L’Absolu et la Littérature
du romantisme allemand à Kafka
Éric Lecler
L ’Absolu
et la Littérature
du romantisme allemand à Kafka
Paris
classiques garnier
2013
Éric Lecler est maître de conférences
en littérature comparée
à l ’université Aix-Marseille.
Auteur d’articles sur les rapports entre littérature et philosophie et entre littérature et
musique, il a publié L’Opéra symboliste (Paris, 2007), L’Opéra expressionniste (Bruxelles,
2012), participé au Dictionnaire encyclopédique Wagner (Paris, 2012) et coédité le no 3
de la revue Malice intitulé Littérature et esthétique.
c ’est le néant1 ». Il n’est donc pas étonnant qu’il dénonce avec ironie
la vacuité du roman du jeune auteur qu’est Blanchot lorsqu’il publie
Aminadab : il lui reproche d’imiter les procédés kafkaïens, mais sans
que ceux-ci aient désormais un sens. Kafka croyait encore à une réalité
transcendante, mais inatteignable, alors que le cheminement du héros
de Blanchot ne le ramène jamais qu’à soi2. L’on pourrait énoncer, sous
forme de paradoxe, que c’est à Sartre que la forme importe le plus, car
elle est porteuse d’un sens, de ce que l ’on répugnera, après lui, à appeler
un « contenu ». Après la Révolution française sous la plume de Hegel,
après 1945 sous celle de Sartre, le même reproche est fait à la littérature
de se maintenir dans le négatif, de se draper dans une pure forme que
l’on croit exempte de l’histoire du monde. L ’« absolu littéraire » – ou
la littérature comme question – se doit, pour demeurer tel, de se tenir
dans le doute radical qui ne croit pas que la question puisse jamais
nécessiter une réponse. Au contraire, pour Sartre, la littérature opère
déjà, dans une situation historique, un choix parmi les possibles. L’absolu
y prend donc rang dans l’Histoire. Dès lors, la littérature pour Sartre
est moins une question q u’une réponse circonstanciée, ou autrement
dit sa question réelle est « Que fait la littérature ? » ou : « Que peut
la littérature ? ». La littérature est pour Sartre le nom écrit du sujet,
se définissant comme liberté active. Les écrivains, qu’il classe comme
des successeurs de Winckelmann et des romantiques allemands, seront
justement les phares de la théorie de l ’absolu littéraire, les symbolistes.
Par contraste, l’absolu littéraire est une tentative de penser la littérature
non comme une praxis historique, mais comme ce qui, au sein même
de la production, le poiein humain, vient interrompre le processus
d’effectivité (d’effectuation réussie).
Les théories de l’absolu littéraire, prédominantes en France dans la
seconde moitié du vingtième siècle, sont alors la pierre d’achoppement
de la portée pratique de l’engagement littéraire. Le fait que « l’absolu
littéraire » du premier romantisme ait été relu par Blanchot à la lumière
de Mallarmé trace une autre Histoire de la théorie de littérature, qui
cherche à préserver son caractère absolu par le désengagement du Neutre.
Dans Le Livre infini en 1969, Blanchot envisage la « disparition de la
1 Ibid., p. 136.
2 J.-P. Sartre, « Aminadab ou du fantastique considéré c omme un langage », Situation I,
Paris, Folio Gallimard, 1947, p. 113-132. Nous reviendrons sur cet article dans la seconde
partie portant sur Kafka.
14 L’absolu et la littérature
Barthes à une nouvelle « histoire » est donc paradoxal sous sa plume car
il déguise pour sa part, autant que chez Blanchot dont il est parfois si
proche, le refus du devenir historique et du sens de l’Histoire, au profit
d’une essentialité de la Littérature, qui n ’a plus alors d ’autre possibilité
que de se réclamer de l’insignifiant. La petite note perfide de Sartre
rappelant que Blanchot était au moment d’Aminadab un disciple de
Maurras1 n’est pas sans rappeler qu’il existe une autre tradition de la
pensée historique en France, plus essentialiste que déterministe, celle
de Joseph de Maistre que lisait tant Barthes et qui lui servit à affirmer
progressivement son opposition à Hegel et au marxisme2. Stéphane
Vaz de Barros a consacré son mémoire de thèse de doctorat à ce sujet
et Antoine Compagnon a également souligné la présence dans le
structuralisme d’un anti-modernisme dans Les Antimodernes, de Joseph
de Maistre à Roland Barthes (Paris, Gallimard, 2005). « Pour la tradi-
tion antimoderne, écrit Compagnon, 1902 est la date clef », celle « de
la révolte de Péguy contre le monde moderne, qui serait l’oubli de ce
qui transcende l’histoire3 ». Chez Barthes, cela entraîne une double et
paradoxale condamnation des avant-gardes : parce qu’elles supposent
l’idée de progrès alors que le propre de la Littérature classique est d’être
atemporelle, et d’autre part parce qu’elles postulent que la parole et
les mots se suffisent à eux-mêmes, hors de toute éthique4. Il condamne
à ce titre autant le théâtre de paroles que la poésie de mots issue de
Mallarmé et Rimbaud. Cette tradition française est peut-être l ’une des
clefs permettant d’expliquer la singularité de l’interprétation française
du premier romantisme allemand mais aussi la force persistante des
théories de l ’absolu littéraire, le structuralisme ayant pu nourrir aussi bien
la c ontestation de gauche de la tradition (conservatrice), que l ’idéologie
de droite se défiant d’une histoire post-révolutionnaire au nom d’une
essentialité transhistorique. L’impossibilité de dire la Littérature (« le
1 J.-P. Sartre, op. cit., p. 114.
2 Stéphane Vaz de Barros, Roland Barthes et l’action des langages, sous la dir. de T. Samoyault,
Paris VIII, oct. 2008, voir en particulier « L’histoire contre l’histoire », p. 207-224. http://
www.scribd.com/doc/37038631/Barthes-Et-l-Action-de-Langage.
3 A. Compagnon, Les Antimodernes de Joseph de Maistre à Roland Barthes, Paris, Gallimard,
2005, p. 222.
4 Ibid., p. 424-425 pour les références aux textes barthésiens. Antoine Compagnon agrège ce
double rejet sous la même idée d’une défense de l ’humanisme, sans voir la contradiction
interne à l’argumentation de Barthes. Certes, Barthes résout la contradiction dans la
croyance en une éthique atemporelle, la seule avec quoi la littérature aurait à faire.
16 L’absolu et la littérature
1 Le structuralisme n’est pas étudié ici comme science ou épistémologie, mais comme doxa,
répandue dans « l’infanterie universitaires » des lettres après 1968, soit après qu’il a cessé
de produire des fruits scientifiques, selon Jean-Claude Milner, Le Périple structural, figures
et paradigme, Paris, Seuil, 2002, p. 220.
