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Ouvrages du même auteur

« L'espace du politique » collection dirigée par Pierre Birnbaum

Note sur la translitération

INTRODUCTION

PREMIÈRE PARTIE - PENSER LA MODERNITÉ


CHAPITRE PREMIER - Les contrastes de deux dynamiques culturelles
Aux sources médiévales de la modernité politique occidentale.

Aux sources médiévales de la cité musulmane.

CHAPITRE II - L'hégémonie progressive de la modernité politique occidentale


Unité et pluralité de la modernité politique occidentale.

Islam et modernisation.

CHAPITRE III - Une sociologie politique universelle est-elle possible ?

DEUXIÈME PARTIE - PLURALITÉ DES DÉVELOPPEMENTS POLITIQUES


CHAPITRE IV - La stratégie étatique
Genèse de l'État et stratégies d'acteurs.

Le développement étatique.

Développement étatique et modernisation.

CHAPITRE V - Quelle modernité islamique ?


La sortie de la tradition.

L'intrusion dans l'ordre social.

CHAPITRE VI - Y a-t-il des modernités autres qu'occidentales ?


La modernisation conservatrice.

La modernisation révolutionnaire.

La contre-modernisation.
TROISIÈME PARTIE - DEUX CONTESTATIONS POLITIQUES

CHAPITRE VII - Le politique et sa contestation

La communalisation par l'État.

Culture de l'émeute et culture citoyenne.

Les rythmes de la contestation-émeute : du potentiel au réel.

CHAPITRE VIII - Contestation et reconstruction politique en monde musulman

Le renouvellement de la vie politique.

Vers une nouvelle utopie politique ?

La modernité retrouvée ?

CONCLUSION

NOTES
© Librairie Arthème Fayard, 1986.
978-2-213-65369-3
Ouvrages du même auteur
Stratégie de la grève, Paris, Presses de la Fondation nationale de sciences politiques, 1976.
Le développement politique, Paris, Economica, 1978, rééditions 1980, 1984.
Sociologie de l'État, Paris, Grasset, 1979 (en collaboration avec Pierre Birnbaum).
Culture et politique, Paris, Economica, 1983, réédition 1986.
« L'espace du politique » collection dirigée par Pierre Birnbaum
Hannah Arendt Claude Aubert, Yves Chevrier, Jean-Luc Domenach, Hua L'Impérialisme. La Société chinoise après Mao.
Chang-Ming, Roland Lew, Wojtek Zafanolli Entre autorité et modernité.
Georges Balandier Le Détour. Pouvoir et modernité.
Pierre Birnbaum La Logique de l'État.
Martin Broszat L'État hitlérien.
Jacques Donzelot L'Invention du social.
Raphaël Draï La Sortie d'Égypte. L'invention de la liberté.
François Dupuy et Jean-Claude Thoenig L'Administration en miettes.
Maurice Godelier La Production des grands hommes.
Les Travailleurs immigrés juifs à la Belle
Nancy Green
Époque.
Les Lieutenants de Dieu. Les évêques de France
Catherine Grémion et Philippe Levillain
et la République.
Jürgen Habermas Après Marx.
Albert Hirschman Bonheur privé, Action publique.
Paula Hyman De Dreyfus à Vichy.
Georges Lavau A quoi sert le Parti communiste français ?
Serge Moscovici L'Age des foules.
Jacques Rancière La Nuit des prolétaires.
Le Sacre des notables. La France en
Jacques Rondin
décentralisation.
Richard Sennett Autorité.
Theda Skocpol États et Révolutions sociales.
Charles Tilly La France conteste, de 1600 à nos jours.
Note sur la translitération
Nous avons adopté le système de translitération utilisé par l'Encyclopédie de l'Islam. Nous y
avons cependant renoncé pour certains mots arabes passés dans la langue française (par exemple, «
calife »), et pour certains noms propres couramment orthographiés selon un autre mode (par
exemple, Nasser ou Bourguiba). Les noms et mots d'origine arabe passés dans la langue persane ou
turque ont été vocalisés en tenant compte, le cas échéant, des particularités propres à ces langues.
Pour ne pas dérouter le lecteur, tous les mots et notions en arabe, turc et persan ont été laissés au
singulier, même lorsque le contexte exigeait la marque du pluriel.
INTRODUCTION
La réflexion sociologique a longtemps été dominée par l'hypothèse d'une modernité universelle,
généralisant en tous points du monde l'expérience occidentale de développement 1. A l'époque des
certitudes, cette conception s'appliquait sans difficulté à l'espace politique ; elle prétendait énumérer
un grand nombre de traits qui fondaient en tous lieux la même cité, prolongeant dans le domaine du
gouvernement l'uniformité prêtée aux sociétés industrielles en construction. On croyait ainsi
connaître, expliquer et prescrire : le changement politique en monde musulman, comme partout
hors de l'Occident, était interprété en termes de retard comblé ou creusé, de capacités insuffisantes
ou de développement prometteur, de décalque réussi ou de détour dangereux...
Cette perspective est actuellement en crise et on perçoit de toute part la nécessité de l'abandonner.
Les faits ont assurément eu raison d'elle : en monde musulman encore plus qu'ailleurs, la
diversification des régimes et des pratiques politiques n'est plus à démontrer et mérite d'être étudiée
et interprétée avec rigueur. En outre, la réflexion théorique se construit de plus en plus en fonction
d'une épistémologie nouvelle qui veut concilier l'analyse sociologique et la critique implacable de
l'universalité des concepts, la construction de modèles et la reconstitution d'une connaissance
individualisante. Plus profondément apparaît enfin une aspiration méthodologique qui a fait
longtemps défaut : le sociologue est conscient qu'il ne peut pas éternellement régler ses comptes
avec l'histoire en la rejetant purement et simplement hors de son domaine ou, pire encore, en
prétendant connaître a priori son sens.
C'est sur ces bases que renaît, depuis une quinzaine d'années, une sociologie historique qui a,
pour autant, les plus grandes difficultés à établir les règles de sa méthode. La partie la moins
contestée de son œuvre a consisté à détruire des certitudes dont on ne voulait plus, à faire le procès
de l'évolutionnisme, à remettre en cause l'hypothèse d'un changement social cohérent animant une
société conçue comme un organisme ou un être de raison, et à faire le procès de concepts
abusivement « faciles », comme ceux de différenciation ou de sécularisation 2. L'idée de modernité
perdait d'un coup son fondement, était entièrement livrée à la critique des historiens et se trouvait
tournée en dérision par la redécouverte de l'action et de la méthode individualiste, parachevant le
dépeçage d'un concept qui ne pouvait survivre que dans les hauteurs de la macrosociologie, des «
grandes structures », des « vastes processus » et des « comparaisons les plus amples 3 ».
L'oeuvre de destruction a été pourtant un peu rapide et a donné lieu à de coupables excès.
Redécouvrir la pluralité – et la relativité – culturelle est un acquis précieux de la critique
sociologique récente ; sombrer dans le culturalisme le plus absolu et dans le relativisme le plus
total ne peut conduire qu'au paradoxe. Respecter l'histoire, raisonner enfin en termes de trajectoires
historiques de développement, n'oblige nullement à aller jusqu'à dissoudre entièrement le concept
de modernité politique. Rompre avec l'évolutionnisme conduit à donner à la modernité un ancrage
historique, à appréhender les circonstances qui ont favorisé sa construction, et donc à la situer dans
sa genèse occidentale ; la démarche n'empêche pas d'envisager, à partir de là, son extension ou sa
complète recomposition hors du monde occidental, bien au contraire.
D'abord parce qu'aucune collectivité sociale – culturelle ou nationale – n'est absolument fermée
sur les autres et que leurs interactions permanentes se règlent en fonction de structures d'échanges
et de pouvoir, organisant le système international. Qu'elles soient faites de dépendance ou
d'interdépendance, les relations internationales contribuent, au moins depuis le siècle dernier, à
imposer partout des enjeux communs et des règles semblables, à mettre en place des flux culturels
qui favorisent l'imitation des modèles et qui limitent – ou du moins contrôlent – l'innovation. Si
tous les systèmes politiques contemporains ne se ressemblent pas et épousent des formes et des
contours distincts, ils ne s'opposent pas non plus totalement en tous points. Nier l'existence d'une
technologie politique universelle ne signifie pas affirmer l'absence totale de techniques politiques
communément partagées 4. Proclamer enfin que la modernisation n'est pas pur effet d'alignement
mais suppose aussi adaptations et innovations n'interdit pas de penser les multiples composantes de
ce phénomène à travers une problématique commune.
D'autant que l'histoire nous montre que le xixe et le xxe siècle ont été profondément marqués par
un jeu complexe d'exportations et d'importations de modèles de développement : les premières, à
l'initiative des puissances occidentales, n'ont pu que laisser des empreintes, mais les secondes, à
l'initiative cette fois des élites des sociétés précisément dites périphériques, ont probablement joué
un rôle encore plus remarquable. En copiant ou en adaptant, en inventant ou en rejetant, ces élites
ont concouru à la formation d'une problématique générale de la modernité politique, se définissant
par rapport à la modernité politique occidentale. Que les résultats de leur action s'expriment en
termes négatifs ou positifs, ils s'apprécient de toute manière dans un espace théorique qu'il est
possible d'unifier, mais aussi par rapport à l'expérience historique occidentale qui les précède
chronologiquement.
Encore convient-il de saisir la chance de renouvellement offerte par la redécouverte de la
sociologie historique, de façon à reconstruire le problème de manière efficace. Le retour à
l'histoire suggère la nécessité de repenser la modernité en deux directions : la première relève
d'une sociologie de l'invention et doit viser à doter le concept d'une identité socio-historique ; la
seconde relève d'une sociologie historique du transfert et de la diffusion, et cherche à établir
comment le sens et les pratiques qui sont associés à la modernité politique ont été diffusés et captés
à des moments différents du temps par des acteurs répondant à des stratégies et des intérêts définis.
La distinction est bien entendu analytique et non chronologique, car la modernité politique ne cesse
de se faire, de se construire et de s'inventer. Elle n'est guère davantage géographique ni culturelle,
car on peut fort bien concevoir que, forgée en Occident, la modernité puisse être reconstruite et
réinventée ailleurs.
La recherche de l'identité socio-historique du concept relève clairement de ce que l'on a appelé la
sociologie historique interprétative 5. Celle-ci vise, à l'instar des travaux de R. Bendix, de C. Geertz
ou d'E.P. Thompson, à rendre compréhensibles des singularités 6. Appliquer cette démarche à
l'invention de la modernité politique en Occident consiste à rechercher quel sens les acteurs
sociaux ont conféré à la transformation des relations politiques qu'ils ont effectuée à la fin du
Moyen Age occidental, lorsqu'ils construisirent un ordre politique différencié et centralisé,
rompant avec la dispersion des fonctions politiques qui dominait jusque-là. Le sens qu'ils ont donné
à cette rupture et qui s'exprime en bonne partie dans la notion de via moderna, élaborée alors,
permet d'interpréter les pratiques déployées par la suite sur plusieurs siècles et dont l'ensemble
définit encore actuellement le concept de modernité politique.
La pertinence de la sociologie historique est ainsi de pouvoir s'interroger sur des processus de
genèse conçus comme singuliers, en montrant à quelles aventures, à quelles stratégies, à quelles
rationalités, ils se trouvaient associés, au sein de l'histoire occidentale. La réponse à ces questions
rend indispensable le recours à la méthode comparative. La spécificité des enjeux en fonction
desquels s'est construite la modernité occidentale n'est compréhensible que par la mise en évidence
de ce que Theda Skocpol nomme des «contrastes dramatiques 7»: l'identité socio-historique de la
modernité politique inventée, en Occident, pour sortir d'un ordre médiéval en crise n'est
pleinement perceptible que lorsqu'on l'oppose à un autre ordre politique, construit dans un autre
contexte, et face à d'autres enjeux, donnant naissance à une vision et une pratique du politique de
nature différente ; il convient donc d'interpréter les processus sociaux qui firent l'histoire de
l'Occident tant à partir d'eux-mêmes qu'en fonction de la construction du politique qui s'opérait
concurremment, à l'époque médiévale, à l'intérieur des empires musulmans.
Cependant, le propre de la méthode socio-historique est de procéder par contrastes successifs,
faisant intervenir la comparaison à plusieurs plans d'analyse. La modernité politique occidentale
tient son identité et sa singularité de son rapport à un contexte historique et à un enjeu partagé, et
surtout à une culture commune. Tel serait en quelque sorte le premier cercle. Il en est un second : la
modernité politique occidentale cesse d'être singulière pour, à son tour, devenir plurielle dès lors
qu'elle est analysée dans son rapport aux défis concrets que représente la construction de chacun
des systèmes politiques européens. Cet autre plan de comparaison permet d'accéder à la
connaissance des modernités réelles, effectivement mises en œuvre dans chaque histoire
occidentale réductible à un jeu singulier, et de faire la part de ce qui relève de la modernité
politique occidentale en général et des modernités occidentales particulières. Dans cette
perspective, il est pertinent d'opposer le modèle anglais et le modèle français, en fonction d'une
hypothèse binaire correspondant à une construction idéal-typique solidement étayée depuis
Tocqueville 8. De même convient-il de mettre en regard le modèle chrétien occidental et le modèle
chrétien oriental, afin de saisir la modernité occidentale jusque sur ses frontières extrêmes ; là se
mêlent ressemblances et dissemblances, là le poids des variables religieuse, sociale et proprement
politique peut être d'autant mieux apprécié : on comprend que maints comparatistes montrèrent une
telle prédilection pour la comparaison des modèles est-européens et ouest-européens 9.
Notre approche par comparaisons et contrastes n'a pas seulement pour effet de repérer et de
désigner une modernité politique plus ou moins homogène ; elle permet aussi de dépasser
l'identification pour accéder à l'analyse sociologique des transferts subséquents de modernité 10.
Descriptive, elle montre ce que furent les vecteurs de ces transferts, elle interprète les actions, les
stratégies et les modes de pensée qui favorisèrent la diffusion, au sein de l'Empire ottoman ou
persan, d'un modèle venu d'ailleurs dont on sait qu'il était lié à d'autres histoires au sein desquelles
il était déjà en tension avec la production politique. Explicative, elle permet de connaître les
modalités de la greffe, d'analyser les modifications et les adaptations qu'ont dû subir les éléments
de modernité importés, d'apprécier la part d'invention qui en découle, jusqu'à la construction
éventuelle d'une pluralité de modèles de modernité ; plus encore, elle aide à comprendre des
stratégies mises en œuvre à cet effet, les inévitables tensions qui s'en dégagent et les multiples
échecs qui en dérivent.
Cette sociologie du transfert suppose une rigueur que la sociologie du développement et la
sociologie de la dépendance ont souvent contrariée. Indépendant de toute loi d'évolution, le
transfert renvoie à l'action politique et à la production idéologique, à un faisceau de stratégies et de
relations de pouvoir qu'il convient de dégager. Il ne relève exclusivement ni d'une volonté
d'exportation ni d'une volonté d'importation, mais bien du jeu combiné de l'une et de l'autre. En
outre, il ne s'apprécie pas seulement en référence au régime politique ou aux élites en place, mais
aussi dans la modification en profondeur qu'il suscite au sein de chaque relation politique, et donc
dans la réalisation quotidienne de la mobilisation politique des individus a .
Dès lors, la modernité politique, dans ce qui fait son identité comme dans ce qui a pu favoriser
ou entraver son transfert, doit être appréhendée comme manière de penser le politique, comme
façon d'aménager les relations de domination et donc de pratiquer un développement politique,
comme source, enfin, de mobilisation contestataire. Des contrastes repérés à ces trois plans
dépendent en même temps la possibilité d'universaliser le concept et la pratique qui lui sont
associés, tout comme la faculté d'envisager des formes alternatives de modernité correspondant à
chaque histoire et chaque culture.
a La sociologie développementaliste avait pu, un temps, tromper son monde en dégageant des homologies institutionnelles entre
systèmes politiques du « Nord » et du « Sud » ; elle ne put jamais construire de telles comparaisons sur le plan de l'implication des
individus dans l'action politique et dans la contestation.
PREMIÈRE PARTIE

PENSER LA MODERNITÉ
CHAPITRE PREMIER

Les contrastes de deux dynamiques culturelles


Le Moyen Age a été trop vite tenu pour un moment de conservation, voire d'immobilisme, alors
qu'il s'impose, tant dans le monde occidental que dans le monde musulman, comme une époque
privilégiée d'invention politique : c'est à cette époque qu'en Occident émerge un espace autonome
du politique a et apparaît une tension profondément novatrice entre la communauté et l'individu,
qu'en terre d'islam s'élabore un modèle impérial dont les dimensions et l'institutionnalisation
constituaient à elles seules un défi lancé aux formes politiques déjà connues et répertoriées par les
fondateurs du monde musulman. De ces deux ordres nouveaux du politique se dégagent des
différences, voire des antinomies, permettant déjà de mieux identifier chacun des modèles et de
suggérer les tensions qui dérivent du processus tendant à ériger le premier en modèle universel.

Aux sources médiévales de la modernité politique occidentale.

L'INVENTION D'UN ESPACE POLITIQUE AUTONOME. Jamais aucune histoire n'a été aussi
fortement marquée qu'en Occident par la construction d'un espace politique clairement autonome.
Confondant souvent l'hypothèse avancée par Max Weber d'une distinction de l'ici-bas et de l'au-
delà, avec celle, plus exigeante, de la formation d'un espace politique différencié, la réflexion
sociologique s'est probablement privée d'une des ressources conceptuelles les plus précieuses
permettant de souligner l'originalité du développement des sociétés de culture chrétienne romaine
11
.
L'hypothèse d'une émergence du politique hors de la religion en Occident a déjà été construite,
notamment par Louis Dumont et Marcel Gauchet, mais à partir d'une histoire des idées ou des
théologies 12. Elle ne prend cependant toute sa vigueur que lorsqu'on la relie aussi précisément que
possible à l'histoire de pratiques sociales et d'une très singulière concurrence entre l'entreprise
princière et l'entreprise religieuse, dans le contexte de rapports de forces tout à fait fluctuants.
Le message du Christ n'est certainement pas en lui-même le facteur décisif de l'aventure romaine
dont nous sommes encore les héritiers. Sa mise en pratique simultanée en Empire d'Orient et en
Empire d'Occident montre que la sortie du politique renvoie aux particularités de l'insertion du
christianisme à Rome : celles-ci furent notamment son élaboration hors des structures impériales,
qui s'est prolongée plus de trois siècles ; son insertion tardive au sein de celles-ci, qui s'est trouvée
assez vite compromise par le déclin de l'Empire, et par la décomposition du jeu politique sous
l'effet des invasions barbares et de la féodalisation. Autant d'enjeux qui ont très tôt conduit le
christianisme antique et médiéval à se construire comme un lieu autonome de pouvoir et à
concevoir son action comme étant celle d'une organisation visant à défendre son autonomie, son
intégrité et ses positions de puissance ; autrement dit, à faire alterner, au gré des conjonctures, la
recherche de l'hégémonie et la résistance à un prince ambitieux. Il y avait là deux types d'action
renvoyant à une même signification fixant l'ordre politique hors des frontières de l'ordre religieux
13
.
Ces deux catégories de frontière et d'espace du politique, propres au christianisme romain, ne
faisaient sens ni à Byzance, ni plus tard en monde musulman. Constamment contraints de se
redéfinir par rapport à un jeu politique instable, les clercs valorisèrent rapidement le rôle, qui
fondait leur identité propre, de gestion de la grâce divine, conformément à une autorité que Dieu
leur avait déléguée. Devenant ainsi peu à peu une Église, le christianisme romain acquit
progressivement les deux traits essentiels communs à toutes les bureaucraties : la spécialisation
fonctionnelle (due à sa fonction sacramentelle) et la structuration hiérarchique (tenant à son
organisation autour d'un pouvoir délégué par Dieu).
A la faveur de cette construction, c'était – selon Peter Brown – tout un idiome du pouvoir et de
l'autorité qui se mettait en place, dès la fin du IIe siècle, correspondant à une société dans laquelle «
les empereurs règnent, les évêques gouvernent » ; surtout, le pouvoir divin s'y trouve médiatisé par
un nombre limité d'hommes exceptionnels que sont les apôtres, les martyrs et les saints 14. Toute
une conception de la verticalité d'un pouvoir, hiérarchique et délégué, tend déjà à s'imposer,
préparant le modèle étatique, annonçant l'opposition future avec la culture islamique, dans laquelle
la hiérarchie n'a qu'une faible place et où la sainteté ne se conçoit que de surcroît et est faiblement
codifiée.
En réalité, on saisit déjà une double constante de l'histoire de l'Église romaine. A chaque fois que
celle-ci s'est sentie menacée dans son intégrité, elle a réagi à la façon d'une organisation
bureaucratique se jugeant en péril : elle redessinait les frontières qui la séparaient de l'extérieur et
elle aggravait la hiérarchisation de ses rôles. Avant de tourner à un affrontement avec l'empereur
Henri IV, la réforme grégorienne a marqué, au Xle siècle, la volonté de Rome de restaurer
l'autonomie de l'Église face à la simonie, au jeu féodal et aux prétentions impériales 15 : elle s'est
immédiatement traduite par une restauration et un renforcement du pouvoir pontifical, comme déjà
sous Léon Ier, Gelase Ier et Grégoire le Grand, face aux vicissitudes du pouvoir politique, aux
menaces de l'empereur d'Orient et à la prétention des monarchies nouvelles issues des invasions ;
comme également, mais bien plus tard, au temps du concile de Vatican I et de la proclamation du
dogme de l'infaillibilité pontificale, alors que se forgeaient en Europe les États-nations à prétention
laïque.
Nul doute que cette stratégie de nature organisationnelle n'ait joué un rôle essentiel dans la
construction du religieux et du politique en deux espaces distincts : la rationalité du clerc et celle du
prince tendaient à se définir l'une par rapport à l'autre et, au nom de la spécificité de leur fonction
mutuelle, à imposer leur autonomie. Un tel équilibre, affectant d'abord le sens que les individus
donnent à leur action, n'est pas exclusif de débordements, comme l'histoire du césaropapisme ou de
la théocratie pontificale vient l'indiquer très clairement. Théocratie pontificale et césaropapisme
sont l'expression d'un banal rapport de forces, incitant celui qui, dans un contexte donné, capitalise
le plus de ressources de pouvoirs à contraindre, voire à dominer l'adversaire. L'histoire
occidentale est faite de l'alternance de l'une et l'autre de ces pratiques, selon un jeu de balancier
dont la seule existence atteste bien, tranchant en cela avec les autres histoires, la réalité profonde et
ancienne d'une dualité de sphères – le pouvoir temporel et le pouvoir spirituel. Mais surtout, ces
pratiques renvoient à un discours de légitimation et à des modalités qui n'ont jamais abandonné
cette référence dualiste. Grégoire VII inaugure au XIe siècle une ère de théocratie pontificale sans
remettre en cause le domaine d'une autorité impériale en matière temporelle 16. Il laisse, après avoir
excommunié Henri IV, le peuple allemand libre de choisir son prince 17.
Le pontificat d'Innocent III, qui marque au XIIIe siècle le paroxysme de cette prétention
théocratique, en révèle encore mieux les limites. Arrivée au faîte d'une puissance qui ne trouvait,
face à elle, que la faible résistance d'un pouvoir politique féodalisé, la papauté appuya sa stratégie
théocratique non pas sur la négation d'un espace du politique, mais bien au contraire sur
l'affirmation de son droit de poursuivre le prince sur son propre domaine dès lors qu'il avait péché
(ratione peccati). Cette compétence tient en même temps à la qualité de vicaire du Christ que
revendique le pape et à la supériorité du spirituel sur le temporel, laquelle ne ferait pas sens dans
une culture moniste. C'est en fonction de ces deux qualités qu'Innocent III revendique le droit de
juger les princes et d'apprécier leur capacité de servir la cause de Dieu. Il reste que cette
prérogative s'inscrit dans le domaine du spirituel (sauf lorsqu'il s'agit du patrimoine de saint
Pierre), que l'intrusion dans le domaine temporel est l'exception (« temporalem potestatem
casualiter exercemus ») et surtout qu'elle n'est légitime que parce qu'elle s'exerce hors du domaine
féodal qui ne peut être que celui du roi (« non intendimus judicare de feudo, sed decernere de
peccato ») : tel est bien le sens de l'argumentation développée par Innocent III lorsqu'il justifiait son
intervention dans le litige qui opposait le roi de France au roi d'Angleterre en soutenant que la
querelle relevait de l'état de péché et non du domaine de la féodalité.
Ainsi, même présenté conjoncturellement comme soumis, subordonné ou inférieur, le politique
se trouve-t-il toujours construit comme un espace spécifique, doté à ce titre d'institutions propres,
d'un personnel particulier. Les partisans les plus ardents de la théocratie pontificale ne cessent
d'affirmer la raison d'être de juridictions temporelles, répliques dans le domaine du politique de la
dynamique organisationnelle affectant l'espace religieux. Culture dualiste et culture institutionnelle
trouvent ainsi leur point d'articulation le plus probant, comme l'aboutissement logique d'une
stratégie d'acteurs fort ancienne 18.
C'est également à tort que l'institution impériale germanique a souvent été envisagée comme une
construction extérieure à ce modèle, allant à l'encontre de la distinction du politique et du religieux.
Plaidant pourtant en ce sens et défendant la thèse du Rex Sacerdos, l'historien Ullmann semble
disposer d'arguments décisifs 19. L'empereur othonien se présentait effectivement comme le
continuateur de l'empereur romain, détenant, à cet effet, un mandat de Dieu afin de construire
l'empire chrétien et romain, l'« imperium christianum et romanum 20». A ce titre, il se définissait en
même temps comme prêtre et souverain, détenteur de la puissance absolue, image de Dieu,
supérieur du clergé de son empire, fondé à dire la loi et même à faire les papes. « Évêque de
l'extérieur » et « évêque des évêques 21 », il se concevait comme l'unificateur de la chrétienté. Il
s'inspirait d'un augustinisme politique dont la prétention était de construire la cité de Dieu sur terre,
de réconcilier ainsi ce que l'évêque d'Hippone tenait pour essentiellement distinct, et donc de
construire un ordre politique en fonction non plus des exigences de l'ici-bas, mais de la réalisation
sur terre de la plus grande gloire du Très-Haut. Le sacré et le politique semblent ainsi à nouveau en
situation de fusion, l'Église n'a plus de raison de s'ériger en monde à part, le pape perd
effectivement tout rôle spécifique. La prétention va durer, puisqu'elle sera reprise par Henri IV, qui
légitime son absolutisme comme directement concédé par Dieu : le politique reste divin par nature,
et apparaît plus proche que jamais de l'idée souvent galvaudée d'une monarchie de droit divin 22.
La réalité de cette prétention n'est pas en cause et permet incontestablement de mieux
comprendre les formules de légitimation du pouvoir qui avaient cours. L'erreur est cependant de
donner à la notion de Rex Sacerdos une extension qu'elle n'avait pas, en la présentant comme
concurrente d'une construction différenciée du politique et en la rapprochant de modèles de
dissolution du politique dans le sacré, tels qu'ils caractérisent les autres cultures – simultanément en
monde islamique, plus tard en monde protestant. La preuve en est que cette prétention impériale,
loin de créer un consensus, devint très rapidement un enjeu majeur de conflit. La querelle des
Investitures serait déjà en soi incompréhensible si elle n'exprimait pas la prétention du religieux à
se reproduire, lui aussi, dans un espace autonome ; mais, sans attendre le XIe siècle, force est de
constater que toute l'histoire impériale germanique fut celle d'une tension entre le pape et
l'empereur, c'est-à-dire qu'elle fut marquée par la dualité fondamentale du religieux et du politique.
Karl Morrison note avec pertinence que l'histoire de la chrétienté à l'époque impériale restait celle
de la concurrence de deux prétentions, Jean XII conspirant avec les Hongrois et les Byzantins
contre Otton Ier, Jean XVI allant jusqu'à proposer le titre d'Empire romain à l'Empire d'Orient 23.
La connaissance du politique et de sa spécificité selon les histoires suppose cependant le
dépassement des formules idéologiques pour appréhender les éléments récurrents fondant les
pratiques et les stratégies. En l'espèce, les formules sont ambiguës : l'empereur germanique faisait
alterner la référence universaliste au christianisme romain et les références particularistes, Henri II
gravant sur son sceau « renovatio regni Francorum », alors qu'on sait que, dès 966, le titre employé
par l'empereur était celui d'« imperator augustus Romanorum ac Francorum 24 ». Empereur des
Francs, et non plus exactement de tous les Romains, le souverain germanique adoptait déjà une
logique territoriale, dans un espace politique de dimension inférieure à l'espace du religieux : la
logique politique dont il se réclamait était en quelque sorte infra-religieuse et évoluait clairement
vers la construction d'espaces territoriaux définissant l'espace de souveraineté. Ce lien entre deux
catégories propres à l'histoire occidentale est doublement confirmé par la rapide déliquescence de
la suzeraineté impériale après la perte, par les successeurs d'Otton III, de la Pologne et des
provinces slaves, et le refus unanime opposé par les royaumes européens de reconnaître toute
qualité sacrée à l'empereur. On est bien loin des efforts déployés par les princes musulmans pour
faire reconnaître leur allégeance à la personne du calife. Souveraineté et territorialité s'imposent, à
travers cette histoire, comme deux inventions du développement politique occidental.
Les pratiques et les stratégies en deviennent d'autant plus éclairantes. Celles de l'empereur se
situent banalement dans la logique d'une maximisation de ses avantages et de ses ressources de
pouvoir face à l'essor de la féodalité. La constitution progressive d'un « Reichkirchensystem », liant
l'empereur et son Église, offrait un contrepoids précieux à l'autonomie grandissante de
l'aristocratie temporelle. Les Ottons se sont comportés en suzerains féodaux, certains que le
renforcement de leur tutelle sur leur épiscopat les doterait d'abord d'une vassalité plus facile à
conquérir et à contrôler. La politique religieuse d'Otton Ier s'est surtout traduite par la volonté de
créer des évêques parmi ses proches, qu'il s'agisse de son oncle Robert de Trèves, de son frère
Bruno de Cologne ou de son fils Guillaume de Mayence. Il est vrai que cette pratique féodale ne
s'est pas révélée particulièrement rentable : l'« évêque des évêques » a dû essuyer coup sur coup
une rébellion de la Lotharingie qui était appuyée par son épiscopat, la résistance de son propre fils,
évêque de Mayence, et une lutte d'influence pour le contrôle du couvent de Gandersheim. Quant à
Henri II, il dut affronter les évêques de Mayence, de Würzburg et d'Eichstatt sans que sa qualité d'«
évêque de l'extérieure y pût faire quelque chose 25.
La stratégie développée en réplique par la papauté est très significative de la profondeur du
modèle dualiste et de l'importance de ses effets. Pour justifier la spécificité de son rôle face à
l'empereur, Grégoire VII met en évidence la source populaire du pouvoir du prince, contrastant
avec l'origine exclusivement divine du pouvoir du pape. Manegold de Lautenbach, théoricien du
grégorianisme, souligne la spécificité de la fonction royale et les limites de l'espace du politique en
indiquant que c'est le peuple qui élève le roi au-dessus de lui afin d'être protégé contre le risque de
tyrannie. Il y a donc un « contrat conditionnel » entre le prince et le peuple, et le premier n'a
compétence à obliger qu'en fonction de cette référence contractuelle. L'apparition de celle-ci, en
pleine querelle du Sacerdoce et de l'Empire, mérite d'être signalée. Elle révèle comment la
préhistoire de fidée de contrat, celle d'une limitation du pouvoir du prince et surtout celle d'un
fondement populaire du gouvernement se sont, au moins en partie, constituées comme résultats
d'une stratégie de l'Église cherchant à réduire les ressources du pouvoir temporel. L'intrusion du
peuple dans la rivalité du pape et de l'empereur a bien correspondu à un effort du premier pour
ramener et cantonner le second dans son propre domaine : le prince temporel ne peut pas tout faire,
parce qu'il n'est pas – comme certains peuvent le dire – solutus a lege (dégagé de la loi), mais parce
qu'il est lié par contrat avec son peuple, le pape se réservant même, dans la construction de
Manegold de Lautenbach, le droit d'intervenir au cas où le contrat ne serait pas respecté 26.
Alors que l'empereur a échoué dans sa tentative de se définir par rapport à la christianitas et à
son universalité, le pape lui impose ainsi, semble-t-il avec succès, l'obligation de se référer au
populus selon une démarche qui le limite et l'enserre dans un domaine politique encore plus
strictement défini. L'invention d'un espace politique autonome paraît ainsi, sous l'effet du jeu des
acteurs, étroitement liée à celle de l'idée de contrat, de supériorité de la loi et de représentation :
chacune de ces catégories, plus tard revendiquée au nom d'une extension des droits politiques, se
forge initialement à titre de contrepoids et comme effet – direct ou indirect, selon les conjonctures
– de la sortie du politique de l'espace religieux.
Le thomisme vient consacrer au XIIIe siècle cette autonomisation du politique. La lecture
chrétienne d'Aristote qu'on doit au Docteur angélique dépasse, et de beaucoup, le cadre de l'œuvre :
elle marque, bien au-delà, toute une vision de la cité que le Moyen Age finissant entretient. La
personnalité même de saint Thomas d'Aquin n'est pas indifférente : il vécut en un siècle où
l'actualité était faite par la construction étatique, et joua un rôle tant politique que religieux. Les
sympathies du théologien pour le parti gibelin sont connues, son rôle de conseiller de cour ne fut
pas négligeable, notamment auprès de Saint Louis, et sa fonction de docteur de l'Église fut
essentielle 27.
Le privilège que Thomas d'Aquin accorde à Aristote dans la redécouverte de la philosophie
politique hellénistique est déjà plein d'enseignements. Pour concevoir la cité, le père dominicain
incline vers une conception qui marque ses distances par rapport au monisme platonicien, et qui
épouse l'hypothèse des causes secondes. Mais surtout, le Docteur angélique donne sens à l'œuvre du
Stagirite en reconstruisant l'« homme-animal social » comme membre de l'humanitas (l'humanité),
c'est-à-dire comme distinct de l'« homme-croyant », membre de la christianitas (la chrétienté). La
définition aristotélicienne est ainsi pensée à travers l'idée de dualité : le membre de la cité est une
personne politique puisqu'il s'identifie à un corps naturel et qu'il se différencie de son appartenance
au corps mystique que constitue l'Église.
Précisément parce que l'appartenance à la cité n'est possible qu'en étant distincte de
l'appartenance à l'Église, la théologie thomiste ne conçoit la dualité du temporel et du spirituel ni
comme un malheur ni comme un moment de l'aventure de l'humanité, à la manière par exemple du
christianisme réformé, mais comme un ordre voulu par Dieu et en fonction duquel l'homme devra
penser et agir. L'autonomie du politique est donc ainsi durablement posée, à telle enseigne que M.
Villey n'a pas hésité à voir dans la construction de saint Thomas d'Aquin les germes mêmes de
l'idée de laïcité 28.
Mais précisément parce que le politique existe par lui-même, il se trouve chez le Docteur
angélique, comme chez Manegold de Lautenbach, marqué et, en réalité, contraint par ce qui fait sa
propre identité. Étant distinct de l'espace religieux, il relève des causes secondes et d'une délégation
de Dieu. Correspondant à un ordre et à un plan divins, il n'est pas réglé par l'arbitraire, mais obéit
aux lois de la nature, elles-mêmes accessibles à l'homme grâce à la raison. Le domaine de
l'humanitas ne renvoie donc à l'exercice légitime d'une autorité politique que si celle-ci reste
conforme à la loi naturelle et à la raison. Saint Thomas affirme de façon très claire (dans la
question 90 des la IIæ) : « Pour que la volonté de ce qu'on ordonne ait valeur de loi, il importe
qu'elle soit réglée par quelque raison (...), autrement la volonté du prince serait bien plus une
iniquité qu'une loi 29. »
La loi réglant l'espace du politique se trouve donc à bien des égards strictement précisée :
topographiquement d'abord, en se distinguant de la Loi éternelle, celle de la Révélation, dont elle
est indépendante ; dans son élaboration ensuite, puisqu'elle ne crée d'obligations que dans la
mesure où elle demeure conforme à la raison et au droit naturel ; dans sa finalité enfin, puisqu'elle
n'a pas d'autres buts que de servir le bien commun. Faire la loi appartient à la multitude tout entière
ou à la personne publique qui a charge de la multitude et qui n'a donc « pouvoir de contraindre »
que si elle agit par la raison et pour la collectivité tout entière. La loi du tyran n'est donc pas loi,
mais perversion de la loi, contraire et aux fins de celle-ci et à la connaissance d'une vérité
accessible à l'homme par la raison 30.
La contrainte dérivée de l'autonomisation du politique n'est plus, comme chez Manegold, le
respect d'un contrat et la conformité du pouvoir princier à une source populaire, mais l'obligation
tout aussi exigeante pour le monarque temporel d'agir selon le droit et les lois de la raison. Au-delà
da la laïcité, c'est bien l'idée d'État de droit, le principe, de la légalité et toute l'aventure du droit
naturel qui se profilent dans l'œuvre du dominicain. Cette mise en perspective d'oeuvres que deux
siècles séparent montre déjà deux lectures possibles du politique et du religieux, dessinant deux des
traits essentiels de la construction étatique occidentale qui vont, tour à tour, s'exclure et se
compléter : la référence contractuelle qui prépare l'idée d'un État prenant sa source dans une
légitimité d'origine populaire ; la référence au droit naturel dessinant un État qui ne peut
contraindre qu'en plaçant le droit au-dessus de lui, voire, éventuellement, au-dessus de la
souveraineté populaire. L'idée de droit telle qu'elle se dégage chez saint Thomas n'est compatible,
en effet, avec l'arbitraire d'aucun législateur, qu'il soit individuel ou qu'il soit collectif. On trouve
déjà l'annonce, comme élément constitutif de la modernité occidentale, de la confrontation d'une
culture démocratique et d'une culture juridique, dont on verra qu'elle a organisé bien des conflits
qui ont fait l'histoire de l'État occidental.
Cependant, l'autonomisation du politique dessine aussi, à mesure qu'elle se précise, une autre
dualité constitutive de la modernité, opposant cette fois l'espace public et l'espace privé. La sortie
du politique du domaine du religieux correspond, à un double titre, à la définition d'un espace
public. L'ordre de la cité, étant par nature celui de la réalisation d'un bien commun conforme à la
raison ou à un contrat, ne peut être géré que par une personne publique, c'est-à-dire par un acteur
tenant sa légitimité, pour reprendre la belle formule de Kantorowicz, non de son corps naturel,
mais de son corps mystique 31. Obéissance ou obligation, autorité ou légitimité, ne peuvent donc
renvoyer qu'à une institution indépendante de l'arbitraire individuel. Mais, au-delà encore, la dualité
du temporel et du spirituel amène ceux qui la conçoivent à s'interroger sur l'arbitrage qu'il convient
de rendre entre les deux domaines lorsqu'ils sont en litige, et à mieux préciser ce qui fait leur
compétence respective. Ainsi saint Thomas note-t-il que le spirituel l'emporte, de par sa supériorité
intrinsèque, sur le temporel pour tout problème à propos duquel ils se trouvent mêlés, notamment
le mariage ou l'éducation. L'appartenance de cette dernière au domaine des consciences la place,
pour le Docteur angélique, hors de portée du temporel et en fait, sur cette terre, une prérogative de
l'Église. Manière très directe d'envisager le spirituel non seulement comme le lieu de la chrétienté,
mais aussi comme celui des consciences, de superposer ainsi spirituel et privé, pour faire de
l'Église le protecteur de l'individu face à la rationalité collective caractérisant le domaine temporel.
Toute cette construction qui s'élabore à la fin du Moyen Age éclaire déjà certains enjeux familiers
du développement politique occidental, et dont la question de l'école reste encore maintenant un
exemple de choix. Le débat ne s'est que très peu renouvelé puisqu'il continue à opposer, de nos
jours, ceux pour qui l'éducation ne peut être que publique car elle renvoie au bien commun et à la
réalisation des droits et devoirs du citoyen, et ceux pour qui elle ne peut être que privée, concernant
à titre exclusif la formation de l'individu. Deux conceptions irréductibles de la liberté dont le
conflit est entretenu par un modèle culturel qui n'a jamais conçu le public et le privé comme deux
espaces cloisonnés, mais comme deux domaines qui, par leur nature, se trouvent en tension
permanente et forgent leur identité en s'opposant 32.

COMMUNAUTÉ ET INDIVIDU. La sociologie et la philosophie politique ont fait un usage


abondant des concepts de communauté et d'individu pour tenter de caractériser la modernité
occidentale et pour l'opposer aux voies de développement propres à d'autres types de société. La
critique sociologique récente donne au débat un tour nouveau, considérant que l'individualisme,
loin d'être la marque de l'histoire occidentale, est au fondement de toute action sociale et sert de
référence obligée à toute proposition sociologique qui prétend à la rigueur et à la validité 33.
Pourtant, le débat n'est pas nouveau : les tenants d'une sociologie organiciste et les partisans de
l'individualisme méthodologique semblent reproduire, en la tranformant à peine, une controverse
qui structure la culture occidentale. Elle opposait déjà dominicains et franciscains, alors que se
construisait l'État et que se posait la question de la souveraineté. Duns Scot, le Docteur subtil, et
Guillaume d'Occam, le Docteur invincible, créaient à l'aube du XIVe siècle, plus qu'un mode de
pensée, un mode de lecture de la réalité sociale : ils proclamaient que seul l'individu était accessible
à la connaissance et pouvait constituer une légitime méditation dans l'organisation de la cité. Ils se
distinguaient ainsi clairement de la construction thomiste, conçue autour de l'idée d'universel et
d'une pensée qui demeurait largement communautaire.
Il est significatif que la référence à l'idée d'individu ait valu à la pensée franciscaine la réputation
de « via moderna 34 », comme si la modernité occidentale se confondait avec l'émancipation de
l'individu de la soumission absolue au tout. Il serait simpliste de considérer ce long débat qui va
traverser les âges du monde européen comme étant celui qui verrait s'affronter les partisans d'une
tradition communautaire et ceux d'une modernité individualiste 35. Il paraît en réalité plus exact
d'ériger la tension entre l'universel et l'individuel comme étant la marque même du développement
politique occidental, l'élément formateur des grandes catégories qui font la modernité, l'une des
instances qui permettent de rendre intelligibles, comme le propose Dyson, les crises qui ont affecté
ou qui affectent encore la transformation politique de nos sociétés 36. L'État, lui-même, dans sa
définition comme dans sa logique de fonctionnement, est en même temps communautaire et social,
prétend à l'universel tout en ne connaissant que l'individu-citoyen.
La pensée organologique qui s'est développée dans le contexte médiéval n'est donc pas, en soi,
une pensée de conservation, ni surtout orientée, tant s'en faut, contre l'État. Elle exprime, certes, une
continuité par rapport à la culture romaine et à la culture grecque. A la première notamment, elle
reprend l'idée d'universitas qui réapparaît, précisément, au XIIIe siècle et qui cherche à réduire
l'apparente multitude à l'unité 37. Le rôle des canonistes dans la reprise de cette catégorie destinée à
penser les multiples communautés qui faisaient souche est évident. Sa transposition au politique
s'opère sur des bases qui se dessinent clairement : à mesure que se forment une vie publique et un
espace autonome du politique, la collectivité sociale risque d'aboutir à un état de dispersion et
d'atomisation entre personnes infiniment plus accusé que dans les communautés religieuses ; le
risque est qu'elle mette en échec la construction d'une relation d'autorité et pose de façon périlleuse
et contradictoire le problème de l'obéissance civile.
L'idée des canonistes et, au-delà d'eux-mêmes, des légistes va consister à dénoncer cette
dispersion comme une illusion et à affirmer, au-delà de la diversité des personae reales - personnes
réelles –, la réalité de la persona repraesentata - personne représentée –, identifiable comme le
corps de la multitude. La formation de cette catégorie ne dérive donc pas tant d'une culture
communautaire a priori, mais d'une stratégie politique destinée à faire face à la dispersion et à
l'individualisation qui se profilent déjà derrière la construction d'un ordre politique différencié. Tel
est bien le sens de la métaphore organologique qu'analyse Kantorowicz, celle du roi comme tête,
donc principe unificateur du royaume, et celle de l'Église et de l'État comme corps mystique et
corps matériel 38.
Cette vision corrective de la société s'inscrit, à un double titre, à l'origine de la culture
occidentale du politique. D'une part, à travers la notion de personne publique, elle annonce l'idée
d'institution et donc la légitimité d'un ensemble cohérent de règles et de rôles, distinct des
modalités infra-politiques d'interactions sociales. D'autre part, à travers l'idée de représentation,
elle trouve ici l'une de ses racines et elle renvoie très précisément à l'organe qui, dans toute
collectivité, exprime cette nécessaire orientation vers l'ordre et l'unité. La vision est encore
éloignée de l'idée de mandat populaire, mais elle fonde déjà la modernité du fait représentatif sur
sa capacité de dépasser la dispersion et de recréer l'ordre dans le double contexte des relations
sociales individualistes et de l'autonomie du politique. Villes, royaumes, empires, seront désormais
dans leur aventure les lieux de cette construction du politique, faisant de telle élite bourgeoise, du
roi ou de l'empereur les représentants naturels et omnipotents de la collectivité.
Cette référence à la nature contribue grandement à stabiliser une telle vision : elle transparaît à
travers la lecture thomiste de la philosophie grecque. Reprenant Aristote, le Docteur angélique
présente la société humaine comme naturelle, c'est-à-dire comme dotée d'une consistance réelle
accessible à l'entendement humain 39. Aspect de cet ordre qui dérive du plan de Dieu, elle constitue
une totalité qui fait sens, qui est supérieure à ses parties, et qui tire son identité de son orientation
vers la réalisation du bien commun, lequel fonde la loi, la consistance de l'espace temporel et la
légitimité du pouvoir du prince. La construction thomiste et la doctrine du droit naturel qui en
dérive viennent donc offrir un fondement théologique à l'idée d'universitas et construire de façon
systématique une conception à la fois protectrice de l'ordre et introductrice à l'idée moderne d'État.
Certes, plus que d'État, il convient parler de communauté politique dont tous les individus seraient
membres par nature, d'une communauté précisément organisée grâce à son incarnation dans une
personne publique agissant pour le bien commun et transcendant ainsi les biens individuels 40 on est
donc très près, avec saint Thomas, de l'idée d'État comme espace politique tirant sa légitimité de sa
référence au bien collectif et son autorité de sa capacité à s'imposer, conformément au droit, face
aux intérêts individuels.
L'idée d'universitas est en revanche critiquée et abandonnée par l'école franciscaine, selon un
mode de raisonnement dont les termes principaux ne seraient certainement pas récusés par les
tenants contemporains de l'individualisme méthodologique. L'éloignement des constructions
thomistes chez un Duns Scot ou un Guillaume d'Occam tient d'abord au rejet de l'idée d'ordre
naturel au profit de la thèse de la toute-puissance de Dieu : toute existence n'est que contingence
pensable et justifiable à la seule lumière de la Révélation chrétienne. L'idée même de nature et celle,
corrélée, de raison autonome paraissent, aux yeux du Docteur subtil, comme autant de limites
apportées à la liberté divine. La connaissance ne passe pas tant par l'intelligence que par la prise en
compte de la souveraine volonté du Créateur qui, à elle seule, élit les possibles.
Les choses de la cité ne peuvent donc pas renvoyer à une universalité intelligible et rationnelle,
comme chez Thomas d'Aquin, mais à une juxtaposition d'entités irréductiblement singulières. Duns
Scot et Guillaume d'Occam, et encore davantage Marsile de Padoue, qu'ils ont l'un et l'autre
profondément marqué, proclament hautement que la société en tant que telle n'existe pas, et que
seuls ses membres pris individuellement comme êtres concrets, porteurs de volonté, sont dotés
d'existence.

Contrairement à ce qu'on pourra observer dans l'islam, la découverte de la volonté divine ne


remet pas en cause la sortie du politique. Certes, comme en islam, la pensée franciscaine part du
postulat que tout vient de Dieu, mais, au nom de ce principe, elle rejette l'idée d'un ordre humain
pré-construit, pour lui préférer celle d'une lecture empirique qui ne retient de celui-ci que
l'existence concrète d'individus singuliers 41. C'est au nom de cet empirisme que Guillaume
d'Occam et surtout Marsile de Padoue n'accepteront de concevoir le pouvoir politique que comme
attribut d'individus et non plus comme principe inhérent à un ordre communautaire naturel. Parce
qu'il est propre aux individus, le pouvoir n'est donc pas affaire de dogme, mais de relations entre
acteurs ; il n'est pas affaire d'universalité, mais, au contraire, de singularité. Guillaume d'Occam, le
Docteur invincible, lie ainsi, à tous les niveaux, autorité et pluralité : pluralité des sociétés
concrètes, des langages, des coutumes, voire des climats ; pluralité à l'intérieur de la société,
puisque le pouvoir politique ne peut renvoyer qu'à une interaction entre plusieurs individus. Cette
pluralité favorise une nouvelle construction de la laïcité : celle-ci ne dérive plus de l'opposition de
la nature et de la sur-nature, mais, cette fois, de la distinction entre la volonté de Dieu et la volonté
des hommes-individus 42. C'est au nom de ces principes que Guillaume d'Occam rejette l'idée d'une
société chrétienne comme réalité universelle, prend le parti de l'empereur contre le pape, annonce
l'idée de societas humana 43. Marsile de Padoue proclame, pour sa part, que l'Église n'a de sens et
de réalité que comme ensemble d'individus croyants, ne pouvant ainsi renvoyer qu'à l'organisation
de leur souveraineté.
L'innovation est ici à la mesure de l'idée de via moderna utilisée pour la qualifier. On voit déjà se
profiler toute une série d'éléments constitutifs de notre sociologie politique moderne. D'abord, la
primauté de la référence à l'individu qui conduit Scot, notamment, à justifier la propriété privée par
son utilité et non plus par sa conformité à une loi naturelle 44. Ensuite, la construction du concept de
pouvoir politique, qui cesse d'être l'expression d'un ordre rationnel pour devenir l'effet contingent
d'un rapport hiérarchique qui se construit empiriquement entre les hommes. Enfin, une conception
du droit qui inaugure d'abord la longue tradition d'un droit subjectif – non plus expression d'un
principe naturel, mais reconnaissance d'un attribut de l'individu – et qui établit ainsi la tradition du
positivisme juridique pour laquelle la loi dérive de la volonté du législateur et n'est plus déduite de
la raison humaine.
Tous ces principes annoncent en même temps l'idée de contrat social. La societas humana, n'étant
que la rencontre de multiples volontés individuelles, ne se trouve ordonnée que par la combinaison
de celles-ci et par le jeu du pacte. Distance est alors prise, au nom d'un individualisme chrétien,
avec la thèse aristotélicienne d'une cité naturelle. La cité des hommes, contrairement à celle des
saints, ne présente qu'un artifice d'unité, que seule entretient la pratique du pacte social. Lequel
reproduit une autre conception de la représentation qui n'est plus, cette fois, un fait de nature, mais
une délégation pensée et réalisée par la volonté des hommes. Le représentant est bien celui du civis
(citoyen), même si celui-ci ne se limite encore qu'à la valentior pars du peuple (chez Guillaume
d'Occam) ou à sa participans pars (chez Marsile de Padoue 45.
C'est donc bien l'autre face de l'État qui apparaît à mesure qu'on découvre cette lecture
individualiste de l'ordre social. C'est l'État de citoyenneté, c'est-à-dire d'individualisation des
rapports sociaux, et singulièrement des rapports de domination. C'est l'État de contrat et de
délégation, c'est-à-dire cet ordre de domination qui ne se confond plus avec la communauté des
individus comme chez Aristote ou saint Thomas 46, mais qui se réalise hors de ceux-ci, à travers
leurs représentants. Mais c'est aussi l'État créateur de droit et non plus produit du droit, gage de
liberté en aval, puisque législateur souverain, mais privatif de liberté en amont, puisque désormais
délié de toute obligation dans la pratique de sa fonction législative. Belle illustration de ce double
visage de l'État occidental qui exprime, dans son hésitation perpétuelle entre le droit et la loi, sa
double identité communautaire et individuelle ainsi que l'ambiguïté de sa légitimité : légitimité
rationnelle privative de liberté individuelle dans le premier cas, légitimité contractuelle, dans le
second cas, périodiquement menacée de crises, parfois surmontées par un messianisme faisant
appel à une légitimité d'ordre religieux.
Cette dualité de références à la communauté et à l'individu ne peut pas être tenue pour un simple
conflit d'idées ; elle exprime toute la complexité du jeu social féodal, fait de relations individuelles
et de multiples formes d'institution communautaire. Le lien de vassalité relève des premières, tout
comme la formation précoce d'un droit successoral protégeant la propriété individuelle ; la
réglementation des guerres privées, les limitations de la division des fiefs, penchent, au contraire,
vers une construction communautaire des rapports sociaux. L'existence plus ou moins
institutionnalisée de plusieurs types de communautés permet de mieux appréhender cette mixité. La
communauté villageoise correspondait étroitement à la conception organologique d'une totalité
agissante et naturelle, réglementant les actions individuelles, la résidence, l'initiation des nouveaux
venus, la répartition des tâches et des sommes dues au seigneur ; mais elle était, en même temps, de
nature politique, indépendante des structures familiales, donc de constitution artificielle sur la base
de l'utilité qu'elle apportait tant aux seigneurs qui y déléguaient certaines de leurs fonctions
politiques qu'aux paysans qui la concevaient comme un moyen de s'organiser et de se défendre face
aux seigneurs. Quant à la communauté familiale elle-même, qui s'inscrit dans la logique plus
strictement communautaire de la famille élargie, elle ne connaît qu'une existence éphémère,
précisément liée au bouleversement de l'ordre politique qui marque le XIVe siècle, séparant l'ère
féodale de la construction d'un État institutionnalisé 47.
La société sur la base de laquelle s'est construite la modernité occidentale n'est donc ni
communautaire ni individualiste, mais génératrice de regroupements sociaux et de solidarités
artificielles se constituant précisément sur des espaces différenciés et en fonction d'une logique
étatique : communautés villageoises et communes de nature essentiellement politique ; mais aussi
paroisses, de nature religieuse, communautés de travail, puis corporations de nature socio-
économique.
Or l'État moderne dérive bien de ce « communautarisme limité ». L'histoire de sa formation
renvoie d'abord à un regroupement et à une unification des communautés d'ordre politique – face à
toutes les autres, religieuses et socio-économiques, progressivement érigées en estats. Ceux-ci,
peu à peu, constituèrent le contrepoids à l'espace étatique, puis la société civile qui a achevé, par
opposition, de définir cet espace comme étant bien celui de l'État. La logique de l'État se trouve
empreinte de cette double référence individuelle et communautaire : individualisme de son réfèrent
libéral et de l'idée même de citoyenneté, mais communautarisme aussi par sa conception de la
légitimité ou de la souveraineté, par ses modalités concrètes d'articulation à la société. Plus l'État
est institutionnalisé, plus il cherche à atteindre ses sujets par la médiation des groupes
communautaires, et notamment par le recours à des pratiques patrimoniales et clientélistes dont une
abondante littérature montre qu'elles dominent le jeu politique des sociétés de l'Europe
méditerranéenne 48 et qu'elles se trouvent, en réalité, sans cesse réactualisées par le système
notabiliaire, y compris dans la France contemporaine.
Partant de cette hypothèse, Kenneth Dyson construit une typologie des formes étatiques, en
distinguant celles qui restent dominées par une logique individualiste et compétitive, comme la
Grande-Bretagne et la Suisse, et celles qui, à l'instar de la France, de l'Espagne ou de l'Italie, se
trouvent davantage animées par une logique de type communautaire 49. Classement judicieux,
certes, mais contestable, car il postule un égal développement des institutions étatiques dans
l'ensemble de ces sociétés. Or on sait combien ce développement est remarquablement plus soutenu
dans la seconde que dans la première catégorie. L'orientation communautaire des pratiques
politiques est donc intimement liée à l'histoire de l'État, en amont puisqu'elle favorise sa
construction, comme en aval puisqu'elle contribue à sa reproduction. Autant une individualisation
des rapports sociaux aussi précocement marquée qu'en Angleterre – où très tôt s'imposaient la
liberté individuelle de tester ainsi que l'individualisation du marché des terres 50 – paraît
correspondre à la formation d'un centre très faiblement étatisé, autant la survie des résistances
communautaires semble nourrir l'État et favoriser son institutionnalisation grandissante.
Deux voies modernes paraissent ainsi s'ouvrir : l'une qui s'articule autour d'une théorie et d'une
pratique de l'individualisme et dont on ne s'étonnera pas qu'elle se soit très vite réclamée de la
postérité de Guillaume d'Occam ; l'autre marquée au contraire par la tension entre individu et
communauté et dont dérivent l'État, une culture juridique faite en même temps de droit naturel et de
droit subjectif, une philosophie politique dont la référence essentielle à l'idée de contrat social
montre qu'elle ne sut jamais trancher entre le tout et la partie, et des formes de mobilisation
politique qui, venant d'en haut ou d'en bas, allient l'appel à l'individu et l'appel au groupe, la
référence au notable et la référence au citoyen. C'est dans ce sillage qu'on retrouve autant la
construction communautaire du politique scellée par la tradition hégélienne que la conception de
l'Église comme communion. C'est au contraire dans l'autre sillage que se précise la vision
utilitariste du politique et que l'héritage occamien se trouve entretenu par une référence tenace à la
volonté individuelle et, sur le plan religieux, à l'idée d'Églises nationales qui ne sont en outre
qu'une addition de fidèles. Croisement d'une vision du sacré et de l'humain qui ne retrouve pour
autant jamais, et dans aucune de ses versions, la construction qui fait l'identité de l'Islam. Celui-ci se
démarque par son refus de séparer savoir et foi, et par son refus d'envisager la communauté
religieuse comme la simple addition de fidèles.

Aux sources médiévales de la cité musulmane.

Il serait aisé de montrer comment l'ordre politique s'est construit, en Islam, sur des bases non
seulement différentes, mais à l'inverse de celles qui marquent l'histoire occidentale. La modernité
s'est confondue, en Europe, avec un lent processus d'émancipation de l'ordre impérial, alors que le
politique s'est progressivement défini, en monde musulman, en fonction de l'obligation de créer un
empire, lié à la définition d'une nouvelle foi et aux conditions de son universalisation.
Le passage à l'ordre impérial apparaît ainsi comme l'enjeu dominant, permettant de comprendre
l'élaboration des principales catégories du politique qui font la genèse et l'originalité pérenne des
cultures islamiques. Cet enjeu fut d'autant plus remarquable qu'il supposait un double défi : vaincre
un ordre politique traditionnellement atomisé et essentiellement réglé par l'équilibre entre tribus ;
surmonter la nature fortement communautaire des formations sociales qui rendait d'autant plus
délicate une individualisation des rapports sociaux et politiques comparable à celle qui a marqué le
développement du monde occidental.
L'invention de la cité musulmane s'est faite dès lors sur la base de l'importation et sur celle de la
conciliation des contraires. Importation des modèles de gouvernement byzantin et persan,
utilisation et réinterprétation de la pensée politique hellénistique. Le recours au modèle sassanide
est loin d'être insignifiant, comme le symbolise la traduction par Ibn al-Mokaffa' du testament de
l'empereur Ardeshir et comme le révèle la référence à un modèle qui déjà ne distinguait pas la
royauté et la religion, et dans lequel celle-ci était le fondement de celle-là 51 . La référence à la
philosophie politique hellénistique se réalise de façon concomitante, puisque les premiers textes
grecs sont traduits à l'aube de notre IXe siècle, c'est-à-dire au moment même où l'Empire abbasside
commençait à s'intitutionnaliser 52. L'histoire du monde musulman est dès lors rythmée par
l'opposition entre les tenants du modèle hellénistique et les traditionnalistes, selon des modalités
qui évoquent déjà les débats modernes et qui assurent la progressive construction du vocabulaire
politique de la culture islamique.
Cet effort de conciliation est également source de tension et d'innovation. Tension, d'abord, dans
la conception que les acteurs politiques nourrissent de leur propre rôle, très tôt écartelé entre les
références religieuse et guerrière. L'orientaliste Goldziher a fort bien montré comment la
construction volontariste d'un ordre impérial unifié s'est réalisée, à l'époque omeyade, à l'initiative
d'une élite militaire 53. Il rejoint ainsi Max Weber, qui insistait sur le rôle joué par le pouvoir
guerrier, tant dans la construction de l'Empire musulman que dans la définition du mode de
domination qui le caractérisait, l'une et l'autre étant en affinité avec un modèle religieux fortement
mobilisateur, par sa prétention universaliste, par son caractère moniste, par l'importance de
certaines institutions comme le djihād 54. Sans pousser à l'extrême la thèse wéberienne, trop
marquée probablement par la perception simplificatrice que le xixe siècle européen avait de l'islam,
force est de considérer que la domination prétorienne qui a très tôt pesé sur l'ordre politique
islamique était à la mesure des difficultés qui faisaient obstacle à la construction d'un empire et qui
rendaient d'autant plus complexe son invention. Cette première tension n'a d'ailleurs pas échappé à
la pensée réformiste islamique : au début de ce siècle, <Ali (Abd al-Rāzik, inspirateur, certes non
conformiste, d'une pensée laïciste arabe, avait lui-même centré sa critique du califat sur l'hypothèse
que l'islam s'était érigé en culture moniste sous l'effet d'une entreprise militaire et guerrière non
pas inhérente à la religion du Prophète, mais dérivant simplement de l'aventure impériale 55.
Un autre type de tension oppose la rigueur de la vocation religieuse prêtée au calife à la pratique
non seulement prétorienne, mais aussi patrimoniale des premiers Omeyyades. La construction
d'une administration impériale s'est faite également au prix de la formation d'une conception
politique assimilant royauté et possession, comme en témoigne le terme même de mulk utilisé pour
désigner la monarchie et qui signifie, à titre premier, patrimoine. Cette patrimonialisation
correspond à la formation d'une infrastructure politique capable de dépasser l'atomisation d'un
ordre tribal-communautaire ; elle se trouve encouragée par l'inexistence d'une tradition de la
représentation et de la personne juridique et morale, telle qu'il en existait en Occident. Cette même
patrimonialisation, cependant, contredisait la conception d'un ordre politique qui serait l'œuvre de
Dieu, inspiré de la pureté de sa Révélation et donc détaché des fausses valeurs humaines 56.
La découverte progressive de ce décalage fit précisément l'actualité de l'Empire omeyyade,
opposant ceux qui, tels les mordjites, tenaient pour essentiel de préserver l'ordre du pouvoir
impérial et ceux qui, autour d'une contestation essentiellement religieuse, appelaient au
renversement d'un ordre militaire et patrimonial. Ce premier conflit politique de l'histoire du
monde musulman est probablement à la mesure de celui qui a opposé, en Occident, l'État à
l'Église ; il reste encore une composante essentielle de la scène politique des pays de l'Islam. Les
tentatives visant à le résoudre ont fortement contribué à l'élaboration de la culture islamique du
politique, marquée durablement par l'inévitable tension opposant l'ordre de la nécessité et celui de
la légitimité. L'indivision du religieux et du politique qui oppose, de façon brutale, le modèle du
développement occidental à celui qui a cours en monde musulman a déjà pour principal effet de
provoquer l'éclatement du politique en deux domaines que la culture chrétienne romaine avait
contribué à réunir, celui de la politique idéale et celui de la politique nécessaire, ouvrant ainsi la
voie à une dialectique originale de la domination et de la contestation. Cette première expérience
du politique ne se limite pas cependant à l'accumulation de tensions et à une importation passive de
modèles culturels étrangers. La construction de l'Empire, au temps des Omeyyades comme au
temps des Abbassides, a surtout favorisé l'élaboration de constructions théoriques originales et
nouvelles, certaines d'influence hellénistique, d'autres qu'on présente généralement comme
davantage orientées vers une stricte conformité à la tradition musulmane. Cette dichotomie est
cependant doublement abusive. D'abord, parce qu'elle sous-estime la part d'innovation liée à la
relecture islamique des œuvres grecques, et donc tout le travail de reconstruction qui s'est opéré
sur cette base, et qui éloigne d'autant la pensée politique qui en dérive de celle qui a inspiré la
modernité occidentale 57. Ensuite, parce qu'elle surestime généralement ce qui distingue les
différents courants de la pensée politique musulmane, au détriment de ce qui les unit, et qui
constitue le fondement d'une culture spécifique du politique, la marque d'un effort d'invention et
d'innovation, mais aussi l'élément de blocage des possibilités présentes d'importation du modèle
occidental de modernité.
La pensée politique hellénistique qui s'est constituée en monde musulman se distingue de celle
qui s'est forgée en Occident par la priorité que les falāsifa (philosophes) ont accordé à Platon sur
Aristote et par l'effort de synthèse qu'ils ont consenti entre l'apport du maître grec et la référence au
Coran 58. La modernité occidentale prend sa source dans la redécouverte d'Aristote, dans la prise en
compte d'une cité approchée par La méthode expérimentale et fondée sur un réel humain.
L'hellénisme musulman s'appuie, au contraire, 'sur La République et sur Les Lois de Platon, et plus
directement encore sur le néo-platonisme de Plotin, c'est-à-dire sur une philosophie qui, selon la
formule de Rosenthal, a aidé les théoriciens de l'islam « à voir plus clairement le caractère et la
signification politiques de leurs propres lois 59 ». L'œuvre de l'Académicien était en réalité à la
mesure de l'exigence théorique de la conception islamique du politique, de son attachement à la
recherche d'un ordre politique nécessairement idéal, puisque confondu avec la vérité divine, et que
seule une démarche déductive permettait donc de découvrir.
Dans ces conditions, le platonisme des falāsifa reste essentiellement islamique et, à bien des
égards, radicalement opposé à cette modernité politique que la pensée dominicaine et franciscaine
tendait à construire à partir de la lecture d'Aristote. La cité de Platon est fondamentalement moniste
et communautaire, la connaissance qu'il nous en donne permettant d'éviter l'opposition du tout et de
la partie, de l'État et de l'individu, à laquelle la méthode expérimentale d'Aristote a peu à peu
introduit la pensée chrétienne 60. Surtout, la cité de Platon est celle de la Loi, aidant donc à asseoir
le caractère politique et absolu de la shari'a. Le parallèle entre Platon et Fārābi est, à ce niveau,
saisissant : chez le premier, l'ordre politique n'est juste que s'il est conforme à l'idéal, soit au nomos
défini par le philosophe ; chez le second, la cité ne peut accéder à la justice que si elle est fidèle à
l'idéal, c'est-à-dire à la shari'a révélée par le Prophète 61. Chez Platon, l'État et sa forme
constitutionnelle sont secondaires, cet ordre de priorité traduisant l'échec des hommes dans leur
effort visant à atteindre l'ordre idéal ; chez le philosophe persan, les formes concrètes d'État qu'il
nous propose sont également définies comme des cités imparfaites, repérables par ce qui les sépare
de l'idéal de la Loi révélée. Cette reprise de la méthode platonicienne permet à Fārābi de donner
toute sa mesure à l'opposition entre le politique idéal et légitime, et le politique réel et imparfait, en
distinguant précisément parmi les mauvaises cités celle de nécessité (dharūriyya). L'opposition est
très claire avec la construction thomiste s'appuyant sur Aristote pour concevoir un seul espace du
politique porteur de sa propre formule de légitimité, distincte de celle qui caractérise la Loi de
Dieu 62.
A. Lambton souligne d'autres traits de la philosophie islamique que Fārābi retrouve dans sa
lecture de Platon : la référence directe à Dieu comme cause ultime de toute législation ; l'idée que
le cosmos est accessible à tous grâce à la sagesse ; l'importance privilégiée, dans le
fonctionnement de la cité, de la protection de la Loi divine ; et surtout le rôle central du législateur
et de ses successeurs 63. Seule distinction nécessaire, à ce niveau, celle du législateur-philosophe du
maître grec et celle du législateur-possesseur de la Loi, c'est-à-dire le Prophète, auquel se réfèrent
les falāsifa qui voient dans le prince le simple successeur de ce dernier, « régulateur » et «
organisateur » de la cité, mais incompétent pour dire le juste 64.
Il importe néanmoins, pour comprendre la construction du politique qui a dérivé de cet emprunt
à la philosophie grecque, de souligner l'effet singularisant de la lecture islamique de Platon.
D'abord, la fusion de l'idée de nomos (loi) et celle de shari'a (la loi islamique) : Fārābi, au début du
xe siècle, comme, plus tard, Ibn Sinā, puis Ibn Rushd, met toute son application à réconcilier
Révélation et raison, et donc à retirer à celle-ci toute autonomie dans la conception de la pensée et
de l'action humaines. Contrairement à la construction qui voit le jour en Occident, à la suite de la
lecture par les théologiens chrétiens des maîtres grecs, la raison n'accède à aucun statut autonome,
ne peut être tenue, comme chez saint Thomas, pour un instrument permettant à l'homme d'accéder
au juste directement, sans connaître la Loi de Dieu. Plus significatif encore, elle ne peut pas
légitimer un modèle humain de domination et servir de base à la construction d'un espace politique
autonome. Loin de distinguer loi humaine et Loi révélée, les falāsifa utilisent toute l'idée
platonicienne de nomos pour les réconcilier : on a, de ce point de vue, trop rapidement prêté à Ibn
Rushd (Averroës) la thèse d'une « double vérité », humaine et divine, justifiant la maîtrise de
l'homme, c'est-à-dire du citoyen ou du prince, sur les règles de la cité 65.
Si, sur cette base, la mauvaise cité est, chez les philosophes musulmans comme chez Platon, la
cité ignorante (djāhiliyya), cette conception divine du savoir répudie l'élitisme platonicien
abandonnant au sage la direction de la cité et faisant de l'obéissance politique une adhésion passive
comparable à celle du malade face à son médecin. Une part essentielle de l'œuvre des falāsifa est
clairement orientée contre cette conception de la domination, qui porte en même temps atteinte au
principe d'égalité entre croyants et à l'obligation pour ceux-ci d'accéder à la connaissance de la Loi
divine et de dépasser leur état d'ignorance. Une grande place est ainsi accordée, dans la cité de
Fārābi ou dans celle du chiite Tūsi, à l'effort de persuasion et d'éducation politiques ainsi qu'à la
recherche de l'unanimité des membres de la cité, reflet de la solidarité de l'umma 66. Ce point
essentiel n'est pas propre au seul hellénisme musulman, mais se retrouve dans toute la théorie
politique islamique, donnant à la construction du politique une signification d'acte de foi, donc
d'une mobilisation qui ne peut être que consciente et unanime.
Cette distance prise par rapport au rationalisme platonicien se double d'une critique de l'idée de
nature, et plus exactement d'ordre naturel. Si Fârâbi admet la thèse platonicienne d'une
complémentarité naturelle et nécessaire des hommes entre eux, celle-ci n'est compréhensible que
comme un idéal vers lequel ne peuvent que tendre les hommes, et qui se trouve en réalité mis en
échec de façon permanente. On retrouve l'effet de glissement qui dérive de la substitution d'un idéal
divin à un idéal rationnel humain : la cité parfaite, parce qu'elle est celle de Dieu et non des
hommes, est sans cesse affectée par les limites (hudūd) qui marquent la nature humaine. Elle est
donc constamment menacée de destruction, risque qu'elle devra conjurer par un effort constant de
retour vers la Loi de Dieu 67. Cependant, comme il ne s'agit là que d'un effort qui se heurte
constamment aux déficiences de la nature humaine, la cité devra se protéger contre elle-même
grâce à des solutions empiriques que dicte la seule nécessité et qui restent en dehors de toute
référence à la légitimité et à l'idée de divine justice.
Ainsi doit se comprendre cette double conception du lien social qui apparaît, par exemple, chez
Fārābi ou chez Tūsi, distinguant la solidarité naturelle qui unit les hommes entre eux,
conformément à la vision platonicienne ou à l'idéal communautaire de l'umma, et la solidarité
artificielle à laquelle les hommes s'obligent à consentir face aux risques de destruction de la cité et
qui n'est réglée que par une justice humaine 68. Cette vision éclatée d'un pouvoir politique d'une part
légitime, mais trop exigeant compte tenu des faiblesses de l'homme, et d'autre part nécessaire, mais
dénué de tout fondement légitime, a probablement joué un rôle important dans la construction
d'une culture politique islamique : ne reflétait-elle pas l'actualité de l'Empire musulman, en tension
permanente entre l'idéal d'unité, auquel il aspirait par sa foi et sa vocation universaliste, et la
permanence des conflits divisant un monde de tribus, composé d'une infinité d'îlots de résistance
communautaire ? Cet écart est la source de la tension constante qu'Ibn Khaldūn devait analyser plus
tard entre l'ordre communautaire tribal, intégré mais segmenté et particulariste, et l'État dont la
prétention universaliste est sans cesse mise en échec par le biais des résistances communautaires.
L'apparition progressive de cette tension entre l'ordre idéal et l'ordre nécessaire nourrit l'aspiration
à l'unité comme ses échecs.
La lecture islamique de l'œuvre de Platon est solidaire de toute une culture du politique forgée à
l'époque impériale ; elle est donc éloignée d'autant des modalités occidentales de redécouverte de
la philosophie hellénistique. Les débats qui ont marqué les premiers siècles de l'Empire et qui se
cristallisent sur la raison portent essentiellement sur l'utilité de celle-ci et davantage sur sa capacité
d'aider à la connaissance de la Révélation que sur l'opportunité de l'ériger en moyen autonome
d'accéder à l'intelligibilité du réel et à la définition de l'acte juste. Aucun courant de la philosophie
ou de la théologie islamiques n'a été jusqu'à soutenir cette dernière thèse qui est à l'origine de la
pensée moderne occidentale.
Toute la controverse porte au contraire sur la signification qu'il convient de donner à cette
dépendance de la raison humaine par rapport à la Révélation. Toute la scolastique islamique du
kalām se retrouve, en effet, dans la double proposition que la raison ne peut pas se substituer à la
vérité révélée et ne peut consister qu'en une méthode permettant d'accéder à celle-ci 69. Le kalām se
divise, en revanche, sur le contenu et la fonction d'une telle méthode. Le motazilisme, apparu dès le
VIIIe siècle, et qu'on présente généralement comme le courant « rationaliste » de l'islam classique,
marque son originalité en distinguant deux niveaux de connaissance de l'Écriture : le sens littéral,
accessible à tous, et le sens caché, accessible, grâce à l'usage de la raison, aux seuls savants, et
selon des modalités qui abandonnent à ceux-ci une appréciable marge d'interprétation. Cette latitude
se trouve renforcée par la thèse connexe du Coran créé, accréditant l'idée que le mode d'expression
de la Parole de Dieu doit être situé dans le temps, et ne peut donc pas être tenu pour immuable, la
Révélation du Créateur pouvant connaître d'autres modes dans d'autres contextes 70. Autant de
propositions combattues avec vigueur par l'école hanbalite qui leur oppose la pureté d'une tradition
religieuse qui se suffit à elle-même et, plus modérement, par l'école asharite qui, sans rejeter la
démonstration rationnelle comme hérétique, la tient pour d'autant plus fragile que la raison ne peut
pas être un critère dans le domaine du dogme 71. Si, pour les premiers, le Coran est tout simplement
incréé et éternel, pour les seconds, il peut justifier la double qualité de créé et d'incréé, position qui
ouvre, mais que très étroitement, la porte de l'innovation.
D'une façon générale, la propension de l'islam à innover a toujours été étroitement conditionnée
par les données d'un tel débat ; on ne s'étonnera pas de le voir resurgir au XIXe siècle lorsque les
sociétés du monde musulman se trouvaient confrontées à la modernité occidentale. Il est
significatif qu'un juriste comme 'Abduh cédât un moment à la tentation de reprendre à son compte
la thèse du Coran créé, en vue de procéder à une mise à jour de normes et de pratiques jusque-là
tenues pour intangibles 72. En tout état de cause, si l'idée de juste peut se trouver ainsi modulée, cette
modification n'est toujours pas le fait d'une volonté humaine, mais reste liée à la connaissance
humaine de la volonté divine ; si un droit nouveau peut être créé, celui-ci n'est toujours pas le
produit de l'initiative humaine, mais tient simplement à la capacité de l'homme de parfaire son
savoir théologique ou, à l'extrême rigueur, à l'idée que l'interprétation de la Révélation peut
changer avec les circonstances. Le rôle pivot de cette interprétation et de son rapport aux données
de chaque époque constitue, dans la culture islamique, la source essentielle d'un pouvoir effectif du
savant. Il permet, en même temps, d'apprécier, en fonction de la modification des enjeux,
l'évolution de la pensée islamique et la façon dont elle va peu à peu préciser la construction du
politique.
Trois auteurs classiques, réagissant à trois situations différentes, méritent de ce point de vue
d'être redécouverts. L'apport d'Al-Mawardi (mort en 1058), et notamment de son Al-Ahkām al-
Sultāniyya, s'apprécie dans le contexte d'une rivalité entre les califes abbassides et les émirs
buyyides, ceux-ci confisquant peu à peu l'exercice effectif du pouvoir à leur profit 73. Face à cet état
de fait susceptible de déboucher sur la construction d'un pouvoir politique autonome, Al-Mawardi
oppose la permanence de l'institution califale. Il s'appuie sur la Révélation et fonde l'autorité de
cette institution sur la religion. Le calife est alors conçu non pas comme le représentant de Dieu –
conception incompatible avec l'idée d'un Dieu qui ne saurait abandonner aux hommes une part de
son autorité –, mais comme le successeur du Prophète. Toute la démonstration d'Al-Mawardi
dérive en réalité d'une problématique fonctionnelle : le califat est nécessaire pour que l'ordre
politique de la cité procède de la vraie religion et reste conforme à la vérité révélée. De même, les
attributions du calife se conçoivent essentiellement en fonction des besoins de la religion : la
défense et la conservation des principes de celle-ci, la sauvegarde du dār al-islām (domaine de
l'islam), la conduite du djihād (guerre sacrée), l'organisation de la prière, du jeûne et du
pèlerinage, mais aussi le respect de la justice et de la sécurité, la gestion des finances enfin. Autant
de fonctions prévues par la shari'a, dont l'accomplissement devra être conforme à la volonté de
Dieu, ne laissant au calife aucune compétence concernant leur définition, aucune autorité dans
l'élaboration de lois nouvelles ou, a fortiori, de dogmes nouveaux. Nous sommes ici très loin de la
compétence législative reconnue au monarque chrétien ou de l'infaillibilité attribuée au souverain
pontife. La seule nuance apportée par Al-Mawardi tient à l'argument de nécessité, ouvrant au calife
le droit de réglementer par voie de siyāssa et de déléguer son pouvoir au vizir et au kādi. Dans un
cas comme dans l'autre, cependant, à l'image de l'ensemble de la construction d'Al-Mawardi, l'idée
d'un espace politique autonome est doublement mise en échec : la compétence à obliger n'est
reconnue que comme dérivant de l'autorité califale et l'obligation politique ne peut exister que si
d'abord sont prises en compte les différentes obligations du croyant 74.
L'itinéraire d'Abū Hamid Ghazāli (1058-1111) est tout aussi révélateur 75. Philosophe, théologien,
professeur à la Nizāmiyya de Bagdad, Ghazâli achève sa vie dans la méditation sūfi, procédant dans
le Tahāfut alfalāsifa (La Réfutation des philosophes) à une critique de l'excessive emprise de la
raison comme méthode d'accès au vrai et rappelant la supériorité de la Révélation. L'auteur est
témoin d'un important bouleversement politique, lié à la conquête turque et à l'avènement du
sultanat seldjoukide. Il est ainsi conduit à devoir choisir entre la défense du califat traditionnel –
parti pris autrefois par Al-Mawardi – et la protection de l'ordre seldjoukide naissant, et surtout de
ses agents prétoriens, beaucoup plus suspects au regard de la stricte observance de la Loi de Dieu
76
.
Ghazāli prend cependant clairement position : un ordre mauvais, voire injuste, vaut mieux que le
désordre ou l'anarchie 77. La sécurité et la paix sont les conditions nécessaires au bonheur des
hommes et à l'obtention de leur salut. Si le pouvoir se définit par sa destination avant de se définir
par sa nature et son origine, sa fonction de protection de la religion passe d'abord par celle de
protection de l'ordre, et l'obéissance doit donc d'abord aller à celui qui détient le pouvoir 78.
Philosophe qu'on ne saurait soupçonner d'abandonner une construction moniste de la Loi, Ghazāli
est ainsi le premier à systématiser de façon aussi claire l'opposition entre le légitime et le
nécessaire, entre le « pouvoir-autorité » que détient toujours un calife affaibli et le « pouvoir-
puissance » détenu par le sultan seldjoukide, entre une obéissance s'appuyant sur l'argument de
légitimité et une obéissance reposant sur le principe de nécessité. Évoquant l'exigence excessive
que suppose, dans certaines conditions, la conformité exclusive aux seuls ordres justes, Ghazāli
interroge : « Devrons-nous cesser d'obéir à la loi ? Révoquerons-nous les kādi(s) ? Délaisserons-
nous toute autorité sans valeurs, cesserons-nous de nous marier et de proclamer que les actes de
ceux qui sont haut placés sont nuls en tous points, et laisserons-nous le peuple vivre dans le péché ?
Ou continuerons-nous, reconnaissant que ce qui est inanimé existe réellement et que tous les actes
de l'administration sont valides, étant donné les circonstances et les nécessités du moment 79 ? »
Ghazāli marque ici un moment important dans l'histoire du politique en Islam. La crainte de la
sédition et l'extrême exigence de la formule islamique de légitimité conduisent à concevoir le
politique d'abord en fonction d'une hiérarchie des illégitimités, érigeant le désordre en risque plus
redoutable que l'injuste. On retrouvera ce choix dans certaines tendances du christianisme réformé,
mais aucunement dans le christianisme romain. Ce choix implique d'abord le démantèlement du
droit de résistance, mais il conduit surtout à un profond renouvellement méthodologique : ce qui
est ne peut être que conforme à la volonté de Dieu ; aussi le pouvoir s'analyse-t-il non pas dans son
origine, qui intéresse très peu Ghazāli, mais dans sa destination. Or celle-ci est double : assurer
l'ordre et la protection de la religion ; la seconde mission est impossible tant que la première n'est
pas atteinte. Pour être légitime, le pouvoir doit donc d'abord être ; les hommes doivent en premier
lieu obéir, les princes et les califes devant, sous la surveillance des docteurs de la Loi (ulamā),
respecter la Loi de Dieu80. Il y a là un puissant mélange d'occasions offertes au prince pour
imposer son ordre, aux (ulamā pour asseoir leur rôle, et aux sujets pour faire alterner obéissance
et contestation, mais également l'annonce que désormais pourront s'affronter l'autoritarisme
modernisateur arguant de la nécessité et le mouvement social contestataire tirant sa capacité
mobilisatrice d'un retour à la Loi ede Dieu.
Ibn Taimiyya, troisième grande figure, fut, pour sa part, confronté à la croisade, mais également
aux conséquences de la conquête mongole, c'est-à-dire à la mise en place d'un nouveau pouvoir
dont la conversion à l'islam, essentiellement par opportunité politique, relançait avec acuité le débat
auquel Ghazāli avait pris part 81. L'auteur de la Siyāssa Shar'iya reprend et précise, dans ces
conditions, l'opposition entre nécessité et légitimité, notant que l'apparition d'un pouvoir politique
différencié et d'une hiérarchie correspondait à une nécessité d'ordre qu'il convenait de prendre en
considération 82.
Toute son œuvre consiste cependant à montrer que le devoir du prince, comme celui du savant,
est de convertir cette autorité de fait en autorité légitime, par un effort de restauration de la Loi
divine83. Cette légitimation sera d'autant plus réelle qu'elle se fera sur la base d'un strict respect de
la Parole de Dieu, ce qui conduit Ibn Taimiyya à prendre ses distances même par rapport à
l'asharisme, qui accorde encore trop de place à la réinterprétation personnelle des textes, et surtout
à dénoncer la loi de source non religieuse (yāsa) élaborée par Gengis khan et ses successeurs : si
l'ordre est nécessaire, encore faut-il qu'il soit conforme à la Loi révélée et qu'il ne soit pas prétexte
à l'introduction d'autres lois. Ainsi que le note Laoust, cette position extrême dans un contexte
particulièrement troublé a constitué une référence pour les mouvements revivalistes qui se
formèrent – et continuent à se former – dans les périodes de crise (telle celle qui marqua aux XIXe
et XXe siècles la désagrégation de l'Empire ottoman et la naissance du mouvement wahabite qui
tirait précisément son identité du retour à la tradition littérale 84.
Face à l'éclatement entre un pouvoir réel et un pouvoir idéal, trois types de comportement
semblent s'être dessinés dès les premiers siècles de l'Empire musulman : appuyer le pouvoir du
prince sur le seul argument de nécessité et risquer d'abandonner la légitimité aux mouvements
contestataires ; appeler à l'innovation par recours à l'instrument de la raison, avec toutes les
tensions qui peuvent en dériver et qui limitent cette formule à l'initiative de quelques théoriciens
demeurés minoritaires; dépasser de telles oppositions par une œuvre de restauration de la tradition,
destinée à compenser et à légitimer l'innovation devenue nécessaire, ainsi qu'à préciser les limites
de l'obéissance due à un prince qui ne se conforme pas totalement au modèle de cité idéale. Tel est,
semble-t-il, le sens du glissement qui s'est produit d'Al-Mawardi à Ibn Taimiyya ; telle est la raison
d'être d'un rééquilibrage qui n'a cessé de se faire davantage en faveur de la tradition 85. On croit
percevoir ici un des éléments clefs de la culture islamique, recourant à une production sans cesse
plus abondante de référents traditionnels dès lors qu'elle se trouve confrontée à des données
nouvelles. Hier comme aujourd'hui, il ne s'agit pas alors de nier ni d'éviter l'innovation, mais de la
rendre possible par le recours à une pratique de compensation.
a Précisons que le politique est ici entendu comme un domaine d'activités qui permet que s'exerce, sur un espace donné, un pouvoir, que
se définissent ses modes de légitimation, que se construisent ses instruments, ses institutions et ses règles de fonctionnement (la politique).
Le politique est donc une histoire, une culture, des fonctions.
CHAPITRE II

L'hégémonie progressive de la modernité politique occidentale


Concevable par référence à un fondement culturel commun, à une unité de temps – la sortie du
Moyen Age – et à une unité d'action – la construction d'un centre gouvernemental au-delà de la
déliquescence des relations féodales d'autorité –, la modernité occidentale a construit son
hégémonie d'abord sur un rapport de domination froidement établi, mais en même temps sur
l'argument d'une antériorité chronologique qui en faisait le modèle unique, qu'on l'imitât ou le
refusât. L'association des deux arguments est précieuse, puisque ce sont en réalité les rapports de
domination qui donnèrent sens à l'antériorité chronologique de ce modèle érigé au XIXe siècle
comme la seule référence obligée de développement...
Pourtant, l'hégémonie de la modernité occidentale s'arme d'une nouvelle ressource : son unité et
sa diversité en plusieurs réalisations concrètes, liées chacune à des pratiques différentes. Cette
diversité a enrichie l'hégémonie européenne de l'intérieur, grâce aux échanges opérés entre
modèles, et l'a confortée à l'extérieur, grâce à sa pluralité apparente. Modèle anglais ou modèle
continental, Europe de l'Ouest ou marches orientales, monde de la Réforme ou de la Contre-
Réforme : ces différents contrastes ne sont pas seulement des oppositions analytiques permettant de
faire la part du général et du particulier, ils sont aussi l'expression du rythme de construction du
concept même de modernité.

