SAMEDI 3 MARS 2018

74E ANNÉE- NO 22749

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WEEK•END

MÉTROPOLITAINE, EN BELGIQUE
IDÉES MAGAZINE

UNIQUEMENT EN FRANCE
EMMANUEL MACRON, MODE : LES FILLES DE LA

ET AU LUXEMBOURG
LA FILIATION SAINT-SIMON SAISON ONT DU CARACTÈRE

CHÔMAGE
Protectionnisme : LE CHOIX DE LA
CONCILIATION
Trump lance les hostilités muriel pénicaud a présenté, le
2 mars, la réforme de l’assurance-
chômage. Celle-ci reprend l’essen-
tiel de l’accord conclu entre les
partenaires sociaux sur le sujet.
▶ Les Etats-Unis vont taxer Le gouvernement a choisi la con-
ciliation avec les syndicats, et no-
les importations d’acier et tamment la CFDT, alors que deux
d’aluminium à hauteurs autres dossiers – la SNCF et la for-
respectives de 25 % et 10 % mation professionnelle – s’an-
noncent moins consensuels.
▶ Trump offre une victoire Comme l’avait promis Emmanuel
Macron, les démissionnaires se-
au camp protectionniste, que ront indemnisés. Un droit qu’ils
les observateurs de la Maison pourront exercer tous les cinq
Blanche pensaient affaibli depuis ans. Quant aux indépendants qui
auront dû mettre leur activité en
le départ de Stephen Bannon liquidation judiciaire, par exem-
ple les agriculteurs, ils toucheront
▶ Les annonces du président 800 euros par mois pendant un
américain ont fait décrocher semestre. Le président a en revan-
les Bourses che renoncé à imposer des bonus-
malus aux contrats très courts, si
▶ L’Union européenne tant est que les branches parvien-
nent à s’autoréguler.
et le Canada promettent PAGE 7
des mesures de rétorsion
CAHIER ÉCO – PAGE 4

Italie
Des élections et
des tractations
Près de 50 millions de per-
sonnes sont appelées aux
En Floride, le 16 février, urnes, dimanche. Les né-
à bord d’Air Force One. gociations de l’après-scru-
ÉRIC THAYER/REUTERS tin ont déjà commencé
P. 2-3, DÉBATS – P. 19 ET MAGAZINE

Prisons Quatre jours et une nuit à « Fleury » Espagne

Puigdemont Une enquête passionnante.
Un thriller tendu.
Télérama
renonce à la
présidence du
Une merveille. Touché par la grâce.
Les Inrocks
Parlement catalan
Le Figaro Magazine

Un miracle de cinéma.
PAGE 4 Le JDD

Cinéma
Le Figaro
«Black Panther»
bouscule Hollywood
PAGE 1 5

Disparition
Pierre Milza,
Des surveillants
accompagnent
l’historien
de nouveaux
détenus dans leur
du fascisme italien
cellule. Maison PAGE 1 6
d’arrêt de Fleury-
Mérogis,
le 20 février .
BRUNO FERT
POUR « LE MONDE » 1 CURIOSA FILMS PRÉSENTE

VINCENT LINDON
© CURIOSA FILMS - GABRIEL INC. - FRANCE 3 CINÉMA - LA CINÉFACTURE - MEMENTO FILMS PRODUCTION © PHOTOS : SHANNA BESSON

ÉD ITO R IAL

L a maison d’arrêt de Fleu-

ry-Mérogis, en région pa-
risienne, est la plus
racontent leur métier. Quelques
semaines après un conflit social
majeur dans les prisons, ils ex-
tentatives de suicide. Beaucoup
se plaignent des sous-effectifs et
ne se font aucune illusion sur le CHINE : L ’ A P PA R I T I O N
grande prison d’Europe, avec
4 320 détenus. Notre journaliste
pliquent comment ils doivent
jongler entre bienveillance et
rôle éducatif ou dissuasif de
l’emprisonnement : « Ce n’est
L’AVÈNEMENT UN FILM DE XAVIER GIANNOLI
Jean-Baptiste Jacquin y a passé
quatre jours et une nuit. Il a par-
fermeté, la situation pouvant
déraper à tout moment. Ils vi-
pas la prison qui fabrique les dé-
tenus, c’est la société, et ils y re-
DE L’EMPEREUR XI AVEC GALATEA BELLUGI

tagé le quotidien des sur- vent moins dans la hantise des tourneront. » P A G E 20 ACTUELLEMENT
veillants. Ceux-ci se racontent et agressions que dans celle des PAGE S 1 2 - 1 3
Algérie 220 DA, Allemagne 3,30 €, Andorre 3,20 €, Autriche 3,30 €, Belgique 4,60 €, Cameroun 2 200 F CFA, Canada 5,40 $, Chypre 2,70 €, Côte d'Ivoire 2 200 F CFA, Danemark 34 KRD, Espagne 3,10 €, Gabon 2 200 F CFA, Grande-Bretagne 2,60 £, Grèce 3,20 €, Guadeloupe-Martinique 3,10 €, Guyane 3,20 €, Hongrie 1 050 HUF,
Irlande 3,10 €, Italie 3,10 €, Liban 6 500 LBP, Luxembourg 4,60 €, Malte 2,70 €, Maroc 19 DH, Pays-Bas 3,20 €, Portugal cont. 3,10 €, La Réunion 3,20 €, Sénégal 2 200 F CFA, Slovénie 3,20 €, Saint-Martin 3,20 €, Suisse 4,00 CHF, TOM Avion 500 XPF, Tunisie 3,20 DT, Afrique CFA autres 2 200 F CFA
2|
INTERNATIONAL
0123
SAMEDI 3 MARS 2018

É L E C T I O N S I TA L I E N N E S

En Italie, scrutin
incertain après
les surenchères
de la campagne
Les Italiens sont appelés aux urnes
dimanche 4 mars. Aucune majorité
claire ne se dégage dans les sondages,
malgré la poussée de la droite
et la force du Mouvement 5 étoiles

rome - correspondant dat. L’information est tout sauf une surprise,

C’
était il y a à peine un peu
plus d’un an, autant dire
un siècle. Le 4 décem-
bre 2016, les électeurs ont
massivement rejeté une
réforme constitution-
nelle portée par Matteo Renzi, qui ambition-
nait de modifier en profondeur le fonction-
nement de la démocratie italienne. Un des
objectifs affichés de cet ambitieux dispositif
(nouvelle Constitution, nouveau mode de
scrutin) était de parvenir à des résultats élec-
toraux clairs, dégageant des majorités soli-
des. Le soir de l’élection, affirmait alors le
premier ministre italien, les électeurs sau-
ront qui sera leur prochain premier minis-
tre. Mais les Italiens en ont décidé autre-
ment. Dimanche 4 mars, près de 50 millions
d’électeurs sont appelés aux urnes, dans un
brouillard si épais qu’on n’est même pas cer-
tain de savoir, à la veille du scrutin, qui est
vraiment candidat pour le poste.
Jeudi soir, à moins de trois jours de l’ouver-
ture des bureaux de vote, le chef de file de
Forza Italia, Silvio Berlusconi – qui est inéligi-
ble –, a tout de même levé un coin du voile en
assurant que l’actuel président du Parlement
européen, Antonio Tajani, serait son candi-
mais elle aura à peine contribué à clarifier les
choses, tant sont nombreuses les inconnues
entourant le scrutin.
La première d’entre elles porte sur le fait de
savoir s’il y aura un vainqueur dimanche
soir. Annoncée comme la première force po-
litique du pays depuis plusieurs mois, avec
des scores variant peu, de 35 % à 38 % des
voix, la coalition de droite, constituée,
comme à chaque élection victorieuse depuis
un quart de siècle, de Forza Italia, le parti de
Silvio Berlusconi, de la Ligue du Nord de
Matteo Salvini, des postfascistes de Fratelli ment surmontable – à une cinquantaine – ce chaque composante de la coalition repren-
d’Italia, dirigés par Giorgia Meloni, et de cen- À GAUCHE, qui le serait beaucoup moins. dra instantanément sa liberté.
tristes réunis autour de Raffaele Fitto, se voit
attribuer un nombre assez variable de sièges
LA PRINCIPALE Jeudi après-midi, au Théâtre d’Hadrien, à
Rome, les dirigeants des quatre composan-
Mais même dans le cas – improbable –
d’une majorité absolue dans les deux Cham-
par les instituts de sondage. INCONNUE EST tes de l’alliance, qui n’étaient jamais apparus bres, la situation est-elle si claire ? Lorsque le
ensemble durant la campagne, se sont ras- très extrémiste dirigeant de la Ligue du
INFINIES TERGIVERSATIONS L’AMPLEUR DE LA semblés après d’infinies tergiversations, Nord, Matteo Salvini, a pris la parole, cela a
Ces derniers peinent à tirer les conséquences
du « Rosatellum », un mode de scrutin parti-
DÉFAITE ANNONCÉE pour une photo de groupe qui masquera dif-
ficilement l’ampleur des désaccords régnant
été pour asséner : « J’ai hâte que vous nous en-
voyiez au pouvoir pour abolir la loi Fornero. »
culièrement complexe, savant mélange de DU PARTI entre eux. « Nous espérons arriver à atteindre Ses partenaires, attablés à ses côtés, ont
scrutin uninominal et de proportionnelle la majorité, que ce soit à la Chambre ou au Sé- laissé dire, mais leur embarras était palpa-
intégrale, adopté en octobre 2017 après des DÉMOCRATE nat, pour former le gouvernement solide dont ble : en effet, cette réforme particulièrement
années d’incertitudes. Aucun d’entre eux le pays a besoin », a déclaré Silvio Berlusconi, douloureuse du système de retraites, adop-
n’attribue de majorité absolue à la coalition, DE MATTEO RENZI avant d’assurer que « du moment que nous tée dans l’urgence, sous la contrainte des
mais le nombre de sièges manquants varie, serons majoritaires, nous vous garantirons marchés en décembre 2011, ils l’avaient tous
pour prendre l’exemple de la Chambre des que notre loyauté sera absolue ». Façon d’ad- trois adoptée. Et chacun sait qu’un retour en
députés, d’une dizaine – ce qui serait large- mettre que, sans perspective de majorité, arrière en la matière aurait des conséquen-

Des néofascistes à la Ligue du Nord, l’extrême droite en force

Plusieurs formations ont imposé leur rhétorique sur le rejet de l’Europe et la haine des migrants

rome - correspondant tout sauf nationaliste, et elle n’a son allié, M. Berlusconi, au sein de Fratelli d’Italia est né d’un mouve- trême droite ayant fui l’Italie pour (centre de Rome). Fondé sur des
rien à voir avec les mythologies du la coalition de droite donnée en ment inverse, mené par des ex échapper à la justice, Roberto pratiques sociales (occupations

P armi les soixante-quinze

formations concourant,
seules ou en coalition,
pour les législatives du 4 mars, les
partis liés à l’extrême droite sem-
fascisme. Au commencement, elle
n’était même pas de droite. Cepen-
dant, elle s’ancre peu à peu dans le
camp conservateur, s’alliant de fa-
çon durable avec Silvio Berlusconi.
tête des intentions de vote par
tous les instituts de sondage. Si
c’était le cas, il revendiquerait
pour lui-même le poste de pre-
mier ministre. Pour l’heure, les
d’Alliance nationale, en 2012-2013.
Sa dirigeante, Giorgia Meloni,
41 ans, a déjà derrière elle une lon-
gue expérience politique. Enfant
du quartier populaire de Garba-
Fiore et Massimo Morsello (mort
en 2001), Forza Nuova puise sa
source dans l’extrême droite ro-
maine des années de plomb. Allié
à un autre groupuscule, Fiamma
d’immeuble, « prêts sociaux »,
distributions alimentaires à des-
tination des populations italien-
nes délaissées) plus que sur un vé-
ritable corps de doctrine, le « fas-
blent tous appelés à progresser. En prenant la tête du parti fin derniers sondages créditaient la tella, à Rome, elle a adhéré au MSI tricolore, fondé par des anciens du cisme du troisième millénaire »
Unis dans un même rejet de l’Eu- 2013, Matteo Salvini entreprend Ligue de 13 à 15 % d’intentions de à 15 ans, et est entrée au Parlement MSI refusant le « recentrage » de dont il se veut l’avant-garde a, peu
rope et des migrants, ils relèvent d’infléchir encore sa ligne, dans le vote. Mais l’attaque de migrants à à 29 ans, en 2006, avant d’être Gianfranco Fini, dans les années à peu, conquis une certaine em-
cependant d’une histoire et d’une but de le transformer en mouve- Macerata par Luca Traini, un mili- nommée ministre de la jeunesse 1990, Forza Nuova a lancé une prise sur des zones délaissées du
doctrine très différentes. ment national, anti-immigration tant de la Ligue du Nord, lecteur de Silvio Berlusconi (2008-2011). coalition, Italia agli Italiani, qui se pays, particulièrement dans les
et eurosceptique, qui est désor- de Mein Kampf, a mis en lumière Après sa rupture avec la droite définit comme « front unitaire de environs de Rome, terreau fertile
Ligue du Nord : le virage identi- mais l’allié de Marine Le Pen. les ambiguïtés de la formation. berlusconienne, elle a conduit un l’espace national-populaire ». pour les nostalgies fascistes.
taire de Matteo Salvini Née dans Cette rupture avec les fondamen- rapprochement avec la Ligue du Rentré au pays à la tête d’une for- En octobre 2017, il parvenait à
le Nord prospère du pays à la fin taux de la Ligue du Nord ne va pas Fratelli d’Italia, la « destra » his- Nord de Matteo Salvini, en 2014- tune d’origine douteuse, accusé obtenir près de 10 % des suffrages
des années 1980, du rejet de l’Etat sans provoquer des tiraillements. torique Ce parti se revendique 2015, sur la base de leur opposi- de liens avec le crime organisé (et dans l’élection de la municipalité
italien centralisateur, du Sud ar- Porté par une indiscutable dyna- comme le représentant du néofas- tion aux politiques de Bruxelles. soupçonné d’avoir travaillé pour d’Ostie, atteignant les 20 % dans le
riéré et de Roma ladrone (« Rome mique électorale, Matteo Salvini cisme historique, l’héritier du Mais le régionalisme de la Ligue les services secrets britanniques), quartier défavorisé d’Ostia Nuova.
la voleuse »), la Ligue du Nord est ambitionne même de devancer Mouvement social italien (MSI) de reste à l’opposé de la doctrine cen- Roberto Fiore se définit comme Accusé de mener de nombreuses
Giorgio Almirante, né fin 1946, tralisatrice des néofascistes. « fasciste ». Anti-européens, anti- opérations violentes contre les
après l’interdiction du Parti fas- Les régions où Fratelli d’Italia immigrés et homophobes, ses mi- centres d’accueil de migrants, le
Deux votes locaux majeurs ciste. Cette filiation est soigneuse- est le mieux implanté sont le Sud, litants ont fait l’objet de plus de parti s’est lancé, sous la direction
ment entretenue : sur le logo du la Sicile et la ville de Rome, où 240 plaintes pour violences en de Simone Di Stefano, dans une
Dimanche sera aussi marqué par deux scrutins locaux d’impor- parti a été réintroduite la flamme Giorgia Meloni a obtenu plus de cinq ans. campagne nationale, affirmant
tance majeure : les élections régionales en Lombardie et dans le tricolore, emblème du MSI. Mais 20 % des suffrages lors de l’élec- viser les 3 % des voix, synonyme
Latium. Géant économique et démographique (10 millions d’ha- l’histoire est un peu plus compli- tion municipale de 2016. Au ni- CasaPound, le « fascisme du d’entrée au Parlement. Une pers-
bitants, 20 % du PIB), la Lombardie est un bastion de la Ligue du quée que cela : le MSI, devenu Al- veau national, les sondages lui at- troisième millénaire » Le mou- pective exclue par les instituts de
Nord, et le candidat soutenu par la droite, issu de ses rangs, Atti- liance nationale en 1995, sous la tribuent de 4 à 6 % des voix. vement CasaPound est né plus ré- sondage qui prévoient tous, ce-
lio Fontana, ex-maire de Varese, est le favori. Dans le Latium, direction d’un Gianfranco Fini qui cemment et d’une façon plus pendant, une forte progression
l’élection s’annonce plus serrée entre le président sortant, Nicola avait entrepris de le « recentrer », Forza Nuova et les fantômes des inattendue, fin 2003, par l’occu- d’une formation qui avait obtenu
Zingaretti, soutenu par l’ensemble de la gauche, la candidate des s’était fondu en 2009 dans Le Peu- « années de plomb » Fondé pation d’un immeuble d’habita- moins de 50 000 voix en 2013. p
Cinq étoiles, Roberta Lombardi, et Stefano Parisi, du centre droit. ple de la liberté, de M. Berlusconi. en 1997 par deux militants d’ex- tion dans le quartier de l’Esquilin j.g.

0123
SAMEDI 3 MARS 2018
ces désastreuses sur les comptes publics,
provoquant instantanément une nouvelle
tempête financière pour l’Italie.
La question des retraites n’est qu’un des
nombreux points de désaccord existant en-
tre les composantes de la coalition, qui ne
sont au fond d’accord que sur leur volonté de
lutter contre l’immigration et ont signé, fin
janvier, un programme commun particuliè-
rement vague, dans lequel aucune des mesu-
res envisagées n’était chiffrée. Par exemple,
la « flat tax », mesure-clé du programme fis-
cal de la droite, dont la mise en place coûte-
rait au bas mot 100 milliards d’euros aux fi-
nances publiques italiennes, sera établie à
23 % selon Forza Italia, mais à 15 % seulement
pour la Ligue du Nord.
BARRER LA ROUTE AUX 5 ÉTOILES
Mais le principal point d’achoppement con-
cerne l’identité de la personne appelée à diri-
ger l’ensemble. En effet, si Silvio Berlusconi
considère comme allant de soi que son parti
est la puissance dominante, comme il en a
toujours été depuis 1994, le rapport de force
a considérablement évolué, au profit de la Li-
gue du Nord, portée par une incontestable
dynamique électorale. Ainsi la Ligue et Forza
Italia ont-ils convenu que la direction d’un
éventuel gouvernement reviendrait à un
candidat issu de la formation arrivée en tête
parmi les membres de l’alliance, et Matteo
Salvini n’a pas perdu espoir, même si les son-
dages lui donnent un léger retard, de coiffer
au poteau le parti de Silvio Berlusconi. Une
perspective qui enverrait un message terri-
ble à Bruxelles, alors que l’Union est déjà très
inquiète à l’idée de voir entrer au gouverne-
ment un parti très europhobe, allié au Front
national au Parlement européen.
A gauche, la principale inconnue est l’am-
pleur de la défaite annoncée du Parti démo-
crate (PD), qui n’a cessé depuis des mois, de
baisser dans les sondages. Incapable de tirer
profit de la reprise économique et de l’amé-
lioration des comptes publics, qui auraient
pu être portés à son crédit, le parti pâtit, en
outre, de l’usure du pouvoir et du discrédit
personnel de son dirigeant, Matteo Renzi, à
tel point qu’il n’arrive pas à bénéficier de la
présence en ses rangs de la figure la plus po-
pulaire du paysage politique italien, le pre-
mier ministre sortant, Paolo Gentiloni.
S’il n’a pas perdu espoir de rester aux affai-
res, par le biais d’une large coalition avec la
droite modérée, voire d’un gouvernement
d’union nationale, dans le cas d’une absence
de majorité claire dimanche soir, le PD aura
réussi à mettre en branle une improbable ma-
Silvio
Berlusconi, chef
de file de Forza
Italia, et Matteo
Salvini, de la
Ligue du Nord,
à Rome,
le 1er mars.
ALESSANDRO BIANCHI/
REUTERS
LE CONTEXTE
UN MODE DE
SCRUTIN COMPLEXE
Adopté en octobre 2017 après
des années de tergiversations, le
« Rosatellum bis », du nom de son
concepteur, Ettore Rosato, un
proche de Matteo Renzi, est un
savant dosage de scrutin unino-
minal (pour 37 % des sièges, tant
à la Chambre des députés qu’au
Sénat) et de scrutin proportion-
nel (pour 61 %). Les 2 % restant
sont attribués aux représentants
des Italiens de l’étranger. Selon
les estimations, la droite devra
obtenir plus de 40 % des suffra-
ges pour disposer d’une majorité
absolue. Il faut dépasser le seuil
de 3 % pour avoir des élus.
chine à perdre, élaborant une loi électorale
taillée sur mesure pour la droite, sans parve-
nir à empêcher le développement sur sa gau-
che des listes Libres et égaux, dirigées par le
président du Sénat, Pietro Grasso, qui lui ont
ôté tout espoir de bien figurer dans la course
aux sièges désignés au scrutin majoritaire.
Conçu avant tout pour barrer la route au
Mouvement 5 étoiles, qui devrait être de loin,
dimanche soir, le premier parti du pays, le
« Rosatellum » tiendra sans doute, au moins
sur ce point, ses promesses. Il n’en reste pas
moins que le niveau atteint par ce mouve-
ment protestataire, engagé, sous la direction
du très jeune Luigi Di Maio (31 ans), dans un
incontestable processus de normalisation,
est une des inconnues majeures du scrutin.
En viendrait-il à frôler les 30 %, comme cer-
tains sondages le laissaient penser, qu’il se-
rait difficile de ne pas en tenir compte.
La dernière incertitude, qui n’est pas la
moindre, concerne l’attitude du président de
la République, Sergio Mattarella, au soir de
l’élection. Placé de par sa fonction au-dessus
des partis, c’est à lui que reviendra, après
consultations, de confier à celui qui en sem-
blera le plus capable la charge de former un
gouvernement. Lorsque seront dissipées les
brumes entourant le scrutin de dimanche,
lui seul aura toutes les cartes en main. p
jérôme gautheret
international | 3
Face aux populismes, Emma
Bonino fait le choix de l’Europe
Lancée en novembre 2017, la formation + Europa se prend à rêver
de dépasser le seuil des 3 %, synonyme d’entrée au Parlement
rome - correspondant passe les 3 %, seuil au-dessus du-
quel un parti peut se voir attribué LE PROFIL
C’ est un miracle ! Vous
imaginez, il y a quelques
semaines, nous étions à
peine trois… » Visiblement épui-
sée par la campagne électorale ha-
des sièges à la proportionnelle.
En clair, à peine en mesure de se
présenter aux premiers jours de
2018, Emma Bonino pourrait
bien se retrouver, dimanche
rassante qu’elle mène à travers 4 mars au soir, à la tête d’un
l’Italie depuis plusieurs mois, groupe parlementaire en bonne
d’abord pour recueillir des signa- et due forme.
tures et ensuite pour faire campa-
gne, Emma Bonino, chef de file de Sans démagogie
la liste +Europa, semble encore in- La recette de ce succès ? D’abord il Emma Bonino
crédule devant le succès que ren- y a le positionnement européen Devenue députée du Parti
contre sa formation, qu’elle n’a et libéral, qui séduit un électorat radical, à 28 ans, en 1976, Emma
lancée qu’en novembre 2017. désarçonné par la surenchère de Bonino sera ensuite députée
« Partout en Italie, encore propositions populistes qui ca- européenne en 1979 et fera trois
aujourd’hui [jeudi 1er mars] à Pa- ractérise cette campagne, et les mandats à Strasbourg. En 1995,
lerme, les gens viennent, et les sal- ambiguïtés du discours de Mat- elle est nommée commissaire
les sont pleines ! », s’étonnerait- teo Renzi sur Bruxelles. Ensuite, il européenne à la pêche, à la poli-
elle presque. y a eu les prises de position très tique des consommateurs et à la
Il faut dire qu’il y a quelques se- hostiles d’Emma Bonino envers santé. Elle devient ministre du
maines encore, les choses étaient la politique migratoire du gou- commerce international et des
très mal engagées. Non repré- vernement Gentiloni, et particu- affaires européennes de 2006
senté dans le Parlement sortant, lièrement les accords très opa- à 2008, puis ministre des affaires
le mouvement +Europa devait ques conclus par le ministre de étrangères de 2013 à 2014.
recueillir 25 000 signatures d’ici l’intérieur, Marco Minniti, en Li-
à fin janvier pour être autorisé à bye pour faire cesser à tout prix
concourir. Un obstacle presque les départs de migrants en direc- Refusant de participer à la
insurmontable pour une forma- tion de l’Italie. course aux promesses qui aura
tion jeune et sans moyens, con- Et puis il y a « Emma », son cha- caractérisé, de bout en bout, cette
tourné in extremis, début jan- risme et sa popularité qui expli- campagne législative, Emma Bo-
vier, grâce à un petit parti, le Cen- quent beaucoup la vogue actuelle nino ne souhaite pas revenir sur
tre démocratique, qui lui a offert de +Europa. Figure historique du la réforme des retraites adoptée
son soutien. Parti radical, un mouvement par le gouvernement Monti
dont l’influence a toujours large- en 2011, ni procéder à de mirifi-
Hostile à la politique migratoire ment excédé les résultats électo- ques baisses d’impôts. Pire, elle
Puis, fin janvier, +Europa s’est al- raux, Emma Bonino est devenue, évoque des hausses de la TVA
liée à la coalition menée par le PD au fil d’une longue carrière politi- ainsi que le retour de la taxe fon-
de Matteo Renzi. Le parti s’assu- que où elle a occupé presque tous cière sur la résidence principale,
rait ainsi que le centre gauche se- les postes (entrée à la Chambre instaurée par Mario Monti et
rait représenté par des candidats des députés en 1976, à 28 ans, elle abrogée par la gauche, pour pour-
+Europa dans une dizaine de cir- a été députée européenne, séna- suivre l’assainissement des finan-
conscriptions acquises à la gau-
che. En échange de quoi, si le
trice, commissaire européenne et
plusieurs fois ministre), un per-
ces publiques et faire sensible-
ment baisser la dette italienne.
parti obtenait entre 1 % et 3 %, ses sonnage familier de tous les élec- Ce discours, à la fois ouvert et
voix seraient attribuées au PD teurs italiens. sans démagogie, séduit visible-
lors de la répartition des sièges à Son visage émacié, marqué par ment beaucoup les élites pro-
la proportionnelle. la maladie et coiffé d’un turban européennes du pays, désempa-
Le PD trouvait ainsi, à bon
compte, un moyen de stopper
– en 2015, elle annonçait être ma-
lade d’un cancer du poumon –
rées par la tournure de la campa-
gne : Emma Bonino fera sans
son érosion, quand les partisans vaut tous les logos du monde : doute ses meilleurs scores dans
d’Emma Bonino pouvaient envi- dans les sondages de popularité, les centres des grandes villes
sager sereinement la perspective Emma Bonino est la deuxième (Rome, Milan, Gênes, Turin), et
d’un retour au Parlement. Mais personnalité politique préférée dans l’abondant contingent des
voilà, les sondages laissent désor- des Italiens, derrière le premier électeurs installés à l’étranger. p
mais espérer que +Europa dé- ministre, Paolo Gentiloni. j. g.
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4 | international
Puigdemont renonce, mais
le blocage persiste en Catalogne
Le président déchu propose d’élire un nationaliste placé en détention
madrid - correspondance
E
st-ce une preuve de réa-
lisme ou une nouvelle
provocation à l’égard
du gouvernement espa-
gnol ? L’ancien président de la Ca-
talogne, Carles Puigdemont, des-
titué par Madrid le 26 octo-
bre 2017 après la mise sous tutelle
de la région rebelle, a annoncé,
jeudi 1er mars, dans un discours
diffusé sur les réseaux sociaux,
qu’il renonçait « provisoirement »
à briguer la présidence de la Géné-
ralité, l’exécutif catalan.
Mais, dans le même temps, il a
précisé que sa formation, Junts
per Catalunya (Ensemble pour la
Catalogne), présentera à sa place
la candidature de Jordi Sanchez,
président de la puissante associa-
tion indépendantiste Assemblée
nationale catalane (ANC) et nu-
méro deux sur sa liste, actuelle-
ment… en détention préventive.
Incarcéré depuis le 16 octo-
bre 2017, il est accusé de « sédi-
tion » par la justice espagnole.
Installé en Belgique depuis le
30 octobre 2017, afin d’éviter les
poursuites judiciaires pour « rébel-
lion, sédition et détournement de
fonds publics » engagées en Espa-
gne à son encontre après sa ten-
tative de sécession avortée,
M. Puigdemont semble pourtant
bien décidé à demeurer le trublion
de la politique espagnole et le hé-
raut de l’indépendance catalane.
Parlement catalan paralysé
Jusque-là, il avait maintenu son
intention de reprendre la tête de
la Généralité. Quitte à gouverner
la région à distance, depuis
Bruxelles. Mais ce souhait a été
contrecarré par le Tribunal cons-
titutionnel espagnol, saisi par
Madrid, qui a obligé le président
Les fluctuations de Trump sur les armes à feu
Le président américain se dit désormais favorable à un encadrement plus strict des ventes
washington - correspondant
L a scénographie, mercredi
28 février, a rappelé la réu-
nion organisée en janvier à
la Maison Blanche sur l’immi-
gration. Campé au centre de la ta-
ble autour de laquelle avaient pris
place des élus républicains et dé-
mocrates du Congrès, Donald
Trump a conduit une discussion
consacrée aux mesures à adopter
après la tuerie dans un établisse-
ment scolaire de Parkland, en
Floride. Dix-sept personnes, en
majorité des lycéens, y ont été
tuées en février.
Comme un mois plus tôt, la réu-
nion s’est déroulée sous le regard
des journalistes conviés pour la
circonstance. Et comme un mois
auparavant, le président des Etats-
Unis a surpris son propre camp en
se montrant réceptif à des sugges-
tions venues des démocrates, fa-
vorables à un encadrement plus
strict de l’accès aux armes à feu.
En janvier, Donald Trump avait
affiché la même ouverture et le
même souci de consensus, pro-
mettant une « bill of love » (« loi
d’amour ») pour protéger les
sans-papiers arrivés enfants aux
Etats-Unis, qu’il avait pourtant
privés d’un statut provisoire lé-
gué par son prédécesseur démo-
crate, Barack Obama. Le président
s’était engagé à soutenir n’im-
porte quel compromis obtenu au
Congrès, mais ses bonnes dispo-
sitions n’avaient duré que qua-
rante-huit heures. Il avait, en ef-
fet, rapidement décidé de trans-
Pour participer au
vote d’investiture,
Jordi Sanchez
devra demander
une autorisation
de sortie
de prison
du Parlement catalan, l’indépen-
dantiste de la Gauche républi-
caine (ERC) Roger Torrent, à sus-
pendre sine die la session d’inves-
titure du 30 janvier, afin d’éviter
de possibles poursuites. Depuis
cette date, le Parlement de Catalo-
gne était paralysé.
Un mois plus tard, sous la pres-
sion d’ERC et de membres de son
parti, M. Puigdemont a donc ac-
cepté de faire un pas en arrière,
sous certaines conditions. Quel-
ques heures plus tôt, il a ainsi
obtenu la reconnaissance sym-
bolique de sa légitimité. Jeudi, les
indépendantistes ont voté au
Parlement catalan une résolution
rejetant « la destitution illégale et
illégitime » de M. Puigdemont et
réaffirmant le soutien majori-
taire de la Chambre régionale à
son égard. Enfin et surtout, il
entend maintenir un certain
contrôle sur la politique de la ré-
gion autonome.
Bien que M. Puigdemont ait as-
suré que, grâce à son retrait, « Ma-
drid n’aura aucune excuse pour
maintenir l’occupation de [leurs]
institutions », le choix de Jordi
Sanchez pour le remplacer sem-
ble au contraire de nature à pro-
longer le blocage observé depuis
les élections du 21 décembre 2017.
Afin de participer au vote d’in-
vestiture, M. Sanchez devra en ef-
former ces sans-papiers en mon-
naie d’échange pour obtenir un
durcissement spectaculaire des
lois en vigueur sur l’immigra-
tion. Sans succès.
Ce précédent a sans doute mar-
qué les esprits et alimenté les in-
terrogations sur la valeur de la pa-
role présidentielle. Au lendemain
de la réunion sur les armes, les dé-
mocrates se sont gardés de tout
communiqué de victoire. Les ré-
publicains qui avaient majoritaire-
ment bloqué un projet de régle-
mentation soutenu par la Maison
Blanche en 2013 après la tuerie de
l’école Sandy Hook, à Newtown
(Connecticut), ont pris de leur côté
leurs distances par rapport aux dé-
clarations du président. Maître de
l’ordre du jour, le chef de la majo-
rité conservatrice au Sénat, Mitch
McConnell, a d’ailleurs exclu de
programmer en priorité un débat
sur les armes à feu.
A la sortie de la réunion à la Mai-
son Blanche, le numéro deux des
républicains du Sénat, John Cor-
nyn, a décrit « une séquence de té-
lévision fascinante », avant d’ajou-
ter : « C’était surréaliste d’être là. »
Donald Trump a en effet témoi-
gné d’une connaissance au
mieux fragmentaire de ce dossier
particulièrement controversé.
Vantant sa capacité de résistance
face aux pressions de la National
Rifle Association (NRA), le puis-
sant lobby des armes, il a assuré,
s’adressant aux élus, qu’« elle a un
grand pouvoir sur vous ». « Elle a
moins de pouvoir sur moi. Je n’ai
pas besoin d’elle », a-t-il ajouté,
fet demander une autorisation de
sortie de prison au juge du Tribu-
nal suprême, Pablo Llarena, afin
de se rendre au Parlement.
Or le magistrat la lui a déjà refu-
sée ces derniers mois, lorsqu’il a
voulu assister à la session de
constitution de la Chambre régio-
nale, puis au débat avorté d’inves-
titure de M. Puigdemont. Et
malgré les critiques d’avocats,
d’intellectuels et d’organisations
– dont Amnesty International Es-
pagne –, sur la durée de la déten-
tion provisoire, sa remise en li-
berté semble incertaine à ce jour.
Dans ces conditions, le gouver-
nement espagnol lèvera-t-il la
mise sous tutelle de la Catalogne ?
Rien n’est moins sûr. Le porte-pa-
role du gouvernement, Iñigo
Mendez de Vigo, a en effet rap-
pelé, le 28 février, que celle-ci est
prévue jusqu’à ce qu’il y ait dans
la région autonome « un gouver-
nement constitué légalement » et
« avec pleine capacité d’exercice ».
Ce qui serait « difficile » si les indé-
pendantistes choisissent « un
homme qui est à la disposition de
la justice et en prison », a-t-il pré-
cisé en référence à M. Sanchez.
Plainte contre l’Etat
La candidature de l’ancien prési-
dent de l’ANC est également con-
testée dans la région. « Les indé-
pendantistes ne cherchent pas un
président de la Généralité, mais
une manière de prolonger la
confusion et le processus indépen-
dantiste, pour ne pas faire face à la
réalité, qui est qu’ils n’ont pas le
soutien international, ni la majo-
rité sociale, ni la couverture légale,
ni la raison avec eux », a réagi la
porte-parole du parti libéral Ciu-
dadanos, Inès Arrimadas, arrivée
en tête des élections du 21 dé-
cembre 2017.
moquant notamment le sénateur
républicain Pat Toomey. Ce der-
nier n’avait pourtant pas hésité
à subir les foudres de la NRA,
en 2013, en déposant un projet de
loi en faveur de la vérification des
antécédents des acheteurs.
Tout en critiquant l’absence d’ar-
mes à feu dans les établissements
scolaires, M. Trump, qui est favora-
ble à un armement des profes-
seurs, s’est montré favorable au
contrôle de ce marché, ainsi qu’au
relèvement de 18 à 21 ans de l’âge
minimum légal pour acheter des
fusils semi-automatiques corres-
pondant au modèle utilisé dans la
majorité des dernières tueries de
masse. Deux mesures combattues
par le lobby des armes.
Le président s’est déclaré hostile
à une mesure que la Chambre des
représentants a adoptée en dé-
cembre 2017, en contrepartie
d’un encadrement timide des
ventes : la possibilité pour les ci-
toyens d’un Etat qui reconnaît le
droit de porter en public une
arme, à condition qu’elle soit dis-
simulée, de la conserver lorsqu’ils
Le numéro deux
des républicains
du Sénat, John
Cornyn, a décrit
« une séquence
de télévision
fascinante »
« L’investiture de Jordi Sanchez
(…) n’est pas la façon la plus rapide
de récupérer l’autonomie du
gouvernement catalan, a de son
côté lancé aux indépendantistes
le chef de file de la formation de
la gauche alternative En Comu-
Podem, Xavier Domènech. Vous
avez la majorité pour gou-
verner, pas pour proclamer l’indé-
pendance. »
M. Puigdemont se dit, quant à
lui, bien décidé à faire vivre la
flamme de la « République cata-
lane » proclamée le 26 octo-
bre 2017 au Parlement régional.
Pour cela, « dans les prochains
jours », il convoquera « les [dépu-
tés] à une réunion solennelle pour
impulser une nouvelle étape, et
former le “Conseil de la Républi-
que”, pour qu’il conduise au che-
min de l’indépendance effective ».
Son objectif est que ce « Con-
seil », qu’il entend présider, cons-
titue « l’Etat libre » de Catalogne
« en exil » et travaille « en étroite
collaboration avec le gouver-
nement de l’intérieur », celui de
Barcelone, pour mener un « pro-
cessus constituant ». Une idée
qualifiée de « démente » par le
chef du gouvernement espagnol,
Mariano Rajoy.
M. Puigdemont a enfin an-
noncé qu’une « équipe d’avocats
internationaux » a présenté en
son nom une plainte contre l’Etat
espagnol devant le Comité
des droits de l’homme aux Na-
tions unies pour violation du
droit à l’autodétermination des
peuples, des droits d’opinion et de
participation politique. Avant de
conclure, le regard décidé, sur
un ton de défi : « Que ce soit clair
pour tout le monde : je ne capitule-
rai pas, je ne renoncerai pas, je ne
me retirerai pas. » p
sandrine morel
se déplacent dans des Etats qui s’y
opposent. Il est allé encore plus
loin que les législateurs démocra-
tes en suggérant une confiscation
des armes des personnes consi-
dérées comme dangereuses en
dehors de tout cadre légal. « Pre-
nez les armes d’abord et ensuite al-
lez devant le tribunal », a-t-il pro-
posé à un auditoire incrédule.
Fortes résistances
La mobilisation exceptionnelle
des lycéens de Parkland, depuis la
tuerie, a entraîné de nombreuses
prises de position, notamment
dans la grande distribution. Plu-
sieurs enseignes, comme Wal-
Mart, Kroger et Dick’s, ont relevé
de 18 à 21 ans l’âge minimum pour
pouvoir acheter une arme et des
munitions. Kroger et Dick’s ont
également renoncé aux fusils
semi-automatiques. Les compa-
gnies aériennes United et Delta,
de même que les loueurs de voitu-
res Herz et Alamo, ont supprimé
de leur côté les réductions prévues
pour les membres de la NRA.
Mais les résistances sont fortes,
et viennent principalement du
camp républicain. Les élus de la
Chambre de Floride se sont op-
posés en février à une interdic-
tion des fusils semi-automati-
ques. Ceux de Géorgie ont privé
jeudi Delta d’une exemption fis-
cale en rétorsion à sa décision. Et
le président qui avait déjeuné di-
manche avec les responsables de
la NRA a dîné de nouveau avec
eux jeudi soir. p
gilles paris
Démonstration de force
militariste du président-
candidat Poutine
Assuré d’être réélu, le dirigeant russe a
dévoilé de nouvelles armes nucléaires
moscou - correspondante
A près avoir entendu les
deux heures du discours
de Vladimir Poutine, jeudi
1er mars, toute l’élite politico-éco-
nomique réunie près du Kremlin
était aux anges. Le président russe
a terminé son discours annuel au
Parlement par une démonstration
de force militaire, consacrant une
longue demi-heure aux seules
nouvelles armes balistiques nu-
cléaires de haute technologie de
l’armée russe, qui surpasse-
raient tout système de défense au
monde. « Personne ne voulait nous
parler, personne ne voulait nous
écouter. Ecoutez désormais », a
averti Vladimir Poutine.
La cible de ses propos était
claire : les Etats-Unis. Dans l’une
des six vidéos projetées sur un
écran géant, l’un de ces nou-
veaux missiles était vu ainsi en
train de filer au-dessus de l’Atlan-
tique pour survoler ensuite le
territoire américain. D’autres
images chocs montraient un sys-
tème de défense hypersonique
« suivant sa cible comme une mé-
téorite », un missile de croisière
nucléaire difficile à détecter, un
minisubmersible et un drone à
propulsion nucléaire, un missile
au rayon d’action illimité capa-
ble de contourner toute ligne
d’interception et même une
arme laser « dont il est trop tôt
pour évoquer les détails ».
« On peut dormir tranquille »
La conclusion de ce discours était
une adresse à peine voilée aux
puissances occidentales qui, de-
puis l’annexion de la Crimée,
en mars 2014, ont imposé des
sanctions économiques au pays :
« A ceux qui ont tenté de profiter de
la Russie, qui ont introduit des sanc-
tions internationales illégales pour
enrayer le développement de notre
pays, y compris dans le domaine
militaire, je vais le dire : ce que vous
avez entrepris pour gêner, empê-
cher, entraver la Russie a échoué. »
Le discours a été vivement criti-
qué par Washington, jeudi 1er mars.
Le Département d’Etat américain
a estimé que l’annonce de Vladi-
mir Poutine montrait que la Rus-
sie « viole les traités » sur le con-
trôle des armes.
A Moscou, en revanche, la tirade
patriotique a été accueillie par des
tonnerres d’applaudissements. A
deux semaines de l’élection prési-
dentielle du 18 mars, Vladimir
Poutine, fort de sondages qui lui
donnent plus de 70 % des suffra-
ges, et d’une popularité réelle,
quoique fortement orchestrée par
AFGHAN I STAN
Attentat à Kaboul
L’explosion d’une voiture-
suicide, vendredi 2 mars au
matin, contre un convoi de
troupes étrangères dans l’est
de la capitale afghane, a fait
au moins un mort et quatre
blessés, tous civils, a annoncé
le ministère de l’intérieur. Il
s’agit de la première attaque à
Kaboul depuis l’offre de paix
faite mercredi aux talibans
par le président Ashraf Ghani
et fraîchement accueillie
par les insurgés. – (AFP.)
VEN EZU EL A
Report de l’élection
présidentielle
Initialement prévue le
22 avril, l’élection présiden-
tielle anticipée au Venezuela,
où le chef de l’Etat sortant,
Nicolas Maduro, brigue un
second mandat de six ans,
est repoussée au 20 mai pour
tenter d’atténuer les critiques
0123
SAMEDI 3 MARS 2018
Dans l’une des
vidéos, un missile
file au-dessus
de l’Atlantique
et survole
les Etats-Unis
la propagande, est assuré de gar-
der un pouvoir qu’il détient de-
puis dix-huit ans.
Après le discours, Andreï Niki-
tine, gouverneur de la région de
Novgorod, exulte : « Grâce à Pou-
tine, on peut dormir tranquille. La
Russie est bien défendue. » De son
côté, un sénateur du parti du
Kremlin assure : « C’était un dis-
cours de paix. Un avertissement
pour qu’on nous respecte et non
une menace d’attaque. » Tous deux
reprennent la logique du prési-
dent : « La Russie s’arme mais ne
menace personne, n’a aucun projet
d’utiliser ce potentiel de façon of-
fensive, mais permet, au contraire,
de maintenir un sain équilibre des
forces dans le monde. »
Cet étalage militaire a occulté la
première moitié du discours de
Vladimir Poutine. Ses propos sur
les défis économiques et sociaux
étaient en grande partie une syn-
thèse et un copié-collé de ce qu’il
rappelle chaque année au fil de
ses apparitions au Parlement :
dynamiser la natalité ; construire
des logements ; augmenter les
retraites ; investir dans les infras-
tructures ; augmenter le salaire
minimum…, sans idée ni propo-
sition nouvelle pour le dévelop-
pement du pays.
Mais, des infirmières aux mala-
des du cancer, en passant par les
défenseurs de l’environnement,
personne n’a été oublié dans ce
discours à l’évidente tonalité élec-
torale. Vladimir Poutine, qui ne
participe pas aux débats et ne
mène pas campagne, n’a pas une
seule fois mentionné le scrutin
du 18 mars. Mais il s’est engagé :
durant les six prochaines années
– la durée d’un mandat prési-
dentiel –, il augmentera le niveau
de vie des Russes et divisera par
deux le taux de pauvreté.
Le début de son discours rece-
lait par ailleurs une autre pro-
messe : « Pour aller de l’avant,
pour se développer de manière dy-
namique, nous devons élargir no-
tre espace de liberté, et dans tous
les domaines : renforcer les institu-
tions démocratiques, l’autonomie
locale, les structures de la société
civile, les tribunaux. » Sans donner
davantage de détail. – (Intérim.) p
de la communauté interna-
tionale. La nouvelle date est
le résultat d’un accord avec
Henri Falcon, dissident cha-
viste qui se présente contre
lui, alors que l’opposition
appelle à un boycottage
du scrutin. – (Reuters.)
U K RAI N E
Achat de missiles
antichars américains
Le département d’Etat améri-
cain a approuvé, jeudi
1er mars, la vente à l’Ukraine
de missiles antichars com-
prenant le système Javelin,
une décision qui risque d’irri-
ter fortement Moscou.
Selon un communiqué de
l’agence fédérale américaine
chargée de ces contrats mili-
taires, le gouvernement
ukrainien souhaite acheter
210 missiles et 37 lance-missi-
les pour un coût total de
47 millions de dollars (38 mil-
lions d’euros). – (AFP.)

