http://www.cairn.info/article.php?ID_REVUE=RMM&ID_NUMPUBLIE=RMM_093&ID_ARTICLE=RMM_093_0421
2009/3 - n° 63
ISSN 0035-1571 | ISBN 978-2-1305-7296-1 | pages 421 à 434
RÉSUMÉ. — Cet article se propose de discuter la façon dont Jean-Luc Marion décrit, dans
Au lieu de soi, la formation et la déformation du « modèle augustinien de confession » chez
Montaigne et Rousseau. Contrairement au « moi » moderne « encapsulé » en lui-même
– tout tiers étant exclu –, la confession telle que la pratique saint Augustin expulse
nécessairement l’ego de sa sphère intérieure pour confronter celui-ci à un au-delà qui
rend possible la vérité de soi-même. L’écriture de soi chez Augustin est éminemment
performative et sa vérité réside avant tout dans l’acte et non dans une adéquation entre la
chose et le récit. C’est ce caractère d’expérimentation qui pousse immanquablement le moi
en direction d’une transcendance propre à l’attester et qui est au contraire perdu dans
l’autobiographie moderne. Pourtant, la naissance de la psychologie expérimentale au
siècle de l’Aufklärung et la prolifération des récits de vie à la première personne,
notamment de philosophes, nous confrontent, certes dans un contexte désormais plus
littéraire et médical, à une démarche d’accès à la vérité de soi-même encore effectuée
comme acte d’écriture de soi. À partir de deux démarches autobiographiques, celle de Karl
Philipp Moritz dans Anton Reiser et de Salomon Maimon dans la Lebensgeschichte, il sera
montré comment, même renversés, certains traits du « modèle augustinien » semblent tenir
bon au-delà de l’affaissement rousseauiste.
ABSTRACT. — This article is an attempt to discuss how Jean-Luc Marion’s book, Au lieu
de soi, describes the collapse of the « augustinian pattern of confession », especially in
Montaigne’s and Rousseau’s autobiographical works Les Essais and Les Confessions.
Unlike the modern self, who is considered to be « locked up » in itself – and tertium non
datur ! –, the Augustinian self appears to be necessarily thrown out of its internal realm in
order to make possible the truth of the self. The writing of the self is by essence action and the
acting out of the self becomes the only criterion of its truth. A thruth which does not stem from
any adaequatio rei et mentis. On the contrary, modern autobiography lacks such relation-
ship to experience, in so far as experience expels the ego out of its own self. However, the
German Aufklärung provides some example of autobiographical pieces presenting,
although indirectly, a survival of certain aspects of the « augustinian pattern », in particular
Karl Philipp Moritz’s Anton Reiser and Salomon Maimon’s Lebensgeschichte.
La lecture que Jean-Luc Marion fait d’Augustin dans Au lieu de soi, interpré-
tation majeure de l’œuvre, s’appuie sur un balayage de l’ensemble d’un corpus
toujours à découvrir dans son inépuisable diversité. Mais les Confessions n’y
occupent pas moins une place centrale, ce en quoi cette approche demeure aussi
« classique ». Dans ce maître ouvrage, l’opposition entre la pratique de la confes-
1. Jean-Luc MARION, Au lieu de soi. L’approche de saint Augustin, Paris, PUF, 2008. Le passage
qui est particulièrement discuté dans le présent article, « Les variations du modèle », s’étend des
pages 82 à 88.
2. Sur la préfiguration, dans le roman notamment, de l’hybris d’un sujet moderne à la foi enfermé
en lui-même et prétendant se faire l’interprète des âmes comme le Créateur, notamment dans
l’« égotisme » de Stendhal, on lira de Jean-Louis CHRÉTIEN, Conscience et roman, I. La conscience
au grand jour, Paris, Minuit, 2009, pp. 41-92.
