LAUTOPORTRAIT
Omar Calabrese
[ART DE
LAUTOPORTRAIT
HISTOIRE ET THÉORIE D'UN GENRE PICTURAL
CITADELLES
----&----
MAZENOD
L auteur tient à remercier
les Éditions Citadelles /Sr Mazenod
- Agnès de Gorter et Béatrice Coti-
pour leur compétence et leur passion éditoriale.
Il tient également à exprimer sa reconnaissance
à l'équipe de Hinner Verlag et Abbeville Press,
qui ont suivi les éditions allemande et américaine
de cet ouvrage avec les mêmes compétence et passion.
. 1 page 2
William Hogarth
9 page 13
Maurice Quentin
Détail de l'illustration 251 de La Tour
Autoportrait au chevalet, 1758 Détail de l'illustration 179
Autoportrait, 1751
2 page 5
10 page 14
Rosalba Carriera
Détail de l'illustration 216 Élisabeth Vigée-Lebrun
Autoportrait, 1709 Détail de l'illustration 209
Autoportrait, 1800
3 page 6
11 pagelS
Paul Gauguin
Détail de l'illustration 239 Jean Étienne Liotard
Autoportrait, 1893 Détail de l'illustration 140
Liotard riant, vers 1770
4 page S
12 pages 16·17
Sandro Botticelli
Détail de l'illustration 57 Gustave Courbet
L'Adoration des Mages, 1475 Détail de l'illustration 296
L'Homme blessé, 1844
5 page 9
13 pagelS
Albrecht Dürer
Détail de l'illustration 133 Jean-Baptiste Corot
Autoportrait, 1498 Détail de l'illustration 236
Autoportrait, 1835
6 page 10
14 page 19
Pietro Longhi
Maquette: Richard Medioni Détail de l'illustration 249 Amedeo Modigliani
Artiste dans l'atelier, 1740-1745 Détail de l'illustration 145
Autoportrait, 1919
© 2006 Éditio, Éditions Citadelles /Sr Mazenod 7 pagelt
8, rue Gaston de Saint-Paul, 75116 Paris 15 page20
Judith Leyster
Détail de l'illustration 206 Ernest Ludwig Kirchner
En application du code de la propriété intellectuelle, il est interdit
de reproduire intégralement ou panîellement le présent ouvrage Autoportrait, vers 1630 Détail de l'illustration 109
sans autorisauon de J'éditeur ou du Centre français d'exploitation Buveur (autoportrait), 1914
du droit de copie (20, rue des Grands-Augustins, 75006 Paris). 8 page 12
16 page 21
Artemisia Gentileschi
ISBN: 2-85088-117-\ Détail de l'illustration 202 Egon Schiele
DépOt légal: avril 2006 Autoportrait jouant du luth, vers Détail de l'illustration 305
Imprimé chez Kapp, Évreux, France 1615-1617 Autoportrait au gilet, 1911
SOMMAIRE
11 OÙ EST LE TABLEAU?
5 L'ARTISTE ET SON DOUBLE La négation de "autoportrait et la disparition du ({ je)}
L'autoportrait et les contradictions du miroir
rautoportrait conceptuel: l'identité et ses indices 345
Le miroir 161 Le refus de la pose, le refus de l'autoportrait 352
Portraits de miroirs 165
Transformations: traductions ou trahisons? 357
Virtuosités et jeux de miroir 176
La partie pour le tout, le tout pour la partie 364
[idiolecte comme image de l'artiste 370
6 AD VENTURA 1 AVENTURE Représentation et représentance 377
L'autoportrait comme signe de la gloire
17
Clara Peeters
Détail de ]'illustration 278
Vanitas (AutoportraÎt),
vers 1610
Huile sur bois, 37,2 x 50,2 cm
Collection privée
Les historiens de l'art ont déjà abordé, à plusieurs graphiques, par exemple: elles constituent souvent un
reprises, le thème de l'autoportrait. Tantôt, ils ont choisi extraordinaire vivier de documents ainsi qu'un outil
de le traiter d'un point de vue essentiellement icono- indispensable à toUl travail analytique ultérieur, mais
graphique, suivant en cela la tradition des grandes col- elles se résument, au fond, à un inventaire et n'inter-
lections des XVI' et XVII' siècles, limitées aux seuls viennent en rien dans la description ni dans l'interpré-
aUloportraits d'artistes célèbres. Tantôt, ils ont préféré tation du phénomène, et encore moins dans son
approfondir une période bien spécifique de l'histoire, explication. Les recherches à caractère historique por-
durant laquelle la pratique de l'autoportrait a pu corres- tent au contraire sur les aspects descriptifs, interpréta-
pondre à l'émergence d'une idéologie ou d'un fait social tifs et explicatifs - elles sont donc « scientifiques» au
précis. En d'aUlres occasions, la critique s'est penchée sens propre du terme - mais elles ont le défaUl d'ignorer
sur certains cas particulièrement frappants (ceux de l'existence possible d'une « théorie générale» de leur
Rembrandt, Van Gogh ou encore Munch qui ont cultivé objet artistique, puisqu'elles ne comparent pas les pério-
ce genre avec une insistance obsessionnelle) et s'est des choisies avec les périodes antérieures ou postérieures
s'efforcée d'en expliquer les motifs et les conséquences de l'histoire et n'en tirent aucune considération plus
stylistiques. générale. Enfin, les études monographiques, consacrées
Ces trois approches présentent de nombreuses à un artiste en particulier, inscrivent leurs investigations
vertus, mais aussi quelques défauts. Les galeries icono- sur l'autoportrait à l'intérieur d'une reconstruction plus
23
globale de la vie de l'artiste, de sorte qu'elles finissent centrale, désormais, dans la composition de l'œuvre
par perdre de vue leur sujet spécifique, à savoir la défi- d'art. On commence aussi, durant cette même période,
nition même du thème dont elles s'occupent. à voir dans l'autoportrait un signe de la gloire de son
Le présent ouvrage se propose de suivre un par- auteur, fruit d'une idée qui fait son chemin, celle de
cours différent. Il entend être, avant tout, une véritable l'artiste « divin». Si le thème de la gloire, au début, est
« histoire}} de l'autoportrait. On ne s'étonnera pas de essentiellement masculin, il favorise peu à peu l'émer-
voir ici le mot « histoire» figurer entre guillemets. gence d'une revendication féminine, analogue mais 18
« Histoire» n'est pas un terme dont la signification différente. Nous nous efforcerons, là encore, d'en cer- Francisco Goya
serait univoque: celle-ci diffère selon les points de vue. ner les spécificités et les contradictions, liées au regard y Lucientes
Détail de l'illustration 243
Ce que le lecteur trouvera dans cet essai, ce n'est pas que la société porte alors sur la femme. Après l'inscrip-
Autoportrait dans l'atelier,
une succession chronologique d'événements détermi- tion de la peinture dans le registre des Arts libéraux, on 1785
née par la date d'exécution des œuvres, mais une suc- assiste, à partir de la fin du XVI' siècle, au retour de la Huile sur toile. 40 x 27 cm
cession de concepts qui tirent leur origine d'une valorisation de la technique: ce sera l'occasion d'étudier Madrid, Accademia
période particulière de l'histoire et dont il pourra suivre les multiples significations du motif de l'atelier. Deux San Fernando
24
À ce stade, deux remarques s'imposent. La pre- Il s'ensuit que ce livre a délibérément de nom-
mière concerne l'appareil conceptuel: cet appareil, que breuses dettes intellectuel1es. Je les ai déclarées, très
nous exprimons, nous, par le truchement des mots, les volontiers, au fil du texte, mais certaines sont restées en
artistes le manifestent par le biais de l'image qui est leur retrait: la première de ces dettes, et la plus importante
outil de communication par excel1ence. Ce qui de toutes, je l'ai contractée envers Hubert Damisch, qui
confirme une thèse qui doit être considérée comme un a fondé et élaboré une théorie de l'art comparable à celle
postulat de départ: l'art est tout à fait capable de théo- que nous venons d'énoncer, et Louis Marin dont les tra-
Vincent Van Gogh riser sur lui-même en recourant aux moyens qui lui vaux ont profondément inspiré cet essai. La typologie,
Autoportrait, 1889 sont propres (et non au seul langage verbal, comme le sur laquelle s'appuient les onze chapitres de ce livre,
Huile sur toile. 65 x 54,5 cm
soutiennent communément les linguistes). La possible dérive d'un article, concis mais fondamental, qu'André
Paris, musée d' Orsay
objection quant à la conscience réelle qu'aurait l'artiste Chastel a dédié à l'autoportrait. Je dois le canevas du
au moment où il effectue cette opération ne résiste pas à chapitre sur l'autoportrait féminin à une intuition du
l'analyse. La culture, en effet, parle en nous de sa propre regretté René Payant, qui y fit al1usion en 1981, lors
organisation même lorsque nous n'en connaissons pas d'une conférence à Urbino, jamais publiée. Plusieurs
les éléments formateurs. observations de Joanna Woods-Marsden, auteur du
La seconde observation porte sur les différents meilleur livre qui ait été écrit sur l'autopomait (ouvrage
aspects théoriques qui se dégagent des œuvres des qui portait essentiellement sur la Renaissance italienne),
artistes: ces aspects, nous les avons « traduits )} et ont été reprises, étoffées et appliquées avec le même
orchestrés de manière homogène avec l'appui des esprit à d'autres périodes. On notera çà et là, en filigrane,
méthodes propres aux sciences humaines. Nous avons une approche « néo-warburgienne » que je dois surtout à
eu recours à la narratologie lorsqu'il s'est agi de réfléchir Rudolph Wittkower. Il va de soi que ma recherche icono-
sur les formes narratives de l'autoportrait, à la sémio- graphique tire profit de celles qui ont été menées par le
tique lorsqu'il convenait de mettre en lumière la subjec- passé: celles de Julian Bell, Pascal Bonafoux, Frances Bor-
tivité énonciative d'un auteur, à l'anthropologie et à la zello, Katherine T. Brown, lan Chilvers, Elisabeth Drury,
psychologie cognitive chaque fois que l'on cherchait à Manuel Gasser, Silvia Meloni Trkulja etJoélle Moulin.
illustrer le phénomène de l'identité, etc., le tout dans un Je tiens à adresser enfin tous mes remerciements à
grand concours de procédures analytiques. Et c'est là la mémoire d'un grand ami disparu, Daniel Arasse. C'est
que réside précisément le trait fondamental du présent lui qui, le premier, suggéra que je sois l'artisan de cette
ouvrage: notre objectif n'est pas de pratiquer une inter- publication, moi qui considérais au contraire qu'il était,
disciplinarité abstraite ou confuse mais de toujours res- lui, l'auteur le plus approprié, étant donné les nombreuses
ter ancré dans l'étude des œuvres en convoquant, de et brillantes analyses qu'il avait déjà livrées sur le thème
temps à autre, ces aspects théoriques qui sont explicite- de l'expression de la subjectivité dans les arts figuratifs.
ment ou implicitement sous-tendus par les œuvres
mêmes et qui servent à les mieux comprendre. OMAR CALABRESE
27
/
___ :lJ
•
AP
[artiste-signature
LE PROBLÈME DE L'IDENTITÉ, DE L'ANTIQUITÉ AU MOYEN ÂGE
Marcia la Romaine
Enluminure, 1402
Boccace, Les Femmes nobles
et renommées
Paris, Bibliothèque nationale
de France, Ms. Fr. 12420,
fol. 101v
29
« l'apparence» d'une personne, autrement dit la façon « signature » ; un signe d'appartenance, mais non la
dont on peut l'identifier visuellement, la reconnaître production d'une image de soi. Nous aurons une sorte
comme un sujet unique. Mais cette signification peut de proposition visuelle équivalente à la phrase « ceci est
ensuite s'élargir et désigner soit «l'identité », soit à moi ». Il faut rappeler que les linguistes appellent
« l'apparence». L'identité est en effet donnée par «énonciation» toute utilisation de «je », « ici ».
l'image de l'individu mais aussi par ses autres proprié- {( maintenant }) : en fait, un discours peut être exprimé
tés: par exemple ses biens, ses actes, ses propos. On soit à la troisième personne, par exemple lorsqu'on dit
peut très bien dire, par exemple: « le Discours de la « aujourd'hui la journée est très belle », soit à la pre-
méthode est l'autoportrait de Descartes.» Ou encore: mière personne, par exemple lorsqu'on dit « il me
« le décor de la maison est l'autoportrait de son occu- semble qu'aujourd'hui la journée est belle ». Dans ce
pant. » À partir de là, la définition peut revêtir une dernier cas, le locuteur souligne le fait qu'il est en train
signification sémantique nouvelle. Les propriétés d'une de parler et de créer un contact avec son interlocuteur.
personne - celles par lesquelles se manifeste son iden- Le même phénomène d'énonciation peut être exprimé
tité - incluent également ses qualités psychologiques par le biais de l'image, par exemple lorsque le person-
et morales, ses émotions et ses pensées, par exemple. nage peint « regarde» le spectateur ou fait un geste
L'intériorité se substitue à l'ensemble d'intériorité et pour lui indiquer quelque chose. Cette proposition
d'extériorité d'abord considéré. visuelle, limitée à une petite indication du sujet énon-
À la limite, nous pourrions affirmer que la théo- ciateur, peut toutefois ètre involontaire. Ce n'est pas
rie de la relativité est l'autoportrait d'Einstein (ou tout encore la proposition « ceci me représente, ceci est
du moins son portrait), si nous voulions souligner une moi », qui est au contraire une affirmation volontaire,
volonté d'autoreprésentation chez le savant dans l'éta- relative à la référence personnelle d'une image.
blissement de sa théorie. Dans le domaine artistique, En demeurant dans le domaine du langage,
d'ailleurs, il est courant de soutenir que chaque œuvre voyons comment exprimer le même concept en termes
est un peu l'autoportrait de l'artiste ou que chaque texte plus structurels. Premièrement: l'œuvre que nous
littéraire contient en quelque sorte l'autobiographie de dénommons « autoportrait » doit contenir la trace de la
son auteur. catégorie grammaticale «je-ici-maintenant », qui fonc-
Nous commençons à découvrir une condition tionne comme un simulacre de production du dis-
essentielle de l'autoportrait: un texte verbal ou visuel cours. Linguistes et sémiologues appellent ceci
qui se trouve à la place de celui qui le produit et qui, par « l'instance d'énonciation » : on voit apparaître dans le
conséquent, le représente. Autrement dit, qui fonctionne texte un sujet énonciateur (je, tu, nous, vous), un temps
comme une « représentation» (donc, sans entrer dans d'énonciation (maintenant) et un lieu d'énonciation
le détail, comme une imitation « ressemblante » de Cici) en relation avec l'énonciataire du texte même
quelqu'un) ou comme un «simulacre» (une substitu- (c'est-à-dire, sans entrer dans le détail, avec le destina-
tion) de son auteur. Toutefois, cette conclusion ne taire du texte)'. Deuxièmement: l'œuvre que nous
serait pas encore vraiment précise. Si nous en restons à appelons « autoportrait» doit contenir aussi une trace
la définition du dictionnaire, nous nous rendons de réflexivité, exactement comme les verbes réfléchis.
compte en effet qu'il manque encore certaines condi- Les linguistes ont bien mis en évidence le fait que
tions nécessaires et suffisantes pour qu'il s'agisse d'un chaque verbe réfléchi implique une action symétrique:
autoportrait. La première, la plus évidente, est que le sujet agit dans une direction et l'action revient sur le
l'autoportrait doit manifester de la part de son auteur la sujet, se réfléchit sur lui. Il y a là quelque chose de
volonté de montrer son image. En termes psycho- visuel et de géométrique qui renvoie à l'autoportrait,
logiques, on pourrait soutenir qu'il n'y a pas d'auto- dont la version la plus élémentaire consiste précisé-
portrait sans l'intention d'indiquer, plus ou moins ment dans la représentation d'une action réflexive, le
explicitement, son identité propre. Dans le cas opposé, fait de se regarder dans un miroir. Troisièmement:
nous aurons seulement un texte qui porte la trace de l'œuvre que nous dénommons « autoportrait» doit
l'identité de son auteur, c'est-à-dire qui contient sa aussi manifester une intention de communication. À la
30
différence d'autres œuvres, qui portent simplement la 21
31
.22
Bak et Taheri
1358-1336 av. J.-c.
Stèle. pierre, 139 x 64 cm
Berlin, Aegyptisches Museum
und Papyrussammlung
•
être capables, reconnus, et jouir d'un grand prestige des degrés différents, et même dans l'Antiquité la plus 23
auprès du public et de leurs commanditaires; ils peu- reculée, ils avaient conscience de s'adresser à la posté- Ni-Ankh-ptah
vent même vivre dans le luxe, comme l'attestent les rité et identifiaient le souvenir de soi avec l'œuvre Autoportrait assis devant
une table sur une barque.
anecdotes des biographes à propos de Zeuxis et durable qu'ils avaient créée. Le problème était de carac-
vers 2350 av. 1..c.
d'Apelle, mais ils demeurent des banausihoi, autrement tère philosophique: l'artiste ne bénéficiait guère de la Relief
dit des personnes de statut social tout à fait inférieur. considération sociale parce qu'il exécutait un travail saqqarah,
Même lorsque l'hellénisme aura attribué une valeur manuel, mais aussi parce qu'il se faisait payer pour ce tombe de Ptah-Hotep
esthétique à l'œuvre d'an - Alexandre le Grand, qui travail (or l'accumulation d'argent était une valeur
comptait Apelle au nombre de ses familiers, était l'ami négative, la véritable richesse consistant en propriétés
de bien d'autres artistes -, Plutarque écrira encore, avec plutôt qu'en argent)'. Certains artistes avaient d'ailleurs
une profonde méfiance: « Un ouvrage peut nous réagi contre cette attitude, ce qui ne saurait être fortuit.
charmer par sa beauté, sans entraîner nécessairement À en croire Ouris de Samos, tyran de l'île de même
l'admiration pour son auteur. »4 nom, que l'on s'accorde à considérer comme le tout pre-
Les cultures anciennes, antique et médiévale, mier historien de l'art, et Pline l'Ancien, Zeuxis aurait
offrent cependant le cas d'artistes qui ont laissé leur ainsi commencé à exécuter ses peintures gratuitement,
image dans leurs œuvres, même s'ils n'ont jamais exé- en soutenant qu'il ne pouvait demander d'argent pour
cuté de représentations autonomes. Cela signifie qu'à des œuvres sans prix" Il faudra néanmoins attendre
33
24 Callistrate (donc le Ill' siècle aprèsj.-C.) pour voir exceptionnel que Phidias ait demandé et obtenu la per-
Coupe à figures admettre que le sculpteur peut être divinement inspiré, mission d'insérer son autoportrait dans une œuvre
fouges représentant
presque comme le poète'- Quant à la pensée chrétienne publiqueS. Nous pouvons plutôt établir un parallèle
une fonderie.
490-480 av. J.-c. médiévale, le problème pour elle est exactement le entre l'introduction d'un souvenir de soi dans une
Détail. Argile, même, aggravé par le fait que l'art figuratif, imitation de œuvre d'art et la tradition (assez rare elle aussi) consis-
diamètre: 30,5 cm
la réalité, est imparfait et illusoire par nature, puisqu'il tant à la signer. le monde antique, en effet, n'exigeait
Berlin, Antikensammlung
ne saurait rivaliser avec l'original, créé par Dieu. nullement l'autographie d'une œuvre, pas plus le
Que cherchent alors à représenter les images de Moyen Âge, ni même la Renaissance, et cela pour une
soi exécutées par des artistes que nous découvrons dans raison économique. les grandes œuvres, si elles avaient
l'Antiquité et au Moyen Âge? Un souvenir de la physio- été exécutées par un auteur unique, auraient coûté un
nomie de leur auteur? le désir de laisser une trace dans prix exorbitant, et l'on se rendait compte en outre que
l'histoire future de l'humanité? Probablement rien de l'artiste avait besoin d'un atelier. On s'adressait par
la sorte. le monde antique oscillait d'ailleurs entre deux conséquent à lui exactement comme à un artisan" Il
conceptions de la représentation physiognomonique, existait cependant de nombreuses différences de qualité
celle de l'expression générique ou idéalisée de la figure entre les divers ateliers ou les écoles, et la signature
humaine et celle de l'imitation du réel, réservée à cer- attestait donc une sorte de marque de fabrique. C'est le
tains cas plus rares. Pline relate par exemple que les ath- cas, par exemple, des vases grecs portant le nom
lètes victorieux aux Olympiades avaient le droit d'avoir mythique d'Euphronios (célèbre peintre de vases de la
leur statue mais que seuls ceux qui avaient remporté fin du VI' siècle avant. j.-c., représentant du style dit
trois fois la victoire se voyaient offrir une effigie à leur des« vases rouges ,,). Il n'est pas impossible que l'auto-
image. Duris de Samos note en outre comme un fait portrait (générique) ait eu une fonction similaire.
34 t. S \,.;, T J
AUTOPORTRAITS D'ARCHITECTES, veilleuse ressemblance». On parle aussi d'une femme
DE SCULPTEURS, DE PEINTRES ANCIENS peintre ayant vécu à Rome à l'époque de Marcus Var-
rone, Iaia de Cyzicène, qui fut une portraitiste célèbre et
L'architecte le plus célèbre, le plus prisé peut-être, de « fit son autoportrait à l'aide d'un miroir» JO Iaia a été
l'histoire de l'art égyptien fut Senmout, qui travailla à immortalisée par la suite sous le nom de Marcia par
l'époque de la XVIll' dynastie. Serviteur de la reine Hat- Boccace dans les Femmes nobles et renommées [De mulie-
chepsout, dont il fut aussi le médecin et l'amant, il ribus claris]: deux versions enluminées du manuscrit, Ill. 20, 152
construisit le tombeau de celle-ci à Deir-el-Bahari. Il datant du XV' siècle, la montrent justement en train de
exerça une énorme influence à la Cour, à tel point qu'il faire son portrait à partir de son reflet dans le miroir".
obtint le droit de posséder son tombeau personnel, à Le seul véritable autoportrait physiognomonique
peu de distance de celui de la reine, et même un destiné serait celui de Phidias dans la scène du Combat des
IlUl à sa mère. Dans son tombeau, il plaça une statue le Amazones qui ornait le bouclier de la statue de Minerve,
représentant. élevée sur le Parthénon par la volonté de Périclès. Plu-
La peinture égyptienne offre par ailleurs de nom- tarque relate dans Périclès le scandale causé par l'événe-
breuses images de peintres au travail, surtout dans ment, car il témoignait d'une attitude d'hybris de la part
l'école dite « d'El Amarna », qui fut très connue et très de l'artiste: Phidias fut jugé et condamné (l'épisode fait
admirée durant le Bas Empire; on connaît le nom de évidemment partie des anecdotes qui émaillent la
certains d'entre eux, tel Ertesen. Les peintres égyptiens légende de l'artiste; mais, même s'il était véridique, il
furent célèbres dans le monde antique, au point que peut être mis en relation avec l'hostilité qu'Athènes
Platon affirme leur supériorité par rapport à leurs manifesta à un certain moment envers Périclès, son ami
homologues grecs et qu'un maître égyptien, portant le et protecteur)l'.
nom, clairement égyptien, d'Amasis, eut beaucoup de
succès dans l'Hellade du v' siècle. Un autre sculpteur,
toujours de l'école d'Amarna, fut en faveur auprès du L'IMAGE DE SOI
pharaon Akhenaton. Il s'agit de Bak, dont on lit, sur la DE L'ARTISTE MÉDIÉVAL
Ill. 22 stèle qui le représente en compagnie de son épouse
Taheri, qu'il fut « surintendant des travaux et sculpteur L'attitude du Moyen Âge chrétien envers les artistes est
en chef» et « instruit par la parole de Sa Majesté en entièrement calquée sur celle de l'Antiquité, mais plutôt
personne», le roi s'intéressant de toute évidence aux sur celle de l'Antiquité romaine (très froide à l'égard des
questions artistiques (1358-1336 avant. J-c.). artifices) que sur celle de l'Antiquité hellénique de
Quant à la Grèce, nous avons déjà parlé de la l'époque d'Alexandre le Grand. Celle-ci avait en effet
« signature» d'Euphronios sur ses vases mais d'autres honoré l'art et les artistes, allant jusqu'à introduire
potiers firent de même à partir du VIlI' siècle avant J-c. l'enseignement artistique à l'école. Pour les Romains,
et certains sont cités pour avoir apposé une marque sur les arts visuels ne faisaient pas partie des arts libéraux;
leurs œuvres (Clitias, Euthymède, Epictetos). La ils correspondaient soit à une exhibition de luxe privé
marque d'autographie la plus célèbre - parce qu'irrévé- - c'est en ces termes qu'en parlent Sénèque et Pétrone,
rencieuse - revient à Sostrate de Cnide, architecte de la par exemple -, soit à l'ornementation des lieux publics.
tour de l'île de Pharos, qui aurait inscrit le nom du roi Dans le premier cas, c'était la propriété qui comptait, et
son maître [Ptolémée II PhiladeipheJ sur un enduit de assez peu l'auteur. Dans le second, l'important était
plâtre, destiné à disparaître avec le temps, et aurait l'acte politique, l'illustration des vertus civiques, et
gravé le sien dans la pierre, plus durable. C'est égale- l'auteur, là encore, disparaissait. Un édit de Dioclétien
ment aux artistes grecs que remonte la première véri- sur le juste prix de la main-d'œuvre assigne un rôle de
table pratique de l'autoportrait. Pline l'Ancien parle par moyenne importance aux architectes, aux sculpteurs et
exemple de Théodore de Samos, qui vécut vers le aux peintres et les classe dans l'ordre que nous venons
milieu du VI' siècle avant J.-c. et qui aurait fondu en de citer, en vertu de la maîtrise technique et scientifique
bronze son effigie personnelle, « célèbre pour sa mer- requise par leur travail.
35
Le christianisme cependant, depuis le Ill' siècle
après ].-c., avait développé, ou tout du moins accru,
l'importance des images en raison de leur rôle didac-
tique à l'égard du public illettré". Les auteurs tendirent
par conséquent de plus en plus à autographier leurs
œuvres, soit par la signature, soit par un autoportrait.
Ainsi connaissons-nous certains des architectes et des
sculpteurs employés sur les chantiers des grandes
églises. Rainaldus inscrit son nom sur la cathédrale de
Pise (terminée en 1063), Lanfrancus sur celle de
Modène (1099) ; Benedetto Antelami signe et date la
dalle de la Déposition pour la cathédrale de Parme
(1178) ; Gislebert insère son nom (" Gislebertus hoc
jecit») aux pieds du Christ-Juge, dans la lunette du
Jugement dernier du portail de la cathédrale Saint-
Lazare d'Autun 0120-1178). À la méme époque
apparaissent aussi des autoportraits, ce qui confirme
le parallèle esquissé à propos de l'Antiquité entre
signature et image de soi. Les cas les plus célèbres
sont ceux de maître Matteo, qui se représente dans le Ill. 25
portail de la Gloire de la cathédrale de Saint-Jacques-
de-Compostelle (terminé, au moins dans sa première
phase, en 1128), et de Volvinius (dont l'effigie se Ill.l6
double de l'inscription" Volvinius magister phaber»),
immortalisé sur l'autel de la basilique Saint-Ambroise
de Milan (en 835).
D'autres architectes, sculpteurs, mosaistes,
maîtres verriers ont laissé une marque, un signe d'appar-
tenance dans leurs œuvres: Airardus, auteur du portail
de la basilique Saint-Denis et mosaïste de la même
église (1140), les auteurs des vitraux de Chartres et de
Francfort, celui des portes de bronze de Novgorod et
celui des portes de la basilique de Saint-Zénon à Vérone
(Xli' siècle), le sculpteur qui se définit comme « Heirns »
sur un chapiteau de l'église Notre-Dame de Maastricht
et celui qui se glisse dans les stalles du chœur de Pohldz
à Hanovre (1284) ; le peintre, enfin, des fresques du
château de Taufers, dans le Tyrol (1281-1283).
Le cas le plus connu est celui de l'architecte fran-
25 çais Villard de Honnecourt (XIII' siècle) dont, curieuse-
Maître Matteo 26. ment, on ne connaît pas les œuvres, malgré sa célébrité,
Autoportrait, 1128 Volvinius recevant mais dont il reste un album de dessins de chantiers de
Pierre la couronne de trente-deux feuillets, sur l'un desquels figure son auto- Ill. 27
Sa int-Jacques-de-(ompostelle, saint Ambroise
Tondo postérieur
portrait (vers 1230).
porte de la cathédrale
de l'autel d'or, 835 Ce sont toutefois les scribes qui offrent le plus
Milan, Saint-Ambroise grand nombre d'images autographes depuis le haut
36
Villard de H onnecourt
Carnet. 1230 (?)
Paris, Bibliothèque national
de France, Ms. Fr. 19093, fol.
e 2
<28
Guthlac
Enluminure. 14 cm
Psautier Histon'a fng 1""
vers 1210 U "
Ende
Enluminure sur parchemin,
40 x 26 cm
Beatus de l'Apocalypse
de Gêrone. fin
du du Xte siècle
Gérone. cathédrale
ltJG
fRl\ r
TE S'JO RI 0 :'
Hildebert et Evervvin
Enluminure
Saint Augustin,
De Civitate Dei, vers 1140
Prague, Bibliothèque
du chapitre de la cathédrale
saint-Guy, KK A 21/1,
fol. 153r
•
31
Claricia dlAugsbourg
Enluminure, 22 x 15 cm
Psautier, xue siècle
Baltimore, The Walters Arts
Gallery, W. 26, fol. 64
32
Guda
Enluminure, 36,5 x 24 cm
Humiliarum saneti
Barth%mei. xue siècle
Fra ndort-su r-Ie-Main,
Universitatsbibliothek,
Johan Christian Senckenberg
Inv. Ms. Barth 42, fol. 11 Ov
40 L , (,
Moyen Âge. Nous pouvons penser que la plus ancienne
[ll.18 date du VIII' siècle; elle est insérée dans l'Historia Ingulfi,
qui fait partie du Psautier de Guthlac. On y trouve le
portrait de sainte Pega et de son frère, saint Guthlac,
deux ermites anglais qui vécurent au monastère de
Croyland dans l'East Anglia. Guthlac est l'auteur du
manuscrit et Pega, l'enlumineuse.
U.19 Le manuscrit du Beatus de l'Apocalypse de
Gérone, qui appartient au X' siècle (ou peut-être au XI'),
ne se borne pas à montrer la figure de son enlumineuse,
Ende, mais rapporte également le nom de l'auteur, le
prêtre Emeterius, et une description écrite des deux
(<<Ende pictrix et Emeterius presbiten».
Les exemples se multiplient au XII' et au XIII' siècle,
lorsque l'usage se répand de reporter la « signature. et
le portrait du copiste et/ou de l'enlumineur du texte sur
les codex enluminés. L'expression de l'identité, il faut
cependant le relever, n'est pas un simple effet de chan-
gement du statut social de l'artiste. Copier et orner les
manuscrits correspondait à un usage du christianisme
barbare consistant à exécuter un travail pour racheter
par avance les péchés et la punition qu'ils vaudraient à
leur auteur au moment du Jugement dernier. N'importe
quel travail manuel constituait une pénitence mais celui
de l'écriture était réservé aux individus les moins doués
physiquement. Il existe pourtant quelques exemples
insolites, qui décrivent les scribes au travail de manière
toute laïque. C'est le cas d'Hildebert et de son assistant
Everwin, probablement originaires de Salzbourg mais
qui demeurèrent longtemps à Prague et en Moravie; ils
glissent une page, sans aucun lien logique, à l'ïntérieur
Ill. JO de la copie du De Civitate Dei de saïnt Augustin, exécu-
tée vers 1140. En haut de l'image, Hildebert est occupé
à peindre un manuscrit, en bas Everwïn exécute un des-
sin. Sur la droite apparaît une table dressée, avec l'ins-
cription « mensa hildeberti •. Sur le livre ouvert sur
l'écritoire, on lit les mots suivants: « Maudite souris qui
me dérange sï souvent., et l'on voit Hildebert la chas-
ser en lui lançant une éponge. Sans doute est-ce là la
toute première vignette satirique que nous connaïs-
sïons. Un autre autoportrait des deux artistes scribes
figure dans l'Horloge d'Olomouc.
Il est plus courant de voir le scribe se dissimuler
dans le corps de la première lettrine du texte. Claricia
Ill. 31 d'Augsbourg se fond dans la lettre Q, dont elle semble
porter la courbe de ses mains écartées; Diemud, une
religieuse bavaroise du monastère de Wessobrun, se
cache à l'intérieur d'un S; sœur Guda apparaît dans la
lettre D, qu'elle complète d'une inscription «mulier et Ill. 31
humilis scripsit et pinxit istum librum» (pécheresse, elle
écrivit et peignit ce livre, Humiliarum Sancti Bartholomei,
Xli' siècle). L'auteur le plus célèbre est sans aucun
doute Hildegarde de Bingen, rédactrice de textes théo- Ill. 33
logiques, de sermons, de musique religieuse, de lettres
aux grands de ce monde (le pape et l'empereur étaient
en correspondance avec elle), en somme une sorte de
sainte dont le poids et l'influence au Xli' siècle (elle
mourut à l'âge de 81 ans) équivalent à ceux de sainte
Catherine de Sienne au XLV' siècle. À vrai dire, ce ne fut
pas la peinture qui lui valut sa renommée, bien que la
grande abbesse s'y soit souvent essayée, notamment
dans l'ouvrage intitulé Scivias (Connais les voies du Sei-
gneur), commencé en 1142, dont elle exécuta plusieurs
exemplaires. Une autre abbesse célèbre, Herrade de
Landsberg, supérieure du monastère de Hohenburg, a
laissé plus de six cent trente-six miniatures splendides
dans son Hortus Deliciarum; l'une d'entre elles, qui Ill. 37
présente la communauté, porte en marge son effigie
assortie de sa description.
Les femmes peintres, on le voit, sont nombreuses
dans ce domaine, à une époque insoupçonnée. Les
hommes ne sont pas moins nombreux. On connaît bien
le cas du moine irlandais Eadwin de Canterbury, maître Ill. 34
calligraphe, auteur du Psautier qui porte son nom (vers
1170; appelé Psautier d'Utrecht ou Psautier de Cantor-
béry selon les copies). Eadwin a conscience de laisser
une trace de lui en vue de sa gloire future: son autopor-
trait occupe une pleine page et il l'entoure d'une bor-
dure portant son nom et une longue inscription dans
laquelle il déclare que sa gloire de « prince des scribes »
durera éternellement. Tout aussi célèbre, le théologien
Petrus Cantor Parisiensis, abbé de Bergeroy, fut l'auteur
de textes théologiques importants, d'un traité logique
sur la contradiction dans la Bible et d'une Summa seu
Distinctiones Abel, sorte de lexique biblique qu'il illustra
personnellement.
Au siècle suivant, un exemple vaut la peine d'être
cité, celui du moine bénédictin anglais Matthew Paris,
devenu par la suite abbé de Saint-Alban. Auteur de
livres d'histoire renommés dans le Royaume, savant
pluridisciplinaire et excellent dessinateur, il est aussi
l'auteur de cartes géographiques, et notamment de l'une
'"':'S-'-."
Eadwin
Enluminure, 47,5 x 33 cm
Psautier de Cantorbëry,
vers 1170
Cambridge, Trinity College
library, Ms. R. 17-1, fol. 283v
33
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44
des toutes premières cartes d'Angleterre. Vers 1250, il - Ils indiquent tout au plus l'appartenance à un
III 3\ rédigea ·une Historia Anglorum, dans laquelle il glissa groupe social plus étendu que leur groupe d'origine
son effigie en marge. Mais au XIII' siècle, les scribes - c'est le cas des moines et des religieuses, reconnais-
étaient devenus pour ainsi dire des professionnels et tra- sables à leur allure (l'habit, la tonsure) - ou de statut
vaillaient désormais sur commande pour des princes, plus élevé (c'est le cas de Senmout et d'Imhotep, deve-
des nobles ou de grands organismes religieux. nus de hauts fonctionnaires du royaume d'Égypte).
<36 Enfin, l'enlumineur le plus célèbre, frère Rufil\us, - Ils peuvent introduire, au Moyen Âge en tout
Rufillus de Weissenau du monastère de Weissenau en Souabe (vers 1200), se cas, un concept de valeur, de type éthique ou religieux,
Enluminure, 17,5x 15,Scm représente, à l'intérieur de la lettre D, en train de tracer autrement dit l'idée de la pénitence représentée par le
Vitae sanctorum, vers 1200 sa propre signature dans l'Hexaméron d'Amiens. À une travail (c'est dans ce sens qu'il faut interpréter la
Genève, Biblioteca Bodmeriana,
autre occasion, il fouille encore davantage le détail: il « vignette » d'Hildebert et d' Everwin : comme une dis-
cod. 127. f. 244
se peint assis à l'intérieur de la lettrine R du Psautier traction de la tâche fondamentale du scribe).
de Genève, en train d'y mettre la dernière main, Un problème théorique, non dénué d'impor-
ayant derrière lui une table où sont posées les coupelles tance, se pose alors. Quel est le type d'identité que nous
servant aux couleurs. Le portrait lui-même est recher- venons de décrire comme « générique» ? et pourquoi
ché et réaliste: les cheveux sont châtains, les traits ne suffit-il pas à définir le genre de l'autoportrait?
anguleux soulignéS de brun et la carnation rendue par Existe-t-il d'autres formes d'identité, plus précises 7 Il
un rose délicat. nous faut ici ouvrir une digression à propos du concept
d'identité. Au sens large, il s'agit d'une notion traitée
pratiquement par toutes les sciences humaines. Cha-
LE PROBLÈME DE L'IDENTITÉ GÉNÉRIQUE cune de ces sciences part évidemment d'un point de
vue différent (souvent impossible à confronter avec les
Une considération ressort du rapide aperçu que nous autres) et ne se concentre que sur certains aspects par-
venons d'esquisser: les exemples que nous avons cités tiels du terme. Linguistes et sémiologues s'intéressent à
jusqu'à présent ne sont pas de véritables autoportraits. la manière dont s'exprime la subjectivité dans le dis-
Seule une circonstance permet d'attribuer un corps et cours. Les anthropologues étudient le mode de dialogue
un visage à une personne déterminée, à savoir la pré- entre une communauté culturelle et ses membres. Les
sence de son nom dans une inscription ou une légende. sociologues se préoccupent de la relation entre l'indi-
En l'absence de nom, ou en cas de changement de nom, vidu et le groupe social. Les psychologues, de la façon
les images pourraient être celles de n'importe qui dont un sujet construit la conscience de soi.
d'autre. On ne saurait cependant nier qu'il existe, dans L'importance du concept d'identité a été soulignée
une certaine mesure, un désir d'affirmation d'identité. dès l'Antiquité, puisque nous le trouvons chez Aristote
Les « autoportraits» que nous avons examinés jusqu'ici comme fondement de la logique (il est à la base du prin-
présentent en effet les caractéristiques suivantes. cipe de non-contradiction - si un objet est A, il ne peut
- Ils représentent l'équivalent d'une signature; être en même temps non-A - et du principe de différence
cette signature, toutefois, correspond à sa phase initiale, spécifique - si A est différent de B, alors B contient
autrement dit à une sorte d'abréviation de la proposi- quelque dérivé de non-A et vice versa). Dans ce cas, le
tion « X a fait ceci», à la troisième personne et sans principe est celui de l'identité numérique: un phéno-
recéler le concept, totalement moderne, d'autographie. mène possède une série de « traits» qui le caractérisent
- Ils sont la marque d'une profession; c'est-à-dire comme un fait individuel et unique (pour comprendre
qu'ils témoignent de l'appartenance de l'individu dési- ce qu'est« chien »,je dois savoir ce qu'est« un chien »,
gné à un certain corps de métier ou à une organisation affirmait Aristote)".
de travail. Il faut noter, cela n'a rien de fortuit, que les Ce principe se complète d'un autre, tout aussi
associations d'artisans ne naîtront qU'à la fin du Moyen nécessaire, que l'on appelle l'identité qualitative: un
Âge, à partir du XIII' siècle, moment où se mettent en phénomène possède une série de qualités qui le rendent
place les statuts des guildes ou des corporations. « différent » des autres. Les qualités caractéristiques qui
45
permettent d'affirmer qu'un individu donné est bien ouvrage, nous verrons naître et se développer chez
« cet individu» dépendent des connaissances que l'on a l'artiste une recherche sans cesse plus acharnée d'affir-
de lui et doivent donc être entendues comme des symp- mation de l'identité, aussi bien l'identité qualitative
tômes permettant de le reconnaître. À titre d'exemple, (l'artiste est différent de tous les autres) que l'identité
les empreintes digitales nous permettent d'affirmer avec numérique (l'artiste est seul et unique).
une certitude raisonnable qu'une personne est identi- La pensée moderne, à partir de John Locke, a
fiable par un nom et un patronyme, même si, selon la toutefois introduit une donnée nouvelle (reprise à 37.
logique, il est toujours possible que deux personnes notre époque par Paul Ricœur l7 en particulier), le fait Herrade de Landsberg
présentent des empreintes identiques. En conclusion, que l'identité présente deux faces différentes: elle vaut, Gravure sur cuivre,
48,5 x 38,5 cm
l'identité qualitative de chacun est confirmée par des d'une part, pour tous les « autres» qui considèrent un Hortus Deliciarum, XIIe siècle
signes qui sont le témoignage de sa « ressemblance » individu mais, en même temps, pour un individu qui Strasbourg, Bibliothèque
avec luî-même 15 . se considère lui-même par rapport aux autres. Il s'agit nationale universitaire,
Une troisième forme d'identité, enfin, est l'iden- de ce que Locke est le premier à baptiser « conscience R.166,pI.XII
tité spécifique: un phénomène possède des caractéris- de soi». L'identité personnelle se dédouble: elle se
tiques communes avec d'autres qui déterminent son fonde sur les ressemblances et les différences entre un
appartenance à une espèce (genre, groupe, commu- individu et d'autres individus, mais elle concerne éga-
nauté, collectivité, espèce naturelle, etc.). Ces caracté- lement la perception par un individu de sa propre iden-
ristiques permettent d'identifier les fonctions générales tité. Locke rattache notamment le concept d'identité à
d'un individu et de le reconnaître comme appartenant à celui de mémoire, puisque le problème qui se pose
une catégorie, même s'il est indiscernable de tous les n'est pas seulement de reconnaître un individu (son
autres qui en font partie'" unicité, ses qualités individuelles et sa spécificité) mais
Les trois grands critères logiques de l'identité aussi de reconnaître la permanence (le principe qui lui
reparaissent avec précision dans les autoportraits. Le permet de rester le même au cours du temps). La
dernier exemple que nous avons cité correspond à l'atti- mémoire remplit parfaitement cette fonction: les autres
rude des artistes anciens qui attachent beaucoup d'impor- peuvent se rappeler la ressemblance entre un individu
tance à l'identité spécifique, par exemple, puisqu'ils à un moment tI et ce même individu à un moment t2 ;
indiquent le groupe auquel ils appartiennent. En l'individu peut rester lui-même, tout en étant conscient
revanche, ils renoncent presque toujours à l'identité des changements intervenus dans sa personne. À partir
qualitative, étant donné qu'ils ne se fient pas aux indices de l'époque qui, pour la première fois, a exalté l'impor-
qui permettraient de les reconnaître: réalisme physio- tance de l'individu, c'est-à-dire de la Renaissance, les
nomique, âge, état civil, situation sociale, familiale, géo- deux formes de l'identité (reconnaissance par les
graphique, etc. Par ailleurs, ils limitent l'identité autres et reconnaissance de soi-même) commencent à
numérique à la seule signature (ils se présentent avec se manifester de façon différente dans l'autoportrait.
un nom propre qui les désigne comme une personne Cela n'a rien de fortuit: l'autoportrait symbolise en fait
unique). Il ne s'agit pas encore d'une signature auto- une entrée dans la mémoire collective (la reconnais-
graphe (on ne peut pas savoir si l'auteur l'a apposée sance par les autres) mais c'est aussi un instrument de
personnellement sur son oeuvre). Au cours de cet la connaissance de soi.
46 u
'tic uennmscn t>eÛtaten.· 'be8l.Jnaelvtt:'8(.l\. 'i)e ... veroc:' '<le a.;'.!Jberc 'l>clo.rl't: '(le ,nelltî!>eï
c\'ilel1)etr 11:'dclluu: I\tc!J,rt'UL t1betl}ett oama. tll\iarc- tûd<.wtc
1'.
Â
38
49
<39
Giotto
Le Jugement dernier, 1306
Fresque
Padoue, chapelle Scrovegni
<40
Taddeo di Bartolo
L'Assomption, 1401
Fresque
Montepulciano, cathédrale
50
maladie ou, selon d'autres, du poison que lui firent et l'autoportrait est désormais un genre définitivement
prendre les ennemis de Périclès, de façon à en rejeter la imposé. C'est d'ailleurs dans la Florence de Vasari, un
responsabilité sur l'homme d'État. ,,19 siècle plus tard, que le grand-duc Léopold de Médicis
Le topos littéraire de Plutarque connaît une vogue entreprend en 1664 sa grande collection d'autoportraits
nouvelle au XV1' siècle. Giorgio Vasari, dans la seconde d'artistes, collection qui a perduré jusqu'à notre époque,
édition des Vies (1568), Y fait allusion à plusieurs devenant la plus importante au monde.
reprises. Mais il attribue la pratique du portrait caché Le même artifice avait déjà été mis en œuvre à
(ou cryptoportrait) à deux maîtres de la peinture plusieurs reprises à la fin du Moyen Âge. Il est couram-
gothique, Cimabue et Giotto. Cimabue aurait donné ses ment admis, par exemple, que la figure encapuchonnée
traits à un personnage latéral de la Crucifixion de la placée à l'extrême droite du bas-relief des Funérailles de
basilique supérieure de Saint-François d'Assise (vers la Vierge, sur le tabernacle d'Orsanmichele à Florence
1278-1279). Giotto, lui, aurait placé son autoportrait (vers 1359), est un autoportrait d'Andrea di Cione 41
présumé dans les rangs des élus à la droite du Christ, en Arcangelo, dit l'Orcagna. Le sculpteur souabe Peter Peter Parler
U.39 bas du Jugement dernier de la chapelle Scrovegni de Parler place son propre buste dans le triforium de la Autoportrait, vers 1370-1379
Grès, 50-60 cm
Padoue (1306) : c'est le quatrième personnage à partir cathédrale de Prague (vers 1370-1379), parmi les vingt-
Prague. cathédrale Saint-Guy,
de la gauche, coiffé d'un bonnet blanc. Vasari se sert quatre bustes des bienfaiteurs associés à la construction de bas triforium
d'ailleurs de cette figure pour illustrer la biographie de l'édifice. Quant à L'Assomption de la Vierge du Siennois
l'artiste. Il n'y a plus trace désormais du jugement moral Taddeo di Bartolo, conservée dans la cathédrale de III 40
exprimé par l'Antiquité. Le cryptoportrait est devenu Montepulciano, la tradition veut que la figure du saint
une simple curiosité, voire un exercice de virtuosité. La Thaddée de la prédelle, qui représente la découverte
pratique de l'autoportrait implique, chez les artistes qui du tombeau vide de la Vierge, soit un autoportrait de
cherchent incontestablement à exprimer une conscience l'auteur (qui aurait jeté son dévolu sur son saint patron
de leur nouveau statut, une nouvelle affirmation de soi et son homonyme).
42
Andrea di Clone
Arcangelo.
dit l'Orcagna
Les Funérailles de la
Vierge, vers 1359
Pierre
Florence, Orsanmichele
51
Benozzo Gozzoli
Autoportrait
Détail de l'illustration 43
43 Mais pourquoi cette mise en œuvre de la dissi- ne seront considérés comme des genres autonomes qu'au
Benozzo Gozzoli mulation ? Un premier motif, de nature strictement XVII' siècle; encore resteront-ils des genres secondaires;
Le Cortège des Mages. 1459 thématique, porte sur les genres artistiques, en peinture leur statut n'est pas encore bien défini au XVI' siècle,
Fresque
notamment. Leon Battista Alberti affirme vigoureuse- bien que le portrait soit devenu d'usage courant. La
Florence, palais Médicis·
Riccardi, chapelle
ment dans le De Pictura (1435-1436) que le but représentation de soi ne peut donc s'inscrire qu'à l'inté-
suprême de la peinture doit être la représentation d'une rieur d'une scène narrative plus vaste, au sein de
histoire: {( L'œuvre majeure du peintre, c'est l'histoire, laquelle elle n'a qu'un caractère tout à fait secondaire.
les parties de l'histoire sont les corps, la partie du corps Les « histoires» cânoniques sont celles commandées
est le membre, la partie du membre est la surface» (II, par l'Église ou par le pouvoir public: ce sont des repré-
33,5-7). Et plus loin: {( Chistoire que tu pourras à juste sentations de sujets religieux, de grands cycles symbo-
titre louer et admirer sera celle qui se montrera agréable liques, des épisodes importants de l'histoire civile puis,
et ornée d'attraits qui lui permettront de retenir long- sous l'influence de l'humanisme, de la mythologie clas-
temps les yeux d'un spectateur savant ou ignorant par sique ou de légendes fabuleuses. Si l'artiste veut s'y
une espèce de plaisir et un mouvement de l'âme» (II, 40, introduire, il est obligé de choisir un rôle marginal,
11-15). Enfin: {( Chistoire touchera l'âme des specta- celui d'un participant anonyme, d'un {( figurant ».
teurs lorsque les hommes qui y sont peints manifeste- Une seconde raison concerne la permanence du
ront très visiblement le mouvement de leur âme. C'est sentiment d'hybris hérité de l'Antiquité. Nous voulons
en effet la nature, où toute chose est avide de ce qui lui parler d'un jugement moral sur l'attitude de l'artiste à
ressemble, qui veut que nous pleurions avec ceux qui l'égard de ses œuvres personnelles, jugement appelé à
pleurent, riions avec ceux qui rient, souffrions avec totalement disparaître dans un bref laps de temps,
ceux qui souffrent» (II, 41, 20-25)20 Les autres comme nous le verrons plus longuement au prochain
genres (le paysage, le portrait, la nature morte, etc.") chapitre. Au début du xV' siècle tout au moins, il existe
52
toujours. L:insertion de l'effigie personnelle de l'auteur
est, une fois encore, un substitut de la signature, et sa
valeur est celle d'un témoignage plutôt qu'une revendi-
cation d'autographie. On en a un exemple parfaitement
clair dans Le Cortège des Mages (1459), fresque de Ill.4l,4-l
TECHNIQUE la peinture nordique, dès le xv< siècle, une manière très Jan Van Eyck
originale de cacher l'autoportrait. Le cas le plus exem- Autoportrait
Détail de l'illustration 38
Une fois codifié le modèle du cryptoportrait, la pratique plaire est celui de Jan Van Eyck. Sur l'un des portraits
commence immédiatement par en dévier la significa- les plus célèbres de l' histoire de la peinture, celui des
tion et en remettre en jeu le mécanisme et les consti- Époux Amolfini (1434), en haut du tableau - ou sur le Ill. 38. 46
tuants. Une telle démarche, on peut le supposer, est la mur du fond, ou peut-étre suspendue au-dessus de la
caractéristique méme de l'art: une fois un type établi, téte des deux époux? - figure l'inscription «Johannes de
on tente de le renverser afin d'en explorer les ressources Eyck fuit hic». La phrase, à bien la considérer, est une
55
simple légende; quel qu'en soit le sens, elle est redon- d'une grosse cornemuse rose. Certains auteurs, tel
dante par rapport à la peinture, puisque celle-ci la Otto Benesch", ont vu dans son visage, le seul réaliste,
contient déjà en image. Elle en fixe plutôt la significa- un autoportrait du peintre. D'autres, avec Charles
tion et la souligne. Mais quelle signification? À quoi de Tolnay", proposent une interprétation psychana-
correspond ce «hic» ? Première hypothèse, il signifie: lytique de l'œuvre et préfèrent soutenir que la vision
« ici, dans la pièce.» le personnage masculin pourrait tout entière est un songe, qu'elle tourne autour d'un
47 être l'artiste lui-même, présent au mariage en tant éventuel rêveur et que l'artiste ne peut être que le petit
Jérôme Bosch qu'époux (cette hypothèse, si faible soit-elle, a cepen- personnage accoudé au bord du corps-coquille d'œuf,
Le Jardin des Délices. 1510 dant bel et bien été avancée par la critique). Deuxième qui n'est soumis à aucune action violente ou luxurieuse
Panneau de droite, L'Enfer
hypothèse: « ici, dans la scène.» l.:artiste soulignerait le et qui se trouve au beau milieu de la scène.
du musicien, huile sur bois.
fait qu'il a créé un portrait d'après nature, que les indi-
220 x 97 cm
Madrid. museo dei Prado vidus reprèsentès ont posé devant lui. Troisième hypo-
thèse: «ci-dessous.» Sous l'inscription apparaît en effet L'AUTOPORTRAIT
un miroir, qui reflète le dos des personnages et le mur COMME PARTICIPATION AU SACRÉ
invisible du point de vue du spectateur. Sur ce mur
s'ouvre une porte et, par cette porte, jetant timidement Certains exemples d'autoportraits cachés que nous
un coup d'œil dans la chambre, paraissent deux person- avons étudiés jusqu'à présent montrent l'artiste dissi-
nages, dont l'un pourrait être le peintre lui-même (donc mulé dans un groupe de participants à un événement
son autoportrait). Quatrième hypothèse: « ici, dans le ou à une cérémonie religieuse. Cimabue assiste à la
tableau. ». l'inscription se référerait uniquement à Crucifixion, qui est peut-être l'acte fondateur de la pen-
l'œuvre et serait donc, en dépit de son caractère ambigu, sée chrétienne. Giotto figure parmi les élus du Juge-
une simple signature faisant partie de la scène (comme ment dernier. Gozzoli prend part au cortège des Mages.
les carte/linos caractéristiques de l'art flamand du xv' et l'Orcagna assiste aux funérailles de la Vierge, Taddeo
du XVI' siècle), ou encore «gravée », en quelque sorte, Bartolo à son Assomption et Filarete au supplice de
sur la surface de l'œuvre. Quelle que soit l'hypothèse saint Pierre. À bien y regarder, toutefois, cette situation
privilégiée et quelle que soit la vérité de l'événement est la plus courante et la plus caractéristique de l'auto-
relaté, chacune des hypothèses présentées demeure portrait in assistenza et ses origines sont probablement
plausible. l.:inscription, en somme, ne fixe rien d'autre très anciennes: certaines formes de « portrait» (en
que sa propre ambiguïté. Celle-ci, d'ailleurs, est peut- Égypte, par exemple) étaient en effet rèservées unique-
être originelle: l'autoportrait et la signature dénoncent ment à ceux qui pouvaient avoir un contact avec les
leur parallélisme sémantique, comme nous l'avons vu dieux. la présence de l'artiste, en somme, se justifie
au chapitre précédent. comme un acte de dévotion, à l'égal de celle des dona-
le Portrait des époux Amolfini renferme égale- teurs (dont les portraits commencent précisément à
ment une certaine veine ironique, puisqu'il reprèsente apparaître dans les tableaux en ce même début du
l'artiste de façon minuscule et marginale et qu'il accorde XV" siècle, ce qui n'a rien de fortuit). C'est une caractéris-
à la signature, preuve de l'autographie, une importance tique fondamentale du christianisme, du christianisme
disproportionnée. l'autodérision rejoint le sarcasme occidental surtout, que de considérer la reprèsentation
Ill.47 avec le triptyque du jardin des Délices (1510), l'unique en images des sujets religieux comme l'une des fonc-
tableau de Jérôme Bosch dans lequel la critique a voulu tions principales de l'art. Depuis l'époque d'Origène
voir, sous différents aspects, il est vrai, un autoportrait (III' siècle après J-c.), le christianisme avait réévalué
du peintre. Au centre du panneau intérieur droit, inti- l'importance des artistes et avait justifié la fonction
tulé l'Enfer du musicien, apparaît le grand corps tripar- des arts figuratifs, celle d'un catéchisme destiné aux
tite de celui que l'on appelle le « monstre alchimique» : illettrès, « l'Écriture en images »H les premières images
les jambes, faites de deux troncs d'arbre creux, reposent médiévales de l'artiste, que nous avons citées au premier
sur deux barques, le torse est une coquille d'œuf brisé, chapitre, se présentent d'ailleurs comme des actes de
la tête a pour couvre-chef une cible plate surmontée prière ou d'offrande (maître Matteo, Volvinius, Guda).
