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1875.
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AVANT-PROPOS DU TRADUCTEUR

Ce roman est la dernière œuvre de M. Tcherny


chevsky. Il a été écrit dans un cachot de la forteresse

pétersbourgeoise où l' auteur a passé vingt-deux mois


avant d'être envoyé comme forçat en Sibérie; et il a
paru en 1863 dans les numéros 3, 4 et 5 de la revue
mensuelle le Contemporain, que M. Nekrassoff publiait
alors à Pétersbourg et qui, trois ans plus tard, fut sus
pendue « sur l'ordre personnel de Sa Majesté Impériale,
» à cause de sa tendance malfaisante ». Les personnages
que met en scène M. Tchernychewsky appartiennent à
la catégorie de ceux que, depuis l'apgarition du roman
de M. Tourguéneff, Pères et Enfants, on appelle ordi
-

IV

nairement nihilistes. M. Tourguéneff, par la bouche


d'un de ses personnages, a défini le nihiliste en ces termes :
« C'est un homme qui ne s'incline devant aucune auto
rité quelle qu'elle soit, qui n'accepte aucun principe
sans examen, quelle que soit la considération dont ce
principe jouisse ». A prendre la définition de M. Tour
guéneff, un nihiliste est donc tout au moins un homme
de bon sens; et pourtant son nihiliste, Bazaroff, le per
sonnage principal de Pères et Enfants, est un sot. Oui,
un sot, parce qu'on ne saurait nommer autrement un
individu qui veut qu'on fouette les paysans, qui ne parle
du peuple qu'avec mépris, qui ne voit dans la femme
que de la chair Les « émancipées » de M. Tourguénefr
sont bien bêtes aussi. Bref, son roman est une bonne cari
cature, mais ce n'est qu'une caricature, quoiqu'en ait
pu dire Prosper Mérimée.
"n est très-probable que l' apparition de Pères et
Enfants a été run des motifs qui ont poussé M. Tcher
nychewsky à écrire son roman. Quoi qu'il en soit, la
différence entre ces deux œuvres est cèlle qu'il y a en
tre une "bonne caricature ét un excèllent portrait. | Le
but de l'auteur - car M. Tchernychewsky n'est pas de
ceux qui écrivent simplement pour le plaisir de noircir
du papier— le but de l'auteur a été de propager le type
des gens qu'il décrit; et il y a parfaitement réussi. Il
y a douze ans, ce type était encore si rare, et la ma
Vi

nière d'écrire les romansasiºpeu sensée, que les journa


listes qualifièrent , l'œuvre de M. Tchernychewsky deº
«e romanthéorique , philosophie morales »r, etce, ,tan-,
dis que c'était tout simplement : un roman , ni plus mit
moins - roman hors ligne dans la littérature russe, il'estº
vrai.Quantautype,sirare alors, quel'auteur a mis en scènes
il est devenu depuis fort répanduy et s'est en même tempsn
épuré et perfectionné, de telle sorte que les personnages°
de ce roman, qui semblaient alors être des individualités4
tout-à-fait hors ligne paraissentaujourd'hui des gens très
ordinaires. C'est ce que l' auteur avait du reste prévu.
Un écrivain célèbre et appartenant à la nation qui, si"
l'on s'en rapporte au dire des Français, marche à l'a
vant-garde de la civilisation, Proudhon, dans sa Por»
mocratie, dit que la femme est un « animal », et que
l'homme, le mari ' de cet « animal », a le droit de le "
tuer dans les cas suivant : « 1° adultère ; 2°impudicité;3°º
trahison; 4° ivrognerie et débauche; 5° dilapidation etr
vol; 6° insoumission obstinée, impérieuse, méprisante »:
Notre auteur ne s'est jamais demandé s'il est des cas •
-où un mari a le droit de tuer sa femme, par la simple *
raison qu'il considère, lui, la femme comme un être •
humain: si trop souvent elle ne l'est pas en effet, au -
moins elle devrait l'être. C'est cette idée, que la femme
est un. être humain, qui est l'idée fondamentale du ro
man de M. Tchernychewsky.
VI

Quant au sujet du roman, c'est absolument le même


que celui du roman de Herzen : A qui la faute ? ") A
l'époque où Herzen a écrit son roman, ni la vie russe,
ni par conséquent Herzen lui-même, ne donnaient de
solution à la question posée par celui-ci. Quinze ans
plus tard, on ne cherchait plus le coupable, on ne se
demandait plus : à qui la faute ? — on se demandait :
Que faire ? et on trouva la solution. Quelle est la situa
tion qui forme, le sujet des deux romans, et quelle est
la solution qu'a trouvée la nouvelle société russe ? c'est
ce qu'on verra dans le roman que le lecteur ou la lec
, trice a entre les mains. •»

Je n'en dis pas davantage, pour ne pas diminuer l'in


térêt; j'ajouterai seulement que l'auteur a reproduit la
vie russe de main de maltre. Selon lui, l'art n'a pas pour
but l' embellissement, l' idéalisation de la nature, mais
la reproduction de ses côtés intéressants; et la poésie
– vers, théâtre, roman - doit de plus expliquer la na
ture tout en la reproduisant; le poète doit prononcer
son arrêt. Il doit représenter les êtres humains tels qu'ils
sont dans la réalité, et non pas en faire l'incarnation
d'un principe abstrait, bon ou méchant; c'est pourquoi,
dans ce roman, des hommes incontestablement bons ont

") Je ne sais si la traduction française de cet excellent roman a été pu


bliée en volume ; je l'ai vue insérée en feuiileton duns un j brnal suisse, le

Confèdere de Fribourg 4
VII
des défauts, comme nous le montre la réalité, tandis
que des gens mauvais possèdent en même temps quel
ques qualités, ainsi que cela se voit presque toujours, dans
la vie réelle. Ceux qui lisent le russe trouveront ces
idées clairement exposées par l'auteur dans son ouvrage
intitulé Rapports esthétiques de l'art avec la réalité.

Pour que le roman soit intelligible dans tous ses dé


tails, je crois devoir donner au lecteur quelque rensei
gnements sur le théâtre de l'action, sur la Russie.
En Russie, si l'on veut se marier, il faut absolument
avoir recours au ministère d'un prêtre. Ce n'est pas
la municipalitè qui sanctionne les unions, comme cela
a lieu dans plusieurs pays de l'Europe : le mariage, ce
préjugé religieux , ne quitte en Russie jamais ses
habits sacerdotaux. Il n'y a donc, pour des Russes, que
ces deux formes d'union : le mariage orthodoxe ou
l'union libre quand les circonstances le permettent ou
le demandent. #>

Le divorce n'existe pas en Russie; ou plutôt il existe,


mais il n'est à la portée que de ceux à qui leur for
tune permet de l' acheter à un prix fabuleux.
Quant à la forme du roman, pourquoi, demandera-t-on,
y a-t-il tant de songes — il y en a trois (dans l'original
il y en a quatre : on en a supprimé un, et tout l'ouvrage
a été un peu abrégé) ? — pourquoi l'auteur montre-t-il
un seul et même personnage sous deux noms différents,
VIII
et ne dit-il nulle part que c'est le même individu! pour
quoi enfin y a-t-il tant d'autres singularités, et parfois
même d'obscurités ! . -

Il ne faut pas oublier que ce livre a été écrit sous


le régime autocratique, où les dispositions de la loi
sont quelque peu sévères à l'égard des auteurs.
Voici ce qui est dit dans le code de censure russe
tel qu'il était alors en vigueur: -

Il est permis
d'articles d'imprimer
en toutes « toute
les langues, sorte de
excepté: ^ •
livres et

» S'ils contiennent quelque chose qui tende à ébran-.


ler les doctrines de l'Église Orthodoxe, ses traditions et
cérémonies, ou bien les vérités et les dogmes de la foi
chrétienne en général; -

», S'ils contiennent quelque chose qui porte atteinte


à l'inviolabilité du Pouvoir Suprême Autocrate ou au
, respect dû à la Famille Impériale, et quelque chose de .
contraire aux règlements fondamentaux de l'État;
» Si l'on y choque les bonnes mœurs et la bien
séance, etc., etc, etc. » -

Si l'auteur était malintentionné, ou s'il n'entendait


pas de la même façon que le gouvernement les mots
de respect, de bonnes mœurs, de bienséance, ete., il
était condamné à la prison on au fouet, ou aux travaux.
forcés jusqu'à un maxipmum facultatift de douze ans.
(Art. 55-64 du Code de censure). -
IX

Il y a bien des raisons pour que ce livre ne reçoive


pas chez les Belges, les Français et les Suisses — c'est
à-dire auprès du public parlant français — un accueil
aussi favorable que celui qui lui a été fait en Russie ;
l'une de ces raisons, par exemple, c'est que les Russes
n'ont jamais eu d'écrivain célèbre qui se soit avisé
d'appeler les femmes de « jolis animaux »; — mais si la
traduetion obtient seulement la centième partie du
succès de l'original, je me tiendrai pour content.
• º

A. T.
i
-
QUE FAIR E

Un Imbécile.

| Le matin du 11 juillet 1853, le personnel de l'un des


| grands hôtels pétershourgeois, situé près de la gare du
chemin de fer de Moscou se trouvait vivement perplexe
et même un peu alarmé. La veille , après 8 heures du
soir, était arrivé un voyageur, muni d'une valise, qui,
| après avoir remis son passeport pour qu'on allât le faire
viser à la police, s'était fait servir une côtelette, du thé
, et, prétextant la fatigue et le besoin de dormir avait
demandé, qu'on ne le dérangeât plus et recommandé
qu'on le réveillât sans faute, le lendemain, à huit heures
précises, parce qu'il avait des affaires pressantes.
Dès qu'il avait été seul , il avait fermé la porte à
clé. On avait entendu d'abord le bruit causé par le
fonctionnement du couteau, de la fourchette et du service
à thé ; puis tout était rentré dans le silence : l'homme
s'était sans doute endormi.
Le lendemain, à 8 heures, le garçon ne manque pas
d'aller frapper à la porte du nouveau venu. -

º 1
2
Mais le nouveau venu ne répond pas. Le garçon frappe
plus fort , très fort. Le nouveau venu ne répond pas
davantage: il était probablement très-fatigué. Le garçon
attendit un quart d'heure, puis se mit de nouveau
à frapper, à appeler, mais sans plus de succès. Alors
il alla consulter les autres garçons et le sommelier.
— Ne serait il pas arrivé quelque chose au voyageur ?
— Il faut enfoncer la porte, conclut-il,
— Non pas, dit un autre, on ne peut enfoncer la porte
qu'en présence de la police.
Ils décidèrent d'essayer encore une fois, et avec ume
plus grande énergie, d'éveiller l'obstiné voyageur et, si
l' on ne pouvait y réussir, d'envoyer chercher la police.
Ce qu'il fallut faire. En attandant la police, on se re
gardait avec anxiété, se disant : que peut-il être arrivé ?
Le commissaire de police arriva vers dix heures ; il
commença par frapper lui même à la porte, puis or--
donna aux garçons de frapper une dernière fois. Même
succès. . º

-- Il n'y a rien à faire qu'à enfoncer la porte, dit


le fonctionnaire, faites, mes amis.
La porte céda, on entra, la chambre était vide.
— Voyez un peu sous le lit, dit le fonctionnaire. En
même temps, s'étant approché de la table il vit une
feuille ouverte qui portait ces mots : • \

'« Je pars à ll heures du soir et je ne reviendrai plus.


» On m'entendra sur le pont Liteing entre deux et trois
» heures du matin. Qu'on ne soupçonne personne. »
— Ah ! la chose est claire maintenant ! on n'aVait
d' abord pas compris, dit le fonctionnaire.
— Quoi donc, Ivan Afanacievitch ? demanda le som
melier. -

— Donnez-moi du thé et je vais vous le dire.


Le réçit du commissaire de police fut longtemps le
sujet des conversations et des discussions; quant à
3

l'aventure elle même, la voici : « A deux heures et demie


du matin, la nuit étant extrêmement sombre, on vit sur le
pont Liteing, comme un éclair de feu et en même temps
on entendit un coup de pistolet. Les gardiens du pont
et les rares passants coururent sur le lieu, mais ils n'y
trouvèrent personne. -

» Ce n'est pas un assassinat ! mais quelqu'un qui s'est


brulé la cervelle, dit-on ; et des gens dévoués s'offrirent
pour chercher dans le fleuve. On apporta des crocs et
même un filet de pêcheur; mais l'on ne put retirer de l'eau
que quelques débris de bois. Du cadavre, aucune trace,
et puis la nuit était fort obscure et bien du temps s'était
passé: le cadavre avait eu le temps d'aller à la mer ».
- Allez l'y chercher ! conclut un groupe d'opposants,
qui prétendaient, qu'il n'y avait pas de cadavre et que
c'était tout bonnement quelque ivrogne, ou quelque mau
vais plaisant, qui avait tiré et s'était enfui ; peut être
même était il mêlé à la foule, si inquiète en ce moment
et se moquait-il des alarmes, dont il était l'auteur ?
Ces opposants étaient évidemment des progressis/es.
Mais la majorité, conservatrice , comme toujours, lors
qu'elle raisonne prudemment, s'en tint à la première
explication.
- Un mauvais plaisant ? allons-donc ! On s'est bel et
bien brûlé la cervelle.
Moins nombreux, les progressistes furent vaincus. Seu
lement, les Vainqueurs se divisèrent au moment même
de la victoire.
Il s'était brûlé la cervelle certainement , mais pour
quelle raison ?
- Il était ivre, dirent les uns.
- Il avait dissipé sa fortune, opinèrent d'autres.
- Un imbécile tout simplement ! observa quelqu'un.
Sur ce mot un imbécile tout le monde se mit d'accord,
même ceux qui contestaient le suicide.
4

En effet, que ce fût un ivrogne ou un dissipateur qui


s'était brûlé la cervelle ou que ce fut un mauvais plai
sant qui avait fait semblant de se tuer - dans ce der
nier cas la plaisanterie était bête - c'était un imbécile.
Là finissait l'aventure de la nuit. À l'hôtel on avait
la preuve que, ce n'était pas une folie, mais bien un
suicide. -

Cette appréciation satisfaisait surtout les conservateurs:


car, disaient ils, cela prouve que nous avons raison. Si
ce n'était qu'un mauvais plaisant, on aurait pu hésiter,
entre le nom d'imbécile et celui d'insolent. Mais se brûler
la cervelle sur un pont ! Sur un pont ! je vous demande ?
Est ce qu'on se brûle la cervelle sur un pont ? Pour
quoi sur un pont ? sur un pont, c'est bête; c'est donc
incontestablement un imbécile.
— Justement, objectaient d'autres progressistes, est ce
qu'on se brûle la cervelle sur un pont ? et ils contes
taient à leur tour la réalité d' un suicide. -

Mais, dès le même soir, le personnel de l'hôtel, appelé


au bureau de police pour examiner une casquette percée
d'une balle, qu'on avait retirée de l'eau, constatait que
c'était bien là la casquette du voyageur de la veille.
Il y avait donc eu suicide, et l'esprit de la négation
et du progrès était encore une fois vaincu.
Oui, c'était bien un imbécile ; mais tout à coup une
idêe nouvelle surgit : se brûler la cervelle sur un pont,
· mais c'est un tour adroit ! c'est pour ne pas souffrir long
temps, en cas de simple blessure. Il a sagement calculé ;
c'est prudent.
Maintenant, on n'y comprenait plus rien, imbécile et
prudent !
Promière conséquence de l'acte imbécile.

Le même jour, vers ll heures du matin, dans une pe


tite maison de campagne de l'île Kamennoy, ") une
jeune femme cousait en fredonnant une chansou française
singulièrement hardie :

Sous nos guenilles, nous sommes


De courageux travailleurs ;
Nous voulons pour tous les hommes
Science et destins meilleurs.
Etudions, travaillons,
La force est à qui saura ;
Etudions, travaillons,
L'abondance nous viendra !
Ah ! Ça ira ! ça ira, ça ira !
Le peuple en ce jour répète :
Ah! ça ira ! ça ira! ça ira !
Qui vivra verra ! -

Et qui de notre ignorance


Souffre donc ? n'est ce pas nous ?
Qu'elle vienne, la science *

Qui nous affranchira tous !


Nous plions sous la douleur;

Mais, par la fraternité
Nous hâterons le bonheur
De toute l'humanité.
Ah ! Ça ira ! d&

Faisons l'union féconde


Du travail et du savoir ;
Pour être heureux, en ce monde,
S'entre aimer est un devoir.

*) Ile des environs de Pétersbourg, pleine des maisons de campagne, et où


les Pétersbourgeois vont passer l'été.
Instruisons-nous, aimons-nous,
Nous sommes frères et sœurs ;
Travaillons chacun pour tous,
Devenons toujours meilleurs
Ah ! ça ira !

Oui, pour vaincre la misère,


Instruisons-nous, travaillons,
Un paradis de la terre,
En nous aimant, nous ferons.
Travaillons, aimons. chantonS,
Tous les vrais biens nous aupOns
Un jour vient où nous serons
Tous heureux instruits et bons,
Ah! ça ira ! ça ira ! ça ira ! º

Le peuple en ce jour répète :


Ah ! ça ira ! ça ira ! ça ira !
Qui vivra verra !
Donc vivons
. Ça bien vite ira
Ça viendra
Nous tous le verrons.

La mélodie de cette audacieuse chanson était gaie; il


y avait bien deux on trois notes tristes; mais elles étaient
couvertes par le caractère général du motif; elles
disparaissaient entièrement dans le refrain et dans le
dernier couplet. Mais telle était la disposition d' esprit
de la chanteuse que ces deux ou trois notes tristes réson
naient plus que les autres dans son chant. Elle s'en apercut,
tressaillit, et s'efforça d'appuyer davantage sur les notes
gaies et de glisser sur les autres. Vains efforts ! sa pensée
la dominait malgré elle et les notes tristes l'emportaient
toujours sur les autres. -

Il était facile de voir que la jeune femme s'ef


forçait de repousser la tristesse qui l'envahissait et
7

lorsque, de temps à autre, elle y réussissait et que la


chanson alors prenait son allure joyeuse, son travail
redoublait de vitesse; elle paraissait d'ailleurs une ex
cellente couturière. A ce moment, la bonne, une jeune
et jolie personne entra.
— Voyez Macha, ") lui dit la jeune dame, comme je
cous bien! j'ai presque fini les manchettes que je me
brode pour porter à votre noce. .
— Oh ! il y a moins d'ouvrage que sur celles que vous
avez bien voulu me broder.
— Je crois bien ! Ne faut il pas que la fiancée soit
plus parée que ses invitées ? -

— Je vous ai apporté une lettre, Véra Pavlovna.


Véra Pavlovna s'empara de la lettre avec une per
plexité qui se peignit sur son visage. L'enveloppe por
tait le timbre de la ville.
— Il est donc à Moscou ! murmura-t-elle, — et elle
décacheta précipitamment la lettre et pâlit. •

— Ce n'est pas possible !... j'ai mal lu... la lettre ne


dit pas cela ! s'écria-t-elle, en laissant tomber ses bras.
De nouveau, elle se mit à lire. Cette fois ses yeux se
fixèrent sur le papier fatal, et ces beaux yeux clairs
devenaient de plus en plus tel nes. Elle laissa tomber la
lettre sur sa table à ouvrage, et cachant sa tête dans ses
mains, elle éclata en Sanglots.
— Qu'ai-je fait ? Qu'ai-je fait ? s'écriait-elle avec dé
sespoir. Qu'ai-je fait ? -

— Vérotchka "), dit tout-à-coup un jeune homme,


en se précipitant dans la chambre, Vérotchka ! Que t'est
il arrivé ? et pourquoi ces larmes ?
- Lis ! ... Elle lui presenta la lettre. Véra Pavlovna
ne Sanglotait plus, mais elle restait immobile, comme
clouée à sa place et respirant à peine.
--

*) Macha diminutif de Maria. **) Vérotchka diminutif de Véra.


Le jeune homme prit la lettre; il pâlit, ses mains
tremblèrent et il resta longtemps les yeux attachés sur le
texte qui pourtant n'était pas long. Cette lettre était
ainsi conçue:
« Je troublais votre tranquillité : je quitte la scène.
» Ne me plaignez pas. Je vous aime tant tous les deux,
» que je suis très content de ma résolution. Adieu. »
Après s'étre un moment absorbé dans sa tristesse, le
jeune homme s'approcha de la jeune femme, restée dans
une immobilité, qui semblait léthargique, et prenant sa
main : - - - > l

— Vérotchka ! ...
Mais la jeune femme poussa un cri d'effroi et se levant,
comme mue par une force électrique, elle repoussa con
vulsivement le jeune homme, en s'éloignnnt de lui.
— Arrière ! Ne me touche pas. Tu es plein de sang !
laisse moi ! 4

Elle reculait toujours, en faisant des gestes de terreur


et agitant ses bras dans le vide comme pour repousser
un objet d'effroi. Tout à coup, elle chancela et s'affaissa
sur un fauteuil, la tête dans ses mains.
— Il est aussi sur moi, son sang ! surtout, sur moi !
Tu n'es pas coupable... c'est moi, moi seule ! Qu'ai-je fait ?
qu'ai-je fait ?
Et ses sanglots redoublèrent.
—Vérotchka, dit timidement le jeune homme, Vérotchka
mon amie ! -

-- Non, laisse moi, répondit-elle, d'une voix tremblante,


quand elle put reprendre haleine. Ne me parle pas ! dans
un moment tu me trouveras plus calme, laisse-moi.
Il passa dans son cabinet et se remit á cette table
de travail, où il était si calme et si heureux un quart
d'heure auparavant. Il reprit la plume et à la suite de
l'article qu'il avait commencé il se laissa aller à écrire :
C'est dans de pareils moments qu'il faut se posséder ...
9

j'ai de la volonté et tout passera, tout passera!.. mais sup


portera-t-elle ?.. Oh ? c'est horrible ! le bonheur estperdu !
— Veux-tu que nous causions maintenant, ami ? dit
une voix altérée, qui voulait paraître ferme. -

— Il faut nous séparer, continua Véra Pavlorna, il faut


nous séparer [ je m'y suis décidée. C'est affreux ; mais
ce serait plus affreux encore de continuer à nous voir.
... Ne suis je pas sa meurtrière ?... ne l'ai-je pas tué
pour toi?... -

— Mais Vérotchka ce n'est pas ta faute...


— N'essaie pas de me justifier, si tu ne veux pas que je
te haïsse. Je suis coupable. Pardonne moi, mon ami
de prendre une résolution si douloureuse pour toi. Pour
moi aussi, elle est douloureuse ! mais c'est la seule que
nous puissions prendre. Toi même, tu le reconnaitras
bientôt. Qu'il en soit donc ainsi ! Je veux d'abord fuir
cette ville, qui me rappellerait trop le passé. La vente
de mes effets me procurera quelques ressources j'irai
à Tver ? à Nijni ? ") je ne sais, et peu importe. Je cher
cherai des leçons de chant; j'en trouverai probablement,
étant dans une grande ville; ou bien je me ferai gou
vernante. Je gagnerai toujours mon nécessaire. Mais s'il
m'arrive de n'y pouvoir suffire, je m'adresserai à toi.
Je compte donc sur toi; et que cela te prouve, que tu
m'es toujours cher.
... Et maintenant, il faut nous dire adieu ... adieu à
jamais ! Pars de suite... seule je me trouverai mieux......
et demain tu pourras revenir... car je ne serai plus ici.
Je pars pour Moscou; là, je vais me renseigner sur la
Ville qui me conviendrait le mieux... je te défends d'être
à la gare à mon départ.
Adieu donc, mon ami; donne moi ta main que je la serre
une dernière fois, avant de nous séparer pour toujours.

*) Nijni Novgorod.
10

Il voulait l'embrasser; mais elle se rejeta vivement


en arrière en lui disant : 4

— Non ! ce serait l'ontrager. Donne moi ta main; sens


tu avec quelle force je la serre ? Mais adieu !
Il gardait sa main dans les siennes, elle la retira, sans
qu'il osât résister :
— Assez ! pars ! adieu !
Et après l'avoir enveloppé d'un regard d'ineffable ten
dresse, elle se retira d'un pas ferme et sans détourner
la tête.
Il allait étourdi comme un homme ivre, ne pouvant
trouver son chapeau, qu'il tenait à la main, sans s'en
apercevoir; il finit pourtant par prendre son pardessus
dans l'antichambre et partit.... Mais il n'était pas encore
| sous la porte cochère qu'il entendit marcher derrière lui.
C'étoit sans doute Macha ? S'était elle évanouie ? Il se
retourna, c'était... Véra Pavlovna, qui se jeta dans ses
bras et lui dit, en l'embrassant avec force.
- Je n'ai pu m'en empêcher, cher ami ; et mainte
nant adieu à jamais !
Elle s'enfuit rapidement, s'alla jeter sur son lit et
fondit en larmes.
PHÉFACE ·

---:->-->-^

L'amour est le sujet de ce roman, une jenne femme


en est le héros principal. -

— Voilà qui est bien, quand même le roman se


rait mauvais, dit la lectrice ; et elle a raison.
Mais le lecteur n'a pas cette facile approbation. —
chez l'homme la pensée étant plus intense et d'ailleurs
plus développée que chez la femme — il dit (ce que
pense probablement aussi la lectrice, sans juger à propos
de le dire, ce qui me dispense de discuter avec elle sur
ce point) le lecteur dit : Je sais parfaitement que l'homme
qui s'est soi-disant brûlé la cervelle se porte bien.
Je m'attaque au mot je sais et lui dis : Tu ne le
sais pas, puisqu'on ne te l'a pas dit. Tu ne sais rien
et tu ne sais même pas que par la manière dont j'ai
commencé mon roman, je t'ai pris pour dupe. N'est ce
pas que tu n'en étais pas aperçu ?
Sache donc que mes premières pages prouvent que
Je pense très mal du public. J'ai employé la ruse or
dinaire des romanciers. J'ai commencé par des scènes
à effet, tirées du milieu, ou de la fin, de mon histoire
º J'ai eu le soin de les embrouiller et obscurcir.
12 -

Public, tu es bon, très bon et par conséquent tu n'es


ni perspicace, ni difficile sur le choix. On peut être
sûr que tu ne verras pas dès les premières pages si un
roman est digne d'être lu. Tu as peu de flair, et pour t'ai
der à te prononcer, il te faut deux choses : le nom de l'au
teur et une manière d'écrire propre à produire de l'effet.
C'est le premier roman que je te présente, et ton o
pinion n'est pas encore faite sur le point de savoir si
· j'ai ou non du talent et de l'art (et pourtant ce talent
et cet art tu les octroies libéralement à tant d'auteurs !)
Mon nom ne t'attire pas encore. J'ai donc dû t'amorcer.
Ne m'en fais pas un crime; car c'est ton ingénuité qui
m'a contraint de m'abaisser à cette trivialité. Mais à
présent que je te tiens dans mes mains, je puis continuer
mon récit comme je l' entends, c'est à dire sans aucun
subterfuge. Il n'y aura plus rien de mystérieux; tu
pourras deviner vingt pages à l'avance le dénouement
de chaque situation, et je vais même te dire que la
chose finira gaiement avec du champagne et des chan
SOIlS.

Je ne veux pas contribuer à te gâter, bon public, toi


dont la tête est déjà si remplie de fadaises. Que de mal
inutile te cause l'imbroglio de tes aperçus ! Vraiment
tu me fais peine à voir; et pourtant je ne puis
m'empêcher de me moquer de toi; les préjugés qui te
farcissent la tête te rendent si infime et si méchant !
Je t'en veux même, parceque tu es méchant envers
les hommes, dont tu fais partie cependant. Pourquoi es
tu si méchant envers toi même ? C'est pour ton bien
que je te sermonne; car je veux t'être utile et j'en cherche
les moyens. Eu attendant, tu te récries :
— Quel est donc cet insolent auteur, qui parle avec
moi sur un ton pareil ?
— Qui je suis ? un auteur sans talent qui ne possède
même pas parfaitement sa langue. Mais peu importe ? lis
l3

quand même, bon public; la vérité est une bonne chose


qui compense même les défauts de l'auteur. Cette lec
ture te sera utile, et tu ne saurais éprouver de décep
tion, puisque je t'ai prévenu que tu ne trouverais dans
mon roman, ni talent, ni art, rien que la vérité.
Du reste, mon bon public, quelque soit ton amour des
sous-entendus, je veux tout te dire : De ce que j'ai avoué
que je n'ai pas ombre de talent et que mon roman pè
chera par l'exécution, n'en va pas conclure que je vaux
moius que les narrateurs que tu prises, et que ce livre
est au dessous de leurs écrits. Ce n'est pas là ce que
je t'explique. J'ai voulu dire que mon récit est très
faible quant à l'exécution, en comparaison des oeuvres .
d' un véritable talent. Pour ce qui est des ouvrages
célèbres de tes auteurs de prédilection, tu peux, môme
pour l'exécution, mettre celui-ci à leur niveau; tu peux
même le placer au dessus; car il y a ici plus d'art que
dans les ouvrages précités, tu peux en être sûr. Et main
tenant, public, remercie moi! Et puisque tu aimes tant
à te courber devaut qui te dédaigne, salue moi !
Heureusement, épars dans tes foules, il existe, o
public, des personnes, de plus en plus nombreuses, que
j'estime. Si je viens d'étre effronté, c'est que je n'ai
parlé qu'à ta grosse majorité. Devant les personnes dont
je viens de parler, au contraire, je serai modeste, et même
timide. Seulement, avec elles les longues explications
sont inutiles, je sais d'avance que nous nous entendrons.
Hommes de recherche et de justice, d'intelligence et de
bonté, ce n'est que d'hier que vous avez surgi. parmi
nous ; et déjà votre nombre est grand et grandit san ;
cesse. Si vous étiez tout le public, je n'aurais pas be
soin d'écrire; si vous n'existiez pas je ne pourrais pas
écrire. Mais vous faites partie du public, sans être encore
le public; et c'est pourquoi il est possible, c'est pourquoi
il est nécessaire que j'écrive.
CHAPITRE PREMIER.

La vie de Véra Pavlovna chez ses parents.

I.

L'éducation de Véra Pavlovna fut très-ordinaire et


il n'y eut rien de particulier dans sa vie, avant quelle eut
fait connaissance de Lopoukhoff, l'étudiant en médecine.
Véra Pavlovna avait grandi dans une maison de belle
apparence, située rue Gorokhovaïa entre la rue Sado
vaïa et le pont Sémenovsky. Aujourd'hui, cette maison
est dûment marquée d'un numéro, mais en 1852, quand
les numéros n'étaient pas employés pour désigner les
maisons d'une rue quelconque, elle portait cette inscri
ption :
Maison Ivan Zakharovitch Storechnikoff, conseiller
d' état actuel. * •

Ainsi disait l'inscription, bien que Ivan Zakharovitch


Storechnikoff fut mort en 1837. Depuis cette époque,
disaient les titres légaux, le maître de la maison était
son fils Mikhaïl Ivanytch. Mais les locataires savaient
que Mikhaïl Ivanytch n'était que le fils de la maîtresse
et que la maîtresSe de la maison c'était Anna Petrovna .
La maison était ce quelle est encore, grande, avec deux
portes cochères, quatre perrons sur la rue, et trois cours
intérieures.
15

Alors (comme cela a lieu encore aujourd'hui) la maî


tresse de la maison et son fils habitaient le premier et na
turellement sur l'escalier principal. Anna Petrovna est
restée une belle dame, et Mikhaïl Ivanytch est aujourd'hui
ce qu'il était en 1852 un élégant et bel officier. Qui loge
maintenant sur le plus sale des innombrables escaliers
de la première cour, au cinquième, porte à droite ? je
n'en sais rien. Mais, en l852, y logeait le régisseur de
la maison, Pavel Konstantinytch Rosalsky, robuste
et bel homme. Sa femme Maria Alexevna, personne
maigre, de haute taille, et de forte constitution, sa fille
jeune et belle (c'est Véra Pavlovna) et son fils Fédia
âgé de neuf ans, composaient toute la famille.
Outre sa qualité de régisseur, Pavel Konstantinytch
était employé comme sous-chef, dans un bureau de je ne
sais quél ministère. Comme employé, il n'avait pas de
revenus casuels; comme regisseur, il n'en avait que de
fort modérés; car Pavel Konstantinytch, comme il le
disait lui même, aVait de la conscience, et cela lui valait
au moins la bienveillance de la propriétaire. Bref, le
digne régisseur avait ramassé en 14 ans environ dix
mille roubles, dont trois mille seulement étaient sortis de
la poche de la propriètaire; le reste provenait d'un petit
commerce tout particulier: Pavel Konstantinytch cu
mulait avec ses fonctions la qualité de prêteur sur gage.
Maria Alexevna elle aussi, avait son petit capital : cinq
mille roubles à peu près, disait elle aux commères; mais
en réalité bien davantage. Elle avait débuté 15 ans au
paravant par la vente d'une pelisse de raton, d' un
mauvais mobilier , d'un mauvais habit qu'elle venait
d'hériter de son frère, mort fonctionnaire. -

Elle en avait retiré l50 roubles, qu'elle s'ètait empressée


' de prêter sur gage. Bien plus hardie que son mari, elle
affrontait les risques pour gagner davantage. Plus d'une
fois, elle y avait été prise Un jour, un filou lui avait
16 - - -

engagé pour 5 roubles un passeport volé et Maria Ale


xevna, non seulement avait perdu les 5 roubles, mais
avait dû en payer l5 pour se. tirer d' affaire. Un autre
jour, un escroc engagea chez elle pour 20 roubles une
montre d'or qui provenait d'un assassinat, suivi de vol,
et Maria Alexevna avait dû payer beaucoup cette fois
pour en être quitte. Mais si elle subissait des pertes
que son mari, plus prudent, n'avait pas à craindre, en
revanche, elle voyait croître ses bénéfices avec une plus
grande rapidité. -

Rien ne lui répugnait pour gagner de l'argent.


Un jour — Véra Pavlovna était encore petite et sa
mère ne se défiait pas de ses oreilles — il arriva une
aventure assez étrange, Vérotchka n'aurait pas compris
en effet si la cuisinière, battue par Maria !-lexevna, ne
se fut empressée d'expliquer à la petite fille, d'une ma
nière très-intelligible, ce dont il s'agissait.
Matroena avait été battue cejour là pour péché
d'amour — ce qui ne l'émpêchait pas d'ailleurs d'avoir
constamment un œil pOché par le fait de son amant.
Maria Alexevna lui passait cet œil poché parce
que les cuisinières de cette catégorie servent à meilleur
marché. — Ceci dit, venons à l'histoire.
Une dame aussi belle que richement mise était venue
habiter quelque temps chez Maria Alexevna.
Cette dame recevait les visites d'un fort beau monsieur,
lequel avait souvent donné des bonbons à Vérotchka et
même lui avait fait cadeau de deux livres illustrés.
Les gravures de l'un de ces livres représentaient des
animaux, des villes ; pour l'autre livre, Maria Alexevna
l'avait enlevé à sa fille dès que le visiteur avait été parti
et Vérotchka n'en vit les gravures qu'une seule fois :
quand il les lui montra ce jour même.
Pendant tout le temps du séjour de la dame, un calme
inaccoutumé régna dans l'appartement des prêteurs sur
l7

gage; Maria Alexevna négligeait l' armoire (dont elle


portait toujours la clef) où était le carafon d'eau de vie ;
elle ne battait ni Matroena ni Vérotchka et même elle
avait interrompu ses continuelles vociférations. Mais une
nuit, la petite fille fut réveillée et effrayée par les cris
de la locataire, et par des allées et venues et un grand
tapage qui se firent dans la maison. Pourtant au matin,
Maria Alexevna, de meilleure humeur encore, alla ouvrir
· la fameuse armoire et elle disait entre deux gorgées
d'eau de vie : -

— Grâce à Dieu, tout s'est bien passé. Puis, elle ap


pela Matroena et au lieu de l'injurier ou de la battre,
comme elle faisait généralement quand elle avait bu,
elle dit en lui tendant un verre d'eau de vie :
— Allons ! bois ? tu as bien travaillé toi aussi.
Après quoi, elle alla embrasser sa fille et se cou
cher. Quant à la locataire, elle ne criait plus , ne
sortait même plus de sa chambre, et elle ne tarda pas
à partir.
Deux jours après ce départ, un préposé de police, ac
compagné de deux agents, était venu et avait fort injurié
Maria Alexevna, qui, il faut le dire, n'avait pas elle non
plus gardé, comme on dit, sa langue dans sa poche. Elle
· avait répété sans cesse : •

— Jene sais point ce que vous voulez dire. Si vous voulez


vous renseigner, vous verrez par les livres de la maison
que la personne qui était chez moi s'appelle Savas
tianoff — marchande de Pskow – c'est une de mes
connaissances. Et voilà tout. -

Après avoir redoublé ses injures, le préposé avait fini


par s'en aller.
Voilà ce qu'avait vu Vérotchka à l'âge de huit ans.
A l'âge de neuf ans elle avait reçu sur ce fait les
explications de Matroena. Il n'y avait eu du reste
qu'un seul cas de ce genre à la maison, Parfois 2 d'au
•e

**
18
tres aventures d' un genre différent, peu nombreuses
d'ailleurs.
Un jour que Vérotchka, fillette de dix ans, acconmpa
gnait comme d'habitude sa mére à la friperie, au coin
des rues Gorokhovaïa et Sadovaïa elle reçut un coup de
poing sur la nuque, appliqué sons doute pour lui faire
tenir compte de cette observation de sa mère :
— Au lieu de badauder, pourquoi ne te signes tu pas
en passant devant l'église ; ne Vois-tu pas que tOus les
· gens comme il faut le font ?
A douze ans, Vérotchka fut mise en pension et reçut
en outre des leçons d'un maître de piano, fort ivrogne'
mais brave homme, et excellent pianiste, qui à cause
de son ivrognerie avait dû se contenter d'une rétribution
très modérée.
A quatorze ans, Vérotchka cousait les vêtements de
| toute la famille, qui, d'ailleurs n'était pas nombreuse.
Quand elle en eut quinze, elle recevait journellement
des observations comme celle-çi :
— Lave donc mieux ton museau, qui est noir comme
celui d'une bohémienne. Mais tu auras beau te laver, tu
as pour figure un épouvantail ; tu ne ressembles à per
S0IlIl6 . -

La fillette, très mortifiée de son teint bronzé, s'ha


bitua à se considérer comme très-laide.
Néanmoins, sa mère qui autrefois ne la couvrait que
de haillons se prit à la parer. Quand Vérotchka en
· grande toillette suivait sa mère à l'église, elle se disait
aVec tristesse.
º - Pourquoi ces parures? Pour un teint de bohémienne
comme le mieu, une robe de serge vaut une robe de
soie. Ce luxe sièrait mieux à d'autres Ce doit être bien
beau d'être jolie ! Que je voudrais être jolie !
Quand elle eut seize ans, Vérotchka cessa de prendre
des leçons de musique et devint elle même maîtresse de
19

piano dans un pensionnat. Maria Alexevna lui trouva


promptement d'autres leçons.
Bientôt, la mère de Vérotchka cessa de l'appeler bO
« hémienne et épouvantail; elle l' habilla avec une re
| cherche plus grande et Matroena (c'était une troisième
Matroena, qui comme ses devancières avait l'œil
éternellement poché, sans préjudice d'une joue enflée
de temps à autre) Matroena avait dit à Vérotchka que
le chef de bureau de son père voulait la demander en
mariage, et que ce chef était un homme grave, portant
la croix au cou. -

En effet, les employés du ministère avaient remarqué


que le chef de section faisait des avances à son subor
donné. Et ce chef allait disant à un de ses collègues qu'il
était dans l'intention de se marier et que peu lui im
portait la dot, pourvu que la femme fût belle; il ajoutait
que Pavel Konstantinytch était un excellent fonc
tionnaire.
Ce qui serait arrivé, on n'en sait rien; mais pendant
que le chef de section était dans ces dispositions, un
événement important survint : -

Le fils de la maîtresse s'était présenté chez le régisseur


pour dire que sa mère priait Pavel Konstantinytch de
lui apporter plusieurs échantillons de papier peint; car
elle voulait regarnir à neuf son appartement. D'habitude,
les ordres de ce genre étaient transmis par le majordome.
L'intention était évidente et l'aurait été pour des gens
moins expérimentés que les parents de Vérotchka. En"
outre, le fils de la propriétaire était resté plus d' une
demi heure à prendre le thé. · •
Le lendemain, Maria Alexevna donna à sa fille un
fermoir qu'on n'avait pas dégagé et lui commanda de
nouvelles robes. Vérotchka admira fort et le fermoir et
les robes et eut encore à se réjouir de ce que sa mère
lui avait enfin acheté des bottines vernies, d'une admi
20 -

rable élégance. Ces frais de toilette n'étaient pas perdus,


car Mikhaïl Ivanytch venait tous les jours chez le ré
gisseur et trouvait, cela va de soi, dans la conversation
de Vérotchka un charme tout particulier ce qui, cela va
aussi de soi, ne déplaisait pas au régisseur et à sa
femme. Au moins, cette dernière donnait-elle à sa fille
de longues instructions, qu'il n'est pas utile de rapporter.
— Habille-toi Vérotchka, lui dit-elle un soir, en sortant
de table, je t'ai préparé une surprise. Nous allons à
l'opéra et j'ai loué une loge du deuxième rang, où il n'y a
que des générales. Tout ça c'est pour toi, petite sotte.
Je ne regarde pas à dépenser pour cela mes derniers co
ºpecks et ton père de son côté dissipe son avoir en folles
dépenses pour toi. A la gouvernante, au pensionnat, au
maître de piano, combien n'a-t-on pas payé ? Tu ne
sais rien de tout cela, ingrate que tu es ! Ça n'a ni âme
ni sensibilité.
Maria Alexevna n'en dit pas plus long; car elle n'in
juriait plus sa fille et depuis les bruits concernant le
chef de section, elle avait même cessé de la battre.
Ils allèrént donc à l'opera. Après le premier acte, le
fils de la maitresse entra, suivi de deux amis, dont un
| vêtu en civil qui était fort maigre et fort galant, et
l'autre un militaire, qui avait un certain embompoint
et des manières simples. Mikhaïl Ivanytch dis-je, entra
dans la loge qu'occupaient Vérotchka et ses parents.
Sans plus de façon, après les saluts d'usage, ils pri
rent place et se mirent à parler bas en français; Mik
haïl Ivanovitch et le civil surtout; car le militaire par
lait peu. - -

Maria Alexevna prêtait l'oreille et tâehait de saisir ;


mais elle ne comprenait que très peu le français. Elle
conhaissait pourtant la signification de certains mots
qui revenaient sans cesse dans la conversation : belle,
chérmante, amour, bonheur.
N
21

Belle, charmante! Maria Alexevna a.depuis longtemps


entendu appliquer ces épithètes à sa fille. Amour ? elle
voit bien que Mikhaïl Ivanovitch est amoureux fou. S'il
y a amou" il y a bonheur. C'est bel et bon; mais quand
parlera-t'il de mariage ?
— Tu es bien ingrate Vérotchka dit Maria Ale
xevna à voix basse à sa fille, pourquoi détournes-tu
la tête? Ils te font pourtant assez d'honneur, petite
sotte ! -

Dis moi donc comment on dit en français fiancé et


mariage. Ont ils prononcé ces mots?
— Non maman.
— Tu ne me dis peut-être pas la vérité, prends garde ?
— Non, de tels mots ne sortiront pas de leur bouche....
Partons, je ne peux plus rester ici !
— Partir ! que dis-tu malheureuse ? , grommela Maria
Alexevna, dont les yeux s'injectèrent de sang.
— Oui, partons! faites de moi ce que vous voudrez; mais
je ne reste plus ici... je vous dirai plus tard pourquoi....
Manman, continua la jeune fille à haute voix , j'ai trop
mal à la tête, je ne puis plus rester; Partons je vous prie.
Et Vérotchka s'était levée en même temps.
— Ce n'est rien, dit sévèrement , Maria AleXevna
Va te promener un peu dans le corridor avec Mickhaïl
Ivanytch et cela passera.
— Maman, je me sens très-mal; venez vite, je vous prie.
Les jeunes gens s'empressèrent d'ouvrir la porte et
offrirent le bras à Vérotchka, qui eut l'impolitesse de
| refuser. Ils placèrent eux mêmes les dames dans la
voiture. Pendant ce temps, Maria Alexevna jetait sur
les valets des regards qui voulaient dire : Voyez, canailles,
comment les beaux cavaliers s'empressent auprès de nous,
et celui là sera mon gendre et bientôt j'aurai moi aussi
à commander des canailles de votre espèce. Puis s'adres
sant mentalement à sa fille :
22

— Faut il que tu sois entêtée, sotte que tu es ! Mais


je te mettrai au pas !... Tiens, tiens, mon futur gendre
qui lui parle, qui l' arrange dans la voiture. Ecoutons :
Santé, visite, permettez (il lui demande la permission de
venir prendre de ses nouvelles.) Sans être moins en
colère, Maria Alexevna prit en considération les mots
qu'elle venait d'entendre.
— Que t'a-t-il-dit en te quittant, demanda-t-elle, dès
que la voiture fut en marche.
— Il m'a dit que demain matin , il viendrait chez
nous pour s'informer de ma santé.
— Tu ne mens pas ? C'est bien demain ?
Vérotchka se taisait.
— Tu l'as échappé belle, reprit sa mère , qui ne put
s'empêcher de lui tirer les cheveux; mais une fois seu
lement et assez légèrement. Je ne te battrai pas, continua
t-elle, mais sois gaie demain ! Dors cette nuit, sotte, et
surtout ne t'avise pas de pleurer; car si demain matin
tu es pâle, si tu as les yeux rouges, gâre à toi. Je serai
sans pitié; ton joli museau sera perdu; mais je me se
rai fait connaitre !
— J'ai cessé de pleurer depuis longtemps, vous le savez
bien.
— A la bonne heure ! Mais sois un peu plus causeuse
avec lui. -

— J'y tâcherai demain.


— A la bonne heure ! Il est temps de devenir raison
nable. Crains Dieu et aies un peu pitié de ta mère, ef
frontée que tu es ! — Après un siience de dix minutes.
— Vérotchka ne m'en veuille pas, c'est par amour
pour toi et pour ton bien que je te tourmente. Les en
fants sont si chers aux mères.... Je t'ai porté neuf mois
dans mon sein. Je ne te demande que de la reconnais
sance et de l'obéissance. Fais bien ce que je te dis, et
demain il te fera des propositions.
23

- Vous vous trompez maman, il n'y songe pas. Si


Vous saviez de quoi ils parlaient !....
- Je le sais. S'il ne pense pas au mariage, je sais à
quoi il pense. Mais il ne sait pas sur quels gens il est
tombé. Nous le réduirons à l'obéissance servile, et s'il le
faut je le porterai à l'autel dans un sac, ou je l'y trai
nerai par les cheveux et il sera encore content. Enfin,
trève de bavardages ! Je t'en ai déjà trop dit, les jeu
nes fille n'en doivent pas tant savoir. C'est l'affaire des
mères. Les filles n'ont qu'à obéir. Demain, tu lui parleras.
— Oui.
— Et vous Pavel Konstantinytch, à quoi pensez
vous avec votre air si morfondu ? Dites lui aussi, au
nom de votre autorité paternelle, que vous lui ordonnez
d'obéir en tout à sa mère. -

— Maria Alexevna, vous êtes une femme sage , mais


l'affaire est difficile, dangereuse même. En viendrez
VOus à bout ?
— Imbécile ! Voilà qui est bien à propos ! devant.
Vérotchka encore. Le proverbe a bien raison, ne remue
pas l'ordure, si tu crains la puanteur. Ce n'est pas
ton avis que je te demande; mais seulement ceci : la
fille doit elle obéir à sa mère ?
— Certainement ! certainement ! Maria AlexeVna ,
c'est juste !
— Et bien, c'est ce que tu vas ordonner comme père.
— Vérotchka, obéis en tout à ta mère, qui est une
femme sage, une femme expérimentée. Elle ne t'ensei
gnera pas à mal faire. Cette obéissance, je te l'ordonne
comme père.
En descendant de voiture, Vérotchka dit à sa mère :
— C'est bien, je causerai avec lui demain. Mais je
suis très fatiguée et j'ai besoin de repos.
- Oui; va te coucher. Je ne te dérangerai pas, Dors
bien , c'est nécessaire pour demain,
24 "$

Pour te)mir sa promesse, Maria Alexevna entra chez


elle sans faire de vacarme. Que cela lui coûta ! Qu'il lui
. en coûta encore de voir Vérotchka entrer de suite dans
sa chambre sans vouloir prendre du thé. -

| — Vérotchka, approche ! lui dit elle d'un air affable. .


La jeune fille obéit.
— Courbe ta petite tête; je veux te bénir. Là ! que
Dieu te bénisse, Vérotchka, comme je te bénis.
Trois fois de suite, elle bénit sa fille, après quoi elle
lui présenta sa main à baiser.
— Non maman. Je vous l'ai dit depuis longtemps, je
ne vous baiserai pas la main. Laissez moi partir main
tenant, car je me sens en effet très mal.
I,es yeux de Maria Alexevna s'enflammèrent de haine ;
mais elle Se domina encore el d'une voix douce :
— Va ! repose toi.
Vérotchka mit bien du temps à se déshabiller.
Oter sa robe et la mettre dans l'armoire, ôter ses bra
celets et ses pendants d'oreilles, chacune de ces opérations
si simples était suivie d'une longue rêverie. Elle mit
du temps à s'apercervoir qu'elle était très fatiguée, et
qu'elle s'était affaissée dans le fauteuil, ne pouvant se
tenir debout devant le miroir. Elle s'en apercut enfin et
s'empressa de se mettre au lit.
Elle était à peine couchée, quand sa mère entra, ap
portant sur un plateau une grande tasse de thé et un
grand nombre de biscuits. -

— Tiens, mange Vérotchka, ça te fera du bien. Tu


vois que ta mère ne t'oublie pas, je me suis dit: Pourquoi
ma fille s'est-elle couchée sans prendre du thé ? et j'ai
voulu t'en apporter moi même; sers toi, chère enfant.
Vérotchka trouvait bien étrange cette voix douce et
bonne qu'elle n'avait jamais entendue, quand, regardant
sa mère, elle lui vit les joues enflammées et les yeux
troubles. -
25

— Mange, continuait Maria Alexevna, quand tu auras


fini, je retournerai en chercher.
Le thé à la crême qu'elle avait apporté finit par éveiller
l'appétit de Vérotchka, qui se levant sur un coude se
mit à boire.
— « Le thé est vraiment bon quand il est bien frais,
bien chargé; et qu'on y a mis beauconp de sucre et
beauconp de crême. Quand je serai riche, je le prendrai
toujours ainsi, ça ne ressemble pas au thé réchauffé, a
peine sucré, qui est si mauvais. - Merci maman. »
— Ne t'endors pas; je vais t'en chercher encore une
tasse. Bois, continua-t-elle, quand elle fut revenue, portant
une tasse d'excellent thé, bois, mon enfant, je veux en
core rester près de toi.
Elle s'assit en effet, et, après un moment de silence, elle
se mit à parler, d'une Voix un peu embrouillée, tantôt
lente, tantôt rapide.
— Vérotchka, tu viens de me dire merci, il y a bien
longtemps que ce mot n'était sorti de ta bouche. Tu me
crois méchante, eh bien, oui, je le suis ! Est ce qu'on peut
ne pas l'être ?.... -

— Mais, que me voilà devenue faible... il est vrai :


trois punch de suite... à mon âge ! et puis tu m'avais
affligée... voilà pourquoi je suis affaible.
Ma vie a été bien pénible, ma fille! je ne veux pas
que tu vives de la sorte.... Tu vivras richement.... Que
de tourments j'ai endurés, oh ! oui ! que de tourments !
Tu ne te souviens pas de notre genre de vie avant
que ton père eut sa plaçe de régisseur. Nous avons
vécu bien pauvrement; j'étais alors honnête, Vérotchka.
Mais, à présent, je ne le suis plus et je ne chargerai pas
mon âme d'un nouveau péché en te disant faussement
que je suis encore honnête, Il y a beau temps que je
ne le suis plus, Vérotchka; tu es savante, je ne le suis
pas, moi; mais je sais tout ce qui est écrit dans vos
26 -

livres et je sais qu'il y est écrit qu'il ne faut pas agir


comme on a fait avec moi. On me reproche de n'être pas
honnête aussi! et ton père,'tout le premier, cet imbécile !
Ma petite Nadinka était née, il n'en était pas le père.
Eh bien après! Qu'est ce que cela pouvait lui faire ? ,
Est ce que c'est moi qui ai reçu l'emploi de sous chef?
Et n'est ce pas sa faute autant et plus que la mienne?...
On m'a pris mon enfant pour la mettre aux enfants
trouvés et je ne sais ce qu'elle est devenue. Si elle est en
core vivante... je ne m'en inquiète guère; mais alors j'en
souffris bien.. Je devins méchante, et alors tout commença
à bien marcher. J'avais fait ton père sous chef, je le fis
régisseur et nous pûmes enfin bien vivre. Or, comment ai
je pu faire cela ? — En devenant malhonnête; car il est
écrit dans vos livres, je le sais, Vérotchka, que les co
quins seuls font figure dans le monde. Nest ce pas vrai ?
Maintenant, ton imbécile de père a de l'argent, gràce
à moi. Et moi aussi, j'en ai de l'argent ! et peut-être plus
que lui. C'est moi qui ai tout gagné ! -

Ton imbécile de père a fini par m'estimer et je l'ai


fait marcher droit. Quand j'étais honnête, il me mal
traitait sans raison, et pour cela seul que j'étais bonne,
Il fallut devenir méchante.
Il est écrit dans vos livres d'étre bon; mais est ce qu'on
le peut, avec l'arrangement actuel des choses ? Car il
faut vivre. Pourquoi ne refait-on pas la société à neuf,
et d'après le bel ordre qui n'existe que dans vos livres ?
Ça serait mieux, je le sais, mais le peuple est si bête !
Que peut on faire avec un peuple pareil ? Vivons donc d'a
près l'ordre ancien. L'ordre ancien, disent vos livres, est
bâti sur le vol et sur le mensonge. L'ordre nouveau n'exi
stant pas, il faut vivre d'après l'ordre ancien... Vole et
mens, ma fille ; c'est par amour pour toi.. que je parle .. et..
La Voix de Maria Alexevna s'éteignit dans un ron
flement sonore. -
27

II.

Maria Alexevna, bien qu'elle sût ce qui s'était passé


au théâtre, n'en savait pas pourtant le résultat. Pendant
qu'elle ronflait sur une chaise, Storechnikoff, ses deux
amis, et une Française maitresse, de l'officier, achevaient
de souper dans un restaurant des plus à la mode.
— M'sieur Storechnik ! — Storecknikoff rayonnait,
c'était la troisiéme fois que la jeune Française s'adressait
à lui depuis le commencement du souper — M'sieur
Storechnik ! laissez-moi vous appeler ainsi, ça résonne
mieux et c'est plus facile à prononcer; vous ne m'aviez
pas dit que je serais seule de femme dans votre société.
J'espérais rencontrer ici Adèle ;j'en aurais été contente;
car je la vois si rarement !
— Adèle s'est malheureusement brouilléé avec moi,
L'officier fit comme s'il allait parler, puis se ravisant
il se tut. Ce fut le civil qui dit :
— Ne le croyez pas, Mademoiselle Julie,
Il craint de vous dire la vérité et de vous avouer qu'il
a quitté cette Française pour une Russe.
- Je ne sais pas trop pourquoi nous aussi nous sommes
venus ici, grommela l'officier.
- Mais, reprit Julie, pourquoi pas, Serge, puisque Jean
nous en a prié ? Je suis bien aise de faire la connaissance
de M. Storechnick qui a bien mauvais goût, je l'avoue.
Je n'aurais rien à dire, M. Storechnick, si vous aviez
abandonné Adèle pour la belle Géorgienne que vous avez
visitée dans sa lege, mais troquer une Française contre
une Russe !... Je me figure des joues pâles... non, pardon,
ce n'est pas precisément le mot, du sang avec de la
crême comme vous le dites, c'ést à dire un plat que seuls
vos Esquimaux sont à même de goûter. Jean, donnez
moi le cendrier à cigare que je le passe a M. Storechnick
, afin qu'il humilie sous la cendre sa tête coupable.
28
— Tu viens de dire tant de fadaises, Julie, que c'est
à toi d'humilier sous la cendre ta tête coupable. Celle
que tu appelles Géorgienne est justement la Russe en
question. — Ainsi parla l'officier.
— Tu te moques de moi.
— Pas du tout, c'est une Russe pur sang.
– Ce n'est pas possible.
— Tu as tort de croire, ma chère Julie, qu'il n'y a
chez nous qu'un seul type de beauté. N'avez vous pas
en France des brunes et des blondes ? Quant à nous, nous
sommes un mélange de tribus qui comprennent des blonds
comme les Finois (Finois, c'est ça ! c'est ça ! nota la Fran
çaise) et des brunes, plus brunes que les Italiens, les Tar
tares et les Mongols (les Mongols, très bien, nota encore la
JFrançaise). Ces types divers se sont mêlés et nos blondes
que tu hais tant ne forment qu'un type local très ré
pandu, mais non pas exclusif.
— C'est étonnant ! mais elle est splendide ! Pourquoi
ne se fait elle pas actrice ? Notez, messieurs, que je ne
parle que de ce que j'ai vu et qu'il reste encore une im
portante question à résoudre : Et son pied ? Votre grand
poète Karassin n'a t'il pas dit que dans toute la Russie
on ne trouverait pas cinq paires de beaux petits pieds?
— Julie, ce n'est pas Karassin qui l'a dit. Karassîn
que tu ferais mieux d' appeler Kuramzine n'est ni un
Russe, ni un poéte, c'est un historien Tartare : C'est Pou
chkine qui a parlé des petits pieds. Les vers de ce poète,
très goûté à son époque ont un peu perdu de leur valeur.
Quant aux Esquimaux, ils habitent l'Amérique, et nos sau
vages qui boivent du sang de cerf se nomment samoyèdes.
— Je te remercie Serge ; Karamzine historien. Pou
je sais. Les Esquimaux en Amérique; les
chkine:.....
Russes des Samoyèdes... des Samoyèdes, ce nom sonne
bien Sa-mo-yèdes. Je m'en souviendrai, messieurs, et
j'ordonnerai à Serge de me répéter tout cela chez nous,
29

Ces choses sont utiles à savoir dans une conversation.


Puis, j'ai une passion pour la science; j'étais née pour
être une Staël... Mais, c'est là une affaire à part. Re
venons à la question : Son pied ?
— Si vous me permettez de me présenter demain
chez vous, M'elle Julie, j'aurai l' houneur de vous ap
porter son soulier.
- Je veux bien, je l'essaierai; cela pique ma curiosité.
Storechnikoff fut enchanté. Et comment en aurait il été
autrement ? Jusque là, il s'était fait le suivant de Jean,
qui s'était fait le suivant de Serge, qni s'était fait le suivant
de Julie, une des plus élégantes parmi les Françaises de la
societé de Serge. C'était un grand honneur qu'on lui faisait.
- Le pied est satisfaisant, dit Jean; moi, en qualité
d'homme positif, je m'intéresse à ce qui est plus essentiel,
j'ai examiné sa gorge.
— La gorge est très belle, répondit Storechnikoff, flatté
des éloges accordés á l'objet de son choix et il ajouta
pour flatter Julie : -

— Oui ravissante ! et je le dis, bien que ce soit un


sacrilége de louer ici la gorge d'une autre femme.
— Ha ! ha ! ha! il croit me faire un compliment ! Je
ne suis ni hypocrite, ni menteuse, M. Storechnik, je ne
me loue pas moi même et je ne souffre pas qu'on me
loue pour ce que j'ai de mauvais. Il m'est resté, grâce
à Dieu, assez d'autres charmes. Mais ma gorge !.. Jean,
dites lui ce qui en est. Donnez moi votre main, M. Sto
rechnik et touchez ici, là encore. Vous voyez bien que
je porte une fausse gorge, comme je porte une robe, un
jupon, une chemise. Ce n'est pas que cela me plaise ; je
n'aime pas de pareilles hypocrisies; mais cela est admis
dans la societé : une femme qui a mené la vie que j'ai
menée !... — M. Storechnik, je suis maintenant une ana
chorète eu comparaison de ce que j'ai été — une telle
femme ne peut pas conserver la beauté de sa gorge.
30

Et Julie fondit en larmes en criant.


— Oh ! ma jeunesse ! ô ma pureté ! Oh Dieu ! est ce pour
tant d'infamies que j'étais née ?... -

— Vous mentez, messieurs, s'écria-t-elle en se levant


brusquement de son siège et en frappant du poing sur
la table ? Vous calomniez cette jeune fille, vous êtes vils !
Elle n'est point sa maîtresse, je l'ai bien vu ! Il veut l'a
cheter a sa mère. Je l'ai vue lui tourner le dos, frémis
sante d'indignation. Votre conduite est abominable ! C'est
une noble et pure enfant ! -

— Oui, dit Jean en s'étirant paresseusement. Mon cher


Storechnikoff, il faudrait nous prouver tes dires. Tu dé
cris très-bien ce que tu n'as pas vu. Qu'importe, après
tout, huit jours avant, ou huit jours après ? car tu ne
seras pas désenchanté et la réalité dépassera ton ima
gination. Je l'ai examinée, tu seras content.
Storechnikoff n'y tenait plus :
— Pardon, Mademoiselle Julie, vous vous trompez dans
vos conclusions;elle est bien ma maîtressC'étaite. un nuage
causé par la jalousie. Elle s'était formalisée de ce que
pendant le premier acte , j'étais resté dans la loge de
mademoiselle Mathilde. Et vollà tout.
- Tu mens, mon cher, dit Jean en baillant.
· — Non ! par exemple !
- Prouve ! Je suis positif et je ne crois pas sans preu
VeS.

- Quelle preuve puis-je-te donner.


— Tu recules déjà ! Quelle preuve! Voici, par exemple.
Demain nous reviendrons souper ici. Mademoiselle Julie
voudra bien nous amener Serge; moi, j'aménerai ma pe
tite Berthe, et toi tu ameneras la beauté en question. Si
tu l'amènes j'ai perdu et je paie le souper; si tu ne l'amè
nes pas, nous te bannirons honteusement de notre cercle.
Tout en parlant, Jean '•avait sonné, un garçon était
accouru.
3l
— Simon, lui dit il, faites préparer demain un souper
pour six personnes. Un souper comme celui que nous
avons fait ici lors de mon mariage avec Berthe. Vous
vous rappelez, avant Noël ? Dans la même chambre.
— Ah ! monsieur! pourrait-on ne pas se souvenir d'un
tel souper ? vous l'aurez.
— Abominables gens ! reprit Julie; ne voyez-vous pas
qu'il lui tendra q'1elque piège ? Je me suis plongée dans
toutes les fanges de Paris et je n'ai jamais rencontré
trois hommes comme ceux-là! Dans quelle société je
dois vivre ? quel crime m'a mérité une telle ignominie ?
Et tombant à genoux :
-- Mon Dieu !Je n'étais qu'une pauvre et faible femme !
J'ai supporté à Paris la faim et fe froid. Mais le froid
était si fort, les séductions si irrésistibles. Je voulais
vivre ! je voulais aimer ! Est-ce dcnc un si grand crime
que tu m'en punis si sévèrement ? Retire 'moi de cette
boue ! Mon ancienne vie de Paris ! plutôt que de vivre
parmi des gens pareils ! -

Elle se leva tout à coup et courut vers l'officier :


— Serge, es-tu comme ces gens là ? Non, tu es meilleur.
— Meilleur, répéta flegmatiquement l'officier.
— N'est ce pas que c'est abominable ?
— Abominable ! Julie.
— Et tu ne dis rien ! tu laisses faire ? tu deviens
complice !...
— Viens t'assoir sur mes genoux, ma fille. — Et il se
mit à la caresser jusqu'à ce qu'elle se calmât :
— Allons, tu es une brave petite femme; Je t'adore
dans de semblables mQments, pourquoi ne veux tu pas
te marier avec moi ? Je te l'ai demandé tant de fois ?
— Mariage ! joug ! préjugés ! non jamais ! Je t'ai déjà
défendu de me parler de cette sottise. Ne me fâche pas.
Mais, mon bien aimé Serge, défends lui.. .. il te craint,
sauVe la !
, 32

— Du calme, Julie ! Que veux tu que j'y fasse ? si ce


n'est pas lui, ce sera un autre; ça revient au même.
Ne vois tu pas que Jean, lui aussi, songe déjà à l'enlever,
et les gens de son espèce , tu le sais, se trouvent par
milliers. On ne peut la défendre de tout le monde; sur
tout lorsque la mère veut faire commerce de sa fille.

Autant vaudrait se jeter la tête contre les murs, comme
dit le proverbe russe. Nous sommes un peuple sage, Julie:
Vois comme ma vie est calme, parceque je sais céder à
la fatalité.
— Ce n'est par là de la sagesse. Moi Française je
lutte; je peux succomber, mais je lutte. Je ne veux pas
supporter cette infamie, moi ! Sais-tu qui est cette jeune
fille et où elle demeure ?
— Parfaitement. -

— Eh ! bien, allons chez elle, je la préviendrai.


— Chez elle! à minuit passé ! Allons plutôt nous cou
cher. Au revoir, Jean, aurevoir Storechnikoff. Vous ne
m'attendrez pas pour votre souper de demain. Julie est
exaspérée, et cette histoire ne me va pas non plus. Au
revoir. -.

— Cette Française est un diable déchaîné, dit Jean,


en baîllant, quand l'officier et sa maltrésse fureut partis.
Elle est très piquante; mais elle est déjà un peu replète.
C'est très agréable à voir, une belle femme en colère !
C'est égal; ce n'est pas moi qui aurais vécu quatre
ans avec elle, comme Serge. Quatre ans ! pas même un
quart d'heure ! Du reste, ce petit caprice ne saurait
faire manquer notre souper. A leur place, j'amènerai
Paul et Mathilde. Sur ce, il est temps de nous séparer.
Je vais un moment chez Berthe, puis chez la petite
Lotchen, qui est véritablement charmante.
III.

— C'est bien, Véra, tu n'as pas les yeux rouges; tu


seras désormais docile, n'est ce pas ?
Comme Vérotchka faisait un geste d'impatience.
— Allons ! allons! continua la mère, ne t'impatientes
pas, je me tais. Hier je me suis endormie dans ta chambre,
j'ai peut-être trop parlé, mais vois-tu, j'étais ivre et ne
crois rien de ce que je t'ai dit. N'en crois rien, entends
tu ? répéta-t-elle, d'un ton de menace.
La jeune fille avait cru la veille que, sous un aspect
de bête féroce, sa mère avait conservé quelques sen
timents humains et sa haine pour elle s'était changée
en pitié; elle retrouvait tout-à-coup la bête féroce, et
sentait la haine revenir; mais au moins la pitié resta.
— Habille-toi, reprit Maria Alexevna, il arrivera
probablement bientôt. Après avoir soigneusement passé
en revue la toilette de sa fille, elle ajouta :
- Si tu te conduis bien je te donnerai ces belles
boucles d'oreilles en émeraude qu'on m'a laissées en
gage pour 150 roubles. C'est dire qu'elles valent 250 rou
bles et qu'elles en ont coûté plus de 400. Agis donc en
conséquence !
Storechnikoff avait songé au moyen de gagner son
pari et de sauver son point d'honneur et bien long
temps il avait cherché. En faisant à pied le trajet qui
conduit du restaurant chez lui, il avait fini par trouver,
et ce fut l'esprit tranquille qu'il entra chez le régis
seur. s'étant informé d'abord de la santé de Véra Pav
lovna qui lui répondit par un bref - Je me porte bien —
Storechnikoff dit qu'il fallait profiter de la jeunesse et
de la santé et proposa à Véra Pavlovna et à sa mère
de faire une promenade en traîneau, le soir même, par
ce beau temps de gelée. Maria Alexevna y consentit,
aJoutant qu'elle allait se hâter de préparer un déjeuner
3
·
34

à la fourchette et du café, pendant que Vérotchka chan


terait quelque chose. -

— Chante nous quelque chose, Vérotchka, dit-elle d'un


ton qui ne souffrait pas de réplique.
Vérotchka chanta la Troïka : ") il s'agit là, comme on
le sait, d'une charmante belle qui était tout yeux pour
voir passer un officier.
— Allons, allons, ça ne va pas trop mal, murmurait la
vieille de la chambre voisine. Quand elle veut, cette
Verka ") elle sait être très-gentille au moins.
Bientôt Vérotchka cessa de chanter et se mit à causer
avec Storechnikoff, mais en français.
— Imbécile que je suis ! pensa la vieille, dire que j'ai
oublié de lui dire de parler en russe. Mais elle parle à
voix basse... elle sourit, ça va bien ! ça va bien ! Pour
quoi fait-il de si grands yeux, lui? on voit bien que c'est un
imbécile et c'est ce qu'il nous faut. Bon, elle lui tend
la main. N'est-elle pas gentille, cette Verka ?
Ce que disait Vérotchka à Storechinkoff, le voici :
— Je dois, monsieur, vous parler sévèrement; hier
au théâtre vous avez dit à vos amis que j'étais votre
maîtresse. Je ne vous dirai pas que ce mensonge est
une lâcheté; car si vous aviez compris la portée de
vos paroles vous ne l'auriez pas fait, je pense. Mais
je vous préviens que si, au théâtre ou dans la rue,
vous m'approchez jamais, je vous donnerai un soufflet.
Ma mère me fera mourir de mauvais traitements,
je le sais (et c'est ici que Vérotchka avait souri) que
m'importe, la vie est si peu pour moi ! Ce soir, vous
recevrez de ma mère un billet vous annonçant que je
suis indisposée et que je ne pourrai me rendre à la
prOmenade.

*) Chanson de Nekrassoff.
**) Verka, diminutif de Véra pris en mauvaise part.
35

Il la regardait avec de grands yeux, comme avait re


marqué Maria Alexevna.
Elle reprit:
— Je vous parle, monsieur, comme à un homme qui a .
de l'honneur et qui n'est pas encore entièrement dé
pravé. En ce cas, je vous prie de cesser vos assiduités
et je pourrai vous pardonner votre calomnie. Si vous
acceptez, donnez-moi la main.
Il lui serra la main, sans savoir ce qu'il faisait.
— Merci, ajouta-t-elle; et maintenant partez, sous pré
texte, par exemple, qu'il faut que vous fassiez préparer
les chevaux. º .

Il restait là comme hébété; mais, elle, se reprit à


chanter la T,'Oika.
Si des connaisseurs avaient pu entendre Vérotchka, ils
auraient été étonnés du sentiment extraordinaire qu'elle
mettait dans son chant; le sentiment, à coup sûr, do
minait l'art chez elle. -

Cependant , Maria Alexevna arrivait, suivie de sa


cuisinière portant sur un plateau le déjeuner et le café.
Seulenment Storechnikoff, prétextant des ordres à donner
pour faire préparer ies chevaux, recula vers la porte
au lieu de s'approcher, et la femme du régisseur eut
beau dire, le jeune homme sortit.
Maria Alexevna, pâle de rage, et les poings levés se
précipita dans le salon en criant: -

— Qu'as-tu fait, carogne ! Attends-moi !...


Vérotchka s'était jétée dans sa chambre. La mère
y courut comme un ouragan ; mais la porte était fermée.
Hors d'elle même, elle veut enfoncer la porte et frappe
à grands coups. -

— Si vous enfoncez la porte, lui crie la jeune fille,


je casse les vitres et je crie au secours; en tous cas,
je vous préviens que vous ne m'aurez pas vivante.
Le ton calme et décidé avec lequel furent prononcées
36

ces paroles, ne manqua pas d'impressionner la mère,


qui se contenta de crier et ne fit plus de tentatives
:ontre la porte.
Dès qu'elle put se faire entendre, Vérotchka lui dit :
— Je vous détestais, mais depuis hier je vous plains.
Vous avez souffert et c'est ce qui vous a rendue mé
chante. Si vous le vouléz, nous causerons à l'amiable,
c mme nous n'avons jamais causé ensemble.
Ces paroles n'allèrent pas fort au cœur de Maria Ale
Xevna; mais ses nerfs fatigués , exigeaient du repos ;
elie se demanda si, après tout, il ne vaudrait-pas mieux
en effet entrer en négociation. Elle ne veut plus obéir
et il faut pourtant bien la marier avec cet imbécile de
Michka. ) Et puis, savait-on au juste ce qui s'était passè;
ils s'étaient serré la main... non, on ne savait pas. Elle
hésitait encore entre la ruse et la férocité, quand un
coup de sonnette la tira de ses réflexions : c'étaient Serge
et Julie.

IV.

— Serge, est ce que sa mère parle français ? avait été


le premier mot de Julie en se réveillant.
— Je n'en sais rien. Quoi ! tu as toujours cette idée ?
— Toujours. Je crois d'ailleurs qu'elle ne parle pas
français : tu seras mon interprète.
La mère de Véra eut été le cardinal Mezzofanti ") que
Serge eut consenti à aller chez elle avec Julie. Suivre
Julie partont, comme la confidente suit toujours les hé
l'oïnes de Corneille, était devenu sa destinée, et nous
| devons ajouter qu'il ne s'en plaignait pas. -

Seulement, Julie s'était réveillée tard et chemin fai

*) Michka diminutif de Mikhaïl pris en mauvaise part.


**) Qui parlait, dit-on, soixante langueS.
37

sant elle était entrée dans quatre ou cinq magasins, de


sorte que Storechnikoff avait en le temps de s'expliquer
et Maria Alexevna de rager et de se calmer avant leur
arrivée.
— Quel horrible escalier ! Je n'en ai jamais vu de pa
reils à Paris. Et, à propos, quel sera notre prétexte ?
— N'importe lequel ; la mère est une usurière , nous
engagerons ta broche... Non, j'ai mieux que cela, la fille
donne des leçons de piano. Nous dirons que tu as une
nièce, &.
En voyant le bel uniforme de Serge et l'éblouissante
toilette de Julie, Matroena rougit pour le première fois
de sa vie ; elle n'avait jamais vu de si beau monde.
L'enthousiasme et la vénération de Maria Alexevna ne
furent pas moins grands, quand Matroena annonca le
colonel X... et sa femme.
Et sa femme !
Les cancans que faisait et qu'écoutait Maria Alexevna
n'allaient que jusqu'aux conseillers d'état et ne s'éle
vaient pas plus haut. Aussi se garda-t-elle de soupçon
ner que le mariage de Serge pouvait n'être qu'un de
ces mariages, dits parisiens, où la légalité n'était pour
rien. Puis Serge était brillant; il lui expliquait qu'il
était heureux de les avoir rencontrées au théâtre, que
sa femme avait une nièce, etc., que sa femme ne par
lant pas le russe, il était venu pour servir d'interprète.
— Oh oui ! j'en peux remercier le ciel ; ma fille a un
grand talent de musicienne et ce serait un grand bon
heur pour moi qu'elle fut appréciée dans une maison
comme la vôtre; seulement, elle n'est pas très-bien por
tante; je ne sais pas si elle peut sortir de sa chambre.
Maria Alexevna parlait exprès tres-haut pour que Vé
rotchka entendît et comprit qu'on lui proposait un ar
mistice. En même temps elle dévorait des yeux ses hôtes.
— Vérotchka, peux-tu venir, mon amie ?
38

' Pourquoi ne serait elle pas sortie ? Sa mère n'oserait


pourtant pas lui faire une scène devant le monde Elle
ouvrit donc sa porte; mais à la vue de Serge elle rougit
de honte et de colère. Ce mouvement aurait pu être
remarqué, même par de mauvais yeux et les yeux de
Julie étaient fort bons; ce fut donc sans détour qu'elle
s'expliqua :
— Ma chère enfant, vous êtes étonnée et indignée de
voir ici l'homme devant lequel vous avez été hier si in
dignement outragée! Peut être a-t-il lui même pris part
aux outrages. Mais s'il est étourdi, mon mari n'est du
moins pas méchant; il vaut mieux que les mauvais
sujets qui l'entourent. Pardonnez-lui, pour l'amour de moi ;
je suis venue dans de bonnes intentions. Cette mièce n'est
qu'un prétexte ; mais il faut que votre mère y croie.
Jouez quelque chose, n'importe quoi , de très-court, et "
nous irons causer dans votre chambre. .
Est ce là cette Julie, connue de toute l'aristocratie dé
bauchée, et dont les plaisanteries ont souvent fait rougir
les polissons ? On dirait une princesse dont l'oreille n'a
jamais été salie.
Vérotchka se mit au piano; Julie s'assit auprès d'elle
et Serge s'occupa de sonder Maria Alexevna afin de savoir
ce qui en etait au juste de Storechnikoff. Quelques minu
tes après, Julie arrêta Vérotchka et, la prenant par la
taille, l'entraîna dans sa chambre. Serge expliqua que sa
femme voulait causer un peu longuement avec Vérotchka
pour connaître son caractère etc. Puis il ramena la con
versation sur Storechnikoff... Tout cela pouvait être
charmant; mais Maria Alexevna, qui n'était pas naïve,
commençait à jeter autour d'elle des regards soupçon
neux. Pendant ce temps, Julie allait droit au fait.
— Ma chère enfant, votre mère est certainement une
très-mauvaise femme, mais afin que je sache comment
vous parler, dites-moi donc pour quelle raison on vous
39

a conduite hier au théatre ? Je le sais déjá par mon mari ;


mais je veux voir votre manière d'apprécier les choses.
Vérotchka ne se fit pas prier et quand elle eut fini
Julie s'écria :
— Oui! on peut vous parler !
Et dans les expressions les plus convenables et les
plus chastes elle lui raconta le pari de la veille. A quoi
Vérotchka répondit en lui faisant part de l'offre de la
promenade en traîneau. - -

— Voulaient-ils tromper votre mère? ou étaient ils


de cOnnivence ?
— Oh ! s'écria vivement Vérotchka, ma mère ne va
pas jusque là.
- Je vais le savoir à l'instant. Restez ici; là bas
vous seriez de trop. ".

Julie reVint au salon.


— Serge, dit-elle, il a déjà invité cettè femme et sa fille
à une promenade en traîneau ce soir. Raconte-lui l'affaire
du souper.
— Votre fille plaît à ma femme; il ne reste que le
prix à débattre et nous serons d'accord. Revenous à
notre connaissance commune, Storechnickoff Vous le
louez beaucoup. Savez-vous ce qu'il a dit de ses
relations avec votre fille ? Savez-vous dans quel but il
nous avait invité dans votre loge ?
Les yeux de Maria Alexevna brillèrent.
— Je ne fais pas de cancans , et je n'en écoute guère
dit-elle avec une colère contenue; et puis, ajouta-t-elle
, en s'efforçant d'être humble, les babillages des jeunes gens
importent peu. 4>

— Possible! Que direz vous pourtant de ceci ? — Et


il raconta le pari de la veille,
— Ah! le scélérat, l'infâme, le brigand ! C'est pourquoi
il voulait nous enmener hors de la ville, pour se dé
barrasser de moi et deshOnnOrer ma fille...
40 •

Maria Alexevna continua longtemps sur ce ton ; puis


elle remercia le colonel; elle s'était bien aperçue que les
· leçons demandées n'étaient qu'une feinte; elle les avait
| soupçonnés de vouloir lui enlever Storechnikoff; elle les
avait mal jugés, et leur en demandait humblement pardon.
Julie ayant tout entendu, s'empressa de retourner
auprès de Vérotchka et lui dit que sa mère n'était pas
coupable, qu'elle était indignée contre l'imposteur; mais
que son âpreté au gain lui ferait chercher bientôt un
nouveau prétendant et que Vérotchka aurait bientôt de
nouveaux ennuis; puis elle lui demanda si elle avait des
parents à Pétersbourg, et sur la réponse négative, Julie
poursuivit.
— C'est dommage. Avez-vous un amant ?
Vérotcka ouvrit de grands yeux,
— Pardon, pardon ! Cela se comprend ... mais alors
vous êtes donc sans asile ? Comment faire ? Mais tenez, je
ne suis pas ce que vous pensez, je ne suis pas sa femme,
mais sa maîtresse; je ne puis vous inviter chez moi, je ne
suis pas mariée ; tout Pétersbourg me connait... Vous
seriez perdue de réputation; c'est déjà assez que je sois
Venue ici ; Venir une seconde fois, serait vous perdre. Et
pourtant il faut que je vous revoie encore une fois, plus
peut-être.., si toutefois vous avez confiance en moi ?...
Oui ? Bon ! A quelle heure serez-vous libre demain ?
— A midi. .
Midi était un peu tôt pour Julie; c'est égal, elle se
fera réveiller et rencontrera Vérotchka sur le côté de
Gastinoï Dvor, ") qui est opposé au Nevsky. ") Là, per
SOnne me connait Julie. -

— Quelle bonne idée ! continua la Française. Maintenant


donnez-moi du papier, que j'écrive à M. Storechnikoff.
#
-

*) Le Palais Royal pétersbourgeois.


*) C'est à dire à la Perspective Nevsky, la plus belle rue de Pétersbourg.
4l

· Le billet qu'elle écrivit était ainsi conçu :


« Monsieur, vous êtes probablement très ennuyé de
votre position. Si vous voulez que je vous aide, venez.
ce soir à 7 heures chez moi.
» Maintenant, adieu. » J. Letellier ».
Mais au lieu de prendre la main qu'elle lui tendait,
Vérotchka lui sauta au cou et l' embrassa en pleurant. .
Julie, très émue aussi , ne put également retenir ses
larmes et ce fut avec l'élan d'une vive tendresse qu'elle
embrassa plusieurs fois la jeune fille, en lui faisant mille
protestations d'affection.
— Chère enfant, dit-elle enfin, vous ne pouvez com
prendre ce que j'éprouve à présent. Pour la première
fois, depuis bien des années, des lèvres pures ont touché
mes lèvres. O mon enfant, si vous saviez !.... Ne donnez
jamais un baiser sans amour ! Préferez la mort à un
tel malheur !

V.

Le plan de Storechnikoff n'était pas si noir que se l'é


tait imaginée Maria Alexevna qui n'avait pas de raison
pour ne pas croire au mal; mais il n'en était pas moins
infâme. On partait en traîneau, on s'attardait le soir; ces
dames n'auraient pas tardé à être gelées et affamées, Sto
rechnikoff leur aurait offert du thé; il aurait mis un
peu d'opium dans la tasse de la mère, puis, profitant du
trouble et de l'effroi de la jeune fille, il l'aurait conduite
dans la chambre du souper et le pari était gagné. Ce
qu'il serait advenu ensuite, le hazard en aurait décidé ;
peut-être que Vérotchka, étourdie et sans bien com
prendre, serait restée un moment ? si, au contraire, elle
n'avait fait qu'entrer et sortir, il aurait allégué que
c'était la première fois qu'elle sortait seule et le pari
aurait été gagné quand même. Enfin, il offrait de l'ar
42

gent à Maria Alexevna.... Oui, c'était bien imaginé.


Mais maintenant.... Il maudissait sa présomption, il au
rait voulu être sous terre. -

C'est dans cette situation d'esprit qu'il reçut la lettre de


Julie; ce fut comme un élixir souverain pour un malade,
un rayon de lumiere dans de complètes ténèbres , un
terrain ferme sous les pieds d'un homme qui s'enfonce.
Storechnikoff passa tout-à-coup à l'espoir le plus vif.
— Elle me sauvera, cette généreuse femme. Elle est
si intelligente qu'elle saura bien inventer quelque chose
de péremptoire. O noble Julie !
A sept heure moins dix minutes, il était devant sa porte.
— Madame vous attend; daignez seulement entrer.
Julie le reçut sans se lever. Quelle majesté dans
son maintien! quelle sévérité dans son régard !
— Je suis bien aise de vous voir, asseyez-vous, lui
dit-elle en réponse à son salut respectueux. -

Pas un muscle ne bougea sur sa face, Storechnikoff


allait recevoir une rude réprimande. Qu'importait ?
pourvu qu'elle le sauvât !
— Monsieur Storechnikoff, commença Julie d'un ton .
froid et d'une voix lente, vous connaissez mon opinion
sur l'affaire qui a motivé notre entrevue; il est inutile
de vous en rappeler les détails J'ai vu cette personne,
et je sais la proposition que vous lui avez faite ce matin.
Donc, je sais tout et je suis bien aise de n'avoir pas à
vous questionner. Votre position est claire, pour vous
et pour moi. -

(Dieul pensa Storechnikoff, que j'aimerais mieux des


injures !) *

Vous ne pouvez en sortir que par moi., Si vous avez


quelque chose à me répliquer, j'attends... Vous ne ré
pondez pas ? vous croyez donc que moi seule, je puis vous
venir en aide. Je vais vous dire ce que je puis faire et, si
cela Vous semble suffisant, je vous ferai mes conditions.
43

Storechnikoff ayant fait un signe affirmatif, elle reprit :


| — J'ai préparé là une lettre pour Jean où je lui dis
que depuis la scène d'hier j'ai changé d'avis, que je veux
bien prendre part au souper; mais pas ce soir, étant re
tenue ailleurs, je le prie de vous engager à ajourner
le souper. Je ferai entendre qu'ayant gagné votre pari,
il vous sera dur d'ajourner le triomphe. Cette lettre
vous suffit-elle ? º

— Parfaitement. · . -

— Mais je n'enverrai la lettre qu'à deux conditions.


Vous pouvez refuser de les accepter, et dans ce cas je
brûlerai la lettre.
Ces deux conditions, poursuivit-elle d'une voix lente
qui torturait Storechnikoff, ces deux conditions les voici :
Primo : vous mettrez fin à vos persécutions contre
cette jeune personne.
Secondo: vous cesserez de prononcer son nom dans
Vos conVersations.
— Est ce tout ?
— Oui,
Un éclair de joie illumina le visage de Storechnikoff.
Rien que cela, pensa-t-il. C'etait bien la peine de tant
m'effrayer. Dieu sait ce que j'étais prêt à lui accorder.
Mais Julie continuait avec la même solennité et la
même lenteur :
— La première est nécessaire pour elle, la seconde
l'est aussi pour elle, mais plus encore pour vous ; j'ajour
nerai le souper de huitaine en huitaine, jusqu'à ce qu'on
l'ait oublié. Et vous sentez bien qu'on n'oubliera que si
vous même ne pronnoncez plus le nom de cette jeune
personne.
Puis elle s'occupa sur le même ton de l'exécution du
plan conçu... Jean recevra la lettre encore à temps....
Je me suis informée, il dîne chez Berthe.... Il se rendra
chez vous après avoir fumé son cigare.... Nous allons
44

donc expédier la lettre, voulez vous la lire ?.... Voici -


l'enveloppe... Je sonne....
Pauline vous voudrez bien remettre cette lettre...
Nous ne nous sommes pas vus aujourd'hui, Monsieur
Storechnikoff et moi; il n'est pas venu ici. Comprenez
VOus?
Enfin la lettre est envoyée; Storechnikoff respire plus
librement et est tout au bonheur de sa délivrance.
Mais Julie n'a pas encore fini :
— Dans un quart d'heure, il faudra aller chez vous pour
que Jean vous y trouve, vous avez encore un moment
et je veux en profiter pour vous dire encore quelques
mots : Vous suivrez, ou vous ne suivrez pas, mes conseils ;
mais vous y réfléchirez.
Je ne parlerai pas des devoirs d'un honnête homme à
l'égard d'une jeune fille dont il a compromis la réputation.
Je connais trop notrejeunesse mondaine pour croire utile
d'examiner longuement ce côté de la question. Votre
mariage avec cette jeune personne me paraitrait avan
tageux pour vous. Je vais m'expliquer avec la franchise
que vous me connaissez, et bien que quelques-unes des
paroles que je vais vous dire puissent vous blesser. Si
je vais trop loin, un mot de vous suffira pour que je
m'arrête net. Voici donc : -

Vous êtes d'un caractère faible, et si vous tombez


entre les mains d'une mauvaise femme vous serez joué,
· trompé, et torturé par dessus le marché. Elle est bonne
c'est un noble cœur ; malgré sa naissance roturière et
sa pauvreté, elle vous aiderait singulièrement dans votre
, carrière. •.

Introduite dans le monde par vous, elle y brillerait et


y deviendrait influente. Les avantages qui découlent
pour un mari d'une telle situation sont faciles à com
prendre. Outre ces avantages extérieurs, il en est d'au
tres plus intimes et plus précieux encore. Vous avez be
45

soin d'un intérieur paisible et même d'être un peu guidé.


Elle peut vous donner tout cela. Je vous parle très
sérieusement; d'après mes observations de ce matin,
c'est une perfection. Pensez à ce que je vous ai dit.
Si elle vous acceptait, mais j'en doute beaucoup, je
considérerais cette acceptation, comme un grand bon
heur pour vous. *

Je ne vous retiens pas davantage, il est temps que


vous partiez.

VI.

Vérotchka fut au moins tranquille tout d'abord ; sa


mère ne pouvait en consience lui en vouloir d'avoir
évité un piège si lâchement tendu, elle fut donc laissée
assez libre le lendemain et put, sans en être empêchée,
se rendre à Gastinoi Dvor.
— Il fait bien froid ici, et je n'aime pas le froid.
Mais attendez un peu ici, dit Julie en arrivant. Elle
entra dans un magasin, où elle acheta un voile très
épais.
— Mettez-le là !.. Maintenant, vous pouvez venir chez
moi, sans qu'on vous reconnaisse. Pauline est très-dis
crète; c'est égal, je ne veux pas qu'elle vous voie, je
suis trop jalouse de votre reputation; et surtout ne
- levez pas votre voile, tant que nous serons ensemble.
Julie était vêtue du manteau, et du chapeau de sa
servante et son visage était caché sous un voile épais.
Il fallut d'abord se réchauffer; après quoi, questionnée
par Julie, Vérotchka donna de nouveaux détails.
— Bien, chère enfant; soyez sûre maintenant qu'il va
VOus demander en mariage. Des hommes comme lui de
viennent follement amoureux quand on a repoussé leurs
galanteries. Savez vous que vous avez agi avec lui en
coquette expérimentée ? La coquetterie —je ne parle pas
<

46 º

de l'imitation affectée et fausse de cette manière d'agir -


la coquetterie n'est autre chose que beaucoup d'esprit et
beaucoup de tact appliqués aux relations entre l'homme
et la femme. C'est ainsi que des jeunes fllle naïves agis
sent sans le savoir en coquettes éxperimentées; il suffit
pour cela qu'elles aient de l'esprit. Peut-être aussi, mes
arguments l'auront ils impressionné ? Mais le principal
c'est votre fermeté; quoi qu'il en soit, il est à peu près
sûr qu'il vous fera une proposition de mariage, et je
vous conseille de l'accepter.
-- Vous ! qui m'avez dit hier qu'il valait mieux mou
rir que de donner un baiser sans amour.
— Ma chère enfant, j'ai dit cette parole dans un mo
ment d'exaltation; elle est juste; mais c'est de la poésie
et la vie se compose d'intérêts très-prosaïques.
— Non ! Jamais je ne l'épouserai; il me fait horreur !
je ne m'abaisserai pas jusque là ! je préfèrerais mourir,
me jeter par la fenêtre ! demander l'aumône !.. oui, plû
tôt la mort qu'un homme si avili !
Julie, sans se déconcerter, se mit à expliquer les
avantages du mariage qu'elle avait projeté:
— Vous seriez délivrée des persécutions de votre mère ;
vous ne courriez plus le risque d'être vendue... lui, il est
un peu bête, mais il n'est pas méchant... un mari de ce
caractère est ce qu'il faut à une femme intelligente comme
vous ; c'est vous qui méneriez la maison...
Elle lui parla vivement ensuite des actrices et des
chanteuses qui, loin d'être soumises aux hommes par
l'amour, les subjuguent au contraire. -

— C'est là une belle position pour une femme ! et cette


position est plus belle encore quand la femme joint à cette
indépéndance et à ce pouvoir une léga'ité de liens qui
en impose à la société; c'est-à-dire quand elle est mariée
et qu'elle est aimée et admirée par son mari, comme
l'actrice l'est par l'amant qu'elle a subjugué.
47

La conversation s'anima de plus en plus. Julie parlait


beaucoup, et Vérotchka répliquait : -

— Vous m'appelez fantaisiste et vous me demandez


comment j'entends la vie. Je ne veux ni dominer, ni être
dominée; je ne veux ni dissimuler, ni tromper ; je ne
veux pas non plus m'évertuer à acquérir ce qu'on me
dit nécessaire, mais dont je n'éorouve pas le besoin. Je
ne désire pas la richesse ; pourquoi la chercherais je ? Le
monde ne m'attire pas; briller dans la société m'importe
peu ; pourquoi ferais-je des efforts dans ce but?
Non seulement, pour ces choses que le monde vante
tant, je ne me sacrifierais pas moi -même, mais je ne
sacrifierais même pas un de mes caprices. Je veux être
indépendante et vivre à ma manière. Ce dont j'ai besoin,
je me sens la force de le gagner ; ce dont je n'ai pas
besoin, je n'en veux pas... Vous dites que je suis jeune,
inexpérimentée, que je changerai avec le temps; c'est
à voir. Quant à présent, je n'ai que faire de richesse et
d'éclat dans le monde.
Vous me demanderez ce que je veux, je n'en sais
rien. Si j'ai besoin d'aimer d'amour, c'est ce que je ne
sais pas. Est-ce que je savais, hier matin, que j'allais
vous aimer ? que mon cœur allait être pris par l'amitié
quelques heures plus tard ? Non certes. Je ne puis pas
mon plus savoir ce que je ressentirai pour un homme,
quand je l'aimerai d'amour. Ce que je sais, c'est que je
veux être libre, que je ne veux être l'obligée de per
sonne, pour ne dépendre de personne : je veux faire à ma
guise; que les autres fassent de même. Je respecte la
liberté d'autrui, comme je veux qu'on respecte la mienne.
Julie écoutait émue et pensive et, plusieurs fois, elle
rougit. *a

- Oh ! chère enfant ! que vous avez raison; s'écria -t-elle


d'une voix entrecoupée. Ah ! si je n'étais pas si dépravée !
On m'appelle femme immorale, mon corps a été souillé,
48

j'ai tant soumert. ce n'est pas là ce que j'appelle ma


dépravation. Ma dépravation, c'est d'être habituée au
luxe et à l'oisiveté; c'est de ne pouvoir vivre sans les
autres...... -

Malheureuse que je suis ! Je te dépravais, pauvre en


fant et sans le vouloir. Pardonne-moi, et oublie tout ce
que je t'ai dit. Tu as raison de mépriser le monde ; il
est vil et vaut moins que moi encore.
Là où est l'oisiveté, là est le vice et l'abomination,
là où est le luxe, là est encore le vice et l'abomination.
Adieu, pars vite.

VII.

Storechnikoff restait plongé dans cette pensée de plus


en plus caressée. Si en effel je l'épousais ? Il lui arriva
en cette circonstance ce qui arrive, non pas seulement
aux hommes versatiles comme lui, mais encore aux
hommes d'un caractère plus ferme. L'histoire des peu
ples est remplie de cas semblables : voyez les pages de
Hume, de Gibbon, de Ranke, de Thierry. Les hommes se
traînent dans une ornière donnée, simplement - parce
qu'on leur a dit de le faire; mais criez leur bien fort
de prendre un autre chemin, ils n'entendront pas d'abord,
mais ensuite ils se jetteront dans la voie nouvelle avec
le même entraIn. On avait dit à Storechnikoff qu'avec
une grande fortune, un jeune homme n'a qu'à choisir
parmi les pauvres la beauté qu'il desire pour maîtresse,
et voilà pourquoi il avait pensé à faire sa maîtresse de
Vérotchka. Maintenant, on lui avait jété dans la tête
un mOt nOuveau: Muriage ! Et il meditait sur cette
question: l'épouSerai-je ? comme autrefois il avait me
dité sur celle-ci: si j'en faisais ma muitresse.
C'est là le trait commun par lequel Storechnikoffre
présentait en sa personne, d'une manière satisfaisante
•"
V, º 49
les neuf dixièmes de ses concitoyens du monde. Les his
toriens, et les psychologues disent que dans chaque
fait spécial le fait commun s'individualiSe par des élé
ments locaux, temporels, individuels etc.... et que ce
sont précisément ces éléments particuliers qui im
portent le plus. Examinons donc notre cas particulier.
Le principal avait été dit par Julie (comme si elle l'a
vait pris dans les romans russes qui en parlent tous):
la résistance excite le désir. Storechnikoff s'était ha
bitué à rêver la possession de Vérotchka. De même que
Julie, j'appelle les choses par leur nom, comme d'ailleurs
nous faisons presque tous dans la cOnversation courante ;
depuis quelque temps, son imagination lui représentait
Vérotchka dans des poses plus voluptueuses les unes que
les autres; ces tableaux enflammaient sa pensée et, quand
il croyait toucher à leur réalisation, Vérotchka avait
soufflé sur le rêve et tout s'était évanoui. Mais s'il n'a
pas pu l'avoir comme maîtresse, il pourrait l'avoir comme
épouse, qu'importe après tout ? pourvu que sa grossière
sensualité soit satisfaite, pourvu que ses rêves érotiques
les plus fougueux soient réalisés. O boue humaine ! possé
der ! Qui ose posséder un être humain ? On peut posséder
une paire de pantouffles, une robe de chambre.... Mais que
dis-je ? chacun de nous, hommes, possède quelqu'une de
vous, ô nos sœurs ! Est ce que vous êtes nos sœurs ? vous
êtes nos servantes. Il y a, je le sais, quelques femmes
qui subjuguent quelques hommes; mais qu'est ce que cela
fait? Beaucoup de valets dominent leurs maîtres et cela
n'empêche pas les valets d'être valets. -

Ces images amoureuses s'étaient développées dans la


pensée de Storechnikoff après l'entrevue du théâtre;
il l'avait trouvée cent fois plus belle qu'il n'avait cru
d'ahord et son imagination souillée s'était exaltée.
Il en est de la beauté, comme de l'esprit, comme de tou
tes les qualités: les hommes ne l'apprécient que d'après
- 4
50

l'opinion générale. Chacun voit qu'un beau visage est


beau, mais jusqu'à quel point l'est-il ? C'est ici qu'il faut,
pour pouvoir classer, les données de l'opinion courante.
Quand Vérotchka était allée dans les galeries, ou aux
derniers rangs des fauteuils du parterre, elle n'avait pas
été remarquée; mais lorsqu'elle avait paru dans une
loge du deuxième, plusieurs jumelles avaient été fixées
sur elle; et combien d'exclamations admiratives avait
entendues Storechnikoff, lorsqu'après l'avoir conduite,
il se rendit au foyer ! -

— Serge, se disait Storechnikoff, c'est un homme d'un


goût très-fin ! et Julie ? qu'en faire ?... Mais... quand on
n'a qu'à mettre la main sur une telle merveille, on ne
se demande pas à quel titre on va la possèder.
L'ambition fut mise en regard de la volupté. D'un'autre
côté, une phrase de Julie : « je doute fort qu'elle vous
accepte », l'excitait encore plus. — Comment! elle ne
m'accepterait pas, quand j'ai un tel uniforme et une
telle maison. Je te prouverai, Française, qu'elle m'ac
ceptera, oui elle m'acceptera !
Storechnickoff avait encore une autre raison pour en
flammer sa passion : sa mère s'opposerait certainement
au mariage et la mère représentait ici l'opinion de la
société; or, Storecnikoff avait craint jusqu'à prèsent sa
mère ; mais évidemment, cette dépendance lui était à
charge. Et la pensée : « je ne la crains pas, j'ai du ca
ractère », était extrêmement propre à flatter l'ambition
d'un homme sans caractère comme lui.
Il était aussi poussé par le désir d'avancer un peu
dans sa carrière au moyen de sa femme.
A tout cela, il faut encore joindre ceci, que Storechni
koff ne pouvait pas se présenter dans son rôle ancien,
et il voulait tant la voir !
Bref, il songeait chaque jour, de plus en plus, au ma
riage et à huit jours de là, un dimanche, pendant que
51

Maria Alexevna, après avoir entendu la messe, se


demandait comment elle pourrait bien l'amadouer, il se
présenta et formula sa demande. Vérotchka étant restée
dans sa chambre, il ne pouvait parler qu'à Maria
Alexevna, qui lui répondit que, pour elle, ce mariage
serait un grand honneur ; mais qu'en mère tendre, elle
voulait consulter sa fille et qu'il voulût bien revenir le
lendemain matin chercher la réponse.
— Quelle brave fille nous avons ! disait un moment après
Maria Alexevna à son mari. Comme elle a su le prendre !
Et moi qui, ne sachant comment l'allécher de nouveau,
pensais que tout était à recommencer : Je croyais même
l'affaire manquée sans retour. Mais elle, ma Verka, elle
ne la gâtait pas l'affaire ; elle la menait avec une ruse
parfaite. Brave fille, va.
— C'est ainsi que le Seigneur inspire les enfants, dit
Pavel Konstantinytch.
Il jouait rarement un rôle dans la vie de la famille.
Mais Maria Alexevna était une gardienne rigoureuse des
bonnes traditions et dans un cas comme celui-ci : faire
part à sa fille de la proposition, qu'on lui avait faite,
elle se hâta de donner à son mari le rôle honnorable,
qui de droit appartient au chef de la famille et au maître.
Pavel Konstantinytch et Maria Alexevna s'instal
lèrent sur le divan, seule place assez solennelle pour
un tel objet, et envoyèrent Matroena prier Mademoiselle
de bien vouloir venir auprès d'eux.
— Véra, commença Pavel Konstantinytch, Mikhaïl
Ivanytch nous fait un grand honneur : il demande ta
main. Nous lui avons répondu, qu'en parents affectionnés,
nous ne voulions pas te contraindre ; mais que de notre
côté, nous étions heureux de sa démarche. En fille obéis
sante et sage, nous t'avons toujours connue telle, repose
toi sur notre expérience : nous n'avions jamais osé de
mander à Dieu un tel fiancé, L'acceptes-tu, Véra ?
52 • »

— Non, dit Vérotchka.


— Qu'entends-je, Véra ? s'écria Pavel Konstanti
nytch (la chose é ait tellement claire qu'il pouvait se
mettre en fureur, même sans demander conseil à sa
femme).
— Es-tu folle ou idiote ? Ose seulement répéter ce que
tu viens de dire, détestable chiffon que tu es ! s'écria
Maria Alexevna, hors d'elle-même et les poings levés
sur sa fille.
— Calmez-vous, maman, dit Vérotchka en se levant
aussi, Si vous me touchez, je m'en irai de la maison ;
si vous m'enfermez, je me jetterai par la fenêtre. Je
savais quel accueil vous feriez à mon refus et j'ai bien
réfléchi à tout ce que j'ai à faire. Asseyez-vous et restez
tranquille, ou je m'en vais.
Maria Alexevna s'assit de nouveau. — Quelle bêtise !
pensa-t-elle, nous n'aVons pas fermé à clé la porte de
sortie. Il ne faut qu'une seconde pour pousser le ver
rou..... Elle s'en irait, comme elle le dit, et personne ne
la rattraperait, cette enragée !
— Je ne serai pas sa femme, répéta la jeune fille, et
sans mon consentement le mariage ne peut se faire.
— Véra, tu es folle, insista la mère d'une voix
étouffée.
— Est-ce possible ? Que lui dirons nous demain ? ajouta
le père. -

— Ce n'est pas votre faute; c'est moi qui refuse.


La scène dura près de deux heures. Maria Alexevna
furieuse, cria et vingt fois leva des poings fortement
serrés : mais à chaque accès Vérotchka disait :
— Ne vous levez pas, ou je m'en vais.
On se disputait ainsi sans aboutir à rien; quand l'en
trée de Matroena demandant s'il était temps de servir
le dîner - le gâteau étant déjà resté trop longtemps
au feu, mit fin à tout cela.
- 53
— Réfléchis jusqu'au soir, Véra, il est temps encore,
ravise-toi, ce serait une imbécillité sans nom.
Puis Maria Alexevna parla à l'oreille de Matroena.
- Maman, vous voulez me tendre quelque piège, tirer
la clé de la porte de ma chambre, ou quelque chose
de ce genre. N'en faites rien: ce serait pis.
Maria Alexevna céda encore :
— Ne le fais pas — dit-elle en s'adressant à la cui
sinière. — C'est une bête féroce que cette drôlesse ! Ah !
si ce n'était pour son museau qu'il la veut, je le met
trais en pièces ... Mais si je la touche, elle est capable
de s'estropier. Oh ! maudite ! oh ! serpent ! si je pouvais !..
On dîna sans mot dire. Après le dîner, Vérotchka re
tourna dans sa chambre. Pavel Konstantinytch se cou
cha, selon son habitude, pour dormir un peu ; mais il
n'y put parvenir, et à peine commençait-il à sommeiller
que Matroena lui annonça que le domestique de la pro
priétaire était venu pour le prier de passer chez elle
à l'Instant même.
Matroena tremblait comme une feuille.
Pourquoi ?

VIII.

Et comment voudriez vous qu'elle ne tremblât pas ?


N'est ce pas elle, qui, sans perdre de temps, a raconté
à la femme du cuisinier de la propriétaire, la dé
marche de Mikhaïl Ivanytch. Celle-ci s'est plainte à
la deuxième femme de chambre des cachotteries qu'on
lui faisait. La deuxième servante a protesté de son in
nocence : « si elle avait su quelque chose, elle l'aurait
· dit : elle n'avait pas de secrets, elle disait tout. » La femme
du cuisinier lui a fait alors des excuses ; mais la deuxième
servante a couru près de la première servante et lui a
raconté la grande nouvelle.
— Est-ce possible ? s'est écrié cette derniére. Si je ne
le sais pas, c'est que Madame l'ignore ; il aura agi en
Cachette de sa mère et elle court avertir Anna Pet I'ovna.
Voilà quelle histoire a faite Matrœna.
— Mauvaise langue, que je suis ? se disait-elle avec
colère. Il va m'en arriver de belles ! Maria Alexe Vna va
s'enquérir.
Mais l'affaire prit une telle direction, que Maria
Alexevna oublia de rechercher d'où était partie l'in
discrétion.
Anna Petrovna soupirait, gémissait ; elle s'était deux
fois évanouie devant le première servante. Cela voulait
dire qu'elle était fortement affligée. Elle envoya chercher
son fils.
Son fils parut :
— Ce que j'ai entendu dire, Michel, serait-il vrai? lui
dit-elle en françaïs d'une voix à la fois brisée et furieuse.
— Qu'avez vous entendu dire, maman ?
— Que tu aurais fait des propositions de mariage à
cette.... à cette.... à cette.... à la fille de notre régisseur.
-- C'est vrai, maman.
— Sans demander conseil à ta mère ?
— J'ai voulu attendre pour vous demander votre con
sentement, que j'aie reçu le sien.
— Tu devais savoir, ce me semble, qu'il est plus facil
d'obtenir son consentement que le mien. -

— Maman, c'est maintenant admis, que d'abord on


demande le consentement de la jeune fille et ensuite on
parle aux parents. -

— Cela est admis, pour toi ? Peut-être, pour toi il est


également admis que les fils de bonne famille épousent
une... on ne sait quoi, et que les mères y donnent leur
consentement ! z .

— Maman, elle n'est point une on ne soit quoi, quand


Vous l'aurez connue, vous approuverez mon choix,
55

— Quand je l'aurai connue !.. Je ne la connaîtrai jamais !


Approuver ton choix !... Je te défends de songer plus
longtemps à ce choix ! Je te le défends, entends-tu ?
— Maman, cet arbitraire des parents n'est plus de mise
à présent; je ne suis pas un petit garçon, pour être
mené par le bout du nez. Je sais ce que je fais. -

— Ah l... s'écria Anna Petrovna, en fermant les yeux.


Si, devant Maria Alexevna, Julie et Vérotchka, Mikhaïl
Ivanytch paraissait sot et sans volonté, c'est parce
qu'elles étaient femmes d'esprit et de caractère; mais
ici, en ce qui concerne l'esprit, les armes étaient égales
et si, en ce que touche le caractère, la balance penchait
du côté de la mère, le fils avait un bien autre avantage.
Jusqu'ici il avait craint sa mère par habitude ; mais il
avait une aussi bonne mémoire qu'elle. Ils savaient tous
les deux que le véritable propriétaire, c'était lui, Mikhaïl
Ivanytch. Ceci explique pourquoi Anna Petrovna au
lieu d'arriver droit à la parole décisive : je te le dé
fends, prenait des biais, prolongeait la conversation.
Mais Mikhaïl Ivanytch était déjà allé si loin qu'il ne
pouvait plus reculer.
— Je vous assure, maman, que vous ne pourriez avoir
une fille meilleure.
— Monstre l assassin de ta mère ! -

— Maman, causons de sang froid. Il faut bien que tôt


ou tard je me marie ; or, un homme marié a plus de
dépenses à faire qu'un célibataire. Je pourrais, si je
voulais, me marier avec une femme telle, que tous les
revenus de la maison nous suffiraient à peine. Si au con
traire, je me marie avec celle-là, vous aurez en elle
une fille respectueuse et vous pourrez vivre avec nous,
comme par le passé.
— Tais-toi, monstre, laisse moi !
— Maman, ne vous fâchez pas, je vous prie ; ce n'est
pas ma faute.
56

— Tu épouses une roturière, une serve, et ce n'est pas


ta faute !
— Maintenant, maman, je vous laisse, sans m'en faire
prier, car je ne puis souffrir qu'en ma présence on la
qualifie ainsi.
— Va ! assassin !
Anna Petrovna s'évanouit et Michel s'en alla, tout
content de s'être si bien comporté dans cette première
escarmouche, ce qui est le plus important dans ce genre
d'affaires. -

Quand son fils fut parti, Anna Petrovna se hâta de


revenir de son évanouissement. La circonstance était
grave, son fils lui échappait. En réponse à « je te le
défends » il avait expliqué que c'est à lui qu'appartenait
la maison. Après s'être un peu calmée, elle appela sa
servante et lui confia sa douleur; celle-ci, qui partageait
le mépris de sa maîtresse pour la fille du régisseur,
conseilla d'agir sur les parents. Et c'est pourquoi Anna
Petrovna venait de faire appeler son régisseur. -

— Jusqu'ici j'étais très contente de vous, Pavel Kon


stantinytch, mais des intrigues, aux quelles, je l'espère,
vous n'avez pas pris part, pourraient bien nous brouiller.
— Votre excellence, je n'y suis pour rien. Dieu m'en
est témoin. -

– J'avais déjà su, que Michel faisait la cour à votre


fille. Je ne l'en empêchais pas, car un jeune homme a
besoin de distraction. J'ai de l'indulgence pour les folies
de jeunesse. Mais je ne souffrirai pas l'abaissement de
ma famille. Comment votre fille a-t-elle pu concevoir
de telles espérances ?
— Votre excellence, elle ne les a jamais conçues.
C'est une fille respectueuse, nous l'avons élevée dans
l'obéissance.
— Que voulez-vous dire par là ?
- Elle n'osera jamais aller contre votre volonté.
57

Anna Petrovna n'en pouvait croire ses oreilles. Était


ce possible ? Elle pouvait en être quitte pour si peu !
— Apprenez ma volonté.... Je ne puis consentir à un
mariage si étrange, si inconvenant, dirais-je.
— Nous le sentons, vQtre excellence, et Vérotchka le
sent aussi. Voici ses propres paroles : je n'ose pas, de
peur de fâcher son excellence.
— Comment tout-cela s'est il passé ?
— Cela s'est passé ainsi, votre excellence : Mikhaïl
Ivanytch a daigné exprimer son intention à ma femme,
et ma femme lui a dit, qu'elle ne lui donnerait pas de
réponse avant demain matin. Or, ma femme et moi avions
l'intention de tout vous dire d'abord. Mais nous n'osions
pas déranger votre excellence à une heure si avancée.
Après le départ de Mikhaïl Ivanytch nous avons parlé
en ce sens à Vérotckha, qui nous a répondu qu'elle
était de notre avis et qu'il ne fallait pas songer à
cela.
— Votre fille est donc une prudente et honnête fille ?
— Mais certainement, votre excellence, c'est une fille
respectueuse !
— Je suis bien aise que nous puissions rester amis.
Je veux vous récompenser à l'instant même. Le grand
appartement du deuxième qui donne sur la rue, et qui
est en ce moment occupé par le tailleur, sera bientôt
libre ? -

— Dans trois jours, votre excellence.


— Prenez-le pour vous, et yous pouvez dépenser
jusqu'à cent roubles pour le mettre en bon état. En ou
tre j'augmente vos appointements de 240 roubles par an.
- Daignez me laisser baiser votre main, votre excel
lence. -

- Bon, bon !!.. Tatiana ! ... — La servante accourut.


- Apporte moi mon manteau de velours bleu. J'en
fais cadeau à votre femme. Il coûte 150 roubles (il n'en
| N
58

coûtait que 75) et je ne l'ai mis que deux fois (elle


l'avait mis plus de 20). Ceci est pour votre fille (Anna
Petrovna remit au régisseur une petite montre de femme),
je l'ai payée 300 roubles (elle l'avait payée 120). Vous
le voyez, je sais récompenser et je me souviendrai tou
jours de vous, toujours. N'oubliez pas que je suis indul
| gente pour les légèretés des jeunes gens.
Quand le régisseur fut sorti, Anna Pétrovna appela
de nouveau Tatiana.
— Prie Mikhaïl Ivanytch de venir me parler.... mais
mon, j'irai plutôt chez lui-moi même. — Elle craignait que
l'ambassadrice ne racontât au domestique du fils, et le
domestique au fils, ce qui s'était passé. Elle voulait avoir
le plaisir de frapper l'esprit de son fils par cette nou
velle inattendue. Mikhaïl Ivanytch était couché et, non
sans quelque satisfaction intérieure, tordait sa moustache.
— Qu'est ce qui l'amène ici ? Je n'ai pas d'essence contre
les évanouissements, pensait-il en voyant entrer sa mère.
Mais il aperçnt sur le visage de celle-ci l'expression
d'un dédaigneux triomphe.
Elle s'assit et dit :
— Asseyez-vous, Mikhaïl Ivanytch, et nous causerons.
... Elle le regarda longtemps, le sourire sur les lèvres.
Enfin, elle dit lentement ; - -

— Je suis très-contente, Mikhaïl Ivanytch : devinez


de quoi ?
— Je ne sais que penser, maman; votre regard est si
étrange....
— Vous verrez qu'il n'est pas étrange du tout; cher
chez bien, vous devinerez, peut-être.
Un silence prolongé suivit ce nouveau sarcasme. Le
fils se perdait en conjectures, la mère se complaisait
dans son triomphe.
— Vous ne pouvez pas deviner, — je vais vous le
dire. C'est tout simple et très naturel ; si vous aviez eu
59

une ombre de sentiment élevé, vous auriez deviné.Votre


maîtresse, — dans la conversation précé lente Anna
Petrovna avait louvoyé, maintenant, ce n'était plus la
peine, l'ennemi étant désarmé, — votre maîtresse..... ne
répliquez pas, Mikhaïl Ivanytch, c'est vous même qui
avez partout crié, qu'elle est votre maîtresse, — votre
maîtresse, cette créature de basse extraction, de basse
éducation, de basse conduite, même — cette créature
méprisable....
| — Maman, mon oreille ne peut pas souffrir de telles
expressions, appliquées à une jeune fille qui sera ma
femme.
— Je ne m'en serais pas servi, si j'avais eu l'idée
qu'elle pourrait être votre femme. Mais c'est dans le
but de vous expliquer que cela n'aura pas lieu et vous
dire en même temps pourquoi cela n'aura pas lieu......
Laissez-moi donc finir. Vous pourrez après me reprocher
à votre aise les expressions, dont je me suis servie, en
admettant que vous les croyez encore déplacées. Mais
en attendant, laissez-moi finir. Je veux-vous dire, que
votre maîtresse, cette créature sans nom, sans éducation,
dépourvue de sentiment, — avait elle-même , compris
toute l'inconvenance de vos desseins. C'est à vous couvrir
de honte !
— Quoi ? Que dites-vous ? Achevez !
— Vous m'en empêchez vous-même. J'ai voulu dire
que même cette créature, — comprenez-vous ? même
cette créature ! — avait pu comprendre et apprécier mes
sentiments et après avoir appris de sa mère, que vous
lui aviez fait une proposition, elle a envoyé son père me
dire qu'elle ne s'éleverait jamais contre ma volonté et
ne deshonererait pas notre famille de son nom avili.
— Maman, vous me trompez ! -

— Heureusement pour vous et pour moi, je ne dis que


l'exacte vérité. Elle dit que..... -
60
Mais Mikhaïl Ivanytch n'était plus dans la chambre ;
il endossait son manteau pour sortir.
— Retiens-le, Poetre, retiens-le! s'écria Anna Petrovna.
Poetre ouvrit de grands yeux, en entendant un ordre
si extraordinaire. Pendant ce temps, Mikhaïl Ivanytch
descendait rapidement l'escalier.

IX.

— Eh bien ? fit Maria Alexevna quand son mari rentra.


— Ça va bien, ça va bien, petite-mère ! Elle savait
déjà et m'a dit : Comment osez-vous ? et moi j'ai dit :
nous n'osons pas, votre excellence, et Vérotchka l'a
déjà refusé,
- Comment ? comment ? Tu as été assez bête pour le
dire, âme que tu es ?
— Maria Alexevna....
— Ane ! scélérat! tu m'as tuée, assassinée, vieille
bête ! voilà pour toi! (le mari reçut un soufflet). Tiens
encore! (le mari reçut un soufflet sur l'autre joue). At
tends, je vais t'apprendre, vieil imbécile ! Et elle le saisit
par les cheveuX et le traîna dans la chambre. La le
çon dura assez longtemps, puisque Storechnikoff, après
les longues pauses et les instructions de sa mère, put, à
son arrivée dans la chambre, trouver Maria Alexevna
en pleine action éducative.
- Pourquoi n'as-tu pas fermé la porte, imbécile ? On
nous trouve dans un bel état ! n'es tu pas honteux vieux
bouc ? — C'est là tout ce que Maria Alexevna trouva à
dire.
— Où est Véra Pavlovna ? Je veux la voir de suite !
Est-il vrai, qu'elle me refuse ? dit Storechnikoff.
Les circonstances étaient tellement difficiles, qu'il ne
restait à Maria Alexevna qu'à se désister. Absolument
comme Napoléon après la bataille de Waterloo, qu'il
4
61

croyait perdue par l'incapacité du maréchal Grouchy,


tandis que c'était par la sienne propre, de même Maria
Alexevna croyait son mari l'auteur du mal. Napoléon,
lui aussi, luttait avec tenacité, faisait des prodiges et
il n'aboutit qu'à cette parole : J'abdique; faites ce que
Vous Voudrez.
—- Est-il-vrai, que vous me refusiez, Véra Pavlovna ?
- Je Vous le demande à vous-même, pouvais-je ne
pas vous refuser ?
— Véra Pavlovna ! je vous ai lâchement outragée, je
suis coupable, mais votre refus me tue. — Et il recom
mençait ses supplications. -

Véro'chka l'écouta quelques minutes; puis, pour ter


miner ce pénible entretien, elle dit :
— Mihkaïl Ivanytch, vos instances sont inutiles.
Vous n'aurez jamais mon consentement.
, — Au moins, accordez-moi une grâce. Vous sentez
encore très vivement combien je vous ai outragée.....
Ne me donnez pas de réponse aujourd'hui, laissez-moi
le temps de devenir digne de votre pardon ! Je vous
parais méprisable, mais attendez un peu : je veux de
venir meilleur et plus digne ; aidez-moi, ne me repoussez
pas, accordez-moi du temps, je veux vous obéir en tout !
Peut-être finirez vous par me trouver digne de pardon.
— Je vous plains, je vois la sincérité de votre amour
(ce n'est point l'amour, Vérotchka, c'est un mélange
de quelque chose de bas avec quelque chose de dou
loureux, on peut-être très malheureux et très mortifié
du refus d'une femme, sans l'aimer véritablement; l'amour
c'est tout-à-fait autré chose, — mais Vérotchka est en
core ignorante à cet égard et elle est touchée), — vous
Voulez que j'ajourne ma réponse, soit. Mais je vous
préviens que l'ajournement n'aménera à rien; je vous
ne donnerai jamais d'autre réponse que celle que je
VOuS ai donnée aujourd'hui. -
62

— Je vais devenir digne d'une autre réponse; Vous


me sauvez ! -

Il saisit sa main qu'il baisa avec transport.


Maria Alexevna entra dans la chambre et, dans son
enthousiasme, voulut bénir ses chers enfants, sans les
· formalités traditionnelles; c'est-à-dire sans Pavel Kon
stantinytch, puis elle appelait son mari pour les bénir en
core une fois avec la solennité convenable. Mais Store
chnikoff refroidit son enthousiasme en lui expliquant
que Véra Pavlovna, si elle n'avait pas consenti, n'avait
pas au moins refusé sans retour et qu'elle avait ajourné
sa réponse. -

Ce n'était pas trop glorieux, mais après tout compara


tivement à ce qui éxistait un moment auparavant, c'était
un pas de fait.
Aussi, Storechnikoff entra-t-il chez lui avec des airs
de triomphe, et il ne resta à Anna Petrovna que la res
source des évanouissememts.
Maria Alexevna ne savait absolument que penser de
Vérotchka, qui parlait et semblait agir absolument contre
les intentions de sa mère et qui, en définitive, surmon
tait des difficultés, contre lesquelles Maria Alexevna
elle-même ne pouvait rien. A en juger d'après la marche
de l'affaire, il était clair que Vérotchka voulait la même
chose que sa mère ; elle avait seulement une manière
d'agir mieux calculée et surtout plus efficace. Pourtant,
s'il en était ainsi, pourquoi ne disait-elle pas à sa mère :
« Maman, nous sommes d'accord quant au but, soyez
tranquille » ou bien était-elie irritée contre sa mère au
point de ne rien vouloir faire avec elle. Cet ajournement,
cela était clair pour Maria Alexevna, signifiait simplelnent
que sa fille voulait exciter l'amour de Storechnikoff et
le rendre assez fort pour briser la résistance d'Anna
Petrovna.
- Elle est certainement encore plus rusée que moi,
63

conclut Maria Alexevna après une longue réflexion —


Mais tout ce qu'elle voyait et entendait, témoignait du
cOntraire.
« Que faudrait-il donc faire se dit-elle si réellement
Véra ne voulait pas être la femme de Storechnikoff ?
C'est une bête tellement sauvage, qu'on ne sait comment
la dompter. Oui, il est de toute probabilité que cette
mijaurée ne veut pas de Storechnikoff pour mari... c'est
même incontestable ».
Car Maria Alexevna avait trop de bon sens pour être
longtemps séduite par des suppositions artificielles, qui
lui représentaient Vérotchka comme une intrigante.
« C'est égal, on ne sait ce qui peut arriver, car le
diable seul sait ce qu'elle a dans la tête; mais si elle
épousait Storechnikoff, elle ferait marcher le fils et la
mère.... Il n'y a donc rien à faire qu'attendre. La gail
larde pourrait bien se décider à la longue.... et l'on
pourrait y aider... mais avec prudence, bien entendu ».
Pour le moment, quoi qu'il en fût, il n'y avait qu'à
attendre, et ainsi fit Maria Alexevna.
Elle était pourtant bien séduisante, cette pensée, que
son bon sens ne voulait pas accepter, que Vérotchka
pouvait bien manoeuvrer pour arriver au mariage; et
si l'on excepte les paroles et les actions de la jeune
fille, tout appuyait cette idée. · •
Le fiancé était doux comme un agneau. La mère du
fiancé lutta pendant trois semaines; puis le fils prit le
dessus, par ce fait qu'il était le propriétaire, et Anna
Petrovna commença à devenir docile : elle exprima le
désir de faire la connaissance de Vérotchka. Celle-ci
n'y alla point. Maria Alexevna avait d'abord cru que,
à la place de Vérotchka, elle aurait agi plus sagement,
en y allant; mais après avoir réfléchi quelque peu, elle
avait compris que ne pas y aller valait mieux. « Oh !
c'est une fine gaillarde ! »
64
Une quinzaine plus tard, Anna Petrovna vint elle même
chez : le régisseur, sous prétexte de voir si le nouvel
appartement était bien arrangé. Elle se montra froide et
d'une amabilité mordante; après avoir subi deux ou
trois de ses paroles caustiques, Vérotchka s'en alla dans
sa chambre. Tant que sa fille était restée , Maria
Alexevna ne croyait pas qu'il fallût agir de la sorte ;
elle croyait qu'à des causticités il eùt fallu répondre
aussi par des causticités; mais quand Vérotchka s'en
était allée, Maria Alexevna avait à l'instant saisi : « oui,
s'en aller, ça vaut mieux; laissons la à son fils, que ce
soit lui qui la réprimande, ça vaut mieux »..
Deux semaines après, Anna Petrovna vint pour la se
conde fois, et sans mettre en avant aucun prétexte ;
elle dit tout simplement qu'elle était venue faire une
visite; et de sarcasmes, elle n'en dit plus en présence
de Vérotchka. ,•

Les choses en étaient là. Le fiancé faisait des cadeaux


à Vérotchka, par l'intermédiaire de Maria Alexevna et,
certainement ces cadeaux restaient chez celle-ci, comme
la montre d'Anna Petrovna, à l'exception toutefois des
cadeaux de peu de valeur que Maria Alexevna remettait
fidèlement à sa fille, comme étant des objets restés chez
elle et non dégagés; car il fallait bien que le fiancé vît
quelques-uns de ces objets sur sa fiancée. Il les voyait
en effet et il était convaincu, que Vérotchka se disposait "
à consentir ; autrement elle n'aurait pas accepté ses
cadeaux ; mais pourquoi donc tardait elle tant ? C'était,
peut-être, pour attendre qu'Anna Pétrovna fut adoucie;
c ette opinion lui avait été soufflée par Maria Alexevna. Et
il continuait à dresser Sa mère, comme un cheval de ma
nége, occupation qui n'était pas sans charme pour lui.
Ainsi, Vérotchka était laissée en repos, et l'on ne savait
que faire pour lui plaire. Cette complaisance de chien
couchant, qu'on aVait pour elle lui répugnait; elle tâchait
65

d'être le moins possible avec sa mère. De son côté, la mère


n'osait plus entrer dans la chambre de sa fille et lorsque
Vérotchka y restait, une grande partie de la journée,
elle y était parfaitement tranquille. Elle permettait
parfois à Mikhaïl Ivanytch de venir causer avec elle.
Il était alors obéissant comme un petit-enfant. Elle
lui avait ordonné de lire et il lisait avec beaucoup de
zèle, comme s'il se préparait à un examen ; il ne re
tirait pas grand fruit de sa lecture; mais cependant
il en retirait quelque peu; elle tâchait de l'aider par
des entretiens, — les entretiens lui étaient plus com
préhensibles que les livres et il faisait ainsi quelques
progrès, lents, très-lents, mais réels. Il commença par
traiter sa mère un peu mieux qu'auparavant: au lieu de
la dresser comme un cheval de manége, il préférait la
tenir par la bride.
Deux, trois mois, s'écoulèrent ainsi, On était tranquille,
mais on n'avait conclu qu'une trève et la tempête pou
vait éclater chaque jour. Vérotchka avait le cœur serré
pour l'avenir : un jour ou l'autre Mikhaïl Ivanytch ou
Maria Alexevna n'allaient-ils pas la presser de se dé
cider ? Car cet état de choses ne pouvait pas contenter
longtemps leur impatience. -

J'aurais pu inventer ici un dénoûment tragique; en


réalité, il n'y en avait pas. J'aurais pu, pour allécher
le lecteur embrouiller les choses. Mais, ami de la vérité
, et ennemi des subterfuges, je préviens d'avance mes
lecteurs qu'il n'y aura pas de dénoûment tragique, et
que la situation se dénouera sans éclairs, sans tonneres
et sans tempêtes. - -
CHAPITRE II.

