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Helen

Moss

ADVEnTURe iSlAnD
Le Mystère du chef-d'œuvre en péril

Traduit de l’anglais par Nathalie Chalmers


À Ed et Will
1

L’ÉMeuTe De La
GraNDe FÊTe

« Et le premier prix revient à Emily Wild et Drift ! »


L’annonce et les grésillements du haut-parleur étaient presque
inaudibles, couverts par le vacarme de la foule.
Scott et Jack applaudirent et sifflèrent. Dans l’arène, Emily s’accroupit
et enfouit son visage dans le doux pelage du petit chien.
Drift, assis sur son arrière-train, reçut fièrement la cocarde rouge que
le maire épingla à son collier. Il dressa les oreilles pour manifester son
enthousiasme ; la noire, pointée vers le haut pour ne pas perdre une miette
des applaudissements, et la blanche aux taches brunes repliée légèrement
vers Emily, au cas où elle aurait d’autres consignes à lui donner. Il était
extrêmement content de lui. Ils venaient de remporter, pour la troisième
année consécutive, le Prix d’Obéissance du concours canin de la fête de
Castle Key. Qui plus est, ils avaient laissé leurs concurrents loin derrière.
Drift fit un tour d’honneur en trottinant au côté d’Emily, comme s’il venait
de remporter le Grand Prix national.
En sortant de l’arène, Emily tapa dans la main de Scott et Jack. Elle
aussi était plutôt euphorique après cette victoire. Le test d’obéissance
avait été du gâteau. Drift pouvait exécuter « Au pied », « Assis », et
« Rapporte » les yeux fermés. Bien entendu, Emily lui avait également
appris une série de consignes plus utiles à un chien de confiance d’un
agent secret, comme « Surveille cette planque », et « Fais le guet ».
– Faire participer Drift au test d’obéissance, c’est comme faire jouer
David Beckham dans l’équipe de foot des poussins à l’école ! Les
adversaires n’ont aucune chance, dit Scott en riant.
– Tu as remarqué ce colley écossais qui n’arrêtait pas de nous faire
des queues de poisson pour essayer de nous distraire ? demanda Emily.
– Ouais, on a failli faire une réclamation ! s’exclama Jack.
– Et maintenant, que nous réserve Drift comme nouveaux tours ?
demanda Scott.
Emily rit.
– On perfectionne une nouvelle consigne : « Fais diversion ». On vous
montrera ça quand on sera prêts. En attendant, allons trouver à boire, ça
donne soif, la victoire !
Drift haleta pour communiquer son accord.
– Le chapiteau qui fait buvette est par là, et j’ai justement remarqué
qu’il y avait des gâteaux monstres, fit Jack.
Scott leva les yeux au ciel.
– Ça m’aurait étonné…
Jack avait le don de détecter une miette de gâteau comme un requin
repérerait une goutte de sang dans l’océan.
Scott songea que cette fête de village se révélait beaucoup plus drôle
que prévu. Il avait accepté de venir uniquement pour faire plaisir à Emily
(et pour encourager Drift pendant le concours, bien entendu). À vrai dire,
les stands de pêche à la ligne, jeu des anneaux et vente de pots de fleurs
n’étaient pas tout à fait à la hauteur d’une journée à Disneyland ; et pour
les sensations fortes, il fallait se contenter d’un petit tour pépère de la
place à dos d’âne. Mais tout de même, il y avait de quoi s’amuser : le jeu
de massacre (il avait gagné cinq fois) par exemple, ou le spectacle
qu’offrait Colin Warnock, le vicaire, avec sa caméra vidéo et qui se
prenait très au sérieux. On aurait dit qu’il était le metteur en scène du
dernier Star Wars.
Sous le chapiteau érigé au milieu de la place, une profusion de gâteaux
et de biscuits de toutes sortes couvrait une longue table à tréteaux.
– On devrait en choisir trois chacun et les partager. Ou même quatre,
au cas où on aurait encore faim… suggéra Jack.
Boissons et gâteaux en main, sans oublier un bol d’eau pour Drift, les
amis trouvèrent une table. À côté d’eux, une artiste avait dressé son
chevalet et brossait des portraits au fusain. Scott reconnut Mme Roberts,
leur voisine. Ou du moins, elle était la voisine de tante Kate dans la
ruelle de l’Église. Les deux frères passaient l’été chez leur grand-tante,
car leur père effectuait des fouilles archéologiques en Afrique. Scott ne
put s’empêcher de rire en réalisant qu’il commençait vraiment à se sentir
chez lui au cottage des Roches. Il n’aurait jamais cru ça possible
lorsqu’ils avaient débarqué de Londres il y avait à peine quelques
semaines.
Mme Roberts esquissa un sourire timide derrière ses grosses lunettes
et leur fit un signe de la main. Cette petite femme effacée, au chignon noir
bien tiré, ne correspondait pas à l’image que Scott se faisait d’une artiste.
Elle aurait dû avoir une allure plus… artistique, comme la mère d’Emily,
par exemple, qui était toujours vêtue d’un caftan vaporeux, les cheveux en
bataille retenus par des pinceaux en guise de barrettes.
– Mme Roberts était ma prof de dessin quand j’étais en primaire, elle
est vraiment gentille, expliqua Emily. Vous savez, la fille blonde qui aide
Vicky White pour les tours à dos d’âne ? C’est sa fille, Laura. Elle
travaille au centre équestre de la ferme de Roshendra pendant les grandes
vacances.
Jack chipa une tasse sur la table voisine et fit semblant de lire dans le
marc de café. Il poussa Emily du coude et, hilare, la bouche encore pleine
de gâteau au chocolat, il caqueta en imitant le ton mielleux d’une diseuse
de bonne aventure :
– Voyons, qu’avons-nous là ? Scott va se découvrir une passion
soudaine pour l’équitation !
Puis, reprenant sa voix normale :
– Ça se voit à la façon dont il regarde la jolie Laura. Aïe ! s’écria-t-il
lorsque la basket de Scott vint percuter son tibia sous la table.
Emily ne prêtait plus attention à ces escarmouches entre frères.
– Bon, qu’est-ce qu’on pourrait faire ? demanda-t-elle.
– Et si on demandait à Mme Roberts de peindre le portrait de Jack ?
proposa Scott. Remarque, non, sa sale bouille casserait probablement les
pinceaux !
La bataille de coups de pied reprit sous la table. Emily soupira. Elle
s’amusait bien avec Scott et Jack. Ils se montraient souvent courageux,
parfois même futés, et on pouvait compter sur eux dans les moments
critiques, mais ils étaient absolument incapables d’élaborer un plan digne
de ce nom.
– Je ne voulais pas parler de ce qu’on pourrait faire tout de suite. Je
voulais parler de notre prochaine enquête.
La découverte de la carte qui les avait conduits à la cachette du trésor
lui semblait remonter à des années-lumière, même si elle boitait encore
un peu de la foulure qu’elle s’était faite sur l’île du Ventriloque au cours
de cette aventure1. Il lui fallait une autre énigme à résoudre.
Jack jeta un coup d’œil à la ronde, comme s’il espérait dénicher un
bon petit mystère caché derrière une théière. Depuis leur arrivée à Castle
Key et la rencontre d’Emily, ils avaient vécu pas mal de péripéties. Mais
les choses étaient un peu trop calmes depuis quelque temps.
– Au stand des gâteaux, Mme Loveday m’a raconté qu’il y avait eu tout
un cirque à l’annonce des résultats du concours de légumes ce matin.
Quelqu’un a accusé le vieux Bob d’avoir soudoyé les juges pour qu’ils
accordent le meilleur prix à ses oignons. On pourrait faire une enquête,
suggéra Scott.
– Ouh ! là ! grosse polémique ! se moqua Jack.
– Je refuse catégoriquement d’entreprendre une mission appelée
opération « oignons », même si la controverse fait rage ! s’écria Emily.
Jack faillit s’étrangler. Des bulles de Coca lui montèrent au nez.
– Un mystère, ça ne se commande pas sur Internet, dit Scott en riant. Il
va falloir rester à l’affût et être patients.
Il fit un sourire entendu à son frère. La patience d’Emily n’était pas
franchement légendaire ! D’ailleurs, celle de Jack non plus. Scott se mit à
chantonner Que sera, sera pour les agacer. Il s’interrompit brusquement :
une tornade d’assiettes en éclat, de toile déchirée et de sabots effrénés
envahit le chapiteau.
– Qu’est-ce qu’il se passe ? postillonna-t-il en sautant de sa chaise.
Un âne au regard éperdu qui traînait derrière lui une guirlande bleu-
blanc-rouge en lambeaux passa tout près au grand galop. Vicky White et
Laura Roberts lui couraient vainement derrière.
– Wallace, arrête ! hurlaient-elles.
Mais Wallace n’en avait pas la moindre intention. Il traversa le
chapiteau en multipliant les ruades et en faisant voler tables, chaises,
tasses et sous-tasses au passage. Arrivé devant Mme Roberts, il donna un
grand coup de tête dans le chevalet qui voltigea. Sur ces entrefaites, un
second âne surgit et, brayant, galopa droit vers la table où reposaient les
gâteaux. Les gens se sauvèrent dans tous les sens.
– Ils ont eu peur du coup de pistolet qui annonçait le départ de la
course en sac ! cria Vicky.
– Gromit ! Non ! glapit Laura, comme les sabots de l’animal
retombaient sur le bord de la table à tréteaux en catapultant l’autre
extrémité haut dans les airs.
Un bombardement de génoises, brownies au chocolat, petits gâteaux
glacés et galettes aux fruits secs en retomba. Des missiles à la crème au
beurre s’abattirent sur le chevalet de Mme Roberts, tandis que des obus
meringués venaient s’écraser sur la soutane du vicaire. Des cerises
confites et des cerneaux de noix jaillirent dans tous les sens, comme des
balles de mitraillette. Drift était ravi et léchait la chantilly et le nappage à
la fraise qui jonchaient l’herbe.
Emily poussa Scott du coude et lui montra Colin Warnock du doigt. Le
vicaire filmait toujours, malgré les pépites de chocolat collées à son
crâne.
« Deux ânes déments qui saccagent un chapiteau plein de pâtisseries,
cela n’a rien de mystérieux, mais ça met de l’animation ! » se dit Scott.
– Je suis couvert de gâteau des pieds à la tête ! s’exclama Jack en
gesticulant. Dites-moi : je suis mort et je suis monté au paradis ?

1. Voir Le Mystère de l’or disparu.


2

TeCHNoPhObIe

L e lendemain matin, le ciel était bas. Jack et Scott s’attardèrent


dans la cuisine bien après avoir terminé leurs œufs au bacon.
Jack poussa un grand soupir en tambourinant des doigts sur la table.
Que pouvait-il bien y avoir à faire à Castle Key un dimanche matin de
grisaille ? À Londres, il aurait pu appeler ses copains pour aller au ciné.
Ici, pour voir un film, il fallait se rendre jusqu’à Carrickstowe, et il
n’avait pas le courage de faire toute la route-digue à vélo pour rejoindre
la côte.
Emily avait raison, il fallait absolument qu’ils trouvent une nouvelle
enquête. Tante Kate lisait son journal. Elle tourna la page, rajusta une
mèche blanche qui s’était échappée de son peigne à cheveux et se versa
une nouvelle tasse de thé. Scott récupéra son téléphone d’enfer sur la
table. Il se l’était acheté avec sa part de la récompense qu’on leur avait
offerte pour leur découverte du coffre d’or sur l’île du Ventriloque. Jack
sourit : son frère avait cet engin greffé dans la main. Il passait des heures
entières à télécharger des chansons et des applis, et à regarder des vidéos
sur YouTube.
Jack bâilla et se mit à confectionner des boulettes de pain. Tante Kate
leva le nez et lui proposa un des suppléments de son journal. Il secoua la
tête. Il avait déjà lu la rubrique sportive. Le reste ne l’intéressait pas.
Mais il en serait bientôt réduit à lire les pages de mode s’il continuait à
ne rien se passer. Il avait fait une jolie rangée de boulettes qu’il destinait
à l’oreille de Scott lorsque, soudain, celui-ci éclata de rire. Il se pencha
en arrière sur sa chaise en tenant son portable à bout de bras.
– Quoi ? demanda Jack en se dévissant le cou pour apercevoir l’écran.
Scott faisait toujours semblant d’avoir découvert la vidéo la plus
hilarante du monde, sans lui permettre pour autant de la regarder. Il ne
s’agissait probablement que d’un chat qui jouait du piano, de toute façon !
Mais, pour une fois, son frère semblait disposé à lui laisser partager sa
trouvaille.
– Regardez ça, glapit Scott. On est des super stars sur Internet ! Des
ânes dévastateurs à la fête de Castle Key ! C’est sûrement Colin
Warnock qui a posté ça !
Il monta le son et passa le téléphone à Jack.
Effectivement, Wallace catapultait le chevalet de Mme Roberts, Gromit
envoyait les gâteaux en orbite, et Laura et Vicky essayaient de capturer
les ânes en maraude. Jack s’aperçut même avec Scott et Emily en train de
bondir de leurs sièges pour fuir la tempête de gâteaux.
– Génial ! s’extasia-t-il. On fait partie des dix clips vidéo les plus
regardés !
Scott passa son téléphone à tante Kate.
– Oh ! là, là ! Regardez un peu la tête que fait Colin ! dit-elle, amusée.
On dirait qu’il a avalé un macaron tout rond !
Elle en riait encore lorsqu’elle replia son journal et se leva pour
débarrasser la table du petit déjeuner.
– Allez donc à côté chez Mme Roberts pour lui montrer ça. Laura et
elle en sont les vedettes !
Scott acquiesça. Après tout, ils n’avaient rien de mieux à faire.
– Je vais envoyer un SMS à Emily pour lui dire de nous y rejoindre. Je
me demande si elle a vu la vidéo.
Lorsque Scott, Jack et Emily sonnèrent à la porte du cottage des Lilas,
ils furent accueillis par un tintamarre de jappements aigus. Un petit terrier
blanc jaillit de la maison et bondit autour d’eux comme une puce sur un
trampoline. Drift remua la queue et le renifla poliment.
– Excusez-le, dit Mme Roberts en riant. C’est comme ça chaque fois
que quelqu’un sonne. Ne faites pas attention à Biscuit ! Entrez donc.
Emily n’avait jamais pénétré dans le cottage et fut surprise par son
décor. De l’extérieur, il ressemblait à tous les autres dans la ruelle de
l’Église : traditionnel, en pierre, toit d’ardoises et paniers de géraniums à
la porte. Mais l’intérieur était une autre affaire. Le plancher en bois et les
poutres avaient été décapés et étaient désormais clairs comme du foin,
tandis que les murs avaient été blanchis à la chaux. Le mobilier était
sobre et moderne, et des stores remplaçaient les rideaux habituels aux
fenêtres. On aurait dit une publicité pour une gamme de canapés suédois
haut de gamme, chose très inattendue de la part de Mme Roberts dont
l’apparence était franchement vieux jeu.
– Alors, comment trouves-tu le lycée de Carrickstowe ? demanda
l’enseignante à Emily. Tu as toujours eu un don pour les arts plastiques.
Tu as une vive imagination.
Tout en bavardant et en sirotant sa limonade, Emily en profita pour
regarder autour d’elle et mémoriser la pièce dans les moindres détails.
C’était une habitude dès qu’elle se trouvait dans un lieu inconnu. On ne
savait jamais, une observation perspicace pourrait être la clé d’une
prochaine enquête ! Des livres d’art tapissaient plusieurs étagères et des
reproductions de tableaux célèbres ornaient les murs blancs. Emily
reconnut un vase de tournesols par Van Gogh et plusieurs œuvres
impressionnistes montrant des nénuphars et les berges d’une rivière. Le
tableau qui trônait sur le manteau de la cheminée ressemblait un peu à La
Joconde, mis à part le fait que la dame portait une robe bleue et tenait un
agneau dans ses bras. Emily avait l’impression de visiter un musée d’art.
Lorsqu’ils eurent terminé leur verre, Mme Roberts leur montra son atelier
dans la véranda. Il donnait sur le jardin, dans lequel Drift et Biscuit
s’amusaient à se pourchasser dans une ronde perpétuelle. Des toiles
étaient posées contre le mur et les rebords de fenêtres étaient couverts de
pots de pinceaux. Sur le chevalet, un tableau inachevé montrait une petite
fille dans un champ de fleurs.
– C’est joli, fit remarquer Emily.
– Merci, répondit Mme Roberts. C’est pour la chambre de Laura. Je
veux lui en faire la surprise quand elle reviendra.
– Comment ça ? interrogea Emily.
– N’aie pas l’air si inquiet, dit Mme Roberts en riant. Elle loge chez
Vicky à la ferme de Roshendra pendant quelques semaines, car elle
commence très tôt le matin au centre équestre.
Ils regagnèrent le salon et s’assirent.
– Au fait, que vouliez-vous me montrer ? reprit Mme Roberts.
– Un clip vidéo de la fête, expliqua Scott. C’est quand les ânes sont
devenus dingues et ont massacré les gâteaux. On vous voit, Laura aussi.
Il mit la vidéo en route et lui passa son téléphone. Mme Roberts ajusta
ses lunettes et tint délicatement l’appareil sur ses genoux.
– Ça fait un carton ! précisa Jack. Regardez, on l’a vu dans le monde
entier ! Il se pencha vers elle et fit défiler l’écran. Il y a des
commentaires de gens au Brésil, en Australie et tout et tout.
Mme Roberts regardait fixement l’image en hochant lentement la tête.
Son sourire avait disparu et elle se mordait la joue. Lorsqu’elle rendit le
téléphone à Scott, Emily remarqua que sa main tremblait.
– Oui, très drôle, dit-elle d’un ton brusque. Mais si vous voulez bien
m’excuser, j’ai vraiment beaucoup de choses à faire…

– Ça alors, c’est trop bizarre ! s’exclama Jack en refermant le portillon


du cottage des Lilas derrière eux. Vous avez vu comment elle regardait le
portable ? On aurait dit qu’on lui avait passé une grenade dégoupillée !
– Mme Roberts est manifestement atteinte de technophobie, affirma
Scott d’un ton assuré. Ça arrive parfois chez les gens d’un certain âge, les
technologies modernes les paniquent.
– Hum, murmura Emily.
Elle aussi avait lu la peur dans le regard de Mme Roberts. Mais quelle
qu’en soit la cause, Emily était persuadée que ce n’était pas le portable
de Scott, même s’il s’agissait du tout dernier modèle en date. La preuve ?
Mme Roberts était responsable du club informatique de l’école entre
midi et deux !
La « vive imagination » d’Emily s’était déjà mise au travail.
3

OPÉraTioN
« CaMbRIoLaGe »

L orsque Scott et Jack retrouvèrent Emily à la crêperie « Chez


Dotty » le lendemain matin, ils étaient passablement excités. Pourtant, en
son for intérieur Scott pensait que la nouvelle qu’ils brûlaient
d’apprendre à Emily atteignait péniblement les 3,5 sur 10 sur l’échelle
des nouvelles à sensation, mais cela était mieux que rien.
– M’enfin, qu’est-ce qu’il y a ? demanda Emily avec impatience, tandis
que, boissons en main, ils se dirigeaient vers une table en terrasse.
La vue sur le port et la baie au large était superbe. Le ciel était
toujours voilé, mais il faisait très chaud. En fait, Emily avait l’impression
d’être sous un sèche-cheveux géant. Même les mouettes dépérissaient.
Les nuages noirs et menaçants qui se profilaient à l’horizon ne
présageaient rien de bon : une tempête se préparait.
– Mme Roberts a été cambriolée ! annonça Scott.
Jack mordit dans son muffin au chocolat blanc et noix de pécan avant
de préciser :
– Ouais ! Un vol, avec effraction !
– Je crois que Mily s’en serait douté sans ton explication ! dit Scott en
levant les yeux au ciel. Les cambrioleurs s’introduisent rarement chez les
gens juste pour se servir un café et repartir !
Emily ne prêta pas attention à leur querelle et sortit son carnet de son
sac.
– OK, donnez-moi les détails, ordonna-t-elle.
Scott haussa les épaules.
– Une femme policier est venue nous voir ce matin et nous a dit que
quelqu’un s’était introduit chez Mme Roberts dans la nuit. Elle a
conseillé à tante Kate de bien fermer à clé, au cas où les voleurs seraient
encore dans les parages, répondit-il.
– Méthode d’intrusion ? demanda Emily en mordillant son crayon.
– Sais pas, dit Jack.
– Qu’est-ce qu’on a pris ?
– Je sais pas trop, avoua Scott.
Emily secoua la tête, incrédule, avant de reprendre :
– L’heure de l’effraction ?
– On l’ignore ! soupira Jack qui avait l’impression d’être un concurrent
du jeu Le Maillon faible, et de ne pas être en tête du palmarès.
Emily referma son carnet d’un geste las.
– Le cambriolage a eu lieu chez votre voisine. La fenêtre de votre
chambre donne sur son jardin. Et vous n’avez rien entendu ? s’exclama-t-
elle.
Jack et Scott échangèrent des regards penauds par-dessus leur Coca.
– Moi, je suis sûre que j’aurais remarqué si quelqu’un était en train de
cambrioler ma voisine ! poursuivit Emily.
– Mily, tu habites dans un phare au bout d’une pointe rocheuse qui
avance dans la mer. Tes seules voisines sont des mouettes ! grogna Scott.
Jack prit une mine sérieuse et secoua la tête en disant :
– Ah, il faut se méfier de ces mouettes ! Elles sont louches ! Elles
n’arrêtent pas de cambrioler les nids de leurs voisines, pour leur piquer
des morceaux de poisson desséchés.
Scott éclata de rire. Connaissant Emily, cela ne l’aurait pas étonné
qu’elle ait ses jumelles en position pour surveiller les mouettes.
Emily rejeta ses longues boucles châtain foncé en arrière et leva le
menton pour demander :
– Bon, alors, on mène l’enquête ou non ?
Jack observa un chalutier qui prenait le large. On aurait dit que le
bateau tremblait. Au loin, il distinguait la forme embrumée de l’île du
Ventriloque.
– Ce n’est qu’un bon vieux cambriolage. Pas vraiment à la hauteur d’un
trésor enfoui dans un coffre2… soupira-t-il.
– Ou du sauvetage d’une vedette de cinéma kidnappée par un fantôme3,
renchérit Scott en se remémorant une autre de leurs aventures. Ni même
d’un trésor saxon enfoui dans les grottes du Vent-Huant4…
– Oui, bon, d’accord ! l’interrompit Emily en levant la main. D’un
autre côté, on n’a pas franchement une tonne d’enquêtes palpitantes à se
mettre sous la dent !
– Ouais, c’est vrai. OK, je suis partant ! décida Jack en vidant son fond
de verre de Coca.
Scott ouvrit le carnet d’Emily à une nouvelle page et lui plaça son stylo
dans la main.
– Vas-y, je sais bien que tu en meurs d’envie, dit-il.
Emily sourit et inscrivit : Opération « cambriolage ». Elle sortit sa
règle et tira deux traits sous le titre.

– La police n’a pas vraiment espoir d’appréhender les voleurs, déclara


Mme Roberts en se laissant tomber sur son canapé et en lissant le tissu
froissé de sa jupe marron sur ses genoux. Je ne veux pas les embêter.
Les trois amis avaient sonné à la porte du cottage des Lilas sous
prétexte de proposer à Mme Roberts de sortir Biscuit, au cas où elle
serait trop bouleversée pour le faire elle-même. Mais, chose étonnante,
elle n’avait pas l’air aussi secouée par le cambriolage qu’Emily l’aurait
pensé.
– Nous pourrions mener notre enquête si vous voulez, proposa-t-elle à
son ancienne enseignante.
– Je te remercie, ma grande, mais il n’y a pas grand-chose à faire.
C’est un coup de malchance, voilà tout, répondit Mme Roberts en lui
souriant.
– Nous ne vous dérangerions pas, insista Emily.
Mme Roberts ferma les yeux, comme si elle n’avait plus la force
d’objecter quoi que ce soit. Jack compatit, il savait ce que c’était ! Quand
elle avait une idée en tête, Emily ne laissait pas tomber facilement ! Elle
sortait déjà son carnet !
– J’ai juste quelques questions à vous poser, commença-t-elle.
Comment est-ce que les malfaiteurs ont procédé à l’effraction ?
– Euh, pardon ? balbutia Mme Roberts.
– Elle veut dire : comment est-ce qu’ils sont entrés, expliqua Scott.
– Par la fenêtre de mon atelier, répondit-elle. J’ai entendu du bruit, et
je suis descendue. La fenêtre était ouverte, mais ils étaient déjà repartis.
La poignée est un peu dure et je ne l’avais probablement pas fermée
correctement.
Emily hocha la tête et poursuivit :
– Et pourriez-vous me donner la liste des objets volés ?
– Juste un peu d’argent dans le tiroir de la cuisine. Et plusieurs
tableaux, bien entendu, expliqua Mme Roberts en montrant les taches
claires rectangulaires au mur. Trois ou quatre. Les Tournesols de Van
Gogh. Un Picasso.
– Et celui qui était au-dessus de la cheminée ? suggéra Emily. Celui de
la dame avec le mouton.
– Effectivement, acquiesça Mme Roberts en levant les yeux. C’était La
Dame en bleu de Léonard de Vinci.
Jack émit un sifflement admirateur.
– Il y en avait pour combien en tout ? demanda-t-il.
Mme Roberts sourit.
– Oh, c’était des reproductions sans valeur ! Les voleurs vont être
déçus.
Jack l’était tout autant. Si les cambrioleurs étaient repartis avec une
œuvre d’art inestimable, ça aurait bien pimenté leur opération
« cambriolage » !
Emily établit la liste des objets dérobés.
– Est-ce que quelqu’un pourrait vous en vouloir ? demanda-t-elle. Vous
avez des ennemis ?
Jack fit semblant de tousser pour dissimuler un début de fou rire. Emily
était hilarante quand elle faisait son numéro d’inspecteur de police ! Des
ennemis ? Mme Roberts enseignait le dessin dans une école primaire sur
une petite île de Cornouailles. Comment pourrait-elle avoir des
ennemis ? Un gamin de six ans traumatisé à vie par un sérieux accident de
peinture à l’eau ? Une autre institutrice qui aurait surpris Mme Roberts en
train d’utiliser sa tasse préférée pendant la pause-café ?
Mais à sa grande surprise, Mme Roberts ne se tordait pas de rire sur
son canapé, au contraire.
– Mais bien sûr que non ! bredouilla-t-elle en portant nerveusement ses
mains à son cou. D’où te vient cette idée saugrenue ?
– Je suis vraiment désolée, Mme Roberts, dit Scott d’un ton apaisant,
tout en lançant un regard noir à Emily. On ne voulait surtout pas vous
contrarier. Et si on sortait Biscuit maintenant, hein ?