57
Masaccio
Le Tribut, 1425·1427
Fresque
Florence. chiesa dei Carmine
Filippo Lippi
Le Couronnement
de la Vierge, 1441-1447
Détrempe sur bois,
200 x 287 cm
Florence, galerie des Offices
50
Filippo Lippi
Autoportrait
Détail de l'illustration 49
51 Il convient de signaler, en outre, que rien ne distingue Mone Cassai, dit Masaccio, se serait représenté dans
Filippo Lippi l'autoportrait dans un groupe, ni signature ni inscrip- Le Tribut (1425-1427), fresque du cycle de la chapelle III 48
Les Funérailles tion, exception faite du cas de Gozzoli que nous avons Brancacci de l'église du Carmine à Florence, sous
de saint Étienne, 1464-1465
cité. La reconnaissance naît presque toujours d'une l'apparence du dernier personnage à droite du cercle
Fresque et tempera
Prato, cathédrale, chapelle
conjecture, ou se fonde sur une tradition plus ou moins des Apôtres, vétu d'un manteau rouge. La tradition
du chœur imaginaire. l.:acte de dévotion, en effet, est à l'origine un naît avec Vasari, qui mentionne explicitement l'auto-
acte totalement privé. portrait de Masaccio exécuté à l'aide d'un miroir
Parmi les exemples les plus célèbres relevant de «< On reconnaît en l'un des Apôtres, le dernier, l'auto-
cette typologie, nous pouvons citer les principaux portrait de Masaccio fait à l'aide d'un miroir, si réussi
peintres du Quattrocento, surtout les Italiens (et les qu'il paraît vivant») et, du coup, J'habitude est née
Florentins en particulier). Tommaso di ser Giovanni di d'identifier le personnage avec saint Thomas par
GO
homonymie avec l'auteur de la fresque. À vrai dire, Trois autoportraits présumés de fra Filippo Lippi 52
Vasari se montre assez vague quant à l'emplacement présentent une similarité d'emplacements et d'attitudes Filippo Lippi
exact de ce portrait et nombre ont préféré qui ne saurait être fortuite, Lippi étant influencé par Autoportrait
Détail de l'illustration 51
voir Masaccio dans le jeune homme de grande taille Masaccio et Masolino à l'époque de ses débuts au cou-
debout à droite, aux côtés de saint Pierre, sur la fresque vent du Carmine de Florence. Dans Le Couronnement de III 49. 50
du dessous, La Résurrection du fils de Théophile et Saint la Vierge, peint entre 1441 et 1447, le peintre apparaît
Pierre en chaire. Cette identification contredit la phrase agenouillé à gauche, le regard dirigé vers le spectateur,
de Vasari selon laquelle l'autoportrait aurait été exé- la tête appuyée sur la main, comme s'il voulait traduire
cuté à l'aide d'un miroir (le personnage est de profil) visuellement la figure rhétorique de la réticence. Il
mais elle est plus plausible, car le regard de ce person- reparaît en assistant anonyme, mais toujours tourné
nage anonyme est dirigé vers le public. vers le spectateur, dans les Funérailles de saint Étienne Ill. 51
61
de 1464-1465, fresque du cycle des Scènes de la vie de
saint Étienne de la cathédrale de Prato. En revanche, il
se présente frontalement, presque au centre de la scène
de la Donnition de la Vierge, appartenant au cycle des Ill. 53
Scènes de la vie de la Vierge de la cathédrale de Spolète,
peut-être la dernière grande fresque peinte entre 1467
et 1469, peu avant sa mort.
Filippino Lippi, le fils de Filippo, reprend le
motif de la position latérale, marginale et à demi dissi-
mulée (mais le regard dirigé vers le spectateur) dans la
fresque de Saint Pierre et saint Paul devant le proconsul et Ill. 54
La Crucifixion de saint Pierre 0481-1483), exécutée
pour la chapelle Brancacci du Carmine. Stylistique-
ment, la peinture n'est plus influencée par Masolino et
Masaccio, mais se rapproche plutôt de la manière de
Botticelli, personnalité artistique dominante dans la
Florence de l'époque. Au cours des mêmes années,
semble-t-il, Domenico Bigordi, dit Ghirlandaio, intro-
duit son autoportrait présumé dans la chapelle Toma-
buoni de Santa Maria Novella: ce serait l'avant-dernier
personnage sur la droite de la fresque de Joachim chassé Ill. 55
du Temple (1483-1486).
Le thème apparalt également à plusieurs reprises
dans la peinture flamande. Hans Memling se serait repré-
senté sur le panneau intérieur gauche du Triptyque Donne Ill. 56
(vers 1470). Le peintre encore jeune apparaît derrière
une colonne, au fond de la scène, et jette, presque timi-
dement, un coup d'œil vers saintjean-Baptiste portant
l'agneau: expression plus accentuée encore du senti-
ment de modestie avec lequel il s'est dépeint.
Si à Florence, véritable patrie de
l'autoportrait in assistenza, il faut admettre que l'auto-
portrait dissimulé le plus caractéristique de l'huma-
nisme est peut-être en fin de compte celui de Sandro
Filipepi, dit Botticelli, dans L'Adoration des Mages Ill. 57, 58
(1475). L'œuvre constitue par ailleurs un véritable ras-
semblement des personnalités éminentes de la Florence
médicéenne, depuis Cosme l'Ancien, sous les traits du
roi Gaspard présentant son offrande à la Vierge, jusqu'au
donateur, Giovanni di Zanobi deI Lama, en passant par
toute la famille des Médicis - Jean, Julien, Laurent,
53 54.
Pierre le Goutteux - et par quelques intellectuels émé-
Filippo Lippi Filippino Lippi
rites de la cour florentine - Pic de la Mirandole, Ange
Détail. La Dormition Détail. 5cênes de Ië vie
de la Vierge, 1467-1469 de saint Pierre, 1481-1483
Politien. Le dernier personnage, à droite, offre un
Fresque Fresque exemple typique de torsion en direction du miroir. Il
Spolète, cathédrale Florence. chiesa deI Carmine s'agit donc, là encore, d'un « figurant », d'une personne
62
55
Domenico Bigordi,
dit Ghirlandaio
Détail. Joachim chassé
du Temple. 1483-1486
Fresque
Florence, église santa Maria
Novella
56.
Hans Memling
Triptyque Donne, vers 1470
Panneau de gauche,
huile sur bois. 70,8 cm
Londres, National Gallery
57
Sandra Botticelli
L'Adoration des Mages, 1475
Détrempe sur bois.
111 x 134 cm
Florence. galerie des Offices
Sandra Botticelli
Autoportrait
Détail de l'illustration 57
68
l'
70 c
Mais le maître dans cet exercice de « guide}} pour Le Martyre des Dix Mille, nous retrouvons la situation
la lecture du tableau est indiscutablement Albrecht déjà vue avec Signorelli (l'artiste en évidence au sein de Albrecht Dürer
Dürer, auquel on doit de très nombreux autoportraits la composition). Dürer toutefois la conjugue avec un La Fête du Rosaire, 1506
Huile sur bois, 162 x 192 cm
(près de cinquante, peintures et dessins), témoignage nouveau procédé, celui du cartellino bien visible, por-
Prague, Narodni Galerie
de la consécration du genre. I.:artiste allemand introduit tant sa signature et la date, à laquelle s'ajoute même,
son autoportrait en qualité de narrateur de la scène dans La Féte du Rosaire, la durée d'exécution du tableau:
dans trois de ses grands tableaux: La Féte du Rosaire «exegit quinquemestri spatio» «< j'ai achevé [l'œuvre] en
(1506), Le Martyre des Dix Mille (1508) et L'Adoration l'espace de cinq mois »). Dans L'Adoration de la Sainte
de la Sainte Trinité (1511). Dans le premier et le troi- Trinité, le cartellino, devenu cartouche, semble une stèle Albrecht Dürer
sième, le peintre est seul, dans le deuxième il est accom- gravée, à côté de laquelle il se tient debout. De cette Le Martyre des Dix Mifle,
1508
pagné par un ami, peut-être l'humaniste Conrad Celtis, façon, non seulement Dürer place sa signature à côté de
Huile sur bois, transposé
et porte un « manteau français acheté à Venise». comme son effigie mais il réussit à entrer et à sortir à son gré de sur toile, 99 x 87 cm
on peut le lire dans ses notes. Son regard est tourné l'espace pictural: le cartellino, inséré en perspective Vienne, Kunsthistorisches
vers le spectateur sur le mode de l'interpellation''. Dans dans la représentation picturale, est soumis à ses Museum
règles mais, en même temps, puisqu'il contient une tian. Le principe général est que n'importe quel énoncé
inscription, il fait référence à la surface plane; quant à (et une image en est un) explicite ou dissimule le simu-
l'autoportrait, il s'intègre parfaitement à l'intérieur de la lacre de l'acte discursif qui l'engendre. Lorsque l'énoncé
scène, tandis que l'insistance du regard appelle le spec- révèle le sujet qui parle (ou produit l'image) nous
tateur situé à l'extérieur. sommes en présence des marques qui mettent en
Ce type de mécanisme met en lumière le carac- contact la production du texte avec sa réception et
tère théorique de la fonction de l'admoniteur voulu par l'énoncé est un véritable discours. Lorsque les marques Pietro Vannucci.
dit le Pérugin
Alberti et, à plus forte raison, de celle de l'autoportrait sont dissimulées ou cachées, le discours se transforme
Détail. L'Annonciation, 1500
qui en joue le rôle. Dans les disciplines linguistiques, il en histoire". Du point de vue visuel, tous les « traits » Fresque
faut obligatoirement se référer à la théorie de l'énoncia- qui mettent en contact la production de l'œuvre (et le Pérouse, Collegio dei Cambio
74 -l TCHCOCK A\ T T E
regard sur le monde qui a été la matrice de l'œuvre
elle-même) et sa réception (autrement dit le regard du
spectateur dirigé sur le texte) sont des marques de
l'énonciation: yeux dirigés vers le spectateur, gestes
d'indication, torsion du corps vers l'extérieur, etc. Mais
les artifices techniques qui manifestent l'existence du
tableau en tant que tableau en sont aussi: la référence à
la planéité de la surface, contrastant avec la prétendue
« profondeur » de la scêne, celle au cadre qui ferme et
circonscrit l'espace pictural, celle à l'espace extérieur par
le biais de la saillie et du trompe-l'œil et ainsi de suite.
L'AUTOPORTRAIT HONORIFIQUE
76
Bernardino di Betto,
dit le Pinturicchio
L'Annonciation, vers 1501-1502
Fresque
Spello, église Sainte-Marie-
Majeure. chapelle Baglioni
68
Bernardino di Betto,
dit le Pinturicchio
Autoportrait
Détail de l'illustration 67
69
Paolo Véronèse
Les Noces de Cana, 1562
Détail. Huile sur toile,
666 x 990 cm
Paris, musée du Louvre
77
Raphaël
['tcoled'Athènes, 1509-1510
Détail. Fresque. base: 7.70 m
Vatican. chambre
de la Signature
71
Federico Zuccari
Le Saint Peuple de Dieu, 1576
Fresque
Florence, église Santa Maria
dei Fiore
Le premier exemple, résolument sensationnel, est de mécènes (dont, évidemment, les Médicis, Vincenzo
celui de Federico Zuccari avec la scène du Saint Peuple Borghini et même le «pauvre Giorgio» Vasari). En
IlU! de Dieu (1576), dans le compartiment ouest du Juge- dehors du peintre, au centre, en position prééminente,
ment dernier, à la voûte de la coupole de Santa Maria del on reconnaît son frère aîné, Taddeo, sa mère et différents
Fiore de Florence. Le cycle avait été commencé par membres de sa trés large famille. L'artiste s'est représenté
Giorgio Vasari, qui l'avait interrompu à l'approche de la en peintre (avec palette et pinceaux), selon un modèle
mort (1574). Selon son programme iconographique, qui n'est pas encore pleinement en vogue, portant sur
conçu par Vincenzo Borghini, auteur de plusieurs traités son pourpoint une date (1576) et une inscription qui
théoriques, le « peuple de Dieu» devait inclure « les l'identifie [FEDERI ZUCH). La partie de la fresque où il
époux, les veufs, les pauvres, les riches, les paresseux, les figure est plus facile à apercevoir par rapport au maître-
travailleurs, de tous âges, de tout sexe et de tout rang autel, du côté opposé au Christ-Juge. Nous nous trou-
qui, dans leur innocence, vivent dans la crainte de vons en somme devant un véritable monument à la
Dieu »29. Les dessins préparatoires de Vasari représen- gloire de Federico Zuccari. Ce dernier ne fait pourtant
taient des personnages génériques, bibliques ou païens, que reprendre le procédé inauguré par Michel-Ange qui,
repris de l'Antiquité classique selon le code de l'époque. dans le Jugement dernier de la chapelle Sixtine, avait
Mais Zuccari bouleverse délibérément l'iconographie, placé au sein de la cohorte des bienheureux des person-
peut-être dans un désir de compétition avec son vieux nages célèbres appartenant à différentes civilisations,
rival, et substitue à la foule des élus génériques sa propre mais aussi des contemporains et des amis chers (ou
famille tout entière, ainsi qu'un vaste groupe d'amis et même des personnages hostiles, tel l'Arétin).
79
72
Domenico
Theotokopoulos,
dit le Greco
La Sainte Famille avec
sainte Elisabeth, 1580-1585
Huile sur toile. 182 x 191 cm
Tolède. Museo de Santa Cruz
•
Un autre exemple, tout à fait opposé, non de pro- Frans Hals, enfin, apparaît de façon très insolite 73
sopopée mais de modestie, est offert par le Greco, qui dans le tableau consacré aux Arquebusiers de Saint- Frans Hals
Georges (1639). Sa présence a indéniablement un Les Arquebusiers
fait son autoportrait (il est vrai que la critique n'est pas de saint-Georges, 1639
unanime sur ce point) sous les traits de saintjoseph aspect ironique. Hals est en effet l'un des principaux
Huîlesurtoile, 218x421 cm
ILL 72 dans La Sainte Famille avec sainte Élisabeth (1580- représentants du portrait corporatif hollandais, familier Haarlem, Frans Hals Museum
1585). Il existe une réplique du tableau présentant la aux guildes, confréries et dirigeants d'une administra-
même composition, et deux oeuvres de jeunesse, assez tion et, avant d'être inscrit à la guilde de Saint-Luc, il
voisines mais ne comportant pas le personnage de avait d'ailleurs compté au nombre des arquebusiers de
saint Joseph. la garde civique de Saint-Georges, dix ans avant de
L'identification à un personnage modeste et peindre le tableau. Mais, dans la circonstance, Hals ne
somme toute marginal dans l'histoire du Christ, le faisait plus partie de la garde et, en outre, sa rémunéra-
« père adoptif», charpentier de son métier (autrement tion était calculée sur la base du nombre de figures repré-
dit, pratiquant l'un de ces «arts mécaniques» au sentées. Dans cette énorme composition, où les dix-neuf
nombre desquels le Moyen Âge comptait précisément la personnages sont grandeur nature, l'autoportrait a donc
peinture) est sans aucun doute une manière de été payé selon un mode déterminé: l'auteur, pourrait-
construire la figure rhétorique de la litote: dire moins on dire, a un peu triché sur le prix.
pour dire plus. Surtout si l'on tient compte du fait que En conclusion, il nous semble intéressant de citer
le Greco n'est pas un simple dévot ou un assistant deux exemples de référence à l'autoportrait in assistenza
quelconque dans une scène sacrée: il est l'un des prota- datant du XIX' siècle. James Ensor a fait son autoportrait,
gonistes, secondaire si l'on veut, de la scène elle-même. de façon quasi maniaque. Sa vision tragique de la vie l'a
81
74
James Ensor
Autoportrait aux masques,
1899
Huile sur toile. 117 x 82 cm
Aichi, Menard Art Museum
75 cependant conduit à « traduire» le genre sous un mode et que l'artiste est plongé dans ce cadre universel. Autre
Paul Delvaux totalement sarcastique. Son interprétation tend à trans- citation très brillante, celle de Paul Delvaux, qui appa-
Ville endormie. 1938 former le sentiment d'affirmation de soi, implicite dans raît à gauche, sur le seuil d'une porte, sous les traits de
Huile sur toile. 135 x 170 cm
l'autoportrait, en son contraire, la dramatisation néga- la figure pénétrant de profil dans la Ville endormie ILL. 75
Collection privée
tive. Avec le tableau l'Autoportrait aux masques (1899), (1938 )30. Le schéma de construction de la peinture est
l'artiste opère un véritable retournement du principe de très similaire à celui que nous avons entrevu chez Mem-
l'effigie cachée. La foule des personnages, au milieu des- ling. Les « guillemets » de Delvaux sont peut-être
quels se trouve l'auteur, exhibe des visages dissimulés doubles: d'une part ceux qui interprètent le motif ancien,
par des masques surréalistes. On en déduit l'idée que la d'autre part ceux qui identifient l'une de ses sources
vie n'est qu'apparence superficielle, récitation d'un rôle, chez le peintre flamand, compatriote de Delvaux.
83
C.HAPITRE .:3
<76
Raphaël
Saint Luc peignant la Vierge
Huile sur toile
Rome, Accademia di San Luca
CHANGER DE NOM et ainsi de suite. Gràce à cet artifice, l'artiste réussit non
seulement à « signer» l'œuvre de son propre visage mais
la phrase d'Arthur Rimbaud qui sert de titre à ce chapitre aussi à se donner à lui-même une série de qualités qu'il
s'adapte parfaitement à un genre d'autoportrait qui pro- souhaite se voir attribuer. S'il s'identifie à des person-
cède du cryptoportrait (autoportrait dissimulé dans une nages sacrés, par exemple, il en revêt les caractéristiques
peinture d'histoire sous la forme d'un personnage géné- morales; si son choix tombe sur des héros ou des guer-
rique, d'un dévot ou d'un observateur de la scène). Vers riers, il prend à son compte leurs vertus légendaires de
la fin du xv' siècle en effet, et davantage encore au XVI', courage et de noblesse; il infère les connotations légen-
l'autoportrait acquiert son autonomie grâce à l'artifice daires des personnages mythologiques. Dans certains
consistant pour l'artiste à se représenter non plus en par- cas, il peut recourir au procédé opposé, c'est-à-dire à
ticipant anonyme, mais bien en acteur spécifique de l'homophonie: il n'est pas rare qu'un artiste se repré-
l'histoire. De cette manière, il se met directement en sente sous les espèces de quelque personnage célèbre
scène comme interprète d'un rôle individuel- il prend dont le nom de baptême est le même que le sien. Il
les traits et le nom propre de quelqu'un d'autre - ou existe enfin des exemples d'autodérision, dans lesquels
d'un rôle de caractère: le pêcheur, le chasseur, le prédi- l'auteur fait coïncider son propre visage avec celui d'un
cateur, le géographe, l'astronome, le musicien, l'érudit, perdant, d'un maudit, d'un malade, d'un antihéros.
85
Dieric Bouts (?)
Saint Luc dessinant la Vierge.
vers 1490
Huile sur bois transposée
sur toile. 109 x 86 cm
Collection privée
78>
Rogier
van der Weyden
Saint Luc peignant la Vierge,
vers 1435-1440
Huile et tempera sur bois,
137,5 x 110,8 cm
Boston, Museum of Fine Arts
86 J
L'AUTOPORTRAIT EN COSTUME SACRÉ: réalise son portrait en Saint Luc peignant la Vierge, III 78
88 JE EST UN AUTRE
80
Maerten
Van Heemskel'"ck
Saint Luc peignant la Vierge.
1545-1550
Encre brune. lavis et peinture.
24,8x31,5cm
Rennes.
musée des Beaux-Arts
81
90
Enfin, l'Église réformée - et surtout les calvinistes, la chambre qui la renferme, que l'on voit briller dans ses
dont l'artiste était proche - accorde une grande impor- yeux. Hors de l'espace, ou presque, par conséquent.
tance à saint Paul. Hors du temps. Ensuite, sur le fond sombre, devenu
Domenico Bigordi, dit Ghirlandaio, choisit, lui, désormais une surface émaillée, deux inscriptions se
Ill.81.81 d'incarner saint joseph dans la Nativité de la chapelle détachent de part et d'autre du visage. À droite, pour le
Sassetti, l'une des rares peintures où l'époux de Marie spectateur: «Albertus Durerus Noricus/ipsum me propriis
joue un rôle prééminent; la tradition chrétienne, en sic effin/gebam coloribus aetatis/anno XXVIII», autre- 83
effet, ne lui accorde guère de considération et le tourne ment dit: « Moi, Albrecht Dürer de uremberg, j'ai fait Rembrandt
même parfois en dérision. Ici, au contraire, joseph est mon propre portrait avec les couleurs appropriées dans Autoportrait en Apôtre Paul,
plaCé au premier plan, bien en évidence. Sa position est la vingt-huitième année de mon existence.» À gauche 1661
Huile sur toile, 91 x 77 cm
incontestablement celle du narrateur, comme le dénote (toujours pour le spectateur), le célèbre monogramme Amsterdam, Rijksmuseum
le double geste des mains: de la main droite, il désigne de Dürer surmonté d'une date, 1500, motif qui induit
le nouveau-né aux bergers accourus à Bethléem, tandis une coïncidence involontaire entre les initiales de
que la gauche est tournée vers sa poitrine. Il prend le l'artiste et le sigle signifiant Anno DominL « Involon-
rôle du locuteur, comme s'il voulait dire «je ». Cette taire », mais jusqu'à quel point? Nous savons bien que,
dernière remarque est extrêmement intéressante. La pendant sa vie entière, Dürer a été féru de sa propre
logique voudrait que joseph manifestât ainsi sa pater- image. Cet autoportrait n'est pas le premier mais le troi-
nité, mais la chose est impossible étant donné que jésus sième sur panneau et il en existe encore trois autres à la
est fils de Dieu et que lui attribuer joseph comme géni- plume, tous antérieurs, dont l'un à l'âge de I3 ou 14 ans,
teur équivaudrait à une hérésie. Ce «je narrant » (celui et un quatrième qui a disparu. Si nous pensons qu'à
qui raconte l'histoire) manifeste la présence du créateur l'âge de I3 ans déjà Dùrer dessinait son portrait et que
de l'œuvre et non de celui de l'enfant. Saint joseph- l'Autoportrait à la branche de panicaut, autographié par IlL259
Ghirlandaio est donc un personnage qui se trouve en l'inscription « mes affaires suivent le cours qui leur est
même temps dans le champ et en dehors du tableau. assigné là-haut », date de 1493, alors qu'il avait à peine
L:artiste qui a le plus délibérément manipulé les 20 ans, nous pouvons dire que nous nous trouvons
figures sacrées pour affirmer le concept de l'artiste presque en face d'une obsession. « Mes affaires suivent
« divin » est sans aucun doute Albrecht Dürer. Dans le cours qui leur est assigné là-haut» : peut-être faut-il
Ill.84 l'Autoportrait de 1500, il fait hardiment son portrait voir là, déjà, l'explication de cette insistance à faire son
sous les traits du Christ Pantocrator. L'œuvre est en propre portrait, la trace d'un sentiment de prédestina-
vérité dense de symbolismes cachés. Le Maître regarde tion, de fatalité, d'onction divine. Du coup, l'Auto-
le spectateur, mais avec ce regard absent caractéristique portrait de 1500 commence à révéler une trame cachée.
des divinités, des saints ou des prophètes. Un regard qui Son apparence christologique et sa géométrie « divine»
ne voit pas réellement ou qui voit « autre chose» que la (il est construit à partir d'un carré, d'un triangle et d'un
petitesse terrestre du spectateur. Les boucles parfaite- cercle, comme les images byzantines du Rédempteur)
ment annelées des cheveux, la main sur la poitrine met- symbolisent la transcendance de l'artiste créateur; quant
tant en évidence les doigts fuselés de l'aristocrate, sans au choix de la date, 1500, la moitié d'un millénaire, il
oublier l'imperceptible flexion du petit doigt, comme il établit une coïncidence numérique entre le sens de
se doit chez les personnes de haut lignage: tout l'immortalité et celui du destin. On peut donc admettre
concourt à un sens de majesté abstraite, de fixité que Dürer était parfaitement conscient du sens qu'il
immortelle. C'est un Christ en vêtements de l'époque, donnait à son tableau. Certains critiques comme Wôlf-
mais la modernité de sa pelisse au col de fourrure et aux flin, Panofsky et Pope-Hennessy31 ont en effet soutenu
manches bouffantes est rendue vaine par l'expression que Dürer n'a pas peint l'œuvre en 1500 mais plus tard
du visage et par l'absence de décor ou de lieu. Sur le et que cette date, incontestablement autographe, a été
fond neutre, sombre et uni, où la lumière qui transfi- choisie exprés. Il ne nous appartient pas de vérifier ici
gure son effigie ne pénètre pas, l'unique indication d'un l'exactitude d'une telle hypothèse. Il est certain qu'elle
lieu matériel est le minuscule reflet d'une fenêtre, et de apparaît très vraisemblable sur le plan logique, si l'on
92
admet de la part de Dürer l'intention explicite de reven- Holopherne, dont deux, datées de 1530, sont certaine- Ill. 86
Albrecht Dürer Ill. 87, 88
diquer l'origine divine de l'art (voire de son art person- ment autographes. Le visage d'Holopherne sur la pre-
Autoportrait à la pelisse, 1500
nel) et une fois établi que ce chiffre 1500 est un élément mière de ces quatre versions s'apparente beaucoup à
Huile sur bois, 67 x 49 cm
Munich, Alte Pinakothek
important de la procédure de valorisation mise en acte l'autoportrait de l'auteur, lui aussi daté de 1530, ce qui
par cette œuvre. ne saurait être fortuit. Dans la scène narrative plus
complexe du Banquet d'Hérode (1531), on retrouve Ill. 85
encore un visage assez voisin: la tete de Jean-Baptiste
PERSONNAGES HISTORIQUES posée sur le plat que Salomé tend à Hérode comme
ET MYTHOLOGIQUES: L'AUTOPORTRAIT preuve de la mort du Baptiste. La transmigration d'un
TRAVESTI motif à l'autre, et de là à une troisième décollation, celle
de Goliath par David, est assez courante tout au long de
Le monde du christianisme n'est pas la seule source l'histoire de l'art. Il est cependant intéressant qu'un
d'inspiration de l'autoportrait « délégué ». À partir du artiste ait précisément choisi le motif du décapité pour
XVI' siècle, les artistes font souvent référence à des per- manifester son identité personnelle.
sonnages mythologiques et à de grandes figures de Il peut y avoir à cela une première raison, de
l'histoire antique, y compris les personnages bibliques. nature formelle: le cadrage d'un portrait montrant seu-
Le tout premier exemple est peut-être celui de Lucas lement le visage est au fond une sorte de « découpe de
Cranach l'Ancien, qui a donné ses traits à la tête d'Holo- la tête » ; ce type de cadrage est d'ailleurs défini, de façon
pherne dans quatre versions au moins de Judith et appropriée, par le terme français de découpage.
85
Lucas Cranach
Le Banquet d'Hérode, 1531
Huile sur bois, 79,8 x 112,5 cm
FrandOr1, Stadelsches
Kunstinstitut
95
88>
Lucas Cranach
Judith et Holopherne, 1530
Huile sur bois, 75 x 56 cm
Berlin, Jagdschloss Grunewald
86
Lucas Cranach
Judith et Holopherne, 1530
Huile sur bois. 87 x 56 cm
Vienne. Kunsthistorisches
Museum
87
Lucas Cranach
Judith et Holopherne, 1531
Huile sur bois, 73 x 56 cm
Berlin, Gemaldegalerie
96
Andrea Solario
Tête de saint Jean-Baptiste,
1507
Huile sur bois, 46 x 43 cm
Paris, musée du Louvre
Michelangelo Merisi.
dit le Caravage
Méduse, vers 1597
Huile sur toile marouflée
sur bois, 60 x 55 cm
Florence, galerie des Offices
Il peut s'agir en somme d'une indication méta- et s'apparente à une pénitence. Il convient toutefois de
linguistique, pour faire allusion ironiquement à la tech- rappeler que la trouvaille de Cranach a peut-être été
nique artistique elle-même. Du point de vue du contenu, « inventée» en 1talie quelques années auparavant, si
nous nous trouvons pourtant en présence d'une figure l'on admet l'hypothèse selon laquelle deux tableaux
rhétorique spécifique, celle de l'anti-éloge sarcastique: au moins d'Andrea Solario, Salomé avec la téte de saint Ill. 96
Holopherne, dans la Bible, fait étalage de tout un Jean-Baptiste (1506) et la Téte de saint]ean-Baptiste Il1.89
ensemble de vices, de la luxure à la colère, de la gour- (1507) présenteraient l'autoportrait de l'artiste sous
mandise à l'orgueiL Choisir de lui ressembler signifie l'aspect du décapité.
alors se définir comme pécheur (et en même temps Cexemple de Michelangelo Merisi, dit le Cara-
profondément humain). Dans le cas de Cranach, qui vage, s'il est peut-être mieux connu, est d'une tout autre
était protestant et ami de Luther, il est d'ailleurs possible nature. Cartiste choisit pour se manifester des identités
que ce choix revête plutôt le caractère d'une confession curieuses, cachant souvent un double sens. Plusieurs
99
historiens de l'art (il est vrai que leur thèse ne fait pas
l'unanimité) veulent qu'i! ait exécuté de nombreux
autoportraits idéalisés" dans ses œuvres de jeunesse.
Le premier serait celui que l'on appelle le Petit Bacchl15 Ilt91
malade de 1591 - le titre fut inventé par Roberto Lon-
ghi'3 - auquel succède une série d'autoreprésentations
en figure mythologique. Il incarnerait à nouveau le
dieu de l'ivresse dans le Bacchus de 1593 pour passer
ensuite à la Méduse de 1597. Dans sa maturité, les Ilt90
sujets changent, revenant à des motifs déjà connus, tel
David tenant la tête de Goliath 0599-1600) mais, là, Ilt93
c'est à l'anti-héros décapité que l'artiste prête ses traits;
l'Ecce Homo de 1605-1606 reprend l'idêe du peintre Ilt94
«divin », puisque Caravage y personnifierait le Christ,
mais le Christ souffrant; le Saint François de 1606,
enfin, transmet une image mystique de renonciation
aux biens terrestres.
L'idée de se représenter en Goliath dêcapitê serait
à nouveau abordée dans les versions de 1597 environ et
de 1605. Mais le motif de la décollation reparaît aussi
dans le Judith et Holopherne de 1605-1606 et dans la IlUS
Salomé avec la tête de saint Jean-Baptiste de 1610. Il
s'agit, nous le voyons, de la même opêration que celle
effectuée par Cranach mais, cette fois, la signification
est incontestablement plus détournée. Caravage se
compare à Bacchus afin de faire comprendre son amour
pour le vin; quant à la décollation, elle pourrait faire
allusion à sa conduite déréglée qui lui valut plusieurs
condamnations pénales, suivies d'un procès pour
meurtre. Le peintre frappa en effet à coups de couteau
un certain Tomassoni, au cours d'une fixe, après une
partie de paume à Rome en 1606; les dates de l'événe-
ment pourraient donc coineider pratiquement avec
celles de l'ultime série d'autoportraits présumés. ous
91
l'avons dit, la critique ne retient pas unanimement
Michelangelo Merisi,
dit le Caravage
l'idée de l'insertion répétée de son autoportrait « délé-
Petit Bacchus malade, 1591 gué » dans de nombreuses œuvres ( Caravage aurait par
Huile sur toile, 67 x 53 cm ailleurs eu recours au cryptoportrait dans beaucoup
Rome, Galleria Borghese d'autres). Le côté «bizarre» du choix fait toutefois
pencher pour la vraisemblance de l'hypothèse, de
même que le succès du thème. Plusieurs peintres cara-
92.
vagesques ont en effet repris le schéma du maitre: ainsi
Alexis Grimou
Cristofano Allori (Judith avec la tête d'Holopherne) qui, Ilt91
Autoportrait en Bacchus.
1728
là encore, confère au motif un sens ironique, puisque
Huile sur toile, 101 x 81 cm Judith serait le portrait de sa femme, dont les chroni-
Dijon, musée Magnin queurs rapportent qu'elle était plutôt acariâtre.
100
Michelangelo Merisi.
dit le Caravage
David tenant la tête
de Goliath, , 599-'600
Huile sur toile, 110 x 91 cm
Madrid, museo dei Prado
94>
Michelangelo Merisi.
dit le Caravage
Ecce homo, , 605-, 606
Huile sur toile, 128 x 103 cm
Gênes, Palazzo Bianco
95
Michelangelo Merisi,
dit le Caravage
Judith et Holopherne.
1605-1606
Huile sur toile. 125 x 101 cm
Rome, Galleria Borghese
96
Andrea Salarie
salomé avec la tête
de saint Jean-Baptiste. 1506
Huile sur bois. 67 x 57 cm
Florence, Galleria Palatina
97
Cristofano Allori
Judith avec la tête
d'Holopherne, 1619-1620
Huile sur toile, 139 x , '6 cm
Florence, Galleria Palatina
105
106 E EST U"J AUTRE,>
99
Rembrandt
Autoportrait, 1658
Huile sur toile,
133,7 x 103,8 cm
New York, Frick Collection
98
Rembrandt
Autoportrait en Démocrite,
1665-1669
Huile sur toile, 82,5 x 65 cm
Cologne. Wallraf-Richartz
Museum
Par ailleurs, au XVII' siècle surtout, l'autoportrait le passage de Pline l'Ancien qui relate que Zeuxis serait
travesti sous la forme d'un personnage historique littéralement mort de rire alors qu'il peignait une vieille
revient fréquemment, toujours avec le caractère bizarre femme ridicule ou, plus tard, Philips Koninck avec son
auquel nous avons fait allusion. Rembrandt fait narurel- Autoportrait au buste antique.
lement partie de la liste des artistes qui l'ont pratiqué. Pour revenir au motif de la décollation, toujours
Deux de ses autoportraits au moins relèvent de cette au XVII' siècle, nous voyons certains artistes placer leur
III 99 catégorie: celui de 1658 dans lequel l'artiste se repré- autoportrait dans les trois scènes que nous avons évo-
sente en Jupiter (sujet confirmé par le pendant, repré- quées (David et Goliath, Judith et Holopherne, Salomé
sentant Hendrikje Stoffels en Junon) et celui de et le Baptiste), opérant ainsi une sorte de citation, polé-
Ill98 1665-1669 dans lequel l'auteur se représente en Démo- mique ou dialectique, d'autres artistes, leurs maîtres ou
crite (souligné par la présence sur la scène d'un buste leurs collègues. Toutefois, ils changent de personnage et
du philosophe). Certains élèves du maître se sont éga- préfèrent incarner le vainqueur. Nicolas Poussin et Simon
lement risqués dans la même veine, d'abord Aert de Vouet, par exemple, se représentent en David (respecti-
Ill. 100 Gelder, qui a laissé un Autoportrait en Zeuxis, reprenant vement Rome, Gallia Spada et Gênes, Palazzo Bianco),
108
)
100
Aert de Gelder
Autoportrait en Zeuxis, 1685
Huile sur toile, 142 x 169 cm
Frandort, Stadtlisches Institut
für Kunst
109
en souvenir, probablement, de l'exemple prestigieux de
l'Autoportrait en David attribué à Giorgione, datant de ILL 103
1500 environ. Quant à Artemisia Gentileschi, il va de
soi qu'elle joue le rôle de Judith dans Judith et sa servante ILL lOI
(1613-1614). La fortune du thème se poursuivra jus-
qu'au xvml: siède, avec des accents variés; nous nous
contenterons de rappeler l'autoreprésentation ironique
de Johann Zoffany, dans l'Autoportrait en David avec la ILL lOi
tête de Goliath (1756).
Mais pourquoi cette mise au point de l'auto-
1 portrait travesti de type « bizarre» au XVll' siècle? La
raison essentielle réside dans la mentalité et le goût de
l'époque. Quelle que soit l'origine d'un terme obscur dés
le départ, le sens du mot « bizarrerie» est assez clair: il
indique un comportement anormal qui, non content de
s'écarter des règles généralement admises (c'est aussi le
cas de la rébellion, qui n'a souvent rien de bizarre), en
bouleverse carrément le sens, en met en doute la tenue,
en éprouve les limites. La « bizarrerie» somme toute,
1
110 E
103
Giorgione
Autoportrait en David.
vers 1500
Huile sur toile. 52 x 43 cm
Braunschweig. Herzog Anton
Ulrich·Museum
d'autres. Afin de justifier la vérité du savoir paien, ils Seria ludere - jouer sérieusement - est donc la
affirmèrent que les Anciens réussissaient à dire des philosophie du bizarre. La définition qu'en donne la
choses profondes sous forme de plaisanteries et dénom- Renaissance est claire et parfaite. Voici ce que disait
maient ce procédé seria ludere. Au XVII' siècle, il devient Ficin dans la préface de son In Platonis Parmenidem:
un modèle de comportement dans les manuels du rhé- « Pythagore, Socrate et Platon avaient coutume de plai-
teur catalan Baltasar Graciàn, qui recommande l'agudeza santer à partir de choses sérieuses et de feindre avec une
ou « art de l'esprit» comme un mode de survie et de grande application [... ] chaque fois qu'ils abordaient
réussite à la Cour, ou dans celui du Napolitain Torquato dans leurs figures ou leurs sentences les mystères
Accetto, consacré à la dissimulation honnête. divins.» Nicola Cusano ne leur cède en rien, ce qui ne
112
saurait nous surprendre chez un homme qui eut le cou- 104
rage d'écrire un livre de philosophie inspiré des règles Jan Havicszoon
du jeu de paume (De ludo globO: « Que l'on joue à ce Steen
Autoportrait en joueur
jeu; non de façon puérile, mais bien de la manière
de luth,
employée par la Sagesse divine pour créer le monde. » vers 1662-1665
C'est avec sincérité et sans réserve que les artistes et les Huile sur bois,
écrivains du XVII' siècle adhèrent à une telle philo- 55,3 x 43,8 cm
Madrid, Musee
sophie, car elle a le mérite de bien s'appliquer à ceux qui,
Thyssen-Bornemisza
depuis quelque temps déjà, avaient commencé à se défi-
nir comme les « enfants de Saturne ». Baltasar Graciân
écrit par exemple: «À la cour, il plaît aux auditeurs
d'entendre quelque chose d'inhabituel, d'étrange,
jamais entendu jusqu'alors... Sans ce condiment, le dis-
cours paraît sec et insipide, et si piquant et élaboré qu'il
puisse être, il ennuie rapidement. »
UN AUTRE SOI-MÊME
Giorgio De Chil'"ico
Autoportrait en costume
rouge. 1959
Huile SUT toile. 165 x 100 cm
Rome. FondazÎone Giorgio
e lsa De Chirico
Ill. 176 en fils prodigue, tenant sur ses genoux sa première
femme, Saskia, incarnant une servante d'auberge; Frans
Hals se fait le chantre des bordées nocturnes dans les
gargotes; d'autres peintres de genre flamands nous ont
laissé des témoignages de parties de cartes, de consulta-
tions de mages et de charlatans, de rencontres galantes
et toute une liste d'autres scènes licencieuses.
Nous pourrions affirmer en conclusion qU'à par-
tir de la Renaissance tardive, mais surtout avec l'âge
baroque, naît un mode de manifestation de l'identité
par la présentation d'une «altérité ». Le sujet qui se
représente se scinde en plusieurs personnalités et se
transfère tour à tour dans celle qui constitue son
masque favori, la projection ambitionnée. Les artistes
préfèrent habituellement la plus déviante, la plus irré-
gulière, la plus impertinente: le mythe des enfants de
Saturne que nous évoquons à plusieurs reprises dans
cet essai est un trait indélébile de leurs personnages.
C'est là une tendance qui se maintient intacte et se
développe même à l'époque moderne, en particulier
chez les artistes d'avant-garde qui tendent - c'est la
règle - à contester les stéréotypes confirmés de l'art et
de l'artiste.
Quelques exemples du XIX' siècle peuvent servir
à conforter cette assertion. La galerie personnelle d'auto-
portraits de Giorgio De Chirico offre au moins trois cas
d'autoreprésentation travestie, que l'on peut rapprocher
de la tradition baroque. L'Autoportrait en Ulysse, de
1921 (il existe une autre version datant de 1924), le
restitue non seulement en héros homérique mais en
naufragé nu sur une plage: métaphore de la vie person-
nelle de l'artiste, émigré de Grèce en Italie puis errant et
àpatride pour sa vie entière. Dans deux autres œuvres,
Ill. 106 Autoportrait en costume noir et Autoportrait en costume
rouge, l'un de 1948, l'autre de 1959, De Chirico incarne
un personnage générique, un noble gentilhomme de la
Renaissance ou du XV1\' siècle, au sein d'un paysage par-
semé de ruines classiques. L'ambiguïté naît précisément
du recours au fastueux costume à l'ancienne, qui peut
apparaître aussi comme une mascarade carnavalesque. 107
115
-4108
Ernest Ludwig
Kirchner
Autoportrait en soldat
avec un mode/e nu, 1915
Huile sur toile. 69 x 61 cm
Oberlin College. Ohio.
Allen MemorÎal Art Museum,
Charles F. Olney Fund
109'-
Ernest Ludwig
Kirchner
Buveur (autoportrait). 1914
Huile sur toile.
119,5 x 90,S cm
Nuremberg, Germanisches
Nationalmuseum
116
Prenons par exemple l'Autoportrait avec un modèle Ill. 107
de 1910, l'Autoportrait en soldat avec un modèle nu de Ill. 108
1915 et le Buveur (autoportrait), de 1914. Dans les trois Ill. 109
cas, l'artiste se présente de manière très affranchie, avec
des allusions à sa vie sociale et à l'alcool, donnant de lui
une image volontairement déviante. Mais il en est de
même pour un autre peintre expressionniste, Max
Beckmann. Lui aussi insiste sur sa vie mondaine irré-
gulière et sur les travestissements de l'individu dans la
vie sociale quotidienne. Il suffit d'observer l'Autoportrait Ill. 111
en costume de clown de 1921, qui devient un thème
récurrent chez nombre d'artistes modernes, ou l'Auto-
portrait avec un verre de champagne de 1919 ou enfin
l'Autoportrait en marin de 1926: autant d'exemples qui Ill. 110
insistent sur la « personne» de l'artiste ou plutôt sur le
masque qu'il porte sur la scène de la vie.
Le soldat et le marin que Kirchner et Beckmann
choisissent pour se présenter sont un autre thème itéra-
tif, presque obsessionnel, pour la génération contempo-
raine de la Première Guerre mondiale. Un autre
expressionniste allemand, Otto Dix, est obnubilé par la
guerre et se représente à plusieurs reprises en militaire,
immédiatement avant et pendant l'événement: en sol- Ill. 1112, 111
dat (deux fois), en bersaglier de l'ennemi, en artilleur.
Vladimir Tatline se peint en marin de la fiotte sovié- Ill. 114
tique; l'image qu'il donne de lui est apparemment plus
tranquille mais cependant toujours extrêmement grave
et préoccupée.
Certains auteurs plus proches de nous, au cours
du xx' siècle, ont pratiqué la technique de l'autoportrait
travesti, en mettant souvent en lumière son aspect de
déguisement, de masque de l'identité. Kees Van Dongen
s'est imaginé en dieu Neptune en 1922, Tony Cragg en
cycliste dans une œuvre de 1981, constirué de fragments
de verre coloré dans lequel la physionomie se perd
complètement; Ron B. Kitaj s'est vu en femme en 1984.
Certains artistes se sont plus particulièrement attachés
au masque, à la manière du clown de Beckmann. Vale-
110
rio Adami, par exemple, dans un tableau de 1983, où le
Max Beckmann
Autoportrait en marin, 1926
masque se superpose au visage de l'auteur, mais c'est un
Huile sur toile. 100 x 71 cm 111 .. masque à son image. Felix ussbaum avait déjà fait la
Collection Senator Burda Max Beckmann même chose dans une œuvre de 1928 à l'intérieur d'une
Autoportrait en costume série qui atteste sa peur d'être juif, reconnu comme tel
de clown, 1921
par les nazis et persécuté (ce qui advint effectivement :
Huile sur toile. 100 x 59 cm
Wuppertal, il fut déporté à Auschwitz). Mica Popovic a repris l'idée
Von der Heydt-Museum en 1947 et Claes Oldenburg en 1971 dans une très belle Ill. 116
118 E
114 ..
Vladimir Tatline
Marin (autoportrait),
1911-1912
Tempera sur toile.
71,5 x 71,5 cm
saint-Pétersbourg,
Musée national russe
"2
Otto Dix
Autoportrait en soldat. 1914
Huile sur papier, 68 x 53,S cm
Stuttgart. Galerie der Stadt
'13
Otto Dix
1915
Huile sur papier, 62 x 51 cm
Vaduz, fondation Otto Dix
Claes Oldenburg
Autoportrait symbolique,
1971
Lithographie d'après
un dessin de 1969,
72,5 x 53,1 cm
Tel-Aviv, Museum of Art
Colledion, gift of Charles
and Evelyn Kramer,
• New York
115 ..
Salvador DaI!
Autoportrait en Joconde, 1954
Photographie Philippe Halsman
lithographie où se confondent les thèmes du masque, du forme du tableau de Léonard. L'artiste élabore ainsi au
clown triste et de la mécanique théâtrale (l'artiste se pré- moins deux équations ultérieures. La première est de se
sente donc comme au théâtre). comparer lui-même à Léonard en tant qu'auteur de
Le sommet de l'autoportrait travesti de l'art l'œuvre. La seconde est d'avancer l'hypothêse selon
contemporain a toutefois été atteint par Salvador Dali, laquelle la Joconde serait un autoportrait de Léonard,
III 115 qui a fait son portrait en Joconde dans l'Autoportrait de hypothêse avancée en effet dans les milieux surréalistes,
1954. La substitution de son propre visage à celui de d'après une analyse de type psychanalytique. Le cercle
Mona Lisa ne signifie cependant pas que l'auteur en de la « délégation" est désormais fermé: ce n'est plus
prend les traits; du moins pas seulement cela. l'auteur qui s'identifie à sa représentation mais l'œuvre
L'échangella somme de l'identité s'opère plutôt entre elle-même qui s'identifie à une autre œuvre; car l'œuvre
deux œuvres: un autoportrait implicite de Dali revêt la possède sa propre identité.