Le premièr amour et le mariage légal.

I.

On sait, de quelle manière, dans le temps jadis, se


dénouaient des situations semblables : une aimable jeune
fille était dans une famille indigne; et on lui imposait
un flancé, déplaisant et brutal, qu'elle n'aimait pas. Mais
la fréquentation assidue de sa fiancée améliorait un
peu le prétendant, il devenait un homme ordinaire, ni
agréable, ni désagréable ; il était d'une obéissance et
d'une douceur exemplaires. Après s'être habituée à
l'avoir là, toujours humble, auprès d'elle, après s'être
dit qu'elle était bien malheureuse dans sa famille, que
ce mari serait meilleur, elle se décidait.
Il y avait eu bien des répugnances à surmonter, au
moment où elle avait appris ce que c'est que de se don
ner sans amour; mais ce mari n'était pas méchant après
tout, et à la longue on s'accoutume à tout ; elle deve
nait une bonne dame ordinaire, c'est-à-dire une per
· sonne, qui, bonne en elle même, s'était réconciliée avec
la trivialité et s'accommodait d'une vie végétative. Voilà
ce que devenaient autrefois les jeunes-filles.
Il en était à peu près de même des jeunes gens, qui,
67

eux devenaient de bons habitants de ce monde, tels que


les veulent la bêtise, l'égoïsme, et la trivialité,
C'est pourquoi on trouvait si peu d'hommes véritable
ment humains; de ceux-ci la moisson était si rare que
d'un épi à l'autre on n'eut pas entendu la voix. ")
Or, on ne saurait vivre seul toute sa vie, sans se consu
mer par sa propre force; les hommes vraiment humains
se consumaient et la vie matérielle les submergeait.
De nos jours, il n'en est plus de même; le nombre de
ces humains croît sans cesse et d'année en année l'aug
mentation est visible. Il en résulte qu'ils se voient entre
eux et leur nombre s'accroît d'autant plus.
Avec le temps, ils seront la majorité. Avec le temps
encore, il seront la totalité : alors, tout sera bien dans
le monde.
Vérotchka dans sa vie particulière a su réaliser cet
idéal; et c'est pourquoi (avec sa permission) je raconte
sa vie.
Elle est, que je sache, une des premières femmes, dont
la vie se soit ainsi arrangée; or les commencements inté
resseut l'histoire. La première hirondelle est la plus
chère aux habitantS du Nord.
Revenons à Véra Pavlovna. Il fallait préparer le petit
frère de Vérotchka pour le collége. Pavel Konstantinytch
s'informa auprès de ses collègues pour trouver un maitre
à bon marché; on lui recommanda un étudiant en mé
decine, appelé Lopoukhoff.
Lopoukhoff vint cinq ou six fois donner la leçon de
son nouvel élève, avant de rencontrer Vérotchka. Il se
tenait avec Fédia à un bout de l'appartement, tandis
qu'elle restait à l'autre bout dans sa chambre. Mais
comme on était près des examens de l'Accadémie
Médico-Chirurgicale et qu'il avait à étudier le matin

*) Digton russe.
68

il donna ses leçons le soir. Cette fois, à son arrivée, il


trouva toute la famille réunie pour le thé: le père et
la mère, Fédia, puis une personne inconnue : une jeune
fille d'une grande et belle taille, au teint bronzé, aux
cheveux noirs, aux yeux noirs.
Les cheveux sont beaux, épais — les yeux sont beaux,
très-beaux même et tout-à-fait d'un type méridional
— comme si elle était de la Petite-Russie. — On aurait
même dit plutôt un type caucasien; un admirable visage,
qui n'avait d'autre défaut que de marquer une extrême
froideur — ce qui n'est pas un trait méridionnal.
La santé parait brillante; l'incarnat des joues est sain;
il n'y aurait pas besoin de tant de médecins, s'il y avait
beaucoup de ces constitutions-là. -

Quand elle entrera dans le monde, elle y fera de l'ef


fet. D'ailleurs, que m'importe ? Ainsi pensait Lopoukhoff
en la regardant. -

Elle aussi, elle jeta les yeux sur le professeur qui ve


nait d'entrer. L'étudiant n'était plus un adolescent; c'était
un homme d'une taille un peu au dessus de la moyenne, aux
cheveux foncés, de couleur châtaine,'aux traits réguliers
et même beaux, le tout mis en relief par un air fier et
hardi « il n'est pas mal, et doit être bon; mais il doit
être trop sérieux ». Elle n'avait pas ajouté dans sa
pensée : « d'ailleurs que m'importe » et cela par la rai
son bien simple qu'elle ne s'était pas demandée s'il
pourrait l'intéresser. D'ailleurs, Fédia lui avait tant parlé
de son professeur, qu'elle ne pouvait plus en entendre
parler sans impatience. . -

— Il est très-bon, ma bonne sœur; seulement il n'est


pas causeur. Ft je lui ai dit, ma bonne sœur, que vous
êtes une beauté chez nous, et lui, m'a répondu « Qu'est
ce que ça me fait ? » Et moi, ma bonne sœur, je lui ai
répliqué: « mais, tout le monde aime les beautés » et il
a repris : « tous les imbéciles les aiment », et moi j'ai
• 69

dit ; « Et vous, est-ce que vous ne les aimez pas ? » Et


il m'a répondu : « je n'ai pas le temps ». — Et moi, je lui
ai dit, ma bonne sœur « Ainsi, vous ne voulez pas faire
la connaissance de Vérotchka ? » J'ai beaucoup de con
naissances sans elle, m'a-t-il répondu. Tel avait été le
récit de Fédia. Et ce ne fut pas le seul; il en fit d'autre s
du même genre, comme celui-ci: — Je lui ai dit aujour
d'hui, ma bonne sœur, que tout le monde vous regarde
quand vous passez, et lui, il a répondu : « tant mieux ».
Je lui ai dit : « Et vous, est-ce que vous ne voulez pas
la voir ? » il a répondu « J'ai encore le temps ». — Ou,
comme cet autre : Je lui ai dit, ma bonne sœur, quelles
jolies petites mains vous avez, et il m'a répondu : « vous
voulez bavarder, bien; mais -est-ce que vous n'avez pas
d'autres sujets plus intéressants ».
Bongré malgré, le professeur avait appris de Fédia,
tout ce qu'il pouvait apprendre au sujet « de sa bonne
sœur »; il arrêtait bien le petit garçon,iquand celui-ci se
mettait à bavarder sur les affaires de famille; mais
comment enmpêcher un enfant de neuf ans de vous
raconter tout, surtout s'il vous aime plus qu'il ne vous
· craint ? Au cinquième mot, vous réussissez à l'inter
rompre; mais il est déjà trop tard : les enfants com
mencent sans préface, directement, par l'essentiel; et
parmi les éclaircissements de toutes sortes sur les af
faires de la famille, le professeur avait entendu des
paroles comme cellas-ci : - .

« Ma sœur a un riche fiancé ! mais maman dit que le


fiancé est bien bête ». « Et maman, elie fait aussi la
cour au fiancé; elle dit que ma sœur l'a bien adroi
tement attrapé » maman dit : « je suis rusée, mais Vé
rotchka est encore plus rusée que moi ! » Maman a dit
encore : « la mère _du fiancé, nous la mettrons à la
porte ! » et ainsi de suite. .
Il était naturel qu'ayant de tels renseignements l'un
20 \,
sur l'autre, les jeunes gens n'eùssent pas éprouvé le
désir de faire plus ample connaissance.
Nous savons, du reste, que cette réserve était na
turelle de la part de Vérotchka; le degré de son déve
loppement intellectuel ne lui permettait pas de tenter
de vuincre le sauvage, de dompter cet ours. En outre,
elle avait bien autre chose à penser à ce moment-là;
elle était contente qu'on la laissât tranquille; elle était
comme un voyageur meurtri et harrassé, ou comme un .
malade qui s'est étendu pour se reposer et n'ose faire
un mouvement, de peur de réveiller ses douleurs. Enfin,
il n'était pas dans son caractère de chercher à faire de
nouvelles connaissances, et moins encore avec des jeunes
genS. - -

Il était compréhensible que Vérotchka pensât ainsi.


Mais lui qu'était il en réalité? D'après Fédia, un sau
vage à la tête pleine de livres et de préparations
anatomiques, toutes choses qui constituent le principal
agrément intellectuel d'un bon étudiaLt en médecine,
Ou bien, Fédia, l'avait-il calomnié ?

II.
-

Non, Fédia ne l'avait point calomnié; Lopoukhoff, était


bien un étudiant, à la tête pleine de livres, et quels
livres ? — Les recherches hibliographiques de Maria
Alexevna nous les feront connaitre dans la suite. - Lo
poukhoff a de plus la tête pleine de préparations anatomi
ques; car il rêve le professorat. Mais, de même que les
renseignements communiqués par Fédia à Lopoukhoff
sur Vérotchka, ont mal fait connaître la jeune-fille il
y a lieu de croire que les renseignements de l'élève sur
son professeur ont besoin d'être complétés.
Lopoukhoff, quant à ses moyens pécuniaires, appar
tenait à cette petite minorité d'étudiants externes, non
- - 71

entretenus par la couronne, et qui pourtant ne souffrent


ni de la faim, ni du froid. Comment, et de quoi, vit l'é
norme majorité de ces étudiants ? Dieu le sait, certaine
ment; pour les hommes, c'est un mystére. Mais il n'est
pas convenable de tant s'occuper des gens qui meurent
de faim; aussi, ne ferons-nous qu'indiquer le temps, pen
dant lequel Lopoukhoff se trouva lui aussi dans cette
situation inconvenante, et qui dura trois ans. -

Avant d'être entré à l'Accadémie de Médecine, il était


bien nourri chez son père, petit beurgeois de Riazan
qui vivait assez-bien pour son état : c'est-à-dire que sa
famille avait le dimanche le stchi ") à la viande et le
thé tous les jours.
Entretenir son fils au collège, à partir de l'âge de
quinze ans, était difficile pour le vieux Lopoukhoff;
son fils devait l'aider en donnant des leçons. Ce qui
était difficile pour un collége de province, l'était bien
plus pour l'Accadémie de médecine pétersbourgeoise.
Lopoukhoff reçevait, néanmoins, dans le courant des
deux premières années, 35 roubles par an, et il en gagnait
presqu'autant comme copiste à l'un des quartiers de
l'arrondissement de Wyborg, sans y être fonctionnaire.
Enfin, s'il souffrait encore, c'était bien sa faute,
On lui avait offert d'être entretenu par la couronne ;
mais alors il avait entamé, je ne sais quelle querelle,
qui lui valut, une rebuffade passablement dure et un
abandon complet. Lorsqu'il fut en troisième année, ses
affaires commencèrent à prendre une meilleure tour
nure : le sous-chef du quartier de police lui proposa
des leçons à donner, puis, il en trouva d'autres, et de
puis deux ans il avait au moins le nécessaire.
Lui, et son ami, Kirsanoff, étudiant comme lui, travail
leur comme lui, occupaient deux chambres contigües.

*) Soupe nationale russe,


72
Les deux amis s'étaient accoutumés de bonne heure
à ne compter que sur eux mêmes ; et en général ils
s'entendaient beaucoup, de sorte que si on les rencon
trait séparément, on les prenait pour des hommes ayant
le même caractère. Mais quand on les voyait ensemble, .
on remarquait alors que bien qu'ils fûssent tous deux
très-sérieux et très-sincères, Lopoukhoff était un peu
plus retenu, et son compagnon un peu plus expansif.
À présent, nous ne voyons que Lopoukhoff; Kirsanoff
paraîtra beaucoup plus tard. - -

Tout ce qu'on peut dire de Lopoukhoff, on pourrait le


répéter pour Kirsanoff. -

À ce moment de notre histoire, Lopoukhoff était oc


cupé de cette pensée: Comment arranger sa vie, après
avoir fini ses études ? Il était temps d'y penser: ils n'a
vaient plus que quelques mois à faire. Leurs projets
différaient peu. -

Lopoukhoff se croyait sûr d'être reçu médecin dans


l'un des hopitaux militaires de S. Pétersbourg, (cela est
Tconsidéré comme un grand bonheur) et d'obtenir une
chaire à l'Académie de médecine.
Quant à être simplement praticien, il n'y sougeait pas.
C'est un trait bien curieux que cette résolution des
étudiants de médecine de ces dix dernières années, de
ne pas vouloir s'occuper de pratique. Les meilleurs même
dédaignaient cette ressource précieuse de l'exercice de
leur art, qui seule aurait assuré leur existence, ou ce
n'était que provisoirement qu'ils l'acceptaient, étant
toujours prêts à abandonner la médecine, dès qu'il leur
eut été possible de le faire, pour quelque science auxi
liaire comme la physiologie, la chimie, ou quelque chose -

de semblable. Pourtant, chacun d'eux savait qu'en pra


tiquant, il pouvait avoir acquis une réputation à l'âge
de 30 ans et avoir assuré largement son existence à
l'âge de 35, enfin, la richesse à 45 ans.
73
Mais nos jeunes gens raisonnent autrement. L'art
médical pour eux en est à ses débuts, et ils s'occupent
moins de l'art de soigner les malades, que d'amasser
des matériaux scientifiques pour les médecins futurs. Ils
s'occupent moins de la pratique de leur art que des pro
grès de la science bien aimée.
Ils crient contre la médecine, et ils y consacrent toutes
leurs forces ; ils renoncent pour elle à la richesse, à
l'aisance même, et restent dans des hopitaux, où ils ont
à faire des observations intéressantes pour la science ;
ils coupent des grenouilles; ils dissèquent tous les ans
' des centaines de cadavres, et, dès que cela leur est pos
sible ils montent des labaratoires chimiques.
Leur propre misère les touche peu. Ce n'est que lorsque
leur famille est malheureuse qu'ils pratiquent assez
pour pouvoir l'aider; mais sans abandonner la science ;
c'est-à-dire, qu'ils pratiquent sur une très-petite échelle
et ne soignent que des gens réellement malades et
qu'on peut soigner efficacement dans le déplorable état
actuel de la science, en général des clients peu lucratifs.
C'est précisément à ce genre d'étudiants qu'appartenaient
Lopoukhoff et Kirsanoff. Ils devaient dans le courant de
cette année comme là on sait finir leurs études et se
préparaient à l'examen du doctorat en médecine; ils
travaillaient à leurs thèses. Pour cela, ils avaient exter
miné une énorme quantité de grenouilles. -

Tous deux avaient choisi pour spécialité le système


nerveux. À proprement parler, ils travaillaient ensemble;
s'aidant mutuellement. Chacun enregistrait dans les ma
tériaux de sa thèse les faits observés par tous deux, et
se rapportant à la question qu'il traitait.
Mais il est temps de ne parler que de Lopoukhoff.
· Au temps où il vivait sans thé et où il manquait sou
vent de bottes, il s'était livré à quelques excès de
boisson, · ,.
74

Une situation pareille est très-favorable à ces excès :


outre qu'on y est plus disposé, on y est entraîné par
ceci qu'il est meilleur marché de boire que de manger,
ou de s'habiller, et les excès de Lopoukhoff n'eurent
pas d'autres causes. Maintenant, il menait une vie d'une
sobriété et d'une austérité exemplaires.
Il avait eu également beaucoup d'aventures galantes.
Une fois, par exemple, il devint amoureux d'une dan
· seuse de passage. Comment faire ? Il réfléchit, réfléchit
encore et longtemps, et enfin va trouver la belle chez
elle. — « Que voulez-vous ? » lui dit-on. — « Je suis
envoyé du comte X.... avec une lettre ».
L'uniforme d'étudiant fut facilement pris par le do
mestique pour l'uniforme d'un copiste-soldat , ou pour
celui de domestique-soldat. -

— Donnez-moi la lettre. Attendez-vous la réponse ?


— Ie comte me l'a ordonné.
Le domestique revint et d'un air étonné lui dit :
-- J'ai reç i l'ordre de vous prier d'entrer.
— Ah ! c'est vous, dit la danseuse, qui êtes mon bru
yant applaudisseur; j'entends souvent votre voix, même
de mon cabinet de toilette. Combien de fois vous a-t-on
conduit à la police pour vos excès de zèle en mon
honneur ?
—. Deux fois.
— C'est peu. Et pourquoi êtes-vous ici ?
— Pour vous voir. < • -

— Parfaitement, et ensuite ?
— Je ne sais pas. -

— Eb bien, moi, je sais ce que je veux; je veux dé


jêuner. Voyez, le couvert est sur la table. Asseyez-vous,
aussi. -

On apporta un autre couvert. Elle riait de lui, et lui


même nè pouvait s'empêcher d'en faire autant. Mais il
était jeune; il avait bonne mine, l'air intelligent; sa dé
º
75

marche était originale; tant d'avantages vainquirent la


danseuse, qui voulut bien, pour lui, compter une aven
ture de plus.
Quinze jours après, elle lui dit: - "

— Maintenant, allez-vous-en ? ·

— Je voulais déjà le faire ; mais je n'osais !


— Donc ; nous nous séparons en amis ?
Ils s'embrassèrent encore une fois, et se quittèrent
contents l'un de l'autre.
Mais cela s'est passé il y a trois ans, et depuis deux
ans déjà, Lopoukhoff a rompu avec toute aventure de
ce genre.
Sauf ses camarades, et deux ou trois professeurs qui
prévoyaient en lui un véritable homme de science, il ne
voyait que les familles où il donnait des leçons. Et en
core avec quelle réserve ! Il craignait comme le feu d'y
être familier et il y était très-sec, très-froid, avec toutes
personnes de ces familles, excepté toutefois ses écolièrs
et ses écolières.
º

". III.
º

Ainsi donc, I.opoukhoff entra dans la chambre et y


trouva une société, dont était Vérotchka, réunie autour
de la table où était servi le thé.
— Prenez place, s'il vous plaît; dit Maria Alexevna :
Matrœna, donne un autré verre.
— Si c'est pour moi, merci, je ne prendrai rien.
— Matrœna, il ne faut pas de verre. (Quel jeune-homme
bien
feraitélevé).
pas dePourquoi
mal ! ne prenez-vous rien ? cela ne vous
• -

Il regardait Maria Alexevna ; mais à ce moment,


comme s'il l'avait fait exprès, ses yeux tombèrent sur
Vérotchka, et, en effet, peut-être, c'était exprès ? Peut
· être même remarqua-t-il qu'elle avait fait un mouve
- 76

ment, ce qui pour Vérotchka signifiait : aurait il vu que


j'ai rougi.
— Merci, je ne prends du thé que chez moi, répondit-il.
Au fond, il n'était pas si sauvage; il entrait et saluait
avec facilité. º -

« Cette fille a pu avoir le moral gâté, pensa Lopou -


khoff, mais au moins elle rougit du manque de conve
nance de sa mère ».
Mais Fédia a fini de prendre le thé et sort avec son
professeur pour prendre sa leçon.
· Le résultat principal de cette première entrevue fut
que Maria Alexevna se fit une opinion , avantageuse du
jeune-homme, en voyant que son sucrier ne souffrirait
probablement pas beaucoup de ce que les leçons étaient
transportées du matin au soir.
Deux jours après, Lopoukhoff trouva de nouveau la fa
mille réunie pour le thé et de nouveau refusa un verre, ré
solution qui tranquillisa définitivement Maria Alexevna. .
Mais cette fois-là il vit à table une nouvelle personne,
un officier, devant le quel se prosternait Maria Alexevna.
- Ah ! c'est le fiancé ! pensa-t-il. •

Le fiancé, conformément aux habitudes de son uni


forme et de sa maison, avait jugé nécéssaire, non pas tout
simplement de regarder l'étudiant, mais, de l'examiner
des pieds à la tête, d'un regard dédaigneux et lent,
Comme cela est admis dans la société de bon ton.
Cependant il fut gêné dans son inspection par le re
gard fixe et pénétrant du jeune professeur.Tout décon
certé, il se hâta de dire : - -

— La profession de médecin est difficile, monsieur


Lopoukhoff ?...... -

— Très-difficile, monsieur. — Et Lopoukhoff continuait


de regarder l'officier dans les yeux.
Storechnikoff porta, on ne sait pourquoi, sa main gau
che sur le deuxième et le troisième bouton d'en haut de
-
77

sa tunique, ce qui voulait dire qu'il était si confus que


pour lui il n'y avait plus d'autre moyen de salut que
de finir au plus vite son verre de thé, pour en demander
un autre à Maria Alexevna. -

— Vous portez, si je ne me trompe, l'uniforme du


régiment S....?
— Oui, je sers dans ce régiment.
— Depuis longtemps ?
-— Depuis neuf ans.
— Etes-vous entré au service dans ce régiment même ?
— Parfaitement.
— Avez-vous une compagnie ?
— Pas encore. (Mais il me fait subir un interroga
toire, comme si j'étais à l'ordonnance).
— Espérez-vous obtenir bientôt une compagnie ?
— Pas de si tôt.
Lopoukhoff trouva que c'était assez pour une fois et
laissa le fiancé, après l'avoir de nouveau regardé dans
s les yeux. - -

C'est curieux — pensait Vérotchka — c'est curieux..


oui, c'est curieux !...
Ce : c'est curieuac voulait dire : Il s'est conduit comme
se conduirait Serge, qui était venu autrefois avec la
bonne Julie. Il n'est donc pas si sauvage. Mais pourquoi
donc parle-t-il si étrangement des jeunes filles, pour
quoi ose-t-il dire qu'il n'y a que les imbéciles qui les
aiment. Et... pourquoi lorsqu'on lui parle de moi dit-il:
Ça ne m'intèresse pas. -

— Vérotchka, voudrais tu te mettre au piano ? Nous


t'entendrions avec plaisir, Mikhaïl Ivanytch et moi, dit
Maria Alexevna, au moment où Vérotchka posait sa
seconde tasse sur la table.
. — Soit. -

- Chantez-nous, je vous prie, quelque chose, Véra


Pavlovna, ajouta d'une voix douce Mikhaïl Ivanytch.
78
— Soit.
— Ce soit veut dire : je le ferai afin d'être tranquille,
pensa Lopoukhoff. -

Il est là depuis cinq minutes et, sans l'avoir regardée,


il sait, qu'elle n'a pas jeté un seul regard sur son fiancé,
sauf le moment où elle a dû lui répondre. De plus, ce
regard ressemblait à ceux qu'elle jette sur son père et
sa mère, — froid, et pas du tout aimant. Ce n'est pas
tout-à-fait, comme le racontait Fédia. Ce qui est le plus
probable, du reste, c'est que la jeune-fille est en effet
fière et froide, qu'elle veut entrer dans le grand monde,
pour y dominer et y briller; il lui est désagréable de
ne pas trouver dans ce but un fiancé qui lui plaîse
mieux; mais, tout en méprisant le fiancé, elle accepte
sa main, parce qu'il n'y a pas d'autre moyen pour elle
d'aller où elle veut aller. C'est intéressant d'ailleurs.
— Fé dia, dépêche-toi de finir ton thé! dit la mère.
— Ne le pressez pas, Maria Alexevna, je voudrais
un peu écouter, si Véra Pavlovna le permet. -

Vérotchka prit le premièr cahier de musique qui se


trouva sous sa main, sans mê me regarder ce que c'é
tait, ouvrit le cahier, au hasard, et se mit à jouer ma
chinalement. — Bien qu'elle n'eût joué que machinale
ment et pour se défaire au plus vite des obsessions dont
elle était l'objet, elle exécuta ce morceau avec un art
particulier et une mesure parfaite; même elle avait fini
par animer son jeu. Comme elle se levait :
— Mais vous aviez promis de nous chanter quelque
chose, Véra Pavlovna, dit l'officier; si j'osais, je vous
prierais de chanter un motif de Rigoletto (cet hiver-là,
la donna è mobile était fort en vogue).
– Soit, dit Vérotcnka, et elle chanta la donna è mo
bile, après quoi elle se leva et se retira dans sa chambre.
— Non, ce n'est pas une jeune-fille insensible et froide.
C'est intéressant.
79

— Parfait ! n'est-ce pas ? dit Mikhaïl Ivanytch à l'étu


diant, d'une voix simple et sans regard dédaigneux. —
(Il ne faut pas être en mauvaise intelligence avec des
gaillards qui vous interrogent avec tant d'aplomb. Cau
sons amicalement avec celui-là. Pourquoi ne pas causer
sans prétention avec lui, pour qu'il ne t'en veulle pas ?)
— Parfait ! répondit Lopoukhoſf.
— Est-ce que vous vous connaissez en musique ?
– Hum !... Assez. -

— Etes-vous musicien, vous même ?


— Un peu. º

Le cerveau de Maria Alexevna, qui écoutait la con


versation, fut éclairé par une heureuse idée.
— De quel instrument jouez-vous, Dmitry Serguéitch ?
demanda-t-elle.
— Je joue du piano.
— Pourrait-on vous prier de nous faire plaisir ?
— Volontiers.
Il joua un morceau et assez bien. Après la leçon,
Maria Alexevna s'approcha de lui et lui dit qu'ils de
vaient avoir le lendemain une petite soirée — l'ani
versaire du jour de naissance de sa fille — et qu'elle
le priait de vouloir bien venir. -

On n'est jamais bien nombreux à des soirées sembla


bles; on manque de jeunes gens et c'est pourquoi il est
invité ; c'est égal, il ira, ne serait ce que pour voir la
jeune-fille de plus près. - Il y a là, en elle, ou hors
d'elle, quelque chose d'intéressant.
— Je vous remercie, répondit-il, j'y serai.
Mais l'étudiant s'était trompé sur le motif de cette
invitation : Maria Alexevna avait un but beaucoup plus
important qu'il ne se l'imaginait.
Lecteur, certainement, tu sais d'avance qu'à cette
soirée aura lieu une explication entre Lopoukhoff et
Vérotchka, et qu'ils vont se prendre d'affection.
80

IV.

Maria Alexevna avait voulu donner une grande soi


rée le jour de l'anniversaire de Vérotckha, et Vérotchka
la suppliait de n'inviter personne; l'une voulait or
ganiser l'exposition du fiancé; à l'autre, cette expo
sition était pénible. On était convenu enfin de donner
une toute petite soirée et de n'y inviter que quelques
connaissances intimes. On invita les collègues de Pavel
Konstantinytch (ceux d'entre eux, certainement, dont
le grade et la position étaient le plus élevés), deux
amies de Maria Alexevna, trois jeunes-filles, celles qui
étaient le plus intimes avec Vérotchka. -

En parcourant des yeux les hôtes assemblés, Lopou


khoff vit que les jeunes gens ne manquauient pas. À
côté de chaque demoiselle, se trouvait un jeune-homme,
l'aspirant au titre de fiancé, ou, peut-être, le fiancé
lui-même. Lopoukhoff m'avait donc pas été invité dans
le but d'avoir un danseur de plus. Alors pourquoi ? Après
avoir réfléchi un peu, il se souvint que l'invitation avait
été précédée de l'examen de sa force sur le piano. On
l'avait peut-être invité pour éviter , la dépense d'un
pianiste. -

— Je vais déjouer votre plan, Maria Alexevna, pen


sa-t-il, et s'approchant de Pavel Konstantinytch.
— Ne serait-il pas temps, Pavel Konstantinytch,
d'organiser un whist: voyez comme les vieux s'ennuient !
— A combien le point ? *

— Ce que vous voudrez.


Une partie s'organisa aussitôt et Lopoukhoff s'assit
au jeu.
L'Accadémie, dans l'arrondissement de Wyborg, est un
établissement classique, pour le jeu de cartes. Il n'est pas
rare de voir dans un numéro quelconque (c'est à dire
dans une chambre d'étudiants de la couronne) jouer
- 81

trente-six heures de suite. Il faut avouer, que si les


sommes qui circulent sur le tapis, sont de beaucoup
moindres que celles . qu'on joue au club anglais, les
joueurs, sont plus habiles. Au temps de sa pénurie d'ar
gent, Lopoukhoff jouait beaucoup.
— Mesdemoiselles, comment nous arrangerons-nous ?
dit quelqu'un. Jouer tour à tour, c'est bien; mais alors
nous restons sept, et il manquera ou un danseur, ou une
dame pour le quadrille.
La première partie de jeu finissait quand une demoi
selle plus hardie que les autres vint dire à l'étudiant :
— Monsieur Lopoukhoff, vous danserez ?
— À une condition, dit-il, en se levant et la sa
luant. • *

— Laquelle ?
— Que je danserai le premièr quadrille avec vous.
— Ah, mon Dieu ! je suis engagée; pour le deuxième
je suis à vous.
Lopoukhoff fit de nouveau un profond salut. Deux des
danseurs jouaient tour à tour. Il dansa le troisième
quadrille avec Vérotchka.
Il étudiait la jeune-fille et s'était définitivement con
vaincu qu'il avait eu tort de la croire une fille sans
cœur, épousant par intérêt un homme qu'elle méprisait,
Pourtant, il avait devant lui une jeune-fille bien or
dinaire, qui dansait et riait de bon cœur. Oui, à la
honte de Vérotchka, il faut le dire, ce n'était à cette
heure qu'une jeune-personne aimant à danser. Elle avait
insisté pour qu'on ne donnât point de soirée, mais la -
soirée s'étant organisée, une petite soirée, sans l'expo
tion qui / lui eut été pénible, elle avait oublié son cha
grin. Si donc Lopoukhoff était maintenant mieux dis
posé en sa faveur, il ne comprenait pas trop bien, et
cherchait à s'expliques l'étrangeté qu'il avait sous les
yeux. -

6
82

— Monsieur Lopoukhoff, je ne me serais jamais attendue


à vous voir danser.
— Pourquoi ? c'est donc si difficile, de danser ?
— En général, non certainement; pour vous, oui, évi
· demment.
— Pourquoi est-ce difficile pour moi ?
— Parceque je sais votre secret, le vôtre et celui de
Fédia, vous dédaignez les femmes.
— Fédia n'a pas tout-à-fait bien compris mon secret:
je ne dédaigne pas les femmes, mais je les évite; et sa
vez-vous pourquoi ? j'ai une fiancée, extrêmement jalouse
qui, afin de me les faire éviter, m'a raconté leur secret.
— Vous avez une fiancée ?
— Oui.
— Vôilà à quoi je ne m'attendais guère ! — encore
étudiant et déjà fiancé ! — Est-ce qu'elle est jolie ? est
ce que vous l'aimez ?
- Oui, c'est une beauté et je l'aime beaucoup.
-- Est elle brune ou blonde ?
— Je ne puis vous le dire. C'est un secret.
— Si c'est un secret, gardez-le. Mais quel est-ce
secret des femmes, qu'elle vous a dévoilé, et qui vous
fait fuir leur SOciété ? -

- Elle avait remarqué que je n'aime pas à être de


mauvaise humeur; or, depuis quelle m'a dit leurs se
crets, je ne puis voir une femme sans être assombri, --
C'est pourquoi je fuis les femmes. -

- Vous ne pouvez voir une femme sans être assom


bril Mais vous n'êtes pas maître, à ce que je vois, en
fait de galanterie. -

, - Que voulez-vous que je vous dise ? Ressentir de la


pitié, n'est-ce pas être assombri ?
- Nous sommes donc si à plaindre ?
- Certes. Vous êtes femme, voulez que je vous dise
le désir qui est au plus profond de votre âme ?
º
83

— Dites, dites. -

— Le voici : ah que je voudrais être homme !


Je n'ai jamais rencontré de femme qui n'eut au fond
ce désir. Comment en serait-il autrement ? Les faits de
la vie sont là, froissant et broyant à chaque heure la
femme parce qu'elle est femme. Aussi, il suffit pour elle
d'être aux prises avec la vie pour avoir l'occasion de
s'écrier: Pauvres ètres que nous sommes, quel malheur
d'étre femmes ! ou bien : pour l'homme ce n'est pas du
tout la même chose que pour la femme, ou même tout
simplement : « Ah, pourquoi ne suis-je pas nomme ! »
Vérotchka sourit: — C'est vrai, on peut entendre chaque
femme dire cela.
— Voyez donc à quel point les femmes sont à plain
dre, puisque, si le désir intime de chacune d'elle était
réalisé, il ne resterait pas au monde une seule femme.
— Il paraît que c'est ainsi, dit Vérotchka.
— Il ne resterait pas de même un seul pauvre, si le
désir intime de chaque pauvre était réalisé. Les fem
mes sont donc à plaindre autant que les pauvres, puis
qu'elles ont des désirs semblables; or qui peut se plaire
à voir les pauvres ? Il m'est tout aussi désagréable de
voir les femmes, maintenant que j'ai appris leur secret
par ma jalouse fiancée, le jour même de nos fiançailles.
Jusqu'alors, j'avais beaucoup aimé à fréquenter la société
des femmes; mais depuis j'en suis guéri. C'est ma fiancée
qui m'a guéri.
— C'est une bonne et sage fille que votre fiancée; oui,
nous autres pauvres femmes, nous sommes des êtres
dignes de pitié, — mais enfin quelle est votre fiancée !
vous en parlez si énigmatiquement.
— C'est-là un secret, que Fédia ne vous révélera pas.
Savez-vous ? je partage absolument le désir des pauvres :
qu'il n'y ait plus de misère, et un temps viendra, proche
ou éloigné, où elle sera abolie et où nous saurons or
" .

84
ganiser un ordre de justice qui ne comportera pas de
pauvres.
— Plus de pauvres ! Et moi aussi j'ai ce désir. Comment
pourra-t-il se réaliser, dites ? La réflexion ne m'a rien
fourni à ce sujet.
— Moi, je ne saurais; seule ma fiancée est à même
de vous le dire. Pour moi je ne puis que vous assurer
qu'elle est puissante, plus puissante que tout au monde
et qu'elle veut la justice. Mais revenons au point de
départ. Si je partage les espérances des pauvres sur
l'abolition de la misère, je ne saurais partager le désir
des femmes, qui n'est pas réalisable; car je ne saurais
admettre l'irréalisable. Mais j'ai un autre désir : je vou
drais que les femmes se liâssent d'amitié avec ma flancée
qui a souci d'elles aussi, comme elle a souci de beau
coup de choses, de toute chose devrais-je dire. Si les
femmes la cultivaient, je n'aurais plus à les plaindre,
et leur désir : « Ah ! pourquoi ne suis-je pas homme »,
aurait perdu sa raison d'être. Car la connaissant, elle
n'auraient pas une destinée pire que celle des hommes. .
- Monsieur Lopoukhoff! encore un quadrille ! Je le
veux absolument !
— Je vous en loue ! — Et l'étudiant serra la main de
la jeune-fille, mais d'une manière aussi tranquille et aussi
sérieuse, que si Vérotchka eut été son camarade, ou si
lui-même eut été son amie. — Lequel donc, ajouta-t-il?
— Le dernier. -

· - Bien. - -

Maria Alexevna rôda plusieurs fois autour d'eux


pendant ce quadrille.
Quelle idée se serait-elle faite de cette conversation,
si elle l'avait surprise ? Nous, qui l'avons entendue, d'un
bout à l'autre, nous dirons nettement qu'une telle con
versation pendant un quadrille est bien étrange.
Vint enfin le dernier quadrille. -
85

- Nous n'avons jusqu'ici parlé que de moi, commença


Lopoukhoff, mais ce n'est pas du tout aimable de ma
part. Aimable ? je veux l'être à présent - parlons de
vous, Véra Pavlovna, Savez-vous que j'avais encore une
plus mauvaise opinion de vous, que vous n'aviez de
moi. Mais à présent... enfin ajournons cela. Seulement
il y a une question que je voudrais vous faire. À quand
votre mariage ? Â,
- Jamais !
- J'en avais la certitude depuis trois heures, depuis
que j'ai quitté le jeu pour venir danser avec vous. Mais
pourquoi est-il traité en fiancé ? .
- Pourquoi est-il traité en fiancé ? Pourquoi ? la
première raison je ne puis vous la dire; car cela me
ferait de la peine. Secondement, cela je puis vous le dire;
je le plains. Il m'aime tant. Vous direz : il faut lui
déclarer sans détour ce que je pense de notre mariage
projeté ; mais quand je le fais ; il me répond : Oh ! ne
parlez pas ainsi! cela me tue, ne me parlez pas ainsi !
- La première raison que vous ne pouvez pas me dire,
je la sais : c'est que votre position dans votre famille
est horrible.
— À présent, elle est supportable, personne ne me tour
mente; on attend, et on me laisse presque toujours seule.
— Mais cela ne peut durer longtemps. On vous pres
| sera bientôt. Et alors ? -

-- Ne vous en inquiétez pas. J'ai songé à cela et je me


suis décidée. Alors, je ne resterai pas ici. Je pourrai
être actrice. C'est une carrière bien enviable ! l'indépen
dance ! l'indépendance !
— Et les applaudissements.
- Qui, ça fait plaisir aussi. Mais le principal, c'est
l'indépendance. On fait ce qu'on Veut, - on vit, comme
on veut, sans demander conseil à personne, sans avoir
besoin de personne. Voilà comment je Voudrais vivre !
86

— Bien, très-bien ! maintenant, j'ai une prière à vous


adresser : c'est de me laisser prendre des informations
qui vous aideront à trouver.
— Merci, dit Vérotchka en lui serrant la main. Faites
au plus vite : je voudrais tant être sortie de cette humi
liante et affreuse situation ! Je dis bien : « je suis tran
quille, ma situation est supportable » — mais non, il n'en
est pas ainsi ? Est-ce que je ne vois pas ce qu'on fait en
mon nom ? Est-ce que je ne sais pas ce que ceux qui sont
jci, pensent de moi ? Intrigante, rusée, altérée de richesse,
elle veut entrer dans le grand monde et y briller; son
mari sera sous sa pantoufle, elle le tournera à son aise,
le trompera.... Oui, je sais tout cela et je ne veux plus
vivre ainsi, je ne le veux plus ! — Elle devint, tout-à
coup pensive et ajouta : Ne vous moquez pas de ce que
je vais dire: je le plains beaucoup; car il m'aime tant !
— Il vous aime ! Vous regarde-t-il, comme moi, par
exemple, dites ? . -

— Vous me regardez d'une manière franche et simple ?


Non, votre regard ne m'offense pas.
— Voyez, Véra Pavlovna, c'est parceque... Mais c'est
égal........ Et lui est-ce qu'il vous regarde de la sorte ?
Vérotchka rougit et ne dit mot.
— Cela veut dire qu'il ne vous aime pas. Ce n'est
pas de l'amour, Véra Pavlovna.
— Mais.... — Vérotchka n'osa achever.
— Vous avez-voulu dire : mais qu'est-ce donc si ce
n'est pas l'amour ? Qu'est-ce que c'est ? ce que vous
voudrez. Mais que ce ne soit pas de l'amour, vous le di
rez vous même. Qui aimez-Vous le plus ? — je ne parle ,
pas d'amour — mais d'amitié. -

— Réellement ? personne. Ah! si, il m'est arrivé, il


n'y a pas longtemps, de rencontrer une très-étrange
femme. Elle m'a parlé très-mal d'elle-même, m'a défendu
de continuer sa fréquentation; nous nous sommes vues
87

pour une chose toute particulière, et elle m'a dit que


lorsque j'en serais réduite à ne plus espérer que la mort,
je m'adressâsse à elle, mais non autrement. Cette femme,
je l'aime beaucoup.
— Désireriez-vous qu'elle fît pour vous quelque chose
qui lui fut désagréable ou nuisible ?
Vérotchka sourit. — Evidemment nOn.
— Non. Eh bien, supposez qu'il vous soit indispensable,
très-indispensable qu'elle fasse quelque chose pour vous
et qu'elle vous dise : « si je fais cela, je serai bien mal
heureuse à mon tour ». — Pouriez-Vous renouveller votre
demande ? insisteriez-vous ? -

— Je mourrais plutôt.
— Et vous dites qu'il vous aime. Amour! Cet amour
n'est qu'un sentiment, et non une passion. Qu'est-ce qui
distingue une passion d'un simple sentiment ? L'intensité.
Donc, si une simple amitié vous fait désirer de mourir
plutôt que de devoir la vie à des désagréments causés
à la personne amie ; si une simple amitié parle ainsi,
que dirait donc la passion, qui est mille fois plus forte ?
Elle dirait: plutôt mourir que de devoir le bonheur au
malheur de ce que j'aime ! ' plutôt mourir que de lui
causer le moindre désagrement, de la gêner en quelque
chose ! Une passion qui parlerait ainsi serait de l'amour
vrai. Autrement, non. Je dois maintenant Vous quitter,
je vous ai tout dit, Véra Pavlovna.
Vérotchka lui serrant la main. — Eh bien ! au revoir.
— Vous ne me félicitez pas ? C'est aujourd'hui le jour .
de ma naissance.
Lopoukhoff jeta sur elle un regard singulier. — Peut
être.... peut-être ! dit-il, si vous ne vous trompez pas,
tant mieux pour moi !
88 .

V.

« Comment, si vite ! et contre toute attente » — pense


Vérotchka, se trouvant seule dans sa chambre, après
le départ des invités. — Nous n'avons causé qu'une fois,
nous ne nous connaissions pas, il y a une demi-heure
et nous sommes déjà si intimes l'un avec l'autre ! que
c'est étrange ! — Non, cela n'est pas étrange du tout
Vérotchka. Des hommes, comme Lopoukhoff, ont des
paroles magiques, qui attirent à eux tout être offensé
et outragé. C'est leur fiancée qui leur souffle de telles
paroles. Et ce qui est étrange en effet, Vérotchka, c'est
que tu sois si calme. On croit que l'amour est un sen
timent alarmant. Pourtant, tu t'endormiras aussi tran
quille, aussi calme qu'un petit enfant, et des songes
pénibles ne viendront pas troubler ton sommeil ; si tu
rêves, ce me sera que de jeux enfantins, ou de danses
aux images riantes. .
Pour d'autres c'est étrange; pour moi, ce me l'est point.
Le trouble dans l'amour, ce n'est pas l'amour même,
— s'il y a trouble, cela veut dire qu'il y a là quelque
chose de mauvais; car l'amour même est gai et insou
cieux. -

« Oui c'est bien étrange », pense encore Vérotchka :


sur les pauVres, sur les femmes, sur l'amour, il m'a dit
ce que j'avais déjà pensé.
Où l'avais je pris ? Est-ce dans les livres ?
Non , car tout y est exprimé avec tant de doutes et
tant de réserves qu'on croit ne lire que des rêveries.
Ces choses me paraissent simples, ordinaires, inévita
bles même ; il me semble qu'on ne peut vivre sans cela...
Cependant, les meilleurs livres, les présentent comme
irréalisables.
Voilà Georges Sand, par exemple; quelle bonté ! quelle
morale! mais çe ne sont que des rêves.
89

Nos romanciers n'offrent rien de semblable, ils s'en gar


dent bien. Dickens a, lui aussi, de ces aspirations; seule
ment, il ne parait pas espérer leur réalisation; il la
désire, puisqu'il est bon ; mais comme un homme qui
sait que cela ne saurait avoir lieu. Comment ne savent-ils
pas qu'on ne saurait vivre sans cette justice nouvelle, qui
ne veut ni pauvres ni malheureux, et que c'est vraiment
pour aller à elle que nous devons marcher ? Ils déplorent
le présent, mais ils croient à son éternité, ou peu s'en faut.
S'ils avaient dit ce que je pensais, j'aurais su alors que
c'est ainsi que pensent les bons et les intelligents, tandis
que je croyais être seule, moi pauvre rêveuse, et fillette
sans expérience à penser de la sorte et à espérer un
Ordre meilleur !... -

Il m'a dit que sa fiancée inspire ces idées à tous ceux


qui la connaissent et qu'elle les pousse à travailler à
leur réalisation... Cette fiancée a bien raison ; mais qui
est-elle ? il faut que je le sache; oui il faut que je le
sache.
Certes, ce sera bien beau quand il n'y aura plus de
pauvres, plus de servitude, quand tout le monde sera
gai, bon, instruit, heureux...
C'est dans ces pensées que Vérotchka s'endormit, d'un
sommeil profond et sans rêves. Non, il n'est pas étrange
que tu aies conçu et caressé ces sublimes pensées, bonne
et inexpérimentée Vérotchka, bien que tu n'aies même
jamais entendu prononcer les noms des hommes qui
commencèrent à enseigner la justice, et qui prouvèrent
qu'elle doit être réalisée, qu'elle le sera inévitable
| ment. Si les livres ne-t-ont pas présente ces idées avec
clarté, c'est qu'ils sont écrits par des hommes qui entre
virent ces pensées quand elles n'étaient encore que de
merveilleuses et ravissantes utopies; maintenant elles
se sont montrées réalisables, et d'autres livres sont écrits
par d'autres hommes, qui trouvent que ces pensées
90

sont bonnes, sans avoir rien de merveilleux. Ces pen


sées, Vérotchka, flottent dans l'air, comme le parfum
dans les champs, pendant la saison des fleurs; elles
pénètrent partout, et tu les avais même entendues de
ta mère ivre, te disant qu'il faut vivre dans ce monde
ci de mensonge et de vol; elle voulait parler contre tes
idées et au lieu de le faire elle les développait; tu les
avais aussi entendues de la Française effrontée et dé
pravée qui traîne à sa suite son amant, comme si c'était
une servante, et en fait ce qu'elle veut. Pourtant, dès
qu'elle revient à elle, elle convient qu'elle n'a pas de volonté
· à elle, qu'elle doit complaire, se contraindre et que cela est
bien pénible. — Que pourrait-elle encore désirer, vivant
avec son Serge, bon, délicat et doux ? — Et pourtant
elle dit : même pour moi, qui suis si indigne, de telles
relations sont indignes. Il n'est pas difficile, Vérotchka,
de partager tes idées. Mais les autres n'en sont pas
pris au cœur comme toi. C'est bien, mais pas du tout
étrange. Que peut-il en effet y avoir d'étrange à ce que
tu veuilles être libre et heureuse ? Ce désir n'est point
une découverte extraordinaire ; ce n'est point un acte
d'héroïsme, il est naturel. Mais voilà ce qui est étrange,
Vérotchka, c'est qu'il y ait des hommes, qui n'ont point
ce désir, qui en ont de tout autres et qui trouveraient
étranges en effet les pensées avec lesquelles tu t'endors,
ma jeune amie, le premièr soir de ton amour; et qu'après
t'être interrogée sur toi, sur celui que tu aimes, sur
ton amour, tu penses que tous les hommes doivent être
heureux, et qu'il faut les aider à le devenir au plus
vite. C'est tout naturel, cependant; c'est humain, tout sim
plement « je veux la joie et le bonheur », cela veut
dire « il me serait agréable que tous les hommes de
vîssent joyeux et heureux », — oui, Vérotchka, c'est hu
main; ces deux pensées en sont une seule. Tu es bonne, tu
es intelligente; mais, excuse-moi de ne trouver en toi
91

rien d'extraordinaire; la moitié des jeunes-filles, que j'ai


connues et que je connais, et même peut-être plus del
la moitié, — je ne les ai pas comptées, ce qui importe
peu, il y en a tant — ne sont pas plus mauvaises que
· toi; il y en a même d'autres, qui, pardonne-le moi, sont
meilleures.
Lopoukhoff te croit une merveilleuse jeune-fille. Quoi
d'étonnant ? il t'aime — ce qui n'est pas étonnant non
plus — ce n'est pas étonnant qu'il t'aime, car on peut
t'aimer, et s'ilt'aime, il doit nécessairement te croire telle,

VI.

Maria Alexevna avait n'ôdé autour de Lopoukhoff et


de Vérotchka pendant leur premièr quadrille; elle ne
put en faire autant pendant le second; car elle était
toute absorbée dans la préparation d'un repas à la four
chette, sorte de souper improvisé. Quand elle eut fini,
elle s'informa du professeur — mais il n'était déjà plus
là. Deux jours après, il revint donner sa leçon. On ap
porta le samovar, — cela avait toujours lieu pendant
la leçon. Maria Alexevna entra dans la chambre, où le
maître s'occupait avec Fédia, pour appeler celui-ci,
chose qui avait été jusque-là du ressort de Matrœna ;
le professeur qui ne prenait pas de thé, comme nous le
savons, voulut rester à corriger le cahier de Fédia;
mais Maria Alexevna insista pour qu'il vint un instant
avec eux, car elle avait à lui parler. Il y consentit et
Maria Alexevna le pressa de questions sur les aptitudes
de Fédia, sur le collége où l'on devrait le placer de
préférence. C'étaient-là des questions bien naturelles ;
mais seulement n'étaient-elles pas faites un peu tôt ?
Tout en questionnant, elle priait le professenr de prendre
du thé, cette fois avec tant d'empressement et d'ama -
bilité que Lopoukhoff consentit à s'écarter de sa règle

*,
92

et prit le verre. Vérotchka n'arrivait pas; elle vint


enfin; elle et Lopoukhoff se saluèrent, comme s'il n'était
rien arrivé entre eux, et Maria Alexevna continuait
toujours de parler de Fédia. Puis, elle tourna tout d'un
coup la conversation sur le professeur lui-même et se
mit à le presser de questions. — Qui était-il ? Qu'était
il ? Quels étaient ses parents ? Avaient-ils de la fortune ?
Comment vivait-il ? Comment pensait-il faire ? Le pro
fesseur répondait briévement et vaguement: — Il avait
des parents; ils habitaient la province; ils n'étaient pas
riches; il vivait de leçons; il resterait comme médecin
à Pétersbourg. De tout cela, il ne surgissait rien. En
voyant une telle opiniâtreté, Maria Alexevna aborda
l'affaire directement. -

— Vous dites que vous resterez ici comme médecin


et les médecins d'ici peuvent vivre, grâce à Dieu — est
ce que vous ne songez pas encore à la vie de famille ?
' , ou avez-vous déjà une demoiselle en vue ?
Que répondre ? Lopoukhoff avait presque oublié déjà
sa fiancée fantastique et avait failli répondre « je n'ai
persOnne en vue », quand il se dit : « ah, mais elle était
donc aux écoutes ? » Il se moqua de lui-même et s'en
voulut un peu d'avoir employé une semblable et si inu
tile allégorie. Et l'on dit que la propagande est inutile !
allons dOnc !
Voyez combien d'effet la propagande avait produit sur
cette âme pure et si peu disposée au mal ! Elle était
aux écoutes ! Avait-elle compris ? Eh bien cela ne m'im
porte guère. -

- Oui, j'en ai une, répondit Lopoukhoff.


-- Et vous êtes déjà fiancés? — Oui. — Formellement ?
Ou simplement êtes-vous convenus entre vous ? — For
mellement.
PauVre Maria Alexevna ! Elle avait entendu les mots :
· « ma fiancée » — « votre fiancé » — « je l'aime beau
- - 93 .
coup » — « elle est une beauté » — Elle les avait en
tendus et elle était à présent tranquille, croyant que
le professeur ne ferait pas la cour à sa fille, et pour cette
raison, le second quadrille ne l'inquiétant nullement, elle
était allée s'occuper du souper. Néanmoins, elle avait
désiré connaître, d'une manière plus circonstanciée,
cette histoire tranquillisante,
Lopoukhoff répondit nettement et, selon son habitude,
brièvement : -

— Votre flancée est-elle belle ?


— D'une beauté extraordinaire.
— A-t-elle une dot ?
— Pour le moment, non; mais elle va recevoir un
héritage.
— Un grand héritage ?
— Un très-grand.
— Et combien ?
— Beaucoup?
— Jusqu'à cent-mille ?
— Beaucoup plus.
-- Mais combien donc ?
— Il n'y a pas à en parler, il suffit de dire que
c'est beaucoup. -

— En argent ?
— En argent aussi.
— En domaines peut-être, aussi ?
— Et en domaines aussi.
– Bientôt ? '. 4

— Bientôt.
— Et la noce, quand ?
— Bientôt.
— Vous faites bien, Dmitry Serguéitch, de l'épouser
avant qu'elle n'ait reçu l'héritage; plus tard, elle serait
assiégée de prétendants.
— Vous avez parfaitement raison. -
94

— Mais comment cela arrive-t-il que Dieu lui envoie


un tel bonheur sans que personne n'en ait rien su ?
— C'est ainsi: presque personne ne sait qu'elle doit
recevoir un héritage.
— Et vous, vous en êtes informé ?
— Oui.
— Mais comment ?
— Mais certainement, j'ai moi-même examiné les
documents. -

— Par beaucoup de recherches.Vous étes bien informé ?


– Vous même? -

— Moi même. C'est par là que j'ai commencé ?


— Par là ? -

— Bien entendu, quiconque n'a pas perdu la tête, ne


s'aventure pas sans pieces probantes.
— Oui, vous avez raison, Dmitry Serguéitch. Mais
quel bonheur! Vous le devez probablement aux prières
de vos parents ?
— Probablement.
Le professeur plairait, tout d'abord, beaucoup à Maria
Alexevna pour ce fait qu'il ne prenait pas du thé ;
c'était un homme plein de bonne qualité; il parlait peu
— ce n'était donc pas un étourdi; ce qu'il disait, il le
disait bien, surtout quand il s'agissait d'argent; mais
depuis qu'elle savait qu'il était dans l'impossibilité ab
solue de faire la cour aux jeunes-filles des familles ou
il donnait des leçons, il était devenu une trouvaille qu'on
me saurait trop apprécier. Les jeunes gens comme lui
étaient rarement dans de telles desporitions. Il lui était
donc complétement agréable. — Quel homme positif !
loin de se vanter d'avoir une riche fiancée il se laissait
au contraire arracher chaque mot comme avec des te
mailles. Il avait dû chercher bien longtemps cette
riche fiancée. — Et on s'imagine bien comme il avait
dû lui faire la cour. Oui, on pouvait dire que celui-là
#
95
savait comment il faut mener ses affaires. Et c'est tout
droit par les documents qu'il avait commençé, et comme
il parle ! quiconque n'a pas perdu la tête, ne peut agir
autrement », c'est un homme parfait.
Vérotchka, tout d'abord, eut peine a retenir son sou
rire, mais peu à peu il lui parût, — comment aurait-il
pù en être autrement — il lui parût que Lopoukhoff, bien
qu'il répondit à Maria Alexevna, parlait à elle, Vé
rotchka, et se moquait de sa mère. Était ce une illu
sion de Vérotchka on eu était-il réellement ainsi ? Il le
savait, et elle l'apprit depuis ; quant à nous, cela nous
importe peu; nous n'avons besoin que des faits. Et le
fait était que Vérotchka, écoutant Lopoukhoff commença
par sourire, puis se mit à penser sérieusement qu'il
parlait non à Maria Alexevna, mais à elle, et qu'il ne
plaisantait pas, mais disait la vérité. Maria Alexevna
qui avait pendant tout le temps écouté sèrieusement
Lopoukhoff, s'adressa à Vérotchka et lui dit :
— Vérotchka, vas tu rester toujours absorbèe et si
lencieuse, maintenant que tu connais Dmitry Serguéitch,
pourquoi ne le prierais tu pas de t'accompagner et ne
chanterais tu pas ? Ces paroles voulaient dire : nous vous .
estimons beaucoup, Dmitry Serguéitch, et nous voulons
que vous soyez l'ami intime de notre famille; et toi,
Vérotchka, n'aie pas peur de Dmitry Serguéitch, je
dirai à Mikaïl Ivanytch qu'il a déjà une fiancée, et
Mikaïl Ivanytch ne sera pas jaloux. Cela s'adressait à
Vérotchka et a Dmitry Serguéitch. — Et déjà dans les
pensées mêmes de Maria Alexevna il était non « le
maître » mais Dmitry Serguéitch; — et pour Maria
Alexevna elle même ces paroles avaient un troisième
sens, le sens le plus naturel et le plus véritable : il faut
être bon avec lui; cette connaissance pourrait nous
être utile dans l'avenir, lorsque ce fripon de maître sera
riche.
96
« C'était le sens général des paroles de Maria Ale
xevna pour Maria Alexevna, mais outre le sens géné
ral il y en avait encore un particulier: » après l'avoir
caressé, je lui dirai, qu'il nous est à charge, à nous qui
ne sommes pas riches, de payer un rouble par leçon. »
Tels sont les sens differents qu'avaient les paroles de
Maria Alexevna. -

Dmirty Serguéitch avait repondu qu'il allait achever


la leçon, et qu'après il jouerait volontiers du piano.

VII.

Si les paroles de Maria Alexevna avaient differents


sens elles n'avaient pas moins de résultats. Du côté de
leur sens particulier, c'est-à-dire du côté de la reduction
des dépenses pour les leçons, Maria Alexevna avait
atteint plus de succès qu'elle ne pouvait esperer; lors
que après deux leçons, elle aborda la question de leur
pauvreté, Dmitry Serguéitch marchanda, il ne voulait
pas céder et se tenait à un trekhroublovy (à cette épo
que il y avait encore des trekhroublovy, pièces de mon
naie de 75 copecks, si vous vous souvenez); Maria
Alexevna ne comptait pas elle même sur une plus
forte reduction ; mais en dépit de toute attente, elle
avait réussi à reduire à 60 copecks le prix de la leçon.
Il faut dire que cet espoir de réduction paraissait être
en contradiction avec l'opinion qu'elle s'était faite de
Dmitry Serguéitch (non de Lopoukhoff, mais de Dmitry
Serguéitch) comme devant être un gaillard rusé et
avide. Un individu cupide ne cêde pas si facilement
dans une question d'argent simplement parce que les
gens à qui il a affaire sont pauvres. Dmitry Serguéitch
avait cédé, il fallait, pour être logique, se désenchanter
ne Voir en lui qu'un homme léger et, par consequant,
nuisible. Certes, c'est ainsi qu'elle aurait jugé dans une
•º º
-
97

affaire d'autrui. Mais la nature de l'homme est telle


qu'il lui est très-difficile de juger de ses affaires d'après
la règle générale : il aime tant à faire des exceptions
en sa faveur ! Lorsque le secrétaire de collége Ivanoff
assure le conseiller de collége Ivan Ivanytch qu'il lui
est dévoué corps et âme, Ivan Ivanytch sait d'après
lui-même, qu'on ne peut s'attendre à un dévoument
absolu de personne et il sait de plus qu'Ivanoff en par
ticulier a cinq fois vendu son propre père et a sur
passé, Ivan Ivanytch lui-même, qui n'a jusqu'à pré
sent réussi qu'à vendre son père seulement trois fois ; .
pourtant, malgré tout, Ivan Ivanytch croit qu'Ivanoff
lui est dévoué, ou pour mieux dire, sans le croire, il
est porté à avoir de la bienveillance pour lui, il le
croit, tout en n'y croyant pas. Que voulez-vous ? Il n'y
a rien à faire contre cette déplorable incapacité d'ap
précier ce qui nous touche. Maria Alexevna n'était pas
exempte de ce défaut qui distingue surtout les individus
vils, rusés et cupides, Cette loi souffre des exceptions,
mais seulement dans deux cas extrèmes; ou lorsque l'in
dividu est un vaurien achevé, un vaurien, pour ainsi
dire, transcendental, huitième merveille du monde de la
coquinerie, dans le genre de Ali-Pacha de Janina, de
Pgézzar-Pacha de Syrie, de Méhémet - Ali d'Egypte,
qui faisaient prendre le change aux diplomates euro
péens (et Dgézzar au grand Napoléon lui-même) comme
s'ils eussent été des enfants; c'est lorsque la fourberie
a couvert l'homme d'une cuirasse tellement solide et
tellement serrée qu'elle ne laisse à dégouvert aucune
faiblesse humaine: ni l'ambition, ni la passion du pou
voir, ni l'amour propre, ni rien, Mais ces héros de four
berie sont très-rares, et on n'en rencontre presque pas
dans les pays européens, où la virtuosité friponnière est
déjà gâtée par plusieurs faiblesses humaines.Aussi, quand
on vous montre un fourbe rusé et qu'on vous dit7: en
- -

- Bayertsche
taatsbibliothek
ÎMönchen
- aº
98
voici un à qui on ne saurait faire prendre le change, »
pariez, sans hésiter, 10 roubles contre l, que bien que
vous ne soyez pas rusé, vous pourriez lui faire prendre
le change, pour peu que vous le voulliez; sans hésiter
davantage, pariez 100 roubles contre l, que pour une
chose déterminée il se laissera mener par le bout du nez,
car c'est-là le trait le plus ordinaire, un trait général
du caractère des hommes rusés, que de se laisser mener
sur quelque chose par le bout du nez. Louis Philippe et
Metternich, par exemple, qu'on dit avoir été les plus ha
biles politiques de leur temps ne s'en sont pas moins
laissés conduire à leur perte, comme moutons aux pâtu
rages ? Napoleon I était rusé, beaucoup plus rusé que
eux-là encore et avait dit-on du génie. — N'a-t-il pas
échoué proprement à l'île d'Elbe ? Il trouva que ce n'était
pas assez; il voulut aller plus loin et réussit si bien
qu'il alla cette fois jusqu'à S-te Helène. Lisez l'histoire
de la campagne de 1815 de Charras — c'est à s'attendrir
que de voir avec quel zèle Napoléon se dupait et se
détruisait lui-même ! Hélas, Maria Alexevna elle aussi,
n'était pas exempte de cette malheureuse inclination.
Il y a peu de gens qu'une grande perfection dans
l'art de tromper les autres empêche d'être trompés eux
mêmes. Il y en a d'autres, en revanche, qui sont nombreux
et que la simple honnêteté du cœur sert à garantir
d'une manière sûre. À s'en rapporter aux Vidocq et aux
Vanka Caïn de toute sorte, il n'y a rien de plus difficile
que de tromper un homme honnête et sincère, pour peu
qu'il soit spirituel et expérimenté. Les honnêtes gens
qui ne sont pas bêtes, ne se laissent pas séduire
individuellement. Mais ils ont un défaut équivalent c'est
d'être sujets à la séduction pris en bloc. Le fripon ne
saurait les prendre individuellement, mais collectivement
ils sont à sa disposition. Les fripons, au contraire, si |
faciles à tromper, individuellement, ne peuvent pas être

·
99

dupés en compagnie. Là est tout le secret de l'histoire


universelle.
Mais ce n'est pas ici le lieu de faire des excursions
dans l'histoire universelle. Quand on se charge d'écrire
un roman, c'est cela qu'il faut faire et pas autre chose.
Le premier résultat des paroles de Maria Alexevna
fut la réduction du prix des leçons. Le deuxième ré
sultat fut que par cette réduction, Maria Alexevna
s'était encore plus confirmée dans la bonne opinion que
elle avait de Lopoukhoff comme d'un homme précieux ;
elle pensa même que ses conversations seraient utiles à
Vérotchka, pour la pousser à consentir au mariage
avec Mikhaïl Ivanytch; cette déduction là était trop
difficile pour que Maria Alexevna eut pu y arriver d'elle
même, mais un fait, parlant était venu la convaincre.
Quel était ce fait ? nous le verrons à l'instant.
Le troisième résultat des paroles de Maria AlexeVna
fut que Vérotchka et Dmitry Serguéitch commencèrent,
avec sa permission et encouragés par elle, à passer
beaucoup de temps ensemble. Après avoir fini sa leçon
vers huit heures, Lopoukhoff restait chez les Rosalsky
encore deux ou trois heures; jouait maintes fois aux
cartes avec la mère et le père de la famille parlait avec
le fiancé, jouait du piano pour accompagnèr Vérotchka ;
d'autres fois, c'était Vérotchka qui jouait et il écoutait;
quelquefois il causait tout simplement avec la jeune
fille et Maria Alexevna ne les en empêchait pas, ne les
regardait pas de travers, tout en ne les laissant pas,
bien entendu, sans surveillance.
Assurément, elle les surveillait, quoique Dmitry Ser
guéitch fut un très-bon jeune-homme; car ce n'est pas
pour rien que le proverbe dit : l'occasion fait le larron.
Et Dmitry Serguéitch était un larron, — non dans le
sens blâmable, mais dans le sens louable, — autrement,
il n'y aurait pas eu de raison pour l'estimer et pour
100

cultiver sa connaissance ? Est-ce avec les imbéciles


qu'il faut se lier ? oui, avec eux aussi, quand on en peut
· tirer profit. Or Dmitry Serguéitch n'ayant encore rien ;
on ne pouvait se lier avec lui que pour ses qualités,
c'est-à-dire pour son esprit, son savoir faire, son adresse
et sa prudence calculatrice.
Si tout homme peut penser à mal à plus forte raison
un homme si intelligent, il fallait donc avoir les yeux sur
Dmitry Serguéitch et c'est ce que faisait Maria Alexevna
après de vives reflexions. Toutes les observations ne fai
saient que la confirmer dans l'idée que Dmitry Serguéitch
était un homme positif et bien intentionné. Comment, par.
exemple, pourrait on remarquer en lui des velléités d'a
mOur ? -

Il ne regardait pas de trop près le corset de Vérotchka.


Voilà qu'elle joue; Dmitry Serguéitch l'écoute et Maria
Alexevna regarde s'il ne jette pas des regards indiscrets...
- non, il n'en a pas la moindre intention ! Même il ne
regarde pas Vérotchka du tout; il jette les yeux au
hasard, quelque fois sur elle, mais alors si simplement,
en face, et si froidement, comme s'il n'avait pas de
cœur, qu'on voit à l'instant qu'il ne la regarde que
par politesse, et que c'est à la dot de sa fiancée qu'il
songe, — ses yeux ne s'enflamment pas comme ceux de
Mikhaïl Ivanytch. -

Comment peut-on voir encore s'il s'agit d'amour entre


jeunes gens ? quand ils parlent d'amour. Or on n'entend
aucune parole d'amour; de plus, ils parlent très-peu
ensemble, - il cause plus avec Maria Alexevna. — Plus
tard, Lopoukoff apporta des livres pour Vérotchka.
Un jour Vérotchka était allée voir son amie, pendant
que Mikhaïl Ivanytch était chez eux, -

Voilà Maria Alexevna qui prend les Hvres et les


montre à Mikhaïl Ivanytch. . | | | | - - -

-- Voyez un peu, Mikhaïl Ivanytch, celui qui est en fran


10l

çais, j'ai presque déchiffré moi-même : « Gostinaïa » ") cela


veut dire manuel autodidactique d'usage du monde ; et
Voilà celui qui est en allemand ; je ne saurais com
prendre.
— Non, Maria Alexevna , ce n'est pas « Gostinaïa »
c'est destinée - il dit le mot en russe.
— Quelle est donc cette destinée ? Est-ce un roman ?
un oracle des dames? ou une clef des songes ? -

— Voyons. Mikhaïl Ivanytch feuilleta quelques pages.


- Il ne s'agit que de séries, ") c'est un livre savant.
— Des séries ? je comprends; il s'agit de virements
d'argent.
— C'est cela. -

— Et celui-ci qui est en allemand ? •,

Mikhaïl Ivanytch avait lu lentement « Sur la religion,


par Ludwig » -- par Louis quatorze. ") C'est l'ouvrage
de Louis XIV; ce Louis XIV était un roi de , France,
père du roi que le Napoléon actuel a remplacé.
— Donc, c'est un livre pieux.
— Pieux, Maria Alexevna, vous l'avez dit.
— Très-bien, Mikhaïl Ivanytch; quoique je sache que
Dmitry Serguéitch soit un jeune-homme de bien, je veux
, voir : il faut se défier de tout homme !
— Assurément, ce n'est pas l'amour qu'il a en tête;
mais en tout cas je vous remercie de cette surveillance.
— Il n'en saurait être autrement, Mikhaïl Ivanytch,
surveiller est le devoir d'une mère qui veut garder la
pureté de sa fille. Voilà ce que je pense. Seulement le
roi de France, de quelle religion était-il?

- e,

*) Gostinaïa veut dire en russe salon.


*) Série-papier-monnaie à intérêt. Il s'agissait de la Destinée sociale de
Considerant.
*) Ludwig Fuerbcah, que dans sa simplicité l'officier avait cru être le
même que Louis XIV (Ludwig der Vierzente).
102
— Il était catholique, naturellement.
— Mais son livre peut convertir à la religion pa
piste? •

— Je ne le crois pas. Si c'était un archevêque catho


lique qui l'eut écrit, il tâcherait de convertir, cela va de
soi, à la religion papiste. Mais un roi ne s'en occupe
pas; un roi, en prince et en politique sage, veut sim
plement de la piété.
Cela suffisait pour le moment. Maria Alexevna ne
pouvait s'empêcher de voir que Mikhaïl Ivanytch, tout
en ayant un esprit borné, avait raisonné avec beaucoup
de justesse; néanmoins, elle voulait tirer l'affaire au clair.
Deux ou trois jours après, elle dit tout-à-coup à Lopou
khoff, qui jouait aux cartes, avec elle et Mikhaïl
Ivanytch :
— Voici, Dmitry Serguéitch, ce que je veux vous de
mander: le père du dernier roi de France, que le Na
poléon actuel a remplacé, avait-il ordonné qu'on bap
tisât dans la religion papiste ? ·

— Mais non, il ne l'ordonnait pas, Maria Alexevna.


— Et la religion papiste est-elle bonne, Dmitry Ser--
guéitch ?
— Non, Maria Alexevna, elle n'est pas bonne. Et je
joue sept en carreau.
— C'est, Dmitry Serguéitch, par curiosité que je vous
ai demandé cela ; moi, qui ne suis pas une femme sa
· vante, je m'intéresse tout de même à le savoir. Et com
bien avez-vous déduit des mises ? Dmitry Serguéitch !
— C'est juste, Maria Alexevna; on nous enseigne cela
à l'Académie. Il est impossible à un médecin de ne pas
savoir jouer. #
Pour Lopoukhoff ces questions restérent une énigme.
Pourquoi Maria Alexevna avait-elle besoin de savoir
si Philippe Egalité ordonnait de baptiser dans la religion
papiste ?
103
Comment ne pas excuser Maria Alexevna si elle cesse
maintenant de surveiller l'étudiant ? Il ne jetait pas de
regards indiscrets; il se bornait à regarder Vérotchka
en face et froidement, et il lui prêtait des livres pieux
— que voulait-on de plus ? Maria Alexevna tenta encore
une épreuve, comme si elle avait lu « la logique » que
j'apprenais moi aussi par cœur et qui dit « l'observation
des phénomènes qui se produisent d'eux mêmes doit être
vérifié par expériences faites d'après un plan médité
afin de pénétrer plus profondément dans les mystères
des dites relations ».
Elle arrangea cette épreuve comme si elle avait lu
Saxon le grammairien racontant comment on mettait
Hamlet à l'épreuve dans une foret avec une jeune-fille.

VIII.

Epreuve à la Hamlet.

Un jour, Maria Alexevna dit en prenant le thé,


qu'elle avait excessivement mal à la tête; après avoir
versé le thé et fermé à clef le sucrier elle alla se cou
cher. Vérotchka et Lopoukhoff restèrent seuls dans le
salon qui était contigu à la chambre à coucher de
Maria Alexevna. Quelques minutes après, la malade
appela Fédia.
— Dis à ta sœur que leur conversation m'empêche de
dormir; qu'ils s'en aillent dans une autre pièce; mais
dis le poliment, pour que Dmitry Serguéitch ne s'of
fense pas; il a tant soin de toi ! Fédia fit la commission.
— Allons dans ma chambre, Dmitry Serguéitch, dit
Véra Pavlovna, elle est loin de la chambre à coucher et
là nous n'empêcherons pas, maman, de dormir.
C'est cela présisément que Maria Alexevna atten
dait. Un quart d'heure après, elle s'approchait à pas
104
. de loup de la porte de la chambre de Vérotchka. La
porte était à demi-ouverte et entre la porte et le cham
branle il y avait une fente qui ne laissait rien à désirer.
Maria Alexevna y appliqua l'œil et ouvrit l'oreille.
Et voici ce qu'elle vit : •

La chambre de Vérotchka avait deux fenêtres; entre


les fenêtres, il y avait une table à écrire. Auprès d'une
fenêtre, à un bout de la table, était assise Vérotchka,
elle tricotait un gilet de laine pour son père, exécutant;
ainsi strictement la recommandation de Maria Alexe
vna. Auprès de l'autre fenêtre, à l'autre bout de la table,
était assis Lopoukhoff: appuyé un coude sur la table, il
tenait un cigare à la main, et il avait fourré l'autre
main dans sa poche; il y avait entre lui et Vérotchka
environ deux archines ") de distance, sinon plus. Vérot
chka regardait surtout son tricot, et Lopoukhoff regar
dait surtout son cigare. Dispositions tranquillisantes.
Et voici ce qu'elle entendit :
- . . .. C'est donc ainsi qu'il faut envisager la vie ?
- c'est à partir de ces paroles que Maria Alexevna
commença d'entendre.
- oui, Véra Pavlovna, c'est bien ainsi.
•- Les hommes pratiques et froids ont, par conséquent
raison de dire que l'homme est régi exclusivement par
l'intérêt.
— Ils ont raison. Ce qu'on appelle sentiments élevés,
aspirations idéales — tout cela, dans la marche générale
des choses est absolument nul et s'éclipse devant l'in
têrét particulier et ces sentiments mêmes ne sont autre
chose que l'intérêt bien entendu. -

- Mais vous, par exemple, est-ce que vous êtes


ainsi ? - -

*) 2 t13 pieds.
105

— Comment donc, Véra Pavlovna ? Ecoutez seulement


en quoi consiste le ressort essentiel de toute ma vie.
L'essentiel de ma vie consistait jusqu'à présent dans
l'étude, je me préparais à être médecin. Pourquoi mon
père m'a-t-il mis au collége ? Il me disait et redisait:
apprends, Mitia ; quand tu auras appris, tu seras fonc
tionnaire , tu nous nourriras, moi et ta mére, et tu seras
bien toi-même — « Voici donc pourquoi j'étudiais s'ils
n'avait pas.eu cet intérêt en vue, mon père ne m'aurait
pas mis à l'école: la famille avait besoin d'un travail
leur. Or, moi même, bien que la science me plaîse à
présent, je n'y aurais pas dépensé tant de temps, si je
n'avais pas pensé que cette dépense , serait largement
compensée. Mes études au collége touchaient à leur fin ;
je décidai mon père à me laisser entrer à l'Académie de
Médecine, au lieu de faire de moi un fonctionnaire.
Comment cela arriva-t-il ? Nous avions vu mon père, et
moi que les médecins vivent beaucoup mieux que les
fonctionnaires des chancelleries et que les chefs des bu
reaux, au dessus desquels je n'aurais pu penser d'arriver
un jour. Voilà pour quelle raison je suis entré à l'Aca
démie, l'éspérance d'un plus gros morceau de pain. Si je
n'avais pas eu cet intérêt en vue, je n'y serais pas entré.
- Mais vous aimiez à apprendre au collége, et les
sciences médicales vous attiraient ?
- Oui. Mais c'est là un ornement; il est utile pOur
le succès de la chose; mais la chose se passe ordinaire
ment de cet ornement; elle ne se passe jamais de l'in
térêt du ressort. L'amour pour la science n'est qu'un .
résultat, la cause, c'est l'intérêt. - *

— Admettons que vous ayez raison. Toutes les ac


tions que je comprends, s'expliquent par l'intérêt. Mais
cette théorie me semble bien froide.
— La théorie en soi doit être froide. L'esprit doit
juger froidement les choses.
106

— Mais elle est sans pitié.


— Pour les fantaisies, qui sont vides de sens et nui
sibles.
— Elle est bien prosaîque.
— La forme poétique ne convient pas à la science.
— Ainsi cette théorie, que je ne saurais pas admettre,
condamne les hommes à une vie froide, impitoyable,
prosaique ?.... -

— Non, Véra Pavlovna : cette théorie est froide, mais


elle enseigne l'homme à se procurer la chaleur. Les
allumettes sont froides, le côté de la boite contre laquelle
On les frotte est froide, les fagots sont froids; mais le
feu, qui prépare a l'homme une ſnourriture chaude et
qui le réchauffe lui-même n'en jaillit pas moins ; cette
théorie est impitoyable, mais en la suivant les hommes
ne seront pas un misérable objet de compassion pour
les oisifs. La lancette ne doit pas plier; autrement il fau
drait plaindre le patient, qui ne se trouverait pas mieux
de notre compassion. Cette théorie est prosaïque, mais
elle découvre les véritables motifs de la vie; or la poésie
est dans la vérité de la vie. Pourquoi Shakspeare est-il
un très-grand poéte ? parceque il a fouillé la vie plus
avant que les autres poétes. -

— Eh bien, moi aussi, je serai sans pitié, Dmitry


Serguéitch, dit Vérotchka, en souriant: — ne vous bercez
pas de l'idée que vous avez eu en moi un adversaire
obstiné à votre théorie de l'intérêt, et qu'à présent vous
venez d'acquérir un nouveau disciple. Moi même, je
pensais ainsi, bien avant que je ne vous aie entendu
et que je n'aie lu votre livre.
Mais je croyais, que c'étaient là des pensées à moi,
et que les savants et les sages pensaient autrement ;
c'est pourquoi il y avait de l'hésitation dans mon esprit.
Tout ce que je lisais était contraire à ce qui se passait
en moi et plein de blâme et de sarcasme pour ma pensée.
107
La nature, la vie, l'esprit mènent d'un côté, les livres
mènent de l'autre, en disant : c'est mal, c'est bas. Savez
vous, que les objections que je vous ai faites me pa
raissaient à moi même un peu ridicules.
— Elles sont en effet ridicules, Véra Pavlovna.
- Mais, dit-elle, en riant, — nous nous faisons l'un à
l'autre de bien jolis compliments. D'un côté : ne soyez
pas si fier s'il vous plaît, Dmitry Serguéitch; de l'autre
côté: vous êtes ridicule avec vos doutes, Véra Pav
lovna !
— Eh ! Oui! dit il aussi en souriant, nous n'avons
pas intérêt à nous faire des galanteries et nous ne nous
en faisons pas. -

- Bon, Dmitry Serguéitch ; les hommes sont des égoï


stes, n'est-ce pas ? Voilà; vous avez parlé de vous, moi
aussi, je veux parler un peu de moi.
— Vous avez parfaitement raison; chacun songe d'abord
à soi.
— Voyons si je ne vais pas vous attrapper en vous
faisant des questions sur moi,
— Soit.
— J'ai un riche fiancé. Il ne me plaît pas. Dois-je
accepter sa proposition.
— Calculez ce qui vous est le plus utile.
— Ce qui m'est le plus utile ? Vous savez, je suis assez
pauvre. D'un côté, le manque de sympathie pour l'homme ;
de l'autre la domination sur lui, une position enviable
en société; l'argent, une foule d'adorateurs.
— Pesez tout, et choisissez ce qui : vous est le plus
utile. -

— Et si je choisis la richesse du mari et une foule


d'adorateurs ? -

— Je dirai que vous avez choisi ce qui vous a paru


le plus convenable à vos intérêts.
— Et que faudrait-il dire de moi ? -
108

- Si vous avez agi de sang froid, après avoir tout


médité raisonnablement, il faudrait dire que vous avez
agi d'une probablement
plaindrez manière raisonnable,
pas, et que vous ne vous en
- à

- Mais mon choix ne sera-t-il pas digne de blâme ?


— Les gens, qui débitaent des fadaises, peuvent en dire
ce qu'ils veulent; mais les gens qui ont une juste idée
de la vie diront que vous avez agi comme il fallait que
· vous agissiez; si votre action est telle, cela veut dire
que vous êtes un tel individu, qui ne saurait agir au
trement, les circonstances étant données ; ils diront que
vous avez agi de par la force des choses et que vous
n'avez pas eu d'autre choix.
- Et point de blâme de mon action ?
- Qui a le droit de blâmer les conséquences d'un
fait, si le fait existe ? Votre personne, dans les circon
stances données, c'est un fait; vos actions sont les con
séquences sine qua non de ce fait, conséquences surgis
sant de la nature des choses. Vous n'en êtes pas respon
sable ; donc les blâmer, ce serait bête.
— Ainsi, vous ne reculez pas devant , votre théorie.
Donc, je ne meriterai pas votre blâme, si j'accepte les
propositions de mon fiancé'? -

— Je serais bête de vous blâmer.


-- Ainsi, c'est la permission — peut-être même l'ap
probation — peut-être même le conseil direct d'agir
comme je dis ? -

-- Le conseil est toujours le même : calculez ce qui


vous est utile; pourvu que vous suiviez ce conseil, vous
aurez l'approbation. - -

— Je vous remercie. Maintenant, mon affaire person


nelle est résolue. Revenons à la question générale, que
nous avons abordée d'abord. Nous avons commencé par
ceci que l'homme agit par la force des choses, ses actions
sont déterminées par les influences sous lesquelles elles "
109

ont lieu. Si de plus fortes influences prennent le dessus


sur d'autres, c'est que nous avons changé de raisonne
ment; lorsque l'action a une importance réelle, les motifs
s'appellent intèrêts, leur jeu dans l'homme une combi
naison, ou un calcul des intérêts, et par conséquent,
l'homme agit toujours en raison de son intérêt. Est-ce
que je résume bien vos idées ?
— Assez bien.
— Voyez quelle bonne écolière je suis. Maintenant
cette question spéciale sur les actions ayant une im
portance réelle, est épuisée. Mais quant à la question
générale, il y reste encor quelques difficultés. Votre
livre dit : l'homme agit de par la nécessité. Mais il y
a des cas où agir de cette facon ou d'une autre dépend,
de mon bon plaisir. Par exemple, en jouant, je feuillette
les pages de mon cahier de musique; je les feuillette
parfois de la main gauche, parfois de la main droite.
Mettons que maintenant je les feuillette de la main
droite; est-ce que je n'aurais pas pu les feuilleter de
la main gauche ? est-ce que cela ne dépend pas de mon
bon plaisir ?
— Non, Véra Pavlovna; si vous feuilletez, sans y
songer, Vous feuilletez de la main dont il vous est plus
commode de vous servir. Il n'y là point de bon plaisir ; .
mais si vous vous dites : « je vais feuilletter de la main
droite », vous feuilleterez de la main droite sous l'in- .
fluence de cette idée ; or cette idée , a surgi, nOn de
votre bon plaisir, mais nécessairement d'une autre pensée.
Ici Maria Alexevna cessa d'écouter.
Maintenant ils vont s'occuper d'érudition - ce n'est
pas mon fait et du reste je m'en moque. Quel jeune
homme sage, positif, noble dirais-je! Quelles règles pru
dentes il inspire à Vérotchka ! Voilà ce que peut un homme
savant : quand c'est moi qui lui dis ces choses là, elle
n'écoute pas, elle s'offense : elle est très-difficile, Vis-à
110

vis de moi, parce que je ne sais pas parler à la ma


nière savante. Mais quand il parle de cette manière,
elle l'écoute, voit qu'il a raison et en convient. Oui,
ce n'est pas pour rien qu'on dit : l'instruction c'est la
lumière, et l'ignorance les ténébres. Si j'étais une femme
instruite, est-ce que nous serions où nous en sommes ?
J'aurais poussé mon mari au grade de général, je lui aurais
procuré un emploi dans l'administration des vivres, ou
dans une autre administration semblable ;j'aurais mené
moi même les affaires aves les soumissionnaires, car ce
n'est pas son affaire à lui, il est trop bête. Est-ce que
c'est une maison comme celle-ci que j'aurais bâtie ? J'au
rais acheté plus d'un millier d'âmes *).
En ce moment je ne le puis.
Il faut tout d'abOrd se montrer dans la société des
généraux sous un jour favorable, — et moi, comment
me montrerais-je sous un jour favorable, — je ne parle
pas le francais !......
On dirait : elle n'a pas de manières, elle n'est bonne
qu'à dire des injures sur la place Sennaïa. Et on aurait
raison. L'ignorance c'est les ténèbres. L'instruction c'est
la lumière. Ce proverbe a bien raison.
Cette conversation, qu'avait écoutée Maria Alexevna
l'amena donc à la conviction définitive, que les entre-.
tiens des deux jeunes gens étaient non seulement sans
danger pour Vérotchka, — (elle le pensait déjà depuis
longtemps) - mais que même ils lui seraient utiles, en
la poussant à abandonner, comme le voulait sa mère,
ses folles idées de fille inexpérimentée et en hâtant ainsi
son mariage avéc Mikhaïl Ivanytch, •

||

*) Proverbe russe, - -
111

IX.

I'attitude de Maria Alexevna vis-à-vis de Iſopoukhoff


ne manque pas d'un certain comique et Maria Alexevna
est ici représentée sous un jour assez ridicule. Mais
c'est bien contre ma volonté que les choses se présen
tent sous cette face. Si j'avais voulu agir d'après les
prescriptions de ce que chez nous on appelle l'art, j'aurais
soigneusement glissé sur ces incidents qui donnent au
roman un air de vaudeville. Les cacher eut été facile.
La marche genérale du roman pouvait bien être ex
pliquée sans eux Qu'y aurait il eu d'étonnant à ce que le
maître eût eu des occasions (sans entrer pour cela en
relation avec Maria Alexevna) de parler, ne fut ce
que rarement et peu chaque fois, avec la jeune-fille ,
dans la famille de laquelle il donnait des leçons ? Faut-il
beaucoup parler pour que l'amour naisse et s'accroisse ?
Le concours de Maria Alexevna a été tout-à-fait su
perflu pour le denouement qui a suivi la rencontre des
deux jeunes gens. Mais je raconte cette histoire non
pour qu'elle me procure une réputation d'homme de ta
lent, mais comme elle s'est passée. Comme romancier,
je suis fâché d'avais écrit quelques pages s'abaissant
jusqu'au comique.
Ma volonté de racconter les choses non pas comme
il me serait plus facile de le faire, mais comme elles se
sont passées me cause encore un autre désagrément : je
suis très-mécontent de ce que Maria Alexevna soit re
présentée, sous un jour ridicule par ses réflexions sur
la fiancée, qu'elle avait inventée pour Lopoukhoff; par
sa manière fantastique de deviner ce que contiennent
les livres que Lopoukhoff donnait à Vérotckha; par
ses questions sur Philippe Egalité et son prétendu ab
solutisme papiste et sur les livres de Louis XIV. Chacun
112

peut se tromper; les erreurs peuvent être absurdes,


lorsque , l'individu veut juger des choses qu'il ignore ;
mais il serait injuste de déduire des bévues de Maria
Alexevna qu'elles étaient la seule cause de ses bonnes dis
positions pour Lopoukhoff. Non, ses idées fantastiques
sur la riche fiancée et sur la piété de Philippe Egalité
n'auraient pas obscurci un moment son bon sens, si elle
avait seulement remarqué dans les actions et les paroles
de Lopoukhoff quelque chose de suspect. Mais il se
conduisait de telle sorte qu'il n'y avait vraiment rien
à dire. Tout en étant d'un naturel hardi, il ne jetait
pas de regards indiscrets sur une très-jolie jeune-fille ;
il ne la suivait pas assiduement; il se mettait sans façon
à jouer aux cartes avec Maria Alexevna, sans laisser
voir qu'il lui plairait mieux d'être avec Véra; quand
il était avec celle-ci il lui tenait des discours que
Maria Alexevna croyait étre l'expression de sa propre
pensée. Comme elle, il disait que l'intérêt est le mobile
des actions humaines, qu'il n'y a pas lieu à s'indigner
contre un fripon et de le rappeler aux principes de
l'honneur, parceque ce fripon agit d'après les lois de sa
propre nature sous la pression des circonstances, et qu'il
ne pourrait pas, étant donné son individu, ne pas être
fripon, que le prétendre serait une absurdité. Oui, Maria
Alexevna avait raison, quand elle trouvait entre elle
et Lopoukhoff beaucoup de parenté.
· Mais voilà Lopoukhoff bien compromis aux yeux du
pubblic éclairé, par cela seul que Maria Alexevna est
sympathique à sa manière de voir. Ne voulant tromper
personne, je ne cache pas, comme j'aurais pu le faire,
cette circonstance si muisible à la réputation de Lopou
khoff; je vais même faire plus et expliquer qu'il méri
tait réellement la bienvellance de Maria Alexevna.
D'après la conversation de Lopoukhoff avec Vérotchka,
on voit que sa manière de Voir pouvait paraître meil
- 113
leure à des personnes de l'acabit de Maria Alexevna,
qu'aux partisans des belles idées, Lopoukhoff voyait les
choses sous l'aspect qu'elles se présentent à la masse
du genre humain, moins les partisans des idées èlevées.
Si Maria Alexevna pouvait se réjouir des pensées
qu'il avait émises sur le mariage projeté de Vérotchka,
lui, de son côté, aurait pu écrire au dessous de la con
fession de l'usurière ivre : c'est juste. La ressemblance
de leurs actions est si grande que les romanciers é
clairés, et aux idées nobles, les journalistes et autres
instructeurs de notre public ont depuis longtemps pro
clamé que les individus du genre de Lopoukhoff ne se
distinguent en rien des individus du genre de Maria
Alexevna. Si des écrivains si éclairés ont compris ainsi
les hommes du genre de Lopoukhoff, ce n'est pas nous
qui blâmerons Maria Alexevna de n'avoir pas jugé ce
Lopoukhoff autrement que n'ait fait nos meilleurs écri
vains penseurs et instructeurs ?
Certes, si Maria Alexevna avait su ne fut-ce que la
moitié de ce que savent nos écrivains, elle aurait eu
assez de bon sens pour comprendre que Lopoukhoff était
une mauvaise compagnie pour elle. Mais, outre qu'elle
était sans instruction, elle avait encore une autre
excuse : Lopoukhoff, dans ses conversations, n'allait ja
mais jusqu'au bout, n'étant pas de ces amateurs qui se
mettent en peine, d'inspirer à des Maria Alexevna les
hautes pensées qui les enchantent eux mêmes. Il avait
assez de bon sens pour ne pas prétendre redresser un
arbre de cinquante ans. Lui et elle entendaient les faits
de la même manière et raisonnaient en conséquence.
Instruit, il était á même de tirer des faits certaines
déductions que ne peuvent soupconner des gens comme
Maria Alexevna, qui ne connaissent que leur soucis
habituels et les aphorismes routiniers de la sagesse vul
gaire, proverbes, dictons et autres vieux apophthegmes
- 8
114

ejusdem farinœ. Si par exemple, il se fût mis à expli


quer ce qu'il entendait par le mot « intérêt » en cau
sant avec Vérotchka, il est probable que Maria Alexevna
eût vu que cet intérêt n'etait pas tout-à-fait le même
que le sien; mais Lopoukhoff ne s'expliquait pas à ce
sujet devant l'usurière, ni même devant Vérotchka, parce
que celle ci connaissait le sens de ce mot par les livres
qui avaient motivé leur entretien. D'autre part, en écri
vant sous la confession de Maria AlexeVna ivre « c'est
juste » Lopoukhoff aurait ajouté: mais, attendu que, selon
votre propre aveu, le nouvel ordre de choses serait
meilleur que l'ancien, il ne faut pas s'opposer à ceux
qui travaillent avec joie et dévouement à l'établi. Quant
à la bétise du peuple, bien que ce soit là un obstacle
en effet, vous conviendrez que les hommes deviendraient
bientôt sages s'ils s'aperçevaient qu'il leur est avanta
geuX de le devenir, ce dont ils n'ont pû s'apercevoir
jusqu'ici; vous conviendrez de même, qu'il ne leur a
pas été possible d'apprendre à raisonner. Donnez-leur
cette possibilité, et vous verrez qu'ils s'empresseront
d'en profiter. - .

Mais la conversation avec -Maria Alexevna n'allait


\jamais jusque-là et ce n'était pas même , par réserve,
bien qu'il fut réservé, mais tout simplement par bon
sens, par le sentiment de convenance qui l'empêchait
de lui parler latin et ne pas l'entretenir des progrès
rècents de la médecine, ce qui n'aurait été interressant
que pour lui. Il avait assez de bon sens et de délica
tesse pour ne pas tourmenter quelqu'un de discours hors
de sa portée:
| Je me dis tout ceci que pour justifier l'inadvertance
de Maria Alexevna, qui n'a pu comprendre à temps
quel homme était Lopoukhoff; et nullement pour justifier
Lopoukhoff lui même. Justifier Lopoukhoff ne serait pas
bon; pourquoi ? c'est ce que tu verras plus loin, lecteur.
Ii5
Ceux qui, sans le justifier, voudraient, par humanité,
l'excuser, ne le pourraient pas. Par exemple, ils diraient
pour son excuse qu'il était médecin et s'occupait de
sciences naturelles, circonstances qui disposent à em
brasser la manière de voir matérialiste. Mais une ex
cuse pareille m'est pas une excuse bien valable. Beau
coup d'autres sciences poussent au matérialisme, comme
par exemple les sciences mathématiques, historiques,
sociales et toutes enfin. Est-ce à dire que tous les géo
mètres, les astronomes, les historiens, les économistes,
les juristes, les publicistes, et autres savants soient des
matérialistes ? Bien loin de là. Lopoukhoff ne saurait
donc être justifié. Les gens compatissants qui ne le jus
tifieut pas, pourraient dire encore à son excuse, qu'il
n'est pas completement privé de quelques qualités loua
bles : volöntairement et avec fermeté il s'est décidé à
renoncer aux avantages et aux préférences qu'il aurait
pû demander à la vie, pour travailler au profit des autres,
trouvant que le plaisir résultant de ce travail est pour
lui l'intérêt bien entendu; la jeune-fille si bonne et si
jolie dont il est devenu amoureux, il la regarde d'un
œil si pur, qu'il n'y a pas beaucoup de frères qui re
gardent ainsi leur sœur. Mais contre cette autre excuse
il faudrait dire qu'en général il n'y a pas d'homme qui
soit complétement privé de quelques bonnes qualités et
que les matérialistes, quels qu'ils soient, sont toujours
matérialistes, que par cela même il est démontré que
ce sont des hommes bas et immoraux, qu'on ne devrait
jamais excuser, puisque c'est pactiser avec le matéria
lisme. Ainsi, ne justifiant pas Lopoukhoff, on ne saurait
l'excuser. Or, il n'y a pas non plus lieu de le justifier,
| vu que les partisans des belles idées et des nobles aspi
rations. — qui ont flétri les matérialistes se sont si bien
montrés dans ces derniers temps par l'esprit et le carac
tère aux yeux des hommes de bien, matérialistes ou
116
non, que défendre quelqu'un de leur blâme est inutile
et que prêter attention à leurs paroles est au moins
superflu. • • • " • , , ' •

#! - * - X. •

· Ce n'est pas certainement la question de savoir quelle


manière de voir doit être considérée comme juste, qui
était l'objet principal des entretiens de Vérotchka a
vec Lopoukhoff En général ils parlaient trés-peu entre
eux et leurs longues conversations, qui n'avaient lieu
que rarement, ne roulaient que sur les questions générales,
Ils savaient en outre qu'ils étaient surveillés par deux
yeux bien exercés.Aussi n'échangeaient-ils que de rares
paroles sur l'objet qui les préoccupait le plus, et c'était
ordinairement pendant qu'ils feuilletaient les cahiers de
musique. . , , , ·--

" aut dire aussi que cet objet qui les préoccupait,
tant et auquel ils ne pouvaient donner que si peu de
place dans leur conversation, n'était pas, comme on pour
rait le croire, l'expression de leur sentiment intime. De
ce sentiment ils ne disaient mot, depuis les vagues pa
roles de leur premier entretien et ils n'avaient pas le
temps de s'en occuper pendant les quelques minutes
qu'ils saisissaient pour causer librement, et qui étaient
consacrées tout entières à la situation de Vérotchka.
Comment pourrait elle en sortir! comment pourrait elle
aborder la scène ? Ils savaient que le théâtre présente
beaucoup de dangers pour une jeune-fille, mais que ces
#º pouvaient, être évités par la fermeté de Vérot
· chka, , - |
· Cependant un jour Lopoukhoff dit à Vérotchka :
- Je vous conseille d'abandonner la pensée de vous
faire actrice. . - | • • • , -
·

| - Pourquoit
- Il7 .
— Parcequ'il vaudrait mieux que vous épousiez votre
fiancé. » C'est-là que cessa la conversation. Cela fut dit
au moment où Vérotchka et lui prenaient leurs cahiers
de musique, lui, pour jouer, elle pour chanter. Vérotchka
devint bien triste et plus d'uné fois perdit la mesure,
bien qu'elle chantât un morceau très-connu. En cherchant
un autre morceau Vérotchka dis : j'en était si contente !
il m'est bien pénible d'apprendre que c'est impossible.
Je prendrai un autre parti, je serai gouvernante.
Deux jours après, elle Iui dit :
« Je n'ai trouvé personne qui puisse me chercher une
place de gouvernante. Voudriez-vous le faire vous-même,
Dmitry Serguéitch : je n'ai que vous ». -

— Il est bien facheux que j'aie si peu de connaissances


pour m'y aider. Les familles où j'ai donné et où je donne
| des leçons sont toutes relativement pauvres et les gens
de leur connaissance sont à peu près de la même con
dition. N'importe, je essayerais.
— Mon ami, je vous prends tout votre temps, mais
comment faire ?
— Véra Pavlovna, il n'y a pas à parler de mon temps,
lorsque je suis votre ami. . ".

Vérotchka sourit et rougit; elle n'avait pas remarqué


elle-même que le nom de Dmitry Serguéitch avait fait
place dans sa bouche, au nom de « mon ami. »
Lopoukhoff sourit aussi. -
— Vous n'avez pas voulu dire cela, Véra Pavlovna.
Retirez-moi ce nom, si vous regrettez de me l'avoir donné.
— C'est trop tard, — et puis... je ne regrette pas, —
répondit Vérotchka en rougissant encore plus.
- Vous verrez, le cas échéant, que je suis un ami
fidèle. . - -

Ils se serrèrent la main.


, Tels furent leurs deux premièrs entretiens après la
fameuse soirée. - |
118 •

Deux jours après sur le « Journal de Police » on


lût qu'une noble demoiselle, parlant français et allemand
etc, cherchait une place de gouvernante et qu'on pour
rait prendre des renseignements sur elle chez un tel
fonctionnaire, à Kolomna, rue N. N, maison N. N. ".

Lopoukhoff dût, en effet, dépenser beaucoup de temps


à l'affaire de Vérotchka. Il allait tous les matins, à pied
généralement, du côté de Wyborg à Kolomna chez le
fonctionnaire de sa connaissance qui avait bien voulu lui
rendre service à ce sujet. C'était loin : mais Lopouhkoff
n'avait pas d'amis de sa condition plus près du côté de
Wyborg: car il fallait que cet ami satisfaît à beaucoup
de conditions; il fallait en outre un logement comme il
faut, une bonne vie de famille, un air respectable. Un
pauvre logement aurait fait offrir à la gouvernante des
conditions trop désavantageuses; sans l'air respectable
et la vie aisée, du moins en apparence, de la personne
qui recommandait on n'aurait pas eu bonne opinion de
la demoiselle recommandée. Sa propre adresse à lui ?
Qu'aurait on pensé d'une demoiselle qui n'aurait eu pour
répondant qu'un étudiant ! Lopoukhoff avait donc beau
coup à faire. Après avoir pris du fonctionnaire les a
dresses de ceux qui étaient venus chercher une gouver
mante, il se remettait en voyage : le fonctionnaire disait
qu'il était un parent éloigné de la jeune personne et
n'était qu'intermédiaire, mais qu'elle avait un neveu qui
ne manquerait pas de venir le lendemain en voiture pour
causer plus amplement. Le neveu, au lieu de venir en
voiture, venait à pied, examinait de près les gens, et,
cela va sans dire, trouvait presque toujours quelque
chose qui ne lui plaisait pas. Dans cette famille on était
| par trop hautain; dans une autre, la mère de famille
était bonne, le père imbécile; dans une troisième, c'était
le contraire etc., dans telle autre il aurait été possible
de vivre, mais les conditions étaient au dessus des moyens
119

de Vérotchka : ou bien il aurait fallu parler anglais, et


elle ne le parlait pas; ou bien on voulait avoir non
précisément une gouvernante, mais une bonne d'enfants ;
ou encore les gens convenaient; seulement, ils étaient
pauvres eux mêmes et il n'y avait pour la gouvernante
d'autre place que la chambre des enfants, où couchaient
deux grandes filles, deux petits garçons, une bonne d'en
fants et une nourrice. -

L'annonce était maintenue sur le « Journal de Police »

et les offres venaient toujours chez le fonctionnaire. Lo


poukhoff ne perdait pas espoir. Il passa une quinzaine
dans ces recherches. Dès le cinquième jour, Lopoukhoff
étant rentré après de longues courses fatigué, s'était
étendu sur le sofa, et Kirsanoff lui avait dit : -

— Dmitry, tu es devenu mauvais compagnon de tra


vail pour moi, Tu disparais tous les matins et un soir
sur deux. Tu as donc trouvé beaucoup de leçons ? Mais
est-ce le moment d'en accepter tant? Moi je veux aban
donner même celles que j'ai. Je possède 70 roubles, cela
me suffira pour trois mois jusqu'à la fin du cours. Et
toi, tu avais épargné plus que moi, cent roubles, à ce
qu'il me semble ? - -

— Même plus, centcinquante roubles ; seulement, ce


ne sont pas les leçons qui me retiennent, je les ai toutes
abandonnées une exceptée : j'ai une affaire. Dès que je
l'aurai terminée, tu n'auras pas à te plaindre que mon
travail soit en retards du tien.
— Quelle affaire donc ? ·

— Voilà: dans la famille, où je n'ai pas cessé de donner


des leçons, famille excessivement mauvaise, il y a une
jeune-fille assez remarquable. Elle veut devenir gou
vernante, quitter ses parents et c'est moi qui lui cherche
une place.
— C'est une excellente jeune-fille ?
— Oh ! Oui !
120
— Alors, c'est bien, Cherche.
Et la conversation finit là.
Eh, messieurs Kirsanoff et Lopoukhoff, hommes savants
que vous êtes, vous n'avez pas pensé à remarquer ce qui
est surtout remarquable. Mettons que les qualités que
vous semblez le plus priser soient bonnes; mais elles
ne sont pas tout ? Comment l Kirsanoff n'a pas même
songé à demander si la jeune-fille était jolie ! et Lo
poukhoff n'a pas songé à en dire un mot ! Comment
Kirsanoff n'a pas songé à dire à son ami : — Ne serais-tu
pas devenu amoureux pour t'occuper d'elle à ce point ?
Et Lopoukhoff n'a pas songé à dire : elle m'intéresse
beaucoup ; ou s'il ne voulait pas dire cela, il n'a pas
songé du moins à écarter une pareille conjecture en di
sant: ne crois pas, Alexandre, que je sois devenu amou
reux. Ils pensaient tous deux que lorsqu'il s'agit de
délivrer une personne d'une mauvaise situation, il im
porte très-peu que son visage soit beau, quand même
il s'agirait d'une jeune-fille, et que la question de savoir
si on est amoureux ou nOn, importe encore moins. Peut
être se servent-ils toujours de cette expression? Je ne
saurais le dire ne les fréquentant plus. Est-il naturel,
que les jeunes gens, si dépourvus soient-ils de goùt et
de cœurne s'intéressent pas autrement à une jeune-fille ?
Assurément, ce sont-là des gens privés du sentiment
esthétique. D'après l'aveu, de ceux qui ont étudié la
nature de l'homme dans des cercles, doués du sentiment
esthétique plus encore que nos littérateurs normaliens
esthétiques, les jeunes gens, en pareille occurence de
vroient parler de la femme au point de Vue purement
plastique. C'est ainsi qu'il en était et encore à présent,
messieurs, il en est ainsi. Mais non pas parmi le jeunesse
digne de ce nom. C'est là une étrange jeunesse, mes
sieurS ! -
12l

XI.

- Eh bien, mon ami, est-ce qu'il n'y a rien , jusqu'à


présent ?
| - Pas encore, Véra Pavlovna; mais ne perdez pas
courage, ayez de l'espoir. Nous finirons bien par trou
ver une place convenable.
- Ah, si vous saviez, mon ami, combien il m'est
pénible de rester ici! Tant que la possibilité d'être de
livrée de cette perpétuelle humiliation ne s'était pas
présentée, je me forçais à une sorte d'insensibilité mor
telle. Maintenant, j'étouffe dans cette pesante et putride
atmosphère.
— Prenez patience, Véra Pavlovna, nous allons trouver.
Des conversations de ce genre eurent lieu pendant une
huitaine. -

- Mardi.
— Prenez patience, Véra Pavlovna, nous allons trouver.
— Mon ami, que d'embarras pour vous, que de temps
perdu ! Comment vous récompenserai-je ?
— Vous me récompenserez, mon amie, si VOus ne VOus
fâchez pas....
Lopoukhoff s'arrêta et devint confus. Vérotchka jeta un
coup d'œil sur lui; il avait bien dit ce qu'il voulait dire
et il attendait une réponse.
— Mais pourquoi me fâcherais-je, qu'avez-vous fait ?
- Lopoukhoff devint encore plus confus et parut affligé.
- Qu'avez-vous, mon ami ? - -

— Ah! vous ne l'avez pas remarqué ? — Il dit cela


d'un ton très-triste, et puis il éclata de rire. — Ah !
faut-il que je sois bête ! pardonnez-moi, mon amie !
— Mais qu'y a-t-il donc !
122

— Rien. Vous m'avez déjà récompensé.


—-Ah, voilà ! Quel drôle d'homme vous êtes ! Eh bien,
soit, appelez moi ainsi.
Le jeudi eut lieu l'épreuve à la Hamlet d'après Saxon
le Grammairien, après quoi Maria Alexevna se relâcha
quelque peu de sa surveillance.
Samedi, après le thé, Maria Alexevna s'en alla pour
compter le linge que venait d'apporter la blanchisseuse.
— Il paraît, mon amie, que l'affaire va s'arranger.
— Oui ? — Oh tant mieux... et que ce soit au plus
vite ! Je crois que je mourrais si cela tardait encore.
Mais quand donc et comment ?
-- Tout sera décidé demain. J'en ai presque la certi
tude.
- Racontez-moi donc ça,
— Du calme, mon amie, on pourrait remarquer ! Voilà
que vous sautez de joie et votre mère qui peut venir à
tout moment ! -

— Mais vous même vous êtes entré rayonnant de joie,


de sorte que maman vous a longtemps regardé. .
— Aussi lui ai-je dit pourquoi j'étais gai; car j'ai pensé
qu'il valait mieux le lui dire et je lui ai dit en effet :
« j'ai trouvé une excellente place ». - -

— lnsupportable que vous êtes ! Vous me faites des


recommandations et vous ne m'avez rien dit encore.
Parlez dOnc ! - - -

— Ce matin, Kirsanoff, (vous savez, mon amie, que


c'est le nom de mon camarade).
— Je le sais, je le sais, parlez, parlez vite.
— Vous m'en empêchez vous même, mon amie.
— Bon ! encore des réprimandes au lieu de parler
raison. Je ne sais ce que je ferais de vous — je vous
mettrais à genoux : — ici, c'est impossible, je vous or
donne de le faire à votre arrivée chez vous et Kirsanoff
m'écrira si vous avez bien fait votre pénitence ?
123

— Soit, et je vais me taire, jusqu'à ce que j'aie fait


ma pénitence et que je sois pardonné.
— Je pardonne, mais parlez vite, insupportable !
-- Je vous remercie. Vous me pardonnez, Vêra Pav
lovna, quand c'est vous qui êtes coupable. C'est vous
qui interrompez tout le temps.
- Véra Pavlovna ? Qu'est-ce à dire ? Pourquoi ne
dites vous plus mon amie ?
- C'est un blâme, mon amie, que j'ai voulu vous in
fliger; je suis un homme susceptible et sévère.
— Un blâme? Vous osez m'infliger des blâmes, Je ne
veux pas vous écouter.
— Vous ne voulez pas ? -

— Non, je ne le veux pas. Qu'ai-je encore à écouter ?


Vous avez à peu près tout dit: que l'affaire est presque
terminée, et que demain elle va se décider; vous ne sa
vez donc rien vous même aujourd'hui. Que pourrais-je
écouter ? Au revoir, mon ami !
— Mais écoutez-donc, mon amie.... mon amie, je vous
en prie. -

— Je n'écoute pas et je m'en vais. — Elle revint pour


tout. — Dites vite, je ne vous interromprai plus. Ah,
si vous saviez quelle joie vous m'avez causée ! Donnez
moi votre main. Voyez, avec quelle force je vous serre,
— Et les larmes aux yeux.... pourquoi ?
— Merci, merci !
— Ce matin, Kirsanoff m'a donné l'adresse de la dame
qui m'attend demain chez elle. Je ne la connais pas
personnellement ; mais j'en ai beaucoup entendu parler
le fonctionnaire, notre connaissance commune, et
T qui a encore été ici l'intermédiaire. Le mari
de la dame, je le connais personnellement — nous nous
sommes vus plusieurs fois chez le fonctionnaire en
question. A en juger par les apparences, je suis per
suadé qu'on serait bien dans la famille. Pour la dame
124 -

elle a dit en donnant son adresse, qu'elle était persuadée


que nous nous entendrions quant aux conditions. On
peut donc considérer l'affaire comme presque terminée.
— Oh! quel bonheur ! répétait Vérotchka. - Mais je
veux le savoir au plus vite, le plus vite possible. Vous
viendrez de suite et directement.chez nous ?
— Non, mon amie, cela ëveillerait des soupçons. Je
que pour les leçons. Voici ce que nous
ne dois venir ici
ferons : - •

J'enverrai par la poste de ville à Maria Alexevna,.


une lettre annonçant que je ne puis Venir donner la le
• çon mardi, et que je la transporte à mercredi. Si je
dis mercredi matin, — cela signifiera que l'affaire est
gagnée; si au mercredi soir, il y aura eu insuccès.
Mais il est presque certain qu'il y aura mercredi ma
tin. Maria Alexevna le racontera à Fédia, ainsi qu'à
vous et à Pavel Konstantinytch.
—- Quand donc la lettre arrivera-t-elle ?
- Le soir. -

— Si tard! non, la patience me manquera. Et que


vais-je apprendre de la lettre ? Un « oui » seulement, et
puis attendre jusqu'à mercredi ! C'est un vrai supplice !
Mon ami, je vais chez cette dame. Je veux savoir tout
à l'instant. Comment donc faire ? Ah ! voilà ! je vous at
tendrai dans la rue, lorsque vous sortirez de chez elle.
— Mais, mon amie, ce serait encore plus imprudent
que de me rendre chez vous. Alors, il vaut mieux que
je vienne, -

- Non, ici, nous ne pourrions pas nous parler, peut


" être Et dans tous les cas, maman aurait des soupçons.
Il vaut mieux faire comme j'ai dit. J'ai un voile si épais
que personne ne me reconnaîtra.
— En effet, peut-être, est-ce possible. Laissez-moi
réfléchir un peu.
— Il n'y a pas de temps à perdre en longues ré
l25
flexions. Maman peut entrer à tout moment, Où loge
cette dame ?
— Rue Galernaïa, près du pont.
— A quelle heure y serez-vous ?:
— A midi, c'est l'heure qu'elle a fixée.
— A partir de midi, je serai assise sur le boulevard
Konno-Gvardeisky, sur le dernier banc de ce côté qui
est près du pont. J'ai dit que j'aurai un voile très-épais.
Mais voilà , pour vous un signe : j'aurai à la main un
rouleau de musique. Si je n'y suis pas, cela voudra
dire que je suis retenue. N'importe, asseyez-vous sur
ce banc et attendez. Je puis être en retard; mais je ne
manquerai pas de venir. Comme j'ai bien trouvé! Que je
vous suis reconnaissante ! Que je serai heureuse ! Que
fait votre fiancée, Dmitry Sergueitch? Vous êtes de
scendu du titre d'ami à l'appellation de Dmitry Ser
guéitch. Que je suis contente, que je suis heureuse !
Vérotchka courut à son piano et se mit à jouer.
— Quel'abaissement de l'art, mon amie l Qu'est devenu
votre goût. Vous abandonnez les opéras pour des galops.
-- Abandonnés, tout à fait abandonnés ! -

Quelques minutes après, Maria Alexevna entrait. Dmi


try , Serguéitch joua une partie de cartes avec elle;
il commença par gagner, puis il la laissa se rattrapper
et enfin il perdit 35 copecks, — c'était la première fois
qu'il la laissait gagner et en se retirant, il la laissa
très-contente — non de l'argent, mais dn triomphe. I1
y a des joies purement idéales, même en des cœurs
complétement embourbés dans le matérialisme, et c'est
ce qui prouve que l'explication matérialiste de la vie
n'est pas satisfaisante.
126

XII.

Premier songe de Vérotchka.

Vérotchka rêva qu'elle était enfermée dans une cave


sombre et humide. Tout-à-coup, la porte s'ouvrit et elle
se trouva en liberté dans la campagne; elle se mit à
courir joyeuse en se disant : « comment ai-je pu ne pas
mourir dans la cave », — et de nouveau elle courait et
gambadait. Mais tout-à-coup, elle se sentit frappée de
paralysie. Comment ai-je pu tomber en paralysie, pen
sait-elle; il n'y a pourtant que les vieillards qui y sont
sujets, les vieillards et non les jeunes filles.
Les jeunes filles aussi y sont sujettes, lui cria une
voix. Pour toi, tu seras bien portante si je te touche
seulement la main. Tu vois, te voilà guérie, lève-toi. -
Qui me parle ainsi ? Et comme je me sens bien! le mal
a tout-à-fait disparu. — Vérotchka se leva, elle se mit
encore à courir et à jouer en se disant : « Comment
ai-je pu supporter la paralysie ? » — c'est sans doute
parceque je suis née paralytique, parceque je ne sa
vais pas comment on marche et comment on court,
si je l'avais su, je n'aurais jamais supporté d'en être
privée. Mais elle voit venir une jeune-fille. Quelle
est étrange ! elle change a tout moment de physiono
mie et d'allure ; elle est tour à tour anglaise, fran
çaise, elle devient allemande, polonaise, russe enfin, puis
de nouveau anglaise, de nouveau allemande, de nouveau
russe, — et pourtant comment son visage peut-il rester
toujours le même ? Une anglaise ne ressembles pas à
une française, ni une allemande à une russe. Elle est
tour à tour impérieuse, docile, joyeuse, triste, douce, fâ
chée et sa physionomie exprime toujours le sentiment du "
moment. Mais elle est toujours bonne, même quand elle
-
-

^
127

est fâchée. Ce n'est pas tout ; elle se met tout-à-coup à


embellir, son visage revêtait à chaque instant des char
mes nouveaux et s'approchant de Vérochka elle lui dit :
« Qui es-tu ? » — Autrefois, il m'appelait Véra Pavlovna,
à présent, il m'appelle « mon amie » — Ah, c'est toi, cette
Vèrotchka, qui m'a prise en affection.
- Oui, je vous aime beaucoup. Mais qui êtes-vous ?
— Je suis la fiancée de ton fiancé.
— De quel flancé ?
— Je ne sais pas. Je ne connais pas mes fiancés. Ils
me connaissent, mais moi je ne puis les connaitre, car
j'en ai beaucoup. Choisis l'un d'entre eux; ne prends
jamais que l'un deux. º

— J'ai choisi...
— Je n'ai pas besoin de nom, je ne les connais pas.
Mais je te le répète, ne choisis que parmi eux. Je veux
que mes sœurs et mes fiancés se choisissent exclusive
ment les uns les autres. N'étais-tu pas enfermée dans
une cave. N'étais-tu pas en paralysie ? -

-- Oui. -

— N'en es-tu pas délivrée maintenant?


— Oui.
, — C'est moi qui t'ai délivrée, qui t'ai guérie. Sou
viens-toi qu'il y en a beaucoup qui ne sont pas encore
délivrées, qui ne sont pas encore guéries. Va, délivre et
guéris ! Le feras-tu ?
— Je le ferai. Mais quel est votre nom ? je veux le
, connaître. -

- J'en ai beaucoup de noms. Je dis à chacun le


nom qu'il doit connaitre. Pour toi , appelle moi: « a
mour pour les hommes ». C'est bien là mon nom véri
table; mais il n'y a pas beaucoup de gens, qui le savent ;
toi moins du, appelle moi ainsi. -

Puis Vérotchka se trouva dans la ville, elle vit une


cave où étaient enfermée des jeunes filles. Elle toucha
128

à la serrure, la serrure tomba; elle dit aux jeunes fillles :


sortez! elles sortirent. Elle vit ensuite une chambre où
étaient couchées des jeunes filles paralytiques, elle leur
dit : levez-vous ! Elles se levèrent et toutes coururent
dans la campagne légères et rieuses : Vérotchka les
suivit et tout heureuse s'écriait :
— Comme il est doux d'être avec elles, comme il était
triste d'être seule, comme il est doux d'être avec les
libres jeunes filles qui courent dans les champs, agiles,
et joyeuses ! -

XIII.

Lopoukhoff, surmené d'occupations, n'avait plus le


temps de voir ses amis de l'Académie. Kirsanoff qui n'avait
pas cessé, lui, de les fréquenter, avait à répondre à cent
questions sur Lopoukhoff: il disait quelle affaire occupait
son ami et c'est ainsi qu'un de leurs amis communs
donna l'adresse de la dame, chez laquelle Lopoukhoff
allait à ce moment de notre récit. « Comme ce sera
heureux, si cela réussit, songeait-il, chemin faisant : —
dans deux ans, deux ans et demi tout au plus, je serai
professeur. Alors... nous pourrons vivre. .. En attendant,
elle vivra tranquillement chez Mad. B., - si toutefois
Mad. B. est effectivement une bonne personne, ce dont
On ne saurait douter ». -

En effet, Lopoukhoff trouva en Mad. B. une femme


intelligente, bonne, sans prétentions, bien que d'après
le grade qu'occupait son mari elle eut pu en avoir
beaucoup. Les conditious étaient bonnes, Vérotchka s'y
trOuVerait bien, — tout allait donc à nlerveile et les
espérances de Lopoukhoff n'avaient pas été trompées.
Mad. B. trouvant satisfaisantes de son côté les réponses
de Lopoukhoff au sujet du caractère de Vérotchka, l'af
faire s'était arrangée, et après avoir causé une demie
129

heure, Mme. B. dit : si mes conditions conviennent à


votre jeune tante, je la prie de venir loger chez moi, et
il me serait agréable de la voir ici le plus tôt possible.
- Elle sera satisfaite; elle m'avait autorisé à traiter
pour elle. Mais à présent que nous nous entendons, je
dois vous dire (ce dont il était superflu de parler avant
de nous être entendus) que cette jeune fille n'est pas ma
parente. Elle est la fille du fonctionnaire, chez qui je
donne des leçons. Elle n'avait que moi à qui elle pût se
fier pour cette affaire. Je lui suis d'ailleurs tout-à-fait
étranger.
– Je le savais, monsieur Lopoukhoff. Vous, le pro
fesseur N. (elle dit le nom de l'ami qui avait donné
l'adresse) et votre camarade, vous vous estimez assez
pour que l'un de vous puisse avoir de l'amitié pour une
jeune fille, sans compromettre celle-ci aux yeux des
deux autres. Or N. et moi pensons de même, et sachant
que je cherche une gouvernante, il s'est cru en droit
de me dire que cette jeune fille ne vous est pas parente.
Ne le blâmez pas pour avoir été indiscret; il me con
naît très-bien. Je me crois aussi digne d'estime, mon
sieur Lopoukhoff, et croyez que je sais bien qui est
digne d'être estimé. Je crois N. comme un autre moi
même, et N. Vous croit comme un autre lui-même. Ne
parlons donc plus de cela. Mais N. ignorait son nom, et
il me faudrait le savoir, puisqu'elle va entrer dans notre
famille.
– Son nom est : Véra Pavlovna Rosalsky.
- Maintenant, une explication de moi à vous. Il peut
vous paraître étrange que, tout en ayant tant de soins
de mes enfants, je me sois décidée à leur choisir une
gouvernante que je n'ai pas vue. Mais si j'ai traité avec
vous, c'est que je connais bien, même très-bien, les hom
mes qui composent votre cercle et je suis convaincue,
que si l'un de vous porte un intérêt si vif à une jeune
9
130

personne, cette jeune personne doit être une véritable


trouvaille, pour une mère qui veut voir sa fille devenir
digne de l'estime de tous. Aussi la demande de rensei
gnements me paraissait-elle une indélicatesse superflue.
Je fais en ce moment un compliment, non à vous, mais
à moi.
— Je suis très-heureux pour M.lle Rosalsky. La vie
dans sa famille lui était si pénible, qu'elle serait bien
trouvée dans toute famille quelque peu passable. Mais
je n'aurais jamais espéré trouver pour elle une maison
comme la vôtre.
— Oui, N. me disait que sa vie en famille est bien
mauvaise.
— Très-mauvaise! Et Lopoukhoff raconta ce que devait
savoir M.me B. afin d'éviter que dans ses conversations
' avec Vérotchka, elle traitât des sujets qui auraient fait
de la peine à cette dernière, en lui rappelant ses désa
gréments d'autrefois. -

M.me B. l'écoutait avec beaucoup d'intérêt, et enfin,


lui serrant la main, elle lui dit :
— Assez, monsieur Lopoukhoff, je deviendrais nerveuse,
et à mon âge de 40 ans, il serait ridicule de montrer
que je ne puis pas encore de sang froid entendre parler
de la tyrannie de famille, dont j'ai tant souffert étant
jeune.
— Permettez-moi de vous dire encore un mot; c'est
si peu important qu'il n'est peut-être pas nécessaire,
d'en parler. Cependant il vaut mieux que vous soyez pré
venue. Elle fuit un flancé, que sa mère veut lui imposer.
M.me B. devint pensive, et Lopoukhoff, en la regar
dant, devint pensif à son tour. -

- Cette circonstance, si je ne me trompe, vous paraît


plus importante qu'à moi ?
• M.me B. semblait toute déconcertée.
- Pardonnez-moi, continua-t-il en voyant qu'elle ne
••
]31

savait que dire : - pardonnez-moi, mais je m'aperçois


qu'il y a là une difficulté pour vous.
— Oui, c'est une affaire bien sérieuse, monsieur Lo
poukhoff Quitter la maison de ses parents en dépit de
· leur volonté, cela seul exciterait certainement une
grande querelle. Mais, comme je vous l'ai déjà dit, cela
pourrait passer. Si elle fuyait seulement leur grossièreté
et leur tyrannie, on pourrait s'arranger avec eux d'une
manière ou d'une autre, — dans un cas extrême, quelque
peu d'argent appaiserait tout. Mais une telle mère im
• posant un fiancé, il est évident que le fiancé est riche,
très-riche même.
— Evidemment, dit Lopoukhoff d'un ton tout-à-fait
triste. -

— Evidemment ! monsieur Lopoukhoff, il est riche, évi


demment; c'est bien ce qui m'a déconcerté. Dans une
telle circonstance, la mère ne pourrait être appaisée par
quoi que ce soit. ' Or, vous connaissez les droits des
parents. Ceux là ne reculeraient devant rien ; ils in
tenteraient un procès qu'ils poursuivraient jusqu'au
bout.
Lopoukhoff se leva.
— Il ne me reste qu'à vous prier d'oublier tout ce
que je viens de vous dire.
— Non, non, restez. Je veux auparavant me justifier
devant vous. Je dois vous paraître bien mauvaise. Ce
qui devrait attirer ma sympathie et ma protection, est
justement ce qui me retient. Je suis, croyez-le, bien à
plaindre. Oh je suis bien à plaindre !
Elle ne feignait pas. Elle était réellement *bien à
plaindre. Elle sentait vivement; ses paroles furent même
assez longtemps sans liaison, — tellement elle était
troublée et confuse. Peu à peu, néanmoins, l'ordre se
fit dans ses pensées; seulement même alors elle ne
dit rien de nouveau et ce fut au tour de Lopoukhoff
132

d'être déconcerté. Aussi après avoir laissé parler Ma


dame B., sans trop écouter ses explications, il lui dit:
— Tout ce que vous venez de dire à votre décharge
était inutile. Je suis resté pour ne pas Vous paraître
mal élevé, pour ne pas vous faire penser que je vous
blâme, ou que je vous en veux. Mais, je Vous avoue que
je ne vous ai pas écouté. Oh ! si je ne savais pas que
vous avez raison ! Que j'aimerais mieux que vous n'ayez
pas raison! Je lui aurais dit, que nous ne nous sommes
pas entendus, que vous ne m'avez pas plu ! — ce ne
serait rien, et nous aurions gardé l'espoir de trouver
une autre place et d'arriver à la délivrance tant atten
due. Mais maintenant, que lui dirai-je ?
M.me B. pleurait.
— Que lui dirai-je ? répétait Lopoukhoff, en descen
dant l'escalier.
— Que va-t-elle faire ? que va-t-elle faire ? pensait-il,
en quittant la Galernaïa pour entrer dans la rue, con
duisant au boulevard Konno-Gvardeisky. "

•- º

Il va de soi que M.me B. n'avait pas aussi complète


ment raison que l'homme qui refuse la lune à un enfant.
Sa position dans la société et les puissantes liaisons de
son mari étant données, il était très-probable, et même
certain, que si elle avait absolument Voulu que Vé
rotchka vêcut chez elle, Maria Alexevna n'aurait pas
pu l'en retirer, ni même lui causer des désagréments
sérieux, soit à elle même, soit à son mari, qui aurait eu
la responsabilité officielle dans le procès, et pour qui
M.me B. avait peur. Seulement, M.me B. aurait en beau
coup de besogne, peut-être même quelques conversa
tions désagréables; il aurait fallu demander des pro
tections que généralement on aime mieux n'employer
que pour soi. Quel homme prudent aurait agi autrement
- 133
que M.me B. ? et qui est obligé de faire plus ? nous n'avons
aucun droit de la blâmer; et Lopoukhoff aussi n'avait
pas tort de désespérer de la délivrance de Vérotchka.
*.

XIV.

Depuis longtemps, bien longtemps, Vérotchka était


assise sur le banc à l'endroit convenu, et bien des fois
son cœur avait battu plus fort, lorsque de loin elle avait
pu apercevoir une casquette militaire.
Enfin l le voilà ! c'est lui! mon ami ! — Elle se leva
brusquement et courut à sa rencontre. Peut-être au
rait-il repris courage en arrivant auprès du banc, mais
étant pris au dépourvu, il ne put que lui montrer une
figure sombre
— Insuccès ? *.

