»
L’ETRE COMME DEVENIR
Julie HENRY
Allocataire-monitrice à l’ENS de Lyon
INTRODUCTION
La dimension problématique de la conception d’un « Deviens ce que tu es » dans le
cadre de la philosophie spinoziste, tient selon nous à l’impossibilité de l’entendre dans les
deux sens courants de cette expression. En effet, on ne peut interpréter l’être compris dans le
« es » de cette injonction :
- ni comme une puissance en attente d’actualisation, comme un être qui nous
serait donné par avance et qu’il nous reviendrait simplement d’exprimer. Cela
supposerait en effet que l’on ne soit pas encore tout ce que l’on peut être, qu’il y
ait en nous une puissance en latence, et donc que l’on soit actuellement en-deçà
de ce que l’on peut dans le même moment. Or, cela va à l’encontre de
l’affirmation spinoziste selon laquelle toute puissance s’épuise dans l’acte, non
au sens où elle s’y dépense au point s’y dissoudre, mais au sens où elle s’y
exprime à chaque instant dans sa totalité et sans reste.
- ni comme une définition donnée et fixée de la nature humaine, vers laquelle
nous devrions tendre, afin de devenir l’homme que nous sommes par nature (ou
que nous devrions devenir, du fait des obligations incombant à la nature humaine
qui est la nôtre). Cela reviendrait alors à faire de l’être un devoir être et à tomber
dans le travers de ces philosophes qui se représentent les hommes non tels qu’ils
sont, mais tels qu’eux-mêmes désireraient les voir. Et cela impliquerait,
parallèlement, de pouvoir connaître une nature humaine qui, telle quelle, ne nous
est donnée nulle part, si ce n’est dans ce que nous en reconstruisons…
Et pourtant, nous ne pouvons faire abstraction de la visée fondamentalement éthique de
la philosophie spinoziste – et en ce sens, nous défendrons l’idée que l’éthique trouve son
ancrage dans une ontologie spécifique, ce qui signifie que ces deux domaines ne sont pas
séparables l’un de l’autre, ni concevables l’un indépendamment de l’autre –. Et par ailleurs,
nous ne pouvons affirmer que nous sommes déjà, en ce moment même, tout ce que nous
pourrons être, à l’avenir : cela ne revient pas à affirmer que nous pourrions être plus (ou autre)
que ce que nous sommes actuellement, mais que ce qu’il adviendra de nous n’est pas
entièrement prévisible ou prédéterminé.
Dès lors, nous nous proposons de redéfinir l’éthique spinoziste, mais peut-être aussi,
nous le verrons, l’ontologie spinoziste, par le biais du concept du « devenir ». Cela
reviendrait, d’une part, à reconnaître que l’on peut être en mesure de s’inscrire présentement
dans une temporalité à venir : comprendre ma détermination par les événements passés me
permet d’agir sur les événements présents afin d’être déterminé autrement à l’avenir. Et cela
requerrait, d’autre part, de redéfinir la nature humaine, non plus en termes de facultés innées
ou d’objectifs à atteindre, mais par le biais d’aptitudes, certes communes, mais laissant
ouvertes leurs variations et leurs diverses expressions.
1
Trois principaux problèmes se poseront alors à nous :
• Quel statut donner à ce que l’on devient et qui oriente notre devenir ?
• Quelles sont les conditions de possibilité d’une inscription dans un certain
devenir ?
• Y a-t-il une fin du devenir, un être vers lequel on tendrait et qui viendrait achever
(au sens de mettre un terme, mais aussi de donner son accomplissement à) le
mouvement du devenir ?
2
certaine orientation afin d’en faire l’occasion d’une augmentation de notre puissance et
d’éviter d’être animé de changements contraires les uns aux autres, ou bien de quelques
changements répétés se faisant au détriment des autres. On peut considérer par exemple, que
le scolie de la proposition 45 d’Ethique IV traduit cette idée sur le plan corporel en affirmant
d’une part que « le corps humain se compose d’un très grand nombre de parties de nature
différente, qui ont continuellement besoin d’une alimentation nouvelle et variée », et d’autre
part, qu’il est « d’un homme sage de se refaire et recréer en mangeant et buvant de bonnes
choses modérément, ainsi qu’en usant des odeurs, de l’agrément des plantes vertes, de la
parure, de la musique, des jeux qui exercent le corps, des théâtres, etc. ».
