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2001/4 (no 44)
Pages : 160 a genèse, à Paris, dans les années trente, d’un espace de production 1
Affiliation : Numéros antérieurs littéraire, la « négritude », comme espace politique d’expression
disponibles sur www.persee.fr [1] Les termes « identitaire » [1] , est le produit de ce que Georges Balandier a conceptualisé sous
« identité » et
ISBN : 9782747520492 « identitaire » ne la notion de « situation » coloniale (1982 : 3-38). Elle traduit le refus de cette
DOI : 10.3917/soco.044.0015 sont... domination totale – caractérisée par la conquête, l’esclavage, la déportation, le
Éditeur : Presses de Sciences Po déni culturel et spirituel, la domination politique et l’exploitation économique –
(P.F.N.S.P.)
légitimée par le postulat de « (...) l’excellence de la race blanche et plus
À propos de cette revue
précisément de cette fraction qu’est la nation colonisatrice ; la suprématie étant
Site internet
donnée comme fondée dans l’histoire et la nature » ( op. cit. : 17). La « négritude »
assume les frontières entre « races » héritées de l’histoire des rapports de force
-
Alertes e mail politiques, tout en contestant la position dominée assignée aux Noirs dans ce
Veuillez indiquer votre adresse e-mail système de classement : « l’homme antillais a été colonisé de l’intérieur » et
pour recevoir une alerte sur les soumis à un « effroyable processus d’assimilation, donc de dépersonnalisation »,
parutions de cette revue. affirmait Aimé Césaire ( Le magazine littéraire, n° 34,1969).
Voir un exemple
La trajectoire littéraire et politique de Césaire, un des représentants les plus 2
Votre e-mail reconnus de la « négritude », ainsi que les textes et les ouvrages publiés à partir
S' inscrire ➜ de la fin des années quarante aux éditions et dans la revue Présence Africaine,
sous-titrée Revue culturelle du monde noir, traduisent plus que de simples logiques
d’opposition entre dominants et dominés. Ils donnent à voir le paradoxe des
dominés noirs contraints, pour « s’inventer » comme « peuple », à puiser dans
l’imaginaire des dominants blancs le fondement d’une « identité » collective
réifiée. Mais l’enjeu est double et contradictoire : si l’affirmation d’une
« identité » culturelle spécifique rejoint et soutient la lutte pour la
reconnaissance littéraire, elle la discrédite aussi puisqu’elle tend à opposer le
particularisme culturel (dominé) à l’universalisme littéraire (dominant). La
trajectoire de Césaire s’inscrit dans cette configuration politique et poétique
dans laquelle la différence doit s’imposer comme critère de distinction à la fois
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dans laquelle la différence doit s’imposer comme critère de distinction à la fois
dans le champ politique (lutte pour l’indépendance) et dans le champ littéraire
(lutte pour la reconnaissance) pour ne pas apparaître comme une assignation à
une position de « sous-citoyen » et de « sous-écrivain ».
Dès le milieu des années trente et plus encore à partir des années cinquante, 4
partisans et adversaires africains de l’« assimilation » s’affrontèrent : les uns
l’érigèrent en bannière d’une égalisation des droits entre les colonisés et les
Français de métropole, les autres la dénoncèrent comme une forme d’aliénation
des âmes, beaucoup plus destructrice que l’exploitation économique ou la
domination politique. Paradoxalement, les détracteurs les plus acharnés de la
doctrine de l’« assimilation » en étaient aussi les purs produits : ils avaient en
effet, le plus souvent, fait des études supérieures à Paris. Cette opposition sur la
politique culturelle de la France dans son Empire traduisait et accompagnait la
lente émergence de revendications plus strictement politiques sur le statut des
colonies. L’affirmation de l’existence de cultures « authentiques » porteuses des
« vraies » identités culturelles – opposées à l’homogénéisation culturelle, comme
imposition de la culture, à prétention universelle, des colonisateurs – précéda la
contestation des modalités politiques du système de domination colonial. Elle
renfermait également tous les pièges et toutes les contradictions du mode de
raisonnement culturaliste qui, privilégiant le droit à la « différence » culturelle,
participait à la négation des fondements socio-politiques des rapports de
domination et autorisait les dérives essentialistes du type « personnalité
culturelle », forme euphémique du registre racial.