— Oui, mon amie. -

. — Et c'était si sûr ! Comment cela s'est-il fait ? pour


quelles raisons ? Parlez, mon ami ?
— Allons à la maison; je vais vous conduire; et nous
parlerons, en marchant; un peu plus tard, je vous ra
conterai la chose ; pour le moment, laissez-moi recueillir
mes pensées; il faut imaginer quelque chose de nouveau
et ne pas perdre courage. Cela dit, il parut plus calme.
— Dites de suite! c'est trop insupportable d'attendre.
Vous dites qu'il faut imaginer quelque chose de nouveau,
ce que vous aviez imaginé d'abord ne convient donc
plus du tout ? Il m'est donc impossible d'être gouvernante?
O malheureuse que je suis !
— Il n'y a pas à vous tromper ? Oui, c'est impossible;
c'est ce que je voulais vous dire, mais patience, patience,
mon amie ! Soyez ferme. Qui est ferme finit par réussir.
- Oui, mon ami, je suis ferme; mais c'est bien pe
nible !
Ils marchèrent quelque temps sans mot dire.
134

Lopoukhoff s'apperçut qu'elle portait un paquet sous


son manteau. -

— Je vous en prie, lui dit-il, mon amie, laissez-moi


portez cela.
— Non, non il ne me gène pas. Ce n'est pas lourd du
tout. - -

Il y eut un nouveau silence et ils marchèrent ainsi


longtemps.
— Si vous saviez, mon ami, que je n'ai pas dormi de
joie jusqu'à deux heures du matin. Et que , lorsque je
me suis endormie, j'ai fait un rêve si merveilleux. J'ai
rêvé que je sortais délivrée d'une cave humide, que
j'étais en paralysie, et que j'en ai été guérie; puis, que
je courais joyeuse dans la campagne avec une foule de
jeunes filles, comme moi sorties de caves obscures, et
guéries de la paralysie, et nous étions si heureuses de
pouvoir courir librement dans les champs ! Hélas! mon
rêve ne s'est pas réalisé. Et moi, qui avais pensé ne plus
retourner à la maison ! -

— Mon amie, laissez-moi porter votre paquet; vous


ne sauriez me faire un secret de son contenu.
Ils se reprirent à marcher en silence.
- Tout était arrangé, dit, longtemps après, Lopoukhoff
seulement, vous ne pouvez pas quitter vos parents
malgré eux. C'est impossible, impossible.... Mais donnez
moi VOtre bras.
— Non, ne vous inquiétez pas, j'étouffe sous ce voile
et voilà tout. -

Elle leva le voile. — Ah je suis mieux ainsi.


— Comme elle est pâle ! Mon amie, ne mettez pas les
choses au pire ; ce n'est pas ce que j'ai voulu vous
dire ; nous trouverons bien moyen de tout arranger.
- Comment ! tout arranger ! Vous dites cela mon ami
pour me consoler. Il n'y a rien à faire.
Il ne répondit pas.
135

- Comme elle est pâle ! comme elle est pâle l Il y a


un moyen, mon amie.
— Quel moyen ?
- Je vous le dirai, quand vous serez un peu plus
calme. Il faudra que vous y pensiez de sang froid.
- Dites tout de suite. Je ne serai pas calme tant
que je ne le saurai pas. -

— Non; encore une fois vous êtes trop émue; main


tenant, vous n'êtes pas en état de prendre une décision
si grave. Dans quelque temps.,.. Bientôt.... Voici le perron.
Au revoir, mon amie. Aussitôt que je vous verrai en
état de me répondre de sang froid, je vous dirai le
reste, - -

— Quand donc ?
— Après demain, à la leçon.
— C'est trop long.
— Je viendrai exprès demain. -

— Non, plus tôt ! -

— Ce soir. . . - -

— Non, je ne vous laisserai pas. Entrez avec moi.


Je ne suis pas, dites-vous, assez calme, je me puis pas
juger en connaissance de cause - soit, mais dinez
avec nous et vous verrez que je serai calme. Après le
dîner, maman sort et mous pourrons causer.
— Mais comment donc entrerai-je chez vous ? Si nous
entrons ensemble, votre mère aura de nouveau des
soupçons.
— Des soupçons ! Que m'importe ! Non, mon ami, c'est
là encore une raison pour que vous entriez. J'avais mon
voile levé, on m'a peut-être vue. .
— Vous avez raisOn.
136

XV.

Maria Alexevna fut fort étonnée en voyant entrer


ensemble sa fille et Lopoukhoff. Elle les fixa de ses
yeux percants. -

— Je suis entré chez vous, Maria Alexevna, pour


vous dire qu'après demain soir je suis occupé, et que
je viendrai donner ma leçon demain. Permettez-moi
de m'asseoir. Je suis très-fatigué et très-ennuyé.Je vou
drais me reposer un peu.
— Et en effet, qu'avez-vous, Dmitry Serguéitch. Vous
êtes tout triste. Venaient-ils d'un rendez-vous amoureux,
s'étaient-ils tout simplement rencontrés ? s'ils venaient
d'un rendez-vous amoureux, il serait gai. Si pourtant ils
ne s'étaient pas entendus par suite de la différenée de leur
caractère, il aurait lieu d'être triste; mais dans ce cas ils
seraient brouillés et il ne l'aurait pas reconduite. D'autre
part, elle a passé tout droit dans sa chambre, sans jeter
un seul regard sur lui . . .. et pourtant ils semblaient
n'être pas brouillés. Oui ils n'ont dû se rencontrer que
par hazard. #.

C'est égal, il fallait veiller-le. Ne vous inquietez pas


pour moi, Maria Alexevna, dit Lopoukhoff. Ne vous sem
ble-t-il pas que Véra Pavlovna est un peu pâle.
-- Vérotckha ? Cela lui arrive.
— Peut-être n'est ce qu'une idée que je me suis faite.
La tête me tourne, je vous l'avoue, de tant de soucis.
- Mais, qu'avez-vous donc, Dmitry Serguéitch ? Seriez
VOus brouillé avec votre fiancée. -

- Non, Maria Alexevna, je suis content de ma fian


cée. C'est avec ses parents que je veux me quereller.
- Est-ce possible ? Dmitry Serguéitch, comment peut
On se quereller avec ses parents ! j'avais une toute
autre opinion de vous.
137

— Il n'y a rien à faire avec une famille pareille. Elle


exige je né sais quelle impossibilité.
— C'est une autre affaire, Dmitry Serguéitch, — on
mé saurait être large avec tout le monde; il faut garder
la mesure. Si c'est ainsi, si c'est pour affaire d'argent
je ne saurais vous blâmer.
- Pardonnez-moi mon importunité, Maria Alexevna
je suis tellement sens dessus dessous que j'ai besoin de
me reposer dans une société agréable et estimée; une
telle société je ne la trouve que chez vous. Permettez-moi
de m'inviter à dîner chez vous et permettez-moi encore
de faire faire à votre Matrœna quelques commissions. Il
me semble qu'il y a ici, dans les environs, la cave de
Dencher, Où il doit se trouver quelques vins passables ?
La physionomie de Maria Alexevna s'était rembrunie
au premier mot sur le dîner ; elle se détendit quand
elle entendit prononcer le nom de Matrœna, et prit un
air interrogateur qui semblait dire: vas-tu payer ta part
du dîner ? - Chez Dencher ! — Ce doit être quelque
, chose de bon ! - Cependant Lopoukhoff sans seulement
lever les yeux tira de sa poche un porte cigare, déchira
une feuille blanche qui s'y trouvait par hazard et se
mit à écrire qtlelques mots au crayon.
• Oserai-je vous demander quel vin vous préférez
Maria AlexeVIIa.
— Moi, Dmitry Serguéitch, je ne me connais pas beau
coup en Vin, à vous parler franchement, et je n'efl bois
presque jamais : cela ne sied pas aux femmes. (On voit
bien tout d'abord d'après ton museau que tu n'en prends
pas d'habitude).
•- Vous avez bien raison, Maria Alexevna, mais un
peu de marasquin ne fait pas de mal ; c'est du vin de
demoiselle. Permettez que j'en demande.
•- Quel vin est-ce, Dmitry Serguéitch !
— Oh! Ce n'est pas même du vin, c'est plutôt un
138

sirop. — Il tira un assignat rouge. Je pense que cela


suffira ! — et après avoir parcouru des yeux le billet.
Mais, à tout hasard, voilà encore 5 roubles.
C'était le revenu de trois semaines et l'entretien pour
un mois. N'importe, il ne pouvait faire autrement; il s'a
gissait de donner un bon pot de vin à Maria Alexevna.
Les yeux de Maria Alexevna se mouillèrent d'atten
drissement et le plus doux sourire éclaira son visage à
SOn insu.
— Avez-vous aussi une confiserie près de chez vous ?
Je ne sais si on pourrait trouver un gâteau de noix
tout fait, — selon moi, c'est le meilleur gâteau, Maria
Alexevna , mais si l'on n'en trouve pas, on prendra ce
qu'il y a, ils ne faut pas être exigeant. — Il passa à la
cuisine et envoya Matrœna faire les achats.
— Nous allons faire ripaille aujourd'hui, Maria Alexe
vna. Je veux noyer dans le vin ma querelle avec les
parents ? Pourquoi ne ferions-nous pas ripaille ? L'af
faire avec la fiancée va bon train. Ce n'est pas ainsi
que nous vivrons plus tard, nQus vivrons gaiement, n'ai
je pas raison, Maria Alexevna ?
— Vous avez bien raison, petit père, Dmitry Serguéitch.
C'est pour cela que vous semez l'argent, ce à quoi je
ne m'attendais pas de vous, que je croyais un homme inté
ressé. Peut-être avez-vous reçu quelques arrhes de votre
fiancée ?
— Non, je n'ai point reçu d'arrhes, Maria Alexevna,
mais si l'on a par hasard de l'argent, pourquoi ne pas
se divertir ? Des arrhes ! Ce n'est pas d'arrhes qu'il s'agit.
Il faut que l'affaire soit claire comme le jour; autrement
on exciterait des soupçons. Et au surplus, ce n'est pas
noble, Maria Alexevna. 2

— Ce n'est pas noble, Dmitry Serguéitch, vous avez


raison, ce n'est pas noble. A mon avis il faut en toute
chose être noble.
- 139

— Vous avez bien raison, Maria Alexevna.


Ils passèrent les trois quarts d'heure qui les sépa
raient du dîner dans une agréable conversation qui ne
portait que sur des sujets nobles. Entre autres choses,
Dmitry Serguéitch dans un accès de franchise dit que l'af.
faire de son mariage avait bien marché dans ces derniers
temps. Et le mariage de Véra Pavlovna, quand sera-t-il ?
Maria Alexevna ne peut rien en dire, car elle est loin
de contraindre sa fille.
— C'est juste; mais d'après ce que j'ai remarqué, elle
va bientôt se décider au mariage ; elle ne m'a rien dit,
mais j'ai des yeux moi. — Nous sommes tous deux,
Maria Alexevna, de vieux renards qui ne se laissent pas
, attraper facilement. Moi, bien que je sois jeune encore,
je suis aussi un vieux renard, un vieux renard n'est
ce pas, Maria Alexevna ?
— C'est vrai, mon petit père, vous êtes un fin matois.
Cet entretien agréable et plein d'effusion avec Maria
Alexevna avait tout-à-fait ranimé Lopoukhoff: qu'était
devenu son chagrin Maria Alexevna ne l'a jamais vu
ainsi. En faisant semblant d'aller chercher un mouchoir
de poche dans la chambre, elle vit pour 12 r. 50 cop.
de vin fins et de liqueurs. Nous n'en consommerons que
· le tiers pendant le dîner, pensait-t-elle. — Et ce gâteau
d'un rouble et demi ? C'est bien de l'argent jeté par la
fénêtre que l'achat de ce gâteau !
— Mais le gâteau nous restera : on pourra en régaler
les commères au lieu de confiture.

XVI.

Pendant tout ce temps, Vérotchka était restée dans sa


chambre. -

« Ai-je bien fait de l'avoir fait entrer ? Maman l'a


regardé si fixement !
140 |

» Dans quelle position difficile je l'ai mis : Comment


pourra-t-il rester à dîner ?
» 0 mon Dieu, que vais je devenir ?
» Il y a un moyen, m'a-t-il dit; hélas non, cher ami,
il n'y en a point.
» Si ! il y en a un: la fenêtre !
» Quand il me sera trop pénible de vivre, je me pré
cipiterai.
» Je suis bien singuliére tout de même : quand il me
sera trop pénible de vivre — et par le moment ma vie
est-elle joyeuse ?
» Se jetter par la fenêtre ! On tombe si vite ! Oui, la
chute est rapide comme le vol; et tomber sur le trottoir,
que ce doit être dur et douloureux !
» Peut-être n'a-t-on que le heurt, une seconde seule
ment après quoi c'est fini, et avant le moment fatal on
a traversé l'air qui comme le plus tendre duvet s'est
ouvert doucemement au dessous de vôus.... Oui, c'est un
bon moyen.
» Mais ensuite ? Tout le monde viendra regarder la
tête brisée, le visage écrasé, sanglant et souillé. Si au
moins on pourait avant de se précipiter saupoudrer la
place où l'on tombera du sable le plus blanc et le plus
pur, à la bonne heure.
» Le visage ne serait pas écrasé il ne serait pas souillé
et n'effrayerait pas.
» Oh j'y pense, à Paris de malheureusesjeunes filles s'a
phyxient par la vapeur du charbon. de bois. Voilà qui
est bien; très-bien. Se jeter par la fenêtre, non ce n'est
pas convenable. Mais s'aphyxier; c'est cela, c'est cela....
» Comme ils parlent! Que disent-ils ? quel dommage
on n'entend rien.
» Je laisserai un billet où j'écrirai tout.
» Que le jour de mon anniversaire où je dansais avec
lui est doux a ma memoire je ne connaisais pas la vraie viel
l4l

» Après tout les jeunes filles de Paris sont intelligen


tes! Pourquoi ne le serais je pas moi aussi ? Ce sera
comique: on entrera dans la chambre, on n'y pourra
rien voir, la chambre sera pleine de vapeur de charbon,
l'air y sera lourd; on s'effraiera : qu'est-il arrivé ? où
est Vérotchka ? maman grondera papa: qu'attends-tu,
imbécile, casse les vitres! – On cassera les vitres et on
verra, je serai assise près de ma toilette. le visage dans
les mains.— Vérotchka ! Vérotchka !je ne répondrai pas.
» Vérotchka, pourquoi ne réponds-tu pas ? Ah Dieu elle
s'est aphyxiée. Et on commencera à crier, à pleurer. Ah,
oui ce sera bien comique, de les voir pleurer, et maman
dira partout combien elle m'aimait.
» Mais lui, il me plaindra. — Eh bien, je lui laisserai
un billet. •

» Je vais voir, oui, je vais voir et je mourrai, à la


manière des pauvres filles de Paris. Certes oui je le ferai
et je n'ai pas peur.
» Et qu'y a-t-il taut à avoir peur ! Je veux seulement
attendre qu'il me dise quel est ce moyen, dont il parle.
De moyens; il n'y en a pas. C'est simplement pour me
calmer qu'il m'a parlé ainsi.
» Pourquoi vouloir calmer les gens ? quand il n'y a
rien à faire? C'est une grande erreur, malgré toute sa
sagesse, il a ici agi comme les autre. Pourquoi? Il ne le
devalt pas.
» Que dit-il ? Il parle comme s'il était gai, et comme
s'il était joyeux.°
» Aurait-il, en verité, trouvé un moyen de salut ?
» Je n'en vois pourtant pas.
» Mais s'il n'avait rien en vue, serait-il si gai ?
» Qu'a-t-il pu imaginer ? »
-,
142

XVII.

— Vérotchka, viens dîner ! cria Maria Alexevna.


Pavel Konstantinytch venait de rentrer, le gâteau était
depuis longtemps sur la table, non pas celui du confi
seur, mais celui de Matrœna, un gâteau farci avec de
la viande, restée d'hier. ! - *

— Maria Alexevna, Vous n'avez jamais essayé de


prendre une goutte d'eau de vie avant le dîner ? C'est
très-bon, et surtout de cette eau de vie d'orange amère.
Je vous le conseille, comme médecin. Goûtez-en, je vous
en prie. -

— Non, non, merci.


— Mais si, comme médecin, je vous le prescris.
— Que le médecin soit obéi, mais un demi petit verre
seulement. - -

— Un demi verre ! ce ne serait pas la peine.


— Et vous-même, Dmitry Serguéitch ?
· — Moi ? vieux comme je suis ? J'ai fait serment de ....
| — Mais, c'est vraiment bon; et comme ça réchauffe !
— Que vous disais-je ? Oui bien, ça réchauffe.
(Mais, il est très-gai ! Y aurait-il en vérité, un moyen ?
Comme il parait bien avec elle! tandis qu'il n'a pas un
regard pour moi; quel rusé tout de même).
On se mit à table. -

— Voici, Pavel Konstantinytch et moi nous allons


prendre de cette ale; n'est-ce pas ? L'ale, c'est quelque
chose comme de la bière. Goûtez, Maria Alexevna.
— Si vous dites que c'est de la bière, pourquoi ne
pas le goûter. ,

(Que de bouteilles ! Ah je vois maintenant !..... Que


l'amitié est fertile en moyens ?)
( Il ne boit pas, lui le malin compère. Il ne fait
qu'approcher le verre de ses lèvres, Cette ale est d'ailleurs
* . 143

très-bonne ; elle a un goût de krass, c'est trop fort


seulement. Après que j'aurai lié Michka avec Verka,
j'abandonnerai l'eau de vie; je ne boirai que cette ale. Il
ne s'en ivrera pas lui; il n'y goûte seulement pas. Tant
mieux pour moi, il m'en restera davantage, car s'il vou
lait il aurait vidé toutes les bouteilles). -

- Mais vous-même, pourquoi ne buvez-vous pas,


Dmitry Serguéitch. -

— Oh ! j'ai bu beaucoup dans ma vie, Maria Alexevna.


Et ce que j'ai bu me suffira pour longtemps. Quand le
travail et l'argent me manquaient, je buvais ; main
tenant que j'ai du travail et de l'argent — je n'ai plus
besoin de vin et je suis gai sans cela.
On donne le gâteau du confiseur.
– Chère Matrœna Stepanovna, qu'y a-t-il pour cela ?
— Tout de suite, Dmitry Serguéitch, tout de suite —
et Matrœna revint avec une bouteille de champagne.
– Véra Pavlovna, vous n'avez pas bu, ni moi non
plus. Buvons donc maintenant nous aussi. À la santé de
Votre flancé et de ma fiancée. -

« Qu'est-ce ? » que peut il bien vouloir dire ? pensa


Vérotchka. -

— Puissent être heureux votre fiancée et le fiancé


de Vérotchka, dit Maria Alexevna : et puissions nous,
vieux que nous sommes, voir au plus tôt le mariage de
Vérotchka !
— Vous le verrez bientôt, Maria Alexevna. N'est-ce
pas, Véra Pavlovna ?
« Que veut-il vraiment dire ? » pensa Vérotchka.
— Allons donc ! Véra Pavlovna, c'est oui. Dites donc
« Oui ».
— Oui, dit Vérotchka.
- Bravo ! Véra Pavlovna, votre maman doutait, vous
avez dit oui, tout est dit, Un toast encore. Pour que le
mariage de Véra Pavlovna ait lieu le plus tôt possible !
l44
Buvez, Véra Pavlovnal n'ayez pas peur, Trinquons. À
votre prompt mariage !
Ils trinquèrent.
- Plaise à Dieu! plaise à Dieu ! Je te remercie, Vé
rotchka, tu me consoles dans mes vieux ans, ma fille !
dit Maria Alexevna en essuyant des larmes. L'ale an
glaise et le marasquin l'avaient rendue sensible, . .
— Plaise à Dieu! plaise à Dieu! répéta Pavel Kon
stantinytch. ,
-- Que nous sommes contents de vous ! Dmitry Ser
· guéitch, poursuivit Maria Alexevna en sortant de ta
ble : - oui, nous sommes bien contents ! Vous êtes
venu chez nous et c'est vous qui nous avez régalés; -
en vérité on pourrait dire que vous nous avez donné
une fête ! — Ainsi parla Maria Alexevna et ses yeux at
tendris et troublés ne prouvaient pas en faveur de sa
sobriété.
Les choses paraissent toujours plus voulues qu'elles
ne le sont en réalité. Lopoukhoff ne comptait pas si bien
réussir il ne voulait qu'amadouer Maria Alexevna, pour
ne pas perdre sa bienveillance, · -
Maria Alexevna ne put résister à l'eau de vie et autres
liqueurs qu'elle connaissait, et l'ale, le marasquin et le
champagne ayant trompé son inexpérience, elle faiblissait
à Vue d'œiL Pour un repas si somptueux elle avait or
donné à Matrœna d'apporter le samovar à lissue du
dîner, mais il ne fut apporté que pour elle et Lopoukhoff.
Vérotchka, ayant prétexté qu'elle ne voulait pas de
thé, s'était retirée dans sa chambre. Pavel Konstanti
mytch, en personnage mal élevé, était allé se coucher
dès qu'il avait eu fini de manger. Dmitry Serguéitch
buvait lentement; il en était à son second verre, quand
Maria Alexevna, complétement affaissée prétexta une
indisposition qu'elle avait depuis le matin et se retira
pour aller dormir, Lopoukhoff lui dit de ne pas se gê
".
l45

mer pour lui et il resta seul et se mit lui-même à som


meiller dans son fauteuil, après avoir bu son troisième
Verre.

Lui aussi, comme mon trésor, est entré dans les vignes
du seigneur, observa Matroena. Cependant, son trésor
ronflait bruyament et ce ronflement réveilla sans doute
Lopoukhoff; car il se leva dès que Matrœna, après avoir
desservi la table, se fut confinée dans sa cuisine.

XVIII.

Pardonnez-moi, Véra Pavlovna, dit Lopoukhoff, en


entrant dans la chambre de la jeune fille — et sa voix
qui pendant le dîner avait été si bruyante, sa voix était
douce et timide et il disait non plus « mon amie », mais
« Véra Pavlovna » — pardonnez-moi ma hardiesse. Vous
vous rappelez nos toasts, or, comme on ne peut pas séparer
le mari et la femme, vous serez libre. º

— Mon cher ami, c'est de joie que j'ai pleuré quand


tu es entré.
Il prit sa main qu'il couvrit de baisers. -

— C'est donc toi qui me délivres de la cave de mon


rêve ? ta bonté égale ton intelligence. Quand cette pensée
t'es-t-elle venue ?
— Lorsque nous avons dansé ensemble.
— Et moi, c'est à ce même moment que j'ai senti que
tu étais bon. Tu me fais libre. Maintenant, je suis prête
à souffrir, l'espérance m'est revenue. Je n'étoufferai plus
sous la lourde atmosphère qui m'oppressait ; car je sais
que j'en sortirai. Mais comment ferons-nous ?
— Voici, nous sommes déjà à la fin d'avril. Au com
mencement du mois de juillet, j'aurai fini mes études, –
il faut que je les achève pour que nous puissions vivre.
Alors tu sortiras de ta cave. Prends patience seulement
trois mois encore et notre vie changera. J'obtiendrai »

i0 /
l46
un emploi dans mon art, je serai peu payé; mais il me
restera du temps pour soigner des clients et avec tout cela
réuni nous vivrons.
— Oui, cher ami, mous aurons bésoin de si peu, seu
lement je ne veux pas vivre de ton travail. J'ai des
leçons, que je perdrai; car maman ira crier partout que
je suis une scélérate. Mais je pourrai en trouver d'au
tres, et je vivrai moi aussi de mon travail; n'est-ce pas
juste ? Je ne dois pas vivre à tes dépens.
— Qui t'a dit cela, chère Vérotchka ?
— Oh! il demande qui m'a dit ? Est-ce que ce n'est
pas toi-même qui m'as toujours entretenue d'idées sem
blables, toi et tes livres; car tes livres sont pleins de
ces pensées. Toute une moitié de tes livres ne contient
que cela. -

— Dans mes livres? en tout " cas je n'en ai jamais


parlé. À quelle époque alors ?
— À quelle époque ? Ne m'as-tu pas toujours dit que
tout est basé sur l'argent ?
— Eh bien ? " .

— Et bien me crois-tu donc si naïve que je ne puisse


comprendre les livres et tirer les conclusions des pré
misseS ? *- -

— Mais encore quelle conclusion ? En vérité ma chère


Vérotchka, je ne te comprends pas.
— Oh l le rusé! lui aussi il veut être despote, il veut
me faire dépendre de lui! Non, cela ne sera pas, Dmitry
Serguéitch, me comprenez-vous, maintenant ?
— Dis, et je tâcherai de comprendre.
— Tout est basé sur l'argent, dites-vous, Dmitry Ser
guéitch, en conséguence, qui a l'argent, a le pouvoir et
le droit, disent vos livres; donc, tant que la femme vivra
aux dépens de l'homme, elle sera sous sa dépendance
— n'est-ce pas vrai ? Vous avez cru que je ne compren
drais pas cela, que je serais votre esclave ? non, Dmitry
147

Serguéitch, je ne souffrirai pas votre despotisme, je sais


que vous voulez être un bon et bienveillant despote, et
moi je ne veux pas que vous le soyez du tout. Et main
tenant, voilà comment nous ferons. Tu couperas des
bras et des jambes, tu administreras des drogues; moi,
je donnerai des leçons de piano. De quelle manière ar
rangerons-nous notre vie encore ?
— Parfaitement, Vérotchka. Que chaque femme défende
de toutes ses forces son indépendance vis-à-vis de tout
homme, quelque grand que soit l'amour et la confiance
qu'elle a en lui. Réussiras-tu? je ne sais, mais peu im
porte : quiconque a pris une pareille décision est presque
déjà garanti de la servitude; car au pis aller il pourra
toujours se passer d'autrui. Mais que nous sommes ri
dicules, Vérotchka ! tu dis : « je ne veux pas vivre à
tes dépens » et moi, je t'en loue. Peut-on parler de
cette manière ?
— Ridicules ou mon, cela importe peu, cher ami. Nous
allons vivre à notre manière, et comme nous croirons
le plus convenable... De quelle manière arrangerons-nous
encore notre vie ? #

— Je vous ai proposé, Véra Pavlovna, mes pensées


sur un côté de notre vie, — vous avez trouvé bon de
les renverser conmplétement pour y substituer les vôtres;
vous m'avez appelé tyran, despote, — ayez donc la bonté
de décider vous-même ! je crois inutile de vous trouver
un pilon, pour que vous les anéantissiez de la même
façon. Donc, comment veux-tu, mon amie, que nous nous
arrangions. Je suis sûr que je n'aurai qu'à te féliciter.
– Comment ? vous me faites des compliments, main
tenant ! Vous voulez être aimable ? On flatte pour do
miner, sous une apparence de soumission, je sais cela et
je vous prie de parler plus simplement à l'avenir. Tu
vas trop me louer, j'en suis confuse, N'en fais rien, je
deviendrais trop fière, *
l48

— Soit, Véra Pavlovna. Je serai, grossier, si cela


vous agrée. Votre nature, est si peu féminine que
vous allez sans doute émettre des idées complètement
masculines.
— Voudrais-tu, cher ami, me dire ce que c'est que
la nature féminine ? De ce que la voix de la femme
est généralement plus claire que celle de l'homme faut
il discuter les mérites respectifs du contralto et du ba
ryton? On nous dit toujours de rester femmes? N'est-ce
pas là une bêtise ?
-- C'est plus que cela, Vérotchka.
— Je vais donc mettre de côté cette féminilité et
émettre des idées complètement masculines sur la ma
nière dont nous allons-nous arranger. Nous serons amis.
Mais seulement je veux être ton premier ami. Ah l je
ne t'ai pas encore dit à quel point je déteste ton cher
Kirsanoff.
— Garde-toi de le détester; c'est un excellent homme.
— Je le déteste et je te défendrai de le voir.
— Beau commencement ! Elle a tellement peur du
despôtisme, que de son mari elle veut faire une poupée.
Comment ne plus voir Kirsanoff, quand nous vivons
ensemble, -

, — Est-ce que vous êtes toujours au bras l'un de l'autre?


| — Nous sommes ensemble au thé et au dîner, mais
nos bras sont occupés ailleurs.
— Alors, vous n'êtes pas ensemble toute la journée ?
— Presqu'ensemble. Lui, dans sa chambre, moi dans
la mienne. 4.

— Eh bien, s'il en est ainsi, pourquoi ne pas cesser


tout-à-fait de vous voir ?
— Mais nous sommes de bons amis ; quelquefois, il
nous prend envie de causer, et nous causons aussi long
temps que nous le pouvons l'un et l'autre.
— Ils restent toujours ensemble l Ils s'embrassent et
*
149

se querellent; s'embrassent et se querellent encore.... Je


le déteste !
— Mais qui te dit que nous nous querellons ? Cela ne
nous est pas arrivé une seule fois. Nous vivons presque
séparés ; nous sommes amis, c'est vrai; mais qu'est-ce
que cela peut te faire ?
— Comme je l'ai bien attrappé ! Tu n'as pas voulu
me dire comment nous allons vivre, et pourtant tu m'as
tout appris ! Ecoute donc, nous agirons d'après tes
propres récits. Premièrement, nous aurons deux cham
bres, une à toi, et une à moi, et un petit salon où nous
prendrons le thé, où nous dinerons et où nous recevrons
nos visiteurs, ceux qui viendront nous voir tous deux,
mais non pas seulement toi ou moi. Deuxièmement. Je
n'oserai pas entrer dans ta chambre de peur de t'im
portuner, Kirsanoff, ne l'ose pas, et c'est pourquoi vous
ne vous brouillez jamais. Tu n'oseras pas non plus entrer
dans la mienne. Ceci en second lieu. En troisième, ah ! mon
cher ami, j'ai oublié de te demander si Kirsanoff se mêle
de tes affaires, et toi des siennes ? Avez-vous le droit
de vous demander compte de quelque chose l'un et l'autre.
— Je vois à présent pourquoi cette question ! Je ne
répondrai pas.
— Mais je le déteste vraiment ! Vous ne me répondez
pas, c'est superflu. Je sais : vous n'avez pas le droit de
vous interroger l'un et l'autre sur vos affaires person
nelles. En conséquence, je n'aurai pas le droit de te de
mander quoi que ce soit. Si, toi, cher ami, tu juges utile
de me parler de tes affaires, tu le feras de toi-même et
vice versâ. Voila trois points établis, qu'y a-t-il encore ?
— La deuxième règle demande quelques explications,
Vérotchka. Nous nous voyons dans le petit salon. Nous
avons pris le matin notre thé, je reste dans ma chambre
et n'ose me montrer dans la tienne, je ne te verrai donc
pas jusqu'au dîner ? -
150
– Non.
— Parfaitement. Mais voilà qu'un ami vient me voir
et m'annonce un autre ami pour deux heures. Moi, je
dois sortir à une heures pour mes affaires; est ce que
je pourrai te prier de remettre à cet ami, qui va venir
à deux heures, la réponse qu'il demande, — pourrai-je
t-en prier, si tu comptes rester chez-toi ?
- Tu le pourras toujours. M'en chargerai-je ou non,
c'est une autre question. Si je ne m'en charge pas, tu
n'en demanderas pas la raison. Mais demander si je
consentirais à te rendre un service, tu le pourras tou
jours.
— Très-bien. Mais quand nous prenions le thé, je ne
savais pas cela, or, je ne puis pas entrer dans ta chambre.
Comment te ferai-je ma demande ?
— Oh ! Dieu ! qu'il est simple ! c'est un vrai petit en
fant ! Vous sortez dans la chambre neutre et vous dites :
« Véra Pavlovna ! » je reponds de ma chambre : « que
désirez vous, Dmitry Serguéitch? » Vous dites : « je dois
sortir, monsieur A (vous dites le nom de votre ami) va
venir. J'ai quelques renseignements à lui remettre. Puis
je vous prier, Véra Pavlovna, de vous en charger ? » Si
je réponds « non », notre conversation est finie. Si je
réponds « oui », je sors dans la chambre neutre et vous
me dites ce que je devrai répondre à votre ami. Main
tenant savez-vous, mon petit enfant, comment il faut
agir ?
-- Mais, sérieusement, ma chère Vérotchka, c'est là
la meilleure manière de vivre ensemble. Seulement, où
as-tu puisé de telles idées ? Moi je les connais, je sais
où je les ai lues, et les livres où je les ai lues ne sont
pas arrivés jusqu'à toi. Dans ceux que je te donnais, il
n'y avait point de telles particularités. De qui as-tu pu
les entendre, car je suis je crois le premier homme ,
nouveau que tu aies rencontré.
|
15l

— Mais est-ce donc si difficile de penser ainsi ? J'ai


vu l'intérieur des familles, je ne parle pas de la mienne,
elle est toute particulière ! mais j'ai des amies, et j'ai
été dans leurs familles; que de désagrements entre
maris et femmes, tu ne saurais te l'imaginer.
— Oh! je me l'imagine très-bien.
– Sais-tu ce que j'en ai conclu ? Qu'il ne faut pas
que les gens vivent comme à présent; toujours ensemble,
toujours ensemble, Il faut ne se voir que quand on en
a le besoin ou le désir. Que de fois je me suis posé
cette question : pourquoi est-on si délicat avec les étran
gers ? pourquoi en leur présence tâche t'on de paraître
mieux que dans sa famille ? — et en effet, en présence
des étrangers on est meilleur — pourquoi cela ? Pour
quoi est-on pire avec les siens, bien qu'on les aime davan
tage ? Sais-tu quelle prière j'ai à te faire. Traite-moi
toujours comme tu as fait jusqu'à ce jour. Sans que cela
t'empêchât de m'aimer, tu ne m'as jamais fait une ré
ponse impolie, ni infligé un blâme ?
On dit : comment peut-on être impoli avec une femme,
ou une jeune fille étrangère, comment peut-on lui infliger
des blâmes ? Eh bien, me voilà ta fiancée, je serai ta
femme, traite-moi toujours comme il est de règle de
traiter les étrangères; cela me semble le moyen le plus
propre à maintenir entre nous l'accord et l'amour. N'ai
je pas raison ?
— En vérité, je ne sais que penser de toi, Vérotchka,
tu m'as toujours étonné. , -

— Trop de louanges, mon ami, il n'est pas si difficile


de comprendre les choses. Je ne suis pas moi seule à
avoir de telles pensées : beaucoup de jeunes filles et de
femmes, tout aussi simples que moi, comprennent comme
moi. Seulement elles n'osent pas le dire à leurs fiancés
ou à leurs maris, elles savent très-bien ce qu'on pen
serait d'elles : femme immorale ! Je t'ai pris en affection,
152

précisément parce que tu ne penses pas comme les


autres sur ce point. Je t'ai aimé quand, me parlant pour
la première fois, lors de mon anniversaire, tu as plaint
le sort des femmes et rêvé pour elles un meilleur
'avenir. -

— Et moi, quand t'ai-je aimé ? le même jour, je te


l'ai déjà dit, mais à quel moment précisément ?
— Mais tu l'as presque dit toi-même de sorte, qu'on
ne peut pas ne pas deviner, et, si je devine, tu vas me
louer de nouVeau. -

— Devine tout de même.


— A quel moment ? quand je t'ai demandé s'il était
vrai qu'on pourrait faire en sorte, que tous les hommes
fussent heureux.
— Pour cela, il faut de nouveau te baiser la main,
Vérotchka.
— Mais, cher ami, ces baisements de mains aux femmes,
ne me plaisent pas trop.
— Et pourquoi ? -

— Oh ! tu le sais toi-même, pourquoi me le demander ?


Ne me fais donc pas de ces questions, cher ami.
— Oui, tu as raison, on ne doit pas faire de sembla
bles questions. C'est mal; à l'avenir, je ne te question
nerai que lorsqu'en effet je ne saurai pas ce que tu as
voulu dire, As-tu voulu dire qu'il ne faut baiser la main
de qui que soit. -

Vérotchka se mit à rire. — Voilà maintenant je te


pardonne, puisque moi aussi j'ai réussi à te prendre
en défaut. Tu as voulu me faire subir un examen, et toi
même tu ne sais pas quelle est la raison de mes répugnan
ces. Il ne faut baiser la main de personne, c'est vrai,
mais ce n'est pas à ce point de vue général que j'ai
parlé; était seulement de ce que les hommes ne doivent
pas baiser les mains des femmes, attendu que cela de
vrait les offenser; car cela veut dire que les hommes
153

ne les cOnsidèrent pas comme des êtres humains sem


blables à eux, qu'ils croient qu'il ne sauraient jamais
abaisser leur dignité devant une femme, tant elle leur
est inférieure et que vis-à-vis d'elle des témoignages
de respect affecté ne sauraient entamer leur supériorité.
Mais toi, qui ne penses pas ainsi, mon cher ami, pour
quoi me baiser la main ? Pourtant dirait-on que nous
sommes des fiancés à nous voir ?
- Nous y ressemblons peu, c'est vrai, Vérotchka ;
mais que sommes-nous donc ?
— Je ne sais trop, ou plutôt, c'est comme si nous
étions déjà mariés depuis bien longtemps.
— Et c'est la vérité. Nous étions amis, rien n'est
changé.
— Il n'y a de changé que ceci, mon cher ami; c'est
que maintenant je sais que je quitte ma cave pour la
liberté.

XIX.

Tel fut leur premier entretien ; étrange, on l'avouera


pour des fiancés qui se faisaient une déclaration. Quand
ils se furent de nouveau serré la main, Lopoukhoff se
rendit chez lui, et Vérotchka dût fermer elle-même la
porte de sortie à clé, car Matrœna, pensant que son
trésor rouflerait encore longtemps, ne songeait pas à
revenir du cabaret. Effectivement « son trésor » dormit
pendant de longues heures.
Rentré chez lui à six heures, Lopoukhoff voulut se
mettre au travail, mais il n'y pouvait réussir. Sa tête
était occupée ailleurs et des mêmes pensées qui l'avaient
absorbé pendant qu'il allait du pont Semenovsky jusqu'au
quartier de Wyborg. Evidemment, c'étaient de rêveries
d'amour ? Oui, dans un sens. Mais la vie d'un homme,
dont l'existence n'est pas assurée, a ses intérêt pro
l54 ·

saiques; c'est à ses intérêts que pensait Lopoukhoff. Que


veut-on! Un matérialiste, peut-il songer à autre chose
qu'à des intérêts ? Notre héros ne songeait donc qu'à
des intérêts; au lieu de caresser des rêveries élevées et
poétiques, il s'occupait des rêveries d'amour qui con
viennent à un matérialiste grossier :
« Sacrifice ! » c'est le mot qu'on ne fera jamais sortir
de sa cervelle, et c'est là le mal; car quand on se croit
l'obligé de quelqu'un pour une chose grave, les relations
se tendent.
Elle saura tout, mes camarades lui expliqueront que
j'ai renoncé pour elle à une brillante carrière et s'ils
ne le lui expliquent pas, elle saura bien le comprendre
elle-même : « voilà donc à quoi tu as renoncé pour moi
dira-t-elle. Les sacrifices d'argent, il est à croire que
ni mes camarades, ni elle-même ne sauraiént me les
imputer. — C'est toujours heureux qu'on moins elle ne
se dise pas. Il est resté pour moi dans la pauvreté,
tandis que sans moi il serait riche. Mais elle saura que
j'aspirais à la célébrité scientifique et que je l'aurai lais
sée. De là, viendra sa désolation: Ah, quel sacrifice il a fait
pour moi! » Voilà à quoi je n'ai jamais songé. Jusqu'à
présent, je n'ai pas été assez sot pour faire des sacrifi
ces, et j'espère que je n'en ferai plus. Mon intérêt, bien
entendu, tel est le mobile de mes actes. Je ne suis pas
un homme à sacrifices. Du reste, personne n'en fait; en
réalité on croit en, faire et c'est toujours de la manière
la plus agréable pour soi qu'on agit. Lui expliquer cela ?
En théorie, c'ést compréhensible ; mais quand on voit
devant soi un fait, on s'attendrit: Vous êtes mon bien
faiteur , , dit-on. Le germe de cette révolte future a
déjà paru : « Tu me délivres de ma cave ». — Que
tu es bon pour moi! m'a-t-elle dit. = Mais quoi! es-tu
mon obligée pour cela ? Si en faisant ainsl, j'ai travaillé
à mon bonheur, je me suis délivré moi-méme. Et crois
155

tu que je le ferais si cela ne me plaisait pas ? Oui, je


me suis délivré moi-même, je veux vivre, je veux aimer,
entends-tu? C'est dans mon propre intérêt que j'agis
toujours.
Comment ferais-je, pour éteindre en elle ce sentiment
nuisible de la reconnaissance, qui lui serait à charge ?
De quelque manière que ce soit, je le ferai, — elle est
intelligente, elle comprendra que ce sont là des illusions
du sentiment. -

Les choses ne sont pas allées comme j'avais prévu. Si


elle avait pu se placer pour deux ans, j'aurais pu, pen
dant ce temps là, devenir professeur, et j'aurais gagné
de l'argent. Cet ajournement n'est pas possible. Eh bien,
quel si grand désavantage en rassentirai-je ? Ai-je jamais
beaucoup songé à ma position pécuniaire ? Pour l'homme
cela importe peu. Le manque d'argent est surtout senti
par la femme. Des bottes, les coudes de mon paletot non
troués, du stcki sur la table, ma chambre chauffée —
qu'ai-je besoin d'autre chose. Or, tout cela, je l'aurai.
Mais pour une femme jeune et jolie, cela ne suffit pas.
Elle a besoin de plaisir, de briller dans la société.
Pour cela elle n'aura pas d'argent. Certes, elle ne pen
sera pas que cela lui manque; elle est intelligente et
honnête; elle se dira : ce sont là des futilités, que je mé
prise, et elle les méprisera en effet. Mais quand on ne
sent pas ce qui vous manque, ne vous manque-t-il rien
en réalité ? L'illusion est passagère. La nature étouffée
par la volonté, par les circonstances, par la fierté,
se tait, d'abord ; mais elle travaille la vie en silence.
Non, ce n'est pas ainsi qu'il faut que vive une jeune
femme, une beauté ; il n'est pas bon qu'elle ne soit pas
habillée aussi bien que les autres, et qu'elle ne brille
pas, faute de moyens. Je te plains, ma pauvre Vérotchka,
il aurait mieux vallu que j'arrangeâsse d'abord mes
affaires.
l56 -

— Quant-à moi, je gagne à cette précipitation : m'ac


cepterait-elle dans deux ans ? maintenant elle m'accepte...
— Dmitry, vient prendre le thé, dit Kirsanoff.
Lopoukhoff se rendit dans la chambre de Kirsanoff,
et, chemin faisant, il pensa encore : « Mais comme il est
juste, que le moi soit toujours sur le premier plan -
c'est par moi que j'ai fini. Et par quoi ai-je commencé:
« sacrifice » — quelle ironie ! est-ce qu'en effet je re
nonce à la célébrité, à une chaire à l'Académie ? —
Qu'y a-t-il de changé dans ma vie, c'est de la même
manière que je travaillerai, c'est de la même manière
que j'obtiendrai la chaire, et c'est de la même manière
enfin que je vais servir la science médicale. Au point
de vue objectif, il est curieux d'observer comment l'é
goïsme se joue de nos pensées en pratique ».
Je préviens de tout mon lecteur, aussi lui dirai-je
qu'il ne doit pas supposer que ce monologue de Lopou
khoff contienne quelque allusion sur la nature de ses
relations futures avec Véra Pavlovna ; la vie de Véra
Pavlovna ne sera pas travaillée par l'impossibilité de
briller dans la société et de se parer richement, et ses
relations envers Lopoukhoff ne seront pas gâtées par le
« sentiment nuisible » de la reconnaissance.
Je n'appartiens pas à l'espèce de ces romanciers qui
dans chaque mot cachent un ressort quelconque; je rap
porte ce qu'ont pensé et ce qu'ont fait les gens et voilà
tout; si une action quelconque, ou un entretien, ou un
monologue passant par le cerveau est indispensable pour
caractériser une personne ou une situation je les ra
conte, bien qu'ils n'en doivent influer en rien sur la
marche ultérieuse de mon roman. -

- Désormais, Alexandre, tu ne te plaindras plus de


ce que je néglige mon travail, je vois rattrapper le temps
perdu.
·
- Tu as donc terminé les affaires de cette jeune fille !
l57

— Oui, j'ai terminé.


— Est-ce quelle va être gouvernante chez M. R.?
— Non, elle ne sera pas gouvernante. L'affaire s'est
arrangée autrement. Elle pourra en attendant, mener
une vie supportable dans-sa famille.
— Très-bien. Cette profession de gouvernante est en
effet bien pénible. Tu sais que j'en ai fini avec le nerf
de la vision, je vais me mettre à un autre sujet. Et toi,
où t'es-tu arrêté ?
- Moi j'ai encore besoin de finir mon travail concer
nant.... Et des termes anatomiques et physiologiques cou
lèrent en abondance.
·

2XX.

« Nous sommes au 28 avril. Il a dit que ses affaires


seront arrangées au commencement du mois de juillet.
— Mettons le 10: c'est bien le commencement. Met
tons le l5 pour plus de sûreté : non, il vaut mieux
le 10, — combien donc de jours reste-t-il ? Aujour
d'hui ne compte pas; il n'en reste que cinq heures.
Deux jours d'avril, mai : 31 et 2, 33; puis — 30, et 33, 63,
10 jours de juillet, au total 73 journées, — est-ce,
donc si long 73 jours? et alors je serai libre ! Je serai
sortie de cette cave étouffante. Oh ! que je suis heu
•reuse ! Oh! mon cher amant, comme il a bien trouvé !
Que je suis heureuse ! »

C'était le dimanche, au soir. Le lundi eut lieu la leçon


transportée du mardi.
— Mon ami, mon chéri, que je suis heureuse de te
revoir bien que pour si peu de temps ! Sais-tu combien
de temps il me reste encore à habiter ma cave ? Auras-tu
terminé tes affaires, le 10 juillet ?
158 -

— Certainement. -

— Ainsi, il ne me reste plus que 72 jours et ce soir.


J'ai déjà rayé une journée, car j'ai fait une tablette,
comme les jeunes pensionnaires et les écoliers, et je
raye les journées. Que cela me plait de les rayer !
— Ma Vérotchka chérie, tu n'as pas longtemps à
souffrir. Deux mois et demi passeront vite et alors tu
seras libre.
– Oh quel bonheur ! Mais seulement, mon chéri, ne
me parle plus, et ne me regarde pas ; il ne faudra pas
non plus faire de la musique si souvent, je ne devrais
pas non plus quitter ma chambre tous les soirs. Mais
je ne saurais m'en empêcher! je sortirai tous les jours,
pour un petit moment seulement, et je te regarderai
d'un œil froid. Et maintenant même, je vais rentrer tout
de suite dans ma chambre. Au revoir, mon cher ami. A
quand ?
– A jeudi.
— Trois jours! que c'est long ! Et alors il ne restera
que 68 jours. -

- Compte en moins : vers le 7 tu pourras sortir d'ici.


- Le 7. Donc à présent il n'y a plus que 68 jours ?
Comme tu m'as comblée de joie ! Au revoir, mon bien
aimé ! *

Jeudi.
— Cher ami, plus que 66 jours !
— Oui, Vérotchka, le temps va vite.
- Vite ? Oh, mon cher ami, les jours sont devenus si
longs ! En d'autres temps, il me paraît qu'un mois entier
aurait pu passer pendant ces trois jours. Au revoir, mon
chéri, il me faut pas nous parler trop longtemps ; nous
devons ruser, n'est-ce pas ? Au revoir. Ah ! 66 jours
enCOre ! .
159

(Hum, hum ! Moi, je ne compte pas tant; — au travail


le temps va vite. Du reste, ce n'est pas moi, qui suis dans
« la cave ». Hum, hum !)

Samedi.
— Ah ! mon chéri, encore 64 jours ! Que c'est ennu
yeux ici ! Ces deux journées ont duré plus longtemps
que les trois précédentes. Ah ! quelle angoisse! Quelles
infamies m'entourent ! si tu savais, mon ami ! Au revoir,
mon chéri, mon ange, — à mardi. Ces trois jours vont
être plus longs que les cinq précédents. Au revoir ! au
reVoir !
(Hum, hum ! oui ! hum ! — Les yeux sont rougis. Elle
n'aime pas à pleurer. Ce n'est pas bien. Hum !)

Mardi. - | .

- Ah, mon amour, j'ai déjà cessé de compter les


journées. Elles ne passent pas, elles ne passent pas du
tOut.
— Vérotchka, ma bonne amie, j'ai une prière à t'adres
ser. Il faut que nous puissions causer librement. Tu
t'ennuies trop de la servitude. Il faut que nous cau
sions. • ,
— Oui, il le faut, mon bien aimé. *

— Eh bien, quelle heure demain te convient le mieux ?


tu n'as qu'à dire... — Sur le même banc, au boulevard
Konno-Gvardeisky. Y seras-tu ?
– J'y serai, j'y serai absolument. A ll heures, cela
te va-t-il ?
— Très-bien, merci, ma bonne amie.
— Au revoir. Oh, que je suis contente que tu aies
décidé cela ! Comment n'y ai-je pas pensé moi-même,
sotte que je suis ! Au revoir. Nous allons causer; cela
160

me rafraichira un peu. Au revoir, cher ami. À ll heures


précises.

Vendredi.
— Vérotchka, où veux-tu aller ?
– Moi, maman ? — Vérotchka rougit, — vers la Per
spective Nevsky.
- Eh bien, j'y vais avec toi ;je dois aller à Gostinoy
Dvor. Mais qu'est ce que c'est ? tu dis que tu vas à la
Nevsky, et tu as mis une pareille robe ! Mets en une
plus belle ; à la Nevsky, il y a beaucoup de monde.
- Cette robe me plaît. Attendez un instant, maman,
je dois prendre un objet dans ma chambre.
Elles vont, Elles ont atteint Gostinoy Dvor. Elles sui
, vent ce rang de magasins qui longe Sadovaïa, près de
l'angle de la Nevsky, — voilà déjà la parfumerie de
ROusanoff. - º

- Maman, j'ai à vous dire un mot.


— Quoi, Vérotchka ?
- Au revoir, je ne sais à quand; si vous ne vous
fâchez pas, à demain.
- Comment, Vérotchka ? je ne comprends pas......
— Au revoir, maman. Je vais maintenant chez mon
mari. Avant-hier a eu lieu mon mariage avec Dmitry
Serguéitch. - Rue Karavannaïa, cocher, dit-elle en se
jetant dans un fiacre. | | |
— Un Tchervertatchok, ") ma bonne demoiselle.
— Oui, pourvu que tu ailles vite. -

- Ilpas,
Voulez viendra
maman.vous voir ce soir, maman. Ne m'en - a "

*) Un Tchervert est une pièce en argent de 25 copecks. Un Tchetvertat


chok c'est son diminutif.

-
º
161

Maria Alexevna avait à peine eu le temps d'entendre


ces paroles. - -

— Cocher, ce n'est pas rue Karavannaïa qu'il faut


aller, j'ai dit cela, pour que tu ne réfléchisses pas long
temps, et que je voulais fuir cette dame. Va à gauche,
le long du Nevsky. Nous allons beaucoup plus loin, que
la Karavannaïa, à l'Ile Vassilievsky '), 5-me ligné "),
au delà de la Perspective Moyenne. Va vite, je te payerai
davantage.
— Ah, ma bonne demoiselle, comme vous avez bien me
voulu tromper. Il faudrait mettre un poltinnitcheck "),
| — Tu l'auras, si tu vas bien.

XXI.

Le mariage avait pu se faire sans trop de difficultés,


mais non pas sans difficulté cependant. Pendant les
premiers jours qui suivirent les fiançailles, Vérotchka
se rejouissait de sa prochaine délivrance ; le troisième
jour « la cave » comme elle s'exprimait, lui paraissait
déjà deux fois plus insupportable qu'auparavant; le
quatrième jour, elle pleura un peu; le cinquième, elle
pleura un peu plus que le quatrième ; le sixième elle ne
pleurait déjà plus, mais elle ne put pas dormir, tant
était grande et continuelle son angoisse.
C'est alors que Lopoukhoff voyant ses yeux rougis,
prononça le monologue « Hum, hum ». Après l'aVoir de

*) L'Ile Vassilievsky est une partie de la ville de Pétersbourg.


**) Dans cette Ile, chacun des côtés de presque toutes les rues porte le
nom de ligne, de sorte que si un côté de la rue porte, par exemple, le nom
de la 5me ligne, l'autre s'appelle la 4me ligne. #

***) Un Poltinnik est une pièce en argent de 50 copecks. Un poltinnitchek


c'est 8on diminutif.
11
162

nouveau regardée, il prononça cet autre monologue


« Hum, hum ! oui! hum ! » Par le premier monologue il.
avait supposé quelque chose, quoi précisément, il ne le
savait pas lui-même; mais dans le second monologue il
s'était expliqué la supposition qu'il avait faite dans le
premier. « Il ne convient pas de laisser en esclavage,
celui à qui l'on a montré la liberté ».
Après cela, il rèfléchit pendant deux heures. Une heure
et demie en allant du pont Semenovsky au quartier de
Wyborg, et une demi-heure étant sur sa couchette. Le
premier quart d'heure, il réfléchit sans froncer les sour
cils ; mais les sept quart d'heures restants, il rèfléchit,
- les sourcils froncés. Puis, les deux heures étant ècoulées,
il se frappa sur le front en disant : « Je suis pire que
le maître de postes de Gogol ") veau que je suis ! (ayant,
regardé sa montre) « 10 heures, il est encore temps » —
Et il Sortit. -

Le premier quart d'heure, il s'était dit : tout cela im


porte peu, qu'ai-je tant besoin d'achever mes études ? pour
ne pas avoir de diplôme je ne serai pas perdu. Par des
leçons, des traductions, je gagnerai autant et même pro
bablement plus que je n'aurais gagné étant médecin.
Il n'y aVait donc pas là de raison de froncer lés sour
cils; le problème s'était montré si peu difficile à ré
soudre, du moins partiellement, que dès la dernière
leçon il avait pressenti une solution de ce genre. C'est
ce qu'il comprenais maintenant. Et si on lui eut rappelé la
rèflexion, commençant par le mot : « sacrifice » et finis
sant par les pensées sur les pauvres, on aurait pu le faire
convenir que dès cette époque il avait entrevu un arran
gement semblable, parce qu'autrement la pensée : « je
renonce à la carrière savante » n'aurait pas eu de raison
d'être, Il lui paraissait alors qu'il ne renoncait pas, et

*) Voy. Les âmes mortes de Gogol


-


l63

pourtant l'instinct lui disait : « ce n'est pas un simple


ajournement, c'est une renonciation ». Mais si l'on eût
convainçu d'inconséquence Lopoukhoff, comme penseur
pratique, il aurait triomphé comme théoricien et aurait
dit : « voilà un nouvel exemple de l'empire que l'égoïsme
a sur nos pensées — j'aurais bien dû le voir, mais j'ai
mal vu, parce que je voulais voir autre chose que ce
qui est. — J'ai laissé la jeune fille une semaine de
plus dans la peine, quand il aurait fallu tout prévoir et
tout arranger sur l'heure ».
Mais rien de tout cela ne lui vint dans la tête, parce
que fronçant les sourcils, il se dit, pendant sept quarts
d'heure : « Qui nous mariera ? » — et la seule réponse
qui se présentait à son esprit était celle-ci : « personne
ne voudra nous marier ». Mais tout-à-coup au lieu de
personne, son esprit lui répondit « Mertzaloff », c'est
alors qu'il se frappa le front et se reprocha justement
de ne pas s'être souvenu tout d'abord de Mertzaloff; il
est vrai que son tort était tempéré par cette circon
stance qu'il n'était pas habitué à considérer Mertzaloff
comme un homme qui marie.
À l'Académie de Médecine il y a toute sorte de monde,
il y a, entre autres, des séminaristes. Ceux-ci ont des
connaissances à l'Académie Spirituelle, et c'était par
eux que Lopoukhoff en avait aussi.
Un étudiant de cette Académie Spirituelle qu'il con
naissait, non pas intimement, mais avec sympathie avait
achevé ses études, il y avait un an, et était prêtre dans
certain édifice, avec des copridors sans fin, situé à l'Ile
Vassilievsky. C'est chez lui que Lopoukhoff , se rendit
et vu le cas extraordinaire et l'heure avancée, il prit -

même un fiacre.
Mertzaloff, qu'il trouva seul ehez lui, lisait je ne
sais quel ouvrage nouveau, — était ce de Louis XIV,
ou de quelque autre de la même dynastie ?
164

— Voici quelle affaire m'amène, Alexey Pétrovitch ! je


sais bien que pour vous c'est un très-grand risque.
Il n'en sera rien si nous nous réconcilions avec les pa
rents; mais s'ils intentent un procès, vous serez, peut
être, perdu, même vous le serez pour sûr, mais...
Lopoukhoff ne put trouver à ce « mais » une suite
dans sa tête. Comment en effet, présenter des raisons à
un individu pour l'engager à mettre pour nous sa tête
sur le billot !
Mertzaloff réfléchit longtemps, il cherchait lui aussi
un « mais » pour s'autoriser à courir un tel risque, mais
lui aussi, n'en put trouver aucun.
— Comment faire ? Je voudrais bien.... Ce que vous
me demandez de faire maintenant, je l'ai fait il y a un
· an; mais à présent je ne suis pas libre de faire tout ce
que je voudrais. C'est un cas de conscience : il serait
dans mon caractère de vous aider. Mais quand on a une
femme, on a peur de marcher sans regarder où l'on va.
- Bon soir, Alocha, ") Les miens te saluent. Bon soir,
Lopoukhoff; nous ne nous sommes pas vus depuis long
temps. Que parler-vous de la femme ? C'est toujours
aux femmes que vous en voulez vous autres, dit en
revenant de chez ses parents, une dame blonde, et jolie
aux manières vives, agée de l7 ans.
Mertzaloff lui racconta l'affaire. Les yeux de la jeune .
femme brillèrent.
— Mais Alocha, On ne te mangera pas ! "
— Il y a du danger, Natacha ").
- Oui, un très-grand danger, appuya Lopoukhoff.
- Que faire pourtant ? risque-toi, Alocha, je t'en prie.
- Si tu veux ne pas me blâmer, Natacha, de t'oublier
pour affronter un péril, notre conversation est finie.
Quand Voulez-vous vous marier, Dmitry Serguéitch ?

*) Alocha, diminutif d'Alexey, *) Matacha, diminutif de Natalia.


165
Il ne restait donc aucun obstacle. Le lundi matin
Lopoukhoff avait dit à Kirsanoff:
Alexandre, je vais te faire cadeau de cette moitié de
notre travail, qui était ma part. Prends mes papiers et
mes préparations, j'abandonne tout cela. Je quitte l'A
cadémie, voici la pétition. Je me marie, — et Lopoukhoff
raconta brèvement l'histoire.
— Si tu étais inintelligent, ou si moi même j'étais
un nigaud, je te dirais, Dmitry, il n'y a que les fous qui
agissent de la sorte. Mais je n'en fais rien, Tu as pro
bablement pensé mieux que moi à tout ce qu'on pourrait
dire. Et quand bien même tu n'y aurais pas pensé, qu'im
porte ? Agis-tu follement ou sagement, je ne le sais; mais
je ne serai pas assez étourdi, pour tenter de changer
ta résolution, car je sais que ce serait en vain .. Est-ce
que je pourrais être utile en quelque chose ?
— Il faut me trouver un logement dans quelque quar
tier de bon marché; trois chambres. Moi, j'ai à faire
des démarches à l'Académie pour obtenir mes papiers
le plus vite possible, et même dès demain. C'est-toi, par
conséquent, que je prie de me chercher un logement.
Le mardi, Lopoukhoff reçut ses papiers, se rendit chez
Mertzaloff, et lui annonça le mariage pour le lendemain.
— Quelle heure vous ira le mieux ? Alexey Pétrovitch ?
- Ça m'est égal, demain je suis toute la journée chez
moi. "
- Je crois, du reste, que j'aurai le temps de vous
envoyer Kirsanoff pour vous prévenir. Le mercredi à
11 heures, Lopoukoff attendit assez longtemps Vérotchka
sur le boulevard et commençait déjà à s'inquiéter quand
il la vit accourir en toute hâte,
— Chère Vérotchka, te serait-il arrivé quelque chose ?
— Non, mon cher ami, je ne suis en retard que parce
que j'ai dormi trop tard.
— À quelle heure t'es-tu endormie alors ?
166 @
— Je ne voulais pas te le dire. À sept heures, non, à
six, jusque-là je n'avais fait que rêvasser. -

— J'ai à te faire une prière, chère Vérotchka : il faut


nous entendre au plus vite pour que nous soyons tran
quilles tous les deux.
— C'est vrai, cher ami.
— De la sorte, dans quatre jours, ou dans trois...
• — Ah, que ce serait bien ainsi !
, — Dans trois jours, j'aurai trouvé probablement déjà
un logement; j'aurai acheté le nécessaire pour notre mé
nage; nous pourrons donc alors loger ensemble ?
— Certainement. -

— Mais d'abord, il faut nous marier.


— Ah, je l'oubliais, oui, il faut d'abord nous marier.
— Mais nous pourons nous marier à l'instant même.
— Eh bien, allons. Mais comment as-tu tout arrangé
· déjà ? que tu sais bien faire les choses !
— Je te le raconterai chemin faisant, allons.
En descendant du fiacre, ils longèrent de longs cor
ridors qui les conduisirent à l'église. Ils y trouvèrent le
portier qu'ils envoyèrent chez Mertzaloff, qui habitait
ce même batiment aux corridors interminables. -

— Maintenant, Vérotchka, j'ai encore une prière à te


faire. Tu sais, qu'à l'église on ordonne aux nouveaux
mariés de s'embrasser. --*

— Je le savais, mais qu'on doit être honteux !


— Pour que nous soyons moins confus à ce moment
là, embrassons-nous, dès à présent.
— Soit, embrassons-nous, mais ne pourrait on pas s'en
paSSer. - -

— À l'église il est impossible de ne pas le faire; il vaut


donc mieux s'y préparer.
Ils s'embrassèrent.
— Cher ami, que nous sommes heureux d'avoir eu le
temps de nous préparer, voilà déjà le portier qui arrive.
167

— Ce n'était pas le portier qui arrivait — le portier


courait chercher le sacristain, — c'était Kirsanoff qui
entrait; il les avait attendus chez Mertzaloff.
— Vérotchka, je te présente cet Alexandre Matvéitch
Kirsanoff, que tu détestes, et que tu veux me défendre
de voir.
— Véra Pavlovna, pourquoi donc voulez-vous séparer
deux cœurs si tendres? -

— Parce qu'ils sont tendres, dit Vérotchka, en tendant


la main à Kirsanoff. Elle devint pensive, en continuant
de sourire. - saurais-je l'aimer autant que vous ? car
Vous l'aimez beaucoup ? ajouta-t-elle.
— Moi ? je n'aime personne autre que moi-même,
Véra Pavlovna.
— Et lui aussi ?
— Nous avons vécu sans nous brouiller, cela suffit. .
— Et lui non plus ne vous aimait pas ?
— Au moins je ne le remarquais pas. Du reste, de
mandons-le : m'as-tu aimé, Dmitry ?
— Je n'ai pour toi aucune haine particulière.
— Eh bien, si c'est ainsi, Alexandre Matvéitch, je ne
lui défendrai pas de vous voir, et je vous aimerai moi
même.
— C'est ce qui vant beaucoup mieux, Véra Pavlovna.
— Alexey Pétrovitch arriva. Me voici, — allons à
l'église. — Alexey Pétrovitch était gai, plaisantait même ;
mais lorsqu'il commença le service, sa voix devint un
peu tremblante. « Et si l'on intente un procès ?. Va chez
ton père, Natacha, ton mari ne pourrait plus te nourrir,
or ce n'est pas là une existence heureuse que de vivre
aux frais du père pendant que le mari vit encore », Mais,
après avoir prononcé quelques mots, il se posséda com
plétement.
Pendant la cérémonie ; vint Natalia Andrevna, ou Na
tacha, comme l'appelait Alexey Pétrovitch. Tout étant
168

terminé, elle invita les nouveaux-mariés à entrer chez


elle; elle avait préparé un petit déjeuner; on y alla, on
rit, on dansa deux quadrilles à quatre, on valsa même .
Alexey Pétrovitch, qui ne savait pas danser, jouait du
violon. Deux petites heures furent vite passées. On fai
sait des noces joyeuses. -

— Je crois qu'on m'attend déjà à dînez chez nous, —


dit Vérotchka : — il est temps de partir. Maintenant,
mon chéri, je patienterai, trois, quatre jours dans ma
« cave » sans trop me chagriner. Je pourrais même y
vivre plus longtemps. — Pourquoi me désoler ! qu'ai-je à
craindre maintenant..... Non, ne me conduis pas : j'irai
seule, on pourrait nous voir.
— Que diable, on ne me mangera pas, ne soyez pas
si inquiets à mon sujet — disait Alexey Pétrovitch, en
conduisant Lopoukhoff et Kirsanoff, qui étaient restés
un instant de plus, pour laisser à Vérotchka le temps
de s'en aller: — je suis maintenant très-content d'avoir
été encouragé par Natacha. -

Le lendemain, après quatre jours de recherches, on


avait trouvé un bon logement au bout de la 5me ligne
de l'Ile Vassilievsky. 4

Ayant en tout 160 roubles en réserve, Lopoukhoff


avait décidé avec son camarade qu'il leur serait impos
sible de monter, dès à présent, son ménage, de meubles,
de vaisselle etc, aussi avaient ils loué trois chambre
meublées avec la pension, à des locataires, petits-bour
· geois ").
Le petit bourgeois était un vieillard, passant paisible
ment ses jours devant une corbeille, pleine de boutons,
rubans, épingles, etc. et placée sur la clôture du jardinet

*) C'est ainsi que nous traduisons le mot metschanine. C'est-là une classe
sociale à part, et qui est au dessus des paysans et au dessous des marchands.
169

donnant sur la Perspective Moyenne entre la l.º et


la 2.º ligne, ou dans des entretiens avec sa femme
qui elle passait ses jours à raccommoder toutes sortes
de vieux vêtements, qu'on lui apportait par brassées de
la friperie. Le service était fait par les propriétaires.
Les Lopoukhoff payaient 30 roubles par mois.
À cette époque là, c'est-à-dire il y a dix ans — la
vie à Pétersbourg, était comparativement encore assez
bon marché. Ces circonstances étant données , les LO
poukhoff avec leurs resources pouvaient vivre pendant
trois et même pendant quatre mois; il suffirait de 10
roubles par mois pour le thé. Dans le courant de ces
quatre mois, Lopoukhoff comptait bien trouver des leçons,
quelque travail littéraire, des occupations dans quelque
comptoir de commerce.
Le jour, un jeudi, où le logement fut trouvé, (et c'était
vraiment un excellent logement qu'on avait eu de la
peine à trouver), Lopoukhoff étant à sa leçon, dit à
V érotchka :
— Pars demain, voici l'adresse. Je ne parlerai plus
maintenant, pour qu'on ne s'apperçoive de rien.
— Cher ami, tu m'as sauvée !
Comment partir de chez ses parents ? Leur tout dire ?
Vérotchka y pensa un moment; mais la mère se jeterait
sur elle à coups de poings et pourrait l'enfermer. Vé
rotchka se décida à laisser une lettre dans sa chambre.
Mais quand Maria Alexevna eut manifesté l'intention
de suivre sa fille jusqu'à la Perspective Nevsky, celle
ci retourna dans sa chambre et reprit sa lettre ; car
il lui parut qu'il serait mieux, et plus honnête de dire
en face ce dont il s'agissait. Sa mère n'en viendrait
pas aux mains dans la - rue ? il faudrait seulement se
tenir à une certaine distance, lui parler alors, prendre
un fiacre et partir, avant qu'elle eût pu la saisir par
la manche. -
170

Et c'est de cette manière que s'était effectuée la sé


paration près de la parfumerie de Rousanoff

XXII.

Mais nous n'avons vu que la moitié de cette scène.


Pendant une minute, Maria Alexevna, qui ne soupçon
nait rien de semblable, resta comme foudroyée tâchant
de comprendre et ne comprenant nullement ce que di
sait sa fille; qu'est ce que tout cela signifiait ? mais son
hésitation ne dura qu'une minute, et même moins... Elle
se prit tout-à-coup à hurler des injures; mais sa fille
, entrait déjà à la Nevsky; Maria Alexevna fit précipitem
ment quelques pas de ce côté, — il fallait prendre un
fiacre. / -

— Cocher !
— Où ordonnez-vous de vous conduire, madame ?
Où aller ? Elle croit avoir entendu sa fille dire rue
Karavannaïa; mais elle avait tourné à gauche le long
de la Nevsky. Où ordonnera-t-elle d'aller ?
— Rattraper cette scélérate !
— Rattraper, madame ? Mais dites où il faut aller.
Quelle course à faire ? Le prix enfin.
Maria Alexevna complétement hors d'elle-même, in
sulta le cocher.
— Je vois que tu es ivre, maîtresse, dit celui-ci et il
s'éloigna.
Maria Alexevna le poursuivait de ses injures, appelait
d'autres cochers, se jetait tantôt d'un côtè, tantôt de
l'autre, agitant les bras ; enfin , elle se dirigea sous la
colonnade en trépignant et furieuse. Une demi-douzaine de
jeunes gens, marchands de toute sorte de comestibles
et de brimborions s'attroupèrent autour d'elle, près des
colonnes de Gostinoy Dvor. Ils l'admiraient fort; ils
échangeaient des remarques, plus ou moins épicées, et
171

lui décernaient des éloges qui ne manquaient pas d'es


prit et des conseils qui prouvaient leurs bonnes inten
tions... — Ah ! est-elle brave cette maîtresse-là ! de si
bonne heure elle est déjà soùle. Brave maîtresse !
— Maîtresse, entends-tu, maîtresse, achète-moi une
demi-douzaine de citrons, ils sont bons pour manger
après boire, je te les Vendrai à bon marché.
— Ne l'écoute pas, maîtresse, le citron n'aidera à rien,
tu ferais mieux de prendre une boisson forte.
— Maîtresse, maîtresse, que tu es forte en gueule
veux-tu parier avec moi à qui prendra le dessus !
Maria Alexevna ne sachant elle-même ce qu'elle fai
sait, bourra un coup de poing sur la joue d'un de ses
plus proches interlocuteurs, garçon d'environ 17 ans,
qui lui tirait la langue, non sans quelque grâce; le bon
net du petit marchand roula par terre, et ses cheveux
étant dès lors sous la main de Maria Alexevna, elle ne

manqua pas de les saisir à poignée. Ce que voyant les
autres mauvais sujets, ils se livrèrent à un enthousiasme
indescriptible :
- C'est ça ! attrappe ! ça ! bravo, la maîtresse !
— Rosse-le, Rosse-le, maîtresse.
D'autres disaient : — Fedka "), défends-toi, rends-lui
donc. - -

Mais la majorité était du côté de Maria Alexevna.


« Que peut Fedka contre cette gaillarde ! Rosse-le,
rosse-le, maîtresse, il n'a que ce qu'il mérite ce vau
rien-là ».
Il y avait déjà outre les interlocuteurs, beaucoup de
spectateurs : les cochers, les garçons des magasins, les
passants arrivaient en foule ; Maria Alexevna sembla
revenir à elle, et après avoir repoussé par un dernier

*) Fedka, diminutif populaire de Fœdor.


172

mouvement machinal la tête du malheureux Fedka, elle


traversa la rue. Des éloges enthousiastes la suivaient.
Elle s'aperçut qu'elle allait chez elle, quand elle eut dé
passé la porte cochère du Corps, des Pages; elle prit un
fiacre et arriva heureusement à la maison. À son arrivée,
elle donna quelques coups de poing à JFédia qui lui avait
ouvert la porte, elle se jeta vers l'armoire à eau de vie,
donna quelques coups de poing à Matrœna , qui était
arrivée au bruit, se jeta de nouveau sur son armoire,
courut dans la chambre de Vérotchka , et revint pour
la troisième fois à l'armoire; courut de nouveau dans
la chambre de Vérotchka et y resta longtemps ; puis
elle se mit à parcourir l'appartement criant, injuriant ;
mais à qui donner des coups de poing ? Fédia s'était
enfui sur l'escalier de cuisine; Matroena épiant par
la fente de la chambre de Vérotchka, et voyant Maria
Alexevna se diriger de son côté, s'était précipitamment
enfuie vers la cuisine, mais n'ayant pu y arriver, elle
s'était jetée dans la chambre à coucher sous le lit de
Maria Alexevna, où elle resta heureusement jusquà un
appel plus paisible. -

Combien de temps cria et vociféra Maria Alexevna, en


parcourant les chambres vides ? On ne saurait le dire
au juste; mais il paraît, que ce fut pendant longtemps,
puisque Pavel Konstantinytch à son arrivée reçut lui
aussi des coups et des injures. Cependant comme tout
doit finir, Maria Alexevna cria enfin : « Matroena, donne
le dîner ! » Et Matrœna, voyant que l'assaut était
terminé, sortit de dessous le lit et mit la table.
Pendant le dîner, Maria Alexevna ne vociférait déjà
plus, et se contentait de grommeler, mais sans intentions
offensives et seulement pour sa propre satisfaction ;
puis, au lieu d'aller se coucher , elle s'assit et resta
seule, tantôt sans mot dire, tantôt grommelant, puis
elle cessa de grommeler et enfin elle s'écria :
173

— Matrœna, réveille le maître, dis-lui de venir auprès


de moi.
Matrœna, qui n'avait pas osé s'en aller, en attendant
des ordres, ni au cabaret, ni nulle, part en dehors de la
maison, s'empressa d'obéir.
Pavel Konstantinytch se présenta.
— Va, chez la propriétaire et dis-lui que ta fille, grâce
à toi, s'est mariée avec ce chenapan. Dis : j'étais contre
ma femme; dis : je l'ai fait pour vous plaire ; car je
Voyais que votre consentement y manquait. Dis : c'est
· à ma femme seule qu'est la faute ; moi, j'accomplissais
votre volonté. Dis : c'est moi même qui ai été l'inter
médiaire de ce mariage. M'as-tu compris ?
— J'ai compris, Maria Alexevna, tu raisonnes très
sagement. ",

— Eh bien, va donc ! si elle dîne, c'est égal, fais lui


quitter la table. Hâte-toi, pendant qu'elle ne sait rien
| encore.
La justesse des paroles de Pavel Konstantinytch était
si évidente, que la propriétaire aurait cru le digne ré
gisseur, même s'il n'avait pas été doué de la faculté
d'exposer ses idées avec humilité, vénération et d'une
manière persuasive et respectueuse; mais cette force
persuasive était si grande, que la propriétaire aurait
pardonné à Pavel Konstantinytch, même si elle n'avait
pas eu des preuves palpables de sa mésintelligence avec
sa femme.
N'était-il pas évident qu'il avait mis sa fille en rap
port avec Lopoukhoff pour éviter un mariage inconve
nant à Mikhaïl Ivanytch. — À quelles conditions s'était
fait le mariage ?
Pavel Konstantinytch n'avait rien épargné pour do
ter sa fille ; il avait donné 5000 roubles à Lopoukhoff,
il avait fait tous les frais de noce et d'établissement du
ménage. C'est lui qui avait remis les billets de l'un à
º
174

l'autre. Chez son collègue, Filatieff, chef de bureau,


homme marié, ajoutait Pavel Konstantinytch. Oui, c'est
chez lui, votre excellence, car bien que je sois un petit
homme, votre excellence, l'honneur virginal de ma fille
m'est cher, — c'est donc chez lui, dis-je, qu'il y avait en
ma présence des rendez-vous, nous n'étions pas assez
' riches, pour prendre un professeur pour un gamin comme
Fédia, non, ce n'était qu'un prétexte, votre excellence, etc.
Ensuite, Pavel Konstantinytch peignait sous les cou
leurs les plus noires le caractère de sa femme. Comment
ne pas être convaincu et ne pas faire grâce à Pavel
Konstantinytch? C'était surtout une grande joie inat
tendue ! La joie adoucit le cœur. La propriétaire com
mença son discours de congé par une longue flétrissure
des abominables pensées et des actions coupables de
Maria Alexevna et demanda d'abord à Pavel Konstan
tinytch de chasser sa femme. Il la supplia de ne pas
être si sévère.
Elle ne disait cela que pour parler. Enfin on s'arrêta
à la résolution suivante :
Pavel Konstantinytch restait régisseur ; le logement
donnant sur la rue était repris; le régisseur allait ha
biter sur la dernière cour; sa femme ne devait pas se
montrer dans les endroits de la première cour où pou
vait tomber le regard de la propriétaire et elle ne de
vait sortir dans la rue que par la porte cochère, qui est
loin des fenêtres de la propriétaire.
Des 20 roubles par mois, ajoutés jadis à ses appoin
tements, 15 étaient repris, et 5 laissés comme ré
compense du zèle, qu'avait montré Pavel Konstanti
nytch en accomplissant la volonté de la propriétaire, et
pour le dédommager des dépenses occasionnées par le
mariage de sa fille.
175

XXIII.

Maria Alexevna avait conçu plusieurs projets concer


nant la manière dont il faudrait en agir avec Lopoukhoff,
lorsqu'il viendrait le soir. Le plus touchant consistait
à cacher dans la cuisine deux valets de cour, qui à un
signal donné, se jeteraient sur lui et l'assommeraient.
Le plus pathétique consistait à lancer par sa propre
bouche et par celle de Pavel Konstantinytch la malédi
tion paternelle et maternelle sur leur fille rebelle et sur
son brigand, de mari, en insistant sur la portée de cette
malédiction, la terre même, comme on le sait, rejetant
les cendres de ceux, que leurs parents ont maudits. Mais
c'étaient là des rêves, semblables à ceux de la pro
priétaire lorsqu'elle voulait séparer Pavel Konstanti
tinytch de sa femme; de tels projets, comme la poésie
en général, sont destinés moins à être réalisés, qu'à
soulager le cœur, en servant de base à des réflexions
solitaires sans issue et à des explications dans les en
trétiens futurs : voilà ce que j'aurais pu, ce que je vou
lais faire, mais par bonté de cœur je me suis laissé
attendrir. L'idée de faire assommer Lopoukhoff et de
maudire sa fille fut le côté idéal des pensées et des sen
timents de Maria Alexevna. Le côté réel de son esprit
et de son âme, avait une tendence beaucoup moins élevée
et beaucoup plus pratique — différence inévitable, la
faiblesse de tout être humain étant donnée. Lorsque
Maria Alexevna fut revenue à elle, près de la porte co
chère du Corps des Pages, et qu'elle comprit que sa
fille avait effectivement disparu, s'était mariée et évadée,
ce fait se présenta à son esprit sous la forme de l'ex
clamation interieure suivante : « Elle m'a volée! » Tout
le long du chemin elle ne cessait de s'écrier mentale
ment, et parfois à haute voix : « Elle m'a volée ! » Aussi,
176

après s'être - attardée quelques minutes à conter son


chagrin à Fédia et à Matrœna par faiblesse humaine,
— tout individu se laisse entraîner par l'expresion de
ses sentiments au point d'oublier, dans son emportament,
les intérêts réels du moment, - Maria Alexevna, cou
rut-elle dans la chambre de Vérotchka. Elle se jeta sur
le tiroir de la toilette, sur la garde-robe, -- qu'elle
passa en revue d'un regard précipité. — « Mais non,
fit-elle, il paraît que tout y est ». — Elle se mit ensuite
à vérifier cette première impression tranquillisante par
un examen détaillé. Tout y était bien, en effet, sauf
une paire de boucles d'oreilles en or, très-simples, la
vieille robe de mousseline et le vieux paletot, que por
tait Vérotchka lorsqu'elle était sortie. En ce qui concer
nait cette question de la tendance réelé, Maria Alexevna
s'attendait à ce que Vérotchka eut remis à Lopoukhoff
une liste des choses lui appartenant pour les revendiquer ;
elle était bien decidée à ne rien donner des objets d'or
ni autres semblables, à ne donner que quatre robes ,
les plus simples, et le linge le plus usé : ne rien donner
était impossible , n0bleSSe Oblige, or Maria Alexevna
était une rigoureuse observatrice de cet adage.
Une autre question de la vie réele étaient les relations
avec la propriétaire; nous avons déjà vu que Maria
Alexevna avait réussi à la résoudre heureusement.
Restait la troisième question : que faire des coupables,
c'est-à-dire de sa fille et de son gendre imposé ? Les
maudire ? — Rien de plus aisé, mais cette malédiction
ne pouvait servir que de dessert à quelque chose de
plus substantiel. Or, ce substantiel il n'y avait que ceci
de pratique: presenter une supplique, intenter un procès,
traduire devant une cour d'assises. Tout d'abord, dans
son emportement, Maria Alexevna envisageait cette so
lution de la question par son côté idéal, et à ce point de
vue, elle lui paraissait très-séduisante. Mais à mesure
l77

que le calme en faisait dans son esprit, l'affaire prenait


peu à peu un autre aspect. Personne ne savait mieux
que Maria Alexevna que tous les procès exigent de
l'argent, beaucoup d'argent, surtout les procès de la
nature de celui qui lui plaisait pour sa beauté idéale,
et qu'après avoir traîné très longtemps et dévoré beau
coup d'argent ils n'aboutissent absolumeut à rien.
Que faire donc ? Elle finit par se convaincre qu'il n'y
avait que deux partis à prendre : se donner la satis
faction d'injurier le plus possible, Lopoukhoff, et sauver
de ses revendications les objets de Vérotchka, ce à quoi
la présentation d'une supplique servirait de moyen. Mais
il faudrait injurier de la bonne façon, et se donner de
ce côté le plus de satisfaction possible. -

Cette dernière parti du plan ne devait même pas se


réaliser.
Lopoukhoff arriva et commença sur ce ton : Nous vous
prions, moi et ma femme, de vouloir bien, Maria Alexevna ,
et Pavel Konstantinytch nous excuser d'avoir sans votre
Consentement... - -

À ce mot Maria Alexevna s'ecria:


« Je la maudirai, cette vaur... ! » Elle ne put achever .
le mot vaurienne. À la premièr syllabe Lopoukhoff éleva
la Voix :
« Je ne suis pas venu pour écouter vos injures, mais
pour parler de l'affaire. Et puisque vous vous fachez et
ne pouvez causer tranquillement, je m'expliquerai en
tête-à-tête avec Pavel Konstantinytch; et vous, Maria
Alexevna, vous nous ferez appeler par Fédia ou Matroena
lorsque vous serez plus calme ». -

Tout en parlant ainsi, il conduisait Pavel Konstanti


nytch du salon dans le cabinet, et sa voix était si forte
et si assurée qu'il n'y avait pas moyen de prendre le
dessus. Aussi dût-elle rengaîner son discours. -

Arrivé avec Pavel Konstantinytch à la porte du salon,


12
178

Lopoukhoff s'arrêta, se retourna et dit : « Je ne demande


rais pas mieux de m'expliquer aussi avec vous, Maria
Alexevna, si vous le vouliez, mais à une condition, c'est
que tout se passera tranquillement ».
Elle allait de nouveau crier, mais il l'interrompit :
· « Eh bien, puisque vous ne pouvez pas parler tranquil
| lement, nous vous laissons ». -

Et toi, imbécile, pourquoi t'en vas-tu ? cria Maria


AleXevna.
— Mais c'est lui qui m'entraîne.
· — Si Pavel Konstantinytch n'était pas disposé à m'é
couter de sang froid, je m'en irais, et cela vaudrait,
peut-être, mieux: que m'importe en effet ! Mais pourquoi
permettez-vous, Pavel Konstantinytch qu'on vous donne
de tels noms?...... Maria Alexevna n'entend rien aux
affaires, elle croit peut-être qu'on pourrait faire dieu
sait quoi de nous, mais vous qui êtes fonctionmaire,
vous devez savoir comment les choses se pratiquent.
, Dites-lui donc qu'à l'heure qu'il est elle ne saurait rien
faire de Vérotchka et de moi encore moins.
Il sait le coquin, qu'on ne saurait rien faire de lui,
pensa Maria Alexevna, mais elle dit à Lopoukhoff que
si elle s'était tout d'abord emportée, comme mère, elle
était actuellement en mesure de parler de sang froid.
Lopoukhoff et Pavel Konstantinytch revinrent sur leurs
pas. Ils s'assirent, et Lopoukhoff la pria de l'écouter
· patiemment jusqu'à ce qu'il eût terminé tout ce qu'il
avait à dire, après quoi elle aurait la parole. Puis il
commença en ayant soin de hausser la voix chaque fois
que Maria Alexevna voulut l'interrompre, ce qui lui per
· mit de mener à bonne fin son discours. On ne saurait
disait-il, les démarier, tout était donc perdu du côté
de Storechnikoff et comme ils le savaient eux mêmes
ce serait peine inutile que d'intenter un procès. Que du
· reste ils pouvaient faire ce qu'ils voulaient, que s'ils
179

avaient de l'argent de trop il leur conseillait même d'es


sayer des tribunaux; mais qu'en somme il n'y avait
pas lieu à se désespérer outre mesure puisque Vérotchka
avait toujours répoussé les propositions de Storechnikoff
et que l'affaire par suite avait toujours été irréalisable,
comme Maria Alexevna l'avait vu elle même; qu'une
- jeune fille cependant il faut toujours la marier, ce qui
en général représente une série de charges pour les
parents: c'est la dot d'abord, la noce ensuite, mais la
dot surtout.
D'où Lopoukhoff concluait que Maria Alexevna et
Pavel Konstantinytch devaient remercier leur fille de
s'être mariée sans leur occasionner aucune dépense ! -
Il parla ainsi une demi-heure entière.
Quand il eut fini, Maria Alexevna vit qu'à un semblable
coquin il n'y avait rien à dire, et elle se plaça tout d'a
| bord sur le terrain du sentiment expliquant que ce qui
l'avait froissé c'était précisément que Vérotchka s'était
mariée, sans avoir demandé le consentement de ses pa
rents, ce qui déchirait le cœur maternel: or, transportée
sur le chapitre des sentiments maternels et des froisse
ments, la conversation ne présentait, naturellement, des
deux côtés, qu'un pur intérêt de dialectique : on ne
pouvait pas ne pas en parler, les convenances le de
mandaient; on avait satisfait les convenances. On avait
parlé, — Maria Alexevna de ce que comme mère affec
tionnée, elle avait été froissée, — Lopoukhoff, de ce que,
comme mère affectionnée, elle aurait pu ne pas se froisser;
lorsqu'enfin on eut rempli la mesure des convenances
par une longueur convenable de digressions sur les sen
timents, on aborda un autre sujet qu'exigeaient égale
ment les convenances, c'était, d'un côté, qu'on avait
toujours desiré le bonheur de sa fille; de l'autre côté,
on répondait, que c'était là, évidemment, une chose in
contestable; lorsque la conversation sur ce sujet eut
180 -

également atteint la longueur convenable, on entama le


chapitre des adieux, en lui donnant toujours la longueur
voulue par les exigences susdites, et on arriva au ré
sultat suivant : Lopoukhoff, comprennant le desarroi,
dans lequel se trouvait le cœur maternel, ne priait pas
Maria Alexevna de donner, dès à présent, la permission
à sa fille de la voir, parce que ce serait, peut-être, en
core pénible pour le cœur maternel, mais Maria Alexevna
ne tarderait pas à apprendre que Vérotchka est heureuse
ce qui constituait, certainement, toujours le desir de
Maria Alexevna, et c'est alors que le cœur maternel
ayant recouvré son calme, il serait en état de voir sa
fille, sans avoir à souffrir. Ceci obtenu on se sépara
paisiblement.
Oh! le coquin ! dit Maria Alexevna, après avoir re
conduit son gendre.
Celle nuit même elle fit le rêve suivant :
Elle était assise près de la fenêtre et elle voyait passer
dans la rue une voiture, une magnifique voiture; cette
voiture s'arrêtait et il en sortait une belle dame suivie
par un monsieur, et ils entraient dans sa chambre, et
la dame lui disait : voyez, maman, comment mon mari
ma habillée richement! Cette dame, c'était Vérotchka.
Maria Alexevna regardait: l'étoffe de la robe de Vé
rotchka était vraiment des plus chères, or, Vérotchka
disait : l'étoffe seule coûte 500 roubles, et ce n'est rien,
maman, pour nous; de robes pareilles, j'en ai une dou
zaine; et voici ce qui coûte plus cher, voyez mes doigts !
Et Maria Alaxevna regardait les doigts de Vérotchka,
et elle y voyait des bagues ornés de gros diamants !
Cette bague, maman, coûte 2000 r., et celle-ci davan
tage, 4000 r, et voyez un peu ma poitrine, maman, cette
broche est encore d'un plus grand prix; elle coûte
10.000 r.l Et le monsieur ajoutait: or ce monsieur était
Dmitry Serguéitch; tout cela n'est encore rien pour
18l

nous, ma chère maman, Maria Alexevna ! Ce qui est


véritablement précieux est dans ma poche ; voici, chère
maman, voyez ce porte-assignats, comme il est gonflé !
c'est qu'il est pIein d'assignats de 100 roubles. Eh bien,
ce porte assignat, c'est à vous, maman, car ce n'est rien
pour nous ! Voyez cet autre plus gonflé encore, chère
maman, et dont je ne vous ferai pas cadeau : il ne con
tient pas d'assignats, mais des billets de banque et des
lettres de change, et chacun de ces billets, chacune de
ces lettres de change vaut plus que tout le porte-assi
gnats, dont je vous ai fait présent, chère maman.
— Vous avez su, mon cher fils, Dmitry Serguéitch,
faire le bonheur de ma fille et de toute notre famille;
seulement, d'où vous vient, une telle richesse ! — J'ai
pris, maman, des fermes de spiritueux !
Et s'étant reveillée, Maria Alexevna se dit: « En ve
rité, il lui faudrait s'engager dans l'entreprise des fer
mes de spiritueux »,

XXIV.

Eloge de Maria Alexevna.

Vous cessez d'être un personnage important dans la


vie de Vérotchka, Maria Alexevna, et en prenant congé
de vous, l'auteur de ce récit vous prie de ne pas vous
plaindre s'il vous fait quitter la scène avec un dénoûe
ment qui n'est pas tout-à-fait à votre avantage. Ne
croyez pas que vous en soyez diminuée à nos yeux. Vous
voilà dupe, mais cela ne saurait nullement changer, en
mauvaise part, notre opinion sur votre esprit, Maria
Alexevna : votre erreur ne témoigne pas contre vous.'
Vous vous êtes trouvée en présence d'individus que vous
n'étiez pas accoutumée à rencontrer dans votre vie pas- "
sée, et ce n'est pas votre faute si vous vous êtes trompée
182

en jugeant les choses d'après votre experience. Toute


votre vie passée vous avait amenée à la conclusion
que les hommes se divisent en deux catégories : celle
des imbéciles et celles des coquins; qui n'est pas imbé
cile, est coquin, absolument coquin, avez-vous pensé; ne
pas être coquin, c'est être nécessairemant imbécile.
« Cette manière de voir était très-juste, Maria Alexevna,
était parfaitement juste jusque en ces derniers temps.
Vous aviez rencontré des gens, qui parlaient très-bien
et vous aviez vu que tous ces gens-là, sans exception,
étaient, ou des fripons, trompant les hommes par de belles
paroles, ou de grands enfants assez sots ne connaissant
pas la vie et ne sachant comment se retourner. Aussi,
Maria Alexevna, n'aviez-vous pas ajouté foi aux belles
paroles , vous les avez tenues ou pour des sottises
ou pour des mensOnges et Vous aviez raison, Maria
Alexevna. Votre manière de voir sur les hommes était
déjà complétement formée, lorsque vous rencontrâtes
pour la première fois une femme, qui n'était ni sotte,
ni friponne ; il n'y a donc rien d'étonnant que vous vous
soyez déconcertée devant elle, ne sachant quel parti
prendre, que penser d'elle, comment la traiter. Votre
manière de voir était déjà complétement formée lorsque
vous rencontrâtes pour la première fois un homme de
cœur, qui n'était pas un enfant ingénu, mais qui con—
naissait la vie tout autant que vous, en jugeait d'une
manière tout aussi juste et qui savait arranger ses af
faire tout aussi bien ; il n'y a donc encore rien d'éton
nant que vous vous soyez trompée et l'ayez pris pour un
aigrefin de votre espèce. Ces erreurs, Maria Alexevna,
ne diminuent nullement mon estime pour votre qualité
de femme sage et raisonnable. Vous avez tiré votre mari
de son néant, vous vous êtes assuré la vie pour vos
vieux ans, — ce sont-là de bonnes choses, dont l'acqui
sition n'était pas facile. Vos moyens étaient mauvais,
183

mais votre milieu ne vous en offrait pas d'autres. Vos


moyens appartiennent à votre milieu, mais non à votre
personne, donc le deshonneur n'en est pas à vous, mais
l'honneur en est à votre esprit et à la force de votre
caractère.
Êtes-vous contente, Maria Alexevna, de voir vos qua
lités ainsi reconnues ? Certes, vous devez l'être, puisque
vous n'avez jamais prétendu être aimable ou bonne.
Dans un moment de sincérité involontaire, vous avez
vous même avoué votre méchanceté et votre malhonnê
teté, et vous n'avez jamais considéré la méchanceté et
la malhonnêteté comme choses deshonorantes pour vous,
comprenant que vous n'auriez pu être autre, les circon
stances de votre vie étant données. Donc, vous vous .
inquiéterez peu de ce qu'aux louanges à votre intelli
gence et à votre force de caractère, il pas ajouté de
louanges à des vertus, que vous reconaissez ne pas
posséder, et que vous considerez plutôt comme des sot
tises que comme des qualités. Vous n'auriez pas demandé
' d'autres louanges que celle que je vous ai accordée. Mais
je puis dire en votre honneur encore un mot : de toutes
les personnes que je n'aime pas et auxquelles je ne
voudrais pas avoir affaire, vous êtes de celles que j'ai--
merais encore le plus. Certes, vous êtes impitoyable
quand il va de votre intérêt. Mais si vous n'avez pas
intérêt à faire du mal à quelqu'un vous n'en ferez pas,
n'ayant rien en vue que la satisfaction de vos petites
et stupides passions. Vous calculez qu'il ne vaut pas la
peine de perdre pour rien son temps, son travail et son
argent. Il va de soi, que vous auriez avec plaisir roti
sur un feu lent votre fille et son mari, mais vous avez
su dompter l'ésprit de vengeance, qui vous entraînait,
pour réfléchir froidement à l'affaire, et vous avez com
pris que les rotir, ce n'était pas réalisable; or, c'est une
grande qualité, Maria Alexevna, que de savoir comprendre
l84
º

l'impossibilité ! Après en avoir compris l'impossibilité,


vous ne vous êtes pas laissée aller à intenter un procès,
qui n'aurait pas perdu les individus, qui vous ont irritée;
vous avez compris que tous les petits désagrements que
vous leur auriez causés par ce procès, vous auraient
couté à vous même des embarras et des sacrifices beau
coup plus grands, et vous n'avez pas intenté de procès.
Si on ne saurait vaincre l'ennemi, si, par une perte in
signifiante, qu'on lui ocasionnera on doit supporter une
plus grande perte, il n'y a pas de raison pour commencer
la lutte. Après l'avoir compris, vous avez eu assez de
bon sens et de vaillance pour vous soumettre à l'impos
sibilité sans nuire inutilement à Vous même et aux
autres, — c'est-là encore une grande qualité. Oui, Maria
Alexevna, on peut encore avoir affaire à vous, car vous
ne voulez pas de mal pour le mal et à votre détriment
— c'est-là une qualité bien rare, une très-grande qua
lité ! Des millions d'hommes, sont plus nuisibles que vous,
pour eux mêmes, et pour les autres, bien qu'ils n'aient
pas votre aspect rébarbatif. Vous êtes parmi les meil
leurs de ceux qui ne sont pas bons, parce que vous
n'êtes pas déraisonnable, parce que vous n'êtes pas stu
pide. J'aurais bien voulu vous réduire en poussière, mais
je vous estime : vous ne gâtez aucune affaire. Maintenant
vous vous êtes occupée à des mauvaises affaires, c'est
votre milieu qui l'exigeait; mais si on vous donnait un
autre milieu, vous cesseriez volontiers d'être nuisible,
vous deviendriez même utile, puisque, lorsque votre in
térêt n'y est pas, vous ne faites pas le mal, et que vous
pouvez faire tout ce qui vous parait avantageux, même
agir d'une manière honnête et noble. Oui, vous en êtes
capable, Maria Alexevna, et ce n'est pas votre faute si
cette capacité est en vous à l'état d'inertie, et si au lieu
de celle-là ce sont des capacités de nature opposée qui
agissent, mais vous ne la possedez pas moins ce qu'on
185

ne saurait dire de tout le monde. Les gens vils ne sont


capables de rien de bon, mais vous, vous n'êtes que
mauvaise, et non pas vile. Vous êtes aussi audessus de
beaucoup d'hommes, quant à la moralité !
Êtes-vous contente, Maria Alexevna ?
— Y a-t-il lieu d'être si contente, mon bon monsieur ?
Mes affaires sont en bien mauvais état.
— C'est pour le mieux, Maria Alexevna.

-
º * - GHAPITRE III.

La vie de Véra Pavlovna avec son mari

et le second amour.

I.

, Trois mois s'étaient passés depuis le mariage. Les


affaires des Lopoukhoff allaient bien. Il avait trouvé
des leçons, un travail chez un libraire, et notamment
la traduction d'un cours de géographie. Véra Pavlovna,
elle aussi, avait trouvé deux leçons qui, bien qu'elles
· neº fussent pas très-lucratives, n'étaient pas non plus
mauvaises. Maintenant ils gagnaient ensemble 80 roubles
par mois. AVec cette somme on ne saurait vivre, que
très-médiocrement, mais ils eurent au moins le neces
saire. Leurs moyens allant en augmentant, ils comptè
rent pouvoir en quatre mois monter leur ménage (et
c'est ce qui a eu lieu plus tard).
Leur vie ne s'était pas toute-à-fait arrangée, comme a
vait projété Véra Pavlovna le jour de ses fiancailles moitié
badine, moitié serieuse, mais peu s'en fallait cependant.
Leurs vieux propriétaires parlaient beaucoup de la
manière étrange, dont vivaient les nouveaux-mariés, —
comme s'ils n'étaient même pas mari et femme, enfin
comme ou ne sait qui.
l87

— Donc, d'après ce que je vois et ce que tu racontes,


Petrovna c'est, comment dirais-je, comme s'ils étaient
frère et sœur.
— Allons donc ! quelle comparaison! entre un frère
et une sœur il n'y a point de cérémonie; et chez eux,
est-ce que c'est ainsi ? Il se lève, met son pardessus,
s'assied et attend jusqu'à ce que j'apporte le samovar.
Après avoir fait le thé, il l'appelle; elle aussi, vient
toute habillée., Est-ce que ça s'appelle frère et sœur ?
Cette comparaison vaudrait mieux : il arrive parfois
que des gens de fortune médiocre vivent, par économie,
deux familles dans un et même logement, — il res
semblent à deux familles de ce genre.
— Comment se peut-il, Petrovna, que le mari ne
puisse entrer chez sa femme ? Elle n'est pas habillée.
Voyez-vous ! De quoi cela a-t-il l'air ?
— Et ce qui est encore mieux, quand il se séparent
le soir: Bon soir, mon chéri, dors bien ! dit-elle. Ils s'en
vont, chacun dans sa chambre, et y lisent des bouquins,
lui il écrit parfois. Sais-tu ce qui est arrivé une fois.
Elle s'était mise au lit, et lisait un bouquin ;. j'entends
tout-à-coup à travers la cloison — je ne dormais pas
— j'entends qu'elle se lève. Que penses-tu qu'elle est
allée faire ? J'ai entendu qu'elle s'est mise devant son
miroir, pour arranger ses cheveux, comprends-tu? Ab
solument comme si elle était allée en visite. Je l'ai en
tendue marcher. Moi aussi, je suis allors sortie dans le
corridor, je me suis mise sur une chaise, et j'ai regardé
à travers les vitres dans la chambre du mari. Arrivée
à la porte.
— Puis-je entrer, mon chéri ? dit-elle.
- Et lui: À l'instant, Vérotchka, attends un moment.
Il était couché aussi; il s'empressa de s'habiller.Je croyais
qu'il allait mettre sa cravate de suite : il ne l'a pas fait
cependant Enfin après avoir tout arrangé, il a dit:
188 º,

— Maintenant tu peux entrer, Vérotchka.


— Je ne comprends pas ce livre, lui a-t-elle dit,
explique-moi ceci.
Il donna l'explication.
– Pardon, mon chéri, de t'avoir dérrangé.
— Comment donc, Vérotchka, je n'étais pas occupé,
tu ne m'as pas dérangé. Et elle s'était en allée.
— Elle s'est tout simplement en allée ?.....
— Elle s'est tout simplement en allée......
— Et lui, il n'a rien........ ?
— Et lui, il n'a rien...... Mais ce n'est pas ce qu'il y
a là de plus étonnant, c'est qu'elle se soit habillée pour
aller dans sa chambre et que lui se soit habillé pour
la recevoir. Qu'est-ce que c'est que ça ?
— Je pense, Petrovna, que ce doit être une secte,
comme ça, il y a donc toute sorte de sectes.
— Il y a de ça. Tu pourrais bien avoir raison.
Une autre conversation.
— Danilytch, je l'ai donc questionée sur leurs usages.
Ne vous fâchez pas, dis-je, de ce que je vas vous
demander: de quelle foi seriez-vous ?
— De la foi russe, quelle question. -

– Et vous n'appartenz à aucune secte ?


— À aucune; mais pourquoi cela vous est-il venu
à l'idée ?
— Voilà pourquoi, maîtresse, (si c'est madame ou
mademoiselle qu'il faut Vous appeler, je ne sais) vivez
vous avec monsieur votre mari ?
— Elle sourit : certainement, dit-elle.
— Elle a souri ?
- Elle a souri, et repondu: certainement.
- Pourquoi alors cet usage de ne jamais le voir
en déshabillé, comme si vous n'étiez pas unis ?
- C'est, dit-elle, pour ne pas se montrer sous un
mauvais aspect, mais de secte, il n'y en a aucune.
-
189

— Que signifie donc cela ?


- Nous agissons ainsi pour qu'il y ait plus d'amour,
et moins de querelles.
- Mais cela a l'air d'être vrai, Petrovna, ils sont
très-reservés l'un vis-à-vis de l'autre.
— Elle m'a dit encore : Je ne veux pas que les autres
me voient trop négligée, or, j'aime mon mari plus qu'eux,
donc, il ne convient pas non plus de me montrer à lui
sans m'être lavée. -

— Et cela aussi à l'air de la vérité. Pétrovna; pour


quoi convoite-t-on les femmes d'autrui ? C'est, parce
qu'on les voit toujours parées tandis qu'on voit sa propre
femme en négligé. C'est-ce qui est dit dans les proverbes
de Salomon. C'était un très-sage roi.

II.

Tout allait donc bien chez les Lopoukhoff. Véra Pav


lovna était toujours gaie. Mais un jour, — (environ
cinq mois après le mariage) — Dmitry Serguéitch, de
retour d'une leçon, trouva sa femme dans une humeur
assez inexplicable; ses yeux brillèrent tant de fierté
que de joie, Dmitry Serguéitch se souvint alors, que,
depuis quelques jours déjà, on pouvait remarquer en
elle des signes d'une inquiétude agréable, d'une reflexion
souriante, d'une fierté douce.
— Il paraît, mon amie, qu'il t'est arrivé quelque chose
de joyeux, pourquoi ne veux-tu pas m'en faire part ?
— J'ai en effet je crois lieu d'être joyeux, cher ami,
mais attends encore un peu : je te parlerai quand je
Serais sûre. Ce sera-là une grande joie pour nous deux
et cela plaîra de même à Kirsanoff et aux Mertzaloff.
— Mais qu'y a-t-il donc ? -

— As-tu oublié, mon chéri, notre convention. Ne pas


questionner. Je le dirai, quand cela sera sûr.
190 • .

Une semaine se passa. -

— Mon chéri, je vais te raconter ma joie. Il me faut


seulement tes conseil: tu es expert en ces choses. Depuis
longtemps je voulais faire quelque chose d'utile, et j'ai
imaginé d'établir un atelier de couturières; est-ce bien ?
— Il est convenu que je ne dois pas te baiser les
mains, mais c'est en général, et pour un cas pareil il
n'y a pas de convention qui tienne. Votre main, Véra
Pavlovna.
- Après, mon chéri, quand j'aurais réussi.
- Quand tu aura réussi, alors ce ne sera pas à moi
seul que tu donneras ta main à baiser, Kirsanoff. Alexey
Pétrovitch et tout le monde en voudra. À présent, je
suis seul, et l'intention seule vaut cela,
· — Si tu me fais violence ? je crie :
— Eh bien, crie.
— Tu vas me rendre honteuse, et je ne dirai rien.
— C'est donc bien important ?
— Certainement, et voici pourquoi nous parlons tou
jours et ne faisons rien. ".

* — Et toi qui as commenée plus tard que nous tous


des abordes l'action la première.
Vérotchka, avait caché son visage dans le poitrine
de son mari. -

— Trop de louanges, mon cher ami.


— Non tu es une sage intelligence ?
- Le mari l'embrassa. -

-- Laisse donc. On ne peut rien te dire.


— Soit; parle, ma bonne Vérotchka.
. - Ne me nomme donc pas ainsi.
— Alors je dirai ma méchante Vérotchka.
— Ecoutez, monsieur l'impertinent. Ce qui importe le
plus ici, selon moi, c'est de faire d'abord un choix pru
dent d'ouvrières honnêtes, bonnes convaincues d'un ferme
caractère et assidues, croignant les querelles et capa
bles de choisir les autres ?
19l
— C'est bien cela. -

- J'ai trouvé trois des jeunes-filles remplissant ses


conditions, mais combien il m'a fallu chercher de depuis
près de trois mois, que j'ai couru les magasin, j'y faisais
des connaissances et enfin j'ai trouvé, et je suis sûre
de mon choix.
— Il faut de plus qu'elles sachent bien faire leurs
affaires, la maison doit se soutenir elle-même et l'affaire
doit marcher commercialement.
— Pas autrement, cela va sans dire.
- Qu'y a-t-il encore; qui puisse nécessiter nos con
seils ? - -

— Les détails.
- Quels sont ces détails, mais tu as déjà probablement
pensé à tout, et tu saura te confermer aux circonstances,
Ge qui importe le plus ici, c'est le principe, le carac
tère et le savoir-faire. Les détails se determinent d'eux
mêmes, suivant les conditions particulières de chaque
milieu. -
· — Je le sais, néanmoins, je serai plus sûre quand tu
m'aurais donné raison.
| Ils parlèrent longtemps. Lopoukhoff ne trouva , rien
à corriger dans le plan de sa femme, mais pour elle
même ce plan s'était dévéloppé et éclairé par là, qu'elle
le racontait. .
Le lendemain Lopoukhoff porta au Journal de la
Police, une annonce, portant : Véra Pavlovna Lopou
khoff fait à pria modéré la couture et la lingerie.
Dans la même matinée, Véra Pavlovna s'était rendu
chez Julie. « Elle ne connaît pas, mon nom actuel —
dites : Melle Rosalsky dit-elle au valet. º,

— Vous êtes sans voile, le visage ouvert, vous venez


chez moi, vous dites votre nom au domestique, mais
c'est une folie, vous. vous perdez vous-même, chère
enfant ! 4
192

— Oh , maintenant je suis mariée, et je puis aller


partout et faire ce que je veux.
— Et si votre mari, le savait ?
— Dans un heure il sera ici.
Julie la pressa des questions sur son mariage. Elle
était enchantée, elle l'embrassait, en pleurant. Lorsque
l'enthousiasme se fut enfin calmé, Véra Pavlovna parla
du but de son visite.
— Vous savez qu'on ne se souvient des vieux amis
que quand en a besoin. J'ai une grande prière à vous
adresser. Je suis en train d'établir un atelier de coutu
rières. Donnez-moi des commandes et recommandez-moi
à vos connaissances. Je cous bien, mes aides sout éga
lement de bonnes couturières, vous connaissez l'une
d'elles. -

• En effet, Julie connaissait l'une d'elles pour une excel


lente couseuse.
— Voilà des échantillons de mon travail. J'ai fait
cette robe moi-même. Voyez, comme elle habille bien,
Julie examina très-attendiment et la coupe et la cou
ture de la robe, cet examen la satisfit.
— Vous pourriez avoir un grand succès, vous avez du
talent et du goût. Mais pour cela il vous faudrait un
magasin splendide au Nevsky.
— Avec le temps, j'en aurais un, c'est sûr; en at
· tendant, j'accepte les commandes à domicile.
— Cette affaire arrangée , elles remirent sur le ma
riage de Vérotchka.
— Ce Storechnikoff mena pendant une quinzaine une
vie très-dissipée , mais àprès il s'est reconcilié avec A
dèle. Je suis très-heureuse pour Adéle : c'est un bon
garçon ; , seulement Adèle n'a pas de caractère c'est
dommage. Mise sur cette voie, Julie se repondit eu ba
vardages sur les aventures d'Adèle ed autres.
. Maintenant Melle Rosalsky n'était plus une demoiselle,
193

aussi Julie ne jugeait-elle plus nécéssaire de se retenir.


D' abord elle parlait raisonnablement, ensuite, à mesure
qu'elle s'exaltait, elle peignait les orgies avec enthou
siasme et avec des couleurs de plus en plus licencieuses;
Véra Pavlovna était devenue confuse, Julie ne rémarqua
rien ; Véra Pavlovna, étant remise de la première im
pression, ne l'écouta plus avec cet intérêt pénible, qu'on
met à examiner un visage chéri, défigurés par la maladie.
Lopoukhoff entra, Julie se transforma momentanément
en une dame de grand monde sérieuse et pleine de tact.
Cependant elle ne pu jouer longtemps ce rôle. En féli
citant Lopoukhoff d'avoir pour femme une telle beauté,
elle s'échauffa de nouveau. — Il faut fêter votre ma
riage. — Elle commanda un déjeuner improvisé arrosé
de champagne. Vérotchka dût boire un demi-verre à
son mariage, un demi-verre à son atelier, un demi-verre
à la santé de Julie elle-même. La tête lui tournait, elle
et Julie firent un bruit d'enfer; Julie pinça Vérotchka
et se mit à courir, Vérotchka s'élança après elle : on
courait dans les chambres, en sautait sur des chaises ;
Lopoukhoff riait sur son fauteuil, Julie s'avisa de se
vanter de sa force, ce qui mit fin à tout ce tumulte :
— Je Vous enlèverai d'une seule main.
— Vous ne m'enlèverez pas. -

Elles se mirent à lutter tombèrent toutes les deux


sur le canapé, et, ne voulant plus se lever, se prirent
à crier et à rire ; enfin elles s'endormirent.
Il avait longtemps que Lopoukhoff ne s'etait pas trouvé
dans une situation à ne savoir que faire. Les réveiller ?
Il craignait de gâter la joyeuse entrevue par un fin
maladroite. Il se leva avec précaution, fit quelques pas
dans la chambre pour chercher quelque livre. Il tomba
sur les : Chroniques de l'Oeil de Bœuf, — livre auprès
duquel celui de Faublas est fade. Lopoukhoff s'accomoda
sur le canapé à un autre bout de la chambre, se mit
13
194
à lire, et en moins d'un quart d'heure, s'endormit lui
même. 9

Deux heures après, Pauline vint reveiller Julie, il était


temps de dîner. On se mit à table seule, sans Serge,
qui était invité à quelque dîner de fête, Julie et Vé
rotchka crièrent de nouveau, Elles se calmèrent et re
devinrent sérieuses. Tout-à-coup Julie demanda (l'idée
ne lui en était pas venue plus tôt) à Vérotchka pourquoi
elle montait un atelier. Si elle songeait à se prOcurer
de l'argent, il vaudrait beaucoup mieux de se faire
actrice ou même chanteuse; sa voix étant fort-belle.À
cette ocasion-là on s'assit de nouveau. Vérotchka ra
conta ses pensées et Julie retomba dans l'enthousiasme,
et on entendait rapides des félicitations entremêlées
d'exlamations élogieuses. Elle, Julie Le-Tellier, était
une femme perdue, mais elle savait apprécier la vertu ;
enfin elle se mit à pleurer et à embrasser Vérotchka,
qu'encore une fois elle combla de souhaits et d'éloges.
Quatre jours après Julie apporta à Véra Pavlovna
une assez grande quantité de commandes de sa part
et des adresses de quelques unes de ses amies, des
quelles on pourrait aussi recevoir des commandes. Elle
avait amené Serge, en lui disant : on ne saurait faire
- autrement; Lopoukhoff est venu chez moi, tu dois lui
rendre sa visite.
Julie se conduisait en femme positive et son enthou
siasme ne cessa pas, si bien qu'elle dût rester longtemps
chez les Lopoukhoff -

Ce n'étaient pas là des murs, mais des minces cloisons,


On pouvait tout entendre et elle s'observait. Elle ne
s'extasiait pas, elle s'attendrissait.Après voir examiné
tous les détails de la vie un peu pauvre des Lopoukhoff;
elle trouvait que c'était précisement ainsi qu'il fallait
vivre, qu'on ne saurait vivre autrement, que le vrai
bonheur n'était possible que là où il n'y avait pas de
• , ! "
195

luxe; elle annonça même à Serge, qu'il iraient habiter


la Suisse, s'y loger dans une petite maisonnette au milieu
des champs et des montagnes au bord d'un lac, s'y
aimer, pêcher à la ligne, cultiver leur petit jardin ;
Serge répondit qu'il était de cet avis, mais qu'il voulait
attendre pour savoir ce qu'elle allait en penser quelques
heures plus tard.
Le bruit de l'élégante voiture et des beaux chevaux
de Julie avait produit une vive impression sur la popu
lations de la 5 ligne, entre la Moyenne et la Petite
Perspective, où on n'avait rien vu de semblable depuis
le temps de Pierre-le-Grand, sinon depuis une époque,
plus reculée encore. Beaucoup avaient regardé ce sur
prenant phénomène et l'avait vu s'arrêtér près de la porte
cochère (qui était fermée) d'une maison en bois à un
étage et a 7 fenêtres, il en avaient vu sortir un phé
nomène plus admirable encore, une jeune femme splen
dide et brillante, un officier au maintien plein de dignité.
On fut fort-désapointé quand la porte cochère s'ouvrit
et que la voiture entra dans la cour; la curiosité pu
blique était ainsi privée de la vue du magistral of
ficier et la dame plus magistrale encore, à leur départ.
Lorsque Danilytch après la journée rentra chez lui il
eut avec sa femme l'entretien suivant :
— Danilytch, il paraît que nos locataires appartien
ment à la haute société. Un général et son épouse sont
venus les voir. Ia générale était habillée si richement
qu'on ne saurait décrire sa toilette. Le général avait
deux plaques !....
Comment Pétrovna a-t-elle pu voir des plaques sur
Serge, qui n'en avait pas encore, et qui s'il en avait
ne les aurait probablement pas portées pour faire des
cOurses au service de Julie ? c'est-là une chose bien
étonnante. Mais qu'elle les ait vues, en effet, qu'elle ne
se soit pas trompée, qu'elle n'ait pas menti. Ce n'est
196 -

pas elle seule qui le dit; il est vrai, moi aussi, j'en ré
ponds : elles les a vues. Nous savons, qu'il n'y en avait
point; mais l'aspect de Serge était tel, qu'en se plaçant
au point de vue de Pétrovna, il était impossible de ne
pas voir sur lui deux plaques. Pétrovna les avait vues.
Je vous l'affirme sérieusement. -
— Et quelle livrée avait leur valet, Danilytch ! Du
drap anglais à 5 roubles l'archine. Et ce valet si grave
est néanmoins poli; il répond quand on le questionne ;
il a même permis qu'on touchât le drap de sa manche.
Quel bon drap ! On voit qu'ils ont beaucoup d'argent à
jeter par la fenêtre. Ils sont restés, environ deux heu
res, et nos locataires parlaient avec eux tout simple
ment, comme par exemple, moi avec toi, et ne les
saluaient pas, et riaient avec eux; notre locataire et le
général, se sont tout simplemeut étendus sur des fau
teuils, et se sont mis à fumer. À un moment, la ciga
rette de notre locataire s'étant éteinte, il a pris celle
du général pour rallumer la sienne. Et avec quel respect
le général a baisé la main à notre belle locataire ! C'est
ce qu'on ne saurait décrire. Que pensez-vous de tout
cela, Danilytch ?
— Tout vient de Dieu, c'est ainsi que je pense; les
connaissances de toutes sortes et les parents, tout vient
de Dieu. • -

— C'est vrai, Danilytch. Tout vient de Dieu, il n'y a


rien à dire. Moi, voici ce que je pense, que notre lo
cataire, ou sa femme, sont frère ou sœur, soit du général,
soit de la générale. Et, à vrai dire, je crois surtout que
c'est elle qui est la sœur du général.
- As-tu bien raison, Petrovna ? Je ne crois pas. S'il
en était ainsi, ils auraient de l'argent. - -

- Cela peut s'expliquer, Danilytch. Ou la mère, ou


le père l'aura eue hors mariage. Le visage est tout
autre; et il n'y a aucune ressemblance.
"• 197
— Cela se peut Pétrovna, hors mariage. Cela arrive.
Pétrovna avait, grâce à cette aventure, acquis pour
quatre journées entières une grande importance dans
l'épicerie, qu'elle avait l'habitude de fréquenter. Cette
épicerie, pendant trois journées entières, attira une partie
de public de l'épicerie voisine. Pétrovna se consacrant
aux intérêts de l'instruction publique, avait même laissé
un peu de côté pendant ce temps ses ravaudages afin,
de satisfaire ceux qui avaient soif de lumières.
Tout cela eut des conséquences. Huit jours après, Pavel
Konstantinytch se présenta chez son gendre. .. Maria
Alexevna prenait des renseignements sur la vie de sa .
fille et de son coquin de gendre, non pas d'une manière
suivîe et avec soin, mais de temps à autre, et par pur
amour du savoir. Une des ses commères du dernier rang,
qui habitait l'Ile Vassilievsky, était chargée de se ren
seigner sur Véra Pavlovna , lorsqu'il lui arriverait de
passer de ce côté. La commère apportait ses rensei
gnements tantôt une fois par mois, tantôt plus souvent
selon les circonstances. Les Lopoukhoff vivent en bonne
intelligence. Ils ne fint guère d'extra, et il n'y a que ceci
à remarquer : c'est qu'ils sont fréquentes par un grand
nombre de jeunes gens; seulement des hommes, leurs
amis, et généralement de mise modeste. On ne saurait
dire qu'ils vivent richement; néanmoins, ils ont de l'ar
gent. Bien loin de vendre quelque chose, ils achètent.
Elle s'est fait deux robes de soie. Ils ont acheté un
canapé, une table, une demi-douzaine de fauteuils d'oc
casion, pour 40 roubles; or ces meubles en valent peut
être une centaine. Ils ont dit à leurs propriétaires de
chercher de nouveaux locataires dans un mois; car à
cette époque ils veulent se mettre dans leurs meubles
— tout en vous restant reconnaissants de votre civilité
— ont-ils ajouté. Les propriétaires ont nécessairement
dit qu'ils en était de même de leur côté.
198

Maria Alexevna était heureuse de ces renseignements.


C'était une femme très-brutale et très-mauvaise; elle
torturait sa fille, elle l'aurait tuée si elle y avait trouvé
avantage, elle la maudissait, en pensant à la ruine du
plan qu'elle avait conçu pour s'enrichir; tout cela était
vrai, mais s'ensuivait-il qu'elle n'avait point d'amour
pour sa fille ? Nullement. L'affaire terminée; sa fille ir
révocablement échappée de ses mains, qu'avait-elle à
faire ? Ce qui tombe - dans - le fossé est pour le soldat.
Vérotchka n'en était pas moins sa fille ; et maintenant,
à l'occasion, Véra Pavlovna pourrait bien être utile à
Maria Alexevna. La mère voulait donc sincèrement du
bien à sa fille. Cette affection n'avait rien de trop par
ticulier; Maria Alexevna elle ne surveillait pas atten
tivement; ce qu'elle en faisait c'était simplement pour
la forme pour le qu'en dira-t-on et aussi pour montrer
que Véra était bien sa fille ? Pourquoi ne pas se recon
cilier ? D'autant plus, que le gendre-brigand, d'après
tout ce qu'on raconte, est un homme positif, et dont on
pourrait avec le temps faire quelque chose. Ainsi, Maria
Alexevna arrivait peu-à-peu à la pensée qu'il fallait
renouer des relations avec sa fille. Il faudrait encore
une demi-année, peut-être même une année entière
pour arriver à cette fin ; cār rien ne pressait, et l'on
avait du temps devant soi. Mais la nouvelle sur le gé
néral et son épouse fit tout d'un coup avancer l'histoire
de toute la moitié du temps. Le brigand s'était en effet
montré assez coquin. Lui, pauvre diable d'étudiant dé
missionnaire, sans grade, avec deux sous dans sa poche,
s'était lié d'amitié avec un jeune général; il avait aussi
lié sa femme avec celle du général : un tel homme ira
loin. On c'est, Véra, qui s'est lié d'amitié avec la gé
nérale et a lié d'amitié son mari avec le général.
Qu'importe ? cela prouverait simplement que Véra peut
aller loin.
199

Ainsi, dès qu'on apprit la visite, le père fut envoyé


pOur dire à sa fille que sa mère l'avait pardonnée, et
qu'elle l'invitait chez elle.
Véra Pavlovna et son mari s'y rendirent avec Pavel
Konstantinytch et y passèrent une partie de la soirée.
L'entrevue fut froide et tendue, Fédia était l'objet prin
cipal de la conversation, parce que c'était-là le sujet
le moins épineux. Il fréquentait le collége, on avait per
suadé à Maria Alexevna de le placer a la pension du
· collége, — Dmitry Serguéitch promit de l'y àller voir,
et les jours de fêtes, Véra Pavlovna le prendrait chez
elle. On tua tant bien que mal le temps jusqu'au moment
du thé ; puis on se hâta de se séparer, les Lopoukhoff
· prétextant qu'ils attendaient des visites pour ce soir-là.
Depuis six mois, Véra Pavlovna respirait un air vi
vifiant. Ses poumons s'étaient déjà complétement desha
bitués de l'atmosphère des paroles rusées, dont chacune
est prononcée en vue d'un intérêt pécuniaire; son oreille
m'était plus habitué à l'audition de plans d'escroqueries
et de fangeuses combinaisons. Il en résulta que ce retour .
à la « cave » fit sur elle une impression horrible. Cette
boue, cette trivialité, ce cynisme, — la frappaient comme
une chOse nouvelle. Comment n'ai-je pas succombé dans
un pareil milieu ? Comment ai-je pu respirer dans cette
cave ? Et non seulement j'y ai vécu, mais j'y suis restée
saine ! Chose incompréhensible ! Comment ai-je pu y être
élevée et acquérir l'amour du bien ? C'est incroyable !
pensait Véra Pavlovna, en revenant à la maison avec
le sentiment de bien-être de celui qui respire librement
après avoir étouffé.
Peu après leur arrivée leurs visiteurs accoutumés
entrèrent; c'étaient : Alexey Pétrovitch avec Natalia
Andrevna et Kirsanoff, si les passèrent la soirée comme
- d'habitude. Quel nouveau plaisir ressentit après cette
entrevue Véra Pavlovna de vivre avec des idées pures,
200

en société de personnes pures'l La conversation était,


comme de coutume, tantôt gaie et entremêlée de con
venirs tantôt sérieuse, sur tous les sujets imaginables :
depuis les événements historiques d'alors (la guerre ci
vile du Caucase, prologue de la grande guerre d'au
jourd'hui entre le Sud et le Nord aux États-Units, qui,
à son tour, est le prologue d'événements encore plus
grands, et dont le théâtre ne sera pas seulement l'Amé
rique. Maintenant tout le monde parle politique, mais
alors ceux qui y prenaient intérêt étaient en petit nombre,
or de ce petit nombre étaient Lopoukhoff, Kirsanoff et
leurs amis. Ils abordaient jusqu'aux discussions d'alors
sur la chimie-agricole d'après la théorie de Liebig ;
ainsi les lois du progrès historique, sujet qu'on n'oubliait
jamais dans des cercles de ce genre. On s'occupait aussi
de l'importance qu'il y a à distinguer les désirs réels,
qui cherchent et trouvent leur satisfaction d'avec les
désirs fantaisistes qui ne peuvent et n'ont pas besoin
de la trouver. Par exemple, quand on a la fièvre chaude,
On a toujours soif, mais la seule satisfaction vraiment
désirable est non pas de boire, mais d'être guéri. L'état
maladif de l'être provoque des désirs artificiels, en al
térant les désirs normaux. Outre cette distinction fonda
mentale, alors mise en avant par la philosophie-antropo
logique on approfondissait d'autres sujets analogues, ou
même différent, mais se rapportant au même objet. Les
dames s'occupaient aussi de temps à autre de ces ma
º
tières savantes, traitées d'une manière simple; elles
faisaient parfois des questions; mais la plupart du temps
elles n'écoutaient pas et même elles avaient arrosé d'eau
pure Lopoukhoff et Alexey Pétrovitch, lorsqu'ils avaient
paru un peu trop convaincus de la grande importance
de l'engrais minéral. Mais Alexey Pétrovitch et Lo
poukhoff discutaient leurs sujets favoris avec une invin
cible ténacité, Kissanoff ne leur aidait pas beaucoup; le
20 l

plus souvent, il se mettait tout-à-fait du côté des dames,


et tous trois, ils jouaient, chantaient, riaient jusqu'à une
heure avancée, jusqu'à ce que fatigués ils séparâssent
enfin les infatigables zélateurs de la conversation sérieuse.

