aussi n’est-il pas aisé de relier Soleillet plaça ses derniers espoirs. C’est (« Travail intellectuel et travail manuel »,
deux comètes aussi éprises de bougeotte en ce lieu que Salgon peut prolonger la recueilli dans La Pensée-marchandise,
que l’étaient le poète-négociant Rimbaud ligne dansante qui va de Charleville à traduit de l’allemand par Gérard Briche
et le géographe-trafiquant Soleillet (1842- et Luc Mercier, Le Croquant, 2010). De
1886). Sans doute faut-il être soi-même quoi ébranler un peu plus, à l’époque,
animé d’un désir d’ailleurs pour non La lecture d’« Obock », l’épistémologie d’inspiration rationa-
seulement mettre ses pas dans les de Jean-Jacques Salgon, liste. En effet, Sohn-Rethel ne se conten-
empreintes évanescentes d’aventuriers tait pas de lier l’histoire des sciences avec
aux semelles de vent, mais aussi imagi-
crée un sentiment l’histoire de l’industrie, de la technologie
ner leur rencontre, réinventer les paysa- grisant d’égarement, et des formes d’organisation capitalistes.
ges où ils ont prospéré puis failli. C’est de course contre Il voulait aller jusqu’aux sources
une chose que d’être rimbaldien à 17 ans, de la notion d’abstraction, et même
une autre que de concevoir une odyssée la montre, comme des mathématiques, en liant histoire
entre Nîmes et Harar, entre la préfecture si l’on tentait de faire économique et histoire intellectuelle.
du Gard et la quatrième ville sainte coïncider plusieurs La Monnaie, publié en allemand
de l’islam. Jean-Jacques Salgon, fort en 1976, reprend sous une forme ramas-
heureusement, a lui aussi « vu le soleil plans qui ne cessent sée le même argument mais l’affine et
bas, taché d’horreurs mystiques », et nous de glisser sous les yeux le prolonge. Il s’agit, là encore, de trouver
embarque avec son nouveau livre, l’origine de ces fonctions intellectuelles
intitulé Obock, dans un chassé-croisé qu’il est impossible de tirer de l’expé-
assez stupéfiant où il se fait archiviste Marseille, de Nîmes à Aden (où meurt rience. S’appuyant sur Alexandre Koyré
des possibles. Soleillet), là qu’il éprouve « le sentiment aussi bien que sur l’histoire grecque et
Bon, Rimbaud, on le sait, n’a pas fait très vif de m’être mis en mouvement, la bien sûr Marx, l’auteur se met en quête
que vendre des armes. Mais quid de ce conscience aiguë de me trouver en un lieu de la nature éminemment sociale de la
Paul Soleillet, né à Nîmes le 29 avril 1842 ? désiré et voulu, un lieu tout à la fois inima- notion des catégories a priori. Nulle part
Etudes à Avignon, premier mariage, ginable parce que réel et actuel et parfaite- dans l’expérience on ne trouve l’idée
employé aux impôts, veuvage, chagrin, ment imaginaire parce que surgi de ma d’un déplacement sans transformation.
retour à Nîmes, et hop sur les routes : mythologie personnelle et tout imprégné Impossible, par conséquent, de fonder
c’est parti pour la Pologne en pleine d’histoire. Même dans ces conditions diffi- la physique – par exemple le principe
insurrection, l’Algérie pour y vendre ciles, voyager prenait soudain le sens d’un d’inertie – sur un fondement empirique.
des tissus, Tunis au temps du choléra. rajeunissement, d’une immersion dans Jusque-là, tout le monde est d’accord, les
Remariage, deux enfants. Et soudain une mémoire vivante ». rationalistes comme les matérialistes.
cette destination ô combien rimbal- La lecture d’Obock crée un sentiment
dienne : Aden. Soleillet revient de ses grisant d’égarement, de course contre la De l’Antiquité à l’après-guerre
