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Au lieu de soi : écriture de soi et vérité

par Nicolas WEILL

| Presses Universitaires de France | Revue de Métaphysique et de Morale

2009/3 - n° 63
ISSN 0035-1571 | ISBN 978-2-1305-7296-1 | pages 421 à 434

Pour citer cet article :


— Weill N., Au lieu de soi : écriture de soi et vérité, Revue de Métaphysique et de Morale 2009/3, n° 63, p. 421-434.

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Au lieu de soi : écriture de soi et vérité

RÉSUMÉ. — Cet article se propose de discuter la façon dont Jean-Luc Marion décrit, dans
Au lieu de soi, la formation et la déformation du « modèle augustinien de confession » chez
Montaigne et Rousseau. Contrairement au « moi » moderne « encapsulé » en lui-même
– tout tiers étant exclu –, la confession telle que la pratique saint Augustin expulse
nécessairement l’ego de sa sphère intérieure pour confronter celui-ci à un au-delà qui
rend possible la vérité de soi-même. L’écriture de soi chez Augustin est éminemment
performative et sa vérité réside avant tout dans l’acte et non dans une adéquation entre la
chose et le récit. C’est ce caractère d’expérimentation qui pousse immanquablement le moi
en direction d’une transcendance propre à l’attester et qui est au contraire perdu dans
l’autobiographie moderne. Pourtant, la naissance de la psychologie expérimentale au
siècle de l’Aufklärung et la prolifération des récits de vie à la première personne,
notamment de philosophes, nous confrontent, certes dans un contexte désormais plus
littéraire et médical, à une démarche d’accès à la vérité de soi-même encore effectuée
comme acte d’écriture de soi. À partir de deux démarches autobiographiques, celle de Karl
Philipp Moritz dans Anton Reiser et de Salomon Maimon dans la Lebensgeschichte, il sera
montré comment, même renversés, certains traits du « modèle augustinien » semblent tenir
bon au-delà de l’affaissement rousseauiste.

ABSTRACT. — This article is an attempt to discuss how Jean-Luc Marion’s book, Au lieu
de soi, describes the collapse of the « augustinian pattern of confession », especially in
Montaigne’s and Rousseau’s autobiographical works Les Essais and Les Confessions.
Unlike the modern self, who is considered to be « locked up » in itself – and tertium non
datur ! –, the Augustinian self appears to be necessarily thrown out of its internal realm in
order to make possible the truth of the self. The writing of the self is by essence action and the
acting out of the self becomes the only criterion of its truth. A thruth which does not stem from
any adaequatio rei et mentis. On the contrary, modern autobiography lacks such relation-
ship to experience, in so far as experience expels the ego out of its own self. However, the
German Aufklärung provides some example of autobiographical pieces presenting,
although indirectly, a survival of certain aspects of the « augustinian pattern », in particular
Karl Philipp Moritz’s Anton Reiser and Salomon Maimon’s Lebensgeschichte.

La lecture que Jean-Luc Marion fait d’Augustin dans Au lieu de soi, interpré-
tation majeure de l’œuvre, s’appuie sur un balayage de l’ensemble d’un corpus
toujours à découvrir dans son inépuisable diversité. Mais les Confessions n’y
occupent pas moins une place centrale, ce en quoi cette approche demeure aussi
« classique ». Dans ce maître ouvrage, l’opposition entre la pratique de la confes-

Revue de Métaphysique et de Morale, No 3/2009


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sion augustinienne et d’autres entreprises autobiographiques, en particulier les


Essais de Montaigne ou les Confessions de Rousseau 1, est très accentuée, afin
de faire ressortir la spécificité de la démarche augustinienne. J.-L. Marion
affirme avec force que les Confessiones ne relèvent pas de l’autobiographie et
encore moins de ce que l’époque moderne entend sous ce terme. Pour des
raisons – on peut d’ores et déjà le pressentir – qui tiennent à l’articulation entre
la vérité et le moi. Telle que celle-ci est mise en œuvre par le dispositif augusti-
nien, la confessio est au contraire érigée en contre-type du rapport moderne à la
subjectivité 2. Au rebours du moi augustinien « adonné » à Dieu, le sujet
d’aujourd’hui serait comme prisonnier d’une intériorité maladive dont il serait
lui-même responsable et, de ce fait, considéré comme incapable de faire le seul
saut susceptible de mener à la vérité de soi-même : l’expulsion de soi. La
réponse augustinienne – telle qu’elle est ici reconstituée par J.-L. Marion – à la
question de savoir en quoi un récit de soi doit être considéré comme un savoir
de soi ayant une relation avec la vérité de soi-même, instituerait un genre que
l’autobiographie moderne démantèlerait, et cela dès sa naissance avec Les
Confessions de Rousseau. Pour le dire d’emblée : la vérité du moi augustinien
paraît d’autant plus grande que le moi tel qu’il ressort de la confession se révèle
un moi à éclipse, un moi instantanément « débordé », l’inverse, donc, du moi
« encapsulé » des modernes qui rate l’épreuve de vérité, se refuse à l’épreuve de
l’objectivation repentante et finit par s’absoudre lui-même. La narration moderne
de soi par soi est comme une noèse sans noème, figée dans son élan, en suspen-
sion sans au-delà ni « au lieu de soi », toutes conditions qu’il faudrait pourtant
remplir dès lors qu’on cherche à s’écrire avec quelques chances de tomber juste.
Il y a là une conception radicale de l’expérience des Confessiones. C'est donc de
deux choses l’une : soit ces dernières représentent l’unique autobiographie véri-
tablement accomplie, voire possible, soit elles ne sont pas du tout une écriture de
soi telle que la conscience moderne a coutume de se représenter la chose.
Nous voudrions montrer dans les pages qui suivent qu’il est quand même pos-
sible de rapprocher de l'entreprise augustinienne certaines entreprises d’autobio-
graphies philosophiques pratiquées à l’aube de la modernité, dans la mesure où
celles-ci en conservent quelques traits, même sous une forme modifiée (l’ambition
thérapeutique appliquée aux âmes se substituant en général à l’œuvre de conver-