La construction « identitaire » est un processus historique par lequel se pensent 5
et sont pensés, simultanément, l’Autre et le Semblable. Il permet qu’émerge et
que soit con-sacré l’Être collectif au monde : « je crois que tout cela est parti de la
recherche de l’identité, une des choses dont j’ai le plus souffert dans le monde
colonial (...) c’était, presque au sens martyr du terme, l’aliénation, le sentiment
de perdre son être » explique Césaire interrogé sur la genèse de la « négritude »
( Fraternité-Matin, 15/04/1997). La quête d’identité impose tout un travail de
substantialisation de la définition, inséparablement indigène et allogène, d’une
différence imaginée. Instituer la différence suppose de composer une
généalogie et une mythologie, de socialiser le sang et le temps et, à l’inverse, de
naturaliser le social, de revendiquer une histoire et sa permanence
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naturaliser le social, de revendiquer une histoire et sa permanence
(déshistoricisation), de fixer des événements et des individus « fondateurs » du
collectif, enfin de construire et de transmettre une vision du monde créatrice
d’indivision.
L’enjeu réel est moins de définir les traits qui caractériseraient « le noir », 6
l’« essence » de son être fondamental, que de s’approprier le pouvoir de
délimiter, de tracer la différence comme le politique décrète les frontières.
L’arbitraire de la démarcation est d’autant plus facilement nié que les traits
revendiqués comme propres, singuliers, spécifiques à un groupe puisent dans
ce qui semble le moins contestable, le plus évident, le plus « naturel » : la
manifestation physique d’une différence (Léon Gontran Damas publie, en 1937,
le premier recueil de poèmes de la « négritude » sous le titre Pigments ). La
couleur de la peau, sceau de la « race » dans l’Europe des années trente, est alors
une marque identitaire non contestée qui assigne une place dans l’ordre de
l’humanité perçu comme nécessairement hiérarchisé et inégalitaire : « La
conquête d’un pays de race inférieure par une race supérieure, qui s’y établit
pour le gouverner, n’a rien de choquant. La nature a fait une race d’ouvriers,
c’est la race chinoise ; une race de travailleurs de la terre, c’est le nègre ; une race
de maîtres et de soldats, c’est la race européenne », écrivait Ernest Renan en 1871
(Léon, 1991 : 41). Cette classification raciale est encore largement partagée dans
les années trente, même si son fondement héréditaire et biologique est déjà
contesté. « Le nègre » est sans aucun doute le plus « primitif » d’entre les
colonisés. Même s’il peut être « brave » (surtout aux lendemains de la Grande
Guerre au cours de laquelle il a versé son sang en abondance pour la France)
après avoir été « barbare », il reste dépourvu des structures élémentaires de la
civilisation, notamment l’écriture. Puisque le mot « nègre » définissait, sans
qu’il fût besoin d’en dire plus, l’être noir aux yeux des blancs, les noirs le volèrent
aux blancs pour en contester le sens : « notre lutte était la lutte contre
l’aliénation (...) et alors nous avons pris le mot nègre comme un mot-défi (...)
Puisqu’on avait honte du mot nègre, eh bien, nous avons repris le mot nègre »,
déclara Césaire (Depestre, 1980 : 15).