expéditions chargé comme un mulet, montre, comme si l’on tentait de faire Mais c’est là que l’auteur fait un pas
fait une flopée de conférences, bref, coïncider plusieurs plans qui ne cessent de côté : « Le capital de production et le
consacre ses efforts à « maintenir et pro- ILLUSTRATION GIANPAOLO PAGNI, PHOTO JÉRÔME DAYRE de glisser sous les yeux. Rimbaud appa- “sujet de la connaissance” des sciences
longer l’influence de la France par des raît, disparaît, Soleillet prend sa place, de la nature, l’un dans le champ économi-
moyens tout pacifiques », comme l’écrit l’habit d’archiviste, Salgon se change se dérobe, l’un et l’autre à jamais épris que, l’autre dans le champ de la pensée,
Salgon non sans pincettes. Colonisation alors en Rouletabille, triture les hypothè- de dispersion, semblables au matou sont des abstractions d’un type identi-
douce ? Trafic soft ? « Ferveur mercan- ses, coupe, recoupe, découpe dans le réel de Schrödinger, ni mort ni vivant. que. » D’où ce type peut-il bien procéder ?
tile », préfère l’auteur. Ce qui rend assez une autre image, et voici Soleillet et obock. rimbaud Confronté à ces particules mystérieuse- Il n’y a que la monnaie, forme sociale par
bien compte de cette nouvelle race Rimbaud désormais frères d’armes ou et soleillet en afrique, ment fuyantes, Salgon, après avoir à son excellence, qui puisse créer dans l’esprit,
d’homme qui surgit dans la seconde presque, tant par leurs errances physi- de Jean-Jacques Salgon, tour sillonné « la nuit si nulle » et le « jour à condition d’en nier l’origine, l’idée d’un
moitié du XIXe siècle, hybride décom- ques que du fait de leurs chimères com- Verdier, 128 p., 13,50 €. en feu », revient alors aux origines, au déplacement sans aucune déformation
plexé de géographe amateur et d’arma- munes. En surface, tous deux rêvent point alpha, dans un lieu secret qui, ado- à travers un espace vide et homogène.
teur logographe. Et tandis que l’infatiga- d’import-export ; mais en sous-main, lescent, lui avait échappé de peu : une Autrement dit, les a priori de la pensée,
ble Soleillet fait voile vers Dakar, cette quand leur « triste cœur bave à la poupe », grotte près de Mézières, où le jeune Rim- imaginés par Kant, sont les a posteriori
petite frappe de Rimbe, elle, fait du cabo- pour citer Rimbaud, c’est sans doute, baud « avait voulu un temps se retirer ». de l’expérience de la monnaie. Suivez le
tage en mer Rouge. Ici, une escale sous selon Salgon, le même chahut désirant, Une sorte de grotte Chauvet intime, qui développement de la monnaie depuis
forme de photo, occasion pour l’auteur l’appel d’une vie seconde, le frisson de résonne avec le précédent livre de l’Antiquité jusqu’à l’après-guerre, vous
d’Obock de revisiter la célèbre photo la survie. Salgon, Parade sauvage (Verdier, 2016), comprendrez pourquoi l’esprit peut
prise devant le Grand Hôtel de l’Univers, Rimbaud et Soleillet, faces conjointes mais où les rêves ont remplacé se servir de ce mode si exotique de
à Aden, exhumée en 2008, et montrant d’une même pièce d’or, lancée à la face les aurochs, où l’ermite dialogue avec déplacement pour penser tous les objets
le poète en bonne compagnie. Délaissant du désert, avec force vœux secrets ? « Au le nomade. Où l’éternité est retrouvée. p du monde, depuis l’être de Parménide
jusqu’à l’obsession des soviets pour
l’automatisation totale.
Bien que l’auteur écrive avant les déve-