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sion). Pour ce faire nous nous proposons de déplacer très légèrement l’objectif et, à
titre d’exemple, d’évoquer le développement du genre autobiographique dans le
contexte de l’Allemagne du XVIIIème siècle et de l’Aufklärung, autrement dit dans
un contexte contemporain du rousseauisme au sens large mais où les liens entre la
pensée religieuse et les Lumières sont plus complexes et moins univoques. Durant
cette période, la psychologie expérimentale accompagne en effet une profusion
d’exercices autobiographiques. Nous nous pencherons sur certaines « histoires de
vie » philosophiques insérées dans le programme pédagogique et thérapeutique
des Lumières, en un temps où la littérature se joint à la médecine pour former un
savoir expérimental de l’âme.
3. Philippe LEJEUNE, Le Pacte autobiographique, Paris, Seuil, 1996, pp. 7-46. Philippe Lejeune
estime que c’est avec Rousseau que naît l’autobiographie moderne au sens propre du mot. Voir
également, sur la question des relations entre les Confessiones et l’autobiographie, G. MISCH,
Geschichte der Autobiographie, Berne, 1907, cité in J.-L. MARION, Au lieu de soi, op. cit., p. 73
note 2, qui réfute la thèse de G. Misch selon laquelle les Confessiones seraient une Selbstbiographie.
4. Voir par exemple l’approche « posthagiographique » de James O’DONNELL dans « Les
Inconfessions d’Augustin », in John Caputo et Michael J. Scanlon (dir.), Des Confessions. Jacques
Derrida, Saint Augustin, traduit de l’anglais par Pierre-Emmanuel Dauzat, Paris, Stock [2005], 2007,
pp. 410-427.
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5. Dans l’Antiquité classique une confession spontanée est assimilée à l’acte d’un demens. Le
Pseudo-Quintilien définit ainsi la confession comme « tout discours que l’on tient contre soi » : « toute
confession est de cette nature, que l’on peut voir qu’il est dément et hors de lui, celui qui se confesse
lui-même, et qu’il est poussé par une passion violente : soit l’ébriété, soit l’erreur, soit la douleur, soit
la torture, car personne ne témoigne contre lui-même, si on ne l’y contraint », Pseudo-Quintilien,
Déclamations, 314. J. O’Donnell, art. cit., note 3, p. 425, estime que c’est là justement le coup de
force (« le mérite et le flair ») d’Augustin d’avoir opéré une conversion des valeurs antiques en
percevant que la confession pouvait être constructive. Sur le fait que, dans le christianisme, avant
même Augustin, la confession ait reçu les trois significations de « profession de foi », de « reconnais-
sance de la condition de pécheur » et d’« action de louange », voir l’article de 1957 de Joseph
RATZINGER (Benoît XVI), « Originalité et tradition dans le concept augustinien de Confessio », traduit
par Éric Pohlé et Renaud Silly, o. p., repris dans Maxence Caron (dir.), « Saint Augustin », Les
Cahiers d’histoire de la philosophie, Paris, Cerf, 2009, pp. 9-36. L’auteur y reproduit également la
citation du Pseudo-Quintilien à la note 1, p. 12.
6. J.-L. MARION, Au lieu de soi, op. cit., p. 75.
7. Voir Jean-Louis CHRÉTIEN, Saint Augustin et les actes de parole, Paris, PUF. Nous nous
permettons également de renvoyer à notre propre recension de cet ouvrage, « Un nouveau “moment
augustinien” ou ce que Dieu nous doit encore », Critique (décembre 2006), no 715, Minuit, pp. 1039-
1052.
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8. La curiosité est considéré comme un vice chez Augustin dans la mesure où elle est un désir de
connaissance excessif et non maîtrisé pour un autre objet que Dieu, désir en général issu de
l’expérience des sens. Elle concerne chez Augustin autant les spectacles que la science naturelle
telle qu’elle est pratiquée par les manichéens. La curiositas finit par représenter l’antitype de la vie
contemplative voir Allan D. Fitzgerald, Marie-Anne Vannier (dir.), Encyclopédie saint Augustin. La
Méditerranée et l’Europe IVe-XXIe siècle, Paris, Cerf, 2005, pp. 427-429.
