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David Graeber: «Il faut ré-imaginer la
classe ouvrière»
PAR JOSEPH CONFAVREUX ET JADE LINDGAARD
ARTICLE PUBLIÉ LE MARDI 17 AVRIL 2018
Manifestation des cheminots à Lyon, le 9 avril 2018. © Reuters
De l’utopie kurde à la fronde de la « caring
class », l’anthropologue David Graeber ne cesse de
s’intéresser aux mondes qui s’inventent et aux révoltes
qui se fomentent. Peut-on lire les mobilisations
sociales actuelles à l’aune du concept de care ? Et
comment réinventer un sujet de l’émancipation qui
prenne en compte les mutations du travail ? Entretien.
David Graeber est anthropologue à la London School
of Economics. Cette figure d’Occupy Wall Street est
devenue célèbre avec son livre intitulé Dette, 5 000 ans
d’histoire, qui s’est écoulé à des centaines de milliers
d’exemplaires, et dont Mediapart s’était saisi pour
organiser une rencontre entre lui et l’économiste
Thomas Piketty.
David Graeber s’est rendu plusieurs fois au Rojava
kurde, où s’invente, selon lui, une utopie politique
proche de « l’anthropologie anarchiste » dont il creuse
le sillon, à la fois comme intellectuel et comme
activiste. Pour Mediapart, il revient sur la situation de
ce territoire menacé par l’offensive turque sur Afrin.
Il développe aussi, dans le prolongement de ses textes
sur la bureaucratie et les « bullshit jobs » ce qu’il
désigne par la caring class. Pour lui, il est nécessaire
de redéfinir les contours et l’imaginaire de la classe
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ouvrière, sur des bases moins productives et plus
féministes, si l’on veut penser les révoltes et les
émancipations de demain. Entretien.
David Graeber dans les locaux de Mediapart (avril 2018).
Comment définissez-vous la « caring class » ?
L’idée est de ré-imaginer la classe ouvrière. Nous
avons été coincés par la notion de production. Le
travail est toujours vu comme productif. Cette vision
a des origines théologiques : les humains doivent
travailler, car ils ont désobéi à Dieu et notre punition
est de l’imiter de cette manière terrible. Nous avons la
charge de bâtir nos vies, mais dans la souffrance et le
malheur. Les humains doivent produire leur nourriture
en cultivant la terre dans la douleur, de même que les
femmes doivent accoucher dans la douleur.
Pourtant, quand vous y pensez : vous ne fabriquez
un verre qu’une seule fois, alors que vous le nettoyez
un millier de fois. La plupart du temps, travailler ne
consiste pas à fabriquer quelque chose, mais plutôt à
l’entretenir, le réparer, le nettoyer, le déplacer…
Au XIXe siècle, le mouvement ouvrier a réussi à
diffuser la théorie de la valeur, une valeur créée
par l’effort humain. Si vous lisez les textes publiés
aux États-Unis au XIXe siècle, tout le monde a l’air
marxiste. Même Abraham Lincoln s’exprime comme
un marxiste ! Il écrit des choses comme : « Le capital
provient du travail. » Une de mes citations préférées
est celle d’un révérend voyageant vers l’Ouest dans les
années 1870. Il décrit des mineurs et des travailleurs
manuels en Oregon et Arizona en disant « on n’entend
parler que des doctrines athéistes d’Engels et des
théories socialistes de Karl Marx ». Et là, je me dis :
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ça, on ne l’a jamais entendu dans les westerns ! On
ne voit jamais de cow-boys discuter de la théorie de la
valeur. Mais en fait, si, ils le faisaient.
L’idée du travail productif a fait son chemin. Puis
est venue l’idée que la valeur n’est plus ce que vous
produisez, mais ce que vous consommez. Toutefois,
c’est l’idée que le travail est productif qui a permis
cette évolution. Si bien que, lorsque l’on parle de
« créateurs de richesses », la plupart des gens pensent
que l’on parle des riches et pas des travailleurs. Si
le travail c’est la production, et que la production
c’est le travail à l’usine, il y a donc des gens qui
peuvent affirmer qu’il n’y a plus de classe ouvrière
maintenant que les usines sont parties des États-Unis
et de l’Europe. Comme si des androïdes bien conçus
conduisaient les bus et nettoyaient les maisons.