Introduction 17
L’Absolu contemporain
ou de Derrida qui travaille « en direction de cette chose1 » (sic) qui est
disséminée dans l’écriture. Cette présence de l’absence définit bien le
sentiment mystique, qui se défie de toute affirmation afin de mieux
demeurer dans la fruitio du grand Autre2. L’on est bien là aux antipodes
du « premier programme de l’idéalisme allemand », pourtant mis en
exergue de L’Absolu littéraire. Ne peut-on, si l’on en suit l’impulsion
idéaliste lire, au pied de la lettre, dans le premier romantisme la théo-
rie de l’identité de philosophie, de la littérature et de l’art, c’est-à-dire
une religion plutôt qu’une mystique ? Son objet serait moins de revenir
constamment à soi comme sujet productif problématique, se demandant
quelle puissance en lui permet la parole que de s’interroger sur ce qui
se dit du monde à travers le sujet qui lui est contemporain. Certes le
monde est produit par une énonciation, mais cela signifie que celle-ci
est à la fois pensée et mise en forme de son monde. Telle est la portée et
la limite d’une praxis de la littérature par quoi se définirait la critique.
Avec le mythe de l’absolu littéraire, celui du critique poète a fait long
feu, voulant croire que l’affirmation baudelairienne selon quoi le poète
est critique était une proposition réversible.
Dans cette relecture des théories de l ’absolu littéraire, une déconstruc-
tion de la déconstruction est alors de rigueur. Une critique comparatiste,
quittant l ’horizon critique français, permet d ’y mieux revenir ensuite : il
apparaît immédiatement, au regard des lectures allemandes du premier
romantisme, que les textes de Schlegel ne présentent pas seulement une
définition du poétique, mais de l’art en général. Schlegel théorise une
« critique esthétique », même si, quand il dit art, il pense souvent à la
poésie3. La thèse de Benjamin dans sa dissertation de doctorat de 1919,
Le Concept de critique esthétique dans le romantisme allemand fait de cette
équivoque la clef du romantisme. L’analyse philologique allemande de ces
mêmes textes (de l’éditeur des œuvres complètes de Friedrich Schlegel,
Ernst Beuler) offre une tout autre vision que celle qu’en a donnée la
critique blanchotienne et structuraliste française qui renversera les
termes : la critique esthétique de Schlegel deviendra « une théorie de
1 Ibid., p. 422.
2 « Ce n ’est pas d’hier que la littérature est vouée à la dérobade de la vérité, et si l’on a vu
que le terme de “mystique” désignait pour Schlegel, le spéculatif lui-même […] », ibid.,
p. 267.
3 W. Benjamin, Le Concept de critique esthétique dans le romantisme allemand, trad. Ph. Lacoue-
Labarthe et A.-M. Lang, Paris, Flammarion, 1986, p. 38 et 39.
26 L’absolu et la littérature
Le critique et le hérisson
son objet, mais d’une théorie de la littérature présente dans des textes
eux-mêmes littéraires. La poétique n’est plus prescriptive, et déduite d’un
idéal ou du Beau ou d’un concept philosophique, comme celle d’Aristote
peut l’être de la mimésis. Elle recherche dans les textes, et dans les
auteurs alors qualifiés de « romantiques » (Dante, Pétrarque, Boccace,
Diderot, Stern, Cervantès, Shakespeare, Calderón, Goethe), les raisons
d’une théorie de la littérature, la « part » littéraire des textes. C’est en
ce point que le concept de littérature se retourne : la littérature n’est ni
un savoir des textes (au sens où un « homme de lettres » est un homme
qui « a de la littérature »), ni l’ensemble du corpus qui constitue cette
culture. La littérature est dans les textes, elle n’est pas les textes, elle est
une qualité, une qualitas occulta. Ce qui est absolu, c’est la réflexivité du
texte qui contient en soi les termes et leur sens, qu’il suffit de déployer par
un jugement réfléchissant1 : « La critique, écrit Schlegel, n’est en vérité
rien d’autre que la comparaison de l’esprit et de la lettre d’une œuvre,
traitée comme un infini, un absolu, et un individu2 ». Premier point :
l’œuvre fait système et appelle une analyse immanente dont pourra se
réclamer la critique structuraliste : ce n’est pas Julia Kristeva qui écrit :
« L’objet propre de la critique, ce sont les œuvres et les systèmes d’œuvres,
non les hommes », mais Friedrich Schlegel3. La seconde conséquence de
cette démarche est le changement de statut de la critique littéraire : si
les textes littéraires le sont en tant q u’ils produisent leur propre critique,
la critique est en soi production littéraire.
Cela explique le succès français puis américain, dans la déconstruction,
de ce q u’on pourra désormais nommer la théorie de l’absolu littéraire.
Dans cette opération de relecture, l ’autonomie de l’œuvre littéraire justifie
dans tous les cas une critique intrinsèque qui soit l ’étude des conditions de
réalisation de l’œuvre. La déconstruction reprend à son c ompte l’héritage
de la linguistique structurale pour justifier le close reading. Ce qui est à
la fois l’outil critique pour saisir un ensemble d’objets, et ce qui pro-
duit (subsume) dans l’unité l’ensemble de ces objets prend le sens alors
moderne de concept. La critique littéraire naît de ce premier moment :
dès le moment où elle redéfinit le concept « Littérature », elle en est déjà
1 Pour une présentation synthétique de la théorie critique voir D. Thouard, « La critique
des œuvres » et « La critique spéculative », op. cit., p. 20-30.
2 Ibid., p. 25.
3 Ibid., p. 24.
L’absolutisme littérair 33
1 Ibid., p. 25-26.
L’absolutisme littérair 35
1 On insiste ici sur un facteur historique, plus que proprement philosophique. En effet, la
lecture marxiste faite par Kojève, en particulier de la dialectique dite du maître et de
l’esclave (que l’on traduirait autrement par « dialectique de la conscience souveraine et
de la conscience serve »), est en soi peu propice aux théories à venir de l ’absolu littéraire.
2 A.L., p. 397.
L’absolutisme littérair 39
Caroline Schlegel (Friedrich et elle sont mariés depuis 1796 mais elle
divorcera pour épouser Schelling en 1803).