« Le Juif n’est pas aimé à partir du moment où il est dépisté, disait Fanon, mais 7
avec moi tout prend un visage nouveau. Aucune chose ne m’est permise. Je suis
surdéterminé de l’extérieur. Je ne suis pas esclave de “l’idée” que les autres ont
de moi, mais de mon apparaître » (Fanon, 1952 : 93). Pour ne plus être subi cet
« apparaître », impossible à dissimuler, est au contraire revendiqué par les
auteurs de la « négritude ». L’alchimie consiste alors à incarner ce corps-support
dans un corpsmémoire, seul à même d’autoriser l’existence collective et de
transformer le physique en métaphysique. Le nègre est bien plus que le noir :
alors que le noir ne signifie qu’une différence d’apparence, le nègre invente la
différence d’être. Mais pour être socialement et symboliquement efficace, la
revendication du pouvoir de classer et de se classer ne peut faire l’économie de la
construction d’un savoir sur soi : il faut exproprier l’Autre de soi (lutte contre
l’assimilation) et se réapproprier les limites de son « être anthropologique »
jusqu’alors imposées de l’extérieur (lutte pour la différenciation).
ENTRE DEUX GUERRES : L « REN ISS NCE A A A »
[6] Son grand père Issu d’une famille de la petite élite noire de Martinique [6] convaincue de 11
paternel, premier
Martiniquais à l’importance de l’école républicaine, Aimé Césaire (né en 1913) fut un brillant
suivre... écolier et obtint, en 1924, une bourse pour poursuivre des études dans
l’enseignement secondaire. C’est au lycée Schœlcher de Fort-de-France qu’il
rencontra le Guyanais Léon Gontran Damas, avec lequel il fondera, dans les
années trente, la « négritude ». En 1931, bachelier, il s’inscrivit en hypokhâgne,
puis en khâgne au lycée LouisleGrand de Paris : « (...) j’avais le besoin urgent de
m’échapper. J’étouffais dans la petite société coloniale qu’était la Martinique
avec ses mesquineries, ses ragots, ses préjugés et sa hiérarchisation en classes
et en races. Bref, je m’y emmerdais profondément » (Césaire, Le Nouvel
Observateur, 17/02/1994). Dès son arrivée, la rencontre avec le sénégalais Léopold
Sédar Senghor – fils de riches commerçants, arrivé à Paris en 1928 pour suivre
des études de Lettres – fut décisive. La passion de l’Afrique habitera désormais
son œuvre et ses engagements politiques : « Avec Senghor j’ai compris que nous
étions dans un monde de fausses valeurs inventées à l’usage des colonies par les
classes dominantes » (Césaire, Le cercle de Minuit, France 2,1994).
Paradoxalement, c’est aussi à Paris que le jeune Senghor, éduqué à l’école des
prêtres catholiques, se découvrit africain et « nationaliste » : « C’est curieux,
déclarait-il, Barrès m’a fait connaître et aimer la France mais, en même temps, il
a renforcé en moi le sentiment de la négritude en mettant l’accent sur la race,
du moins la nation » (Sirinelli, 1988 : 81). Ce que Senghor et Césaire partageaient
c’était, certes, la couleur de la peau, mais aussi et surtout une position de porte-
à-faux : « tout ce qui est inscrit dans une relation structurelle similaire avec une
puissance littéraire centrale » (Casanova, 1999 : 243). Bien que leur capital
scolaire les distinguait de la grande majorité des noirs et les éloignaient
considérablement de leurs appartenances antérieures, ils ne furent pas pour
autant assimilés aux catégories dominantes de la métropole : dominants parmi
les dominés, ils restaient dominés chez les dominants. La position-nègre, ce
statut de mineur absolu, leur apparut encore plus insupportable au cœur de
Paris qu’au fond de l’Afrique et de la Martinique et d’autant moins acceptable
qu’ils pensaient présenter les garanties nécessaires de la bonne volonté
culturelle. Alors que leur trajectoire signait un impossible retour vers cette part
d’eux-mêmes avec laquelle ils avaient rompu en se distinguant, leur présence
devint un « exil ». Doublement étrangers – noirs à Paris et blancs à Dakar et
Fort-de-France –, ils s’inventèrent « nègres ». Comme l’a montré Anne-Marie
Thiesse à propos des écrivains régionalistes, qui se découvraient « rustique
balourd » dans les salons parisiens, la seule issue possible pour les poètes de la
« négritude » consista à « cultiver sa (ses) différence(s) à défaut de pouvoir
s’imposer comme modèle... » et à « fonder une autre légitimité dans le champ
littéraire » (Thiesse, 1991 : 48,85 et 11).