0123
SAMEDI 3 MARS 2018
L’offensive terrestre contre la Ghouta a commencé
L’assaut mené par des unités d’élite du régime avec le soutien de l’aviation russe a connu des débuts difficiles
beyrouth - correspondant
L
a Ghouta orientale n’est
plus seulement attaquée
depuis le ciel. La banlieue
rebelle de Damas, cible
de bombardements aériens rus-
so-syriens qui ont causé plus
de 600 morts en onze jours,
fait aussi face, désormais, à une
attaque terrestre.
Les combats ont débuté diman-
che 25 février, au lendemain du
vote par le Conseil de sécurité
des Nations unies d’une résolu-
tion réclamant une trêve d’un
mois, et ils se sont poursuivis
depuis, signe du peu d’intérêt
que Damas et Moscou accordent
au texte onusien.
Les troupes progouvernemen-
e,
tales concentrent leurs efforts sura,
les villages de Nachabiyé, au sud-
est de l’enclave, et de Hawsh Al-
Dawahirah et Chafouniyé, au
nord-est, trois zones rurales, très
peu peuplées. « L’objectif de l’état-
major syrien consiste à s’emparer
au plus vite de la moitié orientale
du bastion rebelle, où prédomine
un paysage de fermes et dehumani-
, aide parcel-
les agricoles, pour resserrer es sonde
étau sur la partie ouest, beaucoup
plus urbanisée », assure Taleb
Ibrahim, un commentateur pro-
régime, basé à Damas.
Un point de vue que partage
Nawar Oliver, analyste militaire
au centre Omran, un cercle de ré-
flexion proche de l’opposition sy-
rienne, basé à Istanbul. « Le régime
commence évidemment par le plus
simple, dit-il. En six ans de guerre,
les rebelles sont devenus des ex-
perts en combat de rue. Ils connais-
sent chaque mètre carré de Jobar
[un quartier périphérique de Da-
mas, en lisière de la Ghouta] et de
Ein Terma [une localité située
dans l’ouest de la Ghouta], que le
régime a tenté à de multiples repri-
ses de reprendre mais sans jamais
y parvenir. Pour limiter la casse, il
attaque par la campagne. »
Fortifications
En dépit de ces précautions, le lan-
cement de l’offensive a été chaoti-
que. Des sources convergentes at-
testent que de nombreux soldats
loyalistes, y compris des officiers
de haut rang, ont péri dimanche
dans une embuscade. Une vidéo
tournée sur le champ de bataille
et mise en ligne lundi sur Inter-
net, montre des assaillants qui
prennent la fuite, des cadavres
de soldats gisant dans une tran-
chée et des rebelles qui s’empa-
rent d’un tank. Nawar Oliver af-
firme avoir reçu de sources à Da-
mas une liste de 65 militaires,
tombés dans les combats des pre-
miers jours, dont au moins cinq
officiers supérieurs.
Depuis ce démarrage doulou-
reux, les forces prorégime ont
gagné du terrain, mais l’ampleur
de leur progression est difficile à
établir avec précision. Les médias
officiels syriens affirment qu’el-
les contrôlent désormais la quasi-
totalité de Nachabiyé et de Hawsh
Al-Dawahirah, ce que contestent
les rebelles et leurs partisans.
Nawar Oliver chiffre, pour sa
part, les gains des loyalistes à
2,5 km2, soit 2,5 % de la superficie
totale du fief rebelle. « C’est un ter-
rain difficile pour l’armée, pré-
vient le chercheur Aron Lund,
spécialiste de la Syrie. Les groupes
armés de la Ghouta sont efficaces
et organisés. Ils ont construit des
fortifications, miné des terres. »
L’assaut est conduit par des uni-
tés d’élite de l’armée syrienne,
Huit soldats turcs tués près d’Afrin
La Turquie a essuyé, jeudi 1er mars, de lourdes pertes dans le cadre
de son offensive contre les forces kurdes des Unités de protection
du peuple, dans la région d’Afrin, l’état-major annonçant que huit
soldats avaient été tués et treize blessés. Ce bilan fait de la journée
de jeudi l’une des plus meurtrières pour Ankara depuis le déclen-
chement de son intervention dans cette région du nord-ouest de
la Syrie, le 20 janvier. Au moins quarante soldats turcs ont été tués
depuis le début de cette opération, baptisée « Rameau d’olivier ».
Limite de la ville
DAMAS
Palais présidentiel
Place
des Ommeyyades
LE RÉGIME DE DAMAS ASSIÈGE...
Zone sous contrôle gouvernemental
Zone rebelle reprise par le régime,
depuis mai 2016
Point de passage sous contrôle du pouvoir
(aide humanitaire, marchandises), fermé de
manière quasi permanente depuis mars 2017
Zones bombardées par l’aviation syrienne et russe,
entre le 18 et le 23 février*, en nombre de frappes
moins de 40 de 70
de 40 à 50 à 100
Principales attaques terrestres du régime
comme la garde républicaine, la
4e division blindée et les Forces
du tigre, commandées par Sou-
haïl Al-Hassan. Ce général de
confession alaouite, la minorité
à laquelle appartient le clan As-
sad, est le « pompier volant » du
régime, qui n’a eu de cesse, de-
puis 2011, de l’envoyer écraser
les foyers d’insurrection aux
quatre coins du pays. Devenu
l’idole des pro-Damas, il s’est dis-
tingué dans la reprise d’Alep-Est,
en décembre 2016, et dans celle
de Deir ez-Zor, à l’automne 2017.
Les Forces de défense natio-
nale, une milice syrienne proré-
gime, créée pour pallier les fai-
blesses de l’armée, participent
aussi à l’opération.
Nulle trace en revanche de sup-
plétifs chiites étrangers, pro-Té-
héran. Les combattants irakiens,
libanais (Hezbollah), iraniens et
afghans, acteurs-clés de la straté-
gie contre-insurrectionnelle sy-
rienne, employés à Alep-Est et à
Deir ez-Zor, n’ont pas été déployés
dans la Ghouta. La présence
des Iraniens se limite pour l’ins-
tant à des drones d’observation,
qui supervisent l’évolution des
combats depuis le ciel.
« Sans les Iraniens »
« Les Russes veulent faire sans eux,
décrypte Sadek Abdul Rahman,
journaliste au site Al-Joumhouria.
Ils préfèrent s’appuyer sur l’armée,
pour renforcer l’Etat syrien. Ils
se méfient des Iraniens qui se sa-
tisfont d’un non-Etat, noyauté par
des milices à leur solde. »
Qaboun
Jobar
Place
des Abbassides
Ein Terma
Vieille
ville
Zone tenue
par l’organisation
Etat islamique
... LA GHOUTA ORIENTALE TENUE PAR LES REBELLES
Limite du bastion rebelle assiégé
Groupe
Jaych Al-Islam
Faylaq Al-Rahmane Coalition se revendiquant
Tahrir Al-Cham
plus
de 100
Ahrar Al-Cham
« Plus le temps
passera,
plus les civils
souffriront, et
plus la pression
sera lourde
sur les rebelles »
TALEB IBRAHIM
politologue pro-Damas
Au total, selon le site prorégime
Al-Masdar, 15 000 combattants,
appuyés par l’aviation russe et sy-
rienne, ont été mobilisés pour
l’assaut sur la Ghouta.
En face, les rebelles, au nombre
d’environ 20 000, sont regroupés
dans deux grosses coalitions.
La plus puissante, Jaych Al-Islam
(« Armée de l’islam »), d’obé-
dience salafiste, tient la ville de
Douma et la campagne envi-
ronnante, jusqu’à Nachabiyé. Ce
groupe, qui a longtemps reçu des
financements de l’Arabie saou-
dite, est décrié par les militants
révolutionnaires pour ses prati-
ques autoritaires – notamment
l’enlèvement probable, en dé-
cembre 2013, de Razan Zaitou-
neh, l’une des inspiratrices du
soulèvement de 2011.
L’autre pilier de l’insurrection
armée dans la Ghouta est Faylaq
Al-Rahmane (la « Légion du tout-
miséricordieux »). Cette alliance
qui se revendique de l’Armée sy-
rienne libre, la branche modérée
de la rébellion, n’a pas d’idéologie
très marquée, même si elle
compte en son sein des éléments
proches des Frères musulmans,
en lien avec le Qatar. Ses hommes
contrôlent les localités de l’ouest
de la Ghouta, en lisière de Damas,
comme Jobar, Ein Terma et Arbin.
Deux autres petits groupes
anti-Assad sont présents dans
ce territoire : les salafistes d’Ahrar
Al-Cham, positionnés dans la
Douma
Harasta
Vers l’aéroport international
Autres territoires rebelles
Orientation
Salafiste
de l’Armée syrienne libre
Djihadiste, issu d’Al-Qaida,
classé terroriste par l’ONU
Salafiste
ville de Harasta, et les djihadistes
de Hayat Tahrir Al-Cham, une
émanation d’Al-Qaida, qui dispo-
sent de quelques centaines
d’hommes, dans le sud-ouest de
l’enclave.
« Le paysage rebelle de la Ghouta
est beaucoup plus homogène
que celui d’Alep-Est, où l’on comp-
tait une quinzaine de groupes ar-
més, minés par les rivalités, ob-
serve Nawar Oliver. Même si Jaych
Al-Islam et Faylaq Al-Rahmane se
sont combattus l’année passée, la
coopération entre eux a repris ; ils
ont levé les checkpoints entre leurs
territoires respectifs. »
Stratégie cynique
Autre particularité, les rebelles
de la Ghouta sont tous originai-
res de cette région, contraire-
ment à leurs homologues d’Alep-
Est, qui provenaient des campa-
gnes environnantes, ce qui avait
causé des tensions avec la popu-
lation locale.
Mais que pèseront ces atouts
face à la détermination du régime
Assad à reconquérir la totalité
du territoire syrien et à la puis-
sance de feu de son allié russe ?
Saïd Al-Batal, un documentariste
pro-opposition, sorti en 2015 de
la Ghouta, assure que le réseau de
tunnels et de tranchées creusé
par Jaysh Al-Islam dans les
champs de l’est devrait permettre
à ses combattants de tenir le choc
un bon moment. « A certains
endroits, il y a trois niveaux de tun-
nels. Ils se préparent pour cette ba-
taille depuis des années », dit-il.
Taleb Ibrahim, à l’unisson des mé-
dias d’Etat syriens, assure, au
contraire, que la reconquête des
zones rurales n’est plus qu’une
question de jours.
Partisans et adversaires du ré-
gime s’accordent cependant sur
une chose : les forces loyalistes
n’ont pas intérêt à rentrer en force
dans la partie urbanisée de
la Ghouta. Pareille offensive se-
rait trop coûteuse pour l’armée.
international | 5
Vers Homs
Alep
Al-Wafideen
SYRIE
Damas
Chafouniyé
Hawsh Al-Dawahirah
GHOUTA
ORIENTALE
Nachabiyé
2 km
Situation au 1er mars
Types de zones
Urbaine
Agricole
Part du territoire
Effectifs contrôlée*
environ 10 000 65 %
Militaire
environ 9 000 27 %
* Selon l’OMRAN Center for Strategic Studies
quelques 5%
Sources : Syria.liveuamap ; REACH ;
centaines A. Lund, Understanding Eastern Ghouta in Syria,
2018, IRIN ; Le Monde
quelques 3%
centaines Infographie Le Monde – Francesca Fattori
et Véronique Malécot
Et l’envolée des pertes civiles
qu’une telle opération engendre- LE CONTEXTE
rait inévitablement mettrait de
nouveau Moscou en difficulté sur
la scène internationale.
Le plus probable est que, une AIDE HUMANITAIRE
fois les insurgés dos au mur, des La résolution adoptée par le
négociations s’ouvriront avec le Conseil de sécurité des Nations
régime. « Les rebelles pourront unies lundi 26 février demandait
choisir entre déposer les armes et un cessez-le-feu immédiat, pour
rejoindre l’armée ou bien être éva- une période de trente jours.
cués vers Idlib, dans le nord de la Le surlendemain, c’est une trêve
Syrie, prédit Taleb Ibrahim. Le gou- matinale de cinq heures que
vernement n’est pas pressé. Plus le la Russie a ordonnée. Les effets
temps passera, plus les civils souf- de cette mesure sont cependant
friront, et plus la pression sera quasi nuls. Les civils n’évacuent
lourde sur les rebelles. » Une straté- pas les zones assiégées : Damas
gie cynique, que Saïd Al-Batal ré- en impute la responsabilité
sume d’une formule lapidaire : aux rebelles, accusés de pilon-
« Si la Ghouta tombe, ce ne sera pas ner le corridor de sortie. Cette si-
par la force, mais par la faim. » p tuation empêche toute livraison
benjamin barthe d’aide humanitaire aux quelque
(avec laure stephan) 400 000 habitants de l’enclave.
DE CAUSE
À EFFETS.
© Radio France/Ch. Abramowitz
Chaque dimanche
23H – minuit
Aurélie
Luneau
En partenariat
avec
L’esprit
d’ouver-
ture.
6 | planète
Les ratés de l’identification biométrique en Inde
Le système, qui gère 12 milliards d’empreintes digitales, exclut une partie des plus pauvres des aides sociales
new delhi- correspondance
E
n Inde, le système d’iden-
tification biométrique
Aadhaar connaît des ra-
tés. Résultat : des mil-
lions de pauvres ne peuvent plus
bénéficier des programmes
sociaux depuis sa mise en place.
L’Etat de Delhi a décidé de sus-
pendre, mardi 20 février, ce mode
d’authentification dans les
2 254 magasins qui distribuent
des denrées alimentaires à prix
subventionné. Selon le gouverne-
ment local, près de 250 000 foyers
étaient privés de l’aide alimen-
taire depuis l’adoption du pro-
gramme Aadhaar.
Lancé en 2009, celui-ci a attribué
depuis lors à chaque Indien un
numéro d’identité unique à douze
chiffres, associé à ses empreintes
digitales, son iris et sa photo
d’identité. La société française
Morpho, devenue Idemia après sa
fusion avec Oberthur Technolo-
gies en 2017, a participé à l’organi-
sation de la campagne de collecte
des données et à la mise en place
du système biométrique. Fin 2017,
la quasi-totalité de la population
était recensée, et l’Inde dispose dé-
sormais de la plus grande base de
données biométriques au monde,
avec 2,4 milliards de scans d’iris,
12 milliards d’empreintes digitales
et 1,2 milliard de photos d’identité.
Cette identification biométri-
que, devenue obligatoire dans cer-
tains endroits du pays pour béné-
ficier des aides sociales, est censée
empêcher les fraudes et les détour-
R ESS OU R C ES
Création d’une vaste
réserve marine autour
de l’île de Pâques
Mercredi 28 février, la prési-
dente du Chili, Michelle
Bachelet, a signé le décret
créant une aire marine proté-
gée de 720 000 km2 (aussi
vaste que la France), autour
de l’île de Pâques. La pêche
industrielle et les activités
d’extraction y sont désormais
interdites. C’est l’aboutisse-
ment d’un long processus
mené par les Pascuans avec
des ONG internationales et
par le gouvernement chilien.
POLLU T I ON
Grenoble veut interdire
les véhicules diesel
de marchandises
Dix communes de la métro-
pole grenobloise ont an-
noncé, jeudi 1er mars, qu’elles
veulent supprimer progressi-
vement les véhicules diesel
de marchandises, d’ici à 2025,
au nom de la lutte
contre la pollution de l’air.
Celle-ci serait responsable
de 114 décès prématurés par
an dans l’agglomération.
La première interdiction
concernera les poids lourds
et utilitaires aux vignettes
Crit’Air 5 en 2019. – (AFP.)
questions politiques votre rendez-vous politique du dimanche
réagissez sur twitter
#questionspol franceinter.fr
en direct sur France Inter et sur franceinfo (TV canal 27)
Dans l’Etat
de Delhi, près de
250 000 foyers
ont été privés de
l’aide alimentaire
depuis l’adoption
du programme
nements par des usurpateurs se
cachant sous de fausses identités.
Ou encore, permettre de diminuer
le nombre de justificatifs pour
ouvrir par exemple un compte
bancaire ou obtenir une ligne télé-
phonique. Mi-février, le premier
ministre indien, Narendra Modi, a
annoncé que le programme Aad-
haar avait permis à l’Etat d’écono-
miser 7 milliards d’euros. Parfois
au détriment des bénéficiaires.
« Aucun recours »
Une étude menée par plusieurs
économistes en 2017 dans le
Jharkhand a montré que les habi-
tants étaient cinq fois plus nom-
breux à ne pas avoir accès aux
denrées alimentaires à prix sub-
ventionné dans les districts où
l’identification biométrique est
obligatoire. « Des milliers de noms
disparaissent au moment de la
synchronisation des bases de don-
nées d’Aadhaar et des program-
mes sociaux », explique Reetika
Khera, économiste à l’Institut in-
dien de technologie de Delhi, qui
a participé à l’étude.
Les dauphins, victimes collatérales des pêcheurs français
Plusieurs milliers de cétacés sont tués chaque année dans le golfe de Gascogne, dénonce l’ONG Sea Shepherd
C omment la France exter-
mine ses dauphins ». C’est
l’intitulé-choc de la campa-
gne que lance l’ONG de protection
des océans Sea Shepherd, afin
d’« alerter sur le sort » de ces mam-
mifères marins le long des côtes
françaises. Sur la seule période de
janvier à mars, affirme-t-elle, et au
large des seuls rivages de Vendée
et de Charente-Maritime, environ
6 000 dauphins sont tués en
moyenne chaque année, victimes
des chalutiers pélagiques utilisant
des filets traînés par deux bateaux
(technique dite « en bœuf ») et des
chalutiers industriels.
Des chiffres bien supérieurs,
ajoute Sea Shepherd, à ceux des
globicéphales et autres cétacés
« massacrés », selon des méthodes
de chasse traditionnelle, dans les
îles Féroé, au Danemark, et dans la
baie de Taiji, au Japon.
A l’appui de sa dénonciation, Sea
Shepherd rapporte qu’un de ses
navires, le Bob-Barker, a patrouillé
le week-end du 24 février sur le pla-
teau de Rochebonne (un haut-
fond du golfe de Gascogne) et a
Il suffit d’un nom mal épelé ou
encore d’une erreur de saisie pour
que l’identité du bénéficiaire ne
coïncide pas dans les deux listes et
soit « nettoyé » des bases de don-
nées. Parfois, l’iris n’est pas re-
connu lorsque le bénéficiaire
souffre de cataracte, il arrive aussi
que les empreintes des doigts de-
viennent illisibles à cause du tra-
vail manuel. Enfin, les coupures
d’électricité et les problèmes de
connexion à Internet, très fré-
quents dans les zones rurales, blo-
quent toute transaction. Les béné-
ficiaires sont donc obligés de reve-
nir plusieurs fois dans le magasin
de rationnement, quitte à perdre
des journées de travail et donc de
salaire si les trajets sont longs.
Dans l’Andhra Pradesh, l’un des
Etats Indiens les plus développés
et les mieux connectés du pays,
les erreurs d’authentification par
empreinte digitale ou d’iris blo-
quent 8 % à 12 % des transactions
lorsqu’un bénéficiaire vient cher-
cher sa pension de retraite. « Or, si
l’identification ne fonctionne pas,
le bénéficiaire ne peut s’en prendre
qu’à la machine. Il n’y a aucun re-
cours ni aucun responsable. Les bé-
néficiaires sont livrés à eux-mê-
mes », s’alarme James Herenj, de
l’ONG Jharkhand NREGA Watch.
Le programme d’identification
biométrique, annoncé comme
une révolution par l’entreprise
française Idemia, prive des centai-
nes de milliers d’Indiens de l’aide
alimentaire, dans un pays qui
connaît l’un des taux de malnutri-
tion les plus élevés au monde.
filmé deux chalutiers remontant
des dauphins pris au piège dans
leurs filets. « Cette scène macabre
se reproduit toutes les nuits, toute
l’année, avec un pic entre janvier et
mars », dénonce l’ONG.
En cause, la pêche au bar sur des
zones de reproduction des dau-
phins. « La mortalité qui leur est in-
fligée par les bateaux de pêche met
en péril la survie de la population à
moyen terme », s’inquiète l’ONG.
D’autant, poursuit-elle, que ces
animaux « sont particulièrement
vulnérables, avec une faible fécon-
dité et une grande sensibilité à la
pollution chimique et plastique ».
A quoi s’ajoute la raréfaction de
leurs ressources alimentaires du
fait de la surpêche. « Si nous vou-
lons encore voir des dauphins en
France demain, il est urgent de
prendre des mesures de protec-
tion drastiques », prévient l’orga-
nisation.
L’Observatoire Pelagis (CNRS-
université de La Rochelle), chargé
du suivi de l’état de conservation
des populations de mammifères
marins, brosse un tableau plus
Dans l’Etat du Jharkhand, seuls
7 % des habitants âgés de 7 à 23 ans
bénéficient d’un régime alimen-
taire adapté. La moitié d’entre eux
souffrent d’un retard de crois-
sance à cause de la malnutrition.
La presse indienne a signalé plu-
sieurs cas d’enfants morts de
faim, après que leur mère a sou-
dainement été exclue du système
Aadhaar. Ailleurs, plusieurs fem-
mes enceintes ont été obligées
d’accoucher sur le trottoir après
avoir été renvoyées d’hôpitaux
qui exigeaient leur numéro uni-
que Aadhaar, alors qu’il n’est pas
obligatoire pour se faire soigner.
L’identification biométrique est-
elle inadaptée ? « En l’absence de
grand audit mené par le gouverne-
ment, nous devinons seulement
que le programme ne fonctionne
pas dans certains districts mais
sans connaître l’ampleur des
dysfonctionnements », remarque
Bharat Ramaswami, économiste à
l’Institut indien de la statistique.
Qui sont les bénéficiaires exclus ?
Quel est le taux d’erreur pour cha-
1,17 MILLIARD
de cartes biométriques
C’est le nombre de documents d’identité distribués à la population
indienne afin de faire fonctionner le système d’authentification
Aadhaar. Celui-ci attribue un numéro unique à 12 chiffres à chaque
personne, qu’il reconnaît grâce à sa photo, à l’empreinte biomé-
trique de son iris, celle de ses doigts. Le programme rend accessible
à la population 87 services ou aides sociales diverses.
nuancé. Au cours de l’hiver 2017,
indiquent les scientifiques, envi-
ron 4 000 dauphins communs
auraient été tués par capture acci-
dentelle dans le golfe de Gascogne.
Sur la période 2000-2009, le nom-
bre annuel de morts varie de
2 000 à 8 000 individus dans le
golfe de Gascogne et la Manche
ouest, soit une moyenne proche
du chiffre avancé par Sea She-
pherd, mais sur une année entière.
« Dissuasion acoustique »
Les chercheurs précisent que
cette population de cétacés a été
estimée en 2011-2012 à 180 000 in-
dividus dans cette zone, et éva-
luée en 2016 à 470 000 spécimens
dans l’océan Atlantique nord-est,
ce qui peut tendre à relativiser la
menace pour la survie de l’espèce.
Pour autant, souligne Pelagis, « la
capture accidentelle dans un en-
gin de pêche est la principale cause
de mortalité observée chez le dau-
phin commun depuis le début des
années 1990 ».
Et l’ampleur de cette mortalité
est effectivement « préoccu-
dimanche 4 mars à 12h
ÉRIC COQUEREL
député la France insoumise (LFI) de Seine-Saint-Denis
par Ali Baddou, Françoise Fressoz, Jeff Wittenberg et Carine Bécard
que transaction ? Quelles sont
les causes de dysfonctionnement ?
Le gouvernement indien se con-
tente pour l’instant d’affirmer que
les anomalies sont temporaires,
liées à la mise en place du système.
Outil de surveillance de masse ?
« Le programme pourrait être
amélioré, estime Bharat Ra-
maswami. On pourrait par exem-
ple vérifier les identités des bénéfi-
ciaires seulement une fois par an
plutôt que chaque mois à cause
des problèmes de connectivité. »
De plus, la technologie ne peut
pas, à elle seule, éliminer la cor-
ruption. « Aadhaar n’a pas réduit,
bien au contraire, la dépendance
vis-à-vis des propriétaires de ma-
gasins de rationnement, or ils sont
souvent à l’origine du détourne-
ment alimentaire », constate pour
sa part Reetika Khera. De fait, ces
derniers mentent parfois en affir-
mant que leur machine biométri-
que ne fonctionne pas ou qu’il y a
des problèmes de connectivité
afin de détourner des denrées.
pante » pour le maintien de ces
mammifères marins. D’autres es-
pèces sont du reste des victimes
« collatérales » de la pêche au large
des côtes françaises, quoique à un
moindre degré, comme le mar-
souin commun, le grand dauphin,
le dauphin bleu et blanc, le pho-
que ou, en Méditerranée, certai-
nes tortues.
Réagissant à cette campagne, le
Comité national des pêches as-
sure que « la France protège ses
dauphins ». Il fait valoir que
d’autres facteurs de mortalité en-
trent en jeu, comme des « causes
naturelles » ou des « pathologies »,
que « la population n’est pas en
voie d’extinction » et que « les pro-
fessionnels, étant les premiers af-
fectés par ces captures accidentel-
les, mettent tout en œuvre pour les
éviter au maximum ».
De leur côté, le ministre de l’agri-
culture, Stéphane Travert, et celui
de la transition écologique et soli-
daire, Nicolas Hulot, ont assuré,
mercredi 28 février, que « la France
rest[ait] mobilisée pour limiter les
captures accidentelles de petits cé-
TV canal 27
0123
SAMEDI 3 MARS 2018
« Les bénéficiaires qui ont le plus
besoin des rations de nourriture
sont les plus pauvres et donc les
moins éduqués, explique l’écono-
miste. Ils sont souvent illettrés et
n’ont aucune idée de la manière
dont le système fonctionne, ils
sont obligés de croire ce qu’on leur
dit. » Reetika Khera prône l’uti-
lisation d’une carte à puce qui
serait raccordée à une base de
données, accessible sur un ser-
veur local. Plusieurs Etats testent
de leur côté d’autres méthodes.
Au Madhya Pradesh, dans le
centre du pays, les utilisateurs se
rendent dans le bureau du fonc-
tionnaire local qui identifie lui-
même les bénéficiaires sur
Aadhaar et leur distribue ensuite
un coupon muni d’un code-bar-
res, à échanger dans le magasin
de rationnement.
Les critiques du système Aad-
haar s’inquiètent en outre du ris-
que de le voir transformé en outil
de surveillance de masse, s’il est
rendu obligatoire dans les opéra-
tions de la vie courante, comme la
réservation d’un billet d’avion ou
la souscription d’une assurance.
Des millions de données person-
nelles ont été volées à plusieurs
reprises par des hackers. Ce n’est
qu’à l’été 2017 que la Cour su-
prême a reconnu le droit fonda-
mental au respect de la vie privée.
Elle doit décider dans les semai-
nes qui viennent si ce système
d’authentification de la popula-
tion est conforme ou non à la
Constitution. p
julien bouissou
tacés en Atlantique ». Un groupe de
travail a été mis en place à l’hiver
2016-2017, à la suite de l’échouage
de 800 dauphins sur le littoral. Il a
pour objectifs de « mieux com-
prendre les interactions entre les
flottes de pêche et les populations
de petits cétacés », d’« améliorer le
suivi des captures accidentelles » et
de « prévenir » ces dernières.
L’une des pistes envisagées est le
recours à des émetteurs d’impul-
sions sonores repoussant les céta-
cés hors des zones où ils risquent
d’être pris dans un engin de pêche.
De tels systèmes de « dissuasion
acoustique » sont en cours d’expé-
rimentation et un appel à projet a
été lancé en janvier.
Sea Shepherd n’en demande pas
moins à la France d’interdire la pê-
che au chalut sur les zones de re-
production du bar et de mettre en
place une meilleure surveillance
des pêcheries. Quant aux consom-
mateurs, l’ONG les invite à « man-
ger moins de poisson » et à « boy-
cotter systématiquement ceux is-
sus de la pêche au chalut ». p
pierre le hir
 FRANCE |7
0123
SAMEDI 3 MARS 2018

Assurance-chômage : l’affrontement évité

Le gouvernement a décidé de reprendre une bonne partie de l’accord conclu entre patronat et syndicats

L
e président de la Républi-
que, Emmanuel Macron
aurait-il entendu la me-
nace à peine voilée de
Laurent Berger ? D’une rare véhé-
mence, l’entretien donné lundi
26 février par le secrétaire général
de la CFDT aux Echos contenait un
message on ne peut plus clair
pour le gouvernement : « Si on
nous piétine, il ne faudra pas en-
suite venir nous chercher pour
éteindre l’incendie », affirmait le
responsable syndical.
Comprendre : s’ils sont consul-
tés et qu’ils donnent leur avis, les
partenaires sociaux doivent être
écoutés pour préserver la paix so-
ciale. Un message entendu par le
gouvernement qui a révélé, ven-
dredi 2 mars, des choix bien pro-
ches de ceux sur lesquels s’étaient
entendus, le 23 février, patronat et
syndicats à propos de la réforme
de l’assurance-chômage.
Dans un contexte social incer-
tain – où l’étincelle allumée avec
l’annonce de la réforme de la
SNCF risque à tout moment de se
transformer en incendie agré-
geant tous les mécontentements
du pays –, l’exécutif semble donc
avoir choisi la voie de la conci-
liation. Poussé en cela par des
partenaires sociaux qui avaient
conditionné la signature de l’ac-
cord à sa reprise in extenso par le
ministère du travail.

Les démissionnaires indemnisés

« Nous sommes en phase avec le
texte de l’accord », a d’emblée dé-
claré, vendredi, Murielle Péni-
caud, la ministre du travail dans
un entretien au Parisien. Pour
autant, elle prévient : « Nous dis-
cutons, mais pour avancer. Pen-
dant plus de dix ans, le pays est
resté dans une forme d’immobi-
lisme alors que le monde a beau-
coup évolué. Emmanuel Macron a
été élu parce que les Français at-
tendent du changement. (…) Nous
sommes tous au service de l’intérêt
général. L’Etat, le Parlement, le pa-
tronat et les syndicats. Et chaque
acteur doit être dans son rôle. »
Dans les faits, le ministère du
travail a donc ainsi décidé de gar-
der une bonne partie des disposi-
tions prévues par les partenaires
sociaux, pour ce qui est de l’in-
demnisation des démissionnai-
res, des indépendants et enfin de
la réduction des contrats courts.
Les démissionnaires d’abord.
Pour toucher l’assurance-chô-
mage, ces derniers devront pré-
senter un projet à leur conseiller
en évolution professionnelle. Si
celui-ci est validé – les conditions,
les critères et l’instance qui se
chargera de la validation sont en-
core à préciser –, ils recevront
alors leur indemnité pendant six
mois, au bout desquels aura lieu
un contrôle. S’il est jugé que les
efforts déployés pour leur pro-
jet sont suffisants, ils pourront
Lors d’une séance de négociation des partenaires sociaux sur l’assurance-chômage, à Paris, le 15 février. CHRISTOPHE MORIN/IP3
« Pour l’instant,
on peut
se satisfaire
du fait que notre
accord a été
repris à 95 % »
MICHEL BEAUGAS
négociateur pour FO
continuer à toucher de l’argent
dans les mêmes conditions de
temps et de taux que le reste des
demandeurs d’emploi. Pas de du-
rée limitée ou de taux de rempla-
cement des salaires moins élevés
donc, tel que le prévoyait au dé-
part le document d’orientation
du gouvernement.
Seule différence notable entre
l’accord syndical et la copie gou-
vernementale : la durée d’affilia-
tion. Les partenaires sociaux la
voyaient à sept ans, le gouverne-
ment la fait baisser à cinq ans,
comme promis par M. Macron
pendant sa campagne. « Pour la
première fois, on va créer un droit
pour ceux qui veulent mener un
nouveau projet professionnel :
créer son entreprise ou changer de
métier. C’est un beau choix de so-
ciété d’accompagner ceux qui ont
un projet », a déclaré la ministre
dans son entretien au Parisien.
Les indépendants ensuite. Eux
qui ne cotiseront pas un centime
de plus devraient se voir allouer
une indemnité de 800 euros pour
seulement six mois. Seront
concernés ceux qui auront mis
leur activité en liquidation judi-
ciaire et qui avaient un bénéfice
annuel d’au moins 10 000 euros.
« Cette mesure vise notamment
les agriculteurs dont les défaillan-
ces d’exploitations ont continué
d’augmenter en 2017, les artisans,
les micro-entrepreneurs, les com-
merçants indépendants », expli-
que la ministre.
Les indépendants économiq-
uement dépendants comme les
conducteurs de véhicules avec
chauffeurs ou les livreurs de
nourriture sur deux roues ne
sont pas concernés par la mesure.
Leur situation doit cependant
être bientôt évoquée, explique-
t-on au ministère du travail.
Elle sera, par ailleurs, tranchée
dans le texte de loi contenant les
détails de la réforme.
Enfin, la limitation des contrats
courts sera, comme le souhaitent
patronat et syndicats, laissée à la
charge des branches, qui devront
négocier un accord avant la fin
de l’année. En cas d’échec, elles
se verront imposer un système de
bonus-malus.
Communiqués aux partenaires
sociaux dans la journée de jeudi,
ces arbitrages ont été bien reçus
par plusieurs centrales. « Pour
l’instant, on peut se satisfaire du
fait que notre accord a été repris à
95 % », juge Michel Beaugas, négo-
ciateur pour FO. « C’est conforme à
ce que nous avions négocié et tout
à fait dans l’esprit de ce que nous
voulions, se félicite pour sa part
Véronique Descacq, numéro deux
de la CFDT. Ils mesurent qu’on ne
peut pas mener des réformes qui
tiennent la route en faisant fi du
dialogue social. » Pour autant,
poursuit la responsable syndi-
cale : « Nous demeurons méfiants
sur la réforme de la formation
professionnelle dont nous atten-
dons les orientations. il ne faudrait
pas que le gouvernement aille un
coup à gauche, un coup à droite. »
Une inquiétude tout à fait jus-
tifiée, juge un leadeur syndical.
« Il ne faut pas se leurrer, le respect
de l’accord sur l’assurance-chô-
mage n’est qu’une compensation
pour ce qui va arriver lundi sur la
formation professionnelle. Re-
prendre le premier n’engageait fi-
nalement pas beaucoup le gouver-
nement, il ne coûte rien, ils tien-
nent leurs promesses à moindres
frais. Alors que l’accord trouvé sur
le second est bien plus précis et son
non-respect va faire bien plus mal
aux partenaires sociaux. »
« Nous
demeurons
méfiants
sur la réforme
de la formation
professionnelle »
VÉRONIQUE DESCACQ
secrétaire générale adjointe
de la CFDT
L’exécutif qui souhaite simpli-
fier « la tuyauterie » de la forma-
tion professionnelle pourrait en
effet, entre autres, retirer la col-
lecte des fonds aux syndicats et
au patronat. En somme, il ferait
de la politique : donnant d’une
main et reprenant d’une autre. Ce
faisant, le gouvernement réduit,
au passage, à la portion congrue,
une mesure emblématique de la
campagne du candidat Macron :
l’indemnisation des démission-
naires et des indépendants.
Car tel qu’il est conçu, le dispo-
sitif devrait à peine concerner
plus de 29 000 indépendants et
35 000 démissionnaires.
« L’équation est simple, résume
un fin connaisseur du dossier,
l’assurance-chômage est bien
moins transformatrice que la ré-
forme de la formation profession-
nelle ou de l’apprentissage. La pre-
mière permet de modifier le mar-
ché du travail, mais les secondes
sont structurantes pour le gain en
compétence, et donc pour l’écono-
mie du pays. » Le message a donc
peut-être été entendu, mais pas
dans sa globalité. p
sarah belouezzane

Contrats courts : les branches sauront-elles s’autoréguler ?

Le ministère du travail a d’ores et déjà réfléchi à une modulation des cotisations en fonction du nombre d’inscriptions à Pôle emploi

P our certains, le problème

est insoluble et relève de la
structure du marché du
travail français. D’autres estiment
que la situation n’a que trop duré
et qu’il est temps d’y remédier par
tous les moyens. Voilà des mois,
voire des années, que la question
du recours excessif aux contrats
très courts cristallise les débats en-
tre patronat et syndicats.
En 2016, c’est justement sur la
manière de juguler ce problème
que la négociation de la nouvelle
convention d’assurance-chô-
mage avait échoué. Aujourd’hui,
et alors que les partenaires so-
ciaux étaient appelés par le gou-
vernement à plancher sur une
vaste réforme de l’assurance-chô-
mage, c’est encore sur ce point-là
que les discussions ont failli
échouer. Déjouant les pronostics,
les partenaires sociaux ont finale-
ment trouvé, vendredi 2 mars,
une solution qui convienne, sem-
ble-t-il, aux syndicats, mais aussi
à un patronat réticent à voir le
coût du travail augmenter.
Ils ont donc décidé de laisser à la
totalité des branches le soin de né-
gocier un système qui régule leurs
recours aux contrats très courts.
Celles-ci ont jusqu’au 31 décem-
bre pour trouver une solution,
faute de quoi le gouvernement
leur appliquera un système de
bonus-malus sur les cotisations.
Soucieux de donner des gages aux
partenaires sociaux sur l’assuran-
ce-chômage, avant un plus grand
séisme sur la refonte de la forma-
tion professionnelle, le gouverne-
ment a avalisé, vendredi, ce prin-
cipe lors de la présentation des
points-clés de sa réforme.
« Elles devront se fixer des objec-
tifs quantitatifs et qualitatifs. Si les
branches ne sont pas parvenues à
des résultats satisfaisants, le gou-
vernement prendra ses responsabi-
lités », a ainsi expliqué Muriel Péni-
caud, la ministre du travail, dans
un entretien au Parisien paru ven-
dredi 2 mars. « Il faut une incitation
financière pour qu’elles négocient,
mais ce sont elles qui savent le
mieux comment contrôler les con-
trats courts », avance Véronique
Descacq, numéro deux de la CFDT.
Bonus-malus
Seulement voilà, au gouverne-
ment, personne ne croit en la ca-
pacité des branches, notamment
à celles qui ont notoirement le
plus recours à ce type de contrats,
à s’autoréguler. Beaucoup sont
donc persuadés qu’un système de
bonus-malus devra obligatoire-
ment être appliqué. Et ce, quand
bien même certains secteurs peu
consommateurs en CDD très
courts auraient trouvé une solu-
tion. « Il est très peu probable que
les branches les plus consommatri-
ces s’imposent à elles-mêmes de
lourdes pénalités, explique un pro-
che du dossier. Il faudra donc met-
tre en place le système qui a été
conçu. » Le gouvernement a
d’ailleurs prévu d’inscrire dans la
loi la menace de recours à son dis-
positif de bonus-malus, en cas
d’échec des négociations.
Selon nos informations, le sys-
tème pensé par le ministère du tra-
vail consisterait en une modula-
tion des cotisations en fonction du
nombre d’inscriptions à Pôle em-
ploi. Si une personne s’inscrit plu-
sieurs fois chez l’opérateur public
après avoir travaillé, à chaque fois,
pour le même employeur, ce der-
nier se verra infliger une augmen-
tation de cotisations. Une hausse
fixée selon un taux pivot déter-
miné en fonction d’une moyenne
nationale ou sectorielle. Reste à sa-
voir si la mesure, promise par Em-
manuel Macron, sera efficace. p
s. b.
8 | france
Emmanuel Macron
à l’épreuve des sondages
La perception des réformes engagées est
déterminante pour la suite du quinquennat
P rendre son risque ou le
payer ? Alors qu’il poursuit
ses grandes manœuvres
sur le front social, avec la réforme
explosive de la SNCF, qui sera sui-
vie dans les mois qui viennent par
celle des retraites, Emmanuel Ma-
cron se trouve à un rendez-vous
important avec l’opinion. La per-
ception par celle-ci des réformes
tous azimuts sera déterminante
pour la suite du quinquennat.
L’ensemble des baromètres
mensuels des instituts, réalisés
avant l’annonce, lundi 26 février,
de la réforme ferroviaire, don-
naient l’exécutif quasi systémati-
quement en baisse, avec notam-
ment une chute de popularité de
11 points pour le président dans
une enquête Yougov pour Le Huff-
Post et CNews. En revanche, un
sondage Elabe effectué après l’an-
nonce, le place en hausse. « Il n’en
reste rien des sondages. Il y a des
gens qui toute leur vie ont été obsé-
dés par ça, il n’en reste rien, a
balayé le chef de l’Etat, jeudi,
lors d’un déplacement à Châlons-
en-Champagne (Marne). Ce qui
compte, c’est le travail en profon-
deur que vous faites pour le pays.
(…) Et donc les vicissitudes du quo-
tidien m’importent peu. »
« Un tournant »
A ce stade, les Français semblent
divisés devant l’activisme prési-
dentiel. Si la réforme de l’éduca-
tion nationale ou la création d’un
service national universel sont ap-
préciées, les mesures concernant
le pouvoir d’achat sont jugées in-
suffisantes, notamment par les
classes populaires ou les retraités.
« La question du pouvoir d’achat a
pris beaucoup plus d’intensité . Les
Français se disent : “L’emploi re-
part, les indicateurs économiques
sont bons, mais ça ne va pas mieux
pour moi” », décrypte Brice Teintu-
rier, directeur général délégué
d’Ipsos France. Pour le politolo-
gue, « il y a une tension forte entre
l’amélioration globale de la situa-
tion du pays et le sentiment que les
Français ont individuellement ».
Selon une enquête Via-
Voice pour Libération, publiée le
1er mars, plus d’un Français sur
deux estime que les mesures éco-
nomiques et fiscales du gouver-
nement « détériorent globalement
le pouvoir d’achat » et ne sont pas
justifiées. « Je sais que je demande
un effort aux plus âgés, que parfois
certains râlent. Ça ne rend pas for-
Standing ovation
pour le récitant
Comme Louis XIV qui dansait
devant la cour, Emmanuel Ma-
cron a joué, jeudi 1er mars, devant
plusieurs centaines d’invités,
à l’Elysée. Il a été « le récitant »
dans Pierre et le Loup, de Proko-
fiev, « conte pour enfant, dit-on,
mais aussi conte pour adultes »,
a précisé le chef de l’Etat. Le cou-
ple présidentiel, qui organisait la
3e édition des « jeudis [culturels]
de l’Elysée » recevait les person-
nels du palais, « des enfants des
écoles », « des enfants malades »
ou « des enfants venus avec des
associations ». Au milieu de l’or-
chestre de la garde républicaine,
le président a introduit au fil
de la pièce les instruments repré-
sentant les personnages du
conte. Casse-Noisette, de
Tchaïkovski, a été joué en intro-
duction. La prestation « formida-
ble » du chef de l’Etat a été saluée
par « dix minutes de standing ova-
tion » et « des bravos, comme à
l’opéra », a raconté le porte-pa-
role du palais, Bruno Roger-Petit.
« Emmanuel Macron est le seul
président capable d’accomplir
une telle performance sans pren-
dre de risque d’image, bien au
contraire, car il est à la fois classi-
que et moderne », vante un con-
seiller. Les Français jugeront.
« Macron rentre
dans le dur
dans un pays
où le consensus
sur les réformes
n’existe pas »
BRUNO CAUTRÈS
chercheur au Cevipof
cément populaire, mais je l’as-
sume », a encore commenté Em-
manuel Macron, tout en appelant
ses compatriotes à « la patience ».
La portée des réformes coupe le
pays en deux parts quasi égales.
Alors que 51 % des personnes in-
terrogées par Elabe pour BFM-TV
attendent en priorité de l’exécutif
« qu’il réforme le pays en profon-
deur même si cela divise et provo-
que des mouvements sociaux im-
portants », elles sont 47 % à préfé-
rer « qu’il rassemble et apaise la so-
ciété, même si cela signifie reporter
à plus tard certaines réformes qui
ne font pas consensus ».
A l’inverse, la réforme de la SNCF
fait remonter la cote du chef de
l’Etat chez les actifs ainsi qu’à
droite, avec un bond de 13 points
chez les 35-49 ans et une progres-
sion de 8 points chez les électeurs
de François Fillon à la présiden-
tielle, d’après un autre sondage du
même institut pour Les Echos et
Radio Classique.
Selon le chercheur au Cevipof
Bruno Cautrès, la réforme de la
SNCF par ordonnances constitue
bel et bien « un tournant » dans la
perception qu’ont les Français de
l’exécutif. « Macron entre dans le
dur dans un pays où le consensus
sur les réformes n’existe pas, expli-
que l’enseignant à Sciences Po.
Pour certains, celles-ci doivent aller
dans le sens de la compétitivité,
pour d’autres elles doivent au
contraire favoriser la lutte contre
les inégalités. On revient aux
contradictions profondes de la so-
ciété française. »
Seuls 24 % des Français ont voté
pour Emmanuel Macron au pre-
mier tour de la présidentielle. « Les
Français n’ont donc pas majoritai-
rement validé son programme »,
souligne Bruno Cautrès. D’où un
raidissement des opinions expri-
mées à propos du chef de l’Etat
perçu comme jeune et dynami-
que, mais vu aussi comme autori-
taire et loin des « petites gens ». « Il
est trop tôt pour le dire, mais un
phénomène de rejet similaire à ce-
lui qui avait visé la présidence de
Nicolas Sarkozy commence à se
dessiner, poursuit prudemment le
politologue. Il faut voir si cela se
confirme dans la durée. »
Une analyse nuancée par Brice
Teinturier, selon lequel « l’alchi-
mie » entre Emmanuel Macron et
les Français « continue de fonc-
tionner » : « Il ne suscite pas d’adhé-
sion très intense mais pas non plus
de rejet. Il a instauré un rapport
fonctionnel, et non personnel, avec
les Français. Il dit qu’il est là pour
faire, du coup quand il n’y a pas de
résultats, il y a un problème. »
Après sa visite au Salon de l’agri-
culture, où l’opposition a tenté de
lui coller l’étiquette de « président
des villes », le chef de l’Etat, qui
veut couper court aux reproches
de déconnexion, a décidé de mul-
tiplier les déplacements « en im-
mersion ». Jeudi, il a rencontré des
élus locaux à Châlons-en-Cham-
pagne, après avoir rendu visite à
des soldats de l’armée de terre au
camp de Mourmelon (Marne).
Vendredi, il devait se rendre
dans un établissement pénitenti-
aire, à Fresnes (Val-de-Marne) – fait
rarissime pour un président –
pour « se rendre compte sur le ter-
rain des problématiques du milieu
carcéral », précise l’Elysée. p
bastien bonnefous
et solenn de royer
Questions sur la mort annoncée
de plusieurs figures djihadistes
En 2017, au moins quatre combattants ont temporairement convaincu
les services de renseignement de leur décès. Avant de réapparaître
A
lors qu’environ 280
Français sont présu-
més morts dans la
zone irako-syrienne
depuis le début du conflit, des in-
formations plus précises sur le
décès de plusieurs figures dji-
hadistes francophones sont re-
montées à la communauté du
renseignement ces dernières se-
maines. Deux noms bien connus
parmi eux : celui d’Oussama Atar,
un Belgo-Marocain de 33 ans,
soupçonné d’être un des « cer-
veaux » des attentats du 13 no-
vembre 2015, et celui de Sabri Es-
sid, mentor de Mohamed Merah.
Une grande prudence demeure
toutefois de mise sur ces décès.
De façon générale, les services
de sécurité et l’exécutif français
n’ont par pour habitude de
confirmer officiellement la mort
de combattants ennemis en zone
de guerre. Le décès d’Oussama
Atar, révélé par BFM-TV et RMC
le 22 février, est ainsi très proba-
ble, selon plusieurs sources join-
tes par Le Monde. Mais celui de
Sabri Essid, dont les circonstan-
ces atypiques ont été dévoilées
par Libération et RTL, jeudi
1er mars, interroge, prévient un
proche du dossier. De manière
générale, chez beaucoup de djiha-
distes, « il y a clairement une stra-
tégie pour se faire passer pour
mort », souligne cette source.
Sabri Essid aurait ainsi la parti-
cularité de ne pas avoir été tué
lors d’un raid aérien, comme ont
pu l’être beaucoup d’autres dji-
hadistes : il aurait sauté sur une
mine, a annoncé un média « pro-
organisation Etat islamique » (EI)
qui a révélé sa mort, il y a quel-
ques jours. Selon une autre ver-
Sabri Essid,
mentor de
Mohamed Merah,
n’aurait pas
été tué lors
d’un raid aérien :
il aurait sauté
sur une mine
sion, Sabri Essid aurait en réalité
été « exécuté » en raison de rivali-
tés internes. A en croire ce dernier
récit bâti à partir de plusieurs té-
moignages recueillis par les ser-
vices de renseignement français,
Sabri Essid aurait été tué par
une branche « dure » de l’EI à
l’automne 2017, et ce, de façon
cruelle, puisque, selon nos infor-
mations, il aurait été brûlé vif…
A l’inverse du cas d’Oussama
Atar, dont on a, semble-t-il, soli-
dement recoupé les preuves du
décès, rien de tel, à ce stade, dans
le cas de Sabri Essid, indique-t-on
au Monde. Ce dernier, en Syrie de-
puis le printemps 2014, s’est fait
connaître, en mars 2015, en appa-
raissant dans une vidéo très vio-
lente aux côtés de son beau-fils.
On peut y voir l’enfant, alors âgé
d’une douzaine d’années, abattre
à bout portant d’une balle dans
la tête un supposé « espion ».
Le frère de Sabri Essid, Walid, se-
rait mort récemment. Mais il est
difficile, à ce stade, d’étayer de fa-
çon plus précise cette affirma-
tion, estime-t-on.
Témoignages sujets à caution
Les interrogatoires menés par
les services de renseignement
auprès des nombreux combat-
tants arrêtés ces derniers temps
dans la zone irako-syrienne ont
permis d’accumuler beaucoup
d’informations relatives au décès
des djihadistes français et euro-
péens. Mais les témoignages sont
sujets à caution. Pour qu’une in-
formation soit jugée fiable, il faut
qu’elle puisse être recoupée,
soit éventuellement par la capta-
tion d’échanges téléphoniques ou
électroniques, soit par le biais de
croisements avec des partenaires
étrangers. Pas toujours simple.
Selon nos informations, un dji-
hadiste français particulièrement
connu s’est récemment joué des
annonces sur sa mort dans les
médias : Rachid Kassim. En fé-
vrier 2017, celui qui avait fait bas-
culer la France dans le djihad
« low cost » en recrutant massive-
ment sur les réseaux sociaux, et
dont il est établi qu’il a en partie
inspiré à distance les attentats
de Magnanville (Yvelines) et de
Plusieurs
Français qui
tentaient
de s’échapper de
la zone irako-
syrienne ont
été trahis par
leurs passeurs
Saint-Etienne-du-Rouvray (Seine-
Maritime), avait été donné pour
mort après une frappe de drone
américain. Son testament avait
même été diffusé sur l’appli-
cation de messagerie sécurisée
Telegram. « Si vous écoutez ceci,
c’est que je ne suis plus de ce
monde », y déclarait-il.
Or ce n’est pas en février 2017,
mais bien plus récemment, à
l’automne 2017, que Rachid Kas-
sim est effectivement mort, as-
sure au Monde une source proche
du dossier. Alors qu’une informa-
tion d’une chaîne de télé avait
laissé croire, à l’hiver 2017, que son
corps avait pu être identifié par un
prélèvement ADN, Rachid Kassim
aurait en réalité été tué lors d’un
bombardement ciblé il y a quel-
ques mois. Il serait décédé en
même temps qu’un autre djiha-
diste français : Anthony Drici, un
jeune homme qui a notamment
joué un rôle de soutien financier
dans un projet d’attaque contre
des militaires et des policiers dans
la région orléanaise, fin 2015.
Au moins quatre djihadistes
français ont ainsi temporaire-
ment convaincu les services fran-
çais qu’ils étaient morts, début
2017, avant de réapparaître plus
tard : Rachid Kassim et Anthony
Drici – finalement tués –, mais
aussi Thomas Barnouin, pilier de
la filière d’Artigat (Ariège) et arrêté
en Syrie par les Unités de protec-
tion du peuple kurde (YPG) en dé-
cembre 2017, soit dix mois plus
tard. Même chose pour un certain
Cyril Lopez Irala, 36 ans. Ce dernier
a toutefois aujourd’hui disparu.
Les soupçons qui entourent la
mort des djihadistes français
dans la zone irako-syrienne po-
0123
SAMEDI 3 MARS 2018
sent de façon plus large la ques-
tion de leur « dissémination »
hors du théâtre de guerre. Alors
que l’EI est en pleine débâcle, c’est
même l’un des principaux enjeux
actuels pour les services de sécu-
rité français et européens.
Un grand nombre des Français
arrêtés ces derniers mois l’ont été
au moment où ils tentaient de
fuir vers la Turquie voisine : sou-
vent par groupes et alors qu’ils
prenaient la route à bord de con-
vois de voitures. L’idée étant de se
rendre très visible des moyens de
surveillance aériens et d’éviter pa-
radoxalement une attaque ciblée,
en mettant en avant les enfants à
bord, façon « bouclier humain ».
Cible hautement prioritaire
Si beaucoup d’ex-combattants
tentent de s’échapper, tous n’y
parviennent pas. Plusieurs Fran-
çais ont été trahis par leurs pas-
seurs après avoir déboursé plu-
sieurs milliers de dollars. Une
katiba (unité combattante) fran-
cophone demeure toutefois rela-
tivement active dans une poche
du nord-est de la Syrie, selon
nos informations. C’est celle
d’Omar Diaby, un des pionniers
du recrutement en ligne de
l’EI sur le territoire français. Un
temps donné pour mort lui aussi,
ce Niçois d’origine sénégalaise est
désormais affilié à un groupe de
rebelles djihadistes, le Hayat
Tahrir Al-Cham, aux côtés de qui
il continue le combat avec les
moyens du bord.
Les services de renseignement
demeurent en outre activement
à la recherche de Fabien Clain. Ce
Toulousain désormais âgé de
40 ans qui avait prêté sa voix à
l’EI avec son frère, pour revendi-
quer les attentats du 13-Novem-
bre, fait figure de cible haute-
ment prioritaire. Lundi 26 février,
son nom a été symboliquement
ajouté à la liste des personnes
soumises aux sanctions de
l’Union européenne (UE) en rai-
son de la menace qu’il représente.
Sur le papier, cette inscription lui
interdit à l’avenir toute entrée sur
le territoire de l’UE et gèle l’inté-
gralité de ses avoirs. p
élise vincent