Unité et pluralité de la modernité politique occidentale.

LA CONSTRUCTION ANGLAISE DU POLITIQUE : MODERNITÉ ET REPRÉSENTATION.


L'invention d'un ordre politique en Angleterre doit être comprise et analysée dans le contexte
culturel du christianisme, ses modulations tenant essentiellement à la nature des enjeux qui
définirent l'identité du Moyen Age anglo-normand. On retrouve le même rapport triangulaire que
sur le continent, opposant le prince, les seigneurs et l'Église dont l'interaction dessine
graduellement les contours de l'espace politique. Le triangle n'a pourtant pas la même forme au-
delà de la Manche : la distance moindre qui sépare le roi de ses seigneurs a en même temps
favorisé et hâté la construction d'un centre ; elle a rapidement posé la question de la représentation
et érigé le rapport entre le religieux et le politique en élément déterminant de la construction d'une
légitimité monarchique 86. L'État est traditionnellement d'autant plus faible en Angleterre que le
centre y fut précocement puissant, que le politique renvoyait ainsi davantage à la Couronne qu'à
une bureaucratie ou à un droit propre 87. La construction d'un ordre politique moderne s'est, de ce
fait, très tôt identifiée à la définition d'un modèle de légitimité destiné à limiter l'absolutisme royal.
Comme le religieux demeurait, face au politique, l'espace le plus autonome, cette définition n'a
cessé de se faire par rapport à lui, réglant les stratégies d'alliance et s'actualisant tour à tour dans
les constitutions de Clarendon, dans la construction de l'Église anglicane ou dans la révolution
puritaine. En réalité, l'interpénétration du religieux et du politique qui s'est progressivement opérée
renvoie à la stratégie des acteurs temporels, roi, seigneurs, parlementaires ou juristes, qui ne
pouvaient trouver qu'en l'Église les ressources et les moyens de parfaire la construction de leur
propre légitimité.
La conquête normande favorisa l'importation, au-delà de la Manche, d'une société féodale, qui
protégea cependant son originalité en évitant la constitution d'une pyramide de vassalités risquant
de séparer le roi des seigneurs et de donner naissance, comme en France, à des espaces politiques
autonomes résistant à la construction d'un centre de pouvoir. L'autorité, dès le XIIe siècle, d'un
Henri Plantagenêt était inconcevable sur le continent, mais cette protection, sans douleurs, d'une
puissance monarchique universellement reconnue a fortement contribué à donner au politique un
sens singulier. D'abord en le liant de façon privilégiée à l'idée de Couronne qui renvoie de la façon
la plus simple, la moins conflictuelle et la plus anti-étatique à la notion d'un centre coordinateur.
Cette idée s'exprime tout particulièrement dans l'aménagement des relations entre le roi et le
seigneur, et dans la pratique de la représentation qui en a très tôt dérivé, achevant de donner au
politique sa signification propre.
Il serait excessif de nier toute résistance seigneuriale ou de donner à celle-ci une importance ou
un profil comparables à celle qui a marqué la construction française de la modernité. La formation
progressive d'une culture juridique de la Common Law, au-delà de la conquête normande, exprime
très clairement la singularité de cette interaction. Le pouvoir politique royal utilise sa puissance et
sa légitimité pour construire un droit commun à toute l'Angleterre, démarche qui ne se retrouve
pas sur le continent, où la redécouverte, plus tardive, du droit romain se fit à l'initiative des légistes
et des universités. Pour ce faire, le roi a certes substitué ses cours à celles de la justice seigneuriale,
mais en bornant longtemps leur compétence aux seules affaires financières, foncières et
immobilières, établissant ainsi une division du travail entre les justices royales et seigneuriales.
Plus significatif encore, ces cours royales, loin de s'imposer comme des instruments de
l'absolutisme princier, définirent peu à peu une jurisprudence protégeant la noblesse, lui
garantissant plus tôt que partout ailleurs sa propriété foncière, démantelant ainsi très rapidement
l'ordre féodal. Dès le XIIIe siècle, la propriété des terres est juridiquement individuelle, le marché
foncier s'individualise, la liberté de tester est reconnue à l'individu, hâtant par là même la
constitution des familles nucléaires 88. L'ordre juridique anglais, créé par le centre politique,
s'impose ainsi très vite comme un facteur de construction d'une société civile individualiste.
La prise en charge par l'aristocratie de fonctions politiques de local government, à la périphérie,
et surtout la construction d'un Parlement chargé de la représenter, au centre, précise cette division
des tâches entre une Couronne reconnue dans l'accomplissement de sa fonction centrale et une
société civile dont la Magna Carta – la Grande Charte – admet déjà l'existence puisqu'elle se
présente comme une « concession de liberté à tous les hommes libres du royaume et à leurs
héritiers, à perpétuité 89 ». Ce sont des hommes libres auxquels sont opposées les prérogatives
judiciaires, policières et militaires du centre, mais dans des limites précises; hommes libres
auxquels se trouve reconnu le droit de « consentir à l'impôt » par l'intermédiaire de leur
représentant.
C'est probablement dans cette perspective que Burke envisage la société politique anglaise
comme une nation plutôt que comme une personnalité légale, le pouvoir politique s'étant imposé
comme un élément du corps social et non comme l'expression de la société tout entière. Le
politique s'est construit, en Angleterre, en tissant peu à peu des liens avec la société et non en
s'enfermant au sein de son propre espace ; aussi place s'est-elle progressivement faite à une théorie
politique de la représentation, puis à une théorie politique utilitariste limitant encore plus nettement
les prétentions et les compétences du centre. Fortescue rend parfaitement les implications de cette
évolution sur le plan des prérogatives du roi en parlant d'une monarchie « limitée et absolue » dans
le cas de l'Angleterre pour l'opposer à l' « absolutisme » français 90.
Si cette limitation s'est trouvée ainsi construite sur la base de rapports peu conflictuels entre le
centre et la périphérie, elle a été surtout conçue grâce à la définition d'une articulation progressive
de l'espace politique à l'espace religieux. La résistance au centre politique anglo-normand a
davantage tenu à la puissance de l'Église et de ses ressources organisationnelles qu'aux effets d'une
féodalisation très limitée. L'obstacle réel à l'absolutisme de Guillaume le Roux se trouvait dans la
résolution de saint Anselme, évêque de Canterbury, à ne pas lui prêter serment d'allégeance. La
première manifestation critique des rapports entre l'Église et le centre politique se soldait par la
mise en échec de l'exigence du roi de voir le personnel religieux s'aligner sur la vassalité
temporelle 91.
Le même enjeu se retrouve avec les constitutions de Clarendon (janvier 1164) cherchant à
insérer le religieux dans le royaume, et même dans l'espace politique puisqu'il était prévu non
seulement que les clercs devaient comparaître devant les tribunaux royaux, mais aussi que les
évêques ne pouvaient pas quitter le royaume ni même faire appel à Rome sans la permission du roi,
dont ils étaient présentés comme les vassaux. Prétention donc très forte à la fusion du religieux et
du politique qui n'est pas moindre que celle de l'empereur germanique et qui vaudra au roi
d'Angleterre d'essuyer la double opposition de Thomas Becket, l'archevêque de Canterbury, et de
Rome 92. Prétention qui amorce une culture du politique que les visées plus tardives et plus
mesurées d'un Philippe le Bel ne pourront jamais reproduire sur le continent. Prétention qui
inaugure aussi un jeu familier de l'histoire anglaise érigeant en vainqueur celui de l'Église, du roi
ou des représentants de la société civile qui réussira à passer alliance avec l'autre afin d'isoler le
troisième. Les constitutions de Clarendon ont d'autant plus marginalisé l'Église d'Angleterre
qu'elles étaient également demandées par les seigneurs qui supportaient mal l'indépendance des
clercs dans leur comté.
Cependant, ce jeu était d'autant moins promis à la pérennité que l'Eglise d'Angleterre paraissait
être la seule résistance crédible à l'absolutisme royal. Au-delà du comportement de Becket ou
d'Anselme, le Politicratus de Jean de Salisbury (1159) le révèle fort bien lorsqu'il propose une
vision au demeurant très organiciste du corps politique, dont la tête est le prince, mais dont l'âme
est la religion, donc la source de toutes les impulsions 93. Cette conception du rôle du roi est
ambiguë : l'auteur souhaite que le monarque soit fort pour faire respecter la loi divine, mais il juge
intolérable qu'il soit un tyran et qu'il commette ainsi un péché contre Dieu ou la religion. Jean de
Salisbury considère qu'il faut alors le déposer ou le tuer. Cette théorie chrétienne du tyrannicide
marque les limites que la religion et l'Église entendent marquer au despotisme royal, dans une
mesure qui n'a pas d'équivalent dans la théologie française ; elle constitue ainsi une doctrine que,
notait Petit-Dutaillis, « les Anglais se chargeront plus tard (d')appliquer 94».
Cette fonction dévolue à l'Église de limitation du pouvoir royal et de son espace de légitimité se
retrouve dans l'élaboration de la Magna Carta, conçue cette fois sur la base d'une alliance des
nobles et des clercs, et présentée comme une concession faite par le roi « par l'inspiration de Dieu,
pour le salut de son âme et de celle de tous ses ancêtres et héritiers, pour l'honneur de Dieu et
l'exaltation de la Sainte Église et l'amendement de son royaume ». Son premier article proclame la
liberté de l'Église anglicane, liberté d'élection des clercs et liberté, pour ceux-ci, de sortir du
royaume 95. Une telle ligne, assez fidèle à la pensée de Jean de Salisbury, mais contraire à celle qui
inspirait les constitutions de Clarendon, dessine un des éléments essentiels du développement
anglais, c'est-à-dire l'oscillation entre les prétentions du centre dynastique à contrôler le politique,
conformément à sa tradition puissamment unitaire, et celles de l'Église chrétienne romaine
d'assurer son autonomie, conformément à sa propre tradition.
L'influence progressive de la Réforme s'est trouvée favorisée par un tel contexte, comme par
l'orientation pragmatique et individualiste de la culture juridique anglaise. La théologie protestante,
à travers Luther et surtout à travers Calvin, se caractérise par une forte contestation des institutions
médiatrices, notamment l'Église, et par la remise en cause d'un droit naturel légitime, dérivant de la
raison humaine et s'inscrivant parallèlement à l'idée de justice divine. Refusant d'envisager d'autres
relations créatrices de légitimité que celle unissant directement l'homme à Dieu, Calvin souligne
qu'en dehors de la Loi de Dieu, il n'est qu' « une pollution intollerable de la divine et vraye justice96
». Brisant ainsi la dualité des légitimités, la théologie protestante livre un double message : tout ce
qui est humain relève non pas du domaine du légitime, mais du nécessaire rapport de puissance;
tout acte politique pour accéder à la légitimité doit dépasser le domaine de l'humain pour prétendre
à la construction de la cité de Dieu.
Cette double affirmation s'insère parfaitement dans la pratique politique anglaise. Aux yeux du
roi, elle signifie que la seule dualité pertinente est celle qui distingue non pas le prince et le prêtre,
mais le prince et Dieu, conduisant le premier à s'ériger en chef d'une Église qui ne peut plus
prétendre à la légitimité que lui conférait sa fonction de médiateur entre Dieu et les hommes97. Aux
yeux de ceux qui contestent la loi du prince, elle offre, en revanche, la possibilité de se réclamer
d'une légitimité supérieure, en présentant leur action comme animée par la volonté divine et par le
projet de construire sur terre la cité de Dieu. Cette double proposition est davantage actualisée que
créée par le protestantisme anglais, suggérant ainsi l'existence d'une affinité et d'une interaction
entre la culture anglaise du politique et l'élaboration d'une théologie politique anglo-saxonne.
Cette actualisation s'exprime d'abord dans la stratégie d'Henri VIII renouant avec la prétention
médiévale de s'annexer la potestas juridictionis fori, c'est-à-dire, en devenant chef de l'Église
anglicane, de prendre en charge la direction effective d'une organisation ecclésiastique qui a perdu
le fondement de son autonomie. Plus profondément, la construction de l'anglicanisme renvoie à la
vision élisabéthaine du politique, présentant les magistrats et les princes comme les lieutenants de
Dieu, destinés à préserver l'ordre et la justice sur terre. Conception en réalité très proche de celle
de Salisbury et qui s'efforce de concilier les deux lectures protestantes du politique : celle d'un
ordre empiriquement nécessaire compte tenu des faiblesses de l'homme pécheur ; et celle d'un
ordre légitimé par la conformité à la Loi de Dieu.
Cette dernière exigence se trouve satisfaite, à l'époque Tudor, par deux types d'analyses. D'une
part, celles de l'Église anglicane qui, à l'instar de Whitgift, présente le roi comme vicaire de Dieu,
et donc pourvoyeur de bonnes lois, attribuant ainsi au prince non pas une nature divine, mais la
qualité suffisante de magistrat de Dieu. D'autre part, le discours plus exigeant des juristes officiels
comme John Manward qui présente le roi comme gardien de la loi, supposant ainsi la nécessaire
solidarité du roi et du Parlement pour créer et reproduire un espace de légitimité, tant il est vrai
que l'accord de ces deux institutions ne peut que refléter la volonté de Dieu 98.
Dans ce contexte, la contestation des catholiques, menée par le jésuite Parsons, par le cardinal
Pole, par Thomas More ou par William Allen 99, repose sur un même argument : les fins naturelles
et les fins surnaturelles ne peuvent pas être servies par la même juridiction ; l'amalgame de l'État et
de l'Église est condamnée par l'auteur de l'Utopie comme contraire à la nature. De façon
significative, la pensée catholique anglaise condamne la monarchie Tudor au nom d'une légitimité
étatique, le cardinal Pole notant que le roi doit agir en dehors de l'Église en tirant sa légitimité du
respect d'une loi naturelle strictement temporelle et dessinant les contours de son propre domaine
100
. L'Église catholique sauve ainsi sa propre autonomie en soutenant, comme au temps de Grégoire
VII, l'existence d'un domaine étatique autonome de la volonté de Dieu.
Cependant, cette formule anglaise et anglicane de légitimité n'est viable qu'à une double
condition : l'absence de Contestation au sein de l'Église et l'accord entre le roi et le Parlement, deux
fondements qui se sont peu à peu étiolés, notamment avec l'apparition de la dynastie Stuart. L'essor
d'une contestation dans l'Église tient à l'hostilité des puritains, d'autant plus affirmée à l'encontre de
la subordination de l'Église au roi qu'ils restaient minoritaires au sein du clergé anglais. A mesure
qu'ils échouaient dans leur tentative de contrôler l'Église anglicane de l'intérieur, leur discours
mettait en évidence la priorité du service de Dieu sur celui du roi : orientation clairement exprimée
par Gilby101 ou Goodman 102, mais plus clairement encore par John Ponet 103 qui souligne que les
princes ne sont pas transsubstantifiés et qu'ils n'ont d'autorité que dans la mesure où ils gouvernent
selon la Loi de Dieu. C'est blasphémer que de prétendre que Dieu puisse vouloir la tyrannie pour
punir les hommes ; Ponet rappelle surtout que Dieu a donné aux hommes les moyens de résister à
farbitraire. Cette thèse est contenue dans un Traité deux fois réédité par les parlementaires peu de
temps avant la Révolution 104.
En reconstruisant ainsi la légitimité religieuse pour la distinguer clairement de la volonté du roi,
les puritains faisaient le jeu des parlementaires, dont l'opposition croissante à la personne des
Stuarts ruinait définitivement la formule de légitimité sur laquelle s'étaient appuyés les Tudors. Les
parlementaires, de leur côté, en s'alliant contre l'absolutisme royal aux lawyers, aux hommes de
loi, tel Edward Coke 105, et aux puritains, définissaient en même temps les contours de la coalition
des vainqueurs de la révolution de 1640 et le contenu de la nouvelle formule de légitimité. Celle-ci
est précisée par Henry Parker, qui situe la loi de Dieu dans « le cœur des hommes » et utilise ainsi
la référence puritaine à la volonté divine pour asseoir la légitimité du Parlement et de la
représentation 106. Elle l'est également par John Goodwin, qui présente le gouvernement comme
une institution divine, mais dont l'autorité doit être fondée sur la discussion et l'accord, en réalité
sur la convergence des consciences individuelles des parlementaires : ni le pape, ni les évêques, ni
le roi, ni l'État ne sont infaillibles ; la vérité divine ne pouvant se reconstruire que sur la base des
volontés individuelles, le gouvernement n'est légitime que parce qu'il est responsable devant la
société civile 107.
Cette construction du politique qui prend forme avec la Révolution anglaise mérite, à plus d'un
titre, de retenir l'attention. D'abord, elle montre comment se constitue une culture du politique,
comment celle-ci se trouve définie par la stratégie des acteurs dans un corps doctrinal, tant en
fonction d'un héritage que par le jeu des opportunités qui se révèlent à court terme. Plusieurs
constructions du politique pouvaient dériver du calvinisme : si les acteurs de la révolution de 1640
ont retenu de celui-ci l'idée de Loi et la critique des institutions médiatrices, s'ils en ont fait une
lecture qui privilégiait l'ordre de la représentation par rapport à celui de la totalité, c'est parce
qu'ils s'inscrivaient dans une longue tradition juridique et représentative 108, et qu'au travers de leur
mode d'alliance, ils cherchaient autant à légitimer le Parlement qu'à limiter le pouvoir royal et à
donner aux puritains un rôle religieux et politique.
L'autre constat tient à la nature même du système politique anglais, dont il apparaît qu'il renvoie
à un jeu de catégories qui s'éloignent à plus d'un titre de la rationalité étatique. L'épisode
révolutionnaire qui ponctue le long processus de stabilisation d'un modèle de légitimité récapitule
clairement tout ce qui sépare ainsi le politique anglais du politique chrétien romain : le politique
apparaît, outre-Manche, comme un centre coordinateur et non comme un espace propre défini en
opposition au pouvoir religieux ainsi qu'à d'autres forces, féodales notamment, comme un modèle
d'articulation de la société civile et non comme un contrepoids à celle-ci, comme lié à la loi et non
au droit, en interaction avec le religieux et non plus en rupture avec celui-ci, comme nation
beaucoup plus que comme État.
AUX FRONTIÈRES DE L'EST : LE CHRISTIANISME ORIENTAL ET LA TRADITION DE
L'EMPEREUR-PRÊTRE. Le christianisme a pénétré le monde byzantin dans un contexte bien
différent du monde romain : alors qu'ici, les structures ecclésiastiques se construisaient à mesure
que les structures impériales se défaisaient, l'Église d'Orient s'est institutionnalisée face à un
pouvoir politique puissant que n'inquiétaient ni les menaces extérieures, ni la décomposition
intérieure. Les relations entre le religieux et le politique se sont dès lors constituées différemment
de ce qu'elles furent à l'Ouest et sur la base en réalité ambiguë de deux pouvoirs qui prétendaient
l'un et l'autre à l'exercice des mêmes fonctions, sans jamais complètement parvenir à l'emporter sur
l'autre. La pratique politique qui en a dérivé était moins celle d'un césaropapisme – mis en échec
partout dans le monde chrétien – que d'une théocratie organisée grâce au compromis de l'empereur
et du patriarche, entravant d'autant, au sein du monde russe qui en fut l'héritier, la construction
d'une société civile, d'une tradition juridique autonome, d'un système de contre-pouvoirs. Outre la
différence du monde oriental d'avec l'occidental, on perçoit ici son opposition à l'Orient islamique,
découlant de la combinaison, chez le premier, d'une organisation religieuse puissante et d'une
formule de légitimité qu'elle contribuait à asseoir pour la plus grande gloire d'un prince qui, en
monde musulman, ne bénéficiait, en réalité, du secours ni de l'une ni de l'autre. On est bien, avec le
monde est-européen, confronté au maximum de puissance dont le politique puisse disposer : le
prince bénéficie des ressources d'une Église forte et d'une formule de gouvernement qui rive le
religieux à son trône.
Ce double avantage, exceptionnel dans le christianisme, où l'Église cherche généralement à
jouer son propre jeu, et inexistant en Islam, où il n'y a pas d'Église, tient pour beaucoup à l'histoire
du christianisme d'Orient qui, face à une puissance impériale qui ne déclinait pas, dut, pour
l'essentiel, se construire dans le politique ; il prolongeait souvent des pratiques religieuses
anciennes faisant de l'empereur un élu de Dieu qui, « en recevant le nom d'Auguste (...) a droit à la
fidélité due à un Dieu présent et corporel 109 ». L'acclamation suivant le couronnement ne laissait
planer aucun doute, dès le VIe siècle : « Gloire à Dieu qui t'a désigné comme basileus, qui t'a ainsi
glorifié, qui t'a manifesté sa grâce110 ». D'abord réservée aux empereurs défunts, l'épithète de θετos
fut attribuée à l'empereur dès le IVe siècle, accompagnée de celle de Saint (αyios).
Pourtant, cette divinisation doit compter avec la permanence d'une Église forte et active pour
défendre ses privilèges. L'empereur n'est pas le prince de n'importe quelle croyance et il doit
professer, avant son couronnement, la foi orthodoxe, respecter les dogmes et la hiérarchie
ecclésiastique, qui ne renonce pas au droit de punir le prince ratione peccati. Pourtant, l'originalité
du modèle byzantin tient à ce que le Rex Sacerdos germanique n'a jamais pu véritablement réussir:
situer l'empereur non seulement dans l'Église, mais à la tête de celle-ci. L'Empire, souligne Louis
Brehier, « est regardé comme un corps mystique à peine distinct de celui de l'Église et qui
représente comme elle la victoire de la vérité sur l'erreur », permettant ainsi à l'empereur d'exercer
son autorité au sein de celle-ci111. Diehl et Marçais voient, de même, dans la personne de Justinien
Ier, s'affirmer la prétention à exercer une autorité parentale sur les plus hauts dignitaires de l'Église
et même sur le dogme 112. Double pouvoir redoutable, inconcevable en Islam, qui se traduisit
effectivement par la compétence reconnue au prince de prendre l'initiative de convoquer les
conciles, voire d'y exercer activement son arbitrage et même d'imposer sa vérité. Pouvoir à l'image
de cette prérogative qui lui permettait de choisir le patriarche parmi trois noms proposés par les
métropolites et même, s'il le souhaitait, d'en désigner lui-même un quatrième 113.
En réalité, cette situation privilégiée du prince n'effaçait pas la résistance organisationnelle qui
est la marque de toute Église qui avait son droit propre, distinct de celui de l'État, et qui savait
s'appuyer sur le dogme – ou ce qu'elle pouvait en contrôler – pour préserver son autonomie dès
lors que celle-ci était menacée : c'est l'Église qui concourt à restaurer, contre les empereurs
iconoclastes, le culte des images pour en faire une fête de l'orthodoxie ; c'est elle qui combat les
édits dogmatiques de Manuel Comnène et qui rappelle Constantin VI aux règles de l'Église au
moment de son divorce 114. Un césaropapisme absolu n'est pas davantage possible à Byzance que
sur les bords du Rhin, et la puissance de l'Eglise ramène en réalité les rapports entre le religieux et
le politique à une fusion active des deux, à cette unité que réclame l'Épanagogue, à la fin du XIe
siècle, même si cette formule profite davantage à l'empereur ; celui-ci dispose d'un pouvoir
quotidien sur les hommes, il bénéficie de suffisamment de légitimité pour faire sanctionner par
l'excommunication toute contestation, pour imposer sa loi comme celle d'un législateur suprême et
pour transcender ainsi toute prétention à l'autonomie de quelque acteur du jeu social.
C'est dans ce contexte qu'il convient d'analyser la conversion des princes de Kiev à la religion
chrétienne qui, par un acte politique, est peu à peu devenue la religion de la Russie. La rationalité
de cette conversion s'apprécie à plusieurs plans : le christianisme n'a pas été seulement le vecteur de
nouvelles croyances religieuses, mais aussi le support d'une théorie politique inévitablement très
proche des idées politiques byzantines. En même temps, loin de gêner le prince, la construction
d'une Église lui a, au contraire, fournit autant d'agents qui reconnaissaient son autorité tout en
contribuant à la diffuser sur l'ensemble du territoire. Le prince Bogoliobski était ainsi présenté
comme « vicaire temporel de Dieu sur terre et semblable au Très-Haut », celui qui s'opposait à lui
« s'opposant par là même à la Loi de Dieu 115». Cette conception des relations du politique et du
religieux reprenait ainsi les éléments de la théorie byzantine, offrant au prince la même légitimité
et les mêmes prérogatives sur le plan du dogme ; elle permit au prince de renverser à son profit
l'ordre social de nature tribale et communautaire, fortement contrôlé par les boyards qui avaient
réussi, jusque-là, à opposer au prince la puissance de leur autonomie. La construction progressive
d'un pouvoir politique doté d'une légitimité forte, de toute la richesse organisationnelle d'une
Église en construction et d'un droit de faire la loi dérivé de Dieu ruinait la prétention de
l'aristocratie et offrait au prince tous les moyens lui permettant de rendre compatible un ordre
social communautaire avec l'exercice d'un pouvoir patrimonial.
Plus important peut-être, l'originalité du développement politique russe tient à ce statut tout
particulier de l'Église qui doit sa création et son extension à l'action des princes de Kiev et à leur
protection : on est ainsi face à un modèle chrétien qui réduit au minimum la prétention à
l'autonomie des appareils religieux116 et qui maximise, au contraire, les possibilités offertes au
prince par une Église qui a contribué à jeter, au xve siècle, les bases d'une théocratie impériale et
fait d'Ivan III le nouveau Constantin, créateur d'une nouvelle Rome et chef de la chrétienté
orthodoxe. Le tsar est désormais reconnu comme titulaire de la souveraineté exprimée par le mot
Gossudartsvo désignant, en son sens premier, le rapport hiérarchique exercé par le maître sur les
hommes et sur les choses, consacrant ainsi le caractère patrimonial de la domination princière 117.
Or celle-ci est en situation d'affinité avec le rôle de législateur suprême prêté au tsar; elle est, en
outre, favorisée par une tradition communautaire de l'indifférenciation entre le privé et le public ;
elle est surtout encouragée par la stratégie de l'Église qui, liée au prince, ne favorise pas, comme
en Occident, la constitution d'un espace extra-politique qui s'est imposé, en culture chrétienne
romaine, comme l'une des bases les plus solides de la société civile.
Comme en Occident, cependant, le pouvoir politique s'est trouvé conçu et délimité en monde
russe par l'interaction des stratégies princières et ecclésiastiques. Dès la fin du XVe siècle, à mesure
que se construisait l'Empire tsariste et qu'Ivan III imposait autour de lui une centralisation
bureaucratique, l'Église russe s'est définie dans un débat qui opposait les « joséphiens » ou «
possesseurs » aux « conservateurs » ou « non-possesseurs ». Les premiers concevaient la stratégie
de l'Église essentiellement en fonction de l'union avec le pouvoir impérial et des avantages qu'elle
pouvait en retirer : se présentant comme le lieu privilégié de la formation des élites idéologiques
du nouveau tsarisme et cherchant à parfaire la construction d'un État théocratique, ils proclamaient
derrière Joseph Volokolamsk leur droit et leur devoir de préserver les biens temporels
ecclésiastiques nécessaires à l'entretien d'une bureaucratie et indispensables pour attirer les
nouvelles élites. Autour de Nil Sorski, un autre courant estimait au contraire que la défense de
l'identité et de l'autonomie de l'Église passait par une différenciation du politique et la définition
d'un espace spirituel propre (grâce notamment à la réactivation du monachisme 118.
Force est de considérer que le succès de ce dernier courant eût favorisé une sécularisation des
institutions impériales et probablement la recherche par le prince d'autres ressources qui auraient
pu rapprocher peu à peu l'Empire du modèle étatique occidental. Ivan III en avait peut-être
l'intuition, voire le désir, puisqu'il soutint un temps les conservateurs, séduit par la perspective de
s'octroyer les biens de l'Église. Pourtant, des deux stratégies, conformes l'une et l'autre à la
rationalité d'une organisation qui cherche à se protéger, ce fut la première qui finit par s'imposer,
marquant en même temps l'interpénétration déjà très puissante du pouvoir politique et du pouvoir
religieux, mais surtout l'échec d'Ivan III dans ses tentatives de trouver une légitimité et des
ressources de substitution.
L'absolutisme russe s'est dès lors patiemment construit, vieille réminiscence byzantine, sur le
compromis d'une bureaucratie religieuse et d'une bureaucratie politique, au détriment d'une
aristocratie de plus en plus dépendante du pouvoir central, tant pour l'octroi et la protection de son
statut que pour assurer la défense du servage 119. En fonction de ce compromis, le tsar est présenté
comme porteur d'une volonté divine, clef de voûte de l'unité du temporel et du spirituel ; ses
opposants sont des hérétiques, mais il doit combattre aussi ceux qui contestent la vraie foi. Il est
couronné par l'Église, mais Ivan IV reconnaît lui-même qu'il doit être « instruit » par le clergé et
qu'il doit obéir à la loi chrétienne ; en outre, au XVIe siècle, le tsar renonçait encore à taxer les
biens ecclésiastiques et continuait à abandonner à la juridiction du clergé les biens mais aussi ses
propres paysans, mettant ainsi en échec la logique étatique de la monopolisation des fonctions
politiques par le centre 120.
Cette logique du compromis a suscité, ici comme ailleurs, un jeu de balancier entre l'Église et le
tsar, le pouvoir de l'un se renforçant quand celui de l'autre se trouvait érodé. Ainsi, à titre
d'exemple, le patriarche Job joua un rôle déterminant dans le choix du tsar Boris Godounov et dans
le gouvernement de l'Empire au cours de la période troublée de la fin du XVIe siècle et du début du
XVIIe. La même remarque vaut pour Michel Romanov dont le pouvoir incertain favorisa
l'établissement d'une réelle dyarchie (dvoevlastie), les décrets étant pris en double et les
ambassadeurs étant présentés au tsar et au patriarche 121.
Ce concept de dyarchie est théorisé par le patriarche Nikon grâce à une nouvelle interprétation
de la fameuse théorie des deux glaives, destinée à montrer la complémentarité du patriarche et du
tsar, tous deux, dans l'Église, au service de la foi 122. Cette construction qui marquait une régression
du politique par rapport au religieux, et donc une réelle innovation, fut cependant rapidement
abandonnée par Nikon lui-même, qui implora la pitié du tsar et qui fut par la suite déposé.
L'avènement d'Alexis et de ses successeurs, notamment Pierre le Grand, marque un retour à la
suprématie du politique, le tsar redevenant l'autorité suprême et divine, destinée à établir et
corriger la foi. S'imposant comme chefs de l'Église, les tsars purent construire progressivement
leur absolutisme sur la domination de l'appareil ecclésiastique, allant jusqu'à abolir le patriarcat et
le remplacer par un collège qui jure fidélité au tsar et érige celui-ci en «juge suprême 123».
Ce long jeu d'interactions a donné au politique, dans l'histoire de la Russie, une configuration
originale. Précédant historiquement la constitution d'un pouvoir religieux, le pouvoir politique n'a
pas été amené, comme dans le monde romain, à se définir en s'émancipant de l'Église et donc en
bornant son propre territoire. Trop faible pour donner durablement suite à ses projets d'autonomie
ou, à tout le moins, de partage du gouvernement, le pouvoir religieux s'est le plus généralement
construit non comme l'égal du politique, mais comme son inférieur, son instrument dans le
contrôle des différents espaces sociaux ; il contribua ainsi à définir une hiérarchie dans les
catégories de l'action, plaçant le politique au sommet et présentant toutes les autres comme dérivées
ou dépendantes de lui. Face à l'alliance du tsar et de l'Église, l'élite socio-économique que
constituaient les boyards ne pouvait que chercher la protection du tsar qui les faisaient et les
défaisaient à merci. Nul espace ne demeura ainsi ni pour une société civile, ni pour un droit
extérieur au politique et limitant celui-ci124.
La modernité en Russie signifia donc essentiellement une découverte et une imitation de la
dimension strictement politique de la modernité occidentale, une réactivation du pouvoir politique
plutôt que de la société civile, une réaffirmation de l'ascendant du tsar sur l'Église et la production
d'un droit strictement administratif offrant au prince les moyens rationnels et légaux de son
ambition. On peut considérer, dans ces conditions, que cette modernisation favorisa effectivement
la diffusion de l'influence luthérienne, qui correspondait d'autant mieux aux données de la
modernisation russe qu'elle dérivait d'un modèle bien différent sur le plan théologique, mais
proche sur le plan politique: le moine allemand ne prônait-il pas le renforcement du pouvoir du
prince, le retrait de l'Église du monde temporel et surtout la construction d'un droit politique
positif, purement instrumental, chargé davantage de maintenir l'ordre dans la cité que de
promouvoir une quelconque justice? « État » de fait et non de droit, « État » du prince et non du
peuple, l'« État » luthérien était ainsi très voisin de celui de Pierre le Grand 125a .
ÉTAT, RÉFORME, CONTRE-RÉFORME. La Réforme était d'abord une contestation d'ordre
religieux, cristallisée autour de la remise en cause du pouvoir de l'Église, et singulièrement de sa
capacité, par le biais des indulgences, de délier sur terre le péché des hommes. Sa pertinence
politique est pourtant évidente, quand on prend connaissance de la production de ses théologiens,
mais surtout quand on perçoit l'usage qu'en ont fait les acteurs sociaux. En remettant en cause le
pouvoir de l'Église comme institution médiatrice, la Réforme s'attaquait en réalité, directement ou
indirectement, à un ensemble de croyances et de significations qui fondaient l'invention chrétienne
du politique. En contestant d'abord l'idée d'une délégation d'une autorité divine aux hommes : si le
pape et les clercs ne disposent pas du droit d'indulgence, aucun homme a fortiori ne peut prétendre
à la connaissance ou à la production du juste hors de Dieu. Dans ces conditions, c'est en même
temps l'idée d'un droit naturel spécifique et celle d'un espace temporel producteur de sa propre
légitimité qui se trouvent contestées. Plus encore, et Calvin le proclame dans l'Institution de la
religion chrétienne, seule la Loi de Dieu est légitime : ni le droit romain redécouvert, ni la loi du
roi activement produite dès la fin du Moyen Age ne peuvent prétendre obliger les sujets de manière
souveraine. Loin de dessiner les contours de l'espace étatique, l'existence d'un domaine temporel
est imputable à la faute des hommes, au péché originel, elle est donc précaire et chargée de valeur
négative : si elle appelle effectivement à l'action des hommes, c'est pour les inciter à dépasser cet
état de misère et de péché, et pour les conduire à construire sur terre la cité de Dieu 127.
Le discours de la Réforme est donc bien essentiellement anti-étatique. La pratique qui en a dérivé
est, en revanche, plus complexe. Celle des puritains, clairement inspirée de la pensée de Calvin, va
incontestablement dans le sens de l'invention d'un ordre politique qui découle de cette critique de
l'État et qui a mis en échec sa construction dans le monde anglo-saxon comme aux Pays-Bas. L'État
a été en revanche sauvé de deux manières : soit à l'intérieur même de la Réforme, au fil de la
pratique luthérienne qui, en se ménageant l'alliance des princes, a contourné la critique de l'ordre
politique ; soit grâce à la Contre-Réforme qui, en sauvant les appareils religieux, a réactivé les
formules légitimant les appareils politiques. Dans un cas comme dans l'autre, l'œuvre ne fut
cependant pas celle d'un simple sauvetage, mais bien celle d'une reconstruction dont la dualité
annonçait déjà la double lecture que l'on donne encore présentement de l'État.
Toutes les prémisses de l'œuvre luthérienne semblaient annoncer une critique sévère de l'État.
Récusant, au nom de la souveraineté divine, toute compétence humaine à dire le juste, le moine
allemand condamnait avec violence le droit naturel et, plus encore, l'usage de la raison pour créer,
sur terre, des espaces de légitimité ou pour formuler des lois équitables. Tout ce qui se fait ici-bas,
hors de l'obéissance à la Loi de Dieu, ne peut être que manifestation de puissance réputée injuste 128.
La stratégie de Luther a cependant donné à ces principes un sens original dont dérive, en partie,
la vision de l'État qui a marqué le développement politique allemand. Choisissant de s'allier aux
princes, au sein d'une société qui ne lui offrait ni le relais d'une bourgeoisie humaniste ni celui
d'une aristocratie libérale, le réformateur allemand a pris, contre Müntzer, le parti de limiter son
œuvre à une critique de l'Église, sans mener sa critique du politique jusqu'à l'effort de
reconstruction révolutionnaire auquel Calvin et surtout les puritains se sont livrés 129. Si le politique
perd sa légitimité chez le moine allemand, il correspond à une nécessité qu'exprime le symbole du
glaive : tant que la cité des hommes ne sera pas celle des vrais croyants, l'ordre politique, aussi
injuste soit-il, restera préférable à l'anarchie. Le prince, sa bureaucratie, ses lois, ne doivent pas
être appréciés en termes de juste ou d'injuste, de légitimité ou d'illégitimité, mais d'une part dans
leur existence positive, nécessairement conforme à la volonté de Dieu, et d'autre part dans leur
fonction de protection de l'ordre130.
Ainsi posée, la formule luthérienne du politique se trouve à la croisée de plusieurs modèles
culturels connus. Comme en culture islamique, elle fait usage de l'idée de nécessité et de critique du
désordre pour asseoir l'obligation politique et, plus encore, pour condamner tout mouvement de
contestation, à l'instar des insurrections paysannes que Luther a condamnées sans nuances pour se
placer du côté des princes 131. Mais appartenant à la culture chrétienne, le luthéranisme se distingue
de la construction islamique en concevant l'existence d'un espace temporel, même si celui-ci
devient précaire, illégitime et produit du péché. Dans ces conditions, l'ordre politique ne se trouve
marqué par aucune obligation de tendre vers une quelconque légitimité, comme en Islam, mais ne
doit trouver qu'en lui-même les arguments qui fondent l'obéissance. On ne s'étonnera donc pas
d'assister, avec le moine allemand, à un essor conséquent du positivisme juridique, habilitant la loi
non plus en fonction de sa conformité à la justice ou à la raison, mais sur la seule base de son
existence en tant que volonté du prince. Argument positiviste d'autant mieux reçu qu'il était
conforme à une tradition ouverte, en culture chrétienne, par le nominalisme franciscain, mais
d'autant plus redoutable qu'il dissociait l'État du droit. L'État trouve désormais son fondement non
plus dans une légitimité temporelle qui ne fait plus sens, mais dans sa seule fonction de nécessaire
répression. Au mieux peut-on parler de légitimité de destination : l'État doit être obéi non pas parce
qu'il est conforme au juste ou à un droit qui lui est antérieur, mais parce qu'il accomplit
effectivement la fonction de police qui est attendue de lui. La continuité est, sur ce plan, parfaite
entre la vision de Luther et celle du Polizeistaat qui fit recette en Allemagne, mais dont
s'inspirèrent aussi, en partie, Domat et les pensées jacobine et bonapartiste 132 ; elle annonce aussi la
doctrine allemande du caméralisme fondant, au XVIIIe siècle, l'essor de l'administration et de ses
fonctionnaires sur le seul besoin d'intervention dans l'ordre de la cité. État-fonction, État-police,
État légitime par lui-même, l'État n'est pas de droit, ni même l'État de la Loi de Dieu, remis par
Luther à un avenir plus lointain. Non seulement le moine de Thuringe a ainsi épargné à l'État
allemand l'œuvre critique que lui promettait la Réforme protestante, mais il l'a doté, avec le confort
d'une démonstration théologique, de l'argument positiviste de puissance qui put mettre ainsi les
princes allemands dans une position de plus grande latitude d'action que n'importe quel autre de
leurs semblables 133.
La Contre-Réforme a aidé l'État d'une autre manière. Certes, elle lui a d'abord permis de sauver
la mise. L'analyse de Trevor-Roper opposant l'exemple des Stuarts à celui de l'Europe catholique
du XVIIe siècle mérite d'être rappelée : « Charles Ier aurait-il perdu son trône si facilement si la
fragilité de sa cour avait été compensée par une Église riche et bureaucratique, dotée de nombreux
services, avec des pourboires tentants pour les laïques et, à la place de conférenciers puritains, une
armée de moines évangélisant le peuple et prêchant l'obéissance ? 134 » Nul doute en effet que
l'alliance des appareils face à une commune menace n'ait joué à plein. Mais elle a joué aussi dans
les deux sens: l'Église romaine a pu résister à la pression là où l'État était déjà puissant, susceptible
de lui prêter main-forte. D'où, probablement, les succès de la Contre-Réforme en Espagne, dans les
cités-États d'Italie ou en France, beaucoup plus qu'en Europe du Nord. D'où aussi cette nouvelle
page de l'histoire de l'État qui s'est trouvée écrite dans un pareil contexte : face à la menace
calviniste, l'État et l'Église se sont alliés et le premier a cessé de se construire contre la seconde,
mais désormais avec l'aide active de celle-ci.
Cependant, il serait superficiel de ne voir dans la Contre-Réforme qu'une alliance conjoncturelle
et conservatrice, qu'un pacte tacite entre deux appareils qui tiraient leur légitimité d'une délégation
de Dieu, face à un mouvement religieux qui se concevait précisément contre cette idée de
délégation. La Contre-Réforme a aussi été, du fait de ce débat, un moment d'adaptation et
d'innovation théoriques dont le principal effet a été de redessiner les contours de l'espace
politique : en cherchant à aiguiser ses arguments contre Calvin, l'Église et, en son nom,
dominicains et surtout jésuites ont tenu sur l'État des discours nouveaux et incontestablement
modernes.
L'enjeu de cette production doctrinale tient en trois consignes : sauver l'autorité du pape, point de
mire de la contestation réformée, sauver l'autorité de l'Église, face à ceux qui réclament une lecture
individuelle et directe des Livres Saints, défendre le dogme et l'institution ecclésiastique contre le
thème destructeur de la prédestination. Cette mission, confiée aux Frères prêcheurs et à la Société
de Jésus, ne coïncidait pas a priori en tous points avec la cause de l'État : défendre l'Église ne valait
pas jusque-là défense de l'État ; et surtout, la naissance simultanée d'une pensée ultramontaine a
souvent placé les agents de la Contre-Réforme en situation de tension face aux princes de l'Europe
catholique. Cependant, au-delà de la complexité de la stratégie, force est de considérer que la
production symbolique qui en a découlé a eu, entre autres effets non négligeables, celui de
parachever la construction du concept d'État.
L'œuvre d'innovation est surtout celle de la scolastique espagnole de l'école de Salamanque, mais
aussi, plus marginalement, d'Italiens comme le cardinal Cajetan 135. Significativement, son discours
repart des prémisses de saint Thomas et d'une lecture chrétienne d'Aristote qui avait déjà, trois
siècles auparavant, contribué à asseoir l'idée d'État. Il ne s'agit pas pour autant d'un simple retour :
la nouveauté tient en même temps à la systématisation de quelques affirmations autrefois avancées
avec prudence par le Docteur angélique, ainsi qu'à l'emprunt de quelques thèmes qui avaient jadis
marqué la via moderna de Duns Scot et de Guillaume d'Occam. En réalité, le néo-thomisme de la
Contre-Réforme est d'autant plus important dans la culture chrétienne du politique qu'il marque la
synthèse des catégories qui, dans la doctrine dominicaine et franciscaine, faisaient l'origine de
l'idée moderne d'État 136.
Pour réfuter l'idée calvinienne de prédestination, le jésuite Molina développe la thèse de la grâce
suffisante, don de Dieu auprès de chaque individu et que l'homme doit savoir gérer, par ses mérites
personnels et par l'aide du pouvoir médiateur de l'Église 137. Par cette grâce, non seulement l'être
humain dispose d'une liberté sur cette terre, mais il lui est également permis d'accéder à
l'intelligence des choses de ce monde et à la connaissance du juste, par lui-même, indépendamment
de la Révélation. Les jésuites réhabilitent ainsi la raison et imposent une vision romaine de la
modernité 138, mais ils redécouvrent, contre la Réforme, le droit naturel pour en accuser un peu
plus la dimension laïque. Le juste n'est plus, comme chez saint Thomas, le seul prolongement en
l'homme de la volonté divine, il prend une consistance propre qui en fait, dans le molinisme, la
marque de la liberté humaine. Alors que Calvin et Luther bousculent l'idée de justice humaine et
rejettent l'héritage du droit romain, les jésuites de la Contre-Réforme réintroduisent le droit de
l'ancien Empire et confirment, au nom de cette vision humaine, la conception aristotélicienne d'une
pluralité d'État, tout en se défiant de l'idée d'un Empire chrétien universel.
La cause de l'État fait ainsi progrès dans toutes ses dimensions : d'un point de vue interne,
puisque la théologie de la grâce suffisante conduit à approfondir l'idée d'une légitimité temporelle
ainsi que la nature laïque des institutions qui la prolongent ; d'un point de vue externe, puisque la
Contre-Réforme conduit à l'élaboration d'un ordre international pluraliste, et que disparaît
clairement l'exigence d'une Loi politique divine donc universelle, conforme au modèle impérial.
Ce n'est d'ailleurs pas un hasard si la scolastique espagnole a aussi été, avec Suarez ou Vitoria, l'un
des berceaux du droit international et, partant, du passage du modèle impérial au modèle étatique
139
.
Cette vision scolastique de la liberté apparaît plus clairement encore à travers la reconstruction
de l'idée de pouvoir politique. Celui-ci, étant définitivement laïque et humain, se trouve qualifié,
non plus comme chez saint Thomas par sa fonction, mais essentiellement par son origine.
S'inspirant cette fois de Duns Scot et de Guillaume d'Occam, Suarez le présente comme
l'expression d'une volonté humaine et d'une souveraineté de la communauté politique,
prolongement logique de l'approfondissement de la thèse de la grâce suffisante 140. On retrouve ici
l'un des paradoxes fondamentaux de la culture chrétienne romaine du politique : naturalisme et
volontarisme qui s'opposaient si activement à la fin du Moyen Age viennent fusionner, à l'âge de la
scolastique, dans l'affirmation de la liberté de l'acteur. Liberté surveillée dans le thomisme,
puisqu'elle suppose la conformité à un ordre naturel ; liberté limitée dans le franciscanisme,
puisqu'elle ne peut être que le prolongement étroit de la volonté divine ; liberté institutionnalisée
dans le néo-thomisme de la Contre-Réforme, puisqu'elle conduit, cette fois, l'homme à fonder
contractuellement la cité par délégation de souveraineté. Vitoria nuance à peine cette construction
pour noter que le pouvoir du monarque, bien que transmis par le peuple, est d'une nature différente
de celui détenu par la communauté politique tout entière, s'efforçant ainsi de concilier la théorie du
contrat et celle d'une monarchie de droit divin 141. Au moment où Luther concevait le pouvoir hors
du droit et où Calvin annonçait un ordre politique qui ne serait légitime que par une redécouverte
de la Loi, la scolastique de la Contre-Réforme achevait d'inventer un ordre étatique dérivant de
l'élaboration contractuelle d'institutions conformes à la raison. Le prix de cette synthèse se retrouve
dans ce mixte de droit naturel et de droit subjectif, d'ordre rationnel et de pratique contractuelle.
Force est pourtant d'admettre que c'est sur cette synthèse que s'est construite la philosophie
moderne de l'État, de celle de Grotius à celle de la pensée contractuelle du XVIIIe siècle. On en
retiendra tout ce qu'elle doit à une théologie dont le projet est abusivement tenu pour seulement
conservateur, alors que, face à l'humanisme individualiste réformé, il cherchait à proclamer la
liberté institutionnelle contre-réformée : la Renaissance est bien, à travers ses débats sur l'idée de
la liberté, le moment par excellence de l'élaboration et de la différenciation des modernités
occidentales.
Cependant, si la théologie romaine était solidaire de l'idée d'État, la pratique de la Contre-
Réforme lui était opposée au moins sur un point : la restauration de la papauté contredisait on ne
peut plus directement le souci du roi d'être empereur en son royaume et de contrôler, voire diriger,
son Église. Les progrès de l'idée d'État ne supposaient pas seulement le démantèlement des
exemptions dont bénéficiait l'Église, et notamment l'autonomie de ses propres juridictions,
sérieusement ébranlée dès Philippe le Bel. Ils supposaient, en réalité, une vision rénovée et dualiste
de l'Eglise qui prend toute sa force aux lendemains de la pragmatique sanction de Bourges : elle
oppose désormais l'Église comme corps mystique, à ce titre dirigée par le pape, et l'Église comme
corps politique, c'est-à-dire comme collectivité humaine temporelle et qui ne pouvait s'exclure de
l'État sans remettre en cause le monopole des fonctions politiques auquel prétendait celui-ci142. Le
gallicanisme s'inscrit ainsi très clairement dans une culture de la différenciation, distinguant le
domaine de la foi propre à l'Église, au concile et au pape, et celui de la réglementation temporelle
renvoyant à la compétence du roi et à celle des parlements.
Dualité qui se retrouve dans l'idée même de concordat et dans la pratique concordataire
effective : dans celui de Bologne (1516), délimitant soigneusement les compétences du pape et du
roi en matière de nomination des évêques, selon qu'il s'agisse de droit canon ou de droit régalien;
ou dans celui de 1801, distinguant entre la religion catholique comme culte de la majorité des
Français et la religion catholique comme instance concourant à l'ordre de l'État en France 143.
Dualité que reprend d'ailleurs la doctrine gallicane officielle lorsque Bossuet, dans le Sermon sur
l'unité de l'Église (1681), présente l'Église et l'État comme deux juridictions distinctes, appelant
simplement de ses vœux qu'elles ne se regardent pas d'un « œil jaloux 144 ». Il s'agit dès lors d'une
alliance d'appareils et non de leur unité, d'une protection mutuelle et non d'une fusion, conduisant
l'Église à mettre sa puissance au service de l'ordre politique légitime et incitant le monarque à
combattre, par le glaive, toute hérésie – dont le jansénisme ne fut pas des moindres. Dualité, enfin,
qui marque bien la différence avec l'anglicanisme, où de telles distinctions ne faisaient pas sens, et
a fortiori avec le josephisme russe, pour lequel l'idée d'un espace politique différencié était si peu
fondée que, malgré l'ascendant du prince ou du tsar, l'Église put assumer une autonomie de
juridiction et de gestion de ses biens qui eût été depuis bien longtemps intolérable dans le modèle
étatique occidental.
L'institutionnalisation de cette dualité dans le contexte de la Contre-Réforme peut apparaître
comme un effet pervers, puisque l'État a bénéficié davantage que Rome de l'aggiornamento mené
par la scolastique de la Renaissance. Elle est en réalité dans la logique d'un modèle culturel qui
réduit toute redéfinition de l'espace religieux au bornage sans cesse plus précis de l'espace étatique.
L'abandon du gallicanisme n'a d'ailleurs pas été le fait d'une stratégie pontificale ultramontaine, ou
seulement de façon très marginale. Elle a surtout tenu à la stratégie propre de l'Église de France,
comme des autres Églises nationales, transformant leur politique de soutien à l'État en une politique
de plus en plus critique, à l'initiative des libéraux d'abord, autour de Lamennais, puis du
christianisme social, ensuite. Cette stratégie qui prit toute son extension au XIXe siècle transforma
peu à peu la dualité d'alliance en dualité d'opposition, et la différenciation en séparation. Type
même de « querelle consensuelle » et de permanence dans les modes de penser et d'agir puisqu'elle
supposait le même effort de définition d'un espace politique distinct de l'espace religieux et, de part
et d'autre, la même stratégie de protection des ressources propres à chacune des organisations.
L'héritage luthérien et celui de la Contre-Réforme ouvrent ainsi, l'un comme l'autre, la voie à la
construction étatique. Dans la tradition allemande comme dans la tradition chrétienne romaine,
l'État s'impose en même temps comme communauté d'individus et comme institution différenciée,
érigée en personne juridique distincte, dotée de son droit propre, selon une tradition qui s'oppose
au modèle anglo-saxon de développement.
Cependant, la construction luthérienne du politique a joué un rôle important dans la formation de
l'école juridique allemande concevant, à l'instar de Jhering ou de Jellinek, l'État comme incarnant
la puissance supérieure et absolue, en cela antérieur au droit et producteur du droit 145. Celui-ci n'est
alors que positif et non plus naturel, ne limitant l'État que par le jeu de la propre volonté de ce
dernier. Même si elle s'inspire partiellement de cette vision, la tradition française réintroduit, face à
cette idée de puissance publique, toute une série d'héritages dérivant de la culture chrétienne
romaine : l'idée d'un droit supérieur qui précède l'État, issu d'une conscience sociale chez Duguit
ou prenant la forme d'un droit constitutionnel qui exprime le consentement de la nation chez Carré
de Malberg ; la référence au contrat social, le principe révolutionnaire de la souveraineté nationale
ou bien encore la prise en compte des valeurs humaines fondamentales qui révèle la limite atteinte,
y compris auprès du maître de Strasbourg, par l'idée d'un droit positif comme par celle de l'État
producteur de droit 146.

Islam et modernisation.

Bernard Lewis met l'accent sur un aspect sensible de la modernisation en monde musulman
lorsqu'il souligne que le mot même de bid'a qui désigne, en arabe, l'innovation se trouve doté d'une
connotation négative ou, du moins, soulève la méfiance en sous-entendant l'imitation de l'infidèle
147
. Le défi auquel se trouvait confronté l'Empire ottoman, à la fin du XVIIIe siècle, impliquait
pourtant l'importation massive d'un modèle qui s'imposait à la Sublime Porte, tant sur le plan
militaire que sur celui de la technique ou de la connaissance. Battu sur les mers, menacé sur terre,
supplanté sur le plan commercial, l'Empire musulman a découvert la modernité principalement en
prenant conscience de la supériorité des performances de l'autre. Se moderniser signifiait dès lors
reprendre à celui qui fait face les moyens de sa propre hégémonie 148. Jamais probablement l'idée
de modernisation n'a été aussi clairement associée à celle d'unification du monde autour d'un même
défi, créé au-dehors et qui ne pouvait donc être relevé qu'avec les méthodes inventées au-dehors.
Nul doute que ces données n'aient été comprises des premiers réformateurs. Elles n'ont pourtant
cessé de cultiver l'ambiguïté. L'emprunt à l'Occident ne pouvait d'abord se faire que pour protéger
la force de l'islam, donc sur le terrain militaire. L'ouverture du monde musulman s'est traduite dans
un premier temps par la création d'écoles d'officiers, comme l'École de génie d'Usküdar, en 1734,
ou par la commande de navires à des chantiers navals de l'Europe chrétienne 149. De même, imiter
l'autre devait théoriquement se limiter à la connaissance et à la reprise de ses méthodes pour mieux
protéger l'identité de l'Islam : la modernité était ainsi construite comme instrument universel
manipulable par des cultures différentes. Tout le mouvement de bascule qui a ébranlé le monde
musulman à la fin du dernier siècle dérive probablement des difficultés qui ont grevé cette vision.
Celles-ci tiennent d'abord à l'échec des premiers réformateurs qui ne purent jamais théoriser cette
synthèse aléatoire d'instruments occidentaux avec une identité islamique ; elles sont imputables
aussi à l'évolution d'un climat intellectuel et politique qui a fait peu à peu de l'Occident un ennemi
auquel il convenait d'opposer une autre modernité.

AVEC L'OCCIDENT. Les premiers emprunts sont ceux des réformateurs : Salim III, à la
charnière des XVIIIe et XIXe siècles de l'Empire ottoman (1789-1807) ; Mehemet 'Ali, dans une
Égypte qui venait de sortir de la conquête française (1805-1849) ; Ahmad Bey, régnant sur une
Tunisie qui s'ouvrait sur l'Europe (1837-1855). Se moderniser avec l'Occident signifiait d'abord y
voyager, y accréditer, comme le fit la Sublime Porte, des ambassadeurs accompagnés de jeunes
secrétaires qui, à leur retour, étaient versés dans l'administration ottomane ; c'était aussi envoyer
les premiers étudiants, dès le début du XIXe siècle 150.
C'est au plus près de ces premiers contacts que se situent les tenants – en même temps acteurs et
penseurs – de la première école réformiste : Rifâ'a Râfi' al-Tahtawi, en Égypte (1801-1873), Ibn
Abi Diâf (1802-1874) et Khayr-ad-Din (1810-1889) en Tunisie. Leurs constructions, très voisines,
révèlent leur volonté de synthèse et les paradoxes auxquels conduit très vite cette illusion d'un
possible compromis entre des matériaux occidentaux et une foi islamique, entre la réaffirmation de
leur fidélité à la shari'a et une technique de pouvoir et un genre de vie sociale qu'ils rapportaient de
leur séjour en Europe 151.
Une Europe qui est présentée par Tahtawi comme le ahl al-tamaddun, le « peuple de la
civilisation », c'est-à-dire non pas de la vérité, mais de la science. Le musulman doit donc se rendre
dans le continent chrétien pour y rattraper son retard, pour corriger son ignorance, non de la Loi,
mais de toute une série de techniques et de savoirs instrumentaux : le télégraphe, le chemin de fer,
mais aussi l'administration, les méthodes de gouvernement, de justice ou de police 152. Réformer au
contact de l'Occident, c'est donc mettre à la disposition des sociétés islamiques les moyens
permettant d'arrêter leur déclin. Khayr-ad-Din donne de celui-ci une analyse en fait très linéaire : il
dérive d'un affaiblissement économique et militaire, imputable à un tarissement de l'éducation, lui-
même causé par la régression des institutions politiques de moins en moins libres, de moins en
moins justes.
On est ici face à un point sensible de la pensée réformiste : le diagnostic sévère de Khayr-ad-Din
implique, bien sûr, la démultiplication des écoles, mais, plus encore, l'importation – limitée et
prudente – d'institutions politiques occidentales. Le réformateur tunisien emploie pour la première
fois dawla dans le sens occidental d'État moderne, distinct du prince, et introduit dans le langage
politique les mots de libéralisme politique et de droit politique 153. Ibn Abi Diāf appelle au contrôle
et à la responsabilité du pouvoir politique, et dénonce le pouvoir absolu comme ferment de
révolution, de récession économique, et même de régression des mœurs 154. Mieux encore, Tahtawi
traduit en arabe la charte constitutionnelle française, mais aussi Montesquieu et Rousseau, et publie
en 1830 un ouvrage sur les institutions parlementaires françaises (Takhlis al Ibriz ilâ talkhis
Bariz155.
Pourtant, Khayr-ad-Din cherche en même temps à démontrer que les succès de l'Occident ne
tiennent pas au christianisme ni à ses valeurs, Ibn Abi Diāf rappelle que le seul pouvoir absolu n'est
pas celui des hommes mais celui de Dieu, et Tahtawi associe à ses traductions la réédition d'Ibn
Khaldûn et de Fakhr-ad-Din Ràzi, ainsi que la rédaction d'une biographie de Mahomet 156. Il ne
s'agit pas de toucher à la culture islamique du politique, mais de la moderniser, c'est-à-dire de
l'actualiser en lui greffant des techniques occidentales. Pour les uns comme pour les autres, créer
des institutions justes signifie limiter le pouvoir du roi par la loi et par la consultation. Or Tahtawi
envisage celle-ci comme la shawrā des (ulamā qu'il tient pour une manifestation du contre-pouvoir
que Montesquieu appelait de ses vœux. Lorsqu'Ibn Abi Diāf parle de Parlement, c'est, de même,
pour construire un madjles exprimant le rassemblement de l'umma, constituant un « lien d'amour »
entre gouvernants et gouvernés157 qui reprend à l'Occident certes des formes et des techniques,
mais en aucun cas l'idée de souveraineté ni même celle de représentation. D'autant que l'idée
d'institutions libres se trouve équilibrée chez Tahtawi par l'appel à un État qui doit être d'autant plus
puissant qu'il lui faut résister aux puissances étrangères. La « modernisation » des institutions
politiques ne constitue pas une fin en soi : elle est conçue comme une technique permettant le
progrès de l'éducation, de l'économie et de la puissance politique, elle est soumise à une vision
politique de l'islam et trouve ainsi ses limites dans la soumission à une finalité qui la transcende 158.
L'argument apparaît tout aussi clairement sur le plan du droit : Tahtawi admet que les lois
peuvent changer et s'adapter selon les circonstances, reprenant en réalité la théorie déjà classique
des kānūn. Mais il signale, en même temps, que cette adaptation est contrôlée par les (ulamā et
soumise à la volonté de Dieu et à la réalisation du bien-être de l'umma 159. Ibn Abi Diāf va, certes,
un peu plus loin lorsqu'il fait appel à un droit limitant l'exercice du pouvoir, précisant de façon très
souple que tout ce qui fait le bien ne peut être que conforme à la shari'a, mais il confirme, ce
faisant, l'unicité du principe de légitimité et le nécessaire transit par l'idée de volonté de Dieu pour
asseoir les règles du juste.
On ne s'étonnera pas que cette œuvre de synthèse s'exprime philosophiquement à travers l'idée –
classique elle aussi – d'une nécessaire concordance de la Révélation et de la raison 160. Celle-ci est
un don de Dieu qui ne peut qu'être conforme à sa Parole. L'homme doit cultiver la raison comme
instrument de connaissance, comme moyen d'accès à ces techniques que l'Occident a pu maîtriser.
Tahtawi et Khayr-ad-Din accordent donc une importance toute particulière à la création d'écoles,
mais aussi à la formation de fonctionnaires compétents. Cependant, Dieu, dans son absolu, n'est
aucunement lié par les lois de la raison et de la science : ni l'une ni l'autre ne sauraient nuancer
l'ascendant de la shari'a, encore moins faire de la modernité un principe supérieur, susceptible de
s'ériger en fin en soi.
Au total, le seul thème à propos duquel une rupture pourrait être perçue paraît être celui de la
nation, Ibn Abi Diāf et surtout Tahtawi l'intégrant comme catégorie politique, de façon
probablement moins superficielle et moins restrictive qu'ils ne firent à propos des autres catégories
importées. Le réformateur égyptien est incontestablement marqué par la thématique nationaliste de
l'Europe du XIXe siècle, appelant à l'amour de la patrie (watan) comme à un article de foi,
reprenant à Montesquieu l'idée d'une communauté politique qui se devait d'être limitée et qui, à ce
titre, ne correspond plus à l'idée d'umma, qui devient morcelée. Même si elle reste liée à la religion,
l'idée de patriotisme égyptien fait aussi son apparition et marque donc une innovation 161.
Or celle-ci se trouve approfondie dans le sillage de Tahtawi et des premiers réformateurs,
apparaissant comme un legs de ce premier courant modernisateur. Ainsi doit-on apprécier la
création en Égypte, en 1877, du journal Al- Watan, ainsi que le discours et l'action de Husayn al-
Marsafi qui, au-delà même de Tahtawi, envisage la nation comme collectivité humaine structurée
par un lien qui n'est pas nécessairement religieux et qui annonce déjà l'idée d'arabité 162. La
référence progressive au fait national n'a jamais été remise en cause, pour devenir un
dénominateur commun à l'ensemble des acteurs, quelle que soit leur inspiration : si on prend en
compte la seule Égypte, on la retrouve chez les revivalistes disciples d'(Abduh, chez Zaghlûl et le
parti Wafd qu'il a contribué à créer, comme, plus tard encore, chez Nasser et ses partisans 163.
On touche en fait, avec cet acquis, à la signification profonde et aux limites du réformisme
modernisateur. Destiné d'abord à rechercher une efficacité politique, il produit et innove dans la
seule mesure où il contribue à raffermir la capacité politique de régimes fidèles à la loi musulmane
et confrontés au défi étranger. Nul doute que, dans cette perspective, la construction de l'idée
nationale n'ait été particulièrement déterminante et qu'elle n'ait cessé de s'activer à mesure que la
domination occidentale devint effective, par suite notamment de l'occupation britannique de
l'Égypte en 1882. Les penseurs réformistes et leurs héritiers ne font alors, en toute bonne guerre,
qu'opposer à l'Occident le principe de souveraineté nationale qu'il avait forgé. Si l'œuvre paraît, sur
ce point, plus durable et plus tangible que dans d'autres domaines, c'est parce que cette idée de
nation a réellement bousculé les catégories classiques du politique en Islam. Désormais, le
découpage de l'umma paraît officialisé : Tahtawi, AI-Marsafi et Mustafā Kāmil parlent de nation
égyptienne ; l'idée khaldounienne d'(asabiyya (solidarité communautaire) prend le dessus sur celle
de la religion pour désigner la collectivité nationale, assurant à celle-ci une apparente sécularité.
La brèche n'est cependant pas aussi importante qu'on ne le dit. L'ambiguïté est cultivée – et ne
cessera de l'être – entre la référence à la nation égyptienne et celle, simultanée, à la nation arabe,
voire à la nation islamique. Le nationalisme qui prend effectivement sa source dans ce mouvement
réformateur n'a cessé, par la suite, de se révéler en même temps infra-musulman et panislamique :
tout se passe comme si cette dualité de références exprimait le refus de rompre avec un code
culturel sans cesse sollicité pour se définir par rapport à l'autre. Preuve en est que l'idée de nation
n'est jamais coupée du réfèrent islamique : elle exclut les non-musulmans chez Al-Marsafi, tandis
que Mustafā Kāmil s'ingénie à montrer que l'islam est «patriotique et juste164», Nasser lui-même
érigeant la religion musulmane en dépassement de la nation arabe 165.
Bien plus, la nation ne renvoie à l'idée de souveraineté que par rapport à l'étranger et se trouve
dissociée de l'idée de souveraineté de la collectivité nationale qui fait son double dans la culture
occidentale. La participation politique que Tahtawi appelle de ses vœux n'est, tout comme
l'éducation, qu'un moyen destiné à activer le processus d'une mobilisation politique qui demeure la
première obligation du croyant, et non à constituer un pouvoir ultime qui se substituerait à celui de
Dieu. A nouveau, l'emprunt à l'Occident est nettement circonscrit : sans sous-estimer le fait qu'il a
amorcé l'aventure du nationalisme arabe, on ne peut que constater que celui-ci reste, pour l'instant,
sélectif et donc fortement reconstruit. L'œuvre des réformateurs s'apparente à un tri savant,
distinguant entre bonne et mauvaise modernité, modernité immédiate et modernité différée,
modernité universelle et modernité particulière à l'Occident. Du premier élément de chacune de ces
alternatives dérive la première vision de la nation en monde musulman, souvent reprise par la suite
par les autocrates modernisateurs. Elle n'a été dépassée que de deux façons, soit de l'extérieur, à
partir d'une pensée arabe d'inspiration chrétienne, qu'on doit notamment aux auteurs de la Nahda et
à ses avatars laïcisants, comme le ba'th, soit de l'intérieur, à l'initiative du revivalisme ou de
l'islamisme.

