Geremek
Résumé
Bronislaw Geremek, L'«exemplum» et la circulation de la culture au Moyen Age, p. 153-179.
Une évolution fondamentale dans le caractère et la structure de l'exemplum se produit au XIIIe siècle, liée au rôle nouveau que
confère à la prédication populaire le IVe concile de Latran. Dans les pays slaves, c'est à partir de ce moment aussi que les
recueils d'exempla commencèrent à circuler puis se multiplièrent. Si en Pologne les exempta ont été peu perméables aux
influences folkloriques, en revanche leurs récits sont passés dans la culture orale et, s'agissant en particulier du surnaturel, des
anges et des démons, ils ont nourri pour longtemps une part de l'imaginaire populaire.
Geremek Bronislaw (B. L'exemplum et la circulation de la culture au Moyen Âge. In: Mélanges de l'Ecole française de Rome.
Moyen-Age, Temps modernes T. 92, N°1. 1980. pp. 153-179.
doi : 10.3406/mefr.1980.2542
http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/mefr_0223-5110_1980_num_92_1_2542
BRONISLAW GEREMEK
L'EXEMPLUM
ET LA CIRCULATION DE LA CULTURE AU MOYEN AGE
Jacques Berlioz
1 Cf. T. Crane, Medieval Sermon-Books and Stories, dans Proceedings of the American
Philosophical Society, 21, 1883-4, p. 49-78; idem, Medieval Sermon-Books and Stories and
their Study since 1883, ibidem, 56, 1917, p. 369-402; Ed. Neumann et J. Klapper dans
Reallexicon der deutschen Literatur, 1, Berlin, 1958, p. 413-417. Pour la bibliographie, voir
R. Alsheimer, Das Magnum Speculum Exemplorum als Ausgangpunkt populärer Erzählert
raditionen. Studien zu seiner Wirkungsgeschichte in Polen und Russland, Francfort, 1971.
2 C. G. N. De Vooys, Middelnederlandsche Legenden en exempelen. Bijdrage tot de
kennis van de prozaliteratuur en het volksgeloof der Middeleeuwen, s'Gravenhage, 1900.
3 J. A. Mosher, The Exemplum in the Early Religious and Didactic Literature in
England, New York, 1911.
4 J. Th. Welter, L'exemplum dans la littérature religieuse et didactique du Moyen Age,
Paris, 1927.
5 Ce projet d'édition ne fut réalisé qu'en partie : voir J. Th. Welter, Un recueil
d'«Exempla» du XIIIe s., dans Études franciscaines, 30, 1913, p. 646-665; Le Speculum
Laicorum, Paris, 1914; La tabula Exemplorum, Paris, 1926; Un nouveau recueil franciscain
d'Exempla de la fin du XIIIe siècle, dans Études Franciscaines, 47, 1930, p. 432-476,
595-629.
6 Au congrès des folkloristes de 1967 Rudolf Schenda s'est exprimé ainsi : «Anläufe,
Ansätze, kein einheitliches Streben, kein gemeinsames Wissen, um einen klar umrisse-
nen Gegenstand»; cf. R Schenda, Stand und Aufgaben der Exemplaforschung, dans
Fabula, 10, 1969, p. 77.
7 A. Lecoy de la Marche, Anecdotes historiques. Légendes et Apologues tirés du
recueil inédit dÉtienne de Bourbon, Paris, 1877.
156 BRONISLAW GEREMEK
13 The Exempta or Illustrative Stories from the Sermones Vulgäres of Jacques de Vitry,
éd. par T. F. Crane, Londres, 1890, p. XVIII. (Publications of the Folklore Society, 261).
14 Cf. S. Battaglia, L'esempio medievale, dans Filologia Romanza, 6, 1959, p. 45-82.
15 F. Tubach, Exempla in the Decline, dans Traditio, 18, 1962, p. 407-417; id, Struktu
ranalytische Probleme. Das mittelalterliche Exemplum, dans Hessische Blätter für Volkstund
e, 59, 1968, p. 25-29.