0123
SAMEDI 3 MARS 2018
« La circulaire Collomb
a été diabolisée »
Pour Jean-François Carenco, ex-préfet d’Ile-de-France et
président de Coallia, qui héberge de nombreux migrants,
les associations ne vont pas devenir des auxiliaires de police
ENTRETIEN
J
ean-François Carenco, pré-
fet d’Ile-de-France entre
2015 et 2017, est président
de Coallia, un acteur majeur
du secteur social avec des
foyers pour travailleurs immi-
grés, et des résidences d’héberge-
ment d’urgence. Il se pose en dé-
fenseur de la « circulaire Col-
lomb », ce texte, qui prône le re-
censement du statut des
personnes dans l’hébergement
d’urgence. Une circulaire que le
Conseil d’Etat a recadrée le 20 fé-
vrier mais dont la future loi sur
l’immigration et l’asile, qui sera
discutée en avril à l’Assemblée
nationale, facilite l’application.
Quel est votre positionnement
sur la « circulaire Collomb »,
très contestée
par les associations ?
En tant que président de Coallia
qui accueille et héberge tous les
jours des milliers de migrants et
avec l’ensemble des 3 500 sala-
riés de l’association, nous com-
prenons et éprouvons au quoti-
dien que la fraternité républi-
caine ne pose pas de question, et
continuera avec cette circulaire à
ne pas en poser.
On entrera toujours dans l’hé-
bergement d’urgence sans mon-
trer ses papiers – des papiers que
dans plus de 70 % des cas, en Ile-
de-France, on n’a d’ailleurs pas –
dans le cadre de l’hébergement
spécifique de l’hiver. Mais si no-
tre société veut rester humaine, il
lui faut de la rigueur. C’est la rai-
son pour laquelle l’Etat doit sa-
voir qui est hébergé dans les éta-
blissements de premier accueil
afin de pouvoir mieux orienter
les personnes accueillies.
Il existe des structures d’ac-
cueil adaptées pour chaque pu-
blic, et il est nécessaire de les y
orienter. L’idée qu’on ne con-
Migrants: dans le Calvados, un «minimum de solidarité»
Associations et habitants se mobilisent face au maire de Ouistreham qui refuse d’ouvrir un centre d’accueil
REPORTAGE
caen - correspondant
D ans une des salles pa-
roissiales d’Ouistreham
(Calvados), l’une des
cinq plages du Débarquement
en 1944, une vingtaine de béné-
voles des Restos du cœur prépa-
rent de petits sacs blancs. Leur
contenu ? Boîtes de sardines, de
thon, fruits secs, gâteaux… distri-
bués, à quelque 150 migrants, en
ce mardi de fin février.
Par petits groupes, de Souda-
nais pour la plupart, ils arpen-
tent désespérément les rues de
ce port du Calvados en quête
d’un seul rêve : gagner l’Angle-
terre en grimpant clandestine-
ment à bord d’un camion. La li-
gne de ferry Ouistreham-Ports-
A Grande-Synte, une convention
nationale sur les migrations
Plus de 1 600 personnes participent jeudi 1er et vendredi 2 mars
à Grande-Synthe (Nord) à la convention nationale sur l’accueil
et les migrations. Cet événement réunit des élus de toute la
France et des acteurs associatifs dans la ville qui a ouvert le pre-
mier camp de migrants, avec Médecins sans frontières, en
mars 2016. Les Etats généraux des migrations connaîtront un
autre temps fort les 26 et 27 mai. Un Manifeste, en signature, pro-
duit par la ville de Grande-Synthe, reprend les valeurs commu-
nes et les principes de l’accueil.
« Il faut arrêter
avec les grandes
peurs.
L’immigration
n’est pas une
affaire
d’invasion »
JEAN-FRANÇOIS CARENCO
président
de l’association Coallia
naisse pas les gens qui entrent
dans le système est absurde. Cela
rend le travail d’accueil ineffi-
cace et coûteux. Dépenser autant
d’argent pour avoir des migrants
mal ou non pris en charge, est
humainement inacceptable et
c’est un non-sens administratif.
Cette circulaire a été diabolisée,
mais elle a vocation à ce qu’enfin,
on connaisse ces personnes. Ce-
pendant, il faut veiller à ne pas
délégitimer le secteur social qui
fait un travail considérable et qui
a une capacité reconnue à la con-
duite de ces politiques.
Vous avez la double casquette
d’ancien préfet et de président
de Coallia. En tant que préfet,
vous avez eu à gérer les campe-
ments parisiens… Ne voyez-
vous aucun risque derrière
ce texte ?
Je pense que la circulaire peut ap-
porter une pierre manquante
dans le dispositif. Totalement ap-
pliquée, elle va mettre en évidence
des gens qui ont vocation à rester
en France et n’ont pas de titre de
séjour. Et il faut regarder précisé-
ment la situation de chacun.
Certaines personnes seront re-
conduites, parce que la France
doit reconduire plus qu’elle ne le
fait, si elle veut être en capacité de
continuer à accueillir. D’autres se-
mouth est la seule porte de leur
espoir. « En décembre, certains
ont réussi à passer. Encore lundi, il
y en a eu », assure Ahmad, dans
un mauvais anglais, tout en récu-
pérant un sac, un bol de lentilles-
carottes et un café.
Sur les bords du canal qui relie
Caen à la mer, « tout se passe bien,
ils sont respectueux », constate
Denis Cambon, un des responsa-
bles des Restos du cœur dans le
Calvados. Un peu à l’écart, des
gendarmes surveillent. Au fil du
temps, la distribution quoti-
dienne des repas s’est organisée
entre associations, collectifs et
particuliers.
Les nuits sont plus dures que les
jours. D’autant que le maire
(Les Républicains) d’Ouistreham,
Romain Bail, refuse catégorique-
ront régularisées et je serais d’avis
que l’on donne aux préfets une
plus grande autonomie pour ap-
porter des réponses à ceux qui ne
repartiront pas. Il y a aussi des dé-
boutés qu’on devrait régulariser
tout de suite parce qu’ils viennent
de pays où on ne les renverra ja-
mais… Il y a, enfin, le problème
des « dublinés » qu’il faudrait
avoir le courage de regarder tous
ensemble et en face plutôt que de
renvoyer en Italie, par exemple,
des gens qui reviennent ensuite
quasi immédiatement.
Mais arrêtons de dire que les as-
sociations vont devenir des auxi-
liaires de police… Cela me semble
bien loin de la réalité que je vois
chez Coallia. Par contre, il faut
améliorer les conditions d’accueil
des bénéficiaires du droit d’asile,
c’est fondamental.
Reconduire, c’est la volonté du
ministre de l’intérieur, Gérard
Collomb, comme c’était celle de
ses prédécesseurs, mais les
chiffres sont là, c’est peu le cas…
Oui, sans en faire une idée fixe, il
faudrait une politique plus euro-
péenne et concertée. Frontex le
fait un peu, mais ce n’est pas suffi-
sant. Et il faut, plus qu’aujourd’hui,
lier une partie de nos relations
avec les pays d’origine à l’octroi des
laissez-passer consulaires qui per-
mettent de reconduire leurs res-
sortissants. En fait, pour une vraie
politique migratoire, chacun doit
connaître la vérité des chiffres, les
conditions de vie des uns et des
autres. Il faut que, collectivement,
chacun soit lucide et vrai.
Vrai ?
D’abord, il faut arrêter avec les
grandes peurs. L’immigration
n’est pas une affaire d’invasion.
Le chiffre de l’immigration légale
est stable depuis plus de dix ans
et les projections sérieuses sur
l’immigration illégale ne sont pas
ment d’ouvrir un centre d’accueil,
craignant « un appel d’air ». La so-
lidarité des Ouistrehamais s’est
donc puissamment organisée.
Une cinquantaine de familles ac-
cueillent des migrants pour dor-
mir. Les femmes sont en pre-
mière ligne. « Chez ma mère, j’en
place cinq ou six !, sourit François,
un des fondateurs du Collectif
d’aide aux migrants d’Ouistre-
ham (CAMO). Créé en septem-
bre 2017, lors de l’arrivée des pre-
miers migrants, ce collectif compte
désormais des centaines de béné-
voles avec CAMO-dodo, CAMO-
coiffure, CAMO-santé… Un élan ex-
ceptionnel. » Autre pilier de l’en-
traide ouistrehamaise, les petits-
déjeuners solidaires, en lien avec
la communauté paroissiale.
« Encouragement à l’illégalité »
Chez les élus, Frédéric Loinard,
le maire (sans étiquette) de Colle-
ville-Montgomery, commune
voisine sur la côte, a fini par
prendre le taureau par les cornes.
Le 26 février, il a ouvert « le temps
des grands froids », les portes du
gymnase municipal, avec vingt
lits à disposition : « J’en ai parlé à
une partie de mon conseil et nous
avons pris la décision de concert
avec la paroisse d’Ouistreham. On
ne peut pas laisser des gens de-
Jean-François Carenco,
en octobre 2017.
STÉPHANE LAGOUTTE/REA
ce que certains cherchent à nous
faire croire.
Il faut donc regarder en face les
mutations du monde et bien voir
que nous vivons à l’heure du vil-
lage mondial. Cela ne plaît pas
forcément, mais c’est une don-
née objective, le présupposé
qu’on refuse de voir. Il faut accep-
ter que le monde bouge, c’est
comme ça et nous accueillerons
des migrants qu’on le veuille ou
non… D’où la nécessité, et je
plaide inlassablement et depuis
longtemps pour cela, de mettre
en place une politique d’intégra-
tion robuste et généreuse.
Il est fort désagréable pour
les politiques de voir qu’ils
n’ont pas de prise sur les flux
migratoires…
Une cinquantaine
de familles
accueillent
des migrants
pour dormir.
Les femmes sont
en première ligne
hors la nuit par des températures
pareilles. »
« C’est un peu loin pour eux
[6 km], ils ne veulent rater à
aucun prix le passage des ca-
mions », poursuit l’élu. Des béné-
voles jouent les chauffeurs de
taxi. Le père Quillet, curé d’Ouis-
treham, se souvient de l’appel de
l’abbé Pierre en févier 1954 :
« C’est exactement pareil. J’ai agi
avec l’accord explicite de l’évêque
et du vicaire général. Il y a urgence
à aider les gens des rues, tout en
expliquant bien que ces dix lits à
la maison paroissiale, c’est tem-
poraire. Cette fin de semaine, on
fermera. » Idem à Colleville.
La réaction du maire d’Ouistre-
ham, « très étonné de la décision
unilatérale [du maire de Colle-
ville] », ne s’est pas fait attendre.
« Je persiste à dire qu’il s’agit d’un
Je ne suis pas d’accord avec vous.
La politique, au sens plein du
terme, et les hommes politiques
ont toute leur place dans ce sujet
complexe, fait d’humanité, de no-
blesse mais aussi d’organisation
et de volonté. Les rapports parle-
mentaires qui ont permis les réor-
ganisations des outils d’accueil et
de l’asile (OFII, Ofpra, CNDA…)
montrent que le politique peut se
saisir sérieusement du sujet et
proposer des choix pour notre so-
ciété. Et pour cela, il nous faut
tous ensemble être convaincus
que la France doit être ac-
cueillante et intégrante avec ceux
qui fuient leur pays, mais aussi
qu’elle ne peut accueillir d’autres
migrants qui n’ont pas vocation à
rester en France…
Il faut que notre pays ouvre un
encouragement à l’illégalité puis-
que cela participe à la perpétua-
tion de ces personnes aux alen-
tours de la zone de car-ferry », a-
t-il écrit dans un communiqué.
Son attitude agace, d’autant que –
tout le monde a l’affaire en tête –,
le tribunal correctionnel de Caen
a jugé Romain Bail, le 15 février,
pour « faux » et « usage de faux »
dans un dossier portant sur la
construction d’un centre d’inter-
prétation franco-britannique. Le
délibéré sera rendu le 12 avril.
Accueillant, mercredi soir, huit
migrants dans sa maison de Bé-
nouville, François Geindre, an-
cien maire PS d’Hérouville-Saint-
Clair, dans l’agglomération caen-
naise, ne décolère pas. « Un mini-
mum de solidarité doit être mis en
œuvre pour ces migrants, sans so-
lution pour l’instant, dit-il. Ils re-
fusent, à juste titre, toute de-
mande d’asile car ils ne veulent
pas être “dublinés”. » En effet, de
plus en plus d’exilés demandant
l’asile en France se voient oppo-
ser le règlement de Dublin, le-
quel les oblige à déposer leur dos-
sier dans le premier pays euro-
péen où ils sont entrés. Le maire
de Colleville-Montgomery de-
mande « d’assouplir Dublin, sinon
on ne va pas y arriver ». p
jean-jacques lerosier
france | 9
canal d’immigration de travail
sur les métiers en tension, qu’il
forme des étrangers qui retour-
neront dans leur pays d’origine
pour le développer.
Ça s’appelle l’immigration
choisie, tous les gouverne-
ments en rêvent depuis
Nicolas Sarkozy…
Sortons des sentiers battus. La
question de l’immigration est de-
vant nous. Il faut qu’on se dise la
vérité. Organisons une confé-
rence de consensus sur ce sujet,
qu’on y voit clair, et qu’on sorte
des fantasmes. Mais d’un autre
côté, assumons le fait moral que
l’on n’accueillera pas toute la mi-
sère du monde. p
propos recueillis par
maryline baumard
J UST I C E
Photos d’exactions de l’EI
sur Twitter : Marine
Le Pen mise en examen
La présidente du Front natio-
nal, Marine Le Pen, a été mise
en examen jeudi 1er mars par
un juge de Nanterre pour la
diffusion en décembre 2015
de photos d’exactions de l’or-
ganisation Etat islamique (EI)
sur Twitter. « Je suis mise en
examen pour avoir dénoncé
l’horreur de Daech [acronyme
arabe de l’EI]. Dans d’autres
pays, ça me vaudrait une mé-
daille », a réagi la chef de file
de l’extrême droite. Ce délit
est passible de trois ans d’em-
prisonnement et 75 000 euros
d’amende. – (AFP.)
A Marseille, une plainte
après l’incinération par
erreur d’un bébé décédé
Un couple marseillais a dé-
posé une plainte à la suite de
l’incinération par erreur de
leur bébé mort à l’âge de
8 mois à l’hôpital de la
Timone. Dans un courrier,
adressé mercredi 28 février
aux parents, le directeur de
l’établissement a confirmé
« qu’un échange de corps
[avait] eu lieu entre leur enfant
et un autre enfant au sein des
locaux de la chambre mor-
tuaire de l’hôpital ». Dans un
communiqué, l’Assistance pu-
blique-Hôpitaux de Marseille
déplore « un dysfonctionne-
ment majeur dans les opéra-
tions funéraires ». – (AFP.)
10 | sports
Comment la formule 1 veut enrayer son déclin
L’audience de la F1 a baissé de moitié en dix ans. Rencontre avec Chase Carey, son nouveau patron
londres - correspondance
L
a formule 1 doit se réin-
venter à l’orée de sa nou-
velle saison. En 2006,
600 millions de téléspec-
tateurs à travers le monde ont re-
gardé au moins quinze minutes
de F1 dans l’année. En 2017, leur
nombre avait chuté à 350 mil-
lions, presque deux fois moins.
En se concentrant sur les fans ré-
guliers, la chute est moins im-
pressionnante (– 12 % sur la
même période), mais la tendance
reste fortement à la baisse.
Chase Carey, le président depuis
un an de l’entreprise qui gère la F1,
Formula One Group, en a fait sa
mission : mettre fin au déclin et
refaire des courses automobiles
une véritable attraction popu-
laire. « On veut rendre le sport plus
intéressant sur le circuit. Nos cour-
ses doivent être plus compétitives,
avoir plus d’action, et devenir
moins prévisibles », explique-t-il
au Monde.
Son objectif est que ce sport,
dont le modèle historique est
désormais d’une autre époque –
moteurs fumants et vrombis-
sants, grid girls (« hôtesses de cir-
cuit ») plus ou moins dénudées,
concurrences d’anthologie entre
pilotes –, fasse à nouveau rêver.
En 2018, entre le mouvement
#metoo, le scandale du diesel et
l’extrême domination d’une
poignée d’écuries, il faut réinven-
ter la formule 1.
Commencés le 26 février, les
premiers essais de la nouvelle sai-
son viennent de s’achever, avant
la première course à Melbourne
le 25 mars. Mais, cette année en-
core, Mercedes, qui a remporté le
championnat les cinq dernières
années, demeure l’immense fa-
vori. M. Carey ne cache pas un vrai
souci. « L’an dernier, on a eu un peu
de compétition, mais ce n’était
qu’entre deux personnes [Lewis
Hamilton et Sebastian Vettel, le
premier finissant par l’emporter].
Ce qu’on veut, c’est un sport où le
challenger puisse gagner. On n’a
pas connu ça en 2017. Et, cette an-
née, ce ne sera pas très différent. »
Depuis 2010, seules deux écuries
ont remporté le championnat :
Red Bull pendant quatre ans, puis
Mercedes depuis 2014. « La F1 est
devenue trop parfaite. Ce qui rend
les choses intéressantes, c’est l’er-
reur. Si rien ne va jamais de tra-
vers, on peut l’admirer, mais ce
n’est pas très excitant ni dramati-
que », estime M. Carey.
Drôle de personnage pour re-
Football : jour J pour l’arbitrage vidéo
Chargée de superviser les règles du football, l’IFAB devait se prononcer, le 3 mars, sur l’intégration de l’assistance vidéo dans les « lois » du jeu
R évolutionnaire à plus d’un
titre, l’annonce est prévue
vers midi, samedi 3 mars,
à Zurich, au siège de la Fédération
internationale de football (FIFA).
Instance chargée de veiller depuis
1886 sur les règles du football,
l’International Football Associa-
tion Board (IFAB) doit se pronon-
cer, dans la matinée, sur l’intro-
duction de l’assistance vidéo
(VAR, pour video assistant referee)
dans les lois du jeu. Une décision
positive ouvrirait aussi la voie à
son application lors de la pro-
chaine Coupe du monde en Rus-
sie (du 14 juin au 15 juillet), et ce en
dépit de plusieurs dysfonctionne-
ments observés dans les cham-
pionnats et compétitions où la
VAR a déjà été expérimentée.
A la discrétion de l’arbitre, l’ap-
pel au recours technologique
concernerait plusieurs situations
précises : visionnage d’une faute
dans la surface de réparation
sanctionnée ou pas d’un penalty,
Chase Carey,
au Grand Prix
de formule 1
de Grande-
Bretagne,
à Silverstone,
le 14 juillet 2017.
DAN MULLAN/GETTY
IMAGES/AFP
lancer la F1… L’homme, avec ses
extraordinaires bacchantes re-
troussées, est un Américain, terre
où le championnat IndyCar règne
en maître. Il se définit poliment
comme un « fan occasionnel de la
formule 1 », et connaît bien mieux
les sports américains que les
courses automobiles.
M. Carey est issu du monde de la
télévision, ayant longtemps été le
bras droit de Rupert Murdoch, le
magnat des médias. Quant aux
voitures, il n’en a pas à Londres,
où se trouve le siège de la F1, et ne
se déplace qu’en taxi.
Bernie Ecclestone écarté
L’homme a été appelé à la tête de
la F1 par le milliardaire John C.
Malone. Son entreprise, Liberty
Media, a racheté la formule 1
pour 8 milliards de dollars
(6,6 milliards d’euros) en jan-
vier 2017. M. Malone espère avoir
déniché une pépite : un sport
mondial, connu de tous, mais
mal géré et en déclin. A M. Carey
de redresser la barre.
Le choc est historique. Voilà une
entreprise américaine cotée en
Bourse, qui pratique la langue de
bois et le « politiquement cor-
rect », qui s’empare d’une PME aux
vérification d’un but entaché
d’un hors-jeu, attribution d’un
carton rouge (sur une exclusion
directe) et confirmation de l’iden-
tité du joueur sanctionné.
La décision de l’IFAB intervient
après un an et demi d’expérimen-
tations dans plusieurs pays candi-
dats (France, Allemagne, Austra-
lie, Brésil, Etats-Unis, Italie, Pays-
Bas, Portugal pour ne citer
qu’eux). Le 1er septembre 2016, à
Bari, le match amical Italie-France
(victoire 1-3 pour les Bleus) fut la
première rencontre à faire l’objet
d’expérimentations dites « semi-
live ». Ce jour-là, l’arbitre hollan-
dais Björn Kuipers avait seule-
ment été assisté par communica-
tion radio et n’avait donc pas vi-
sionné lui-même de ralentis.
Si les « gardiens » des règles du
jeu donnaient leur agrément
quant à l’utilisation de la VAR lors
des matchs officiels à partir de la
saison prochaine, le conseil de la
FIFA se prononcerait, les 15 ou
En France,
31 millions de
téléspectateurs
regardaient
la F1 en 2008,
contre…
7 millions en 2017
pratiques extrêmement informel-
les. Jusqu’alors, la F1 était l’affaire
d’un homme, Bernie Ecclestone,
qui a dirigé pendant quatre décen-
nies l’entreprise depuis chez lui,
au centre de Londres. Ses em-
ployés n’avaient souvent pas de
contrat de travail en bonne et due
forme, les accords étaient scellés
d’une poignée de main et tout
était rapport de force. M. Eccles-
tone avait négocié des contrats en
or – y compris pour lui – et a plu-
sieurs fois été accusé de corrup-
tion : en 2014, il a versé 100 mil-
lions de dollars pour régler un
procès à l’amiable en Allemagne.
De l’avis d’un ancien dirigeant
d’écurie de F1, l’homme était très
efficace, « sauf que son objectif
n’était pas de faire grandir le sport,
16 mars, sur son utilisation lors
du prochain Mondial.
Ce dispositif viendrait ainsi
compléter la goal-line technology
(GLT), introduite lors de l’édition
2014, au Brésil, et qui permet de
vérifier si le ballon a bien franchi
la ligne de but.
« Nombreux couacs »
Fervent partisan de la VAR, le pré-
sident de la Fédération interna-
tionale, Gianni Infantino, est à la
pointe sur ce dossier. Le Suisse en
a fait l’une des pierres angulaires
de son programme depuis son
élection, en février 2016. La posi-
tion « avant-gardiste » du prési-
dent de la FIFA tranche avec celle
de son homologue de l’Union des
associations européennes de
football (UEFA), le Slovène Alek-
sander Ceferin. Proche de la ligne
défendue par son prédécesseur
français, Michel Platini, le diri-
geant a annoncé, le 26 février, que
la VAR ne serait pas utilisée en
mais de maximiser sa rentabilité ».
Et tant pis pour l’audience ou le
spectacle, tant que les sponsors
étaient contents.
Aujourd’hui, M. Carey confirme,
version polie : « Il faut reconnaître
que les gens qui l’ont géré pendant
des décennies ont construit un
sport formidable. Mais, depuis
cinq-six ans, celui-ci n’a pas réalisé
son vrai potentiel. »
L’une de ses premières déci-
sions a été d’écarter M. Eccles-
tone. L’entreprise qui gère la for-
mule 1 s’est ensuite trouvé des bu-
reaux dignes de ce nom, quittant
la maison du dirigeant historique.
Une trentaine de personnes ont
été embauchées, notamment
pour faire de la recherche en mar-
keting. Pour le reste, M. Carey
consulte largement le monde de
la F1, des constructeurs aux spon-
sors en passant par les écuries et
les télévisions, en vue de s’atta-
quer à deux énormes chantiers.
Le premier concerne l’audience
télévisée. Sous le « dictateur »
qu’était M. Ecclestone (c’est lui qui
le disait), la logique était simple :
les télévisions cryptées, qui
payaient le plus, obtenaient les
droits de diffusion. Résultat, de
moins en moins de personnes
Ligue des champions la saison
prochaine.
« Personne ne sait encore exacte-
ment comment ça marche. Il y a
encore beaucoup de confusion », a
argué M. Ceferin, soucieux de
temporiser sur l’assistance vidéo.
Aux portes du siège de l’UEFA, à
Nyon, en Suisse, on pointe les
« nombreux couacs » de la VAR,
observés dans le championnat
italien et en Bundesliga alle-
mande, son « impact négatif » sur
la fluidité du jeu, le « flou » sur son
utilisation, tout en glosant sur la
volonté de M. Infantino, ancien
numéro deux de l’instance euro-
péenne, de « faire passer ses réfor-
mes » à marche forcée.
« Utilisée correctement, la VAR
est très nécessaire pour corriger
des erreurs évidentes, mais c’est
vital qu’elle soit utilisée pour don-
ner des décisions rapides et préci-
ses », insiste le Nord-Irlandais Jim
Boyce, ancien vice-président de
la FIFA et ex-patron de son co-
ont eu accès aux courses. Cette
approche a sans doute rapporté à
court terme, mais, aujourd’hui,
l’intérêt pour le sport s’effondre.
En France, 31 millions de téléspec-
tateurs regardaient la formule 1
en 2008, contre… 7 millions
en 2017. Explication : Canal+ a ob-
tenu les droits en 2013 et diffuse
les courses en crypté. En Chine,
quand la diffusion a quitté CCTV,
la télévision nationale, l’audience
a chuté… de presque 100 millions
de personnes.
Plus de courses en clair
M. Carey entend renverser cette
tendance, en diffusant plus de
courses sur des supports gra-
tuits. Cela concerne les télévi-
sions, mais aussi les médias so-
ciaux. Quitte, reconnaît-il, à ga-
gner un peu moins d’argent à
court terme. « En 2017, on a passé
un accord – je ne dirai pas lequel –
au terme duquel on a décidé de
gagner un peu moins d’argent en
échange d’une audience plus im-
portante. Il y a une limite à ça,
bien sûr. Mais l’audience est im-
portante pour nous. » Ainsi, en
France, TF1 va retransmettre trois
courses cette année, tandis que
Canal+ conservera le reste.
Le président
de la Fédération
internationale,
le Suisse Gianni
Infantino, est
à la pointe
sur ce dossier
mité d’arbitrage (2013-2015). « On
ne peut pas expérimenter un tel
changement des lois lors de la
plus prestigieuse compétition
mondiale, s’insurge toutefois
l’ex-président de la FIFA, Sepp
Blatter, qui s’oppose à son suc-
cesseur sur cette question. On a
tellement d’autres championnats
du monde (moins de 17 ans, U20,
futsal) pour le faire. »
Dans l’Hexagone, un consensus
existe autour de l’introduction de
la VAR, expérimentée depuis jan-
0123
SAMEDI 3 MARS 2018
En complément et pour capter
une audience encore plus large,
Liberty Media a aussi annoncé, le
27 février, qu’il allait lancer son
propre service de télévision à la
demande, baptisé « F1 TV », pour
proposer les courses sans diffu-
seur intermédiaire, à un tarif
compris entre 6,50 et 10 euros par
mois. Ce service, décrit comme
un « moyen innovant pour les fans
d’améliorer et de profiter de leur
expérience des courses », sera mis
en place « tôt dans la saison » 2018.
Il sera présent d’abord seulement
sur PC, puis des applications TV et
mobiles seront créées.
Ce chantier, délicat, n’est cepen-
dant rien par rapport à la bataille
qui se prépare en coulisses avec
les écuries de F1. Pour rendre le
sport plus compétitif, l’objectif
est que la distribution de l’argent
entre les équipes soit plus équili-
brée. Aujourd’hui, le système est
particulièrement inéquitable.
L’écart entre l’écurie qui touche
le plus (Ferrari, 180 millions de
dollars) et celle qui touche le
moins (Haas, 19 millions) est ex-
trême, selon les chiffres du site
spécialisé AutoSport. Ferrari bé-
néficie en particulier d’une
prime automatique liée… à la
place qu’elle occupe dans l’his-
toire de la formule 1.
Ces arrangements arrivent à
échéance en 2020. Chase Carey
promet de remettre tout à plat,
souhaitant faire cesser l’extrême
inflation des budgets (Mercedes
dépense 500 millions de dollars
par an) : « Tout le monde est d’ac-
cord pour dire que ce que les écu-
ries dépensent aujourd’hui n’a pas
de sens. La bataille ne devrait pas
se résumer à qui dépense le plus. »
Le patron de la F1 refuse cepen-
dant d’entrer dans les détails,
n’expliquant pas comment les pe-
tites équipes pourraient être sur
un pied d’égalité sans que les
grandes équipes perdent leurs
avantages. Les négociations se dé-
rouleront cette année, à com-
mencer par le choix des moteurs
pour l’après-2020.
Ferrari est consciente du danger
et menace de se retirer de la com-
pétition. M. Carey, tout en recon-
naissant que l’écurie italienne est
« unique », ne semble pas très ému
par ces intimidations : « C’est une
super équipe, avec beaucoup de
fans. Mais il y a d’autres grandes
équipes. » L’épreuve de force s’an-
nonce tendue. Mais c’est à ce prix
que la F1 pourrait retrouver de son
éclat d’antan. p
éric albert
vier en Coupe de la Ligue et en
Coupe de France. « Nous sommes
prêts. En France, la phase expéri-
mentale se passe bien. On s’est
donné les moyens et on sera donc
opérationnels si la VAR est inté-
grée, confie Eric Borghini, prési-
dent de la Commission fédérale
des arbitres et membre du comité
exécutif de la Fédération fran-
çaise de football (FFF). Mais on
doit combiner professionnalisa-
tion de l’arbitrage et VAR. L’un ne
va pas sans l’autre. »
Si elle a suspendu jusqu’à nou-
vel ordre la GLT en raison des
nombreux problèmes techni-
ques observés cette saison et ré-
silié le contrat avec son presta-
taire, la Ligue de football profes-
sionnel s’est prononcée en fa-
veur de l’utilisation de la VAR en
Ligue 1 à partir de la saison pro-
chaine. In fine, ce sera au comité
exécutif de la FFF de décider de
son application ou non. p
rémi dupré
0123
SAMEDI 3 MARS 2018
Hugo Santiago
Cinéaste argentin
H
ugo Santiago, réalisa-
teur de films-cultes,
figure de la commu-
nauté intellectuelle
argentine et résidant en France,
est mort à Paris, mardi 27 février, à
l’âge de 78 ans. Auteur du fameux
Invasion, présenté à la première
Quinzaine des réalisateurs, au Fes-
tival de Cannes, en 1969, il était un
homme de la Renaissance, impré-
gné d’une culture musicale, litté-
raire et théâtrale. Il cultivait la con-
versation avec une exubérance
tempérée par sa curiosité, ce qui
lui a valu l’amitié de nombreux in-
tellectuels français et argentins.
« Je suis un Portègne à Paris et un
Français en Argentine », disait-il.
Hugo Santiago Muchnik était né
à Buenos Aires le 12 décem-
bre 1939, dans une famille juive de
professionnels de la télévision.
L’apprentissage de la musique
éveille sa sensibilité artistique dès
l’enfance. Etudiant à la faculté de
philosophie et de lettres de l’uni-
versité de Buenos Aires, il fait la
connaissance de l’écrivain Jorge
Luis Borges, qui enseigne la littéra-
ture anglo-saxonne ancienne.
Grâce à une bourse, il se rend à Pa-
ris, où il devient l’assistant attitré
de Robert Bresson pendant plu-
sieurs années. Avec la fréquenta-
tion assidue de la Cinémathèque
française, il complète ainsi sa for-
mation au septième art. Auprès de
Bresson, il fait l’expérience d’une
ascèse qui l’aide à épurer son ex-
pression, comme le montre son
premier long-métrage, Invasion,
tourné en Argentine, salué d’em-
blée comme un chef-d’œuvre.
Déchirements d’exilés
Invasion a été écrit en collabora-
tion avec Borges et son vieux
complice Adolfo Bioy Casares,
tous les deux grands amateurs de
culture populaire et de romans
policiers. Dans une ville imagi-
naire qui transfigure les signes
d’identité de Buenos Aires, une
bande de résistants à l’allure dé-
suète tente de repousser des enva-
hisseurs qui se distinguent à
peine par l’utilisation plus fré-
quente d’imperméables. L’argu-
ment sert de prétexte à une mise
en scène éblouissante par son uti-
ALLOCINÉ
12 DÉCEMBRE 1939 Nais-
sance à Buenos Aires
1969 « Invasion »
à la Quinzaine des réalisa-
teurs à Cannes
1986 « Les Trottoirs
de Saturne »
27 FÉVRIER 2018 Mort
à Paris
Hugo Santiago reste en France,
où il parvient après moult péripé-
ties et avec l’aide de Vincent et
Louis Malle à tourner Les Autres,
également fruit de sa collabora-
tion avec Borges et Bioy Casares.
Cette fois, la présentation au Fes-
tival de Cannes, en 1974, est une
catastrophe. La longue séquence
initiale, sous des airs d’opéra,
sans paroles ni logique appa-
rente, provoque les huées. Pour
contrer ce jeu de massacre, de
nombreux intellectuels se mobi-
lisent pour défendre le film, à
commencer par Gilles Deleuze.
Les Autres détonnent dans le pay-
sage du cinéma français. Les spec-
tateurs peinent à comprendre ces
envolées expérimentales. Dans
Ecoute voir (1979), l’auteur fait en-
dosser à Catherine Deneuve les
habits du privé, un travestisse-
ment plus accessible au public.
Le réalisateur tire le meilleur
parti de son écartèlement entre
deux cultures dans Les Trottoirs
de Saturne (1986), brillante varia-
tion sur les déchirements d’exilés
argentins en France, qui auraient
pu être les survivants d’Invasion.
Les airs de tango lui donnent un
air envoûtant, tantôt lancinant,
tantôt séduisant. Ensuite, Hugo
Santiago met sa rigueur et sa mé-
ticulosité au service de ce qu’il ap-
pelle, par modestie ou ironie, des
« objets audiovisuels », produits
par l’Institut national de l’audio-
visuel (INA) et par la chaîne Arte.
Il alterne ainsi la captation de
spectacles sur les planches, théâ-
tre ou danse, avec notamment
des mises en scène d’Antoine Vit-
tez. Ses documentaires Maurice
Blanchot (1997) et Maria Bethania
do Brasil (2001) montrent son in-
térêt à la fois pour l’écrivain et
pour la chanteuse brésilienne,
qu’il cerne de près. Il ne délaisse
disparitions & carnet | 11
Gilles, Catherine et Elisabeth,
9RV JUDQGV pYpQHPHQWV
/H &DUQHW
ses enfants,
Nadia,
sa belle-ille,
Adriano, Romain, Matthieu et Damien,
ses petits-enfants,
1DLVVDQFHV EDSWrPHV PDULDJHV ont la grande tristesse de faire part du
décès de
$YLV GH GpFqV UHPHUFLHPHQWV
PHVVHV DQQLYHUVDLUHV Jacques FURET,
ingénieur docteur,
&ROORTXHV FRQIpUHQFHV
SRUWHVRXYHUWHV VLJQDWXUHV ancien chef de service au CEA
et expert à l’AIEA,
6RXWHQDQFHV GH PpPRLUH WKqVHV
survenu le 25 février 2018,
3RXU WRXWH LQIRUPDWLRQ &DUQHW  à l’âge de quatre-vingt-onze ans.
    
     La cérémonie religieuse sera célébrée
le mardi 8 mars, en l’église Saint-François
FDUQHW#PSXEOLFLWHIU
de Molitor, Paris 16e.
Ils rappellent le souvenir de son épouse,
AU CARNET DU «MONDE» leur mère et grand-mère,
Jeanne FURET,
Naissances
née VILMAIN,
disparue en 1987.
Théodore BAKRY,
né le 12 octobre 2017
20 bis, rue Boileau,
et 75016 Paris.
Alycia NDIONE,
née le 5 janvier 2018, Bernard LESFARGUES,
poète occitan, traducteur,
font la joie de leurs sœurs, parents fondateur des éditions Fédérop,
et grands-parents.
nous a quittés le 23 février 2018.
Décès
Il repose désormais au cimetière de son
Hélène et Alain, Anne et Corinne, village d’Église-Neuve-d’Issac.
ses enfants,
Sébastien, Philippe, Charlotte, editions.federop@wanadoo.fr
Marianne, Etienne, Isabelle et Alice,
ses petits-enfants, Toute la famille
Eliott, Adam, Victoire, Adèle et Iris,
ses arrière-petits-enfants fait part du décès de
Et toute la famille,
Henri LOUBIGNAC,
ont la tristesse de faire part du décès de ancien élève de l’Ecole polytechnique
(44),
Mme Michelle ARDISSON,
survenu lundi 26 février 2018,
à l’âge de quatre-vingt-neuf ans.
en son domicile,
La célébration religieuse de ses dans sa quatre-vingt-quinzième année.
funérailles aura lieu le mercredi 7 mars
2018, à 10 h 30, au cimetière du La crémation aura lieu mercredi
7 mars, à 11 heures, au crématorium
Père-Lachaise, en la chapelle de l’Est,
Paris 20e. de Montfermeil, 44, rue du Lavoir
et sera suivie d’un lunch à son domicile,
33, avenue JF Kennedy, Les Pavillons-
Pascal Brulé,
sous-Bois.
Fanchon Brulé,
Alain et Claire Brulé,
Catherine, Anne, Françoise,
ses enfants,
Soukaïna, Kenza, Jean-Michel et Vincent Fourniau,
Charly, Ulysse, ses nièces et neveux,
Kenny,
ses petits-enfants, ont la tristesse de faire part du décès de
Simone Bence,
Marcelle Le Menn, Mme Mady MÉNIER,
ses sœurs, née FOURNIAU
Ses neveux, nièces conservateur des Musées nationaux,
Et toute la famille, ancienne conservatrice
du musée national d’Art moderne,
font part du rappel à Dieu de professeur des Universités,
ancienne professeure d’Histoire de l’art
Mme Jean-Pierre BRULÉ, à l’université Panthéon-Sorbonne,
née Yvonne BENCE,
survenu le 13 février 2018,
le 28 février 2018, en son domicile. à son domicile,
dans sa quatre-vingt-onzième année.
La cérémonie religieuse aura lieu
le mardi 6 mars, à 10 h 30, en l’église Mady a souhaité donner son corps
Saint-Etienne-du-Mont, place Sainte- à la science.
G e n e v i è v e , P a r i s 5 e, s u i v i e d e
l’inhumation au cimetière du Père-
Une cérémonie en sa mémoire aura
Lachaise, Paris 20e.
lieu le 10 mars, à 15 heures, au Temple
protestant, 13, boulevard de
Stéphane,
la République, à Saint-Cloud (Hauts-
son ils, de-Seine).
Junie et Capucine,
ses petites-illes, Catherine Fourniau Petit,
Alain, Le Bourg,
son frère, 24290 Les Farges.
Christine, Jean Michel, Anne-Marie, catherine.fourniau@gmail.com
Antoine, Claire,
ses neveux et nièces,
Olivier Duhamel,
ont la tristesse de faire part du décès de président de la Fondation nationale
des sciences politiques,
Geneviève CHOMPREY, Frédéric Mion,
née STOULLIG, directeur de Sciences Po,
Christine Musselin,
qui s’en est allée tranquillement, directrice scientiique de Sciences Po,
le matin du 27 février 2018, Marc Lazar,
à l’âge de quatre-vingt-dix ans. directeur
du Centre d’histoire de Sciences Po,
Les obsèques auront lieu mercredi président du conseil scientiique
7 mars, à 9 heures, en la chapelle de l’Est, de Sciences Po,
au cimetière du Père-Lachaise, Paris 20e. Sabine Dullin,
directrice du département
La famille d’histoire de Sciences Po,
Et les amis de Les professeurs, chercheurs, étudiants
et salariés de Sciences Po,
Bernard COMTE,
ont la très grande tristesse de faire part
du décès de
ont la tristesse d’annoncer son décès,
survenu le 26 février 2018, à Paris,
à l’âge de soixante-seize ans. Pierre MILZA,
professeur émérite des Universités
Une bénédiction aura lieu le samedi à Sciences Po,
3 mars, à 10 h 30, en la chapelle de l’Est fondateur et premier directeur
du cimetière du Père-Lachaise, Paris 20e. du Centre d’histoire de Sciences Po.
Mme Suzanne Olivier,
son épouse,
Claire, Françoise et Isabelle,
ses illes
et leurs conjoints,
Chloé, Simon, Charlie, Juliette, Thomas,
Alice, et Raphaël,
ses petits-enfants
et leurs conjoints,
Noé et Baptiste,
ses arrière-petits-enfants,
ont la tristesse de faire part du décès de
Pierre OLIVIER,
ingénieur des Arts et Métiers
et délégué de sa promotion Cluny 50,
survenu le dimanche 25 février 2018,
à l’âge de quatre-vingt-sept ans.
La cérémonie a lieu ce vendredi 2 mars,
à 15 heures, en l’église de Limours et sera
suivie de l’inhumation, au cimetière
de Limours.
3, impasse du Colombier,
91470 Limours.
Remerciements
« Tu aurais pu vivre encore un peu.
Pour notre bonheur pour notre lumière.
Avec ton sourire avec tes yeux clairs.
Ton esprit ouvert, ton air généreux.
Tu aurais pu vivre encore un peu. »
Jean Ferrat.
Najet,
son épouse,
Judith et Hugo,
ses enfants,
Esther et Salomé,
ses petits-enfants,
Malek et Sarra,
ses neveu et nièce,
remercient toutes les personnes qui par
leurs messages, appels et présence nous
ont manifesté leur soutien dans la
douloureuse épreuve que nous traversons
avec le départ de notre très cher
Daniel LINDENBERG.
Souvenir
Cinq ans après, nous exprimons notre
reconnaissance à
Jean THOMAS,
21 juin 1942 - 3 mars 2013
(Nogent-sur-Marne - Paris).
Gabrielle Thomas, Anne, Pascale,
Armelle,
Ses six petits-enfants,
Ses gendres.
18B, rue des Maraîchers,
Bal 33,
75020 Paris.
Commémorations
Commémoration de la déportation
des Juifs de France par l’association
« Les Fils et Filles des Déportés Juifs
de France » et le Mémorial de la Shoah,
avec le soutien de la Fondation pour la
Mémoire de la Shoah.
Cérémonie à la mémoire des 1003
déportés du convoi n° 50 partis, il y a
75 ans, du camp de Drancy pour les camps
d’extermination de Sobibor et Majdanek.
Dimanche 4 mars 2018, 12 heures.
Lecture des noms des déportés
du convoi n° 50.
Mémorial de la Shoah,
17, rue Geoffroy-l’Asnier,
75004 Paris.
Renseignements :
Tél. : 01 53 01 17 18.
Email : lieux@memorialdelashoah.org
Annoncez vos événements culturels
Expositions
Communications diverses
SOS AMITIE
Envie d’être utile ? Venez nous rejoindre
dans un centre proche de chez vous !
Les bénévoles de SOS Amitié écoutent
par téléphone et par internet
ceux qui souffrent de solitude, mal-être
et pensées suicidaires.
Nous ne répondons qu’à 1 appel sur 7
et recherchons des écoutants bénévoles.
L’écoute peut sauver des vies
et enrichir la vôtre.
Horaires lexibles, formation assurée.
RDV sur www.sosamitieidf.asso.fr
À l’occasion de la parution de
Jusqu’à l’aube future
Poèmes 1950-2015
après-midi poétique annuelle
de l’association
des Amis de l’Œuvre de Claude Vigée,
samedi 10 mars 2018, à 14 h 30,
conférence : Claude Vigée et Victor Hugo
Lecture de poèmes
Salle Las Vergnas (3e étage),
université de Paris 3-Sorbonne nouvelle
Centre Censier,
13, rue de Santeuil, Paris 5e.
http://revuepeut-etre.fr
L’Assemblée nationale
propose
un Prix de thèse en droit parlementaire.
L’Assemblée nationale souhaite
encourager et promouvoir la recherche
dans des domaines intéressant directement
le Parlement français.
À cette in, l’Assemblée nationale décerne
cette année un Prix de thèse
en vue de distinguer
des thèses en droit parlementaire.
Seront retenues les thèses rédigées
en langue française et soutenues
entre le 1er janvier 2016
et le 31 décembre 2017.
Le Prix de thèse ouvre droit à une aide
à la publication versée
directement à l’éditeur.
Les étudiants intéressés peuvent
se procurer le formulaire de candidature
à l’adresse suivante :
Division des Archives,
Service
de la Bibliothèque et des Archives,
Assemblée Nationale,
126, rue de l’Université,
75355 Paris Cedex 07 SP
ou par courrier électronique à :
prixdethese@assemblee-nationale.fr
Le dossier de candidature
est téléchargeable sur le site internet
de l’Assemblée nationale :
http://www2.assemblee-nationale.fr/
informations- pratiques/bibliotheque-
et- archives#node_8065
Les candidats devront faire parvenir
leur thèse à l’adresse électronique
indiquée, au format PDF.
L’impression sera assurée
par l’Assemblée nationale.
La date limite de dépôt
des candidatures est ixée au
vendredi 16 mars 2018, à 17 heures.
Le Carnet
lisation du noir et blanc et des pas pour autant la fiction, avec Le # #  $    
Vernissages
éclairages, des cadrages inatten- Loup de la côte Ouest (2002).  !# $  # 
 #$   $ # $-* )1-*
dus, d’une interprétation à l’appa- Le Ciel du Centaure (2015),  #$ $   
 #$ $   $ #
  $  #  )%" #$!$
 #$    # - )$##)
Communications
rence décontractée, qui ménage tourné à Buenos Aires, reste le  #  $
  ! # !  #! )#$* $.$ diverses
l’émotion et la surprise. Aucun dernier avatar de sa recherche  #$ ! #!    # !'' )$-**)
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film de cette époque aux radicali- labyrinthique, qui n’a cessé de  # #   )) $-),$*
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tés militantes ne ressemble à In- se dérober et de le révéler tel  #   $# ! -))# )*,# **$!
vasion, qui tient un discours sur qu’en lui-même. A la fin, il a af-  #$ $ $ %# $  $ !!* .#
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Pour toute information :

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l’honneur et le courage sous ses fronté une longue maladie. Dans
 #$     ! % ! #! #  ! ""#-! .# $
airs de polar expressionniste légè- Invasion, il avait déjà choisi,
01 57 28 28 28
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rement fantastique. Film allégori-
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que sans doute, politique à sa ma-
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nière, mais à la sensibilité unique.
Puisque l’époque était effecti-
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parmi les milongas (chansons) # 
de Borges, celle qui dit : « Mourir   !'# '#
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vement troublée en Argentine, paulo a. paranagua
12 | horizons
Un surveillant observe
les détenus dans la cour
de promenade.
Parmi eux, des « TIS »,
« terroristes islamistes »
dans le jargon
pénitentiaire, qui font
l’objet d’une attention
particulière.
BRUNO FERT POUR « LE MONDE »
L’
équipe de nuit vient de pren-
dre son service. Il est 19 heures
à Fleury-Mérogis (Essonne),
la plus grande prison d’Eu-
rope (4 320 détenus). Les lour-
des grilles censées fermer l’ac-
cès à chaque coursive – trois immenses cou-
loirs de 80 mètres – sur les quatre étages du
bâtiment D2, sont grandes ouvertes, celles
qui permettent de descendre par les escaliers
aussi. « Le système qui commande, à partir du
rez-de-chaussée, l’ouverture des grilles au pas-
sage du rondier [le surveillant chargé de la
ronde] est en panne. C’est peut-être pas très
réglementaire pour la sécurité, mais c’est plus
pratique pour nous », explique « Olivier »
(les prénoms ont été changés pour des rai-
sons de sécurité), un surveillant à l’accent
ch’ti. Dans les autres bâtiments, restaurés
plus récemment, ça fonctionne.
« On est là, surveillant, t’inquiète ! », lance
une voix, quand Olivier vérifie, par l’œilleton,
la présence des deux détenus qui se partagent
une cellule de 9 m². Il y a quelques mois en-
core, quand la population du D2 avait dépassé
les 920 occupants pour 440 places, des mate-
las au sol avaient dû être ajoutés. La ronde se
poursuit et Olivier s’arrête devant une autre
porte. « Mais oui, vous êtes toujours aussi
beaux ! », lance-t-il, en surprenant deux déte-
nus en slip, en pleine séance de musculation.
Huis clos à
Fleury-Mérogis
Après le mouvement social du mois de janvier
dans les prisons, « Le Monde » a pu passer quatre jours
dans la maison d’arrêt. Notre reporter a partagé
le quotidien des surveillants, de jour comme de nuit
C’est l’heure de la « ronde des feux », le mo-
ment où Olivier, l’allure fragile malgré son
1,80 m, doit s’assurer, avec son collègue origi-
naire de Mayotte, de la présence de chaque
détenu sans ouvrir sa cellule. D’ailleurs, ils
ne le pourraient pas : la nuit, seul leur supé-
rieur, le « premier surveillant », a les clefs.
Celui-ci, un homme de petite taille à la barbe
noire façon hipster, s’inquiète : « Ce soir, ça
s’annonce mal. » Des « ninjas », ces sur-
veillants équipés d’encombrantes tenues pa-
re-coups, viennent d’amener au quartier dis-
ciplinaire deux « clients » du bâtiment D3.
L’un d’eux a tenté d’agresser un collègue, en
fin d’après-midi, à l’aide d’une fourchette
aiguisée. Ils sont arrivés en fourgonnette,
tant la prison est vaste (30 hectares).
65 % DES SURVEILLANTS SONT STAGIAIRES
Le D2, où s’entassent ce soir 860 détenus, re-
groupe des personnes non encore jugées,
donc présumées innocentes, sous man-
dat de dépôt criminel ou correctionnel.
Les 78 cellules du quartier disciplinaire, le
« QD », sont au quatrième étage. Les rondes y
ont lieu toutes les heures en raison d’un ris-
que de suicide plus élevé. Idem au rez-de-
chaussée, dans le secteur réservé aux « arri-
vants » : là aussi, il s’agit surtout de vérifier
qu’aucun détenu n’a tenté de se pendre ou de
se sectionner les veines.
« Hep, surveillant, regardez », interpelle un
homme fraîchement installé au QD quand le
rondier originaire de Mayotte colle son œil à
la porte. « Putain ! il s’ouvre l’avant-bras », réa-
git-il, incrédule. Le chef appelle du renfort.
« Quand on monte au QD, on vient en nombre,
« EN RÉALITÉ, ON on ne sait jamais sur quoi on tombe », justifie-
t-il. Cette fois, ils sont quatre et découvrent
FAIT DU SERVICE un détenu a priori très calme. Il est là, der-
rière une grille de sécurité, à un mètre du
À LA PERSONNE, DE seuil de la cellule. Le sol est couvert de taches
L’ASSISTANAT, C’EST de sang. Une fourchette en plastique lui a
permis de rouvrir une blessure qu’il s’était
COMME UNE CRÈCHE déjà infligée au bras. Il n’explique pas son
geste. La médecin de garde est appelée à la
AVEC DE GRANDS rescousse. « Ça fait deux heures que je ne fais
ENFANTS » que ça », peste-t-elle en montant les quatre
étages. « “Je me suis coupé parce que j’ai pas la
UN GARDIEN STAGIAIRE télé, parce que je veux être transféré”, parce
ORIGINAIRE DE MAYOTTE que ceci ou cela… Ils ne savent faire que ça,
c’est leur technique pour être écoutés. »
Jugeant l’état de l’intéressé incompatible
avec son maintien au QD, elle suspend la sanc-
tion pour cinq jours. « Je ne savais pas qu’il
avait agressé un de vos collègues au D3 », s’ex-
cusera-t-elle par la suite auprès des surveil-
lants, restés silencieux tout au long de l’inter-
vention, mais dont le dépit se devine sans mal.
Pour veiller sur ces centaines de détenus,
le chef et le Ch’ti sont accompagnés
cette nuit de six surveillants, dont cinq sta-
0123
SAMEDI 3 MARS 2018
giaires sortis de l’école il y a moins d’un an.
Le jeune Mahorais est l’un d’eux. A 33 ans,
il est en passe d’être titularisé après un an
passé à Fleury. L’aboutissement, pour
lui, d’une reconversion. « Il y avait une
grosse campagne de recrutement à Mayotte,
raconte-t-il. J’ai passé en même temps
les concours de contrôleur des impôts, de
secrétaire administratif du ministère de l’in-
térieur et de technicien géomètre. »
IL FAUT TENIR LA CADENCE
Pourquoi, dès lors, avoir choisi la péniten-
tiaire ? « Le concours de surveillant est le pre-
mier dont j’ai eu le résultat. » La prison n’est
pas ce qu’il imaginait. « Je croyais qu’en
France, c’était comme aux Etats-Unis et qu’on
battait les détenus. En réalité, on fait du
service à la personne, de l’assistanat, c’est
comme une crèche avec de grands enfants. »
Il dit n’avoir jamais été confronté à la vio-
lence en douze mois. Comme lui, 65 % des
1 200 surveillants de Fleury-Mérogis sont
stagiaires. Un sur deux est originaire des
DOM et bénéficie de deux mois de vacances
supplémentaires tous les trois ans.
Dans ce monde à part, où surveillants et
détenus apprennent à se connaître, les sur-
noms pullulent, « Branlecouilles » ou « le
Chat », pour les uns, « Rasta » ou « Brasil »,
pour les autres. L’important pour les hom-

0123
SAMEDI 3 MARS 2018
mes en bleu est de rester anonymes à l’égard
de détenus dont ils ne sont pas censés savoir
ce qu’ils ont fait. La présence de 24 « TIS »
– « terroristes islamistes » dans le jargon pé-
nitentiaire – répartis dans le D2 alimente
cette inquiétude. Au total, 127 personnes
sont détenues à Fleury pour des infractions
liées de près ou de loin au terrorisme. En
dehors des plus dangereux ou prosélytes,
maintenus à l’isolement au D3 – notam-
ment Salah Abdeslam, l’un des responsa-
bles des attentats de 2015 à Paris –, ils sont
en détention ordinaire.
Au quartier des « arrivants », où deux TIS
sont détenus cette semaine, Benoît, un fils de
pasteur entré dans la « pénit’» en 2005, leur
apporte autant d’attention qu’aux autres.
Cet homme de 44 ans, qui fut laveur de voitu-
res dans une autre vie, est aujourd’hui sur-
veillant principal, un grade acquis à l’ancien-
neté au bout de dix ans. « La première année, je
voulais tous les sauver, se souvient-il. Mais, ils
m’ont pris pour un baltringue. La deuxième, je
voulais tous les tuer ! » Depuis, il philosophe :
« Ce n’est pas la prison qui fabrique les détenus,
c’est la société, et ils y retourneront. » Il confesse
avoir toujours du mal avec « cet univers où la
gentillesse est prise pour de la faiblesse ».
Ce matin, ses visites le conduisent dans la
cellule d’un TIS, histoire de « passer aux
nouvelles » et de bavarder. « Quand je sors en
promenade, ça fait du bien, mais après, je suis
plus mal que si j’étais pas sorti », lui confie
celui-ci, un grand gaillard approchant la
trentaine. Benoît lui donne quelques con-
seils de relaxation. Placé en détention provi-
soire depuis quinze jours, ce « terro » confie
faire des cauchemars toutes les nuits… puis
fond en larmes. « Forcément, on est touché,
même si on n’oublie pas pourquoi ils sont là. »
L’infirmier en psychiatrie sera appelé. En rai-
son de la surpopulation carcérale, les « arri-
vants » restent en moyenne vingt-cinq jours
contre les dix prévus dans ce sas destiné
à amortir le choc de la détention et à les cer-
ner. Dans ces moments, des relations de
confiance peuvent se nouer.
Benoît ne travaille plus qu’en journée. Le
rythme de ses collègues dans les étages, la dé-
tention ordinaire, tout cela ne lui manque
pas. « Quand t’as une rémunération qui te per-
met d’avoir un poste fixe, tu n’hésites pas »,
dit-il. Une jeune surveillante, dont le mari
continue les nuits, se réjouit pour d’autres
raisons d’être au service du planning des
agents, « après six ans de nuits ». A près de
1 600 euros par mois, elle a perdu 300 euros,
entre les heures supplémentaires, les primes
de travail nocturne et de dimanche, mais elle
rentre tous les soirs s’occuper de sa fille.
Olivier, le Ch’ti, n’en est pas là. Après six
années à Fleury, il vient d’apprendre sa réus-
site à l’épreuve écrite du concours de premier
surveillant. Malgré tout, il ne se présentera
pas à l’oral. Son regard clair s’illumine der-
rière des Ray-Ban à monture noire épaisse :
« Il y a, cette année, huit postes libres à la pri-
son de Laon [préfecture de l’Aisne] et je suis
troisième sur la liste. » Pas question, pour lui,
de laisser échapper cette occasion de se
rapprocher de sa région d’origine. Et tant pis
pour le grade et l’augmentation… De toute fa-
çon, il économisera les 340 euros de loyer de
la chambre de 23 m² qu’il occupe dans
un foyer situé à 500 mètres de la prison et
les frais d’essence pour regagner les Hauts-
de-France à chaque période de repos.
En attendant une éventuelle mutation, il
faut tenir la cadence. Quand son équipe est
du matin (6 h 45-13 heures), les uniformes
bleus sont trois fois plus nombreux dans les
étages, sans compter les officiers et le per-
sonnel administratif. Toutes les grilles sont
bouclées, commandées à chaque étage par
un surveillant enfermé dans le « rond-
point », une cage de verre vers laquelle con-
vergent les coursives, ces longs couloirs iden-
tifiables à leurs différentes couleurs. Olivier
est seul à gérer la sienne au deuxième étage,
la bleue, celle du milieu. L’administration lui
confie une clef, celle qui ouvre les 50 cellules
de sa coursive, et un effectif, aujourd’hui 85
détenus. Dès 7 heures, son va-et-vient entre
les cellules commence par l’appel.
PLUS DE 500 PORTABLES DANS LE D2
Un visage embrumé, les yeux gonflés,
émerge d’une cellule plongée dans le noir et
dépose un sac-poubelle à l’extérieur. Les pou-
belles sont ramassées tous les matins. Si les
détenus ne sont pas assez réactifs quand
Olivier ouvre la porte, le ramassage attendra
le lendemain. « En haut ? », répète-t-il jusqu’à
ce qu’un avant-bras se lève péniblement
pour témoigner de la présence du second
détenu couché à l’étage du lit superposé.
Sur quelques portes, une feuille scotchée
annonce « Ouverture à 2 agents ». Cela signi-
fie que le détenu en question est un TIS, un
agressif ou un instable, laissé seul par pré-
caution. « Ouverture à 2 + 1 », prévient un
autre message, sur une porte voisine. Cette
Ci-contre, une surveillante accompagne dans
sa cellule un détenu nouvellement arrivé.
Ci-dessous, l’intérieur d’une cellule. En l’absence
de laverie, à Fleury, les détenus font leur lessive
eux-mêmes.
BRUNO FERT POUR « LE MONDE »
fois, c’est plus sérieux : deux surveillants
doivent être accompagnés du « premier
surveillant », le seul à disposer d’une paire
de menottes pour toute « arme », tandis que
ses collègues n’ont qu’un sifflet pour donner
l’alerte en cas de pépin.
Tout au long de la journée, ils sont en infé-
riorité numérique. « Je n’ai jamais eu peur,
mais il faut toujours rester sur ses gardes »,
glisse l’homme chargé de la coursive orange.
Lui est stagiaire. Et seul pour 89 détenus.
Heureusement, le calme règne, les détenus
sont disciplinés, on est loin des scènes de vio-
lence et des flots d’insultes souvent rappor-
tées à l’extérieur. Un mélange d’autorité affi-
chée, de complicité plus discrète, sans doute
aussi de résignation et de rapports de force
bien compris de part et d’autre, fait que cela
se passe bien, presque dans la sérénité.
A l’ouverture d’une cellule, un détenu inter-
pelle Olivier. « Surveillant, faut vraiment qu’il
voie le médecin mon “co” [codétenu], il a tou-
jours du mal à respirer. » La veille, au retour de
la promenade, le jeune homme s’était plaint
de douleurs aux poumons. Le surveillant a
fait le nécessaire, un rendez-vous médical a
été fixé. Mais l’intéressé refuse maintenant
de quitter sa cellule, affirmant ne plus souf-
frir. « La prochaine fois, ce sera tant pis pour lui,
puisqu’il préfère rester au lit », conclut Olivier.
Quand vient l’heure du départ des « auxis »
– les auxiliaires employés aux cuisines, au
ménage des coursives ou à la distribution
des repas –, 17 détenus sont extraits de leurs
cellules et se retrouvent face aux grilles, à at-
tendre que le rond-point leur ouvre. Trois
collègues sont venus épauler le Ch’ti, mais
cela reste un rapport de quatre face à dix-
sept… La palpation effectuée à chaque sortie
de cellule ressemble davantage à une tape
sur les épaules, les hanches et les mollets
qu’à une fouille. « Au fait, ils ont fait quoi
Paris hier ? », lance le surveillant à une ar-
moire à glace qu’il sait fan du PSG, histoire de
détendre l’atmosphère.
Tous les mouvements de la matinée sont
consignés sur une petite feuille. Olivier court
d’un bout à l’autre de la coursive pour sortir
un à un les détenus au rythme de leurs acti-
vités. A son programme : trois extractions ju-
diciaires à 7 h 30, un parloir avocat à 8 h 15,
un autre à 10 heures, trois visites à l’infirme-
rie, quatre « scolaires », une « bibliothèque »,
onze « sports »… Un jour, un de ses collègues
a eu l’idée de mesurer avec un podomètre la
distance parcourue en une matinée : 14 km !
Un haut-parleur crache des ordres aussi
assourdissants qu’indéchiffrables. On se
croirait sur le quai d’une gare perdue. « Re-
tour parloir ! », « Mains dans les poches ! »…
Dans les coursives, les casquettes et les mains
dans les poches sont interdites. Un groupe
de malabars en sueur déboule. C’est le retour
de la salle de musculation. « Il faut faire vite
pour les rentrer, parce qu’ils sont souvent en-
core excités de leurs exploits », prévient Fanty,
31 ans. Stagiaire depuis septembre 2017,
elle gagne 1 481 euros net par mois, sans les
heures sup. Femme dans un milieu d’hom-
mes, elle n’en souffre pas. « C’est sûr, certains
tentent leur chance et sont un peu lourds, mais
ils voient la femme avant de voir l’uniforme,
« POUR alors ça apaise plutôt. » Le plus dur, à l’enten-
LA SÉCURITÉ, dre, ce n’est pas la gestion des détenus,
mais la séparation d’avec sa fille, restée chez
IL NOUS FAUDRAIT sa grand-mère en Martinique.
Tous les jours, les surveillants ont une cel-
DES EFFECTIFS, lule à fouiller par étage. Une sur 150. Olivier
PAS DES GILETS regarde par l’œilleton de la 38 et met son pied
devant en déverrouillant la porte, au cas où
PARE-BALLES », quelqu’un la pousserait violemment. « Les
gars, fouille ! » Un homme râblé, grisonnant,
COMMENTE sort sans dire un mot pour patienter dans
le couloir le temps que son « co » se désha-
UN SURVEILLANT bille pour une fouille à nu. Puis vient son
tour. L’opération est rapide, sans protesta-
tion, comme un rituel obligé.
Une fois les deux quinquagénaires enfer-
més dans la « salle d’attente » du rond-point –
un lieu sécurisé prévu à cet effet –, la fouille
peut commencer. « C’est toujours comme ça,
on est en retard, il reste cinq minutes pour
la faire. » Par quel bout commencer ? Le sol
est encombré de paires de chaussures, de
packs de lait, d’eau et de Coca. Sur l’étagère,
des boîtes de conserve, du tabac, divers pro-
duits de toilette. Ici, les détenus « cantinent »
sans limite, grâce au pécule qu’ils gagnent ou
à l’argent envoyé par les familles.
« Ils savent que plus ils ont de choses, plus on
aura du mal à retrouver leur téléphone »,
horizons | 13
commente, désabusé, Olivier en décrochant
un « yoyo », une lanière découpée dans un
drap pour faire passer des objets d’une cel-
lule à une autre par les fenêtres. « Les gars ont
été corrects, alors je n’ai pas mis leurs draps ni
leurs affaires par terre, poursuit-il. Le week-
end, on peut trouver des choses, on a da-
vantage de temps et il faut bien une demi-
heure à trois pour tout fouiller. » Les meilleu-
res cachettes ? Le double fond dans le stick
déodorant ou la boîte de sel. Plus de 500 por-
tables seraient présents dans le D2, estime le
chef du bâtiment. « Ils entrent par les parloirs,
mais pas que… », dit-il d’un air entendu.
« Pour la sécurité, il nous faudrait des effec-
tifs, pas des gilets pare-balles », commente un
surveillant encore tout fier d’avoir été du
mouvement social de janvier. « J’ai l’impres-
sion d’avoir participé à quelque chose de
grand. » Un autre, dégoûté, a déchiré sa carte
de l’UFAP, le syndicat majoritaire, signataire
de l’accord. « Au plus fort du mouvement,
quand tout le monde nous écoutait, on a tout
arrêté », regrette-t-il. Les sanctions tombées
en application du statut, qui bannit le droit
de grève, ont ajouté à l’amertume ambiante.
« Je n’ai jamais fait autant de cartes en
quinze jours, 16 sur le bâtiment », se vante le
délégué FO du D2.
L’EMPATHIE PARFOIS PLUS FORTE
Pas de doute, une odeur de joint flotte devant
une cellule. Le cannabis n’est pas plus légal ici
que dehors, mais les surveillants ferment les
yeux. Les boulettes saisies sont jetées dans les
toilettes. « En sortant de l’école, on applique le
règlement, on dit non à tout », explique un
surveillant de 24 ans, dont trois à Fleury.
« Mais, ce n’est pas parce qu’on va refuser de
passer un paquet de cigarettes d’une cellule à
une autre qu’on se fera respecter, se justifie-t-il.
Faut leur laisser un peu d’air. On peut rendre
des services à ceux qui vous respectent. »
L’empathie est parfois plus forte que le rè-
glement. La gêne aussi. Nous voici mainte-
nant dans le secteur des parloirs, au cœur de
l’étoile que forment les cinq bâtiments de
cette cité pénitentiaire démesurée. Deux ran-
gées de 20 cabines sont alignées de part et
d’autre d’un couloir que parcourt un homme
en bleu. Dans chaque porte, un hublot
permet de contrôler ce qu’il se passe entre le
détenu et son ou ses visiteurs. Une jeune
femme embrasse vigoureusement son com-
pagnon sur lequel elle est assise à califour-
chon. En principe, les relations sexuelles sont
interdites au parloir. « S’ils font ça discrète-
ment, je les laisse faire leurs affaires, ce sont
des hommes, je comprends », explique le sur-
veillant. « Et puis, si tu l’embêtes avec sa
copine, je te garantis que demain quand tu vas
le croiser sur la coursive il va te faire chier. »
Le mieux, pour éviter de se sentir voyeur, est
de ne pas trop surveiller le parloir… La sécu-
rité est censée être garantie par les fouilles in-
tégrales. Aujourd’hui, un détenu sur cinq y a
droit en sortant du parloir. La plupart remon-
tent ensuite au D2 avec de grands sacs de
linge apportés par les familles, reparties avec
les affaires sales. C’est ainsi : il n’y a pas de la-
verie à Fleury ; ceux qui n’ont pas de visiteurs
font leur lessive dans leur cellule.
Retour à l’équipe de nuit. Il est 2 h 30 du ma-
tin, le calme est revenu. Les hurlements de
détenus qui se parlent au travers des portes
ou par les fenêtres ont cessé. Dans la salle des
surveillants, une émission sur les trans-
genres passe sur la chaîne Chérie 25. Fanty
regarde sans regarder tandis qu’un collègue
cherche le sommeil sur une chaise entre
deux rondes. Dans le rond-point central
fusent les insultes d’un détenu à partir de
l’Interphone de sa cellule : « Fils de pute, en-
culé de ta race ! » Le déluge dure trente secon-
des. « C’est toujours plus facile à distance »,
réagit, stoïque, le surveillant. Au dispatching
central de la maison d’arrêt, un fourgon de
police arrive du dépôt du palais de justice
de Bobigny. Cinq hommes vont passer leur
première nuit en prison. Le greffe pénitenti-
aire de Fleury-Mérogis est le seul ouvert
vingt-quatre heures sur vingt-quatre, trois
cent soixante-cinq jours par an.
Au bout de la nuit, le Ch’ti prend la route
pour rentrer chez lui, sans avoir dormi. Il
est heureux, demain, il a un jour de repos
pour accompagner sa femme enceinte à une
échographie. Ce n’était pas gagné : en mars,
un congé sur deux est supprimé, faute d’ef-
fectifs suffisants au D2. p
jean-baptiste jacquin
14 |
CULTURE
0123
SAMEDI 3 MARS 2018