Souviens-toi de la mémoire ! loppements de l’anthropologie du for-


malisme, tout l’intérêt de son argument
est de se garder d’une réduction à l’éco-
nomie conçue comme infrastructure.
deraient leur cheminement ra- plus intéressés. Voilà qui peut semble dériver des expériences C’est d’ailleurs cette erreur qu’il reproche
tionnel propre, comme Rousseau sembler paradoxal. Car pour scientifiques, et résulter de à Marx. « Bien que le capital n’ait pas créé
FIGURES LIBRES et Chateaubriand ont leurs tour- nous, qui vivons entourés de l’observation. Voilà précisément la science de la nature, et bien que la
ROGER-POL DROIT nures de phrases. bases de données, de kyrielles ce que Bergson conteste. Et son science de la nature ne soit pas née sub-
Les spécialistes, pour leur part, d’informations numérisées et argument vaut toujours. sumée sous le capital, mais en pleine
y trouveront des indications pré- externalisées, stockées dans des Il rappelle que ce lien ne pro- indépendance systématique, tous deux
TROISIÈME de la cieuses. Dans ce cours de 1903- mémoires électroniques, les rela- vient pas, contrairement à nos ont pourtant une seule et même racine, à
série, ce volume 1904 sur l’Histoire des théories de tions cerveau-mémoire n’ont pas convictions, d’un constat empiri- savoir l’abstraction réelle, originairement
des cours d’Henri la mémoire, le phi- le même sens ni la même portée que. Ce n’est pas une vérité fac- sociale, de la forme-marchandise. »
Bergson (1859- histoire des théories losophe revient sur qu’il y a un siècle. A fortiori, des tuelle, mais une hypothèse. Pas Chose étrange, malgré son style très
1941) au Collège de la mémoire. cours la thèse centrale dé- théories dont certaines datent de une découverte scientifique, mais école de Francfort, il retrouve, quarante
de France le au collège de france veloppée dans Ma- l’Antiquité grecque paraissent ne bien plutôt un choix métaphysi- ans plus tard, une nouvelle fraîcheur
confirme : il existe plusieurs 1903-1904, tière et mémoire, nous être d’aucun secours. Pour- que. Bergson souligne donc – réfé- au moment où l’on cherche à compren-
façons de plonger dans ce genre d’Henri Bergson, paru en 1896 : rien tant, il en va tout autrement, si rences à l’appui, d’Aristote à Taine, dre à quel point la pensée la plus abs-
d’archives. Les rêveurs y perce- édition établie par Arnaud ne prouve que les l’on scrute avec attention. de Spinoza à Cabanis, en passant traite est contaminée par l’économie.
vront le son d’une voix disparue François, PUF, 392 p., 29 €. souvenirs soient lo- par Descartes, Leibniz ou La Met- D’où l’injonction du titre : tout matéria-
– on a presque l’impression de calisés dans le cer- Choix métaphysique trie – qu’il y a de la métaphysique liste doit payer les a priori de la pensée
l’entendre, tellement la respira- veau. Mais il ajoute des exemples, Bergson donne toute sa force à dans la science. Même quand elle en monnaie sonnante et trébuchante. p
tion, les scansions des phrases déplace ici ou là les axes d’analyse. une remarque qui, en fait, nous s’en défend, affirme ne pas s’en
restituent une parole vivante. Les Bref, Bergson s’autocommente, concerne au plus haut point. soucier, elle n’y échappe pas. Sur la monnaie.
curieux y croiseront des perspec- précisant ou nuançant sa pensée. Imbibés que nous sommes de la question de la mémoire moins l’argent comptant de l’a priori
tives insolites, comme ces pages Il esquisse aussi de nouveaux sciences cognitives, de neuro- que partout ailleurs. Le risque (Das Geld. Die bare Münze des Apriori),
étonnantes, uniques dans son développements qui prendront biologie, de psychologie scientifi- majeur, éclairé par la dernière d’Alfred Sohn-Rethel,
œuvre, où Bergson, contre une bientôt place et sens dans L’Evolu- que, il nous paraît établi par les leçon, est de tourner en rond, en traduit de l’allemand par Françoise Willmann,
scolastique scientifique devenant tion créatrice (1907) – « confiture faits que la mémoire humaine est pensant établi par la recherche La Tempête, 230 p., 12 €.
rigide, soutient que chaque savant exquise » aux bons historiens… bien un produit de notre système empirique ce qui constitue son
se reconnaît à sa méthode person- aurait pu dire Rimbaud. neuronal. Notre conviction spon- option métaphysique de départ. Les écrivaines Céline Minard et Leïla Slimani,
nelle, de même que chaque écri- Toutefois, ce sont les lecteurs tanée est que le cerveau, et lui seul, Voilà qui pourrait bien n’être pas la dessinatrice Pénélope Bagieu et le philosophe
vain à son style. Galilée, Newton, avertis de l’actualité des neuro- permet les souvenirs, les stocke et obsolète – et même d’une actua- Bruno Latour tiennent ici à tour de rôle une chronique.
Pasteur ou Claude Bernard possé- sciences qui seront sans doute les les réactive. Cette évidence nous lité plus vive qu’en 1903. p PHOTOS : THIBAUT CHAPOTOT, ELIZABETH CARECCHIO, SIMONÉ EUSEBIO
0123
Vendredi 2 février 2018
Critiques | Essais | 11
SANS OUBLIER