Pourquoi nous trompons-nous à ce point sur le travail ?
Alors qu’il y a toujours eu des gens dont le travail a
consisté à prendre soin des autres humains, des plantes
ou des animaux ? Récemment, il y a eu une grève
dans les stations de métro à Londres contre un plan
de fermeture des guichets où l’on vend les tickets.
Des gens affirment qu’on n’en a plus besoin. Des
marxistes disent : « Ce sont des boulots de merde,
non ? Pourquoi défendre ces emplois ? » Les syndicats
ont eu une super réponse sur le mode « si vous
prenez le métro dans des gares sans personnel, nous
espérons que votre enfant ne se perdra pas, qu’en cas
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d’urgence vous trouverez la sortie facilement. » Parce
qu’en fait, c’est ça leur vrai travail. Pas vendre des
tickets. Leur boulot, c’est de se préoccuper des gens,
de s’occuper des disputes qui éclatent, de s’assurer que
tout fonctionne bien. Une grande partie de ce que le
travail de la classe ouvrière a toujours été, n’a pas été
reconnu pour ce qu’il était.
Donc j’ai commencé à me demander : pourquoi ne pas
réfléchir à une théorie de la valeur qui partirait de ce
travail de care ? De l’idée que le care est le paradigme
principal pour comprendre ce qu’est le travail ?
C’est ce que disent les féministes depuis des
décennies : le travail, ce n’est pas seulement la
production mais aussi la reproduction. Qu’en tant
que femmes et mères, elles sont des travailleuses
dominées…
Selon une étude britannique, 49 % du travail effectué
ne fait pas l’objet d’une rémunération. J’entends très
bien cette théorie féministe. Si nous remplaçons la
production par le soin dans la théorie de la valeur,
qu’est-ce que cela donne ? Quel est l’équivalent
de la consommation pour le travail productif ? Je
crois que c’est la liberté. Une définition du travail
du care deviendrait alors : le travail dont l’objectif
est de maintenir ou augmenter la liberté d’une autre
personne. C’est ce que vous faites quand vous prenez
soin de votre enfant : vous voulez lui donner ce dont
il a besoin pour être le plus libre possible. Et c’est
exactement ce qu’il fait en jouant. Marx a dit : sous
le communisme, le travail sera décidé par soi-même et
sera son propre but. C’est la définition du jeu.
Vous parlez d’une révolte de la classe de ceux qui
« prennent soin », que vous appelez la « caring
class ». Où voyez-vous cette révolte ?
Je l’ai d’abord vue quand je me suis engagé dans
Occupy Wall Street. On avait un tumbler, utilisé par
les gens qui avaient trop de boulot pour participer à
l’occupation du parc Zuccotti à New York. Les gens
s’y prenaient en photo en montrant des affichettes avec
des messages dessus. Ils y racontaient leur vie. J’ai
passé tout un week-end à lire ces milliers de messages.
Beaucoup d’entre eux disaient : « J’aimerais faire
un travail qui viendrait en aide aux autres : santé,
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éducation, services sociaux, handicapés… Mais si
vous voulez aider les autres, vous serez payé tellement
peu et vous serez tellement endetté, que vous ne
pourrez même pas prendre soin de votre famille. »
C’était la grande plainte qui s’exprimait. Un sentiment
de grande injustice : celui d’être puni pour vouloir
aider les autres.
Votre article sur les « bullshit jobs » a eu
un écho énorme. Certains vous ont reproché
une formulation méprisante à l’encontre de ces
travailleurs. La notion de « caring class » n’est-elle
pas une reformulation positive de la même idée ?
Le concept des bullshit jobs repose sur le fait que
l’on pense soi-même avoir un bullshit job. Si vous
pensez que votre boulot a un sens, je ne vais pas
vous dire qu’il n’en a pas. Beaucoup de gens disent
que leur boulot ne sert à rien et que, s’il n’existait
pas, ça ne changerait rien au cours des choses. Qu’il
n’a pas de valeur sociale. Cela montre bien que des
gens ont une conception de la valeur sociale qui ne se
distingue pas de la valeur au sens du marché. Pourquoi
certains pensent-ils que leur boulot ne sert à rien ?
