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ca h iers vol ta ire
11
Cahiers Voltaire
Revue annuelle de la
so c i été voltaire
11
Ferney-Voltaire
2012
Revue publiée avec le concours
de la Région Rhône-Alpes
La Société Voltaire
bénéficie du soutien du
Centre national du livre
ISBN 978-2-84559-096-0
ISSN 1637-4096
Imprimé en France
Études & textes
Ci-dessus. Gravure d’Émilie Du Châtelet dans Johann Jakob Bruckner, Bilder-sal heutiges Tages lebender, und
durch Gelahrheit berühmter Schrifft-Steller, Augspurg, Joh. Jacob Haid, 1745. Forschungsbibliothek Gotha.
Au recto. Portrait d’Émilie Du Châtelet par Marianne Loir (vers 1715-1769). Musée des beaux-arts, Bordeaux.
sébastien charles
Philosophiques 35 :1, 2008, p. 261-274, qui, du fait de son caractère programmatique, laisse délibérément
de côté des éléments essentiels sur lesquels repose l’interprétation que nous proposons ici.
3. Voir, sur ce sujet, notre « What is Enlightenment scepticism ? A critical rereading of Richard Pop-
kin », à paraître dans Sébastien Charles et Plínio Junqueira Smith, Scepticism in the eighteenth century.
Enlightenment, Lumières, Aufklärung, Dordrecht, Springer, 2013.
Le « scepticisme » de Voltaire 127
on y soutient qu’un homme devrait être aussi sûr, aussi certain que le maréchal
de Saxe est ressuscité, si tout Paris le lui disait, qu’il est sûr que le maréchal
de Saxe a gagné la bataille de Fontenoy, quand tout Paris le lui dit. Voyez, je
vous prie, combien ce raisonnement est admirable : je crois tout Paris quand
il me dit une chose moralement possible ; donc je dois croire tout Paris quand
il me dit une chose moralement et physiquement impossible4.
La différence entre foi et raison s’établit à ce niveau : la raison porte sur ce qui
est évident, la foi sur ce qui ne comporte aucune évidence in se. Voltaire en tire un
paradoxe : le domaine du croyable est tout bonnement celui de l’incroyable, et dès
que l’on quitte les rivages de la raison, tous les fantasmes deviennent potentielle-
ment possibles5. De là se tire en partie son opposition au christianisme raisonnable
de Locke : il n’y aurait de raisonnable qu’une religion naturelle débarrassée de tout
élément pouvant conduire à la superstition et au fanatisme, qui n’est autre qu’une
morale reposant simplement sur la croyance en un Être suprême et sur les devoirs
qui découlent du postulat de son existence et de sa supposée justice, et c’est à la
raison, non à la révélation, de nous y conduire. D’où, dans le même sens, son rejet
du fidéisme, car une croyance qui n’est pas minimalement fondée en raison n’a
aucune valeur pour Voltaire.
L’article « Certain, certitude » a également comme intérêt de faire toucher du
doigt une différence notable sur la question de la certitude entre Locke et Voltaire,
qui concerne l’existence de Dieu, sujet délibérément oublié dans l’article. Dans
le Traité de métaphysique déjà, contre Locke qui proposait dans l’Essai une preuve
de l’existence de Dieu, Voltaire avait manifesté son embarras à ce propos, tout en
reconnaissant l’importance d’une démonstration de l’existence de Dieu au niveau
métaphysique. Car, en effet, reconnaître l’existence de Dieu, et d’un Dieu spirituel,
permet de résoudre d’importantes difficultés métaphysiques, comme celles de la
distinction entre âme et corps, de l’immortalité de l’âme ou encore de sa liberté
d’action. Mais reconnaître l’utilité de Dieu simplement parce que sa postulation
permet de résoudre des apories de la raison théorique n’est en rien une preuve de
son existence. Puisqu’aucun consentement universel ne peut être dégagé quant à
l’existence d’un Être suprême, ce qui implique que l’idée de Dieu ne saurait être la
marque de l’ouvrier sur son ouvrage et qu’elle est acquise comme toutes les autres
idées, il s’agit de savoir si cette idée peut être démontrée, comme une proposition
mathématique l’est, ou bien s’il faut se contenter en la matière de probabilité. Or,
sur ce point, on ne peut se contenter sans examen sérieux de la thèse naïve du
théisme voltairien, et ce pour une raison simple : dans toute son œuvre, Voltaire n’a
cessé de louvoyer sur cette question, passant d’un théisme agressif à un scepticisme
prudent en fonction de ses réflexions du moment ou de son lectorat. Malgré ses
hésitations, fidèle à sa distinction stricte entre raison et foi, il a toujours reconnu
que toute preuve démonstrative de l’existence de Dieu ne pouvait être que l’objet
d’un raisonnement et non le sujet d’une croyance, ce qui n’interdit bien sûr pas d’y
croire malgré tout, mais en sachant bien que croire n’est pas savoir. Reste à sonder
la validité des raisonnements proposés par Voltaire à ce propos, et à voir s’il en a
été la dupe ou non.
L’œuvre de Voltaire ressasse souvent les mêmes arguments en faveur de l’exis-
tence de Dieu, que l’on peut aisément regrouper en trois types précédemment défi-
nis par King et Leibniz : métaphysique, physique et moral. L’argument métaphy-
sique, dont le Traité de métaphysique fournit l’explication la plus complète, n’est
autre qu’une variation philosophique sur le principe de raison suffisante leibnizien
qui permet de passer de la perception de notre existence actuelle à la certitude
d’une existence nécessaire et éternelle qui seule peut rendre compte du contin-
gent. Que cet être nécessaire ait au moins comme attributs la pensée et l’étendue,
cela s’explique du fait même que le monde contient des êtres pensants et des êtres
étendus, comme l’auteur de l’Éthique, aux yeux de Voltaire, avait eu l’intelligence
de le reconnaître, alors que les matérialistes de son temps, qui se disent pour-
tant disciples de Spinoza, s’y refusent en ne conservant qu’une substance dénuée
de pensée6. Or, si certains êtres vivants possèdent la pensée, c’est qu’elle leur a
été conférée par un être qui la possède également, mais simplement comme un
attribut nécessaire dans son cas, ce qui permet d’écarter le monisme matérialiste
qui devrait conduire à dire que l’univers matériel en son entier doit penser, si la
pensée est conçue comme une production nécessaire de la matière7. Dieu appa-
raît alors comme un être nécessaire, cause de soi, éternel, intelligent et puissant.