122 u E
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l pse me finxit
L'AUTOPORTRAIT COMME SIGNE DE L'AUTONOMIE INTELLECTUELLE
'\li 117
Giorgio Vasari
Autoportrait, après 1550
Huile sur bois, 100,5 X80 cm
Florence, galerie des Offices
Jusqu'à présent, les œuvres sur lesquelles nous avons partir d'une bonne description du genre « portrait ».
porté notre attention ne représentent qu'une facette de C'est seulement d'une théorie du portrait que l'on
l'autoportrait à proprement parler. Si nous considérons pourra en effet déduire la genése de l'autoportrait et les
plus attentivement les définitions générales qui ont été éventuelles contradictions qui pourraient surgir par
exposées dans le premier chapitre, nous devons bien rapport à celui-ci. Nous retracerons donc, dans ce cha-
admettre que nous n'avons suivi, pour l'instant, que la pitre, les transformations du portrait, mais nous les
piste de l'expression générique de l'identité et celle de la illustrerons par des exemples d'autoportrait afin d'en
signature, par l'entremise d'une image de soi, de souligner l'absolu parallélisme typologique.
l'œuvre d'art. Il nous manque encore ces caractères qui
font de l'autoportrait une typologie à part entière. Se
pose, à ce point de la réflexion, un problème historique TERMES
dont l'importance est loin d'être négligeable. On a noté
que l'autoportrait comme genre autonome s'affirme L'histoire, la mythologie, la théorie et la pratique du
entre 1450 et 1550, parallèlement à la catégorie qui portrait ont toujours été caractérisées par une certaine
l'inclut, à savoir: le portrait". Pour en comprendre binaritê à l'intérieur de laquelle les cas concrets oscillent
mieux le statut et l'évolution, il paraît nécessaire de en permanence. Nous pouvons d'ores et déjà discerner
125
une première ambiguïté à travers l'étymologie même de Mérite également d'être mentionné un dialogue
sa désignation. Le nom, dans les principales langues socratique de Xénophane dans lequel il est question d'un
modernes, tire son origine du latin en suivant deux artiste qui commence par rejeter l'idée de donner aux
veines opposées. Le terme français, anglais, allemand ou portraits des connotations psychologiques individuelles
russe (lportrait/, Iportrait/, IPortrtlt/, Iportret/) dérive du mais finit par s'en convaincre, sous la pression des argu-
verbe pro-traho; le terme italien ou espagnol (IritraUol, ments du philosophe". On connaît bien, par ailleurs, la
Iretratol) du verbe re-traho. Ces deux sources ont certes remarque de Pline au sujet des innovations de Lysistrate
en commun le même radical traho, qui signifie « tirer des (<< Ce fut lui aussi qui instaura la pratique de rendre la
lignes, tracer» mais elles se situent aux deux extrémités
1 ressemblance; avant lui, on s'appliquait à faire les visages
d'une opposition sémantique, opposition constituée aussi beaux que possible »38). Celle de Quintilien, au
d'un côté par une idée du portrait que nous pourrions sujet des innovations de Démétrius, ne manque pas non
qualifier de sémique (pro-traho, autrement dit: je des- plus d'intérêt: « Ce sont Lysippe et Praxitèle, à ce que
sine quelque chose à la place de quelque chose d'autre) l'on dit fort bien, qui ont approché de la vérité, car Démé-
et de l'autre côté par l'idée d'une répétition de l'objet trius est critiqué pour être allé trop loin et s'être plus
représenté (re-traho, c'est-à-dire, selon la définition attaché à la ressemblance qU'à la beauté. ,,3.
latine, «rursus inspicio », «memoria repeto »). Les deux Cette démarcation entre les partisans du portrait
termes - qui coexistent tous deux, il faut le rappeler - qui se conforme au beau idéal et les tenants de la figure
soulignent deux aspects, deux points de vue, deux que l'on « trace d'après nature ,,'" sera au coeur du débat
conceptions qui resteront toujours bipolaires dans des auteurs de traité qui, d'Alberti à Mengs, se penchent
l'histoire de ce genre artistique: l'idée de la convention et sur le genre. Mais au XYl' siècle, la conscience de cette
l'idée de l'imitation, l'intérêt pour le canon et la règle abs- distinction fondamentale est encore très prèsente. On le
traite et l'intérêt pour la fonction référentielle de l'image. constate pleinement chez Vincenzo Danti qui, comme
La bipolarité et la coexistence de ces deux types tous ses contemporains, distingue entre « portraire » et
sont d'ailleurs confirmées par l'histoire, l'anecdote, la imiter, mais ajoute qu'il s'agit d'un problème de choix
118
théorie et la pratique du portrait depuis l'Antiquité. entre deux partis: d'un côté, on reproduit l'effigie de
Leon Battista Alberti
Autoportrait, vers 1435 Commençons par leur coexistence: Ranuccio Bianchi quelqu'un ou de quelque chose pour en garantir la sur-
Médaille en bronze, Bandinelli a démontré que les Égyptiens, les Sumériens, vivance; de l'autre, on la reproduit pour établir la conti-
20,1 x 13,6 cm les Grecs, les Latins, les Étrusques et les Romains avaient nuité d'une valeur. Garantie de l'existence d'un objet
Washington, National Gallery
tous les capacités techniques de créer des portraits dans un cas, garantie d'une loi dans l'autre.
of Art
physionomiques. Par conséquent, le caractère véridique
ou générique d'un portrait est déterminé par des choix
plus complexes inscrits dans l'organisation tout entière MYTHES D"ORIGINE
de la culture: ce sont des choix « idéologiques», comme
les définit Bianchi Bandinelli 35 . De nombreux témoi- L'origine étymologique et l'origine historique du por-
gnages antiques attestent déjà la grande maturité de ce trait ne sont pas les seules à révéler l'existence d'une
débat. Pline l'Ancien, pour sa part, distingue entre les bipolarité. Son origine mythique, elle aussi, peut être
portraits sculptés idéalisés et les portraits sculptés ramenée à deux caractéristiques opposées: le portrait de
d'après nature: «on avait coutume de reproduire seu- profil et le portrait de face. I.:origine du premier rèside,
lement l'image des hommes qui méritaient l'immorta- avec de menues variantes, dans le mythe de la jeune
lité par quelque action d'éclat» ; « ce furent d'abord les fille amoureuse qui, tirant parti de l'ombre du visage de
vainqueurs aux jeux sacrés» ajoute-t-il, « surtout à l'être aimé projetée sur un écran, en dessine le contour
Olympie où il était d'usage de dédier la statue de tous pour en garder le souvenir". L'origine du second rèside
ceux qui avaient remporté une victoire; quant à ceux dans le mythe de Narcisse qui admire sa propre image
qui avaient triomphé trois fois, on leur érigeait des reflétée dans l'eau''. On aura bien sûr noté que ces deux
statues faites d'après nature: on appelle iconiques les récits sont tous deux des mythes d'origine, qui n'ont
statues de ce genre ,,36 donc rien à voir avec la genèse historique du portrait ou
126 P$
119
avec la peinture en général (Alberti et Vasari les consi-
Annibale Carrache
dèrent d'ailleurs comme tels). Walter Benjamin rappe-
Autoportrait de profil,
lait à juste titre que« l'origine ne désigne pas le devenir vers 1595
de ce qui est né mais bien ce qui est en train de naître Huile sur toile, 46 x
dans le devenir et le déclin. L'origine est un tourbillon 38 cm
dans le fleuve du devenir, et elle entraîne dans son Florence,
galerie des Offices
rythme la matière de ce qui est en train d'apparaître »43
Dans le cas qui nous occupe, le mythe d'origine repré-
sente, pour ainsi dire, deux manières d'entendre la
nature de l'autoportrait.
Le profil représente la narration historique: il est
caractérisé par une production d'images qui donnent
l'impression de parler d'elles-mémes, objectivées
qu'elles sont devant l'observateur potentiel, des images
dans lesquelles la trace de la main de l'auteur est cachée,
voire effacée, du statut de la silhouette, véritable
empreinte du visage portraituré qui exige la présence
simultanée de l'objet (à travers son ombre) et du trait
qui le (re)trace sur une surface. Nous retrouvons préci-
sément ce type d'image aux origines de l'autoportrait.
l.:un des tout premiers cas d'autoportrait, au XV' siècle,
Illl18 est en effet constitué par une médaille de Leon Battista
Alberti réalisée vers 1435 sur la base - si l'on en croit la 120
tradition - d'une peinture ou d'un dessin que l'auteur Paul Gauguin
aurait exécuté quelque temps auparavant. Le fait qu'il Autoportrait, 1896
s'agisse d'une médaille renvoie à la tradition romaine Huile sur toile,
qui veut que l'on produise des images à la mémoire du 40,5 x 32 cm
Paris, musée d'Orsay
personnage représenté. Ainsi, la mémoire est le fonde-
ment du portrait, mais l'existence concrète du person-
nage représenté, elle, est garantie par la stratégie
référentielle de l'image. Nous pourrions dire, pour citer
et paraphraser la célèbre formule de Ernst Gombrich44
au sujet des grandes catégories de la représentation
visuelle (la carte et le miroir), que le profil est un
« modèle cartographique ». Précisons tout de suite
cependant que, lorsque nous parlons de {{ stratégie réfé-
rentielle » (et cela vaut aussi pour Gombrich lorsqu'il
parle de la carte ou du modèle cartographique), nous
n'entendons aucunement par là que le profil aurait
nécessairement quelque chose à voir avec l'objet réel
auquel renvoie la représentation visuelle. Il s'agit plu-
tôt d'une {{ simulation » qui n'a aucun rapport avec la
réalité existante - un aspect que les définitions de Vin-
cenzo Danti évoquent clairement: «Ainsi, en exami-
nant, spéculant et raisonnant, on s'engage sur la voie de
l'imitation et en notre esprit se crée la forme parfaite,
127
121
Jean Fouquet
Autoportrait, 1450
Cuivre, émail peint et or,
diamètre: 6,8 cm
Paris, musée du Louvre
correspondant à l'intention de la nature, que nous cher- une fois la chose vue, elle garde en elle l'image de
chons ensuite à illustrer avec le marbre, les couleurs ou celle-ci) pour cet espace que les mains et les yeux de
les autres matériaux que nos arts utilisent. »"5 l'arùste vont mettre en œuvre.• <6
Tout au long de l'histoire de l'art, le type du buste Venons-en à la seconde stratégie, celle du miroir
de profil restera en quelque sorte l'un des « universaux et, partant, de la représentation frontale. Nous l'avons
de l'autoportrait », comme en témoignent trois œuvres, dit, le mythe de Narcisse constitue chez Alberti, et ce
issues de différents siècles, qui en conservent intacte la n'est pas un hasard, le mythe d'origine de la peinture
Ill.119 forme: l'autoportrait d'Annibale Carrache (vers 1595), même. Le miroir garantit non seulement la contempla-
Ill. 120 celui de Paul Gauguin, de 1896, et celui de Giorgio tion de soi mais aussi la contemplation tout court, fondée
De Chirico, de 1911. sur la perpendicularité du regard par rapport à la surface
L:imitaùon, en d'autres termes, est un processus de la représentaùon. La frontalité fait du spectateur un
spéculatif et discursif, qui comporte deux phases: la spectateur, le destinataire d'un acte de communication.
structuration d'une forme du contenu ou d'une image Une œuvre illustre très précisément notre propos:
mentale (la « chose. telle que la nature aurait voulu l'autoportrait de Jean Fouquet, exécuté vers 1450, que ILL 121
qu'elle fût) devient un signe, étant « mise en figure » l'on tient pour l'un des exemples les plus anciens
(c'est-à-dire mise en corrélation avec une forme de d'autoportrait indépendant. Il s'agit d'une œuvre bien
l'expression) par le biais d'une matière. La définiùon de particulière à maints égards, de petites dimensions (il
la représentation réaliste (comme si la réalité se mon- mesure environ 7 centimètres de diamètre), conçue en
trait elle-même, sans médiation) n'est guère différente, forme de médaillon, dont la base est en cuivre et le fond
mais elle s'y oppose en tant que discours (la médiation en émail. C'est sur ce support que l'artiste s'est repré-
d'un interprète): « L:arùste qui veut représenter telle ou senté en recourant uniquement au procédé du camaïeu
telle chose, sans spéculer ou discourir sur l'état de la d'or, et en donnant un certain relief au nom qui entoure,
chose, cherche seulement à mémoriser ce qu'il voit avec en lettres cursives, son visage et rend compte, par là
les yeux (et dans ce cas, la mémoire s'exerce puisque, même, de sa profession prenùère: l'enluminure.
128
•
PORTRAITS
129
historique. Ces deux oppositions sont riches de consé-
quences. La seconde l'est tout particulièrement, en rai-
son de son évidente proximité avec la formulation
connue d'Émile Benveniste, selon laquelle il existe deux
types de textes opposés, à partir de la stratégie énoncia-
tive des textes mêmes, l'histoire et le discours'" ous
savons depuis Benveniste que le plan de l'histoire se
caractérise par l'absence - ou mieux l'apparente exclu-
sion - des traces de la présence de celui qui parle.
L'énoncé, en somme, ne fait référence qU'à lui-même, et
non à des éléments qui se trouvent hors de l'énoncé. Le
discours, au contraire, implique la stratégie opposée, la
référence à une situation externe à l'énoncé et contem-
poraine à sa production. Profil et face correspondent
assez bien aux deux types jusqu'alors décrits d'auto-
portrait. Le portrait de face implique la simultanéité entre
la pose et le spectateur. Il y a un personnage qui nous
regarde: nous pouvons identifier le fait qu'il nous regarde
uniquement pendant que nous le regardons; nous repro-
duisons, ce faisant, la situation de l'échange de paroles.
Le schéma de la représentation frontale avec le
regard du portraituré tourné vers le spectateur parcourt,
lui aussi, toute l'histoire de l'art. Deux exemples datant
du XVI' siècle prouvent assez que ce schéma s'est très tôt
imposé. Le premier est un dessin de Hans Baldung
Grien exécuté vers 1502 sur papier gris avec, pour Ill. III
130
125
Jackson Pollock
Autoportrait, 1930-1933
Huile sur toile. 18.4 x 13.3 cm
Collection privée
par la même pose. Le profil, au contraire, n'exige pas énoncés, qui ne sont possibles qU'à la condition d'un
notre présence de spectateur en tant que spectateur. élargissement hypothétique de la limite (l'encadre-
Certes, le profil se donne à voir à un regard, mais pas ment) du tableau.
nécessairement au nôtre. Il se peut que la pose, les Mais quel genre « d'histoire» et quel type de
gestes et les regards prennent des directions qui « discours » les deux catégories que nous avons esquis-
conduisent en dehors du cadre, mais ce pas pour sées jusqu'à présent mettent-elles en jeu? Un élément
autant qu'ils orientent nécessairement vers l'extérieur de réponse nous est fourni par la première des deux
du discours. Ils renvoient éventuellement à d'autres oppositions mentionnées ci-dessus: l'axe singulier/
132
126
Gustave MOl'"eau
Autoportrait, 1870
Encre de Chine sur toile,
41x32cm
Paris, musée Gustave Moreau
universel, une opposition qui s'applique bien aux deux plus grande généralisation. Ce que confirment d'ailleurs
typologies mises en lumière et qui en révèle d'autres les origines du portrait de profil, qui sont doubles et
spécificités. En cartographiant la figure humaine, le doublement cohérentes avec ce que nous sommes en
portrait de profil montre un processus d'individuation. train de proposer. La première origine est la représenta-
Le portrait de face, au contraire, généralise par rapport à tion du donateur: c'est un témoignage que nous pour-
l'individu qu'il représente. En d'autres termes, le pre- rions qual>fier de « chronique » dans le cadre d'une
mier se distingue par sa fonction biographique et phé- représentation allégorique. La seconde origine est le
noménale, tandis que le second est caractéristique d'une « document social », c'est-à-dire le portrait qui s'insère
133
•
dans l'arbre généalogique d'une famille ou s'échange Si l'on analyse quelques exemples relevant de la
entre correspondants qui ne se connaissent pas. Cette configuration (a), avec la tête tournée de trois quarts,
dernière pratique, largement répandue dans le cadre des on constatera trés vite que les variantes, dans le schéma
fiançailles par procuration, concernait surtout les de l'autoportrait, ne concernent que le mouvement ou
femmes qui, jusqu'au milieu du XV' siècle, étaient rigou- la direction des yeux et l'expression faciale. Les yeux
reusement représentées de profil (de profil mais aussi peuvent être tournés soit vers le spectateur et signaler
tournées vers la gauche pour mieux rappeler la position sa présence (plus encore que dans le schéma frontal où 127 ..
qu'elles occupent devant l'autel et, partant, leur rôle les yeux pourraient aussi transpercer le spectateur vers Antonello
prédestiné d'épouse). Il faut reconnaître que la signifi- un imaginaire infini), soit vers un point imaginaire de Messine
Autoportrait (présumé),
cation de l'opposition profil/face, si elle a été confirmée situé hors du cadre. L'autoportrait présumé d'Antonello
vers 1473
par d'illustres historiens de l'art, tel John Pope-Hen- de Messine nous en offre un bel exemple. Dans cette Huile sur bois. 35.6 x 25,4 cm
nessyso, ne l'a pas été par certains spécialistes du pomait œuvre, qui date peut-être de 1473, le mouvement ocu- Londres. National Gallery
comme Max Friedlander qui a eu pourtant le mérite laire est très prononcé. On retrouve un schéma iden-
d'être le premier à proposer ces deux catégories, ainsi tique dans deux autres cas fameux: un dessin attribué à
que les termes de l'opposition mais qui, étrangement, Michel-Ange, exécuté à la plume sur papier et conselvé Ill. 128
les a inversés. Friedlander, en effet, reconnaît les fonc- au Louvre, et l'autoportrait, présumé lui aussi, de
tions {{ cartographique» et « paysagistique » du portrait Raphaël, daté de 1506 et conservé aux Offices. Il y a Ill. 129
de profil et du portrait de face, et les relie à la primauté dans la pose la même immobilité faciale, mais le visage,
du dessin dans le premier cas et à celle de la peinture lui, présente une « torsion» plus marquée vers l'obser-
dans le second cas, mais définit philosophiquement le vateur torsion qui exprime son caractère volontaire. Un
l
portrait de profil comme une {{ chose en soi» et le por- siècle plus tard, le Bernin accentue dans son Autoportrait Ill. 130
trait de face comme un « phénomène »'1. (vers 1635) le sens de la mobilité en agrandissant légè-
Les deux modèles que nous proposons pour rement le buste, tandis que Diego Velàzquez parvient au Ill. 131
notre part sont celui de la biographie (récit historique même résultat en fonçant le cadre ambiant: ainsi fait-il
et particularisant) et son contraire, celui du portrait mieux ressortir l'obliquité du regard tourné vers le
véritable (discours en acte et universalisant), même s'il spectateur (1639).
est souvent présenté comme un genre à dominante La configuration (b), autrement dit le pomait en
descriptive. buste avec mains immobiles, s'impose presque immé-
diatement, à partir de la fin du XV' siècle. Il est aisé d'en
discerner les principaux atouts. Le personnage renforce
LA CONQUÊTE DE LA PROFONDEUR la stabilité de sa pose: la statique du corps est en effet
soulignée par celle des mains. Il augmente sa présence
Les deux catégories sur lesquelles nous venons de nous dans j'espace: l'agrandissement du cadrage offre la pos-
arrêter avec une certaine insistance ne rendent pas sibilité d'un traitement en perspective. La posture, bien
compte, toutefois, de deux faits. Le premier: dans que fixe, permet un plus grand nombre de variantes.
l'immense majorité des autoportraits, le sujet se pré- Enfin, le protagoniste peut se présenter en articulant à sa
sente de trois quarts. Le second: les variantes de la pose guise la relation entre visage et torse. Quelques exemples
ne portent pas seulement sur le mouvement rotatoire suffiront à illustrer la variabilité des poses. Lucas Cra- Ill. 132
du buste ou du visage mais aussi sur le format du nach l'Ancien restitue la tridimensionnalité au moyen
cadrage, pour lequel nous pouvons discerner (en de l'ombre généreuse qui se découpe derrière lui
accord avec Friedlander) cinq configurations: (1550). Albrecht Dürer introduit dans l'Autoportrait de Ill. 133
(a) la tête 1498 le motif de la fenêtre, motif qu'il emprunte à l'art
(b) le buste avec mains cadrées et immobiles du portrait flamand et qui permet d'ouvrir l'espace vers
(c) la demi-figure avec mains« parlantes» une autre perspective, et celui du rebord sur lequel le
(d) la figure de trois quarts portraituré peut poser bras et mains. Ce n'est donc pas
(e) la figure entière. un hasard si nous retrouvons cette même composition
134
'4128
Attribué
à Michel-Ange
Autoportrait
Dessin à la plume,
36.5 x 25 cm
Paris, musée du Louvre
129'-
Raphaël
Autoportrait (présumé), 1506
Huile sur toile, 47,5 x 33 cm
Florence, galerie des Offices
136 PS"
Gian Lorenzo
Bernini. dit Le Bernin
Autoportrait, vers 1635
Huile sur toile, 62 x 46 cm
Rome, Galleria Borghese
142 PSE
.135
Charles Le Brun
Autoportrait, 1683-1684
Huile sur toile. 80 x 65 cm
Florence, galerie des Offices
136"
Edgar Degas
Autoportrait, 1855
Huile sur toile. 81 x 64,5 cm
Paris, musée d'Orsay
137 ..
Jean Auguste
Dominique Ing ...es
Autoportrait, 1858
Huile sur toile, 62 x 51 cm
Florence, galerie des Offices
143
qui les accusent peu sont engagés dans la méditation;
et ceux qui ont les parties du visage très saillantes sont
bestiaux et coléreux. »52
Seconde conséquence: la conquête du mouve-
ment dans un espace implique une articulation bien
plus complexe de l'énonciation, c'est-à-dire de l'expres-
sion de la subjectivité dans l'image. Gestes, regards,
positions et points de vue autorisent de fréquents et très
subtils changements de régime entre l'énoncé (ce qui
est raconté par les figures) et l'énonciation (la relation
entre les figures et ceux qui les regardent), en vertu du
fait, aussi, que la conquête du mouvement a une autre
implication théorique: l'instant immobilisé dans le
tableau n'est plus une entité abstraite. Il est, précisé-
ment, un instant, le point culminant d'une action qui
présuppose une durée, un passé et un futur, et qui
annonce à son tour la possibilité d'un changement de
régime, de brusques sautes entre ce qui est raconté dans
le tableau et la relation entre le peintre et son public, en
raison du jeu sur les temps et les lieux que le texte peut
commencer à montrer. L'importance de plus en plus
grande accordée au temps dans le tableau, c'est-à-dire
au temps de la situation narrée, va de pair avec l'impor-
tance accordée au temps du tableau, c'est-à-dire au temps
de la production du tableau. Le concept d'« instant
duratif» (un instant qui se prolonge dans le temps)
implique inévitablement un renvoi à l'activité picturale
qui produit la fixation de ce même instant. L'accent sur
le temps de la peinture est, en somme, un accent sur le
faire pictural. Partant, la conquête de la spatialité/tem-
poralité correspond également à une prise de possession
de la part de l'artiste (en tant qu'auteur) de son propre
produit. Une prise de possession matérielle, mais aussi
et surtout théorique: la reconnaissance de l'auteur en
tant qu'auteur empirique, et la définition de l'auteur en
tant que tel.
Revenons maintenant aux catégories de Friedlan-
der et tournons-nous vers la configuration (c), celle de
138
la demi-figure avec mains « parlantes ». Le terme même
Philippe
de « parlant» suggère assez le fait que l'élargissement
de Champaigne du cadrage conduit l'artiste à donner une plus grande
Autoportrait, mobilité au protagoniste, qui commence donc à « par-
copie due à son neveu, 1668 139"
ler » par des gestes. Certes, cela n'a rien d'étonnant
Huile sur toile, 120 x 91 cm Luca Giordano
Paris, musée du Louvre
puisque, dès le Moyen Âge, la peinture a été capable de
Autoportrait, vers 1665
Huile sur toile, 72,S x 57,5 cm codifier la gestuelle des personnages représentés dans
Florence, galerie des Offices les tableaux narratifs". Mais ce qui est nouveau, c'est
149
'4142
Salvatol'" Rosa
Autoportrait, 1641
Huile sur bois, 116,3 x 94 cm
Londres, National Gallery
143 ..
avec la philosophie de « l'art de se taire» en vogue au port de la main gauche qui prend appui sur la hanche).
XV1\' siècle. L:attitude d'Antoon Van Dyck est aux anti- La main droite, fuselée, aux doigts écartés en signe de
ILL t43 podes de celle de Rosa. Sur son autoportrait de jeu- noblesse, touche une colonne tronquée. Au vu de ce
nesse (vers 1620), le peintre se présente vêtu d'un bel détail, certains historiens ont proposé de dater le
habit de soie - son père possédait un commerce floris- tableau de 1622, l'année de la mort de son père, mais
sant d'étoffes précieuses - dans la pose élégante d'un l'hypothése ne paraît guère convaincante. Il s'agit peut-
courtisan, digne d'un bal à la Cour (on remarquera le être d'un autre signe « philosophique }} sur la vanité de
151
la vie (rappelons que Van Dyck était issu d'une famille
assez religieuse et que certains de ses frères et sœurs
étaient au couvent). La figure de trois quarts a connu
un développement important aux XIX' et XX' siècles, en
raison de ses capacités narratives. On le constate aisé-
Ill. 144 ment avec le très bel autoportrait d'Edgar Degas, daté
de 1863, dans lequel l'artiste apparaît sur le point de
sortir ou de rentrer chez lui: dans la main droite, il
tient une paire de gants ainsi que son chapeau qu'il
s'apprête à porter ou à poser, tandis que la main gauche
est glissée dans une poche de son pantalon. Le peintre,
à l'évidence, recherche ici l'" instantané ». Et l'on voit
bien, dans ce tableau, l'intérêt qu'il porte à la décompo-
sition du temps et qui le conduira à se passionner
.Jll. 145 pour la photographie. L'autoportrait d'Amedeo Modi-
gliani, qui constitue probablement la dernière œuvre de
l'artiste (1919), est tout aussi" instantané ». Le sujet
est assis sur une chaise et tient sa palette dans la main
Ill. 146 droite. Il n'en va pas de même de la pose de Georg
Grosz, dans son autoportrait de 1927. Elle se veut plu-
tôt oratoire: son geste d'avertissement ne déparerait
pas dans un meeting politique.
152
.. 147
Rembrandt
Autoportrait au chien, 1646
Huile sur toile, 66.5 x 52 cm
Paris. Petit Palais
Théodore Géricault
Portrait d'un artiste
dans son atelier
Huile sur toile, 147 x 114 cm
Paris, musée du Louvre
155
La dernière catégorie (e) est celle de la figure
entière. Les observations que nous avons formulées
précédemment quant à la plus grande capacité de
raconter s'appliquent mieux encore à ce schéma. La
conquête de l'espace est totale désormais. Elle permet
à l'artiste d'élargir les limites de la scène à des lieux
149 .. extérieurs et de flanquer le personnage d'autres figures
Jacob Jordaens importantes pour ses relations sociales. On comprend
Autoportrait avec la famille, que ce modèle s'affirme, lui aussi, au XVII' siècle, comme
1621-1622
représentation de l'artiste et de sa famille. Trois cas
Huile sur toile, 181 x 187cm
Madrid, museo dei Prado
sont particulièrement intéressants: ceux de Pieter Paul
Rubens, Jacob Jordaens et Rembrandt Harmenszoon
Van Rijn. Le premier a produit plusieurs autoportraits
avec des membres de sa famille, des amis ou des
connaissances significatives (pour une analyse plus
détaillée du cas Rubens, nous renvoyons au chapitre
consacré à l'autoportrait et à l'autobiographie). Jordaens
ILL. 149 applique le même schéma dans son Autoportrait avec la
famille de 1621-1622: son effigie, campée sur la droite,
légèrement en retrait, sert à indiquer le système des
rapports de parenté et leur étroite connexion. En un
Ill. 147 sens, l'Autoportrait au chien de Rembrandt (1646) est
assez comparable: il inaugure, en tout cas, la figure de
l'artiste associé à son propre animal de compagnie. Il va
de soi que le schéma de la figure entière trouve de mul-
tiples applications dans les périodes modernes. Il faut
mentionner, parmi les nombreux exemples, un magni-
ILL. 148 fique autoportrait de Théodore Géricault - même si,
aux yeux de certains critiques, le sujet est controversé-
dans lequel l'auteur nous montre l'idée de la mélancolie
(que nous avons déjà observée en d'autres occasions)
associée avec cohérence à l'image de l'artiste dans
l'atelier: la palette est accrochée au mur et parmi les
instruments du peintre figure un crâne, symbole de la
vanitas. Nous trouvons jusqu'en Extrême-Orient des
extensions de cette configuration typiquement occi-
ILL. 150 dentale: dans un bel autoportrait, Katsushika Hokusai,
le plus célèbre de tous les artistes japonais, la met en
œuvre à la manière nipponne, en la traçant à l'encre
sur papier (vers 1830).
Revenons sur les cinq catégories que nous avons
jusqu'à présent examinées. On peut affirmer, en conclu-
sion, que l'évolution du portrait, de la simple tête sur
fond neutre à la figure entière, se déroule selon une
sorte de « progrès» historique, par étapes successives.
C'est un aspect important car il permettra de démontrer
156
,
"'1
- ...
l
11
d
JI
1 1
n @
<4150 ultérieurement que la conquête de la profondeur, ou de sémiotique pour définir ce que l'on appelle focalisation,
Katsushika Hokusai l'espace, est en même temps la conquête du mouve- un terme qui embrasse différents aspects théoriques:
Autoportrait sous la forme
ment et de l'action. On notera en effet que les cinq on désigne ainsi, par exemple, toute délégation faite
d'un vieillard, vers 1830
Estampe
étapes que nous avons décrites coïncident avec cinq par l'auteur à un personnage du texte (du tableau),
Paris, musée Guimet types de cadrages relatifs à des parties du corps qui qui constitue notre point de vue projeté dans le texte;
produisent elles-mêmes certains types de mouvement. une focalisation, c'est aussi, à un niveau narratif, toute
On peut les récapituler ainsi: procédure qui cerne, par approches successives, la
localisation spatio-temporelle du récit (une sorte de
tête et fond neutre mouvement des zoom en avant) ; enfin, on entend également par foca-
yeux et des lèvres lisation l'opération qui délimite, découpe ou souligne
buste aux mains immobiles mouvements le focus du discours - autrement dit, qui privilégie les
faciaux et torsion contours de certains éléments au détriment d'autres
du cou éléments".
demi-figure aux mains parlantes idem + mouvement C'est cette dernière acception qui est la plus per-
du bras et torsion tinente, au regard de la série de phénomènes picturaux
du buste que nous avons mis en évidence. Cette optique, toute-
trois quarts idem + mouvement fois, n'exclut pas les deux autres: au contraire, elle s'en
des jambes en lieu trouve même d'une certaine manière confirmée. Nous
et place devons en effet observer qu'à la conquête de l'espace du
figure entière idem + déambulation tableau (qui procède en élargissant le cadrage, depuis le
visage jusqu'à la figure entière) correspond une
On peut aisément relier cette première équation à conquête de l'espace dans le tableau. En termes photo-
une seconde, relative aux espaces dans lesquels jouent graphiques ou cinématographiques, on pourrait dire
les personnages : que, lorsque l'on passe à un cadrage plus complexe de
la figure humaine, on passe aussi à une profondeur de
tête et fond neutre espace du visage champ plus grande. Dans la représentation picturale, les
buste aux mains immobiles rebord d'une fenêtre objets disposés sur la scène sont de plus en plus « libres
vue de l'extérieur de bouger», et nous voyons leur corps et leurs espaces.
demi-figure aux mains parlantes espace à la hauteur Mais, du coup, la compétence du spectateur par rapport
des hanches, fenêtre, à la scène représentée s'accroît également, soit du point
espace à l'horizon de vue pragmatique (on comprend les mouvements et
trois quarts espace à la hauteur le rôle des objets), soit du point de vue cognitif (on sait
des genoux, second comment et pourquoi regarder ce qui est décrit dans le
plan tableau). D'une focalisation exclusive ([oeus sur le
figure entière espace total, inté- visage du portraituré, fond anonyme ou flou), on passe
rieur et extérieur à une focalisation que nous qualifierions volontiers de
« distributive » (le focus est déterminé par la hiérarchie
Mouvement et espace sont, en substance, le des objets et par leurs relations syntactiques), tant à
fruit d'une même opération, une opération que, méta- l'intérieur du tableau (relations dans la profondeur de
phoriquement, nous pourrions appeler « mise au champ) que sur le tableau (relations géométriques et
point ». Cette métaphore est fréquemment utilisée en topologiques ).
159
CHA IRE" 5
<Ill 151
Johannes Gump
Autoportrait, 1646
Huile sur toile, 88,5 x 39 cm
Florence, galerie des Offices
161
semble suggérer, entre autres, une possible connexion celui du peintre qui non seulement est en train de se
entre cette technique artistique et ce genre pictural. regarder dans M, mais est en train de travailler sur T.
Examinons plus avant cette possible connexion, À ce stade, deux observations s'imposent. La pre-
en nous rappelant, pour commencer, qu'il existe un mière: s'il veut rendre compte de la double spécularité
fondement théorique à la base de l'autoportrait, qui selon les lois de la géométrie, le peintre en train de se
remonte à la théorie de la perspective: l'artiste, dès lors dépeindre doit nécessairement adresser un regard « à la
qu'il doit, comme disait Alberti, reproduire la réalité caméra» - le seul regard qui exprime un « se regarder
projetée sur une surface réfléchissante, n'a pas d'autre regarder» - et opérer une torsion de son cou par rap-
possibilité de se représenter qu'en regardant dans un port à son buste. La seconde: il ressort du paradoxe
miroir. En d'autres ter.mes: qu'en se regardant. Nous évoqué au point (c) que le peintre ne saurait se repré-
pounions dire, en recourant au vocabulaire du cinéma, senter autrement que comme un artiste en train d'exé-
que l'autoportrait est théoriquement caractérisé par la cuter son œuvre, puisque l'affir.mation et la négation de
présence d'un {{ regard-à-la-caméra », d'un regard qui la réflexivité du tableau l'obligent à affir.mer et à nier à
coincide exactement avec le point de vue du tableau'" la fois sa propre présence dans l'acte de production. La
Mais comme le point de vue est supposé coincider à son contradiction est intéressante: tous les autoportraits qui
• tour avec le regard du spectateur (qui coincide de son ne montrent pas le peintre en train de se peindre appa-
côté avec le regard de l'auteur), il en résulte que le por- raissent automatiquement comme des « autoportraits »
traituré regarde celui qui le regarde en train de le regar- exécutés par quelqu'un d'autre, et donc comme des por-
der. Au fond, chaque regard-à-Ia-caméra dit: «je te traits qui documentent la volonté d'un autre peintre de
regarde me regarder.»" Dans le cas de l'autoportrait, rendre hommage à l'artiste.
nous avons donc une coincidence entre un {{ je te Évidemment, l'hypothèse que nous venons
regarde en train de me regarder » et un «je me regarde d'avancer peut être aisément démentie par l'expérience
en train de me regarder». Il s'agit, on le voit, d'une (les scientifiques appellent cette procédure « falsifica-
ambiguité schizophrénique qui engendre une perver- tion »). D'abord, il existe de nombreux autoportraits qui
sion de l'échange communicatif'8. ne regardent pas le spectateur. Ensuite, il en existe
Il nous faut revenir, si l'on veut mieux éclairer le beaucoup qui le regardent sans tourner la tête. Il en
concept, sur la façon dont la Renaissance comprend la existe de nombreux autres qui se présentent avec la tor-
surface d'un tableau. À l'époque, la toile, le panneau de sion du cou, mais sans l'inversion de la droite et de la
bois ou le mur de la fresque sont considérés comme un gauche. Et de nombreux, encore, dans lesquels l'artiste
miroir sur lequel est réfléchie l'image de la réalité. Et le n'est pas du tout en train de travailler à son propre auto-
peintre ne fait que ({ mimer» cette surface réfléchis- portrait. Enfin, on trouve des portraits qui conjuguent
sante. L'image de l'autoportrait n'est pas une simple les trois ingrédients (regard à la caméra, torsion du cou,
réflexion du réel, mais bien la réflexion d'une image inversion de la droite et de la gauche) mais ne sont pas
réfléchie"'. Si nous appelons R le réel, M le miroir et T pour autant des autoportraits. Cela posé, notre hypo-
le tableau, il s'ensuit que le parcours qui conduit à thèse conserve une certaine cohérence: elle est même,
l'image peinte devrait être: R - M - T. Le peintre, s'il logiquement, la seule manière possible d'appréhender le
veut être fidèle à la règle générale de la production, doit rapport entre l'auteur et son œuvre. Et les cas que nous
donc se représenter de façon à ce que: (a) il puisse se venons de citer ne sont rien d'autre, au fond, que des
regarder dans un miroir M en prenant la pose R; (b) le façons de jouer sur ce rapport.
miroir M, qui le reflète, soit plaCé dans une position Examinons le premier cas, celui de l'autoportrait
telle que T puisse à son tour le réfléchir et pour cela, il qui ne regarde pas « la caméra» (ou le spectateur).
faut que M ne soit pas parallèle à T mais qu'il occupe un C'est comme si, dans le discours, le sujet qui parle n'uti-
angle au moins légèrement différent; (c) le tableau T lisait pas la première personne (<< je »), mais la troisième
s'affir.me comme un miroir qui réfléchit un miroir mais (<< il »). L'auteur prend ses distances avec lui-même et
s'en défend à la fois, sinon le second miroir devrait pré- se représente comme dans un portrait historique. La
senter deux reflets superposés, celui du miroir M et littérature offre des exemples comparables. Nous n'en
162
•
comme le protagoniste se mire dans un miroir, on posent: le temps de l'image et le temps de l'art. Cette Marcia la Romaine.
1438
devrait retrouver le miroir dans ses pupilles. Au lieu de idée est confinnée par l'existence de nombreux portraits
Enluminure. dans Boccace.
cela, on y voit la pièce qui le contient. Si l'image doit de peintres occupés à exécuter leur autoportrait. Le plus Les Femmes nobles
être comprise comme un portrait (le tableau serait ancien témoignage de ce genre est une miniature fran- et renommées
donc son miroir), alors les yeux révèlent l'invisible, ce çaise du XY' siècle représentant une artiste, Marcia la (De mulieribus claris)
qu'il y a derrière le tableau. Si l'image, au contraire, Romaine, en train de peindre son propre autoportrait, Paris. Bibliothèque nationale
de France, Ms. Fr. 598
est comprise comme un autoportrait (le tableau serait où le jeu de l'ambiguïté est parfaïtement montré. La
fol. 100v
donc le miroir d'un miroir), alors les yeux révèlent sur femme se regarde dans un miroir et peint sur un pan-
le tableau ce que le tableau nie, c'est-à-dire ce qu'il y a neau l'image qu'elle voit. l.:image n'est pas inversée: le
devant le tableau. Et ainsi de suite, au d'une combi- panneau n'est donc pas un miroir qui refléteraït un
natoire absolument vertigineuse. miroir. Mais elle n'est pas complète: elle montre la
Troisième cas, celui où l'inversion de la droite et coexistence des deux temps, la ponctualité du reflet et
de la gauche est marquée. !ci, la double spécularité est la durativité de la peinture. Toutefois, le panneau sur
niée et ce que l'on voit dans le miroir, c'est un reflet lequel peint Marcia pourrait aussi bien être un miroir:
direct. Mais comme il existe des indicateurs de la la façon dont il est disposé, incliné sur le meuble, rap-.
réflexion, on en déduit que la stratégie consiste à signi- pelle une glace de table de toilette. La nature de l'objet
fier l'instantanéité du portrait par rapport à sa production est donc peu définie et c'est précisément cette incerti-
en tant qu'image, et la durée du temps de la peinture. tude qui est ici montrée·'.
163
Quatrième cas: le portrait qui regarde le specta-
teur, tourne la tète, inverse la droite et la gauche, mais
qui n'est pas un autoportrait. Là, les choses sont plus
compliquées. On peut expliquer de diverses manières le
détournement de l'échange communicatif. Par exemple,
on peut faire appel aux catégories du «je narrant» et
du «je narré », telles qu'elles ont été développées par
Gérard Genette" (le ({ je narrant», dans un récit, est
tout simplement l'auteur qui parle; le «je narré » est un
personnnage inventé, qui raconte l'histoire à la pre-
mière personne). On peut également sugérer l'idée que
le genre-portrait est toujours un texte qui raconte expli-
citement une histoire, mais qui, au même temps, parle
aussi d'un autre texte, c'est-à-dire renvoie à quelque
théorie plus abstraite. En ce qui concerne notre portrait
en fonne d'autoportrait, c'est la nature de la pose de la
personne représentée qui peut nous permettre de le
définir ainsi. Elle est, en effet, une simulation de la pose
propre à l'autoportrait.
Mais s'agit-il vraiment d'une simulation? La
pose ne serait-elle pas elle-même interprétable comme
un texte qui cite la structure de l'autoportrait (du
reste, le personnage représenté est théoriquement
posté devant un miroir). Il y a là quelqu'un qui assume
l'activité communicative (il regarde le spectateur: et
donc c'est comme s'il disait ({ je ») ; il Y a là aussi des
indicateurs qui renvoient à la situation et aux circons-
tances relatives à la production du texte (<< je suis ici »,
«je vous parle maintenant»). La structure typique de
l'autoportrait est dans le même temps le «scénario»
d'un autre texte - le portrait - dont il fournit le mode
d'emploi. Cette dualité est une condition assez fré-
quente (on peut même se demander si elle ne serait
pas, au fond, une règle) des textes visuels. Alors que le
scénario, dans un texte écrit, est simplement fondé sur
des implications du texte lui-même, dans une image il
153
est, en général, effectivement produit, et il a toutes les
Jan Van Eyck
L'Homme au turban, caractéristiques pour être pleinement qualifié de
vers 1433 texte6] L'ambiguïté de ce modèle est confirmEfe par la
Huile sur bois, 33,1 x 25,9 cm tradition de l'histoire de l'art. Il arrive souvent qu'en
Londres, National Gallery
l'absence de documents sur le nom du sujet repré-
senté, la critique émette l'hypothèse qu'il pourrait
s'agir d'un autoportrait. Le cas le plus connu est sans
doute l'Homme au turban de 1433, deJan Van Eyck, Ill.15l
souvent considéré, y compris par Erwin Panofsky6",
comme une effigie de l'artiste.
164
154
Honoré Daumier
SCènes d'ateliers: Un França;s
peint par lui-même, 1848
lithographie. 23,5 x 19,7 cm
san Francisco, Fine Arts
Museums, Bruno and
sadie Adriani Collection
CbuMul M.dd.Beunc
165
Le regard du personnage dans le miroir a pour dériver de l'étude préparatoire placée sur le rebord
point de mire le tableau, et celui du personnage peint a gauche de la toile. Tout porte à croire que l'artiste est en
pour point de mire le peintre que nous voyons de dos. train d'observer attentivement un détail de son image
La subtilité est admirable: un premier faisceau de dans le miroir, à seule fin de l'ajouter ou de le corriger
regards part de l'artiste qui se regarde dans le miroir et sur la version qu'il a déjà réalisée. Il semble aussi que
se reproduit ensuite sur la toUe. Le miroir, de son côté, l'autoportrait soit le fruit d'une longue recherche: en
"155 jauge la toile, et la toile jauge l'artiste. Nous sommes en témoigne la présence de quelques autoportraits de
Norman Rockvvell présence de deux interrogations symétriques, celles-là peintres célèbres, sur le pan droit de la toile (Dürer,
Triple Autoportrait, 1960 même que le sens commun formule à propos de n'im- Rembrandt, Picasso, Van Gogh), et de l'album illustré
Huile sur toile, porte quel portrait: le portrait ressemble-t-il au portrai- posé devant le miroir, album dans lequel on ne dis-
114,2 x 88.8 cm
Stockbridge, Massachusetts,
turé? Le portraituré ressemble-t-il au portrait? D'autres tingue rien de précis mais dont on peut penser qu'il
Norman Rockwell Museum petits détails viennent compléter le jeu conceptuel de s'agit d'un livre d'art. On aura noté que la figure peinte
Gump. L'image réfléchie, par exemple, apparaît tout à
fait terminée: elle reproduit, entre autres traits, la veste -
n'est pas achevée (comme chez Gump) et qu'elle recèle
déjà certaines incohérences: on pense à la position de la
et le col blanc de l'homme de dos. Le portrait, lui, n'est pipe, entre les lèvres de l'auteur, mais aussi au fait que
pas achevé: ces deux détails, en effet, sont à peine ébau- la chemise et la palette ne sont pas du tout représentées.
chés. Par ailleurs, la contradiction temporelle est évi- Autre modèle possible: celui qui consiste à
dente: ni la toUe ni le miroir ne restituent le pinceau et confondre l'image représentée et le miroir, comme si
la palette, ce qu'ils devraient faire s'il y avait simultanéité l'œuvre était le portrait d'un miroir réfléchissant et non
entre la réflexion et la reproduction. Dans le miroir, on la copie de celui-ci. Deux très beaux exemples du
trouve donc l'artiste en train de poser avant l'exécution XVIll' siècle peuvent illustrer ce schéma. Le premier est
de son œuvre; dans la toile, la reproduction mnémo- un autoportrait de Jean-Baptiste Siméon Chardin, pro-
nique de cette figure, et dans le tableau complet, le cycle bablement exécuté peu avant sa mort, qui fait série avec
de production de l'autoportrait. deux autoportraits réalisés quelques années plus tôt
Ce tableau, plus que son auteur, est resté célèbre selon la même technique et dont il existe - cela vaut
dans les annales de la critique d'art, d'autant plus qu'il aussi pour les autres autoportraits - deux autres ver-
était exposé aux Offices, à l'intérieur de l'illustre galerie sions. Partout, l'artiste est en tenue de travail et porte
des autoportraits du Corridoio Vasariano. C'est pour- des bésicles. Dans la première version, il se présente de
quoi nous le retrouvons implicitement cité dans deux trois quarts, le regard tourné vers le spectateur, et rien
autres œuvres au moins. La première, signée Honoré ne nous dit qu'il est en train d'observer un miroir. Dans
Daumier, n'est pas un autoportrait de l'artiste mais une la deuxième version, il est coiffé d'un « abat-jour » Ill. 343
caricature qui fait partie d'une série de gravures de 1848, - une visière - et regarde droit devant lui mais rien
Ill. 154 intitulée Scènes d'ateliers: la scène nO 2 - Un Français n'indique, là non plus, qu'il porte son attention vers une
peint par lui-même - nous montre un peintre aux prises surface réfléchissante. Troisième version: le peintre, qui Ill. 156
avec son reflet dans le miroir, mais il n'y a pas une. a introduit un chevalet, tient dans la main, à la verticale,
exacte correspondance entre les deux images (celle du un pastel rouge comme s'il était en train de prendre les
miroir, celle de la toile) et la figure qui nous tourne le mesures de quelque chose pour en reporter les propor-
dos. La seconde œuvre est plus récente: il s'agit d'un tions sur sa toile. C'est là que l'idée du miroir apparaît
Ill. 155 tableau que l'artiste américain Norman Rockwell a exé- le plus clairement. Trente ans plus tôt,Joshua Reynolds Ill. 151
cuté en 1960. Les similitudes avec Gump sont très avait peint un autoportrait (vers 1747-1749) qui se
nombreuses: l'artiste, de dos, regarde dans le miroir distinguait par la pose, inhabituelle et ingénieuse, de
tout en peignant. Mais l'image réfléchie - alors qu'elle l'artiste: la palette en main, celui-ci regarde en effet
correspond bien à la figure représentée de dos, tant par dans la direction du spectateur et met sa main en
la pose que par les traits distinctifs (elle porte des visière pour abriter ses yeux de la lumière. On pourrait
lunettes) - n'est pas exactement l'image peinte: celle-là légitimement penser qu'il est en train de composer un
ne porte pas de lunettes. Le portrait semble plutôt paysage en plein air et que la lumière est celle du
167
..
.'
156
Jean-Baptiste
Siméon Chardin 157 ..
168 l;C v
<IIi 158
Rembrandt
Autoportrait, 1633
Huile sur toile, 60 x 47 cm
Paris, musée du Louvre
Charles Le Brun
Portrait présumé
de l'artiste présentant celui
d'un militaire. vers 1650
Huile sur toile, 104 x 85 cm
Versailles, musée du Chateau
170 E T SO D L
soleil... Si ce n'est que le regard, ici, n'est pas perdu
dans le lointain mais rapproché et que la lumière, qui
vient d'une fenêtre, est en fait concentrée et réfléchie
par un miroir. Ce type d'autoportrait connut un grand
succès auprès des artistes: nous le retrouverons par
exemple en 1889, précisément cité dans un autoportrait
de Thérèse Schwartze.
Il existe une autre façon de faire allusion à un
miroir. Très en vogue dans l'art baroque, cette solution
suggère l'idée que l'autoportrait serait en vérité le por-
trait d'un reflet. Trois exemples du XVIII' siècle peuvent
illustrer ce nouveau schéma. Le premier est de la main
Ill. 158 de Rembrandt. Il s'agit d'un autoportrait ovale de 1633,
inséré dans un cadre doré. Même si ce dernier n'est
peut-être pas original, il contribue à souligner l'effet de
mimétisme: le cadre ressemble à celui d'un miroir. Du
point de vue matériel, le phénomène s'expliquerait
assez bien: c'est justement au XVII' siècle que l'on voit
s'accroître la production de miroirs et que l'on invente
la grande glace, qui est habituellement ovale et enca-
drée. Curieuse coïncidence: les nouveaux miroirs font
penser à des tableaux, mais ce portrait-ci fait penser à
un miroir. Le cas de Charles Le Brun et de son Portrait
Ill.159 présumé de l'artiste présentant celui d'un militaire, exécuté
au milieu du siècle, est encore plus évident: là aussi, la
forme du cadre vient accentuer la ressemblance avec le
miroir, d'autant qu'il est doublé par la présence d'un
second cadre, octogonal. Le Brun regarde dans la direc-
tion du spectateur et lui montre son œuvre, mais le
geste est ambigu, parce qu'il est aussi en train de se
regarder lui-même, les mains occupées à tenir le
tableau. La figure est donc le portrait d'une image spé-
culaire. La solution imaginée par ]usepe de Ribera dans
son Philosophe au miroir (1635) ne manque pas non
plus d'ingéniosité. J.:artiste en philosophe se présente de
trois quarts, de dos, mais son visage est reconnaissable:
il apparaît dans l'image spéculaire, le fameux speculum
qui est, entre autres, la métaphore de la sagesse. 161
173
<4162
Lucian Freud
Tête d'homme
(self portrait 1), 1963
Huile sur toile, 53,3 x 50,8 cm
Manchester, the Whitworth
Art Gallery
Et pourtant, il s'agit bien d'un miroir. On n'en prend s'est le plus aventuré dans l'analyse du reflet est sans
conscience qu'au moment où l'on note que le candé- doute Lucian Freud. À partir des années 1960, il a
labre, sur la droite, est réfléchi et que l'objet sur la entrepris une série d'autoreprésentations qui portent
gauche montre non pas son endroit mais son revers toutes le titre de Refleetion (self portrait) et dont la pre-
Ill. 161 dans le reflet. Le même jeu sous-tend l'Autoportrait dans mière, peut-être, date de 1963. La dénomination est 163"
la glace du cabinet de toilette de Pierre Bonnard, achevé significative: elle atteste bien l'intention de l'artiste de Lucian Freud
Reflet avec deux enfants,
en 1935, mais préparé quelques années plus tôt par un représenter un reflet avant de se représenter lui-même.