1. Jean-Luc MARION, Au lieu de soi. L’approche de saint Augustin, Paris, PUF, 2008. Le passage
qui est particulièrement discuté dans le présent article, « Les variations du modèle », s’étend des
pages 82 à 88.
2. Sur la préfiguration, dans le roman notamment, de l’hybris d’un sujet moderne à la foi enfermé
en lui-même et prétendant se faire l’interprète des âmes comme le Créateur, notamment dans
l’« égotisme » de Stendhal, on lira de Jean-Louis CHRÉTIEN, Conscience et roman, I. La conscience
au grand jour, Paris, Minuit, 2009, pp. 41-92.
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sion). Pour ce faire nous nous proposons de déplacer très légèrement l’objectif et, à
titre d’exemple, d’évoquer le développement du genre autobiographique dans le
contexte de l’Allemagne du XVIIIème siècle et de l’Aufklärung, autrement dit dans
un contexte contemporain du rousseauisme au sens large mais où les liens entre la
pensée religieuse et les Lumières sont plus complexes et moins univoques. Durant
cette période, la psychologie expérimentale accompagne en effet une profusion
d’exercices autobiographiques. Nous nous pencherons sur certaines « histoires de
vie » philosophiques insérées dans le programme pédagogique et thérapeutique
des Lumières, en un temps où la littérature se joint à la médecine pour former un
savoir expérimental de l’âme.

I. LES CONDITIONS DE LA VÉRITÉ AUTOBIOGRAPHIQUE

Notons au préalable que le recours au fameux « pacte autobiographique », tel


que l’a formulé Philippe Lejeune, s’avère nettement insuffisant si ce dont il est
question c’est de penser la relation du genre à la vérité et qu'il ne permet guère d’y
inscrire le projet augustinien 3. Selon la définition a minima de ce pacte,
rappelons-le, pour que récit autobiographique il y ait, il faut que puisse être
constatée une stricte identité entre l’auteur, le narrateur et le personnage principal
dont les faits et gestes sont rapportés par le récit – quelle que soit l’exactitude des
événements qu’on y relate. Parler de « pacte » suggère cependant que ce réquisit
peut parfaitement résulter d’une pure et simple convention, comme le montrent du
reste les nombreux écarts par rapport à la réalité historique dont témoignent la
plupart des autobiographies et les rectifications qu’elles suscitent de la part de
leurs commentateurs. À commencer par les Confessiones d’Augustin elles-
mêmes 4 ! Que ces déformations n’entament pourtant pas la nature autobiogra-
phique du récit est toutefois symptomatique d’une spécificité des Confessiones
que Jean-Luc Marion a fort bien mise en évidence dans son étude. En effet, la
vérité de la confession, à l’inverse de la confession des Latins, n’est pas seule-
ment d’ordre judiciaire puisqu’elle comporte un versant de « confession de

3. Philippe LEJEUNE, Le Pacte autobiographique, Paris, Seuil, 1996, pp. 7-46. Philippe Lejeune
estime que c’est avec Rousseau que naît l’autobiographie moderne au sens propre du mot. Voir
également, sur la question des relations entre les Confessiones et l’autobiographie, G. MISCH,
Geschichte der Autobiographie, Berne, 1907, cité in J.-L. MARION, Au lieu de soi, op. cit., p. 73
note 2, qui réfute la thèse de G. Misch selon laquelle les Confessiones seraient une Selbstbiographie.
4. Voir par exemple l’approche « posthagiographique » de James O’DONNELL dans « Les
Inconfessions d’Augustin », in John Caputo et Michael J. Scanlon (dir.), Des Confessions. Jacques
Derrida, Saint Augustin, traduit de l’anglais par Pierre-Emmanuel Dauzat, Paris, Stock [2005], 2007,
pp. 410-427.
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gloire » 5. Pas plus qu’elle ne relève, souligne-t-il, de la connaissance au sens


usuel du mot. Par conséquent, la comparaison des récits avec la réalité des choses,
telles que celles-ci sont supposées s’être passées, n’entame nullement le potentiel
de vérité d’un texte comme celui des Confessions, qui réside autant dans ce qui est
fait que dans ce qui est dit et dans l’effet qu’on en attend sur le lecteur. La vérité
n’est pas ici conçue sur le modèle de l’adequatio. Dès lors qu’on n’est plus en
présence du compte-rendu d’une existence exact, détaillé, policier pourrait-on
dire, mais d’un « acte de parole » – selon la forte expression de Jean-Louis Chré-
tien 6 –, la vérité à laquelle les Confessiones nous confrontent est essentiellement
d’ordre dynamique, performative et non gnoséologique (comme adequatio rei et
mentis), et, en ce sens, les réfutations et les trouvailles archéologiques ne les
démentiront pas puisqu’elle tient à l’effectuation de l’acte de confession plutôt
qu’au contenu de ce qui est confessé. Il s’agit d’une vérité « perlocutoire » qui se
love dans la prise de parole. L’ego ne cherche pas à dire quelque chose de lui-
même qui serait conforme point par point au vécu ou à l’éprouvé. Il veut d’abord
se dire à Dieu. C’est aussi la raison pour laquelle les Confessiones ne doivent
surtout pas être confondues avec une « autobiographie introspective » 7. Au
contraire, la démarche prend tout son sens dans le cadre d’un processus de conver-
sion, d’un décentrement de l’ego en Dieu, et il s’agit moins de se révéler à Lui que
d’étaler l’ignorance abyssale que j’ai de moi-même. En somme, selon une heu-
reuse suggestion de J.-L. Marion, les Confessiones constitueraient plus une
hétéro- qu’une autobiographie (en me retournant sur moi-même je rencontre un
Autre qui me surplombe, Dieu). Ainsi conçu, il y a bien chez Augustin un souci
de vérité qui fait de l’autobiographie autre chose qu’une simple fiction ou conven-
tion d’écriture ; mais il s'agit d’une vérité qui excède les bornes de la connaissance