Quant à savoir comment il opère, quels sont ses autres attributs ou son essence
réelle, cela est incompréhensible et outrepasse les bornes de la raison humaine,
comme le montrent à titre d’exemple les réflexions de Voltaire sur la notion d’infini
dans le Traité de métaphysique. À l’égard de tels questionnements n’existent que des
hypothèses métaphysiques, plus ou moins convaincantes, et non des certitudes.
L’argument métaphysique rend donc hautement probable, parce que satisfaisant
à la fois l’expérience et la raison, l’existence d’un être souverain dont toutes choses
dépendent, mais sans atteindre à la certitude pleine et entière.
L’argument physique est celui des causes finales qui permet de déduire de l’ob-
servation des phénomènes naturels un ordre et une régularité qui manifestent une
intelligence qui en est la cause, ce qui revient à faire du monde le produit de l’art
divin. Quoique souvent évoqué, cet argument ne passe jamais pour démonstratif
aux yeux de Voltaire, et son rôle précis est simplement de montrer la plus haute
6. Cf. la lettre à Frédéric-Guillaume du 11 janvier 1771 : « Le système des athées m’a toujours paru
très extravagant. Spinoza lui-même admettait une intelligence universelle » (D16958).
7. Voir, par exemple, le premier entretien des Dialogues entre Lucrèce et Posidonius : « Si la matière
possédait par elle-même la pensée, il faudrait que vous disiez qu’elle la possède nécessairement. Or, si
cette propriété lui était nécessaire, elle l’aurait en tout temps et en tous lieux : car ce qui est nécessaire
à une chose ne peut jamais en être séparé. Un morceau de boue, le plus vil excrément penserait. Or
certainement vous ne diriez pas que du fumier pense. La pensée n’est donc pas un attribut nécessaire
de la matière » (OC, t. XLVB, p. 388).
Le « scepticisme » de Voltaire 129
probabilité du finalisme par rapport au matérialisme, qui vient ainsi donner une
crédibilité nouvelle à l’argument métaphysique :
Quand je vois une montre dont l’aiguille marque les heures, je conclus qu’un
être intelligent a arrangé les ressorts de cette machine, afin que l’aiguille mar-
quât les heures. Ainsi, quand je vois les ressorts du corps humain, je conclus
qu’un être intelligent a arrangé ces organes pour être reçus et nourris neuf
mois dans la matrice ; que les yeux sont donnés pour voir, les mains pour
prendre, etc. Mais de ce seul argument je ne peux conclure autre chose, sinon
qu’il est probable qu’un être intelligent et supérieur a préparé et façonné la
matière avec habileté ; mais je ne peux conclure de cela seul que cet être ait fait
la matière avec rien, et qu’il soit infini en tous sens8.
Le dernier argument est moral, c’est celui de la justice divine qui témoigne en
faveur de l’existence d’un Dieu sage et bon, justice qui peut se manifester à la fois
de manière publique ou privée. La justice divine s’exerce publiquement quand les
méchants voient leurs vices condamnés par la justice des hommes ou bien quand
ils subissent leur courroux et leur vengeance ; la justice privée est celle qui parle à
leur cœur sous la forme de ce remords qui saisit de temps à autre leur conscience.
Inversement, la vertu est récompensée ici-bas par le sentiment d’avoir fait son de-
voir et l’estime réciproque que se portent les gens de bien.
L’érudition de Voltaire est telle qu’il connaît bien évidemment les faiblesses de
son argumentation et les objections traditionnelles de ses adversaires. Ainsi, en ce
qui concerne l’argument métaphysique, Voltaire ne sous-estime pas les difficultés
qui lui sont généralement opposées : si Dieu est un être spirituel, il n’est pas maté-
riel et a donc créé la matière, proposition quelque peu contradictoire car comment
aurait-il pu tirer de son essence quelque chose qui en est la négation même ? – ce
qui rend la notion de création hautement problématique. Si l’on accepte malgré
tout de la conserver, faut-il croire que Dieu a créé le monde nécessairement ? Dans
ce cas, cela reviendrait à nier l’idée d’un choix manifestant la liberté divine et en
ferait un être proche du Dieu substance spinoziste. L’a-t-il créé alors librement ? La
conséquence en serait que la puissance divine a été empêchée de s’exercer pendant
tout le temps où le monde n’existait pas encore – proposition de nouveau diffici-
lement acceptable. Utilisant la diaphonie des sceptiques qui lui permet d’opposer
entre elles les thèses sur la question, Voltaire montre que la difficile conciliation
des attributs divins les uns avec les autres mène à un doute irréductible et à la sus-
pension du jugement sur des matières qui dépassent les bornes de l’entendement
humain.
8. Voltaire, Traité de métaphysique, chap. II, OC, t. XIV, p. 426. Sur le finalisme, cf. l’article « Fin,
causes finales » du Dictionnaire philosophique : « Quand les effets sont invariablement les mêmes, en
tout lieu et en tout temps ; quand ces effets uniformes sont indépendants des êtres auxquels ils appar-
tiennent, alors il y a visiblement une cause finale » (OC, t. XXXVI, p. 117-118). C’est ce qui distingue,
pour Voltaire, la vraie finalité réellement agissante des fins particulières purement imaginaires. Voir à ce
propos l’amusant dialogue entre sœur Fessue et un métaphysicien qui constitue l’article « Providence »
des Questions sur l’Encyclopédie, Moland, t. XX, p. 294-296.
130 s éb a s ti en c h a rl es
Dans l’opinion qu’il y a un Dieu, il se trouve des difficultés ; mais dans l’opi-
nion contraire il y a des absurdités [...]. Qu’un lecteur équitable, ayant mûre-
ment pesé le pour et le contre de l’existence d’un Dieu créateur, voie à présent
de quel côté est la vraisemblance11.