étienne anheim
Redéfinir le peuple
Le « populisme de gauche », mis au goût du jour par la philo-

D
ans une célèbre épître, l’apôtre sophe Chantal Mouffe, est controversé même dans la gauche
Paul mettait en garde les Thes- anticapitaliste : si certains y voient la meilleure stratégie pour
saloniciens contre l’idée d’un résister au néolibéralisme tout en contestant au Front national
retour imminent du Christ. Le le monopole du « peuple », d’autres s’inquiètent d’un dévoie-
Messie ne reviendrait que lorsque « le Fils ment démocratique. Le philosophe Gérard Bras intervient dans
de la perdition », pour l’heure « retenu », ce débat en soutenant qu’il n’y a pas de démocratie sans possi-
serait libéré, rendant l’Apocalypse inéluc- bilité de « populisme », et que ceux qui pensent le contraire ont
table. Ces propos énigmatiques sont une vision oligarchique de la politique. Pour lui, le peuple est
à l’origine d’une tradition prophétique une construction mobile et diversifiée comprenant trois
médiévale que retrace Gian Luca Potesta, dimensions liées, mais en tension : le sens politique ou juridi-
professeur d’histoire du christianisme que, soit l’ensemble des citoyens ; le sens social,
à l’université catholique de Milan. désignant la partie dite inférieure de la société ;
En reconstituant l’évolution des thèmes enfin, le sens ethnique et culturel. Il en retrace des
messianiques au cours des siècles, la élaborations, depuis la Révolution française jus-
transmission des manuscrits et la trans- qu’au mouvement national algérien en passant
formation des contextes intellectuels et par le général de Gaulle en 1940. Cet essai privilé-
politiques dans lesquels ces textes sont gie la figure du peuple démocratique qui, au nom
écrits puis lus, il offre une leçon de de l’égalité, s’insurge contre l’Etat et les pouvoirs
méthode. Le prophétisme médiéval, loin « Les vieillards de l’Apocalypse », œuvre italienne anonyme du XIIIe siècle. LUISA RICCIARINI/LEEMAGE établis. p serge audier
d’être purement imaginaire, marginal ou a Les Voies du peuple. Eléments d’une histoire
stéréotypé, peut être lu comme un révéla- conceptuelle, de Gérard Bras, Amsterdam, 368 p., 20 €.
teur de l’histoire des pouvoirs et de la sou-
veraineté au Moyen Age. En effet, comme Christ, Antéchrist et souveraineté :
l’apôtre l’expliquait, si l’Apocalypse est re-
tardée, c’est qu’il y a quelque chose ou plu- Gian Luca Potesta exhume les fondements L’alphabet mystique
tôt quelqu’un « qui retient » (to katechon)
l’Antéchrist, dont la venue suscitera celle
du Fils de Dieu et la fin des temps.
politiques des prophéties médiévales Longtemps avant que le langage ne soit au centre de la ré-
flexion philosophique, on a tenté de le penser comme réalité