Les mutations
numériques
du spectacle
vivant
Face à des spectateurs de plus
en plus sollicités et accrochés
à leurs écrans, les directeurs de
salle diversifient leurs stratégies
marketing pour élargir leur public

B
ruce Ykanji a été obligé
de prendre le taureau
par les cornes. En cause ?
Le coup de mou pour
vendre les 16 000 tickets de l’Acco-
rHotels Arena de Paris-Bercy pour
l’événement hip-hop internatio-
nal Juste debout, que le danseur
organise depuis 2002 et qui se
tient dimanche 4 mars. « Je veux
conserver cette salle, mais je dois
m’adapter à ce nouveau public
toujours connecté sur son télé-
phone portable, qui aime rester
chez lui pour regarder des vidéos et
qui consomme de la danse fast-
food à toute allure », reconnaît
Bruce Ykanji, un peu tendu avec
SIRET 798 857 017 00015
ses 6 000 billets encore sur les
bras à quatre jours de l’événe-
ment. Pas d’autre choix donc que
d’aller chercher ces spectateurs
volages là où ils sont, en basculant
résolument dans l’ère numérique.
« Rôle de facilitateur »
Pour cette 16e édition, Ykanji a
donc alourdi le panel de produits
destinés aux fans de Juste debout.
Parallèlement à des films réguliè-
rement postés sur les réseaux so-
ciaux, des Facebook Live, il pro-
pose aujourd’hui « un site expé-
rientiel », avec billetterie intégrée,
selon la formule du concepteur
Stéphane Pointin, de l’agence
Sweet Punk. Un jeu interactif a
permis de vérifier vos connaissan-
ces hip-hop et de vous faire gagner
des places et des smartphones.
« C’est l’expérience de la personne
en particulier à travers le digital qui
prime aujourd’hui, dit M. Pointin.
L’internaute a envie de devenir l’ac-
teur de son propre divertissement
et ce site vitrine fait d’abord vivre
des émotions à ceux qui le prati-
quent. » Parallèlement, dimanche,
en direct, les 500 premiers arri-
vants au Juste debout pourront se
connecter sur une appli pour par-
ticiper au jury de la battle.
En plein cœur de la tendance de
l’art participatif et divertissant,
ces stratégies numériques signent
les mutations rapides des usages
et des usagers dans le cadre des
sorties au théâtre. L’affichage, les
publicités dans les journaux, les
ISABEL ESPANOL
douze comptes Facebook.
« Le numérique Médias de choc pour faire circu-
peut rapprocher ler l’info, Facebook, Twitter, Insta-
gram sont en passe de devenir
les gens de l’art prescripteurs. Avec toujours un
et c’est déjà côté ludique et rapide comme le
veut l’air du temps. « Le numéri-
un début que peut rapprocher les gens de
de relation » l’art et c’est déjà un début de rela-
tion, commente Philippe Martin,
PHILIPPE MARTIN
des Films Pelléas, aux manettes de
directeur artistique de la
la 3e Scène de l’Opéra de Paris, un
3e Scène de l’Opéra de Paris
espace uniquement numérique. Il
ne doit pas être seulement un levier

achats de places prévus long- y travaillent n’y sont pas formés. marchand mais conserver une am-
temps à l’avance ont été rattrapés Surtout, il n’existe pas dans les théâ- bition poétique. » « C’est un accélé-
par des films sur les réseaux et des tres cette culture du produit, qui est rateur incontestable de la culture,
promos de dernière minute pour celle des spectateurs devenus des mais à condition de prendre des
les spectateurs occasionnels, de consommateurs. » A la tête de la risques artistiques derrière, insiste
plus en plus nombreux. Maison de la danse et de la Bien- Marc Dondey, directeur de la Gaî-
« Bientôt les colonnes Morris ne nale de la danse de Lyon, Domini- té-Lyrique, à Paris.
serviront plus à rien, blague Sté- que Hervieu lance ainsi le 13 mars
phane Lissner, directeur général l’opération La Maison numérique. SMS, alerte sur les réseaux
de l’Opéra national de Paris, à la « On n’a pas le choix, affirme-t-elle. Ces stratégies bousculent de fond
pointe depuis 2015 de cette ère di- Le développement du public et son en comble le fonctionnement
gitale. Nous continuons à mettre rajeunissement ne peuvent pas se d’un théâtre. Elles croisent le
des affiches dans le métro. J’y crois passer du digital. » commercial et le culturel en re-
encore beaucoup. Mais il faut bien Pour appâter cette nouvelle fondant les métiers des uns et des
dire qu’aujourd’hui nous sommes audience qui « veut acheter une autres. La communication se re-
passés d’un rôle de garant de l’ins- place aussi vite qu’un billet de trouve à travailler sur les réseaux
titution à celui de facilitateur pour train », selon Matthieu Rietzler, et à réaliser des vidéos tout en ré-
la venue des gens à l’Opéra, et cela de la Maison de la danse de Lyon, pondant aux commentaires des
passe par le numérique. » Les chif- les « contenus » sont devenus spectateurs. Un logiciel de billet-
fres tombent : les huit comptes Fa- l’obsession des services de com- terie comme Secutix, utilisé par
cebook, Twitter et Instagram de munication. Les trailers (« ban- l’Opéra national de Paris et la Mai-
l’Opéra de Paris rassemblent près des-annonces ») des spectacles, son de la danse de Lyon, permet
de 1 million d’abonnés et sont en les vidéos de répétitions, de cou- d’identifier le client. En croisant
augmentation de 39 % par rapport lisses, les entretiens avec les artis- ces données avec celles de Face-
à 2016. Un euro de publicité in- tes, les jeux-concours ou encore book, par exemple, la traçabilité
vesti sur Facebook et Instagram les tutoriels pour apprendre des du public devient plus facile.
rapporte en moyenne de 25 à danses se multiplient sur les ré- Un flottement sur les ventes
30 euros d’achat de billets. seaux. « Il s’agit d’imaginer des d’une pièce ? Il est encore temps
contenus auxquels les gens de cibler les personnes que le
Le spectacle vivant résiste n’avaient pas accès avant, préco- spectacle pourrait intéresser en
Si en à peine cinq ans le coup d’ac- nise Dominique Hervieu. Ils ado- leur envoyant un SMS ou une
célérateur numérique a été phé- rent entrer dans la cuisine de la alerte sur les réseaux. Grâce au
noménal dans la vie quotidienne, création. Ces images agissent traitement informatique des ci-
le milieu du spectacle vivant peine comme des convertisseurs en don- bles marketing appelé « look
à se jeter dans la course. « Il résiste nant envie de voir les choses pour alike », on peut aussi atteindre
beaucoup à ces nouveaux outils, de vrai. » Dans le cadre du défilé de des inconnus dont le profil se rap-
commente Bruno Caillet, de la la Biennale de la danse de Lyon, proche de ceux déjà a priori inté-
coopérative Artishoc, qui colla- en septembre, qui rassemble ressés par telle ou telle program-
bore avec cinquante-six lieux cul- douze groupes de 4 500 ama- mation. « La grosse révolution,
turels en France sur leur stratégie teurs, Dominique Hervieu met au c’est qu’on connaît notre public et
numérique. La plupart de ceux qui point un mur présentant les qu’on peut toucher tel ou tel pan de
spectateurs pour tel ou tel événe-
ment, confirme Dominique Her-
Juste debout lance sa « battle » de hip-hop vieu. Mais, si le marketing prend
de plus de plus de place, il ne faut
Pour sa seizième édition, Juste debout, compétition internatio- pas oublier que nous utilisons le
nale de danses hip-hop dites « debout », à l’opposé de la numérique pour partager une
Ouverture breakdance exécutée au sol, pilotée par son créateur, le danseur émotion artistique. »
Samedi 10 mars 2018 et chorégraphe Bruce Ykanji, rapplique dimanche 4 mars,
à AccorHotels Arena (Paris 12e). Avec sa team de hip-hopeurs de
Big data en cours ? Formatage
des goûts et des saveurs ? « Ces
haut niveau sélectionnés parmi plus de 4 000 danseurs dans le outils prétendument cool ne sont
Entrée libre les 10 et 11 mars monde entier pendant trois mois, cette rencontre joyeusement pas innocents, et entraînent le ris-
offensive risque de faire grimper la virtuosité. Autour de six caté- que d’une rationalisation de la pro-
9 rue du Plâtre 75004 Paris gories cette année, comme le Locking (style tout en coups de duction et d’une objectivation du
hanches et de bras) ou le Popping (qui fait péter le geste comme spectateur », tempère M. Caillet.
du pop-corn), avec également un battle junior, ce championnat Alors, demain, tous connectés
pacifique est aussi une fête de la danse accompagnée par des DJ comme un seul homme pour crier
live. Les finales seront retransmises en direct sur Red Bull TV. « wahou » au même moment de-
C’est Bruce Ykanji, en duo avec Nasty, qui jouera le rôle de vant le même spectacle ? p
Monsieur Loyal pendant toute la durée de ce grand show. rosita boisseau

0123
SAMEDI 3 MARS 2018
Les Wildenstein de
retour devant la justice
Accusés de fraude fiscale, les héritiers des
marchands d’art avaient été relaxés en 2017
L es Wildenstein, héritiers
d’une célèbre dynastie de
marchands d’art, devaient
revenir, le 2 mars, à la barre du tri-
bunal, dans un procès qui devrait
durer jusqu’au 23 mars. Ils étaient
accusés en première instance par
la procureure Monica d’Onofrio
d’être les bénéficiaires de la
« fraude fiscale la plus sophisti-
quée et la plus longue de la Ve Ré-
publique », laquelle attestait, se-
lon elle, de la « mise en place de
procédés, des montages conçus
par des professionnels avertis, à
destination d’une famille qui a
vécu dans l’opulence en payant
peu d’impôts, que les citoyens du
monde ne supportent plus ».
Le Parquet national financier,
institution créée en 2013 après le
scandale Cahuzac, a fait appel
d’un premier jugement, rendu le
2 janvier 2017 par la 32e chambre
du tribunal correctionnel de Pa-
ris, qui relaxait les prévenus. Un
« cas d’école », selon les avocats
Emmanuel Daoud et Victoire de
Tonquédec, qui, dans un article
très argumenté (« L’affaire Wil-
denstein, un cas d’école du traite-
ment de la fraude fiscale par le
juge pénal », Actualité Juridique
pénale, Dalloz, avril 2017), consi-
dèrent qu’« en appliquant stricte-
ment la loi pénale et le code de pro-
cédure pénale, le tribunal correc-
tionnel n’avait pas d’autre choix
que de prononcer la relaxe ».
En rendant sa décision, le tribu-
nal avait admis qu’elle serait « in-
comprise du peuple français au
nom de qui la justice est rendue »,
alors que l’accusation avait requis
de lourdes peines contre trois hé-
ritiers, leurs conseils et deux so-
ciétés anglo-saxonnes de gestion
d’actifs. « Un incroyable (au sens
de peu commun) effort de pédago-
gie pour expliquer et justifier la dé-
cision de relaxe », disent M. Daoud
et Mme de Tonquédec. En effet,
l’exposé des motifs de « cette déci-
sion susceptible de heurter le sens
commun », ainsi que l’avait quali-
fiée son auteur, le président du
tribunal, Olivier Géron, avait duré
une bonne heure.
La chose était d’autant plus
surprenante que le même prési-
dent déclarait avoir la conviction
que les Wildenstein, accusés de
KEITH JARRETT
GARY PEACOCK
JACK DEJOHNETTE
AFTER THE FALL - NOUVEL ALBUM
Concert inédit de 1998,
nouveau témoignage exceptionnel
de l’effervescence du Standard Trio.
« fraude fiscale et blanchiment en
bande organisée », avaient « clai-
rement dissimulé le patrimoine,
sur plusieurs générations, avec
une claire intention d’évasion pa-
trimoniale ». Cela dans des trusts,
situés dans des paradis fiscaux.
Une loi de finances votée en 2011
dit que de tels avoirs doivent être
déclarés, notamment en cas de
succession. Et c’est pour ne l’avoir
pas fait lors de celle de son père
Daniel, mort en 2001, et de son
frère Alec, décédé en 2008, que
Guy Wildenstein et ses copréve-
nus (son neveu, sa belle-sœur,
deux avocats et un notaire – et ses
deux sociétés financières abri-
tant des trusts) sont poursuivis.
Des trusts fictifs
Les biens considérés sont variés,
mais assez difficiles à estimer,
d’autant qu’ils sont la propriété
d’une cascade de sociétés – la pro-
cureure en a dénombré trente-
trois – créées par les trusts, dans le
but, selon elle, de dissimulation
fiscale : un avion privé, revendu
depuis, des immeubles à New
York, évalués à 125 millions de
dollars (113 millions d’euros), un
ranch au Kenya, évalué par son
neveu Alec « junior » (le fils d’Alec
« senior ») à 10 millions de dollars,
une île dans les Caraïbes, dont per-
sonne ne connaît la valeur exacte,
et surtout des tableaux. Par exem-
ple, 2 483 œuvres déposées dans le
Delta Trust, dont 1 749 n’ont, sem-
ble-t-il, jamais été estimées…
Mais la loi de 2011 ne s’applique
pas en l’espèce, les faits étant an-
térieurs. Les trusts étaient fictifs,
proclamait l’accusation. Il y a de
fortes présomptions que ce soit le
cas, répondait le juge, mais pas de
preuves, regrettant que les juges
d’instruction n’aient pas pu in-
vestiguer comme ils l’auraient dû
auprès des trusts, lesquels sont si-
tués dans les îles Anglo-Norman-
des ou les Caraïbes, fort peu
connus pour leur diligence en
matière d’aide judiciaire interna-
tionale. Or, avait rappelé Me Hervé
Temime, l’avocat de Guy Wildens-
tein, la règle d’un procès pénal,
c’est que « la charge de la preuve
est imputable au parquet, et la cer-
titude doit être absolue. » p
harry bellet
Une salle
de cinéma
à Nairobi,
au Kenya,
le 14 février.
YASUYOSHI
CHIBA/AFP
« Black Panther » bouscule
les schémas hollywoodiens
En deux semaines, le film de Marvel Studios a battu des records. Pour les
Noirs, c’est un changement capital dans la manière dont ils sont représentés
CINÉMA
san francisco - correspondante
C
élébration de la culture
noire et de son univer-
salité, le film Black
Panther a dépassé les
400 millions de dollars (328 mil-
lions d’euros) de recette depuis sa
sortie, le 16 février, aux Etats-
Unis. Le deuxième week-end, il a
pratiquement égalé le record dé-
tenu, depuis 2015, par Le Réveil de
la Force (Star Wars), avec 117 mil-
lions de dollars au box-office.
Seuls deux autres longs-métrages
(Jurassic World, en 2015, et Aven-
gers, en 2012) avaient jusqu’ici
dépassé la barre des 100 millions
de dollars pour cette période.
Le film – une allégorie joyeuse
et colorée qui défie les stéréoty-
pes de race, de genre, de conti-
nent – est devenu un « phéno-
mène culturel », a analysé le
responsable de la distribution
chez Disney, Dave Hollis. « Le film
que le public espérait. »
A part quelques trolls sur les ré-
seaux sociaux, vite maîtrisés,
Black Panther a suscité un en-
thousiasme collectif devenu rare
dans la société américaine. Le
premier week-end, les Noirs
étaient majoritaires dans le
public : 37 % (contre 35 % pour
les Blancs). La proportion s’est in-
versée le week-end suivant : ce
sont les Blancs, qui ont été les
plus nombreux, avec 37 % de
l’audience. Selon ces chiffres
communiqués par Disney, les
Latinos représentaient 18 % des
spectateurs et les Asiatiques 7 %.
« Jamais super-héros n’a joué pour
un public aussi mélangé », a
observé le Hollywood Reporter.
Avant même sa sortie, Black
Panther était vu comme un « évé-
nement majeur pour la commu-
nauté afro-américaine », selon
l’expression de Carvell Wallace
dans le New York Times. Les asso-
ciations avaient incité leurs
adhérents à réserver des places
pour assurer que le film serait
un blockbuster dès le premier
week-end. Il s’agissait de prouver,
deux ans après le mouvement
« Oscars so White », qui a obligé
Hollywood à ouvrir les yeux sur la
quasi-absence de minorités dans
ses nominations, que « les narra-
tions afro-américaines peuvent
générer des bénéfices provenant
de tous les publics », écrit le jour-
naliste Jamil Smith dans le maga-
zine Time. Démonstration réus-
sie. Bob Iger, le PDG de Disney, l’a
même admis : Black Panther a dé-
truit « des mythes qui perduraient
culture | 15
depuis des années dans l’industrie
cinématographique ».
A Oakland, Oakland. Killmonger (joué par
Michael B. Jordan) incarne la
Dès la sortie, les parents y ont des associations figure du « Noir en colère », contre
emmené leurs enfants. Des cam- l’esclavage jamais réparé, la dis-
pagnes de financement participa-
ont organisé crimination, les brutalités, et il
tif ont permis d’offrir des places des projections veut prendre le pouvoir pour
aux jeunes défavorisés, pour leur se venger. Une philosophie bien
faire partager la « fierté noire » qui
suivies éloignée de « l’afro-futurisme »
se dégage d’une histoire où, pour de séances du Wakanda, l’idée que les Noirs
une fois, c’est l’Afrique qui vient ont « gagné le futur », explique
à la rescousse de l’Amérique. En
d’inscription Carvell Wallace.
classe, les enseignants ont expli- sur les listes Christopher Lebron, universi-
qué la symbolique du royaume taire auteur d’un livre sur Black
du Wakanda : « Ce à quoi ressem-
électorales Lives Matter, regrette que Ryan
blerait l’Afrique si elle avait Cooger ait choisi le parti de l’Afri-
échappé aux ravages du colonia- que. « Malgré le discours sur le
lisme, à la traite des esclaves et au relève Robyn Spencer, histo- colonialisme ou l’impérialisme, le
pillage de ses ressources. » rienne et spécialiste du rôle des méchant, dans l’histoire, c’est un
A Oakland (Californie), berceau femmes au Black Panther Party. Noir, note-t-il. Un Noir américain,
du réalisateur, Ryan Coogler, Le film a aussi engendré un le seul Noir américain du film. »
31 ans, et du Black Panther Party débat sur les relations inconfor- Aux yeux de ces – rares – criti-
(en 1967), on s’est paré des cou- tables entre le continent et la ques, le film glorifie la culture
leurs de l’Afrique pour une pre- diaspora, débat centré sur le noire, mais pas la revendication
mière d’anthologie – en présence personnage de Killmonger, l’en- des Noirs américains. p
du metteur en scène – au Grand fant déchu du Wakanda, resté à corine lesnes
Lake Theater, là où il avait vu ses
premiers films.
Une page qui se tourne
Des associations ont organisé des
projections suivies de séances
d’inscription sur les listes électo-
rales. Des milliers de personnes
ont signé une pétition deman-
dant à Disney d’investir un quart
des bénéfices dans des program-
mes d’éducation des minorités.
Mardi 27 février, Bob Iger, le PDG
du groupe, a fait un geste : 1 mil-
lion de dollars pour créer des cen-
tres d’innovation technologique
dans les clubs de jeunesse du pays. www.theatre2gennevilliers.com
Pour les Noirs, Black Panther est
une page qui se tourne sur la
production culturelle qui les
cantonne dans des rôles de victi-
La Ménagerie
mes de l’Histoire ou de second
plan. Un tournant dans la repré-
sentation des femmes, qui appa-
raissent dans toutes leurs palet-
de verre
tes de compétences – à l’image texte Tennessee Williams
de Shuri, la princesse-ingénieure, traduction Isabelle Famchon
ou « chief technology officer », mise en scène Daniel Jeanneteau
21 mars - 2 avril
comme dit la Silicon Valley.
Les femmes du Wakanda sont
libérées de la dictature du cheveu
lisse ; leurs coiffures sont des
© photo / Elisabeth Carecchio - graphisme /
œuvres d’art africaines (on en
voit déjà l’inspiration dans la rue,
affirme la professeure d’his-
toire de l’université du Michi-
gan Tiya Miles, pour qui la mon-
tée du discours nationaliste blanc
est en train d’engendrer une
nouvelle « vague de résistance
culturelle noire »).
Et ce sont les femmes qui sau-
vent – par les armes – le royaume
du Wakanda. « Des femmes qui
protègent, ce n’est pas quelque Réservation 01 41 32 26 26 - 41, avenue des Grésillons - M 13 Station Gabriel Péri
chose que l’on voit souvent »,
16 | disparitions
Pierre Milza
Historien
A
uteur d’innombrables
manuels sur l’histoire
des relations interna-
tionales au XXe siècle,
spécialiste du fascisme, Pierre
Milza est mort à Saint-Malo (Ille-
et-Vilaine), le 28 février, à l’âge
de 85 ans. Né le 16 avril 1932 à
Paris, ce fils d’un immigré italien,
ancien combattant de la première
guerre mondiale, et d’une
ouvrière française a construit une
œuvre historique originale et fé-
conde, réputée des deux côtés des
Alpes. L’auteur du Voyage en
Ritalie (Plon, 1993), monumentale
histoire de l’immigration ita-
lienne en France, était fier de se
compter parmi la grande famille
des « Ritals », aux côtés d’Yves
Montand, de Coluche, de François
Cavanna ou de Michel Platini.
Accueilli chez une tante à San
Remo, en Ligurie, après le décès
de son père en 1943, il découvre
alors ses racines italiennes. Il a
16 ans et apprend l’italien en un
tournemain. Il ne cessera de re-
tourner dans le pays de Dante
pour y poursuivre ses recherches
dans les archives à Rome, y ensei-
gner dans les universités de
Parme et de Florence, mais aussi
pour s’y ressourcer.
D’abord instituteur, il hérite
en 1953 d’une classe de cours élé-
mentaire de 53 élèves dans une
école primaire du 16e arrondisse-
ment, à Paris. Un baptême du feu
dans le monde de l’enseignement
qu’il n’oubliera jamais. Serge
Berstein, dont il a fait la connais-
sance à l’Ecole normale des insti-
tuteurs de la Seine, l’encourage à
devenir professeur d’histoire.
Le fascisme, objet d’étude
Pierre Milza renonce alors à deve-
nir professeur d’éducation physi-
que. Pratiquant le judo et le ka-
raté, il est également amateur de
football. « Le foot, c’est un phé-
nomène aussi important que le
carnaval au Moyen Age », dira-t-il
plus tard. Reçu premier à l’agré-
gation d’histoire à l’âge de 32 ans,
Pierre Milza se lance alors à la
conquête de son identité ita-
lienne perdue. Son mémoire
Bernard Lesfargues
Poète et traducteur
P
oète célébrant tant l’oc-
citan que le français, édi-
teur militant et traduc-
teur pionnier, Bernard
Lesfargues est mort vendredi
23 février à Saint-Médard-de-Mus-
sidan (Dordogne), à l’âge de
93 ans. De son enfance à Bergerac
(Dordogne), où il naît le 27 juil-
let 1924, Abel Bernard Lesfargues
– dès qu’il publie, il choisit son
dernier prénom plutôt que le pre-
mier, commun en Périgord –
garde l’empreinte culturelle et lin-
guistique qui décidera de ses
choix et de ses engagements. Fils
d’un marchand de bois et char-
bon, il grandit dans un quartier
populaire, vivant et animé, tout
en suivant une scolarité solide au
petit séminaire de la cité péri-
gourdine. Très tôt, son goût pour
la littérature l’affranchit du réel,
lorsqu’il s’évade un livre à la main
dans un cerisier comme dans une
retraite idéale.
Au lendemain de la guerre, Ber-
nard gagne Paris, élève en hypo-
khâgne, puis en khâgne, mais le
sentiment de l’exil – il a, à l’heure
de la Libération, sillonné à vélo sa
région, visitant églises et châteaux
à l’abandon comme une méta-
phore d’un pays en sommeil – le
de diplôme d’études spéciali-
sées porte sur les Villani, famille
de chroniqueurs florentins du
XIVe siècle.
Sous la direction de Jean-Bap-
tiste Duroselle, il consacre en-
suite sa thèse aux relations fran-
co-italiennes à la fin du XIXe et au
début du XXe siècle. Ses ouvrages
sur l’Italie fasciste sont aussitôt
remarqués. Dans Le Fascisme au
XXe siècle, en collaboration avec
Marianne Benteli (Richelieu-Bor-
das, 1973), il soutient l’idée qu’il
n’existe pas un fascisme, mais des
fascismes, « proches parents les
uns des autres, mais dotés d’une
spécificité qui tient au passé, aux
traditions, aux structures du pays
dans lequel ils se développent ». Un
travail sur la diversité des mouve-
ments fascistes et fascisants qu’il
approfondit dans Les Fascismes
(Imprimerie nationale, 1985), à la
fois vaste synthèse et livre de dé-
bats sur la nature du phénomène.
Dans la foulée, Pierre Milza pu-
blie Fascisme français. Passé et
présent (Flammarion, 1987). Dans
cet ouvrage, qui paraît au mo-
ment de la résurgence de l’ex-
trême droite en France, il répond
notamment à l’historien israé-
lien Zeev Sternhell, pour qui le
fascisme, synthèse du socialisme
et du nationalisme, trouve ses
racines historiques dans la France
de la fin du XIXe siècle.
Européen convaincu
Analysant comment se modifie
le nationalisme français après
1871 et comment il se mêle au
révisionnisme révolutionnaire,
Pierre Milza suit les avatars de
cette filiation entre les deux
guerres, puis sous le régime de
Vichy, jusque dans ses derniè-
res incarnations, de la nouvelle
droite au Front national. S’appli-
quant à montrer ce que le fas-
cisme est et ce qu’il n’est pas, il en
conclut, au terme d’une démons-
tration rigoureuse, que si la
France n’a pas été imperméable
au fascisme, elle lui est restée glo-
balement allergique.
Compagnon de route du Parti
communiste dans les années
27 JUILLET 1924 Naissance
à Bergerac (Dordogne)
1975 Naissance à Lyon
des éditions Fédérop
2001 « La Brasa e le fuoc
brandal poësia (in) completa
1945-2000 » (Jorn)
2006 « La Plus Close Nuit »
(Fédérop)
23 FÉVRIER 2018 Mort
à Saint-Médard-de-Mussidan
(Dordogne)
rapproche des cercles occitans de
la capitale, où il se familiarise avec
les phares de l’Institut d’Estudis
Occitans (IEO), association cultu-
relle fraîchement créée qui milite
pour le maintien et le développe-
ment de la langue comme de la
culture occitanes : Pierre Bec, Max
Rouquette, Bernard Manciet, Ro-
bert Lafont…
Le goût des aventures collectives
Mais Lesfargues a moins le souci
de réussir que le goût des aventu-
res collectives et des utopies fé-
condes. Dès avril 1946, le voilà à la
tête d’une revue qui fait la part
belle à la poésie et à la critique litté-
raire, Les Cahiers du Triton bleu, et
1950, Pierre Milza milite en-
suite au Parti socialiste. Européen
convaincu, il prend ses distances
avec Jean-Pierre Chevènement,
qu’il juge nationaliste. Un itiné-
raire politique que résumait ainsi
son fils, Olivier Milza de Cadenet,
également historien : « L’homme
de gauche, d’une sincérité totale,
sut, avec la rigueur intellectuelle
qui fut sans doute la marque du
grand universitaire qu’il demeu-
qui connaîtra cinq livraisons en
douze mois. Avec, dès le sommaire
du no 2, un poème en langue d’oc
de Robert Lafont. S’il écrit depuis
l’adolescence – ses trois premiers
poèmes publiés le sont dès 1942,
dans Le Bulletin de l’amicale des
anciens élèves du collège de Berge-
rac –, le jeune Bernard se contente
d’y assurer une chronique et d’y
inviter de jeunes talents promet-
teurs, Roger Nimier en tête.
Agrégation d’espagnol en po-
che, le voilà enseignant, en poste
à Jeanson-de-Sailly, à Paris, avant
d’obtenir des chaires plus « méri-
dionales » à Lyon, à La Martinière,
puis au lycée Ampère où, s’il
exerce en classes préparatoires, il
ouvrira à quelques années de son
départ en retraite un cours d’occi-
tan, dans le sillage des boulever-
sements de l’après-68.
Mais ces trois décennies sont
surtout celles où le jeune profes-
seur, fou de langues et curieux
d’autres horizons, se lance dans
l’ascèse de la traduction : par l’en-
tremise de Nimier, il travaille
pour Plon (Pedrito de Andia, de
Rafael Sanchez-Mazas, 1894-
1966), La Table ronde (L’Enfer de
Carlos Seron, de Ildefonso-Ma-
nuel Gil, 1912-2003), bientôt pour
En 2002. PIERRE-FRANCK COLOMBIER/AFP
rera, s’éloigner de la passion
communiste quand il en découvrit
les ressorts totalitaires, et accom-
pagner les douloureuses muta-
tions du socialisme français. »
Professeur à l’Institut d’études
politiques de Paris de 1978 à
2000, Pierre Milza est également
directeur du Centre d’histoire de
l’Europe du XXe siècle (CHEVS) à
la Fondation nationale des scien-
ces politiques.
Gallimard, où il sera l’un des pre-
miers à traduire Juan Goytisolo
(Pour vivre ici, 1962) et, surtout,
pour son ami l’éditeur catalan
Joan Salès – dont Gloire incertaine,
pour éviter la censure franquiste,
comporte en version française
des passages inédits dans les ver-
sions qui circulent en Espagne.
Désormais, Lesfargues se fait le
champion d’une littérature con-
temporaine encore sans passeur.
S’il traduit dès 1966 le jeune Péru-
vien Mario Vargas Llosa (La Ville et
les Chiens, puis La Maison verte,
1969), il s’efforce d’imposer la
jeune littérature catalane que l’Es-
pagne veut ignorer. Et au premier
chef, la grande Mercè Rodoreda
(1908-1983) dont il va traduire,
avec une admirable constance, ro-
mans, nouvelles et poèmes.
Cette croisade, Lesfargues la
poursuit en donnant à lire Quim
Monzo, Salvador Espriu, Jesus
Moncada, Alex Susanna, Jaume
Cabré. Cabré qu’il impose chez
Bourgois, mais dont, affaibli par la
maladie, il renonce à traduire
Confiteor (Actes Sud, 2013). Rien
d’étonnant à ce que la Catalogne
ait très tôt reconnu son apport
inestimable, jusqu’à donner son
nom à la bibliothèque inaugurée
A partir des années 1990, Pierre
Milza se consacre à de nombreu-
ses biographies qui recevront de
multiples prix. Il publie tout
d’abord Mussolini (Fayard, 1999),
chez qui il voyait trois personna-
ges. « Il y a celui que je pourrais à la
rigueur supporter, c’est le premier
qui va jusqu’en 1914 ; il y a celui que
je supporte ; et il y a le salaud qui
envoie à Auschwitz mes copains de
l’école primaire de la rue Ferdi-
en janvier 2015 sur l’avenue Diago-
nal, au cœur de Barcelone.
Mais cette immense croisade
pour les lettres catalanes ne suffit
pas à Bernard Lesfargues qui se
fait aussi éditeur. Lui qui milite à
la fin des années 1960 pour un fé-
déralisme européen capable de
répondre au mal-être né du jaco-
binisme français, crée avec quel-
ques proches, à Lyon en 1975, les
éditions Fédérop, dont le nom
vaut programme.
Esprit pionnier
Occitan exilé à Lyon, soucieux de
défendre sa langue qu’il sert en
poète – son collègue et grand ami
Jean-Marie Auzias, qui cosigna
avec lui Relation de voyage, de l’Es-
pagnol Alvar Nunez Cabeza de
Vaca à la découverte des Amérin-
diens au XVIe siècle, a traduit en
français son recueil Cor prendre –,
Bernard Lesfargues a à cœur de dé-
fendre les langues des minorités,
catalane mais aussi kabyle ou
sarde. Et s’il crée une collection de
langue et de culture occitanes qui
réunit Robert Lafont, Bernard
Manciet, Max Rouquette, Jean-
Yves Casanova, Philippe Gardy,
Sèrgi Javaloyès ou Jep Gouzy (qui,
Français, écrit en catalan), il publie
0123
SAMEDI 3 MARS 2018
16 AVRIL 1932 Naissance à
Paris
1973 « Le Fascisme au
XXe siècle », avec Marianne
Benteli (Richelieu-Bordas)
1985 « Les Fascismes »
(Imprimerie nationale)
1987 « Fascisme français.
Passé et présent » (Flam-
marion)
1999 « Mussolini » (Fayard)
2010 « Dictionnaire histo-
rique des fascismes
et du nazisme », avec Serge
Berstein (André Versaille)
28 FÉVRIER 2018 Mort
à Saint-Malo (Ille-et-Vilaine)
nand-Berthoud [à Paris] », décla-
rait-il à la revue Histoire politique,
en 2015. Auteur de Verdi et son
temps (Perrin, 2001), l’historien
s’intéresse par la suite à des hom-
mes dont la vie le passionne,
tels Napoléon III (Perrin, 2004),
Voltaire (Perrin, 2007), Garibaldi
(Fayard, 2012), ou encore Pie XII
(Fayard, 2014).
Les célèbres « Milza-Berstein »
Pierre Milza restera également
connu pour les ouvrages qu’il a
publiés avec son meilleur ami,
Serge Berstein. Entre la sortie
en 1970 de leur premier livre
commun, L’Italie fasciste (Armand
Colin), et la parution en 2010 de
leur Dictionnaire historique des
fascismes et du nazisme (éd. André
Versaille), les deux historiens ont
publié une dizaine de volumes,
dont de nombreux manuels sco-
laires et universitaires, maintes
fois réédités. « A la tête d’un petit
empire, ils dirigent ensemble
deux collections historiques, l’une
chez Hatier (« Nations d’Europe »),
l’autre chez Complexe (« Questions
au XXe siècle »), à Bruxelles, et une
collection de manuels de second
cycle chez Hatier », précisait Fran-
çois Dufay, dans la revue L’His-
toire, en 1993. Modèles de rigueur
et de clarté, les « Milza-Berstein »
ont ainsi été la bible de nombreux
étudiants de Sciences Po et des
classes préparatoires au concours
de l’Ecole normale supérieure. p
antoine flandrin
le premier Quim Monzó et Balta-
sar Porcel. Dans le même esprit
pionnier, Fédérop, avec la collec-
tion « Paul Froment » – un poète
du Quercy venu mourir à 23 ans
aux bords du Rhône au sud de
Lyon – impose dès 1976 le poète es-
pagnol Vicente Aleixandre, un an
avant que le prix Nobel de littéra-
ture ne le consacre, puis bientôt
Yannis Ritsos ou Julio Llamazares.
Infatigable, Lesfargues repart à
l’aventure quand la retraite lui per-
met de rejoindre le Périgord. Et Fé-
dérop de rejoindre l’aventure de
Jorn, association née d’une revue
qui parut de 1980 à 1986 et aboutit
à une nouvelle adresse éditoriale,
où naturellement l’œuvre poéti-
que de Lesfargues s’inscrit : La
Brasa e le fuoc brandal poësia (in)
completa 1945-2000. En version bi-
lingue parce que, dans son esprit,
les langues dialoguent sans jamais
s’affronter. Ecoutons plutôt La
Plus Close Nuit (Fédérop, 2006) :
« La mort est là qui vous fait signe/
tout doucement comme une amie./
Elle n’est pas gênante, non,/mais
elle est là qui vous épie/lisant par-
dessus votre épaule/devinant les
mots qui vont suivre/pressentant
ceux que vous tairez. » p
philippe-jean catinchi
0123
SAMEDI 3 MARS 2018
Le polar sous toutes ses coutures
Littérature, BD, théâtre, cinéma… Avec « Pistes noires », Fabrice Drouelle propose un magazine informatif et éclectique
POLAR +
SAMEDI 3 – 12 H 30
MAGAZINE
T
oujours en vogue dans
les librairies ou à la télé-
vision à travers les télé-
films et les séries, le po-
lar, paradoxalement, n’avait pas
encore de magazine qui lui soit
entièrement consacré. C’est dé-
sormais chose faite grâce à « Pis-
tes noires ». Lancé le 3 février, ce
programme hebdomadaire de
30 minutes, animé par Fabrice
Drouelle, envisage le genre sous
toutes ses formes : roman, ci-
néma, série, bande dessinée,
théâtre. Jusqu’aux jeux vidéo.
« Parce que le noir, ça va avec
tout », conclut l’animateur, à cha-
que fin d’émission.
Tous les samedis à 12 h 30, le
journaliste, bien connu des audi-
teurs de France Inter pour « Affai-
res sensibles », propose un pano-
rama éclectique de la production
actuelle, sans oublier les grands
classiques du genre. Sur un pla-
teau alternant entre clair-obscur
et notes colorées, l’émission
s’ouvre par un entretien avec un
invité (écrivain, acteur, dessina-
teur, metteur en scène…) tels, lors
des premières émissions, Phi-
lippe Labro, Jean-Bernard Pouy
ou Naidra Ayadi et Salomé Le-
louch. Ils sont ensuite rejoints par
deux chroniqueurs qui présen-
« Little Britain USA », brûlot mal-pensant
La série dérivée de « Little Britain » (2003-2005) se paie de manière outrageante et comique la tête des Américains
OCS GO
À LA DEMANDE
SÉRIE
S i l’irrévérence de French
and Saunders ou l’humour
noir et scatologique de Get-
ting on sont à votre goût, nul doute
que le splendide mauvais goût, as-
sez typiquement british, de Little
Britain USA (2008) vous enchan-
tera. Cette série est dérivée de Little
Britain (2003-2005), une produc-
tion télévisée à grand succès créée
par David Walliams et Matt Lucas.
Dans les trois saisons britanni-
GRILLE N° 18 - 053
PAR PHILIPPE DUPUIS
1 2 3 4 5 6
I
II
III
IV
V ses déplacements. Réglait le pro-
VI
VII
VIII
IX
X panthéon sumérien. Assure le rem-
SOLUTION DE LA GRILLE N° 18 - 052
HORIZONTALEMENT I. Inclinomètre. II. Néo. Marasmes. III. Fendirent.
Mq. IV. Titrée. Feu. V. Ivraie. Gaudi. VI. Sée. Aérien. VII. Arcanes. Et.
VIII. Ois. Site. IX. Leur. Farinée. X. Expérimentés.
VERTICALEMENT 1. Infaisable. 2. Née. Ver. Ex. 3. Contrecoup. 4. Dia. Aire.
5. Imitions. 6. Narre. Fi. 7. Orée. Assam. 8. Manège. Ire. 9. Est. Arétin.
10. Tm. Fuitent. 11. Remède. Ee. 12. Esquintées.
Fabrice Drouelle en janvier 2018 dans son émission « Pistes noires » sur Polar+. MAXIME BRUNO
tent et commentent des créations
estampillées polar. Ces deux sé-
quences sont coupées par une
pastille vidéo dans laquelle une
personnalité se filme en évo-
quant son polar préféré. Le tout
compose un ensemble varié et
bien rythmé, qui se conclut par
un reportage.
Mélange de fiction et de réel
Si la bande dessinée est bien re-
présentée, la bonne surprise du
ques, Albion en prenait pour son
grade ; dans celle-ci, les auteurs se
paient la tête des Etats-Unis avec
une totale absence de retenue
dans la caricature.
Certains des personnages incar-
nés dans les trois premières sai-
sons par les formidables David
Walliams et Matt Lucas (souvent
en travestis) reviennent, tandis
que de nouveaux sont ajoutés à la
galerie. On notera aussi des « invi-
tés spéciaux » comme Robert
Vaughn, le chanteur Sting (qui
s’accompagne au luth) ou l’humo-
riste et actrice Rosie O’Donnell.
7 8 9 10 11 12
magazine tient à la place accordée
au théâtre, « parent pauvre de la
télévision », selon Fabrice
Drouelle. Qui plus est rarement
associé au polar. « Dès que je peux
mettre le polar en valeur par le
théâtre, je le fais », dit le journa-
liste, avant d’expliciter sa ligne
éditoriale : « Il s’agit de mettre en
évidence des œuvres qui nous pa-
raissent honnêtes, audacieuses, et
qui sortent des chemins battus ».
D’abord contacté par Canal+
Dès le premier épisode, où l’on
voit cette dernière questionnée
par l’animatrice d’un atelier de pa-
role pour obèses, le ton est donné :
« Vous êtes devenue lesbienne
parce que, étant grosse, vous ne
trouviez aucun homme ? » Le dia-
logue se fait souvent épicé et les
blagues sur les « bouffeuses de ga-
zon » abondent.
Blagues salaces intraduisibles
Plus tard, un démonstrateur d’ar-
mes à feu témoigne d’une formi-
dable érection chaque fois qu’il
touche l’une d’entre elles… Jusqu’à
HORIZONTALEMENT
I. Evitent les grands frissons pendant
la plongée. II. Tendu au-dessus des
basses voiles. S’ouvre au jardin.
III. Cours éthiopien. Insupportable
pour les oreilles sensibles. Cité an-
tique. IV. Sa première, montée par
Gémier, it grand scandale. Pressa.
V. Dans les grandes tailles. Travailler
pour faciliter les recherches.
VI. Bonnes solutions aux problèmes.
Gros volume en réduction. VII. Fin
d’Ave. Détériorais. VIII. Se tortille dans
blème. IX. Fit le mur comme un ma-
çon. A disparu à la chute du Mur. Né-
gation. X. Expulsions bruyantes et
répétées.
VERTICALEMENT
1. Se mangent aussi par la racine.
2. En toute modestie. 3. Le Ciel du
placement de la grive. 4. Résistible à
Chicago. Bagatelle. Sorties du cirage.
5. Produit et peut se reproduire.
Poudre d’écorce. 6. Ne facilitera pas le
rapprochement. 7. Préparé pour être
cultivé. 8. Font plaisir à voir. Apporta
son soutien. 9. Donnât son autorisa-
tion. 10. Personnel. Fit monter l’exci-
tation. 11. Rencontre au sommet.
Servit de nourrice à Dionysos. 12. Ne
s’ouvre que si la salle est bien pleine.
pour prêter sa voix aux bandes-
annonces de leur nouvelle
chaîne, Polar +, Fabrice Drouelle
s’est vu finalement confier cette
émission pour incarner le polar,
de sa voix grave, légèrement
éraillée. Une tessiture parfaite-
ment adaptée au genre.
Entre « Pistes noires » et « Affai-
res sensibles » sur France Inter,
où chaque jour Fabrice Drouelle
revient sur un événement ou un
procès qui a marqué l’histoire,
ce qu’une tache fraîchement hu-
mide marque un pli de son panta-
lon. Un sénateur américain marié
et conservateur, pris en fâcheuse
posture avec une prostituée trans-
sexuelle ou avec un jeune
homme, donne une conférence
de presse pour expliquer labo-
rieusement qu’il ne s’agit en rien
de ce que chacun pourrait croire.
Une voix off, façon documen-
taire, ne cesse de dire, sur le ton le
plus compassé, des horreurs sur
les Américains accompagnées de
blagues souvent salaces intradui-
sibles. Les vieux, les handicapés,
SUDOKU
N°18-053
1 4 7
8 9
5 2 3
Réalisé par Yan Georget (https://about.me/yangeorget)
Hors-série
Afrique CFA 6 100 F CFA, Allemagne 9,50 €,
Andorre 9 €, Antilles et La Réunion 9,50 €, Autriche 9,50 €,
Canada 13,90 $CAN, Espagne 9,50 €, États-Unis
13,50 $US, Grande-Bretagne 8,35 £, Grèce 9,50 €,
Italie 9,50 €, Japon 1 400 ¥, Liban 18 000 LBP,
Maroc 92 MAD, Pays-Bas 9,50 €, Portugal cont. 9,50 €,
Suisse 13 CHF, TOM avion 1 800 XPF, Tunisie 18 DT.
M 04224 - 65H - F: 8,50 E - RD
3’:HIKOMC=YU]ZUZ:?a@k@g@f@p";
télévision | 17
d’évidentes passerelles existent.
D’ailleurs, le principal intéressé
ne s’en cache pas et n’hésite pas à
s’autopasticher pour présenter,
ce samedi, Jean Doux et le mys-
tère de la disquette molle (éd. Del-
court), l’album de son invité, le
dessinateur Philippe Valette.
Même si elle laisse une grande
place à la fiction, « Pistes noires »
n’en oublie pas le réel. Après tout,
les faits divers des rubriques Poli-
ce-Justice restent des polars du
quotidien. « Le polar, c’est d’abord
une histoire », affirme Fabrice
Drouelle.
Une trame qui dessine une
peinture sociale et politique de
notre temps. Ce samedi, Fabrice
Drouelle et son équipe présente-
ront, entre autres, L’Ordre des
choses, de l’Italien Andrea Segre,
un film sur les migrants, ainsi
que Nature morte dans un fossé,
de Fausto Paravidino, une pièce
de théâtre sur fond de violences
faites aux femmes.
Pour autant rien de morose ou
de sombre dans ce magazine qui
propose, avec complicité, chaleur
et humour, une approche trans-
genre des plus réjouissantes. p
camille langlade
Pistes noires, tous les samedis
à 12 h 30 sur Polar+. Disponible
sur Canal à la demande
et MyCanal. Présenté par Fabrice
Drouelle. 30 min.
les minorités ethniques, les gays et
les gros ont tous droit à des plai-
santeries hautement incorrectes.
Au point qu’on a l’impression,
en ces temps où tout est sujet à ta-
bou et à excommunication, que
Little Britain USA, tourné il y a
onze ans, est une sorte de brûlot
mal-pensant qui serait probable-
ment impensable aujourd’hui. p
renaud machart
Little Britain USA, créée par
David Walliams et Matt Lucas.
Avec David Walliams et Matt
Lucas (GB, 2008, 6 × 27 min).
2 4 5 6 7 3
3 6 8 2 9 1
7 9 1 4 5 8
8 9 6 5 4 1 2 9
9 8 3 5 6 7
5 6 2 1 7 2 8 3 4 5
5 2 7 3 8 6
4 3 6 9 1 2
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France 2
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par Patrick Sébastien.
23.20 On n’est pas couché
Talk-show animé
par Laurent Ruquier.
France 3
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Téléfilm de Laurence Katrian.
Avec Audrey Fleurot, Philippe
Lefebvre, Maryne Bertieaux
(Fr., 2017, 95 min).
22.30 Le Vagabond
de la baie de Somme
Téléfilm de Claude-Michel Rome.
Avec Sonia Rolland, Jérôme Robart
(Fr., 2015, 95 min).
Canal+
20.55 La La Land
Comédie musicale de Damien
Chazelle. Avec Ryan Gosling,
Emma Stone, John Legend
(EU, 2017, 128 min).
23.55 Jackie
Drame de Pablo Larrain.
Avec Natalie Portman, Peter
Sarsgaard, Greta Gerwig
(EU-Fr.-Chil, 2016, 95 min).
France 5
20.55 Echappées belles
Costa Rica, l’atout nature
Week-end à New York
Magazines animés
par Tiga et Sophie Jovillard.
Arte
20.50 Le Code maya
enfin déchiffré
Documentaire de David Lebrun
(EU., 2008, 90 min).
22.20 Prêt à jeter
Documentaire de Cosima
Dannoritzer
(Fr.-Esp., 2010, 80 min).
M6
21.00 Hawaii 5-0
Série créée par Leonard Freeman.
Avec Alex O’Loughlin, Scott Caan, Ian
Anthony Dale (EU, S8, ép. 7, 8/23 ; S5,
ép. 10 et 11/25 ; S3, ép. 6/24).
0123 est édité par la Société éditrice
du « Monde » SA. Durée de la société : 99 ans à
compter du 15 décembre 2000.
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4 1 9
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Laurence Bonicalzi Bridier PRINTED IN FRANCE
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Montpellier (« Midi Libre »)
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Ce journal est imprimé sur un papier UPM issu de forêts gérées
durablement, porteur de l’Ecolabel européen sous le N°FI/37/001.
Eutrophisation : PTot = 0.009 kg/tonne de papier
18 | styles
PARIS | PRÊT-À-PORTER AUTOMNE-HIVER 2018-2019
attraits
de caractère
Aussi à l’aise en baskets
qu’en tailleur-pantalon
chez Off-White, mi-écuyère
mi-poétesse guerrière pour
Ann Demeulemeester, à Paris,
la femme s’affirme
quelle que soit son allure
MODE
L AUX ÉPAULES
a fashion week pari-
sienne est la plus contras-
tée de toutes. Ici, les desi-
gners de tous horizons
dressent des portraits de femmes
très affirmées, et surtout très dif-
férentes. Cette saison, ce sont elles
et non des « filles » que l’on croise
en majorité sur les podiums. La
réalité ambiante (harcèlement,
menaces sur les droits des fem-
mes, misogynie plus ou moins
institutionnalisée à travers les po-
litiques salariales, etc.) les aurait-
elle endurcies ? C’est en tout cas ce
que semble révéler leur façon de
s’habiller.
Chez Chloé, Natacha Ramsay-
Levi est réputée avoir un caractère
bien trempé et cela se ressent
dans sa seconde collection pour la
maison. Ses silhouettes sous in-
fluence « seventies » ont un côté
plus autoritaire que nostalgique.
Les effets de découpes sur les han-
ches ou les côtes, les plissés gra-
phiques sur les robes, les chemi-
ses imprimées à décolletés XXL
sous les costumes à pantalons
resserrées sur la cheville, les
mailles aux arrondis retenus par
des bracelets bijoux et les ca-
maïeux de beige et marron com-
posent une silhouette expéri-
mentale.
Ce n’est pas une allure qui cher-
che à séduire, plutôt celle d’une
femme qui s’habille d’abord pour
elle-même. Ce nouveau style n’est
ni facile à porter ni à vendre, mais
la créatrice a réussi à sortir Chloé
de son cliché de la fille blonde
éthérée toujours prise dans la lu-
mière d’une photo brumeuse. Ne
reste plus qu’à changer aussi le
hashtag officiel de la maison, de
#chloegirls à #chloewomen.
Mi-écuyère mi-poétesse guer-
rière, chez Ann Demeulemeester,
la femme est plus forte et sûre
d’elle que jamais. Sébastien Meu-
nier, qui a succédé avec succès à la
fondatrice de la marque, l’habille
quasiment exclusivement de
noire. Avec sa taille fine souli-
gnée de ceintures harnais qui re-
tiennent les couches de soie et
brocards sous les vestes, ses jam-
bes gainées du cuir luisant de ses
cuissardes plates, elle a l’assu-
rance un peu hautaine d’une hé-
roïne qui sait cacher ses failles.
Cette femme-là vit sans doute un
peu à part dans le monde
d’aujourd’hui mais cette capacité
à s’extirper des tentations de la
tendance pour affirmer son iden-
tité est un indice de sa force de ca-
ractère.
GRANDS MANTEAUX
RENFORCÉES, ROBES
PÂLES DÉSTRUCTURÉES,
ON SENT CHEZ RICK
OWENS UN MÉLANGE
DE FORCE ET DE SÉRÉNITÉ
Rick Owens est connu pour ras-
sembler des tribus de femmes
(ou d’hommes) au style mi-bru-
taliste mi-futuriste, toujours fas-
cinant. Cette saison, sa mode a
pourtant un côté moins viscéral
et menaçant. Les mini-robes
sculptures habillées de renfle-
ments souples, comme des
oreillers de confort forment
d’étranges cocons ; presque clas-
siques, les grands manteaux aux
épaules renforcées, coupées dans
des tweeds à petits carreaux ou
des laines sèches croisent des ro-
bes pâles déstructurées à cein-
ture de survie coulissée sous les
hanches.
On sent un mélange de force et
de sérénité chez cette femme.
Elle ne risque pas de passer ina-
perçue ou de choisir la facilité
avec cette garde-robe qui reste fi-
dèle à l’esprit Rick Owens mais
n’a pas (plus ?) besoin de forcer le
trait pour se faire comprendre.
La femme Isabel Marant,
moins complexe, est aussi beau-
coup plus consensuelle. Son look
hésite entre influence western
un peu cliché – des néosantiags,
de gros pulls à motifs indiens,
des jeans blancs, des blouses à
volants – et un esprit plus pari-
sien années 1980 (des mini-ro-
bes à épaules drapées, des col-
lants plumetis, du cuir noir). Son
style glamour hippie est très re-
connaissable et, à l’étranger,
cette jeune femme est devenue le
symbole d’une certaine féminité
à la française, cool, pas compli-
quée et un peu sexy. Les Françai-
ses apprécieront.
La femme Off-White, elle, est
une superstar montante.
L’émeute à l’entrée du show de la
marque américaine n’est qu’un
indice de plus qui montre qu’elle
est en train de devenir une multi-
nationale de la « hype ». Son fon-
dateur, Virgil Abloh, est une
icône auprès des jeunes qui s’ar-
rachent notamment ses baskets
créées en collaboration avec
Nike. La dernière série lancée
l’après-midi du défilé, jeudi
0123
SAMEDI 3 MARS 2018
Off-White. ALAIN JOCARD/AFP
1er mars, a vite été en rupture de
stock. Le créateur vient égale-
ment de s’associer au talentueux
Suédois Ben Gorham, à l’origine
du label pointu Byredo pour con-
cevoir une gamme de produits
parfumés baptisée « Elevator
music » (« musique d’ascen-
seur »). Ce drôle de parfum fleuri
twisté aux accords changeants
pourrait être celui de la jeune
femme sur le podium.
Elle est aussi à l’aise en baskets
qu’en tailleur-pantalon ample (le
plus cool et réussi de la saison),
porte des robes bustiers à motifs
tapisserie posées sur des chemi-
ses blanches, des manteaux de
cachemire bleu Wedgwood et
des jeans taille haute parfaits
glissés dans de grandes bottes
montantes.
Très cool et moderne, un peu
romantique et couture aussi, elle
mélange les registres vestimen-
taires avec beaucoup de grâce et
de nonchalance. Son caractère
subtil souligne aussi l’intelli-
gence d’un designer qui ne s’est
jamais laissé enfermer dans la
case sportswear. Il montre ici Ann
qu’il sait tout faire et que ceux Demeulemeester.
qui citent son nom pour prendre Chloé. CHLOÉ ESTROP/GETTY IMAGES
la succession de Kim Jones chez
Louis Vuitton ne sont pas forcé-
ment que des rêveurs. p
carine bizet
Riccardo Tisci, l’effet de surprise chez Burberry
tombée jeudi 1er mars, c’est « la » nou- études dans la grande école de mode lo- l’opéra Garnier jusqu’à des collections de
velle de la fashion week : Burberry a cale, Central Saint Martins, dont il a été di- baskets à succès chez Nike.
choisi Riccardo Tisci comme directeur de plômé en 1999. Le créateur a déjà « regla- Après une pause de plus d’un an (il a
la création. mourisé » une grande maison, alors bien quitté Givenchy en janvier 2017) et diverses
A partir du 12 mars, une nouvelle ère va plus en perdition que Burberry. De 2005 à rumeurs (il était attendu chez Versace), le
s’ouvrir pour les deux parties. Le géant du 2017, il a en effet réveillé Givenchy, la créateur a retrouvé un poste à la hauteur de
luxe anglais a évolué dix-sept ans sous la transformant en une marque de luxe mo- son talent. Un vaste chantier l’attend et il
direction artistique de l’Anglais Christo- derne, introduisant sur les podiums du pourra notamment compter sur un autre
pher Bailey, qui a aussi été son PDG de 2014 sportswear et une certaine diversité chez Italien, Marco Gobbetti, PDG de Burberry.
à 2017. Ce dernier avait redonné à Burberry ses mannequins – bien avant que cela soit Arrivé de chez Céline en 2017, le dirigeant
son aura et galvanisé ses ventes. Il a égale- un sujet de débat. avait accompagné les premiers pas de Ric-
ment façonné son identité selon une re- cardo Tisci dans la renaissance de Givenchy
cette 100 % britannique : un mélange de Néogothique et streetwear entre 2004 et 2008.
traditions faussement raides et de Son style ? Un mélange ombrageux de « Riccardo est un des designers les plus ta-
rock’n’roll cool incarné par des égéries culture italienne ascendant Caravage, lentueux de notre époque, rappelle Marco
comme Kate Moss. d’esprit néogothique et de streetwear qui Gobbetti dans le communiqué de Burberry.
Ces derniers temps, la formule avait com- est devenu une vraie signature et a aussi Ses créations ont une élégance contempo-
mencé à s’essouffler un peu et sa dernière conquis un public jeune. Fort de cela, Ric- raine et sa capacité à fusionner streetwear et
collection pour la marque, présentée le cardo Tisci est aussi une star des réseaux luxe est particulièrement pertinente pour le
17 février 2017, ressemblait beaucoup à une sociaux, dont la notoriété dépasse le cer- consommateur du luxe d’aujourd’hui. »
remise à zéro des compteurs. cle restreint du milieu. Dans une saison pour l’instant assez
Son successeur aura la tâche excitante et Mais chez Givenchy, l’Italien aussi mon- terne, la nouvelle a suscité l’excitation dans
complexe de rendre la marque à nouveau tré qu’il était doué pour la haute couture, les défilés et sur les réseaux sociaux ; les
ultra-désirable sur le marché de la mode exercice ultime du luxe, et s’épanouissait fans de la marque attendent le retour de
et d’inventer le style Burberry de demain dans de multiples activités créatives. Pen- « leur » designer. Il faudra patienter jusqu’à
en restant fidèle à ses racines anglaises. dant ces douze années, il a en effet multi- septembre pour le premier défilé de Tisci
C’est à un Italien que le défi a été proposé. plié les projets annexes : des costumes et la chez Burberry, à Londres, plus que jamais
Riccardo Tisci n’est pas étranger à Lon- direction artistique du Boléro de Ravel en capitale de la mode qui fait rêver. p
dres et à sa culture : il y a vécu et fait ses collaboration avec Marina Abramovic à c. bi.
0123
SAMEDI 3 MARS 2018
Elections italiennes, l’impossible choix
Son père votait plutôt
à droite ; lui, plutôt à gauche.
Mais pour l’écrivain Sandro
Veronesi, les modérés ont
perdu tout repère à la veille
des élections législatives
qui se tiendront dimanche
4 mars dans la Péninsule
Par SANDRO VERONESI
A près la campagne électorale la
plus folle et la plus tordue qu’ait
connue l’histoire républicaine,
pour qui peut bien voter un Italien laï-
que, plutôt cultivé, fermement attaché
aux principes démocratiques, suffisam-
ment raisonnable et étranger aux logi-
ques du profit personnel ? En voilà, une
question. Je pense à ceux qui, comme
mon père et moi, ont voté pendant des
années pour un parti contre l’autre, for-
mant le cadre parlementaire italien, à
travers une majorité et une opposition
dans lesquelles ils se reconnaissaient.
Je pense à la Ire République [1948-
1994], quand les conservateurs et les ca-
tholiques votaient pour la Démocratie
chrétienne (DC), les laïques pour les
partis laïques, les marxistes et les pro-
gressistes pour le Parti communiste
(PCI). Puis, durant la IIe République [de-
puis 1994], quand Forza Italia a fait son
entrée au sein de l’électorat démocrate-
chrétien, évinçant – ce qui ne s’était ja-
mais vu – les néofascistes de l’Alliance
nationale, et quand le Parti démocrate
de la gauche (PDS) d’Achille Occhetto a
succédé au PCI. (La seule vraie nou-
veauté fut peut-être la toute jeune for-
mation territorialiste d’Umberto Bossi,
la Ligue du Nord, qui remporta de
francs succès dans les régions septen-
trionales, mais rien dans le reste du
pays.) Je pense même aux dernières
élections de 2013 quand, au déclin de
Berlusconi, a fait écho celui des diri-
geants historiques du Parti démocrate.
Rien de semblable ne s’offre aujour-
d’hui au regard des citoyens italiens.
L’électeur modéré, laïque ou catholique,
qui, en 1994, avait cru en Berlusconi, se
trouve à présent devant une banderole
de Forza Italia qui continue de procla-
mer « Berlusconi président », malgré la
condamnation définitive pour fraude
fiscale, prononcée en 2013, qui le prive,
en vertu de la loi Severino, du droit
d’être investi de toute charge publique.
Alors, président de quoi ? De rien.
Que dire de la Ligue, dont le logo a ef-
facé « Nord » au profit de « Salvini Pre-
mier » (« Salvini président du conseil »),
qui a renoncé à sa vocation fédéraliste
Berlusconi, ou le triste signe d’une abyssale crise politique
La politologue Sofia Ventura décrypte
le retour sur le devant de la scène du Cavaliere,
pourtant non éligible jusqu’en 2019
Par SOFIA VENTURA
T ous ceux qui s’intéressent à la
politique italienne se posent
aujourd’hui la même question :
comment est-il possible que Berlusconi
occupe de nouveau le devant de la scène
et que, à la veille des élections, la coali-
tion dont il est à la tête (Forza Italia, la
Ligue du Nord, de Matteo Salvini, et Fra-
telli d’Italia, de Giorgia Meloni) appa-
raisse comme l’unique force capable
d’obtenir la majorité absolue ?
En réalité, Berlusconi n’a jamais vrai-
ment disparu, même si, après la démis-
sion de son gouvernement en 2011, il en
est venu à jouer un rôle plus marginal.
Mais la faiblesse du système politique
italien, et en particulier du Parti démo-
crate (PD), parallèlement à la montée en
puissance du Mouvement 5 étoiles (parti
antisystème), lui a permis de rester en
piste. De 2011 à 2013, il a soutenu, avec le
PD, les gouvernements Monti et Letta
(jusqu’en novembre 2013, quand il est
passé dans l’opposition). En janvier 2014,
il a été, avec Matteo Renzi, le principal
originelle pour se concentrer sur les
thèses souverainistes, xénophobes et
racistes, renforcées par les succès du
Front national français, du UKIP de Ni-
gel Farage et de l’« America first » de Do-
nald Trump ? Que dire de Fratelli d’Italia,
qui fomente la révolte sociale par le
biais des néofascistes de Forza Nuova
et de Casapound, sans manquer, eux
aussi, de taper sur l’euro, et violemment
sur les migrants et les Roms ?
CONTRADICTIONS DU CENTRE DROIT
Face à pareille alliance, l’électeur catho-
lique modéré ne peut que mesurer
l’écart avec les poignants sermons du
pape François, et l’électeur libéral de re-
lever la contradiction entre une inspira-
tion mollement européiste et l’autre, fé-
rocement antieuropéenne. Cet électeur
modéré, certes anticommuniste, mais
aussi antifasciste et antiraciste, qui se
refuse à vivre dans la peur et n’est pas
prêt à se faire rouler de nouveau, cet
électeur modéré, comme l’était mon
père, aura toutes les peines du monde à
voter pour le centre droit.
Prenons, à l’inverse, l’électeur progres-
siste, qu’on qualifie plus généralement
de l’expression « de gauche ». Le voilà
face à un Parti démocrate devenu le fief
du très aguerri Matteo Renzi et de son
étouffante armée de quadras outsiders.
Après l’exploit réalisé aux élections
européennes de 2014 (avec plus de 40 %
protagoniste du pacte censé engager les
réformes institutionnelles.
Les procès et les condamnations l’ont
fait exclure du Sénat en 2013, et toute
charge publique lui est interdite jus-
qu’en 2019. Et pourtant, Berlusconi a con-
tinué de représenter l’aile modérée de la
droite. Aucune figure extérieure à son
parti n’a émergé pour lui contester ce
rôle, tandis qu’il restait le seul chef au
sein de Forza Italia. En effet, Forza Italia
est un parti personnel : son leadeur a em-
pêché la mise en œuvre de mécanismes
démocratiques qui auraient permis à de
nouvelles personnalités d’apparaître.
A la tête d’un parti dont la base s’est ré-
duite comme peau de chagrin, il a été dé-
fié ces dernières années par le nouveau
leadeur de la Ligue du Nord (dite « Ligue »
– Lega – depuis janvier) : Salvini, élu fin
2013. Salvini a abandonné les objectifs fé-
déralistes qui caractérisaient originaire-
ment le mouvement pour faire de son
parti une formation souverainiste et xé-
nophobe, dont le slogan, « Prima gli ita-
liani » (« Les Italiens d’abord »), l’appa-
rente de plus en plus aux partis
européens d’extrême droite.
débats & analyses | 19
des voix), Renzi a opéré une personnali-
sation vertigineuse dans la gestion du
parti, misant tout sur une consolidation
ultérieure de sa propre position, qui n’a
jamais eu lieu. Au contraire, au plus fort
d’un déclin qui aura été au moins aussi
fulgurant que son ascension, Renzi, qui
subit une violente hémorragie dans ses
rangs, paie maintenant le prix de l’échec
du référendum sur les réformes consti-
tutionnelles, et les désaccords surgis au
sein même de son parti sur toute une
série de questions, cruciales, allant de la
réforme du monde du travail à la ges-
tion de la crise financière.
A ces revirements, Renzi a répondu en
cédant les rênes du gouvernement à
Paolo Gentiloni, bien plus souple et di-
plomatique que lui, mais amenuisant
aussi encore un peu plus la dialectique
interne à son parti, contribuant ainsi à
sa scission désastreuse pour l’ensemble
de la gauche. La minorité qui, l’an der-
nier, a quitté le parti a conçu une pan-
carte « identitaire » en vue des élections,
rassemblant sous le nom de « Libres et
égaux » toutes les microformations
postcommunistes de la politique ita-
lienne. Mais il est évident qu’après les
élections, et quel qu’en soit le résultat, ce
bandeau laissera de nouveau la place à la
constellation de sigles dont il était issu.
Le Parti démocrate, de son côté, est en
coalition avec le parti radical (Radicaux
italiens) d’Emma Bonino, entièrement
Ce nouveau chef a porté la Ligue de 4 %
en 2013 à 14 %, jouant sur les peurs de
l’opinion publique face à l’immigration
(selon une étude réalisée par la Fonda-
tion pour l’innovation politique, publiée
dans Où va la démocratie ? [Plon, 2017],
74 % des Italiens considèrent que l’immi-
gration est un phénomène négatif pour
leur pays), mais profitant aussi des diffi-
cultés économiques, attribuées surtout à
l’euro et à Bruxelles (selon cette même
étude, seuls 33 % des Italiens tiennent
l’appartenance à l’Union européenne
comme quelque chose de positif).
RADICALISATION DE L’ÉLECTORAT
Berlusconi a néanmoins réussi à faire va-
loir ses talents de négociateur pour créer
une coalition avec la Ligue et le petit
parti d’extrême droite Fratelli d’Italia
(4 % à 5 %). Si l’on en croit les sondages de
la mi-février (en Italie, une loi interdit la
publication de sondages à quinze jours
des élections), Forza Italia, crédité de 16 %
d’intentions de vote, représente moins
de la moitié de la coalition (36 %-37 %). De
plus, si les dernières estimations don-
naient la Ligue à 3 points en dessous de
Forza Italia, de plus récentes révèlent un
net avantage de la Ligue dans les régions
du Nord. Ces dernières semaines, Salvini
a par ailleurs largement profité de la
place centrale qu’occupe la question de
l’immigration dans la campagne électo-
MATTEO RENZI
A OPÉRÉ UNE
PERSONNALISATION
VERTIGINEUSE DANS
LA GESTION DU PARTI
ET PAIE AUJOURD’HUI
LE PRIX DE L’ÉCHEC
DU RÉFÉRENDUM
SUR LES RÉFORMES
CONSTITUTIONNELLES
tourné vers une identité européenne, et
avec une liste civique populaire [Civica
popolare (CP)] qu’ont rejointe nombre
d’anciens électeurs du centre droit,
pourtant à mille lieues de la tradition
réformiste. Cet électeur progressiste
– dont je suis – aura donc bien du mal à
voter pour la coalition de centre gauche,
encore plus pour Libres et égaux.
On dit : mais, cette fois-ci, c’est diffé-
rent, il y a une alternative ! Le Mouve-
ment 5 étoiles ! Et c’est là que les choses
se compliquent : comment expliquer à
un citoyen étranger l’impossibilité to-
tale, pour l’Italien dont nous parlons, de
souscrire à cette « alternative » ? Il ne
rale depuis l’attentat de Macerata, quand
un jeune d’extrême droite a tiré sur des
migrants en prétendant venger le meur-
tre d’une jeune femme pour lequel ont
été suspectés trois Nigérians.
La coalition penche donc sensiblement
vers la droite. D’autant que Berlusconi
assume désormais des positions plus ex-
trêmes vis-à-vis de l’immigration, pro-
mettant par exemple d’expulser du pays
les 600 000 immigrés clandestins. Lors
d’une émission télévisée, il a soutenu
que la plupart des immigrés étaient dan-
gereux parce qu’ils « détestent les chré-
tiens, les juifs et l’Etat italien ».
Une offre politique de centre droit mais
toujours plus orientée à droite tire donc
un grand avantage de la radicalisation
des électeurs italiens. En même temps,
même pour un électeur plus modéré, qui
ne vote pas à gauche et craint le saut
dans le vide que représente le Mouve-
ment 5 étoiles, il n’y a que cette offre po-
litique, surtout après l’échec du projet de
Renzi de faire du Parti démocrate un
grand parti réformiste susceptible d’atti-
rer les électeurs du centre et du centre
droit. L’unique alternative : l’abstention.
Mais pour un électeur qui se méfie de
l’extrémisme de Salvini et de Meloni, il
ne reste que l’ambigu Berlusconi.
Seule une droite unie semble capable
d’obtenir la majorité pour gouverner,
mais là encore, rien n’est moins sûr. En
s’agit pas d’un phénomène réactif face à
la crise économique et à l’immigration
– cette force-là, on l’a vu, s’est inscrite au
centre droit –, mais il est évident que
le phénomène est populiste, et ce depuis
sa naissance, au lendemain du « V-Day »
(abréviation de « Vaffanculo Day »),
lancé sur les places italiennes en 2007.
Ce n’est pas une force de gauche
comme Podemos et, pourtant, le mou-
vement s’est approprié de nombreuses
thèses de la tradition progressiste. Il
n’est pas né comme une expression de la
bourgeoisie qui, à travers les universités,
les professions libérales ou la franc-ma-
çonnerie, contrôle depuis toujours
l’Italie, mais il ne lui est pas non plus
étranger. Beppe Grillo, son fondateur et
garant, s’en est bizarrement écarté, pré-
textant que le mouvement, désormais,
avait mûri et pouvait continuer sa route
sans lui – laissant à tous l’impression
d’une violente crise en interne.
DANGER DU MOUVEMENT 5 ÉTOILES
Dans les villes où il a obtenu mandat
pour gouverner, la faiblesse des candi-
dats qu’il s’est choisis a éclaté au grand
jour. Que l’on songe à l’échec cuisant de
Virginia Raggi comme maire de Rome,
dont personne ne peut ignorer les ef-
fets. Ni mon père ni moi ne pourrions
accepter qu’un tel désastre s’étende à
tout le pays. « Uno vale uno » (« un vaut
un ») est sûrement le slogan le plus vide
jamais inventé. Et un leadeur de 32 ans
[Luigi Di Maio, qui a succédé à Beppe
Grillo en 2017], incapable de parler cor-
rectement l’italien, dont l’unique expé-
rience professionnelle est celle d’agent
de sécurité dans la tribune VIP du stade
San Paolo de Naples, me semble être
plutôt un danger qu’un candidat sé-
rieux à la présidence du conseil.
Mon grand-père, peut-être, pourrait
voter pour le Mouvement 5 étoiles, lui
qui a toujours revendiqué son je-m’en-
foutisme et qui, aux dernières élections
pour lesquelles il s’est rendu aux urnes,
en 1983, a glissé une tranche de jambon
dans son bulletin, accompagnée de
ces mots : « Allez-y, gavez-vous encore ! »
Mais pas moi. Ni mon père, s’il était en-
core là. Alors, en faisant abstraction de
tout, comme si la situation actuelle
n’existait pas, pour la première fois,
nous serions allés voter sans nous être
disputés et pour la première fois, et à
contrecœur, nous aurions coché la
même case sur notre bulletin. p
(Traduit de l’italien par Pauline
Colonna d’Istria)
¶
Sandro Veronesi est écrivain
et scénariste, lauréat, en 2008,
du prix Femina étranger pour
« Chaos calme » (Grasset, 2008)
effet, si l’on prévoit une large victoire de
la coalition de Berlusconi dans le Nord,
dans le Sud, en revanche, le Mouvement
5 étoiles dépasserait de loin les 30 %, se-
lon les sondages, privant ainsi la droite
de nombreux sièges.
Enfin, il faut bien voir que le Berlusconi
d’aujourd’hui est radicalement différent
de celui de ses débuts, celui de la « révo-
lution libérale ». Et même du Berlusconi
vainqueur de 2001 et de 2008. Le Berlus-
coni d’aujourd’hui est un monsieur de
81 ans qui ne pourra pas être élu ni occu-
per de fonctions gouvernementales, un
homme qui oscille entre la modération,
les thèses d’une droite « lepéniste » et des
promesses intenables (la suppression du
chômage des jeunes, sans qu’on sache
comment), qui, en cas de victoire, aura
bien du mal à gérer ses partenaires et qui
vise probablement déjà l’après-élection,
quand aucun des candidats au pouvoir
ne parviendra à gouverner seul. Le Ber-
lusconi d’aujourd’hui et sa survie politi-
que sont, en d’autres termes, le triste si-
gne de l’abyssale crise italienne. p
(Traduit de l’italien par
Pauline Colonna d’Istria)
¶
Sofia Ventura est professeure
associée de science politique
à l’université de Bologne
20 | 0123
CULTURE | CHRONIQUE
p a r m iche l gue r r in
Johnny et
son héritage
L UN RÉFLEXE
a famille recomposée de
Johnny Hallyday ressem-
ble aux convives du film
Festen. Un champ de ba-
taille. Rien d’étonnant. La liste est
longue des écrivains, chanteurs
ou peintres dont l’héritage a gé-
néré des guerres de positions pro-
portionnelles à l’argent à gagner.
Et puis près du quart des succes-
sions en France font l’objet de con-
flits, alors pourquoi pas Johnny.
Les hostilités ont été ouvertes
deux mois à peine après la com-
munion nationale portée par le
président Emmanuel Macron lors
des obsèques à l’église de la Made-
leine, à Paris. La justice tranchera
entre deux grands enfants déshé-
rités, Laura Smet et David Hal-
lyday, et une jeune veuve, Laeticia
Hallyday, sacrée unique héritière
par un testament américain.
Le problème est que le chanteur
a fait sa carrière en France. Et que
l’opinion, elle, a déjà tranché, sui-
vant une règle enracinée dans no-
tre culture et notre droit qui veut
qu’on n’efface pas ses enfants – on
le peut dans d’autres pays, comme
au Royaume-Uni, où Elton John
a été déshérité par sa mère. Laura
Smet a sorti cette carte, teintée
d’affectif, et c’est bien joué, en écri-
vant une lettre posthume à son
père, qui commence par « Cher
Papa », mais qu’elle a surtout en-
voyée à l’Agence France-Presse et
qui s’adresse à l’opinion. Tout un
chacun peut se projeter dans le
combat d’une actrice privée de ses
racines – et de quelque argent.
La cible de la missive, c’est la
veuve abusive. Le profil est bien
connu dans la culture. Bien plus
que celui de veuf abusif. Depuis la
nuit des temps, le grand créateur
est un homme qui épouse une
femme plus jeune, qui lui survit.
En découle un réflexe misogyne,
qui assimile la veuve à « une
sorcière qui entend laver l’artiste
de ses péchés », dit l’avocat et
spécialiste du droit d’auteur Jean-
Jacques Neuer.
L’argent et la postérité
Dans l’imaginaire collectif, on dit
qu’elle s’accapare l’héritage, fi-
nancier et esthétique, écarte
d’autres héritiers, se venge d’un
mari qui lui en a fait baver et mul-
tipliait les amours ancillaires, re-
trouve vite un conjoint, devient la
gardienne d’un goût plus proche
du sien que de celui du créateur.
Son dévouement ? Ses années de
galère ? Sa défense acharnée de
l’œuvre et de l’artiste ? Oubliés.
Un livre dit tout cela, qui ré-
sonne de façon troublante avec
l’affaire Johnny : Les Veuves abu-
sives, d’Anatole de Monzie, avocat
et homme politique, devenu pé-
tainiste. Il a été écrit en 1936,
comme quoi l’expression ne date
pas d’hier. C’est un petit bijou de
faits documentés, d’écriture bien
troussée et de misogynie assu-
mée. Misogynie « caricaturale »,
écrit même l’avocat Emmanuel
Pierrat dans la préface de la réé-
dition du livre en 2011 chez Gras-
set, et qui en connaît un rayon
sur le sujet, au point de le déve-
lopper dans Familles, je vous hais
(Hoëbeke, 2010).
Anatole de Monzie, qui réduit le
monde entre grands hommes et
petites femmes, passe en revue les
veuves de Jean-Jacques Rousseau,
Jules Michelet, Auguste Comte,
Richard Wagner ou Léon Tolstoï,
LAURA ET DAVID
DEMANDENT UN
DROIT DE REGARD
SUR L’ALBUM
POSTHUME
DE LEUR PÈRE
Tirage du Monde daté vendredi 2 mars : 211 076 exemplaires
0123
SAMEDI 3 MARS 2018
L’AVÈNEMENT DE
L’EMPEREUR XI
aspirant à un pouvoir personnel sans limi-
tes. Dimanche 25 février, l’agence officielle
Xinhua a annoncé que le Parti communiste
vont toutes dans le même sens, celui de
l’opacité et de la concentration du pouvoir.
Le 19e congrès du PCC, en octobre 2017, avait
chinois (PCC) proposait d’abandonner la rè-
gle de la limite de deux mandats consécu-
déjà consolidé son emprise personnelle sur
l’organisation en associant son nom et sa
tifs pour le poste de chef de l’Etat, poste que théorie politique à la constitution du parti :
M. Xi occupe depuis 2013. En clair, l’aban- sa « Pensée sur le socialisme aux caractéristi-
don de cette règle permettra à son actuel ti- ques chinoises pour une nouvelle ère » est
tulaire, qui est aussi secrétaire général du désormais la doctrine officielle.
MISOGYNE PCC et président de la commission mili- Le numéro un chinois contrôle aussi de la
taire centrale, de se maintenir à la tête de manière la plus ferme qui soit les médias et
ASSIMILE LA VEUVE l’Etat au-delà de 2023, lorsque prendra fin l’éducation. Les dissidents sont pourchas-
À « UNE SORCIÈRE son deuxième mandat. Ses deux autres
fonctions n’étant pas statutairement limi-
sés sans pitié. Les modes d’expression liés à
Internet font l’objet d’une vigilance parti-
QUI ENTEND LAVER tées dans le temps, Xi Jinping, 64 ans, peut culière. Les avancées technologiques chi-
L’ARTISTE
DE SES PÉCHÉS » I l fut un temps, pas si lointain, où le pré-
sident Xi Jinping promenait sur un par-
terre de PDG admiratifs un regard bien-
veillant de libre-échangiste radieux. C’était
en janvier 2017, et l’Occident avait envie d’y
ainsi imaginer conserver indéfiniment
tous les leviers du pouvoir en régnant sur
l’Etat, le parti et l’armée.
Dans un pays de 1,4 milliard d’habitants
qui est déjà la deuxième économie mon-
noises, notamment dans le domaine de
l’intelligence artificielle, lui permettent
une surveillance de plus en plus sophisti-
quée de ses concitoyens.
Quelques optimistes feront valoir que
croire. Donald Trump prenait ses quartiers diale, cela fait beaucoup pour un seul dans un pays aussi peuplé, transformé par
réservant à chacune des mots mé- à la Maison Blanche, au terme d’une cam- homme. Deng Xiaoping, le père de la ré- des mutations aussi gigantesques, la stabi-
chants. Il insiste sur la façon dont pagne virulente qui avait voué aux gémo- forme, avait quelque raison d’introduire la lité du pouvoir peut présenter des avanta-
elles abusent de leur mari, se ven- nies multilatéralisme et mondialisation. Le limite à deux mandats, dans les années ges. Pour les démocraties occidentales,
gent, se consolent, sont pointilleu- président chinois, lui, prononçait à Davos 1980 : le long règne de Mao, de 1949 jus- l’autoritarisme désormais sans limites de
ses sur l’argent, réécrivent l’his- le discours que l’on aurait aimé entendre qu’à sa mort, en 1976, et les tragédies de la Xi Jinping, ajouté à celui de Vladimir Pou-
toire de leur couple ; manque juste d’un président américain. Il se posait en Révolution culturelle avaient montré les tine, qui s’apprête à entamer son qua-
la marchandisation à outrance du champion des valeurs d’un monde ouvert, dérives du pouvoir illimité. Il fallait à la trième mandat, enterre l’illusion post-
défunt, ce dont il ne se serait pas et son auditoire était conquis. Chine, pensait Deng, une « direction collec- guerre froide selon laquelle l’ouverture
privé s’il vivait à notre époque. Treize mois plus tard, la magie a disparu. tive », pour prévenir « la concentration ex- économique mène à la démocratie. Mais là
D’autres veuves ou compagnes Le vrai visage de Xi Jinping n’est plus celui cessive du pouvoir ». n’est pas le plus grave : le vrai danger de ces
d’artistes ont depuis fait débat. du défenseur enthousiaste du libre- Xi Jinping rompt avec cette sage doctrine. régimes pour le monde est celui de leur na-
Citons, parmi d’autres, celles de échange heureux, mais celui d’un dirigeant Loin de démocratiser la Chine, ses réformes tionalisme, défendu d’une main de fer. p
John Lennon, Jorge Luis Borges,
Bob Marley, Zao Wou-Ki, Alain
Bashung, Arman. Ce dernier di-
sait ceci en 1992 : « Dès que le mari
commence à décliner (…), le côté ef-
facé de l’épouse d’artiste fait place
à une inextinguible soif de revan-
che. » Mais, à regarder de près, si
les veuves ont rarement le beau
rôle, leur action est parfois sin-
cère, utile, expliquait bien notre
consœur Roxana Azimi dans une
enquête pour « M Le magazine du
Monde » du 1er mars 2014, sous le
titre « La veuve derrière l’artiste ».
Il y a l’argent, mais aussi la ques-
tion de savoir si la veuve est la
mieux placée, la plus compétente
aussi, pour assurer la postérité du
créateur. Parfois oui, parfois non.
Dans Le Monde du 13 mai 2005, le
compositeur et chef d’orchestre
Pierre Boulez proposait que les
héritiers conservent leur droit pa-
trimonial, à savoir tout ce qui tou-
che à l’argent (quitte à se déchi-
rer), mais qu’on leur retire le droit
moral, qui permet à son titulaire
d’autoriser la publication d’un li-
vre ou son adaptation au cinéma,
la tenue d’une exposition, l’or-
chestration d’une musique…
Droit patrimonial et droit moral
sont en jeu dans l’héritage de
Johnny. Sur le premier terrain, le
combat des deux enfants écartés
du gâteau sera long et incertain.
Le testament de leur père, en 2014,
joue contre eux. Il a pu les déshéri-
ter selon le droit américain. Mais il
ne peut le faire que s’il résidait
vraiment en Californie. Deux dé-
cisions récentes de la Cour de cas-
sation ont reconnu le testament
américain du compositeur Mau-
rice Jarre et de l’arrangeur musical
Michel Colombier parce qu’ils vi-
vaient depuis longtemps outre-
Atlantique. A la justice de dire si
l’installation de Johnny à Los An-
geles était « ancienne et durable ». FAIRE LES BONNES RENCONTRES
Sur le droit moral, les enfants
déshérités ont plus d’atouts. Car TROUVER SA VOIE
CHOISIR SON ORIENTATION
cette notion n’existe pas vraiment
en droit américain. Or elle sera au
centre du disque inachevé de
Johnny, enregistré avant sa mort,
et attendu dans les prochains
mois. L’enjeu financier est colos-
sal. Aussi, Laura et David ont dé-
O21 BORDEAUX
posé un référé, attendu le 15 mars,
qui, outre le gel des biens immobi-
liers de leur père, demande un
droit de regard sur cet album. S’ils
l’obtiennent, ils pourraient blo- Débats interactifs - Rencontres - Ateliers
quer le disque, au risque de passer
2 & 3 mars 2018
pour des censeurs auprès des fans.
Autant dire que les deux parties
ont intérêt à s’entendre et à trou-
ver un accord financier. Sur l’al- Le Rocher de Palmer - 1 rue Aristide Briand
Entrée gratuite : O21.lemonde.fr
bum, c’est possible, tout le monde
y a intérêt. Sur le droit patrimo-
nial, ce sera difficile, et donc un
scénario se profile, maintes fois
écrit. Sept ou huit ans de procé-
dure et d’emblée une première
victime : l’artiste. p Sous le haut
patronage du
guerrin@lemonde.fr
En taxant l’acier, Trump s’attire Travailleurs
détachés :
la réforme
les foudres de ses alliés historiques se précise
▶ Le président des Etats-Unis veut taxer, dès la semaine prochaine, l’acier importé de 25 % et l’aluminium de 10 %