9. Cette évolution de la pensée de Voltaire du dualisme au monisme idéaliste est évoquée en détail
dans notre « De Delaube à Voltaire : continuité ou rupture de l’idéalisme ? », La Lettre clandestine 16,
2008, p. 19-39.
10. Voltaire à Frédéric, vers le 25 avril 1737, D1320.
11. Voltaire, Traité de métaphysique, chap. II, OC, t. XIV, p. 437-439.
Le « scepticisme » de Voltaire 131
Affirmer que ni l’œil n’est fait pour voir, ni l’oreille pour entendre, ni l’estomac
pour digérer, n’est-ce pas là la plus énorme absurdité, la plus révoltante folie
qui soit jamais tombée dans l’esprit humain ? Tout douteur que je suis, cette
démence me paraît évidente, et je le dis. Pour moi, je ne vois dans la nature
comme dans les arts, que des causes finales ; et je crois un pommier fait pour
porter des pommes comme je crois une montre faite pour marquer l’heure12.
12. Questions sur l’Encyclopédie, art. « Dieu, dieux », section II, « Examen de Spinoza », OC, t. XL,
p. 436.
13. Cf. Dictionnaire philosophique, art. « Méchant » : « Il y a donc infiniment moins de mal sur la
terre qu’on ne dit, et qu’on ne croit. Il y en a encore trop, sans doute ; on voit des malheurs et des crimes
horribles ; mais le plaisir de se plaindre et d’exagérer est si grand, qu’à la moindre égratignure vous
criez que la terre regorge de sang. Avez-vous été trompé ? tous les hommes sont des parjures. Un esprit
mélancolique qui a souffert une injustice voit l’univers couvert de damnés, comme un jeune voluptueux
soupant avec sa dame au sortir de l’Opéra, n’imagine pas qu’il y ait des infortunés » (OC, t. XXXVI,
p. 349). C’est au fond toute la morale du Crocheteur borgne.
132 s éb a s ti en c h a rl es
qui cherchent de bonne foi ; c’est un jeu d’esprit pour ceux qui disputent : ils
sont des forçats qui jouent avec leurs chaînes14.
L’homme vertueux avec la pierre et la goutte, sans appui, sans amis, privé du
14. Dictionnaire philosophique, art. « Tout est bien », OC, t. XXXV, p. 427.
15. Voir, par exemple, Dialogue de Maxime de Madaure, entre Sophronime et Adélos : « Convenons
d’abord avec tous les bons philosophes que nous n’avons rien par nous-mêmes. Si nous regardons un
objet, si nous entendons un corps sonore, il n’y a rien dans ces corps, ni dans nous qui puisse produire
immédiatement ces sensations. Par conséquent il n’est rien, ni dans nous ni autour de nous, qui puisse
produire immédiatement nos pensées, car point de pensées dans l’homme avant la sensation. “Nihil
est in intellectu quod non prius fuerit in sensu”. Donc c’est Dieu qui nous fait toujours sentir et pen-
ser, donc c’est Dieu qui agit sans cesse sur nous, de quelque manière incompréhensible qu’il agisse.
Nous sommes dans ses mains comme tout le reste de la nature. Un astre ne peut pas dire, Je tourne
par ma propre force. Un homme ne doit pas dire, Je sens et je pense par mon propre pouvoir » (OC,
t. LXXVIIIA, p. 285).
16. D3856. Dans le chapitre VII du Traité de métaphysique, Voltaire nuance sa position : « La liberté
est la santé de l’âme ; peu de gens ont cette santé entière et inaltérable. Notre liberté est faible et bornée,
comme toutes nos autres facultés. Nous la fortifions en nous accoutumant à faire des réflexions, et cet
exercice de l’âme la rend un peu plus vigoureuse. Mais quelques efforts que nous fassions, nous ne
pourrons jamais parvenir à rendre notre raison souveraine de tous nos désirs ; il y aura toujours dans
notre âme comme dans notre corps des mouvements involontaires. Nous ne sommes ni libres, ni sages,
ni forts, ni sains, ni spirituels que dans un très petit degré » (OC, t. XIV, p. 464).
Le « scepticisme » de Voltaire 133
Les trois arguments apportés par Voltaire dans son œuvre ne fournissent donc
pas de preuve démonstrative en faveur de l’existence de Dieu, mais présentent
seulement une option métaphysique qui paraît plus vraisemblable que celle qui
lui est opposée. En termes de vraisemblance, Voltaire se pense autorisé à conclure
qu’il est fortement probable que Dieu existe, et, s’il existe, qu’il est juste, et s’il est
juste, qu’une providence générale s’exerce dans l’univers sous la forme de causes
finales. Voilà ce que l’on peut dire de mieux à cet égard. Pour le reste, sur tous les
sujets où la raison ne peut faire pencher la balance d’un côté plutôt que de l’autre,
mieux vaut délaisser la position académicienne pour le scepticisme pur et sus-
pendre son jugement, ou ne faire part que de ses doutes et de ses espérances. Par
exemple, puisque l’existence d’un Dieu puissant et bon est fortement probable, on
peut en déduire que le crime ne paie pas, comme l’expérience semble le confirmer,
qui rend compte d’hommes torturés par le mal qu’ils ont commis, mais on ne peut
qu’espérer qu’il sera en outre puni dans une vie future, et la vertu récompensée, ce
qui est une mince consolation18. À dire vrai, plus qu’une consolation, il ne s’agit là
que d’un postulat de la raison pratique, ou, mieux, pour reprendre les termes de
Voltaire, d’une croyance dont le contraire n’implique pas contradiction, et dont
il reste à évaluer le degré de probabilité. Le fait est qu’une telle croyance suppose
l’immortalité de l’âme, qui n’est bien sûr qu’une hypothèse pour Voltaire, dont la
vraisemblance apparaît bien faible en réalité. Mais, en métaphysique, les hypo-
thèses sont faites pour être discutées pro et contra, non pour être démontrées, et Vol-
taire lui-même a pris un malin plaisir au fil de ses écrits à présenter généralement
la mortalité de l’âme comme hautement probable, mais tout en rappelant parfois
que son immortalité restait malgré tout possible, d’une part parce que c’est une
idée qui n’implique pas contradiction, et d’autre part parce qu’elle est grandement
compatible avec la thèse de l’existence d’un Dieu juste et tout-puissant19.