Les ruses de
Au VIIe siècle, dans le contexte de ultime. Dans ce passionnant article de 1970, le plus grand spé-
l’affrontement entre Byzance et le califat cialiste de la littérature kabbalistique, Gershom Scholem (1897-
musulman en pleine expansion, se déve- 1982), retrace cette histoire d’une lecture très particulière des
loppe en Orient l’idée que ce rempart textes bibliques évoquant la puissance créatrice des vingt-deux
contre la fin des temps est un prince consonnes qui composent l’alphabet hébreu. Le langage n’est
terrestre, dont la première incarnation
proposée est l’empereur Héraclius, qui
régna de 610 à 641. Cette croyance est
transmise à l’Occident au VIIIe siècle avec
l’Apocalypse du pseudo-Méthode, puis de-
l’Apocalypse plus réduit à véhiculer du sens mais devient le cellier des
secrets liés au nom divin. Prenant toujours bien soin de distin-
guer entre mystique et magie, Gershom Scholem étudie les
avatars de cette tradition cachée dans des écrits hébraïques,
souvent encore à l’état de manuscrits enfouis dans les biblio-
vient sous les Carolingiens une véritable thèques, en montrant que celle-ci se confond avec la formation
« légende impériale ». Le souverain de la de la Kabbale. S’il est aujourd’hui tentant de reprendre ce flam-
fin des temps est désormais censé être un puissance de ces manipulations textuel- Car l’ensemble du propos historique du beau et d’ériger le langage en absolu, « quelle sera la dignité d’un
Franc, ce qui ouvre la voie à des actualisa- les qui s’écrivent en réalité au présent livre est doublé d’une discussion histo- langage dont Dieu se sera retiré ? », s’interroge Scholem en
tions politiques au service des différentes et pour le présent. Il met en lumière un riographique des thèses du penseur nazi savant, mais aussi en philosophe inquiet. p nicolas weill
dynasties qui se succèdent. Lorsque se nouveau lieu du politique à l’époque Carl Schmitt (1888-1985), qui voyait dans a Le Nom de Dieu et la théorie kabbalistique du langage
cristallise l’affrontement entre la papauté médiévale. L’interprétation et la réécri- le IIIe Reich le katechon qui empêcherait (Der Name Gottes und die Sprachtheorie der Kabbala), de Gershom
et l’empire, à partir du XIIe siècle, les récits ture de ces textes sont une manière d’agir le déclenchement de l’Apocalypse. Le Scholem, traduit de l’allemand par Thomas Piel, Allia, 126 p., 8 €.
connaissent une nouvelle fortune. Frédé- sur la vie sociale ; déchiffrer le monde livre parvient de la sorte à éclairer la
ric Barberousse cherche à capter à son et déchiffrer les mots sont une seule et parenté entre la genèse de discours
profit les prophéties annonçant un nou- même chose. médiévaux complexes et celle d’une par-
veau Charlemagne, tandis que son petit- tie de la culture politique de notre temps. Promenades à Philo-sur-Seine
fils Frédéric II est considéré, à l’inverse, Nouvelle figure du « katechon » L’énergie du prophétisme médiéval est
comme l’Antéchrist par les papes du Cola di Rienzo, tribun populaire de loin d’être dissipée. L’empire et l’Apoca- Allez savoir combien d’amis des concepts ont foulé les pavés
XIIIe siècle. Le prophétisme est devenu un Rome au milieu du XIVe siècle, le com- lypse restent des spectres de notre temps, de Paris. Aucune statistique n’est disponible, mais ils sont
langage politique que tentent également prend bien : sa vision du prophétisme et le messianisme, quelle que soit son plus nombreux que dans bien d’autres capitales. Encore
de s’approprier les rois de France. fournit une nouvelle figure du katechon, origine, l’un des sombres visages de la faut-il les ressusciter, évoquer leurs pas innombrables, ce
Puis, à partir du XIVe siècle, les conflits identifié non plus à un prince mais au souveraineté qui vient. p qui n’avait jamais été tenté. Au fil de chroniques publiées ces
internes à la papauté conduisent à l’émer- peuple, nouveau détenteur de la souve- deux dernières années, notamment sur le site En attendant
gence de nouvelles prophéties, portant raineté. Dès lors, pendant qu’au sein de le dernier messie. prophétie Nadeau, le philosophe Jean Lacoste suit avec bonheur les tra-
sur les papes et les cardinaux. Les camps l’Eglise la fortune du prophétisme se et souveraineté au moyen âge ces de Pascal à la tour Saint-Jacques, de Jankélévitch au quai
qui s’affrontent utilisent les images de poursuit jusqu’à l’époque contempo- (L’ultimo messia. Profezia e sovranita aux Fleurs, de Diderot au Palais-Royal, de Deleuze à Vincen-
l’Apocalypse pour fonder leur légitimité raine, le langage messianique commence nel Medioevo), nes. Et de bien d’autres, y compris les grands « H » allemands
tant sur le lointain passé durant lequel la à s’approprier les formes de souveraineté de Gian Luca Potesta, de passage, Heidegger et auparavant Hegel (qu’il montre
prophétie prétend avoir été écrite que sur qui émergent avec le début de la moder- traduit de l’italien par Gérard Marino, observant « ce qu’on pourrait appeler la “prose du monde” sans
le futur éloigné où elle se réalisera. Gian nité, celle du peuple, avant celles de la Les Belles Lettres, « Histoire », se laisser troubler par l’agitation romantique : c’est, semble-t-il,
Luca Potesta dévoile les paradoxes et la nation, puis de la classe ou de la race. 272 p., 25,50 €. la modernité la plus quotidienne qui l’intéresse désormais »).
Mêlant allègrement les siècles, les silhouettes, les doctrines,
ces pérégrinations fines et sensibles sont truffées d’anecdotes

