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LE SOI ET LE SENS
SOI ETHIQUE ET SOI POETIQUE CHEZ LEVINAS ET RICOEUR

(article paru dans


The Journal of Jewish Thought and Philosophy,
volume 14, numbers 1-2, p. 17-35)

Le soi et le sens

S’il y a un point de rencontre entre Levinas et Ricoeur, celui-ci se trouve


d’abord dans leur commune défense de la subjectivité. Le souci éthique chez
l’un comme le souci herméneutique chez l’autre auront eu pour ambition de
redonner ses droits à la subjectivité par-delà ce qu’il est convenu d’appeler la
critique de la « métaphysique de la subjectivité ». Le problème éthique,
c’est-à-dire celui du sens de la transcendance, la tentative de remonter à une
signifiance irréductible au sens de l’être, est pour Levinas inséparable de
celui de la subjectivité. C’est à partir de la subjectivité, d’une subjectivité
que ne définit plus l’immanence, que prend sens la transcendance, c’est-à-
dire l’au-delà de l’être, l’autre de l’être1. De même, le problème de
l’interprétation des signes, des symboles ou des textes, est pour Ricoeur
inséparable de la question de la compréhension de soi : « Toute
interprétation se propose de vaincre un éloignement, une distance, entre
l’époque culturelle révolue à laquelle appartient le texte et l’interprète lui-
même. En surmontant cette distance (…) l’exégète peut s’approprier le sens :
d’étranger, il veut le rendre propre, c’est-à-dire le faire sien ; c’est donc
l’agrandissement de la propre compréhension de soi-même qu’il poursuit à
travers la compréhension de l’autre. Toute herméneutique est ainsi,
explicitement ou implicitement, compréhension de soi-même par le détour
de la compréhension de l’autre »2.
Cependant, si la subjectivité est au centre de l’éthique de Levinas comme
de l’herméneutique de Ricoeur, ce à quoi l’éthique comme l’herméneutique
invitent le sujet, c’est à une déprise de soi. Ce n’est pas dans le souci de soi,

1
. « Le problème de la transcendance et de Dieu et le problème de la subjectivité
irréductible à l’essence – irréductible à l’immanence essentielle – vont ensemble »
(Levinas, Autrement qu’être ou au-delà de l’essence, op. cit., p. 20).
2
. P. Ricoeur, Le conflit des interprétations. Essais d’herméneutique, Paris, Seuil,
1969, p. 20.
2

mais au contraire dans le renoncement à soi qu’il s’agit ici de penser la


subjectivation du sujet. Non pas au sens d’un renoncement pur et simple,
mais précisément au sens d’une subjectivation qui s’accomplit sur le mode
paradoxal du renoncement à soi. Il s’agit, selon l’expression de l’Ecriture
que l’on trouve aussi bien sous la plume de Levinas que sous celle de
Ricoeur, de se trouver en se perdant : ce qui, pour Levinas, signifie
concrètement être soi à partir de la responsabilité pour autrui : « Malgré moi,
pour-un-autre – voilà la signification par excellence et le sens du soi-même,
du se – accusatif ne dérivant d’aucun nominatif – le fait même de se
retrouver en se perdant »3. Ce qui, pour Ricoeur, signifie concrètement que
je ne suis moi-même qu’à partir du monde que déploie le texte : «…le soi est
constitué par la « chose » du texte (…) Lecteur, je ne me trouve qu’en me
perdant »4. Par cette expression, Ricoeur et Levinas entendent rompre avec
la conscience des modernes, sans pour autant prononcer la mort du sujet, ce
qui revient à penser sa subjectivation sur le mode paradoxal d’un
renoncement à soi. Comme le dit fort bien Ricoeur, « il faut perdre la
conscience pour trouver le sujet »5. Ainsi, de même qu’il s’agit, chez
Levinas, de critiquer la prétention de la conscience à être source du sens et
maîtresse d’elle-même au profit d’une subjectivation dans l’assignation à la
responsabilité par autrui, de même, chez Ricoeur, s’effectue une critique de
la revendication d’immédiateté du Cogito, de la prétention du moi à se
comprendre lui-même par simple aperception de soi, au profit d’une
approche herméneutique du soi, au profit d’un soi qui ne se comprend lui-
même qu’à partir d’un détour par les signes, les symboles et plus encore par
le texte.
Toutefois, cette proximité entre Ricoeur et Levinas n’exclut pas la
distance, puisque les modalités selon lesquelles s’accomplit cette
subjectivation comprise comme appropriation-désappropriation de soi, ou
encore position-déposition de soi, sont différentes. C’est sur un mode
herméneutique, comme rapport à soi médiatisé par le texte, ici le texte de
fiction ou le poème, que s’accomplit pour Ricoeur la subjectivation du sujet ;
c’est, pour Levinas sur un mode éthique qu’elle a lieu, c’est-à-dire, pour
reprendre les termes de Ricoeur – en réalité inadéquats s’agissant de Levinas
–, comme rapport à soi médiatisé par autrui. Dit autrement : c’est le
psychisme de l’imagination qui livre le sens véritable du soi selon Ricoeur,
tandis que c’est le psychisme de l’obéissance, autrement dit la volonté, qui
pour Levinas régit la constitution du sujet.
Nous sommes en présence, pour parler avec les termes de Levinas, de
deux psychismes irréductibles, irréductibles à la conscience comme