5. Dans l’Antiquité classique une confession spontanée est assimilée à l’acte d’un demens. Le
Pseudo-Quintilien définit ainsi la confession comme « tout discours que l’on tient contre soi » : « toute
confession est de cette nature, que l’on peut voir qu’il est dément et hors de lui, celui qui se confesse
lui-même, et qu’il est poussé par une passion violente : soit l’ébriété, soit l’erreur, soit la douleur, soit
la torture, car personne ne témoigne contre lui-même, si on ne l’y contraint », Pseudo-Quintilien,
Déclamations, 314. J. O’Donnell, art. cit., note 3, p. 425, estime que c’est là justement le coup de
force (« le mérite et le flair ») d’Augustin d’avoir opéré une conversion des valeurs antiques en
percevant que la confession pouvait être constructive. Sur le fait que, dans le christianisme, avant
même Augustin, la confession ait reçu les trois significations de « profession de foi », de « reconnais-
sance de la condition de pécheur » et d’« action de louange », voir l’article de 1957 de Joseph
RATZINGER (Benoît XVI), « Originalité et tradition dans le concept augustinien de Confessio », traduit
par Éric Pohlé et Renaud Silly, o. p., repris dans Maxence Caron (dir.), « Saint Augustin », Les
Cahiers d’histoire de la philosophie, Paris, Cerf, 2009, pp. 9-36. L’auteur y reproduit également la
citation du Pseudo-Quintilien à la note 1, p. 12.
6. J.-L. MARION, Au lieu de soi, op. cit., p. 75.
7. Voir Jean-Louis CHRÉTIEN, Saint Augustin et les actes de parole, Paris, PUF. Nous nous
permettons également de renvoyer à notre propre recension de cet ouvrage, « Un nouveau “moment
augustinien” ou ce que Dieu nous doit encore », Critique (décembre 2006), no 715, Minuit, pp. 1039-
1052.
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et du pur et simple savoir de soi, lequel relèverait pour saint Augustin de la


curiositas honnie 8.
Telle est aussi la raison pour laquelle Marion estime qu’Augustin n’anticipe
nullement le cogito cartésien et encore moins le passage du cogito à la res
cogitans 9. La certitude augustinienne porte en effet sur la vie et non sur l’être,
dit-il, et l’étape du cogito n’a rien d’un processus d’appropriation de moi. La
vérité qu’affronte la confession augustinienne, écrit Marion dans une autre forte
formule, c’est celle de l’« anonymat de l’ego » 10. Contrairement à Descartes,
précise-t-il encore, la cogitation atteint une certitude, jamais une essence (res
cogitans). Le soliloque augustinien transforme le discours sur soi en appel et lui
fait quitter la sphère de l’esse. Derechef la vérité de la confession augustinienne
s’éprouve à proportion de l’expulsion d’un moi qui est ce qu’il est, non certes à
la mesure de son anéantissement total, mais en tant qu’il est « adonné » à Dieu.
C’est pourquoi les Confessiones en disent finalement peu sur l’enfance et la vie
de son auteur et ne consistent qu’en la description de quelques épisodes signifi-
catifs sélectionnés uniquement parce qu’ils illustrent et jalonnent l’itinéraire vers
le baptême. Du rappel de ces souvenirs d’enfance et de jeunesse, on attend
surtout qu’ils ébranlent le lecteur et provoquent en lui cet affect qui l’incitera à
son tour à la confession par empathie. Si cet effet de contagion est exclu du projet
d’écriture de soi, parler de confession au sens propore est impossible et la retom-
bée dans la curiositas ou l’égotisme n’est jamais bien loin. « En situation de
curiositas, écrit Marion, le lecteur lit les Confessiones sans en reconnaître le
modèle : il annule la confessio en lisant les Confessiones. Et la majorité des
lecteurs modernes (et même les plus savants ou les plus dévots) restent essentiel-
lement curieux. » « Il faut pourtant leur reconnaître une excuse, concède-t-il, les
plus remarquables reprises du projet augustinien, Montaigne et Rousseau, ont
déformé le modèle et, volontairement ou non, peu importe, manqué le but 11. »
Toutefois, c'est peut-être dans cette déformation du modèle que la démarche
augustinienne se laisse encore mieux saisir, fût-ce a contrario. Les Essais de
Montaigne, sont certes crédités de ressortir encore à la « confession de louange ».
Ne s’achèvent-ils pas en adresse à Dieu ? Ils n’en sont pas moins déjà amputés
d’un élément essentiel, ajoute J.-L. Marion : la confession des fautes. Montaigne

8. La curiosité est considéré comme un vice chez Augustin dans la mesure où elle est un désir de
connaissance excessif et non maîtrisé pour un autre objet que Dieu, désir en général issu de
l’expérience des sens. Elle concerne chez Augustin autant les spectacles que la science naturelle
telle qu’elle est pratiquée par les manichéens. La curiositas finit par représenter l’antitype de la vie
contemplative voir Allan D. Fitzgerald, Marie-Anne Vannier (dir.), Encyclopédie saint Augustin. La
Méditerranée et l’Europe IVe-XXIe siècle, Paris, Cerf, 2005, pp. 427-429.
9. J.-L. MARION, Au lieu de soi, op. cit., pp. 88 sq.
10. Ibid., pp. 98 sq.
11. Ibid., p. 83.
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se raconte sans se reprendre ni regretter. L’absence délibérée de repentir ôte par


conséquent à son projet d’écriture de soi la force qui demeure celle du projet
augustinien : « raconter sa vie dans l’intention de la restaurer » (le contraire peut-
être de ce que recouvre la posture très moderne, dont une source est peut-être ici
dévoilée, qui consiste à prétendre « assumer » crânement ses fautes ou ses défauts
sans jamais chercher à les réformer). Si le monument de Montaigne, en dépit de
ses lézardes, retient quelque chose de la confession augustinienne, tel n’est pas
en revanche le cas des Confessions de Rousseau, auteur d’un ouvrage dont le
titre ne renverrait à Augustin que par « provocation », affirme Marion. En effet,
ce que Rousseau étale aux yeux de ses lecteurs, rendus plus complices qu’édifiés
par l’étalage de ses tribulations, c’est l’étrange spectacle d’un moi qui ne cesse de
s’innocenter lui-même au fur et à mesure qu’il se confesse (à lui-même ou à son
public et certainement pas à Dieu) : « l’hypertrophie de la confessio peccatorum
vaut acquittement et finit même par dispenser l’immense innocence de l’ego non
seulement de toute conversion, mais même de la moindre confessio laudis. Qui
louerait-il, sinon lui-même, qui s’est innocenté par soi-même ? » 12. Toute
l’affaire a maintenant lieu entre l’auteur et ses lecteurs. Le tiers, Dieu, se trouve
bel et bien exclu. Or ce qui est mis en péril est moins la transcendance de la
confession de soi que la retombée dans la curiositas – la connaissance qui se
complaît dans l’auto-référence, dans la jouissance de son moi confessé et instan-
tanément pardonné et qui n’a cure de la conversion du lecteur ni de sa guérison.
Car l’objet de toutes les sollicitudes, celui qu’il s’agit ainsi d’apaiser, de consoler
afin que « des mains amies lui ferment les yeux 13 », n’est-ce pas Jean-Jacques
lui-même ? La nature performative de la confession augustinienne se doit d’avoir
des effets de contagion, voire d’inoculation, sur le lecteur, effets qui sont irrémé-
diablement perdus dans la version purement spectaculaire de Rousseau où
l’absence du tiers fait perdre l’effet salvateur ou même seulement thérapeutique
sur le lecteur qui se retrouve ainsi traité d’une étrange façon. Deux ne suffisent
pas. La vérité n’est pas réductible au two in one, elle requiert d’être trois. Faut-il
dès lors faire remonter à Rousseau l’épuisement du modèle augustinien et le
début d’une autobiographie moderne délestée du souci de guérir par l’écriture de
soi ? Ici nous voudrions introduire quelques nuances. On peut penser en effet que
d’autres entreprises autobiographiques du siècle des Lumières, notamment dans
l’espace de l’Aufklärung, continuent à s’inscrire dans le cadre de l’écriture de
salut ou de guérison et du coup assurent au modèle augustinien une manière de
survie, celle-ci ne fût-elle qu’implicite et partielle. C’est cette hypothèse que
nous allons maintenant tenter de vérifier.