Il suffit, pour illustrer l’oubli par les théoriciens de l’absolu littéraire
de la question première du Beau, de reprendre la lecture attentive du
fragment-manifeste qui fait du hérisson la mascotte du groupe. Le
fragment littéraire serait comme un hérisson clos sur soi-même, image
même de l’autosuffisance (et donc du caractère absolu) de l’œuvre lit-
téraire : « la fragmentation est donc ici comprise comme détachement,
isolement, qui vient exactement recouvrir la complétude et la totalité »
– de l’individu faut-il ajouter pour remettre en perspective cet extrait,
qui se poursuit par cette affirmation : « l’essence du fragment est indi-
viduation1 ». Lacoue-Labarthe et Nancy rappellent pourtant qu’il faut
lire le fragment 206 en entier, et ne pas omettre le début de la citation :
« Pareil à une petite œuvre d’art, un fragment doit être totalement détaché
du monde environnant, et clos sur lui-même comme un hérisson ». Mais
la comparaison n’est, selon eux, qu’un ajout renforçant la pure fonction
poétique du signifiant, morceau inachevé, fragment, redevable d’aucun
signifié. La c omparaison avec l ’œuvre d ’art serait simplement introduc-
tive et illustrative… de sa propre fonction poétique. La réduction du
romantisme à « l’art d’écrire en général2 », et au caractère métaphorique
du texte poétique en particulier est une vision moderne de réduction
de la littérature à sa fonction poétique (le texte qui s’écoute soi-même).
L’étude, parfaitement auto-suffisante du poème de Baudelaire, Les chats,
par Roman Jakobson et Claude Lévi-Strauss illustre parfaitement cette
conception du fragment poétique coupé du monde. Elle paraît en 1963
dans les Essais de linguistique générale, et vient confirmer l’idée de la
conférence du premier en 1960 « Linguistics and Poetics », selon laquelle
l’étude des structures linguistiques définit la poétique, désormais déta-
chée de l’esthétique. Le découpage des structures internes au poème
révèle qu’il s’est construit soi-même, se donnant sa propre loi. S’il est
un « message » de Les chats, à l’issue d’un long recoupage des deux axes,
c’est que le poète dans le poème est seul face à soi-même. Les chats /
Les chats ne sont que cette auto-formation du Sujet formel. Le premier
romantisme est devenu la première formulation (et donc l’antique
légitimation) de la poétique structuraliste.
1 A.L., p. 63.
2 Ibid., p. 265.
L’absolutisme littérair 41
C’est encore au nom de cet idéal d’harmonie que le poème le plus parfait
est le poème rythmé, scandé… Il ne s’agit pas de musicalité au sens strict,
mais de régulation dans le temps des perceptions confuses : le rythme
compose mieux le tableau pourrait-on dire. Parce que son objet n’est pas
le sensible mais « la c onnaissance sensible », Baumgarten ne pense que le
beau discours dans son Esthétique théorique. C’est moins en élève de Platon
que d’Aristote qu’il définit le beau comme construction cognitive. Il n ’y
s’agit jamais de Beau en soi, mais de la beauté c omme effet d ’une poétique
signifiante : d’une poétique des signes réglée sur le modèle rhétorique :
§ 20. La beauté universelle de la c onnaissance sensible consistera, attendu que
nous ne percevons pas les choses désignées sans leurs signes, dans l’accord
des signes entre eux, avec l’ordre et la beauté des choses. Cet accord, en tant
que phénomène, est la beauté de l ’expression par signes (significatio), comme
par exemple celle du style (dictio) et de la faconde (elocutio), lorsque le type de
signe utilisé est le genre du discours ou de l’entretien, et encore celle de la
diction et des gestes, lorsque l ’entretien se fait de vive voix. Nous avons là les
« trois Grâces », les trois beautés universelles de la connaissance2.
le récit de fiction, et c’est là sans doute un point qui dépasse très large-
ment l’esthétique classique du merveilleux, mais même en ce point, le
discours et le modèle poétique classique prévalent encore : la sensibilité
ne prend sens que dans la parole, et dans le système réglé de la poétique.
L’Esthétique, dans l’édition de 1739 de la Métaphysique, est comprise entre
rhétorique et « poétique universelle1 ».
Si l’ouvrage de 1750 (et 1768 pour la seconde partie) diffère par son
goût des textes de la fin du siècle de l’Athenäum, il ne l’annonce pas
moins en ce qu’il fait de l’Esthétique une métadiscipline, une méthode
transcendantale pourrait-on dire avant l’heure, qui juge non pas seule-
ment selon les critères platoniciens du vrai et du juste, mais du beau.
Baumgarten explique comment le vrai est constitué esthétiquement
et y compris fictivement (le fictif étant plus vrai que le vrai) et des
chapitres comme les sections XXXIV, « la passion esthétique incondi-
tionnée pour la vérité », à XXXVI, § 585, « la passion poétique pour
le vrai », annoncent l’affirmation nietzschéenne que les valeurs sont des
constructions de l’art, et qu’en conséquence, c’est formellement qu’elles
doivent être sondées, voire démolies. Seul un art conscient de soi, de
sa nature esthétique, pourra être volontairement fondateur de valeurs
pleinement affirmatives et vives :
§ 22. Toute c onnaissance atteint la perfection grâce à l ’abondance, la grandeur,
la vérité, la clarté, la certitude et la vitalité de la connaissance, pour autant
que celles-ci s’accordent en une seule perception et entre elles – par exemple
l’abondance et la grandeur avec la clarté, la vérité et la clarté avec la certitude,
et tout le reste avec la vitalité – et pour autant que les autres variétés de la
connaissance s’accordent avec elles, ces qualités, en tant que phénomènes,
ont pour effet la beauté universelle de la connaissance sensible, avant tout
celle des choses et des pensées, en lesquelles nous réjouissent la profusion, la
noblesse, la sûre lumière du Vrai en mouvement2.
aux positions si fluctuantes, n’étaient pas les seuls hérauts des temps
modernes, et il devient déterminant de réévaluer la présence de Schelling.
Ce déplacement du point de vue rendra notamment toute sa place au
« Discours sur la mythologie », situé au centre de l’Entretien sur la poésie :
la plume de Schlegel se donne à la voix de Schelling. Les théoriciens de
l’absolu littéraire ne retiennent d’ordinaire que le chapitre sur le roman,
crédité de toute la modernité de l’ouvrage. Ils privilégient ensuite les
fragments de Schlegel et de Novalis, ce dernier tirant vers une mys-
tique du langage poétique « intransitif ». Or, la présence concrète des
choses, des êtres, des peuples et civilisations dans la littérature relève au
contraire de sa transitivité, de son expressivité. Il revient à l’art, et à la
littérature en particulier, d ’être la religion nouvelle de l ’humanité, q u’on
l’entende en un sens laïque post-révolutionnaire plaçant Schlegel dans
la continuité du « Premier programme de l’idéalisme », ou qu’on y lise
l’annonce du tournant religieux du second romantisme. L’effacement,
dans la théorie de l’absolu littéraire, de la question de l’art masque
l’évacuation de la question religieuse (entendu comme fondement non
mystique d’une communauté). La c ontribution de Schleiermacher est
alors passée sous silence, car le fragment chez lui est la partie d’une
dialectique en progrès menant à l’unification, à la totalité infinie.