– Il nous faut un bon poste d’observation pour surveiller le cottage des


Lilas, dit Emily.
Après une longue promenade sur la plage et un bain rafraîchissant dans
les vagues pour les chiens, ils avaient ramené Biscuit chez lui et se
trouvaient à présent dans le jardin du cottage des Roches.
– Ce cambriolage me paraît bizarre, poursuivit Emily. Pourquoi est-ce
que les voleurs n’ont pas emporté la télé par exemple ? Et pourquoi est-
ce que Mme Roberts ne semble pas tenir à ce qu’ils soient appréhendés ?
Elle n’avait vraiment pas bonne mine. C’est peut-être la chaleur… Mais
j’ai quand même l’impression qu’il y a anguille sous roche !
– Quoi ? Comme une armée d’ennemis jurés, tu veux dire ? se moqua
Jack.
Scott, lui, pensait comme Emily.
– Je ne comprends pas pourquoi les cambrioleurs n’ont visé que le
cottage des Lilas. Il est identique à tous les autres dans la ruelle. Et je
sais que tante Kate laisse la moitié de ses fenêtres ouvertes en bas.
– Il y a autre chose de pas clair dans cette histoire, ajouta Emily en
tortillant machinalement une mèche de ses cheveux. Mais j’ai beau y
réfléchir, je n’arrive pas à mettre le doigt dessus.
Jack haussa les épaules. Il ne comprenait vraiment pas pourquoi les
deux autres voulaient absolument transformer ce cambriolage en mystère
du siècle. Il n’avait rien d’extraordinaire. Il les laissa continuer à se
donner la frousse et se dirigea vers un énorme châtaignier. « On doit
avoir une sacrée vue du cottage des Lilas du haut de cet arbre », pensa-t-
il. Il était en train de repérer les meilleures branches pour grimper
lorsqu’il remarqua un vieux morceau de corde qui dépassait du feuillage.
Il tira d’un petit coup sec.
– Aïe ! glapit-il lorsqu’un bâton lui tomba sur la tête. Celui-ci était
relié à d’autres morceaux de bois. Jack les démêla. C’était une échelle de
corde !
Il se retourna pour appeler Scott et Emily, mais ils étaient partis dans
les fourrés pour trouver une cachette éventuelle. « Je vais voir ça seul
pour commencer », se dit-il.
Ce n’était pas si facile que cela. La corde se balançait périlleusement
dès qu’il prenait un nouvel appui. Il parvint enfin à une plate forme de
bois clouée entre les branches. Il se hissa par un trou au centre et se
retrouva dans une cabane copieusement garnie de fientes d’oiseaux et de
toiles d’araignée. Il y avait un toit, des murs, et on y était à l’abri du
soleil brûlant.
– Cool ! murmura Jack.
Comment ne l’avaient-ils pas découverte plus tôt ?
Dans un coin, un vieux livre écorné était ouvert au milieu d’un tas de
feuilles, sous un nid abandonné. « Si seulement je pouvais tomber sur une
autre carte au trésor ! » se dit-il. Le cœur battant, il ramassa le bouquin,
l’essuya et le décrassa un peu. L’Album complet de Spider-Man, 1979 !
Jack éclata de rire. Dommage ! Cela dit, deux cartes au trésor dans
l’espace d’un seul été seraient en demander beaucoup ! Mais 1979 ? Ce
livre était quasiment préhistorique ! Son père avait dû construire cette
cabane avec son frère quand ils étaient petits et venaient passer leurs
vacances chez tante Kate eux aussi. Jack jeta un coup d’œil à travers les
branches. Dans le mille ! Il avait une vue imprenable sur le cottage des
Lilas ! Il mourait d’impatience d’apprendre à Scott et Emily qu’il avait
découvert leur nouveau QG pour l’opération « cambriolage » !

2. Voir Le Mystère de l’or disparu.


3. Voir Le Mystère du fantôme de minuit.
4. Voir Le Mystère des grottes du Vent-Huant.
4

UNe MYSTÉrIeUSE InCoNNUe

L es enfants ne tardèrent pas à transformer la cabane en quartier


général. Ils inventèrent un système de poulies pour hisser Drift jusqu’à la
plate forme. Ce nouveau mode de transport lui plaisait beaucoup. Il se
tenait bien droit dans le panier, son oreille tachetée frémissant
d’excitation, jusqu’à l’arrivée. Il fallut ensuite nettoyer, combler quelques
trous et mettre en place le matériel de surveillance : de vieux coussins,
des bouteilles d’eau, plusieurs paquets de biscuits et la seconde paire de
jumelles d’Emily. Ils s’installèrent enfin et se mirent aux aguets.
Jack ne savait pas trop ce qu’ils étaient censés surveiller.
– Un malfaiteur revient toujours sur le lieu du crime, affirma Emily.
Jack n’était pas d’accord. Il était certain qu’un voleur de banque ne s’y
repointait pas le lendemain pour une seconde visite. Mais il se tut.
Au bout d’une heure, même Emily dut reconnaître qu’il ne se passait
absolument rien au cottage des Lilas. Ou plutôt, si : Biscuit avait aboyé
après un chat, un groupe de moineaux s’était posé sur la vasque pour se
désaltérer, et le facteur avait livré un colis, mais c’était tout. En plus, elle
ne parvenait toujours pas à cerner ce qui la chagrinait dans cette affaire.
Aussi, lorsqu’elle aperçut Mme Roberts qui sortait et descendait la ruelle
de l’Église, elle décida qu’il était temps de changer de tactique.
– Il faut que nous procédions à l’analyse du lieu du crime, annonça-t-
elle.
Drift sauta dans son panier et, quelques instants plus tard, ils
escaladaient tous la clôture du jardin voisin.
– Elles sont belles, ces roses ! fit remarquer Jack. Ils examinaient les
plates-bandes sous la fenêtre de l’atelier de Mme Roberts.
– Recule ! s’écria Emily. Tu vas contaminer les éléments de preuve !
Elle s’était agenouillée dans l’herbe pour inspecter le pied des rosiers.
– Des empreintes ! s’écria-t-elle en extirpant un mètre de son sac.
Elle nota les dimensions et prit des photos sur son téléphone.
– Et ça, qu’est-ce que c’est ? ajouta-t-elle en se jetant sur un petit objet
pour le montrer aux garçons.
– Un mégot ? suggéra Jack, en espérant que la question n’était pas un
piège.
– Exact ! répondit Emily avec un regard triomphal. Quelqu’un est venu
rôder sous cette fenêtre. Et ces marques dans la terre pourraient provenir
d’une échelle. On a notre premier indice !
– Ouais, du passage du laveur de carreaux ! fit Jack avec un petit
sourire moqueur. Il était au cottage des Roches l’autre jour. Il est
probablement venu ici juste après. Il avait bien une échelle, et une
cigarette au coin des lèvres !
Emily soupira. Jack avait probablement raison.
– On devrait quand même vérifier, insista-t-elle. La rigueur est
indispensable dans une enquête !
Elle envoya donc les garçons à la recherche de Russ Kerrow, l’unique
laveur de carreaux de Castle Key, pour prendre ses empreintes en photo
et vérifier la marque de ses cigarettes. Elle leur donna également pour
mission de recueillir des informations dans la ruelle de l’Église en
faisant du porte-à-porte.
Pendant ce temps, elle avait l’intention d’aller questionner Adam
Martin, le frère aîné de l’une de ses copines de classe. Sa bande avait
une prédilection pour les graffitis et autres actes de petite délinquance,
comme de coiffer la statue du Courageux Pêcheur de Cornouailles d’un
cône de chantier, par exemple. Peut-être s’étaient-ils reconvertis dans le
petit cambriolage pour pimenter un peu leurs grandes vacances.
Elle le trouva avec ses potes dans le parc, près de la rampe de
skateboard. Mais quand elle insinua qu’ils avaient cambriolé le cottage
des Lilas, Adam secoua la tête si fort que les anneaux qui lui perçaient le
nez émirent un petit tintement.
– N’importe quoi ! Mme Roberts nous laissait dessiner des BD en
classe. Elle disait que j’étais doué !
Ses trois copains s’esclaffèrent et l’un d’entre eux sortit une bombe de
peinture orange de la poche de son jean trop large, et fit semblant de la
pulvériser sur Adam. Mais ils étaient tous bien d’accord : Mme Roberts
était cool.
Lorsque l’équipe de détectives se retrouva à son QG en fin d’après-
midi pour faire le point, il fut vite clair que l’opération « cambriolage »
n’avait pas avancé d’un brin. Les empreintes et le mégot appartenaient
bien à Russ Kerrow, et personne dans la ruelle de l’Église n’avait
entendu ni vu quoi que ce soit de suspect la nuit du cambriolage.
– Ça y est ! Je sais ! s’écria Emily (elle venait enfin de réaliser ce qui
la tracassait depuis le début). Les voisins n’ont rien entendu !
– Ben ouais, rétorqua Jack, c’est ce qu’on vient de te dire.
– Oui, mais justement, pourquoi n’ont-ils rien entendu ? insista son
amie.
Jack était convaincu cette fois qu’il s’agissait d’une question piège. Il
se dispensa de répondre.
– Euh, parce qu’ils dormaient ? suggéra Scott. Ou parce que les
cambrioleurs n’ont pas fait de bruit ?
– Mais comment ont-ils pu s’approcher du cottage des Lilas sans que
Biscuit aboie comme un dingue ? demanda Emily. Il ne laisserait pas un
perce-oreille traverser le jardin sans ameuter tout le quartier, alors
encore moins un intrus en train de forcer une fenêtre ! Je suis sûre que
quelqu’un aurait entendu son raffût au milieu de la nuit. Ce qui signifie
que…
– … le cambrioleur est quelqu’un qui connaît bien Mme Roberts !
conclut Scott. Après qui Biscuit n’aboierait pas. Mais bien sûr ! Tu es
géniale ! s’exclama-t-il en faisant un check à son amie.
– Ben, ça réduit franchement les possibilités, fit remarquer Jack.
Mme Roberts n’a pas vraiment l’air d’une fêtarde, avec une bande de
potes énorme.
– À part sa fille, je n’ai jamais vu personne lui rendre visite, confirma
Scott. Enfin, tante Kate y va prendre le café de temps à autre.
Emily releva la tête, un sourire incrédule aux lèvres.
– Elle est belle, notre liste de suspects : Laura Roberts et tante Kate.
On ne peut pas dire que ça nous avance beaucoup !

En rentrant au phare, Emily trouva sa mère assise sur l’un des canapés
du grand salon rond, au rez-de-chaussée. Elle discutait, en espagnol, avec
une inconnue qui devait probablement occuper l’une de leurs chambres
d’hôtes. Vêtue d’un chemisier de soie rose et d’une jupe en percale,
chaussée de sandales incrustées de petites pierres brillantes, la dame
était si élégante qu’on aurait dit qu’elle sortait tout droit d’une publicité
dans un magazine vantant les mérites d’une montre de luxe ou de boucles
d’oreilles en diamant. Elle n’avait vraiment pas l’air d’une fan
d’ornithologie, de randonnée ou de surf, qui étaient les trois grandes
attractions touristiques de Castle Key.
– Je te présente Bianca Mendez, dit la mère d’Emily toujours en
espagnol. Elle est chilienne. Elle va rester chez nous quelques jours, pour
faire des recherches sur les vieux villages de pêcheurs de Cornouailles.
Elle prépare un article à ce sujet. C’est intéressant, non ?
Bien qu’originaire de Madrid, la mère d’Emily ne parlait espagnol que
lorsqu’elle était en colère. Mais elle prenait visiblement plaisir à
bavarder dans sa langue maternelle.
Bianca Mendez sourit à Emily. Ou plutôt, sa bouche sourit. Le reste de
son visage, y compris ses grands yeux foncés ourlés d’eye-liner noir, n’en
prit pas la peine. Elle tendit la main. Ses ongles au vernis rose pâle
étaient si longs qu’ils s’incurvaient au bout ! Emily savait qu’il lui
arrivait d’être un peu trop méfiante parfois, mais là, franchement, qu’on
ne vienne pas lui dire que cette femme était vraiment une journaliste !
Avec des serres pareilles, elle serait absolument incapable de taper un
texte plus loin qu’une adresse mail !
– Vous travaillez pour quel magazine ? demanda Emily innocemment.
– Oh, c’est une publication de luxe, sur la mode et les voyages. Le nom
ne te dirait rien, répondit-elle en tapotant sa longue chevelure noire et en
dévisageant Emily d’un regard aussi perçant et dur qu’un diamant.
Elle ne s’attarda guère en leur compagnie après cela.
– Déjeunerez-vous ici demain, Bianca ? demanda Mme Wild comme sa
pensionnaire sortait de la pièce.
Bianca fit encore quelques pas avant de comprendre qu’on lui parlait.
Elle se retourna et sourit.
– Non, je crois que je déjeunerai au restaurant. Merci, Maria.
En gravissant les cent vingt et une marches de l’escalier en colimaçon
qui conduisait à sa chambre, Emily pensait à Bianca Mendez. Elle se
posait même de nombreuses questions à son sujet. Et pas seulement à
propos de ses ongles… « Pourquoi a-t-elle fait ces quelques pas
supplémentaires avant de se retourner lorsque maman l’a interpellée par
son prénom ? pensa-t-elle. Elle est peut-être malentendante… Ou alors
elle a mis quelques instants à se souvenir que son prénom était censé être
Bianca ! » Emily n’avait plus aucun doute, cette femme cachait quelque
chose. « Il va falloir que je la surveille de près pendant un jour ou
deux. »

Ainsi, lorsque Bianca Mendez annonça après le petit déjeuner le


lendemain matin qu’elle partait « à la découverte de l’île », Emily et
Drift la suivirent discrètement.
Elle emprunta le petit sentier qui reliait le phare au village, puis toutes
les ruelles et venelles entre la Grand-rue et le front de mer. Il faisait plus
lourd que jamais. La tempête n’avait pas encore éclaté et des nuages
noirs continuaient à s’amonceler au large.
Bianca s’arrêtait souvent pour dévisager les passants. Elle inspectait
l’intérieur des boutiques et regardait même par les fenêtres des maisons.
Cela faisait-il partie du processus de « découverte » ? Et pourquoi jetait-
elle un coup d’œil à une photo dans sa main tous les dix mètres ? On
aurait dit qu’elle cherchait quelqu’un. Mais qui à Castle Key pourrait
bien intéresser une élégante Chilienne ?
Bianca s’arrêta pour observer un groupe de pêcheurs qui venait de
rentrer au port, puis elle revint sur ses pas le long du front de mer.
Soudain, une rafale venue du large lui arracha la photo des doigts. Le
cliché virevolta au-dessus du parapet et dansa sur la plage en direction
des vagues. Bianca ouvrit la bouche et fit un pas en avant.
Emily en profita :
– Drift, rapporte ! ordonna-t-elle.
Le chien sauta par-dessus le muret et s’élança sur la plage, ravi de se
dégourdir les pattes après avoir avancé à la vitesse d’un caniche gâteux
toute la matinée pour suivre cette dame. Il saisit le bout de papier dans sa
gueule et revint à toute allure vers Emily, qui le lui prit et fit signe à
Bianca.
– Excusez-moi ! s’écria-t-elle. Je crois que vous avez perdu quelque
chose !
Elle tendit la photo. Mais elle avait pris le temps d’y jeter un coup
d’œil discret, bien entendu.
– Merci ! dit la femme en la lui arrachant des mains (et en y laissant
presque un ongle).
– Bravo, Drift, murmura Emily en enfouissant son visage dans le
pelage de son petit chien pour dissimuler sa surprise.
Il s’agissait d’une capture d’écran tirée de la vidéo de la fête : une
jolie jeune fille blonde essayait d’attraper un âne en furie avec un licol en
guise de lasso.
Apparemment, Bianca Mendez cherchait Laura Roberts !
5

INTerVeNTioN
D’UrgeNCe

– Laura Roberts ? répéta Scott.


– Exact ! répondit Emily sur son téléphone portable d’une voix excitée.
– Alors, si je comprends bien, une mystérieuse étrangère venue du
Chili a débarqué au Phare ; tu la suis parce qu’elle a les ongles longs et
qu’elle a fait trois pas avant de dire à ta mère qu’elle déjeunerait au
restaurant ; et elle cherche Laura Roberts ? dit Scott lentement.
– Exact ! répéta Emily. Et quelqu’un ne va pas tarder à lui dire que
Laura est au centre équestre. Alors, prenez vos vélos et grouillez-vous de
m’y rejoindre. Il faut absolument qu’on sache ce qu’elle lui veut !
Jack leva la tête. Il était en train d’installer un hamac dans la cabane. Il
l’avait trouvé en boule dans un coin de la remise et avait demandé à tante
Kate s’il pouvait le suspendre entre deux arbres dans le jardin. Il ne lui
avait pas précisé que les branches en question se trouvaient à dix mètres
du sol… mais, après tout, elle ne lui avait pas posé la question !
– Qu’est-ce que c’est que cette histoire de chili ? demanda Jack. Ça me
fait penser qu’il y a une éternité que je n’ai pas mangé un bon curry bien
épicé !
– Chili, pas chili ! s’exclama Scott. Elle parlait du pays d’Amérique du
Sud, pas du piment. Viens, je t’expliquerai en chemin.
À contrecœur, Jack abandonna le hamac et descendit périlleusement
par l’échelle de corde.
– Il va nous falloir un mât de descente comme les pompiers si on nous
demande d’effectuer des interventions d’urgence ! grommela-t-il.

La ferme de Roshendra se trouvait à environ deux kilomètres de Castle


Key, au bout d’un petit chemin tortueux qui s’enfonçait dans la lande. Les
deux garçons pédalèrent aussi vite que possible dans la chaleur
étouffante. Ils ne remarquèrent même pas les moutons et les poneys qui
paissaient tranquillement les touffes blanches de linaigrette, ni les buses
qui planaient au-dessus de leurs têtes.
Le centre équestre était situé après la ferme. Une grappe de bâtiments
de pierre assez bas bordait une petite cour. Au-delà, on distinguait une
arène de dressage en plein air et plusieurs enclos dans lesquels se
trouvaient des balises et des obstacles. Quelques voitures étaient garées
sur une dalle de béton craquelé près de l’entrée. Deux adolescentes
nettoyaient une écurie, sous le regard doux d’un poney couleur de jais,
qui passait la tête par-dessus la porte de son box.
Scott et Jack aperçurent le vélo d’Emily contre le tronc d’un vieux
chêne. Ils déposèrent les leurs tout près et contournèrent furtivement les
écuries. Ils trouvèrent Emily et Drift en train d’espionner à l’angle du
bâtiment.
Laura Roberts se tenait au milieu de l’arène et donnait des instructions
à trois petites filles montées sur des poneys.
– Au trot jusqu’à la balise A, et puis au pas…
Elle était vêtue de jodhpurs couverts de boue, de bottes cavalières et
d’un vieux tee-shirt bleu portant l’emblème du centre équestre de
Roshendra. Elle avait dix-sept ou dix-huit ans, bien que ses tresses
blondes, ses grands yeux bleus et son joli nez retroussé et parsemé de
taches de rousseur lui donnent l’air plus jeune. Quatre dames étaient
assises sur un banc au bord de l’arène. Trois d’entre elles discutaient en
observant la leçon ; elles étaient manifestement les mères des jeunes
cavalières. La quatrième se tenait à l’écart. Elle faisait l’effet d’un
perroquet au milieu d’une volée de mouettes : bronzage d’enfer, cheveux
noirs comme une nuit sans lune, lunettes de soleil de marque, sandales
incrustées de pierres brillantes et, bien sûr, les fameux ongles roses
démesurément longs.
– C’est Bianca Mendez, expliqua Emily en secouant la tête tristement.
Laura s’est probablement empêtrée dans un réseau international de trafic
de drogue.
Elle réfléchit un instant avant d’ajouter :
– Mais bien sûr ! C’est pour ça qu’elle a cambriolé la maison de sa
mère et volé des tableaux et de l’argent. Il faut qu’elle rembourse ses
dettes au chef du réseau… ou un truc dans ce genre !
– Un réseau international de trafic de drogue ? s’esclaffa Jack. Je la
vois déjà mal dans le rôle de petit trafiquant, alors encore moins au
niveau international ! Moi, je trouve que Laura Roberts ressemble à une
fille dont le secret le plus fou serait d’avoir dévoré une barquette de
glace tout entière en regardant un film de la saga Twilight. Et de toute
façon, si elle avait besoin d’un gros pactole, elle aurait trouvé mieux à
cambrioler que le cottage des Lilas !
– Chut ! souffla Scott.
La leçon était terminée. Laura aida les filles à descendre de leur
monture et discuta un instant avec leurs mères avant de leur dire au
revoir. Puis elle enroula les rênes des poneys autour de la barrière et se
mit à défaire leurs sangles.
– Arrête, Orage ! Je n’ai rien pour toi dans ma poche ! dit-elle en riant
tandis qu’un petit cheval pie tout rond frottait son nez contre ses côtes.
Bianca Mendez se leva et traversa précautionneusement l’arène
poussiéreuse en direction de la jeune fille.
– Bonjour, tu es Laura ?
– Que puis-je faire pour vous ? répondit Laura en souriant.
– J’étais à l’école avec ta mère, expliqua Bianca Mendez en caressant
la crinière d’Orage. Nous étions très proches, mais nous nous sommes
perdues de vue. J’aimerais bien la retrouver. Tu lui ressembles
tellement !
Laura passa au poney suivant et remonta les étriers.
– Ah, c’est super. Maman sera très contente. Elle n’a effectivement
plus aucun contact avec ses anciennes amies. Attendez, je vais l’appeler.
– Non, non, l’interrompit Bianca. Surtout pas. Je vais lui faire la
surprise. Donne-moi juste son adresse.
Jack, Scott et Emily se regardèrent. Ce n’était pas Laura Roberts que
Bianca recherchait, c’était sa mère !
– Je suppose que ça veut dire qu’on n’a plus qu’à remonter en selle et
à retourner au cottage des Lilas ! dit Jack.