Mais pourquoi sont-ils aussi méchants ? et d’idées. Grandes œuvres et petits détails, ce classique menu
parisien donne encore de quoi savourer. p roger-pol droit
a Paris philosophe, de Jean Lacoste, Bartillat, 216 p., 19 €.

François Jost dénonce la foire d’empoigne permanente qui agite la sphère médiatique

de l’autorité. En un mot, de la ple) de celle qu’un animateur lequel l’attaque ad hominem


méchanceté. de télévision fera à ses dépens. remplacerait la pétition politique.
François Jost a quelques argu- Pour autant, le rapprochement Que faire alors des enjeux
ments à faire valoir. Il est un de entre cette télévision et d’autres considérables de reconnaissance
ces rares veilleurs qui scrutent formes médiatiques comme les auxquels fait face notre société
gilles bastin depuis de longues années, plutôt réseaux sociaux ou la presse poli- et qui mêlent inexorablement
que de la dénigrer en bloc, la télé- tique convainc moins. A force de aujourd’hui le plus intime et le

V
oilà un livre qui n’y vision que certains qualifièrent vouloir comparer l’incomparable plus politique, qu’il s’agisse du
va pas par quatre che- de « compassionnelle » au début – un verre d’eau qui vole à la figure genre ou de la race par exemple ?
mins. Du Hara Kiri anti- des années 1980. La psychologie d’un des invités d’« Un dîner Remettre en cause le discours
clérical et pornographe envahissait les plateaux de ce qui presque parfait » sur W9 et un pré- public, au risque de choquer et de
des années 1960 aux rudes invec- allait devenir la « télé-réalité ». sident de la République qui subit passer pour « méchant », peut se
tives dont les réseaux sociaux Pour le meilleur, comme on a pu les moqueries de quelques édito- révéler nécessaire. Il faudrait aussi
sont parfois le lieu, il dessine à le penser en mettant en avant rialistes –, François Jost prend le tenir compte du mystère de la
grandes enjambées les contours la libération de la parole qui se risque d’affaiblir son argumenta- transformation d’une poignée de
d’un territoire médiatique en produisait ainsi ? Ou pour le pire, tion. Tout cela est-il également « trolls » aux méthodes parfois
pleine expansion : celui du comme le dit François Jost en « méchant » ? Dès lors, que signifie douteuses (les Anonymous) en un
dégoût des autres et de la passion observant la généralisation des ce terme étrangement dépolitisé des plus importants mouvements
populiste pour la destruction programmes fondés sur l’évalua- et qui semble lui aussi sorti d’un de défense des libertés individuel-
tion permanente des candidats et programme de télé-réalité ? les. Dénoncer la « méchanceté »
la scénarisation perverse de leurs supposée des uns et des autres
querelles ? Mal chronique parce qu’ils choquent les experts
L’ÉCRITURE PREND VIE
Le sémiologue voit juste quand Au fil de la lecture, une réponse raisonnables, n’est-ce pas faire le
il identifie les mécanismes psy- se dessine : François Jost fut lui- choix d’une douce censure des
chologiques de cette foire d’em- même attaqué sur Twitter, mœurs politiques ? p
poigne. « La victime de la mal- comme de nombreux « experts »
traitance médiatique a besoin de le sont régulièrement. Cette expé- la méchanceté en actes
ses persécuteurs. Sinon, elle (…) rience, parmi d’autres, l’a semble- à l’ère numérique,
perd ce sentiment d’exister qu’elle t-il convaincu que l’espace public de François Jost,
a tiré des flèches qu’on a décochées souffre d’un mal chronique pous- CNRS Editions, 192 p., 20 €.
contre elle. » Ou lorsqu’il différen- sant tout un chacun à disqualifier Signalons, du même auteur,
cie avec Erving Goffman la plai- ceux qui y avancent leurs idées la 3e édition actualisée
santerie que peut faire une per- à découvert. Ce nouveau « popu- et augmentée de Comprendre
sonne sur son propre stigmate lisme protestataire » annoncerait la télévision et ses programmes,
social (l’homosexualité par exem- un monde « méchant » dans Armand Colin, 166 p., 23,50 €.
12 | Rencontre 0123
Vendredi 2 février 2018