Dans certains cas, c’est évident : vous n’avez tellement
rien à faire que vous êtes sur Twitter toute la journée.
Je crois que, derrière le mécontentement que les
bullshit jobs suscite, il y a l’idée qu’ils ne servent pas à
aider les autres. Mais alors apparaît un autre problème :
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plus votre travail sert à aider les autres, moins vous
êtes payé pour le faire. À quelques rares exceptions,
comme certains médecins.
Pourquoi alors acceptons-nous que les boulots utiles
soient si peu rémunérateurs ? Est-ce parce que nous
ne voulons pas que des gens mus par l’appât du gain
deviennent enseignants ? C’est un peu comme s'il y
avait l’idée sous-jacente que lorsque votre boulot est
bon pour les autres, sa vertu intrinsèque est en elle-
même rémunératrice.
En France, ce genre de travail (enseignants,
cheminots, chercheurs, infirmières…) est
traditionnellement inclus dans les services publics,
au nom de leur bénéfice pour le bien commun. Il y
avait une sorte de pacte historique : votre salaire
sera moins élevé que dans le privé mais vous aurez
un emploi à vie. Il est menacé par l’ouverture de
certains services publics à la concurrence : la SNCF
aujourd’hui, EDF et GDF il y a quelques années
déjà…
Ce qui est fascinant avec l’austérité en Grande-
Bretagne, c’est que ce sont précisément ceux dont
le boulot aide le plus les autres qui sont les plus
touchés : les personnes qui travaillent aux urgences,
le personnel médical, la personne qui vous dit à
quelle heure part votre train… Vous pouvez voir des
parlementaires conservateurs hurler de joie quand ils
empêchent des médecins ou des policiers de bénéficier
d’une augmentation. Alors que ça ne les gêne pas du
tout que les banquiers gagnent des sommes affolantes,
même après avoir détruit l’économie. Je crois que la
seule explication, c’est qu’il y a cette croyance que
ceux qui veulent faire le bien doivent être prêts à faire
des sacrifices.
Il y a quelques semaines, pour la première fois
en France, des personnels d’Ehpad ont fait grève
contre le durcissement de leurs conditions de
travail, qui les empêchent de bien prendre soin
des patient·e·s. Il leur est très difficile de se faire
entendre. Peuvent-ils vraiment se révolter ?
Le problème des travailleurs de la « caring
class »,c’est qu’ils ne peuvent pas faire grève
longtemps car sinon des gens peuvent mourir. Pour
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exercer un rapport de force, ils ont besoin de solidarité
et de former des alliances. C’est pourquoi il est si
important de ré-imaginer et reconfigurer ce que le
travail est pour de vrai. Les mouvements féministes
sont confrontés au même problème : comment se
retirer du travail de care sans faire de mal à celles et
ceux que vous aimez ? C’est un dilemme terrible.
Un des problèmes est aussi que ceux que vous
penseriez être vos alliés peuvent en réalité être vos
ennemis. Ce sont notamment les managers qui font
respecter les cadences trop rapides de travail. Or
ce sont ces managers, ces cadres, ces professions
d’encadrement, qui sont aussi à la tête des partis
de gauche qui devraient logiquement être ceux qui
réclament un changement. Parfois les employés et
leurs directeurs sont dans les mêmes syndicats. Dans
ces conditions, il est très difficile de faire grève.
La « caring class » est-elle une classe sociale ?
Cette formulation ne risque-t-elle pas d’effacer
les différences entre Noir·e·s, Blanc·he·s, femmes,
trans, handicapé·e·s… ?
La caring class traverse les frontières. C’est une
façon de repenser la classe ouvrière en mettant les
femmes en premier, contrairement à la représentation
historique qu’on se fait des ouvriers. Quant à la
question de la diversité ethnique et raciale, c’est
toujours plus compliqué que ce que l’on pense.
Tout dépend du contexte. La même personne peut
dans un cas s’identifier comme classe ouvrière
et, dans un autre, comme personne racisée. Dans
nos autoreprésentations identitaires spontanées, sans
rapport avec une institution, les gens se définissent
avant tout par rapport à la musique qu’ils écoutent.