Lorsqu’ils arrivèrent, essoufflés, dans la ruelle de l’Église, la voiture


de location de Bianca Mendez était déjà garée devant la maison de
Mme Roberts. Des éclats de voix leur parvenaient depuis la fenêtre du
salon, accompagnés des aboiements stridents de Biscuit, comme
d’habitude.
– On dirait qu’il y a une émeute là-dedans ! fit remarquer Jack comme
ils s’accroupissaient derrière la haie pour écouter.
– Tu as intérêt à m’aider chez Trago ! hurlait Bianca.
– C’est où chez Trago ? murmura Scott.
– C’est un musée d’art, répondit Emily. C’est ce drôle de bâtiment
qu’on voit au milieu de la lande, de l’autre côté de la baie par rapport au
château. C’est là qu’habitait Digory Trago.
Scott et Jack échangèrent un regard perplexe, guère plus avancés.
– On est censés connaître ce monsieur ? demanda Jack.
– On voit bien que vous n’y connaissez rien en art moderne, mon cher !
dit-elle, moqueuse. Trago est un artiste super-connu, originaire de
Cornouailles. Il est mort l’année dernière. Maintenant, sa maison est un
musée : la Galerie de Trago.
– Et vite ! insistait Bianca. Je n’ai pas l’intention de m’éterniser ici !
« Wouah, cette Bianca doit raffoler de peinture », se dit Jack. Elle
faisait carrément un caprice pour aller à ce musée. Il aurait compris si
c’était pour aller à la finale des X Games ou à un Grand Prix de
formule 1, mais un musée d’art ? Il ne voyait pas l’intérêt de rester planté
devant de vieux tableaux. Et pourquoi ne pouvait-elle pas y aller toute
seule ? Ce n’était pas la peine de faire tout ce cirque !
– Non, je ne peux pas, et de toute façon je ne veux pas ! criait
Mme Roberts à son tour. Je ne me mêle plus de tout ça !
– Ah, c’est ce que tu crois ? répliqua Bianca, furieuse. Eh bien, si tu ne
veux pas m’aider, je vais…
Ils n’eurent pas le temps de savoir ce que Bianca comptait faire si sa
vieille amie ne l’accompagnait pas au musée, car Mme Roberts, qui avait
dû se rendre compte que tout Castle Key profitait de leur dispute monstre,
claqua la fenêtre.
Jack la plaignait un peu. Non seulement elle s’était fait cambrioler,
mais en plus l’ancienne copine de classe la plus pénible du monde venait
de rappliquer chez elle. Décidément, ce n’était pas sa semaine. Et on
n’était que mardi !
Quelques instants plus tard, la porte d’entrée s’ouvrit brusquement. Les
trois amis plongèrent dans un massif de lilas pour que Bianca Mendez ne
les voie pas en passant. Elle faillit dégonder le portillon, avant de se
jeter dans sa voiture et de démarrer en trombe en marche arrière pour
remonter la ruelle de l’Église plus vite qu’un pilote sur un circuit de
course.
– Eh ben, si Bianca est censée être une amie de Mme Roberts, je
n’aimerais pas avoir affaire à ses ennemis ! déclara Scott en poussant une
mèche de cheveux châtains qui lui était tombée sur les yeux.
Mais Emily sonnait déjà chez Mme Roberts. Biscuit, qui venait juste
d’arrêter de s’époumoner après le départ de Bianca, reprit de plus belle.
Scott et Jack rejoignirent Emily juste au moment où l’enseignante
entrebâillait sa porte.
– C’est nous, dit Emily. Nous avons entendu une altercation. Nous
avions peur que les cambrioleurs ne soient revenus.
Mme Roberts renifla. Ses yeux étaient rouges et pleins de larmes
derrière ses lunettes.
– Non, non, tout va bien, parvint-elle à dire en souriant. C’était juste…
une vieille amie.
– On a cru entendre le bruit d’une dispute, insista Scott.
Les traits de Mme Roberts se figèrent.
– Non, pas vraiment. C’était juste un petit malentendu. Ah, tiens, voici
Laura, ajouta-t-elle, visiblement soulagée de changer de sujet.
Laura avançait rapidement dans l’allée, enveloppée d’un doux mélange
d’odeurs de crottin de cheval et de foin. Elle dit bonjour à Scott, à Jack et
à Emily et caressa Drift et Biscuit. Puis elle embrassa sa mère.
– Je me suis échappée entre deux leçons pour venir voir comment ça
s’était passé avec ton ancienne copine. Elle est plutôt du genre glamour,
non ? On dirait qu’elle sort d’un numéro de Vogue !
Mme Roberts s’essuya le nez avec les restes d’un mouchoir en papier.
– Oui, elle a toujours été très chic.
Laura lui tendit un grand paquet plat.
– Je suis allée à Carrickstowe en bus ce matin, et je t’ai acheté ceci à
la papeterie. C’est une reproduction de La Dame en bleu pour remplacer
la tienne. Je sais que c’était ton tableau préféré. C’est un imprimé sur
toile, alors on dirait qu’il est authentique. Et il est dans un joli cadre.
Allez, viens, on va le mettre au mur !
En leur disant au revoir, les idées se bousculaient dans la tête d’Emily.
Le fait que Bianca soit arrivée le lendemain du cambriolage chez
Mme Roberts était-il une coïncidence ? Ou les deux événements étaient-
ils liés ? Emily savait qu’elle avait raison depuis le début : cette affaire
était plus compliquée qu’elle n’en avait l’air. Et elle était certaine d’autre
chose : Bianca Mendez n’était pas plus une amie de classe de
Mme Roberts qu’elle n’était journaliste pour un magazine de voyages
sud-américain ! Combien de couches de mensonges allaient-ils encore
devoir peler avant d’arriver à la vérité ?
« Peut-être qu’en fin de compte nous devrions changer le nom de cette
enquête, et l’appeler opération « oignons » malgré tout ! » songea Emily.
6

À L’aVeNtuRE
DaNS La TemPÊTe

C e soir-là, assise sur son lit, Emily notait dans son carnet les
progrès de l’opération « cambriolage/oignons ». Des bribes de la
conversation entre Mme Roberts et Bianca lui revenaient sans cesse à
l’esprit. Pourquoi Bianca tenait-elle absolument à aller à la Galerie de
Trago ? Et, tout aussi bizarrement, pourquoi Mme Roberts refusait-elle de
l’y accompagner ? Elle y travaillait comme guide deux fois par semaine,
on aurait donc pu penser qu’elle serait ravie de la faire visiter à son
ancienne amie.
Emily décrocha ses jumelles et se mit à observer l’autre côté de la
baie. Depuis sa chambre au sommet du phare, elle avait une vue
circulaire imprenable. La Galerie de Trago était perchée à l’extrémité de
la pointe occidentale de la baie. La masse noire du bâtiment, aussi
tarabiscoté qu’une maison hantée à Disneyland, était rétroéclairée par le
soleil couchant qui ourlait les nuages orageux de rose Malabar et
d’orange Fanta. La chaleur était toujours aussi oppressante. Emily était
sûre qu’elle n’arriverait pas à s’endormir. Si seulement la tempête
pouvait enfin éclater.
Soudain, elle aperçut du coin de l’œil quelque chose bouger sur la
pointe rocheuse sous sa fenêtre. Une silhouette vêtue de noir s’éloignait
du phare en direction du village. Emily ouvrit la porte de sa chambre et
se tint un instant au sommet de l’escalier en colimaçon, l’oreille tendue.
Ses parents regardaient la télé dans le salon familial plusieurs étages en
dessous. Ils n’avaient que trois pensionnaires en ce moment. Le couple
d’Écossais en voyage de noces était parti voir un spectacle à Truro. Ce
qui signifiait que Bianca Mendez était la seule personne pouvant s’être
éclipsée dans la pénombre !
– Viens, Drift, nous sommes de garde ! dit Emily en enfilant une
polaire et un jogging foncés par-dessus son pyjama.
Elle mit son sac en bandoulière et prit le petit chien dans ses bras pour
éviter que le cliquetis de ses griffes sur les escaliers ne les trahisse. Elle
descendit à pas de loup jusqu’à la porte d’entrée, retenant son souffle en
passant devant le salon. Ce n’était pas que ses parents l’empêchaient de
sortir le soir ; au contraire, ils ne lui imposaient pas de se coucher tôt
pendant les vacances, et ils savaient que Drift devait faire ses besoins de
temps en temps… Mais elle avait peur de perdre Bianca de vue s’ils la
retenaient pour lui parler. Elle prit juste le temps de griffonner « Je
reviens dans cinq minutes » sur le tableau noir de la cuisine qu’ils
utilisaient pour se laisser des mots. Elle barra « cinq » et le remplaça par
« dix ». Elle voulait avoir le temps de découvrir ce que Bianca
manigançait.

Emily et Drift connaissaient par cœur le sentier qui descendait au


village. Il ne leur fallut donc pas longtemps pour rattraper Bianca, qui
était obligée de faire attention où elle mettait les pieds pour éviter de
plonger involontairement dans les vagues en contrebas. Arrivée à
l’endroit où la pointe rocheuse rejoignait le port, Emily se dissimula
derrière un rocher. Elle s’attendait à devoir abandonner sa course-
poursuite lorsque Bianca monterait dans sa voiture de location, qui
occupait l’une des places réservées aux pensionnaires du phare. Mais à
sa grande surprise, la femme dépassa le parking et s’engagea à pas
feutrés sur le front de mer. Elle avait troqué ses sandales à brillants
contre une paire de baskets noires. Elle prenait soin de rester dans
l’ombre, furtive comme une panthère.
Emily et Drift lui emboîtèrent discrètement le pas. Ils atteignirent
l’extrémité du port et longèrent alors l’énorme forme métallique de la
Fabrique de glace pilée qui fournissait les bateaux de pêche. Les
machines ronronnaient. Les bouches d’évacuation émettaient des nuages
de vapeur comme si un dragon colossal était prisonnier à l’intérieur. Il
faisait sombre à présent, mis à part un rayon de lune qui perçait entre les
nuages menaçants. L’air restait lourd. Emily étouffait de chaleur dans son
jogging et sa polaire. La langue de Drift pendait. Elle savait qu’il y avait
bien plus de dix minutes qu’ils étaient sortis. Elle se répétait qu’elle
allait bientôt s’arrêter, mais en réalité elle ne pouvait pas se décider à
rebrousser chemin avant d’avoir découvert ce que faisait Bianca.
Celle-ci poursuivait son chemin à pas rapides. Elle avait emprunté la
route côtière qui conduisait en zigzag jusqu’au sommet de la seconde
pointe rocheuse. Elle éclairait devant elle à l’aide d’une lampe
électrique. Elle s’arrêta dans un virage en épingle à cheveux et balaya
d’un faisceau de lumière la pente raide qui montait jusqu’à la crête. Au
sommet, la Galerie de Trago apparaissait comme un enchevêtrement de
tours, dômes, passerelles et voûtes. Bianca quitta la route et se mit à
escalader les rochers en direction du musée. Il ne faisait aucun doute
qu’elle était une grimpeuse agile et chevronnée. Au clair du rayon de
lune, Emily fut surprise de la voir s’accroupir et sortir du matériel de son
sac à dos. Elle entendit un raclement, puis des coups de marteau. Bianca
était-elle en train de prélever des échantillons de roche ?
Soudain, elle sentit une grosse goutte froide sur son nez, puis une
seconde… On aurait dit que des bombes à eau s’écrasaient au sol. La
tempête avait enfin éclaté. Un éclair déchira le ciel. Emily vit la
silhouette de Bianca Mendez se profiler sur un fond de lumière blanche
électrisée, ses cheveux noirs trempés, un marteau dans une main et une
lampe électrique dans l’autre. Puis l’obscurité l’engloutit de nouveau. Le
tonnerre gronda dans la baie et fit écho sur la paroi des falaises. Il était
temps de rentrer.
Emily amorça sa descente à reculons. Son pied délogea une pierre qui
dévala la pente, en entraînant d’autres cailloux dans une mini-avalanche.
Quelle catastrophe ! « Bianca a forcément entendu ça », se dit-elle.
– Ne bouge pas ! souffla-t-elle à Drift avant de plonger dans les
broussailles. Son cœur battait comme les ailes d’une mouette effrayée. Le
souffle haletant de Drift dans son oreille lui faisait penser au bruit d’une
locomotive à vapeur. « C’est bon, si nous restons immobiles, elle ne nous
verra pas », se rassura-t-elle. Mais lorsqu’un nouvel éclair traversa le
ciel, elle vit que Bianca tenait un objet contre ses yeux. Il faisait trop
sombre pour que ce soit des jumelles normales. Ce qui signifiait qu’elle
avait des jumelles de vision nocturne !
Emily retint son souffle. Elle était prisonnière sur la pointe rocheuse.
Si elle essayait de rebrousser chemin sur la route, Bianca la verrait. Mais
combien de temps pouvait-elle attendre que cette femme ait terminé sa
mystérieuse excursion et s’en aille ? Il pleuvait à torrents à présent, et la
tempête était de plus en plus violente. Elle n’avait qu’une seule solution.
Un minuscule chemin de chèvre serpentait à travers la lande sous la route
et débouchait par ici. Il lui suffisait de le trouver dans la pénombre et
sous la pluie. Elle repoussa les mèches dégoulinantes qui lui barraient les
yeux et chuchota à Drift de la suivre. Puis, comme un serpent, elle rampa
à plat ventre à travers les broussailles, en espérant que Bianca ne
l’apercevrait pas. Ils parvinrent enfin à un endroit où les longues herbes
étaient couchées. « Voilà le sentier ! » pensa Emily. Le sol était glissant,
mais elle explorait ce coin depuis qu’elle était toute petite et connaissait
bien le terrain. Drift était passé devant et la guidait. En bas, le sentier
rejoignait la route. Emily jeta un coup d’œil derrière elle pour s’assurer
que Bianca ne la suivait pas, et elle longea le port en courant jusqu’à la
pointe rocheuse du phare.
Il ne lui restait plus qu’à se glisser dans la maison sans qu’on la voie.
Mais malheur ! La porte était grande ouverte et baignée de lumière. Son
père attendait dehors. « Oh, non ! pensa Emily. Ils ont dû réaliser que
j’avais disparu. Il y a une éternité que je suis partie. Et dans la
tourmente ! À l’heure qu’il est, papa et maman ont probablement envoyé
les équipes de secours à ma recherche sur les falaises. Je suis sûre qu’ils
ont alerté la police et le garde-côte. » La peur et un sentiment de
culpabilité l’envahirent. Elle n’avait pas voulu leur faire faire du souci.
Elle pensait vraiment n’en avoir que pour dix minutes. Ses parents étaient
plus sympas que la moyenne, mais même eux allaient piquer une crise
cette fois-ci. Ils allaient l’empêcher de sortir pendant des semaines et
l’enfermer dans sa chambre, comme Raiponce dans sa tour…
– Ah, tiens, te voilà, ma chérie ! Rentre vite à l’abri.
Emily était si stupéfaite qu’elle s’arrêta net et se prit les pieds dans
Drift. Elle s’était préparée mentalement à tomber aux pieds de son père
pour le supplier de la pardonner. Mais il n’y avait pas trace de colère, ni
même d’inquiétude dans sa voix ! Ça alors !
– Je viens juste de voir ton mot au tableau, dit-il en l’aidant à entrer et
en fourrant ses cheveux dans une serviette-éponge. Franchement, Drift
aurait pu mieux choisir pour demander à sortir faire ses besoins. Et tu es
pleine de boue !
– J’ai glissé, bredouilla Emily en croisant les doigts dans son dos. Elle
avait toujours détesté qu’on lui sèche les cheveux avec une serviette,
surtout quand c’était son père, qui frottait si fort qu’il la scalpait
pratiquement à chaque fois. Mais là, cela ne lui faisait rien. Quel
soulagement !
– Merci, papa ! dit-elle, la voix étouffée par l’éponge.
Emily se retourna pour fermer la porte et vit Bianca qui remontait le
chemin vers le phare à toute allure. Il vaudrait mieux que celle-là ne la
voie pas… Elle s’empara de la serviette et se dirigea vers l’escalier.
– Je suis vraiment fatiguée, bonne nuit, papa.
– Bonne nuit, répondit-il.
Il attendit Bianca, tenant la porte ouverte.
Emily s’attarda sur le palier du premier étage, l’oreille tendue.
– Vous avez passé une bonne soirée à Carrickstowe ? demanda son
père.
– Oui, je vous remercie, Seth, répondit Bianca. Je suis allée au cinéma.
Quel temps ! Je me suis trempée, juste le temps de revenir de ma voiture.
Emily se retint de justesse de redescendre en criant : « Espèce de sale
menteuse ! » Elle reprit son ascension vers sa chambre. Elle mit son
réveil, pour être sûre de se lever tôt le lendemain. Elle mourait
d’impatience de raconter aux garçons son aventure nocturne dans la
tourmente !
7

FranCheMEnT
BizarRe

L e lendemain matin, Emily fit irruption dans la cabane, pressée


de raconter l’histoire à ses amis.
La tempête était terminée, et il faisait de nouveau beau temps. Jack se
prélassait dans le hamac parmi les feuilles de châtaignier, son visage
tacheté par la douce lumière du soleil. Le récit de l’escalade nocturne de
Bianca l’intrigua tellement qu’il se pencha pour ne pas en perdre un mot.
Malheureusement, son mouvement fut un peu trop brusque. Le hamac le
retourna comme une crêpe et il vint s’étaler sur le plancher de la cabane.
Il faillit atterrir sur Drift, qui descendait juste de son panier-ascenseur.
Jack se releva et brossa ses vêtements.
– Je… vérifiais juste, heu, le dispositif d’éjection et la procédure
d’atterrissage d’urgence du hamac ! Tout a l’air de bien fonctionner,
expliqua-t-il.
Il se retourna et se mit à traficoter les ficelles, comme pour les régler
un peu.
Emily éclata de rire puis continua son histoire :
– À mon avis, Bianca a l’intention de cambrioler la Galerie de Trago
et de s’évader en rappel par la falaise. Je parie que, la nuit dernière, elle
était en reconnaissance, pour repérer la meilleure descente. Je suis sûre
que c’est une voleuse de tableaux internationale.
Scott n’en était pas du tout convaincu.
– Tu rigoles ! Dans ce cas, pourquoi a-t-elle fait tout ce numéro pour
convaincre Mme Roberts de l’accompagner au musée ? Si elle avait
voulu attirer l’attention sur ses plans, elle n’aurait pas fait mieux ; et tu
vois, elle n’a rien d’une idiote.
– Non, mais elle a tout de Cruella, répliqua Jack. Vous savez, la folle
dans Les 101 Dalmatiens, qui passe son temps à transformer les chiots en
manteaux de fourrure. Oh, pardon, Drift ! ajouta-t-il en posant ses mains
sur les oreilles soyeuses du petit chien. Je ne voulais pas t’affoler !
Emily pouffa, puis elle revint à l’argument de Scott.
– Je ne comprends pas non plus pourquoi Bianca est allée voir
Mme Roberts. Elles ne se sont pas vraiment tombées dans les bras, hein ?
Au départ, je croyais que Bianca voulait lui extorquer de l’argent, vous
savez, comme Simon Fox…
Jack voyait ce qu’elle voulait dire. Outre le vol de leur carte au trésor,
Simon « Dingo » Fox avait persuadé des personnes âgées d’investir leur
argent dans ses combines pas nettes. Mais tout ça appartenait à leur
enquête précédente !5 Cruella n’était tout de même pas en train de mijoter
la même escroquerie ?
– Mais si c’est une voleuse de tableaux, poursuivit Emily, elle essaie
probablement, par la ruse, d’amener Mme Roberts à lui dévoiler les
codes des portes du musée.
Jack sourit. Emily avait un don pour lire dans les pensées des escrocs.
Si jamais un jour elle franchissait la ligne de démarcation et rejoignait la
pègre, elle serait un génie malveillant ! Il grimpa de nouveau dans le
hamac, écarta les feuilles et jeta un coup d’œil en direction du cottage
des Lilas. Biscuit zigzaguait dans le jardinet comme un ballon de
baudruche qui se dégonfle, en aboyant après un écureuil. Comment une
femme aussi ordinaire que Mme Roberts pouvait-elle être l’ancienne
amie d’école de quelqu’un comme Cruella ? « Cela dit, songea Jack en
passant mentalement en revue les élèves de sa classe, il y avait
probablement plusieurs cerveaux criminels parmi ses potes du dernier
rang ! »
Emily prenait des notes dans son carnet.
– Nous devons interroger Mme Roberts pour voir si elle sait ce que
fabrique Bianca, annonça-t-elle.
Scott était d’accord. Il ne croyait toujours pas que Bianca puisse être
une voleuse de tableaux, mais elle se comportait effectivement de façon
bizarre. Il serait utile de poser quelques questions à Mme Roberts à son
sujet.
Emily regarda sa montre.
– Il est 10 h 37. Mme Roberts est à la Galerie de Trago à l’heure qu’il
est. Elle y travaille tous les mercredis matin. On peut aller la questionner
là-bas.
Scott était toujours épaté qu’Emily sache exactement où se trouvait
n’importe quel habitant de Castle Key.
– À quelle heure fait-elle une pause-café ? dit-il d’un ton moqueur.
Emily réfléchit un instant.
– À 11 h 30, répondit-elle. Sauf le dernier vendredi du mois, car il y a
une réunion du personnel. Pourquoi tu ris ?
– Oh, pour rien ! s’empressa de répliquer Scott.
– Il faut absolument qu’on y aille tout de suite ? grommela Jack. Je
viens juste de retrouver une position confortable.
Scott ne put s’empêcher d’attraper le hamac et de le renverser pour
faire retomber son frère sur le plancher.
– Je voulais juste revérifier ce dispositif d’éjection, précisa-t-il en
riant et en se précipitant sur l’échelle de corde pour descendre avant que
Jack puisse le rattraper. Oui, il m’a l’air fiable ! renchérit-il.
La Galerie de Trago était le bâtiment le plus biscornu que Scott ait
jamais vu. On aurait dit qu’un savant complètement fou avait disséqué
plusieurs maisons en pain d’épices dans son laboratoire et les avait
recollées au hasard.
– Digory Trago l’a construit lui-même, expliqua Emily. Il y a habité
pendant plus de cinquante ans et n’arrêtait pas d’y ajouter des morceaux,
jusqu’à la fin. Il était un peu excentrique !
– Excentrique ! s’esclaffa Scott. C’est une façon polie de dire qu’il
était complètement cinglé ?
Emily se contenta d’observer les deux garçons. Depuis un moment, ils
essayaient vainement d’ouvrir la porte d’entrée au sommet du perron de
pierre.
– Rien à faire ! s’écria Jack.
Emily éclata de rire.
– C’est une fausse porte ! dit-elle.
Scott regarda de plus près. Ce qu’il avait pris pour une lourde porte en
bois était en fait peint à même la façade. La vraie porte était beaucoup
plus petite et sur le côté !
L’intérieur était encore plus invraisemblable. Le sol de l’immense hall
d’entrée était carrelé comme un damier, et une longue rangée de colonnes
de marbre s’étendait à perte de vue. Sauf qu’elles étaient peintes façon
marbre, et que leur longue enfilade était en réalité une peinture en
trompe-l’œil. La pièce était en fait d’une taille normale, comme il put
s’en apercevoir lorsqu’il entra, tête la première, dans un mur de miroirs !
– La galerie principale est par ici, indiqua Emily en se dirigeant vers
un escalier.
Ils passèrent devant des meubles aux formes humaines, avec des bras
et des jambes ; une fontaine dont l’eau violette semblait couler vers le
haut ; et une ménagerie d’énormes animaux empaillés. Il y avait même au
plafond un cochon volant doté d’ailes d’ange et d’un petit diadème.
– Cette maison est géniale ! s’exclama Jack en tirant la langue dans un
miroir déformant. Pourquoi ne nous en as-tu pas parlé plus tôt ?
– Mais, je vous l’ai dit la première fois que je vous ai fait visiter
Castle Key ! s’indigna Emily.
– Ouais, mais tu nous as dit que c’était un musée d’art. En général,
c’est plein de vieux portraits poussiéreux, de tableaux de bouquets de
fleurs et de machins comme ça. Je ne m’imaginais pas ça du tout…
balbutia Jack en regardant tout autour de lui sans trouver le mot juste…
Dingue ! finit-il par dire.
Les escaliers n’étaient pas aussi fantasques que dans Harry Potter,
mais ils étaient tout de même bizarres. Certains s’arrêtaient en l’air,
tandis que d’autres donnaient l’impression de descendre alors qu’ils
montaient. Les enfants arrivèrent tant bien que mal dans la galerie
principale. Des tableaux gigantesques étaient exposés de travers, dans
tous les sens. Ceux de Trago montraient des silhouettes grotesques
courant dans des bâtiments improbables, des fleurs tropicales composées
de milliers d’insectes minuscules, des yeux très… globuleux.
« Ce type, Trago, avait vraiment des problèmes », songea Scott.
– La voilà ! s’écria Emily en désignant quelqu’un au fond de la pièce.
– Qu’est-ce qu’elle fabrique ? demanda Jack lorsqu’ils furent plus
près.
Mme Roberts regardait fixement le tableau d’un orchestre. Ou du
moins, la façon dont Digory Trago avait vu ça : les musiciens étaient des
animaux sauvages et leurs instruments sortaient de leur corps.
Mme Roberts examinait un éléphant dont la trompe était un tuba. Puis elle
sortit une loupe de son sac pour inspecter un mutant, moitié zèbre, moitié
piano.
– On dirait que ce tableau la fascine, fit remarquer Scott.
– Chacun ses goûts ! plaisanta Emily. Quelle horreur !
– Ferme les yeux, mon petit Drift, suggéra Jack en posant les mains sur
les yeux du chien. Ça va te donner des cauchemars !
Mme Roberts avait sorti son téléphone portable. Elle regarda
furtivement autour d’elle et, voyant qu’on l’observait, elle le replaça
hâtivement dans son sac.
Elle leur adressa un sourire nerveux.
– Euh, beau tableau, dit Jack. Une interprétation très… intéressante de,
euh…
Il avait du mal à faire semblant de savoir de quoi il parlait.
Mme Roberts sourit de nouveau.
– Digory Trago était un maître du mouvement surréaliste. Ceci est l’une
de ses meilleures œuvres, expliqua-t-elle.
– Ce tableau doit valoir une fortune, alors ? demanda Jack.
Mme Roberts avala de travers et se mit à tripoter machinalement les
boutons de son gilet.
– Eh bien, c’est-à-dire que effectivement, les œuvres de Trago ont pris
beaucoup de valeur depuis sa mort.
– Dites, ça a dû être une belle surprise de revoir votre amie Bianca ?
demanda Scott poliment.
Mme Roberts fronça les sourcils.
– Oui, absolument, dit-elle vaguement.
– Vous vous êtes souvent revues depuis que vous avez quitté l’école ?
insista-t-il.
– Oh non, il y avait des années que je n’avais pas eu de nouvelles de
Nina, répondit-elle.
– Nina ? fit Emily.
Mme Roberts essuya ses mains sur le devant de sa robe beige, comme
si ses paumes étaient moites.
– Oh, Nina était la sœur de Bianca. Je les confondais toujours,
expliqua-t-elle.
Un cliquetis de talons hauts sur les carreaux les fit se retourner. Bianca
Mendez se dirigeait vers eux. Elle portait une robe échancrée en lin
blanc, et les lunettes de soleil perchées sur sa tête retenaient ses cheveux
noir corbeau.
– Ah, te voilà, Jane ! C’est vraiment très gentil de ta part de me
proposer une visite guidée ce matin, dit-elle en jetant un coup d’œil à
l’orchestre d’animaux et en faisant un sourire plein de rouge à lèvres dans
la direction de Mme Roberts.
Elle ignora totalement Emily, Scott, Jack et Drift, comme s’ils faisaient
partie des illusions d’optique du musée.
– J’adoooore les œuvres de Trago ! poursuivit-elle.
– Oh, euh, oui, bafouilla Mme Roberts.
Elle avait déjà l’air anxieux avant l’arrivée de Bianca mais, à présent,
elle était devenue toute pâle, comme si elle venait de voir une apparition
plutôt qu’une vieille amie.
Emily sourit et dit au revoir. Ses pensées étaient aussi confuses qu’un
tableau de Trago.
Ce musée était bizarre, mais le comportement de Mme Roberts l’était
encore plus !!!

