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Homère contre Google: enquête sur un
retour aux Anciens
PAR CHRISTIAN SALMON
ARTICLE PUBLIÉ LE SAMEDI 17 FÉVRIER 2018
Homère.
Les Anciens sont de retour. L’actualité témoigne
d’un regain d’intérêt pour les épopées d’Homère
ou d’Ovide. Qu’est-ce que ce retour signifie ? Est-
ce le signe d’une quête des sources « gréco-latines
» de l’identité européenne ? Ou une réaction à
l’uniformisation culturelle et linguistique que favorise
Internet ? Est-ce une arme pour les conservateurs ou
un bond en avant vers l’altérité ?
À rebours des prédictions alarmistes sur la défaite
des humanités au profit des techno-sciences, à
rebours des polémiques récurrentes sur la réduction
de l’enseignement des langues classiques, plusieurs
indices attestent d’un engouement nouveau pour le
grec et le latin, les grandes épopées en vers comme
L’Iliade et L’Odyssée ou Les Métamorphoses d’Ovide.
Homère et ses populaires héros font la une des
magazines, inspirent le roman, le cinéma et le théâtre
mais aussi la bande dessinée et les jeux vidéo.
Qu’est-ce que ce retour signifie ? Faut-il y voir le signe
d’une quête des sources gréco-latines de l’identité
européenne ou une réaction à l’uniformisation
culturelle et linguistique que favorisent les réseaux
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sociaux ? La revanche des langues anciennes sur le
babil d’Internet, des humanités sur l’algorithme, de
l’épopée sur la story ? Homère contre Google ?
Homère.
Car ce retour des Anciens est ambigu. Il apaise la
quête identitaire qui cherche à enraciner l’identité
européenne dans ses sources gréco-latines. Dans un
monde sans repères où toutes les autorités sont
frappées de discrédit, il satisfait notre quête d’un
narrateur fiable et incontesté.
Homère, précisément parce que son identité est
problématique, n’offre aucune prise au discrédit.
C’est le narrateur par excellence. Ses personnages
sont solidement ancrés dans une actualité éternelle.
Ils constituent autant de modèles de comportement,
un portefeuille de conduites disponibles pour l’homme
néolibéral entrepreneur de lui-même.
Les auteurs du néo-management ont depuis les
années 1980 puisé dans le fonds des mythes et des
légendes pour constituer une sorte d’atlas des bonnes
pratiques. L’ouvrage collectif Mythes, histoires et
organisations dirigé par Yiannis Gabriel, un des
maîtres penseurs de l’organizational storytelling,
témoigne de ce regain d’intérêt pour les Anciens. « On
considère que les organisations possèdent certains
traits folkloriques et même mythologiques, comme
les proverbes, recettes, rituels, cérémonies, mythes et
légendes… Elles ont à l’évidence leurs personnages
– héros, fous, escrocs, etc. –, aussi bien que des
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éléments d’intrigues – accidents, tromperies, erreurs,
punitions, coïncidences et conflits –, que l’on retrouve
dans les mythes anciens. »
Chacun des chapitres de ce livre prend ainsi pour point
de départ une légende, une histoire ou une fable et
explore sa signification contemporaine dans un monde
de globalisation et d’hyperconsommation. L’Odyssée
relue et corrigée à l’usage des organisations : un monde
de héros et d’héroïnes, de dieux et de déesses, de
fantômes et de dragons. Certains chapitres abordent la
question du leadership face au terrorisme, la position
des femmes dans l’organisation, la construction de
l’identité, la gestion des émotions. Toutes ces histoires
racontent comment « les héros de notre temps
construisent un nouveau monde… ».
Pour s’en tenir à l’actualité récente, plusieurs indices
témoignent de ce retour aux Anciens. Ici c’est le
triomphe de la nouvelle traduction par Marie Cosnay
des Métamorphoses d’Ovide par les jeunes éditions
de l’Ogre qui a dépassé les 10 000 exemplaires (salué
par le prix Bernard-Hoepffner 2017 et le prix Nelly-
Sachs 2018). Marie Cosnay tient également un blog
sur Mediapart, qui peut être lu ici.
Là, c’est le phénomène éditorial italien de
l’année 2017 qui arrive en France, La Langue géniale,
neuf bonnes raisons d’aimer le grec, d’une jeune
helléniste italienne, ex-storyteller de Matteo Renzi.