1965
Autoportrait au miroir, dans lequel la surface réfléchis- La technique obéit au même principe: partant du Huile sur toile, 91,5 x 91,5 cm
sante, apposée sur un mur en brique, révèle l'intérieur constat que les figures sont toujours légèrement défor- Madrid, Museo
de l'atelier. De tous les artistes contemporains, celui qui mées dans un miroir, l'auteur cherche à reproduire cette Thyssen-Bornemisza
174
III 163 idée-là. Le spectaculaire Rejlet avec deux enfants de 1965 avait un aspect si gracieux qu'il ressemblait plus à un
va dans le même sens. Là, l'image est celle qui résulte ange qu'à un homme. Son portrait sur cette demi-sphère
de la surface d'une pièce d'eau vue d'en hau!. La distor- avait une allure divine; ce fut une réussite si heureuse
sion est plus prononcée et Lucian Freud réussit à la tra- que la peinture égalait la réalité. Tout y était: le brillant
duire avec beaucoup de justesse. On notera que le du verre, chaque reflet, les ombres et les lumières, d'une
thème du personnage se mirant dans une flaque d'eau est vérité telle qu'on ne pouvait espérer mieux d'un talent
le même que le fameux mythe de Narcisse, qui est tenu, humain. »6> Les amateurs d'art se sont disputé l'oeuvre
depuis Pline, pour le mythe d'origine de la peinture. tout au long du XVI' siècle: aprés avoir été la propriété
de l'Arétin, d'un graveur sur cristal, d'un sculpteur et de
quelques aristocrates, elle finit par entrer dans les col-
VIRTUOSITÉS ET JEUX DE MIROIR lections de l'empereur Rodolphe de Habsbourg. C'est
probablement pour cette raison, aussi, que l'Autoportrait
Il existe également des autoportraits dans lesquels ce du Parmesan est universellement considéré comme un
qui importe avant tout, aux yeux de l'artiste, c'est le jeu, heureux représentant des tendances maniéristes euro-
virtuose, de la représentation picturale du miroir lui- péennes. Il est vrai que son fondement théorique consti-
même. Il ne faut pas oublier qu'il est trés difficile de res- tue, déjà, une parfaite illustration du nouveau goût:
tituer l'image d'une surface réfléchissante. Cette surface l'oeuvre explore et repousse les limites techniques et
en effet n'a pas d'image propre: sa nature même est de théoriques de la perspective (fondée, à la Renaissance,
porter les images extérieures et de capturer la lumière sur le concept de la réflexion). Elle se présente donc non
comme si celle-ci était interne, alors que la source en est seulement comme une expression virtuose mais aussi
tout à fait extérieure. Le miroir sphérique, lui, représente comme un exercice aux frontières du jeu perspectif.
un défi supplémentaire, parce que sa forme déforme Quatre siècles plus tard, un artiste néerlandais,
l'image selon un système projectif assez complexe. Maurits Cornelis Escher, graveur de profession mais
Nous avons vu que la peinture flamande du xv' siècle passionné de géométrie et de topologie, se lance à son
constitue un véritable « vivier d'images spéculaires tour dans la quête des limites de la perspective et des
concaves et convexes. Cependant, l'artiste qui en offre paradoxes de l'optique. On lui doit trois autoportraits
la meilleure interprétation est un Italien du XVI' siècle: cachés à l'intérieur de sphères réfléchissantes, et deux
il s'agit de Francesco Mazzola, dit le Parmesan. Dans autres autoportraits qui analysent le rapport entre l'oeil
Illl64 son Autoportrait de 1523, il fait preuve d'une extraordi- qui regarde dans un miroir et l'oeil qui reflète la réalité.
naire virtuosité technique en simulant à l'huile, sur la La lithographie la plus ancienne (1934) est une nature
surface d'un petit panneau circulaire, la courbure d'un morte composée de cahiers, d'un oiseau et d'une sphère
miroir convexe, obtenant ainsi un autoportrait en forme en verre qui reflète Escher en train de travailler dans
de trompe-l'oeil. L'oeuvre, que l'artiste conçut comme son atelier. L'élément le plus intéressant est la perspec-
un échantillon de son art pour le pape Clément VII, lui tive symétrique, entre les cahiers sur lesquels reposent
valut d'être introduit à la cour pontificale et fit aussitôt la sphère et l'intérieur de la sphère elle-même. En 1935,
l'admiration de ses contemporains. Giorgio Vasari l'a il réalise une lithographie qui s'inspire résolument du III 165
décrite avec enthousiasme: « Pour enquêter sur les sub- Parmesan: ici, une main porte une sphère en verre
tilités de la peinture, il commença son autoportrait à réfléchissant, à l'intérieur de laquelle on reconnaît l'ate-
l'aide d'un miroir convexe de barbier [... ). Il fit faire au lier de l'artiste et l'artiste lui-même, qui tend le bras vers
tour une boule en bois qu'il divisa pour obtenir une la sphère au point de la toucher. Nous sommes là 164
demi-sphère de la même taille que le miroir, sur devant un morceau d'une extraordinaire virtuosité, un Francesco Mazzola,
laquelle, avec un grand talent, il se représenta avec tout jeu perspectif que nous pouvons qualifier à bon droit de dit le Parmesan
ce qu'il voyait dans le miroir, d'une manière si naturelle « néomaniériste ». L'exercice a été répété par la suite, en Autoportrait, vers 1523
Huile sur bois.
qu'on a peine à le croire [... ). Il fit au premier plan sa 1948, avec les Trois Sphères: l'une d'elles est opaque, diamètre: 24,4 cm
main, un peu agrandie comme la montrait le miroir, si l'autre reflète l'atelier sans l'artiste, la troisième, au Vienne,
belle qu'elle semble vraie. Francesco était très beau et centre, nous le montre en plein travail. Kunsthistorisches Museum
176
'C165
Maurits Cornelis
Escher
Nature morte
dans une sphère, 1935
lithographie, 28,6 x 32,6 cm
Baam, Escher Museum
Giovan Girolamo
Savoldo
Autoportrait dit autrefois
Portrait de Gaston de Foix,
sans date
Huile sur toile, 91 x 123 cm
Paris, musée du Louvre
Revenons au maniérisme italien pour évoquer le quant l'un de ces deux miroirs, ce qui engendre une
cas d'un autre peintre, Giovan Girolamo Savoldo. Cet seconde figure, savante, symétrique au personnage,
artiste, qui est natif de Brescia mais doit beaucoup aux une figure difficile à restituer en raison de l'extension
écoles de Rome et de Vénétie, s'est lancé dans une du bras gauche vers la surface réfléchissante mais aussi
exploration assez comparable à celle du Parmesan avec, vers son reflet. Au dos de la figure, un autre miroir
III 166 cette fois, des miroirs plans. Son Autoportrait, dont la vient compléter notre vision circulaire du protagoniste.
datation est incertaine, passait autrefois pour un portrait Au fond du premier miroir, on distingue un cartouche
du chevalier Gaston de Foix. Savoldo a admirablement avec une inscription lisible. Ce qui n'est pas logique:
mis en scène, à l'intérieur du tableau, un jeu autour de on ne devrait pouvoir la déchiffrer qU'à l'envers. Sauf
deux miroirs. L'artiste nous regarde tout en nous indi- si l'on garde présent à l'esprit que le tableau est la
178
« représentation» d'une image spéculaire, comme le pas du tout indifférent aux questions théoriques que
disait Vasari au sujet du Parmesan. Un troisième miroir soulève la relation ambiguë et contradictoire entre l'auto-
devrait donc se trouver devant Savoldo. Mais sa pré- portrait et le miroir. Ce qui, au fond, n'a rien de surpre-
sence augmenterait encore la contradiction: en ce cas, nant: il est dans les habitudes des artistes du xx' siècle
en effet, le miroir du fond devrait refléter celui qui lui de revenir sur les points critiques des langages précé-
fait face, etc. On le constate volontiers en tout cas: les dents, en particulier SUT ceux qui ont trait au concept de
artistes sont parfaitement capables de jouer avec les représentation M Le phénomène s'est mëme accentué
illusions de la représentation. lorsque la photographie a fait son entrée dans les œuvres
Le cas d'Escher, certainement influencé par le d'art. On retiendra que, d'un point de vue théorique,
Parmesan, nous a démontré que l'art contemporain n'est l'appareil photo résout une contradiction. Comme
179
'4'67
Henri
de Toulouse-Lautrec
Henri de Toulouse-Lautrec
par lui-même, vers 1890
Photomontage
Paris. Bibliothèque nationale
de France
168 ..
Salvador Dali
Dali de dos peignant Gala de
dos, éternisée par six cornées
virtuelles provisoirement
réfléchies par six vrais miroirs,
1973
Huile sur toile. 60,5 x 60,5 cm
Figueras. Fundacià
Gala e Salvador Dalf
l'autoporrrait au miroir impose une succession de deux lui-même comme un double. Man Ray, lui aussi, s'est
phases distinctes (l'acte de se refléter et de se regarder, mesuré au jeu des contradictions: il a pris une photo
puis l'acte de reproduire l'image), il existe toujours, d'une de ses photos en y insérant sa propre main avec
entre ces deux moments, un petit écart temporel; or son index pointé (le bon vieil « admoniteur » ou com-
l'appareil, lui, peut supprimer ce décalage grâce au mentateur d'Alberti, évoqué au cours du chapitre 11).
mécanisme du déclencheur automatique: il est possible C'est à une vertigineuse mise en abîme que se livre Sal-
en effet de le préparer de manière à fixer la pose avec vador Dali dans Dali de dos peignant Gala de dos éternisée III 168
quelques secondes de retardement. Une fois qu'il a étu- par six cornées virtuelles provisoirement ·réfléchies par six
dié le cadrage, la lumière et l'exposition, comme s'il était vrais miroirs (1973) : l'artiste a transposé sur toile un
in situ, le sujet n'a plus qU'à courir de l'aurre côté pour se montage photo qui réunit à la fois sa femme devant le
placer réellement dans le décor. Bien sûr, ce processus miroir et lui-même peignant son image réfléchie. Dès les
peut êrre mis en crise par l'artiste, qui a tout loisir d'en débuts de la photographie, les artistes ont inventé de rrès
souligner l'artifice ou d'introduire de nouvelles contra- beaux jeux sur la spécularité comme Clementina H.awar-
dictions. Ce qu'a fait Toulouse-Lautrec, en ce sens, est den à la fin du X1X' siècle. En somme, le jeu sur le temps
remarquable: en associant deux poses dans le même de l'autoportrait finit par être un moyen de produire des
ILL. 167 photomontage, il se montre en train de se représenter images qui parlent du langage même de l'autoportrait.
180
CHAPITRE 6
Ad ventura/Aventure
L'AUTOPORTRAIT COMME SIGNE DE LA GLOIRE
<4169
Joshua Reynolds
Autoportrait, vers 1780
Huile sur bois,
129,5x 105,1 cm
Londres, Royal Academy
of Arts
L'ARTISTE «DIVIN» lorsque les peintres experts en leur art voient qu'on
admire leurs œuvres, ils comprennent qu'ils sont
Il nous faut revenir un instant sur la définition nouvelle presque semblables à un dieu. »67 Sa conception lie la
de l'artiste, telle qu'elle est postulée, au xv< siècle, prin- notion platonicienne de furor à celle, médiévale, du deus
cipalement à partir du milieu florentin. ous avons déjà artifex - le dieu architecte de l'univers - et les transfère
fait allusion, à plusieurs reprises, à l'un de ses éléments toutes deux dans le nouveau personnage créateur de
clés: la dimension intellectuelle qu'elle revêt au sein de beauté. S'impose dès lors un autre défi face au monde,
la société humaniste. La transformation du peintre arti- celui de la reconnaissance d'un statut comparable, une
san, ouvrier des arts mécaniques, en membre des arts reconnaissance qui passe par la conquête de la notoriété
libéraux s'opère en incorporant l'artiste dans la catégo- et des honneurs. Alberti l'affirme: «Vous qui cherchez
rie des poètes « inspirés» par le souille des dieux, Leon à vous distinguer par la peinture, visez avant toute
Battista Alberti est très clair sur ce point. Il attribue à chose le renom et la réputation que vous voyez atteints
l'art une qualité «divine ", une conception qui sera par les Anciens.•• 68 La gloire, en somme, est l'objectif
longtemps reprise par la critique d'art. Alberti le précise déclaré de tout artiste qui s'engage dans cette difficile
d'emblée: «La peinture a en elle une force toute profession: « Ainsi cette pratique procure-t-elle du
divine." Et de souligner: « Elle a donc ce mérite que plaisir pendant que tu l'exerces, des éloges, des
183
170 Il va de soi que le combat pour l'affirmation de
Gentile Bellini l'artiste ne présente pas seulement des aspects philo-
Autoportrait, 1480
sophiques: il se livre aussi sur le plan des comporte-
Dessin, 23 x 19,4 cm
Berlin. Staatliche Museen,
ments pratiques et induit, dans la vie quotidienne, des
Kupferstichkabinett événements qui, parfois, n'ont rien de noble. La littéra-
ture consacrée au sujet regorge d'anecdotes sur les
jalousies courtisanes, les prébendes sollicitées auprès
des puissants, les disputes entre concurrents. La que-
relle entre Benvenuto Cellini et Baccio Bandinelli - qui
rivalisaient à Florence au temps de Côme de Médicis
pour conquérir un rôle de premier plan auprès du
grand-duc - est bien connue, de même que celle qui
opposait Michel-Ange à Bartolomeo Ammannati dans la
même ville et pour les mêmes motifs. On connaît les
184
garantie contre la pauvreté et les ressources qui l'aide-
ront au mieux à parfaire son art.,,71 La figure du gentil-
homme qui s'est ainsi instaurée recevra, quelques
décennies plus tard, d'autres instructions, bien plus
codifiées, à l'usage de la vie de cour. Au milieu du
XVI' siècle, par exemple, Paolo Pino traduira en ces
termes l'idéal du premier humanisme: « [il ne convient
pas que le peintre] fréquente des personnes vulgaires,
ignorantes ou impétueuses; [il faut] qu'il converse avec
ceux dont on peut apprendre et tirer profit et honneurs.
Qu'il s'habille honorablement, qu'il ne soit jamais sans
un serviteur, et qu'il use de toutes les commodités pos-
sibles qui sont faites pour l'homme.""
Les autoportraits de la Renaissance s'emploient
souvent à nous montrer « l'homme de l'art" vêtu de
manière convenable, la barbe et le cheveu soignés, ou le
visage parfaitement rasé et, bien sûr, le port noble et
austère. Cet usage se répand non seulement en Toscane
mais aussi à travers toute l'Europe. On peut citer à ce
sujet deux exemples bien connus: l'Autoportrait dessiné
ILL 170 par Gentile Bellini (1480), dont le visage est immobile
et le regard posé vers le lointain - l'horizon étant par
définition le lieu de l'imaginaire et de l'inspiration -, et
ILL 132 celui de Lucas Cranach (1550), où l'artiste, déjà âgé et
confirmé, se présente dans toute sa dignité.
Le gentilhomme de cour a quelque chose en
plus: il suit fidèlement la mode, désormais, si l'on en
juge par les chemises au col parfaitement empesé de
III 171 Federico Barocci, dans un portrait de 1600, et d'Anni-
bale Carrache - qui n'est pas réputé pour avoir eu un
III 172 caractère facile - dans l'Autoportrait de 1594.
Les cours dans lesquelles s'affirme le modèle du
gentilhomme sont celles des grandes capitales euro-
péennes, celles de Paris et de Londres en particulier.
C'est dans cette dernière que s'impose d'ailleurs, d'une
manière quasi proverbiale, la figure du gentleman, véri-
171
table institution de la société britannique qui l'a reprise
Federico Barocci
de l'Europe méridionale. Deux artistes, qui n'étaient pas Autoportrait, 1600
anglais, représentent le prototype alors en vogue dans Huile sur bois. 42 x 33.1 cm
III 292 me: Pieter Paul Rubens, dont les chroniques se plaisent Florence, galerie des Offices
à évoquer l'amabilité, la capacité qu'il avait à s'entretenir
en diverses langues avec ses interlocuteurs, l'élégance
vestimentaire et la délicatesse des attitudes; et Antoon
ILL 143 Van Dyck, autre Flamand aux nombreuses fréquenta-
tions mondaines, issues généralement de familles très
aisées. Trois peintres britanniques suivront les traces de
185
-lII172 .- 173 leurs élégants prédécesseurs. Joshua Reynolds arbore 174
Annibale Carrache Thomas Gainsborough une impeccable tenue de promenade, tandis qu'un William Turner
Autoportrait, 1594 Autoportrait, vers 1787 buste de Buonarroti, disposé sur la droite du tableau Autoportrait, vers 1799
Huile sur toile. 60 x 48 cm Huile sur toile, 77,3 x 64,5 cm Huile sur toile. 74,8 x 58,4 cm
(vers 1780), dénote un prétendu héritage culturel
Milan, Pinacoteca di Brera Londres. Royal Academy of Arts Londres. Tate Gallery
michelangélesque. Thomas Gainsborough se présente,
quant à lui, en habit de soirée dans l'autoportrait qu'il ILL. 173
offrit à son ami Abel (vers 1787) et dont il souhaitait
que l'on s'inspirât pour les gravures qui pourraient être
réalisées après sa mort (il était prévoyant: il mourut
l'année suivante). William Turner, enfin, apparaît dans
l'Autoportrait de 1799 en jeune homme élégant et raffiné ILL. 1)4
187
Au siècle suivant, c'est Paris, cette fois, qui est, à
n'en pas douter, la capitale de l'homme du monde. On
le constate aisément à travers deux figures qui consti-
tuent les parangons de la haute bourgeoisie du
XIX' siècle. la première est celle d'Eugène Delacroix: il
111175 suffit d'observer dans son Autoportrait de 1839 la pose
assurée du personnage pour comprendre qu'il est de
bonne famille - son père fut ministre et ambassadeur-
et qu'il connaît la bonne société française de l'époque.
On peut en dire autant de la seconde figure, Edgar
Degas, fils de banquier, qui pratiquait le beau monde de
Paris et ses divertissements (les hippodromes, les
théâtres, les cafés-concerts... ). Ce n'est pas un hasard si
sa fréquentation des Impressionnistes l'a conduit à en
acqUérir la technique et le style, mais pas l'expression
créatrice ni le mode de vie «bohème », comme en
111136 témoigne son Autoportrait de 1855. Un autoportrait
encore traditionnel au demeurant... mais il est vrai qu'il
faudra encore attendre quelques années avant que
n'éclosent les nouvelles tendances esthétiques.
L'ARISTOCRATE
189
Antoine Coypel porte le manteau de soie, la chemise ILL Ili
brodée ainsi qu'une somptueuse perruque, et pose avec
le livre contenant les gravures destinées à la réalisation
des médailles du Roi-Soleil, pour lesquelles il avait
fourni les dessins. Charles Le Brun, habillé d'une ILl.1l5
manière analogue, se montre (1683-1684) dans une
attitude solennelle comme il sied à un personnage que
protègent les plus hautes instances de l'État - il fut le
favori de Richelieu puis du ministre Colbert - et à un
haut fonctionnaire qui a fondé puis dirigé l'Académie,
la plus importante institution officielle en matière
d'arts. On retrouve cette élégance vestimentaire et cette
belle assurance chez Hyacinthe Rigaud, même si la
pose, dans son Autoportrait de 1716, est peut-être ILL 118
moins solennelle, avec ce léger sourire qui affleure sur
ses lèvres. Rigaud fréquentait assidûment les milieux
haut placés puisqu'il fut appelé à peindre un nombre
impressionnant de portraits officiels, y compris celui
du roi en personne. Quittons maintenant Paris pour
Naples où Luca Giordano sut se faire apprécier pour
ses dons techniques et sa rapidité d'exécution. Très
vite, celui que j'on surnommait Luca Fapresto fut
invité par diverses cours européennes à faire la
démonstration de son talent: à Rome, à Florence mais
aussi à Madrid où il vécut près de dix ans. Son Auto- ILl. 139
portrait de 1665 nous le dépeint assez jeune, en train
d'effleurer d'un geste délicat la chaîne qu'il porte
autour du cou. L'un de ses quasi contemporains, Fran-
cesco Solimena, n'avait peut-être pas l'importance
« politique» de Giordano, mais il avait ses entrées dans
les palais du pouvoir à Naples, en qualité de peintre et
d'architecte, et fut lui aussi invité par le roi d'Espagne à
Madrid. Sur son Autoportrait de 1730, il se donne à ILL 177
voir dans une tenue on ne peut plus aristocratique,
occupé à dessiner à l'intérieur de son atelier, devant
l'une des œuvres qui l'ont rendu célèbre. Plus jeune
que les précédents, mais fort bien intégré lui aussi dans
177
l'aristocratie parisienne (ne fut-il pas le portraitiste
Hyacinthe Rigaud
capricieux mais très prisé de Madame de Pompadour ?),
Autoportrait, 1716
Huile sur toile. 80 x 64 cm
Maurice Quentin de La Tour nous offre une image assez
Florence. galerie des Offices différente. Il est vrai que son esprit - ironique, libertin,
amateur de fêtes et de mondanités - appartient pleine-
ment, désormais, au XVIII' siècle. Ce n'est pas un hasard
Francesco Solimena
Autoportrait. 1730
si ses nombreux autres portraits le montrent toujours
Huile sur toile. 38 x 34 cm un peu extravagant ou excentrique. Dans l'Autoportrait ILL 179
Madrid, museo dei Prado de 1751, il pose avec élégance, en habit du soir et avec
190
une perruque « de bal» - ce genre de pose qu'un néo- lequel nous reviendrons bientôt, le représente - ce qui
classique comme le peintre et critique d'art Anton n'a rien de fortuit, là non plus - la main posée sur un
Raphael Mengs jugeait brillante mais « superficielle» et livre et la plume juste à côté. Ce motif fut abondam-
proscrivait formellement de l'art du portrait". ment repris au XVII' siècle par des artistes de moindre
importance qui, manifestement, désiraient eux aussi se
conformer au modèle humaniste. Ainsi, aux Pays-Bas,
'79 L'HOMME DE LETTRES de nombreux peintres de genre se sont-ils représentés
Maurice Quentin avec un livre, en train de prendre des notes, d'écrire des
de La Tour Il est une autre caractéristique fondamentale de l'artiste: lettres ou de travailler sur un carnet de croquis qui res-
Autoportrait 1751
c'est celle d'être un « homme de bonnes lettres », pour semble, subtile équivoque, à un livre. Samuel Van Hoog-
Pastel sur papier,
64.5 x 53.5 cm reprendre les termes d'Alberti qui identifiait sa figure straten nous a laissé avec son Autoportrait à dix-sept ans Ill. 180
Amiens, musêe de Picardie avec celle de l'intellectuel, et surtout de J'écrivain et du (1644) l'image d'un jeune homme studieux, totalement
poète. À la Renaissance, en effet, ces deux disciplines absorbé dans sa lecture. Plus tardif, l'Autoportrait à la
étaient souvent pratiquées de pair. Alberti lui-même fenêtre nous le montre occupé à écrire, cette fois, le
était écrivain, de même que ses contemporains Lorenzo regard perdu dans le lointain, en quête d'inspiration. Cet
Ghiberti, Filippo Brunelleschi et Piero della Francesca. élève de Rembrandt fut d'ailleurs écrivain: il composa
Ce fut également le cas, un peu plus tard, de Léonard de des poèmes ainsi qu'un traité d'optique et de peinture,
Vinci, de Benvenuto Cellini, de Michel-Ange qui se Inleyding tot de Hoge Schoole der Schilderkunst, publié
délectait de poésie mais encore -le principe valant aussi en 1678, qui remporta un énorme succès, égal à celui
en dehors de l'Italie - d'Albrecht Dürer qui connut un de ses collègues hollandais Van Mander et Houbraken.
grand succés comme auteur de traités. Quant à Giorgio On ne sait si Gerrit Dou, autre élève de Rembrandt, s'est
Vasari, peintre à la cour des Médicis, il fut bien plus consacré à des travaux littéraires, mais il a suivi exacte-
Ill. 11) célèbre comme critique d'art. Un Autoportrait, sur ment le même schéma dans une série d'autoportraits
Samuel
Van Hoogstraten
Autoportrait à dix-sept ans,
1644
Huile sur bois, 58 x 74 cm
Rotterdam, Boijmans
van Beuningen Museum
182 ..
Gerrit Dou
Autoportrait, 1655
Huile sur bois. 48 x 37 cm
Amsterdam. Rijksmuseum
.... 181 entre 1655 et 1665, dont trois, au moins, sont impor- William Hogarth, un précurseur de l'intellectuel bour-
Peter Lely tants: celui d'Amsterdam, celui de Boston et celui de geois indépendant comme on en verra au XIX' siècle.
Autoportrait en compagnie New York. Le premier nous donne l'illusion qu'il se C'est à lui que l'on doit un texte fondamental pour
de High May. 1675
tient à la fenêtre, avec un livre ou un cahier ouvert l'histoire de l'esthétique, l'Analysis of Beauty de 1753.
Huile sur toile,
143.5 x 182.5 cm devant lui, mais le rideau tiré sur le côté et l'inscription Dans l'Autoportrait de 1745, il nous donne à croire que
Audley End House, Essex, en trompe-l'œil nous invitent à y voir une allusion à la sa propre image est un portrait ovale posé sur la table
by permission of lord camera obscura. Le deuxième reprend le schéma en où se tient Trump, son chien favori qu'il a peint en
8raybrooke l'enrichissant de quelques détails. Le troisième le met d'autres circonstances. Trois livres servent de support
en scène à l'intérieur de son atelier, occupé à exécuter au tableau. Ils ont respectivement pour auteur Shakes-
un dessin sur un grand bloc relié, mais l'atelier est peare, Swift et Milton - autrement dit, les trois repré-
encombré d'objets « érudits» : statues antiques, instru- sentants majeurs de la littérature britannique. À côté,
ments musicaux, mappemonde, etc. Pieter Van der une palette dépourvue de couleurs, tout juste rehaussée
Faes, peintre germano-néerlandais établi à Londres et d'une ligne courbe et d'une inscription, préfigure ce qui
devenu citoyen anglais en 1662 sous le nom de Peter sera le nœud des théories de Hogarth. Dans son futur
Lely, était un personnage connu pour son érudition. traité en effet, Hogarth fera l'éloge de la ligne ondulée
ILL 181 Nous le voyons dans un autoportrait de 1675 en com- ou serpentine qu'il tient pour un nouvel élément de
pagnie de High May. Tous deux semblent avoir été sai- perfection esthétique H L'inscription l'annonce déjà:
sis au beau milieu d'une conversation autour d'un livre. « the line of beauty and grace ». Précisons que ce motif
Un autre artiste anglais - aux antipodes, cette fois, du de la palette à la ligne courbe deviendra l'insigne de
courtisan - aimait se représenter en homme de lettres : l'artiste: on le retrouvera peint jusque sur son carrosse.
194
-41183
William Hogarth
Autoportrait
avec son chien, 1745
Huile sur toile,
90 x 69,9 cm
Londres, Tate Gallery
Édouard Manet
ÉmiteZola, 1867-1868
Huile sur toile,
146 x 114 cm
Paris, musée d'Orsay
'85 Au XIX' siècle, le problème de la reconnaissance catif à cet égard. Il fut précédé et suivi d'autres tableaux
Henri Fantin-Latour du statut intellectuel de l'artiste ne se pose évidemment qui illustraient eux aussi sa fréquentation des écrivains
Autour du piano. 1885 plus_ Cependant, l'émergence des grands cénacles cultu- et des musiciens, tel Un coin de table, de 1872, Autour ILL 18;
Huile sur toile, 160 x 222 cm
rels, qui se multiplieront à partir de la seconde moitié du piano, de 1885, ou encore L'Atelier de Monet dans la
Paris. musée d'Orsay
du siècle, incite parfois les peintres à rappeler leur rue des Batignolles, de 1878. Sur chacune de ces œuvres
longue familiarité avec les hommes de lettres. Le grand figure le principal écrivain du moment, Émile Zola.
Ill. 252 tableau de Gustave Courbet de 1855, qui représente le Édouard Manet est sans doute l'artiste qui a su expri-
peintre à l'intérieur d'un atelier, constitue en ce sens un mer au mieux son amitié avec Zola. Il a trouvé une belle
véritable manifeste, si l'on considère la présence, parmi façon d'exécuter dans le même temps un autoportrait ILL 184
les très nombreuses figures qui l'animent, d'importants implicite 0867-1868). C'est en effet dans l'atelier de
écrivains de l'époque, comme Charles Baudelaire. L'Ate- l'artiste que Zola pose, occupé à feuilleter un livre illus-
lier de Courbet n'était pas, loin s'en faut, le prototype tré. Or la pièce, microcosme personnel de Manet, est
du portrait de groupe. Pourtant, il s'est imposé comme emplie de détails indiquant sa présence au côté de l'ami.
un nouveau modèle iconographique: les Impression- Il y a des livres, bien sûr, mais aussi des gravures, des
nistes, en particulier, l'om repris à leur compte, de lettres et bien d'autres objets témoins. Ainsi le paravent
diverses manières. Le tableau de 1874, que Henri Fantin- en soie japonaise rappelle-t-il, tout comme l'estampe
Latour a intitulé Hommage à Delacroix, est très signifi- d'Utamaro sur le mur, son intérêt pour l'Extrême-
'98 T
Orient. À droite de l'estampe ont pris place deux repro-
ductions d'œuvres de Manet, la plus célébrée (Olympia)
et la plus critiquée: la gravure des Buveurs de VelàZquez,
exposée au Salon de 1862 et rejetée par la critique.
Tiziano Vecellio,
Nous avons dit précédemment que l'affirmation de dit Titien
Autoportrait, vers 1550
l'artiste n'était pas un simple phénomène « intellec-
Huile sur toile, 96 x 75 cm
tuel » mais aussi un fait social et économique et nous Berlin, Staatliche Museen
avons eu l'occasion, dans le premier paragraphe de ce
chapitre, d'en voir quelques éléments essentiels à tra-
vers le personnage du gentilhomme. Il nous faut souli-
gner que les autoportraits portent également la trace des
honneurs que les peintres, attachés à une cour ou proté-
gés par de riches mécènes, ont effectivement reçus. Il
s'agissait, à l'origine, d'objets précieux que les puissants
offraient à leurs artistes favoris. Par la suite, les distinc-
tions se sont multipliées bien au-delà des titres officiels
qui donnaient droit à une rente ou à une pension. Les
académies qui virent le jour en Italie, au XVIe siècle,
accordaient à leurs membres et à ceux qu'elles admet-
taient en leur sein des patentes de qualité. La première
académie - encore privée - fut créée à Rome par Baccio
Bandinelli en 1531. Bientôt, d'autres institutions plus
officielles furent fondées, reconnues et subventionnées
par l'État. À Florence, Vasari fonda en 1563 l'Accademia
&: Compagnia delle arti del disegno, qu'il dirigea jusqu'à
sa mort. À Rome, on institua en 1577, à l'initiative de
Muziano, l'Accademia di San Luca, qui comptait parmi
ses fondateurs le chevalier d'Arpin. À Bologne, l'Acca-
demia degli Incamminati ouvrit ses portes en 1582 sur
les instances des Carrache. La première académie qui se
soit constituée en dehors de l'Italie fut celle de Haarlem
(577), à l'initiative du peintre et critique hollandais
Karel Van Mander. Au XVII' siècle, le modèle fut repris
dans toute l'Europe, à commencer par Paris, où l'on
inaugura en 1648 l'Académie royale, qui sera réorgani-
sée en 1661 par le ministre Colbert et se doublera, à
Rome, d'une Académie de France. La Royal Academy of
Arts qui s'établit à Londres est bien plus tardive (1748), 187 ..
202
Un autre peintre de grand renom, qui a joué un
rôle important dans la société de son temps, mérite
d'être mentionné. Il s'agit de Jean Auguste Dominique
Ingres. Les dernières années de sa vie, notamment, le
comblèrent d'honneurs: il fut nommé directeur de la
villa Médicis à Rome, grand commandeur de la Légion
d'honneur (1859), président de l'Académie des beaux-
arts et sénateur ( 1862). Trois de ses autoportraits, exé-
nl. 137 cutés vers 1858, en témoignent. Le premier, peint à la
demande du musée des Offices qui le destinait au corri-
dor de Vasari où sont conservés des portraits de grands
maîtres, nous le montre à l'âge de 78 ans, portant sur le
col, à droite, l'insigne de chevalier. Au cours des mois
nl. 191 qui suivirent, Ingres reproduisit cette même composi-
tion en changeant légèrement la couleur de l'habit et en
y insérant, surtout, de nouvelles médailles. Sur le
tableau qu'il offrit à sa seconde femme, Dauphine, et qui
faisait pendant avec un portrait d'elle, il arbore l'étoile
de la Légion d'honneur non sans une certaine ostenta-
tion, même si elle est en partie masquée par le revers de
la veste. Sur la poitrine, on remarque la présence de la
médaille de l'ordre de Saint-Joseph dont le grand-duc
de Toscane le gratifia au nom de l'autoportrait que le
peintre avait envoyé à Florence un an plus tôt. D'aucuns
ont insinué - cela dit pour l'anecdote - que la partie
cachée de l'étoile serait celle qui porte justement les sym-
boles de celui qui la lui avait décernée: Napoléon III.
Un cas de prétérition?
'92
Pour un artiste, en tout cas, la manière la plus glorieuse
Jean Auguste
de se représenter reste celle qui se fonde sur des prin- Dominique Ingres
cipes idéaux. Le succès d'un peintre est légitimé Autoportrait, 1859
- surtout après l'avènement du calvinisme puis de la Huile sur papier marouflê
Contre-Réforme - comme le signe de la grâce divine et sur toile, 64.8 x 52 cm
Cambridge. Fogg Art
trouve sa confirmation dans une illustration de soi en
Museum
« prince» ou en « seigneur» de l'art. Deux grands
artistes se sont mesurés au thème de la peinture comme
Ill. 191 muse inspiratrice. Artemisia Gentileschi, par exemple, a '9'
inauguré avec son Autoportrait (vers 1630-1637) une Artemisia Gentileschi
Autoportrait (La Peinture),
pratique toute féminine qui consiste à s'identifier à la
vers 1630·1637
divinité elle-même: elle se présente en train de peindre Huile sur toile, 96,S x 73,7 cm
avec, dans la main gauche, la palette et, dans la main The Royal Collection,
droite, le pinceau qu'elle lève vers une toile en cours Her Majesty Queen Elizabeth Il
205
suggérer plus). Sur le pan qui reste visible, on distingue <4193
206
<4194
Agnolo Gaddi
Autoportrait avec ses frères
Gaddo et Taddeo. vers 1380
Huile sur bois, 47 x 89 cm
Florence, galerie des Offices
la juste position astrologique indiquée par Aristote. Le premier est d'Agnolo Gaddi, artiste florentin qui a pro- .....195
Le choix de Mercure correspond bien, enfin, à la poé- duit un triple portrait de lui-même et de ses deux frères, Paolo Uccello
tique du peintre, à savoir: l'utilisation de l'art comme Taddeo et Gaddo (vers 1380), saisis dans une pose hié- Cinq maÎtres de
lieu et solution de l'énigme. ratique avec l'inscription du nom dans la partie supé- la Renaissance florentine,
vers 1470
rieure du panneau, à la façon dont on identifiait les
Huile sur bois, 65 x 213 cm
saints. À dire vrai, on n'est pas absolument sûr que cette Paris, musée du Louvre
LE MONUMENT œuvre soit bien de la main d'Agnolo, d'autant que la
figure centrale, la seule qui se tourne vers le spectateur,
Parvenir à une célébrité de longue durée, qui s'étende, est légendée Taddeo (Agnolo serait à droite et Gaddo à
bien au-delà de la mort, au souvenir furur de soi : voilà en gauche). Cela dit, que l'auteur soit ou non Agnolo ne
quoi consiste véritablement, pour l'artiste, le zénith de sa change rien au « produit» : le tableau reste en effet le
gloire. Une iconographie particulière est donc née, celle témoignage lapidaire d'une grande famille de peintres. La
du monument qu'il crée de lui-même. Les monuments composition des Cinq maîtres de la Renaissance florentine ILL 195
de ce genre revêtent des formes variables. La plus de Paolo di Dono, dit Paolo Uccello, est tout à fait compa-
ancienne constitue la traduction visuelle de l'idée que rable. Cette œuvre (vers 1470), que certains soupçon-
Plutarque se faisait des « hommes illustres». Nous avons nent de ne pas être autographe, réunit, en commençant
repéré au moins deux prototypes fondamentaux, qui par la gauche, Giotto, Uccello, Donatello, Antonio Manetti
remontent aux tout débuts de l'autoportrait autonome. et Brunelleschi. Le modèle de Gaddi s'est confirmé et
207
perfectionné: les personnages, campés dans une attirude
quelque peu condescendante, sont disposés comme s'ils
se tenaient derrière le parapet d'un balcon.
Le second type consiste à se représenter non pas
comme une « personne» mais déjà comme un tableau,
autrement dit comme un portrait encadré. Nous avons
mentionné l'exemple de William Hogarth mais son "
schéma avait déjà un précédent. On peut citer le cas,
brillant et significatif, de l'Autoportrait de Bartolomé
Esteban Murillo, exécuté en 1670-1673. I.:artiste s'inscrit
à l'intérieur d'un médaillon ovale- en forme de rniroir-
mais il en sort d'un geste de la main: celle-ci en elfet
empiète, en trompe-l'œil, sur le rebord externe, signe
qu'il s'agit bien d'un cadre. Le sens de cette mise en
scène est subtil. Tout se passe comme si l'artiste voulait
nous dire qu'il s'agit là d'un portrait en sa mémoire, mais
que, dans le même temps, lui est encore bien vivant.
Contribuent à la solennité de l'ensemble les attributs
placés sur la console, juste sous le médaillon (pinceaux,
palette, dessins, crayon), ainsi que le cartouche sur
lequel on peut lire « Bartolomé Murillo, peignant son
propre portrait pour exaucer les vœux et prières de ses
enfants ». La subtilité s'en trouve accrue: si l'expression
« peiguant » n'est pas le moins du monde validée par la
pose, le présent duratif, en revanche, l'est, et ce, juste-
ment, grâce au geste de la main qui énonce un «je-ici-
maintenant » du discours. On notera que ce schéma est
sans doute le fruit d'une minutieuse réflexion, car il
..... 196
Bartolomé Esteban
Murillo
Autoportrait, 1670-1673
Huile sur toile, 122 x 107 cm
Londres, National Gallery
208
Sofonisba
Anguissola
Le peintre Bernardino Campi
peignant le portrait
de Sofonisba Anguisso/a,
vers 1560
Huile sur toile, 111 x 109 cm
Sienne, Pinacoteca Nazionale
200
Antoon Van Dyck
Autoportrait 1638
Gravure sur cuivre,
34 x 26 cm
Paris, musée du Louvre,
chalcographie
211
existe une version presque analogue et certainement impérissable, qui peut même être érigée dans un lieu
contemporaine de ce tableau, dans laquelle ne manquent public. Le premier qui ait pensé à un projet de ce genre
que le cartouche et les objets disposés sur la console. fut Antoon Van Dyck: il a réalisé vers 1638 une gravure Ill. 100
Se peindre soi-même en « portrait» revient à qui verse, sans excés, dans l'autodérision, représentant
signifier, évidemment, que l'on est digne de laisser un son propre buste sculpté, placé sur un monument
souvenir de soi à travers le portrait lui-même. Le public. lei aussi, nous sommes en présence d'une petite
concept avait déjà été mis en œuvre, moyennant une virtuosité: l'inscription qui l'accompagne apparaît à 201 Il'
technique différente, par deux peintres italiens. Le l'envers. L'image doit donc être comprise comme spé- Jeff Koons
premier est Annibale Carrache. Dans l'Autoportrait sur «(
culaire. Le texte Icones principum virorum doctorum Autoportrait, 1991
Ill. 198 chevalet à l'atelier des années 1590 (Ermitage) il résout pictorum calcographorum statuarorum nec non amatorum Marbre. 95.3 x 52,1 x 36.8 cm
Collection privée
la question d'une manière extraordinairement brillante. pictoriae ams numero centum AB Antonio Van Dych pic-
Il représente en effet sa propre image comme un tore ad vivum extresse ») est entouré de guirlandes orne-
tableau, mais un tableau en cours d'élaboration, non mentales et suivi de la date et de la signature du graveur.
fini, en attente des derniers détails, qu'un peintre ano- L'artiste, en somme, se dédie un monument dans la
nyme et distrait aurait laissé inachevé, à côté de ses galerie imaginaire des savants, des peintres, des gra-
• outils de travail. Ce tableau, qui défie l'illusionnisme veurs, des sculpteurs (et, pourquoi pas, des amants) et
des maîtres nordiques, a été le fruit d'une étude atten- se place lui-même au centième rang de la liste. Ce jeu,
tive et tout à fait réfléchie si l'on en juge par les deux qui manifeste un certain humour britannique, bien
œuvres en rapport que nous conservons: l'esquisse compréhensible pour le plus grand maître de la cour
préparatoire de Windsor Castle et la copie, également anglaise, est toujours trés apprécié. Nous en retrouvons
Ill. 197 autographe, de Florence. Peu d'artistes sont parvenus le schéma dans l'œuvre de deux plasticiens contempo-
à traduire aussi bien que Sofonisba Anguissola la légi- rains. Le premier, Jeff Koons, s'est élevé en 1991 un
timité que procure la dignité d'être portrait. Elle a buste en marbre néoclassique, aux bras tronqués à la III 201
Ill. 199 inventé en effet, avec Le Peintre Bernardino Campi pei- manière des vestiges archéologiques. Le second, Jannis
gnant le portrait de Sofonisba Anguissola, exécuté vers Kounellis, artiste d'origine grecque établi en Italie, a
1560, une iconographie très originale. L'hypothèse de produit en 1976 une installation constituée d'un paral-
la « dignité conférée » est ici confirmée par le fait que lélépipède métallique sur lequel repose le moulage
Campi avait été le maître de Sofonisba et celui de sa d'une statue hellénique, repeint en bistre, les yeux cou-
sœur Lucia: si l'enseignant représente l'élève, c'est que verts d'un bandeau. L'autoportrait est celui de sa propre
l'élève a dépassé l'enseignant. poétique: Kounellis est connu, entre autres, pour le
Le troisième et dernier type de « monument » remploi de plâtres tirés de statues antiques. L'ironie de
dont il nous reste à traiter est le monument à propre- Van Dyck est portée à son terme en se faisant sarcasme
ment parler, la statue destinée à perpétuer le souvenir contre le fétichisme des amateurs d'art.
212
CHAPITRE 7
Questions de genre
LES FEMMES ET L'AUTOPORTRAIT
Artemisia Gentileschi
Autoportrait jouant du luth,
vers 1615-1617
Huile sur toile, 77,S x 71,8 cm
Minneapolis, Curtis Galleries
215
Naples). Ce grand acte de courage, la force de ce geste
ont fait d'Artemisia une héroïne prototype du féminisme
moderne". Cela posé, il faut bien admettre, si l'on veut
être honnête, que son activité de peïntre a, en soi, peu de
choses à voir avec l'événement (en dehors de la circons-
tance même: c'est en effet dans l'atelier du maître qu'a
eu lieu le viol) et que l'affaire finit par occulter quelques
éléments théoriques fondamentaux implicites dans ses
admirables autoportraits.
Il nous faut donc suivre une piste différente. Une
piste qui reprend quelques-unes des ïnterrogations sou-
levées, il y a une vïngtaine d'années, par le chercheur
canadien René Payant'· et auxquelles on n'a jamais
apporté de réponses suffisamment approfondies. Il
existe en effet dans les autoportraits féminins des
constantes qui ne sauraient s'expliquer exclusivement
par l'histoire ou le contexte social. En voici une: aux
XVI' et XVII' siècles, surtout, la plupart des femmes exé-
cutent leur autoportrait durant la phase initiale de leur
carrière, alors que les hommes - à quelques exceptions
près, comme Dürer ou le Parmesan - réalisent le leur
bien plus tard. Y a-t-il à cela une raison que l'on pourrait
formuler au moins hypothétiquement? Autre constante:
de tous les genres d'autoportraits qui se sont imposés à
partir de la fin du XVI' siècle, les femmes préfèrent celui
qui consiste à se représenter au chevalet et celui du « por-
trait délégué» en musicienne, femme de lettres, voire
joueuse d'échecs. Rarement, elles optent pour le motif de
l'autoglorification ou de l'allégorie symbolique et encore
moins pour celui de l'autodérision. Là encore: pou-
vons-nous discerner, ne serait-ce que grossièrement, les
raisons qui président à ces choix? Troisième trait parti-
culier: le fait que la pose, les gestes, l'habillement et les
objets (autrement dit, les éléments capables d'identifier
le rang, le caractère et la vie du sujet peint) adhèrent
tous à la norme du comportement aristocratique et
courtisan et n'expriment presque jamais un caractère
anormal ou anticonformiste (l'excentricité de l'artiste
est pourtant une image que la fin de la Renaissance a
souvent entérinée). Pouvons-nous, dans ce cas aussi,
proposer une explication plausible? Enfin, dernière sin-
gularité: on constate un nombre élevé de répliques
d'autoportraits féminins. Pourquoi en peignaient-elles
autant? À l'intention de quel public? Et pour quelle
fonction dont les hommes se soucieraient moins?
Elisabetta Sirani
Autoportrait, 1660
Florence, galerie des Offices
encore, la conscience du sujet) établit qu'il y a eu résul- initial: le désir de devenir artiste, d'acquérir succès et
tat, que ce résultat peut être évalué positivement ou reconnaissance par le biais de cette activité. La phase de
négativement, et que la bonne ou la mauvaise perfor- la compétence est similaire, elle aussi: tous deux sui-
mance peut mériter une récompense ou une punition vent un programme technique pour maîtriser les secrets
(matérielle ou morale). de l'art. Les choses changent au moment où nous en
La structure typique du parcours narratif nous arrivons aux phases de la performance et de la sanction.
inspire quelques suggestions au sujet de la différence Les hommes réalisent leur action à travers une œuvre
entre les « récits d'artiste» masculin et féminin. De l'un commandée par une autre personne, qui la reconnaît et
à l'autre, on retrouve, à l'évidence, le même mécanisme la récompense, et exécutent alors leur autoportrait
222
comme le symbole figuratif de leur entrée parmi les Dans ses Vies, Giorgio Vasari consacre une biographie à
«hommes illustres ». Les femmes n'ont pas cette possi- une seule femme, Properzia de' Rossi, elle aussi bolo-
bilité. Leur admission au sein de la profession est rare, naise, et ne cite qu'en passant le nom de quelques
difficile, hérissée de préjugés et d'interdits sociaux. On autres. Les femmes optent donc, de la fin du XVI' siècle
se rappellera que, jusqu'au XVII' siècle, la signature des au XIX' siècle, pour le schéma de l'autoportrait dans l'ate-
femmes n'est pas légalement reconnue comme juridi- lier non seulement parce qu'il est devenu le schéma le
quement valideS'. Dans leur cas, l'autoportrait finit par plus typique mais aussi parce qu'il traduit bien leur
faire coïncider les quatre phases narratives du « récit désir de montrer leur maîtrise de la technique. Nous
d'artiste» : il représente à la fois une auto-sanction et la trouvons chez la plupart des meilleures artistes des
performance elle-même; il prouve que le niveau de autoportraits de cette nature. Sofonisba Anguissola exé-
compétence est atteint et manifeste le désir de la recon- cute en 1556 un Autoportrait de l'artiste en train de III 208
naissance. Aussi la valeur symbolique de l'autoportrait peindre une Vierge à l'Enfant. Nous avons déjà fait men-
féminin est-elle plus profonde, plus subtile et sans tion de Catharina von Hemessen et de son autoportrait III 204
doute plus ambiguë du point de vue esthétique. de 1548, le premier dans l'ordre chronologique. Vien-
nent ensuite l'autoportrait d'Artemisia Gentileschi III 191
(1630 ?) dont la pose est moins statique mais suit tou-
LES THÈMES DOMINANTS jours le schéma du portrait en pleine élaboration, avec
DES AUTOPORTRAITS FÉMININS une palette dans la main gauche et le pinceau dans la
main droite, et celui d'Elisabetta Sirani, réalisé en 1660. III 207
On peut distinguer, au fond, deux thèmes dominants C'est cette même configuration que l'on rencontre chez
dans l'autoportrait féminin: celui de la représentation Anna Waser (1691), chez Clara Peeters (1610-1620), III 278
au chevalet et celui d'une forme particulière d' « auto- traitée sur un ton plus léger chez Judith Leyster (1630) III 206
portrait délégué », qui fait la démonstration des capa- et Giovanna Fratellini ( 1720), mais aussi chez Angelica
cités intellectuelles de l'artiste dans une activité plus Kauffmann (1770), Élisabeth Vigée-Lebrun (1782) et III 219
« libérale » que celle de la peinture. Il y a toutefois der- Rolinda Sharples (1820). Ginevra Cantofoli (vers 1660), III 210
rière ces deux modèles une implicite contradiction. Mary Beale (1665) et Rosalba Carriera (1709) se pré- III 216
L'autoportrait au chevalet ne fait véritablement son sentent au côté de leur tableau, suivant ainsi le schéma
apparition qU'à la fin du XVI' siècle, lorsque les peintres et des deux autoportraits de Poussin et la formule du
les sculpteurs passent définitivement du statut d'artisan tableau dans le tableau caractéristique du XVII' siècle
au rang de « créateur », obtenant ainsi leur reconnais- émilien et de certains peintres comme Guido Reni.
sance sociale. C'est à partir de ce moment-là qu'ils peu- Nous discernons dans toutes ces œuvres une pre-
vent de nouveau revendiquer la qualité technique et mière « contradiction ». En dehors de l'autoportrait de
manuelle de leur travail et se représenter à l'intérieur de Ginevra Cantofoli, qui porte le bonnet du peintre au
leur atelier. On comprend donc que cette période voit travail, les femmes sont toujours habillées de manière 208"
se multiplier les figures d'artistes. Certes, il y avait eu, impeccable, comme si elles étaient prêtes pour quelque Sofonisba AnguÎssola
au Moyen Âge, de nombreuses miniaturistes, calli- réception. La signification de cette attitude est claire: Autoportrait de l'artiste en
train de peindre une Vierge
graphes et copistes de manuscrits. Mais cette activité, elle s'explique par le maintien des « bonnes manières »
at'Enfant, 1556
rappelons-le, était permise parce qu'on lui prêtait une qui conviennent à l'expression de la vertu féminine, Huile sur toile, 66 x 57 cm
valeur pénitentielle. Des femmes comme Hildegarde de telles que les préconisent les traités de l'époque (on Lancut, Muzeum Zamek
Bingen, Herrade, Guda, Pega ou Ende étaient religieuses pense au Galatée de monseigneur Giovanni Della Casa,
et exerçaient même, pour certaines d'entre elles, des de 1558). La femme artiste ne peut et ne doit en aucun 209H·
charges importantes au sein de leur abbaye. Au XV' siècle cas perdre le bon ton qui lui incombe: elle ne saurait Élisabeth
Vigée-Lebrun
et au début du XVI', les femmes artistes sont peu nom- s'inscrire dans la catégorie des « enfants de Saturne »82
Autoportrait, 1800
breuses et sont encore, très souvent, des religieuses, qui s'impose au milieu du XVI' siècle comme l'archétype Huile sur toile, 78,5 x 68 cm
comme Caterina de Vigri à Bologne, Maria Ormani à de la vie irrégulière de l'artiste masculin. La « contradic- Saint-Pétersbourg,
Florence (xV' siècle) et sœur Plautilla Nelli, à Bologne. tion » apparaît plus évidente encore si nous considérons musée de l'Ermitage
223
<11210 le second thème dominant que nous avons mentionné,
Ginevra Cantofoli celui de « l'autoportrait délégué» en intellectuel non-
Autoportrait. 1660
peintre. Ici, nous croisons surtout des musiciennes et
Huile sur toile,
64x50cm
des lettrées. Sofonisba Anguissola joue (par deux fois) IlUII
Milan, du clavecin, ainsi que Lavinia Fontana. Artemisia Gen- Ill. 105
Pinacoteca di Brera tileschi exécute un morceau au luth. La fille du Tintoret Ill. 101
(Marietta Robusti, surnommée « La Tintoretta ») en
1580, Sophie Chéron vers 1680, et Angelica Kaulfmann
dans son Autoportrait à l'âge de treize ans (1754) tien-
nent toutes trois une partition. Quant à Rose Adélaide
Ducreux, elle s'exerce à la harpe. Nous retrouverons
même au xx' siècle une reprise savante et sophistiquée
de ce motif dans l'Autoportrait en ange musicien (1928)
d'Antonietta Raphael, une artiste de l'École de Rome
qui se représente en train de jouer du violon, un motif
puisé dans le répertoire iconographique de la Renais-
sance italienne où les anges jouent souvent d'un instru-
ment de musique.
Parmi les autoportraits en lettrées, il y a bien sûr
les sœurs Lucia et Sofonisba Anguissola, Lavinia Fon-
tana et, plus tard, Anne Killygrew et Anna Dorothea
Therbusch, mais nous pourrions citer bien d'autres
exemples tant la liste de celles qui se montrent avec des
<11211 livres est longue. Le cas le plus insolite reste celui de
Sofonisba Sofonisba Anguissola qui se peint en train de jouer aux Ill. 103
Anguissola
échecs - peut-être avec ses sœurs? - dans un jardin
Autoportrait, vers 1554
(1555). Pourquoi y aurait-il « contradiction» dans tout
Huile sur toîle,
56x48cm cela] Simplement parce que, alors même que l'on est
Naples, en train de réhabiliter le travail manuel comme une
museo di Capodimonte vertu de l'artiste, les femmes sont contraintes d'afficher
un autre type d'éducation, plus large, dans le domaine
des arts libéraux proprement dits (ainsi qualifiés dès
l'Antiquité et au Moyen Âge) et de mettre le plus pos-
sible entre parenthèses une activité manuelle sociale-
ment perçue comme inférieure.
Même s'ils sont moins fréquemment abordés, on
trouve aussi, bien sûr, d'autres thèmes dans les auto-
portraits féminins. Le désir de gloire, par exemple, est
un aspect qui apparaît parfois, mais il n'est pas traité de
la même manière que dans les tableaux masculins. Pre-
nons le cas de cet autoportrait de Sofonisba où l'artiste
se représente occupée à peindre une Vierge à j'Enfant. Ill. 108
Certes, l'inscription qui figure sur la toile précise:
« Moi, Sofonisba Anguissola, célibataire, égale les Muses
et Apelle en chantant mes chansons et en maniant les
couleurs.» Anguissola, en somme, se compare au plus
célèbre peintre (masculin) de l'Antiquité, suivant en et la musique, de 1791, ou encore, comme l'avait fait 212
cela un schéma rhétorique qui était devenu assez com- Sofonisba deux siècles plus tôt, en s'identifiant à la Angelica Kauffmann
mun à la fin de la Renaissance et qui consiste à se réfé- Peinture dans son Autoportrait sous les traits de la Pein-
la peinture et la musique,
rer à Apelle et à Zeuxis. Mais nous n'assistons presque ture embrassée par la Poésie (1782).