9. J.-L. MARION, Au lieu de soi, op. cit., pp. 88 sq.
10. Ibid., pp. 98 sq.
11. Ibid., p. 83.
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Nous voudrions avancer l’idée que l’écriture de soi telle qu’elle fut pratiquée
par certains Aufklärer demeure moins distante du modèle augustinien que ne l’est
la confession rousseauiste dont ils s’inspirent pourtant. Pour ce faire, nous porte-
rons notre attention sur le moment où la psychologie expérimentale s’affranchit
de la psychologie rationnelle et de la métaphysique leibnizo-wolffienne (même si
les césures ne doivent pas, comme c’est souvent le cas, être exagérées). Dès lors
que la connaissance de l’âme quitte le domaine de la Métaphysique pour entrer
dans celui de la Naturlehre (la physique) et, plus précisément, de la médecine,
l’expérience et les études de cas (biographiques ou autobiographiques) finissent
par devenir une voie royale à travers laquelle le moi se laisse appréhender dans sa
plus grande vérité. À partir de Wolff 14, l’objet de la psychologie finit par débor-
der les contenus de conscience pour devenir psychologie objective. La possibilité
de saisir l’âme humaine suppose désormais que celle-ci soit considérée comme
action. L’expérience n’est plus le simple appoint d’une théorie psychique a priori
mais devient le fondement même de la psychologie 15 puisqu’elle seule peut
donner accès à la nature dynamique de l’âme. Comme le phénomène premier qui
définit cette âme consiste dans l’agir et non dans le pâtir (l’empreinte, l’impres-
sion, les phénomènes de conscience), l’étude de cas ou celle du moi en action va
prendre une place déterminante dans cette discipline en plein bouleversement. À
la fin du siècle, le paradigme de la psychologie rationnelle va être abandonné
sous les coups de la critique kantienne et comme conséquence du développement
de la psychologie expérimentale. Or le théâtre où cette révolution scientifique va
14. Christian WOLFF, Discours préliminaire sur la philosophie en général, traduction sous la
direction de Thierry Arnaud, W. Feuerhahn, J.-F. Goubet et J.-M. Rohrbasser, Paris, Vrin [1728],
2006, p. 113.
15. L’opposition tranchée entre psychologie rationnelle et psychologie empirique se trouve ainsi
déjà surmontée chez Wolff puisque c’est la connaissance a posteriori qui seule nous introduit à l’âme,
telle qu’elle est en acte. La psychologie empirique n’est donc pas seconde par rapport à la psychologie
rationnelle. Voir à ce sujet Jean-Paul PACCIONI, Cet esprit de profondeur. Christian Wolff, l’ontologie
et la métaphysique, Paris, Vrin, 2006, pp. 159-178. Wolff opère une distinction entre l’essence et la
nature de l’âme. Celle-ci peut appréhender directement son essence mais indirectement sa nature,
laquelle actualise sa puissance. L’action donc est inconnaissable en tant que telle et nous ne pouvons
déterminer ce qu’elle peut actualiser que dans les limites de ce qui s’en déroule dans l’univers tel que
nous le percevons dans nos limites corporelle et sensitive. La naissance de l’action nous échappe.
Voilà pourquoi nous ne saurions connaître l’activité de l’âme qu’à travers l’expérience. Wolff articule
encore psychologie rationnelle et psychologie empirique. C’est ce modèle d’articulation qui va se
trouver en crise à la fin du siècle. Une crise qu’il serait évidemment trop simple de lire comme une
simple réprobation d’une psychologie exclusivement rationnelle au profit d’une psychologie pure-
ment a posteriori.