17. Dictionnaire philosophique, art. « Bien. Souverain bien », OC, t. XXXV, p. 418.
18. Dialogues d’Évhémère, IV : « J’ai vu beaucoup de gens de bien très malheureux ; cela me fâche et
me confond ; mais les épicuriens ont la même difficulté que moi à dévorer. Ils doivent être comme moi,
ils doivent gémir comme moi en voyant si souvent le crime triomphant, et la vertu foulée aux pieds des
pervers. Est-ce donc une si grande consolation pour d’honnêtes gens comme les bons épicuriens de
n’avoir point d’espérance ? » (OC, t. LXXXC, p. 159).
19. Voltaire présente l’hypothèse de l’immortalité de l’âme comme extrêmement improbable, voir
impossible, dans le chapitre VI du Traité de métaphysique : « [Ma] raison m’a appris que toutes les idées
des hommes et des animaux leur viennent par les sens ; et j’avoue que je ne peux m’empêcher de rire
lorsqu’on me dit que les hommes auront encore des idées quand ils n’auront plus de sens [...]. Je n’as-
sure point que j’aie des démonstrations contre la spiritualité et l’immortalité de l’âme ; mais toutes les
vraisemblances sont contre elles, et il est également injuste et déraisonnable de vouloir une démonstra-
tion dans une recherche qui n’est susceptible que de conjectures » (OC, t. XIV, p. 457-459), mais aussi
134 s éb a s ti en c h a rl es
Moi ! Je ne suis sûr de rien. Je crois qu’il y a un être intelligent, une puissance
formatrice, un Dieu. Je tâtonne dans l’obscurité sur tout le reste. J’affirme
une idée aujourd’hui, j’en doute demain : après-demain, je la nie ; et je puis
me tromper tous les jours. Tous les philosophes de bonne foi que j’ai vus
m’ont avoué, quand ils étaient un peu en pointe de vin, que le grand Être ne
leur a pas donné une portion d’évidence plus forte que la mienne. Pensez-
vous qu’Épicure vît toujours bien clairement sa déclinaison des atomes ? que
Descartes fût persuadé de sa matière striée ? Croyez-moi, Leibniz riait de ses
monades et de son harmonie préétablie20.
dans le Dialogue de Maxime de Madaure, entre Sophronime et Adélos : « Je sais certainement que le pouvoir
suprême qui régit la nature a donné à mon individu la faculté de sentir, de penser, et d’expliquer mes
pensées. Et quand on me demande si après ma mort ces facultés subsisteront, je suis presque tenté
d’abord de demander à mon tour si le chant du rossignol subsiste quand l’oiseau a été dévoré par un
aigle » (OC, t. LXXVIIIA, p. 284-285), tout en la défendant comme non contradictoire dans le dixième
chapitre de l’Histoire de Jenni : « [Dieu] vous a donné des passions avec lesquelles on peut faire du bien
et du mal. Je ne vous dis pas qu’il vous punira à jamais, ni comment il vous punira, car personne n’en
peut rien savoir ; je vous dis qu’il le peut [...] ; tout ce que je puis vous dire, c’est que, si vous avez com-
mis des crimes en abusant de votre liberté, il vous est impossible de prouver que Dieu soit incapable de
vous en punir ; je vous en défie » (Moland, t. XXI, p. 571).
20. Voltaire, L’A, B, C, OC, t. LXVA, p. 345.
21. Dialogues d’Evhémère, II, OC, t. LXXXC, p. 138.
Le « scepticisme » de Voltaire 135
Ce guide sûr, c’est avant tout l’expérience, qui affranchit l’esprit de tout excès
métaphysique. Et sur ce point, pour Voltaire, le scepticisme extrême, sous sa forme
idéaliste qui conduit à nier l’existence des corps23, est tout aussi condamnable que
le dogmatisme matérialiste, qui prétend en connaître la nature. Les arguments du
rêve et des sens trompeurs ne peuvent rien contre l’expérience que nous avons du
monde sensible qui s’impose à nous avec la force de l’évidence, comme les scep-
tiques antiques le disaient déjà, et d’une évidence plus forte que celle fournie par
des propositions mathématiques vraies, mais qui supposent une longue attention
de l’esprit pour se persuader de leur exactitude24. L’évidence que nous sommes,
22. Traité de métaphysique, chap. III, OC, t. XIV, p. 442-444.
23. Sur tout ceci, voir notre « La figure de Berkeley dans la pensée de Voltaire », Dix-huitième siècle
33, 2001, p. 415-432.
24. Traité de métaphysique, chap. IV, OC, t. XIV, p. 448 : « Enfin, quelque effort que je fasse pour dou-
ter, je suis plus convaincu de l’existence des corps que je ne le suis de plusieurs vérités géométriques.
136 s éb a s ti en c h a rl es
et que nous sommes des êtres capables à la fois de penser et de sentir, ne nous dit
pourtant rien de cette dualité d’aptitudes naturelles qui se retrouvent aussi chez
les animaux, bien qu’à des degrés différents. Le Traité de métaphysique, invoquant
la voie de l’analyse et le recours à l’analogie, adopte l’hypothèse de la matière
pensante comme la plus vraisemblable, la pensée n’étant alors qu’un effet de la
matière. Ce monisme matérialiste, qui s’accommode parfaitement de l’existence
de Dieu puisque c’est Dieu lui-même qui attribue à la matière la faculté de penser,
possède comme avantage indéniable d’éviter les problèmes récurrents du dualisme
quant au rapport âme-corps. Et ce qui permet en effet à Voltaire de privilégier cette
option, c’est l’invraisemblance de la position adverse qui fait de la pensée l’essence
d’une âme conçue comme immatérielle. Or, si la pensée constituait véritablement
l’essence de l’âme, il faudrait donc dire que l’on pense sans cesse, ce qui va contre
les enseignements de l’expérience qui montrent que l’être humain ne pense pas
toujours, comme en témoignent les cas du sommeil profond ou de l’évanouisse-
ment. Et si l’âme pouvait véritablement penser détachée du corps, alors se pose-
raient les redoutables problèmes de son identité et de son immortalité. Qu’est-ce
qu’une âme qui n’est pas individuée par le corps qu’elle occupe ? Et que devient-
elle quand le corps, pourvoyeur de sensations et donc d’idées, disparaît ? L’avan-
tage du monisme matérialiste est d’éviter ce type d’apories, quitte à en déduire que
l’âme, à supposer qu’elle existe, s’évanouisse avec la disparition du corps qu’elle
occupe. Voilà jusqu’où la raison peut aller, mais sans se prononcer pour autant de
manière définitive. Mieux vaut, sur ces questions, s’en tenir à l’hypothèse la plus
satisfaisante, à savoir que la pensée est sans doute une production de la matière, ce
qui rend l’âme tout aussi mortelle que le corps puisqu’elle ne peut exister sans lui,
tout en sachant qu’il ne s’agit là que d’un pis-aller, l’essence des substances spiri-
tuelle et matérielle étant par nature au-delà de toute connaissance démonstrative.