16 T. F. Crane, op. cit., p. 256, p. 108; cf. P.L.,t. 73, col. 327.
158 BRONISLAW GEREMEK
ment c'est la signification littéraire de ces œuvres, leur place dans la littératu
re. Mais aussi, en suivant de près la circulation post-médiévale des exempta,
leur publication et leurs lecteurs dans les siècles suivants jusqu'à l'âge baro
que, nous constatons une longue survivance non seulement d'une certaine
forme littéraire, mais aussi d'un certain complexe d'idées et de scènes20. Ce
qui change, c'est leur fonction, leur mode de circulation. Au stade initial, ils se
propagent surtout par voie orale, ils sont transcrits principalement pour être
utilisés oralement, dans le récit ou la lecture à haute voix21. A mesure que
croît le rôle du livre dans la diffusion de la culture, ils deviennent de plus en
plus objets de lecture. La révolution de Guttenberg y est pour beaucoup, mais
des recueils d'exempla manuscrits des XIVe et XVe siècles sont également
destinés à la lecture, et même après le XVIIe siècle le Magnum Speculum
Exemplorum est diffusé dans sa traduction russe sous la forme manuscrite.
Cette mutation peut aussi être considérée comme le passage d'une audition
collective (sermon, lecture à haute voix dans les monastères à l'instar de hodie
legenda est vita12 etc.) à une réception individuelle.
La mutation clé s'accomplit au cours des XIIe et XIIIe siècles et il
convient de la considérer hors du cadre de l'évolution formelle du genre
littéraire. L'épanouissement de la littérature cistercienne, puis celle des ordres
mendiants, puisent aussi dans la matière narrative orientale qui pénètre de
plus en plus fortement en Occident. Le phénomène essentiel est cependant
l'ensemble conjugué des transformations qui s'opèrent à la charnière des XIIe
et XIIIe siècles dans les principales structures du christianisme occidental23,
formulées par le IVe concile de Latran. L'instrument fondamental de l'ense
ignement de la religion devait être la prédication populaire. L'explication des
vérités de la foi devait conduire à la mise en œuvre réelle dans la vie sociale et
individuelle des impératifs et des modèles éthiques. Les affabulations narrati
ves montraient de ce fait certaines situations et attitudes; elles devaient
devenir un instrument de l'enseignement soit directement en blâmant certai-
20 G. Kuttner, Wesen und Formen der deutschen Schwandeliteratur des 16. Jahrhund
erts, dans Germanistische Studien, 152, 1934; E. Moser-Rath, Erzähler auf der Kanzel Zu
Form und Funktion des barocken Prädigtmärleins, dans Fabula, 2, 1959, p. 1-26.
21 Parfois des recueils de récits de ce type circulaient parmi les humanistes italiens
sans arriver à être imprimés. On peut citer comme exemple le Speculum cerretanorüm
de Teseo Pini publié récemment pour la première fois sous le titre : II libro dei
vagabondi, a cura di P. Camporesi, Turin, 1973.
22 Cf. J. Krzyzanowski, Legend in Literatur und Folklore, dans Fabula, 9, 1967,
p. 111-117.
23 Cf. J. Ktoczowski, Kryzysy i reformy w chrzescijarìstwie zachodnim XIV-XVI wieku,
dans Znak, 205-206, 1971, p. 852.
1 60 BRONISLAW GEREMEK
II
La place occupée par les exempla dans la circulation de la culture dans les
pays slaves attira plus d'une fois l'attention des chercheurs, surtout les
24 Un recueil de ce genre fut étudié par A. Hilka, Neue Beiträge zur Erzählungsliterat
ur des Mittelalters, dans Jahresbericht der Schlesischen Gesellschaft für Vaterländische
Kultur, 90, 1912; cet article échappa à l'attention de J. Th. Welter quand il fut amené à
s'occuper de ce recueil, cf. J. Th. Welter; L'Exemple . . ., p. 236-244.
25 Un dépouillement imposant des recueils de ce genre fut effectué par J. Th. Welt
er, op. cit.
26 A.-D. von den Brincken, Tabula alphabetica, dans Festschrift für Hermann Heimpel,
2, Göttingen, 1972, p. 900-923.
L' «EXEMPLUM» ET LA CIRCULATION DE LA CULTURE AU MOYEN AGE 161
27 II faut ici mentionner les études analytiques et les travaux d'édition de Julian
Krzyzanowski, cf. surtout Romans polski wieku XVI, Varsovie, 1962, et idem, Proza polska
wczesnego Renesansu, Varsovie, 1954. Une esquisse intéressante de ces problèmes se
trouve dans T. Kruszewska-MichaPowska, Narodziny i rozwój noweltityki w literaturze
staropolskiej, dans Studia ζ dawnej literatury czeskiej, showackiej i polskiej, Varsovie
Prague, 1963, p. 267-599.