III.
Le second songe de Véra Pavlovna.

Véra Pavlovna endormie vit en songe un champ; son


mari, c'est-à-dire, son chéri, disait : vous voulez savoir,
Alexey Pétrovitch, comment d'une sorte de boue pro
vient le bon, le pur, le délicat froment, et comment
d'une autre sorte de boue il n'en provient pas ? Vous
allez vous même vous rendre raison de cette différence.
Voyez la racine de ce bel épi; autour de la racine il y a
de la boue, mais de la boue fraiche, de la boue pure,
pourrait on dire; sentez , l'odeur en est humide , désa
gréable, mais elle ne sent ni le moisi ni l'aigri. Vous
savez que dans le langage de notre philosophie, c'est
là de la boue réelle. Elle est sale, c'est vrai; mais en
visagez la de près et vous verrez que tous les éléments,
dont elle est composée sont sains. C'est de la boue qu'ils
constituent dans cette combinaison; mais que la dispo
sition des atômes soit un peu changée et il en sortira
quelque chose d'autre; et ce quelque chose, sera égale
ment, sain, puisque les éléments fondamentaux sont
sains. D'où vient cela ? Regardez bien cette partie du
champ; vous voyez que l'eau y a une issue, ce qui fait
qu'il ne saurait y avoir de putridité.
- Oui, le mouvement c'est le réel, dit Alexey Pétro
vitch, parce que le mouvement, c'est la vie. Or, la vie
a pour élément principal — le travail, et par conséquent
, l'élément principal du réel, c'est le travail, et le carac
tère par lequel on pourrait plus sûrement le reconnaître,
c'est l'activité.
*,
202

— Ainsi, Alexey Pétrovitch, si le soleil réchauffait


cette boue et si la chaleur on déplacait les éléménts et
fornait des combinaisons chimiques plus compliquées,
c'est-à-dire des combinaisons d'un plus haut dégré,
alors l'épi, qui surgirait de cette boue, serait un épi
sain ? - -

— Oui, parce que c'est de la boue réelle, dit Alexey


Pétrovitch. - -

— Maintenant, passons à cette partie du champ. Ici


prenons également une plante, et examinons de même
· sa racine. Elle est aussi salie, Regardez bien cette boue.
Il n'est pas difficile de remarquer que c'est de la boue
putrescente. | - -

— C'est-à-dire de la boue anormale, dit Alexey Pé


trovitch. - • .

— C'est cela les éléments de cette boue étant mal


sains, il est naturel que quelque soit leur combinaison
et quelque soit le produit qui en résulte, ce sera un
produit en corruption. -

— Évidemment, puisque les éléments eux mêmes en


sont malsains, dit Alexey Pétrovitch. -

— Il ne nous est pas difficile de découvrir la cause


de cette corruption. • *

— C'est-à-dire de cette putridité anormale, dit Alexey


Pétrovitch. º

— C'est ça; examinez encore cette partie du champ.


Vous voyez que l'eau, n'ayant pas d'écoulement, croupit
et pourrit. - - -

— Oui , l'absence du mouvement c'est l'absence du


travail, dit Alexey Pétrovitch, car le travail se présente
dans l'analyse anthropologique comme la forme fonda
mentale du mouvement, forme qui est la base de toutes
les autres formes : distraction, repos, jeu amusements;
sans un travail qui les ait précédées, ces formes-là ne
sauraient être réelles. Or, sans mouvement il n'y a pas
203

de vie, c'est-à-dire de réel aussi cette boue est-elle


anormale, c'est-à-dire pourrie. Jusqu'aux temps modernes
on n'a pas su comment rendre saines de telles parties
de terrain , maintenant, on en sait le moyen, c'est le
drainage : l'eau qui est de trop s'écoule, il n'en reste
que juste ce qu'il faut, et elle se meut, ce qui assainit
les champs. Mais tant que ce moyen n'est pas employé
cette boue reste anormale, c'est-à-dire, pourrie; dans
ces conditions elle ne saurait produire une bonne végé
tation, tandis qu'il est tout naturel que la boue réelle
produise de bonnes plantes, attendu qu'elle est saine !
C'est ce qu'il fallait démontrer; o-e-a-a-(tum, comme .
cela se dit en latin.
Comment se dit en latin : « c'est ce qu'il fallait de
montrer » Véra Pavlovna ne put pas bien l'entendre.
— Vous vous plaisez, Alexey Pétrovitch, me semble
t-il , dans le latin de cuisine et dans la syllogistique,
dit le « chéri », c'est-à-dire le mari.
— Véra Pavlovna s'approcha d'eux et leur dit : c'est
assez parler de vos analyses, identités et antropologismes.
Variez un peu, messieurs, je vous prie, pour que je puisse
aussi prendre part à la conversation, ou plutôt jouons.
— Jouons, dit Alexey Pétrovitch : — confessons-nous.
— Confessons-nous, voilà ce qui sera amusant , dit
Véra Pavlovna : — mais comme c'est vous qui en avez
donné l'idée, c'est à vous de montrer l'exemple.
— Avec plaisir, ma sœur, dit Alexey Pétrovitch : —
mais quel âge avez-vous, n'est-ce pas dix-huit ans ?
— Bientôt dix-neuf. /

— Mais pas encore; donc mettons dix-huit, et con


fessons-nous tous jusqu'à l'âge de dix-huit ans, puisqu'il
faut l'égalité des conditions. Je vais me confesser pour
ma part et pour celle de ma femme. Mon père fut sa
cristain dans le chef lieu d'un gouvernement où il fai
sait le métier de relieur, et ma mère louait des chambres
204 * º

aux séminaristes. Du matin jusqu'au soir, ils ne parlaient


et ne s'inquiétaient que du pain quotidien. Mon père
était enclin à boire; mais ce n'était que quand la misère
était devenue trop insupportable et trop douloureuse ou
lorsque le revenu était assez fort : il rendait alors à
ma mère tout l'argent et lui disait: « maintenant ma
petite-mère, nous avons, grâce à Dieu, le nécéssaire
pour deux mois ; et j'ai gardé un poltinnitchek, pour
aller boire à cette heureuse occasion une bonne goutte ».
C'était pour lui un bonheur réel. Ma mère se fâchait bien
souvent, me battait parfois, mais c'était aux époques
où, comme elle disait, elle était percluse des reins pour
avoir trop remué de pots de fer et de marmites de fonte,
ou par suite du blanchissage du linge pour nous cinq
et pour les cinq séminaristes, des lavages du plancher,
sali par nos vingt pieds sans galoches et des soins
donnés à la vache ; c'était, en un mot, par suite d'une
trop grande fatigue des nerfs, occasionnée par un tra
vail exténuant et sans repos. Et lorsque, avec tout cela
« les deux bouts n'étaient pas ensemble » comme elle
s'exprimait, c'est-à-dire lorsque l'argent manquait pour
acheter à quelqu'un des fils, des bottes, ou des souliers
aux filles, — c'est alors qu'elle nous battait. Elle nous
caressait aussi, lorsque, bien qu'enfants, nous lui pro
posions de l'aider dans son travail , ou . lorsque nous
faisions quelque chose d'intelligent, ou quand il lui ar
rivait un rare moment de repos et que ses reins s'étaient
desserrés, comme elle disait, c'étaient-là pour nous des
joies réelles.......
- Au diable vos chagrins et vos joies réelles ! dit
Véra Pavlovna. -

— Eh bien, en ce cas, daignez écouter la confession


pour Natacha. -

- Je ne Veux pas l'écouter, elle a de semblables


joies et de semblables chagrins réels, je le sais.
205

— Vous avez parfaitement raison.


-- Mais il vous sera, peut-être, agréable d'entendre
ma confession, dit Serge, venant on ne sait d'où.
— Voyons, dit Véra Pavlovna.
— Mes parents , bien qu'ils fûssent des gens riches,
ne s'inquiétaient et ne parlaient toujours que de l'argent;
les gens riches, ne sont pas non plus exempts de pareils
soucis...,.. -

— Vous ne savez pas vous confesser, Serge, dit d'un


ton aimable Alexey Pétrovitch : — dites-nous pourquoi
ils s'inquiétaient de l'argent, quelles étaient les dépenses
qui les tourmentaient, quels étaient les besoins dont
la satisfaction les embarrassait ?
— Je comprends bien pourquoi vous me demandez
ceci, dit Serge, mais laissons ce sujet de côté, et voyons
l'autre côté de leurs pensées. Eux aussi, avaient souci
de leurs enfants.
— Le pain quotidien était-il assuré à leurs enfants ?
demande Alexey Pétrovitch. ·
— Certainement; mais il fallait avoir soin de ce que......
— Ne vous confessez pas, Serge ! dit Alexey Pétrovitch:
nous connaissons votre histoire : les soins du superflu,
la préoccupation de l'inutile, — voilà le sol sur lequel
vous avez grandi c'est-là un sol anormal. Aussi, re
gardez-vous; Vous êtes de naissance un assez intel
ligent et très-galant homme ; peut-être, n'êtes-vous
pas pire ni plus bête que nous ; mais à quoi êtes-vous
bon, à quoi êtes-vous utile ?
- Je suis bon à conduire Julie partout où elle veut,
je suis utile à Julie pour qu'elle puisse mener une vie dis
sipée, répondit Serge.
— Nous voyons par là, dit Alexey Pétrovitch, que le
sol anormal malsain.......
— Ah, que vous m'avez ennuyée avec votre réalisme,
et votre anormalisme ! Ils savent que c'est incom
"
206

préhensible, et ils ne cessent d'en parler ! dit Véra


Pavlovna. -

— Alors, ne veux-tu pas causer un peu avec moi? dit


Maria Alexevna, venant aussi on ne sait d'où: vous,
messieurs, retirez-vous; parce que la mère veut parler
à sa fille. -

Tout le monde disparait, Vérotchka se voit en tête-à


tête avec Maria Alexevna. Le visage de Maria Alexevna
prend une expression moqueuse.
— Véra Pavlovna, vous êtes une personne instruite,
vous êtes si pure, si noble , dit Maria Alexevna d'une
voix moqueuse, — vous êtes si bonne....... est-ce à moi,
grossière et méchante ivrogne, de vous parler ? Vous
avez, Véra Pavlovna, une mauvaise mère; mais dites
moi, s'il vous plaît, madame, de quoi cette mère s'est
elle inquiétée ? Du pain quotidien; c'est ce qui, dans votre
langage savant, s'appelle la réelle, la véritable in
quiétude humaine, n'est-ce pas ? Vous avez entendu de
mauvaises paroles; vous avez vu de méchantes affaires
et des bassesses; mais dites-moi, s'il vous plaît, quel
en était le but? était-ce un but futile, un but insensé ?
Non, madame. Non, quelque fût la vie de votre famille,
ce n'était pas une vie futile, fantaisiste. Voyez, Véra
Pavlovna, j'ai appris votre langue savante. Mais vous
êtes honteuse et affligée d'avoir pour mère une si mau
vaise femme ? Il vous plaîrait, que je fûsse bonne et
honnête ? Eh bien, je suis sorcière, Véra Pavlovna ,
je sais user de sortilége, je puis donc réaliser votre
désir. Daignez regarder-votre désir s'accomplit : votre
méchante mère disparait; voilà une bomne mère avec sa
fille, regardez.
Une chambre. Près de la porte, ronfle un homme ivre,
et sale. Qu'est ce, — on ne saurait le rêconnaître, son
visage étant couvert moitié par sa main, moitié , par
des meurtrissures. Un lit. Sur le lit est couchée une
207

femme, — oui, c'est-elle, c'est Maria Alexevna, seule


ment la bonne Maria Alexevna ! aussi, est-elle pâle, dé
crepite à âge de 45 ans, épuisée ! Auprès du lit, est
une jeune fille d'environ 18 ans; oui , c'est toi, Vé
rotchka toi-même, mais sous quels haillons ! Qu'est-ce
à dire enfin ? Tu es si jaune et tes traits sont si gros
sièrs, la chambre même est si pauvre ! De meubles ,
il n'y en a presque point. — Vérotchka, mon amie,
mon ange, dit Maria Alexevna : — couche-toi un peu,
repose-toi, mon trésor; qu'as-tu à me regarder, c'est
tout-à-fait superflu. C'est la troisième nuit que tu ne
dors pas.
| -- Ça ne fait rien , maman , je ne suis pas fatiguée,
dit Vérotchka. :

— Et je me sens bien mal, Vérotchka ; Que devenir


vas-tu rester sans moi ? L'appointement de ton père est
minime, et lui-même est un mauvais appui pour toi. Tu
es jolie; il y a beaucoup de méchantes gens au monde.
Il n'y aura
crains pour personne pour te mettre
toi ! — Vérotchka pleure. en garde. Que je
r,

— Ma chère fille, ne va pas t'offenser, ce n'est pas


pour te faire un reproche que je veux parler, c'est pour .
te mettre en garde : pourquoi étais-tu sortie vendredi ,
un jour avant que je sois tombée si gravement ma
lade ? — Vérotchka pleure. -

— Il te trompera, Vérotchka, quitte-le,


— Non, maman.
Deux mois après...... — Comment en un seul moment
deux mois se sont-ils passés ? — Sur une chaise, est
assis un officier. Sur la table, devant l'officier une
bouteille, et c'est-elle, Vérotchka, elle sur les genoux
de l'officier ! -

Deux mois encore passent en un moment.


Sur un canapé, est assise une dame. Devant la dame,
est, Vérotchka, debout.
208

— Et sais-tu repasser, ma chère ?


— Je le sais.
— Qui es-tu, ma chère ? serve ou libre ?
— Mon père est fonctionnaire.
— Tu es donc noble, ma chère ? Je ne saurais te
prendre. Quelle servante ferais-tu ? Va, ma chère, je
ne saurais te prendre. -

Vérotchka est dans la rue. 4>

— Mamzelle, mamzelle, dit quelque adolescent ivre,


où allez-vous ? , je vais vous conduire. — Vérotchka
court pour se jeter dans la Néva.
— Eh bien, ma chère fille, te plaît-il de te voir chez
une bonne mêre ? dit l'ancienne, la véritable Maria
Alexevna : — ne sais-je pas bien user de sortilége ?
Pourquoi te tais-tu ? N'as-tu pas de langue ? Mais je te
ferai parler, tout de même. Avais-tu fréquenté les ma
gasins ? - *» , -,

— Oui, dit Vérotchka tout en tremblant.


— As-tu vu ? as-tu entendu ?
—- Oui. - -

— Leur vie est-elle honorable? sont-elles savantes ?


Lisent-elles des bouquins, songent-elles à votre ordre
nouveau,
heureux ?àYla songent-elles
manière dont ?on—pourrait
parle ! rendre les hommes

Vérotchka, tremblante, ne dit mot. -

— Tu as perdu la parole, à ce qu'il paraît. Leur vie


est-elle honorable, — je te le demande.
Vérotchka continue de se taire et sent un frisson.
— Tu as donc décidément perdu la parole ? Leur vie
est-elle honorable; — sont-ce d'honnêtes jeunes filles ?
- je te le demande encore : voudrais-tu être comme
elles ? Tu te tais ! ne détournes pas ton museau ! —
Écoute donc, Verka, ce que je vais te dire. Tu es sa
vante, – c'est grâce à l'argent que j'ai volé que tu as
été instruite. Tu songes au bien, mais si je n'avais pas
209

été méchante tu n'aurais jamais su ce que c'est que le


bien. Comprends-tu ? Tout est de moi, tu es ma fille à
moi. C'est moi qui suis ta mère. -

Vérotchka pleure et frissonne. — Que voulez-vous de


moi, maman ? Je ne puis vous aimer.
— Est-ce que je te dis de m'aimer ?
— Je voudrais, du moins , vous estimer; mais je ne
le puis pas non plus.
— Ai-je besoin de ton estime ?
— Que vous faut-il donc ? Pourquoi êtes-vous venue
me parler d'une manière si effrayante ? Que voulez-vous
de moi ?
— Sois reconnaissante, sans m'aimer ni m'estimer ,
ingrate que tu es. Je suis méchante : y a-t-il lieu à
l'amour ? Je suis malhonnête: y a-t-il lieu à l'estime ?
Mais tu devrais comprendre, Verka, que si moi, je n'étais
pas telle que je suis, toi aussi tu ne serais pas telle
que tu es. Tu es honnête, parceque j'ai été malhonnête;
tu es bonne, puisque j'ai été méchante. Comprends-le,
Verka, et sois reconnaissante.
— Retirez-vous, Maria Alexevna, c'est à présent, mon
tour de parler à ma sœur.
Maria Alexevna disparaît.
La fiancée de tant de fiancés; la soeur de tant de
sœurs prend Vérotchka par la main. J'ai voulu toujours
être bonne , avec toi, Vérotchka, car tu es bonne toi
même. Or je suis telle, que se trouve être la personne
à qui je parle. En ce moment tu es triste, je le suis
de même; regarde, suis-je bonne en étant triste ?
— Toujours la meilleure du monde.
— Embrasse-moi, Vérotchka, nous sommes affligées
toutes deux. ·.

Ta mère disait bien la vérité. Je n'aime pas ta mère,


mais j'en ai besoin. -

— Est-ce que vous ne pouvez pas vous passer d'elle ?


14
*
210 #

- Je le pourrai plus tard, lorsqu'il sera inutile aux


hommes d'être méchants. Mais en ce moment, je ne le
puis. Les bons, vois-tu, ne peuvent pas d'eux mêmes,
prendre pied ; car les méchants sont forts, et rusés. Seu
lement, les méchants ne sont pas tous de la même éspèce :
Pour les uns, il faut que le monde devienne pire, pour
les autres, qu'il s'améliore; il le faut dans leur intérêt.
Il était bon pour ta mère que tu fûsses instruite; et
pourquoi ? pour que tu pûsses donner des leçons et lui
procurer ainsi de l'argent, pour que tu pûsses amadouer
un riche mari. Elle avait de mauvaises intentions; mais
en as-tu moins profité ? Chez d'autres méchants, il n'en
est pas ainsi. Par exemple, si tu avais eu Anna Pé
trovna pour mère, aurais-tu pu t'instruire ? aurais-tu
connu le bien ? l'aurais-tu aimé? Non; ou ne t'aurait pas
laissée apprendre, ou aurait fait de toi une poupée ? Il
faut, pour une telle mère, que sa fille soit une poupée,
parce qu'elle même n'est pas autre chose, et ne fait que
jouer aux poupées, avec des poupées. Or, ta mère est
mauvaise; mais elle a mieux valu pour toi; car il lui
fallait que tu ne fûsses pas une poupée. Tu vois bien
que les méchants ne sont pas tous de la même espèce ?
Les uns empêchent qu'il y ait des hommes dignes de ce
nom, et veulent qu'ils ne soient que des poupées. Mais
d'autres méchants viennent sans le vouloir à mon aide
— en donnant aux hommes la possibilité de se déve
lopper, en receuillant les moyens qui permettent ce dé
veloppement. Or, c'est précisément ce dont j'ai besoin.
Oui, Vérotchka, je ne saurais me passer de cette sorte
de méchants, opposée aux autres méchants. Mes méchants
sont méchants, mais ce qui croit sous leur méchante
main c'est le bien. Sois donc reconnaissante envers ta
mère, Ne l'aime pas, puis qu'elle est méchante, mais
n'oublié pas que c'est à elle que tu dois tout; que sans
elle tu n'existerais pas, -
211

— Sera ce toujours ainsi ? Non, n'est-ce pas ?


— Plus tard, quand les bons seront forts, il en sera
autrement. Le temps s'approche où les méchants Verront
qu'il est contre leur intérêt d'être méchants, et la plu
part d'entre eux deviendront bons : ils étaient méchants,
simplement parce qu'il leur était nuisible d'être bons,
mais ils savent pourtant que le bien vaut mieux que le
mal, et ils préfèreront le bien dès qu'on pourra l'aimer
sans nuire à son intérêt.
— Et ceux des méchants, qui étaient poupées, que
deviendront-ils ? je les plains aussi.
- Ils joueront aux poupées, sans plus nuire à qui que
ce soit. Leurs enfants ne leur ressembleront pas, car
de tous les membres de la famille humaine, je ferai des
êtres humains, bons, forts, intelligents.
— Oh, que ce sera bien !
— Mais ceux qui préparent cet avenir, sont dans le
bien dès à présent. Lorsque tu aides la cuisinière à
faire votre dîner, ne t'en trouves-tu pas bien, quoi que
l'air de la cuisine soit étouffant ? Tout le monde est bien
à table, mais celui qui a aidé à faire le dîner s'y trouve
mieux que les autres : les mets lui semblent bien meilleurs.
Tu aimes les friandises, si je ne me trompe ?
— Oui , dit Vérotchka, en souriant, de se voir con
vaincue de tendresse pour les pâtisseries et d'avoir aidé
à les faire dans la cuisine. -

— Quelle raison avais-tu de te chagriner ? Bon, voilà


que c'est passé. · .

— Que vous êtes bonne !


- Et joyeuse, Vérotchka, joyeuse toujours, même
quand je'suis triste. — N'est-ce pas ?
- Oui, quand je suis triste, vous venez en paraissant
triste aussi, mais chaque fois, vous chassez mon chagrin ;
il est bien doux d'être avec vous.
- Tu n'as pas oublié, ma chanson : D0nc vivons ?
212

— Oh ! Non.
— Chantons-la.
— Chantons.
— Vérotchka ! Mais, il paraît, que je t'ai réveillée. Du
reste, le thé est déjà prêt. Tu m'as bien effrayé: je t'en
tendais gémir; j'entre, et tu chantes déjà.
— Non, mon chéri, tu ne m'as pas réveillée, je me serais
éveillée sans cela. Quel rêve je viens de faire ! je te le
raconterai en prenant le thé. Laisse-moi, je vais m'ha
biller. Mais comment avez-vous osé entrer dans ma
chambre, sans permission, Dmitry Serguéitch? Vous vous
oubliez. Tu t'es effrayé pour moi, mon chéril Approche
toi, que je t'embrasse. Et maintenant, laisse-moi vite, il
faut que je m'habille.
- Tu es si en retard qu'il faut bien que je te serve
aujourd'hui de femme de chambre; le veux-tu ?
- Soit, mon chéri, mais que j'en suis honteuse !

IV.

L'atelier de Véra Pavlovna fut vite monté. L'organi


sation en fut d'abord si simple, qu'il n'y a pas lieu d'en
parler. Véra Pavlovna avait dit à ses trois premières
couturières, qu'elle leur donnerait un salaire un peu
plus élevé, que le salaire courant des couturières. Les
trois ouvrières, de Véra Pavlovna appréciant le carac
tère, avaient consenti volontiers à travailler chez elle.
Elles ne furent nullement inquiètes de ce qu'une dame
pauvre voulût établir un atelier de couture.
Ces trois jeunes filles en trouvèrent quatre encore, en
les choisissant avec cette circonspection que Véra Pav
lovna leur avait recommandée : ces conditions de choix
ne présentaient non plus rien de ce qui pourrait exciter
des soupçons, rien d'extraordinaire : une jeune femme
désire que les ouvrières de son atelier soient d'un ca
213

ractère ouvert et bon, qu'y a-t-il là d'extraordinaire ?


elle ne veut pas de querelles et voilà tout , ce n'est
que de la prudence.
Véra Pavlovna avait aussi fait la connaissance quasi
intime des nouvelles élues avant de leur dire qu'elle les
acceptait; c'était tout naturel ; elle agissait toujours en
femme prudente.
On travailla pendant un mois, moyennant un salaire
convenu. Véra Pavlovna était toujours à l'atelier, de sorte
que les couturières eûrent tout le temps de la connaître
de près et de voir qu'elle était économe, circonspecte,
raisonnable, tout en étant bonne ; elle obtint donc bien
vite leur confiance. Il n'y avait là encore à dire que ceci :
c'était une bonne patrone, qui saurait faire ses affaires.
Le mois écoulé, Véra Pavlovna vint à l'atelier avec
un livre de compte, pria ses couturières de suspendre le
travail et de l'écouter. Alors elle leur dit dans un lan
gage simple des choses que les couturières n'avaient
jamais entendues :
— Nous nous connaissons maintenant : - moi, je puis
dire de vous que vous êtes de bonnes ouvrières, de bon
nes personnes. Et vous, vous ne direz pas, je pense, du
mal de moi. Je vais vous parler sans réserve, et si ce
que je vous dis vous paraît étrange, vous réfléchirez
avant de vous prononcer; vous ne croirez pas que ce
sont des paroles futiles, car vous me connaisseZ pOur
une femme sérieuse.
Voici :
Les gens de cœur disent qu'on pourrait établir des
ateliers de couturières, où les ouvrières travailleraient
avec un plus grand profit que dans les ateliers, que
tout le monde connaît. J'eu ai voulu faire l'essai. À en
juger d'après le premier mois, il faudrait crire que ces
gens-là ont raison. Votre salaire, vous l'avez. Je vais
VOus dire maintenant combien , déduction faite de ce
214

salaire, et des frais généraux, il m'est resté de béne


fice. , - -

Véra Pavlovna leur lut le compte des dépenses et des


recettes pour le mois écoulé. Au chapitre des dépenses
étaient, outre le salaire distribué, tous les autres frais :
le loyer de la chambre, l'éclairage, même les frais de
voiture de Véra Pavlovna pour les affaires de l'atelier.
Il me reste tant, continua-t-elle ; que faire de cet ar
gent ! J'ai établi un atelier pour que les bénéfices re
sultant du travail, aillent aux ouvrières; c'est pourquoi
je viens vous le distribuer, pour cette première fois, d'une
manière égale. Ensuite, nous verrons si c'est la meilleure
manière, ou s'il serait mieux d'employer cet argent au
trement. Ayant dit, elle fit la distribution.
Pendant quelques minutes les couturières ne pouvaient
revenir de leur étonnement, ensuite, elles se mirent à
remercier. Véra Pavlovna les laissa faire, de Crainte de
les offenser, en refusant de les écouter, ce qui à leurs
yeux aurait paru de l'indifférence et du dédain,
— Maintenant , continua-t-elle, j'ai à vous raconter
la chose la plus difficile que j'aurai jamais à vous
dire , et je ne sais si je saurai bien vous la raconter.
Il faut en parler cependant. Pourquoi n'ai-je pas laissé
cet argent chez moi ? et à quoi bon établir un atelier, si
ce n'est pas pour en tirer profit ? Moi et mon mari, nous
avons, comme vous savez, le nécessaire : bien que nous
ne sayons pas riches, nous avons tout ce qu'il nous
faut en quantité suffisante. Or, si quelque chose me
manquait, je n'aurais qu'à le dire à mon mari, ou même
c'est inutile, car si j'avais un besoin il s'en apercevrait
de lui-même, et il me donnerait ce qu'il me faut. Lui
même ne s'occupe pas de ce qui est le plus lucratif,
mais de ce qui lui plaît - le plus. Mais comme nous
nous aimons beaucoup, il lui est infiniment agréable
de faire ce qui me plaît ; de mon côté, j'aime à faire
215
ce qui lui plaît. Donc, si je manquais d'argent, il s'oc
cuperait d'affaires plus lucratives que celles dont il
s'occupe en ce moment. Et il saurait vite trouver, car
il est intelligent et habile, — mais vous le connaissez
un peu. Or, s'il ne le fait pas, cela veut dire que l'ar
gent, que nous avons, me suffit. Je n'ai pas la passion
de l'argent; chacun a sa passion, qui n'est pas toujours
celle de l'argent. Les uns ont la passion des bals
d'autres celles des parures , d'autres celle des cartes
et tous sont prêts à se ruiner pour satisfaire leur
passion dominante; beaucoup le font en effet et persomne
ne s'en étonne. Or, moi j'ai une passion pour les choses
dont je m'occupe avec vous et loin de me ruiner pour
ma passion, je n'y dépense guère d'argent et je suis
heureuse de m'en occuper, sans en retirer de profit.
Eh bien, il n'y a là rien d'étrange à mon avis : qui pense
· tirer profit de sa passion ? Chacun y sacrifie même de
l'argent. Moi, je ne fais pas même cela, je n'y dépense
rien. J'ai donc un avantage sur les autres en ce que ma
passion, tout en m'étant agréable, ne me coûte rien,
tandis que les autres payent pour leur plaisir. Pourquoi
ai-je cette passion ? Voici pourquoi : Les gens de bien et
d'intelligence ont écrit beaucoup de livres sur la manière
dont on devrait vivre pour que tous soient heureux; et
le moyen principal qu'ils préconisent c'est l'organisation
d'ateliers sur une base nouvelle.
Moi, qui veux voir si nous pourrons monter un
atelier de ce genre, j'agis absolument comme celui qui
veut construire une belle maison, ou se faire un beau
jardin, une orangerie, pour les contempler; moi, je veux
monter un bon atelier de couturières pour me procurer
le plaisir de le contempler. Ce serait, certes, déjà quelque
chose, si je me bornais à vous distribuer chaque mois les
bénéfices, comme je le fais maintenant. Mais les gens
de bien disent, qu'on pourrait agir beaucoup mieux et
216

avec plus de profit. Nous allons le voir. Je vous dirai


peu-à-peu tout ce que, si l'on s'en rapporte aux gens
intelligents, on pourrait faire de plus. D'ailleurs, vous
même, en envisageant la chose de près, vous ferez vos
observations et lorsqu'il vous semblera qu'on pourrait
faire quelque chose de bon, nous essayerons de le faire,
mais peu à peu et en son temps. Je dois seulement
vous dire que sans vous je n'établirai rien de nou
veau. Il n'y aura de changé que ce que vous aurez
voulu. Les gens intelligents disent qu'il n'y a que ce
qui est voulu, qui réussit. Je suis de leur avis, et sans
votre consentement je ne ferai rien.
Voici mon dernier ordre : Vous voyez qu'il faut tenir
les livres et veiller à ce qu'il n'y ait pas de dépenses
inutiles. Pendant ce premier mois, je le faisais seule,
maintenant je ne veux plus. Choissez deux d'entre vous,
pour qu'elles s'en occupent avec moi; Sans elles, je ne
ferai rien. L'argent est à vous et non à moi; partant
c'est à vous de veiller sur son emploi. Nous nous con
naissons trop peu encore pour savoir laquelle de vous
serait la plus capable, il faut faire un essai et ne choisir
que pour un temps limité; dans une semaine, vous
verrez s'ils faudra nommer d'autres déléguées, ou laisser
les anciennes en fonction.
Ces paroles extraordinaires suscitèrent de longues
discussions. Mais Véra Pavlovna avait gagné la confiance
des ouvrières. Elle leur avait parlé très-simplement,
sans aller trop sans leur dessiner les perspectives at
trayantes, qui après un enthousiasme momentané font
naître la défiance. Aussi, les jeunes filles ne la prirent
pas du tout pour une folle, et c'était le principal. L'af
faire marcha assez bien.
Voici, du reste, l'histoire abrégée de l'atelier, pendant
les trois années que cet atelier constitua le côté prin
cipal de l'histoire de véra Pavlovna elle-même.
217

Les fondatrices étaient directement intéressées au suc


cès de l'affaire, et naturellement, l'affaire marchait très
bien. L'atelier ne perdait jamais de pratiques. De quel
ques magasins et ateliers, on eut bien à essuyer des
jalousies, mais il n'en résulta pas d'obstacles sérieux.
Véra Pavlovna fut simplement obligée d'obtenir le droit
d'avoir une enseigne sur son atelier. On eut bientôt
plus de commandes, que lue pouvaient en exécuter les
ouvrières entrées dès le début et le personnel allait
toujours en augmentant. Après dix-huit mois d'exercice
il y avait déjà une vingtaine de jeunes filles; il y en
eût plus encore dans la suite. Une des premières mesures
de l'administration collective fut de décider que Véra
Pavlovna ne devait pas plus que les autres travailler
sans indemnité. Lorsqu'on le lui annonça, elle dit aux
ouvrières, qu'elles avaient parfaitement raison. Elles
voulurent lui donner le tiers des bénéfices. Elle le mit
de côté, pendant un certain temps, jusqu'à ce qu'elle eût
pu démontrer aux jeunes filles que c'était contraire à
l'idée fondamentale de leur institution. Pendant bien du
temps, elles ne comprirent pas ; à la fin elles convinrent
que ce n'était pas par amour-propre que Véra Pavlovna
ne voulait pas accepter une plus forte part de bénéfices;
mais parceque que c'était contraire à l'esprit de l'asso
ciation. L'atelier était déjà si important que Véra Pav
lovna ne pouvait suffire à la coupe; on lui adjoignit une
autre coupeuse. Toutes deux reçurent le même salaire,
et Véra Pavlovna put enfin faire accepter dans la caisse
de la société la somme des bénéfices qu'on l'avait obligée
d'accepter; d'éducation faite de ce qui lui revenait comme
coupeuse. On se servit de cet argent pour ouvrir une
banque. - - -

Pendant une année, Véra Pavlovna passa une grande


partie de la journée à l'atelier, où elle travaillait tout au
tant, sinon plus, que chacune des couturières, quant à la
218

quantité d'heures. Lorsqu'elle vit la possibilité de n'être


plus à l'atelier toute la journée, elle se fit diminuer son
salaire proportionnellement à la diminution de son temps
de travail.
Comment partager les bénéfices ? Véra Pavlovna vou
lait arriver au partage égal. Ce n'est qu'au milieu de
la troisième année qu'elle y parvint. Avant, on avait
passé par plusieurs degrés, en commencant par partager
proportionnellement au salaire. On vit tout d'abord que
si une ouvrière passait quelques jours sans travailler
pour cause de maladie, ou pour toute autre cause qui
méritait considération, il n'était pas bien de diminuer sa
part de bénéfice, qui était acquise non pas précisément
par ces journées, mais bien par toute la marche des
travaux et l'état général de l'atelier. Plus tard on dé
cida que les coupeuses et autres ouvrières, qui recevaient
un salaire à part pour rendre les commandes à domicile
ou accomplir d'autres fonctions, étaient assez indemni
sées par leur salaire particulier, et qu'il n'était pas juste
qu'elle prîssent encore plus de bénéfice que les autres.
Les simples couturières étaient tellement délicates qu'el
lés ne demandèrent pas ce changement, quand elles -eu
rent vu l'injustice de l'ancienne distribution établie par
elles-mêmes. Il faut du reste dire que cette délicatesse
temporaire ne présentait rien d'héroïque, attendu que
les affaires de toutes allaient toujours en s'ameliorant.
Ce qui était le plus difficile, c'était de faire comprendre
aux simples ouvrières qu'elles devaient recevoir autant
les unes que les autres du revenu, bien que les unes
gagnâssent plus que les autres, et que celles qui travail
laient avec plus d'habileté fûssent déjà suffisamment in
demnisées par leur plus gros salaire. C'était-là le dernier
changement à faire dans le partage des bénéfices, et
cela n'arriva, comme on l'a déjà dit, que vers le milieu
de la troisième année, lorsque les associées eurent com
219

pris que les bénéfices n'étaient point une indemnité


pour le talent de l'une ou de l'autre, mais bien le ré
sultat du caractère général de l'atelier, le résultat de
son organisation, de son but. Or ce but, c'était la plus
grande égalité possible dans la répartition des fruits du
travail collectif entre toutes les ouvrières, quelques fus
sent d'ailleurs les particularités personnelles de chacune
d'elles. De ce caractère de l'atelier dépendait la parti
cipation des travailleurs aux bénéfices. Mais comme le
caractère de l'atelier, son esprit, son ordre se produisent
par la concorde de toutes, le consentement muet de la plus
timide, ou de la moins capable, n'était pas inutile pour
la conversation et le développement de cette concorde.
Je passe beaucoup de détails, parce que ce n'est pas
l'atelier que je décris; je n'en parle qu'autant que je le
dois pour faire ressortir l'activité de Véra Pavlovna. Si
je mentionne quelques particularités, c'est dans l'unique
but de faire voir comment Véra Pavlovna agissait dans
cette affaire, et comment elle la conduisait graduellement,
avec une patience infatigable et un remarquable esprit
de suite. Elle ne commandait jamais, se bornant à con
seiller, à expliquer, à proposer son concours, à aider à
l'execution de ce que la collectivité avait résolu.
Le revenu était partagé tous les mois. D'abord, chaque
ouvrière prenait sa part entière et la dépensait à part
des autres : chacune avait des besoins urgents et elles
n'avaient pas l'habitude d'agir de concert. Lorsque, à
force d'avoir pris constamment part aux affaires, elles
- eûrent acquis l'habitude de combiner la marche des tra
vaux à l'atelier, Véra Pavlovna fixa leur attention sur
circonstance, que dans leur metier la quantité des com
mandes est très-inégale, suivant les mois de l'année, et
qu'on ne ferait pas mal de mettre de côté pendant les
mois les plus avantageux une partie du gain afin de
compenser le désavantage des autres.
"
220

On tenait les comptes d'une manière très-exacte et


les jeunes filles savaient bien que si quelqu'une d'elles
abandonnait l'atelier, elle aurait sans aucun délai, la
part qui lui revenait. Aussi, consentirent-elles à cette
proposition. Un petit capital de réserve fut formé ; il
allait croissant de plus en plus; on commença à lui
chercher divers emplois. Tout le monde comprit au pre
mier abord qu'on pourrait en faire des prêts à celles
'des participantes qui auraient un grand besoin d'argent,
et personne n'avait voulu prêter à intérêt : les pauvres
gens croient qu'un secours pécuniaire doit être ac
cordé sans intérêt. L'établissement de cette banque fut
suivi de la fondation d'une agence pour les achats : les
jeunes filles trouvèrent qu'il serait avantageux d'a
cheter le thé, le café, le sucre, la chaussure, beaucoup
d'autres choses enfin, par l'intermédiaire de l'association,
qui prenait les marchandises en gros, partant à meilleur
marché. Quelque temps après, on alla plus loin encore :
on avait compris qu'il serait avantageux d'organiser
de la même manière l'achat du pain et des autres
vivres qu'on achetait tous les jours dans les boulange
ries et épiceries; mais on s'aperçut en même temps que
pour cela il eut fallu que les associées logeâssent non
loin les unes des autres. On commenca alors à se ras
sembler plusieurs dans un seul logement, ou à choisir
les logements près de l'atelier. Après quoi, l'association
, avait créé une agence pour ses affaires avec la boulan
gerie et l'épicerie. Environ dix-huit mois plus tard, pres
que toutes les ouvrières habitaient déjà un seul et grand
appartement, avaient la table commune, et se procuraient
les vivres comme on fait dans les grands ménages.
La moitié de ces jeunes filles étaient sans famille.
D'autres avaient de vieilles parentes, leur mères, des
tantes; deux d'entre elles entretenaient leur vieux père;
plusieurs avaient des petits frères et sœurs. C'est à
22l

cause de ces relations de parenté que trois d'entre


elles ne purent venir loger dans l'appartement commun :
l'une avait une mère de caractère difficile; l'autre avait
une mère fonctionnaire qui ne voulait pas vivre avec
des paysannes; la troisième avait un père ivrogne. Cel
les-ci ne tiraient profit que de l'agence ; il en était de
même des couturières qui étaient mariées. Mais, excepté
celles-là toutes les autres qui avaient des parents à
entretenir, habitaient l'appartement commun. Elles mêmes
logeaient par deux, par trois dans une chambre; leurs
parents et parentes, s'accommodèrent chacun à sa façon ;
deux vieilles avaient chacune une chambre à part, toutes
les autres logeaient ensemble. Les petits garçon, avaient
une chambre à eux; il y en avait deux pour les petites
filles.
Il était admis que les garçons n'y pouvaient rester
que jusqu'à l'âge de huit ans; ceux qui étaient plus
âgés étaient mis en apprentissage.
On tenait de tout le compte le plus exact, pour que
dans l'association, personne ne causât du dommage à
qui que ce fut, et que personne ne profitât au détriment
de quelque autre.
Il serait trop long et trop ennuyeux d'entrer dans de
plus grands détails; mais il est un côté qu'il faut encore
éclaircir.
Véra Pavlovna, dès les premiers jours, apporta des
livres. Après avoir donné ses ordres, elle se mettait à
lire à haute voix, lisait une demi-heure, une heure, si
elle n'était pas interrompue plus tôt par la nécessité de
s'occuper de la distribution de l'ouvrage. Puis, les jeunes
filles se reposaient de l'attention, qu'elles avaient prêtée
à la lêcture; on la reprenait quelque temps après, et
l'on se reposait de nouveau. Il va de soi que les jeunes
filles, dès les premiers jours, se prirent de passion pour
la lecture; quelques unes l'aimaient avant d'être entrées
222

à l'atelier. Trois semaines après, la lecture, pendant le


travail, était devenue chose régulière. Trois ou quatre
mois plus tard, après, quelques couturières habiles se
présentèrent pour faire la lecture à haute voix; on con
vint qu'elles remplaceraient Véra Pavlovna qu'elles li
raient chacune une demi-heure et que cette demi-heure
leur serait comptait pour travail.
Véra Pavlovna, pendant qu'elle était obligée de faire
la lecture à haute voix remplaçait quelquefois cette
lecture par des récits ; quand elle put se dispenser de
lire, elle multiplia les récits, qui bientôt devinrent des
sortes de cours. Ensuite, et c'était-là un grand pas, Véra
Pavlovna pûr établir un enseignement régulier: les jeunes
filles devinrent tellement désireuses de s'instruire et leur
travail marchait avec tant de succès, qu'elles décidèrent
d'interrompre le travail pour écouter les leçons au mi
lieu de la journée et avant le dîner.
— Alexey Pétrovitch, dit Véra Pavlovna, étant un jour
· chez les Mertzaloff: — j'ai une prière à vous faire : Na
tacha est déjà de mon parti. Mon atelier devient un
lycée de toutes sortes de connaissances. Soyez un de
nos professeurs.
- Que vais-je donc leur enseigner ? le latin ou le
grec peut-être ? ou bien la logique et la rhétorique ?
dit en riant Alexey Pétrovitch : ma spécialité n'est pas
très-intéressante, à votre avis, et de l'avis de quelqu'un
que je sais bien.
— Non, vous êtes nécessaire précisément comme spé
cialiste : vous nous servirez de bouclier moral et de
preuve de la bonne tendance de notre enseignement.
- Vous avez raison. Je vois bien que sans moi ce
serait immoral. Qu'enseignerai-je ? -

- L'histoire russe, par exemple, ou un aperçu de


l'histoire universelle. -

- Parfaitement. C'est cela que j'enseignerai et il sera


223

supposé que je suis spécialiste. A ravir ! Deux fonctions :


professeur et bouclier.
Natalia Andrevna, Lopoukhoff, trois étudiants, Véra
, Pavlovna elle même furent les autres professeur, comme
ils se nommèrent plaisamment ").
On entremêla l'enseignement de distractions. Il y eut
des soirées, des promenades hors la ville, d'abord rare
ment et ensuite, quand on eut plus d'argent, plus fré
quèmment; on allait aussi au théâtre. Le troisième
hiver, il y eut abonnement à la galerie de côté de l'o
péra italien.

Que de joie ! Que de bonheur pour Véra Pavlovna ; mais


combien aussi de travail et de soucis ! et même de cha
grins. La plus forte impression de ce genre ressentie,
non seulement par Véra Pavlovna, mais par tout son
petit cercle, fut occasionnée par le malheur d'une des
meilleures ouvrières, Alexandrine Pribytkoff. Elle était
jolie et était la fiancée d'un fonctionnaire. Un soir, étant
allée un peu tard dans la rue, un monsieur courut après
elle et la prit par la main. Elle, voulant se dégager et
tirant brusquement son bras fit tomber la montre du
mOnsieur. « Au voleur ! au voleur ! » cria celui-ci. La
police vint et la jeune fille fut arrêtée. Le fiancé, ayant
appris cette nouvelle, cherche l'individu, le trouve et le
provoque en duel; celui-ci refuse; alors le fiancé donne
un soufflet à son adversaire, celui-ci prend un bâton pour
frapper, mais reçoit à cet instant même un coup dans
la poitrine et tombe raide mort. Voilà le fiancé em

*) Le mot professeur ne s'applique, en langue russe, qu'aux professeurs des


Universités,
224

prisonné à son tour, et un procès sans fin commencé.


Et ensuite ? Ensuite, rien autre chose si ce n'est que
depuis ce temps-là c'était une pitié que de voir Alexan
drine Pribytkoff.
Il y avait à l'atelier bien d'autres histoires, moins
dramatiques, mais également peu joyeuses. Ces aventures
inévitables, les notions et le milieu actuels étant donnés,
causaient à Véra Pavlovna certainement beaucoup de
chagrin, et plus encore d'embarras.
Mais beaucoup plus, — oh beaucoup plus! il y avait
des joies. Tout était joie, excepté les chagrins, car gaie
et florissante était la marche générale de l'association.
Si donc parfois, il arrivait des accidents affligeants, bien
plus fréquents, en revanche, étaient les impressions
heureuses. Véra Pavlovna réuississait à bien placer les
petits frères ou sœurs de telle ou telle ouvrière. Dans
le courant de la troisième année deux ouvrières subi
rent l'examen de gouvernante — c'était-là un bien grand
bonheur pour elles ! Les cas de ce genre abondaient; mais
ce qui était le plus joyeux c'étaient les mariages. Il y
en eut beaucoup et tous furent heureux.
Véra Pavlovna fut deux fois invitée à être marraine
de noce et deux fois elle refusa. Ce rôle était presque
toujours rempli par madame Mertzaloff, ou par sa mère,
une dame très-bonne aussi. La première fois qu'elle
refusa, on crut qu'elle était mécontente de quelque chose
et que c'était pour cela elle refusait, mais non: Véra
Pavlovna était très-contente d'être invitée, mais seule
ment elle n'avait pas accepté c'était, tout simplement,
de la modestie : Véra Pavlovna ne voulant pas paraître
officiellement comme patronne de la fiancée. En général,
elle évitait de paraître avoir de l'influence; elle tâchait
de mettre plutôt les autres en avant et y réussissait,
de sorte que nombre de dames, venues à l'atelier pour
y faire des commandes ne la distinguaient pas des deux
»
225

autres coupeuses. Son plus grand plaisir était de dé


montrer que l'association avait été fondée et se main
tenait par les ouvrières elles-mêmes. Elle voulait se
persuader à elle-même ce qu'elle aurait désiré, c'est
que l'atelier aurait pu marcher sans elle et, que tout-à
fait inopinément pouvaient surgir d'autres ateliers de
ce genre. « Et pourquoi non ? que ce serait bien ! que
pourrait-il arriver de mieux ? » — qu'ils pouvaient surgir
sans être guidés par quelqu'un qui ne fut pas une
couturière, guidés exclusivement par l'intelligence et le
savoir-faire des ouvrières elles-mêmes.
C'était-là le rêve le plus caressé, le plus chéri de
Véra Pavlovna.

V.

C'est ainsi que s'écoulèrent près de trois ans depuis


la fondation de l'atelier , et plus de trois ans depuis le
mariage de Véra Pavlovna. De quelle douceur et de
quelle activité ont été marquées ces années ! De quelle
tranquillité, de quelles joies et de quels contentements
de tout genre n'ont-elles pas été remplies ! -

Véra Pavlovna, s'étant réveillée, se dorlota longtemps


dans son lit; elle aimait à se dorloter; et tout en pa—
raissant sommellier, elle pensait à ce qu'il y avait à
faire; après quoi, Sa pensée flottait, se disant : que ce
lit est chaud ! que c'est bon de se dorloter ainsi le
matin ! et elle se dorlotait jusqu'à ce que de la chambre
neutre, — (il faut dire maintenant d'une des chambres
neutres ; il y en avait deux, en cette quatrième année
de leur mariage) — jusqu'à ce que d'une des chambres
neutres, le mari, c'est-à-dire « le chéri » eut dit : « Vé
rotchka, es-tu réveillée ? »
« Oui, mon chéri ».
Ce oui voulait dire que le mari pouvait commencer
15
226
à faire le thé: car c'était lui qui faisait le thé le matin,
pendant que Véra Pavlovna, — non, dans sa chambre,
elle n'est pas Véra Pavlovna, mais Vérotchka, — s'ha
billait. Elle est bien longtemps à s'habiller! Pas du tout !
elle s'habille vite; mais elle aime à faire longtemps ruis
seler l'eau sur elle ; ensuite elle se peigne longtemps; ou
plutôt, non, elle se peigne vite, mais seulement elle joue
avec ses cheveux qui lui plaisent fort; parfois aussi, elle
s'occupe, il faut bien le dire, d'un souci de toilette,
ses bottines : Vérotchka s'habille avec beaucoup de sim
plicité, mais elle a de belles bottines; avoir de belles
bottines, c'est sa passion.
La voilà qui sort pour prendre le thé ; elle embrasse
sOn mari. -

« As-tu bien dormi, mon chéri ? »


En prenant le thé, elle l'entretient sur divers sujets,
futiles ou sérieux. Du reste, Véra Pavlovna — non ,
Vérotchka (pendant le thé du matin, elle est encore
· Vérotchka) — ne prend pas tant du thé que de la
crême : le thé n'est qu'un prétexte pour prendre de la
crême, elle en met bien plus que de thé; la crême
c'est aussi sa passion. Il est bien difficile d'avoir à
Pétersbourg de bonne crême; mais elle a su en trouver
de véritable, d'excellente. Elle rêve la possession d'une
vache , — si les affaires marchent, comme elles ont
marché déjà, dans une année on pourra, peut-être, en
avoir une. — Mais voilà neuf heures. Le chéri s'en va
pour donner ses leçons, ou pour ses autres occupations :
il est aussi employé au comptoir d'un fabricant. Véra
Pavlovna devient maintenant Véra Pavlovna jusqu'au
lendemain matin. Elle s'occupe du ménage; elle n'a qu'une
seule servante, très-jeune fille, à qui il faut tout montrer;
et dès qu'elle est au courant, il faut montrer à une
nouvelle, car les servantes ne restent pas longtemps chez
Véra Pavlovna. On les voit toujours se marier. Après
- - 227
six mois, ou un peu plus, Véra Pavlovna se fait une
pèlerine, ou des manchettes, en se préparant à être
· marraine de noce. En cette occasion elle ne saurait
refuser. — « Comment donc, Véra Pavlovna, c'est vous
qui avez tout arrangé, personne que vous ne peut-être
marraine de noce, lui dit-on, avec raison.
Oui, elle avait beaucoup de soucis de ménage. Ensuite
il fallait aller donner des leçons, assez nombreuses pour
lui prendre dix heures par semaine : en avoir plus aurait
été fatigant, et, du reste elle n'avait pas le temps Avant
les leçons, il fallait entrer, pour un temps assez long, à
l'atelier; en rentrant des leçons, il fallait de même y
· jeter un coup d'œil. La voilà à dîner avec « le chéri ».
On a souvent une personne ou deux à dîner. Plus de
deux, on ne le pourrait et déjà pour deux il faut se
gêner. Si Véra Pavlovna rentre chez elle fatiguée, le
dîner est alors plus simple; elle va se reposer dans sa
chambre et le dîner commencé sous sa direction est
fini sans elle. Mais si en rentrant elle n'est pas fatiguée,
elle court à la cuisine et s'y occupe activement; le dîner .
est alors orné de quelque pâtisserie, le plus souvent de
quelque chose qu'on mange avec de la crême, c'est-à
dire, qui puisse servir de prétexte à manger de la
crême. Pendant le repas, elle raconte et questionne, mais
le plus souvent elle raconte; et comment voudriez-vous
qu'elle ne racontât pas ? Combien de choses nouvelles
touchant l'atelier seul, n'a-t-elle pas à communiquer ?
Après le repas, elle reste encore un quart d'heure avec
son « chéri », puis ils se disent « au revoir » et se sé
parent pour rentrer chacun dans sa chambre. Voilà
Véra Pavlovna de nouveau sur son lit,. où efle lit, et se
dorlote; bien souvent, elle y dort; peut-être même que
cela lui arrive la moitié du temps. C'est-là sa faiblesse,
une faiblesse de mauvais ton peut-être ; mais Véra
Pavlovna dort après le dîner. Et même, elle aimé &
«
228
s'endormir; elle n'éprouve de cette faiblesse de mauvais
ton, ni honte, ni repentir. Elle se lève, après avoir som
meillé ou tout simplement après s'être dorlotée pendant
une heure et demie, ou deux ; elle s'habille et se rend de
nouveau à l'atelier, où elle reste jusqu'au thé du soir.
Si alors ils n'ont pas d'invités en prenant le thé, elle
cause de nouveau avec son « chéri » et l'on reste envi
ron une demi-heure dans la chambre neutre. Après quoi,
« à demain, mon chéri », ils s'embrassent et se séparent
jusqu'au lendemain matin.
Pendant un temps assez long, parfois, jusqu'à deux
heures du matin, elle travaille, lit, se délasse au piano
— qui est dans sa chambre. Ce piano à queue vient
d'être acheté ; auparavant, elle en avait un de louage.
Ce fut encore une grande joie pour elle, lorsqu'on acheta
ce piano ; d'abord c'était une économie qu'on allait faire.
Le piano, qui était petit et d'occasion, avait coûté
100 roubles; seulement on dût le faire réparer , ce
qui coûta 70 roubles, et elle eut alors un piano d'un
ton excellent. Quelquefois le chéri venait écouter
chanter, mais ce n'était que, rarement : il avait tant à
travailler ! Ainsi se passait la soirée : travail, lecture,
jeu, chant; mais surtout lecture et chant. Ceci quand il n'y
avait personne. Mais très-souvent, on recevait des visites ;
les visiteurs étaient généralement des jeunes gens moins
âgés que Véra Pavlovna elle-même, — les professeurs
de l'atelier étaient de ce nombre. Tous estiment beau
coup Lopoukhoff, le considèrent comme unes des meil
leures têtes de Pétersbourg et peut-être, n'ont-ils pas tort.
Voici le motif de leur liaison avec les Lopoukhoff: ils
trouvent utiles pour eux les entretiens de Dmitry Ser
guéitch. Ils ont pour Véra Pavlovna une vénération
sans bornes ; celle-ci leur permet même de baiser sa
main, sans se sentir humiliée, et se tient avec eux,
comme si elle était d'une quinzaine d'années plus âgée
-

, •,
229

qu'eux; c'est-à-dire, qu'elle se tient ainsi, lorsqu'elle ne


fait pas de folies; mais à vrai dire la plupart dutemps
elle fait des folies : elle court, elle joue avec eux et ils
en sont enchantés, et tous de danser, de valser, de
courir, de bavarder, de rire, de faire de la musique et
surtout de chanter. Tant de gaité n'empêche nulle
ment cette jeunesse de vénérer profondément Véra Pav
lovna, et de l'estimer comme on estime rarement une
sœur aînée et comme on n'estime pas toujours une bonne
mère. D'ailleurs le chant n'est pas toujours une folie ;
et le plus souvent , Véra Pavlovna chante des choses
sérieuses; quelquefois elle cesse de chanter et joue sur
son piano des airs sérieux ; ses auditeurs l'écoutent
en silence. On reçoit aussi des visiteurs plus âgés, des
égaux ; et pour la plupart des anciens camarades de
Lopoukhoff, des connaissances de ses anciens camarades,
deux ou trois jeunes professeurs, presque tous céliba
taires: de gens mariés, il n'y avait que les Mertzaloff.
Les Lopoukhoff vont en visite, plus rarement et
presque jamais ailleurs que chez les Mertzaloff et chez
les, parents de madame Mertzaloff: ces bons et simples
vieillards ont une grande quantité de fils, occupant des
fonctions assez importantes dans tous les ministères
possibles; chez ceux-ci qui vivent avec une certaine
aisance, Véra Pavlovna rencontre une société de toutes
| couleurs et nuances. La vie libre, active, et non sans
quelque sybaritisme — se dorloter dans son chaud et
tendre lit, prendre de la crême, manger des pâtisseries
à la crême — cette vie-là plaîsait beaucoup à Véra
Pavlovna.
Y a-t-il une meilleure vie au monde ? Il lui paraît en
cOre que non. -

Oui, quant au commencement de la jeunesse, elle avait


peut-être raison. - -

Mais les années s'écoulent, et avec le temps la vie


$30
devient meiIleure, si elle doit être comme elle l'est main
tenant déjà pour quelques uns et comme elle sera un
jour pQur tous.

VI. .

Un jour, — c'était déjà vers la fin de l'été, — les


jeunes ouvrières se disposèrent à aller, comme d'habi- .
tude, le dimanche, faire une promenade hors de la ville.
Pendant l'été, elles allaient en bateau presque à chaque
fête aux îles "). Véra Pavlovna seule ordinairement al
lait avec elles, mais pour cette fois, Dmitry Serguéitch
y alla aussi, ce qui était fort extraordinaire ; ce n'était
· que pour la seconde fois de cette année-là. L'atelier,
l'ayant appris, fut très-content : Véra Pavlovna, pen
sait-on, sera plus gaie qu'à l'ordinaire, la promenade
sera très-animée. Aussi quelques ouvrières qui se di
sposaient à passer autrement ce dimanche, changè
rent-elles d'idée et s'adjoignirent aux promeneurs. Il
fallut prendre cinq yoles au lieu de quatre et même cinq
ne snffirent pas, il en fallut une sixième. On était plus de
cinquante personnes, parmi lesquelles plus de vingt cou
turières. Six seulement manquaient. Il y avait trois
femmes avancées en âge , une dizaine d'enfants, des
mères, des sœurs, des frères des couturières, trois jeunes
fiancés, dont l'un était contre maître chez un horloger,
l'autre, petit commerçant, et les deux ne le cédaient
guère, quant aux manières, au troisième, instituteur
dans une école de district , enfin, cinq autres jeunes
hommes de divers métiers, dont deux officiers et une
huitaine d'étudiants de l'Université et de l'Académie
Médicale.

*) C'est-à-dire aux îles qui se trouvent dans les environs de Pétersbourg,


et qui sont formés par divers bras de la Néva. - -
* 23l
On prit quatre grands samovars avec des morceaux,
de toutes sortes de provisions, pain, veau froid, etc. Car
les jeunes gens se donneraient beaucoup de mouvement et
en plein air, on pouvait donc compter sur un bon ap
pétit: on n'avait pas oublié une demi-douzaine de bou
teilles de vin : pour 50 personnes, parmi les quelles
15 jeunes gens, ce n'était vraiment pas beaucoup.
La promenade fut très-joyeuse, rien ne manqua. On
dansa des quadrilles à 16 et même à 20 paires. Aux
courses 22 couples prirent part; on improvisa trois ba
lançoires d'un arbre à l'autre; dans les intervalles, on pre
nait du thé, on mangeait. Pendant une demi-heure —
non moins, un peu — une partie de la société joyeuse
écouta la discussion de Dmitry Serguéitch avec deux étu
diants, ses amis les plus intimes de tous ses jeunes amis;
ils se reprochaient mutuellement leurs inconséquences,
leur modérantisme, leur bourgeoisisme. — C'étaient-là
les reproches généraux, mais à chacun on trouvait
un défaut particulier. Chez l'un des étudiants, c'était
le romantisme, chez Dmitry Serguéitch le schématisme,
chez l'autre étudiant, c'était le rigorisme ; il va sans
dire, qu'il était très-difficile à un simple auditeur de
tenir plus de cinq minutes à une pareille discussion.
L'un des discutants n'a pas pu tenir plus d'une heure
et demie, après il s'est enfui près des danseurs, mais
sa fuite n'a pas été sans gloire. Il s'est indigné contre
je ne sais quel modéré. Ce modéré c'était sans doute
moi, bien que je ne fusse pas présent, et sachant que
l'objet de sa colère était déjà assez âgé, il s'écria :
Qu'est-ce que vous me chantez ? je vais vous citer des
paroles que j'ai entendu prononcer un de ces jours par
une femme très-éstimable et très-intelligente : Ce n'est
que jusqu'à l'âge de 25 ans que l'homme peut penser
utilement.
- Mais je sais qui est cette dame, dit l'officier, s'ap
232 .
prochant, pour le malheur du romantique : c'est M." N.,
c'est en ma présence qu'elle a dit cela; c'est en effet
une excellente femme , seulement elle fut convaincue
sur l'heure de s'être vantée une demi-heure plus tôt,
d'avoir 26 ans, et te souviens-tu combien elle en rit
avec tout le monde ? — Et maintenant tous les quatre
riaient, et le romantique, tout en riant, a pris le parti
de fuir. Mais l'officier l'a remplacé dans la discussion,
qui s'est animée encore plus et dure jusqu'au thé.
L'officier, a rétarqué le rigoriste et le schématiste plus
rudement que ne l'avait fait le romantique, mais il est
lui même fortement convaincu d'augusto-comtisme.
Après le thé, l'officier déclara qu'attendu qu'il était
encore à l'âge de l'honnête façon de penser, il était
prêt à se joindre aux autres individus du même âge;
-

Dmitry Serguéitch, le rigoriste même, bongré, malgré,


suivirent son exemple ; il est vrai qu'ils ne dansèrent
pas, mais ils joueront à la course. Lorsque les hommes ,
s'avisèrent de courir à qui plus vite, de franchir un
ruisseau, les trois penseurs se montrèrent parmi les plus
· zèlés. L'officier l'emporta quand il s'agit de franchir le
ruisseau. Dmitry Serguéitch, qui était doué de beaucoup
de force, entra en grande fureur, quand il se vit terrassé
par l'officier; il comptait être le premier dans ce genre
d'exercice après le rigoriste, qui enlevait très-facilement
en l'air et mettait à terre ensemble Dmitry et l'officier.
Cela ne choquait l'ambition ni de l'officier, ni de Dmitry
Serguéitch; car le rigoriste était un athète reconnu,
mais Dmitry Serguéitch ne voulait pas garder l'affront
d'être vaincu par l'officier, cinq fois il revint à la charge,
et cinq fois l'officier, quoique non sans peine, le terrassa.
La sixième fois il se reconnut vaincu. Tous les deux n'en
pouvaient plus. Les trois penseurs, s'étant couchés sur
l'herbe, reprirent leur discussion; cette fois ce fut Dmitry
Serguéitch qui se montra augusto-comtiste, et l'officier
233

qui se montra schématiste, mais le rigoriste resta rigo


riste. On se rendit à la maison à ll heures. Les vieilles
femmes et les enfants s'endormirent dans les bateaux
(heureusement qu'on avait pris beaucoup de vêtements
chauds), en revanche les autres causèrent sans relâche,
et sur les six yoles les jeux et les rires ne cessèrent
qu'à l'arrivée. • "

VII.

Deux jours après, au thé du matin, Véra Pavlovna


dit à son mari qu'il avait le teint mauvais. Il répondit
que cette nuit-là il n'avait pas tout-à-fait bien dormi,
et depuis la veille au soir se sentait mal; mais que ce
n'était rien ; il s'était refroidi un peu à la promenade
et notamment pendant qu'il s'était couché par terre,
après avoir couru et lutté; il s'accusa un peu d'im
prudence, mais convainquit Véra Pavlovna que ce n'é
tait rien de tout.
Il se rendit donc à ses occupations ordinaires, et au thé
du soir il dit que son indisposition était passée. Mais le
lendemain matin il lui fallût avouer qu'il devait rester
quelque temps à la maison. Véra Pavlovna, fort inquiète,
s'effraya sérieusement et demanda que Dmitri Serguéitch
fît venir un médecin.
— Mais je suis moi-même médecin, je saurais me
soigner moi-même s'il le fallait ; quant à présent, ce n'est
pas nécessaire. Mais Véra Pavlovna insista et il écrivit
un billet à Kirsanoff, où il lui disait que sa maladie
était insignifiante et qu'il ne l'appelait que pour faire
plaisir à sa femme. -

Aussi Kirsanoff ne se hâta-t-il pas de venir. Il resta


jusqu'au dîner à l'hôpital, et lorsqu'il vint chez les Lo
poukhoff, il était déjà 5 heures passées.
— J'ai bien fait, Alexandre, de t'avoir appelé, dit
#>
234

Lopoukhoff: — bien qu'il n'y ait pas de danger, et il n'y


en aura probablement pas, j'ai une inflammation des
poumons. Certes, je me serais guéri sans toi, mais
soigne-moi tout de même. Il le faut pour que ma
conscience soit tranquille : je ne suis pas garçon comme
toi… -

Ils s'auscultèrent mutuellement pendant longtemps,


et ils trouvèrent tous les deux que Lopoukhoff avait
bien une inflammation des poumons. Il n'y avait pas de
danger et il n'y en aurait probablement pas; mais
cette maladie était grave. Il fallait que le malade gardât
le lit une dizaine de jours.
Kirsanoff dût parler longtemps à Véra Pavlovna pour
la tranquilliser. Celle-ci se persuada enfin qu'on ne la
trompait pas, que la maladie, selon toute probabilité,
était non seulement sans danger, mais même tout-à-fait
légère; seulement, ce n'était que « selon toute proba
bilité », et combien de choses arrivent contre toute pro
babilité ! Kirsanoff venait deux fois par jour voir le
malade : ils voyaient tous les deux que la maladie n'était
pas dangereuse. Le matin du quatrième jour, Kirsanoff
dit à Véra Pavlovna :
— Dmitry va bien : pendant trois à quatre jours il sera
un peu plus mal, après quoi la guérison commencera. Mais
je veux vous parler sérieusement de vous-même: pourquoi
ne pas dormir les nuits ? vous avez tort. Il n'a besoin
ni d'une garde-malade, ni de moi. En agissant ainsi
vous vous faites du mal et tout-à-fait inutilement. En ce
moment, vous avez les nerfs surexcités.
A tous ces arguments, Véra Pavlovna répondait :
« Jamais ! » « impossible ! » ou bien « je le voudrais,
mais je ne le puis » — c'est-à-dire, dormir les nuits
et laisser Lopoukhoff sans garde-malade.
Enfin elle dit : — « mais tout ce que vous me dites
là, il me l'a déjà dit maintes fois, vous le savez bien.
# . 235
Certes, j'aurais cédé plutôt à lui qu'à vous, donc, je
ne puis ».
Contre un tel argument il n'y avait rien à dire. Kir
sanoff secoua la tête et s'en alla. -

Étant arrivé chez le malade à 9 heures passées du


soir, il resta auprès de lui en compagnie de Véra Pav
lOVna environ une demi-heure; ensuite il dit : — Main
tenant, Véra Pavlovna, allez-vous reposer. Nous vous
en prions tous les deux. Je passerai la nuit ici.
Véra Pavlovna , fut très-confuse : elle était à moitié
convaincue qu'il n'était pas indispensable de veiller
toute la nuit auprès du malade. Mais alors pourquoi
Kirsanoff, homme occupé, reste-t-il ? ... .. Qui sait ? . ... .
Non, on ne saurait laisser « le chéri » seul, on ne sait
ce qui pourrait arriver ? Il voudra boire, il voudra
peut-être du thé; mais il est si délicat, qu'il se garderait
d'appeler; donc, on ne saurait se dispenser de rester au- .
près de lui. Mais il est impossible que Kirsanoff passe la
nuit, elle ne le permettra pas. Elle refusa donc de
s'en aller, prétextant qu'elle n'était pas très-fatiguée,
qu'elle se reposait beaucoup pendant la journée.
- Je vous prie de vous en aller, je vous en demande
pardon, mais je vous en prie absolument.
Et Kirsanoff la prit par la main, et la conduisit
presque de force dans sa chambre. -

— Je suis vraiment confus devant toi, Alexandre,


dit le malade: — quel rôle ridicule tu joues, en re
stant la nuit auprès d'un malade qui n'en a pas besoin.
Pourtant je te suis bien obligé; car je n'ai jamais pu la
faire consentir à prendre une garde-malade, puisqu'elle
craint de me laisser seul, — elle ne peut me confier à
persOnne.
— Si je ne voyais pas qu'elle ne saurait être tran
quille en te confiant à quelque autre, il est bien en
tendu que je n'aurais pas troublé mon comfort. Mais
236 ©
maintenant j'espère qu'elle va dormir: moi je suis mé
decin et de plus ton ami.
En effet, Véra Pavlovna n'eut pas plutôt atteint son
lit qu'elle s'y jeta et s'endormit. Trois nuits sans som
meil séparément ne seraient rien ; et les tracas arrivant
de même séparément, ne seraient rien. Mais ces tracas
avec trois nuits sans sommeil tout ensemble, et sans
aucun repos dans la journée, c'était en effet dange
reux; encore deux fois vingt-quatre heures de ce régime,
et elle serait tombée plus gravement malade que son
mari. -

Kirsanoff passa trois nuits avec le malade; quant


à lui, cela ne le fatiguait guère, car il dormait fort tran- .
quillement; il avait seulement la précaution de fermer
la porte à clef pour que Véra Pavlovna ne pût voir
une telle incurie. Elle se doutait bien qu'il dormait, mais
n'en était pas moins fort tranquille ! Il est médecin,
qu'y a-t-il donc à craindre ? il sait quand on a besoin :
de dormir et quand on peut s'en passer. Elle était con
fuse de n'avoir pas su se tranquilliser plus tôt pour ne
pas déranger Kirsanoff. Mais elle avait beau lui affirmer
qu'elle se coucherait quand même il ne serait plus là,
il ne la croyait pas et répondait :
— C'est votre faute, Véra Pavlovna, vous en devez
subir les conséquences. Je n'ai pas confiance en vous.
Quatre jours après, elle vit parfaitement que le ma
lade était presque guéri; les preuves les plus décisives
vainquirent son scepticisme. Ce soir-là ils jouèrent aux
cartes, à trois. Lopoukhoff n'était plus complétement
couché, il restait à moitié assis et avait repris la voix
d'un homme bien portant. Kirsanoff pût suspendre ses
soins, et le leur dit.
- Alexandre Matvéitch, pourquoi m'avez-vous si
complétement oubliée, moi ? Avec Dmitry vous êtes en
bonne intelligence, il vous voit assez souvent; mais quant
237
à vous, vous n'êtes pas venu chez nous, me semble-t-il,
depuis plus de six mois; et depuis des années c'est ainsi.
Souvenez-vous un peu qu'au commencement nous étions
amis intimes. . -

— Les hommes changent, Véra Pavlovna. Et je travaille


énormément; je puis m'en vanter. Je ne fréquente per
sonne, faute de temps, et de volonté. Je me fatigue
tellement depuis 9 heures jusqu'à 5 à l'hôpital, que
lorsque j'en sors, je ne puis endosser que la robe de
chambre. L'amitié est bonne, mais, ne vous fâchez pas,
de ce que je vais dire, être couché en robe de chambre,
un cigare aux lèvres, cela vaut encore mieux. •.

En effet, Kirsanoff, depuis plus de deux ans, ne fré


quentait plus les Lopoukhoff Le lecteur n'a pas re
marqué son nom parmi leurs visiteurs ordinaires, même
parmi leurs rares visiteurs : il était depuis longtemps
devenu le plus rare.

VIII.

Le lecteur à l'œil pénétrant, (je ne m'explique qu'avec


le lecteur: la lectrice est assez intelligente pour impor
tuner un auteur de sa pénétration, aussi je ne m'explique
pas avec elle, je le dis une fois pour toutes; parmi les
lecteurs aussi; il ne manque pas de gens intelligents :
avec ces lecteurs-là je ne m'explique pas non plus; mais
la plupart des lecteurs, — presque tous les hommes de
lettres et hommes de plume sont de ce nombre, ont l'œil
* pénétrant; avec eux il est toujours agréable de s'en
tretenir), eh bien, le lecteur à l'œil pénétrant dit : — Je
vois, où cela va aboutir; dans la vie de Véra Pavlovna
un nouveau roman commence et c'est Kirsanoff qui y
jouera le rôle principal. J'en comprends même d'avantage.
Kirsanoff est depuis longtemps amoureux de Véra Pav
lovna et c'est pour cela, qu'il a cessé de fréquenter
238

les Lopoukhoff — Que ta conception est facile, ô lec


teur à l'œil pénétrant ! aussitôt qu'on t'a dit quelque
chose, tu le note à l'instant et tu te glorifies de ta
pénétration. Agrée ma vénération, lecteur à l'œil pé
' nétrant.
Ainsi, dans l'histoire de Véra Pavlovna, paraît un
nouveau personnage, et il me faudrait le présenter, si ce
n'était déjà fait. Lorsque je parlais de Lopoukhoff, je
m'ingéniais à le faire distinguer de son ami intime, et
je n'en pouvais presque rien dire, que je ne dûsse
répéter pour parler de Kirsanoff. Oui, tout ce que le
lecteur à l'œil pénétrant pourra deviner du carac
tèré de Kirsanoff, sera la répétition de ce qui a été
dit sur Lopoukhoff. Lopoukhoff était fils d'un petit
bourgeois, assez riche pour son état, c'est-à-dire, ayant
assez souvent de la viande dans le stchi, Kirsanoff était
fils d'un copiste à un tribunal de district, c'est-à-dire,
d'un homme qui souvent n'avait pas de viande dans le
Stchi. Lopoukhoff dès l'âge le plus tendre, gagnait lui
même son pain; Kirsanoff, à partir de l'âge de 12 ans
aida son père à faire ses copies. Dès qu'il fut en qua
trième, au collége, il donna des leçons. Tous deux se
frayèrent leur chemin, sans aides ni connaissances.
Quel homme Lopoukhoff était-il ? Au collége, on ne
lui avait pas appris le français. Quant à l'allemand on
lui en avait appris tout juste assez pour décliner der,
die, das à peu près sans faute. Étant entré à l'Aca
démie, il ne manqua pas de s'apercevoir qu'avec le russe
seul on ne saurait avancer beaucoup dans la science ; il
prit un dictionnaire français-russe et quelques livres
français qu'il avait sous la main : Télémaque, les ro
mans de Mº de Genlis, quelques livraisons de notre
sage Revue.Etrangère, — ce n'étaient pas là des livres
bien attrayants, — jl les prit, et tout en étant grand
amateur de lecture, il dit : je n'ouvrirai pas un seul
- 239

livre russe, tant que je n'aurai pu lire librement le


français; et il y était parvenu. Avec l'allemand, il s'ar
rangea d'une autre manière : il loua un lit dans un lo
gement, où il y avait beaucoup d'ouvriers allemands. Ce
logement était affreux, les allemands étaient ennuyeux,
l'Académie était loin, mais il y logea quand même tout le
temps nécessaire pour savoir l'allemand.
Il en avait été autrement pour Kirsanoff Il avait ap
pris l'allemand en se servant de livres et d'un diction
naire, comme Lopoukhoff le fit pour le français et il
avait appris le français d'une autre manière : au moyen
d'un seul livre et sans dictionnaire. L'évangile est un
livre très-connu: il se procura du nouveau Testament
une traduction faite à Genève; il le lut huit fois ; la
neuvième fois il comprenait tout, — il savait le français,
Quel homme était Lopoukhoff ? — voici : Un jour dans
un uniforme bien usé il allait, en suivant la Perspective
Kamenno-Ostrovsky donner à 3 verstes du Lycée une
leçon à 50 copecks. Il voit venir à sa rencontre quelqu'un
à l'air imposant, faisant l'exercice, et qui marchait droit
sur lui, sans se ranger de côté; or Lopoukhoff dans
ce temps-là s'était fait cette règle: je ne me range
le premier devant personne, sauf les femmes. Leurs
épaules se touchèrent. L'individu se retournant à denui,
dit : « cochon ! « animal que tu es » et voulait continuer
ce discours quand Lopoukhoff se retournant vivement,
saisit l'individu à bras le corps et le jeta dans le
ruisseau; avec beaucoup de délicatesse ; puis, se tenant
debout audessus de son adversaire, il lui dit : Ne bouge
pas, autrement je te traînerai plus loin où il y a plus
de boue encore. Deux paysans qui passaient, jetèrent un
coup d'œil, et applaudirent; un fonctionnaire qui passait
jeta un coup d'œil, n'applaudit pas et se borna à un
demi sourire. Des voitures passèrent, mais de là on ne
pouvait voir ce qui était dans le ruisseau. Après être
-
240 -

resté quelque temps dans cette attitude, Lopoukhoff,


• prit de nouveau son individu, non à bras le corps, mais
par la main l'aida à se relever, l'amena sur la chaussée
et lui dit : Ah, monsieur, quel faux pas vous avez fait !
J'espère que vous ne vous êtes pas fait de mal? Per- .
mettez que je vous essuie ? Un paysan qui passait, aida
à essuyer, deux petits bourgeois qui passaient, y aidè
rent aussi : après que l'individu fut essuyé, chacun s'en
alla de son côté.
À Kirsanoff, il était arrivé un cas pareil, quoi qu'un
peu différent. Une certaine dame avait eu l'idée de faire
un catalogue de la bibliothèque que son mari, un vol
tairien, mort déjà depuis vingt ans, lui avait laissée.
Pourquoi précisément un catalogue lui était-il nécessaire
après vingt ans ? on ne le sait. C'est Kirsanoff qui se
trouva par hasard à la disposition de la dame pour faire
le catalogue, ils convinrent de 80 roubles; Kirsanoff
travailla pendant six semaines. Tout-à-coup, la dame
change de fantaisie et croit le catalogue inutile, elle
entre dans la bibliothèque et dit :
— C'est assez, j'ai changé d'avis: pour votre travail
voici; et elle lui remit 10 roubles. — J'ai déjà fait,
votre " — il nomma la dame par son titre de dignité —
plus de la moitié: sur 17 armoires, j'en ai copié 10.
— Vous vous trouvez mal payé ? Nicolas, viens ici
· pour parler à ce monsieur ? — Nicolas accourut.
— Comment oses-tu être grossier devant maman ?
— Mais, blanc bec — expression sans fondement de la
part de Kirsanoff: Nicolas était d'environ cinq ans plus
âgé que lui, - tu ferais mieux d'entendre de quoi il s'agit,
aVant de crier.
- Ho là ! mes gens ! cria Nicolas.
- Ah ! tes gens.... je vais t'apprendre.... La dame
p0ussa un Cri aigre et s'évanouit, et Nicolas vit bien
qu'il lui était impossible de faire aucun mouvement
241

avec ses bras, serrés contre ses côtes comme d'une cein
ture de fer par la main droite de Kirsanoff, et il sentit
la main gauche qui après l'avoir tiré par les cheveux
le tenait à la gorge et Kirsanoff disait :
— Vois-tu comme il m'est facile de t'étrangler ?
Il lui serra une fois la gorge; et Nicolas comprit qu'en
effet il était très-facile de l'étrangler. L'étau se desserra.
Nicolas s'aperçut qu'il pouvait respirer, mais il restait
à la discrétion de son vainqueur. Aux Goliaths qui pa
rurent, Kirsanoff dit :
— Halte-là, ou je l'étrangle. Loin de moi, ou je l'é
trangle. -

Nicolas comprenant de suite la situation, avait fait


des signes qui voulaient dire :
— Son raisonnement est bien fondé. Maintenant, ne
veux-tu pas me conduire, mon cher, jusqu'à l'esca
lier ? dit Kirsanoff en s'adressant de nouveau à Nicolas,
tout en continuant de l'entourer de ses bras. Il sortit dans
l'anti-chambre, descendit l'escalier, pendant que les go
liaths jetaient sur lui des regards attendris; à la der
nière marche, il laissa la gorge de Nicolas, et après
l'avoir repoussé lui-même, il se rendit à la chapellerie
pour s'acheter une casquette, au lieu de celle qui était
restée sur le champ de bataille. .
Eh bien, le caractère de ces deux hommes n'est-il pas le
même ? Tous les grands traits qui les distinguent , sont
des traits non d'individus, mais d'un type, tellement dif
férent de ceux que tu es accoutumé à voir, lecteur à
l'œil pénétrant, que ces particularités générales te ca
chent les différences personnelles. Ces gens-là sont comme
parmi les Chinois quelques Européens, que les Chinois
ne peuvent distinguer l'un de l'autre : n'y voyant qu'une
seule et même nature, « des barbares aux cheveux rouges
qui ne connaissent pas les cérémonies ». À leurs yeux
les français ont les « cheveux rouges » aussi bien que
16
242

les anglais. Or les Chinois ont raison : par rapport à eux,


tous les Européens, comme un seul individu, ne sont pas
des individus, mais des représentants d'un type et rien de
plus. Aucun d'eux ne mange des blattes, ni des cloportes,
aucun d'eux ne coupe pas les hommes en petits mor
ceaux; tous boivent également l'eau de vie et du vin de
raisin et non de riz, et même l'objet commun, le thé,
est préparé chez les Européens autrement que chez les
Chinois : avec du sucre et non sans sucre. Il en est de
même de gens du type, auquel appartenaient Lopoukhoff
et Kirsanoff: ils paraissent identiques aux yeux des hom
mes qui n'appartiennent pas à ce type. Chacun d'eux est
· audacieux et résolu, sachant se prendre à la besogne,
et s'y prenant d'un bras fort, quand cela est nécessaire.
C'est-là un côté de leur caractère. D'un autre côté,
chacun d'eux est d'une honnêteté irréprochable, d'une
honnêteté telle qu'on ne saurait à leur sujet se faire même
cette question : « pourrait-on se reposer sur cet homme
en tout et d'une manière absolue ? » C'est clair, comme
l'air qu'ils respirent; tant que ces poitrines respirerant
es eront chaudes et inébranlables, — mettez y hardi
ment votre tête, on peut s'y reposer. Ces traits généraux
sont tellement accusés, qu'ils éclipsent toutes les par
ticularités individuelles.
Il n'y a pas longtemps que ce type s'est formé en
Russie. Autrefois, il n'y avait de temps à autre que quel
ques individus, qui annonçaient; mais ils n'étaient qu'à
l'état d'exception et, comme tels, se sentaient seuls,
faibles; de là leur inertie, leur ennui, leur exaltation,
leur romantisme, leur fantaisisme; ils ne pouvaient avoir
las traits principaux de ce type, le savoir-faire, le sang
froid, l'activité, bien ordonnée et mettre le bon sens en
action. C'étaient bien là des gens, de la même nature,
mais cette nature ne s'était pas encore développée jus
qu'à l'état de type. Ce type, je le répéte, s'est formé
· • - -
º

243

depuis peu; de mon temps, il n'existait pas encore, bien


que je n'aie pas encore atteint l'âge mûr. Je n'ai pas
pu devenir tel; car ce n'est pas dans une pareille époque
que j'ai grandi; aussi, puis-je, sans scruphle, exprimer
mon estime pour ces hommes nouveaux, car, malheu
reusement, ce n'est pas moi que je glorifie, en disant
d'eux : Ce sont-là d'excellents hommes. Bien que récent
ce type se multiplie avec rapidité. Il est né d'une épo
que; c'est un signe du temps et, faut-il le dire ? il dispa
raîtra avec l'époque rapide qui l'a produit. Sa vie si
nouvelle est condamnée à durer peu.
On ne voyait pas ces hommes il y a six ans; il y a
trois ans on les méprisait : et maintenant..... mais peu
importe ce qu'on en pense maintenant; dans quelques
années, dans très-peu d'années, on en appelera à eux :
on leur dira : « sauvez-nous! » et ce qu'ils diront sera
exécuté par tout le monde. Quelques années encore, ou
peut-être même quelque mois, on les maudira; ils seront
chassés de la scène, sifflés, déshonorés. Qu'importe ?
chassez-les, maudissez-les; mais ils vous seront utiles et
cela les satisfera. Ils quitteront la scène, fiers et mo
destes, sévères et bons, comme ils l'étaient; pas un seul
ne restera sur la scène ? — Pas un seul ! Comment vi
vra-t-on sans eux ? — Pas trop bien. Mais après eux,
les choses iront mieux, qu'avant. Bien des années
passerent et les hommes diront alors : après eux, c'est
mieux, mais toujours mal ». Et lorsqu'ils parleraient
ainsi, cela voudra dire qu'il est temps que ce type re
naisse, il renaîtra en un plus grand nombre d'individus,
sous des formes meilleures, parce que le bon sera alors en
, plus grande quantité, et que tout ce qui est bon sera
meilleur. Ainsi recommencera l'histoire sous un nouvel
aspect. Et cela durera jusqu'à ce que les hommes disent:
« Nous sommes bien maintenant », et alors il n'y aura
plus de type spécial, puisque tous les honumes sepont de
244
ce type, et à peine comprendra-t-on qu'il fut un temps
où il était considéré comme spécial, et non pas comme
la mature commune à tous les hommes !

IX.

Mais comme pour les Chinois les Européens paraissent


avoir la même figure et les mêmes mœurs par rapport aux
Chinois, tandis qu'en réalité entre les Européens il y a
beaucoup plus de différence qu'entre les Chinois, il en
est de même de ces hommes modernes qui semblent ne
constituer qu'un seul type. La diversité des individus
se développe dans des différences plus nombreuses et
ils se distinguent plus les uns des autres que ne se
distinguent entre eux, les individus de tout autre type.
Il y a là toute sorte de gens : des sybarites, et des
austères, des sévères et des tendres, de tous les genres,
en un mot. Mais comme l'Européen le plus féroce est
très-doux, le plus poltron est très-courageux, le plus
voluptueux est très-moral vis-à-vis des Chinois, il en
est de même des hommes nouveaux; des plus austères
croient que l'homme a besoin de plus de comfort que
ne se l'imaginent les autres ; les plus sensuels sont plus
rigides, quant à la morale, que les moralisants du commun
des hommes. Mais ils conçoivent tout cela , à leur ma
nière ; ils entendent d'une façon toute particulière, et
la morale et le comfort, et la sensualité et la notion
du bien. -

Mais ils l'entendent tous de la même manière et


comme si c'était une seule et même chose, de sorte que
pour eux le compfort, la sensualité, le bien, la morale
semblent identiques. Seulement tout cela n'est juste que
pour les Chinois; les autres, en revanche se trouvent de
très-grandes différences d'entendement selon la diver
· sité des natures. Comment saisir toutes ces différences?...
- 245
Quand les Européensparlent affaires entre eux, mais
seulement entre eux, et non avec les Chinois, la diver
sité des natures est visible. ll en est de même de nos
hommes nouveaux; on y voit une grande diversité,
lorsqu'il s'agit de relations entre eux et non avec autrui.
Nous venons de voir deux individus de ce type : Véra
Pavlovna et Lopoukhoff et nous avons vu quelles étaient
leurs relations. Un troisième individu paraît maintenant
sur la scène. Voyons quelles différences vont surgir de
la possibilité de l'un des trois de faire une comparaison
entre les deux autres. Véra Pavlovna a maintenant
devant elle Lopoukhoff et Kirsanoff Auparavant elle n'a
vait pas de choix a faire, à présent elle peut en faire un.

X.

Il faut cependant dire deux ou trois mots de l'homme


extérieur de Kirsanoff.
Lui aussi, comme Lopoukhoff, avait des traits ré
guliers et beaux. Les uns trouvaient que c'était celui-ci
qui était le plus beau , les autres, que c'était celui-là.
Lopoukhoff qui était plus bronzé, avait des cheveux
chatain foncé, des yeux bruns étincelants, paraissant
presque noir, un nez aquilin, des levres épaises, et le
visage un peu ovale.
Kirsanoff avait des cheveux d'un blond assez foncé,
des yeux bleus, un nez grec, une petite bouche, et un
visage oblong d'une rare blancheur.
La position de Kirsanoff était assez bonne. Il avait
déjà une chaire. L'énorme majorité des élisants était
contre lui, et non seulement il n'aurait pas obtenu une
chaire, mais on ne l'aurait même pas fait docteur, au
dernier examen à l'Académie, seulement l'évincer n'était
pas possible. Deux, ou trois jeunes gens, et un homme déjà
avancé en âge, du nombre de ses anciens professeurs,
246

tous ses amis, avaient depuis longtemps débité aux


autres, qu'il aurait existé au monde un nomme Virchow,
et que ce Virchow, habitait Berlin, et un nomme Claude
Bernard, et que ce Claude Bernard habitait Paris et
encore je ne sais combien de nommés de ce genre, dont
la mémoire ne saurait retenir les noms, et qui, eux aussi
habitaient differents villes, ils avaient dit encore, que ces
VirchOW, ces Claude Bernard et autres auraient été
des flambeaux de la science.
-

Tout cela était invraisemblable, au dernier point,


car enfin nous connaissons bien les flambeaux de la
science : Bœrhoave, Hufeland ; Harvey était aussi un
grand savant , c'est lui qui a découvert la circulation
du sang, de même Jenner qui nous a appris l'inoculation
de la petite vérole, ceux-là, nous les connaissons, mais
quant à ces Virchow et ces Claude Bernard, nous ne
les connaissons pas. Quel falmbeaux sont-il donc ? Le
diable le sait. Ce même Claude Bernard montrait de
l'estime pour les travaux de Kirsanoff, lorsque Kirsanoff
était encore dans sa dernière année d'études, — on Voit
donc bien, qu'il était impossible de ne pas l'élire, On
, donna donc à Kirsanoff un diplome de docteur en mé
decine et environ dix-huit mois après une chaire.
Les étudiants disaient qu'avec lui le parti de bons
professeurs était visiblement renforcé. De la pratique,
il n'en avait point et il disait qu'il avait abandonné la
médecine pratique. Mais à l'hôpital il passait bien des
heures : il lui arrivait d'y dîner et parfois d'y coucher.
Qu'y faisait-il ? Il disait qu'il y travaillait pour la
science et non pour les malades : « je ne soigne pas, je
ne fais qu'observer et expérimenter » Les étudiants ap
puyaient cette opinion et ajoutaient qu'il n'y a que les
imbéciles qui soignent les malades en ce moment , car
on ne saurait encore bien les soigner. Les garçon d'hô
pital en jugeaient autrement : « Tiens, Kirsanoff, prend
247

celui-ci dans sa salle, la maladie doit être grave »,


disaient-ils entre eux et ensuite au malade : « sois tran
quille : contre ce médecin presqu'aucune maladie ne
saurait tenir, c'est un maître et de plus un père ».

XI.

· Les premiers mois après le mariage de Véra Pavlovna,


Kirsanoff venait chez les Lopoukhoff bien souvent,
presque de deux jours l'un, presque chaque jour, de
vrai-je même dire pour être plus proche de la verité.
Il devint bientôt, si ce n'est des le premier jour, ami
intime de Véra Pavlovna, tout autant que de Lopoukhoff
lui-même. Cela dura environ six mois. Un jour, qu'ils
causaient librement comme d'habitude; Kirsanoff parlait
le plus, mais tout-à-coup il se tut.
— Qu'as-tu Alexandre ? -

— Pourquoi vous interrompez-vous, Alexandre Mat


Véicth ?
— Oh, ce n'est rien, une mélancolie qui me prend.
— Cela vous arrive rarement , Alexandre Matvéitch,
dit Véra PavloVna.
— Sans raison cela ne me prends même jamais, dit
Kirsanoff d'un ton qui pouvait paraître tendu.
• Quelque temps après, c'était plus tôt qu'à l'ordinaire,
il se leva et s'en alla, après avoir pris congé, sans
façon, comme toujours.
Deux jours après, Lopoukhoff dit à Véra Pavlovna
qu'il était entré chez Kirsanoff et qu'il avait été ac
cueilli par celui-ci d'une manière assez singulière : comme
si Kirsanoff voulait être aimable avec lui, ce qui était
tout-à-fait superflu, étant donné leurs relations. Lopou
khoff, après l'avoir regardé un peu, lui avait dit sans
detours « Il me semble que tu nous boudes, Alexandre ;
contre qui en as-tu, contre moi, peut-être ? »
248
– Non.
— Contre Vérotchka ?
– Non.
— Mais qu'y a-t-il donc ?...r
— Rien ; tu te fais des idées, je ne sais pourquoi.
— Tu n'est pas bien avec moi aujourd'hui, tu as quelque
chose.
Kirsanoff se confondit en assurances : il n'avait rien,
par quoi avait il montré, qu'il boudait. Ensuite, comme
s'il avait été honteux, il fut de nouveau sans façon, et
très-cordial. Lopoukhoff, ayant saisi l'occasion, lui dit :
— Eh bien, Alexandre, dis, pourquoi as-tu boudé ?
— Je n'y ai jamais songé — et il redevint doucereux
et maniéré.
Quelle énigme ! Lopoukhoff ne se rappela rien qui ait
pu l'offenser, ce qui, de plus n'était pas possible; leur
estime réciproque et leur profonde amitié étant donnés.
Véra Pavlovna se demanda, elle aussi, si elle ne l'avait
pas offensé, elle non plus ne put rien trouver, sachant .
parfaitement que pas plus que son mari elle ne pouvait
l'avoir offensé. -

Deux jours passèrent encore. Ne pas venir chez les


Lopoukhoff pendant quatre jours de suite était pour
Hirsanoff une chose extraordinaire. Véra Pavlovna
s'était même demandé, s'il n'était pas indisposé. Lopou
khoff alla voir s'il n'était pas malade pour de bon. Ma
lade ? non il ne l'était pas : il bondait toujours.Aux insi
stances de Lopoukhoff et après plusieurs « non » et
plusieurs « cela te paraît » il se mit à débiter je ne
sais quelles fadaises sur ses sentiments pour Lopoukhoff
et pour Véra Pavlovna : il les aimait et les estimait
beaucoup. De tout cela il s'ensuivait qu'ils avaient eu
des torts à son égard et ce qui était pire c'est que dans
son discours il n'y avait aucune allusion. Il était évident
qu'on l'avait offensé. Il était tellement étrange pour
249

Lopoukhoff de voir tout cela dans un homme comme


Kirsanoff, que le visiteur avait dit : Écoute, nous sommes
amis, tout cela doit enfin te faire rougir. Kirsanoff lui
répondit avec une douleur affectée, qu'en effet c'était,
peut-être, de sa part , une trop grande susceptibilité,
mais qu'y faire plusieurs fois il s'était senti blessé.
— Mais de quoi ?
Il se mit à énumerer un grand nombre de cas survenus
dans ce dernier temps. C'était toujours des choses de
ce genre.
— Tu as dit que plus la couleur des cheveux de
l'homme est claire, plus celui-ci est faible. Véra Pav
lovna dit que le thé était renchéri. C'était-là une mau
vaise plaisanterie sur la couleur de mes cheveux. C'était
là une allusion à ce que j'étais votre invité. Lo
poukhoff demeura stupéfait: L'amour-propre gouverne
toutes ses pensées, ou pour mieux dire, il est devenu
tout simplement un sot, un sot en trois lettres.
Lopoukhoff revint chez lui un peu attristé: il lui était
amer de voir de telles lacunes chez l'homme, qu'il aimait
tant. Aux questions de Véra Pavlovna à ce sujet il ré
pondit avec tristesse, qu'il valait mieux ne pas en parler,
que Kirsanoff disait des choses désagréables, qu'il était
probablement, malade. -

, Trois ou quatre jours après, Kirsanoff revenu à lui


même, reconnut l'imbecillité de ses sorties, et vint
chez les Lopoukhoff, s'y tenant comme autrefois. Puis
il se mit à dire qu'il était bête. D'après les paroles de
Véra Pavlovna, il remarqua que sa conversation n'avait
pas été rapportée, il remercia sincèrement Lopoukhoff
de sa discrétion, et pour se punir lui même, il raconta tout
à Véra Pavlovna; il s'attendrit, s'excusa, dit qu'il était
malade et qu'il avait eu tort. Véra Pavlovna lui dit
d'abandoner ce sujet, que c'étaient-là des bêtises, il se
prit au mot « bêtises » et se mit à débiter toutes sortes
250 •

de non sens non moins insensés que ceux qu'il avait


débités à Lopoukhoff: il dit avec beaucoup de re
serve et de finesse que, certainement, c'étaient-là des
« bêtises » car il comprenait bien sa nullité vis-à-vis
des Lopoukhoff, mais qu'il ne méritait pas autre chose,
etc., et tout cela fut dit par des allusions voilées et
avec les plus aimables protestation d'estime et de de
voûment. º

· Véra Pavlovna, en l'écoutant ainsi parler demeurait


aussi stupéfaite que l'avait été son mari. Après le départ
de Kirsanoff, ils se rappelèrent que déjà quelques jours
avant, leur ami avait donné des preuves de bêtises assez
étranges. Alors ils n'avaient ni remarqué, ni compris,
maintenant ces sorties devenaient claires pour eux : elles
étaient du même genre, mais seulement moins fortes.
Kirsanoff se remit à fréquenter les I,opoukhoff assez
souvent; mais la continuation des simples relations d'au
trefois n'était plus possible. Sous le masque d'un homme
bon et intelligent se montrait depuis quelques jours de
si longues oreilles d'âne que les Lopoukhoff auraient
perdu une très-grande partie de l'estime pour leur ex
ami, quand même cette oreille n'aurait pas parue, mais
elle ne cessait de se montrer de temps à autre : bien
qu'elle ne fut trop longue et qu'elle se cachât chaque fois
avec précipitation, c'était toujours quelque chose de pi
toyable, de vilain, de bête.
Bientôt les Lopoukhoff devinrent froids avec lui. Trou
vant ainsi une raison il cessa de les fréquenter. Mais
il voyait Lopoukhoff chez un de ses amis. Quelques temps
après, sa conduite étant bonne, l'aversion de Lopoukhoff
pour lui, était affaiblie, et celui-ci commença à la fré
quenter. Un an après Kirsanoff reprit même les fré
quentations des Lopoukhoff; il était redevenu l'excellent
Kirsanoff d'autrefois, sans façon et loyal. Mais il venait
rarement : on voyait bien qu'il n'y était pas à son aise,

/

25l

en se souvenant de la sotte histoire qu'il avait jouée.


Lopoukhoff et Véra Pavlovna l'avaient presqu'oubliée.
Mais les relations une fois rompues ne se renouvellent
plus. À en juger d'après les apparences, lui et Lopou
khoff étaient redevenus amis, et en réalité Lopoukhoff
l'estimait de nouveau presqu'autant qu'auparavant et
le fréquentait assez souvent ; Véra Pavlovna, elle aussi,
lui avait rendu une partie de se bonnes graces, mais
elle ne le voyait que très-rarement.

XII.

La maladie de Lopoukhoff, ou, pour mieux dire, l'ex


trême attachement de Véra Pavlovna à son mari, ayant
forçé Kirsanoff d'être pendant plus d'une semaine en
relations intimes et quotidiennes avec les Lopoukhoff,
il comprenait fort-bien, qu'il s'engageait dans un chemin
perifleux pour lui, en se décidant de passer les muts
près de Lopoukhoff afin de ne pas laisser Véra Pavlovna
être la garde-malade de son mari. Il était très-content
et très-fier d'avoir su faire si bien.tout ce qu'il avait
cru nécessaire pour arrêter le developpement de sa
passion depuis qu'il avait constaté les symptomes il
y avait trois ans. Deux ou trois semaines après, il ne
put s'empêcher de retourner chez les Lopoukhoff Mais
, même dans ces moments-là il ressentait plus de plaisir
de sa fermeté dans la lutte que de souffrance de la pri
vation, et un mois plus tard il ne souffrait plus, et il ne
lui resta que le contentement de son honnêteté. Son
âme était si tranquille, si pure.
Seulement le danger était plus grand, qu'alors: dans
ces trois ans, Véra Pavlovna, s'était certainement beau
coup developpée moralement; alors elle était à moitié
enfant encore, maintenant il en était tout autrement :
le sentiment, qu'elle inspirait, ne pouvait plus avoir
252

l'air de attachement léger qu'on porte à une petite


fille qu'on aime et dont on admire la naïveté en même
temps. Et non seulement elle s'était developpée morale
ment; quand la femme est véritablement belle, chez nous
dans le Nord elle devient chaque année de plus en plus belle.
Oui, trois ans de la vie à cet âge développent beaucoup
de bon et de beau dans l'âme, dans les yeux, et dans
les traits du visage et dans la personne tout entière, si
la personne est morale et bonne. .
Le danger était grand, mais ce n'était que pour lui ;
quant à Véra Pavlovna, quel danger avait-elle à courir ?
Elle aimait son mari, et il n'était pas assez irréflechi
et assez sot pour se croire être un rival dangereux pour
Lopoukhoff. Ce n'était pas, par fausse modestie, qu'il
pensait ainsi : tous ceux qui les connaissaient les te
naient pour égaux. Or, Lopoukhoff avait de son côté
cette énorme préferance, qu'il avait déjà merité amour,
qu'il avait déjà complétement acquis le cœur de Véra
Pavlovna. Le choix était fait, elle en était très-contente
et très-heureuse; pouvait-elle rever mieux encore : n'é
tait-elle pas heureuse ? Il était même ridicule d'y penser.
Pour elle et pour Lopoukhoff cette apprehension n'aurait
été qu'une absurde vanité de la part de Kirsanoff.
Eh bien, fallait-il pour si peu de choses, pour que
Kirsanoff n'eut pas à s'ennuyer un mois ou deux, fallait
il laisser la femme se fatiguer, risquer d'attraper une
maladie sérieuse en veillant les nuits auprès d'un malade ?
Fallait-il, pour ne pas troubler un peu pendant peu de
temps la tranquillité de sa proprie vie, qu'un autre in
dividu non moins digne, courût un danger sérieux. Ce
n'aurait pas été honnête. Or, une action malhonnête eut
été beaucoup plus désagréable pour lui que la lutte peu
pénible avec lui-même, lutte dans laquelle il avait à
soutenir, et en denouement de laquelle il était aussi
sûr que de sa fermeté.
253

C'est ainsi qu'avait pensé Kirsanoff, en se décidant


de prendre la place de Véra Pavlovna près du lit de son
mari. -

La nécéssité de veiller était passée. Pour sauver les


apparences et ne pas faire un changement brusque dans
ses relations au point d'éveiller l'attention, il était in
dispensable que Kirsanoff frequentât ses amis d'abord
deux ou trois fois pendant les premiers jours, puis de
mois en mois, puis de six mois en six mois. Il expli
querait convenablement son absence par ses occu
pations. -

XIII.

Ce que Kirsanoff avait prévu se réalisa, son attache


ment se renouvella et il était plus intense qu'autrefois ;
mais lutter contre lui nmême ne présentait aucune difficulté
aucun tourment sérieux. Le voilà pour la seconde fois
chez les Lopoukhoff une huitaine après avoir fini de
soigner Dmitry Serguéitch , il vient passer la soirée
jusqu'à 9 heures. Ce n'était assez, les apparences étaient
sauvées; la prochaine fois il pouvait ne venir que dans
une quinzaine, et ce serait fait. Mais pour le moment
il fallait rester encore une heure. Or, dans le courant
de cette semaine, sa passion était déjà à moitié étouffée,
, tout serait passé dans un mois. Il était donc très-con
tent. Il prenait une part active à la conversation et avec
tant de sans-gêne qu'il se réjouissait de son succès et
par suite de ce contentement son laisser-aller augmen
tait encore. -

Cependant Lopoukhoff se disposait pour la première


fois à sortir depuis sa maladie. Véra Pavlovna en était
fort contente et se réjouissait plus vivement peut-être
que l'ex-malade lui-même. -
-/

La conversation ayant eu trait à la maladie, on se

e
254

moquait de Véra, on exaltait d'un ton ironique son ab


négation conjugale. Peu s'en était fallu qu'elle ne fut
tombée malade, en s'alarmant outre mesure de ce qui
n'en était point digne. -

« Riez, riez, disait-elle, — mais je suis sûre que vous


n'auriez pas fait autrement à ma place ». — Qu'elle in
fluence ont sur l'homme les soins des autres , dit LO
poukhoff; — on ne est entraîné, et on fini par croire que
toutes les précautions dont on est l'objet sont utiles.
Moi, par exemple j'aurais pu sortir depuis trois jours
déja, et pourtant je reste à la maison. Ce matin même
j'aurai voulu sortir et j'ai dit encore : attendons à de
main pour plus de sûreté.
— Oui, tu aurais pu sortir depuis longtemps, appuya
Kirsanoff. - º -

— Voilà ce que j'appelerais de l'héroïsme, car à vrai


dire cela m'ennuie beaucoup et je voudrais bien m'en
fuir tout de suite.
— Mon cher ami, c'est pour me tranquilliser que tu
te conduissais en héros. Preparons-nous à l'instant
même si tu veux tellement finir au plus vite ta qua
rantaine. Je dois bientôt aller pour une demi-heure à
l'atelier. Allons-y tous trois : ce sera très-aimable de
ta part de faire ta première visite a notre atelier. Les
ouvrières le remarqueront est seront très-heureuses de
cette attention. -

— Bien, allons ensemble, dit Lopoukhoff visiblement


content d'aller respirer l'air frais ce soir-là même.
— Voilà une amie pleine de tact, dit Véra Pavlovna :
— il ne lui vint même à l'idée que vous pouvez ne pas
aVoir du tout envie de Venir avec nous, Alexandre
Matvéitch. -

— Au contraire, cela m'intéresse beaucoup, je voulais


voir l'atelier depuis longtemps. Votre idée est très-heu
rellSe. %

•,
255

En effet, l'idée de Véra Pavlovna était heureuse. Les


jeunes filles furent très-contentes d'avoir la première
visite de Lopoukhoff Kirsanoff s'intéressait beaucoup à
l'atelier; et il n'en pouvait en être autrement, sa ma
nière de penser étant donnée. Si une raison toute par
ticulière ne l'avait pas retenu, il y aurait été dès le
début un des plus zélés professeurs. Bref, une heure
s'était écoulée sans qu'on s'en apperçût. Véra Pavlovna
parcourait avec Kirsanoff les différentes chambres, lui
montrant tout. Ils allaient de la salle à manger, aux
chambres à travailler, lorsque Véra Pavlovna fut abordée
par une jeune fille qui n'était pas là d'abord. L'ouvrière
et Kirsanoff jetèrent un coup d'œil l'un sur l'autre :
« — Nastennka ! » « — Sacha ! ") » et ils s'embrassè
rent. — Sachennka "), mon ami, que je suis heureuse
de t'avoir rencontré! la jeune fille, en riant et en pleu
rant, le comblait de baisers. Lorsqu'elle revint de sa
joie, elle dit : non, Véra Pavlovna, je ne saurais parler
affaires aujourd'hui, Je ne puis le quitter. Viens, Sa
chennka, dans ma chambre.
Kirsanoff n'était pas moins heureux qu'elle. Mais Véra .
Pavlovna remarqua aussi beauconp de chagrin dans son
premier regard, dès qu'il l'avait reconnue. Et il n'y
avait-là rien d'étonnant : la jeune fille avait la phtisie
à son dernier degré de dèveloppement. -

Nastennka Krukoff était entrée à l'atelier depuis un


an, étant déjà fort malade. Si elle était restée au ma
gasin où elle avait travaillé jusqu'à cette époque, elle
serait depuis longtemps morte d'excès de travail. Mais
à l'atelier on trouva moyen de prolonger sa vie un peu
plus ºystem . Les ouvrières l'avaient tout-à-fait

•) Nastennka et Sacha sont des diminutifs de Nastasia et Alexandre.


*) C'est un plus tendre diminutif que le précédant.
256

dispensée de la couture : on lui avait trouvé un travail


moins pénible et moins nuisible à sa santé ; elle
executait diverses fonctions à l'atelier, elle prenait
part à l'administration générale , elle reçevait les
commandes, de sorte que personne ne pouvait dire que
elle était à l'atelier moins utile que les autres.
Les Lopoukhoff s'étaient en allés, sans attendre la fin
de l'entrevue de Nastennka avec Kirsanoff.

XIII.

Le récit de Nastennka Krukoff.

Le lendemain matin Nastennka Krukoff vint chez Véra


Pavlovna. --

— Je veux vous parler de ce que vous avez vu hier,


Véra Pavlovna, dit-elle, — pendant quelques minutes
elle ne savait comment continuer : — je ne voudrais pas
que vous pensiez mal de lui, Véra Pavlovna.
— Penser mal de lui ! comme vous même pensez mal
de moi, Nastassia Borissovna.
— Une autre n'aurait , pas pensé comme moi; mais
vous le savez, je ne suis pas comme les autres.
— Nastassia Borissovna, vous n'avez pas le droit de
vous traiter ainsi. Nous vous connaissons depuis un an
et plusieurs personnes de notre petite société vous con
naissent depuis plus tôt encore.
— Ah! je vois que vous ne savez rien de moi ?
— Au contraire j'en sais beaucoup. Vous étiez dans ces
derniers temps femme de chambre chez l'actrice N. ;
lorsqu'elle s'est mariée vous l'avez quittée, pour fuir le
père de son mari; vous êtes entrée au magasin ", d'où
vous êtes passée chez nous; je sais tout cela avec un
tas de détails. ,
- Certes, j'étais sûre que Maximoff et Cheine, qui
257
savaient ce que j'étais auparavant, n'iraient pas le ra
conter. Cependant je croyais que cela aurait pu arriver
jusqu'à vous en jusqu'aux autres par une autre voies.
Ah, que je suis heureuse qu'elles ne sachent pas.... Mais
à vous, je vous dirai tout, pour que vous sachiez jusqu'à
quel point il est bon. J'étais une très-mauvaise fille,
Véra Pavlovna. -

— Vous, Nastassia Borissovna ?


— Oui, Véra Pavlovna, moi. Et j'étais très-insolente,
je n'avais point de honte, et j'étais toujours ivre, —
c'est de là que me vient ma maladie : j'ai trop bu, ayant
une poitrine si faible.
Véra Pavlovna avait vu trois ou quatre exemples
pareils. Des jeunes filles, qui se conduisaient d'une ma
nière irréprochable depuis l'époque. où elle les connais
sait, lui disaient qu'autrefois elles menaient une mauvaise
vie. La première fois, elle avait été étonnée d'une telle
confession ; mais après y avoir réflechi un peu, elle se
dit : « Et ma vie à moi ? — la boue, dans laquelle j'ai
grandi était aussi bien mauvaise ; cependant elle ne m'a
pas salie, et des milliers de femmes, grandies dans des
familles comme la mienne restent pures tout de même.
Qu'y a-t-il donc d'extraordinaire à ce · que de cette
humiliation puissent sortir saines, celles qu'une occasion
favorable aura aidé à s'en délivrer ? » La seconde
fois elle apprit déjà sans être étonnée que la jeune"
repentante avait eut conservé les qualités vraiment hu
maines : le désintéressement, la fidélité en amitié, les
sentiments intimes, et même assez de naïveté.
— Nastassia Borissovna, j'ai déjà eu des entretiens
semblables à celui que vous voulez commencer. Ces
sortes d'entretiens sont pénibles, et à celle, qui parle,
et à celle, qui écoute; mon estime pour vous ne dimi
nuera pas, et augmentera plutôt, lorsque je sais main
tenant que vous avez beaucoup souffert; mais je com
17
258

prends tout, sans l'avoir entendu. N'en parlons plus :


devant moi les explications sont superflues. Moi aussi,
j'ai passé beaucoup d'années dans de grands chagrins;
je tâche de ne pas y songer et je n'aime pas à en parler,
car c'est bien pénible.
— Non, Véra Pavlovna, j'ai un autre sentiment : Je
veux vous dire jusqu'à quel point il est bon; je voudrais
que quelqu'un sache comme je lui suis obligée, et à qui
le dirai-je, si ce n'est à vous ? Ce sera un soulagement
pour moi. Quelle était la vieque je menais, il n'y a pas lieu
d'en parler, bien entendu: elle est toujours la même
chez les pauvres femmes de cette espèce, Je veux seu
lement vous dire, comment j'ai fait sa connaissance. Il
m'est si agréable de parler de lui. Je vais aller demeurer
chez lui, vous devez donc savoir pourquoi je quitte
l'atelier. - - -

— Si ce récit vous fait plaisir, Nastassia Borissovna,


je suis bien aise de vous écouter. Permettez seulement
que je prenne mon travail. - -

- Mon travail ! hélas, " moi je ne saurais dire cela.


Que ces jeunes filles sont bonnes, elles me, trouvaient
de l'occupation conforme à ma santé.Je veux les remercier
toutes et chacune. Dites-leur, Véra Pavlovna, que je vous
ai prié de les remercier pour moi. Je me, promenais
sur la perspective Nevsky; je venais de sortir, il était
encore de bonne heure; je vois venir un étudiant, je me
dirige vers lui. Il ne dit mot, mais passa seulement de
l'autre côté de la rue. Je l'y suis et je le saisis par le
bras. — Non, lui dis-je, je ne vous quitterai pas, vous
êtes si joli.
— Et moi, je vous prie de me quitter, dit-il.
- Mais non; venez avec moi.
- Il n'y a pas de raison... Eh bien, j'irai avec vous,
Où allez-vous ? Pour rien au monde je ne vous quitterai,
J'étais impudente, autant et plus que les autres. -

-,

• .
259
— C'est peut-être qu'au fond, vous étiez timide et que
vous faisiez effort.
— Oui, cela se peut. Du moins, je l'ai remarqué sur
les autres, — non à cette époque-là, bien entendu , mais
c'est après que je l'ai compris. Ainsi, quand je lui avais
dit que je voulais absolument aller avec lui, il sourit
et me dit : « allez, si vous le voulez, mais seulement ce
sera en vain ». — Il voulait me morigéner, comme il
me l'a dit plus tard; il s'impatientait de mon insistance.
Ainsij'allais, lui debitant toutes sortes de fadaises : mais
lui, il ne disait mot. Nous arrivons. Pour un étudiant,
il vivait très-bien, il recevait de ses leçons environ
20 roubles par mois et il vivait seul. Je m'étendis sur
le divan et je dis : Du vin ! « Non dit-il, du vin je ne
vous en donnerai pas, mais seulement du thé, si vous Vou
".
lez ». — Avec du punch, dis-je. — « Non, sans punch ».
Je me mis à faire des folies, il resta tranquille et me
• regarda, mais sans prêter la moindre attention : cela
m'offensait beaucoup. Maintenant on rencontre des jeunes
gens comme cela, Véra Pavlovna, — les jeunes gens
| sont devenus beaucoup meilleurs depuis ce temps-là,
mais alors c'était une rareté. Je me sentais donc offensée
• et je me mis à l'injurier: si tu es de bois — et j'ajoutais
une injure, — alors je m'en vais. « — Pourquoi donc
partir maintenant, dit-il, prenez d'abord le thé: la pro
priétaire apporte à l'instant le Samovar. Mais seulement
point d'injures » Et il me disait toujours « vous » —
· « Racontez-moi plutôt qui vous êtes et comment vous
en êtes venu là ». — Je me mis à lui raconter une
histoire de mon invention : nous inventons toute sorte
d'histoires et c'est pourquoi personne ne nous croit; mais
pourtant il arrive que ces histoires ne sont pas inven
tées: parmi nous on rencontre des nobles, et des personnes
instruites, Il écouta un peu et me dit : « Non, ce n'est
pas bien inventé; je voudrais bien vous croire, mais je
260

ne saurais ». Nous prenions déjà le thé. Voila qu'il dit:


« Savez-vous, je vois d'après votre complexion qu'il vous
est nuisible de boire ; votre poitrine n'est pas en bonne
état par suite d'excès de vin. Permettez que je vous
examine. « Eh bien, Véra Pavlovna, Vous ne me croirez
pas, je suis devenue honteuse, — et pourtant en quoi
consistait ma vie ? et je ne venais que de faire des im
pudences ! Il le remarqua. » « — Mais non, dit-il, ce
n'est que pour ausculter votre poitrine ». Il se mit à
écouter ma poitrine. « Oui, dit-il, il ne Vous faut pas
boil'e du tout, votre poitrine n'est pas bien ». Cela ne se
peut, dis-je. Et en effet, cela ne se pouvait Véra Pavlovna.
-- « Alors abandonnez cette vie ». — Et pourquoi? elle est si
joyeuse. — Pas tant, dit-il. « Maintenant laissez-moi,je vais
m'occuper de mes affaires ». — Et je m'en allai, fâchée
d'avoir perdu ma soirée, et de plus, son insensibilité
m'avait offensée. Nous avons, nous autres, notre amour
propre dans ces affaires-là. Un mois après, il m'arriva
de passer de ce côté. Si j'entrais, pensais-je, chez le mon
sieur de bois, si je m'amusais un peu de lui. C'était
avant le dîner; la nuit précédente j'avais bien dormi et
je n'étais pas ivre. Il lisait un livre. — Bon jour, le
monsieur de bois. .

— Bon jour, que dites-vous de nouveau ?


Je me mis de nouveau à faire des inconvenances. « Je
vous mettrai à la porte, dit-il, si vous ne finissez, pas je
vous ai déjà dit que cela ne me plaisait pas. Maintenant
Vous n'êtes pas ivre, vous pouvez me comprendre. Son
gez plutôt à ceci : votre figure est encore plus maladive
que l'autre fois; il faut que vous abandonniez le vin.
Arrangez vos vêtements, et parlons sérieusement ! » En
effet, je me sentais déjà mal à la poitrine. Il m'ausculta
de nouveau, me dit, que le mal s'était empiré, il parlait
beaucoup et la poitrine me faisait mal, de sorte que
prise d'une sensibilité subite, je me mis à pleurer : je
26l

ne voulais pas mourir et il me faisait toujours peur de


la phtisie. Mais lui dis-je: « Comment abandonnerai-je
cette vie ? Ma patrone ne me laissera pas partir, je lui
dois 17 roubles ». On nous tient toujours endettées pour
que nous soyons patientes.
« 17 roubles, je ne saurais vous les donner à l'instant,
je ne les ai pas, mais venez après demain ». Cela me parut
si étrange, et ce n'était pas dans cette intention que je
lui ai dit cela, comment d'ailleurs s'attendre à une offre
pareille. Je n'en pouvais croire mes oreilles et je me
mis à pleurer encore davantage, en croyant qu'il se
moquait de moi. Ce n'est pas bien de vous moquer d'une
pauvre fille, lorsque vous voyez que je pleure. Pendant
quelques instant encore, je ne le crus pas. Enfin il m'as
sura qu'il ne plaisantait pas. Qu'en pensez-vous ? il trouva
de l'argent et me le remit deux jours après. J'avais
peine à croire même alors. Mais comment, dis-je, mais
pourquoi, puisque vous n'avez rien voulu de moi ?
Je me rachetai de ma patrone et me louai une petite
chambre. Mais je n'avais rien à faire : ou nous délivre
des cartes particulières, ou pouvais-je me présenter
avec de tels papiers ? Et l'argent me manquais. Par
conséquent, je vivais comme autrefois, c'est-à-dire pas
tout-à-fait ! Je n'acceptais alors que mes meilleures
connaissances, qui ne m'offensaient pas; du vin je n'en
avais plus. Quelle difference, donc ? C'était déjà beaucoup
moins pénible qu'auparavant. Mais non, c'était toujours
pénible; et voici ce que je vous dirai : vous croirez que
c'était pénible parce que j'avais beaucoup d'amis, cinq
peut-être, — non, j'avais pour eux, tous, de l'affection,
donc cela ne me faisait rien. Pardonnez-moi si je vous
parle ainsi, mais c'est parce que je suis sincère avec
vous : aujourd'hui même je pense ainsi. ' Vous me con
naissez, ne suis je pas modeste; qui a entendu de moi
quelque chose qui ne soit pas bon ? Combien de temps
262
je joue avec les enfants à l'atelier et ils m'aiment tous
et les vieilles ne diront pas que je ne leur enseigne pas
ce qu'il y a de mieux. C'est seulement avec vous, Véra
Pavlovna, que je suis sincère; aujourd'hui même je pense
ainsi: si tu as de l'affection, c'est égal, pourvu qu'il n'y
ait pas de fraude; s'il y a de la fraude c'est autre chose.
Et c'est à cette façon que je vivais. Trois mois s'écou
lèrent, et je m'étais déjà assez reposée pendant ce temps,
puisque ma vie était assez tranquille, et bien que je
dusses gagner l'argent dont j'avais besoin, je ne me con
siderais plus comme une fille de mauvaise vie.
Sachennka me fréquentait dans ce temps-là. De même
j'allais parfois chez lui. Me voilà de nouveau arrivée
au sujet, dont je n'aurais pas dû m'écarter. Mais seule
ment il me fréquentait non dans le même but, que les
autres, il me surveillait, pour que je ne retourne pas
à mon ancienne faiblesse, pour que je ne boive pas de
vin. En effet, les premières jours il m'avait soutenu ;
j'avais tant envie d'en prendre; mais j'avais tant de
déférence pour lui : s'il venait et voyait, pensai-je. Sans
cela je n'aurais pas tenu ma parole, car mes amis —
braves jeunes gens — disaient : « j'enverrai chercher
du vin ». Et comme je voulais écouter Sachennka, je leur .
répondait: non, cela ne se peut pas.
Trois semaines plus tard, j'avais déjà plus de volonté :
l'envie de boire me passait et j'étais déjà désaccoutumée
des manières propres aux ivrognes. Pendant ce temps
, j'économisais pour lui rendre, dans deux mois, et je lui
ai tout rendu. Il fut si heureux de me voir le lui rendre !
Le lendemain, il m'apporta de la mousseline pour une
robe, et d'autres objets, achetés avec le même argent.
Après cela, il ne cessait de me fréquenter et toujours
en docteur soignant un malade. Étant chez moi, environs
un mois après que je me fus acquittée de ma dette, il
me dit : « Nastennka, vous me plaîsez ».
263

Le visage se gate par l'ivrognerie et ma sobriété


aidant, mon teint était devenu tendre, les yeux plus
clairs; et, en outre, étant désacoûtumée des anciennes
manières, je parlais déjà modestement ; je n'étais plus
dévergoudée depuis que j'avais cessé de boire; il est
vrai que dans mes paroles je m'oubliais quelquefois, mais
alors j'étais dejà habituée à être convenable.
En entendant cette parole je fus tellement heureuse
que je voulais me jeter à son cou, seulement je n'o
sais pas et m'arrêtais. Il me dit : vous voyez bien Na
stenka, que je ne suis pas insensible. Il me disait aussi
que j'étais devenue jolie, et modeste, et il me comblait
de caresses. — Il prit ma main, la mit dans la sienne, et
la caressa de son autre main, en la regardant. Mes
mains dans ce temps-là, étaient blanches et potelées...
Ces caresses me firent rougir. (Après une telle vie pour
tant !) J'éprouvais comme un trouble virginal, — c'est
étrange, mais c'est ainsi. Malgré ma honte — oui, ma
honte bien que ce mot soit risible prononcé par moi —
je lui dis : Comment vous est venu l'idée de me caresser,
Alexandre Matvéitch? Il me répondit : « C'est Nastennka,
parce que vous êtes maintenant une honnête fille ». Ces
paroles me rendirent si heureuse que je fondis en larmes.
« Qu'avez-vous, Nastennka ? » me dit-il en m'ebrassant.
Ce baiser me tourna la tête et je perdis connaissance.
Croirez-vous, Véra Pavlovna, qu'une chose semblable
ait pu m'arriver après une telle vie ?
Le lendemain matin, je pleurais en me disant : que
ferai-je maintenant, pauvre fille, comment vivrai-je ?
Il ne me restait plus qu'à me jeter dans la Néva. Je
sentais que je ne pouvais plus faire le métier dont je
vivais; je serai plutôt morte, je l'aimais depuis longtemps,
mais comme il ne me montrait aucun sentiment, et comme
je n'avais pas l'esprérance de lui plaîre, cet amour s'é
tait engourdi en moi, et je ne l'avais pas même compris.

264

Maintenant tout c'était éclairci. Lorsqu'on sent un tel


amour, comment pourrait-on même regarder un autre
homme. J'étais donc pleurant et me disant : que ferai-je
maintenant, sans moyens d'existence. J'avais déjà conçu
cette idée : j'irai chez lui, je le verrai encore une fois,
et ensuite j'irai me noyer. Je pleurais ainsi toute la
matinée. Tout-à-coup il entre, m'embrasse et me dit :
« Nastennka, veut-tu vivre avec moi ? »
Je lui dit ce que je pensais. Et nous commençames à
Vivre ensemble. -

Ce fut-là un temps heureux, Véra Pavlovna, et je


crois que peu de personnes ont joui d'un tel bonheur...
Mais aujourd'hui je ne saurais vous parler plus longtemps,
Véra Pavlovna. Je ne voulais que vous dire jusqu'à
quel point Sachennka est bon.

XIV.

Nastennka Krukoff acheva plus tard de raconter


son histoire à Véra Pavlovna. Elle avait vécu avec
Kirsanoff plus de deux ans. Les signes de la maladie,
qui commençaient, paraissaient être disparus. Mais vers
la fin de la deuxième année, au commencement du prim
temps la phtisie se montra déjà assez developpée. Vivre
avec Kirsanoff eut été pour la jeune personne se con
damner à une prompte mort; en renonçant à cette liaison,
elle pouvait encore compter, que sa maladie pourrait
être de nouveau conjurée pour longtemps. Ils résolurent
de se séparer. S'occuper d'un travail assidu lui aurait
été également funeste; il fallait donc chercher un emploi
comme économe, servante, bonne d'enfants, ou quelque .
chose de semblable — et cela encore dans une maison
où l'on eut pas trop de mal; et chose non moins
importante aucun désagrement, conditions assez rares.
Cela se trouve pourtant. Kirsanoff avait des connais
265

sances parmi les artistes débutants; grâce à eux, Na


stennka Krukoff entra comme servante chez une actrice
du théâtre russe, femme excellente. On fut bien long
temps à effectuer la séparation. Demain, je partirai,
disait Nastennka et demain arrivait avec d'autres de
mains sans qu'elle partit. Ils pleuraient et ne pouvaient
s'arracher des bras l'un de l'autre; jusqu'à ce que l'ac
trice, qui savait tout, vint elle même chercher Nastennka ;
et soupant court à tout l'emmena pour ne pas laisser
traîner la séparation, chose si nuisible pour sa future
servante. -

Tant que l'actrice resta sur la scène, Nastennka, fut


très-bien chez elle; l'actrice était pleine de délicatesse
et la jeune Krukoff faisait beaucoup de cas de sa place,
— en trouver une autre semblable aurait été difficile —
elle s'attacha donc à sa maîtresse qui s'en étant aperçu
se montra encore meilleure. La servante était donc
très-tranquille, et sa maladie ne se développait pas ou
du moins très-peu. Mais l'actrice se maria, abandonna
la scène et alla habiter avec la famille de son mari.
Là, comme l'avait déjà su Véra Pavlovna, le beau père
de l'actrice fit la cour à la servante. Celle- ci ne courait
pas le risque d'être séduite, mais une querelle de fa -
mille éclata. L'ancienne actrice commença à blâmer le
vieillard, celui-ci à se fàcher. Nastennka ne voulant pas
être la cause d'une querelle dans la famille et d'ailleurs
n'étant plus si tranquille, quitta sa place.
Cela a eu lieu environ deux ans après sa séparation
avec Kirsanoff. Ils ne s'étaient pas vus pendant tout
ce temps. D'abord il l'avait fréquentée encore; mais la
joie de l'entrevue produisait sur elle un effet tellement
nuisible, qu'il ohtint d'elle et en vue de son propre in
: térêt, la permission de ne plus venir.
Elle essaya de vivre comme servante dans deux ou
trois familles encore; mais partôut il y avait tant
266
de désagrements qu'il était préferable de devenir cou
turière; autant valait se condamner au developpement:
rapide de la maladie devant d'ailleurs se developper,
dans tous les cas par suite de tracas — il valait mieux
se soumettre à la même destinée par suite du travail
seul et non accompagné de désagrement. Une année de
couture acheva la jeune Krukoff. — Lorsqu'elle entra
à l'atelier de Véra Pavlovna, Lopoukhoff qui en était
le médecin, fit de son mieux pour ralentir la marche de
la phtisie. Il fit beaucoup, c'est-à-dire beaucoup à en
juger d'après la difficulté, car il n'avait obtenu qu'un
succès insignifiant, mais le dénoûment s'approchait.
La jeune fille resta jusqu'aux derniers moments dans
l'égarement commun des phtisiques, elle croyait que sa
maladie n'était pas encore très-développée; aussi ne
s'efforçait elle pas de fuir Kirsanoff pour ne pas aggravèr
son état. Néanmoins depuis deux mois déjà, elle pressait
Lopoukhoff de questions; combien de temps avait-elle
encore à Vivre ? - -

Pourquoi voulait-elle savoir cela, c'est ce qu'elle ne


disait pas, et Lopoukhoffne se crut pas le droit de lui dire,
que la crise était proche, ne voyant dans ses questions
rien que l'attachemeut ordinaire à la vie. Il tâchait de
la calmer souvent en vain. Elle se retenait seulement
º
de réaliser ce que pourrait rendre sa fin heureuse; elle
voyait, elle même qu'elle n'avait pas longtemps à vivre
et ses sentiments étaient conformes à cette pensée, mais
le médecin l'assurant qu'elle devait encore se soigner ;
et elle, sachant qu'elle devait le croire plus, qu'elle
même, elle lui obéissait et ne cherchait pas à revoir
Kirsanoff.
Ce doute ne pouvait durer longtemps; à mesure que le
dénoûemeut se serait approché, plus la jeune poitrinaire
aurait fait de questions, et où elle aurait avoué le motif
· qui lui faisait chercher la verité ou bien Lopoukhoff ou
: 267

Véra Pavlovna aurait deviné et le dénoûment préci


pité par la visite de Kirsanoff à l'atelier aurait eu lieu
deux ou trois semaines plus tard.
— Que je suis heureuse! que je suis heureuse ! Je me
disposais toujours à aller te voir, sachennka 1 dit avec
enthousiasme la jeune Krukoff, lorsqu'elle le fit entrer
dans sa chambre.
| — Je n'en suis pas moins heureux, Nastennka; main
tenant nous ne nous séparerons plus; viens chez moi,
dit Kirsanoff entraîné par le sentiment de l'amour com
patissant. -

Après ces paroles il se dit: comment ai-je pu lui dire


cela ? Il est probable qu'elle ne se doute pas encore de
la proximité de la crise ?
Quant à la jeune fille, ou elle n'avait pas compris au
premier moment le véritable sens des paroles de Kir
sanoff, ou elle l'avait compris, mais comme ses pensées
étaient ailleurs, elle ne prêta aucune attention à leur
signification, de sorte que la joie de son amour retrouvé
étouffa le chagrin de sa fin prochaine. Quoi qu'il en
soit, elle se réjouissait et disait : que tu es bon ! tu
m'aimes toujours comme autrefois.
Mais lorsqu'il partit, elle pleura un peu; ce n'était que
maintenant qu'elle comprenait ou qu'elle pouvait se
rendre compte de sa comprehension : « Ce serait inutile
de te soigner maintenant , on ne saurait te guérir : du
moins que ta fin soit heureuse ».
Et en effet, elle fut heurese; il ne la quittait pas un
moment; sauf les heures qu'il devait passer à l'hôpital
et à l'Académie. C'est ainsi qu'elle vécut environ un
mois et tout ce temps ils étaient ensemble et combien
il y avait de récits, de récits sur tout ce que chacun
d'eux avait eprouvé après la séparation et plus encore
de souvenirs sur leur vie commune d'autrefois, et com
bienl de distractions ils se promenaient ensemble; il avait
268
loué une calèche et ils allaient tous les soirs dans les
environs de Pétersbourg et les contemplaient. La nature
est si chère à l'homme que même cette pitoyable, mé
prisable nature artificielle des environs de Pétersbourg
qui coute des dixaines de milions de roubles, est admirée.
Ils lisaient, jouaient aux cartes, au loto, elle commença
même à apprendre à jouer aux echécs, comme si elle
en avait eu le temps.
Véra Pavlovna passait bien des fois chez eux les
soirées, jusque tard dans la nuit, -après leur retour de
la promenade, et plus souvent encore elle venait le matin
pour distraire Nastennka quand elle restait seule. Dans
leurs long tête-à-tête cette dernière ne savait que lui
dire et redire longuement : Que Saschennka est bon, qu'il
est tendre et comme il l'aime !