3
. Levinas, Autrement qu’être ou au-delà de l’essence, op. cit., p. 14.
4
. Ricoeur, Du texte à l’action. Essais d’herméneutique II, Paris, Seuil, 1986, p.
116.
5
. Ricoeur, Le conflit des interprétations. Essais d’herméneutique, op. cit., p. 239.
3

intentionnalité, donation de sens. Mais deux psychismes qui élèvent une


même prétention à porter la subjectivité dans le procès de sa subjectivation.
La question que soulève la comparaison de ces deux pensées du sujet est
donc de savoir lequel de ces deux psychismes constitue l’ipséité véritable.
C’est la question qu’en effet ont posé aussi bien Ricoeur que Levinas. Dans
une lecture talmudique dont je reparlerai bientôt, Levinas se demande si
l’imagination poétique telle que l’envisage Ricoeur n’est pas, plutôt que la
volonté, le lieu où l’inouï de la transcendance parvient à se dire, de sorte que
le soi serait à penser avant tout comme soi imaginant ; symétriquement, en
quelque sorte, Ricoeur se demande si l’imagination n’équivaut pas à une
ipséité véritable qu’en « vertu de ce moment (…) qui fait de la responsabilité
éthique le facteur suprême de l’ipséité. En témoignent, poursuit-il, les
analyses bien connues de la promesse et, pour le dire d’un mot, l’œuvre
entière d’Emmanuel Levinas »6.
Cette question ne saurait cependant être posée comme telle, mais doit
l’être à partir d’une question plus générale, qui concerne le rapport entre le
soi et le sens. Car c’est bien du sens qu’il s’agit à chaque fois : du sens de la
transcendance chez Levinas, c’est-à-dire d’un sens irréductible au sens de
l’être qui prétend mesurer tout sens et définir la rationalité ; du sens du
symbole chez Ricoeur – rappelons que l’herméneutique a dans un premier
temps été définie par Ricoeur comme herméneutique du symbole, et s’est
centrée par la suite sur le texte, sur l’écriture et la littérature7 –, c’est-à-dire
« …une certaine architecture du sens, qu’on pourrait appeler double-sens ou
multiple-sens, dont le rôle est chaque fois, quoique de manière différente, de
montrer en cachant »8. En introduisant dans la philosophie une méditation
sur les symboles, Ricoeur a bien conscience de mettre en question l’idéal
d’univocité qui caractérise la philosophie comme science rigoureuse. C’est
ce souci d’inquiéter le sens, de mettre en question la subordination du sens
au sens de l’être ou à l’idéal d’univocité qui conduit à la mise en question de
la subjectivité dans sa prétention à être l’origine du sens. Le sens de l’au-
delà est pour Levinas un sens non thématisable, un sens que la conscience ne
peut produire, c’est-à-dire constituer, voire qu’elle ne peut pas même
comprendre ; de même, comme aime à le dire Ricoeur, si le symbole, malgré
ou plutôt en raison de sa non-transparence, de son opacité, de sa matérialité,
donne à penser, cela signifie précisément que « je ne pose pas le sens, [que]
c’est lui qui donne le sens »9. Mais si la subjectivité n’est pas l’origine du
sens, elle n’en reste pas moins nécessaire à la production d’un sens qu’elle
ne constitue pourtant pas. Il faut au sens de l’autre que l’être la subjectivité,
seule capable d’en retenir l’insinuation ; de même, je l’ai rappelé en

6
. Ricoeur, Temps et récit. 3. Le temps raconté, Paris, 1985, p. 447.
7
. Cf. Ricoeur, Du texte à l’action. Essais d’herméneutique II, op.cit., p. 30.
8
. Ricoeur, Le conflit des interprétations. Essais d’herméneutique, op. cit., p. 16.
9
. Ibid., p. 284.
4

commençant, l’interprétation des symboles est indissociable d’une


compréhension de soi. Le sens, qui excède la subjectivité, la requiert
pourtant. Mais cela signifie que la subjectivité est désormais à comprendre
non plus comme constitution mais comme épreuve du sens, non plus comme
constituant le sens mais comme constituée par lui.
C’est donc à partir de l’épreuve même du sens par le sujet qu’il sera
possible d’éclairer la question relative à la définition même de la
subjectivité, la question de savoir, lequel, du psychisme de l’obéissance ou
du psychisme imaginant, délivre le sens ultime de la subjectivité. Or, de ce
point de vue, il est clair que la nouvelle intelligibilité que Levinas a tenté de
mettre au jour est non seulement irréductible à l’univocité, mais encore à
l’équivocité du symbole10. C’est à l’épreuve non pas de l’équivoque, mais de
l’Enigme de la transcendance que Levinas aura soumis la raison et le soi.
L’énigme ne tient pas dans une structure de double ou de multiple sens, dans
l’équivocité11. Elle n’obéit donc pas à la structure du montrer-cacher qui
définit le symbole chez Ricoeur, ou encore le rapport entre le monde
quotidien et le monde du texte (dont il sera question plus loin) ; elle ne
consiste donc pas à montrer en cachant ou à cacher en montrant : « La
signifiance de l’Enigme » est « cette façon de signifier qui ne consiste ni à se
dévoiler, ni à se voiler, absolument étrangère au cache-cache de la
connaissance… »12. Ici, inquiéter le sens ce n’est pas le charger
d’équivoques, mais charger le langage d’un sens en quelque sorte trop grand
pour lui, c’est inscrire en lui un sens exorbitant qu’il ne peut contenir et ne
peut donc qu’aussitôt trahir, recouvrir et effacer, comme si rien n’avait été
dit. L’Enigme n’est pas une structure de double sens, c’est un sens effacé ;
elle ne consiste pas à dire quelque chose tout en disant tout autre chose, mais
à se retirer des mots mêmes qui la portent, comme si rien n’avait été dit. En
ce sens l’énigme ne montre rien, fût-ce en le cachant. Bref, c’est comme
trace, trace irréductible au signe comme au symbole, que se produit le sens
de la transcendance ; mais d’un tel sens, il ne saurait y avoir, au sens où
Ricoeur entend ce mot, d’herméneutique.