3
exemple (nous y reviendrons) est se donner les moyens d’orienter en ce sens les changements
qui nous affectent, et d’inscrire dès lors ces changements dans un devenir. Spinoza écrit ainsi
que l’imagination dispose l’homme « de telle sorte qu’il ne peut pas faire, en vérité, ce qu’il
imagine ne pas pouvoir faire ». Si la réciproque n’est pas nécessairement vrai, en ce que nous
ne sommes pas en mesure de faire tout ce que nous imaginons pouvoir faire, il n’en reste pas
moins qu’un « homme peut faire de soi moins d’état qu’il n’est juste s’il nie de soi, dans le
présent, quelque chose en rapport avec le temps futur, dont il est incertain » (Définition des
Affects, XXVIII, explication). Nous ne savons pas encore où nous mènera ce devenir, mais
pour se donner les moyens de devenir et non seulement de changer, encore faut-il se donner
une certaine orientation, en rapport avec l’accroissement des aptitudes qui sont les nôtres.
4
dernière à de simples comportements. Or, Spinoza affirme clairement, dans le Traité
théologico-politique, que « tous ne sont pas naturellement déterminés à agir selon les lois et
les règles de la raison ; bien au contraire, tous naissent ignorants de tout. Avant qu’ils
puissent connaître la vraie règle de vie et acquérir la pratique habituelle de la vertu, une
grande part de leur vie est déjà passée » (XVI, 3). Ainsi, ce n’est pas parce que l’éthique
s’ancre, selon nous, dans une certaine ontologie, qu’elle y est réductible : nous sommes tous
de fait affectés par des changements (et non seulement par des variations), mais nous n’en
ferons pas tous un certain devenir. Ceci requiert en effet d’instituer une nouvelle règle de vie,
ce qui ne peut se faire « sans changer l’ordre et la règle commune de [sa] vie » (TRE, § 3) :
« instituer » à la fois au sens de donner une orientation nouvelle (« du dedans ») aux
changements qui nous affectent, et au sens d’inventer ce nouveau chemin en le parcourant.
5
dépendant au plus haut point des causes extérieures » et son esprit « considéré en soi seul,
n’a presque aucune conscience ni de soi, ni de Dieu, ni des choses » (ibid.) ; nous ne pouvons
donc que susciter de l’extérieur un devenir en lui, dans la temporalité qui est la sienne. Par
distinction, dans le devenir éthique, si nous pouvons nous inspirer de modèles extérieurs, ce
sera à nous de retrouver le « en devenir » de l’enfance, mais à partir de la puissance mentale
et corporelle qui sera devenue la nôtre : le devenir adulte est préalable au devenir éthique, et
nous lisons ici un enjeu important quant à la formation et à l’éducation des enfants.
Cependant, s’il en est la condition nécessaire, il n’en est ni la cause directe, ni la condition
suffisante : Spinoza écrit ainsi, dans le TTP, qu’une grande partie de la vie de la plupart sera
passée avant qu’ils puissent connaître la vraie règle de vie, et ce « même s’ils ont été bien
éduqués » (XVI, 3). Alors que tout enfant a en soi les matériaux requis pour devenir adulte,
s’il n’en est pas empêché et s’il est correctement accompagné, bien peu d’adultes
s’engageront dans la voie d’un devenir éthique, qui requiert un investissement supplémentaire
6
pourrions nous arrêter. En effet, si l’on peut concevoir ainsi le modèle d’une maison que nous
nous proposons, en ce que la construction de la maison a bien un terme et est achevée quand
celui-ci est atteint, il n’en va pas de même selon nous du mouvement de la vie, qui n’a pas de
fin, si ce n’est la mort (et la conception de l’éternité en cette vie est en ce sens problématique,
si on l’entend comme ce qui ne peut être expliqué ni par le temps ni par le mouvement ; nous
y reviendrons). D’ailleurs, Spinoza parle dans cette préface « d’approcher toujours plus du
modèle de la nature humaine que nous nous proposons », non de l’atteindre, ou encore
d’augmenter sa puissance d’être et d’agir, et non de changer de nature. Si nous avons en plus
à l’esprit le fait que nous ne disposons pas d’une définition achevée de la nature humaine (ce
pour quoi nous en sommes réduits à nous en forger des modèles, ou à défaut de suivre les
modèles que d’autres nous proposent ou nous imposent), nous pourrions dire que le modèle en
question pourrait être compris comme une « idée régulatrice », qui a pour effet, par
l’intermédiaire du désir, de nous mettre constamment en mouvement vers elle, et ce sans
jamais que nous ayons le sentiment de l’avoir atteinte, si nous avons bien compris sa fonction.