12. Ibid., p. 86.


13. Rousseau juge de Jean-Jacques. Dialogues, texte présenté par Michel Foucault, Paris,
Librairie Armand Colin, 1962, p. 315.
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II. RÉCIT DE SOI-MÊME ET PSYCHOLOGIE EXPÉRIMENTALE


À L’ÈRE DE L’AUFKLÄRUNG

Nous voudrions avancer l’idée que l’écriture de soi telle qu’elle fut pratiquée
par certains Aufklärer demeure moins distante du modèle augustinien que ne l’est
la confession rousseauiste dont ils s’inspirent pourtant. Pour ce faire, nous porte-
rons notre attention sur le moment où la psychologie expérimentale s’affranchit
de la psychologie rationnelle et de la métaphysique leibnizo-wolffienne (même si
les césures ne doivent pas, comme c’est souvent le cas, être exagérées). Dès lors
que la connaissance de l’âme quitte le domaine de la Métaphysique pour entrer
dans celui de la Naturlehre (la physique) et, plus précisément, de la médecine,
l’expérience et les études de cas (biographiques ou autobiographiques) finissent
par devenir une voie royale à travers laquelle le moi se laisse appréhender dans sa
plus grande vérité. À partir de Wolff 14, l’objet de la psychologie finit par débor-
der les contenus de conscience pour devenir psychologie objective. La possibilité
de saisir l’âme humaine suppose désormais que celle-ci soit considérée comme
action. L’expérience n’est plus le simple appoint d’une théorie psychique a priori
mais devient le fondement même de la psychologie 15 puisqu’elle seule peut
donner accès à la nature dynamique de l’âme. Comme le phénomène premier qui
définit cette âme consiste dans l’agir et non dans le pâtir (l’empreinte, l’impres-
sion, les phénomènes de conscience), l’étude de cas ou celle du moi en action va
prendre une place déterminante dans cette discipline en plein bouleversement. À
la fin du siècle, le paradigme de la psychologie rationnelle va être abandonné
sous les coups de la critique kantienne et comme conséquence du développement
de la psychologie expérimentale. Or le théâtre où cette révolution scientifique va

14. Christian WOLFF, Discours préliminaire sur la philosophie en général, traduction sous la
direction de Thierry Arnaud, W. Feuerhahn, J.-F. Goubet et J.-M. Rohrbasser, Paris, Vrin [1728],
2006, p. 113.
15. L’opposition tranchée entre psychologie rationnelle et psychologie empirique se trouve ainsi
déjà surmontée chez Wolff puisque c’est la connaissance a posteriori qui seule nous introduit à l’âme,
telle qu’elle est en acte. La psychologie empirique n’est donc pas seconde par rapport à la psychologie
rationnelle. Voir à ce sujet Jean-Paul PACCIONI, Cet esprit de profondeur. Christian Wolff, l’ontologie
et la métaphysique, Paris, Vrin, 2006, pp. 159-178. Wolff opère une distinction entre l’essence et la
nature de l’âme. Celle-ci peut appréhender directement son essence mais indirectement sa nature,
laquelle actualise sa puissance. L’action donc est inconnaissable en tant que telle et nous ne pouvons
déterminer ce qu’elle peut actualiser que dans les limites de ce qui s’en déroule dans l’univers tel que
nous le percevons dans nos limites corporelle et sensitive. La naissance de l’action nous échappe.
Voilà pourquoi nous ne saurions connaître l’activité de l’âme qu’à travers l’expérience. Wolff articule
encore psychologie rationnelle et psychologie empirique. C’est ce modèle d’articulation qui va se
trouver en crise à la fin du siècle. Une crise qu’il serait évidemment trop simple de lire comme une
simple réprobation d’une psychologie exclusivement rationnelle au profit d’une psychologie pure-
ment a posteriori.
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s’opérer est sans doute le Magazin zur Erfahrungsseelenkunde que l’on peut
considérer comme l’ancêtre des revues de psychologie. Celui-ci est lancé en 1783
par l’écrivain et pédagogue Karl Philipp Moritz, auteur d’une autobiographie
cryptée parue sous le titre d’Anton Reiser 16. Vaste publication destinée à
recueillir témoignages biographiques et autobiographiques, le Magazin constitue
une chambre d’enregistrement scripturaire dont la richesse demeure à découvrir
par le lecteur français. C’est là qu’il est pris acte du changement de paradigme
d’une psychologie qui va passer désormais du patronage de la philosophie à celui
de la médecine. « L’essence de l’âme consiste en l’activité comme celle du corps
est l’étendue (Ausdehnung) 17 », affirme d’emblée Moritz en présentant son entre-
prise. D’autre part, l’entreprise d’Erfahrungsseelenkunde correspond à un
moment moins triomphant ou moins heureux des Lumières, lesquelles en sont, en
cette fin de XVIIIème siècle, à s’interroger précocement sur elles-mêmes et sur les
résistances qu’elles rencontrent. La psychologie expérimentale est tout particuliè-
rement sollicitée dès lors qu’il s’agit de comprendre ces résistances et, éventuelle-
ment, de les lever. Avec l’Erfahrungsseelenkunde nous sommes dans le cas d’une
version réparatrice des Lumières plutôt que régénératrice. C’est aussi pourquoi,
tout en resserrant ses liens avec la médecine, la connaissance de l’âme va en outre
– et durablement – se confondre de plus en plus avec la psychopathologie. Réalité
dynamique, perpétuellement exposée aux forces qui circulent en elle en la façon-
nant, l’âme inquiète n’a plus comme idéal ni l’ataraxie ni la tranquillitas, mais un
simple état d’équilibre précaire. Le déséquilibre, à l’inverse, représente son état
pathologique par excellence. Le meilleur instrument pour la description de ce moi
à éclipse en perpétuelle mutation et activité n’est donc plus le traité mais le récit
de cas qui restitue au plus près l’irréductible mobilité des flux psychiques. Il n’est
pas indifférent de noter que le lancement du Magazin zur Erfahrungsseelenkunde
a été précédé d’un effondrement dépressif de la part de Moritz, soigné par Markus
Herz 18, de sorte qu’il n’est pas interdit de considérer l’ensemble de la revue elle-
même, malgré la multiplicité de ses contributeurs, également comme un geste
autobiographique visant au rétablissement de son éditeur.
Le Magazin reproduit de nombreux extraits d’autobiographies à côté de
témoignages, en général plutôt morbides, ce qui en fait un merveilleux recueil
clinique et un document des plus précieux pour l’histoire de la discipline. La