Si, une trentaine d’années plus tard, Le Philosophe ignorant se conclut par un
même constat sceptique sur la question, c’est à partir d’une réflexion ayant mené
à une conclusion totalement inverse25. Ce qui donne tout son sens, à notre avis, à
cette remarque de René Pomeau selon laquelle, « à partir du Philosophe ignorant,
Ceci paraîtra étonnant, mais je n’y puis que faire ; j’ai beau manquer de démonstrations géométriques
pour prouver que j’ai un père ou une mère, et j’ai beau m’avoir démontré, c’est-à-dire n’avoir pu ré-
pondre à l’argument qui me prouve qu’une infinité de lignes courbes peuvent passer entre un cercle
et sa tangente, je sens bien que, si un être tout-puissant me venait dire de ces deux propositions, Il y a
des corps, et une infinité de courbes passent entre le cercle et sa tangente, il y a une proposition qui est fausse,
devinez laquelle ? Je devinerais que c’est la dernière, car sachant bien que j’ai ignoré longtemps cette
proposition, que j’ai eu besoin d’une attention suivie pour en entendre la démonstration, que j’ai cru y
trouver des difficultés, qu’enfin les vérités géométriques n’ont de réalité que dans mon esprit, je pourrais
soupçonner que mon esprit s’est trompé. »
25. Le Philosophe ignorant, VIII : « Ne pouvant avoir aucune notion que par expérience, il est impos-
sible que nous puissions jamais savoir ce que c’est que la matière. Nous touchons, nous voyons les
propriétés de cette substance ; mais ce mot même substance, ce qui est dessous, nous avertit assez que ce
dessous nous sera inconnu à jamais : quelque chose que nous découvrions de ses apparences, il restera
toujours ce dessous à découvrir. Par la même raison, nous ne saurons jamais par nous-mêmes ce que
c’est qu’esprit » (OC, t. LXII, p. 38).
Le « scepticisme » de Voltaire 137
La production d’un être doit avoir quelque chose de semblable à ce qui l’a
produit : or une pensée, une volonté, un sentiment, n’ont rien de semblable à
de la matière ignée [...]. Quand nous raisonnons ensemble, je ne vois aucune
matière dans vos idées et dans les miennes. Je vous dirai seulement que je ne
conçois pas plus comment un corps a le pouvoir d’en remuer un autre que je
ne conçois comment j’ai des idées. Ce sont pour moi deux choses également
inexplicables, et toutes deux me prouvent également l’existence et la puis-
sance d’un Être suprême auteur du mouvement et de la pensée28.
Une matière brute ne peut envoyer des pensées dans ma tête ; mes pensées ne
viennent pas de moi, car elles arrivent malgré moi, et souvent s’enfuient de
même. On sait assez qu’il n’y a nulle ressemblance, nul rapport entre les objets
et nos idées et nos sensations. Certes, il y avait quelque chose de sublime dans
ce Malebranche, qui osait prétendre que nous voyons tout dans Dieu même.
Mais n’y avait-il rien de sublime dans les stoïciens, qui pensaient que c’est
Dieu qui agit en nous, et que nous possédons un rayon de sa substance29 ?
S’il agit sur tout être, il agit sur tous les modes de tout être : il n’y a donc pas
un seul mouvement, un seul mode, une seule idée, qui ne soit l’effet immédiat
d’une cause universelle toujours présente. Cette cause universelle a produit
le soleil et les astres immédiatement. Il serait bien étrange qu’elle ne produisît
pas en nous immédiatement la perception du soleil et des astres [...]. Il est
aussi impossible de concevoir que l’Être éternel, essentiellement agissant par
sa nature, eût été oisif une éternité entière qu’il est impossible de concevoir
l’être lumineux sans lumière. Une cause sans effet est une chimère, une absur-
dité, aussi bien qu’un effet sans cause. Il y a donc eu éternellement, et il y
aura toujours des effets de cette cause universelle. Ces effets ne peuvent venir
de rien : ils sont donc des émanations éternelles de cette cause éternelle [...].
Dieu étant le principe universel de toutes les choses, toutes existent donc en
lui et par lui33.
substance de Spinoza. L’hypothèse idéaliste trouve ici sa limite, qui est fixée par
les capacités propres de l’entendement humain.
Notre comparaison est très imparfaite, et elle ne sert qu’à former une faible
image d’une chose qui ne peut être représentée par des images. Nous pour-
rions dire encore qu’un trait de lumière, pénétrant dans la fange, ne se mêle
point avec elle, et qu’elle y conserve son essence invisible ; mais il vaut mieux
avouer que la lumière la plus pure ne peut représenter Dieu. Nous ne savons
pas comment ; mais nous ne pouvons, encore une fois, concevoir Dieu que
comme l’Être nécessaire de qui tout émane38.
38. Tout en Dieu. Commentaire sur Malebranche, Moland, t. XXVIII, p. 98-99, mais aussi la note pré-
cédente et la citation du Philosophe ignorant qu’elle contient.
39. Voir, par exemple, la réponse de A à C dans l’A, B, C qui conclut le dix-septième et dernier entre-
tien : « Je vous abandonnerai même mon monde éternel si vous le voulez absolument, quoique je tienne
fort à ce système. Que nous importe après tout que ce monde soit éternel ou qu’il soit d’avant-hier ?