Ce livre bouscule tous les calculs éditoriaux et se
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place en tête des essais les plus vendus en 2017 en
Italie. 150 000 exemplaires, quinze traductions puis un
succès dans toute l’Europe et en Amérique latine, il
vient d’être publié par Les Belles Lettres en France.
C’est aussi le succès mondial d’Une épopée de
Daniel Mendelsohn. Il rejoue la relation père-fils entre
Télémaque et Ulysse avec son propre père qui a décidé
d’assister à ses cours sur L’Odyssée à l’université.
Homère est la figure de proue de ce mouvement
qui charrie des attentes confuses, entre nostalgie des
anciens et appétence postmoderne pour les héros et les
histoires. On voit en lui un maître plein d’humanité
qui dispenserait une sagesse immémoriale constituée
de principes moraux : probité, courage, réserve, ruse
et surtout esprit de famille et loyauté envers les siens.
Le plus grand poète de l’Occident, dont l’existence est
mise en doute par les hellénistes, devient le point de
fuite de toutes les constructions idéologiques : retour
aux sources, nostalgie d’un passé commun, identités
en crise. Son visage barbu à la une des magazines
nous est offert comme une valeur refuge, l’étalon
or d’un Occident qui a bradé toutes ses valeurs.
Pour les spécialistes, il serait un mythe, une fiction
dont l’œuvre (L’Iliade et L’Odyssée) elle-même serait
sujette à caution, tout au plus un puzzle de récits oraux.
Homère, le nom signifie « l’assembleur »
Pierre Judet de La Combe a écrit une anti-biographie
d’Homère. Il dresse un portrait à facettes de l’aède
mythique, un fabuleux voyage dans les légendes
qu’on a construites au cours des siècles sur cet
auteur fantôme. Non pas le récit d’une vie, mais une
déconstruction du mythe Homère dont le nom signifie
« l’assembleur », celui qui met ensemble les mots,
les vers, les histoires. Le travail de Pierre Judet de
La Combe restitue sous le mythe d’« un artiste sans
patrie, mutilé, mais créateur de merveilles » le choc
poétique et religieux qu’a provoqué l’apparition des
poèmes homériques. « Non pas un auteur, mais un
événement révolutionnaire. »
« C’est vers les Grecs que nous nous tournons lorsque
nous sommes fatigués de l’informe, de la confusion…
de notre propre temps. » Nul mieux que Virginia
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Woolf n’a su évoquer cette attraction qu’exercent
« les Grecs » dans les périodes troubles. Son essai est
publié dans les années qui suivent la Première Guerre
mondiale, quatre ans avant le krach de 1929.
Mais de quels Grecs s’agit-il ? Les philosophes ? Les
poètes ? Les tragédiens. Ou les dieux de la mythologie
et les héros des épopées ? Si Woolf peut agréger une
telle diversité culturelle, c’est au nom d’une qualité
attribuée par toute la tradition savante au XXe siècle :
« la pureté » de la Grèce.
Pureté et « fraîcheur » des personnages de la tragédie
que « nous rencontrons avant que leurs émotions se
soient uniformisées », ce qui expliquerait qu’ils soient
devenus des archétypes (le courage, la ruse…). Pureté
de la langue grecque « épargnée et nue », « Sappho et
ses constellations d’adjectifs ; Platon qui ose mâtiner
sa prose d’envolées lyriques ; Thucydide, si retenu,
si condensé ; Sophocle qui glisse tel un banc de
truites sans bruit, en douceur, comme suspendu, et qui
s’enfuit dans un éclair d’écailles ; tandis que nous
avons l’Odyssée, le récit dans sa perfection, le récit
à la fois le plus clair et le plus romanesque du destin
d’hommes et de femmes ».
Ce qui permettrait donc de parler « des » Grecs en
général, ce lieu commun, ce serait la langue, sa pureté,
sa clarté, et qui acquiert par là même une liberté
de mouvement et une vitesse particulière. « Aucune
langue ne peut bouger plus vite que le grec, dansant,
tremblant, vivant, mais contrôlé. »
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On pourrait s’interroger sur cette fameuse « pureté des
Grecs » qui appartient à une construction culturelle de
la Grèce opposée à Rome. Mais là n’est pas l’essentiel.
Car Virginia Woolf ruine aussitôt cette construction.