XV.

Quatre mois se sont écoulés. Les soins qu'il avait dû


donner à Nastennka et le souvenir de la pauvre fille
avaient absorbé Kirsanoff. Il lui semblait maintenant ,
que son amour pour Véra Pavlovna était bien vaincu:
il ne l'évitait pas lorsque pendant ses visites à la jeune
Krukoff elle le rencontrait et lui parlait et ensuite quand
elle tâchait de le distraire. En effet, tant qu'il pouvait
croindre de ses sentimentes pour Véra Pavlovna il s'était
abstenu, mais maintenant il n'avait plus pour elle qu'une
reconnaissance amicale en raison de l'intérêt qu'elle
lui avait porté.
Mais — (le lecteur sait déjà d'avance le sens de ce
« mais », comme il saura toujours d'avance ce dont il
s'agira dans la suite du récit) — mais, il va de soi que
le sentiment de Kirsanoff pour la jeune Krukoff, à leur
seconde recontre n'avait point été un sentiment analogue
au sentiment de celle-ci pour lui. Il n'avait plus d'a
269

mour pour elle, il était seulement bien disposé à son


égard, comme pour une femme, qu'on a aimée. Son an
cien amour pour elle n'avait été plus que la soif d'un
adolescent d'aimer quelqu'un, qui que ce soit. Il va de
soi que Nastennka ne lui avait jamais convenu, car ils
n'étaient pas égaux quant au développement intellectuel.
Lorsqu'il cessa d'être adolescent il ne pouvait plus que
la plaindre ; il pouvait être tendre avec elle, par sou
venir, par compassion, et voilà tout. Son chagrin de
l'avoir perdue fut après tout vite effacé. Mais lorsque
ce chagrin était effectivement disparu, il croyait l'avoir
toujours. Quand il pu voir qu'il n'en avait plus, et que
ce n'était plus qu'un souvenir, il vit que ses relations
aVec Véra Pavlovna avaient prises un funeste caractère.
Véra Pavlovna tâchait de le distraire, et il la laissait
faire, se croyant incapable de succomber, ou, pour mieux
dire, ne croyant même pas l'aimer d'amour. Pendant les
deux ou trois mois qui suivirent, il passa presque chaque
soirée chez les Lopoukhoff, ou - bien il accompagnait
Véra Pavlovna dans ses courses, souvent Lopoukhoff y
était aussi ; mais le plus souvent ils allaient seuls. Il
n'y avait que cela, et c'était trop, non seulement pour
lui, mais aussi pour elle.
Comment se passaient maintenant les journées de Véra
Pavlovna? Jusqu'au soir, de même qu'auparavant. Mais
voilà six heures. Autrefois, elle allait seule à cette heure
à l'atelier, ou bien elle restait seule dans sa chambre et
travaillait; à présent, si elle avait besoin d'être le
soir à l'atelier, Kirsanoff en était averti dès la veille
et il se présentait pour la conduire. Pendant le trajet
qui d'ailleurs n'était pas long, ils causaient ordinaire
ment de l'atelier, car Kirsanoff en était le plus actif
collaborateur. Pendant qu'elle était occupée à la distri
bution du travail , il avait aussi beaucoup à faire.
' Est-ce que repondre aux questions et faire les commis
270

sions de trente jeune filles n'est pas quelque chose? Nul


mieux que lui ne saurait s'en tirer. En outre, il restait
à causer avec les enfants, quelques jeunes filles par
ticipaient aussi à cette conversation, très-instructive et
très-variée. On parlait, par exemple de la beauté des
contes arabes : Les mille et une nuits; il en avait ra
conté plusieurs, et des éléphants blancs, qu'on estime
tant aux Indes, comme chez nous nombre d'hommes
aiment le chats blancs ; la moitié de l'auditoire trouvait
cette préference une sottise : les éléphants, les chats,
les chevaux blancs ne sont que des albinos, une espèce
maladive et d'après leurs yeux on voit bien qu'ils sont
moins forts que leur congèneres de couleur. L'autre
moitié de l'auditoire défendait les chats blancs. - Ne
savez-vous rien de la vie de M." Beecher Stowe dont
nous connaissons le roman d'après vos récits ? dit une
, des plus grandes interlocutrices. Kirsanoff n'en sait
rien maintenant, mais il saura, car cela l'interesse
aussi; pour le moment, il est à même de raconter quelque
chose sur Howard, qui était un homme du genre de
M." Beecher Slowe. Le temps se passait tantôt en
récits de Kirsanoff, tantôt en discussions et si le personnel
des jeunes filles variait, celui des enfants était toujours
le même. Mais Véra Pavlovna a fini ses affaires, et elle
revient avec lui à la maison prendre le thé.
Maintenant Véra Pavlovna et Dmitry Serguéitch
· restent beaucoup plus de temps ensemble, qu'autrefois.
Une partie de la soirée se passe à faire de la musique
à trois pendant une heure ou deux : Dmitry Serguéitch
joue, Véra Pavlovna chante, Kirsanoff écoute; parfois
c'est Kirsanoff qui joue, et c'est alors Dmitry Serguéitch
et sa femme qui chantent. Quelquefois Véra Pavlovna
se dépèche de revenir de l'atelier, pour avoir le temps de
s'habiller pour aller à l'Opéra où ils vont maintenant,
la moitié du temps tous trois et les autres fois Kirsanoff
27l

seul avec Véra Pavlovna. En outre les Lopoukhoffavaient


maintenant plus de visites. Autrefois si l'on ne compte
pas les très-jeunes gens (est-ce que ce sont-là des vi
sites ! ce ne sont que des neuveux), les Mertzaloff
étaient presque seuls à venir, tandis que maintenant les
Lopoukhoff se sont liés d'amitié avec dêux ou trois
bonnes familles de leur genre. Les Mertzaloff et deux
autres familles resolurent de donner tour-à-tour dans
leur cercle des petites soirées, où l'on dansait, toutes
les semaines. — Il avait-là jusqu'à 8 paires de danseurs.
Lopoukhoff sans Kirsanoff n'allait presque jamais ni à
l'Opéra ni dans les familles de leur connaissance, mais
Kirsanoff y conduisait souvent seul Véra Pavlovna,
Lopoukhoff disait qu'il preférait s'envelopper de son
pardessus, et s'étendre - sur son divan. Aussi ce n'est
que la moitié des soirées qu'on passait à trois, et encore
lorsque les Lopoukhoff n'avaient personne autre que Kir
sanoff, le divan tirait souvent Lopoukhoff du salon, où
etait le piano maintenant. Mais cette fuite ne sauvait
pas Dmitry Serguéitch, un quart d'heure après, une
demi-heure tout au plus, Kirsanoff et Véra Pavlovna
quittaient le piano et venaient près du divan; et même
Véra Pavlovna ne tardait pas à se coucher à demi sur
le divan sans trop, géner Lopoukhoff, le divan étant
large, et ensuite pour plus de commodité la jeune femme
entourait son mari de son bras. -

Trois mois s'écoulèrent.


Les idylles ne sont pas à la mode maintenant, et
moi même je ne les aime point, c'est-à-dire, moi person
nellement, comme je n'aime ni la promenade ni les
asperges, - il y a bien des choses que je n'aime pas —
un homme ne saurait aimer ni tous les plats, ni tous les
, genres de distractions; mais pourtant je sais que ces
choses-là sont de très-belles choses à s'en rapporter
non à mon goût personnel, mais au goût d'autrui, qu'elles
272 -

sont du goût, ou seraient du goût d'un beaucoup plus


grand nombre d'hommes que ceux, qui comme moi,
préfèrent aux promenades , le jeu aux échecs, et aux
asperges les choux aigres, à l'huile de chènevis "); je
sais même, que la majorité des hommes qui ne partage
pas mon goût pour le jeu aux échecs et pour les choux
aigres à l'huile de chènevis, que les goûts de cette
majorité ne sont pas plus mauvais que les miennes ;
aussi je dis : qu'il y ait dans le monde le plus grand
nombre possible de promenades, et que les choux aigres
à l'huile de chènevis disparaissent presque entièrement,
qu'ils ne restent que comme une rareté antique pour
les originaux peu nombreux de mon éspèce !
Je sais de même que pour l'immense majorité des
hommes qui ne sont nullement pires que moi, le bonheur
doit avoir un caractère idyllique et par conséquent je
m'écrie: que l'idylle domine tous les autres modes de la
vie. Pour quelques originaux, qui n'en sont pas amateurs,
il y aura d'autres modes de bonheur, mais la majorité,
des hommes n'a pas besoin d'idylle, cela ne veut pas
dire qu'ils la fuient : ils la fuient comme le renard de
la fable fuyait les raisins. Il leur semble que l'idylle
est inacessible, aussi ont-ils inventé : « quelle ne devait
pas être à la mode ». Mais c'est-là une absurdité com
plète que l'idylle soit inaccessible: l'idylle est non seu
lement une bonne chose presque pour tous les hommes,
mais encore une chose possible, très-possible, comme il .
me serait facile de le prouver. Non pas possible, tou
tefois pour un seul où pour dix individus exclusivement,
mais pour tout le monde par la pratique de la solidarité.
L' Opéra italien lui aussi était chose impossible pour
cinq ou six personnes, mais pour Pétersbourg tout

*) Met ordinaire des paysans russes,


>•

273

entier, rien de plus aisé, comme tout le monde y voit


et entend bien ! les Oeuvres complètes de N. V. GoGoL,
Moscou 1861 ") n'étaient pas moins chose impossible
pour huit ou dix personnes, mais pour tout le public
bien de plus aisé ! et de moins cher, comme chacun
sait l Mais tant que l'Opéra italien n'existait pas pour
toute la ville, il n'était possible qu'à quelques mélomanes
les plus acharnés de se passer de plus médiocres con
certs; et tant que la seconde partie des Ames mortes
n'était pas imprimée pour tout le pubblic, il n'y avait
que quelques personnes très-enthousiastes de Gogol,
qui pussent en prendre, avec beaucoup de travail, une
Copie manuscrite. Le manuscrit est sans comparaison
pire qu'un livre imprimé, un concert médiocre est une
chose trés-mauvaise en camparaison de l'opéra italien,
mais le manuscrit et le concert médiocre ont néanmoins
leur Valeur.

a- XVI.

Si quelqu'un était venu demander conseil à Kirsanoff


· sur une situation semblable à celle où il se vit quand
il revint à lui, et qu'il eut été tout-à-fait étranger à
toutes les personnes que l'affaire concernait, il aurait
• repondu à ce quelqu'un:
« Il est trop tard pour remédièr au mal par la fuite ;
je ne sais comment se dérouleront les événements, mais
pour vous, fuir ou rester présente le même danger. .
Quant à ceux dont la tranquillité vous préoccupe, il y,
a peut-être plus de danger pour eux à votre départ ».
Il va de soi que Kirsanoff aurait ainsi parlé à un
homme comme lui, ou comme Lopoukhoff, à un homme •"

*) Première édition complète des œuvres de Gogol.


18
274

d'un caractère ferme, d'une honnêteté inébranlable. Avec


d'autres hommes inutile de discuter des positions sem
blables, parce que ces autres hommes agissent toujours
en pareil cas d'une façon vile et malhonnête : ils auraient
déshonoré la femme, et se seraient déshonorés eux
mêmes, et puis s'en seraient allés près de toutes leurs
connaissances pleurnicher ou se vanter, cherchant tou
jours leur jouissance, ou dans une vertu poseuse, ou
dans les plaisirs de l'amour. Avec de pareils gens, ni
Lopoukhoff, ni Kirsanoff n'aimaient à chercher comment
les natures réellement nobles aivent agir. Mais en disant
à un homme de la même trempe que lui, que fuir était
peut-être encore pire que rester, Kirsanoff aurait eu
raison. Il y aurait eu de sons entendu: « Je sais, com
ment tu te conduirais, en restant ». Ce qu'il y a à faire
c'est de ne pas montrer ton sentiment, puisque ce n'est
qu'à cette condition que tu pourrais rester sans devenir
un malhônnete homme ! Il s'agit de troubler le moins
possible la tranquillité de la femme dont la vie est
calme. Qu'elle ne soit point troublée du tout, c'est ce
qui est déjà impossible. Le sentiment opposé à ses re
lations actuelles a déjà probablement, — mais quoi,
probablement, il serait plus juste de dire sans nul doute,
- surgi en elle, seulement elle ne s'en aperçoit pas
encore. Se manifestera-t-il bientôt ou non sans aucune
provocation de ta part, c'est ce qu'on ne saurait dire,
tandis que ton éloignement serait une provocation. Par
tant ton éloignement ne pourrait qu'accelerer la chose,
que tu veux éviter.
, Seulement Kirsanoff envisageait la question non pas
comme s'il se fut agi d'un étranger, mais comme lui étant
personnelle. Il se figurait, que s'êloigner était plus dif
ficile que rester ; le sentiment l'entraînait vers le second
parti, donc rester, ne voudrait-il pas dire — se soumettre
au sentiment, se laisser séduire par ses inspirations ?
275

Sur quoi se fonderait-il d'ailleurs pour croire que ni par


une parole, ni par un regard il ne manifesterait son
sentiment et ne provoquerait en elle la conscience de
sa situation ? Aussi serait-il plus sûr de s'éloigner. Dans
sa propre affaire il est extrêmement difficile de saisir
jusqu'à quel point l'esprit est séduit par les sophismes
de la passion puisque l'honnêteté dit : agis au rebours
de ton inclination, tu aura alors plus de chances d'agir
en homme de cœur. C'est la traduction du langage théo
rique en langage ordinaire, or la théorie à laquelle se
tenait Kirsanoff, considère les grands mots d'honnêteté,
de noblesse, etc., comme des paroles équivoques, obscures,
et Kirsanoff, suivant sa terminologie, se serait exprimé
ainsi : « Chaque homme est égoiste, et je ne fais pas
d'exception à la règle; il s'agit maintenant de savoir
ce qui serait plus avantageux pour moi : me retirer ou
rester ? En me retirant, j'étouffe en moi un sentiment
special; en restant, je risque de révolter le sentiment
de ma propre dignité par la sottise d'une parole ou d'un
regard, inspirés par ce sentiment spécial. Un sentiment
spécial peut être étouffé, et dans quelque temps ma
tranquillité sera retablie, et je serai de nouveau content
de ma vie. Mais si j'agis une seule fois contre ma nature
humaine, je perdrai pour toujours la possibilité de la
tranquillité, la possibilité d'être content de moi, j'em
poisonnerai toute ma vie. Voici en deux mots la situa
tion où je me trouve, j'aime le vin et je vois devant
moi une coupe avec de très-bon vin ; mais j'ai un doute
que ce vin soit empôisonné. Savoir si mon doute est
fondé ou non, je ne le puis. Dois-je boire à cette coupe
Ou la renverser pour qu'elle ne me séduise pas ? Je ne
dois nommer ma résolution ni noble, ni même honnête,
- ce sont-là des paroles par trop pompeuses, c'est tout
au plus de la raison, de l'intérêt bien entendu: je ren
Verse la coupe. Par là je me prive d'un certain plaisir
276

je me cause une certaine peine, mais en revanche je


m'assure la santé, c'est-à-dire la possibilité de boire
pendant de longues années et en quantité du vin qui
celui-là, j'en suis sûr, ne sera pas empoisonné. Je n'agis
pas bêtement; et c'est-là qu'est tout mon mérite.

XVII.
Mais comment se retirer. ? Rejouer l'ancienne gomedie, .
feindre d'être offensé, montrer un vilain côté de son
caractère, pour s'y appuyer, cela ne convenait pas :
on ne saurait donner le change deux fois sur une
seule et même chose, une seconde histoire du même
genre n'aurait fait qu'expliquer le sens de la première,
et aurait posé Kirsanoff en héros non seulement des
temps nouveaux, mais aussi des temps anciens. En
général toute suspension brusque de relations devait
être écartée, non pas qu'un tel éloignement n'eut été
plus facile, mais il aurait été à effet, aurait excité l'at
tention, c'est-à-dire, aurait été une chose vilaine et
basse (d'après la théorie egoïste de Kirsanoff). Donc, il
ne restait qu'un seul moyen, le plus difficile et le plus
douloureux, c'était de battre en retraite d'une manière
lente, imperceptible, de façon à ce qu'on ne remarquât
même pas qu'il se retirait. C'était-là une chose délicate
et assez pénible : en aller sans qu'on s'en aperçoive quand
on ne cesse pas d'avoir l'œil sur vous est difficile. Mais
il fallait bongré, malgré agir de cette manière. Du reste
d'après la théorie de Kirsanoff, non seulement cela n'est
point douloreux, c'est même agréable; plus l'affaire est
difficile, plus on se rejouit (par amour-propre) de sa
forge et de son habileté, si on l'execute bien. " .
Et en effet, il l'avait bien exécutée : il ne s'était pas
trahi, ni par un mot, ni par un silence déplacé, ni par
· un regard; il était toujours resté libre en ses manières
",
2T7

et badinait, comme autrefois, avec Véra Pavlovna; on


voyait qu'il trouvait comme autrefois du plaisir dans
sa société; seulement il rencontrait toujours des obsta
cles qui l'empêchaient de venir voir les Lopoukhoff
aussi souvent qu'autrefois, et d'y rester toute la soirée,
de sorte qu'il arrivait à Lopoukhoff plus souvent qu'au
paravant de le saisir par la main ou bien par le revers
de son paletot et de lui dire:
« Non, cher ami, je ne te laisserai pas t'en aller de
cette discussion comme cela » — et c'est ainsi que pen
dant qu'il était chez les Lopoukhoff il restait toujours
d'avantage près du divan de son camarade. Tout cela
fut arrangé si méthodiquement qu'on ne pouvait même
pas s'apercevoir du changement. -

Kirsanoff avait des empêchements; non seulement il


ne les mettait pas en avant; mais au contraire, il re
gretait (rarement, ragreter trop souvent n'eut pas été
convenable) que ces empêchements se présentassent. Et
ces empêchements étaient tellements naturels, tellement
inévitables, que bien souvent les Lopoukhoff eux mêmes
l'eloignaient, en lui rappelant, qu'il avait oublié sa pro
messe d'être ce soir-là chez lui, que tel ou tel l'y at
Ou qu'il oubliait, que si ce jour-là il n'allait
tendait.......
pas chez un tel, celui-ci s'offenserait, ou qu'il oubliait
que pour le lendemain matin il lui restait pour quatre
heures de travail, au moins; est-ce qu'il avait envie de
ne pas dormir de la nuit ? — Il était déjà 10 heures ,
trève aux bavardages, il était temps de se mettre au
travail. On raffracchissait ainsi la mémoire de Kirsanoff,
mais il n'écoutait pas toujours. Il n'allait pas chez cette
connaissance, on se facherait si on voulait. Le travail
pouvait attendre; il avait du temps, et il voulait rester
jusqu'à la fin de la soirée. Mais , les empêchements se
n)ultipliaient toujours; et les occupations savantes le
pressaient toujours de plus en plus et lui envelaient ses
278 . -

soirées, l'une après l'autre, — que le diable emporte,


s'écriait-il quelquefois, les occupations savantes ! Il se
trouvait un nombre de plus en plus grand d'individus
qui lui jetaient leur connaissance à la tête. La facilité
avec laquelle le faisait ces individus était véritablement
étonnanté, disait-il aussi quelquefois et en passant. C'est
à lui que cela paraît ainsi, mais les Lopoukhoff voient
parfaitement qu'il acquiert de la réputation et que c'est
pourquoi une quantité toujours croissante d'hommes à
besoin de lui. Il ne doit pas non plus negliger, il a tort
de se laisser aller comme cela. Qu'y faire ? il est devenu
tout-à-fait paresseux pendant ces derniers mois, et il
ne peut pas se mettre au travail. Mais il le faut, mon
cher Alexandre. — Il est temps, Alexandre Matvéitch !
— lui dit on souvent. La manoeuvre était difflcile. Il
fallait traîner pendant de longues semaines ce tour à
gauche et l'exécuter ce tour avec la lenteur et la ré
gularité d'une aiguille d'horloge, que vous ne pouvez
voir se mouvoir avec quelque attention que vous la re
gardiez, elle fait néanmoins son affaire, à la dérobée,
elle s'éloigne de plus en plus de sa position primitive.
Aussi quel plaisir Kirsanoff trouvait-il, comme théoricien,
dans la contemplation de son habileté pratique ! Les
égoïstes et les materialistes, ne font rien que pour leur
propre plaisir. Kirsanoff, lui aussi, pouvait, la main sur
la conscience, dire qu'il agissait pour son propre plaisir,
et il se réjoussait de son habilété et de la décision,
Un mois passa de cette manière, et si quelqu'un avait
examiné les choses. il aurait trouvé que dans le courant
de ce mois, son intimité avec les Lopoukhoff ne s'etait
pas amoindrie du tout, mais que le temps qu'il passait
avec eux, était devenu quatre fois moindre, et la partie de
temps qu'il passait avec Véra Pavlovna était diminuée de
moitié. Un mois encore et l'amitié étant restée la même,
les entrevues seront très-rares et le tour sera joué.
279

Lopoukhoff qui voit très-clair — ne remarque-t-il rien?


— Non, rien.
— Et Véra Pavlovna ? ne remarque-t-elle rien non
plus ? Pas même en elle même. Mais voici qu'elle a un
SOnge e"

XVIII.

Le troisième songe de Véra Pavlovna.

Voici le rêve de Véra Pavlovna :


Après avoir pris le thé et causé avec « le chéri » elle
vint dans sa chambre et s'y coucha tout habillée pour
un moment, non pour dormir, c'était trop tôt, il n'était
encore qu'huit heures et demie, mais pour lire seulement.
La voilà lisant sur son lit. Seulement le livre lui tombe
des mains. Elle réfléchit et se dit : Pourquoi l'ennui me
prend-il parfois dans ces derniers temps, ou plutôt ce
n'est pas de l'ennui c'est quelque chose qui y ressemble ?
Je me suis simplement rappelé, que je voulais aller ce
soir à l'opéra. Mais ce Kirsanoff est si inattentif! Il
est allé trop tard pour prendre les billets. Il devrait
pourtant savoir que lorsque la Bosio chante, on ne sau
rait dés ll heures obtenir des billets à 2 roubles piece.
Peut-on accuser Kirsanoff? Il a dû travailler jusqu'à
5 heures, j'en suis sûre bien qu'il ne l'ait pas avoué.....
Mais c'est tout de même sa faute. Non, à l'avenir je
prierai plutôt mon «chéri » de prendre les billets, et
j'irai avec lui à l'opéra : le « chéri » ne me laissera pas
sans billets, quant à m'accompagner, il en sera toujours
bien aise, il est si gentil mon « chéri ». Maintenant, grâce à
ce Kirsanoffj'ai laissé échapper « La Traviata » — c'est af
freux ! J'aurais été chaque soir à l'opéra, s'il y avait eu opéra
chaque soir. — Si mauvaise que soit la pièce, pourvu
que le rôle principal soit rempli par la Bosio. Si j'avais
280 * |. • -

une voix semblable à celle de la Bosio, je chanterais


toute la journée. Si je faisais sa connaissance ? Comment
le ferai-je ? Cet officier d'artillerie est bien avec Tam
berlick, ne pourrait-on par se servir de son intermé
diaire ? Ce n'est pas possible. Mais quelle drôle d'idée !
A quoi bon faire la connaissance de la Bosio? est-ce
qu'elle chantera pour moi ? ne doit-elle pas soigner sa
Voix.
« Mais quand la Bosio a-t-elle eu le temps d'apprendre
le russe ? Et de le prononcer si bien : Où a-t-elle deterré
ces vers si licencieux? Elle a probablement appris le russe
dans la même grammaire que moi : on y cite ces vers,
comme exemple de ponctuation, ce qui est très-sot.
Si au moins ces vers, n'étaient pas si licencieux; mais
il n'y a pas lieu à songer aux vers, il faut écouter
comment elle chante ».
") .
Consacre à l'amOur
Ton heureuse jeunesse,
Et cherche nuit et jour
-- ' L'heure de l'ivresse.

-- « Que ces paroles sont drôles ! » Mais quelle voix et


quel sentiment! Oui, sa voix s'est beaucoup améliorée,
elle est maintenant admirable. Comment la Bosio a-t-elle
pu en arriver là. Je ne savais comment faire sa con
naissance et la voilà qui est venue elle même me faire
visite. Comment a-t-elle pu apprendre mon desir ?
— Tu m'appelles depuis longtemps, dit la Bosio, en
IºUlSSe.

— Moi ? Comment aurais-je pu le faire, quand je te


suis inconnue ? N'importe, je suis heureuse, très-heu
reuse de te voir.
Véra Pavlovna ouvre ses rideaux pour tendre la main
à la Bosio, mais la chanteuse se met à rire : ce n'est
281

point la Bosio. mais plutot la De-Merick jouant la bohé


mienne dans le « Rigoletto ». Seulement si la gaieté du
rire est de la De-Merick, la voix est bien de la Bosio,
on se retire brusquement et on se cache derrière le
rideau. Quel dommage !
— Sais-tu, pourquoi je suis venue ? dit l'apparition en
riant, comme si c'était la De-Merick, mais c'était bien
la Bosio.
— Mais qui es-tu ? Tu n'es pas la De-Merick ?
— Non.
— Tu es donc la Bosio ?
Nouveau rire. — Tu reconnais vite, mais nous devons
maintenant nous occuper de l'affaire, pour Iaquelle je
suis venue. Je veux lire ton journal avec toi.
— Je n'ai point de journal, je ne l'ai jamais tenu.
— Regarde pourtant, qu'y a-t-il là sur la petite table ?
Véra Pavlovna regarde : sur la petite table près du
lit se trouve un caiher avec l'inscription : Journal de
V. L. D'où ce cahier est-il venu ? Véra Pavlovna le
prend, l'ouvre — le cahier est écrit de sa main : mais
quand ?
— Lis la dernière page, dit Bosio.
Véra Pavlovna lit : « Il m'arrive de nouveau de rester
seule des soirées entières. Mais ça ne fait rien : j'y suis
habituée ».
— Est-ce tout ? dit la Bosio.
— TOut.
— Non, tu ne lis pas tout. Tu ne me tromperas pas,
Et ceci, qu'est-ce ?
Véra Pavlovna voit s'allonger une main — que cette
main est bellel non, cette main merveilleuse n'est pas
de la Bosio, et comment cette main a-t-elle traversé
les rideaux sans les ouVrir. La main touche la page ; à
son contact ressortent de nouvelles lignes qui n'y étaient
pas auparavant. « Lis ».
282

Véra Pavlovna ressent un serrement de cœur ; elle


n'a pas encore regardé ces lignes; elle ne sait ce qu'elles
contiennent, pourtant son cœur se serre. Elle ne veut
pas lire.
+
— Lis, répète l'apparition.
Véra Pavlovna lit: « Non, maintenant je m'ennuie
seule. C'est autrefois que je ne m'ennuyais pas. Pourquoi
autrefois ne m'ennuyais-je pas, et pourquoi m'ennuié-je
à présent? » -

— Tourne une page en arrière.


Véra Pavlovna tourne la page : « L'été de cette an
née-ci » (qui est-ce qui écrit son journal de cette ma
nière ? se dit Véra Pavlovna ; il aurait fallu écrire :
1855, juin ou jouillet, et mettre la date). « L'été de cette
année-ci. Nous allons, comme d'habitude hors de la ville,
aux îles. Pour cette fois-ci le chéri nous accompagne :
que j'en suis contente ». (Ah, c'est le mois d'août, —
quelle quantième ? le 15 ou le 12? oui, oui, vers le 15,
c'est après cette promenade que mon pauvre chéri est
tombé malade, pense Véra Pavlovna).
— Est-ce tout ?
— Tout.
— Non, tu ne lis pas tout. Et ceci, qu'est-ce ! (Et la
main merveilleuse s'allonge de nouveau et de nouvelles
lignes apparaissent encore).
Véra Pavlovna lit sans le vouloir : « Pourquoi, mon
· chéri, ne nous y accompagne pas plus souvent ? »
-- Tourne encore une page.
« Mon chéri est tellement occupé, et c'est toujours
pour moi, toujours pour moi qu'il travaille, mon chéri ».
(Voilà bien la réponse, pense avec joie Véra Pavlovna.
- Tourne une page encore.
« Que ces étudiants sont honnêtes et nobles, comme
ils estiment mon chéri. Et moi, je suis gaie avec eux :
avec eux je suis comme avec des frères, tout-à-fait
sans façon.
283
— Est-ce tout ?
— TOut.

— Non, lis plus loin (et pour la troisième fois s'al


longe la main faisant ressortir de nouvelles lignes) Véra
Pavlovna lit à son insu : « Le 16 août » (c'est-à-dire
le lendemain de la promenade aux îles, elle a eu lieu
donc bien le 15, pense-t-il) « Le chéri pendant tout le
temps de la promenade a causé avec ce Rakhmetoff,
le rigoriste, comme ils l'appelent par plaisanterie, et
avec ses autres camarades.
» A peine a-t-il passé un quart d'heure près de moi »
(Ce n'est pas vrai, c'est plus d'une demi-heure; plus
d'un demi-heure, j'en suis sûre, pense-t-elle sans comp
ter le temps, où nous étions à côté l'un de l'autre dans
le bâteau). « Le 17 août. Hier pendant toute la soirée
nous avons eu les étudiants »; (oui, c'est la veille de
la journé où le chéri tomba malade). « Le chéri avait
causé avec eux toute la soirée. Pourquoi leur consa
cre-t-il tant de temps, et à moi si peu. Il ne travaille pas
tout le temps; il dit du reste lui-même, que sans repos
le travail est impossible, qu'il se repose beaucoup, qu'il
refléchit sur quelque donnée particulière pour se reposer,
mais pourquoi médite-t-il seul, sans moi ? »
— Tourne une feuille encore.
« Au mois de juillet de cette année nous avons eu
les étudiants, comme d'habitude deux fois ; j'ai beaucoup
joué avec eux, j'étais si gaie. Demain ou après demain
ils viendront de nouveau, de nouveau je serai gaie ».
— Est-ce tout ?
— Tout.
— Non, lis plus loin (la main reparaît de nouvelles
lignes surgissent à son contact). Véra Pavlovna lit
encore à son insu :
« Commencement de l'année surtout à partir de la fin
du printemps. Oui, c'est autrefois que j'était gaie avec
284 - -

ces étudiants, mais j'étais gaie et voilà tout. Maintenant


je me dis souvent : ce sont-là des jeux d'enfants, ils me
paraîtront probablement amusants pendant longtemps
encore et même quand je serai vieille. Quand il ne sera
plus de mon âge d'y prendre part; je contemplerai les
jeux de la jeunesse qui me rappeleront mon enfance.
Mais même à présent je considère ces étudiants comme
des frères cadets et je ne voudrais pas toujours me
transformer en Vérotchka joueuse, lorsque je veux me
reposer des sérieuses pensées et du travail. Je suis déjà
Véra Pavlovna; s'amuser comme Vérotchka est agréable
de temps à autre, mais pas toujours. Véra Pavlovna
voudrait des distractions qui lui permettraient de rester
Véra Pavlovna. Des distractions avec des égaux en
développement ».
— Tourne encore quelques pages en arrière.
« Je me suis renduechez Julie pour lui demander des
commandes. Elle ne nous a pas laissé partir sans dé
jeuner, elle a fait apporter du champagne et m'a forcée
d'en prendre deux Verres. Nous nous sommes mises à
chanter, courir, crier, lutter. J'étais si gaie ! Le chéri
nous regardait et riait ». - -

- Est-ce bien tout, dit l'apparition et allonge encore


la main, ce qui produit toujours le même résultat : l'ap
parition de nouvelles lignes.
Véra Pavlovna lit : \.

« Le chéri ne faisait que regarder et rire. Pourquoi


ne jouait-il pas avec nous ? C'eut été encore plus gai.
S'y serait-il pris gauchement ? Pas du tout. Mais c'est
son caractère. Il se borne à ne rien empêcher, il ap
prouve, se réjouit et voilà tout ».
— Tourne une page en avant.
« Ce soir, nous étions, moi et mon chéri, pour la
première fois après notre mariage chez mes parents.
Il m'était si pénible de revoir cet intérieur qui m'op
285

pressait et m'étouffait avant mon mariage. Qh ! mon


chéri ! De quelle vie hideuse il m'a délivrée ! Cette nuit
là j'ai eu un songe horrible : j'ai vu maman me reprocher
d'être ingrate, il me semblait que c'était la vérité et
cette conviction me faisait gémir. Mon chéri, ayant en
tendu mes gémissement, accourut ; quand il entra dans
ma chambre, je chantais (tout en dormant encore), la
présence de la belle, que j'aime tant, m'avait soulagée.
Mon chéri voulut m'habiller. J'étais bien honteuse. Mais
il est si reservé, il ne fit que baiser mon épaule ».
— Est-ce bien tout ce qui est écrit ? tu ne me trom
peras pas, lis.... De nouveau sous la main fatale d'autres
caractères surgirent, et Véra Pavlovna les lit toujours
à son insu :
« Et comme si cela était offensant ».
— Tourne quelques pages en arrière.
« Aujourd'hui j'attendais mon ami D. sur le boulevard,
auprès du Pont Neuf: c'est-là que vit la dame chez
laquelle je voulais être gouvernante. Mais elle ne l'a
pas voulu y donner son consentement. Moi et D. nous
revinrent à la maison très-affligés. Retirée dans ma
chambre avant le dîner, j'eus tout le temps de penser
qu'il vaudrait mieux mourir que vivre, comme j'avais
vecu. Tout-à-coup à dîner D. me dit : « Véra Pavlovna,
buvons à la santé de ma fiancée et de votre fiancé ». J'ai
à peine pu retenir mes larmes pour ne pas pleurer de
joie devant tout le monde pour cette délivrance si inat- .
tendue. Après le dîner, nous avons longtemps causé avec
D., sur la manière, dont nous vivrons. Comme je l'aime :
il me fait quitter la cave ».
· — Lis, lis tout.
— Il n'y a plus rien. »

— Regarde. (La main s'allongea).


— Je ne veux pas lire, dit Véra Pavlovna, saisie de
la frayeur; elle n'a pas encore bien vu ce que ces nou
Velles lignes contiennent, mais elle a déjà peur.
286
— Je te l'ordonne : lis !
Véra Pavlovna lit :
« Est-ce que vraiment je l'aime parce qu'il m'a délivrée
de la cave ? Non, ce n'est pas lui que j'aime, mais ma
délivrance ?
— Tourne en arrière encore, lis la première page.....
« Aujourd'hui l'anniversaire de ma naissance, j'ai pour
la première fois parlé avec D. et l'ai pris en affection.
Je n'ai encore entendu de personne des paroles si nobles
et si fortifiantes. Comme il sympathise avec tout ce qui
en est digne, comme il veut secourir tout ce qui demande
d'être secouru ! Comme il est sûr que le bonheur des
hommes est possible, que cela doit arriver un jour ; que
la méchanceté et la douleur ne sont pas éternels, qu'une
nouvelle vie, une vie limpide vient au devant de nous
à pas accelérés. Comme mon cœur battait de joie lorsque
j'entendais ces choses d'un homme savant et sérieux:
elles confirmaient mes propres pensées... Qu'il était bon,
lorsqu'il parlait de nous, pauvres femmes. Toute femme
aimerait un tel homme. Qu'il est sage, noble et bon ! »
- Parfaitement, tourne encore, jusqu'à la dernière
page.
— Mais cette page-ci j'ai déjà lu. -

- Non, ce n'est pas encore la dernière. Tourne encore


une feuille. - -

— Mais sur cette feuille-ci il n'y a rien.


— Lis, lis! ne vois-tu pas, c'est écrit tant. — Et le
contact de la main fait ressortir des lignes qui n'y
étaient pas d'abord.
Véra Pavlovna frissonna :
- Je ne veux pas lire, je ne le puis pas. .
— Je te l'ordonne. Tu dois.
- Je ne veux, ni ne puis.
- Eh bien, je lirai ce que tu y as écrit, — écoute
donc : -
287

« Il a une âme noble, il est mon libérateur. Mais un


caractère noble inspire l'estime, la confiance, la dispo
sition d'agir de concert : l'amitié; le libérateur est re
compensé par la reconnaissance, le dévoûment, et voilà
tout. Sa nature est, peut-être, plus ardente, que la
mienne. Ses caresses sont passionnées. Mais il a un
autre besoin, il a besoin d'une caresse douce et lente,
il a besoin de sommeiller agréablement dans le tendre
sentiment. Sait-il tout cela ? Nos natures, nos besoins
sont-ils analogues? Il est prêt à mourir pour moi, et
moi pour lui. Mais est-ce que cela suffit ? Est-ce de ma
pensée qu'il vit ? Est-ce de la sienne que je vis ? Est-ce
que je l'aime autant que j'aurais besoin d'aimer ? D'a
bord, je ne connaissais pas ce besoin d'un sentiment
doux et tendre, — non, mon sentiment pour lui n'est
paS.... ». - -

— Je ne veux plus entendre ! et Véra Pavlovna rejette


avec indignation le journal. — Méchante femme, pour
quoi es-tu ici ? Je ne t'ai pas appelé, va-t-en !
L'apparition rit, mais d'une rire doux et bon.
— Non, tu ne l'aime pas; ces paroles sont écrites de
ta propre main. - - A.

— Sois maudite ! Véra Pavlovna se reveilla à cette


exclamation et n'eut pas plutôt repris possession d'elle
même, qu'elle se leva et courut.
— Mon chéri, embrasse-moi, defends-moi! J'ai fait un
rêve effroyable ! Elle se serre contre son mari : -- mon
chéri, caresse-moi, sois tendre avec moi, défends-moi!
— Qu'as-tu, Vérotchka? — Tu es toute tremblante .
dit Lopoukhoff en l'embrassant. — Tes joues sont mouil
lées de larmes ton front est couvert d'une sueur froide.
Tu as marché pied nu sur le parquet je vais baiser tes
pieds pour les rechauffer.
— Oui, caresse-moi, sauve-moi! j'ai eu songe horrible,
j'ai rêvé que je ne t'aimais pas.
º
"

288

— Mais, chère amie, qui aimes tu donc si ce n'est -


moi ? C'est-là un songe bien étrange !
— Oui, je t'aime, caresse-moi seulement, embrasse
moi, je t'aime et c'est-toi que je veux aimer.
Elle l'embrassait avec force, elle se serrait toute contre
lui, et calmée par ses caresser, elle s'endormit douce
ment, en l'embrassant. -

XIX.

Ce matin, Dmitry Serguéitch n'a pas à appeler sa


femme pour prendre le thé: elle est-là se serrant contre lui;
elle dort encore ; il la regarde et pense: « qu'a-t-elle ?
qu'est-ce qui l'a effrayé ? que signifie ce songe ? »
— Reste ici, Vérotchka, je vais apporter le thé; ne
te lève pas, ma chérie, je vais te apporter ton eau de
toilette pour que tu n'aies pas à te déranger pour te
laver. -

— Oui, je ne me leverai pas, je resterai encore


couchée, je suis si bien ici : que tu es bon mon chéri, et que
je t'aime. Me voilà lavée ; maitenant, apporte-muoi le thé;
non, embrasse-moi d'abord.
Et Véra Pavlovna tenait longtemps son mari dans
ses bras. - Ah, mon chéri, que je suis étrangel Comme.
je suis accourue près de toi. Que pensera maintenant
Macha? Nous lui cacherons cela. Apporte-moi mes vê
tements ici. Caresse-moi, mon chéri, caresse-moi, je
veut t'aimer, j'ai besoin d'aimerl Je veux t'aimer, comme
je ne t'ai pas encore aimé ! -

La chambre de Véra Pavlovna reste vide. Véra Pav


lovna, ne se cache plus de Macha et, s'est complétement
établie dans la chambre de son mari. Comme il est tendre.
289

Comme il est caresant, mon chéri! Et j'ai pu m'ima


giner que je ne t'aimais pas ? Que je suis étrange !
— Maintenant que tu es calmée, raconte-moi ton
rêve d'avant hier.
— Oh! ces bêtises ! j'ai vu seulement, je te l'ai déjà dit,
que tu étais peu démonstratif. Maintenant je suis bien
contente. Pourquoi n'avions non pas toujours vécu ainsi ?
je n'aurais vu le rêve, que je ne veux plus me rappeler !
- Mais sans ce rêve nous ne vivrions pas comme
nous vivons à présent.
— C'est vrai; je lui suis très-reconnaissante, à cette
mauvaise femme : elle n'est pas mauvaie, elle est bonne.
- Qui « elle ? » Outre la beauté d'autrefois, tu as encore
une nouvelle amie ? -

| — Oui, encore une nouvelle. J'ai vu venir chez moi


une femme, qui avait une voix enchantereuse, plus
encore que celle de la Bosio, mais quelles mains ! Oh
quelle beauté admirable. C'est seulement la main que
j'ai Vue : elle même, elle se cachait derrière les rideaux,
- j'ai rêvé que mon lit (je l'ai abandonné parce que
c'est-là que j'ai rêvé ainsi) avait des rideaux et que
la femme se cachait derrière, mais quelle admirable main,
mon chéri ! et elle chantait l'amour et me disait ce que
c'est que l'amour, maintenant je l'ai comprise. Que
j'était sotte ; je ne comprenais pas, je n'etais qu'une fil
lette, une sotte fillette ! -;

— Toute chose a son temps, mon ange. COmme nOus


vivions auparavant, c'était de l'amour ; comme nous
vivons à présent c'est de l'amour : les uns ont besoin de
l'une, les autres de l'autre; d'abord, le premier te suffi
sait; à présent tu as besoin du second. Tu es devénue
femme, mon chère amie, et ce dont tu n'as pas eu d'abord
besoin, t'es devenu maintenant nécéssaire.

19 •
290

Deux semaines se passent. Véra Pavlovna se dor


lote. Dans sa cambre , elle n'y reste maintenant
que quand son mari n'est pas à la maison, ou quand
il travaille, — mais non, même quand il travaille, elle
reste dans son cabinet, excepté quand le travail de
Dmitry Serguéitch exige toute son attentions. Mais de
tels travaux sont rares, et bien souvent les travaux
scientifique sont purement mecaniques; ainsi les trois :
quarts de temps, Lopoukhoff voyait-il sa femme à côté
de lui. Il ne leur manquait qu'un chose ; il fallait acheter
un autre divan, un peu plus petit que celui du mari.
Ce fut fait, et Véra Pavlovna se dorlote après le dîner
sur son petit divan, auprès du quel son mari, assis devant
elle et le contemplant. , •

— Mon cher ami, pourquoi baises-tu mes mains ? je


n'aime pas cela. - -

— Vraiment ? j'ai tout-à-fait oublié que je t'offense,


et d'ailleurs qu'importe, je le ferai tout de même.
— Tu me délivres pour la seconde fois, mon chéri :
tu m'as sauvée de méchantes gens, tu m'as sauvée de
moi même ! Caresse-moi, mOn cher ami, caresse-moi!

Un mois se passe. Véra Pavlovna se dorlote encore


volontiers. Il vient s'asseoir près d'elle sur le divan,
elle se jette dans ses bras, mais elle devient pensive ;
il l'embrasse, elle est toujours pensive et ses larmes sont
prêtes à couler. -

— Vérotchka, chère Vérotchka, pourquoi es-tu


pensive ?
Véra Pavlovna pleure et ne dis mot. Non, elle ne
pleure plus, elle essuie ses larmes. Non, ne m'embrasse
pas, mon cher ami ! C'est assez. Je te remercie.
Et ſelle regarde d'un œil si doux et si sincère: je te
remercie, tu es si bon pour moi.
291

— « Bon », Vérotchka? que veux-tu dire ?


— Bon, oui mon cher ami, tu es bon !

Deux jours se passèrent. Un après dîner Véra Pav


lovna était étendue pensive sur son lit. Son mari était
auprès d'elle, la tenait dans ses bras, et paraissait éga
lement pensif.
« Non ce n'est pas ça. Il me manque cela ».
« Qu'il est bon, et que je suis ingrate ! » pense Véra
Pavlovna. Voilà ce qu'ils pensent.
Elle dit : d'un ton simple et sans tristesse. Va chez
toi, mon cher ami, occupe-toi, ou repose-toi.
— Pourquoi me chasses-tu, Vérotchka ? est-ce que je
ne suis pas bien ici. Il veut et peut dire ces paroles
d'un ton simple et dégogé gai.
– Non, va, mon cher ami, Tu fait tant pOur moi. Va
repose-toi.
Il l'embrasse et elle oubliée ses pensées et elle respire
de nouveau tout-à-fait librement et comme si rien ne
l'attristait.
— Je te remercie, mon cher ami, dit-elle.

* --

Et Kirsanoff est tout-à-fait heureux. Un peu difficile


à soutenir avait été la lutte, aussi combien de conten
tement intérieur lui procurait le triomphe et ce con
tentement se prolongera, sa poitrine en sera rechauffée
pensant longtemps, pendant toute sa vie. Il est honnête.
Il les a rapprochés l'un de de l'autre, Oui, en effet il
les a rapprochés. Kirsanoff sur son divan fumait et
pensait : « Sois honnête, c'est-à-dire, calculateur, ne
te trompes pas dans le calcul, rappele-toi que la somme,
292 ".

est plus grande que chacune de ses parties, c'est-à


dire, que ta nature humaine est plus forte, qu'elle t'im
porte plus que chacune de tes aspirations, prise sé
parément ;, préfère donc ses intérêts aux intérêts de
celui de chacune de tes aspirations spéciales, s'il leur
arrive d'être en contradiction, avec elle tout cela se
definit simplement : sois honnête et tout ira bien. Une
seule règle d'une grande simplicité, voilà toutes les pre
scriptions de la science, voilà tout le code de la vie
heureuse. Oui, heureux. ceux qui ont la facolté de com
prendre cette simple règle. Moi, je sui assez heureux
sous ce rapport. Je dois sans doute beaucoup, plus au
developpement intellectuel qu'à la nature. Mais avec
le temps cela se transformera en une règle générale,
inspirée par l'éducation et par le milieu. Oui, tout le
monde vivra alors aisement, comme maintenant moi,
par exemple. Oui, je suis content. Cependant il faut
aller les voir, je n'y suis pas allé depuis trois semaines.
Il est temps d'y retourner bien que cela ne me soit
plus agréable. Mais ne vaudrait-il mieux ajourner à
un mois ? C'est cela. La certaite est executée, on ne
remarquera pas maintenant si c'est depuis trois semaines,
ou depuis trois mois que je ne suis pas venu chez eux.
Il est bien agréable de penser de loin aux hommes,
envers qui on avait agi honnêtement. Je me repose
sur mes lauriers. 4,

Trois jours après Lopoukhoff entra après le dîner,


dans la chambre de sa femme, pris sa Vérotchka dans
ses bras et l'emporta chez lui sur le petit divan.
- Repose-toi ici, mon amie, et il'se mit à la con
templer. Elle commença à somméiller tout en souriant;
il s'assit et se mit à lire, Elle entrouvre les paupières
et pense :
293
« Comme sa chambre est modestement meublée ! il
n'y a que le nécessaire. Non, lui aussi a ses caprices.
Voilà une enorme caisse de cigares, dont je lui ai fait
cadeau l'année dernière, elle n'est pas encore entamée.
Le cigare, c'est son unique caprice, son unique objet de
luxe. Non, voilà encore un objet de luxe: la photogra
phie de ce vieillard. Quel noble visage a ce vieillard, quel
mélange de bonté et de perspicacité dans ces yeux,
dans tout l'expression du visage! Combien d'embarras a
eu Dmitry pour se procurer cette photographie : les
portraits d'Owen sont excessivement rares. Il lui avait
écrit trois lettres, deux d'entre ceux qui avaient pris
ces lettres ne trouvèrent pas le vieillard, le troisième
le trouva et dut beaucoup tourturer le vieillard pour .
obtenir une bonne photographie et comme Dmitry était
heureux quand il la reçut avec une lettre du « saint vieil
lard » comme il l'appelle, dans laquelle Owen me loude
d'après les récits de Dmitry. Et voilà encore un objet de
luxe : mon portrait. Pendant six mois li économisait pour
pouvoir inviter un bon peintre. Comme ils m'ont tor
turé avec ce jeune peintre. Deux portraits et c'est tout.
Acheter des gravures et des photographies, semblables
aux mienne, ne serait pas si cher ? Des fleurs, il n'en a pas
non plus, et moi j'en ai tant dans ma chambre. Pourquoi
' n'a-t-il a pas besoin de fleurs tandis que j'en ai besoin ?
Est-ce parceque je suis femme ? Quelles bêtises ! Ou c'est
parce que c'est un homme serieux et savant ? Mais voilà
Kirsanoff, il a des gravures et des fleurs bien que ce
soit aussi un homme sérieux et savant. -

Et pourquoi lui est-il ennuyeux de me consacrer


beaucoup de temps ?
Je sais bien que cela lui coûte beaucoup d'efforts. Est-ce
parce que c'est un homme sérieux et savant ?
Mais voilà Kirsanoff...... Non, non il est bon, très-bon,
il a tout fait, il est prêt à tout faire pour moi. Qui
294

peut m'aimer autant que lui ? Moi aussi, je l'aime, et


je suis prête à tout faire pour lui........
>

— Tu ne sommeilles donc plus, chère Vérotchka? A

— Mon chéri, porquoi n'as-tu pas des fleurs dans ta


chambre ? -

— Soit, mon amie, je n'aurai dès demain, c'est en


effet très-agréable. |

— Que te manque-t-il encore ? Ah ! achête-toi donc des


. photographies ou plutôt acheterai des fleurs et des
photographies. -

— Alors elles me seront doublement agréables. Mais,


Vérotchka tu étais pensive, tu pensais a ton rêve.
Permets-moi de te prier de me raconter avec plus de
détails ce songe qui t'a tant effrayée ?
— Je n'y pense plus : il m'est trop pénible de me le
rappeler.
— Mais, peut-être, Vérotchka, me serait-il utile de
le connaître.
— Soit, mon cher ami. Et Vérotchka raconta son
rêve. - -

— Pardonne-moi, mon amie, si je te fais encore une


question : est-ce tout que tu as vu? -

— Si ce n'était pas tout, ne te l'aurais-je pas dit,


et d'ailleurs ne t'en ai-je parlé cette nuit-là même ?
Cela fut dit d'une manière si sincère et si simple, que
Lopoukhoff en ressentit une emotion inéfable et douce,
un de ces éblouissements de bonheur qu'on n'oublie
jamais. -

Quel dommage que si peu, de maris puissent connaître


ce sentiment ! Toutes les joies de l'amour heureux sont
nulles devant ce semtinent; il remplit pour toujours du
contentement le plus pur de la fierté la plus sainte, le
cœur de l'homme. -
Dans les paroles de Véra Pavlovna, dites avec une
certaine tristesse, se faisait entendre un reproche, mais
295

le sens du reproche était : mon ami, est-ce que tu ne


sais pas que tu avais merité toute ma confiance. Étant
donné l'état de leurs relations mutuelle, la femme doit
cacher à son mari les mouvements secrets de son cœur,
mais à toi, mon cher ami, je n'ai rien à te cacher, mon
cœur est ouvert devant toi comme devant moi même.
C'est-là une très-grande récompense pour un mari,
récompense qui n'est achetée que par une haute dignité
morale; et quiconque l'a mérité a le droit de se con
siderer comme un homme irreprochable, être sûr que
sa confiance est pure et le sera toujours, que la vail
lance et le calme me lui manqueront jamais dans quel
que situation qu'il se trouve et que la destinée n'a
presque pas de prise sur la paix de son âme. Nous
connaissons assez Lopoukhoff pour, savoir qu'il n'est pas
sentimental, mais il fut si touché par ces paroles de
sa femme, que son visage s'empourpra d'émotions.
— Vérotchka, mon ami, tu m'as fait un reproche, —
sa voix tremblait pour la seconde, et dernière fois
de sa vie; la première fois sa voix avait tremblé de
doute, maintenant elle tremblait de joie: — tu m'as fait
un reproche, mais ce reproche m'est plus cher que tou
tes les paroles d'amour. Je t'ai offensée par une question ;
mais, je suis heureux de m'être attiré un pareil re
proche ! Regarde ; des larmes à mes yeux, depuis l'en
fance, ce sont de premières larmes dans ma vie !
Pendant toute la soirée, il eut les yeux attachés sur
elle. Elle ne se dit pas une seule fois pendant toute
cette soirée qu'il s'éfforçait d'être tendre et cette soirée
fut une de plus joyeuses qu'elle eut encor epassée.
Dans quelques années elle aura des journées, des se
maines, des années semblables, cela aura lieu, quand
ses enfants auront grandi, et quand elle les verra
hommes dignes de bonheur et heureux. Cette joie-là
est audessus de toutes les autres joies personnelles ;
296

ce, qui est dans toute autre, joie personnelle, une rare
et passagère intensité est ici le niveau ordinaire de
tous les jours sans distinction. . Mais ceci est encore
dans l'avenir pour Véra Pavlovna. '

XX.

Lorsque elle se fut endormie sur ses genoux , et


qu'il la mit sur son petit divan, Lopoukhoff concentra
ses pensées sur ce rêve. Pour lui il ne s'agissait pas
de savoir si elle l'aimait ou non ; c'était son affaire à
elle, et en ceci elle n'était pas plus maîtresse qu'il n'était
maître. Ce point devait s'eclaircir de lui même, on ne
devait y songer qu'à loisir, maintenant le temps le pres
sait, et son affaire était d'analyser les causes de ce pres
Sentiment.
D'abord *il restait longtemps sans rien pouvoir dé
couvrir. Il voyait bien depuis quelques jours, qu'il ne
pourrait conserver son amour. Perte pénible, mais que
faire ? S'il pouvait changer son caractère, acquérir cette
inclination pour la douce tendresse, que la nature de
sa femme demandait, alors ce serait certainement une
autre affaire. Mais il voyait que c'était-là une ten
tative vaine. Si l'inclination n'est pas donnée par la
nature ou developpée par la vie independemment des
intentions de l'homme même, on ne saurait la créer par
l'effort de sa volonté ; or sans l'inclination rien ne se
fait comme il faudrait. Donc, la question était résolue
pour lui. C'était-là aussi le problème des revêries pré
cedentes. Maintenant, après avoir médité sur sa propre
situation (en sa qualité d'égoïste pensant tout d'abord
a soi, et ne pensant aux autres qu'en second lieu) il
pouvait aborder l'affaire d'autrui, c'est-à-dire, de sa
femme : Que pourrait-il faire pour elle ? Elle ne comprend
pas encore ce qui se passe en elle, elle n'a pas encore tant
297

vécu que lui par le cœur et c'était tout naturel : elle


est de quatre ans plus jeune — or quatre ans dans le
- jeune âge, cela fait beaucoup. — Ne pourrait-il, comme
plus experimenté, remonter aux cause de ce songe.
Bientôt dans la tête de Lopoukhoff surgit cette sup
position : la cause de ses pensées doit se trouver dans
la circonstance, de laquelle était venu son rêve. Il doit
se trouver une liaison quelconque entre la cause de son
rêve et son contenu. Elle dit qu'elle s'ennuyait parce
qu'elle n'était pas allée à l'opéra. Voyons.
Lopoukhoff se mit à examiner sa manière de vivre et
celle de sa femme, et le jour vint dans son esprit. La
plupart du temps qu'ils n'avaient rien à faire elle re
stait comme lui, dans la solitude. Puis il y avait eu un
changement : elle avait eu des distractions. Maintenant
la vie sévère était revenue. Cette vie sévère, elle ne l'a
- pas pue accepter avec indifférence; car cela n'est pas
de sa nature pas plus du reste que dans la nature de
l'énorme majorité des hommes. Il n'y a là rien d'extraor
dinaire. Maintenant il n'est plus loin de supposer que
le mot de l'enigme est dans son rapprochement avec Kir
sanoff, rapprochement suivi de la retraite de celui-ci.
Mais pourquoi Kirsanoff s'est-il retiré ? La cause ne
semble que trop naturelle : manque de temps, trop d'oc
cupations. Mais on ne saurait tromper par toutes les ruses
possibles un homme honnête, intelligent, ayant l'expérience
de la vie, surtout sachant utiliser la théorie à laquelle
se tenait Lopoukhoff. Il peut se tromper lui même faute
d'attention, il peut ne pas bien observer les faits : il en
fut ainsi de Lopoukhoff qui se tromper sur les motifs,
de la première retraite de Kirsanoff, parce qu'alors, pour
dire vrai, il n'avait aucun intérêt, et partant envie, de
rechercher attentivément les causes de cette retraite ;
il ne lui importait de savoir que ceci : à qui était la faute
dans la rupture de l'amitié, n'était-ce pas à lui ? il était

298 *

évident que non; donc, il n'y avait pas lieu à y songer;


il n'était ni le menin de Kirsanoff ni un pédagogue
chargé de conduire les hommes dans le droit chemin.
Kirsanoff comprenait les choses aussi bien , que lui. En .
quoi sa conduite le regardait-il ? Dans ses relations avec
Kirsanoff, y avait-il quelque chose de si important ?
Tant que tu es bien avec moi et que tu veux que je
t'aime, j'en suis bien aise ; sinon, c'est bien dommage,
mais du reste va, où il te plaîra, cela m'est bien égal.
Qu'il y ait dans le monde un imbécile de plus ou de
moins, cela ne fait pas grande différence. Je prenais un
imbécile pour un honnête homme, j'en suis bien fâché
et voilà tout. Si nos intérêts ne sont pas liés avec les
actions de l'individu, ses actions ne nous occupent guère
pour peu que nous soyons des hommes sérieux.
Deux cas exceptés, qui, du reste, ne paraissent être
des exceptions que pour les hommes habitués à entendre
le mot « intérêt » dans le sens pas trop étroit du calcul
usuel. Le premier cas est lorsque les actions nous in
térêssent par leur côté théorique, comme phénomènes
psychiques, expliquant la nature de l'homme, c'est-à
dire, lorsque nous y avons un intérêt intellectuel; l'autre
cas est lorsque la destinée de la personne dépend de
nous, là mous serions coupables devant nous mêmes si
nous sommes inattentifs à ses actions, c'est-à-dire, lorsque
nous y avons un intérêt de conscience. Mais dans les
sottes sorties, que Kirsanoff avait faites autrefois, il n'y
avait rien qui ne fut connu de Lopoukhoff pour.un at
tribut tout-à-fait ordinaire des mœurs actuelles, ce n'est
pas rare de voir un homme à idées honnêtes, se soumettre
à la trivialité courante. Mais que Lopoukoff pût jouer
un role important dans le sort de Kirsanoff, voilà ce
que Lopoukhoff ne pouvait jamais s'imaginer : à quoi
bon, par conséquent, s'inquiéter de Kirsanoff? Donc : va,
mon cher ami, ou bon te semple, qu'ai-je à m'inquiéter
|
299

de toi ? Mais maintenant il n'en était plus de même :


les actions de Kirsanoff se présentaient comme liées
aux inérêts de la femme que Lopoukhoff aimait. Il ne
pouvait s'empêcher d'y songer attentivement. Or, songer
attentivement à un fait et en comprendre les causes, c'est
presque la même chose pour un homme qui a la ma
nière de penser de Lopoukhoff. Lopoukhoff croyait que
sa théorie donnait des plus sûrs moyens pour analyser
les émotions humaines et je suis de son avis, je l'avoue.
Depuis de longues années cette théorie que je professe
ne m'a pas induit une seule fois en erreur, et m'a tou
jours mis en état de découvrir facilement la verité,
quelque soit les profondeurs ou elle se cache.
Il n'est pas moins vrai que cette théorie n'est pas ac
cessible à tous, il faut de l'experience et des habitudes
de reflexions pour pouvoir la comprendre.
Après une demi-heure de méditation, tout fut clair
pour Lopoukhoff dans les relations de Kirsanoff avec
Véra Pavlovna. C'était clair en effet, mais cependant
Lopoukhoff necessait de rêver et cette rêverie aboutit
à une découverte décisive et complète, bien qu'il avait
déjà, et elle l'impressionna tellement qu'il ne put s'en
dormir. À quoi bon cependant se ronger les nerfs par
l'insomnie ? il est trois heures. Si on ne peut pas s'en
dormir, il faut prendre de la morphine. Il en prit deux
pilules « je jeterai seulement un regard sur Vérotchka ».
Mais au lieu d'aller et de regarder, il approcha son
fauteuil du divan, où s'était endormie sa femme et s'y
plaça, puis il prit sa main et la baisa.
Tu travailles encore, mon chéri, c'est toujours pour
moi ; que tu es bon, comme je t'aime, prononça-t-elle
dans son sommeil. Contre de la morphine en quantité
suffisante aucun dechirement de cœur ne saurait tenir ;
pour cette fois-ci deux pilules avaient suffi. Le sommeil
s'empare donc de lui. Ce dechirement de cœur par son
300

intensité était approximativement égal (d'après le ma


térialisme de Lopoukhoff) à quatre verres du café forte,
contre les quels une pilule n'aurait pas suffi tandis que
trois pilules eussent été de trop. Il s'endormit, en riant
de cette comparaison.

XXI.

Une conversation théorique.


Le lendemain à peine Kirsanoff s'était-il étendu en
véritable sybarite, une cigare aux lèvres pour lire et se
reposer, après son dîner retardé par ses occupations à
l'hôpital, que Lopoukhoff entra.
- Je viens ici comme un chien dans un jeu de quilles,
dit Lopoukhoff d'un ton badin, mais le ton n'avait rien
de plaisant. — Je te dérrange, Alexandre. J'ai abso
lument à te parler sérieusement. C'est pressé; ce matin
j'ai dormi tard, je ne t'aurais pas trouvé. — Lopou
khoff parlait sans avoir l'air de plaisanter.
« Qu'est-ce à dire ? se serait-il aperçu ? » pensa
Kirsanoff -- Causons donc un peu, continuait Lopou
k hoff en s'asseyant — Regarde-moi en face,
« Oui, il parle de cela, il n'y en a pas de doute ».
— Ecoute, Dmitry, dit Kirsanoff d'un ton plus sérieux
' encore : — nous sommes amisi. Mais il y a des choses,
que même des amis ne doivent pas se permettre.
- Je te prie de suspendre cette conversation. Je ne suis
pas disposé aujourd'hui à causer. Et je n'y suis jamais
disposé. Les yeux de Kirsanoff regardaient assidument
et avec animosité, comme si devant lui eut été un
homme qu'il soupçonnait de vouloir commettre quelque
scéleratesse.
- Se taîre — cela ne se peut, Alexandre, continuait
Lopoukhoff d'une voix tranquille, bien qu'un peu sourde
- j'ai compris tes manœuvres.
301

- Tais-toi.Je te défend de parler, si tu ne veux pas


m'avoir pour ennemi éternel, si tu ne veux pas perdre
mon estime.
- Jadis tu ne craignais pas de perdre mon estime,
- t'en souviens-tu ? Maintenant tout est donc clair.
Alors je n'ai pas prêté assez d'attention.
- Dmitry, je te prie de t'en aller ou je m'en vais.
- Tu ne le peux pas. Est-ce de tes intérêts que je
suis occupé?
©.
Kirsanoff ne disait nnot.
- Ma position est avantageuse. La tienne dans la
conversation avec moi, ne l'est pas. Je semble accomplir
un acte d'héroisme. Mais ce sont-là des bêtises. Je ne
saurais agir autrement, le bon sens m'y force. Je te
prie, Alexandre, de suspendre tes manœuvres. Elles ne
mènent à rien. -

— Comment ? Est-ce que c'était déjà trop tard ? Par


donne-moi, prononça rapidement Kirsanoff, ne pouvant
lui-même se rendre compte si c'était de joie ou de
chagrin qu'il était ému lorsqu'il entendit , les paroles :
« elles ne mènent à rien ».
— Non, tu ne m'a pas bien compris. Ce n'était pas trop
tard. Il n'y a rien jusqu'à présent. Ce qu'il y aura, nous
le verrons. Du reste, Alexandre, je ne comprends pas
de quoi tu parles; toi de même, tu ne comprends pas de
· quoi je parle; nous ne comprenons pas l'un l'autre, —
ai-je raison ? Et nous n'avons pas besoin de nous en
tendre ? — Ces énigmes que tu ne comprends pas, te
sont désagréables. Mais il n'y a point là d'énigme. Je n'ai
rien dit. Je n'ai rien à te dire. Donne-moi un cigare,
j'ai oublié les miens par distraction. Je l'allumerai et
nous allons discuter des questions scientifiques, ce n'est
que pour cela que je suis venu, c'est pour passer le
temps à bavarder sur la sience. Que penses-tu de ces
étranges expériences de la production artificielle de
302

l'albumine ? — Lopoukhoff approcha un autre fauteuil


du sien pour y mettre ses pieds, il s'assit à son aise, en
allumant son cigare et continuant son discours: — A
mon avis, c'est une grande découverte, si elle n'est pas
démentie. As-tu reproduit les expériences ?
— Non, mais il faut que je le fasse.
— Que tu es heureux d'avoir à ta disposition un bon
laboratoire. Reproduis, reproduis, je t'en prie, mais avec
beaucoup d'attention. C'est une révolution complète de
toute l'économie alimentaire, de toute la vie de l'huma
nité, — la production manufacturière de la matière nu
tritiveprincipale produite directement par la matière
inorganique. C'est là une découverte extrêmement im
portante, et qui vaut celle de Newton. Est-ce ton avis ?
— Certainement. Mais seulement je doute fort de
l'exactitude des expériences. Tôt ou tard, nous y abou
tirons, c'est incontestable; la science marche dans cette
direction, c'est évident. Mais maintenant il y a peu de
probabilité que nous ayons déjà trouvé.
— C'est ton avis ? Et c'est aussi le mien. Donc, notre
conversation est finie. Au revoir, Alexandre ; mais en
prenant congé de toi, je te prie de nous voir souvent,
et comme par le passé. Au revoir. *

Les yeux de Kirsanoff fixés sur Lopoukhoff, brillèrent


d'indignation.
- Tu veux donc, Dmitry, me laisser l'opinion que tu
as de basses pensées.
- Je ne le veux nullement. Mais tu dois nous voir.
Qu'y a-t-il d'extraordinaire ? Ne sommes-nous pas amis ?
Mon invitation est toute naturelle.
- Je ne le puis. Tu entames une affaire insensée et
partant mauvaise.
- Je ne comprends pas de quelle affaire tu parles
et je dois te dire que cette conversation ne me plaît
pas plus qu'elle ne te plaisait, il y a deux minutes.
303

— Je te demande des explications, Dmitry.


— Il n'y a rien à expliquer ni à comprendre. Tu te
mets en colère pour rien, et voilà tout.
— Non, je ne puis te laisser partir comme cela. — Kir
sanoff prit par la main Lopoukhoff qui voulait partir.
— Assieds-toi. Tu as commencé de parler sans qu'il y
eût nécessité. Tu me demandes....... je ne sais quoi. Tu
dois m'écouter.
Lopoukhoff s'assit.
— Quel droit as-tu, commença Kirsanoff d'une voix
encore plus indignée qu'auparavant: — quel droit as-tu
de me demander ce qui m'est pénible ? Suis-je ton obligé
en quelque chose ? Et à quoi bon ? C'est une absurdité.
Débarrasse-toi des fadaises du romantisme. Ce que nous
reconnaissons tous deux pour la vie normale sera lors
que les notions, et les coûtumes de la société seront
changées. La société doit acquérir des notions nouvelles,
c'est juste. Et elles les acquiét avec le développement
de la vie. Que celui qui les a acquis, aide les autres,
* c'est encore juste. Mais tant que ce changement radical
n'a pas eu lieu, tu n'as pas le droit d'engager la destinée
d'autrui... C'est une chose effroyable. Le comprends-tu ?
ou bien, es-tu devenu fou ?
— Non je n'y comprends rien, Alexandre. Je ne sais
de quoi tu parles. Il te plaît de donner un sens éton
nant à l'invitation de ton ami, te demandant de ne pas
l'oublier, car il lui est agréable de te voir chez lui. Je
ne comprends pas quelle raison as-tu de te mettre en
. colère.
— Non, Dmitry, tu ne saurais pas te défaire de moi
dans une telle conversation par des badinages. Tu es
fou, tu as conçu une chose vile. Nous repousserons bien
des prejugés, par exemple ? Nous n'admettons pas qu'un
soufflet ait en soi quelque chose de déshonorant (c'est
là une préjugé bête, nuisible, et voilà tout). Mais as-tu
304 ·

le droit de donner en ce moment un soufflet à quelqu'un ?


Ce serait de ta part une scelératesse, tu aurais été à
cet homme la tranquillité de sa vie. Comment es-tu
assez bête, pour ne pas comprendre que si j'aime cet
homme et que tu me demandes de lui donner un souf
flet - je te tiens pour un homme vil et je te tuerai ou
je me tuerais, mais je ne donnerai pas le soufflet. Outre
les hommes, il y a dans le monde les femmes, qui sont
aussi des êtres humains; outre le soufflet il y a d'autrés
insultes, des bêtises, selon nos théories, et en réalité.
Mais qui otent aux hommes la tranquillité de la vie.
Comprends-tu que soumettre un être humain quelconque,
— mettons une femme à une de ces bêtises, tenues en ce
moment pour des insultes, est chose vile ? Oui, tu as des
pensées malhonnêtes.
— Tu dis vrai, mon ami, touchant ce qui est honnête
ou malhonnête, seulement je ne sais pourquoi tu en
parles, et pourquoi à ce sujet tu me prends à partie. Je
ne t'ai pas dit un seul mot, je n'ai pas eu une intention
contre la tranquillité de qui que ce soit. Tu te fais des
chimères et voilà tout. Je te prie de ne pas m'oublier
puisqu'il m'est agréable de passer le temps avec toi, —
rien que cela. Veux-tu satisfaire à la demande de ton .
ami ? ' - '

— Elle est malhonnête et je ne fais pas de malhon


nêtétés. -

— C'est louable de n'en pas faire. Mais tu t'es irrité


pour je ne sais quelles fantaisies et tu te lances en pleine
· théorie. Soit, moi aussi, je veux théoriser, et tout-à-fait #

inutilement; je vais te faire une question, ne se rap


portant qu'à l'éclaircissement d'une vérité abstraite, sans
aucune application à qui que ce soit. Si quelqu'un, sans
se faire quelque chose de désagréable, peut faire plaisir
à un autre, à mon avis, il doit le faire, parce que lui
même y trouvera du plaisir. N'est-ce pas vrai ?
305

— Tu contes là des bourdes, Dmitry, tu n'as pas raison


de dire cela.
— Mais je ne dis rien, Alexandre; je ne fais que
m'occuper des questions théoriques. En voici une encore.
Si en quelqu'un s'eveille un besoin quelconque, — nos
efforts pour étouffer ce besoin, mènent-ils à quelque
chose de bon ? N'es-tu pas d'un avis contraire, et ne
penses-tu pas que l'empêchement ne fait que surexciter
ce besoin, chose nuisible, ou lui donner une fausse di
rection, chose nuisible et mauvaise, ou étouffer la vie,
en étouffant ce besoin particulier, ce qui est un malheur.
— Il ne s'agit pas de cela, Dmitry. Je poserai cette
question théorique sans un autre forme: quelqu'un a-t-il
le droit de soumettre un être humain à un risque si cet
être humain se trouve bien sans qu'il ait besoin de
courir de risque. Il viendra un temps où tous les besoins
recevront leur satisfaction comptète, nous le savons tous
les deux, mais nous savons également, que ce temps
n'est pas encore arrivé. A présent l'homme raisonnable
est content si sa vie est confortable, quand bien même
ce genre de vie ne permettrait pas le développement de
toutes ses facultés la satisfaction de tous ses désirs. Je
vais supposer, dans le sens d'une hypotèse abstraite, que
cet être humain raisonnable existe, que c'est une femme;
que cette situation où il lui est commode de vivre est
l'état de mariage; quelle est contente de cette situation
et je dis : étant donné tout ceci, qui a le droit de sou
mettre cette personne au danger de perdre le genre de
vie qui la satisfait simplement pour voir si elle ne pour
rait pas acquerir une vie meilleure, plus complète, dont
elle peut parfaitement se passer. L'âge d'or viendra,
Dmitry, nous le savons bien, mais il est encore à venir.
L'âge de fer est presque passé, mais l'âge d'or n'est pas
encore arrivé. Je poursuis mon hypothèse abstraite :
si un besoin intense de la personne en question, -
20
306
supposons, par exemple, le besoin d'amour — ne recevait
point de satisfaction ou en recevait peu, je n'aurais rien
dit contre un danger couru par elle même, mais je
proteste toujours contre le risque qu'un autre lui ferait
courir. Or, si la personne trouve dans sa vie une certaine
satisfaction de son besoin nouveau, elle non plus ne
doit pas risquer de tout perdre et si elle ne veut pas
courir ce risque, je dis, qu'il agirait d'une manière .
blâmable et insensée celui qui voudrait le lui faire courir.
Qu'as-tu à objecter à cette déduction hypothétique ? Rien.
Reconnais donc, que tu n'as pas raison. • -

— À ta place, Alexandre, j'aurai parlé comme toi; je


ne dis pas que tu sois intérressé dans l'affaire; je sais
qu'elle ne nous touche guère, nous ne parlons que comme
des savants, sur un sujet intéressant d'après les idées
scientifiques générales, qui nous paraissent être justes.
D'après ces idées, chacun juge toute chose à son point
de vue, determiné par ses rapports personnels avec la
chose, c'est dans ce sens seulement que je dis, qu'à ta
place je parlerais absolument comme toi. Toi, à ma place,
tu parlerais absolument comme moi. Au point de vue
scientifique général c'est une vérité incontestable. À la
place de B est B; si à la place de B, A n'avait pas été B,
cela, voudrait dire qu'il n'était pas tout-à-fait à la place
de B, ai-je raison ? Si oui, tu n'as rien à dire contre cela,
comme moi je n'ai rien à dire contre tes paroles. Mais, à
ton exemple, je vais construire une hypothèse abstraite
de même, n'ayant aucune application à qui que ce soit.
Supposons, que étant donné trois personnes, l'une d'entre
elles a un secret, qu'il voudrait cacher au second et
surtout au troisième, que le second découvre le secret
du premier et lui dise : fais ce que je te demande, ou
je révèle ton secret au troisième. Que penses-tu d'un
cas semblable ?
Kirsanoff pâlit un peu et tordant obstinement sa mou
stache,
307
— Dmitry, tu agis mal à mon égard, dit-il.
— Ai-je besoin d'agir bien envers toi, — est-ce que
c'est-toi qui m'intéresse? Et du reste je ne sais pas
de quoi tu veux parler. Nous avons parlé de science
nous nous sommes mutuellement proposé divers pro
blèmes savants et abstraits; j'ai reussi à t'en proposer
un, qui t'embarasse, et mon ambition de savant est sa
tisfaite. Aussi je suspens cette conversation théorique.
J'ai beaucoup à travailler, pas moins que toi; au revoir
donc, À propos, j'oubliai, tu feras donc droit à ma de
mande et tu ne dedaigneras plus tes bons amis qui se
raient si contents de te voir aussi souvent qu'autrefois.
Lopoukhoff se leva. -

Kirsanoff regardait fixement ses doigts, comme si cha


cun d'eux était une hypothèse abstraite.
— Tu agis mal envers moi, Dmitry. Je ne puis ne pas
satisfaire à ta demande. Mais, à mon tour, je t'impose
une condition. Je vous frequenterai, mais si je ne sors
pas seul de ta maison, tu es obligé de m'accompagner
partout sans que j'aie besoin de te le dire. Tu entends ?
sans toi je ne ferai pas un pas ni à l'Opéra, ni nulle
part .
- Cette condition n'est-elle pas offensante pour moi,
serais-tu un voleur à mes yeux ? -

- Ce n'est pas dans ce sens que j'ai parlé, je ne sau


rais t'outrager au point de croire que tu puisses me
tetir pour un voleur. Je mettrai ma tête dans tes mains
sans hésiter. J'espère que je puis attendre pareille con
fiance de ta part. Mais c'est à moi de savoir à quoi je
pense. Quant à toi, fais ce que je te dis, et voilà tout.
- Je sais tout ce que tu as fait dans ce sens et tu
VeU1X faire encore plus, dans ce cas, tu as raison de me

contraindre. Mais, si reconnaissant que je te sois, mon


ami, je sais, cela n'aboutira à rien. J'essayais moi même
de me forcer. J'ai de la volonté, autant que toi; mes
308

manœuvres n'étaient pas pires que les tiennes. Mais ce


qui se fait d'après un calcul, d'après un sentiment de
devoir, par les efforts de la volonté, et non par l'incli
nation de la nature, est privé de vie. On saurait seule
ment tuer quelque chose par ce moyen. La vie ne peut
résulter de l'étouffement. -

Lopoukhoff était si ému des paroles de Kirsanoff:


c'est à moi de savoir, à quoi, je pense qu'il lui dit : —
Je te remercie, mon ami. Nous ne nous sommes jamais
embrassé, Veux-tu que nous le fassions ?

Si Lopoukhoff avait pu examiner ses actions dans


cette conversation comme théoricien, il aurait remarqué
avec plaisir que la théorie est juste, cependant ! L'égoïsme
domine toujours l'homme. C'est précisément le principal,
que j'ai caché. « Mettons que cette personne soit con
tente de sa position », c'est là qu'il fallait dire : « A
lexandre, ta supposition n'est pas juste », et je n'ai
rien dit, car il m'a été désavantageux de le dire. Il est
agréable à l'homme d'observer, comme théoricien, quels
tours son égoïsme lui joue dans la pratique. On renonce
à ce qui est perdu, et l'égoïsme tourne la chose de façon
qu'on tranche d'un homme, accomplissant un acte
héroïque.
Si Kirsanoff avait examiné ces actions dans cette
conversation, il aurait, comme théoricien, remarqué
avec plaisir: « Que la théorie est juste; moi-même,
aurait-il dit, j'ai envie de conserver ma tranquillité, de
me reposer sur mes lauriers, et je prêche qu'on n'a pas
le droit de compromettre la tranquillité d'une femme ;
or, et cela tu le comprendras, signifie : j'agirai héroïque
ment, je me contraindrai, pour la tranquillité de certaine
personne et pour la mienne propre. Qu'on s'incline donc
-- •
309

devant ma grandeur d'âme. Il est agréable à l'hommes


comme théoricien, d'observer quels tours lui joue son
égoisme dans la pratique. J'abandonnais l'affaire pour ne .
pas être lâche et je me suis livré à la Joie du triomphe,
comme si j'avais accompli un acte héroïque et généreux.
Je ne cède au premier mot de l'invitation pour ne pas
être de nouveau embarassé dans la conduite à tenir et
pour ne pas me priver de la douce joie, que me cause
ma noble manière d'agir, et l'égoïsme arrange la chose
de façon que j'ai l'air d'un homme qui persiste dans un
noble héroïsme ». ,
Mais ni Lopoukhoff, ni Kirsanoff n'avaient le temps
de se mettre au point de vue théorique pour faire ces
observations agréables: la pratique pour tous les deux
était bien difficile,

XXII. ,
L'absence temporaire de Kirsanoff s'expliquait d'une
manière bien naturelle. Pendant cinq mois il avait ne
gligé beaucoup de travaux et il avait dû pendant près
de six semaines s'astreindre à un travail assidu ; main
tenant il s'était ratrappé , et pouvait par conséquent
disposer : plus lihrement de son temps. C'était si clair
que toute explication était presque inutile. C'était, en
effet, si plausible qu'aucun doute ne pénétra à ce sujet
en Véra Pavlovna.
Kirsanoff soutint son rôle d'une manière artistique,
irréprochable, comme autrefois. Il craignait de manquer
de tact en entrant chez les Lopoukhoff, après la con
versation scientifique avec son ami, il craignait soit de
rougir d'émotion au premier regard jeté sur Véra
Pavlovna, soit d'éviter trop visiblement de la regarder,
Ou quelque chose de semblable; mais non, il était content
de lui et il avait le droit de l'être; la première rencontre
310

s'était bien passée. L'agréable et amicale sourire d'un


homme heureux de revoir ses anciens amis, à qui il a
dû s'arracher pour quelque temps, le regard calme, le
langage vif et insouciant d'un homme qui n'a au fond
de l'âme d'autres pensées, que celles, qu'il exprime,
avec tant d'insouciance. La plus habile cancanière l'au
rait regardé avec le plus grand desir de découvrir
quelque chose de suspect, n'aurait vu qu'un homme
heureux de pouvoir passer la soirée dans une société
d'amis. -

Si la première épreuve avait été si bien surmontée,


était-il difficile de se tenir bien pendant le reste de la
soirée ? Et si dans la première soirée tout se passait
bien, était-il difficile de faire qu'il en fut ainsi pendant
#
les soirées suivantes ? Pas une parole, qui ne fut libre
et degagée, pas un regard, qui ne fut simple et bon, sin
cère et amical, ce fut tout.
Mais si Kirsanoff ne ce conduisait pas plus mal qu'au
paravant, les yeux qui le regardaient, étaient au con
traire disposés à remarquer beaucoup de telles choses,
que n'auraient pu voir d'autres yeux, quels qu'ils fussent.
Lopoukhoff lui même, que Maria Alexevna avait re
connu être né pour diriger des fermes des spiritueux,
s'étonnait de l'aisance de Kirsanoff qui ne s'était pas
démenti une seconde, et, comme théoricien il prenait un
grad plaisir à ses observations, aux quelles il s'intéres
sait a son insu pour leur portée psycologique et scien
tifique.
Mais ce n'est pas pour rien que l'apparition chantait
et faisait lire le journal. Certains yeux étaient très-pers
picaces quand l'apparition du rêve parlait à l'oreille de
certaine personne. Ces yeux mêmes ne pouvaient rien
voir, mais l'apparition disait : regarde attentivement,
- bien que tu ne puisses pas voir. ce que je vois; et les
yeux susdits examinaient, et bien qu'ils ne vissent rien,
311
il sufflsait qu'ils examinassent pour qu'ils remarquas
sent. Voilà, par exemple, Véra Pavlovna avec son mari et
Kirsanoff se rendent à une soirée chez les Mertzaloff.
Pourquoi Kirsanoff ne valse-t-il pas à cette petite soirée
familière, où Lopoukhoff lui-même valse, parce que c'est
là la règle générale : un septuagénaire se trouvant là
par hazard aurait fait des folies comme tout le monde,
personne ne vous regarde, chacun a une seule et même
pensée du bruit, du mouvement toujours plus, c'est-à
dire plus de joie pour chacun, plus de joie pour tous, —
pourquoi Kirsanoff ne valse-t-il pas ? Il s'y lance pourtant,
mais pourquoi hesite-t-il quelques minutes avant de
commencer ? Est-ce que c'était la peine de tant réfléchir
s'il fallait ou non commencer une affaire si grave ? S'il
n'avait pas valsé, c'était livrer son secret a moitié. S'il
s'était mis à valser et n'avait pas valsé avec Véra Pov
lovna, c'était le livrer tout-à-fait. Mais il était, dans
son rôle, artiste très-habile, il aurait voulu ne pas valser
avec Véra Pavlovna, il comprit à l'instant, que cela eut
été remarqué. De là son hésitation. Tout cela malgré
les chuchottements de l'apparition n'aurait pas été re
marqué si cette même apparition ne s'était mise a
souffler une multitude d'autres questions tout aussi in
signifiantes. Pourquoi, par exemple, lorsque, au retour
de chez les Mertzaloff, ils étaient convenu d'aller le len
demain à l'Opéra voir les Puritains, et lorsque Véra
Pavlovna , avait dit à son mari ; « Tu n'aimes pas, cet
opéra, tu t'enuyeras, j'irai avec Alexandre Matvéitch ;
pour lui tout opéra est un bonheur si toi ou moi avons
écrit un opéra, il l'écouterais tout de même », pourquoi
Kirsanoff n'avait-il pas appuyé l'avis de Véra Pavlovna,
pourquoi n'avait-il pas dit : « En verité Dmitryje ne pren
drai pas de billet pour toi ». Pourquoi cela ? Que le chéri
y aille malgré tout, ce n'est pas étrange car il accom
pagnait partout sa femme. Depuis le moment où elle lui
312
avait dit : « consacre-moi plus de temps ». Il ne l'avait
jamais oublié, et cela ne pouvait signifier qu'une chose,
qu'il était bon et qu'il fallait l'aimer, mais Kirsanoff ne
connaissait pas cette raison pourquoi n'avaient-il donc
pas appuyé l'avis de Véra Pavlovna ? Certes, c'étaient
là des insignifiances à peine remarquées par Véra Pav
lovna et dont elle ne se rappelait presque plus ; m'ais
ces imperceptibles grains de sable tombaient et tombaient
toujours. -

Voici, par exemple, une conversation qui n'est plus un


grain de sable, mais un petit cailloux.
Le lendemain, en allant à l'opéra dans un seul fiacre
(par économie) on parla des Martzaloff, on fit l'éloge
de leur vie harmonieuse, on remarqua que c'était-là une
· rareté; ainsi disaieut-ils tous, Kirsanoff, pour sa part,
ajouta : Oui, ce que Mertzaloff a de très-bon aussi, c'est
que sa femme lui peut librement ouvrir son âme. C'est
tout ce que dit Kirsanoff. Chacun des trois aurait voulu
dire la même chose, mais il arriva à Kirsanoff de le dire.
Pourquoi le dit-il cependant ? que signifiait cela ? en
visagé à un certain point de vue ? Ce pouvait être l'éloge
de Lopoukhoff, la glorification du bonheur de Véra
| Pavlovna avec Lopoukhoff; on pourrait aussi dire cela,
sans songer à personne qu'aux Mertzaloff, mais en sup
posait qu'il avait songé aux Mertzaloff et aux Lopou
khoff, il était évident que cela était dit expressement
pour Véra Pavlovna. Dans quel but ? -

. Il en est toujours ainsi : Quiconque s'est mis à cher


cher dans une certaine direction trouve toujours dans
le sens de sa recherche. Où un autre ne verrait rien
il distingue très-nettement une trace. Où un autre ne
voit pas une ombre, il voit cette ombre et même l'objet
qui la jette, dont les traits à chaque nouveau regard, à
chaque nouvelle pensée deviennent plus distincts.
Or, il y aVait-là, de plus un fait très-palpable, dans
313 °
lequel était caché tout entier le mot de l'énigme : il était
évident, que Kirsanoff estimait les Iſopoukhoff; pourquoi
donc pendant plus de deux ans les avait-il fui ?
Il était évident que c'était honnête homme intelligent;
comment avait-il pu se montrer bête et trivial ? Tant
que Véra Pavlovna n'avait pas eu besoin d'y songer, -

elle n'y avait pas songé, pas plus que Lopoukhoff alors,
mais maintenant ses pensées prenaient cette direction
à son insu.

* XXIIl.

D'une manière lente et imperceptible pour elle même


cette decouverte mûrissait en elle. Produites par les
paroles ou par les actes de Kirsanoff, des impressions
mêmes insignifiantes et qu'aucun autre n'aurait pu
ressentir, s'accumulaient en elle, sans qu'elle pût, tant
elles reposaient sur peu de chose, les analiser. Elle sup
posait, soupçonait et peu-à-peu prenait intérêt à la
question. Pourquoi l'évitait-il depuis bientôt trois ans.
De plus en plus elle s'affermissait dans cette idée :
un tel homme ne s'était pas retiré per ambition mes
quine, il n'a pas d'ambition. Tout cela se pressait
confusément dans sa tête, et plus coufuse cette pensée
que suis-je pour lui ? qu'est-il pour moi arrivait à sa
conscience des muettes profondeurs de la vie ?
Un après dîner, Véra Pavlovna , assise dans sa
chambre, y coûsait et pensait, bien tranquillement non
point d'abord à cela, mais à toutes sortes de chose, au
ménage, à l'atelier à ses leçons et tout doucement,
tout doucement ces pensées se portaient vers le sujet
qui, on ne sait pourquoi les occupait de plus en plus.
Souvenirs, questions, naissent lentement, peu nombreux, .
d'abord, puis croissent, se multiplient et essaiment par
milliers dans sa tête; ils croissent et croissent toujours
3l4

et se fondent de plus en plus en une seule question


dont la forme va en se dessinant. Qu'ai-je ? à quoi
pensé-je ? qu'est ce que je sens ? et les doigts de Véra
Pavlovna oublient de coudre, et sa couture lui tombe
des mains et elle pâlit un peu, puis rougit, pâlit encore
puis ses joues s'enflamment et passent en un clin d'œil
d'un rouge de feu à une blancheur de neige. Les yeux
presque hayards elle court dans la chambre de son mari,
se jette sur ses genoux, l'embrasse convulsivement,
appuie sa tête sur son épaule pour qu'il la soutînt,
pour qu'il cachât son visage,
— Mon cher ami, je t'aime, dit-elle d'une voix étouffée
et elle fond en larmes. • •

— Eh bien, ma chère amie ? Y a-t-il lieu de tante


chagriner?
— Je ne veux pas t'offenser, c'est toi que je veux
aimer.
— Tu tâcheras, tu verras. Si tu le peux. Calme-toi,
en attendant, avec le temps tu verras ce que tu peux et
ce que tu ne peux pas. Tu as beaucoup d'affection pour
moi, comment pourrais-tu m'offenser ?
Il caressait ses cheveux, baisait sa tête, serrait sa main.
Elle sanglôta longtemps, mais peu-à-peu elle se calma.
Et lui, il était déjà depuis longtemps prêt à écouter cet
" aveu, aussi l'acceuillit-il avec sang froid, du reste
elle ne voyait pas son visage.
— Je ne veux plus le voir, je lui dirai qu'il cesse
de nous fréquenter, disait Véra Pavlovna.
— Reflechis-y toi même, ma chère amie, tu feras,
ce que tu croiras le mieux. Et quand tu sera calmée
nous en parlerons. -

— Quoi qu'il arrive nous ne pouvons pas ne pas être


amis ? Donne-moi ta main, serre la mienne ; vois-tu,
comme tu serres fort. * º

Chacune de ces paroles était dite après une long


315

intervalle, il employait les intervalles à lui prodiguer les


caresses d'un frère à une sœur désolée.
— Rappelle-toi, mon amie, que tu m'as-tu dit le
jour de nos fiancailles. « Tu me donnes la liberté »,
Silence et nouvelles caresses.
— Comment avons-nous deffini de l'amour la premiére
fois que nous en avons parlé. Se réjouir de ce qui est
bon pour l'objet aimé, avoir du plaisir à faire tout ce
qu'il faut pour qu'il se trouve mieux, n'est-ce pas ?
Silence et nouvelles caresses. -

Ce qui est mieux pour toi, me réjouit. Cherche ce


mieux. Pourquoi te chagriner ? Si aucun malheur ne t'est
arrivé, quel malheur peut m'être arrivé à moi ?
Ces paroles souvent repetées après des interuptions
et chaque fois avec de legères variations prirent un
temps assez long et également pénible pour Lopoukhoff
et pour Véra Pavlovna. Mais, en se calmant, Véra
Pavlovna commença enfin à respirer plus facilement. .
Elle embrassait son mari avec force et avec force lui
répétait toujours : « C'est toi que je veux aimer, toi
seul, je ne veux aimer que toi ».
Il ne lui disait pas qu'elle n'en était plus maîtresse :
il fallait laisser le temps s'écouler, pour que ses forces
fussent retablies en se calmant sur une pensée quel
conque, quelle qu'elle fut. Seulement Lopoukhoff saisit
un moment favorable pour écrire et remettre à Macha un
billet pour Kirsanoff, ainsi conçu. « Alexandre, n'entre
pas maintenant et ne viens pas de quelques temps, il
n'y a rien et il n'y aura rien de particulier, il faut seu
lement se reposer ». ll faut se reposer, et il n'y a rien
de particulier — belle union des paroles ! Kirsanoff,
était venu, avait lu le billet et dit à Macha que c'est pré
cisément pour ce billet qu'il était venu, mais que main
tenant il n'avait pas le temps d'entrer, il devait aller faire
une course et il entrerait en revenant rendre répouse.
316 •a

La soirée se passa tranquillement, tranquillement


en apparence. La moitié de temps Véra Pavlovna restait
seule dans sa chambre, après avoir renvoyé son mari,
la moitié du temps il était assis auprès d'elle et la
calmait toujours par ce peu de bonnes paroles, et pas
tant par des paroles certainement, que par sa voix douce
et calme non pas gaie bien entendue, mais pas triste non
plus, simplement quelque peu mélancolique comme son
visage. Véra Pavlovna, écoutant cette voix, regardant ce
visage se mit peu-à-peu à penser, qu'il n'y avait rien
d'important, qu'elle avait pris pour une forte passion
une rêverie qui ne devait pas tarder à se dissiper.
Son sentiment lui disait qu'il n'en était pas ainsi.
Si, c'est ainsi, pensait-elle avec plus de fermeté et la
pensée l'emportait. Comment n'en aurait-il pas été ainsi
àrien
l'audition de cette voix si douce, qui disait il n'y a
d'important. •

Véra Pavlovna s'endormit au doux murmure de cette


voix; ne vit pas l'apparition, dormit tranquillement se
réveilla tard et parfaitement reposée.

| XXIV.

« La meilleure distraction des pensées tristes, c'est le


travail, pensait Véra Pavlovna, (et elle avait bien raison)
– je resterai du matin au soir à l'atelier jusqu'à ce
que je sois guérie, Cela me guérira ».
Ainsi faisait-elle. La première journée elle trouva en
effet assez de distraction à ses pensées ; la seconde eut
pour résultat la fatigue sans beaucoup de distraction ;
la troisième elle ne trouva point de distractions. Ainsi
passa une huitaine.
La lutte fut pénible. Véra Pavlovna devint pâle.
Mais extérieurement, elle était tout-à-fait calme, elle
tâchait même de paraître gaie, et elle y reussissait
º 317

presque toujours, mais si personne ne remarquait rien


et si la pâleur était attribuée à une legère indisposition,
Lopoukhoff ne se faisait pas d'illusion, il n'avait pas
même besoin de la regarder : il savait tout sans cela.
— Vérotchka , dit-il une semaine après. — par
notre vie nous rélalisons avec toi la vieille croyance
populaire que le bottier est toujours sans bottes, que le
le vêtement du tailleur est toujours mal fait. Nous
enseignons aux autres a vivre d'après nos principes
économiques, et nous ne songeant guère à arranger
notre vie d'après ces mémes principes. Un grand ménage
est beaucoup plus avantageux que plusieurs petits ? je
voudrais bien appliquer cette règle à notre ménage.
Si nous nous associons à quelque autre, nous pouvrions
faire beaucoup d'économies je pourrai abandonner ces
maudites leçons, qui me répugnent, — les appointements
de la maison de commerce suffiraient et ayant moins
de travail, je pourrai reprendre l'étude et me créer une
carrière. Il faut seulement choisir des personnes avec
qui nous puissions nous entendre. Qu'en pensez-tu ?
Véra Pavlovna regardait pendant tout ce temps son
mari avec autant de défiance et d'indignation, que Kir
sanoff le jour de la conversation théorique. Quand il
eut fini, elle était rouge de colère. -

— Je te prie, dit-elle de suspendre cette conver


sation. Elle est déplacée. -

— Pourquoi donc déplacée, Vérotchka? Je ne parle


que des intérêts pécuniaires; des gens pauvres, comme
nous, ne sauraient les négliger. Mon travail est difficile,
et une partie me répugne.
— On ne me parle pas ainsi. — Véra Pavlovna se
leva : — je ne permettrai pas qu'on me parle par des équi
voques. Explique ce que tu as voulu dire, si tu l'oses.
— J'ai voulu dire Vérotehka, que, ayant pris en con
sidération nos intérêts, nous profitérions....
318
— Encore ! Tais-toi! Qui t'a donné le droit de t'ériger .
en tuteur à mon égard ? Je te prendrai en haine !
Elle s'en alla précipitamment dans sa chambre et y
s'enferma.
· Ce fut leur première et dernière querelle.
· — Jusqu'à une heure avancée de la soirée, Véra
Pavlovna resta enfermée dans sa chambre. Puis elle
vint dans la chambre de son mari :
- Mon cher ami, je t'ai dit des paroles trop sevères.
Mais n'en sois pas fâché. Tu vois, je lutte. Au lieu de me
soutenir, tu te mets à rapprocher ce que je repousse
avec l'espoir, oui, avec l'espoir de triompher.
— Pardonne-moi, mon amie, d'avoir abordé la que
stion si grossièrement. Nous voilà donc reconcillés ?
Causons un peu. -

— Oh ! si, nous nous sommes réconcillés, mon ami.


Seulement n'agis pas contre moi... J'ai déjà assez de
peine à lutter contre moi même.
· Et c'est en vain, Vérotchka. Tu t'es donnée le temps
d'examiner ton sentiment, tu vois qu'il est plus sérieux
que tu n'as voulu le croire d'abord. À quoi bon te
tourmenter ?
- Non, mon ami, c'est-toi que je veux aimer et je
ne veux pas, je ne veux nullement t'offenser.
- Mon amie, tu me veux du bien. Eh bien, crois-tu
qu'il me soit agréable ou utile que tu continues de te
tourmenter? - -

' - Mon cher ami, mais tu m'aimes tant !


— Beaucoup, Vérotchka, mais qu'est ce qu'est l'amour !
Ne consiste-t-il pas en ceci : se réjouir de la joie et
souffrir de la souffrance de celui qu'on aime. En te
tourmentant, tu me tourmenterais aussi.
- C'est vrai, mon cher ami, mais tu souffrira aussi,
si je cède à ce sentiment, qui..... Ah! je ne comprends
pas pOurquoi il est né ce sentiment ! maudit soit-il !
319
- Comment est pourquoi il est né — c'est égal, on n'y
saurait rien changer. Il ne reste qu'à choisir entre l'une
de ces deux choses : ou que tu souffres et moi avec toi ;
ou que tu cesses de souffrir et moi de même.
— Mais, mon cher ami, je ne souffrirai pas, — ça
passera. Tu verras que ça passera.
— Je te remercie de tes efforts.Je les apprécie, parce
qu'ils montrent que tu as la volonté de remplir ce que
tu tiens pour nécéssaire. Mais saches-le, Vérotchka : ils
ne paraissent nécéssaires qu'à toi, pas à moi. En obser
vateur, je vois plus clairement que toi ta situation. Je
sais que ce sera innutile. Lutte, tant que tu en auras
la force; mais ne songe pas à moi, ne crains pas de m'of
fenser. Tu connais ma manière de voir à ce sujet; tu sais,
que mon opinion est arretée et juste en réalité, tu sais
tout cela. Est-ce que tu me tromperas ? Est-ce que tu
cesseras de m'estimer ? On pourrait dire plus : est-ce que
tes bonnes dispositions pour moi, en changeant de ca
ractère, s'affaibliront. Ne seront-elle pas, au contraire,
renſorcées par ce fait, tu n'as pas trouvé un ennemi
en moi ? Ne me plains pas : ma destinée ne serait nul
lement digne de pitié parce que, grâce à moi, tu n'au
rais pas été privée de bonheur. Mais assez. Il est pé
nible de trop parler de ces choses, et pour toi plus
encore de les écouter. Adieu, Vérotchka. Va dans ta
chambre, réfléchir, ou plutôt dormir. Ne songe pas à
moi, mais songe à toi même. C'est en ne songeant qu'à
soi, que tu pourrais ne pas me causer de chagrins
inutiles. -

XXV.

Deux semaines après, pendant que Lopoukhoff était à


ses écritures de fabrique, Véra Pavlovna passa la mat
tinée dans une agitation extrême. Elle se jetait sur
320 •

son lit, cachait son visage dans ses mains, et un quart


d'heure après se levait brusquement, marchait dans
sa chambre, tombait dans un fauteuil, se mettait de
nouveau à marcher d'un pas inégal et s'accadé, se jetait
encore sur son lit, puis se reprenait à marcher. Plu- .
sieurs fois elle s'approcha de sa table à écrire, y resta
quelques moments et s'en éloigna à pas rapides. Enfin
elle s'assit, écrivit quelques mots, et cacheta; mais une
demi-heure après elle prit la lettre, la déchira, et bru
la les morceaux. Et son agitation recommença. Elle
écrivit une autre lettre, qu'elle déchira et brula encore.
Enfin après de longues agitations, elle écrivit pour
la troisième fois et précipitamment dès quelle l'eut
cacheté et sans prendre le temps de mettre l'adresse,
elle courut dans la chambre de son mari, jeta la lettre
sur la table, s'enfuit dans sa chambre, se tomba dans
un fanteuil, où elle resta sans bouger et cachant son
visage dans ses mains, une demi-heure, une heure peut
être. On sonne ! c'est-lui !..... Elle court dans le cabinet
pour s'emparer de la lettre, la déchiver, la brûler —
mais où est-elle ? elle n'y est pas ?..... elle cherche à la
hâte.... mais où est-elle, donc ?.... Déjà Macha ouvre la
porte, Lopoukhoff voit, en rentrant, Véra Pavlovna se
glisser pâle et les cheveux en désordre, du cabinet de
son mari dans sa chambre à elle. Il ne la suivit pas et
entra directement dans son cabinet. Froidement et len
tement il revoit sa table et autour. À vrai dire, il s'at
tendait déjà depuis quelques jours à une explication
par conversation ou par lettre. Enfin voilà une lettre,
sans adresse, mais portant le cachet de Véra Pav
lovna. Il est évident qu'elle la cherchait pour la dé
truire, elle ne pouvait pas être venue dans cet état
pour l'apporter; elle la cherchait pour la détruire, les
papiers son tous en désordre, mais aurait-elle pu la
trouver, dans l'état d'agitation et d'égarement où était
3}l
la pauvre femme. Elle jété comme on jette un morceau
de charbon qui vous brûle les doigts et la lettre est
allé tomber sur la fênetre qui est derrière la table. Il est
presque inutile de la lire : le contenu est connu.Lisons
tout de même.
« Mon cher ami, je ne me suis jamais attachée si for
tement à toi qu'en ce moment. Si je pouvais mourir pour
toil Oh! que je serais heureuse de mourir si cela te rendait
heureux! Mais je ne puis pas vivre sans lui. Je t'offense, je
te tue, mon cher ami, je ne le voudrais pas. J'agis,
malgré moi. Pardonne-moi! pardonne-moi ! »
Pendant plus d'un quart d'heure, Lopoukhoff resta
devant sa table, les yeux baissés et fixés. Bien que le
coup fut prévu, il n'en était pas moins terrible, bien
que tout ce qu'il fallait faire après un tel aveu fut
medité et décidé d'avance, il fut d'abord très-agité in
térieurement. Il se recueillit enfin, et alla à la cuisine
pour parler à Macha :
- Macha, attendez, je vous prie, pour mettre la
table, Je me sens un peu indisposé et je vais prendre
une medicine avant le dîner. Quant à vous, ne nous
attendez pas, dînez, et prenez votre temps. Quand je
pourrai me mettre à table, je vous le dirai.
De la cuisine il passa chez sa femme. Elle était
couchée et le visage caché dans les coussins, à son en
trée elle tressaillit.
– Tu l'as trouvée, tu l'as lue l Quelle folle je suis ! ce
n'est pas vrai ce que j'ai écrit, cette lettre est le ré
sultat d'un moment de fièvre et de délire.
- Certainement, mon amie. Il ne faut pas tenir compte
de cette lettre, puisque tu l'as écrite étant si agitée.
Des choses de cette importance ne sauraient être décidées
de cett6 façon, NQus avons encore bien le temps d'y
s9nger et d'en parler plusieurs fois tranquillement comme
d'une affaire importante pour nous. En attendant jº
- 21
322

veux t'entretenir de mes affaires. J'ai réussi à y faire


plusieurs changements dont je suis très-content. M'é
coutes-tu ?
Il va de soi qu'elle ne savait elle même si elle l'é
coutait ou non. Elle aurait pu seulement dire, que
l'écoutant ou non, elle entendait quelque chose; mais
que ces pensées étant ailleurs, elle ne comprenait pas
bien ce qu'elle entendait. Cependant Lopoukhoff était
, de plus en plus explicite, et elle commençait à en- ..
tendre qu'il s'agissait de toute autre chose, de choses,
n'ayant aucun rapport avec la lettre. Peu-à-peu elle
se mit à l'écouter, se sent entraînée à le faire. Elle
voulait s'occuper de quelque chose autre que la lettre,
et bien qu'elle n'eut pas d'abord compris, elle ne s'en
fut pas moins peu-à-peu calmée par le ton froid et quasi
jovial de son mari. Elle finit enfin par comprendre ce
qu'il disait. - ,

— Mais écoute donc, ce sont-là des choses très-im


portantes pour moi, continua le mari ; oui, des chan
gements bien désirés, il raconta ces changements dans
tous leurs détails. Il est vrai qu'elle savait les trois
quarts de ces choses, elle savait même tout, mais qu'
importe c'était si bon d'écouter. Lopoukhoff se plaiguit
encore des leçons qui lui répugnaient depuis longtemps,
il dit le pourquoi, nomma les familles qui lui étaient
le plus antipathiques. Il ajouta que son travail d'é
critures dans une fabrique ne lui déplaisait pas. Le
travail était important et il lui permettait de prendre
de l'influence sur les ouvriers de la fabrique, auprès
desquels, il reuisissait à faire quelque chose : il avait
instruit quelques fervents amis de l'enseignement pri
maire, il leur avait appris comment il fallait enseigner
à lire , et à écrire; il était arrivé à obtenir pour ces
, professeurs un payement des propriètaires de la fabrique
ayant réussi à demontrer à ces derniers, que les ouvriers
323

instruits gâteraient moins les machines, et travaillerait


mieux et s'enivreraient moins : il dit comment il tirait
les ouvriers de l'ivragnerie; dans ce but il frequentait
souvent leurs tavernes, — et que sais-je encore. Mais
ce qui importait le plus, c'est qu'il était estimé par les
propriétaires, comme un homme actif et habile, et qui
avait peu-à-peu pris les affaires de la maison dans ses
mains, de sorte que la conclusion de ce récit et ce que
Lopoukhoff avait le plus à cœur c'était ceci : il rece
vait l'emploi de sous-régisseur de la fabrique; le ré
gisseur un des associés de la maison, jouirait seule
ment du titre et des appointements convenables et
c'est lui qni serait le régisseur véritable ; ce n'est qu'à
cette condition que l'associé de la maison avait accepté
la place de régisseur. « Moi, je ne saurais accepter, avait
dit ce dernier, cela ne me sierait pas ».
— Mais vous n'avez qu'à accepter le titre pour qu'il soit
attribué à un honnête homme; vous n'aurez à vous méler
de rien, c'est moi qui ferais tout, — « si c'est ainsi,
alors je puis accepter », mais ce n'est pas encore le
pouvoir octroyé qui lui importait, l'essentiel était que
Lopoukhoff a lait recevoir 3500 roubles d'appointements,
presque 1000 roubles de p'us qu'auparavant, il pouvait
donc quitter tous ces autres emplois, ce qui était à ravir.
Ce récit prit plus d'une demi-heure et vers la fin, Véra
Pavlovna put déjà dire que c'était, en effet, très-bien et,
après avoir arrangé ses cheveux, aller dîner.
Après le dîner, Macha reçut 80 kopecks pour le
fiaere qu'elle devait prendre pour aller en quatre en
droits porter un billet de Lopoukhoff, ainsi conçu : « Je
suis libre, messieurs, et je serai bien aise de vous voir ».
Peu après parut l'horrible Rakmétoff, à sa suite se
rassemblerent une foule de jeunes gens, et un entretien
savant commença entre ces discuteurs convaincus et
obstinés. Ils se reprochèrent l'un à l'autre tous les
3,24

inconséquentismes imaginables; quelques traîtres à cette


discussion élevée, aiderent Véra Pavlovna à passer tant
bien que mal la soirée. Déjà elle avait déviné le but des
courses de Macha; qu'il est bon ! pensait-elle, cette fois
Véra Pavlovna était heureuse de voir ses jeunes amis et
bien qu'elle ne fit pas de folies avec eux, elle les regardait
avec joie, et était prête à combler de baises Rakhmétoff
lui-même.
On ne se sépara qu'à 3 heures du matin. Véra Pav
lovna fatiguée, n'était pas plutôt couchée que son mari
entra.
— En te parlant de la fabrique, j'ai oublié, ma chère
Vérotchka, de te dire une chose peu importante d'ailleurs.
Enfin, passant les détails, car nous sommes tous deux
prèssés de dormir, voici en deux mots : En acceptant
la place de sous-régisseur, je me suis réservé de m'entrer
en fonction que dans un mois, ou même dans deux à
mon choix. Je veux profiter de ce temps. Depuis cinq
ans, je ne suis pas aller voir mes parents à Riazan,
j'irai donc les embrasser. À demain, Vérotchka. Ne
te deranges pas. Demain tu auras le temps. Dors bien.

xxvI.
Lorsque le lendemain Véra Pavlovna sortit de sa
çhambre, son mari et Macha remplissaient d'effets deux
valises. Macha était fort occupée. Lopoukhoff lui donnait
tant de choses à serrer que Macha n'y pouvait suffire.
— Aide-nous, Vérotchka.
Ils prirent le thé tous trois ensemble, tout en embal
lant les effets. à peine Véra Pavlovna commença-t-elle
à revenir à elle, que le mari dit :
-- Dix heures et demie, il est temps d'aller à la
gaTe. -

- Je vais avec toi, mon cher ami.


325

— Chère Vérotchka, je tiendrai deux valises, il n'y


aurait pas de place pour toi. Assieds-toi avec Macha
sur un autre fiacre.
— Ce n'est pas cela que je dit. A Riazan.
— Eh bien, en ce cas, Macha prendra les valises, et
nous irons ensemble.
Dans la rue la conversation ne saurait être très-intime,
et le bruit du pavé est si assourdissant !
Lopoukhoff n'entendait pas beaucoup de choses, à
beaucoup d'autres il répondait de telle façon qu'on ne
l'entendait pas ou bien il ne répondit pas du tout.
— Je vais avec toi à Riazan, répétait Véra Pavlovna.
— Et tes effets ? comment irais-tu sans effets ? Pré
pare-toi, si tu veux : tu feras comme tu jugeras être le
mieux. Je ne te demanderais que ceci: attends ma lettre.
Elle t'arrivera dès demain ; je la remettrai à quelqu'un,
· chemin faisant.
Comme elle l'embrasse à la gare ! de quels noms elle
l'appelle quand il monte en waggon ! Mais lui, n'a cessé
de parler de ses affaires de fabrique, comme elle sont
en bon état, comme ses parents vont se réjouir de le
voir. Rien au monde n'est si precieux que la santé, il
faut qu'elle se soigne. Au moment même du congé, déjà
à travers la balustrade, il lui dit :
— Tu m'as écrit hier, que tu n'avais jamais été si
attachée à moi, qu'à présent — c'est vrai, chère Vé
rotchka. Je ne suis pas moins attaché à toi. Les bonnes
dispositions envers ceux qu'on aime c'est de leur dési
rer beaucoup de bonheur, nous le savons, tous les deux.
Or, il n'y a pas de bonheur sans liberté. Tu ne voudrais
pas me gêner. ni moi non plus je ne veux pas te gêner.
Si tu te gênais pour moi, tu m'offenserais. N'en fais
donc rien. Et agis pour ton plus grand bien. Ensuite
nous verrons. Tu m'écriras quand je devrai revenir. Au
revoir, mon amie, — on sonne pour la seconde fois, il
est bien temps. Au revoir !
XXVII.

Ceci s'était passé vers la fin du mois d'avril. Au


milieu du mois de juin, Lopoukhoff revint habita Pé
tersbourg pendant trois semaines, puis il alla à Moscou,
pour des affaires de sa fabrique, comme il l'avait dit.
Les juillet il fut parti et le ll au matin eut lieu l'a
venture de l'hôtel.située près de la gare du chemin de
fer de Moscou, et deux heures après la scène qui eut
lieu dans une maison de campagne dans l'ile Kamennoy.
Maintenant le lecteur à l'œil pénétrant, ne saurait plus
manquer son coup et devinera qui s'est brùlé la cer
velle. « Depuis longtemps déjà, je vois que c'est Lo
poukhoff » dit le lecteur à l'œil pénétrant, enchanté
de son talent pour la devination. — Qu'est devenu Lo
poukhoff et comment se fait-il que sa casquette ait été
percée par le bord ? — Je ne sais, mais ce qu'il y a de
sûr c'est que c'est-lui qui a joué ce mauvais tour coquin,
répète le lecteur à l'œil pénétrant. Soit, lecteur obstiné,
juge à ta manière, on ne saurait rien te faire entendre.

XXVIII.

Un homme peu commun.

Environ trois heures après le départ de Kirsanoff,


Véra Pavlovna revint à elle, et une de ses premières
pensées fut celle-c1: l'atelier ne saurait être abandonné.
Bien que Véra Pavlovna aimât à démontrer que l'ate
lier allait de lui-même, au fond elle savait bien que ce
n'était-là qu'un idée séduisante, qu'à vrai dire, l'atelier
avait besoin d'une direction comme sienne pour que tout
ne tombât pas en poussière. Du reste l'affaire était
maintenant tout-à-fait en train, et la direction ne lui
-
327

causerait que peu d'embarras. M." Mertzaloff avait deux


enfants ; mais elle pouvait y donner deux ou trois
demi-heures par jour..... Il est certain qu'elle ne le
refuserait pas d'autant plus que déjà elle avait accepté
de faire beaucoup de choses dans l'atelier. Véra Pavlovna
se mit à débaler ses effets pour la vente, et envoya en
même temps Macha d'abord chez M." Mertzaloff pour
la prier de venir, et ensuite chez une regratière, nom
mée Rachel, une des plus habiles juives, mais ancienne
et bonne connaissance de Véra Pavlovna, avec la quelle
Rachel était d'une honnêteté absolue comme le sont
presque tous les petits commerçants juifs avec les
honnêtes gens. Rachel et Macha durent entrer dans
l'appartament de ville, y ramasser toutes les hardes
qu'on y avait laissées entrer, chemin faisant, chez le
fourreur, à qui avaient été remis pour l'été les pelises
de Véra Pavlovna, et ensuite, avec tout ce bagage,
venir à la maison de champagne, pour que Rachel après
avoir bien apprécié, achetât tout en bloc.
Comme Macha franchissait la porte cochère, elle
rencontra Rakhmétoff, qui rodait déjà depuis une demi
heure auprès de la maison.
— Vous vous en allez. Macha ? Pour longtemps ?
— Je crois que je ne reviendrai que dans la nuit.
J'ai tant à faire. -

— Véra Pavlovna est seule ?


— Oui.
— Alors j'entrerai chez elle, j'y resterai à votre place
peut-être, pourrai-je être utile.
— Oh! oui faites-le j'avais peur pour elle. J'ai oubliée
d'avertir quelqu'un soit une des voisines, il y a en outre
une cuisinière et une bonne d'enfants, deux de mes
amies, pour lui servir à dîner, car elle n'a pas encore
dîné.
— Ça ne fait rien, ni moi non plus, je n'ai pas
dîné; nous saurons nous servir seuls. Mais vous, avez
vous dîné ! -

— Oui, Véra Pavlovna ne m'a pas laissée comme cela.


· - C'est encore bien. J'aurais crû qu'on l'aurait oublié.
Sauf Macha, et ceux qui l'égalaient ou la surpassaient
par la simplicité de l'âme et du vêtement, tout le monde
craignait un peu Rakhmétoff. . Lopoukhoff, Kirsanoff,
et tous ceux qui ne craignaient rien sentaient en sa
présence, de temps à autre, une sorte de crainte. Avec
Véra Pavlovna il n'était pas ami : elle le trouvait trop
ennuyeux, et lui il ne se joignait jamais à sa société.
Mais il était le favori de Macha, bien qu'il fut moins
que les autres visiteurs des Lopoukhoff aimable et
causeur avec elle.
- Je suis venu sans être invité, Véra Pavlovna,
commença-t-il: — mais j'ai vu Alexandre Matvéitch et
je sais tout. Aussi, ai-je conclus que je pourrais vous
être utile pour quelque chose, je resterai chez vous
toute la soirée.
Les offres de service n'étaient point à dédaigner
dans un pareil moment.
Tout autre à la place de Rakhmétoff aurait été invité
et se serait proposé lui-même au déballage des effets ;
mais lui, il ne le fit pas et n'en fut pas prie; Véra Pav
lovna lui serra la main et lui dit avec un sentiment
sincère qu'elle lui était très-reconnaissant pour les
attentions qu'il avait pour elle.
- Je resterai dans le cabinet, répondit-il: — si vous
avez besoin de quelque chose, vous m'appellerez; et si
quelqu'un vient, j'ouvrirai la porte, me vous derangez
pas Vous même. - -

Cela dit, il s'en alla fort tranquillement dans le cabinet,


sortit de sa poche un gros morceau de jambon, une
tranche de pain noir, en tout cela pesait environ
quatre livres; il se mit dans un fauteuil, mangea tout
- 329

et en târhant de bien , màcher, but une demie carafe


d'ean, puis il s'approcha des rayons de livres, qu'il se
mit à examiner cherchant quelque chose pour lire:
« Connu.. .. Imitation.. .. Imitation..... Imitation.... » Ce
Imitation ce rapportait aux livres de Macaulay, Guizot,
Thiérs, Ranke, Gervinus.
« Ah ! voilà qui m'est tombée bien à propos sous la
main » dit-il en lisant sur le dos de plusieurs gros
volumes; Oeuvres complètes de Newton, il les feuilleta,
trouva ce qu'il cherchait et avec un doux sourire il -

s'écria :
« Le voilà, le voilà ! » Observations on the-Prophe
dies of Daniel and the Apocalypse of St. John » c'est
à-dire : Observations sur les prophéties de Daniel et
•l'Anocalype de S. Jean ».
« Oui, je connais peu ces sortes de choses. Newton
écrivit ce commentaire dans son extrème vieillesse
lorsqu'il était à moité fou. C'est-là une source classique
pour qui étudie la question du mélange de l'esprit et
de la folie. C'est une question universellement historique :
ce mélange se trouve dans tous les événements, sans
exception: presque dans tous les livres, presque dans toutes
les têtes. Mais ici il doit y avoir une forme typique.D'abord
il s'agit du plus grand génie connu. Ensuite, la folie qui
s'est mêlée à cet esprit, est une folie reconnue, inconte
stable. Donc, c'est-là un livre capital en son genre. Les traits
les plus fins du phénomène général doivent y ressortir .
d'une manière plus frappante, que dans n'importe quel
individu, et personne ne saurait mettre en doute que
ce sont bien là des traits, ayant rapport aux phéno
mènes concernant le mélange de la folie avec de l'esprit.
Enfin, un livre digne d'être étudié ».
Il se mit donc à lire le livre et avec plaisir ! — ce
livre que depuis un siècle personne ne lisait, sauf, peut
être, ceux qu'en corrigeaient les épreuves. Lire ce livre
330

pour tout autre que Rakhmétoff, aurait été comme,


manger du sable ou de la sciure. Mais lui, 1l le goûtait
fort. -

Des gens comme Rakhmétoff, il y en a peu : je n'ai


rencontré que huit (dont deux femmes), ils ne se res
semblaient en rien, sauf sur un point. Il y avait parmi eux
des aimables et des rigides, des assombris, et des joyeux,
des emportés et des flegmatiques, des impressionables
(l'un au visage rigide, railleur jusqu'à l'insoleuce, et un
autre à la figure apathique, ont sangloté plusieurs fois
en ma présence comme des femmes hystériques, et cela
non à cause de leurs propres affaires, mais à propos d'une
conversation sur des choses générales; je suis sùr qu'ils
pleuraient souvent, étant seuls); et d'autres d'un calme
imperturbable. Ils ne se ressemblent que sur un point
ai-je dit, mais cela suffit, pour en faire un type parti
culier et les distinguer de tous les autres hommes. Je
me moquais de ceux que je fréquentais, lorsque j'étais
en tête à-tête avec eux; ils se fâchaient ou ne se ſâ
chaient pas, mais ils ne pouvaient s'empêcher, eux
, aussi, d'en faire autant. Et en effet, 1l y avait en eux
beaucoup de choses ridicules, et c'est par là qu'ils se
ressemblaient. J'aime à me moquer de pareiles gens.
Celui d'entre eux que j'ai recontré dans le cercle de
Lopoukhoff et de Kirsanoff, et dont je vais faire la d e
scription, sert à prouver que les opinions de Lopoukhoff
et d'Alexey Pétrovitch sur les qualités du sol, dans le
second songe de Véra Pavlovna, comportent une excep
tion, à savoir que quelque soit la qualité du sol, on
peut tonjours rencontrer de petites parcelles de terre,
qui pourraient produire des epis sains.
La généalogie des principaux personnages de mon
récit, de Véra Pavlovna, de Kirsanoff et de Lopoukhoff
ne s'élève pas au delà des grands pères et des grandes
mères. Que serait-ce s'il fallait parler de la bisaïeule
331

quand le bisaïeul est dêjà enveloppé des ténebres de


l'oubli. On sait seulement qu'il était le mari de la grand
grand-mère, et qu'il s'appelait Kiril, puisque le nom
du grand père était Guéracime Kirilytch.
Rakhmétoff appartenait à une famille, connue depuis
le XIII siècle, c'est-à-dire à une des plus anciennes fa
milles non seulument de chez nous, mais de toute l'Europe.
Parmi les chefs de corps tartares, masacrés à Tver
avec leur armée, si l'on en croit les croniques pour
avoir voulu convertir le peuple au mahométisme (in
tention, qu'ils n'avaient certainement pas eue), mais en
réalité, tout simplement pour avoir exercé la tyrannie,
parmi ces chefs se trouvait un nommé Rakhmét qui
avait eu un enfant d'une Russe, qu'il avait enlevée,
la quelle était nièce de l'homme de cour de Tver,
c'est-à-dire de l'Ober-hofmaréchal et feld-maréchal ;
L'enfant fut epargné, à cause de la mère et rebaptisé
de Latyfe en Mikhaïl. C'est de Latyfe-Mikhaïl Rakhmé
tovitch que descendent les Rakhmétoff. À Tver ils étaient
boyards, à Moscou ils ne furent que grands officiers de
la couronne, à Pétersbourg, au siècle dernier ils étaient
généraux-en-chef, — pas tous, bien entendu, la famille
étant devenue fort nombreuse, on ne saurait certainement
faire de tous ses membres des généraux en-chefs. Le
père du bisaïeul de notre Rakhmétoff fut ami de Ivan
Ivanytch Chouvaloff, qui le tira de la disgrâce, où il
était tombé pour avoir eu de l'amitié pour Munich.
Son bisaïeul fut le collègue de Roumiantzoff, avait
atteint le grade du général-en-chef, et fut tué à la
· bataille de Novi. Son grand père accompagnait Ale
xandre à Tilsitt, et serait allé plus loin que tous les
autres, mais il perdit la carrière de bonne heure par
son amitié avec Spéransky. Son père enfin servait le
gouvernement sans succès ni disgrâce. À l'âge de 40
ans il donne sa démission et en qualité de lieutenant
332 #

général en retraite il alla habiter un de ses domaines


éparpillés sur les bords de la Medvéditza et près de sa
source. Les domaines n'étaient pas cependant très-étendus,
contenant en tout environ deux mille cinq cents âmes.
Néanmoins il fit beaucoup d'enfants, une huitaine dans
son villageois, beaucoup, une huitaine, peut-être. Notre
Rakhmétoff était l'avant dernier de ses huits enfants, il
n'avait qu'une sœur moins âgée que lui, aussi n'eut-il
qu'un assez petit héritage : il reçut environ 400 âmes et
7000 arpents du terrain. Qu'a-t-il fait de ces âmes et de
5500 arpents de terre, personne ne le savait de même,
personne ne savait, qu'il s'était gardé l500 arpents, qu'il
était seigneur et qu'en donnant à ferme la part de terrain
qu'il s'était gardée, il en retirait jusque à 3000 roubles
de rente, personne ne savait cela tant qu'il Vécut parmi
nous. Nous ne l'avons appris que plus tard, mais dès
lors, nous supposions parfaitement qu'il était de la fa
mille des Rakhmétoff parmi lesquels il y a tant de
seigneurs riches, dont l'ensemble des richesses On éva
lue à 75000 âmes. Ces seigneurs habitent près des
sources de la Medvéditza, du Khoner de la Soura et de
la Tzna, . il ont toujours été maréchaux de , la no
blesse de leur district. C'est toujours un membre de
· cette famille qui est maréchal de la noblesse pour le
gouvernement dans l'un ou dans l'autre des trois gou
vernements, à travers lesquels, coulent les sources
asservies des rivières susnommées. Et, avons-nous su
encore, que notre ami Rakhmetoff dépensait 400 par
an; pour un étudiant c'était beaucoup dans ce temps-là,
mais pour un seigneur Rakhmétoff c'était trop peu.
Mais nous ne peussions guère à prendre des renseigne
ments et nous nous étions simplement dit que notre
Rakhmétoff appartenait à quelque branche de la famille
tombée , dans la pauvreté, qu'il était, peut-être, fils
d'un conseiller d'une chambre des finances, qui avait
333:

laissé à ses enfants un petit capital. En somme, tout


cela nous interessait peu, bien entendu.
Maintenant il avait 22 ans, il était étudiant depuis
l'âge de l6 ans; mais il avait passé presque trois ans
hors de l'Université. À la fin de sa seconde anneée, ir
alla dans son domaine, y arrangea ses affaire, et après
avoir vaincu la résistance du tuteur, merité l'anathème
de ses frères, et s'être comporté de façon que les maris
de ses sœurs leur avaient défendu de prononcer son nom
il se mit à parcourir la Russie par terre et par eau, à
la façon ordinaire et extraordinaire, — comme par
exemple à pied, dans des barques pontées et dans des ba
teaux à petite vitesse. Il lui survint beaucoup d'aventures ;
il emmena deux invidus à l'Université de Kazan et cinq
à celle de Moscou, — c'étaient-là ses boursiers, et à
Pétersbourg, où il voulait venir lui même il n'amena
personne et c'est pourquoi personne ne savait encore
que ce n'était pas 400 roubles, mais, 3000 qu'il avait
de revenu. On n'apprit cela que plus tard. Alors nous
voyions seulement qu'il disparaissait pour longtemps, et
deux ans auparavant il était entré à la faculté philo
logique, qu'autrefois il avait été à celle des sciences
naturelles, et voilà tout.
Mais si personne de sa connaissance pétersbourgeoise
ne savait rien ni de ses parents, ni de sa fortune,
en revanche tous le connaissaient sous deux surnoms,.
l'un de ces surnoms que le lecteur connait déjà « le
rigoriste; » ce surnom-là il acceptait avec son leger
sourire de demi contentement. Mais lorsqu'on l'appelait
Nikitouchka ") ou Lomoff, ou par son surnom tout en
tier Nikitouchka Lomoff un large sourire éclairait son
visage, et il avait bien raison puisque ce n'est pas par

*) Diminutif de Nikita.
334

la naissance, mais par la fermeté de volonté qu'il avait


acquis le droit de porter ce nom illustre parmi des
millions d'hommes. Mais ce nom n'est glorieux que dans
une bande de terre de 100 verstes ") de largeur, tra
versant huit gouvernements; il faut expliquenr au lec
teur du reste de la Russie quel est ce nom Nikitouckha
Lomoff, hâleur qui montait le Volga il y a 15 ou 20
ans, était un géant d'une force d'Hercole; de 2 archines
et 15 verchoks ") de taille, il était si large de poi
trine et d'épaules qu'il pesait 15 poudes ") bien qu'il
ne fut pas gros, mais seulement robuste. Pour ce qui
est de sa force, il suffit de dire ceci : il recevait uml
salaire quadruple. Lorsque le navire avait abordé une
ville et que notre homme allait au marché, ou comme
on l'exprime sur le Volga, au bazar, dans les ruelles
voisines, - on entendait les jeunes villageois crier :
Voilà Nikitouchka Lomoffl voilà Nikitouchka Lomoff!
et tout le monde courait dans la rue, qui mene du
port au bazar, et le peuple suivait en foule son héros
atlète. #

Lorsque Rakhmétoff, à l'âge de 16 ans, vint à Pé


tersbourg, c'était un adolescent ordinaire, assez grand
de taille, assez robuste, mais bien loin d'être remarquable
par sa force : de dix de ces égaux en âge, pris , au
hasard, deux, à coup sûr, l'auraient terrassé. Mais au
milieu de sa dix-septième année, il se mit dans l'idée
d'aquérir de la force physique et il agit en consé
quence. D'abord il fit de la gymnastique; c'était bien,
| mais la gymnastique; ne fait que perfectionner la matière
| première, il fallait donc se pourvoir de la matière et

*) A peu près un Kilomètre. -

*) L'Archine = 28 ponces = 16 verchoks.