7
ferme, en ce qu’elle ne nous est pas encore naturelle et doit être constamment réitérée, elle est
une condition préalable de tout éventuel devenir à venir.
Je ne développerai pas plus avant ce point pour l’instant, mais nous voyons que ces
dernières considérations pourraient avoir des échos importants en termes d’enjeux politiques.
On y retrouve en effet deux grandes préoccupations spinozistes, développées notamment dans
le Traité politique, à savoir donner une stabilité suffisante aux institutions afin que le corps
politique conserve sa forme en dépit des changements continuels qui surviennent (conflit
entre citoyens, intégrations d’étrangers, etc.), d’une part ; et amener les citoyens, par des lois
adéquates et bien pensées, à acquérir eux-mêmes une certaine stabilité, afin qu’ils puissent
éventuellement cheminer vers une certaine vertu par la suite, d’autre part. En ce sens, la
politique n’est pas cause directe de l’éthique, mais elle peut en être l’une des conditions de
possibilité. Dans les deux cas, nous voyons que la stabilité n’est pas fermeture et hermétisme
aux changements, mais au contraire ouverture et capacité à les vivre de façon ferme et
singulière : l’histoire, collective ou individuelle, serait la capacité à intégrer les événements
dans une certaine temporalité singulière, non prédéterminée, mais toujours « en devenir ».
8
et l’action comme intermédiaires, nous rejoignons donc L. Vinciguerra, lorsqu’il affirme que
l’affection est un « lieu qu’une ontologie et une phénoménologie ont en partage », au sens où
« nous ne sommes jamais que ce que nous percevons de l’objet dont nous sommes l’idée »
(Spinoza et le signe : la genèse de l’imagination, chap. 6, p. 98-99).
Mais nous évoquerions également une dimension éthique, dans la mesure où « l’esprit
ne se connaît pas lui-même, si ce n’est en tant qu’il perçoit les idées des affections du corps »
(II, 23) : or, la manière dont je suis affecté par un même corps extérieur est variable dans le
temps, et je peux être actif dans cette variation, dans la mesure où elle dépend pour partie de
l’histoire individuelle que je me construis à l’occasion de mes rencontres. Ainsi, si je peux
avoir une action sur mon être, en l’inscrivant dans un certain devenir, ce sera par le biais
d’une modification de la manière dont je suis affecté, ce qui suppose une certaine plasticité de
la complexion qui est la mienne. Nous pensons donc qu’éthique et ontologie ne sont pas
séparables, au sens où elles constitueraient deux domaines de pensée distincts qui pourraient
être conçus indépendamment l’un de l’autre, et nous poursuivrions volontiers l’affirmation de
L. Vinciguerra en proposant l’idée selon laquelle l’affectivité est un lieu qu’une ontologie,
une phénoménologie et une éthique ont en partage. Dès lors, la possibilité éthique du devenir
implique d’en penser les conditions ontologiques, ou anthropologiques.
9
seul et même individu. Pour résumer, le corps humain se caractériserait par des capacités
d’action variables d’un individu à l’autre, de même que variables dans le temps.
Ce dernier point est au moins confirmé dans le passage de l’enfance à l’âge adulte :
Spinoza affirme en effet, dans le scolie d’Ethique V, 39, que le corps de l’enfant est « apte à
très peu de choses » et que, au cours de son éducation, nous nous efforçons de faire qu’il « se
change, autant que sa nature le souffre et s’y prête, en un autre qui soit apte à beaucoup de
choses ». Toutefois, si ces affirmations nous amènent déjà à préférer le terme de dispositions à
celui de facultés, nous souhaiterions proposer de caractériser la nature humaine de préférence
en termes d’aptitudes, non finalisées par ce qu’elles seraient censées devenir à l’âge adulte, en
ce qu’elles seraient variables (ou du moins pourraient l’être, si nous parvenons à les inscrire
dans un certain devenir) tout au long de l’existence. Ainsi, Spinoza affirme, dans le scolie de
la proposition 2 d’Ethique III que l’on a tous « fait l’expérience que l’esprit n’est pas toujours
également apte à penser sur le même objet », et ce en fonction de la variation des aptitudes du
corps lui-même. En conséquence, ce n’est pas la pensée ou l’action qui varient, tandis que
notre aptitude à penser et à agir resterait la même, mais ce sont nos aptitudes elles-mêmes qui
sont variables dans le temps. Et ce sont alors ces aptitudes spécifiques, de même que leur
multiplicité et leur variabilité dans le temps, qui pourraient être à même de caractériser la
nature humaine sans en faire une idée figée, finalisée et prédéfinie.