16. Karl Philipp MORITZ, Anton Reiser. Roman psychologique, traduit de l’allemand par Georges
Pauline, Fayard [1785-1790], 1986.
17. « Das Wesen der Seele besteht in des Thätigkeit, so wie das Wesen des Körpers in der
Ausdehnung » : K. P. MORITZ, cité in Heide Hollmer et Albert Meier (dir.), Moritz. Anton Reiser.
Dichtungen, Francfort-sur-le-Main, Deutscher Klassiker Verlag, p. 1300.
18. Merci à Stefanie BUCHENAU pour ses précieuses indications sur ce point. Elle a publié une
première étude sur Markus Herz dans le numéro de la Revue germanique internationale 9/2009, Paris,
CNRS éditions, sous le titre de « “Der Grund zu allen liegt in Ihnen”. Le kantisme de Markus Herz ».
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présence massive de l’autobiographie laisse ainsi penser que l’approche par


l’écriture de soi, la proximité de soi à soi est à cette époque une source
d’attestation et de plus grande vérité en matière psychologique 19. Dans ses
considérations (Aussichten) introductives, Moritz explique que la biographie et
surtout l’autobiographie représentent le poste d’observation privilégié des
Fakta (les objets de la psychologie expérimentale) 20. Chacun peut être le
médecin de sa propre âme, à condition qu’il respecte les conditions de l’obser-
vation, une certaine neutralité, et surtout évite de vouloir se faire réformateur
ou propagandiste des Lumières 21. Cette exigence de neutralité fait à bien des
égards de l’Erfahrungsseelenkunde l’un des premiers exemples de production
anthropologique voire de science humaine 22. Mais l’accumulation de récits
d’expériences personnelles ne nous place-t-elle pas irrémédiablement hors du
modèle des Confessions ? D’un point de vue augustinien, cette collection de
cas récoltés dans un esprit « unparteiisch » et « vorurteilsfrei » ne doit-elle pas
tout simplement être rangée sous la catégorie de la curiositas ? Ce serait oublier
les fins thérapeutiques, voire salvifiques en un sens séculier, de ce travail
d’écriture de soi 23.
N’oublions pas que la quasi-autobiographie de Moritz a pour terreau le pié-
tisme et en particulier le quiétisme allemand des XVIIème et XVIIIème siècles
– même si elle se présente souvent comme une réaction cherchant à secouer le
joug de celui-ci. Un mouvement piétiste dont il n’est pas interdit de penser qu’il
a communiqué une part de son enthousiasme aux Lumières elles-mêmes, y
compris quand celles-ci entreprenaient de s’en détacher. Les premières pages

19. Heide Hollmer et Albert Meier (dir.), Moritz. Anton Reiser. Dichtungen, op. cit., p. 1306.
20. Voir Liliane WEISSBERG, « Erfahrungsseelenkunde als Akkulturation : Philosophie, Wissen-
schaft und Lebensgeschichte bei Salomon Maimon », in Hans-Jürgen Schings (dir.), Der ganze
Mensch. Anthropologie und Literatur im 18. Jahrhundert, Stuttgart-Weimar, Verlag J.B. Metzler,
1994, p. 315.
21. « [Le psychologue] n’est assurément pas destiné à se faire réformateur religieux ; sa tâche
consiste exclusivement en l’observation – il doit faire attention surtout à regarder les choses telles
qu’elles sont. » « [Der Psychologe] ist ja nicht zum Glaubenreformator bestellt ; er soll nur beobachten
– ihm liegt ob, Acht zu nehmen, wie die Dinge wirklich sind, und Untersuchungen anzustellen,
warum sie so sind ; nicht aber, zu bestimmen, wie sie nach seiner Meinung seyn sollen », Magazin zur
Erfahrungsseelenkunde, VII 3, pp. 3-11, cité in Schings, Der ganze Mensch, op. cit., p. 1271.
22. Sur les prolongements au XIXe siècle de ces études de cas et la pratique de l’auto-observation
comme démarche psychologique notamment chez Alfred Maury, on consultera Jacqueline CARROY,
« L’étude de cas psychologique et psychanalytique (XIXe siècle-début du XXe siècle) », in Jean-Claude
Passeron, Jacques Revel (dir.), Penser par cas, Paris, Éditions de l’École des hautes études en
sciences sociales, 2005, pp. 201-228.
23. Dans la psychologie expérimentale ainsi entendue, il s’agit, au fond, de se livrer à une manière
d’expérimentation humaine, certes innocentée par le fait qu’elle emprunte seulement la voie de
l’écriture, un peu à la manière dont le psychologue place artificiellement le patient (ou le pédagogue,
son élève) dans une situation ou dans un état physique propre à susciter des changements chez son
patient. Tel est le cas dans le célèbre épisode de la découverte de l’astronomie que le précepteur
suscite chez son élève, Émile.
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430 Nicolas Weill