Son essai s’intitule : On Not Knowing Greek, que l’on
a traduit en français De l’ignorance du grec, mais qui
signifie littéralement « Sur le fait de ne pas connaître le
grec », voire « De l’impossibilité de connaître le grec ».
« Il est vain et ridicule de prétendre connaître le
grec, écrit Virginia Woolf, notre méconnaissance de
cette langue faisant de nous de bien piètres élèves
étant donné que nous ignorons comment sonnaient
les mots, où nous devrions rire précisément, comment
jouaient les acteurs, et ce n’est pas seulement la race
et la langue qui nous séparent de ce peuple, mais une
différence considérable de tradition. Il est dès lors
d’autant plus curieux que nous souhaitions connaître
le grec, que nous tentions de l’apprendre, que nous
revenions toujours au grec et n’ayons de cesse de nous
imaginer son sens. »
La référence à l’essai de Virginia Woolf se trouve dans
les premières pages du livre d’Andrea Marcolongo,
La Langue géniale, neuf bonnes raisons d’aimer le
grec. Andrea Marcolongo ne m’est pas inconnue.
Elle a suivi il y a dix ans les conférences que
j’avais données à l’invitation d’Alessandro Baricco à
la Scuola Holden de Turin, une école originale où l’on
enseigne l’art de la narration, mais aussi le « corporate
storytelling » et la communication politique. Je me
souviens d’Andrea Marcolongo car, à la différence
des autres étudiants qui ambitionnaient de devenir
romanciers ou scénaristes, elle voulait être storyteller
politique et rien d’autre !
Mes critiques n’avaient pas suffi à refroidir son
ambition de devenir la ghost writer d’une personnalité
politique qui changerait l’Italie avec un récit. Il y
a deux ans, alors que je faisais une enquête pour
Mediapart sur le nouveau premier ministre italien
Matteo Renzi, je retrouvais Andrea Marcolongo aux
premières loges de la politique italienne, dans l’équipe
de Renzi. Elle avait participé à la campagne des
primaires du parti démocrate puis accompagné la
marche vers le pouvoir du jeune maire de Florence.
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Pour Matteo Renzi, elle avait écrit des discours,
des argumentaires, des tweets, des hashtags, repris
des citations de la série House of Cards. Lorsque
Matteo Renzi inaugure à Strasbourg, le 2 juillet 2014,
la présidence italienne de l’Union européenne, son
discours lyrique surprend, il a des accents d’épopée
et fait référence à L’Odyssée : « Nous sommes
la génération Télémaque, celle qui a attendu si
longtemps le retour d’Ulysse et qui a perdu jusqu’au
sens de cette attente dans une Europe de pures
contraintes, de règles bureaucratiques, de diktats. Une
Europe dirigée par les prétendants. » Habile tour de
passe-passe qui esquissait un autre storytelling pour
une Europe en panne de récit.
« Retourner à nous-mêmes via les Grecs »
Mais l’épopée tourne court et le storytelling
flamboyant de Renzi ne résiste pas à l’exercice du
pouvoir. Andrea Marcolongo, déçue par la politique,
s’éloigne de la scène publique et s’exile à Sarajevo.
Un éditeur lui propose d’écrire un roman. Elle préfère
s’interroger sur son parcours qui l’a conduite de
l’université de Milan où elle a suivi les cours de Dario
Del Corno, célèbre helléniste italien, jusqu’à la mairie
de Florence et au Quirinal. Ce sera un essai, voué
à l’échec sans doute. Son éditeur plaisante : « Un
miracle si on en vend plus de deux ! »
Et le miracle se produit, les ventes s’envolent. Son
auteure est invitée partout. Elle devient en quelques
mois l’égérie italienne du grec ancien. Un phénomène
médiatique qui s’exporte dès les premières traductions
en Espagne, au Chili, au Pérou, en Colombie. « Andrea
l’Antique », comme la surnommaient ses amis de
l’université, est en France aujourd’hui. « Je lis des
articles dans lesquels on voit dans le succès de
mon livre le symptôme d’une réaction à ce monde
de technologie et aussi de solitude individuelle et
politique… Mais je ne crois pas qu’on retourne à
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Homère pour fuir notre iPhone ! La vérité est que
nous avons besoin de retourner aux classiques en cette
époque si confuse et si chronophage, dévoratrice. »
Le livre n’est pas seulement une introduction à l’étude
du grec ancien. C’est un roman d’apprentissage et une
éducation sentimentale, au prisme de la découverte
d’une langue. C’est une “initiation” au sens large,
à la grammaire du grec comme à la grammaire des
émotions et des sentiments. C’est l’intérêt de ce livre
qui ne cède rien à la complexité de la langue et aux
subtilités syntaxiques (tout y passe, la grammaire, la
syntaxe, les conjugaisons), mais l’éclaire à la lumière
d’une découverte.