Mais ce n’est pas qu’une question d’autodéfinition.
C’est un problème de discriminations : beaucoup
des personnes qui occupent ces emplois de care
peu rémunérés sont des « minorités » victimes
d’inégalités.
C’est exactement la raison pour laquelle il faut ré-
imaginer la classe ouvrière ! Parce que la focalisation
sur le travail en usine nourrit une représentation
calée sur l’idée d’une élite ouvrière blanche. Je viens
de ce milieu social. Mon père travaillait pour une
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imprimerie. L’idée qu’il existe d’un côté une classe
ouvrière respectable et de l’autre un lumpenproletariat
racisé façonne notre vision de la classe ouvrière. C’est
pour cela que penser en terme de « caring class » peut
permettre de modifier complètement la représentation.
Que pensez-vous de la proposition de revenu
universel ? Serait-ce un bon moyen pour aider la
caring class ?
Absolument. Une de mes proches amies a organisé
des grèves de femmes au foyer. C’était surtout une
provocation, elles ne pensaient pas qu’elles seraient
payées. Car demander un salaire pour tout le travail
de soin prodigué, c’est vraiment une façon de défier le
capitalisme. Le marché ne fonctionnerait pas du tout
sans le travail non rémunéré des femmes à la maison.
Et cela rendrait nécessaire le traitement bureaucratique
et informatisé de l’intimité des foyers et de ce qui s’y
passe. Beaucoup d’entre elles en sont donc venues à
se dire qu’une demande plus sensée serait de réclamer
un revenu universel. Que chacun·e choisisse ce qu’elle
ou il veut faire. Or tout le monde est impliqué dans un
travail de soin d’une manière ou d’une autre. Et même
si vous ne prenez pas soin des autres, vous prenez soin
de vous-même. Pourquoi ne pas partir de l’hypothèse
qu’on puisse vous garantir les moyens de survivre ?
Ce serait alors à vous de choisir de qui vous souhaitez
prendre soin…
Quel serait le moyen de financer ce revenu
universel de la caring class ?
Beaucoup de discussions sont fondées sur une
fausse idée de ce qu’est vraiment l’argent. Si vous
prenez juste l’argent que les banques tirent pour
le quantitative easing, et que vous le donnez aux
travailleurs du care, la moitié du chemin serait déjà
parcouru. Cet argent existe. S’il était distribué sous la
forme d’un revenu de base, ça augmenterait l’activité
économique. Car plus les gens sont pauvres, plus il est
probable qu’ils aient besoin de dépenser leur argent.
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Mais comment fait-on alors pour accéder à cet
argent ? Est-ce que vous nationalisez les banques ?
Est-ce que vous les taxez ?
On peut créer des banques publiques, à la manière
de la banque centrale européenne, qui pourraient
émettre de l’argent ou recycler l’argent se trouvant
déjà en circulation. Ce n’est pas un véritable problème.
Le problème est d’abord la manière dont on nous
demande habituellement de penser l’argent et la
monnaie. Beaucoup de gens ne comprennent pas les
fondamentaux, à savoir que ce sont les banques qui
créent la monnaie. C’est un débat déjà ancien parmi
les économistes. Est-ce que les banques créent de la
monnaie à partir d’actifs réels ou non ? Personne n’est
jamais allé travailler dans une banque pour répondre
à cette question et vérifier ce qu’il en est. Moi je l’ai
fait et je peux confirmer que la création de monnaie
n’est fondée sur aucun actif existant, que lorsque les
banques font un prêt, elles créent de l’argent de toutes
pièces.
Nous avons donc besoin de banquiers ?
Nous n’avons pas forcément besoin des les appeler
comme ça, mais nous pouvons imaginer des « banques
postales » et encore bien d’autres mécanismes pour
créer de la monnaie.
Est-il suffisant d’appartenir à la « caring class »
pour sentir qu’on y appartient et, si besoin, se
révolter contre cette condition ?