10
on s’efforcera donc de mettre fin à la diminution de notre puissance d’être et d’agir en
supprimant la cause de notre tristesse. Au contraire, la joie, qui « augmente ou aide la
puissance d’agir de l’homme » suscite le désir de la conserver ; on s’efforcera ainsi de
perpétuer notre puissance d’être et d’agir en conservant l’objet de notre joie.
Or, il semblerait que, lorsqu’il est question d’une vie menée sous la conduite de la
raison, ce ne soit plus la puissance d’être et d’agir qui est perpétuée par le désir de conserver
la joie, mais que ce soit le désir lui-même qui se trouve constamment renouvelé. En effet,
selon la proposition 26 d’Ethique V, « plus l’esprit est apte à comprendre les choses par le
troisième genre de connaissance, plus il désire comprendre les choses par ce même genre de
connaissance », et donc, plus il y est déterminé. En d’autres termes, plus nous développons
les aptitudes qui sont les nôtres en rapport avec notre nature, plus nous désirons les
développer, et plus nous les développons de fait, suscitant ainsi un constant renouvellement et
du désir et de l’augmentation de notre puissance d’être et d’agir. Dès lors, si le devenir peut
être caractérisé comme nous l’avons fait par le développement (en termes de richesse et de
variété) des aptitudes, en lien avec l’expression de la nature humaine qui est la nôtre, nous
pourrions dire, en détournant une expression malebranchiste, que le devenir se donne à lui-
même du mouvement pour aller plus loin. Ceci rendrait raison à la fois de la caractérisation de
l’être comme mouvement, des suites du regain de mouvement requis par le devenir, mais
également de la conception de l’éthique comme constant et perpétuel devenir.
11
consiste […] (III) dans le temps, grâce auquel les affections qui se rapportent à des choses
que nous comprenons l’emportent sur celles qui se rapportent à des choses que nous
concevons de manière confuse ou mutilée ». Il semblerait donc bien que le temps joue un rôle
fondamental dans l’affirmation de la puissance de l’esprit, le temps en regard duquel ne peut
être définie l’éternité. Et au lieu de voir dans cette constatation une marque de la finitude de
l’homme, qui ne pourrait affirmer sa puissance propre que progressivement et laborieusement,
nous pourrions au contraire voir dans le temps l’occasion de cette affirmation : non la cause
directe, car le seul fait de durer n’est pas un signe nécessaire de puissance, mais le biais par le
moyen duquel nous pouvons être en mesure d’accroître notre puissance d’être et d’agir.
Ainsi, de même que c’est parce que nous sommes déterminés dans nos pensées et nos
actions que nous pouvons devenir actifs en agissant sur ce qui nous détermine à penser et à
agir, de même ce serait parce que nous sommes inscrits dans la temporalité que nous pouvons
mettre cette dernière à profit en nous inscrivant dans un certain devenir, vers une puissance
d’être et d’agir toujours plus grande. Spinoza semble rendre possible cette lecture lorsqu’il
affirme, dans le scolie de la proposition 41, qu’il serait absurde qu’un homme « parce qu’il
voit que l’Esprit n’est pas éternel, autrement dit immortel, aime mieux être fou et vivre sans
raison » : loin de nous lamenter sur notre « finitude », nous devons bien plutôt nous efforcer
de comprendre que notre puissance réside en ce que nous sommes en mesure de faire dans la
durée de notre vie. Pour vivre vertueux, il faut déjà vivre, et pour devenir, il faut déjà établir
un certain rapport avec la temporalité. Il semblerait donc que l’éternité, qui ne peut se définir
en rapport au temps, ne puisse être pas la fin (dans les deux sens du terme) du devenir éthique.