L’idéalisme tient tout entier dans la découverte qu’une œuvre d’art est
une manifestation sensible qui exprime entièrement un contenu intel-
lectuel. L’art est la présentation imaginaire d’un monde sensé, habité
de part en part par des idées. Quand bien même l’œuvre présente un
monde absurde, livré au hasard ou dégradé, c’est encore l’idée du non-
sens, celle du hasard ou de l ’avilissement qui informe l’œuvre. D’où sa
parenté avec la religion, qui donne un sens transcendant à l’existence :
dans la religion, l ’existence est vécue comme œuvre d’art, obéissant à
une finalité idéelle (voire idéale). Scheiermacher sera en grande partie
à l’origine du constant parallélisme entre art et religion. Il fréquente à
Iéna le cercle du premier romantisme, est l’ami de Friedrich Schlegel
et écrit dès 1798 De la Religion. Discours aux personnes cultivées d’entre
ses détracteurs (Über die Religion. Reden an die Gebildeten unter ihren
Verächtern, 1799). La religion tente en effet de réconcilier le sentiment
intérieur (Schleiermacher est un théologien piétiste) et l’objet visé,
l’infinité divine. Elle est donc forme spirituel du sentiment intérieur,
médiation formelle.
L’absolutisme littérair 57
1 A.L., p. 23.
60 L’absolu et la littérature
Le texte-sujet
Il s’agit bien là d’une démarche par postulats, mais qui sont les siens
plutôt que ceux de Schlegel : Jean-Marie Schaeffer radicalise ici le propos
de Philippe Lacoue-Labarthe et Jean-Luc Nancy dans l’avant-propos
L’Absolu littéraire et dans les six essais qui présentent les textes roman-
tiques. La littérature est dite, dans cette présentation de l’Athenäum,
se produire elle-même ; d’où sa nature doublement absolue : l’Absolu
ou Dieu comme nature productrice, et l’« ab-solu » comme séparation,
clôture sur soi d ’un système autonome2. La translation culturelle de
la revue allemande dans le champ français lui a conféré une ampleur
insoupçonnée de ses auteurs : la Littérature dépasserait la c ontradiction
entre les deux thèses sur l’absolu qui déchire l’idéalisme allemand
entre Hegel et Schelling : du second, ils retiennent son caractère
transcendant de principe antérieur à toute objectivité (la pure Liberté,
lautere Freiheit, des conférences d’Erlangen), du premier la rationalité
d’un système clos (de la fin de la Phénoménologie de l’Esprit). Ainsi le
et B. von Schenk, Hegel, Cours d’esthétique, op. cit., p. 17 (qui traduit l’édition de Hotho,
alors que Jankelevitch s’appuie sur l’œuvre collective reprise par Georg Lasson).
1 A.L., p. 381-393.
2 Ibid., p. 93.
3 K.A., I, p. 253 (ma traduction pour toutes les citations de l’édition critique allemande
qui n’apparaissent pas dans L’Absolu littéraire).
4 K.A., I, p. 311.
L’absolutisme littérair 67
1 G. Oesterle, « Entwurf einer Mongraphie des ästhetisch Hässlichen. Die Geschichte einer ästhe-
tischen Kategorie von Friedrich Schlegels Studium-Aufsatz bis zu Karl Rosenkranz’ Ästhetik
des Hässlichen als Suche nach dem Ursprung der Moderne », in Zur Modernität der Romantik,
D. Bänsch (éd.), Metzler, Stuttgart, 1977, p. 217-297 ; sur ce sujet, voir aussi E. Behler,
Le premier romantisme allemand, op. cit., p. 105-106.
2 E. Behler, Le Premier Romantisme allemand, op. cit., p. 110-117.
3 Jean Paul, Cours préparatoire d’esthétique, op. cit., p. 82.
68 L’absolu et la littérature
1 K.A., I, p. 241-245.
2 « C’est en effet précisément dans ce rapport à l’infini que semble résider la différence entre
littérature moderne et littérature romantique, dans la mesure où la littérature moderne,
malgré son achèvement, se limite à la sphère du sujet humain. La littérature romantique
dépasse en revanche le monde strictement humain et fournit une image “du jeu infini
du monde” », E. Behler, op. cit., p. 110.
3 F. Schiller, Nationalausgabe, J. Petersen puis L. Blumenthal, B. von Wiese, S. Seidel (éd.),
H. Bölhaus Nachfolger, Weimar, 1949-, vol. 20, p. 432 : trad. in Lettres sur l’éducation
esthétique de l’homme, trad. R. Leroux, Paris, Aubier bilingue, 1943, p. 105.
L’absolutisme littérair 69
Les poètes sont les témoins privilégiés du rapport à la nature, dans une
Histoire de l’art qui vise cependant l’unitotalité de la représentation
du monde et de soi. La poésie est partie intégrante d’un système des
beaux-arts qui soit aussi « Royaume des idées ». Elle n’est pas alors
construction exclusivement du Système-sujet mais d ’un Système objectif.
Il y a là certes une rupture quant à la conception de l ’absolu : Hegel
critique précisément ce point qui différencie Fichte et Schelling. Le
premier fixe à l’art d ’« achever le système » en lui donnant une forme
unifiée : l’unité de la nécessité et de la liberté, de la conscience et de la
nature. Or, pour Hegel, cette synthèse ne peut être différée : elle n’est
pas à la fin, mais au cœur même de la dialectique. Dans La Nostalgie
de la Grèce à l’aube de l’idéalisme allemand, Jacques Taminiaux déploie
l’évolution hégélienne entre Francfort et Iéna : à partir de La Différence
des systèmes philosophiques de Fichte et de Schelling (Die Differenz des Fichteschen
und Schellingschen Systems der Philosophie,1801) s’ajoute au couple art-reli-
gion le « service divin » : la Spéculation, qui va reléguer la religion de
l’art dans le passé et l’incomplétude1. L’art en effet n’exprime l’absolu
que comme esprit déterminé (par un individu, par une communauté
qui reçoit son œuvre) ; il limite l’absolu. Ainsi la belle forme grecque,
autosuffisante en vient à exprimer moins l’absolu que sa limitation
finie et n’est plus que visée de l’absolu. Il faudra à l’objet se détruire
entièrement comme extériorité, à la religion accomplir la mort de dieu,
à la conscience devenir malheureuse, pour parvenir à enfanter le pur
Concept. La religion belle de la Grèce prendra alors la figure idyllique
et tragique à la fois de la jeune fille offrant les fruits détachés des temps
seulement remémorés2. C’est de l’art classique déjà qu’il s’agit pour
Hegel lorsqu’il parle de la mort de l’art.
Cette rapide étude du sens de l’absolu entre 1798 et 1807 permet de
mieux cerner la position de Schlegel et sa théorie de la littérature. Toute la
démonstration de L’Absolu littéraire ne cesse de le tourner vers le moment
critique kantien en rapportant tout à l’idée de la poésie transcendantale :
1 J. Taminiaux, La Nostalgie de la Grèce à l ’aube de l ’idéalisme allemand. Kant et les Grecs dans
l’itinéraire de Schiller, de Hölderlin et de Hegel, The Hague / La Haye, Martinus Nijhoff,
1967.