Kate Tempest

Les grandes
espérances
Cette Londonienne de 32 ans s’est « entraînée » avec le rap
et la poésie avant d’écrire son premier roman, ode à « ceux
qui ne sont rien ». Un vibrant plaidoyer pour l’utopie

florence noiville « entraînements » pour le roman. écoute la ville tomber


Dans Ecoute la ville tomber, elle (The Bricks that Built the Houses),

T
empest ? « Rien à voir reprend le thème des Nouveaux de Kate Tempest,
avec Shakespeare, Anciens et suit quatre jeunes traduit de l’anglais
sourit la rappeuse ayant « touché le fond » et quit- par Madeleine Nasalik,
londonienne. C’est tant la ville « à bord d’une Ford Rivages, 400 p., 22,50 €.
un pseudo qui m’est Cortina de quatrième main » pour Kate Tempest, sur la scène du Stage Gateshead, en Angleterre, le 21 février 2015. THOMAS JACKSON/REDFERNS VIA GETTY IMAGES
venu comme ça. J’ai tourner le dos à la débine, la
toujours été obsédée par l’orage, défonce et l’alcool, à ces vies
l’exact reflet de ce qui se passe broyées où « rien n’est pour toi
en moi lorsque je suis sur scène. » mais tout est à vendre ». Où, dans
Il faut la voir en public, Kate « le couloir désert et infini » de la

Bakhita
Tempest. En live ou sur la Toile, nausée, « chacun se débat avec sa
déclamant une de ses œuvres panique » mais tous « refusent
– par exemple Les Nouveaux d’abandonner leurs rêves ».
Anciens (L’Arche, 2017), ce magni- « Je voulais faire du livre un plai-
fique poème « épique et urbain » doyer pour l’utopie et la rédemp-
où elle peint les grandes espéran- tion, explique-t-elle avec une can-
ces et les (non moins grandes) deur assumée. Célébrer ce qu’il
désillusions de six jeunes paumés peut y avoir de grandiose et même
« coincés entre le pitoyable et de divin dans le quotidien de cette
l’héroïque ». Grondant, tonnant, génération abîmée. » Divin. On