28 On trouvera la bibliographie dans K. Langosch, Verfasserlexikon, 3, Berlin, 1943,
p. 282-289; Nowy Korbut, 2, Varsovie, 1964, p. 504-505.
29 Cf. J. Uminski, Pochodzenie i kariera Marcina Polaka, dans Collectanea Theologica,
24, 1953, p. 163-188; remarques critiques sur l'identification de Martin d'Opawa avec
MEFRM 1980, 1.
162 BRONISLAW GEREMEK
diverses. Un rôle particulier revient ici au recueil des Gesta Romanorum dont
la popularité est attestée pour la Bohême et pour la Pologne du bas Moyen
Age, prélude à la belle carrière qu'il devait faire au XVIe siècle. On y voit déjà
s'effacer le caractère instrumental des arguments en tant que matériau des
sermons; ils parviennent à l'autonomie littéraire; mais comme les arguments
narratifs des sermons et avec eux, ils organisent l'imagination de l'homme,
fournissent certaines références stéréotypées aux jugements de valeur, à la
morale courante. Proche des Gesta Romanorum, un intéressant petit recueil de
35 récits est contenu dans le manuscrit de la bibliothèque d'Olomouc. Il est
appelé «Récits d'Olomouc»33. Les exempta se confondent d'ailleurs avec la
prose littéraire du bas Moyen Age, voisinent dans les codex avec les récits
géographiques et les œuvres historiques. Il ne semble pas légitime de considé
rer la littérarisation des exempta comme une preuve absolue du processus de
laïcisation de ce genre34. Il semble que les milieux ecclésiastiques, et surtout
monastiques, restent actifs dans la composition, la collecte et la copie de ces
œuvres dont ils continuent à être en même temps le plus fervent auditoire,
L'introduction d'arguments plus étroitement liés avec la vie quotidienne, avec
les destinées des gens du siècle, correspond exactement au programme
d'enseignement chrétien du temps.
À côté des recueils spécifiques d'exempla, on en trouve une profusion dans
le contexte d'autres œuvres littéraires. Il n'y a pas longtemps, on a dressé
l'inventaire des exempta dans la littérature tchèque de la période antérieure à
Hus; leur importance est apparue en tant qu'arguments de l'exposé dans la
littérature éducative, les traités philosophiques, les œuvres satiriques (par
exemple les satires sur les artisans avec leurs exemples très imagés à référen
ce sociale concrète)35. Il est cependant évident que le terrain par excellence de
la collecte des exempta est la littérature de la chaire. Cela n'a pas encore été
bien vérifié pour la Bohême, où Waldhausen cite peu d'exempla, et où la
prédication hussite était opposée à cette technique de la prédication. D'ail
leurs chez Jean Sylvanus, c'est-à-dire Jérôme de Prague, le confesseur de
Jagellon, dans ses collections de sermons — Linea salutis et Exemplar salutis —,
on ne relève pas de matériau narratif. Seuls les copistes polonais y ajoutaient
des exempta^. La littérature homélitique polonaise enregistre dans ce domai
ne une grande richesse.
37 J. Wolny, Eacinski zbiór kazan Peregryna ζ Opola i ich zwiazek ζ tzw. «Kazaniami
gnieznienskimi» , dans Sredniowiecze. Studia ο kulturze, 1, Varsovie, 1961, p. 172-238; idem,
Incipity 127 kazan Peregryna, dans Polonica w sredniowiecznych rekopisach bibliotek
monachijskich, Wroclaw, 1969, p. 175-184.
38 A. Bruckner, Kazania sredniowieczne, dans Bibl. Warszawska, 1, 1891, p. 241-258,
2, 1892, p. 445-471; idem, Kazania sredniowieczne, dans Rozprawy Wydziahu Filologicznego
Akademii Umiejqtnosci, 24-25, Cracovie, 1895; idem, Literatura religijna w Polsce srednio-
wiecznej, 1, Varsovie, 1902, p. 13-38.
39 L'état de la question et la problématique furent présentés par J. Wolny, dans ses
études sur l'enseignement religieux et sur la prédication, dans Dzieje teologii katolickiej
w Polsce, éd. par Mariana Rechowicza, I, Lublin, 1974, p. 149-209 et 273-308.
40 Par exemple dans les collections de la Bibl. de l'Université de Wroclaw, Ms LO.
123 (Sermones varii cum exemplis, avec un vaste matériel hagiographique), Ms LO. 134
(Sermones collecti per fratrem Stanislaum Geyszeler, textes narratifs abondants).