2 Hegel, Phénoménologie de l’Esprit, trad. J.-P. Lefebvre, Paris, Aubier, 1991, p. 489-490. Ce
passage est commenté par Taminiaux, La Nostalgie de la Grèce à l’aube de l’idéalisme alle-
mand. Kant et les Grecs dans l’itinéraire de Schiller, de Hölderlin et de Hegel, op. cit., p. 242-248
et par J.-L. Nancy, « La jeune fille qui succède aux muses », Les muses, op. cit., p. 75-94.
70 L’absolu et la littérature
1 Ibid., p. 266.
2 J. J. Winckelmann, Réflexions sur l ’imitation des œuvres grecques dans la sculpture et la peinture,
1755 et Histoire de l’Art dans l’Antiquité, 1764.
3 La formule héraclitéenne est le motto de Lessing, rapporte Jacobi, Œuvres complète,
trad. J.-J. Anstett, Paris, Aubier, 1946, p. 108. C’est là que la découvre Höderlin qui en
fait la clef de sa philosophie esthétique.
L’absolutisme littérair 79
1 Schiller, Nationalausgabe, op. cit., p. 321-322 : trad. Lettres sur l ’éducation esthétique de l ’homme,
op. cit., p. 103.
2 E. Behler, op. cit., p. 73. L ’époux de sa sœur Charlotte est intendant à la cour de Saxe.
80 L’absolu et la littérature
de la même façon que l’on vend, avec des microscopes tout montés, quelques
objets, une puce, une patte de mouche, etc., qui permettent d’apprécier le
grossissement des lentilles. Et voilà pourquoi le poète moderne emporte
dans ses promenades la nature en guise de porte-objets de sa poésie objective1.
C’est sans doute Jean Paul qui explicite le mieux avant Hegel, la nature
de la sculpture grecque. Mais surtout il procède à un glissement signi-
ficatif : il ne parle plus seulement de la statuaire antique mais de « la
plastique », comme d’une catégorie esthétique dépassant son objet
originel pour devenir un trait de la poésie grecque. Le discours de
l’historien de l’art (Winckelmann en l’occurrence) devient un réservoir
de catégories pour une « poétique ». Le propre de l’Esthétique est de
créer, à partir de l’observation et de la caractérisation des œuvres, des
concepts trans-génériques. La « plastique ou objectivité » est la première
des « quatre couleurs dominantes » des poètes grecs. Pour reprendre et
ordonner de la cause à l’effet le texte touffu de Jean Paul : les Grecs
correspondent à l’adolescence de l’humanité, âge sensible et doué du sens
aigu de l’observation. Le Grec s’oublie au profit du monde et a « une
vision des corps beaucoup plus vivante que celle de l’homme civilisé,
tout effiloché, et qui se tient derrière son œil sensible avec un télescope
spirituel2 ». Sachant s’oublier, il aime et connaît le monde qu’il dépeint
dans son objectivité, dans ses lignes claires : « On sait comment, dans
les poèmes grecs, toutes les figures apparaissent sur terre comme de
vivantes statues de Dédale, douées de corps et de mouvement, alors
que les formes modernes glissent plutôt dans le ciel comme des nuages,
dont la fantaisie de chacun façonne à sa guise les larges et mouvants
contours3 ». Jean Paul lui aussi, comme Schelling (l’on verra ensuite en
quoi il s’en éloigne), Hegel et Schlegel, lie intimement l’objectivité de
la plastique à la mythologie, mode de la présence objective des dieux
et des héros dans la cité : ainsi non seulement la poésie, mais l’épopée
et le drame sont des œuvres plastiques. La mythologie est elle-même
la présentation du monde où justement le principe n’est pas éloigné,
mais œuvre effectivement, dans l’action c oncrète. Les dieux n’y sont pas
sens poétique s’éveillait en eux. Jean Paul ne croit donc pas à un retour
en arrière et se livre à une critique mordante des travaux de Schelling
qui veulent ressusciter les mythologies antiques, leur art et leur religion,
puisque le propre de l’antiquité est l’unité de ces manifestations d’une
même nature. Jean Paul se livre alors à une critique de la modernité,
de l’idéalisme subjectif, où l’on peut peut-être entendre une fin de non
recevoir l’appareil mythologique schellingien :
En vérité, on veut a ujourd’hui, et l ’on y est c ontraint, chercher à remplacer
l’enthousiasme poétique bien déterminé de chacun par une description
philosophique générale du véritable élément divin qui fait, dans chaque
cœur, le fonds des mythes de toutes les religions, c ’est-à-dire par un enthou-
siasme philosophique indéterminé ; et pourtant, les temps modernes des
poètes, entassant, par manque d’un dieu unique, les croyances de tous les
peuples, les dieux, les saints et les héros, demeurent très semblables au large
Saturne qui, avec la lumière de ses sept satellites et de ses deux anneaux,
n’en jette pas moins une morne et froide clarté de plomb, pour la simple
raison qu’une distance un peu trop grande sépare la planète de la chaleur
du soleil ; j’aimerais mieux être le petit, brûlant et clair Mercure qui s’il
n’a pas de lune, n’a pas non plus de tache, et qui toujours se perd dans le
soleil tout proche1.
1 Ibid., p. 72.
L’absolutisme littérair 83
C’était tout un Hôtel des Invalides réservé aux dieux immortels, transplantés
au milieu d ’une pitoyable humanité1.
1 Ibid.
L’absolutisme littérair 87
Tous savent ce que Ludoviko veut dire, parce qu’ils reconnaissent la cos-
mologie schellingienne, déjà courtement exposée sous forme de poème
1 Ibid., p. 310.
2 Ibid., p. 311. Nous n ’indiquons plus par la suite la pagination, puisque notre texte suit
pas à pas ce discours prophétique dense, trop souvent mentionné sans conséquence, et qui
dément pourtant les définitions restreintes de « l’absolu littéraire » attribué au premier
romantisme.
88 L’absolu et la littérature
enraciné dans son sol, sa cité, exprimait un monde plein et beau. Après
la chute des civilisations antiques, grecques et romaines, il n’y eut plus,
après la période de conservation et de fermentation du Moyen-Âge, que
des renaissances individuelles, dues à des génies : Dante, Pétrarque,
Boccace, Cervantès et Shakespeare. Puis grâce à Winckelmann et Goethe,
l’Antiquité est redécouverte et sert de modèle. La tâche moderne est le
troisième temps d’une histoire dialectique : elle doit concilier le génie
individuel et l’universalité de l’œuvre. Ce programme schlegelien est
étonnamment proche de la tentative de conciliation des mondes entreprise
par Goethe dans le second Faust, qui s’ébauche précisément en 1800-
1801. Goethe écrit l ’amorce du second Faust, les deux cent soixante cinq
vers de Hélène au Moyen Âge, drame satyrique, épisode pour Faust (Helena
im Mittelalter. Satyrdrama. Episode zu Faust) : s’y dessine le rêve antique,
la Grèce c omme rêve du beau, et une note précise qu’Hélène apparaît
à l’acte III et que les deux premiers actes servent à l’annoncer1.