12
détruire (dans son existence actuelle, en tout cas) ; et tant que l’esprit fait effort pour
persévérer dans son être, il a un certain rapport à la durée (et il peut donc devenir). Nous nous
trouvons alors dans la situation paradoxale suivante : pour que l’éternité soit l’horizon du
devenir, il faudrait que l’esprit cesse de devenir un jour pour être éternel ; mais il ne peut
cesser de devenir par lui-même, ce ne peut advenir que par le fait d’une cause extérieure. En
d’autres termes, seule une cause extérieure pourrait faire que l’esprit passe du devenir à
l’éternité, si l’éternité était l’horizon et la fin (dans les deux sens du terme) du devenir.
Enfin, il nous semble que, de même que l’on peut élaborer une conception positive de la
détermination – grâce à laquelle nous pouvons devenir actifs –, ainsi que de la durée – au sein
de laquelle nous pouvons accroître notre puissance d’être et d’agir –, Spinoza ne nous invite
pas à nous faire une conception négative de l’existence actuelle, comme si cette dernière était
pour nous obstacle à notre éternité. On lit ainsi dans la proposition 21 d’Ethique IV que « nul
ne peut désirer être heureux, bien agir et bien vivre, sans désirer en même temps être, agir et
vivre, c’est-à-dire exister en acte » ; et exister en acte, c’est exister en rapport avec la durée, et
être son corps tout autant que l’on est son esprit. Dès lors, cela revient selon nous à accorder
une place à part entière au corps, à la durée et à l’existence en acte au sein de l’éthique
spinoziste ; cela signifierait alors que le devenir éthique n’est ni un pis-aller (à défaut
d’éternité), ni une étape transitoire vers un être à rejoindre (en attente d’éternité), mais qu’il
pourrait constituer le cœur de l’être éthique de l’homme. Cela explicite le titre de notre
intervention : « sois, donc deviens », sans que l’on n’ait à devenir quelque chose, soit quelque
chose d’autre que ce que l’on est actuellement. Il nous reste alors à répondre à une dernière
question : quelle place accorder dès lors à l’éternité dans le devenir éthique lui-même ?
13
s’étai[t] proposé de montrer à propos de l’Esprit en tant qu’on le considère sans relation à
l’existence du Corps » (V, 40, scolie). On ne peut donc considérer que l’éternité est, en tant
que telle, l’objet de l’éthique, ou tout au moins son objet direct et exclusif, puisque nous
feraient alors défaut l’objet de l’idée constituant l’esprit, à savoir le corps existant en acte, de
même que les moyens de penser les biais par lesquels la puissance de l’esprit peut être accrue.
Nous revenons donc à notre question initiale : quel rapport à l’éternité peut alors entretenir
l’éthique de l’homme existant en acte et toujours en devenir ?
La vie éthique (ou l’éthique de vie) ne peut consister à devenir éternel ; en effet, selon le
scolie de la proposition 31 d’Ethique V, nous sommes « certains que l’esprit est éternel, en
tant qu’il conçoit les choses sous une espèce d’éternité » ; nous ne pouvons devenir éternels
puisque, en un certain sens, nous le sommes déjà. Ce ne peut consister non plus à l’être plus :
l’éternité ne pouvant se définir en rapport au temps, il n’y a pas de sens à être plus ou moins
éternel ; en un certain sens, nous le sommes ou bien nous ne le sommes pas. Par contre, la
suite du scolie, dans laquelle Spinoza affirme qu’il fera comme si l’esprit « venait de
commencer […] à comprendre les choses sous une espèce d’éternité » (et donc venait de
commencer à être éternel), et ce afin que « se comprenne mieux ce qu’[il veut] montrer » (à
savoir la puissance de l’esprit, qui est objet de l’éthique) peut nous apporter un élément de
réponse. Cela pourrait en effet signifier que l’enjeu de l’éthique consiste à comprendre son
éternité, c’est-à-dire à faire qu’elle prenne sens pour nous, en cette vie même qui se définit en
rapport à la durée ; et comme il n’y a jamais d’absolu en cette vie, cela pourrait signifier que
devenir éthique revient à comprendre toujours plus adéquatement et profondément cette
éternité qui est celle de notre Esprit. En d’autres termes, l’éternité ne serait pas l’horizon du
devenir, mais l’horizon du sentir et du comprendre d’un homme en devenir.
Le 5 janvier 2011
Séminaire « La double actualité : histoire et éternité chez Spinoza »
(Ch. Jaquet, P. Sévérac, A. Suhamy)
14