B
La valeur fondamentale de la répétition pour la théorie de la
connaissance nous paraît due à ce qu'elle est la voie commune qui
conduit aux concepts si différents d'être et de loi.
La notion d'être implique la permanence mais la permanence
de t'être est une exigence métaphysique, ce n'est pas un concept
opérationnel (au sens de Bridgman). Sauf, pour chacun de nous,
C
Nous avons indiqué la valeur conceptuelle de la répétition.
Or celle-ci, nous l'avons vu, ne nous est présentée dans la nature
que sous la modalité de relation repe~aMe, c'est-à-dire sous une
forme non immédiatement perçue, impliquant recherche et mesure.
Recherche d'éléments qui se prêtent à la mesure (ou au moins au
repérage), puis recherche de mesures qui donnent lieu à des relations
336 REVUE PHILOSOPHIQUE
D
Si l'on admet cette doctrine, on obtient un moyen d'approche
nouveau, et non dépourvu de puissance, vers ce problème fonda-
mental de la théorie de la connaissance l'adéquation de la science
humaine au monde physique. En d'autres termes, comment l'ins-
trument mathématique qui apparaît comme une création arbitraire
de l'esprit humain, soumise aux seules règles de sa logique, se
révèle-t-il si puissant dans l'exploration du monde extérieur, dans
la prévision des phénomènes ? Question si profonde, qu'elle suggère
parfois l'exigence d'une harmonie préétablie, d'une construction
parallèle, concordante, de l'esprit humain et de la nature matérielle
somme toute, la preuve scientifique de l'existence de Dieu.
Ce n'est point notre propos de nous aventurer si loin. Nous
340 REVUE PHILOSOPHIQUE
m dt2 = F (x, t)
E
Nous avons vu comment il était permis de passer des relations
répétables aux lois naturelles. L'analyse que nous avons faite pour
les relations variationnelles comprend comme cas particulier les
relations statiques c'est une loi naturelle d'un type très simple
J. ULLMO. LE RÉEL ET LA SCIENCE 345
qui nous fait prévoir les valeurs toujours constantes des dimensions
d'un solide, la couleur inchangée d'un écran. On peut donc dire d'une
façon générale que les paramètres constants qui caractérisaient les
objets individuels dans les relations répétables, se retrouvent inchan-
gés dans les lois naturelles qui en sont tirées.
Ces paramètres, avons-nous dit, la science leur attache le réel
elle choisit comme réelle, elle donne l'être à la propriété qui est
représentée par eux. Elle nous fournit ainsi un premier critérium
du réel figurer comme paramètre dans une loi naturelle (tirée d'une
relation répétable). Ce critérium donne une condition nécessaire.
Mais ici apparaît une notion très particulière, et choquante sans
doute pour le métaphysicien ce qu'il appellerait la relativité de
l'être pour la science, à savoir une mesure plus ou moins grande de
réalité attribuée à une propriété, et qui lui apparaîtrait proprement
comme une antinomie l'être métaphysique est ou n'est pas, il n'est
pas susceptible de plus ou de moins. La science pourtant, qui est
tout empirisme, ne s'embarrasse pas de cette antinomie métaphy-
sique, et se satisfait de donner à la pensée une hiérarchie d'êtres
jouissant plus ou moins de cette qualité d'être.
Qu'on ne voie là aucun paradoxe l'histoire de la science a été
celle de la naissance, de la croissance, de l'accomplissement parfois,
ou aussi parfois de la mort, des êtres qu'elle a reconnus dans le.