Marcolongo prend plaisir à souligner qu’elle était
une mauvaise élève et c’est là qu’une histoire peut
naître, l’histoire d’une mauvaise élève capable de
transformer l’apprentissage ingrat d’une langue morte
en un voyage sentimental. La Langue géniale n’est pas
un livre nostalgique qui se tournerait vers les héros
épiques par une sorte de lassitude d’époque, c’est un
livre de résistance dans la langue.
« Italo Calvino disait qu’un “classique” n’est pas
seulement quelque chose d’ancien, mais quelque
chose qui a le pouvoir de nous parler encore et
encore… Ce qui se passe est peut-être une (très
salutaire !) réaction au storytelling du “nouveau”
contre le passé, du “jeune” contre le “vieux”. Et
donc une invitation à changer, en politique comme en
littérature. Les Grecs ne sont jamais morts, la réalité
est que nous vivons une époque barbare qui, peut-être,
touche à sa fin… », écrit Andrea Marcolongo.
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Gare à ceux qui voudraient cantonner Marcolongo
dans le rôle d’une ambassadrice photogénique du grec
ancien. Cette admiratrice de Tito ne se prive pas
d’attaquer l’éducation néolibérale qui fait de nous
des consommateurs : « Quand j’étudiais les langues
anciennes à l’université, mes amis se moquaient de
moi, on me disait que le grec et le latin étaient
“inutiles”. J’ai toujours réagi avec force et fierté, car
le mot “utile”, par le latin “utor”, est strictement
lié au mot “utilisateur”. Peu importe ce qu’on étudie
– l’informatique ou bien les hiéroglyphes –, personne
n’est un utilisateur, donc un “consommateur” de
culture. La division entre études utiles et inutiles
est la plus barbare conséquence d’une politique
d’éducation néolibérale qui ne veut pas former des
êtres humains et donc des citoyens, mais seulement des
consommateurs… »
« La technologie dans l’histoire a été toujours un
médium, pas une fin. Quand elle devient une fin
en soi, quand notre seul devoir comme citoyens
c’est d’acheter des marchandises, quand la politique
commence à nous dire qui nous devons craindre
et qui aimer ou encore quand on nous parle de
retrouver nos racines… il est temps de retourner à
nous-mêmes via les Grecs. Après les décennies du
“post” – postmodernisme, post-communisme et post-
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capitalisme et enfin post-humain –, nous découvrons
l’âge de l’“avant”. Nous regardons devant nous, et
devant nous, nous voyons les classiques. »
Les classiques devant nous, c’est aussi le mot d’ordre
de Pierre Judet de La Combe dans son livre L’Avenir
des Anciens. Pour lui, pas question de retourner aux
anciens comme à une source de notre identité et de
notre civilisation. « Les Grecs anciens ne sont pas
nos ancêtres. Ils ne sont arrivés à notre secours
au fil de notre histoire que parce que nous les
convoquions. L’histoire avançait par ces ruptures.
L’antiquité chaque fois y ouvrait un avenir. Même
quand ils arrivaient par hasard, comme au XVe
siècle, quand les bateaux des exilés grecs fuyant
Constantinople conquise, ont apporté à Venise les
manuscrits d’œuvres grecques encore inconnues dans
leur langue, le choc était gigantesque. Lire ces œuvres,
les imprimer, les commenter et les imiter était le moyen
de changer l’art, la pensée philosophique et politique
et de confiner la religion ou de la transformer. »
Selon Pierre Judet de La Combe, il ne s’agit pas de
réduire l’apport des Anciens à des histoires et des
légendes magnifiques, des mythes et des fables plus ou
moins didactiques. Leurs héros bien sûr sont riches des
expériences et des périls qu’ils ont traversés, mais c’est
la langue et elle seule qui leur permet de se dresser au-
dessus des siècles comme des héros exemplaires. Par
leur manière de s’exprimer.