41 Bibl. Narodowa, Ms. II 3015; M. Hornowska, H. Zdzitowiecka-Jasienska, Zbiory
rekopismienne w Polsce sredniowieczne] , Varsovie 1947, p. 333.
42 Bibl. Narodowa, Ms IV, 3019 : deux recueils d'exempla, dans l'ordre alphabétique :
Naturalia bona et utilia ad predicacionem (f. 190-208) et Liber jigurarum cum exemplis
naturalibus (f. 208-279).
L' «EXEMPLUM» ET LA CIRCULATION DE LA CULTURE AU MOYEN AGE 165
III
52 Editio princeps, Deventer, 1481; plus de 30 éditions jusqu'au milieu du XVe siècle.
J'utilise l'édition de Strasbourg de 1487.
53 Incipit decima et ultima distinctio Speculi exemplorum in qua habentur exempla que
aut verissima relatione didici, aut in libris theutonicis scripta inueni ve/ ipse facta cognoui.
54 Un essai, d'analyse de cette partie fut entrepris, sans grand succès, par J. Matus-
chak, Das Speculum exemplorum als Quelle volkstümlicher Glaubensvorstellungen des
Spätmittelalters, Siegburg, 1967 (Quellen und Studien zur Volkskunde, 8).
55 On attribue le plus souvent le Speculum Exemplorum au Chartreux Gilles l'Orfè
vre(Aegidius Aurifaber). Cf. l'examen des arguments de Matuschak, op. cit., p. 10;
B. Kruitwagen Het, Speculum exemplorum, dans Bijdragen voor de geschiedenis van het
Bisdom van Haarlem, 29, 1905, p. 359, avance le nom de Herman von Ludingakerk.
L' «EXEMPLUM» ET LA CIRCULATION DE LA CULTURE AU MOYEN AGE 169
IV
Dieu et le ciel, les sacrements et le service divin, servaient avant tout des
exemples puisés dans l'Écriture sainte et la littérature patristique, la problé
matique des châtiments et récompenses, des interventions surnaturelles dans
les actions humaines, des moyens soutenant la réalisation des desseins et des
buts humains, était illustrée par des arguments narratifs65. Par la dramatisat
ion de cette problématique, ces récits didactiques mènent le jeu entre les
hommes, les anges et le diable.
La façon populaire de comprendre le rôle des anges dépassait considéra
blementleur fonction dans la dogmatique classique de l'Église66. L'Ange, dans
ces récits, c'est avant tout le gardien de l'homme qui leur découvre les secrets
du futur et les aide dans le besoin et non pas le chantre de la gloire de Dieu. Il
inspire aussi la peur non seulement à l'occasion du combat pour l'âme du
mourant ou dans la perspective apocalyptique du jugement, mais aussi dans
ses fonctions de gardien. C'est ainsi qu'à Zwolle, d'après le Speculum Exemplo-
rum, un jeune écolâtre d'apparence particulièrement belle va avec un groupe
de compagnons à une soirée de débauche, mais fait tout ensuite pour les
détourner du mal. Ils en sont irrités et le forcent à aller chez une prostituée.
Arrivé chez elle, il lui donne l'argent mais ne pèche pas et l'incite à abandonn
er la voie du péché. Il revient auprès de ses compagnons qui l'attendent,
convaincus qu'il a fait ce qu'ils avaient exigé. Quand il rentre chez lui, il est
arrêté dans une ruelle par un personnage habillé de noir et auréolé de
lumière qui lui assène un tel soufflet qu'il tombe à terre. C'est son ange
gardien qui, sur l'ordre de Dieu, a voulu le ramener sur le bon chemin et le
détourner de sa mauvaise compagnie. Si, dans ce cas, l'ange est sévère et
semble injuste, il ne fait pas de doute qu'il désire protéger le jeune homme.
Parfois cependant il intervient comme la main vengeresse de la justice divine :
il tue un garçon parce que, depuis le jour de sa naissance, ses parents avaient
renoncé à leur générosité et cessé de faire l'aumône67; dans un autre cas, la
sévérité sanglante de l'ange stupéfie un pieux anachorète qui ne comprend
pas que l'ange puisse châtier pour des actions devant être accomplies dans
l'avenir68.
Cependant la place de choix, dans les récits, revient au diable et aux
puissances infernales. Le diable, tel qu'il apparaît dans les exempla, semble
caractérisé par un inventaire modèle de traits et d'actions diaboliques. Il est
peut-être encore plus intéressant, cependant, de remarquer la double structu-
MEFRM 1980, 1.
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