5. Voir Le Mystère de l’or disparu.


8

DeS CaDavReS
DaNS Le PlaCarD

L es trois amis redescendirent en roue libre vers Castle Key. Les


garçons faisaient la course. On aurait dit qu’ils disputaient le slalom
géant aux Jeux olympiques. Jack était en tête. Il penchait tellement son
vélo dans les virages que ses genoux raclaient presque la route. Emily les
rattrapa. Jack riait aux éclats de ce qui était arrivé aux longs cheveux,
éclaircis par le soleil, de son frère. Le vent les avait envoyés en arrière
et l’air marin, aussi efficace qu’un gel coiffant ultrapuissant, les avait
sculptés en houppe comme une énorme glace à l’italienne. Scott essayait
désespérément de les aplatir de la main.
– Et maintenant ? demanda-t-il.
– Je propose qu’on aille déjeuner Chez Dotty, à la crêperie, annonça
Jack. Les tableaux surréalistes me donnent toujours un creux.
– C’est ça ! pouffa Scott. Sauf que tu n’avais encore jamais vu
d’œuvres surréalistes jusqu’ici !
Jack sourit.
– Exactement. Et maintenant, c’est fait. Et j’ai faim. C.Q.F.D. !
Quelques instants plus tard, les trois amis avaient garé leurs bicyclettes
et étaient attablés en terrasse, sur le front de mer.
Jack glissa subrepticement une frite à Drift. Lorsqu’il releva la tête, il
aperçut à quelques mètres de là une personne portant un gilet haute
visibilité orange et un casque. Elle dirigeait un tuyau à pression vers le
mur de la Boutique de la plage. Il crut d’abord qu’il s’agissait d’un
pompier et qu’il y avait un incendie. Mais il se ravisa : c’était en fait un
casque de vélo rose, orné d’un autocollant de Cendrillon. Il était posé sur
des boucles de cheveux gris. C’était Mme Loveday !
Courbée, elle nettoyait les graffitis sur le mur, en se cramponnant de
toutes ses forces pour empêcher le tuyau de lui échapper, ou de la
catapulter par-dessus le parapet dans la baie comme un boulet de canon.
Jack déchiffra les lettres géantes orange, bleues et blanches sous le jet
d’eau : AM-EN lut-il, incrédule. Le vicaire était-il sorti la nuit pour
taguer les murs du front de mer ? Ou bien était-ce Colin Warnock, le
vicaire, et sa bande de carillonneurs radicaux ?
– Mais non, dit Emily en riant, c’est Adam Martin et son gang. A et M
sont ses initiales, et E N veut dire « Extreme Network », le Réseau de
l’extrême. C’est sa sœur qui me l’a dit.
– Le Réseau de l’extrême ? Qu’est-ce que ça veut dire ? demanda Jack.
– Aucune idée ! répondit Emily en haussant les épaules. Ils doivent
penser que c’est cool comme nom.
Ils regardèrent Mme Loveday terrasser le tuyau comme s’il s’agissait
d’un anaconda géant. Elle arrêta l’eau, et choisit une méthode plus
traditionnelle : la brosse à récurer.
– Bon, dit Scott en dégustant sa crêpe salée, qu’est-ce qui se passe
dans la tête de Mme Roberts en ce moment, à votre avis ? Elle examinait
L’Orchestre des animaux comme si elle espérait y trouver la réponse à
tous les problèmes de la Terre !
– Et pourquoi a-t-elle si peur de Bianca ? s’interrogea Emily à voix
haute. Ça doit remonter à une histoire ancienne. Je commence à me
demander si Bianca n’est pas une espionne. Un agent double, peut-être. Et
Mme Roberts est son contact.
Jack faillit en laisser tomber sa fourchette.
– Chut ! Mme Loveday va t’entendre, murmura-t-il. Tu sais bien
qu’elle est curieuse comme une fouine !
Scott réfléchit un instant puis dit :
– Attendez, peut-être que ça serait bien que Mme Loveday nous
entende.
Son frère le dévisagea comme s’il venait de dire que ce serait bien de
faire des entrechats tout nus dans la Grand-rue.
– Qu’est-ce que tu veux dire ? demanda Emily.
Scott regarda derrière lui. Mme Loveday était rentrée dans la crêperie
chercher un nouveau seau d’eau.
– Si Mme Roberts a un secret, vous savez, des « cadavres dans le
placard » comme on dit, Mme Loveday doit être au courant, expliqua-t-il.
– Mme Loveday ne se contenterait pas de connaître l’existence des
cadavres, elle entrerait probablement dans le placard pour les
dépoussiérer ! s’esclaffa Jack.
– Exactement ! acquiesça Scott. Et si nous lui posons des questions de
but en blanc sur Mme Roberts, elle va se méfier. Mais si elle nous entend
en parler… Vous savez comment elle est…
Emily sourit.
– Elle sera à notre table avant qu’on ait le temps de dire AM-EN !
Scott, tu es un génie ! s’exclama-t-elle.
– Je n’aime pas les commérages… fit Scott en employant l’un des
refrains préférés de Mme Loveday.
Emily le fit taire.
– Chut, la voilà.
Jack n’en croyait pas ses oreilles. Allaient-ils vraiment devoir inciter
Mme Loveday à être indiscrète et à écouter leur conversation ? Elle
n’avait vraiment pas besoin qu’on l’aide d’habitude !
– Oui, pauvre Mme Roberts, dit Emily bien fort, comme s’ils étaient en
pleine conversation. Ce cambriolage a dû lui faire un choc terrible.
– Mais au moins, elle a de la visite, ça va lui remonter le moral. La
dame est pensionnaire au Phare, n’est-ce pas ? demanda Scott.
– Effectivement. Elle s’appelle Bianca Mendez. Elles étaient amies
quand elles étaient à l’école.
Jack soupira. Mme Loveday n’allait tout de même pas se laisser duper
par leur petit jeu ? On aurait dit qu’Emily et Scott étaient en classe et
qu’ils lisaient les répliques d’une pièce particulièrement inintéressante !
Mais, manifestement, il avait sous-estimé la puissance du détecteur de
commérages de Mme Loveday. Il aurait juré que ses oreilles frétillaient,
comme celles de Drift lorsqu’il entendait qu’on ouvrait un paquet de
chips. Et voilà qu’elle se rapprochait peu à peu de leur table, en faisant
semblant de nettoyer le rebord des fenêtres de la crêperie.
Scott regarda sa montre et sourit.
– Quinze secondes, articula-t-il silencieusement. Je crois que c’est un
record.
– Petits voyous ! maugréa Mme Loveday, une main sur la hanche et
l’autre brandissant sa brosse à récurer en direction des graffitis. Ils
passent leur temps à baguer tout ce qui leur passe sous la main.
Jack tenta d’étouffer le fou rire qui montait en lui.
– Vous voulez dire taguer ? rectifia-t-il.
– Eh bien, tu m’as l’air d’en savoir long sur la question ! répliqua
Mme Loveday en le foudroyant du regard comme si elle l’avait surpris la
main dans le sac, ou plutôt sur la bombe de peinture.
Pour une raison qu’il ignorait, cette femme l’avait toujours considéré
comme l’ennemi public numéro 1. Il le lui rendait bien d’ailleurs !
– Ça n’a pas l’air facile à nettoyer, dit Scott d’un ton le plus
compréhensif possible. Vous voulez vous asseoir un instant ?
Elle lui fit un grand sourire, aussi rayonnant que s’il venait de lui offrir
deux semaines de croisière dans les Caraïbes.
– Ouh, si seulement ces jeunes délirants avec leurs bombes de peinture
te ressemblaient un peu plus, mon grand !
– Jeunes délinquants ? corrigea Scott.
– Oh oui, il n’y a pas d’autre mot, acquiesça-t-elle.
Scott sourit, même s’il trouvait que les graffitis étaient plutôt cool.
D’accord, peut-être pas barbouillés sur tout le parapet du front de mer,
mais la forme était originale et le tout était vraiment bien réalisé.
– Jack va aller vous chercher une tasse de thé, dit-il en donnant un
coup de pied à son frère sous la table.
Jack marmonna dans sa barbe et traîna les pieds jusqu’au comptoir.
D’accord, il savait que Scott était en train d’amadouer Mme Loveday
pour qu’elle se mette à parler, mais quand même, s’il voulait faire le
lèche-bottes, il aurait pu venir chercher sa stupide tasse de thé lui-même !
Mme Loveday trouva une chaise.
– Je n’ai pas pu faire autrement que d’entendre ce que vous disiez à
propos de Jane Roberts. Vous me connaissez, je n’aime pas les
commérages, mais…
Scott et Emily retinrent leur souffle, prêts à ce que Mme Loveday
révèle la vérité sur la double vie de Mme Roberts : elle était en fait une
trafiquante d’armes, ou un agent secret.
Mme Loveday prit la tasse de thé des mains de Jack et remercia Scott.
Elle était sur le point de parler, mais elle hésita, fronça les sourcils et
secoua la tête.
– En fait… tout le monde n’en dit que du bien.
Emily la regarda, stupéfaite. C’était une grande première !
Mme Loveday n’avait pas réussi à produire la moindre miette de
scandale. Même pas un livre de bibliothèque en retard, ni un PV !
Mme Loveday but une gorgée de thé bruyamment.
– Qu’est-ce que je disais ? Ah oui, Jane Roberts. Son mari, Harry,
tenait le magasin de journaux. Il est mort d’une crise cardiaque il y a
quelques années. Jane enseignait le dessin à l’école, avant de prendre sa
retraite l’an dernier. Ils n’ont eu qu’une fille. Elle est mignonne comme
tout d’ailleurs, Laura.
– Mme Roberts est originaire de Castle Key ? demanda Scott.
– Ah non ! Elle est arrivée il y a vingt-cinq ans environ. Elle s’appelait
Jane Chandler à l’époque. Elle a épousé Harry deux ans plus tard.
Mme Loveday fit une pause pour avaler une autre gorgée de thé. Une
lueur traversa ses yeux de fouine.
– On ne sait rien de sa vie avant qu’elle vienne ici, repris-elle. Un
jour, elle m’a dit que toutes ses vieilles photos avaient été détruites dans
un incendie. Si ça se trouve, elle est sortie tout droit du chemin quand
elle était jeune !
– Vous voulez dire sortie du droit chemin ? suggéra Emily.
– C’est ça, ma grande. Si ça se trouve, elle aussi elle baguait les murs
la nuit, comme ces voyous ! dit Mme Loveday en montrant les graffitis
d’un coup de tasse de thé. Ou pire, si ça se trouve, elle volait dans les
magasins, ou même des voitures, ou bien elle sifflait de la colle !
– On dit sniffer de la colle, corrigea Jack en s’efforçant de ne pas rire.
Mme Loveday ne fit pas attention à sa remarque. Elle avait réussi à se
convaincre que Mme Roberts était responsable à elle seule d’une vague
de criminalité nationale.
– C’est une honte ! Tous ces secrets qu’elle cache. Ça fait réfléchir,
hein ?
Emily acquiesça poliment. Elle voyait mal Mme Roberts voler des
voitures ou sniffer de la colle, à vrai dire, mais elle était d’accord avec
Mme Loveday sur un point : elle était persuadée que le passé de Jane
Roberts cachait effectivement un grand secret.
Un secret nommé Bianca Mendez.
9

LE GaNg DeS CoPIeuRS

E
portable.
mily émit un grognement en voyant un SMS apparaître sur son

– Maman a besoin de moi pour le ménage tout l’après-midi, dit-elle en


grimaçant. Vous ne voulez pas venir m’aider, par hasard ? demanda-t-elle
à Scott et à Jack.
« C’est bizarre comme les garçons se sont brusquement souvenus de
toutes les choses qu’ils devaient impérativement faire cet après-midi,
songea-t-elle en finissant sa crêpe. Comme de se couper les ongles des
pieds, par exemple, ou de ranger leurs livres par ordre alphabétique ! »
– Je crois qu’on ne peut compter que sur nous-mêmes, Drift, soupira-t-
elle en repoussant son assiette sur la table. Je me demande si
Mme Loveday me prêterait son tuyau sous pression ? Le ménage serait
terminé plus vite !

La mère d’Emily portait un caftan mâchuré de peinture, et ses longs


cheveux étaient attachés par quelque chose qui ressemblait étrangement à
un chiffon à poussière jaune. Vacillant au sommet d’un escabeau dans le
salon rond réservé aux pensionnaires, elle envoyait des coups de plumeau
en direction du plafond. Au moins, dans cette pièce, il n’y avait pas de
recoins où les araignées pouvaient s’installer !
– Enlève tous les coussins des canapés, s’il te plaît, dit-elle à sa fille.
Aspire derrière et replace-les en leur donnant du volume.
Emily se mit au travail. Il y avait quatre canapés. Elle en était au
troisième lorsqu’elle trouva un téléphone portable. Il avait dû tomber
d’une poche et se glisser entre les coussins.
– Oh, ce doit être celui de Bianca ! conclut sa mère du haut de son
perchoir. Elle était assise là ce matin. Elle vient juste de sortir. Va le
poser sur le bureau. Je suis sûre qu’elle ne va pas tarder à revenir le
chercher.
Emily regardait fixement l’objet au creux de sa main. Ce serait
l’occasion de découvrir le vrai nom de Bianca ! Elle passa devant le
bureau et fit semblant de poser le téléphone.
– Je vais juste donner à boire à Drift, dit-elle en sortant.
Elle courut jusqu’à la cuisine et, les doigts tremblants, cliqua sur
« Réglages » pour voir le nom de l’abonné. Bianca Mendez ! Quelle
déception ! Peut-être avait-elle tort ? Peut-être que c’était bien son nom
après tout ? Bianca avait-elle eu la présence d’esprit de s’abonner sous
un faux nom ? Il devait bien y avoir un autre moyen de le savoir ! Mais
elle avait très peu de temps. Bianca risquait de revenir chercher son
téléphone à tout moment. Désespérément, Emily fit dérouler les noms
espagnols dans la liste des contacts. Soudain, un mot plus familier lui
sauta aux yeux : Mamá ! La mère de Bianca devait bien connaître le nom
de sa fille, tout de même ! Emily appuya sur le numéro.
Elle entendit des « bips » et un bourdonnement indiquant une connexion
internationale, puis la voix d’une femme.
Emily réalisa alors qu’elle aurait dû réfléchir à l’avance à ce qu’elle
allait dire. Elle ne pouvait pas appeler quelqu’un au Chili et déclarer :
« Vous ne me connaissez pas, mais je voulais juste vous demander si
votre fille utilise un faux nom ? » Elle allait devoir improviser.
– Señora Garcia ? dit-elle en choisissant le premier nom espagnol qui
lui vint à l’esprit.
La dame à l’autre bout du fil semblait confuse :
– No ! Soy la señora Rodriguez.
– Oh, je suis désolée, dit poliment Emily en espagnol. Je me suis
trompée. Votre fille est là ?
– Non. Nina n’habite plus ici.
Nina ? Emily fit le tour de la cuisine en dansant joyeusement avec
Drift. Elle avait raison depuis le début ! Quand ils étaient au musée,
Mme Roberts avait laissé échapper le nom de Nina au lieu de Bianca !
Tout devenait clair. Bianca Mendez était en réalité Nina Rodriguez !
À cet instant précis, Emily entendit la porte d’entrée s’ouvrir en bas.
– Gracias ! Adiós ! bafouilla-t-elle dans le téléphone.
Elle raccrocha et descendit l’escalier en colimaçon à toute allure. Elle
atteignit le bureau au moment où Bianca, ou plutôt Nina, entrait dans le
salon rond.
– Je crois que j’ai dû faire tomber mon… commença-t-elle.
Emily leva les yeux et sourit gentiment.
– Votre téléphone portable ?
Elle le prit sur le bureau et le tendit à la femme.
– Je viens de le trouver sous un coussin du canapé.

Emily n’avait jamais travaillé aussi rapidement. Elle fit le tour du


salon avec son chiffon comme Mary Poppins sur avance rapide. Drift
s’était caché sous le bureau par précaution, au cas où elle se laisserait
emporter par l’élan et se mettrait en tête de lui donner un bain. Deux
heures plus tard, la moindre surface avait été astiquée, aspirée et
dépoussiérée, et sa mère lui donna la permission de sortir. Avec un petit
chien fort soulagé sur ses talons, elle sprinta jusqu’au cottage des Roches.
Les garçons tapaient dans un ballon. La fumée d’un feu de jardin leur
parvenait de la maison voisine et enveloppait cet après-midi de fin d’été
d’une odeur automnale.
– Tiens, regarde, voilà Cendrillon ! dit Jack en riant. Elle est restée
enfermée dans son donjon à trimer tout l’après-midi, ajouta-t-il d’un ton
mélodramatique.
Emily s’empara du ballon.
– Si je suis Cendrillon, vous devez être mes vilaines belles-sœurs !
Jack tenta de lui reprendre la balle, mais elle l’évita.
– Alors, vous voulez connaître le dernier rebondissement de l’affaire ?
– Quel rebondissement ? dit Scott d’une voix haletante en courant
vainement après Emily, qui lui fit une feinte.
– Je connais le vrai nom de Bianca. Elle s’appelle Nina Rodriguez !
dit-elle en se dirigeant vers les plates-bandes.
Elle plongea et marqua un essai sous un massif de roses trémières. Elle
ignorait comment leur jeu s’était transformé en match de rugby mais, en
tout cas, elle venait de marquer cinq points. Scott, Jack et Drift se jetèrent
sur elle.
Jack s’assit et brossa son short pour en enlever feuilles et pétales.
– Si je comprends bien, Cruella n’est pas Bianca Mendez, mais Nina
Rodriguez ?
Emily acquiesça.
– J’espère que tu prends note de tout ça, Drift, dit Jack en ébouriffant
le pelage du petit chien avant de se rouler dans l’herbe avec lui.
Drift remuait la queue, ravi. À part Emily, Jack était son humain
préféré. Il se comportait plus comme un chiot que comme un garçon !
– Venez ! dit Scott en tirant Emily par la main pour l’aider à sortir des
roses trémières. Tante Kate est en train de faire de la confiture de
framboises dans la cuisine, on peut se servir de son ordinateur pendant ce
temps. Voyons ce qu’on peut trouver sur Nina Rodriguez sur Internet.
En pénétrant dans le cottage, le doux arôme de la confiture en
ébullition les enveloppa.
– Wouah ! souffla Jack. Je parie que ça sent la même odeur au paradis !
Scott s’attabla dans le salon et tapa « Nina Rodriguez » dans le moteur
de recherche. L’ordinateur était une véritable antiquité, et la connexion
était si lente qu’on avait le temps de faire un peu de tricot en attendant
qu’une page s’affiche (Scott avait remarqué que tante Kate le faisait
souvent, d’ailleurs). Il ne quittait pas l’écran des yeux, contenant
difficilement son impatience. Était-il possible que Bianca-Nina soit
effectivement une voleuse de tableaux, comme Emily l’en soupçonnait ? Il
fallait reconnaître que son faux nom et son expédition nocturne dans la
nature étaient plus que douteux. Mais peut-être que Bianca était sortie se
promener le soir et s’était perdue parmi les rochers ? Si Emily avait
raison chaque fois qu’elle soupçonnait quelqu’un, tous les habitants de
l’île seraient des espions, des trafiquants ou des tueurs en série. Dans son
monde, même tante Kate était probablement un agent des services
secrets…
– Ça y est ! s’exclama-t-il.
Emily et Jack s’assirent près de lui pour mieux voir l’écran.
– « Nina Rodriguez : le Gang des copieurs » lut Scott à haute voix.
C’est quoi le Gang des cop…
Mais Jack s’était emparé de la souris et avait déjà cliqué sur le lien.
La page web qui s’afficha était un blog sur la criminalité dans le
monde des arts. Scott commença à lire. Il n’en croyait pas ses yeux :
« Pendant les années quatre-vingt, le monde des arts a été ébranlé par
une série de vols perpétrés par le fameux Gang des copieurs. Celui-ci
s’attaquait aux plus grands musées d’art : plusieurs Picasso ont disparu
du Louvre à Paris, et au moins un Rembrandt à New York, ainsi que La
Dame en bleu de Léonard de Vinci qui était exposé à la National Gallery
de Londres… »
– La Dame en bleu ? Ce n’est pas celui que les cambrioleurs ont piqué
au cottage des Lilas ? demanda Jack.
– Ouais, mais je présume que l’original avait un peu plus de valeur
qu’une vieille reproduction, répondit son frère en riant. Comme à peu
près un milliard de fois !
Tante Kate entra dans la pièce avec une assiette de tartelettes à la
confiture encore toutes chaudes.
– Ah oui, le Gang des copieurs, dit-elle en s’arrêtant derrière Scott
pour lire par-dessus ses lunettes ce qui était affiché sur l’écran. Je m’en
souviens bien. C’est ce qui a inspiré l’un des meilleurs romans policiers
de Dirk Hazard, Copie conforme.
Cela fit sourire Scott. Dirk Hazard était l’auteur préféré de tante Kate.
Elle avait tous ses livres dans sa bibliothèque et les connaissait dans
leurs moindres détails. Mais pour l’instant, elle était assiégée par une
escadrille de guêpes en manque de sucre, qui descendaient en piqué sur
les taches de confiture de son tablier. Elle battit en retraite vers la cuisine
pour repousser l’ennemi.
Scott se remit à lire le blog :
« Le Gang des copieurs avait été surnommé ainsi car il substituait
systématiquement le tableau volé par un faux parfaitement exécuté. La
plupart des vols n’ont été remarqués que des mois, voire des années plus
tard, ce qui explique que les originaux n’aient jamais été retrouvés. Le
chef du gang, Juan Delgado, a été arrêté en 1992, mais s’est évadé de
prison et vit depuis en Amérique du Sud. Les autres membres connus
étaient tous des femmes : Rosie McVey, Anita Nesbitt et Nina Rodriguez.
On ne les a jamais appréhendées. »
– J’avais raison ! s’écria Emily en se levant d’un bond et en étreignant
l’écran de l’ordinateur. Bianca est bien une voleuse de tableaux ! C’est la
Nina Rodriguez du Gang des copieurs.
– Et elle s’apprête à refaire le coup et à voler un tableau de Trago,
poursuivit Jack en levant la main pour lui faire un check.
– Berk, grommela Emily. Tes mains sont pleines de confiture !
– Mais ce n’est pas tout, renchérit Scott. Si Bianca était membre du
Gang des copieurs, et qu’elle était amie avec Mme Roberts, est-ce que
cela signifie que…
– … Mme Roberts en faisait également partie ! termina Emily à sa
place. C’est justement ce que j’étais en train de penser.
Les trois amis se regardèrent, les yeux écarquillés d’excitation. Les
choses devenaient enfin intéressantes. Très intéressantes même.
10
DeS PreUVeS CoNCrÈTeS

– M mmmm, mmmmm, mmmm, chantonnait Jack en replongeant la


main dans l’assiette. Ces tartelettes étaient franchement bonnes ! Et cette
enquête aussi était en train de devenir franchement chouette. Peu importait
le minuscule cambriolage chez Mme Roberts, avec zéro indice, zéro
suspect et presque rien de pris. Cette histoire de gang de voleurs était
bien mieux ! Ils avaient même un nom très cool : le Gang des copieurs !
Sans parler de leur chef énigmatique, Juan Delgado, en cavale en
Amérique du Sud ! Et voici que Nina Rodriguez était revenue pour voler
un tableau à la Galerie de Trago.
– C’est comme dans Ocean’s Eleven ! soupira-t-il de bonheur.
– Qu’est-ce que tu racontes ? marmonna Scott.
– Tu sais bien, ce film avec George Clooney. Il rassemble une bande
de vieux complices qui étaient à la retraite, pour voler un casino. Ici,
Cruella est revenue pour demander à son ancienne acolyte, Mme Roberts,
de l’aider à faire ce dernier coup !
Emily acquiesça, pensive.
– Je crois que tu as raison, dit-elle.
Scott se replongea dans l’article sur Internet.
– Mais si Mme Roberts faisait partie du gang, elle doit être l’une de
ces deux-là : Rosie McVey ou Anita Nesbitt.
Jack éclata de rire.
– Pour une fois, on dirait que Mme Loveday avait raison. Mme Roberts
est bien sortie « tout droit du chemin » quand elle était jeune, avant de
venir à Castle Key. Sauf que ce qu’elle faisait avait un peu plus
d’élégance que de voler des voitures ou de piquer des bonbons au bureau
de tabac. Elle faisait un saut à Paris, pour « emprunter » quelques chefs-
d’œuvre au Louvre ! Il devait reconnaître qu’il avait du mal à s’imaginer
la voisine, fort gentille, mais vieillotte, mener une vie secrète comme
voleuse internationale de tableaux. Cela dit, tous les meilleurs super-
héros et escrocs avaient un job des plus ordinaires et passaient pour des
gens sans histoire, M. et Mme Tout-le-Monde. Et cela expliquerait
pourquoi l’intérieur du cottage des Lilas était si moderne et cool, alors
que l’extérieur était tout ce qu’il y a de plus traditionnel. Mme Roberts
menait une double vie caractéristique !
Autre chose lui revint soudain à l’esprit.
– Vous vous souvenez comment Mme Roberts examinait ce tableau,
L’Orchestre des animaux, au musée ? Elle avait une loupe, et tout. Je
parie que c’est celui qu’elles ont l’intention de voler, et qu’elle va
peindre une copie pour la mettre à sa place.
– Jack, tu es un génie ! s’écria Emily en se levant d’un bond pour venir
l’étreindre.
Elle recula brusquement, son visage bronzé aussi rouge que les
tartelettes de tante Kate.
– Oups, pardon ! s’excusa-t-elle comme si elle lui avait marché sur le
pied. Mais bien sûr ! reprit-elle, Mme Roberts est une excellente artiste.
Ce devait être elle, dans le Gang des copieurs, qui peignait les « faux
parfaitement exécutés » ! Tout se recoupe !
Jack sourit. Même Scott avait l’air d’être vaguement impressionné par
l’ampleur de ce coup de génie magistral… bien qu’il fasse de son mieux
pour le cacher, comme d’habitude.
Emily attrapa son sac et en sortit son carnet.
– On va mettre l’opération « cambriolage » en veille.
Elle prit une nouvelle page et inscrivit : Opération « Gang des
copieurs ».
Scott repoussa ses cheveux en arrière.
– J’aime bien Mme Roberts, mais il va falloir que nous avertissions la
police avant qu’elle et Bianca volent le tableau de Trago.
Emily secoua la tête.
– Il nous faut des preuves concrètes d’abord.
Jack tapa l’écran de son doigt à la confiture.
– Qu’est-ce qu’il te faut de plus ? Excuse-moi, là, mais elles font
quand même partie du Gang des copieurs, non ?
Emily poussa un long soupir.
– Toutes nos « preuves » ne sont que des présomptions. D’accord, nous
savons que Bianca Mendez s’appelle en réalité Nina Rodriguez et qu’elle
faisait partie du Gang des copieurs. Mais on n’a pas de preuve que
Mme Roberts était l’une des deux autres membres. Il faut que nous en
soyons certains avant d’en parler à l’inspecteur Hassan.
Scott acquiesça.
– Ouais, c’est vrai. Et on n’est même pas sûrs qu’elle soit en train de
peindre une copie de L’Orchestre des animaux de Trago. Tout ce qu’on
sait, c’est qu’elle l’étudiait de près. Ce n’est pas un crime ! Surtout quand
on est dans un musée, dit-il en se penchant en arrière sur sa chaise. Je
devrais arriver à trouver d’autres renseignements en ligne, et établir un
lien entre Mme Roberts et le Gang des copieurs.
Emily ferma son carnet et dit :
– Pendant ce temps, Jack et moi irons au cottage des Lilas pour jeter un
coup d’œil discret dans l’atelier de Mme Roberts. Si notre théorie est
bonne, on devrait y trouver une ébauche de L’Orchestre des animaux sur
son chevalet !