Dans cette perspective, le chapitre sur la mythologie n’est pas un
discours sur la littérature mais sur l’art, l’ensemble des productions
humaines étant appelé « poème infini ». Le programme se précise en
effet comme suit :
Vous avez bien envie de sourire à l’idée de ce poème mystique et du désordre
que ne manquerait pas d ’engendrer l’affluence et l ’abondance des poèmes. Mais
la beauté suprême, oui, l’ordre suprême ne sont jamais que ceux du chaos qui
n’attend que la touche de l ’amour pour se déployer en un monde d ’harmonie,
d’un chaos tel que l’étaient aussi la mythologie et la poésie anciennes. Car
mythologie et poésie, toutes deux, ne sont qu’un et sont inséparables. Tous les
poèmes de l’Antiquité s’enchaînent les uns aux autres, étroitement, et partout
règne un seul et même esprit, dont seule diffère l’expression. Aussi n’est-ce
pas une image creuse que de dire : la poésie ancienne est un poème unique,
indivisible, accompli. Pourquoi ce qui a déjà été ne serait-il pas à nouveau ?
chacune se lie aux autres productions pour faire signe vers un même
contenu idéel : l’essence du poétique, c’est la mythologie. On voit ici ce
qui lie la notion de littérature (ensemble de textes) et l’idée moderne
qualitative d’une essence littéraire ou « poétique » : c ’est dans la mesure
où le texte participe d’une culture q u’il acquiert sa valeur littéraire. La
nouvelle mythologie, c’est précisément l’esthétique entendue comme
articulation de l ’esprit et de la matière. On comprend mieux alors ce qui
articule dans ce texte à plusieurs voix le rappel initial de la cosmologie
schellingienne et l’éloge qui suit du « grand phénomène de l’époque,
l’idéalisme ».
La nouvelle mythologie c ’est l ’Histoire moderne. Les figures mythiques
sont d’abord des statues (Winckelmann), voire des peintures, et la musique
chante les dieux et les héros… Or, la poésie est désormais sentimentale
et après l’échec de la Révolution incarnée en Napoléon, le fossé est
patent entre la prose du monde et la poésie de l’idéal. L ’histoire, c’est
le réel – et le rationnel. La recherche d’un nouveau genre correspond à
cette nécessité d’inventer un genre pour les temps modernes, car ce ne
peut plus être l ’idéal grec du drame, ou l’épopée… Que signifie d ’autre
le programme du fragment 116 qui dit que la poésie romantique est
« universelle et progressive » ? Il doit être mis en perspective avec les
travaux philosophiques et historiques de Schlegel. Comme le rappelle
E. Behler1, le modèle historique n’est pas pour lui la chaîne seulement
successive de l’histoire selon Herder. Sa pensée de l’histoire se fait en
deux temps. Dans un premier temps, en 1795, il renvoie explicitement
au traité de Kant, Idée d ’une histoire universelle au point de vue cosmopolitique.
L’Histoire est « l’unité absolue d’un tout achevé » reposant sur le pré-
supposé d’un sens téléologique. En 1795, il lit l’Esquisse d’un tableau des
progrès de l’esprit humain de Condorcet. Dès lors, cette lecture renforce,
peut-on ajouter à l’analyse de Behler, ce qui était déjà présent chez
Winckelmann, sous cette même influence française : l ’art ne se comprend
qu’à travers l’histoire. La philosophie elle-même est en devenir et, pas
plus que l’art ou la littérature, elle ne peut prétendre avoir atteint un
point idéal de perfection2. « Chez les Anciens, écrit Schlegel, on voit
la poésie tout entière dans sa lettre accomplie, chez les Modernes, on
1 E. Behler, Le Premier Romantisme, op. cit., p. 91-96.
2 Ibid., p. 95-96. Il ne s’agit donc pas d’une condamnation de la philosophie systématique
par la littérature fragmentaire, comme le soutient J. M. Schaeffer.
L’absolutisme littérair 91
1 Ibid., p. 92.
2 K.A., XI, p. 3 et plus généralement : p. 3-8.
92 L’absolu et la littérature
La belle-âme littéraire
1 K.A., Zur Kritik, V, fragm. 622, p. 137 ; voir aussi XVIII, II, p. 632, et III, p. 7.
2 A.L., fr. 238, p. 95 – K.A., I, p. 210.
3 A.L., p. 313.
98 L’absolu et la littérature
1 M. Vetö, « Moi et non-Moi dans la Wissenschaftlehre nova methodo », Études sur l’idéalisme
allemand, Paris, L’Harmattan, 1998, p. 103-104.
2 Ibid., p. 111-112.
3 Ibid., p. 194.
Romantisme versus idéalisme ? 99
1 Spinoza, Éthique, III, XIII, scolie du corollaire, trad. R. Caillois, Œuvres complètes, Paris,
Édition de la Pléiade, 1954, p. 426.
2 A.L., « Entretien sur la poésie » (1800), p. 152.
Romantisme versus idéalisme ? 101
La création ex nihilo faite par un sujet libre est contredite par cette
poétique de l’analogie révélatrice de l’unité supérieure du monde – et
de l’accord entre les Moi comme entre le Moi et les choses. L’homme
prométhéen inquiet du Sturm und Drang retrouve dans le romantisme
(le romantisme comme programme esthético-politique) sa place dans
l’univers. « La mythologie est une telle œuvre de la nature : dans sa
trame prend forme effective ce qu’il y a de plus haut ; tout y est rap-
port et métamorphose, c onformation et transformation, et tels sont
précisément son procédé propre, sa vie interne et sa méthode, si je puis
m’exprimer ainsi1 ». Le lien entre les parties est l’œuvre du Witz, dont
on fait l’arme des ruptures et des fragmentations dans les poétiques
du roman moderne et de l’aphorisme généralisé. En quelques lignes,
Ludoviko peut reprendre les principaux termes de la poétique roman-
tique de l ’Athenäum pour les rassembler en une synthèse dans ce presque
dernier texte de la revue. Il accomplit par là le programme même de la
nouvelle mythologie, faisant lui aussi de la « poésie transcendantale » :
il donne une représentation cohérente du monde c ontemporain, fait
jaillir de la pluralité des traits l’image un sens :
Je trouve là une analogie frappante avec ce grand Witz de la poésie roman-
tique qui se manifeste non en boutades isolées mais dans la construction du
Tout, et que notre ami a déjà si souvent étalé sous nos yeux dans les œuvres
de Cervantès et de Shakespeare. Oui, cette c onfusion ordonnée avec art, cette
séduisante symétrie des contradictions, cette admirable alternance perpétuelle
d’enthousiasme et d’ironie qui vit, même dans les plus petits membres du Tout,
me semblent être, à elles seules déjà, une mythologie indirecte. L’organisation
est la même, et l’arabesque est assurément la forme la plus ancienne et plus
originelle de la fantaisie humaine2.