CONTRE L'OCCIDENT. La fin du XIXe siècle marque un tournant dans l'idée de modernité en
monde musulman. Désormais, la modernisation ne signifie plus tellement emprunter à l'Occident
pour réagir au déclin de l'Orient, mais opposer au premier une modernité spécifique à l'islam. En
l'espace de deux ans, le pays de Tahtawi et celui de Khayr-ad-Din se trouvent soumis à la loi
occidentale, britannique ou française, face à laquelle il convient dès lors d'opposer un autre ordre,
une autre modernité, issue non plus d'une synthèse qui s'est révélée aussi contradictoire
qu'inefficace, mais d'un effort destiné à faire revivre les principes de l'islam et à les ériger en
principes de modernité.
Aussi le revivalisme se construit-il sur un diagnostic voisin de celui des réformistes, mais par
l'appel à des solutions opposées 166. Djamal-ad-Din al-Afghāni (1839-1897) appuie ses analyses et
son action sur une critique de l'ignorance et de l'obscurantisme qu'il ne fit que reprendre aux
réformateurs ; Muhamad (Abduh (1849-1905) dénonce, de son côté, la situation de déclin dans
laquelle vit le monde musulman ; et Rashid Ridā (m. 1935) vilipende la passivité et le manque
d'effort dont il est témoin. La nouveauté tient à un postulat qui forge une nouvelle vision du rapport
à la modernité : l'imitation de l'autre est aussi inacceptable qu'inefficace. Afghāni inaugure une
critique du copiage de l'Occident qui débouche directement sur la reconnaissance d'une pluralité de
modernités. Il renoue ainsi avec la vision classique qui dénonçait toute innovation fondée sur un
imitation de l'infidèle. L'umma connaissait autrefois le développement social, la raison et l'unité :
elle doit les retrouver pour concevoir ses propres réponses au défi de la modernité, qui devront
également être épurées des emprunts passés. Le juriste (Abduh, plus attentif au droit, part également
du rejet de la société dualiste, vivant, à l'image de l'Égypte de Mehemet (Ali, sur un double appareil
de lois, musulmanes et occidentales, dont il constate l'échec, c'est-à-dire l'inefficacité et
l'incohérence. Élargissant son propos, il dénonce l'imitation comme un « garrot 167 ».
Le comportement à l'égard de l'Occident est nouveau : Afghāni critique, dans Réfutation des
matérialistes 168, les thèses développées par l'Indien Ahmad Khān Bahādur qui prétend placer
l'enseignement des sciences apprises à l'Ouest avant celui des valeurs religieuses ; de même, à
l'occasion d'un voyage en Europe, cherche-t-il à s'opposer aux intellectuels occidentaux (cf. ses
Dialogues avec Renan169) pour substituer une autre vision du monde moderne. Rashid Ridā, pour sa
part, reste en Orient, met un terme à cette tradition de contact, manifestant ainsi, plus tardivement,
une critique encore plus sytématique de l'imitation des modèles extérieurs. Cette dénonciation
devient désormais non seulement la base d'une condamnation de l'étranger et de l'action politique
de ceux qui s'en inspirent, mais le nouveau fondement de l'idée de modernité. Celle-ci n'est plus
unique, mais aussi plurale que le sont les cultures ; elle ne se construit plus en fonction de recettes
découvertes par l'autre, mais en fonction d'un double défi : celui qui dérive de la modernité de
l'Occident et celui qui tient à l'effort des sociétés vivant, à travers leur retard, l'abandon des
principes qui firent leur vitalité.
Cette nouvelle vision, en surmontant une contradiction, en crée une autre. Elle a pour elle de
dépasser le postulat fragile des réformateurs qui construisaient la modernité de façon empirique,
en distinguant arbitrairement entre ce qui est imitable et ce qui ne l'est pas, entre les moyens et les
fins. Elle officialise aussi l'échec d'un dualisme tantôt naïf tantôt cynique qui faisait cohabiter le
gouvernement des (ulamā et l'administration moderne, l'aristocratie et l'appel à la participation.
Cependant, elle reconstruit déjà l'idée de modernité sur une nouvelle ambiguïté qu'aucun des
revivalistes n'a réellement levée : être moderne contre l'autre renvoie-t-il à une concurrence ou à
une exclusion ? Est-ce relever le défi opposé par l'autre et donc inévitablement concéder sinon une
part d'imitation, du moins une part de comportement commun ? Ou est-ce retrouver la vitalité de l'«
âge d'or » pour mieux se définir contre l'autre ? Dans le premier cas, le concept de modernité est
sauvé, mais la critique du mimétisme reste mesurée ; dans le second, il reste la marque d'un
particularisme occidental. Cette tension semble marquer autant l'histoire du revivalisme que celle
du radicalisme islamiste qui en dérive présentement.
La marque la plus claire de ce « revivalisme » est la construction de l'islam non seulement
comme religion, mais comme civilisation, la référence à la seconde l'emportant même nettement
sur la première chez Afghāni, qui y trouve l'ensemble des normes, des valeurs et des principes
moraux nécessaires au plein épanouissement de l'umma. L'auteur oppose ainsi le monde musulman
à l'Occident, pour indiquer que ce dernier n'a pu connaître le progrès qu'en s'émancipant du
christianisme. En revanche, pour les musulmans, la religion s'impose non seulement comme
croyance en un sacré, mais comme lieu de solidarité sociale, d'identité et de construction du
progrès 170 : le postulat moniste de la culture islamique est clairement réintroduit après les quelques
hésitations des premiers réformateurs. L'Islam se définit ainsi, en même temps, sur le mode de
l'exclusion face à l'autre, c'est-à-dire comme rejet de l'Occident, et comme principe positif, c'est-à-
dire comme base de construction d'un nouveau modèle de modernité. La même attitude se retrouve
chez (Abduh, qui proclame l'impossible sécularisation des normes et des lois en monde musulman,
et chez Ridā, pour qui la civilisation moderne se confond avec un islam vrai et épuré, incitant, par
nature, à l'action et à l'effort. De ce ressourcement dérivent les deux principes essentiels sur
lesquels se trouve construite l'idée revivaliste de modernité : d'une part, la reconstruction de l'Unité
comme élément de puissance et de performance ; d'autre part, la réouverture de l'idjtihād, c'est-à-
dire l'effort d'adaptation de la Loi aux données nouvelles.
L'idée d'unité est centrale chez chacun des trois penseurs. Que ce soit chez (Abduh, dont le titre
même de son principal ouvrage, Risālat al-Tawhid (Traité de l'unicité divine), ne laisse planer
aucune équivoque 171 ou que ce soit, bien sûr, chez Afghāni, dont la thèse centrale demeure bien
celle du panislamisme : le retard du monde musulman sur l'Europe tient à l'affaiblissement de
l'umma qui a perdu son unité. L'action préconisée passe d'abord par sa reconstruction qui lui
redonnera force et capacité. Non seulement l'idée d'un morcellement de la communauté des
croyants, acceptable par certains réformateurs, n'est pas reprise par Afghāni, mais celui-ci érige la
thèse inverse en premier principe de la modernisation, qui se trouve reconstruite, à ce niveau,
comme redécouverte de l'identité et restauration de puissance : cette insistance sur l'unité, outre
qu'elle est conforme à un code culturel ancien, devient ainsi un moyen permettant de ne pas
trancher entre les deux visions contradictoires de la modernité, sous-jacentes à la thèse revivaliste
et que nous avons déjà dégagées. Il en dérive davantage une pratique qu'une véritable théorie : celle
d'un Afghāni –, probablement iranien d'origine, se faisant passer pour afghan, parcourant le monde
arabe et l'Empire ottoman afin de créer des sociétés secrètes et de militer pour l'unité –, mais celle
aussi des princes du monde musulman contemporain qui, le plus souvent, corrigent ou masquent
l'échec de leur stratégie modernisante par des appels à l'unité, ou par des stratégies de « fusion
totale » qui souvent ne durent que l'espace d'un discours.
La même ligne se retrouve chez Ridā, dont le principal ouvrage, Le Califat, plaide pour la
reconstruction de l'institution califale de l' « âge d'or », thèse qu'il ne faut interpréter ni comme un
regret des institutions ottomanes qui venaient de s'effondrer et dont l'auteur dénonce le
conservatisme, ni comme la marque d'une sensibilité exclusivement traditionaliste. Le propos doit
être au contraire compris comme une volonté visant à faire revivre le califat des « rashidun » et
l'unité qu'il consacrait, de manière à mieux engager l'effort de modernisation. Ridā soutient que si
l'incitation à agir et à créer se trouve exprimée en Occident par l'idée de nation, elle est, au
contraire, entretenue en monde musulman par l'aspiration à l'unité et par la disparition du jeu
particulariste des différents autocrates qui se partagent le dār al islām.
Cette restauration de l'unité est censée devoir être complétée par une rénovation des lois, par leur
adaptation au monde moderne, selon une démarche qui conduit, cette fois, à une vision plus
exigeante et plus litigieuse de la modernité, puisqu'elle implique, à travers l'élaboration de normes,
le choix de politiques et de modèles de société précis. Afghāni appelle à la réouverture de
l'idjtihād, fermé à l'époque abbasside, redevenu ←écessaire pour affronter les données du monde
moderne. En juriste, Muhamad (Abduh est plus précis, faisant appel au talfik, consistant à choisir
l'interprétation de la Loi révélée la plus conforme aux exigences du monde moderne 172. S'appuyant
ainsi sur la shari'a, le talfik évite l'imitation réprouvée, mais il permet cependant, grâce à l'œuvre
d'interprétation du (ālim (docteur de la Loi), d'intégrer des pratiques reprises au monde occidental
et qui sont jugées en même temps bonnes et efficaces. (Abduh donne, à ce propos, l'exemple de
l'abolition de l'esclavage, suggérant ainsi que le talfik ne répond pas seulement à l'exigence de la
nécessité, mais à l'adoption d'une vision de la modernité s'étendant jusqu'à une construction morale
et normative de celle-ci. Cette pratique législative, contrairement à la recherche de l'unité, oblige
ainsi à trancher, car elle conduit inévitablement le juriste et le prince à admettre l'existence de
principes modernes universels, quitte à démontrer par la suite leur conformité à la Loi de Dieu. On
ne s'étonnera donc pas de constater que c'est essentiellement autour d'elle que s'est structuré tout le
débat politique dans le monde musulman contemporain : un problème y devint sensible, celui de
l'édiction du statut personnel. De façon corollaire, l'échec du revivalisme se mesure probablement
à cette incertitude sur la manière dont il convient de mener le talfik, l'ambiguïté et la faiblesse de
ses productions depuis un siècle et, liée à cela, l'occasion manquée de donner à l'idée de modernité
islamique un contenu précis.
La même incertitude se retrouve au niveau de la description des institutions gouvernementales
modernes. Certes, à de nombreuses reprises, Afghāni dénonce le despotisme, appelle les peuples à
lutter contre l'« oppresseur » et fait preuve d'activisme à l'encontre des souverains autocrates de
l'époque, que ce soit le sultan turc (Abdul Hamid, le khédive égyptien Tawfik ou le shah de Perse
Nāsered-Din, dont il semble, du reste, avoir inspiré l'assassinat.. Afghāni lie ainsi sa conception de
l'action politique à la reconnaissance du droit de révolte, que la pensée musulmane classique n'avait
jamais osé proclamer, laissant par là même supposer que son ouverture à la modernité incluait la
mise en vigueur d'un droit politique nouveau. Il reste pourtant prudent dans la définition de ce que
doivent être les institutions politiques, se gardant bien de parler de constitution et entretenant avec
ceux qui s'en réclament des liens assez ambigus 173. Le penseur revivaliste se contente, en réalité, de
militer en faveur de la vision, classique en Islam, d'un prince limité dans son gouvernement par
l'obligation de respecter les lois et par une assemblée (madjles). Mais les contours de celle-ci
demeurent cependant imprécis et elle-même relève davantage du principe de la consultation que de
celui de la souveraineté.
Cette réserve à l'égard du modèle représentatif est encore plus nette chez (Abduh, qui affirme de
façon beaucoup plus tranchée la souveraineté de la shari'a et l'obligation du prince d'agir en
conformité avec les lois. Son idéal de gouvernement est celui du prince juste et non du prince
démocrate, du prince au besoin autoritaire dans le respect et l'application des bonnes lois 174.
Comme celles-ci sont l'œuvre du savant, Muhamad (Abduh reconnaît au peuple non pas le droit de
souveraineté, mais très précisément celui d'« exiger la justice de son gouvernement », c'est-à-dire
de la part d'hommes qui peuvent se fourvoyer 175. Le revivalisme d'(Abduh repose ainsi davantage
sur la promotion de l'idée de justice, de connaissance du vrai, et donc de la Loi, que sur celle de la
représentation et de la souveraineté. La contestation du prince est fondée, comme chez Afghāni,
davantage sur l'idée classique de la dénonciation de l'erreur et de l'ignorance que sur celle,
moderne, de revendication ou d'expression des intérêts individuels. La thématique de l'unité ne
reconnaît que l'intérêt collectif de l'umma, encore que celui-ci se trouve, au contraire de l'intérêt
général occidental, défini non pas par l'exercice du choix souverain, mais sur la seule base de la
connaissance du juste divin. Cette vision transpire d'ailleurs clairement de la critique qu'(Abduh
formule à l'encontre du régime parlementaire français qu'il a vu fonctionner et dont il dénonce la
discorde, les « passions » qui règlent le comportement des partis et, pardessus tout, l'absence de
«conscience commune », c'est-à-dire ce respect du principe de l'unité que l'auteur met au centre de
sa construction. La représentation parlementaire devient ainsi une « chimère 176 » dont (Abduh se
contente de renvoyer la réalisation à plus tard, lorsque l'éducation politique du peuple – entendons
par là la connaissance du juste – la rendra possible.
Lorsque enfin Ridā fait appel à la reconstruction du califat, sa référence au modèle démocratique
occidental est encore plus mince. Il reprend l'idée du prince juste, limité par le respect de la Loi et
pouvant éventuellement agir, au-delà de l'exécution de la shari'a, pour l'intérêt de son peuple et
conformément aux besoins du temps, mais sous le contrôle des (ulamā et d'un corps de
représentants (Ahl al-hal wal (akd) qui interprète le Coran et les hadith (actes du Prophète) sans
exercer aucune souveraineté. Dans un certain sens, le discours de Ridā est le moins ambigu des
trois, puisqu'il n'implique plus, comme celui des autres revivalistes, une référence aux modèles
occidentaux, mais la seule formulation, à travers l'idée de califat, d'une « réponse à ceux qui
croient que la civilisation musulmane est éteinte177». A son niveau, l'idée de modernité politique
renvoie très clairement à l'exclusion du modèle occidental et à une construction particulariste.
On retrouve, en réalité, chez les revivalistes, comme pour valider l'ensemble de leur thèse, l'idée
classique de la solidarité de la Révélation et de la raison. Afghāni présente l'islam comme la
religion de la raison, capable, par définition, de répondre aux besoins de tous les temps sans avoir
à emprunter à l'autre ou, plus exactement, sans devoir porter atteinte à sa propre identité. La raison
reste, cependant, par essence, soumise à la Révélation : Afghāni montre, en effet, que l'homme, du
fait de ses passions, n'est pas en mesure d'accéder directement à la raison et que le savoir révélé lui
sert, de ce fait, de substitut. Rien de ce qui compose la Révélation ne peut donc être tenu pour
obstacle à la raison, au juste et au vrai. A titre de corollaire, la raison permet à celui qui connaît la
Loi révélée de l'adapter, surtout d'en déterminer, comme l'affirme Ridā, la juste interprétation et de
la rendre compatible avec l'acquisition des techniques modernes. Synthèse habile, mais peu
renouvelée par rapport à l'enseignement des falāsifa, qui a, en tout cas, pour effet immédiat de
conduire au rejet de l'hypothèse d'une modernité politique ou juridique universelle, pour n'accepter
à la rigueur que celle d'une modernité des sciences et des techniques dont le test d'existence le plus
sûr est encore celui de sa non-contradiction avec une Révélation qui ne peut être dans l'erreur. C'est
très exactement sur cette base que le revivalisme non seulement accepte la modernité, mais se
proclame moderne, et que les courants islamistes en prirent le relais dès le deuxième tiers de ce
siècle.
Il n'y a, en réalité, aucune rupture entre le revivalisme et l'islamisme dans ce mode de lecture de
la modernité, mais plus simplement une radicalisation du premier par le second, tant au plan
théorique qu'au plan pratique. La continuité est attestée par le lien de maître à élève unissant Rashid
Ridā à Hasan al-Bannā, fondateur du mouvement des Frères musulmans. Le discours de Bannâ est
d'abord celui d'une condamnation, cette fois sans appel ni nuance, de l'imitation: « Ô fils de notre
umma qui nous est chère et que nous aimons, nous sommes musulmans, cela suffit; notre voie est
celle du Prophète d'Allah, cela suffit; notre foi est tirée du Livre d'Allah, de la sunna de son
Prophète, cela suffit. Si ce que nous disons ne vous plaît pas, alors adoptez les doctrines des
étrangers, que rien ne rattache à nous178 ».
Bien plus, le diagnostic est cette fois-ci clairement inversé par rapport à celui des réformistes. Si
les peuples musulmans ont connu l'échec, ce n'est pas du fait de leur ignorance, mais de leur
volonté d'imiter l'Occident: «Depuis que les nations orientales ont abandonné les enseignements de
l'Islam pour tenter de leur en substituer d'autres qu'elles ont cru à même de réformer leurs affaires,
on les voit se débattre dans les sentiers de l'incertitude et subir l'amertume des échecs, payant cher
le prix de cette déviation, dans leur dignité, leur morale, leur fierté et leur administration 179 ». La
vision des revivalistes est ainsi menée, par l'islamisme, jusqu'au terme de sa logique : non
seulement il n'y a pas une modernité politique universelle, mais la thèse qui s'en réclame est source
d'involution et d'échec; tout l'axe théorique et toute la pratique des Frères musulmans et des tenants
de la république islamique consisteront donc à la nier et à lui opposer une modernité islamique
fondant au contraire, nous dit Bannā, l'État sur l'islam.
Un tel modèle repose sur des bases très claires: une éducation conforme à l'islam, des lois qui en
dérivent, une administration qui s'y réfère exclusivement. Ces quelques traits inspirent
uniformément les modèles de cité dégagés par ceux qui se réclament du fondamentalisme
islamique. Tel, par exemple, l'Égyptien (Abd al-Kâdir (Audah, disciple de Bannā, qui conçoit l'«
État islamique moderne» sur la base d'un exécutif puissant assuré par l'imam, doublement limité
par le respect de la shari'a sur laquelle aucun n'a prise et par l'exercice d'un « pouvoir de contrôle
et de rectification » revenant à l'umma, mais uniquement à travers ceux qui ont le savoir, c'est-à-
dire «les (ulamā et les savants légistes». Quant à l'innovation, elle ne peut, dans ces conditions,
dériver que de l'« exécution des textes de la shari'a » et renvoyer ainsi, à nouveau, à l'imam et aux
(ulamā 180. La logique de l'État est ainsi brisée, par la destruction de l'idée de souveraineté, par celle
de l'idée même d'un espace du politique et par la substitution du principe du savoir à celui du
pouvoir.
C'est certainement avec le Paskistanais Abū al-(Alā al-Mawdūdi (mort en 1979) que cette
substitution est la plus visible, lorsqu'il enseigne les éléments qu'on peut tenir pour structurants du
fondamentalisme islamique contemporain. Il nous propose, dans L'Organisation de la vie dans
l'islam, trois fondements du régime politique en Islam: unicité, message et califat 181.
L'unicité, nous dit-il, «renie le pouvoir des êtres et vise à l'annuler définitivement, qu'il soit
détenu par un individu, une classe, une souche, une nation ou sous n'importe quelle autre forme.
Car seul Dieu mérite le pouvoir. Nul ne détient, en réalité, l'autorité en dehors de Lui. Seul son
pouvoir est légal, seule Sa loi est la loi182 ».
L'ordre politique n'est donc concevable qu'organisé par son seul message, et, plus précisément,
le Coran et la sunna représentant la «Constitution fondamentale, noyau de l'État musulman 183 »,
seule expression et de la souveraineté et de la fonction législative.
Dans ces conditions, la fonction gouvernementale, exprimée dans l'idée de califat, est
comparable à celle du « gérant d'une exploitation agricole» qui ne saurait en aucun cas se substituer
à son propriétaire, c'est-à-dire à Dieu, dont il respecte les « ordres », la «volonté» et l'« intérêt 184 ».
Mawdūdi oppose alors clairement « république islamique» et «république occidentale », pour noter
que, dans celle-ci, « les prérogatives de juger et d'intimer les ordres sont (...) le monopole exclusif
de la masse qui tient les rênes du pouvoir, décrète les lois, met en exécution toutes les législations
qu'elle propose ». Il en déduit que « le but d'un tel gouvernement se limite donc, dans les meilleures
conditions, à s'attirer la sympathie de l'ensemble des citoyens qui constituent le pouvoir». Précisant
qu'au contraire en Islam, «le pouvoir n'appartient qu'à Dieu seul », il en conclut que «la masse (...)
n'est pour l'Islam qu'un successeur qui se trouve dans l'obligation, de par sa condition, de suivre les
traces de la législation divine dictée par le Prophète ». Quant au prince, il devra être choisi en
fonction de sa « piété», de sa « connaissance parfaite de l'islam» et de ses «capacités à gérer».
Comme (Abd al-Kādir (Audah, Mawdūdi lui impose une double limite, celle d'abord du respect de
la shari'a sur laquelle nul n'a prise et celle, encore plus faible que chez le premier, d'un Conseil
consultatif élu face auquel il dispose d'un droit de veto 185.
Arrivée à ce niveau d'élaboration, la théorie politique fondamentaliste se structure ainsi en
fonction de son rejet du modèle occidental, mais elle débouche surtout sur une pratique de la
contestation qui achève de lui conférer son identité. Plus que d'une théologie ou d'une philosophie,
les mouvements islamistes sont producteurs d'une action prétendant à la restauration de l'umma face
à l'infidèle et à la «cité de l'ignorance» (djāhiliyya). Comme le révèle, par exemple, le discours du
prêcheur égyptien Sayyid Kutb, l'obligation du croyant n'est plus limitée par le respect de la
nécessité et par le pouvoir du prince, fût-il injuste, mais s'étend au contraire au combat pour libérer
l'homme autant de l'ennemi intérieur que de l'ennemi extérieur, c'est-à-dire autant de l'infidèle que.
de celui qui, dans le dār al-islām, agit en son nom ou, tout simplement, l'imite 186.
La principale marque des mouvements islamistes est celle de la systématisation, voire de la
banalisation, de principes essentiels de la culture islamique que des siècles de pensée avaient
cherché à aménager ou à amender par crainte de leurs effets. Le «combat pour Dieu» devient un
absolu que l'argument d'opportunité ou de nécessité ne saurait suspendre; il a pour objet la
djāhiliyya, qui ne correspond à aucune réalité géographique, mais désigne seulement tout
manquement à l'ordre de la vérité, classant ainsi, dans la même catégorie, le pharaon d'hier ou
celui d'aujourd'hui, le prince occidental infidèle ou le prince oriental impie. Meurtre, tyrannicide
ou révolution sont également acceptables dans cette entreprise, puisqu'ils contribuent à restaurer la
communauté des croyants (umma), face à une sédition (fitna) qui n'est plus imputable aux
mouvements sociaux, mais qui est conçue pour désigner l'acte même du prince qui désobéit à la
Loi.
Ce discours, par essence, banal dans le contexte culturel islamique, a pour effet de déplacer
l'ordre de la légitimation de l'exercice du pouvoir vers celui de la contestation. En quelque sorte
mis à nu, le discours islamiste devient celui du djihād– que Kutb ne limite plus au dār al-harb
(domaine de la guerre, c'est-à-dire de l'infidèle) – et de la hākimiyya, c'est-à-dire de la révolution
perpétuelle contre toute domination humaine, contre toute domination qui, n'étant plus la
transparence de la volonté divine, ne peut être que celle du « tāghūt », du nom de l'idole de la
période anté-islamique.
La logique d'une telle construction est de parvenir à une conception inversée de l'ordre du
politique, dans laquelle la catégorie centrale n'est plus celle du pouvoir, mais de la révolution,
rendant alternativement négative ou utopique l'idée même de cité, voire, simplement, de toute
construction d'un ordre terrestre. Cette thèse est corrigée cependant par Mawdūdi qui envisage
l'idée même de réforme, dès lors que « le royaume islamique (...) a présenté à l'esprit cette image
claire et nette du bien et du mal 187 » et plus encore par Sayyid Kutb qui reconnaît le fikh comme
légitime dès lors qu'il est produit par les mudjāhidin («combattants de la guerre sainte188 »). Dans
un cas comme dans l'autre, ouverture est ainsi faite à l'idée du gouvernement et à celle
d'innovation, mais selon une pratique de l'auto-légitimation qui, en toute logique, devient à son tour
vulnérable à un nouveau discours de contestation
Cette tension entre une légitimité qui ne se construit que négativement et une culture qui ne cesse
d'inciter à un glissement vers une reconstruction revivaliste du politique est au centre des
difficultés que connaissent les élites politiques du monde musulman. Celles-ci sont en prise, en
outre, avec l'obligation de se situer par rapport à une modernité occidentale qui les sollicite.
L'expérience de l'échec de la synthèse réformiste du XIXe siècle alourdit les effets d'une telle
tension, face à laquelle se radicalise le choix entre la construction d'un ordre politique dans
l'Occident ou hors de l'Occident.

DANS L'OCCIDENT OU HORS DE L'OCCIDENT. Les choix venus de l'Occident ont été
réactivés dans le contexte de la décolonisation et avec les mouvements de mobilisation qui l'ont
précédée et favorisée. Plutôt donc que les théories politiques libérales qui restent essentiellement
liées aux épisodes réformistes du XIXe siècle et aux tentatives de synthèse qui les ont accompagnés,
c'est surtout le socialisme et le marxisme qui ont offert les possibilités de sortie les plus pratiquées,
sans que ceux qui y souscrivirent ne consentissent l'effort d'une reconstruction des modèles
idéologiques conformément aux données de la culture islamique. L'importation pure et simple
servait de vecteur d'intégration de l'idée de modernité dont l'absolue universalité se trouvait
proclamée. Telle fut bien sa faiblesse, telle est probablement aussi l'origine de son échec qui
s'apparente clairement au rejet d'une greffe.
L'introduction d'une pensée socialiste trouve significativement son origine essentiellement chez
les chrétiens arabes, exposés aux enseignements des maronites libanais, des collèges chrétiens
syriens ou des écoles coptes égyptiennes. On y retrouve, entre autres, Shibli Shumayyil, Farah
Antūn, Michel Aflak, Salāmah Mūsa, un des fondateurs du socialisme égyptien189. Dans son Credo
d'un socialiste, Mūsa manifeste clairement l'extériorité de sa vision par rapport au modèle culturel
islamique : «Je crois dans le christianisme, l'islam et le judaïsme. J'aime le Messie, j'admire
Mohammad, Moïse m'éclaire, je contemple Paul et je tends vers Bouddha. Je sens que tous sont mes
parents en esprit, que je vis avec eux dans l'entente, et que je puise en eux l'inspiration de la
noblesse d'âme, de la vérité, de la miséricorde et de l'honneur. » Et de proclamer plus loin: «C'est
pourquoi j'ai prôné la raison au lieu de la foi, et l'indépendance de la personnalité au lieu du
respect de la tradition (...). Si une croyance est indispensable, alors je l'admets quand elle est le fruit
des vérités scientifiques. C'est ainsi que je crois en l'avenir socialiste du monde, comme de
l'Égypte, et que je travaille à sa réalisation, l'économie contemporaine le laissant pressentir.190»
Le discours d'Aflak, l'un des fondateurs du parti ba'th, exprime la même absence de référents
islamiques, en se construisant principalement par combinaison de catégories nationalistes et
socialistes. Comme les réformistes et les revivalistes, Michel Aflak part de l'idée de décadence du
peuple arabe, mais ne ramène celle-ci ni au retard dans la connaissance ni à l'imitation, mais à une
construction nationale «perturbée et défigurée». Seule pourra rétablir celle-ci une lutte contre les
forces extérieures, «impérialistes» ou «sionistes», ou «contre l'état des choses corrompu à
l'intérieur de la patrie, qu'il s'agisse d'injustice politique ou sociale, d'exploitation ou d'ignorance,
de pauvreté intellectuelle, ou de fanatisme, de manque d'amour, de tolérance et de largeur d'esprit ».
Pour l'auteur, cette recherche de l'unité arabe ne peut que se combiner, pour ne pas rester «abstraite
et théologique», avec le socialisme, capable de lui donner une assise populaire et de dépasser les
conflits intérieurs 191. Non seulement donc l'islam n'apparaît que comme une manifestation du
nationalisme arabe, mais encore l'objectif d'unité et de mobilisation passe désormais par l'idée de
peuple et de socialisme. La logique ba'thiste, en définissant sa finalité par référence à l'idée de
nation, et ses méthodes par référence à des valeurs et à des mots directement dérivés du socialisme
occidental et de l'humanisme chrétien, sécularise totalement son discours, réglant entièrement le
problème de la modernisation sur le mode de l'imitation.
La reprise du marxisme, à la faveur notamment de la création des partis communistes arabes,
renvoie à la même démarche. On peut cependant noter, avec Abdallah Laroui, que son recours
comme mode de substitution (et non de combinaison) à la pensée islamique classique peut
s'expliquer par plus d'une similitude de forme qui le rend parfaitement exprimable par le discours
arabe: vision déterministe, convergences thérapeutiques teintées de communautarisme et
d'égalitarisme, critique des classes corrompues et des bourgeoisies occidentales et impérialistes,
«besoin de système192 ». Encore ne faut-il pas sous-estimer les points de divergence et souligner
tout ce qui, dans le marxisme, reste clairement incompatible avec la culture islamique : un
fondement matérialiste, une philosophie de l'histoire, une vision hiérarchique plaçant l'économique
en instance suprême déterminant le politique et le religieux. Liés par une parenté de forme et
opposés par un antagonisme de fond, marxisme et islam peuvent coexister dans le discours d'élites
minoritaires qui trouvent ainsi leur marque, ou dans quelques formules faciles ou ambiguës
destinées à mobiliser les masses: ils ne peuvent en aucun cas se substituer l'un à l'autre dans
l'élaboration d'un modèle de cité ou dans l'élaboration d'un système de valeurs répondant au défi de
la modernité.
Socialisme ba'thiste, et socialisme marxiste vivent en réalité un même échec: enfermées dans
leurs sytème intellectuel, les élites qui s'en inspirent ou qui s'en réclament ne mobilisent pas les
masses. Si les slogans qui s'y réfèrent peuvent servir de discours aux auteurs de coups d'État ou aux
juntes, il semble maintenant acquis qu'ils ne font pas les banderoles des révolutions ou émeutes
populaires. Ce constat ne s'appuie pas seulement sur l'échec du parti ba'th, mais sur celui du
mossadeghisme en Iran et même du bourguibisme, qui s'impose davantage à travers un homme
qu'à travers une idéologie. Il révèle la difficulté des choix auxquels sont actuellement confrontées
les élites, évoluant entre deux référents, celui, d'une part, d'une modernité importée et préfabriquée
qui ne mobilise pas et qui est tenue pour illégitime, celui, d'autre part, d'une formule mobilisante,
glissant vers un islamisme de plus en plus prononcé, échouant dans ses tentatives de penser la
modernité autrement que négativement, et tendant à légitimer davantage la contestation que
l'exercice du pouvoir.
a Ce modèle marque à son tour une construction du politique qui se révèle très proche de l'ordre soviétique, et qui permet de
comprendre la traduction faite du marxisme dans la société russe, notamment la puissance du politique et de l'ordre bureaucratique,
l'absence d'autonomie de la société civile et de structure de représentation, enfin la monopolisation par l' « État-parti » du sacré-
idéologique 126.
CHAPITRE III

Une sociologie politique universelle est-elle possible ?


Un regard comparatif porté sur les cultures révèle des conceptions du politique à ce point
différentes qu'on peut encore s'interroger sur la possibilité même d'une sociologie politique
universelle en ses concepts fondamentaux. Avant même de comparer, il convient de se demander si
des siècles d'histoire et d'organisation sociale ne conduisent pas à une pluralité de modèles d'action
et de compréhension profondément rebelles à l'uniformisation naïve à laquelle prétend le
théoricien se réclamant d'un modèle. La perspective historique suggère que cet éclatement tient
pour beaucoup à la diversité des réflexions que les acteurs des multiples collectivités sociales ont
consacrées à leur propre pratique du pouvoir. Celui-ci peut se manifester partout de la même
manière: contraignant, persuasif, plus ou moins institutionnalisé ; il reste pour autant compris
différemment. Les questions classiques que posent le sociologue, comme d'ailleurs l'acteur
politique, en portent la marque: le pouvoir est-il légitime ? Qui en est le souverain détenteur ?
Comment en définir les normes? Peut-on le contester? Comment s'organise la communauté sur
laquelle il s'exerce ? Le pouvoir est-il réductible à une forme politique universalisable qui
s'appellerait État ?
La question de la légitimité paraît, sur cette base, beaucoup moins universalisable qu'on ne le
prétend généralement. Elle pose un a priori de taille, partant du postulat que l'exercice d'un pouvoir
peut être conforme à l'idée de juste. De telles prémisses révèlent la parenté étroite du concept avec
la construction chrétienne du politique. Pour qu'un pouvoir humain puisse être accepté comme juste
par celui qui lui obéit, encore faut-il que le principe même d'une justice humaine soit concevable.
Or ce principe ne fait sens qu'à condition de reconnaître à l'homme la capacité de créer du juste,
par l'usage de sa raison, ou au moins de réaliser sur terre une cité conforme à une justice révélée.
La première option est, en réalité, très limitative puisqu'elle renvoie essentiellement à la
construction canoniste et thomiste, et au droit naturel sur lequel elle a débouché193. Ses fondements
sont en revanche très clairs : l'homme a bénéficié d'une délégation d'autorité de la part de Dieu; il
est en mesure de définir le juste en dehors même d'une connaissance de la Révélation, à tel point
que le droit romain des païens peut être tenu pour juste 194. Ce modèle de compréhension est
cependant exigeant : si l'homme est doté par Dieu d'une faculté de dire le juste, toute sociologie de
la cité humaine ne pourra être que normative. Autrement dit, dans une culture qui reconnaît au juste
une essence humaine, toute typologie des cités se fera inévitablement en fonction de la légitimité
des dominations, c'est-à-dire de la conformité de celles-ci aux formules humainement tenues pour
justes. Ainsi a été compris, dans les monarchies qui se formèrent à partir de la fin du Moyen Age,
le lent processus de confiscation par le prince de l'ensemble des fonctions politiques jusque-là
disséminées195. Ainsi s'est construite progressivement l'idée d'État de droit; ainsi s'est trouvée
alimentée la formation du droit public qui précise et pérennise cette vision humaine de la légitimité.
La science politique elle-même n'est pas en reste puisque, conformément à cet héritage, elle place
bien souvent ce type d'interrogation au centre de sa réflexion 196.
La seconde option – qui assimile le juste à la réalisation sur terre d'un modèle révélé – est déjà
plus complexe. Elle peut renvoyer à trois postulats débouchant chacun sur une sociologie qui lui
est propre. Le premier serait celui de l'assimilation a priori du prince à la volonté divine,
caractéristique des histoires marquées par la force et la prétention du politique, et dont le modèle
byzantin est le meilleur exemple. Dans cette situation, la question de la légitimité devient
secondaire, puisque les actes du prince sont réputés justes et que seule l'élite religieuse pourrait à la
rigueur le contester sur ce plan, sans disposer pourtant des ressources nécessaires à cette fin.
Aucun des tsars ne se souciait de sa légitimité (on peut, à condition d'émettre l'hypothèse avec
prudence, prolonger ce type de jugement pour qualifier les modes de fonctionnement de l'actuelle
Union soviétique). Le politique puise en lui-même sa légitimité, ce qui est une autre façon
d'affirmer que la question de la légitimité n'a plus lieu d'être posée, faute d'avoir encore un sens.
Autre postulat possible, celui de la construction messianique de la cité de Dieu 197. L'existence
d'un espace temporel, loin d'être le fondement d'une définition humaine du juste, constitue un
malheur dont l'homme est responsable et dont il ne pourra se départir qu'en effaçant la faute
originelle et en retournant vers Dieu. La cité «bibliocratique», celle de la «révolution des saints »,
est par essence légitime. A la limite, si la question de la légitimité a alors un sens, le débat sur celle-
ci n'en a plus: le messianisme est légitime tout en étant totalitaire ou, plus exactement, parce qu'il
est totalitaire. Genève jadis, avec Calvin, ou l'Afrique du Sud aujourd'hui, avec ceux qui se
réclament de l'apartheid, participent de la même démarche198.
Troisième postulat, peut-être le plus difficile mais, d'un certain point de vue, le plus rassurant : le
politique n'est qu'affaire d'individus et de volontés individuelles, nature, communauté et ordre a
priori rationnel n'étant qu'illusions. Volontés qui se confrontent et interagissent non pas hors de
Dieu, mais conformément à sa volonté, et qui, en s'accordant, en faisant pacte, en créant des règles
du jeu, produisent le seul ordre du juste qui soit pensable199. Est légitime désormais le système
politique conforme à l'idée de ceux qui l'ont construit par association de leurs volontés. On quitte
alors le droit naturel stricto sensu pour entrer dans l'univers du positivisme : est juste ce qui est
posé comme tel par le pacte social, seule forme compatible avec l'infinie pluralité des volontés
individuelles. Mode de compréhension qui se forme avec le nominalisme franciscain et qui se
trouve activé par l'individualisme marquant l'évolution de l'histoire sociale anglaise. Mode de
compréhension qui a surtout permis de neutraliser la dérive totalitaire ou autoritaire du
christianisme réformé. En contestant l'idée même d'une justice humaine, la Réforme conduisait
autant à la vision luthérienne d'un ordre politique de la répression – dans lequel l'État, dispensé de
devoir faire la preuve de sa légitimité, pouvait tout se permettre – qu'à la vision genevoise d'un
ordre politique révolutionnaire, mais messianique et totalitaire. La révolution anglaise fit obstacle
à de tels glissements, à travers notamment le discours puritain plaidant la thèse de l'harmonie qui
ne pouvait qu'exister entre la volonté des hommes et le plan de Dieu, asseyant ainsi la légitimité du
Parlement face à l'arbitraire du prince200.
La culture moderne de la légitimité tient en réalité à la combinaison de ces différentes visions
plus qu'à l'exclusivité de l'une d'entre elles, entretenant ainsi tension et ambiguïté. L'histoire
française marque l'interpénétration d'une construction jusnaturaliste, issue entre autres du
thomisme, et d'une vision individualiste issue du franciscanisme et de l'influence anglaise, faisant
alterner, aujourd'hui encore, l'idée que le juste dérive d'un droit antérieur à la volonté du
législateur et celle qu'il tient au libre accord des individus. Le progrès du contrôle de
constitutionnalité, l'ombre d'un droit naturel planant au-dessus de l'idée de majorité, rivalisent l'un
et l'autre avec la proclamation assurée que la minorité ne peut qu'avoir «juridiquement tort» et que
la décision de la majorité ne peut être que la bonne quelle qu'elle soit. Le système politique
américain paraît, au contraire, écartelé entre conventionalisme et messianisme, la conception
classique d'une polyarchie porteuse de légitimité alternant, surtout en période de crise, avec le
référent plus exigeant et plus autoritaire d'une loi supérieure à la volonté des hommes et dérivée,
de façon ultime, de la représentation idéale de la cité conforme à la volonté de Dieu. L'abondance
des références religieuses dans le discours politique américain montre qu'une des dimensions
essentielles du christianisme réformé n'a pas été abandonnée et que l'idée de légitimité n'est pas,
dans la culture américaine, le seul apanage des volontés majoritaires 201.
Complexe, moins clair qu'il n'y paraît, le débat sur la légitimité est cependant pertinent dans les
cultures occidentales. On l'a abusivement transposé en culture islamique alors que celle-ci nie en
même temps toute délégation d'autorité de Dieu vers les hommes ainsi que tout fondement à
l'autonomie des volontés individuelles 202. Le pouvoir humain ne peut être que dégradé par rapport
à l'ordre divin. Celui qui s'exerce sur terre (amr) ne peut être que fait de puissance et, en tant que
tel, fragile et illégitime. On retrouve, à ce niveau, la thèse classique d'Ibn Sinà: l'être existentiel ne
peut être que précaire, ne tenant pas de soi sa raison d'être, mais de Dieu seul. Parce qu'il est
humain, le pouvoir-puissance ne peut pas se prétendre légitime: il peut juste utiliser en sa faveur
l'argument de nécessité et doit en toute hypothèse consentir un effort de légitimation, c'est-à-dire de
rapprochement de la Loi de Dieu. Pouvoir-puissance de l'homme et pouvoir-autorité de Dieu,
nécessité du premier et légitimité du second: telles sont les deux oppositions fondamentales qui
structurent la culture islamique du politique 203. De leur fait, l'acteur et l'observateur ne peuvent pas
poser, dans le contexte islamique, les questions qu'ils poseraient dans le contexte chrétien
occidental. Au premier de démontrer comment son pouvoir est nécessaire ou comment celui qu'il
conteste ne l'est pas ou ne l'est plus; à l'un et à l'autre de s'interroger sur le point de savoir si ce
pouvoir-puissance consent l'effort de légitimation qui est attendu de lui, c'est-à-dire s'il se
rapproche ou non des Lois révélées et de la gnose des (ulamā.
L'essor de la contestation islamique modifie, il est vrai, les données du problème. L'argument de
nécessité s'efface devant l'exigence d'une conformité plus parfaite à la Loi, donnant alors à la
pratique de contestation une légitimité plus forte encore que celle à laquelle ne peut prétendre
aucun régime politique en place. Telle est bien, en réalité, la contradiction: une référence plus
exigeante à la volonté de Dieu ne peut qu'échouer comme formule de légitimité utilisable par un
régime politique en place, dès lors que se trouve niée toute idée de délégation au prince ou à
l'individu; abandonner l'argument de nécessité pour celui de la seule légitimité divine ne peut
entretenir que la seule contestation. Ou alors il fait reconnaître au prince le droit de réouvrir
l'idjtihαd (interprétation personnelle de la Loi de Dieu par l'effort) et d'instaurer, comme en Iran
aujourd'hui, le velαyat-e fakih (gouvernement de celui qui connaît la Loi204, proche également du
talfik d'(Abduh. Un tel modèle – qui n'a connu pour réalisation que le seul Iran des ayatollah –
équivaudrait alors à un glissement vers le modèle totalitaire de légitimité. Cependant, ce glissement
à la rigueur possible en culture chiite iranienne, marquée par une valorisation de la hiérarchie
cléricale, paraît devoir être mis en échec ailleurs en monde musulman par le refus de reconnaître à
une autorité singulière le monopole du savoir religieux. Toute prétention au pouvoir légitime se
trouve, en réalité, dans une culture de la non-délégation, en situation d'être contestée par n'importe
quel clerc faisant valoir son propre savoir. Cette contestation par ce que d'aucuns appellent les
«petits entrepreneurs indépendants 205 » a abondamment servi les mouvements islamistes pour saper
l'autorité des (ulamā collaborateurs des pouvoirs en place; on peut facilement parier qu'elle sera à
son tour utilisée par ceux qui chercheraient à combattre un régime de nature islamiste. C'est donc
en vain qu'on s'efforcerait de découvrir une formule fixant, en culture islamique, l'idée de pouvoir
légitime, obligeant ainsi l'observateur comme l'acteur à s'en tenir à la seule idée de légitimation,
d'effort et de tension vers un modèle idéal jamais atteint, rendant inévitable le recours à l'idée
intermédiaire de nécessité.
Cette précarité de l'idée de légitimité en culture islamique est renforcée par l'absence des deux
catégories qui lui servent de relais en Occident: celle de souveraineté et celle de représentation. La
première se retrouve dans les deux constructions du politique qui font sens en culture chrétienne.
Celle qui part de l'idée de communauté tend à ériger celle-ci en souverain collectif. Pour saint
Thomas, la communauté existe comme entité naturelle; comme telle, elle est naturellement
souveraine, indépendamment de tout fondement hiérocratique; siège naturel de pouvoir, elle
s'impose également comme autorité législative206. Si on part, au contraire, de la vision franciscaine
des volontés individuelles, l'accord contractuel qui s'opère entre celles-ci est, à son tour, constitutif
de souveraineté. Le débat qui s'était déjà instauré sur cette question, au cours du Moyen Age, était
en réalité limité, comme le suggère Carlyle : ou, dans une conception romaniste, le prince est
souverain en tant que représentant de la communauté ou, conformément à la tradition féodale, il
exerce la souveraineté avec le consentement des « Grands », représentants de la communauté 207.
Dans un cas comme dans l'autre, la souveraineté comme pouvoir ultime renvoie bien à une
collectivité humaine dont la volonté est première, en cela qu'elle est indépendante d'un savoir qui la
transcenderait.
Sur cette base, souveraineté et représentation semblent déjà être liées dans la culture médiévale
du politique208. Tant sur le plan fonctionnel, puisque le prince est conçu comme représentant de la
communauté au nom de laquelle il accomplit sa fonction législative, que sur le plan organique,
puisqu'il exerce son pouvoir avec le consentement des représentants, qu'il s'agisse des «Grands»,
des seigneurs, des États Généraux ou des Parlements.
Ce double postulat ne peut pas être transposé comme tel en culture islamique. Dieu étant seul
souverain, l'idée même de souveraineté populaire n'a aucun sens 209. L'homme ne peut définir de
façon autonome ni la loi juste ni le pouvoir juste: l'hypothèse qui voudrait en faire le pouvoir
ultime perd par là même toute signification. A la limite, l'idée de souveraineté pourrait être
raccrochée au consensus de l'umma (idjmà), reconnu par certaines écoles de jurisprudence comme
source de droit. Encore convient-il d'être prudent. D'abord, parce que l'idjmà' n'a de fondement
théorique qu'en ce qu'il exprime la volonté de Dieu, et non précisément celle des hommes. Ensuite,
parce que, dans la pratique, le consensus de la communauté a été réduit à celui des (ulamā,
signifiant ainsi clairement qu'il renvoie à un savoir plus qu'à un pouvoir et qu'il exclut en toute
hypothèse l'idée de souveraineté populaire.
L'idée de représentation prend, à son tour, une signification très particulière. Elle n'est plus
vecteur de souveraineté, mais tout juste source de conseils (shawrā). L'assemblée (madjles) n'est,
dès lors, porteuse ni d'un pouvoir législatif qui ne lui appartient pas, ni d'un pouvoir de contrôle de
l'exécutif qui ne peut être exercé que par référence à un savoir, et non par référence à un mandat.
A son tour, le pouvoir exécutif ne peut se parer ni de la qualité de souverain ni de celle de
représentant. Puissance exécutive plus que pouvoir exécutif, le prince peut certes éviter les
obligations afférentes aux théories de la souveraineté populaire, il ne peut en revanche faire valoir
au profit de ses actes ou de sa pérennité aucun autre argument que ceux de l'opportunité, de la force
ou du savoir. D'où probablement les replis plus ou moins confortables et crédibles tentés par les
autocrates modernisateurs en monde musulman: celui de nature développementaliste justifiant
l'ordre politique par référence à l'objectif de décollage économique; celui de type nationaliste
justifiant le rôle du dirigeant par le besoin de résister à l'étranger conçu comme « impérialiste» ou
« infidèle 210»; celui de nature militaire s'appuyant autrefois sur l'argument de conquête (comme le
firent les Mongols) ou présentement sur celui de force ou de capacité de maintenir l'ordre ; celui
de type tribal reposant sur la vision khaldounienne de la capacité d'une tribu à créer ou à investir le
centre du pouvoir 211 ; celui, enfin, de type religieux, par référence aux origines bénies de la
dynastie (les Safavides en Perse ou les Alaouites au Maroc) ou à l'approbation des (ulamā 212. Dans
aucun de ces cas de figure, le prince ne peut revendiquer la qualité de souverain ou de représentant
du souverain, et ne se trouve protégé du risque de se voir contesté dans son rôle.
Or force est d'admettre, en s'appuyant sur les pratiques réformistes et revivalistes, que toute
tentative visant à greffer l'idée d'une souveraineté populaire aboutit à des formules composites,
sinon à des échecs, et fut surtout tentée à l'initiative de courants qui, issus du socialisme occidental
ou du christianisme, s'inscrivaient plus ou moins en dehors des référents islamiques. Souveraineté
du peuple et souveraineté du prince, toutes deux mises en échec, l'absence de l'une corrigeant ou
atténuant probablement les effets découlant de l'absence de l'autre, mais posant brutalement, dans le
contexte de la modernité, le problème de l'innovation.
L'une des manifestations les plus sensibles de ce problème se situe au niveau du droit et de la loi.
La fonction législative se prête d'autant mieux à l'innovation dans l'histoire occidentale que la loi
renvoie soit à la raison, soit à la convention. Dans le modèle jusnaturaliste, dire la loi consiste à
découvrir par la raison un ordre naturel et donc légitimer ainsi toute forme d'adaptation aux défis
de la modernité. Dans le modèle positiviste, l'élaboration législative se trouve contractuellement
légitimée par référence à l'accord des volontés 213. Les États occidentaux ont abondamment usé de
cette fonction, tant pour se construire que pour structurer ou réformer les groupes sociaux en
fonction de leur propre vision de la modernité, jusqu'à favoriser ainsi la construction d'une société
civile.
La culture juridique islamique renvoie à une tout autre conception 214. La loi n'est pas légitimée
par les acteurs sociaux, ni par leur raison, ni par leur volonté, mais uniquement par la souveraine
volonté de Dieu. L'élaboration de la loi vaut donc surtout recherche de conformité à l'ordre de la
Révélation: la shari'a (Loi religieuse) signifie étymologiquement « mener à l'abreuvoir,
ressourcer» et le hakk (droit) signifie également «exactitude, authenticité». Le droit n'est légitime
que s'il est vrai, c'est-à-dire s'il correspond à la Vérité qui ne peut être que révélée.
Substituer ainsi le critère d'authenticité à celui de rationalité est incontestablement un frein dans
la réalisation des processus d'innovation sociale. Les revivalistes – surtout (Abduh – et les
réformistes – de façon plus nuancée – se heurtaient les uns et les autres à la résistance opposée par
cet îlot de légitimité à l'action des hommes et des princes. Il est significatif que l'obstacle n'ait été
que partiellement contourné. Dès l'époque abbasside, les théologiens et les juristes admettaient la
possibilité d'édicter des normes lorsque la shari'a était muette et que, face à une donnée nouvelle,
on ne pouvait en déduire aucune orientation pour l'action. Pourtant, ce type d'élaboration ne
bénéficiait plus de l'argument de légitimité, mais, tout simplement, de celui de nécessité
(dharūriyya 215.
La formule fut abondamment employée par les fukahà (juges civils) dans l'élaboration de la
jurisprudence. Leur rôle a rapidement évolué vers une action d'arbitrage entre le respect
indiscutable de la Loi légitime qui devait attirer vers elle tous les cas susceptibles d'être à sa portée,
et la prise en compte de l'état de nécessité qui pouvait conduire les juges à ratifier certaines
pratiques que l'observation empirique de la quotidienneté de la vie humaine amenait à tenir pour
nécessaires. L'idée de droit s'est trouvée ainsi organisée non pas en fonction d'une catégorie qui lui
aurait été propre – rôle tenu en Occident par l'idée d'équité –, mais en fonction d'une oscillation
permanente entre le vrai et le nécessaire.
On retrouve la même démarche dans le processus d'élaboration législative. Certes, la loi ne peut
pas être «élaborée », puisqu'elle est révélée. Les juristes, même les plus rigoureux, avaient
cependant distingué, à l'époque classique, entre la shari'a, Loi révélée, et la siyāssa, norme créée
par le prince. Celle-ci pouvait être produite par l'homme, en l'absence de celle-là et à condition de
ne pas la contredire. Elle se justifiait par référence aux nécessités de l'exercice du pouvoir, à seule
fin, bien entendu, de servir le bien commun. Le décalage entre shari'a et siyāssa ne tient pas
seulement à une hiérarchie de normes, comme on en observe dans le droit romain, mais à une
différence de nature, renvoyant à deux modes de conception de la norme et de l'obéissance qui lui
est liée 216.
Cet écart n'a cessé de se vérifier dans l'histoire du monde musulman, puisque de cette réflexion
sur la nécessité est née, avec les Mamluks puis les Ottomans, la notion de kanun, loi voulue par le
prince et non pas révélée par Dieu. Or il est significatif que ce soit sur cette base qu'apparurent les
rudiments d'un droit public, mais que surtout fut justifié l'emprunt à l'Occident des codes de
commerce ou, à un moindre degré, des codes civil ou pénal. Non seulement l'innovation s'est ainsi
réalisée, sur le plan légal, par l'emprunt à l'extérieur, mais encore celui-ci se fit sur la base d'une
perte proclamée de légitimité, la norme nouvelle n'étant conçue et présentée que comme
nécessaire, et ne bénéficiant pas même de la qualité d'être juste. On ne s'étonnera pas, dans ces
conditions, que la loi importée pour les besoins de la modernité, n'ait pas cessé de cristalliser sur
elle les actes et discours de contestation, que ce soient, au siècle passé, ceux des revivalistes ou,
actuellement, ceux des islamistes. La «loi moderne» s'est ainsi transformée, peut-être malgré elle,
en enjeu permanent dans les rapports de pouvoir ou dans le débat politique, comme le montre, un
peu partout en monde musulman, l'exemple du statut de la famille. Tel est bien un des handicaps les
plus graves dans la construction de la modernité; tel est aussi un des fondements les plus efficaces
des processus de résistance au changement social. Il va de soi que la culture islamique n'est pas plus
conservatrice qu'une autre, et même que ce n'est pas la pertinence toute particulière du référent
religieux qui risque de bloquer les processus d'innovation: l'élément sensible tient davantage à la
facilité avec laquelle toute loi humaine, étant délégitimée, devient presque inévitablement lieu,
voire prétexte, de contestation et, en tout état de cause, enjeu du débat politique.
Le droit romano-germanique s'est constitué à l'aube du second millénaire, grâce à une
dissociation de la morale et de la norme sociale, à partir de la conviction que la charité ne pouvait
pas suffire pour faire face à ces îlots de modernité que représentaient déjà les villes 217. Il s'est dès
lors trouvé écartelé entre la nature et la positivité, souffrant en réalité du conflit permanent de deux
légitimités concurrentes qu'il a cherché à s'offrir. Le droit musulman, en situation de tension
incessante entre le vrai et le nécessaire, a probablement pâti de l'excès contraire entretenu par une
légitimité qu'il ne peut pas atteindre et par une nécessité rendant ses normes précaires.
Cette construction de l'idée de droit en culture islamique, liée à la négation du principe de
souveraineté, donne à l'activité sociale de contestation une orientation ambiguë que les catégories
de la sociologie occidentale ont du mal à saisir. La contestation s'est forgée, dans l'histoire
occidentale, dans le prolongement du droit de souveraineté, à partir du postulat que le pouvoir du
prince dérive, par délégation ou représentation, de la communauté des hommes qui, à un niveau ou
à un autre, sont censés participer à l'exercice de l'autorité. Cette thèse était admise bien avant la
formation d'une théorie de la démocratie représentative, puisque saint Thomas lui-même
envisageait cette participation naturelle de la communauté à l'exercice de l'autorité 218. La
conception romano-germanique du droit vient à son tour protéger et limiter ce droit de
contestation. Elle l'officialise, d'une part, puisqu'elle lie explicitement l'obéissance au prince au
respect par celui-ci des règles de justice 219; elle le contient, d'autre part, puisqu'elle prive la
contestation de tout fondement dès lors que l'autorité s'exerce conformément à la loi. Cet équilibre
est à peine modulé, d'une école de pensée à l'autre; il se retrouve autant dans une perspective
jusnaturaliste que conventionaliste, même si la première érige davantage la réflexion sur le droit
en vecteur de contestation alors que la seconde confère au contraire plus d'importance à
l'expression des volontés. De même convient-il de noter que la fonction de contestation tend à
s'émousser avec l'hyper-positivisme luthérien protégeant le pouvoir d'Etat en relativisant le critère
de légitimité.
En culture islamique, les données semblent inversées: la Loi s'impose non plus comme
régulateur de la contestation, mais au contraire comme principal fondement de la remise en cause
du pouvoir du prince220. Celui-ci, ne pouvant pas, par définition, accéder à l'idée de la Vérité
révélée, est d'autant plus vulnérable à l'action de contestation. Bien plus, c'est bien souvent le
décalage entre le droit positif nécessaire et la Loi légitime qui servit de foyer principal de
mobilisation des oppositions: on peut l'observer autant à l'époque omeyyade qu'actuellement avec
les mouvements islamistes.
En sens contraire, l'inexistence du principe même de souveraineté enlève à cette activité une part
de son contenu: l'action sociale de contestation n'est alimentée ni par une revendication d'exercice
du pouvoir ni par l'invention d'une politique de substitution; elle ne peut que se confiner dans la
revendication d'un « ressourcement» devenant, au mieux, le support ou le mode d'expression
d'intérêts qui sont d'autant plus difficiles à « articuler» et à « agréger », pour reprendre les concepts
classiques de la science politique. La contestation glisse d'autant plus facilement vers l'émeute et
vers la remise en cause de l'ensemble de la politique menée par le prince; elle ne parvient pas en
revanche à se construire en demande, avec la double qualité qui fait sa marque et sa banalité dans la
culture occidentale : d'une part, son particularisme, d'autre part, sa traduction en une alternative
politique 221.
Ces caractéristiques propres à la culture islamique permettent de comprendre les tensions autour
desquelles s'est organisée, dans l'histoire, la pratique de contestation. Elles ont conduit les princes
et leur entourage à protéger l'exercice de l'autorité face à la remise en cause perpétuelle qui
risquait de l'affecter. On peut mieux comprendre ainsi la régularité avec laquelle a été avancé
l'argument de nécessité, lié surtout à la dénonciation vive, sous la plume des acteurs et des
théoriciens, du risque de fitna (désordre), faisant écho à la menace d'anarchie que la théologie
islamique a toujours tenue pour l'inévitable aboutissement des faiblesses et des limites (hudūd) qui
affectent toute action humaine. Le pouvoir est injuste, certes, mais cette injustice ne peut être que
voulue par Dieu (argument bien classique que Luther sut utiliser): il ne convient donc de lui
opposer ni un droit de résistance, jamais théorisé en islam, ni encore moins le tyrannicide, qui ne
saurait s'exercer contre un « signe de Dieu 222 ».
Face à ce discours du pouvoir, le discours de contestation s'organise sur la base d'autres points
forts rendus possibles par la configuration de la culture islamique. D'abord, l'idée que le pouvoir
corrompt, thème bien connu également en Occident et qui ne fait que reproduire l'argument du bon
roi et des mauvais ministres, relayé, dans l'escalade de contestation, par celui du prince avili par sa
charge. Ensuite, la certitude que tout pouvoir, étant injuste par nature, ne peut être que violence
(zulm 223 et impliquer, à ce titre, une permanente remise en cause de l'ordre politique au nom de la
Vérité divine: la domination n'est que souffrance de laquelle le croyant doit chercher à s'abstraire
soit par l'exil (hegire), soit par le «combat pour Dieu ». Celui-ci marque le point culminant de
l'organisation de la contestation, le prince injuste étant assimilé à l'infidèle, son ordre à un
désordre (fitna) et la contestation de celui-ci à une obligation religieuse que les mouvements
islamites légitiment par recours à la notion de djihād 224.
Cette tension entre les deux discours – de pouvoir et de contestation – révèle en tout cas deux
caractéristiques culturelles fondamentales. D'une part, le très faible consensus entre acteurs sociaux
sur ce que doit être la contestation, ce que sont ses bornes et ses contours, tranchant ainsi avec la
codification qui caractérise sur ce point l'espace culturel occidental. D'autre part, on perçoit que la
contestation ne prend consistance qu'en sortant du jeu politique institutionnalisé, qu'en prenant
appui sur une légitimité qui lui est extérieure et qu'en se réalisant de façon globale, transcendant les
intérêts particuliers dans la mise en place d'une vaste critique du politique. Au modèle occidental de
«culture de la demande » semble ainsi s'opposer, en monde musulman, une « culture de l'émeute ».
Cette globalisation de la contestation révèle également un puissant décalage affectant la
conception même de la formation sociale. La représentation moniste du tawhid (principe d'unicité)
qualifie mieux que tout autre le rapport de l'individu à la collectivité sociale à laquelle il appartient.
D'une part, celle-ci ne peut être que l'umma (communauté des croyants) vidant ainsi de son sens
toute différenciation du social par secteurs d'activité. D'autre part, elle ne saurait être morcelée, ni
par le conflit, ni même par l'éclatement territorial. Autant d'aspects qui se distinguent de l'histoire
culturelle occidentale.
La dynamique de la différentiation fut entretenue, dans l'aventure occidentale, par la sortie du
politique hors du religieux, par la construction progressive d'un espace politique, puis surtout d'un
espace économique que K. Polanyi présente en même temps comme la marque exclusive de la
modernité occidentale et comme une utopie qualifiant davantage l'orientation des pratiques sociales
que leur nature réelle 225. Une telle orientation est impertinente dans l'histoire du monde musulman;
non que la pratique mercantile ou même capitaliste en fût absente : mais la conception d'un ordre
social – et politique – organisé selon les lois du marché s'est toujours trouvée mise en échec par
une vision excluant l'autonomie de l'économique comme catégorie spécifique de pensée et d'action.
De même chercherait-on vainement l'équivalent, dans l'histoire musulmane, de la fable de
Mandeville dissociant, jusqu'à les opposer, la morale et l'économie226 . Cela n'entrave pas,
assurément, la croissance d'un secteur capitaliste privé, mais relativise sa signification, ôtant à
l'acteur politique, y compris dans les régimes dits conservateurs, tout sentiment d'obligation à son
égard, et donnant libre cours aux pratiques néo-patrimoniales.
En même temps, cette culture de l'indifférenciation conforte les revendications égalitaristes
flattées par la philosophie de justice sociale reproduite par le discours islamiste, tout en limitant
leur possibilité de se particulariser en intérêts catégoriels et spécifiques, à l'instar des conceptions
pluralistes ou « polyarchiques » occidentales. Ce dernier aspect contribue incontestablement à
maintenir l'idée et la pratique de la demande – et des modèles de système qui l'accompagnent – hors
de la réalité sociale et politique du monde musulman.
La dévalorisation de l'idée de morcellement de la communauté va dans le même sens. S'opposant
en cela aux interprétations pluralistes et polyarchiques, les orientations monistes de la culture
islamique entravent toute institutionnalisation du conflit, perçu non comme un mode légitime
d'interaction sociale, mais comme l'expression d'un désordre que l'action politique doit chercher à
réduire. Cette idée, qu'on retrouve également dans les constructions organicistes élaborées au
cours du XIXe siècle occidental, occupe, en monde musulman, une position de monopole:
réformistes, revivalistes, islamistes et même laïcistes se retrouvent dans l'apologie de l'unanimisme
et la volonté d'exprimer, par le parti unique, par le dirigeant ou par la référence à la nation, l'unité
de la communauté.
Ainsi que nous l'avons déjà vu, c'est bien l'idée de nation qui dès lors cristallise toutes les
ambiguïtés 227. Idée difficilement acceptable puisqu'elle suggère le morcellement de l'umma et la
territorialisation du politique, principe autant contredit par l'expérience tribale que par l'aspiration
moniste; idée entrée cependant dans la pratique politique du monde musulman parce qu'elle ouvrait
la voie à l'émancipation de la tutelle de l'infidèle, à l'expression d'un unanimisme où toutes les
classes se confondaient, et surtout à la reconnaissance d'une souveraineté sur le plan international
se traduisant notamment par l'obtention d'un siège au Nations-Unies. Cet alignement sur le modèle
dominant a étroitement conditionné le discours et la pratique nationalistes d'hommes soucieux, en
même temps, de ne pas démanteler les référents extra-territoriaux à l'idée de la grande
communauté arabe. La nation devient donc cette polysémie utilitaire qui la fait recouvrir tantôt les
identités particulières des États-nations, tantôt celle de nation arabe ou de nation islamique. Cette
construction rend compte de la complexité des stratégies de certains mouvements, tel le Polisario,
qui appellent à la solidarité communautaire islamique et à la reconnaissance d'une identité nationale
calquée sur les canons occidentaux. Cette construction retire, du même coup, à l'actuelle carte des
États et à l'ordre international qui lui est sous-jacent une grande part de sa légitimité...
La notion d'État se trouve ainsi remise en cause dans sa dimension territoriale dès lors qu'on
l'applique au monde musulman. Il en va de même des autres caractéristiques qui le fondent de
manière classique 228 : l'idée de différenciation du politique, d'abord, mise en échec non seulement
dans son rapport au religieux, mais dans toute tentative de penser les relations entre les divers
secteurs de l'action sociale; l'idée d'institutionnalisation, ensuite, puisque les rapports entre
gouvernants et gouvernés ne sont ni constitutifs d'un espace de légitimité ni créateurs de droit, mais
de simples relations de puissance, appartenant à ce titre à l'ordre du précaire; l'idée
d'universalisation, enfin, puisque la fonction de l'État renvoie, alternativement, à l'expansion d'un
modèle religieux par essence particulariste, ou à la simple gestion d'un ordre social donné, qu'il
soit militaire ou tribal. Tel est bien d'ailleurs le sens de dawla, abusivement traduit par État, alors
qu'il signifie étymologiquement «cycle dynastique». Au modèle occidental d'un pouvoir politique
institutionnalisé qui prétend agir, au-delà des intérêts, en faveur d'un intérêt général s'oppose ainsi
un ensemble de relations de puissance qui ne tiennent leur qualification de politique que par
destination et non par nature. Le politique, étant d'abord une fonction avant d'être un espace propre,
est ainsi susceptible d'être pris en charge par n'importe quel groupe ou n'importe quel acteur
particulier.
L'idée d'intérêt général, rendue le plus souvent par celle de bien commun, n'est certes pas absente
de la culture islamique. Cependant, alors que dans la culture occidentale elle renvoie explicitement
à l'idée de production par l'État et fonde ainsi la légitimité de celui-ci, elle apparaît, en monde
musulman, comme une notion pré-construite dont la définition ne suppose donc aucun lieu propre
et ne justifie ainsi aucune autorité spécifique. La facilité avec laquelle la notion de gouvernement
(mal rendue d'ailleurs par le mot hukūma) et celle d'État (« dawla ») sont employées l'une pour
l'autre révèle la faible pertinence de cette idée d'intérêt général ou de bien commun dans la
construction d'un espace qui serait explicitement consacré à son élaboration et son expression.
On pourrait longuement épiloguer sur ces différences et leurs conséquences 229. Mais l'important
n'est pas là: la question essentielle qui demeure posée est celle du caractère plus ou moins figé de
cette opposition. Quelle est la véritable nature de cette description contrastée des cultures? Est-ce la
mise en perspective de deux instantanés pris à un moment donné? Est-ce la représentation plus ou
moins forcée ou idéalisée dérivant de philosophies politiques elles-mêmes situées ou dépassées ?
Les deux objections sont souvent adressées à l'analyse culturaliste, accusée de pérenniser
abusivement des modèles qui ne cessent d'évoluer et d'être remis en cause par les acteurs eux-
mêmes. Pour légitimer cette critique, le discours sur la modernisation postule – ou cherche à
démontrer – que les données de la société industrielle à construire et, d'une façon générale, les flux
culturels internationaux tendent à remettre en cause les «identités pérennes» en universalisant au
moins certaines formes politiques.
La pertinence de l'objection reste à démontrer. Cette première partie s'est limitée à une double
proposition que nous croyons vérifiée. D'une part, les constructions du politique sont
historiquement plurielles, et plus différentes encore qu'une sociologie politique occidentale ne
pouvait le faire croire, à force de réduire la réalité politique à une représentation conceptuelle
unique. Cette pluralité n'est certes pas figée, puisqu'elle est précisément posée comme fait
d'histoire, mais elle pèse inévitablement sur toute action nouvelle, elle-même conçue et perçue
comme particulière. D'autre part, l'histoire contemporaine des théories du politique en monde
musulman montre l'échec des tentatives de synthèse culturelle, la relance périodique – et sans cesse
aggravée – de la volonté de retourner à des modes spécifiques de conception du politique 230. Bien
plus, les seuls discours qu'on pourrait tenir pour œcuméniques sont précisément ceux qui,
d'inspiration chrétienne ou marxiste, se situaient délibérément en dehors de tout référent islamique.
Deux questions demeurent cependant, en réalité liées l'une à l'autre. Au-delà des discours et du
sens, des convergences n'apparaissent-elles pas dans la pratique? Ces différences de sens ne
peuvent-elles pas mener à la production d'un modèle islamique de modernité qui pourrait se
substituer à celui de la société industrielle occidentale? L'universalité de certaines pratiques
contemporaines ne fait guère de doutes, tant les défis sont partout de même nature, et on ne
s'étonnera pas qu'elle soit peu ou mal rendue sur le plan culturel. N'est-ce pas cependant la lente
combinaison de ces pratiques nouvelles, pour partie universelles, et de ces modèles culturels plus
ou moins pérennes dans leurs différences qui conduit peu à peu à l'éclosion de modernités
spécifiques, dont le sens peut encore échapper à leurs propres acteurs? Ces modernités nouvelles,
empiriquement définies et sources d'innovations culturelles plus tardives, ne suivraient-elles pas un
cheminement qui fut autrefois celui de la modernité occidentale, constituée d'abord de pratiques,
puis d'adaptation de grandes données culturelles ? Cette hypothèse doit être examinée en comparant
les modes de développement, puis les modes de contestation qui s'élaborent en réponse aux
stratégies déployées par les princes.
DEUXIÈME PARTIE

PLURALITÉ DES DÉVELOPPEMENTS POLITIQUES


CHAPITRE IV

La stratégie étatique
Le développement politique occidental est tout entier dominé par l'invention de l'État. Invention,
car on aurait fort bien pu imaginer que la fin du Moyen Age ne fût pas marquée par un
renouvellement aussi profond des modes d'agencement des fonctions politiques. Une renaissance
des empires, la mise en place d'un réseau de cités-États ou un simple retour aux formes
monarchiques patrimoniales auraient pu tout autant ponctuer la crise de la société féodale. D'autant
que les données mêmes de cette crise génératrice de changement politique ne sont pas aussi claires
ni aussi simples que certaines explications, un moment à la mode, ont donné à le croire.
Faisons d'abord justice des explications par l'économie: l'invention étatique a peu de rapport
avec la naissance ou l'expansion d'un capitalisme marchand. Si l'État a pris son essor, comme bien
des historiens le suggèrent, au cours du XIIIe siècle, force est d'admettre qu'il s'est alors développé
à la faveur d'une expansion de l'économie rurale et qu'il s'en est alimenté. Si le XIVe siècle marque
bien un second moment fort de son processus d'institutionnalisation, on doit alors reconnaître que
l'État sut également se nourrir des effets de la crise économique et que les processus de
transformation politique qui ont fait l'histoire occidentale obéissent bien à des facteurs
puissamment autonomes : l'invention de l'État est politique dans sa nature et nous touchons là
probablement à une des dimensions en même temps les plus complexes et les plus originales du
développement occidental.
A titre comparatif, la remarque est d'importance, car elle contribue à ruiner les deux hypothèses
les plus généralement avancées pour avaliser l'idée d'une construction étatique au sein des sociétés
extra-occidentales: l'hypothèse développementaliste, tout d'abord, laissant croire qu'un décollage
économique progressif favorisera la mise en place d'un État de même nature que celui qui aurait
été porté par l'essor du capitalisme occidental; l'hypothèse du «développement auto-centré »,
également, qui part de la conviction que les élites politiques autochtones réalisent, par leur volonté
et par leur stratégie, la construction d'un État moderne. Or l'une et l'autre de ces visions souffrent
autant de myopie historique que de dogmatisme sociologique. Si l'État est une invention
occidentale, irréductible aux facteurs explicatifs qu'on a pour habitude d'avancer, c'est que sa
genèse et son essor renvoient en même temps à la singularité d'une configuration et à la
multiplicité des stratégies d'acteurs qui étaient alors déployées. Une telle combinaison de contexte
et d'actions ne se répète pas, elle ne se transpose pas, elle peut tout au plus contraindre ou
influencer ceux qui se tiennent à l'extérieur du jeu, mais le mimétisme est déjà de lui-même
constitutif d'une autre histoire.
Comprendre cette modernité politique par essence que constitue l'invention de l'État revient à
comprendre le jeu qui, dans un contexte donné, a conduit des acteurs sociaux à remettre à un tiers
l'ensemble des prérogatives politiques dont ils disposaient plus ou moins. L'invention étatique
renvoie ainsi à une stratégie de dissociation du jeu politique et du jeu social, le contrôle et la
régulation du premier étant remis à une instance spécialisée qui les confisque à son profit. Les
questions qui se posent sont dès lors nombreuses: quelle est la rationalité de cette délégation?
Renvoie-t-elle à une logique individuelle ou collective? Quels sont ses effets en retour? Et surtout,
si l'État renvoie à la modernité politique, comment peut-on apprécier son oeuvre dans le processus
de modernisation économique? Les deux premières questions concernent la genèse de l'État, la
suivante son processus d'autonomisation, la dernière sa cohérence avec ce qu'on a coutume de tenir
pour les autres secteurs de la modernité.

Genèse de l'État et stratégies d'acteurs.

La sociologie historique, il faut bien l'admettre, a souvent opté pour la solution de facilité que lui
offraient en même temps le recours à un raisonnement fonctionnaliste et la confusion postulée des
stratégies individuelles et collectives. Elle prétend que si l'État est né à une période historique
donnée, c'est qu'il correspondait à un besoin historiquement situé, et que celui-ci pouvait être défini
comme l'intérêt de la «bourgeoisie» (thèse de Wallerstein et, d'une façon générale, des marxistes)
ou de l'« aristocratie » (thèse d'Anderson 231. Ce type de raisonnement n'est pas absurde, encore
moins inutile, car le débat qu'il a suscité a permis d'aller de l'avant dans l'intelligence de l'État. Il
laisse cependant dans l'ombre trois questions essentielles : comment les besoins se sont-ils
mobilisés, ou, autrement dit, comment peut-on recomposer l'initiative du processus d'invention?
Comment ces besoins ont-ils été perçus par les acteurs individuels de l'époque, ou, autrement dit,
comment cette formidable spoliation que représentait la construction de l'État a-t-elle été, malgré
tout, supportée, voire activée par le seigneur ou le bourgeois d'alors? Comment ce jeu s'inscrit-il
dans un contexte, et dans quelle mesure celui-ci limite-t-il et conditionne-t-il celui-là?
En outre, l'essentiel paraît être oublié: l'invention de l'État est d'abord le fait des centres
dynastiques en place. On doit, entre autres, à Joseph Strayer d'avoir fort opportunément rappelé les
racines profondes de cette initiative. Succédant à une période d'invasions et d'instabilité
démographique, le Moyen Age a contribué à la création, à la territorialisation et à la pérennisation
de groupements politiques soumis à la même domination. Le jeu des princes était de fixer ce
processus, de démultiplier les liens entre leur cour et les communautés qu'ils dominaient, en un
mot de procéder à l'institutionnalisation de leur autorité, tant pour assurer leur propre sécurité que
celle de leurs sujets232 : la nécessité d'organiser, de façon active et volontaire, la sortie d'une
période d'instabilité politique et territoriale tranche avec la passivité que risque d'engendrer la
gestion d'un héritage impérial, contenant et étouffant les stratégies d'innovation politique comme ce
fut le cas avec l'Empire ottoman.