S’époumonant pour se faire entendre malgré les aboiements surexcités


de son chien, Mme Roberts fit entrer Emily, Jack et Drift dans le salon du
cottage des Lilas. Jack se souvint avoir entendu dans une émission sur la
nature que, proportionnellement à sa taille, le son produit par une crevette
pistolet qui referme ses pinces est le bruit le plus puissant émis par un
animal. Mais l’individu qui avait affirmé ça n’avait manifestement jamais
rencontré Biscuit !
– Je suis désolée, mais nous n’avons toujours pas plus de pistes
concernant votre cambriolage, s’excusa Emily.
Elle jeta un coup d’œil à la reproduction de La Dame en bleu qui
trônait au-dessus de la cheminée. Les autres tableaux n’avaient pas été
remplacés. Les taches claires qu’ils avaient laissées aux murs donnaient à
la pièce un air dénudé et fragile.
– Nous nous demandions si votre cambrioleur ne serait pas quelqu’un
que vous connaissez, car personne n’a entendu Biscuit aboyer, poursuivit-
elle.
Mme Roberts se laissa tomber sur le canapé. Ses yeux étaient gonflés,
comme si elle venait de pleurer. « Mais peut-être était-ce à cause de la
fumée du feu de jardin qu’elle avait allumé dans l’après-midi », pensa
Emily.
– Eh bien, tant pis, marmonna Mme Roberts.
Elle tapotait nerveusement ses genoux avec ses doigts. Ses ongles
étaient rongés.
Emily eut pitié d’elle. Si Mme Roberts avait repris ses activités
criminelles, elle n’avait pas l’air d’en être heureuse.
– J’espère que tous ces soucis ne vous empêchent pas de peindre ? dit-
elle. Sur quoi travaillez-vous en ce moment ?
– Ah oui, on peut voir ? renchérit Jack sans prendre de gants. Il avait
presque déjà atteint la porte de l’atelier.
Emily lui lança un regard noir. Il se rassit en haussant les épaules.
Mme Roberts faillit s’étrangler.
– Oh, non, bafouilla-t-elle. Je ne montre jamais mes tableaux avant
qu’ils soient terminés.
Emily était plus sûre que jamais qu’il y avait bien une copie du tableau
de Trago dans l’atelier. La dernière fois qu’ils étaient venus,
Mme Roberts leur avait montré très volontiers la toile sur son chevalet. Il
ne leur restait plus qu’à créer une petite diversion qui forcerait
Mme Roberts à sortir de la pièce pour leur permettre de s’introduire dans
l’atelier et prendre en photo l’ébauche du faux tableau.
Soudain, Emily eut une idée.
« C’est l’occasion ou jamais de mettre à l’épreuve la nouvelle
consigne que j’ai apprise à Drift », se dit-elle. Elle se baissa pour
caresser son chien. Il était assis à ses pieds et contemplait Biscuit en train
de mastiquer un os en caoutchouc. Elle lui souffla un mot à l’oreille :
– Diversion !
Drift la regarda. Il pencha la tête sur le côté en relevant son oreille
tachetée comme pour lui dire : « Tu es sûre ? » Ce n’était pas une
consigne donnée à la légère. Elle était réservée aux cas extrêmes. Emily
le regarda droit dans les yeux et lui fit un signe imperceptible de la tête.
Drift se mit à haleter joyeusement. « Diversion » était, sans aucun doute,
la consigne la plus cool du monde, et il y avait des semaines qu’il
mourait d’envie de la mettre à exécution. Il lui suffisait de trouver la plus
grosse bêtise possible à faire, et puis, ô joie, la faire ! Il regarda autour
de lui. Si seulement il y avait eu un chat à pourchasser ! C’est à ce
moment-là qu’il aperçut l’assiette de saucisses en train de décongeler sur
la table. Parfait ! Et s’il se débrouillait bien, il pourrait peut-être même
faire rejeter la faute sur Biscuit…
Mme Roberts bondit du canapé lorsqu’elle entendit le fracas dans la
cuisine. Ses nerfs étaient manifestement déjà à bout.
– Oh, Seigneur ! cria-t-elle. Mais qu’est-ce qu’il se passe ? Elle se
précipita. Oh, Biscuit ! Comment as-tu pu faire ça ?
– Allons-y, murmura Emily en fusant vers la porte de l’atelier.
Jack était sur ses talons. La première chose qu’elle vit fut une série de
photos montrant des détails du tableau de Trago : un violon dans une
crinière de lion, une clarinette tigrée… Voilà ce que faisait Mme Roberts
avec son téléphone portable au musée ! Elle prenait des photos pour
l’aider à peindre le faux.
– Je crois que je l’ai trouvé ! dit Jack en s’élançant vers le chevalet
dans un coin.
Une vieille couverture grise le recouvrait pour dissimuler la toile
dessous.
– Tu veux que je fasse les honneurs ? proposa-y-il.
Emily sortit son téléphone de sa poche et cliqua sur la fonction
« Appareil photo ». Elle regarda furtivement derrière elle. Mme Roberts
était toujours dans la cuisine. Elle ramassait les morceaux de l’assiette
cassée.
Elle approuva d’un signe de tête.
– Vas-y !
11
Le MomeNT
De VÉriTÉ

P endant ce temps, Scott était tellement absorbé par ses


recherches sur Internet qu’il commençait à avoir mal à l’index de la main
droite, à force de cliquer sur la souris ! Apparemment, Anita Nesbitt et
Rosie McVey avaient complètement disparu de la circulation.
Il allait abandonner et rejoindre les autres lorsqu’il tomba sur une
pépite. Un vieil article de journal datant de 1984 décrivait le vol d’un
tableau de Picasso dans un musée de Rome. Il y avait une petite photo de
Samantha Burlington, une jeune fille de la haute société qui, d’après de
nombreuses sources, était le véritable nom d’Anita Nesbitt, la talentueuse
faussaire au cœur du Gang des copieurs.
« Pas étonnant que je n’aie pas réussi à trouver de trace d’Anita
Nesbitt, ce n’était pas son vrai nom non plus ! » songea Scott. Il fit un
zoom sur la photo un peu floue. Elle montrait Samantha Burlington en
train de descendre d’une Rolls-Royce grise. Elle portait une robe bleue à
épaulettes avec des volants dans le bas. Cela lui rappela La Dame en
bleu. Soudain, il sursauta : fins cheveux blonds, nez retroussé, grands
yeux bleus… Il connaissait ce visage !
Sous le choc et l’excitation, il s’étrangla. Tante Kate accourut, pensant
qu’il avait avalé une tartelette de travers.
La fille sur la photo était Laura Roberts.
Sauf que cela ne pouvait pas être elle, puisqu’elle n’était pas encore
née en 1984… Bien sûr ! Ce n’était pas Laura, c’était sa mère ! Mais
cette photo ne ressemblait en rien à la femme au visage quelconque et aux
cheveux noirs, avec ses grosses lunettes et ses robes sans forme.
Mme Roberts s’était fait l’inverse d’une beauté. Et elle avait
manifestement subi une opération, pour transformer son joli nez retroussé.
En y repensant, cela lui avait paru bizarre que Bianca dise à Laura
Roberts, au centre équestre, qu’elle ressemblait beaucoup à sa mère,
alors que ce n’était absolument pas le cas ! C’était parce que
Mme Roberts ne se ressemblait plus du tout non plus !
Scott agrandit la photo et cliqua sur « Imprimer ». Il saisit la feuille et
se précipita vers la maison voisine pour la montrer à Emily et à Scott.
Il avait l’impression d’avoir marqué le but de la victoire en finale de
Coupe du monde. Et comme en plus il jouait en défense, cela serait un
véritable tour de force !

La porte du cottage des Lilas était entrouverte. Scott frappa. Il savait


qu’Emily et Jack étaient là ; il s’introduisit donc dans le hall sans
attendre, et passa dans le salon. Il fut surpris de n’y trouver personne.
Des aboiements et des bruits de vaisselle lui parvinrent de la cuisine. La
tête d’Emily apparut à la porte de l’atelier.
– Viens vite pendant que Mme Roberts remet sa cuisine d’aplomb !
Scott traversa la pièce en un temps record et tendit la photo à son amie.
– Regarde un peu ! souffla-t-il. Mme Roberts était bien l’Anita Nesbitt
du Gang des copieurs !
– Mais, c’est Laura Roberts, ça ! s’exclama Emily.
– Hé, viens voir par ici, lui cria Jack.
Scott releva la tête et vit son frère devant un grand chevalet dissimulé
sous une couverture grise, dans un coin de l’atelier. Jack n’avait pas
l’intention de laisser Scott gâcher son grand moment de vérité.
– Mesdames et messieurs, je vous présente un parfait faux du fameux
chef-d’œuvre de Digory Trago !
D’un geste aussi théâtral qu’un magicien sortant un lapin d’un chapeau,
il tira prestement sur la couverture.
Il regardait Emily et Scott pour ne pas manquer leurs expressions
médusées. Le silence se prolongeait.
Ils avaient effectivement l’air ébahis, mais pas en bien. Scott finit par
ciller. Emily était toujours bouche bée.
Jack baissa les yeux vers la toile.
Il n’y avait pas le moindre animal. Pas d’éléphant à la trompe en forme
de tuba. Pas de piano rayé comme un zèbre. Juste une fillette qui courait
dans une prairie fleurie.
12
La DerNiÈRe PIÈCE
DU PuZZle

– Mais que faites-vous ?


Jack, Scott et Emily sursautèrent. Mme Roberts se tenait dans
l’embrasure de la porte de l’atelier. La même pensée traversa l’esprit des
trois amis : « Depuis combien de temps est-elle là, et qu’a-t-elle
entendu ? »
Le regard de Mme Roberts fusa du chevalet à la couverture grise gisant
au sol et vint se poser sur la photo dans les mains de Scott. Elle se
couvrit la bouche et fit un pas en arrière.
– Où as-tu trouvé ça ?
Jack se creusait vainement la cervelle pour inventer une raison au-
dessus de tout soupçon, expliquant pourquoi ils fouinaient dans l’atelier,
et pourquoi Scott tenait une photo d’elle datant d’il y a vingt-cinq ans. Ce
n’était pas la première fois qu’il se trouvait dans une situation délicate, et
jusqu’ici il s’était toujours débrouillé pour imaginer une excuse (même si
certaines d’entre elles n’étaient pas formidables : « Je voulais juste
vérifier que l’extincteur marchait toujours », par exemple). Mais cette
fois-ci, il séchait complètement. D’ailleurs, même Emily restait sans
voix. « Il n’y a qu’une solution, songea Jack, lui dire la vérité. Quel est le
pire qui puisse nous arriver ? »
– Vous faisiez partie du Gang des copieurs, n’est-ce pas ? déclara-t-il
d’un ton théâtral.
Il allait ajouter « Anita », pour renforcer son effet, mais Mme Roberts
chancelait déjà et s’agrippait au chambranle de la porte comme s’il
venait de la poignarder en plein cœur. Scott la rattrapa quand il la vit
s’effondrer.
– Euh, j’ai dit quelque chose qu’il ne fallait pas ? demanda Jack.
Emily lui jeta un regard qui signifiait que ce n’était pas le moment de
plaisanter. Elle rejoignit Scott et ils accompagnèrent Mme Roberts
jusqu’au canapé.
– Euh, et si j’allais faire du thé ? proposa Jack.
C’était toujours ce qu’on disait dans les films, quand quelqu’un tombait
dans les pommes.
Lorsqu’il revint dans le salon, Mme Roberts avait recouvré ses esprits.
Elle accepta la tasse et but une petite gorgée. Elle grimaça. Jack avait
entendu dire qu’il fallait mettre du sucre dans le thé des gens qui avaient
subi un choc, mais il n’était pas sûr de la quantité. Six morceaux, n’était-
ce pas un peu excessif ?
Mme Roberts prit la photo des mains de Scott et la contempla. Elle
ferma les yeux et se laissa aller contre les coussins pendant un long
moment. Puis elle soupira et dit :
– Oui, c’est moi. Je faisais effectivement partie du Gang des copieurs.
– Et votre vrai nom n’est pas Jane Roberts, mais Samantha Burlington,
n’est-ce pas ?
Mme Roberts fit oui de la tête en gardant les yeux clos.
– Samantha Burlington ? interrogea Emily en fronçant les sourcils.
Mais ce n’est pas l’un des noms des femmes membres du gang. Je les ai
notés dans mon carnet : Anita Nesbitt et Rosie quelque chose.
Mme Roberts rouvrit les yeux et se tourna vers Emily.
– Scott a raison, je m’appelle Samantha, mais mon pseudonyme dans le
gang était Anita.
Jack se laissa tomber dans un fauteuil. Toutes ces histoires lui
donnaient mal au crâne ! Décidément, dans cette affaire, tout le monde
avait une panoplie de faux noms à disposition ! Bianca Mendez s’appelait
en réalité Nina Rodriguez, Mme Roberts était Anita Nesbitt et Samantha
Burlington ! Et Biscuit (qui boudait dans son panier à la suite du « grand
incident des saucisses »), alors ? S’appelait-il en fait Pluto ? Ou Médor ?
– Comment est-ce arrivé ? demanda Emily. Comment avez-vous été
impliquée ?
Mme Roberts poussa de nouveau un long soupir.
– J’ai toujours désiré être peintre. Mais mes parents voulaient que
j’épouse un riche cousin et que j’habite dans un manoir, à la campagne.
Quand je me suis sauvée pour aller à l’École des beaux-arts à Londres,
ma famille m’a reniée. Mais j’étais heureuse, même si j’avais très peu
d’argent pour vivre. Quelques mois plus tard, j’ai rencontré un homme à
une exposition d’étudiants. Il m’a dit qu’il aimait beaucoup mes tableaux
et qu’il avait du travail pour moi. Il me proposait une somme… que je ne
pouvais pas refuser.
– Juan Delgado ? demanda Scott.
Mme Roberts tressaillit à ce nom. Puis elle acquiesça et but une
nouvelle gorgée de thé. Elle avait l’air de s’habituer aux six sucres.
– Au début, c’était un monde fascinant et excitant. J’avais toujours
trouvé facile d’imiter le style d’autres artistes, donc la peinture des faux
ne me posait aucun problème. Mais au bout d’un moment, j’en ai eu assez.
J’avais suffisamment d’argent désormais pour me payer mes études, et
j’avais peur que la police ne nous attrape. J’ai décidé de quitter le gang.
Mme Roberts enfouit son visage dans ses mains.
– Mais quand j’en ai parlé à Delgado, il m’a dit que si jamais
j’essayais de leur échapper il me retrouverait et… que je ne serais pas
belle à voir.
Ce souvenir la fit frissonner. Sa voix n’était plus qu’un murmure.
– Peu de temps après, Nina m’a appris que Delgado avait fait
« disparaître » la dernière fille qui avait tenté de sortir du gang. Je savais
donc qu’il ne bluffait pas.
– Mais vous avez bien réussi à vous évader ? dit Emily.
– La situation empirait. J’étais pratiquement prisonnière de Delgado.
Un soir, nous étions dans le garage où il entreposait les tableaux volés
jusqu’à leur vente. Il a reçu un coup de téléphone. Un acheteur faisait des
histoires et le menaçait d’alerter la police. Delgado et ses acolytes sont
partis « s’occuper » de lui. Je crois qu’ils avaient oublié que j’étais là.
J’ai saisi ma chance et je me suis sauvée. J’avais en tout et pour tout
l’argent qui était dans mon sac à main et…
Mme Roberts s’interrompit, comme si elle essayait de décider
jusqu’où aller. Puis elle haussa les épaules.
De toute façon, elle en avait déjà trop dit, alors pourquoi s’arrêter là ?
– J’ai emporté un des tableaux volés, reprit-elle.
La Dame en bleu de Léonard de Vinci. Elle leva les yeux vers la
reproduction sur la cheminée. Je pensais que ce serait une sorte
d’assurance. Je pourrais le vendre si j’étais vraiment à court d’argent.
– Et c’est là que vous êtes venue à Castle Key ? demanda Scott.
– J’ai changé de nom, de visage, tout. J’ai eu la chance d’être acceptée
comme enseignante à l’école. Puis j’ai rencontré Harry, et nous nous
sommes mariés. J’ai appris que Delgado et les autres membres du gang
s’étaient enfuis en Amérique du Sud. Je croyais avoir laissé mon
ancienne vie derrière moi, qu’ils ne me trouveraient jamais ici, sur cette
petite île isolée. Et j’avais raison, jusqu’à la semaine dernière, lorsque
Nina Rodriguez a sonné à ma porte.
– Mais comment a-t-elle fait pour vous retrouver après tant d’années ?
demanda Jack.
Mme Roberts se leva péniblement et, chancelante, alla jusqu’au buffet
sur lequel se trouvait une photo de Laura. Scott la regarda de plus près.
La jeune fille ressemblait tellement à sa mère sur la photo du journal
qu’on aurait pu les prendre pour des jumelles ! Soudain, il sut qu’il
connaissait la réponse à la question de Jack. La dernière pièce du puzzle
était la vidéo sur YouTube ! Celle du grabuge causé par les ânes à la
fête ! Voilà pourquoi Mme Roberts avait paru terrifiée en la voyant. Ce
n’était pas du tout de la technophobie. Sa peur était justifiée. Elle savait
que Juan Delgado risquait de la voir (même en Amérique du Sud), et de
reconnaître Laura. Et qu’il viendrait à sa recherche. Colin Warnock ayant
intitulé la vidéo Des ânes dévastateurs à la fête de Castle Key, il saurait
exactement où la trouver. Sauf que ce n’était pas Delgado qui avait vu la
vidéo, mais Bianca.
Mme Roberts serra la photo de Laura contre elle et retomba sur le
canapé.
– Quand vous m’avez dit que cette vidéo avait été regardée dans le
monde entier, j’ai compris que j’étais en danger. Il y avait toutes les
chances qu’un membre du gang reconnaisse Laura.
– Et c’est ce qui s’est produit, dit Emily. Bianca Mendez !
– Tu veux dire Nina Rodriguez, corrigea Jack pour leur montrer qu’il
suivait.
– Effectivement. Elle avait laissé un commentaire sous le clip pour que
je le sache. Je l’ai vu sur ton téléphone, Scott. Trois petits mots tout
simples : « À bientôt, Anita. » Mon passé revenait me hanter ! Les seules
personnes qui me connaissaient sous le nom d’Anita étaient les autres
membres du Gang des copieurs. J’ai cru que Delgado venait me punir, et
récupérer le tableau que j’avais pris quand je me suis échappée.
– Quoi ? Vous ne l’avez jamais vendu ? s’écria Jack, incapable de
dissimuler sa surprise.
Mme Roberts soupira.
– Non, je n’avais pas besoin d’argent, j’avais mon salaire
d’enseignante. Et la recherche d’un acheteur aurait risqué de révéler mon
identité. En fait, mon intention avait toujours été de le rendre au musée un
jour – de façon anonyme, bien entendu. Mais j’avais peur que ne cela ne
mette la police sur ma trace. Et en fin de compte, j’ai fini par le garder.
– Mais ce tableau vaut des millions ! fit Jack, épaté. Vous avez dû lui
trouver une planque formidable ?
Derrière ses grandes lunettes, le regard de Mme Roberts se posa un
instant sur la cheminée. Elle sourit pour la première fois depuis son
malaise.
– Oui, dit-elle. Effectivement !
13
La MeiLLeuRe
CHoSE À faIRe

E mily suivit le regard de Mme Roberts. Vraiment ?


Mme Roberts voulait-elle bien dire ce qu’Emily pensait qu’elle voulait
dire ?
– La Dame en bleu que vous aviez au mur avant le cambriolage ?
C’était l’original ? ! Le tableau que le Gang des copieurs avait volé dans
un musée de Londres ?
Mme Roberts ôta ses lunettes et se frotta les yeux en hochant la tête.
– C’était là qu’il était le plus en sécurité. Personne ne s’attend à
trouver un original de Léonard de Vinci dans un salon ordinaire. Tout le
monde pensait que c’était une reproduction sans valeur, comme toutes les
autres que j’avais.
– Génial ! souffla Jack. Jusqu’à ce que vous soyez cambriolée l’autre
jour, bien sûr. Wouah, je parie que les voleurs ne se doutent même pas
qu’ils ont mis la main sur un chef-d’œuvre inestimable. Ils l’ont
probablement fourgué à quelqu’un pour une misère au marché de
Carrickstowe !
Il fut interrompu par un bruit soudain. Mme Roberts blêmit de nouveau,
et Biscuit décolla à la verticale de son panier pour aller s’aplatir contre
la vitre en aboyant comme un fou. En boule aux pieds d’Emily, Drift
dressa l’oreille et soupira. Biscuit n’était pas un mauvais bougre (il avait
d’ailleurs payé les pots cassés sans rien dire dans l’affaire des
saucisses), mais il fallait vraiment qu’il apprenne à modérer son sens
aigu du territoire. Ne connaissait-il donc pas l’histoire du chien qui criait
au loup ? En plus, même un chiot aurait su que ce bruit n’était que celui
du facteur qui rangeait son vélo près du portillon pour venir glisser du
courrier dans la boîte aux lettres. C’était une règle bien connue : les
facteurs ont un droit de passage universel. Ce n’est pas la peine de leur
aboyer après.
Emily observa l’expression de Drift. Si les chiens étaient capables de
lever les yeux au ciel, c’est ce qu’il aurait été en train de faire. Cela lui
rappela un détail intrigant concernant le cambriolage : pourquoi est-ce
que personne n’avait entendu Biscuit aboyer cette nuit-là ? Si l’intrus
était quelqu’un qu’il connaissait vraiment bien, cela réduisait la liste des
possibilités à tante Kate, Laura, ou… Une lumière s’alluma dans le
cerveau d’Emily et une idée y prit forme.
– Mme Roberts, dit-elle à mi-voix, vous n’avez pas été cambriolée,
n’est-ce pas ?
Jack et Scott la dévisagèrent comme si elle venait d’affirmer que la
glace au chocolat n’existait pas. Mais Mme Roberts leva la tête et la
secoua lentement.
Emily se tourna vers ses amis pour leur expliquer :
– Quand Mme Roberts a réalisé qu’un membre du gang avait vu la
vidéo et viendrait peut-être à sa recherche, elle a compris qu’il risquait
de deviner que La Dame en bleu qui était sur sa cheminée était l’original
disparu des années auparavant. Alors elle a fait semblant de se l’être fait
voler et l’a caché ailleurs.
– Ouf ! dit Jack en souriant. Pas étonnant qu’on n’ait pas trouvé le
moindre indice dans notre opération « cambriolage ». Je m’inquiétais, je
croyais qu’on avait perdu la main.
– Mais ce n’était pas la peine que je prenne toutes ces précautions,
reprit Mme Roberts. Quand Bianca est arrivée, elle n’était pas à la
recherche de La Dame en bleu. Elle ne savait même pas que c’était moi
qui l’avais. Elle voulait que je l’aide à voler un autre tableau.
– Ce ne serait pas celui de Digory Trago avec tous les animaux qui
jouent des instruments bizarres par hasard ? demanda Jack comme s’il
était un as de la déduction.
– L’Orchestre des animaux ? Si ! Vous m’avez vue l’étudier au musée
l’autre jour, n’est-ce pas ? dit Mme Roberts en regardant les trois amis
comme si elle sortait d’un état second après une séance d’hypnose. Mais
comment avez-vous découvert le Gang des copieurs et Delgado ?
Emily lui expliqua leur opération « Gang des copieurs » : comment
elle avait suivi Bianca jusqu’à la Galerie de Trago, puis appris qu’elle
s’appelait en réalité Nina Rodriguez, et comment ils avaient établi un lien
entre elle et le Gang des copieurs grâce à Internet.
– Quand nous vous avons vue en train d’examiner L’Orchestre des
animaux, termina-t-elle, nous avons deviné que c’était le tableau que
Bianca et vous aviez l’intention de voler.
– Ouais, un joli coup ! Les anciennes complices qui se retrouvent pour
faire un dernier casse ensemble ! s’exclama Jack sans pouvoir cacher son
admiration pour Mme Roberts, maintenant qu’il savait qu’elle avait une
identité secrète en tant que membre d’un réseau international de voleurs
de tableaux. Enfin, peut-être pas vraiment un réseau, s’il ne comptait
qu’elle et Bianca désormais, mais plutôt un duo ! Mme Roberts enlevait-
elle ses grosses lunettes et son gilet tout déformé quand elle devenait
Anita Nesbitt ? Revêtait-elle une tenue moulante comme Wonder Woman
ou la Cat Woman ?
Mme Roberts secoua la tête.
– Pas un « joli coup » du tout, soupira-t-elle. Je ne voulais absolument
pas m’en mêler. Nina m’a fait du chantage. Elle avait un acheteur pour le
tableau de Trago : un collectionneur millionnaire à Amsterdam. Et elle
voulait que je peigne une copie qu’elle mettrait à la place de l’original au
musée.
– Je parie qu’elle vous a dit que si vous refusiez elle appellerait
Delgado et lui dirait exactement où vous trouver ? dit Scott.
– C’est ça, répondit Mme Roberts en frissonnant. Et surtout, où trouver
Laura. Et je suis certaine qu’elle va le faire !
– Mais, vous avez accepté de l’aider à voler la toile de Trago, alors
pourquoi appellerait-elle Delgado ? demanda Emily.
Mme Roberts se leva et alla lentement jusqu’à la porte de l’atelier. Son
regard se porta sur son chevalet, et sur le jardin où les cendres du feu
rougeoyaient encore.
– En fait, j’ai changé d’avis. Au début, j’avais tellement peur que j’ai
consenti à tout. Mais Digory Trago avait été mon ami pendant plus de
vingt ans. Et plus mon travail de copie avançait, plus je me rendais
compte que je le trahissais, lui et tous les autres peintres, en produisant
un faux de l’une de ses œuvres.
Lorsqu’elle se retourna vers les enfants, ses lèvres portaient l’ombre
d’un sourire.
– Après tout, je suis une enseignante à la retraite, poursuivit-elle. J’ai
passé des années à dire à mes élèves qu’il ne fallait pas copier. Ce qui
compte est de faire preuve de créativité. Et d’assumer ses
responsabilités. Quand je vous ai vus au musée, je suis rentrée tout droit
et j’ai jeté l’ébauche de ma copie de L’Orchestre des animaux au feu,
dans le jardin. Nina est venue voir où j’en étais cet après-midi, et je lui ai
montré les flammes. Elle a tourné les talons et est partie sans un mot. Je
suis sûre qu’à l’heure qu’il est elle a déjà appelé Delgado.
Mme Roberts avala péniblement sa salive et tira les bords de son gilet
sur elle comme si le simple nom de Delgado l’avait transie de froid.
Emily accourut et mit ses bras autour d’elle.
– Mais qu’est-ce que vous allez faire ? Il va venir à votre recherche !
– Il vit en Amérique du Sud, dit Mme Roberts en regardant sa montre.
Au moins, cela signifie qu’il ne peut pas arriver avant demain matin, et
d’ici là je serai loin. J’ai préparé une petite valise. Elle regarda
tristement autour d’elle. Je partirai dans la nuit et j’irai chercher Laura.
La pauvre. Elle ignore tout de mon passé. Cela me brise le cœur de la
forcer à quitter Castle Key, mais je ne peux pas la laisser ici, Delgado la
trouverait. Nous repartirons de zéro et referons notre vie ailleurs. Et ce
pauvre Biscuit aussi.
Mme Roberts se baissa et prit le petit chien dans ses bras.
– Cela ne sera pas facile pour lui d’être par monts et par vaux jusqu’à
ce que nous trouvions un point de chute, dit-elle. Sa voix se brisa et de
grosses larmes coulèrent sur son visage.
Emily sentit ses yeux picoter aussi. Lorsqu’elle prit la parole, elle eut
l’impression qu’une balle de tennis était coincée dans sa gorge.
– Je pourrais m’occuper de Biscuit, si vous voulez. Il pourrait vivre
avec Drift et moi au phare. Elle n’osait pas penser à ce que diraient ses
parents en la voyant arriver avec un chien supplémentaire (surtout que
celui-ci aboyait chaque fois qu’une mouette passait dans le ciel), mais ce
n’était pas le plus important pour l’instant.
Sa proposition avait eu pour effet de faire pleurer Mme Roberts de
plus belle.
– Je te remercie, ma grande, mais je ne pourrais pas supporter de m’en
séparer. Il fait partie de la famille ! Ne t’inquiète pas pour nous.
– On pourrait au moins essayer de retarder Delgado, suggéra Scott.
Mme Roberts secoua la tête.
– Je ne veux surtout pas que vous soyez impliqués. Juan Delgado est
vraiment un sale individu. Et de toute façon, ce que j’ai fait est immoral.
Je les ai aidés à voler tous ces tableaux. Je devrais vous dire d’alerter la
police et de me dénoncer.
Emily ne savait pas que dire. Bien sûr, voler n’était pas bien et
Mme Roberts avait enfreint la loi. Mais cela remontait à plus de vingt
ans, alors qu’elle était très jeune, influencée par de mauvaises
fréquentations. Elle n’avait jamais plus rien fait de mal depuis. Et en
plus, elle avait refusé d’aider Bianca à voler le tableau de Trago.
– Je viens juste d’avoir une idée, s’écria Mme Roberts, soudain
beaucoup plus enjouée. Vous pouvez faire votre devoir et m’aider en
même temps. Si vous êtes certains que vous le voulez bien.
Emily, Scott et Jack échangèrent des regards excités. Bien sûr qu’ils en
étaient certains ! Jack se dit que « faire son devoir » n’avait rien de très
excitant (c’était un peu comme de se porter volontaire pour ranger la
classe), mais s’il fallait en passer par là pour aider une faussaire à
échapper aux mains d’un grand criminel, chef de gang sans scrupules, il
était partant !
14
UN ViSiteUR
MalFaisaNT