*) Le poude = 16,4 kilogrammes.
335

pendant un temps double de celui qu'il passait à la


gymnastique, pendant plusieurs heures par jcur il devint
maneuvre cherchant les travaux qui demandaient de
la force; il voiturait l'eau, transportait le bois de chauf
fage, le coupait, taiilait les pierres, creusait la terre,
sciait le bois, forgeait le fer : Il passait par beaucoup
de travaux et les changeait bien souvent, puisque à
chaque travail nouveau, à chaque changement, de nou
veaux muscles s'étaient developpés. Il adopta la diète
des b ,xeurs : il se nourrit d'aliments, exclusivement
connus comme fortifiants et surtout de beafsteak, pre
sque cru et à partir de ce temps-là, il vécut toujours
ainsi. Un an après, il fit son voyage, et y trouva encore
plus de facilité à s'occuper du développement de sa force
physique : il avait été laboureur, charpentier, bâtelier et
ouvrier de toute sorte de metiers sains ; une fois il monta
même en hâleur tout le Volga, de Doubovka à Rybinsk.
Dire, qu'il voulait être hâleur, cela auraît paru et au
patron du bateau et aux hâleurs au dernier point
absurde, et on ne l'aurait pas accepté; mais il prit le
bord , simplement comme voyageur. Après s'être lié
d'amitié avec les hâleurs, il commença à les aider, à
· tirer la corde et uue semaine après il devint un hâleur
véritable; on remarqua bientôt comment il tirait, on me
sura les forces, — il l'emportait sur quatre hâ'eurs des
plus robustes; il avait alors 20 ans et ses camarades
, de tirage l'avait baptisé Nikitouchka Lomoff, en mé -
moire du héros, qui déjà avait alors quitté la scène.
L'été suivant il allait par le bateau à vapeur; un homme
du peuple qui avait été son collègue de tirage, se trouva
dans la foule sur le tillac, et c'est ainsi que des étu
diants, ses compagnons de voyage, apprirent qu'il fallait
l'appeler Nikitouchka Lomoff. En effett en y consacrant
le temps, il avait acquis et conversait une force extraor
dinaire. « Il le faut, avait-il dit : — cela me fera
336
aimer et estimer de la plèbe. Et c'est utile, un jour cela
pourrait être bon à quelque chose ». Et c'est ainsi qu'il
avait acquis cette force extraordinaire. À l'âge de l6.
ans il était arrivé à Pétersbourg en colégien ordinaire
qui avait achevé honnêtement ses premières études. Il
passa ses premiers mois d'études à la manière des Com
mençants. Bientôt il vit que parmi ses camarades il y
en avait de particulièrement intelligents qui ne pensaient
pas comme les autres, et ayant appris le nom de 5
ou 6 d'entre eux (ils étaient peu nombreux) il s'inter
ressa à eux et çultiva la connaisance de l'un d'eux qui
n'était autre que Kirsanoff, et sa transformation en
rigoriste, en Nikitouchka Lomoff, en homme peu com
mun commença. Il écoutait Kirsanoff avec passion. La
première soirée qu'ils passèrent ensemble il pleura,.
il interrompait Kirsanoff par des exclamations de haine
contre ce qui doit périr et par des glorifications en
thousiastes de ce qui doit vivre,
- — Par quels livres dois-je commencer ? dit-il.
Kirsanoff le renseigna sur ce point. Le lendemain matin
dès 8 heures il marchait le long du Nevsky entre la place
de l'Amirauté et le pont de Police, y attendant l'ou
verture d'une librairie française et allemande, pour y
achetait ce qu'il fallait. Il lut trois-vingt-quatre heures
de suite, depuis le jeudi, ll heures du matin jusqu'au
dimanche à 9 heures du soir, 82 heures. Pour ne pas
dormir les deux premières nuits la volonté seule avait
suffi, pour ne pas dormir la troisième nuit il prit huit
verres de café très-chargé: pour la quatrième nuit il
manqua de force, le café n'y put rien, il tomba sur le
plancher, et y dormit environ 15 heures. Une semaine
après, il vint chez Kirsanoff, demanda des indications de
nouveaux livres et des explications sur, les livres qu'il
venait de lire; il se lia d'amitié avec lui, puis par llinter
médiaire de celui-ci il se lia d'amitié avec Lopoukhoff.
337
, Six mois plus tard, bien qu'il n'eût que l7 ans, et
qu'eux fussent déjà âgés de 2l ans, il était traité par
eux comme un égal, et il devint dès lors un homme
peu commun ? -

Quelles circonstances l'avaient aidé à devenir un


homme peu commun ?
· Son père était très-depositique, très-intelligent; très
instruit et ultras-conversateur, — dans le même sens
que Maria Alexevna, mais de plus honnête. La vie du
fils y était certainement pénible. Ce ne serait encore
rien si c'était tout. Mais sa mère, femme assez délicate,
souffrait du caractère difficile de son mari, de plus il
voyait la vie des paysans. Et cela, ce ne serait encore
rien ; mais vers l'âge de 15 ans, il devint amoureux
de l'une des maîtresse, de son père. Il y eut une histoire,
qui touchait principalement la maîtresse, bien entendu.
Il plaignait beaucoup la femme, qui avait tant souffert,
grâce à lui. Les idées commencèrent bientôt à errer
dans sa tête et Kirsanoff fut pour lui, ce que Lopoukhoff
avait été pour Véra Pavlovna. Sa vie passée pouvait être
pour quelque chose dans la formation de son caractère,
c'est vrai; mais pour devenir ce qu'il allait être, il fal
lait qu'il fut particulièrement doué par la nature. Quel
que temps avant qu'il quittât l'Université pour aller
d'abord dans son domaine et ensuite pour parcourir la
Russie il avait déjà adopté des règles particulières dans
Ja vie materielle, morale et intellectuelle et lorsqu'il fut
de retour, ces règles s'étaient déjà transformées en un
sistème complet, au quel il se tenait toujours et d'une
manière immuable. Il s'était dit : « Je ne prends pas une
seule goutte de vin. Je ne touche pas aux femmes ».
Pourquoi cela ? Une telle extrêmité n'était pas nécés
saire du tout. « Il le faut. Nous demandons que les hom
mes jouissent complétement de leur vie, et nous devons
prouver par notre exemple que nous le demandons non
- 22
338

pas pour satisfaire nos passions personnelles, mais pour


l'homme en général, que nous ne le disons que par
· principe et non par passion, par conviction et non par
besoin personnelles ».
Pour cette même raison il s'astraignit à une vie très
austère. Pour devenir et pour rester Nikitouchka Lomoff
il lui fallait manger de la viande, beaucoup de viande,
et il en mangeait en grande quantité. Mais il regardait à
un copeck dépensé pour une nourriture autre que la
viande; il ordonna en conséquence à sa propriétaire
de prendre la meilleure viande, les meilleurs morceaux
pour lui; et toute autre nourriture qu'il mangeait chez
lui était du plus bas prix. Il renonça aux pain blanc,
et il ne mangeait à sa table que du pain noir. Des se
maines entières il ne goûtait pas de sucre, des mois
entiers, il ne touchait ni à un fruit, ni à du veau, ni à
de la poularde, n'achetait jamais riende semblable : « Je
n'ai pas le droit de dépenser de l'argent pour un ca
price, dont je puis me passer » — Cependant il avait
été élevé à une table de luxe et il avait le goût fin,
comme on le voyait d'après ses remarques gastro
nomiques, lorsqu'il dînait chez quelqu'un : il mangeait
avec plaisir de beaucoup de plats, qu'il se refusait
à sa propre table, il y en avait d'autres qu'il ne man
geait nulle part, et c'est pour une raison bien fondée :
« Ce dont le peuple mange, quoique seulement de temps
à autre, moi aussi, je puis en manger, quand l'occasion se
présente. Je ne dois pas manger de ce qui est tout-à-fait
inacessibile à la plèbe. Il me faut cela pour sentir, bien
que très-peu, à quel point, la vie de la plèbe est plus
gênée que la mienne ». Aussi lorsqu'on servait des fruits,
il mangeait toujours des pommes, et ne mangeait jamais
d'abricots, il mangeait des oranges à Pétersbourg, en pro
vince jamais. - Parce que, à Pétersbourg la plèbe en
mange, ce qui n'a pas lieu en province. Il mangeait
339

du pâté parce qu'un bon gâteau n'est pas pire qu'un


pâté, et que la pâte feuilletée est connue de la plèbe »,
mais il ne mangeait pas de sardiues. Il était toujours
vêtu pauvrement, bien qu'il aimât l'élegance, et en
tout le reste il menait une vie de spartiate; par exemple
il n'admettait pas de matelas et dormait sur du feutre
sans même se permettre de le plier en deux.
Mais il a un remords de conscience — il n'a pas
cessé de fumer: « Sans le cigare, je ne puis réfléchir; si
c'est ainsi, je n'en suis pas coupable; mais peut-être,
est-ce de la faiblesse de volonté ». Il ne pouvait pas
fumer de mauvais cigares, ayant été élevé dans un milieu
aristocratique; et c'est 150 r. sur les 400 qu'il dépen
sait en cigares. « Abominable faiblesse » comme il s'ex
primait. Ce n'est que cette faiblesse qui rendait possible
de repousser ses attaques. Un adversaire acculé lui
disait: « la perfection est impossible, toi, par exemple,
tu fumes ». Alors Rakhmétoff redoublait ses attaques,
mais il s'adressait la plupart des réproches, l'adversaire
en recevait moins sans être tout-à-fait oublié cepen
dant. ll en était arrivé à faire beaucoup, puisque dans
l'emploi du temps il s'imposa des règles également sévéres.
Il ne perdait pas uu quart d'heure, il n'avait pas besoin
de repos, | -

— Mes occupations sont variées; le changement de


l'occupation est un repos. — Dans le cercle des amis,
dont le centre était chez Kirsanoff et Lopoukhoff, il ne
venait que juste ce qu'il fallait pour rester en intelli
gence intime avec ce cercle.
| Il le fallait, l'expérience quotidienne prouve l'utilité
de la liaison intime avec quelque cercle d'hommes, —
il faut toujours avoir sous la main des sources ouvertes
pour toute sortes de renseignements. Excepté les séances
de ce cercle, il ne fréquentait jamais personne autrement
que pour des affaires, et nulle part il ne restait cinq
330 *

minutes de plus qu'il ne fallait pour l'affaire; chez lui


non plus, il ne recevait ni ne permettait de rester qu'à
ces conditions-là. Il disait au visiteur sans détours : Notre
conversation est epuisée. Maintenant permettez-moi de
m'occuper d'autres choses, car mon temps est précieux.
Pendant les premiers mois de sa régénération, il pas
sait presque tout son temps en lectures; mais cela ne
dura qu'un peu plus d'une demie année; lorsqu'il vit qu'il
avait acquis une manière systematique de penser dans
le sens des principes, qu'il avait trouvé justes il se dit
à l'instant : maintenant la lecture est une chose se
condaire; de ce côté-là je suis prêt pour la vie, et se
mit à ne consacrer aux livres que le temps restant
après les autres affaires, c'est-à-dire très-peu de temps.
Malgré cela, il élargissait le cercle de ses connaissances
avec une rapidité étonnante : à 22 ans, c'était déjà un
érudit. De ce côté aussi il s'imposa des règles.
Point de luxe, point de caprices; rien que ce qu'il
· faut. Or, que faut-il! Chaque sujet ne compte que très
peu d'œuvres capitates; dans toutes les autres il n'y a
que des répétitions des raréfactions, des altérations, de ce
qui est d'une manière plus ample et plus claire exprimé
dans ce peu d'œuvres. Il ne faut lire que celles-ci; tout
autre lecture n'est qu'une inutile dépense de temps.
Prenons pour exemple les belles lettres russes. Je me
dis: d'abord je vais lire tout Gogol. Dans des milliers
d'autres romans je n'ai qu'à prendre cinq lignes sur
cinq pages différentes pour voir que je n'y trouverai
rien que du Gogol gâté, — donc à quoi bon les lire ?
— Il en était de même dans les sciences économiques,
là la démarcation était encore plus tranchante. Si j'ai lu
Adam, Smith, Malthus, Ricardo et Mill, je connais l'alpha
et l'oméga de cette école : je n'ai pas besoin de lire une
seul des centaines d'économistes, quelque grande que
soit leur celebrité: d'après cinq lignes pris sur cinq pages .
34l
je vois que je n'y trouverai pas une seule pensée nou
velle qui leur appartint. C'est toujours de l'emprunt et du
défiguré. Je ne lis que ce qui est original et je ne le
lis qu'autant qu'il faut pour connaître cette originalité.
Aussi, il n'y avait pas moyen de lui faire lire Macaulay,
après avoir parcouru pendant un quart d'heure plusieurs
pages, il sétait décidé : « je connais l'étoffe de ces chiffons
là ». Il lut, et avec plaisir, la « Foire aux vanités » de
Thackeray, et se mit à lire le « Pendennis » et il le
ferma à la vingtième page :
« Il est tout entier dans la « Foire aux vanités » ; il
n'y a plus rien, donc la lecture en est inutile. — Chacun
des livres que j'ai lu est tel, qu'il me dispense de la
lecture des centaines d'autres », disait-il.
La gymastique, le travail pour développer ses forces
et la lecture furent des occupations personnelles de
Rakhmétoff; mais, après son retour à Pétersbourg, elles
ne lui prenaient qu'un quart de son temps, le reste de
temps il s'occupait des affaires d'autrui, ou de celles
qui ne touchaient spécialement personne ; se tenant
toujours à la règle, qu'il s'était faite pour la lecture : ne
pas dépenser le temps à des affaires et avec des hommes
secondaires, ne s'occuper que des affaires importantes
et qu'avec des hommes importants. l'ar exemple, hOrs
de son cercle, il ne faisait la connaissance que des hom
mes ayant de l'influence sur les autres. Celui qui n'était
pas une autorité pour plusieurs autres, celui-là ne pou
vait par aucun moyen entrer en conversation avec lui.
Il disait : « Excusez-moi, je n'ai pas le temps », et il
s'en allait. De même, celui dont il voulait faire la con
naissance, ne pouvait s'en débarasser par aucun moyen.
Il venait tout simplement chez vous et vous disait ce
qu'il avait à dire avec cette exorde : « je veux faire
votre connaissance, il le faut. Si vous n'avez pas le temps
maintenant, fixez un autre moment ». À vos affaires
342
mesquines il ne prêtait aucune attention quand même
vous auriez été son ami le plus intime et l'auriez sup
plié d'entrer dans vos soucis : « Je n'ai pas le temps »
disait-il en se détournant. Mais il se mélait des affaires
importantes, lorsqu'il le fallait, à son avis, quand même
personne ne l'en priait : « je le dois » disait-il. Ce qu'il
disait et faisait est inconvenable.
Voici, par exemple, de quelle manière je fis sa con
naissance. Je n'étais plus jeune alors, je vivais assez
bien, aussi de temps à autre cinq ou six jeunes gens
de ma province se rassamblaient chez moi. J'était donc
déjà pour lui un homme précieux : ces jeunes gens
avaient de bonnes dispositions pour moi, et ils trou
vaient en moi des sentiments analogues pour eux.
` C'est à cette occasion qu'il entendit prononcer mon
nom. Lorsque je le vit pour la première fois chez Kir
sanoff. je n'en avais jamais entendu parler : c'était peu
de temps après son retour de voyage. Il entra après
moi; j'étais le seul de la société qu'il ne connût pas.
À peine fnt-il entré qu'il prit à l'écart Kirsanoff et en
me montrant des yeux, lui dit quelques mots. Kirsanoff
lui aussi, répondit en peu de mots, et le laissa. Un mo
ment après, Rakhmétoff s'assit tout-à-fait vis-à-vis de
moi, il n'y avait de distance que la largueur d'une petite
table auprès du divan, une archine et demie peut-être; il
se mit à me regarder en face de toute sa force. Je fus irrité:
il me regardait sans aucune cérémonie, comme si j'étais
un portrait, — je fronçai le sourcil. Cela ne l'inquié
tait pas le moins du monde. Après m'avoir regardé deux
ou trois minutes, il me dit : « M. N, je veux faire votre
Connaissance. Je vous connais, mais vous ne me con
naissez pas. Informez-vous sur moi auprès de Kirsanoff
et de ceux qui sont ici en qui vous avez le plus de
confiance », cela dit , il se leva et s'en alla dans une
autre chambre,
-
- - 343

« Quel est cet original ? » — C'est Rakhmétoff. Il veut


que vous vous informiez sur son compte s'il mérite con
fiance, — sans condition, et s'il merite qu'on tienne
compte de lui, — il vaut plus que nous tous pris en
semble, dit Kirsanoff, les autres appuyèrent. Cinq minutes
après il revint dans la chambre où nous restâmes tous.
Il n'essayait pas de parler avec moi, il ne parlait que
très-peu avec les autres, — la conversation n'était ni
savante ni de beaucoup d'importance. « Ah, dix heures
déjà, prononça-t-il quelque temps après: — à dix heures
j'ai affaire ailleurs. M*! N. (il s'adressa à moi): — Je
dois vous dire quelques mots. Lorsque j'ai pris Kirsanoff
à part, pour lui demander qui vous étiez, je vous ai
montré des yeux; quand même je ne l'aurais pas fait,
vous auriez remarqué que je m'informais de vous. Pour
quoi ne ferait-on pas les gestes, naturels dans une que
stion de ce genre ? Quand serez-vous chez vous pour
me receVOir ? » -

À cette époque-là, je n'aimais pas faire de nouvelles


connaissances, et cette importinuité, de plus, ne me
plaisait pas du tout. — Je couche seulement à la mai
son; je ne suis pas chez moi de toute la journée. —
« Mais c'est chez vous que vous couchez ? A quelle heure
rentrez-vous pour coucher ? » — Très-tard. — « Par
exemple ? » — Vers deux, ou trois heures. — C'est égal,
fixez l'heure. — « Si vous le voulez absolument, après
demain, à trois heures et demie du matin. — , Certes,
je dois prendre vos paroles pour une raillerie et une
grossiéreté;il est possible peut-être aussi que vous ayez des
raisons approuvables. Dans tous les cas, je serai chez vous
après demain à trois heures et demie du matin. -
Si vous êtes tellement résolu, venez plutôt un peu plus
tard; je serai chez moi toute la matinée, jusqu'à midi.
— « Bon, je viendrai sur les dix heures. Serez-vous
seul ? » — Oui. — « Bon ». Il vint, et aussi sans détours
344

aborda l'affaire à propos de laquelle il avait cru néces


saire de faire ma connaissance. Nous causâmes environ
une demi-heure. Le sujet de notre conversation importe
peu; il suffit de rappeler qu'il disait : « il le faut » et moi:
— « Non ». Il ajoutait : — « Vous le devez » et moi:
« Nullement ». Au bout d'une demi-heure il dit : « il est
clair qu'il serait inutile de continuer. Étes-vous con
vaincu que je sois un homme digne de confiance ab
solue ? » — « Oui, tous me l'ont dit, et maintenant je
le vois moi même. — « Et malgré tout vous persistez
dans votre opinion ? » — « J'y persiste ». — « Savez
Vous ce qu'il en resulte là ? Que vous êtez ou un men
teur, ou vous êtes un homme de peu de valeur ! » Qu'en
dites-vous ? Que fallait-il faire d'un autre homme pour
des paroles comme celles-là. Le provoquer en duel ?
mais il parlait d'un ton si calme sans trace de person
nalité, et comme un historien qui apprécie les choses
froidement, non dans le but d'offenser quelqu'un, mais
pour servir la vérité, qu'il eut été ridicule de s'offenser,
et je ne pus qu'en rire. -

— Mais c'est la même chose, dis-je.


- Dans le cas présent, ce n'est pas la même chose.
— Alors, peut-être, suis-je l'un et l'autre à la fois.
— Dans le cas présent, être à la fois l'un et l'autre est
impossible. Mais l'un ou l'autre -- certainement : ou vous
pensez et faites autre chose que vous ne dites : dans ce
cas vous êtes un menteur; ou vous pensez et faites
en effet ce que vous dites : en ce cas vous êtes un homme
de peu de valeur. L'un des deux certainement. Je sup
pose, le premier. ,"

— Pensez comme bon vous semble, dis-je, continuant


de rire. — « Bon jour. En tout cas, sachez, que je garde
ma confiance pour vous et que je suis prêt à reprendre
notre conversation quand bon vous semblera ».
Quelque bizarre que soit ce cas, Rakhmétoff avait eu
345
parfaitement raison, et d'avoir commencé ainsi, puisque
il s'était renseigné sur mon compte, avant de commencer
l'affaire, et d'avoir fini de la sorte cette conversation.
En effet je ne disais pas ce que je pensais et il avait le
droit de m'appeler menteur, et cela ne pouvait être ni
offensant, ni même difficultueux pour moi « dans le cas
présent » comme il s'exprimait, pusique le cas était tel,
qu'il pouvait en effet garder sa confiance et même son
estime pour moi. Oui, quelque bizarre que soit sa ma
nière, chaque homme restait convaincu que Rakhmétoff
avait agi précisément de la façon la plus raisonnable
et la plus simples, et ses terribles rudesses ses terribles
reproches, il les faisit de telle sorte, qu'aucun homme
sensé ne pouvait en être offensé et avec sa phénomenale
grossiereté, il était, au fond, très-délicat. Aussi, avait-il
des préfaces sur ce ton-là. Il commençait ainsi toute
explication difficultueuse.
- Vous savez, que je vais parler sans aucun senti
, ment personnel. Si les paroles que je vous dirai vous
sont désagréables, je vous prierai de me les pardonner.
Je trouve seulement qu'il ne faut pas s'offenser de ce
qui est dit consciencieusement et nullement dans le but
d'offenser. Du reste, dès qu'il vous paraîtra inutile d'en
tendre mes paroles, je m'arrêterai, j'ai pour règle : pro
poser mon avis partout où je dois le faire et ne jamais
l'imposer. -

Et en effet il ne l'imposait pas : on ne pouvait l'em


pêcher de dire son opinion, quand, selon lui, c'était utile ;
mais il le faisait en deux ou trois mots, et ajoutait :
« maintenant vous savez quel serait le but de notre
conversation; trouvez-vous qu'il soit utile de discuter ?
Si vous disiez « non », il saluait et se retirait.
Voilà comment il parlait et comment il agissait. Il
avait toujours beaucoup d'affaires, ne le touchant pas
personnellement; d'affaires personnelles, il n'en avait
346

· point, tout le monde le savait; mais quelles étaient les


affaires dont il s'occupait, c'est ce que le cercle ne savait
pas, On voyait seulement qu'il avait une foule de soucis.
Il était rarement chez lui, il allait toujours soit à pied
soit en fiacre, mais surtout à pied. Il recevait également
beaucoup de monde, et à cet fin il avait pris pour règle
d'être toujours chez lui de 2 à 3. Pendant ce temps il
parlait affaires et dînait. Mais bien souvent, pendant
plusieurs jours de suite il ne rentrait pas chez lui et
alors c'était un de ses amis qui lui était dévoué corps
et âme, qui était silencieux comme un tombeau, qui re
cevait les visiteurs à sa place. Environ deux ans après
cette entrée dans le cabinet de Kirsanoff où nous le
voyons lire « les commentaires de Newton sur l'Apoca
lypse », il quitte Pétersbourg, après avoir dit à Kirsanoff
et"à deux-trois de ses plus intimes amis, qu'il n'a plus
rien à faire dans cette ville, qu'il y a fait tout ce qu'il
a pu, qu'on ne pourrait faire plus avant d'eux ou trois
ans et que par conséquent il est libre pendant ce laps
de temps, et qu'il veut en profiter pour son activité
future. Nous avons appris depuis qu'il alla dans son
ancien domaine, vendit le terrain qui lui restait, reçut
environ 35 mille roubles, passa à Riazan et à Moscou,
y distribua environ 5 mille roubles à ses sept boursiers,
pour qu'll pussent finir leurs études. Et c'est ici que
fini son histoire authentique. Qu'est-il devenu après son
départ de Moscou, c'est ce qu'on ne sait pas. Plusieurs
mois s'étant ecoulé sans qu'on reçut aucune nouvelle de
lui. Ceux qui en savait d'avantage cessèrent de se taire
sur plusieurs circonstances, qu'à sa prière, ils avaient
cachées pendant son séjour parmi nous. C'est alors que
notre cercle apprit qu'il avait des boursiers , et la
plupart des autres circonstances que je viens de rap
porter sur lui. Nous apprîmes encore une foule d'histoi
res, qui au lieu de le faire connaître d'avantage, ne
*
347

faisaient que le rendre plus problèmatique, des histoires,


étonnantes par leur singularité des histoires dont quel
ques unes dementait tout-à-fait l'opinion que nous nous
étions fiate de lui , comme d'un homme tout-à-fait in
sensible, n'ayant pas, si je puis m'exprimer ainsi, un
cœur, qui bâttît des émotions de la vie personnelle.
Raconter toutes ces histoires serait déplacé. Je n'en
donnerai ici que deux, — une de chaque catégorie —
l'une bizarre et l'autre, demantant, sa pretendue dureté.
Je les choises parmi celles que j'ai appris de Kirsanoff.
Une année avant qu'il disparût pour la seconde et
probablement pour la dernière fois de Pétersbourg, Rakh
métoff avait dit à Kirsanoff : « Donnez-moi une bonne
quantité d'onguent pour cicatriser des plaies provenant
des armes aiguës ». Kirsanoff lui en donna un pot enorme
en croyant que Rakhmétoff voulait emporter cette on
guent dans un artel de charpentiers ou d'autres artisans
qui sont exposés aux coupures. Le lendemain matin la
propriétaire de Rakhmétoff acourut toute effrayée à .
Kirsanoff :
— Père ) médecin, je ne sais ce qu'est devenu mon
locataire : il est tard, il ne sort pas de sa chambre, la
porte est fermée à clef, j'ai regardé à travers la fente :
et l'ai vu tout en sang; comme je me suis mise à crier
il m'a dit à travers la porte : « Ce n'est rien, Agraféna
Antonovna ». Comment ce n'est rien ! Sauve-le, père
médecin, oh comme je crains l'accident de mort. Il est
tellement sans pitié pour lui même.
· Kirsanoff courut en toute hâte, Rakhmétoff lui ouvrit
la porte, un large et mélancolique sourire sur les lèvres.
Kirsanoff vit une chose, dont pouvait bien être frappée
Agraféna Antonovna, d'autres l'auraient été. Le dos et les

*) Formule de respect en Russie parmi les gens du peuple.


côtés de la chemise de Rakhmétoff (il était en chemise)
était couvert de sang, sous le lit on voyait du sang, le
feutre SUlI° lequel il couchait était couvert de sang; dans
le feutre il y avait des centaines de petits clous, qui res
sortaient d'un pouce de longueur; Rakhmétoff était resté
toute la nuit sur ce lit de son invention. « Quest-ce, de
grâce, Rakhmétoff » s'ecria Kirsanoff tout effrayé.
| — Un essai. Il le fallait. Invraisemblable, certainement,
mais à tout hasard, il le fallait. Je vois que je puis. —
Outre ce que vit Kirsanoff, la propriétaire pouvait évi
demment raconter beaucoup de choses curieuses sur
Rakhmétoff, mais en sa qualité de femme naïve et sim
ple, la vieille était folle de lui et, cela va sans dire, on
ne saurait rien apprendre d'elle. Cette fois-là elle ne
courut chez Kirsanoff que parce que Rakhmétoff lui même
le lui avait permis pour sa propre tranquillité: elle
pleurait tant, croyant qu'il voulait se suicider. -

Deux mois après cette aventure on était à la fin du


mois de mai. Rakhmétoff disparaissait pour une semaine
ou plus, mais alors personne ne l'avait remarqué, puis
qu'il lui arrivait bien souvent de disparaître pour plu
sieurs jours. Plutard, Kirsanoff nous raconta l'histoire
suivante sur la manière, dont Rakhmétoff avait passé
ces jours d'absence. Ils constituaient l'épisode érotique
de sa vie. L'amour avait surgi d'un événement digne
de Nikitouchka Lomoff. Rakhmétoff allait du Premier
Pargolovo ") en ville, pensif et les yeux baissés, comme
d'ordinaire ; il passait près de l'Institut Forestier. Il fut
tiré de sa rêverie par le cri déchirant d'une femme.
Ayant levé les yeux il vit qu'un cheval attelé à un char
a bancs, où était une dame, avait pris le mors aux dents
et fuyait à toute vitesse; la dame avait laissé echapper

*) Village dans les environs de Pétersbourg.


349
les rênes qui traînaient par terre; le cheval n'était
plus qu'à deux pas de Rakhmétoff; il.se jeta au milieu de
la route, mais le cheval passa rapidement devant lui
et il n'eut pas le temps de saisir la bride, il ne put que
prendre l'essieu de derrière du char à bancs et il l'ar
rêta, mais il tomba lui même. Les passants, accoururent,
aidèrent la dame à descendre du ehar à bancs. et re
levèrent Rakhmétoff. Il avait la poitrine un peu ecrasée
mais le plus grave, c'est que la roue lui avait arraché
un assez gros morceau de chair à la jambe. La dame
revint à elle et ordonna de le transporter dans sa maison
de campagne, distante d'une demi-verste environ. Il y
consentit, car il se sentait très-faible, mais il exigea
qu'on envoyât chercher Kirsanoff, et ne voulut pas d'un
autre médecin. Kirsanoff trouva les meutrissuses de la
poitrine, sans gravité, mais il trouva Rakhmétoff lui
mêmé très-affaibli par la perte de sang qu'il avait faite.
Il resta 10 jours au lit. La dame sauvée le soignait
naturellement elle même. Etant donné sa faiblesse il
ne pouvait que causer avec elle, — le temps aurait été
perdu tout de même, — il parla donc et pour cette fois,
sans même se reserver. La dame était une jeune veuve
de 19 ans, assez riche indépendante, intelligente et bonne
personne. Les paroles fougeuses (non d'amour, bien en
tendu) de Rakhmétoff la charmèrent.
· « Je le vois en songe entourré d'auréole » disait-elle
à Kirsanoff. Il se prit aussi d'amour pour elle. D'après
son extérieur, elle le crut pauvre, aussi lui proposa-t-elle
la première de l'épouser, lorsque le onzième jour il se
leva et dit qu'il pouvait aller chez lui. -

— Avec vous j'ai été plus franc qu'avec les autres ; .


vous voyez bien que des hommes comme moi n'ont pas
le droit de lier leur destinée à celle de qui que ce soit.
— Oui, vous avez raison, dit-elle, vous ne pouvez pas
vous mariér. Mais jusqu'à ce que vous ayez besoin dé
me quitter, aimez-moi. -
350

— « Non, je ne puis non plus l'accepter , je ne suis plus


libre et ne dois pas aimer.
Qu'est devenue cette dame depuis ? Cette aventure a
dû changer sa vie et sans doute elle est devenue elle
même une personne du genre de Rakhmétoff J'aurais
voulu le savoir. Mais, Kirsanoff n'a pas voulu me dire
son nom, et il ne savait pas lui non plus ce qu'elle est de
venue : Rakhmétoff l'avait prié de ne pas s'informer d'elle.
Si je supposais, que vous sachiez quelque chose d'elle,
disait-il, je ne pourrai m'empêcher, de vous en demander
des nouvelles et il ne le faut pas. Quand on sut l'histoire,
tout le monde se rappela, qu'à cette époque, et pendant
quelques deux mois Rakhmétoff avait été plus sombre
que d'ordinaire. Il ne se mettait pas en colère contre
lui même quelqu'acharnement qu'on mit à lui jeter à
, la face son abominable faiblesse, c'est-à-dire les cigares;
et un sourire large et doux n'eclairait pas son visage
lorsqu'on le flattait du nom de Nikitouchka Lomoff. Je
j'ai d'autres souvenirs. Cette été-là, trois ou quatre
fois il lui arriva de répondre à mes railleries (car je
me moquais de lui én tête-à-tête et c'est pourquoi il
me prit en affection).
— Oui, plaignez-moi, vous avez raison, plaignez-moi :
Ni moi non plus, je ne suis pas une idée abstraite, mais
un homme qui veut vivre. Du reste, cela passera.
- Et en effet cela a passé. Une fois seulement, plusieurs
mois après, je l'avais tellement excité par mes railleries
qu'il lui arrivât de prononcer encore les mêmes paroles.
Le lecteur à l'œil pénétrant s'aperçoit, peut-être, que
sur Rakhmétoff j'en sais plus que je n'en dis. Cela se peut.
Je n'ose le contredire, car son œil est pénétrant. Si
je savais ! je sais bien des choses que toi, lecteur à l'œil
pénétrant, tu ne saurais jamais apprendre. Mais ce
qu'en effet je ne sais pas, c'est ceci : Où est maintenant
Rakhmétoff, qu'est-il devenu? le reverrai-je un jour ?
251

Sur ce point je n'en sais pas plus que ses autres amis.
Trois ou quatre mois après sa disparition de Moscou,
sans avoir reçu aucune nouvelle de lui, nous supposâmes
qu'il voyageait en Europe. Cette conjecture parait être
juste. Du moins, elle est confirmée par ce temoignage.
Un an après la disparition de Rakhmétoff, une des con
naissance de Kirsanoff rencontra dans un Waggon du
chemin de fer entre Vienne et Munich un jeune Russe,
qui disait qu'il avait parcouru tous les pays slaves, fré
quentant toutes les classes de la société et ne rertant
dans chaque pays que le temps qu'il fallait pour se,
faire une idée juste des notions des mœurs, de la ma
nière de vivre, des institutions communales du degré
du bien-être et des diverses branches de - la popu
lation; qu'il habitait dans ce but les villes et les vil
lages, allait à pied d'un village à un autre ; qu'il avait
étudié de la même manière, les Roumains et les Hon
grois, qu'il avait parcouru tantôt à pied tantôt en chemin
de fer l'Allemagne du Nord, qu'ensuite il avait visité
en détail l'Allemegne du Sud, les provinces allemandes
de l'Autriche; que maintenant il allait en Bavière et
de là en Suisse, par le Wurtemberg et le Bade; qu'après
il parcourrait de la même façon la France et l'Angleterre,
ce qu'il comptait faire en une année ; si de cette année
il lui restait du temps, il verrait aussi l'Espagne et l'I
talie, si non, il n'irai pas. Pourquoi ? — pour prendre en
considération. Dans un an il fallait qu'il fut absolument
aux États Unis qu'il devait étudier plus qu'aucun autre
pays. Là il resterait longtemps, peut-être, plus d'un an
et peut-être toujours, s'il y trouvait une occupation,
mais il était plus probable, que dans trois ans il vien
drait en Russie, il lui paraissait qu'à cette époque-là il
fallait y être. Tout cela ressemble beaucoup à Rakhmé
toff, y compris ces « il faut » imprimés dans la mémoire
du conteur. L'âge, la voix, les traits du visagée du
352

vayageur étaient autant d'indice confirmatifs; mais le


conteur n'avait pas fait grande attention à son covaya
geur, qui d'ailleurs, l'avait quitté deux heures aprés et
était descendu dans un petit village. Aussi le conteur
n'a-t-il donné de son extérieur que des descriptions
vagues, de sorte qu'il n'y a pas là d'authemcité com
plète. On disait encore qu'un jeune Russe, ex-seigneur,
s'était presenté une fois chez un des plus grands pen
seurs européens de notre siècle, père de la philosophie
nouvelle, Allemand, et lui avait dit ceci : « J'ai 30,000 .
thalers; je n'ai besoin que 5000, le reste je vous prie
de l'accepter ». Le philosophe vrait très-pauvrement.
· Pourquoi cela ? — « Pour la pubblication de vos
œuvres ». - - , " -

Le philosophe n'accepta pas; mais le Russe n'en dé


posa pas moins chez un banquier l'argent sur son nom
et lui écrivit un billet ainsi conçu : Faites de cet argent
ce que vous voudrez jetez-le à l'eau si vous voulez, mais
vous ne sauriez me le remettre, vous ne me trouverez
pas. On dit que cet argent est encore chez le banquier.
Si ce bruit est vrai, personne autre que Rakhmétoff
n'était venu chez le philosophe. Voilà donc quel est le
monsieur, assis maintenant dans le cabinet de Kirsanoff.
C'est véritablement un homme peu commun, un individu
d'une très-rare espèce. Et ce n'est pas pour t'enseigner,
lecteur à l'œil pénétrant, à avoir avec des gens de sa
trempe des manières convenables (inconnues de toi) que
je t'en ai parlé si au long. Tu ne saurais pas voir un
seul homme de ce genre; tes yeux, ne sont pas fait pour
voir de tels phénomènes pour toi ces hommes sont in
visibles; il n'y a que les yeux honnêtes et hardis qui
les voient Mais il était bon que tu sachés, ne fut ce que
par oui-dire. que de tels hommes existent; quant aux lec
trices et simples lecteurs, et ils savent à quoi sert cette
description.
353

Oui, les gens comme Rakhmétoff sont bien drôles, bien


amusants. Je dis à ceux-ci que ce sont eux qui sont bien
drôles, je le dis parce que je les plains; je dis aux nobles
cœurs qui en sont charmés: Ne les imitez pas. La voie
où ils vous conduisent est pauvre de joies personnelles ;
mais ils ne m'écoutent pas et disent: La voie n'est pas
pauvre du tout, elle est au contraire, très-riche, quand
elle serait pauvre en quelque endroit ce ne saurait jamais
être pour longtemps et nous aurons bien de la force de
franchir ce passage difflcile pour entrer dans les prairies
immenses et riches de toutes sortes de joies. Tu vois
donc, lecteur à l'œil pénétrant, que ce n'est pas pour toi,
mais pour une autre partie du pubblic que j'ai dit que
les hommes, comme Rakhmétoff sont drôles. Je te dirai
à toi qu'ils ne sont pas méchants; autrement tu ne
comprendrais peut-être pas; non, ils ne sont pas mé
chants. Il sont peu nombreux, mais c'est par eux que
s'épanouit la vie de tous ; sans eux elle aurait été
étouffée, ils sont peu nombreux, mais ils mettent les
autres à même de respirer, sans eux on aurait étouffée.
Grande est la masse des hommes bons et honnêtes, mais
les Rahkmétoff sont rares, ils sont comme le théine dans
' le thé, comme le bouquet dans le vin fin ; force et arome.
Ils sont les meilleurs parmi les meilleures, ils sont les
moteurs des moteurs, ils sont le sel du sel de la terre. •

XXIX.^

« Ah ça ! pense le lecteur à l'œil pénétrant, maintenant


c'est Rakhmétoff qui sera le personnage principal et
maître de tous, Véra Pavlovna en deviendra amoureuse
et nous verrons recommencer pour Kirsanoff l'histoire
de Lopoukhoff». -

Il n'y aura rien de semblables, lecteur à l'œil pénétrant.


Rakhmétoff passera la soirée, causera avec Véra Pav
© 23
354

lovna, et je ne te cacherai pas un seul mot de leur


conversation. Tu verras bientôt que si je n'avais voulu
te communiquer cette conversation, j'aurais très-bien
pu ne pas la faire, et la marche des événements dans
mon récit n'en serait nullement changée, je te dis aussi
d'avance, que lorsque Rakhmétoff, après avoir causé
avec Véra Pavlovna, s'en ira, il s'en ira pour toujours
de mon récit, et qu'il ne sera ni personnage principal
ni personnage secondaire, qu'il ne sera plus rien dans
mon roman. Pourquoi l'ai je fait entrer dans le roman
et l'ai-je décrit d'une manière si detaillée ? C'est-là une
enigme pour toi, lecteur à l'œil pénétrant. Sauras-tu la
déviner. Cela te seras dit dans les pages suivantes. Mais
devine maintenant ce qui sera dit plus loin ? Ce ne se
rait pas difficile. Si tu avais la moindre idée de l'art,
dont tu aimes tant à bavarder, mais c'est du grec pour
toi! Tiens, je veux te souffler la moitié du mot de l'énigme:
J'ai montré Rakhmétoff pour que l'édigence la plus es
sentielle de l'art soit remplie et simplement pour cela.
Eh bien, cherche maintenant, ce que peut-être cette
exigence artistique. Voyons, dévine. La lectrice et le
lecteur simple, qui ne bavardent pas sur l'art, le savent,
mais pour toi c'est un enigme. Prends ton temps. Je
trace un large et long trait entre les lignes : (vois,
comme j'ai soin de toi). Arrête-toi sur ce trait, et re
flêchis, peut-être ne devineras-tu pas.

Mme Mertzaloff arriva. Après avoir regretté et con


solé, elle dit qu'elle s'occuperait avec plaisir de l'atelier,
mais qu'elle craignait de ne pas réussir, et elle se mit
à de regretter et de consoler de nouveau, tout en aidant
à trier les effets. Après avoir prié les servantes des voisins
d'aller à la boulangerie, Rakhmétoff prépara le samovar,

#
· • 355

l'apporta et on se mit à prendre le thé; Rakhmétoff passa


une demi-heure près des dames, prit cinq verres de thé,
vida en même temps la moitié d'un énorme pot à crême
et mangea une quantité effroyable de petits pains, et
deux pains simples, qui servirent de base. ·

| — J'ai le droit de faire cet extra, car je sacrifie toute


une moitié de ma journée. .
Tout en se delectant et écoutant comment les dames
se consumaient de chagrin, il exprima trois fois son
| opinion : « c'est insensé » non pas que les dames se consu
massent de chagrin, mais qu'on se suicidât, pour quelque
raison que ce fût, sauf pour une maladie par trop dou
loureuse et incurable ou pour prevenir une mort dou
loureuse et inévitable, comme par exemple, le supplice
· de la roue; il exprima cette opinion chaque fois en termes
concis, comme d'habitude. Il se versa le sixième verre
de thé, en vidant complétement en même temps le pot
à la crême et prit tous les petits pains, qui restaient
encore, et, les dames ayant fini leur thé déjà depuis
longtemps, il fit un salut et s'en alla avec ces matériaux
pour achever sa délectation matérielle dans le cabinet
où il passerait quelque temps en sybarite, étendu sur le
divan, qui servait à tout le monde, mais qui pour lui
constituait le luxe de Capoue.
« J'ai droit à cette fête, car je sacrifie 12 ou 14 heures
de temps » se dit-il. Après avoir fini sa délectation
materielle il recommença sa délectation intellectuelle :
la lecture des Commentaires sur l'Apocalypse. Vers
10 heures, le fonctionnaire de police était venu pour
communiquer à la femme du suicidé le dossier de l'af
faire; Rakhmétoff lui avait dit que la femme savait déjà
tout, et qu'il n'y avait pas à lui en parler; le fonction
naire était très-heureux d'avoir été soustrait à une
scène déchirante. Puis arrivèrent Macha et Rachel et
On se mit à trier le vêtement et les effets : Rachel
356

conseilla de tout vendre excepté la bonne pélise, puisque


dans trois mois il faudrait si on la vendait, en faire
faire une neuve, — Véra Pavlovna y consentit, — et le
prix fut fixé à 450 roubles, on ne pouvait donner plus
d'après M.º Mertzaloff. Ainsi à 10 heures, l'opération
commerciale fut faite. Rachel remit 200 roubles, elle
n'en n'avait pas d'avantage sur elle, elle enverait le reste
dans deux ou trois jours, par l'intermédiaire de Madame
Mertzaloff, elle prit les effets et partit. Mº Mertzaloff
resta encore une heure, mais il était temps d'allaiter
son enfant et elle partit, disant qu'elle viendrait le len
demain conduire Véra Pavloyna à la gare.
Lorsque M.º Mertzaloff fut partie, Rakhmétoff ferma
les Commentaires sur l'Ap0calypse de Newton, les mit
soigneusement à leur place et envoya Macha demander
à Véra Pavlovna s'il pouvait entrer chez elle. Il en ob
tint la permission. Il entra, comme d'ordinaire d'une s
manière lente , et froide.
— Véra Pavlovna, je puis maintenant jusqu'à un cer
tain point vous consoler. Maintenant, on le peut , plutôt,
il ne le fallait pas. Après vous avoir prévenu que le
résultat général de ma visite sera consolant, — vous
savez, je ne dis jamais de vaines paroles, et vous devez
vous calmez d'avance, — je vais exposer l'affaire tout
au long. Je vous ai dit que j'avais vu Alexandre Mat
véitch et que je savais tout. C'est bien là la vérité. Mais
je ne vous ai pas dit que je savais tout de lui, et je ne
l'ai pas pu dire puisqu'en effet je sais tout non de lui,
mais de Dmitry Serguéitch, qui passa chez moi vers deux
heures; j'étais prévenu qu'il viendrait chez moi, aussi
étais-je à la maison; ainsi, il passa chez moi vers deux
heures, après avoir écrit le billet qui vous a causé tant
de chagrin. Et c'est précisément lui, qui m'a prié.....
- Vous saviez ce qu'il voulait faire et ne l'avez pas
Tetenu ?:
357

— Je vous ai prié de vous calmer, puisque le résultat


de ma visite sera consolant. Non, je ne l'ai pas retenu,
- puisque sa résolution était bien fondée, vous le verrez
vous-même. J'ai commencé: — et il c'est précisément lui
qui m'a prié de passer cette soirée chez vous, en sa
chant, que vous seriez chagriné, il m'a donné pour vous
une commission. Il m'a choisi pour intermédiaire parce
qu'il me connaissait pour un homme qui exécute avec
une exactitude parfaite les commissions dont il s'est
chargé, et qui ne peut en être détourné par aucun sen
timent, par aucune prière. Il prévoyait que vous sup
plieriez de violer sa volonté, et il espérait que, sans
être touché par vos prières, je l'executerai. Ainsi ferai-je
et je vous prie de ne me demander aucune concession.
Cette commission consiste en ceci : En s'en allant pour
« quitter la scène » . ..
º, — Mon dieu, qu'a-t-il fait ! Comment avez-vous pu
ne pas le retenir ? - ".

— Approfondissez cette expression: « quitter la scène »


et ne me blâmez pas prématurément. Il a employé cette
expression dans le billet que vous avez reçu, n'est-ce
pas ? et c'est cette même expression que nous adopte
rons, car elle est très-heureuse et exprime justement
l'idée.
Véra Pavlovna devenait de plus en plus perplexe; elle
se disait : « qu'est-ce à dire ? que faut il penser ? »
Rakhmétoff, avec toute l'absurdité apparente de sa
manière circonstanciée d'exposer, conduisait magistra
lement l'affaire. C'était un grand psychologue, il savait
procéder graduellement.
- Ainsi, en s'en allant, afin de quitter la scène pour .
me servir de sa juste expression, il me laissa un billet
pour vous...
Véra Pavlovna se leva brusquement. 4

— Où est-il? Donnez-le! Et vous avez pu rester ici


toute la journée, sans me le remettre ?
358
— Je l'ai pu, parce que c'était nécessaire. Vous allez
bientôt apprécier mes raisons. Elles sont bien fondées.
Mais avant tout je dois vous expliquer l'expression que
j'ai employée tout d'abord : « le résultat sera consolant ».
Sous le caractère consolant du résultat ce n'est pas la
réception de ce billet que j'entendais, et cela pour deux
raisons, dont la première est celle-ci : la réception même
du billet n'aurait pas été un soulagement suffisant, pour
mériter le nom de consolation, n'est-ce pas ? pour la
consolation il faut quelque chose de plus. Ainsi la con
solation doit consister dans le contenu même du billet.
Véra Pavlovna se leva de nouveau. -

- Tranquillisez-vous; je ne dis pas que vous vous


trompiez. Après vous avoir prévenu du contenu du bil
let, laissez-moi vous apprendre la seconde raison, pour
laquelle je ne pouvait pas entendre sous « le caractère
consolant de résultat » la réception même du billet, mais
bien son contenu. Ce contenu, dont nous avons déterminé
le caractère est si important, que je ne puis que vous
, le montrer, mais je ne saurais vous le donner.
— Comment ? Vous ne me le donnerez pas ?
- — Non. C'est précisément pour cela qu'il m'a choisi
car tout autre à ma place vous l'aurait donné. Il ne
peut pas rester entre vos mains, parce que, étant donné
l'extrème importance de son contenu, dont nous avons
determiné le caractère, il ne doit rester entre les mains
de qui que ce soit. Or, vous auriez voulu le conserver,
si je vous le donnais. Donc, pour ne pas être forcé de
le reprendre de vous par force, je ne vous le donnerai
pas, je vous le montrerai seulement. Mais je ne vous le
•montrerai que lorsque vous serez assise, que vous .
aurez mis vos mains sur vos genoux et que vous m'aurez
donné votre parole de ne pas les lever.
Si quelque étranger avait été là, quelque sensible
qu'eût été son cœur, il n'aurait pas pu s'empêcher de
359

rire de la solennité de cette procédure et surtout des


cérémonies quasi-religieuses de ce point final. C'est
comique, j'en conviens, mais que ce serait très-bon pour
nos nerfs, si, dans les communications des nouvelles qui
produisant une forte impression, on savait observer en
vers nous, ne fut ce que pous un dixième les procedés
de Rakhmétoff.
Mais Véra Pavlovna, n'étant pas étrangère, ne pouvait
sentir que le côté accablant de cette lenteur, elle même
prit une expression, non moins risible, lorsque, s'étant
assise, et ayant précipitamment et docilement mis ses
mains sur ses genoux, de la voix la plus plaisante,
c'est-à-dire d'une voix d'impatience douloureuse, elle
s'écria : « je le jure ! » *

Rakhmétoff mit sur la table une feuille de papier de


poste, portant dix ou douze lignes.
À peine Véra Pavlovna y eut-elle jeté un regard,
qu'oubliant son serment elle se leva impétueuse pour
saisir le billet qui était déjà loin, et dans la main levée
de Rakhmétoff.
— Je l'avais prévu, et c'est pourquoi, comme vous
l'auriez remarqué, si vous aviez été à même de remar
quer quelque chose, ma main ne quittait pas le billet.
Je continuerai donc de tenir cette feuille par le coin
tant qu'elle restera sur la table. Aussi, toutes vos ten
tatives seront inutiles. Véra Pavlovna s'assit de nouveau
et remit ses mains. Rakhmétoff mit de nouveau le billet
sous ses yeux. Vingt fois elle relut avec émotion ce
billet. Rakhmetoff se tenait avec beaucoup de patience
debout auprès de son fauteuil, en tenant de sa main le
coin de la feuille. Un quart d'heure se passa ainsi. Enfin
Véra Pavlovna leva sa main lentement, et évidemment
sans intentions mauvaises et se cachant les yeux.
— Qu'il est bon, qu'il est bon ! dit-elle.
- Je ne suis pas tout-à-fait de votre avis, vous allez
360

voir pourquoi. Ce ne sera plus l'exécution de sa com


mission, mais seulement l'expression de mon opinion,
qu'à lui aussi, j'ai déjà exprimée lors de notre dernière
s entrevue. Ma commission ne consistait qu'en ceci : vous
montrer ce billet et ensuite le brûler. L'avez-vous vu assez?
— Encore, encore. • -

Elle plia de nouveau ses mains, il mit de nouveau le


billet et avec la même patience se tint dans la position
déjà décrite un bon quart d'heure encore. Elle cacha
de nouveau le visage dans ses mains et répétait : « Oh !
qu'il est bon, qu'il est bon ! » 4

— Autant que vous pouviez étudier ce billet, vous


l'avez fait. Si votre âme était calme, non seulement VOus
sauriez par cœur, mais la forme même de chaque lettre
, serait imprimé pour toujours dans votre mémoire, tant
| " vous l'avez regardé longtemps et attentivement. Mais
-dans l'agitation, où vous êtes, les lois de la mémoire
n'existent pas et la mémoire pburrait vous trahir. En
vue de cette chance j'ai fait une copie du billet, cette
copie vous pourrez toujours et quand bon vous semblera
la voir chez moi. Dans quelque temps, je trouverai même,
peut-être. possible de vous la donner. Quant à présent,
je crois qu'il est temps de brûler l'original, et alors ma
commission sera fini. " ,
— Montrez encore.
| Il remit de nouveau le billet à sa place. Pour cette
fois-ci Véra Pavlovna levait sans cesse ses yeux du
papier: on voyait qu'elle apprenait le billet par cœur
et se vérifiait si elle l'avait bien appris. Quelques mi
nutes après elle fit un profond soupir et cessa de lever
les yeux du billet.
| — Maintenant, c'est assez, me semble-t-il. Il est temps.
Il est déjà minuit, et je veux encore vous exposer mes
pensée sus cette affaire, il est utile, à mon - avis, que .
Vous en sachiez mon opinion. Y consentez-vous ?
361
— Oui'.
Le billet à cet instant même flamba sur la flamme
de la bougie.
— Ah! s'écria Véra Pavlovna : — ce n'est pas cela
que j'ai dit ! Pourquoi ? ... ..
— Oui, vous avez dit seulement que vous consentiez
à m'écouter. Mais tôt ou tard il fallait bien le brûler.
En disant ces paroles, Rakhmétoff s'assit. — D'ailleurs
la copie du billet est resté. Maintenant, Véra Pavlovna,
je vais vous exprimer mon opinion sur l'affaire. Je vais
commencer par vous. Vous partez. Pourquoi ?
— Il m'aurait été très-pénible de rester ici. L'aspect
des lieux, qui m'auraient rappelé le passé, me rendrais
fort chagrine.
— Oui, c'est-là bien un sentiment désagréable. Mais
croyez-vous que la vie vous aurait été beaucoup
moins pénible autre part ? De très-peu en tous cas. Et
pourtant que faisiez-vous ! Pour vous procurer un sou
lagement minime, vous jetiez au hasard cinquante indi
vidus, dont la destinée dépend de vous. Est-ce bien ?
Qu'est devenu la solennité ennuyeuse du ton de Rakh
métoff! il parlait d'une manière vive, facile, simple, brève,
animée. ©

— C'est vrai, mais j'ai prié M." Mertzaloff...


— Vous ne savez pas si elle serait en état de vous
remplacer dans l'atelier; sa capacité n'est pas encore
prouvée. Or, il y faut une capacité assez rare. Dix chances
contre une, qu'il ne se trouverait personne pour vous
remplacer et que votre départ perderait l'afelier. Est-ce
bien ? Vous exposiez cinquante personnes à une perte
presque certaine, presqu'inévitable. Et pour quelle rai
son ? Pour vous procurer une petite commodité. Est-ce
bien ? Quel tendre empressement pour un soulagement
minime à soi même, et quelle insensibilité pour le sort
- des autres ! Comment ce côté de votre affaire vous
plaît-il ? -
362 -

— Pourquoi ne me reteniez-vous pas ?


— Vous ne m'auriez pas écouté. Et de plus je savais
que vous reviendrez bientôt, partant l'affaire n'avait
rien d'important. C'est donc vous qui avez tort.
— Complétement, dit Véra Pavlovna partie , en plai
santant et partie sérieusement et même presque tout-à
fait sérieusement.
— Non, ce n'est qu'un côté de votre crine. « Com
plétement », ce sera beaucoup plus. Mais pour votre
pénitence vous recevrez une récompense : je vais vous
aider à reparer un autre crime, qu'il n'est pas encore
trop tard de corriger. - -

— Êtes-vous calme maintenant, Véra Pavlovna ?


— Oui, presque calme.
— Bon. Avez-vous besoin de Macha pour quelque
chOse ? ·

— Certainement nOn. -

— Et pourtant vous vous êtes déjà calmée, vous au


riez donc pu vous être rappelé qu'il fallait lui dire :
Dors, il est déjà minuit passée, d'autant plus qu'il faut
qu'elle se lève de bonne heure, Qui aurait dû s'en rap
peler vous ou moi ? Je vais lui dire qu'elle dorme. Et
en même temps pour l'autre pénitence, car vous vous
repentez, voici une nouvelle recompense, je vais chercher
ce qu'il y a pour souper. Vous n'avez pas mangé
aujourd'hui, et vous devez avoir de l'appetit ?
— C'est vrai,. beaucoup même, je l'ai senti quand vous
m'avez rappelez, dit Véra Pavlovna, en riant cette fois.
Rakhmétoff apporta les restes du dîner, — Macha lui
avait montré le fromage, un pot avec des champignons,
ce qui forma un assez bon souper à la fourchette ; il
apporta deux couverts, en un il fit mot tout lui-seul.
— Voyez, Rakhmétoff, avec quel zèle je mange, cela
veut dire que j'en avais envie; et pourtant je ne le sen
tais pas; ce n'est pas Macha seule, que j'ai oubliée, je
363

ne suis pas, vous le voyez, une criminelle si malinten


tionnée.
— Je ne suis pas non plus si empressé pour les autres,
je vous ai rappelé votre appetit; parce que moi, aussi
j'avais envie de manger, car j'avais mal dîner; bien que
j'eûs mangé plus qu'il n'en aurait fallu à un autre pour
un dîner et demie, mais, vous le savez bien, je mange
comme deux paysans.
— Ah, Rakhmétoff, vous êtes mon bon ange, non pas
pour mon appetit seul. Mais pourquoi êtes-vous resté
ici toute la journée, sans me montrer le billet ? pourquoi
m'avez-vous si longtemps torturée ?
— La raison en est bien grave. Il fallait que les au
tres voient votre douleur, et cela pour que la nouvelle
de votre extrême chagrin se rependit et confirmât ainsi
l'authenticité de l'événement qui en est la cause. Vous
n'auriez pas voulu feindre d'être désolée et même c'est
impossible de remplacer complétement par quoi que ce
soit la nature, la nature agit dans tous les cas une ma
nière beaucoup plus convaincante. Maintenant il y a
trois sources d'authenticité de l'événement : Macha, Ma
dame Mertzaloff et Rachel. Mº Mertzaloff est surtout
une source importante — c'est pour toutes vos connais
sances. J'étais très-content que vous aviez conçu l'idée
de l'envoyer chercher. .
— Mais que vous êtes rusé, Rakhmétoff.
— Oui , ce n'est pas mal imaginé d'avoir attendu
jusqu'à la nuit; mais l'honneur en revient à Dmitry
Serguéitch lui-même. -

— Qu'il est bon ! et Véra Pavlovna poussa un profond


soupir, non de chagrin, mais de reconnaissance.
— Eh! Véra Pavlovna, nous allons l'analyser encore.
En effet, dans ces derniers temps il a tout sagement imaginé
et a agi d'une manière parfaite. Pourtant nous lui trou
verons d'assez gros péchés.
364

— Rakhmétoff, ne parle ainsi de lui, ou je vais me


fâcher.
— Vous vous révoltez ! cela vaut une autre punition.
La liste de vos crimes est seulement commencée.
— Executez, executez, Rakhmétoff.
– Pour cette soumission une récompense. La soumis
sion est toujours récompensée. Si vous avez du vin vous
ne ferez pas mal d'en boire. Où est-il? Dans le buffet ou
dans l'armoire ? -

— Dans le buffet. •

Dans le buffet, il trouva une bouteille de xeres.


Rakhmétoff obligea Véra Pavlovna à en prendre deux
petits-verres, lui même alluma un cigare.
— C'est dommage, que je ne puisse en prendre avec
vous trois ou quatre petits verres, j'en ai bien envie.
— Est-ce possible, Rakhmétoff ? -

— C'est enviable, Véra Pavlovna, c'est bien enviable,


dit-il en riant ; l'homme est faible.
| — Vous ! encore faible ! Mais Rakhmétoff, vous m'é
tonnez. Vous n'êtes pas du tout ce que je m'étais ha
bituée à croire. Pourquoi êtes-vous toujours si sombre ?
Voilà maintenant que vous êtes un gai et charmant
hOmme.
— Véra Pavlovna, je remplis en ce moment un gai .
devoir, pourquoi ne serais-je pas gai. Mais c'est un cas
exceptionnel, une rareté. En général, les choses que je
vois, ne sont pas gaie du tout, comment ne serais je pas
sombre ! Seulement, Véra Pavlovna, s'il vous est arrivé
de me voir comme je voudrais bien être toujours et si
nous en sommes venus jusqu'à parler si franchement,
sachez — mais que ce soit un secret — que ce n'est pas
de mon gré que je suis sombre. Il m'est plus facile d'executer
mon devoir, lorsqu'on ne remarque pas que moi aussi
je voudrais jouir de la vie. De la sorte, personne ne
s'efforce plus me distraîre, et on ne me fait pas perdre
365

mon temps à refuser les invitations. Mais pour qu'il vous


soit plus facile de ne m'imaginer autrement que sous mon
sombre aspect, je continue l'enquête sur vos crimes.
— Mais que vous faut-il donc encore ? vous en avez
déjà trouvé deux : l'insensibilité pour Macha et l'insen
sibilité pour l'atelier. J'en fais pénitence.
- L'insensibilité pour Macha n'est qu'un délit, et non
un crime : Macha ne périssait pas pour avoir frotté une
heure de plus ses yeux endormis, au contraire, elle l'au
rait fait avec un sentiment agréable, sachant qu'elle
remplissait son devoir. Mais pour l'atelier je veux vous
dévorer.
— Ne m'avez-vous pas déjà assez dévorée.
— Pas tout entière encore, et je veux vous dévorer
toute entière. Comment pouviez-vous abandonner cet
atelier à sa perte ?
— Mais j'en ai fait pénitence, et du reste je ne l'aban
donnais point: M" Mertzaloff avait consenti de me
remplacer.
— Nous en avons déjà parlé, votre intention de vous
faire remplacer par elle n'est pas une excuse suffisante.
Mais par cette défaite vous n'avez reussi qu'à vous con
vaincre d'un nouveau crime. Rakhmétoff reprenait peu -
à-peu son ton sérieux, non pas sombre , cependant.
Vous dites, qu'elle va vous remplacer, — c'est décidé ?
— Oui, dit Véra Pavlovna, sérieusement préssentant .
qu'il s'ensuivrait de là quelque chose de mauvais.
— Examinez. L'affaire est décidée, mais par qui ? par
vous et par elle et sans prendre plus d'informations, si
ces cinquante personnes consentaient à un tel change
ment, si elles voulaient et si elles n'auraient pas trouvé
quelque chose de mieux que vous importait ? C'est-là du
despotisme, Véra Pavlovna. Ainsi, vous êtes déjà cou
pable de deux grands crimes : manque de pitié et despo
tisme. Mais le troisième est un forfait. L'institution, qui
366
plus ou moins bien correspondait aux saines idées sur
l'organisation sociale, qui d'une manière plus ou moins
considérable démontrait leur praticabilité (chose pré
cieuse — les preuves de ce genre étant très-rares) cette
institution, dis-jé, vous la sommettiez au risque de périr
et de se transformer d'une preuve de praticabilité, en
un témoignage d'impraticabilité, d'absurdité de vos con
victions, en un moyen de refuter vos idées, bienfaisantes
pour l'humanité: vous donniez un argument contre vos
saints principes aux défenseurs des ténèbres et du mal.
Maintenant, je ne parle plus de ce que vous detruisiez
le bien-être de 50 individus, — il s'agit bien de 50 in
dividus, — vous nuisiez à l'humanité, vous trahissiez
le progrès. C'est, Véra Pavlovna, ce qui, en langage ec
clésiastique, s'appelle le péché contre l'Esprit Saint,
le seul péché inexpiable. N'est ce pas vrai, madame la
criminelle ? Heureusement que tout s'est passé de cette
façon et que vous n'avez péché que par intention. Ah !
vous avez rougi pour de bon, Véra Pavlovna. C'est
bien, je vais vous en consoler. Si vous n'aviez pas tant
souffert, vous n'auriez pas commis de tels crimes même
dans votre imagination. Donc, le criminel veritable c'est,
celui qui vous a occasionée tant de tourments. Et vous
répétez sans cesse : Qu'il est bon ! qu'il est bon !
— Comment ! selon vous si j'ai souffert c'est- par sa
faute ? > - -

— Mais à qui donc est la faute ? Il a bien conduit


cette affaire, en conviens, mais pourquoi tout ce fracas ?
rien de cela n'aurait dû avoir lieu.
— Oui, je n'ai pas dû avoir ce sentiment. Mais je ne
l'ai pas appeler, et j'ai tâché, au contraire, de l'étouffer.
— Je n'ai pas dû — voilà ce qui est bien. Vous ne
voyez pas en quoi vous êtes coupable et vous vous
faites des reproches quand il n'y a pas de quoi. Ce sen
timent a dû necessairement surgir d'une manière ou
-
|
367
d'une autre, votre caractère et celui de Dmitry Ser
guéitch étant donnés, et il se serait eu toute circo
stance développé : L'essentiel de l'affaire n'est pas que
vous vous soyez éprise d'amour pour un autre, ce qui
n'était qu'une conséquence c'est le mécontentement pro
venant de vos relations antérieures. Quelle forme a dû
prendre ce mécontentement. Si tous deux, ou seulement
l'un de vous, aviez eu l'esprit peu développé, peu délicat
ou si vous aviez été mauvais gens, votre mécontentement
aurait pris sa forme ordinaire — inimitié entre le
mari et la femme, vous vous dévoreriez l'un - l'autre;
si vous aviez été mauvais tous les deux; ou l'un de
vous aurait tourmenté l'autre , et cet autre eût été
impitoyablement tourmenté. C'eut été dans tous les cas
un de ces enfers domestiques que nous voyons dans la
plus grande partie des familes. Tout cela n'aurait pas
évidemment empêché l'apparition de l'amour pour un
autre, mais en plus il y aurait eu l'enfer, les tourments
mutuels, que sais-je. Chez vous, le mécontentement n'a
pas pu prendre cette forme, parce que tous deux vous
êtes honnêtes et il n'a pris que sa forme la plus légère
la plus douce, la plus inoffensive, amour pour un autre.
De cet amour, il n'y a pas lieu d'en parler : ce n'est
point-là le point essentiel, je le répéte. Le point essentiel
c'est le mécontentement de votre situation antérieure
et la cause du mécontentement c'est la différence de vos
caractères. Tous deux, vous êtes bons, mais lorsque votre
caractère, Véra Pavlovna, murit, qu'il perdit son vaque
enfantin, et aquit des traits déterminés, il se produisit
ceci que vous et Dmitry Serguéitch ne vous conveniez
pas beaucoup. Qu'y a-t-il là de préjudiciable à quelqu'un
de vous ? Moi, par exemple, je ne suis pas non plus un
mauvais homme. Pourriez-vous demeurer longtemps aVec
moi ? Vous vous pendriez d'ennui. En combien de jours,
selon vous ?
368

— En peu de jours, dit Véra Pavlovna en riant.


— Lui, il n'est pas si sombre que moi, mais toujours
vous n'en êtes pas moins trop différents. Qui aurait
dû le remarquer le premier? Qui est plus âgé, qui a eu
le caractère formé de meilleure heure, qui a en plus
d'expérience dans la vie ? c'est lui qui aurait dù tout
prévoir et vous préparer afin que vous ne vous effrayez
et ne vous consumiez pas de chagrin. Il ne le comprit
que lorsque ce sentiment qu'il aurait dû attendre s'était
mon seulement développé mais avait produit ses consé
quences. Pourquoi n'a-t-il rien prévu, rien remarqué ?
Est ce bêtise ? Il ne manque pas d'esprit. Non, c'est bien
par inattention, par négligence; il négligeait ses relations
envers vous, Véra Pavlovna, — c'est bien cela ! et vous
répétez encore : il est bon, il m'aimait ! — Rakhmétoff, s'a
nimant peu-à-peu et parlait déjà avec chaleur. Mais
Véra Pavlovna l'arrêta .
| — Je ne dois pas vous écoutez, Rakhmétoff, dit-elle
d'un ton acerbe et mécontent : vous comblez de repro
ches l'homme, à qui je suis infiniment obligée.
— Véra Pavlovna, si vous deviez ne pas écouter cela,
je ne vous le dirais pas. Croyez-vous, que c'est aujour
d'hui que j'ai fait ces remarques. Vous savez qu'on ne
saurait éviter une conversation avec moi si elle me
semble indispensable. Donc, j'aurais pu vous dire ceci
auparaVant, et pourtant je ne disais rien. Donc, si main
tenant j'ai commencé à parler, cela veut dire qu'il le
faut. Je ne parle jamais plus tôt qu'il ne faut. Vous
m'aveZ vu garder neuf heures entières le billet dans
ma poche, bien que j'aie eu pitié à vous voir. Mais il
fallait me taire, et je me taisais. Si donc maintenant je
dis ce que j'ai depuis bien longtemps pensé des procedés
. de Dmitry Serguéitch envers vous, cela veut dire qu'il
faut en parler. -

- Non , je ne veux pas vous écouter, dit Véra


- • 369

Pavlovna avec une vehémence extrême : — je vous prie de


vous taire, Rakhmétoff. Je vous prie de vous en aller.
Je vous suis bien obligée de ce que vous ayez perdu | º
une soirée pour moi. Mais je vous prie de vous en aller.
— Absolument ?
– Absolument.
— Bon, dit-il en riant. — Non, Véra Pavlovna, vous
ne sauriez vous défaire si facilement de moi. J'ai prévu
cette chance et j'ai pris mes misures. Le billet, qui est
brûlé, est écrit de son propre mouvement. Et voilà ce
lui-ci qu'il a écrit parce que je l'en ai prié. Celui-ci, je
puis vous laisser, parce que ce n'est pas un document.
Le voici. :

Rakhmétoff remit le billet à Véra PavloVna.

Le ll juillet, 2 heures du matin.


Ma chère Vérotchka, #

Écoute tout ce que te dira Rakhmétoff Je ne sais pas


ce qu'il veut te dire, je ne l'ai pas chargé de te parler,
lui il ne m'a pas fait la moindre illusion à ce qu'il veut
te dire. Mais je sais, qu'il ne dit jamais que ce qu'il
faut. A toi -

. D. L.
,

Dieu sait combien de fois Véra Pavlovna baisait ce


billet. . -

— Pourquoi donc ne me le donniez-vous pas plus tôt ?


Vous avez, peut-être, encore quelque chose de lui.
- Non, je n'ai plus rien, parce qu'il ne me fallait
rien de plus. Pourquoi ne vous le donnais-je pas ? —
il ne fallait pas vous le donner, tant qu'il n'y avait
pas nécessité de le faire.
— Mais pour me faire le plaisir d'avoir quelques li
gnes de lui après notre Separation.
- 24
370 -

— Si ce n'est que pour cela..... ce n'est pas si im


portant; il sourit.
— Ah, Rakhmétoff, vous voulez me mettre en fureur !
— Ce billet est donc la cause d'une nouvelle querelle
entre nous ? dit-il en souriant de nouveau : — si c'est
ainsi, je vous l'ôterai et le brûlerai; vous savez bien ce
qu'on dit des gens comme nous, qu'il n'y a rien de sacré
pour eux. Nous sommes donc capables de toutes sortes
de violences et sceleratesses. Puis-je continuer ?
Ils se calmèrent tous deux, elle, grace au billet, lui,
parce que, pendant qu'elle baisait le billet, il garda le
silence.
— Oui , je dois vous écouter.
— Il n'avait pas remarqué ce qu'il a dû remarquer,
commença Rakhmétoff d'un ton calme : cela a produisit
de mauvaises conséquences. Si on ne saurait lui en faire
un crime on ne saurait l'en excuser non plus. Mettons,
qu'il ne savait pas que la rupture devait inévitablement
se produire, étant donnés votre caractère et le sien, il
aurait dû quand même vous préparer, à tout hasard, à
quelque chose de semblable, tout bonnement comme à
qu'il
une chose accidentelle, qu'on ne saurait désirer,
n'y a pas de raison d'attendre, mais qui est à prévoir :
car on ne saurait répondre de l'avenir et des change
ments qu'il peut amener. Cet axiome, qu'on est exposé
à toute sortes d'accidents il la connaissait, on peut en
être sûr. Comment vous le laissait-il ignorer au point
que lorsque les circonstances se sont produites vous
n'étiez pas du tout preparée ? Son imprévoyance vient
d'une négligeance, offensante pour vous, mais qui en soi
est une chose indifférante, ni bonne, ni mauvaise; qu'il
ne vous a pas préparé à tout hasard, cela vient d'un
motif absolument mauvais. Certes, il a âgi sans con
maissance de cause, et ce sont précisément dans les
choses qu'on fait sans connaissance de cause que la
#- " e •
371
nature se manifeste le mieux. Il eût été contraire à ces
interêts de vous y préparer, car par là votre resistance
au sentiment, non conforme à ses intérêts eut été af
faiblie. Votre sentiment a été si fort que votre resistance
n'a pu le vaincre; mais ce sentiment pouvait bien ne
pas se manifester avec une telle force. S'il avait été
inspiré par un homme qui en eut été moins exceptio
nellement digne, il aurait été plus faible. Les sentiments
contre lesquels toute lutte, est inutile, sont une excep
tion. Il y a beaucoup plus de chances pour que ce sen -
timent se manifeste de manière à être etouffé, si la force
de résistance n'est pas tout affaiblie. C'est précisément
en vue de ces chances, les plus probables, qu'il ne voulait
pas amoindrir votre force de résistance. Voilà ses mo
tifs de vous laisser non préparée et vous soumettre à
tant de souffrances. Qu'en dites-vous ? -

— Ce n'est pas vrai, Rakhmétoff. Il ne me cachait


pas sa manière de penser. Ses convictions étaient connues
de moi autant que de vous.
— Les cacher, eut été fort. Combattre chez vous des
convictions qui auraient correspondu aux siennes et
feindre dans ce but de penser autrement qu'il ne faisait,
ce serait tout simplement une malhonnêteté Vous n'auriez
jamais aimé un tel homme. L'ai-je qualifié de mauvais ?
Il est très-bon, je ne saurais dire autre chose ? je le
louerai autant que vous voudrez. Je ne dis que ceci:
au moment de votre rupture il a très-bien âgi, mais
avant, il agissait mal avec vous. Pourquoi vous tourmen
tiez-vous ? Il disait (vaut-il la peine d'en parler), cela
était clair sans cela. Que c'était pour ne pas le cha
griner. Comment cette pensée que vous pourriez par là
le fortement chagriner a-t-elle pu trouver place dans
votre cerveau. Elle n'aurait pas dû y trouver place.
Quel chagrin ? C'est bête. De la jalousie ?!
- Vous n'admettez pour la jalousie, Rakhmétofft
372

— L'homme à l'esprit developpé ne dois pas en avoir.


C'est un sentiment défiguré, un sentiment faux, un sen
timent abominable, c'est un phénomène de notre ordre
de choses actuel d'après lequel je ne permets à per
sonne de porter mon linge de fumer dans ma pipe :
c'est la conséquence de la manière de considérer son
conjoint comme un objet qu'on s'est approprié.
— Mais Rakhmétoff, ne pas admettre la jalousie, cela
mène à d'horribles conséquences.
— Pour ceux qui ont de la jalousie, elles sont horribles,
mais pour ceux qui n'en ont pas non seulement il n'y
a là rien d'horrible, mais même rien d'important.
— Vous prêcher l'immoralité compléte, Rakhmétoffl
— Cela vous semble après quatre ans de vie avec
lui ? Voilà c'est précisement son tort. Combien de fois
dînez-vous par jour ? Une seule. Quelqu'un pourrait-il
vous trouver à redire si vous dîniez deux fois ? Non, pro
bablement. Pourquoi ne le faites-vous pas? Craignez
vous de chagriner quelqu'un ? C'est probablement parce
que cela ne vous est pas nécessaire. Pourtant le dîner est
une chose très-agréable. Seulement la raison, et (ce qui
est le principal) l'estomac disent qu'un seul dîner est
agréable et que le second serait désagréable. Mais si
la fantaisie vous prend ou que vous avez une envie
maladire de dîner deux fois, en seriez-vous empechée
par la crainte de chagriner quelqu'un ? Non, si quelqu'un
s'en chagrinait ou vous défendait cela , vous vous ca
cheriez et mangeriez les mets en mauvais état, vous
saliriez vos mains en les prenant à la hûte, saliriez vos
vêtements en : cachant des morceaux dans vos poches,
et voilà tout. Il ne s'agit là ni de moralité, ni d'immo
ralité, mais seulement de ceci: la contrebande est-elle
une bonne chose. Qui est retenu par l'idée que la ja
lousie est un sentiment digne d'estime et de respect, qui
se dit: « Ah, si je feis cela, je le rendrai chagrin » —
• 373

qui est tourmenté par ces luttes inutile ? Peu de gens,


les meillers, ceux justement que leur nature ne saurait
conduire à l'immoralité. La masse n'est pas retenue par
ces bêtises, elle ne fait qui mettre plus de ruses. On mêle
la vie de tromperies et l'on devient, véritablement mau
vais. Voilà tout. Tout cela n'est-il pas connu de vous ?
— Mais certainement. *

— Où trouverez-vous alors l'utilité morale de la ja


lousie ? -

— Mais nous-mêmes, nous avons toujours parlés en


CG SGI1S. #

— Pas tout-à-fait probablement, ou, peut-être, vous


parliez ainsi sans croire vos paroles, et vous n'y croyez
parce que sur cette question comme sur les autres vous
entendiez sans cesse des paroles d'un sens opposé. S'il
n'en est ainsi, pourquoi vous êtes vous tourmentés ? Pour
quoi tous ces bouleversements pour des choses futiles ?
Combien d'embarras pour vous trois, et surtout pour vous,
Véra Pavlovna ! Tandis que vous pourriez tous trois
vivre comme par le passé, comme vous avez vécu il y
a un an, ou prendre un seul logement, ou vous arranger
de quelque autre façon, à votre choix, mais sans bou
leversement et prendre le thé et aller à l'opera à trois
comme par le passé. Pourquoi ces tourments ? Pourquoi
ces catastrophes ? c'est toujours parce que, grâce à sa
mauvaise manière de vous tenir dans l'ignorance sur
ce point, il vous a causé ainsi bien des chagrins inutiles.
— Non, Rahkmétoff, vous dites des choses horribles.
— Encore « des choses horribles ! » Des tourments pour
rien et des catastrophes sans raison, voilà ce qui est
horrible pour moi.
— Donc, selon vous, toute notre histoire n'est qu'un
bête mélodrame ?
— Oui, un mélodrame complétement inutile uni à un
dramatique non moins inutile. Et au lieu d'une simple et
374 - •
paisible conversation il y a eu un mélodrame déchirant,
le coupable est Dmitry Serguéitch. Son honnête manière
d'agir suffit à peine à effacer son ancienne faute. Oui,
il est bien coupable. Mais, du reste, il l'a assez payé.
Prenez encore un petit verre de xerès et allez-vous
coucher. J'ai atteint le but de ma visite : il est déjà
trois heures et si on ne vous réveille pas, vous dormirez
très-longtemps. Or, j'ai dit à Macha qu'elle n'allât vous
réveiller qu'à dix heures et demie, de sorte que demain
vous aurez à peine le temps de prendre le thé, et vous
devrez vous hâter d'aller à la gare; si même vous
n'avez pas le temps d'emballer tous les effets , vous
reviendrez bientôt, ou bien on vous les portera. Voulez
vous qu'Alexandre Matvéitch, aille tout de suite après
vous, ou préférez vous revenir vous-même ? Mais il
vous serait pénible d'être en présence de Macha, car
il ne faudrait pas qu'elle remarquât que vous êtes
complétement calme. Elle ne pourra pas faire cette re
marque pendant une demi-heure de préparatifs préci
pités. M." Mertzaloff, c'est autre chose. J'irai chez elle
demain matin et je lui dirai qu'elle ne vienne pas parce
que vous vous êtes couchée tard et qu'il ne faut pas
vous réveiller, qu'elle aille tout droit à la gare.
| — Quel empressement pour moi, dit Véra Pavlovna.
- Du moins, ne lui attribuez pas, cet empressement
il vient de moi.À part, que je le gronde pour le passé,
(en face je lui en ai dit bien plus), s'il est coupable
de ce tourment inutile, au moment même du vous souf
friez, il se conduisait d'une manière louable.
4
375

XXX.

Entretien avec le lecteur à l'œil pénétrant


et son expulsion.

Dis-moi donc, lecteur à l'œil pénétrant, pourquoi je t'ai


montré Rakhmétoff, qui vient maintenant de s'en aller
et qui ne paraîtra plus dans mon récit ? je t'ai déjà dit -
qu'il ne prendrait aucune part à l'action. -

— Ce n'est pas vrai, interrompt le lecteur à l'œil pé


nétrant. - Rakhmétoffest un personnage, car il a apporté
le billet, qui... - -

— Mais que tu es faible, mon bon monsieur, dans


les discussions esthétiques, que tu aimes tant. En ce
cas Macha est aussi, selon toi, un personnage ? Elle a
également, au commencement du récit, apporté une
lettre, qui a fait horreur à Véra Pavlona. Et Racnel
est, peut-être, un personnage ? Car c'est-elle qui a
acheté les effets de Véra Pavlovna, sans quoi cette der
nière n'aurait pas pu partir. Et le professeur N. est un
personnage, parce qu'il avait recommandé Véra Pavlovna
pour gouvernante à M.º B, sans quoi la scène du retour
du boulevard Konno-Gvardeisky n'aurait pas eu lieu.
Peut-être le boulevard Konno-Gvardeisky est-il aussi
un personnage ? parce que sans ce boulevard la scène -

du rendez-vous et du retour n'aurait pas eu lieu non


plus ? Et la rue Gorokhovaïa sera le personnage le plus
essentiel, parce que sans elle les maisons qui s'y trouvent
n'auraient pas existé, y compris la maison Storéchnikoff
en conséquence il n'y aurait pas eu de régisseur de cette
maison ni de fille du régisseur, et alors il n'y aurait
pas eu de récit du tout.
Admettons d'après toi que le boulevard Konno-Gvar
deisky et Macha, Rachel et la rue Gorokhovaia soient
376 -

des personnages; pourquoi n'est-il dit que cinq mots ou


même moins de chacun d'eux ? C'est parce que leur ac
tion n'en vaut pas plus. En revanche, combien de pages
consacrées à Rakhmétoff?
— Ah, maintenant je sais, dit le lecteur à l'œil péné
trant — Rakhmétoff a paru pour prononcer le juge
ment sur Véra Pavlovna et Lopoukhoff, il etait nécéssaire
pour la conversation avec Véra Pavlovna. 4º

Tu es vraiment d'une faiblesse déplorable, mon brave.


Tu comprends la chose précisément à rebours. Fallait-il
faire entrer un homme simplement pour qu'il pro
nonçât son opinion sur les autres personnages ? Tes
grands artistes le font, peut-être. Pour moi, bien que
faible écrivain, j'entends un peu mieux les conditions
de l'art. Non, mon bon monsieur, Rakhmétoff n'était
nullement nécessaire pour cela. Combien de fois Véra
Pavlovna elle-même, Lopoukhoff et Kirsanoff n'ont-ils
pas eux-mêmes exprimé leur opinion sur leurs actions
et relations ! Ils sont assez intelligents pour juger ce
qui est bon et ce qui est mauvais, il n'ont pas besoin
de souffleur pour cela. Est-ce que tu crois que Véra
Pavlovna elle-même, lorsque à son loisir, quelques jours
après, elle se serait rappelée le tumulte passé, ne se serait
pas blâmée d'avoir oublié l'atelier, de la même maniére,
que l'en a blâmé Rakhmétoff? Crois-tu que Lopouhkoff
lui-même ne pensait pas de ses relations avec Véra
Pavlovna tout ce que Rakhmétoff a dit à Véra Pavlo
vna ? Les honnêtes gens pensent d'eux-mêmes tout ce
qu'on pourrait en dire de mal, et c'est pourquoi, mon
bon monsieur, ils sont d'honnêtes gens, ne le savais-tu pas?
Que tu es faible quand il s'agit d'analyser les pensées
des honnêtes gens ! Je te dirai plus : n'as-tu pas cru
que Rakhmétoff dans sa conversation avec Véra Pavlo
vna agissait indépendamment de Lopoukhoff? Eh bien, il
n'était que l'instrument de Lopoukhoff; lui-même, le
377

comprenait ainsi, et Véra Pavlovna s'en aperçut un ou


deux jours après; et elle s'en serait aperçue au moment
même où Rakhmétoff ouvrit la bouche, si elle n'eût
pas été trop agitée : voilà donc comment se sont passées
les choses, est-il possible que tu n'aies pas même
compris cela ? Certes, Lopoukhoff dans son second
billet dit la vérité, il n'avait rien dit à Rakhmétoff et
celui-ci ne lui avait rien dit sur la conversation qui
allait s'engager, mais Lopoukhoff connaissait Rakhmétoff
et savait ce que celui-ci pensait de telle ou telle chose ;
ce qu'il dirait dans telle ou telle circonstance. Les honnêtes
gens se comprennent, sans s'expliquer. Lopoukhoffaurait
pu écrire d'avance presque mot pour mot tout - ce
qu'allait dire Rakhmétoff à Véra Pavlovna, et c'est
précisément pour cela qu'il avait prié Rakhmétoff d'être
l'intermédiaire. Faut-il t'en apprendre plus long sur la psy
chologie ? Lopoukhoff savait parfaitement bien que tout
ce qu'il pensait de lui Rakhmétoff, Mertzaloff et sa femme
et cet officier qui avait lutté avec lui aux îles le pen
saient aussi, et que Véra Pavlovna l'aurait pensé quelques
temps après quand bien même personne ne le lui eût
dit. Elle s'en serait aussitôt aperçue que la première
fièvre de la reconnaissance serait passée: donc, calculait
Lopoukhoff, en définitive, je ne perds rien en envoyant
chez elle Rakhmétoff qui me gronderai elle serait venue
d'elle-même à la même opinion; au contraire, je gagne
dans son estime : elle s'apercevra que jai prévu le con
tenu de la conversation, et que c'est moi qui l'ai ar
rangée, et elle pensera : « qu'il est noble! il savait que
pendant ces premiers jours d'agitation, ma reconnaissance
exaltée aurait tout dominé, et il a eu soin de faire
naître au plus vite dans mon cerveau des pensées qui
amoindrissaient ce fardeau. Bien que je me sois fâchée
contre Rakhmétoff pour l'avoir accusé, j'ai compris,
qu'au fond Rakhmétoff avait raison. J'y serais arrivée
378

pas moi-même dans une huitaine, mais alors cela n'au


rait plus été important pour moi et j'aurais été calme
sans cela, tandis que pour avoir entendu ces pensées
le même jour, j'ai échappé à une émotion pénible qui
autrement aurait duré toute une semaine. Ce jour-là ces
pensées m'étaient bien utiles.... oui, c'est un très-noble
CCellI° ».

Voilà quelle machination a arrangé Lopoukhoff, et


Rakhmétoff n'était que son instrument. Vois-tu, mon
bon lecteur à l'œil pénétrant, quels fins matois sont les
gens loyaux et comment joue leur egoïsme, leur égoï
sme est autre que le tien, parce qu'ils trouvent leur
plaisir autre part que toi. Leur plus grand plaisir ils
le trouvent, vois-tu, à ce que les gens qu'ils estiment,
pensent d'eux d'une manière avantageuse, et c'est pour
cela qu'ils s'inquiètent et qu'ils imaginent toute sorte
de machinations, avec non moins de zèle, que toi pour
autre chose. Mais vos buts sont différents, et les ma -
chinations que vous imaginez sont différentes. Tu ar
ranges des machinations mauvaises, nuisibles pour les
autres, et eux, ils arrangent des machinations honnêtes,
utiles pour les autres. -

- Mais comment oses-tu me dire de pareilles gros


sièretés ? s'écrie le lecteur à l'œil pénétrant je vais
porter plainte contre toi, je vais crier partout que tu
es un homme malintentionné ! -

- De grâce, mon bon monsieur, est-ce que j'ose vous


dire des grossièretés, lorsque j'estime votre caractère
autant que votre esprit ? Je prends seulement la liberté
de vous éclairer sur l'art, que vous aimez tant. À cet
égard, vous étiez dans l'erreur, en croyant que Rakhmétoff
avait paru pour prononcer la sentence sur Véra Pav
lovna et Lopoukhoff Ce n'était pas necessaire. Il n'a
rien dit que je n'eusse pu te dire comme pensées que
sans l'invention de Rakhmétoff, Véra Pavlovna aurait
eues d'elle-même dans quelque temps.
379

Maintenant, mon bon monsieur, une question : pourquoi


donc te communiqué-je la conversation de Rakhmétoff
avec Véra Pavlovna ? Comprends-tu mainteuant que si
je te communique non les pensées de Lopoukhoff et de
Véra Pavlovna, mais la conversation de Rakhmétoff avec
cette derniére, cela veut dire qu'il faut communiquer
non les pensées seules qui constituent l'essence de la
conversation mais bien la conversation elle-même ?
Pourquoi faut-il te communiquer précisément cette
conversation ? Parce que c'est la conversation de Rakh
métoff avec Véra Pavlovna. Comprends-tu maintenant ?
Non, pas encore ? quelle tête dure ! que tu es faible
d'esprit ! je vais te faire comprendre.
Quand deux hommes causent, on voit plus ou moins le
caractère de ces hommes, comprends-tu à quoi cela tend ?
Le caractère de Véra Pavlovna était-il suffisamment
connu de toi avant cette conversation ? Il l'était, tu
n'y as rien apris sur elle : tu savais dejà qu'elle s'en
flamme, qu'elle plaisante, qu'elle aime et à bien manger
et à prendre un petit verre de xerès, partant, la con
versation etait nécessaire pour caractériser, non Véra
Pavlovna, mais qui donc ? — il n'y avait que deux
interlocuteurs, elle et Rakhmétoff, — pour caractériser
non Véra Pavlovna, mais........ eh bien, devine ?
— Rakhmétoff! s'écrie le lecteur à l'œil pénétrant. #
— Bravo! tu y es, je t'aime pour cela. Eh bien, vois-tu,
c'est le contraire de ce que tu as cru d'abord. Ce n'est
pas Rakhmétoff, qui est montré pour tenir la conversation,
mais c'est la conversation qui t'est communiquée pour
te faire connaître Rakhmétoff encore plus et uniquement
dans ce but. , Par cette conversation tu as appris que
Rakhmétoff avait envie de prendre du xerès, bien qu'il
ne bût jamais de vin, que Rakhmétoff n'était pas d'une
manière absolue, sombre, morose, qu'au contraire lorsqu'il
était à quelque affaire agréable il oubliait ses lpensées
380

chagrines, sa tristesse caustique, plaisantait et bavardait


gaiement: mais seulement, dit-il, cela ne m'arrive que
très-rarement, et il m'est amer, dit-il, que cela m'arrive
si rarement, il ne me plaît pas à moi-même, d'être
sombre, mais les circonstances sont telles qu'un homme
avec mon amour ardent pour le bien ne saurait ne pas
être sombre et si ce n'était cela je plaisanterais, je rirais;
je chanterais et je danserais peut-être toute la journée.
As-tu compris maintenant, lecteur à l'œil pénétrant, que
quoique beaucoup de pages soient employées à la des
cription directe de Rakhmétoff, j'ai consacré plus de pa
ges encore pour atteindre le même but d'une manière
indirecte ? Dis-moi, maintenant, pourquoi ai-je montré et
décrit d'une manière si détaillée cette figure ? Rappelle
toi ce que je t'ai déjà dit : « uniquement pour sa
tisfaire l'exigence principale de l'art » Quelle est cette
exigence et comment est-elle satisfaite par cela que
j'ai mis devant toi la figure de Rakhmétoff? Y es-tu ?
non, tu ne saurais. Eh bien, écoute. Ou plutôt n'écoute
pas, tu ne comprendras pas, va-t'en, je me suis
assez moqué de toi. Maintenant ce n'est pas à toi
que je parle c'est au public, et je parle sérieusement,
Voici en quoi consiste la première demande de l'art: il
faut représenter les objets tel - que le lecteur se les
figure sous leur aspect réel. Par esemple, si je veux
représenter une maison, je dois faire que le lecteur se
la figure comme une maison, et non comme un taudis
ni comme un palais. Si je veux représenter un homme
ordinaire, je dois faire que le lecteur ne se le figure
ni comme un nain, ni comme un géant.
J'ai voulu représenter d'honnêtes gens ordinaires de
la nouvelle génération, des gens que je rencontre par
centaines. J'en ai pris trois : Véra Pavlovna, Lopoukhoff
et Kirsanoff. Je les considère comme des gens ordinaires,
eux-mêmes ils se considèrent comme tels, et par toutes
38l

leurs connaissances (qui leur ressemblent) ils sont con


sidérés comme tels. En ai-je parlé autrement ? En ai-je
raconté des choses extraordinaires ? Je les ai repré
sentés avec affection et estime, c'est vrai, mais c'est
parce que chaque honnête homme est digne de cette af
fection et de cette estime. -

Mais quand me suis-je incliné devant eux ? Où avez


vous vu chez moi percer la moindre adoration ? et
qu'on ne saurait rien imaginer au-dessus d'eux qu'ils
sont d'un caractère idéal ? Tels je les conçois, tels il
agissent comme de simples honnêtes gens de la nou
velle génération. Que font-ils de très-élevé ? ils ne font
pas de lâcheté, ils ne sont pas des poltrons, ils ont des
convictions honnêtes, mais ordinaires, ils tâchent d'agir
en conséquence, et voilà tout. Où est leur héroïsme ? Oui,
j'ai voulu montrer des êtres humains agissant de la
même manière que tous les hommes ordinaires de ce type,
et j'espère avoir réussi. Ceux des lecteurs qui con
naissent de près les hommes vivants de ce type ont vu,
dès le commencement et jusqu'à ce moment, que mes
personnages principaux n'ont rien d'idéal et ne sont point
au-dessus du niveau général des gens de leur type et que
dans la réalité ces hommes n'agissent pas autrement
que je ne les fais agir. Mettons que d'autres honnêtes gens
aient été en présence d'événements un peu differents, il
n'y a pas nécessité absolue, ni charme, à ce que tous
les maris et toutes les femmes se séparent ; toutes les
honnêtes femmes ne ressentent pas fortement un amour
passionné pour l'ami du mari, tous les honnêtes hommes
n'ont pas à lutter contre leur passion pour une femme
mariée pendant trois année entiéres de même ou n'est
pas toujours forcé de se brûler la cervelle sur un pont,
ou (à s'en rapporter aux paroles du lecteur à l'œil
pénétrant) de disparaitre de l'hôtel pour aller on ne
sait où, Mais tout homme honnête n'aurait pas con- .

*
382

sidéré comme de l'héroïsme d'agir à la place des gens


par moi représentés comme ils ont fait, et agirait de
même en pareille occasion. Bien des fois il a agi ainsi
dans bien des circonstances non moins difficiles, si non
plus difficiles encore, et pourtant il ne se considère pas
comme un-homme qu'on doit admirer, mais simplement
comme un homme ordinaire assez honnête, pas davan
tage. Et les amis d'un tel homme semblables à lui, car
ces gens ne se lient qu'avec ceux qui agissent et pen
sent comme eux, le considèrent comme un homme esti
mable, mais ils ne songent nullement à se mettre à
genoux devant lui et se disent : nous aussi, nous sommes
ainsi.
J'espère, dis-je, être arrivé à ce que tout homme hon
nête de la nouvelle génération reconnaisse le type de
ses amis dans mes trois personnages. Mais ceux qui
dès le commencement du récit, ont pu penser de Véra
Pavlovna, Kirsanoff et, Lopoukhoff: « ce sont bien nos
amis, des gens comme nOus, tout simplement », ceux-là
ne forment toujours que la minorité du - public. La
majorité en est encore de beaucoup au-dessous de ce
type. L'homme qui n'a jamais vu que des taudis pourrait
prendre la gravure représentant une maison tout-à
fait ordinaire, pour l'image d'un palais. Comment faire
avec un tel homme, pour que la maison lui paraisse
bien être une maison et non un palais ? Il faut sur
la même gravure dessiner, ne fût-ce qu'une petite aile
de palais; et il verra alors, d'après cette aile, que le pa
lais, doit être tout autre chose que le bâtiment repré
senté sur la gravure, et que ce bâtiment-là n'est en effet
qu'une simple maison comme tout le monde devrait en
avoir une et même une plus belle.. Si je n'avais pas
montré la figure de Rakhmétoff la majorité des lec
teurs aurait eu l'esprit faussé à l'égard des personnages
principaux de mon récit. Je parie que jusqu'aux derniers
º- - , º
383
paragraphes de ce chapitre : Véra Pavlovna, Kirsanoff
et Lopoukhoff paraissaient à la majorité du public des
héros, des individus d'une plus haute nature, sinon des
personnes idéales, sinon même des personnes impossibles
dans la réalité par leur très-noble manière d'agir. Non,
mes pauvres amis, vous avez eu tort de penser ainsi : ce
n'est pas eux qui sont trop haut, c'est vous qui êtes
trop bas. Vous voyez maintenant qu'ils se trouvent
tout simplement sur la surface de la terre, et s'ils vous
ont paru planant dans les nues c'est que vous-mêmes
vous êtes dans des antres infernaux. À la hauteur où
ils se trouvent tous les hommes doivent et peuvent
atteindre.
Les natures élevées, que ni moi, ni vous, mes pauvres
amis, ne saurions égaler, les natures élevées ne sont
pas ainsi. Je vous ai montré le contour léger du profil
de l'un d'eux; les traits sont autres, vous le voyez bien.
Or vous pourriez être complétement les égaux des hom
mes que je réprésente pour peu que vous vouliez tra
vailler à votre developpement intellectuel et moral.
Qui est au-dessous d'eux est fort bas.
Montez de vos antres, mes amis, montez, ce n'est
pas si difficile, venez à la surface de cette terre où
on est si bien, et le chemin est facile et attrayant,
essayez: développement ! ... . développement ! ... .. Ob
servez, pensez, lisez ceux qui vous entretiennent de la
pure jouissance de la vie, de ce que l'homme peut-être
bon et heureux.
Lisez-les, leurs livres réjouissent le cœur ; observez
la vie, — c'est intéressant ; pensez, — c'est attrayant.
Et voilà tout. Des sacrifices il n'en faut pas, des pri
vations, il n'en faut pas, il n'en faut pas. Désirez d'être
heureux: c'est ce désir, ce désir seul qui est indispen
sable. Dans ce but vous travaillerez avec plaisir à votre
développement, là est le bonheur.
° 4384 -

Oh ! de combien de plaisir jouit un homme à l'esprit


développé ! Ce dont un autre souffre, il le sent comme
une satisfaction, commê un plaisir, son cœur est ouvert
à tant de joies.
Essayez: — et vous verrez comme c'est bien.
CHAPITRE IV :

La vie de Véra Pavlovma avec son second mari.

Berlin, le 20 juillet 1856.


Madame et bien estimée Véra Pavlovna, -

Mon intimité avec Dmitry Serguéitch Lopoukhoff qui


vient de périr, et ma profonde estime pour vous me
font espérer que vous m'admettrez avec bienveillance
au nombre de vos connaissances, bien que je vous soit
complétement inconnu. Quoi qu'il en soit, j'ose croire
que vous ne m'accuserez pas d'importunité. Je ne fais
effectivement qu'exécuter la volonté de ce pauvre Dmitry
Serguéitch; et vous pouvez considérer les renseignements,
que j'ai à vous communiquer sur son compte comme
parfaitement authentiques, par la bonne raison que ce
sont ses pensées que je vais exprimer par ses propres
paroles et comme s'il parlait lui-même. · ·, r,
Voici ses paroles sur l'affaire que ma lettre a pour
but d'éclaircir : ' «.
« Les idées dont le résultat a été , de me pousser à
l'acte qui a tant alarmé mes intimes amis, (je trans
mets les propres paroles de Dmitry Serguéitch, comme
° 25
386

je l'ai déjà dit) mûririent en moi peu-à-peu, et chan


gérent plusieurs fois, avant de prendre leur forme définitive.
C'est tout-à-fait inopinément que je fus frappé par l'é
vénement qui me jeta dans ces pensées, et seulement
quand elle (Dmitry Serguéitch parle de vous) me raconta
avec effroi un rêve qui lui avait fait horreur. Ce rêve
m'impressionna beaucoup et en homme qui analysait les
sentiments qui en étaient la cause, je compris dès ce
moment que sa vie allait s'ouvrir à de nouveaux horizons
et que pour un temps plus ou moins long, la nature de
nos relations changerait complétement. On s'efforce tou
jours de conserver jusqu'à la dernière extrémité, la
position à laquelle on s'est fait. Au fond de notre nature
git l'élément conservateur que nous n'abandonnons que
lorsque nous y sommes contraints. C'est-là, à mon avis,
que se trouve l'explication de ma première supposition :
je désirais croire, et je croyais en effet, que ce change
ment ne serait pas de longue durée, que nos anciennes
relations seraient rétablies. Elle, même voulait échapper
'à ce changement, en se liant le plus étroitement possible
avec moi. Cela m'avait entraîné, et pendant quelques
jours, je crus possible la réalisation de son espoir. Mais
je m'aperçus bientôt cependant que cet espoir était vain.
» La raison en est dans mon caractère que je ne veux
nullement blâmer, en disant cela. Je comprends ainsi les
choses. · · · · · ·
| » Celui qui emploie bien son temps le partage en trois
parties : travail, plaisir, repos ou distraction. Le plaisir
demande du repos autant que le travail. Dans le travail
et dans le plaisir, l'élément humain prend le dessus sur
les particularités individuelles. -

» Nous sommes determinés au travail par le mobile,


prépondérant, des besoins rationnels extérieurs. Au
plaisir, par le mobile prépondérant des autres besoins
de la nature humaine, besoins tout aussi généraux. Par
387
le repos et les distractions, l'individu cherche à rétablir
ses forces après l'excitation qui les a épuisées. En ceci
l'individu se détermine librement et d'après ses aptitudes
et ses penchants particuliers. Dans le travail et dans
le plaisir les hommes sont entraînés les uns vers les
autres par une force générale puissante, qui est au-dessus
de leurs particularités personnelles; — dans le travail
par l'intérêt bien entendu, et dans le plaisir par les
besoins identiques de l'organisme. Dans le repos il n'en
est pas de même. Il n'y a pas là l'action d'une force ,
générale, qui dominé les particularités individuelles :
le loisir est la chose la plus personnelle, où la nature
demande le plus de liberté ; là l'homme s'individualise
le plus, chacun cherche le plaisir qui lui est le plus
agréable. - · -

» Sous ce rapport, les hommes se divisent en deux


catégories principales. Pour les hommes d'une catégorie,
fe loisir ou la distraction est plus agréable dans la so
ciété des autres. La solitude est indispensable à tout le
monde. Mais pour eux il est indispensable qu'elle soit une
exception, leur règle étant la vie avec les autres. Cette
classe est beaucoup plus nombreuse que l'autre qui a
besoin du contraire. Cette dernière est plus à l'aise dans
la solitude qu'en société. Cette divergence a été remar
quée par l'opinion générale qui l'a notée par les ex
pressions: d'homme sociable et d'homme insociable. J'ap
partiens à la catégorie des insociables, elle à celle des
sociables. Voilà tout le secret de notre histoire. Il est
clair qu'il n'y avait rien là de blâmable pour aucun de
nous, pas plus qu'il n'est blâmable qu'aucun de nous
n'ait eu assez de force pour écarter cette cause: l'homme
ne peut rien contre sa nature. - - · r
' » Il nous est très-difficile de comprendre les particu
larités des autres natures; tout homme se représente
tous les hommes d'après son propre caractère. De ce
388

dont je n'ai pas besoin, les autres n'ont pas besoin non
plus, — ainsi se manifeste notre individualité. Il faut
plus que l'évidence pour me rappeler au sentiment con
traire. Là, où je suis bien, là, selon moi, doivent être
bien les autres. Cette disposition des pensées étant na
turelle, c'est là mon excuse pour avoir trop tard re
marqué la différence entre sa nature et la mienne. Ceci
est important. Lorsque nous commencâmes à vivre en
t . semble, elle me plaçait trop haut : alors il n'y avait pas
encore d'égalité parmi nous; elle avait trop d'estime
pour moi; ma manière de vivre lui paraissait être exem
plaire, elle considérait comme un trait propre à tous les
hommes, ce qui était ma particularité personnelle, et .
pour un temps elle se laissa entraîner. Il y avait, de
plus, une raison autrement concluante. -

» L'inviolabilité de la vie intérieure est très-peu estimée


parmi les gens dont l'esprit est peu développé. Tout
membre de la famille , et surtout les plus âgés, met
sans cérémonies le nez dans votre vie intime. Ce n'est
pas que nos secrets soient violés par là : les secrets sont
des choses plus ou moins précieuses, qu'on n'oublie pas
de cacher et de garder; de plus, tout homme n'en a pas ;
ils sont si nombreux ceux qui n'ont rien à cacher à
leurs proches. Mais chacun désire qu'il reste dans sa
vie intérieure un petit coin, où personne ne pénétre,
comme chacun désire avoir une chambre à part. Les
gens à l'esprit peu développé ne font de cas ni de l'un,
ni de l'autre : si même vous avez une chambre à part,
tout le monde y vient non pas précisément pour vous
épier ou pour vous être importun, mais parce qu'on ne
croit pas vous déranger; on croit qu'il n'y a que ceux
qui vous répugnent qu'on peut désirer de ne pas voir
à l'improsiste; on ne comprend pas que, même avec
de très-bonnes intentions, on puisse être importun. Le
seuil de la porte, que personne n'a le droit de franchir
389

contre le gré de l'intéressé, n'est respecté que pour une


seule pièce, celle du chef de la famille, qui peut mettre
dehors par les deux épaules quiconque l'importune. Tous
les autres doivent supporter toutes les importunités et
pour des prétextes les plus futiles, ou même sans pré
texte du tout. La jeune fille a deux robes de chaque
jour, une blanche et l'autre rose; elle a mis la robe
· rose, c'est suffisant pour un babillage.
» — Tu as mis ta robe rose, Anuta, pourquoi l'as-tu
meis ?
» Anuta elle-même ne sait pas pourquoi; il fallait bien
en mettre une, et, après tout, si elle avait mis sa robe
blanche, il en aurait été de même.
» — Je ne suis pas maman (ou ma sœur).
» — Tu ferais mieux de mettre ta robe blanche. — Pour
quoi ferait-elle mieux ? c'est ce que l'interlocutrice
d'Anuta ignore elle-même: elle babille tout simplement
— Tu n'es pas gaie aujourd'hui, Anuta.
» — Anuta n'est ni gaie, ni triste.
» — Je ne sais; il me semble que je suis comme tou
jours.
» — Non, tu n'es pas gaie.
» Deux minutes après : -

» — Si tu jouais un peu du piano, Anuta.


» Pourquoi, on ne sait; et ainsi de suite toute la jour
née. Comme si votre âme était une rue, et que chacun se
met à la fenêtre pour y regarder, non pas qu'il doive y
voir quelque chose, non, il sait même qu'il n'y verra
rien d'utile ou d'intéressant, mais il regarde n'ayant
rien à faire. Pourquoi ne regarderait-on pas dans la
rue ? En effet pour la rue c'est égal; mais l'homme n'aime
pas à être importuné. º

» Il est naturel que ces importunités, sans but ni


intention, provoquent une réaction ; et dès que l'individu
se trouve à même de vivre solitairement, il se plaît
390
pendant quelque temps dans la solitude bien que ses
inclinations soient pour la sociabilité. -

» Revenons à la personne en question. Avant de s'être


mariée, elle se trouvait dans une situation tout-à-fait
particulière; on l'importunait, on scrutait ses pensées
non pas tout simplement pour tuer le temps, ou seule
ment par indélicatesse, mais d'une manière systématique,
effrontement, grossièrement, et cela avec de mauvaises
intentions. Aussi la réaction fut-elle très-forte chez elle.
» C'est pourquoi il ne faut pas trop sévèrement juger
ma faute. Pendant quelques mois, un an, peut-être, je
ne me trompais pas : elle avait en effet besoin de soli
tude et elle s'y plaisait. Et pendant ce temps je m'étais
fait une idée de son caractère. Son besoin intense, tem
poraire de solitude était identique avec mon besoin
constant, qu'y a-t-il donc d'étonnant à ce que j'aie pris
un phénomène temporaire pour un trait constant de son
caractère ? Chacun est porté à juger les autres d'après
soi-même !
:
» Il y avait là une faute et une faute assez lourde.
Je ne m'en accuse pas, mais je suis tout de même porté
à m'en justifier; cela veut dire que je pressens que les
autres ne sauraient être aussi indulgents pour moi, que
je le suis moi-même. C'est pourquoi , afin d'adoucir le
blâme et pour aider à comprendre, je dois entrer dans
quelques détails sur mon caractère, relativameot au suit
qui nous Occupe. -

» Je ne comprends pas le repos autrement que dans


la solitude. Etre en société veut dire pour moi s'occuper
de quelque chose, ou travailler, ou se délecter.
» Je ne me sens complétement à mon aise que quand
je suis seul. Comment nommer cela ? D'où cela vient-il ?
Chez les uns cela vient de la dissimulation ; chez les
autres, de la timidité; chez les troisièmes d'une dispo
sition à la mélancolie; chez les quatrièmes d'un manque
39l
de sympathie pour les autres. Je n'ai rien de tout cela
me semble-t-il. Je suis droit et sincère, je suis prêt à
être toujours gai et je ne suis jamais triste. La com
pagnie me plaît : seulement tout se combine pour moi,
soit avec du travail, soit avec du plaisir. Mais ces occu
pations doivent être alternées par du repos, c'est-à-dire
par de la solitude. Autant que je puis me comprendre,
je suis mù par un penchant pour l'indépendance, pour
la liberté.
» Ainsi la force de réaction contre son ancienne vie
de famille , lui fit accepter, pour un temps, une ma
nière de vivre qui n'était pas conforme avec ses - pen
chants constants , son estime pour moi la soutint dans
ces dispositions temporaires plus longtemps que cela
n'aurait eu lieu autrement. Pendant ce temps, je l'ai
dit, je m'étais fait une fausse idée de son caractère :
j'avais pris ses penchants d'un moment pour des pen
chants constants, et je me reposai sur cette pensée. Voilà
toute l'histoire. Il y a de mon côté une faute peu blâ
mable, de sa part il n'y a rien. Que de souffrances tout
, ceci lui a valu, et par quelle catastrophe ai-je dû finir !
» Lorsque l'effroi occasionné par son horrible songe
m'eut ouvert les yeux sur l'état de ses sentiments, il
était déjà trop tard pour réparer ma faute. Mais si nous
avions vu plus tôt ce qui lui manquait, il est possible
que par des efforts constants sur nous-mêmes, elle et
moi, nous aurions réussi à faire en sorte d'être contents
l'un de l'autre ? Mais je ne crois pas qu'en cas de réus
site il en serait résulté quelque chose de bon. Mettons
que nous ayons refait nos caractère au point de les
rendre harmoniques, mais les conversions ne sont bonnes
que quand elles s'exercent contre quelque mauvais pen
chants; or, les penchants que nous aurions dû modifier
n'avaient rien de blâmable. En quoi la sociabilité est-elle
- pire ou meilleure que le penchant à la solitude, et
392

vice-versa ? Or la conversion est, après tout, une violence,


une dispersion; dans une dispersion beaucoup de choses
se perdent, et la violence engourdit.
· » Le résultat que nous aurions, peut-être, (peut-être !)
atteint, n'aurait pas été une compensation. Nous serions
devenus insignifiants et nous aurions plus ou moins fané
· la fraicheur de notre vie. Et pourquoi ? Pour conserver
certaines places dans certaines chambres ? Si nous avions .
eu des enfants, c'est autre chose, alors nous aurions dû
beaucoup réfléchir sur l'influence mauvaise, peut-être,
que notre séparation aurait eu sur leur sort. En ce cas,
il aurait fallu fairè tous les efforts possibles pour écarter
ce dénoûment, et le résultat — la joie d'avoir fait tout
ce qu'il fallait pour rendre plus heureux ceux qui nous
sont chers — aurait compensé tous nos efforts. Mais en
l'état des choses, quel but sensé auraient pu avoir nos
efforts ! • . -

º» Aussi, la situation étant donnée, tout s'est arrangé


pour le mieux. Nous n'avons pas eu à violenter nos na
tures. Nous avons eu beaucoup de chagrin, mais autre
ment nous en aurions eu davantage, et le résultat n'au
rait pas été aussi satisfaisant ». sº

| Telles sont les paroles de Dmitry Serguéitch. Vous


pouvez facilement voir avec quelle persévérance il a
fait ressortir dans cette question ce qu'il appelle ses
torts. Il ajoutait: « Je sens bien que ceux qui analyse
raient mon affaire sans avoir de la sympathie pour moi,
trouveraient que je n'ai pas eu complétement raison.
Mais je suis sûr de sa sympathie à elle. Elle ne jugera
encore mieux que je ne le fais moi-même. Or, moi
même, je crois avoir eu parfaitement raison. Telle est
mon opinion quant au temps qui précéda son rêve ».
| Maintenant je vais vous communiquer ses sentiments
sur les événements ultérieurs :
" « J'ai dit (paroles de Dmitry Serguéitch), que dès ses
-

º
393

premiers mots sur son rêve, je compris qu'un change


ment dans nos relations était inévitable. Je m'attendais
à ce que ce changement serait assez radical, car il était
impossible qu'il en fût autrement, l'énergie de sa nature
et l'intensité de son mécontentement d'alors étant don
nées, et son mécontentement était d'autant plus grand
qu'il avait été plus longtemps contenu. Toutefois, je ne
m'attendais qu'à un changement extérieur et tout à mon
avantage. Je me disais : elle sera pour un temps en
traînée par un amour passionné pour quelqu'un; puis
un an ou deux s'étant écoulés, elle reviendra. Je suis
un homme estimable les chances de trouver un autre
homme comme moi sont très-rares (je dis ce que je pense,
et je n'ai pas l'hypocrisie d'amoindir mon mérite), son
sentiment perdra par la satisfaction une partie de son in
tensité; et elle verra que bien qu'un côté de sa nature soit
moins satisfait en vivant avec moi, au total elle est plus
heureuse et plus libre avec moi qu'avec tout autre. Donc
tout se rétablira comme par le passé. Instruit par l'ex
perience, je l'entourerai de plus de soins, elle aura une
plus grand et un plus vif attachement pour moi, et nous
vivrons plus amicalement que par le passé.
» Mais (c'est là une chose dont l'explication est bien
délicate pour moi, toutefois elle doit être faite), mais de
quelle façon me représentais-je ce rétablissement de nos
relations ? Cela me réjouissait-il ? Évidemment. Mais
est-ce tout ? Non, je me le représentais comme une
charge, une charge très-agréable, bien entendu, mais
comme une charge. Je l'aimais beaucoup et j'aurais vio
lenté ma nature, pour mieux me conformer à elle, cela
m'eût fait plaisir, mais ma vie eût été gênée. C'est ainsi
que j'envisageai les choses quand la première impres
sion se fut calmée, et j'ai vu que je ne me trompais pas.
Elle m'a fait éprouver cela, lorsqu'elle voulut que je
m'efforçasse de conserver son amour. Ce mois de com
394

plaisance que je lui ai consacré a été le mois le plus


pénible de ma vie, Il n'y avait point là de souffrance, —
cette expression serait déplacée, et même absurde, je
n'éprouvais que de la joie en voulant lui plaire - mais
je m'ennuyais. Voilà le secret de l'insuccès de sa ten
tative pour me conserver son amour.
» Au premier coup d'œil cela pourrait paraître étrange.
Pourquoi ne m'ennuyais-je pas, en consacrant tant de
soirées aux étudiants, pour qui je ne me serais certai
nement pas beaucoup dérangé, et pourquoi ai-je senti
tant de fatigue lorsque j'ai consacré seulement quelques
soirées à une femme que j'aimais plus que moi-même, et
pour laquelle j'étais prêt à mourir, et non seulement à
mourir, mais à subir toutes sortes de tourments ? C'est
étrange, j'en conviens, mais seulement pour celui qui
n'approfondirait pas la nature de mes relations avec la
jeunesse, à laquelle je consacrais tant de temps, D'abord
je n'avais point de relations personnelles avec ces jeunes
gens; lorsque je restais avec eux, je ne me figurais pas
avoir devant moi des hommes, mais bien quelques types
abstraits, qui échangeaient des idées ; mes conversations
avec eux se distinguaient peu de mes rêves solitaires;
là ce n'est qu'un seul côté de l'homme qui était occupé,
celui qui demande le moins du repos, la pensée. Tout
le reste dormait. Et de plus la conversation avait un
but pratique, un but utile : le concours au développe
ment de la vie intellectuelle et du perfectionnement de
mes jeunes amis. C'était là un travail si facile qu'il ré
tablissait plutôt mes forces, épuisées par d'autres tra
Vaux, un travail qui ne me fatiguait pas, mais au con
traire me rafraîchissait, c'était un travail toutefois et
ce n'était pas le repos que je cherchais là, mais un but
utile. En un mot j'y laissais dormir tout mon être, la
pensée exceptée, et celle-ci agissait sans être troublée
par aucune , préoccupation personnelle vis-à-vis des
©
395

hommes avec qui je parlais; aussi, me sentais-je aussi à


mon aise que si j'eusse été seul. Ces conversations ne me
faisaient pas sortir de ma solitude, pour ainsi dire. Il
n'y avait là rien de semblable aux relations auxquelles
l'homme tout entier prend part. ,

» Je sais jusqu'à quel point il est délicat de prononcer


ce mot « ennui » ; mais la bonne foi ne me permet pas
de le cacher. Oui, avec tout mon amour pour elle, je
ressentis un allégement quand plus tard je me convain
quis que nos relations étaient à jamais rompues. Je
m'en convainquis vers le temps où elle remarqua que
complaire à ses désirs m'étais à charge. Alors je me
représentai l'avenir sous une forme plus agréable ; en
voyant qu'il nous était impossible de maintenir nos an
ciennes relations, je me mis à songer par quel moyen
on pourrait au plus vite, - je dois de nouveau employer
une expression délicate - consommer la séparation.
Voilà pourquoi ceux qui ne jugent que par les appa- .
rences ont pu croire à de la générosité de ma part. Je
ne veux pas toutefois être hypocrite et nier ce que j'ai
de bon , aussi je dois dire que l'un de mes motifs était
le désir de la voir heureuse. Mais ce n'était que le se
cond motif, un motif assez fort, c'est vrai, mais le cé
dant de beaucoup par l'intensité au premier, au motif
principal : désir d'échapper à l'ennui : celui-ci était le
moteur principal. C'est sous cette influence que je me
mis à analyser attentivement sa manière de vivre, et je
m'aperçus facilement que la personne en question était
dominée dans ses sentiments et dans ses actes par la
présence et l'absence d'Alexandre Matvéitch. Cela m'o
bligea à songer à lui aussi. Je compris dès lors la cause
de ses étranges agissements, auxquels je n'avais d'abord
prêté aucune attention. Cela me fit envisager les choses
sous un aspect plus agréable encore. Lorsque je vis en
elle non seulement le désir d'un amour passionné, mais
396

encore l'amour même, un amour inconscient pour un


homme qui en était complétement digne et qui pourrait
me remplacer complétement auprès d'elle; lorsque je vis
que cet homme, lui aussi, avait une grande passion
pour elle, — j'en fus tout réjoui. Il est vrai cependant
que la première impression fut pénible : nul changement
grave ne se produit sans quelque chagrin. Je voyais
maintenant qu'en conscience je ne pouvais plus me con
sidérer un homme à elle indispensable; je m'y étais ha
bitué, et je m'y complaisais; cette conversion nouvelle
eût donc un côté pénible. Mais pas pour longtemps.
Maintenant, j'étais sûr de son bonheur et je n'avais au
cune inquiétude sur elle. C'était là une source de grande
joie. Mais on aurait tort de croire que c'est là qu'était
le plaisir principal; non, le sentiment personnel me do
minait encore ici : je voyais que je devenais libre. Je
ne veux pas dire que la vie de garçon , me paraissait
plus libre que la vie de famille : non, si le mari et la
femme se rendent mutuellement heureux sans effort et
sans y penser, plus leurs relations sont intimes, plus ils
sont heureux. Mais nos relations n'étaient pas telles.
Aussi nous séparer voulait dire pour moi devenir libre.
» On voit que j'agissais dans mon intérêt, lorsque je
me décidai à ne pas empêcher leur bonheur; il y avait
un côté noble dans mon action, mais la force motrice
était l'entraînement de ma propre nature vers le mieux
être. Et c'est pourquoi j'eus la force d'agir bien, de faire
sans hésitation, sans tiraillements ce que je croyais mon
devoir : on remplit facilement son devoir quand on y
est entraîné par sa propre nature. "
» Je partis pour Riazan. Quelque temps après, elle
me rappela, en disant que ma présence ne la gênerait
plus. Je me suis aperçu du contraire et cela était, croi
rai-je, pour deux raisons. Il lui était pénible de voir
l'homme à qui (à son avis), elle devait trop. Elle se
A"
397

trompait, elle ne m'était nullement obligée, parce que


j'avais toujours agi beaucoup plus dans mon intérêt que
dans le sien. Mais elle voyait autrement et d'ailleurs
elle avait pour moi un attachement très-profond, source
· de peines. Il y avait bien aussi dans cet attachement,
un côté agréable, mais il n'aurait pu prendre le dessus
que s'il eût été moins intense, car quand il est intense,
il est bien pénible. — Le second motif (autre explica
tien délicate, mais il faut dire ce qu'on pense) vient de
ce que sa situation peu normale, quant aux conditions
· • sociales, lui était désagréable. Ainsi, je m'aperçus que
mon existence auprès d'elle, lui était pénible. Je ne ca
cherai pas que dans cette nouvelle découverte il y avait
un côté incomparablement plus pénible pour moi, que
tous les sentiments que j'avais éprouvés dans les pré
cédantes périodes de l'affaire. Je gardais ponr elle de
très-bonnes dispositions : je Voulais rester son ami. J'é -
pérais qu'il en serait ainsi. Et lorsque je vis que cela
ne devait pas avoir lieu , je fus très-affligé. Et mon
chagrin n'était compensé par aucun intérêt personnel.
Je puis donc dire que ma dernière résolution ne fut
prise que par attachement pour elle, par désir de la voir
heureuse. Aussi, mes procédés à son égard, même dans
nos temps les plus heureux, ne me procurèrent jamais
tant de plaisir intérieur que cette résolution. Là , j'a
gissais déjà sous l'influence de ce que je puis nommer
noblesse, ou pour mieux dire, noble calcul, où la loi
générale de la nature humaine agit toute seule, sans le
secours des particularités individuelles; et j'ai appris à
connaître la haute jouissance de se voir agir noblement,
c'est-à-dire , de la manière dont tous les hommes sans
exception devraient agir. Cette haute jouissance de se
sentir tout simplement homme, et non pas Ivan, ou Pœ
tre, est trop intense ; des natures ordinaires comme la
mienne ne sauraient la supporter trop souvent. Mais
heureux celui l'a quelquefois éprouvée !
| 398
' » Je n'ai pas besoin d'expliquer ce côté de ma ma
nière d'agir, qui aurait été insensée au plus haut degré
dans des affaires avec d'autres hommes ; il n'est d'ail
leurs que trop justifié par le caractère de la personne
à laquelle je cédais. Quand j'étais à Riazan, pas un seul
mot ne fut dit entre elle et Alexandre Matvéitch Plus
s tard, au moment, où je pris ma dernière résolution, pas
un seul mot ne fut dit entre moi et lui, ni entre elle
et moi. Mais je n'avais pas besoin d'apprendre ses pen
sées pour les connaître »,
J'ai transmis littéralement les paroles de Dmitry Ser
guéitch, comme je l'avais déjà dit. -

Je vous suis complétement étranger, mais la corres


pondance dans laquelle j'entre avec vous, en exécutant
la volonté du pauvre Dmitry Serguéitch, a un caractère
si intime, que vous serez, peut-être, curieuse de savoir
qui est ce correspondant inconnu, qui connaît si bien
la vie intérieure de Dmitry. Je suis un étudiant en mé
decine démissionnaire, je ne saurais rien vous dire de
plus sur mon compte. Dans ces dernières années j'habitais
Pétersbourg. Il y a quelques jours, il m'est venu à l'idée
de voyager et de me chercher une nouvelle carrière à
l'étranger. Je suis parti de Pétersbourg le lendemain du
jour où vous avez appris la perte de Dmitry. Par un
hasard tout particulier, je n'avais pas mes papiers et
il m'est arrivé de prendre ceux d'un autre, dont une de
nos connaissances communes avait eu l'obligeance de
me munir. Il me les a donnés à la condition de lui faire
quelques commissions, chemin faisant. S'il vous arrive
de voir M. Rakhmétoff, veuillez lui dire que toutes ses
commissions sont faites. Maintenant, je vais errer quel
que temps, — probablement en Allemagne, en observant
les mœurs. J'ai quelques centaines de roubles, et je veux
ViVre à mon aise et sans rien faire. Quand l'aisivité
m'ennuiera je me chercherai du travail; lequel ? c'est
399

égal, — où — n'importe. Je suis libre comme un oiseau


et je puis être insouciant comme un oiseau. Une telle
situation m'enchante.
Il est probable que vous voudrez bien, me répondre,
mais je ne sais où je serai dans une semaine, — peut
être en Italie, peut-être en Angleterre, peut-être à
Prague, - maintenant je puis vivre selon ma fantaisie,
et où elle me conduira, c'est ce que j'ignore. Aussi, sur
Vos lettres ne mettez que cette adresse-ci « Berlin,
FriedrichslraSse 20, Agentur von H. Schmeidler, c'est
sous cette enveloppe que sera votre lettre dans une
autre enveloppe sur laquelle, au lieu de toute adresse,
vous mettrez les chiffres 12345: ils voudront dire pour
le bureau de l'Agence de Sehmeïder, que la lettre doit
m'être envoyée. Agréez, madame l'assurance de haute
estime d'un homme qui vous est inconnu, mais qui Vous
est profondément dévoué, et qui signera
Un étudiant en médecine démissionnaire.