d’Anton Reiser décrivent le milieu familial du protagoniste plongé assidûment


dans les écrits de Mme Guyon 24. Ce côtoiement dès le plus jeune âge d’une
Schwärmerei religieuse qui met au pinacle l’anéantissement du moi a pour seul
résultat non de mettre en scène une ascension spirituelle mais de plonger le
personnage éponyme de ce « roman psychologique » dans un sentiment de
culpabilité torturante et dans une épouvantable peur de la mort, tout cela dans
une intention dénonciatrice manifeste 25. Or le piétisme insiste sur l’« irruption
de la vraie foi » (Durchbruch des wahren Glaubens) fondé sur une « renais-
sance » (Wiedergeburt). Autrement dit, si c’est un processus analogue à celui des
Confessiones qui semble au point de départ de l’autobiographie, l’issue en est le
détricotage du cadre quiétiste dans lequel le jeune Reiser a baigné dans sa prime
jeunesse 26. Dès neuf ans, l’enfant est requis de faire des exercices spirituels dans
le but d’imposer le plus possible silence aux sens afin de percevoir dans son
cœur « la voix de Dieu ou la parole intérieure ». En outre, cette expérience
mystique s’accompagne de confession publique. Quiconque reçoit un tel mes-
sage est en effet censé en faire part au reste de la société 27. La suite raconte
comment l’enfant solitaire parvient bel et bien, à force de tourments, par
entendre la voix de Dieu au point de s’en faire un être familier et même un
confident ainsi qu’une sorte de camarade de jeu avec qui il se dispute à l’occa-

24. Sur le quiétisme et Mme Guyon on pourra, entre autres, consulter Leszek KOŁAKOWSKI,
Chrétiens sans Église. La conscience religieuse et le lien confessionnel au XVIIe siècle, traduit du
polonais par Anna Posner, Paris, Gallimard [1965], 1969, pp. 492-566.
25. En marge des Eglises officielles mais soutenu par un puissant réseau éducatif (ce qui explique
peut-être aussi que le pédagogue Moritz s’y affronte directement), ce mouvement de renouveau de la
Réforme prône un christianisme tourné vers l’action et des mises à l’épreuve quotidiennes de la
solidité de la foi. Cet individualisme religieux tourné vers la perfection intérieure a été marqué en
Allemagne d’un enthousiasme communicatif auquel celui des Lumières est redevable, tout en s’en
démarquant – ce qui donne au tempo de l’Aufklärung un aspect très différent de son équivalent
français. Il représente en tout cas l’atmosphère régnante dans la capitale de la Prusse comme en
témoigne, en 1775, l’éditeur Christophe Friedrich Nicolai : « Depuis le début de ce siècle, riche en
esprits inspirés qui ont prophétisé et accompli des miracles, aucune grande ville n’a eu en Allemagne
autant d’esprits exaltés que Berlin et maintenant si je devais décrire le caractère général de ses
habitants, je dirais qu’ils sont piétistes plus qu’hétérodoxes », cité in Élisabeth Décultot, Michel
Espagne, Jacques Le Rider (dir.), Dictionnaire du monde germanique, Paris, Bayard, 2007, p. 858.
26. « La maisonnée entière [du maître à penser quiétiste du père d’Anton Reiser], jusqu’au plus
humble serviteur, se composait de personnes dont tous les efforts n’avaient (ou semblaient n’avoir)
qu’un but unique : la prise de conscience de leur propre néant (pour parler comme Mme Guyon), le
renoncement à toute passion, l’effacement de tout caractère individuel », Anton Reiser, op. cit., p. 19.
27. « Le deuxième ouvrage que son père lui fit lire parallèlement aux poésies de Mme Guyon était
intitulé Explications des maximes des saints sur la vie intérieure du même auteur. On y montrait
comment arriver progressivement à s’entretenir, au sens propre du terme, avec Dieu et à entendre
clairement sa voix au fond du cœur ou plus précisément la parole intérieure ; à cette fin il fallait
d’abord réduire au silence dans toute la mesure du possible les sollicitations des cinq sens, ne
s’occuper que de son moi et de ses propres pensées et entrer en méditation ; il fallait ensuite dépasser
cet état et parvenir à l’oubli de soi : alors seulement on devenait capable de percevoir en son âme la
voix de Dieu », ibid., p. 31.
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Au lieu de soi : écriture de soi et vérité 431

sion dans une parodie évidente de l’Unio mystica. L’idéal d’anéantissement du


moi propre au mysticisme quiétiste ne produit donc ici qu’une terreur panique
qu’on appellerait aujourd’hui un traumatisme de la fin ou de purs enfan-
tillages 28. Anton Reiser se termine symboliquement par l’engagement inabouti
de l’auteur dans une troupe de théâtre, signe que cette conversion négative ou
déconversion ne débouche pas avec bonheur sur le spectaculaire. Et en même
temps, les échecs répétés de Reiser jusqu’à celui de sa vocation théâtrale, le
caractère inabouti du travail autobiographique qui demeure comme en suspens
ne laissent-ils pas en place, fût-ce sur le mode de la réprobation, le modèle
augustinien recomposé dans une manière d’anti-confession, de Confessions
reproduites ou imitées en quelque sorte à l’envers 29 ? Nous pouvons voir plus
nettement encore cette survivance paradoxale des Confessions dans une autre
autobiographie due à celui qui fut l’ami et le rédacteur du Magazin zur Erfah-
rungseelenkunde pendant le temps que Moritz voyageait en Italie.