1791
jamais à l'étalage d'une gloire terrestre et matérielle, En Huile sur toile. 151 x212cm
revanche, on trouve, parfois, des évocations d'une Moscou, musée Pouchkine
gloire morale. Cest le cas chez Artemisia Gentileschi POINTE. CURIOSITÉ. BIZARRERIE
Ill. 191 avec le tableau déjà mentionné de la Royal Collection
de Windsor où elle s'incarne dans la figure allégorique Autre élément caractéristique de nombreux auto-
de la Peinture, répétant en cela une formule chère à portraits féminins: la réaction face à l'attitude du public
l'iconographie traditionnelle (Cesare Ripa s3 , par à l'égard des artistes femmes et de leurs œuvres. Nous
exemple), Angelica Kauffmann, elle aussi, a personna- avons déjà rappelé qu'à partir du XVI' siècle au moins, la
lisé le thème en se plaçant entre la Peinture et la société, le monde professionnel de l'art, voyaient l'entrée
Ill. 212 Musique dans son Autoportrait hésitant entre la peinture des femmes dans le métier de la peinture ou de la
227
..... 213 sculpture avec réprobation, avec suspicion, au moins l'époque pour l'énigme et la devinette. Sur le pourtour
Sofonisba avec indifférence. C'est lorsque les œuvres féminines du médaillon figure une inscription que l'artiste a répé-
Anguissola
Autoportrait, vers 1556
firent leur entrée dans le circuit des amateurs ou des tée par ailleurs à plusieurs reprises: Speculo depictam
Huile sur parchemin, commanditaires que les autoportraits prirent une cer- Cremonœ Sophonisba Anguissola virgo ipsius manu exegit
6,4 x 8,3 cm taine valeur: celle de la curiosité. Cet angle de vue s'ins- (<< Sophonisba Anguissola de Cremone, célibataire, a
Boston, Museum of Fine Arts, crit parfaitement dans l'esprit de l'époque. On sait exécuté cette peinture au miroir, de sa propre main »).
Emma F. Munroe Fund
qu'un mode particulier de concevoir la collection - le Cette formule, qui réapparaît en effet sur d'autres auto-
cabinet des merveilles ou Wunderkammer"' - a vu le portraits, tantôt cachée sur les pages d'un livre ou sur
4214
jour à partir de la seconde moitié du XVI' siècle. Les un cartouche, tantôt suspendue dans les airs, témoigne
Élisabeth
Vigée-Lebrun images que les femmes donnent d'elles-mêmes consti- de sa prédilection pour la présence de mots dans les
Autoportrait, 1790 tuent en ce sens une « curiosité» qu'apprécient et récla- tableaux, de mots qui jouent toujours sur le registre du
Huile sur toile, 100 x 81 cm ment les acheteurs. De nombreux témoignages portant curieux. ous sommes, on l'a dit, en plein dans ce goût
Florence, galerie des Offices
sur des peintres des XVI' et XVII' siècles rendent compte cher à la fin du XVI' siècle, qui donnera lieu bientôt au
de cet intérêt: Lavinia Fontana est souvent pressentie véritable culte baroque pour le conceptisme. Cette atti-
par des collectionneurs privés qui souhaitent des auto- tude, tenue pour une qualité de l'homme de cour, avait
portraits, fût-ce de petit format. Sofonisba Anguissola été théorisée dès 1534 par Baldassare Castiglione dans
est également sollicitée, quelquefois même par des sou- son Livre du courtisan"' où elle est désignée sous le nom
verains ou par d'autres artistes, tel Antoon Van Dyck. de sprezzatura, une manière de s'exprimer par des
Cela vaut aussi pour Artemisia Gentileschi et pour gestes et des mots qui dissimulent l'artifice derrière une
Rosalba Carriera. On demande à Élisabeth Vigée- apparence de naturel. Un jésuite catalan, Baltasar Gra-
Lebrun d'exécuter son autoportrait pour l'exposer aux ciàn, consacrera un ouvrage entier, Agudeza y Arte de!
Ill.ll4 Offices, dans la galerie - déjà renommée - des auto- Ingenio «< Art et figures de l'esprit »), à cette façon de
portraits. Autre preuve de cette « curiosité », le fait que mettre en jeu ses qualités intellectuelles: il y célèbre la
l'on commande aux artistes des copies de leur autopor- faculté d'être «pointu », «subtil », de manifester son
trait. Le phénomène, assez rare chez les hommes si l'on intelligence à travers des formes brillantes et énigma-
excepte le cas particulier de Poussin, s'est répété à plu- tiques. Un peu plus tard, en Italie, Torquato Accetto
sieurs reprises dans l'histoire des femmes peintres, avec donnera à cette même attitude le nom de dissimulazione
Sofonisba Anguissola, par exemple, mais aussi avec onesta «< honnête dissimulation »), qui est aussi le titre
Élisabeth Vigée-Lebrun, pour ne citer que les plus de son ouvrage le plus connu".
connues et les mieux documentées. La Bolonaise Elisabetta Sirani, dont le rôle dans le
On peut inclure dans ce mouvement de curiosité baroque émilien"' a été mis en lumière par une récente
et ce goût pour les Wunderkammer quelques bizarreries exposition, est connue elle aussi pour son habileté à
maniéristes, voire baroques, qui jouent sur la construc- insérer dans ses tableaux de subtiles figures de l'esprit.
tion de significations cachées, le trait d'esprit et la subti- Fille de Giovanni Andrea Sirani, peintre de moyenne
Ill.l1l lité philosophique. Sofonisba Anguissola a peint vers importance qui fut l'élève de Guido Reni mais égale-
1556 un petit autoportrait sur parchemin qu'elle conçut ment marchand d'art, Elisabetta ne s'est pas contentée
pour le laisser à sa famille avant de quitter Crémone et de laisser une image d'elle-même: pour s'affranchir,
d'aller s'établir à Rome. Il faut rappeler que Sofonisba peut-être, de l'excessive tutelle paternelle, elle a pris soin
était issue d'une famille aristocratique et qu'elle était de signer la plupart de ses œuvres. Or, on a constaté que
l'aînée des six filles d'Amilcare Anguissola et de sa la signature des tableaux destinés aux commanditaires
seconde épouse, Bianca Ponzoni. Cet autoportrait nous publics est absolument traditionnelle et convention-
montre l'artiste portant un monogramme compliqUé, nelle88 mais que sur les œuvres destinées aux acquéreurs
avec de grandes lettres entrelacées, qui lui couvre entiè- privés, l'allusion à l'auteur - et au commanditaire - est
rement le buste. Le sens du message, qui n'est peut-être cachée, ambiguë et sophistiquée. Sans doute tira-t-elle
compréhensible que pour les seuls destinataires, n'a pas profit de sa connaissance de la rhétorique qu'elle avait
encore été déchiffré, mais il est révélateur du goût de étudiée, durant sa jeunesse, dans la riche bibliothèque
230 c
familiale. Toujours est-il que nous pouvons affirmer,
sans trop nous hasarder, qu'Elisabetta Sirani a {{ inventé»
là une forme de rhétorique visuelle et verbale d'une
grande intelligence et d'une remarquable efficacité, qui
a dû contribuer à forger sa personnalité et son succès.
Peu banals aussi, les choix opérés par certaines
artistes concernant des moments particuliers de leur
vie. Sofonisba Anguissola, qui eut la chance d'avoir une
vie assez longue, est la première qui ait laissé à la posté-
rité son image en femme àgée. Le portrait qu'elle
adressa de Naples à Philippe III d'Espagne qui l'avait
invitée à son couronnement (le père du jeune roi avait
été lui-même dans sa jeunesse un grand admirateur de
Sofonisba: il l'avait reçue à la cour d'Espagne et lui
avait trouvé un mari en la personne du comte sicilien de
Moncada) fait office de lettre d'excuse. Sofonisba tient
dans ses mains, en effet, une lettre sur laquelle on lit
distinctement les mots: {{ À Sa Majesté catholique, je
baise les mains. Anguissola. » L'artiste, qui a alors
70 ans, aura encore le courage, dix ans plus tard, de se
III liS représenter une dernière fois: vieille, mais encore bien
droite sur son siège et le regard décidé (1610).
L'écoulement inexorable du temps est aussi le
sujet, traité d'une manière encore plus recherchée, de
trois autoportraits de Rosalba Carriera. Dans le premier,
un pastel sur papier de 1731, l'artiste se représente {{ au
futur ». L'Autoportrait personnifiant l'Hiver nous la
montre en vieille femme alors qu'elle n'a que 56 ans. La
fourrure blanche dont elle est vêtue fonctionne ici
comme un symbole de la neige et constitue, avec les
cheveux blancs qui encadrent son visage, une rime
chromatique. L'hermine permet aussi d'insinuer une
métaphore de la gloire, puisqu'elle est le symbole de la
pompe royale et que beaucoup, à l'époque, parlaient de
Rosalba comme de la « reine» des peintres. Le deuxième
et le troisième autoportraits datent tous deux de 1746: 215
ll.111.lI8 l'Autoportrait en vieille femme et l'Autoportrait en muse Sofonisba
de la Tragédie. Ce dernier ne diffère pratiquement pas Anguis50la
Autoportrait, 1610
du premier, si ce n'est par la présence de la couronne de
Huile sur toile. 98 x 78 cm
laurier - autre symbole de gloire, même s'il se réfère ici
Nivagaards. Malerisamling
à la poésie tragique - et restitue avec une certaine pré- 216. 217."
cision les signes de la déchéance. Les audacieuses Rosalba Carriera Rosalba Carriera
Autoportrait, 1709 Autoportrait en vieille femme,
inventions d'Anguissola et de Carriera seront de mode
Pastel sur carton, 71 x 57 cm 1746
vers la fin du XIX' siècle mais aussi, comme nous le
Florence, galerie des Offices Pastel sur papier, 56,7 x 45,8 cm
verrons d'ici peu, au XX' siècle. À l'époque moderne The Royal Collection,
cependant, les artistes mettront davantage l'accent sur Her Majesty Queen Elizabeth Il
231
218
Rosalba Carriera
Autoportrait en muse
de la Tragédie, 1746
Pastel sur carton, 31 x 25 cm
Venise.
Gallerie dell'Accademia
219
Élisabeth
Vigée-Lebrun
Autoportrait, 1782
Huile sur toile, 100 x 73 cm
Versailles, musée du Château
la revendication de leur identité féminine face aux stéréo- de la reine Marie-Antoinette (son hostilité à la Révolu-
types du canon masculin de la beauté et de la jeunesse. tion90 l'obligea à prendre le chemin de l'exil avec sa fille
La démarche opposée - celle qui consiste à s'attri- de 9 ans, vers l'Italie, la Russie puis l'Angleterre). La
buer un âge moins avancé - est une pratique assez cou- seconde, dont les origines et les fréquentations de jeu-
rante dans l'autoportrait féminin. Élisabeth Vigée-Lebrun nesse étaient bien plus modestes, connut la réussite et
elle-même l'a explicitement soulignée dans ses Souve- le prestige en Grande-Bretagne, où un consul anglais,
nirs89 en ironisant aussi sur la vanité des dames dont elle de retour d'Italie, la présenta à la Cour et où elle finit par
faisait le portrait. Et on le constate de façon récurrente épouser un soi-disant comte, qui se révéla n'être qu'un
tout au long de l'histoire de l'autoportrait féminin mais intrigant et un domestique. Chez Angelica, toutes les
surtout à l'époque des Lumières, au moment où le culte figures féminines, y compris la sienne, proposent un
de la beauté allié à celui de la jeunesse deviennent un nouveau modèle de femme, vaguement androgyne
aspect significatif du comportement du beau sexe en (dérivé de son étude des bas-reliefs classiques), qui
public. Ce n'est pas un hasard si les deux artistes qui se deviendra par la suite à la mode et sera longtemps
livrent le plus à cet exercice sont la Française Élisabeth considéré comme un idéal de beauté. Ce parti pris lui
Vigée-Lebrun - elle se rajeunit souvent, surtout dans les valut le succés, public et commercial, mais aussi d'âpres
autoportraits calqués sur des modèles peints existants - critiques, quelques attaques pleines de fiel même: on
et la Suisse Angelica Kauffmann : toutes deux ont été des l'accusa notamment, elle, femme peintre, de chercher à
femmes de Cour. La première était portraitiste officielle prendre le rôle des hommes peintres.
234 0 u 5 0 5 0 E GE N E
•
236 J GE R
AUTRES CONTRADICTIONS Barbara Longhi, fille du peintre Luca, peignit avec lui de
DANS L'HISTOIRE DE L'AUTOPORTRAIT nombreux tableaux. Artemisia Gentileschi était la fille
FÉMININ: PÈRES, MÈRES, ENFANTS d'un artiste assez renommé, Orazio. Le père d'Elisabetta
Sirani -l'artiste Giovanni Andrea - était également son
Nous avons vu qu'il est possible de discerner quelques patron. Mary Beale était la fille d'un spécialiste de la
caractères spécifiques dans les images que les femmes nature morte. Rosalba Carriera, issue d'une famille
'4220 donnent d'elles-mêmes durant la période (entre le d'artisans, débuta sa carrière en peignant des couvercles
Élisabeth XV1' et le XIX' siècle) où le professionnalisme artistique de tabatières. Angelica Kauffmann eut pour maître son
Vigée-Lebrun du beau sexe émerge, se développe et s'impose défini- propre père. La Berlinoise Anna Dorothea Therbusch
Auto{XJrtrait avec sa fille. tivement. Ces caractères dépendent beaucoup de choix était la fille du peintre Georg Lisiewski. Le père de
1789
qui sont étroitement liés aux relations entre la femme Sophie Chéron, Henri, fut aussi son maître de peinture.
Huile sur bois. 130 x 94 cm
Paris. musée du Louvre et la société à l'époque moderne, mais varient aussi au Élisabeth Louise Vigée-Lebrun, enfin, était la fille d'un
gré des manières individuelles d'interpréter les menta- portraitiste.
lités d'une époque. Ils ne sauraient être compris, ce que En d'autres termes, l'orientation artistique des
l'on a parfois fait, comme un geste de révolte explicite femmes a reçu de la part de la famille une impulsion
contre le pouvoir masculin (même si l'on peut tout à non négligeable, liée à la nécessité d'accroître l'atelier en
fait admettre que la volonté d'exercer un métier « inter- lui adjoignant des assistante e)s, peut-être même à faible
dit» soit implicitement un acte d'insubordination à coût. La relation de l'artiste avec sa famille suit toujours
l'égard des règles dominantes). deux axes opposés: celui de la dépendance et de la colla-
Nous verrons d'ici peu (p. 242) que l'aspect boration ou celui du conflit (stylistique, par exemple).
conscient et idéologique de la contestation et du rejet Ont opté pour la première de ces deux voies des per-
des canons est un pur produit culturel du xx' siècle. En sonnalités comme Catharina von Hemessen, qui suit la
aucun cas, des siècles précédents. ligne paternelle et va jusqu'à se légitimer en signant
Il y a dans les œuvres, et plus encore dans les « fille de » ; Marietta Robusti, dont il est bien difficile,
autoportraits qui en constituent le manifeste, plusieurs aujourd'hui encore, de dresser le catalogue certain des
contradictions - en dehors de celles, principales, que œuvres, du fait justement qu'elle s'est identifiée à l'ate-
nous avons déjà relevées - qui devraient nous éclairer lier paternel (pour de nombreux tableaux, on ne sait s'il
sur la façon d'appréhender l'histoire de l'art. La toute convient de les attribuer au célèbre Jacopo, à Marietta
première d'entre elles, sans doute, est la relation à la ou à son frère Domenico) ; et Barbara Longhi, originaire
figure du père. Lorsque les femmes, à partir de la de Ravenne, que l'on confond souvent avec son père
seconde moitié du XVI' siècle, s'affirment comme Luca. D'autres figures se veulent plus « rebelles ». C'est
artistes, leurs débuts dans la pratique créative dépen- le cas d'Elisabetta Sirani: en optant résolument pour la
dent presque toujours du fait que leur père est lui- manière du Guerchin, la Bolonaise s'est engagée dans
même artiste ou lié au monde des arts. Relisons les une autre voie stylistique que celle de son père, Gio-
notices biographiques: Levina Teerlinc était la fille vanni Andrea, adepte de la manière émilienne de Guido
adoptive d'un miniaturiste de Bruges, Simon Benninck. Reni. L'indépendance d'Elisabetta se traduit, entre
Lavinia Fontana, fille du peintre Prospero, épousa l'un autres, par sa décision de fonder son propre atelier, une
des élèves de son père, Gian Paolo Zappi. Catharina von sorte d'académie conçue dans la tradition bolonaise
Hemessen eut pour père Jan von Hemessen et travailla inaugurée par les Carrache et dont firent partie de nom-
au sein de son atelier: il lui arriva même, à diverses breuses autres femmes. Artemisia Gentileschi, elle aussi,
reprises, de signer « Catharina fille de Joannes de s'est distinguée de son père, même si elle est restée dans
Hemessen », comme s'il s'agissait d'une marque de le cadre du caravagisme auquel adhérait Orazio.
fabrique. Le père de sœur Plautilla était le peintre Luca On retiendra de tout cela qu'en dépit de cette
Nelli. Marietta Robusti, elle aussi, fit partie de l'atelier forte impulsion, la figure paternelle est généralement
de son père, qui n'était rien moins que le célèbre Tinto- absente des autoportraits féminins. Le premier autopor-
ret (on la surnommait, on l'a dit, « La Tintoretta »). trait féminin qui intègre la figure du père date de 1891 :
237
il s'agit de l'Autoportrait avec son père de Marie Françoise donc, nous semble-t-il, d'un acte volontaire, accompli 221
Constance La Martinière, dite Constance Mayer. pour mieux mettre en lumière la figure de la femme Élisabeth
Vigée-Lebrun
Autre détail significatif: l'absence presque totale artiste qui risquerait sinon, dans le schéma social en
Autoportrait avec sa fille,
du mari de l'artiste qui est pourtant, statistiquement, vigueur entre le XVI' et le XIX' siècle, de n'être plus qu'un 1786
une figure importante si l'on considère la plupart des simple appendice du conjoint. Ici, la contradiction Huile sur bois. 105 x 84 cm
artistes que nous avons citées jusqu'à présent. Il n'est réside dans le fait que l'artiste femme (qui est pourtant Paris, musêe du Louvre
peut-être pas inutile, là encore, de rappeler quelques obligée de toujours rechercher des représentations res-
éléments biographiques. Sofonisba Anguissola s'est pectables ou convenables) ne peut représenter le
mariée à deux reprises, une première fois à l'âge de mariage, comble de la respectabilité et de la conve-
38 ans avec Fabrizio de Moncada, un aristocrate qui nance, sous peine de disparaître elle-même en tant
l'emmena vivre en Sicile puis à Naples, et une seconde qu'artiste (c'est-à-dire hors de la règle sociale).
fois, dix ans plus tard, avec Orazio Lomellino qui la Il en va de même en ce qui concerne les enfants:
conduisit à Gênes. Catharina von Hemessen prit pour il faut attendre la fin du XVIII' siècle - probablement
époux l'organiste de la cathédrale d'Anvers, Chrétien de parce que c'est avec les Lumières9l que l'on commence
Morien. Lavinia Fontana et son mari, le peintre Zappi, à témoigner de l'intérêt aux enfants - pour trouver
eurent onze enfants dont huit moururent à la naissance. enfin dans les autoportraits la figure de l'artiste-mère.
Mary Cradock accorda sa main à Charles Beale, un Élisabeth Vigée-Lebrun a traité ce thème à plusieurs
employé de l'État qui perdit son poste à un moment reprises, en oscillant toujours, à l'intérieur de chacune
donné mais subvint, par l'art, aux besoins de sa famille. de ses œuvres, entre la représentation séduisante et
Élisabeth Sophie Chéron signa ses premières toiles sous sophistiquée d'elle-même et l'image irréprochable de la
le nom de son mari, Jacques Le Hay, qui était ingénieur. mère affectueuse. Son autoportrait le plus fameux IlUI9
Giovanna Fratellini se maria très jeune (elle avait (après 1782) nous en offre un parfait exemple: ce
18 ans). Artemisia Gentileschi, en dépit du scandale que tableau, dans lequel elle se met en scène en imitant une
provoqua le procès pour viol, se maria avec le Florentin œuvre très célèbre de Rubens, Le Chapeau de paille
Pietro Stiattesi. Esther lnglis épousa Bartholomew Kello, (1622-1625), lui assura, de son propre aveu, une belle
un homme bien introduit à la cour d'Écosse. Judith notoriété. Comme en d'autres occasions, elle apparaît
Leyster elle aussi convola avec un artiste, Jan Miense innocente et malicieuse à la fois. À l'expression,
Molenaer, qui l'emmena à Amsterdam. Élisabeth Louise conforme aux convenances, s'ajoute en effet une pointe
Vigée-Lebrun épousa le marchand de tableaux Jean- d'audace: le corsage ajusté en usage à l'époque a été
Baptiste Lebrun, qu'elle quitta à la veille de la Révolution abandonné au profit d'un vêtement plus souple et d'un
et dont elle divorça par contumace. Quant à Angelica châle qui constitue l'une de ses tenues préférées. Deux IlLllO,111
Kauffmann, elle a eu, nous l'avons dit, deux maris: autres autoportraits nous la montrent en compagnie de
d'abord un pseudo-comte suédois puis le peintre Anto- sa fille mais là aussi, l'aspect maternel est contredit par
nio Zucchi. Il ne semble pas que tous ces maris, souvent les vêtements et par la coiffure façon « odalisque», qui
222 ..
importants, parfois encombrants, aient constitué un font qu'elle ressemble davantage à une sœur aînée qU'à
obstacle à la carrière de leur femme. Pourtant, nous ne la mère de l'enfant qu'elle serre dans ses bras. Le pre- Angelica Kauffmann
Autoportrait avec le buste
possédons qu'un seul exemple d'autoportrait en couple. mier autoportrait qui renvoie, lui aussi, à un célèbre
de Minerve. vers 1780
Et encore son attribution n'est-elle pas absolument précédent culturel, la Vierge à la chaise de Raphaël, Huile sur toile, 93 x 76.5 cm
certaine, même si de nombreux critiques croient insiste fortement sur la féminité du personnage Coire, Kunstmuseum, dépôt
reconnaître dans l'Autoportrait d'un mari et de sa femme (1786). Dans le second autoportrait (1789) où la mère de la fondation Gottfried
Keller, Winterthur
(1570-1571) Sofonisba Anguissola et don Fabrizio de et la fille sont vëtues d'une tunique à la grecque, l'ar-
Moncada. Il faut préciser que, pour les autoportraits tiste introduit non seulement le sentiment de l'amour
223" ..
masculins au contraire, le schéma de la représentation filial mais aussi, une fois encore, un soupçon d'éro-
Angelica Kauffmann
en famille ou en couple est un modèle qui remporte un tisme. On notera qu'après Élisabeth Vigée-Lebrun, ce
Autoportrait, 1787
franc succès et se développe beaucoup aux Pays-Bas, type d'autoportrait s'est diffusé et multiplié à travers Huile sur toile, 128 x 93.5 cm
surtout avec Rubens et Van Dyck. La « lacune» relève toute l'Europe. Florence, galerie des Offices
239
LE XX· SIÈCLE ET LE RENVERSEMENT vraiment conscience, les conduit à leur perte. Le cas de
DES RÔLES Frida Kahlo est plus complexe. Aux yeux de cette
artiste mexicaine qui est devenue, à partir de la fin des
Le xx' siècle se caractérise au contraire - surtout à partir années 1990, le symbole d'une manière plus radicale
des grands mouvements d'avant-garde - par une réac- encore de comprendre l'indépendance et l'identité de la
tion de rébellion, tout à fait consciente, des artistes femme, l'autoportrait apparaît comme le moyen le
femmes à l'encontre des stéréotypes féminins. Leurs mieux adapté pour exprimer une « idéologie du corps » 224'-
autoportraits ont constitué très souvent un excellent bien particulière. Frida Kahlo a produit des dizaines Tamara de Lempicka
prétexte à exprimer cette réaction et sont devenus, pour d'images d'elle-même - presque à l'égal d'un Dùrer ou Mon portrait, 1929
245
•
...,..,.. 7_
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CHAPITRE 8
Tautologies
L'ARTISTE EN TECHNICIEN: EN TRAIN DE (SE) PEINDRE
Alessandro Allori
Autoportrait, 1555
Huile sur bois, 60 x 46,5 cm
Florence. galerie des Offices
249
'. . ..
"\
Ill. 229
Van der Weyden, Dieric Bouts et Maarten Van Heem-
skerck mais il n'est pas inutile de nous arrêter sur le
Saint Luc peignant la Vierge que Frans Floris de Vriendt
If,
a peint en 1556, car dans cette configuration-là, Marie a
« disparu » : on ne voit que le peintre en train d'exécuter
son portrait, le regard tourné dans sa direction (qui
coïncide avec celle du spectateur). Le chevalet, disposé
de dos, ne permet pas d'apprécier le résultat. Enfin, à la
différence des cas précédents où c'est chaque fois saint
Luc qui se rend auprès de la Vierge, la visite ici est
inversée: avec Floris de Vriendt, nous nous trouvons
dans l'atelier du maître.
En Italie, on voit au contraire - au moment où
l'on en vient de nouveau à représenter l'artiste comme
artisan - une subtile polémique s'inviter dans les auto-
portraits les plus anciens: celle qui sépare les écoles de
Venise et de Florence. Vasari avait soutenu qU'à Venise,
on privilégiait la couleur et à Florence, le dessin 9"
comme en témoignent les deux plus grands maîtres de
l'époque, Titien et Michel-Ange. La polémique fut cer-
tainement trés vive puisque des représentants des deux
..... 230
tendances s'empressèrent alors de se portraiturer sous la
Pieter Bruegel
qualification exactement contraire à celle qu'on leur J'Ancien
prêtait communément. Titien exécuta un autoportrait Le Connaisseur et l'artiste.
- malheureusement perdu mais connu par une gravure vers 1565
Crayon et encre bistre,
et de nombreuses citations de Vasari, l'Arétin, etc·'-
25,5 x 21,5 cm
dans lequel il se présentait comme dessinateur, muni Vienne. Albertina 231 ..
d'une plume et d'un bloc de feuilles. Alessandro Allori, Le Guerchin
qui dessinait à la cour des Médicis, produisit de son Autoportrait, sans date
Ill. 218 côté, comme première œuvre en 1555, un autoportrait Huile. sur toile. 77 x 62 cm
ParÎs. musée du Louvre
qui le montre le pinceau à la main.
Cette distribution du pinceau et de la plume, dans Frans Floris de Vriendt
saint Luc peignant la Vierge. 232" ..
les autoportraits où l'artiste se présente simplement
1556 Nicolas Poussin
avec les outils du métier (qui sont donc les attributs de Huile sur bois, 214 x 197 cm Autoportrait, 1649
sa qualification professionnelle), sera longtemps de tradi- Anvers, Koninklijk Museum Huile sur toile, 78,7 x 64,8 cm
tion. On peut en recenser plusieurs cas dans les deux voor schone kunsten Berlin, Staatliche Museen
251
<4 <4 233 tendances que nous venons de définir. Pieter Bruegel pinceaux et une palette entre les mains de Rembrandt
Antonis Mor l'Ancien, par exemple, tient un pinceau dans le magni- dans son Autoportrait aux deux cercles (1665) et de Jean ILL 234
Autoportrait, 1558 fique dessin de 1565 environ, intitulé Le Connaisseur et Honoré Fragonard dans son autoportrait de 1760.
Huile sur toile, 113 x 87 cm
l'artiste, dans lequel on croit généralement reconnaître Le XIX' siècle, quant à lui, est résolument le siècle
Florence, galerie des Offices
son autoportrait. Au siècle suivant, nous trouvons des peintres. Dans de nombreux cas, ceux-ci renoncent
<4234
Giovan Francesco Barbieri, dit le Guerchin, tenant une même à l'étape préliminaire qui consiste à préparer
Rembrandt
palette et des pinceaux dans une œuvre que l'on ne sau- l'autoportrait par un dessin: ils peignent directement
Autoportrait aux deux cercles, rait dater avec certitude, et icolas Poussin avec un sur la toile en première « impression» (comme le
1665 porte-plume et un cahier de dessins dans l'autoportrait feront les Impressionnistes). On peut citer, entre autres
Huile sur toile, 114,3 x 94 cm de 1649, qu'il a exécuté à l'intention de son ami Pointel exemples, Jean-Baptiste Corot et son autoportrait des- IlLll6
Londres, Kenwood House,
et qui précède d'une année l'autoportrait plus célèbre tiné au grand-duc de Toscane (1835), Francesco Hayez
Leagh Iveah
qu'il a réservé à Paul Fréart de Chantelou. et son solennel tableau de 1862, Giovanni Fattori pour IlL2lS
Une autre contradiction, curieuse et très intéres- l'autoportrait qu'il a exécuté au début de sa carrière IlU3)
IlLm sante, réside dans le superbe Autoportrait d'Antonis (1854), Édouard Manet avec son portrait dans la force ILL2J8
256 C 'lG E-
Jean-Baptiste Corot
Autoportrait, 1835
Huile sur toile, 35 x 25 cm
Florence, galerie des Offices
237
Giovanni Fattori
Autoportrait, 1854
Huile sur toile, 59 x 46 cm
Florence, Galleria d'Arte
Moderna Pitti
<4" 238
Édouard Manet
Autoportrait, 1879
Huile sur toile, 83 x 67 cm
Collection privée
Paul Gauguin
Autoportrait, 1893
Huile sur toile, 92 x 73 cm
Pasadena, ancienne collection
Norton Simon
240,.
Henri Rousseau,
dit le douanier
Rousseau
Moi-même: portrait-paysage,
1890
Huile sur toile, 143 x 110 cm
Prague, Narodni Galerie
241" ,.
Henri Matisse
Autoportrait, 1918
Huile sur toile, 65 x 54 cm
Le Cateau-Cambrésis,
musée Matisse
262
le miroir ou la toile qu'il peint. Manet tient le pinceau est plutôt utilisé pour exprimer des aspects théoriques
suspendu entre la palette (dont il vient de prendre de la peinture: objets destinés à l'étude de la perspec-
quelque couleur) et le tableau. À moins que ce ne soit tive,livres, dessins, matériaux nécessaires à la représen-
l'inverse: entre le tableau, sur lequel il vient d'appliquer le tation de natures mortes, références religieuses, etc.,
pinceau, et la palette dont il s'apprête à reprendre un peu sont ainsi insérés dans l'univers de l'artiste. Ici, au
de couleur. L'œuvre même, on l'aura remarqué, est géné- contraire, la pièce est presque vide, et le peu que l'on
ralement absente, exclue de la scène. Quant aux instru- pourrait y mettre y serait écrasé par l'encombrement du 242 ..
ments, ils sont uniquement destinés, on a eu l'occasion chevalet. Seules subsistent quelques palettes accrochées Rembrandt
de le souligner, à qualifier l'artiste en tant que tel. au mur, ainsi qu'une table, derrière le peintre, sur laquelle Jeune Peintre dans son atelier,
vers 1628
Un cas nous intrigue davantage: celui dans sont disposés des vases contenant peut-être des poudres
Huile sur bois, 25,1 x 31,9 cm
lequel le travail proprement dit est mis en scène. Il n'est à préparer les couleurs, et l'une de ces pierres qui servent Boston, Museum of Fine Arts
pas inutile d'examiner de nouveau le tableau, peut-être à broyer les pigments. La distance par rapport au chevalet
Ill.129 sous-estimé, de Frans Floris de Vriendt conservé à est surprenante, elle aussi. C'est comme si Rembrandt
Anvers. La situation complexe dont nous avons déjà avait fait un pas en arrière pour évaluer l'effet de ce qu'il a
• rendu compte (la Vierge qui se trouve à l'extérieur du jusqu'alors produit sur la toile. Que peut-on en conclure
cadrage et coincide avec le point de vue; l'artiste qui la si ce n'est que le tableau est avant tout le fruit de l'esprit
regarde pour faire son portrait et dans le même temps - l'ingegno - de l'artiste et que le public ne saurait le
regarde le point de vue, c'est-à-dire implicitement le juger avant qu'il ne soit achevé. Tant qu'il ne l'est pas, le
spectateur; et, enfin, le sens de la visite: c'est la Vierge tableau est encore quelque chose d'uniforme, une
qui s'est rendue dans l'atelier du peintre et non l'inverse) ombre menaçante et mystérieuse.
s'enrichit, en outre, de la présence d'un chevalet suppor- Un autre chef-d'œuvre aborde ce même thème:
tant un tableau dont nous ne voyons que le cadre et le un tableau des plus énigmatiques lui aussi, si l'on en
reyers, la toile étant inclinée pour les besoins de l'artiste. juge par la multiplicité des études qui ont été consa-
·Cette œuvre est en cours d'exécution et il nous est donc crées à son analyse. Nous voulons parler des Ménines de Ill. 190
impossible de la voir: elle est encore dans l'esprit de son Diego Velàzquez (1656), une œuvre si impressionnante
exécuteur, quand bien même elle en serait déjà à un par ses dimensions, par la perfection de sa construction
stade avancé de réalisation. Ce qui se représente ici, au perspective qui suit le spectateur même lorsque celui-ci
fond, est l'acte créatif et non le produit final. se déplace devant le tableau, par la subtilité de l'éclai-
III 241 Rembrandt a exécuté vers 1628 un tableau de rage, enfin, qui a fait dire à l'écrivain Théophile Gautier:
petites dimensions qui constitue, à cet égard, un vrai « Où est le tableau? ,,98 La scène est peuplée de person-
chef-d'œuvre. Il ne représente, somme toute, que l'ate- nages, tous identifiables: il y a l'infante Marguerite
lier d'un peintre mais la composition est loin d'être Marie, les deux demoiselles d'honneur Isabel de Velasco
banale. L'artiste figure au second plan, à une distance et Maria Augustina de Sarmiento, la naine Mari Barbola,
certaine du chevalet sur lequel repose une toile de grand le bouffon icolasito Pertusato, le fonctionnaire Diego
format, dont nous ne voyons que le revers. Les traits du Ruiz de Ascona, l'accompagnatrice de la reine Marcela
peintre sont assez définis et son identité ne fait guère de de Ulloa,Josè Nieto Velàzquez, le surintendant que l'on
doute: il s'agit bien de Rembrandt (le nez, en tout cas, distingue tout au fond par l'embrasure de la porte, et
est semblable à celui que l'on voit sur bon nombre de enfin, légèrement décalé vers la gauche, Diego Velàzquez,
ses autoportraits; par ailleurs, la forme des habits et du le seul de ses autoportraits qui soit absolument sûr. Le
chapeau, les yeux écarquillés et l'ombre sur le visage se peintre est en train d'observer le sujet de son propre
retrouvent dans bien d'autres tableaux de sa main). Il tableau dont on ne voit, à l'instar de la toile de Rem-
est évident cependant que l'auteur se place au second brandt, qu'une partie du châssis, sur la gauche. L'exacti-
plan par rapport à l'œuvre et que c'est l'œuvre le vrai tude, la précision est si grande que l'on peut même
sujet de l'image (d'autant que la lumière, ici, semble identifier le chien du roi - un mâtin de Castille - et les
émaner directement de la toile). Un autre élément inso- deux œuvres qui sont accrochées sur le mur du fond,
lite réside dans le fait qu'en général le motif de l'atelier respectivement de Ruysdael et de Jordaens. Un autre
264
1
;/
1
'.'
•
1243
Francisco Goya
y Lucientes
Autoportrait dans l'atelier,
, 1785
Huile sur toile. 40 x 27 cm
Madrid. Accademia
san Fernando
Jean-Baptiste Corot
Autoportrait, vers 1833
Huile sur toile. 32 x 24 cm
Paris, musée du Louvre
245'-
Paul Cézanne
Autoportrait. 1885-1887
Huile sur toile. 92,5 x 73 cm
Zurich, collection Bührle
« tableau», opaque et assez vague, apparaît sur le fond.
Us'agit d'un miroir sur lequel se reflètent les figures du
roi et de la reine qui, partant, constituent peut-être le
thème de l'œuvre en cours d'exécution. Nous disons
« peut-être» car les interprétations sur ce point diver-
gent. D'aucuns, en effet, ont noté que l'artiste n'est pas
nécessairement en train de mettre la dernière main à
son ouvrage: son « pas en arrière» et le geste suspendu
de son pinceau indiquent, comme chez Rembrandt, le
moment de la conception, la pause qui précède l'inven-
tion de l'artiste. Par ailleurs, Diego n'est pas ici en train
d'observer la toile: il est plutôt en train d'examiner le
sujet. Cela posé, l'ambiguïté de la composition reste
extraordinaire. Dans le cas de Rembrandt, nous n'avions
aucune incertitude quant au sujet: le sujet du tableau
que nous voyons est l'atelier du peintre, celui de la toile
représentée ne se pose simplement pas. Dans le cas de
Velàzquez, en revanche, différentes possibilités se
superposent. U est possible, par exemple, que la scène
soit celle du groupe de jeunes filles et autres figures qui
se trouvent devant le peintre, et que ce groupe soit en
train d'observer un miroir (ce qui explique l'autopor-
trait). U est également possible que le couple royal soit
le thème, renvoyé par le miroir représenté sur le mur du
fond, qui coïncide presque mais pas exactement avec le
point de vue. Toutefois, si tel était le cas, ce miroir
devrait refléter ce qui se passe au centre de la pièce. Et
il ne saurait plus être question d'un miroir nécessaire à
l'autoportrait. Ces contradictions sont probablement
délibérées: d'une part, Les Ménines est une œuvre indis-
cutablement théorique, et d'autre part, il ne faut pas
oublier que Velàzquez avait pour beau-père Francisco
Pacheco qui était non seulement, à l'époque, une per-
sonnalité influente de la Cour mais aussi l'un des plus
importants auteurs espagnols de traités sur l'art.
Au cours des siècles, les deux tableaux que nous
venons d'examiner ont servi de modèle à de nombreu-
ses réalisations. Observons par exemple l'Autoportrait
U-156 au chevalet de Jean-Baptiste Siméon Chardin de 1779.
Là encore, l'œuvre n'est pas visible du spectateur.
Cependant, le geste qui consiste à « mesurer», avec le
crayon de pastel rouge, la réalité - en l'occurrence, soi-
même dans un miroir - est une parfaite expression de
l'exercice de la « maestria ». On peut faire la même
111143 remarque au sujet de l'Autoportrait dans l'atelier de Fran-
cisco Goya y Lucientes exécuté en 1785. Là, le tableau,
vu de dos, est noyé dans l'ombre, tandis que l'artiste, en
plein contre-jour, est en train d'y apporter une touche
de pinceau. Il se peut que l'immersion de Goya dans la
lumière soit la métaphore de l'inspiration créatrice.
jean-Baptiste Corot, de son côté, semble avoir découpé
un pan des Ménines en inversant la droite et la gauche,
"246 dans l'autoportrait de 1833. Cézanne, lui, adopte une Ill. 244
Salvador Dali position plus rembranesque, bien qu'il reste très près du
Impressions d'Afrique, 1938 chevalet, comme s'il voulait mettre l'accent sur l'exa-
Huile sur toile, 91,S x 117,5 cm men des détails plutôt que de l'ensemble (1885-1887). Ill. 245
Rotterdam, Boijmans
Dans le cas d'Impressions d'Afrique que Salvador Dali a ILL 246
van Beuningen Museum
peint en 1938, on croirait se trouver en face d'une cita-
tion explicite des deux prototypes examinès. Du reste,
le peintre catalan s'était déjà mesuré à ce thème en 1919,
avec un Autoportrait au chevalet, mais cette composition
imitait le vieux modèle traditionnel et celui revisité par
beaucoup d'impressionnistes. Ici, la prèsence du cheva-
let retourné est bien plus évidente. Le geste de l'artiste
possédé lui est habituel, tout comme l'inscription du
motif dans un paysage surréel.
269
"247
Jacopo Negretti,
dit Palma Je Jeune
Autoportrait de l'artiste
en train de peindre une
Résurrection du Christ. 1590
Milan, Pinacoteca di Brera
François Boucher
Peintre de paysages dans
son atelier, 1753
Huile sur bois, 27 x 22 cm
Paris, musée du Louvre
271
Le schéma conçu par Palma le Jeune fut souvent
repris au cours des siècles suivants. Dès le XVI', nous le
retrouvons parmi les scènes de genre flamandes et hol-
landaises qui ont pour thème l'artiste dans son atelier.
C'est le cas, entre autres, chez Samuel Van Hoogstraten,
Hendrick Pot et Karel Van Mander. Mais, dans ce
<ll249 contexte, la présence du tableau en cours d'exécution
Pietro Longhi sert avant tout à indiquer la spécialité de l'auteur:
Artiste dans l'atelier, natures mortes, paysages, conversation pieces, etc. Au
1740-1745 XVIII' siècle, en revanche, on voit apparaître des repré-
Huile sur toile,
sentations plus particulières du « tableau dans le
44x53cm
Venise, Ca' Rezzonico tableau ». Prenons l'exemple de l'Artiste dans l'atelier Ill. 249
que Pietro Longhi a exécuté vers 1740-1745 et dont il
existe trois versions, conservées à Venise, Londres et
Dublin. Là, l'auteur se montre de dos pendant qu'il exé-
cute le portrait d'une jeune dame sous l'œil attentif de
quelque chaperon. Le portrait en question, un buste à
mi-corps, s'inscrit dans le médaillon qui repose sur le
chevalet. De l'effigie, seul le minuscule chapeau corres-
pond à ce que nous-mêmes sommes en train d'exami-
ner. La robe, en effet, est tout à fait différente. On notera
également la virtuosité qui consiste à représenter la
figure entière selon une perspective (la nôtre) et la
figure du médaillon selon une autre perspective, celle
du portraitiste. François Boucher, lui, compte parmi les
peintres qui se citent. Le musée du Louvre conserve de
sa main un Peintre de paysages dans son atelier (1753) Ill. 248
où Boucher est en train de compléter un paysage qui a
réellement existé: !'original- intitulé Le Pâtre napolitain
et datable de la même année - est perdu mais nous
connaissons son existence par les sources et par une
gravure de 1758. Un autre peintre français du
XVIII' siècle, Pierre Subleyras, nous a laissé deux auto-
portraits dans l'atelier, exécutés peu avant le milieu du
siècle. Le premier, plus imposant, nous montre une
pièce emplie de tableaux dont certains sont de sa main
et ont été effectivement réalisés, dans un style néoclas-
sique influencé par la culture de Rome où il vécut long-
temps. Le second, plus informel, nous le montre de dos, Ill. 250
assis sur une chaise, se retournant vers le spectateur
dans un mouvement instantané. Le peintre est très
occupé par son travail comme en témoignent le livre et
le dessin qu'il tient à la main, et plus encore le fait qu'il
garde le pinceau à la bouche (une manière originale
d'exprimer la« suspension» du temps) en attendant de
reporter dans le tableau posé sur le chevalet le fruit de
273
<4250
Pierre Subleyras
Autoportrait, 1748·1749
Huile sur toile, 125 x 99 cm
Vienne, Gemaldgalerie
der Akademîe der bildenden
Künste
251
William Hogarth
Autoportraft au chevalet. 1758
Huile sur toile. 45,1 x 42,5 cm
Londres, National Portrait
Gallery
sa réflexion. La toile encadrée représente, à la manière dessin sur la toile avant d'y appliquer les couleurs. Sur
de l'époque et dans son style particulier, un Oriental. le grand tableau en préparation se profile une figure
Restons dans le XYlll' siècle, avec une œuvre d'une tout féminine symbolisant la Comédie (nous le savons
Ill. 251 autre personnalité: l'Autoportrait au chevalet de William grâce à une gravure autographe sur laquelle le nom de
Hogarth (1758), où le tableau en cours d'exécution la muse a été ajouté), figure que j'on peut relier au
révèle à merveille la technique et les thématiques de masque (le théâtre) et au livre (les comédies écrites)
l'auteur. De la main droite, il tient la craie blanche avec qui apparaissent dans ses mains. En fait, c'est à la
laquelle il avait effectivement l'habitude d'ébaucher le satire, c'est-à-dire à la représentation de la comédie
274
humaine, que Hogarth portait un vif intérêt. Avec gauche réunit des {{ réprouvés " de la société, ceux qui 252
quelques amis, il avait fondé la Sublime Society of Beef {{ vivent de la mort ", des personnages génériques repré- Gustave Courbet
Steaks dont il avait peint l'enseigne et la sarcastique sentant des catégories sociales spécifiques (paysans, L'Atelier du peintre. allégorie
rœlle déterminant une phase
devise, {{ Bifteck et Liberté». miséreux, saltimbanque, juif, rousse irlandaise, etc.) ;
de sept années de ma vie
Durant la seconde moitié du XIX' siècle, le thème celle de droite réunit les amis de Courbet, ceux, en tout artistique et morale, 1855
du peintre au travail se fait de plus en plus {{ idéolo- cas, qui partagent ses opinions (on note la présence, Huile sur toile, 361 x 598 cm
gique ». Le vieil atelier d'artiste n'existe plus: il est entre autres, du poète Baudelaire, du philosophe Proud- Paris. musée d'Orsay
devenu le lieu où s'exprime une poétique individuelle hon et de Champfleury) ; au centre, figurent l'artiste en
et collective à la fois, où se fréquentent des groupes train de peindre son tableau et, derrière lui, un modèle
d'intellectuels, sans distinction de genre entre les arts. nu. Le tableau en cours d'exécution n'est pas réel et
Ill.lIl Le grand tableau de Gustave Courbet, L'Atelier du peintre, pourtant, il contient un paysage typique de la campagne
allégorie réelle déterminant une phase de sept années de qui environne Ornans, sa ville natale. Il aurait dû mettre
ma vie artistique et morale, de 1855, nous en fournit une en scène un ânier cherchant à donner un pinçon à une
brillante illustration. Il s'agit d'une œuvre de trés grand bergère. Mais ce n'est pas là le seul repentir: au mur
format, conçue dans le désir de la présenter à l'Exposi- auraient dû être accrochées deux vraies peintures que
tion universelle, mais refusée par le jury comme le fut Courbet avait l'intention, à l'origine, de citer. Quoi
Un enterrement à Ornans. Si l'on en croit une lettre qu'il qu'il en soit, le tableau est, à maints égards, un mani- 253 ..
a adressée à Champfleury, un ami journaliste et écri- feste. Il l'est par les personnages qui y sont portraiturés
Gustave Coul'"bet
vain, Courbet considérait vraiment son tableau comme et qui sont les inspirateurs du socialisme utopique Autoportrait
une {{ allégorie ,,99. Il est divisé en trois zones, celle de (Proudhon), du réalisme dans l'art ( Champfleury), du Détail de l'illustration 252
276 () ES
•
...... 255
Pablo Picasso
L'Artiste devant sa toile, 1938 256 »
Fusain sur toile. 130 x 94 cm Pablo Picasso
Paris, musée Picasso Le Peintre. 1934
Huile sur toile. 98.3 x 80 cm
Hartford. Connecticut,
Wadsworth Atheneum
..... 254 spleen mais aussi de l'antibonapartisme et du mécénat a exécuté en 1916-1917 et qui semble répéter un schéma
Henri Matisse artistique (les autres amis représentés). 1\ l'est par les bien connu: le peintre est de dos, en train de faire le
Le Peintre et son modèle. figures génériques qui expriment toute la gamme des portrait d'un personnage féminin. Il s'agit très claire-
1916-1917
exclus de l'époque, tant ceux que l'artiste soutient (les ment d'une citation de différents artistes, fort célèbres
Huile sur toile, 146,5x97cm
Paris. Musée national d'art
nécessiteux, par exemple) que ceux qu'il déteste (les pour certains, que nous avons déjà mentionnés:
moderne. Centre Pompidou juifs, les Turcs, les gens du spectacle... ). 1\ l'est, enfin, Subleyras et Boucher bien sûr mais aussi, entre autres,
par le tableau dans le tableau, celui-là même qu'il est en Van Ostade et Vermeer. Nous retrouvons d'ailleurs, à
train d'achever et où s'exprime pleinement le réalisme propos de Vermeer, le motif de la fenêtre, celui de la
dont il se réclame. jeune fille et le fait que figure sur le mur la reproduction
Le thème du « peintre dans l'atelier» occupe (certes réinterprétée à la façon de Matisse) d'une œuvre
aussi une place importante dans l'art du xx' siècle. 1\ d'art « ancien». Quant à la toile placée sur le chevalet,
suffira, pour s'en convaincre, de rappeler quelques elle n'est pas sans rappeler Longhi, voire, pourquoi pas,
Ill. 254 exemples, tel Le Peintre et son modèle que Henri Matisse Hogarth. L'ensemble, là aussi, a été « réécrit» dans le
278 T'\L>TOLOC; E
258"
René Magritte
La Clairvoyance, 1936
Huile sur toile, 65 x 65 cm
Collection privée
style cher à l'auteur. Nous sommes donc ici face à un Nous reviendrons de façon plus approfondie dans le
cas de traduction, de nature autobiographique puisque dernier chapitre sur le sens de ces « traductions" stylis-
la fenêtre, avec son garde-corps Art nouveau, donne sur tiques, ce transfert d'un code figuratif typique d'un indi-
le paysage parisien de la place des Vosges où habitait vidu ou d'un groupe dans un autre code, typique lui
Matisse. Chez Pablo Picasso également, on peut déceler aussi mais différent. Citons tout de même ici deux
des cas de « traduction". À plusieurs reprises, il a exemples qui nous permettront d'en mieux com-
reproduit le schéma de l'ambigu rapport entre l'artiste prendre le mécanisme. Le premier - l'Autoportrait aux Ill. 257
et son atelier ou entre l'artiste et le modèle dans l'ate- sept doigts de Marc Chagall 0912-1913), qui accuse
IlU55 lier. Premier exemple: l'Artiste devant sa toile, de 1938. encore des influences cubistes - montre bien les effets
Cette œuvre dérive, à l'évidence, de celle de son compa- de la citation et de la transposition de l'ancien. Il sacrifie
Ill. 243 triote Goya: Picasso campe ici dans une posture à peu aussi à la pratique qui consiste à citer une œuvre appar-
près similaire à celle de son prédécesseur, avec le bras tenant typiquement à l'auteur. Le second, La Clair- IlU58
tendu vers l'ouvrage et le pinceau qui touche presque la voyance de René Magritte (1936), nous montre l'artiste
surface. La toile, elle, n'est pas invisible comme chez de dos, le visage tourné sur le côté pour observer un
Goya. Mais elle est encore blanche, comme pour mar- objet et en « faire le portrait » sur le tableau de chevalet.
quer la phase qui suit immédiatement l'inspiration et Mais le jeu surréaliste transforme ici l'œuf (l'objet à
qui précède immédiatement l'exécution. Second représenter) en oiseau (l'objet représenté) gràce au
"257 exemple: Le Peintre de 1934. Cette œuvre, qui nous don d'infravision que possède l'artiste.
Marc Chagall renvoie au contraire à Matisse, constitue pour ainsi dire Les motifs fondamentaux de la représentation,
Autoportrait aux sept doigts,
une « traduction de traduction", puisque le peintre nous le constatons une fois encore, sont limités, mais
1912-1913
Huile sur toile, 132 x 95 cm
catalan y remploie, sous une forme cubiste, le schéma leur répétition, elle, contient toujours une analyse en
Amsterdam, du modèle féminin sur le divan, de l'artiste en plein tra- perspective, jusqu'au jour où, avec l'art contemporain, le
Stedelijk Museum vail mais en partie caché, et du tableau de chevalet. cercle se referme par leur négation plus ou moins totale.