1 A.L., p. 315.
2 Ibid.
102 L’absolu et la littérature
lui-même. Influencé par les Lettres sur l’éducation esthétique de Schiller, l’art
est pour lui c omme pour Hegel un auto-accomplissement de l ’humanité,
qui se révéle à elle-même plutôt qu’elle ne reçoit un message de ce qui
la dépasse. Certes, l’art partage avec la Religion l ’appartenance à un âge
où le divin et l’humain cohabitent : dans cette mesure seulement, l’on
peut dire que le divin s ’incarne (par l’art et la religion) dans l ’humanité.
Mais ce n’est qu’à la fin de cette histoire, qui se clôt par la mort du
Christ, par la conscience malheureuse de la mort de Dieu, que s’ouvre
l’âge de l ’esprit. L’art n’appartient à ce temps de l’esprit qu’en devenant
philosophie de l’art, « science ». Pour l’un comme pour l’autre, il n’y a
pas de logos originel justement parce que la science vient toujours après
la vie de la chose dans l’immédiateté.
C’est à la suite de cette conception du drame sacré, du Mystère, que
l’opéra en vient à être l’œuvre d’art parfaite pour les romantiques. Avant
Wagner, Schelling définit l’opéra comme synthèse des arts capable de
produire
[…] la c onnexion la plus accomplie de tous les arts, la réunion de la poésie
et de la musique par le chant, de la poésie et de la peinture par la danse,
elles-mêmes à leur tour synthétisées, constituent la manifestation théâtrale
au sommet de sa composition, telle qu’elle était le drame de l’Antiquité,
dont ne nous est restée q u’une caricature, l’opéra, qui, moyennant un style
plus élevé et plus noble de la part de la poésie c omme de celle des autres arts
concourant avec elle, pourrait au mieux nous ramener à l’exécution du drame
ancien lié à la musique et au chant1.
’œuvre d
L ’art seule déploierait non seulement le réel mais encore le
possible – alors que le concept s’en tiendrait au réel. Cette perspective
deleuzienne ne surprendra pas, puisque Deleuze chercha à séparer des
champs qui tendaient à se c onfondre – soit parce q u’il recherchait
l’individualité spécifique de chacun, soit par une volonté d’affirmer la
supériorité de la philosophie à quoi revenait tout le privilège ancien de
l’invention6. Il nous semble au contraire que l’idéalisme philosophique
est une immense construction de monde virtuel : c ’est particulièrement
frappant dans les écrits de Schelling, et au premier chef dans Les âges du
monde, mais également chez Hegel, dont le rationalisme semble pourtant
plus dominant. Car le rationnel n ’est le réel, ou plutôt ne le devient,
qu’au prix d ’un détour immense, qui prend tout l’espace des cercles
1 Baumgarten, Esthétique, précédée de Méditations philosophiques sur quelques sujets se rapportant
à l’essence du poème et de Métaphysique, op. cit., p. 85.
2 Ibid., p. 133 et 58.
3 Ibid., p. 161.
4 Ibid., p. 50.
5 C. Dumoulié, « Esthétique de l ’excès et excès de l ’esthétique », in Esthétique(s) et littérature,
op. cit.
6 Nous reviendrons sur l’ambiguïté de la critique littéraire de Deleuze à propos de son
ouvrage sur Kafka : « la littérature mineure » a pour puissance d ’échapper à tout pouvoir,
mais d’un autre côté, ne demeure-t-elle pas dans la minorité pré-éclairée, pré-réflexive
d’un animal réactif, alors qu’il revient à la raison philosophique d’inventer le réel ?
Romantisme versus idéalisme ? 113
Le mythe, en montrant les choses dans leur liaison, dans leur c ompossibilité,
trace les chaînons manquant à la raison, incapable d’avoir une vision au-
delà de la sphère individuelle, et la porte au-delà d’elle-même, jusqu’au
principe créateur.
D’où la liaison de l’art et de la philosophie, comme de l’art et la
physique, comme de l’art et de la politique : il doit unifier par le beau
le disparate du moi kantien et fichtéen, du monde, de la nature :
L ’universalité, écrit Schlegel, résulte de la saturation mutuelle de toutes les
formes et de toutes les substances. Elle n’accède à l’harmonie que par l’union
de la poésie et de la philosophie : aux œuvres de la poésie et de la philosophie
isolées, si universelles et achevées soient elles, la synthèse ultime semble faire
défaut ; non loin de l ’harmonie qu’il faut atteindre, elles restent inachevées2.
1 Hegel, L’Ironie romantique. Compte-rendu des Écrits posthumes et correspondance de Solger, op. cit.,
p. 76.
2 Hegel cite sur ce point la deuxième des Lettres concernant les méprises sur la philosophie et le
rapport de celle-ci à la religion de Solger.
3 Par exemple, C. Bruaire, Logique et religion chrétienne dans la philosophie de Hegel, Paris,
Seuil, 1964.
4 Hegel, L’Ironie romantique. Compte-rendu des Écrits posthumes et correspondance de Solger, op. cit.,
p. 108.
116 L’absolu et la littérature
par avance, est ce qui reçoit le nom de foi, la connaissance immédiate même,
absolument certaine, sur laquelle, pour nous, tout repose ; ce qui est là pour nous
par la foi, nous pouvons et devons le savoir en vérité, comme la révélation et
ses ramifications dans les oppositions de l’existence1.
une dialectique, prise entre les trois âges de Ioachim de Flore et Hegel :
l’art est le royaume de l’esprit. Il fait dire à Adelbert1, et répétera dans
ses cours d’esthétique (Vorlesungen über Ästhetik, Leipzig, 1829), que l’art
sauve le Beau grâce au symbole et à l’allégorie (« Die Kunst rettet also das
Schöne durch Symbol und Allegorie2 ».)
L’on c omprend dès lors c omment l ’allégorie devient le lieu privilégié
de la manifestation infinie, et de la lettre plutôt que de la pierre. Solger
prend déjà pour image du symbolique la statue du dieu grec, et pour
image de l’allégorique : la peinture chrétienne. La Vierge de Raphaël
(l’un de ses nombreux portraits par le peintre) et la Cène de Vinci. Dans
un cas la naissance, le devenir humain de Dieu, dans l’autre le retour
des gestes et objets d’ici-bas à une signification infinie. Dans ces deux
exemples, transparaît la nature tragique de l’allégorie, qui en fait la
beauté romantique : la beauté moderne suppose l’éphémère, le transi-
toire dira Baudelaire. Si le christianisme imprègne autant le discours
romantique (et le discours sur le romantisme), c’est qu’il implique un
discours sur l’absence à l’œuvre dans la figuration.