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s’opérer est sans doute le Magazin zur Erfahrungsseelenkunde que l’on peut
considérer comme l’ancêtre des revues de psychologie. Celui-ci est lancé en 1783
par l’écrivain et pédagogue Karl Philipp Moritz, auteur d’une autobiographie
cryptée parue sous le titre d’Anton Reiser 16. Vaste publication destinée à
recueillir témoignages biographiques et autobiographiques, le Magazin constitue
une chambre d’enregistrement scripturaire dont la richesse demeure à découvrir
par le lecteur français. C’est là qu’il est pris acte du changement de paradigme
d’une psychologie qui va passer désormais du patronage de la philosophie à celui
de la médecine. « L’essence de l’âme consiste en l’activité comme celle du corps
est l’étendue (Ausdehnung) 17 », affirme d’emblée Moritz en présentant son entre-
prise. D’autre part, l’entreprise d’Erfahrungsseelenkunde correspond à un
moment moins triomphant ou moins heureux des Lumières, lesquelles en sont, en
cette fin de XVIIIème siècle, à s’interroger précocement sur elles-mêmes et sur les
résistances qu’elles rencontrent. La psychologie expérimentale est tout particuliè-
rement sollicitée dès lors qu’il s’agit de comprendre ces résistances et, éventuelle-
ment, de les lever. Avec l’Erfahrungsseelenkunde nous sommes dans le cas d’une
version réparatrice des Lumières plutôt que régénératrice. C’est aussi pourquoi,
tout en resserrant ses liens avec la médecine, la connaissance de l’âme va en outre
– et durablement – se confondre de plus en plus avec la psychopathologie. Réalité
dynamique, perpétuellement exposée aux forces qui circulent en elle en la façon-
nant, l’âme inquiète n’a plus comme idéal ni l’ataraxie ni la tranquillitas, mais un
simple état d’équilibre précaire. Le déséquilibre, à l’inverse, représente son état
pathologique par excellence. Le meilleur instrument pour la description de ce moi
à éclipse en perpétuelle mutation et activité n’est donc plus le traité mais le récit
de cas qui restitue au plus près l’irréductible mobilité des flux psychiques. Il n’est
pas indifférent de noter que le lancement du Magazin zur Erfahrungsseelenkunde
a été précédé d’un effondrement dépressif de la part de Moritz, soigné par Markus
Herz 18, de sorte qu’il n’est pas interdit de considérer l’ensemble de la revue elle-
même, malgré la multiplicité de ses contributeurs, également comme un geste
autobiographique visant au rétablissement de son éditeur.
Le Magazin reproduit de nombreux extraits d’autobiographies à côté de
témoignages, en général plutôt morbides, ce qui en fait un merveilleux recueil
clinique et un document des plus précieux pour l’histoire de la discipline. La
16. Karl Philipp MORITZ, Anton Reiser. Roman psychologique, traduit de l’allemand par Georges
Pauline, Fayard [1785-1790], 1986.
17. « Das Wesen der Seele besteht in des Thätigkeit, so wie das Wesen des Körpers in der
Ausdehnung » : K. P. MORITZ, cité in Heide Hollmer et Albert Meier (dir.), Moritz. Anton Reiser.
Dichtungen, Francfort-sur-le-Main, Deutscher Klassiker Verlag, p. 1300.
18. Merci à Stefanie BUCHENAU pour ses précieuses indications sur ce point. Elle a publié une
première étude sur Markus Herz dans le numéro de la Revue germanique internationale 9/2009, Paris,
CNRS éditions, sous le titre de « “Der Grund zu allen liegt in Ihnen”. Le kantisme de Markus Herz ».
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19. Heide Hollmer et Albert Meier (dir.), Moritz. Anton Reiser. Dichtungen, op. cit., p. 1306.
20. Voir Liliane WEISSBERG, « Erfahrungsseelenkunde als Akkulturation : Philosophie, Wissen-
schaft und Lebensgeschichte bei Salomon Maimon », in Hans-Jürgen Schings (dir.), Der ganze
Mensch. Anthropologie und Literatur im 18. Jahrhundert, Stuttgart-Weimar, Verlag J.B. Metzler,
1994, p. 315.
21. « [Le psychologue] n’est assurément pas destiné à se faire réformateur religieux ; sa tâche
consiste exclusivement en l’observation – il doit faire attention surtout à regarder les choses telles
qu’elles sont. » « [Der Psychologe] ist ja nicht zum Glaubenreformator bestellt ; er soll nur beobachten
– ihm liegt ob, Acht zu nehmen, wie die Dinge wirklich sind, und Untersuchungen anzustellen,
warum sie so sind ; nicht aber, zu bestimmen, wie sie nach seiner Meinung seyn sollen », Magazin zur
Erfahrungsseelenkunde, VII 3, pp. 3-11, cité in Schings, Der ganze Mensch, op. cit., p. 1271.