281
Ct-lAPIT RE '3
-4259
Albrecht Dürer
Autoportrait à la branche
de panicaut. 1493
Huile sur bois. 56 x 44 cm
Paris. musée du Louvre
L'ARTISTE EN HOMME DE PASSIONS rimée, 86a). C'est, rappelons-le, sur la base de cet argu-
ment que l'on en viendra, à partir du XV' siècle, à quali-
Le titre de ce chapitre s'inspire d'un excellent ouvrage de fier l'artiste de « divin ». Aristote, de son côté, postulait
Rudolf et Margot Wittkower, Les Enfants de Satume 1OO , un lien entre le tempérament des artistes - y compris
qui examine l'évolution de la figure de l'artiste, de les créateurs œuvrant dans le domaine des arts visuels,
l'Antiquité à la Révolution française. Wittkower lui- pourtant « inférieurs » puisqu'ils pratiquaient un travail
même a emprunté la formule à un essai de Marsile manuel- et l'une des quatre humeurs fondamentales, à
Ficin, le De vita triplici, rédigé entre 1482 et 1489 10l Ce savoir la bile noire ou « mélancolie » : « Les hommes
philosophe néoplatonicien avait tenté de réconcilier les qui se sont illustrés dans la philosophie, la politique, la
deux grandes conceptions de l'artiste en vigueur dans poésie ou les arts sont tous manifestement des gens
l'Antiquité grecque, celle de Platon et celle d'Aristote. chez lesquels prédomine la bile noire» (Problemata,
Le premier n'aimait guère les créateurs d'œuvres d'art; XXX, 1). Ficin en concluait que les artistes seraient des
toutefois, il reconnaissait aux poètes la possibilité de personnalités à l'humeur mélancolique, au caractère
s'élever spirituellement dés lors qu'ils étaient saisis par « saturnien » - parce que soumises à l'influence astrale
« l'enthousiasme », ce souffle des dieux qui générait une de Saturne - et douées d'une frénésie ou fureur créatrice
sorte de fureur esthétique, la mania (Le Banquet, 188a; analogue à la folie. Il s'agit là d'un glissement important
283
dans le concept de « tempérament ». Tous les auteurs dépendent des aspects (extérieurs), où les expressions
antiques (à l'exception d'Aristote) tendaient en effet à physiques dépendent des passions; leur degré d'inten-
placer les artistes sous l'influence de Mercure, protec- sité, de variables sociales (âge, sexe, ethnie, profession,
teur du commerce, des arts mécaniques, de l'habileté comme on le ferait aujourd'hui dans un sondage d'opi-
pratique en tout genre, mais aussi de l'intelligence et de nion) et leur type, de ressemblances avec des animaux,
la finesse d'esprit. perçus comme des êtres qui exprimeraient directement
En réalité, les théories de Ficin mêlaient différents leurs états d'âme. 260"
principes hérités de l'Antiquité classique, principes que Quoi qu'il en soit, c'est sur cette base que naît, à Antonio Allegri,
la Renaissance sut fondre en un tout. La thèse des quatre la fin du XVI' et au XVII' siècle, la physiognomonie qui dit le Corrège
Autoportrait, vers 1510
tempéraments fondamentaux, par exemple, est d'ori- entend à la fois analyser et enseigner à reproduire les
Huile sur bois, 59 x 44,3 cm
gine médicale. Dès le v' siècle avant J-c., Hippocrate caractères. Les principaux ouvrages qui traitent de cette Paris, musée du Louvre
(La Nature de l'homme, 4) avait établi un lien entre les discipline sont ceux de Pomponio Gaurico (De sculp-
quatre humeurs du corps humain (sang, flegme, bile tura, 1504), Giambattista Della Porta (Fisionomia, 1586),
jaune et bile noire), les quatre tempéraments de l'homme Charles Le Brun (Méthode pour apprendre à dessiner les
(sanguin, flegmatique, colérique et mélancolique) et les Passions, 1668) et Pieter Paul Rubens: sa Théorie de la
quatre éléments du macrocosme (les planètes Jupiter, figure humaine, assortie de nombreuses esquisses, ne
Lune, Mars et Saturne). Les philosophes reprirent à sera publiée en France qu'en 1773 mais elle était déjà
leur compte ce concept, qui parcourut ainsi toute l'his- fort bien connue depuis le XVII' siècle. Durant la seconde
toire de la pensée classique: après Platon et Aristote, moitié du XVlll', la physiognomonie prétend même
on le retrouve chez Lucrèce (De la nature, III, 288 sq), devenir une science, à travers les œuvres, notamment,
Plutarque (Questions naturelles, 26) et Sénèque (De la de Kaspar Lavater et de William Hogarth, mais ses liens
colère, II, 18 sq). Une autre théorie s'affirmait dans le avec les théories antiques des caractères, des passions et
même temps: la « théorie des caractères» (Aristote, des influences astrales se sont fortement relàchés.
Poétique; Horace, L'Art poétique), destinée à mieux cer- Revenons à Marsile Ficin. Ses écrits eurent sans
ner les différents types de personnages dans les repré- aucun doute un très grand impact sur la conception de
sentations théàtrales et la littérature. Cette théorie devint l'artiste à la Renaissance, non seulement parce qu'ils
à son tour un critère de classification des êtres humains avaient pour fondement des théories classiques mais
en général, au moins dans la version réélaborée par aussi parce qu'ils survenaient au moment même où les
Héraclite d'abord, qui lui a donné le nom d'ethos (dans artistes exprimaient pleinement leur désir d'émancipa-
le fragment B1l9 Diels) et par Théophraste ensuite tion et de réhabilitation sociale. Résumons-nous: d'un
(dans ses Caractères), qui a inventorié trente catégories côté, on revendique - comme le fait Leon Battista
majeures, chacune étant reprèsentée par un personnage Alberti -l'inscription du peintre dans le registre des arts
type: le flagorneur, le cupide, le faiseur, etc. Le traité libéraux et non plus dans celui de l'artisanat, et on
pseudo-aristotélicien sur les caractères - auquel vinrent l'exhorte, s'il veut gagner ses lettres de noblesse, à par-
s'ajouter ceux de Polémon et d'Adamante - identifiait faire son éducation et son comportement; de l'autre
les types humains sur la base de cinq traits fondamen- côté, on assiste à l'émergence d'un tout autre idéal: celui
taux: a) le caractère pourrait être déduit du visage et d'un personnage étrange, excentrique et extravagant,
des mouvements du corps; b) le caractère serait fonc- porté aux excès et à des sentiments hors du commun.
tion de variations physiques comme le sexe et l'àge; Ces deux images de l'artiste - ces deux lignes de
c) le caractère serait déterminé par les tempéraments, conduite - se propageront et se préciseront davantage
les complexions physiques et spirituelles ainsi que l'ap- au cours des siècles et l'on en retrouvera les traces
partenance à un groupe professionnel; d) le caractère jusque dans le genre artistique qui nous occupe ici
serait lié à l'ethnie d'appartenance; e) le caractère serait puisque c'est justement à l'autoportrait que le protago-
intelligible au motif de la ressemblance entre l'homme niste des arts confie la représentation de sa propre
et l'animal. Nous sommes ici en présence d'une sorte image, et ce avec une force d'autant plus grande que la
de psychologie de masse où les affects (intérieurs) réalité intime du créateur se reconnaît dans son travail.
284 ES f , DE
Roger de Piles (Dissertation, 1681, p. 67) en témoigne: ne réunissent pas nécessairement tous ces ingrédients.
({ car c'est dans le caractère des objets que le Peintre fait Un élément subsiste néanmoins: le comportement
voir celuy de son génie & ce n'est pas sans raison que général. C'est ce que nous pouvons observer dans une
l'on dit ordinairement qu'on fait son portrait dans son autre œuvre de Dürer, l'Autoportrait à la branche de Il1.259
Ouvrage, c'est-à-dire le portrait de son esprit.» La panicaut ( 1493 ), sur laquelle figurent, au côté de la date
remarque, pertinente, était adroitement formulée, mais et de la signature, quelques mots révélateurs: myn sach
<4261 elle relevait déjà du sens commun. On pourrait l'attri- die gat/als es oben schtat ({ mes affaires suivent le cours
Lucas de Leyde buer, par exemple, à Côme 1" de Médicis, qui aurait un qui leur est assigné là-haut »). Cette inscription contre-
Autoportrait, 1509 jour déclaré: Ogni dipintore dipigne sé ({ tout peintre se dit l'interprétation habituelle qui veut que le tableau
Huile sur bois. 29 x 22 cm peint lui-même »)102, mais lui aussi avait dû retenir de soit un cadeau destiné à la fiancée (le panicaut à fleurs
Braunschweig, Herzog Anton
Ulrich-Museum
ses études l'antique topos de Philon d'Alexandrie, philo- bleues est traditionnellement le symbole de la fidélité
sophe chrétien du 1" siècle, qui soutenait: ({ Immanqua- conjugale). L'Autoportrait de Salvator Rosa, de 1641, Ill. 142
blement, les œuvres d'art révèlent leur créateur. Qui, en offre, à l'évidence, un autre exemple de mélancolique
effet, en regardant des statues ou des peintures, ne s'est avec le protagoniste campé dans une pose caractéris-
pas fait aussitôt une idée sur le sculpteur ou le peintre? » tique, et la maxime aut tace aut loquere meliora silentio,
(De Monarchia, 1, 216M). Ainsi, l'expression du carac- inscrite sur le support. Il faut citer enfin le cas, plus
tère - c'est-à-dire l'aspect intérieur du personnage - récent, de Giorgio De Chirico: il a interprété avec une
vient-elle s'ajouter à l'expression de son aspect physique grande fidélité le canon de la mélancolie, notamment
et s'insérer dans un contexte narratif qui éclaire sa per- dans le Portrait de l'artiste par lui-même de 1911, portrait
sonnalité. L'autoportrait n'est donc plus simplement le qui constitue le premier d'une longue série produite
reflet de l'auteur sur une surface réfléchie: il est aussi le par l'artiste et sur lequel nous reviendrons à la fin du
reflet de son âme. chapitre suivant.
Naturellement, Aristote et Ficin étaient tous deux Mais il n'y a pas que la mélancolie: plusieurs
conscients des différents types et nuances de passions qui œuvres témoignent d'un autre type de tempérament, le
animent les ({ enfants de Saturne ». Les biographies des caractère sanguin (ou jovial) en particulier, en corré-
artistes en livrent un inventaire plus restreint, que Witt- lation avec une idée qui fait son chemin à partir de la
kower a méticuleusement reconstruit. Passons en revue fin du maniérisme, celle du peintre comme homme du
les catégories les plus importantes et tentons d'en retrou- monde, porté aux plaisirs de la vie et à l'excentricité.
ver les traits fondamentaux à travers les autoportraits. C'est le cas du Portrait de jeune homme récemment attri- Ill. 260
bué à Antonio Allegri, dit le Corrège dont la date est
incertaine mais qui fut probablement exécuté au début
LES TEMPÉRAMENTS des années 1510. La tête prend appui sur la main - un
262
élément qui pourrait inciter à classer l'œuvre dans la
À partir du XV" siècle, le tempérament fondamental de catégorie des mélancoliques mais le regard, tourné ici
Jan Havicszoon
Steen l'artiste est celui de la mélancolie. On pourrait dire que vers le spectateur, est malin et les lèvres dessinent un
Détail de l'illustration 104 la quasi-totalité des artistes se représentent - pour les léger sourire entendu. On notera que le support (il
Autoportrait en joueur
raisons que nous venons de rappeler - comme s'ils s'agit d'un panneau en bois) est doté d'un volet, ce qui
de luth, vers 1662-1665
Huile sur bois, 55.3 x 43.8 cm
étaient dominés par cette prédisposition. Le type a été confère à la pose un aspect insolite et plaisant. On pour-
Madrid, Museo Thyssen- mis au point par Albrecht Dürer qui a même exploré le rait en dire autant de l'autoportrait du Flamand Jan
Bornemisza thème du point de vue symbolique avec la célèbre gra- Cornelisz Van Oostsanen (1535) : il y a quelque chose
vure de 1514, Melencolia l, magistralement analysée par de moqueur dans la façon dont il regarde le spectateur.
263 .. Panofsky et Saxl lO' . La représentation du mélancolique, Et la composition, là aussi, est illusionniste si l'on en
Maurice Quentin parfaitement codifiée, suit le plus souvent la pose que juge par le trompe-l'œil du cartouche daté et signé au
de La Tour
l'on voit dans l'allégorie de Dürer: le menton appuyé fond, et au savant jeu d'ombres qui donne l'impression
Autoportrait, vers 1750
Pastel, 27 x 22 cm sur la main, le regard perdu dans le lointain, un air triste d'encadrer le visage. Signalons également l'autoportrait
Dijon, musée des Beaux Arts et une impression de solitude. Bien sûr, les autoportraits de Lucas Hugenszoon, dit Lucas de Leyde, un autre Ill. 161
287
Michiel S\Neerts
Autoportrait, vers 1656
Huile sur toile. 114 x 92 cm
Saint-Pétersbourg, musée
de l'Ermitage
265"
Jacob Jordaens
Autoportrait, 1645-1649
Huile sur toile, 82 x 59 cm
Munich, Alte Pinakothek
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<4 <4 266 tableau du XVI' siècle, dans lequel le personnage esquisse LES PASSIONS RACONTÉES. EXHIBÉES.
Albrecht Dürer, 1507 un trés léger sourire. Dans le genre «jovial », on trouve IRONISÉES
Dessin à la plume et aquarelle
aussi des expressions plus ... excessives. Jan Havicks-
sur papier, 11,8 x 10,8 cm
Brême, Kunsthalle
zoon Steen, par exemple, aimait beaucoup se représen- Les passions ne s'expriment pas seulement à travers
ter à l'intérieur d'une taverne, joyeux, exubérant, l'iconographie de la pose. On les raconte très souvent,
<4267 parfois entouré de femmes, de joueurs et d'ivrognes (on aussi, en insérant l'image de soi à l'intérieur d'une
Michel-Ange sait qu'il « arrondissait » ses fins de mois avec les reve- situation narrative qui permet de mieux décrire la
Le Jugement dernier, nus de la brasserie dont il était propriétaire). Sur l'auto- nature « active » de ses sentiments. Déjà, Leon Battista
1536-1541 portrait de 1662-1665, on le voit la mine réjouie en Alberti avait établi une distinction entre l'aspect actif et
Fresque
train de jouer du luth. Mais un tableau antérieur nous l'aspect passif des « mouvements » de l'âme: il appelait
Rome, chapelle Sixtine
le montrait déjà à l'intérieur d'une auberge, en train de affects les émotions intimes et affections les émotions de
trinquer et de rire aux éclats en bonne compagnie. Au l'individu provoquêes par le contact de celui-ci avec
Ill. 179 XVIII' siècle, c'est Maurice Quentin de La Tour qui une situation ou un objet, lui-même doué de qualités
nous offre un exemple peu commun d'allégresse et de propres à susciter un « mouvement de l'âme » chez
• comportement excentrique: dans la plupart de ses
autoportraits en effet, il apparaît singulièrement jovial,
celui qui le côtoie lO5 .
Il existe, tout au long de l'histoire de l'art, des
III 263 surtout dans le pastel rouge de 1750. On sait que ce exemples trés significatifs de ce type d'affection. Albrecht
genre de pose, adopté par bien d'autres artistes dans les Dûrer, par exemple, s'est donné à voir, à deux reprises au
cours européennes mais surtout à Paris, n'était pas du moins, comme touché par la douleur. Un dessin de 1507 III 266
goût d'Anton Raphael Mengs qui qualifiait avec mépris nous le montre torse nu, en train d'indiquer de la main
de « brillant » ce qu'il tenait pour un signe de mondanité droite une blessure au côté gauche. Un autre dessin de III 287
et de superficialité!04. 1522 le représente également torse nu, en « homme des
Il nous reste à évoquer deux tempéraments: le douleurs », le visage marqué par une grimace et le dos
flegmatique et le colérique. S'ils sont plus rarement trai- légèrement courbé en avant. Ici, l'iconographie se cale
tés que le mélancolique et le sanguin (jusqu'au XIX' siècle sur celle du Christ agonisant. Ce n'est pas la première
en tout cas), c'est qu'ils composent un personnage tra- fois que l'artiste suivait cette voie: dans plusieurs de ses
ditionnellement perçu comme négatif. Flegmatique, oeuvres en effet, il s'est déjà identifié au Fils de Dieu.
aujourd'hui, signifie posé, placide. Ce n'est pas du tout le Il en va tout autrement de l'autoportrait de Michel-
sens que lui donnait l'Antiquité. Aux yeux d'Hippocrate, Ange dans le Jugement dernier de la chapelle Sixtine à III 267
le flegme était l'ensemble des humeurs corporelles qui Rome 0536-1541). Là, l'artiste se représente dans la
génèrent un comportement languide, paresseux et peau d'un apôtre écorché, saint Barthélemy. Considérée
inerte. C'est seulement avec le Romantisme qu'il devien- par toute la critique comme une manifestation de bizar-
dra le trait positif du rêveur. C'est pourquoi l'Auto- rerie (Edgar Wind a consacré à ce sujet une remarquable
III 264 portrait de Michiel Sweerts est plutôt anticonformiste: analyse I06 ), cette « peau » constitue aussi un superbe
sur ce tableau daté de 1656 environ, l'artiste apparaît la exemple d'anamorphose. Michel-Ange reprend mani-
tête inclinée, perdu dans ses rêves, une feuille à la main festement l'iconographie d'Apollon écorchant Marsyas
- une lettre peut-être - mais sans l'air pensif du mélan- pour la transposer dans l'iconographie chrétienne du
colique. Jacob Jordaens nous offre, de son côté, un bel martyre du saint, à cela près qu'il s'agit, en fait, d'un
exemple du type colérique. Cet artiste, qui s'est distin- ctyptoponrait: Barthélemy est Michel-Ange et le person-
gué des plus illustres Rubens et Van Dyck par sa veine nage qui tient la peau, un persécuteur qui a les traits de
délibérément populaire et réaliste, a exécuté un auto- l'Arétin. La référence est explicite. Les Lettres de Buo-
III 265 portrait, assez tardif 0645-1649), qui s'inscrit bien narroti s'en font d'ailleurs l'écho: l'Arétin s'était montré
dans cet esprit. En d'autres occasions, le peintre s'est très critique à son égard et l'avait, pour reprendre
représenté dans une pose bourgeoise plus convenue. l'expression de l'artiste, « écorché vif »107. Le visage de
Mais ici, le cheveu désordonné et l'air courroucé suggè- Michel-Ange nous apparaît tel un masque tordu par la
rent un caractère impétueux, prêt à s'enflammer. douleur, à l'instar de ces figures de champs de bataille 1
295
dont les peintres étudiaient soigneusement - sur les
indications d'Alberti et de Léonard lO8 - l'expression de
la souffrance.
L'iconographie de la douleur a eu la faveur de
nombreux maîtres, au XIX' et au début du XX' siècle. Elle
est même devenue, à l'époque du Romantisme, l'un des
motifs typiques de la nouvelle sensibilité artistique 269"
européenne. Plusieurs exemples, brillants et toujours Gustave Courbet
caractérisés par un esprit extravagant, en témoignent. Le Dësespérë, 1841
Il faut citer, bien sûr, le cas original de l'autoportrait de Huile sur toile, 45 x 54 cm
Paris. collection privée
Francisco Goya y Lucientes peint en 1820, comme le
rappelle l'inscription qui l'accompagne. Le peintre pré-
cise en effet, en bas, sur le cadre: « Goya, reconnaissant,
exprime sa gratitude à son ami Arrieta [son médecin)
pour les soins et l'attention qui l'ont sauvé du mal aigu
et mortel dont il souffrait à la fin de l'année 1819, à
l'âge de 73 ans. Il a peint ce tableau en 1820.» C'est un
III 268 autoportrait assez inhabituel, parce qu'il représente son
auteur accablé par la maladie: il s'agit donc, l'inscription
le dit bien, d'un autoportrait en mémoire d'un événement
Il1.296 passé (il en va de même de l'autoportrait en Homme
blessé de Gustave Courbet). Le tableau, néanmoins, a
quelque chose de symbolique. Rappelons que Goya avait
été gravement malade à plusieurs reprises: en 1793, par
exemple, pendant une année entière, lorsqu'il avait dû
vivre dans la touffeur de Séville et de Cadix, il avait
certainement éprouvé un sentiment d'angoisse à l'idée
de la mort. Et les années qui ont suivi 1819 ont été mar-
quées à leur tour par une autre « maladie », plus spiri-
tuelle celle-là: tombé en disgrâce au lendemain de la
Restauration, l'artiste avait entrepris, dans la « Quinta
du Sourd» (la maison qu'il avait achetée en dehors de
Madrid), la dramatique série des Peintures noires, témoi-
gnage d'une profonde angoisse existentielle. Sur la
partie gauche du tableau de 1820 apparaissent, tout
juste esquissées, d'autres figures: l'une d'elles serait
Leocadia Weiss, sa deuxième compagne, dont les opi-
nions jacobines valurent au peintre les soupçons du
régime. Trois ans plus tard, Goya la suivit en France où
elle s'était réfugiée et d'où elle ne revint plus.
Si nous venons de citer le nom de Courbet, c'est
que lui aussi s'est exercé au thème du désespoir, dans
III 269 deux oeuvres chronologiquement très proches: Le Déses-
péré de 1841 et Le Fou de peur de 1844-1845. Ici, l'expres-
sion de l'artiste est assez théâtrale mais le premier
plan, avec les yeux écarquillés et le regard obsessionnel,
296
marquera d'une profonde empreinte l'iconographie
contemporaine, surtout après l'avènement de la photo-
graphie et du cinéma.
Deux autoportraits de la fin du XIX' siècle illus-
trent parfaitement l'idée du tourment de l'artiste. 11 s'agit
des Misérables, un tableau de 1888 que Paul Gauguin Ill. 270
11270 dédia à son ami Van Gogh. Chistoire de cet autoportrait
Paul Gauguin est exemplaire. L'artiste s'était lié d'amitié avec Van
Autoponrait avec le portrait Gogh et Émile Bernard autour desquels se constituera la
d'lmile Bernard
fameuse École de Pont-Aven. Vincent avait émis l'idée
(Les Misérables), 1888
Huile sur toile, 45 x 55 cm
d'échanger portraits et autoportraits afin de consolider
Amsterdam, Van Gogh leurs relations. Paul voulait exécuter celui de Bernard,
Museum (Vincent Van Gogh mais en septembre 1888, il opta plutôt pour un auto-
Foundation) portrait avec portrait intégré de son collègue, sous la
forme d'un tableau accroché sur le mur. En octobre de
la même année, il rejoignit Van Gogh à Arles. Les deux
artistes y vécurent et travaillèrent ensemble jusqu'au
jour où, en décembre, ils eurent un sérieux différend
(Van Gogh menaça Gauguin avec un rasoir et, pris de
remords, se mutila l'oreille droite). Les échanges d'auto-
portraits, entre-temps, s'étaient poursuivis: Émile avait
terminé le sien et Vincent avait donné à Paul son « auto-
portrait en bonze ». l.:œuvre de Gauguin fait explicite-
ment référence au chef-d'œuvre de Victor Hugo. On sait
d'après une lettre adressée à Schuffenecker que Gauguin
lui-même s'y compare au personnage de Jean Valjean:
« Tête de bandit au premier abord, un Jean Valjean, per-
sonnifiant aussi un peintre impressionniste déconsidéré
et portant toujours une chaîne pour le monde. » 109 11 ne
faut pas chercher le pendant de ce travail dans l'auto-
portrait en bonze que nous venons de citer, mais dans
les deux tableaux de Van Gogh qui portent la trace du IlLl)I, 17l
drame de l'oreille coupée. C'est là que Vincent exprime
pleinement son sens du désespoir, du vide et de la soli-
tude qui le conduiront, d'ici peu, à l'hôpital psychia-
trique de Saint-Rémy-de-Provence.
271 ..
La fin du XIX' siècle est une période de tourment
Vincent Van Gogh
Autoportrait, 1889 et d'instabilité nerveuse pour les artistes européens.
Huile sur toile, 51 x 45 cm Leurs relations avec la peinture officielle et académique
Collection privée sont souvent très conflictuelles: ils se sentent frustrés,
incompris de la critique et du public. On assiste alors au
272 ..
retour d'un thème que nous avions rencontré chez
Vincent Van Gogh
Michel-Ange: le supplice infligé par les critiques. James
Autoportrait, 1889
Ensor nous en offre une vision sarcastique avec une
Huile sur toile, 60,S x 50 cm
Londres, Courtauld Institute aquarelle de 1896, Les Cuisiniers dangereux. Cette satire Ill.l7l
of Art met en scène deux critiques en tenue de cuisinier qui
299
273 apprêtent les têtes de quelques artistes et les disposent Deux autres exemples, enfin, illustrent à mer-
James Ensol'" sur des plats pour les servir à la table des membres du veille la façon dont l'idée toute moderne du sentiment
Les Cuisiniers dangereux, 1896 jury et autres reprêsentants de l'institution académique. de l'angoisse vient s'inscrire dans les autoportraits des
Pastel sur papier, 40,5 x 48,6 cm
Au centre de la composition figure, déjà sur son plateau, artistes. Le premier cas est celui de Max Beckmann.
Anvers, Museum Plantin
Moretus, Prentenkabinet
la tête d'Ensor qui décline, ce faisant, un autre motif, Dans son Autoportrait de 1901, le peintre expression- ILL 271
celui plus souvent exploité de la décapitation (Holo- niste allemand a cherché à rendre compte du désespoir
pherne, Goliath,jean-Baptiste). comme état existentiel de l'artiste. Avait-il été inspiré par
302
)
.... 275
Max Beckmann
Autoportrait, 1901
Eau-forte, pointe sèche,
) 21,8x 14,3 cm
Collection privée
<41274
Edvard Munch
Autoportrait en somnambule,
1919-1920
Huile sur toile. 150 x 129 cm
Oslo, Munch Museet
)
le fameux Cri d'Edvard Munch, peint en 1893 ? Ce et aux tourtnents qui en dérivent: son Autoportrait en Ill. 27'
tableau en effet a fortement marqué la culture artistique somnambule. Cette œuvre a été réalisée dix ans après la
européenne. Sans doute influencé par la psychanalyse, grave dépression nerveuse qui avait frappé Munch et
) Munch avait, de son côté, exprimé dans la plupart de qui l'accompagnera durant tout le reste de sa vie.
ses tableaux la dépression innée de l'artiste contempo- Les passions, cependant, ne sont pas toujours
rain. L'un d'eux, en particulier, doit être mentionné pour dramatiques. Parmi les émotions que les artistes ont
sa référence explicite à l'état d'âme qui nous occupe ici représentées, on trouve aussi celle de la jouissance. Deux
303
277 ..
Lavis Corinth
Autoportrait avec sa femme
et un verre de champagne.
1902
Huile sur toile, 97 x 107 cm
Collection privée
307
-4279
Salvatol'" Rosa
Autoportrait, 1645
Huile sur toile, 99,1 x 79,4 cm
New York, The Metropolitan
Museum of Art, bequest
of Mary L. Harrison
leur manière de décliner le thème. Le cas le plus célèbre jeune femme, belle et élégante, et observe un point dans
III 279 est probablement celui de Salvator Rosa: le peintre nous le lointain, à l'extêrieur du cadre, là encore sur un mode
livre une image méditative (et mélancolique à l'évi- mélancolique. On notera qu'ici, autoportrait et nature
dence) dans laquelle il indique non pas la simple pré- morte se confondent totalement. Quant à David Bailly,
sence de la Mort par le biais d'un crâne mais l'implication enfin, il confère à la description de son coin d'atelier un
directe de l'artiste et de son talent dans le domaine de sens quasi... pédagogique: dans son Autoportrait avec les III 280
la peinture. Il se représente en effet en train de mesu- symboles de la vanité, de 1651, où un crâne figure au
rer, au moyen d'un pinceau, un crâne qui repose sur un premier plan, le peintre regarde vers le spectateur et lui
livre (probablement l'Ecclésiaste dont le concept s'ins- présente un portrait de son père disparu.
Ill278 pire). Clara Peeters va plus loin: dans son Autoportrait L'art moderne et contemporain n'a pas renoncé au
de 1610, cette artiste connue pour être une spécialiste thème: au contraire, il l'a même étoffé en développant
de la nature morte se fait elle-même vanité. Elle pose en d'autres solutions, pessimistes pour certaines, pleines de
308
défi ou d'ironie pour d'autres. C'est un sentiment de pro- du destin final. Lovis Corinth prend ses distances avec 280
vocation que l'on trouve, par exemple, dans le fameux le symbole traditionnel en remplaçant le squelette de la David Bailly
IlU81 autoportrait d'Arnold Bocklin (872), où ['on voit le Mort par un squelette de cours d'anatomie (Autoportrait Autoportrait avec
les symboles de la vanité,
peintre travailler, indifférent à la présence menaçante et avec squelette, 1896-1897). Otto Dix associe, dans une
1651
persuasive de la Mon qui joue du violon derrière lui. C'est œuvre tardive de 1968 (Autoportrait avec tête de mort), Huile sur bois. 89,5 x 122 cm
une image pleine d'angoisse, au contraire, que nous livre le sentiment de la mort avec celui de la gloire: le cràne Leyde. Stedelijk Museum
Ill. 282 James Ensor dans son Autoportrait squelettisé - une image est ici couronné de laurier. Quant à Man Ray, il se repré- De Lakenhal
que l'artiste a reprise dans de nombreuses œuvres à partir sente en masque mortuaire de bronze - à l'instar de
de 1888 et dans laquelle il est le mort et la Mort à la fois. ceux que l'on réalisait dans l'Antiquité - mais à l'inté-
Nous conclurons sur les œuvres de trois artistes rieur d'une boîte garnie de papier journal (1933). Ainsi
qui diffèrent du point de vue des tendances esthétiques la boucle est-elle complètement bouclée: les honneurs
mais qui partagent la même attitude ironique à l'égard funèbres, eux aussi, n'appartiennent qu'à l'artiste.
309
•
281
310 E T J N
283
Lovis Corinth
Autoportrait avec squelette.
1896-1897
Huile sur toile, 66 x 86 cm
Munich, Stadtisches Galerie
im Lenbachhaus
312 s
t !
285
Otto Dix Man Ray
Autoportrait avec tête Autoportrait, 1933
de mort, 1968 Bronze. verre, bois et journaux,
lithographie, 38 x 56,5 cm 35,6 x 21,1 x 13,7 cm
Albstadt, galerie Albstadt Washington, National Museum
of American Art
313
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Confessions
L'AUTOPORTRAIT COMME AUTOBIOGRAPHIE
<li 286
Rembrandt
Autoportrait faisant la moue
Eau-forte, premier état
Paris, musée du Louvre,
collection Rothschild
315
selon la tradition indienne, par exemple, le monde au sein de cette profession; il y a des indices qui rensei-
prendrait sa source dans l'image réfléchie du premier gnent sur les passe-temps et les manies du personnage,
être; selon les mythes dionysiaques, l'épiphanie les événements caractéristiques de sa vie (mariage, virgi-
«< apparition») du dieu Dionysos serait liée à un reflet. nité, veuvage, paternité, maternité... ), ses passions et ses
De leur côté, les philosophies néoplatoniciennes consi- comportements. Il existe enfin des symboles capables
déraient le miroir comme la forme la plus élevée de la de traduire visuellement des termes du langage verbal
connaissance: la connaissance étant une « vision». la (on pense par exemple à l'autoportrait de Lorenzo Lotto
plus grande des connaissances résiderait dans le « se où figure une boîte avec un jeu de ... loto). Il nous faut
voiT VOiT », c'est-à-dire dans le « savoir voir)}. Plusieurs évoquer, à ce sujet, un autre détail qui n'est pas sans
hérésies médiévales ont contribué à insérer des élé- importance: à l'exception du cas où le jeu rhétorique
ments néoplatoniciens dans la philosophie chrétienne: porte, comme chez Lotto, sur le patronyme du person-
ainsi, Jan Van Ruysbroeck en est venu à soutenir, dans nage, les symboles qui orientent les disjonctions
son Ornement des noces spirituelles, que Dieu serait une exclusives relèvent toujours de la métonymie ou de la
sorte de miroir réfléchissant au fond duquel l'àme pour- synecdoque. Le compas pour l'architecte, la palette pour
rait apercevoir l'image éternelle d'où elle est issue. Il le peintre, l'épée pour le soldat, la plume pour l'écri-
ressort clairement de tout cela que l'autoportrait, fondé vain, le philosophe ou le théologien ... Inutile de les
sur l'instrument du miroir, remplit deux fonctions pré- citer toutes: la liste, on l'aura compris, est interminable.
cises: il est à la fois le miroir du peintre qui le regarde D'autre part, ces métonymies et ces synecdoques sont
pour se représenter, regardant ainsi le spectateur, et le toujours généralisantes: ce qui prouve bien, là encore,
ntiroir du monde qui apparaît dans le tableau (et donc de que le parcours joue toujours sur la généralisation du
la subjectivité de la connaissance dans son ensemble). détail (même s'il s'agit, bien sûr, d'un processus évident
L'analogie entre l'autoportrait et le speculum s'agissant de l'art figuratif: en soi, l'art figuratif est
- c'est-à-dire l'autoportrait comme métaphore du savoir- nécessairement métonymique puisqu'il ne peut jamais
n'est pas superficielle: elle implique aussi des aspects représenter l'abstrait sinon à travers le concret, ou les
structurels. Le speculum, nous l'avons dit, est une méta- catégories, sinon à travers des composantes de ces
phore spatiale de la connaissance: c'est une architecture mêmes catégories).
du savoir, constituée de strates et fondée sur des taxino- On notera - et cette observation vient corroborer
mies. L'autoportrait possêde la même structure: il peut la thése de l'ambiguïté programmée mise en jeu, sur le
être décrit, lui aussi, comme une représentation en plan linguistique, par l'autoportrait - que le miroir est
arbre qui dessine une suite plus ou moins longue de aussi un objet par nature ambigu et ambivalent. Il ne
disjonctions exclusives. Si l'on y regarde d'un peu plus faut pas perdre de vue que le speculum, toujours selon
près, il faut admettre en effet que c'est rarement par saint Augustin, est imitation du Christ mais qu'il est
l'élément que l'on tient pour décisif, le visage, ou par dans le même temps imitation du Diable. Que le miroir
quelque présumée « ressemblance physique », que l'on est un attribut classique de la Vierge, souvent qualifiée
reconnaît un autoportrait. En règle générale, l'identifi- de speculum sine macula (<< miroir immaculé»), mais
cation d'un personnage peint s'effectue plutôt grâce aux aussi de la Superbe qui est, entre autres, le péché diabo-
indices qui jalonnent l'arbre et permettent d'en remon- lique par excellence. Et que dans le miroir se mire la
ter les disjonctions exclusives, à un essaim de détails Prudence (c'est en se regardant qu'elle se « connaît»)
disposés autour du portrait et tirés de répertoires de mais aussi la Vanité (c'est en s'y contemplant qu'elle
symboles très stéréotypés. Chaque objet-symbole a voit surgir son propre squelette).
donc pour fonction de révéler un choix entre deux pos- L'ambivalence de l'autoportrait s'exprime à de
sibilités et de conduire à la solution de l'énigme qui multiples niveaux. Sur le plan du discours, il y a ambi-
concerne l'identité du personnage: il y a des symboles guité de sujets (je/il) et ambiguité de circonstances
qui indiquent la catégorie sociale du personnage, (vers l'an 400, saint Augustin notait déjà dans ses
d'autres son âge ou son origine géographique; il y a des Confessions: «Je confesse non ce que j'ai été - discours
symboles qui suggèrent la profession et d'autres le rang historique - mais ce que je suis» - discours à la première
316
personnel 10). Sur le plan sémantique, il y a ambiguïté '" "''1:
,
L'AUTOBIOGRAPHIE COMME JOURNAL
.
Même si quelques peintres, au cours des siècles précé-
dents, ont déjà emprunté cette voie (on pense à Albrecht
Dürer qui s'est souvent représenté à des moments déci-
sifs de sa vie et qui ne dédaignait pas l'anecdote, comme \ 5 2-'2.
en témoigne le dessin où on le voit malade), c'est au
XVII' siècle que les artistes ont véritablement commencé
à s'intéresser de très près à un possible traitement auto-
--
- ---y.
/1)\
) biographique de leur portrait. Rappelons qu'à cette
époque, l'artiste célèbre jouait un rôle important dans
les sociétés où la bourgeoisie était influente et où le
marché privé de l'art était sensible au renom des
auteurs. Les trois artistes qui, durant cette période, se
consacrent le plus assidüment à l'autoportrait sont les
Flamands Rubens, Antoon Van Dyck et le Hollandais
Rembrandt. Le cas de Rembrandt doit être examiné
avec une attention particulière, parce qu'il constitue une
anomalie riche d'innovations pour les périodes sui-
vantes. Des autoportraits, Rembrandt, en effet, en a peint
soixante, gravé trente-deux et dessiné sept (l'estimation
varie bien sür selon les attributions, entre un
plus sévère qui réduit l'ensemble à soixante œuvres, et
un calcul plus généreux qui atteint les cent vingts auto-
portraits). Le chiffre auquel nous nous référons a été
287
établi à l'occasion de la rétrospective Rembrandt by
Albrecht Dürer..
Himself, organisée à Londres et à La Haye en 1999 111 Si vers 1522
l'on rapporte ce chiffre à la longévité artistique du maître Dessin
Brême, Kunsthalle
de Leyde - environ 40 ans -, on obtient une moyenne
de deux autoportraits par an au moins, ce qui fait de
Rembrandt le plus prolifique des producteurs de ce
genre d'œuvre dans toute l'histoire de l'art.
317
À ce point, il faut bien sûr s'interroger sur la raison D'aucuns penchent aujourd'hui pour une explication <4288
pour laquelle Rembrandt a pratiqué aussi intensément strictement commerciale des choix de l'artiste: on le voit Rembrandt
l'art de l'autopomait. Le poncif le plus répandu voudrait comme un maître très attentif au marché (qui privilé- Autoportrait. 1629
Huile sur bois, 38 x 30,9 cm
que l'artiste ait anticipé la tendance à l'introspection giait les autoportraits de célébrités pour alimenter les
Nuremberg, Germanisches
psychologique, tendance qui s'affirmera avec le Roman- collections privées de la bourgeoisie) et donc enclin à Nationalmuseum
tisme. On doit cette thèse aux critiques romantiques montrer au public des œuvres susceptibles d'assurer la
eux-mêmes qui, à leur époque, ont fait de Rembrandt un « promotion » de ses capacités. Cette perspective, exclu- ..... 289
mythe: celui d'un peintre de génie, anù-conventionnel, sivement utilitariste, a le défaut exactement contraire de Rembrandt
affranchi de tout lien et de toute règle, capable de repré- la précédente. Autoportrait, 1629
senter les sentiments les plus intimes et pas uniquement La vérité est probablement plus complexe que ne Huile sur bois. 89,5 x 73,5 cm
Boston, Isabella Stewart
l'apparence des choses. Certains historiens ont tenté, le laissent entendre ces deux explications contradic-
Gardner Museum
plus récemment ll2 , de démonter ce genre de considéra- toires, la « sentimentale » et la « réaliste ». Rembrandt a
tion qui ne repose sur aucune vision correcte du contexte exécuté son premier autoportrait autonome en 1628.
historique et social dans lequel a vécu Rembrandt. Deux ans plus tôt, recourant encore au canon de la
318
Renaissance et du maniérisme, il avait dissimulé son
autoportrait dans La Lapidation de saint Étienne et dans
La Clémence de Titus. Il s'agit ici d'une image vraiment
surprenante tant elle diffère des schémas de l'époque.
on seulement le jeune peintre se présente de biais par
rapport à l'observateur, mais la lumière qui vient de la
gauche n'éclaire que la joue et les cheveux pour laisser
totalement dans l'ombre les yeux et le front, donnant
ainsi au visage une expression énigmatique. Certains
critiques ont avancé l'idée que ce tableau n'est pas à
proprement parler un autoportrait mais une figure
générique qui utilise simplement les traits de l'auteur. Il
y aurait donc, à la base de cet autoportrait, un aspect
« pratique» : un artiste qui fait ses premières armes peut
être amené à se choisir lui-même comme modèle, ne
serait-ce qu'au banal motif de s'épargner une dépense;
par ailleurs, une représentation générique offre l'avan-
tage, quand on doit faire ses preuves auprès de la clien-
tèle, de mettre surtout en avant l'innovation stylistique
et l'habileté technique. Cette explication nous paraît
plausible, d'autant que Rembrandt a eu recours à ce
schéma en deux autres occasions au moins: dans deux
Ill. 188, 189 tableaux de 1629 (Nuremberg et Boston), et dans deux
gravures. Par ailleurs, cet air surpris - cette expression
«volée », « prise sur le vif », pourrait-on dire s'il s'agis-
sait d'une photographie - apparaît dans d'autres auto-
portraits de jeunesse, preuve qu'un stéréotype se
construit peu à peu, celui de la représentation d'un
« caractère » plus que d'une personne. La pose ainsi
que la technique raffinée du clair-obscur deviennent
une sorte de « manifeste » artistique: elles disent l'adhé-
sion au style du Caravage que le maître hollandais
admirait beaucoup.
Mais après les premiers succès et surtout après
son mariage (en 1632) avec Saskia, issue d'une famille
de la bourgeoise aisée, les choses changent du tout au
tout. Rembrandt, pourtant rebelle intérieurement,
290
commence en effet à offrir une image différente de lui,
Rembrandt
même si elle conserve un brin d'excentricité. Nous le
Autoportrait avec un butor
voyons avec les signes de la richesse, du prestige et de mort, 1639
la renommée: il endosse de luxueux habits, il porte des Huile sur bois. 120.7 x 88,3 cm
chapeaux à la mode ou il exhibe chalnes, joyaux et Dresde. Gem.aldegalerie Alte
fourrures. La pose se fait plus classique et rappelle sou- Meister
319
par Raphaël et perçu comme un modèle de distinction stylistique est d'abord marqué par une brève pause dans
intellectuelle). En somme, c'est son entrëe au sein de la l'incessante activité de l'autoreprésentation. Lorsqu'il
bonne sociëté qui semble avoir été le moteur du chan- reprend la série, les caractéristiques ont changé. Il se
gement stylistique: l'autoportrait est désormais le signe représente de préférence en peintre: au chevalet (1660), III 291
de la gloire acquise ainsi qu'un témoignage d'apparte- avec des pinceaux et une palette (1660) et presque tou-
nance sociale. Rares sont les cas où notre peintre reste jours avec le béret et la tenue de travail. Durant cette
un anticonformiste. On peut citer un tableau de Rem- période, il opte pour une attitude sobre, des vétements 291
III 276 brandt, Autoportrait avec Saskia: le fils prodigue dans une ordinaires et des poses dénuées de tout désir de gloire. Rembrandt
taverne, dans lequel l'auteur se donne à voir, ironique- On ne trouve que deux exemples d'autoportrait symbo- Autoportrait au chevalet,
320
humaines (par opposition à Héraclite qui, dit-on, Résumons-nous. Les mobiles qui président à
pleurait de tout) et Zeuxis comme le peintre qui était l'autoportrait sont au moins au nombre de quatre:
mon d'un accès de fou rire en peignant le pomait d'une a) démonstration de virtuosité et souci d'économie;
vieille femme très laide (on notera qu'un buste de vieille b) affirmation du succès; c) revendication du mérite
femme figure, à gauche, sur le tableau de Cologne). artistique; d) exploration intérieure. Il est clair que
Ainsi Rembrandt nous livre-t-il, d'un côté, un aspect Rembrandt a d'abord été motivé par des raisons étran-
fondamental de son caractère - un anticonformisme gères à celles de sa propre identité mais qu'il a ensuite
-292
moqueur et « héroïque» - et, de l'autre, une analyse commencé à penser sa série d'autoportraits en termes
Pieter Paul Rubens
impitoyable de son vieillissement. Ce qui est ici à de journal autobiographique. Rien de particulièrement
Promenade au jardin, 1631
Huile sur bois,
l'œuvre, c'est donc bien une tentative d'introspection intime au demeurant (il s'agissait de tableaux destinés à
97,5 x 130,8 cm psychologique, même si ces termes sont tout à fait être vendus à des collectionneurs d'images d'hommes
Munich, Alte Pinakothek inappropriés pour l'époque. illustres, ou conçus pour être offerts à des amis et à des
322
<4293
29411>
323
un tableau, fameux, où on le voit avec sa femme Isabelle signe de Saturne» en se peignant en fou: on le vérifie
Brant dans un jardin, sous un chèvrefeuille (609). Le avec Le Désespéré, de 1841 et surtout avec Le Fou de peur, Ill. 269
schéma fut d'ailleurs répété en 1631, après ses noces un tableau visionnaire de 1844-1845. Avec Les Amants
Ill. 292 avec Hélène Fourment, dans la Promenade au jardin. dans la campagne, sentiments de jeune âge ( 1844), il réin-
L'autoportrait où il figure au côté de Juste Lipse, Jan vente le récit des deux amants romantiques en l'inscri-
Ill.29' Woverius et son frère Philippe 0611-1612) participe vant dans un cadre campagnard. Dans ses autoportraits
du même phénomène. Non seulement la scène rappelle « de caractère» (on en a vu quelques exemples chez
son frère et ses amis humanistes mais elle est clairement Rembrandt), il réussit même à s'imaginer en train
située à Mantoue, ville où Rubens séjournait à l'époque, d'exercer une activité idéale, comme celle du philosophe
en qualité de peintre officiel de la Cour et de diplomate. dans L'Homme à la ceinture de cuir, de 1845-1846, ou
Le tableau cite un paysage que Mantegna a peint dans celle du musicien dans Le Violoncelliste, de 1847. Dans
Le Mariage de la Vierge. Il renvoie ainsi à la mission que ce dernier cas, il se donne à voir en gaucher, alors qu'il
lui avait confiée le duc: copier les grands maîtres du est droitier dans L'Atelier du peintre, allégorie réelle, de
passé. J..:Autoportrait de 1623, exécuté pour le roi d'Angle- 1855. Deux autres tableaux constituent des épisodes de
terre et qui lui a été offert, est plus autonome mais il vie romancée. Bonjour monsieur Courbet, de 1854, nous Ill. 295
contient également des allusions à la vie de Rubens: le montre au beau milieu d'une promenade à la cam-
l'artiste y apparaît vêtu en grand diplomate, charge dont pagne, habillé comme un peintre de plein air, avec son
il était effectivement investi lors des négociations de paix chevalet portatif, au moment où il rencontre, chemin
Ill. 293 aux Pays-Bas. Autre exemple: l'Autoportrait dans lequel faisant, un commanditaire de Montpellier et son domes-
Rubens se montre élégamment vêtu, coiffé d'un grand tique. Dans L'Homme blessé, de 1844, il s'imagine, à la Ill. 296
chapeau, la main droite gantée, la gauche posée sur une campagne là encore, blessé sous un arbre avec l'épée à
épée (vers 1639). Ce tableau est la trace de sa nomina- sa droite et des traces de sang sur la poitrine: le résultat
tion au rang de chevalier par le roi d'Espagne qui l'avait d'un duel, manifestement. Or l'on sait que Courbet avait
aussi distingué de la Clef d'or, et par le roi d'Angleterre, déjà commencé, à cette époque, à embrasser les idées
en reconnaissance du rôle qu'il avait joué dans la ratifi- anarchistes (elles le conduiront en 1848 à participer à la
cation du traité de paix. révolution de Février) et qu'il avait noué des liens
Deux siècles plus tard, un artiste français, Gustave d'amitié avec le philosophe Proudhon. Ainsi le tableau
Courbet, renouera avec l'obsession de Rembrandt pour se charge-t-il, a posteriori, d'une saveur révolutionnaire.
l'autoportrait (durant sa formation, il s'intéressa de près Le Portrait de l'artiste à Sainte-Pélagie, lui, est résolu- Ill. 297
au maître hollandais, allant même jusqu'à entreprendre ment révolutionnaire. Dans cette œuvre de 1873-1874,
un voyage à Amsterdam afin d'en copier les chefs- le peintre apparaît devant une fenêtre dotée de bar-
d'œuvre), tout en adhérant, pour le mode narratif, aux reaux, témoignage de sa première arrestation (1871),
orientations de Rubens. Mais la passion du récit pousse liée à sa participation à la Commune de Paris, ou peut-
Courbet à créer, à côté des histoires réelles, des histoires être en 1874, lorsqu'il fut traîné en justice et condamné
tout à fait imaginaires. Au début, il ne fait que répéter à payer une amende de 323 000 francs et à la confisca-
les schémas du XVII' siècle: on le constate dans une pre- tion de tous ses biens. En tout cas, on y trouve à la fois
mière version de Courbet ou l'homme au chien noir de la narration de l'événement (une narration qui mêle là
1842, où il se contente de tenir un chien entre ses bras, aussi réalité et imaginaire: Courbet lui-même soutenait
et dans L'Homme à la pipe de 1849, où il se présente à la que sa poétique était fausse parce qu'elle contenait du
façon des portraits de Frans Hals. Par la suite, il se met réalisme) et celle de l'événement précédent, symbolisé
à traiter ses autoportraits d'une manière romancée et par le mouchoir rouge autour du cou.
romantique. En 1844, il répète le modèle au chien noir, Le sommet de la narrativité imaginaire est atteint
mais l'insère cette fois dans un paysage de Franche- avec L'Atelier du peintre, allégorie réelle, de 1855, déjà Ill. 252
Comté, sa terre natale qui lui inspire ses personnages et cité. Courbét lui-même a donné une interprétation de
son goût pour la représentation des classes sociales les cette scène: il s'agissait, à ses yeux, d'un résumé imagi-
moins aisées. Il traduit le mythe de l'artiste « né sous le naire de sept années de sa vie artistique. De fait, cette
325
•
326
toile de grand format comprend toute une série de per- hollandais. Il ne faut pas oublier, par ailleurs, que sa
sonnages qui furent ses amis à diverses périodes de sa production ne s'est étendue que sur douze ans, de 1879
vie, la reproduction d'un paysage exécuté quelque - l'année où s'est confortée sa vocation de peintre - à
temps auparavant et un modèle nu qui, en réalité, ne 1890, celle de sa mort. Mais en travaillant toujours avec
figure pas dans ledit paysage mais joue un rôle essentiel une impétueuse fureur créatrice, il nous aura laissé, de
dans beaucoup d'autres tableaux «scandaleux », à forte ce bref laps de temps, quatre-vingts tableaux et autant
tonalité érotique, de l'artiste. de dessins.
D'autre part, et c'est là une autre explication,
Van Gogh avait tendance à scruter sa propre personna-
L'AUTOBIOGRAPHIE lité et ses humeurs. En ce sens, la série des autoportraits
COMME INTROSPECTION doit être mise en relation avec la correspondance que
l'artiste avait échangée avec son frère Théo et qui avait
Il faut certainement compter Vincent Van Gogh au débuté bien avant qu'il ne se consacrât à la peinture. Ses
nombre des artistes les plus obsédés par le thème de lettres laissent transparaître cette même quête, ce souci
328
Venons-en maintenant à l'analyse de l'icono-
graphie choisie par Van Gogh pour représenter sa
propre image. On peut discerner une série de variantes
qui attestent le caractère de l'exploration psycholo-
gique. Une première série, qui inclut l'autoportrait de
U! Haye déjà cité, nous donne à voir l'artiste dans une
pose et une tenue typiquement bourgeoises. U! période
la plus clairement impressionniste - souvent caractéri-
sée par la présence d'un chapeau de paille - indique au
contraire sa volonté de se présenter comme un
«homme de la campagne». Deux autoportraits
contiennent un indice biographique. li s'agit de deux
œuvres de 1889, postérieures donc au moment
(décembre 1888) où le peintre s'est disputé avec Paul
Ill. 272 Gauguin et s'est mutilé l'oreille: l'estampe que l'on voit
sur le fond de la première rappelle la période où Vincent
Ill. 271 s'est intéressé aux «japonaiseries» ; le fond rouge de la
seconde renvoie, de façon très cohérente là aussi, à une
courte période durant laquelle l'artiste a étudié les effets
de la couleur rouge. Dans les deux cas, nous pouvons
affirmer que l'épisode auquel Van Gogh se réfère n'est
pas juste un détail de sa vie, mais le signe d'une crise
intérieure qui le torture profondément. On se rappellera
qu'il y avait déjà une référence à Gauguin dans le
Ill. 300 tableau que Van Gogh avait offert à son ami en 1888: il
s'y était portraituré, de son propre aveu, « en bonze ».