Vivons-y doucement, adorons Dieu, soyons justes et bienfaisants, voilà l’essentiel ; voilà la conclusion
de toute dispute. Que les barbares intolérants soient l’exécration du genre humain, et que chacun pense
comme il voudra. » (OC, t. LXVA, p. 348). Voir à ce sujet, l’article de Stéphane Pujol, « Voltaire douteur
ou docteur », Europe 781, 1994, p. 89-101.
Le « scepticisme » de Voltaire 141
n’influe sur la conduite de la vie : « il en est des disputes comme des vains dis-
cours qu’on tient à table : chacun oublie après dîner ce qu’il a dit, et va où son
intérêt et son goût l’appellent40 ».
Telle est la faiblesse du genre humain, et telle est sa perversité, qu’il vaut
mieux sans doute pour lui d’être subjugué par toutes les superstitions pos-
sibles, pourvu qu’elles ne soient point meurtrières, que de vivre sans religion.
L’homme a toujours eu besoin d’un frein ; et quoiqu’il fût ridicule de sacri-
fier aux faunes, aux sylvains, aux naïades, il était bien plus raisonnable et
plus utile d’adorer ces images fantastiques de la divinité que de se livrer à
l’athéisme. Un athée qui serait raisonneur, violent et puissant, serait un fléau
aussi funeste qu’un superstitieux sanguinaire. [...]. Partout où il y a une so-
ciété établie, une religion est nécessaire ; les lois veillent sur les crimes com-
mis, et la religion sur les crimes secrets45.
Mieux vaut vivre dans un État où prédomine une religion, même mauvaise
et capable à tout moment de se laisser submerger par les excès du fanatisme, que
vivre dans une société d’athées où il est par définition impossible de se fier à qui
que ce soit. Évidemment, le théisme ou la religion naturelle valent mieux que les
religions révélées où l’imagination l’emporte généralement sur la raison, et où l’en-
thousiasme et le fanatisme dominent trop souvent, mais il n’en reste pas moins que
la religion en général est utile au genre humain à titre de baume apaisant, d’encou-
ragement à la vertu et de frein pour le vice. Elle est la contrepartie populaire de
l’enseignement philosophique élitiste. Par là, Voltaire se rapproche de Spinoza
et cherche à penser un double rapport au salut, moral, pour les âmes bien nées
qui n’ont pas besoin de la crainte et de l’espérance pour savoir comment agir, et
religieux, pour les âmes tendres qui ont besoin de menaces et de châtiments pour
bien se conduire46. Ce double cheminement vers la vertu s’explique en partie par
le pessimisme anthropologique de Voltaire pour qui les hommes ne respecteraient
pas les règles morales minimales indispensables à la vie sociale si une religion
ne les imposait à leur conscience. Au fond, religion et morale sont une seule et
même chose : la religion est la morale des faibles ; la morale, la religion des forts.
d’autres auteurs accusés d’avoir mal parlé de la religion chrétienne : « L’athéisme ne peut faire aucun bien à la
morale, et peut lui faire beaucoup de mal. Il est presque aussi dangereux que le fanatisme. [...] Encore
une fois, ce qui doit consoler une âme aussi noble que la vôtre, c’est que le théisme qui perd aujourd’hui
tant d’âmes, ne peut jamais nuire ni à la paix des États, ni à la douceur de la société. La controverse a fait
couler partout le sang, et le théisme l’a étanché. C’est un mauvais remède, je l’avoue, mais il a guéri les
plus cruelles blessures. Il est excellent pour cette vie, s’il est détestable pour l’autre. Il damne sûrement
son homme, mais il le rend paisible » (OC, t. LXIIIB, p. 488).
45. Traité sur la tolérance, chap. XX, OC, t. LVIC, p. 242.
46. Voltaire, Dictionnaire philosophique, art. « Guerre », OC, t. XXXVI p. 190 : « La religion naturelle
a mille fois empêché des citoyens de commettre des crimes. Une âme bien née n’en a pas la volonté ; une
âme tendre s’en effraye ; elle se représente un Dieu juste et vengeur ».
Le « scepticisme » de Voltaire 143
L’on pourrait à la limite se passer de religion si les hommes étaient tous sages et
respectaient la loi morale que leur découvre la raison, mais tel n’étant pas le cas, la
religion conserve son utilité, de même que l’idée de récompenses et de châtiments
post mortem, qui peuvent limiter les mauvaises actions et rendre ainsi la vie sociale
non seulement possible mais également agréable.
C’est dans une telle perspective que le scepticisme de Voltaire doit être réin-
terprété. Si les questions métaphysiques ne peuvent être réglées au niveau onto-
logique, comme on l’a vu, une telle conclusion ne conduit pourtant pas à une
forme de scepticisme moral où le relativisme serait la règle et où chacun devrait se
contenter de suivre les lois et les coutumes de son pays. À cet égard, Voltaire rompt
en partie avec Locke qui, dans le livre I de l’Essai, a eu le tort, selon lui, de verser
dans le relativisme au nom d’une critique radicale des principes innés, spéculatifs
et pratiques. Si les hommes ne possèdent pas de principes moraux innés, ce que
Voltaire admet, peut-on en conclure pour autant qu’ils sont sans principes, ou bien
que leurs principes ne sont que relatifs à leur culture, ce qui serait verser là encore
dans le matérialisme ? Cela signifie plus justement qu’ils ont leurs propres idées du
juste et de l’injuste, relatives sans doute à la culture à laquelle ils appartiennent,
mais néanmoins spécifiques à l’espèce humaine, et indispensables à sa survie.
La loi de la gravitation qui agit sur un astre agit sur tous les astres, sur toute
la matière : ainsi la loi fondamentale de la morale agit également sur toutes les
nations bien connues. Il y a mille différences dans les interprétations de cette
loi, en mille circonstances ; mais le fond subsiste toujours le même, et ce fond
est l’idée du juste et de l’injuste. On commet prodigieusement d’injustices
dans les fureurs de ses passions, comme on perd sa raison dans l’ivresse ; mais
quand l’ivresse est passée, la raison revient, et c’est, à mon avis, l’unique cause
qui fait subsister la société humaine, cause subordonnée au besoin que nous
avons les uns des autres47.
tion pratique, et cette thèse d’une conscience morale spécifique à l’espèce humaine
n’est pas sans rappeler la morale du Vicaire savoyard de Rousseau.