Ces écrivains africains et de la diaspora noire, privés d’un patrimoine littéraire 12
propre, durent imposer, à Paris, capitale de la culture « universelle » (Casanova,
1999), la reconnaissance de leur originalité littéraire. En inversant le stigmate
attaché à la couleur de leur peau ( Black is beautiful ), ils convertirent les signes
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21/12/2015 Entre poetique et politique aime cesaire et la « negritude » - Cairn.info
attaché à la couleur de leur peau ( Black is beautiful ), ils convertirent les signes
d’une malédiction naturelle en emblème d’une singularité culturelle et
s’imposèrent en imposant la définition de leur différence : il s’agissait de
« retourner le handicap » (Thiesse, 1991 : 103) affirmé autant par les discours des
administrateurs coloniaux que par la théorie sur l’inégalité des races de
Gobineau. Qu’il fût dit « naturel », « barbare », « primitif » ou « bon sauvage » –
« Je déchirerai les rires Banania sur tous les murs de France » écrivait Senghor
dans Hosties Noires en 1948 –, le nègre vu de l’Occident restait inférieur
mentalement, intellectuellement et culturellement. L’opération de subversion
du regard porté sur les noirs fut aussi encouragée par la « découverte » de l’art
nègre par les artistes occidentaux et par le développement de l’ethnologie, l’une
et l’autre conférant au « monde noir » une légitimité historique et culturelle :
« bien sûr, ma connaissance de l’Afrique était livresque, j’étais tributaire de ce
qu’écrivaient les blancs ; toute notre génération d’ailleurs », reconnut Césaire
(Kesteloot et Kotchy, 1993 : 200). En termes de stratégie littéraire, la
revendication d’une différence permit aussi aux créateurs de la « négritude » de
[7] L’écrivain se démarquer de la littérature coloniale exotique, « régionaliste » [7] et
Béninois Paul
Hazoumé précisait parnassienne des « poètes de la décalcomanie », comme les appela Damas dans
dans son... son anthologie publiée en 1947, qui bénéficiaient alors d’aimables et
condescendantes critiques : « (...) dans les années trente un écrivain antillais ou
africain qui a envie (...) de publier, peut choisir, par exemple, comme stratégie
littéraire d’être ce que j’appellerais un écrivain “régional” ou “régionaliste”. Il
peut donc publier des contes créoles ou des contes traduits d’une langue
africaine en français (...) Ces écrivains [de la “négritude”] n’ont pas voulu être
des écrivains régionalistes. Ils ont d’abord publié à Paris, on le leur a reproché, je
crois que ce n’était pas comprendre leur stratégie », (Mongo-Mboussa, 1996 :
178).
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TROPIQUES
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Sartre, dans « Orphée noir », ne vit pas non plus la diversité irréductible des 35
peuples noirs et identifia la « négritude » à un cri de révolte du prolétariat noir :
« ce n’est pas par hasard que les chantres les plus ardents de la négritude sont en
même temps des militants marxistes » (Sartre, 1948 : XL). Mais il poursuivit
aussitôt en réglant quelques comptes avec certains poètes engagés :
« L’originalité de Césaire est d’avoir coulé son souci étroit et puissant de nègre,
d’opprimé et de militant dans le monde de la poésie la plus destructrice, la plus
libre et la plus métaphysique, au moment où Eluard et Aragon échouaient à
donner un contenu politique à leurs vers » ( op. cit. : XXVIII). Cette association
entre poètes de la « négritude » et communistes ne valait que pour le Césaire de
l’après-guerre et pour quelques autres poètes antillais et haïtiens, mais elle
laissait de côté Senghor et un grand nombre d’auteurs, proches des milieux
intellectuels catholiques de gauche, qui graviteront, à partir de 1947, dans le
cercle d’influence de la revue Présence Africaine. De plus, si Sartre nota le
surréalisme des poètes nègres antillais, il s’empressa de le singulariser du
surréalisme « blanc », écorchant au passage le maître Breton. Mais, plus
fondamentalement, le Sartre d’« Orphée noir », en négligeant les contradictions
et en homogénéisant les destins et les œuvres des auteurs sélectionnés par
Senghor, participa à la reconnaissance de la « négritude » comme expression
littéraire originale d’une véritable singularité existentielle collective.