22. Sur les prolongements au XIXe siècle de ces études de cas et la pratique de l’auto-observation
comme démarche psychologique notamment chez Alfred Maury, on consultera Jacqueline CARROY,
« L’étude de cas psychologique et psychanalytique (XIXe siècle-début du XXe siècle) », in Jean-Claude
Passeron, Jacques Revel (dir.), Penser par cas, Paris, Éditions de l’École des hautes études en
sciences sociales, 2005, pp. 201-228.
23. Dans la psychologie expérimentale ainsi entendue, il s’agit, au fond, de se livrer à une manière
d’expérimentation humaine, certes innocentée par le fait qu’elle emprunte seulement la voie de
l’écriture, un peu à la manière dont le psychologue place artificiellement le patient (ou le pédagogue,
son élève) dans une situation ou dans un état physique propre à susciter des changements chez son
patient. Tel est le cas dans le célèbre épisode de la découverte de l’astronomie que le précepteur
suscite chez son élève, Émile.
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24. Sur le quiétisme et Mme Guyon on pourra, entre autres, consulter Leszek KOŁAKOWSKI,
Chrétiens sans Église. La conscience religieuse et le lien confessionnel au XVIIe siècle, traduit du
polonais par Anna Posner, Paris, Gallimard [1965], 1969, pp. 492-566.
25. En marge des Eglises officielles mais soutenu par un puissant réseau éducatif (ce qui explique
peut-être aussi que le pédagogue Moritz s’y affronte directement), ce mouvement de renouveau de la
Réforme prône un christianisme tourné vers l’action et des mises à l’épreuve quotidiennes de la
solidité de la foi. Cet individualisme religieux tourné vers la perfection intérieure a été marqué en
Allemagne d’un enthousiasme communicatif auquel celui des Lumières est redevable, tout en s’en
démarquant – ce qui donne au tempo de l’Aufklärung un aspect très différent de son équivalent
français. Il représente en tout cas l’atmosphère régnante dans la capitale de la Prusse comme en
témoigne, en 1775, l’éditeur Christophe Friedrich Nicolai : « Depuis le début de ce siècle, riche en
esprits inspirés qui ont prophétisé et accompli des miracles, aucune grande ville n’a eu en Allemagne
autant d’esprits exaltés que Berlin et maintenant si je devais décrire le caractère général de ses
habitants, je dirais qu’ils sont piétistes plus qu’hétérodoxes », cité in Élisabeth Décultot, Michel
Espagne, Jacques Le Rider (dir.), Dictionnaire du monde germanique, Paris, Bayard, 2007, p. 858.
26. « La maisonnée entière [du maître à penser quiétiste du père d’Anton Reiser], jusqu’au plus
humble serviteur, se composait de personnes dont tous les efforts n’avaient (ou semblaient n’avoir)
qu’un but unique : la prise de conscience de leur propre néant (pour parler comme Mme Guyon), le
renoncement à toute passion, l’effacement de tout caractère individuel », Anton Reiser, op. cit., p. 19.
27. « Le deuxième ouvrage que son père lui fit lire parallèlement aux poésies de Mme Guyon était
intitulé Explications des maximes des saints sur la vie intérieure du même auteur. On y montrait
comment arriver progressivement à s’entretenir, au sens propre du terme, avec Dieu et à entendre
clairement sa voix au fond du cœur ou plus précisément la parole intérieure ; à cette fin il fallait
d’abord réduire au silence dans toute la mesure du possible les sollicitations des cinq sens, ne
s’occuper que de son moi et de ses propres pensées et entrer en méditation ; il fallait ensuite dépasser
cet état et parvenir à l’oubli de soi : alors seulement on devenait capable de percevoir en son âme la
voix de Dieu », ibid., p. 31.