Dieu nous fait naître avec des organes qui à mesure qu’ils croissent nous font
sentir tout ce que notre espèce doit sentir pour la conservation de cette es-
pèce. Comment ce mystère continuel s’opère-t-il ? dites-le moi, jaunes habi-
tants des îles de la Sonde, noirs Africains, imberbes Canadiens, et vous Pla-
ton, Cicéron, Épictète. Vous sentez tous également qu’il est mieux de donner
le superflu de votre pain, de votre riz ou de votre manioc au pauvre qui vous
le demande humblement, que de le tuer ou de lui crever les deux yeux. Il est
évident à toute la terre qu’un bienfait est plus honnête qu’un outrage, que la
douceur est préférable à l’emportement. Il ne s’agit donc plus que de nous
servir de notre raison pour discerner les nuances de l’honnête et du déshon-
nête. Le bien et le mal sont souvent voisins ; nos passions les confondent : qui
nous éclairera ? nous-mêmes, quand nous sommes tranquilles. Quiconque a
écrit sur nos devoirs a bien écrit dans tous les pays du monde, parce qu’il n’a
écrit qu’avec sa raison. Ils ont tous dit la même chose : Socrate et Épicure,
Confutzée et Cicéron, Marc-Antonin et Amurath II ont eu la même morale48.
Ainsi, le salut de la vie d’un homme passe avant le respect de la loi morale, et
l’éthique personnelle suppose une délibération indissociable de la prise en compte
48. Dictionnaire philosophique, art. « Du juste et de l’injuste », OC, t. XXXVI, p. 281-282.
49. Voir notre mise au point à ce propos : « “D’un prétendu droit de plagier par humanité” : Voltaire
inspirateur de Constant », Revue Voltaire 9, 2009, p. 265-269.
50. Questions sur l’Encyclopédie, art. « Esprit », section « Esprit faux », OC, t. XLI, p. 254. Le même
exemple se retrouve dans le Dictionnaire philosophique, art. « Des lois », OC, t. XXXVI, p. 312. Voir
également ce que dit à ce propos Marcel Conche, dans Oisivetés. Journal étrange II, Paris, Presses uni-
versitaires de France, 2007, p. 18.
Le « scepticisme » de Voltaire 145
du contexte. Voltaire s’inscrit donc dans la tradition socratique, où le mal est une
erreur de raisonnement, que le bon usage de la raison permet de corriger. C’est en
quoi les philosophes sont exemplaires, eux qui ont mis leur vie sous la conduite de
la raison, et c’est pourquoi ils peuvent être à juste titre considérés comme les seuls
véritables professeurs de morale, ayant sans cesse tâché non seulement de parler
de la vertu, mais également de l’honorer51. C’est en cela que l’exercice de la vertu
confère à celui qui la pratique une forme d’immortalité, dont Socrate est la figure
occidentale par excellence, tandis que Confucius représente celle de l’Orient. Au
fond, aux yeux de Voltaire, ce qui fait la valeur d’un philosophe c’est plus la ma-
nière dont il a vécu que les principes philosophiques qu’il a tenté d’établir, ce qui
n’est pas sans rappeler l’enseignement des sceptiques antiques.
Et si les philosophes veulent contribuer à l’humanisation du monde, s’ils
veulent agir contre le fanatisme et la barbarie et promouvoir à l’inverse la tolé-
rance et la civilisation, la fonction de professeurs de vertu ne suffit plus, à cette der-
nière doit s’ajouter l’engagement social et politique. Puisqu’il existe des principes
moraux universels, dont le premier est sans doute celui d’être bienveillant à l’égard
d’autrui, autant les faire appliquer. D’où les fameux combats de Voltaire contre
toute forme d’injustice, et ce rôle de sentinelle de son siècle exercé en faveur de ses
contemporains accusés à tort, tels que Sirven, le chevalier de La Barre et surtout les
Calas père et fils. La fonction d’intellectuel engagé que Voltaire invente repose sur
la conviction que l’implication du philosophe peut seule permettre l’exercice réel
de la justice, qui resterait sans elle une notion trônant simplement dans le ciel des
idées platonicien, et que cette implication doit déboucher sur une refonte totale
des lois limitant toutes les formes possibles d’injustices. Dans son Prix de la justice
et de l’humanité, composé un an avant sa mort, Voltaire propose sa vision d’une
société reposant sur des lois justes, où l’on préfère la prévention à la punition, la
tolérance au fanatisme, où est appliquée l’idée de proportionnalité des peines et où
sont supprimés la peine capitale et le recours à la torture, où la loi a un caractère
public et se trouve mise en application par des juges intègres choisis en fonction
de leurs mérites et non de leurs origines sociales. Et cette vision n’a rien d’un châ-
teau en Espagne, car le temps long de l’histoire permet de décrypter dans le fil des
événements un progrès immanent de la civilisation fondé en dernier lieu sur une
moralité et une rationalité universelles. Le scepticisme paraît bien loin, sauf que
Voltaire s’empresse d’ajouter, au nom du pyrrhonisme historique, que le progrès
de l’espèce humaine au plan moral, et le recul du fanatisme et de la superstition
qui en découle, n’est qu’une croyance et non la manifestation d’un quelconque
52. Comme le rappelle le final de l’Éloge historique de la raison, où la Raison conclut par une adresse
à sa fille : « Eh bien ! ma chère fille, jouissons de ces beaux jours ; restons ici, s’ils durent ; et, si les orages
surviennent, retournons dans notre puits » (Moland, t. XXI, p. 522).
53. Cf. l’article « Athée, athéisme » du Dictionnaire philosophique : « Chez les gentils, plusieurs sectes
n’avaient aucun frein : les sceptiques doutaient de tout ; les épicuriens étaient persuadés que la Divinité
ne pouvait se mêler des affaires des hommes et, dans le fond, ils n’admettaient aucune divinité » (OC,
t. XXXV, p. 386-387).