http://www.cairn.info/revue-societes-contemporaines-2001-4-page-15.htm 12/23
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Il soutint également les poètes et les essayistes africains en leur ouvrant, entre 36
1947 et 1950, les colonnes de sa revue Les Temps Modernes. Il fit également partie,
avec Gide, Rivet, Mounier, Maydieu, Monod, Sartre, Camus, Leiris, Senghor,
Hazoumé, Wright, Césaire et la direction de la Revue Internationale, de
l’éclectique Comité de patronage de Présence Africaine fondée à Paris en 1947 par
[13] Sénégalais Alioune Diop (Proteau, 1996) [13] . Autour de cette revue, les intellectuels noirs
d’origine
musulmane firent émerger non seulement la question de leur responsabilité vis-à-vis des
converti au populations colonisées, mais aussi celle d’une spécificité et d’une irréductibilité
catholicisme...
de la littérature nègre, tout en s’affirmant un des « maillons d’une vaste chaîne :
l’humanité toute entière » (Diop, 1947 : 8). Il s’agissait de promouvoir une
esthétique littéraire et poétique noire, de réhabiliter « la civilisation africaine »
en publiant des articles sur l’histoire pré-coloniale et les valeurs traditionnelles
et d’affirmer des principes spiritualistes ou mystiques (Diop, Senghor, ainsi que
Mounier, Rivet et Maydieu sont de fervents catholiques).
Dans le premier numéro, Gide, Mounier, Naville et Sartre présentèrent des 37
textes de fond sur les racines des préjugés racistes, sur les implications
politiques de la co-lonisation et sur la problématique d’une pensée et d’un art
authentiquement nègre, tandis que des ethnologues comme Griaule, Balandier
et Monod confirmèrent l’idée de l’originalité de la civilisation africaine.
Paradoxalement, en publiant leurs œuvres, les collaborateurs noirs de la revue
(Dadié, Sadji, Senghor, Cissé, Diop, Wright), s’exposèrent comme écrivains,
poètes ou artistes, mais n’engagèrent pas de débat sur l’aliénation culturelle ou
politique. Et, dans ses propos liminaires, A. Diop affirma la volonté de
« collaboration intellectuelle » avec les Européens afin de réaliser « l’intégration
de l’homme noir dans le monde occidental » et présenta une image rassurante
pour les autorités politiques : la « revue ne se place sous l’obédience d’aucune
idéologie philosophique ou politique (...). Aussi notre revue se félicite-t-elle
d’être française (...) » ( op. cit. : 7 & 12). La déclaration d’allégeance politique se
doublait aussi d’une pathétique soumission culturelle vis-à-vis des maîtres
blancs : « l’Europe est créatrice du ferment de toute civilisation ultérieure. Mais
les hommes d’Outre-mer détiennent d’immenses ressources morales (...) qui
constituent la substance à faire féconder par l’Europe » ( op. cit. : 14). Si Diop
pensait que la littérature du « Négro-africain » pourrait « même enrichir la
civilisation européenne », il réduisait cet apport à une « sensibilité fraîche », une
« sagesse », à de « nouveaux thèmes pittoresques et moraux » ( op. cit. : 12). Quelle
différence de ton avec le Cahier... de Césaire, pourtant daté de 1939 ?