new york - correspondant longue période », a-t-il précisé, dénonçant

les déficits commerciaux qu’enregistrent
a pas dit mot devant la presse. En réalité, il
s’agit d’une mesure essentiellement
Sans surprise, à Wall Street, les actions
des entreprises métallurgiques américai-
C e n’est pas encore la fin du
feuilleton à rebondisse-
ments sur la réforme du
travail détaché, mais une étape

A près les gesticulations ou les me-

sures symboliques, comme la
taxation des lave-linge sud-co-
réens, Donald Trump entre dans le dur en
matière commerciale. Le président améri-
cain a annoncé, jeudi 1er mars, qu’il taxe-
rait, la semaine prochaine, l’acier importé
de 25 % et l’aluminium de 10 %. « Pour une
les Etats-Unis. Officiellement, la mesure,
fondée sur la section 232 d’une loi de 1962
adoptée en pleine guerre froide, est cen-
sée protéger la capacité stratégique des
Etats-Unis à fabriquer l’acier et l’alumi-
nium militaires dont ils ont besoin.
M. Trump, lors d’une réunion convo-
quée d’urgence à la Maison Blanche, n’en
commerciale de ce pays qui importe 27 %
de son acier. Selon les participants à la
réunion, elle visera tous les partenaires
des Etats-Unis, en particulier le Canada
(16 % des importations d’acier), le Brésil
(13 %), la Corée du Sud (12 %), le Mexique
et la Russie (9 %) loin devant l’Allemagne
(3,8 %) et la Chine (2,2 %).
nes se sont envolées, mais la Bourse a ra-
pidement dévissé, perdant plus de 2 % en
cours de séance, alors qu’elle était dans le
vert après l’audition par le Sénat du nou-
veau président de la Réserve fédérale
décisive vient d’être franchie.
Après trois mois de négociations,
dont une dernière séance mara-
thon dans la nuit du mercredi
28 février au jeudi 1er mars, les
(Fed, banque centrale), Jerome Powell. élues mandatées par le Parlement
arnaud leparmentier de Strasbourg et les négociatrices
LIR E L A S U IT E PAGE 4 du Conseil européen (les 28 Etats
membres) ont trouvé un terrain
d’entente sur la révision de la di-
rective de 1996. La Commission,
la Belgique et la France récla-

Les cheminots ne veulent pas passer pour des nantis maient depuis des mois la moder-
nisation de ce texte très daté, car
conçu dans une Europe à quinze
où les écarts de salaire minimum
▶ « Fantasmes », n’étaient que de « un à trois » con-
tre de « un à dix aujourd’hui ». Le
« clichés »… les che- compromis du 1er mars doit être
minots dénoncent couché sur le papier et validé à la
commission emploi du Parle-
le sempiternel ment européen et en séance plé-
débat « sur leur nière. Il se situe dans la ligne pro-
présumé statut tectionniste voulue par Paris et
Bruxelles. Le respect du principe
de privilégiés » « à travail égal, salaire égal » sera
▶ Les agents de la garanti. Les employeurs de tra-
vailleurs détachés devront s’ali-
SNCF rencontrés gner sur les conventions collecti-
mercredi à Bor- ves des pays d’accueil. Le travail
deaux, lors d’une détaché sera limité à « douze mois
+ six mois », au lieu des vingt-qua-
manifestation tre mois réclamés par les pays de
contre des suppres- l’Est. La directive révisée devra
être transposée d’ici à 2020. p
sions de postes pré- lire page 3
vues dans la région,
mettent en avant
leurs conditions de
travail et détaillent
« sans tabou »
leurs salaires,
leurs primes…
PAGE 5
Rassemblement
du personnel SNCF,
à Bordeaux, mercredi
516 000
C’EST, EN 2017, LE NOMBRE DE
28 février. JEAN-CLAUDE COUTAUSSE/FRENCH- TRAVAILLEURS DÉTACHÉS, HORS
POLITICS POUR « LE MONDE » TRANSPORT ROUTIER, QUE
COMPTAIT LA FRANCE

FISCALITÉ PERTES & PROFITS | ESSILOR, SEB

LES PAYS-BAS SERONT Et si votre santé
PLUS REGARDANTS SUR Les beaux restes de l’industrie française devenait
LES AVANTAGES FISCAUX un art de vivre ?
DES MULTINATIONALES
L’
industrie française, combien de divi- Dans le même temps, les ventes de Seb, dans
sions ? La question revient, obses- un secteur du petit électroménager décimé
PAGE 3
sionnelle, attendant une réponse for- par les importations asiatiques, ont été multi- NOUVEAU
cément négative. Comme le sous-en- pliées par trois, à plus de 6,5 milliards d’euros.
# 7 - MARS/AVRIL 2018

tendait Joseph Staline, en 1935, quand il a rétor- Les deux entreprises ont su combiner une
L E CO R P S
qué à Pierre Laval qui lui demandait plus de croissance interne solide avec une politique
MÉDIAS
L’ E S P R I T

libertés religieuses en Russie : « Le pape, com- d’acquisitions continue et méthodique. Pro- L E M O N D E

CANAL+ COUPE bien de divisions ? » Le réarmement industriel

semble pourtant s’accélérer. Mais la marche
gressivement, elles ont racheté leurs rivaux
européens puis sont parties vers l’Asie et
LE SIGNAL DE TF1 sera longue, ne serait-ce que pour revenir au ni- l’Amérique du Nord. Sans complexe, Seb, en-

PAGE 8
J CAC 40 | 5 212,43 PTS – 0,95 %
J DOW JONES | 24 608,98 PTS – 1,68 %
Face aux
veau de 2008, avant la crise. La désindustrialisa- treprise régionale de taille modeste au niveau
tion accélérée de notre pays depuis le début du mondial, est l’un des rares groupes occiden-
allergies
XXIe siècle est un phénomène majeur sur le plan taux à avoir réussi sans bruit le rachat et l’inté-
tant économique que politique et social. Il ne gration d’un champion chinois. Certes, ce der- Bien se nourrir
faudrait néanmoins pas croire que la France, si nier ne fabriquait pas des missiles ou des voi- en toute sécurité
elle manque d’usines, n’a plus d’industriels. Les tures, mais des autocuiseurs à riz, matière stra-
quatre premières capitalisations de la Bourse de tégiques dans l’empire du Milieu. Essilor, a, lui,
Paris sont toutes des industries (LVMH, Total, mis la main, non seulement sur nombre de ses Gastronomie
La cuisine du chef
L’Oréal, Sanofi) et elles représentent plus de la concurrents, mais aussi progressivement sur sans œufs et
sans gluten
moitié des 40 premières valeurs de la cote, tou- tous les acteurs en aval de sa filière optique.
tes parmi les leadeurs mondiaux de leur secteur. D’abord les laboratoires travaillant pour les Le marché
opticiens, puis, carrément, le plus important gourmet
7 couleurs
Approche discrète et efficace vendeur de lunettes au monde, Luxottica. plaisir dans
votre assiette
Au-delà du regain conjoncturel de ces grands Loin des plates-formes numériques califor-
acteurs, les deux entreprises vedettes de la se- niennes, mais aussi des empires industriels à la L’aroma
maine, Seb et Essilor, montrent que l’ambition française du siècle dernier qui, comme la Com- au féminin
Émotions,
industrielle est affaire de patience et de téna- pagnie générale d’électricité, ont largement massage
et libido
cité. En 2000, le chiffre d’affaires d’Essilor était sombré avec la mondialisation, ces deux entre-
inférieur à 2 milliards d’euros. Il dépasse les prises sont l’image d’une approche plus dis- UNE PUBLICATION DU GROUPE EN PARTENARIAT AVEC

j EURO-DOLLAR | 1,2267 7,5 milliards aujourd’hui et, après sa fusion
J PÉTROLE | 63,82 $ LE BARIL avec le groupe italien Luxottica, qui vient d’être
entérinée par les autorités européennes et
J TAUX FRANÇAIS À 10 ANS | 0,896 % américaines, il dépassera les 16 milliards. Il est
VALEURS AU 2 MARS À 9 H 30 désormais le numéro un mondial de l’optique.
crète et plus efficace de l’industrie. Les 34 usi-
nes d’Essilor et les 40 de Seb sont à elles seules
EN VENTE
la preuve que la France peut reconstituer ses di-
visions avec de nouvelles troupes. p CHEZ VOTRE MARCHAND DE JOURNAUX
philippe escande

Cahier du « Monde » No 22749 daté Samedi 3 mars 2018 - Ne peut être vendu séparément
2 | plein cadre
James Doohan, qui
incarnait Scotty dans
« Star Trek », dans les
années 1960, tient
dans sa main le
Communicator,
un téléphone mobile à
clapet, produit,
quelques décennies
plus tard, par Motorola.
PROD DB © PARAMOUNT TV/DR
La science-fiction,
source d’innovations
Q
ui se souvient du télé-
phonoscope, l’ancêtre du
téléphone, du musico-
phone, l’ancêtre de la
chaîne hi-fi, ou de la vi-
sioconférence, tous trois
imaginés dans les années
1880 par le romancier français Albert Robida
(1848-1926) ? Comment oublier Jules Verne
(1828-1905) et ses visions du futur ? Dans De
la Terre à la Lune, l’écrivain fait, dès 1865, rê-
ver ses lecteurs avec l’homme dans l’espace ;
dans Vingt mille lieues sous les mers, en 1869,
il décrit l’exploitation offshore qui verra le
jour plusieurs décennies plus tard.
P lus proche de nous, le « PADD » tactile du
capitaine Spock dans la série télévisée Star
Trek, diffusée au début des années 1960, rap-
pelle la future tablette iPad d’Apple, qui a vu
le jour en 2010. Et que dire du Communica-
tor, un téléphone mobile à clapet, également
vu dans Star Trek et conçu quelques décen-
nies plus tard par Motorola, ou du fameux
hoverboard de Retour vers le futur (Robert
Zemeckis, 1985), désormais dans les rues
près de chez vous. Quant à 2001 : l’Odyssée de
l’espace (Stanley Kubrick), les interactions vo-
cales avec Hal 9 000, l’intelligence artificielle
du vaisseau, ont clairement inspiré les ac-
tuels assistants virtuels vocaux comme Siri
(Apple) ou Alexa (Amazon). Et ce, dès 1968 !
S i la science-fiction (SF), sous toutes ses
formes, a fait beaucoup rêver depuis près de
deux siècles, elle a aussi largement inspiré
les grandes organisations comme les entre-
preneurs. En 1980, EDF avait publié Les Chro-
niques muxiennes, qui mettaient en scène la
télématique (l’ancêtre d’Internet) au quoti-
dien. Un certain Pierre Martin récupérait,
par le biais d’un « télécran », une lettre de son
fournisseur d’énergie, avant de lire son « té-
léjournal personnalisé en fonction de ses
goûts, de sa formation, et de ses préférences
politiques ».
Plus récemment, on retrouve les ferments
de la culture SF chez Apple (et son fameux
iPad), aux Etats-Unis, mais aussi en Chine.
En 2016, rappelle le chercheur Thomas Mi-
chaud, le président de Huawei, Kevin Ho, a
présenté sa vision futuriste où il serait pos-
sible à l’avenir de parler avec les morts, en
s’appuyant sur des messageries instanta-
nées. Comment ? En créant des copies nu-
mériques de n’importe quel individu, repré-
senté, ensuite, par un avatar. M. Ho dit s’ins-
pirer de la SF pour détecter les tendances fu-
Les entreprises s’appuient sur
le « design fiction », un concept
né aux Etats-Unis, pour revoir
leur stratégie, développer
de nouveaux produits et
préparer leurs collaborateurs
aux changements
tures du marché. Un autre groupe
technologique chinois, Baidu, a, également
lancé, en 2016, son plan « Jules Verne », qui
doit permettre aux romanciers d’anticipa-
tion d’échanger avec des scientifiques, des
universitaires et des spécialistes de l’intelli-
gence artificielle.
U NE MINE D’OR
L es agences spatiales américaine (NASA) et
européenne (ESA) n’hésitent pas non plus à
piocher dans le corpus de la SF pour préparer
leurs futurs voyages vers la Lune ou vers
Mars. La NASA a décortiqué la vaste produc-
tion de romans et de films pour le design de LES AGENCES
ses fusées. L’ESA, elle, est allée chercher dans
la littérature, les illustrations et les films de
SPATIALES
science-fiction, des idées pour aborder la vie, N’HÉSITENT PAS
la livraison (qui a inspiré les vaisseaux-car-
gos) ou la « mode » (notamment les combi- À PIOCHER DANS
naisons) dans l’espace.
A u tournant des années 2000, le « design
LE CORPUS DE LA SF
fiction » est né. Objectif de ce concept, in- POUR PRÉPARER
venté par des consultants et autres cher-
cheurs : aider les dirigeants d’entreprise à se LEURS VOYAGES
projeter dans l’avenir, à revoir leurs orienta-
tions stratégiques à moyen et à long terme VERS LA LUNE
et à préparer leurs collaborateurs à ces OU VERS MARS
changements. Le tout en s’immergeant
dans une réalité s’appuyant sur ce que dit la
SF du futur.
C ’ est que la science-fiction est une mine
d’or. Elle se nourrit à la fois du présent et des
recherches scientifiques en cours pour pro-
poser des interprétations, plausibles ou non,
de l’avenir. « Quelques scènes fictionnelles
peuvent résumer des problématiques comple-
xes et générer une réflexion collective », expli-
que Thomas Michaud dans son essai L’Inno-
vation entre science et science-fiction (ISTE
éditions, 2017).
« D epuis quelques années, des designers et
des créatifs de la Côte ouest américaine déve-
loppent le langage de la fiction réaliste pour
aider leurs clients à mettre en question leurs
propres fondamentaux, confirme Nicolas
Minvielle, professeur à Audencia Business
School, à Nantes, membre du collectif Ma-
king Tomorrow et coauteur de Jouer avec les
futurs (Pearson, 2016). Ici, le design n’est plus
une fin en soi, mais un outil efficace pour sus-
pendre les jugements sur les futurs à venir et
identifier de nouvelles façons de s’y projeter. »
Parmi ces artisans, on compte Ari Popper, le
patron californien de SciFutures, une société
de conseil installée à Boston (Massachusetts).
« J’ai toujours adoré la science-fiction, confie
au Monde cet ancien patron d’une société
d’étude de marché. En 2011, j’ai pris un cours
d’écriture et j’ai compris que la SF pouvait être
un outil très puissant et très divertissant pour
les entreprises, afin d’imaginer leur avenir. »
L ’ Américain a développé une méthodolo-
gie, le « prototypage science-fiction », et tra-
vaille avec sa demi-douzaine de consultants
pour des clients tels que Visa, Pepsi, Ford, Col-
gate ou Samsung… En Europe, d’autres pro-
fessionnels s’engagent sur cette voie, à
l’image de Near Future Laboratory, du collec-
tif Making Tomorrow ou de Design Friction.
« N ous travaillons à la fois avec les respon-
sables de l’innovation, mais également avec
les cadres du comité exécutif. Il s’agit de prépa-
rer la stratégie de changement tant interne
qu’externe, précise Ari Popper. [Après avoir
étudié en profondeur le secteur du client et
fixer les objectifs de la recherche], je trans-
mets notre brief à notre réseau de 200 auteurs
de science-fiction. A eux de proposer des idées.
Nous revenons ensuite vers nos clients pour
les pousser à interagir avec ces idées en utili-
sant tout type de supports : film, BD, séries té-
lévisées, nouvelles, réalité augmentée, etc. »
Cela permet d’immerger les cadres de l’en-
treprise concernée et de développer à la fois
une vision stratégique, des produits ou des
expériences. « Ce type de projets fondés sur
une vision de l’avenir, inspiré de la SF, est un
véritable catalyseur du changement, assure
Ari Popper. Et notamment pour les cadres, qui
réussissent à se projeter dans un futur possi-
ble. Pour Ford, nous avions travaillé, il y a plu-
sieurs années, sur le véhicule autonome, en
nous fondant sur des romans et des BD. Et cela
a participé à la définition de leur vision pour
ce service aujourd’hui. »
L ’un des exemples publics les plus aboutis
du design fiction appliqué à l’entreprise est la
production par le Near Future Laboratory
d’un catalogue commandé par Ikea (consul-
table en ligne). L’objet ressemble à n’importe
quel catalogue du groupe suédois. Sauf qu’il
propose non pas des objets mais des expé-
riences et des services, comme ce sofa Nos-
talgi, qui s’adapte au tempérament de ses uti-
0123
SAMEDI 3 MARS 2018
lisateurs… Pour la salle de bains, le sham-
poing Liv, autorégénérant, s’achète à vie
pour un abonnement de 9,90 euros par
mois. De même, un tapis mousse naturel est
proposé à 6,99 euros le mètre carré. Enfin,
pour la cuisine, Folklig est à la fois un meuble
comptoir, mais aussi une aide pour la cui-
sine… Le tout pour 1 295 euros.
« P ROVOQUER UN DÉBAT »
« L a limite du projet Ikea, estime M. Min-
vielle, est que ses concepteurs avaient d’em-
blée décidé d’annoncer la couleur, que ce cata-
logue était une fiction. Or, l’intérêt du design
fiction est d’immerger dans une réalité plausi-
ble des acteurs et de voir comment ils réagis-
sent, ce qu’ils en retiennent et ce qui les gêne.
Le design fiction doit provoquer un débat. »
P our nourrir les imaginaires qu’il pré-
sente à ses clients, Making Tomorrow pio-
che dans un corpus de vidéos de centaines
de films de SF où il isole des usages, des ob-
jets ou des interactions entre hommes et ro-
bots. Il confectionne ensuite des scénarios
spécifiques proposés à la réflexion pour cer-
taines entreprises.
J eanne Glorian, de la direction Innovation
de Bouygues Immobilier, s’est engagée dans
ce processus, afin « d’immerger une quaran-
taine de cadres pendant deux jours en 2040.
A la fin de l’immersion, un faux comité des in-
vestissements devait se prononcer sur les ser-
vices ou les nouvelles activités proposées ».
« Notre objectif était de sortir la tête du gui-
don et de prendre un peu de hauteur sur l’ave-
nir des métiers de la promotion immobilière,
poursuit-elle. Les cadres ont été baignés
dans des imaginaires du futur issus de la SF et
ont produit et maquetté des nouvelles offres.
Un des groupes de réflexion a fini par propo-
ser des “cocons-habitats”, qui seraient remis
à chaque citoyen qui naît. Ce cocon peut se
déplacer et s’attacher à des bâtiments exis-
tants, selon l’âge de la personne, sa situation
familiale et l’expérience qu’elle désire vivre.
On s’est rendu compte qu’un projet assez si-
milaire d’immeuble modulaire avait déjà été
imaginé par un designer en Chine… »
D ans certains contextes, l’utilisation du
design fiction peut provoquer de nombreu-
ses réactions. M. Minvielle rapporte une ré-
cente expérience menée dans une entre-
prise autour de l’intelligence artificielle.
« Une fausse discussion entre l’ordinateur
Watson d’IBM et un client a été diffusée aux
salariés d’une plate-forme téléphonique. Cela
a eu un très grand retentissement. Les sala-
riés ont compris que leur poste était, à moyen
terme, en danger. Cela a changé complète-
ment l’état d’esprit au sein de la société et ces
salariés ont pu dire quel était l’avenir préféra-
ble qu’il voulait construire. » Avec l’immer-
sion dans le futur, ces projections sont bien
plus tangibles qu’avec un simple rapport de
prospective… p
philippe jacqué
0123
SAMEDI 3 MARS 2018 économie & entreprise | 3