D'une façon plus générale, présenter l'État comme le résultat d'une innovation ne doit pas
conduire au paradoxe qui consisterait à ignorer les sources féodales du système étatique. Le
féodalisme offrait au roi des ressources dont l'utilisation de plus en plus massive a préparé ce saut
qualitatif vers un ordre politique nouveau: nul doute que le recours, par le roi, au système féodal
n'ait progressivement préparé la destruction de celui-ci et la monopolisation du politique233. Le roi,
comme « suprême seigneur fieffeux », disposait de compétences qu'on peut facilement situer aux
origines de la stratégie étatique. L'aide pécuniaire et militaire des vassaux était strictement définie,
surtout la première: il reste que le roi s'est servi de l'une et de l'autre pour élaborer deux des
fonctions qui, parmi les premières, ont contribué à tracer les contours d'un espace étatique. La
même remarque vaudrait à propos du droit judiciaire féodal érigeant la fonction royale en instance
d'appel et préparant ainsi le terrain au progressif monopole de la fonction de juger ; elle vaudrait
aussi pour le serment de fidélité qui réapparaît au XIe siècle et prépare progressivement l'aliénation
de la volonté individuelle au centre monarchique.
En réalité, instable par nature, puisqu'il reposait sur des liens individuels et une structure
pyramidale très complexe, le système féodal ouvrait la voie aux stratégies les plus contradictoires.
Marqué, certes, par la puissance de ses forces centrifuges, il ne niait pas pour autant – à l'encontre
des ordres sociaux de nature tribale communautaire – la logique d'un centre de pouvoir qui
demeurait sous-jacente et dotait incontestablement le prince de ressources qu'il sut activer dans
certains contextes. La présence de cette trame centralisatrice est à l'origine des stratégies de
construction étatique; son absence dans d'autres contextes socio-culturels prive, par là même, des
acteurs politiques d'atouts considérables pour procéder à la construction d'un centre
gouvernemental.
Pourtant, ainsi que le soutient l'historien Giordanengo, le problème posé par la construction de
l'État reste celui du passage d'une «féodalité subie» à une «féodalité administrative 234». Soit
précisément ce saut qualitatif vers l'État inventé qui a permis au « suprême seigneur fieffeux » de
détruire l'ordre féodal par le haut, en transformant la logique pyramidale en logique de
confiscation. C'est ici qu'intervient le jeu des autres acteurs, notamment celui des seigneurs. La
thèse d'Élias est puissante, lorsqu'elle nous montre comment la structure pyramidale se simplifie
déjà par le bas, les seigneurs se trouvant engagés dans des affrontements permanents qui les
conduisent à une concurrence de même nature que celle qui s'opère sur le marché pour aboutir à la
construction progressive d'un monopole235. Au-delà d'une analogie économique un peu poussée, la
thèse souffre cependant d'une double simplification, limitant d'une part le jeu des seigneurs à une
seule logique militaire, et oubliant d'autre part l'entrée en scène des autres acteurs.
En réalité, l'État ne s'est pas seulement construit par en haut, il n'est pas uniquement
l'aboutissement de résistances vaincues: le processus de monopolisation du politique correspondait
au moins partiellement à la stratégie d'acteurs pour lesquels la pérennisation d'un ordre politique
atomisé constituait une menace ou un manque à gagner. L'analyse comparative suggère que le
passage vers l'État s'est effectué essentiellement là où les modes traditionnels de relation sociale
avaient le plus perdu leur effectivité, sans que la régulation par le marché puisse parfaitement s'y
substituer; en d'autres termes, l'État est né d'un terreau où les stratégies issues des solidarités
communautaires et des modes individualistes d'interaction sociale étaient les unes et les autres
mises en échec, où donc la société civile 236 ne parvenait plus à assurer tant l'exercice de la
domination que la définition d'un ordre social.
On sait, en particulier grâce à Hechter et Brustein, comment deux types d'espaces sociaux
européens se sont trouvés longtemps à l'écart du processus de construction étatique237. Les régions
septentrionales et orientales, marquées par l'étendue des domaines ruraux, la faiblesse de la
production et la puissance des solidarités parentales et claniques, ont été à l'abri des tensions
susceptibles d'opposer la ville à la campagne, mais également dominées par la puissance des
solidarités communautaires, concrétisées par exemple par la zadruga serbe ou le mir russe 238.
Inversement, les sociétés du monde méditerranéen, et plus particulièrement celles du nord de
l'Italie, ont été très tôt acclimatées à une économie de biens de consommation, associant, au sein
des villes, aristocratie terrienne et bourgeoisie commerçante, faisant de la cité le lieu de régulation
des rapports sociaux. A ces deux modèles, il conviendrait d'ajouter celui qui se dessine, dès le XIIIe
siècle, en Angleterre et qui se caractérise en même temps par la très rapide individualisation de la
propriété terrienne, autour de la famille nucléaire, et par les séquelles d'une féodalisation très
limitée, l'une et l'autre de ces caractéristiques confiant à l'individu, dans ses rapports à l'autre
comme dans ses rapports au centre dynastique, l'essentiel de la fonction de régulation des relations
sociales 239.
Le contexte dans lequel se développe notamment la féodalité française est tout différent. Le
manoir y est économiquement, socialement et politiquement l'unité de base; le contrôle de la terre
par le seigneur y est aussi la source essentielle de domination. Par ailleurs, la solidarité qui unit les
paysans entre eux, au sein des communautés villageoises, est d'autant plus puissante qu'elle s'exerce
face à un même seigneur réunissant entre ses mains l'essentiel des moyens de contrainte. Le double
clivage qui se dessine, dans ce contexte, contrôle puissamment les comportements sociaux, en
opposant très tôt ville et campagne, seigneur et paysans; il crée ainsi le paradoxe d'un ordre social
limitant l'efficacité des stratégies seigneuriales, qui ne peuvent s'imposer ni par le recours à des
relations communautaires, ni par le recours à des relations individualistes. Le recours à des
relations communautaires n'existe pas, puisque le rapport de féodalité lie essentiellement des
individus et que la constitution progressive de communautés villageoises a peu à peu consacré un
rapport d'exclusion, voire de conflit entre les paysans et leur seigneur, qui ne peut donc en faire
usage pour restaurer sa domination. Les relations de type inter-individuel ne sont guère plus
utilisables, du fait des rivalités aiguës opposant les seigneurs entre eux et parce que la loi
individualiste du marché se prête difficilement à la protection et à la gestion frileuse des intérêts
féodaux.
Ce double échec contribue à expliquer l'ossification de la société féodale autour de la défense de
ses privilèges, et donc la constitution d'intérêts collectifs perdant peu à peu toute transitivité
individuelle et donnant naissance à des intérêts d'ordre, voire de classe, se structurant à côté des
intérêts individuels propres à chaque seigneur et favorisant d'autant mieux la croissance de l'État
naissant240.
Rejoignant Polanyi, on se gardera bien de postuler que l'ordre du marché puisse se réaliser à
l'état pur et empêcher la constitution d'intérêts collectifs ou d'intérêts de classe, irréductibles à une
logique individuelle. Opposer une Angleterre individualiste à une société française dominée par
des rapports de classes serait d'un schématisme puéril. Il est en revanche décisif de mettre en
relation la formation, la croissance et la prise de conscience d'intérêts collectifs qui ne pouvaient
pas être gérés dans le contexte d'un ordre féodal dispersé, avec l'essor de stratégies d'appel à l'État.
Celles-ci présentaient l'avantage de satisfaire en même temps des attentes individuelles et
collectives. Sur le plan collectif, accepter ou favoriser le développement de l'État servait
concurremment plusieurs rationalités: en aliénant une part de sa souveraineté, l'aristocratie s'offrait
une protection, mais aussi et surtout, face à la croissance des villes, la possibilité d'empêcher qu'un
autre groupe, en plein essor, ne lui ravît sa position dominante; en consentant la même aliénation,
la bourgeoisie, pour sa part, pouvait éviter la tutelle non seulement politique, mais économique du
seigneur. En même temps, cette logique collective avait sa parfaite traduction sur le plan individuel:
face au dépérissement du jeu féodal, face à la croissance d'intérêts collectifs dépersonnalisants, la
construction de l'État constituait, et en tout premier lieu pour chaque membre de l'aristocratie, une
chance de gain individuel qu'on a trop souvent minimisée. En effet, que ce soit d'abord dans
l'entourage du roi, puis parmi les gens de justice et officiers royaux, bientôt dans l'armée, plus tard
à la cour, l'essor de l'État démultipliait les offres de positions de pouvoir ou de gratifications
symboliques qui ne pouvaient que satisfaire les espoirs de chaque seigneur et, au fil des temps, des
bourgeois individuellement anoblis241.
Tous ces éléments révèlent le lien étroit qui unit la féodalité et la construction de l'État. La crise
politique qui a frappé la première a libéré tout un ensemble de stratégies dont la seconde a pu se
nourrir. L'explication fournie par Anderson est pourtant trop étroite lorsqu'elle réduit la
construction étatique à la seule satisfaction des intérêts collectifs de l'aristocratie. L'hypothèse, pour
être complète, devait aussi montrer que ces intérêts étaient effectivement perçus et rejoignaient au
moins en partie les avantages individuels que chaque seigneur retirait de la construction de l'État.
Plus précisément, l'appel à l'État s'imposait de plus en plus comme la formule susceptible de
débloquer en même temps les stratégies individuelles et collectives qu'il poursuivait. En outre, cette
vision laisse dans l'ombre deux autres types d'intérêts : en amont, celui du centre dynastique et de
son entourage; en aval, celui d'une bourgeoisie qui n'était pas confinée au seul rôle de dominé que
lui assigne l'historien anglais. Il est enfin important de montrer que la construction de l'État ne fut
pas seulement affaire de force, de violence et de résistance, mais correspondait aussi à des attentes
et des stratégies convergentes d'acteurs par ailleurs en conflit242.
Parler de résistance devient en revanche pertinent dès lors que ces stratégies cessent de se
rejoindre. Il est clair que l'institutionnalisation de l'État s'est faite à mesure que le centre dynastique
rencontrait des difficultés et essuyait des échecs. La complexité de la pyramide féodale n'a pas
seulement précipité la naissance de l'État en rendant inefficaces les stratégies individuelles et en
entravant la communication entre ville et campagne; elle a aussi pesé sur l'État naissant, exigeant
pour celui-ci un appareil sans cesse plus lourd, un personnel sans cesse plus nombreux et surtout
un droit sans cesse plus contraignant. L'État est devenu fort là où il a été le plus souvent et le plus
dangereusement mis en échec: ce dont les Plantagenêt ou les Tudors n'eurent pas besoin pour
réaliser l'unité politique de l'Angleterre, les Capétiens durent y recourir de façon sans cesse plus
marquée.
Au total, et dans une perspective macro-sociologique, la naissance de l'État renvoie bien à une
crise de la société civile. Crise d'intégration, liée à l'échec combiné des solidarités contractuelles et
des solidarités communautaires, liée aussi à l'apparition brutale d'intérêts collectifs que la société
féodale ne pouvait pas réguler. Crise d'autorité, tenant à la dévaluation des modes féodaux de
domination, dont certains devenaient hors d'usage et dont d'autres furent réutilisés par le monarque,
bien au-delà de leur identité féodale. C'est dans cet entremêlement d'échecs et d'opportunités que se
trouvent probablement l'identité socio-historique de l'État et le caractère irréductible et
conjoncturel de son invention. La sortie de la féodalité tient à l'inadéquation entre le jeu politique
individuel que ce régime pouvait favoriser et l'incapacité, voire le refus, d'un nombre grandissant
d'acteurs de s'y soumettre. Réduire platement la politique de la bourgeoisie urbaine à celle d'un pur
individualisme revient à ignorer le phénomène des communes, marquant en même temps le refus
de s'insérer dans la relation féodale et la volonté de se constituer en universitas pour se dégager
précisément d'un modèle d'organisation politique trop personnalisé 243. De la même manière, la
crise qui marque, à partir du XIIIe siècle, les rapports entre le seigneur et ses paysans constitue un
autre échec des modes de régulation individuelle: la logique interpersonnelle des rapports féodaux
n'a pu trouver de consolidation ou de substitut ni dans la renaissance du servage, ni dans la mise en
place de relations clientélistes suffisamment puissantes pour se suffire à elles-mêmes. La nature
même de la société féodale y est pour quelque chose, en encourageant précocement l'essor d'une
sociabilité paysanne et d'une communalisation de ses intérêts 244. Mais le caractère
exceptionnellement poussé du féodalisme français y est pour beaucoup: en multipliant le nombre
des seigneurs, il a incontestablement favorisé l'organisation de ceux-ci en groupe porteur d'un
intérêt collectif; en compliquant à souhait la pyramide de l'autorité, il privait la relation entre le
seigneur et le monarque féodal de sa capacité régulatrice. Ce qui ne paraissait plus légitime venant
du roi en tant qu'homme se trouvait peu à peu transféré au monarque en tant qu'institution.
C'est probablement à ce niveau que la différence des modes de développement se fait le mieux
sentir. Entre la France et l'Angleterre d'abord: il est clair que l'opposition ne porte pas sur le degré
de centralisation, que la limitation du jeu féodal a même favorisé, outre-Manche, une centralisation
beaucoup plus précoce, beaucoup plus efficace, beaucoup plus légitime 245. Le lien personnel
unissant le roi à ses seigneurs a pu demeurer le mode principal de régulation des rapports
politiques, prolongé par un lien de nature comparable reliant le seigneur à la population du comté
et abandonnant au premier une part importante des fonctions politiques dévolues sur le continent au
représentant du roi. C'est ce mode de relation individuel qui explique aussi que ne fut pas transposé
en Angleterre le conflit entre nobles et bourgeois, et qu'il ne se cristallisa pas en un conflit collectif
opposant des ordres, petite noblesse et bourgeoisie anglaises faisant commerce ensemble,
concluant mariage et siégeant côte à côte dans ce qui devint la Chambre des communes 246. Non
seulement le centre dynastique ne fut jamais atteint dans sa légitimité, mais il n'eut pas,
contrairement à la France, à s'ériger en espace différencié. D'où probablement cette crise
récurrente de participation et de légitimité qui frappe le développement politique français et qui se
confond avec toute l'histoire de l'État et de ses rapports avec les citoyens 247.
L'écart est encore plus net avec les sociétés du monde musulman. L'absence de préalable féodal
au sens strict du terme 248, l'inexistence de cette tension entre l'individuel et le collectif, la puissance,
au contraire, tant des formes de solidarité communautaire que des relations de nature clientéliste,
placent ces sociétés dans un tout autre contexte socio-politique, empêchant, en toute hypothèse, la
reproduction des stratégies qui, dans le cas français notamment, avaient favorisé l'invention et la
construction de l'État.
Celle-ci ne se limite pas cependant à l'histoire de sa phase initiale: l'invention de l'État est un
phénomène continu dont la genèse ne livre qu'une partie de l'identité. L'État renvoie aussi et surtout
à un lent processus d'autonomisation et d'institutionnalisation qui achève en même temps de le
caractériser, de définir son insertion dans la société et de le doter de ressources efficaces.

Le développement étatique.

La stratégie même des acteurs à la fin du Moyen Age permet déjà de saisir ce qui fait
l'originalité du mode étatique de gouvernement des sociétés, lui-même en affinité avec les données
culturelles que nous avons déjà exposées : la mise en place d'un espace politique cristallisé autour
d'un centre, mais différencié de l'ensemble des structures sociales, confisquant à son profit toute
forme de légitimité politique et exerçant ses fonctions de manière universaliste, à partir de
l'accumulation de ressources qui lui sont propres, et qui se traduit par un processus croissant
d'institutionnalisation 249.
Ces différents éléments n'ont pas seulement une fonction typologique, permettant, par exemple,
de distinguer l'État de l'empire ou des systèmes patrimoniaux, marqués au contraire par
l'entrecroisement des structures sociales et politiques; leur utilité ne se limite pas non plus à
traduire la construction étatique en degrés, pour distinguer entre État fort et État faible, selon
l'importance des résistances que ce dernier rencontre. L'effort de définition vise aussi d'autres
objectifs. Montrer, d'une part, une nouvelle source d'incommunicabilité des modèles de
développement: l'État ne se serait jamais construit en Occident sans la pluralité des modalités de
sortie du politique, dont on verra qu'elle n'a pas son équivalent en monde musulman où dominent
les relations de type tribal-communautaire ou patrimonial. Cette conception restrictive de l'État
permet, d'autre part, de mieux cerner ce qui fait la spécificité de son développement, achève donc
de le définir, mais aussi de l'écarter des autres formules de transformation affectant les
communautés politiques 250.
Sur ce plan précisément, la différenciation du politique correspond à un processus d'aliénation
volontaire, au profit non plus d'un homme, mais d'une institution qui ne dérive plus d'un droit ni
d'une propriété a priori du prince. Toute la philosophie politique d'inspiration contractualiste a
cherché à le démontrer avec beaucoup d'insistance, aboutissant de façon féconde à l'hypothèse que
cette aliénation volontaire n'a été consentie et légitimée que par la sécurité qu'elle offrait en
contrepartie. L'idée est d'autant plus puissante qu'on la retrouve autant chez les classiques – dès
Hobbes – que chez les modernes avec Nozick, qu'elle est mise en avant autant par les libéraux,
comme Adam Smith ou Bentham, que par les tenants de l'interventionnisme le plus vigoureux,
voyant dans le Welfare State le prolongement naturel de la logique étatique post-médiévale 251.
Nul doute que l'État a très tôt trouvé dans l'idée de sécurité non seulement sa marque, mais aussi
une source considérable d'acceptation de son action. Acceptation acquise a posteriori, puisque
désormais l'obligation politique n'avait plus de fondement a priori lié à une croyance religieuse,
voire, comme dans la société féodale, à une fidélité, mais qu'elle dérivait du constat rationnel d'une
utilité. C'était là une rupture très profonde, puisqu'elle donnait naissance à un mode de relation
politique qui, en même temps, aggravait la portée de l'obligation et réduisait la légitimité.
L'aggravation est liée au droit revendiqué par l'État, au nom de la sécurité, d'obliger directement
chaque individu, prétention dont nous verrons qu'elle est récusée sous cette forme en monde
musulman. La perte de légitimité tient, quant à elle, à la substitution d'une légitimité acquise et de
nature « rationnelle-légale » à une légitimité innée. Une nouvelle fois se trouve confirmée
l'hypothèse voulant que l'essor de l'État engendre une crise de légitimité: il est clair qu'en
Angleterre, la légitimité traditionnelle dont dispose la Couronne conforte les modes d'obligation
politique dans une mesure que pourrait lui envier l'État français. Les monarques de l'Ancien
Régime ne s'y sont d'ailleurs pas trompés, en s'efforçant de doubler systématiquement la logique
étatique de l'argument féodal de fidélité des sujets au roi, dont Roland Mousnier montre la
persistance, mais dont on peut relever la perte progressive d'efficacité 252.
Le recours par l'État à l'idée de sécurité comme marque de sa propre identité affleure dès la
sortie du Moyen Age. Elle correspond à la réalité d'une demande et permet de mieux comprendre
comment l'aliénation individuelle de souveraineté a pu être acceptée. Les baillis et les sénéchaux
veillent, sur les terres, à contenir la migration rurale ainsi que les risques d'insurrection paysanne
253
. Par ses privilèges et ses chartes, le roi protège les bourgeois des villes, notamment des
séquelles de la féodalité susceptibles de nuire à leur autonomie. Par la démilitarisation des
seigneurs, réalisée aussi bien en Angleterre, où les Tudors n'hésitent pas à raser maintes
forteresses, qu'en France, jusques et y compris dans l'interdiction des duels, l'État favorise une
véritable réduction des incertitudes, qui frappe la fraction la plus puissante de la noblesse. Force est
d'admettre que, pour les autres acteurs, le coût que représentait cette nouvelle protection, fait
d'aliénation de souveraineté et de ponctions fiscales, pouvait raisonnablement paraître inférieur aux
avantages qu'ils en retiraient 254.
L'État s'est pourtant copieusement servi 255. En élargissant, d'abord, au maximum la légitimité
qu'il en retirait: protéger la sécurité, réduire les incertitudes, ne renvoyait pas tant au recul de la
violence qu'à sa confiscation à son profit, selon la célèbre formule de Max Weber. Réduire les
incertitudes ne consistait pas à bannir la violence, mais à lui donner un cadre prévisible et légitime;
assurer la sécurité du citoyen revenait à lui promettre qu'il n'avait rien à craindre d'aucune force,
dès lors que celle-ci n'agissait pas au nom de l'État. Tilly note que, même à ce prix, le coût de la
sécurité était supportable et continuait à correspondre à des attentes ou des stratégies individuelles,
François Ier faisant, par exemple, accepter à ses marchands un emprunt de deux cent mille francs lui
permettant de faire la guerre à un Charles Quint qui entravait aussi leurs espoirs de commerce 256.
L'argument du monopole représente incontestablement une ressource déterminante pour l'État.
Sur le plan symbolique, évidemment, mais tout autant sur le plan matériel, puisqu'il fut en même
temps source de revenus et facteur d'institutionnalisation comme le prouve la croissance d'une
police et d'une armée d'État, remarquable dans le cas de l'histoire française, significativement
beaucoup plus réduite en Angleterre où persistèrent très longtemps les milices de comté, à la
charge des nobles 257. Nul doute que ce passage de l'idée de monopole à celle d'entreprise militaire
n'ait, une nouvelle fois, servi l'État: l'essor des fonctions diplomatiques et militaires a marqué un
nouveau palier dans la réalisation de son processus d'institutionnalisation, dans la construction de
bureaucraties propres et dans le recrutement d'un personnel à ses ordres. On peut faire l'hypothèse
que ce processus de monopolisation, particulièrement coûteux pour la noblesse, n'aurait
probablement pas été accepté d'aussi bonne grâce s'il n'avait ouvert à chacun de ses membres des
espoirs de gains et de promotion dans l'armée du roi qui les incitèrent ensuite à réclamer davantage
de dotations en faveur de celle-ci.
Reste que la conclusion tirée par Charles Tilly prête à réflexion lorsqu'il assimile cette
confiscation de la sécurité à une œuvre de racket: l'État vendrait sa protection contre des risques
qui tiennent en partie à la conséquence de ses propres activités, notamment sur le plan international
258
. L'accusation est séduisante, même si elle force un peu l'histoire en assimilant de classiques
effets pervers à une stratégie consciente. Par ailleurs, il est vrai que l'État a tiré profit de chaque
guerre pour se renforcer, s'institutionnaliser, gagner de nouveaux agents et de nouvelles
ressources. Cependant, si les conflits internationaux furent des moments forts de chantage à la
sécurité et donc d'étatisation, ils furent également des épisodes coûteux pour l'État, et celui-ci fut,
en contrepartie, sollicité avec succès pour apporter de nouvelles sécurités aux individus et pour
élargir son rôle de protecteur jusqu'à celui de prestataire de bien-être 259.
En réalité, l'argument de la sécurité ne se divise pas. En réclamant, en son nom, l'obéissance aux
citoyens, l'État s'est exposé à la coûteuse obligation de pourvoir non seulement à une sécurité
physique dont il put effectivement tirer profit, mais aussi à un rôle d'État-providence rendant sa
tâche beaucoup plus complexe et l'accompagnant d'effets incertains. Pierre Rosanvallon note avec
raison la parfaite continuité entre cette nouvelle vision de l'État et celle qui l'a précédée, reprenant
ainsi autant les thèses de Karl Polanyi que celles de Jürgen Habermas l'un et l'autre montrant
l'impossibilité logique de la notion d'État libéral, l'irréalisme d'une coexistence d'un État détenteur
du monopole de la violence politique et d'un marché concurrentiel 260. Vision utopique déjà rejetée
par Bentham lorsqu'il envisageait que l'Etat pût limiter l'activité de quelques-uns afin de favoriser
le plus grand nombre. Sécurité et redistribution apparaissent bien ainsi sur la même ligne,
constitutives l'une et l'autre d'une même « logique de l'État » : c'est en 1942, en plein effort de
mobilisation par l'État au nom de la sécurité collective, que fut rédigé le rapport Beveridge donnant
naissance au système ultra-protecteur de sécurité sociale britannique 261 ; ce fut corrélativement à
une construction puissante de l'État que fut élaboré, sous l'Allemagne bismarckienne, ce qui fut, à
l'époque, l'une des politiques sociales les plus volontaristes...
Le développement de l'État passe, en outre, par la confiscation du processus législatif à son
profit. Ce nouveau monopole est d'abord dans la logique de son identité : si le politique se
différencie de l'ordre social, s'il revendique le monopole de la contrainte légitime, s'il se réclame
du principe d'universalité, la fonction d'élaboration des règles contraignantes, générales et
impersonnelles, ne peut plus lui échapper.
Par rapport à l'ordre politique de Moyen Age, l'innovation était réelle : dans la société
médiévale, la loi renvoie essentiellement à la coutume, attestant ainsi, une nouvelle fois, la
puissante indifférenciation du politique. Si la notion de législateur a alors un sens, elle concerne la
communauté tout entière, s'exprimant dans la pyramide de représentation qui caractérise l'ordre
féodal 262. La stratégie de l'État – surtout celle des légistes qui constituent son premier personnel –
est d'inverser ces données. Renouant opportunément avec le droit romain, elle revendique la
fonction législative pour le prince, agissant « au nom » de la communauté ; s'inspirant à point
nommé du renouveau thomiste, elle s'appuie en même temps sur la désacralisation de la loi et sur
sa construction comme acte de raison, voire comme acte positif, pour envisager le domaine
législatif comme celui d'un ordre humain, donc malléable par l'État et même, éventuellement, par
le prince. La loi devient ainsi un phénomène nouveau, attribut et même produit de l'État, donc
garant de sa souveraineté, de sa capacité à agir sur la société civile, et a fortiori de son extériorité
par rapport à celle-ci 263.
On sait, grâce à Albert Rigaudière, que l'essor du travail législatif, sensible dès le milieu du XIIIe
siècle avec notamment le règne de Saint Louis, ne consacre pas une rupture brutale, mais s'exprime
essentiellement dans une œuvre de confirmation des bonnes coutumes, de rectification ou
d'abolition des mauvaises 264. En apparence, le roi ne crée toujours pas de droit, les sujets
perçoivent la permanence des ordres coutumiers, même si certains de ceux-ci peuvent être
occasionnellement abolis, conformément à la tradition féodale, si du moins ils ne respectent pas la
règle d'équité. Pourtant, cette œuvre de confirmation marque bien l'invention de la fonction
législative de l'État : insensiblement, la coutume n'acquiert de portée contraignante que si elle est
sanctionnée par le roi, si elle reçoit ainsi la qualité de loi de l'État. Mieux encore, le centre exprime
ainsi son antériorité par rapport à l'ordre normatif, vidant peu à peu la coutume de sa substance
pour préparer sa banalisation législative, son rattachement à l'ordre de la violence légitime et,
surtout, sa progressive harmonisation et unification sur tout l'espace territorial du royaume.
C'est donc toute une culture juridique qui se trouve progressivement bouleversée, sans que les
acteurs de l'époque n'en ressentent brutalement l'ensemble des effets. Cette pratique a aidé l'État à
confirmer progressivement sa nouvelle légitimité, elle lui a permis d'intervenir de plus en plus
directement. Le recours à la coutume va peu à peu s'estomper dans la réglementation de domaines
qui fondent son espace : justice, administration, fiscalité. Mais elle lui a donné aussi l'occasion de
renforcer sa consistance en le dotant d'organes adéquats, différenciant toujours un peu plus ses
institutions et accroissant à mesure le nombre des agents désormais solidaires de sa survie, des
membres du Parlement aux procureurs du roi, en comptant tous ceux qui, depuis les premiers
légistes, firent de l'élaboration de la loi la marque de leur séparation d'avec l'ensemble des
périphéries sociales 265.
Au-delà encore, et par un curieux paradoxe lié, en réalité, à l'héritage féodal, la loi permit de
construire l'État sinon contre le roi, du moins au-delà de sa personne, neutralisant ainsi les risques
de dérapages patrimoniaux. Un double débat marque, de ce point de vue, l'essor de la fonction
législative : la loi est-elle l'expression de la souveraineté du roi, comme elle était, autrefois, la
marque de la souveraineté de l'empereur romain ? Crée-t-elle, une fois promulguée, des
obligations pour ceux-là mêmes qui l'ont élaborée ? La fraction la plus intransigeante des
glossateurs et des légistes développa, en faveur du roi, la thèse la plus extrême, trouvant
probablement dans celle-ci le moyen le plus direct d'assurer la construction d'un centre politique :
Accurse voit dans l'empereur le « solus conditor legis 266 », Irnerius fait état d'un « abandon » du
pouvoir législatif entre les mains du prince 267, l'entourage des rois reprend le principe d'Ulpien, «
Princeps legibus solutus est ».
C'est pourtant une thèse infiniment plus nuancée qui prévalut progressivement. L'idée féodale de
communauté – relayée d'ailleurs par la notion de coutume – n'avait pas disparu. Bracton soutenait,
dans le De legibus, que derrière la loi s'exprimait le pouvoir législatif du peuple, la norme n'étant
légale que par le triple apport de l'autorité du roi, du conseil des Grands et de l'approbation de la
communauté 268. La même thèse se retrouve chez Nicolas de Cues et chez Gerson269. Plus tard,
Bodin lui-même nuance la thèse du prince législateur par référence au respect par le roi de la loi
divine, de la loi naturelle et de la loi des nations, et accepte l'idée que le droit privé soit protégé par
le Parlement dont il reconnaît les fonctions de représentation face au roi 270. D'une façon générale,
les juristes s'accordent pour observer que le principe de légalité transcende l'institution
monarchique et que l'adage « Princeps legibus solutus est » sert plus à mettre en évidence la
fonction législatrice du roi qu'à lui reconnaitre le pouvoir d'ignorer la règle de droit 271. L'État, en
se constituant, gardait ainsi une nouvelle fois la marque de son passé féodal, entretenant en même
temps une culture de l'antériorité de la loi et du droit de regard de la communauté et de ses
représentants sur son élaboration. En cela, l'État occidental porte en germe, dès sa naissance, sa
double nature d'État de droit et d'État représentatif, dont s'est d'ailleurs réclamée la noblesse face à
l'absolutisme, bien avant les révolutionnaires de 1789.
Cette étatisation par la loi est d'autant plus vraie que le droit de faire œuvre législative était
reconnu aux princes par les glossateurs comme fonction de droit public et non de droit privé : la
souveraineté était impersonnelle et devint progressivement inaliénable, comme en témoigne la
contestation de la fameuse donation de Constantin, timidement amorcée au XIIe siècle et qui ne
s'imposa, il est vrai, que très lentement 272. Pourtant, la pratique patrimoniale était mise en échec sur
tous les plans par les progrès du droit naturel et par la construction de l'espace temporel en espace
public ; par l'action convergente des juristes et des nobles qui voyaient dans la loi la marque de
leur identité ou la protection de leur autonomie ; par la multiplication des procédures et par la
confection d'une somme de lois qui, si elles étaient faites par le roi, « faisaient » également le roi,
selon la formule classique de Bracton 273. Cette institutionnalisation se parachève progressivement,
comme le montre Blandine Barret-Kriegel, dans l'effort accompli par la monarchie pour se doter
d'archives et s'entourer d'historiographes, afin de marquer la réappropriation de la fonction
législative par l'espace public 274.
Cette qualité d'instrument de pouvoir d'État, face à la société civile et, dans une grande mesure,
face au roi, la loi la retire ainsi de traits propres à l'histoire et à la culture occidentale :
intermédiaire entre une conception sacrée qui l'aurait mise hors de portée de l'État et une
construction purement positiviste qui en aurait fait un simple attribut du prince, elle puisa son
origine dans la coutume, elle se modernisa historiquement tant à l'initiative du roi que de ses sujets.
L'unification territoriale en fut favorisée non pas sur la base fragile de l'octroi par une petite élite
politique, mais sur celle d'une intégration au moins en partie acceptée. Ici aussi, l'État est né, sinon
en réponse à des demandes ou des attentes, du moins grâce à la bienveillance consciente d'un grand
nombre d'acteurs...
L'impôt constitue l'autre ressource dont a bénéficié l'État pour nourrir sa croissance et favoriser
son institutionnalisation 275. De façon probablement excessive, la fiscalité a été souvent présentée
comme le facteur premier de la construction étatique, alors qu'il convient essentiellement de le
situer parmi les autres et de relever que ce « développement fiscal » n'aurait jamais été possible si
le centre dynastique ne s'était préalablement doté du moyen légal de lever l'impôt et n'avait donc
bénéficié de cette réévaluation de la notion de loi. A nouveau, les éléments de rupture et de
continuité semblent faire jeu égal : les princes féodaux pouvaient réclamer l'aide financière de
leurs vassaux et « tailler leurs sujets 276 », mais seulement de façon coutumière, voire, simplement,
sur le mode du «don 277». Le développement étatique suppose en réalité une puissante innovation :
l'impôt devient une obligation légale – non plus un aspect des relations de réciprocité liant entre
eux des acteurs individuels – et tire sa légitimité d'une contrepartie obligeant l'État à assurer la
sécurité de ses sujets ; en outre, il s'établit sur la base d'un consentement volontaire et renforce
ainsi un peu plus le lien entre la notion d'État et celle de représentation 278.
Ces trois éléments sont indissociables : la fonction de prélèvement opérée par l'État fut tenue
pour légitime et acceptable parce qu'elle était liée au consentement, mais surtout parce qu'elle
faisait corps avec un processus de redistribution, d'allégements, voire de fraudes, intéressant une
partie non négligeable des élites. Elle était acceptée par l'aristocratie, qui était le grand bénéficiaire
du système fiscal, et surtout par la noblesse militaire, qui en tirait des avantages individuels
certains ; mais elle était tolérée aussi par les élites urbaines, grâce à une série de contre-mesures ou
de pratiques qui pouvaient au moins leur donner l'espoir d'obtenir des exemptions (par
anoblissement, par dispense communale, par privilège d'office ou simplement par débrouillardise
279
; elle était même parfois bien reçue par les bourgeois marchands, qui préféraient l'impôt aux
mutations monétaires ou à l'insécurité des routes 280.
Tout cela ne saurait bien entendu faire oublier les très nombreuses émeutes fiscales et le refus
répété de nombreuses paroisses de payer l'impôt ; il reste qu'à l'exception des révoltes urbaines qui
surgirent à partir de 1350, les protestations provenaient du menu peuple plus que de la bourgeoisie
et dénonçaient davantage la fraude que la ponction fiscale 281 : ainsi, l'État n'a presque jamais été
isolé dans ses efforts visant à collecter l'impôt et a su diviser ses adversaires, rétribuer les loyautés
et créer très tôt, par les textes ou par la pratique, des intérêts à la pérennisation du statu quo au sein
des élites les plus diversifiées. La construction étatique n'est pas seulement celle d'un système fiscal,
mais aussi celle d'un système de fraudes et d'exemptions, suffisamment efficace au moins pour
persuader chacun individuellement qu'il a une chance de s'en tirer à meilleur compte que l'autre.
Mieux, cette complicité n'a cessé de se renforcer, à mesure que gonflaient les effectifs du personnel
administratif ou de Cour, mais à mesure aussi que l'État s'entourait de financiers et de créanciers, et
qu'il élargissait le champ de son effort de redistribution et d'intervention dans la vie économique.
On touche là à un aspect très familier du développement étatique, le mettant en relation avec
l'aggravation de sa crise fiscale : pour conserver sa légitimité, l'État doit sans cesse améliorer son
activité de redistribution et d'exemption, qui nécessite, en retour, une aggravation de sa ponction
fiscale ; les éléments de ce cercle vicieux n'ont rien de conjoncturel et participent, dès son essor, à
une logique maintenant familière en Occident 282.
L'apport de la fiscalité à l'État n'est pas seulement matériel : il s'apprécie aussi dans sa fonction
symbolique, soigneusement entretenue. En étant lié à la représentation, l'impôt intègre celle-ci dans
le cadre de l'Etat, qui trouve ainsi sa légitimité confirmée, comme en témoigne l'acceptation bon
gré mal gré par les rois des États Généraux, et l'usage qu'ils en firent dans la réalisation périodique
de leurs efforts de mobilisation283. Mais surtout, en rattachant le rôle du contribuable à celui de
sujet et non plus d'homme libre, la conception moderne de la fiscalité offrit à l'État le moyen de
mieux dessiner son propre espace et de l'universaliser progressivement : c'est pour être reconnu
comme « empereur en son royaume » que Philippe à Bel prit le risque justement calculé d'imposer
le clergé 284. Cela permit de marquer progressivement la prétention universaliste de l'État et donc
son indépendance, qui ne s'accomplit pleinement qu'au XVIIe siècle avec l'établissement de la
capitation, obligatoire pour tous 285.
Rien ne serait cependant plus faux, ni plus sommaire, que de présenter la construction étatique
comme un phénomène consensuel. Ce qui serait un véritable paradoxe historique se dégage
pourtant – plus ou moins explicitement – de beaucoup de travaux sociologiques qui envisagent
l'apparition de l'État à la fin du Moyen Age comme étant nécessairement la satisfaction d'un «
besoin » de la structure sociale ou de l'économie d'alors. S'il est décisif de montrer que l'État s'est
formé grâce à la convergence de stratégies individuelles, celles du roi, bien sûr, et de son
entourage, mais aussi, bien souvent, des nobles et de la bourgeoisie marchande, on ne saurait pour
autant, sans fausser gravement l'analyse, marginaliser les phénomènes de résistance.
D'abord parce que, mis à part l'action du centre dynastique, les stratégies d'appel à l'État restaient
parcellaires. La noblesse féodale appréciait ce surplus de sécurité qui lui était offert face à ses
paysans, comme elle savait investir dans les nouvelles carrières militaires ou civiles qui s'offraient
à elle grâce à l'essor de l'État ; elle appréciait beaucoup moins de se voir entièrement dépossédée
de ses prérogatives politiques, et de se voir concurrencée – même doublée – par l'administration
nouvelle dans la perception des revenus fonciers ou dans la levée de ses propres hommes. Le
patriciat urbain était demandeur de sécurité, mais craignait les manipulations monétaires ou le
surcroît d'impôt 286. Que dire enfin des populations urbaines plus modestes ou de la paysannerie 287,
mais aussi, à l'autre extrémité de la hiérarchie sociale, des princes de l'Église et surtout de la haute
noblesse pour qui la confiscation des prérogatives politiques et la centralisation de la sécurité
constituaient une double perte et un démantèlement de l'essentiel de leurs ressources de pouvoir ?
C'est peut-être ici que se situent, en fin de compte, l'atout majeur de l'État et le secret de son
développement. L'État n'a cessé de se nourrir de la stratégie croisée de ses partenaires et des
résistances qu'on lui a chroniquement opposées. Que ce soit dans sa fonction sécuritaire, fiscale,
militaire ou législative, l'État a toujours bénéficié du concours d'acteurs qui lui étaient extérieurs et
qui, par convergence d'intérêts, se sont trouvés ensuite progressivement liés à lui. La difficulté du
jeu tient au fait que, selon les fonctions, ces acteurs n'étaient que rarement les mêmes, exception
faite, mais elle est importante, du personnel dont il se dotait. Très tôt, en réalité, l'État avait
engendré, au sein des acteurs sociaux, un comportement combiné d'attentes et de résistances dont il
sut tirer profit dès ses origines.
Mieux encore, l'État sut jouer des conflits entre acteurs pour construire peu à peu son monopole.
Il sut intervenir dans les conflits opposant le seigneur à une paroisse ou à une communauté
villageoise, tel parlement à telle communauté urbaine. Plus subtil peut-être fut l'avantage qu'il retira
des litiges opposant ses sujets aux officiers qu'il avait créés et qui tendaient à s'ériger en micro-
féodalités, à leur tour mises au pas par ses propres commissaires. A chaque fois, la logique était la
même : l'État répondait aux conflits en imposant son propre pouvoir de juridiction et en affinant
ainsi son monopole 288.
L'essentiel demeure cependant la contestation dont l'État est directement l'objet, se cristallisant
certes dans le refus de payer l'impôt, mais de façon encore plus décisive dans la résistance à la
dépossession. Acceptant certains des attributs de l'État, mêlant activement leurs intérêts à la
promotion de quelques-uns d'entre eux, les acteurs sociaux, et en tout premier lieu le seigneur, ne
peuvent que contester l'idée de monopole de la violence légitime qui aboutit à la dépossession de
leurs anciennes prérogatives : tout défi lancé par de nouvelles résistances conduisait
immanquablement le centre étatique à mobiliser davantage son propre personnel, à consolider ses
ressources, à renforcer sa bureaucratie et, en fin de compte, à élargir le domaine de ses
compétences et de sa juridiction 289. Dans un premier temps, la réponse à ces résistances conduisait
à une accumulation de moyens institutionnels favorisant ou parachevant la confiscation des
fonctions politiques résiduelles qui demeuraient hors de son monopole. Par la suite, et encore
maintenant, la plupart des contestations conduisent l'État à imposer un nouvel arbitrage ou un
nouvel octroi, et à assurer ainsi sa propre extension 290.
Telle est peut-être la preuve la plus sûre du puissant ancrage de l'État dans l'histoire occidentale ;
telle est aussi la mesure la plus nette de ce qui le sépare de l'ordre politique qui se forme outre-
Occident, et notamment en monde musulman. Alors qu'ici, il se nourrit des défis qui lui sont lancés,
s'accroît aux dépens des résistances qu'il suscite, là-bas, la moindre contestation l'affaiblit, la
moindre surcharge le met en péril, tout refus d'allégeance le conduit à sa perte. Cette capacité de
s'imposer, en Occident, face à chaque enjeu et d'imposer sa solution en fait positivement le trait
essentiel de la modernité politique et, en même temps, un acteur central des processus de
modernisation socio-économique.

Développement étatique et modernisation.

Si l'État permet de construire l'idée occidentale de modernité sur le plan politique, il ne recouvre
néanmoins pas à lui seul le domaine économique et son processus de modernisation. Le
phénomène a déjà été repéré au plan de la genèse de l'Etat : l'effort des sciences sociales
d'inspiration marxiste tentant d'expliquer l'apparition de l'État par référence à l'essor d'un
capitalisme marchand s'est révélé vain. L'État était déjà un acteur social à part entière – plus ou
moins puissant – lorsque l'économie capitaliste commença à bouleverser l'économie rurale. Au
lieu de parler de l'émancipation du politique d'une quelconque tutellé économique, c'est bien de
l'inverse qu'il convient de faire état : le capitalisme marchand s'est bel et bien constitué contre ou
face à un ordre politique déjà institutionnalisé 291.
On entre ici dans une série de paradoxes qui fausse bien souvent les analyses. Le jeu de l'acteur
politique et celui de l'acteur économique semblent se rejoindre, puisque l'un et l'autre paraissent
viser la différenciation de leur domaine; cette croyance était puissamment relayée par les libéraux,
puisque Adam Smith prévoyait, par exemple, que la fonction de police accomplie par l'État devait
s'arrêter précisément aux portes du domaine de la politique économique 292. Pourtant, cette
différenciation était irréalisable, tant elle répondait à des principes qui s'excluaient mutuellement.
La différenciation du politique dont l'État fit sa marque empêchait ce dernier d'être, dans la sphère
économique, un acteur comme les autres, puisqu'il prétendait en même temps protéger l'intérêt
général, garantir la sécurité et exprimer la convergence des demandes de l'ensemble des autres
acteurs. La différenciation de l'économique, qui eût impliqué une auto-régulation par le marché, se
trouvait mise en échec par l'inégalité de statut qui distinguait déjà l'acteur politique des autres
acteurs. Le paradoxe était aggravé par un effet pervers : les libéraux convenaient, dans une parfaite
logique utilitariste, que l'appel à l'État était fonctionnel, voire nécessaire pour créer, au moins au
départ, une égalité des chances face à la concurrence qui s'opérait sur le marché ; plus décisif
encore, ils admettaient, déjà avec Hume, que la rationalité économique à l'état pur pouvait se
perturber d'elle-même et impliquer l'intervention d'un agent extérieur. Cette constatation purement
empirique fondait le fameux théorème des externalités explicité par la fable du drainage du pré 293 :
plus les propriétaires intéressés par la réalisation de cette opération technique étaient nombreux,
plus le risque était grand de voir certains d'entre eux refuser de participer matériellement, sachant
fort bien qu'ils avaient toute chance de bénéficier gratuitement de l'œuvre que les autres se seraient
résolus à accomplir tout seuls. Une interaction de nature purement utilitariste ne pouvait donc
qu'engager les partenaires dans une situation irrationnelle rendant nécessaire l'appel à un acteur
extérieur, l'État.
Or l'intérêt de ce théorème tient en même temps à sa force logique et à sa relativité historique. Le
raisonnement est puissant puisqu'il conduit à redécouvrir en termes purement économiques l'utilité
de l'État, même l'inéluctabilité de son intervention dès lors que le jeu économique est en crise. Il
ruine ainsi l'hypothèse d'une différenciation parfaite, pour lui substituer un modèle infiniment plus
nuancé de division du travail, dans lequel le rôle concédé à l'État correspond à une géométrie
variable, commandée en réalité par une logique de la demande, d'arbitrage d'abord, de
redistribution ensuite. L'État devient ainsi clairement un acteur hors normes du jeu économique.
Impeccable sur le plan économique, cette analyse devient beaucoup trop sommaire dès lors
qu'on prend en compte l'ensemble des paramètres dont dérive l'action sociale. Si on reprend la
fable du pré, on ne saurait d'abord oublier que les propriétaires-acteurs déploient leur stratégie
dans un contexte socio-culturel donné : on peut certes concevoir que la stratégie de retrait égoïste –
dite du «ticket gratuit» – est une donnée universelle de l'action; on doit cependant admettre qu'elle
n'est pas servie de la même façon selon les institutions qui constituent l'environnement 294. Une
délibération communautaire entre propriétaires appartenant à une même tribu n'aurait pas eu le
même résultat, ne serait-ce que parce que le refus de s'associer à une entreprise collective aurait été
fortement sanctionné par la puissance du contrôle social, et qu'il aurait été alors singulier de parler
de « ticket gratuit »... De même raisonne-t-on ici dans un contexte d'égalité a priori entre acteurs-
propriétaires : l'insertion d'une logique de type clientéliste aurait certainement modifié en
profondeur les comportements et enlevé une bonne part de sa raison d'être à l'arbitrage d'un agent
extérieur 295. Dans ces deux cas de figure au moins, la crise du jeu économique ne se traduit plus
par un appel à l'État.
Mais il y a plus : la fable du champ à drainer reste inachevée. Elle oublie de mettre en scène
l'acteur principal, à savoir l'État, qui, conformément à une sensibilité libérale, paraît bien
désincarné. Si l'histoire occidentale confirme la réalité de son insertion dans le jeu de la
modernisation économique, elle module cette intervention de deux manières. D'abord, tous les
États et, avant eux, tous les systèmes sociaux occidentaux ne se ressemblent pas. L'Etat intervient
d'autant plus qu'il a déjà accumulé de fortes ressources de pouvoir ; plus précisément encore, son
intervention est d'autant plus demandée, ou du moins supportée, qu'elle s'opère au sein d'un jeu
social déjà marqué par une tradition étatique bien établie, relayée, dans la pratique, par les
stratégies des nombreux acteurs qui lui sont plus ou moins liés 296. Il n'y a qu'à opposer l'exemple
des mines, très tôt contrôlées par l'État en France, mais que les Stuarts tentèrent en vain d'accaparer
en Angleterre. Il est vrai, en revanche, que lorsque les demandes se font pressantes, liées
notamment à une aggravation du conflit social ou à une surévaluation du politique caractéristique
des périodes de guerre, l'appel au centre peut être tout aussi marqué outre-Manche, se traduisant
par des modes partiels et sectoriels d'étatisation. Les nationalisations ou l'essor d'une politique de
protection sociale l'attestent, même si les premières se traduisent, dans les faits, par une présence de
l'État moins active qu'en France. Si les prémisses restent différentes témoignant, de ce côté-ci de la
Manche, une présence précoce et très active de l'État dans le jeu économique et, de l'autre côté, un
rôle plus effacé et beaucoup plus tardif, les ressorts présents de l'action politique tendent de plus en
plus à se confondre.
En outre, les libéraux ont eu longtemps le tort – ou la naïveté – de concevoir le rôle économique
de l'État comme neutre ou transparent. S'il est tout aussi sommaire de postuler que celui-ci agit
comme le courtier d'une classe, il importe de ne pas oublier que l'État intervient dans la vie
économique d'abord en fonction de sa rationalité propre, pour se servir le premier et trouver dans
cette intrusion un renforcement de ses propres compétences et de sa propre bureaucratie, en même
temps qu'une occasion pour son personnel d'acquérir de nouveaux avantages. Bien plus, cette
logique de l'externalité peut l'amener à restructurer le jeu socio-économique en fonction de ses
propres besoins et à forcer celui-ci à quelques détours. En tout état de cause, l'État, aussi nécessaire
soit-il, devient un acteur coûteux pour la modernisation économique.
Que l'État ait d'abord cherché son avantage en intervenant dans la vie économique est un aspect
bien connu de notre histoire moderne. L'intention transpire de la doctrine mercantile qui fait de
l'économie un moyen permettant de renforcer le pouvoir d'État, d'assurer sa prééminence à
l'intérieur, mais surtout d'atteindre ses objectifs sur le plan diplomatico-militaire. Il n'est même pas
nécessaire d'attendre l'époque du colbertisme pour voir l'État à l'œuvre: l'ascendant du politique sur
l'économique apparaît clairement dès la fin du Moyen Age, avec les manipulations monétaires
réalisées par Philippe le Bel pour favoriser sa politique militaire. Celle-ci reste, au demeurant, au
centre des préoccupations de l'État et ne cesse de motiver sa politique d'intervention économique. Il
est significatif que celle-ci s'opère d'abord en direction des mines et de la métallurgie, secteurs les
plus sensibles qui soient, en même temps pour renforcer le capital de ressources dont dispose l'État
et pour améliorer l'équipement de son armée. Cette intervention tourne davantage au contrôle qu'à
la protection ou à la régulation, puisque l'État donne ainsi naissance à ses premiers corps
techniques, notamment celui des « réformateurs généraux des mines » pour assurer une tutelle
réelle, lui conférant un surcroît d'institutionnalisation et de compétence 297.
Cet effet perturbateur sur le marché et sur le développement économique serait pourtant limité
s'il ne s'opérait pas dans un contexte plus large, conduisant l'État à restructurer la société civile à
son profit. Le jeu économique de l'État ne se limite pas aux circonstances de son intervention sur le
marché : il tient également aux effets de sa stratégie proprement politique. A mesure qu'il se
développe, l'État déplace le centre autour duquel gravitent les intérêts des acteurs sociaux. Sur le
plan matériel, l'essor de sa bureaucratie et du personnel qui en dépend le place en situation
d'emprunteur et de débiteur, favorisant par là même la croissance d'une catégorie de financiers
pactisant avec lui 298. Sur le plan symbolique, il offre des espoirs de carrière, d'ascension sociale,
voire d'anoblissement, auxquels l'élite du Tiers État ne peut être que sensible. C'est donc tout le
paysage social qui s'en trouve bouleversé : les bourgeois les plus entreprenants ont toutes raisons
de quitter le monde de l'industrie et du commerce, ou de ne plus y investir, afin de rechercher des
avantages, en même temps moins risqués et plus valorisés, dans le monde de la créance ou dans
celui des offices. Les historiens ont montré que la noblesse elle-même y trouve son compte,
percevant l'enrichissement de la roture comme un moyen sûr de redorer son blason par le biais
d'alliances matrimoniales. Elle peut se dispenser, par la même occasion, de déroger en se livrant au
commerce ou en s'essayant à l'industrie. Autant d'éléments qui contribuent à éloigner de l'entreprise
économique les élites traditionnelles et nouvelles, à retarder la formation d'une bourgeoisie
industrielle et à entretenir la conviction que l'accomplissement individuel passe davantage par les
fonctions d'État que par l'innovation économique et la rupture d'avec la bureaucratie royale.
L'opposition est ici très claire avec la stratégie choisie par les bourgeois et les nobles d'Angleterre,
cherchant les uns et les autres à maximiser leurs avantages dans une entreprise économique plutôt
que dans l'institutionnalisation d'un État, au demeurant faible et dont ils contribuèrent à renforcer
encore la mise à l'écart d'avec un capitalisme marchand en plein essor 299.
Il se confirme ainsi que la différenciation du politique constitue un pari bien difficile : dès qu'elle
est forte, elle place la société civile tout entière sous la tutelle d'un État qui n'admet plus de
frontière à ses propres compétences. Loin d'être contenue par le jeu des acteurs sociaux, cette
emprise du politique s'insère, au contraire, de plus en plus dans la stratégie des uns et des autres. La
dépendance qui en découle s'exprime alors dans la complexité des demandes et appels à l'État, mais
plus encore dans une traduction étatique des espoirs et des stratégies de changement social.
Tocqueville nous avait déjà montré, dans L'Ancien Régime et la Révolution, comment, face à
l'ossification des structures sociales, les revendications émancipatrices ou égalitaires des classes
montantes dérivaient inéluctablement vers la revendication et la constitution d'un État sans cesse
plus fort 300. Le même processus vaut pour l'économie, de façon paradoxale : l'État, cause directe
ou indirecte de retard ou de blocage dans l'essor d'une économie capitaliste, a tiré parti de cette
lenteur pour justifier la vigueur et le volontarisme de son intervention dans le jeu économique 301.
Prenant, au nom de l'intérêt général et face à la concurrence internationale, l'initiative de
décollages industriels audacieux, il déploie, souvent contre les élites en place au sein de la société
civile, une activité d'entreprise et d'innovation qui firent autant la marque du système bismarckien
en Allemagne que celle du Second Empire ou du gaullisme en France, voire celle de l'Italie
mussolinienne ou d'après-guerre 302.
Au total, l'État peut paraître en même temps conservateur et novateur. Conservateur, parce qu'il
se méfie de la constitution d'élites rivales au sein de la société civile, qu'il use et abuse, pour se
renforcer, des stratégies de protection les plus diverses, que l'essentiel de son action et de ses
aspirations le conduisent à se complaire dans l'ordre en place et à redouter le changement.
L'exemple de l'Ancien Régime est, de ce point de vue, édifiant et bien connu : protecteur d'une
société d'ordres, l'État absolutiste n'a gêné la noblesse et le clergé que lorsque son monopole des
fonctions politiques était inachevé ou mis en péril. Sa politique d'exemption fiscale, de protection
de la rente foncière et de défense des droits féodaux ancrait, en revanche, la société française dans
sa propre tradition. La même observation vaudrait pour la IIIe République : l'apparent effacement de
l'État (que pouvait traduire l'éloignement relatif de ses hauts fonctionnaires de la sphère du
pouvoir) était en revanche compensé par la réaffirmation d'une forte autonomie du politique, remis
entre les mains de professionnels très nettement distincts de la bourgeoisie commerçante et
industrielle 303. Novateur, l'État le paraît périodiquement, afin de gérer la crise. Encore qu'il
convienne, là aussi, d'être prudent et de ne pas reprendre la vision fonctionnaliste : l'œuvre de
changement économique opérée par l'État n'est pas la réponse mystérieuse et mécanique aux
soubresauts ou aux crises qui affectent le capitalisme. Le retard économique est lui-même
davantage un prétexte ou une source de légitimation qu'un facteur permettant d'expliquer le réveil
novateur de l'État : il faut en finir avec la vision confortable et indémontrable de l'« État-fonction
»... Lorsque l'État prend l'initiative de transformations économiques, c'est d'abord en réponse à une
crise politique, lorsque son autonomie se trouve mise en péril ou, du moins, que ses agents croient
devoir chercher à la conforter. Ce processus avait été pressenti par Marx à propos de Napoléon
III304 et il s'impose très clairement en 1958 ; de façon plus décisive encore, il est un des éléments
décisifs permettant de construire le bismarckisme, le bonapartisme ou le gaullisme en catégories
abstraites et typologiques d'analyse des systèmes politiques. C'est en fait la même stratégie qui, au-
delà des considérations idéologiques, conduit la social-démocratie occidentale, lorsqu'elle accède
au pouvoir, à faire de l'innovation sociale et économique la marque essentielle de son action,
trouvant dans cet accomplissement non seulement le moyen d'assurer et de démontrer son
autonomie par rapport à la société civile, mais plus encore de légitimer son propre rôle en se
présentant comme le restaurateur de l'Etat. La thématique de la modernisation adoptée par le
gouvernement de Laurent Fabius s'en inspire de façon manifeste.
Cette possibilité de faire alterner efficacement politique de conservation et politique d'innovation
donne la pleine mesure de la capacité élevée de l'État, tenant non seulement à une culture, à
d'innombrables ressources, mais surtout à une autonomie du politique suffisamment forte et
crédible, le mettant à l'abri, pour l'essentiel, de pratiques patrimoniales et clientélistes qui le
riveraient, de façon plus ou moins forcée, à une politique exclusivement conservatrice.
De toutes ces interactions se dégage ainsi ce qui fait la marque de la modernité occidentale.
Celle-ci a été généralement définie de façon positiviste, à partir des éléments qui fondent la société
industrielle, sur le plan technique, économique et sociologique. Une telle construction n'est pas en
cause; elle a le mérite, lorsqu'elle est utilisée sans excès, de montrer le puissant apparentement qui
lie l'idée de modernité à l'histoire occidentale, et donc sa grande relativité305. Cependant, si
l'Occident a pensé une partie de son histoire comme moderne, comme pour la différencier d'un
Moyen Age qui s'en est trouvé injustement méprisé, c'est pour une raison autre, que la sociologie
historique permet d'éclairer : avec les temps post-féodaux, l'histoire devient synonyme de
changement, se trouve remise entre les mains de l'acteur pour dépendre de façon plus précise
encore de sa volonté d'innover. C'est bien ce qui valut à l'individualisme occamien son appellation
de via moderna et c'est en fin de compte une des hypothèses les plus durables développées par Max
Weber dans L'Éthique protestante. Ce déplacement de la légitimité de la tradition vers l'innovation
devient ainsi un des éléments les plus solides de la spécificité de l'histoire occidentale 306. Dans une
perspective weberienne, modernisation économique et modernisation politique s'inscrivaient sur la
même ligne, la seconde explicitant les modes d'adaptation et de rationalisation des structures
politiques susceptibles de favoriser la première. La sociologie historique rend le modèle plus
complexe, la modernisation du politique impliquant le renforcement de ses propres capacités,
souvent au détriment d'une rationalité économique pure. Le modèle occidental de développement
tient à l'interaction fonctionnelle – ou en tout cas persistante – de ces deux modernisations ; il se
distingue des autres modèles précisément par le caractère irréductible de ces deux logiques
modernisatrices et de l'impossibilité de les retrouver comme telles dans d'autres histoires.
CHAPITRE V

Quelle modernité islamique ?


La politique moderne s'est constituée, en monde musulman, en termes relatifs. Il ne s'agissait
plus seulement de rompre avec un ordre politique passé pour en inventer un autre, mais de se
définir par rapport à une capacité politique occidentale jugée supérieure. Il ne s'agissait pas tant
d'innover que de s'adapter : l'enjeu de tout le XIXe siècle renvoyait davantage à l'élaboration de
remèdes ou de thérapeutiques venues d'ailleurs qu'à une volonté de redéfinir l'ordre politique ou la
structure sociale. La construction de la modernité politique, dans l'Empire ottoman ou en Perse,
répondait d'abord à la volonté du sultan ou du shāh de restaurer leur puissance politique face aux
défis intérieurs et extérieurs, et de se doter, grâce à la technique occidentale, de ressources
politiques capables de pallier leur déficit de puissance. Contrairement à ce qui se produisit en
Occident, cette stratégie était exclusive des centres dynastiques et ne convergeait avec aucune
stratégie d'appel à l'État ; elle ne s'est pas réalisée en profitant des faiblesses de la périphérie, mais
en se heurtant à son pouvoir. Alors qu'en Occident, le jeu politique est né sur la base d'une
combinaison de confiscations et de remises, il s'est constitué, en Islam, à l'initiative d'un centre qui
dut, sans cesse et encore maintenant, compenser l'échec de ses efforts visant à accaparer le
monopole des fonctions politiques, par un processus de concessions répétées aux diverses forces
de la société.
Cet échec peut être facilement imputé au mimétisme : le monopole du politique, sa
différenciation, appartiennent, comme nous l'avons vu, à l'histoire et à la culture occidentales.
L'explication est pourtant trop facile. D'abord, parce que l'imitation n'existe jamais à l'état pur et
que les processus sociaux ne s'importent pas purement et simplement comme des machines-outils :
la modernité occidentale a été adoptée, puis contrecarrée par les élites en place qui, à leur tour,
n'ont cessé de mettre à contribution les traits spécifiques du passé politique de leur société.
L'hypothèse diffusionniste est valable pour désigner la valeur de référence que constituait l'État
occidental, pour penser l'œuvre de modernisation de façon relative, pour la considérer comme une
réinvention, plutôt que comme une invention, mais non pas pour servir d'instrument de description
du produit fini307. Celui-ci doit être appréhendé de façon plus complexe, par rapport à l'évolution
de l'idée de modernité, telle que nous l'avons dégagée, mais en référence surtout aux stratégies de
ceux qui ont contribué à l'élaborer.
L'initiative vient incontestablement d'en haut, des sultans Salim III (1789-1807), Mahmud II
(1808-1839) ou (Abdul Madjid Ier (1839-1861), au sein de l'Empire ottoman ; des khédives
d'Égypte, Mehemet (Ali (1804-1849) ou Ismaïl (1864-1879) ; du prince (Abbās Mirzā ou de
Nāsered-Din Shah (1848-1895), en Perse. Elle fut plus ou moins relayée par une étroite classe
politique qui s'est en fait éloignée de la structure sociale à mesure qu'elle opérait. Le processus de
modernisation politique peut être décomposé en deux temps. Il signifiait d'abord la volonté de
construire ou de reconstruire un centre, face à un ordre socio-politique puissamment atomisé. Il
impliquait ensuite l'aménagement de ce centre et la mise en place d'une scène politique nouvelle.
L'un et l'autre de ces processus laissent apparaître une différence de taille par rapport à l'aventure
occidentale de la construction étatique : ni relayée ni attendue par les périphéries sociales, la
stratégie de centralisation n'a pu compter que sur ses propres ressources pour survivre, et eut à
s'imposer en même temps comme une sortie d'un ordre traditionnel solide et comme une intrusion
dans des espaces sociaux qui lui demeuraient hostiles.

La sortie de la tradition.

Sortir de l'ordre de la tradition signifiait, au XIXe siècle, s'inspirer des techniques occidentales
pour rattraper un retard devenu tangible. Celui-ci s'exprimait d'abord en termes militaires : les
premières réformes touchèrent l'armée, que ce soit celle de Salim III, en Turquie, ou celle d'(Abbās
Mirzā, en Perse. La création d'écoles militaires ou la dotation en nouveaux armements n'étaient pas
uniquement symboliques : elles frustraient l'élite militaire traditionnelle, et notamment les
janissaires qui le comprirent très vite en déposant le sultan Salim. Surtout, elles prouvaient que la
modernisation serait vaine et inefficace si elle n'était pas préparée par une œuvre de reconquête par
le sultan de la puissance politique qu'il avait perdue ; elle serait inachevée si elle ne s'opérait pas
hors de la tutelle des États occidentaux.
Cette entreprise ne pouvait en aucun cas signifier l'abandon des formules de légitimité qui
conféraient au sultan ottoman les attributs religieux du calife et qui érigeaient le shah Kâdjâr en «
ombre de Dieu 308 ». Elle ne pouvait pas non pfus impliquer l'épanouissement d'une nouvelle élite
économique qui eût très vite fait de contester l'ordre patrimonial en place. Le monarque et le sultan
devaient donc concilier modernisation et restauration de la tradition politique impériale : si le
retard de l'Orient tenait à la régression de ses capacités politiques, celles-ci ne pouvaient être
reconquises que par un nouvel effort de centralisation, c'est-à-dire le renforcement de la
bureaucratie impériale, la réaffirmation de la compétence législative – ou plutôt réglementaire – du
prince, le démantèlement des potentats locaux. Dans la longue histoire de la modernisation du
monde musulman, l'initiative de l'action revint au prince : ce fut donc cette stratégie qui conditionna
toutes les autres et qui régla, pour de nombreuses décennies et aujourd'hui encore, la construction
d'une vie politique moderne.
La difficulté de l'entreprise tient à trois paradoxes, rendant d'autant plus délicate l'œuvre de sortie
de l'ordre traditionnel et marquant les différences qui la séparent de la construction de l'État
occidental. Tout d'abord, l'action centralisatrice dut affronter des forces sociales, et surtout une
puissante élite de notables qui, loin de s'accommoder de la reconstruction d'un centre, y trouvait la
raison d'un mécontentement qu'elle était pleinement en mesure d'exprimer 309. En outre, elle ne
pouvait pas s'alimenter d'une rivalité entre élites socio-économiques ou, du moins, de leur stratégie
croisée 310. Elle rencontrait, enfin, sur son chemin le rôle actif des minorités culturelles qui leur
concédaient parfois un appui sélectif, mais à des coûts extrêmement élevés, puisque ce soutien
risquait souvent de remettre en cause la prétention universaliste du système politique, et donc une
part essentielle de son identité.
La prétention à construire – ou à reconstruire – un centre de pouvoir s'est faite d'abord dans le
contexte du rapport de forces le plus défavorable qui soit. En comparaison avec le XIIIe siècle
occidental, le XIXe siècle révèle, en monde musulman, un rapport inversé des ressources de
pouvoir. Dès le XVIIIe siècle, l'Empire ottoman ne fonctionnait que sur le mode d'un dépeçage des
fonctions politiques, dont bénéficiaient les héritiers du système du timar, peu à peu érigés en
notables locaux (a(yān), bénéficiant, en plus, d'un enracinement local qui se confirmait de
génération en génération. Sanctionnant l'échec du modèle impérial et le dépérissement de ses
capacités politiques, l'ascension des a(yān se traduisait par une régression parallèle du pouvoir
central, par leur capacité d'opérer à sa place la taxation, par la reconnaissance progressive de leur
fonction de représentant de la population locale, et même, dans les régions les plus périphériques,
par leur aptitude à mobiliser les masses contre l'ordre politique central 311. En bref, le centre a
cherché à se construire précisément au moment le moins favorable, lorsque le pouvoir
d'imposition lui échappait et que tendaient à se souder des liens d'alliance et de représentation entre
l'élite traditionnelle et la paysannerie : le scénario est exactement l'inverse de celui vécu par
l'Occident.
L'exemple ottoman n'est pas isolé : la Perse des Kâdjâr se distingue par le dépérissement du
fondement militaire et financier du pouvoir du shah. La fonction politique s'y trouve partagée entre
les chefs tribaux et des gouverneurs très indépendants du centre et disposant pour eux-mêmes de
toutes les ressources de pouvoir : entretenir une armée, percevoir arbitrairement les revenus, et
même négocier directement l'appui des puissances étrangères, et cela jusqu'à l'aube du xxe siècle
312
. Le phénomène s'amplifie encore dans les sociétés les plus tribalisées, comme par exemple en
Afghanistan, où le mαlek dispose de l'intégralité des ressources politiques et définit, par son seul
arbitre, les frontières qui bornent le domaine de l'amir de Kaboul.
Il serait bien sommaire d'attribuer cette puissance politique du notable au seul sous-
développement économique. Assurément, la faiblesse de l'urbanisation et de la mobilisation
sociale, précisément mesurée dans le cas de l'Égypte, ont contribué à cette consolidation du
pouvoir périphérique 313. L'erreur consiste à minorer le facteur social et le facteur politique. Le
premier rend compte de la puissance des stratégies communautaires : à mesure que l'Empire
s'effondre ou que disparaît l'ancien ordre militaire, les acteurs sociaux tendent à approfondir leur
comportement d'identification au groupe, à la tribu ou, plus généralement, au village, confortant
ainsi le pouvoir du notable qui y domine. Le facteur politique met en évidence la crise du centre
impérial qui coïncide malencontreusement avec la volonté de construction étatique, alors que celle-
ci put s'affirmer en Occident corrélativement à une crise qui affectait, au contraire, le pouvoir
périphérique. Lieu d'affaiblissement du pouvoir seigneurial en Occident, la communauté
villageoise s'est révélée source de puissance pour les a(yān ottomans.
La construction du centre s'est faite, dans l'Empire ottoman, sur la base d'un affrontement entre
deux stratégies bien distinctes de celles qui opposèrent - en fait modérément – le roi occidental à
ses seigneurs vassaux. Le jeu du sultan était de reprendre le contrôle direct des terres à la faveur
d'un nouveau code foncier ; celui des a(yān était d'obtenir que leur nouvelle puissance fût
officialisée, en faisant reconnaître leur droit à l'appropriation privée. Dans ce contexte, le code de
droit foncier élaboré en 1858 apparaît comme une disposition centrale des tanzimāt et de l'œuvre
de modernisation opérée par le centre, puisqu'il visait à contenir, voire à réduire, par tous les
moyens la puissance des a(yān. L'objectif était double : d'une part, reconstituer une « propriété
d'État », en récupérant les terres tenues pour mal acquises ainsi que les pâtures ; d'autre part,
constituer une petite propriété paysanne, capable de rivaliser avec celle des notables, grâce
notamment à l'abolition de la propriété communale. Le processus eut en réalité des effets pervers
qui furent à la mesure du rapport des forces en place : par la corruption, le jeu d'influence ou la
simple utilisation des failles du système, les a(yān purent profiter des nouvelles dispositions pour
faire, cette fois, enregistrer les terres à leur nom, et renforcer ainsi leur puissance 314. Le
phénomène fut encore plus net en Égypte où, après les tentatives de restauration et de réforme du
contrôle public réalisées par Mehemet (Ali, le centre politique dut concéder, sous l'effet des
réformes foncières ottomanes, une réappropriation privée des terres et la reconstitution de toute
une petite notabilité qui acquit très vite une position de patron 315.
En fait, l'échec de la réforme foncière est, à bien des égards, significatif. Il manifeste d'abord
l'intention conservatrice qui animait le processus de modernisation politique : le sultan prétendait
reconstruire une centralité politique selon une stratégie de type patrimonial, au lieu de chercher à
dessiner, à l'instar des monarques occidentaux, un espace public distinct de la société civile, et
notamment de l'ordre foncier. Il révèle en outre la faiblesse du pouvoir central qui ne parvenait pas
à se construire en récupérant à son profit les pouvoirs détenus par les notables, mais devait, au
contraire, procéder à un nouveau partage des fonctions politiques, mettant ainsi en échec la
prétention universaliste du projet modernisateur. Enfin, l'inversion des rapports de forces entre le
centre et les notables ruinait par avance l'argument sécuritaire qui fit la fortune de l'État occidental:
la prestation de sécurité ne rencontrait ni l'attente des a(yān - en pleine période d'affermissement de
leur pouvoir – ni celle de la paysannerie qui semblait satisfaire ses besoins sécuritaires au sein de
la communauté villageoise auprès des notables, voire à l'intérieur même des tribus. Ce que révèle
ainsi la politique foncière se trouve confirmé par d'autres aspects des tanzimāt, notamment les
tentatives d'instaurer une administration locale, organisée autour de la personne du gouverneur
nommé par le sultan : en Anatolie, mais plus encore en Irak et en Syrie, le représentant de la
bureaucratie centrale se trouvait dans l'incapacité d'assumer une action politique et devait faire
appel aux a(yān, qui en profitèrent pour neutraliser les dispositions des tanzimāt qui leur étaient
contraires, pour accroître leur richesse et leur pouvoir socio-économique. Enfin et surtout, preuve
de leur enracinement social et de leur capacité politique, les a(yān, ākā ou shaykh, alliés le plus
souvent aux (ulamā, parvenaient à entretenir une mobilisation active de la population contre le
centre, pouvant aller jusqu'à l'organisation d'émeutes, comme à Alep en 1850, Mosul en 1854,
Djedah en 1858 ou Damas en 1860 ; tout un espace politique tendait ainsi à se reconstruire contre la
scène politique officielle, à mettre en échec le processus de monopolisation amorcé et surtout à
opposer un ordre communautaire intégré aux processus sociaux – fragiles et artificiels – qui
aidaient à la construction du centre 316.
Le même phénomène peut se retrouver en Perse, où l'affaiblissement du pouvoir central se
mesure à l'augmentation des dissidences tribales qui ponctuent le XIXe siècle, qu'elles soient le fait
des Kurdes, des Turkmènes, mais aussi dès lors, des Bakhtyāris ou des Karāgozlū 317. Plus
significative encore, la nomination d'un gouverneur (hākim), loin de manifester un succès du
centre dynastique, révèle très vite ses limites : une société autonome se reconstitue autour de lui, le
dotant de ressources de pouvoir suffisamment importantes pour qu'il ranime en sa faveur des
solidarités et des stratégies communautaires qui viennent accroître l'insécurité du pouvoir central et
les incertitudes qui accompagnent son action.
Les difficultés éprouvées par le centre dynastique pour sortir de cet ordre social traditionnel se
trouvent aggravées par l'impossibilité d'utiliser à son profit le jeu d'une élite concurrente. Non
seulement les activités marchandes revêtaient, au cours du XIXe siècle, une ampleur moindre que
celle que connurent les villes du Moyen Age, mais elles impliquaient essentiellement des étrangers
ou des minorités culturelles, juives ou chrétiennes (copte, grecque, maronite, arménienne 318. Cet
état de fait mettait en échec la stratégie de construction d'un pouvoir politique central. Nettement
orientées vers l'étranger, les élites issues de ces minorités cherchaient en effet à satisfaire leur
besoin de sécurité en faisant prioritairement appel aux puissances extérieures, et bien souvent à
leurs ambassades et à leurs consulats : non seulement la scène politique officielle perdait ainsi sa
fonction de protection dont nous avons vu qu'elle a constitué, en Occident, un élément essentiel de
sa marque, mais elle devait l'abandonner entre les mains d'agents extérieurs qui affaiblissaient
d'autant sa prétention à la souveraineté jusqu'à la rendre dérisoire.
Le rapport de dépendance qui en découlait amenait en outre le centre en construction à
composer, soit directement avec les puissances européennes, comme la Perse dut le faire maintes
fois avec la Russie pour lui abandonner certaines concessions, soit avec des compagnies ou des
individualités étrangères, lorsque le shah dut accepter la création de la banque Reuter, l'abandon de
la gestion de la douane à un homme d'affaires belge ou la création – rapidement remise en cause –
d'une régie de tabac sous contrôle anglais 319 La même mise sous tutelle peut s'observer ailleurs,
notamment en Syrie et en Egypte. Le jeu qui en dérive altère, c'est évident, le processus de
construction du centre: en aggravant, certes, l'abandon de souveraineté, mais, de façon peut-être
plus décisive et plus durable en modifiant puissamment la nature même de l'action politique. Non
seulement celle-ci perd sa fonction de prestataire de sécurité, mais elle abandonne aussi trois des
caractéristiques qui fondent l'identité même de l'État. D'abord, la pratique de la demande : la petite
classe moyenne urbaine qui se forme autour des activités marchandes d'Alep, de Beyrouth ou de
Tabriz ne s'adresse pas au centre pour solliciter protection, prestation, aide ou encouragement; le
mécanisme d'échange « demande-décision » qui a fait l'État occidental n'existe pas 320. La seule
demande réellement formulée est celle de retrait du pouvoir central, exprimée par les a(yān ou les
āk ā(yān) lorsqu'ils revendiquent un droit de propriété privée.
L'action politique perd par la même occasion sa fonction redistributrice et sa puissance tutélaire
de l'espace social. L'insertion du centre dans la fonction économique ne s'est faite qu'à la marge :
on est loin, ici, des pratiques mercantilistes occidentales, et a fortiori de la fable du « drainage du
pré ». L'essor de secteurs économiques marchands n'a concerné le centre que par le jeu très formel
d'actions de concessions dont en réalité il n'était pas maître ou, parallèlement, par le biais de la
corruption de quelques-uns de ses agents : alors qu'en France, par exemple, le développement
économique a pu se faire essentiellement parce que l'État en tant que tel s'est copieusement servi,
l'extension d'un secteur capitaliste s'est réalisée, dans l'Empire ottoman ou en Perse, par la
distribution de gratifications individuelles aux différents échelons du pouvoir politique. Il serait
absurde – trait de la bonne conscience occidentale – de voir là une quelconque différence
d'éthique ; la réalité renvoie à un phénomène social tout autre : personne n'attend de l'État qu'il
joue, en économie, le rôle d'un arbitre ou d'un agent, encore moins qu'il définisse l'intérêt général,
mais bien qu'il facilite ponctuellement telle ou telle pratique – rôle qui débouche plus facilement
sur le système du « pourboire » que sur la reconnaissance et la concession d'une fonction
planificatrice.
L'action politique échoue, par là même, dans sa prétention universaliste. A mesure qu'il se
constitue, le secteur capitaliste trouve un ancrage qui lui est propre, s'érige en lieu d'exception,
bénéficiant de protections et de privilèges lui venant directement d'Europe. Se superposant à des
clivages religieux ou linguistiques, cette opposition grandissante entre deux types de société
orientée, l'une vers l'intérieur, l'autre vers l'extérieur, a profondément marqué le processus de
modernisation engagé par le centre. Au Liban, comme en Syrie ou en Perse, la croissance de ce
secteur économique moderne s'est faite au détriment des marchands traditionnels, musulmans dans
leur quasi-totalité, qui se considéraient ainsi en même temps comme victimes de la modernisation
et de l'ouverture à l'Occident 321. Désormais, le centre politique perdait sur les deux tableaux : son
œuvre de modernisation ne concernait qu'accessoirement la nouvelle bourgeoisie marchande tout
en s'attirant l'hostilité de l'ancienne. Celle-ci ne lui demandait rien, sinon que de la protéger contre
les effets de la modernité et contre la concurrence de nouvelles élites économiques dont
l'apparition favorisait la réactivation d'un clivage culturel dont on constate les prolongements
contemporains et qui se manifestait déjà dans les émeutes qui secouèrent le Levant entre 1840 et
1860 322.
Cette crise affectant l'universalité des relations politiques en construction fut aggravée par la
situation dans laquelle le centre se trouvait enfermé. Les minorités culturelles étaient, tout
naturellement, le canal privilégié de diffusion des idées nouvelles venues d'Occident, comme l'a
déjà révélé le rôle des coptes et des maronites dans la constitution d'une pensée réformiste. Elles
disposaient en outre des moyens capables de valoriser cette fonction de transmission et d'en faire
une ressource convoitée au Moyen-Orient. Ainsi, le clergé maronite au Liban sut mettre à profit sa
propre hiérarchie et ses écoles pour répondre, dès le milieu du XVIIIe siècle, à la demande
d'éducation occidentale qu'il était mieux que tout autre en mesure de satisfaire 323. Cette fonction lui
permit de bénéficier de contreparties importantes qui se mesurent en termes de pouvoir. D'abord,
elle l'aida à recruter et à convertir, jusque dans les rangs des a(yān régnant, notamment dans la
famille des Shehab 324. Elle lui offrit aussi des avantages institutionnels, dont les Églises maronites
profitèrent pour s'émanciper de la soumission à l'iktā', pour renforcer leur présence dans les
villages, augmenter le nombre de leurs écoles, officialiser et diffuser leur propre idéologie,
favoriser la structuration et la mobilisation de la communauté maronite, notamment dans la
contestation des nouvelles taxes. Mais surtout, les maronites en retirèrent des positions de pouvoir
au sein du système politique lui-même, supplantant auprès du hākim et du vali ottoman les élites
musulmanes traditionnelles qui ne disposaient ni des mêmes ressources bureaucratico-religieuses,
ni de la renommée offerte par la détention d'un savoir occidental 325. Les minorités n'obtinrent pas
partout, en monde musulman, les mêmes avantages politiques ; cependant, les privilèges
économiques dont elles jouissaient le plus souvent et que le centre ne faisait que couvrir ont
certainement contribué, çà et là, à crisper la société traditionnelle contre l'œuvre de modernisation
politique, à tarir encore plus les soutiens que celle-ci recherchait, et à faire échouer son extension
aux différents espaces sociaux.
Or cet échec a connu des effets en retour qui ont profondément marqué le XIXe siècle et qui
continuent aujourd'hui à conditionner l'ordre politique des pays du monde musulman. D'abord, du
fait de sa rupture manquée avec la société traditionnelle, le centre n'a pas pu réaliser sa prétention à
monopoliser les fonctions politiques, celles-ci restant pour une bonne part disséminées au sein des
espaces sociaux, ce qui eut pour effet de contenir, de limiter, voire d'empêcher la différenciation du
politique. Au lieu de se constituer selon la dualité État-société civile, la scène politique moderne
s'est formée hors de la société, se privant des moyens de la contrôler et a fortiori de la restructurer.
Le caractère « auto-centré » de la stratégie de modernisation politique s'en est trouvé aggravé.
Prenant conscience de l'imperméabilité des espaces sociaux, le centre politique a peu à peu
réorienté son action vers lui-même, vers un ensemble de fonctions qu'il pouvait satisfaire sans
mobiliser les périphéries : d'où le rôle essentiel et presque rituel des réformes militaires à
répétition ou les élaborations constitutionnelles très généralement formelles et sans lendemain 326.
Plus grave peut-être, n'ayant pas les moyens de promouvoir de lui-même la modernisation socio-
économique, le centre va chercher peu à peu à s'en passer, à ne plus agir que pour son propre
compte et, pire encore, plus tard, à percevoir dans cette modernisation une menace et donc à la
contenir.
Construire un centre politique moderne signifiait également sortir de l'espace de domination que
les puissances européennes étaient en train de tisser, dès la fin du XVIIIe siècle, et qui enserraient
l'ensemble des pays du monde musulman. Tout le paradoxe des phénomènes de dépendance
apparaît avec éclat dès les premières décennies du processus de modernisation politique : avant
même d'être perçue en termes nationalistes, celle-ci s'imposait consciemment comme une
ouverture vers l'Occident. Quand, à la fin du XIXe siècle, les stratégies nationalistes s'organisèrent,
elles contribuèrent en réalité à aggraver le paradoxe : s'émanciper de la tutelle occidentale revenait
le plus souvent à la réintroduire plus solidement encore par une autre porte. Cette autre sortie
manquée pèse encore sur le fonctionnement des systèmes politiques contemporains.
Le premier acte de définition des systèmes politiques traditionnels par rapport aux puissances
occidentales tient incontestablement à la découverte d'un déséquilibre, d'une inégalité de
performance. Aussi toute l'ambiguïté de la relation s'est-elle manifestée prioritairement sur le plan
militaire : c'est la défaite des Turcs face aux Russes qui, après le traité de Passarowitz (1718), a
inauguré l'« ère des tulipes » qui constitua le premier temps fort des réformes. C'est, de la même
manière, les défaites répétées des Kâdjâr persans face à leur voisin du nord, les traités humiliants
du Golestān (1813) et de Turkmantchaï (1828), puis l'échec de la guerre menée contre l'Afghanistan
soutenue par la Grande-Bretagne, qui encouragèrent les réformistes de la cour de Perse. Que dire,
enfin, de la conquête de l'Égypte par Bonaparte qui aida au démantèlement de l'ordre traditionnel,
mamluk et donc à la préparation des réformes menées par Mehemet (Ali 327? Paradoxalement, tous
ces heurts freinent la volonté d'émancipation par rapport à l'Occident : réagir à la domination
européenne conduit à l'imiter, non seulement dans son organisation prétorienne dont l'importation
en Orient a constitué la plus importante des innovations au début du XIXe siècle, mais aussi dans le
domaine économique, juridique et culturel. La puissance occidentale alors découverte s'exprime
également dans le domaine commercial: l'Empire ottoman adopte, en 1850, un nouveau code de
commerce très proche du code français, et même un nouveau code pénal (1858), orienté vers la
défense prioritaire de la propriété 328. Dans le domaine éducatif, Amir Kabir ouvre, en Perse, une
École polytechnique ; à la mort du khédive Ismaïl, on compte cent quarante-six écoles en Égypte,
dont un très grand nombre étaient presbytériennes, grecques ou arméniennes 329. En bref, le
premier mouvement réformiste consistait très simplement à résister à l'Occident par
l'occidentalisation : la pratique de la modernisation était celle de l'alignement, encouragé et activé,
comme nous l'avons déjà vu, par les premiers Turcs, Égyptiens ou Persans envoyés en Europe
pour y poursuivre des études ou pour y accomplir des missions diplomatiques. Non seulement ils
constituèrent, à leur retour, la fraction la plus réformiste de la classe politique, mais ils mirent en
place, notamment par la construction de loges franc-maçonnes, une véritable structure
d'occidentalisation dont les effets se faisaient sentir encore sous le règne du dernier shāh : Mirzâ
Sāleh et Malkom Khān inaugurèrent ainsi en Perse un mode associatif qui devenait le lieu de
ralliement obligé de toutes les élites qui ne disposaient pas de ressources de pouvoir traditionnelles
330
.
Les données du problème tendirent à se modifier à la fin du XIXe siècle, lorsque les processus de
dépendance prirent des formes plus concrètes et plus brutales, culminant avec l'installation d'une
administration française en Tunisie, d'une administration britannique en Égypte et d'une politique
de présence très active de la Grande-Bretagne et de la Russie en Perse. L'enjeu n'était plus
seulement de se protéger en renforçant ses capacités, mais, cette fois, de résister aux risques de
conquête. Pressés par l'apparition d'un courant revivaliste et pan-islamiste, les acteurs de la
modernisation commencèrent alors à penser et à réaliser celle-ci en termes nationalistes, et donc en
amorçant sa dissociation du processus d'occidentalisation 331.
Cette dissociation s'est pourtant trouvée, à son tour, mise en échec par un ensemble d'effets
pervers. D'abord, les élites modernisatrices ne disposaient pas de ressources de pouvoir
suffisamment autonomes pour se couper de l'Occident ; bien plus, la nature patrimoniale des
monarchies en place mettait la classe politique dans une situation précaire, chacun de ses agents
étant à la merci du sultan, du shah ou du khédive qui pouvaient à tout instant les démettre. Aussi
était-il courant que les élites politiques cherchent à compenser la précarité de leur statut par
l'obtention du soutien de telle ou telle puissance étrangère : les ministres persans Amin-ed-Dowleh
ou Moshir-ed-Dowleh auprès des Britanniques, leurs rivaux, (Ayn-ed-Dowleh ou Amin es-sultân
auprès des Russes, disposaient des seules ressources capables de les protéger face à Nāsered-Din
Shah ou Mozaffared-Din Shah. Autrement dit, la prise en charge d'une fonction modernisatrice par
une monarchie patrimoniale avivait, dans le contexte de la dépendance, la recherche des tutelles
étrangères, favorisait la création de voies nouvelles pour la pénétration des puissances dominantes
et empêchait, en l'espèce, de dissocier modernisation et occidentalisation 332. Plus grave encore, la
rivalité entre puissances européennes tendait ainsi à organiser le processus de modernisation,
l'orientait dans un sens favorable à l'une ou l'autre de ces puissances selon que l'œuvre
d'équipement ferroviaire ou télégraphique, de réforme judiciaire ou bancaire, était prise en charge
par un ministre que l'une d'entre elles protégeait ou lui était directement remise en concession. Les
nations occidentales trouvaient donc leur propre intérêt dans une incitation à une modernisation
sélective et contrôlée : pratique de la réforme et ouverture à l'Occident continuaient à aller de pair.
La coïncidence des deux phénomènes n'a pas pour autant été absolue, du fait notamment de la
complexité du thème nationaliste. L'ouverture à l'Occident signifiait en effet l'adoption, entre
autres, de l'idée de nation et des stratégies qui lui étaient liées. Or celles-ci ont eu les effets les plus
variés, jouant parfois contre les entrepreneurs de la modernisation : ayant entrepris la conquête de
la Syrie et l'extension sur ce territoire de l'œuvre de réforme, le khédive Mehemet (Ali dut
affronter sur le chemin une réaction nationaliste puissante, vivement encouragée par les États
occidentaux, conduite par la minorité chrétienne qui réussit cependant à mobiliser toutes les
communautés dont les représentants protestèrent, en mai 1840 dans l'église Saint-Elias, autant
contre la tutelle égyptienne que contre l'œuvre de taxation et de conscription 333. De la même
manière, l'effet le plus immédiat de la diffusion de l'idée occidentale de nation fut l'essor d'un
mouvement d'émancipation des chrétiens de l'Empire ottoman que le sultan (Abdul-Madjid Ier crut
pouvoir contenir en proclamant, en 1839, l'égalité de tous ses sujets au sein de ce qui devenait ainsi
la nation ottomane 334 : cette référence officielle à une communauté nationale, qui ne reposait ni sur
la religion ni sur la langue, hâta la décomposition de l'Empire au lieu de favoriser l'essor d'un
centre coordinateur, mais surtout affaiblit les élites modernisatrices, qui furent loin d'y trouver une
légitimité de substitution ou, a fortiori, un moyen de mobiliser les masses.