10
. Passer au-delà de l’être, c’est pour Levinas passer au-delà de l’équivoque
essentielle de sa phénoménalité. Au contraire, c’est l’équivocité de l’être qu’il s’agit
pour Ricoeur de retrouver à partir du symbole, car il s’agit d’enraciner
l’herméneutique dans l’ontologie : « le seul intérêt philosophique du symbolisme,
c’est qu’il révèle, par sa structure de double-sens, l’équivocité de l’être (…) C’est la
raison d’être du symbolisme d’ouvrir la multiplicité du sens sur l’équivocité de
l’être » (ibid., p. 68).
11
. « L’énigme n’est pas une simple équivoque où les deux significations ont des
chances égales et la même lumière. Dans l’énigme, le sens exorbitant s’est déjà
effacé dans son apparition » (Levinas, En découvrant l’existence avec Husserl et
Heidegger Paris, Vrin, 1967, p. 209).
12
, Ibid., p. 214.
5

Cette critique de l’herméneutique à partir d’un sens qui lui est


irréductible comporte aussi une critique de la compréhension de soi. Car il y
va d’un sens qui ne saurait se « contemporiser » avec celui qui comprend.
« L’Infini est altérité inassimilable, différence et passé ab-solu par rapport à
tout ce qui se montre, se signale, se symbolise, s’annonce, se remémore et,
par là, se « contemporise » avec celui qui comprend »13. L’épreuve du sens
de l’Infini est l’épreuve d’un sens radicalement étranger qu’aucune
herméneutique ne saurait rendre propre. Il ne s’agit pas, pour le soi éthique
lévinassien, de se comprendre soi-même, fût-ce par le détour de la
compréhension de l’autre. Pour le dire autrement, l’approche ricoeurienne du
soi est une approche réflexive. La compréhension de soi est une réflexion sur
soi, même si – et là réside l’apport de Ricoeur aux philosophies de la
réflexion – la réflexion n’est plus à penser comme retour à la conscience
immédiate de soi, mais impose d’emprunter le « grand détour par le trésor
des symboles transmis par les cultures au sein desquelles nous sommes
venus à la fois à l’existence et à la parole »14, autrement dit, même si la
réflexion n’est plus intuition mais interprétation. Pour Levinas, au contraire,
décrire le psychisme comme volonté, c’est décrire un psychisme irréductible
au pour soi, un soi non réflexif. Si « la conscience des philosophes est
essentiellement réfléchissante »15, le psychisme éthique, c’est-à-dire le
psychisme de l’obéissance, ou, si l’on préfère, la volonté, comme
mouvement vers autrui sans retour à soi, impose une rupture radicale avec la
réflexion. Puisqu’il s’agit de rompre avec la conscience, de perdre la
conscience pour trouver le sujet, ne faut-il pas perdre aussi la réflexion ? Et
si le soi libéré du retour à soi de la réflexion est le soi de la volonté et de
l’obéissance, le soi éthique n’est-il donc pas plus originaire que le soi
herméneutique ?
Néanmoins Ricoeur suscite une question en retour. D’abord, la
transcendance, fût-elle énigmatique au sens où nous l’avons précisé plus
haut, ne se produit-elle pas elle-même dans un texte ? Qu’en est-il chez
Levinas de la Bible ou du Talmud, envisagés comme textes ? En ce sens, le
soi qui est le lieu à partir duquel prend sens la transcendance peut-il se situer
par-delà la langue, les œuvres de culture et les textes, comme cela semble
bien être le cas du soi lévinassien qui se produit dans le Dire sans Dit de la
responsabilité ? En ce sens, Levinas rompt-il vraiment avec les philosophies
de la conscience, avec la revendication d’immédiateté du Cogito ?
Paradoxalement, la plus grande déprise de soi, jusqu’à l’abolition de toute
réflexion sur soi, nous reconduirait en fait à l’immédiateté.

13
. Ibid.,
14
. Ricoeur, Du texte à l’action. Essais d’herméneutique II, op. cit., p. 30.
15
. Levinas, Humanisme de l’autre homme, Montpellier, Fata Morgana ; Le Livre de
poche, 1987, p. 55.
6

Le sens de la transcendance

Afin d’éclairer le sens de ces difficultés, et tenter d’y apporter une


réponse, je construirai ma comparaison entre Ricoeur et Levinas autour
d’une lecture talmudique intitulée Du langage religieux et de la crainte de
Dieu. Cette lecture talmudique est dédiée à Paul Ricoeur, et entre en
discussion avec lui sur le point de savoir si le sens de la transcendance est ou
non inséparable du langage, plus précisément s’il se produit ou non à partir
de la lecture d’un texte, ici la Bible et la Thora. En procédant ainsi, je place
d’emblée la discussion sur le plan de la transcendance qui, pour Levinas, je
l’ai rappelé, libère une signifiance irréductible à la structure du double-sens
ou du montrer-cacher du symbole. Mais sur ce point Ricoeur a lui-même à
redire, dans la mesure où son herméneutique des textes littéraires entend
développer un concept de la vérité comme révélation – révélation comprise
comme découverte de ce qui jusqu’alors demeurait caché, à savoir le monde
du texte – susceptible d’éclairer le sens proprement biblique de la révélation.
En ce sens, l’examen du rapport entre le sens et le soi reviendra à situer la
comparaison entre Ricoeur et Levinas sur le plan d’une phénoménologie de
la révélation, à laquelle l’herméneutique de Ricoeur comme l’éthique de
Levinas ont chacune œuvré.
Lisons le début de cette lecture talmudique : « les multiples figures du
langage religieux [c’est-à-dire la Sainte Ecriture comme parole de Dieu, la
prière comme parole adressée à Dieu, la théologie comme parole sur Dieu]
ont en commun la prétention de ne pas s’épuiser en références au monde
dont se tisserait la signification des mots, des propositions et des
discours »16. La question que pose Levinas est alors la suivante : « Comment
ouvrir au langage les frontières de la réalité donnée où nous habitons ? » A
cette question, l’herméneutique de Ricoeur permet d’apporter une réponse :
« Paul Ricoeur nous a montré les ressources de l’imagination, qui ne serait
pas une faculté simplement reproductrice, doublant la perception des objets à
laquelle elle devrait tout, sauf ses pouvoirs d’illusion. Elle serait au contraire
la plus profonde dimension du psychisme humain, opérant d’emblée dans
l’élément du langage poétique (…) Dans l’imagination poétique, l’inouï peut
s’entendre, s’interpeller et se dire ; un texte s’ouvrir à l’herméneutique plus
largement que les intentions précises qui l’avaient fixé ; la métaphore
conduire au-delà des expériences qui semblent l’avoir engendrée ». En ce
sens, le rapport primordial à la transcendance ne serait pas de l’ordre de
l’obéissance : « le transcendant serait à même de séduire et d’ouvrir cette
imagination plutôt que de contraindre la volonté »17.