Travail détaché : une étape décisive est franchie

Le Parlement et le Conseil européens ont trouvé un terrain d’entente sur la révision de la directive de 1996

Les négociatrices sont restées préserve son exigence la plus mé- conventions collectives, alors que « Le compromis trouvé cette nuit
bruxelles - bureau européen
très prudentes jeudi : leur « possi- diatisée. Paris tenait à ce que le tra-
Le compromis la directive de 1996 ne garantis- est très positif, il garantit toutes les

E
lisabeth Morin-Chartier
est « une femme heu-
reuse », comme les trois
autres négociatrices pré-
sentes jeudi 1er mars au matin
dans la salle de presse du Conseil
européen – une exception dans
un univers encore très masculin.
L’eurodéputée de droite (elle a
quitté Les Républicains mi-fé-
vrier) a tenu à annoncer la bonne
nouvelle, avec sa collègue sociale-
démocrate néerlandaise Agnes
Jongerius, la commissaire aux af-
faires sociales Marianne Thyssen,
et la ministre du travail bulgare
Zornitsa Roussinova.
Après seulement trois mois de
négociations, dont un dernier « tri-
logue » marathon la veille au soir,
les élues mandatées par le Parle-
ment européen sont parvenues à
une « entente commune » avec cel-
les du Conseil (les Etats membres)
sur la révision de la directive tra-
vailleurs détachés de 1996.
La Commission européenne, la
Belgique et surtout la France ré-
clamaient depuis des mois la mo-
dernisation de ce fameux texte,
censé protéger les travailleurs
d’un pays membre en mission
temporaire dans un autre Etat de
ble » accord reste fragile et devra
encore passer la barre des 28 re-
présentants des Etats membres,
qui attendent de voir les termes
du compromis couchés sur le pa-
pier pour se prononcer, d’ici à mi-
mars. Mmes Morin-Chartier et Jon-
gerius doivent aussi de nouveau
convaincre les élus de leurs grou-
pes politiques respectifs, d’abord
en commission emploi du Parle-
ment de Strasbourg, puis en plé-
nière, aux alentours du mois de
juin. Habituellement, ces étapes
sont des formalités, mais pas dans
le cas d’un texte aussi sensible.
Certaines capitales de l’Est, hos-
tiles à sa révision, pourraient ten-
ter de faire dérailler l’accord final.
La révision de la directive cristal-
lise la division, déjà profonde, en-
tre Est et Ouest de l’Europe, le se-
cond criant au dumping social, le
premier s’inquiétant pour la com-
pétitivité de ses entreprises.
Compromis
Sitôt élu, Emmanuel Macron avait
choisi de faire de la révision de la
directive de 1996 une de ses pre-
mières batailles bruxelloises.
Grâce au soutien de la Commis-
sion Juncker, il avait obtenu une
vail posté soit limité à douze mois.
Les autres capitales, très récalci-
trantes, avaient accepté cette pé-
riode restreinte, à condition
qu’elle puisse être prolongée de six
mois dans certains cas de figure.
Le Parlement européen, qui te-
nait à une période plus longue, de
vingt-quatre mois, a finalement
cédé : elle restera de « douze plus
six mois ». Il a aussi reculé sur les
conditions de travail dans le
transport, comme avait dû s’y ré-
soudre Paris en octobre 2017. L’Es-
pagne et les pays de l’Est exi-
geaient que les chauffeurs ne
soient pas soumis aux disposi-
tions protectrices du travail déta-
ché, et que leurs conditions de ré-
munération soient précisées par
un autre texte législatif encore à
négocier à Bruxelles dans les
mois à venir. Seule concession du
Conseil : il a accepté que la Com-
mission procède à une révision
de ce texte « transport » cinq ans
obtenu garantit
le respect du
principe « à travail
égal, salaire
égal », s’est félicité
l’Elysée
après qu’il aura été promulgué.
Mais pour le reste, les négociatri-
ces du Parlement de Strasbourg,
globalement sur la ligne protec-
trice de la France et de la Commis-
sion, ont eu gain de cause.
D’abord, elles ont sécurisé un prin-
cipe fondamental : les travailleurs
détachés doivent bénéficier « de la
même rémunération, pour le
même travail sur le même lieu de
travail » que les travailleurs lo-
caux, a insisté Mme Thyssen jeudi.
Les employeurs de travailleurs
détachés devront s’aligner sur les
sait aux « détachés » que le salaire
minimum dans le pays d’accueil,
mais pas les primes (pénibilité, 13e
mois, etc.). Ils pourront aussi être
remboursés de leurs frais (héber-
gement, transport), un autre
point essentiel.
Les eurodéputées ont aussi ob-
tenu que la durée de transposi-
tion de la directive révisée soit li-
mitée à deux ans après son adop-
tion définitive : soit en 2020 si le
texte est adopté cette année. Le
Conseil européen, lui, réclamait
quatre ans…
Si ce compromis est finalement
validé dans les semaines à venir,
alors « nous aurons posé une
pierre fondamentale de l’Europe
sociale, pour une meilleure organi-
sation du marché intérieur » s’est
félicitée Mme Morin-Chartier.
« Cela doit montrer une chose à
nos concitoyens : l’Europe n’est pas
éloignée de leurs préoccupations,
dont la première est l’emploi. »
avancées essentielles de la réforme,
notamment le respect du principe :
à travail égal, salaire égal », s’est fé-
licité l’Elysée, jeudi. Le sujet est
d’autant plus aigu en France, que
le nombre de travailleurs détachés
s’y est envolé. En 2017, l’Hexagone
en comptait un peu plus de
516 000, hors transport routier,
une hausse de 46 % par rapport à
2016, selon un « Bilan intermé-
diaire du plan national de lutte
contre le travail illégal ».
La Confédération européenne
des syndicats a appelé, jeudi, le
Parlement et le Conseil à définiti-
vement valider un presque-ac-
cord qui garantirait enfin aux tra-
vailleurs détachés « un salaire égal
et une meilleure protection. Pour
quelque 2 millions d’entre eux en
Europe, c’est la perspective d’une
augmentation salariale qui n’a que
bien trop tardé », insiste Luca Vi-
sentini, son secrétaire général. p
cécile ducourtieux

prêts pour
l’Union. Une directive complète- majorité suffisante au Conseil des
ment datée, car conçue dans une ministres des affaires sociales
Europe à quinze « où les écarts de d’octobre 2017. Mais cette étape

la révolution de
salaires minimum n’étaient que de n’était qu’intermédiaire : les mi-
un à trois » précise Mme Morin- nistres devaient trouver un terrain
Chartier (contre de un à dix d’entente avec le Parlement. Le

la ressource
aujourd’hui). compromis des dernières heures

La Haye durcit la fiscalité

des grandes entreprises
Pour garder leurs avantages, les firmes devront
être réellement implantées aux Pays-Bas

bruxelles - correspondant Le secrétaire d’Etat estime que

résultats 2017Confirmation des résultats préliminaires annoncés
CHIFFRE D'AFFAIRES
15 871 M€

EBIT
+4,1% (*)

fin janvier et de l’ensemble des objectifs pour 2018.

l’image négative donnée de son
1 284 M€ +0,6% (*)
I kea, Nike, Starbucks, Procter
& Gamble : le traitement fis-
cal très favorable réservé par
les Pays-Bas à ces multinationales
a jeté une lumière crue sur des
pays peut pénaliser son activité
économique et les investisse-
ments dont il bénéficie. Il est ap-
puyé par des experts dont – fait
notable – Michiel Spanjers, qui
Mise en place d’un plan d’actions pour accompagner
la croissance et améliorer la rentabilité.

Adaptation du comité de direction à ces objectifs.

pratiques qui n’étaient pas nou-
velles, mais que les « Panama Pa-
pers » – ainsi que certaines inves-
tigations de la Commission euro-
péenne – ont révélées au monde
en 2017. Quelques mois plus tard,
La Haye dévoile un plan afin
de corriger son image de paradis
fiscal pour grandes entreprises.
Le secrétaire d’Etat aux finan-
ces, Menno Snel, a envoyé, le
19 février, une lettre à la Chambre
des députés. Il y évoque la néces-
sité de maintenir le principe des
rulings (ou « rescrits »), ces ac-
cords censés assurer une sécurité
juridique et fiscale aux entrepri-
ses qui négocient par anticipation
leur statut. Pour M. Snel, les res-
crits contribuent au « climat d’in-
fut, six années durant, conseiller
d’un ministre des finances. Dans
une tribune parue il y a deux se-
maines dans le quotidien Finan-
cieel Dagblad, il écrivait que la
pratique du ruling causait « plus
de mal que de bien ». Il juge que si
son pays la limitait de manière
draconienne, ou la supprimait, sa
position en Europe s’en trouverait
renforcée, en vue de la négocia-
tion sur le futur budget européen.
Cette analyse ne fait toutefois
pas consensus et le gouver-
nement n’ira sans doute pas jus-
qu’à une abolition complète du
mécanisme. Il souligne que le
nombre d’entreprises désireuses
de négocier des rescrits a déjà
chuté – il est passé de 708 en 2016
RÉSULTAT NET
PART DU GROUPE
« L’année 2017 a été marquée par l’acquisition majeure de GE Water, un 302 M€
tournant stratégique pour SUEZ, et prometteur pour l’accélération de sa
croissance. En revanche, des éléments spécifiques survenus en fin d’année,
ne nous ont pas permis d’atteindre nos objectifs de rentabilité opérationnelle. CASH FLOW LIBRE
Je tiens à souligner que 2018 sera une année de croissance pour SUEZ. En
effet, 3 des 4 moteurs de croissance du Groupe, Recyclage et Valorisation 1 004 M€
Europe, International et Water Technologies & Solutions (WTS), sont en
croissance sur des marchés à fort potentiel.
J’ai décidé de mettre en place un plan d’actions, dont l’objectif est d’accroître DIVIDENDE
notre dynamique de croissance et notre profitabilité. Il comprend
0.65€ par action
l’accélération de la transformation et de la réduction des coûts, en particulier
au titre de 2017 (**)
en Espagne et en France, pays dans lequel nous chercherons à accroître les
synergies entre les métiers de l’eau et de recyclage et valorisation. A
(*)
à change constant
l’international, des moyens supplémentaires seront mis en œuvre pour
résolution proposée à l’Assemblée Générale
(**)

vestissement favorable » qui pré-
vaut dans le royaume.
Image négative
Il s’interroge toutefois sur leur
nombre et leur justification « dans
tous les cas ». Plus question d’en
octroyer à des firmes qui emprun-
tent la voie néerlandaise pour
à 514 l’an dernier – et que la multi-
plication des échanges d’informa-
tions entre les pays limite de
toute façon la possibilité d’organi-
ser des systèmes d’évasion.
Par ailleurs, affirme le secrétaire
d’Etat, le contrôle promis à l’issue
des révélations des « Panama Pa-
pers » a eu lieu et a montré que
accélérer notre développement. Pour y parvenir, j’ai modifié l’organisation du du 17 mai 2018
comité de direction du Groupe.
Ces nouvelles mesures ainsi que la matérialisation d’une conjoncture plus
favorable depuis le début de l’année, sécurisent nos objectifs 2018 et RELATIONS ACTIONNAIRES
confortent un accroissement de la rentabilité au-delà. » Abonnez-vous à la lettre actionnaires
Devenez membre du Club Actionnaires
Jean-Louis Chaussade
Directeur Général PROCHAINS RENDEZ-VOUS :

échapper à une taxation et créent
une simple boîte aux lettres à
Amsterdam ou Rotterdam. Les cri-
tères d’une implantation réelle
dans le pays et du volume d’em-
plois créés seront pris en compte.
L’exemple le plus étonnant des
pratiques néerlandaises fut la
révélation de l’autorisation oc-
troyée au géant américain Procter
& Gamble par un simple fonction-
naire, dont la signature autorisa le
transfert de 676 millions de dol-
lars (554 millions d’euros) vers les
îles Caïman, en vertu d’un ruling.
WWW.SUEZ.COM
la majorité des rulings respec- 24 mars : salon actionnaires VFB à Anvers
taient les règles : sur 4 462 accords 17 mai : publication du 1er trimestre 2018
conclus, seuls 78 seraient dou- Retrouvez le communiqué et l'intégralité des 17 mai : Assemblée Générale
teux, deux incorrects et trois résultats sur notre site internet (rubrique Finance). 26 juillet : publication du 1er semestre 2018
« vraisemblablement incorrects ».
Le gouvernement entend aussi
renforcer les contrôles, introduire
un impôt à la source sur les divi-
0 800 207 207
dendes et royalties et limiter les
déductions d’intérêts. Une pers- a c t i o n n a i r e s @ s u e z - e n v. c o m
pective considérée comme « dan-
gereuse » par les grands cabinets
de conseil, qui redoutent que le
pays perde de son attractivité. p
jean-pierre stroobants
4 | économie & entreprise 0123
SAMEDI 3 MARS 2018

Donald Trump
passe à l’attaque
sur le plan
commercial
Washington veut taxer
respectivement à hauteur de 25 % et
de 10 % l’acier et l’aluminium importés

suite de la première page douane généralisé de 24 %. Cette

Les opérateurs commencent
à prendre au sérieux le risque de
guerre commerciale généralisée.
Les patrons américains, qui
n’ont de cesse de se présenter
comme victimes de règles com-
merciales inéquitables, ont fait
mine de ne pas se soucier des
éventuelles répercussions. Inter-
rogé sur la chaîne NBC, le prési-
dent de l’entreprise Century Alu-
minium, Michael Bless, s’est ré-
joui pour les 300 familles qui vont
trouver des emplois grâce à ses
nouveaux investissements dans
le Kentucky, mais il a refusé de ré-
fléchir à la réaction des partenai-
res des Etats-Unis. Il a ainsi voulu
minimiser l’impact de la décision,
expliquant que les droits de
douane coûteraient 37 dollars pour
une voiture à 30 000 dollars
(24 500 euros).
Cette présentation est juste si
les droits de douane ne désorga-
nisent pas les filières industrielles
– les producteurs d’acier et d’alu-
minium américains sont incapa-
bles de fournir au pied levé les
constructeurs automobiles et aé-
ronautiques, dont le cours de
Bourse a reculé. Surtout, le strata-
gème fonctionne tant que les par-
tenaires des Etats-Unis ne ripos-
tent pas.
A la mi-février, le secrétaire au
commerce, Wilbur Ross, avait
proposé à Donald Trump trois op-
tions : une taxe de 53 % pour
douze pays – dont l’Union euro-
péenne (UE) ne faisait pas partie –
et un contingentement des autres
pays ; un contingentement des
importations par pays à 63 % de
leur niveau de 2017 ; un droit de
dernière option, visiblement rete-
nue, permet la création d’un front
uni antiaméricain. Le Canada et
l’UE ont immédiatement con-
damné la mesure, et les sidérur-
gistes allemands ont estimé
qu’elle contrevenait aux règles de
l’Organisation mondiale du com-
merce (OMC).
L’enjeu est de connaître jus-
qu’où ira la patience du reste du
monde, alors que la décision
a manifestement donné lieu à
une bataille féroce en coulisse à la
Maison Blanche. Le décret doit
être signé la semaine prochaine.
Depuis l’élection de Donald
Trump, deux camps se sont af-
frontés. Dans le premier, on
trouve les New-Yorkais, fins con-
naisseurs de Wall Street et parti-
sans d’une économie ouverte,
parmi lesquels le conseiller éco-
nomique Gary Cohn et le secré-
taire au Trésor, Steven Mnuchin,
des anciens de Goldman Sachs,
mais aussi le secrétaire à la dé-
fense, James Mattis.
Ce groupe a par exemple plaidé
– et obtenu – la nomination du
modéré Jerome Powell à la tête de
la Réserve féférale (Fed) et il a fait
renoncer le président à attaquer
la Chine sous prétexte que sa
monnaie serait sous-évaluée – ce
La mesure visera
tous les
partenaires
des Etats-Unis,
en particulier
le Canada
Le président américain, Donald Trump (au centre), à la Maison Blanche, le 1er mars. EVAN VUCCI/AP
qui n’est pas le cas selon le con-
sensus économique.
Dans l’autre camp figurent les
protectionnistes, dont l’ennemi
principal est la Chine. On compte
parmi eux le conseiller de la Mai-
son Blanche Peter Navarro, le re-
présentant au commerce, Robert
Lighthizer, et le secrétaire au com-
merce, Wilbur Ross. Ce courant
était incarné par Steve Bannon,
conseiller ultranationaliste de
Trump. Dès l’arrivée de ce dernier
à la Maison Blanche, ils avaient
obtenu la sortie des Américains
du traité de libre-échange transpa-
cifique (TPP), mais c’est tout.
On avait cru la bataille des pro-
tectionnistes perdue avec le dé-
part de M. Bannon, à l’été 2017.
M. Navarro, qui était passé sous la
coupe de M. Cohn à la Maison
Blanche, fut empêché pendant
des mois de faire-valoir ses argu-
ments auprès du président.
Auteur de livres au titre évocateur
La Mort par la Chine ou Les guer-
res qui viennent avec la Chine, il
n’était même pas du voyage prési-
dentiel à Pékin à l’automne 2017.
Mais au cours des dernières se-
maines, M. Navarro, qui entre-
tient de bonnes relations person-
nelles avec Donald Trump, a re-
pris du pouvoir et devrait, selon le
New York Times, monter en grade
dans l’équipe présidentielle.
Donald Trump, lui, défend ces
deux courants : promoteur im-
mobilier de New York, il veut des
taux d’intérêt bas et une Bourse
florissante ; marqué par la péné-
tration brutale du marché améri-
cain par les Japonais dans les an-
nées 1980, il défend depuis tou-
jours des conceptions industriel-
les protectionnistes.
Position peu prévisible
A l’approche des élections de mi-
mandat, le président bénéficie
d’un soutien souvent bipartisan :
ainsi le sénateur démocrate de
l’Ohio Sherrod Brown a estimé
que cette décision était « attendue
depuis trop longtemps pour les
usines fermées de l’Ohio » tandis
que le patron des syndicats AFL-
CIO, Richard Trumka, a salué dans
le New York Times « un premier
grand pas en avant » et appelé à
« continuer de travailler avec l’ad-
ministration pour réécrire des rè-
gles commerciales qui bénéficient
aux travailleurs ».
M. Trump cherche, par cette dé-
cision, à brusquer ses partenaires.
Son annonce est faite alors que
Les investisseurs
commencent
à prendre au
sérieux le risque
de guerre
commerciale
généralisée
Liu He, principal conseiller éco-
nomique du président chinois, Xi
Jinping, se trouve en visite à
Washington et que la renégocia-
tion de l’accord de libre-échange
nord-américain (Alena) a repris à
Mexico avec le Mexique et le Ca-
nada. La dernière réunion, à la fin
de janvier à Montréal (Québec),
avait donné le sentiment que les
trois pays étaient entrés dans une
négociation sérieuse.
Plus que jamais, la position
américaine est peu prévisible. Le
premier ministre canadien, Justin
Trudeau, prend des mesures pour
faire échapper son pays à la tutelle
de son trop grand voisin : il a ainsi
rejoint le TPP, que le Japon a res-
suscité récemment sans les Etats-
Unis, se réjouit du traité avec l’UE
(CETA) et il a répété qu’il ne signe-
rait pas n’importe quel accord.
Quant au Mexique, une visite du
président Enrique Peña Nieto pré-
vue en mars a été annulée à la fin
de février après un échange télé-
phonique rugueux avec M. Trump.
Selon la presse américaine,
M. Peña Nieto voulait que son ho-
mologue américain renonce en
public à sa demande de faire fi-
nancer par Mexico la construc-
tion d’un mur à la frontière des
deux pays.
Plus généralement, les Améri-
cains sont en passe de s’affranchir
de l’OMC, mais ils n’apprécient
pas d’être attaqués devant cette
instance, comme l’a fait le Canada
au début de janvier. Les Etats-Unis
minent cette organisation en blo-
quant la nomination des juges
dans les panels censés arbitrer les
conflits commerciaux. Leur jeu
fonctionne parce qu’ils sont les
plus gros et qu’ils n’ont pas subi,
jusqu’à présent, de riposte vio-
lente de leurs partenaires, sou-
cieux d’éviter une fermeture du
commerce mondial. Jusqu’au
jour où les gouvernements esti-
meront qu’ils peuvent ou doivent
faire sans les Américains. p
arnaud leparmentier

Indignation et menaces de représailles dans le reste du monde

La Chine, peu concernée par les annonces de Trump, est restée en retrait. Mais les alliés historiques des Etats-Unis ont vivement réagi

E t après ? Donald Trump

vient-il d’appuyer pour de
bon sur le bouton d’une
guerre commerciale ? Sans délai,
les promesses de nouvelles taxes
« mesure de protection stupide »,
les autorités sont restées muettes.
Une demi-surprise : Pékin a beau
être la cible privilégiée des atta-
ques de M. Trump, la Chine n’est
Ironie de l’histoire, ce sont des
alliés historiques de Washington
qui sont sur la sellette, comme la
Corée du Sud et surtout le Ca-
nada, leur premier fournisseur
patibles avec les règles de l’Orga-
nisation mondiale du commerce
(OMC).
Le flou demeure sur la suite des
événements. Certains spécialis-
Unis n’a intérêt à l’escalade. En at-
tendant que M. Trump clarifie ses
annonces fracassantes, chacun es-
père encore bénéficier d’exemp-
tions. Mais en décrétant des sanc-
risque de se trouver « dans une si-
tuation perdant-perdant », estime
dans une tribune au Washington
Post, Chad Bown, expert au sein
du groupe de réflexion américain
sur l’acier et l’aluminium bran- plus qu’un fournisseur négligea- d’acier et d’aluminium. Si les res- tes du commerce en appellent à tions justifiées par des impératifs Peterson Institute. En admettant
dies par le président américain ble d’acier et d’aluminium pour trictions se confirmaient, « nous l’histoire et prédisent des effets sécuritaires, Washington met à qu’aucun pays ne déclenche d’ac-
ont entraîné un flot de réactions les Etats-Unis. Ses exportations à prendrions les mesures nécessai- en chaîne : en 2002, l’ancien pré- l’épreuve le système multilatéral tion juridique par peur des consé-
musclées des partenaires com- prix cassés ont déjà été bombar- res pour défendre nos intérêts sident George W. Bush avait ins- et son gendarme, l’OMC. quences, « ce pourrait être le si-
merciaux des Etats-Unis. dées de taxes antidumping par commerciaux et nos travailleurs », tauré des mesures protectionnis- L’institution, sise à Genève, suit gnal d’une perte de confiance dans
La Chine n’a pas été la plus viru- l’administration Obama. Elle ne fi- a prévenu la ministre des affaires tes pour « sauver » la sidérurgie l’affaire avec fébrilité. Ses statuts la capacité du système multilaté-
lente. L’un des patrons de l’Asso- gure même plus parmi les dix pre- étrangères, Chrystia Freeland. Ot- américaine. La Chine, l’Europe et prévoient bien une dérogation ral à gérer les conflits commer-
ciation chinoise de la sidérurgie, Li miers exportateurs de ces métaux tawa apprécie peu d’être le jouet beaucoup d’autres avaient aussi- aux règles pour les sujets de sécu- ciaux », suggère M. Bown.
Xinchuang, a bien dénoncé une vers les Etats-Unis. d’un processus qui mêle com- tôt répliqué à coups de droits de rité nationale. Mais ce méca- La première grande action pro-
merce et sécurité nationale. Alors douane pour éviter de voir leurs nisme n’a jamais été activé depuis tectionniste de l’ère Trump est
même que le Canada, insiste Mme propres marchés inondés d’acier. sa création, en 1995. Les recours sans doute la plus spectaculaire.
Les Bourses décrochent Freeland, « est reconnu dans la loi Des représailles commerciales risquent d’affluer auprès de son Mais Washington a déjà com-
américaine comme faisant partie pourraient aussi toucher d’autres organe judiciaire. Que les Etats- mencé un travail de sape, blo-
Les grandes places financières sont passées dans le rouge après de la plate-forme technologique et secteurs. En 2002, l’Europe avait Unis l’emportent ou non, l’OMC quant la nomination de nou-
l’annonce, jeudi 1er mars, de nouveaux droits de douane améri- industrielle nationale du secteur adopté une liste de produits ci- veaux juges à l’OMC et provo-
cains sur l’acier et l’aluminium par Donald Trump. Vendredi de la défense américain ». bles à taxer en retour, du jus quant des engorgements. « Le sys-
2 mars, le CAC 40 parisien a perdu 0,75 % à l’ouverture, le DAX a re- d’orange de Floride aux lunettes tème commercial actuel est en
culé de 1,14 % à Francfort et la Bourse londonienne a abandonné « Contre-mesures » et au textile. En réponse aux
En décrétant danger », avertissait l’ancien di-
0,56 %. Le spectre d’une guerre commerciale entre les Etats-Unis Même tonalité du côté de l’Union droits de douane imposés par M. des sanctions recteur de l’organisation, Pascal
et ses partenaires – et d’un tassement de la croissance mondiale – européenne, « proche allié sécuri- Trump en janvier sur les pan- Lamy, dans une conférence à Ge-
effraie les investisseurs. Jeudi, l’indice Nikkei a clôturé en baisse taire des Etats-Unis depuis des dé- neaux solaires chinois, Pékin a
justifiées par nève, en février. Le reste du
de 2,50 % à Tokyo. A New York, le Standard & Poor’s 500, princi- cennies », a souligné Jean-Claude déjà ouvert une enquête anti- des impératifs monde doit prendre au sérieux la
pale référence des financiers, a cédé 1,33 %. Seules les actions des Juncker, le président de la Com- dumping sur le sorgho américain tentation américaine du « cow-
entreprises du secteur sidérurgique ont grimpé, telles que AK Steel mission. « Nous ne resterons pas et n’exclut pas de cibler les colos-
sécuritaires boy solitaire », affirmait le Fran-
(+ 9,5 %) et US Steel (+ 5,75 %). Celles des grands groupes indus- les bras croisés pendant que notre sales importations de soja. Washington çais. Et, peut-être, apprendre à in-
triels américains comme Boeing ou Caterpillar, dont les coûts de industrie est frappée par des mesu- Washington risque-t-il de dé- venter un système de règles sans
fabrications pourraient croître sous l’effet des barrières douaniè- res injustes », a-t-il averti, promet- clencher cette loi du talion ? En
met à l’épreuve les Etats-Unis. p
res, ont souffert, avec des reculs d’environ 3 %. tant des « contre-mesures » com- réalité, aucun partenaire des Etats- l’OMC marie de vergès
 économie & entreprise | 5
0123
SAMEDI 3 MARS 2018

A Bordeaux, des cheminots las d’être stigmatisés

Opposés au projet de réforme de la SNCF, ils dénoncent le débat sur leur « présumé statut de privilégiés »

bordeaux - envoyée spéciale notamment, la fin du statut de

cheminot pour les nouvelles re-

C
hez les Couturier, che-
minot, c’est une histoire
de famille. Celle du père,
Bernard, arrivé comme
apprenti en 1963, « avec cette
fierté de bénéficier d’un emploi à
vie ». Celle de ses filles, Elodie et
Stéphanie, recrutées à la fin des
années 1990, avec « ce même idéal
et cette même fierté » d’offrir à leur
tour « une sécurité de l’emploi » à
leur famille.
Mais les mesures successives
prises à la SNCF ces dernières an-
nées, tendant vers une libéralisa-
tion progressive de ses services,
ont terni le récit familial, laissant
place à un sentiment d’abandon
empreint de colère.
Jeudi 1er mars, c’était « les quinze
ans de boîte » d’Elodie, 38 ans, ven-
deuse au sein de l’entreprise ferro-
viaire à Châtelaillon-Plage, une
petite gare de Charente-Maritime
aux sonorités estivales. La veille,
elle avait participé à Bordeaux,
près de la gare Saint-Jean, au ras-
semblement des cheminots de la
région Nouvelle-Aquitaine, venus
protester durant le comité d’en-
treprise contre des suppressions
de postes prévues sur différents
sites – comme ces 198 emplois
menacés sur 300 dans un centre
de maintenance à Saintes – et con-
tre la mise en place d’une ligne
Bordeaux-Arcachon sans contrô-
leur à bord. Elle déplore « une
casse de l’entreprise », corollaire
d’une « dégradation lamentable
du service public ».
« Un écran de fumée »
Sa sœur, Stéphanie, peut en té-
moigner : la boutique SNCF de la
rue Sainte-Catherine – artère la
plus commerçante de Bordeaux
–, où elle travaillait, a été fermée
en décembre 2017. Elle navigue
depuis dans une « zone floue » :
comme les employés ne peuvent
pas être licenciés, ils sont reclas-
sés au gré des besoins. Ceux qui
n’ont pas de mission doivent tous
les jours venir au « service de mo-
bilité interne », voir si un travail
peut leur être proposé.
Dans ce contexte, l’annonce par
le premier ministre, Edouard Phi-
lippe, d’une réforme prévoyant,
crues « n’est pas une surprise »,
commentent les salariés interro-
gés lors du rassemblement, las de
revoir émerger le sempiternel dé-
bat sur leur « présumé statut de
nantis privilégiés ».
« Fantasmes », « légendes », « cli-
chés »… A l’unisson, les cheminots
venus de toute la région malgré la
neige dénoncent la stigmatisa-
tion de leur statut, servant selon
eux « d’écran de fumée pour faire
passer cette réforme ».
« On est loin de l’ISF »
« La SNCF, ce n’est plus ce que
c’était, et notre statut non plus »,
lance Jérôme Jean, cheminot au
sein de SNCF Réseau, dans un ate-
lier qui conçoit les voies.
« Nous sommes pour un projet
de réforme, car nous faisons le
même constat que les usagers, la
SNCF ne fonctionne plus », fait sa-
voir le quadragénaire en guise de
mise au point. « Nous n’avons
aucun tabou à discuter de notre
statut, mais ce n’est pas en le sup-
primant que la société ne sera plus
endettée et que les trains rouleront
mieux demain. »
Pour expliquer la dette de la
SNCF, le cheminot aborde plutôt
les politiques menées en faveur
du développement des lignes à
grande vitesse. Quand on évoque
devant eux leur salaire, tous ré-
pondent d’une seule voix : « On
est loin de l’ISF [impôt sur la for-
tune]. »
Embauchée en 2002 au sein des
ressources humaines, Séverine
Rizzi gagne 1 525 euros net par
mois, et travaille 39 heures par se-
maine. Jérôme Jean, qui officie
dans un « atelier infrastructure »,
est, lui, payé 1 600 euros net par
mois. Mme Rizzi, secrétaire géné-
rale de la CGT cheminot à Bor-
deaux, regrette que « l’on prenne
toujours l’exemple des conducteurs
prétendument bien payés », avant
de rappeler que ce poste requiert
« une grande technique et une res-
ponsabilité, celle d’avoir plus de
800 personnes derrière soi ».
Les primes ? Si elles sont répu-
tées nombreuses et injustifiées,
les cheminots rétorquent qu’elles
permettent de « garantir un ser-
A Bordeaux,
le 28 février,
une réunion
des cheminots
de la région
Nouvelle-
Aquitaine.
JEAN-CLAUDE
COUTAUSSE /
FRENCH-POLITICS
POUR « LE MONDE »
vice du 1er janvier au 31 décembre,
week-ends compris, jour et nuit,
vacances scolaires, jours fériés ».
A l’instar des autres contrôleurs,
Samuel travaille trois week-ends
sur quatre, et dort régulièrement
loin de chez lui, pour assurer les
contrôles aux aurores ou faute de
train pour le ramener le soir. Et,
après vingt ans de service, il tou-
che 2 100 euros net par mois, pri-
mes comprises.
Conditions « dignes du privé »
« Les cadres représentent plus de
50 % de la masse salariale de l’en-
treprise. Elles sont là, les écono-
mies ! », lance un cheminot au
DRH de la région, venu rencon-
trer les manifestants pour apaiser
les esprits, en vain.
Marc Ribeiro, cheminot depuis
neuf ans, dont les « horaires chan-
gent presque tous les jours et vont
de 6 heures à 1 heure du matin », a
été prévenu l’avant-veille qu’il tra-
« La SNCF, ce
n’est plus ce que
c’était, et notre
statut non plus »,
lance Jérôme
Jean, employé de
SNCF Réseau
vaillerait vendredi à 7 heures du
matin pour préparer les trains en
gare avant leur départ. Le trente-
naire déplore dans son service une
division par près de trois des effec-
tifs en trois ans : « Dans l’équipe, on
est passé de 90 à 35, alors qu’il y a
autant de trains à préparer. »
Les cheminots interrogés décri-
vent des conditions de travail
« dignes du privé », où la « produc-
tivité », la « polyvalence » et la
« flexibilité » sont déjà exigées. Si
Bernard Couturier a pu partir à la
retraite à 50 ans, soit bien avant
les salariés du privé, l’écart tend
désormais à se résorber, en rai-
son des réformes successives des
régimes de retraite de 2008 et de
2010. « Je vais travailler jusqu’à
62 ans et je toucherai 950 euros de
retraite », calcule Stéphanie Cou-
turier, pour qui la polémique sur
le statut des cheminots masque
le débat sur la transformation de
l’entreprise en société nationale à
capitaux publics.
« Les lignes bénéficiaires seront
ouvertes à la concurrence et se-
ront exploitées par des entreprises
privées, et les petites lignes, celles
qui incarnent le service public, se-
ront laissées au bon vouloir du fi-
nancement des régions, au risque
de disparaître », s’alarme Ma-
thilde, vendeuse de 25 ans, cir-
conspecte face au discours du
gouvernement, qui assure que
ces « lignes ne seront pas fer-
mées ». Les cheminots interrogés
se placent tous du côté des usa-
gers, regrettant les retards de
train et les défaillances matériel-
les, conséquences de suppres-
sions de postes et de sous-inves-
tissement chronique.
Désireux de renouer avec les
longs mouvements sociaux qui
ont marqué leur histoire, les che-
minots de la région assurent
qu’ils seront nombreux à partici-
per à la mobilisation du 22 mars à
Paris – et ce même si les syndicats
de la SNCF ont décidé de donner
une chance à la concertation avec
le gouvernement.
Bien que non syndiqué, Florian,
croisé pendant son service en
gare de Bordeaux, résume l’état
d’esprit de ses collègues : « Cela
fait des années que la SNCF se dé-
lite, on sait très bien à quelle sauce
on veut nous manger, alors on est
prêt au rapport de force. » p
cécile bouanchaud

L’ukrainien MHP en lice pour la reprise

du volailler breton Doux 3 910
C’est le montant, en milliards de yuans (500 milliards d’euros), de la
fortune cumulée des 500 membres du Parlement chinois les plus aisés,
selon les calculs de Reuters effectués à partir d’un rapport sur le sujet
La coopérative Terrena cherche un repreneur pour l’entreprise qui emploie 1 200 salariés publié jeudi 1er mars. Le plus riche est Ma Huateng, le président du
géant des technologies Tencent Holdings, avec un patrimoine net de
295 milliards de yuans (38 milliards d’euros). La richesse de ces parle-

E mmanuel Macron, une

poule rousse dans les bras.
Une des séquences très
commentées de son marathon au
Salon de l’agriculture, samedi
chard Ferrand. Il était alors minis-
tre de l’économie et avait assuré
que l’Etat serait toujours aux cô-
tés de l’entreprise. Tous les
voyants étaient au vert. Après un
par Sofiprotéol. Les financiers
avaient réussi leur coup.
Aujourd’hui, deux ans plus tard,
Doux fait partie de la trentaine de
dossiers sur le bureau du nouveau
sode de grippe aviaire qui s’est ac-
compagné de la fermeture de cer-
tains marchés n’a pas arrangé la
situation. Enfin le plan stratégi-
que de valorisation de l’offre, avec
mentaires a augmenté d’un tiers entre janvier 2017 et janvier 2018,
sous l’effet du fort dynamisme du marché immobilier chinois.

CON J ON CT U R E des bénéficiaires occupent

24 février. Moins anecdotique et
largement plus délicat à gérer, un
dossier volailler pèse sur les bras
du président de la République :
l’avenir de l’entreprise bretonne
Doux. Un sujet qui paradoxale-
ment n’est guère abordé dans la
« Ferme France » de la porte de
Versailles.
Pourtant, 1 200 salariés atten-
dent d’en savoir plus sur leur sort.
Et le compte à rebours est lancé.
L’actionnaire principal de Doux,
la coopérative Terrena, connue
pour ses marques Paysan Breton
ou Gastronome, a fixé la date bu-
toir de son engagement au
31 mars. Passée cette date, elle a af-
firmé qu’elle ne soutiendrait plus
financièrement le volailler. De-
puis des mois, elle cherche un in-
dustriel pour reprendre l’affaire.
L’ukrainien MHP est en lice.
Il y a trois ans, en janvier 2015,
M. Macron s’était rendu sur les
terres bretonnes de Doux, accom-
pagné du député du Finistère Ri-
dépôt de bilan retentissant
en 2012 et la liquidation de l’acti-
vité de volailles fraîches avec ses
1 000 salariés, Doux avait été re-
pris par un financier, Didier
Calmels. Avec aux manettes un
manageur spécialisé dans le re-
tournement d’entreprise, Arnaud
Marion.
M. Marion avait même annoncé
ce jour-là la création de près de
200 postes et un investissement
de 100 millions d’euros dans les
« dix prochaines années ». Il affir-
mait également que l’entreprise,
qui atteindrait 500 millions
d’euros de chiffre d’affaires
en 2015, était rentable. La mariée
était belle… Elle fut cédée un an
plus tard, début 2016, à la coopé-
rative Terrena associée au groupe
Avril (ex-Sofiprotéol) et à l’inves-
tisseur saoudien Al-Munajem,
qui a pris 35 % du capital. Le reste,
soit 65 %, s’est retrouvé dans les
mains de la holding Terso déte-
nue à 88 % par Terrena et à 12 %
« Monsieur Industrie » de Bercy,
Jean-Pierre Floris. Le volailler bre-
ton bat à nouveau de l’aile.
Terrena a reconnu que Doux affi-
chait une perte de 35 millions
d’euros pour un chiffre d’affaires
de 320 millions d’euros sur l’an-
née 2016. Et a confirmé que l’exer-
cice 2017 serait du même acabit.
Des comptes dans le rouge
Un retournement complet de si-
tuation ou une embellie de trop
courte durée pour le volailler bre-
ton. Chacun relira l’histoire à sa
façon. Sans nul doute, Doux a
souffert de la parité euro-dollar
qui ne lui était plus favorable. Un
handicap alors que les concur-
rents brésiliens ont redoublé
d’agressivité. Ils n’ont pas hésité à
casser les prix au Moyen-Orient,
là où Doux écoule 80 % de sa pro-
duction de poulets surgelés. Or, le
volailler français ne bénéficie
plus, depuis 2013, des aides euro-
péennes à l’exportation. L’épi-
la gamme Fitlife nutrition de pou-
lets sans antibiotique nourris
avec des aliments riches en
omega 3, a pris du temps.
Terrena, dont les comptes ont
viré au rouge en 2016, avec une
perte de 22 millions d’euros pour
un chiffre d’affaires de 5,2 mil-
liards d’euros, a annoncé en sep-
tembre 2017 qu’il cherchait un
partenaire. L’idée : sous-traiter
dans les pays de l’Est la produc-
tion de volailles à l’export et res-
tructurer l’offre française en une
gamme plus qualitative. Pour un
coût estimé à 100 millions
d’euros sur quatre ans. L’ukrai-
nien MHP, intéressé par un an-
crage fort en Europe de l’Ouest et
par la marque Doux, s’est mis sur
les rangs. Reste à connaître l’issue
des négociations et le sort des sa-
lariés. Terrena gardera, pour sa
part, la marque Père Dodu, un
beau présent de la corbeille de
mariée de Doux. p
laurence girard
Le chômage japonais
au plus bas depuis 1993
En janvier, le Japon a vu son
taux de chômage tomber à
2,4 % de la population active,
son niveau le plus bas depuis
avril 1993, selon les chiffres
officiels publiés vendredi
2 mars. – (AFP.)
Le chômage en zone
euro au niveau de 2008
Le taux de chômage de la
zone euro s’est établi à 8,6 %
en janvier, en baisse d’un
point sur un an, selon les
données publiées jeudi
1er mars par Eurostat. C’est
son niveau le plus bas depuis
décembre 2008.
EMPLOI
Une étude sur les
résultats des contrats
de professionnalisation
Six mois après un contrat de
professionnalisation, 44 %
un emploi durable, hors con-
trats aidés, selon une étude
publiée jeudi 1er mars par le
ministère du travail. En ajou-
tant les contrats courts, les
contrats aidés et en alter-
nance, le taux d’emploi à six
mois grimpe à 73 %.
BAN QU ES
Société générale :
accord sur une rupture
conventionnelle
collective
La Société générale a an-
noncé, jeudi 1er mars, avoir
signé un accord majoritaire
avec trois syndicats (SNB/
CFE-CGC, CGT et CFTC), qui
lui permet de recourir à la
rupture conventionnelle
collective pour réduire ses
effectifs. Au total, 2 135 pos-
tes sont concernés, mais la
banque dit vouloir donner
« la priorité au reclassement
interne ». – (AFP.)
6 | économie & entreprise 0123
SAMEDI 3 MARS 2018

LafargeHolcim: le nouveau patron La maison de ventes

aux enchères Sotheby’s
veut faire table rase du passé confiante pour 2018
Direction remaniée, comptes passés à la paille de fer… Jan Jenisch, le Le bénéfice net du groupe a crû de 60 % en
2017, pour atteindre 118,8 millions de dollars
directeur général du numéro un mondial du ciment, dévoile sa stratégie

L
a reprise en main de La-
fargeHolcim se poursuit.
Après avoir remanié et ré-
duit la taille de son co-
mité directeur à l’automne, Jan Je-
nisch, le nouveau directeur géné-
ral du numéro un mondial du ci-
ment, a passé les comptes du
groupe à la paille de fer. Consé-
quence, le cimentier franco-
suisse replonge dans le rouge,
comme en 2015 après le rachat de
Lafarge par Holcim.
Vendredi 2 mars, la direction a
annoncé pour 2017 une perte
nette de 1,7 milliard de francs suis-
ses (1,5 milliard d’euros), après un
bénéfice de 1,8 milliard en 2016,
pour un chiffre d’affaires de
26,1 milliards, lui-même en retrait
de près de 3 % sur un an. Les inves-
tisseurs n’ont pas apprécié. Dans
la matinée, l’action perdait plus
de 4 % à l’ouverture de la cotation
à la Bourse de Paris.
Cette perte s’explique par l’opé-
ration vérité lancée sur les comp-
tes du groupe après le départ de
ses anciens dirigeants, le Français
Bruno Lafont et l’Américain Eric
Olsen, notamment emportés par
le scandale du comportement du
cimentier Lafarge en Syrie.
Comme l’avait révélé Le Monde
en juin 2016, le cimentier avait
maintenu l’activité de son usine
installée à Jalabiya, dans le nord
de la Syrie, en dépit de la guerre.
Pour ce faire, il avait accepté de
verser à des groupes armés
5,6 millions de dollars (4,5 mil-
lions d’euros), dont plus de
500 000 dollars à l’organisation
Etat islamique.
Cette page semble désormais
tournée. Après avoir engagé une
revue détaillée de ses activités
« tenant compte des risques poli-
tico-économiques des pays et de
l’évolution de la dynamique des
marchés », pas moins de 3,8 mil-
liards de francs suisses de dépré-
ciations d’actifs ont été décidées.
Selon le cimentier, « deux tiers des
dépréciations ont concerné l’Algé-
rie, la Malaisie, l’Irak, le Brésil,
l’Indonésie et l’Egypte ».
Pas de risque financier
Sur le dossier syrien, Jan Jenisch
estime qu’il n’y a aucun risque
financier. « Sur la base des infor-
mations actualisées disponibles
aujourd’hui, rien n’indique que les
allégations dont il a été fait état
sont susceptibles d’avoir un impact
financier négatif significatif sur
le groupe », confirme l’entreprise.
En 2017, LafargeHolcim a réalisé
« une excellente année tant en
matière de ventes que de résultats
opérationnels », a assuré le nou-
veau patron lors d’une confé-
rence téléphonique vendredi ma-
tin. Hors cession d’actifs, assure
le groupe, le chiffre d’affaires
aurait progressé de près de 5 %,
tandis que le résultat opération-
nel a décollé de 6 %.
Cependant, tout ne va pas bien
pour le cimentier. La seule zone
géographique où le groupe est à la
Pour financer
la croissance,
il n’est pas
question
de mettre
à contribution
les actionnaires
peine est l’Asie-Pacifique, son pre-
mier marché mondial. Si les opé-
rations en Inde et en Chine sont
très rentables, ce n’est pas le cas de
l’activité du groupe en Asie du
Sud-Est, notamment en Malaisie,
Indonésie et aux Philippines.
Cela se traduit par une chute de
9,5 % du chiffre d’affaires
(7,4 milliards de franc suisse)
dans cette région et de 11 % de son
résultat opérationnel. Partout
ailleurs, (Europe, Amérique du
Nord, Amérique latine, Moyen-
Orient-Afrique), l’activité et les
résultats opérationnels sont
orientés à la hausse.
Afin de tourner la page des an-
nées de fusion et du dossier sy-
rien, le nouveau directeur géné-
ral Jan Jenisch a par ailleurs
dévoilé un nouveau plan stratégi-
que pour le cimentier à l’horizon
2022. L’objectif est d’atteindre
une croissance de 3 à 5 % du chif-
fre d’affaires et de son résultat
opérationnel. Si le groupe y
parvient, il fera près de deux fois
mieux que la croissance du mar-
ché des matériaux, attendue en
croissance à 2 à 3 % par an.
pour et à Miami, seront aussi fer-
més mi-2018.
Par ailleurs, « nous doterons nos
dirigeants de chaque pays d’une
plus grande autonomie », précise
M. Jenisch. « Les 35 plus gros mar-
chés rapporteront directement à la
direction du groupe et des respon-
sables de compte de résultat se-
ront nommés localement pour les
4 segments d’activités de l’entre-
prise », précise LafargeHolcim.
« Acquisitions ciblées »
Pour croître, le groupe envisage
de nouvelles « acquisitions ciblées
et génératrices de valeur afin
d’augmenter les effets d’échelle et
les marges », car, explique le direc-
teur général, « le marché des maté-
riaux, évalué dans le monde à
2 500 milliards de franc suisse,
reste très fragmenté et nous
aurons de nombreuses opportuni-
tés d’achat, et ce dans le monde en-
tier. En février, nous avons, par
exemple, racheté le britannique
Kendall Group. » Cette société, qui
réalise 28 millions de chiffres d’af-
faires, est spécialisée dans les gra-
nulats et béton prêt-à-l’emploi.
Justement, le groupe entend
« mettre en œuvre des stratégies
plus agressives dans les granulats
et le béton prêt-à-l’emploi, en pa-
rallèle de ses solides activités dans
le ciment », ajoute M. Jenisch.
Pour financer cette croissance,
Jan Jenisch a prévenu qu’il n’était
pas question pour le groupe de
mettre à contribution ses action-
naires, dont les milliardaires
Thomas Schmidheiny, Paul Des-
marais ou Nassef Sawiris.
N ous avons réalisé une
bonne année en 2017 et
nous en planifions une
encore meilleure en 2018. » C’est
peu dire que Tad Smith, PDG de la
maison d’enchères Sotheby’s,
s’est montré confiant, jeudi
1er mars, en annonçant les résul-
tats annuels du groupe à New
York. Des chiffres sans doute do-
pés par les 56,2 millions d’euros
atteints la veille à Londres pour
un tableau de Pablo Picasso repré-
sentant la jeune maîtresse du
peintre, Marie-Thérèse Walter,
coiffée d’un béret, et dans lequel
on devine l’ombre de sa pro-
chaine compagne, Dora Maar.
Une œuvre initialement estimée
à 40 millions d’euros…
Le marasme du marché de l’art
ne semble plus qu’un mauvais
souvenir, comme pour le leader
du marché, Christie’s. Les ventes
consolidées du numéro deux
mondial, Sotheby’s, (ventes publi-
ques, ventes privées et lots ven-
dus en galeries) ont augmenté de
12 % l’an dernier, pour atteindre
5,5 milliards de dollars (4,5 mil-
liards d’euros). Sur ce total, les
ventes privées ont fortement pro-
gressé (+ 28 %), pour s’élever à
744,6 millions de dollars. Le béné-
fice net, lui, a crû de 60 %, à
118,8 millions de dollars. « Pas seu-
lement parce que notre action-
naire principal est chinois », a sou-
ligné le PDG. La Chine, « de par sa
taille, ses richesses, son influence
et ses futurs clients » reste depuis
trois ans un point d’attention par-
ticulier pour Sotheby’s. La clien-
tèle asiatique a en effet contribué
à 29 % des achats l’an dernier.
preneur à Hongkong pour
58,3 millions d’euros en avril.
Voire la bouteille la plus chère de
whisky japonais (805 000 euros)…
Le ratio de lots vendus a aug-
menté de deux points, pour at-
teindre 80 % l’an dernier. Tad
Smith s’est félicité d’avoir aug-
menté le nombre de lots situés
entre 100 000 dollars et 1 million
de dollars, « un segment très ren-
table » à ses yeux. Depuis plu-
sieurs années, Sotheby’s se ren-
force dans certains domaines
comme la joaillerie, les montres,
mais aussi les ventes de vin, grâce
à une plate-forme spécifique.
« Davantage d’innovation »
Les ventes uniquement sur le Web
revêtent une importance crois-
sante. En 2017, la maison en a effec-
tué trente-six. Une possibilité
d’enchérir depuis un téléphone
mobile va être mise en place rapi-
dement. Pour compléter son envi-
ronnement numérique, la maison
d’enchères a récemment acquis
Viyet, une plate-forme d’e-com-
merce spécialisée dans le design.
Le nombre d’enchérisseurs en li-
gne a doublé l’an dernier et plus
du tiers des lots ont été acquis sur
Internet. Le PDG a promis de pro-
poser « davantage d’innovation » à
ses clients, tout en améliorant « la
vitesse, l’accessibilité et l’utilisa-
tion » de la plate-forme.
Après avoir refinancé une partie
de sa dette, le PDG de Sotheby’s
reste à l’affût, prêt à de nouvel-
les acquisitions. Il a récemment
acheté une PME qui permet
d’identifier des centaines d’objets
d’art, mais a aussi ajouté à ses ac-

3,8 MILLIARDS
M. Jenisch entend à la fois serrer
les coûts et faire progresser son
activité. Ainsi, à l’image d’autres
grands groupes, le nouveau pa-
tron entend simplifier l’organisa-
C’est le montant, en francs suisses, des dépréciations d’actifs sur tion de la multinationale. Après
ses comptes passés par le cimentier franco-suisse LafargeHolcim. avoir réduit le nombre de diri-
Le leader mondial du secteur des matériaux, avec 26,1 milliards de geants à son comité de direction,
francs suisses (22,7 milliards d’euros) de chiffre d’affaires, a revu à la LafargeHolcim prévoit de réduire
baisse la valeur de ses activités en Algérie, en Malaisie, en Irak, au ses frais généraux de 400 mil-
Brésil, en Indonésie et en Egypte. Cela a fait plonger le groupe dans lions de francs suisses par an.
le rouge en 2017, avec une perte de 1,7 milliard de francs suisses. Deux sièges régionaux, à Singa-
Au contraire, assure-t-il, « la
croissance sera financée par la ces-
sion de certains actifs au cours de
l’année 2019 pour un montant
d’au moins 2 milliards de francs
suisses. Les investissements seront
limités à 2 milliards de francs suis-
ses par an. ». Les moyens dégagés
excédentaires seront rendus aux
actionnaires, via le versement
d’un dividende. p
philippe jacqué
Plus de 300 ventes aux enchères
ont été organisées en 2017 par la
maison américaine. Bon nombre
de records ont été largement bat-
tus comme ce tableau sans titre
de Jean-Michel Basquiat acquis
par le collectionneur japonais Yu-
saku Maezawa pour 99,5 millions
d’euros et exposé en ce moment
au Brooklyn Museum. Ou encore
un diamant rose de la taille d’une
prune, le Pink Star, qui a trouvé
tifs la société d’intelligence artifi-
cielle Thread Genius, ainsi que
Mei Moses, une jeune pousse spé-
cialisée dans l’analyse de don-
nées. Il compte aussi poursuivre
un important programme d’in-
vestissements et de rénovations.
Près de 60 millions de dollars se-
ront ainsi consacrés à l’agrandis-
sement des espaces des galeries à
New York, Londres et Paris. p
nicole vulser