Les conditions politiques de survie d’une revue dirigée par des intellectuels des 38
colonies nécessitaient certes une certaine prudence et dictaient, en partie, la
manière de la présenter. Il n’en reste pas moins que les propos
assimilationnistes du fondateur de Présence Africaine ne pouvaient que déranger
les convictions de Césaire. De fait, il disparut du comité de patronage dès le
troisième numéro, vraisemblablement en raison des divergences politiques et
idéologiques entre les compagnons de la « négritude ». Diop était en effet un
catholique pratiquant, Senghor, catholique lui aussi, adhérait à la SFIO et
Césaire au PCF. Cependant, dès le début des années cinquante, l’option
politique rejoignit la problématique culturelle. Ainsi, la prédominance des
Africains au sein du comité de rédaction et leur influence dans le comité de
patronage symbolisa une étape vers plus d’autonomie. En 1950, la fondation des
éditions Présence Africaine offrit une tribune à des personnalités et à des
auteurs noirs dont beaucoup occupèrent de hautes fonctions administratives et
politiques. La publication en 1953 d’un numéro spécial ( Les étudiants noirs parlent )
confié aux militants anti-colonialistes de la Fédération des étudiants noirs en
France (FEANF), associa l’équipe de Présence Africaine aux revendications
d’indépendance qui s’affirmèrent encore plus clairement trois ans plus tard,
http://www.cairn.info/revue-societes-contemporaines-2001-4-page-15.htm 13/23
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d’indépendance qui s’affirmèrent encore plus clairement trois ans plus tard,
lors du premier Congrès international des écrivains et artistes noirs, initié par
la revue.
La littérature nègre fut aussi accueillie par la revue communiste Europe qui 39
publia en 1949 un numéro spécial sur l’Afrique et par Les Lettres Françaises,
hebdomadaire politico-littéraire d’obédience communiste. Cette
reconnaissance est également le fait de la revue catholique progressiste Esprit,
d’Emmanuel Mounier (en 1948, il publia au Seuil L’éveil de l’Afrique noire ), qui fut
particulièrement engagée auprès de ces auteurs et, ce, avant même la guerre.
Aussi les écrivains de la « négritude » furent-ils partagés entre un engagement
militant au PCF (Césaire, Depestre...) et une proximité de pensée avec le
catholicisme de « gauche » en plein essor à cette époque (Senghor, Diop...). Les
dissensions idéologiques entre les auteurs de la « négritude » s’atténuèrent, en
1956, avec la démission de Césaire du PCF qui exprimait l’impossibilité
d’affirmer simultanément la singularité de « l’être noir » (« nègre »/« race ») et sa
communauté de position avec tous les autres dominés (« prolétaire »/« classe ») :
la lettre de démission de Césaire du PCF (1956) et sa querelle avec Depestre (1955)
en témoignent.
LUTTE DES CL SSES OU LUTTES DES « R CES ?
A A »
BALANDIER G. 1982. Sociologie actuelle de l’Afrique noire. Paris : PUF (1ère éd. 1955).
BASTIDE R. 1967. Les Amériques noires. Paris : Payot.
BERNABE J., CHAMOISEAU P., CONFIANT R. 1989. Éloge de la créolité. Paris :
Gallimard.
BLACHERE J.-C. 1993. Négritudes. Les écrivains d’Afrique noire et la langue française.
Paris : l’Harmattan.
BOURDIEU P. 1979. La Distinction. Critique sociale du jugement. Paris : Minuit.
BRETON A. 1943. Martinique Charmeuse de Serpents. Un grand poète noir.
New-York. Hémisphères.
BRETON A. 1947. Un grand poète noir. Paris : Bordas.
BRUBAKER R. 2001 – Au-delà de l’« identité ». Actes de la recherche en sciences
sociales, n° 139, p. 66-85
CASANOVA P. 1999. La République mondiale des Lettres. Paris : Seuil.
CESAIRE A. 1946. Les Armes miraculeuses. Paris : Gallimard.
CESAIRE A. 1955a. Discours sur le colonialisme. Paris : Ed. Présence Africaine.