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sence de plusieurs registres textuels. Ainsi, voisinant aux côtés de la simple narra-
tion, se juxtaposent des excursus de type philosophique ou exégétique. Il est vrai
que chez Augustin les considérations sur le temps et sur la Genèse terminent le
récit, dont elles constituent une sorte de point d’orgue ou d’estuaire. Ils servent là
encore, de façon éminemment performative, à entraîner le lecteur dans la convic-
tion du prêtre et du théologien qu’Augustin est devenu. Chez Maimon, la partie
proprement philosophique (un aperçu en dix petits chapitres de la philosophie de
Maïmonide destiné au lecteur allemand) occupe au contraire le centre du récit,
comme si l’apothéose qu’elle constitue était suivie d’une retombée, reflet du
désabusement qui imprègne ce moment-là de l’Aufklärung en général et l’esprit
de Maimon en particulier. Tandis que la narration augustinienne débouche sur
une conversion terminée, la structure de l’autobiographie maimonienne présente
plutôt l'idéal philosophique que constitue Maïmonide (et sans doute Kant derrière
lui) comme interminable. Comme le suggère Liliane Weissberg 37, la mise à nu
menée à travers l’écriture de soi chez Maimon aboutit finalement non à un chan-
gement d’état ni à une acculturation dont on ne sait même pas si elle était désirée
mais à troquer une garde-robe pour une autre. Le Juif religieux n’aura fait que
quitter ses habits traditionnels et rasé sa barbe pour adopter un costume « alle-
mand » sans pour autant sortir de sa marginalité 38.
Peut-être manque-t-il à la psychologie expérimentale, telle qu’elle est prati-
quée par les Aufklärer, la dimension de la « confession de gloire » augustinienne
et sans doute cela explique-t-il la relative ambiguïté dans laquelle s’achève aussi
bien Anton Reiser que la Lebensgeschichte. Mais quelque chose de l’intention
salvatrice (ici thérapeutique) n’en est pas moins quand même conservé. L’auto-
biographie reste en outre acte de parole et d’écriture et la vérité qui s’y attache
découle de cette caractéristique. « L’éditeur de ces fragments n’a pas à assurer
qu’ils contiennent la représentation fidèle point par point d’un destin réellement
vécu ; il suffit de constater que l’ensemble du récit est par trop empreint de
vérité, ce que tout cœur compatissant ne manquera de reconnaître 39 », écrit
Moritz à propos des fragments de Maimon qu’il publie dans le Magazin. C’est
là, au travers de l’écriture, qu’un peu de vérité du moi se fait jour. L’authenticité
d’un récit autobiographique devient avant tout celle du texte. Que, dans la
remarque de Moritz, on puisse retrouver la distinction entre vérité de connais-
sance (sous forme d’adéquation) et vérité de confession que Jean-Luc Marion
voit au foyer du projet augustinien est une raison supplémentaire pour penser
que l’impact des Confessiones n’a pas autant disparu qu’on le croit dans l’arase-
ment que représente l’autobiographie rousseauiste.
Il est frappant de constater que la source de l’authenticité que l’on a vue à son
époque dans le récit maimonien provient non seulement de son effort pour décrire
dans une certaine neutralité le monde dont il était issu mais aussi du fait qu’il
s’agissait précisément d’une autobiographie. Comme si l’attestation de soi rap-
prochait encore de la vérité. Après des décennies de soupçon et de pseudologies,
voilà un réflexe de pensée qui nous est devenu presque impénétrable. L’autobio-
graphie d’aujourd’hui s’est transformée en autofiction et l’écriture de soi semble
éloigner du vrai plutôt qu’elle ne nous en rapproche. Or si le détour par soi par la
pratique de l’écrit n’est plus épreuve de vérité, que reste-t-il du « modèle » augus-
tinien ? C’est donc peut-être maintenant plus qu’à l’époque de Rousseau, de
Moritz ou de Maimon que se pose vraiment la question de son actualité.
Nicolas WEILL
Chercheur extérieur au Centre de recherches
sur Hegel et l’idéalisme allemand
(CRHIA), Université de Poitiers