Ill. 19 Enfin, un autoportrait de 1889 nous montre l'artiste
vêtu d'une veste claire, sa tenue la plus typique. L'appa-
rence est modeste et l'expression traduit l'un de ces
moments de désarroi qui l'ont conduit à être hospitalisé
pour troubles psychiatriques. Van Gogh, au fond, fait de
l'image de soi une interrogation sur lui-même. Jamais,
comme dans ses lettres à Théo, il ne paraît résoudre
pleinement les doutes qui le taraudent. 298
Un autre artiste a fait un large usage de l'auto- Vincent Van Gogh
portrait pour exprimer son état psychologique, essentiel- Autoportrait au chapeau
lement angoissé: Edvard Munch. Dès la première image de paille. 1887
Huile sur toile. 34 x 26.7 cm
IlLlOl qu'il nous a laissée de lui (l'Autoportrait à la cigarette,
Detroit, Detroit Institute
1895), Munch a privilégié les atmosphères tristes, les of Arts
intérieurs clos, les poses sombres et inventé une tech-
nique à la mesure de ses sentiments négatifs. Mais ce
tableau est, sans aucun doute aussi, un chef-d'œuvre de 300 ....
virtuosité, par la façon dont il restitue les volutes de Vincent Van Gogh Vincent Van Gogh
Autoportrait, 1887 Autoportrait, 1888
fumée d'une cigarette, distraitement tenue dans sa main
Huile sur toile, 44,1 x 35,1 cm Huile sur toile, 59,5 x 48,3 cm
droite. La Nuit à Saint-Cloud, une composition plus Paris, musée d'Orsay Cambridge. Fogg Art
ancienne (1890), est tout aussi savante: c'est à peine si Museum, Harvard University
329
'\li .. 301 l'on distingue le profil de son auteur, se découpant sur porteur de caractères esthétiques intrinsèques, mais
Edvard Munch une fenêtre tout juste éclairée par la lune. Les nom- devient l'intention de l'artiste, qui se transforme lui-
Autoportrait à la cigarette,
breux autoportraits exécutés au cours des années sui- même en oeuvre d'art totale, l'autoportrait en porte
1895
Huile sur toile, 110,5 x 85,5 cm
vantes délaisseront la palette sombre et la figure à peine toutes les conséquences. Il va de soi qu'il y a dans cette
Oslo, The National Museum visible pour s'inspirer de plus en plus des diverses ten- attitude une dimension psychologique: rappelons que
of Art, Architecture and Design dances postimpressionnistes qui ont vu le jour avec le thème du narcissisme est abondamment traité chez
Gauguin et Van Gogh, résolument tournées vers l'emploi Freud, qui y voit la source de névroses et de psychoses,
<fil 302 de la couleur. L'iconographie de l'autoportrait, néan- et que les artistes tiennent souvent compte de cette
Edvard Munch moins, reste marquée par l'idée de la solitude, de la orientation théorique.
Autoportrait (Le Noctambule),
maladie, de l'attente angoissée d'un événement à venir. Même si quelques artistes avant lui s'y sont déjà
1923·1924
Huile sur toile, 90 x 68 cm
On se rappellera que Munch, en 1908, fut atteint par essayés (on pense à Dürer par exemple), le Viennois
Oslo, Munch Museet une grave dépression, dont il rendit compte à plusieurs Egon Schiele reste le premier de tous les peintres qui ait
reprises à travers ses oeuvres. Citons, parmi les exemples exploré aussi assidûment l'autoportrait narcissique. En
. ILL 302
ILL 303
les plus significatifs, l'Autoportrait (Le Noctambule) de
1923-1924, l'Autoportrait dans un moment de dépression,
de 1925, et l'Autoportrait entre le lit et l'horloge, de 1940-
vingt-huit ans de vie, il a produit pas moins de trente-
deux oeuvres de ce type, des peintures mais aussi des
dessins et des gravures. Les premiers autoportraits,
1942, qui est peut-être le dernier de tous ceux qu'il a commencés en 1907 et exécutés suivant une technique
peints. l.:autoportrait est donc pour Munch, exactement encore assez académique, accusent une certaine complai-
comme pour Van Gogh, une confessio, c'est-à-dire la sance envers l'aspect physique, vaguement éphébique,
reproduction de soi comme constellation des ressorts de et un comportement subtilement séducteur. La plupart,
l'âme, une reproduction qui permet à l'auteur non seu- cependant, remontent aux années 1910, à l'époque où
lement de témoigner de ses sentiments mais aussi de les l'artiste avait son propre atelier, et s'orientent plutôt vers
analyser en profondeur. l'idée d'une image anticonformiste et déviante du per-
sonnage qui se portraiture. On trouve fréquemment
répétée, par exemple, la représentation de l'artiste nu,
L'AUTOPORTRAIT ET L'EXHIBITION jusqu'ici absolument exceptionnelle dans l'histoire de
NARCISSIQUE DE SOI l'art. Inhabituelles aussi: les postures, qui rappellent
assez celles d'un danseur et voudraient donner une
Il nous faut évoquer une variété d'autoportrait, qui s'est impression de dynamisme. Ses nus féminins qui sont
imposée de manière extraordinairement efficace dans surtout, au début des années 1910, ceux de sa compagne
l'art contemporain: celle qui renvoie à l'une des ori- et modèle Valérie, dite Wally, vont dans ce même sens,
gines mythiques de l'autoportrait, plus précisément au fortement érotique et déviant. lis scandalisèrent la
mythe de Narcisse, le beau jeune homme qui, en se société autrichienne bien pensante: refoulé de la petite
contemplant dans une source, s'éprend de sa propre ville maternelle où il s'était réfugié, Schiele fut inculpé
image (qu'il tient pour celle d'une nymphe) et finit par en 1911 de détournement de mineure (il fut acquitté)
mourir de langueur en tentant de la rejoindre. Dans ce et poursuivi pour moeurs dissolues (il fut condamné à
type d'autoportrait, la valeur accordée à sa propre iden- une lourde amende). l.:Autoportrait nu de 1910 est le
tité est de nature éminemment esthétique - beauté prototype de cette catégorie, plusieurs fois décliné jusqu'à
physique, beauté morale, génie, spiritualité, excentri- la très scandaleuse Masturbation, de 1911. Mais d'autres ILL 30'
cité, unicité, etc., alors que dans les cas précédents, catégories d'autoportraits, différentes sur le plan icono-
303 d'autres facteurs prévalaient: la complexité psychique, graphique, accusent cette même tendance exhibition-
Edvard Munch le souci du témoignage, la trace que l'artiste cherche à niste. On pense notamment à celles du dandy et du
Autoportrait entre le fit
laisser de lui dans le monde ... C'est peut-être justement bohémien. L'Autoportrait au gilet, de 1911, répété lui Il1.30S
et/'horloge, 1940·1942
pour cette raison que cette variété d'autoportrait s'est aussi à plusieurs reprises, appartient à la première;
Huile sur toile,
149,5 x 120,5 cm affirmée avec autant de vigueur à j'époque moderne. Visionnaire II, un homme et la mort de 1911 relève de la Il1.306
Oslo, Munch Museet Lorsque l'oeuvre d'art n'est plus seulement un ouvrage, seconde. Mais le trait le plus marquant de l'expression
334
narcissique chez Schiele n'en reste pas moins sa façon
d'insister sur le nu et l'érotisme. Ce n'est pas un hasard
si l'artiste se représente, à deux reprises au moins, en
train de se masturber (Masturbation, 1911 et Portrait de Ill.l04
l'artiste se masturbant, 1911). Nous sommes en présence
d'une transposition directe, en peinture, de l'attitude
psychologique la plus typique du narcissisme. On
notera cependant qu'il n'y a ici aucune sérénité dans la
composante érotique: le visage du protagoniste, en
effet, nous paraît vieilli (ridé, marqué, fatigué) et sa
physionomie assez contractée, dramatique, négative.
Tout se passe comme si la provocation de Schiele corres-
pondait plutôt à un sens de la faute ou à la préfiguration
Le... -xJr J
d'une tragédie. Deux autres autoportraits (Les Voyants
J(HiE r
• 7''1 11 d'eux-mêmes) documentent parfaitement cette scission
entre l'état intérieur du sujet et son apparence exté-
rieure, une scission qui n'est pas résolue et qui n'est
peut-être pas soluble.
Un autre artiste a poussé la représentation narcis-
sique de soi à ses limites maximales: Salvador Dali. Le
peintre catalan a produit, lui aussi, un nombre impres-
sionnant d'autoportraits en puisant dans la plupart des
modèles qui se sont succédé au fil des siècles. Pendant
une première période (1919-1923), il s'est contenté de
perfectionner les canons traditionnels: un autoportrait
de 1919 le montre dans l'atelier; un autre de 1921 le
campe, à l'âge de 17 ans, de trois quarts, une pipe à la
bouche, dans une pose qui rappelle assez Munch;
quatre tableaux, entre 1923 et 1925, l'insèrent dans un
paysage, suivant un schéma cher aux impressionnistes.
Plus tard, Dali combine la représentation de lui-même
avec le style qui le caractérise déjà, fidèle au principe
qui veut que toute œuvre d'un artiste soit, au sens large,
son autoportrait: nous le voyons ainsi transformé tour à
tour en figure cubiste (à la manière de Marcel Duchamp) ILL JOI
et surréaliste. Par la suite, l'auteur reprend le type du
cryptoportrait et le transpose sur un mode moderne
en insérant sa propre effigie dans des compositions nar-
ratives plus étoffées, y compris les compositions plus
tardives qui incluent des éléments théoriques de l'auto-
portrait tels que le miroir, la pose, la temporalité ou
305 ..
encore la famille (sa femme Gala, notamment) comme
Egon Schiele Egon Schiele signe du contrat autobiographique. Dali, enfin, se livre à
Masturbation, 1911 Autoportrait au gilet, 1911
l'exercice de l'autodérision: on le vérifie avec le magis-
Gouache. aquarelle, crayon, Gouache, aquatinte, craie,
48x32,1 cm 51,5 x 34,5 cm tral Soft Self Portrait, de 1941, dans lequel l'artiste se Ill.J08
336
338 s û ,
"-4306
Egon Schiele
Visionnaire /J, un homme et la
mort, 1911
Autoportrait
Huile sur toile, 80,5 x 80 cm
Vienne, collection R. Leopold
-4307
Salvador Dali
Autoponrait cubiste, 1923
Gouache et collage sur
carton, 104,9 x 74,2 cm
Madrid, Centro de Arte
Reina Sofia
Salvador Dali
Soft self Portrait, 1941
Huile sur toile, 61,3 x 50,8 cm
Collection privée
Ill. 115 dans l'Autoportrait enJoconde, dans lequel il remplace le L'AUTOPORTRAIT COMME MANIFESTE
visage de Mona Lisa par le sien, répétant de manière POÉTIQUE
implicite le geste iconoclaste de Duchamp (L.H.O.O.Q.)
qui avait affublé de moustaches la célèbre héroïne de Les remarques que nous venons de formuler au sujet de
Vinci, Dali lui-même gominant et incurvant avec le plus Dali nous préparent à examiner maintenant une dernière
grand soin ses propres bacchantes. En somme, Salvador catégorie, celle qui consiste à faire de l'autoportrait un
Dali est un narcisse « tous azimuts» : il projette son moyen de théoriser une poétique. Giorgio De Chirico
image sur toute l'histoire de l'art et s'exhibe comme est certainement l'artiste qui l'a pratiquée avec le plus
protagoniste absolu de cette même histoire. de constance et de conscience. S'il a exécuté un nombre
340
309
Giorgio De Chirico
Autoportrait avec sa mère,
1919
Huile sur toile, 79.5 x 59,5 cm
Paris. Musée national d'art
moderne, Centre Pompidou
impressionnant d'autoportraits (quatre-vingts au cours œnigma est ?), est de 1911 mais une inscription auto-
de sa longue vie), il a très tôt, dès ses jeunes années, graphe en anticipe la date à 1908, ce qui est déjà, en soi,
orienté ce genre artistique vers la fonction de « mani- un geste significatif: De Chirico entend affirmer par là
feste poétique», au terme de laquelle (insistons sur ce sa précoce appartenance à la tendance métaphysique.
point) il y a une totale identité entre l'artiste et son Le cadrage, lui aussi, est très étudié: l'effigie s'insère à
œuvre. L'évolution des trente-six autoportraits que l'intérieur d'un cadre-fenêtre en avancée - comme dans
De Chirico a peints entre 1911 et 1924 obéit à cette les portraits des primitifs flamands et allemands - por-
ligne de cohérence interne. Le premier, par exemple, le tant une inscription en latin (le fameux verset inclus
Portrait de l'artiste par lui-même (et quid amabo nisi quod dans le titre: « Que pourrais-je aimer sinon ce qui est
341
énigme? ,,) qui constitue une sorte de devise program-
matique pour l'auteur et les autres « mousquetaires » de
la peinture métaphysique. De Chirico reprend la formule
dans son autoportrait de 1920 mais déplace l'inscrip- IlLlIO
342 S" ,
-
ambition»). Ce genre de narcissisme esthétique est pose est légèrement différente: ici, le bras repose sur un 311
d'origine philosophique: il dérive selon toute vraisem- rebord de fenétre, mais l' homme en personne est Giorgio De Chirico
blance de Friedrich ietzsche et d'Arthur Schopenhauer, devenu sculpture. Parfois, le transformisme prend la Autoportrait. vers 1922
Huile sur toile, 38,5 x 51 cm
et donne forme à l'artiste philosophe, c'est-à-dire au sur- forme du travestissement. Le peintre a produit, durant
Toledo. Ohio. Museum of Art
homme pensant qui aspire seulement à laisser au monde sa période la plus aboutie, de nombreux autoportraits
une trace de lui-même en tant que créateur. On trouve en costume antique, en poète couronné de laurier, en
un témoignage de ce fondement philosophique dans un pictor optimus (comme il se définissait lui-même) sur le ILl. 106
autre motif récurrent des autoportraits de De Chirico: modèle des autoportraits de Nicolas Poussin, Raphaél,
U.311 le transformisme. Dans un autoportrait, l'auteur, repré- Lorenzo Lotto et Arnold Bôck\in. En somme, De Chirico
senté par un buste de trois quarts, dans la pose de la traduit la figure nietzschéenne du surhomme, du philo-
mélancolie et le regard tourné vers le spectateur, fait sophe capable de se réinterpréter dans n'importe quel
face à un autre lui-même, de profil cette fois, transformé rôle au monde mais toujours animé par un même des-
en statue (vers 1922). Dans l'Autoportrait de 1924, la sein: la conquête de la gloire et de la mémoire future.
343
C APITRE 11
Où est le tableau?
LA NÉGATION DE L'AUTOPORTRAIT ET LA DISPARITION DU «JE)}
312
Adriaen Valck
Vanité, vers 1660
Huile sur toile, 119 x 95 cm
Hambourg, Hamburger
Kunsthalle
345
rappeler à quel point le concept philosophique y joue
un rôle important, ou encore au type du banquet,
inventé dans les Flandres, où l'association de différents
aliments fait parfois allusion à des dogmes religieux 1l3
Il existe d'autres types encore, comme l'intérieur d'atelier
ou la collection de curiosités, qui semblent obéir eux
aussi à la règle de « l'abandon » de la figure humaine,
mais qui, en vérité, la réintègrent par le biais d'indices
insérés dans les détails de l'oeuvre, au point de parvenir
à échafauder de véritables formes d'autoportrait. Du
point de vue du langage figuratif, le phénomène est
parfaitement identifiable. Il est comparable à celui qui
se produit en littérature, dans la description. Ce pro-
cédé, auquel on donne le nom technique de « descrip-
tion exclusive »114, fonctionne de la manière suivante:
il est possible de donner le nom d'un personnage
quelconque et, partant, de l'identifier comme un indi-
vidu bien particulier, mais il est possible aussi de décrire
ce même personnage d'après ses seuls attributs (c'est
l'addition de ces attributs qui, à force d'exclusions
logiques successives, le définit comme un individu
particulier). Le jeu consiste alors à retrouver les indices
pertinents et à reconstruire le système de leurs relations.
Bien sûr, il s'agit toujours, au fond, d'un autoportrait.
Mais d'un autoportrait en l'absence (au moins partielle)
du portraituré"'.
Les exemples les plus beaux et les plus virtuoses
de « description exclusive » appartiennent au genre de
la nature morte flamande et hollandaise du XvII' siècle.
C'est le cas de l'Anversois Cornelius Norbertus Gijs-
brechts qui nous a laissé plusieurs brillants trompe-l'oeil,
exercices constitués d'objets apparemment hétéroclites
mais réunis le plus souvent selon le principe du 1Mlnder-
kammer, tous très minutieusement décrits et caractéri-
sés par une « signature » cachée: son autoportrait peint
sur un petit médaillon accroché (le plus remarquable, IlUIl
parmi tous ceux qui sont conservés au Statens Museum
for Kunst de Copenhague, date de 1670 environ). Mais
ces médaillons font souvent « rime» avec d'autres
objets - lettres, ustensiles personnels, dessins attribués
à l'artiste... - qui viennent souligner la signature. Un
petit maître hollandais originaire de Haarlem a travaillé
dans le même esprit que le peintre d'Anvers. Il s'agit
d'Adriaen Valck: on découvre dans sa Vanité, construite Ill. 112
347
348
-
feuille sur laquelle il est dessiné, en équilibre instable au
tout premier plan du tableau. Ici aussi, nous sommes en
présence de la technique qui consiste à combiner des
détails pour constituer l'identité de l'artiste: non seule-
ment le nom du peintre y figure, bien en évidence sur le
grand cahier ouvert (il est même inscrit sur les deux
314 pages) mais on y distingue aussi, même s'il est moins
PÎeter Claesz visible du fait de la perspective, l'un de ses carnets à
Vanité, nature morte. dessin. Les artistes contemporains n'ont pas totalement
vers 1634
oublié la technique de la signature sous forme de
Huile sur bOÎs, 54 x 71,4 cm
Los Angeles, The J. Paul Geny
médaillon: elle apparaît chez Jasper Johns, dans le
Museum badge en plastique qu'il a collé sur un montage pop de
1964, Souvenir. Ill. 316
Mais revenons aux spécialistes hollandais de la
nature morte, dont les jeux sont autrement raffinés et
subtils. Deux exemples illustrent à merveille la pratique
de l'autoportrait caché dans une scène de genre. Le pre-
mier est un tableau de Pieter Claesz. Cet artiste, très
apprécié pour ses natures mortes sur le thème de la table
dressée, avait l'habitude d'introduire dans ses composi-
tions des objets réfléchissants (verres et bouteilles en
verre, carafes, sphères métalliques, etc.) et d'inclure ainsi
dans la scène le reste de la pièce qui contient la table, en
travaillant à la fois sur les distorsions de la perspective et
sur les jeux de lumière. Dans le tableau de 1634, Claesz Ill. 314
est allé plus loin: il a construit la perspective des objets
reflétés dans la sphère métallique selon les canons les
plus avant-gardistes en matière d'optique, et s'est plaCé
lui-même, à l'intérieur de cet espace élargi, en train de
peindre à son chevalet. On retrouve ce même schéma
chez l'un de ses collègues, hollandais lui aussi mais né à
Londres: Simon Luttichuys. Dans son Allégorie de la Ill. 315
Vanité (1646), Luttichuys commence par « tromper» le
spectateur avec le schéma que nous avons vu chez Valck
et chez Gijsbrechts: il insère une palette et quelques
esquisses pour suggérer que ce coin d'atelier est celui de
l'auteur, ainsi qu'une petite gravure représentant un
visage pour donner à penser qu'il pourrait s'agir de
l'autoportrait de l'artiste. En fait, c'est le portrait de
Van Dyck, que Luttichuys, à l'évidence, a convoqué
pour dire son attachement au maître ou souligner son
propre objectif: le renom. Cela dit, il y a bel et bien un
autoportrait. Il se trouve dans la sphère métallique,
suspendue au-dessus de la table, qui reflète le reste de
la pièce: c'est donc là que l'on voit ['artiste au travail.
Luttichuys est parfaitement conscient de la virtuosité
349
315
Simon Luttichuys
Allégorie de la Vanite. 1646
Huile sur bois, 46 x 47 cm
Pittsburgh, The collection
of Teresa Heinz and the late
senator John Heinz
350
316
Jasper Johns
Souvenir, 1964
Encaustique sur toile
et objets, 73 x 53,3 cm
Collection de l'artiste
351
technique dont il a fait montre. N'a-t-il pas ponctué le rejet du schéma rhétorique ou encore comme une « hon-
tableau situé à notre gauche d'une minuscule mais très nête dissimulation }}IlS d'une ambition mal masquée. Il
érudite marque de son talent? Le petit insecte est bien n'en reste pas moins qu'il a inspiré, dans ses diverses
sûr le symbole de la vanitas mais aussi une évocation de connotations, de nombreux artistes contemporains, en
la légende de la musca depicta - autrement dit, de la raison de la nature profondément philosophique du
façon dont Apelle a remporté, selon Pline l'Ancien, le thème traité: on y a vu, à juste titre, une manière de par-
titre de meilleur peintre dans la compétition qui l'opposa 1er, avec les moyens de l'art, de sa signification abstraite
à Parrhasios : Apelle aurait très fidèlement copié la nature - un exercice que l'on tient ordinairement pour impos- Jan Vermeer
morte aux fruits de Parrhasios, mais y aurait ajouté une sible puisque la fonction métalinguistique Cutiliser le Le Peintre dans son atelier,
vers 1665-1666
mouche, peinte avec tant de naturel que Parrhasios crut langage pour parler d'un langage) serait l'apanage, sup-
Huile sur toile.
bon devoir la chasser d'un revers de la main et fut pose-t-on, du seul langage verbal""
96,5 x 115,7cm
contraint d'admettre la supériorité de son rival"". Au fond, l'une des façons d'exécuter visuellement Vienne.
le motif que nous avons analysé consiste à traduire en Kunsthistorisches Museum
images la figure rhétorique de la prétérition (figure par
LE REFUS DE LA POSE, LE REFUS laquelle on nie une présence en l'affirmant). Arnold
• DE L'AUTOPORTRAIT Schonberg - on le sait peu mais le compositeur fut éga-
Iement peintre à ses heures et s'est souvent exercé à la
Restons dans le XVII' siècle hollandais avec l'une des photographie - nous en offre un savoureux exemple.
ILL 317 œuvres les plus connues de l'histoire de l'art: Le Peintre Schonberg nous a laissé une série assez importante
dans son atelier de Jan Vermeer, exécuté selon toute d'autoportraits à l'aquarelle, qui ne diffèrent les uns des
probabilité vers 1665-1666. En apparence, la scène ne autres que par quelques variantes chromatiques. On lui
diffère guère des nombreuses vues d'intérieur que l'on doit aussi, à coté de ces visages vus de face et colorés,
peignait à l'époque. Elle illustre l'activité d'un artiste une belle esquisse de 1911, qui nous le montre de dos Il1.3l9
dans son atelier, un genre de composition auquel Rem- marchant dans la rue: elle pourrait avoir été tirée d'une
brandt s'était aussi essayé. Un élément, cependant, est photographie prise par le compositeur lui-même, à
inhabituel: le peintre, ici, nous tourne le dos. Le tableau l'ombre de son propre corps, et citée par Ernst Gombrich
voudrait donc passer pour un tableau de genre. Mais comme illustration de sa théorie sur l'ombre portéel'O
plusieurs détails nous invitent à penser exactement le On trouve chez Constantin Brancusi un geste d'efface-
contraire. La femme qui pose en muse couronnée de ment très explicite, dans l'un de ses autoportraits photo- III 318
laurier ressemble aux autres jeunes femmes à la fenêtre graphiques réalisés à l'aide d'un retardateur: il tend la
que Vermeer a représentées à maintes reprises et dont il main vers l'objectif pour empêcher que son visage ne
a fait l'un de ses thèmes favoris. Sur le mur du fond, une soit « pris» Cà l'instar des vedettes qui font obstacle à
gigantesque carte géographique des Pays-Bas proclame l'activité des paparazzi). La solution de l'Italien Giulio
sa nationalité. Sur les bords de la carte figurent des vues Paolini est intéressante: dans son Delfo, réalisé en 1965,
urbaines parmi lesquelles se trouve, selon toute vrai- le châssis d'une fenêtre laisse entrevoir la figure géné-
semblance, un paysage de Delft, sa ville natale. Sur le rique de l'artiste mais recouvre les traits fondamentaux
tableau de chevalet, qui est en cours d'élaboration, on de sa physionomie. Celle imaginée par Giosetta Fioroni
distingue les contours de Clio, la muse de l'Histoire dans son Autoportrait à l'âge de sept ans (1969) est plus
(l'iconographie dérive directement de Cesare Ripa ll7). subtile encore: non seulement l'enfant est cadrée de dos
L'allégorie est donc claire: l'artiste n'est pas reconnais- mais la technique utilisée tend à instaurer une forte
sable - ou n'est pas reconnu? - mais on peut l'identi- opacité qui renvoie à l'imprécision de la mémoire.
fier, et surtout on peut comprendre que son dessein est Une autre manière résolument contemporaine de
de rester dans l'Histoire, comme la plus grande gloire se portraiturer en gommant l'aspect figuratif mais en
de sa ville et de son pays. maintenant l'aspect représentatif consiste à remplacer
Le geste de Vermeer peut être interprété de diffé- l'image du tableau par celle de la signature. Il s'agit, là
rentes façons: comme un acte de modestie, comme un encore, d'une solution fortement théorique. Il faut bien
352
<4318
Constantin Brancusi
Autoportrait caché
d'une main, vers 1920
tpreuve aux sels d' argent,
23.8 x 17.8 cm
Paris, Musêe national d'art
moderne, Centre Pompidou
319
Arnold Schonberg
Autoportrait, 1911
Huile sur carton, 48 x 45 cm
Los Angeles, Lawrence
Schonberg Collection
354 5
admettre que, sur une œuvre d'art, la signature - si intime
par nature - perd beaucoup de ses traits constitutifs. La
signature naît d'une nécessité (l'authentification de
documents) et dérive du constat que l'écriture cursive,
par sa rapidité d'exécution, identifie une seule et unique
main. Or cette vitesse ne saurait être maintenue, ni en
<11320 peinture ni en sculpture, puisque la temporalité de la
Michelangelo production artistique est nécessairement plus lente. Il
Pistoletto s'ensuit que, chaque fois que nous voyons une signature,
L'Art de la désolation·
celle-ci est en réalité le portrait d'une signature, c'est-à-
quatrième génération, 1985
Toile, peinture acrylique dire un autoportrait (sinon, nous serions en présence
et émail d'un faux). Et les quelques artistes qui ont expérimenté
Collection de l'artiste ce jeu de substitution de l'autoportrait par la signature
ont donné précisément ce sens à l'opération. On le véri-
fie avec l'Autoportrait-signature de 1964, une œuvre tar-
dive de Marcel Duchamp, où le paraphe de Duchamp
s'inscrit sur la toile dans un rouge vif. Il est suivi, deux
ans plus tard, par un dessin de Lucio Fontana (1966) Ill.311
dans lequel l'auteur dessine même le cadre qui entoure
son Je suis Fontana. En 1985, Michelangelo Pistoletto
- l'un des représentants majeurs de l'Arte Povera - a
conçu son portrait comme une simple phrase gravée sur III 320
une porte en bois: «Art de la désolationlMicheiangelo
Pistoletto/quatrième génération.» Ces mots constituent
une citation empruntée à Marcel Duchamp - soit d'un
travail de 1927 (une porte ouverte dans un couloir), soit
de la dernière de ses œuvres, reconstruite aprés sa mort,
en 1969 (Étant donné) - mais aussi, dans le même temps,
l'indication de Pistoletto lui-même à travers l'écriture.
La négation totale de l'autoportrait peut même débou-
cher sur la négation de l'existence: c'est ce qu'a accom-
pli Emilio Isgrb avec son Je déclare ne pas être Emilio
Isgrb de 1971. Cette installation comporte sept pan-
neaux verticaux sur lesquels figurent des inscriptions
suivies d'une signature chaque fois différente. I.:inscrip-
tion centrale postule: «Aujourd'hui, 6 février 1971, je
déclare ne pas être Emilio Isgrb.» Les autres inscrip-
tions, qui sont les témoignages de ses parents, de sa
femme, de ses frères et sœur, précisent respectivement :
«Je n'ai jamais eu de fils du nom d'Emilio»
(Giuseppe Isgrà).
<11321
{{ Ce n'est pas mon fils. Mon fils avait une cica-
Lucio Fontana trice sur la cuisse» (Elisabetta Isgrà).
fo sono Fontana, 1966
« Mon mari et moi, nous vivons séparés depuis de
Eau·forte, 19,7 x 15,8 cm
Locarno, collection longues années. Il me serait difficile de le reconnaître »
Raimondo Rezzonico (Brigitte Isgrb Kopp).
L
«ça ne peut pas être lui. Mon frère n'a jamais
portê la barbe» (Bruno Isgrb).
« Mon frère est parti il y a tellement longtemps,
et il était bien plus jeune» (Mariana Isgrb).
« Aujourd'hui, il aurait trente-deux ans, trois
mois et quinze jours» (Aldo Isgrb).
La formulation est celle de la déclaration sous ser-
ment, mais chaque expression est paradoxale et vient
confirmer l'absurdité de l'assertion générale. Il n'en reste
pas moins que cette séquence de signatures forme un por-
trait de famille complet, alors même que cette « famille»
nie totalement l'existence de son élément central.
TRANSfORMATIONS: TRADUCTIONS
OU TRAHISONS?
R J2J, 322 du Bibliothécaire, de 1566, et du Jardinier, de 1590, qui nir qu'il accomplit là une sorte de « traduction» d'une Giuseppe
est un tableau réversible puisque, d'un côté on y voit langue visuelle dans une autre. Or, lorsque nous nous Arcimboldo
Le Jardinier, 1590
une nature morte de fruits et légumes, de l'autre le trouvons en présence d'une traduction, nous constatons Huile sur bois. 35 x 24 cm
visage d'une personne. Évidemment, il est très difficile tantôt que le contenu reste « presque» identique 12l , Crémone. Museo (ivieo
d'affirmer avec certitude l'authenticité du sujet, étant même si la forme des deux langues est différente, tantôt
donné la nature fortement abstraite de ses compositions. qu'il accuse une différence certaine, d'autant plus grande
Il est vrai que le peintre milanais s'est déjà essayé à l'art que les deux langues seront éloignées l'une de l'autre. e
du portrait: il a peint celui de l'empereur sous les traits dit-on pas d'ailleurs, en jouant sur l'étymologie du mot,
de Vertumne. Il est également vrai qu'il a exercé pour lui que toute traduction est aussi une trahison"'? La tra-
les fonctions de bibliothécaire et de conservateur des duction entre deux codes figuratifs aboutit à des diffé-
curiosités de son cabinet personnel. Il est tout aussi vrai, rences encore plus accentuées, puisque ces codes ne
enfin, que l'artiste portait la barbe et les moustaches, sont pas universellement partagés. Et l'écart se fait plus
comme les têtes des deux tableaux en question (que l'on grand lorsque le code d'arrivée est un idiolecte, c'est-à-
peut rapprocher de son seul autoportrait sûr: un dessin dire un code appartenant à un seul individu ou à un
conservé à la Nàrodni Galerie de Prague). Si nous groupe restreint. Dans le cas qui nous occupe, nous par-
tenons pour bonne cette identification, nous pouvons venons aisément à reconnaître le motif du portrait chez
faire valoir qu'il s'agit là d'une opération intéressante. Arcimboldo, mais il nous est nettement plus difficile de
Arcimboldo, qui a créé un style personnel et tout à fait reconnaître sa physionomie proprement dite.
reconnaissable, transpose l'image d'un code figuratif Opérons maintenant un saut de quelques siècles
communément accepté dans un autre code qui n'appar- en avant pour retrouver l'art contemporain. Habitué à
357
1323
Giuseppe
Arcimboldo
Le Bibliothécaire, 1566
Huile sur toile, 97 x 71 cm
Sko. collection du baron
R. Essen
324 ..
Pablo Picasso
Autoportrait 1972
Crayon gras sur papier,
65.7 x 50.5 cm
Tokyo, collection privêe
exalter l'originalité expressive des artistes en particulier cas à transformer son effigie selon les canons de son
ou des courants artistiques, l'art contemporain n'a propre «idiome ». L'Autoportrait de 1972 est l'une des Ill.J14
cesse de produire des « traductions », surtout lorsqu'il dernières œuvres du maître. D'aucuns veulent y voir le
reste, au moins partiellement, figuratif. Tout au long du signe de la vieillesse et la préfiguration de la mort,
xx' siècle s'est constituée avec bonheur une véritable comme si un cràne s'était superposé au visage de l'artiste.
galerie d'autoportraits qui nous offre un éventail extra- Toutefois, ce qui nous importe ici le plus, c'est que les
ordinaire de traductions/trahisons et nous enseigne, par traits physionomiques de l'auteur ne sont guère recon-
la même occasion, les règles de transformation tant naissables, tandis que le style « cubiste» de l'ouvrage,
dans les styles personnels que dans les différents mou- lui, est éminemment reconnaissable. En d'autres termes,
vements. Nous pourrions, bien sûr, en dresser une liste alors qu'il est difficile d'affirmer «voici Picasso », il est
infinie mais nous nous limiterons seulement aux tout à fait légitime, au contraire. d'affirmer « voici un
exemples les plus frappants. Picasso ». En somme, c'est l'autoportrait de l'artiste qui
Commençons par Pablo Picasso. Cet artiste, qui est l'œuvre en soi, et non plus la ressemblance référen-
nous a laissé de nombreux autoportraits dont certains tielle à une réalité extérieure. Ce mécanisme de trans-
sont traditionnellement figuratifs, a tenu dans plusieurs formation se répète ponctuellement dans toutes les
358
... 325
Marc Chagall
Autoportrait en vert, 1914
Huile sur carton marouflé
sur toile, 50,7 x 38 cm
Paris, Musée national d'art
moderne, Centre Pompidou
'4111326
Gino Severini
Autoportrait Mon rythme
(réplique de l'autoportrait
de 1912),1960
Huile sur toile, 55 x 46,3 cm
Paris, Musée national d'art
moderne, Centre Pompidou
327 ..
Mario Sironi
Autoportrait, 1913
Huile sur toile, 51,5 x 49 cm
Milan, Padiglione di Arte
Contemporanea
Andy Warhol
Camouflage Self-Portrait, 1986
Polymère et sérigraphie sur toile,
203,2 x 193 cm
New York, The Andy Warhol
Foundation
362 ') U E L J
avant-gardes ou, pour être plus prêcis, chez tous les
reprèsentants qui ont été capables d'inventer un langage
autonome. On le vérifie avec l'Autoportrait en vert de Ill. m
Marc Chagall, de 1914, où l'intention stylistique est très
évidente, surtout si on le compare aux autoportraits
précédents qui sont encore liés à des études acadé-
miques et à un rendu réaliste traditionnel. On le vérifie
aussi avec Gino Severini qui opêre, dans son Autoportrait Ill. 316
Mon rythme de 1912, une évidente traduction en style
futuriste, rehaussée des couleurs particulières de sa
palette personnelle: le gris et le bleu. Cela vaut également
pour Mario Sironi: son Autoportrait de 1913, exécuté IlU17
durant la brève période où il avait adhéré au mouve-
ment, se caractérise par des tonalités de brun, un choix
chromatique qui deviendra bientôt un trait distinctif de
son auteur. L'autoportrait d'Andy Warhol de 1986 IlU18
(Camouflage Self-Portrait) montre exactement la même
transformation stylistique, tant par les techniques utili-
sées (photographie traitée, multiple en Sérigraphie) que
par les couleurs: les couleurs fondamentales de la
gamme, typiques de l'auteur et plus généralement du
courant auquel il se rattache, le Pop Art.
lois de la perspective, en effet, la position naturelle néoplatonicienne). On sait enfin qu'il a laissé parmi ses Théodore Géricault
d'une main est celle avec le dos tourné vers le specta- Lettres un commentaire sur lui-même dans lequel il se Main gauche de "artiste
Paris. musée du Louvre
teur. Montrer la paume de sa main dénote donc une compare au prophète Benjamin dont le nom signifie, en
volonté délibérée de faire sens. Par ailleurs, la cartogra- hébreu, «la main de Dieu ,,123.
phie de la main de Michel-Ange exprime parfaitement Certes, l'interprétation est hardie mais elle n'est
le caractère saturnien de son propriétaire et suit à la peut-être pas si déraisonnable. D'autant que nous
lettre les observations d'un traité pseudo-aristotélicien retrouvons le motif du portrait de la main comme sub-
de chiromancie publié à Bologne dans les années où stitut de l'autoportrait dans plusieurs œuvres des XIX' et
Michel-Ange préparait, en cette même ville, le monu- XX' siècles. La plus célèbre est bien sûr le dessin de
ment pour le pape Jules 11. On sait que Michel-Ange, à Théodore Géricault conservé au Louvre, où la main Ill. JJO
l'instar de nombreux humanistes de l'êpoque, êtait fas- gauche de l'artiste « pose" avec une belle évidence au
ciné par l'ésotérisme d'origine classique (en témoigne le milieu de la feuille. À l'époque contemporaine, on a pré-
procès qui lui fut intenté à Rome lorsqu'il était au service féré donner à ce motif la signification de l'empreinte.
365
331
Robert
Rauschenberg
Booster, 1967
Litographie et sérigraphie
sur papier, 354,2 x 72 cm
New York, Museum
of Modern Art
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332
Daniel Spoerri
Self-Portrait, 1977
Lithographie sur papier,
89 x 59,6 cm
Londres, Tate Gallery
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333
Maurits Escher
Œil,1947
Lithographie. 141 x 198 cm
Baarn, Escher Museum
.... 334
Lucian Freud
La Chambre de l'artiste. 1944
Huile sur toile. 62.2 x 76,2 cm
Collection privée
L'autoportrait d'Emmanuel Rudnitsky, alias Man Ray, de sa main droite (Protée III) qui évoquerait, pour un 335
nous en offre un parfait exemple. Réalisée en 1916 à peu, la tradition des vedettes hollywoodiennes. Si la Vincent Van Gogh
partir de divers matériaux, des cordes de violon et main représente, manifestement, la partie du corps la La Chambre de Van Gogh
d'une toile blanche où figure l'empreinte de la main plus « créative » de l'artiste, l'oeil n'est pas en reste. a Ar/es. 1889
Huile sur toile, 57,5 x 74 cm
gauche de l'auteur, cette composition fut détruite puis Maurits Escher, par exemple, a imaginé plusieurs por- Paris, musée d'Orsay
reconstituée en 1970 avec l'aide de Man Ray lui-même. traits de son oeil. Dans celui de 1947, on découvre
[ll3l6 Le sculpteur Henry Moore nous a laissé vers 1974 un même à l'intérieur de la pupille - en dehors de l'habi-
dessin de mains qui n'est pas sans rappeler celui de tuel jeu de réflexion - un crâne qui fait de l'auto-
Géricault. Quant à Giulio Paolini, il a conçu un moulage portrait une vanité.
369
Il peut y avoir d'autres substituts du corps.
Robert Rauschenberg, lui, a pris le parti d'y entrer: il
nous offre ainsi sa radiographie (Booster, 1987). Un IlLl31
autre artiste pop, Jim Dine, a choisi de donner à voir sa
propre robe de chambre dans une lithographie (pace
Self, 1976) qui est une probable citation d'une œuvre
de Joseph Beuys (Suit, 1970) autour d'un imperméable
posé sur un siège, même si celle-ci n'était pas - ouver-
tement du moins - un autoportrait. Enfin, Daniel IlLl32
Spoerri, représentant du groupe Fluxus, a pris au pied
de la lettre la signification de l'autoportrait comme
expression de l'identité personnelle: il l'a carrément
remplacé par un montage des pages de son passeport
qui constitue, il est vrai, une « carte d'identité ».
Le motif de la chambre de l'artiste en l'absence
de son propriétaire relève de la synecdoque particula-
risante. Il a pour archétype une œuvre de Vincent
Van Gogh, la fameuse Chambre de Van Gogh à Arles de Ill. 335
1889, dont il existe deux dessins préparatoires et deux
copies datées de 1889. Ce modèle a été cité mais aussi
répété à de fort nombreuses reprises. On le vérifie, en
particulier, avec deux tableaux de belle facture: l'un de
Max Ernst (La Chambre de Max Ernst, cela vaut la peine
d'y passer une nuit, 1920) et l'autre de Lucian Freud
(La Chambre de l'artiste, 1944). Ill.134
370 E LE u
04338
Joan Miro
Autoportrait, 1937·1940
Huile et crayon sur toile,
146,5 x 97 cm
Barcelone, Fundaci6 Mir6
339
Kazimir Malevitch
Autoportrait, 1915
Huile sur toile, 80 x 62 cm
Amsterdam, Stelelijk Museum
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f. A,
code de ce type est immédiatement reconnaissable: sa
pratique linguistique est aussi sa carte d'identité. Le
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phénomène du sociolecte se produit au sein des organi-
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secrètes, etc. L'idiolecte, lui, est l'apanage des écrivains, 1.:.:.: :
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des hommes publics, des acteurs (comiques notam- •••••••••••••••
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leur différence et leur créativité.
Les artistes contemporains, surtout lorsqu'ils pra-
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tiquent un style peu ou pas du tout figuratif, tendent à
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substituer à leur image physionomique la présentation
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ILL 1J7 matique à l'idée d'autoportrait. Ainsi, l'Autoportrait
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d'Alberto Savinio, exécuté en 1936, reprend le langage
de la métaphysique et des surréalistes français en trans-
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ILL 338 contente, lui, de dessiner un profil d'enfant 0937- ",
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1940), mais il le fait avec sa marque de fabrique habi-
tuelle, le trait noir, et en insérant des taches de couleurs
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primaires à l'intérieur des lignes du fond. Deux peintres .", I.!.!_:!:,.::.:.:::
abstraits - Kazimir Malevitch et Sonia Delaunay - ont
une approche plus évidente encore. Le premier élabore,
ILl. JJ9 dans son Autoportrait de 1915, la silhouette d'une figure
humaine et la transforme en composition abstraite. La
1l1.340 seconde met en oeuvre, dans un travail plus tardif
(971), le motif des grosses lignes de couleurs concen-
triques - un motif souvent sériel et déjà compris, par
ailleurs, comme une expression de soi (on le vérifie
avec la série Avec moi-même) - mais elle insère, à l'inté-
rieur d'un espace central blanc, une image anthropo-
morphe, non reconnaissable évidemment. Emilio
Vedova, de son côté, conçoit en 1956 un autre exemple
d'abstraction « soumise» au thème de l'autoportrait, en
produisant un autoportrait familial (on discerne deux
figures sur le panneau vertical) mais en l'interprétant à
sa mani.ère, une manière caractéristique qui consiste à
étendre sur le support de gros empàtements noirs sans
341
contrastes chromatiques. ous conclurons par trois
exemples plus récents, qui prouvent assez la continuité Roy Lichtenstein
Autoportrait, 1978
du procédé. Le premier est de Roy Lichtenstein: son
Huile et magna sur toile,
1l1.341 Autoportrait de 1978 nous montre une figure humaine <4340
177.8x 137.1 cm
abstraite et générique, rendue identifiable par la repro- Sonia Delaunay, Collection privée
1971
duction de la trame des bandes dessinées, typique de sa Lithographie, 65,9 x 22,6 cm
peinture. Le second exemple est signé Jean-Michel Bas- Paris, Musée national d'art
quiat, un artiste américain qui est devenu un véritable moderne, Centre Pompidou
375
mythe aux yeux des jeunes générations pour avoir su vouée à disparaître à la fin d'une exposition ou à être
interpréter les nouvelles tendances esthétiques du graf- reconstruite si nécessaire. Son Moi prenant le soleil à Ill. 342
fiti et de la peinture de rue. Dans Self-Portrait as a Heel Turin le 19 janvier 1969 (1969) ne représente, au fond,
- Part Two, de 1982, il apparaît sous la forme d'une qu'une figure humaine tout à fait abstraite, confection-
figure constituée d'une tache sombre, doublée d'une née à partir de pavés extraits d'une chaussée mais le
sorte de masque africain et censée suggérer le heel (le titre, qui manifeste la subjectivité de l'auteur, nous ren-
« voyou», la « canaille») mentionné dans le titre. Le voie au thème de l'autoportrait. Cene composition de
même motif se répète dans les autres œuvres qui compo- cailloux de rue fait probablement allusion aux révoltes
sent le triptyque, Part One et Part Three, conçues comme estudiantines de ces années-là, et la figure allongée
s'il s'agissait d'un projet pour un grand décor mural. évoque celle d'un homme gisant sur le sol après un
!.:installation d'Alighiero Boetti, maître de l'Arte Pavera, incident. Ce qui pourrait être, là aussi, une allusion de
est bien plus « événementielle», au sens où elle est caractère autobiographique.
376
REPRÉSENTATION ET REPRÉSENTANCE 3) Les artistes cherchent à exprimer un aspect
théorique de l'autoportrait - le principe de la réflexion
On ne saurait conclure sans revenir sur la différence spéculaire, par exemple: Escher se reproduit concep-
que nous avons évoquée, dès les premiers chapitres de tuellement dans un miroir tout en isolant de lui-même
cet essai, entre la « représentation » et la « représen- un petit détail rapproché, et Sironi fait allusion au thème
tance » d'un individu. La représentation correspond à la le plus traditionnel du genre - l'autoportrait spéculaire
dimension figurative, iconique de l'art: l'image renvoie de face - mais le décompose d'une manière exactement
à - ou imite - son référent. La représentance désigne contraire à l'image, aplatie, que produit le miroir.
plutôt l'aspect symbolique de la représentation: «être à 4) Les artistes choisissent d'explorer jusque dans
la place du », « tenir lieu de » référent. Qu'est-ce que cela ses derniers retranchements le thème de la représen-
signifie, concrètement, sur le plan de l'autoportrait? En tance. C'est le cas de Spoerri, qui s'amuse à substituer
premier lieu, que les autoportraits dans l'art contempo- l'expression de son identité par sa carte d'identité.
rain sont bien plus des œuvres en représentance de leur 5) Les artistes traduisent l'image figurative du
"'342 auteur que des images « substituées » : autrement dit, ce portrait en une image qui n'est pas un portrait; c'est ce
Alighiero Boetti sont surtout des figures rhétoriques qui renvoient à la que font les artistes qui appartiennent à des tendances
Moi prenant le soleil à Turin personnalité générale d'un artiste, ce dernier étant irre- non figuratives (ni pourtant tout à fait abstraites) et qui
le 19janvier 1969,1969
présentable en tant que personnalité individuelle. En conçoivent leur effigie comme un jeu de traduction
Ciment et papillons,
environ 175 cm
second lieu, que les autoportraits, dans l'art contempo- entre systèmes visuels; c'est aussi ce que font ceux qui,
Turin, Galleria Franz Paludit rain, sont rarement - à l'évidence - des portraits propre- comme Ernst et Freud dans le sillage de Van Gogh,
ment dits: ce sont surtout des signes représentatifs de représentent leur image à travers d'autres objets figura-
l'œuvre, du style, de l'idée, du sentiment ou des théories tifs leur appartenant.
de leur auteur. Lequel, à son tour, s'y reflète ou s'y mire, 6) Les artistes cherchent à donner de manière
non pas parce qu'il y aurait dans l'œuvre une surface subjective une représentation du temps qui passe; c'est
réfléchissante, mais parce que l'objet en représentance le cas de ceux qui tentent de restituer l'instantané de
de l'artiste manifeste automatiquement l'identité de leur écriture.
l'artiste lui-même. Ainsi, et c'est là le comble du para- On pourrait, bien sûr, inventorier d'autres types.
doxe, même lorsque nous nous trouvons en face de véri- On pourrait également et surtout passer de la typologie
tables portraits, il s'agit d'autoportraits non «portraits ». à l'analyse de chacune des œuvres, en essayant de voir
Mais la représentance inhérente à ce choix diffère comment la typologie se manifeste en chacune d'elles et
d'un cas à l'autre. Tentons d'en établir une rapide typologie. comment elle est aussitôt dépassée, comment elle existe
1) Les artistes sont identifiés par une œuvre qui indépendamment des autres et se mêle ensuite à toutes
représente, globalement, leur poétique. C'est le cas, les autres. Mais ceci n'est peut-être pas du ressort du
dans notre échantillon, de la plupart des dadaïstes, des critique. C'est plutôt le métier de l'artiste: c'est à lui
surréalistes et des représentants du Pop Art. Boeni qu'il incombe de manifester sa propre singularité par
constitue, au sein de cette catégorie, une variante: il fait rapport à une tendance, une règle ou un langage. C'est
le choix d'une œuvre actuelle, en établissant un rapport un jeu qui revient également au spectateur: il peut à loi-
de simultanéité entre l'autoportrait (<< je-ici-mainte- sir mesurer la part de «soi », la part d'autobiographie et
nant ») et l'exposition de l'autoportrait. Fioroni effectue la part de réflexion abstraite qui sont exprimées dans
l'opération exactement inverse: elle photographie un chacun de ces autoportraits. Peut-être nous appartient-il
« alors » et en raconte le souvenir. toutefois de noter une dernière chose: l'éventail que
2) Les artistes ironisent sur le terme même d'auto- nous avons dressé de tous ces types particuliers ne
portrait mais exposent, ce faisant, l'ironie comme auto- constitue pas une simple galerie d'hommes illustres de
portrait. Ainsi Schônberg souligne-t-ill'absence de sa l'art contemporain, vus à travers leurs autoportraits
propre figure au moyen d'un titre qui, dans le même - cet éventail a valeur de traité. Un traité sur le langage
temps, affirme l'existence d'un autoportrait, ou encore et les poétiques des dernières tendances de l'art. Un
celui d'Isgrb qui déclare ne pas être Isgrb. traité sur la représentation de la représentance ...
377
Conclusion
<if 343 Nous voici parvenus au terme de notre long voyage à davantage du domaine artistique, par exemple celle de
Jean-Baptiste Siméon travers quatre mille ans d'autoportraits. Nous avons la primauté du dessin ou de la couleur, dans le motif
Chardin
ainsi découvert l'identité (générique ou physiognomo- du peintre dans son atelier, ou ce\le du rapport entre
Autoportrait dit à l'abat·jour
ou L'Homme à la visière, 1775
nique) de centaines d'artistes qui ont laissé une image arts figuratifs et non-figuratifs (musique, littérature).
Pastel sur papier, 46,1 x 38 cm de soi dans l'histoire de l'art. Mais notre démarche ne Une place centrale a été consacrée à la réflexion théo-
Paris. musée du lOLNre. correspond pas uniquement à la création d'une galerie rique sur la nature même de la représentation mise en
cabinet des Dessins d'hommes illustres et nous n'avons pas voulu nous jeu par la pratique de l'autoportrait: l'image spéculaire
contenter de parcourir les siècles en constituant des et les paradoxes visuels qu'elle induit ont permis aux
listes rebattues d'autoreprésentations. Analyser un auto- artistes d'inventer de véritables jeux d'énigmes. Idées
portrait aboutit en effet, presque automatiquement, à philosophiques, conceptions sociologiques, théories
poser un passionnant problème théorique. Contraire- artistiques et formes figuratives se sont finalement ins-
ment à ce que l'on pourrait croire, se représenter soi- crites dans un cadre linguistique. Rien de surprenant à
même n'est nullement un acte naturel. Cela implique cela: pour exprimer des formes et des contenus, il est
inévitablement de la part de l'auteur une remise en toujours nécessaire d'élaborer un langage et il s'agit ici
question, parfois inconsciente, des principes généraux d'un langage visuel auquel nous n'avons pas l'habitude
de la culture de son temps. (Chacun d'entre nous, du de recourir. Au cours de notre longue exploration,
reste, possède plus de connaissances qu'il ne le croit, nous avons pu observer certaines caractéristiques fon-
nos expressions étant, même à notre insu, le reflet damentales de ce langage, notamment les différentes
d'une culture.) façons de restituer en image la première personne - un
Notre histoire de l'autoportrait correspond donc autoportrait n'est peut-être pas la manière la plus évi-
plutôt à une histoire des idées philosophiques et dente de dire: « Me voici » - ou, au contraire, de la dis-
sociales, des théories artistiques, figuratives ou linguis- simuler, comme s'il s'agissait d'un portrait peint par
tiques liées au thème de la représentation de soi à diffé- quelqu'un d'autre; la suggestion du passage plus ou
rentes époques. D'un point de vue philosophique, par moins rapide du temps, toujours implicite dans l'auto-
exemple, nous avons assisté à la transformation du portrait; ou encore - à l'époque contemporaine - la
concept d'identité: de l'identité générique, reconnue construction d'une image de soi à partir d'un style
dès l'Antiquité, fondée sur la nécessité de ne pas se (c'est-à-dire, de façon toute nouve\le, l'utilisation per-
montrer présomptueux afin de ne pas offenser les sonnalisée d'un langage commun).
dieux, à l'identité spécifique qui, au contraire, magnifie Ainsi notre voyage a-t-il, en quelque sorte, été
la gloire du créateur d'œuvres d'art, l'apparentant à circulaire. Commencé avec des images dans lesque\les
une divinité; de l'investigation psychologique, resti- aucun indice ne permet de reconnaître une personne
tuant le tempérament de celui qui se dépeint, jusqu'à la déterminée, il a suivi les étapes de l'émergence de l'affir-
négation moderne de l'identité (l'œuvre seule fait l'ar- mation individuelle, sous ses différentes variantes, et
tiste). Sur le plan social, nous avons remarqué les per- s'est terminé par un retour aux origines, c'est-à-dire par
pétuels changements de rôle attestés par les la négation de la reconnaissance de soi.
autoportraits: de l'artisan antique et médiéval à l'intel- Ce voyage a été conçu comme une aventure
lectuel de la Renaissance, de l'original anticonformiste culturelle, une démarche tentant de restituer au lecteur
des âges maniériste et baroque à l'artiste sentimental la profondeur des raisonnements implicites et l'inven-
du romantisme, pour aboutir au créateur contestataire tivité des solutions élaborées par les artistes. Parce
de l'époque contemporaine, en passant par une qu'avant même d'être une technique, l'art est d'abord
variante très spécifique, celle de l'autoportrait féminin. l'un des plus grands exercices intellectuels qu'il soit
Nous avons également abordé des questions relevant possible d'imaginer.