La thématique nationaliste connut, en outre, beaucoup plus de succès comme mode de


protestation contre la modernité que comme instrument de sa promotion. Bénéficiant
essentiellement à l'étranger et aux différentes minorités, l'œuvre de modernisation économique et
éducative engendrait en effet un comportement de protestation, notamment au sein des élites
traditionnelles et des commerçants musulmans, qui associaient dans leur vindicte le centre
dynastique et l'étranger, et confondaient en une même récrimination modernité et Occident. Le
phénomène fut particulièrement évident en Perse lorsque bāzāri(s) et (ulamā se liguèrent contre Nâ
sered-Din Shah et l'Angleterre pour protester contre la constitution d'une régie des tabacs sous
tutelle britannique 335. Plus déterminante encore fut la mobilisation des mêmes catégories qui se
coalisèrent, en 1905, dans l'enceinte de la mosquée Shāh-(Abdul-(Azim pour incriminer la nouvelle
administration des douanes confiée au belge Naus 336. Dans un cas comme dans l'autre, l'argument
nationaliste fit œuvre mobilisatrice, mais pour contester un pouvoir et non pour le soutenir, pour
combattre la modernité dans ses réalisations et non plus pour favoriser son extension. En mêlant,
faute de stratégie de rechange, modernisation et occidentalisation, les centres dynastiques
retournaient ainsi l'argument nationaliste contre leur propre entreprise, précipitant sa récupération
par les élites traditionnelles et religieuses, rendant très incertaine son hypothétique reconversion,
dans l'avenir, en une légitimation possible du pouvoir en place. Mossadegh, Bourguiba, Nasser ou
les dirigeants du ba'th firent, plus tard, l'expérience de la précarité de cette ressource dans une
culture où, comme nous l'avons vu, l'idée de nation ne s'insère que très difficilement puisqu'elle
passe davantage pour une exclusion du pays hors de la grande communauté islamique.
Une nouvelle fois, les atouts dont pouvait disposer la stratégie de modernisation faisaient défaut.
Les élites modernisatrices furent privées de la possibilité de se définir clairement par rapport à
l'Occident, et de se différencier ainsi du modèle qui les inspirait.
Il n'est guère étonnant, dans ces conditions, que les moments forts du processus de construction
d'un centre de pouvoir moderne se situent dans les rares phases de convergence des mouvements
nationalistes et des demandes de renouvellement de l'ordre politique. La révolution
constitutionnelle persane (enkelāb-e mashrūtiyye) est, de ce point de vue, significative puisqu'elle
fut précisément amorcée par la mobilisation des bāzāri(s) et des (ulamā contre l'emprise politico-
économique de l'Occident et contre l'absolutisme monarchique qui lui servait de relais 337. La mise
en place de la constitution permettait en même temps de mettre le centre dynastique en échec et de
rétablir, par le biais d'institutions représentatives, un minimum d'influence et de pouvoir au
bénéfice du clergé et des commerçants : autrement dit, les élites traditionnelles supplantaient l'ordre
en place sur la base d'un argument qui alliait, pour la première fois, nationalisme et modernisation.
Cependant, ce qui fit la force de la révolution constitutionnelle persane en marqua également la
faiblesse. Résultat d'opportunités tactiques, la révolution de 1906 ne disposait, à son profit,
d'aucune mobilisation durable : ni celle du clergé qui remit très vite en avant son souci de protéger
ses intérêts propres et de restaurer la primauté de la shari'a sur un ordre constitutionnel trop
conforme au modèle occidental 338 ; ni celle des masses dont le nationalisme retourna rapidement à
sa définition purement négative ; ni celle du pouvoir en place pour qui l'élaboration d'institutions
représentatives ne constituait qu'un aspect secondaire, et peu utilisable, de la modernisation
politique. Pour ces raisons, la révolution de 1906 n'eut, dans l'histoire de la Perse, qu'un avenir
symbolique ponctué d'anniversaires célébrés, alors que ses réalisations furent périodiquement
remises en cause, tant par les élites traditionnelles que par les élites modernes 339.
La révolution kémaliste pourrait constituer, sur des bases un peu différentes, un autre exemple de
rupture significative. Ici aussi, l'ordre politique ottoman s'est trouvé bouleversé, de façon active,
par un mouvement nationaliste. A la différence de la révolution persane, cette révolution n'était
cependant pas menée à l'initiative des catégories sociales traditionnelles. Tout en étant, de ce fait,
moins opportuniste, elle disposait, en revanche, d'une base sociologique beaucoup moins solide : la
stratégie de sortie hors de la tradition menée par les élites kémalistes s'en trouvait affaiblie, l'ordre
qui en dérivait bénéficiait d'un moindre soutien populaire, et le type de gouvernement qui en était
issu demeurait essentiellement l'apanage d'une bourgeoisie urbaine dont le nationalisme élitiste
était peu soucieux de définir un type de modernité distinct de l'Occident et respectueux des
traditions 340.

L'intrusion dans l'ordre social.

L'échec de ces différentes ruptures rend d'autant plus délicate l'entrée de la modernité sur la
scène politique des différents pays musulmans. Entrée périlleuse à plus d'un titre: ayant échoué dans
ses prétentions modernisatrices et disposant de faibles relais au sein des périphéries sociales, le
centre politique moderne se trouve en repli sur lui-même ; l'ordre traditionnel, loin d'être éteint,
dispose encore de ressources de pouvoir importantes qui favorisent la persistance d'une dualité
politique dont on perçoit toujours les effets ; face à cette double perspective, les périphéries
sociales se recomposent selon des modes d'alliance qui gênent ou, du moins, limitent les stratégies
sur lesquelles le centre pourrait encore compter.
L'entrée de la modernité politique dans l'ordre social des pays musulmans semble à première
vue s'apparenter à l'introduction d'un modèle étatique comparable à celui qui ponctua le Moyen
Age occidental. C'est du moins la logique qui se dégage de l'ensemble des réformes opérées au
sein de l'Empire ottoman, par Ahmad III, dès le XVIIIe siècle, avec l'« ère des tulipes », par Salim III
avec le « Nizām Cedid », à la fin du XVIIIe siècle, et surtout avec les tanzimāt qui marquèrent
l'ensemble du XIXe siècle 341. Celles-ci furent inaugurées par l'ordonnance du 3 novembre 1839,
dite charte de Gulkhāneh, qui reprenait, point par point, les composantes de la logique étatique : «
Les institutions doivent porter sur trois points qui sont : 1° les garanties qui assurent à nos sujets
une parfaite sécurité quant à leur vie, à leur honneur et à leur fortune ; 2° un mode régulier
d'asseoir et de prélever les impôts ; 3° un mode également régulier pour la levée des soldats et la
durée de leur service 342. »
Sécurité, impôt, armée : on est très près des instruments qui firent autrefois recette auprès des
légistes. De même perçoit-on un effort similaire de construction progressive d'une bureaucratie
d'inspiration rationnelle légale. Dès 1834, Mahmud II entreprit de moderniser l'administration en
procédant à une véritable diversification des fonctions gouvernementales en secteurs spécialisés et
en séparant les affaires religieuses confiées au shaykh-al-islām des affaires séculières remises à
des bāshvokalā ou des vokalā. (Abdul Madjid Ier poursuivit l'œuvre amorcée, en édictant la charte de
Gulkhāneh (1839), puis le khatt-e hommayyūn (1856). Dans cet axe, il prétendit restaurer
l'administration régionale au profit de gouverneurs nommés par lui ; il s'efforça de mettre en place
une politique fiscale et de conscription, reconnut et chercha à protéger l'égalité de droit de tous ses
sujets. Surtout, il tendit à dessiner les contours d'un nouveau pouvoir législatif, d'abord confié à un
« Conseil de réformes » dont les membres restaient certes nommés par le sultan, mais pouvaient
élaborer des lois qui n'étaient ni issues de la shari'a, ni même dérivées d'une fatwā du shaykh al-
islām, même si elles ne pouvaient contredire ni l'une ni l'autre. Cette institution nouvelle favorisa la
formation progressive d'un système de lois générales et impersonnelles garantissant la liberté du
commerce et la propriété privée343.
Plus encore, de ce Conseil dérivent par la suite un Divān-e-(adliyye, assimilable à une cour de
justice supérieure, permettant au centre de prétendre à l'exercice d'une fonction judiciaire de
cassation (1854), puis un Showrāye-devlet (1868), proche du Conseil d'État français, qui ont
notamment pour fonction de préparer la mise en place d'institutions constitutionnelles. Celle-ci fut
chose faite avec les tanzimāt de 1876 et 1877 : la constitution du 23 décembre 1876 créait un
Parlement, instituait la responsabilité ministérielle, la liberté de la presse et l'égalité devant l'impôt.
Elle s'accompagnait de mesures en faveur de l'éducation, comme la gratuité de l'instruction
primaire, la création de lycées et d'universités, mais aussi d'un approfondissement de la
modernisation technique et économique, favorisé notamment par la construction de chemins de fer
et d'équipements télégraphiques 344.
On retrouverait le même profil en Égypte, en Tunisie et, dans une certaine mesure, en Perse,
d'abord longtemps dominée par les réformes d'ordre militaire, pour n'aboutir à un ordre
constitutionnel comparable qu'au début du xxe siècle 345. Le phénomène se reproduit aussi dans les
périphéries de l'Empire ottoman, notamment en Irak et en Syrie où l'impact des réformes culmina
avec l'œuvre de Midhat Pāshā, marquée en même temps par une puissante action centralisatrice, une
réforme de l'administration, une politique sécuritaire et un développement des infrastructures.
Pourtant, le bilan n'impressionne que dans sa forme, et se trouve, pour beaucoup, limité à une
action symbolique. Contenue en même temps par les notables et les clercs, l'œuvre de réforme
fonctionne, pour l'essentiel, en circuit fermé : les forces sociales s'excluent de l'œuvre de taxation
et de conscription, ou ne s'y plient que sous l'effet de pouvoirs intermédiaires 346; l'égalité des sujets
se trouve rejetée dans un ordre politique formel, par la recomposition de l'umma hors des circuits
officiels de pouvoir. L'œuvre législative est elle-même illusoire: soit elle acquiert une certaine
efficacité, comme dans le domaine commercial, mais pour accuser davantage le particularisme
d'une petite élite marchande ; soit elle prétend à l'universalité, comme dans le domaine civil, mais
vient alors se briser devant la résistance que lui oppose la shari'a. Quant à l'œuvre
constitutionnelle, ne trouvant de légitimité qu'auprès des seules élites qui l'ont suscitée, elle ne
survit qu'au gré du bon vouloir des princes: la constitution de 1876 fut suspendue par (Abdul
Hamid peu de temps après sa promulgation et la constitution persane ne fut jamais réellement
appliquée.
Cette possibilité manquée de s'étendre au-delà même du centre, hors' d'une scène politique
promise à l'artifice, constitue l'essentiel de ce qui sépare la modernisation politique entreprise par
le XIXe siècle musulman de la construction de l'État en Occident. Cet échec n'est probablement pas
le fruit du hasard, mais on espère avoir montré qu'il n'est pas non plus le simple effet d'un
quelconque sous-développement. Il ne tient pas à un retard économique, peu probant si on prend en
compte le contexte essentiellement rural de la construction étatique occidentale ; il ne tient guère
plus à un défaut de mobilisation sociale, à une époque où l'urbanisation n'était pas d'un niveau
inférieur à celui que connut le Moyen Age européen. Il procède d'un modèle de relation qui permet
au monde social non pas d'opposer au pouvoir central un type de résistance complice dont prirent
l'initiative jadis seigneurs ou bourgeois occidentaux, mais un rejet profond qui accentua l'écart
entre la scène politique nouvelle et l'ordre socio-politique traditionnel.
Or cet écart même marque le commencement de l'ordre politique des sociétés du monde
musulman contemporain. L'élite politique moderne qui se constitue ne cesse de trouver, dans le
progrès technologique comme dans l'évolution de la communauté internationale, des ressources
nouvelles pour consolider son pouvoir. Mais la périphérie sociale entretient à son tour son
dynamisme politique et sa capacité de reproduction dans une activité de rejet ou de protestation qui
s'alimente de la persistance de cette scène politique qui lui est extérieure. Ayant beau jeu de
dénoncer la subordination de l'élite politique moderne à l'étranger, elle en souligne davantage le
caractère plus structurel que conjoncturel, et lui oppose les « authenticités », les « identités » et les
refus d'aliénation 347.
L'entrée dans le social de la modernisation politique se fait ainsi sur des bases différentes de
celles qui étaient escomptées. Une élite politique se constitue progressivement, qui tient son identité
et ses ressources d'un accomplissement sourcilleux de l'œuvre de modernisation politique et des
effets pervers qui l'accompagnent. Celle qui vit progressivement le jour au cours du XIXe siècle au
sein de l'Empire ottoman s'est peu à peu différenciée de l'ancienne classe dirigeante, jusqu'à
constituer une classe politique indépendante et distincte. Cette dualité d'ordres politiques s'apprécie
d'abord en termes d'origine sociale et de cursus : si les Jeunes Turcs relevaient encore, lors des
premiers tanzimāt d'un mode de recrutement traditionnel et appartenaient pour la plupart aux
familles de a(yān, ceux du début du xxe siècle étaient de souche déjà différente, en partie recrutés au
sein d'une petite bourgeoisie urbaine et marqués surtout par un cursus scolaire et universitaire qui
les distinguait nettement du reste de la société 348. Cette évolution sociologique allait de pair avec la
redéfinition des intérêts du groupe : coupée en même temps de l'aristocratie foncière dont elle
contrecarrait le pouvoir et des masses – tant paysannes qu'urbaines – dont elle ne parlait pas le
langage, la nouvelle élite n'avait d'autres stratégies possibles que de parachever la construction de
la scène politique et de poursuivre l'œuvre de modernisation politique qui lui fournissait une
identité. Cependant, la transformation progressive des élites modernes en un groupe isolé des
différents espaces sociaux contribuait à aggraver encore le caractère étranger de toute vie politique
moderne. Il s'est ainsi produit, avec l'évolution des sociétés du monde musulman, l'inverse de ce
qui s'était passé en Occident lors de la construction étatique : isolés au départ, le roi et les légistes
purent peu à peu tisser des liens complexes et nourris avec la société civile, par le biais des
anoblissements ou par celui de la finance ; issue d'abord de l'ordre traditionnel, la classe politique
ottomane s'en est peu à peu éloignée.
Un phénomène quelque peu comparable s'observe en Perse, où l'autonomie de recrutement de la
classe politique se trouve en outre alimentée par une pratique patrimoniale plus accusée, conduisant
le shah et son entourage à distribuer les positions de pouvoir en échange de « cadeaux » et à
recruter dans les horizons sociaux les plus divers, de manière à renforcer l'indépendance de la
monarchie par rapport à l'aristocratie. On sait, par exemple, que le plus grand des hommes
politiques du XIXe siècle, Mirzā Taki Khān Amir Kabir, était le fils d'un cuisinier, ou que Hâdji
Mohammad Hosein Khān Amir-ed-Dowleh était issu d'une famille d'épiciers 349. Cette promotion
sociale, dont il ne faut pourtant pas exagérer la portée 350, contribuait à accentuer l'extériorité du jeu
politique, mais aussi à limiter considérablement la marge d'action de l'élite politique qui n'avait
d'autres choix que d'assurer sa protection, son entretien et sa reproduction de façon à maîtriser,
selon une formule souvent employée à propos de l'Iran, « un gouvernement de l'élite, par l'élite et
pour l'élite 351 ».
Cette autonomie croissante du personnel a pesé de façon contradictoire sur l'orientation qu'a
connue la dualité des ordres du politique. D'un côté, elle a renforcé l'isolement de la scène politique
moderne tout en faisant de ce résultat apparemment négatif la seule perspective rationnelle qui pût
être conforme à l'intérêt des élites modernes. D'un autre côté, elle a conduit celles-ci à faire
périodiquement appel aux notables pour compenser l'extrême faiblesse de leur pénétration au sein
du monde social. En réalité, cette ambiguïté s'aménage au gré des ressources dont dispose le centre.
Leur faiblesse tout au long du XIXe siècle, tant sur le plan symbolique que matériel, condamnait les
représentants du centre, en particulier les gouverneurs, à s'attirer les faveurs des notables, voire à
faire appel à leur service, ou même, comme en Perse, à devenir eux-mêmes des notables, jusqu'à
retirer à leur propre fonction toute dimension institutionnelle 352. Le xxe siècle a partiellement
renouvelé cet état de fait, grâce notamment au renforcement des ressources matérielles sur
lesquelles le centre pouvait compter. Les progrès accomplis dans les techniques de répression, le
rôle essentiel joué, en Perse, par exemple, par l'installation d'un équipement télégraphique, la
construction de routes et de chemins de fer, ont contribué à accroître et à rendre plus efficace les
possibilités d'action du pouvoir sur les divers secteurs de la société 353. Comme cependant le centre
disposait d'une légitimité toujours aussi faible, que l'inadaptation des structures sociales à l'ordre
politique construit demeurait tout aussi marquée, entretenant des comportements de rejet et
entravant la mise en place d'instances de représentation, les progrès accomplis par la scène
politique officielle ne purent se faire que sur le mode autoritaire.
Les progrès de l'autoritarisme rythment ainsi la construction de scènes politiques modernes au
sein des pays musulmans. La prise de pouvoir par Mustafā Kemāl, en Turquie, ou par Rezā Khān,
en Perse, illustre bien l'actualisation de la stratégie des élites modernisatrices. Dans le premier cas,
elle se traduisait certes par l'établissement d'une nouvelle constitution, dotant de surcroît
l'Assemblée de pouvoirs importants, apparemment au détriment de l'exécutif ; mais elle
officialisait surtout le PRP en parti unique et remettait à celui-ci, par l'intermédiaire du Parlement et
de la présidence, le monopole de la gestion de l'ordre politique central 354. Dans le cas persan,
l'arrivée au pouvoir des Pahlavi consacre au contraire la marginalisation définitive de l'institution
constitutionnelle: alors que les premiers madjles (législatures du Parlement) jouèrent un rôle
important, les suivants furent de moins en moins réunis, Rezâ Khān imposant son propre
gouvernement à Ahmad Shah (1921), avant de le conduire à l'abdication (1925). Devenu shah, il
transforma le madjles en instrument de pouvoir, choisissant lui-même les députés et interdisant par
ailleurs les partis politiques 355.
Même si elle n'a jamais cessé de s'étendre, la pratique autoritaire s'est trouvée aménagée par
l'adjonction de mécanismes parallèles de pénétration au sein de la société. Nous avons vu le rôle
important de l'appel au notable, puissant au XIXe siècle, et qui n'a jamais totalement disparu: tout en
imposant son ordre politique propre, Rezā Shah n'a pas réellement cherché à démanteler
l'aristocratie traditionnelle ; les terres qu'il parvint à lui confisquer leur furent en partie restituées
par son fils, qui se réengagea pourtant, en 1962 et 1963, une fois son pouvoir consolidé, dans une
nouvelle réforme agraire qui corroda lentement son pouvoir politique 356.
Le centre, en réalité, construisit empiriquement diverses méthodes pour atteindre la périphérie.
Ce put être en ménageant, de façon plus ou moins manifeste, les notables traditionnels, contribuant
ainsi à les ériger en patrons locaux et à faire du rapport de clientèle un mode priviligié d'accès au
centre : tel fut le rôle assumé de fait par les ākā(yan) dans l'Est anatolien durant l'époque kémaliste
357
. Ce fut aussi en favorisant, par une réforme agraire, l'avènement de nouveaux dirigeants locaux
auxquels le parti unique abandonne la gestion économique et politique du village : telle fut la
procédure utilisée par le régime nassérien pour atteindre la paysannerie au prix d'un puissant
abandon de pouvoirs entre les mains de ces nouveaux notables 358. Ce put être également en laissant
se reconstituer, au niveau urbain, des petits patrons servant de protecteurs et de relais auprès de
masses nouvellement intégrées à la ville et étrangères à la scène politique : tel fut le statut des
futuwwat dans les villes égyptiennes et singulièrement au Caire 359. Ce fut enfin, cas extrême et plus
coûteux, en laissant les notables traditionnels s'ériger en véritables acteurs de la scène politique
nationale, utilisant à cette fin leurs ressources propres : tel fut le devenir des zu'amā (pluriel de
za(ïm) libanais, véritables chefs de clan traditionnels, devenus chefs de partis et détournant à leur
profit la concurrence électorale360. Preuve est d'ailleurs faite, avec ce dernier exemple, que le
relâchement des structures autoritaires et l'introduction du pluralisme politique risque de se révéler
particulièrement coûteux pour le centre, jusqu'à précipiter son démantèlement en provoquant
l'exacerbation du clientélisme.
De la même manière, le centre se trouve bien souvent conduit à réintroduire les (ulamā sur la
scène politique, pour bénéficier ainsi d'un nouveau mode d'accès au sein de la société
traditionnelle : tel fut le souci constant des régimes égyptiens successifs qui érigèrent peu à peu les
notables religieux en fonctionnaires bien dotés, en protégeant et surveillant Al Azhar, et en utilisant
les shuyukh (pluriel de shaykh) comme agents intermédiaires auprès des populations récemment
urbanisées du Caire 361.
Ces accommodements ne doivent pas être interprétés comme le signe d'un abandon de la
stratégie autocentrée menée par les élites politiques modernes : ils sont simplement le prix consenti
par le centre pour coexister avec une périphérie qu'il ne parvient pas à intégrer dans sa propre
scène politique. Les acteurs traditionnels en tirent, de leur côté, de précieux avantages, et
notamment celui de pouvoir, au-delà de leur attitude critique à l'égard du centre, obtenir de celui-ci
allocations et prestations, et notamment la redistribution des ressources venues de périphéries plus
riches ou de l'étranger.
Cette dualité connaît cependant ses limites. Elle n'est assimilable ni à une division du travail, ni
au savant équilibre entre le centre et la périphérie qui rythme de façon très ordonnée la vie étatique
occidentale. Le jeu n'est pas celui « du préfet et de ses notables », ni celui de leur nouveau « sacre »
par l'État 362. Fait essentiellement sur la base d'un rejet réciproque, il ne s'assimile même pas à une «
coexistence pacifique », tant la dynamique de chacun des camps est orientée vers la destruction de
l'autre ; il n'est que le reflet d'un rapport de forces, vécu comme conjoncturel, traduisant en réalité
une institutionnalisation d'autant plus précaire que la participation politique s'élève brutalement 363.
Tout se passe, en réalité, comme si se faisaient face deux rationalités contradictoires, l'une inspirée
d'un ordre international qui entretient et justifie la reproduction d'une formule étatique, l'autre issue
d'une dynamique endogène qui la remet sans cesse en cause 364. Cette dualité se maintient au prix
d'un effort désespéré consenti par le centre moderne pour obtenir une légitimité rationnelle-légale
en référence à des formes plus traditionnelles de légitimité : légitimité militaire dont se
réclamèrent Mustafā Kemal, Rezā Khān ou les officiers libres égyptiens, mais qui est plus ou
moins compromise par le rôle de l'institution prétorienne au centre même de la scène politique
nouvelle ; légitimité tribale ou communautaire dont peuvent se réclamer les États de la péninsule
arabique, mais qui contredit l'universalisme du modèle étatique ; légitimité religieuse en Arabie
saoudite, au Maroc, dans la plupart des monarchies traditionnelles, mais qui se heurte alors plus ou
moins à la prétention des (ulamā ou d'une nouvelle intelligentsia religieuse 365.
D'autre part, l'ambiguïté se trouve alimentée par la confusion d'une logique universaliste et une
logique particulariste auxquelles recourt alternativement le pouvoir. La première oriente son
discours, l'agencement formel de ses institutions, la façade constitutionnelle, le développement de
sa bureaucratie. La seconde caractérise, en réalité, le plus clair des dimensions concrètes de son
action : la mobilisation des ressources, prioritairement orientée vers la protection et l'auto-
reproduction de l'élite politique ; les différentes formes d'interaction avec la périphérie sociale,
dont les divers processus clientélistes que nous avons envisagés sont l'expression la plus probante.
Les périphéries sociales ne sont pas indifférentes au processus de modernisation et aux stratégies
menées par le centre. Elles se trouvent même restructurées selon des orientations qui font naître de
nouveaux intérêts, de nouvelles alliances, voire de nouveaux groupes ou mouvements sociaux. Ce
qui, contrairement à ce qui put être observé au cours du développement politique occidental, ne
favorise pas l'institutionnalisation du pouvoir politique central.
Cette œuvre de restructuration se traduisit d'abord par une dépossession de prérogatives de l'élite
religieuse. L'« ère des tulipes » démontra pour la première fois que les (ulamā ne constituaient plus
la seule catégorie éduquée au sein de la société ottomane : ils perdaient ainsi un monopole qui
s'était révélé une ressource et qui les avait placés au sommet de la pyramide sociale. Cette mise en
échec précipita leur alliance avec les autres groupes traditionnels menacés, notamment les
janissaires avec qui ils se coalisèrent pour mettre un terme à l'expérience réformatrice du sultan
Salim III. Mais l'œuvre de dépossession s'amplifia tout au long du XIXe siècle, affectant le
monopole que le clergé détenait jusque-là dans le domaine judiciaire, éducatif et de gestion du wakf
autant de secteurs que les tanzimāt firent au moins partiellement glisser sous le contrôle de l'État 366.
Le même phénomène peut être observé en Perse où la modernisation de l'administration, de
l'enseignement et de la justice se fit au détriment des mollā Encore que la comparaison avec
l'Empire ottoman fasse apparaître des différences significatives: moins précise et moins ferme
sous les Kâdjâr, l'œuvre de modernisation était davantage perçue en termes de menaces qu'en
termes de dépossessions réelles ; s'adressant à un clergé beaucoup plus structuré que dans le monde
turc, ces défis favorisèrent la constitution du clergé en acteur politique d'autant plus puissant et
structuré 367. L'œuvre de dépossession put même hâter le processus de structuration du clergé en
groupe : libérés de l'ambiguïté entretenue par l'ancienne dynastie safavide qui se réclamait d'une
ascendance sainte 368, les religieux purent se constituer en groupe autonome, fondé à critiquer et à
se doter d'une hiérarchie dont les contours nous sont maintenant familiers mais qui ne remontent
qu'au siècle dernier. Ce groupe connut, surtout en Perse mais, à un degré moindre, partout ailleurs,
des possibilités d'action particulièrement nourries et variées. Sa puissance tenait – et tient encore –
à plusieurs facteurs. En tout premier lieu, à une possibilité d'alliance ou d'influence en plusieurs
directions : vers les notables traditionnels dont les intérêts étaient voisins, comme les différentes
réformes agraires le montrèrent périodiquement ; vers la petite bourgeoisie marchande, d'autant
plus prompte à se tourner vers les religieux qu'elle associe la concurrence dont elle est victime à
l'œuvre de l'étranger et des minorités culturelles ; vers les masses paysannes ou, a fortiori,
récemment urbanisées, qui sont encore à la recherche d'agents susceptibles de protéger leur
particularisme communautaire, de combattre les effets de la mobilisation sociale, d'exprimer, de
transmettre leurs demandes ou de favoriser leur accès au centre 369.
Quant à la diversité des stratégies possibles, elle tient à l'opportunité qui était – et reste – ouverte
au clergé de combattre la modernité, tout en sachant utiliser celle-ci à son profit. La coïncidence
entre le moderne et l'étranger permet que seule l'élite religieuse puisse organiser la mobilisation
politique contre le centre et fédérer les diverses résistances sociales, rôle que ni le notable foncier
ni le petit commerçant ne peuvent sérieusement lui disputer, le premier du fait des progrès de
l'urbanisation, le second parce que son influence est moindre. Alliés aux janissaires au XVIIIe
siècle, aux a(yān au cours du XIXe siècle, aux bāzāri(s) persans face à la pénétration économique
occidentale, à l'aristocratie terrienne lorsque le centre procédait à la redistribution des terres,
jouant un rôle dirigeant dans les villages turcs, égyptiens ou persans, tenant un rôle de patron dans
les quartiers populaires de Téhéran, les religieux ont ainsi amplement – et très diversement –
profité des contestations régulièrement dirigées contre la modernité.
Il serait pourtant inexact de limiter la sphère d'action du personnel religieux à la seule promotion
de la tradition. Il peut être en situation de profiter de la modernité, au moins dans un de ses aspects
essentiels et le plus politiques. Ses ressources de pouvoir peuvent l'inciter à miser sur les effets
bénéfiques d'une limitation de l'absolutisme monarchique et de la mise en place de contre-
pouvoirs, voire d'instances de représentation, qu'il peut espérer contrôler. La distinction doit être
faite cependant entre le petit clergé ottoman (sufta) – qui avait moins à espérer de ce changement au
sommet que de la dénonciation du centre et du tanzimāt – et les grands (ulamā qui pouvaient
rejoindre les Jeunes Ottomans pour réclamer la régression de l'absolutisme sultanique qui leur
portait ombrage 370. De la même manière, la hiérarchie religieuse persane avait beau jeu de s'allier
aux bāzāri(s) non pas pour la seule promotion de la tradition, mais pour contester les pouvoirs
détenus par le shah, pour demander une constitution qui lui donnerait un rôle effectif et pour exiger
un madjles (Parlement) qu'elle pouvait espérer contrôler 371. Les religieux purent ainsi attirer à leur
côté une partie de la nouvelle intelligentsia et faire admettre que leur combat ne visait pas la
modernité en général, mais une modernité avilie par son assise étrangère et par le renforcement
outrancier des pouvoirs du centre.
Le pouvoir a toujours tenté de neutraliser un clergé tantôt traditionaliste, tantôt révolutionnaire,
en se conciliant notamment en Égypte les (ulamā et en les contrôlant pour en faire ses propres
salariés. Une telle tutelle n'est pourtant qu'une faible parade : à mesure qu'elle s'exerce, elle favorise
la constitution parallèle d'un clergé officieux, récupérant la légitimité et la crédibilité perdues par
les (ulamā officiels, et dotant ainsi une nouvelle élite religieuse de toutes les fonctions abandonnées
par ceux-ci 372. Le même phénomène a pu être observé en Iran, porteur des mêmes conséquences,
sous les Pahlavi, avec la nomination par le shāh de l'emām jom'e 373.
Au-delà de cette redistribution des alliances et de ces réorientations stratégiques, la
modernisation favorise, plus généralement, un processus de mobilisation sociale, se traduisant
notamment par les progrès de l'urbanisation, et donc la destabilisation des structures
communautaires rurales, l'essor des communications, ainsi que le développement d'une économie
marchande et industrielle. Souhaitée et encouragée par le centre, mais dans la mesure seulement où
elle ne risque pas de donner naissance à une élite concurrente, elle se déploie davantage dans ses
dimensions sociales que dans ses aspects strictement économiques : elle favorise ainsi la formation
d'un vaste public dont le centre pouvait escompter qu'il s'émancipât de ses liens de tutelle
traditionnels, sans hâter la constitution d'un personnel tirant de son appartenance à la vie
industrielle une compétence et des ressources supérieures à celles du prince et de son entourage 374.
La première partie au moins de ce calcul – d'inspiration développementaliste – s'est révélée fausse.
Plus l'urbanisation s'est accélérée, plus elle a contribué à former, à la périphérie de métropoles
devenues gigantesques, un public de migrants ruraux cherchant à reconstituer ses anciennes
solidarités communautaires. Loin de devenir des soutiens de la politique moderne, les nouvelles
populations de Téhéran et du Caire, par ailleurs sous-employées du fait de la politique
d'industrialisation sélective, ont servi de troupes aux différents groupes qui contestaient la
modernité. D'autant que tout contribuait à les éloigner de l'ordre politique central : la difficulté
matérielle et culturelle d'accéder au centre, la facilité avec laquelle se reconstruisent, quartier par
quartier, rue par rue, les solidarités communautaires 375, et surtout la frustration qui était à la
mesure des efforts individuellement fournis par les uns et les autres pour accéder
professionnellement à une modernité socio-économique extrêmement parcimonieuse. La petite
intelligentsia victime de ces illusions constitue ainsi, en alliance avec les élites religieuses, une
nouvelle catégorie sociale qui se substitue aux notables locaux pour former non pas ce relais
espéré par le centre politique, mais un nouveau réseau de patrons ou tout simplement de dirigeants
d'opinion, qui le met en échec, bousculant par la même occasion le rôle traditionnel des bāzāri(s)
dans les milieux urbains, à la fin du siècle dernier et au début de celui-ci.
Ainsi, l'entrée de la modernité politique dans les espaces sociaux du monde musulman reste
partielle, fragile, voire, défi suprême, mise en échec par la démonstration que font ses adversaires
des contradictions qui la minent, entre un recours sans cesse plus affirmé à l'autoritarisme et la
revendication d'une participation populaire qui serait en rupture avec l'ordre traditionnel. Face à
tous ces échecs, le centre se défend par le recours à une répression sans cesse plus efficace que lui
offre le progrès technologique. Il répond aussi, comme nous le verrons, par la définition de
régimes et de formes institutionnelles sans cesse plus différenciés, distinguant notamment entre des
formules de continuité, confirmant l'ancienne autocratie dans son entreprise modernisatrice, et des
formules révolutionnaires confiant celle-ci directement à la bureaucratie qui s'est peu à peu
constituée sur la scène moderne.
Il reste que, dans un cas comme dans l'autre, le mode néo-patrimonial continue à prévaloir
comme l'aboutissement logique du double échec des stratégies de sortie et d'entrée déployées par le
centre 376. Est-ce une malédiction qui rejette impitoyablement dans l'autoritarisme les régimes
extra-occidentaux et qui limite le choix des dirigeants politiques à la simple option entre différents
modes de répression ? Mais cet ordre de la dualité confère aux espaces sociaux une capacité de
réponse et de protection qui peut être la base d'une invention politique.
CHAPITRE VI

Y a-t-il des modernités autres qu'occidentales ?


Source de tensions et soumise à contestations, génératrice de perturbations, mais porteuse d'un
type de rationalité dont aucune société du monde présent ne peut totalement s'abstraire, la scène
politique moderne est appelée à devenir, en monde musulman comme ailleurs, un élément familier
– et probablement durable – de l'ordre social. Même si l'hypothèse néo-patrimoniale que nous
venons de développer est assez juste dans sa description, elle présente, au-delà de sa sévérité et de
son pessimisme, un défaut malheureusement courant en sociologie : celui de réduire les
différences d'une réalisation concrète à l'autre et, par là même, d'occulter les choix effectués et les
politiques menées, çà et là, par des acteurs politiques qui ne se ressemblent guère.
Sans retomber dans la rigidité formelle des typologies, il semble que la gestion de la scène
politique moderne renvoie, dans la vie présente du monde musulman, à trois options qui alimentent
les débats. La première est celle, à tout le moins risquée, de la continuité : se parant d'une légitimité
traditionnelle, le prince s'efforce d'imposer un jeu politique moderne, entretenant ainsi
volontairement une certaine confusion entre modernisation et conservatisme. Cette formule fut la
première à se forger : on l'a vu à l'œuvre dans l'Empire ottoman ou dans la Perse des Kâdjâr ; elle
se maintient, avec des succès inégaux, dans les monarchies contemporaines. La seconde option
consacre au contraire la solution de continuité: modernisation rime avec révolution, les formes
traditionnelles de pouvoir politique sont dénoncées comme injustes et inefficaces, pour leur
substituer des pratiques nouvelles, comme celles du ba'thisme, du nasserisme ou du bourguibisme.
Mais, depuis peu, le débat se complique avec l'intervention d'une troisième voie, liée aux progrès
du radicalisme islamique : la référence à la tradition se trouve promue non plus sur la base de la
continuité de l'exercice du pouvoir, mais pour militer en faveur d'un retour. La scène politique
moderne elle-même, sévèrement critiquée, voire dénoncée, réapparaît sous une forme renouvelée,
mais sans perdre pour autant son artifice, ses contradictions et ses pulsions autoritaires, comme
l'atteste la pratique contemporaine de la République islamique iranienne : il est né, avec celle-ci, un
troisième modèle qu'on peut assimiler à une contre-modernisation. Dans leur fonctionnement
quotidien, chacune de ces trois pratiques contient un effort d'innovation, c'est-à-dire, tout
simplement, d'adaptation et d'actualisation : leur difficile pari est de parvenir, au-delà de ce qui
ressemble souvent à la conciliation des contraires, à l'invention empirique d'un modèle de
modernisation propre au monde contemporain.

La modernisation conservatrice.

La continuité ne peut être viable que si le prince dispose d'un puissant capital de légitimité. Dans
ces conditions, la particularité des systèmes politiques qui la pratiquent encore aujourd'hui apparaît
avec éclat. C'est le cas du Maroc, où la monarchie dispose d'une double ressource rare : la capacité
qui lui est reconnue de manipuler les symboles religieux, alors que l'Islam tend le plus
généralement à nier toute délégation ; la vocation qui lui est assignée, par les notables eux-mêmes,
d'être le lieu de réconciliation des tribus en perpétuel litige377. Force est d'admettre déjà le surplus
d'autorité dont jouit a priori le monarque chérifien par rapport au calife ottoman lui-même. Ces
avantages se retrouvent dans les royaumes et principautés de la péninsule arabique: l'absence – ou,
à tout le moins, la plus grande discrétion – des tutelles étrangères renforce la crédibilité des
formules traditionnelles de légitimité et évite que ne soient confondues modernisation et
manipulation étrangère. Cette situation a incontestablement accru la marge de manœuvre dont
disposaient les élites modernisatrices pour contrôler la formation des alliances et pour faire
alterner, au gré des circonstances, une politique de défense de la tradition et une politique de
modernisation 378.
Cette stratégie n'a pas réussi aux Kâdjâr, en Perse, victimes en même temps d'une légitimité trop
particulariste, tenant à leur identité tribale, et de leur politique d'alliance forcée avec les puissances
étrangères, laquelle confortait en retour le jeu contestataire et l'influence concurrente du clergé.
Elle a encore moins réussi à la dynastie Pahlavi qui leur a succédé et dont le fondateur, Rezā Khān,
avait fait le choix difficile, en restaurant la monarchie à son profit, de miser sur la capacité
incertaine dont disposait l'autorité traditionnelle à entraîner l'adhésion de la population à la scène
politique moderne qu'il aspirait à construire. Le pari pouvait être à la rigueur tenu dans la première
étape de son règne, lorsqu'il put effectivement s'appuyer sur les élites traditionnelles, et en
particulier le clergé, pour combattre l'influence étrangère et promouvoir une politique
d'inspiration nationaliste 379. Il perdit ensuite toute sa pertinence lorsque Rezā Shāh dut
institutionnaliser son pouvoir face à la société traditionnelle et sans pouvoir s'appuyer, en
compensation, sur une armée ni sur une bureaucratie suffisamment fortes. Non seulement alors le
jeu politique mis en place ne disposait plus d'aucune légitimité traditionnelle, mais il ne pouvait
guère davantage compter sur un argument révolutionnaire, que confisqua plus tard le mouvement
mossadeghiste. Cette crise récurrente de légitimation de la modernité qui affecta le règne des
Pahlavi conduisit très tôt à une exacerbation de la logique néo-patrimoniale : à défaut de s'insérer
dans l'ordre social, l'idée et la pratique du changement ne gardèrent de consistance, dès le règne de
Rezā Shāh, qu'autant qu'elles renforçaient le pouvoir personnel du monarque. Cette perspective se
reproduisit, faute d'alternative, sous le règne de son fils, même si celui-ci tenta, tardivement et de
façon désespérée, de glisser vers une formule de mobilisation populaire, avec la création, en 1975,
d'un parti unique, le rastākhiz. La formule échoua d'autant plus nettement que la pratique néo-
patrimoniale du pouvoir avait favorisé l'essor d'une société de cour, le sur-développement artificiel
d'une bureaucratie et surtout l'appropriation ou la manipulation des revenus issus du pétrole par les
élites politiques ; autant d'éléments qui bloquèrent très vite la formation d'une bourgeoisie
nationale capable d'aider à la légitimation d'une vie politique moderne et de l'idée de modernité.
L'une et l'autre restaient – du moins jusqu'à la révolution de 1979 – en complet décalage par
rapport aux différents éléments constitutifs de la société iranienne 380.
L'exemple iranien suggère les difficultés de la modernisation conservatrice en monde
musulman ; on peut l'étendre à la monarchie afghane – l'œuvre d'Amanullāh Khān (1919-1928) y
est à rapprocher de celle de Rezâ Shah - pour expliciter les mêmes blocages 381. Cette précarité des
ressources modernisatrices caractérise aussi l'aventure malheureuse des Sanussi en Libye et celle
de l'imamat yéménite. Dans chacun des cas, des facteurs comparables peuvent être mis en avant
pour expliquer les échecs subis. D'abord, les difficultés associées à une culture communautaire qui
dote le prince d'une identité tribale particulariste, peu compatible avec le caractère universaliste du
projet modernisateur : les monarchies libyenne et afghane, et avant eux les Kâdjâr en Perse, ont
considérablement souffert de leur nature tribale qui faisait obstacle à leur entreprise de
construction d'un centre gouvernemental. La dissémination des ressources traditionnelles de
légitimité se présente comme un autre facteur de blocage : contrairement à la structure de pouvoir
mise en place dans les monarchies occidentales post-médiévales, les rôles traditionnels d'autorité
ne cessent d'obéir à une logique centrifuge 382. La permanence des cultures communautaires n'est
pas seule en cause : ses effets sont renforcés par les orientations qui caractérisent la construction
islamique du pouvoir, rebelle à la hiérarchie, à la constitution d'une légitimité politique et d'un
droit temporel ; ils sont actualisés, surtout, par la faible capacité de la scène politique moderne à
répondre aux espoirs de gain des divers acteurs sociaux périphériques, favorisant par là même la
reconstitution, à tous les niveaux, de sites traditionnels de contre-pouvoir ou d'expression des
mécontentements. Les a(yān, les (ulamā ou, par substitution, l'intelligentsia religieuse ne retiraient –
et dans beaucoup de cas ne retirent encore – que peu d'avantages d'une collaboration avec le prince
modernisateur, à l'encontre, en Occident, de l'aristocratie de cour, des élites financières ou des
chantres du gallicanisme. La différence tient à l'inégalité des ressources détenues par le prince,
mais elle est liée surtout à la logique d'exclusion qui anime les stratégies néo-patrimoniales et qui
conduit les divers acteurs sociaux à promouvoir leurs intérêts hors de la scène politique et donc,
alternativement, en des espaces traditionnels ou au sein d'organisations qui proclament leur
attachement à la modernité et qui dénoncent l'illégitimité de la monarchie conservatrice : le rôle
joué, tour à tour, par le mollā et le technocrate mossadeghiste marque bien l'étroitesse de la marge
qui fut celle du système Pahlavi.
Face à ces différentes histoires, la configuration des monarchies marocaine et saoudienne
constitue une réalité marginale ou, du moins, spécifique. L'individualité marocaine s'exprime tout
entière dans le système du makhzen, qui érige l'espace politique du prince en instance d'appel et de
conciliation : le jeu politique royal s'en trouve constitué en lieu de convergence, aussi puissamment
qu'il devint ailleurs lieu d'exclusion 383.
L'exception n'est pourtant que relative. Le système du makhzen n'atteint son optimum d'efficacité
politique que s'il limite sa fonction de réforme et confine à l'immobilisme social. Rémy Leveau a
remarquablement montré comment la monarchie chérifienne se pérennise en privilégiant ses liens
avec les notables ruraux et en protégeant ceux-ci de réformes socio-économiques qui les
affaibliraient 384. L'ampleur des ressources traditionnelles détenues par le monarque reste donc
fonction de la prudence avec laquelle se trouve menée la politique de modernisation.
Plus gravement encore, cette politique d'immobilisme relatif est porteuse d'effets pervers : en
limitant l'œuvre de réforme agraire, le système du makhzen précipite une partie de la population
rurale hors des campagnes, activant ainsi une urbanisation erratique susceptible de donner peu à
peu naissance à une dynamique politique difficilement contrôlable par le centre. De même, pour
parer à ce développement économique périphérique, le système monarchique doit-il recourir de
plus en plus ouvertement aux pratiques néo-patrimoniales les plus banales. Ainsi le roi s'érige-t-il
lui-même en premier entrepreneur privé et en dispensateur privilégié des rôles et des biens
économiques 385 ; de même procède-t-il, pour absorber la main-d'œuvre nouvelle, à un gonflement
sans cesse plus prononcé des appareils bureaucratiques386 ; enfin, il doit se résoudre à limiter la
participation politique pour stabiliser son régime387, mettant ainsi périodiquement en échec les
tentatives de démocratisation. Autant d'éléments qui privent la scène politique de ses possibilités
d'ouverture ou de régulation des espaces sociaux périphériques, et qui risquent de la faire peu à peu
glisser vers une situation d'extériorité qui la banaliserait au sein du monde musulman.
Dès lors peut-on, avec Rémy Leveau, retrouver certains indices familiers, attestant la mise en
échec de la formule de modernisation conservatrice : la fragilité de la fonction de réforme, certes,
mais aussi la réactivation périodique de la menace prétorienne, parallèle à l'attraction exercée par
les mouvements islamistes sur les jeunes diplômés chômeurs 388. Il reste que la constitution de ces
deux sites classiques d'exercice de la fonction d'opposition est moins facile ici qu'ailleurs : la
légitimité religieuse du roi, liée à une politique d'alliance avec les (ulamā et de reprise à son
compte de certaines orientations propres aux mouvements islamistes, limite les possibilités,
courantes ailleurs, d'autonomie de la tradition par rapport au prince 389. Ces pratiques permettent
certes de protéger la légitimité traditionnelle dont dispose la scène politique, mais elles ne l'aident
nullement à prendre en charge la fonction de modernisation : force est donc d'admettre que celle-ci
se trouve à nouveau renvoyée aux ressources – fragiles et banales – que lui offre la pratique néo-
patrimoniale, dont on peut se demander si, à terme, elle ne risque pas d'éroder la légitimité dont
dispose le monarque.
Les monarchies et principautés de la péninsule arabique disposent, semble-t-il, d'atouts plus
efficaces : grâce à une pression démographique moindre, et à une rente pétrolière substantielle,
elles se trouvent davantage à l'abri des effets pervers de la modernisation. Il reste que, pas plus que
le Maroc, l'Arabie saoudite ou les Émirats ne sont en situation d'invention d'un modèle spécifique
de modernité politique, et ils connaissent la même dérive néo-patrimoniale : il est même
significatif que les manifestations de contestation religieuse qui se développèrent à La Mecque
accélérèrent la construction d'une scène politique moderne comparable à celle dont se dotèrent les
autres pays du monde musulman, en amorçant notamment le dépérissement d'un ordre «
constitutionnel » uniquement fondé sur la shari'a390; en même temps, l'essor de cette contestation, y
compris chez les élites saoudiennes modernes 391, hâte la décomposition du fondement religieux du
pouvoir politique, et donc la banalisation de celui-ci.
La modernisation conservatrice n'est donc porteuse d'aucune formule originale de
reconstruction de l'ordre politique et tend même à perdre son sens à mesure qu'elle mène – avec
plus ou moins de retenue – une fonction de réforme qui risque, sinon de lui être fatale, du moins de
la conduire à un processus d'autotransformation conforme à une logique autrefois analysée par
David Apter 392. Beaucoup dépend, en réalité, des deux variables que celui-ci avait, en son temps,
dégagées : plus l'autorité traditionnelle correspond à un ordre hiérarchique, ou du moins pré-
centralisé, protégé du particularisme tribal, comme c'est le cas au Maroc, plus le prince dispose de
ressources capables d'imposer la construction de la scène politique moderne ; plus l'ordre social
dépend, pour maintenir sa coalescence, de valeurs religieuses sur lesquelles le monarque n'a que
très faiblement prise, plus l'œuvre de modernisation se trouve déportée hors des espaces politiques
traditionnels, et prise en charge notamment par la bureaucratie militaire. Au total, le mode
conservateur décrit une capacité plus ou moins forte d'entrer dans la modernité, de mobiliser des
ressources et des soutiens en faveur des rôles qui en dérivent, mais non pas une formule de gestion
nouvelle concurrente à celle mise en place par ailleurs. Que la monarchie marocaine vienne à
recourir, pour assurer sa survie, à des surenchères islamistes et à des concessions répétées à sa
bureaucratie et à son armée, notamment par le biais du conflit du Sahara, montre clairement que les
solutions adoptées ne sont guère nouvelles.
La modernisation révolutionnaire.

La prise directe du pouvoir par les acteurs de la scène politique constitue un autre scénario dont
le caractère révolutionnaire tient à son mode de réalisation beaucoup plus qu'à la nature du résultat
qui en dérive. Elle suppose, en effet, le renversement des élites traditionnelles dont on dénonce
l'œuvre insuffisamment novatrice, de manière à donner au coup d'État une valeur révolutionnaire
garantie par son orientation progressiste et modernisatrice. Le rôle discret joué par les masses
dans le processus de conquête du pouvoir trouve son substitut dans toute une symbolique de la
modernité volontiers gauchie par le jeu d'autres attributs révolutionnaires : référence au
socialisme, à la lutte contre l'impérialisme et à l'idéal égalitaire. Il reste que le fonctionnement du
système politique mis en place ne traduit aucune rupture profonde ; le jeu modernisateur peut
paraître plus franc dans la mesure où il est pris en charge par des acteurs qui en font la marque de
leur identité, qu'il s'agisse de l'armée en Égypte, en Syrie ou en Irak 393, ou des technocrates civils,
ingénieurs ou bureaucrates, comme ce fut le cas dans l'Iran de Mossadegh 394. La pratique néo-
patrimoniale n'en est cependant que plus nette, libérée en même temps du poids des symboles
traditionnels et de l'obligation de concession à une aristocratie ou à des groupes sociaux clefs de
l'ordre en place.
Le meilleur signe en est que la légitimité ne suit pas et que l'idéologie ambiante reste
essentiellement instrumentale. L'exemple du nasserisme est très parlant, caractérisé par son extrême
pragmatisme, l'absence de doctrine fixe et le caractère assez tardif de sa formalisation autour de
thèmes qui ne firent leur apparition qu'au printemps 1955 : lutte contre l'impérialisme, contre la
féodalité, contre les monopoles et la domination capitaliste, pour la justice sociale, pour une armée
puissante et pour la démocratie 395... Cette première ébauche de programme ne constitue qu'une
timide évolution par rapport à l'absence de toute référence doctrinale qui caractérisait le
mouvement des Officiers libres ; elle vit le jour au gré d'hésitations et de retournements
conjoncturels, conduisant même un moment Nasser à s'appuyer sur l'islam traditionnel en
effectuant, en août 1954, un pélerinage à La Mecque et en organisant, le mois suivant, un congrès
islamique au Caire 396.
L'option socialiste a surtout valeur d'instrument. Elle tient certes à un choix diplomatique qui
n'était pas programmé, mais qui conduisit le ra'is à s'engager, plus ou moins contraint et forcé,
dans une alliance avec l'URSS. Elle découle aussi d'une stratégie de compensation à l'échec de la
République arabe unie et de la volonté d'expérimenter une autre formule de mobilisation. Mais elle
dérive surtout d'une mise en pratique assez banale du modèle politique néo-patrimonial : le
socialisme assurait à la classe politique le surcroît de contrôle sur la société dont le privait
l'absence de légitimité traditionnelle ; il lui permettait, en même temps, de contenir, voire
d'entraver, la formation d'une élite économique indépendante capable de lui disputer le pouvoir.
C'est dans cette optique qu'il faut comprendre la mise en place de la planification en 1957, d'une
politique de contrôle renforcé sur l'industrie, l'année suivante, la nationalisation des banques en
1960 et, surtout, au cours de l'année 1961, la constitution de propriétés d'État qui a largement
contribué à briser l'élite économique égyptienne 397. Sur le plan foncier, le socialisme a conduit,
selon la même logique, à une réforme agraire limitée, juste suffisante pour priver de ressources
l'ancienne élite foncière, et consolider ainsi dans les campagnes le pouvoir nasserien, tout en se
conciliant la clientèle des petits paysans et des petits propriétaires 398. En tout état de cause, le
caractère flou de l'idéologie se vérifie au fil des discours tenus et des écrits publiés par l'Union
socialiste arabe, le parti unique créé par Nasser et qui, de 1962 à 1968, s'efforce cependant de
justifier d'un contenu doctrinal : les thèses de la lutte des classes, de la « société sans classe » et de
la dictature du prolétariat y sont rejetées et remplacées par une théorie de la « lutte des classes
limitée » dont le contour est beaucoup plus incertain 399.
Le socialisme nasserien s'identifie surtout comme mode d'organisation de la scène politique
officielle, comme formule de gestion du pouvoir politique par l'élite qu'elle produit. Preuve en est
d'abord le surcroît de ressource et de protection dont a été progressivement dotée la bureaucratie,
comme en témoigne déjà la politique économique menée, mais comme l'atteste surtout la décision
prise par Nasser d'offrir un poste dans la bureaucratie d'État à tous les diplômés de l'enseignement
supérieur. La pléthore bureaucratique qui en a découlé a eu certes des effets négatifs, tant sur la vie
économique que sur l'efficacité administrative ; elle a constitué cependant un moyen éprouvé de
neutraliser les risques de formation d'une élite rivale. De même les nationalisations successives
ont-elles favorisé la constitution d'un grand nombre d'organismes publics et de près de quatre cents
entreprises publiques qu'un décret de décembre 1961 plaça sous la tutelle de treize ministères. Si on
y ajoute les lois sociales du printemps 1961 qui affaiblirent considérablement la bourgeoisie
économique, on peut tenir pour acquis que l'ensemble des pratiques nasseriennes eurent pour effet
de substituer à cette bourgeoisie une petite «bourgeoisie d'État » tenant sa force des positions
qu'elle occupait sur la scène politique 400.
Encore que, là aussi, la prudence des interprétations soit de mise. Contrairement à un phénomène
courant en Occident, l'élite qui se dégage n'est pas le produit d'un État auquel elle aurait dû
l'essentiel de ses ressources. Elle précède clairement la constitution d'administrations publiques
dont elle favorise ensuite la croissance démesurée, de manière à mieux se protéger et à se doter
d'instruments supplémentaires. L'évolution du régime égyptien depuis la dernière guerre est, de ce
point de vue, significative. Le renversement du roi Fārūk, en 1952, n'est pas le fait de l'État
égyptien, d'une de ses fractions, ni même de la bureaucratie militaire, mais d'un groupe d'Officiers
libres, liés par des liens familiaux. L'éviction, deux ans plus tard, de Neguib, qui prônait un retour
de l'armée dans ses casernes et une restauration de la vie parlementaire, exprime clairement
l'orientation particulariste du groupe au pouvoir et son souci d'auto-reproduction. Cette double
caractéristique se confirme, au fil des années, à la faveur de la présidentialisation et de la
personnalisation du régime : elle s'exprime dans la permanence, autour de la personne du ra'is,
d'une petite élite militaire monopolisant les fonctions de domination et dont les civils restaient
l'instrument 401.
Cette base particulariste n'est d'ailleurs pas propre à la seule Égypte ; on la retrouve dans
l'ensemble des régimes relevant de la modernisation révolutionnaire, comme expression de cet
isolement qui frappe la scène politique moderne : tel est le cas de la Syrie, où l'élite au pouvoir
tient ses ressources de son identité alaouite et de la présence active de cette minorité au sein de
l'armée, et notamment de l'école d'artillerie d'Alep où plus de 90 % des candidats qui s'y étaient
présentés en juillet 1979 en étaient originaires 402. Le phénomène est encore plus net en Irak, où la
direction du ba'th, seul au pouvoir depuis 1968, peut être clairement identifiée en termes de liens
personnels et familiaux, et donc conformément à une logique communautaire de distribution et
d'exercice du pouvoir. Dès le début des années 1950, le ba'th irakien était organisé sous la direction
de Fuad al-Rikabi et d'un petit groupe de chiites recrutés majoritairement au sein de sa famille ou
parmi ses condisciples ; le groupe qui accéda au pouvoir en 1968 autour de Hasan al-Bakr et de
Saddam Husain était sunnite, mais exclusivement originaire de la ville de Takrit 403. Ce passage
d'une direction chiite à une direction sunnite révèle en même temps la flexibilité du programme
ba'thiste et, comme pour le nasserisme, la grande souplesse des thèses qu'il consacre au «
socialisme arabe » ou à l'« unité arabe » : dans la proclamation du nouveau régime, en septembre
1968, la définition de l'Islam comme « religion d'État », du socialisme comme fondement de
l'économie, n'avaient certainement pas la même pertinence que la décision de faire du Conseil de
commandement révolutionnaire l'autorité exécutive suprême 404. Celle-ci a d'ailleurs peu à peu
pénétré les institutions militaires et gouvernementales, jusqu'à la complète fusion de l'État et du
parti, en septembre 1977.
Cette patrimonialisation de la scène politique rend d'autant plus délicate la pénétration de la
périphérie. L'atout de la modernisation révolutionnaire est certes de pouvoir recourir à la réforme
agraire sans risque de s'aliéner, comme la monarchie conservatrice, l'un de ses soutiens naturels.
L'exemple égyptien montre cependant la prudence des acteurs politiques : la première réforme
intervient rapidement, dès septembre 1952, mais elle se contenta de limiter le droit de propriété à
un peu plus de quatre-vingts hectares, atteignant essentiellement les plus gros propriétaires
terriens ; la seconde eut lieu en 1961, ramenant la barre à un peu plus de quarante hectares, offrant
ainsi au régime la clientèle de la petite paysannerie propriétaire, et achevant de neutraliser la
concurrence que représentaient les gros propriétaires fonciers 405. Ce double résultat s'est pourtant
construit sur des bases fragiles. Si la réforme foncière put effectivement démanteler les structures
de pouvoir périphérique, elle n'a que faiblement contribué à amarrer la scène politique moderne
aux espaces sociaux ruraux. La mise en place, en leur sein, de sections locales de l'Union socialiste
arabe s'est traduite rapidement par une assez forte autonomisation des instances périphériques et
par la constitution d'un nouveau réseau de dirigéants locaux s'imposant, face au centre, par recours
à des pratiques clientélistes et particularistes 406. Plus précisément encore, des travaux portant sur le
comportement politique des paysans égyptiens indiquent que ces chefs locaux assument, avec les
imams, le rôle de direction autrefois pris en charge par les notables locaux traditionnels.
Cependant, ce rôle est perçu sur un mode parfaitement instrumental, le dirigeant de la section
locale de l'USA s'imposant davantage comme patron que comme représentant d'un courant
politique. De la même manière, les enquêtes réalisées indiquaient que le « socialisme arabe », loin
d'être perçu comme destiné à abolir les différences de classe, à promouvoir des réformes, à
protéger l'indépendance nationale, était reçu sur un mode infiniment plus pragmatique, comme
synonyme d'« unité », de « coopération » ou d'« égalité 407 ».
Comme, en outre, ces niveaux locaux ne disposaient d'aucune possibilité légale ou réelle de
peser sur le choix des dirigeants nationaux, la clientélisation des périphéries, liée à l'échec d'une
véritable mobilisation idéologique, venait accentuer le décalage de la scène politique par rapport
aux espaces sociaux 408 ; elle appauvrissait la légitimité et les ressources de pouvoir auxquelles
celle-ci aspirait, et ne laissait à la classe politique que deux options d'ailleurs non exclusives l'une
de l'autre : le recours à la formule du pouvoir charismatique et la généralisation de pratiques
patrimoniales et particularistes.
Cette reprise de la tradition du chef, du za(īm maghrébin 409, n'est pas seulement l'habillage de
pratiques néo-patrimoniales ; elle couvre aussi, plus ou moins bien, les difficultés économiques qui
découlent de ces dernières ainsi que les entraves à la modernisation : un temps solution de
substitution, l'économie socialiste nasserienne ou ba'thiste s'est assez vite révélée contre-
performante, du fait, en partie, des coûts que représentent ses fonctions politiques de substitution. A
son tour, la crise économique qui en a dérivé dans les années 1966 et 1967 n'a pu être gérée que sur
le mode de la surenchère politique, comme l'attestent l'aggravation de la personnalisation du
pouvoir, les efforts de mobilisation autour du parti unique et de son chef, et surtout la fuite en avant
de la guerre des Six Jours. A chacune des étapes de ce cercle vicieux, ce sont les contraintes
dérivées de la scène politique moderne en construction, sans cesse déportées vers une gestion néo-
patrimoniale, qui font sentir leurs effets négatifs. Le nasserisme, en tant que modèle modernisateur,
a été comme vidé de sa substance et de sa portée novatrice en épousant les impératifs stratégiques et
le type de discours inhérents à une vie politique qui, pour survivre et se protéger, doit être
constamment surévaluée, selon des modalités qui lui sont par ailleurs nocives.

La contre-modernisation.