monde mouvant des phénomènes. Les critériums secondaires qui
donnent lieu à cette évolution sont aisés à distinguer. Nous pourrons
les appeler concordance et non contradiction. o
Le critérium de concordance est la présence du paramètre qui
représente un être déterminé dans le plus grand nombre possible de
relations, ou de lois naturelles. Si l'existence de la masse ne fait
de doute pour personne, c'est qu'elle figure comme paramètre dans
toutes les relations auxquelles donnent lieu toutes ~es formes possi-
bles de champs de forces pour F donné de façon quelconque, par la
pesanteur, par la gravitation, par le champ électromagnétique, par
les tensions élastiques, etc. L'existence de la charge électrique
élémentaire est tout aussi certaine aujourd'hui mais dans ce cas,
nous avons assisté depuis un siècle à la découverte successive de
toutes les lois où elle entre en jeu à chacune son existence était
confirmée, ou plutôt accrue. Par contre, un être qui ne figure que
dans une seule relation, qui ne « sort pas de sa relation de définition
TOMECXXtI. – NOT.-DÉO. 1936 (N"' 11 ET 12) 22
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l'eau, courant dans un fi!. Mais il peut arriver que dans d'autres
relations répétables, ce qui était élément mesurable ailleurs devienne
paramètre et atteigne ainsi à l'être.
Un exemple intéressant est fourni par le champ des ondes
-lumineuses, qui figure comme élément mesurable dans de très
nombreuses relations répétables. Tant qu'on a cru à l'existence de
l'éther, ce champ a simplement été considéré comme un phénomène
contingent à l'éther, une propriété qualitative (vibration) de l'éther
élastique ses manifestations étaient justifiées comme propriétés
d'un être indépendant, l'éther, ce qui est satisfaisant pour l'esprit.
Nous reviendrons sur le besoin de causalité ainsi manifesté, si
impérieux pour l'esprit humain, qui lui fait exiger, derrière tout
phénomène, un être qui en soit la cause efficiente, c'est-à-dire le
support. Il nous suffit pour le moment d'admettre ce besoin intuitif
et de constater que, s'il était rempli par la théorie de l'éther porteur
des ondes lumineuses, il s'est heurté tout d'abord à la théorie du
champ électromagnétique de Maxwell beaucoup de physiciens ont
contesté, plus ou moins consciemment, la valeur de cette théorie,
en se fondant sur l'inintelligibilité, voire ~absurdité, d'un phénomène
(les manifestations du champ électromagnétique) dépourvu de
support. A quoi la physique moderne répond le champ é-m existe,
il est inutile de le justifier comme une modalité de l'existence d'un
être différent, l'éther.
Cette réponse n'a pas manqué de paraître obscure à bien des
physiciens, tout pénétrés encore de la métaphysique naïve des
images familières et des analogies verbales. Du point de vue exposé
ici, elle est pourtant rigoureusement justifiée le champ é-m figure,
représenté par des paramètres dans des relations répétables très
nombreuses, par exemple celles qui lient les mesures faites sur les
dimensions et le potentiel d'un circuit oscillant (émetteur), et les
mêmes éléments relatifs à un récepteur quelconque (par exemple
oscillateur de Hertz) ainsi que la distance de l'émetteur et du récep-
teur il a donc exactement le même degré d'existence que les formes
des corps solides, ou les masses des corps pesants, ou quoi que ce
soit que nous considérions comme réel, et à quoi par suite nous
attribuions la propriété d'être cause de phénomènes. Un champ
électromagnétique, objet individuel, est défini par la valeur cons-
tante prise par ces paramètres, qui seront par exemple (pour un
J. ULLMO. LE RÉEL ET LA SCIENCE 349
G
Nous sommes restés jusqu'à présent, dans notre analyse du réel
scientifique, sur le terrain strictement positiviste des lois naturelles
et de la prévision du déroulement des phénomènes. Le problème
du réel, tel qu'il se pose à la pensée humaine, est si étroitement lié
à celui du concret, à l'exploration du monde sensible, que la solution
que nous en demandons à la science doit être tirée principalement
de cette partie de celle-ci qui est directement aux prises avec le
monde sensible, l'expérimentation et la recherche des lois qui régis-
sent les phénomènes. Une analyse assez détaillée nous en a été
nécessaire en particulier, nous avons essayé de montrer la raison
de l'adéquation des lois mathématiques aux phénomènes naturels.