CESAIRE A. 1955b. Réponse à Depestre, poète haïtien. Présence Africaine, n° 1-2.
CESAIRE A. 1955c. Sur la poésie nationale. Présence Africaine, n° 4, p. 39-41.
CESAIRE A. 1956a. Lettre à Maurice Thorez. Ed. Présence Africaine.
CESAIRE A. 1956b. Et les chiens se taisaient. Paris : Ed. Présence Africaine.
CESAIRE A. 1960. Ferrements. Paris : Seuil. CESAIRE A. 1961. Cadastre. Paris : Seuil.
CESAIRE A. 1962. Toussaint-Louverture. La Révolution française et le problème colonial.
Paris : Club français du livre.
CESAIRE A. 1964. La Tragédie du roi Christophe. Paris : Ed. Présence Africaine.
CESAIRE A. 1966. Une saison au Congo. Paris : Seuil. CESAIRE A. 1969. Une tempête.
Paris : Seuil. CESAIRE A. 1982. Moi, laminaire... Paris : Seuil.
CESAIRE A. 1983. Cahier d’un retour au pays natal. Paris : Ed. Présence Africaine
(1ère éd. 1939).
DEPESTRE R. 1952. Traduit du Grand Large. Paris : Seghers.
http://www.cairn.info/revue-societes-contemporaines-2001-4-page-15.htm 20/23
21/12/2015 Entre poetique et politique aime cesaire et la « negritude » - Cairn.info
DEPESTRE R. 1952. Traduit du Grand Large. Paris : Seghers.
D EPESTRE R. 1955. Réponse à Aimé Césaire. Présence Africaine, n 4, p. 42-62.
DEPESTRE R. 1980. Itinéraire d’un langage de l’Afrique à la Caraïbe. Entretien
avec Aimé Césaire. Europe, n° 612, p. 8-19.
DEVESA J.M. 1998. Un grand poète noir à l’assaut du ciel. Europe, n° 832-833, p. 3-
7.
DIOP A. 1947. Niam n’goura ou les raisons d’être de Présence Africaine. Présence
Africaine, n ° 1, p. 7-14.
N otes
[1]Les termes « identité » et « identitaire » ne sont pas considérés ici comme des
« catégories d’analyses » mais comme des « catégories pratiques » utilisés par les
acteurs profanes (Brubaker, 2001).
[2] En 1910, W. E. B. du Bois créa la NAACP (National association for the advancement of
coloured people). Le premier congrès panafricain eut lieu à Paris en 1919 ; le second à
Londres et à Paris en 1921.
[3] La notion de race, vulgarisée à la fin de XIXe siècle, postulait une « hiérarchie à
l’intérieur des classements raciaux », mais elle apparaissait également dans des
discours plus flous, à tonalité affective, qui faisaient référence à « l’attachement au sol
natal et aux racines », aux « rapports quasi charnel à la terre et aux ancêtres », à
« l’enracinement » et à la « communauté » (Thiesse, 1991 : 61).
[4] Léopold Sédar Senghor est décédé le 20 décembre 2001, à l’âge de 95 ans.
[5] Le premier et unique numéro de Légitime Défense était un manifeste marxiste et
surréaliste.
[6] Son grand père paternel, premier Martiniquais à suivre les cours de l’École normale
supérieure de Saint-Cloud, fut directeur d’école, son père, d’abord économe sur une
plantation, intégra ensuite les contributions indirectes, qu’il quitta avec le grade
d’inspecteur et sa mère exerça le métier de couturière.
http://www.cairn.info/revue-societes-contemporaines-2001-4-page-15.htm 21/23
21/12/2015 Entre poetique et politique aime cesaire et la « negritude » - Cairn.info
d’inspecteur et sa mère exerça le métier de couturière.