La crise de légitimité qui frappe la modernisation de type révolutionnaire, jusqu'à la rejeter dans
le conformisme de l'imitation pure et simple des modèles étrangers, a favorisé l'émergence de
légitimités de substitution. Les (ulamā et, plus encore, l'intelligentsia islamique ont amplement
bénéficié de la marginalisation des références religieuses par le centre, pour faire de celles-ci une
source de contre-légitimation et de mobilisation. L'essentiel des pratiques qui en dérivent se situe
certes davantage sur le terrain de la contestation que sur celui de l'exercice de la domination et de
la définition d'un modèle concurrent de modernisation. D'autant plus que la contestation qui vit le
jour sur ces bases tirait souvent argument des effets négatifs de la modernisation pour faire le
procès de celle-ci, et que l'hypothèse revivaliste d'une redécouverte dans l'islam des principes
constitutifs d'une modernisation spécifique semblait abandonnée au profit de l'argument plus brutal
de la collusion coupable du moderne et de l'occidental, ou de l'incapacité du second de réaliser
partout l'épanouissement du premier 410. Cette tendance se trouve même renforcée depuis quelque
temps par la contestation islamiste qui menace même les systèmes les plus conservateurs 411.
La contestation islamiste n'a pas pu, pour autant, se cantonner dans le seul accomplissement d'une
fonction d'opposition. D'abord, parce que la nature même de la contestation est ambiguë, se
nourrissant en même temps de frustrations et d'attentes à l'égard de la société industrielle moderne.
Ensuite, parce qu'en épousant une idéologie qui se veut totale, la contestation désormais inspirée
par l'islam ne peut pas faire l'économie d'un discours sur le pouvoir et sur la manière de l'exercer.
Les références sont pourtant maigres et contradictoires : ainsi que nous l'avons vu, le discours de
l'islam sur la cité porte davantage sur le nécessaire que sur le souhaitable. Quelles que soient les
exceptions, et notamment les efforts d'innovation doctrinale qu'on a déjà notés chez les Frères
musulmans et chez ceux qui s'inscrivent dans leur mouvance, force est d'admettre que la pratique
du pouvoir, lorsqu'elle échoit aux mouvements islamistes, se traduit par une singulière
banalisation, voire un simple réhabillage, du modèle patrimoniale, jusque là si vivement décrié.
La révolution iranienne semblait au départ s'être effectuée aux dépens de toutes les modernités :
contre la société industrielle et pour le retour à la vie rurale communautaire, contre la bureaucratie
et les ministères qu'il s'agissait de détruire, contre l'État importé, la confiscation du pouvoir
politique et l'autoritarisme. Or il faut reconnaître qu'aucun des rôles socio-économiques dérivés de
la modernité n'a été sérieusement ébranlé et que les détenteurs du savoir technique qui leur est
associé (notamment les ingénieurs et les médecins) jouissent dans l'actuelle stratification sociale
d'un traitement de faveur et de revenus protégés. Quant à la bureaucratie, elle a certes connu la
banale épuration et la non moins banale promotion qui caractérisent toute révolution ; cependant,
loin de voir ses effectifs chuter et son importance régresser, elle se trouve très souvent dédoublée
par la création d'un très grand nombre d'institutions nouvelles (« fondations » pour les « déshérités
» ou les « martyrs »), donnant naissance à autant de rôles nouveaux, venant garnir les rangs de
l'élite administrative et néo-patrimoniale 412.
Le mode d'exercice du pouvoir politique au sein de la République islamique attire le même type
de commentaire. Certes, le débat a été animé. Des intellectuels, comme Shari'ati (mort en 1977), ou
des dignitaires religieux, comme l'ayatollah Tālekāni, lui aussi présentement disparu, avaient
autrefois plaidé pour la prise en charge du pouvoir politique par la communauté tout entière, seule
légitime, hors la présence de l'« Imām caché », pour exprimer la volonté de Dieu. Leur thèse a été
reprise par nombre de leurs partisans lors de la création de la République islamique. Cette vision
aboutissait à une logique des « conseils » dont les orientations semblaient en fin de compte assez
éloignées des modèles connus et pouvaient apparaître comme une alternative aux formules de
modernisation déjà pratiquées 413.
Or le modèle retenu reste très conformiste, l'āyatollāh Khomeyni se réfugiant derrière
l'argument classique de la nécessité pour condamner, au nom du risque de fitna, la dispersion des
rôles politiques. Sur le plan théorique, le modèle du velāyat-e fakih s'inscrit dans un répertoire
connu : celui de l'exercice de la fonction gouvernementale par le fakih, c'est-à-dire celui qui
connaît la Loi, celui-là même auquel les réformistes, mais surtout les revivalistes, cherchaient à
conférer un rôle politique pour assurer la conformité de la cité moderne aux principes de l'Islam
414
.
La mise en pratique s'est révélée plus prosaïque : la constitution de décembre 1979 fait du fakih
le lieutenant de l'« Imām caché », et en réalité le véritable souverain de la scène politique. Chef
suprême des armées, titulaire du droit de grâce, il ratifie la nomination du président de la
République et peut également le révoquer. Nommant les autorités judiciaires du pays, il dispose de
la maîtrise de la justice ; surtout, en désignant lui-même les théologiens du « Conseil de
surveillance » qui contrôle l'exercice de la fonction législative, il assure – directement ou
indirectement – une tutelle sur le Parlement qui prive celui-ci de toute autonomie réelle 415. On
assiste, en fait, à une simplification par voie de réductions successives : l'ordre politique légitime
est en Dieu et s'exprime par les douze imams ; en l'absence de ceux-ci, il procède de ceux qui
savent (les fokahā) ; cette relative dispersion des rôles risquant d'être source de chaos, l'argument
de nécessité remet le pouvoir entre les mains d'un seul « guide416 ».
Il faut admettre que ces glissements ne dérivent pas d'un consensus doctrinal, mais résultent bien
d'une stratégie de prise de pouvoir par l'āyatollāh Khomeyni et son entourage. En dehors de la
contestation héritée du message de l'āyatollāh Tālekāni ou d'(Ali Shari'ati, toute une fraction des
élites religieuses iraniennes – les « hodjatiyyeh » – continuait à proclamer, conformément à une
des traditions dominantes de l'islam, que le pouvoir politique est en Dieu et en l'« Imam caché », et
donc ne se délègue pas à quelque fakih. Au nom de cette vision, les tenants de ce courant
affirmaient leur méfiance à l'égard des pratiques de confiscation de la scène politique opérée par
Khomeyni. Le même type de critique se retrouve au sein de nombreux mouvements qui relèvent du
radicalisme islamique, tels les mudjāhidin en Iran ou le courant se réclamant de Djavâd Maghniyya
(mort en 1979) au Liban, qui ont d'abord soutenu la révolution islamique, pour combattre ensuite le
modèle de pouvoir politique qui s'en est dégagé et qu'ils perçoivent comme une perversion de
l'idéal islamique 417.
La configuration et l'évolution de ces débats sont particulièrement significatives. D'abord, parce
qu'ils ressuscitent la vieille opposition entre pureté et nécessité. Ce faisant, ils privent les tenants de
la première de toute perspective claire et directement pratiquable de conquête et d'exercice du
pouvoir. Ils rejettent ainsi nécessairement les militants les plus actifs et les plus politiquement
motivés dans l'autre camp, les libérant, par là même, de toute obligation de composer avec des
modèles doctrinaux connus, et leur laissant la latitude d'imposer, par recours à l'argument de
nécessité, l'ordre politique le plus conforme à leur intérêt immédiat. D'autre part, il est remarquable
que, bénéficiant de tous ces atouts, la conception prosaïque du velāyat-e fakih ait très vite exercé
une sorte de fonction centripète au sein du monde religieux iranien, le courant hodjatiyyeh qui lui
était hostile ne tardant pas à se fondre en grande partie dans le PRI a , jusqu'à lui offrir, surtout dans
les périphéries rurales, toute l'infrastructure administrative dont ne bénéficiait pas jusque-là
l'entourage de Khomeyni 418. La cristallisation du clergé iranien autour de son « guide » s'est ainsi
réalisée davantage en fonction d'opportunités politiques que d'allégeances religieuses, beaucoup
plus sous l'attraction que représentait la nécessité de gérer la scène politique telle qu'elle existait
que par la volonté de créer une cité idéale ou la cité du Prophète.
Reconstruit en ces termes, l'ordre politique n'est pas profondément bouleversé et reprend la
plupart des traits qui caractérisent la pratique néo-patrimoniale. Tout concourt, en effet, à
reproduire, avec le velāyate-fakih les aspects essentiels de celle-ci : domination personnalisée et
dépendance de la classe politique et de l'administration à l'égard de la personne du « guide » ;
exercice par celui-ci et son entourage du monopole de la représentation et des modes de
communication entre le centre et la périphérie ; contrôle de l'accès aux richesses et aux différentes
ressources de pouvoir, favorisé par la mise en tutelle de l'ordre social et concrétisé par les projets
de redistribution liés à la protection des mosta'zafin (les déshérités) et à la lutte contre les
mostakbarin (les orgueilleux, et en fait les possédants).
De ce point de vue, les vicissitudes de la politique économique menée par le nouveau régime
iranien sont tout à fait significatives. Le mouvement de nationalisations auquel il a procédé les
premiers temps, à l'initiative des plus radicaux, mais surtout devant le vide provoqué par le départ
ou l'affaiblissement des anciennes élites, a été assez fort pour concéder aux nouveaux dirigeants
une tutelle étroite sur les ressources économiques que l'ancien régime déjà contrôlait directement
ou indirectement. Il a été cependant suffisamment contenu pour ne pas remettre en cause les
contours classiques de la société industrielle moderne d'inspiration occidentale : le « Conseil de
surveillance » a mis son veto à un projet de nationalisation intégrale du commerce extérieur, en
1982, et à la « loi Rezā Espahāni » portant atteinte à la propriété foncière privée, en janvier 1983 ;
les décrets pris par Khomeyni, en décembre 1982, encourageaient de leur côté l'investissement et
un développement économique contrôlé par le pouvoir politique, marquant ainsi l'émergence, à
l'intérieur même du PRI, d'une nouvelle technocratie 419.
Toutes ces orientations, loin d'ébranler la scène politique néo-patrimoniale, tendent à la
confirmer dans sa configuration et dans ses fonctions classiques. L'apport qu'en retire l'élite au
pouvoir est tel que toute perspective d'innovation des pratiques politiques et de gouvernement va en
s'éloignant et que ce type de régime réintroduit un mode de comportement à l'égard de la
modernité qui recèle les mêmes ambiguïtés qu'auparavant. Ambiguïtés, en amont, d'un système qui
accepte les rôles sociaux essentiels de la société industrielle et qui reprend, sans la bouleverser, la
scène politique qui en dérive. Ambiguïtés, en aval, d'une pratique qui réduit la modernité à un
instrument visant à protéger le pouvoir des élites, jusqu'à s'engager dans le contrôle étroit de la
modernisation économique, afin que celle-ci ne porte pas atteinte à l'ordre politique en place et que
soit évité aux acteurs religieux de devoir choisir clairement entre la critique de la modernité et sa
promotion.
Au total, le bilan est maigre, et il est difficile de parler d'invention d'un modèle politique
nouveau. Il faut certes tenir compte de la spécificité des modes de fonctionnement de l'un et l'autre
de ces régimes : la nécessité quotidienne fait loi, et le profil de la modernisation conservatrice, de
la modernisation révolutionnaire ou de la contre-modernisation défie tous les modèles connus,
prenant des formes nouvelles qui ne répètent nullement l'histoire de la construction étatique
occidentale.
En revanche, cette logique de la nécessité quotidienne appauvrit de plus en plus les potentialités
novatrices incluses dans l'un et l'autre de ces régimes, surtout animés par leur besoin de survivre.
La modernisation conservatrice ne se maintient comme formule de gouvernement qu'en
protégeant, de façon sans cesse plus rigoureuse, l'ordre social en place et en multipliant les
concessions de nature patrimoniale aux acteurs politiques ; la modernisation révolutionnaire,
échouant régulièrement dans la reconstruction des formules de légitimité et dans la mobilisation
des masses, ne survit qu'en manipulant de plus en plus ouvertement les idéologies auxquelles elle
se réfère, pour n'en plus faire que des défenses des acteurs de la scène politique moderne. Quant à
la contre-modernisation, elle tend à abandonner le projet revivaliste pour simplement parer à la
nécessité de reproduire les positions de pouvoir conquises, ne laissant s'accomplir son identité que
dans le seul espace symbolique, vestimentaire ou moral...
La banalisation et les revers de toutes ces formules révèlent en fin de compte la puissance des
dynamiques de réalignement jouant en faveur du modèle issu de l'Occident jusque dans des
contextes doctrinaux qui, à l'instar de l'Iran de Khomeyni, lui étaient a priori défavorables ; ils
montrent aussi l'incapacité de ce modèle à s'adapter aux défis variés auxquels il est confronté. Ce
cumul de succès et d'échecs n'est qu'apparemment paradoxal: la scène politique moderne s'impose
en monde musulman dans sa simplicité presque cynique – avec ses pratiques néo-patrimoniales
transparentes –, sous l'influence de réseaux de dépendance et de tropismes culturels, et par la
nécessité de faire vite et donc de copier, et même de simplifier, mais surtout sous la pression de
l'élite politique qu'elle produit et qui est consciente qu'elle ne doit son pouvoir et son statut qu'à la
survie de pratiques et de rôles pourtant artificiels.
C'est ici que se situe l'essentiel de l'échec et surtout la cause première du défaut d'innovation.
L'ordre politique qui se construit en monde musulman souffre de ce que, faute de légitimité et
d'efficacité démontrée, il ne dispose pas de cette pluralité d'appels à l'État dont avait bénéficié la
modernisation politique occidentale. Pire encore, les seuls appels réellement adressés à la scène
politique proviennent des acteurs qui la composent et de la recherche de plus en plus crispée d'une
protection dont ils se sentent d'autant plus dépourvus 420. Ce cercle vicieux ne fait qu'aggraver
l'isolement de la scène politique officielle, l'éloignement des espaces sociaux, l'impossibilité
d'innover et le besoin d'aller jusqu'à freiner certains aspects de la modernisation économique 421.
De plus en plus, la vie politique risque dès lors de se déplacer hors de cette scène et les possibilités
d'innovation ne tendent à se cristalliser que dans la dynamique de contestation se formant au sein
des espaces sociaux qui demeurent toujours plus extérieurs à l'espace du politique.
a Parti de la République islamique, fondé par des dignitaires religieux proches de l'imam Khomeyni, tel l'āyatollāh Beheshti.
TROISIÈME PARTIE

DEUX CONTESTATIONS POLITIQUES


La modernisation n'affecte pas seulement les structures politiques centrales, le gouvernement, sa
bureaucratie, le système législatif, mais aussi les conditions de participation politique des
individus, et donc les processus par lesquels le pouvoir est sollicité, contesté, voire remis en cause
à l'initiative des groupes sociaux. Eric Hobsbawm, s'intéressant aux processus de contestation et de
mobilisation qui ont marqué la genèse de l'Europe moderne, n'hésite pas à faire état d'une
progressive « modernisation » des mouvements sociaux, transformant peu à peu les révoltes
primitives en mouvements organisés, contrôlés et dotés de permanence422.
Or il est remarquable que la description qu'il nous donne des premières révoltes qui se sont
succédé de 1750 à 1850 environ évoque les mouvements de contestation qui font, présentement,
l'actualité du monde musulman. On y retrouve, d'abord, une population semblable, le « popolino »
ou le « menu peuple » constitué, comme Georges Rude ou Richard Cobb l'avaient noté pour la
Révolution française, de salariés, de petits propriétaires, mais aussi de « misérables »,
lumpenprolétaires, mendiants ou chômeurs 423: l'énumération frappe par sa ressemblance avec la
sociologie des foules qui défilaient en 1978 et 1979 dans les rues de Téhéran 424, ou celle des
émeutiers de Tunis ou de Casablanca en janvier 1984.
La structure et l'orientation de ces mouvements sont tout aussi comparables : faiblement
organisés, intermittents, mobilisés autour de slogans et de thèmes peu précis, protestant en même
temps contre la faim, contre la modernité, contre les étrangers et pour le désir d'être reconnus,
manifestant alternativement colère et allégeance à l'égard du palais. Nous sommes très proches des
émeutes de la faim à la faveur desquelles le gouvernement tunisien avait chancelé et Bourguiba,
pour finir, été acclamé, comme des premières révoltes qui affectèrent la capitale iranienne dès l'été
1977 et qui s'étaient spontanément déclenchées sur des problèmes de logement sauvage.
Hobsbawm, comme la plupart des spécialistes de la mobilisation en Occident, tient cependant ce
phénomène pour transitoire. L'industrialisation et la construction progressive d'un mouvement
ouvrier ont substitué à l'émeute des mouvements organisés, permanents, fondés sur une solidarité
consciente et articulant des intérêts et des revendications 425. On peut même aller plus loin et
constater que celles-ci ont peu à peu acquis valeur de programme et ont été, comme telles, reçues,
connues, voire prévues par le système politique, au sein duquel les mouvements sociaux viennent
sinon s'intégrer, du moins occuper une place fonctionnelle : au drame de l'émeute succède ainsi la
banalisation, voire la ritualisation, de la demande.
On retrouve, au travers de cette évolution, et en opposant l'émeute des « primitifs de la révolte »
à la revendication institutionnalisée, deux types qui dérivent de la classification désormais
classique d'Anthony Oberschall. Cherchant à caractériser les mouvements sociaux par référence à
leur organisation interne, et en fonction des rapports entretenus avec l'ensemble de la société et du
système politique, le sociologue distingue plusieurs types de mobilisation : la forme moderne
décrite par Hobsbawm correspond au troisième type défini par Oberschall, le « type C », supposant
en même temps un réseau dense d'associations, à l'instar des confédérations syndicales et des
groupes d'intérêt, et une possibilité institutionnalisée d'accès au pouvoir ; l'émeute du XIXe siècle
européen et du monde musulman contemporain correspond à la transition entre le « type D » et le «
type E », décrivant un mouvement reposant sur des solidarités communautaires plus ou moins
vacillantes et mobilisant des groupes se trouvant en situation « segmentée », c'est-à-dire dotés de
faibles attaches tant avec les autres acteurs de la collectivité sociale qu'avec la scène politique
officielle 426.
L'opposition a une pertinence: celle de distinguer aussi clairement qu'il est souhaitable entre un
modèle occidental contemporain marqué par l'institutionnalisation de la revendication et sa
perception immédiate comme demande adressée au centre, et un modèle qui domine aujourd'hui
dans le monde musulman où l'émeute n'a pas tant pour fonction d'exiger du système politique en
place que de contribuer à reconstruire, à l'extérieur de celui-ci, une autre scène politique. On
retrouve en fait le décalage majeur qui sépare une culture citoyenne d'une culture d'aliénation.
Le risque de fausse interprétation est cependant double. Le premier tiendrait à une trop grande
fidélité à Hobsbawm qui suggère un lien d'évolution entre ces deux formes, ce qui postulerait entre
autres la progressive universalisation d'une culture citoyenne et qui conduirait surtout à analyser
ces émeutes de façon développementaliste, comme un phénomène appelé à s'atténuer ou à se
transformer à mesure que l'industrialisation aura fait son chemin. Hobsbawm doit lui-même
admettre que l'évolution s'est faite en Occident sur la base d'une culture de l'État déjà ancienne 427 et,
plus généralement, doit-on préciser, sur celle d'un rapport au politique qui n'a rien de comparable
avec ce qu'on observe actuellement en monde musulman. D'autres paramètres doivent dès lors être
introduits pour appréhender la spécificité des processus de mobilisation politique qui s'y
développent.
L'autre risque proviendrait d'une utilisation trop tranchée de la classique distinction entre «
communauté » et « société », et surtout de sa dérive en opposition entre communauté et individu.
Tout associative qu'elle soit, la mobilisation, en Occident, est d'autant plus efficace qu'elle repose
aussi sur des solidarités communautaires428; quant aux mouvements sociaux qui affectent le monde
musulman, même s'il convient de mettre l'accent sur leurs relais communautaires, faits de
solidarités de quartiers, entretenues souvent elles-mêmes par des solidarités familiales, tribales,
villageoises et même confrériques, on ne saurait oublier qu'ils sont également animés par des
réseaux individualistes dont les avatars du clientélisme et la complexité des rapports de protection
en sont la parfaite expression.
En réalité, l'opposition de l'intégré et du segmenté est beaucoup plus pertinente : en Occident, la
demande s'est peu à peu constituée selon une orientation universaliste et citoyenne ; elle tend, au
contraire, en terre musulmane, à renforcer d'elle-même la segmentation de l'espace au sein duquel
elle se développe. D'où son caractère banalisé dans le premier cas, dramatique dans le second. D'où
aussi les modes distincts d'organisation qui en dérivent. Dans une logique de la demande banalisée,
la stratégie revendicative s'accomplit rationnellement selon le mode associatif et contractuel,
comme partie, parmi d'autres, du rôle de citoyen ; dans un contexte marqué par l'extériorité de la
scène politique, la stratégie revendicative tend tout aussi rationnellement à mobiliser des
ressources individualistes et communautaires en vue d'opposer à une logique citoyenne un autre
mode, jugé plus légitime, de communalisation politique. Il est en outre évident que ces ressources
communautaires sont d'autant plus puissantes qu'elles sont activées par une culture qui valorise ce
type de solidarité, qui se manifeste tant au niveau de l'organisation familiale qu'à celui des
confréries religieuses.
CHAPITRE VII

Le politique et sa contestation
L'opposition entre banalisation et dramatisation de la contestation n'a rien de tranché, encore
moins d'irréversible. Elle reprend simplement, pour les comparer, deux modes de mise en relation
de l'individu avec le pouvoir politique en place, dérivant l'un d'une communalisation par l'État,
mais qu'il serait absurde de tenir pour nécessairement réussie et donc pour uniquement
fonctionnelle, et l'autre des rapports d'exclusion tenant à la nature de la scène politique, dont il
serait cependant tout aussi absurde de considérer qu'ils sont absolus et qu'ils ne se trouvent atténués
par l'existence d'aucun canal de communication entre gouvernants et gouvernés.

La communalisation par l'État.

L'histoire occidentale a effectivement été marquée, notamment au début du XIXe siècle, par des
formes de protestation sociale dont il serait aisé de montrer la base en même temps
communautaire, particulariste et même religieuse. Les travaux de l'historien Maurice Agulhon
nous dépeignent l'aube des mouvements sociaux modernes en Provence en insistant sur des
dimensions qui restent éloignées de la logique associative de la demande et de sa banalisation : la
sociabilité populaire s'organise d'abord dans les chambrées urbaines et les divers modes de
reconstruction, en ville, des solidarités villageoises issues du monde rural ; les premières
mobilisations empruntent massivement à une religion populaire qui patronne les caisses de secours
mutuel apparaissant au cours des années 1830 429. Cette double source, communautaire et
religieuse, qui semble évoquer l'actualité des processus de mobilisation en monde musulman, en
révèle aussi l'ambiguïté : fait en même temps d'allégeance et de désir de reconnaissance, le
mouvement qui en dérive est d'inspiration conservatrice, animé par la crainte du changement social
et par des sentiments de déférence, mais producteur aussi d'une intense vie populaire, faite de
folklore, de carnavals, de charivaris, donc d'un ensemble de pratiques mobilisatrices et
annonciatrices d'un mouvement social 430.
Cependant, les historiens soulignent un élément essentiel de mutation qui a rapidement affecté le
mouvement social en Occident. La sociabilité populaire qui s'est construite s'est très vite
déchristianisée sous l'effet d'un certain nombre de facteurs qui font la singularité de l'histoire
occidentale 431. Tout d'abord, la contradiction croissante entre religion populaire et religion
officielle, le refus stratégique de l'Église et du personnel religieux de prendre en charge les
mouvements sociaux naissants et de les enraciner ainsi dans une légitimité concurrente, extérieure
à l'espace politique. Il faut admettre que tout convergeait pour entretenir cette stratégie de refus : la
pérennité d'une culture et d'une pratique dualistes autant que la vieille tradition gallicane de
bienveillance de l'Église à l'égard de l'ordre politique et social. Qu'elle soutienne l'État ou qu'elle le
combatte, au nom de sa propre autonomie ou des principes naissants du christianisme social,
l'Église n'a jamais agi en se réclamant d'une légitimité concurrente à celle de l'État, mais en se
référant au vieux principe thomiste d'une légitimité complémentaire qui lui interdit, comme l'Islam
peut pourtant le faire en restant fidèle à lui-même, de capter la mobilisation populaire afin de
l'intégrer dans un espace politique concurrent 432. L'aventure du catholicisme social est en soi
significative à bien des égards. En premier lieu, par son apparition tardive qui ne lui a pas permis
de profiter des traces d'une religion populaire déjà en régression dans le dernier tiers du XIXe
siècle. Ensuite, par son orientation d'abord conservatrice et paternaliste, tournée davantage vers la
collaboration sociale que vers la mobilisation. Enfin, par son refus de discuter la légitimité de
l'État, de lui opposer une autre légitimité, et donc par l'orientation de son action, plus insérée dans
la société civile que dans l'espace politique, plus prompte à transformer la protestation en demande
qu'en aspiration à reconstruire une autre scène politique 433.
Les travaux d'Agulhon, mais aussi ceux de Tilly, montrent que le rôle mobilisateur abandonné –
plus exactement refusé – par l'Église a été progressivement assuré par la bourgeoisie urbaine,
accélérant de façon décisive la communalisation de l'individu par l'État et l'intégration de
l'ensemble des mouvements protestataires dans un espace politique unique et intégré. Agulhon,
pour la Provence, Tilly, pour la Vendée, insistent, l'un et l'autre de façon heureuse, sur la spécificité
politique de la ville et sa vertu intégratrice 434. La tradition urbaine, issue du Moyen Age occidental,
consacre en même temps la primauté de la règle de la division du travail et la prétention à
l'insertion dans un corps politique unifié et autonome. Elle a ainsi peu à peu forgé un
comportement politique bourgeois que les mouvements populaires ont progressivement imité.
La ville médiévale a inventé la pratique de la commune, de l'universitas, c'est-à-dire de
l'association des individus appartenant au même corps, à la même corporation, au même métier, en
vue de protéger leurs droits et de se fondre ensuite, avec les autres corps de la ville, dans
l'ensemble communal, fait ainsi d'une juxtaposition hiérarchisée de cellules, et qui va prétendre à
son tour au droit à l'autonomie par rapport au seigneur, au droit de constituer un espace politique
propre et de cristalliser les allégeances politiques435. C'est dire que la bourgeoisie urbaine retire de
son expérience communale une vieille tradition associative et, plus profondément encore, l'idée
d'une continuité, d'une transitivité entre les intérêts socio-économiques et l'ordre politique
régulateur. L'intérêt ou le thème de mécontentement, loin d'être une source de rupture par rapport à
l'institution politique, est au contraire l'expression tangible de sa fonctionnalité : solidement
enracinée dans une vieille tradition communale, la demande est banale et parfaitement intégrée
dans la règle du jeu politique.
On doit admettre que cette tradition associative n'est pas, comme on le dit trop rapidement, une
pure manifestation individualiste. Elle est faite, au contraire, d'un mélange de volontés
individuelles et de pratiques communautaires qu'expriment le mot même de commune, le modèle
de la corporation et, en fin de compte, toute la pensée organalogique qui se trouve alors fortement
sollicitée.
Or Tilly puis Agulhon nous apprennent, à propos de deux expériences historiques successives, le
rôle déterminant de cette tradition associative. Le premier, avec l'exemple du val saumurois sous la
Révolution, en nous montrant comment l'urbanisation n'impliquait pas le seul espace géographique
de la ville, mais l'extension de la pratique associative qu'elle avait engendrée à l'ensemble des
zones rurales environnantes, favorisant ainsi une communalisation progressive de l'ensemble de la
population et donc l'alignement des relations sociales sur le modèle du regroupement d'intérêts et
de la production de la demande 436. Agulhon, de son côté, nous décrit comment les mouvements
populaires, peu à peu déchristianisés et libérés de leur moule communautaire, se sont transformés
en copiant le modèle associatif bourgeois, les chambrées devenant des associations d'intérêts
réglées en fonction de la profession ou du métier de leurs membres, les associations mutuelles
abandonnant en même temps leur orientation religieuse et conservatrice pour s'ouvrir tant à la
modernité qu'au combat social, sous l'influence d'une part des artisans et d'autre part des nouveaux
notables républicains constitués notamment par les avocats437. Faute d'autres modèles, mais surtout
sous la pression active d'une culture associative, entretenue par la bourgeoisie et par l'institution
urbaine, le « popolino » de Hobsbawm a ainsi subi rapidement une sensible mutation, le conduisant
à se mobiliser sur des intérêts et des demandes, à s'insérer au sein d'un espace politique assurant sa
progressive communalisation et à favoriser, comme un choix stratégique, son intégration à une
collectivité dont il attend une allocation. On retrouve ainsi toutes les composantes de la forme
moderne de mobilisation qui se dégage de l'analyse d'Oberschall.
Le monde musulman se distingue par une tout autre conception et une tout autre pratique de la
ville. Celle-ci correspond, certes, à une vieille tradition qui se confond d'ailleurs avec la naissance
de l'islam et qui a fortement marqué les grands empires, omeyyade, abbasside ou ottoman 438.
Cependant, comme le suggère Jean Leca en se penchant sur le problème de la citoyenneté, la ville
musulmane n'est en rien assimilable à la commune occidentale. Dépendante du prince et soumise à
son contrôle, elle n'a jamais prétendu constituer un espace politique propre et autonome, et n'a
guère davantage été marquée par le processus d'institutionnalisation qui fit l'identité de la ville
médiévale en Europe : ni dotée de statut juridique particulier, ni ordonnée autour de structures
représentatives ou corporatives, elle n'a jamais accompli, en monde musulman, la fonction
d'apprentissage de l'association ou de la division du travail qui dota la ville occidentale de sa vertu
modernisatrice. Elle n'est guère davantage, pour les mêmes raisons, lieu de constitution d'une
bourgeoisie prétendant à l'accomplissement d'une fonction représentative ou apprenant
progressivement l'exercice du pouvoir politique ainsi que les règles de gestion de ses
revendications et de ses intérêts matériels 439.
La ville musulmane s'impose, en revanche, dans sa double fonction militaire et religieuse : en
tant que garnison, elle sert de relais à la consolidation du pouvoir politique patrimonial ; en tant
que centre religieux, elle est également, comme le souligne Ernest Gellner, lieu d'implantation de
l'islam scripturaire, donc d'entretien d'un foyer d'élites religieuses 440. Cette absence de tradition
d'autonomie, ce décalage par rapport à la tradition occidentale de la cité génératrice de références
et d'identifications 441, enlèvent à la ville musulmane la capacité mobilisatrice et socialisatrice que
la cité européenne avait retirée de son aventure féodale. Aussi la ville maghrébine ou moyen-
orientale n'est-elle nullement en rupture avec son environnement rural ou tribal ; bien au contraire,
elle se compose et s'agrandit en reconstituant en son sein les solidarités communautaires
traditionnelles, les quartiers se distinguant, voire s'affrontant, en fonction de l'origine
géographique, villageoise, tribale ou familiale des récents migrants 442. Au lieu de mobiliser
socialement, la ville se segmentarise, confirmant ainsi dans sa propre structure les anciennes
allégeances ; au lieu de favoriser la diffusion de pratiques associatives et d'encourager ainsi la
constitution de nouvelles solidarités horizontales, elle fournit, à travers les élites religieuses, à
travers la reconstitution des (asabiyya de quartier, tous les éléments susceptibles de confirmer la
protestation dans le profil classique qui caractérise le « popolino » d'Hobsbawm 443. Certes, tant s'en
faut, ces solidarités ne sont pas exclusives, de même que la population urbaine qui se forme ne
reste pas indifférenciée socialement, les rôles marchands, industriels et même administratifs
trouvant un essor souvent considérable : la portée de cette structuration sociale de type moderne
demeure cependant médiocre et se révèle généralement insuffisante pour construire de réelles
solidarités horizontales. Plus important peut-être encore, ce modèle de relations sociales se révèle
incapable d'alimenter une nouvelle forme de communalisation et de favoriser l'intégration des
groupes sociaux dans un même espace d'autorité. Cette situation de segmentarité entretient
l'extériorité des groupes sociaux tant par rapport à l'ensemble de la collectivité que par rapport à la
scène politique nationale.
Cette orientation a rapidement conduit à une démultiplication de pratiques de mobilisation qui,
de façon significative, recouvrent autant des formes communautaires qu'individualistes. Les
premières se retrouvent à travers l'activation au niveau des quartiers des liens familiaux et tribaux,
à travers le rôle de confréries religieuses contribuant souvent à la fixation et à la survie des
groupes communautaires en milieux urbains, à travers aussi, dans le cas de l'Iran, le quadrillage
assuré par le clergé chiite qui reconstitue, autour de la mosquée, du mardja) ou du mollā, des petits
groupes de fidèles animés par une forte solidarité organique et qui entretiennent d'autant leur
extériorité par rapport au reste de la société et à la scène politique officielle.
Mais cette extériorité peut être de la même manière alimentée par des pratiques individualistes de
type clientéliste. Leur vivacité en milieu urbain a été mise en évidence, autant à propos des zu'amā
de Beyrouth 444 que des futuwwat ou des baltadji(s) du Caire 445. Recrutant et mobilisant au-delà des
structures familiales ou tribales, touchant donc les individus, pour servir d'intermédiaire avec les
administrations et les hommes d'affaires qui structurent la vie urbaine, les réseaux clientélistes ont
longtemps constitué, concurremment aux pratiques communautaires, une forme de mobilisation
qui défie les comportements associatifs tout en s'inscrivant dans le registre individualiste.
L'exemple de cette coexistence des modes individualistes et communautaires en milieu urbain
moderne atteste la diversité des formes d'organisation de l'action sociale, en contexte non
associatif, et montre le danger d'opposer, comme nous y invite quelque peu Oberschall, ordre
associatif et ordre communautaire. Outre qu'il confirme ainsi qu'il est excessif de limiter à ce
dernier les modes de mobilisation en monde musulman, il nous suggère la multiplicité des facteurs
qui contribuent à entretenir la segmentarité sociale et politique, à reproduire des comportements
d'aliénation à l'égard de la scène politique en place et à entraver la banalisation du processus
d'expression des demandes.
Ce qui est observable au niveau de la ville peut être étendu à l'ensemble de la société. La
communalisation progressive opérée au plan urbain se retrouve, à l'échelle de chaque système
politique occidental, dans la construction nationale elle-même, qui a pour principale caractéristique
de façonner un comportement d'empathie, de dissiper, ou du moins de marginaliser, les formes de
solidarité verticale et les manifestations de segmentarité, d'officialiser la division du travail social
et le mode associatif comme formules d'organisation des relations sociales. Une littérature
considérable a cherché à systématiser ce point de vue, liant construction nationale, mobilisation
sociale et nouvelle communalisation politique 446. Plus récemment, d'autres travaux ont suggéré que
la construction nationale consacrait la disparition de l'ordre du discontinu, au profit de l'universel,
la société agraire pré-nationale se caractérisant au contraire par une forte coupure entre l'identité
des élites et celle des masses, entre la culture du centre et celle des périphéries, entre les différents
rôles sociaux accomplis par les membres de la société 447. On retrouve bien, à ce niveau,
l'opposition entre l'idée d'intégration et celle de segmentation.
Nul doute que ces hypothèses ne rendent compte des processus qui ont marqué le développement
politique occidental, d'autant plus que l'invention de l'État allait de pair avec l'élaboration de l'idée
de communauté politique et de territorialisation de l'espace politique. Nul doute aussi que la
construction nationale, en définissant un nouvel espace associatif, n'ait également été perçue
comme un mode de mobilisation politique, exprimant corrélativement une nouvelle allégeance et
un droit individuel à participer à la décision politique, voire une condition pour rendre celle-ci
légitime 448. Cette mixité de références individualiste et communautaire, cette dualité d'idées d'ordre
et de révolution, prolongent l'une et l'autre l'histoire de la notion médiévale de commune et
d'universitas : elle s'accomplit pleinement dans les mouvements national, nationaliste et de
nationalités qui ont marqué le XIXe siècle européen. En dessinant les contours d'une nouvelle
communauté, elle instrumentalise la protestation, en en faisant, à la limite, un élément de
communication entre acteurs sociaux.
La transposition en monde musulman soulève bien des problèmes. La pratique nationaliste se
heurte assurément à la résistance des solidarités communautaires, tout comme à la persistance des
relations de clientèle, sans qu'on puisse tenir l'une et l'autre pour de pures survivances ; elle est tout
autant entravée par l'irréductibilité à la culture islamique de l'idée même de territorialisation du
politique. Mais elle se heurte surtout à une double ambiguïté : celle, d'une part, d'une pratique
nationaliste fluctuante qui cherche indistinctement à mobiliser le « peuple musulman », le « peuple
arabe », le « peuple palestinien » ou le « peuple sahraoui », bloquant inévitablement les
mécanismes d'identification et de définition des allégeances réelles, et rejetant donc la
revendication nationaliste dans le domaine du négatif, c'est-à-dire de la mobilisation contre (contre
l'impérialisme, le colonialisme, la division du monde arabe...). La thématique nationaliste, loin de
servir ainsi de support à une nouvelle communalisation, devient au contraire un facteur
amplificateur de la contestation, favorisant son glissement vers la revendication d'un espace
politique alternatif. L'ambiguïté est, d'autre part, aggravée par la nature même de la scène politique
officielle, dont le caractère décalé par rapport aux espaces sociaux en fait l'objet tout désigné de la
protestation nationaliste. C'est pourquoi celle-ci fit un moment recette, précisément en milieu
urbain ou, mieux encore, récemment urbanisé, comme en témoigne le succès qu'y remporta
naguère la mobilisation en faveur de Nasser ou de la cause palestinienne 449.
Ces ambiguïtés rendent compte du destin de la revendication nationaliste en monde musulman.
Soit on a cherché à la convertir de thématique protestataire en programme politique « modernisant
», comme tentèrent de le faire Mossadegh, le ba'th, voire Nasser, et elle a, peu à peu, cessé de
mobiliser. Soit on l'a conservée comme pure protestation, et elle a alors abandonné toute fonction
de communalisation, pour se cantonner, de plus en plus, dans son rôle d'organisatrice d'émeute ou
de contestation infra-idéologique.
Il y a ainsi continuité entre l'œuvre de la ville et celle de la construction nationale, tant dans
l'élaboration de nouvelles allégeances, dans la généralisation des pratiques associatives, que dans
l'intégration progressive de la protestation au sein du jeu politique institutionnalisé. Cette
intégration ne relève nullement, comme la science politique a longtemps cherché à l'établir, d'une «
propriété du système », mais tout simplement d'un jeu rationnel de l'acteur qui s'attend à maximiser
ses avantages – matériels et sociaux – en misant sur la pratique associative et sur la consolidation
des solidarités horizontales. L'intégration ne vaut pas non plus négation du conflit social, mais
institutionnalisation de celui-ci et insertion des pratiques qui en relèvent dans un espace socio-
politique tendant à s'unifier.
Derrière un tel choix se retrouvent non seulement le poids de modèles culturels valorisant la
représentation et l'association, l'effet de la socialisation par la ville et l'imitation d'acteurs sociaux
concurrents ou dominants, mais aussi l'échec de pratiques de substitution, comme le rôle dirigeant
de l'Église sur les mouvements sociaux ou la réactivation des solidarités familiales, et enfin la
marginalisation des pratiques clientélistes 450. Autant d'éléments que l'histoire occidentale
contemporaine a confortés par l'institutionnalisation des modes de représentation, syndical et
partisan, et par la construction d'un marché politique dont le jeu consiste à capter les revendications
et les intérêts exprimés, pour en faire, selon la célèbre formule de Schumpeter, les marques de la
concurrence politique 451. Cette fonction intégratrice du marché politique paraît d'autant plus
remarquable lorsqu'on la compare aux effets de segmentation qui dérivent de l'essor, en monde
musulman, soit de partis uniques 452, soit de partis de patronage 453.
En réalité, cette communalisation politique qui marque ainsi le développement politique
occidental n'est nullement desservie par l'acuité des conflits sociaux. La culture de classe est
porteuse d'une vertu associative qui annule, de façon radicale, les propensions à la recomposition
de solidarités verticales, qu'elles soient de nature communautaire ou clientéliste. Elle contribue à
dissiper ce « familisme amoral » dont parle Banfield 454 et qui conduit les acteurs à préférer
construire tout seuls leurs réseaux d'accès au pouvoir plutôt que de tenter une périlleuse association
qui risquerait de devoir leur faire partager les fruits de leur entreprise. Cette constitution d'une
culture de classe que les historiens rattachent à de très anciennes pratiques de communalisation,
rassemblant les paysans face à leur seigneur, puis les villes face à la campagne, indique une
nouvelle fois la faible pertinence de la dualité communauté-individu. La solidarité de classe décrit
en même temps la déliquescence des vieilles structures communautaires et la mise en échec d'un
comportement revendicatif strictement individualiste. En outre, elle active la constitution de
l'espace politique national comme lieu de conflit et favorise ainsi le désenclavement des actions
collectives et leur prétention à s'insérer dans le jeu politique institutionnalisé.
Par ailleurs, classe et État agissent dans le même sens pour-transformer la protestation en
demande, Agulhon notant lui-même que le pouvoir central a cherché le plus souvent à encourager
l'essor des pratiques associatives 455. Si on fait abstraction de la parenthèse ultra-libérale qui
entravait la constitution de coalitions et d'associations, force est d'admettre que le jeu de l'État est de
favoriser l'institutionnalisation des canaux de représentation, la constitution de groupes d'intérêts
stables et contrôlant leur base, voire la généralisation de pratiques de type néo-corporatiste
concourant à la gestion de la demande 456. Loin de s'y opposer, l'État occidental n'a cessé, avec
l'avènement de l'État-providence, de légitimer sa propre existence par la nécessité systématique de
traiter la revendication et, dans le cadre de la logique distributive, de tenter d'y répondre 457.

Culture de l'émeute et culture citoyenne.

Le caractère segmentaire de la contestation en monde musulman n'est pas seulement entretenu


par la rigidité des solidarités verticales de nature communautaire et clientéliste ; il est aussi
aggravé et dramatisé par les mutations qui affectent les pratiques politiques qui lui sont associées,
et plus généralement par la détérioration croissante des rapports entre gouvernants et gouvernés.
La crise du politique, sensible à tous les niveaux, approfondit les manifestations d'aliénation et de
segmentarité ; elle transforme peu à peu le jeu de la contestation en une pratique récurrente de
l'émeute.
La dérive du clientélisme est probablement l'aspect dominant de la crise qui frappe les canaux de
communication politique. La modernisation socio-économique – notamment l'urbanisation – et le
jeu des élites politiques agissent dans le même sens : celui d'un démantèlement progressif des élites
traditionnelles qui fournissaient autrefois l'essentiel du patronage. La nature même de la scène
politique presse en sens contraire, par son incapacité de produire des canaux de substitution : des
réformes agraires qui se succèdent et de la migration rurale qui se renforce renaît donc sans cesse
un clientélisme qui se défigure et qui risque de perdre une part de son efficacité et de sa légitimité.
L'étude d'Amal Rassam sur l'Irak montre ainsi que la redistribution des terres et le passage du
village à la banlieue des villes ont effectivement été une bonne affaire pour les élites politiques de
Bagdad, affaiblissant le pouvoir du patron traditionnel, chef de tribu ou, mieux encore, descendant
du Prophète ou du calife (Omar. Ce dépérissement des liens traditionnels n'a pourtant trouvé aucun
substitut réel et n'a été compensé que par la transformation du vieux clientélisme en un clientélisme
de courtier, plus pragmatique, plus spécialisé, principalement dans l'accès à la bureaucratie
moderne, mais perdant, auprès du client, sa légitimité parentale, tribale ou religieuse, ainsi que sa
capacité de concourir au maintien de l'ordre 458.
La régression de cette légitimité traditionnelle du patron tend, en outre, à détériorier les termes
de l'échange en système clientéliste classique. D'une part, le client hésite de plus en plus à payer les
prestations dont il bénéficie du prix d'une allégeance politique totale au patron. D'autre part, celui-
ci est de plus en plus gêné par la croissance et l'extension de la bureaucratie, dont l'accès se révèle
toujours plus délicat. Face à ces défis, le patron est condamné soit à rester hors de la bureaucratie «
moderne » et à recourir alors de plus en plus massivement à la corruption, soit à intégrer la scène
politique elle-même, se laissant ainsi aspirer par la logique néo-patrimoniale et glissant donc vers
un jeu clientéliste qui ne peut être que de plus en plus autoritaire 459. La contrepartie est immédiate:
la substitution de patrons coercitifs, acteurs peu légitimes de la scène politique nationale, aux
anciens notables traditionnels est génératrice de crises de confiance et favorise la conversion de la
demande non satisfaite en remise en cause de l'ordre politique tout entier. En périclitant, le
clientélisme traditionnel tend à faire décliner avec lui l'ancienne fonction médiatrice qu'il
accomplissait tant bien que mal entre l'individu et le prince, faisant désormais dépendre les
rapports gouvernants-gouvernés des aléas d'un clientélisme abâtardi, dont le moindre échec
rejaillit alors directement sur l'ensemble de la scène politique.
Cette pratique clientéliste rénovée et fragile s'accomplit aussi, avec quelques variantes, à travers
le jeu des partis de patronage qui s'est peu à peu mis en place en Turquie. Le notable traditionnel est
alors remplacé par la machine du parti qui prétend, en échange de votes, assurer à ses fidèles un
accès direct à l'Etat et à la bureaucratie. Le Parti démocrate turc s'est particulièrement distingué
dans l'accomplissement de cette fonction, dont on perçoit la multiplicité des effets qu'elle provoque
sur l'évolution de la contestation. Tirant son efficacité de son rôle de courtier, le parti de patronage
n'a aucunement intérêt à développer et à promouvoir un programme trop précis ou une idéologie
trop marquée – à l'image des partis de classe – qui risqueraient de lui aliéner une partie de son
électorat potentiel. Plutôt que d'accomplir une fonction de socialisation politique et d'être un lieu
d'apprentissage des pratiques associatives, son intérêt est au contraire d'encourager la reproduction
des solidarités verticales dont il se nourrit 460. Mais étant lui-même acteur de la scène politique
officielle, il tend par la même occasion à participer à la délégitimation de celle-ci, à mettre en
évidence son caractère particulariste et à l'associer à l'échec presque inévitable de sa propre
entreprise : la crise de confiance périodique qui frappe le système partisan turc se transforme à
chaque fois en contestation de l'ordre politique tout entier, offrant ainsi aux organisations non
expressement politiques une chance inespérée de récupérer à leur profit la demande non satisfaite
et d'en faire le fondement d'une remise en cause globale des rapports d'autorité.
Cette dernière stratégie se trouve encouragée et activée par le jeu même des élites en place dont
le caractère néo-patrimonial et le défaut de légitimité les conduisent, comme nous l'avons vu, à
proclamer ou à avouer leur identité particulariste de manière à s'assurer par leur biais d'un
minimum de ressources de pouvoir. Cette pratique a d'abord pour effet d'aggraver les phénomènes
d'aliénation, faisant de la tension entre masse et élite non pas un phénomène accessoire ou
conjoncturel, à l'image des assauts d'antiparlementarisme qui rythment la vie politique française,
guère davantage une manifestation transitoire de sous-développement, mais un conflit durable et
permanent, dramatisant l'accomplissement de la fonction revendicative, mettant en dif ficulté la
pérennisation du patronage politique et favorisant la captation de la demande par des acteurs
extérieurs, et d'abord religieux, susceptibles de se parer d'une orientation universaliste et, par là
même, d'une contre-légitimité. Le jeu de ces organisations est dès lors de maximiser cette chance
en veillant de façon sourcilleuse à ne pas s'ériger en parti politique, à ne pas prétendre
prioritairement à la conquête du pouvoir politique ou à la quête du vote, et à éviter leur
banalisation comme force de patronage politique. Qu'il s'agisse des nurcu et süleymanci turcs 461,
des Frères musulmans en Égypte, de l'association Hodjatiyyeh dans l'Iran du shah, même du MTI en
Tunisie 462 voire du Dārul Arkam en Malaisie 463, l'identité proclamée n'est aucunement partisane,
mais celle d'une instance de rassemblement, visant bien entendu d'abord la pureté religieuse, mais
aussi la promotion culturelle, l'éducation, l'entraide et la solidarité. Autant d'orientations qui
alimentent la contestation d'un ordre politique dont l'échec n'est ni celui d'un homme, ni celui d'une
classe, ni celui d'un programme, mais de tout un mode de construction du pouvoir politique.
D'autant plus qu'en retour, le pouvoir se trouve confronté à un choix périlleux. Ou il tente un
désenclavement qui le conduit pratiquement à faire lui-même le procès de son illégitimité, à
substituer la Loi religieuse à la loi séculière et à démultiplier les concessions aux (ulamā tout en
conservant – nécessité oblige – des pratiques coercitives de pouvoir qui, comme au Pakistan,
continuent alors à entretenir une contestation religieuse. Ou il se raidit dans sa stratégie autoritaire
et accélère encore la perte d'efficacité des relations de clientèle qu'il avait pu jusque-là préserver. A
titre de compensation, il est alors conduit non seulement à renforcer ses pratiques coercitives, mais
à s'élargir et à se structurer comme groupe au pouvoir, développant la taille de la bureaucratie, la
corruption, et surtout multipliant, entre les élites, les « liens d'amitié » et de « complicité ». Tel est,
par exemple, le cas du shillal en Égypte ou du « pārti bāzi » dans l'Iran du shah, qui engendrent de
nouveaux comportements d'aliénation et de frustation, aggravant en retour la pratique segmentaire
de la contestation et élargissant d'autant celle-ci à l'ensemble de l'ordre socio-politique 464.
Ce mode d'organisation de la participation politique recèle ainsi une double potentialité. De
façon courante et lorsqu'il n'a pas atteint le seuil de crise, il contribue à entretenir une attitude de
conservatisme social, voire de déférence qu'exprime le tout-venant du comportement clientéliste.
Source d'accès à la modernité, le patronage demeure aussi – autant qu'il le peut – un rideau
protecteur des pratiques et des valeurs traditionnelles, et, contrairement au modèle associatif, tient
l'individu à l'écart du processus de socialisation par la modernité, ou a fortiori par la scène
politique officielle, dont il ne se perçoit pas comme acteur. A ce titre, les pratiques clientélistes
comme les pratiques communautaires de contestation tendent à reproduire une séparation nette
entre l'acte de revendiquer et l'acte d'allégeance au système politique.
En situation de crise, ce type d'équilibre devient instable et fragile. Il débouche sur un
désinvestissement des clients en faveur d'organisations dont le jeu proclamé consiste précisément à
se tenir à l'écart d'une scène politique condamnée pour son illégitimité. Or ces organisations sont
très inégalement structurées, parfois clandestines et de recrutement très sélectif, souvent limitées,
au contraire, à un simple réseau de prêcheurs, fréquemment orientées à titre principal vers la
construction de contre-communautés cherchant à réaliser en leur sein une vie sociale conforme aux
idéaux de l'islam 465. En toute hypothèse, de telles organisations déploient une pratique et un
discours largement étrangers aux fonctions d'articulation et d'agrégation des intérêts, tout comme à
la gestion de l'action revendicative. La contestation s'en trouve renforcée, tant dans ses
caractéristiques de segmentarité et de globalité que dans sa nature diffuse et difficilement
contrôlable.
En outre, en se refermant sur lui-même et sur le seul fonctionnement interne de la scène
politique, en s'agrémentant notamment des relations d'amitié ou de complicité, le clientélisme –
ainsi abâtardi – vient aggraver la distance entre les rôles politiques officiels et l'ensemble des
espaces sociaux, accusant davantage les relations d'aliénation politique. On assiste, en Iran et en
Égypte, en particulier, à un retour à la situation qui avait caractérisé, au XIXe siècle, la naissance
des premières pratiques politiques modernes : comme à l'époque, non seulement celles-ci ne
mobilisent pas, mais elles activent contre elles les diverses périphéries. Deux différences
apparaissent cependant : l'opposition à la scène politique moderne est renforcée, cette fois, par
l'adjonction des frustrations nées des espoirs déçus de la mobilisation sociale ; elle ne peut plus
être prise en charge par une aristocratie traditionnelle dont la plupart des pouvoirs politiques sont
venus à bout, notamment par le biais des réformes agraires. Cette double évolution constitue, d'une
part, un atout supplémentaire pour les organisations d'inspiration islamique qui s'imposent ainsi
comme principal substitut dans l'accomplissement des fonctions de mobilisation et de captation des
allégeances ; elle favorise, d'autre part, un rééquilibrage du discours contestataire combinant en
même temps références à la tradition et appels à la modernité, comme l'exprime fort bien, en
Turquie, le mouvement nurcu qui proclame la nécessité d'un juste équilibre entre le traditionnel et
le moderne qui ne peut précisément être atteint que si les préceptes du Coran sont respectés 466. Le
caractère composite de la mobilisation qui en dérive éloigne d'autant ces organisations de
l'accomplissement d'une fonction programmatique, tenant davantage encore l'exercice de la
contestation à l'écart de la production de la demande, la prédisposant encore plus à glisser vers
l'émeute. Cette potentialité désigne alors un mouvement de mobilisation marqué en même temps
par sa segmentarité, sa faible prévisibilité et sa prétention à globaliser des revendications de
natures différentes pour les lier à une remise en cause périodique de la légitimité de l'espace
politique.
Ainsi repéré, le modèle de l'émeute définit bien l'envers du modèle de la demande, fait de
différenciation de la revendication, d'intégration au sein du système politique et d'attente de
prestations de sa part. Plus que d'une opposition de pratiques, il s'agit en réalité d'une opposition de
deux cultures, c'est-à-dire de deux significations différentes – voire antinomiques – qui sont
accordées au politique, sous l'effet d'histoires et d'expériences divergentes. On peut postuler que la
culture de la demande est, définie de la sorte, un élément essentiel de la culture citoyenne. D'abord,
parce que la demande suppose une intégration minimale de l'acteur qui la produit à la communauté
politique à laquelle il appartient : comme déjà dans la commune bourgeoise, il s'établit un lien
entre la prise de conscience d'un intérêt – individuel ou collectif – et l'appel au centre pour le
satisfaire. Ensuite, parce que le processus de la demande fait appel, tout au long de sa réalisation, à
des pratiques de nature associative qui se trouvent légitimées de façon ultime par la référence à
l'empathie et à la solidarité de l'ensemble des individus qui composent la collectivité à laquelle on
s'adresse. Enfin, parce que, pour des raisons tenant très prosaïquement à l'expérience et à la
recherche d'une stratégie optimale, la demande se décompose en toute une série d'actes
suffisamment institutionnalisés et ritualisés pour être insérés dans les règles du jeu du système
politique et, même, pour assurer la quotidienneté de son fonctionnement. S'il ne périt pas, à terme,
d'un surcroît de demandes, l'État trouve en celles-ci en même temps sa justification, son mode
d'adaptation, de renouvellement, et sa principale occupation.
La culture de l'émeute exprime, au contraire, l'impossibilité de concilier ordre et contestation, et
de faire de l'action revendicative l'élément constitutif d'un espace politique unifié. Tendant ainsi à
opposer la reconstruction d'un ordre politique légitime face à la scène politique officielle, la
contestation réinvente le politique en ce qu'on a pu appeler un « mode populaire d'action politique
467
». Ce dernier n'est-il pas l'expression encore ambiguë et difficilement lisible d'un
renouvellement beaucoup plus profond des pratiques et des modèles face au défi de la modernité ?

Les rythmes de la contestation-émeute : du potentiel au réel.

L'émeute et la demande ne relèvent pas de la même dynamique. Le propre de la première est de


renvoyer à des cycles, à l'alternance de phases tranchées de conflits aigus et de paix relative, tandis
que la seconde obéit à des rythmes dont les effets contrastants sont nécessairement moins
spectaculaires. De même, le risque de rupture ne s'apprécie pas dans les mêmes termes: alors qu'il
est dédramatisé dans la logique de la demande, il est potentiellement élevé dans la logique de
l'émeute dont le propre est de pouvoir déboucher, parfois plus vite que ne le croient les
observateurs et les acteurs, sur un bouleversement complet de l'ordre politique en place, comme le
suggère l'exemple de la révolution iranienne 468. Ce passage du potentiel au réel, du calme à la
tension, de l'ordre à la transformation, a reçu, à travers les analyses récentes, quantité
d'explications souvent trop calquées sur les expériences occidentales et qui dissimulent
généralement de façon excessive le rôle médiateur de l'action politique, et en particulier les effets à
très court terme de l'évolution des stratégies qui s'élaborent au-dedans et au-dehors des scènes
politiques.
Le rôle joué, sur ce plan, par le changement social et ses rythmes a fait couler beaucoup d'encre.
La vieille hypothèse développementaliste des effets néfastes d'une modernisation trop rapide a
copieusement servi pour expliquer la montée brutale de la contestation en Iran et, de façon
générale, pour dénoncer la corrélation entre les progrès de l'islamisme et la construction accélérée
d'une société urbaine et industrielle. La proposition n'est pas absurde : la mise en échec des scènes
politiques s'observe non pas à la campagne, mais en ville, et c'est dans les sociétés musulmanes les
plus urbanisées, en Égypte, en Syrie ou en Iran, que les mouvements islamistes se sont le plus
rapidement constitués. La ville, nous l'avons vu, dramatise les effets de la segmentarité sociale,
revigore la solidarité communautaire pour en faire une source de mobilisation ; elle entretient le
chômage et les frustrations, rend perceptibles les contrastes sociaux, engendre, notamment par le
biais du tourisme, des comportements xénophobes et anti-occidentaux 469. La thèse est pourtant trop
simple, elle ne permet de saisir le phénomène qu'en surface et, surtout, suggère de façon bien
péremptoire que les crises qui affectent les sociétés du monde musulman tiennent tout simplement à
une attitude de crispation traditionaliste et de refus de la modernité.
L'ambiguïté du propos se retrouve dans les détails de l'argumentation. Inspirés par les travaux de
Lerner, certains font l'hypothèse que l'essor de la contestation sanctionne une modernisation et une
mobilisation erratiques : la crise connaîtrait ainsi son optimum en cas de décalage trop brutal entre
une urbanisation très rapide et une alphabétisation qui ne suivrait pas, amenant ainsi vers la ville
toute une population qui ne pourrait pas s'y insérer réellement et qui rechercherait, dans la
mobilisation communautaire, une manière de compenser les frustrations de la vie urbaine 470. A
l'inverse, d'autres insistent sur les succès remportés par la contestation islamiste au sein de la
population la plus alphabétisée, mettant en avant soit les progrès significatifs de l'éducation au sein
de la population de Téhéran dans les dernières années du règne du shāh 471, soit le rôle privilégié
joué, notamment au Caire, par l'Université dans le recrutement de nouveaux militants islamistes 472.
L'une et l'autre de ces analyses ont leur part de vérité : l'influence du mollā ou de la confrérie est
d'autant plus réelle que l'individu, par son ignorance de l'écriture, est privé des moyens de
communiquer ; quant au progrès de l'éducation, il est tout aussi certain qu'il est en même temps
source d'attentes et de frustrations à l'égard de la modernité, comme l'atteste très clairement
l'itinéraire de l'étudiant cairote, retracé par Gilles Kepel, des espoirs nés sur les bancs d'une
université surchargée jusqu'à la désillusion de se retrouver, quelques années plus tard, chauffeur de
taxi ou plombier au noir, pour éviter le rôle de chômeur diplômé 473. Plus profondément encore, en
étant lieu de confrontation directe à un savoir d'origine occidentale, l'enseignement supérieur
active auprès des jeunes la recherche fiévreuse d'un discours de substitution qui sert, surtout dans
les départements scientifiques, la stratégie de recrutement des organisations islamistes 474.
Les deux interprétations deviennent cependant plus contestables lorsqu'elles se veulent exclusives
l'une de l'autre. La contestation se nourrit également des progrès de l'alphabétisation et du retard de
celle-ci, tant il est vrai que, lorsqu'ils se forment, les mouvements sociaux tendent à devenir inter-
catégoriels et à s'alimenter précisément d'un faisceau de frustrations avivées par le changement
social et la modernisation économique.
De ce point de vue, l'exemple de l'Iran est parlant, tout en n'étant pas unique. Industriels et
marchands – petits ou grands – ont bénéficié du boom économique de 1969 et surtout de celui qui a
suivi le relèvement du prix du pétrole en 1973. Cette conjoncture a ouvert d'autant plus d'espoirs et
d'attentes que le jeu naturel des dirigeants était de consolider leur légitimité en exploitant à
l'extrême la conjoncture et en annonçant la venue immédiate d'une ère d'opulence directement
profitable à chacun. La logique du jeu politique néo-patrimonial ne s'arrêtait cependant pas là : elle
impliquait du même coup un important prélèvement en faveur de son propre domaine, qu'il s'agisse
de l'armée ou de la bureaucratie, et un effort visant à orienter autoritairement l'expansion
économique vers des secteurs sociaux jugés déterminants pour consolider la scène politique. Ce
dernier impératif conduisit le gouvernement du shah à se lancer dans une politique cherchant à
imposer autoritairement un fort relèvement des salaires ouvriers et l'essor d'un actionnariat salarié,
contribuant donc à diminuer d'autant les revenus de la nouvelle bourgeoisie, à créer au sein de
celle-ci un comportement de frustration et à hâter la crise économique 475. Celle-ci, amorcée au
cours de l'année 1975, renforcée par la diminution des revenus du pétrole, fut à son tour aggravée
par la politique du gouvernement : l'inflation fut combattue conformément aux règles des plus
classiques du néo-patrimonialisme avec tous les risques de surenchère dramatique qui les
accompagnaient (la dénonciation des coupables à la vindicte publique et le recours à leur encontre
de la répression la plus dure). La presse de l'époque était tout entière mobilisée pour dénoncer, à
grand renfort publicitaire, les « gerān-forūsh » (« ceux qui vendent à prix élevé »), relayée par la
délation et par le spectacle intimidant qu'entretenaient les placards accusateurs apposés sur les
rideaux baissés des fauteurs d'inflation. Or se trouvaient touchés non seulement les gros, mais aussi
les petits commerçants ; bref, l'ensemble du monde du bāzār, combinant désormais frustrations et
craintes de répression 476. Cette convergence était d'autant plus nette que, pour satisfaire son propre
rôle, le pouvoir politique se trouvait amené à renforcer les espoirs déçus et à leur donner une
orientation politique en appelant, à la faveur d'un discours tenu par le shah en octobre 1976, à
l'austérité et à l'effort de la même manière qu'avaient été promis, trois ans auparavant, la modernité
et le paradis 477.
Selon des termes familiers à Hirschman, la privation devient insupportable lorsqu'on cesse de
croire aux chances de la voir s'atténuer ; elle est avivée lorsqu'elle succède à une conjoncture
économique favorable 478. Mais l'acuité du phénomène et sa pertinence politique se trouvent
considérablement renforcées en contexte néo-patrimonial : parce que toute conjoncture
économique est sur-exploitée politiquement par le prince anxieux d'accroître sa légitimité et
soucieux de garder coûte que coûte l'intégralité de son contrôle sur le marché ; parce que toutes ses
interventions régulatrices ne tendent à se faire que par le recours à des instruments strictement
politiques eux-mêmes coûteux et délégitimants ; parce que son jeu consiste à exploiter au
maximum les attentes au risque de devoir subir directement, et dans toute leur rigueur, les
frustrations qui leur succèdent.
Ce mode d'élévation de la contestation et sa récupération par les courants islamistes se trouvent
décrits dans des termes très comparables par C. Coulon à propos du Sénégal : la chute des cours de
l'arachide engendra les mêmes frustrations et la même réaction du pouvoir qui recourut à la
coercition pour faire entrer l'impôt et gérer la dette des producteurs 479. Le parallèle vaudrait pour
les déséquilibres économiques qui ont succédé à l'essor industriel et urbain caractérisant la Turquie
des années 1960, suscitant aussi de multiples frustrations, relayées et politisées par le jeu des même
facteurs 480. On peut en dire autant des émeutes de 1977 en Égypte, activées en même temps par les
déceptions accompagnant l'échec de la politique libérale d'infitah et par une série de manipulations
économiques spectaculaires et brutales dont le pouvoir politique dut prendre l'initiative : hausse
subite des salaires de 30 %, puis, peu après, suppression des subventions accordées depuis plus de
vingt ans aux produits de grande consommation 481... On perçoit que des phénomènes de ce genre
menacent tout autant les pays pétroliers et les pays sans ressources, et tiennent au moins autant à la
nature des pratiques politiques d'inspiration néo-patrimoniale qu'aux lois de l'économie.
Les différentes stratégies de modernisation entretiennent, chacune à leur manière, cette montée et
cette cristallisation politique de la contestation. Apter avait déjà suggéré les tensions inhérentes aux
modernisations qui affectent le Tiers Monde et qui se réalisent principalement à partir de la volonté
politique des élites qui sont au pouvoir, face à des espaces sociaux dont les acteurs sont confinés
dans un rôle plus ou moins passif482. Des travaux plus récents éclairent la contradiction des
stratégies qui en dérivent 483 : légitimant le pouvoir des élites, la modernisation n'est entreprise que
dans certaines limites, dans la mesure notamment où elle ne remet pas en cause la prééminence des
catégories dirigeantes en place ; réalisée à l'initiative du prince et de son entourage, la
modernisation économique reste d'inspiration essentiellement politique, entretenant ainsi le
mécontentement, la frustration et l'exaspération des agents économiques qui cherchent à en tirer
profit.
Ce phénomène est particulièrement évident dans le cas de l'Iran. Amin Saïkal montre comment le
développement capitaliste encouragé par le shah supposait, pour réussir, la décentralisation des
responsabilités, l'élévation de la participation, la croissance de l'initiative individuelle, c'est-à-dire
un effacement progressif de la scène politique et, tout particulièrement, de la bureaucratie : le
monarque iranien était ainsi confronté à un dilemme qu'il ne pouvait pas résoudre, le conduisant
soit à freiner le développement pour maintenir sa tutelle politique, soit à abandonner des
ressources de pouvoir pour satisfaire les nouveaux entrepreneurs capitalistes 484. En faisant, au
départ, le pari d'ignorer ce dilemme, le shah a même pris le risque d'aggraver les termes de la
contradiction : les orientations du cinquième plan économique iranien favorisaient une expansion
très brutale des fonctions gouvernementales et bureaucratiques, par le biais d'une politique de
redistribution, de développement des équipements collectifs et de financement d'opérations de
prestige. Le résultat tangible le plus immédiat fut le formidable essor des bureaucraties, donc un
recrutement massif de fonctionnaires dont le noviciat rendait la loyauté pour le moins très fragile
485
.
Le jeu même de la modernisation, mené à l'initiative d'un pouvoir néo-patrimonial, est donc
facteur de contestation : de la part des élites économiques, anciennes ou modernes, gênées et
inquiétées par la détermination strictement politique des processus de développement économique ;
de la part des bureaucraties, qui y trouvent une bonne raison pour revendiquer leur propre
autonomie face au prince. Les deux contestations ne vont pas nécessairement de pair. La première
d'entre elles peut d'abord se développer seule, et favoriser, comme au Sénégal, la dénonciation de
la « nature technocratique de l'Etat » ; ainsi se renforce l'influence des confréries et des milieux
maraboutiques, contribuant à ancrer la contestation hors de la scène politique 486. Dans un deuxième
temps, les deux phénomènes tendent à se rejoindre, comme en Iran, à la fin de l'époque impériale,
entretenant l'ambiguïté d'un mouvement à la fois demandeur de tradition et de modernité, de
libéralisme économique et de dirigisme. Face à une scène politique marquée par un faible capital
de légitimité et contrainte par des choix stratégiques qui se resserrent, face surtout à la pauvreté des
circuits représentatifs et associatifs, les entreprises de contestation qui se forment hors de l'espace
politique officiel peuvent retirer de cette convergence une très précieuse ressource de mobilisation.
Plus la réforme est « octroyée » par le pouvoir, comme ce fut le cas en Iran avec la « Révolution
blanche » en 1963 et avec la politique de développement économique amorcée dix ans plus tard,
plus elle active la reconstruction, hors des espaces officiels et de la société politique, d'une contre-
légitimité dans laquelle se retrouvent tous ceux qui se perçoivent victimes de changement 487. On
pourrait, dans ces conditions, imaginer que les élites néo-patrimoniales cherchent à maximiser
leurs chances de rester au pouvoir en respectant une politique de strict immobilisme ; encore
faudrait-il qu'elles jouissent de la pleine maîtrise du jeu économique, ce qui, dans le contexte de la
dépendance, ou de l'interdépendance, est parfaitement utopique. Exposées au jeu d'une conjoncture
qu'elles ne contrôlent pas, elles sont largement dépendantes de l'évolution et du rythme de celle-ci.
Or force est d'observer que libéralisme et autoritarisme semblent mener au même résultat et que
le choix entre ces deux stratégies ne donne pas au prince l'initiative de peser sur l'évolution de la
contestation ni de réguler les rapports entre la scène politique et les différents espaces qui
l'environnent. Les deux moments forts de la contestation en Iran ont été précédés d'un effort
sensible de libéralisation. Après le raidissement autoritaire des années 1950, le début des années
1960 a été dominé par une réelle ouverture, activement soutenue par la diplomatie de Kennedy :
elle a abouti aux événements sanglants de 1963488. De la même manière, les années 1975-1976
restent celles de la construction du rastā khiz, le parti unique suscité par le shah afin d'assurer une
amorce de participation politique et qui avait servi, au moins la première année, de terrain de
confrontation et de débat entre courants et fractions augurant, certes timidement, une sorte de
pluralisme limité 489. A priori donc, un relâchement de la coercition, après de longues périodes
autoritaires, pourrait paraître la situation la plus favorable à une montée de la contestation et à son
glissement vers l'émeute. Cernée de plus près, la réalité est cependant plus complexe : alors que
l'explosion de 1963 s'est produite en pleine période de libéralisation, celle de 1977-1978 s'est
réalisée un an après un revirement tactique et dans une conjoncture de net retour vers
l'autoritarisme. Dès la fin de 1976, le shah avait mis un terme à l'essor d'une dynamique
d'opposition au sein du parti unique et, en août 1977, le gouvernement Amūzgar avait pris
l'initiative d'une épreuve de force avec le clergé en supprimant l'aide publique versée aux
dignitaires religieux 490. De même, le successeur d'Amūzgar, Sharif-Emāmi, se lança, à nouveau, au
cours de l'été 1978, dans une politique de concession et de libéralisation qui fut, un an plus tard,
remise en cause par le gouvernement militaire du général Azhari.
En outre, tout se passe comme si les mouvements religieux tiraient, pour leur part, les mêmes
avantages d'une politique autoritaire qui les expose au martyre et d'une politique libérale qui leur
permet de s'organiser et de diffuser leur influence. Les deux moments forts de leur expansion en
Iran et de leur constitution en acteurs d'opposition se situent, d'une part, pendant la période de
laïcisation autoritaire qui a précédé la dernière guerre et qui a vu la renaissance de Kom comme
centre de contestation religieuse 491, et, d'autre part, entre 1963 et 1977, lorque le shah optait, par
contrainte ou par sous-estimation du danger, pour une politique de compromis avec le clergé,
assurant à celui-ci une assez forte autonomie qui permit aux divers mouvements religieux actuels
de se constituer et de recruter.
L'exemple turc montre, pour sa part, que les phases de démocratisation et de réelle concurrence
politique ont été mises à profit par les organisations d'inspiration religieuse pour s'imposer
comme acteurs du jeu politique et renforcer leur influence ; celui de l'Algérie ou de la Syrie
semble suggérer le contraire, révélant la manière dont les groupes islamistes peuvent se nourrir
des orientations autoritaires du régime 492. La même ambiguïté apparaît dans l'histoire récente de
l'Égypte. La libéralisation, voulue par Sadate, dès 1974, a aggravé les effets de sa politique de paix
à l'égard d'Israël, en favorisant non seulement une relance de l'action des Frères musulmans, mais
aussi la profilération d'organisations d'inspiration islamique gérant la quotidienneté de la
protestation, et assurant la sortie de nombre d'individus des espaces politiques officiels ; en outre,
elle a été sanctionnée par les émeutes sanglantes de janvier 1977 qui eurent notamment pour cibles
l'université américaine, des voitures européennes et des night-clubs 493. Cet échec a conduit le
régime de Sadate à une crispation autoritaire, réprimant grèves et manifestations, interdisant les
organisations fondées «sur une classe ou sur la religion », excluant nombre de personnes de la vie
politique et administrative. La nouvelle conjoncture fut tout aussi favorable à l'opposition
religieuse, alors que se multiplièrent, en 1980 et en 1981, les manifestations violentes, prenant
explicitement une orientation confessionnelle ou opposant très souvent musulmans et coptes. Cette
évolution aboutit, en septembre 1981, à des arrestations massives parmi les responsables islamistes
et, presque aussitôt, à l'assasinat de Sadate.
L'élément déterminant ne se trouve donc pas dans le « degré d'autoritarisme », ni même dans la
succession de phases d'« ouverture » et de « fermeture » ; il semble bien davantage se situer dans la
nature même de la relation politique, dans l'irréductible tension qui se manifeste entre la scène
politique et les espaces sociaux, et qui produit les mêmes incompréhensions, les mêmes rejets, les
mêmes effets de segmentarité et de globalisation de la contestation, dans les moments de force que
dans les moments de recherche d'un compromis. « Libéral » ou autoritaire, le régime en place
reproduit toujours la dynamique néo-patrimoniale qui le conduit à l'échec et qui le voue à la
contestation. La politique de libéralisme économique menée en Égypte (infitah) a été en grande
partie victime de la résistance de la bureaucratie qui a rendu dérisoire la tentative de « révolution
administrative », destinée notamment à décongestionner le secteur public. De la même manière, les
politiques économiques d'intervention active qui avaient précédé avaient échoué sous l'effet du jeu
accompli par les élites bureaucratiques soucieuses de contrôler – voire d'étouffer – la fonction de
réforme.
Cette confusion des phases libérales et autoritaires dans un même échec, leur succession, voire
leur interpénétration, permettent de comprendre l'attitude de plus en plus fréquente de retrait, voire
de soumission, des contestataires libéraux devant les élites religieuses. Les ressources des premiers
ne parviennent plus à peser face à celles dont jouissent les secondes : compromis par moment dans
le jeu politique officiel, les libéraux apparaissent comme des opposants moins crédibles, dont le
discours et la complexité tactique sont d'autant moins bien perçus. Bien davantage, ils se battent
sous une marque que toute la logique néo-patrimoniale tend à disqualifier, délégitimer et même à
présenter tout simplement comme totalement irréaliste. Ils en perdent toute faculté de choisir :
suivre les religieux reste leur seule chance de mettre en pratique leur opposition et de mobiliser en
leur faveur un minimum de soutiens. Moyennant quoi, l'exemple iranien a récemment montré leur
faible capacité de peser sur l'orientation du mouvement et de canaliser celui-ci vers des demandes
de réforme sélective ou, a fortiori, vers un projet politique conforme à leur option : l'aventure de
Mehdi Bāzargān, que S. Bakhash compare à un « couteau sans lame », est, de ce point de vue,
significative 494.
L'évolution de la contestation dépend enfin de la nature des organisations, de leur orientation
stratégique et de leurs ressources de mobilisation. L'extrême souplesse des mouvements religieux
joue, à ce niveau, un rôle considérable. Un premier choix stratégique peut les cantonner dans un
comportement de refus de l'ordre politique en place, dont ils dénoncent alors le caractère « idolâtre
» ou simplement impur. Reprenant la tradition de l'hégire du Prophète, les organisations qui
s'inspirent de ce modèle canalisent l'action contestataire vers une contre-socialisation bien plus que
vers l'émeute ou le refus violent. La parenté est claire avec l'action des communautés sūfi qui, à
l'époque abbasside, organisaient déjà un premier type de contestation contre la prétention de
l'Empire à monopoliser la fonction de domination, sans inquiéter pour autant ceux qui en étaient
les titulaires. Ce comportement se retrouve, présentement, dans l'action des confréries au Maghreb
et surtout en Afrique noire musulmane. Il évoque également la tactique arrêtée par la « Société des
musulmans » en Égypte, prêchant, autour de Shukri Mustafā, le refus de toute compromission avec
l'État, dont elle dénonce les actes tout en procédant à la reconstruction, hors de l'espace politique,
de véritables communautés de croyants, et en appelant à des comportements de sortie, comme par
exemple le refus du fonctionnariat 495.
Sans viser la prise du pouvoir, ni même le renversement de l'ordre établi, ce type de stratégie
constitue un défi porté à l'identité même de la scène politique, qui ne peut plus prétendre obliger
directement chaque sujet ; il est aussi l'instrument efficace d'une éducation politique déjà dirigée
vers d'autres valeurs que celles produites par l'ordre politique. Toile de fond de la contestation en
monde musulman, ces stratégies de sortie entravent quotidiennement les fonctions d'imposition ou
de conscription ; en alimentant les phénomènes de segmentarité, elles ont joué – et jouent encore –
un rôle décisif dans la dramatisation de la demande.
D'autres types de mouvement proclament leur identité religieuse et mobilisent sur cette base,
sans revendiquer une orientation politique. L'exemple le plus parlant est celui de l'association «
Hodjatiyyeh Mahdaviyyeh », créée en Iran en 1976 et succédant à l'Andjoman-e zed-e bahāyat
(Association antibahaïe), fondée par l'Hodjat al-eslām Mahmud Halabi. Son rôle consistait
essentiellement à prêcher et éduquer les fidèles pour les prévenir contre toute hérésie, et
éventuellement à « rééduquer » les bahaïs repentis. Son action quotidienne visait à tenir des
conférences, éditer des opuscules, monter des classes de morale, des bibliothèques, mais aussi des
institutions de bienfaisance, voire des centres médicaux. Autant de buts anodins qui lui permirent
d'être officiellement autorisée par la police du shah, de s'ériger en instance de mobilisation
échappant au contrôle des institutions officielles, et de bénéficier ainsi d'une profonde audience au
sein du pays, d'allégeances multiples et d'un réseau organisationnel dense et solide 496.
Certes, l'association Hodjatiyyeh n'a pas cherché à jouer un rôle ouvert d'éducation politique, ni
même de gestion de la contestation, rappelant la primauté de son orientation religieuse, faisant
preuve de prudence lors des émeutes de 1963 et marquant sa distance, au début de la révolution, par
rapport à Khomeyni et au courant Sādekiyyeh qui lui était directement lié. Sa fonction dans la
dramatisation de la demande reste cependant déterminante : seul espace d'autonomie constitué face
à la scène politique impériale, cette organisation a été l'une des seules à proposer une alternative ;
lieu d'affirmation exclusive d'un discours religieux, elle a été un acteur d'autant plus redoutable de
la délégitimation de la scène politique officielle, favorisant la conversion de demandes banales non
satisfaites en remises en cause d'un certain ordre politique. De même convient-il de tenir pour
significative la rapidité avec laquelle le courant sādekiyyeh, plus explicitement politique, a pris son
relais, dès l'amorce du mouvement révolutionnaire, récupérant à son profit la complexité de son
organisation et la puissance de son influence. Il s'établit ainsi, par-delà même la volonté des
acteurs, une sorte de continuum entre mouvements religieux « apolitiques » et mouvements
religieux politiques, selon une logique réglée par l'évolution d'une conjoncture que l'un et l'autre
contribuent à créer.
De ce point de vue, l'Iran constitue certes un cas limite, tenant notamment à la puissance de son
clergé et à sa nature très hiérarchique, voire bureaucratique. Cette dualité du latent et du manifeste
qui règle ainsi la dramatisation de la contestation n'est pas pour autant étrangère aux autres pays
musulmans. On la rencontre de façon beaucoup plus limitée en Turquie, où, comme nous l'avons
vu, les nurcu et les suleymanci accomplissent des fonctions comparables à celles remplies en Iran
par les hodjatiyyeh, préparant peut-être le terrain à une récupération plus politique. Mais on la
retrouve surtout, avec quelques variantes, dans la complexité des organisations islamistes de
l'Égypte contemporaine. Regroupant officiellement les étudiants musulmans, la Djama'at islāmiyya
s'est illustrée, comme les hodjatiyyeh iraniens, par le soin avec lequel elle a cherché à s'ériger en
prestataire de services multiples et en lieu d'éducation et de socialisation lui permettant d'atteindre
d'autant plus facilement la masse énorme d'étudiants, tout en bénéficiant, dans un premier temps, de
la bienveillance de la police. La différence par rapport à l'association iranienne tient à ce que la
Djama'at semble avoir voulu et préparé elle-même son propre dépassement, en cherchant
notamment à étendre son influence hors des campus universitaires et en s'imposant comme acteur
politique potentiel 497. Les événements ont, en outre, montré que cette mutation pouvait être
confortée par le jeu d'autres organisations plus explicitement révolutionnaires, dont certaines, telle
Al-Djihād, ont fourni les acteurs du complot qui a abouti à l'assassinat de Sadate 498.
On peut s'interroger sur le statut du terrorisme dans ce continuum, et se demander s'il n'est pas
d'autant plus central que manque aux acteurs qui dirigent la contestation une capacité d'encadrement
des masses que le cléricalisme iranien a pu favoriser. Cette lacune risque d'être compensée soit par
l'ésotérisme des associations suscitées, soit par le rôle tactique de l'acte violent. L'hypothèse doit
être avancée avec d'autant plus de prudence que l'histoire récente de l'Iran a été jalonnée elle aussi
d'attentats, manqués et réussis, la plupart du temps revendiqués par des groupes d'inspiration
religieuse. Il reste que l'exemple iranien se distingue de celui des autres pays musulmans par sa
capacité de réintégrer le terrorisme et l'émeute dans un processus de prise de pouvoir qui demeure,
jusqu'à présent, unique. Tant que cet exemple n'aura pas été suivi ailleurs, l'action terroriste et
l'émeute conserveront le statut ambigu d'un acte se présentant comme instrumental tout en étant en
réalité porteur de sa propre finalité.
Nul doute qu'au-delà de la crainte inspirée par la révolution iranienne et des risques que les élites
encourent personnellement, cette équivoque ne rassure ces dernières et les conforte dans une
attitude immobiliste qui les conduit à proclamer l'inexistence d'alternative réelle, à l'image du
discours que le shah et son entourage tenaient déjà eux-mêmes avant d'être défaits. Le paradoxe
veut donc que la fonction de contestation entretienne, à mesure qu'elle se développe, une vie
politique qui confine à une dialectique de l'ordre et de l'émeute, et une culture de la politique
opposant de plus en plus l'isolement de la scène officielle et la reconstruction, hors des espaces
institutionnels, de conceptions et de pratiques politiques de nature populaire.
CHAPITRE VIII

Contestation et reconstruction politique en monde musulman


Même dans les systèmes autoritaires les plus absolus, le prince et son entourage ne sont pas les
seuls à définir le cours de la vie politique. Bien plus, face aux blocages et aux impasses du modèle
néo-patrimonial et des avatars du clientélisme, les possibilités de renouvellement de l'action
politique deviennent incontestablement plus grandes lorsqu'elles partent de la périphérie : le
dernier mot en matière de modernisation politique ou, plus exactement, la dernière chance de la
voir se réaliser de façon inédite hors du modèle occidental appartient, probablement, aux
mouvements de contestation, aux utopies dont ils sont porteurs ; elle dépend donc de leur
orientation stratégique et idéologique, et de leur capacité de renouveler le jeu politique quotidien.