E n sortant du cottage des Lilas, les trois amis avaient hâte de


regagner leur quartier général pour discuter de tout ce que Mme Roberts
leur avait révélé, et de ce qu’elle leur avait demandé de faire pour
l’aider.
Jack eut l’heureuse idée de suggérer à tante Kate qu’ils pique-niquent
dans leur cabane au lieu de rentrer dîner. Ils chargèrent le panier de Drift
de sandwichs, pâté en croûte, chips, gâteau au chocolat et d’une grande
bouteille de jus de pomme, ainsi que d’un bol d’eau et des biscuits pour
le chien. Une fois dans leur cabane, ils étendirent une nappe sur le
plancher et disposèrent leur festin. Ils s’installèrent ensuite sur les
coussins.
– Pauvre Mme Roberts, soupira Emily. Je ne sais pas ce que je
deviendrais s’il fallait que je quitte le phare et Castle Key.
Jack mordit dans un morceau de pâté en croûte.
– Il va d’abord falloir qu’elle s’invente un autre nouveau nom. Je me
demande ce qu’elle va choisir cette fois-ci. Gertrude Danlsak, peut-être ?
s’esclaffa-t-il. Si je devais changer d’identité, je prendrais un nom
rocambolesque, comme Flash MacTavish ou Tornado Dreadlock.
Scott leva les yeux au ciel. C’était bien de Jack de s’inventer des noms
idiots alors qu’Emily essayait de parler sérieusement. Son frère avait la
maturité d’un bébé ! Il avait manifestement oublié à quel point ils avaient
trouvé difficile de se séparer de leurs copains de Londres pour venir à
Castle Key, et ce n’était que pour deux mois ! Scott réalisa soudain qu’il
allait éprouver exactement la même chose à la fin de l’été, lorsqu’il
faudrait quitter Castle Key et rentrer à Londres. Pour chasser cette idée
lugubre, il lança un grain de raisin en direction de son frère.
– Tornado Dreadlock ? Tu rigoles ? Tu m’as plutôt l’air d’un Alfred
Pettigrew !
Jack riposta à l’aide d’une tomate cerise.
– Dans le mille ! s’écria-t-il lorsque celle-ci vint s’écraser sur le nez
de Scott.
– Est-ce que vous pourriez arrêter de vous comporter comme des
babouins une minute ? soupira Emily. Nous avons des plans sérieux à
mettre au point.
La bataille continuait à faire rage. Emily souffla dans un sachet de
chips et le fit éclater d’un grand coup. Cela eut l’effet désiré. Elle avait
de nouveau leur attention !
– Qu’est-ce que tu fais ? Tu essaies de me provoquer une crise
cardiaque ? demanda Jack en tentant de lui enlever le paquet des mains.
– Sur le coup, j’ai cru que Juan Delgado était arrivé et nous prenait
pour cibles ! dit Scott en riant.
Emily ne releva pas leurs commentaires.
– Il faut absolument qu’on parle de ça ! reprit-elle en agitant une
enveloppe cachetée, portant la mention « À l’attention de l’inspecteur
Hassan, Commissariat de Carrickstowe », d’une écriture bien nette,
typique d’une enseignante. Mme Roberts nous a demandé d’attendre au
moins quarante-huit heures après son départ avant d’aller chercher
l’original de La Dame en bleu dans sa nouvelle cachette, et de le
remettre à la police avec cette lettre d’explications. On est mercredi. Je
propose qu’on aille chercher le tableau vendredi soir.
– Oh, je voulais y aller ce soir, marmonna Jack, en faisant une moue
digne d’un enfant de trois ans à qui l’on a dit qu’il ne pouvait pas aller
faire de la balançoire.
– Emily a raison, intervint Scott. Il faut que nous laissions le temps à
Mme Roberts et à Laura d’être déjà loin, et à Delgado d’abandonner ses
recherches et de rentrer gentiment en Amérique du Sud. Si toutefois il
vient. Peut-être qu’au bout de tant d’années il s’en est remis et a passé
l’éponge.
Emily sortit son carnet et glissa l’enveloppe entre deux pages.
– J’ai noté toutes les consignes, dit-elle.
– Je trouve génial que Mme Roberts ait caché La Dame en bleu à la
Galerie de Trago ! fit Jack. Il me tarde de découvrir l’entrée secrète dont
elle nous a parlé.
Scott prit une poignée de chips. Pour une fois, il était d’accord avec
son frère. Il avait hâte aussi ! Mme Roberts leur avait confié que seuls
quelques amis de Digory Trago, dont elle, connaissaient l’existence de ce
passage secret. Il était si bien dissimulé qu’il n’avait même pas été relié
à l’alarme quand le dispositif de sécurité avait été installé. Grâce aux
instructions détaillées de Mme Roberts, les trois amis pourraient se
glisser dans le musée la nuit, récupérer La Dame en bleu et ressortir ni
vu ni connu.
– Et après, on fait notre devoir ! ajouta Scott. On remet le tableau à la
police, avec la lettre.
– Vous croyez qu’il faut absolument qu’on rende le tableau ? demanda
Jack. Parce qu’en fait j’aimerais décidément bien avoir ce petit avion
personnel que je n’ai pas eu quand vous m’avez empêché de garder le
trésor qu’on a trouvé sur l’île du Ventriloque6.
– Ah, je te vois en train d’essayer de trouver un acheteur pour La
Dame en bleu ! ricana Scott. Tu es un expert du marché noir des chefs-
d’œuvre volés de Léonard de Vinci, hein ? Sans parler de Delgado à tes
trousses…
– Et sans parler du fait que ce serait du vol ! ajouta Emily d’une voix
ferme.
Tout à coup, Drift, qui était de garde, dressa l’oreille. Il avait entendu
un bruit depuis son perchoir sur le plancher de la cabane. Il trotta jusqu’à
Emily et émit son signal : un petit aboiement discret qui signifiait : « J’ai
quelque chose qui pourrait t’intéresser. »
Les enfants jetèrent un coup d’œil furtif vers les maisons. Une voiture
noire était garée devant celle de Mme Roberts. Dans le cottage, Biscuit
se mettait en voix pour son ouaf-concert habituel. Un homme assez grand
sortit de la voiture et examina un moment la ruelle de l’Église. Il était
bronzé, mais l’ombre de la barbe qui lui balayait la mâchoire était grise,
et une mèche blanche au milieu du crâne contrastait avec le reste de son
épaisse chevelure noire. Sa chemise blanche et son pantalon de coton
beige étaient élégants, mais froissés. Cet homme avait manifestement
voyagé.
Scott se tourna vers Jack et Emily.
– Juan Delgado ? souffla-t-il.
Ils acquiescèrent.
– Comment est-il arrivé aussi vite d’Amérique du Sud ? chuchota Jack.
Il s’est fait téléporter ?
– Il devait déjà être en Europe, répondit Scott.
Emily dégringolait déjà le long de l’échelle de corde.
– Mme Roberts est encore là ! Elle est en danger !
Quelques instants plus tard, Scott, Emily et Jack étaient tapis dans les
rosiers sous la fenêtre de l’atelier, dans le jardin du Cottage des Lilas. La
vitre était entrouverte. Scott tendit le cou pour jeter un œil à l’intérieur.
Delgado se tenait debout, les bras croisés, et examinait tranquillement
le tableau de la petite fille dans la prairie fleurie qui se trouvait sur le
chevalet.
– Hum, pas mal, murmura-t-il, mais plutôt mélo.
– Laisse-moi tranquille ! dit Mme Roberts en se faisant toute petite
dans l’embrasure de la porte derrière lui. Je n’ai plus La Dame en bleu !
– Allons, fais un petit effort, Anita.
La voix calme de Delgado était puissante et menaçante.
– Je sais très bien que tu mens, poursuivit-il.
– Je te l’ai déjà dit, sanglota Mme Roberts. On me l’a volé il y a
quelques jours. J’ai été cambriolée. Tu peux vérifier auprès de la police !
Delgado s’approcha de la fenêtre d’un pas nonchalant. Un fait
irréfutable s’imposa soudain dans l’esprit de Scott : « Il se pourrait qu’on
soit en danger. Si Delgado nous surprend en train d’écouter, je n’ose pas
imaginer ce qu’il nous fera ! » Une chose était certaine, ce n’était pas le
genre de bonhomme à leur tapoter la tête et à leur dire d’aller jouer
gentiment plus loin. Devoir quitter leur pays pour aller vivre à l’étranger
sous un nouveau nom ne serait rien à côté ! Scott retint son souffle et fit
de son mieux pour se faire passer pour un rosier. Delgado contempla un
instant le jardin puis revint vers Mme Roberts. Scott s’autorisa à respirer
de nouveau.
– Tu devrais peut-être réfléchir à ta réponse, Anita, conseilla Delgado
en sortant son téléphone de sa poche. Mon associé, qui se trouve au
centre équestre, me dit que ta fille est très jolie… poursuivit-il d’une
voix cruelle et faussement désinvolte.
Mme Roberts se précipita vers lui et lui saisit la main.
– Qu’est-ce que tu as fait de Laura ? Laisse-la tranquille !
Delgado sourit en la repoussant comme si elle n’était qu’une sale
mouche.
– Laura ne courra aucun risque, à condition que j’aie ton entière
coopération, bien entendu. Montre-moi où tu as caché La Dame en bleu,
et je dirai à Carlo de la relâcher. Il contempla son téléphone un long
moment. Sinon… ajouta-t-il en secouant la tête comme s’il était
profondément triste. Enfin, c’est toi qui choisis…
– D’accord ! cria presque Mme Roberts. C’est bon, je te montrerai.
Mais promets-moi de ne pas faire de mal à Laura.
Et elle se précipita dans le salon. Delgado la suivit lentement, avec un
sourire narquois qui lui donnait l’air d’un lézard.
– Et au fait, ne t’amuse pas à essayer de donner l’alarme, l’avertit-il.
Je n’ai qu’un chiffre à composer pour avoir Carlo au bout du fil.
Les enfants se faufilèrent sur le côté de la maison et eurent juste le
temps d’apercevoir Delgado entraîner Mme Roberts vers sa voiture. Il la
tenait par le bras et souriait comme s’ils plaisantaient entre eux. Si jamais
un voisin les voyait, il penserait que Mme Roberts sortait en compagnie
d’un galant monsieur. Mais Scott remarqua qu’il tenait son coude comme
dans un étau et entendit ses mots glaciaux :
– Le moindre petit geste ou appel au secours, Anita, et tu ne reverras
jamais ta fille. Est-ce que c’est bien compris ?

6. Voir Le Mystère de l’or disparu.


15
UN PLan, eT VIte !

E mily sortit d’un bond de sa cachette, à temps pour voir la


voiture de Delgado disparaître au coin de la ruelle de l’Église.
– Il faut qu’on prévienne la police ! s’écria-t-elle.
Scott prit son téléphone, mais Jack lui saisit le bras.
– Vous êtes fous ? Vous avez entendu ce que Delgado a dit. Si la police
rapplique, il dira à son pote Carlo de supprimer Laura !
Scott replaça son portable dans la poche de son jean.
– Je n’aurais jamais cru ça possible mais, pour une fois, Jack a raison.
Emily acquiesça.
– On ne peut tout de même pas laisser cet escroc repartir avec un
tableau d’une telle valeur ! soupira-t-elle.
Scott s’appuya contre le mur. Il avait vu l’expression de Delgado
quand il avait promis de ne pas faire de mal à Laura pourvu que
Mme Roberts coopère. Il avait eu l’air aussi sincère qu’un renard qui jure
de ne toucher à rien dans un poulailler.
– Je ne suis vraiment pas sûr qu’il tienne sa promesse, prévint-il. Il
tuera probablement Laura même s’il récupère effectivement le tableau.
De rage, il donna un coup de pied dans un massif de géraniums. Il faut
absolument qu’on fasse quelque chose. Mais quoi ?
– Il nous faut un plan ! dit Emily en passant sa main dans ses cheveux.
Allez ! Mais réfléchis ! ajouta-t-elle en se frappant le front.
Jack, lui, courait déjà en direction du cottage des Roches où se trouvait
sa bicyclette.
– Venez ! On n’a pas le temps d’élaborer un plan ! Il faut qu’on monte à
la Galerie de Trago avant que Monsieur l’Ignoble fasse main basse sur le
tableau et disparaisse. On improvisera une fois sur place, c’est tout !
Emily hésita. D’accord, il n’y avait pas une minute à perdre. Mais s’ils
voulaient empêcher Delgado de fuir avec le tableau, sans mettre les jours
de Laura en danger, ils allaient devoir faire un peu mieux que
d’« improviser » ! Ils allaient devoir être plus malins que ce sale type !
Soudain, il lui vint une idée.
– Attends ! s’écria-t-elle. Elle entra en trombe dans le cottage des
Lilas, que Mme Roberts n’avait pas eu le temps de fermer à clé. Vite,
aide-moi à descendre
La Dame en bleu, ordonna-t-elle à Scott qui l’avait suivie.
Il décrocha la reproduction pendue au mur. Emily la jeta sur le canapé
et essaya désespérément à la sortir de son cadre.
– Mais qu’est-ce que tu fais ? demanda Scott.
– Si on arrive au musée avant Delgado, dit-elle d’une voix haletante
tout en poursuivant sa tâche, on se glissera dans le passage secret dont
nous a parlé Mme Roberts, et on remplacera l’original de La Dame en
bleu par cette toile. Mais il faut qu’on enlève ce cadre et qu’on la roule
comme un parchemin. Elle a dit que c’est ce qu’elle avait fait pour la
vraie.
– Tu crois que Delgado ne va pas remarquer que c’est un faux ?
s’inquiéta Scott.
Emily reconnut que c’était possible, mais la reproduction avait été
peinte comme s’il s’agissait d’un tableau authentique, sur une vieille
toile. Et avec un peu de chance, Delgado serait si pressé de déguerpir
avant que quelqu’un donne l’alarme qu’il n’y regarderait pas de trop
près. Cela valait la peine d’essayer.
– Si Delgado croit qu’il a l’original, il laissera peut-être Mme Roberts
et Laura tranquilles ; du moins assez longtemps pour leur permettre de
quitter Castle Key avant qu’il découvre la vérité.
– Ça me paraît être un bon plan ! dit une voix près de la porte de
l’atelier.
Emily fit un bond. C’était Jack.
– Passe-moi le tableau et je partirai devant. Je pédale beaucoup plus
vite que vous deux, espèces de charrettes.
– OK, fit Emily. On se retrouve là-bas. Coupe par le cimetière et
prends le sentier qui monte à pic à travers la lande. Delgado sera obligé
d’emprunter la route en voiture. C’est plus long. Tu devrais arriver avant
lui. Tu te souviens des consignes pour ouvrir le passage secret ? Et de la
cachette ?
Jack leva les yeux au ciel.
– Est-ce que j’ai l’air d’un idiot ? interrogea-t-il. Il attrapa le rouleau
de toile comme s’il s’agissait d’un ballon de rugby, et se rua vers la
porte.
Scott se tourna vers Emily.
– Ben oui, justement, il a l’air d’un idiot. C’est bien ce qui m’inquiète,
soupira-t-il.
Il eut un moment d’hésitation, puis sortit comme une fusée et se pencha
par-dessus le portillon. Jack descendait la ruelle de l’Église en danseuse
sur son vélocross ; ses jambes pompaient comme les pistons d’une
locomotive.
– Si la voiture de Delgado est déjà là quand tu arrives, tu laisses
tomber ! hurla Scott en direction de son frère qui s’éloignait. Tu restes
dehors et tu nous attends ! Ne va pas jouer les héros ! D’accord ?
Jack leva le pouce bien haut, ce qui lui fit faire une dangereuse
embardée, et se dirigea vers le portail du cimetière.
Scott et Emily allèrent chercher leurs propres bicyclettes. Scott ne
pouvait pas s’empêcher d’être inquiet. Si quelque chose mettait la puce à
l’oreille de Delgado, il n’avait qu’un seul coup de fil à passer pour que
Laura soit en danger. Il posa la main sur l’épaule d’Emily.
– Tu montes au musée pour aller rejoindre Jack. Delgado a dit que son
acolyte tenait Laura prisonnière au centre équestre. Je vais y aller pour
voir ce qu’il se passe. Je t’appellerai pour te dire. Seulement, ne laisse
pas Jack essayer de déjouer Delgado avec une embuscade à la Panthère
rose, ou autre truc dingue dans ce genre.
Emily acquiesça sans sourire. Drift sauta dans le panier sur son porte-
bagages.
Scott la regarda s’éloigner en pédalant.
– Bonne chance, Mily ! lui cria-t-il.
– Toi aussi. Et au fait, Scott, dit-elle par-dessus son épaule, ne va pas
jouer les héros ! D’accord ?
Scott était sur le point de partir pour la ferme de Roshendra, lorsqu’il
entendit un bruissement dans un massif de lilas près du portillon. Une
truffe noire pointa à travers les broussailles.
– Drift ! Je croyais que tu étais avec Emily, murmura-t-il.
Mais lorsque le chien à qui appartenait cette truffe apparut tout entier,
ce n’était pas Drift, mais Biscuit !
Le petit terrier tremblait. Il ouvrit la gueule mais ne put émettre qu’un
faible couinement.
– Pauvre petit gars ! lui dit Scott. On t’a oublié ? Il va falloir que tu
restes ici encore un peu.
Le petit chien lui lécha la main.
– Ah non, je ne peux pas t’emmener.
Biscuit le regarda de ses grands yeux implorants.
– Non, je t’assure… Oh, bon, d’accord ! capitula-t-il en enfouissant
Biscuit dans son sac à dos, et en laissant la fermeture Éclair entrouverte
pour qu’il puisse sortir la tête. Allons-y !

Sur la route au nord de Castle Key, Scott pédalait comme si son vélo
était équipé d’un turboréacteur. Puis il coupa à travers la lande en
direction de la ferme de Roshendra. Il jeta un coup d’œil à sa montre.
« Je devrais y être dans dix minutes, au maximum. » Il n’y avait plus qu’à
espérer que le complice de Delgado, Carlo, n’avait pas emmené Laura
ailleurs. Scott était tellement concentré qu’il ne vit pas le groupe de
garçons en train de faire des graffitis sur le mur d’une vieille grange. Il
faillit leur rentrer dedans, fit un écart à la dernière minute et termina sa
course dans un vol plané peu élégant.
– Tu peux pas faire attention ! lui jeta un garçon qui venait vers lui
d’une démarche arrogante, les mains plongées dans les poches de son
slim.
Il était maigre, brun et avait environ dix-sept ans. La manière dont il
avançait, un peu en avant du reste de la bande, indiquait qu’il en était le
chef.
– Eh, regardez, c’est ce petit gosse de Londres avec qui Emily Wild
traîne tout le temps, ricana un adolescent bien étoffé et doté d’une masse
de cheveux roux féroces.
Le chef s’approcha encore. Scott avait un gros plan sur ses boutons,
ses cheveux teints en noir et les anneaux qui lui perçaient le nez.
– Pour qui tu te prends ? lança le garçon.
Scott se releva et brossa son pantalon aussi dignement que possible. Il
ne tenait vraiment pas à se battre. Ils étaient cinq, et il était seul. En plus,
il n’avait pas le temps d’entamer une discussion philosophique
concernant qui il était, et pour qui il se prenait. Il chercha discrètement
autour de lui un moyen de s’échapper. Le graffiti sur le mur de la vieille
grange luisait encore de peinture fraîche. Il lut les lettres orange, blanches
et bleues d’un mètre de haut : « AM-EN ». Cela lui disait quelque chose.
Qu’avait dit Emily à ce sujet ? Adam… M quelque chose… Martin ! Oui,
c’était ça. Et les quatre autres devaient être les membres de l’Extreme
Network, le Réseau de l’extrême !
– Tu es Adam Martin ? demanda-t-il.
– Ouais, et alors ? répondit l’autre en dévisageant Scott d’un air
méfiant.
– Non, rien. J’ai juste reconnu ton tag. Il est cool.
Adam restait sur ses gardes.
Tout à coup, Scott se souvint d’un renseignement qu’Emily lui avait
donné : Adam Martin ne pouvait pas être le cambrioleur de
Mme Roberts, car celle-ci était sa prof préférée. Cela lui donna une idée.
Au lieu d’essayer de semer ces gars le plus rapidement possible, il
devrait en faire ses alliés. Ils pourraient l’aider à évaluer la situation au
centre équestre.
– Y a un super-groupe d’artistes de rue là où j’habite, dit-il. Je
pourrais leur parler de ce que tu fais. Tu pourrais peut-être venir à
Londres pour travailler avec eux sur un projet, ou un truc comme ça.
Adam prit un air moins renfrogné, et même vaguement intéressé.
– Ah ouais ? À Londres ?
Adam plissa les yeux et continua à mâcher son chewing-gum un
moment. Puis il fit un pas en arrière et arrêta de respirer le même air que
Scott. Celui-ci décida qu’il était temps de passer à l’action.
– Écoute… il y a un truc… j’ai besoin de ton aide, commença-t-il.
Puis il expliqua le plus rapidement possible que Mme Roberts et sa
fille avaient de graves ennuis, et qu’il se rendait au centre d’équitation.
– Alors, vous voulez venir avec moi et faire diversion pour me
débarrasser du garde un moment ? Comme ça, je pourrais me glisser à
l’intérieur et faire du repérage, pour voir s’il y a un moyen de sortir
Laura de là…
Adam Martin dévisagea Scott un long moment, comme s’il le suspectait
de se moquer de lui. Puis il finit par hausser les épaules.
– OK, d’accord. C’est pas comme si on avait grand-chose d’autre à
faire, de toute façon.
– Ouais, il se passe jamais rien dans ce trou, grogna le garçon aux
cheveux roux.
– On va lui faire une diversion d’enfer, ricana Adam. Ses copains
s’esclaffèrent. Mais va falloir que tu vires ta bécane de pépé, mon gars !
Scott dissimula son vélo derrière la grange et monta derrière Adam sur
sa Mobylette. Il n’était pas convaincu d’avoir eu une idée de génie en
invitant l’Extreme Network à l’accompagner, mais au moins il arriverait
plus vite au centre équestre comme ça.
– Tiens-toi ! hurla Adam en mettant les gaz à fond et en accélérant si
précipitamment que la roue avant se souleva et que l’engin se cabra
comme un étalon sauvage.
« J’y serai beaucoup plus vite, même ! songea Scott. Si jamais on
arrive entiers ! »
16
Le PaSsaGe SeCReT

P endant ce temps, Emily était arrivée à la Galerie de Trago et


attendait Jack devant le passage secret, à l’arrière du bâtiment. Le
parking était désert. Le personnel et les visiteurs étaient partis depuis
longtemps et, apparemment, Delgado n’était pas encore là.
Emily regarda l’heure. Jack devait être à l’intérieur depuis au moins
cinq minutes. Il avait largement eu le temps d’intervertir les tableaux et
de ressortir. Delgado et Mme Roberts allaient arriver d’un moment à
l’autre.
Une autre minute s’écoula.
– Mais qu’est-ce qu’il peut bien faire là-dedans, dis-moi, Drift ?
chuchota-t-elle.
Le petit chien laissa pendre ses oreilles. Il n’en avait pas la moindre
idée non plus.
« Je n’aurais jamais dû laisser Jack réaliser cette mission tout seul,
songea Emily. Il ne se souvient probablement pas de l’endroit où est
caché le tableau ! »
Vingt secondes s’égrainèrent. Elle vérifia l’écran de son téléphone.
Aucun message de Scott non plus.
– On ne peut plus faire autrement, Drift, dit-elle. Il faut que nous
allions voir ce que fait Jack avant que Delgado arrive. Elle sortit son
carnet et relu les consignes concernant le passage secret. Elle gravit les
marches conduisant à un petit balcon. C’était bien là. « Voilà la fausse
porte », se dit-elle. Elle avait l’air si vraie qu’Emily dut toucher le mur
pour se convaincre que c’était bien une peinture en trompe-l’œil. La
seule partie réelle était sa grosse poignée en laiton. Le sol du balcon était
couvert de carreaux colorés en forme de coquille d’escargot. Il suffisait
de s’asseoir au centre du motif en spirale, puis de se pencher pour tourner
la poignée au mur trois fois dans le sens inverse des aiguilles d’une
montre. Mme Roberts avait expliqué qu’il fallait absolument s’asseoir,
car la coquille d’escargot s’écartait et l’on glissait dans un conduit qui
atterrissait dans la cave.
Emily s’assit en tailleur et plaça Drift sur ses genoux.
– C’est parti ! Tiens-toi bien ! conseilla-t-elle en se penchant vers la
poignée.
Elle se pencha un peu plus. Et s’étira encore. Ses doigts se refermaient
chaque fois dans le vide. Rageuse, elle abattit son poing sur la coquille
d’escargot. Elle se souvenait avoir vu Digory Trago dans le village avant
sa mort. Il marchait péniblement en s’appuyant sur une canne, et portait
généralement une veste de velours noir sur un kilt noir et jaune dans le
tartan de la Cornouailles. Mais chose encore plus significative, il
mesurait au moins deux mètres ! Il n’avait pas conçu son passage secret
pour quelqu’un d’aussi petit qu’Emily. Même debout, elle ne pouvait pas
atteindre la poignée. Et il n’y avait pas moyen de s’en rapprocher, car il
fallait du poids sur la coquille d’escargot pour déclencher le mécanisme
d’ouverture.
Emily balaya le balcon du regard. Il devait bien y avoir un moyen de
résoudre ce problème. Mais elle n’avait à sa disposition ni bras
extensible, ni potion magique pour grandir à volonté.
Elle eut soudain une idée. « Cela pourrait marcher, si Drift est assez
lourd… » songea-t-elle.
– Ne bouge pas, dit-elle au chien en le plaçant au bon endroit.
Drift était assis, immobile, sur la dalle centrale. Il rentra la queue et
attendit une consigne. Emily se rapprocha du mur à quatre pattes, saisit la
poignée, inspira profondément, et la tourna : une fois, deux fois, trois
fois. À ce moment précis, elle se jeta sur le côté et atterrit sur Drift. Ils
tombèrent ensemble dans le trou qui apparut lorsque les dalles
s’écartèrent dans un chuintement de mécanisme bien huilé. Drift jappa de
surprise. Ils dégringolaient de plus en plus vite sur un toboggan en
colimaçon, dans un enchevêtrement de bras, jambes, pattes, cheveux
longs et poils de chien. Lorsqu’ils furent expulsés à la sortie et
rebondirent sur une surface souple, Emily ne savait plus quel membre
appartenait à qui.
Elle entendit un léger vrombissement : le toboggan se repliait dans le
plafond. Emily se mit en position assise et regarda Drift. Il haletait, sa
langue pendait et il dressait les oreilles. Il voulait recommencer !
– Une autre fois ! dit Emily en riant et en l’ébouriffant. Pour l’instant,
nous devons retrouver Jack.