Mon bien estimé monsieur Alexandre Matvéitch.

Conformément aux vœux du pauvre Dmitry Serguéitch,


je dois vous dire qu'il a considéré comme le meilleur dé
noûment possible l'obligation de vous céder sa place.
Les circonstances qui ont amené ce changement, se
sont graduellement productes dans le courant des trois
dernières années, où vous aviez presque cessé de le fré
quenter, et sans, par conséquent, que vous y ayez pris
aucune part. Ce changement ne vient que de deux indi
vidus que vous avez vainement tenté de rapprocher, et
le dénoûment était inévitable. Il va de soi que Dmitry
Serguéitch ne pouvait nullement vous l'attribuer. Certes,
cette explication est superflue, et ce n'est que pour la
forme qu'il m'a chargé de la faire. Il n'était pas appro
400

prié à la situation qu'il occupait et à son avis il vaut


mieux pour tous qu'il vous ait cédé la place.
Je vous serre la main.

Un étudiant en médecine démtsSiO7272atre.

— Et moi, je sais....
Qu'est ce ? la voix m'est connue..., Je regarde derrière
moi, — c'est lui, c'est bien lui, le lecteur à l'œil péné
trant; expulsé dernièrement, pour n'avoir su ni A, ni
B, sur une question d'art, il est de nouveau là et avec
sa pénétration habituelle, il sait de nouveau quelque
chose. -

— Ah ! je sais qui a écrit cela. .. -

Je saisis précepitamment le premier objet qui me


tombe sous la main, c'est une serviette, parce que après
avoir recopié la lettre de l'étudiant démissionaire, je me
suis, mis, à dejeûner, — je saisis la serviette et je lui
ferme la bouche. « Eh! saches-le, mais pourquoi crier
comme un enragé ? »

II.

Pétersbourg, le 25 août 1856.


Monsieur, #

Vous ne sauriez croire combien j'ai été heureuse de


recevoir votre lettre. Je vous en remercie de tout mon
cœur. Votre intimité avec Dmitry Serguéitch, qui vient
de périr, me donne le droit de vous considérer comme
mon ami, et permettez-moi de vous appeler ainsi. -

Dans chacune des paroles, que vous m'avez commu


niquées, j'ai trouvé le caractère de Dmitry Serguéitch.
Il cherche toujours les causes les plus secrétes de ses
actions, et il lui plaît d'y appliquer la théorie d'égoïsme.
" .
º
-

- 4oi
c'est du reste l'habitude communé à tout notre cércle.
Mon Alexandre aime aussi à s'analyser dans cé sens.
Si vous entendiez comment il èxplique sa manière d'agir
envers moi et Dmitry Serguéitch pendant trois ans ! à
l'entendre, il faisait tout par calcul égoïste, pour son
propre plaisir. Moi aussi, j'ai depuis longtemps acquis
cette habitude. Seulement, cela nous occupe, moi et
Alexandré, un peu moins que Dmitry Serguéitch; nous
avons là même inclination, seulement la sienne est plus
forte. Oui, à nous entendre, nous sommes tous trois
- les plus grands égoïstes que le monde ait vu jusqu'à
présent. Et c'est, peut-être, la vérité ? C'est possible,
après tout. - - -

| Mais outré ce trait, commun à tous trois, les paroles


de Dmitry Serguéitch contiennent quelque chose qui lui
est particulier: le but de ses explications est évident ;
c'est de me calmer. Non que ses paroles ne soient pas
tout-à-fait sincères, - il ne dira jamais ce qu'il ne pense
pas, — mais il fait par trop ressortir le côté de la vé
rité, qui pourrait me rendre plus calme. Je vous èn
suis bien reconnaissante, mon ami, mais moi aussi je
suis égoïste, et je dirai que c'est inutilement qu'il s'in
quiète à mon sujet. Nous nous justifions nous-mêmes
beaucoup plus facilement que ne le font les autres. Moi
aussi je ne me considère nullement comme coupable envers
lui; je dirai plus: je ne me crois même pas obligéé
à avoir de l'attachement pour lui. J'apprécie hautement
sa noble manière d'agir, mais je sais qu'il agissait no
blement non pour moi, mais pour lui-même; et moi, si
je ne le trompais pas, c'est non pour lui, mais pour moi
même, non parce qu'en le trompant j'aurais été injuste
envers lui, mais parce que cela me répugnait. Je dis,
comme lui, que je ne m'accuse pas. Mais comme lui
aussi, je suis portée à me justifier; d'après son ex
pression (expression très-juste) cela veut dire que je
- 26
402

pressens que les autres ne seraient pas si indulgents


que moi, pour quelques côtés de mes actions. Je n'ai
aucun désir de me justifier sur la partie de l'affaire
qu'il touche; mais, en revanche, j'ai le.désir de me ju
stifier dans la partie où il n'a pas besoin de se justifier.
Personne ne me dira coupable pour ce qui a eu lieu
avant mon songe. Mais ensuite, n'est-ce pas ma faute
si l'affaire a pris un aspect si mélodramatique et a amené
une catastrophe à effet ? N'aurais-je pas dû envisager
beaucoup plus simplement un changement de relations
qui était déjà inévitable, quand mon rêve nous ouvrit
pour la première fois les yeux à Dmitry Serguéitch et à
moi sur ma situation ? Le soir du jour de la mort de
Dmitry Serguéitch, j'eus une longue conversation avec
ce féroce Rakhmétoff -- quel homme bon et tendre,
que ce Rakhmétoff! Il m'a dit je ne sais combien de
choses horribles sur le compte de Dmitry Serguéitch.
Mais si on les répétait sur un ton amical, elles seraient
à peu près justes. - -

Je crus que Dmitry Serguéitch savait parfaitement


ce qu'allait me dire Rakhmétoff et que cela entrait
dans son calcul. Dans mon état d'esprit j'avais besoin
de l'entendre, et son discours m'a beaucoup calmée.
Quelque soit l'organisateur de cette conversation, je vous
en remercie beaucoup, mon ami. Mais le féroce Rakhmétoff
lui-même a dû avouer que dans la dernière moitié de
l'affaire, Dmitry Serguéitch a agi d'une maLière p ar
faite. Rakhmétoff ne l'accusait que pour la première
moitié, dont il plaît à Dmitry Serguéitch de se justifier.
Moi, je vais me justifier de la seconde moitié, bien
que personne ne m'ait dit que j'en étais coupable. Mais
chacun de nous — je parle de nous et de nos amis, de tout
notre cercle, — a un plus sévère censeur que Rakh
métoff lui-même, c'est son esprit. Oui, je comprends,
mon anui, qu'il aurait été beaucoup plus facile pour tous,
º
403

sij'eusse envisagé l'affaire plus simplement et que je ne lui


eusse pas donné un sens si tragique. Et, si on s'en rapporte
à l'avis de Dmitry Serguéitch, il faudra dire plus : il n'y
aurait pas eu besoin de recourir à un dénoùment à sen
sation et très-pénible pour lui : il n'a dù agir ainsi que
poussé par ma manière emportée d'envisager les choses.
Je suppose qu'il doit aussi penser ainsi, bien qu'il ne
vous ait pas chargé de me le dire. Je fais d'autant
plus cas de ses bonnes dispositions pour moi, que
malgré tout, elles ne se sont pas affaiblies. Mais écoutez,
mon ami, cette opinion n'est pas juste : ce n'est pas de ma
faute, ce n'est pas de mon exaltation superflue qu'a
surgi pour Dmitry Serguéitch la nécessité d'éprouver ce
qu'il nomme lui-même très-pénible. Il est vrai que si
je n'avais pas attaché une grande importance au chan
gement des relations, on aurait pu se passer du voyage
à Riazan, mais il dit que cela ne lui était point péni
ble; sur ce point mon exaltation n'a donc pas causé un
grand malheur. Ce n'est que la nécessité de périr qui lui
était pénible. Il explique par deux raisons pourquoi il a
dû nécessairement prendre cette résolution.
D'abord , je souffrais de mon attach ºment extrême
pour lui, secondement, je souffrais parce que je ne pou
vais pas donner à mes relations avec Alexandre le ca
ractère demandé par l'opinion publique. En effet, je n'étais
pas tout-à-fait tranquille ; ma situation m'était à charge,
mais il n'en devine pas la cause véritable. Il croit que
sa vue m'était pénible tant était grande ma recon
naissance — ce n'est pas tout-à-fait ainsi. On est très
disposé à chercher des pensées consolantes, et lors
que Dmitry Serguéitch voyait la nécessité de périr, cette
nécessité n'existait plus depuis longtemps : ma reconnais
sance était descendue à ce degré modéré, qui en fait un
sentiment agréable. Or, la grande reconnaissance est-ce
qui avait été l'unique cause de ma douloureuse exaltation.
40l - •

L'autre cause, citée par Dmitry Serguéitch - le desir


de donner à mes relations avec Alexandre le carac
tère demandé par la société, ne dépendait nullement de
ma manière d'envisager l'affaire. Elle découlait des idées
de la société. Cette cause-là n'aurait pas été dans mon
pouvoir; mais Dmitry Serguéitch se trompe absolument
s'il suppose que sa présence m'était pénible pour cette
raison-là. Si le mari habite avec sa femme, cela suffit
pour qu'il n'y ait pas de scandale, quelles que soient les
relations de sa femme avec un autre. C'est là un grand
succès déjà. Nous voyons beaucoup d'exemples où, grâce
au noble caractère du mari, l'affaire se fait ainsi, et
dans ce cas la société laisse la femme en repos. Main
tenant, je trouve que c'est là le meilleur et le plus facile
moyen d'arranger les affaires de ce genre. Dmitry Ser
guéitch me proposa tout d'abord ce moyen. Je l'ai !
refusé alors à cause de mon exaltation. Je ne sais ce
qui serait arrivé si je l'avais accepté, si j'avais pu me
contenter qu'on me laissât en repos, et qu'on ne fît pas
de scandale à propos de mes relations avec Alexandre, —
il est évident qu'alors le moyen que Dmitry Serguéitch
m'avait proposé était suffisant, et que si je l'avais adopté
il n'aurait pas eu besoin de se décider à périr. Alors
évidemment je n'aurais eu aucune raison pour désirer
de déterminer formellement mes relations avec Alexandre.
Mais il me semble qu'un tel arrangement, satisfaisant
· dans la plupart des cas, semblables au nôtre, dans le
nôtre ne l'aurait pas été. Notre situation avait un ca
ractère particulier; les trois individus qu'elle concer
nait étaient de force égalé. Si Dmitry Serguéitch avait
senti la supériorité intellectuelle et morale d'Alexandre,
si, en lui cédant sa place, il avait cédé à la supériorité
morale, si sa retraite, au lieu d'être volontaire, n'avait
été que la retraite du faible devant le fort, oh ! alors
certainement, rien ne m'aurait pesé. De même, si moi
- d05
j'avais été supérieure par l'esprit et le caractère à
Dmitry Serguéitch ; si lui-même, avant la naissance de
ma passion, il avait été l'un des deux héros de cette
anecdote qui nous a fait tant rire, tout se serait arrangé,
il se serait soumis. Il s'agit de deux messieurs qui, après
avoir causé quelque temps et s'être mutuellement plu,
voulurent faire connaîssance :
— Moi, je suis le lieutenant un tel, dit l'un, en se
faisant valoir.
— Et moi je suis le mari de Mº Tedesco, dit
l'autre.
Si Dmitry Serguéitch avait été le mari de Mº° Tedesco,
oh alors ! il n'y aurait pas eu besoin de recourir aux extré
mités, il se serait soumis à son sort, il n'aurait vu rien
d'offensant pour lui dans sa soumission, et tout aurait
été à ravir. Mais ses relations avec moi et avec Ale
xandre n'étaient pas du tout telles. Il n'était en rien ni
notre inférieur ni notre supérieur; c'était évident pour
tous. Ma liberté ne pouvait dépendre que de sa bonne
volonté et nullement de sa faiblesse. Vous ne sauriez
le nier, mon ami.
Quelle était donc ma situation ? Je me voyais dépen
dante de sa bonne volonté. Voilà pourquoi ma situation
m'était pénible, voilà pourquoi il jugea utile de pren
dre sa noble résolution. Oui, mon ami, la cause de mon
sentiment, qui l'y a forcé, était cachée beaucoup plus
profond qu'il ne l'explique dans votre lettre. Le degré
accablant de la reconnaissance n'existait plus. Satisfaire
aux prescriptions de la société aurait été facile de la
· manière que me proposait Dmitry Serguéitch lui-même,
et après tout, ces prescriptions ne m'atteignaient pas,
moi vivant dans mon petit cercle, qui est complétement
en dehors du qu'en dira-t-on. Mais je restais dans
la dépendance de Dmitry Serguéitch. Voilà le côté pé
nible. Que pouvait faire ici ma manière de voir sur le
406
changement de nos relations ? Dmitry Serguéitch restait
le maître. Or vous connaissez et vous approuvez mon
sentiment: je ne veux dépendre de la bonne volonté de
personne, fût-ce de l'homme le plus dévoué, que j'esti
merais le plus, à qui je croirais comme à un autre
moi-même, en qui j'aurais pleine confiance. Je ne le
veux pas, et je sais que vous approuvez cela. Mais pour
quoi tant de paroles ? pourquoi cette analyse de nos
plus secrets sentiments, que personne n'aurait faite ?
J'ai, comme Dmitry Serguéitch, la manie de déshabiller
mes sentiments pour pouvoir dire : ce n'est pas ma
faute, la chose dépendait d'une circonstance qui n'était
pas dans mon pouvoir. Je fais cette remarque parce
que Dmitry Serguéitch aimait les remarques de cette
nature. Je veux m'insinuer dans votre esprit, mon ami.
Mais en voilà assez. Vous avez eu tant de sympathie
pour moi, que vous n'avez pas regardé à quelques heures
de temps pour écrire votre longue et précieuse lettre.
Je vois de là (style de Dmitry Serguéitch ou de vous)
oui, je vois que vous seriez curieux de savoir ce que
je suis devenue après que Dmitry Serguéitch m'eut
quittée pour partir pour Moscou et ensuite pour en
revenir et périr. A son retour de Riazan il vit que
j'étais gênée. Cela ne se manifes"ait en moi qu'en sa
présence ; tant qu'il avait été à Riazan, je ne songeais
pas tant à lui. Mais lorsqu'il fut parti pour Moscou, je
vis qu'il avait médité quelque chose de grave. Il li
quida ses affaires à Pétersbourg. Depuis une semaine
déjà il n'attendait que d'avoir tout arrangé pour partir,
et comment n'aurais-je pas pressenti cela ? — Pendant
les derniers jours je voyais parfois de la tristesse sur
son visage , sur ce visage qui savait si bien ne pas
trahir les secrets. Je pressentais qu'on devait s'attendre
à quelque chose de décisif Et lorsqu'il monta en wag
gon, j'étais si triste. Le lendemain et le sur lendemain,
V.
407

mon chagrin augmenta. Tout-à-coup Macha m'apporta


une lettre, — quel douloureux moment ! quelle dou
loureuse journée ! Vous le savez. Comme je connais
mieux maintenant la force de mon attachement pour
Dmitry Serguéitch ! Je ne croyais pas moi-même qu'il fût
si profond. Vous connaissez la force de notre attachement
mutuel. Vous savez certainement que je m'étais alors
décidée à quitter Alexandre ; toute la journée je sentis
que ma vie était brisée pour toujours, et vous savez
quel fut mon enthousiasme enfantin lorsque je vis le
billet de mon bon, de mon très-bon ami, le billet qui
changea complétement toutes mes pensées (voyez jusqu'à
quel point mes expressions sont prudentes, vous devez
en être content, mon ami). Vous savez tout cela, parce
que Rakhmétoff, après m'avoir conduite dans le waggon,
est allé vous conduire à la gare ; Dmitry Serguéitch
et lui avaient raison de dire que je devais néanmoins
quitter Pétersbourg pour produire l'effet désiré par Dmitry
Serguéitch, au point de m'infliger pour cela de si hor
ribles tourments pendant toute la journée. Que je lui
suis reconnaissante d'avoir eu si peu de pitié pour moi !
Lui et Rakhmétoff avaient encore raison de conseiller
à Alexandre de ne pas paraître devant moi, de ne pas
me conduire à la gare. Mais comme je n'avais plus be
soin d'aller jusqu'à Moscou, qu'il ne fallait que partir de
Pétersbourg, je m'arrêtai à Novgorod. Quelques jours
après, Alexandre y vint avec les documents, constatant la
perte de Dmitry Serguéitch. Nous nous sommes mariés,
une semaine après cette perte, et avons vécu près d'un
mois à Tchoudovo "), près du chemin de fer, pour qu'il
fùt facile à Alexandre d'aller trois ou quatre ſois

*) Station du chemin de fer et grand village, situé à 109 kilomètres de


Pétersbourg.
408
† semaine à son hôpital. Hier nous sommes revenus à
Pétersbourg, — et voilà pourquoi j'ai tardé de répondre
à votre lettre. Elle était restée dans la boîte de Macha,
qui l'avait presque oubliée. Et vous vous êtes probable
ment fait toutes sortes d'idées en voyant que vous ne
receviez pas de réponse. - , *

Je vous serre dans mes bras, mon ami. .


A vous,
• . VÉRA KIRsANoFF.·
- -

· Je te serre la main, mon cher; seulement, je t'en prie,


ne m'envoie pas de compliments, à moi au moins, au
trement je ferai couler devant toi mon cœur en un tor
rent d'adorations, ce qui te serait certainement désa
† au plus haut degré Mais sais-tu que de nous
écrire si brièvement l'un l'autre, cela prouve une assez
grande dose de stupidité en moi autant qu'en toi; il semble
que nous nous gênions quelque peu l'un devant l'autre.
Mettons que pour moi, ce soit pardonnable, mais toi,
pourquoi te gênerais-tut La prochaine fois j'espère parler
avec toi librement, et je vais bientôt t'écrire un tas de
nouvelles pétersbourgeoises. - -

A toi, . | .
• . ALExANDRE KIRSANOFF.

- III.

Ces lettres, tout en étant parfaitement sincères, étaient


en effet un peu exclusives, comme le remarquait Véra
Pavlovna elle-même. Les deux correspondants tâchaient
évidemment d'amoindrir l'un devant l'autre l'intensité
· des secousses pénibles par eux éprouvées. — Ce sont là
des gens · bien rusés ! Je les entendais dire très-souvent,
eux et leurs pareils, des choses qui me faisaient beau · ·· · · -*
409
coup rire au milieu de leurs assertions pathétique
que ce n'était rien, qu'on pouvait facilement supporter
cela.
Je riais d'assertions pareilles, faites en tête-à-tête
devant moi, étranger. Et lorsque j'entendais dire cela à
un homme qu'il était indispensable d'écouter, j'appuyais
et je disais que ce n'était rien en effet. Un homme honnête
est bien drole je me suis toujours moqué de ceux que
j'ai rencontrés.
Ils le sont quelquefois jusque à l'absurde. Prenons,
par exemple, ces lettres. Je suis un peu accoutumé à
des choses semblables, étant lié d'amitié avec eux, mais
sur un homme complétement étranger, quelle impression
doivent-elles produire, sur le lecteur à l'œil pénétrant,
par exemple ? -

Le lecteur à l'œil pénétrant, qui a eu déjà le temps


de se débarrasser de la serviette, sentencie, en secouant
la tête :
— Immoral !
- Bravo! Un mot encore, fais-moi ce plaisir.
- L'auteur aussi est un homme immoral d'approuver
de telles choses, sentencie encore le lecteur à l'œil pé
nétrant.
- Non, mon cher, tu te trompes. ll y a beaucoup de
choses que je n'approuve pas, et même, à te dire vrai,
je n'approuve rien. Tout cela est encore par trop in
génieux, par trop recherché , la vie est beaucoup plus
simple.
-- Donc tu es encore plus immoral ? me demande le
lecteur à l'œil pénétrant, en ouvrant de grands yeux, étonné
de voir jusqu'à quelle inconcevable immoralité est tom
bée l'humanité en ma personne.
- Beaucoup plus immoral, dis-je, et on ne sait si je dis
la vérité ou si je me moque du lecteur à l'œil pénétrant.
La correspondance dura encore trois ou quatre mois,
410 -

— avec activité de la part des Kirsanoff. avec négligence


et pauvrement de la part de leur correspondant. Ce der
nier cessa bientôt de répondre à leurs lettres ; on voyait
qu'il n'avait eu que l'intention de communiquer à Véra
Pavlovna et à son mari, les pensées de Lopoukhoff, et
qu'après avoir rempli ce devoir, il avait cru la corres
pondance ultérieure inutile. N'ayant pas obtenu de ré
ponse à deux ou trois lettres, les Kirsanoff le comprirent
et cessèrent d'écrire.

IV.

Véra Pavlovna se repose sur sa molle couchette, en


attendant que pour dîner son mari revienne de l'hôpital.
Aujourd'hui elle ne se soucie pas de préparer des pâ
tisseries pour le dîner, elle aime mieux se reposer, car
elle a beaucoup travaillé toute la matinée. Il en est
ainsi depuis longtemps, et il en sera ainsi fort longtemps
encore : elle monte un autre atelier de couturières à
l'autre extrémité de la ville. Véra Pavlovna Lopoukhoff.
habitait l'île Vassilievsky, Véra Pavlovna Kirsanoff
habite rue Serguievskaïa, son mari ayant besoin d'un
logement voisin du quartier de Wyborg.
Mme Mertzaloff suffisait à l'atelier de l'ile Vassilievsky,
ce qui était d'ailleurs bien naturel, elle et l'atelier étant
de vieilles connaissances. De retour à Pétersbourg, Véra
Pavlovna avait vu qu'elle n'avait pas besoin de fréquenter
beaucoup cet atelier pour qu'il marchât bien, et si
elle continuait à le fréquenter presque tous les jours,
c'est uniquement parce qu'elle y était entraînée par sa
sympathie. Il faut dire cependant que ses visites n'étaient
pas tOut-à-fait inutiles, car Mº° Mertzaloff avait souvent
besoin de ses conseils; mais cela prenait bien peu de
temps et en outre arrivait de moins en moins souvent,
M" Mertzaloff aura bientôt autant d'èxpérience qu'elle
4ll
mênle, et pourra faire seule. Lors de son retour à Pé
tersbourg, Véra Pavlovna fréquentait l'île Vassilievsky
plutôt en amie chérie qu'en personne indispensable ;
que faire alors ? Fonder un nouvel atelier de couturières,
dans son voisinage, à l'autre bout de la ville. .
Et voilà qu'en effet un nouvel atelier s'établit dans
une des ruelles, entre les rues Basseinaïa et Serguievskaïa.
Ici il y a beaucoup moins de besogne que dans le pre
mier atelier: les cinq ouvrières fondatrices sortent de
l'ancien atelier, où leurs places ont été occupées par
d'autres; le reste du personnel a été formé par de bonnes
connaissances des couturières de l'ancien atelier. Donc,
tout est d'abord à moitié fait.Toutes les associées connais
saient parfaitement le but et l'organisation de l'atelier;
les jeunes filles qui y entraient, venaient avec le désir
de voir d'emblée dans le nouvel atelier l'organisation
qui avait été si lente à s'introduire dans l'ancien. Oh !
maintenant, l'organisation allait dix fois plus rapidement
qu'alors, et il y avait trois fois moins d'embarras. Mais
il n'y en avait pas moins là beaucoup de travail, et
Véra Pavlovna était fatiguée comme elle l'avait été hier,
avant-hier, comme elle l'avait été depuis environ deux
mois. Deux mois seulement, bien que six mois se fussent
passés depuis son second mariage ; après tout, il avait
bien fallu s'accorder une lune de miel ; maintenant elle
s'était remise au travail. - -

Oui, elle avait beaucoup travaillé, elle se reposait et


pensait à beaucoup de choses et surtout au présent : il
est si beau et si plein ! Si plein de vie, qu'il ne reste que
peu de temps pour les souvenirs; les souvenirs viendront
plus tard. Oh ! beaucoup plus tard ! Non dans dix ans,
ni même dans vingt , mais plus tard encore. Cependant
ils arrivent même à présent, quoique rarement. En
ce moment, par exemple, elle se rappelle ce qui l'a le
plus impressionnée. Voici ce que lui rappelle sa mémoire.
· -
él?

V. -

— Mon chéri, je vais avec toi ! *

— Mais tu n'as pas tes effets.


— J'irai demain puisque tu ne veux pas me prendre
avec toi aujourd'hui.
— Réfléchis, médite. Mais attends ma lettre. Elle ar
rivera dès demain.
La voilà qui revient de la gare à la maison; que
ressentait, et que pensait-elle en revenant avec Macha ?
Elle ne sait trop elle-même, tant elle a été secouée
par la tournure si rapide des événements. Il n'y a
que 22 heures qu'il a trouvé dans son cabinet la lettre
qu'elle avait écrite, et déjà il est parti ! Que c'est vite,
que c'est soudain, à deux heures du matin elle ne pré
voyait encore rien. Il attendit que, vaincue et épuisée
par la fatigue, elle fût prise de sommeil; alors il entra
chez elle, dit quelques mots, assez dépourvus de sens
et qui n'étaient que la préface peu compréhensible de
cette petite communication : -

« Je n'ai pas vu depuis longtemps mes vieux parents,


je vais les voir, ils en seront bien heureux ». •#

Rien que cela, et ensuite il sortit. Elle courut après


lui, bien qu'il lui eût fait promettre de ne pas le faire.
— Où est-il donc ? Macha, où est-il, où est-il ?
Macha , qui était encore à desservir la table à thé
que venaient d'abandonner les visiteurs, lui répondit :
— Dmitry Serguéitch est sorti; il a dit, en passant :
Je vais me promener.
Elle dut aller se coucher. Comment put-elle s'endormir !
elle ne savait pas que son départ devait avoir lieu dans
quelques heures. Il avait dit qu'ils avaient encore le
temps de s'entretenir de toutes ces choses. Et quand
elle se réveilla il était temps d'aller à la gare.
l13
Tout cela ne passa devant ses yeux que comme un
éclair, comme si ce n'était pas à elle que ce fût arrivé,
comme si c'eût été une aventure arrivée à quelqu'un
et qu'on lui eût racontée à la hâte. Ce n'est que de retour
chez elle qu'elle reprit possession d'elle-même et se mit
à songer: Qu'était-elle maintenant ? qu'allait-elle devenir ?
Oui, elle ira à Riazan. Elle ira. C'est impossible au
trement. Mais cette lettre ? Que dira-t-elle ? Pourquoi
l'attendre pour se décider ? Elle en sait le contenu d'a
vance. Non, il faut ajourner jusqu'à la réception de la
lettre. Mais à quoi bon ajourner ? Elle ira. Oui, elle ira.
Elle se le dit pendant une, deux, trois, quatre heures.
Seulement Macha, ayant faim, l'appelait pour la troisième
fois déjà pour dîner, et cette fois-ci elle ordonnait plutôt
qu'elle n'appelait; enfin c'est toujours une distraction.
— Pauvre Macha, elle doit avoir bien faim, à causé
de moi. Pourquoi m'avez-vous attendue, Macha ! Vous
auriez mieux fait de dîner sans m'attendre.
- Cela ne se peut, Véra Pavlovna.
Et de nouveau la jeune femme réfléchit pendant deux
heures :
— J'irai. Demain. Seulement je vais attendre la lettre,
car il m'en a prié. Mais, quelque soit son contenu, —
je sais même ce qu'elle contiendra, j'irai.
Voilà ce qu'elle pense; mais est-ce bien tout ! Non,
sa pensée rumine encore cinq petits mots : Il ne le
veut pas, et ces cinq petits mots dominent plus en plus .
sa pensée. Le soleil se couche, elle est toujours absorbée.
Et voilà que juste au moment où l'importune Macha
vient exiger qu'elle prenne le thé, huit mots s'ajoutent
aux cinq : Ni moi non plus je ne veux pas. Macha a
fait d'entrer ! — elle a chassé ces huit mauvais petits
' mot nouveaux. Mais ce n'est pas pour longtemps. D'a
bord ils n'osent pas paraître eux-mêmes, et font place
à leur propre réfutation : mais je dois y aller — mais
4l4 -

ils n'ont cédé que pour pouvoir revenir escortés par


cette réfutation. En un clin d'œil reviennent à la pensée
de Véra Pavlovna : Il ne le veut pas — ni mOi nOn
plus, je ne veux pas. Pendant une demi heure ils dansent
une sarabande dans son cerveau; — puis contre ces
mots tant de fois proférés: J'irai, s'élancent ces deux,
trai-je ? — Mais voilà encore Macha.
. - J'ai remis un rouble au porteur, Véra Pavlovna,
car il est écrit sur l'enveloppe que s'il apporte la lettre
avant 9 heures, il faut lui donner un rouble — après,
un demi. Or il l'a apportée avant neuf heures. Pour
aller plus vite il a pris un fiacre ; je l'ai fait comme
Je l'avais promis, m'a-t-il dit.
• Une lettre de lui ! Elle sait ce qu'elle contient : « Ne
viens pas » mais elle ira tout de même, elle ne veut
pas écouter cette lettre. La lettre contenait autre chose,
— et l'on ne saurait ne pas en tenir compte :
« Je vais à Riazan, mais pas directement. J'ai beaucoup
d'affaires de commerce à faire, chemin faisant. Outre
Moscou, où, par suite d'une foule d'affaires, je devrai
passer une huitaine, je dois m'arrêter dans deux villes
avant Moscou, dans trois endroits au delà de Moscou,
avant d'arriver à Riazan. Combien de temps devrai-je
ainsi sacrifier, je ne saurais le dire J'ai, par exemple,
à recevoir de l'argent de nos représentants de commerce,
et tu sais, ma chère amie (ces mots, chère an2ie étaient
répetés dans la lettre peur que je visse qu'il était tou- .
jours bien disposé pour moi. Comme je baisai ces mots),
tu sais, ma chère amie, que quand on a à recevoir de
l'argent, on a souvent à attendl'e plusieurs jours là où on
a compté ne passer que quelques heures. Aussi, j'ignore
absolument le jour de mon arrivée à Riazan, mais à
coup sûr ce ne sera pas bientôt ». Véra Pavlovna se
rappelle encore mot pour mot le contenu de cette lettre.
Que faire alors ? ll lui ôtait tout moyen de s'appuyer
415

sur lui pour lui rester attachée ? Et les paroles : je dois


aller auprès de lui, se transforment en celles-ci :
toutefois je ne dois pas le voir, et ce le se rapportait
maintenant à une autre personne. Elle répéta ces paroles
une heure ou deux : Je ne dOis pas le vOir. De cette
pensée en naquit une autre : Est-il possible que je veuille
le voir ? — Non. Quand elle eut dormi, cette dernière
pensée avait fait place à une autre : Serait-il possible
que je le voie ? Pas de réponse, mais transformation
nouvelle : Est-il possible que je ne le voie pas ? et elle
s'endormit vers le matin dans cette dernière pensée :
est-il possible que je ne le vOie pas ?
| Et lorsqu'elle se réveilla très-tard dans la matinée,
toutes les pensées de la veille et de la nuit avaient fait
place à ces deux qui s'entrechoquaient: Je le verrai !
— Je ne le verrai pas, Cela dura toute la matinée : Je
le verrai ! Non ! non ! non ! Mais que fait-elle ? Elle a
pris son chapeau, elle regarde instinctivement dans le
miroir, si ses cheveux sont bien arrangés, et dans le
miroir elle se voit en chapeau , tout disparaît alors
devant ces trois mots : « Pas de retour ! Pas de retour !
Pasnededînerai
je retour ».
pas- àMacha, ne m'attendez-pas pour dîner,
la maison. - •º

— Alexandre Matvéitch n'est pas encore arrivé de


l'hôpital, lui dit d'un ton calme Stépane. Stépane ne
pouvait pas effectivement être étonné de la présence
de Véra Pavlovna, qui était venue très-souvent et depuis
peu. « Je m'en doutais bien, c'est égal, Je vais attendre.
Ne lui dites pas que je suis ici ». Elle prend une revue
littéraire — oui, elle peut lire, elle voit qu'elle peut
lire; oui, dès qu'il n'y a pas de retour, dès que sa ré -
solution est prise, elle se sent très-calme. Évidemment
elle lisait peu, ou même ne lisait pas du tout; elle passe
la chambre en revue et se met à ranger, comme si elle
était chez elle ; évidemment elle n'a pas rangé grand
-

4i6 - -

chose, mais qu'elle est calme: et elle peut lire et s'occuper


d'affaires, elle remarque que le cendrier n'est pas vidé,
qu'il faut arranger la nappe de drap sur la table, et
que cette chaise n'est pas à sa place. Elle s'assied et
pense : Pas de retour, pas de choix, une nouvelle vie
va commencer. Cela dure une ou deux heures.
Une nouvelle vie va commencer. Qu'il va être étonné,
et comme il sera heureux. Une nouvelle vie va com
mencer. Que nous sommes heureux ! Un coup de sonnette,
elle rougit un peu et sourit; la porte s'ouvre. -

— Véra Pavlovna ! — Il chancelle, oui, il chancelle, il


doit s'appuyer à la porte, mais elle court à lui, et l'em
| brassant : -

— Mon cher, cher ami! Qu'il est noble ! que je t'aime,


je n'ai pas pu vivre sans toi ! -

| Ce qui a eu lieu ensuite, comment ils ont traversé la


chambre, elle ne s'en souvient pas, elle se souvient
seulement d'être courue à lui et de l'avoir embrassé;
du reste, elle ne s'en souvient pas plus lui. Ils se
rappellent seulement qu'ils ont passé près des fauteuils,
près de la table , mais comment ont-ils quitté la
" porte . .. .. . Oui, pour quelques secondes la tête leur
tourna, leur vue se troubla de ce baiser...... ' -

— Vérotchka, mon ange ! 1 , |


— Mon ami, je n'ai pas pu vivre sans toi. Combien
de temps tu m'as aimée sans m'en dire un mot ! Que tu .
es noble, et qu'il est noble, lui aussi ! -

— Raconte-moi donc, Vérotchka, comment cela c'est


· · passé ? -

— Je lui ai dit que je ne pouvais pas vivre sans


toi; le lendemain, c'est-à-dire hier, il était déjà parti;
j'ai voulu le suivre, hier toute la journée j'ai cru que
j'irai, près de lui, et me voici depuis longtemps ici.
, - Mais que tu as maigri dans ces deux semaines,
Vérotchka, que tes mains sont fluettes,
417
· Il baise ses mains. • - -

— Oui, mon ami, c'était une lutte pénible! Main


tenant je puis apprécier combien tu as souffert pour
ne pas troubler ma paix ! Comment as-tu pu si bien te
posséder, que je n'aie rien remarqué ? Combien tu as
dû Souffrir ! -

— Oui, Vérotchka, ce n'était pas facile. Et il couvre


toujours ses mains de baises. Tout-à-coup elle se met
à rire : — Ah! que je suis inattentive pour toit Tu es -
fatigué, Sacha, tu as faim ! — Elle s'échappe et court.
— Où vas-tu, Vérotchka ? | |
Mais elle ne répond rien, elle est déjà à la cuisine
et parle à Stépane d'une voix gaie et pressante. .
— Donnez le dîner pour deux, vite, vite ! où sont les
assiettes, les couverts... je vais mettre la table. Apportez
àpital,
manger, Alexandre
qu'il faut s'est
se hâter de tellement
lui servirfatigué
à dîner.à son hô • .. "

Elle revient avec les assiettes, sur lesquelles résonnent ,


des couteaux, des fourchettes, des cuillers. -
-- Tu sais, mon chéri, le premier soin des amoureux
à la première entrevue est de dîner au plus vite, dit
elle en riant. Il rit aussi, et lui aide à mettre la table; .
il lui aide beaucoup, mais il la retarde encore plus, car
il baise constamment ses mains. . - # * --

— Ah ! que tes mains sont fluettes ! et il les baise


de nouveau. — A table, Sacha, reste tranquillet Sté-.
pane apporte le potage. Pendant le dîner elle lui raconte
comment tout cela s'est passé. — Ah! mon chéri, comme
nous mangeons pour des amoureux ! Il est vrai qu'hier
je n'ai rien mangé. . ' . - , ! )2 ,
- Stépane entre avec le dernier mets. º º i ºº °
· — Stépane! J'ai mangé votre dîner. • ^ ºi
· — Oui, Véra Pavlovna, il faudra m'acheter quélque
chose à la boutique. — Allez, et vous saurez maintenant
qu'à l'avénir il faudra toujours préparer pour deux,
27
418
sans vous compter. Sacha, où est donc ton porte-cigares ?
Donne-le moi. Elle lui rogne elle-même un cigare ,
l'allume et lui dit: Fume, mon chéri ; en attendant , je
vais préparer du café, ou , peut-être, veux-tu du thé ?
Sais-tu, mon chéri, notre dîner doit être meilleur, vous
vous en êtes trop peu inquiétés avec Stépane.Cinq minutes
après elle revient; Stépane la suit avec le service à thé,
et en rentrant, elle voit que le cigare d'Alexandre s'est
éteint. - Ha l ha! mon chéri, que tu es devenu rêveur
sans moi! Il rit aussi. — : Fume, donc , —- elle lui
allume de nouveau son cigare. En se rappelant tout
cela, Véra Pavlovna rit encore à présent : Que notre
roman est prosaïque ! La première entrevue et le potage ;
la tête nous tourne au premier , baiser, puis un bon ap
pétit, quelle étrange scène d'amour! C'est très-drôle.
Et comme : ses yeux brillaient ! Mais enfin ils brillent
encore de la même manière. Combien de ses larmes sont
tombées sur mes mains, qui étaient alors si fluettes, —
Ce qui n'est pas, certainement, à présent; en effet, que

mes mains sont belles, il dit bien la vérité. Elle regarde


ses mains et se dit: Oui, il a raison. Mais quel rapport
º
cela a-t-il avec notre première entrevue et ses acces
soires ? Je me mets à table pour verser le thé: ·
— Stépane, avez-vous de la crême ? pourrait-on s'en
procurer de la bonne ? Mais non, nous n'avons pas le
temps et à coup sûr on ne pourrait en trouver. Soit,
mais demain nous arrangerons tout cela. Fume donc,
mon chéri: tu oublies toujours de fumer. -

Le thé n'est pas encore achevé, qu'un effroyable coup


de sonnette se fait entendre; deux étudiants entrent
en toute hâte dans la chambre, et, dans leur préçipi
· tation ne la voient même pas. — Alexandre Matvéitch,
un sujet intéressant ! disent-ils, tout essoufflés : — on
vient d'apporter un sujet extrêmement rare, (suit le nom
latin de la maladie), très-curieux, Alexandue Matvéitch,
'. - -
419

• et il faut des secours immédiats,chaque demi-heure est


précieuse. Nous avons même pris un fiacre. : | -

— Vite, vite, mon ami, dépêche-toi, dit-elle. C'est


seulement alors que les étudiants la remarquent , la
saluent, et en un clin d'œil éntraînent leur professeur
dont les préparatifs ne furent pas longs : il était resté
dans son surtout militaire. Elle le pressait encore. . .
, - De là tu viens chez moi ? dit-elle en prenant congé.
• — Oui. 4 " - ' , , , ,)
Le soir il se fait attendre bien longtemps. Voilà dix
heures, et il ne vient pas ; voilà onze heures, — il est
inutile d'attendre. Qu'est-ce que cela veut dire ? Certes,
pouvait lui arriver;
elle ne s'inquiète nullement, rien ne
mais comme il a fallu qu'il soit retenu par le sujet
intéressant ! est-il encore vivant, ce pauvre sujet inté
ressant, Sacha a-t-il réussi à le sauver ? Oui, Sacha avait
été, en effet, très-longtemps retenu. Il ne vint que le
lendemain matin à 9 heures; jusqu'à quatre heures il
était resté à l'hôpital. " ! º :-, t , , , , , 1 i
— Le cas était très-difficile et intéressant, Vérotchka.
— Sauvé ? · · · ·
- · · , ºl ºn
.— Oui " ! · · · · · · , · · ·· · i · f , • '!
• - Mais comment as-tu pu te lever de si bonne heure ?
-- Je ne me suis pas couché. .. : º : º : 9 , il
| -- Tu ne t'es pas couché! Pour ne pas tarder à venir
· ici tu n'as pas dormi la nuit ! Impie ! Va chez toi et dors
jusqu'au dîner ; il faut même que je te trouve encore
- endOrmi. . · • · · · | | | | · | · | e| i :i : iº }
En deux minutes il fut chassé. .. oi : Ij ;it a q
Voilà quelles furent leurs deux premières entrevues.
Mais ce second dîner va déjà mieux ;iils se racontent
d'une manière raisonnable des histoires. La veille, au
contraire, ils ne savaient ce qu'ils disaient , Ils riaient,
· ils s'assombrissaient. Il paraissait à chacun d'eux que
l'autreſ avait souffert encore plus que lui.eo aiiions16bg
· º - - 4
420 -

Dix jours plus tard ils louèrent une petite maison de


campagne à l'île Kamennoy.

VI. •s

Ce n'est pas très-souvent que Véra Pavlovna se rap


pelle le passé de son nouvel amour : le présent a tant
de vie, qu'il ne reste que peu de temps aux souvenirs.
Cependant ces souvenirs reviennent de plus en plus sou
vent, et peu-à-peu elle sent naître en elle un certain
mécontentement, d'abord faible, léger, vague, le méconten
tement de qui, de quoi ? — Ah, voilà; elle finit par s'a
percevoir que c'est d'elle-même qu'elle est mécontente,
mais pourquoi ?.... Elle était trop fière. N'est-ce que du
passé qu'elle est mécontente ? Oui d'abord, mais elle re
marque que ce mécontentement se rapporte aussi au
présent. Et de quel étrange caractère ce sentiment était
empreint! comme si ce n'eût pas été elle, Véra Pavlovna
Kirsanoff, qui sentit le mécontentement, mais comme si
c'était le mécontentemént de milliers et de millions d'êtres
qui se réfléchissait en elle. Pour quelle raison ces mil
liers et ces millions d'êtres sont-ils mécontents d'eux ?
Si elle avait vécu et pensé comme a iparavant, quand
elle était seule, il est probable que ce sentiment ne se
serait pas manifesté si tôt ; mais maintenant ellé était
constamment avec son mari, ils pensaient toujours en
semble, elle pense à lui au milieu de ces autres pensées.
Cela l'aide beaucoup à deviner son sentiment. Lui, il n'a
pas pu trouver le mot de l'énigme : ce sentiment obscur
pour elle,- l'est encore plus pour lui; il lui était même
difficile de comprendre comment on peut avoir du mé
contentement , sans que ce mécontentement se rap
porte à rien de personnel. C'était là une étrangeté cent
fois plus obscure pour lui que pour elle. Elle se sentait
néanmoins beaucoup aidée par ce fait, qu'elle pensait
toujours à son mari, qu'elle était toujours avec lui, l'ob
servait et pensait avec lui. Elle a remarqué que lorsque
le mécontentement lui vient, il est toujours suivi par la
comparaison (il est même contenu dans cette compa
raison) entre elle-même et son mari, et sa pensée fut
illuminée par le vrai mot : « Différence, différence offen- .
sante ». Maintenant tout est clair pour elle.
*

VII.

— Comme il est gentil, Sacha, ce N. N. (Véra Pavlo


vna dit le nom de l'officier, par l'intermédiaire duquel
elle avait voulu faire la connaissance de Tamberlik,
dans son horrible rêve) — il m'a apporté un nouveau
poëme, , qui ne sera pas imprimé encore de longtemps,
disait Véra Pavlovna pendant le diner. Dès que nous
aurons dîné, nous lirons ce poëme, n'est-ce pas ? Je t'a
attendu, bien que j'aie eu un grand désir de le lire.
— Quel est donc ce poëme ?
— Tu en jugeras. Nous verrons s'il a réussi. N. N. dit
que lui-même — je parle de l'auteur — en est presque
content.
Ils vont s'asseoir dans la chambre de Véra Pavlovna,
et celle-ci commence à lire :

« Oh! comme la corbeille est pleine !


J'ai de la perse et du brocard.
Ayez pitié, ô mon amour,
De l'épaule du garçon ».

— Maintenant je vois, dit Kirsanoff, après avoir en


tendu quelques dizaines de vers: — c'est un uouveau
genre chez lui. Mais on voit que c'est de lui. De Né
krassoff, n'est-ce pas ? Je te remercie beaucoup de m'avoir
attendu, - -
422 -

- — Je crois bien! dit Véra Pavlovna. Et ils lurent deux


fois le petit poëme, que, grâce à leur liaison avec un
ami de l'auteur, ils avaient eu trois ans avant sa pub
lication. -

— Mais sais-tu quels vers m'ont le plus impres


sionnée, dit Véra Pavlovna, : après qu'ils eurent lu et
relu plusieurs fois quelques passages du poëme; ces
vers n'appartiennent pas aux passages principaux; mais
ils m'impressionnent excessivement. Quand Katia ) atten
dait le retour de son fiancé, elle se chagrinait beaucoup :
- · ' - -

« Inconsolable, elle se serait consumée de douleur


Si elle avait eu le temps de se chagriner; \

Mais le temps des travaux pénibles pressait,


Il aurait fallu achever une dizaine d'affaires. | | -
Bien qu'il lui arrivât souvent |
De tomber de fati gue, la pauvre enfant, - º
· Sous sa faux vaillante tombait l'herbe, -
Le blé criait sous , sa faucille ;
C'est de toutes ses forces
Qu'elle battait le blé tous les matins,
Et jusqu'à la nuit noire elle étendait le lin .
Sur les prairies pleines de rosée ».
* • - -

Ces vers ne sont que la préface de l'épisode où cette


brave Katia rêvait à Vania ; ") — mais, je le répète, ce
sont ceux-là qui m'ont le plus impressionnée.
— Oui, ce tableau est un des plus beaux du poëme,
mais ces vers-là n'y occupent pas la place la plus mar
quante. Que tu les trouves si beaux, cela veut dire
qu'ils approchent beaucoup des pensées qui t'occupent.
Quelles sont donc ces pensées ? ,

*) Katia, diminutif de Katérina. *) vania, diminutif de Ivan,


423
— Les voici,
Sacha. Nous avons dit souvent qu'il est
probable que l'organisation de la femme est supérieure
à celle de l'homme, qu'il est probable, par conséquent,
que, dans la vie intellectuelle, l'homme sera rejeté par
la femme au second plan, quand le règne de la violence
brutale sera passé. Nous sommes arrivés à cette sup
position par l'observation de la vie réelle et notamment
de ce fait que généralement les femmes naissent in
telligentes en plus grand nombre que les hommes. En
outre tu appuyais cette opinion par divers détails ana
tomiques et physiologiques.
— Comme tu traites bien les hommes, Vérotchka ?
heureusement, le temps que tu annonces est loin de
nous encore. Autrement je changerais vite d'avis pour
ne pas passer au second plan. Du reste, ce n'est là
qu'une probabilité; la science n'a pas encore observé
assez decette
blement faits question
pour qu'on puisse résoudre convena
si grave. • -

— Mais, cher ami, ne nous sommes-nous pas aussi


demandé pourquoi les faits de l'histoire ont été, jusqu'à
présent, tellement en contradiction avec la déduction
qu'on peut tirer, avec une certitude presque entière, des
observations sur la vie privée et sur la constitution de
l'organisme ? Jusqu'à présent la femme n'a joué qu'un
rôle minime dans la vie intellectuelle, parce que la do
mination de la violence lui ôtait les moyens de déve
loppement et étouffait ses aspirations. C'est là une ex
plication suffisante; mais voici encore. En ce qui concerne
la force physique, l'organisme de la femme est le plus
faible; mais il est en même temps le plus résistant —
n'est-ce pas ? -

, — C'est plus sûr que la différence des forces intellec


tuelles natives. Oui, l'organisme de la femme résiste
plus efficacement aux forces destructives : climat, intem
péries, nourriture insuffisante. La médecine et la phy
424
siologie se sont encore très-peu occupées de cette ques
tion. mais la statistique a déjà donné une réponse
éloquente : la vie moyenne des femmes est plus longue
que celle des hommes. On voit donc par là que l'orga
nisme féminin est le plus vigoureux.
| — Cela est d'autant plus vrai que la manière de vivre
des femmes est en général encore moins saine que celle
des hommes. -

— Il est encore une considération probante qui nous


est donnée par la physiologie. La croissance de la femme
peut se dire terminée à l'âge de 20 ans, et celle de
l'homme à l'âge de 25, ce sont des chiffres approximatifs |

dans notre climat, dans notre race. Admettons que sur un


nombre donné il y ait autant de femmes qui vivent jusqu'à
70 ans, que d'hommes qui atteignent 65; si nous prenons
en considération la différence des termes du développe
ment, la prépondérance de la vigueur de l'organisme
féminin ressortira encore plus que ne le supposent les
statisticiens, qui n'ont pas tenu compte de la différence
des âges de majorité. 70 ans c'est 20 X 3,50; 65 ans ne
sont que 25 X 2,60 Donc, la femme vit trois fois et
demie le temps de son développement, tandis que l'homme
ne vit guère que deux fois et demie le temps de son
développement, qui est un peu plus lent. Or, c'est par
cette proportion qu'on doit mesurer la vigueur respec
tive des deux organismes.
| - La différence est plus grande que je ne croyais,
d'après mes lectures. -

— Tu n'as lu que les résumés de la statistique sur


la vie moyenne. Mais si à ces faits statistiques on
ajoute les faits physiologiques, la différence sera encore
beaucoup plus grande.
| -- C'est bien cela, Sacha; je pensais, et cette pensée
me frappe plus vivement maintenant, que si l'organisme
féminin résiste mieux aux forces destructives, il est pro
425

bable que la femme devrait plus facilement et avec


plus de fermeté supporter les secousses morales. Tandis
qu'en réalité nous voyons autre chose.
— Oui, c'est probable. Mais ce n'est qu'une supposition.
Il n'en est pas moins vrai que ta conclusion découle
de faits incontestables. La vigueur de l' organisme
est très-intimement liée à la vigueur des nerfs. Les
nerfs de la femme sont probablement plus élastiques,
ont une structure plus solide, et s'il en est ainsi, ils
doivent plus facilement , et avec plus de fermeté, sup
porter les secousses et les sensations pénibles. Dans la
pratique nous avons beaucoup trop d'exemples du con
traire. La femme se tourmente très-souvent pour des
choses que l'homme supporte facilement. On ne s'est pas
jusqu'à présent bien occupé à analyser les causes qui,
notre situation historique étant donnée, nous font voir
des phénomènes contraires à ce que nous devons attendre
de la constitution même de l'organisme. Mais une de
ces causes est évidente, elle domine tous les phéno
mènes historiques et toutes les faces de notre état
actuel. C'est la force - de la prévention, une mauvaise
habitude, une fausse attente, une fausse crainte. Si
l'homme dit : « je ne puis rien », il ne pourra rien en
effet. Les femmes ont toujours entendu dire : « Vous
êtes faibles » — et les voilà qui se sentent faibles, et
le sont en effet. Tu connais des exemples où on a vu
des hommes tout-à-fait bien portants, s'etioler et mourir
effectivement de la seule pensée qu'ils devaient s'affaiblir
et mourir. Mais il y a encore des exemples qui touchent
les guandes masses de peuples, l'humanité entière. L'un
des plus remarquables nous est offert par l'histoire mi
litaire. Au moyen âge, l'infanterie s'imaginait qu'elle ne
pouvait pas tenir contre la cavalerie, et en effet, elle
ne pouvait pas, Des armées entières de fantassins furent
dispersées comme des troupeaux de brebis, par quelques
426

centaines de chevaliers; et cela dura jusqu'à ce que les


fantassins-anglais, petits propriétaires, flers et indépen
dants, parussent sur le continent. Ceux-là n'avaient pas
cette crainte et étaient habitués à ne jamais céder sans
combat. Ils vainquirent à chaque rencontre l'innom
brable et formidable chevalerie française. Connais-tu ces
fameuses défaites des chevaliers français par des armées
peu nombreuses de fantassins anglais à Crécy, à Poitiers
et à Azincourt ? La même histoire se répéta lorsqu'il
vint à l'idée des fantassins suisses qu'ils n'avaient pas
de raison de se croire plus faibles que la chevalerie
féodale. La chevalerie autrichienne et plus tard celle de
-Bourgogne, plus nombreuse encore, furent défaites par
eux à chaque rencontre. Les autres chevaliers voulurent
aussi les combattre, et furent toujours mis en déroute.
Tout le monde s'aperçut alors, que l'infanterie était
bien plus ferme que la chevalerie : — mais des siècles
entiers s'étaient passés, où l'infanterie était très-faible
en comparaison de la chevalerie, simplement parce qu'elle
se croyait telle. -

— En effet, Sacha. Nous sommes faibles parce que


· nous nous considérons comme telles. Mais il me semble
qu'il existe encore une autre cause. Je vais te parler
de nous : deux. Ne te semble-t-il pas que j'ai beaucoup
changé, pendant les deux semaines où tu ne m'as
pas vue ?
— Oui, tu étais devenue très-maigre et très-pâle.
— C'est précisément ce qui révolte ma fierté, quand
je pense que personne ne t'a vu ni maigrir, ni pâlir,
toi qui pourtant souffrais et luttais autant que moi.
Comment faisais-tu ? -

- Voilà donc pourquoi ces vers sur Katia qui échappe


au chagrin par le travail, t'ont tant impressionnée ! Je
supportais assez facilement la lutte et la souffrance,
parce que je n'avais pas le temps de beaucoup m'en
| 427
occuper. Pendant le temps que j'y consacrais, je souf
frais horriblement; mais mes occupations urgentes quo
tidiennes, me forcaient d'oublier la plupart du temps.
Il fallait préparer mes leçons, m'occuper de mes malades.
Bon gré mal gré, je me reposais pendant ce temps de mes
amères pensées. Les rares journées où j'avais du loisir,
. je sentais mes forces me trahir. Il me semble que si je
m'étais donné une semaine à mes pensées, je serais
devenu fou. -

— C'est bien cela. Dans ces derniers temps, j'ai compris


que notre différence vient de là. Il faut avoir un tra
vail qu'on ne saurait ni laisser ni ajourner, et alors on
est incomparablement plus fort contre la douleur.
— Mais toi aussi, tu avais beaucoup de travail. °
— Mon ménage à faire, par exemple, mais je n'étais
pas obligée de m'en occuper et souvent, quand ma
tristesse était trop forte, je le négligeais pour m'aban
donner à mes pensées; on abandonne toujours ce qui
vous importe le moins. Dès qu'on est pris fortement
par les sentiments, ceux-ci font sortir de la tête les pe
tites préoccupations. J'ai des leçons ; c'est plus important;
• je ne puis les négliger quand bon me semble, mais ce
n'est pas un travail absorbant Je n'y prête de l'atten
tion que quand je veux; si pendant la leçon je suis
distraite, il n'y a pas grand mal. Et ensuite : est-ce qu'en
effet je vivais de mes leçons ? Est-ce que c'est d'elles
que dépendait ma position ? Non, le principai me venait
du travail de Dmitry il me vient maintenant du tien.
Les leçons flattent mon sentiment d'indépendance, et ne
sont pas d'ailleurs inutiles. Mais enfin je pourrais m'en
passer. . - - . '

• " J'essayais alors, pour chasser les pensées qui me tor


turaient, de m'occuper de l'atelier plus que d'ordinaire.
Mais je ne le faisais que par effort de volonté. Je
comprenais très-bien que ma présence à l'atelier n'était
428
nécessaire que pendant une heure ou une heure et demie
et que si j'y restais plus longtemps, je m'astreignais à
une fatigue utile certainement, mais pas du tout indis
pensable. Et puis, est-ce que cette occupation altruiste
peut soutenir les personnes aussi ordinaires que je le
suis ? Les Rakhmétoff, c'est une autre espèce : ces gens-là
s'occupent tellement du bien commun que travailler à la
chose publique est une nécessité pour eux, au point
que la vie altruiste leur tient lieu de vie privée. Mais
nous ne gravissons pas ces hauts sommets, nous ne
sommes pas d'autres Rakhmétoff et notre vie privée nous
est seule, à proprement parler, indispensable. L'atelier
n'était pas mon affaire après tout; je ne m'en occupais
que pour les autres, et pour mes idées; mais je suis de
ceux qui s'occupent peu des affaires des autres, quand
ils souffrent eux-mêmes. Ce qu'il nous faut à nous autres
dans ce cas, c'est une occupation personnelle, urgente,
d'où dépende notre existence; une telle occupation,
étant donnés mes sentiments et ma condition, m'impor
terait plus que tous les entraînements de ma passion ;
elle seule pourrait me servir d'appui dans une lutte
contre une passion toute puissante ; elle seule donne la
force et le repos. Je veux avoir une telle occupation.
— Tu as raison, mon amie, dit vivement Kirsanoff, en
embrassant sa femme dont les yeux brillaient d'anima
tion. — Dire que je n'y avais pas songé jusqu'à pré
sent, quand cela eût été si simple ; je ne le remarquais
même pas! Oui, Vérotchka, nul ne peut penser pour un
autre. Si tu veux être bien, songe toi-même à toi, —
( .
personne ne saurait te remplacer. Aimer comme j'aime !
et ne pas avoir compris avant que tu m'aies tout expliqué !
Mais, continua-t-il en riant et toujours en embrassant
sa femme : — pourquoi crois-tu cette occupation néces
saire à présent ? te disposes-tu à devenir amoureuse de
quelqu'un ?
420

Véra Pavlovna se mit à rire de bon cœur, et pendant


quelques minutes un fou rire les empêcha de parler.
- Oui, maintenant cela peut nous faire rire, dit-elle
enfin: — je puis maintenant, comme toi, être sûre qu'il
ne peut arriver rien de semblable ni à toi, ni à moi.
Mais, sérieusement, sais-tu à quoi je pense maintenant ?
si mon amour pour Dmitry n'était pas l'amour d'une
femme complétement développée, lui aussi ne m'aimait
pas de la manière dont nous entendons l'amour. Son
sentiment pour moi était un mélange de forte amitié,
avec des fougues de la passion amoureuse. Il avait beau
coup d'amitié pour moi, et ses fougues ne cherchaient
qu'une femme, et non moi personnellement. Non, ce
n'était pas là de l'amour. S'occupait-il beaucoup de
mes pensées ? Nullement, pas plus que moi des siennes.
Il n'y avait pas entre nous d'amour véritable.
— Tu es injuste pour lui, Vérotchka.
— Non, Sacha, c'est bien ainsi. Entre nous, il est
inutilede le louer. Nous savons bien tous deux quelle
haute opinion nous avons de lui; il a beau dire qu'il
aurait été facile de me séparer de lui, il n'en n'est rien ;
toi, par exemple, tu disais aussi qu'il t'était facile de
lutter contre ta passion. - D'ailleurs, quelle que soit la
sincèrité de ses paroles, et des tiennes, ce n'est pas lit
téralement qu'il faut les comprendre, bien entendu.
, Oh, mon ami, je comprends combien tu as souffert.....
Et voici comment je le comprends....... -

— Vérotchka, tu m'étouffes. Conviens qu'outre la force


du sentiment, tu as aussi voulu me montrer ta force
musculaire. Que tu es forte en effet ! et comment n'en
serait--il pas ainsi avec une telle poitrine.
— Mon cher Sacha !

#
. . - • - - · · · .. ! • -

3 , · · · · · · · , 4, " . " * 4 ,

" - VIII. · ·
- Mais tu ne m'as pas laissée parler affait, Sacha,
commença Véra Pavlovna lorsque, deux heures après, ils
· se mirent à prendre le thé. , • "

— Je ne t'ai pas laissée


# — Certainement. | | parler ? C'est ma faute ! " « • -

, - Qui a commencé à faire des folies ?


º— N'est-tu pas honteux de dire cela ! . -
— Quoi ? - -

: — Que j'ai commencé à faire des folies. Fi! compro


mettre à ce point une modeste femme à force de fleg
matisme ! - , " - -

· — Vraiment ? Ne prêches-tu pas l'égalité ? Pourquoi


pas l'égalité de l'initiative aussit , .
— Ha, ha, ha, le bel argument ! Mais oserais-tu m'ac
cuser d'inconséquence ? Est-ce que je ne tâche pas
d'avoir aussi l'égalité dans l'initiative ? Je prends main
tenant l'initiative de continuer notre , conversation
sérieuse, trop oubliée.
— Prends-la, si , tu veux, mais moi, je refuse de te
suivre et jetaprends
Donne-moi main. l'initiative de continuer •de' l'oublier.
. : -

— Mais il faut bien l'achever, Sacha. -

, — Demain nous aurons le temps. Maintenant, tu le


vois, je suis plongé dans l'analyse de cette main.
*

- IX. - s
— Sacha, achevons donc-notre conversation d'hier.
C'est indispensable, parce que je me dispose à aller
avec toi, et il faut que tu saches pourquoi, dit Véra
Pavlovna le lendemain matin.
- Tu Viens avec moi ?
- #
- 43l
· — Certainement. Tu m'as demandé, Sacha, pourquoi
, j'avais besoin d'une occupation, dont ma vie dépendrait
réellement, et dont je ferais autant de cas que toi de
la tienne, qui serait aussi attachante et me demande
rait autant d'attention que la tienne t'en demande.
J'ai besoin de cette occupation, mon cher ami, parce
que je suis très-fière. Quand je pense que pendant mes
jours d'épreuve mes sentiments se sont tellement ré
fléchis sur ma personne qu'on a pu les analyser, je
suis toute honteuse. Je ne parle pas de mes soüffrances.
Tu n'avais pas moins que moi à lutter et à souffrir, et
tu as triomphé quand j'ai été vaincue. Je veux être
aussi forte que toi, ton égale en tout. Et j'en ai trouvé
le moyen, j'y ai beaucoup réfléchi depuis que nous nous
sommes quittés hier et j'ai trouvé, toute seule ; tu n'as
pas voulu m'aider de tes conseils, tant pis pour toi.
C'est trop tard, maintenant Oui, Sacha, tu auras beau
coup de tintouin avec moi, mon cher ami, mais que
nous serons heureux, si je me vois capable de réussir
dans ce que je veux ! · # -

Véra Pavlovna venait de trouver une occupation que,


guidée par : Kirsanoff et sa main dans la sienne, elle
pouvait mener à bonne fin. - .

Lopoukhoff ne l'avait gênée en rien, certes, au cotraire,


elle était sûre de trouver en lui un appui en toute occa
sion grave. Mais ce n'était que dans des circonstances
graves qu'il était aussi dévoué, aussi solide qu'aurait pu
l'être Kirsanoff. Il l'avait bien montré, quand pour se
marier avec elle et la délivrer, il avait sacrifié tous ses
rêves scientifiques et s'etait exposé à souffrir de la faim.
Oui, lorsque l'affail'e était grave, sa main se tendait vers
elle, mais d'habitude cette main lui faisait défaut. Véra
Pavlovna, par exemple, organisait son atelier : si en quoi
que ce soit, son secours avait été indispensable, Lopou
khoff l'aurait prêté avec plaisir. Mais pourquoi ne s'y

º-
:º - *. '
482 · -

était-il aidé presque en rien ? Il n'empêchait rien, il


· approuvait ce qui était fait et s'en réjouissait. Seu
lement il avait une vie à lui, elle en avait une à elle.
Maintenant il n'en est pas de même. Kirsanoff n'attend
pas que sa femme le lui demande pour lparticiper à tout
ce qu'elle fait. Il s'intéresse à tout ce qui lui est cher
à elle, autant qu'elle s'intéresse à tout ce qui touche son
lui-même. , -',
· Véra Pavlovna puisait dans cette vie nouvelle de nou
velles forces, et ce qui autrefois lui semblait ne jamais
devoir sortir des régions idéales lui apparaissait mainte
nant comme très-réalisable. . -

Quant à ses pensées, les voici dans leur ordre :


• t, • '

. : X. -

« Presque toutes les voies de la vie civile nous sont


formellement fermées, et celles qui ne nous sont pas
fermées par des obstacles formels, le sont par les diffi
cultés pratiques. On ne nous a laissé que la famille.
Quelle occupation nous reste-t-il, en dehors de la fa
mille ? Presque une seule : être gouvernante; il nous en
reste peut-être une autre : donner des leçons (celles que
les hommes nous laissent). Seulement nous nous préci
pitons toutes dans cette voie unique et nous y étouffons.
Nous sommes trop nombreuses pour y trouver l'indépen
dance. Personne n'a besoin de nous, on a tant à choisir.
Qui ferait cas d'une gouvernante ? Quiconque en demande
une, en Voit accourir dix, cent et davantage, chacune
cherchant à avoir la place au détriment de toutes lés
autres. - º º

» Non, tant que les femmes ne se lanceront pas dans


plusieurs carrières, elles ne jouiront pas de l'indépen
dance. Il est certainement difficile de frayer une route
nouvelle. Mais pour le faire, ma situation est parti
e/
433

culièrement avantageuse. Je serais honteuse de ne pas en


profiter. Nous ne sommes pas préparées à des occupa
tions sérieuses. Moi, je ne sais pas jusqu'à quel point
un guide m'est indispensable pour les aborder. Ce que
je sais, c'est que chaque fois que j'aurai besoin de lui,
je le trouverai, et que m'aider lui sera toujours exces
sivement agréable.
» Le préjugé public nous a fermé les voies d'activité
indépendante que la loi ne nous a pas défendues. Mais
moi, je peux entrer dans celle de ces voies que j'aurai
choisie, pourvu que je veuille braver-les qu'en dira-t-on
de la routine. Que choisir ? Mon mari est médecin ; il
me cOnsacre tous ses loisirs. Avec un tel homme il me
serait facile de tenter de suivre la carrière médicale.
» Il serait très-important qu'il y eût enfin des fem
mes-médecins. Elles seraient très-utiles aux personnes
de leur sexe. Pour la femme il est beaucoup plus facile
de parler à une autre femme qu'à un homme. Combien
de malheurs, de souffrances, de morts seraient alors
conjurés ? Il faut tenter cela ».

XI.

Véra Pavlovna finit la conversation avec son mari


en mettant son chapeau pour le suivre à l'hôpital où elle
#b
voulait essayer ses nerfs, et voir si elle pouvait sup
- •, • » .
porter la vue du sang et si elle serait capable de s'oc
cuper d'anatomie. La position de Kirsanoff à l'hôpital
étant donnée, cet essai ne rencontrait certainement pas
d'obstacles. ,

J'ai déjà plusieurs fois, et sans m'en faire conscience,


compromis Véra Pavlovna au point de vue poétique; je
28
".
4.84
n'ai pas caché, par exemple, qu'elle dînait tous les jours,
et avec appétit généralement, et qu'en outre, elle pre
nait le thé deux fois par jour. Mais me voilà arrivé à
un point où, malgré la bassesse de mes goûts, je me
sens pris de scrupule et timidement je me dis: Ne vau
drait-il pas mieux cacher cette circonstance ? Que pen
sera-t-on d'une femme capable de s'occuper de méde
cine ?
Quels nerfs grossiers, quelle âme dure elle doit avoir ?
Ce n'est pas là une femme, c'est un boucher. Cependant
après m'être rappelé que je ne donne pas mes person
nages pour des types idéaux, je me calme : qu'on juge
comme on voudra la grossièreté de la nature de Véra
Pavlovna, qu'est-ce que cela peut me faire ? Elle est
grossière; eh bienl qu'elle le soit.
Aussi, dis-je avec un parfait sang-froid qu'elle trouva
que regarder faire ou faire soi-même sont deux choses
bien différentes. Et en effet, qui travaille, n'a pas le temps
de s'effrayer, de sentir de la répugnance ou du dégoût.
Ainsi, Véra Pavlovna s'occupe de médecine et c'est à ma
connaissance une de celles qui ont introduit cette nou
veauté chez nous. Elle se sentait transformée par l'é
tude et elle se disait : Dans quelques années, je prendrai
pied. -

C'est là une grande pensée. Il n'y a pas de bonheur


complet sans indépendance complète. Pauvres femmes
que vous êtes, combien peu nombreuses sont celles qui"
ont ce bonheur !

XII.

Un an, deux ans se passent; une autre année se passera


encore depuis son mariage avec Kirsanoff, et la journée
de Véra Pavlovna sera la même qu'à présent; beaucoup
d'années se passeront, et la journée sera encore la même
435

s'il n'arrive rien de particulier. Qui sait ce qu'ap


portera l'avenir ?...... Jusqu'au moment où j'écris ces
lignes, rien de particulier n'est survenu, et les occu
pations de Véra Pavlovna n'ont pas varié. Maintenant
que le grand aveu du mauvais goût de Véra Pavlovna,
qui osa s'occuper de médecine et y réussir, est fait, il m'est
facile de parler de tout; rien ne saurait lui muire autant
dans l'opinion du public. Et je dirai que maintenant
dans la rue Serguievskaïa, la journée de Véra Pavlovna
est divisée en trois parties, par le thé du matin, le
dîner et le thé du soir : oui, elle a conservé l'habitude
peu poétique de dîner tous les jours et de prendre le
thé deux fois par jour; elle la trouve agréable; en gé
néral, elle a conserVé toutes ses habitudes de ce genre.
Beaucoup d'autres choses aussi sont restées les mêmes
qu'autrefois dans cette nouvelle et tranquille vie.
Les chambres sont divisées en neutres et non neutres;
tous les règles touchant l'entrée dans les chambres qui
ne sont pas neutres sont encore les mêmes. Il y a pour
tant quelques changements notables.
Par exemple, on ne prend plus le thé dans la chambre
neutre; le thé du soir a lieu dans le cabinet de Kirsa
noff et celui du matin daus la chambre de Véra Pavlovna.
Le matin à son reveil elle se dorlote et flâne comme
autrefois, tantôt sommeillant, tantôt méditant. Elle a
maintenant deux nouveaux objets de réflexion, qui, la
troisième année du mariage, furent suivis d'un troisième,
le petit Mitia, ") appelé ainsi en honneur de son ami
Dmitry; les deux premiers sont d'abord la douce pensée
de son indépendance à acquérir; ensuite la pensée de
Sacha; cette dernière ne peut même pas être nommée

*) Mitia, diminutif de Dmitry.


436

une pensée particulière, elle est mêlée à toutes ses pen


sées, parce que le cher mari participe à toute sa vie.
Après avoir pris un bain, elle prend avec Sacha le
thé ou plutôt la crême, après quoi elle se dorlote de
nouveau, non plus dans son lit, mais sur son petit divan
jusqu'à 10 ou ll heures, jusqu'au moment où Sacha
doit se rendre à l'hôpital, ou à la clinique, ou encore à
l'auditoire académique. Mais ses matinées n'étaient pas
pour cela consacrées à l'oisiveté; dès que Sacha, après
s'être versé sa dernière tasse, allumait son cigare, l'un
des deux disait à l'autre: « Mettons-nous à la bésogne »
ou bien « Assez ! assez ! au travail maintenant ». Quel
travail ? Vous le demandez. C'est la leçon ou la répéti
tion de l'étudiante Kirsanoff. Sacha est son répétiteur
pour la médecine, elle est aidée par lui encore davan
tage dans les mathématiques et le latin, qui est, peut
être, encore plus ennuyeux que les mathématiques, mais
du reste à l'Académie de Médecine on n'en demande que
très-peu. Je me garderai bien d'affirmer que Véra Pav
loVna pût savoir un jour assez de latin pour traduire
seulement deux lignes de Cornelius Népos; mais elle
savait déjà déchiffrer les phrases latines qu'elle rencon
trait dans des livres de médecine, et c'est ce qu'il était
nécessaire. Cette fois c'est bien assez; je m'aperçois que
je compromets énormément Véra Pavlovna : probable
ment, le lecteur à l'œil pén…. - •,

XIII.

Une digression à propos des bas-bleus,

- Bas-bleu ! Au dernier point bas-bleu ! Je ne puis


passouffrir un bas-bleu. Un bas-bleuest bête et ennuyeux !
prononce avec colère, mais non sans dignité, le lecteur
à l'œil pénétrant, -
437

Le lecteur à l'œil pénétrant et moi, sommes-nous


assez attachés l'un à l'autre ? Il m'a une fois injurié,
je l'ai deux fois mis à la porte, et, malgré tout, nous
ne pouvons pas ne pas échanger des paroles cordiales ;
une inclination mystérieuse des cœurs, que voulez-vous ?
— O lecteur à l'œil pénétrant, lui dis-je: — Tu as
bien raison: le bas-bleu est en effet bête et ennuyeux,
et il est impossible de le supporter. Tu l'as bien deviné;
mais tu n'as pas deviné qui est le bas-bleu. Tu vas le
Voir, comme dans un miroir. Le bas-bleu est celui
qui parle avec suffisance et avec une affectation stupide
des choses littéraires et scientifiques, dont il ne sait pas
l'a-b-c, et qui en parle non parce qu'il s'y intéresse, mais
pour faire parade d'esprit (dont la nature a été si avare
envers lui), de ses aspirations élevées (dont il a autant
que la chaise sur laquelle il est assis), et de son instruc
tion (il en a autant qu'un perroquet). Sais-tu quelle est
cette figure grossière, cette tête bien coiffée ? C'est toi,
mon cher. Oui, quelque longue que soit la barbe que tu
laisses croître, ou quel que soit le soin avec lequel tu
la rases, dans tous les cas tu es indubitablement et in
contestablement un bas-bleu des plus authentiques. C'est
bien pour cela que je t'ai deux fois mis à la porte, c'est
uniquement parce que je ne puis souffrir les bas-bleus.
Parmi nous, hommes, il y en a dix fois plus que parmi
les femmes.
Mais quiconque dans un but sensé s'occupe de quel
que chose d'utile, quel que soit son sexe, est tout sim
plement un être humain s'occupant de ses affaires, et
rien de plus.
438

XIV.

Maintenant les Kirsanoff étaient le centre intellectuel


d'un grand nombre de familles de leur condition et
partageant leurs idées; ces fréquentations prenaient la
moitié de leur temps disponible. Mais il est une chose
dont il faut malheureusement parler trop longuement à
nombre d'individus pour être compris. Quiconque n'a pas
éprouvé lui-même, a du moins lu, qu'il y a une grande
différence entre une simple soirée et une soirée où est
présent l'objet de votre amour. Cela est connu. Mais
ce que très-peu ont éprouvé, c'est que le charme que
l'amour donne à tout, ne devrait pas être un phénomène
passager dans la vie de l'homme, que cette vive lueur
de la vie ne devrait pas éclairer seulement l'époque du
désir, de l'aspiration, l'époque de ce qu'on appelle faire la
cour, rechercher en mariage; non, cette époque ne devrait
être que l'aurore ravissante d'unjour plus ravissant encore.
La lumière et la chaleur croissent pendant la plus grande
partie du jour; ainsi pendant le cours de la vie doivent
croître l'amour et ses bonheurs. Chez les personnes du
vieux monde il n'en est pas ainsi; la poésie de l'amour
ne survit pas à la satisfaction. Le contraire a eu lieu
pour les personnes de la jeune génération dont je ra
conte la vie. Plus elles vivent ensemble, plus elles sont
éclairées et réchauffées par la poésie de l'amour, jusqu'à
l'époque où les soins à donner aux enfants grandissants
les absorbent. Alors ces soins, plus doux que la jouissance
personnelle, prennent le dessus ; mais jusque-là l'amour
croît sans cesse, Ce dont les hommes d'autrefois ne
jouissent que pendant quelques mois bien courts, les
hommes nouveaux le conservent, eux, pendant bien des
e années.
Et pourquoi cela ? C'est un secret que je vous dé
430

voilerai, si vous voulez. C'est un beau secret, c'est bien


d'en jouir, et ce n'est pas difficile. Pour cela il faut seule
ment avoir un cœur pur, une âme honnête, et la con
ception nouvelle, droite de l'être humain, respecter la li
berté de son compagnon de vie. Considère ta femme
comme tu as considéré ta fiancée, sache qu'elle a, à
tout moment, le droit de te dire : « Je suis mécontente
de toi, laisse-moi ». Fais ainsi, et dix ans après ton
mariage, elle t'inspirera le même enthousiasme qu'aux
temps où elle était ta fiancée, et elle aura pour toi
autant de charme et même plus. Reconnais sa liberté
aussi ouvertement, aussi formellement, et sans plus de
réserve, que tu reconnais la liberté de tes amis d'avoir
ou de ne pas avoir de l'amitié pour toi, et dix ans,
vingt ans après le mariage tu lui seras tout aussi cher
que lorsque tu étais son fiancé. C'est ainsi que vivent
ceux de notre génération nouvelle. Leur sort est bien
enviable sur ce point. Parmi eux les époux sont loyaux,
sincères, et s'aiment toujours de plus en plus.
Après dix ans de mariage ils ne se sont pas donné un
baiser feint, ils ne se sont pas dit une parole feinte, « Le
mensonge ne sortait pas de sa bouche. Il n'y avait pas
de feinte dans son cœur », est-il dit de quelqu'un dans
certain livre. En lisant ces choses on dit : En écrivant
ce livre, l'auteur se disait : C'est un homme que tous
doivent admirer que celui que nous célébrons. Cet auteur
ne prévoyait pas que des hommes nouveaux viendraient,
qui n'admettraient pas parmi leurs connaissances des
gens qui n'atteindraient pas à la hauteur de son héros
sans pareil, et les lecteurs du livre susdit auront peine
à comprendre ce que je viens de dire, surtout si j'ajoute
que mes héros à moi ne considèrent pas leurs nombreux
amis comme des exceptions, mais tout simplement comme
des individus estimables, mais très-ordinaires, de la
ñOuvelle génération.
440

Quel dommage qu'à l'heure qu'il est, on compte {encore


plus de dix hommes antédiluviens, pour un homme nou
veau ! C'est, du reste, bien naturel. Un monde antédi
luvien ne peut avoir qu'une population antédiluvienne.

XV.

— Voilà, nous vivons ensemble depuis trois ans déjà


(auparavant c'était un an, puis deux, ensuite ce sera quatre
ans et ainsi de suite) et nous sommes toujours comme
des amants qui se voient rarement et en cachette.
Où a-t-on pris, Sacha, que l'amour s'affaiblit, lorsque rien
n'en trouble la possession? Ces gens-là n'ont pas connu
le vrai amour. Ils n'ont connu que l'amour-propre ou les
fantaisies érotiques. Le Vrai amour commence précisément
à la vie en commun. •

— N'est-ce pas moi qui t'inspire cette remarque ?


— Toi ? tu pourras dans quelques années oublier ta
médecine, désapprendre à lire et perdre toutes tes fa
cultés intellectuelles, et tu finiras par ne rien voir que
II1OI.

De telles conversations ne sont ni longues, ni fréquentes;


mais elles ont quelquefois lieu. ".

Les conversations comme celles-ci sont plus fréquentes.


— Sacha, comme ton amour me soutient ! il m'inspire
la force de l'indépendance même contre toi. Mon amour
ne te donne-t-il rien à toi ?
— A moi ? Pas moins qu'à toi. Cette excitation con
tinue, forte, saine des nerfs, développe nécessairement
le système nerveux (matérialisme grossier, notons-nous
avec le lecteur à l'œil pénétrant); aussi les forces in
tellectuelles et morales croissent-elles en moi en raison
de ton amour ?
44l

— Oui, Sacha, j'entends ce qu'on dit (je n'oserais


le croire si j'étais seule à le voir, n'étant pas un témoin
désintéressé); les autres voient comme moi que tes yeux
deviennent plus clairs, ton regard plus intense et plus
puissant.
- Il n'y a ni à me louer, ni à ne pas me louer devant
toi, Vérotchka ? Nous sommes un seul et même être,
Mais il est sûr que, ma pensée étant devenue beaucoup
plus intense, cela doit se réfléchir dans mes yeux. Lorsque
je condense les déductions de mes observations, je fais .
maintenant en une heure ce que je mettais plusieurs
à faire auparavant. Je puis embrasser par la pensée
beaucoup plus de faits qu'auparava)ut, et mes déduc
tions sont plus larges et plus complètes. Si j'avais eu,
Vérotchka, quelque germe de génie, avec ce senti
ment, je serais devenu un grand génie. Si j'avais
été un peu doué de la force créatrice, avec le senti
ment qui me domine j'aurai acquis la force de refondre
la science. Mais je ne suis né que pour être un manœuvre,
un médiocre et obscur travailleur ne pouvant aborder
que les questions spéciales. Tel j'étais sans toi. Mainte
nant, tu le sais, je suis autre chose : on attend bien
plus de moi, on croit que je refondrai toute une grande
branche de la science, toute la théorie des fonctions du
système nerveux. Et je sens que je satisferai cette attente.
À 24 ans, l'homme a une vue intellectuelle plus large et
plus hardie qu'à 29 ans, qu'à 30 ou 32, et ainsi de suite.
Je n'en suis pas moins plus fort qu'à 24 ans. Et je sens,
que je croîs toujours, ce qui n'aurait pas lieu sans toi.
Je ne croissais pas dans les deux ou trois années qui ont
précédé notre union. Tu m'as rendu la fraîcheur de la
première jeunesse et la force d'aller bien plus loin que
je n'aurais pu faire sans ton amour.
".
442

Les conversations comme celle-ci sont très-fréquentes


enCOre :

— Mon cher ami, je lis maintenant Boccace (quelle


inmmoralité ! notons-nous avec le lecteur à l'œil pénétrant.
Ce n'est que nous, hommes, qui pouvons lire cela ; mais
moi, je fais remarquer ceci : — une femme dans l'éspace
de 5 minutes entendra dire au lecteur à l'œil pénétrant,
plus de saletés très-convenables, qu'elle n'en trouvera
dans tout Boccace, et elle n'entendra pas du lecteur à
l'œil pénétrant une seule de ces paroles lumineuses,
fraîches et pures, dont Boccace abonde): — tu avais
raison de dire qu'il a un très-grand talent. Quelques-uns
de ses récits mériteraient d'être mis à côté des meilleurs
drames de Shakspeare pour la profondeur et pour la
finesse de l'analyse psychologique.
– Comment ses récits comiques, où Boccace est si
décolleté, te plaisent-ils !
— Quelques-uns sont drôles, mais en général ils sont
ennuyeux, comme toute farce par trop grossière.
– Mais il faut l'excuser; il vivait 500 ans avant
nous. Ce qui nous paraît maintenant trop sale et res
semblant trop au langage des halles, n'était pas alors
considéré comme inconvenant.
— Il en est de même de beaucoup de nos coutumes
et de notre ton; tout cela paraîtra grossier et sale dans
beaucoup moins de 500 ans. Mais je ne m'occupe pas des
licences de Boccace; je parle de celles de ses nouvelles,
où il peint si bien un amour élevé et passionné. C'est
là que se montre son grand talent. Je reviens à ce que
je voulais dire : il peint très-bien et d'une manière
frappante. A en juger, on peut dire qu'alors on ne
connaissait pas cette mignardise d'amour, qu'on connaît
à présent ; l'amour n'était pas senti si profondément,
quoiqu'on dise que c'était l'époque où on en jouissait
le plus complétement. Non, ceux de ce temps ne jouis
-

443

saient pas tant de l'amour. Leurs sentiments étaient


trop superficiels et leur ivresse trop faible encore et
trop passagère.

XVI.

Une année s'était passée; le nouvel atelier, complé


tement organisé, marchait bien. Les deux ateliers étaient
solidarisés : quand l'un était encombré il envoyait les
commandes à l'autre. Ils s'étaient mutuellement ouvert
un compte courant. Leurs moyens étaient déjà assez
grands pour qu'on pût ouvrir un magasin sur la Per
spective Nevsky: il fallait seulement se solidariser plus
étroitement, ce qui coûta beaucoup d'embarras à Véra
Pavlovna et à Mº Mertzaloff. Bien que les deux socié
tés fussent amies, qu'elles se fréquentassent beaucoup,
qu'elles s'unissent souvent pour faire promenades hors
de la ville, l'Idée de solidariser complétement les deux
entreprises était neuve, et il fallait beaucoup agir.
Cependant l'avantage d'avoir son propre magasin à la
Perspective Nevsky était évident, et après quelques mois
de tiraillements, Véra Pavlovna et Mº Mertzaloff fini
rent par réussir. On vit à la Perspective Nevsky une
nouvelle enseigne écrite en français : Au bon travail.
Magasin de Nouveautés. Avec l'ouverture du magasin,
les affaires commencèrent à marcher plus vite et devin
rent de plus en plus avantageuses. Mº Mertzaloff et
Véra Pavlovna caressèrent le rêve de voir le nombre
des ateliers s'élever de deux à cinq, à dix, à vingt.
Trois mois après l'ouverture du magasin, Kirsanoff
reçut la visite d'un de ses collègues qu'il connaissait peu.
Celui-ci lui parla beaucoup de diverses applications médi
cales et surtout de l'efficacité étonnante de sa méthode,
consistant à mettre sur la poitrine et sur le ventre
deux petits sacs, étroits, longs, remplis de glace pilée et
444

enveloppés chacun dans quatre serviettes. Comme con


clusion, il dit qu'un de ses amis voulait faire la connais
sance de Kirsanoff. -

Kirsanoff se prêta à ce désir. La connaissance fut agréa


ble, la conversation roula sur beaucoup de choses, et
entre autres, sur le magasin. Kirsanoff expliqua que le
magasin avait été ouvert dans un but exclusivement
commercial. On parla longtemps de l'enseigne du magasin;
· était-il,bon que l'enseigne portât le mot travail? Kirsanoff
dit que Au bOn travail voulait dire en russe magasin
remplissant bien les commandes: on discuta ensuite la
question de savoir s'il ne vaudrait pas mieux rem
placer cette devise par le nom de l'entre-preneuse.
Kirsanoff objecta à cela que le nom russe de sa femme
ferait perdre bien des pratiques "). Enfin il dit que sa
femme s'appelait Véra, ce qui, traduit en français,
voulait dire foi, et qu'il serait suffisant de mettre
Sur l'enseigne, au lieu de Au bon travail — A la bonne
fOî, Cela aurait un sens des plus innocents — « magasin
consciencieux » et de plus le nom de la patronne y serait.
Après quelques débats, on vit que cela se pouvait.
Kirsanoff amenait avec un zèle particulier la conversation
Sur des questions semblables et, en général, il y réus
sissait, de sorte qu'il revint très-content à la maison.
Quoi qu'il en soit, Mº Mertzaloff et Véra Pavlovna
durent rabattre de leurs belles espérances, et IlG SOIl

ger plus qu'à conserver ce qui était fait.


Les fondatrices s'estimaient heureuses de ce statu quO.
La nouvelle connaissance de Kirsanoff continuait ses
visites et l'amusait beaucoup. Plus de deux ans se pas
sèrent néanmoins sans aucune aventure.

--

") Les magasins de modes les plus renommés et les plus connus, sont
tenus par des Françaises,
445

VII.

Lettre de Katérina Vassilievna Polosoff.

S. Pétersbourg, le 17 août 1860.


Ma chère Polina, je veux te parler d'une chose toute
nouvelle, que je viens de découvrir, qui m'a beaucoup
plu et dont je m'occupe maintenant avec beaucoup de
zèle. Je suis sûre que cela t'intéressera Mais ce qui
importe plus, c'est que tu pourras, peut-être, toi-même
t'occuper de quelque chose de semblable. C'est si agréa
ble, mon amie !
Il s'agit d'un atelier de couturières ; deux ateliers, à
proprement parler, tous deux basés sur le même prin
cipe, tous deux fondés par une femme, dont j'ai fait la
| connaîssance il n'y a qu'une quinzaine, et avec laquelle
je suis déjà amie. Je l'aide maintenant, à condition
qu'elle m'aidera à organiser un atelier semblable. Cette ,
dame s'appelle Véra Pavlovna Kirsanoff, jeune encore,
bonne, gaie, tout-à-fait de mon goût; elle te ressemble
plus, Polina, qu'à ta Katia, qui est si douce. C'est une
personne vive et hardie. Ayant entendu par hasard par
ler de son atelier, — on ne me parlait que d'un seul,
- je vins directement chez elle sans recommandations,
ni prétexte, et je lui dis tout simplement que je m'inté
ressais fort à son atelier, Nous devinmes amies dès
notre première entrevue, et cela d'autant plus facile
ment qu'en son mari, Kirsanoff j'ai retrouvé ce docteur
Kirsanoff, qui m'a rendu, t'en souviens-tu, un si grand
service il y a cinq ans.
Après avoir causé avec moi pendant une demi-heure
et vu qu'en effet j'avais de la sympathie pour ces choses,
Véra Pavlovna me conduisit dans son atelier, dans
446

celui dont elle s'occupe elle-même (l'autre atelier est


maintenant sous la surveillance d'une de ses amies,
très-bonne personne aussi), Je veux maintenant te faire
part de l'impression que me fit cette première visite.
Cette impression fut si vive et si nouvelle que je me
hâtai de l'écrire sur mon journal, depuis longtemps
abandonné et qui est maintenant repris grâce à une
circonstance particulière, que je te raconterai peut-être
dans quelque temps. Je suis très-contente d'avoir alors
· fixé ainsi mes pensées. J'oublierais maintenant de mention
ner beaucoup de choses qui me frappèrent alors. Aujour
d'hui, après deux semaines* ce qui m'étonnait tant me
paraît ordinaire. Et chose curieuse, plus je trouve tout
cela ordinaire, plus je m'y attache. .
Ceci dit, chère Polina, je copie mon journal, en le :
complétant par des observations ultérieures.
Nous sommes donc allées à l'atelier. En entrant je
vis un grand salon, bien meublé et ayant un piano à
queue comme si ce salon. appartenait au logement
d'une famille dépensant 4 ou 5 mille roubles par an.
C'était la chambre de réception, en outre les couturières
y passaient leurs soirées. Nous avons ensuite visité
les vingt autres chambres, occupées par les ouvrières.
Elles sont toutes très-bien meublées, quoi que les meubles
· ne soient pas partout de la même façon, ayant été a
| chetés d'occasion.
Après avoir vu les chambres où logeaient les ou
vrières, nous allâmes dans les chambres où on travaillait.
Là j'ai trouvé des jeunes filles très-bien mises, en robes
.. de soie (en étoffes qui né coûtent pas cher) ou de
mousseline. A leurs figures douces et tendres on voyait
qu'elles vivaient bien. Tu ne peux t'imaginer jusqu'à
quel point tout cela m'a frappée. Je fis à l'instant même
la connaissance de plusieurs de ces jeunes filles. Le
degré de leur développement intellectuel n'était pas le
447

même: les unes parlaient déjà le langage de la société


éclairée, avaient des connaissances en littérature, comme
nos demoiselles, connaissaient un peu l'histoire et les pays
étrangers; deux d'entre elles ont même beaucoup lu.
D'autres, qui n'étaient que depuis peu de temps à l'a
telier, étaient moins développées, mais on pouvait tou
jours causer avec chacune d'elles comme avec une
jeune fille qui a reçu une certaine éducation. En géné
ral, le degré de leur développement est proportionnel
au temps passé à l'atelier.
Nous restâmes là jusqu'au dîner. Le dîner consiste
en trois mets, et ce jour-là on avait de la soupe au riz,
des poissons cuits en sauce et du veau ; après le dîner
on servit le thé et le café. Le dîner était si bon que je
mangeai avec grand appétit; je ne considérerais pas
comme une privation de toujours manger ainsi, et tu
sais pourtant que mon père a eu jusqu'à présent un
très-bon cuisinier.
Lorsque nous retournâmes chez Véra Pavlovna, elle et
son mari m'expliquèrent qu'il n'y avait là rien d'étonnant.
Tout ce que j'ai vu, me dirent-ils, provient de deux
C8.l1S6S.

D'une part, d'un plus grand bénéfice pour les coutu


rières, et d'autre part, d'une plus grande économie dans
leurs dépenses. -

Comprends-tu pourquoi elles gagnent davantage ?


elles travaillent pour leur propre compte, elles sont pa
tronnes elles-mêmes, aussi reçoivent-elle la part qui au
trement resterait dans la poche de la patrone. Mais ce
n'est pas tout; en travaillant à leur profit et à leurs
frais, elles économisent les fournitures et le temps : le
travail va plus vite et avec moins de dépenses.
Il est évident que dans les dépenses pour leur entretien
il y a aussi beaucoup d'économie. Elles achètent tout en
gros, et au comptant, aussi obtiennent-elles toutes les
448 -

choses à meilleur marché que si elles achetaient à crédit


et en détail.
Outre cela, beaucoup de dépenses s'amoindrissent de
beaucoup et deviennent complétement inutiles.
D'après le calcul qu'a fait pour moi Kirsanoff, les
couturières, au lieu de 100 roubles par an qu'elles ga
gnent ordinairement, en reçoivent 200, mais en vivant
en communauté, en achetant tout en gros et en quan
tités qui ne dépassent pas les besoins de la communauté
(par exemple les 25 ouvrières n'ont que 5 parapluies)
elles emploient ces 200 roubles deux fois plus avanta
geusement,
Voilà quelle est la merveille que j'ai vue, chère Polina,
et dont l'explication est si simple. Maintenant je suis
tellement accoutumée à cette merveille, qu'il me parait
étrange que j'aie pu m'étonner d'abord. Comment ne me
suis-je pas attendue à trouver tout ce que j'ai trouvé ?
Écris-moi si tu peux t'occuper d'un atelier de ce genre !
Je le fais, moi, et c'est bien agréable, Polina.
À toi. º K. POLOSOFF.
4 º, l ,
CHAPITRE v.

Nouveaux personnages et dénoûment.

I.

Mlle Polosoff disait dans sa lettre à son amie qu'elle


était l'obligée du mari de Véra Pavlovna. Pour com
prendre ceci, il faut savoir quel homme était son père.
Polosoff avait été capitaine ou sous-capitaine de cava
lerie démissionnaire. Suivant la coutume du bon vieux
temps, il avait mené une vie dissipée, et avait mangé
un assez grand patrimoine. Après avoir tout dépensé,
il se rangea et donna sa démission, afin de se faire !
une nouvelle fortune, Il lui restait, après avoir recueilli
les debris de son ancienne fortune, environ dix mille
roubles en assignats, monnaie d'alors "). Il se lança avec
cette somme dans le petit commerce de blé : il com
mença par prendre à forfait toutes sortès de petites
entreprises; il entreprenait toute affaire avantageuse
quand ses moyens le lui permettaient, et dix ans après
il avait amassé un capital considérable. Avec la répu

*) Un rouble argent, monnaie d'aujourd'hui, vaut trois fois et demi plus


qu'un rouble en assignat. ·

$
*

450

tation d'un homme si positif et si habile, avec son


grade et son nom connu dans le pays, il pouvait choisir
une fiancée parmi les filles de marchands dans les deux
gouvernements où il faisait le commerce. Il en choisit rai
sonnablement une qui avait un demi-million de dot
(toujours en assignats). Il avait alors 50 ans, et c'était plus
de 20 ans avant l'époque où nous voyons sa fille se
lier d'amitié avec Véra Pavlovna. Cette nouvelle for
tune se joignant à la sienne, il put faire les affaires sur
une grande échelle, et dix ans plus tard il se trouva
millionnaire, en monnaie actuelle. Sa femme, accoutumée
à la vie de province, l'avait retenu loin de la capitale;
mais elle vint à mourir, et il alla alors s'établir à
Pétersbourg. Les affaires en prirent encore une meil
leure tournure, et dix ans plus tard on le tenait pour
possesseur de trois ou quatre millions. Les demoiselles
et les veuves lui faisaient la cour, mais il ne voulut pas
se remarier, en partie par fidélité à la mémoire de sa
femme, et plus encore parce qu'il ne voulait pas donner
une belle-mère à sa fille Katia, qu'il aimait beaucoup.
Les actions de Polosoff haussaient de plus en plus; il
aurait pu déjà posséder non trois ou quatre millions, mais
toute une dizaine, s'il avait abordé les fermes de spi
ritueux ; mais il avait quelque répugnance pour cette
exploitation qu'il ne considérait pas comme une affaire
aussi honnête que les forfaits et les fournitures. Ses col
lègues millionnaires se moquaient fort de cette casuis
tiqu et ils n'avaient pas tort; mais lui, bien qu'il eût
tort, il s'en tenait à son opinion. « Je m'occupe de com
merce, disait-il, et je ne veux pas m'enrichir par le
brigandage ». Jependant, une année environ avant que
sa fille eût fait la connaissance de Véra Pavlovna, il
se présenta une preuve par trop flagrante que son com
merce au fond se distinguait fort peu des fermes, bien
que selon lui il en différât beaucoup. Il avait un énorme
451
forfait pour une fourniture de toile, ou de vivres, ou
de cuir de bottes, je ne sais trop; l'âge, le succès con
stant et l'estime croissante dont il jouissait le rendant
chaque année de plus en plus hautain et opiniâtre, il
se brouilla avec un homme qui lui était nécessaire, s'em
porta, l'injuria, et mal lui en prit. -

Une semaine après, on lui avait dit : « Soumets-toi ».


- « Je ne veux pas » — « Tu te perdras », — « Que
m'importe ? je ne veux pas ». Un mois plus tard on lui
répéta la même chose, il donna la même réponse, et en
'effet il ne se soumit pas; mais il s'était bel et bien
perdu. Sa marchandise fut mise au rebut; on y trouva,
en outre, quelques négligences ou de mauvaises inten
tions, que sais-je, et ses trois ou quatre millions y
passèrent. Polosoff, âgé de 70 ans, devint un mendiant;
c'est-à-dire un mendiant en comparaison de ce qu'il
avait été; mais, comparaison à part, il vivait bien. Il
lui resta une part dans une fabrique de stéarine et, sans
baisser l'oreille, il devint régisseur de cette fabrique,
en y recevant d'assez bons appointements. Outre cela,
quelques dizaines de mille roubles avaient été sauvées
par je ne sais quel hasard. Avec cet argent il aurait pu, .
dix ou quinze ans aupaçavant, recommencer sa fortune,
mais à son âge il n'y fallait plus penser. Et Polosoff,
après mûres réflexions, ne songea plus qu'à vendre la
fabrique, qui ne donnait pas de bénéfices. C'était là une
bonne idée, et il avait réussi à faire comprendre aux
autres actionnaires qu'une prompte vente était le seul
moyen de sauver l'argent enterré dans les actions. Il
songeait encore à trouver un mari pour sa fille. Mais sa
première préoccupation était de vendre la fabrique,
d'échanger tout son capital contre des titres de rente
de 5 pour cent — qui alors commençaient à être à la
mode, — et à vivre le reste de ses jours tranquillement,
ºº souvenant parfois de sa grandeur passée, dont il avait
452 -

supporté bravement la perte, sans perdre avec elle ni


sa gaieté, ni sa fermeté. - - -- "

II. *.

Polosoff aimait Katia et ne laissait pas les gouver


nantes ultra-aristocratiques tenir trop sévèrement la
jeune fille : « Ce sont là des bêtises », disait-il de tous
les redressements de la taille, des manières et autres
choses semblables. Quand Katia eut quinze ans, il con
vint avec elle qu'elle pourrait fort bien se passer de
l'Anglaise autant que de la Française. Alors Katia ayant
obtenu un complet loisir, se trouva dans la maison en
pleine liberté. Or la liberté pour elle voulait dire alors,
liberté de lire et de rêver. D'amies, elle n'en avait que
peu, deux ou trois d'intimes; mais les prétendants étaient
sans nombre: elle était la fille unique de Polosoff, pos
sesseur — c'est immense ! — de 4 millions ! Mais Katia
lisait et rêvait, et les prétendants se désespéraient. Elle i
avait déjà 17 ans, et elle lisait et rêvait et ne devenait
pas amoureuse. Mais tout-à-coup on la vit maigrir et
pâlir et enfin tomber sérieusement malade.

· - III.

· Kirsanoff ne s'occupait pas de la pratique, mais il ne


se considérait pas comme ayant le droit de refuser
d'assister aux consultations des médecins. Et à cette
époque, — un an après qu'il fut devenu professeur, et
un an avant son mariage avec Véra Pavlovna — les gros
bonnets de la pratique pétersbourgeoise commencèrent
à l'inviter souvent, et même trop souvent à leurs con
sultations. Ces invitations avaient leurs motifs. Le pre
mier fut que l'existence d'un nommé Claude Bernard de
Paris avait été constatée : [un des susdits gros bonnets
\ 453

étant, on ne sait pourquoi, allé à Paris dans un but


scientifique, avait Vu de ses propres yeux un Claude
Bernard, en chair et en os; il s'était recommandé à lui
de son grade, de sa profession, de ses décorations et de
ses malades de qualité. Après l'avoir écouté environ
une demi-heure, Claude Bernard lui avait dit : « C'est fort
inutilement que vous êtes venu à Paris pour étudier
les progrès de la médecine, vous n'aviez pas besoin pour
cela sortir de Pétersbourg ». Le gros bonnet prit cela
pour l'attestation de ses travaux et, étant revenu à
Pétersbourg, prononçait le nom de Claude Bernard au
moins 10 fois par jour, en y ajoutant au moins 5 fois :
« mon savant ami » ou « mon illustre compagnon de
science ». Comment donc pourrait-on après cela ne pas
inviter Kirsanoff aux consultations ? Cela ne se pouvait
pas. L'autre raison était plus importante encore : tous les
gros bonnets voyaient que Kirsanoff ne s'aviserait pas
de leur enlever leur clients, car il n'acceptait pas les
malades, même quand on le suppliait de les prendre. On
sait qu'une grande partie des gros bonnets-praticiens
agissent ainsi: lorsque le malade touchait (selon le gros
bonnet) à une mort inévitable et que la destinée malin- .
tentionnée s'arrangeait de telle sorte qu'il lui était im
possible de s'en défaire, soit en l'envoyant aux eaux,
Soit par une autre exportation à l'étranger, il fallait
alors le remettre entre les mains d'un autre médecin,
- et dans ce cas le gros bonnet était même quasi prêt
. à donner de l'argent, pourvu qu'on prît son malade.
Kirsanoff acceptait rarement les offres de ce genre et
pour s'en débarrasser il recommandait ordinairement
Ses amis qui s'occupaient de pratique, ne gardant pour
lui que quelques cas intéressants au point de vue scien
tifique. Comment donc ne pas inviter aux consultations
un collègue, connu de Claude Bernard et qui ne faisait
Pas la chasse aux clients.
454
Polosoff le millionnaire avait pours médecin un de
ces gros bonnets, et lorsque Katérina Vassilievna tomba
grièvement malade, les consultations médicales furent
toujours formées de gros bonnets. Enfin, elle devint si
faible que les gros bonnets résolurent d'inviter Kirsanoff.
En effet, le problème était bien difficile pour eux : la ma
lade n'avait aucune maladie et pourtant elle s'affaiblissait
à vue d'œil. Mais il fallait bien trouver une maladie et
le médecin soignant la malade inventa l'atrophia ner
v0rum « suspension de la nutrition des nerfs ». Existe-t-il
ou non une telle maladie, je l'ignore, mais si elle existe,
même moi je comprendrai qu'elle est incurable. Mais
comme il fallait soigner malgré tout la malade con
damnée, c'était à Kirsanoff ou quelque autre jeune ef
fronté à le faire.
On tint donc un nouveau conseil auquel assista Kir
sanoff. On observait, on pressait de questions la malade :
la malade répondait volontiers et très-tranquillement;
mais Kirsanoff, après ses premières paroles, se tint à
l'écart, en se bornant à regarder comment l'observaient
et la questionnaient les gros bonnets, et lorsqu'après
s'être exténués et l'avoir harassée autant que les con
Venances le demandaient dans de semblables cas, ils
adressèrent la parole à Kirsanoff: « Que vous en semble,
Alexandre Matvéitch? » Celui-ci répondit : « Je n'ai pas
assez examiné la malade. Je resterai ici. C'est un cas
intéressant. S'il y a urgence de provoquer encore une
consultation, je le dirai à Carl Fœdorytch » — c'est-à
dire au médecin soignant la malade, qui rayonna à ces
mots du bonheur d'être sauvé de son atrophia nervorum.
Lorsqu'on se sépara, Kirsanoff s'assit auprès du lit de
la malade. Un sourire moqueur éclaira le visage de
celle-ci. - -

- Il est dommage que nous ne nous connaissons pas,


cOmmença-t-il; — le médecin a besoin de confiance,
455

peut-être réussirai-je à mériter la vôtre. Ils ne com


prennent pas votre maladie, il y faut une certaine sa
# gacité. Ausculter votre poitrine, vous faire boire des
- mixtures - serait tout-à-fait inutile. Il ne faut con
N naître qu'une seule chose, c'est votre situation, et ensuite

chercher quelque moyen pour en sortir. Vous m'y


aiderez.
La malade ne disait mot.
- Vous ne voulez pas me parler ?
La malade ne disait mot.
— Il est probable que vous voulez même que je m'en
aille. Je ne vous demande que dix minutes de temps. Si
dans dix minutes Vous considérez, ainsi qu'en ce moment,
ma présence comme inutile, je m'en irai. Vous savez que
vous n'avez pas d'autre indisposition que le chagrin.
Vous savez que si cet état moral dure encore, dans
deux ou trois semaines et même, peut-être, plus tôt, on
ne pourra vous sauver. Peut-être n'avez-vous pas même
deux semaines à vivre. Pour le moment, vous n'avez
pas encore de phthisie, mais elle est bien proche, et votre
âge et les conditions étant donnés, elle se développerait
avec une rapidité extraordinaire et pourrait venir à
: bout de vous en quelques jours.
# La malade ne disait mot.
# — Vous ne répondez pas. Mais vous restez indifférente.
# Cela veut dire que dans mes paroles vous n'avez trouvé
# rien de nouveau pour vous. Par cela même que vous
vous taisez, vous me répondez « oui ». Savez-vous ce
| que tout autre aurait fait à ma place ? Il irait parler
& à votre père. Peut-être, mon entretien avec lui vous
% aurait-il sauvée, mais si cela vous déplaît, je ne le ferai
# pas. Et pourquoi ? Parce que j'ai pour règle que contre
la volonté d'une personne on ne doit rien entreprendre -
pour elle ; la liberté est au-dessus de tout, de la vie
|$ même. Aussi, si Vous ne VouleZ pas que j'apprenne la
456 -

cause de votre très-dangereuse situation, je n'essaierai


pas de la connaître. Si vous dites que vous voulez
· mourir, je vous prierai seulement de me donner les rai
sons de ce désir; si elles me paraissaient sans fonde
ment, je n'ai toujours pas le droit de vous en empêcher ;
si au contraire elles me paraissent bien fondées, il est
de mon devoir de vous venir en aide et j'y suis prêt.
Je suis prêt à vous donner du poison. Dans ces conditions
je vous prie de me dire la cause de votre maladie.
La malade ne disait mot. /

- Vous ne daignez pas me répondre ? Je n'ai pas le droit


de VOus questionner daVantage, mais je puis vous de
mander la permission de Vous raconter de moi-même
une chose, qui pourrait établir plus de confiance entre
nous. Oui ? Je vous remercie. Vous souffrez. Moi, je
souffre aussi. J'aime passionnément une femme, qui ne
sait même pas que je l'aime, et qui ne doit jamais
l'apprendre. Me plaignez-Vous ? -

La malade ne disait mot, mais un triste sourire se


peignit sur son visage. - - -

— Vous vous taisez, mais pourtant vous n'avez pas


pu me cacher, que mes dernières paroles vous ont plus
impressionnée que les précédentes. Cela me suffit; je
vois que vous souffrez de la même cause que moi. Vous
voulez mourir ? Je le comprends bien, Mais mourir de la
phthisie - c'est trop long, c'est trop pénible. Je puis
vous aider à mourir, si on ne peut pas vous aider à
vivre; je dis que je suis prêt à vous donner du poison,
excellent, tuant instantanément et sans souffrance. Vou
lez-vous à cette condition me donner le moyen d'ap
prendre si votre situation est en effet aussi désespérée
que vous le croyez ?
- Vous ne me tromperez pas ? fit la malade.
- Regardez-moi fixement dans les yeux et vous
. verrez que je ne vous tromperai pas, e

|
457

La malade hésita quelques moments : - Non, dans


tous les cas je vous connais trop peu. .
— Un autre, à ma place, vous dirait déjà que le sen
timent dont vous souffrez est bon. Moi, je ne le dirai
pas encore. Monsieur votre père en a-t-il la connais
sance ? Je vous prie de ne pas oublier que je n'irai pas
lui parler sans votre permission.
– Il n'en sait rien.
— Vous aime-t-il ?
– Oui,
— Que vous dirai-je maintenant, qu'en pensez-vous ?
Vous dites qu'il vous aime, j'ai entendu dire que c'est
un homme de bon sens. Pourquoi donc croyez-vous qu'il
serait inutile de lui faire connaître votre sentiment,
et qu'il vous refuserait son consentement ? Si l'obstacle
ne consistait que dans la pauvreté de l'homme que vous
aimez, cela ne vous aurait pas empêchée d'essayer de "
convaincre monsieur votre père de donner son con
sentement, c'est là mon opinion. Donc , Vous croyez
que votre père pense du mal de lui, — votre silence
vis-à-vis de votre père ne saurait être expliqué par
aucune autre raison. N'est-ce pas ?
La malade ne disait mot.
— Je vois que je ne me trompe pas. Savez-vous ce
que je pense maintenant ? Votre père est un homme
experimenté et connaissant les hommes , VOuS, au COn
traire, vous ne l'êtes pas; si un homme quelconque lui
paraît mauvais, et vous paraît bon, selon toute proba
bilité c'est vous qui avez tort et non lui. Vous voyez
' que je dois penser ainsi. Voulez-vous savoir pourquoi
e vous dis une chose si désagréable ? Je vais vous le
dire. Peut-être en aurez-vous du ressentiment contre
moi, mais vous vous direz pourtant : il dit ce qu'il
pense, il ne dissimule pas et ne veut pas me tromper.
Je gagnerai Votre confiance. N'est-ce pas ? je vous parle
en honnête homme. |
458
La malade répondit en hésitant:
— Vous êtes un homme bien étrange, docteur.
- Pas du tout, seulement je ne ressemble pas à un
trompeur. J'ai dit sans détours ce que je pensais. Mais
du reste ce n'est qu'une supposition. Peut-être que je
me trompe. Donnez-moi le moyen de l'apprendre. Nom
mez-moi l'homme pour qui vous avez de l'affection.
Alors, - mais toujours avec votre permission — j'irai
en parler à votre père.
— Que lui direz-vous donc ?
- Le connaît-il bien ?
– Oui.
— En ce cas, j'irai lui dire qu'il consente à votre
mariage, à la seule condition de fixer le jour du mariage
non pas à demain, mais à deux ou trois mois, pour que
Vous puissiez réfléchir avec sang-froid et vous demander
si votre père n'aurait pas raison.
— Il n'y consentira pas.
— Selon toute probabilité, il consentira. Sinon, je
Vous aiderai, comme je vous l'ai déjà dit,
Kirsanoff parla longtemps sur ce ton. Et enfin la malade
lui dit le nom de celui qu'elle aimait, et lui donna la
permission d'en parler à son père. Polosoff futifort étonné
d'apprendre que la cause de l'affaiblissement de sa fille
était un amour désespéré; il fut encore plus étonné,
lorsqu'il entendit le nom de l'homme qu'elle aimait, et
il dit d'un ton ferme: « Qu'elle meure plutôt. Sa mort
serait un moindre malheur pour elle, aussi bien que
pour moi ». -

La chose était d'autant plus difficile, que Kirsanoff,


après avoir entendu les raisons de Polosoff, vit que
c'était bien le vieillard qu'avait raison et non sa fille.
459

IV.

Les prétendants faisaient par centaines la cour à l'hé


ritière d'une immense fortune; mais la société qui se
pressait aux dîners et aux soirées de Polosoff, était de
ces sociétés, d'un genre et d'un ton fort douteux, qui
remplissent ordinairement les salon des enrichis comme
Polosoff, qui n'ont ni parents, ni alliés dans la véri
table société aristocratique plus ou moins convenable.
Aussi ces gens là deviennent-ils ordinairement am
phitryons des aigrefins et des fats aussi dépourvus du
vernis extérieur que des qualités intérieures. C'est
pourquoi Katérina Vassilievna fut très-impressionnée,
lorsque parmi ses adorateurs parut un véritable galant
homme, du meilleur ton : il se tenait d'une manière
beaucoup plus élégante, et parlait d'une façon beaucoup
plus sage et plus intéressante que tous les autres.
Le père remarqua de bonne heure qu'elle lui montrait
de la préférence et, en homme positif, résolu et ferme,
il s'expliqua à l'instant même avec sa fille : « Chère,
Katia Solovtzoff te fait assidûment la cour, prends garde,
c'est un très-méchant homme, totalement dépourvu de
cœur; tu serais si malheureuse avec lui, que je préfé
rerai te voir plutôt morte, que° de te voir l'épouser; ce
ne serait pas si pénible ni pour moi, ni pour toi ».
Katérina Vassilievna aimait son père et était accoù
tumée à faire cas de son avis, car il ne la gênait jamais,
et elle savait qu'il parlait uniquement par amour pour
elle, et, de plus, elle était de caractère à chercher plutôt
à plaîre à ceux qui l'aimaient, qu'à satisfaire ses pro
pres caprices, elle était de ceux qui aiment dire à
leurs proches : « Vous le voulez, je le ferai ». Elle ré
pondit à son père : « Solovtzoff me plaît, mais si vous
trouvez que je ferais mieux de m'en éloigner, je suivrai
460

votre avis ». Certes, elle n'aurait pas agi ainsi, et, con
formément à son caractère – ne pas mentir — elle
n'aurait pas parlé ainsi, si elle l'eût aimé; mais son
attachement pour Solovtzoff n'était alors que très-faible
et n'existait presque pas : il ne lui paraissait que plus
intéressant que les autres. Elle devint froide avec lui et,
peut-être, tout se serait bien passé, si le père, dans son
ardeur, n'était allé un peu trop loin, juste assez pour
l'habile Solovtzoff. Il voyait qu'il lui fallait jouer le rôle
de victime, mais où en trouver le prétexte ? Il arriva
qu'un jour Polosoff lui lança une raillerie amère. So
lovtzoff avec dignité et douleur, prit congé de lui et
cessa ses visites. Une semaine après, Katérina Vassi
lievna reçut de lui une lettre passionnée, mais ex
trêmement humble. Il n'espérait pas être aimé d'elle :
il lui suffisait pour être heureux de la voir (quelque
fois sans même lui parler. Et pourtant il sacrifiait cet
immense bonheur au repos de sa divinité. Il était, après
tout, heureux de l'aimer même sans espoir, et ainsi de
suite; mais point de prières ni de désirs. Il ne deman
dait même pas de réponse. D'autres lettres du même
style arrivèrent de temps à autre et finirent par pro
duire de l'effet sur la jeune fille.
Pas très-vite, cependant. Après la retraite de Solovt
zoff, Katérina Vassilievna ne fut d'abord ni triste, ni
pensive, et avant sa retraite elle était déjà froide
avec lui, et, d'ailleurs, elle avait accepté avec tant de
calme le conseil de son père ! — Aussi quand deux
mois plus tard, elle devint triste, comment le père pou
Vait-il s'imaginer que Solovtzoff, qu'il avait déja oublié,
y fût pour quelque chose ? -

- Tu parais triste, Katia.


- Moi?. non, je n'ai rien. -

Une ou deux semaines plus tard, le vieillard lui dit:


- Mais n'es-tu pas malade, Katia ?
- 46l

— Non, je n'ai rien.


Deux semaines plus tard encore :
— Il faut consulter le médecin, Katia.
Le médecin commença à soigner Katia, et le vieillard
se tranquillisa complétement, car le docteur ne voyait
point de danger, mais seulement de la faiblesse et un
peu d'épuisemènt. Il démontra avec beaucoup de justesse
que Katérina Vassilievna avait mené cette hiver-là une
vie bien fatiguante, — tous les jours , une soirée, qui
durait j'usqu'à deux, trois, et souvent jusqu'à cinq heures
du matin. — « Cet épuisement passera ». Mais, loin de
passer, l'épuisement allait croissant.
Pourquoi donc Katérina Vassilievna ne parlait-elle
pas à son père ? — c'est qu'elle était sûre que ç'aurait
été en vain. Il lui avait signifié sa façon de penser d'un
ton si ferme, et il ne parlait jamais à la légère ! Jamais
il ne consentirait au mariage de sa fille avec l'homme
qu'il considérait comme méchant. -

Katérina Vassilievna continuait à rêver, en lisant les


lettres humbles et désespérées de Solovtzoff, et six mois
de cette lecture la conduisirent à un pas de la phthisie.
Et son père ne put s'apercevoir à un seul mot, qu'il y
avait de sa faute dans l'origine de la maladie. Sa fille
était tendre avec lui comme par le passé.
— Tu es mécontente de quelque chose ?
"– « Non, papa ».
— N'es-tu pas chagrinée par quelque chose ?
– Non, papa. -

— On voit bien que non ; tu es seulement abattue,


mais cela provient de la faiblesse, de la maladie. Le
docteur, lui aussi, a dit que cela venait de la maladie.
Mais d'où venait la maladie ? Tant que le docteur
considéra la maladie comme légère, il se contenta de
blâmer les danses et les corsets ; lorqu'il s'aperçut que
cela devenait dangereux, alors il trouva « la suspension
de la nutrition des nerfs » l'atrophia nervorum :
'462

V.

Mais si les gros bonnets de la pratique s'étaient ac


cordés àreconnaître que M° Polosoff avait une atrophia
(nervorum, qui s'était développée par suite de la ma
nière épuisante de vivre qu'elle menait malgré ses pen
chants naturels vers la rêverie et la mélancolie, Kir
sanoff de son côté n'avait pas eu à observer longtemps
la malade pour voir que l'affaiblissement provenait de
quelque cause morale.Avant la consultation des médecins
le docteur de la maison lui avait expliqué toutes les
relations de la malade : il n'y avait pas de chagrins
de famille; le père et la fille étaient en très-bonne in
telligence. Et, cependant le père ne connaissait pas la
cause de l'indisposition, puisque le docteur de la mai
son ne la connaissait pas; qu'est-ce que cela voulait
dire ? Il était évident que la jeune fille avait son quant
à soi pour avoir caché si longtemps à son père même
son indisposition, et pour avoir fait de telle sorte pen
dant toute sa maladie qu'il n'en pût deviner la cause,
le calme de ses réponses au conseil médical confirmait
cette opinion. Elle supportait son sort avec fermeté et
sans aucune trace d'exaspération. Kirsanoff vit qu'une
personne de cette trempe méritait qu'on s'occupât de lui
venir en aide. Son intervention lui paraissait indispensable:
l'affaire s'éclaircirait certainement un jour sans lui d'une
manière ou de l'autre, mais ne serait-il pas alors trop
tard ? La phthisie était très-proche, et plus tard tous
les soins imaginables seraient impuissants. Pendant deux
heures il s'était évertué à gagner la confiance de la
malade, enfin il y avait réussi, il savait maintenant où
gisait le lievre et avait obtenu la permission de parler
au père. • -

cou
' Le vieillard fut fort étonné quand il apprit de Kir
483
sanoff que c'était l'amour pour Solovtzoff qui était la
cause de la maladie de sa fille. Comment cela ? Katia
avait autrefois si froidement accepté son conseil de s'en
éloigner, elle avait été si indifférente lorsqu'il avait
cessé de les fréquenter ! Comment s'était-elle mise à
mourir d'amour pour lui ? Est-ce que même on meurt
d'amour? Une telle exaltation ne parut nullement vrai
semblable à un homme si calculateur et si pratique. Il
donna bien des soucis à Kirsanoff et ne cessait de lui
répliquer : « C'est là une fantaisie d'enfant qui pas
sera » Kirsanoff expliquait, expliquait encore, et lui fit
enfin comprendre que c'était précisément parce qu'elle
était une enfant que Katia n'oublierait pas, mais mour
rait. Polosoff fut convaincu, mais au lieu de cèder, il
frappa du poing sur la table et dit avec une inébranlable
résolution: « Eh bien, qu'elle meure !...... qu'elle meure ;
ça vaudra mieux que d'être malheureuse. Pour elle
autant que pour moi, ce sera moins pénible ! » C'étaient
là les paroles qu'il avait dites, il y avait six mois, à sa
fille. Katérina Vassilievna avait donc raison de croire
qu'il était inutile de parler à son père. '
— Mais pourquoi persistez-vous à ce point ? Je veux
croire que l'amant soit mauvais, mais l'est-il autant
que la mort ? - - -

— Oui! Il n'a pas de cœur.... Elle est bonne, délicate,


lui c'est un vil débauché Et Polosoff d'abîmer Solovtzoff,
· avec tant d'abondance que Kirsanoff ne trouva rien à lui
répondre. Et en effet, comment pouvait-on ne pas être •

de l'avis de Polosoff? Solovtzoff était ce même Jean,


qui autrefois soupait avec Storechnikoff, Serge et Julie.
Il était donc évident que pour une honnête jeune fille
il aurait valu mieux mourir que d'épouser un tel homme.
Il aurait étouffé, rongé l'honnête femme. Il valait beau
coup mieux qu'elle mourût. - - -

Kirsanoff resta pensif quelques minutes, puis dit:


464

— Non, vos arguments ne valent rien. Il n'y a point


de danger justement parce que l'individu est mauvais.
Elle saura bien s'en apercevoir, pourvu que vous la
laissiez l'examiner de sang froid. Il se mit à lui
développer son plan avec perséverance. N'avait-il pas
aussi dit à sa fille que si elle s'aperçevait que l'objet
de son amour était indigne, elle y renoncerait elle
même. Maintenant il était tout-à-fait sûr de cette re
nonciation, puisque l'homme aimé était très-indigne.
— Je ne vous dirai pas que le mariage n'est pas une
chose d'une extrême importance si on l'envisage de sang
froid; mais lorsque la femme est malheureuse, pourquoi
ne se séparerait-elle pas de son mari ? Vous croyez cela
inadmissible, votre fille est élevée dans lés mêmes prin
cipes, pour vous autant que pour elle c'est un engage
ment irrévocable, et avant qu'elle ait acquis d'autres
notions, avec un tel homme elle serait morte plus dou
loureusement que par la phthisie. Mais il faut aborder
la questiôn à un autre point de vue. Pourquoi ne comp
tez-vous pas sur le bon sens de votre fille ? Elle n'est
pas folle, tant s'en faut. Comptez toujours sur le bon sens
d'une personne que vous laissez libre. La faute est à
, vous dans cette affaire. Vous avez lié la volonté de
votre fille ; déliez-la et vous la verrez venir de votre
côté si vous êtes dans la vérité. La passion est aveugle,
lorsqu'elle rencontre des obstacles; écartez les obstacles l'ât
et votre fille deviendra prudente. Laissez-lui la liberté qu
d'aimer ou de ne pas aimer, et elle verra si cet homme 3V8

est digne d'être aimé. Qu'il soit son fiancé et dans peu pâS
de temps elle le refusera. - « | Une
Une telle manière d'envisager les choses était par | jenn
trop neuve pour Polosoff. Il répondit d'un ton acerbe, - d'ell
qu'il ne croyait pas à ces fadaises, qu'il connaissait | 0i
trop la Vie, qu'il voyait trop d'exemples des folies hu
| maines pour croire au bon sens dans l'humanité Il - lºl l
465

n'en serait que d'autant plus ridicule de se reposer sur


le bon sens d'une fillette de I7 ans. Kirsanoff répliquait
en vain que les folies ne se faisaient que dans deux
cas : ou dans un moment d'entraînement, ou bien quand
l'individu n'avait pas sa liberté, quand il était irrité par
la résistance. Ces idées-là étaient de l'hébreu pour
Polosoff. — « Elle est folle; ce serait insensé de confier
à cette enfant son propre sort, qu'elle meure plutôt ». —
On ne pouvait le détourner de sa résolution. Quelque
fermes que soient les pensées d'un homme obstiné, si
un autre homme, à l'esprit , plus développé, connais
sant et entendant mieux la chose, travaille constam
ment à le sortir de son erreur, l'erreur sera vaincue.
Mais combien de temps durera la lutte logique entre
le vieux père et le jeune médecin ? Certes, la conversation
d'aujourd'hui ne manquera pas de produire de l'effet
sur Polosoff, bien qu'elle n'en ait pas encore produit ;
le vieillard réfléchira aux paroles de Kirsanoff, c'était
inévitable ; et en continuant de telles conversations, on
aurait pu le ramener, bien que, fler de son expérience,
il se jugeât infaillible. En tous cas sa conversion serait
longue à venir, et tout ajournement était dangereux ; un
ajournement de longue durée serait, à coup sûr, funeste,
et un tel ajournement était inévitable, étant données
toutes les circonstances. Il fallait donc recourir au moyen
radical. Il y avait du danger, c'est vrai, mais il n'y avait
que du danger, tandis qu'en agissant autrement il y
avait perte certaine. Ce danger, tout en étant réel, n'était
pas très-grave: il n'y avait qu'une chance de perte pour
une infinité de chances de salut. Kirsanoff voyait une
jeune fille d'une fermeté calme et silencieuse et était sûr
d'elle. Mais avait-il le droit de la soumettre à ce danger ?
Oui, certainement. -

— Bon, dit Kirsanoff, — vous ne voulez pas la guérir


par les moyens qui sont dans votre pouvoir; je vais la
- 30
466

traiter avec les miens. Demain je convoquerai encOre une


consultation. | . -

Étant retourné auprès de la malade, il lui dit que son


· père était opiniâtre, plus opiniâtre qu'il ne s'y atten
dait, et qu'il fallait, par conséquemt, agir contre lui d'une
manière énergique.
— Non, rien ne saurait y faire, dit d'un ton très-triste
la malade.
— En êtes-Vous sûre ?
— Oui. -

— Êtes-vous prête à mourir ?