Le renouvellement de la vie politique.

Si la contestation prend, en monde musulman, l'orientation religieuse que nous avons décrite, il
serait cependant simpliste de la réduire à ce seul aspect et de nier la pertinence ou la réalité de ses
dimensions de nature séculière. Tout au contraire, l'originalité du modèle tient à cette interaction
inédite entre ces deux sources du mouvement, et à l'effet corrosif qu'elle exerce, tant sur les
formules de légitimation que sur l'organisation d'une classe d'intellectuels.
La contestation d'origine séculière n'est pas nouvelle en monde musulman. Elle présente même
la caractéristique d'être intimement mêlée à l'aventure de la modernisation. D'abord interne à la
classe dirigeante, et orientée contre l'ordre traditionnel, elle se forme avec le mouvement
réformiste du XIXe siècle : elle est déjà présente en pointillé chez un Tahtawi qui revendique
l'importation d'institutions et de pratiques politiques occidentales. Pour l'essentiel, elle se structure
cependant en fonction d'une double extériorité : contre le prince, dont on dénonce le despotisme et
auquel on oppose les formules démocratiques élaborées hors de l'islam ; contre l'Occident, qu'on
accuse de pratiques impérialistes qui mettent à mal les possibilités de modernisation et qu'on
conteste par recours à des catégories qu'on lui emprunte. Ces différentes directions expliquent en
même temps le succès que connurent, à l'aube de la décolonisation, les mouvements d'inspiration
socialiste et nationaliste, mais aussi le rapport sans complexe qu'ils entretenaient avec la thématique
de la modernisation. Avec le ba'thisme, le nasserisme ou le bourguibisme, on retrouve la même
imbrication de revendications nationalistes qui s'actualisent dans le panarabisme, de thématiques
anti-impérialistes, antidespotiques et antiféodales.
Le paradoxe de cette contestation tient à sa nature finalement très instable. Dans les années 1950,
elle n'offrait que d'excellents services : face à une amorce de modernisation, elle flattait le défi qui
opposait les nouvelles élites aux anciennes, elle servait de conscience collective à l'armée et aux
nouveaux bureaucrates, bref, à tous ceux qui voulaient s'imposer comme nouveaux acteurs de la
vie politique ; bien plus, dans le contexte de la dénonciation de l'impérialisme, elle servait de
facteur d'unification à des catégories dont le jeu ne pouvait être à terme que celui de la
concurrence ; elle constituait même, suprême raffinement, une formule de gouvernement, en
permettant au nouveau prince d'asseoir sa politique sur la contestation de puissances étrangères
accusées de menacer ou d'entraver la modernisation 499.
La recette fut bonne, mais elle s'est usée rapidement. En accédant au pouvoir, les mouvements
qu'elle inspirait perdaient leur efficacité et leur crédibilité. On ne gouverne pas longtemps en se
servant de l'arme de la contestation, fût-elle dirigée vers l'extérieur ; on ne peut guère davantage
tenir toutes les promesses d'un mouvement qui se voulait consensualiste, voire interclassiste :
nasserisme et ba'thisme ne pouvaient pas servir au pouvoir toutes les catégories sociales qu'ils
flattaient dans l'opposition. Il aurait fallu du moins que l'idée de nation fût très unificatrice et très
mobilisatrice, ce qui n'a jamais été réellement le cas. Aussi la note à payer fut-elle sévère : parce
qu'ils se voulaient inter-catégoriels, ces mouvements d'inspiration séculière asséchèrent, à mesure
qu'ils accédaient au pouvoir, la capacité de mobiliser sur les thèmes « laïcs » les différentes
catégories de la population ; ils usèrent, en très peu de temps, l'ensemble des réserves que la
technique occidentale de contestation avait progressivement inventées au fil de son développement :
les marques libérales, nationalistes, populistes et socialistes. La meilleure preuve en est qu'une fois
au pouvoir, les mouvements de ce type ne parvinrent à survivre qu'au gré du charisme de leur
leader, c'est-à-dire en disqualifiant explicitement leur propre marque 500.
La contestation d'inspiration séculière ne trouve plus, dès lors, qu'un nombre réduit de sites pour
s'exercer : dans les systèmes autoritaires traditionnels, elle est mise à mal par le jeu du prince qui
recourt de plus en plus à une légitimation religieuse ; dans les systèmes d'inspiration laïque, elle
souffre de son association au pouvoir et ne demeure donc que sous la forme extrême – et en réalité
groupusculaire – de mouvements se réclamant de la IIIe Internationale ou d'inspiration maoïste,
trotskiste ou castriste. L'essentiel de ses forces se retrouve encore dans un système politique
comme la Turquie où la possibilité – limitée et épisodique – pour les partis et les clientèles de se
développer a permis aux mouvements politiques séculiers de jouer un rôle dans la vie politique
sans compromettre complètement leur rôle d'agent contestataire. On peut expliquer ainsi les faibles
scores réalisés par les mouvements religieux lors des élections turques et leur relative – et
exceptionnelle – marginalité dans le jeu politique 501.
L'insertion du religieux dans l'action contestataire se fait donc d'abord sur la base d'un échec des
mouvements d'inspiration séculière, ce qui renforce sensiblement son effet novateur. Comme le
souligne fort justement Maxime Rodinson, elle revêt, au moins en partie, une signification assez
banale : tout mouvement religieux est susceptible de profiter des situations de « désespoir
idéologique généralisé », du vide que représentent l'échec des modèles en place et l'absence de
formules alternatives. Il est remarquable, comme il l'observe, par ailleurs, que seuls les
mouvements pour qui l'idée de nation représente un objectif tangible – les Palestiniens et les
Kurdes – restent en dehors de ce gigantesque processus de conversion religieuse de la protestation
502
. Pour le reste, on notera que le dépérissement du charisme de Nasser qui suivit la défaite de 1967
marqua le point de départ de la renaissance des confréries et des mouvements d'inspiration
religieuse 503 ; dans les années qui suivirent, le parti retiré par les mouvements islamistes égyptiens
de ce vide idéologique se mesure au succès remporté, lors des élections universitaires de 1978, par
les mouvements islamistes : soixante élus sur soixante chez les médecins et chez les ingénieurs,
quarante-deux sur quarante-huit chez les pharmaciens, quarante-quatre sur quarante-huit chez les
juristes 504.
Cette conversion est sensible en Iran avec les émeutes de 1963 dirigées contre la « Révolution
blanche » du shāh : les contestations mossadeghiste et communiste marquent le pas devant celle
orchestrée par les mouvements religieux qui ne cessent de fleurir depuis 1960. Alors que la «
Savak » continue à déployer ses efforts en direction de l'opposition laïque, Téhéran est quadrillé,
dès 1964, par quelque trois cents sections de l'Association unioniste islamique structurant
activement les actions contestataires, comme par exemple, en décembre 1964, la manifestation de la
mosquée (Azizollah. Peu inquiétés, parfois même associés à certaines fonctions officielles, les
dirigeants religieux deviennent peu à peu, et de façon latente, les principaux organisateurs de la
contestation 505.
Le même passage est tout aussi perceptible dans des sociétés qui paraissaient jusque-là
particulièrement bien disposées à l'égard des mouvements séculiers, comme la Syrie et l'Irak, où le
pluralisme culturel, la faiblesse relative du personnel religieux, l'influence déjà ancienne d'une élite
riche et occidentalisée, cantonnaient les mouvements islamistes, notamment les Frères musulmans,
dans un rôle très discret 506. L'exercice du pouvoir par le ba'th a peu à peu conduit à un
retournement dont les manifestations les plus spectaculaires sont les émeutes qui éclatèrent dans
toute la Syrie, au printemps 1967, pour protester contre le thème laïque du « nouvel homme arabe
507
», les incidents de rue à Damas, Homs et Hama pour contrer, en 1973, les projets de nouvelle
constitution, et, plus récemment encore, la révolte de Hama, menée en février 1982 à l'initiative des
Frères musulmans. C'est dans ce contexte que s'est regénéré un mouvement islamiste radical, issu
du mouvement des Frères musulmans, notamment l'organisation militaire al-Tali'a al-Mukatila,
dirigée successivement par Marwān Hadid, (Adnān Ukla, et (Adnān Sa'd al-Din. C'est également
face aux réalisations et aux échecs du ba'th syrien que s'est développée une critique de l'État
militaire et du nationalisme arabe, à l'initiative de l'intellectuel islamiste Sa'id Hawwâ appelant, en
bon disciple de Sayyid Kutb, à la révolution islamique et à la création d'un Etat musulman 508.
De même convient-il de noter, à propos de l'Irak, la modification du centre de gravité de la
contestation, avec l'apparition, à la fin des années 1960, du Parti Da'wā, d'inspiration chiite et qui se
constitue à l'ombre de la mosquée de Nadjaf. Réprimé, mis hors la loi en 1980 après l'exécution de
l'un de ses dirigeants, l'imām Muhamad Bâkir al-Sadr, le parti se reconstitue très vite, inspirant une
tentative de coup d'État à Bahrein et se nourrissant des faiblesses et des échecs du régime laïque de
Bagdad, tandis que se forment parallèlement d'autres mouvements de fondement religieux, comme
l'« organisation de l'action islamique », les « mudjāhidin » ou le «djama'at al-(Ulamā 509 ».
Or ces différents glissements ne renvoient pas à une simple succession, mais à une interaction
puissante qu'on a trop souvent sous-estimée. Régressant, mais ne disparaissant pas, les mouvements
de contestation d'inspiration séculière voient leur marge se restreindre et sont acculés à une
stratégie suiviste, ou du moins d'alliance avec les mouvements religieux. Le phénomène est
remarquable y compris pour les organisations marxistes, misant sur les luttes de libération
nationale ou sur le conflit israrélo-arabe pour mettre en évidence des convergences stratégiques
avec les mouvements islamistes, avec, bien souvent, l'appui du monde communiste et, en
particulier, de l'Union soviétique, comptant sur cette alliance pour éviter de disparaître de la scène
moyen-orientale.
La réussite d'une telle tactique est peu probante, tant les mouvements d'inspiration religieuse
semblent bénéficier d'un rapport de forces favorable. Une contrepartie existe cependant qui est loin
d'être négligeable : la contestation islamiste, si elle est indifférente aux objectifs poursuivis par ses
partenaires laïques, demeure profondément marquée par leur doctrine et leur champ sémantique.
Loin de balayer ce qui la précédait, elle s'est constituée en bonne partie en intégrant certains
éléments clefs de l'idéologie politique occidentale, dans ses variantes réformistes et marxistes. La
dénonciation de l'« impérialisme », assimilé au Satan, grand ou petit, se retrouve en bonne place
dans la plupart de ses discours, et reste en fait d'usage plus courant que la référence plus «
orthodoxe » à l'« infidèle ». Bien au-delà, de très nombreuses inventions idéologiques de la
modernité occidentale viennent combler les vides d'une théologie qui se trouve soudainement
confrontée à un monde nouveau : les références à la « démocratie », au « peuple », à la
participation des masses, à la souveraineté (non pas nationale, au sens strict, mais en tout cas
territoriale), mais aussi au socialisme, dans ses variantes les plus subtiles, structurent les discours
islamistes, en composition avec les notions de djihād, d'umma, de fikh, mais aussi de djāhiliyya (la
cité de l'ignorance) ou de fitna. Bien plus, la contestation religieuse absorbe les acquis de la
précédente pour leur donner une orientation susceptible de la servir, ou du moins de renforcer ou
d'universaliser sa capacité mobilisatrice. Ainsi, en Égypte, les anciennes traditions nationalistes se
sont-elles trouvées retraduites dans le répertoire religieux : dès le 2 novembre 1945, la
commémoration de la déclaration Balfour a tourné en émeute dirigée contre les minorités
religieuses, juive ou chrétienne ; en janvier 1952, la manifestation contre la présence anglaise à
Suez s'est notamment soldée par l'incendie d'églises coptes 510.
Cette articulation des contestations séculières et religieuses est trop rapidement occultée et fait
pourtant l'originalité du développement politique en monde musulman. L'existence d'interactions
entre l'une et l'autre est indéniablement le fondement le plus sûr du caractère en même temps
traditionnel et moderne de l'énonciation islamiste du politique, de sa capacité de s'adapter, de
s'insérer dans la modernité et de renouveler le jeu politique. En revanche, les éléments de
discontinuité qui les séparent ou les opposent marquent la frontière qui distingue le développement
politique occidental de celui du monde musulman. Le propre de la contestation en Occident a été de
se concevoir et de se pratiquer par recours aux mêmes catégories et aux mêmes actions que celles
qui fondent l'exercice du gouvernement, c'est-à-dire la souveraineté – nationale ou populaire –, la
représentation, le mandat électif, la demande. La rupture que consacre, en monde musulman, le
passage à une contestation de nature religieuse a, au contraire, pour conséquence de dédoubler la
scène politique, de déligitimer la scène officielle et de créer des conditions inédites pour la
production de catégories politiques de substitution.
L'effet le plus tangible et le plus décisif de cette cristallisation religieuse de la contestation se
situe sur le plan de la légitimité des acteurs : l'ordre politique contestataire se trouve doté d'une
légitimité supérieure à celle de l'ordre politique qui a pour fonction de gouverner ; la scène
politique officieuse se trouve en mesure d'obliger davantage que la scène politique officielle.
Faisant face à une contestation d'inspiration religieuse, le système politique se trouve placé de fait
dans une situation de différenciation, sans pouvoir compter, comme l'État occidental, sur la
possibilité de produire sa propre formule de légitimité. De là dérive le type d'argumentation auquel
il a de plus en plus couramment recours pour définir l'obligation politique en termes négatifs et
non plus positifs : l'individu doit obéir au prince non pas parce qu'il est juste, mais parce qu'un
ordre injuste est moins préjudiciable que le désordre ou la sédition. Cette obéissance se doit
d'autant plus qu'aucun ordre humain ne peut être présenté comme souverain et que donc aucune
alternative temporelle ne peut prétendre à davantage de légitimité ; tout homme est obligé à l'égard
du pouvoir en place, d'autant que l'Islam n'a jamais érigé le droit à la résistance en principe ou en
obligation du croyant 511.
Or le propre de cette ligne de défense est de favoriser une montée aux extrêmes. D'abord, parce
qu'elle fonde l'obéissance davantage sur la puissance que sur la légitimité, ou du moins sur une
hiérarchie d'illégitimités qui place l'ordre au-dessus du désordre. Surtout, parce qu'elle a prise sur
le discours contestataire, qui s'en radicalise davantage : pour priver le prince de l'argument qu'il
retire des risques de désordre, le radicalisme islamiste assimile à la sédition toute pratique injuste
du pouvoir. Pour réhabiliter le droit à la résistance, il proclame que le djihād (guerre sainte)
s'applique autant à la lutte contre l'infidèle qu'au combat contre le prince renégat ; pour justifier sa
capacité de construire sur terre un ordre politique légitime, il érige le combattant de la foi
(mudjāhid) en producteur légitime de fikh et d'ordre juste 512. Par là même, l'oeuvre de contestation
se trouve justifiée non seulement comme acte de critique à l'égard du prince, mais aussi comme
acte révolutionnaire. La contrepartie n'est pas négligeable : la contestation n'acquiert pleinement
son sens que si elle confine à la guerre sainte; elle combat, mais ne demande ni ne réforme ; elle
n'est obligée par aucune règle du jeu et ne s'exerce donc que du dehors de la cité, et en vue de la
transformer complètement. La contestation ne peut donc se construire qu'à l'extérieur du système
politique institutionnalisé et prétendre à une orientation universaliste susceptible de déboucher à
tout moment sur une remise en cause globale de l'ordre politique.
Ainsi conçu, l'espace religieux voit insensiblement son statut se modifier. Loin de demeurer
partout un lieu de légitimation du prince, il devient de plus en plus un site de contre-légitimité qui
réduit d'autant la marge de manoeuvre des gouvernants. D'autant que le phénomène joue de plus en
plus dans les deux sens. D'une part, il légitime toute protestation émise à l'égard du centre : les
pratiques autoritaires de Rezā Shāh et les décisions qui en relevaient – notamment sur le plan fiscal
– ont pu prendre forme en s'exprimant par des manifestations dans la mosquée de Mashad, tout
comme plus tard les revendications émises à l'encontre de la réforme agraire 513. Plus encore, la
symbolique religieuse sert de répertoire à l'expression graduée des mécontentements et des
protestations : tels le port du tchādor à l'université, en Iran, au cours des années 1970, les défilés de
deuil de l'(āshūrā coïncidant, en 1978, avec la commémoration de la Révolution blanche, ou plus
simplement l'usage ostentatoire du siwak, morceau d'écorce dure que le Prophète aurait utilisé pour
se nettoyer les dents 514. Mais, d'autre part, l'existence même de l'espace religieux comme foyer de
contre-légitimité vient rétrécir sans cesse davantage le jeu politique officiel en ôtant de sa
compétence tout un ensemble d'attributs toujours plus nombreux et déterminants: ainsi Bourguiba
dut-il reculer après avoir proposé de suspendre le jeûne du Ramadān pour les besoins du
développement économique ; Assad dut faire de même, en janvier 1973, devant les émeutes qui
accompagnèrent la promulgation d'une nouvelle constitution n'attribuant à la shari'a que le statut de
source principale de législation 515. Le problème s'élargit maintenant, dans l'ensemble du monde
musulman, au code de la famille et au statut de personnes ; il est susceptible d'atteindre, par le biais
du conflit israélo-arabe, l'ensemble du domaine diplomatique et militaire.
Ainsi le référent religieux accomplit-il de multiples fonctions: il sert de légitimation à toute
pratique contestataire, il offre un répertoire symbolique fourni et diversifié pour structurer les
mouvements de mobilisation, il confisque directement – pour les contrôler de fait – certains
segments essentiels de la décision politique et de la production normative. Ce dernier aspect est
d'autant plus remarquable qu'il a pour effet de priver en pratique la scène politique des éléments de
responsabilité que, précisément, la modernité avait conférés à l'espace politique occidental pour
l'ériger en État : élaboration souveraine d'une constitution, détermination des sources de droit,
définition des droits civils et des droits civiques. En outre, il a pour vertu de dessiner, de façon de
plus en plus favorable, les contours de la scène politique extérieure en érigeant celle-ci non plus
seulement en lieu de contestation légitime, mais aussi en lieu de production d'un ordre politique
avec lequel même les chefs d'État les plus « laïques » sont tenus de compter s'ils veulent bénéficier
d'une obéissance civile minimale, ou du moins éviter une contestation trop brutale. C'est dire
l'originalité profonde de la fonction de contestation en monde musulman, son rapport tout à fait
spécifique à l'ordre de la légitimation et son incompatibilité manifeste avec certains éléments
fondant la modernité politique occidentale. Il est certain, dans ces conditions, que la scène politique
officielle maximise ses chances de se faire obéir en cherchant à confisquer à son profit cette
légitimité religieuse et donc en s'en attribuant les symboles : initiative périlleuse et peu crédible
dans les systèmes politiques dont la marque est, au moins originellement et partiellement,
séculière, comme l'Égypte ou l'Algérie ; stratégie plus efficace au Maroc et dans la péninsule
Arabique, où le monarque dispose d'attributs religieux, mais où, du même coup, il risque d'en être
le prisonnier et surtout d'avoir à faire face, impuissant et directement vulnérable, à la corrosion par
la sécularisation qui accompagne la modernisation socio-économique, telle qu'elle s'exprime à
travers la vie urbaine moderne ou, plus particulièrement, à travers l'image sociale de la femme
occidentale 516.
Ce profond déplacement de l'ordre politique et la reconstruction progressive d'une « légitimité
de l'extérieur » tendent en même temps à bouleverser le statut des élites religieuses et, plus
largement, celui des intellectuels. Les premières retirent des changements intervenus une plus
grande autonomie, qu'elles n'ont pas toujours pu gérer. Le modèle classique d'un échange
fonctionnel entre prince et (ulamā semble à tout jamais compromis. En Perse, à l'époque safavide,
les dignitaires religieux étaient insérés dans le système monarchique qui les rétribuait, qui les
subordonnait pour en faire notamment une source de légitimation 517. En Égypte, la doctrine
classique d'Al Azhar reposait sur le principe de la nécessité du pouvoir, et donc de l'obéissance, et
soutenait, à ce titre, tout pouvoir constitué, que ce soit celui des Mamluks ou, même, de
l'administration française ou anglaise. Moyennant quoi, le prince était attentif aux conseils de
modération des (ulamā et subvenait à leurs besoins, jusqu'à en faire, dès 1911, des salariés publics
518
. Les XIXe et XXe siècles, c'est-à-dire ceux de l'introduction du défi de la modernisation, laissent
apparaître un important paradoxe : d'une part, la reconstruction d'un pouvoir princier davantage
centralisé se traduisit par une volonté encore plus active de contrôler, voire de « fonctionnariser »,
les (ulamā ; d'autre part, l'essor d'une contre-légitimité religieuse donnait à ceux-ci davantage
d'autonomie. Cette contradiction semble être à l'origine d'une ligne de partage : elle a contribué à
disqualifier les religieux officiels, à délégitimer leur parole, voire à en faire l'objet d'une
contestation active à l'intérieur même de l'espace religieux ; elle a favorisé, en revanche, la
formation d'une nouvelle élite hiérocratique dont le statut est ainsi devenu principalement
contestataire.
Encore que, là aussi, le phénomène ne soit pas simple ni surtout homogène, car les stratégies et
les ressources de pouvoir accumulées çà et là par les élites religieuses furent et demeurent de
différentes natures. La contestation religieuse était, à la limite, institutionnelle dans le Perse des
Kâdjâr ou des Pahlavi : nombreux et structuré, le clergé iranien réglait sa stratégie de sortie du
politique au gré des conjonctures et de ses intérêts, ce qui put l'amener à défier le pouvoir pour la
première fois au début du règne de Fath-(Ali-Shāh ( 1796-1834), pour se modérer lors de la guerre
contre la Russie infidèle, et pour se radicaliser à nouveau sous l'administration de Mohamad-Shāh
(1834-1848) qui commençait à mettre en cause ses privilèges 519. La part d'innovation susceptible de
dériver de cette stratégie est dès lors bien mince, surtout sur le plan doctrinal. Moins
institutionnalisé et surtout moins dense, le haut clergé ottoman déploya une stratégie quelque peu
comparable qui conduisit certains de ses membres à rejoindre le camp des constitutionnalistes et
des Jeunes Ottomans pour réduire l'absolutisme du sultan et défendre ainsi leur propre autonomie
520
. Leur attitude était probablement contestataire, leur fonction conjoncturellement libérale : il est
néanmoins douteux que leur rôle fût réellement révolutionnaire et intellectuellement novateur.
Cette dernière qualité suppose un processus de sortie de l'espace religieux officiel et, en fait, une
réévaluation de celui-ci en fonction de sa nature nouvelle de lieu de contre-légitimité politique.
Gilles Kepel a fort bien analysé ce processus à propos de l'Égypte en montrant qu'il s'accompagne
en même temps d'un discours de défiance à l'égard des (ulamā traditionnels et, bien sûr, d'un rejet
de l'intelligentsia laïque porteuse d'une légitimité « transatlantique », pour faire les beaux jours de
prêcheurs individuels comparables à de « petits entrepreneurs » indépendants 521. L'aventure est
quelque peu différente en Iran : elle a certes sa parfaite réplique dans l'apparition de penseurs
individuels qui, tel Shari'ati, allient leur allégeance à l'égard de l'Islam à un anticléricalisme déclaré
522
; elle est complexe et contradictoire au sein du clergé lui-même, en réalité divisé entre un bloc
essentiellement préoccupé par la protection de son statut ancestral et des courants minoritaires
davantage mobilisés par l'invention d'un modèle de cité dans le contexte du combat pour la foi.
Face donc à la disqualification de la scène politique officielle et de la scène religieuse
traditionnelle, le débat intellectuel tend à se forger autour de la mutation de la seconde et de sa
prétention à se substituer à la première. Tendance qui sonne, semble-t-il, le glas de la
modernisation politique importée et universaliste, puisqu'elle suppose une stratégie de nature «
revivaliste », un militantisme activement dirigé contre toute prétention à l'imitation et la
construction de modèles de pensée et d'action destinés à se substituer à l'oeuvre des « bâtisseurs
d'État ». Alors que le développement politique occidental se traduit par une forte pénétration des
intellectuels sur la scène politique, comme le montrent le passé et le présent de la vie politique
française, ou au contraire par des stratégies de retrait, voire d'indifférence à l'égard du débat
politique, comme aux États-Unis 523, le développement politique en monde musulman tend de plus
en plus à conférer à l'intellectuel un rôle de conciliation entre un espace religieux libéré de ses
traditions et un espace politique extérieur à la scène officielle 524. Reste alors à établir l'efficacité de
ce rôle et sa portée effectivement novatrice, sa capacité de produire une nouvelle utopie
mobilisatrice et créatrice.

Vers une nouvelle utopie politique ?

Si on en croit Karl Polanyi, mais aussi Louis Dumont, l'histoire de la modernisation occidentale
aurait été essentiellement conditionnée par l'élaboration d'une idéologie économique, reflétant la
volonté de distinguer l'économique du politique et de tendre vers la construction d'un marché.
L'une des originalités de l'œuvre de Polanyi a consisté à montrer comment cette perspective fonde
l'irréductible identité de l'histoire occidentale et comment, en même temps, elle doit son dynanisme
et sa capacité mobilisatrice à son caractère utopique 525. Or le propre de cette utopie a été de peser
autant sur les modalités de construction et de parachèvement de l'État que sur celles qui ont
organisé sa contestation. On sait que l'espace étatique s'est constitué, en Occident, en ne cessant
d'affiner la distinction du public et du privé, et en tirant parti des tensions qui s'en dégagaient: l'État
recourait ainsi à une forme d'identification et de légitimation qui ne pouvait qu'accepter et
proclamer l'extériorité et l'autonomie de l'espace économique, de même qu'il ne pouvait que
reconnaître, comme principe fondateur, la distinction de la souveraineté et de la propriété, celle de
l'intérêt général et de l'intérêt individuel. Cependant, les libéraux eux-mêmes ne tardèrent pas à
admettre la fiction d'une parfaite étanchéité des rapports entre l'État et le marché, et durent
reconnaître au premier une compétence exorbitante d'intervention dans la vie économique. Ce
«dilemme» – pour reprendre la formule de Polanyi – est à l'origine d'« une des crises les plus
profondes de l'humanité 526 ». Concrètement, il règle l'incessante mobilité de la frontière qui sépare
le public du privé, faisant ainsi l'histoire du développement occidental. Plus profondément, il sert
de moule aux grandes idéologies qui se sont constituées en Occident et qui doivent toute leur
genèse à l'évolution de ce débat. On peut considérer que chacune d'entre elles, du libéralisme au
marxisme, a été articulée comme réponse au « dilemme » de Polanyi, en vue de proclamer soit les
vertus d'un marché préservant coûte que coûte son indépendance face à l'État, soit celles d'une
histoire qui conduirait progressivement à une socialisation des moyens de production et donc au
dépassement de l'alternative 527. La grammaire des discours contestataires, en monde occidental
moderne, répond ainsi prioritairement au besoin de résoudre la tension entre l'ordre du politique et
celui de l'économique, consacrant, par là même, la banalité de la demande, mais aussi la récurrence
des thèmes les plus connus du débat politique : « plus d'État » ou « moins d'État », « intérêts
individuels » ou « intérêts dominants », « libéralisme » ou « protection sociale »... C'est également
autour de ces axes qui se sont mis en place les éléments les plus récents de la modernisation
politique : élaboration de politiques publiques ; croissance de la bureaucratie ; institutionnalisation
de la représentation syndicale ; État de bien-être ; redistribution.
Il est clair qu'une telle utopie est tout à fait étrangère au monde musulman ; elle ne retrouve ni
son histoire, ni sa culture, ni surtout les enjeux auxquels il se trouve présentement confronté. Ce
décalage explique déjà la marginalité, en son sein, du conflit de nature économique : non pas que
des thèmes de ce type ne participent pas au débat politique ou, encore moins, à la contestation, mais
ils ne parviennent pas à se constituer en clivages durables, en récurrence de l'action politique et
surtout en idéologie mobilisatrice. C'est en ce sens que ni le libéralisme ni davantage le marxisme
ne sont parvenus à s'imposer comme sources de mobilisation au sein du monde musulman 528.
Compte tenu de cet échec, ils n'ont pas non plus réussi à insuffler, au gouvernement comme dans
l'opposition, les éléments de la modernité politique occidentale dont ils étaient en même temps
porteurs et créateurs.
On peut formuler l'hypothèse qu'à l'utopie du marché – ou de ses substituts – fait écho, en monde
musulman, celle de la conciliation de l'ordre politique réel avec la légitimité dérivée de l'espace
religieux, c'est-à-dire le projet de dépasser la tension qui oppose la scène politique officielle et la
scène politique légitime, et de faire fusionner l'une et l'autre. L'hypothèse de la modernisation n'est
pas a priori extérieure à cette vision, mais au contraire dépendante des conditions dans lesquelles
elle prend corps, et donc de l'orientation suivie par les formules idéologiques élaborées en ce sens.
C'est dans ce contexte qu'il convient d'apprécier l'effort des intellectuels musulmans contemporains
visant à ériger l'islam non seulement en religion ou en culture, mais en véritable idéologie
politique dont il importe d'évaluer la capacité innovatrice et modernisante.
Cette œuvre d'élaboration concourt à la reconstruction du politique en monde musulman, et cela
à tous les niveaux qui s'étaient autrefois révélés sensibles dans l'histoire de la modernisation
occidentale. D'abord, à celui de la production intellectuelle et idéologique, face aux contre-
performances des idéologies importées et donc à l'échec des intellectuels traditionnels et des «
bâtisseurs d'État » en quête d'idéologies justifiant leur autoritarisme. L'utopie religieuse bénéficie
alors de sa capacité de rompre avec des visions présentées comme venues d'ailleurs et de
renouveler celles-ci de l'intérieur même de la société. L'effet est également perceptible dans
l'organisation du débat politique : l'apparition d'une utopie d'origine religieuse brise d'abord le
monopole du discours produit par la scène politique officielle, alors que la dérive autoritaire
favorise l'unification du verbe politique autour des formules syncrétiques, réunissant, en un seul,
différents projets politiques ou modèles de gouvernement dont l'origine étrangère ne permet pas de
percevoir les variantes 529 ; mais en plus, cette utopie, par son caractère simple et peu dégrossi, tend
à son tour à inspirer une très grande variété de discours et de pratiques dont les différences
deviennent alors pertinentes et génératrices de débat. Se définir par rapport au clergé, puis par
rapport aux diverses stratégies possibles d'accès au pouvoir, et surtout par rapport à la modernité
économique ou technologique, constitue autant d'enjeux qui alimentent les controverses tout en
devenant, autre niveau sensible, une source privilégiée de mobilisation politique.
Reste, enfin, l'élément déterminant du dispositif: la capacité modernisatrice de l'utopie. On est
conduit, spontanément, à hésiter entre deux hypothèses qui semblent se contredire. D'une part, la
nature par essence novatrice qui est la marque de toute utopie permet, a priori mieux que
l'imitation, de produire une modernité, d'élaborer des idéologies qui s'y rapportent et qui sont
capables de mobiliser : l'utopie du marché a bien été l'élément moteur de l'invention de la
modernité occidentale. Mais, d'autre part, l'utopie religieuse se trouve dotée, en monde musulman,
d'un statut qui la démarque nettement de celle qui couvrait les grandes idéologies modernisatrices
occidentales : elle s'est en bonne partie constituée en réaction à l'importation de la modernité
occidentale et se trouve donc, parfois malgré elle, conduite à une critique non contrôlée de la
modernité « en général ». Son propos n'est pas, enfin, l'invention d'un ordre politique, mais le pari
de faire revivre un ordre déjà répertorié : en bref, l'utopie en monde musulman n'est pas tant la cité
à créer que la cité à restaurer sur la base d'un imaginaire qui comporte déjà de nombreux points
fixes.
L'arbitrage entre ces différentes hypothèses dépend dès lors d'un examen attentif des idéologies
politiques qui se construisent dans le cadre de la contestation islamiste, et donc des tentatives
effectuées pour ériger l'islam en formule politique, mobilisatrice et productrice d'un modèle de
gouvernement. Or l'élément essentiel et nouveau qui se dégage d'une telle analyse est l'orientation,
sinon anticléricale, du moins « extra-cléricale » de ces idéologies. L'Iranien (Ali Shari'ati distingue
ainsi la religion et les religieux pour relever que ces derniers « luttent contre l'évolution » et que
cette hostilité est apparue partout où ils ont gouverné la société, « aussi bien en Europe qu'en pays
d'islam 530 ». Il mêle à cette condamnation celle des rites 531, pour mettre en accusation, à travers
tous ces rejets, la nature conservatrice de toute religion dès lors qu'elle est abordée en termes de
moyens et non de fins, selon les intérêts et les visions qu'elle sert et qu'elle reproduit, et non plus
selon les buts qui forgent son identité et les débats intellectuels qu'elle suscite : hommage est ainsi
rendu à la « liberté des trois premiers siècles de l'Islam qui a permis l'avènement de la civilisation
musulmane des IIIe (fin), IVe et Ve siècles », à la divergence et à la confrontation des idées qui la
caractérisaient 532, et au revivaliste pakistanais Muhamad Ikbāl dont la vertu tenait précisément à sa
qualité intellectuelle qui le distinguait d'autant du mollā ou du « mystique sūfi à la religion enserrée
dans son lieu de culte 533 ».
La même orientation se retrouve au sein des mouvements islamistes égyptiens qui, chacun à leur
façon, construisent leur identité en se distinguant des institutions religieuses officielles et
notamment d'Al Azhar : soit, comme Shukri Mustafā, pour condamner l'incompétence de ses
dignitaires et pour réclamer, à l'instar de Shari'ati, une «réouverture des portes de l'idjtihād », de
manière à renouer avec le débat d'idées et à favoriser ainsi l'innovation ; soit, comme les (ulamā
dissidents, tel le shaykh Kishk, pour disqualifier le discours religieux officiel, devenu incompétent
et qu'il est urgent de regénérer pour un retour individuel au texte 534.
Ce premier aspect de la production idéologique sert de façon évidente la pratique contestataire
en même temps qu'il la renouvelle. Outre que l'idéologie apporte à la contestation une appréciable
source de légitimation, qu'elle est en mesure de contrôler et d'orienter à son propre gré, elle lui
permet de s'imposer comme une libre critique face aux différents appareils. L'innovation se situe
proprement à ce niveau et s'apparente de manière troublante à la stratégie contestataire que
représentait autrefois la Réforme, prônant la critique d'un savoir officiel et d'un savoir confisqué,
au nom du libre réexamen de la Révélation, élargissant progressivement cette remise en cause à
toutes les institutions humaines – et notamment à l'État – construites hors de la Loi de Dieu.
L'idéologie politique islamiste est donc, avant tout, produite et réglée pour servir une stratégie de
contestation et pour disqualifier un ordre de pouvoir ; son orientation et sa capacité de
modernisation ne peuvent être présentement appréciées qu'à ce seul niveau. Tout comme ce fut le
cas à propos de la Réforme, sa conversion en théorie de gouvernement renvoie à des processus
complexes et à des médiations stratégiques largement autonomes des phénomènes de contestation
qui lui ont donné naissance.
Extra-cléricale, l'idéologie islamiste est également une idéologie de combat et de révolution.
Dans une perspective qui rappelle certaines catégories de la sociologie de Max Weber, les
intellectuels islamistes cherchent à tirer le maximum de parti de l'orientation moniste de leur
culture : l'absence de distinction du temporel et du spirituel conduit l'action humaine à son
optimum, détourne les infidèles de la contemplation pour en faire, selon les termes de Shari'ati, des
« mystiques actifs », des « ascètes capables, civilisés et conscients », des « politiciens puritains »,
des « solitaires sociaux », des «croyants zélés », des « religieux mondains », des «mondains
spirituels 535 ». Ici aussi, bien que prudent et implicite, le rapprochement avec la Réforme ne saurait
passer inaperçu, moins, assurément, pour tracer les contours d'un nouvel ordre social que pour
définir les conditions mêmes de la mobilisation politique. Orienté vers l'action et méfiant à l'égard
de la constitution d'un clergé officiel, l'islam est ainsi utilisé comme idéologie révolutionnaire
permettant aux intellectuels de reconstituer leur langage au contact du peuple et surtout en fonction
d'un répertoire connu de celui-ci : mobiliser au nom d'(Ali ou Abu Dhar devient plus fructueux que
d'opérer la même tentative au nom de la dialectique ou des controverses sur la nature du
capitalisme. Le postulat des intellectuels islamistes est de faire de cette mobilisation non seulement
un moyen de très forte activation des engagements et des comportements politiques de chaque
fidèle, mais aussi un moment de reformulation des projets sociaux et politiques. Construit comme
idéologie révolutionnaire, l'« islamisme » s'oppose autant à l'ordre extérieur qu'à l'ordre
traditionnel : il est significatif, à cet égard, que Shari'ati dénonce autant les modèles importés que
les écoles théologiques et perçoive la Nizāmiyya de Bagdad, la grande école religieuse des
Abbassides, comme l'entrave majeure à la construction de la civilisation 536 ; il est tout aussi
remarquable que Sayyid Kutb prétende confier aux combattants de la foi non seulement un rôle de
libération, mais aussi une mission de production de nouvelles lois 537. L'œuvre d'innovation
politique dépend ainsi de la mise à profit de la nature « activiste » de l'Islam et du surcroît de
légitimité qui peut être retiré de la réalisation du « combat pour Dieu ».
Cette potentialité explique très probablement l'importance nouvelle donnée à la notion de djihād
(guerre sainte), à celle de mudjāhid (combattant) et de shahid (martyre 538 ; elle rend compte aussi
de la fonction tout à fait essentielle accomplie, dans ce modèle de contestation, par les conflits
militaires, et notamment par la guerre israélo-arabe, voire le conflit libanais ou le conflit irano-
irakien : défaites ou victoires, entreprises militaires ou actions individuelles, deviennent non
seulement des exemples qui activent la mobilisation et les engagements en faveur d'une idéologie
qui se présente comme partie prenante d'un combat religieux, mais instaurent surtout une puissante
concurrence entre les organisations combattantes sans cesse plus nombreuses, qui prétendent
retirer, de leurs prouesses militaires, le droit de définir les nouveaux contours de l'idéologie et du
modèle de cité qui en dérive. A la symbolique occidentale du conflit social, de la grève joyeuse et
grave en même temps, productrice de contre-légitimité, se substitue ainsi la symbolique du «
combat pour la foi ». Une différence essentielle demeure cependant : au-delà du mythe de la grève
générale qui n'est pas sans rappeler certains ressorts de l'actuelle mobilisation islamiste, le propre
du conflit social est de renvoyer à une logique revendicative d'autant plus efficace qu'elle porte sur
des demandes précises et individualisées, et qu'elle favorise ainsi son intégration codifiée au sein
de l'ordre social en place 539. Ainsi que nous l'avons déjà souligné, et de façon encore plus claire à
ce niveau, l'idéologie du « combat pour la foi » tire au contraire son unique ressource de son
extériorité par rapport au système politique officiel.
Ce dernier aspect explique d'autant mieux que l'idéologie islamiste tende à développer un
discours essentiellement « inter-classiste » – c'est-à-dire niant la légitimité de toute mobilisation
s'opérant sur des critères sociaux –, et « solidariste », c'est-à-dire visant la reconstruction de
l'umma, et donc de l'égalité entre les croyants 540. Au-delà de la question portant sur la nature du
gouvernement qui reste marginalisée, la production idéologique s'oriente donc essentiellement
vers la revendication d'un type de société, corrigeant les trois atteintes principales portées à
l'intégrité de l'umma : l'inégalité entre croyants, la corruption par le pouvoir et la division de la
communauté. Derrière chacun de ces principes transparaît à chaque fois l'idée de restauration, mais
également la prétention de concevoir celle-ci comme une source de progrès social.
A l'inégalité est opposé l'idéal communautaire de la justice sociale et de la redistribution. A la
vision occidentale qui distingue trois fonctions de la justice – protéger les droits, sanctionner les
mérites, satisfaire les besoins – et qui a construit sa modernité à partir de l'interaction des deux
dernières 541, la vision islamiste oppose une construction homogène et distributive de l'idée de
juste. Celui qui est dans le besoin (mosta'zaf) devient ainsi, comme le montre la révolution
iranienne, l'acteur central de la contestation, justifiant en même temps la nature sociale de la
mobilisation (la libération du dominé) et sa nature religieuse (revenir à une stricte égalité entre
croyants). D'abondantes références sont faites, sur cette base, à la pensée islamique classique, à la
critique de l'idée de propriété privée dont elle était porteuse, Dieu ayant créé le monde et
l'abondance pour le besoin des hommes : l'appropriation privée n'est dès lors légitime que si elle
crée une utilité collective, et peut donc être remise en cause si elle transgresse cette fonction 542. A
fortiori, la terre est le bien de tous et la propriété foncière ne saurait renvoyer à un principe absolu.
Il devient dès lors facile d'opposer ces principes à l'échec des gouvernements en place dans leur
tentative de gérer les effets sociaux de la rente pétrolière, c'est-à-dire l'aggravation des différences
de classe, l'inflation, les phénomènes de consommation ostentatoire...
D'autant que ce dernier déséquilibre s'apparente au thème de la corruption par le pouvoir ou,
plus généralement, par les biens de ce monde. On retrouve, par ce biais, le thème classique en
Islam de la dégradation et de la nécessité, pour y faire face, de faire retour à la Loi de Dieu. La
dénonciation de la corruption du prince, ou de ses ministres, s'élargit en fait à tout acte qui
transgresse la Loi de Dieu et qui qualifie ainsi celui qui en est l'auteur de « corrupteur sur terre »
(mofsed fel arz). D'où le caractère très actif et très courant des procès adressés aux hommes
politiques, aux bureaucrates et aux militaires, d'où la dénonciation de la pléthore bureaucratique,
des pratiques néo-patrimoniales et clientélistes, l'ensemble de ces accusations dessinant, en
contrepoint, une orientation idéologique tendant à appeler, pour la cité future, à un démantèlement
des ministères, des administrations ou des ambassades. C'est dans cette perspective aussi qu'on
retrouve l'image du retour sous la tente, régulièrement utilisée par Kadhafi.
La restauration de l'umma suppose enfin la protection de son unité et de son intégrité, ce qui
explique la facilité avec laquelle l'islamisme a repris la thématique nationaliste, pour la
recomposer en fonction de ses propres orientations. Trois caractéristiques semblent se combiner et
s'inscrire au centre même de la production idéologique qui en dérive. D'abord, la nature
révolutionnaire des prétentions panislamistes : comme on le pressentait déjà chez un Afghāni ou un
Ridā, la réunification de la communauté des croyants est indissociable de l'œuvre de réforme
sociale et de remise en cause du pouvoir des princes corrompus ou despotes ; retrouvant là encore
certaines catégories du marxisme, les intellectuels islamistes lient clairement, mais au service de
leur propre fin, et prioritairement dans l'espace musulman, les notions d'internationalisme et de
révolution mondiale 543. De même le panislamisme est-il d'abord anti-occidental : lié à
l'émancipation des tutelles, il rejoint les thématiques tiers-mondistes qu'on retrouve en abondance
et qui tendent à élargir le discours solidariste, bien au-delà de la seule umma, pour y intégrer
l'ensemble des peuples opprimés qui deviennent, par là même, les lieux privilégiés du prosélytisme
islamique. Dans ce contexte, le monde socialiste paraît certes quelque peu épargné, comme le
révèle la division des acteurs du monde musulman sur la question afghane, confirmant ainsi
l'interpénétration des orientations idéologiques et des considérations tactiques 544. On ne saurait
cependant négliger que le panislamisme renvoie d'abord à une réalité concrète, à un projet
unioniste qui dépasse de beaucoup les péripéties des fusions avortées, pour impliquer des
institutions réelles, comme l'organisation de la Conférence islamique créée en 1969, de
nombreuses initiatives de solidarité sur le plan économique et culturel, et surtout une stratégie de
présence active dans tous les conflits au sein desquels se trouve impliquée l'umma. Positivement,
toutes ces orientations tendent à composer une idéologie unioniste qui défie en même temps
l'acception classique de l'idée de nation et de territoire, et les règles en fonction desquelles se
trouve constitué et reproduit l'ordre contemporain des relations internationales. Idéologie
cohérente avec l'utopie fondatrice, comme avec la pratique présente de contestation qui en retire
légitimation et chances d'expansion, mais à propos de laquelle se pose le problème de sa viabilité
comme éventuelle pratique de gouvernement. A ce niveau au moins, le parallèle entre le
panislamisme et l'idéologie internationaliste élaborée dans le contexte de la contestation socialiste
et marxiste, en Occident, à la rencontre de considérations idéologiques et tactiques, paraît tout à fait
fondé.
Sur cette question, comme sur les précédentes, le bilan ne peut être qu'ambigu : plus ou moins
anticléricale, révolutionnaire, mobilisatrice, égalitariste, internationaliste, l'idéologie islamiste
rappelle, dans ses orientations, des thématiques qui se confondirent, en Occident, avec la
construction de la modernité. Cependant, l'apparition d'une compatibilité partielle ou d'une
convergence sur certains points ne suffit pas à prouver l'émergence d'une via moderna en monde
musulman. D'abord, parce qu'on peut se demander si certains aspects plus particuliers de ces
orientations thématiques peuvent être réintroduits dans une pratique moderne, même repensée et
reconstruite : qu'en est-il, à ce propos, de la critique de la territorialisation du politique ou de la
bureaucratie? Qu'en peut-il être d'une conception exclusivement distributive de la justice sociale ?
Surtout, toute cette construction est dominée par sa fonction contestataire : que deviennent, dès lors,
les alternatives que l'on veut opposer à l'ordre critiqué et qui n'occupent guère une place centrale
dans la production intellectuelle et la pratique politique effective ?
Le rapport à la modernité ne peut donc pas s'apprécier seulement en termes idéologiques, il n'est
pleinement compréhensible qu'en termes d'enjeux et de stratégies, l'un et l'autre fondant, en monde
musulman, les chances d'aboutir réellement à la construction d'un ordre moderne.

La modernité retrouvée ?

Tout ce débat qui secoue actuellement le monde musulman n'est pas, en réalité, sans précédent.
Recherche tâtonnante d'une voie inédite dans le respect des traditions acquises, ouverture sur
l'étranger afin de mieux s'en protéger et d'être en mesure de s'en démarquer, pratiques d'emprunt
plus ou moins avouées suscitant défiance et condamnations : l'Empire omeyyade et l'Empire
abbasside ont vécu pour beaucoup la même histoire, étalée sur plus de cinq siècles. L'enjeu était
très comparable : le monde arabe en construction était confronté, à travers la formation et la
gestion d'un vaste empire, à un défi nouveau et inédit que sa propre histoire n'avait jamais eu à
relever et pour lequel elle ne pouvait livrer aucune solution expérimentée. L'appel aux voisins –
persan et byzantin – mais aussi à la philosophie grecque constituait déjà cet ordre de l'importation
que nous retrouvons à l'époque moderne ; les réactions traditionalistes qui s'ensuivirent, avec
notamment le hanbalisme, exprimaient de même cet ordre de la résistance qui déjouait alors les
stratégies modernisatrices du prince ou du calife. Cet affrontement d'antan a pu cependant, pour
l'essentiel, aboutir à la synthèse : celle effectuée par les philosophes entre Platon et le Coran,
aboutissant en fait à une recomposition de l'œuvre de l'Académicien 545 ; celle qu'inaugurent les
asharites et qui se trouve poursuivie notamment par Ghazāli acceptant, au nom de la nécessité,
l'ordre impérial et les techniques qui en dérivent, tout en imposant une formule de légitimité qui ne
se départit pas de l'exclusivité que représente la référence de la shari'a. Près de dix siècles
d'histoire dérivent de cette construction : la crise liée à l'importation des modèles a été surmontée
par la distinction devenue classique de l'ordre politique idéal et de l'ordre politique possible et
nécessaire. Solution puissante et efficace si l'on en croit sa pérennité, redoutable et fragile
lorsqu'on constate que la contestation islamiste s'anime présentement pour réclamer son rejet et se
retourner même contre elle, pour appeler à la destruction de l'ordre du possible au nom de l'ordre
idéal, et concevoir ainsi une nouvelle utopie.
Toute la contradiction tient dès lors au risque de voir s'opérer un nouvel éclatement : ancré dans
une formule de contestation, le mouvement islamiste s'expose au péril de ne pas parvenir à
convertir ses principes en modèle d'exercice du pouvoir ; puisant aux sources de l'ordre de la
légitimité et de la politique idéale, il court le risque de limiter son rôle à la production
d'intellectuels de la contestation. Tel est probablement le paradoxe essentiel marquant son rapport à
la modernité. Contrairement au comportement traditionaliste, il ne rejette pas la modernité ni ne la
condamne comme étrangère ou infidèle 546 : bien au contraire, il cherche à la distinguer de
l'Occident pour la reconstruire à l'intérieur même de la culture islamique ; il la pratique, il s'en
réclame, il recrute même dans les catégories les plus impliquées dans la modernisation. De ce point
de vue, il rappelle bien plus les falāsifa de la période classique que les hanbalites. Mais, en même
temps, ses difficultés stratégiques s'en trouvent multipliées : au nom de la modernité, il se distingue
du cléricalisme qu'il combat et qu'il dénonce comme force conservatrice, s'enferrant par là même
encore un peu plus dans une identité exclusivement contestataire. Négativement d'abord, puisqu'il se
prive ainsi d'une ressource possible de pouvoir et d'un support de mobilisation. Positivement
ensuite, puisqu'il s'engage à produire un discours anti-institutionnel et à radicaliser d'autant plus ses
formules de légitimation pour justifier cette condamnation des clercs.
Derrière ces tensions apparaissent des distinctions importantes auxquelles renâcle cependant le
public occidental : traditionalisme et islamisme, loin d'avoir le même sens, ont une orientation
opposée ; de même, le radicalisme islamiste, contrairement au fondamentalisme religieux stricto
sensu, implique, comme nous l'avons montré, une recherche plus idéologique que théologique, une
organisation plus politique que religieuse. Plusieurs concurrences apparaissent, dès lors, à
l'intérieur même de la référence à l'islam : sur un plan général, entre les clercs et les intellectuels,
les premiers cherchant à protéger leur statut, les seconds à en conquérir un ; sur le plan plus
particulier, entre tenants de différentes stratégies, opposant ceux qui, parmi les élites religieuses,
prétendent que leur propre défense s'alimente surtout d'une reproduction de la tradition et ceux qui
plaident au contraire pour l'ouverture vers la modernité, tout en étant eux-mêmes en rivalité avec
les intellectuels laïques. L'épisode de la révolution iranienne est d'autant plus délicat à cerner qu'il
renvoie au conflit de ces différents courants, et ne peut donc être analysé que dans sa pluralité,
voire son hétérogénéité, et certainement pas comme réalisation in vitro des objectifs des
mouvements islamistes.
Ces concurrences mettent en relief des rivalités et des défiances qui font l'actualité de la vie
politique en monde musulman ; elles expliquent aussi que la révolution iranienne ne soit pas reçue,
aussi franchement qu'on aurait pu le croire, comme un modèle d'inspiration des mouvements
islamistes qui se développent en monde arabe. Il reste que le rapport à la modernité ne s'en trouve
pas réellement modifié. D'abord, parce qu'à l'exception de l'Iran, les clercs ne constituent pas une
force suffisamment organisée et puissante pour véritablement produire un mouvement et un
discours capables en même temps de rompre avec la tradition et de concurrencer les mouvements
islamistes contrôlés par les intellectuels. Ensuite, parce qu'en Iran même, finitiative prise en ce sens
par une fraction du clergé, notamment la tendance sādekiyyeh, n'a pas fondamentalement renouvelé
les données du problème. A l'épreuve de la mobilisation, puis du pouvoir, ce courant a en fait
révélé son hétérogénéité, que la commune allégeance à la personne même de Khomeyni parvient
de plus en plus difficilement à masquer : l'écartèlement est de plus en plus net entre ceux qui, en son
sein, craignent un bouleversement de l'ordre social et une sortie de la tradition religieuse (olūm-e
nakliyyeh), et ceux qui, en privilégiant l'objectif de révolution sociale, se sentent en réalité très
proches des mouvements islamistes et qui considèrent que leurs objectifs n'ont pas été atteints par
la seule prise du pouvoir. Il est significatif ainsi que le reclassement se fasse en fonction du modèle
islamiste et non d'un modèle propre aux élites religieuses. Il est remarquable également que la
modernité n'échappe pas, au sein des mouvements d'inspiration religieuse, au statut de
subordination : soit pour être accueillie dans les seules limites autorisées par la tradition et sur la
seule base de l'argument de nécessité ; soit pour n'être réintégrée qu'en fonction de l'utopie
produite par les intellectuels islamistes. Dans un cas comme dans l'autre, la modernité a perdu la
nature positiviste et universelle que lui prêtaient les premiers mouvements réformistes et ceux
relevant d'une contestation d'inspiration séculière : elle n'est dès lors accessible que parée d'une
légitimité qui lui est extérieure. Si celle-ci est donnée sur une base traditionaliste, la modernité ne
devient au mieux qu'une technique de conservation de l'ordre qui a tôt fait de renouer avec les
pratiques politiques de nature néo-patrimoniale pour ne s'en distinguer que par la protection
supplémentaire qu'elle donne aux institutions religieuses, et par un plus grand rigorisme dans la
production normative et dans la soumission des lois à la shari'a. Si, au contraire, la légitimation
dérive d'une source islamiste, elle se trouve conditionnée et limitée par sa fonction proprement
contestataire.
Or, à ce point de l'analyse, les questions qui se posent semblent conduire à autant d'obstacles à la
redécouverte de la modernité : encastrée dans sa fonction de contestation, l'idée islamiste de
modernité peut-elle déboucher sur un modèle positif de construction d'un ordre politique moderne
qui lui serait propre ? Appuyée sur une vision idéale du politique qui n'a jamais servi en monde
musulman, cette construction ne risque-t-elle pas d'être délégitimée par le seul exercice du
pouvoir ? On peut certes écarter ces préalables en les tenant pour de simples procès menés a priori.
Il demeure cependant une difficulté majeure : même si la contestation islamiste a pu tirer sa force
de l'étendue et de la variété des aspirations et des frustrations qu'elle rencontrait, on doit admettre
qu'en position favorable, elle n'a pas été en mesure d'écluser toutes les contestations et de les
insérer dans l'utopie qu'elle a contribué à créer. L'élément essentiel de blocage tient, de ce point de
vue, à l'ensemble des revendications de nature communautaire, dans leurs manifestations
segmentaires, qu'elles soient de type tribal ou ethnique 547. En se constituant en culture de l'unité,
l'islam avait cherché, dès ses origines, à relever le défi que la dynamique de l'atomisation
communautaire faisait déjà courir à la nouvelle cité. Le revivalisme a été, en ce domaine, sans
effets tangibles : loin d'atténuer du d'infléchir les revendications particularistes, il les a même
parfois relancées, comme en témoignent les mouvements kurde et turkmène en Iran, baloutche au
Pakistan. Plus encore, par une curieuse interaction, l'essor des mouvements islamistes tend, en
contrepartie, à précipiter les mouvements irrédentistes ou minoritaires dans des idéologies
d'inspiration séculière : les Azeris en Iran, les Alevis en Turquie, les Kurdes là où ils se trouvent,
mais aussi, sur un autre plan, les Palestiniens, restent de loin les plus sensibles aux sirènes
marxistes ou, du moins, socialistes 548. Le problème est d'autant plus important que le propre de la
revendication communautaire est d'entretenir une identité et même une allégeance de substitution
qui peut donc défier la prétention des mouvements islamistes d'opposer à la citoyenneté artificielle
consentie aux Etats contemporains et impies l'allégeance immédiate et incontestée qui définit le
rapport de chaque croyant à l'umma.
A la limite, cette revendication communautaire qui paraît ainsi s'autonomiser puissamment par
rapport aux autres semble productrice, elle aussi, de sa propre utopie et de sa propre contre-
légitimité. Ce faisant, elle contribue à affaiblir encore davantage les systèmes politiques en place et
à entraver encore plus l'importation pure et simple du modèle occidental de modernité. Se pose
alors directement le problème de la compatibilité de l'utopie islamiste et de l'utopie
communautaire, qui tendent à n'avoir pour commune orientation que celle de se nier
mutuellement...
La dialectique du pouvoir et de la contestation vient ainsi dramatiser l'idée même de modernité et
définir de façon restrictive les conditions de sa mise en œuvre. Tel est le dilemme : objectif d'une
politique du pouvoir, la modernité s'expose au risque d'être perçue comme ne répondant pas aux
réalités sociales et culturelles ; sa promotion passe par son intégration à la scène politique
officielle, ce qui la compromet donc avec les modes autoritaires de gouvernement et la rend
solidaire des pertes de légitimité qui affectent les princes et leurs entourages. Insérée et reconstruite
dans la contestation, la modernité ne parvient alors à se regénérer qu'en s'intégrant à un discours
dirigé précisément contre le pouvoir : sa seule légitimité vient de sa référence à un ordre politique
idéal qui s'alimente essentiellement du « combat pour la foi » ; elle n'est reçue et acceptée par les
différents acteurs sociaux que dans la mesure où elle devient un élément d'une stratégie
contestataire.
Écartelée ainsi entre le service du pouvoir et celui de la contestation, la modernité se trouve
limitée et contenue par la fonction essentiellement instrumentale qu'elle accomplit au service d'une
lutte pour le pouvoir. Moyen et non plus fin de l'action politique, elle tend progressivement à se
dépouiller de toute légitimité propre. Cette tendance est accentuée à mesure qu'on s'éloigne des
aspects les plus techniques de la modernité et qu'on se rapproche de ses dimensions les plus
sociales : si la modernité technologique et industrielle semble relativement à l'abri du débat et
acceptée, voire revendiquée, à peu près par tous, la logique commence à s'inverser dès lors qu'on
aborde l'ordre socio-économique et les différents aspects de la mobilisation sociale ; elle est
clairement délégitimée dès lors que le débat porte sur la nature même de la cité et le modèle de
gouvernement.
CONCLUSION
La modernité politique déroute par la pluralité des plans auxquels il convient de l'analyser.
Comme l'un des grands enjeux de notre siècle, elle apparaît universelle, entretenue par la logique
d'un ordre international soumis autoritairement aux mêmes impératifs et aux mêmes règles,
dérivés notamment de la construction d'une société industrielle. Même si celle-ci n'est pas
uniforme, elle suppose néanmoins la généralisation de bon nombre de techniques de
gouvernement. Dès lors qu'on l'étudie comme une pratique politique, la modernité semble déjà plus
ambiguë : par le biais des dominations et des courants culturels, par le jeu des acteurs au pouvoir,
la modernité, dans sa facture occidentale, est la référence commune à l'ensemble des processus de
construction politique à travers le monde. Tout en inspirant, hors de l'Occident, la plupart des
discours qui se réclament effectivement de l'État, de la démocratie ou de la nation, tout en orientant
la formation des structures politiques manifestement marquées par le modèle bureaucratique, par
l'interaction systématique du pouvoir et de la société, ou par la mobilisation partisane, la via
moderna occidentale est modifiée, infléchie, enrichie par les inventions des sociétés relevant
d'autres cultures.

Réalité indiscutable, phénomène empiriquement observable, le caractère universel d'une


modernité politique même adaptée n'a pas pour autant valeur normative. Indissociable des
dominations – culturelle, économique ou politique –, sa réalisation est aussi source de blocages, de
tensions et d'échecs. Contrariant, dans son essence même, certains traits culturels du monde
musulman, mais aussi certains aspects des formations sociales, elle a eu pour principal effet négatif
d'imposer une coïncidence forcée entre la temporalité de deux mondes qui ont chacun leur histoire,
qui chacun ont été affectés par des problèmes spécifiques à des époques données. La modernité
politique occidentale exprime, dans le rythme de son invention, la succession des défis auxquels dut
répondre l'invention du politique en l'Europe de l'Ouest : la crise de la féodalité, la dissolution des
liens communautaires, l'institutionnalisation d'espaces sociaux autonomes, l'équilibre des pouvoirs
religieux et politiques, l'élaboration d'une sociabilité populaire, la formation de classes sociales...
Transposée ailleurs, la modernité soumet les conditions de son efficacité à l'entretien de l'illusion
bien fragile que ces mêmes problèmes se posent partout, dans le même ordre et à l'exclusion de
tout autre.
De cette importation forcée dérivent plusieurs effets qui marquent, entre autres, l'actualité
politique brûlante du monde musulman. D'abord, les échecs et les contre-performances issus du
bricolage de l'adaptation : la pléthore bureaucratique, le caractère patrimonial de l'État – entendu,
nous l'avons vu, en un sens différent de l'État occidental –, les sursauts d'autoritarisme et la nature
contradictoire des politiques économiques menées en sont les manifestations principales, et la liste
n'est pas exhaustive. Au-delà apparaît, en outre, une contestation d'autant plus inquiétante dans sa
forme et son statut qu'elle confisque à son profit, en dénonçant le caractère artificiel de la
modernité politique importée, l'exclusivité de la légitimité ; la contestation s'érige ainsi en scène
politique réelle, revendiquant une pleine symbiose avec la collectivité sociale, face à une scène
politique officielle dont l'artifice ne lui donne aucun droit et ne la promet à aucun devenir. Le
paradoxe de la modernisation politique tient ainsi à un étonnant résultat qui place, dans la
hiérarchie des légitimités, la contestation à un niveau plus élevé que le pouvoir, qui affaiblit ce
dernier, le conduit à l'inefficacité, et surtout à consommer ses faibles ressources dans la protection
frileuse et inquiète de ses institutions et de ses acteurs, quitte à contrarier pour cela l'impératif de
développement ou les tentatives de libéralisation.
Dernier effet, le plus grave peut-être sur le long terme, l'extrême difficulté de forger, dans
l'imaginaire des acteurs sociaux, une utopie nouvelle susceptible de relancer les chances d'aller au-
delà de l'adaptation, pour réaliser la construction de modèles originaux de développement. Trop
marquée précisément par la puissance de sa charge de contestation, l'utopie nouvelle, dérivée
notamment du radicalisme islamiste, a le plus grand mal à élaborer un modèle de cité et à dépasser
le stade de la « révolution permanente ». Piégée par la question de la légitimité, elle ne parvient pas
toujours complètement à se départir de la vision revivaliste du retour à l'âge d'or, accréditant
souvent sans le vouloir l'idée reçue et caricaturale que l'alternative à laquelle se trouvent
confrontées les sociétés du monde musulman se limite au choix entre l'imitation de la modernité et
le risque de devoir se situer résolument en dehors.
A cette alternative s'en ajoute une autre dont le simplisme est tout aussi redoutable, incitant le
sociologue à choisir entre la célébration du développement (le développementalisme) et la
fascination des cultures (le culturalisme). Le développementalisme a commis l'erreur de tenir pour
normale et bonne la pratique de l'imitation, usant et abusant de l'argument du retard ou de
l'impréparation pour justifier sa faillite et ses dégâts. Le culturalisme renvoie à un schématisme
comparable, en opposant à l'échec des pratiques la permanence et la vérité des identités, se berçant
de l'illusion qu'il suffirait de faire renaître les « authenticités » pour répondre à tous les défis.
Certes, les acteurs eux-mêmes ont plus d'une fois cédé à ces visions paresseuses, les princes, en
quête de légitimité, puisant à l'argument développementaliste, les contestataires cherchant dans le
culturalisme le sens de leur histoire. Cependant, outre que ces illusions ont failli, les pratiques
réelles tendent déjà à s'en détacher : à force d'adaptations et d'expériences accumulées, les modèles
construits s'éloignent peu à peu de la pâle imitation ; quant au discours contestataire, il n'est plus
seulement, comme le montre l'orientation du radicalisme islamique, celui d'une simple
restauration. Qu'aujourd'hui ces perspectives ne restent qu'à l'état de potentialités et que leur mise
en pratique conduise aux blocages que nous avons soulignés ne saurait en aucun cas nous enfermer
dans ces faux dilemmes : les blocages actuellement évidents ne sont-ils pas eux-mêmes les fruits
d'une histoire ? Peut-être seront-ils à moyen terme dépassés, rendant à l'action sa capacité créatrice
et novatrice : c'est en ce sens qu'il convient d'orienter l'analyse, sans doute aussi la pratique, au-delà
de la myopie des concepts et des théories consacrés a .
a Je remercie Eric Vigne de la qualité et de la pertinence de ses critiques. Mes remerciements vont également à Pierre Birnbaum et
Robert Santucci, qui ont bien voulu relire une première version du manuscrit, pour y trouver souvent la trace de recherches et de
réflexions qu'ils avaient déjà contribué à orienter et à nourrir, au Centre de sociologie politique de l'université de Paris I ou à l'Institut
national des langues et civilisations orientales.
NOTES

Introduction
1 Au sein d'une littérature abondante, on citera notamment Parsons (T.), Sociological Theory and Modern Society, New York, Free
Press, 1967 ; Parsons (T.), Le Système des sociétés modernes, Paris, Dunod, 1973 ; Smelser (N.), Industrial Revolution, Chicago,
Chicago University Press, 1 959 ; la perspective a été prolongée par celle d'une société « post-industrielle dont nous ne traiterons pas ici :
cf. Bell (D.), The Coming of Post-industrial Society, Londres, Penguin, 1973. Pour une critique d'ensemble, cf. Eisenstadt (S.), Tradition,
Change and Modernity, New York, J. Wiley, 1973.
2 Tilly (C.), Big Structures, Large Processes, Huge Comparisons, New York, Russel Sage Foundation, 1985, ch. 2 et 3. Cf. aussi
Badie (B.), Le Développement politique, Paris, Economica, 3 e éd., 1984.
3 Pour reprendre le titre de l'ouvrage de Tilly, op. cit.
4 Cf. Cahnman (W.), Boskoff (A.), Sociology and History, New York, Free Press, 1964, pp. 4-5.
5 Skocpol (T.), Vision and Method in Historical Sociology, Cambridge, Cambridge University Press, 1984, p. 368.
6 Bendix (R.), Nation-building and Citizenship, New York, J. Wiley, 1964 ; Bendix (R.), Kings or People, Berkeley, University of
California Press, 1976 ; Geertz (C.), The Interpretation of Cultures, New York, Basic Books, 1973 ; Geertz (C.), Islam observed, New
Haven, Yale University Press, 1968.
7 Skocpol (T.), op. cit., p. 370.
8 Tocqueville (A. de), L'Ancien Régime et la Révolution, Paris, Gallimard, 1967.
9 Notamment Bendix (R.), dans les deux livres cités supra; Anderson (P.), L'État absolutiste, Paris, Maspero, 1978.
10 Skocpol (T.), op. cit., p. 372, met en doute cependant la capacité explicative de la sociologie historique interprétative.

Chapitre I
11 Cf. notamment Eisenstadt (S.), « Cultural Traditions and Political Dynamics : the Origins and Modes of Ideological Politics »,
British Journal of Sociology, vol. 32, 2, juin 1981, p. 155 et suiv.
12 L'importance des travaux de Louis Dumont se mesure à la lecture de Homo aequalis, Paris, Gallimard, 1977, et dans Essais sur
l'individualisme, Paris, Seuil, 1983, où le processus de la catégorie occidentale du politique est appréhendé en termes d'idéologie. Le
trait est encore plus accusé chez Marcel Gauchet, Le Désenchanteiment du monde, Paris, Gallimard, 1985, où on retrouve une
explication du politique par le religieux et son devenir.
13 Cf. Carlyle (A.J.), The Theories of the Relations of the Empire and the Papacy from the Tenth Century to the Twelfth, Edinburgh
and London, W. Blackwood and sons, 1950 ; cf. aussi notre Culture et politique, Paris, Economica, 1983.
14 Brown (P.), Genèse de l'Antiquité tardive, Paris, Gallimard, 1983, pp. 17-20 et 39-40.
15 Cf. Fliche (A.), La Réforme grégorienne et la reconquête chrétienne, Bloud et Gay, 1940, p. 76 et suiv. ; Arquillière (H.-X.), Saint
Grégoire VII, Paris, J. Vrin, 1932.
16 Cf. Carlyle (A.J.), op. cit., pp. 190-191, et aussi le Libellus du cardinal Deusdedit en 1097, ibid., p. 258.
17 Ibid., p. 391 ; cf. surtout les thèses développées par Manegold de Lautenbach, partisan de Grégoire VII, dans le Liber ad
Geberhardum, vers 1084 ; on se reportera à Forest (A.), van Steenberghen (F.), Gandillac (M. de), Le Mouvement doctrinal du XIe au
XIVe siècle, Bloud et Gay, 1954, p. 48 et suiv., et cf. infra.
18 Sturzo (L.), L'Église et l'État, Paris, Les Éditions Internationales, 1937, p. 105 et suiv., et aussi Carlyle (R.W.), Carlyle (A.J.), The
Political Theory of the Thirteenth century, Edinburgh and London, W. Blackwood and sons, 1928, p. 151 et suiv. ; Barraclough (G.),
The Medieval Papacy, Thames and Hudson, Londres, 1968.
19 Ullmann (W.), The Growth of Papal Government in the Middle Ages, Londres, Methuen and co., 1965, p. 237.
20 Fliche (A.), op. cit., pp. 135-136.
21 Sturzo (L.), op. cit., p. 77.
22 Fliche (A.), op. cit., p. 135.
23 Morrison (K.), Tradition and Authority in the Western Church, Princeton, Princeton University Press, 1969, p. 373 et suiv.
24 Ibid., p. 381.
25 Ibid., pp. 384-387.
26 Cf. Forest (A.) et al., op. cit., p. 48 ; Fliche (A.), op. cit., p. 194 et suiv.
27 Cf. notamment Villey (M.), La Formation de la pensée juridique moderne, Paris, Monchrestien, 1975, p. 116 et suiv.
28 Villey (M.), « Laïcité, incertitude et mobilité du droit naturel », in Jacob (N.) et al., Pratiques du droit et conscience chrétienne,
Paris, Le Cerf, 1962, p. 110 et suiv.
29 Saint Thomas d'Aquin, Des lois, Paris, Egloff, 1946, p. 29.
30 Ibid., pp. 35-36 et 89.
31 Kantorowicz (E.H.), The King's Two Bodies, Princeton, Princeton University Press, 1957, p. 4 et suiv.
32 Le lien entre l'idée de laïcité et celle d'espace public est analysé de façon systématique dans de Lagarde (G. de), La Naissance de
l'esprit laïque, Louvain, Bauwelaerts, 1956. Cf. aussi Dumont (L.), Essais sur l'individualisme, op. cit.
33 Cf. Boudon (R.), La Logique du social, Paris, Hachette, 1979 ; Birnbaum (P.), Dimensions du pouvoir, Paris, 1985.
34 Cf. notamment Forest (A.) et al., op. cit., p. 356 et suiv., et Lagarde (G.), op. cit., t. IV.
35 Sur ce débat, cf. notamment Birnbaum (P.), Leca (J.), Sur l'individualisme, Paris, Presses de la FNSP, 1986.
36 Dyson (K.), The State Tradition in Western Europe, Oxford, Martin Robertson, 1980, chap. II.
37 Lagarde (G. de), op. cit., t. I, pp. 152-153.
38 Kantorowicz (E.H.), op. cit., pp. 15-16, 210 et suiv. ; sur les « personae », cf. Lagarde (G. de), op. cit., p. 152.
39 La meilleure analyse de la philosophie politique et juridique de saint Thomas est donnée dans Villey (M.), op. cit., pp. 116-176.
40 Wilks (M.J.), The Problem of Sovereignty in the Later Middle-ages, Cambridge, Cambridge University Press, 1963, p. 135.
41 Landry (B.), La Philosophie de Duns Scot, Paris, Firmin-Didot, 1922, p. 106.
42 Duns Scot (J.), Traité du premier principe, Genève, Droz, 1983, et sur le problème de la volonté, cf. l'avant-propos par Ruedi
Imbach, p. 3.
43 Wilks (M.J.), op. cit., p. 90.
44 Landry (B.), op. cit., p. 238.
45 Wilks (M.J.), op. cit., pp. 109-111.
46 Sur le fondement communautaire de l'État, dans le discours des canonistes puis chez saint Thomas, cf. Post (G.), Studies in Medival
Legal Thought, Princeton, Princeton University Press, 1964, p. 291 et suiv., p. 498 et suiv.
47 Sur le rapport entre communauté et société féodale, cf. Gaudemet (J.), Les Communautés familiales, Paris, M. Rivière, 1963, en
particulier p. 89 et suiv., et Blum (J.), « Village et famille », in Blum (J.), dir., Histoire des paysans, Paris, Berger-Levrault, 1982 ; cf.
aussi Badie (B.), « Communauté, individualisme et culture », in Birnbaum (P.), Leca (J.), Sur l'individualisme, op. cit., p. 114 et suiv.
48 Cf. infra, IIe et IIIe partie.
49 Op. cit. et « State and society in western Europe ; a model for comparative analysis », West European Politics, mai 1980, pp. 166-
187.
50 Cf. MacFarlane (A.), The Origins of English Individualism, Cambridge, Cambridge University Press, 1978, p. 121 et suiv.
51 Lambton (A.K.), State and Government in Medieval Islam, Oxford, Oxford University Press, 1981, p. 45.
52 Quadri (G.), La Philosophie arabe dans l'Europe médiévale, Paris, Payot, 1947, p. 5 et suiv.
53 Goldziher (I.), Le Dogme et la loi de l'islam, Paris, Geuthner, 1920, p. 114 et suiv.
54 Cf. Turner (B.), Weber and Islam, Londres, Routledge and Kegan Paul, p. 34 et suiv., 138 et suiv.
55 Abdel Rāziq (A.), « Le Califat comme institution politique », in Abdel-Malek, La Pensée politique arabe contemporaine, Paris,
Seuil, 1970, pp. 64-69.
56 Sur cette évolution de l'Empire Omeyyade, cf. notamment Grunebaum (G.E. von), « The Sources of Islamic Civilization », in Holt
(P.M.), Lambton (A.K.), Lewis (B.), The Cambridge History of Islam, Cambridge, Cambridge University Press, 1977, t. 2B, p. 490 et
suiv., et Goldziher (I.), op. cit., p. 66 et suiv.
57 Sur cette part de reconstruction, cf. Watt (M.), Islamic Political Thought, Edinburg, Edinburg University Press, p. 81.
58 Quadri (G.), op. cit., pp. 14-15.
59 Rosenthal (E.I.J.), Political Thought in Medieval Islam, Cambridge, Cambridge University Press, 1958, p. 7.
60 Lambton (A.K.), op. cit., p. XV.
61 Rosenthal (E.I.J.), op. cit., p. 116.
62 Sur Fārābi, cf. Rosenthal (E.I.J.), op. cit., p. 120 et suiv., Lambton (A.K.), op. cit., p. 316 et suiv., Corbin (H.), Histoire de la
philosophie islamique, Paris, Gallimard, 1964, p. 222 et suiv. ; Hammond (R.), The Philosophy of Alfarabi, New York, Hobson Book
Press, 1947.
63 Lambton (A.K.), op. cit., p. 317.
64 Problème qu'on retrouve chez Nâser ed-Din Tūsi, philosophe persan qui s'inspire fortement de Fārābi ; cf. Tūsi (N.), The Nasirean
Ethics, trad. de Wickens, Londres, Allen and Unwin, 1964, pp. 191-192.
65 Cf. Corbin (H.), op. cit., p. 338.
66 Tūsi (N.), op. cit., p. 216.
67 Sur l'idée d'entropie dans la philosophie musulmane, cf. Arkoun (M.), « Religion et société d'après l'exemple de l'islam », Studia
islamica, LV, 1982, p. 9.
68 Tūsi (N.), op. cit., pp. 190-191.
69 Lambton (A.K.), op. cit., p. 69, et Corbin (H.), op. cit., pp. 152-153.
70 Sur l'importance de ce thème, cf. Watt (M.), op. cit., p. 88.
71 Corbin (H.), op. cit., p. 165.
72 Hourani (A.), Arabie Thought in the Liberal Age, Londres, Oxford University Press, 1962, p. 142 ; et Anawatki (G.C.), Borrimans
(M.), Tendances et courants de l'islam arabe contemporain, Munich, Kaiser, Paris, Maisonneuve, 1982, p. 55.
73 Lambton (A.K.), op. cit., p. 91 ; Al Mawardi (A.H.), Al Ahkam al Sultâniyya, trad. française, Paris, Le Sycomore, 1982.
74 Cf. Sanhoury (A.) Le Califat, Paris, Geuthner, 1926, p. 138 et suiv. ; Gardet (L.), La Cité musulmane, Paris, Vrin, 1976, p. 155 et
suiv. ; Lambton (A.K.), op. cit., p. 83 et suiv.
75 Cf. surtout Laoust (H.), La Politique de Ghazāli, Paris, Geuthner, 1970.
76 Lambton (A.K.), op. cit., p. 109.
77 Laoust (H.), op. cit., p. 368.
78 Ibid., p. 377.
79 Cité in Grunebaum (G.E. von), L'Islam médiéval, Paris, Payot, 1962, p. 185.
80 Laoust (H.), op. cit., p. 378.
81 Cf. Le Traité de droit public d'Ibn Taimiyya, traduit et annoté par H. Laoust, Institut français de Damas, Beyrouth, 1948.
82 Ibid., p. 172.
83 Introduction de Laoust (H.), ibid., p. XII.
84 Ibid., p. XLII ; Kepel (G.), « L'Égypte d'aujourd'hui : mouvement islamiste et tradition savante », Annales, économies, sociétés,
civilisations, 4, 1984, pp. 667-680.
85 Cf. infra, IIIe partie.