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Ce sont des hommes traduits, déplacés au-delà de leur
origine, comme ces exilés qui ont déjà commencé de
nos jours la grande migration du XXIe siècle. « Chez
Homère, les Grecs sont toujours en déplacement. Et
quand ils y sont, comme Ulysse rentré à Ithaque, rien
n’est naturel, rien n’est donné ; il faut tout établir
par l’action, même violente. Et pourtant, ces épopées
du déplacement, de la dépossession de son chez-soi,
étaient les poèmes officiels, récités et célébrés dans
de grands festivals qui permettaient aux “nés de la
terre” locaux de trouver ensemble leurs repères dans
le monde. »
Pour Judet de La Combe, le langage est un champ
traversé par des tensions. « Le succès qu’ont connu ces
textes, succès qui fait qu’ils ont été conservés, alors
que d’autres ont été oubliés, qu’ils ont été transcrits
s’ils étaient oraux comme en Grèce, puis repris,
discutés, critiqués, vient de ce qu’ils offraient par cette
mise en scène du langage et de ses opérations, un
moyen ouvert, libre de se rapporter aux événements
racontés, de les reprendre, de les modifier. »
Google, les mots comme marchandises
L’enjeu est de taille à l’heure du « capitalisme
linguistique » instauré par Google, où le choix
des mots, l’articulation des phrases sont en train
d’échapper aux individus pour être annexés comme
une nouvelle ressource pour les géants d’Internet.
Selon le chercheur Frédéric Kaplan, qui occupe la
chaire de Digital Humanities à l’École polytechnique
fédérale de Lausanne : « Google a réussi à étendre
le domaine du capitalisme à la langue elle-même,
à faire des mots une marchandise, à fonder un
modèle commercial incroyablement profitable sur la
spéculation linguistique. » « Quand nous tapons un
mot sur la case recherche, et que Google le prolonge
par une phrase, il nous ramène dans le domaine de la
langue qu’il exploite, le chemin statistique tracé par
les autres internautes. »
Le rapport remis le 29 janvier au ministre
de l’éducation Jean-Michel Blanquer par Pascal
Charvet, inspecteur général de l’éducation nationale
honoraire, et son collègue David Bauduin ne répond
pas à ces questions. Cela supposerait de définir
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une véritable politique de la langue au-delà des
seules langues anciennes, seul moyen de s’opposer
à l’uniformisation et la marchandisation du langage
générées par les algorithmes de Google.
Mais s’il n’avait pas cette ambition, ce rapport remet
quelques pendules à l’heure. Contre le reproche
récurrent fait aux langues anciennes d’être une sorte
de survivance élitiste et un marqueur des inégalités
sociales au sein de l’école, il affirme son intention d’en
faire un gage de réussite pour « les enfants issus de
milieux populaires », ce dont on ne peut que se réjouir.
Il était temps !
Les enseignants de lettres classiques se plaignent
d’être pris en otage entre conservatisme et
pédagogisme ; les premiers voulant mettre les
“savoirs” au centre de l’école alors que les seconds
préfèrent y mettre les élèves. L’un d’entre eux, Éric
Thiriet, me confiait le découragement des professeurs
de lettres classiques dont le nombre d’élèves et
les heures de cours se réduisent d’année en année.
Un découragement qui explique que les postes au
concours ne soient pas pourvus, ce qui entraîne
une véritable pénurie d’enseignants. Lui a décidé
par passion pour la Grèce de repasser à 40 ans
une deuxième agrégation en lettres classiques pour
pouvoir enseigner le grec. Quelques années plus tard,
il n’enseigne pratiquement plus le grec faute d’élèves
et d’heures de cours…
Sans présager des suites qui seront données à
ce rapport, il faut souligner la pertinence de la
problématique posée par ses deux auteurs. Ils ne
tombent jamais dans le fantasme identitaire des
« racines gréco-latines » comme l’a fait hélas le
ministre Jean-Michel Blanquer. Dès le 23 juillet
dernier, le ministre inscrivait la “restauration” de
l’enseignement du grec et du latin « dans la
perspective d’un enjeu de civilisation et d’un retour à
nos racines gréco-latines ».« Quelles que soient nos
origines, exposait le ministre, nous ne venons pas de
nulle part. Nos racines gréco-latines structurent notre
langage, donc notre vie. »
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Le rapport commandé aux deux inspecteurs dit le
contraire ! Qui croire ? Si le rapport parle de « racine »,
c’est exclusivement pour désigner l’unité lexicale
qui est à la source de plusieurs mots et non pour
convoquer le fantasme d’une identité introuvable.