16
. Levinas, L’au-delà du verset, Paris, Minuit, 1982, p. 107.
17
. Ibid., p. 107-108.
7

Pourtant Levinas ne se satisfait pas de cette réponse, car il précise juste


après qu’il s’agira pour lui au contraire de « mettre en lumière une
description du langage religieux qui, certes, en dernière analyse, le met en
rapport essentiel avec une pensée qui est déjà discours (avec la lecture et
l’étude de la Thora) mais qui, entre la Thora et le discours laissant signifier
la transcendance, fait intervenir des attitudes de volonté porteuses de sens,
un psychisme de l’obéissance plus « ancien » que la pensée vivant
d’imagination poétique, une discipline, hétéronome jusqu’à dépendre d’une
communauté éducatrice, antérieure aux possibilités propres du jeu
langagier »18. Ce n’est donc pas dans le rapport à un texte que la
transcendance, que le mot Dieu prend sens de façon primordiale. Le
psychisme de l’obéissance est plus originaire, plus ancien que le psychisme
de l’imagination.
La question que pose Levinas est donc la suivante. Le sens de la
transcendance advient-il dans un texte, et donc suppose-t-il une subjectivité
interprétante, ou bien se produit-il sans la médiation du texte, à partir d’une
subjectivité qui n’est certes pas muette mais dont le Dire, compris comme
réponse et obéissance à l’ordre de l’Infini, est avant le Dit et l’Ecrit ? Bref, la
transcendance signifie-t-elle originairement dans le psychisme de
l’obéissance ou dans le psychisme imaginant ? On le voit, c’est bien le
rapport entre le soi et le sens qui est ici en jeu ; c’est donc bien à partir de ce
rapport qu’il sera possible d’examiner la prétention de l’imagination et de
l’obéissance à constituer le facteur par excellence de la subjectivité.

Le poème de la révélation

Je commencerai par examiner la thèse de Ricoeur, qui entend appliquer à


la révélation au sens biblique les concepts élaborés par l’herméneutique des
textes et faire ainsi du psychisme imaginant le lieu où elle prend sens. En
quoi cette herméneutique permet-elle à l’inouï de prendre sens, et dans
quelle mesure conduit-elle à souligner les limites d’une approche
exclusivement éthique de la révélation ainsi que de la subjectivité ? Partons
d’abord des notions de texte et de « chose » ou de « monde » du texte.
Qu’est-ce qu’un texte, ou plutôt, que se produit-il dans le devenir texte du
discours oral ? Rien d’autre qu’une altération de la référence, une « abolition
du caractère monstratif ou ostensif de la référence »19. Lorsque le discours
devient texte, il n’est plus possible « de montrer une réalité commune aux
interlocuteurs », et, du coup, « les conditions concrètes de l’acte de montrer
n’existent plus »20. Ce qui se trouve par là même aboli c’est le langage

18
. Ibid., p. 108.
19
. Ricoeur, Du texte à l’action. Essais d’herméneutique II, op. cit., p. 113.
20
. Ibid.
8

ordinaire qui pointe vers la réalité quotidienne, ou encore le discours


scientifique dans sa référence aux entités physiques qu’il reconstruit sous les
objets de la perception21. Le devenir texte du discours conduit ainsi à mettre
en question la relation du sujet et de l’objet, et par conséquent le monde dans
lequel nous nous opposons les choses à titre d’objets. C’est à ce titre
d’ailleurs qu’il rend possible la littérature, dont la plus grande partie a en
effet pour rôle, écrit Ricœur, de « détruire le monde »22. Mais Ricoeur
précise aussitôt qu’il « n’est pas de discours tellement fictif qu’il ne rejoigne
la réalité (…) Ma thèse est ici que l’abolition d’une référence de premier
rang, abolition opérée par la fiction et par la poésie, est la condition de
possibilité pour que soit libérée une référence de second rang, qui atteint le
monde non plus seulement au niveau des objets manipulables, mais au
niveau que Husserl désignait par l’expression de Lebenswelt et Heidegger
par celle d’être-au-monde »23. La suspension de la fonction descriptive du
langage par le texte ne conduit pas à une autocélébration du langage dans
l’absence de tout monde. Le langage poétique ou de fiction ouvre la
possibilité d’une référence non descriptive au monde, d’une révélation du
monde distincte de son objectivation. L’abolition de la référence à la réalité
donnée déploie un monde, mais précisément un monde qui n’est plus à
envisager sous la modalité de l’être donné ; elle déploie un monde dont l’être
est à décrire sous la modalité du pouvoir-être24, un monde « tel que je puisse
l’habiter pour y projeter un de mes possibles les plus propres »25.
Or, dans la mesure où il met au jour un monde occulté par le monde réel,
le texte de fiction ou le discours poétique constitue ainsi le lieu privilégié
d’une pensée de la vérité-manifestation irréductible à la vérité-adéquation, à
partir de laquelle il est possible de développer un concept de la révélation :
« Cette fonction référentielle du discours poétique, recèle à mes yeux une
dimension de révélation en un sens non religieux, non théiste, non biblique
du mot (…) “Révélation”, en ce sens, désigne l’émergence d’un autre
concept de vérité que la vérité-adéquation, réglée par les critères de
vérification et de falsification : un concept de vérité-manifestation, au sens
de laisser être ce qui se montre. Ce qui se montre, c’est chaque fois la
proposition d’un monde, d’un monde tel que je puisse y projeter mes
possibles les plus propres »26. On remarquera ici d’ailleurs que l’on retrouve
21
. Ricoeur, Lectures 3. Aux frontières de la philosophie, Paris, Seuil, 1994, p. 287.
22
. Ricoeur, Du texte à l’action. Essais d’herméneutique II, op. cit., p. 114.
23
. Ibid.
24
. « … par la fiction, par la poésie, de nouvelles manières d’être-au-monde sont
ouvertes dans la réalité quotidienne ; fiction et poésie visent l’être, non plus sous la
modalité de l’être-donné, mais sous la modalité du pouvoir-être. Par là même, la
réalité quotidienne est métamorphosée à la faveur de ce qu’on pourrait appeler les
variations imaginatives que la littérature opère sur le réel » (ibid., p., 115).
25
. Ibid.
26
. Ricœur, Lectures 3, op. cit., p. 288.
9