Bruxelles en guerre contre les contenus illicites du Web S I D ÉR U R GI E

La Commission souhaite que tout ce qui a un caractère « terroriste » soit supprimé dans l’heure suivant son signalement
bruxelles - bureau européen
fait courir aux sociétés. Le con-
tenu à caractère terroriste étant
ArcelorMittal et Nippon
Steel vont racheter
l’indien Essar Steel
Le géant de la sidérurgie Arce-
lorMittal et son rival japonais
Nippon Steel & Sumitomo
Metal ont annoncé, vendredi
pas. La Commission donne ren- paléolithique. Bruxelles privilégie 2 mars, un accord pour rache-
dez-vous aux acteurs du Web dans
Les autorités toujours la concertation, mais a ter ensemble le groupe indien

L a Commission européenne
fait monter d’un cran la
pression sur les plates-for-
mes du Web. L’institution com-
munautaire a réclamé, jeudi
« le plus préjudiciable au cours des
premières heures de sa parution
en ligne, toutes les entreprises doi-
vent supprimer ce type de contenu
dans le délai d’une heure à comp-
trois mois, espérant qu’ils auront
tenu compte de ses exigences. Au-
delà des contenus à caractère ter-
roriste, la Commission a rappelé
aux géants du Web le souhait émis
européennes ont
suggéré qu’elles
pourraient en
laissé entendre qu’elle pourrait en
arriver à une législation contrai-
gnante si les acteurs du Web ne se
saisissaient pas du problème à
bras-le-corps. « Pour l’instant, nous
Essar Steel, en liquidation.
Le montant de la transaction
n’a pas été précisé, mais selon
l’agence Fitch, il pourrait s’éle-
ver à 6 milliards de dollars
1er mars, que tout contenu « terro- ter de son signalement en règle gé- en septembre 2017, à savoir que
arriver à une établissons ces recommandations (4,9 milliards d’euros). – (AFP.)
riste » sur Internet soit désormais nérale », a précisé la Commission. tous les contenus illicites (viola- législation sur une base non contraignante.
supprimé dans l’heure suivant Cette demande fait l’objet d’une tions du copyright, contrefaçons, Mais nous ne fermons pas la porte T ÉLÉCOMS
son signalement par les autorités recommandation. Un texte certes contenus haineux et liés à la pédo-
contraignante à d’autres actions, y compris légis- Gemalto souffre du recul
judiciaires des Etats membres ou non contraignant, mais que les pornographie) soient supprimés latives », a prévenu Mme Gabriel. des cartes à puce
Europol (l’agence européenne de justices nationales sont tenues de dans les vingt-quatre heures après L’institution est toutefois res- Gemalto, qui va se faire rache-
lutte contre la criminalité), étant prendre en considération si les leur signalement. tes-formes », a souligné la Bulgare tée très prudente, refusant d’en- ter par Thales, a annoncé ven-
donné les dangers potentiels qu’il plates-formes ne s’y conforment Mariya Gabriel, commissaire visager une réouverture de la di- dredi 2 mars un chiffre d’affai-
Forme de « censure » européenne à l’économie et à la rective sur l’e-commerce, afin d’y res en baisse de 5 %, à
Manifestement déçue du résultat société numériques. Consciente élargir le champ de responsabi- 2,972 milliards d’euros pour
Google Shopping n’aurait pas modifié de cette concertation, Bruxelles cependant des abus à la liberté lité des plates-formes. Et pour 2017. Le spécialiste français de
recommande dorénavant aux d’expression que peuvent entraî- cause : la frontière entre la chasse la sécurité numérique souffre
ses pratiques grandes entreprises du Net ner les filtres automatiques de aux contenus illicites et la cen- du déclin des cartes SIM pour
Dans un courrier en date du 28 février adressé à la Commissaire d’adopter une démarche plus contenus, la Commission a aussi sure est ténue. « Avec Vera Jou- la téléphonie mobile et du
européenne à la concurrence, Margrethe Vestager, 19 sociétés et « proactive » en systématisant la recommandé la mise en place de rova [la commissaire tchèque à la trou d’air sur le marché des
associations, dont les principaux plaignants de Google (les édi- détection automatique des conte- systèmes de « contre-notifica- justice, nous venons d’ex-pays cartes à puces aux Etats-Unis.
teurs de presse allemands, les groupements FairSearch et nus illicites et en partageant ce tion » sur les plates-formes et la communistes, nous ne voulons
Icomp) ont assuré que le géant californien n’adaptait pas son type de technologie coûteuse avec vérification des contenus par une pas que les contenus sur lesquels il T RAN S PORTS
service Google Shopping, malgré sa condamnation pour abus de de petits sites moins fortunés, personne humaine en cas de y a un doute soient supprimés La Ville de Paris à la
position dominante. La Commission avait prononcé, en mais sur lesquels migrent sou- doute, avant leur suppression. automatiquement », a souligné le rescousse de Smovengo
juin 2017, une amende record de 2,4 milliards d’euros à l’égard vent les contenus illicites chassés Ces filtres peuvent parfois abou- vice-président de la Commis- Jeudi 1er mars, la Ville de Paris
de ce comparateur de prix et exigé que Google le modifie afin de Facebook ou de Twitter. tir à une forme de « censure » aber- sion, l’Estonien Andrus Ansip. Il a annoncé « reprendre les cho-
qu’il cesse de privilégier systématiquement les offres maison. « On constate que plus de 90 % du rante. Facebook s’est ainsi excusé, a jugé que la récente loi alle- ses en main » pour piloter
« De notre point de vue, les modifications actuelles ne sont pas contenu illégal enlevé avait déjà été jeudi 1er mars, après avoir fait dis- mande sur les contenus haineux l’installation des vélos du ser-
meilleures que celles que Google avait proposées au commissaire signalé et supprimé une première paraître d’un message une repré- en ligne, et les premières polémi- vice Vélib’dans la capitale,
Almunia [Joaquin Almunia, le prédécesseur de Mme Vestager]. Par fois. On veut vraiment s’attaquer à sentation de la Vénus de Willen- ques qu’elle a déclenchées, dont le déploiement par le
certains aspects, elles sont même pires », affirment les plaignants ce problème des contenus qui réap- dorf, une figurine vieille de près de « [n’était] pas idéale ». p consortium Smovengo est
de Google, dont le mécontentement croît depuis fin 2017. paraissent sur de plus petites pla- 30 000 ans, chef-d’œuvre de l’art cécile ducourtieux très en retard.
0123
SAMEDI 3 MARS 2018 idées | 7
MA VIE EN BOITE | CHRONIQUE
par annie kahn

En faire plus, en travaillant moins

L es dernières statistiques de la
Caisse nationale d’assurance-
maladie peuvent sembler alar-
mantes. Les arrêts maladie se multi-
plieraient. De fait, les dépenses
d’indemnités journalières ont bondi
de 8 % en janvier (par rapport au
mois de janvier 2017) et de 5,2 % sur
les douze derniers mois.
On ne discutera pas des raisons de
cette situation : outil statistique ina-
dapté, disent les uns, vieillissement
de la population active, stress accru
en raison du développement des
outils numériques, dégradation des
conditions de travail pour les autres…
Toujours est-il que la statistique
aurait pu être bien pire. Pour une rai-
son apparemment paradoxale, mais
qui est en fait parfaitement logique. A
savoir que, si l’absentéisme aug-
mente, le présentéisme est aussi très
vaillant. Des personnes malades, qui
de ce fait auraient dû s’absenter pour
leur santé et celle de leurs collègues,
et ainsi dégrader la statistique encore
davantage, ne le font pas. « Près de
20 % des arrêts de travail prescrits
en 2016 n’ont pas été suivis », avertis-
sait ainsi le groupe Malakoff Médéric
dans un communiqué publié le
22 novembre 2017. Plus précisément,
7 % des arrêts ont été pris, mais pas
en totalité ; et 12 % n’ont pas été pris
du tout. Les raisons évoquées sont di-
verses : financières pour 29 % des
personnes concernées, par crainte de
se retrouver avec une charge de tra-
vail trop importante à leur retour
(23 %) ; par peur de la pression hiérar-
chique (22 %) ; en raison de ce senti-
ment qui vous fait croire que vous
êtes indispensable et qu’il ne vous est
pas possible de déléguer vos tâches
(20 %). Un grand nombre évoquant
plus largement qu’« ils n’ont pas l’ha-
bitude de se laisser aller ». Cette posi-
tion est absurde, juge Andrew Hill,
chroniqueur au Financial Times, dans
son billet du 8 janvier.
Le syndrome du bon élève, qui vous
pousse à toujours répondre positive-
ment à toute demande de travail ac-
crue, ou à ne pas savoir s’avouer fati-
gué et accepter de s’arrêter, est
contre-productif. Non pas, comme on
le dit souvent, parce que les drogués
du boulot tombent plus souvent ma-
lades que les autres. Et que donc refu-
ser de s’arrêter serait un gain de
court terme que l’on risque de payer
cher plus tard. Une étude publiée le
1er septembre 2017, dans la revue de
l’Academy of Management, montre
que, au contraire, quand on aime son
métier, y passer de nombreuses heu-
res est loin d’être toxique. Cela main-
tiendrait plutôt en bonne santé.
Cette relative inefficacité du tra-
vailleur acharné viendrait plutôt du
fait qu’il s’engage trop souvent à me-
ner plusieurs tâches, plusieurs pro-
jets de front, à accepter éventuelle-
ment en plus quelques missions
pour aider l’un ou l’autre ou se faire
connaître. C’est alors que sa producti-
vité s’en ressent.
OBSÉDÉ PAR SON BOULOT
Il peut donc être sain d’être obsédé
par son boulot, mais à condition de
s’investir dans un nombre limité de
dossiers ou de chantiers. On peut
ainsi en faire plus, c’est-à-dire être
plus efficace, plus productif, en se
concentrant davantage, et donc en
travaillant moins. Morten Hansen,
professeur de management à l’uni-
versité californienne de Berkeley
(Etats-Unis), en fournit la démonstra-
tion dans son dernier livre, Great at
work : How top performers do less,
work better, and achieve more
(« Réussir au travail. Comment les
meilleurs font pour travailler moins,
mais mieux, et avoir de meilleurs ré-
sultats », ed. Simon & Schuster,
320 p., 16 euros, non traduit). Sa dé-
monstration s’appuie sur une en-
quête menée sur un échantillon de
5 000 dirigeants et salariés, tra-
vaillant dans 15 secteurs différents et
occupant 22 types de fonction. Com-
merciaux, financiers, responsables
des relations humaines, responsables
d’usine, etc. A tous niveaux hiérar-
chiques. Femmes et hommes à quasi
parité, bien sûr. Et de tous âges, de-
puis les générations Y jusqu’aux plus
de 50 ans. L’étude a permis d’analyser
quel avait été leur parcours profes-
sionnel et les résultats obtenus. Il en
ressort que les deux tiers (66 %) de
leurs performances seraient dus à
leur aptitude à se concentrer sur un
nombre limité de tâches, bien sélec-
tionnées. Et à les exécuter sans
s’éparpiller. En limitant le nombre de
collaborations – contrairement à l’en-
gouement actuel pour le collaboratif
QUAND ON AIME SON MÉTIER,
Y PASSER DE NOMBREUSES
HEURES EST LOIN
D’ÊTRE TOXIQUE
intensif. En ne participant qu’au
strict minimum de réunions, comi-
tés, rendez-vous clients… Mais en s’y
consacrant intensivement.
Par ailleurs, le profil de l’intéressé,
c’est-à-dire son âge, ses diplômes,
son genre, sa connaissance de l’entre-
prise et le temps passé à travailler ex-
pliqueraient globalement 10 % de la
performance du collaborateur. Les
24 % restants sont « inexpliqués » et
pourraient donc être dus à un talent
spécifique, ou à la chance, estiment
Morten Hansen et son équipe. Que
l’on soit doué ou pas, tout le monde
peut donc y arriver, à condition de
travailler moins mais mieux. Deux
bonnes nouvelles d’un coup ! p
kahn@lemonde.fr
@anniekahn2

Pour un renouveau démocratique de l’euro

Quatorze économistes Les dernières années ont montré que les insti-
tutions qui gouvernent la zone euro ne permet-
et parlementaires européens tent pas de prévenir les crises, et encore moins
appellent à dépasser les compromis de les gérer. La zone euro ne peut pas continuer
sur les solutions techniques et avec une politique économique orchestrée par
une combinaison de règles complexes, d’une
financières à la crise de la dette afin discipline de marché par nature erratique et
d’apporter une réponse politique d’arrangements intergouvernementaux peu
fiables. A la place, une nouvelle approche politi-
durable aux défaillances de l’Union que devrait promouvoir une politique écono-
mique menée avec expertise et un degré plus
économique et monétaire élevé d’autonomie politique par un véritable
exécutif responsable devant un Parlement de la
zone euro. Une petite ligne de crédit dans le
budget de l’Union ou un fonds de stabilisation
collectif pour les temps difficiles sont loin de suffire
comme mécanismes d’ajustement.
UNE PETITE LIGNE cessitera en particulier une forte détermina-
tion pour mettre un terme aux abus les plus fla-
DE CRÉDIT DANS LE BUDGET grants en matière d’optimisation et d’évasion
fiscales au sein de la zone. Ce budget devrait en
DE L’UNION OU UN FONDS effet permettre à l’Europe à la fois d’atteindre
un certain niveau de convergence en matière
DE STABILISATION fiscale et de lui fournir des moyens supplémen-
POUR LES TEMPS DIFFICILES taires pour les missions qu’elle doit remplir.
Sans que cela se fasse au détriment de l’Union
SONT LOIN DE SUFFIRE européenne et tout en restant sous le contrôle
de la Commission, ce budget devrait être placé
COMME MÉCANISMES en dehors du budget de l’Union pour doter la
D’AJUSTEMENT zone euro de suffisamment de flexibilité et
d’indépendance financière et institutionnelle.
UN SAUT EN MATIÈRE DE GOUVERNANCE
tiques sociales dans les pays qui ont des surplus Mais ces solutions techniques sur le front mo-
extérieurs. Les réformes économiques qui ont nétaire et fiscal auraient des conséquences po-

A u cours des derniers mois, la Commis-

sion européenne ainsi qu’un groupe
de 14 économistes franco-allemands
ont rendu publiques des propositions pour ren-
forcer l’architecture de la zone euro. Ces propo-
sitions sont utiles pour faire vivre le débat, mais
elles restent guidées par un fort esprit de com-
promis, et leurs ambitions sont limitées par les
contraintes politiques perçues par leurs
auteurs. A cause de cela, ces propositions se
concentrent sur les conditions nécessaires
pour stabiliser la zone euro, mais restent très
insuffisantes sur ce qu’il faudrait faire pour que
la zone euro prospère réellement. En se limi-
tant à des solutions graduelles et principale-
ment économiques, ces propositions permet-
tent sans doute à un compromis d’émerger,
mais elles ignorent le profond soubassement
institutionnel, politique et démocratique de la
crise de la zone euro et négligent le fait que, si
l’union monétaire ne devient pas rapidement
un succès économique, elle risque de devenir
politiquement insoutenable.
Depuis la crise de la zone euro, le consensus
intellectuel s’est progressivement cristallisé
autour de l’idée que, une fois le système finan-
cier réparé, la création d’une union bancaire
complétée par une union des marchés de capi-
taux devrait permettre de partager suffisam-
ment de risques pour stabiliser l’union moné-
taire, comme dans un régime assurantiel. Une
sorte d’architecture de Maastricht complétée
par, d’un côté, le filet de sécurité minimal créé
durant la crise pour le secteur public (le Méca-
nisme européen de stabilité), accessible seule-
ment à des conditions punitives, et par, d’un
autre côté, un plus grand partage des risques
par le biais des marchés financiers.
Les économistes classiques croient que les
marchés financiers, les signaux de prix et les
incitations économiques peuvent être la
source unique à la fois de la discipline et du
partage des risques au niveau du secteur
privé. Mais une véritable union monétaire ne
peut pas opérer seulement sur la base d’une
logique d’assurance qui, inévitablement, op-
pose débiteurs et créditeurs. Cela, en retour,
pose des questions fondamentales en termes
de gouvernance, d’institutions, de responsa-
bilité démocratique et met les questions poli-
tiques au cœur du débat au détriment des su-
jets économiques.
UN BUDGET RÉEL ET IMPORTANT
Ces objectifs ne peuvent être atteints qu’avec
un budget réel et de taille suffisante qui aurait à
remplir cinq fonctions essentielles.
Premièrement, ce budget devrait tout d’abord
sécuriser de façon crédible le système financier,
de sorte que celui-ci puisse jouer son rôle de sta-
bilisation et de partage des risques. Au-delà de
l’usage du fonds de résolution actuel (qui,
d’ailleurs, n’a été mis à contribution ni en Espa-
gne ni en Italie au cours des épisodes récents),
cela signifie la mise en œuvre d’une assurance
commune des dépôts efficace ainsi que d’une
autorité de résolution commune renforcée.
Deuxièmement, il devrait aussi permettre
une stabilisation macroéconomique plus ro-
buste en cas de choc, par exemple à travers une
assurance-chômage partielle au niveau de la
zone euro. Financée par une taxe, ce qui serait
déjà en soi un mécanisme de stabilisation, cette
assurance pourrait couvrir une part du salaire
pour les 12 premiers mois de chômage. Quand
on teste un tel mécanisme sur le passé, on se
rend compte de ses vertus stabilisatrices : l’Alle-
magne en aurait été un bénéficiaire net au dé-
but des années 2000 et l’Espagne un contribu-
teur net ! Cela allégerait aussi la charge qui pèse
sur la Banque centrale européenne, actuelle-
ment la seule institution capable d’amortir les
chocs cycliques, mais ainsi placée dans une si-
tuation politiquement dangereuse.
Troisièmement, il est important de souligner
que, contrairement au budget actuel de l’Union,
ce budget de la zone euro devrait être financé
par des taxes décidées sur la base des dépenses
à couvrir par l’émission de titres de dette ; ce qui
permettrait de fournir des titres de dette de la
zone euro sans risque en temps de crise et com-
pléterait la capacité limitée des Etats membres
d’en émettre. Ce serait d’autant plus nécessaire
si un Etat membre venait à devoir faire défaut
sur sa dette.
Quatrièmement, ce budget devrait permettre
de créer une nouvelle politique de cohésion
pour les Etats confrontés à des problèmes struc-
turels de compétitivité et à des défis institution-
nels. Il servirait à mettre en œuvre le type d’in-
vestissements et de réformes qui accroissent la
productivité (université, école, système juridi-
que, formation…) et réduisent les déficits exté-
rieurs. Mais il devrait aussi permettre d’inciter
aux investissements et au déploiement de poli-
été mises en avant ces dernières années pour
rétablir les équilibres ont été basées unique-
ment sur des dévaluations internes, ce qui s’est
révélé non seulement politiquement et sociale-
ment destructeur pour la zone euro, mais aussi
litiques profondes et nécessiteraient un saut
significatif dans la gouvernance de la zone
euro. Un commissaire européen devrait être
chargé des affaires monétaires et fiscales de la
zone, présider l’Eurogroupe, prendre des déci-
économiquement déstabilisant au vu de l’im- sions exécutives pour le compte de l’Euro-
portant excédent extérieur de la zone. La zone groupe et être responsable démocratiquement
euro a besoin de mettre en œuvre des ajuste- devant un Parlement de la zone euro, qui
ments bien plus symétriques et non déflation- aurait notamment le pouvoir de le renvoyer
nistes grâce à un budget de la zone. C’était la lo- (indépendamment du reste de la Commission)
gique qui sous-tendait la politique de conver- par un vote de défiance. Ce pas en avant auda-
gence de l’Union dans les années 1990 et, tout cieux établirait les fondations d’une souverai-
en évitant de dupliquer les fonds structurels et neté européenne en matière économique, tout
les mécanismes d’investissement existant dans en reconnaissant que les décisions de politi-
l’Union, ce type de fonds devrait être développé que économique requièrent à la fois des pou-
au sein de la zone euro désormais. voirs exécutifs et de la responsabilité démocra-
Cinquièmement, même si la frontière entre tique, ce que le consensus intellectuel domi-
les biens publics utiles à l’Union européenne et nant des années 1990 rejetait.
ceux destinés à la zone euro peut être floue, il Une vision moderne de la zone euro nécessite
existe de bonnes raisons de promouvoir un de poursuivre le constitutionnalisme moné-
agenda d’investissements dans des biens pu- taire de Pierre Werner (1913-2002), Altiero Spi-
blics allant de la défense à l’innovation en pas- nelli (1907-1986) ou Tommaso Padoa-Schioppa
sant par l’environnement, ce qui augmenterait (1940-2010), et d’accepter de compléter l’union
le potentiel économique de la zone euro, tout monétaire par une véritable autorité fiscale
en aidant en particulier ses membres dotés souveraine et responsable démocratiquement,
d’un haut potentiel pour les énergies renouve- qui ferait avancer l’union politique de l’Europe
lables. Cette fonction d’un budget de la zone au lieu de l’éviter. Les économistes sont peut-
euro pourrait compléter le budget de l’Union, être capables de réparer quelques-uns des dé-
et, en tant que telle, être ouverte à des pays non- fauts les plus graves de l’union économique et
membres de la zone euro. monétaire. Mais ils ne seront pas en mesure de
L’ensemble de ces fonctions va demander de corriger ses lignes de faiblesse politiques, res-
nouveaux revenus qui pourraient être collectés ponsables de sa vulnérabilité. Les déficits dé-
par le biais d’un certain nombre de ressources mocratiques et exécutifs accumulés s’autoren-
propres (une part de la TVA, de l’impôt sur les forcent : ils ont désormais atteint un point où
sociétés ou encore une nouvelle taxe carbone). cette situation n’est plus compatible ni avec
Ces revenus devraient permettre à ce budget de l’héritage constitutionnel et démocratique de
démarrer avec une taille modeste, de 1 % du PIB l’Europe ni avec les aspirations des peuples
de la zone. Sécuriser ces ressources propres né- européens. p
¶
Laszlo Andor, ancien commissaire européen (2010-2014) ; Pervenche Berès, coordinatrice du groupe
de l’Alliance progressiste des socialistes et démocrates au Parlement européen ; Lorenzo Bini Smaghi,
président de la Société générale et ancien membre du directoire de la BCE ; Laurence Boone, chef économiste
d’Axa IM et ancienne conseillère économique de François Hollande ; Sebastian Dullien, professeur d’économie
à l’université des sciences appliquées de Berlin ; Guillaume Duval, éditorialiste à « Alternatives économiques » ;
Luis Garicano, professeur d’économie à la London School of Economics, responsable de la politique
économique de Ciudadanos ; Michael A. Landesmann, professeur d’économie à l’université de Linz (Autriche) ;
Georges Papaconstantinou, ancien ministre grec des finances ; Antonio Roldan, député (Ciudadanos)
au Parlement espagnol ; Gerhard Schick, député Verts au Parlement allemand ; Xavier Timbeau, directeur
de l’OFCE ; Achim Truger, professeur d’économie à l’Université d’économie et de droit de Berlin ; Shahin
Vallée, économiste au Soros Fund Management et ancien conseiller économique d’Emmanuel Macron
8 | MÉDIAS&PIXELS
Canal+ coupe la diffusion des chaînes de TF1
TF1 veut faire payer des droits aux opérateurs qui les retransmettent à leurs abonnés
par leurs box. Canal+ dénonce des exigences financières « déraisonnables »
L
e ton est particulière-
ment glacial et la situa-
tion inédite : Canal+ a an-
noncé jeudi 1er mars qu’il
coupait l’accès aux chaînes du
groupe TF1 pour ses abonnés.
« Cette décision est le résultat de
l’intransigeance du groupe TF1, qui
abuse de sa puissance de marché,
et notamment de son canal nu-
méro 1 pour imposer unilatérale-
ment à ses distributeurs, dont le
Groupe Canal+, de payer pour con-
tinuer à diffuser ses chaînes dispo-
nibles gratuitement sur la TNT et
sur Internet. »
Ce conflit ouvert est le résultat
d’un changement de stratégie de
TF1, qui depuis l’arrivée de son
nouveau PDG, Gilles Pélisson, fin
2015, a entrepris de faire payer les
opérateurs pour la diffusion de ses
chaînes. Après des mois de discus-
sions, un accord a été trouvé avec
Altice (SFR) et Bouygues Telecom
(qui a le même actionnaire que
TF1), mais pas avec Orange, ni Free
(dont le fondateur Xavier Niel est
actionnaire du Monde à titre per-
sonnel), ni Canal+, avec lesquels la
situation s’envenime.
Deux actions juridiques
Les exigences financières de TF1
sont « déraisonnables et infon-
dées, avec des conditions et un ca-
lendrier imposés unilatérale-
ment », a dénoncé, jeudi soir, dans
son communiqué la filiale de Vi-
vendi, dirigée par Vincent Bolloré.
Les demandes de TF1 passent
d’autant moins bien auprès de
Canal+ que ce dernier, en tant
qu’acteur de la télévision payante,
a des obligations particulières,
Le Média : des soutiens
se désolidarisent
Onze personnalités prennent leurs distances
avec la webtélé proche des « insoumis »
A l’automne 2017, ils
avaient appelé de leurs
vœux la naissance d’un
« nouveau média citoyen », « hu-
maniste et antiraciste, féministe,
écologiste et progressiste ». Ils re-
grettent aujourd’hui d’avoir ap-
posé leur signature en bas du
« manifeste » publié dans Le
Monde en septembre. Onze per-
sonnes parmi la centaine de per-
sonnalités du monde politique,
de la société civile et du spectacle
qui avaient soutenu la création
d’un « pure player » « fondamen-
talement alternatif par sa gouver-
nance, son modèle économique et
son fonctionnement » font savoir,
dans un texte confié au Monde,
qu’elles se désolidarisaient du
Média, la webtélé proche des « in-
soumis » lancée le 15 janvier et di-
rigée par le psychanalyste Gérard
Miller et la communicante char-
gée des campagnes de Jean-Luc
Mélenchon, Sophia Chikirou.
Ces onze personnalités soucieu-
ses de prendre ainsi leurs distan-
ces sont l’ancienne ministre de la
culture Aurélie Filippetti, proche
de Benoît Hamon, l’avocat An-
toine Comte, l’écrivain Gérard
Mordillat, le médecin urgentiste
Patrick Pelloux, les comédiens
François Morel et Judith Chemla,
En cause
notamment,
la brutale
éviction de la
journaliste Aude
Rossigneux
0123
SAMEDI 3 MARS 2018
C I N ÉMA
Le rachat d’une partie
de Weinstein Co
est finalement conclu
Jeudi 1er mars, une ancienne
de l’administration Obama,
Maria Contreras, a conclu un
accord pour racheter une par-
tie de la société d’Harvey
Weinstein. Avec l’aide d’un
conseil d’administration à
modèle de TF1, à partir du moment Tout est question de principe… et sormais coupés sur les box du majorité féminine, elle tentera
« TF1, TMC, TFX, où le fait de regarder la télévision de prix. Dans son offre et dans les premier opérateur français. Le de relancer le studio à la répu-
TF1 Séries Films via Internet se développe », a-t-il accords passés avec Altice et avec contrat de Free arrive, lui, à tation ternie par les accusa-
souligné, expliquant vouloir obte- SFR, la hausse des prix est com- échéance le 31 mars. « Les deman- tions d’agressions sexuelles
et LCI occupent nir au total « plusieurs dizaines de pensée par l’ajout de services pour des de TF1 sont extravagantes ! Les concernant son ancien pro-
des fréquences millions d’euros ». le visionnage de TF1 : avant-pre- discussions sont au point mort », a priétaire. – (AFP.)
La filiale de Bouygues dit s’inspi- mières, diffusion en 4K (ultra assuré son PDG, Maxime Lom-
nationales rer d’exemples étrangers, notam- haute définition) de certains pro- bardini, au Figaro, le 6 février. MÉD I AS
relevant du ment des Etats-Unis et d’Europe grammes ou « start over » pour re- Les distributeurs récalcitrants Lagardère se sépare
de l’Est. De leur côté, Canal+ et les venir au début d’un programme. peuvent espérer peser davantage du siège d’Europe 1
domaine public » autres opposants à TF1 rétorquent TF1 aurait obtenu d’Altice le verse- en durcissant les négociations au Lagardère, maison mère d’Eu-
CANAL+ que le prix payé par les distribu- ment de 10 millions d’euros par même moment. Si les chaînes de rope 1, va céder le siège de la
teurs se répercute sur l’abonné. Se- an. Et aurait, selon Le Figaro, ré- TF1 étaient coupées par plusieurs radio, situé rue François-Ier,
lon eux, le système américain clamé plus de 20 millions d’euros opérateurs, elles pourraient voir dans le 8e arrondissement de
notamment en matière de finan- n’est pas comparable, car les distri- à Free et de 25 à 26 millions à leur audience chuter. De son côté, Paris, au fonds Ardian Real
cement du cinéma. buteurs peuvent en contrepartie Orange. Soit des hausses de prix le groupe de Gilles Pélisson es- Estate. Selon CFNews, site
« TF1, TMC, TFX, TF1 Séries Films commercialiser eux-mêmes une plus importantes que celles récla- compte peut-être que les opéra- spécialisé dans les informa-
et LCI occupent des fréquences na- partie de la publicité diffusée sur mées par M6, qui a de son côté teurs télécoms veuillent trouver tions immobilières, l’ensem-
tionales relevant du domaine pu- les antennes. Comme si Canal+ ou réussi à renégocier certains ac- un terrain d’entente avant juin, ble immobilier haussman-
blic qui leur ont été octroyées gra- Orange pouvaient vendre une par- cords. afin de pouvoir bénéficier de la nien de 11 000 m2, qui
tuitement, argumente Canal+. Par tie des spots de pub de TF1… Ces Le PDG d’Orange, Stéphane Ri- Coupe du monde de football, intéressait également le
ailleurs, TF1 bénéficie d’avantages particularités du marché améri- chard, a jusqu’ici refusé de signer dont TF1 a le droit de diffuser cer- groupe LVMH, a été vendu à
réglementaires propres aux chaî- cain n’empêchent pas que les re- un nouveau contrat avec TF1, et tains matchs, en particulier ceux « un prix bien inférieur aux
nes gratuites, dont la possibilité de négociations de contrats donnent les services de « replay » qui per- de l’équipe de France. p 300 millions d’euros » qu’a
diffuser en exclusivité des événe- régulièrement lieu à des coupures mettent de revoir les chaînes du françois bougon précédemment requis le
ments sportifs majeurs comme la de signal temporaires. groupe en différé sont donc dé- et alexandre piquard groupe Lagardère. – (AFP.)
Coupe du monde de football, qui
doivent être accessibles à tous. »
Pour augmenter la pression, Ca-
nal+ a enclenché deux actions ju-
ridiques contre TF1. Selon son di-
recteur général, Maxime Saada,
cité par le Journal du dimanche,
Canal+ réalise de « 15 % à 20 % de
l’audience des chaînes gratuites ».
Du côté de TF1, Gilles Pélisson
justifie cette stratégie par sa vo-
présentent
lonté de diversifier ses revenus,
avec une moindre dépendance à la
publicité, en mettant mieux en va-
leur « des contenus exceptionnels
qui attirent les Français », s’est-il
défendu le 16 février, lors de la pré-
sentation des résultats annuels.
« C’est très important dans le futur
VOTRE AMBITION MÉRITE UN MBA
17 MARS 2018
les journalistes Cécile Amar, de
L’Obs, et Edouard Perrin, de Cash
investigation, les musiciens Gio-
vanni Mirabassi et Médéric Colli-
gnon. L’ancien candidat vert à
35 programmes parmi les plus reconnus des classements internationaux
Une heure de Master Class animée par l’ESCP Europe
l’élection présidentielle Noël Ma-
mère – l’une des vedettes de l’an-
tenne, chargé de réaliser chaque
mardi l’interview d’un défenseur
de l’écologie –, a également signé
le texte et fait savoir qu’il « ne [re-
mettrait] plus les pieds dans cette
chaîne de télévision ».
Refus du « sensationnalisme »
En cause, la brutale mise à l’écart,
lundi 19 février, de la journaliste
Aude Rossigneux, l’un des piliers
de l’équipe rédactionnelle, qui
avait été chargée de recruter les
équipes. Mais aussi les propos te-
nus à l’antenne, vendredi 23 fé-
vrier, par Claude El Khal, « corres-
pondant » au Liban de la chaîne
sur la guerre en Syrie, justifiant le
choix de ne pas diffuser d’images
des massacres perpétrés dans la
Ghouta orientale au motif qu’el-
les ne seraient pas « vérifiées de
manière indépendante » et par re-
fus du « sensationnalisme ».
« Nous avons signé le “Manifeste
pour un nouveau média citoyen”
en septembre dernier », expliquent
ces anciens soutiens du « mani-
feste », rédigé par les cofondateurs INFOS & INSCRIPTIONS : MBAFAIR-LEMONDE.COM
de la chaîne, Gérard Miller, Sophia
Chikirou, aujourd’hui directrice
générale du « Média », et le réalisa-
teur Henri Poulain. « Mais
aujourd’hui, Le Média ne répond
plus, à nos yeux, à la promesse ini- PALAIS BRONGNIART MBA FAIR
LE SALON DES
tiale, ni sur le fond ni sur la forme,
se désolent les signataires. Nous PLACE DE LA BOURSE - PARIS MBA & EXECUTIVE MASTERS
ne pouvons plus le soutenir. » p
ariane chemin
 ENTRETIEN ENQUÊTE P O RT RA I T

5 Jean-Claude Kaufmann
défend la sociologie
6 Le patrimoine fasciste
embarrasse l’Italie
7 Philippe Mangeot, penser
en paroles et en actions

Ce que
Macron doit à
Saint-Simon
Au début du XIXe siècle, le père de l’industrialisme
exaltait les producteurs, honnissait les rentiers
et se méfiait du « monde d’avant ». Les échos entre
sa pensée et celle du président sont nombreux :
analyses des politistes Bruno Cautrès
et Pierre Musso

Samedi 3 mars 2018 · C a h i e r d u « M o n d e » N o 2 2 74 9 · Ne peut être vendu séparément

 ·
EN TÊTE
2
LE MONDE SAMEDI 3 MARS 2018

Le saint-simonisme,
une clé
du macronisme
Parmi les penseurs qui ont influencé Emmanuel Macron figure le comte de Saint-Simon (1760-1825).
Tous deux se rejoignent dans la critique de la société des statuts hérités et l’éloge de la mobilité,
qu’elle soit sociale, économique ou géographique

PA R B R U N O C AU T R È S s’exprime dans ses discours et ses actions, indien Amartya Sen. Mais même là, tout est doit prendre garde à ne pas commettre d’ana-
pluralité qui reflète un parcours composite complexe : ainsi, si l’on peut lire dans Emma- chronisme. De nombreuses portes d’entrée
bien que fortement inscrit dans le modèle nuel Macron en relisant Tocqueville, la cen- sont possibles pour mener la comparaison.

A
nalyser la généalogie politique et
même philosophique d’Emma-
nuel Macron et du macronisme
n’est pas une chose facile. En de-
hors même de la complexité de
toute trajectoire politique, faite de choix et d’af-
firmations mais aussi de hasard et de circons-
tances, plusieurs risques existent : l’anachro-
nisme en premier lieu, plaquer artificiellement
sur une trajectoire politique du XXIe siècle une
grille de lecture issue d’une autre expérience
historique, ou encore forcer le trait en obligeant
Emmanuel Macron, son parcours ou sa vision
politique, à ne rentrer que dans une seule case.
Or, Emmanuel Macron n’est certainement pas
facile à cataloguer. Une pluralité d’influences
méritocratique de production des élites fran-
çaises. Une trame commune se repère néan-
moins : la mobilité et la fluidité (qu’elle soit
sociale, économique ou géographique) consti-
tuent le cœur de sa conception de la société.
Plusieurs auteurs ont déjà souligné ce que
cette conception doit à un « libéralisme égali-
taire », où l’égalité des chances veut renforcer
les capacités de chacun à accomplir son destin.
Si le discours sur l’égalité des chances et la
société des statuts acquis plutôt qu’hérités
évoque fortement Alexis de Tocqueville et
l’égalisation des conditions, cet emprunt se
mêle aux théories de la justice sociale du
philosophe américain John Rawls (1921-2002)
et à celle des « capabilités » de l’économiste
tralité de la société civile chez Tocqueville
entrave ce rapprochement, car le philosophe
en fait un point cardinal de la démocratie,
tandis qu’Emmanuel Macron n’a pas, pour le
moment, pleinement assumé ce choix.
PERSONNALITÉ COMPLEXE ET HYBRIDE
Au jeu de cache-cache auquel la pensée du
président nous invite, on rencontre une
autre personnalité complexe et hybride de
notre histoire intellectuelle : Claude-Henri de
Rouvroy, comte de Saint-Simon (1760-1825).
Sans faire d’Emmanuel Macron un « disci-
ple » de Saint-Simon, les connotations saint-
simoniennes de sa vision du gouvernement
et de l’action politique sont si fortes qu’on
On n’en empruntera que certaines.
Publiée en 1819, en pleine restauration
monarchique, la « Parabole » de Saint-Simon,
suivie, dans l’ouvrage L’Organisateur, d’un
second texte intitulé « Sur la querelle des
abeilles et des frelons », est l’un des docu-
ments les plus évocateurs de la « révolution »
politique qu’Emmanuel Macron veut incar-
ner, notamment le remplacement d’une
classe politique de « l’ancien monde », dé-
peinte comme seulement motivée par le
maintien de ses avantages acquis, par une
nouvelle génération d’élus issus de la société
civile et du monde économique.
Dans sa « Parabole », Saint-Simon procède par
une série de suppositions contrefactuelles : il

« Nous redécouvrons l’importance de la pensée industrialiste »

Pierre Musso, spécialiste de sciences politiques,
auteur de Saint-Simon et le saint-simonisme
(« Que sais-je ? », PUF, 1999) et coéditeur
des Œuvres complètes (PUF, 2013), s’attelle
à faire redécouvrir le comte de Saint-Simon
(1760-1825), père d’une véritable utopie
sociale. Pour lui, on ne peut comprendre la vie
intellectuelle française des XIXe et XXe siècles
sans avoir à l’esprit son immense influence,
par-delà l’image brouillée qu’en ont donnée
ses disciples, les saint-simoniens.
Saint-Simon passe pour un auteur inclassable,
ce qui explique sans doute pourquoi il est
à ce point méconnu. Pourtant, le sociologue
Emile Durkheim disait qu’on trouvait chez
lui « le germe de tous les grands courants qui
se sont produits au XIXe ».
Durkheim a raison. Tous les grands courants
du XIXe siècle s’en réclament : les socialistes
(Marx l’a lu en français), mais aussi les libéraux
(l’économiste Friedrich Hayek dit ce qu’il doit à
Saint-Simon) ; il est à la source du positivisme :
Auguste Comte, jeune polytechnicien, est
son secrétaire de 1817 à 1824, un an avant son
décès ; il est également à la source de l’indus-
trialisme, la philosophie associée à l’industria-
lisation. Et, bien sûr, il ne faut pas oublier
le saint-simonisme. On ne se rend plus compte à
quel point le XIXe siècle est saint-simonien, et
pas seulement la pensée : des écrivains comme
Hugo ou Musset sont influencés par les saint-
simoniens. Qu’est-ce que le saint-simonisme ?
On trouve sous cette bannière une multitude de
personnalités très différentes, avec des points
de vue très divers. Ce qui a unifié la pensée
saint-simonienne, ce sont les cours publics,
les conférences, qui ont été donnés par ses disci-
ples et publiés sous le titre Doctrine de Saint-
Simon en 1830. L’interprétation qui y était
donnée de la pensée de Saint-Simon n’avait que
peu à voir avec l’œuvre véritable. Or, tout le
XIXe siècle est passé par ce filtre déformant…
Si l’on en revient au vrai Saint-Simon,
comment présenter sa pensée ? Ce n’est
ni l’Etat ni le marché ; c’est un pouvoir
qui n’est pas vertical, plutôt horizontal,
mais ce n’est pas non plus l’anarchie…
Pour Saint-Simon, la Révolution française a été
un méga-bouleversement mais n’a pas accou-
ché de ce dont elle était la promesse : le chan-
gement social. Saint-Simon pense en termes
de système social, c’est pourquoi il a pu être
considéré comme le père de la sociologie.
Dans le système social existant, qu’il appelle
« féodalo-militaire », sur le plan spirituel, c’est
le clergé qui domine et, sur le plan politique,
les militaires et les nobles. Or, un autre système
est en train de naître, qu’il faut aider à faire
advenir, c’est ce qu’il appelle le « système indus-
triel ». Dans ce système, le pouvoir spirituel
n’est plus confié au clergé mais aux savants, et
le pouvoir politique passe aux mains des indus-
triels. Par « industriels » (Saint-Simon est le pre-
mier à en faire un substantif), il faut entendre
l’ensemble des producteurs : de l’agriculteur
au chef d’entreprise, de l’artisan au banquier,
en passant par tous ceux qui vivent de leur tra-
vail. Pour Saint-Simon, la vérité de la politique,
c’est la science de la production. C’est une
formule-clé. Le rôle de l’Etat, qui est un mal
nécessaire selon lui, est d’organiser cette pro-
duction ; il n’est ni plus ni moins qu’un chef
d’atelier. Ce n’est pas un hasard si Saint-Simon
revient sur la scène intellectuelle dans les mo-
ments où l’Etat est en crise. Il est le fondateur
et le penseur de l’industrialisme, en amont
de la division entre socialisme et libéralisme.
D’où le fait que les socialistes ne soient
pas les seuls à s’en réclamer. Les grands
capitaines d’industrie, ralliés au Second
Empire, aussi ?
Parmi ces capitaines d’industrie, certains sont
même des saint-simoniens historiques. Michel
Chevalier, qui est le conseiller économique de
Napoléon III, sorte de Jacques Attali de l’épo-
que, a participé à la retraite de Ménilmontant,
en 1832 – célèbre période où le mouvement,
pour se retrouver, se retire sur les hauteurs
de Paris. On y trouve aussi Enfantin et Talabot,
qui seront les concepteurs du chemin de fer.
D’ailleurs, tous les grands réseaux (le train
avec les Talabot, le télégraphe avec Chevalier,
la banque avec les Pereire) sont des œuvres
des saint-simoniens. Napoléon III lui-même se
réclame du saint-simonisme.
Donc c’est une pensée qui n’est
ni de gauche ni de droite ?
C’est une pensée en amont de ces idéologies,
porteuse d’une autre vision du monde qui
repose sur le primat de l’industrie sur le poli-
tique, et de la science sur la religion. Si on
retrouve de l’intérêt à la pensée de Saint-Simon,
c’est qu’avec la double crise du socialisme
et du libéralisme, on éprouve le besoin de re-
monter à la source, à la matrice qui a produit
ces idéologies. Un jour, l’anthropologue Georges
Balandier m’avait dit, dans une formule très
éclairante : c’est le fondateur des fondateurs.
Pensez-vous que Saint-Simon soit une source
d’inspiration pour Emmanuel Macron ?
L’hypothèse me semble intéressante. La centra-
lité de l’entreprise et du management est
prégnante dans le discours et l’action politiques
de Macron. La valeur d’efficacité apparaît net-
tement. Or, l’efficacité est une notion centrale
dans la pensée managériale, présente déjà chez
les premiers disciples de Taylor, qui prêchaient
le « gospel of efficiency », l’évangile de l’efficacité.
Ce que nous sommes en train de redécouvrir,
c’est l’importance de la pensée industrialiste
qui s’est développée en France dès le
XVIIIe siècle avec les premières écoles d’ingé-
nieurs.
Elle a imprégné très longtemps tous les grands
corps d’Etat. Dans les années 1950 encore,
les polytechniciens avaient des cours sur le
saint-simonisme. Les penseurs français se sont
concentrés sur les rapports du politique et
de l’Etat, et n’ont pas assez regardé ce courant pourtant cen-
tral pour comprendre l’histoire intellectuelle française. La
place des ingénieurs est importante en termes de pouvoir et
de gestion de réseaux, mais aussi en termes
de production de pensée. Emmanuel Macron,
sous certains aspects, en est un héritier. h
PROPOS R ECU EILLIS PAR JU LIE CLAR IN I

se demande ce qu’il adviendrait si la France
perdait subitement « ses cinquante premiers »
dans une liste longue et détaillée de corpo-
rations et de métiers (physiciens, chimistes,
mathématiciens, poètes, peintres, architectes,
banquiers, maçons, etc.) – ceux qu’il décrit
comme « les plus essentiellement producteurs,
(…) ceux qui dirigent les travaux les plus utiles à
la nation, et qui la rendent productive ». Cette
brutale disparition entraînerait le pays sur la
voie du désastre, et « la nation deviendrait un
corps sans âme ». Prolongeant ses supposi-
tions, il se demande alors ce qu’il adviendrait
si la France perdait le même jour ses princi-
pales élites politiques : « Admettons que la
France ait le malheur de perdre le même jour
(…) tous les grands officiers de la Couronne,
tous les ministres d’Etat, avec ou sans départe-
ment, tous les conseillers d’Etat, tous les maî-
tres des requêtes, tous ses maréchaux, tous ses
cardinaux, (…) et, en sus de cela, les dix mille
propriétaires les plus riches parmi ceux qui vi-
vent noblement. (…) Cette perte des trente mille
individus réputés les plus importants de l’Etat
ne causerait de chagrin que sous un rapport
purement sentimental, car il n’en résulterait
aucun mal politique pour l’Etat. »
On entend soudain autrement les propos
assez péjoratifs qu’Emmanuel Macron tient à
l’encontre de ces prédécesseurs ou du per-
sonnel politique issus des générations pré-
cédentes. La métaphore des abeilles et des
frelons en dit encore plus long : les abeilles
produisent le miel (l’argent), elles sont les
« industriels » qui fournissent le sang du corps
social, l’innovation, et elles incarnent le tra-
vail ; elles doivent se protéger des frelons
qui, dans le « monde d’avant », ce monde
« militaro-féodal » que Saint-Simon exècre,
sont aux commandes et se contentent de
consommer de manière non-productive. Le
« miel-argent » ne doit pas être détourné au
profit des gouvernants, il doit circuler, ne pas
être capté par les nouveaux nobles issus de
l’Ancien Régime ou reconvertis par la grâce
de l’administration napoléonienne pléthori-
que. A cette condition, nous dit Saint-Simon,
on peut envisager le grand passage « du gou-
vernement des hommes à l’administration
des choses », selon les mots de son disciple
Barthélemy Prosper Enfantin.
La vision que développe Saint-Simon de
« l’administration » n’est pas sans rappeler des
éléments importants de la philosophie du
gouvernement d’Emmanuel Macron. Pour
Saint-Simon, en effet, il y a la « bonne » et la
« mauvaise » administration : la version posi-
tive, c’est le gouvernement des « capacités »
(un mot qu’Emmanuel Macron emploie lui-
même pour désigner les qualités des futurs
membres de son gouvernement lors de sa
campagne électorale), celles des industriels à
administrer. Dans ses nombreux et savants
travaux sur la pensée de Saint-Simon, Pierre
Musso parle d’un véritable « syllogisme » des
principes du gouvernement : l’administration
actuelle est entre de mauvaises mains, elle est
mal gérée ; or, les « industriels » ont l’aptitude à
la gestion ; ils doivent donc diriger les affaires
publiques. Ce syllogisme impeccable n’est pas
sans rappeler les éléments de langage de
l’actuelle majorité : il faut, pour régler les pro-
blèmes de la France, poser des diagnostics,
confier les réformes à des « industriels » de
l’action publique (cela ne veut pas dire à des
chefs d’entreprise, ce qui serait un ana-
chronisme et une réduction du propos saint-
simonien). Le budget de l’Etat est, pour Saint-
Simon comme pour Emmanuel Macron, le
nerf de la guerre : ce n’est pas tant le caractère
« dispendieux » des finances publiques qu’il
faut combattre (quoique) que les hommes
chargés de sa gestion qu’il faut changer. Les
affaires publiques et le budget de l’Etat doi-
vent passer des mains du « pouvoir » (« l’ancien
monde », incarnation de la ruse, de la force, de
la domination) à celles de la « capacité ».
LE PAYS, UNE GRANDE MANUFACTURE
Bien d’autres aspects du macronisme pour-
raient être mis en miroir de la pensée de Saint-
Simon, concernant la politique et le gouverne-
ment mais aussi l’Europe ou encore les institu-
tions. Il faut redire ici les précautions à prendre
pour ne pas tirer exagérément ce parallèle :
non seulement les époques ne sont pas les mê-
mes mais Emmanuel Macron est avant tout un
politique, capable, en tant que tel, de jouer avec
ses références intellectuelles.
Néanmoins, un point supplémentaire per-
met d’illustrer l’intérêt de ce rapprochement
entre les deux univers. La disqualification de
la rente immobilière qui, pour Saint-Simon,
penche clairement du côté des frelons, permet
de lire à ciel ouvert la réforme de l’ISF qui privi-
légie l’investissement et l’argent qui circule au
détriment de la spéculation immobilière ou
de l’argent qui dort. Comme l’a très justement
remarqué la philosophe Juliette Grange (dans
une émission de France Culture consacrée à
Saint-Simon), il existe une conception « non
chrématistique » (pour reprendre ce terme
d’Aristote) du miel-argent chez Saint-Simon :
l’argent n’est pas destiné à produire de l’argent
et la rente non productive est condamnable.
L’industrialisme de Saint-Simon, c’est en fait
le culte de la production et du travail, thèmes
récurrents du discours macroniste.
Tout comme celle du penseur du change-
ment social, qui écrit dans les décennies qui
·
3
LE MONDE SAMEDI 3 MARS 2018
UNE ŒUVRE COLOSSALE
ET FOISONNANTE
Il avait bien un lien de parenté
avec le fameux duc, mémoria-
liste de Louis XIV, mais le
comte de Saint-Simon était
fait d’un tout autre bois.
Né en 1760, Claude-Henri de
Rouvroy n’était pas particuliè-
rement attaché à sa particule :
« Je renonce à jamais à ce titre
de comte que je regarde
comme très inférieur à celui
de citoyen », aurait-il déclaré
en 1790. Il faut se garder
de n’y voir qu’opportunisme.
A 19 ans, le jeune homme était
parti combattre en Amérique
aux côtés de La Fayette.
Revenu en Europe, il s’était
intéressé aux canaux et à la
politique des grands travaux,
en Hollande et en Espagne.
Esprit encyclopédique, avide
d’apprendre, il fréquente
alors les milieux scientifiques
(notamment le mathématicien
Gaspard Monge) et profite des
bouleversements politiques
suivent la Révolution, la philosophie de l’ac- de la période révolutionnaire
tion politique d’Emmanuel Macron se déploie pour faire fortune en spécu-
dans une période de crise. Certes, Emmanuel lant. Ce n’est qu’en 1798
Macron n’est ni le seul à l’avoir compris ni le qu’il décide de se consacrer
seul à proposer des ruptures de paradigmes. entièrement aux études
Mais, pour lui comme pour Saint-Simon, il et à la pensée. Après une visite
s’agit d’opérer une « grande transformation » à Madame de Staël, en 1802,
industrielle au sens saint-simonien du terme : il s’installe dans la capitale
le pays comme une grande manufacture, au suisse où il rédige l’un de ses
travail et en marche, les « industriels » et les textes les plus fameux : Lettres
innovateurs comme « premiers de cordée ». d’un habitant de Genève à ses
Serons-nous les sociétaires de cette manufac- contemporains. Bientôt ruiné, il
ture et celle-ci peut-elle échapper à la conflic- vit de petites missions (copiste,
tualité qui, dans une économie capitaliste, bibliothécaire…), puis
fût-elle moderne et ouverte, s’exprime sur la d’expédients. Pour l’écriture
répartition des flux et du miel ? Par ailleurs, de son œuvre, colossale et
le saint-simonisme d’Emmanuel Macron s’ap- foisonnante, il collabore avec
Augustin Thierry, puis Auguste
Comte. Il publie les cahiers
« L’industrialisme de Saint-Simon, de L’Industrie, ayant acquis
la conviction que la société
c’est en fait le culte de la production était en train de se restructurer
autour de cette dernière.
et du travail, thèmes récurrents En 1819, le texte, connu plus
tard sous le titre Parabole, lui
du discours macroniste » vaut des poursuites judiciaires
et un début de notoriété : il y
défend que seules les abeilles
(les producteurs) sont utiles
puie davantage sur la haute fonction publique à la société quand les frelons
et les grands corps de l’Etat que sur les « indus- (les rentiers) sont des parasites.
triels ». Un saint-simonisme technocratique, Le Nouveau Christianisme,
n’est-ce pas finalement un oxymore ? son dernier ouvrage, voulait
Saint-Simon vint tardivement à la vie intel- être le ciment spirituel de la
lectuelle, après une carrière militaire et une société à venir. Le 19 mai 1825,
carrière pleine de rebondissements dans la avant de mourir, il déclare :
banque et les affaires. Il savait de quoi il « Toute ma vie se résume à une
parlait lorsqu’il peignait à traits négatifs le seule pensée : assurer à tous
monde qu’il qualifiait de « féodal ». Il écrivit, les hommes le plus libre déve-
avec son ami Rouget de Lisle, un Chant des loppement de leurs facultés. » h
industriels, essaya de fonder un parti des in- J. CL .
dustriels et appela à un « mouvement na-
tional d’innovation ». On trouve, dans l’un de
ses premiers textes, datant de 1802 (« A la
société du Lycée »), cet autoportait : « Je pense
qu’un homme dans la tête duquel il se forme
une conception neuve doit s’assurer, par tous
les moyens qui sont en son pouvoir, si cette
conception est neuve pour les autres, et qu’il
doit la communiquer le plus promptement
possible si le résultat de son examen le porte à
croire qu’il a pensé des choses que les autres
ignorent. »
Cela vous rappelle quelqu’un ? h
BRU N O C AU T R È S
Chercheur CNRS au Centre de recherches
politiques de Sciences Po (Cevipof), spécialiste
des comportements et des attitudes politiques
 ·
EN ÉVIDENCE
4
LE MONDE SAMEDI 3 MARS 2018

