LE SOI ET LE SENS
SOI ETHIQUE ET SOI POETIQUE CHEZ LEVINAS ET RICOEUR
Le soi et le sens
1
. « Le problème de la transcendance et de Dieu et le problème de la subjectivité
irréductible à l’essence – irréductible à l’immanence essentielle – vont ensemble »
(Levinas, Autrement qu’être ou au-delà de l’essence, op. cit., p. 20).
2
. P. Ricoeur, Le conflit des interprétations. Essais d’herméneutique, Paris, Seuil,
1969, p. 20.
2
3
. Levinas, Autrement qu’être ou au-delà de l’essence, op. cit., p. 14.
4
. Ricoeur, Du texte à l’action. Essais d’herméneutique II, Paris, Seuil, 1986, p.
116.
5
. Ricoeur, Le conflit des interprétations. Essais d’herméneutique, op. cit., p. 239.
3
6
. Ricoeur, Temps et récit. 3. Le temps raconté, Paris, 1985, p. 447.
7
. Cf. Ricoeur, Du texte à l’action. Essais d’herméneutique II, op.cit., p. 30.
8
. Ricoeur, Le conflit des interprétations. Essais d’herméneutique, op. cit., p. 16.
9
. Ibid., p. 284.
4
10
. Passer au-delà de l’être, c’est pour Levinas passer au-delà de l’équivoque
essentielle de sa phénoménalité. Au contraire, c’est l’équivocité de l’être qu’il s’agit
pour Ricoeur de retrouver à partir du symbole, car il s’agit d’enraciner
l’herméneutique dans l’ontologie : « le seul intérêt philosophique du symbolisme,
c’est qu’il révèle, par sa structure de double-sens, l’équivocité de l’être (…) C’est la
raison d’être du symbolisme d’ouvrir la multiplicité du sens sur l’équivocité de
l’être » (ibid., p. 68).
11
. « L’énigme n’est pas une simple équivoque où les deux significations ont des
chances égales et la même lumière. Dans l’énigme, le sens exorbitant s’est déjà
effacé dans son apparition » (Levinas, En découvrant l’existence avec Husserl et
Heidegger Paris, Vrin, 1967, p. 209).
12
, Ibid., p. 214.
5
13
. Ibid.,
14
. Ricoeur, Du texte à l’action. Essais d’herméneutique II, op. cit., p. 30.
15
. Levinas, Humanisme de l’autre homme, Montpellier, Fata Morgana ; Le Livre de
poche, 1987, p. 55.
6
Le sens de la transcendance
16
. Levinas, L’au-delà du verset, Paris, Minuit, 1982, p. 107.
17
. Ibid., p. 107-108.
7
Le poème de la révélation
18
. Ibid., p. 108.
19
. Ricoeur, Du texte à l’action. Essais d’herméneutique II, op. cit., p. 113.
20
. Ibid.
8
expression de la foi, qui donc suppose la médiation du texte ; et, qui plus est,
comme une expression parmi d’autres, parmi lesquelles le discours narratif
et le discours prophétique, qui, en raison même de sa particularité, ne saurait
être correctement appréhendée que dans son rapport dialectique avec les
autres figures du discours de la foi : « Ainsi le discours prescriptif de la
Torah, séparé du discours narratif et du discours prophétique, tend à se
rétrécir aux dimensions d’un impératif que Kant tiendrait à la fois pour
hétéronome, en raison de l’origine du commandement, et pour conditionnel,
en raison de sa liaison avec les promesses. Dieu est alors nommé comme
auteur de la loi. Prise en elle-même, cette nomination n’est pas fausse : il
appartient au sens de cette nomination que je me perçoive moi-même comme
désigné en seconde personne par Dieu : “Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de
tout ton cœur, de toute ta force et de toute ta pensée”. Ce tu c’est moi. Mais
le sens de cette double nomination de Dieu comme auteur de la Loi et de
moi-même comme son vis-à-vis ne s’éclaire que dans la dialectique entre le
discours prescriptif et les autres discours »34. Le présupposé de la textualité
de la foi conduit ainsi à dénoncer, dans le privilège accordé au rapport
d’obéissance à la transcendance, une hypostase du discours prescriptif.