Au fait, que faisait Jack à cet instant ? Il se perdait inextricablement !


Tout avait si bien commencé… Il avait exécuté le petit numéro de
l’escargot-poignée de porte comme un chef, du premier coup. Et wouah,
ce toboggan était phénoménal ! Il serait bien ressorti illico pour le
refaire… si seulement il avait su comment ressortir. Mme Roberts leur
avait expliqué comment entrer par le passage secret, mais autant que Jack
se souvienne, elle n’avait jamais parlé d’une sortie secrète ! De toute
façon, pour l’instant, c’était le cadet de ses soucis. Il fallait d’abord qu’il
trouve cette stupide cachette et qu’il permute, poil au bismuth, les
tableaux, poil au dos.
Mme Roberts leur avait confié qu’elle avait caché
La Dame en bleu dans… le cochon volant ! Jack avait tout de suite
compris de quoi elle voulait parler. La première fois qu’il était venu à la
Galerie de Trago, il avait remarqué ce cochon grandeur nature, avec ses
ailes pailletées et son diadème, suspendu au plafond du grand hall. Il faut
dire qu’il aurait été difficile de le louper !
« Il faut que vous trouviez le cochon volant », avait dit Mme Roberts.
« Fastoche ! » avait-il pensé sur le moment. Mais en fait, cela n’était pas
aussi simple que ça. Encore fallait-il trouver le hall. Le toboggan l’avait
déposé dans un sous-sol. Il avait gravi le premier escalier qui se
présentait mais, avec ces fausses portes, étages mirages, escaliers
farceurs et culs-de-sac inattendus, il avait tourné en rond. Et puis il y
avait ces sculptures surréalistes et ces animaux empaillés gigantesques,
sans parler du fait qu’il pouvait se trouver à tout moment nez à nez avec
Juan Delgado au détour d’un couloir. L’avertissement de Scott lui revint à
l’esprit : « Ne va pas jouer les héros ! » Ah ! il ne risquait rien ! Il allait
passer le reste de sa vie à errer dans cette maison de fou, avec un tableau
en forme de parchemin qui dépassait de la poche de son short. Il faisait
des cauchemars plus plausibles que la situation qu’il était en train de
vivre !
La pénombre n’arrangeait pas les choses. Les seules sources de
lumière étaient la lueur du crépuscule qui entrait par les fenêtres et
quelques rares éclairages de sécurité. Évidemment, Emily, elle, aurait
pris la précaution d’emporter une lampe électrique. Elle aurait
probablement aussi une boussole, un GPS et un détecteur automatique de
cochon volant.
« Mais je ne suis pas Emily… Je suis… »
– AHHHHHH ! Un horrible lutin mutant ! Il me vient droit dessus !
hurla Jack en se jetant derrière un groupe de squelettes de stégosaures, le
cœur battant.
Il sortit précautionneusement la tête : le lutin l’observait dans l’ombre,
immobile. Il mesurait à peine un mètre, mais était presque deux fois plus
large que haut, avec des jambes courtaudes et un visage plat et pâle. Jack
attendit un moment puis fit un pas timide en avant. Le lutin fit de même.
Jack fit un second pas. Le lutin aussi. Jack se tapa le front et éclata de
rire. Le lutin l’imita.
– C’est un miroir déformant ! souffla Jack en riant de soulagement. Tu
n’aurais pas vu un cochon volant par hasard ? demanda-t-il à son reflet.
À cet instant, il entendit des pas. Il fit volte-face, mais il n’y avait
personne derrière lui. Il était incapable de dire d’où venait le bruit dans
cette bâtisse de dingue. « Ce doit être Delgado ! »
La peau hérissée de chair de poule, Jack se mit à battre lentement en
retraite… et vint percuter quelqu’un qui reculait en direction inverse.
17
La CaCHette

– Aïe !
Jack était pétrifié. Mais… du calme, ce n’était pas le cri d’un cerveau
criminel sud-américain sans pitié. Et ces léchouilles n’étaient pas non
plus celles du chien d’un cerveau criminel sud-américain sans pitié !
C’était Emily et Drift. Il ne s’était pas senti aussi soulagé depuis que la
balle de Simon Fox l’avait manqué en frôlant simplement son oreille
gauche7.
– Tu m’as marché sur le pied, espèce d’éléphant ! lui reprocha Emily
en sautillant et en se tenant les orteils. Ça fait une heure que je te cherche.
Tu as interverti les tableaux, au moins ?
Jack secoua la tête. Il ne faisait pas confiance à sa voix. Il avait le
sentiment qu’après une telle frayeur elle ressemblerait aux couinements
aigus de quelqu’un qui vient d’aspirer le contenu d’un ballon plein
d’hélium.
Emily prit sa tête dans ses mains et émit un cri de désespoir silencieux.
– Mais alors, qu’est-ce que tu fais là ? Tu es à des kilomètres du
cochon volant. Et pourquoi est-ce que tu faisais l’idiot à te parler dans ce
miroir ?
Jack ouvrit la bouche, dans l’espoir de trouver une excuse qui ne
l’obligerait pas à admettre qu’il avait pris son reflet pour un lutin mutant
(si jamais Scott l’apprenait, sa vie serait un calvaire). Mais Emily n’était
pas d’humeur à attendre ses explications.
– Viens, dit-elle sèchement en le tirant par le bras. Il faut absolument
qu’on permute ces tableaux avant que Delgado rapplique.
– Et Scott ? Où il est ? haleta Jack en gravissant un escalier en
colimaçon à toute allure derrière Emily.
– Centre équestre, répondit-elle. Je t’expliquerai.
– Et comment ça se fait que tu connaisses cet endroit comme le dos de
la main ?
– Le guide ! fit Emily en agitant un livret. Je l’ai pris quand on est
venus ce matin. Il y a même un plan.
Jack s’arrêta net.
– Attends ! Tu veux dire que tu avais un plan de ce musée depuis le
début et que tu n’as pas pris la peine de m’en parler ? J’aurais pu mourir
de faim à force d’errer dans cette baraque !
Emily se retourna en haut des escaliers.
– Euh, oui, excuse. Il faut dire que tu as décollé tellement vite sur ton
vélo que je n’en ai même pas eu le temps.
Après maints détours, Emily, Jack et Drift finirent par sortir du
labyrinthe et débouchèrent au sommet du grand escalier. Ils
s’accroupirent et jetèrent un œil à travers la rambarde : ils virent piliers,
miroirs et sol en damier pentu, mais le hall en contrebas était désert. Les
deux amis descendirent à pas de loup en passant devant un grizzli
empaillé qui montait la garde sur un petit palier. Arrivés dans le hall, ils
levèrent les yeux et rencontrèrent ceux d’un cochon suspendu au plafond
par de longues chaînes.
– Mme Roberts a dit qu’elle avait caché le tableau dans la gueule du
cochon, dit Emily.
– Ouais, et on lui tire sur la queue pour lui ouvrir la bouche, ajouta
Jack, ravi de montrer qu’il avait bien écouté pour une fois. Je présume
que c’est une truie, avec ce diadème sur la tête.
Emily ne répondit pas. Elle cherchait une chaise sur laquelle monter.
Ce cochon volait bas (un homme un peu grand risquait fort de prendre un
coup de pied sur le nez en passant dessous), mais Emily n’arrivait tout de
même pas à l’atteindre. Elle commençait à en vouloir aux gens de plus
d’un mètre cinquante.
– Grouille-toi ! Tire-lui sur la queue avant que Delgado arrive !
Jack tira. La mâchoire inférieure du cochon s’abaissa en grinçant.
Emily grimpa sur la chaise, se mit sur la pointe des pieds et passa la main
dans la gueule béante. À son grand soulagement, il s’agissait d’un
moulage en papier mâché sur une carcasse grillagée, et non pas du corps
d’un vrai cochon. Elle tâtonna. Soudain, elle sentit le bord irrégulier
d’une toile enroulée.
– Je l’ai ! Attrape !
Elle extirpa le tableau et le lança à Jack. « Wouah ! songea-t-elle, je
viens de lober un chef-d’œuvre valant des millions, comme s’il s’agissait
d’un vieux Frisbee ! » Même Digory Trago aurait trouvé ça peu
conventionnel. Mais elle n’avait pas le temps de s’appesantir sur les
détails. Il fallait qu’ils sortent de là avant d’être pris la main dans le sac,
ou dans le cochon plus exactement.
– Fais-moi passer la reproduction !
Jack sortit la copie de La Dame en bleu de sa poche et la plaça à côté
de l’original. Il fit mine de les soupeser.
– Trente millions d’un côté, et trente balles à la papeterie de
Carrickstowe de l’autre. Tu choisis.
– Tu le fais exprès ? Tu tiens vraiment à ce que Delgado nous trouve
ici ? siffla Emily.
Jack lui passa la reproduction.
Emily la lui arracha des mains et la fourra entre les mâchoires du
cochon. Elle avait vraiment hâte de quitter ce hall. Mais elle hésita, un
pied sur la chaise.
– Tu es sûr de m’avoir donné le bon rouleau ? C’était bien la
reproduction ?
– Mais bien sûr. J’ai trente millions entre les doigts, répondit Jack en
levant la toile. Je devrais pouvoir me payer un petit avion personnel avec
ça.
– Chut ! Drift a entendu quelque chose !
Le petit chien regardait attentivement la porte d’entrée, les oreilles
dressées et pivotant comme des antennes paraboliques.
– J’entends rien, moi, murmura Jack.
– Ferme-la, souffla Emily.
– Oh, c’est pas la peine de le prendre comme ça !
– Mais non, ferme la gueule du cochon ! soupira Emily. Drift ne se
trompe jamais. Une voiture vient de s’arrêter dehors.
Comme ils gravissaient les escaliers quatre à quatre, Emily entendit
des pas dans le hall et se retourna un instant. Son cœur faillit s’arrêter de
battre. Delgado et Mme Roberts étaient déjà là ! Il était impossible que
Delgado ne les ait pas vus. Mais, comment se faisait-il qu’il était aussi de
l’autre côté de la pièce ? Et là encore ? Il y avait des centaines de
Delgado et de Mme Roberts !
– Ce sont les effets de miroir ! chuchota Jack en reprenant son souffle.
Viens !
Il saisit Emily par le bras et ils se précipitèrent derrière le grizzli sur
le petit palier.

Jack, Emily et Drift se serrèrent et retinrent leur souffle. Delgado les


avait-il vus s’échapper ? Allait-il venir à leur poursuite ? Allaient-ils
mourir ? Une minute ou deux s’écoulèrent. La chance semblait être de
leur côté. Il ne les avait pas remarqués !
Lentement, Emily jeta un coup d’œil de derrière le pelage fauve de
l’ours. Juan Delgado et Mme Roberts se tenaient sous le cochon volant.
L’homme regardait, les mains sur les hanches, tandis que Mme Roberts
tirait la queue de l’animal. Puis elle introduisit sa main dans sa gueule et
en retira une toile.
Delgado tendit la main et Mme Roberts la lui remit. Il commença à la
dérouler. Emily retint son souffle de nouveau. Elle se tourna vers Jack,
les yeux écarquillés de peur. Delgado allait-il réaliser qu’il ne s’agissait
pas de l’original ? Le hall était dans la pénombre. L’homme leva la toile
vers la lumière crépusculaire qui entrait par les fenêtres. Il baissa les
yeux vers Mme Roberts qui était recroquevillée sur elle-même, puis il
sourit, satisfait. Il enroula alors le tableau et le plaça dans le sac en cuir
qu’il portait en bandoulière.
– Bien, très bien, murmura-t-il.
– Super ! dit Emily à voix très basse.
Jack lui sourit, le pouce levé en signe d’approbation.
– Et maintenant, tu peux appeler ton complice pour lui dire de relâcher
Laura ? supplia Mme Roberts d’une voix tremblante.
« Laura ! Scott ! J’ai complètement oublié de regarder si j’avais des
SMS ou des appels en absence depuis que je suis dans le musée ! » pensa
soudain Emily. Scott avait-il tenté de la contacter pour lui faire un compte
rendu de la situation au centre équestre ? Son téléphone était au fond de
son sac ; il serait impossible de le chercher sans faire de bruit et alerter
Delgado.
– Ah, oui, la jolie Laura ! dit celui-ci d’un air narquois. Je ne sais pas
si tu mérites que je te pardonne ta trahison. Non seulement tu t’es enfuie,
mais tu as emporté mon tableau. Très impoli de ta part.
– Tout ça date d’il y a vingt-cinq ans, et tu m’as promis ! implora de
nouveau Mme Roberts. Je t’en prie, tiens parole.
Il sortit son téléphone, le regarda et éclata d’un rire malveillant qui fit
écho dans tout le hall.
– Tu vois, Anita, tout à l’heure j’ai composé deux SMS pour Carlo. Le
premier dit « ELLE VIT », et le second, « ELLE MEURT ». Il ne me reste
plus qu’à décider lequel envoyer et, en un seul clic, le tour est joué. Bon,
tu as rempli ta part du contrat, et nous sommes de vieux amis, je crois que
je vais choisir… « ELLE VIT » !
Tous les muscles de Mme Roberts se relâchèrent d’un coup.
– Merci, sanglota-t-elle.
Emily avala sa salive et sourit à Jack. Delgado avait tenu sa promesse
en fin de compte. Laura n’était plus en danger !
Le pouce de Delgado était presque sur son clavier.
– Pas si vite, Juan !
Delgado et Mme Roberts firent volte-face.
Bianca Mendez se tenait à l’autre extrémité du hall, accompagnée de
centaines de reflets. Et chacun d’entre eux pointait un pistolet vers la
poitrine de Juan Delgado.

7. Voir Le Mystère de l’or disparu.


18
Une bONne
aFfaIRe

B ianca Mendez, alias Nina Rodriguez, alias Cruella (dans


l’esprit de Jack, du moins), portait un pantalon et un chemisier noirs, et un
étui en forme de tube en bandoulière. Son petit pistolet argenté brillait à
la lueur de l’éclairage de sécurité. L’index de Bianca et son ongle rose,
démesurément long et parfaitement verni, reposaient sur la gâchette.
Un silence tendu régnait. Delgado fixait Bianca en fronçant un sourcil.
Bianca tenait le pistolet parfaitement immobile. Son regard allait de
Delgado à Mme Roberts. Mme Roberts fixait le téléphone dans la main
de Delgado. Depuis son poste derrière l’ours sur le palier, Jack trouvait
que les trois silhouettes dans le hall ressemblaient aux personnages d’un
jeu vidéo. Si seulement il avait pu appuyer sur une touche pour faire
bondir Mme Roberts et lui permettre d’éliminer Bianca et Delgado d’un
seul coup de pied circulaire !
Sans modifier d’un pouce la trajectoire de son arme, Bianca remonta la
courroie de l’étui qu’elle portait et fit un pas en avant.
« Qu’est-ce qu’elle peut bien avoir dans ce tube ? se demanda Jack. Un
télescope ? Une mitraillette ? J’aimerais bien le même pour trimbaler
cette toile… Mais oui, bien sûr ! Bianca était dans la galerie principale et
a fauché le tableau de Trago ! » Elle avait donc décidé de mettre son plan
à exécution, même sans le faux de Mme Roberts à mettre à la place de
l’original. Voilà pourquoi elle avait surgi de derrière les miroirs !
– Elle a L’Orchestre des animaux dans ce tube, articula-t-il
silencieusement en direction d’Emily.
Celle-ci fit « oui » de la tête.
« Évidemment, songea Jack, Emily avait tout compris bien avant
moi ! »
Leur attention se tourna de nouveau vers le hall lorsque Bianca décida
de briser le silence.
– Comme vous êtes mignons ! Vous fêtez les retrouvailles du Gang des
copieurs ? Ça ne vous dérange pas si je m’invite, hein ?
Delgado lui tendit les bras et fit un pas en avant.
– Nina ! Et si tu lâchais ce pistolet ? dit-il.
Bianca agita son arme, et il battit en retraite.
– Qu’est-ce que tu veux ? demanda-t-il.
– Voyons voir, fit Bianca en faisant semblant de réfléchir sérieusement
à sa question. Pourquoi pas
La Dame en bleu que tu as dans ton sac ?
Delgado et Mme Roberts la regardèrent bouche bée.
– Mais oui ! s’exclama la Chilienne en riant. Cela fait plusieurs
minutes que j’observe votre petit jeu. Je vous ai vus sortir la toile de ce
cochon. Elle se tourna vers Mme Roberts. Tu sais, Anita, je trouve fort
intéressant que tu ne m’aies jamais dit que tu avais gardé le tableau de de
Vinci. Je croyais que tu l’avais vendu depuis longtemps. En fait, tu
préférais faire équipe avec Juan, et me laisser en dehors du coup, espèce
de petite traîtresse…
Mme Roberts secoua la tête.
– Non, Nina, ce n’est pas vrai. Il menaçait ma fille !
– Bon, écoutez, j’aimerais bien pouvoir rester et papoter, mais le
temps presse. Alors si vous voulez bien me donner le de Vinci, je ne
m’attarderai pas plus. Fais glisser le sac par terre, Juan. Qu’est-ce que tu
attends ?
Delgado déposa son sac sur le carrelage à damier blanc et noir et le
poussa du pied. Bianca s’accroupit, le saisit et passa la sangle sur son
épaule.
– C’est ce que j’appellerais faire une bonne affaire, pas vous ? Une
véritable offre « 2 pour 1 » ! Je suis venue pour un tableau de Trago qui
vaut cinq misérables petits millions, dit-elle en tapotant l’étui tubulaire,
et on m’offre un de Vinci en supplément !
« C’est ce que tu crois », songea Jack. Il aurait donné n’importe quoi
pour voir la tête de Bianca quand elle réaliserait que son petit cadeau en
prime n’était qu’une reproduction à trente balles !
– Bon, ben, au revoir, Juan, Anita ! dit Bianca en leur envoyant un
baiser à chacun.
Elle recula vers la porte, en continuant de viser Delgado de son
pistolet.
Un sentiment de terreur envahit Emily, comme si une éponge froide et
mouillée gonflait dans sa poitrine. Delgado allait être tellement furieux
que Bianca lui ait soufflé La Dame en bleu qu’il y avait peu de chances
maintenant qu’il soit d’humeur à dire à Carlo de relâcher Laura.
Soudain, les oreilles de Drift se dressèrent de nouveau en position
d’écoute. Emily lui caressa la tête, en se demandant ce qu’il avait pu
entendre. Elle ne tarda pas à le savoir.
La porte d’entrée s’ouvrit avec fracas.
– Que personne ne bouge !
Une armée de policiers pénétra dans le hall. Ou du moins, on aurait dit
qu’il y en avait une armée.
En réalité, ils étaient quatre, multipliés des centaines de fois par leur
reflet dans les miroirs. Emily ne savait plus où donner du regard :
Mme Roberts et Delgado se tenaient sous le cochon volant. Les policiers
avaient été rejoints par la silhouette désormais bien connue de
l’inspecteur Hassan. Et Bianca Mendez…
Emily se frotta les yeux : Bianca s’était volatilisée !
L’inspecteur lança un ordre à deux de ses hommes :
– Poursuivez-la !
Ils coururent vers les miroirs, hésitèrent un instant pour tenter de
distinguer la vraie porte dans un kaléidoscope de reflets, puis disparurent
à leur tour.
Entre-temps, l’inspecteur Hassan avait appuyé sur un interrupteur et le
hall était éclairé comme en plein jour. Les deux autres policiers
s’approchèrent de Delgado. L’un d’eux retira des menottes de sa ceinture.
Delgado les observait d’un air amusé.
– Je vous conseille de ne pas avancer plus, lâcha-t-il d’un ton glacial.
Il leva son téléphone en secouant le pouce.
– Un petit clic et Laura Roberts meurt !
– Noooon ! hurla Mme Roberts avant de s’effondrer.
– Mais, qu’est-ce que tu… balbutia Emily en tentant en vain de retenir
Jack par le bras.
Il lui jeta presque le chef-d’œuvre dans les mains et surgit de derrière
l’ours.
Horrifiée, elle le vit sauter par-dessus la rambarde et descendre en
chute libre vers les épaules de Delgado.
19
SCoTT À La
resCouSSe