la structure du montrer-cacher propre au symbole : « révéler, c’est découvrir


ce qui jusqu’alors demeurait caché. Or les objets de notre manipulation
dissimulent le monde de notre enracinement originaire »27. En ce sens, le
recentrage de sa propre herméneutique autour du texte et non plus du
symbole auquel a procédé Ricoeur ne modifie pas son concept
d’herméneutique : interpréter, c’est toujours dégager un sens caché sous le
sens apparent.
Il est temps maintenant de dire en quoi l’herméneutique des textes de
fiction peut s’appliquer au langage religieux. En effet, si le concept de
révélation que permet de dégager la référence proprement poétique au
monde ne possède pas d’emblée de signification religieuse, il est néanmoins
« capable de fournir une première approximation de ce que peut signifier la
Révélation au sens biblique »28. En quoi ce concept de révélation, d’abord et
avant tout phénoménologique, permet-il d’éclairer sa signification
proprement biblique ? Parce que la Bible est elle-même un poème. Parce
qu’elle n’est révélation qu’en révélant un monde, qu’en déployant devant
nous un monde qui, dans son langage, « s’appelle monde nouveau, nouvelle
alliance, royaume de Dieu, nouvelle naissance »29 ; parce que, comme le
poème, elle propose un monde, substitue au monde de la réalité quotidienne
un monde nouveau, ici le « royaume de Dieu »30, la Bible parle
poétiquement et est elle-même un poème31.
Dès lors, le rapport à la transcendance n’est plus séparable du discours
poétique ; autrement dit, ce qui résulte de l’application de la notion de
monde du texte au discours religieux, c’est que la foi est elle-même
textuelle. C’est dire que l’expérience religieuse ne se manifeste pas
originairement dans le vécu de l’obéissance, dans « le sentiment de
“dépendance absolue”, en réponse à un vouloir qui me précède »32, mais
dans l’herméneutique. La foi vécue s’enracine dans une foi textuelle : selon
Ricœur, « cette présupposition de la textualité de la foi distingue la foi
biblique (Bible voulant dire Livre) de toute autre »33. Cette présupposition a
des conséquences importantes, puisqu’elle conduit d’abord à relativiser
l’approche éthique de la révélation, qui appréhende Dieu exclusivement
comme auteur de la loi, et décrit la relation avec le transcendant comme
relation entre deux volontés. Le rapport d’obéissance à la transcendance, le
vécu de l’obéissance n’apparaît plus maintenant lui-même que comme une
27
. Ibid.
28
. Ibid.
29
. Ricœur, Du texte à l’action, Essais d’herméneutique, II, op. cit., p. 126.
30
. « Nous avons dit que le monde du texte “littéraire” est un monde projeté et qui se
distancie poétiquement de la réalité quotidienne ; n’est-ce pas vrai par excellence de
l’être nouveau projeté et proposé par la Bible ? » (ibid., p. 127).
31
. Ricœur, Lectures 3, op. cit., p. 287.
32
. Ibid.., p. 282.
33
. Ibid., p. 283.
10

expression de la foi, qui donc suppose la médiation du texte ; et, qui plus est,
comme une expression parmi d’autres, parmi lesquelles le discours narratif
et le discours prophétique, qui, en raison même de sa particularité, ne saurait
être correctement appréhendée que dans son rapport dialectique avec les
autres figures du discours de la foi : « Ainsi le discours prescriptif de la
Torah, séparé du discours narratif et du discours prophétique, tend à se
rétrécir aux dimensions d’un impératif que Kant tiendrait à la fois pour
hétéronome, en raison de l’origine du commandement, et pour conditionnel,
en raison de sa liaison avec les promesses. Dieu est alors nommé comme
auteur de la loi. Prise en elle-même, cette nomination n’est pas fausse : il
appartient au sens de cette nomination que je me perçoive moi-même comme
désigné en seconde personne par Dieu : “Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de
tout ton cœur, de toute ta force et de toute ta pensée”. Ce tu c’est moi. Mais
le sens de cette double nomination de Dieu comme auteur de la Loi et de
moi-même comme son vis-à-vis ne s’éclaire que dans la dialectique entre le
discours prescriptif et les autres discours »34. Le présupposé de la textualité
de la foi conduit ainsi à dénoncer, dans le privilège accordé au rapport
d’obéissance à la transcendance, une hypostase du discours prescriptif.
Mais elle affecte plus gravement la pensée lévinassienne, en contestant
que la subjectivité, plus précisément la subjectivité pensée comme intériorité
et comme secret soit, comme telle, le lieu de la Révélation. Dans la
nomination prescriptive de Dieu, comme d’ailleurs dans la nomination
prophétique (deux modes de nomination de Dieu inséparables chez Levinas),
une double subjectivation s’opère. Toutes deux nomment Dieu comme le
sujet absolu, comme auteur de la loi ou encore comme « voix de l’Autre à
l’arrière de la voix prophétique »35, et invitent à penser la subjectivation de
celui à qui la parole de Dieu est adressée, le retournement du « tu » en
« je » : ainsi, l’envoi prophétique désigne « le prophète comme seconde
personne interpellée : “Va crier.” L’homme envoyé est ainsi personnalisé
comme “tu” par la voix prophétique (…) Une semblable dialectique des
personnes se produit avec ce qu’on pourrait appeler la voix éthique : le “tu”
de l’interpellation devient le “je” de la responsabilité »36. Pour Ricœur, qui
met ici en œuvre une dialectique partielle entre deux genres de nomination
de Dieu, il importe avant tout de n’accorder aucun privilège à cette
dialectique particulière, en rappelant que ces deux genres ne sauraient être
abstraits, notamment, du genre narratif. Il importe que « le “Je” prophétique
(soit) toujours équilibré par le “Il” narratif »37. La dimension personnaliste
de la nomination disparaît en effet dans la nomination narrative, où Dieu
n’est pas présent comme parole mais nommé par des événements ; ici