Mais elle affecte plus gravement la pensée lévinassienne, en contestant
que la subjectivité, plus précisément la subjectivité pensée comme intériorité
et comme secret soit, comme telle, le lieu de la Révélation. Dans la
nomination prescriptive de Dieu, comme d’ailleurs dans la nomination
prophétique (deux modes de nomination de Dieu inséparables chez Levinas),
une double subjectivation s’opère. Toutes deux nomment Dieu comme le
sujet absolu, comme auteur de la loi ou encore comme « voix de l’Autre à
l’arrière de la voix prophétique »35, et invitent à penser la subjectivation de
celui à qui la parole de Dieu est adressée, le retournement du « tu » en
« je » : ainsi, l’envoi prophétique désigne « le prophète comme seconde
personne interpellée : “Va crier.” L’homme envoyé est ainsi personnalisé
comme “tu” par la voix prophétique (…) Une semblable dialectique des
personnes se produit avec ce qu’on pourrait appeler la voix éthique : le “tu”
de l’interpellation devient le “je” de la responsabilité »36. Pour Ricœur, qui
met ici en œuvre une dialectique partielle entre deux genres de nomination
de Dieu, il importe avant tout de n’accorder aucun privilège à cette
dialectique particulière, en rappelant que ces deux genres ne sauraient être
abstraits, notamment, du genre narratif. Il importe que « le “Je” prophétique
(soit) toujours équilibré par le “Il” narratif »37. La dimension personnaliste
de la nomination disparaît en effet dans la nomination narrative, où Dieu
n’est pas présent comme parole mais nommé par des événements ; ici
34
. Ibid., p. 292-293.
35
. Ibid., p. 292.
36
. Ibid.., p. 293.
37
. Ibid., p. 292.
11
38
. Ibid.
39
. Levinas, En découvrant l’existence avec Husserl et Heidegger, op. cit., p. 199.
40
. Levinas, Autrement qu’être ou au-delà de l’essence, op. cit., p. 187.
41
. Levinas, En découvrant l’existence avec Husserl et Heidegger, op. cit., p. 215.
42
. Ricoeur, Du texte à l’action. Essais d’herméneutique II, op. cit., p. 128.
12
réel »43, ne peut répondre qu’un soi compris comme être-au-monde, mais
dont l’être-au-monde s’accomplit poétiquement, c’est-à-dire par
l’imagination. A l’irréalisation du monde ou à la distanciation à l’égard du
monde quotidien opérée par le texte répond, selon les termes de Ricoeur, la
subjectivité potentialisée, irréalisée du lecteur. Répond un soi qui n’est pas
originairement présent à soi-même, un soi qui ne saurait se poser lui-même
en imposant sa capacité finie de comprendre au texte, mais qui ne se pose
qu’en s’exposant au texte, qu’en se laissant dire en quelque sorte par lui le
sens de son soi. De ce point de vue, rien n’est plus contraire à l’imagination
que la volonté, car la volonté caractérise un sujet qui se refuse à toute
nouveauté, qui refuse de se laisser transformer, métamorphoser par le monde
nouveau proposé par le texte : «…c’est dans l’imagination que d’abord se
forme en moi l’être nouveau. Je dis bien l’imagination et non la volonté. Car
le pouvoir de se laisser saisir par de nouvelles possibilités précède le pouvoir
de se décider et de choisir »44.
Dès lors, seule la subjectivité imaginante est en mesure de laisser
entendre le sens de la transcendance. En n’entendant plus dans le texte
biblique qu’une parole à lui adressée, qui, à la limite, peut se passer de tout
médium textuel, le soi de la volonté se ferme au contraire aux multiples
expressions de la foi, c’est-à-dire aux multiples modes de la nomination de
Dieu, et, à ce titre, manque le sens même de la révélation. Mais c’est
pourquoi, de ce point de vue, le psychisme imaginant précède le psychisme
de l’obéissance.
Obéissance et herméneutique
43
. Ibid., p. 115.
44
. Ibid., p. 132.
13
« L’inspiration n’a pas son mode originel dans l’écoute d’une muse qui dicte
les chants, mais dans l’obéissance au Plus-Haut comme relation éthique avec
autrui »45. Il faut certes ici distinguer l’inspiration éthique de l’inspiration
poétique, mais on remarquera d’abord que le fait que l’obéissance au Plus-
Haut se décrive comme inspiration signifie que l’éthique ne correspond pas à
l’ordre du vouloir compris comme l’ordre de l’intention, de l’autonomie
d’un libre arbitre responsable. En ce sens, l’éthique ne s’oppose pas à
l’esthétique. Le soi éthique est en même temps un soi poétique.