TRIBUNE

Droit d’asile des minorités sexuelles :

gare à l’ethnocentrisme
PA R D A N I E L B O R R I L L O

e sociologue italien Calogero Giametta vient de pu- contraire. Les mouvements évangélistes, l’Eglise orthodoxe rature… Cette « culture gay » n’existe pas partout ou, en tout

L
blier une thèse provocante sur la question de l’asile
politique en raison de l’orientation sexuelle et de
l’identité de genre au Royaume-Uni : The Sexual Po-
litics of Asylum (Routledge, 2017, non traduit). A par-
tir des récits de personnes venant de douze pays dif-
férents et en tant qu’observateur participant d’une associa-
tion d’aide aux demandeurs d’asile, l’auteur propose une
analyse ethnographique permettant de rendre aux minori-
tés sexuelles persécutées la complexité de leurs parcours et
de leurs subjectivités. Constatant que, outre-Manche, ces de-
mandeurs « sont moins bien traités que celles et ceux de droit
commun », l’auteur se demande pourquoi : il ne s’agit pas
d’insensibilité de la part des agents de l’asile, mais plutôt de
la manière dont l’expérience des migrants doit à tout prix
s’inscrire dans un discours politique privilégiant la souf-
france et le traumatisme à la véritable reconnaissance de su-
jets politiques détenteurs de droits fondamentaux. Cette
idéologie (humanisme, universalisme, conception gay-frien-
dly occidentale) finit par exclure alors qu’elle prétend ac-
cueillir.
Tous les pays européens se trouvent confrontés à cette
situation de par un contexte international tragique.
Aujourd’hui encore, 75 pays dans le monde font de l’homo-
sexualité un crime. Dans neuf d’entre eux, elle est passible
de la peine de mort. La montée des intégrismes religieux
n’augure pas une amélioration de la situation, bien au
russe, l’islam radical et les juifs orthodoxes ne cessent d’in-
citer à la haine envers les personnes LGBTI [lesbiennes, gays,
bisexuelles, transsexuelles/transgenres et intersexuées].
Outre les Etats qui pénalisent l’homosexualité, il en existe
d’autres où le viol punitif ou le viol curatif, le mariage forcé,
l’internement psychiatrique, les thérapies médicales sous
contrainte, les violences, le harcèlement et les discrimina-
tions sont monnaie courante. Au surplus, comme en
Russie, toute personne peut être persécutée en raison de
ses activités « revendicatrices » en faveur des homosexuels.
CLIMAT DE SOUPÇON
Les pays d’accueil, eux, font face à une crise migratoire et
tendent à considérer toute demande d’asile comme abusive,
voire frauduleuse. C’est dans ce climat de soupçon que les
autorités évaluent les requêtes, analysent les preuves et se
font une intime conviction sur la véracité des demandes.
Evaluer la crédibilité devient, de surcroît, d’autant plus com-
pliqué que les déclarations proviennent de personnes origi-
naires d’une autre culture, avec d’autres codes de
communication et un système de valeurs différent. L’homo-
sexualité, telle qu’on la conçoit de nos jours en Occident, ne
correspond pas nécessairement au vécu des personnes pro-
venant de ces pays hostiles. Chez nous, il existe une identité
gay, lesbienne, bi, trans, queer, des codes, des espaces so-
ciaux, culturels, intellectuels, sexuels, des réseaux, une litté-
cas, n’a pas la même dimension dans les pays d’origine. Cette
situation rend la tâche du demandeur d’asile encore plus
malaisée : il n’est pas facile d’avouer son orientation
sexuelle, et toute hésitation ou pudeur pour parler de sa si-
tuation sera perçue comme un mensonge.
C’est pourquoi le Haut-Commissariat des Nations unies
pour les réfugiés rappelle qu’il « est essentiel que l’évaluation
des demandes fondées sur l’orientation sexuelle et/ou l’iden- DAN I E L BO RRI LLO
tité de genre soit menée avec sensibilité et de manière adé- Juriste, chercheur au
quate par des décisionnaires spécifiquement formé·e·s quant Laboratoire d’études
à ces problématiques. Etant donné les difficultés de fournir de genre et de
des preuves au niveau des demandes relatives à l’orientation sexualité de
sexuelle, l’évaluation de ces demandes repose souvent sur la l’université Paris-
crédibilité de la requérante ou du requérant ». En l’absence de Lumières
critères préétablis, la crédibilité du récit va dépendre in fine
de l’intime conviction des autorités de l’asile, lesquelles pré-
supposent l’existence de cette « culture gay » lorsqu’elles
vont exiger un récit « authentique et cohérent » avec une
certaine linéarité, allant de la prise de conscience au coming
out et au militantisme… Cette conception du monde empê-
che de voir d’autres modes de subjectivation LGBTI. C’est le
grand défi, aussi bien au Royaume-Uni qu’en France et dans
les autres pays d’accueil : celui de dépasser la représentation
traditionnelle des droits de l’homme européocentrée pour
rendre visibles et dicibles d’autres vécus sexuels et de genre
en dehors de nos catégories occidentales. h

« Aujourd’hui,
Mussolini gagner
les élections
LE SALUT FASCISTE REVIENT EN ITALIE, LE DUCE AUSSI (MAIS À L’ÉCRAN)
ROM E · CORRESP ON DAN T victoires sur la concurrence, on chante Faccetta nera, message de ce film, tandis que la petite-fille du Duce, geste à la gauche, coupable d’avoir livré le pays à
l’hymne fasciste des temps de la guerre d’Ethiopie… Alessandra Mussolini, députée européenne (groupe l’invasion migratoire. Samedi 17 février, lors d’un

A
utant le dire tout de suite, Sono tornato
(« Je suis revenu »), de Luca Miniero,
sorti dans les salles italiennes le 1er fé-
vrier, n’est pas un film réaliste. Ajou-
tons même, pour être plus clair, que ce
n’est vraiment pas un chef-d’œuvre. Qu’on en juge
plutôt : soixante-douze ans après son exécution, le
28 avril 1945, Benito Mussolini tombe du ciel et appa-
raît dans un nuage de fumée, en uniforme et bottes de
cuir, au milieu d’un jardin public du centre de Rome.
Alors qu’il erre dans les rues de sa capitale, qu’il ne
reconnaît plus (« Où suis-je ? A Addis-Abeba ? »), un
jeune réalisateur le repère, pense voir en lui un
acteur un peu allumé et l’emmène à bord d’une
camionnette pour un tour d’Italie, caméra en main,
au cours duquel le Duce rencontre des habitants dé-
sabusés, fatigués de la démocratie, voire nostalgi-
ques de l’homme providentiel.
Le film que ce vidéaste tire de ce roadtrip, et diffuse
sur Internet, rencontre un tel succès qu’une chaîne
de télévision privée s’en empare. Après s’être vu sug-
gérer d’éviter les discours trop racistes et les éloges
d’Hitler (« Je suis d’accord avec vous, ça m’a déjà coûté
très cher une fois », répond-il à la directrice qui lui
prodigue ce conseil), Benito Mussolini est lancé dans
le grand bain de la télévision. Son succès est ful-
gurant. Dans les couloirs de la chaîne, pour fêter les
Les affaires vont si bien que le dictateur se prend à
rêver de reprendre le pouvoir. Jusqu’à ce qu’une
vieille femme atteinte d’Alzheimer, dont on ap-
prend qu’elle est rescapée des camps de la mort na-
zis, reconnaisse son regard et dessille les yeux du
réalisateur, qui comprend soudain qu’en transfor-
mant en vedette un simple amuseur, il a ouvert la
voie au retour du pire.
SELFIES
Sorti en salle à moins de cinq semaines des élec-
tions législatives du 4 mars, ce film, inspiré d’un
best-seller satirique allemand racontant la réappa-
rition d’Hitler, Er ist wieder da (traduit en français
sous le titre Il est de retour, Belfond, 2014), lui-même
adapté au cinéma en 2014, est à vrai dire plus mala-
droit qu’ambigu. Satire du cynisme du monde de la
télévision italienne, portrait désabusé de citoyens
italiens désespérément passifs, le film peut diffici-
lement être taxé en soi d’apologie du fascisme.
Mais les scènes bien réelles où l’on voit le comédien
Massimo Popolizio, grimé en Mussolini, se prome-
nant au milieu de touristes qui lui réclament des
selfies ou lui adressent un salut fasciste suscitent
un véritable malaise.
La très puissante Association nationale des parti-
sans italiens (ANPI) s’est dite « déconcertée » par le
PPE), s’est déclarée enthousiaste. Interrogé sur le
contenu politique de son film, le réalisateur Luca
Miniero défend le mélange de la réalité et de la fic-
tion. « C’est un film sur les Italiens et sur la manière
dont travaillent les médias. Notre Mussolini qui
revient fait peur, non pas parce qu’il pourrait faire
revenir le fascisme, mais parce qu’il revient dans un
pays qui est déjà populiste, et c’est le système média-
tique qui le rend populiste. » Interrogé sur ce qu’il se
produirait aujourd’hui en Italie si Mussolini revenait
vraiment, le réalisateur est formel : « Aujourd’hui, il
gagnerait les élections. »
Comme pour donner raison à Luca Miniero, le film
paraît en salle dans un contexte politique tendu, où la
mémoire du fascisme est l’objet de nombreux débats.
Le président de la République, Sergio Mattarella, placé
au-dessus des partis par son rôle de gardien des insti-
tutions, l’a rappelé le 25 janvier. « Il est surprenant d’en-
tendre dire encore aujourd’hui que le fascisme aurait
eu certains mérites mais aurait commis deux grandes
erreurs : les lois raciales et l’entrée en guerre. C’est une
affirmation gravement erronée, inacceptable. »
Une semaine plus tard, à Macerata (Marches), un
militant de la Ligue du Nord tirait au hasard sur des
migrants africains en pleine rue avant de s’arrêter
pour effectuer un salut fasciste. La droite a eu tôt
fait de vouloir faire porter la responsabilité de ce
entretien télévisé, l’ancien premier ministre Silvio
Berlusconi assurait d’ailleurs que le fascisme était
« mort et enterré », tandis que l’antifascisme était
« un mouvement dangereux ».
Pendant ce temps, en marge de la scène médiatique,
des formations ouvertement fascistes étaient en
campagne, et les incidents impliquant militants
d’extrême droite et groupes antifascistes se multi-
pliaient. Le 9 février, c’est depuis la salle de presse de
la Chambre des députés, à Montecitorio, que Casa
Pound a présenté le programme de son parti, qui
rêve de créer la surprise en atteignant les 3 % des voix
nécessaires pour entrer au Parlement. Et la Cour de
cassation italienne a refusé de limiter leur droit à
l’expression publique : dans une décision rendue pu-
blique le 20 février, la haute juridiction italienne a
affirmé que le salut fasciste en public n’était pas
punissable s’il s’agissait d’un acte « commémoratif »
non assorti d’appels à la violence.
Dans le centre de Rome, sur la Piazza Venezia, à un
jet de pierre du balcon d’où Mussolini prononçait
ses grands discours, une affiche géante du film a
été déployée. On y voit le Duce de dos, en uniforme,
sous les projecteurs. Dans la nuit précédant la sor-
tie du film, une banderole a été déposée sous le
Sono tornato. On peut y lire : « Si seulement ! L’Italie
aux Italiens ! » h JÉRÔM E GAU THER ET

QUI PEUT SE DIRE
SOCIOLOGUE ?
TROIS
QUESTIONS À
J E A N - C L AU D E
K AU F M A N N ,
SOCIOLOGUE
1.
Vous avez été mis en examen pour diffamation
après avoir publiquement douté de la validité
des « thèses scientifiques » de Stéphane Edouard,
« expert » en sociologie. Qu’est-ce qu’un sociologue ?
S’il n’y a pas en sociologie d’ordre professionnel comme chez
les avocats ou les médecins, il n’en faut pas moins remplir un
cahier des charges précis pour représenter cette discipline. On
peut qualifier de sociologue deux catégories d’acteurs. La pre-
mière, qui constitue le « noyau dur » du métier, implique d’être
titulaire d’une thèse de doctorat en sociologie et de faire des
travaux de recherche, en tant qu’enseignant-chercheur à l’uni-
versité ou en tant que chercheur dans un grand organisme
public, tel le CNRS. Ces scientifiques partagent tous le même
système de fonctionnement : la validation par les pairs. Autre-
ment dit, le contrôle mutuel permanent de chacun par chacun,
d’une part à l’intérieur des institutions de recherche, d’autre
part par le biais de publications et de colloques.
La deuxième catégorie concerne un cercle plus élargi de pro-
fessionnels. Ils ont des niveaux de diplôme moins élevés que la
thèse, ne se revendiquent pas de la science, et font souvent, sur
le terrain, en liaison avec des travailleurs sociaux par exemple,
un excellent travail d’analyse et d’intervention. Mais si l’un de
ces sociologues « opérationnels » veut mettre en avant ses
hypothèses et ses idées dans un article à prétention scientifi-
que, il devra impérativement, comme dans le « noyau dur »,
être validé par ses pairs. Il lui faudra soumettre son article à ce
qu’on appelle une revue avec comité, c’est-à-dire une revue
reconnue où les articles sont relus par plusieurs sociologues et
acceptés – ou non – pour publication. Il lui faudra en outre
expliciter sa démarche de recherche : faire état des outils
méthodologiques employés, soumettre ses éléments d’enquête
et les références bibliographiques sur lesquelles il s’est appuyé.
Il est impossible, tout seul dans son coin, de dire : « J’ignore tout
de ce que fait la science, mais j’ai ma petite idée à moi et je vais
la publier. » On ne peut pas avoir sa petite idée à soi de ce qui
rait
est scientifique, sinon on peut dire que la Terre est plate.
2.
Dans un texte publié le 22 février dans « Le Nouveau
Magazine littéraire », vous estimez que le monde
»
de la recherche académique « se fait désormais déborder
par ce qui se passe sur la scène médiatique et numérique ».
Que voulez-vous dire ?
Le fonctionnement de la science que nous venons d’évoquer,
fondé sur la raison et l’échange critique, est un héritage essen-
tiel des Lumières : il permet d’établir des vérités scientifiques,
toujours provisoires et incertaines mais validées par la com-
munauté des pairs. Or, cet héritage est en passe d’être débordé
par les vérités alternatives. Par le biais notamment des ré-
seaux sociaux, chacun peut désormais s’improviser « scienti-
fique », dans une espèce de démocratie généralisée du savoir
qui commence à marginaliser la production scientifique
– surtout dans le domaine des sciences humaines et sociales.
Tout le monde ne peut pas parler astrophysique ou biologie
moléculaire… mais on a tous une idée de ce qu’est la société.
Là est le danger, car la vérité est toujours plus compliquée que
ce que l’on prend pour acquis. En sociologie, Durkheim le
disait très bien, la démarche scientifique consiste souvent à
déconstruire les évidences. A montrer que derrière le bon
sens se cachent des mécanismes plus complexes, qui peuvent
même parfois être contraires à l’intuition. C’est une démarche
J EAN-C LAU DE qui devient inacceptable à notre époque, où chacun construit
K AU FM ANN soi-même son opinion, voire sa croyance, en la fondant sur
Sociologue, ancien des explications pseudo-scientifiques.
directeur de recherche
du CNRS et spécialiste
3.
du couple. Derniers
essais parus : Un lit pour
deux (JC Lattès, 2015)
et Piégée dans son
couple (LLL, 2016).
Pour avoir, dans un Contre cette menace pour la science, que peut-on faire ?
article de 20 Minutes, La réponse n’est pas simple, mais il faut réagir d’urgence. Les
qualifié d’« arnaque » les sciences humaines et sociales ont un combat énorme à mener
« thèses scientifiques » face aux vérités alternatives, car celles-ci, c’est certain, vont
défendues par Stéphane continuer à se développer. Dans ce contexte, il faut, au moins,
Edouard, présenté comme laisser la possibilité aux lanceurs d’alerte de s’exprimer et
« sociologue de couple » éviter que le droit ne brise l’élan de ceux qui signalent des
pour l’émission de télé- dérives extrêmes. Au-delà de l’institution judiciaire, il faut
réalité « Mariés au aussi que les organismes de recherche sortent de leur fonc-
premier regard », diffusée tionnement parfois bureaucratique, ouvrent les yeux et se
sur M6, il a été mis mobilisent pour lutter contre ces dérives. C’est un enjeu de
en examen mi-janvier société majeur. h
pour diffamation. PROPOS R ECU EILLIS PAR CATHER IN E VIN CEN T
DANS
LES
RE V U E S
MONDE ARABE
QUEL AVENIR POUR
« QANTARA » ?
La revue de l’Institut du monde
arabe (IMA), Qantara, va-t-elle dispa-
raître ? C’est ce que craint son rédac-
teur en chef, François Zabbal, qui
a adressé une lettre au directeur
de l’institut, Jack Lang, le 8 février,
pour l’alerter sur cette question. « Le
mardi 30 janvier, écrit M. Zabbal, le
secrétaire général de l’IMA, M. David
Bruckert, m’a annoncé, au cours
d’une réunion, l’arrêt du magazine
Qantara (…). J’avoue ne pas
comprendre : arrêter Qantara c’est
perdre un titre connu, un symbole,
un réseau. » L’historien et écrivain
dénonce une « mise à mort bureau-
cratique et subreptice. »
Créée en 1991, Qantara (« le pont »)
est un magazine trimestriel bien
connu de ceux qui s’intéressent au
monde arabe. Consacré à la culture
– de l’édition au théâtre en passant
par la poésie, la littérature ou encore
l’histoire –, il a notamment bâti
sa réputation sur son dossier central
d’une trentaine de pages, très
fouillé, et sur le choix de ses
contributeurs – universitaires, intel-
lectuels, journalistes ayant une
connaissance pointue de ces sujets.
« C’est une revue unique au monde,
résume François Zabbal. Il existe bien
deux revues littéraires, à Londres
et aux Etats-Unis, mais aucune revue
généraliste comme celle-ci, qui
couvre toute l’actualité artistique et
culturelle du monde arabe – les arts,
les expositions, la musique, les films –,
qui permet de vulgariser mais aussi
d’ouvrir des fenêtres sur des sujets
peu couverts, comme nous l’avons
fait récemment sur le Moyen-Orient
dans la première guerre mondiale. »
A la tête de la revue depuis vingt-
deux ans, François Zabbal, qui
part cette année à la retraite, ne
comprend pas pourquoi les devants
n’ont pas été pris pour préparer
la relève : « Au lieu de mettre à profit
le départ du rédacteur en chef pour
relancer et renouveler le magazine
en révisant le sommaire et la ligne
éditoriale et en modifiant le format et
le visuel, vous avez choisi d’y mettre
fin », écrit-il à Jack Lang.
Plusieurs dizaines d’universitaires
ont, à leur tour, adressé à Jack Lang
une pétition, pour dire leur « conster-
nation et incrédulité » face à la pers-
pective d’une telle disparition, celle
d’un « magazine culturel unique dans
le paysage médiatique français, à
l’heure où la société française a pour-
tant plus que jamais besoin d’éclai-
rages fondés sur un socle solide de
connaissances issues d’une érudition
exigeante et d’une fréquentation assi-
due du monde arabe. Qantara savait
mettre ces savoirs à la portée de pu-
blics avertis ou simplement curieux. »
Interrogée par Le Monde, Marie
Descourtieux, directrice des actions
culturelles de l’IMA, rejette, elle,
l’idée d’un arrêt de Qantara. « Nous
travaillons à son évolution », souli-
gne-t-elle, sans préciser les pistes
de travail explorées. Elle affirme
que le projet sera présenté dans
les prochaines semaines ou dans les
prochains mois. Le dernier numéro
de Qantara, dans son format actuel,
doit paraître en juin. h
CHAR LOTTE BOZON N ET
·
5
LE MONDE SAMEDI 3 MARS 2018
R APPORT
D’ÉTONNEMENT
PAR FRÉDÉRIC JOIGNOT
Errements
transhumanistes
L
es surdouées, les sous-douées, les pas douées,
on t’emmerde toutes. On n’est pas des poules
pondeuses au service de la société, espèce de
malade. » C’est l’une des réponses faites à une tribune
publiée dans L’Express du 31 janvier, « Les femmes douées
ont moins d’enfants », signée par Laurent Alexandre,
commentateur du transhumanisme et auteur régulier
de « Cartes blanches » pour le supplément « Science & mé-
decine » du Monde. S’appuyant sur une étude qui constate
une baisse de 4 points du quotient intellectuel moyen
des Français et des Européens du Nord, il accuse « la moin-
dre reproduction des personnes les plus intelligentes et
la plus grande facilité des moins douées de se reproduire »
d’être responsable de ce grave « déclin cognitif ».
Ce différentiel s’expliquerait d’abord par notre politique
de solidarité, « profondément antidarwinienne », qui permet
heureusement « aux plus faibles », dotés de « moins bonnes
capacités cognitives », de « survivre et prospérer ». Ensuite,
les « femmes douées » enfantent moins, alors qu’une étude
aurait établi que « l’ADN de la maman est nettement plus
important que celui du papa dans la détermination
du QI ». D’où l’appel d’Alexandre : il faut « favoriser les bébés
chez les intellectuelles, ingénieures et chercheuses » afin
d’augmenter « la fécondité des femmes intelligentes ». Cela
en installant « des crèches dans les centres de recherche », en
offrant « des garanties aux ingénieures prenant des congés
maternité », en remboursant « à 100 % la congélation
d’ovules chez les femmes scientifiques » – et en n’accordant
rien de tout cela aux sous-douées, bien sûr. Dans les
années 1980, déjà, le milliardaire Robert Graham voulait
congeler le sperme des Prix Nobel…
SÉLECTION GÉNÉTIQUE
Au-delà de l’apostrophe nataliste à la tonalité pétainiste
qui a tant irrité, cette tribune flirte avec quelques-unes
de grandes thématiques du transhumanisme radical :
un eugénisme à peine déguisé, la défense d’une humanité
inégalitaire, divisée en deux par la sélection génétique
et les biotechnologies. C’est ce qui a motivé Alexis Verger,
biologiste moléculaire au CNRS, à publier un « debunking »
des assertions d’Alexandre sur son fil Twitter.
Sur la baisse de 4 points du QI des Français, le chercheur
cite l’étude : ses auteurs disent s’appuyer sur un échan-
tillon de 79 personnes, ce qui pose des problèmes
de « représentativité ». A propos du fait que nos sociétés
protègent les « faibles » par solidarité, ce qu’Alexandre
associe à la prolifération des moins doués, Verger écrit :
« J’ai beaucoup de mal à voir comment les capacités cogniti-
ves auraient quoi ce que soit à voir avec l’effondrement
de la mortalité infantile. » Quant à dire que l’ADN maternel
joue un rôle prépondérant dans l’intelligence de l’enfant,
il répond : « C’est faux, le chromosome X ne comporte
pas plus de gènes cognitifs que d’autres. » Enfin, affirmer
qu’une femme à fort QI enfantera un être doué est
périlleux : la formation de l’intelligence dépend aussi
« de facteurs non génétiques (éducation, milieu social…) ».
D’autres chercheurs sonnent la charge contre les trans-
humanistes. Dans Ça va pas la tête ! Cerveau, immortalité
et intelligence artificielle, l’imposture du transhumanisme
(Belin, 224 p., 20 euros), les neurobiologistes Danièle Tritsch
et Jean Mariani s’interrogent sur les projets du mouvement
concernant notre cerveau : implantation de prothèses
et de nanorobots pour « booster » notre intelligence ;
téléchargement sur un disque dur pour l’immortaliser,
annoncé pour 2050 par l’Américain Ray Kurzweil et décrit
par Houellebecq dans La Possibilité d’une île (Fayard, 2005).
Les deux chercheurs s’inquiètent : ces « apprentis sorciers
n’imaginent pas que manipuler certains réseaux de neu-
rones puisse entraîner des dysfonctionnements inattendus,
créant ainsi de nouvelles pathologies, comme des crises
d’épilepsie répétées ! » On s’en aperçoit avec la stimulation
cérébrale profonde par électrodes utilisée pour réduire
la maladie de Parkinson : elle risque de léser d’autres neu-
rones. Quant à booster l’intelligence avec des « stimulateurs
cognitifs », comme il en existe déjà, le neuro-oncologue
François Berger, ancien directeur du Centre de recherche
biomédicale Clinatec, parle d’« un charlatanisme dan-
gereux » : « Les transhumanistes en sont restés à une vision
cybernétique des années 1970. Un cerveau se modèle sur
l’histoire d’un sujet… Il lui faut oublier pour bien fonctionner.
Si une fonction augmente d’un coup, le déséquilibre puis
la pathologie surviennent. »
Dans l’ouvrage Au péril de l’humain. Les promesses sui-
cidaires du transhumanisme (Seuil, 272 p., 21 euros, avec
Agnès Rousseaux), le biologiste Jacques Testart appelle lui
aussi à la prudence. Il rappelle que les électrodes cérébrales
réagissent avec les lignes à haute tension, que leur plus
léger déplacement peut affecter gravement l’humeur,
et cite un cas de crise de « folie meurtrière ». On dirait une
nouvelle de Philip K. Dick. h

EN LUMIÈRE
La pierre fasciste
gêne la Botte
La dictature de
Mussolini a couvert
l’Italie de chefs-
d’œuvre
architecturaux.
Faut-il les restaurer ?
Comment les
présenter ? Ces
questions divisent
le pays, à l’heure
de la montée
de l’extrême droite
Le Palais de la civilisation italienne, à Rome, achevé en 1940. BORCHI/AFP
M ARGHER ITA N ASI
P
longeurs athlétiques, chevaux
cabrés et tritons surveillent les
baigneurs du centre sportif Foro
Italico, à Rome. Ces mosaïques
fantastiques font de la piscine une
des plus belles de la capitale italienne ; seule
sa petite sœur, à l’étage, jadis fréquentée par
Mussolini en personne, peut rivaliser. En
sortant, les baigneurs foulent un sol couvert
d’aigles, de bombardiers, de chemises noires
et d’inscriptions belliqueuses – « Vaincre est
nécessaire, combattre l’est encore plus »,
« Beaucoup d’ennemis, beaucoup d’honneur »,
« L’Italie a enfin son empire ». Nous sommes à
deux pas du stade olympique. A l’entrée du
complexe, un obélisque arbore l’inscription
MVSSOLINI DVX. Bâti pour la candidature de
Rome aux Jeux olympiques de 1940, le Foro
Italico évoque, par son architecture toni-
truante, la gloire de l’ancien Empire romain
et encense la dictature fasciste.
Si les touristes s’offusquent de voir le nom
du Duce gravé en lettres capitales, les locaux
assument leur amour pour l’endroit. Produit
de la propagande du « Ventennio », la double
décennie fasciste, le Foro Italico est également
emblématique de l’avant-garde architecturale
de l’époque. Sa restauration pouvant prêter à
de mauvaises interprétations sur son véri-
table mobile, on a laissé le marbre se fissurer
et les mosaïques se dégrader. Mais lorsque,
en 2015, la présidente de la Chambre des dépu-
tés, Laura Boldrini, a proposé d’effacer le nom
« Mussolini » du monolithe, on l’a accusée de
vouloir défigurer un chef-d’œuvre…
Que faire alors de ce patrimoine aussi en-
censé qu’encombrant ? A l’automne 2017, le
démantèlement aux Etats-Unis de statues
confédérées a relancé la controverse : l’Italie
a-t-elle fait son travail de mémoire ? s’in-
terrogeait l’historienne Ruth Ben-Ghiat. La
question divise le pays, qui appréhende la
montée de l’extrême droite lors des élections
parlementaires, le 4 mars.
RESTAURATIONS EN CATIMINI
Or, de Trieste à Palerme, la Botte est parsemée
de faisceaux de licteur. Pour annoncer l’avène-
ment d’un nouveau régime, le fascisme a
mené une politique urbaine frénétique, fai-
sant surgir des villes entières du sol, comme
Latina et Sabaudia dans le Latium, ou encore
Carbonia en Sardaigne. Dans l’après-guerre,
ces constructions sont montrées du doigt. Le
groupe d’architectes italiens BBPR, qui réalise
ses premières œuvres sous le fascisme, fait
son mea culpa. Mais le vent tourne vite. « Dès
les années 1970, l’architecte américain Peter
Eisenman traverse l’Atlantique pour venir
étudier, à Côme, la Maison du fascisme de
Giuseppe Terragni, le plus éminent repré-
sentant de l’architecture rationaliste [ce mou-
vement dont les édifices froids reflètent la
rigueur de la dictature]. Pendant le régime,
l’architecture a produit de véritables chefs-
d’œuvre qui ont inspiré des noms illustres
comme Le Corbusier », tranche le professeur
d’histoire de l’architecture Fulvio Irace.
Aujourd’hui, certaines créations du régime
sont restaurées en catimini. En face du Nuovo
Sacher, le cinéma géré par le réalisateur
Nanni Moretti, à Rome, l’ancienne Maison de
la GIL (organisation de la jeunesse fasciste),
longtemps négligée, a fait peau neuve cet hi-
ver : elle accueille désormais des expositions
photo branchées. Plus au sud de la ville, la
marque Fendi a fait du palazzo della Civiltà
italiana son siège en 2015, après plus de qua-
rante ans d’abandon. Mais les fashionistas doi-
vent composer avec les néofascistes : les mem-
bres du parti Forza Nuova se donnent réguliè-
rement rendez-vous devant ce colisée carré
au fronton duquel est inscrite une phrase de
Mussolini, prononcée lors de l’annonce de
l’invasion de l’Ethiopie.
Un village cristallise la polémique sur l’héri-
tage de la dictature. Sur les collines champê-
tres de l’Emilie-Romagne, Predappio a vu naî-
tre, en 1883, Benito Mussolini. Aujourd’hui, le
bourg s’est transformé en Bethléem brune où
défilent chaque année les nostalgiques du
fascisme. Le 28 octobre 2017, ils étaient près
de 3 000 à parader le bras tendu pour célébrer
le 95e anniversaire de la marche sur Rome. Las
de ce tourisme militant, Giorgio Frassineti, le
maire centre gauche du village, mûrit un pro-
jet controversé : un « musée du fascisme »
censé emménager dans l’ancien siège du
parti, restauré pour l’occasion. Le concept
comme le prix – 5 millions d’euros, en partie
financés par des fonds européens – font
hurler les historiens et les associations de
partigiani, les résistants italiens.
« Predappio, c’est une sorte de Tchernobyl
historique. Tout le monde considère qu’on est
foutus. Mais j’ai l’obligation morale d’agir. Et la
seule arme à ma disposition, c’est la culture »,
se défend M. Frassineti. L’édile ne manque pas
une occasion de rappeler que c’est bien un
maire communiste qui, en 1957, a accepté le
retour de la dépouille du Duce, en plastron-
nant : « Mussolini ne nous faisait pas peur de
son vivant, il ne nous fait certainement pas
peur mort ! » Soixante ans plus tard, Frassineti
persiste et signe : « Grâce au musée, je vais res-
taurer un patrimoine exceptionnel. Et produire,
en même temps, le dégoût du fascisme. »
Dans la région, longtemps bastion commu-
niste, le mécontentement gronde. Le musée
« risque d’être un retentissant but contre son
camp, un cadeau pour les nostalgiques »,
s’alarment une dizaine d’associations dans
une tribune envoyée à la presse. L’institut
historique de la Résistance de Forli fait partie
des signataires. Ines Briganti, sa directrice,
s’inquiète du contexte « pittoresque » de
Predappio. Dans la ville natale du Duce, le
fascisme est d’abord un commerce. Plusieurs
boutiques exposent bustes, tee-shirts, chaus-
settes et bouteilles de vin à l’effigie du
dictateur ; en vitrine, matraques et couteaux
exhibent des slogans fascistes.
Initialement chargé de travailler sur le projet
muséal, l’Institut national pour l’histoire du
mouvement de libération en Italie – rassem-
blant une soixantaine d’établissements – a jeté
l’éponge. Predappio travaille désormais avec
l’Istituto Parri de Bologne. Luca Alessandrini,
directeur de l’établissement, justifie avec fleg-
me le projet. « On a bien des panneaux qui
nous renseignent sur l’église qu’on visite, si elle
est baroque ou romane. Il faut faire pareil avec
l’architecture fasciste. Et à Predappio plus
qu’ailleurs : sauver notre héritage, et l’expliquer
pour en déconstruire l’idéologie. »
CLÉ DE LECTURE
Quelques kilomètres plus loin, dans la ville de
Forli, des guides proposent la visite du premier
institut aéronautique italien, construit sous
Mussolini. « Une statue d’Icare et des
mosaïques retracent l’histoire du vol. Mais il y a
également des phrases très violentes : on parle
de 50 000 tonnes de bombes déversées sur la
Grèce, c’est de la propagande. La clé de lecture
de ce patrimoine ne peut pas être la beauté. Ici,
les guides doivent se focaliser sur la disso-
nance », explique Claudia Castellucci,
directrice d’Atrium. Cet itinéraire culturel
européen rassemble onze pays et des villes
comme Sofia, Bucarest ou encore Thessaloni-
que dans l’objectif de questionner et gérer le
patrimoine architectural des régimes totalitai-
res du XXe siècle. Mais la ville de Latina, pour-
tant fondée par Mussolini, ne figure pas dans
le parcours. « Pour en faire partie, il faut accep-
ter de porter un regard critique sur le fascisme.
Depuis l’après-guerre, Forli a toujours voté à
gauche. Ce n’est pas le cas de Latina. Est-ce qu’ils
partagent nos valeurs ? Je n’en suis pas cer-
taine », glisse Mme Castellucci. C’est dans les
campagnes de Latina que se retrouvent des
militants néofascistes, alliés au mouvement
CasaPound, pour effectuer des rondes dans le
but de « protéger les Italiens des migrants ».
Face à la montée de l’intolérance, d’aucuns
répondent par l’ironie. Le palazzo Mezzanotte,
siège de la Bourse, est l’un des rares édifices
rationalistes milanais. Devant sa façade en
marbre blanc a été installée une sculpture de
l’artiste Maurizio Cattelan. Une main de onze
mètres de haut dont tous les doigts sont
coupés, à l’exception du majeur : un doigt
d’honneur à la finance, mais aussi à une
conception impériale de la ville. D’autres
empruntent les chemins de la philosophie. A
Bolzano, sur la devanture du palazzo delle
Finanze, un grand bas-relief fasciste repré-
sente Mussolini à cheval, accompagné du
slogan « Croire, obéir, combattre ». Depuis
novembre 2017, une phrase d’Hannah Arendt
est projetée sur l’œuvre fasciste : « Personne
n’a le droit d’obéir. » h
·
6
LE MONDE SAMEDI 3 MARS 2018
RÉSONANCES
PA R E M M A N U E L L E L O Y E R ,
HISTORIENNE
L’ATTENTION
À L’ENNUI
A
l’heure des campus numériques et des
pratiques pédagogiques « innovantes »
à tout-va, une plaisante enquête sociologique,
diffusée auprès des enseignants d’une grande institution
académique parisienne, est venue calmer les ardeurs
technophiles de nos contemporains. Elle étudie les effets
de l’usage de l’ordinateur dans la qualité de la prise
de notes pendant les cours. Il apparaît que les étudiants,
atteints d’un « biais optimiste », croient pouvoir écouter,
synthétiser et s’approprier le discours du professeur
en même temps qu’ils poursuivent leurs petites affaires
sur les réseaux sociaux. En réalité, leur travail en est
négativement affecté. Celui des autres (les archaïques
écrivant à la plume) aussi, également happés par les
sortilèges de l’écran…
ACÉDIE, SPLEEN, EMBÊTEMENT
Anticipant ce résultat, certains téméraires ont interdit
les prothèses informatiques en cours, rejoignant,
sans le savoir, un mouvement plus général : « No
Device ». La forêt d’écrans évanouie, comme par miracle,
reviennent les visages et les paysages variés d’une
attention nouvelle, soutenue ou intermittente,
perplexe ou goguenarde et parfois même la face longue
de l’ennui, celui que Baudelaire, dans son « Adresse
au lecteur », appelait le « monstre délicat ». Surgit alors
l’impression de renouer avec une figure répertoriée
de notre imaginaire républicain – le bâillement scolaire –
mais aussi un état d’âme oublié. Car la distraction
vibrionnante que permet l’infinie navigation numérique
apparaît comme le contraire de l’ennui – elle n’a pas
son détachement désolé avec le monde –, à moins
qu’elle n’en soit une nouvelle métamorphose ?
L’ennui est en effet un objet labile et pourtant
profond, une catégorie de la vie affective qui, comme
le montrent les historiens des sensibilités (avec
notamment L’Ennui. Histoire d’un état d’âme : XIXe-
XXe siècles, sous la direction de Sylvain Venayre,
avec Pascale Goetschel, Christophe Granger, Nadine
Richard, Publications de la Sorbonne, 2012), semble
accompagner l’historicité des expériences humaines :
l’acédie médiévale, le spleen romantique, l’« embête-
ment » fin XIXe ; l’ennui à l’école, l’ennui provincial,
l’ennui conjugal, l’ennui à l’usine, l’ennui au bureau,
l’ennui dans les banlieues ; l’ennui massif de la
dépression, l’ennui léger, nuageux de l’enfant en mal
d’escapades, l’ennui métaphysique de l’être humain
sachant qu’il n’est que poussières, l’ennui historique
diagnostiqué par Stendhal dans la France de la
monarchie de Juillet – la disparition des passions,
la gravité dans la vie intime – ou la « France [qui]
s’ennuie » de Viansson-Ponté en mars 1968. De ce point
de vue au moins, le mois de mai viendra mettre
un peu d’animation !
« MAL DU SIÈCLE »
Il y a le mauvais ennui, et aussi le bon ennui, valorisé
dans notre tradition littéraire submergée par l’ennui,
vague après vague : le « mal du siècle » est aussi le lieu où
on croit puiser la matière du chef-d’œuvre, opposant
aux déliés d’une morne existence les pleins d’une dense
et puissante stylisation. C’est l’ennui de Baudelaire,
incarné dans ses chats puissants et doux, ces « grands
sphinx allongés au fond des solitudes/Qui semblent
s’endormir dans un rêve sans fin ».
L’ennui est esthétique ; il peut être aussi politique :
une défection à l’injonction moderne de l’initiative,
de l’énergie, du nouveau. Les historiens ont raison
d’y saisir un affect d’autrefois, dans ses multiples
déclinaisons, mais aussi un efficace truchement pour
juger de la pluralité de nos rapports au monde, hier
et aujourd’hui, et au temps qui passe, puisque l’ennui
rend l’individu social à son temps singulier – comme
cet étudiant rendu à ses chimères, loin, très loin
des discours du professeur…
L’ennui semble chassé de notre présent puisqu’il est
l’envers de l’intensité d’attention sollicitée par la vie
d’aujourd’hui. Mais peut-être est-ce une ruse de l’Histoire
et que, du désœuvrement, on est passé à la surabon-
dance. Ne raffinons donc pas trop nos arts de nous
désennuyer – et le numérique en est un tout-puissant.
Peut-être faut-il tout simplement savoir s’ennuyer ?
Vous dormez ? h
E M M AN U E LLE LOY E R
Professeure d’histoire contemporaine
à Sciences Po Paris

E N FA C E
Philippe Mangeot Intellectuel
collectif
A l’« Observatoire des passions » qu’il anime
au Centre Pompidou, ce penseur explore l’époque
avec vitalité. A Act Up comme à la revue « Vacarme »
ou dans sa classe de khâgne, il défend sans relâche
les vertus de l’échange et de la parole
CATHER IN E PORTEVIN
F
luide, droit, dansant : il faut voir
bouger Philippe Mangeot sur la
petite scène du Centre Pompidou, à
Paris, pour comprendre ce qu’est un
« intellectuel de l’agir ». C’est ainsi
que le présente Jean-Max Colard, responsable
du « service de la parole » de l’institution : il l’a
choisi pour être le « compagnon intellectuel »
de Beaubourg durant l’année 2018. Avec un
thème, inspiré par la perspective du cinquan-
tenaire de Mai 68 : les passions. En dix séances
sous forme de « magazine parlé », Philippe
Mangeot, ancien président d’Act Up (1997-
1999) et cofondateur de la revue Vacarme,
animera un « Observatoire des passions »
contemporaines.
S’y croiseront des collectionneurs, des
joueurs, des fondus, des drogués, des savants,
des artistes. On y parlera de Spinoza, de Hume
et de Stendhal, de l’économie des affects et du
deuil politique, du ressentiment, de l’ennui et
de la guerre sans doute, de sexe et d’amour
sûrement, d’Internet et des réseaux sociaux
évidemment puisque, remarque Philippe
Mangeot, « la Toile représente une archive de
toutes les passions du monde, un terrain d’exer-
cice et d’invention de passions nouvelles ».
Il veut comprendre son époque par les « en-
chantements » du sujet, par ce qui le fait chan-
ter et l’enchaîne à la fois, convaincu que toute
forme de rationalité est arrachée à nos pas-
sions. Voilà le programme. Nul ne sait où il
mènera. Philippe Mangeot impulse la démar-
che : fluidité, pour mettre en lien l’hétéroclite ;
droiture, pour l’attention aux paroles et aux
savoirs de tous à égalité d’intensité ; danse,
pour la joie des corps à penser à plusieurs. S’il
est un « intellectuel de l’agir », c’est d’abord par
le mouvement qu’il donne à toute chose.
Figure éminente de la pensée de gauche
« d’après » (après Mai 68 et la chute du Mur) et
« d’avec » (le sida, le mouvement des minorités,
les migrations mondiales), l’intellectuel de
l’action est pourtant un intellectuel sans
œuvre au sens académique du terme : il n’a
publié ni thèse, ni traité, ni essai, ni roman. Le
moins que l’on puisse dire, c’est qu’il a cepen-
dant produit et nourri la réflexion de son
temps, accouché de nombreux esprits, et peut-
être même sauvé des âmes sans croire au salut !
L’œuvre de cet intellectuel-sans-œuvre renou-
velle en tout cas l’idée que l’on peut se faire de
l’engagement dans la cité, et surtout dans la
vie. L’itinéraire de Philippe Mangeot com-
mence en effet avec une expérience de vie ou
de mort. En 1986, il a 21 ans, il est homosexuel
et il apprend qu’il est séropositif. « A l’époque,
cela voulait dire une chose très simple : j’allais
mourir. » Il est à l’Ecole normale supérieure, il
passe son agrégation de lettres modernes et
part au Royaume-Uni travailler à une thèse
sur Jules Verne qu’il n’achèvera jamais.
En 1990, il adhère à Act Up-Paris, la plus mili-
tante des associations de lutte contre le sida,
qui vient d’éclore. La plus « bête » aussi, selon
lui. « Les militants d’Act Up martelaient simple-
ment : on a le sida, on ne veut pas mourir et il
n’y a pas de sens à cela. Ce slogan idiot, au sens
de l’idiotie philosophique, m’enchantait. Dès
ma première réunion – vingt-cinq personnes à
l’époque –, j’ai compris ce qu’était l’intelligence
collective, j’ai vu que l’on peut penser à partir de
son corps et de ses affects, et dans la joie et le
désir. Pour moi, ce fut une épiphanie. » Il a beau
aujourd’hui vivre « avec un cimetière dans le
cœur », il aime croire que militer à Act Up l’a
immunisé contre la mort. « C’était de la pensée
magique assumée. On militait, on était proté-
gés du chantage à la honte, on était
incroyablement vivants, on était beaux, on
avait 20 ans. »
A Act Up, il entraîne des amis normaliens,
notamment ses cadets philosophes Pierre
Zaoui ou Mathieu Potte-Bonneville, qui lisent
avec passion Deleuze et Foucault. Ils expéri-
mentent ensemble la politique en actes et le
conflit. « Act Up, c’était de la pure politique,
sans idéologie, raconte Pierre Zaoui. C’était
très libéral, très à gauche, très violent et très
doux. » C’est cette vitalité et cette intelligence
collective que Philippe Mangeot restitue en
coécrivant le film vibrant de Robin Campillo,
120 battements par minute, sorti en 2017
(Grand Prix à Cannes, nominé aux Césars
2018). A Act Up, l’« intellectuel de l’agir » a
trouvé son mode de création avec les idées : ce
sera en commun, ce sera la parole, ce sera le
combat minoritaire.
Il faut néanmoins un lieu public où l’on écrit
« autre chose que des tracts ou des thèses ». Ce
sera Vacarme, en 1997, avec ces mêmes amis et
d’autres. La bataille idéologique sur la recom-
position de la gauche fait alors rage, deux ans
après le grand mouvement social de 1995. « Le
nouvel ennemi, après la chute du commu-
nisme, se souvient Philippe Mangeot, est alors
le communautarisme américain. Il faut répli-
quer à cela, assumer la vertu des minorités tout
en travaillant à ouvrir les communautés. »
Vacarme fait date en proclamant : « Nous som-
mes la gauche », dans l’articulation à la fois
libérale et radicale d’une « politique des mino-
rités », convoquant les savoirs militants, les
sciences sociales, la littérature, l’art.
La revue fonctionne avec une rédaction en
chef tournante et collective. Philippe Man-
geot se défend d’en être le meneur : il en est
tout au plus le scribe – pour un intellectuel-
sans-œuvre, il aura écrit des centaines de mil-
liers de signes ! S’il s’est éloigné aujourd’hui
du comité éditorial, son appartement est
toujours le quartier général de la revue, et ses
questions une boussole. « Je crois qu’aujour-
d’hui Vacarme a à travailler le triangle des
Bermudes que forment les trois ennemis de la
démocratie : le néolibéralisme, le nationalisme,
l’intégrisme religieux, explique-t-il. La diffi-
culté est que ces ennemis peuvent se conju-
guer : ceux qui prétendent lutter contre l’inté-
grisme religieux défendent un ultranationa-
LE MONDE
TINA BERNING
lisme identitaire ; attaquer le néolibéralisme
peut rendre aveugle sur l’intégrisme, etc. Il faut
essayer de tenir les trois fronts ensemble. »
Philippe Mangeot croit à l’intellectuel collec-
tif. « Je n’ai pas d’idées tout seul, je les cherche
entre nous dans la discussion et la rencontre. Si
j’ai un talent, c’est de faire parler les gens, de les
solliciter à l’endroit où ils sont intéressants. »
Talent confirmé par nombre de ses amis. Le
journaliste Xavier de La Porte, par exemple, de
Vacarme : « Une discussion avec Philippe vous
épuise pour la journée, il pose toujours de
vraies questions, qui obligent à s’en poser de
« Je n’ai pas d’idées tout seul,
je les cherche entre nous
dans la discussion et la rencontre »
nouvelles, toute parole est importante. Son
œuvre, c’est la parole. » C’est d’ailleurs son
« véritable métier », insiste Philippe Mangeot :
il est professeur de lettres en khâgne au lycée
Lakanal de Sceaux (Hauts-de-Seine). « C’est
mon métier, absolument, passionnément. Les
deux choses qui m’ont institué, ce fut Act Up et
c’est l’enseignement. C’est ma seule légitimité,
je n’ai aucun doute sur le fait que j’ai raison de
faire ce métier et que je l’exerce bien. »
La classe, encore une figure de l’intellectuel
collectif. « Plus qu’un intellectuel collectif,
corrige Pierre Zaoui, Philippe crée un affectif
collectif. Même s’il peut être très dur, dès qu’il y
a du désir et du travail, il y va à fond. Son œuvre,
c’est le charme d’une politique de l’amitié. Il
aurait été parfait à l’abbaye de Thélème imagi-
·
7
SAMEDI 3 MARS 2018
née par Rabelais. » Ou en Socrate, cet autre
maître de la parole sans œuvre écrite, accou-
cheur d’esprits, professeur d’amitié ? « Ce
serait alors un Socrate branché sur Insta-
gram ! », s’amuse Xavier de La Porte.
Résumons l’enquête sur cette impossible
définition : Philippe Mangeot n’est ni un chef,
ni une pasionaria, ni un dandy – et il se garde
de devenir un gourou. « Il assume à mes yeux,
conclut en philosophe Pierre Zaoui, les trois
métamorphoses de l’esprit du Zarathoustra de
Nietzsche : il est le chameau, qui porte les
valeurs anciennes. Il est aussi le lion qui les
renverse. Et il est l’enfant, qui joue, construit,
bricole, invente du nouveau. »
Dans une chronique parue dans Vacarme en
octobre 2015, Philippe Mangeot a trouvé un
nom plus léger à la métamorphose du sur-
homme de Nietzsche : « gracieuse philo-
sophie ». A défaut d’horizons mirobolants, il
s’agit de refuser de céder au ressentiment ou
au repli sur soi, de demeurer inconsolable, de
conserver des puissances d’amour et d’inven-
tion, d’être rétif à toute construction de
système, de s’alarmer de l’état du monde, de
savoir se battre contre des moulins à vent et
de créer « un art de mieux vivre, à la fois mineur
et collectif ». La gracieuse philosophie : voilà le
chantier en cours de l’intellectuel-sans-œuvre.
Fluide, droit, dansant. h
À VO I R
« L’Observatoire des passions »
« Magazine parlé » mensuel
confié à Philippe Mangeot
Prochaine séance : vendredi 9 mars, à 19 heures,
petite salle, Centre Pompidou, Paris 4e. Entrée libre.
Jusqu’au 14 décembre.

E N I M AG E S
Soldats de l’Armée de libération populaire volontaires pour planter des arbres, à Pékin, en mars 2007. GETTY IMAGES
La politique
60 000 soldats
de la pelle JU LIE CLAR IN I
en mission pour
U
ne armée de jardiniers. A
bout de bras, non pas un
reboiser la Chine : fusil mais un outil, de
une nouvelle ceux qui évoquent la
terre, la vie : une pelle.
illustration L’image est tellement forte que, prise
en 2007, elle illustre à nouveau les arti-
de la place cles qui concernent la nouvelle cam-
prépondérante pagne de reforestation lancée en
Chine. Soixante mille soldats de l’Ar-
que tiennent l’arbre mée de libération populaire viennent
d’être déplacés des frontières du nord
et la forêt dans du pays aux régions intérieures. Avec
l’imaginaire public une nouvelle mission : planter des
arbres. D’ici à la fin de l’année, la
Chine, qui s’est toujours battue contre
l’avancée du désert, entend regarnir
84 000 kilomètres carrés, une éten-
due peu ou prou équivalente à celle de
l’Irlande. Le gros des soldats devrait
s’activer aux environs de Pékin, dans
la région du Hebei, où la déforestation
est massive.
Mais que peut nous évoquer une
telle rangée de pelles ? Pour ce qu’elle
recèle de végétal, l’expression « la
fleur au fusil » vient à l’esprit. Pour-
tant, point d’enthousiasme martial
dans la belle discipline que donne à
voir l’armée chinoise. C’est une sage
reconquête qui transparaît de ce cli-
ché et non un lyrisme guerrier. Sage
mais déterminée : d’ici deux ans, la
couverture forestière devra être pas-
sée de 21 % à 23 % du pays.
ARBRES RÉVOLUTIONNAIRES
Geste militaire, geste militant. L’initia-
tive rappelle celle prise en mars 2017
par une poignée de scientifiques, aux
Etats-Unis, pour lutter contre le cli-
matoscepticisme du président :
« Trump Forest » invite chaque citoyen
du monde à planter à arbre, où qu’il se
trouve. Un an après, on en compte
déjà 1 million en terre.
L’arbre est décidément de retour
dans l’imaginaire politique. Mais en a-
t-il disparu un jour ? Les arbres de la li-
berté plantés à la Révolution française
avaient inspiré à l’historienne Mona
Ozouf un très bel ouvrage, La Fête
révolutionnaire (Gallimard, 1976). Elle
évoquait l’éclatant privilège dont
jouissaient ces arbres parmi les autres
symboles de la Révolution ; on le me-
surait à « sa résurgence inlassable dans
les conjonctures révolutionnaires
(1830, 1848, 1871) » ou encore « à
l’acharnement avec lequel le pour-
suiv[ai]ent les époques de restaura-
tion ». On les appelait aussi les « ar-
bres de mai ».
Dans un très court opus, Un arbre en
mai (Seuil, 10 euros, 80 pages), qui
vient de paraître, Jean-Christophe
Bailly évoque le printemps 1968 en re-
venant sur l’existence de ces arbres ré-
volutionnaires : « Planter un arbre de
la liberté, c’était comme donner un
nom, comme baptiser une terre nou-
velle, ou renouvelée. On imagine tantôt
des bras maniant des pioches et des pel-
les à la lueur des flambeaux, la sueur
coulant sur le front des jardiniers dan-
gereux et prophétiques, tantôt des cor-
tèges de jeunes filles à rubans et à co-
cardes entonnant des hymnes. » Plan-
ter, c’est toujours un geste neuf en
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LE MONDE SAMEDI 3 MARS 2018
même temps que physique et frontal.
C’est affirmer une volonté – et avan-
cer, comme bientôt ces soldats chinois
avec leur pelle.
Mais l’époque nous offre aussi un
autre rapport politique à l’arbre. Con-
sidérons comment la forêt a été saisie
par l’actualité : les cabanes dans les ar-
bres du bocage de Notre-Dame-des-
Landes, les migrants dans les bosquets
du bois de Vincennes, les bois de Si-
vens, dans le Tarn, repaire des « zadis-
tes » – autant de lieux, parmi d’autres,
qu’énumère le philosophe Jean-Bap-
tiste Vidalou dans un autre livre
récent, Etre forêts (La Découverte,
2017). Mais cette fois, les arbres sont,
comme il le souligne, les éléments
d’un « territoire en lutte ». Auprès
d’eux, les rebelles trouvent abri. La fo-
rêt est cache, ressource, friche. Elle est
un front parce qu’elle est un fouillis. A
l’extrême opposé, à l’extrême bout du
monde, et dans une tout autre philo-
sophie, les rangées régulières que s’ap-
prêtent à creuser les soldats-jardiniers
pourront se compter une à une. h