Imaginez, une dame s’est fait arracher son carré rouge par des policiers qui
l’ont ensuite piétiné! Un jeune manifestant s’est fait appeler ti-
loup «d’une manière sarcastique et infantilisante», commente ce jeune
homme manifestement victime du syndrome post-traumatique.
Si on pense déjà comme elle, sa tournure de phrase peut être assez drôle. Il faut
par contre être plutôt insensible. Les policiers ne sont pas des super-héros
infaillibles dépourvus de biais et l’expérience d’être du mauvais côté de la force
légitime peut être e rayante (et dangereuse) pour n’importe qui, comme
peuvent en attester nombre d’étudiants. En utilisant l’hyperbole et le sarcasme
pour diminuer la valeur des propos de ses adversaires, Mme Gagnon manque
d’empathie et de curiosité personnelle.
La rigueur n’est e ectivement pas qu’une a aire de logique pure. Il s’agit aussi
de respect des autres et de volonté de les comprendre, car l’observateur est lui
aussi un humain qui doit combattre ses propres biais émotionnels. Comme je
l’ai dit plus haut, le chroniqueur a le privilège d’être entendu par beaucoup
lorsqu’il parle. Pour moi, cette position s’accompagne d’une obligation de
service public. Si un chroniqueur utilise sa position pour alimenter les préjugés
envers un segment de la population, il échoue à cette obligation sociale. Il n’a
pas le droit de se rabattre sur un argument de type « c’est ce qui vend le
mieux » ou « aux gens de juger ». Oui, je pense à une certaine station de radio.
La pertinence est possible, bref. La maintenir semaine après semaine en est une
autre. Voilà sans doute le plus grand écueil de tous les chroniqueurs, à qui on
demande d’avoir quelque chose d’intéressant à dire à chaque semaine, à
chaque deux jours ou à chaque heure, si on s’appelle Richard Martineau (quand
il ralentit). Jusqu’en 2011, j’avais l’habitude de lire à chaque semaine la
chronique de Frank Rich dans le New York Times, jusqu’à ce qu’il annonce son
départ pour une autre publication. Dans sa dernière chronique, il disait avoir
l’impression d’être amené par son travail à prendre des positions plus fortes
qu’il ne l’aurait voulu, à ignorer certaines nuances qui l’empêchaient d’aboutir
à une conclusion claire ou à se prononcer avec autorité sur des sujets qui ne
l’intéressaient pas. Frank Rich, pourtant, est un journaliste de talent qui
écrivait d’excellentes chroniques. Le simple fait d’avoir à écrire souvent et dans
un format déterminé semble ainsi in uencer l’auteur, surtout après
longtemps. C’est pourquoi je me suis souvent dit qu’un chroniqueur devrait se
donner une pause après trois ou cinq ans pour aller couvrir un autre secteur,
puis revenir avec une expérience nouvelle. Le danger qui guette le chroniqueur
négligent est d’un jour terminer comme Thomas Friedman, un ancien
correspondant de guerre du New York Times qui est ensuite devenu
chroniqueur. À force d’écrire, son style est devenu si prévisible que des farceurs
ont créé un site qui génère automatiquement des chroniques qui pourraient –
très – facilement passer pour les siennes. Écrire des chroniques de qualité est
un art qui demande une grande rigueur intellectuelle et personnelle, en plus
d’exiger un e ort constant pour se renouveler et lutter contre ses propres biais
inconscients. Que l’on ne s’y trompe pas, ceux qui réussissent à garder leur
originalité et leur pertinence après plus d’une dizaine d’années ont travaillé
pour y arriver. Fort.
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