Mais que l’obéissance soit à décrire comme inspiration signifie surtout
qu’il faut distinguer autrement que ne le fait Ricoeur l’imagination et la
volonté. Il faut ici distinguer deux sens de la passivité ou de l’inspiration. A
cet égard, on peut rappeler très brièvement ce que Levinas écrit à propos de
l’image dans La réalité et son ombre : « l’image marque une emprise sur
nous, plutôt que notre initiative : une passivité foncière. Possédé, inspiré,
l’artiste, dit-on, écoute une muse »46. Or, décrivant ensuite cette emprise de
l’image sur nous par l’idée de rythme, il précise qu’il serait même insuffisant
de dire que le sujet est emporté malgré lui par le rythme, car il n’y a ici tout
simplement plus de sujet : « pas même malgré lui, car dans le rythme il n’y a
plus de soi, mais comme un passage de soi à l’anonymat »47. Au contraire,
dans l’éthique, si le soi répond de l’autre malgré soi, ce malgré soi ne
conduit pas à la dissolution du soi, mais au contraire le constitue, en lui
donnant de faire ce qu’il est seul à « pouvoir » faire, à savoir, répondre
d’autrui. Ainsi, l’imagination annule le soi, détruit l’identité de l’ipse, quand
au contraire l’obéissance, qui n’est pourtant pas moins passive, est le
principe de son individuation.
On soulignera d’ailleurs que c’est bien le risque d’une dissolution du soi
par l’imagination qui conduit Ricoeur à souligner les limites de la définition
du soi par le rapport au texte de fiction, c’est-à-dire par la narrativité. Dans
certains « cas troublants de la fiction littéraire »48, dans les « récits qui
racontent la dissolution du soi »49 (Ricoeur prend notamment l’exemple de
L’homme sans qualités de Musil), les variations imaginatives auxquelles est
soumis le personnage du récit conduisent à la défiguration pure et simple de
son identité ; ces cas troublants mettent ainsi en péril la possibilité de
s’identifier à travers le récit de sa propre vie, de se reconnaître soi-même
comme personnage de récit, comme le veut la notion d’identité narrative qui
fait du moi le lecteur et scripteur de sa propre vie. La déréalisation ou la
potentialisation du soi qu’opère l’imagination peut conduire à sa dissolution
45
. Levinas, L’au-delà du verset, op. cit., p. 178.
46
. Levinas, Les imprévus de l’histoire, Montpellier, Fata Morgana, 1994, p. 127-
128.
47
. Ibid., p. 128.
48
. Ricoeur, Soi-même comme un autre, Paris, Seuil, 1990, p. 198.
49
. Ibid., p. 197.
14
50
. Ibid.
51
. Cf. Levinas, L’au-delà du verset, op. cit., p. 7-8.
52
. Ibid., p. 8.
53
. Ibid., p. 7-8.
15
54
. Levinas, L’au-delà du verset, op. cit., p. 121.
55
. Levinas, Autrement qu’être ou au-delà de l’essence, op. cit., p. 217.
56
. Sur le témoignage pur chez Levinas, et en particulier son rapport à
l’herméneutique, voir notre article « Levinas et le témoignage pur », Philosophie,
n°88, hiver 2005, Paris, Minuit, p. 124-144.
57
. Dimension qui n’est pas première pour Ricoeur. Ricœur conclut ainsi une étude
intitulée « L’enchevêtrement de la voix et de l’écrit dans le discours biblique » :
« nous avons négligé de dire qu’une communauté confessante est aussi une
communauté interprétante, ce qui ouvre la carrière à ce que l’on peut appeler un
“pluralisme réglé” (…) Le pluralisme réglé évoqué à l’instant résulte de cette
dialectique d’ouverture et de fermeture du Livre lui-même et de l’interprétation qui
lui répond » (Lectures 3, op. cit., p. 325). On peut se demander si, dans la mesure où
cette dialectique n’est vivante qu’à travers la multiplicité des voix interprétantes, elle
16
qu’elle s’écrit en quelque sorte sous la dictée de l’autre : « il n’est certes pas
impossible d’invoquer la présence de la faculté poétique au sens très large
dans l’herméneutique qui en guide l’écoute et la lecture. N’empêche que les
vertus et l’autorité du maître, c’est-à-dire les “violences” de la tradition et de
la communauté, dessinent des limites hétéronomes à la spontanéité de cette
“poésie” essentielle à la signification »58. La critique de Levinas ne se borne
pas à réaffirmer les droits d’une expérience vécue de la foi contre ce que
Ricœur appelle sa textualité ; mais elle décèle, dans l’interprétation même du
texte de la foi, l’irréductible présence d’un psychisme de l’obéissance, à
travers la contrainte que la communauté exerce sur l’herméneute, à travers la
nécessaire référence de ma lecture de la Thora à d’autres lectures. La foi
n’est instruite, éduquée par le texte, que parce qu’elle est toujours en même
temps éduquée par la communauté qui en dirige la lecture. C’est avec
d’autres que j’accueille, pour parler avec Ricœur, le monde du texte, et donc,
toujours dans l’obéissance à l’autre.
Rodolphe CALIN