III. D’AUGUSTIN À MAIMON

Les autobiographies de la fin de l’Aufklärung sont plutôt aspirées par le modèle


rousseauiste que par le modèle augustinien. Et pourtant, par-delà les ruptures
évidentes, l’imitation conduit à les rattacher quand même, indirectement, aux
Confessiones. Tel est également le cas de la Lebensgeschichte, publiée au préa-
lable en fragments dans l’Erfahrungsseelenkunde, récit « par lui-même » de la vie
de Shlomo Ben Joshua devenu Salomon Maimon 30. De même qu’Anton Reiser se
présente comme un processus d’arrachement au milieu piétiste, l’autobiographie
maimonienne retrace un itinéraire de détachement du monde juif traditionaliste
est-européen que le futur commentateur de Kant délaisse en espérant trouver en
Allemagne des hommes épris de vérité, de véritables « philalètes » 31. Derechef, là

28. K.P. Moritz, Anton Reiser, op. cit., pp. 31 sq.


29. Telle est du reste l’interprétation que Michel Foucault donne de Rousseau juge de Jean-
Jacques : « Il faut croire, écrit-il, ce que dit la parole écrite, mais non pas la croire parce qu’on l’a lue.
Et l’injonction, pour rejoindre son sens et ne pas contester l’ordre qu’elle donne par le lieu d’où elle le
profère, est lue par l’auteur ; de cette manière on pourra l’entendre : alors s’ouvrira un espace de la
parole légère, fidèle, indéfiniment transmissible où communiquent sans obstacle croyance et vérité,
cet espace sans doute de la voix immédiate où le vicaire savoyard, à l’écoute, avait jadis logé la
profession de sa foi », in Rousseau juge de Jean-Jacques, op. cit. (note 13), p. VI.
30. La Lebensgeschichte vom ihm selbst erzählt und herausgegeben von Karl Philipp Moritz de
Salomon Maimon est parue en 1792 après avoir été publiée en extraits dans le Magazin zur
Erfahrungsseelenkunde, vol. IX, sous le titre de « Fragmente aus Ben Josua’s Lebengeschichte ».
Nous citerons la traduction française par Maurice-Ruben Hayoun, parue sous le titre de Salomon
Maimon, Histoire de ma vie, Paris, Berg, 1984.
31. Nous renvoyons à notre article « L’expérience autobiographique de Salomon Maimon »,
Revue germanique internationale, 9/2009, CNRS éditions et à Liliane Weissberg, art. cit., p. 303 sq.
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432 Nicolas Weill

où Augustin finit, Maimon commence. La route de Maimon l’écartera toujours de


plus en plus du terreau du judaïsme sans pour autant susciter chez lui aucune
conversion à une autre religion. Mais là aussi, comme chez Moritz, plus que la
narration triomphaliste de l’acquisition d’une Bildung conforme à l’idéal des
Lumières berlinoises, d’une sorte de mutation du talmid hakham (ou du yeshi’ve-
bokher sage, expert en Talmud) en philosophe, le chemin de Maimon tel qu’il est
décrit revêt plutôt l’aspect d’un travail de deuil 32. Deuil des espérances que fini-
ront par décevoir les sociétés dites d’« accueil » (allemande, berlinoise et même
celle des maskilim, les tenants des « Lumières juives ») dont le néophyte avait cru
qu’elles étaient habitées par la recherche de la vérité et dont il découvre et débus-
que maintes petitesses. Le scepticisme fera le fond du « moment » philosophique
atteint par Maimon à l’issue de son parcours erratique. Et néanmoins, son autobio-
graphie, elle aussi, fait signe par divers aspects et par-delà la référence explicite à
Rousseau au lointain modèle augustinien. Par exemple la reprise du récit d’un
larcin crée une chaîne signifiante qui rattache la Lebensgeschichte aux Confes-
siones. Entre le fameux vol des poires raconté au deuxième livre des Confes-
siones 33 et celui de la trousse médicale avoué par Maimon 34 s’intercale le célèbre
épisode du peigne chez Jean-Jacques 35. Certains commentateurs ont remarqué et
glosé le fait que, chez Maimon, le mouvement de convoitise porte sur l’enveloppe
d’un bien plutôt que sur l’argent que le contenant enferme dont l’enfant constatera
après son acte qu’il était rempli – argent qu’il cherchera à restituer. Symbolique-
ment, n’est-ce pas suggérer que, bien plus que le contenu de l’acte, c’est l’acte lui-
même qui devient l’enjeu du récit performatif dans sa séquence aveux/repentance
de même que, dans l’épisode des poires rapporté, avoué au début des Confes-
siones, Augustin prend soin de préciser que « sans doute nous en mangeâmes un
peu, mais notre seul plaisir fut d’avoir commis un acte défendu » 36 ?
Pas plus chez Maimon que chez Augustin la contemplation de soi ne sombre
dans l’auto-complaisance ni dans la curiositas. À la fin de sa propre autobiogra-
phie, Salomon Maimon raille même explicitement la pratique des expériences
scientifiques menées à des fins purement spectaculaires, de curiosité dirons-nous,
comme pour mieux situer son entreprise au niveau qui est le sien. Ajoutons, sans
trop développer, qu’une autre ressemblance de taille rapproche la Lebensge-
schichte des Confessiones (et l’éloigne de Rousseau comme de Moritz) : la pré-

32. Liliane WEISSBERG, art. cit., p. 327.


33. Confessiones, ch. IV, traduction par Joseph Trabucco (édition Garnier-Flammarion, 1962,
p. 42). C’est nous qui soulignons.
34. « Un vol à la Rousseau qui finit par être découvert », Histoire de ma vie, op. cit., chapitre VIII,
p. 87.
35. Jean-Jacques ROUSSEAU, Les Confessions, livre premier.
36. Confessiones, ibid.
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Au lieu de soi : écriture de soi et vérité 433