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Je voulais créer, en utilisant ces termes, un concept
qui demeurerait ouvert. Je ne voulais pas définir une
classe précise avec des frontières rigides. Par exemple,
si vous êtes gardien de prison, vous appartenez en un
sens à la « caring class », mais on ne peut pas dire
que vous augmentez la liberté et le bien-être des autres,
comme si vous êtes infirmière par exemple !
Mon idée est moins d’imaginer de nouvelles frontières
de classes que de reconsidérer ce qui est important
dans ce que vous faites déjà. Les gens jugent déjà leur
activité professionnelle en s’intéressant à la question
de savoir dans quelle mesure elle aide ou non les
autres, elle accroît ou non la liberté des autres, elle
est positive ou non pour les autres. Cela leur trotte
dans la tête, même si ce n’est pas toujours formulé
de manière consciente. Reconsidérer cette dimension
permettrait sans doute à beaucoup de gens de mieux
saisir pourquoi ils se sentent bien ou mal lorsqu’ils font
ce qu’ils font.
Vous ne parlez guère du changement climatique, de
l’écologie… Considérez-vous que les activistes du
climat et que ceux qui s’engagent pour la transition
énergétique font partie de la « caring class » ?
Oui, tout à fait. Si vous considérez les dimensions du
care et de la liberté comme aussi importantes que la
production et la consommation, cela ouvre la voie à un
monde beaucoup plus attentif à l’écologie que lorsque
celui-ci est dominé par l’économie. Les notions de
care et de liberté s’appliquent à toutes les dimensions
de la réalité. En conséquence, vous pouvez attribuer
des valeurs supérieures à des éléments aujourd’hui
dévalorisés, comme l’attention à la nature, aux jardins,
aux animaux…
Il existe des mouvements sociaux et des
grèves actuellement en France, dans le rail
notamment. C’est également le cas au Royaume-
Uni, en particulier dans l’Université. En dépit
de l’existence d’une Union européenne, ces
mouvements sociaux semblent rester déconnectés
les uns des autres. Il y a vingt ans le sociologue
Pierre Bourdieu avait lancé un appel pour un
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mouvement social européen. Pourquoi celui-ci
peine-t-il à exister selon vous ? Et comment
relancer un mouvement social international ?
Il y avait eu des mouvements de mouvements, avec
les forums sociaux européens, fondés notamment sur
des nouveaux médias, à l’instar d’Indymedia, qui était
alors très puissant.
Il me semble qu’il y a eu des effets de cette injonction
à connecter les luttes au sens où de nombreuses
idées et de façons de concevoir les problèmes se
sont répandues à l’échelle internationale. On a vu
des mouvements similaires se déployer à Hong Kong,
en Bosnie, aux États-Unis. Quelque chose a donc
fonctionné autour de cette exigence de démocratie
directe qui s’est répandue en Europe et dans le monde.
Mais, d’un autre côté, il me semble que de nombreux
intellectuels sont restés à la traîne. Je ne veux
pas condamner les intellectuels dans leur ensemble,
mais il me semble qu’une large partie d’entre
eux, beaucoup d’universitaires notamment, n’ont pas
joué le rôle qu’ils auraient pu jouer, sont restés
timides, voire timorés. Sur les campus américains,
nombreux sont ceux qui professent en théorie des
idées révolutionnaires, mais sont restés à l’écart des
affrontements entre les étudiants et la police.
Que pouvez-vous dire de la situation actuelle au
Rojava ?
La situation à Afrin est absolument désastreuse. Les
Kurdes ont été contraints de prendre la situation
stratégique d’évacuer Afrin pour éviter que la ville ne
soit davantage détruite pas l’aviation turque. Mais la
situation est différente dans le reste du Rojava.
La chose la plus absolument choquante est qu’il s’agit
d’une pure agression. Il s’agit d’une attaque dirigée
contre la seule partie de la Syrie où il n’y avait pas
de guerre. C’est une guerre d’agression. C’est une
attaque qui ne répond à aucune provocation, aucune
position belliqueuse des Kurdes. Nous disposons
d’enregistrements du renseignement turc qui montrent
qu’il ne s’agit que de cela. Et il n’y a pas un seul
pays, si ce n’est l’Égypte, pour condamner une telle
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agression ! C’est incroyable. C’est une agression
commise par un président turc qui a annoncé à l’avance
qu’il allait commettre des crimes de guerre.