Nous avons effleuré ainsi le problème de la vérité scientifique,
le plus important pour la science, en dépit de certaines affirmations
positivistes. C'est la question de la valeur de la science, par opposi-
tion à sa seule utilité la valeur de vérité de l'explication de la
nature qu'elle nous propose. Nous n'avons pas l'ambition, démesurée
à notre propos, de traiter ici cette question pour elle-même nous
ne voulons envisager la théorie scientifique, et son instrument,
la causalité, que pour leur influence sur la définition du réel.
La théorie scientifique se propose de donner, de la nature tout
entière, ou, provisoirement, des portions les plus étendues possibles
de celle-ci (et en particulier il ne sera question ici que du domaine
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H
Avant de préciser cette réduction du nombre des êtres ultimes,
porteurs de causes et non causés, telle qu'elle est poursuivie par
la science, il nous faut répondre à une objection qui viendra natu-
rellement à l'esprit de ceux qui ont été nourris des doctrines posi-
tivistes. La théorie physique telle que vous nous la décrivez, diront-
ils, est conçue comme théorie explicative et déductive, elle se réfère
à des êtres ultimes, en petit nombre, et à leurs propriétés (qui
d'ailleurs les définissent), pour justifier les phénomènes. Nous ne
discuterons pas la question, que vous réservez, de savoir si sa
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1
Nous admettons donc que le but de la théorie physique est de
chercher à réduire au plus petit nombre possible d'êtres les causes
des phénomènes, but vers lequel elle a déjà sensiblement progressé.
Ces êtres, qu'elle nous propose évidemment comme le substrat
du réel, qui constituent sa réponse à la question que nous lui avons
posée, quelle est leur nature nous ne voulons certes pas parler
de leur nature métaphysique, puisque les étapes successives qui
nous ont conduits jusqu'à eux nous en ont fourni une définition
purement opérationnelle quelle est la conclusion de ces opérations
successives ?
II nous apparaît deux catégories distinctes d'êtres irréductibles.
entre lesquelles la science hésite encore êtres physiques ou êtres
J. ULLMO. LE RÉEL ET LA SCIENCE 359
J
II nous reste une question à poser le réel désigné par la science
dans ses lois naturelles, et creusé par couches successives jusqu'à
aboutir aux êtres ultimes explicatifs, comme nous l'avons vu, ce réel
est-il le seul possible ? A-t-il une valeur en dehors des expériences
particulières que l'histoire des sciences nous a amenés à faire, en
dehors du travail particulier que notre pensée a fait sur les relations
ainsi dégagées, par combinaison, généralisation, adjonction de
relations postulées ou hypothèses ?
Remarquons qu'il ne s'agit nullement ici encore du problème
métaphysique de la vérité du réel désigné par la science, de sa
valeur absolue, mais seulement de sa valeur relative, du degré de
confiance que nous pouvons lui accorder. Car si le hasard des décou-
vertes expérimentales nous avait conduits à découvrir d'autres
relations, si d'autres procédés de combinaisons des lois connues,
ou des combinaisons faites avec des lois aujourd'hui inconnues,
nous avaient permis de construire une théorie physique différente
de la nôtre ou même seulement différemment formulée, mais égale-
ment adéquate aux phénomènes et désignant dans le monde sensible
d'autres êtres dérivés et, au-dessous, d'autres êtres ultimes supports
des causes (ce qui prouverait la « non-vérité » de nos êtres actuels,
mais là n'est pas la question), les êtres définis par notre science
actuelle ne seraient guère que des étiquettes commodes pour désigner
certains coefficients des relations, de faux êtres suggérés par ces
désignations, lesquelles ne recouvriraient rien de plus qu'elles-mêmes.
TOME OXXTf. NOV.-DÉO. 1936 (?' 11 ET 12) 23
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