sence de plusieurs registres textuels. Ainsi, voisinant aux côtés de la simple narra-
tion, se juxtaposent des excursus de type philosophique ou exégétique. Il est vrai
que chez Augustin les considérations sur le temps et sur la Genèse terminent le
récit, dont elles constituent une sorte de point d’orgue ou d’estuaire. Ils servent là
encore, de façon éminemment performative, à entraîner le lecteur dans la convic-
tion du prêtre et du théologien qu’Augustin est devenu. Chez Maimon, la partie
proprement philosophique (un aperçu en dix petits chapitres de la philosophie de
Maïmonide destiné au lecteur allemand) occupe au contraire le centre du récit,
comme si l’apothéose qu’elle constitue était suivie d’une retombée, reflet du
désabusement qui imprègne ce moment-là de l’Aufklärung en général et l’esprit
de Maimon en particulier. Tandis que la narration augustinienne débouche sur
une conversion terminée, la structure de l’autobiographie maimonienne présente
plutôt l'idéal philosophique que constitue Maïmonide (et sans doute Kant derrière
lui) comme interminable. Comme le suggère Liliane Weissberg 37, la mise à nu
menée à travers l’écriture de soi chez Maimon aboutit finalement non à un chan-
gement d’état ni à une acculturation dont on ne sait même pas si elle était désirée
mais à troquer une garde-robe pour une autre. Le Juif religieux n’aura fait que
quitter ses habits traditionnels et rasé sa barbe pour adopter un costume « alle-
mand » sans pour autant sortir de sa marginalité 38.
Peut-être manque-t-il à la psychologie expérimentale, telle qu’elle est prati-
quée par les Aufklärer, la dimension de la « confession de gloire » augustinienne
et sans doute cela explique-t-il la relative ambiguïté dans laquelle s’achève aussi
bien Anton Reiser que la Lebensgeschichte. Mais quelque chose de l’intention
salvatrice (ici thérapeutique) n’en est pas moins quand même conservé. L’auto-
biographie reste en outre acte de parole et d’écriture et la vérité qui s’y attache
découle de cette caractéristique. « L’éditeur de ces fragments n’a pas à assurer
qu’ils contiennent la représentation fidèle point par point d’un destin réellement
vécu ; il suffit de constater que l’ensemble du récit est par trop empreint de
vérité, ce que tout cœur compatissant ne manquera de reconnaître 39 », écrit

37. Liliane WEISSBERG, art. cit.


38. Sur le rire des étudiants de Königsberg en voyant Maimon arriver et prétendre apprendre la
médecine et les vêtements qu’ils lui procurent pour son changement d’existence, voir Histoire de ma
vie, op. cit., p. 162. La discussion avec un pasteur suite au projet de conversion que forme Salomon
Maimon et qui demeure inabouti est racontée au chapitre XXVI (ibid., p. 202). La conclusion que tire
Maimon de cet entretien restitué par un petit dialogue est la suivante : « Moi : “S’il en est ainsi, Monsieur
le Pasteur, je dois reconnaître que je ne suis pas fait pour le christianisme. La lumière que je recevrai
m’éclairera toujours avec celle de la raison. Jamais je ne croirai avoir découvert des vérités nouvelles si
elles ne s’accordent pas avec celle que je connais déjà. Il me faut donc rester ce que je suis, un juif
endurci. Ma religion me commande de ne rien croire, elle me dicte de penser le vrai et de pratiquer le
bien. Ce n’est pas de ma faute si des circonstances extérieures m’empêchent aujourd’hui de le faire. Je
ne fais que ce qui est en mon pouvoir.” Sur ces entrefaites je lui tirai ma révérence », ibid., p. 204.
39. Voir Liliane WEISSBERG, art. cit., p. 304, et sur Rousseau chez Maimon, ibid., p. 311, 315. Pas
plus que l’authenticité de l’autobiographie ne consiste dans l’exactitude minutieuse, pas plus ne
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434 Nicolas Weill

Moritz à propos des fragments de Maimon qu’il publie dans le Magazin. C’est
là, au travers de l’écriture, qu’un peu de vérité du moi se fait jour. L’authenticité
d’un récit autobiographique devient avant tout celle du texte. Que, dans la
remarque de Moritz, on puisse retrouver la distinction entre vérité de connais-
sance (sous forme d’adéquation) et vérité de confession que Jean-Luc Marion
voit au foyer du projet augustinien est une raison supplémentaire pour penser
que l’impact des Confessiones n’a pas autant disparu qu’on le croit dans l’arase-
ment que représente l’autobiographie rousseauiste.
Il est frappant de constater que la source de l’authenticité que l’on a vue à son
époque dans le récit maimonien provient non seulement de son effort pour décrire
dans une certaine neutralité le monde dont il était issu mais aussi du fait qu’il
s’agissait précisément d’une autobiographie. Comme si l’attestation de soi rap-
prochait encore de la vérité. Après des décennies de soupçon et de pseudologies,
voilà un réflexe de pensée qui nous est devenu presque impénétrable. L’autobio-
graphie d’aujourd’hui s’est transformée en autofiction et l’écriture de soi semble
éloigner du vrai plutôt qu’elle ne nous en rapproche. Or si le détour par soi par la
pratique de l’écrit n’est plus épreuve de vérité, que reste-t-il du « modèle » augus-
tinien ? C’est donc peut-être maintenant plus qu’à l’époque de Rousseau, de
Moritz ou de Maimon que se pose vraiment la question de son actualité.

Nicolas WEILL
Chercheur extérieur au Centre de recherches
sur Hegel et l’idéalisme allemand
(CRHIA), Université de Poitiers

correspond-elle forcément à une logique linéaire. On peut rapprocher la structure de l’histoire de ma


vie de ce que dit Mary DOUGLAS du style de la Bible (voir L’Anthropologue et la Bible. Lecture du
Lévitique, traduit de l’anglais par Jean L’Hour, Paris, Bayard, 2004 ; In the Wilderness. The Doctrine
of Defilement in the Book of Numbers, Oxford University Press, 2001). Le début anticipe le milieu et
le milieu la fin. Comme sur le tympan d'une cathédrale, le motif principal, celui vers lequel tout
converge, se trouve au milieu et non aux extrémités. Cette structure en anneaux concentriques serait
caractéristique d'un style d'écriture et de réflexion qui n'est pas l'apanage de la Bible et que, dans la
foulée du Lévi-Strauss de La Pensée sauvage (Paris, Plon, 1962), Mary Douglas appelle « pensée
analogique ». On la retrouve dans d'autres littératures sacrées, dans l'Égypte antique, en Chine ou en
Inde, mais aussi dans certaines œuvres de la littérature moderne, dont l'apparent chaos rend la lecture
tout aussi « compliquée » que celle du texte saint. Tel serait le cas, pense-t-elle par exemple, de La Vie
et les opinions de Tristram Shandy (1759) de Laurence Sterne. En poussant un peu plus loin, on
pourrait soutenir que l’autobiographie correspond en cela à un style non linéaire de philosopher par
juxtaposition de fragments qui est le propre de Maimon, talmudiste et philosophe comme l’a fort bien
montré Isabelle THOMAS-FOGIEL dans son article intitulé « Coalition des systèmes et topologie des
contradictions : la pratique herméneutique de Salomon Maimon », Revue germanique internationale,
9/2009, CNRS éditions. N’y a-t-il pas là aussi une piste pour, mutatis mutandis, repenser l’ordre des
raisons et le style d’Augustin ?

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