La question est de savoir pourquoi il n’y a eu aucune
réaction, aucune tentative d’empêcher la prise d’Afrin.
Pour moi, la raison est claire : la Turquie promet
d’éviter que des millions de réfugiés ne prennent la
route de l’Europe et a donc les mains libres pour
commettre des crimes de guerre. C’est un chantage aux
réfugiés qui permet un génocide.
Pensez-vous que l’attaque turque risque de mettre
fin à l’expérience politique qui s’est déployée au
Rojava ces dernières années ?
Non. Je pense que les États-Unis ont fait comprendre à
la Turquie qu’ils pouvaient prendre Afrin, mais qu’ils
ne pouvaient pas aller au-delà. Afrin était sous la
protection des Russes alors que le reste du Rojava se
situe sous protection américaine.
Certaines personnes ici estiment que l’expérience
au Rojava est intéressante, mais est jugée trop
compliquée, prise dans le conflit entre les Turcs
et les Kurdes, il y a des armes, des combattants
armés… Il y a donc de l’intérêt de la part de la
gauche, mais aussi de la gêne. Comment expliquez-
vous cela ?
Abdullah Öcalan en 1997.
Une raison compréhensible est que le PKK est à
l’origine un groupe marxiste-léniniste et que ce n’est
pas exactement un modèle démocratique à la base ! Et
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il y a encore des tensions à l’intérieur du PKK, depuis C’est sans doute difficile à croire, mais il me semble
que le leader, Abdullah Öcalan, a découvert et tenté que le Rojava est l’exemple de la manière dont un
d’importer les méthodes d’organisation démocratique processus révolutionnaire contemporain peut exister,
et les théories développées par Murray Bookchin, et avec une ténacité difficilement imaginable, quand
même avant qu’il soit en prison. on mesure le nombre de fois où les Kurdes ont été
Dire que cela n’est que du vent ou de l’affichage déçus ou trahis.
revient à nier vingt années de réorganisation de
la société kurde et de lutte politique en son sein,
en changeant les orientations du mouvement, en se
détachant de sa doxa prolétarienne, en étant attentif au
féminisme, à l’écologie, à la démocratie directe.
C’est un changement historique profond et d’ampleur,
et cela explique aussi le fait que beaucoup de gens ont
du mal à même croire qu’une organisation politique
puisse ainsi changer à ce point.
Il y a quelque chose de ridicule à voir des personnes
affirmer que les Kurdes se disent anarchistes pour
gagner des soutiens et des alliés en Occident.
Imagine-t-on vraiment un groupe, dans cette partie du
monde, feindre une idéologie pour gagner du soutien
international ? Je ne pense pas qu’ils auraient alors
choisi l’anarchisme ! Je pense qu’ils auraient eu plus
de chances en se déclarant libéraux ou néolibéraux…
Il y a une forme de narcissisme à penser que ce
qui se joue concrètement au Rojava peut être jugé et Pour vous, personnellement, qu’est-ce qui est si
déterminé par des personnes comme moi vivant dans important dans l’expérience du Rojava ?
des pays européens ou américains qui pensent encore C’est la première fois, à une telle échelle, que des
pouvoir analyser les choses avec des cadres classiques, gens tentent de créer une démocratie directe, du bas
comme ceux de l’anti-impérialisme par exemple. vers le haut, et contrôlent un territoire loin d’être
Quand j’étais au Kurdistan, j’ai rencontré des négligeable. Cela nous interroge. Que ferons-nous si
personnes qui essayaient vraiment de modifier les nous gagnons vraiment ? Qu’aurions-nous fait si le
règles du jeu, de ne pas simplement tenter d’obtenir mouvement Occupy avait gagné et occupé New York ?
des solidarités de type humanitaire ou de jouer sur Comment aurions-nous organisé les transports ? Les
les pulsions patriotiques, mais d’approfondir et de échanges ? Les décisions ? Le Rojava est un vrai pays,
transformer les façons de faire de la politique. grand comme quatre fois Israël, avec des millions
d’habitants, qui se pose concrètement et tous les jours
toutes ces questions.

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