— Oui. -

— Et si je me décide à vous soumettre au risque de


mourir ? Je vous en ai déjà parlé, mais ce n'était que
pour gagner votre confiance, pour vous montrer que je
consentais à tout pour vous être utile : maintenant je
vous parle positivement. Si j'aVais à vous donner du
poison ? -

— Je vois depuis longtemps que ma mort. est iné ·


vitable, il ne m'est donné de vivre que peu de jours
6IlCOI'G. . - -

— Et si c'était demain matin ?, ".


— Tant mieux. Elle parlait d'un ton tout-à-fait y
calme. -

— Lorsqu'il ne reste qu'un seul moyen de salut — l(


faire appel à la résolution de mourir, on réussit presque Ce
toujours. Si l'on dit : « Cède, ou je meurs » — on cédera
Il6
presque toujours; mais on ne peut pas jouer avec ces
tiy
choses et abaisser par là sa dignité; si on ne cède pas,
de
il faut saVOir mourir.
l'a}
· Il lui expliqua sOn plan, qui n'aVait pas même besoin
l'êll
d'éclaircissements ultérieurs.
ll'é
C0ll
Iſlan
la
léve
467

VI.

Certes, Kirsanoff n'aurait jamais songé à avoir re


cours dans des cas semblables à un tel risque. Il aurait
été beaucoup plus simple d'enlever la jeune fille et de la
laisser se marier avec n'importe qui; mais ici la ques
tion était fort complexe, étant données les idées de
la jeune fille et la nature de l'homme qu'elle aimait.
Avec ses idées de l'indissolubilité du mariage elle se
tiendrait à l'homme vil, même quand elle aurait vu que
la vie avec lui était un enfer. L'unir avec lui, c'était
pire que la tuer. Aussi ne restait-il qu'un seul moyen :
la faire mourir ou lui donner la possibilité de se rendre
à la raison.
Le lendemain le conseil médical se rassembla. Ils étaient
une demi-douzaine de fort graves et très-célèbres per
sonnages; comment autrement aurait-on produit de l'ef--
fet sur Polosoff ? Il fallait que l'arrêt fût sans appel à ses
yeux. Kirsanoff parla, — ils écoutèrent gravement ce
qu'il disait, ils appuyèrent non moins gravement son avis,
— il ne pouvait en être autrement, car vous vous en sou
venez, il y avait par le monde un Claude Bernard, qui
habitait Paris, et appréciait fort Kirsanoff En outre
Kirsanoff disait des choses que — le diable emporte
ces gamins ! — on n'y comprenait rien : comment donc
ne pas appuyer? Kirsanoff disait qu'il avait bien atten
tivement observé la malade et qu'il était parfaitement
de l'avis de Carl Fœdorytch, que la maladie était incu
rable ; or l'agonie de cette maladie étant fort doulou
reuse et chaque heure de plus que vivait la malade
n'étant qu'une heure de souffrance de plus, il croyait par
conséquent, du devoir du conseil d'arrêter que, par hu
manité, il était urgent de suspendre les souffrances de
la malade par une dose de morphine, dont elle ne se
réveillerait plus. -
468 º

Le cOnseil observa, ausculta encore une fois la ma


lade pour voir s'il devait accepter ou rejeter cette
proposition, et après un long examen, beaucoup de cligne
ments d'yeux et de murmures étouffés contre la science
inintelligible de Kirsanoff, il revint dans la salle éloi
gnée de la chambre de la malade, et prit cet arrêté :
Faire cesser les souffrances de la malade par une dose
mortelle de morphine. Après que l'arrêt fut rédigé,
Kirsanoff sonna le domestique et le pria d'appeler Po
losoff dans la salle du conseil. Polosoff entra. Le plus
grave des sages, dans une forme triste et solennelle et
d'une voix majestueuse et douloureuse, lui annonça
l'arrêt du conseil.
Polosoff fut frappé comme d'un coup de foudre. Entre
s'attendre à une mort éventuelle et s'entendre dire : dans
une demi-heure votre fille ne sera plus, il y a de la
différence. Kirsanoff regardait Polosoff avec une atten
tion soutenue ; il était sûr de l'effet; toutefois c'était une
chose excitant les nerfs; pendant deux minutes le vieil
lard stupéfait se tut, — Il ne faut pas ! Elle meurt de
mon opiniâtreté ! Je consens à tout ! Se rétablira-t-elle ?
— Certainement, dit Kirsanoff.
Les célébrités se seraient fortement fâchées si elle a
vaient eu le temps de se lancer des coups d'œil qui vou
laient dire que tous comprenaient que ce gamin avait "
joué avec eux comme avec une poupée; mais Kirsanoff
-

ne laissa pas à ces observations le temps de se faire


jour; il dit au domestique d'emmener Polosoff qui s'é
tait affaissé, et il les félicita de la perspicacité avec la
quelle ils avaient deviné son intention, et avaient compris
que la cause de la maladie était une souffrance morale qu'il
avait fallu faire peur au vieillard opiniâtre, qui autrement
aurait en effet fait mourir sa fille. Les célébrités se sépa
rèrent chacune contente de ce que sa perspicacité et s0n
érudition eussent été attestées devant toutes les autres,
469

Après leur avoir donné cette attestation, Kirsanoff


alla dire à la malade que la chose avait réussi. A ses
premières paroles elle lui saisit la main, qu'elle voulait
lui baiser ; il la retira à grand peine.
— Mais ce ne sera pas de sitôt que je laisserai entrer
chez vous monsieur votre père pour vous annoncer la
même chose : — je lui ferai d'abord la leçon sur la
manière dont il doit se conduire. — Il lui dit ce qu'il
allait inspirer à son père, et qu'il ne l'abandonnerait
pas tant que Polosoff ne serait pas complétement
préparé. -

Troublé par tout ce qui s'était passé, le vieillard était


profondément abattu, il ne regardait déjà plus Kirsanoff
avec les mêmes yeux, mais comme autrefois Maria A
lexevna avait regardé Lopoukhoff, lorsqu'elle avait vu
celui-ci, en songe, aborder le commerce lucratif des
fermes de spiritueux. Hier Polosoff pensait, natu
rellement: Je suis plus âgé et plus expérimenté que toi
et, de plus, personne au monde ne saurait me surpasser
en esprit; quant à toi, blanc-bec et sans-culotte, j'ai
d'autant moins à t'écouter, que j'ai amassé par mon
propre esprit 2 millions (en effet, il n'y avait que 2
millions et non 4) — amasses-en d'abord autant et puis
nOus Verrons. Maintenant il pensait déjà : — « Quel ours,
comme il a tourné rudement la chose, il sait bien rompre
les hommes »; et plus il causait avec Kirsanoff, de
plus en plus vivement se peignait devant son imagination
en COmplément un autre tableau, un vieux souvenir
s oublié de la vie de hussards : l'écuyer Zakhartchenko
assis sur le « Gromoboy » ") (à cette époque-là les
ballades de Joukovsky étaient encore à la mode parmi
"--

*) Nom d'une ballade de Joukovsky, poëte romantique du commencement


de se siècle -
470
les demoiselles, et par celles-ci, parmi les cavaliers
civils et militaires); et le [Gromoboy galope bien sous
Zakhartchenko, seulement les lèvres du Gromoboy sont
rudement déchirées jusqu'au sang.
Polosoff fut saisi d'effroi en entendant cette réponse
à sa première question :
— Est-ce que vous lui auriez en effet donné une dose
mortelle ?
— Mais certainement, dit tout-à-fait froidement Kir
sanoff.
« Quel brigand ! il en parle, comme un cuisinier d'une
poule égorgée ». -

— Et vous en auriez eu le courage ?


— Parbleu, serais-je une loque mouillée ?
— Vous êtes un homme horrible ! disait et redisait
Polosoff.
— Cela veut seulement dire que vous n'aviez jamais vu
d'hommes horribles, répondit Kirsanoff avec un sourire
indulgent, en se disant en même temps: « Il faudrait te
montrer Rakhmétoff ».
— Mais comment avez-Vous tourné tous ces médecins ?
— Il est donc bien difficile de tourner de telles gens,
répondit Kirsanoff avec une légère grimace.
Polosoff se souvint à ce moment de Zakhartchenko,
disant au sous-capitaine Volynoff: « Est-ce que c'est cette
rosse aux longues oreilles que je dois dresser, votre
noblesse. J'ai honte de m'y asseoir ». -

Après avoir fait cesser les questions interminables de


Polosoff, Kirsanoff commença l'instruction.
| — N'oubliez pas que l'être humain ne peut réfléchir
froidement que quand on ne l'en empêche pas du tout, qu'il
ne s'exalte pas que quand on ne l'irrite pas, qu'il ne fait
pas de cas de ses fantaisies que quand on ne les lui enlève
pas et qu'on le laisse examiner si elles sont bonnes Ou
mauvaises. Si Solovtzoff est aussi mauvais que vous le
471

dites — et je vous en crois bien, — votre fille le verra


elle-même, mais ce n'est que quand vous ne l'empê
cherez en rien ; une seule parole de vous contre lui
gâterait l'affaire pour deux semaines, plusieurs mots
pour toujours; vous devez vous tenir tout-à-fait à
l'écart.
L'instruction fut épicée d'arguments de ce genre : Il
n'est pas facile de vous faire faire ce que vous ne voulez
pas ? malgré cela j'y ai réussi, je sais donc traiter
les affaires; croyez-moi bien, ce que je dis, il faut le faire.
Je sais ce que je dis, vous n'avez qu'à m'écouter.
Avec des gens comme le Polosoff d'alors, on ne sau
rait agir efficacement que de haute lutte, le bâton haut.
Polosofffut dompté, et promit de se conduire comme on lui
disait. Mais tout en étant convaincu que Kirsanoff parlait
raison et qu'il fallait obéir, il ne pouvait nullement com
prendre cet homme : « Il était de son côté et en même temps
du côté de sa fille ; il lui ordonne de se soumettre à sa fille
et veut qu'elle change de volonté: comment concilier
cela ? » - -

— C'est très-simple, je veux seulement que vous ne


l'empêchiez pas de devenir raisonnable.
Polosoff écrivit à Solovtzoff un billet, où il le priait
de bien vouloir venir pour une affaire très-importante;
le soir Solovtzoff se présenta, eut une explication tendre,
mais pleine de dignité avec le vieillard, et fut accepté
comme fiancé, à la condition que le mariage n'aurait lieu
que dans trois mois. - •º -

- - VII.

Kirsanoff ne pouvait pas abandonner cette affaire : il


fallait venir en aide à Katérina Vassilievna pour la faire
sortir au plus vite de son aveuglement, et, plus encore,
il fallait observer son père, le soutenir dans la politique
472

de non intervention. Il s'abstint néanmoins dé venir chez


les Polosoff les premiers jours après la crise : certes,
Katérina Vassilievna était encore exaltée; s'il s'aperce
vait (ce à quoi il fallait s'attendre) de l'indignité du
fiancé, le seul fait de laisser voir son mécontentement -
sans parler d'une mention directe — serait nuisible et
renforcerait l'exaltation. Une dizaine de jours plus tard
Kirsanoff vint, et vint exprès le matin pour ne pas
paraître chercher de lui-même à rencontrer le fiancé,
car il voulait que Katérina Vassilievna y consentît de
bonne grâce. Katérina Vassilievna était déjà assez ré
tablie; elle était encore très-pâle et maigre, mais tout
à-fait bien portante, quoique bien des médecines lui
eussent été administrées par son illustre médecin, auquel
Kirsanoff l'avait remise de nouveau, ayant dit à la
jeune fille: — « Laissez-le vous soigner; toutes ses
drogues ne sauraient vous nuire maintenant ». Katérina
VassilieVna accueillit Kirsanoff avec enthousiasme, mais
elle le regarda avec stupéfaction lorsqu'il lui dit pour
quoi il était venu.
— Vous m'avez sauvé la vie, et il vous faut ma
permission pour nous fréquenter ?
— Mais ma visite en sa présence pourrait vous sem
bler une tentative d'intervention dans vos relations sans
votre consentement. Vous connaissez ma règle : ne rien
faire à l'insu de la personne en faveur de laquelle je
voudrais agir. •.

· Étant venu deux ou trois jours plus tard dans la


soirée, Kirsanoff trouva le fiancé tel que l'avait dépeint
Polosoff, et Polosoff lui-même — satisfaisant : le vieil
lard dressé ne gênait en rien sa fille. Kirsanoff y passa
la soirée, ne montrant par quoi que ce fût son opinion
sur le fiancé, et en prenant congé de Katérina Vassi
lieVna il ne fit aucune allusion au fiancé, s'il lui plaisait
Ou mOn. s ' ©.
473

, C'était juste assez pour exciter sa curiosité et son


doute. Le lendemain elle se disait et se redisait con
stamment : « Kirsanoff ne m'a dit mot de lui. S'il lui
avait laissé une bonne impression, Kirsanoff me l'aurait
dit. Est-ce que en effet il ne lui plaît pas ? Par quoi
pouvait-il ne pas plaire à Kirsanoff? » Quand le jour sui
vant le fiancé revint, elle examina de près ses manières,
approfondit ses paroles. Elle se demandait pourquoi elle
faisait cela : c'était pour se prouver à elle-mêmè que Kir
sanoff n'avait pas dû ni pu trouver en lui quelque dé
faut. C'était bien ainsi. Mais la nécessité de se prouver à
soi-même, que la personne bien-aimée n'a pas de défauts,
nous met sur le chemin de lui en trouver bientôt.
Quelques jours plus tard, Kirsanoff vint de nouVeau,
et ne lui dit toujours rien du fiancé. Cette fois-ci elle
n'y put tenir, et vers la fin de la soirée elle dit à Kir
sanoff:
— Votre opinion ? pourquoi vous taisez-vous ?
— Je ne sais s'il vous serait agréable d'entendre mon
opinion; je ne sais si vous la croiriez impartiale.
— Il vous déplaît ?
Kirsanoff ne répondit rien.
— Il vous déplaît ?
— Je ne l'ai pas dit. . -

— On le voit. Pourquoi donc vous déplaît-il ?


— J'attendrai que d'autres voient le pourquoi.
Le lendemain soir Katérina Vassilievna examina So
lovtzoff avec plus d'attention encore. « Tout est bien en
lui; Kirsanoff est injuste; mais, pourquoi ne puis-je re
marquer ce qui en lui déplaît à Kirsanoff? » . -

L'amour-propre fut excité en elle dans une direction


des plus dangereuses pour le fiancé.
Lorsque Kirsanoff revint quelques jours après, il se
vit déjà en mesure d'agir avec plus de force. Jusque-là .
il évitait les conversations avec Solovtzoff pour ne pas
*.

-
474

alarmer Katérina Vassilievna par une intervention pré


maturée. Maintenant il s'assit dans la groupe qui en
tourait la jeune fllle et son fiancé et se mit à diriger
la conversation vers des sujets propres à dévoiler le
caractère de Solovtzoff, en l'entraînant en même temps
dans l'entretien. La conversation roula sur la richesse,
et il parut à Katérina Vassilievna que Solovtzoff était
par trop occupé des pensées sur la richesse ; la conver
sation roula sur les femmes, — il lui parut que So
lovtzoff en parlait avec beaucoup de légèreté; la con
versation roula sur la vie de famille, et elle s'efforça en
vain de chasser loin d'elle l'impression que la vie de la
femme serait, peut-être, peu réchauffée et assez pénible
aVec un tel mari.
La crise avait eu lieu. Katérina Vassilievna ne put
s'endormir de longtemps, elle pleurait de dépit contre
elle-même d'avoir offensé Solovtzoff par de telles pensées
sur son compte. « Non, ce n'est pas un homme sans
cœur; il ne méprise pas les femmes; il m'aime moi, et
non ma richesse ». Si ces répliques avaient été la ré
ponse aux paroles d'autrui, elles se seraient opiniâtre
· ment tenues dans sa tête. Mais elle répliquait à elle
même ; or, contre une vérité qu'on a trouvée soi-même
on ne saurait tenir longtemps, elle est vôtre; on ne
saurait y soupçonner quelque ruse. Le lendemain soir
Katérina Vassilievna mit elle-même Solovtzoff à l'épreuve,
comme Kirsanoff l'avait fait la veille. Elle se disait
qu'elle ne voulait que se convaincre qu'elle l'offensait
en vain, mais en même temps elle ressentait qu'elle
n'avait plus tant de confiance en lui. Et de nouveau elle
ne put s'endormir, et c'était contre lui qu'elle se dépi
tait maintenant : pourquoi avait-il parlé de telle sorte,
qu'au lieu de calmer ses doutes, il les avait renforcés
encore ? Elle se dépitait contre elle aussi, et dans ce dé
pit on entrevoyait assez clairement ce motif: « Com
ment ai-je pu être si aveugle ? »
475

On comprend bien que deux jours plus tard elle était


complétement absorbée par cette pensée: « Bientôt je
perdrai la possibilité de réparer ma faute, si je me
trompe ».
Lorsque Kirsanoff revint pour la première fois après sa
conversation avec Solovtzoff, il s'aperçut qu'il pouvait
parler à Katérina : « Vous avez tellement voulu autrefois
connaître mon opinion sur lui, dit-il: elle n'est pas si
importante que la vôtre. Vous-même, qu'en pensez
VOuS ? »
Maintenant c'était elle qui se taisait.
— Je n'ose pas chercher à savoir, dit-il. Il parla d'au
tres choses, et bientôt s'éloigna.
Mais une demi-heure après elle vint elle-même auprès
de lui: — « Donnez-moi donc un conseil : vous voyez
que je suis hésitante ».
— Pourquoi donc avez-vous besoin du conseil d'au
trui, lorsque vous savez vous-même ce qu'il faut faire,
quand on hésite.
— Attendre jusqu'à la fin de l'hésitation ?
— Vous l'avez dit. -

— J'ajournerais le mariage ?
— Pourquoi donc ne pas le faire, si vous trouvez que
ce serait mieux.
— Mais comment accepterait-il cela ?
— I.orsque vous verrez de quelle manière il l'accep
tera, vous songerez encore à ce qui serait le mieux.
— Mais il me serait pénible de le lui dire.
— S'il en est ainsi, chargez-en votre père, qui le lui
dira.
— Je ne veux pas me cacher derrière un autre. Je
le lui dirai moi-même.
— Si vous vous sentez en état de le dire vous-même,
cela vaut, certainement, beaucoup mieux.
Il est évident qu'avec d'autres personnes, avec Véra
*

476

Pavlovna, par exemple, il n'aurait pas fallu si longtemps


traîner l'affaire. Mais chaque tempérament a ses de
mandes particulières : si un caractère ardent s'irrite des
longueurs, un caractère doux, au contraire, se révolte
contre la rudesse. |
Le succès de l'explication de Katérina Vassilievna
avec le fiancé surpassa les espérances de Kirsanoff, qui
croyait que Solovtzoff saurait calculer et traîner l'affaire
en longueur par sa soumission et par de douces prières.
Non, avec toute sa réserve et son savoir-faire, Solovt
zoff ne put se contenir en voyant une énorme fortune
lui échapper, et il laissa lui-même échapper ce peu de
chances qui lui restaient encore. Il se répandit en
plaintes acerbes contre Polosoff, qu'il nomma intrigant,
en disant à Katérina Vassilievna qu'elle laissait trop
de pouvoir sur elle à son père, qu'elle le craignait, et
agissait en ce cas suivant ses ordres. Or, Polosoff n'avait
encore rien su de cette résolution de sa fille ; — elle
sentait qu'elle était complétement libre. Les reproches
adressés à son père l'offensèrent par leur injustice, et
l'outragèrent en lui faisant voir que Solovtzoff la consi
dérait comme un être privé de volonté et de caractère.
– Il paraît que vous me tenez pour un jouet dans
les mains des autres ?
— Oui, dit-il tout irrité.
— J'étais prête à mourir, sans songer à mon père, et
vous ne le comprenez pas. Dès ce moment tout est fini
entre nous, dit-elle en sortant vite de la chambre.

VIII.

Katérina Vassilievna , fut longtemps triste, [mais sa


tristesse, qui s'était développée à cette occasion, se rap
portait déjà à autre chose. -

Il est des caractères, pour qui un fait spécial est en


477

soi de peu d'intérêt et ne fait que les pousser dans la


direction des pensées générales, qui agissent alors sur
eux avec beaucoup plus d'intensité. Si de telles gens
possèdent un esprit d'une intensité remarquable, ils de
viennent réformateurs des idées générales, et dans l'an
tiquité ils devenaient grands philosophes: Kant, Fichte,
Hegel n'ont pas élaboré une seule question spéciale, ils
, s'y ennuyaient. Cela se rapporte seulement aux hommes,
bien entendu; les femmes, selon l'opinion généralement
admise, ne sont jamais de forts esprits, — c'est la na
ture, "Voyez-vous, qui leur a refusé cela, comme elle a
refusé aux forgerons la tendresse du teint, aux tailleurs
— la belle taille, aux bottiers — le fin odorat. Que
voulez-vous, la nature est bizarre et c'est pourquoi les
femmes comptent peu de grands esprits parmi elles.
Les gens de peu d'esprit, avec une telle tendance de
caractère sont ordinairement flegmatiques et insensibles;
ceux d'un esprit médiocre sont portés à la mélancolie
et à la rêverie. Ce qui ne veut pas dire qu'ils soient
fantaisistes : beaucoup d'entre eux ont une faible imagi
nation et sont très-positifs, seulement ils aiment à se
plonger en une douce rêverie.
Katérina Vassilievna était devenue amoureuse de So
lovtzoff par ses lettres; elle se mourait d'un amour d'i
magination. On voit par là qu'elle aVait des dispositions
très-romanesques, bien que la vie bruyante de la société
banale qui remplissait la maison des Polosoff, ne disposât
point à l'idéalisme exalté. C'était donc un trait de sa
nature, Le bruit lui était depuis longtemps à charge ;
elle aimait à lire et à rêver. Maintenant, non seulement
le bruit, mais la richesse même lui était à charge. Il ne
faut nullement la croire pour cela une personne extraor
dinaire. Ce sentiment est commun à toutes les femmes
riches d'un caractère doux et modeste. Seulement en
elle ce sentiment s'était développé plus tôt que d'or
478

dinaire, la jeune fille ayant de bonne heure reçu une


rude leçon. -

« À qui puis-je croire ? à quci puis-je croire ? » se de


manda-t-elle après sa rupture avec Solovtzoff; et elle
dut se convaincre qu'elle ne pouvait croire à personne,
et à rien. La fortune de son père attirait la cupidité,
la ruse et le mensonge de tous les points de la ville.
Elle était entourée de gens avides, menteurs et flatteurs ;
chaque parole qu'on lui• adressait était dictée par les
millions de son père.
Ses pensées à elles devinrent de plus en plus sérieuses.
Les questions générales — sur la richesse, qui l'ennuyait
tant, sur la pauvreté, qui tourmentait tant les autres,
commencèrent à l'intéresser. Son père lui donnait une
forte somme d'argent pour ses épingles; elle, semblable
en cela à toutes les femmes charitables, secourait lês
pauvres. En même temps, elle lisait et réfléchissait; elle '
commença à s'apercevoir que les secours du genre de
ceux qu'elle prodiguait, étaient beaucoup moins efficaces
qu'on n'aurait pu s'y attendre. Elle était indignement trom
pée par des pauvres vils ou dissimulés; et d'ailleurs même
ceux qui étaient dignes de secours et qui savaient profiter
de l'argent qu'on leur donnait, ne pouvaient sortir de la
misère par l'aumône. Cela la faisait réfléchir : — Pour
quoi tant de richesses aux uns pour les gâter, pourquoi
tant de misère pour les autres ? et pourquoi voyait-elle
tant de pauVres aussi déraisonnables et aussi mauvais
que les riches ?
Elle était rêveuse, mais ses rêveries étaient douces,
comme son caractère, et elles étaient tout aussi peu
brillantes qu'elle-même. Son poète chéri était Georges
Sand; mais elle ne se représentait ni comme une Lélia,
ni comme une Indiana, ni comme une Cavalcanti, ni
même comme une Consuelo; elle était, dans ses rêveries,
une Jeanne, mais plus souvent encore une Geneviève.
- 479

Geneviève était son héroïne la plus chérie. La voilà qui


# promène dans les champs, et cueille des fleurs qui
erviront de modèle à son travail, la voilà qui rencontres
André, — quels doux rendez-vous ! Voilà qu'ils remar
quent qu'ils s'aiment ;. c'étaient là des rêves, elle le sa
vait. Mais elle aimait aussi à rêver le sort enviable de
miss Nighteengal, cette jeune fille douce et modeste,
dont personne ne sait rien, dont il n'y a rien à savoir,
si non qu'elle est la bien-aimée de toute l'Angleterre :
était-elle jeune ? pauvre ou riche ? était-elle heureuse
dans sa Vie privée ou non ? personne n'en parle, personne
n'y pensait, seulement tout le monde bénissait l'ange
cOnsolateur des hôpitaux anglais de la Crimée et de
Scutari. La guerre finie, étant retournée dans son pays,
elle aVait continué de soigner les malades... C'était là
le rêve que Katérina Vassilievna aurait voulu voir se
réaliser pour elle. Sa fantaisie ne l'emportait pas au
delà de ces rêveries sur Geneviève et miss Nighteengal.
Peut-on dire qu'elle était fantaisiste ? et peut-on l'appeler
rêveuse ?
Geneviève entourée de la société bruyante et banale
des aigrefins et des fats du dernier rang, miss Nighteen- .
gal plongée dans un luxe d'oisif, , pouvaient-elles ne
pas être tristes et chagrines ? Aussi, Katérina Vassi
lievna s'était-elle, peut-être, plus réjouie qu'affligée,
lorsque son père s'était ruiné. Elle était affectée de le
Voir vieillir et s'amoindrir, lui si fort autrefois ; il lui
pesait aussi d'avoir moins de moyens de faire le bien.
Le brusque dédain de la foule, qui autrefois avait rampé
devant elle et devant son père, lui parut bien un peu
offensant; mais aussi il y avait là un côté consolant,
être abandonnés par la foule triviale, ennuyeuse et vile,
n'être plus révoltés par sa bassesse et sa fausseté; n'être
plus gênée par elle. Oui, elle se trouvait maintenant
tranquille. Elle reprit espoir :
-
480 -

« Si maintenant quelqu'un m'aime, ce sera pour moi,


et non plus pour les millions de mon père ».

- IX.

Polosoff désirait arranger la vente de la fabrique de


stéarine, dont il était actionnaire et directeur. Après
six mois de recherches assidues, il trouva enfin un ache
teur. Les cartes de visites de l'acheteur portaient :
Charles Beaumont, mais on ne prononçait pas ce nom
à la française, comme les personnes qui ne connais
saient pas l'individu auraient pu le faire, mais à l'an
glaise — Tcharlze Bioumonte, et c'était bien naturel
qu'on prononçât ce nom ainsi : l'acheteur était l'agent
de la maison de commerce Hodgson, Loter et C., de
Londres. La fabrique ne pouvait pas marcher , tout
était mauvais, l'état de ses finances et de son admini
stration; mais dans des mains plus expérimentées, elle
devait donner de grands avantages : en y consacrant
500 ou 600 mille roubles on pouvait en obtenir 100,000
de bénéfice. L'agent était consciencieux : il fit attentive
ment l'inspection de la fabrique, examina ses livres dans
leurs moindres détails avant de conseiller l'achat à sa
maison. Ensuite commencèrent les discussions sur l'état
et le chiffre des affaires; elles traînèrent bien longtemps,
vu le naturel de nos sociétés d'actionnaires, avec les
quelles les patients Grecs eux-mêmes, qui ne s'étaient
pas lassés d'assiéger pendant dix ans la ville de Troie,
·

auraient perdu patience. Pendant tout ce temps, Polosoff,


selon une ancienne habitude, faisait sa cour à l'agent
et l'invitait toujours à dîner. L'agent se tenait à une
distance respectueuse du vieillard, et refusa longtemps
ses invitations, mais, un jour, ayant trop discuté avec
l'administration de la société et se trouvant fatigué et
affamé, il consentit à aller dîner chez Polosoff, qui lo
geait sur le même palier. -

|
X,

Charles Beaumont, comme cela convient à tout Charles,


John, James ou William, n'aimait pas les intimités et
les effusions personnelles; mais lorsqu'on le lui deman
dait, il racontait son histoire en peu de mots, mais très
distinctement. Sa famille, disait-il, était canadienne d'o
rigine; et en effet dans le Canada, une bonne moitié de
la population est formée de descendants des colons
français , c'est précisément à ces descendants qu'ap
partenait sa famille, de là son nom français. Par la figure
il ressemblait en tous les cas plus à un Français qu'à
un Anglais ou à un Yankee. Mais, continua-t-il, son
grand père était passé des environs de Québec à New
York; ces choses arrivent. Son père alla donc à New-York
étant encore enfant et il y grandit. Quand il fut adulte
(justement à cette époque) il vint à l'idée d'un riche et
progressiste propriétaire, établi sur la côté méridionale
de la Crimée, de remplacer ses vignes par des planta
tions de cotonnier. En conséquence, il avait chargé quel
qu'un de lui trouver dans l'Amérique du Nord un régis
seur. On lui trouva James Beaumont, canadien d'origine,
habitant New-York, c'est-à-dire, un individu qui n'avait
· pas plus vu de plantations de cotonnier que Vous ou moi,
lecteur, n'avons vu de notre Pétersbourg ou de Koursk
la montagne d'Ararat; cela arrive toujours aux progres
sistes. Il est vrai que l'affaire n'était nullement gâtée
par l'ignorance complète du régisseur américain dans
cette production, puisqu'autant vaudrait planter des
vignes à Pétersbourg que du cotonnier en Crimée. Cepen
dant le régisseur avait dû à cette impossibilité d'être
renvoyé, et il devint par hasard distillateur d'eau-de-vie
dans le gouvernement de Tambov, où il passa presque
tout le reste de sa vie ; où il eut son fils, Charles, et,
- 3l
482

peu de temps après, enterra sa femme. Vers l'âge de 65


ans et après avoir amassé un peu d'argent pour ses vieux
jours, l'idée lui vint de retourner en Amérique, et il y
retourna. Charles avait alors environ 20 ans. Après la
mort de son père, Charles voulut revenir en Russie, où
il était né et avait passé son enfance et son adolescence
dans la campagne du gouvernement de Tambov; il se
sentait Russe. À New-York il était placé comme commis
aux écritures dans un comptoir de commerce; il passa
bientôt du comptoir de New-York à la maison de
commerce londonienne de Hodgson, Loter et Comp.:
ayant su qu'elle faisait des affaires avec Pétersbourg, à
la première occasion il exprima le désir d'obtenir une
place en Russie, en expliquant qu'il connaissait la Russie
comme son propre pays. Avoir un tel employé en Russie,
était évidemment bien avantageux pour la maison ; on
le fit passer au comptoir de Londres pour le mettre à
l'épreuve..., et le voilà à Pétersbourg, depuis six mois,
aux appointements de 500 livres. Il n'était donc pas
étonnant que Beaumont parlât le russe comme un Russe
et ne prononçât l'anglais qu'avec un certain accent
étranger.

XI.

' Beaumont se trouva au dîner en tiers avec le vieil


lard et sa fille, une blonde très-gentille et d'une physio
nomie un peu mélancolique.
— Aurais-je jamais pu penser, dit Polosoff au diner,
— que les actions de cette fabrique auraient un jour de
l'importance pour moi! C'est bien pénible à mon âge
de tomber de si haut. Heureusement que Katia a sup
porté avec beaucoup d'indifférence la pérte de sa fortune
perdue par moi. De mon vivant même, cette fortune ap
" partenait plus à elle qu'à moi. Sa mère avait un capital,
*

--,
483

moi, je n'avais apporté que peu de chose; il est vrai


que j'en avais gagné gros et que mon travail avait plus .
fait que tout le reste ! quel savoir-faire il m'a fallu dé
ployer ! — Le vieillard parla longtemps sur ce ton van
tard, — c'est par la sueur et le sang, ét surtout par
l'esprit qu'il avait tout gagné, et comme conclusion il
répéta sa préface qu'il était pénible de tomber de si
haut, et que si Katia s'était pour cette raison consumée
de chagrin, il serait probablement devenu fou, mais que
Katia, loin de se plaindre, l'encourageait et le soutenait
GI1COI°e.

D'après l'habitude américaine de ne rien voir d'extraor


dinaire ni dans une fortune rapide, ni dans une ruine su
bite, et d'après son caractère individuel, Beaumont n'avait
le désir ni de s'enchanter de la grandeur de l'esprit qui
avait su acquérir trois ou quatre millions, ni de s'affliger
d'une ruine qui laissait encore les moyens d'avoir un bon
cuisinier. Il fallait pourtant dire un mot de sympathie
en réponse à ce long discours ; il avait dit : « Oui, c'est
un grand soulagement, lorsque la famille supporte si
bien les traverses. -

— Mais vous paraissez douter, Karl Iakovlitch. Vous


croyez que si Katia est mélancoliqne, c'est parce qu'elle
regrette la richesse ? Non, Karl Iakovlitch, vous l'offen
sez. Nous avons éprouvé un autre malheur: nous avons
perdu confiance en tout le monde, dit Polosoff du ton
demi-sérieux, demi-badin, dont se servent les vieillards
expérimentés pour parler des pensées bonnes, mais naïves
des enfants. -

Katérina Vassilievna rougit. Il lui était désagréable


que son père eût entamé la conversation au sujet de
ses sentiments. Outre l'amour paternel, il y avait une
autre circonstance qui atténuait bien la faute du père.
Quand on n'a rien à dire et quand dans la chambre où l'on
est, il y a un chat ou un chien, on en parle, s'il n'y a
484

ni chat ni chien on parle des enfants; ce n'est que quand


ces deux sujets sont épuisés, qu'on parle de la pluie et
du beau temps. -

— Non, papa, vous avez tort de donner à ma mélan


colie un motif si élevé. Je ne suis pas gaie de caractère
et, de plus, je m'ennuie.
— N'être pas gaie, c'est selon, dit Beaumont: mais
s'ennuyer, c'est à mon avis, impardonnable. L'ennui est
à la mode chez nos frères, les Anglais, mais nous, Amé
ricains, nous ne le connaissons pas. Nous n'avons pas le
temps de nous ennuyer: nous avons trop de besogne. Je
considère...... Il me semble (reprit-il en corrigeant son
américanisme) que le peuple russe aussi devrait être
dans une condition semblable : selon moi, vous avez trop
à faire. Mais je vois le contraire chez les Russes: ils
sont très-disposés au spleen. Les Anglais eux-mêmes
ne supportent pas, tant s'en faut, la comparaison avec
, eux en cela. La société anglaise, tenue dans toute l'Eu *

rope, y compris la Russie, pour la plus ennuyeuse du


monde, est plus causeuse, plus vive, plus gaie que la
société russe, autant qu'elle le cède à la société fran
çaise, sous ce rapport. Vos voyageurs vous parlent du
spleen anglais, je ne sais pas où ils ont les yeux quand -

ils sont dans leur pays. -

— Et les Russes ont raison de s'ennuyer, dit Katérina


Vassilievna : à quoi s'occuperaient-ils ? ils n'ont rien à
faire; ils doivent rester les bras croisés. Nommez-moi
une occupation, et je ne m'ennuierai probablement pas.
— Vous voulez trouver une occupation ? Oh! ce n'est
pas si difficile; vous voyez autour de vous une telle
ignorance, pardonnez-moi de parler ainsi de votre pays,
de votre pays natal, s'empressa-t-il d'ajouter pour cor
riger son anglicisme; mais moi-même, j'y suis né et
j'y ai grandi, et je le considère comme mien, aussi, suis-je
sans façon, — vous y voyez une ignorance turque, une
485
nonchalance japonaise : je hais votre pays natal, puisque
je l'aime comme mon propre pays, vous dirai-je en
imitant votre poète. Mais il y a là beaucoup de choses
à accomplir.
— Oui, mais que pourrait faire un homme seul, et
, à plus forte raison une femme seule ?
— Mais tu fais déjà, Katia, dit Polosoff; je vous dé
voilerai son secret, Karl Iakovlitch. Pour chasser l'ennui
elle instruit des petites filles. Chaque jour elle reçoit ses
écolières, et elle leur consacre trois heures et parfois
même plus. - -

· Beaumont regarda la jeune fille avec estime : — Voilà


qui est américain, — j'appelle Amérique seulement les
· Etats libres du Nord; les Etats du Sud sont pires que
tous les Mexiques possibles, sont presque aussi abomi
nables que le Brésil (Beaumont était un abolitionniste
acharné); instruire les enfants, cela nous ressemble; mais
alors, pourquoi vous ennuyez-vous ? -

— Est-ce que c'est une occupation sérieuse, M. Beau


mont ? ce n'est qu'une distraction, du moins je le crois;
peut-être je me trompe, et vous m'appellerez matéria
liste ? -

— Vous vous attendez à un tel reproche de la part


d'un homme de la nation à qui tout le monde reproche
de n'avoir d'autre pensée, d'autre idéal que les dollars ?
- Vous plaisantez, mais je crains sérieusement, j'ai
peur de me prononcer devant vous sur ce sujet; mon
avis pourrait vous paraître semblable à ce que prêchent
les obscurantistes sur l'inutilité de l'instruction.
Bravo! se dit Beaumont : est-il possible qu'elle ait
pu arriver à cette idée ? cela devient intéressant. —
Moi-même, je suis obscurantiste, dit-il: — je suis pour
les noirs illettrés contre leur propriétaires civilisés, dans
les Etats du Sud, — mais pardon, ma haine américaine
m'a détourné. Il me serait très-agréable d'entendre
votre opinion.
486
— Elle est très-prosaïque, M. Beaumont, mais c'est la
vie qui m'y a conduit. Il me semble que l'affaire dont
je m'occupe, n'est qu'un côté du tout, et, de plus, non
le côté sur lequel les soucis de ceux qui veulent servir
le peuple devraient être tout d'abord fixés. Je pense
ainsi: donnez aux gens du pain, à lire ils apprendront
eux-mêmes. Il faut commencer par le pain, autrement
ce serait du temps perdu. -

— Pourquoi donc ne commencez-vous pas par où il


faut ? dit Beaumont, déjà un peu animé. — Cela se peut,
je connais des exemples, chez nous en Amérique, ajou
ta-t-il.
— Je vous l'ai dit : seule, que puis-je entreprendre ?
je ne sais comment m'y prendre, et même si je le sa
vais, le pourrais-je ? La jeune fille est tellement gênée en
tout. Je suis libre chez moi dans ma chambre. Mais qu'y
puis-je faire ? Mettre un livre sur la table et enseigner
à lire. Où puis-je aller ? que puis-je faire seule ?
— Tu me présentes comme un despote, Katia ? dit le
père : — ce n'est pourtant pas mon défaut depuis que
tu m'as donné une si rude leçon.
— J'en rougis, papa, j'étais alors enfant. Non, vous
êtes bon, vous ne me gênez pas. C'est la société qui
me gêne. Est-ce vrai, M. Beaumont, que la jeune fille
en Amérique est beaucoup moins gênée ?
— Oui, nous pouvons en être fiers, bien que nous
soyons loins de ce qui doit être, mais quelle comparaison
avec les Européens ! Tout ce qu'on vous raconte de la
liberté de la femme chez nous est bien la vérité,
— Papa, allons en Amérique, quand M. Beaumont aura
acheté la fabrique, dit Katérina Vassilievna en plaisan
tant: - j'y ferai quelque chose. Ah, que j'en serais
contente ! -

- 5 • r

- On pourrait trouver une occupation à Pétersbourg


aussi, dit Beaumont. -
487
— Comment....
Beaumont hésita deux ou trois secondes, — « Mais
pourquoi suis-je donc venu ici ? Et qui pourrait mieux
me renseigner ? » se disait-il.
— Vous n'avez pas entendu parler de cela ? — il existe
un essai d'application des principes déduits dans ces
derniers temps par la science économique : les connais
SeZ-VOus ?
— Oui, j'ai un peu lu; cela doit être très-intéressant
et très-utile. Et je pourrais y prendre part ? Où donc
trouver cela ? -

— L'atelier est fondé par Mº Kirsanoff.


— Est-ce que c'est la femme du médecin ?
-- Vous le connaissez? Et il ne Vous a rien dit de
cette affaire ?
— Il y a bien longtemps, il n'était pas encore marié;
j'étais malade, — il vint plusieurs fois et me sauva. Ah,
quel homme ! Lui ressemble-t-elle ?
Mais comment faire la connaissance de Mº Kirsanoff ?
Beaumont pourrait-il recommander Katérina Vassilievna
à Madame Kirsanoff ? — À quoi bon ! les Kirsanoff n'ont
même jamais entendu son nom ; mais il ne faut point de
recommandations: Mº Kirsanoff serait, à coup sûr, très
heureuse de rencontrer tant de sympathie. Quant à son
adresse, il fallait s'en informer à l'hôpital ou à l'Aca
démie de médecine.

XII.

Voilà comment eut lieu la cOnnaissance de M° POlOsOff


aVec Véra Pavlovna; elle se rendit chez celle-ci dès le
lendemain matin ; et Beaumont s'y intéressa tellement
qu'il vint s'informer dans la soirée.
Katérina Vassilievna était très-animée. De son chagrin
· -- aucune trace; l'extase remplaçait la mélancolie. Elle
488 |

raconta à Beaumont, avec enthousiasme, ce qu'elle


avait vu et entendu; elle avait déjà fait ce récit à son
père, mais elle ne pouvait s'en lasser; son cœur était
si plein : elle avait trouvé une occupation attrayante.
Beaumont écouta avec attention; mais est-ce qu'on .
écoute comme cela ? et elle lui dit presqu'avec colère :
« M. Beaumont, je commence à me désenchanter de vous:
est-il possible que vous en soyez si peu impressionné,
on dirait que cela vous intéresse à peine ».
— N'oubliez pas, Katérina Vassilievna, que j'ai vu
tout cela chez nous en Amérique; je m'intéresse à quel
ques détails ; mais l'ensemble je ne le connais que trop.
C'est seulement aux personnes qui ont pris cette initia
tive chez vous que je pourrais beaucoup m'intéresser.
Par exemple, que pourriez-vous me raconter de Ma
dame KirsanOff?
— Ah, mon Dieu: elle m'a certainement beaucoup plu,
Elle m'a tout explique avec tant d'amour. -

— Vous l'avez déjà dit.


— Que vous faut-il de plus ? Que pourrais-je vous dire
encore ? Est-ce que c'est, vraiment, à elle que je pouvais
songer, lorsque j'avais un tel spectacle devant les yeux ?
— Je comprends qu'on oublie complétement les per
sonnes, lorsqu'on est intéressé aux choses; mais cepen
dant que pourriez-vous me dire encore de Madame
Kirsanoff ?
Katérina Vassilievna recueillit ses souvenirs sur Véra
Pavlovna, mais elle n'y trouva que la première impres
sion que Véra Pavlovna avait faite sur elle; elle dé
crivit avec beaucoup de vivacité son extérieur, sa ma
nière de parler, tout ce qui saute aux yeux au pre
mier moment de la rencontre avec un inconnu; mais au
delà il n'y avait presque rien dans sa mémoire qui se
rapportât à Véra Pavlovna : l'atelier, l'atelier, l'atelier,
- et les explications de Véra Pavlovna. Ces explica
489,

tions, elle les comprenait toutes, mais Véra Pavlovna


elle-même, elle ne l'avait que fort peu comprise.
— Donc, pour cette fois-ci vous avez trompé mon
attente; j'aurais voulu beaucoup apprendre par vous sur
Mº Kirsanoff; toutefois je ne vous en tiens pas quitte,
dans quelques jours je vous questionnerai de nouveau à
ce sujet.
— Mais pourquoi ne pas faire sa connaissance, si elle
VOus intéresse tant ?
— Je voudrais la faire; je la ferai, peut-être, un jour.
Mais d'abord j'en dois apprendre davantage sur elle.
Beaumont se tut quelques minutes. — Je me demande si
je dois vous faire une prière ? Oui, il vaut mieux que
je vous le dise. Voici ce que c'est : s'il vous arrive de
mentionner mon nom dans vos conversations avec eux,
ne dites pas que je vous ai questionnée sur elle, ou que
j'ai l'idée de faire un jour sa connaissance.
— Mais cela tourne à l'énigme, M. Beaumont, dit
Katérina Vassilievna d'un ton sérieux. — Vous voulez
par mon intermédiaire prendre des informations sur eux,
en vous cachant vous-même ? -

— Oui, Katérina Vassilievna; comment vous l'expli


querai-je ? je crains de faire leur connaissance.
— Tout cela est bien étrange, M. Beaumont.
— C'est vrai. Je vous dirai mieux : je crains que cela
ne leur soit désagréable. Ils n'ont jamais entendu mon
nom. Mais j'ai pu avoir quelque chose avec quelqu'un
de leurs proches, ou même avec eux. Bref, je dois d'a
bord m'assurer s'il leur serait agréable de faire ma
COnnaissance. - . "

— Tout cela est étrange, M. Beaumont.


— Je suis un honnête homme, Katérina VassilieVna ;
j'ose vous assurer que je ne me permettrais jamais de vous
compromettre; je vous vois seulement pour la seconde
fois, mais je vous estime déjà.
490

— Moi aussi, je vois, M. Beaumont, que vous êtes un


honnête homme; mais....
— Si vous me tenez pour un honnête homme, vous
me permettrez de venir vous voir, pour qu'au moment
où vous serez complétement sûr de moi, je puisse vous
demander des détails sur les Kirsanoff. Ou plutôt, vous
romprez le silence vous-même, dès qu'il vous semblera
que vous pourrez satisfaire la demande que je viens de
vous adresser, et que je ne renouvellerai plus. Vous
voulez bien ? -

— Certainement, M. Beaumont, dit Katérina Vassi


lievna, en haussant un peu les épaules. — Mais con
Venez que.....
Elle ne voulut pas achever cette fois.
— Que je dois maintenant vous inspirer quelque mé
fiance ? C'est vrai. Mais je vais attendre qu'il n'en soit
plus ainsi.

XIII.

Beaumont Venait très-souvent chez les Polosoff. « Pour


quoi pas ? pensait le Vieillard : c'est un bon parti. Certes,
ce n'est pas un tel fiancé que Katia aurait pu avoir
autrefois. Mais alors aussi elle n'était ni intéressée, ni
ambitieuse. Pour le moment on n'en saurait désirer un
meilleur ». ,

En effet, Beaumont était un bon parti. Il disait qu'il


pensait habiter la Russie pour le reste de ses jours, car
il la regardait comme sOn pays natal. C'était un homme
positif: à 30 ans, né pauvre, il avait une bonne place.
S'il avait été Russe, il aurait été agréable à Polosoff
qu'il fût noble, mais vis-à-vis des étrangers on n'y pense
pas, surtout vis-à-vis des Français, et 'des Américains
encore moins. En Amérique, aujourd'hui on est ouvrier
chez un bottier, ou chez un laboureur, demain général,
49l

après-demain président, et ensuite de nouveau clerc ou


avocat. C'est là un peuple d'une espèce à part, on ne
cherche de l'individu que l'argent et la capacité. « Et
on a bien raison, réfléchissait Polosoff; moi-même, je suis
un homme de ce genre. J'ai abordé le commerce, épousé
une marchande. L'argent, c'est ce qui importe le plus ;
l'esprit, certainement, aussi, car sans l'esprit on ne sau
rait acquérir : il est sur un bon chemin. Il achètera la
fabrique, y sera régisseur; ensuite il entrera en par
ticipation avec la maison. Et leurs maisons ne sont
pas comme les nôtres. Lui aussi, il remuera des mil
lions... ». -

Il était très-probable que les rêveries de Polosoff sur


son futur gendre ne devaient pas plus se réaliser que
les rêveries analogues de Maria Alexevna. Mais quoi
qu'il en soit, Beaumont était un bon parti pour Katérina
VassilieVna.
Polosoff ne se trompait-il pas, cependant, dans sa
prévision d'un gendre en Beaumont? Si le vieillard avait
eu d'abord quelques doutes, ces doutes auraient disparu,
lorsque Beaumont, deux semaines après qu'il eut com
mencé à les fréquenter, lui eut dit qu'il était très-pro
bable que l'achat de la fabrique serait retardé de quelques
jours; pour rédiger le contrat de vente il voulait en,
tout cas différer, il attendait Mister Loter, qui ne tar
derait pas d'arriver à Pétersbourg. « D'abord, lorsque
je n'étais pas personnellement connu de vous, dit encore
Beaumont, je voulais en finir moi-même. Maintenant ce
n'est pas convenable, après que nous avons fait si bonne
connaissance. Et pour que plus tard il ne puisse y avoir
de malentendus, j'ai écrit à la maison de commerce
que, pendant les pourparlers, j'avais fait la connaissance
du régisseur et principal actionnaire, qui a dans la
fabrique presque toute sa fortune; j'ai demandé, en
conséquence, que la maison envoyât quelqu'un pour
492
conclure cette affaire à ma place, et c'est pour cela
que, comme vous le voyez, Mister Loter va venir.
Prudence et sagesse, cela montrait bien l'intention
d'épouser Katia : une simple connaissance n'aurait pas
suffi pour faire prendre une telle précaution.

XIV.

Les deux ou trois visites suivantes de Beaumont fu


rent d'abord marquées par un accueil assez froid de la
part de Katérina Vassilievna. Elle commençait en effet
de se défier un peu de cet homme peu connu, qui avait
exprimé un désir énigmatique de prendre des informa
tions sur une famille dont, à l'en croire, il n'était pas
connu, et craignait cependant d'en faire la connaissance,
faute de savoir si sa connaissance serait agréable à cette
famille. Mais même pendant ces premières visites, si
Katérina Vassilievna le voyait avec défiance, elle était
néanmoins vite entraînée dans une vive conversation
avec lui. Dans sa vie passée, avant qu'elle eût fait la con
naissance de Kirsanoff, elle n'avait jamais rencontré de
tels hommes. Il sympathisait tant avec tout ce qui l'in
téressait, il la comprenait si bien! Même avec ses amies
chéries (du reste elle n'avait à proprement parler qu'une
seule amie, Polina, qui habitait depuis longtemps Mos
cou, après avoir épousé un fabricant moscovite), avec
Polina même elle ne parlait pas avec tant d'aise, qu'a
Vec lui.
Lui aussi, il venait d'abord, non pour elle, bien en
tendu, mais pour s'informer des Kirsanoff; néanmoins
dès les premiers jours, dès le moment où ils se mirent
à parler de l'ennui et des moyens à prendre pour y é
chapper, on voyait qu'il l'estimait, qu'elle lui était sym
pathique. À leur seconde entrevue il était très-attiré
vers elle par son enthousiasme d'avoir trouvé une occu
493

pation utile. Maintenant à chaque nouvelle entrevue, ses


bonnes dispositions pour elle devenaient plus visibles.
Bientôt une amitié des plus simples et des plus ferventes
se noua entre eux, de sorte .que huit jours plus tard,
Katérina.Vassilievna lui racontait déjà tout ce qu'elle
savait des Kirsanoff: elle était sûre que cet homme ne
pouvait avoir aucune pensée mauvaise.
Il n'est pas moins vrai que lorsqu'elle entama la con
versation au sujet des Kirsanoff, il l'arrêta : « Pourquoi
si tôt. Vous me connaissez trop peu ». « Non, je vous
connais assez, M. Beaumont; je vois que si vous n'avez
pas Voulu m'expliquer ce qui me paraissaît étrange dans
Votre désir, c'est que probablement vous n'aviez pas le
droit de le faire; il y a des secrets ». À quoi, il répondit :
« Et moi, Voyez-Vous, je n'ai plus la même impatience
de connaître ce que je voudrais apprendre sur leur
compte ».

XV.

L'animation de Katérina Vassilievna continuait sans


s'affaiblir, mais elle se transformait en un enjouement
perpétuel plein d'humeur lumineuse. C'est justement cette
animation qui attirait le plus Beaumont vers elle, — on
le voyait bien. Après avoir écouté deux ou trois fois
les récits qu'elle lui faisait au sujet des Kirsanoff, pour
· la quatrième fois il lui dit : « Maintenant je sais tout
ce que j'avais à apprendre. Je vous remercie ».
— Mais que savez-vous donc ? je vous ai seulement
, dit jusqu'à présent, qu'ils s'aiment, et qu'ils sont très
heureux. - -
— C'est tout ce que j'avais à apprendre; d'ailleurs, je
le savais. Et la conversation changea d'objet.
La première pensée de Katérina Vassilievna, à la
première question de Beaumont sur Mº Kirsanoff, avait
494
été qu'il en était amoureux, Mais maintenant on voyait
bien que cela n'était point. -

Autant que Katérina Vassilievna le connaissait main


tenant, elle croyait même que Beaumont n'était pas
capable de devenir amoureux. « Aimer, il le peut. Mais
s'il aime maintenant quelqu'un, c'est moi », pensait
Katérina VassilieVna.

XVI.

Mais s'aimaient-ils vraiment ? Elle, par exemple, l'ai


mait-elle ? Il y eut une circonstance où elle montra de
l'empressement pour Beaumont; mais quelle fin eut cette
circonstance !... Tout autre que celle à laquelle on a dû
s'attendre, d'après le commencement.
Beaumont venait chez les Polosoff tous les jours pour
plus ou moins de temps, mais tous les jours; c'est jus
stement sur cela qu'était basée l'assurance de Polosoff,
que Beaumont voulait demander Katérina Vassilievna
en mariage; il n'y avait pas d'autres indices. Un jour,
la soirée écoulée, Beaumont n'était pas venu.
— Vous ne savez pas ce qu'il est devenu, papa ?
— Je n'en sais rien; il n'avait probablement pas le
temps. -

Une soirée se passe encore, Beaumont n'était toujours


pas venu. Comme le lendemain matin, Katérina Vassilievna
se disposait à sortir. — « Où vas-tu, Katia ? » — « Je
sors pour mes affaires ». Elle alla chez Beaumont. Il
était assis, en pardessus aux larges manches, et lisait;
il releva les yeux de son livre, lorsqu'il vit s'ouvrir la
porte. « Ah, c'est-vous, Katérina Vassilievna ? j'en suis
très-content et je vous remercie beaucoup », cela dit
du même ton dont il aurait accueilli son père et sim
plement un peu plus affable. — « Qu'avez-vous, mon
sieur Beaumont, pourquoi ne venez-vous pas depuis si
495

longtemps ? — vous m'avez rendue inquiète de vous, et


de plus vous êtes cause que je me suis ennuyée ».
— Il n'y a rien d'important, Katérina Vassilievna, je
me porte bien, comme vous le voyez. Ne prendrez-vous
pas du thé ? Voyez, j'en prends.
— Soit, mais pourquoi donc ne vous a-t-on - pas vu
depuis si longtemps ?
— Pœtre, donnez un verre. Vous voyez, je me porte
bien; donc, il n'y a rien. Tenez : j'ai été avec mister
Loter à la fabrique et en lui donnant une explication, je
n'ai pas pris garde et j'ai mis le bras sur un engrenage
qui m'a égratigné le bras. Et ni hier, ni avant hier, je
n'ai pu mettre mon paletot. º

— Montrez-moi votre bras, autrement je m'inquièterai


et Vous croirai mutilé. -

— Oh! non, (Pœtre entra avec un verre pour Katé


rina Vassilievna), je possède bien mes deux mains. Mais
du reste, si vous le voulez (il retira la manche jusqu'au
coude). « Pœtre, videz ce cendrier et donnez-moi le
orte-cigares, il est au cabinet sur la table. Vous voyez que
ce n'est rien; je n'ai eu besoin de rien autre chose que
de taffetas d'Angleterre ». — « Rien ? c'est enflé et très
rouge ». — « Hier c'était bien pire, demain il n'y aura
rien ». (Après avoir vidé le cendrier et apporté le porte
cigares, Pœtre se retira) — « Je n'ai pas voulu paraître
devant vous en héros blessé ».
— « Mais pourquoi ne pas avoir écrit un mot ? » —
« Mais j'ai alors cru que je pourrais mettre mon paletot
le lendemain, c'est-à-dire avant-hier, avant-hierje croyais
pouvoir le faire hier, et hier aujourd'hui. Je croyais que
cela ne valait pas la peine de vous inquièter ».
— « Et vous m'aviez inquiétée beaucoup plus. Ce n'est
pas bien, mister Beaumont. Quand aurez-vous fini cette
affaire de l'achat ? » — « Un de ces jours, probablement,
mais, savez-vous, ce n'est pas de moi, ni de mister L0
496

ter, que vient ce retard, mais de la société même ». -


« Qu'est-ce que vous lisiez ? » — « Le nouveau roman
' de Thackeray. Avoir un tel talent et rabâcher toujours
la même chose ! c'est parce que le fonds des pensées est
petit ».
« Je l'ai déjà lu; en effet, etc...» On regretta la chute
de Thackeray, on parla une demi-heure d'autres choses
semblables ». « Mais il est temps d'aller chez Véra Pav
lovna, quand donc ferez-vous leur connaissance ? ce sont
de très-bonnes gens ». — « Un jour ou l'autre je vous
prierai de m'y conduire. Je vous remercie beaucoup pour
votre visite. Est-ce là votre cheval? » — « Oui, c'est le
mien ». — « Voilà pourquoi monsieur votre père ne s'en
sert jamais. C'est un beau cheval ». -

— « Il me semble; je n'y comprends rien ». — « C'est


un très-bon cheval, monsieur, de 350 roubles environ »
dit le cocher. — « Quel âge a-t-il ? » — « Six ans, mon
sieur ». — « Allons, Zakhar, je suis prête. Au revoir,
M. Beaumont, viendrez-Vous aujourd'hui ? » — « J'en
doute... non; demain, pour sûr ».

xVII.
Est-ce que c'est ainsi que se font les visites des jeunes
filles amoureuses ? D'abord, aucune jeune fille bien élevée
ne se permettrait jamáis quelque chose de semblable ;
mais si elle se le permettait il en sortirait évidemment
autre chose. Si l'acte de Katérina Vassilievna est con
traire à la morale, le contenu de cet acte pour ainsi
dire immoral, est encore plus contraire à toutes les
idées admises. N'est-il pas clair que Katérina Vassilievna
et Beaumont étaient non pas des hommes, mais des
poissons, ou, s'ils étaient des hommes, du moins ils avaient
du sang de poisson dans les veines ? Et quant elle le
voyait chez elle, elle le traitait d'une manière tout-à
497

fait conforme à cette entrevue. « Je suis fatiguée de


causer, M. Beaumont, disait-elle, lorsqu'il restait par trop
longtemps, restez avec papa, et moi je m'en vais chez
moi »; et elle s'en allait. Parfois il répondait à cela:
— Restez encore un quart d'heure, Katérina Vassi
lieVna. - -

— Soit, répondait-elle alors. Mais plus souvent il


répondait: — Donc, au revoir, Katérina Vassilievna.
Quels sont ces gens-là ? voudrais-je savoir, et je vou
drais savoir aussi, si ce ne sont pas tout simplement de
braves gens, que personne n'empêche de se voir à leur
guise, que personne n'empêchera de se marier, dès que
cela leur viendra à l'idée, et qui, par conséquent, n'ont
pas de raison de se raidir contre les obstacles. Pour
tant je suis confus de leur froide fréquentation, non
pas tant pour eux, que pour moi-même. Suis-je con
damné, en tant que romancier, à compromettre devant
les gens bien élevés tous mes héros et héroïnes ? Les
uns mangent et boivent, les autres ne se surexcitent
pas sans raison: quel monde peu intéressant !
-

XVIII.

Et cependant de l'avis du vieux Polosoff, l'affaire tou


chait au mariage. Quoi, avec des relations de ce genre
entre les prétendus amoureux, pouvait-il s'imaginer une
chose pareille ? N'avait-il pas entendu leurs conversa
tions ? Pas toujours, c'est vrai : ils restaient souvent avec
lui, mais plus souvent ils allaient s'asseoir ou se pro
mener dans , d'autres pièces. Il est Vrai que çela ne
changeait rien à leurº conversation. Ces conversations
étaient telles qu'un connaisseur du cœur humain (d'un
cœur humain que les hommes n'ont pas en réalité),
aurait perdu tout espoir de voir jamais Katérina Vas
silievna et Beaumont mariés. Non qu'ils ne parlassent
, 32
498

point entre eux de sentiments, ils en parlaient comme


de toute autre chose, mais peu et sur quel ton ! Sur un
ton révoltant, tellement il était calme, et quant au con
tenu, horrible d'excentricité. Voici un exemple: Une
semaine après la visite pour laquelle Beaumont avait
« remercié beaucoup » Katérina Vassilievna, après deux
mois de leur connaissance, la vente de la fabrique fut
terminée; mister Loter se disposait à partir le lende
main (et il partit; n'attendez pas de catastrophe de sa
part; après avoir fait, comme cela convient à un négo
ciant, l'opération commerciale, il déclara à Beaumont
que la maison le nommait régisseur de la fabrique aux
appointements de 1000 livres sterling; c'est à quoi il
fallait s'attendre, et voilà tout; quel besoin a-t-il de se
mêler d'autre chose que de commerce, jugez-en vous
même); les actionnaires, y compris Polosoff, avaient à
recevoir le lendemain même (et c'est ce qu'ils firent, n'at
tendez pas de catastrophe ici non plus : la maison de <

Hodgson, Loter et C. est très-solide) la moitié de la


somme en argent comptant et l'autre moitié en lettres
de change , payables à 3 mois. Polosoff, satisfait de
tout cela, était assis à une table au salon, feuilletant
ses papiers d'intérêts, et écoutant en partie la conver
sation de sa fille aVec Beaumont, lorsqu'ils passaient
par le salon : ils se promenaient dans les quatre chambres
donnant sur la rue.
— Si la femme, la jeune fille est gênée par les préjugés,
disait Beaumont sans plus faire ni d'anglicismes, ni
d'américanismes, l'homme aussi — je parle de l'hon
nête homme, — supporte par là de grands inconvé
nients. Comment se marier avec une jeune fille qui n'a
pas fait l'expérience des relations journalières qui se
ront la conséquence de son consentement à la proposi
tion ? Elle ne saurait juger si la vie journalière avec
un homme d'un caractère semblable à celui de son fiancé,
lui plaira ou non.
--
499

— , Mais, mister Beaumont, si ses relations avec cet


homme ont été journalières, cela lui offre toutefois une
certaine garantie de bonheur mutuel.
— Une certaine, — oui, toutefois ce serait bien plus
sûr, si l'épreuve était plus complète. La jeune fille, d'après
le caractère des relations qui lui sont permises, ne
connaît pas assez le mariage, aussi est-il pour elle un
risque énorme. Il en est de même de l'honnête homme
qui épouse. Seulement lui, il peut juger en général, il
connaît de près des femmes de divers caractères, il sait
quel caractère lui convient le plus. Elle n'a pas cette
expérience.
— Mais elle a pu observer la vie et les caractères
dans sa famille, dans ses connaissances, elle a pu beau
coup réfléchir.
— Tout cela est bel et bon, mais ce n'est suffisant.
Rien ne saurait remplacer l'expérience personnelle.
— Vous voulez que les veuves seules se marient, dit
en riant Katérina Vassilievna. -

— Votre expression est très-heureuse. Les veuves


seules. Aux jeunes filles on devrait interdire de se
marier.
— C'est vrai, dit sérieusement Katérina Vassilievna.
C'était d'abord bien bizarre pour Polosoff que d'enten
dre de telles conversations ou des parties de ces con
versations. Mais maintenant il était un peu accoutumé
et se disait : « Et moi aussi, je suis un homme exempt
de préjugés. J'ai abordé le commerce et me suis marié
avec une marchande ». -

Le lendemain, cette partie de la conversation, (la con


versation générale roulait d'habitude sur d'autres sujets)
— cette partie de la conversation de la veille conti
nuait ainsi : -

-- Vous m'avez raconté l'histoire de votre amour


pour Solovtzoff. Mais qu'était-ce ? C'était......
500

— Asseyons-nous si cela Vous est égal. Je suis fati


guée de marcher. -

— Bon..... un sentiment enfantin, qui ne donnait point


de garantie. Cela est bon pOur en plaisanter, quand on
s'en souvient, et aussi pour s'en chagriner, si vous voulez,
car il y avait là un côté bien triste. Vous n'avez été sauvée
que grâce à un cas extrêmement rare, parce que l'affaire
est tombée dans les mains d'un homme, tel qu'Ale
Xandre.
— Qui ?
- Matvéitch Kirsanoff, compléta-t-il, comme s'il ne
s'était pas arrêté sur le prénom « Alexandre » — sans
Kirsanoff, Vous auriez péri ou de la phthisie, ou du
vaurien. Vous aurez pu déduire de là des idées bien
fondées sur le caractère nuisible de la situation que
Vous aviez occupée dans la société. Et vous les avez
déduites. Tout cela est fort raisonnable, mais ne vous a
nullement donné l'expérience nécessaire pour apprécier
le caractère qu'il serait bon pour vous de trouver dans
votre mari. Ce n'est pas un vaurien qu'il vous faut,
- mais un honnête homme, voilà tout ce que vous avez
pu apprendre. Bien. Mais est-ce que toute honnête
femme serait contente, quel que fût le caractère de
l'homme qu'elle aurait choisi, pourvu qu'il fût honnête ?
Il faut, dans ces choses, mieux connaître les relations
et les caractères, il faut une tout autre expérience.
Nous avons décidé hier que seules les veuves doivent
' se marier, selon votre expression. Quelle Veuve êtes-Vous
dOnc ?
Beaumont disait tout cela avec une sorte de mécon
tentement, et dans les dernières paroles on entendait
presque du dépit. -

— C'est vrai, dit un peu tristement Katérina Vassi


lievna, mais dans tous les cas je n'ai pas pu tromper.
— Et vous n'y auriez pas réussi, parce qu'on ne sau
rait feindre l'expérience, quand on n'en a pas.
50l

— Vous parlez toujours de l'insuffisance de moyens


chez nous, jeunes filles, pour faire un choix bien fondé.
En général, pour que le choix soit fondé il ne faut pas
d'expérience de ce genre. Si la jeune fille n'est pas
trop jeune , elle peut, alors, très-bien connaître son
propre caractère. Moi, par exemple, je me connais et il
est Visible que je ne changerai pas. J'ai 22 ans. Je sais
ce qu'il me faut pour être heureuse : vivre tranquille
ment, sans que personne trouble ma paix, et voilà
tout.
— Vous avez évidemment raison.
— Est-il si difficile de voir si ces traits indispen
sables existent ou non dans le caractère d'un homme
donné ? On le voit en quelques conversations.
— Vous avez raison. Mais vous avez dit vous-même,
que c'est là l'exception et non la règle. .
— Certes la règle n'est pas là, M. Beaumont; les
conditions de notre vie, nos notions et nos mœurs
étant données, on ne saurait désirer pour une jeune
fille ce savoir des relations de chaque jour, ce savoir
dont nous disons que s'il manque, la jeune fille risque
le plus souvent de faire un mauvais choix. Dans les
conditions actuelles, sa situation est sans issue. Ces
".

conditions une fois données, qu'elle entre dans quelques


relations que ce soit, cela non plus ne saurait presque
dans aucun cas lui donner de l'expérience ; on me sau
rait en attendre de l'utilité, et le danger est grand.
La jeune fille pourrait en effet s'abaisser facilement,
apprendre la dissimulation. Elle devrait tromper ses
parents et le monde, se cacher d'eux, ceci est voisin de
la tromperie, qui abaisserait effectivement son caractère.
Il est très-probable aussi qu'elle envisagerait la vie par
trop légèrement. Et si cela n'arrivait pas, si elle ne
devenait pas mauvaise, son cœur serait brisé. Et ce -
pendant, elle ne gagnerait presque rien dans l'expé
502
rience de la vie courante, parce que ces relations, 0U1
si dangereuses pour son caractère, ou si douloureuses
pour son cœur, ne sont jamais que des relations d'ap
parat et non pas des relations de chaque jour. Vous
voyez qu'on ne saurait nullement conseiller cela, notre
genre de vie étant donné. v.

— Certes, Katérina Vassilievna ; mais c'est justement


pour cela que notre genre de vie est mauvais.
— Assurément, nous sommes d'accord sur ce point.
De quoi s'agit-il en effet ? Sans même parler de l'im
broglio des notions générales, quel sens cela avait-il
dans les relations personnelles ? L'homme dit : « Je doute
que vous soyez une bonne femme pour moi !» Et la jeune
fllle répond : « Non, je vous en prie, faites-moi une pro
position ». Insolence inouie ! ou peut-être ce n'est pas
cela ? Peut-être. L'homme dit : « Si je serais heureux
avec vous, je n'ai pas à en parler : mais soyez prudente,
même en me choisissant, Vous m'avez choisi, — mais je
vous en prie, réfléchissez, réfléchissez encore. C'est une
chose beaucoup trop grave même vis-à-vis de moi qui
vous aime beaucoup, ne vous livrez pas sans un examen
bien sévère et bien raisonné ». Et peut-être la jeune fille
répond : — « Mon ami, je vois que vous pensez non à
vous-même mais à moi. Vous avez raison de dire que
nous sommes des êtres pitoyables, on nous trompe,
on nous mène à l'erreur les yeux bandés. Mais n'ayez
pas peur pour moi : m0i je suis sûre que vous ne me
trompez pas. Mon bonheur est certain. Autant vous
êtes tranquille pour vous, autant je le suis pour moi ».
— Je m'étOnne de ceci seulement, continua Beau
mont le lendemain (ils marchaient de nouveau le long
des chambres, dans l'unes desquelles restait Polosoff):
- je m'étonne de ceci seulement, qu'il y ait encore,
dans de telles conditions, des unions heureuses.
- Vous parlez comme si vous étiez faché qu'il y ait
503

des unions heureuses, dit en riant Katérina Vassilievna.


Maintenant, comme on le voyait bien, elle riait sou
vent, d'un rire doux et gai.
— Et en effet, elles peuvent porter vers de tristes
pensées : si avec des moyens si insuffisants pour juger
de ses besoins et des caractères des hommes, les jeunes
filles savent toutefois faire un choix assez heureux, quelle
lucidité et quelle sagacité de l'esprit féminin cela ne
prouve-t-il pas ! De quel esprit perspicace, fort et juste
la femme est-elle douée par la nature ! Et cet esprit
reste sans utilité pour la société, elle le repousse, elle
l'écrase, elle l'étouffe — s'il n'en était pas ainsi, si on
ne comprimait pas, si on ne tuait pas une si grande
quantité de forces morales, l'humanité marcherait dix
fois plus vite. . -

—Vous êtes un panégyriste des femmes, M. Beaumontº


ne pourrait-on pas expliquer plus simplement tout cela
par le hasard ?
— Le hasard ! Expliquez tout ce que vous voudrez
par le hasard , lorsque les cas sont nombreux, ils sont
le produit d'une cause générale. On ne saurait donner
sur ce point d'autre explication qu'un choix raisonné en
raison de l'intensité et de la perspicacité de l'esprit des
jeunes filles. |
— Vous raisonnez dans la question des femmes comme
mistress Beecher-Stowe, M. Beaumont. Elle démontre
que la race nègre est mieux douée sous le rapport de
l'intelligence que la race blanche.
— Vous plaisantez, mais je ne plaisante pas du
tout.
— Vous m'en voulez de ne pas m'être inclinée devant
la femme ? Mais considérez au moins comme circonstance
atténuante la difficulté qu'il y a à se mettre à genoux
devant soi-même.
— Vous plaisantez, je me dépite sérieusement.
504

— Pas contre moi, bien entendu ? Si les femmes et Ils dirt


· les jeunes filles ne peuvent pas faire ce qui, selon vous, Vieillard :
leur est indispensable, je n'y suis absolument pour bras dess
rien. Du reste, je vais vous dire sérieusement mon avis, — « Il a
si vous le voulez, non toutefois sur la question des fem role. Bon
mes, je ne veux pas être juge dans ma propre cause, — Dit
mais proprement sur vous-même, M. Beaumont. Vous êtes paS.
un homme d'un caractère très-retenu, et vous vous | -- Cel
mettez en colère quand vous parlez de cette question. Que raître a
signifie cela ? Que vous avez probalement eu sur ce Mais v(
point quelque aventure personnelle. Probablement, vous à ce p(
avez été victime d'une erreur dans un choix fait par Voir. C
une jeune fille inexpérimentée, selon vous.* ble. Ma
— Peut-être moi, ou peut-être quelqu'un qui m'est bien d'a
proche. Cependant, songez-y, Katérina Vassilievna. Je C'est b
· vous dirai cela , quand j'aurai reçu votre réponse. SupposC
Dans trois jours je vous prierai de me donner une
ladelph
réponse. - -
lente [
— À une question qui n'est pas formulée ? Vous con homme
nais-je si peu, qu'il me faille y réfléchir pendant trois
jours ? Katérina Vassilievna s'arrêta, mit sa main sur le Et cep
à donr
cou de Beaumont, inclina vers elle la tête du jeune dre au
homme, et le baisa au front. | -

pu êtr
D'après tous les exemples des temps passés, et même
d'après l'exigence de la politesse vulgaire, Beaumont
ainsi,
aurait dû l'embrasser et la baiser sur la bouche ; mais
pas ce
il ne le fit pas, il serra seulement la main qui l'avait
déûnit
-

enlacé. « C'est bien, Katérina Vassilievna, pensez-y néan


(
moins ». Et ils se mirent à marcher de nouveau.
]
— Mais qui vous a dit, Charlie, que je n'y ai pas pensé
(
depuis beaucoup plus de trois jours ? lui répondit-elle,
t
en tenant toujours sa main. -

— Sans doute je le voyais bien. Je vais tout vous


dire, maintenant, — c'est un secret, allons dans cette
chambre, et asseyons-nous, pour qu'on ne nous en
tende pas. -
505

Ils dirent ces derniers mots en passant devant le


vieillard : celui-ci voyant qu'ils allaient bras dessus,
bras dessous, ce qui n'avait jamais eu lieu, se dit :
— « Il a demandé sa main, et elle lui a donné sa pa
role. Bon ». -

— Dites votre secret, Charlie ; ici papa n'entendra


paS.
-- Cela semble ridicule, Katérina Vassilievna, de pa
raître avoir peur pour vous; certes il n'y a rien à craindre.
Mais vous comprendrez pourquoi je vous mets en garde
à ce point, quand je vous dirai ce qu'il m'est arrivé de
Voir. Certes, nous, nous pourrions nous deux vivre ensem
ble. Mais elle, je la plaignais. Combien elle souffrait, et com
bien d'années elle a été privée de la vie qu'il lui aurait fallu!
C'est bien triste. Où a eu lieu la chose, peu importe :
supposons que ce soit à New-York, à Boston ou à Phi
ladelphie, — où vous vous voudrez. C'était une excel
lente personne, elle tenait son mari pour un excellent
homme. Ils étaient extrêmement attachés l'un à l'autre.
Et cependant elle a dû beaucoup souffrir. Il était prêt
à donner sa tête pour procurer à sa femme la moin
dre augmentation de bonheur. Et pourtant elle n'a pas
pu être heureuse avec lui. Heureusement, que cela a fini
ainsi. Mais cela était pénible pour elle. Vous ne savez
pas cela, c'est pourquoi je n'ai pas encore votre réponse
définitive. - - -

— Ai-je pu entendre ce récit de quelqu'un ?


— Cela se peut,
— D'elle-même, peut-être ?
— Cela se peut. -

— Je ne t'ai pas encore donné de réponse ?


— Non.
— Tu le sais.
— Je le sais, dit Beaumont, et la scène ordinaire qui
doit avoir lieu entre les fiancés, commença avec force
embrassements.
IlOUlS m
XIX.
et l'aut
Le lendemain à trois heures, Katérina Vassilievna bourg ?
vint chez Véra Pavlovna. DUl IlOu
— Je me marie après-demain, Véra Pavlona, dit-elle bourg.
en entrant, — et ce soir je vous amenerai mon fiancé. — Il
— Sans nul doute, avec Beaumont dont vous êtes de deman
puis longtemps devenue folle. — I
— Moi ? devenir folle? Lorsque cela s'est passé si
simplement ? Véra
– Je crois bien qu'avec lui Vous avez parlé avec Viens
simplicité, mais avec moi il n'en est rien.
— Vraiment ? c'est curieux. Mais voici ce qui est Il
plus curieux encore: il vous aime beaucoup, tous deux, Visite
mais vous, Véra Pavlovna, il vous aime encore beau
coup plus qu'Alexandre Matvéitch. -

tennk
— Qu'y a-t-il de curieux ? Si vous lui avez parlé de
moi avec la millième partie de l'enthousiasme que vous
avez mis à me parler de lui, cela va de soi... Sais
— Vous croyez qu'il vous connaît par moi ? C'est jus et en
tement là que gît le lièvre, ce n'est pas par moi, il
vous connaît par lui-même, et beaucoup plus que moi.
— Voilà une nouveauté ! Comment ça ? -

— Comment ? À l'instant je vais vous le dire. Dès le


Le
prenier jour de son arrivée à Pétersbourg, il désirait
vivement vous voir, mais il lui semblait qu'il ferait mieux plus
Sur
d'ajourner votre cônnaissance jusqu'à ce qu'il pût venir
non pas seul, mais avec sa fiancée ou sa femme. Il racc
lui semblait qu'il vous serait plus agréable de le voir Dar
je U)
de la sorte. Vous voyez donc que notre mariage a surgi
de son désir de faire votre connaissance.
— Vous épouser pour faire ma connaissance ? .
— M'épouser ! mais qui vous dit qu'il m'épouse pour
vous ? Oh non, ce n'est pas , pour l'amour de vous que

tab
507

nous nous marions. Mais est-ce que nous savions l'un


et l'autre que nous existions, lorsqu'il est venu à Péters
bourg ? Et, s'il n'était pas venu, comment aurions-nous
pu nous connaître ? Or, il est venu pour vous à Péters
bourg. Y êtes-vous ?
— Il parle mieux le russe que l'anglais, disiez-vous ?
demanda avec émotion Véra Pavlovna.
- Le russe, comme moi, et l'anglais comme moi.
- Katennka, chère amie, que je suis heureuse !
Véra Pavlovna se mit à embrasser sa visiteuse. Sacha,
Viens ici ! Vite ! Vite !
— Qu'y a-t-il, Vérotchka ? Bon jour Katérina Vass....
Il n'eut pas le temps de prononcer ce nom, que la
visiteuse l'embrassait.
— C'est Pâques aujourd'hui, Sacha, ainsi dis à Ka
tennka : il est véritablement ressuscité. ")
— Mais qu'y a-t-il donc ?
— Assieds-toi, elle nous le racontera : moi-même, je ne
sais encore presque rien. Assez de vous embrasser, -
et en ma présence encore ! Raconte, Katennka.

XX.

Le soir de cette journée il y eut certainement encore


plus de bruit. Mais lorsque l'ordre fut rétabli, Beaumont,
sur la réquisition de ses nouvelles connaissances, en
racontant l'histoire de sa vie, commença directement
par son arrivée aux États-Unis. Dès mon arrivée, dit-il,
je mis tous mes soins à acquérir au plus vite la natu
«

*) Pendant les fêtes de Pâques les orthodoxes, en se rencontrant, s'em


brassent trois fois en disant l'un : « Christ est ressuscité n - « Il est véri -
tablement ressuscité m répond l'autre.
508
de consid
ralisation. Pour cela, j'ai dû me lier avec quelqu'un, et de ses
mais avec qui ? avec les abolitionnistes, bien entendu.
du reste
J'ai écrit quelques articles dans la Tribune sur l'in
partie au
fluence du servage sur toute l'organisation sociale de
la Russie. C'était là un nouvel argument assez valable
là, quant
immense
pour les abolitionnistes contre l'esclavage, dans les
8nages d
États du Sud, et, en conséquence, je devins citoyen du
Presque !
Massachusetts. Bientôt après mon arrivée, toujours par
les abolitionnistes, j'obtins une place dans une de leurs
les jours
peu nombreuses maisons de commerce à New-York. encore)
de camp
— Ensuite vint l'histoire que nous connaissons déjà.
Cette partie de la biographie de Beaumont est donc hors Vieillard
CesSe Das
de doute.
recevoir
XXI.
des visite
silievna 6

On était convenu que les deux familles chercheraient Jeunes ge


deux logements, l'un à côté de l'autre. En attendant que - ºst un b
des logements commodes fussent trouvés et arrangés, Pour le c
les Beaumont s'étaient logés dans la fabrique où, sui Polosofr
et Comme
.
vant les ordres de la maison, un logement pour le ré
lui Qu'a
gisseur avait été arrangé. Cette retraite hors de la ville
pouvait être considérée comme correspondant au voyage
que font les nouveaux mariés, suivant une excellente
coutume anglaise, qui se répand actuellement dans toute
l' Europe. º - 9hacun
Lorsque, six semaines plus tard, deux logements com †antais§
modes l'un à côté de l'autre furent trouvés, les Kirsa ruit, Cht
noff allèrent loger dans l'un, les Beaumont dans l'autre, - Parer
et le vieux Polosoff préféra rester dans l'appartement ºinutes (

de la fabrique, dont l'étendue lui rappelait, ne fût-ce


que faiblement, sa grandeur passée. Il lui était agréa
ble d'y rester encore pour la raison qu'il était là le
personnage le plus considérable à trois ou quatre vers
tes à la ronde : on ne saurait compter les témoignages
-

- 509

de considération qui lui venaient autant de ses commis


et de ses commissionnaires, que de ceux des environs et
du reste de la population des faubourgs, qui était en
partie au-dessous et en partie un peu au-dessus de ceux
là, quant à la position sociale. Et c'était avec un plaisir
immense qu'il recevait, patriarcalement, ces témoi
gnages de respectueuse considération. Le gendre venait
presque tous les matins à la fabrique, et presque tous
les jours, Katia avec lui. L'été ils - allaient (et vont
encore) loger tout-à-fait à la fabrique, qui sert ainsi
de campagne. Pendant les autres saisons, outre que le
vieillard reçoit le matin sa fille et son gendre (qui ne
cesse pas d'être Américain du Nord), il a le plaisir de
recevoir chez lui une fois par semaine, et plus souvent,
des visiteurs venant pour la soirée avec Katérina Vas
silievna et son mari, soit les Kirsanoff avec quelques
jeunes gens, soit une société plus nombreuse : la fabrique
est un but de promenades fréquentes hors de la ville
pour le cercle des Kirsanoff et pour celui des Beaumont.
Polosoff est très-content de chacune de ces visites,
et comment voulez-vous qu'il en soit autrement ? c'est
à lui qu'appartient le rôle de l'hôte, le rôle patriarcal.

XXII.

Chacune des deux familles vit à sa manière, selon sa


fantaisie. Les jours ordinaires, chez l'une, il y a plus de
bruit, chez l'autre, plus de tranquillité. On se voit comme
des parents; un jour plus de dix fois, mais une ou deux
minutes chaque fois ; un autre jour, l'un des logements
reste vide presque toute la journée, sa population est
dans l'autre logement. Il n'y a pas de règle pour cela.
Et quand il arrive qu'une cohue de visites survient, il
n'y a pas non plus de règle : tantôt la porte entre les
deux logements reste fermée, (la porte entre les deux
510 •*

salons est généralement fermée et ce n'est que la porte


entre la chambre de Véra Pavlovna et celle de Katérina de la L
Vassilievna qui est toujours ouverte) — tantôt donc la aVec leS
porte unissant les chambres de réception reste fermée, et Ou « L:
c'est lorsque la compagnie n'est pas nombreuse; tantôt, hiver u
lorsque la soirée est plus nombreuse, cette porte s'ouvre, deux fe
et alors les visiteurs ignorent chez qui ils sont, si c'est mement
chez Véra lPavlovna, ou chez Katérina Vassilievna, et cel grecs sl
les-ci n'en savent guère plus. On pourrait peut-être éta silievna
blir ceci: quand les jeunes gens veulent s'asseoir, c'est langou
presque toujours chez Katérina Vassilievna ; , dans le âme »
cas contraire on est presque toujours chez Véra Pav les bot
lovna. Mais on ne saurait considérer les jeunes gens belles
pour des visiteurs, — ils sont de la maison, et Véra parmi ]
Pavlovna les chasse sans cérémonie chez Katérina dans u
Vassilievna. « Vous m'ennuyez, messieurs; allez chez Ka douze
tennka, vous ne l'ennuyez jamais. Et pourquoi! vous Ile fusst
conduisez-vous plus tranquillement chez elle que chez lorsqu
moi? Pourtant je suis un peu plus âgée ». Scène
— Ne vous inquiétez pas, nous l'aimons plus que Quoi
VOl1S. ",
plusin
— Katennka, pourquoi t'aiment-ils plus que moi ? lievna
— Katérina Vassilievna nous traite en hommes sé
l'heux
rieux, l et c'est pourquoi nous sommes sérieux avec de Ce
elle.
· Une invention qui n'était pas sans effet, se répétait
assez souvent l'hiver dernier dans leur cercle restreint,
lorsque se rassemblait la jeunesse seule, et les amis
les plus intimes : on rapprochait les deux pianos à queue
des deux logements : la jeunesse tirait au sort et se
dlvisait en deux chœurs, faisait asseoir ses protectri
ces, chacune à un piano, l'une vis-à-vis de l'autre, puis
chaque chœur se mettait derrière sa prima donna, et
on chantait en même temps, Véra Pavlovna et ses ac
compagnants : La donna è mobile, ou quelque chanson
511

de la Lisette de Béranger , et Katérina Vassilievna


avec les siens « Depuis longtemps repoussé par toi »,
ou « La chanson pour Iérœmouchka ") ». Mais cet
hiver un autre divertissement était à la mode ; les
deux femmes avaient réorganisé en commun, confor
mement à leurs mœurs, « la discussion des philosophes
grecs sur le beau »; elle commence ainsi : Katérina Vas
silievna, en levant les yeux au ciel et en soupirant
langoureusement, dit: « Divin Schiller, ivresse de mOn
âme ». Véra Pavlovna réplique avec dignité: « Mais
les bottines en prunelle du magasin de Koroloff sont
belles aussi », et elle avançait son pied. Quiconque
parmi les jeunes gens riait à cette controverse, était mis
dans un coin. Vers la fin de la controverse, des dix ou
douze individus, il n'en restait que deux ou trois qui
ne fussent pas en pénitence. Mais la joie était au comble
lorsque par supercherie ſon amenait Beaumont à cette
scène et qu'on l'envoyait dans un coin.
Quoi encore ? Les ateliers continuent à exister, à se lier
plusintimement; à présent il yen en a trois; KatérinaVassi
lievna a depuis longtemps organisé le sien, et remplace à
l'heure qu'il est très-souvent Véra Pavlovna dans l'atelier
de celle-ci, et bientôt elle devra la remplacer totalement
puisque dans le courant de cette année, Véra Pavlovna,
— pardonnez le-lui — passera sa thèse de médecin, et
alors elle n'aura plus le temps de s'occuper de
l'atelier. « C'est dommage que le développement de
ces ateliers soit impossible; comme ils s'accroîtraient !»
« dit parfois Véra Pavlovna. Katérina Vássilievna ne ré
pond rien à cela, seulement ses yeux brillent de haine.
— Que tu es fougueuse, Katia; tu es pire que moi, dit

º) De Nekrassoff, le plus célèbre poète russe.


512

Véra Pavlovna, C'est heureux que ton père ait encore aNa\!
quelque chose. tomb
« — Oui, Vérotchka, on est plus tranquille pour son légè
enfant » (elle a donc un enfant). « — Mais tu m'a fait, qu'ê
songer je ne sais à quoi. Notre vie se passera d'une On r
manière douce et tranquille ». Katérina Vassilievna ne
répond rien. « Oui, dis donc oui pour moi », Katérina
Vassilievna sourit : « Cela ne dépend pas de mon « oui » Var

Ou mOn de « non », aussi pour te faire plaisir je dirai: touſ


oui, notre vie se passera tranquillement ».
Et en effet ils vivent tranquillement. Ils vivent d'ac
cord et amicalement, d'une manière douce et bruyante,
d'une manière joyeuse et raisonnable. Mais il ne s'ensuit
nullement de là que mon récit sur eux soit terminé,
non pas. Tous quatre sont encore jeunes, actifs, et si
leur Vie s'est arrangée de la manière susdite, elle n'a
point cessé par là d'être intéressante, tant s'en faut;
j'ai encore à en racOnter beaucoup, et je garantis que
la suite de mon récit sur eux sera beaucoup plus inté
ressante que ce que je vous ai raconté jusqu'à présent.

XXIII.

Ils vivent gaiement et en amis, travaillent et se re


posent, jouissent de la vie et regardent l'avenir, sinon
sans inquiétude, du moins avec la ferme assurance que
plus on avance dans la Vie, plus elle sera bonne. C'est ainsi
qu'ils ont passé l'avant-dernière et la dernière années.
Vers la fin de l'hiver de cette année, Véra Pavlovna
se disait : « Y aura-t-il encore un jour de gelée pour
qu'on puisse, au moins une seule fois encore, organiser un
pique-nique d'hiver ? » Personne ne pouvait répondre à
sa question, seulement un jour passait après l'autre,
et le dégel continuait, et chaque jour la probabilité du
pique-nique d'hiver diminuait. Enfin il vint quand on
513

avait déjà perdu l'espoir. Une épaisse neige d'hiver était


tombée et sans amener de dégel, mais en revanche une
légère gelée; le ciel était clair, la soirée ne pouvait
qu'être belle. — Pique-nique ! Pique-nique ! à la hâte,
on n'eut pas le temps de rassembler beaucoup de monde
— un petit pique-nique sans invitations.
Le soir deux traîneaux glissaient. Dans l'un on ba
vardait et on plaisantait, dans l'autre on était sorti de
toutes les convenances. À peine sorti de la ville, on y
chante à pleine voix. Quoi? -

-- --- - • Elle sOrtait la belle - -

De la porte cochère neuve


De la neuve porte cochère en bois d'érable
De la porte cochère à carreaux.
Mon père est bien sévère
Il m'est défaVorable -

Il ne veut pas que je me promène trop tard


Et que je joue avec les jeunes hommes.
Mais je n'écoute pas mon père
Je veux satisfaire mon bien aimé......

Une chanson ! Mais est-ce tout ? tantôt ce traîneau


Va au pas et reste en arrière d'un quart de verste,
tout-à-coup il glisse rapidement, on pousse des cris bel
ligueux et lorsqu'on approche du traîneau convenable
les boules de neige font fureu)'. Les gens du traîneau
convenable, après deux ou trois agressions de ce genre,
se décident à se défendre et font provision de munitions,
et cela avec tant d'adresse qu'on ne s'en est pas aperçu
dans le traîneau turbulent. Voilà le traîneau turbulent
qui Va de nouVeau au pas, et reste en arrière, et le
traîneau convenable continue astucieusement sa route.
Le traîneau turbulent va de nouveau ventre à terre, les
cris belliqueux recommencent, les gens du traîneau con
33
5} 4

venable sont préparés à une inopinée et vigoureuse ré


sistance, mais quoi ? le traîneau turbulent prend à droite,
à travers le ruisseau, et passe comme un éclair à la
distance de 5 sagènes (ll mètres): « C'est elle qui s'en
est aperçue et qui a pris les rênes », dit-on dans le
traîneau convenable — « Mais non, mais non, nous les
rattraperons! nous nous vengerons ! » Galop infernal.
Les rattraperont-ils ? — « Nous les rattraperons ! » Non !
« Nous les rattraperons » avec une nouvelle fougue. —
« Ils nous rattraperont ! Ils ne nous rattraperont pas »
—- Si !
INOn !
Dans le traîneau convenable étaient les Kirsanoff et
les Beaumont; dans le traîneau turbulent quatre jeunes
gens et une dame, et c'est d'elle que venaient toutes les
folies du traîneau turbulent.
- Bon soir, mesdames et messteurs, nous sommes bien
aises de vous revoir, dit-elle du haut du perron de laſfa
brique : — messieurs, aidez les dames à descendre du
traîneau, ajouta-t-elle, en s'adressant à ses compagnons
de promenade. -

Vite, vite dans les chambres ! la gelée avait fardé


tout le monde !
— Bon soir, vieux. Mais il n'est pas vieux du tout !
Katérina Vassilievna, pourquoi l'avez-vous calomnié
en me disant qu'il était vieux ? Il me fera encore la
cour, VOus me la ferez, cher vieux, dit la dame du
traîneau turbulent. -

- Je vous la ferai, dit Polosoff, déjà charmé de ce


qu'elle avait caressé avec affabilité ses favoris grison
nants.
— Enfants, lui permettez-vous de me faire la
Cour ? - -

— Nous le permettons, dit l'un des jeunes gens.


- Non, non, disent les trois autres.

-
515

Mais pourquoi la dame du traîneau turbulent était-elle


en noir ? Etait-ce un deuil ou un caprice ? -

, - Mais après tout je suis fatiguée, dit-elle en se jetant


sur un divan dans un coin du salon. - Enfants, des
coussins ! mais non pour moi seule, les autres dames
sont aussi fatiguées.
— Oui, vous nous avez harassés, dit Katérina Vassi
lievna.
- Que cette course effrénée dans des ornières m'a
fatiguée ! dit Véra Pavlovna.
— Heureusement que nous n'avons eu , qu'une seule
verste à faire ! dit Katérina Vassilievna. A.

Elles tombèrent, n'en pouvant plus, sur le divan bourré


de coussins.
- Que vous êtes inhabiles t Vous auriez dû vous lever
comme - moi et les ornières ne vous auraient rien fait.
, — Nous sommes fatigués nous-mêmes, dit Kirsanoffpour
lui et Beaumont. Ils s'assirent auprès de leurs femmes.
Kirsanoff embrassa Véra Pavlovna; Beaumont prit la
main de Katérina Vassilievna.Tableau idyllique. On aime
à voir des unions heureuses. Mais sur le visage de la
dame en deuil passa une ombre rapide, que personne
né remarqua si ce n'est un de ses compagnons; celui-ci
se retira près de la fenêtre et se mit à examiner les
arabesques que la gelée avait tracées sur les vitres.
— Mesdames, vos histoires sont très-intéressantes,
mais je ne sais rien au juste, je sais seulement qu'elles
sont et touchantes, et plaisantes, et finissent heureuse
ment ; j'aime cela. Et où est donc le vieux ?
— Il s'occupe de ménage, apprête le manger; il s'y
plaît toujours, dit Katérina Vassilievna. -

— Eh bien, qu'il le fasse. Racontez donc vos histoires,


mais qu'elles soient brèves : j'aime les récits brefs.
— Je serai très-brève, dit Véra Pavlovna. Je com
mence : lorsque le tour des autres viendra, ils en feront
-
516

autant. Mais je vous préviens qu'à la fin de mon his


toire il y a des secrets. -

— Eh bien, alors nous chasserons ces messieurs. Ou,


ne vaut-il pas mieux les chasser maintenant ?
— Pourquoi ? maintenant ils peuvent écouter.
Véra Pavlovna commença son histoire.

— Ha, ha, hal Cette chère Julie ! Je l'aime beaucoup.


Et elle se jette à genoux, dit des injures et se conduit
de la manière la plus inconvenante, chère Julie !
e, e © ©

— Bravo, Véra Pavlovna ! « Je me jetterai par la fe


nêtre ! » BraVo, messieurs ! La dame en deuil se mit à
applaudir. À ce commandement, la jeunesse de l'imiter
d'une manière assourdissante et de crier « bravo ! » et
« hOurra ! »
« • - e 9 - e e ©. º ©. - e e º © - º ©. e © e

, — Qu'avez-vous ? qu'avez-vous ? dit avec effroi Ka


térina Vassilievna deux Ou trois minutes après.
— Rien, ce n'est rien : donnez-moi de l'eau, ne vous
inquiétez pas. Mossoloff en apporte déjà. « Merci, Mos
soloff ». Elle prend le verre, apporté par celui de ses
jeunes compagnons de promenades qui s'était retiré près
de la fenêtre ! — « Voyez, comme je l'ai instruit, il sait
tout d'avance. Maintenant cela a passé complétement.
Continuez, je vous en prie, j'écoute ».
— Non, je suis fatiguée, dit-elle cinq minutes après,
en se levant tranquillement du divan. Il faut que je
me repose, que je dorme une heure ou une heure et
demie. Voyez, je m'en vais, sans façon, Allez donc cher
cher le vieux, Mossoloff, qu'il prépare toute chose.
, - Permettez, pourquoi ne m'en occuperais-je pas ?
dit Katérina Vassilievna. -

, - Vaut-il la peine de vous déranger ?


: - Vous nous abandonnez ? dit un jeune homme en
517

prenant une pose tragique : si nous avions prévu cela,


nous aurions pris des poignards avec nous. Maintenant
nous n'avons pas de quoi nous poignarder.
— On apportera à manger, et alors nous nous poi
gnarderons avec les fourchettes! dit un autre avec
exaltation.
- Oh, non, je ne veux pas que l'espoir de la patrie
soit tranché dans sa fleur, dit avec la même solennité la
dame en deuil : consolez-vous, mes enfants. Mossoloff,
un coussin sur la table ! " Mossoloff mit un coussin
sur la table. La dame en deuil se mit auprès de la table
dans une pOse majesteuse et laissa lentement tomber
Sa main sur le coussin.
Les jeunes gens baisèrent sa main, et Katérina Vas
silievna conduisit au lit la visiteuse fatiguée.
— Pauvre femme ! dirent d'une seule voix lorsqu'elles
furent sorties du salon les trois personnes du traîneau
convenable.
- Est-elle brave ! firent les trois jeunes gens.
- Je Crois bien ! dit avec suffisance Mossoloff.
- La connais-tu depuis longtemps ?
- Depuis trois ans, à peu près.
— Et lui, le connais-tu beaucoup ? -

- Beaucoup. Ne vous inquiétez pas, je vous en prie,


ajouta-t-il, en s'adressant à ceux qui étaient allés dans
le traîneau convenable : — c'est seulement parce qu'elle
est fatiguée.
Véra Pavlovna jeta un regard interrogateur sur son
mari et sur Beaumont, et secoua la tête.
- Fatiguée ? vous nous faites des contes, dit Kir
sanOff.
- Je vous l'assure. Elle est fatiguée, voilà tout. EIle
s'endormira et tout passera, répéta Mossoloff d'un ton
indifférent et tranquille. º

Dix minutes après, Katérina Vassilevna était de


- retour...
518

- Eh - bien ? demandèrent six voix. Mossoloff ne fit


pas de question. -

- Elle s'est couchée, elle a vite commencé à som


meiller, et maintenant elle dort déjà probablement.
— Ne vous l'avais-je pas dit, observa Mossoloff. Ce
n'est rien.
— C'est égal, pauvre femme l dit Katérina Vassilievna,
Soyons séparés en sa présence. Restons, moi avec toi,
Vérotchka, et Charlie avec Sacha.
— Toutefois nous n'avons pas à nous gêner maintenant;
dit Mossoloff, nous pouvons chanter. danser, crier, elle
dort très-profondément.
-

Si elle dormait, si ce n'était rien, pourquoi donc se


gênerait-on? L'impression faite par la dame en deuil et
qui avait troublé pour un quart d'heure la paix, passa,
disparut, fut oubliée, pas tout-à-fait, mais peu s'en
fallait. La soirée devint peu-à-peu ce qu'avaient été
les soirées antérieures analogues, et bientôt la gaîté
régna. - -

Gaîté mélangée toutefois; les dames s'entre-regardèrent


cinq ou six fois avec une expression de crainte et de
tristesse. Deux fois, peut-être, Véra Pavlovna dit fur
tivement à l'oreille de son mari : « Sacha, si cela m'ar
rivait ? » La première fois Kirsanoff ne trouva rien
à répondre, la seconde il trouva ceci : « Non, Vérotchka
cela ne peut pas t'arriver. A°

» — Ne peut pas ? Es-tu sûr ?


» — Oui ».
| Et Katérina Vassilievna, elle aussi dit deux fois fur
tivement à l'oreille de son mari : ê-

« - Cela ne peut pas m'arriver, Charlie ? »


La première fois Beaumont sourit seulement d'une
519

manière peu gaie et peu rassurante ; la seconde fois il


répondit : « Selon toute probabilité, cela ne peut pas
t'arriver ». -

Mais ce n'étaient là que des échos passagers, et en


core ils ne marquèrent que le commencement. Mais en
général la soirée allait joyeusement, et une demi-heure
plus tard elle alla tout-à-fait gaiement. On bavardait,
On jouait, on chantait.
« Elle dort profondément », assurait Mossoloff, et il
, donnait l'exemple. En vérité on ne pouvait l'empêcher
de dormir, parce que la chambre où elle était couchée
était très-éloignée du salon, trois chambres plus loin à
l'autre bout de l'appartement.

Donc, la soirée avait repris complétement son train.


La jeunesse, comme d'ordinaire, tantôt se joignait
aux autres, tantôt s'en séparait, tantôt toute entière,
tantôt non; deux fois Beaumont s'était joint à elle :
deux fois Véra Pavlovna l'avait détournée de Beaumont
et de toute conversation sérleuse.
On bavardait beaucoup, beaucoup trop ; on discutait
aussi tous ensemble, mais bien moins,
º

- · *

On était tous réunis.


— Eh bien, qu'y a-t-il de bon ou de mal ? demande
celui des jeunes, qui aVait pris un peu plus tôt une pose
tragique. - -

— Plus de mal que de bien, dit Véra Pavlovna,


520

— Pourquoi donc, Vérotchka ? dit Katérina Vassi


liagna.
— Dans tous les cas la vie ne se passe pas de cela,
dit Beaumont.
— Chose inévitable, appuya Kirsanoff.
— Parfaitement mal, c'est-à-dire très-bien, décida celui
qui avait fait la question. -

Les trois compagnons hochèrent la tête et dirent


« bravo, Nikitime ». -

La jeunesse restait à l'écart.


— Je ne l'ai pas connu, Nikitine; et toi, il me semble .
que tu l'as connu ? demande Mossoloff.
— J'étais alors gamin. Je le voyais.
— Que t'en semble d'après tes souvenirs? disent-ils la
vérité ? n'amplifient-ils pas par amitié ?
— Non.
— Personne ne l'a vu depuis ?
— Non. Beaumont était alors en Amérique.
— En effet ! Karl Iakovlitch, je vous en prie, pour un
moment. N'avez-vous pas rencontré en Amérique ce
Russe dont ils ont parlé ?
— NOn.
-- Quelle fantaisie m'est venue dans la tête, dit Niki
tine : — il ferait bien la paire avec elle.
— Messieurs, venez chanter avec moi, dit Véra Pav
lovna : — deux volontaires! Tant mieux. Mossoloff et
Nikitine restèrent.
— Je te puis montrer une chose curieuse, Nikitine,
dit Mossoloff. — Penses-tu qu'elle dorme ?
— Non.
- Silence seulement. Après, tu pourras lui dire que
52l
tu l'as vue, quand tu la connaîtras davantage. Mais à
personne autre. Elle n'aime pas cela.

Les fenêtres de l'appartement étaient peu élevées.


' — C'est certainement la fenêtre où est la lumière.
Mossoloff y jeta un coup d'œil. — Oui, vois-tu ?
La dame en deuil était assise sur un fauteuil, près de
la table. De son bras gauche elle s'était accoudée sur
la table; sa main soutenait un peu sa tête inclinée, en
couvrant sa tempe et une partie des cheveux. La main
droite était posée sur la table, et ses doigts se levaient
et tombaient machinalement, comme s'ils jouaient quel
que motif. Le visage de la dame avait une expression
immuable de rêverie, triste, mais surtout sévère. Ses
sourcils se rapprochaient et s'écartaient légèrement, e
Vice-Versa. -

— Toujours ainsi, Mossoloff ?


— Vois-tu? Mais viens, autrement nous prendrons froid.
Nous sommes ici depuis un quart d'heure.
— Que tu es insensible! dit Nikitine, en regardant
fixement son compagnon, lorsqu'ils passèrent auprès du
réverbère par l'anti-chambre.
— À force de sentir on devient insensible, mon cher.
Pour toi c'est une nouveauté.
On apporta à manger. -

— L'eau de vie doit être bien bonne, dit Nikitine : —


mais qu'elle est forte. Elle met hors d'haleine !
— Quelle fillette ! tes yeux sont rougis ! dit Mossoloff.
Tout le monde se mit à faire honte à Nikitine.
— Mais c'est seulement parce que je me suis engoué,
mais sans cela je puis boire dit-il pour se justifier.
On s'informa de l'heure. Il n'était qu'onze heures, on
pouvait donc encore bavarder une demi-heure, on aVait
le temps.
522

Une demi-heure après, Katérina Vassilievna alla ré


veiller la dame en deuil. La dame vint à sa rencontre
sur le seuil, s'étirant comme si elle venait de dormir.
— AVeZ-VOus bien dOrmi ?
— Parfaitement. - -

— Comment vous sentez-vous ?


— À merveille. Je vous ai déjà dit que ce n'était rien.
Je me suis fatiguée, parce que j'ai fait beaucoup de fo
lies. Maintenant je serai plus sage. — Mais nOn, elle ne
réussit pas à être sage. Cinq minutes après elle char
mait déjà Polosoff, commandait la jeunesse, et tambou
rinait une marche ou quelque chose de ce genre avec
les manches de deux fourchettes sur la table. Elle hâ
tait en même temps le départ, et les autres, qui étaient
déjà devenus tout-à-fait gais, grâce à sa pétulance, n'é
taient pas si pressés. -

— Est-ce que les chevaux sont prêts ? demanda-t-elle


après avoir mangé. -

— Pas encore, on vient de dire d'atteler. -

— Insupportables ! Mais s'il en est ainsi, chantez-nous !


quelque chose, Véra Pavlovna : on m'a dit que vous
avez une belle voix. Véra Pavlovna chanta.
— Je vous prierai souvent de chanter, dit la dame en
deuil, - -

— À votre tour, à votre tour, s'écria-t-on de toutes


parts. On n'eut pas plutôt dit qu'elle était déjà au piano,
— Soit, je ne sais pas chanter, mais ce n'est pas là
un obstacle pour moi ! Mais mesdames et messieurs, ce
n'est pas du tout pour vous que je chante, je ne chante
que pour mes enfants. Enfants, ne vous moquez pas de
votre mère ! — Elle préludait au piano, — enfants, ne
riez pas, je chanterai avec expression, Et, d'une Voix
glapissante, elle se mit à chanter:

Un pigeon moiré .....


523

La jeunesse surprise éclata, et le reste de la compa


gnie se mit à rire, et la chanteuse elle-même ne put
s'empêcher de rire aussi, mais, après avoir étouffé son
rire, d'une voix doublement glapissante elle continua :

. . .. Gémissait
Gémissait la nuit et le jour
Il appelait son cher a,,...

A cette parole sa voix devint tremblante et bientôt lui


manqua, •

« Ça ne vient pas - tant mieux, ça ne doit pas venir


– il me viendra autre chose ; écoutez, mes enfants, l'in
struction de votre mère: ne devenez pas amoureux, et
sachez que vous ne devez pas vous marier ». Elle se
mit à chanter d'un plein et fort contralto :

Il y a bien des beautés dans nos aoules ')


Des astres brillent dans la profondeur de leurs yeux,
Il est bien doux de les aimer, oui, c'est un grand bonheur,
Mais . . . . . »

ce « mais » est bête, mes enfants, —

Mais la liberté de garcon est plus joyeuse.

ce n'est pas une raison, — cette raison est bête, — et


savez-vous pourquoi : ·

Ne te marie pas, jeune homme,


Ecoute-moi!

*) Villages du Caucase.
524 .

Plus loin vient une sottise, mes enfants; ceci aussi est
une sottise, si vous le Voulez: On peut, mes enfants, et
devenir amoureux et se marier, mais seulement avec
, choix, et sans tromperie, sans tromperie, mes enfants. Je
vais vous chanter comment je me suis mariée, la romance
est ancienne, mais moi aussi, je suis vieille. Je suis as
sise sur un balcon, dans notre château de Dalton, je
suis une Ecossaisse à la peau blanche ; la forêt et la ri
vière Bringale sont devant moi, on s'approche du balcon,
en cachette, c'est, certainement, mon fiancé; il est pauvre,
et moi je suis riche, fille d'un baron, d'un lord ; mais
je l'aime beaucoup et je lui chante :

La raide côte de Bringale est belle,


Et verte est la forêt autour, v,

Où mon ami et moi trouvons notre asile du jour

Puisque je sais que dans la journée il se cache et change


d'asyle tous les jours,

Asile plus chéri que la maison paternelle

du reste, la maison paternelle n'était pas.en effet bien


chère. Ainsi je lui chante : je partirai avec toi. Comment
pensez-vous qu'il me répond ?

Tu veux, vierge, être mienne


Oublier ta maissance et ta dignité

Car je suis d'une haute naissance, —

Mais d'abord devine


- Quel est mon sort.

Tu es chasseur ? dis-je, — « Non ». — Tu es bracon


nier ? - « Tu l'as presque deviné », dit-il,
, 525
Quand nous mous rassemblerons, enfants des ténèbres,

puisque nous sommes enfants, mesdames et messieurs,


de très-mauvais sujets.

Il mous faudra, crois-moi,


Oublier qui nous étions d'abord°
Oublier qui nous sommes maintenant,

Chante-t-il. — J'ai deviné depuis longtemps, dis-je, tu


es brigand; et c'est bien la vérité, il est brigand, —
oui, il est brigand. Que me répond-t-il donc, messieurs ?
— Vois-tu, je. suis un mauvais fiancé pour toi :

O vierge, je me suis pas l'homme digne de tes vœux,


J'habite les forêts épaisses ;

c'est là la vérité absolue « les forêts épaisses », aussi,


dit-il, ne m'accompagne pas.

Périlleuse sera ma vie,

puisque dans des forêts épaisses il y a des bêtes fé


roces, —

Et ma fin sera bien triste.

Ce m'est pas vrai, mes enfants, elle ne sera pas triste,


mais alors je le croyais, et il le croyait de même ; mais
pourtant je lui réponds la même chose :

La raide côte de Bringale est belle


Et verte est la forêt autour
Où mon ami trouvons notre asile du jour
Asile plus chéri, que la maison paternelle.
^.
526
En effet, c'était ainsi. Donc je ne pourrais rien re
gretter : il m'avait dit où j'allais. A?nsi on peu se
marier, on peut aimer, mes enfants : sans tromperie, et
sachez bien choisir :

La lune se lève
Lente et tranquille
Et le jeune guerrier
Se prépare au combat
ll charge son fusil
Et la vierge lui dit : -

« Avec audace, mon amour


Confie-toi à ta destinée ».

De telles femmes on peut devenir amoureux, et on peut


les épouser.
(Oublie ce que je t'ai dit, Sacha, écoute-la! chuchotte
l'une des femmes en lui serrant la main. - Pourquoi
ne te le disais-je pas, maintenant je t'en parlerai, chu
chotte l'autre).
— Je vous permets d'aimer des femmes pareilles, et
je vous bénis, mes enfants : -

Avec audace, cher amour,


Confie-toi à ta destimée

- • ^ •
Je suis devenue tout-à-fait gaie avec vous; or, où est
la gaieté, là on doit boire *

Hé! ma cabaretière
Verse-moi de l'hydromel et du vin,

De l'hydromel parce qu'on ne saurait rejeter le mot de


527

la chanson. Y-a-il encore du champagne ? oui ? — par


faitement ! — Débouchez.

Hé! ma cabaretière
Verse-moi de l'hydromel et du vin '
Pour que ma tête
Soit gaie !

Qui est la cabaretière ? c'est moi :

Et la cabaretière a des sourcils noirs


Et des talons ferrés !

elle se leva brusquement, passa la main sur ses sourcils


et trépigna de ses talons.
— Versé ! Prêt ! — mesdames et messieurs, vous vieil
lard, et vous mes enfants, prenez et buvez, pour que
les têtes soient gaies !
— À la cabaretière, à la cabaretière !
— Merci, à ma santé ! Elle se remet au piano et
chante :
•-

Que le chagrin vole en éclats !

Et il volera

Et dans des cœurs rajeunis


Que l'inaltérable joie descende

et il en sera ainsi, c'est probable.


528

La sombre peur fuit comme une ombre,


Des rayons qui apportent le jour
La lumière, la chaleur et les parfums printaniers
Chassent vite les ténèbres et le froid ;
L'odeur de la pourriture diminue,
L'odeur de la rose croît sans cesse.
CHAPITRE vI

Changement de décors

– Au passage ! dit au cocher la dame en deuil, mais


- maintenant elle n'était plus en deuil; une rose claire, un
chapeau rose, une mantille blanche, un bouquet à la
main. Elle n'était plus avec le seule Mossoloff: Mossoloff
et Nikitine étaient assis sur le devant de la calèche; sur
le siége du cocher était un adolescent; et à côté de
la dame était un homme âgé d'une tréntene d'années. Quel
âge la dame avait-elle ? était-ce 25, comme elle disait »
et non pas 20 seulement. Mais c'était l'affaire de sa con
science si elle se vieillissait à plaisir.
— Oui, mon cher ami, j'attendais depuis plus de deux
ans cette journée. A l'époque où j'ai fait sa connais
sance (elle indiqua des yeux Nikitine), je pressentais
seulement, mais on ne pouvait encore dire que j'atten
dais; alors il n'y avait que de l'espoir, mais bientôt à
paru l'assurance.
— Permettez ! dit le lecteur, et non seulement le
lecteur à l'œil pénétrant, mais tout lecteur, en deve
nant stupéfait à mesure qu'il réfléchit: — plus de deux
ans après qu'elle eut fait la connaissance de Nikitine ?
- Oui.
- Mais elle avait fait la cOnnaissance de Nikitine
en même temps que celle des Kirsanoff et des Beau
34
530 - - - · ?

mont, à ce pique-nique, qu'á eu s lieu vers la fin de


cet hiver. • # • .
— Vous avez parfaitement raison. .
— Qu'est que cela signifie alors ? Vous parlez du com
mencement de l'année 1865 ?
– Oui.
— Mais est-il possible, de grâce ?
— Pourquoi pas, si je sais la chose ?
— Allons donc, qui vous écoutera.
— Vous ne voulez pas ? - --

— Pour qui me prenez-vous ? Non certainement. -


— Si vous ne voulez pas m'écouter à présent, il va
de soi, que je dois ajourner la suite de mon récit jusqu'à
ce que vous daigniez m'écouter. J'espère voir ce jour
dans peu de temps. • . •
Le 4 (16) avril 1863. -

FIN.

- _ -→
UM INBÉCILE - e

PRÉFACE. e e

*.

CHAPITRE I. ©. e e © e © e - - e X>


X> II. - © ©. ©. - e - e - 9 Y>

X> III. - - ©- • ©. e - - - - X> 186

X> IV. • ® - © e ©. - e º- e X» 385

e - - - e •º | ©
*
©. e - > 440
#

J> VI. - º, - - - e 9 - - e » 529

,
-

• - º
4 .
• |

"
ERRATA
–P-M-4

A- TU J 1L 1E C "T" IE TU J 1ER.

Nous recommandons au lecteur, d'une façon toute


spéciale, de prendre la précaution suivante avant de
commencer la lecture de ce livre :
Parcourir l'Errata d'un bout à l'autre,
le crayon à la main, et corriger dans
l'intérieur du volume toutes les fautes
qui y sont indiquées.
Sans ce petit travail préalable, la lecture de l'ou
vrage serait impossible, car l'impression en ayant été
faite en pays étranger, il y est resté un nombre con
sidérable de fautes.
L'Errata n'indique que les corrections les plus indis
pensables , pour les autres, on compte sur l'intelligence
du lecteur. -

Pages.
· VII de l'Avant-propos du traducteur, l. 11 et 12, au
lieu de : Ce n'est pas la municipalité qui sanctionne
les unions, lisez : La municipalité n'y sanctionne pas les
UlIllOIlS.

32, l. 11. Par là, lisez pas là.


39, l. 10. Voulaient-ils.... Voulait-il.
54, av.-dern, l. On ne soit quoi.... On ne sait quoi.
68, l. 1. Lisez : il vint donner sa leçon le soir.
73, l. 23. Lisez : cette année-là, comme on sait.
94, l. 10. Supprimez cette ligne.
» , l. 20. Plairait, lisez : avait plu.
» , l. 29. Desporitions.... dispositions.
95, l. 10. On eu.... ou en.
96, l. 1. Supprimez le guillemet.
98, l. 14. Eux-là, lisez : ceux-là. '
101, note 3. Fuerbcai ... Feuerbach.
Pages.
110. Le signe de note de la ligne 13 doit être placé à la ligne
5, après le mot ténèbres.
111, l.22. D'avais, lisez : d'avoir.
113, l.17. Que n'ait fait.... que n'ont fait.
114, l.13. A l'établi.... à l'établir.
115, l.6. M'est pas ... n'est pas.
118, l.12. Satisfaît.... satisfît.
- 120, l.20. Après les mots encore moins, il faut ajouter le pas
sage suivant, qui a été omis :
L'idée qu'ils pensaient ainsi ne leur vint même pas ; ils
ne s'en apercevaient pas, et c'est justement là ce qu'il y
a de mieux. — Du reste, ceci ne montre-t-il pas à la ca
' gorie des lecteurs pénétrants — à laquelle appartiennent
dans leur majorité les littérateurs esthéticiens, qui sont
doués d'une pénétration hors ligne — cela ne leur
montre-t-il pas, dis-je, que Kirsanoff et Lopoukhoff
étaient des gens secs, absolument dépourvus de la « veine
esthétique ? » Cette expression-là était, il n'y a que fort
peu de temps, à la mode chez les littérateurs esthéti
ciens et transcendants. Peut-être, etc.
123, l. 21-22. Pourtout, lisez : pourtant.
127, l. 33. Toi moins du.... toi du moins.
130, l. 8. Qu'elle serait.... qu'elle se serait.
136, l. 21. Il fallait veiller-le.... il fallait le surveiller.
152, l. 33. Etait.... c'était.
154, l. 17. Qu'on moins.... qu'au moins.
156, l. 33. Je vois.... je vais.
162, l. 14. Supprimez le mot sur.
· 177, l. 1. En faisait, lisez : se faisait.
183, l. 16. Il pas ajouté.... il n'est pas.
184, l. 8, Par une perte.... pour une perte.
187, l. 12. Un et même.... un seul et même.
189, l. 27. Je crois lieu d'être joyeux.... je crois avoir lieu
d'être joyeuse.
190, l. 21. Commenée.... commencé.
» l. 22. Des abordes.... tu abordes.
191, l. 3. De depuis, supprimez de.
192, l. 20. Attendiment, lisez : attentivement.
» , l. 27. Elles remirent sur le mariage.... elles revinrent au
mariage. , .

» , l. 33. Se repondit eu.... se répandit en.


197, l. 21. Fint..., font.
198, l. 14. Elle me.... ne la.
» , l. 32. On c'est, Véra.... Ou c'est Véra.
199, l. 33. Si les passèrent.... ils passèrent.
200, l. 2-3. De convenirs.... de souvenirs.
» , l. 14. Ainsi les lois.... ainsi que les lois.
202, l. 2. On déplaçait.... en déplaçait.
212, l. 24. Lisez : appréciant le caractère de Véra Pavlovna.
213, l. 23. Crire, lisez : croire.
216, l. 28. Sans aller trop, ajoutez loin.
217, l. 30. D'éducation, lisez : déduction.
219, l. 13. Conversation.... conservation.
» , l. 30. Attention sur, ajoutez la.
222, l. 7. Comptait, lisez : comptée.
» , l. 13. Pûr.... put.
225, l. 21. Se dorlota.... se dorlotait.
231, l. 13. Supprimez non moins un peu.
232, l. 10. Rétarqué, lisez : rétorqué.
233, l. 17. Rien de tout.... rien du tout.
242, l. 5. Ne coupe pas, supprimez pas.
» , l. 27. Annonçaient, lisez : l'annonçaient.
243, l. 4. Scruphle.... scrupule.
» , l. 27. Parleraient.... parleront.
244, l. 19. Des plus austères.... les plus austères.
246, l. 2 et 3. Un nomme.... un nommé.
» , dern.l. Supprimez la virgule après Kirsanoff.
250, l. 24. Qu'elle ne fut, lisez : qu'elle ne fût pas.
» , l. 31. Commença à la.... recommença à le.
251, l. 16. Les muts.... les nuits.
252.Les trois dern. l. doivent se lire ainsi : peu pénible avec
lui-même qu'il avait à soutenir, et du dénouement de
laquelle etc.
253, l. 19. Ce n'était, lisez : c'en était.
254, l.8. On ne est.... on est.
257, l. 3. Vous en.... vous ou.
» , l.27. Avait eut, supprimez eut.
2
2 , l. 34 Lorsque je sais, lisez : puisque je sais.
258, l. 33. Les mots Eh bien, j'irai avec vous, etc., doivent for
mer un nouvel alinéa.
265, l. 9. Soupant, lisez : coupant.
268, l. 24. Croindre de ses sentimentes.... craindre ses senti
ments.
269, l. 3. N'avait été.... m'avait pas été.
272, l. 8. Les miennes.... les miens.
273, l. 5. Bien de plus.... rien de plus.
» , l.8. De se passer de plus.... de se payer les plus.
274, l. 11. Aivent.... doivent.
» , l. 14 De sons entendu.... de sous-entendu.
277, l. 17. Ragreter....regretter.
» , dern. l. Envelaient.... enlevaient.
285, l. 19. Elle ne l'a.... elle n'a.
289, l. 7. N'avions non.... n'avons-nous.
2., l. 8. Je m'aurais vu.... je n'aurais pas eu.
291, l. 14. Supprimez le mot dégogé.
292, l. 21. La certaite, lisez : la retraite.
293, l. 17. Me loude.... me loue.
299, l. 21-22. Supprimez bien qu'il avait déjà.
300, l. 23. Amisi, lisez : amis.
» , l. 24. Après se permettre, pas d'alinéa.
Pages.
304, l. 2. Tu aurais été, lisez : tu aurais ôté.
305, l. 13. Sans un autre.... sous une autre.*
307, l. 27. Tetir.... tenir. · · ·
309, l. 6. Je ne cède.... je ne cède pas. . , ·
313, l. 4.*Lisez : que c'était un homme honnête et'intelligent.
315, l. 3. Que tu m'as-tu dit, lisez : ce que tu m'as dit. -

» , l. 6. Deffini de l'amour.... défini l'amour. -

317, l. 10. Songeant.... songeons. . |


319, l. 1. Comment est.... Comment et. - -

321, l. 1. Elle jété.... Elle l'avait jetée. - - -

326, l. 6. Les juillet il fut parti.... Le 9 juillet il partit.


329, dern. l. Ceux qu'en.... ceux qui en.' - - -

331, l. 33. Servait.... servit.


» , l. 35. Il donme.... il donna. - - - -

332, l. 5 et 6. Ces deux lignes doivent se lire comme suit :


Néanmoins il fit beaucoup d'enfants, huit, croyons-nous.
352, l. 12 Le philosophe vrait.... le philosophe vivait.
» , l. 34. Et ils savent, supprimez et.
354, l. 18. Edigence, lisez : exigence. . -

» , l. 30. A de regretter et de consoler.... à regretter et à


consoler. - · · ·
362, l. 12. Après corriger, pas d'alinéa.
» , l. 32. En un il fit mot, lisez : en un mot il fit.
| 364, l. 1. Ne parle ainsi.... ne parlez pas ainsi.
, 366, l. 22. En conviens.... j'en conviens. .
367, l. 28. Son vaque.... son vague, ' - , .
•i
| 369, l. 19. Illusion.... allusion.
370, l. 15. Cela a produisit.... cela a produit. - ·
371, l. 30. Après le mot cela, placer une virgule au lieu d'un
point. -

» , l. 35. Pour, lisez : pas. . .

373, l. 4. Qui mettre.... qu'y mettre. -


374, l. 28. Du vous.... où vous.
377, l. 25. Gronderai elle.... grondera ; elle.
378, l. 1. Pas moi-même.... par moi-même.
» , l. 35. L'invention.... l'intervention.
386, l. 1. Mûririent.... mûrirent.
389, l. 19. Supprimez les signes » —- - - -

390, l. 26. Relativemeot au suit, lisez : relativement au sujet.


392, l. 29. Elle ne.... Elle me. ·
417, l. 8. De baises.... de baisers.
430, l. 2. Parler affait.... parler affaires.
458, l. 32. Qu'avait raison.... qui avait raison.
492, l. 22. Mais alors aussi.... mais alors déjà.
528, l. 4. Une rose claire.... une robe claire.
» , l. 6. Le soule.... le seul. -

» , l. 9. Trantene.... trentaine.
» , l. 24. Elle avuit.... elle avait.
530, l. 1. Quà eu lieu.... qui a eu lieu. .

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