54. Sur cette question du pyrrhonisme raisonnable comme marqueur du scepticisme des Lumières,
voir notre « Le scepticisme des Lumières entre pyrrhonisme raisonnable et scepticisme radical », à
paraître dans Armando Cíntora et Jorge Ornelas, Anthologie sceptique, Mexico, Editorial UNAM, 2012.
Le « scepticisme » de Voltaire 147
vers, et anticiper, d’une certaine manière, la notion de droits universels. Alors que
le dogmatisme des anciens n’opposait entre eux que des philosophes et ne condui-
sait au pire qu’à l’esprit de système, le dogmatisme des modernes, indissociable
des luttes religieuses, mène directement au fanatisme et aux excès barbares qui en
découlent. Pour un homme du XVIIIe siècle, le scepticisme ne vaut qu’au service
de la tolérance, de la liberté de pensée et d’une certaine idée de la civilisation, et
c’est sans doute, sous les traits de Voltaire, ce que la philosophie des Lumières
pouvait produire de mieux en matière de scepticisme55.
55. Ou, pour Kant, de pire : « Voltaire est le sceptique des plus récents sceptiques de notre époque.
Mais son scepticisme est beaucoup plus pernicieux qu’il n’est utile. Il ne donne de raisons, ni pour
ni contre, il ne recherche ni n’examine rien, mais il doute, sans aucune preuve, qu’on puisse faire en
quelque manière confiance au savoir. Ses raisons ne sont que des pseudo-raisons qui peuvent tromper
un homme simple, mais jamais un homme intelligent, réfléchi et savant. Et c’est justement par là que
Voltaire est très dangereux pour la masse et plus particulièrement pour l’homme du commun, car il
suggère à celui-ci des raisons entièrement fausses de douter de la vérité de telle ou telle chose » (Logik
Blomberg, § 180, cité par Jean Ferrari, Les Sources françaises de la philosophie de Kant, Paris, Klincksieck,
1980, p. 105).
Contributeurs
Karine Bénac-Giroux, maître de conférences HDR, Université des Antilles-Guyane,
Martinique
Mélanie Lopez, docteure en droit public, chargée de cours à l’Université d’Artois, Arras
298 c on tri b uteurs
André Magnan, professeur émérite, Université Paris Ouest Nanterre La Défense, président
d’honneur de la Société Voltaire
Stéphane Pujol, maître de conférences, Université Paris Ouest Nanterre La Défense, Collège
international de philosophie
ét u d e s et te x te s
Andrew Brown, « Minerve dictait et j’écrivais » : les archives Du Châtelet retrouvées 7
Andrew Brown et Pierre Leufflen, Voltaire et Émilie Du Châtelet dans la rue Traversière (II) 27
Karine Bénac-Giroux, Les vacillements du sujet dans les réécritures d’Œdipe,
de Corneille à La Motte 47
David Smith, Du nouveau sur Voltaire 59
Stéphanie Géhanne Gavoty, Radiographie d’une protestation : Voltaire dans son cabinet
de travail d’après la lettre « Sur les prétendues Lettres de Clément XIV » 67
Kees van Strien, Gerard Roos (1730-1812), traducteur et champion de Voltaire 85
Stéphane Pujol, Avant-propos. Voltaire et le scepticisme 101
Stéphane Pujol, Voltaire et la question du scepticisme 104
Sébastien Charles, Entre pyrrhonisme, académisme et dogmatisme :
le « scepticisme » de Voltaire 125
Édouard Langille, Candide : « pulp fiction » 149
débats
Pour une archive des génocides (IV). Coordonné par Pierre Dumesnil, Stéphane Pujol et
André Magnan. Thierry Camous, Le philosophe, la Raison et la conspiration des émotions
(159) ; Jean-Michel Maldamé, À propos d’un texte de Voltaire. Quelle origine du mal ?
(160) ; Julien Métais, L’homme à l’assaut du temps (163) ; Paolo Quintili, Se dire encore
voltairiens ?… Le Souverain Mal et sa banalité (166) 157
Voltaire à l’école (III). Coordonné par Alain Sandrier et Béatrice Ferrier. Geneviève Sion-
Charvet, Voltaire et le fait religieux au « Bac pro » (169) ; Alain Sager, De l’athée au
citoyen : pour un enseignement voltairien du fait religieux dans l’école républicaine (176) ;
Véronique Heute, La découverte du fait religieux dans Le Monde comme il va (1748) (180) ;
Philippe Rocher, Voltaire et les jésuites (1860-1995) (182) ; Mélanie Lopez, Entre religion,
faits religieux et éducation à la citoyenneté : quelle place pour Voltaire dans l’enseignement
secondaire en Espagne ? (187) 168
en q u êt e s
Sur la réception de Candide (X). Coordonnée par André Magnan. Contributions
de Marie Fontaine, Stéphanie Géhanne Gavoty, Linda Gil, Benoît Melançon et
Charlotte Jeanne Simonin 193
Sur les voltairiens et les anti-voltairiens (XI). Coordonnée par Gérard Gengembre.
Contribution de Benoît Melançon 217
300 ta b l e d es ma ti ères
actualités
Éphémérides pour 2012 (Roger Bergeret, Laurence Daubercies, Pierre Leufflen,
André Magnan et Anne Soprani) 223
Relectures (Jean-Noël Pascal, Quand Voltaire écrivait, de Lyon, à Beuchot…) 250
Manuscrits en vente en 2011 (Jean-Daniel Candaux) 258
Bibliographie voltairienne 2011 (Ulla Kölving) 264
Thèses (Felicia Gottmann, Stéphane Lamotte, Gillian Pink. Section coordonnée
par Stéphanie Géhanne Gavoty) 276
Comptes rendus (Gianluigi Goggi, Ulla Kölving, Florence Magnot-Ogilvy,
Benjamin Pintiaux, Martial Poirson, Alain Sager, Alain Sandrier.
Section coordonnée par Alain Sandrier) 280
Contributeurs 295
c a h i ers volta i re
Les Cahiers Voltaire, revue annuelle de la Société Voltaire,
sont publiés par le Centre international d’étude du XVIIIe siècle
Rédacteur Ulla Kölving
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