34
. Ibid., p. 292-293.
35
. Ibid., p. 292.
36
. Ibid.., p. 293.
37
. Ibid., p. 292.
11

personne ne parle, seuls les événements racontent, Dieu est « nommé en


troisième personne dans l’horizon de l’événement raconté »38. Dieu qui, dans
le prophétisme, s’énonce en première personne dans le secret de la
subjectivité de l’envoyé, est aussi un Dieu raconté par des événements
impersonnels. Dans le monde du texte, Dieu n’a pas toujours la parole !
C’est pourquoi il ne saurait être l’archi-auteur du texte de la révélation,
l’archi-sujet qu’il y aurait à découvrir derrière le texte. Or, la
désubjectivation herméneutique de Dieu entraîne dans son sillage la
désubjectivation du moi. La dialectique des noms relativise la subjectivité de
Dieu ainsi que la subjectivité de celui qui, secrètement, à l’insu du texte de la
foi, en recevrait la parole. Le moi ne se reçoit pas en recevant directement la
parole de Dieu, en se faisant le messager et, à ce titre, l’auteur de cette
parole, mais en parcourant le texte de la révélation. La subjectivité de Dieu
comme la subjectivité du moi ne se déploient qu’à partir du monde du texte.
Cette critique n’affecte certes qu’en partie la pensée de Levinas. En effet,
Dieu n’est pas pensé comme sujet chez Levinas, il est pensé comme un Il,
« une troisième personne [mais] qui ne se définit pas par le Soi-même, par
l’ipséité »39, même si cette illéité est déconnectée de tout rapport à la
narrativité ; mais il n’en demeure pas moins que cette troisième personne me
commande et que ce commandement s’énonce « par la bouche de celui qu’il
commande. L’infiniment extérieur se fait voix « intérieure » »40 ; et c’est
pourquoi, il faut à l’Infini qui n’est pas sujet « la subjectivité, seule, unique,
secrète, que Kierkegaard a entrevue »41.
L’assimilation de la Bible à un poème conduit donc à privilégier en elle
la « chose » du poème, le monde du texte, et donc à contester aussi bien le
primat de l’auteur que celui du lecteur sur le texte. Autrement dit, ce qui est
révélé par la Bible, c’est un monde, et non une parole, celle de Dieu. Et si
nous devons pouvoir accéder à cette parole, ce n’est pas en entrant
directement en contact avec une prétendue voix de l’auteur qui se
dissimulerait derrière le monde du texte et s’adresserait directement et
secrètement à son lecteur, c’est au contraire en parcourant ce monde, donc
en lisant ce texte : « c’est en allant jusqu’au bout d’une écoute de ce livre,
comme livre parmi les autres, qu’on peut le rencontrer comme parole de
Dieu »42.
Or, écouter ce livre comme livre, seul le peut le soi imaginant, et non le
soi de l’obéissance, et c’est pourquoi il faut ici définir le soi par
l’imagination et non par la volonté. En effet, au monde du texte, qui ne surgit
qu’à la faveur des « variations imaginatives que la littérature opère sur le

38
. Ibid.
39
. Levinas, En découvrant l’existence avec Husserl et Heidegger, op. cit., p. 199.
40
. Levinas, Autrement qu’être ou au-delà de l’essence, op. cit., p. 187.
41
. Levinas, En découvrant l’existence avec Husserl et Heidegger, op. cit., p. 215.
42
. Ricoeur, Du texte à l’action. Essais d’herméneutique II, op. cit., p. 128.
12

réel »43, ne peut répondre qu’un soi compris comme être-au-monde, mais
dont l’être-au-monde s’accomplit poétiquement, c’est-à-dire par
l’imagination. A l’irréalisation du monde ou à la distanciation à l’égard du
monde quotidien opérée par le texte répond, selon les termes de Ricoeur, la
subjectivité potentialisée, irréalisée du lecteur. Répond un soi qui n’est pas
originairement présent à soi-même, un soi qui ne saurait se poser lui-même
en imposant sa capacité finie de comprendre au texte, mais qui ne se pose
qu’en s’exposant au texte, qu’en se laissant dire en quelque sorte par lui le
sens de son soi. De ce point de vue, rien n’est plus contraire à l’imagination
que la volonté, car la volonté caractérise un sujet qui se refuse à toute
nouveauté, qui refuse de se laisser transformer, métamorphoser par le monde
nouveau proposé par le texte : «…c’est dans l’imagination que d’abord se
forme en moi l’être nouveau. Je dis bien l’imagination et non la volonté. Car
le pouvoir de se laisser saisir par de nouvelles possibilités précède le pouvoir
de se décider et de choisir »44.
Dès lors, seule la subjectivité imaginante est en mesure de laisser
entendre le sens de la transcendance. En n’entendant plus dans le texte
biblique qu’une parole à lui adressée, qui, à la limite, peut se passer de tout
médium textuel, le soi de la volonté se ferme au contraire aux multiples
expressions de la foi, c’est-à-dire aux multiples modes de la nomination de
Dieu, et, à ce titre, manque le sens même de la révélation. Mais c’est
pourquoi, de ce point de vue, le psychisme imaginant précède le psychisme
de l’obéissance.