[7] L’écrivain Béninois Paul Hazoumé précisait dans son roman Doguicimi, publié en 1938 :
« les expressions qui paraîtraient singulières au lecteur sont la reproduction exacte de
l’accent local et la traduction fidèle du langage pittoresque des Dahoméens. Ce parler
solennel achèvera, par sa saveur de terroir, (...) de communiquer à notre
documentation un cachet d’exotisme et d’authenticité, constante préoccupation du
vrai régionalisme » (Blachère, 1993 : 119).
[8] Dès 1932 La Revue du Monde noir en traduisait des extraits.
[9] Revue dirigée par Georges Pelorson. Pour plus d’informations : Sapiro, 1999 : 458-459.
[10] Senghor adhère au Comité National des Écrivains en 1945. Je remercie Gisèle Sapiro de
m’avoir transmis cette information.
[11] Dès 1934, Damas publie des poèmes dans Esprit, la revue des catholiques progressistes,
et son recueil, Pigments, préfacé par Robert Desnos, paraît en 1937 ; Césaire publie les
Cahiers d’un retour au pays natal. en 1939 dans la revue Volontés (n° 20). Les principaux
textes de Senghor paraîtront après-guerre : en 1945 il publie dans Esprit, en 1946 dans
Les Lettres Françaises et dans Cahiers du Sud (Städtler, 1998). Son premier recueil paraît
en 1945 ( Chants d’ombre, Seuil) et son second en 1948 ( Hosties noires, Seuil).
[12] Les noirs américains présents au congrès ne partageaient par la croyance en un monde
noir unique et unifié. Conscient de son hétérogénéité, ils fondèrent la Société
américaine des hommes de culture noire, distincte de la Société Africaine de Culture
présidée par Alioune Diop.
[13] Sénégalais d’origine musulmane converti au catholicisme en 1943, A. Diop (1910-1980),
fils d’un receveur des postes, fit des études de philosophie à Dakar et à Alger.
Professeur de littérature dans la région parisienne à la Libération, il fut ensuite Chef de
cabinet du Gouverneur Général de l’A.O.F. en 1946, puis Sénateur du Sénégal, siégeant
dans les rangs de la SFIO, de 1946 à 1948. À partir de 1948, il se consacra à l’animation de
Présence Africaine.
[14] En juin 1954, à l’occasion du XIIIe congrès du P.C.F., Césaire rendit compte de
l’existence d’une revendication autonomiste aux Antilles, alors que les communistes
prônaient l’égalité des droits.
[15] En 1954, Aragon publia son Journal de la poésie nationale, dans lequel il imposa le retour
aux formes classiques de la poésie.
[16] La première représentation de La tragédie du roi Christophe avait eut lieu à Paris en 1965 à
l’initiative de « l’Association des amis du roi Christophe » dans laquelle figuraient
Leiris, Diop, Carpentier, Picasso, Giacometti, Duras, etc. Jouée lors du 1er Festival
mondial des arts nègres (Dakar, avril 1966), la pièce fut très mal accueillie par les
dirigeants politiques africains qui quittèrent la salle.
[17] En référence au recueil de poèmes de Césaire Les Armes Miraculeuses, publié en 1946
chez Gallimard.
R ésumé
Français L’affirmation d’une « identité nègre » en littérature, qui voit le jour dans les années trente à
Paris, est indissociable, à la fois, de la domination coloniale, des représentations
dominantes des peuples noirs et des modalités de reconnaissance propres au champ
littéraire. Les nouveaux prétendants à l’entrée dans le champ littéraire n’étaient pas
disposés, en raison de leur capital scolaire, à occuper la position mineure d’« écrivains-
noirs » régionalistes et exotiques qui leur était désignée. Influencés par les mouvements de
la « Renaissance noire » aux États-Unis, encouragés par la découverte occidentale de l’« art
nègre » et par le développement de l’ethnologie, ils entreprirent d’inverser le stigmate
attaché à « l’identité nègre ». Pour se distinguer dans le champ littéraire, ils inventèrent
une Culture et une Civilisation « nègres » et tentèrent d’en démontrer à la fois l’originalité
et l’universalité.
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