Chapitre II
86 Cf. notamment Petit-Dutaillis (C.), La Monarchie féodale en France et en Angleterre, Paris, Albin Michel, 1971, pp. 66-67.
87 Cf. Badie (B.), Birnbaum (P.), Sociologie de l'État, Paris, Grasset, 1979, p. 217 et suiv.
88 MacFarlane (A.), op. cit., p. 121 et suiv., 140 et suiv.
89 McKechnie (W.S.), Magna Carta, New York, B. Franklin, 1914; Petit-Dutaillis (C.), op. cit., p. 320.
90 Morris (C.), Political Thought in England. Tyndale to Hooker, Oxford University Press, Londres, 1953, p.,10.
91 Dufourcq (A.), Histoire moderne de l'Église, t. VI, « Le Christianisme et l'organisation féodale, 1049-1294 », Paris, Plon, 1932,
pp. 48-49.
92 Petit-Dutaillis (C.), op. cit., p. 145 et suiv. ; Cheney (C.R.), From Becket to Langton. English Church Government, Manchester,
1956.
93 Carlyle (A.J.), op. cit., p. 331 et suiv.
94 Op. cit., p. 123.
95 Petit-Dutaillis (C.), op. cit., p. 320.
96 Calvin (J.), L'Institution de la religion chrétienne, Paris, Société des Belles Lettres, 1939, t. I, p. 203.
97 Morris (C.), op. cit., p. 34.
98 John Manward, Treaty on Forest Law, 1952, cité ibid., pp. 84-85.
99 William Allen, Defense of the English Catholics, 1584.
100 Morris (C.), op. cit., p. 43, 128 et suiv.
101 Gilby, Admonition to England and Scotland, 1558.
102 Goodman, How Superior Powers oght to be obeyed of Their Subjects, 1538.
103 John Ponet, A Short Treatise of Politike Power, 1556.
104 Morris (C.), op. cit., p. 146.
105 Cf. Little (D.), Religion, Order and Law, Torchbook Library Editions, New York, 1969, p. 167 et suiv.
106 Haller (W.), The Rise of Puritanism, New York, Columbia University Press, 1967 (1 re éd. 1938), pp. 366-367.
107 John Goodwin, Imputatio fidei, 1642, et Anti-cavalierism, 1642, cité ibid., pp. 371-372.
108 Cf. Brewer (J.), Styles (J.), An Ungovernable People, Londres, Huntchison University Library, 1980, p. 13 et suiv.
109 Brehier (L.), Les Institutions de l'Empire byzantin, Paris, Albin Michel, 1970, p. 54.
110 Ibid., p. 50.
111 Ibid., p. 346.
112 Diehl (C.), Marçais (G.), Le Monde oriental de 395 à 1081, Paris, PUF, 1936, pp. 102-103.
113 Brehier (L.), op. cit., p. 382.
114 Brehier (L.), op. cit., p. 353 ; Gibbon (E.), Histoire du déclin et de la chute de l'Empire romain. Byzance (de 455 à 1500), Paris,
R. Laffont, 1983, p. 441 et suiv., et p. 382.
115 Medlin (W.), Moscow and East Rome, Genève, Droz, 1952, p. 57.
116 Bendix (R.), Kings or People, Berkeley, University of California Press, pp. 95-96.
117 White (S.), « The USSR : patterns of autocracy and industrialism », in Brown (A.), Gray (J.), ed., Political Culture and Political
Change in Communist States, Londres, The MacMillan Press, 1977, p. 30.
118 Medlin (W.), op. cit., p. 80 et suiv.
119 Cf. Blum (J.), Lord and Peasant in Russia, Princeton, Princeton University Press, 1961, p. 151 et suiv.
120 Medlin (W.), op. cit., pp. 110 et 86.
121 Ibid., pp. 126-137.
122 Ibid., p. 160 et suiv. ; Milioukov (P.), Seignobos (C.), Eisenmann (L.), Histoire de Russie, Paris, Leroux, 1932, vol. I, p. 243.
123 Ibid., p. 407 et suiv.
124 David (R.), Les Grands Systèmes de droit contemporains, Paris, Dalloz, 1982, 8 e éd., pp. 161-167.
125 Sur le luthéranisme et son influence en politique, cf. infra; sur cette influence en Russie, cf. Medlin (W.), op. cit., pp. 218-219 ;
Anderson souligne avec pertinence les différences qui séparent le modèle russe et le modèle allemand, tout en suggérant l'homologie de
l'évolution des rapports entre l'Église et le prince, cf. Anderson (P.), L'État absolutiste, Paris, Maspero, 1978, t. II, p. 166 et suiv.
126 Sur cette hypothèse « continuiste », cf. Pipes (R.), Russia under the Old Regime, Londres, Weidenfeld et Nicolson, 1974; White
(S.), « The USSR : patterns of autocracy and industrialism », in Brown (A.), Gray (J.), éd., Political Culture and Political Change in
Communist States, Londres, op. cit., p. 25 et suiv. ; Carrère d'Encausse (H.), Le Pouvoir confisqué, Paris, Flammarion, 1980, pp. 15-16.
127 Cf., au sein d'une très abondante littérature, Tawney (R.H.), La Religion et l'essor du capitalisme, Paris, M. Rivière, 1951, chap.
II ; Walzer (M.), The Revolution of the Saints, Londres, Weidenfeld and Nicolson, 1966 ; Wolin (S.), « Calvin and the Reformation : the
political education of protestantism », American Political Science Review, juin 1957, p. 440 et suiv.
128 Cf. Luther (M.), « Autorité temporelle et obéissance », in Luther (M.), Luther et les problèmes de l'autorité civile, Paris, Aubier,
1973, pp. 65-173.
129 Sur la stratégie de Luther, cf. Lecler (J.), Histoire de la tolérance au siècle de la Réforme, Paris, Aubier, 1955, p. 161 et suiv. ;
Delumeau (J.), Naissance et affirmation de la Réforme, Paris, PUF, 1973, p. 99 et suiv. ; Chaunu (P.), Église, culture et société, Paris,
SEDES, p. 204 et suiv.
130 Luther (M.), op. cit., pp. 73, 85-87, 93, 97 et 137 ; Walzer (M.), op. cit., pp. 26 et 51 ; Troeltsch (E.), Protestantism and
Progress, Boston, Beacon Press, 1955, p. 74; Villey (M.), La Formation..., op. cit., p. 300 et suiv.
131 Luther (M.), « Contre les bandes pillardes et meurtrières des paysans », in op. cit., pp. 243-259.
132 Dyson (K.), op. cit., p. 118.
133 Luther ne souligne-t-il pas que « l'émeute n'est jamais juste », « qu'elle ignore la raison », qu'elle est « à coup sûr inspirée par le
diable », in « Sincère Admonestation à tous les chrétiens afin qu'ils se gardent de toute émeute et de toute révolte », in op. cit., pp. 41 et
43.
134 Trevor-Roper (H.R.), De la Réforme aux Lumières, Paris, Gallimard, 1972, p. 78.
135 Cf. Villey (M.), op. cit., p. 341 et suiv. ; sur Molina et Suarez, cf. Carlyle (R.W.), Carlyle (A.J.), Political Theory from 1300 to
1600, Edinburg and London, Blackwood and sons, 1936, p. 342 et suiv. ; sur la pensée politique espagnole au temps de la Contre-
Réforme, cf. Hamilton (B.), Political Thought in Sixteenth-Century Spain, Oxford, Clarendon Press, 1963 ; Mesnard (P.), L'Essor de la
philosophie politique au XVIe siècle, Paris, 1936.
136 Villey (M.), op. cit., p. 353.
137 Hamilton (B.), op. cit., pp. 18-19.
138 Robertson (H.M.), Aspects of the Rise of Economie Individualism, Cambridge, Cambridge University Press, 1835, p. 133 et suiv.
139 Hamilton (B.), op. cit., p. 98 et suiv.
140 Carlyle (R.W.) et Carlyle (A.J.), op. cit., p. 344 et suiv. ; Hamilton (B.), op. cit., pp. 36-37.
141 Hamilton (B.), op. cit., pp. 35-39, et Villey (M.), op. cit., p. 349.
142 Cf. notamment Lafferrière (M.-F.), Histoire du droit français, Paris, Joubert, 1838, p. 261. Il est vrai que Suarez, en particulier,
affirme clairement la supériorité du pape sur le roi. Cf. Hamilton (B.), op. cit., p. 69 et suiv.
143 Cf. Chenon (E.), Histoire des rapports de l'Église et de l'État du Ier au XXe siècle, Paris, Bloud et co., 2 e éd., 1913, p. 138 et
suiv., 196 et suiv.
144 Sermon du 9 novembre 1681, in Loew (J.), Merlin (M.), dir., Histoire de l'Église par elle-même, Paris, Fayard, 1978, p. 394.
145 Cf. notamment Jhering (R. von), L'Évolution du droit, trad. française, Paris, Maresq, 1901.
146 Dyson (K.), op. cit., pp. 172-173.
147 Lewis (B.), Comment l'Islam a découvert l'Europe, Paris, La Découverte, 1984, p. 229.
148 Berkes (N.), The Development of Secularism in Turkey, Montreal, McGuill University Press, 1964, p. 23 et suiv.
149 Lewis (B.), op. cit., pp. 241 et 232.
150 Ibid., p. 128 et suiv.
151 Sur Tahtawi, cf. en particulier Dalanoue (G.), Moralistes et politiques musulmans dans l'Égypte du XIXe siècle (1798-1882),
thèse de doctorat ès lettres, Paris, 1977 ; sur les réformistes tunisiens, cf. Brown (L.C.), The Tunisia of Ahmed Bey, Princeton, Princeton
University Press, 1974 ; Mardin (S.), The Genesis of Young Ottoman Thought, Princeton, Princeton University Press, 1962, p. 385 et
suiv. ; Elarif-Beatrix (A.), Le Personnel politico-administratif dans la Tunisie contemporaine: édification étatique et environnement
culturel, thèse de doctorat en science politique, Paris I, 1983, pp. 60-156 ; et le livre de Khayr-ad-Din, La Plus Sure Direction pour
connaître l'état des nations, Paris, Dupont, 1868.
152 Delanoue (G.), op. cit., pp. 392-395.
153 Abdessalam (A.), Études de la terminologie politique chez les Arabes, Société tunisienne de diffusion, Tunis, 1978, p. 74, cité par
Elarif-Beatrix (A.), op. cit., p. 139.
154 Elarif-Beatrix (A.), op. cit., p. 123 et suiv.
155 Delanoue (G.), op. cit., p. 367.
156 Ibid., p. 396.
157 Ibn abi Dhiaf, Ithaf, cité par Elarif-Beatrix (A.), op. cit., p. 127.
158 Cf. Hourani (A.), Arabic Thought in the Liberal Age, 1798-1939, Londres, Oxford University Press, 1962, p. 73 et suiv. ; Brown
(L.C.), op. cit., p. 98 et suiv., à propos des limites de la libéralisation du système politique en Tunisie.
159 Hourani (A.), op. cit., p. 75.
160 Delanoue (G.), op. cit., p. 402, sur Tahtawi ; Hourani (A.), op. cit., p. 89-90, à propos de Khayr-ad-Din.
161 Ibid., p. 65.
162 Ibid., p. 194.
163 Sharabi (H.), Arab Intellectuals and the West, Baltimore, J. Hopkins Press, 1970, p. 87 et suiv.
164 Hourani (A.), op. cit., p. 199 et suiv.
165 Cf. Nasser (G.), Philosophie de la révolution, Le Caire, Daral-Maaref, 1957, pp. 65-66.
166 Sur le revivalisme, cf. en particulier Kerr (M.), Islamic Reform : the Political and Legal Theories of Muhamad Abduh and
Rashid Ridā, Berkeley, University of California Press, 1966; Kedourie (E.), Afghāni and Abduh, New York, 1966 ; Keddie (N.), An
Islamic Response to Imperialism, Berkeley, University of California Press, 1968 ; Hourani (A.), op. cit., p. 108 et suiv.
167 Cité par Ben Achour (Y.), L'État nouveau et la philosophie politique et juridique occidentale, Tunis, Publications du CERP,
1980, p. 226.
168 Afghāni (J.), Réfutation des matérialistes, trad. française, Paris, 1942 ; cf. sa présentation in Laoust (H.), Les Schismes dans
l'islam, Paris, Payot, 1965, pp. 341-342.
169 In Le Journal des débats, 18 mai 1882.
170 Hourani (A.), op. cit., p. 118.
171 Abduh (M.), Traité de l'unité divine, trad. française, Paris, Geuthner, 1925.
172 Hourani (A.), op. cit., pp. 152-153.
173 Cf. Hourani (A.), op. cit., p. 116.
174 Cf. Abduh (M.), « Seul un despote juste assurera la renaissance de l'Orient », in Abdel-Malek (A.), ed., op. cit., pp. 62-63.
175 Cité in Ben Achour (Y.), op. cit., p. 227.
176 Ibid., p. 227.
177 Ibid., p. 229.
178 Al-Banā (H.), « Le Credo des Frères musulmans », in Abdel-Malek (A.), op. cit., p. 71 ; sur les Frères musulmans, cf. notamment
Mitchell (R.), The Society of the Muslim Brothers, Londres, Oxford University Press, 1969 ; Carré (O.), Michaud (G.), Les Frères
musulmans, Paris, Julliard, 1983.
179 Al-Bannā (H.), art. cit., p. 72.
180 Audah (A.), « Les Pouvoirs dans l'État islamique moderne », in Abdel-Malek (A.), ed., op. cit., pp. 74-77.
181 Al Mawdoudi (A.), L'Organisation de la vie dans l'Islam, éd. par l'International Islamic Federation of student organizations,
Koweit, 1982, pp. 17-19.
182 Ibid., p. 18.
183 Ibid., p. 18.
184 Ibid., p. 19.
185 Ibid., pp. 21 et 26.
186 Carré (O.), « Le Combat pour Dieu et l'État islamique chez Sayyid Qotb, l'inspirateur du radicalisme islamique actuel », Revue
française de science politique, août 1983, p. 692.
187 Al-Mawdudi (A.), op. cit., p. 23.
188 Carré (O.), art. cit., p. 696.
189 Cf. Hourani (A.), op. cit., p. 248 et suiv.
190 Moūsā (S.), « Credo d'un socialiste », in Abdel-Malek (A.), ed., op. cit., pp. 243-244.
191 Aflak (M.), « L'Unité arabe plus haut que le socialisme », ibid., pp. 222-223.
192 Laroui (A.), L'Idéologie arabe contemporaine, Paris, Maspero, 1967, p. 139 et suiv.

Chapitre III
193 Le Bras (G.) et al., Histoire du droit et des institutions de l'Église en Occident, Paris, Sirey,,1965, t. VII, « L'âge classique », p.
369 et suiv. ; Aubert (J.-M.), « Évolution de la réflexion catholique sur le droit naturel », in Jacob (N.) et al., op. cit., p. 202 et suiv.
194 Post (G.), op. cit., p. 301.
195 Ibid., pp. 281, 334, 496 et suiv. ; Plongeron (B.), Théologie et politique au siècle des Lumières, Genève, Droz, 1973, p. 33 et
suiv.
196 Cf. Lagroye (J.), « La Légitimation », in Leca (J.), Grawitz (M.), ed., Traité de science politique, Paris, PUF, 1985, t. I, p. 402 et
suiv.
197 Cf. Séguy (J.), Christianisme et société, Paris, Le Cerf, 1980, p. 166 et suiv., 186 et suiv., et aussi les analyses typologiques de
Schluchter (W.), The Rise of Western Rationalism, Berkeley, University of California Press, 1981, notamment son analyse de
l'opposition entre christianisme réformé et christianisme romain, p. 168 et suiv.
198 Cf. Badie (B.) « Les Ressorts culturels du totalitarisme », in Hermet (G.) et al., Totalitarismes, Paris, Economica, 1984, p. 111.
199 Wilks (M.J.), op. cit., p. 94 et suiv.
200 Cf. notamment Wilson (J.F.), Pulpit in Parliament, Princeton, Princeton University Press, 1969.
201 Cf., au sein d'une abondante littérature, Lipset (S.M.), « Religion and politics in the American past and present », in Revolution and
Counter-revolution, New York, Anchor Books, 1970, p. 368 et suiv.
202 Sur le problème de la légitimité en culture islamique, cf. Hudson (M.), Arab Politics : the Search of Legitimacy, New Heaven,
Yale University Press, 1977, en particulier chap. IV ; Vatikiotis (P.J.), ed., Revolution in the Middle-East, Londres, Allen and Unwin,
1972, p. 9 et suiv. ; Borthwick (B.M.), Comparative Politics of the Middle-East, Englewood cliffs, Prentice Hall, 1980, p. 64 et suiv.
203 Sur l'argument de nécessité, cf. notamment Grunebaum (G.E. von), L'Identité culturelle de l'Islam, Paris, Gallimard, 1973, p. 57 ;
Kedourie (E.), Islam in the Modern World, Londres, Mansell, 1980, p. 36.
204 Cf. Enayat (H.), «Iran: Khumayni's Concept of the Guardianship of the Jurisconsult », in Piscatori (J.), ed., Islam in the Political
Process, Cambridge, Cambridge University Press, 1983, p. 163 et suiv.
205 Etienne (B.), «Le Prône politique dans l'Islam contemporain », Revue française de science politique, août 1983, p. 711.
206 Wilks (M.J.), op. cit., p. 135 ; Carlyle (R.W.), Carlyle (A.J.), The Political..., op. cit., p. 51 ; Villey (M.), op. cit., p. 172.
207 Carlyle (R.W.), Carlyle (A.J.), Political Theory from 1300..., op. cit., p. 462 et suiv.
208 Post (G.), op. cit., p. 241.
209 Cf. l'opposition qui en dérive, entre la notion de « république islamique » et celle de souveraineté absolue de la Loi divine, in
Vatikiotis (P.J.) « Islamic Resurgence: a Critical Review », in Cudsi (A.), Dessouki (A.), ed., Islam and Power, Baltimore, J. Hopkins
University Press, 1981, p. 174.
210 Cf. Binder (L.), The Ideological Revolution of the Middle East, New York, J. Wiley, 1964, p. 39.
211 Cf. Gellner (E.), « The Distinctiveness of the Muslim State », in Gellner (E.), Vatin (J.C.), Islam et politique au Maghreb, Paris,
CNRS, 1981, p. 163 et suiv. ; Gellner (E.), Muslim Society, Cambridge, Cambridge University Press, 1981, p. 24 et suiv., 86 et suiv.
212 Cf. Keddie (N.), Scholars, Saints and Sufis, Berkeley, University of California Press, 1972, p. 6 et suiv., sur les Safavides, cf.
Lambton (A.K.), State..., op. cit., p. 266 et suiv.
213 Cf. l'apport, sur ce point, des canonistes, Gratien faisant état d'un « instinct de nature », Rufin de la « force de la créature humaine
», et Simon de Bisignano de la raison qui permet de « distinguer entre le bien et le mal », in Le Bras (G.), op. cit., pp. 368- 376. Sur les
origines du positivisme juridique, cf. Villey (M.), La Formation..., op. cit., p. 211 et suiv.
214 Cf. Schacht (J.), An Introduction to Islamic Law, Oxford, Clarendon Press, 1966 ; Schacht (J.), The Origins of Mohamadian
Jurisprudence, Oxford, Clarendon Press, 1953 ; Tyan (E.), « Méthodologie et sources du droit », Studia islamica, n° 10.
215 Cf. Bouderbala (N.), « Droit et société : la loi entre la légitimité et la nécessité », Lamalif, n° 116, mai 1980.
216 Cf. Schacht (J.), An Introduction..., op. cit., pp. 53-54 ; Strayer (J.), The Origins..., op. cit., p. 102 ; Tyan (E.), art. cit., p. 103 ; «
Notes sur la distinction du spirituel et du temporel dans le califat », Annales de la faculté de droit de Beyrouth, 1951, pp. 5-17.
217 David (R.), Les Grands Systèmes de droit contemporains, op. cit., p. 39.
218 Carlyle (R.W.), Carlyle (A.J.), The Political Theory..., op. cit., p. 93.
219 Saint Thomas d'Aquin, op. cit. , p. 83 ; Cameron (J.M.), Images of Authority, New Haven, Yale University Press, 1966, pp. 2-3,
13.
220 Cf. Badie (B.), « " États ", légitimité et contestation en culture islamique », in Kazancigil (A.), ed., L'État au pluriel, Paris,
Economica, 1985, pp. 247-262.
221 Cf. infra, IIIe partie.
222 Grunebaum (G.E. von), L'Identité.... op. cit., p. 56.
223 Fischer (M.), Iran from Religious Dispute to Revolution, Cambridge, Harvard University Press, 1980, p. 7.
224 Carré (O.), art. cit., p. 700.
225 Polanyi (K.), La Grande Transformation, Paris, Gallimard, 1983.
226 Dumont (L.), Homo æqualis. Paris, Gallimard, 1977, p. 83 et suiv.
227 Watt (M.), op. cit., p. 118; à propos de la Turquie, cf. Lewis (B.), The Emergence of Modern Turkey, Londres, Oxford University
Press, 1961, p. 328 et suiv. (trad. française à paraître aux éditions Fayard).
228 Cf les critères élaborés in Badie (B.), Birnbaum (P.), Sociologie de l'État, op. cit., p. 54 et suiv.
229 Notamment sur l'épineuse question des droits de l'homme, dont on perçoit qu'elle affleure à chacun de ces niveaux, renvoyant à
des fondements culturels qui, dans le seul espace occidental, sont complexes, multiples, parfois même contradictoires, et dont la
construction en culture islamique nécessite une approche nuancée et approfondie, interdisant les formules péremptoires auxquelles on est
accoutumé et justifiant, à elle seule, un autre livre.
230 Cf. Arkoun (M.), Gardet (L.), L'Islam, Paris, Buchet-Chastel, 1978, en particulier pp. 187-188 : « Les musulmans (...) vivent
empiriquement toutes sortes de devenir, mais ne peuvent encore exprimer leur riche expérience historique qu'avec des langages
fragmentaires et redondants : soit les langages classiques musulmans sous des formes plus ou moins mutilées, soit les langages
idéologiques forgés ailleurs et plus ou moins appropriés à des cas particuliers. »

Chapitre IV
231 Wallerstein(I.), The Modern World System, New York, Academic Press, 1974, trad. française, Flammarion, 1980 ; Anderson (P.),
op. cit. ; les commentaires les plus récents se trouvent dans Skocpol (T.), ed., Vision and Method in Historical Sociology, Londres, New
York, Cambridge University Press, 1984, en particulier Fulbrook (M.), « The Historical Sociology of Perry Anderson », p. 170 et suiv. ;
Ragin (C.), Chirot (D.), « The world system of Immanuel Wallerstein : sociology and politics as history », p. 276 et suiv.
232 Strayer (J.), Les Origines médiévales de l'État moderne, Paris, Payot, 1979, pp. 32-33.
233 Cf. Strayer (J.), « Feudalism in Western Europe », in Cheyette (F.), ed., Lordship and Community in Medieval Europe, New York,
Holt, 1968, pp; 19-21.
234 Giordanengo (G.), « État et droit féodal », rapport pour le colloque du CNRS Genèse de l'État moderne, Baume-lès-Aix, octobre
1984, à paraître sous la direction de N. Coulet.
235 Elias (N.), La Dynamique de l'Occident, Paris, Calmann-Levy, p. 29 et suiv.
236 La société civile est entendue dans le sens que lui donne R. Bendix : « toutes les institutions dans lesquelles les individus
poursuivent des intérêts communs sans direction ni interférence du gouvernement », in Kings or People, op. cit., p. 523.
237 Hechter (M.), Brustein (W.), « Regional modes of production and patterns of state formation in western Europe », American
Journal of Sociology, mars 1980, p. 1061 et suiv.
238 Cf. Blum (J.), « Village et famille », in Blum (J.), ed., Histoire des paysans, Paris, Berger-Levrault, 1982, p. 10 et suiv. ; sur les
communautés slaves, cf. Gaudemet (J.), op. cit., p. 133 et suiv. ; Sicard (E.), La Zadruga sud-slave dans l'évolution du groupe
domestique, Paris, Ophrys, 1943.
239 MacFarlane (A.), op. cit., p. 163 et suiv.
240 Cette apparition d'un intérêt collectif de l'aristocratie constitue l'un des fondements de la sociologie historique marxiste de la
construction de l'État ; cf. Anderson (P.), op. cit., ch. I, et Porchnev (B.), Les Soulèvements populaires en France au XVIIe siècle, Paris,
Flammarion, 1972.
241 Cf. notamment Autrand (F.), Naissance d'un grand corps de l'Étal, Paris, Publications de la Sorbonne, 1981 ; Strayer (J.), Les
Gens de justice du Languedoc sous Philippe le Bel, Toulouse, Cahiers de l'Association M. Bloch, 1970 ; Cazelles (R.), La Société
politique et la crise de la royauté sous Philippe VI, Paris, Argences, 1958 ; Autrand (F.), Pouvoir et société en France, XIV-XVe siècle,
Paris, PUF, 1974. Ces ouvrages montrent que les carrières publiques s'offraient à la noblesse et à la bourgeoisie ; Strayer remarque
cependant la modicité des rétributions matérielles, qui pouvait avoir un effet dissuasif, du moins au début de la construction étatique ; sur
l'attraction exercée sur la bourgeoisie à l'époque moderne, cf. aussi Porchnev (B.), Les Soulèvements populaires en France au XVIIe
siècle, op. cit., p. 392 et suiv.
242 B. Guenée a clairement critiqué la thèse faisant de la construction de l'État le résultat de l'alliance du roi et de la bourgeoisie
contre la noblesse : d'une manière ou d'une autre, celle-ci est impliquée dans l'État naissant ; cf. Guenée (B.), L'Occident aux XIVe et XVe
siècle. Les États, Paris, PUF, 1971, p. 266 et suiv.
243 Sur les villes et leur implication dans le processus de développement politique, cf. Lagarde (G. de), op. cit., p. 117 et suiv., et Petit-
Dutaillis (C.), Les Communes françaises. Caractères et évolution des origines au XVIIIe siècle, Paris, Albin Michel, 1947.
244 Cf. Brenner (R.), « Agrarian class structure and economic development in pre-industrial Europe », Past and present, fevrier 1976,
pp. 30-75 ; Hechter (M.), Brustein (W.), art. cit., pp. 1073-1074.
245 Cf. Thomas (K.), « The United Kingdom », in Grew (R.), ed., Crises of Political Development in Europe and the United States,
Princeton, Princeton University Press, 1978, p. 62 (sur la légitimité) ; et surtout Petit-Dutaillis (C.), op. cit., pp. 66-67. Hechter et Brustein
ne sont guère convaincants lorsqu'ils essaient de banaliser à tout prix la féodalité anglaise (cf. art. cit., notamment p. 1089).
246 Cf. Trevelyan (G.M.), Précis d'histoire d'Angleterre, Paris, Payot, 1972, pp. 143-144.
247 Cf. l'analyse comparative menée par Grew (R.), « Crises and their sequences », in Grew (R.), op. cit., p. 33.
248 D'où la nécessité de construire strictement le concept de féodalité, au lieu d'en faire une catégorie universelle du développement
socio-politique ; cf. à ce sujet Ganshof (F.L.), Qu'est-ce que la féodalité ? Neuchâtel, La Baconnière, 1947.
249 Cf. Birnbaum (P.), « La Fin de l'État », Revue française de science politique, décembre 1985, p. 981.
250 Sur les efforts typologiques, cf. Eisenstadt (S.), « Analyse comparative de l'État dans divers contextes historiques », in Kazancigil
(A.), ed., op. cit., pp. 39-74, et Eisenstadt (S.), Rokkan (S.), Building States and Nations, Beverley Hills, Sage Publications, 1973, qui
fonde ce type de démarche.
251 Cf. Rosanvallon (P.), La Crise de l'État-providence, Paris, Seuil, 1981, passim; Nozick (R.), Anarchy, State and Utopia, Oxford,
Blackwell, 1974.
252 Cf. notamment Mousnier (R.), La Plume, la faucille et le marteau, Paris, PUF, 1970, p. 226 et suiv. ; Mandrou (R.), La France
aux XVIIe et XVIIIe siècles, Paris, PUF, 1974, p. 212 et suiv. ; Goubert (P.), L'Ancien Régime: les pouvoirs, Paris, A. Colin, 1973, p. 22
et suiv. ; cf. aussi note 2 (supra).
253 Cf. North (D.), Thomas (R.), The Rise of Western World, Cambridge, Cambridge University Press, 1973, p. 125 et suiv. (L'Essor
du monde occidental, Paris, Flammarion, 1980); Anderson (P.), op. cit.
254 Cf. Tilly (C.), « War-making and state-making as organized crime », rapp. multig., 1982 (Univ. of Michigan) ; Lane (F.), «
Economic consequences of organized violence », Journal of Economic History, 18, 1958, p. 401 et suiv.
255 Cf. Finer (S.) « State and nation-building in Europe : the role of the military », in Tilly (C.), The Formation of National States in
Western Europe, Princeton, Princeton University Press, 1975, pp. 162-163.
256 Tilly (C.), art. cit., pp. 13-14.
257 Cf. Finer (C.), art. cit., p. 119 et suiv.
258 Tilly (C.), art. cit., p. 1.
259 Et de la participation politique : Cf. Therborn (G.), « The rule of capital and the rise of democracy », New Left Review, 103, mai-
juin 1977, p. 11 et suiv.
260 Rosanvallon (P.), op. cit., p. 21 et suiv. ; Polanyi (K.), op. cit. ;. Habermas (J.), L'Espace public, Paris, Payot, 1978.
261 Ibid., p. 33 et suiv., 69 et suiv.
262 Carlyle (R.W.), Carlyle (A.J.), Political Theory from..., op. cit., p. 505 et suiv.
263 Post (G.), op. cit., p. 535 et suiv. ; Favier (J.), « Les Légistes et le gouvernement de Philippe le Bel », Journal des savants, 1969,
pp. 107-108.
264 Rigaudière (A.), « Loi et État dans la France du bas Moyen Age », rapport pour le colloque du CNRS Genèse de l'État moderne,
op. cit., pp. 5-6.
265 Ibid., p. 15 et suiv.
266 Lagarde (G. de), op. cit., p. 144.
267 Carlyle (R.W.), Carlyle (A.J.), op. cit.; p. 462.
268 Ibid., p. 462.
269 Ibid., pp. 135-141 ; Forest (A.) et al., op. cit., p. 506 et suiv.
270 Carlyle (R.W.), Carlyle (A.J.), op. cit., p. 458 et suiv., 483 et suiv.
271 Barret-Kriegel (B.), Les Chemins de l'État, Paris, Calmann-Levy, 1986, p. 85 et suiv.
272 Lagarde (G. de), op. cit., p. 147, note 25.
273 Cf. Rigaudière (A.), art. cit., p. 16, pour l'appréciation de la pertinence de la formule.
274 Barret-Kriegel (B.), op. cit., p. 193.
275 Ardant (G.), « Financial policy and economic infrastructure of modem states and nations », in Tilly (C.), ed., op. cit., p. 164 et suiv.
276 Strayer (J.), Les Origines..., op. cit., p. 67.
277 Genet (J.-P.), « Prélèvement et redistribution », rapport colloque du CNRS Genèse de l'État moderne, op. cit., p. 2.
278 Genet (J.-P.), ibid. ; Dumont (F.), « Les États français et les impôts », in Etudes sur l'histoire des assemblées d'État, Paris, PUF,
1966.
279 Cf. Lewis (P.), Later Medieval France, Londres, Macmillan, 1968, p. 249.
280 Bois (G.), Crise du féodalisme, Paris, PFNSP, 1981, pp. 256-257 ; Genet (J.-P.), art. cit., p. 8.
281 Lewis (P.), op. cit., pp. 249, 264 et suiv., 273.
282 O'Connor (J.), The Fiscal Crisis of the State, New York, St. Martin's Press, 1973.
283 Guenée (B.), op. cit., p. 253 et suiv.
284 Cf. Rivière (J.), Le Problème de l'Église et de l'État au temps de Philippe le Bel, Paris, E. Champion, 1926 ; Lagarde (G. de), op.
cit., p. 204 et suiv. Réclamant cette imposition, la célèbre pièce Antequam essent clerici dénonçait les « clercs empifrés, engraissés et
enflés par la piété des princes », p. 205.
285 Ardant (G.), art. cit., p. 185.
286 Bois (G.), op. cit., p. 255, montre que le consentement des bourgeois à l'impôt n'empêchait pas la répétition d'émeutes urbaines
antifiscales.
287 Ibid., p. 272 et suiv. ; pour la période moderne, cf. Porchnev (B.), op. cit., Ire partie.
288 Cornette (J.), « Pour une micro-histoire de l'État. Le révélateur du Conseil des finances », rapport pour le colloque du CNRS
Genèse de l'État moderne, op. cit., p. 7.
289 Cf. Dupont-Ferrier (G.), Les Officiers royaux des bailliages et des sénéchaussées, Paris, E. Bouillon, 1902, p. 770 et suiv.
290 Comme le montre la récente décentralisation «octroyée » par l'État et dont l'application suscite de nouveaux appels à l'État de la
part des maires qui se sentent frustrés par le nouveau pouvoir notabiliaire, cf. Rondin (J.), Le Sacre des notables, Paris, Fayard, 1985, p.
293 et suiv.
291 Cf. Fourquin (G.), «Anciennes et nouvelles structures de sociabilité vers 1300-1500 », in Léon (P.), Histoire économique et
sociale du monde, Paris, A. Colin, 1977, t. I, p. 260 et suiv.
292 Cf. Rosanvallon (P.), op. cit., pp. 65-66.
293 Hume (D.), A Treatise of Human Nature, 1740 ; cf. Tullock (G.), Le Marché politique. Analyse économique des processus
politiques, Paris, Economica, 1978, p. 16.
294 Sur la notion de ticket gratuit, cf. Olson (M.), La Logique de l'action collective, Paris, PUF, 1978, et Birnbaum (P.),
Dimensions..., op. cit., ch. VI et x.
295 Cf. chapitre suivant et IIIe partie.
296 Cf. Nef (J.U.), Industry and Government in France and England, Cornell University Press, 1967.
297 Ibid., p. 68 ; et Badie (B.), Birnbaum (P.), Sociologie de l'État, op. cit., p. 133 et suiv.
298 Cf. Dessert (D.), Argent, pouvoir et société au Grand Siècle, Paris, Fayard, 1984, notamment pp. 362-368.
299 Une abondante littérature se rapporte à ce sujet ; outre celle présentée supra, cf. notamment Doyle (W.), Origins of the French
Revolution, Oxford, Oxford University Press, 1980; Richard (G.), Noblesse d'affaires au XVIIIe siècle, Colin, 1974 ; Lucas (C.), «
Nobles, Bourgeois and the Origins of French Révolution », Past and Present, août 1973.
300 Tocqueville (A.), L'Ancien Régime et la Révolution, Paris, Gallimard, 1967, p. 159 et suiv., 254 et suiv., 312 et suiv.
301 Cf. Gerschenkron (A.), Economic Backwardness in Historical Perspective, Cambridge, Harvard University Press, 1962.
302 Pour une excellente mise en perspective du bonapartisme et du bismarckisme, cf. Hermet (G.), Aux frontières de la démocratie,
Paris, PUF, 1983, chapitre III.
303 Cf. notamment Birnbaum (P.), Les Sommets de l'État, Paris, Seuil, 1976, p. 30 et suiv.
304 Marx (K.), Le Dix-huit Brumaire de Louis-Bonaparte, Paris, Éditions Sociales, 1969, p. 126.
305 Cf. notamment Hoselitz (B.), Moore (W.), ed., Industrialisation et société, Paris, Unesco, 1963, et notamment Smelser (N.), «
Mécanismes du changement et d'adaptation au changement ».
306 Cf. Ullmann (W.), The Individual and Society in the Middle-Ages, Baltimore, J. Hopkins Press, 1966, qui montre la pertinence de
cette construction progressive de l'individualisme dans le développement politique médiéval.

Chapitre V
307 Cf. la discussion de cette hypothèse dans Kazancigil (A.), « Paradigmes de la formation de l'État moderne dans la périphérie », in
Kazancigil (A.), op. cit., p. 145 et suiv.
308 Lambton (A.K.), State and Government..., op. cit., p. 286.
309 Cf. Lambton (A.K.), Landlord and Peasant in Persia, Londres, Oxford University Press, 1953 ; Lambton (A.K.), « Persian
society under the Qâjârs, Royal Central Asian Journal, n° 48, avril 1961, p. 130 et suiv., pour la Perse ; Karpat (K.), « Structural
change, Historical stages of Modernization and the role of social groups in Turkish politics », in Karpat (K.), ed. Social Change and
Politics in Turkey, Leiden, Brill, 1973, pour l'Empire ottoman ; Baer (G.), A History of Landownership in Modern Egypt, Londres,
1962, pour l'Égypte.
310 Cf. notamment Issawi (C.), The Economic History of Iran, 1800-1914, Chicago, University of Chicago Press, 1971 ; Issawi (C.),
The Economic History of the Middle-East, 1800-1914, Chicago, university of Chicago Press, 1966.
311 Cf. Hourani (A.), « Ottoman reform and the politics of notables », in Polk (W.R.), Chambers (R.), ed., Beginnings of
Modernization in the middle-east, Chicago, University of Chicago Press, 1968, pp. 53 et 68.
312 Cf. Lambton (A.K.), « Persia : The Breakdown of society », in Holt (P.M.) et al., The Cambridge History..., op. cit., vol. IA, pp.
434-439.
313 Baer (G.), op. cit., et Baer (G.), « Urbanization in Egypt 1820-1907 », in Polk (W.R.), Chambers (R.), op. cit., pp. 168-169.
314 Karpat (K.), op. cit., et Karpat (K.), « The Land regime, social structure and modernization in the ottoman empire », in Polk
(W.R.), Chambers (R.), op. cit., p. 87.
315 Ibid., p. 89 ; cf. aussi Baer (G.), Studies in the Social History of Modern Egypt, Chicago, Chicago University Press, 1969, pp. 77-
79 ; Marsot (A.), Egypt in the Reign of Muhammad Ali, Cambridge, Cambridge University Press, 1984, pp. 159-161.
316 Hourani (A.), art. cit., p. 68.
317 Cf. notamment Lambton (A.K.), « Persian society...», art. cit., p. 123 et suiv.
318 Halpern (M.), The Politics of Social Change in the Middle-East and North-Africa, Princeton, Princeton University Press, 1963,
p. 45 et suiv.
319 Cf. notamment Siassi (A.A.), La Perse au contact de l'Occident, Paris, E. Leroux, 1931 ; Hamzavi (A.H.), Persia and the Powers,
Londres, Hutchinson, 1947 ; Sykes (P.M.), A History of Persia, Londres, Macmillan, 1921.
320 Sur la formation des villes modernes en monde arabe, cf. Raymond (A.), Grandes villes arabes à l'époque ottomane, Paris,
Sindbab, 1985.
321 Cf. Heyd (U.), « The later ottoman empire in Rumelia and Anatolia », in Holt (P.M.) et al., op. cit., p. 356 et suiv., et Halpern (M.),
op. cit., pp. 46-47.
322 Chevallier (D.), « Western development and eastern crisis in the mid-19th century Syrian conflict with the European economy », in
Polk (W.R.), Chambers (R.), op. cit., p. 219.
323 Harik (I.F.), Politics and Change in a Traditional Society. Lebanon, 1711-1845, Princeton, Princeton University Press, 1968, p.
160 et suiv.
324 Ibid., p. 155.
325 Ibid., p. 197 et suiv.
326 Cf. Berkes (N.), op. cit., p. 97 et suiv., 144 et suiv.
327 Ibid., p. 23 ; Afshar (M.), La Politique européenne en Perse; Téhéran, 1973, p. 37 et suiv. ; Siassi (A.A.), op. cit., p. 58 et suiv.
328 Berkes (N.), op. cit., p. 160 et suiv.
329 Lambton (A.K.), « Persia : the Breakdown... », art. cit., pp. 452-453 ; Heyworth-Dunne (J.), An Introduction to the History of
Education in Modern Egypt, Londres, 1938, p. 406 et suiv.
330 Farman-Farmayan (H.), « The forces of modernization in XIXth century Iran : a historical survey », in Polk (W.R.), Chambers (R.),
op. cit., p. 146 et suiv.
331 Hourani (A.), Arabic Thought..., op. cit., p. 103.
332 Cf. Lambton (A.K.), art. cit.
333 Hourani (A.), op. cit., pp. 60-61.
334 Heyd (U.), art. cit., p. 365.
335 Keddie (N.), Religion and Rebellion in Iran: the Tobacco Pro-test of 1891-1892, Londres, F. Cass and co., 1966 ; Lambton
(A.K.), « The tobacco regie : prelude to revolution », Studia islamica, n° 22, p. 71 et suiv.
336 Cf. Algar (H.), Religion and State in Iran: 1785-1906, The Role of the Ulema, Berkeley, University of California Press, 1969,
sur la fonction de mobilisation par les élites religieuses.
337 Lambton (A.K.), «Persia: the Breakdown... », art. cit., pp. 466-467 ; Browne (E.G.), The History of the Persian Revolution, 1905-
1909, Londres, A. and C. Black, 1910.
338 Richard (Y.), « Le Radicalisme islamique du shaykh Fazhollah Nuri et son impact dans l'histoire de l'Iran contemporain », in La
Pensée et les hommes, Bruxelles, 1986, pp. 60-87.
339 Sur cet avenir principalement symbolique, cf. Binder (L.), Iran: Political Development in a Changing Society, Berkeley,
University of California Press, 1962, chap. I.
340 E. Ozbudun montre qu'il est excessif de limiter le soutien dont disposait le nouveau régime kémaliste aux seules élites
bureaucratico-militaires ; il montre cependant que les fonctionnaires constituaient l'élément dominant au sein du personnel qui siégeait à la
« Grande Assemblée nationale » (43 %), et que les commerçants, notables ruraux et religieux constituaient des forces d'appoint ; en
outre, les religieux disparurent très vite des assemblées suivantes. Cf. Ozbudun (E.), « La Nature du régime politique kémaliste », in
Kazancigil (A.), Ozbudun (E.), ed., Ataturk, fondateur de la Turquie moderne, Paris, Masson, 1984, pp. 85-86. La différence est
remarquable, de ce point de vue, avec le Madjles issu de la Révolution persane de 1906, dominé par les religieux et les commerçants,
les premiers disposaient encore de la majorité absolue des sièges jusqu'en 1928. Cf. Akhavi (S.), Religion and Politics in Contemporary
Iran, State University of New York Press, 1980, p. 59.
341 Cf. Engelhardt (E.), La Turquie et le Tanzimat, ou Histoire des réformes dans l'Empire ottoman, Paris, A. Cotillon, 1882.
342 Ibid., p. 257.
343 Ibid., p. 263 et suiv.
344 Heyd (U.), art. cit., p. 370 et suiv.
345 Hourani (A.), « Ottoman Reform... », art. cit., p. 54 et suiv.
346 Ibid., pp. 62-68.
347 Cf. Kuran (E.), « The impact of nationalism on the Turkish elite in the XIXth century », in Polk (W.R.), Chambers (R.), op. cit., p.
109 et suiv., pour l'Empire ottoman ; cf. la mobilisation religieuse croissante en Perse au XIXe et son large usage, alors, de la thématique
nationaliste : Algar (H.), op. cit., et Amir Arjomand (S.), « The Shiite Hierocracy and the State in Pre-modern Iran : 1785-1890 »,
Archives européennes de sociologie, 1981, pp. 40-78 ; Keddie (N.), Religion..., op. cit.
348 Shaw (S.J.), « Some aspects of the aims and achievments of the XIXth century ottoman reformers », in Polk (W.R.), Chambers
(R.), ed., op. cit., p. 36 et suiv.
349 Zonis (M.), The Political Elite of Iran, Princeton, Princeton University Press, 1971, p. 123.
350 Écartelé entre le respect de la tradition et l'exercice d'un pouvoir de type patrimonial, le shah devait aussi ménager les « anciennes
familles ». Cf. ibid., p. 122.
351 Ibid., p. 133.
352 Hourani (A.), art. cit., p. 51 et suiv.
353 Lambton (A.K.) « Persia : the breakdown... », op. cit., p. 461.
354 Ozbudun (E.), art. cit., p. 92.
355 Binder (L.), op. cit.; Savory (R.M.), « Modern Persia », in Holt (P.M.) et al., op. cit., p. 601 et suiv.
356 Cf. Lambton (A.K:), The Persian Land Reform, 1962-1966, Londres, Clarendon Press, 1969.
357 Meeker (M.), « The Great family aghas of Turkey : a study of changing political culture », in Antoun (R.), Harik (I.F.), ed., Rural
Politics and Social Change in the Middle-East, Bloomington, Indiana University Press, 1972, p. 237 et suiv. ; cf. aussi Akarli (E.), Ben
Dor (G.), ed., Political Participation in Turkey, Istanboul, Bogacizi University Pub., 1975.
358 Harik (I.F.) The Political Mobilization of Peasants, Bloomington, Indiana University Press, 1974, p. 49 et suiv.
359 Cf. El-Messiri (S.), « Thé changing role of the futuwwa in the social structure of Cairo », in Gellner (E.), Waterbury (J.), ed.,
Patrons and Clients in Mediterranean Societies, Londres, Duckworth, 1977, p. 239 et suiv.
360 Cf. Hottinger (A.), « Zuama in historical perspective », in Binder (L.), ed., Politics in Lebanon, New York, J. Wiley, 1966, pp. 85-
105.
361 Ajami (F.), « In the pharaoh's shadow : religion and authority in Egypt », in Piscatori (J.), ed., op. cit., Cambridge, Cambridge
University Press, 1983, p. 17 et suiv.
362 Cf. supra, ch. 4, note 54.
363 On retrouve ici les critères utilisés par S. Huntington pour conclure à une situation de « décadence politique », tenant à l'incapacité
institutionnelle de drainer la participation politique ; cf. Huntington (S.), Political Order in Changing Societies, New Haven, Yale
University Press, 1968, p. 32 et suiv.
364 Conformément à l'hypothèse dualiste développée notamment in Geertz (C.), Agricultural Involution, Berkekey, University of
California Press, 1963, p. 119 et suiv.
365 Cf. infra, chap. suivant.
366 Keddie (N.), Scholars,..., op. cit., pp. 7-8. ; Hourani (A.), art. cit., p. 58.
367 Keddie (N.), « The roots of the ulama's power in modem Iran », in Keddie (N.), ed., Scholars..., op. cit., p. 211 et suiv. ; Algar
(H.), « The Oppositional Role of the Ulama in Twentieth Century Iran», ibid., pp. 231-255.
368 Lambton (A.K.), State and Government..., op. cit., p. 266 et suiv.
369 Cf. infra, IIIe partie.
370 Mardin (S.), op. cit., p. 102 ; Heyd (U.), art. cit., p. 365.
371 Cf. Hairi (A.), Shiism and Constitutionalism in Iran, Leiden Brill, 1977.
372 Cf. Dessouki (A.), « The resurgence of islamic organization in Egypt », in Cudsi (A.), Dessouki (A.), ed., Islam and Power, op.
cit., p. 108 et suiv.
373 Cf. Richard (Y.), Le Shiisme en Iran, Paris, J. Maisonneuve, 1980, p. 88 et passim sur l'organisation du shiisme en Iran
contemporain.
374 Cf. les hypothèses développées autrefois dans ce sens, à propos du Moyen-Orient, in Lerner (D.), The passing of traditionnal
Society, New York, Free Press, 1958.
375 Cf. Seurat (M.), «Le Quartier de Bâb Tebbâne à Tripoli (Liban) : étude d'une 'asabiyya urbaine », in CERMOC, Mouvements
communautaires et espaces urbains au Machreq, Paris, Sindbad, 1985 ; cf. aussi infra, IIIe partie.
376 Cf. Eisenstadt (S.), Traditional Patrimonialism and Modern Neo-patrimonialism, Beverley Hills, Sage Publications, 1973.

Chapitre VI
377 Cf. Jamous (R.), « Interdit, violence et baraka. Le problème de la souveraineté dans le Maroc traditionnel », in Gellner (E.), Éd.,
Islam, société et communauté, Cahiers du CRESM, Paris, Ed. du CNRS, 1981, p. 34. et suiv.
378 Cf. Peck (M.), « Saudi Arabia: islamic traditionalism and Modernization », in Stoddard (P.) et al., ed., Change and the Muslim
World, Syracuse, Syracuse University Press, 1981, p. 138 et suiv. ; Piscatori (J.), « Idéological politics in Saudi Arabia », in Piscatori (J.),
ed., Islam in the Political Process, op. cit., p. 59 et suiv. ; Piscatori (J.), « The role of islam in Saudi Arabia's political development », in
Esposito (J.L.), ed., Islam and Development, Syracuse, Syracuse University Press, 1980, p. 126 et suiv.
379 Saikal (A.), The Rise and Fall of the Shah, Princeton, Princeton University Press, 1980, p. 19 et suiv.
380 Cf. infra, IIIe partie.
381 Cf. Poullada (L.), Reform and Rebellion in Afghanistan, 1919-1929, Ithaca, Cornell University Press, 1973 ; Roy (O.),
L'Afghanistan. Islam et modernité, Paris, Seuil, 1985, pp. 84-85.
382 Conformément aux analyses d'Apter sur les structures pyramidales d'autorité et les difficultés de modernisation qui leur sont
associées, cf. Apter (D.), The Politics of Modernization, Chicago University Press, 1965, p. 121.
383 Cf. Leveau (R.), Le Fellah marocain défenseur du trône, Paris, PFNSP, 1985, 2 e éd. ; Waterbury (J.), Le Commandeur des
croyants. La monarchie marocaine et son élite, Paris, PUF, 1975.
384 Leveau (R.), op. cit., p. 83.
385 Ibid., p. 257.
386 Ibid., p. 258.
387 Ibid., pp. 266-267.
388 Ibid., pp. 251-261.
389 Cf. Waterbury (J.), op. cit., p. 178 et suiv.
390 Cf. notamment Piscatori (J.), « The Role... », art. cit., pp. 126 et 137.
391 Cf. Humphreys (S.), « Islam and Political Values in Saudi Arabia, Egypt and Syria », in Curtis (M.), ed., Religion and Politics in
the Middle-East, Boulder, Westview Press, 1981, p. 290.
392 Apter (D.), op. cit. ; sur la fonction de réforme, cf. Hirschman (A.), « The turn to autoritarianism in latin America and the search for
its economic determinants », in Collier (D.), ed., The new Authoritarianism in Latin America, Princeton, Princeton University Press,
1979, p. 61 et suiv.
393 Cf. Beeri (E.), Army Officers in Arab Politics and Society, Londres, Pall Mall, 1970.
394 Sur la nature sociologique des mouvements qui soutinrent Mossadegh, cf. Zonis (M.), op. cit., pp. 69-77 ; Binder (L.), Iran..., op.
cit. ; Cottam (R.N.), Nationalism in Iran, Pittsburg, University of Pittsburg Press, 1964.
395 Cf. Binder (L.), The Ideological..., op. cit., p. 200 et suiv.
396 Cf. Dekmejian (R.H.), Egypt under Nasir, Albany, State University of New York Press, 1971, pp. 38-39.
397 Ibid., p. 97 et suiv., p. 125 et suiv.
398 Harik (I.K.), op. cit., pp. 50-52 ; Dekmejian (R.H.), op. cit., p. 120.
399 Ibid., p. 138.
400 Cf. l'excellente synthèse de Santucci (R.), « L'Égypte depuis l'Islam. L'Égypte républicaine », in Encyclopedia universalis, pp.
770-786, notamment p. 776 ; sur la bureaucratie, cf. Berger (M.), Bureaucracy and Society in Modern Egypt, Princeton, Princeton
University Press, 1957 ; Moore (C.), « Clientelist ideology and political change », in Gellner (E.) ; Waterbury (J.), ed., op. cit., p. 262,
sur la pléthore bureaucratique en Égypte.
401 Santucci (R.), art. cit., p. 772 ; Dekmejian (R.H.), op. cit., p. 23.
402 Hudson (M.), « The islamic factor in Syrian and Iraqi politics », in Piscatori (J.), ed., Islam..., op. cit., p. 79.
403 Ibid., p. 94 ; Batatu (H.), The Old Social Classes and the Revolutionary Movements of Iraq, Princeton, Princeton University
Press, 1978.
404 Khadduri (M.), Socialist Iraq: a Study in Iraqi Politics since 1968, Washington, Middle East Institute, 1978, p. 180 et suiv.
405 Cf. Santucci (R.), art. cit., p. 771 et 776.
406 Harik (I.K.), op. cit., p. 78 et suiv.
407 Ibid., pp. 125, 179 et suiv.
408 Moore (C.), « Clientelist Ideology... », art. cit., p. 264, montre la faible capacité intégratrice des pratiques clientélistes et
patrimoniales.
409 Sur cette tradition, cf. Vatikiotis (P.J.) « Tradition and political leadership : the exemple of Algeria », in Zartman (I.W.), ed., Man,
State and Society in the Contemporary Maghreb, Londres, Pall Mall, 1973, p. 316 et suiv.
410 Sivan (E.), Radical Islam – Medieval Theology and Modern State, New Hoven, Yale University Press, 1985, p. 3.
411 On songe non seulement aux effets de la société industrielle, mais aussi à ceux de la mobilisation sociale, tant sur les mœurs que
sur le droit, et à l'importance d'autres phénomènes comme par exemple l'essor du tourisme.
412 Cf. Hourcade (B.), « Le Renouveau islamiste et ses implications stratégiques », INSED, janvier 1985, p. 53 et suiv., montre la
réalité du « statu quo économique et social » qui suit la révolution ; Bakhash (S.), The Reign of the Ayatollahs, New York, Basic Books,
1984, p. 242 et suiv.
413 Djalili (M.R.), Religion et révolution. L'islam chiite et l État, Paris, Economica, 1981, pp. 18-19 ; sur les tentatives conseillistes,
cf. Khosrokhavar (F.), « Le Comité dans la révolution iranienne, le cas d'une ville moyenne : Hamadan », Peuples méditerranéens, n° 9,
1979, p. 85 et suiv. ; sur l'élimination progressive du conseillisme et la dépossession par le gouvernement des pouvoirs des comités, cf.
Hourcade (B.), art. cit., p. 47 ; cf. aussi Bassri (H.), Hourcade (B.), « L'Expérience conseilliste », Peuples méditerranéens, n° 29,
octobre-décembre 1984, pp. 41-52.
414 Enayat (H.), « Iran : Khumayni's Concept of the Guardianship of the Jurisconsult », in Piscatori (J.), ed., Islam..., op. cit., p. 163 et
suiv.
415 Bakhash (S.), op. cit., p. 83 et suiv., et Djalili (M.R.), op. cit., p. 59.
416 Enayat (H.), art. cit., p. 173 ; Arjomand (S.A.), The Shadow of God and the Hidden Imam, Cambridge, Cambridge University
Press, 1984.
417 Ibid., p. 168.
418 Sur l'opposition entre ces courants, cf. infra, IIIe partie.
419 Cf. Bakhash (S.), op. cit., p. 193 et suiv., 203 et suiv., 214-216, 231, 242-243, et Hourcade (B.), art. cit., pp. 48 et 52, sur le
problème des mosta'zafin.
420 Nous retournons ici les analyses consacrées au personnel politique au sein des sociétés en développement, mettant en évidence ce
qui les sépare du personnel politique occidental, notamment le fondement uniquement politique de leur identité et leur complète confusion
avec la scène politique officielle, cf. Benda (H.T.), « Non- . western intelligentsias as political elites », in Kautsky (J.), ed., Political
Change in Underdeveloped Countries, New York, J. Wiley, 1963, p. 235 et suiv.
421 Ce qui est l'aboutissement logique de la pratique néo-patrimoniale et des stratégies frileuses de protection élaborées par les élites
en place qui craignent que l'essor d'un secteur économique réellement performant ne mette en péril leur domination sans partage.

422 Hobsbawm (E.), Les Primitifs de la révolte, Paris, Fayard, 1966, p. 17 et suiv.
423 Ibid., p. 127 et suiv. ; Rude (G.), The Crowd in the French Revolution, Oxford, Clarendon Press, 1959 ; Cobb (R.), La
Protestation populaire en France (1789-1820), Paris, Calmann-Levy, 1975.
424 Hourcade insiste cependant sur la présence active, dans ces manifestations, de «jeunes citadins alphabétisés », in art. cit., p. 34 ;
c'est précisément le caractère composite et « interclassiste » de ces mouvements qui est en même temps significatif et spécifique.
425 Hobsbawm (E.), op. cit., p. 142.
426 Oberschall (A.), Social Conflict and Social Movements, Englewood cliffs, Prentice Hall, 1973, p. 120 et suiv.
427 Hobsbawm (E.), op. cit., p. 17.
428 Comme le suggère Oberschall lui-même dans sa critique des théories de la société de masse, en mettant l'accent sur le rôle
mobilisateur des groupes intermédiaires, cf. op. cit., p. 103 et suiv.

Chapitre VII
429 Agulhon (M.), La République au village, Paris, Plon, 1970, p. 149 et suiv.
430 Ibid., p. 246 et suiv.
431 Ibid., p. 168 et suiv.
432 Cf. supra, chap. I.
433 Cf. notamment Isambert (F.-A.), Christianisme et classe ouvrière, Paris, 1960.
434 Agulhon (M.), op. cit., p. 134 et suiv., 206 et suiv. ; Tilly (C.), La Vendée, Paris, Fayard, 1970, notamment chap. XII.
435 Lagarde (G. de), op. cit., p. 118 et suiv. ; cf. aussi Leca (J.), « Individualisme et citoyenneté », in Birnbaum (P.), Leca (J.), op. cit.,
chap. VII.
436 Tilly (C.), op. cit., p. 27 et suiv.
437 Agulhon (M.), op. cit., pp. 245, 286 et suiv.
438 Lapidus (I.M.), Muslim Cities in the Later Middle Ages, Cambridge, Harvard University Press, 1967 ; Hourani (A.), Stern (S.M.),
The Islamic City, University of Pennsylvania Press, 1970.
439 Leca (J.), art. cit., p. 169 et suiv., et Lapidus (LM.), op. cit., pp. 187-190.
440 Gellner (E.), « The distinctiveness... », art. cit., p. 171.
441 Lapidus (LM.), op. cit., p. 1 et 185.
442 Cf. Seurat (M.), art. cit., p. 56 et suiv.
443 Ibid.
444 Johnson (M.), « Political bosses and their gangs : zu'ama and qabadayat in the sunni muslim quarters of Beirut », in Gellner (E.),
Waterbury (J.), ed., op. cit., p. 207 et suiv.
445 El-Messiri (S.), art. cit., p. 249 et suiv.; Eisenstadt (S.), Roniger (L.), Patrons, Clients and Friends, Cambridge, Cambridge
University Press, 1984, p. 89 et suiv.
446 Deutsch (K.), Nationalism and Social Communication, New York, Chapman and Hall, 1953 ; Bendix (R.), Nation-building and
Citizenship, New York, J. Wiley, 1964.
447 Gellner (E.), Nations and Nationalism, Londres, Blackwell, 1983, p. 8 et suiv.
448 Ibid., p. 110 ; cf. aussi, sur ce point, l'apport de la sociologie de la modernisation, utile ici au moins pour décrire le développement
politique occidental : Smith (A.D.), Theories of Nationalism, Londres, Duckworth, 1971 p. 21 et suiv., 41 et suiv.
449 Quandt (W.B.) et al., The Politic of Palestinien Nationalism, Berkeley, University of California Press, 1973.
450 Même si celles-ci ne disparaissent pas, elle ne confèrent pas au patron une autorité susceptible de concurrencer celle de l'État.
451 Schumpeter (J.), Capitalisme, socialisme et démocratie, Paris, Payot, 1974, p. 366 et suiv.
452 L'illusion du caractère intégrateur du parti unique a été montrée par Huntington, cf. Huntington (S.), « Social and Institutional
Dynamics of One-Party Systems », in Huntington (S.), Moore (C.), Authoritative Politics in Modern Society, New York, Basic Books,
1970, pp. 3-47.
453 Sayari (S.), « Political patronage in Turkey », in Gellner (E.), Waterbury (J.), ed., op. cit., p. 108 et suiv. ; Ozbudun (E.), « Turkey :
the politics of political clientelism », in Eisenstadt (S.), Lemarchand (R.), ed., Political Clientelism, Patronage and Development,
Beverley Hills, Sage Publications, 1981, p. 254 et suiv.
454 Banfield (E.), The Moral Basis of Backward Society, Glencoe, Free Press, 1958.
455 Agulhon (M.), op. cit., p. 129 et suiv.
456 Cf. notamment Schmitter (P.), « Still the century of corporatism ? », in Schmitter (P.), Lembruch (G.), ed., Trends toward
Corparatist Intermediation, Beverley Hills, Sage Publications, 1979; Jessop (B.), « Corporatism, parliamentarism and social democracy
», ibid.
457 Cf., par exemple, Crozier (M.), Huntington (S.), Watanuki (J.), The Crisis of Democracy, New York University Press, 1975 ; Rose
(R.), Can Government go to Bankrupt?, New York, Basic Books, 1978. Pour une critique, cf. Leca (J.), Papini (R.), ed., Les
démocraties sont-elles gouvernables, Paris, Economica, 1985.
458 Rassam (A.), « Al Taba'iyya : power, patronage and marginal groups in northern Iraq », in Gellner (E.), Waterbury (J.), ed., op.
cit., p. 159 et suiv.
459 Lemarchand (R.), «Comparative political clientelism », in Eisenstadt (S.), Lemarchand (R.), ed. op. cit., p. 17 et suiv.
460 Sayari (S.), art. cit., p. 108.
461 Cf. notamment Agaogullari (M.A.), L'Islam dans la vie politique turque, Ankara, Publications de la faculté des sciences
politiques, 1982, p. 185 et suiv.
462 Cf. Hermassi (E.), «La société tunisienne au miroir islamiste », Maghreb-Machrek, n° 103, 1984, pp. 39-56, sur les hadjatiyyeh,
voir infra, note 74.
463 Cf. Barraclough (S.), « Managing the challenges of islamic revival in Malaysia », Asian Survey, août 1983.
464 Moore (C.H.), « Clientelist ideology and political change : fictitious networks in Egypt and Tunisia », in Gellner (E.), Waterbury
(J.), ed., op. cit., p. 271 et suiv.
465 Cf. Asaf (H.), Islamic Movements in Egypt, Pakistan and Iran. An Annoted Bibliography, Londres, Mansell Pub., 1983; sur la
diversité des organisations, cf. Badie (B.), Santucci (R.), «Essai d'analyse de la contestation fondamentaliste et marxiste dans plusieurs
pays islamiques », in Badie (B.), Coulon (C.), Cubertafond (B.), Dumont (P.), Santucci (R.), Contestations en pays islamiques, Paris, pub.
du CHEAM, 1984, p. 20 et suiv.
466 Dumont (P.), « Turquie », in Badie (B.), Coulon (C.) et al., Contestations..., op. cit., p. 108.
467 Cf. notamment le numéro spécial de la Revue française de science politique, « Le passage au politique » (sous la direction de J.-
F. Bayart), juin 1985.
468 Cf. Zonis (M.), « A theory of revolution from accounts of revolution », World Politics, XXXV, 4, juillet 1983, p. 602.
469 Comme l'indiquent encore les émeutes récentes d'Égypte, prenant hôtels et night-clubs comme cibles privilégiées.
470 Lerner (D.), op. cit., p. 65 et suiv.
471 Hourcade (B.), art. cit., p. 34 et suiv.
472 Kepel (G.) « Les Oulémas, l'intelligentsia et les islamistes en Égypte. Système social, ordre transcendantal et ordre traduit »,
Revue française de science politique, juin 1985, p. 441.
473 Kepel (G.), Le Prophète et Pharaon, Paris, La Découverte, 1984, p. 132.
474 Ibid. ; le retour à la tradition peut être aussi un moyen pour les nouvelles classes moyennes modernes d'exprimer leur identité,
selon une pratique déjà notée à propos de l'Inde : cf. Srinavas (M.N.), « A note on sanskritization and westernization », in Bendix (R.),
Lipset (S.M.), ed., Class, Status and Power, Londres, Routledge and Kegan Paul, 1953, p. 552 et suiv.
475 Graham (R.), Iran: the Illusion of Power, Londres, Croom Helm, 1978, p. 89-94.
476 Zonis (M.), art. cit., p. 596.
477 Graham (R.), op. cit., p. 102 et suiv.
478 Hirschman (A.), « The changing tolérance for income inequality in the course of economic development », Quarterly Journal of
Economics, n° 87, 1973, p. 544 et suiv.
479 Coulon (C.), « Sénégal », in Badie (B.), Coulon (C.), et al., Contestations..., op. cit., p. 65.
480 Dumont (P.), art. cit., p. 92.
481 Santucci (R.), art. cit., p. 784.
482 Apter (D.), Choice and the Politics of Allocation, New Haven, Yale University Press, 1971, notamment p. 42 et suiv.
483 Cf. Eisenstadt (S.), Traditional Patrimonialism..., op. cit.
484 Saïkal (A.), The Rise and Fall..., op. cit., p. 202 et suiv.
485 Nasri (F.), « Iranian Studies and the Iranian Revolution », World Politics, XXXV, 4, juillet 1983, p. 623.
486 Coulon (C.), art. cit., p. 66 ; cf. aussi Coulon (C.), Les Musulmans et le pouvoir en Afrique noire, Paris, Karthala, 1983, chap. II.
487 Cf. Zonis (M.), op. cit., p. 600.
488 Nasri (F.), art. cit., p. 618.
489 Leeden (M.), Lewis (W.), Debacle: the American Failure in Iran, New York, A. Knopf, 1981, pp. 28-29.
490 Hourcade (B.), art. cit., p. 40.
491 Richard (Y.), « L'Intégrisme islamique en Iran », Social Compass, vol. XXII, 1985, 4, p. 421 et suiv.
492 Dumont (P.), art. cit., p. 92, à propos de la Turquie; sur l'Algérie, cf. notamment Annuaire de l'Afrique du nord, 1979, n° XVIII,
1983, n° XXII ; sur la Syrie, cf. Sivan (E.), op. cit., p. 44 et suiv.
493 Borthwick (B.M.), op. cit., p. 173.
494 Bakhash (S.), op. cit., ch. 3.
495 Kepel (G.), Le Prophète..., op. cit., chap. III, notamment pp. 84-85.
496 Sur les mouvements hodjatiyyeh et sādekiyyeh, cf. Vali (A.), Zubaida (S.) « Factionalism and Political Discourse in the Islamic
Republic of Iran : the Case of the Hodjatiyyeh society », Economy and society, 14 (2), mai 1985, pp. 139-173 ; cf. aussi Verlew (C.), «
L'Association Mahdaiyyeh Hodjatiyyeh », in Contestation en pays islamique, vol. 2, publication du Cheam, Paris, 1987.
497 Kepel (G.), op. cit., p. 144 et suiv.
498 Ibid., p. 183 et suiv.

Chapitre VIII
499 Binder (L.), The Ideological..., op. cit., pp. 213-214.
500 Dekmejian (R.H.), « The Anatomy of islamic revival : legitimacy crisis, ethnic conflict and the search for islamic alternative », in
Curtis (M.), Religion and Politics..., op. cit., pp. 34-35.
501 Dumont (P.), art. cit., p. 98.
502 Rodinson (M.), « L'Intégrisme musulman et l'intégrisme de toujours », Raison présente, n° 72, 4 e trimestre 1984, pp. 95-99.
503 Badie (B.), Santucci (R.), art. cit., p. 21.
504 Dessouki (A.), « The Resurgence... », art. cit., p. 108.
505 Bakhash (S.), op. cit., p. 41 et suiv.
506 Hudson (M.), « The islamic factor... », art. cit., p. 81 et suiv.
507 Lewis (B.), «Thé return of islam », in Curtis (M.), op. cit., p. 24.
508 Sivon (E.), op. cit., p. 44 et suiv., 104, 114.
509 Hudson (M.), art. cit., p. 89 et suiv.
510 Lewis (B.), art. cit., p. 19.
511 Lewis (B.), Le Retour de l'islam, Paris, Gallimard, 1985, p. 54.
512 Carré (O.), art. cit., p. 696 ; Sivan (E.), op. cit., p. 186.
513 Fischer (M.), Iran from Religious Dispute..., op. cit., p. 186.
514 Kepel (G.), op. cit., p. 141.
515 Humphreys (S.), « Islam and political values... », art. cit., p. 293.
516 Piscatori (J.P.), « The roles of Islam... », art. cit., p. 137.
517 Lambton (A.K.), State and Government..., op. cit., p. 266 et suiv.
518 Ajami (F.), « In the pharaoh's shadow... », art. cit., pp. 14-18.
519 Algar (H.), Religion and State in Iran: 1785-1906. The Role of the Ulema, Berkeley, University of California Press, 1969, p.
116 et suiv.
520 Mardin (S.), op. cit., p. 102.
521 Kepel (G.), « Les Oulemas... », art. cit., p. 434.
522 Cf. notamment Shari'ati (A.), Histoire et destinée, Paris, Sindbad, 1982, et la présentation de J. Berque.
523 Cf. Birnbaum (P.), La Logique de l'État, Paris, Fayard, 1982, chap. III.
524 Nous rejoignons ici les hypothèses développées par Kepel (C.), art. cit.
525 Polanyi (K.), op. cit., p. 22.
526 Ibid., p. 22.
527 Sur ce moule idéologique et son rapport avec le « dilemme » de Polanyi, cf. Dumont (L.), Homo aequalis, op. cit., notamment
l'introduction.
528 M. Rodinson parvient à d'autres conclusions, à partir d'une analyse qui sous-estime le poids de la variable culturelle et donc la
spécificité de chaque utopie ; cf. notamment Rodinson (M.), Islam et capitalisme, Paris, Seuil, 1966, et Marxisme et monde musulman,
Paris, Seuil, 1972, en particulier pp. 95-129.
529 Ce syncrétisme apparaît en particulier dans le nasserisme, cf. Dekmejian (R.H.), Egypt..., op. cit., pp. 37-39, 97, 132 et suiv.
530 Shari'ati (A.), op. cit., p. 84.
531 Ibid., p. 86 et suiv.
532 Ibid., p. 89.
533 Ibid., p. 92.
534 Kepel (G.), op. cit., p. 80 ; art. cit., p. 442.
535 Shari'ati (A.), op. cit., p. 61.
536 Ibid., p. 88.
537 Cf. supra.
538 Dekmejian (R.H.), « The Anatomy... », art. cit., p. 37 et suiv.
539 Du moins peut-on parler avec Charles Tilly d'un « répertoire » connu « préféré », comme tel, par les « agents du gouvernement et
les industriels (...) à des formes d'actions inventées de toute pièce ». Cf. Tilly (C.), La France conteste, Paris, Fayard, 1986, p. 542. On
peut tenir l'absence de répertoire pour significative de la contestation-émeute en pays musulmans.
540 Fischer (M.), op. cit., p. 9.
541 Cf. Miller (D.), Social Justice, Oxford, Oxford University Press, 1976.
542 Cummings (J.T.) et al., « Islam and Modem Economic Change », in Esposito (J.L.), ed., op. cit., p. 36 et suiv.
543 Lewis (B.), Le Retour de l'islam, op. cit., p. 391 et suiv.
544 Cf. Santucci (R.), «La Solidarité islamique à l'épreuve de l'Afghanistan », Revue française de science politique, juin 1982, pp.
494-504.
545 Cf. supra, chap. I.
546 Sur ces distinctions, cf. Roy (O.), L'Afghanistan..., op. cit., introduction.
547 Sur ces questions, cf. notamment Santucci (R.), « Les Formes de l'État et les problèmes ethnico-religieux », rapport pour le
colloque Développement politique comparé, Istanbul, octobre 1985. Cf. aussi Chabry (L.), Chabry (A.), Politique et minorités au
Proche-Orient, Paris, Maisonneuve et Larose, 1984.
548 Cf. Badie (B.), Santucci (R.), « Essai d'analyse... », art. cit., p. 16.

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