Obéissance et herméneutique

Il est temps maintenant d’examiner la réponse de Levinas à Ricoeur. Je


procéderai en deux temps ; j’examinerai d’abord la pertinence, d’un point de
vue lévinassien, de l’opposition entre volonté et imagination telle que la
construit Ricoeur ; j’examinerai ensuite la réponse de Levinas au présupposé
de la textualité de la foi dans la lecture talmudique à laquelle je me suis
référé plus haut.
Le moins que l’on puisse dire est que cette opposition n’est pas pertinente
dans le cadre de la pensée lévinassienne. En effet, si Levinas utilise le terme
de volonté pour qualifier le psychisme de la responsabilité passive pour
autrui, vouloir signifie pourtant tout autre chose pour lui que se décider ou se
choisir ; vouloir c’est être choisi, élu malgré soi par l’Infini. L’élection
précède la volonté. Mais ce n’est pas tout. Une volonté que précède
l’élection est une volonté inspirée. L’obéissance se dit comme inspiration :

43
. Ibid., p. 115.
44
. Ibid., p. 132.
13

« L’inspiration n’a pas son mode originel dans l’écoute d’une muse qui dicte
les chants, mais dans l’obéissance au Plus-Haut comme relation éthique avec
autrui »45. Il faut certes ici distinguer l’inspiration éthique de l’inspiration
poétique, mais on remarquera d’abord que le fait que l’obéissance au Plus-
Haut se décrive comme inspiration signifie que l’éthique ne correspond pas à
l’ordre du vouloir compris comme l’ordre de l’intention, de l’autonomie
d’un libre arbitre responsable. En ce sens, l’éthique ne s’oppose pas à
l’esthétique. Le soi éthique est en même temps un soi poétique.
Mais que l’obéissance soit à décrire comme inspiration signifie surtout
qu’il faut distinguer autrement que ne le fait Ricoeur l’imagination et la
volonté. Il faut ici distinguer deux sens de la passivité ou de l’inspiration. A
cet égard, on peut rappeler très brièvement ce que Levinas écrit à propos de
l’image dans La réalité et son ombre : « l’image marque une emprise sur
nous, plutôt que notre initiative : une passivité foncière. Possédé, inspiré,
l’artiste, dit-on, écoute une muse »46. Or, décrivant ensuite cette emprise de
l’image sur nous par l’idée de rythme, il précise qu’il serait même insuffisant
de dire que le sujet est emporté malgré lui par le rythme, car il n’y a ici tout
simplement plus de sujet : « pas même malgré lui, car dans le rythme il n’y a
plus de soi, mais comme un passage de soi à l’anonymat »47. Au contraire,
dans l’éthique, si le soi répond de l’autre malgré soi, ce malgré soi ne
conduit pas à la dissolution du soi, mais au contraire le constitue, en lui
donnant de faire ce qu’il est seul à « pouvoir » faire, à savoir, répondre
d’autrui. Ainsi, l’imagination annule le soi, détruit l’identité de l’ipse, quand
au contraire l’obéissance, qui n’est pourtant pas moins passive, est le
principe de son individuation.
On soulignera d’ailleurs que c’est bien le risque d’une dissolution du soi
par l’imagination qui conduit Ricoeur à souligner les limites de la définition
du soi par le rapport au texte de fiction, c’est-à-dire par la narrativité. Dans
certains « cas troublants de la fiction littéraire »48, dans les « récits qui
racontent la dissolution du soi »49 (Ricoeur prend notamment l’exemple de
L’homme sans qualités de Musil), les variations imaginatives auxquelles est
soumis le personnage du récit conduisent à la défiguration pure et simple de
son identité ; ces cas troublants mettent ainsi en péril la possibilité de
s’identifier à travers le récit de sa propre vie, de se reconnaître soi-même
comme personnage de récit, comme le veut la notion d’identité narrative qui
fait du moi le lecteur et scripteur de sa propre vie. La déréalisation ou la
potentialisation du soi qu’opère l’imagination peut conduire à sa dissolution

45
. Levinas, L’au-delà du verset, op. cit., p. 178.
46
. Levinas, Les imprévus de l’histoire, Montpellier, Fata Morgana, 1994, p. 127-
128.
47
. Ibid., p. 128.
48
. Ricoeur, Soi-même comme un autre, Paris, Seuil, 1990, p. 198.
49
. Ibid., p. 197.
14

pure et simple. C’est face à cette dissolution possible de l’identité narrative


et imaginante qu’est requise une identité éthique, afin de « maintenir au plan
éthique un soi qui, au plan narratif, paraît s’effacer »50. En ce sens, ne faut-il
pas définir la subjectivité par la volonté plutôt que par l’imagination ?
Mais que l’imagination ne puisse plus en ce sens prétendre régir seule la
constitution du sujet ne saurait conduire à méconnaître la dimension
herméneutique du soi. Or, y a-t-il place, chez Levinas, pour un soi
herméneutique ?
Il convient donc maintenant d’examiner la réponse de Levinas à Ricœur,
à cette herméneutique, qui, présupposant la textualité de la foi, semble
fragiliser les thèses les plus essentielles de son éthique. Du langage religieux
et de la crainte de Dieu apporte une réponse nuancée, qui reflète d’abord la
tension, chez Levinas lui-même, entre l’éthique et l’herméneutique, et traduit
la tentative de penser leur articulation. Il s’agit pour lui de faire droit à la
textualité de la foi sans pour autant la dissocier de son enracinement dans le
psychisme de l’obéissance, — ce qui le conduit souvent à rappeler que, pour
le judaïsme, l’interprétation de la parole de Dieu, la lecture et l’étude de la
Thora, constituent la forme la plus haute de l’obéissance à ses
commandements.
Levinas n’ignore pas la textualité de la foi, lui qui place au principe de sa
théorie de l’herméneutique biblique la thèse phénoménologique selon
laquelle toute parole, qu’elle soit divine ou humaine, est une parole qui
s’écrit — raison pour laquelle elle suscite toujours déjà son herméneutique51.
En effet, écrit-il, « l’« animal doué de langage » d’Aristote n’a jamais été
pensé, dans son ontologie, jusqu’au livre, ni interrogé sur le statut de son
rapport religieux au livre (…) comme si la lecture n’était que l’une des
péripéties de la circulation des informations et le livre qu’une chose entre
choses, manifestant dans les manuels – tel un marteau – son affinité avec la
main »52. Interroger la parole humaine jusqu’au livre ce n’est pas seulement
montrer que le vivant doué de langage est aussi celui qui lit et écrit, mais
qu’il est celui dont la parole même est une parole qui s’écrit et se lit, une
parole qui ne peut se produire sans s’écrire. C’est penser le devenir-texte de
toute parole, qui n’est rien d’autre que « la dignité prophétique du langage,
capable de signifier toujours plus qu’il ne dit, merveille de l’inspiration où
l’homme écoute, étonné, ce qu’il énonce, où déjà il lit l’énoncé et
l’interprète, où déjà la parole humaine est écriture »53. On ne saurait mieux
souligner la nécessité pour le Dire éthique, pour le Dire sans Dit, d’avant la
langue, de se faire dit et écrit, et, par conséquent, de susciter sa propre
herméneutique. L’éthique chez Levinas est aussi une herméneutique, elle