Le phénomène
s’enflammant. Déversant sur son se souvient qu’elle a évoqué
auditoire une pluie de mots. Plus la mythologie plus tôt dans la
de mille vers sortis du tréfonds conversation. Des archétypes
douloureux d’elle-même et d’histoires qu’elle superpose à la

de la rentrée littéraire
qu’elle martèle au micro, frappant réalité. Les dieux sont partout,
du poing ou fermant les yeux. écrit-elle. « Au PMU, au café, dans
Tempétueuse ? Elle semble les embouteillages. (…) Il y a tou-
pourtant si douce lorsqu’on la jours eu des héros et toujours des
rencontre. Angélique, même, méchants, les enjeux ont peut-être
sous ses boucles blondes à la Bot- changé mais rien n’est si différent.
ticelli. Elle est à Paris pour pro- Il y a toujours eu de l’avidité,
mouvoir son premier roman, du chagrin et de l’ambition, du
Ecoute la ville tomber. « C’était l’as- courage, de l’amour, du péché,
piration de ma jeunesse. J’ai tou- de la contrition. Nous restons ces
jours voulu être romancière. » Sur- mêmes êtres des commence-
vêtement, baskets, chaussettes ments, vivant toujours dans notre
fureur, notre crasse et

DÉJÀ
nos frictions. »
Nourrie de Beckett et Elle répète : « Les his-

200PL00 0
de hip-hop américain, toires sont là si nous
voulons les voir. » Et si
de Blake et de mythologie, nous n’y parvenons
elle débute à l’âge de 16 ans pas, elle, Kate Tem-
pest, est là elle aussi.
Pour prier pour « nous
EXEMAIRES
rouges. Elle a 32 ans et en paraît 18. qui ne sommes rien ». Pour nous
Dans la vraie vie, elle s’appelle réconcilier avec la beauté de nos
Kate Esther Calvert et a grandi existences misérables et de nos
dans une famille nombreuse de « morts sans bruit ». Pour les
Brockley, « un quartier pourri » du chanter et les réenchanter.
Sud-Est de Londres. Nourrie de A la demande du metteur en
Beckett et de hip-hop américain, scène britannique Ian Rickson,
de William Blake et de mytholo- elle adapte en ce moment
gie, elle fait ses débuts à l’âge de Philoctète, la tragédie de Sopho-
16 ans. Fascinée par la force du cle. « Avec un universitaire, un hel-
mot dit (« the spoken word », par léniste, nous repartons du texte
opposition à la parole écrite, silen- brut. C’est fou comme ça résonne
cieuse), elle devient rappeuse avec le contemporain. » Elle ra-
et slameuse. Puis dramaturge et conte l’histoire de ce jeune type
poète. Séduits par ses textes qu’Ulysse, sur le chemin de Troie,
« écrits pour être lus à voix haute », abandonne sur une île parce qu’il
les membres de la pourtant très a une blessure au pied et que
fermée Poetry Society en font cette blessure suppure. « Il est là,
l’une des leurs. En 2013, elle rem- humilié, sans ressource, jusqu’au
porte le prix Ted Hughes pour ses jour où les Grecs comprennent
Nouveaux Anciens. qu’ils ne pourront jamais gagner
Elle n’abandonne pas le rap la guerre sans lui – il a une arme
pour autant. Travailleuse achar- qu’eux ne possèdent pas. »



née, elle enchaîne les albums. Nous parlons de victimes et


Engagés. Radicaux. Ses choix de de blessures. De sacrifices. Puis
titres sont éloquents : Let Them nous revenons à l’orage. Celui
Eat Chaos, en clin d’œil au « qu’ils qu’elle porte en elle. Que se pas-
mangent de la brioche » (let them se-t-il après ? Lorsqu’il a éclaté ?
eat cake) de Marie-Antoinette. « Après, dit-elle d’une toute
Ou, après les attentats parisiens, petite voix, après, si tout est
Europe is Lost, dont la vidéo mêle connecté, les mots, la salle et
des images historiques ou d’ac- vous, quelque chose de très élé-
tualité, scènes de sexe et d’auto- mentaire survient. Tout devient
dafé, de surconsommation et de extrêmement naturel. Plus que
massacres écologiques, avec, glis- naturel, essentiel… Mais ça, c’est
sés ici et là, les visages de Donald quand le texte joue son vrai rôle
Trump et de Marine Le Pen. de texte. » Lorsqu’écrire sert
Mais toutes ces réalisations, à communier plutôt qu’à chel
Michel
Albin Mi
Tempest les décrit comme des communiquer. p

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