379
Notes
381
41 Les sources du mythe de la silhouette sont fort nom- CHAPITRE 5 70 Rensselaer Wright Lee, Names on Tree, Londres,
breuses. La plus importante dérive de Pline l'Ancien, qui Thames {sr Hudson, 1977.
voit dans l'histoire de la fille de Butadès de Sicyone (elle 55 H. Damisch, L'Origine de la perspective, Paris, Flam- 71 L.B. Alberti, op. cit., Ill, 52, p. 177 et 179.
aurait dessiné les contours de l'ombre du jeune homme marion, 1986, rééd. 1993. 72 P. Pino, Dia/ogo della pittura, Venise, 1548, XXVII
dont elle était amoureuse, ombre projetée sur le mur par
56 La métaphore cinématographique est utile en ce (éd. moderne établie sous la dir. de P. Barocchi, op. cit.,
la lumière d'une lanterne) le mythe d'origine de la pein-
qu'elle permet de mieux comprendre les concepts pro- p.136).
ture mais aussi de la sculpture, qui serait une silhouette
posés mais il importe de noter qu'il existe aussi - même
emplie d'argile (Pline l'Ancien, op. cH., XXXV, 131). 73 A. R. Mengs, Gedanhen über die Schonheit und den
s'il y a identité entre le regard vers le spectateur en pein- Geschmach in der Malerey, Dresde, 1762 [version
Notons qu'une légende similaire est restée longtemps
ture et le regard vers la caméra au cinéma - des diffé- çaise: Pensées sur la beauté et sur Je goût dans la peintu.re,
vivace dans d'auaes civilisations: on raconte, par exemple,
rences profondes: le spectateur d'un tableau, quel que
que le Bouddha, parce qu'il ne réussissait pas à obtenir trad. de D. Modigliani, Paris, École nationale des beaux-
soi[ l'endroit où il se place, continue d'être regardé par le
un bon portrait de lui, fit dessiner les contours de son arts, 2000].
portraituré; le spectateur d'un film ne jouit pas de cette
ombre pour l'emplir ensuite de couleurs. Cf. E. Kris et 74 W. Hogarth, The Analysis of Beauty, Londres,
condition, à moins qu'il ne se poste à l'endroit même où
O. Kurz, Die Legende vom Künstler. Ein historischer Versuch, J. Reeves, 1753 (éd. moderne: Londres, Paulson, 1998)
se situait la caméra qui a cadré l'image.
Vienne, Krystall Verlag, 1934 [version française: L'Image [version française: Analyse de la beauté, destinée à fixer
de l'artiste, Paris, Rivages, 1987]. Voir aussi H. Damisch, 57 Le concept appartient à L Marin, op. cH. les idées vagues qu'on a du goût, trad. de H. jansen, Paris,
Traité du trait, Paris, éditions du Louvre, 1998. 58 j'emprunte l'idée à M. Beaujour, Miroirs d'encre, École nationale supérieure des beaux-arts, 19911.
42 Le mythe de Narcisse a également plusieurs sources. Paris, Seuil, 1981, mais elle dérive de G. Genette, op. cit.,
75 Voir à ce propos L Marin, Sublime Poussin, Paris,
Les plus importantes sont, pour l'Antiquité: Ovide (Les et de T. Todorov, Poétique, Paris, Seuil, 1978.
Seuil, 1995, p. (<< Variations sur un portrait
Métamorphoses, 10, 243 sq.), Pline l'Ancien et Philos- 59 En dépit de l'avis autorisé de H. Damisch (<< Artista », absent» ).
trate (Eihones, l, 15-35). À la Renaissance, le mythe est in Enciclopedia, vol. 1, Turin, Einaudi, 1978), cette
repris par Alberti (De la Peinture) et Vasari (Vite). Voir notion que je donne ici pour acquise ne l'est pas. Voir à
aussi, sur ce même thème, H. Damisch, Théorie du ce propos les contributions au séminaire sur le portrait CHAPITRE 7
nuage, Paris, Seuil, 1972. et l'autoportrait, organisé par le CIRCE et l'École des
hautes études de Paris, publiées dans un numéro spécial, 76 Les recherches les plus significatives en ce domaine
43 W Benjamin, « Ursprung des deutschen
«Autoportrait », de la revue Corps écrit (5, 1983), et en sont celles de G. Greer, The Obstacle Race, Londres, Sec-
spiels », in W Benjamin, Erhenntnishritische Vorrede,
particulier les essais de L. Marin, «Variations sur un ker & Warburg, 1979; F. Borzello, Seeing Ourselves:
lin, 1925, p. 205-237 [version française: «Origine du
drame baroque allemand », in Préface épistémo-critique, portrait absent: les autoportraits de Poussin» (p. 87- Women's Self-Portraits, Londres, Thames & Hudson,
trad. de S. Muller, Paris, Flammarion, 1985, p. 431. 107) et de D. Arasse, «La Prudence de Titien, ou l'auto- 1998; M. Meskimmon, The An of Refleetion. Women
portrait gliSSé à la rive de la figure ». Artists' Self-Portraiture in the Twentieth Century,
44 E. Gombrich, «Mirror and Map », Proceedings of the New York, Columbia University Press, 1996.
Royal Society, 1974. 60 R. Barthes, «Roland Barthes par lui-même», La Quin-
zaine, 25, 1975. 77 Cf. E. Menzio (éd.), Artemisia Gentileschi: processo
45 V. Danti, Trattato delle perfeue proporzionÎ, Florence, per stupro, Milan, Edizioni delle Donne, 1981 [les actes
1567, éd. moderne établie sous la dir. de P. Barocchi, 61 On se reportera à l'analyse de C. Limentani Virdis,
du procès ont été publiés en français sous le titre Actes
op. cit., p. 262; cité in E. Pommier, Théories du portrait Il quadro e il suo doppio, Modène, Stem Mucchi, 1981.
d'un procès pour viol en 1612 par les Éd. des Femmes,
de la Renaissance aux Lumières, Paris, Gallimard, 62 Voir G. Genette, Figures III, op. cit. Paris, 19841.
1998, p. 141. 63 Le concept de « scénario » auquel nous nous réfé- 78 R. Payant, « Picturalité et autoportrait: la fiction de
46 Idem, p. 241. rons ici est celui d'Umberto Eco in Lecror in fabula, Milan, l'autobiographie", Degrés, 26-27, 1981, p. 1-22.
47 Extrait de Patro[ogia latina, Migne (éd.), vol. 61, Bompiani, 1979 Iversion française: Lector in fabula, le rôle
du lecteur, trad. de M. Bouzaher, Paris, Grasset, 1985J.
79 j'emprunte cette observation à F. Borzel1o, op. cit.
p.322.
80 Plusieurs ouvrages généraux traitent de la narratolo-
48 Cf. M. Schapiro, « Frontal and Profile as Symbolic 64 E. Panofsky, Early Netherlandisch Painting: its Origtn
gie. Citons parmi les plus récents: D. Bertrand, Précis de
Forms », in M. Schapiro, Words and Pictures, La Haye, and Character, Cambridge (Mass.), Cambridge Univer-
sémiotique littéraire, Paris, Nathan, 2000 ; j. Geninasca,
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trad. de D. Le Bourg, Paris, Hazan, 1992, rééd. 20031.
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sémiotique du langage visuel, trad. de P. Alferi, Paris, France, 1997; A. Bernardelli, La narrazione, Bari,
Macula, 2000]. 65 G. Vasari, «Parmigianino», in G. Vasari, Vite, Laterza, 1999.
49 É. Benveniste, op. cit. rence, 1550 (éd. moderne établie sous la dir. de C. Ricci,
Florence, Sansoni, 1927 [version française: Les vies des
81 Cette remarque est empruntée, là encore, à F.
50 J. Pope-Hennessy, op. cit., chap. 1. zello, op. cit. Sur le thème de la signature, voir: D. Arasse,
meilleurs peintres, sculpteurs et architectes, éd., trad. et
51 M.]. Friedlander, Landscape, Portrait, Still-life, comm. sous la dir. d'André Chastel, Paris, Berger- «Signé Mantegna », in D. Arasse, Le Sujet dans le tableau,
Oxford, Cassirer, 1949. Levrault, 1984; rééd. Actes Sud, coll. « Thesaurus », Paris, Flammarion, 1997, p. 31-40; O. Calabrese et
52 Léonard de Vinci, Trattato della pittura, éd. sous la 20051). B. Gigante, «La signature du peintre », in La Part de l'œil,
dir. d'A. Borselli, 2 vol., Lancîano, 1924 [version fran- 5,1989, p. 27-43; A. Chastel et al., «L'art de la signa-
66 Cette question a été plus précisément traitée par ture », in Revue de l'art, 26, 1974, p. 8-56; B. Fraenkel,
çaise: Traité de la peinture, trad. d'A. Chastel, Paris, Berger- P. Francastel in Peinture et Société, naissance et destruc-
Levrau!t, 1987, p. 250 et 253]. La Signature. Genèse d'un signe, Paris, Gallimard, 1992.
tion d'un espace plastique, Lyon, Audin, 1951; rééd.
53 j.c. Schmitt, La Raison des gestes dans l'Occident Paris, Denoëi, 1994. 82 R. et M. Wittkower, op. cit.
médiéval, Paris, Gallimard, 1990; A. Chastel, Le Geste 83 C. Ripa, Iconologia, Rome, 1593 (éd. moderne, Turin,
dans l'art, Paris, éd. liana Levi, 200l. Fogola, 1986) [version française: Iconologie ou
CHAPITRE 6 tion nouvelle de plusieurs images, Dijon, Faton, 1999].
54 Sur le thème de la focalisation, voir G. Genette,
Figures III, Paris, Seuil, 1972, et surtout la rubrique 84 A. Lugli, Naturalia et mirabilia, Milan, Mazzotta,
67 L.B. Alberti, op. cit., Il, 25, p. 97, et 26, p. 101.
«focalisation» dans l'ouvrage d'A.]. Greimas et]. Cour- 1983 [version française: Naturalia el mirabilia: les
tès, Sémiotique. Dictionnaire raisonné de la théorie du 68 Idem, Il, 29, p. U5. nets de curiosités en Europe, trad. de M.-l. Lemengre,
langage, Paris, Hachette, 1979, rééd. 1993. 69 Ibidem, Il, 29, p. U5. Paris, Adam Biro, 1998].
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85 B. Castiglione, Illibro dei cortegiano, Venise, 1528 cations, 1988) [version française: Les Trois Livres de la 1968; 1. Bergstr6m (éd.), Natura in posa, Bergame,
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çaise: Le Livre du courtisan, trad. par A. Pons d'après la Fayard, « Corpus des œuvres de philosophie en langue Bergame, De Agostini, 1962; et C. Sterling (éd.),
version de G. Chappuis, Paris, Flammarion, 1991]. française.,2000J. La Nature morte de l'Antiquité à nos jours, cal. exp. de
86 T. Accetto, Della dissimulazione onesta, Venise, 1641 102 Cité par R. et M. Wiukower, op. cil., p. 117. l'Orangerie, Paris, 1952.
(éd. moderne: Gênes, Costa & Nolan, 1983) [version 103 R. Klibansky, E. Panofsky et F. Saxi, Saturn and 114 Sur le thème de la description, voir Ph. Hamon et
française: De "honnéte dissimulation, trad. par M. Blanc- Melancholy, New York, Basic Books, 1964. son texte fondamental: Introduction li "analyse du des-
Sanchez, Lagrasse, Verdier, 19901. criptif, Paris, Hachette, 1981. Sur le principe de la
104 A. R. Mengs, op. cil. ft description exclusive,., voir O. Calabrese, 4( la natura
87 Voir à ce propos le superbe catalogue de l'exposition
consacrée à Si rani (Bologne, 2004-2005), établi par 105 L.B. Alberti, op. cit., Il,41, p. 145. morta... », op. CÎL
j. Bemini et V. Fortunati, Editrice Compositori. 106 E. Wind, Pagan Mystenes of the Renaissance, ew 115 C'est ainsi que S. Kripke définit les noms propres.
88 B. Behn, inj. Bentini et V. Fortunati, Elisabeua Sirani Haven, Yale University Press, 1958 [version française: Cf. S. Kripke, Naming and Necessity. Oxford, Blackwell,
ft piunce eraina If, Bologne, Editrice Compositori, 2004. Mystères païens de la Renaissance, trad. de P.-E. Dauzat, 1972lversion française: La Logique des noms propres,
89 É. Vigée-Lebrun, Souvenirs, vol. 1, lettre 4. Parts, Gallimard, 1992J. trad. de P. Jacob et F. Recanati, Paris, éd. de Minuit,
107 Voir à ce propos O. Calabrese 4( Chiromanzia di 19821.
90 Idem, lettre 6.
Michelangelo lt, in O. Calabrese, Lezioni di semisimbo- 116 Pline l'Ancien, Histoire naturelle, XXv, 81, texte
91 Cf F. Borzello, op. cit., chap. 3.
liCD, Sienne, Protagon, 2000, ainsi que E. Wind, op. cil. établi, trad. et comm. par J. André, Paris, Les Belles
108 Léonard de Vinci, op. cit, p. 250. Lettres, 1974.
CHAPITRE 8
109 P. Gauguin, 4( Lettre â Émile Schuffenecker (8 octobre 117 C. Ripa,lconologia, op. cit.
92 Cf. R. et M. Wittkower, op. cit., chap. Ill, p. 61. 1888) », in Lettres à saJemme el à ses amis, Paris, Grasset, 118 T. Accetlo, Della dissimulazione onesta, op. ciL.
coll. 4( Cahiers rouges »,1992, p. 159. 119 Cf. O. Calabrese, Illinguaggio dell'arte, Milan, Bom-
93 Cité par A. Conti, op. cil.
piani, 1985.
94 Sur cette question, largement débattue par la cri-
tique, on lira avec profit les observations publiées par CHAPITRE 10 120 E. Gombrich, Shadows, New Haven, Yale University
F. Falletti et]. Katz Nelson (éd.), Venere e Amore, cal. Press, 1885-2004 1version française: Ombres portées.-
exp., Florence, Giunti, 2002. leur représentation dans l'art occidental, trad. dej.
110 Saint Augustin, Conjess iones, éd. moderne Turin, niort, Paris, Gallimard, 1996]; M. Baxandall, Shadows
95 Voir à ce propos L. Freedman, Titian's Portraits Einaudi, 1966 [version française: Confessions, trad. de and Enlightmenr, New Haven, Yale University Press,
Through Aretino's Lens, University Park (Penn.), The P de Lahriolle, Paris, Les Belles Lettres, 1954, livre X, 1995 [version française: Ombres et Lumières, trad. de
Pennsylvania State University Press, 1953. chap. !li, 31. P.-E. Dauzat, Paris, Gallimard, 1999]; V. Stoichita,
96 Cité par]. Woodall, « Honour and Profit: Antonis III C. White et Q. Bouvelot (éd.), Rembrandt by HimseIJ, A Short History of the Sltadow, New York, Reaktion
Mor and the Status of Portraiture », in Leids Kunstltisto- Londres, Thames & Hudson, 2000 [version française: Books, 1997 [version française: Brève histoire de l'ombre,
rischJaarboek, nO 8, p. 69-89. Rembrandt par IUÎ-même, trad. de ].-R. Mengarduque, Genève, Droz, 2000].
97 G. Vasari, Vite, 2e éd., Florence, 1558. Paris, Flammarion, 1999]. 121 Cf. U. Eco, Dire quasi la stessa cosa, Milan, Bom-
98 Cf. l'anthologie critique d'A. Nova (éd.), Las Meninas. 112 E. Van de Wetering, Rembrandt: the Anisl at Worh, piani, 2003; R. Jakobson, Essais de linguistique générale,
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Renaissance Art, Chicago, University of Chicago Press, W Prinz, Die Sammlung der Selbstbildnisse in den Uffi- R. Zorzi (éd.), Le metamorfosi dei ritraUo, Florence,
1993. zien, Berlin, Mann Verlag, 1971. Olschki, 2002.
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Index des noms propres
Les chiffres en italique renvoient aux illustrations Bernin, Gian Lorenzo Bemini, dit le (1598-1680) 134, Colbert,jean-Baptiste (1619-1683) 190, 199
184,189,130 Corinth, Lovis (1858-1925) 304, 309, 277, 283
Betto, Bernardino di voir Pinturicchio Corot, jean-Baptiste (1796-1875) 256, 269, 13, 236,
A Beuys,joseph (1921-1986) 370 244
Bigordi, Domenico voir Ghirlandaio Corrège, Antonio Allegri, dit le (1489-1534) 287,260
Abgar V, roi d'Édesse (1° siècle) 88 Bingen voir Hildegarde de Courbet, Gustave (1819-1877) 198,276,296,325-328,
ActenD, Torquato (né vers 1590) 112, 230 Boccace (1313-1375) 35 12,252,253,269,295 à 297
Adami, Valerio (1935-) U8 86cklin, Arnold (1827-1901) 309, 343, 281 Coypel, Antoine (1661-1722) 190,176
Airardus (XII( siècle) 36 Boetti, Alighiero (1940-) 376, 377, 342 Cradock, Mary voir Beale, Mary
Akhenaton (vers 1375-1354 av. J-C) 35 Bonnard, Pierre (1867-1947) 174, 161 Cragg, Tony (1949-) U8
Alberti, Leon Battista (1404-1472) 52, 70, 74,127, l28, Borghini, Vincenzo (1515-1580) 79 Cranach l'Ancien, Lucas (1472-1553) 95, 99,134,185,
162,180,183,184,193,249,284,294,296,118 Bosch,jérôme (1450-1516) 57,47 85 à 88,132
Alexandre le Grand (vers 356-323 av. J-C) 33, 35 Botticelli, Sandro Filipepi, dit (1445-1510) 62, 4, 57, 58 Cresti, Domenico voir Passignano
Allegri, Antonio voir Corrège Boucher, François (1703-1770) 273, 278,248 Cusano, Nicola (1401-1464) 1I0, U2
Allori, Alessandro (1535-1607) 251,228 Bourgeois, Louise (1911-) 245
Allori, Cristofano 100, 97 BOUIS, Dieric (1415-1475) 88, 142,251,77,134
Amasis (vers 568-526 av. J-C) 35 Brancusi, Constantin (1876-1957) 352, 318 D
Ammannali, Bartolomeo (1511-1592) 184 Brandt, Isabelle, première épouse de Rubens 325
Andrea di Cione \loi r Orcagna Breton, André (1896-1966) 242 Dali, Salvador (1904-1989) 122, 180, 269, 336, 340,
Anguissola, Amilcare, père de Sofonisha Anguissola 230 Brooks, Romaine (1874-1970) 245 115,168,246,307,308
Anguissola, Lucia, sœur de Sofonisba Anguissola 226 Brooks, Louise (1906-1985) 242 Dante Alighieri (1265-1321) 70
Anguissola, Sofonisba (1532-1625) 113,212,220,223, Bruegel l'Ancien, Pieter (1525-1569) 256,230 Danti, Vincenzo (1530-1576) 126
Brunelleschi, Filippo (1377-1446) 193,207,195 Daumier, Honoré (1808-1879) 167,154
215 Dauphin, Charles-Claude (7-1677) 88
Antelami, Benedello (1150-1230) 36 De Chirico, Giorgio (1888-1978) U5, 206, 287,
Antonello de Messine (1430-1479) 134,206,127 c 340-343,106,309 à 311
Apelle (IV" siècle av. J-C) 33, 77, 227, 256, 352 Degas, Edgar (1834-1917) 142,152,189,136,144
Arcimboldo, Giuseppe (1527-1593) 357, 322, 323 Callistrate (1-355) 34 Delacroix, Eugène (1798-1863) 189,329,175
Arétin, Pietro Bacci, dit l' (1492-1556) 79, 176, 184, Campi, Bernardino (1522-1591) 212, 220, 199 Delaunay, Sonia (1883-1992) 375,340
251,294 Cantofoli, Ginevra (1608-1672) 223,210 Della Casa, Giovanni (1503-1556) 223
Aristote (384-322 av. J-C) 45, 207, 283, 284, 287 Caravage, Michelangelo Merisi, dit le (1573-1610) 99, Della Porta, Giambattisla (1535-1615) 284
Arpin, chevalier d' (1560 ou 1568-1640) 199 189,215,319,90,91,93 à 95 Delvaux, Paul (1897-1994) 83, 75
Augustin, saint (354-430) 41, 315, 316 Carrache, Annibale (1560-1609) 128, 185, 199, 212, Démétrius (1-283 av.J.-C) 126
237,249,119,172,197,198 Démocrite (vers 460-370 av. J.-C) 108, 320
Carriera, Rosalba (1675-1757) 220, 223, 230, 231, 237, Desportes, François (1661-1743) 1I3, 105
B 2,216 à 218 Dine,jim (1935-) 370
Caslelfranco, Giorgio da voir Giorgione Dioclétien (vers 245-313) 36
Bailly, David (1584-1667) 308, 280 Castiglione, Baldassare (1478-1529) 54, 230, 319 Dix, Otto (1891-1969) 1I8, 309, 112, 113,284
Bandinelli, Baccio (1493-1560) 184, 199 Catherine de Sienne, sainte (1347-1380) 42 Donalello (1386-1466) 207, 195
Bara, Theda voir Goodman Cellini, Benvenuto (1500-1571) 184,193 Dongen voir Van Dongen
Barbieri, Giovan Francesco voir Guerchin Cenni di Pepo vOÎr Cimabue Oono, Paolo di voir Uccello
Barocci, Federico (vers 1530-1612) 185, 171 Cézanne, Paul (1839-1906) 269,245 Dou, Gerrit (1613-1675) 193, 194,256,182
Bartolo, Taddeo di (1362-1422) 51, 57, 88, 40 Chagall, Marc (1887-1985) 281, 364, 257, 325 Duchamp, Marcel (1887-1968) 336, 340, 356
Basquiat,jean-Michel (1960-1988) 375 Champaigne, Philippe de (1602-1654) 149, 138 Ducreux, Rose Adélaïde (1761-1802) 226
Baudelaire, Charles (1821-1867) 198,276 Champfleury,jules (1821-1869) 276 Dürer, Albrecht (1471-1528) 72,92,134,167,193,
Beale, Charles, époux de Mary Beale 239 Chantelou, Paul Fréart de (1609-1694) 206, 256 216,287,294,316,334,342,5,63 à 65, 84,133,
Beale, Mary (1633-1699) 223, 237, 239 Chardin,jean-Baptiste Siméon (1699-1779) 167,267, 259,266,287
Beckmann, Max (1884-1950) U8, 302, 110, 111,275 156,343 Duris de Samos (Ille siècle av. J.-c.) 33,34
Bellini, Gentile (1429-1507) 185,170 Charles Quint (1500-1558) 202, 256 Dyck voir Van Dyck
Bellini, Giovanni (vers 1433-1516) 68, 60 Chéron, Henri, père de Sophie Chéron 237
Benjamin, Walter (1892-1940) 127 Chéron, Sophie (1648-17U) 226, 237, 239
Benninck, Simon (vers 1483-1561) 237 Cimabue, Cenni di Pepo, dit (1272-1301) 51, 57 E
Benveniste, Émile (1902-1976) 130 Claesz, Pieter (1597-1661) 349,314
Bernard, Émile (1868-1941) 299,270 Claricia d'Augsbourg 41, 31 Ead\',rin de Canterbury (xw siècle) 42, 34
Bernardin de Sienne (1380-1444) 307 Clément VII (1478-1534) 176 Ende (fin du "'-début du XI' siècle) 41, 223, 29
386
Ensor,james (1860-1949) 81, 83, 299, 302, 309, 74, Gislebert (Xll( siècle) 36 K
273,282 Gluck, pseudonyme de Hannah Gluckstein 245
Ernst, Max (1891-1976) 370, 377 Gogh voir Van Gogh Kahlo, Frida (1910-1954) 242, 245, 225
Escher, Maurits Cornelis (1898-1972) 176,179,369, Goodman, Theodosia (1890-1955) 242 Kauffmann, Angelica (1741-1807) 113,206,220,223,
377,165,333 Goya y Lucientes, Francisco (1746-1828) 267, 269, 226,227,234,237,239,212,222,223
Euphronios (vers 520-470 av. J-C) 35 281,296,18,243,268 Kello, Bartholomew, époux d'Esther Inglis 239
Everwin (XIIe siècle) 41, 45, 30 Gozzoli, Benozzo (1420-1497) 54, 57, 60, 43, 44 Killygrew, Anne (vers 1660-1685) 226
Eyck voir Van Eyck Graciàn, Baltasar (1601-1658) 112, 113, 230 Kipling, Rudyard (1865-1936) 242
Greco, Domenico Theotokopoulos, dit le (1541-1614) Kirchner, Ernest Lud'vig (1880-1938) 115,118,15,
81,88, 72 107 d 109
F Grien, Hans Baldung (1484-1545) 130, 123 Kitaj, Ron B. (1932-) 118
Grimou, Alexis (1678-1733) 92 Kolhvitz, Kathe (1867-1945) 245
Fabritius, Barent (1624-1673) 113 Grosz, Georg (1893-1959) 152,146 Koninck, Philips (1619-1688) 108
Faes, Pieter voir Lely Guda (XII' siècle) 42, 57, 223, 32 Koons,jeff (1955-) 212,201
Fantin-Latour, Henri (1836-1904) 198, 185 Guerchin, Giovan Francesco Barbieri, dit le (1591-1666) Kounellis,jannis (1936-) 212
Fattori, Giovanni (1825-1908) 256,237 237,256,231
Ficin, Marsile (1433-1499) 110,112,206,283,284, Guillaume 1" d'Angleterre (vers 1027-1087) 129
287 Guillaume Il d'Angleterre (1056-1100) 129 L
Filarete, Antonio (1400-1469) 54, 57 Gump,johannes (''Vu' siècle) 165, 167, 151
Filipepi, Sandro \loir Botticelli Guthlac, saint (673-714) 41,28 La Martinière, Constance voir Mayer, Constance
Fioroni, Gioseua (1932-) 352, 377 La Tour, Maurice Quentin de (1704-1788) 190,294,9,
Flack, Audrey (1931-) 245 179,263
Floris de Vriendt, Frans (1515-1570) 251, 264, 229 H Landsberg voir Herrade de
Fontana, Lavinia (1552-1614) 113,220,226,237,239, lanfrancus (Xie siècle) 36
205 Hals, Frans (1581 ou 1585-1666) 81, 320, 325, 73 Lavater, Kaspar (1741-1801) 284
Fontana, Lucio (1899-1968) 356,321 Hatchepsout (vers 1504-1483 av. ).-C) 35 Le Brun, Charles (1619-1690) 142, 173, 190,284,135,159
Fontana, Prospero 237 Hawarden, C1ementina (1822-1865) 180 Le Hay,jacques, époux de Sophie Chéron 239
Fouquet,jean (1420-1481) 128,121 Hayez, Francesco (1791-1881) 256,235 Lebrun, jean-Baptiste, époux d'Élisabeth Vigée-Lebrun
Founnem, Hélène, seconde épouse de Rubens 325 Heernskerck voir Van Heemskerck 239
Fragonard, jean Honoré ( 1732-1806) 256, 122 Hemessen, Catharina von (1528-1587) 220, 223, 237, Lely, Pieter Van der Faes, dit Peter (1618-1680) 189, 181
Fratellini, Giovanna (1786-1865) 223, 239 239,204 Lempicka, Tamara de (1898-1980) 242,224
Frédéric Il (1194-1250) 110 Héraclite (vers 576-480 av. J-C) 284, 322, 342 Léonard de Vinci (1452-1519) 122,142,184,193,296,
Freud, Lucian (1922-) 174, 176,370,377,162,163, Herrade de Landsberg (1125-1195) 42, 223, 37 340
334 Hildebert (XII( siècle) 41, 45, 30 Lewin, Rachel (1963-) 245
Freud, Sigmund (1856-1939) 328 Hildegarde de Bingen (XI1' siècle) 42, 223, 33 Leyster,judith (1609-1660) 220, 223, 239, 7,206
Hippocrate (vers 460-377 av. J-C) 284, 294 Lichtenstein, Roy (1923-) 375, 341
Hogarth, William (1697-1764) 194,208,274,276, Liotard,jean Étienne (1702-1789) 149,11,140
G 278,284,1,183,251 Lippi, Filippino (1457-1504) 62,54
Hokusai, Katsushika (1760-1849) 156, 150 Lippi, Filippo (1406-1488) 61, 49 d 53
Gaddi, Agnolo (1369-1396) 207, 194 Hoogstraten voir Van Hoogstraten Lipse,juste 325, 294
Gaddi, Gaddo 207, 194 Horace (65-8 av.).-C) 184,284 Lisiewski, Georg (1674-1750) 237
Gaddi, Taddeo 207, 194 Hom, Rebecca (née en 1944) 245 Locke,john (1632-1704) 46
Gainsborough, Thomas (1727-1788) 187, 173 Houbraken, Arnold (1660-1719) 193 Lomazzo, Giovan Paolo (1538-1600) 202, 188
Gauguin, Paul (1848-1900) 128,256,299,329,334,3, Hugenszoon, Lucas voir Lucas de Leyde Lome1lino, Orazio, second époux de Sofonisba
120, 239, 270 Hugo, Victor (1802-1885) 299 Anguissola 239
Gautier, Théophile (1811-1872) 264 longhi, Barbara 237
Gelder, Am de (1645-1727) 108,100 Longhi, Luca 237
Gentileschi, Artemisia (1593-1652) 110, 113, 205, 215, 1 Longhi, Pietro (1702-1785) 273, 278, 6, 249
216,220,223,226,227,230,237,239,8,101,191, Lotto, Lorenzo (1480-1556) 316,343
202 raia de Cyzicène voir MaTcia Louis XIV (1638-1715) 184, 189
Gentileschi, Orazio, père d'Artemisia Gentileschi 215, Imhotep (vers 2800 av. J-C) 45 Lucas de Leyde, Lucas Hugenszoon, dit (1489-1533)
237 Inglis, Esther (1571-1624) 239 88,287,261
Géricault, Théodore (1791-1824) 156,365,369,148, Ingres, jean Auguste Dominique (1780-1867) 142, Lucrèce (vers 98-55 av. J-C) 284
330 205,137,192 Luther, Martin ( 1483-1546) 99
Ghiberti, Lorenzo (1378-1455) 54, 75,193,45 Isgro, Emilio (1937-) 356-357, 377 Luttichuys, Simon (1610-1661) 349, 315
Ghirlandaio, Domenico Bigordi, dît (1449-1520) 62,
77,92,55,81,82
Gijsbrechts, Cornelius Norbertus (1630-1675) 347, J M
313
Giordano, Luca (1634-1705) 149, 190, 139 johns,jasper (1930-) 349, 316 Magritte, René (1898-1967) 281,258
Giorgione, Giorgio da Castelfranco, dit (1477-1510) johnston, Frances Benjamin (1864-1952) 245 Malevitch, Kazimir (1878-1935) 375, 339
110, 103 jordaens,jacob (1593-1678) 156,264,294,149,265 Man Ray, Emmanuel Rudnitsky, dit (1890-1976) 180,
Giotto (1266-1387) 51, 57, 207,39,195 jules Il (1443-1513) 365 309,369,285
387
Mander voir Van Mander p Raphael, Antonietta (1900-1975) 226
Manet, Édouard (1832-1883) 198, 199,256,264,184,238 Rauschenberg, Robert (1925-) 370, 331
Manetti, Antonio (1432-1497) 207, 195 Pabst, Georg Wilhelm (1885-1967) 242 Ray vOÎr Man Ray
Mantegna, Andrea (1431-1506) 68, 325, 59 Pacheco, Francisco (1564-1644) 267 Rembrandt, Rembrandt Hannenszoon Van.Rijn, dit
Marcia la Romaine 35,163,20,152 Palma lejeune,jacopo Negretti, dit (1544-1628) 269, (1606-1669) 88, 108, 113, 156, 167, 193,206,256,
Marie-Antoinette (1755-1793) 234 273,247 264,267,304,316,318-323,328,83,98,99,147,
Masaccio, Tommaso di ser Giovanni di Mone Cassai, dit Pane, Gina (1939-1990) 245,227 158,234,242,276,286,288 a291
(1401-1428) 60, 61, 62, 48 Paolini, Giulio (1940-) 352, 369 Reni, Guido (1575-1642) 230, 237
Masolino da Panicale (vers 1383-1440) 61, 62 Paris, Matthew (1200-1259) 42, 35 Reynolds,joshua (1723-1792) 167, 187, 189, 157, 169
Matisse, Henri (1869-1954) 256, 278, 281, 241, 254 Parler, Peter (1330-1399) 51, 41 Ribera,Jusepe de (1591-1652) 173
Matteo, martre (actif seconde moitie du XIIC siècle) 36, Parmesan, Francesco Mazzola, dit le (1503-1540) 176, Richelieu, duc de (1585-1642) 190
57,25 179,216,164 Rigaud, Hyacinthe (1659-1742) 190, 178
Mayer, Constance, Constance La Martinière, dite Parrhasios (V<-IV' siècle av. J-C) 77,352 Rijn voir Rembrandt
(1775-1821) 239 Passignano, Domenico Cresti, dit (1560-1636) 88 Rivera, Diego (1886-1957) 242
Mazzola, Francesco voir Pannesan Paulin de Nole (353-431) 129 Robusti,jacopo voir Tintoret
Médicis, COme de (1519-1574) 184,287 Peeters, Clara (1594-1657) 220, 223,308,17,278 Robusti, Marietta, fille du Tintoret 226, 237
Médicis, famille des 62, 193, 202 Pega ou Pègue, sainte (VIII c siècle) 41, 223, 28 Rockwell, Norman (1894-1978) 167, 155
Médicis, Léopold de (1617-1675) 51 Périclès (vers 495-429 av. J-C) 35, 49 Rodolphe II de Habsbourg (1552-1612) 176,357
Memling, Hans (vers 1433-1494) 62, 56 Perrault, Claude (1613-1688) 184 Rosa, Salvator (1615-1673) 149,287,308,142,279
Mengs, Anton Raphael (1728-1779) 126,149,193, Pérugin, Pietro Vannucci, dit le (vers 1445-1523) 75, Rossi, Properzia de' (1490-1530) 223
294,141 77,66 Rousseau, Henri Rousseau, dit le douanier
Merisi, Michelangelo voir Caravage Pétrone (?-65) 35 (1844-1910) 256,240
Messine voir Antonello de Petrus Cantor Parisiensis (1130-1197) 42 Rubens, Pieter Paul (1577-1640) 156, 185, 239, 284,
Metsys, Quentin (1466-1530) 161 Petrus Christus (vers 1410-1472) 161 294,316,323,325,292 a 294
Michel-Ange (1475-1564) 77,79,134,184,187,193, Phidias (V' siècle a"J-C) 35, 49 Rudnitsky, Emmanuel voir Man Ray
251,294,299,364-365,128,267,329 Philippe III d'Espagne (1578-1621) 231 Rufillus (vers 1150-1200) 45, 36
Millet,jean-François (1814-1875) 329 Philippe IV d'Espagne (1605-1665) 202 Ruysbroeck voir Van Ruysbroeck
MirO,joan (1893-1983) 375,338 Pic de la Mirandole (1463-1494) 62, 110 Ruysdael voir Van Ruysdael
Modigliani, Amedeo (1884-1920) 152,14,145 Picasso, Pablo (1881-1973) 167, 281, 358, 255, 256, 324
Moncada, Fabrizio de, premier époux de Sofonisba Pie V (1504-1572) 202
Anguissola 239 Piero della Fancesca (vers 1420-1492) 193 s
Moore, Henry (1898-1986) 369, 336 Pino, Paolo (documenté de 1534 à 1565) 185
Mor, Antonis (1517-1576) 256, 233 Pinturicchio, Bernardino di Betto, dit le (vers 1424- Saskia, première épouse de Rembrandt 113, 319, 320, 276
Moreau, Gus,ave (1826-1898) 130, 126 1513) 75, 77, 67, 68 Savinio, Alberto (1891-1952) 375,337
Morien, Chrétien de, époux de Catharina von Pistoletto, Michelangelo (1933-) 356, 320 Savoldo, Giovan Girolamo (vers l485-après 1548) 178,
Hemessen 239 Platon (vers 428-348 av. J-C) 35, 112, 283, 284 179,166
Munch, Edvard (1863-1944) 303, 329, 334, 336, 274, PlautilIa, sœur voir Nelli Schiele, Egon (1890-1918) 334,336,16,304 a 306
301 a303 Pline l'Ancien (23-79) 33, 126, 176, 352 Schjerfbeck, Helene (1862-1945) 245
Murillo, Bartolomé Esteban (1617-1682) 208, 196 Plutarque (vers 50-125) 33,49, 51 Schonberg, Arnold (1874-1951) 352, 377, 319
Muziano, Girolamo (vers 1530-1592) 199 Polémon (vers 340 av. J-C) 284 Schopenhauer, Arthur (1788-1860) 343
Politien, Ange (1454-1494) 62 Schulfenecker, Claude-Émile (1851-1934) 299
Pollock,jackson (1912-1956) 130,125 Schulze-Knabe, Eva (1907-1976) 245
Pompadour, Madame de (1721-1764) 190 Sénèque ( 4-65) 35, 307
Ponzoni, Bianca, mère de Sofonisba Anguissola 230 SenmoUl (XVI' siècle av. J-C) 35, 45, 21
Napoléon III (1808-1873) 205 Popovic, Mica (1923-) 118 Severini, Gino (1888-1976) 364,326
eel, Alice (1900-1984) 245 Pot, Hendrick (1585-1657) 273 Shakespeare, William (1564-1616) 149,194
egretli,jacopo voir Palma le jeune Poussin, Nicolas (1594-1665) 108, 206, 230, 256, 343, Sharples, Rolinda (1793-1838) 223
elli, Luca, père de Plautilla e1li 237 193,232 Signorelli, Luca (1450-1523) 70, 61, 62
'elli, PlaUlilla (1523-1588) 223, 237 Powell, Frank (1903-1969) 242 Sirani, Elisabetta (1638-1665) 220, 223, 230, 231, 237,
Nietzsche, Friedrich (1844-1900) 343 Proudhon, Pierre-joseph (1809-1865) 276,325 207
Nussbaum, Felix (1904-1944) 118 Pulchérie (399-453) 88 Sirani, Giovanni Andrea, père d'Elisabetta SiIani 230, 237
Pythagore (VI' siècle av. J-C) 112 Sironi, Mario (1885-1961) 364, 377, 327
Socrate (470-399 av. J-C) 110, 112
a Q Solario, Andrea (1473-1520) 99, 89, 96
Solimena, Francesco (1657-1747) 190,177
Oldenburg, Claes (1929-) 118,116
Quintilien (vers 30-100) 126 Sostrate de Cnide (lIIc siècle av. J-c.) 35
Opie, Catherine (1961-) 245 Spence,jo (1934-) 245
Oppenheim, Meret (1913-1985) 245,226 Spoerri, Daniel (1930-) 370, 377, 332
Orcagna, Andrea di Cione Arcangelo, dit l' (connu de R Steen,jan Havieszoon (1626-1679) 113, 294, 104, 262
1343 à 1388) 51, 57, 42 Stiattesi, Pietro, époux d'Artemisia Gentileschi 239
Origène (m c siècle) 57 Rainaldus (1142-1199) 36 Stoffels, Hendrickje, seconde épouse de Rembrandt 206
Ostade voir Van Ostade Raphaèl (1483-1520) 77,88,134,189,239,320,343, Subleyras, Pierre (1699-1749) 273, 278, 250
Ovide ( 43-17 av. J-C) 342 70, 76, 79, 129 SweerlS, Michiel (1624-1664) 294,264
388
T Van der Faes, Pieter voir Lely Villard de Honnecourt (XIIIe siècle) 41,27
Van der Weyden, Rogier (1399-1464) 88, 251, 78 Virgile (Ier siècle av. J.-c.) 70
Tassi, Agostino (1566-1644) 215 Van Dongen, Kees (1877-1968) 118 Volvinius (IX' siècle) 36, 57, 26
Tatline, Vladimir (1885-11953) 118, 114 Van Dyck, Antoon (1599-1641) 151,185,189,212, Vouet, Simon (1590-1649) 108
Teerlinc, Levina (vers 1510-1576) 237 230,239,294,316,323,349,143,200
Théodore de Samos (milieu du siècle av. j.-c.) 35 Van Eyck,]an (vers 1390-1441) 55,161, 164,38,46,153
Théophraste (vers 372-287 a"J-C) 284 Van Gogh, Théo (1857-1891) 328, 329 w
Theolokopoulos, Domenico voir Greco Van Gogh, Vincent (1853-1890) 167,299,328-329,
Therbusch, Anna Dorothea (1721-1782) 226, 237 334,370,377,19,271,272,298 d 300, 335 Warhol, Andy (1929-1987) 364, 328
Tintoret, Jacopo Robusti, dit le (1518-1594) 130,226, Van Heemskerck, Maenen (1498-1574) 88, 251,80 Waser, Anna (1678-1714) 220, 223
237,124 Van Hoogstraten, Samuel (1627-1678) 193,256,273, Weiss, Leocadia, compagne de Goya 296
Timoreua, la voir Robusti, Marietta 180 Weyden voir Van der Weyden
Titien, Tiziano Vecellio, dit (1490-1576) 184,202,251, Van Mander, Karel (1548-1606) 193, 199,273 Woverius,jan 325, 294
256,186,187 Van Oostsanen,Jan Cornelisz (vers 1472-1533) 287 Woverius, Philippe 325, 294
Toulouse-Lautrec, Henri de (1864-190]) 173, IBO, Van Ostade, Adriaen (1610-1685) 278
160,167 Van Rijn, Rembrandt Hannenszoon voir Rembrandt
Turner, William (1775-185]) 187,174 Van Ruysbroeck,Jan (1293-1381) 316 x
Van Ruysdael, Jacob (vers 1628-1682) 264
Van Uylenburch, Saskia voir Saskia Xénophane (V[' siècle av. J-C) 126
u Vannucci, Pierro, voir Pérugin
Vasari, Giorgio (1511-1574) 51, 54, 60, 79, 127, 149,
Uccello, Paolo di Dono, dit Paolo (1397-1475) 207, 176,179,184,193,199,202,223,251,256,117 z
195 Vedova, Emilio (1919-) 375
Utamaro, Kitagawa (1753-1806) 198 Velàzquez, Diego Rodriguez da Silva y (1599-1660) Zappi, Gian Paolo, époux de Lavinia Fontana 237, 239
134,202,264,267,131,189,190 Zeuxis (fin du V' siècle av. J-C) 33, 108, 227, 256, 320,
Vermeer,Jan (1632-1675) 278, 352, 317 322
v Véronèse, Paolo Caliari, dit (1528-1588) 77, 69 Zoffany,Johann (1733-1810) 110,J02
Vigée-Lebrun, Élisabeth 223, 230, 234, 237, 239, 242, Zola, Émile (1840-1902) 198, 184
Valck, Adriaen (1622-après 1664) 347, 312 JO, 209, 214, 219 d 221 Zuccari, Federico (1542-1609) 79, 71
Valentino, Rudolph (1895-1926) 242 Vigri, Caterina de (1413-1463) 223 Zucchi, Antonio (1726-1795) 239
389
Crédits
Les photographies sont de: Anton Ulrich Museum, Braunschweig : 103. Museo 274,302,303. Gemàldegalerie, Dresde: 276, 290.
Thyssen-Bornemisza, Madrid 104, 163, 262. Christie'S/Anothek : 277. The Metropolitan Museum of
PicLUre Ubrary, National Portrait Gallery, Londres: l, OjedalRMN : 105, 138. Fondazione Giorgio e Isa De An, New York: 279. Stedelijk Museum De Lakenhal,
157,251. Rabalti &: Domingie: 2,4,57,58,71,81,82, Chirico: 106. BPK, Berlin Dist. RMN : 107. Allen Leyde: 280. Michèle BeliotIRMN : 282, 286, 330, 343.
96,97,101,117,129,137,151,194,199,216,228,237. Memorial Art Museum, Oberlin 108. Joachim Stâdtisches Galerie im Lenbachhaus, Munich: 283.
The Bridgeman Art Library: 3, 14, 17,42,75, 1l9, 125, BlauellArtothek: 110,310. Medienzentrum, Wuppertal: Galerie Albstadt : 284. National Museum of American
145,182,203,208,233,235,239,271,272,278,297, Ill. AKG-Images : 1l2, 1l3, 212, 224, 31l, 316, 319, Art, Washington: 285. Isabella Stewart Gardner Museum,
300,322, 334. joseph Martin: 5, 18, 25, 29, 47, 72, 84, 341. Philippe HalsmanIMagnum : 115. Museum of Art, Boston: 289. Detroit Institute of Ats : 298. j. Lathionl
93,133,149,178,187,190,214,243. Scala: 6, 10, 13, Tel-Aviv: 1l6. BerizziIRMN : 121, 156, 175, 200, 221. National Museum, Oslo: 301. Erich LessinglAKG : 306,
16,23,26,40,45,51,53,54,60 à 63, 66 à 68, 70, 76, Martin BühlerlKunstmuseum, Bâle: 123,204. Museo 323. Centra de Ane Reina Sofia, Madrid: 307. Philippe
79,90,91,94,95,114,130,132,135,141,143,171, Provincial, Valence: 131. SCMA, Northampton: 134. Migeat/CNAC-MNAM Disl. RMN : 309. Eike Walford!
172,177,188,189,197,198,205,207,209,211,218, Hervé LewandowskiIRMN : 136, 185, 252, 253, 335. BPK, Berlin Dist. RMN : 312. DowiclMuseum for Kunst,
• 223,236,247,249,292,294,305,328,331. National Museu Calouste Gulbenkian, Lisbonne: 144. Berlinishe Copenhague: 313. The J. Paul Getty Museum, Los
Gallery of An, Washington: 7, 118, 206. Curtis Galle· Galerie: 146. Richard LambertfRMN : 150. Fine Arts Angeles: 314. The collection of Teresa Heinz,
ries, Minneapolis: 8, 202. BuilozIRMN : 9, 147, 179. Museums, San Francisco: 154. Norman Rockwell burgh : 315. Adam RzepkalCNAC-MNAM Disl. RMN :
Nathalie SabatolMusée d'An el d'Histoire, Genève: 11, Museum, Stockbridge : 155. Jean Schormans/RMN : 318. Paolo PeliionIFondazione Piswletto : 320. Fonda-
140. jean ArnaudetIRMN: 12, 124, 161, 195,231,259, 158. Musée Toulouse-Lautrec, Albi: 160. Whirwonh Art zione Lucio Fontana, Milan: 321. Fuji Television Gal-
296. Germanisches National Museum, Nuremberg: 15, Gallery, Manchester: 162. Escher Museum, Baarn : 165, lery: 324. Alinari : 327. The Henry Moore Foudation,
109,288. Gérard BlotIRMN : 19,89,122, 128, 148, 159, 333. Thierry Le MageIRMN : 166. Fundaci6 Gala - Sal- Much Haham : 336. Civîca Galleria d'Ane Moderna,
176,220,248,255,260,299. Bibliothèque nationale de vador Dali, Figueras : 168, 308. Royal Academy of Arts, Turin: 337. Fundaci6 Mir6, Barcelone: 338. Giorgio
France: 20, 27, 152, 167. Staatliche Sammlung Agypter Londres: 169, 173. Tate Gallery, Londres: 174, 183, Colombo: 342.
Kunst : 21. Margarete BûsingIBPK, Berlin Disl. RMN : 332. Boijmans van Beuningen Museum, Rotterdam:
22. Ingrid GeskeIBPK, Berlin Dist. RMN : 24. British 180, 246. English Heritage Photographic Library : 181. © ADAGP, Paris 2006 pour les œuvres de : M. Beck-
Lîhrary, Londres: 28, 35. Bibliothèque du Château, Dominique Genet: 184. Royal Collection Her Majesty mann, A. Boetti, P. Bonnard, C. Brancusi, M. Chagall,
Prague: 30. The Walters Arts Gallery, Baltimore: 3l. Queen Elisabeth Il : 191,217. Fogg Art Museum, Cam- G. De Chirico, O. Dix, J. Ensor, G. Grosz, J. Johns,
Ursula SeiLZ-GraylllniversitâtshihliothekJohan Christian bridge: 192. Jeff Koons : 201. Pinacoteca di Brera, M. Oppenheim,j. Pollock, A. Schonberg, G. Severini,
Senckenberg, Francfort-sur-le-Main: 32. Biblioleca Sta- Milan: 210. Malerisammlîng, Nivagaards : 215. Jean M. Sironi, D. Spaerri, A. Warhol
tale di Lucca : 33. Trinity College, Cambridge: 34. Arnaudet-Jean Schormans/RMN : 219. Jean-Pierre © Salvador Dali, Gala-Salvador Dali Foundation -
Biblioteca Bodmeriana, Genève: 36. Bibliothèque natio- Kuhn/SIK : 222. jean-Claude Planchet/CNAC-MNAM ADAGp, Paris 2006
nale universitaire, Strasbourg: 37. National Gallery, Dist. RMN : 225. Kunstmuseum, Berne: 226. Jacques © Fondation Paul Delvaux, St. ldesbald - ADAGp, Paris
Londres: 38, 46, 56,127,142,153,196. Antonio Fauhour/CNAC-MNAM Disl. RMN : 227. Koninklijk 2006
Quattrone : 39, 43, 44, 48, 49, 52, 55,139. Werner Museum voor Schone Kunsten, Anvers: 229. Albertina, © Estate of Roy Lichtenstein, New York - ADAGp, Paris
meister: 41. Giovanni Daglî Orti : 50. Jorg P. Anders! Vienne: 230,304. Kenwood House : 234. Narodni Gale- 2006
BPK, Berlin Disl. RMN : 59, 170, 186, 232, 281. Kuns- rie, Prague: 240. Claude GasparilMusée Matisse, Le © Photothèque R. Magritte - ADAGp, Paris 2006
thistorisches Museum, Vienne: 64, 65, 86, 164, 293, : 241. JeanIRMN : 244. W Drayer/ © Sucessionj. Mir6 - ADAGp, Paris 2006
317. RMN : 69, 126, 193, 263, 291, 295. Frans Hals Colletion Bührle : 245. Fotostudio Otto/Akademie der © The Munch-Ellingsen Group - ADAGp, Paris 2006
Museum, Haarlem: 73. Menard An Museum, Aichi: 74. bildenden Kunst, Vienne: 250. CNAC-MNAM Disl. © Robert Rauschenberg - ADAGP, Paris 2006
Collections privées: 77, 238, 275. Museum of Fine Arts, RMN : 254, 325, 326, 340. Hartford, Connecticut, Wad- © Man Ray Trust - ADAGp, Paris 2006
Boston: 78, 213, 242. Adelaide BeaudouinlRMN : 80. sworth Atheneum : 256. Stedelijk Museum, Amsterdam: © L &: M Services B. V pour S. Delaunay
Rijksmuseum, Amsterdam: 83. Artothek : 85, 264. 257,339. Photothèque R. Magritle-ADAGp, Paris 2006 : © Fondazione Lucio Fontana, Milan
Anne GoldIBPK, Berlin Dist. RMN : 87. AndersfStiftung 258. Berndt-Peter KeiserlHerzog Anton Ulrich Museum, © Lucian Freud
Preussischer Schlosser und Gârten, Berlin: 88. Franck Braunschweig: 261. Blauel-GnarnlArtothek : 265. Kuns- © Galerie Henze &: Ketterer, Berne pour E. Kirchner
Raux/RMN 92, 120. Wallraf-Richartz Museum, thalle, Brême; 266, 287. NTV : 267,329. Institute of © Jeff Koons
Cologne: 98. Frick Collection, New York: 99. Stâdùiches Arts, Minneapolîs : 268. Archives CDNAKG-Images : © Succession H. Matisse
Institut für Kunst, Francfort: 100. National Gallery of 269. Van Gogh Museum, Amsterdam: 270. Museum © Picasso Administration
Victoria, Melbourne: 102. Michael LindnerlHerzog Plantin Moretus, Anvers: 273. Munch Museet, Oslo: © The Norman Rockwell Art Collection Trust
390
L'AUTEUR: OMAR CALABRESE
CITADELLES
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MAZENOD