D’emblée, l’enseignement du grec et du latin est
replacé dans son contexte européen et encourage une
pédagogie novatrice s’appuyant sur l’apprentissage du
lexique grâce à l’histoire des mots, l’intégration des
pratiques théâtrales dans l’enseignement ou encore
l’organisation d’ateliers de traductions collaboratifs
afin de corriger « l’illusion de duplication » véhiculée
par la version classique par « une épreuve de l’écart
maintenu et du rapprochement possible qui vise à
rapatrier un autre monde ».
C’est le travail novateur qu’accomplit Marie Cosnay
depuis dix ans dans des ateliers collectifs de traduction
avec les enfants des lycées et collèges dans les Landes.
Un travail qui est cité en exemple par les auteurs du
rapport.
« Quand je traduis Les Métamorphoses avec les
lycéens, c’est un travail sur la langue que nous faisons.
Le récit, les personnages c’est important, le Cyclope,
Ulysse, ils les reconnaissent, ça appartient à leur
culture constituée de lectures enfantines ou de jeux
vidéo, de littérature populaire, mais c’est d’abord un
travail sur la langue. On met la langue dans tous les
sens, la syntaxe, la grammaire très loin de l’affect,
c’est comme une machine qu’on démonte et qu’on
remonte, phrase par phrase, sans respect, sans la
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vénération réservée à un objet de culte. » Selon Marie
Cosnay, ce travail oblige à s’interroger sur la norme et
la transgression à l’égard de sa propre langue. « Est-ce
qu’on ose une phrase nominale ou telle distorsion de
grammaire ? J’ai l’impression que les enfants qui ont
un rapport plus lointain aux normes scolaires osent
davantage bousculer les règles dans la traduction,
pour passer d’une langue à l’autre. Les élèves plus
intégrés ont souvent envie, par exemple, de traduire en
alexandrins. »
Marie Cosnay définit son travail de traduction comme
une traversée. C’est un chemin, une enquête mais
aussi l’esquisse d’une micro-politique de la langue.
« On attrape un élément, une pièce de la machine
textuelle et je remonte comme si je faisais une enquête
grammaticale, d’indice en indice, jusqu’à retrouver
– du sens ? – ou plutôt une forme en mouvement, à
reconstituer quand on écrit. D’abord l’enquête sur un
bout de texte, puis la reconstitution d’une forme en
mouvement. Dans la traduction, c’est une forme qui a
été forgée par quelqu’un qu’il faut reconstituer. Dans
l’écriture c’est une forme étrangère qui est en moi
qu’il faut trouver et c’est une joie quand je la trouve.
« On écrit pour découvrir de l’autre en soi, pour mettre
au jour “des versions de soi-même”, comme le dit Toni
Morrison dans son dernier livre (The Origin of Others,
Harvard University Press, 2017). Des versions qu’on
n’a pas choisies, ou dont on a peur, ou qu’on désire
connaître et sur lesquelles on mène l’enquête. »
Boite noire
Cette enquête m’a été inspirée par la lecture des
Métamorphoses d’Ovide dans la nouvelle traduction
de Marie Cosnay, et de son roman Cordelia la
guerre (tous les deux publiés aux éditions de l’Ogre
2017) et les nombreux échanges qui se sont ensuivis
avec l’auteure. Nous avions baptisé ces échanges
« Entretiens au garage » à cause de la place qu’y
tenait la métaphore du montage et du démontage
de la langue et des récits. J’ai interrogé longuement
Pierre Judet de La Combe, l’auteur de Homère (Folio
inédit 2017) et de L’Avenir des Anciens (Albin Michel
2016) et Andrea Marcolongo, dont le livre La Langue
géniale, neuf bonnes raisons d’aimer le grec vient
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d’être traduit en français (Les Belles Lettres 2017).
Les conversations que j’ai eues en Crète à l’été 2017
avec Éric et Moïsa Thiriet, tous les deux professeurs
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de lettres au Mans, et qui se sont prolongées à Paris
en janvier 2018 avec Éric, ont également joué un rôle
important dans cette enquête.
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