P endant ce temps, Scott et Biscuit étaient arrivés à la ferme de


Roshendra. Scott avait réussi à convaincre Adam Martin et son Extreme
Network de garer leurs Mobylettes, d’attendre au bord de la route et de le
laisser s’approcher seul à pied.
– Quand j’aurai besoin de vous pour faire diversion, dit-il en
enregistrant le numéro d’Adam dans son téléphone, je t’enverrai un SMS
avec le mot « GO », d’accord ?
– Cool ! répondit Adam en avançant son poing pour faire un check.
Le reste de l’équipe fit de même. Scott ne savait pas trop comment
mais, apparemment, il était devenu membre de l’Extreme Network.
Il s’élança vers le centre équestre, en prenant garde de rester dans
l’ombre de la haie. L’endroit était désert et la ferme était dans l’obscurité
la plus totale. Vicky White et le reste de sa famille devaient être sortis.
Scott se tapit derrière le mur, près du portail. La partie supérieure des
portes de plusieurs écuries était ouverte. Il reconnut les deux ânes,
Wallace et Gromit, dans le box qu’ils partageaient. Orage, le cheval pie,
hennissait doucement.
Au lieu de s’avancer dans la cour, Scott se faufila derrière les écuries.
Il passa en revue les petites fenêtres d’aération. Une faible lueur filtrait à
travers celle du troisième box ! Était-ce là que Carlo gardait Laura en
otage ?
La vitre était située assez haut, presque au niveau du toit. Scott jeta un
coup d’œil autour de lui. Sur quoi pourrait-il bien monter ? Il aperçut une
pile de balises en plastique et de piquets qui servaient à construire des
obstacles équestres. Il traîna une balise jusqu’au mur, le plus
discrètement possible. Mais le moindre petit bruit ressemblait à un coup
de tonnerre par cette nuit calme. Il entendait même son cœur battre la
chamade. « Carlo va me repérer, c’est sûr. Il va sortir comme une fusée
et… » Scott s’interdit d’aller jusqu’au bout de sa pensée. Enfin, la balise
fut en place et il grimpa dessus. « Ce serait quand même plus facile si je
n’avais pas de chien dans mon sac à dos ! » songea-t-il. Il commençait à
se demander si Biscuit ne s’était pas transformé en saint-bernard ; il
pesait de plus en plus lourd. Mais quand il avait essayé de le laisser avec
Adam, le petit terrier s’était mis à aboyer à pleins poumons. Scott était
manifestement son nouveau meilleur ami, et le seul moyen de le faire taire
était de le trimbaler avec lui !
Il colla son œil contre la petite vitre poussiéreuse. Il vit de la paille au
sol, un filet à foin au mur, et une lampe à la lueur orangée accrochée à un
clou. Il se pencha légèrement pour mieux y voir et, surpris, faillit
basculer : des pieds chaussés de bottes cavalières étaient ligotés par une
grosse corde au niveau des chevilles. « Laura ! » Il se dévissa presque le
cou à la façon des hiboux et aperçut l’ombre d’un homme assis dans
l’angle opposé. Tout à coup, celui-ci bougea. Scott l’entendit boire
bruyamment, roter, puis soupirer d’aise. Carlo devait se distraire en
buvant. Avec un peu de chance, il s’agissait d’une boisson forte. Et plus
le garde serait saoul, mieux ça vaudrait !
En s’appuyant au mur pour ne pas perdre l’équilibre, Scott dégagea son
téléphone de la poche de son jean, prit sa respiration (ce plan marcherait-
il, ou était-ce la décision la plus dingue de l’univers ?), et composa le
mot « GO » avant de l’envoyer par SMS à Adam Martin.
Quelques instants plus tard, il entendit le bourdonnement des
Mobylettes au loin, comme un essaim de guêpes en colère. Le bruit
s’intensifiait. Lorsque les membres de l’Extreme Network traversèrent la
cour en trombe avant de pénétrer dans l’arène de dressage, les chevaux se
mirent à hennir et les ânes à braire. Les vélomoteurs tournaient,
retournaient, faisaient des huit, se cabraient. Les pneus chauffaient.
« On peut dire qu’ils savent faire diversion ! » se dit Scott.
Dans l’écurie, Carlo avait entendu le vacarme. Il se leva péniblement
en marmonnant en espagnol. Il sortit, claqua la porte et poussa le verrou
derrière lui.
Scott parvint à décoincer la petite fenêtre.
– Laura ! appela-t-il. Ici, en haut !
Il entendit un frottement et ne tarda pas à apercevoir les cheveux
blonds de Laura en contrebas.
– C’est moi, Scott. Je suis venu t’aider ! cria-t-il pour se faire entendre
malgré le tintamarre des Mobylettes.
Laura leva la tête. Elle était pâle et son visage était sale et marqué par
les larmes. Une sorte d’écharpe la bâillonnait et ses mains étaient
attachées devant elle par une corde également reliée à un anneau
métallique fixé au mur.
– Je vais te faire passer mon canif par la fenêtre. Essaie de couper les
cordes.
Scott sortit la lame et glissa le couteau dans l’entrebâillement. Il
atterrit sur la paille avec un bruit sourd. Laura ne perdit pas de temps ;
elle fit une roulade et le saisit.
Scott sauta de son perchoir et jeta un coup d’œil en direction de
l’arène : les membres de l’Extreme Network fonçaient toujours. Carlo,
vêtu d’un jean et d’un blouson en cuir noir, était tellement carré qu’on
aurait dit qu’il avait des angles. Il se tenait au milieu et criait en
gesticulant, comme s’il essayait de maîtriser des taureaux dans un rodéo.
Scott regagna le devant de l’écurie et ouvrit la porte. Laura s’était
libérée de son bâillon et attaquait de son mieux, les mains toujours
attachées, la corde qui la reliait au mur.
– Donne-moi le couteau.
Scott s’agenouilla et se mit à scier le lien.
– Merci, dit Laura en reprenant son souffle et en tendant la corde pour
lui faciliter la tâche. Cette brute a surgi de je ne sais où et m’a traînée
dans ce box. Je parie que ses complices sont en train de cambrioler la
ferme. Les White sont allés voir un spectacle à Carrickstowe, expliqua-t-
elle en secouant la tête. Ça me met en rage ! Ils ont dérangé les animaux
aussi. Je les entends qui pleurent. Et ce type boit comme un trou. Je suis
sûre qu’il est drogué par-dessus le marché, parce qu’il n’arrête pas de
raconter que ma mère est une faussaire, ou je ne sais pas quoi. Non mais,
franchement ! Laura regarda par-dessus l’épaule de Scott et hésita. Euh,
excuse si la question est impertinente, mais qu’est-ce que tu fais avec le
chien de ma mère dans ton sac à dos ?
– Ah, oui, c’est vrai… commença Scott.
Mais il abandonna. S’il essayait de lui résumer la situation, elle le
prendrait pour un fou lui aussi, comme Carlo.
– C’est compliqué, je t’expliquerai plus tard, se contenta-t-il de dire.
Le dernier brin de corde céda sous la lame et Laura bascula en arrière
dans la paille. Scott l’aida à se relever et, ils coururent jusqu’à la porte.
Un coup de fusil retentit dans l’arène.
Cela déclencha un concert de hennissements et de braiments terrifiés.
Wallace et Gromit ruaient et se cabraient dans le box voisin. Biscuit
gémit dans le sac à dos.
Scott sentit la panique lui tordre le ventre. « Carlo a tiré sur un des
gars de l’Extreme Network et c’est de ma faute ! Je n’aurais jamais dû les
mêler à cette histoire ! »
Laura le poussa du coude.
– Regarde, il tire en l’air ! Il essaie juste de faire peur à ces jeunes en
Mobylettes pour les faire partir. Ils se croient où, d’ailleurs, ceux-là ? Ça
les amuse de dévaster l’arène comme ça ? Attends, c’est pas Adam
Martin et sa bande ?
Scott n’eut pas le temps de répondre. Les garçons fuyaient, défonçant
la barrière de l’arène dans leur hâte, pour échapper à la volée de balles.
Carlo tourna les talons et revint en courant vers l’écurie.
– Vite, il faut qu’on se cache ! dit Scott en saisissant le bras de Laura.
Trop tard ! Carlo les avait vus.
20
VIve LeS ÂNes !

– Hé ! s’écria Carlo en accourant et en tirant au hasard.


Les balles ricochèrent sur le mur de l’écurie. Et comme si la situation
n’était pas déjà suffisamment tendue, Biscuit choisit ce moment-là pour
sauter du sac à dos et foncer se réfugier dans le box de Wallace et Gromit
en se faufilant par un trou dans le bas de la porte. Les deux ânes, déjà
passablement excités par les Mobylettes et les coups de feu, se
déchaînèrent à l’arrivée du petit chien hyperactif qui leur jappait aux
sabots.
Scott, consterné, était figé sur place. Comment la situation avait-elle pu
dégénérer aussi rapidement ? Carlo allait les faire prisonniers et les
attacher (si toutefois il était d’humeur généreuse et décidait de ne pas les
abattre). Biscuit, lui, finirait piétiné par deux ânes déments.
Un bruit de bois qui vole en éclats retentit lorsque deux sabots
s’abattirent sur la porte du box. Scott reprit ses esprits. Ils avaient peut-
être encore une chance de s’en sortir !
– Recule ! cria-t-il à Laura.
Il attendit que Carlo soit presque au niveau du box des ânes en furie,
puis il plongea en avant, tira le verrou et ouvrit la porte d’un coup sec. Il
eut juste le temps de faire un bond en arrière pour éviter d’être renversé
par la ruée sauvage. En revanche, Carlo fut moins chanceux. Wallace (ou
était-ce Gromit ?) baissa sa large tête brune, la cala sous le gros ventre
du geôlier et envoya celui-ci voltiger. Carlo atterrit sur le dos avec un
bruit sourd. Il essayait péniblement de prendre appui sur ses coudes
lorsqu’il prit un coup de sabot dans la rotule.
– Aaaahhhh ! hurla-t-il en se tenant la jambe.
Biscuit sortit tranquillement de l’écurie, apparemment indemne.
Scott leva le poing en signe de victoire (et de soulagement). Vive les
ânes ! Il se tourna vers Laura.
– Il faut qu’on attache Carlo, dit-il.
Mais sa compagne avait pris les devants. Elle avait déjà décroché une
corde dans l’écurie et confectionné une boucle à une extrémité. Elle visa
mais, au dernier moment, Carlo roula sur le côté et évita le lasso.
– Mince, marmonna Laura en s’apprêtant à réessayer. Je n’y arriverai
jamais avec les mains liées.
– Donne ! dit Scott.
Il saisit la corde et la lança. Il fut tout aussi surpris que Carlo lorsque
celle-ci glissa autour de la tête, puis des épaules du malfrat.
– Tire pour serrer le nœud ! cria Laura.
Scott tira d’un coup sec. Carlo, jurant et rugissant, se tortillait comme
un poisson sorti de l’eau ; mais il était impuissant : les bras collés au
corps par la corde, son genou blessé l’empêchait de se mettre debout.
– Eh, tu serais un bon cow-boy ! dit Laura.
Scott sourit. Si seulement Jack avait pu voir ce coup de lasso de
maître ! Il aurait bien aimé l’avoir en vidéo ! Il sortit son canif et se mit à
couper les liens autour des poignets de Laura.
Soudain, les Mobylettes refirent irruption dans la cour.
– Eh, vous ! Qu’est-ce qui vous a pris de faire les malins dans mon
arène de dressage ? Vous l’avez saccagée !
Assis à califourchon sur son engin, Adam leva les mains :
– Oh, doucement. Tu veux plutôt dire : « Merci les gars d’avoir
participé à mon sauvetage », ou « Merci les gars de m’avoir sauvé la
vie », non ?
Laura regarda Scott d’un air confus.
– C’est vrai, expliqua-t-il. Je leur ai demandé de faire diversion pour
me débarrasser de Carlo.
Il se dirigea vers Adam et lui fit un check.
– Bien joué, les gars !
– Non, mais, attendez, interrompit Laura. Comment ça se fait que vous
saviez tous que j’avais été kidnappée ?
Scott respira profondément. Le moment fatidique était arrivé. Il allait
devoir tout lui révéler. Mais il fallait bien qu’elle l’apprenne à un
moment ou à un autre.
– Carlo t’a dit la vérité. Ta mère faisait bien partie d’un gang de
voleurs de tableaux, mais il y a longtemps de ça. Et maintenant, elle est
en danger, ajouta-t-il d’un air sombre. Le patron de Carlo l’a emmenée à
la Galerie de Trago.
Laura le dévisagea un long moment, muette. Le choc avait-il fait sauter
un plomb dans son cerveau ?
Puis elle se reprit.
– Il faut qu’on y monte, et qu’on la sauve ! s’écria-t-elle en se
débarrassant du reste des cordes attachées autour de ses bottes
cavalières. Vous ! Attachez Carlo correctement et surveillez-le, ordonna-
t-elle à Adam Martin. Et appelez la police pour signaler que quelqu’un
est en train de cambrioler la Galerie de Trago.
Elle s’adressa ensuite à Scott :
– Tu sais monter à cheval ?
– Monter à cheval ? répéta-t-il. Drôle de moment pour une leçon
d’équitation…
– Oui, c’est le plus rapide pour regagner le musée. On peut galoper à
travers champs jusqu’à la lande ! expliqua-t-elle.
Scott avala sa salive. Il avait fait une balade à dos de poney une fois
quand il était en classe verte au pays de Galles. Mais ça s’était résumé à
rester assis sur sa selle pendant que l’animal suivait son petit bonhomme
de chemin dans les bois. Il n’avait pas été question de galoper.
– Ouais, ouais. Je sais monter à cheval, s’entendit-il dire.
Il n’en croyait pas ses oreilles ! Il se prenait pour Jack ou quoi ?
Laura sourit.
– Je vais te donner Peppercorn, il est gentil et calme.
– Cool, dit Scott, en espérant que sa voix ne trahissait pas trop la
terreur qui l’avait envahi.
Pendant que Laura s’occupait des chevaux, Scott regarda son
téléphone. Toujours pas d’appel d’Emily pour lui dire s’ils avaient réussi
à permuter les tableaux. Il lui envoya rapidement un SMS pour qu’elle
sache que Laura était saine et sauve et qu’ils allaient arriver.
Laura lui tendit les rênes d’un petit poney noir. Puis elle se mit en selle
gracieusement sur son cheval gris pommelé à la longue crinière blanche.
– Mets Biscuit dans ton sac et passe-le-moi, dit-elle. Il te
déséquilibrerait.
Il fit ce qu’elle lui demandait, attacha sur sa tête la bombe d’équitation
qu’elle lui avait donnée, et mit le pied dans l’étrier. Il saisit la selle,
comme il avait vu Laura le faire, et se hissa. Il avait dû forcer la dose,
car il fit un vol plané au-dessus du poney et vint atterrir de l’autre côté,
sur le béton de la cour.
Les applaudissements des membres de l’Extreme Network crépitèrent.
– T’as la technique, Scotto ! lança quelqu’un en riant.
Ils avaient si bien ligoté Carlo qu’il ressemblait à une momie
égyptienne. Ils essayaient maintenant de capturer Wallace et Gromit au
lasso.
À sa seconde tentative, Scott parvint à entrer en contact avec la selle
et, quelques instants plus tard, il s’agrippait de toutes ses forces tandis
que Peppercorn sortait de la cour plus vite qu’une Ferrari trafiquée. Ils
galopaient derrière Laura sur son cheval de bataille, les sabots
claquaient, le vent lui balayait le visage, ses cheveux et la crinière de sa
monture volaient. Instinctivement, Scott se pencha en avant pour franchir
haies et fossés à travers champs jusqu’à la lande.
C’était le moment le plus fou et le plus exaltant de sa vie.
Mais arriveraient-ils à temps pour sauver Mme Roberts des griffes de
Delgado ?
Et dans quel pétrin Jack et Emily avaient-ils réussi à se mettre ?
21
Les HÉRoS

E
rien.
mily distingua un bruit sourd, un cri de surprise… puis plus

Elle n’avait pas le courage de sortir la tête de derrière son grizzli.


Lorsqu’elle s’y força, elle aperçut Jack à plat ventre sur Delgado dans le
hall. Ils ressemblaient à des personnages de dessin animé après le
passage d’un rouleau compresseur. Elle serra Drift contre elle et enfouit
son visage dans son pelage. « J’aurais dû me douter qu’il allait faire un
truc de dingue dans ce genre ! Jouer les héros, comme dit Scott. J’aurais
dû l’en empêcher. Et s’il est… »
Elle fit un effort et écarta les doigts pour regarder de nouveau ce qu’il
se passait. À son énorme soulagement, Delgado et Jack bougeaient.
Delgado se tortillait pour essayer de déloger Jack assis sur son dos. Mais
celui-ci s’empara de ses épaules et les plaqua au sol. Un énorme sourire
lui fendait le visage, comme s’il venait de remporter une victoire sur le
catcheur Hulk Hogan. « Mais la prise de ninja de Jack a-t-elle terrassé
Delgado à temps ? se demanda Emily. Avait-il déjà envoyé le SMS
donnant l’ordre d’exécuter Laura ? »
Subitement, tout le monde s’agita en même temps. Mme Roberts
s’élança pour récupérer le téléphone de Delgado, qu’il avait lâché
lorsque Jack avait atterri sur lui. Les policiers s’empressèrent de passer
les menottes à Delgado. L’inspecteur Hassan leva les yeux pour voir d’où
ce garçon-planeur avait bondi. Mais tous s’arrêtèrent net lorsque la porte
d’entrée s’ouvrit brusquement.
Emily crut qu’elle hallucinait ! Mais non, c’était bien Laura Roberts !
La jeune fille s’engouffra dans le hall, suivie de près par Scott, qui
(« fort bizarrement », songea Emily) portait une bombe d’équitation.
– Maman ! s’écria Laura.
– Laura ! sanglota Mme Roberts en lâchant le portable de Delgado.
Laura se jeta dans les bras de sa mère.
– Et tu as même Biscuit ! s’exclama celle-ci en sortant le terrier du sac
à dos.
Le petit chien frétillait de la queue et se mit à lécher les larmes de
bonheur qui coulaient sur le visage de sa maîtresse.
Emily câlina Drift sur ses genoux. Elle aussi pleurait de joie.
Entre-temps, Jack s’était relevé.
– Je vous laisse vous occuper de lui, dit-il aux policiers d’un ton
décontracté à la James Bond.
Delgado s’assit et regarda autour de lui. Jack lui fit un grand sourire
amical, mais le voleur lui jeta un regard noir.
« Réaction tout à fait naturelle, songea Jack. Ça n’est vraiment pas ton
jour, mon pauvre Delgado… Bianca t’a piqué un chef-d’œuvre
inestimable sous la menace d’une arme, je t’ai aplati comme une crêpe, la
police vient de te passer les menottes… Et pour couronner le tout, ton
otage (la seule chose qu’il te restait pour négocier) vient juste de se
pointer, libre comme l’air ! »
Scott tituba lentement vers son frère. Après ce galop effréné à travers
la lande, ses jambes tremblaient tellement qu’il avait l’impression de
marcher sur des ressorts. Il faillit s’écrouler lorsque deux policiers
entrèrent en trombe par une petite porte.
– Désolé, chef, haleta l’un d’entre eux en s’adressant à l’inspecteur
Hassan. Elle nous a semés ! Elle a dû sortir par une fenêtre. C’était qui,
d’ailleurs ?
– Bianca Mendez, alias Nina Rodriguez, membre du Gang des
copieurs.
À ces mots provenant de l’escalier, tout le monde leva la tête et vit
Emily descendre, Drift à son côté. Elle alla rejoindre Jack et Scott.
– Elle a volé L’Orchestre des animaux de Digory Trago et, à l’heure
qu’il est, elle est en train de descendre la falaise en rappel. Elle est venue
repérer son itinéraire hier soir.
– Peu importe le tableau de Trago ! lança Delgado amèrement. Elle a
La Dame en bleu de Léonard de Vinci !
L’inspecteur Hassan le regarda calmement, en lissant son énorme
moustache noire entre le pouce et l’index.
– Le vol de La Dame en bleu à la National Gallery remonte aux années
quatre-vingt, alors ne me faites pas rire. Comment pourrait-il bien être
arrivé ici ?
« Affaire compliquée ! » songea Scott.
– C’est pourtant vrai, intervint Mme Roberts. Je l’avais caché ici.
Mais Nina l’a bel et bien pris.
Jack fit un pas en avant. Il avait attendu ce grand moment avec
impatience et il allait en profiter à fond.
– Eh bien, non ! déclara-t-il d’un ton théâtral.
Il prit le rouleau de toile qu’Emily lui tendait et le leva comme s’il
s’agissait du flambeau olympique.
– Le tableau que vous avez sorti de la gueule du cochon volant, et avec
lequel Bianca – ou Nina, ou je ne sais pas quoi – s’est évadée, est en fait
une reproduction, poursuivit-il. Voici l’original !
Jack déroula la toile et ne perdit pas une miette de son succès tandis
que tous les autres contemplaient, ébahis, la véritable Dame en bleu dans
un silence des plus complets.
– Mais comment est-ce possible ? balbutia Mme Roberts. J’ai bien
vu…
– Nous avons remplacé l’original par la reproduction qui était chez
vous, quelques minutes avant que vous arriviez avec Delgado ce soir,
expliqua Emily.
– Quoi ? Celle que j’ai achetée pour maman à Carrickstowe ? demanda
Laura.
« Pauvre Laura ! » se dit Jack. Il n’avait jamais vu quelqu’un d’aussi
déconcerté. Même pas en maths la fois où le prof avait parlé d’équations
du second degré.
L’inspecteur Hassan tendit la main.
– Je vais faire expertiser cette toile. En attendant, ramenons ces deux
individus au commissariat, dit-il en désignant Delgado et Mme Roberts.
J’ai beaucoup de questions à leur poser.
– Il faut que je ramène les poneys à l’écurie, bafouilla Laura en se
précipitant vers la sortie, suivie par une femme policier qui lui proposa
de l’accompagner.
– Bon, ben, on devrait rentrer, nous aussi, fit Jack en tirant Emily et
Scott vers la porte.
Avec un peu de chance, ils parviendraient à s’esquiver avant que
l’inspecteur Hassan décide de les interroger aussi.
Trop tard.
– Et j’aurai encore plus de questions à vous poser demain matin, vous
trois ! annonça l’inspecteur d’une grosse voix, juste comme ils pensaient
lui avoir échappé.

Les trois amis, et Drift, firent rapidement le tour du bâtiment pour aller
récupérer les vélos d’Emily et de Jack. Il faisait vraiment nuit à présent et
une demi-lune était apparue. Ils se laissèrent tomber sur une motte
d’herbe moussue, et se mirent à parler tous en même temps, à rire et à se
taper dans les mains, ravis du succès de l’opération « Gang des
copieurs ». Drift sautait joyeusement de l’un à l’autre. Il n’avait pas la
moindre idée de ce qu’il se passait mais, à son avis, toutes les occasions
étaient bonnes pour se rouler dans l’herbe !
– Ce passage secret est dément ! s’exclama Jack en montrant le balcon
à Scott. Il faut absolument que tu l’essaies !
– Je crois que ce sera pour une autre fois, répondit son frère. Cette
opération de sauvetage m’a crevé !
– Où as-tu mis ton vélo, Scott ? l’interrogea Emily. Comment est-ce
que tu es venu ?
– À cheval, répondit-il.
– À cheval ? pouffa Jack, comme si Scott avait dit qu’il s’était déplacé
en tapis volant. Mais tu ne sais pas en faire !
– Apparemment si ! répliqua Scott en souriant.
Jack s’esclaffa et tapota la bombe d’équitation perchée sur le crâne de
son frère.
– Au moins, ça explique ton chapeau rigolo ! dit-il.
Scott avait complètement oublié qu’il portait encore son casque ! Il
s’empressa de l’enlever et de secouer vigoureusement la tête pour
ébouriffer ses cheveux aplatis.
– Alors, si je comprends bien, tu as joué les héros, toi aussi ? demanda
Emily.
Scott réfléchit. S’attaquer à un homme armé avec deux ânes déments et
un lasso pour tout moyen de défense… oui, on pouvait effectivement
appeler ça « jouer les héros ». Il sourit en haussant les épaules.
– Vous êtes aussi dingues l’un que l’autre ! s’esclaffa Emily. Tu as
manqué le saut de la mort de Jack, par-dessus la balustrade, pour atterrir
sur les épaules de Delgado.
– Comme une panthère noire bondissant sur une antilope ! précisa Jack.
– Ouais, c’est ça ! dit Emily d’un ton moqueur. Mais évidemment,
ajouta-t-elle en lui donnant un coup de coude dans les côtes, sans moi tu
errerais encore dans le musée en te parlant dans un miroir !
– Et sans Drift, on n’aurait jamais entendu Delgado à temps pour aller
se cacher derrière le grizzli, ajouta Jack afin de changer de sujet. T’es le
meilleur, mon petit Drift !
Ce dernier s’assit bien droit, l’air fort content de lui.
– Bon, voilà l’opération « Gang des copieurs » classée, dit Scott en se
levant. J’espère qu’ils ne vont pas mettre Mme Roberts en prison.
Jack le rejoignit.
– Ils vont bien la pardonner pour bonne conduite depuis des années,
quand même ? Et puis en plus, elle s’apprêtait à restituer La Dame en
bleu, fit-il remarquer.
– Oui, et on peut le prouver, renchérit Emily. On n’aura qu’à montrer à
l’inspecteur Hassan la lettre qu’elle nous a remise pour la police. Elle
regarda l’heure. Oh, non ! Il est super-tard ! Il faut que je rentre, sinon
mes parents ne me laisseront plus jamais sortir cette fois-ci !
Elle enfourcha sa bicyclette. Drift sauta dans son panier et elle
s’élança dans la descente.
– À demain ! leur cria-t-elle en se retournant.
– À demain ! répondirent Jack et Scott.
Ils restèrent un moment immobiles à regarder la lueur des phares des
voitures de police qui descendaient la petite route tortueuse, jusqu’à ce
qu’elles dépassent la Fabrique de glace pilée en direction du village. Un
rayon de lune argenté brillait dans la baie. Il se reflétait sur la lande, où
l’on distinguait la silhouette des deux poneys sur le chemin de l’écurie.
Au loin, Scott perçut un bourdonnement de Mobylettes.
– Ah, tiens, ça c’est Adam Martin et l’Extreme Network, dit-il. Au fait,
je fais partie de leur gang maintenant. Je te raconterai ça en chemin.
Jack sourit.
– Tu te souviens quand on pensait qu’il ne se passait jamais rien à
Castle Key ?
Scott éclata de rire.
– Ouais, un trou à mourir d’ennui !
Jack sortit sa bicyclette du buisson épineux où il l’avait laissée.
– Tu montes derrière moi ? suggéra-t-il. On devrait pouvoir prendre
une vitesse d’enfer dans la descente !
Note de l’auteur
Vous avez probablement entendu parler de La Joconde, le fameux
portrait de Léonard de Vinci, mais ne vous inquiétez pas si vous n’avez
jamais entendu parler de La Dame en bleu. Je l’ai inventée pour les
besoins de cette aventure. Léonard de Vinci n’a jamais peint de tableau
portant ce nom… à ce que l’on sache, du moins !
Table des matières

Le Mystère du chef-d'œuvre en péril


L'île de Castle Key - carte
L’émeute de la Grande Fête
Technophobie
Opération « Cambriolage »
Une mystérieuse inconnue
Intervention d’urgence
À l’aventure dans la tempête
Franchement bizarre
Des cadavres dans le placard
Le Gang des copieurs
Des preuves concrètes
Le moment de vérité
La dernière pièce du puzzle
La meilleure chose à faire
Un visiteur malfaisant
Un plan, et vite !
Le passage secret
La cachette
Une bonne affaire
Scott à la rescousse
Vive les ânes !
Les héros

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Le Mystère du chef-d'œuvre en péril

Titre original
The Mystery of the Missing Masterpiece
© Helen Moss 2011
Carte, © Leo Hartas 2011
Publié pour la première fois en 2011
par Orion Children’s Books
Une division de Orion Publishing Group Ltd
(Orion House, 5 Upper St Martin’s Lane, London WC2H 9EA)

Illustration de couverture : Yann Tisseron


Direction : Guillaume Arnaud
Direction éditoriale : Sarah Malherbe
Édition : Raphaële Glaux, assistée d’Astrid d’Aviau de Ternay
Direction artistique : Élisabeth Hebert
Réalisation numérique : andaollenn, Gwenael Dage
© Fleurus, Paris, 2014.
ISBN papier : 9782215126065
ISBN numérique : 9782215129561
Dépôt légal : octobre 2014
Tous droits réservés pour tous pays.
« Loi n° 49-956 du 16 juillet 1949 sur les publications destinées à
la jeunesse. »
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