50
. Ibid.
51
. Cf. Levinas, L’au-delà du verset, op. cit., p. 7-8.
52
. Ibid., p. 8.
53
. Ibid., p. 7-8.
15

doit aller jusqu’à l’herméneutique : « De l’éthique à l’exégèse », tel est le


titre d’une section de A l’heure des nations. Par conséquent, le soi éthique
est aussi un soi herméneutique. C’est pourquoi Levinas, dans Du langage
religieux et de la crainte de Dieu, reconnaît que la transcendance est
inséparable du langage, et fait droit en ce sens au présupposé de la textualité
de la foi : « nous voilà revenus au rôle fondamental joué par un texte, c’est-
à-dire à la naissance du sens dans le langage ; le sensé, fût-il celui de
l’obéissance, en serait inséparable. Le rapport à la transcendance est
inséparable du langage »54.
Toutefois, la reconnaissance de la textualité de la foi ne remet pas selon
lui en question le privilège accordé au psychisme de l’obéissance, c’est-à-
dire à la relation purement éthique à la transcendance qui confère à cette
dernière sa signification primordiale. C’est ce qui apparaît si l’on s’interroge
de plus près sur le sens que prend l’herméneutique dans le cadre de la pensée
lévinassienne. C’est là-dessus que je conclurai.
Premièrement, l’herméneutique ne peut consister à dégager un sens réel
sous le sens apparent, un sens second dans le sens premier, puisque le sens à
interpréter n’est pas de l’ordre du symbole, mais de l’énigme, n’est pas un
sens caché mais un sens effacé. Paradoxalement, l’herméneutique consiste à
effacer le dit, à dédire au sens où dédire ce n’est pas seulement dire
autrement, substituer un dit à un autre dit, mais remonter au dire d’avant tout
Dit, au Dire qui ne dit rien. Interpréter ce n’est pas substituer à un signe un
autre signe qui l’interprète, mais reconduire le Dit au Dire. Les livres, écrit
Levinas, « s’interrompent et en appellent à d’autres livres et s’interprètent en
fin de compte dans un dire distinct du dit »55. Paradoxalement,
l’herméneutique nous conduit au-delà du livre, nous reconduit au Dire sans
Dit de la responsabilité pour autrui comme témoignage pur, sans
thématisation, de l’Infini56.
Deuxièmement, et je reprends ici l’argument essentiel que déploie
Levinas à l’encontre de Ricoeur dans notre lecture talmudique,
l’herméneutique possède ici une dimension communautaire57, c’est-à-dire

54
. Levinas, L’au-delà du verset, op. cit., p. 121.
55
. Levinas, Autrement qu’être ou au-delà de l’essence, op. cit., p. 217.
56
. Sur le témoignage pur chez Levinas, et en particulier son rapport à
l’herméneutique, voir notre article « Levinas et le témoignage pur », Philosophie,
n°88, hiver 2005, Paris, Minuit, p. 124-144.
57
. Dimension qui n’est pas première pour Ricoeur. Ricœur conclut ainsi une étude
intitulée « L’enchevêtrement de la voix et de l’écrit dans le discours biblique » :
« nous avons négligé de dire qu’une communauté confessante est aussi une
communauté interprétante, ce qui ouvre la carrière à ce que l’on peut appeler un
“pluralisme réglé” (…) Le pluralisme réglé évoqué à l’instant résulte de cette
dialectique d’ouverture et de fermeture du Livre lui-même et de l’interprétation qui
lui répond » (Lectures 3, op. cit., p. 325). On peut se demander si, dans la mesure où
cette dialectique n’est vivante qu’à travers la multiplicité des voix interprétantes, elle
16

qu’elle s’écrit en quelque sorte sous la dictée de l’autre : « il n’est certes pas
impossible d’invoquer la présence de la faculté poétique au sens très large
dans l’herméneutique qui en guide l’écoute et la lecture. N’empêche que les
vertus et l’autorité du maître, c’est-à-dire les “violences” de la tradition et de
la communauté, dessinent des limites hétéronomes à la spontanéité de cette
“poésie” essentielle à la signification »58. La critique de Levinas ne se borne
pas à réaffirmer les droits d’une expérience vécue de la foi contre ce que
Ricœur appelle sa textualité ; mais elle décèle, dans l’interprétation même du
texte de la foi, l’irréductible présence d’un psychisme de l’obéissance, à
travers la contrainte que la communauté exerce sur l’herméneute, à travers la
nécessaire référence de ma lecture de la Thora à d’autres lectures. La foi
n’est instruite, éduquée par le texte, que parce qu’elle est toujours en même
temps éduquée par la communauté qui en dirige la lecture. C’est avec
d’autres que j’accueille, pour parler avec Ricœur, le monde du texte, et donc,
toujours dans l’obéissance à l’autre.

Rodolphe CALIN

n’impose pas de réintroduire la dimension subjective de la foi : non plus ici


seulement dans le rapport privilégié de la parole de Dieu qui commande à la parole
humaine qui lui répond, mais dans l’échange des voix interprétantes, dans l’appel
qu’une voix singulière lance en direction de celles qui la reprendront.
58
. Levinas, L’au-delà du verset, op. cit., p. 121.

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