Chez Solger comme chez Goethe, les définitions du symbole et de
l’allégorie nourrissent une théorie de la littérature. Le symbole littéraire
se dit pour Solger dans l’épopée, l’allégorie dans le lyrique, et l’idée
n’est pleinement révélée et active que dans le drame, où l’on trouve du
symbolique et de l’allégorique. Le symbole est une présentation objec-
tive, au passé, l ’allégorie une présentation subjective et le drame est une
présentation objective/subjective, au présent. L’épopée est symbolique, la
poésie lyrique allégorique, la poésie dramatique conciliation des deux.
L’on pense ici à cette note (dans Paralipomena I) où Goethe théorise son
projet faustien, présenté comme une conciliation totale (le drame) des
deux composantes : une première partie lyrique, consacrée à l’amour,
et une seconde partie épique, où Faust agit sur le monde : « Jouissance
de la vie individuelle, sous un aspect extérieur, première Partie, dans la
passion et la confusion. Jouissance de l’action sur le monde extérieur,
deuxième Partie, et jouissance consciente (mit Bewusstsein) de la beauté,
jouissance de la création (Schöpfung) de l’intérieur. Épilogue dans le chaos
sur le chemin de l’Enfer ». Solger embraye ici sur la théorie de la mimésis
pour assurer le privilège dramatique, présentation au présent de l’idée :
1 Solger, Vorlesungen, op. cit., p. 240.
2 Ibid., p. 135.
Romantisme versus idéalisme ? 119
autre est adéquat à son objet, il fait un avec cet objet. La langue dit-il
n’est rien d’extérieur à la poésie, mais est « l’existence et l’activité de
la poésie même » (« die Existenz und Täthigkeit der Poesie selbst1 »), mais
en tant que cette activité devient réalité. Le cercle est complet entre la
réalité (Wirklichkeit) de l’exprimant et l’idéalité de la pensée. Il n’est
pas surprenant que le modèle de la poésie soit alors le discours intérieur
platonicien : « et ainsi la pensée n’est qu’un discours intérieur, comme
l’a dit également Platon » (« und ebenso das Denken nur ein innerliches
Sprechen, wie es auch Platon genannt hat2 »). Solger justifie d’une part ici
la forme choisie du dialogue philosophique, mais surtout expose ici le
modèle idéaliste par excellence : le signe linguistique est pure expression
idéelle. Husserl ne dira pas autre chose dans Ideen, quand il opposera le
pur signe sémantique à l’indice communicationnel. Dans les deux cas,
la pensée repose sur le modèle phonologique de la présence dont Derrida
a fait la critique dans La Voix et le Phénomène. Ce rapprochement entre
Solger et Husserl éclaire le sujet qui nous intéresse : ce n’est pas l’écrit
comme tel qui est producteur, mais le sens est transcendant au texte,
il ressortit à un fond et toute expression qui le manifeste est ressentie
comme belle et miraculeuse. D’où la fortune, de Schelling à Wagner,
du terme de « miracle » (Wunder) appliqué à la manifestation artistique
– qui sera porté littéralement sur scène, dans la procession du Graal de
Parsifal. La poésie se tient, comme chez Hegel, sur la ligne étroite qui
sépare le sens idéel de la chose c oncrète, une hésitation entre le sens et le
son. C’est dans ce mouvement, cet écart à l’intérieur du langage entre le
son et le sens que prennent place toutes les stratégies de l’incarnation :
de la pure musique à la plastique, tout art peut être subsumé sous la
Poésie. Peu importe alors que cela serve, dans l’esthétique hégélienne,
à une hiérarchisation des pratiques, de l’architecture à la philosophie,
en fonction de leur capacité à effacer la matérialité du medium au profit
du message. L ’essentiel est le destin qui réunit les arts, la littérature
et la philosophie : ce destin commun se nommera, une fois qu’il sera
parvenu, à la fin du xixe siècle à la conscience de soi : l’abstraction.
Le fait que la littérature soit mimésis de l ’idée a en effet pour conséquence
d’aligner la phénoménologie des arts sur les critères abstraits de l ’idéation.
C’est parce que l’Esthétique pense la littérature parmi les arts, que les
1 Solger, Vorlesungen, op. cit., p. 259.
2 Solger, Erwin, op. cit., p. 242.
124 L’absolu et la littérature
arts sont offerts à une lecture des corps. La matière des arts plastiques est
faite des corps, à la place des mots utilisés par la poésie, dit Solger dans
Erwin1. Dans l’apparence du corps que donne le tableau ou dans la masse
de la sculpture, c’est l’esprit qui se livre, « l’âme ». Le corps artistique est
un corps parfait, ayant l’esprit à fleur de peau, ou réalisant la jonction
des ordres, celui des corps et celui des esprits. Et le principe d’animation
de la lettre morte ou du corps mort est partout la « fantaisie » comme
puissance d ’animation, d ’intériorisation de l’extérieur. Elle transforme
l’idéal en réel (ou réal pour garder la terminologie schellingienne) et se
distingue par cette activité créatrice de la simple imagination réceptive
(Einbildungskraft). La fantaisie est autant productrice que réceptrice, ce
qui fait que recevoir le beau dans la c ontemplation équivaut à le créer. Le
processus mimétique n’est donc pas imitation (Nachahmung) de la nature
mais production de l’Idée. Le processus fantastique est le même que l’acte
d’intellection : illumination de la matérialité par une intériorité spirituelle/
intellectuelle. Le cercle de l’art, comme celui de la philosophie, est un
cercle de reconnaissance (Erkenntnis) par laquelle est ressaisi ce qui a été
depuis toujours perdu : l’unité de l ’âme et du corps, de l’humanité et de
la divinité… La problématique de l’Esthétique est, on le voit à nouveau
à ce moment de la lecture de Solger, c onditionnée par une pensée de
la modernité comme scission de l’objet et du sujet, de l’intérieur et de
l’extérieur, mais ici la réponse est donnée en termes esthétiques.
La volonté de fonder dans les écrits du premier romantisme l’apparition
de la littérature non seulement en la distinguant de la philosophie
mais aussi des autres arts est une tentative qui vient c ontredire non
seulement la production théorique du premier romantisme, mais aussi
sa production littéraire. Il s’agirait, selon l’appareil critique de L’Absolu
littéraire, comme dans Franz von Sternbald de Tieck de la fantaisie d’un
« caractère » : « auto-constituant, auto-mimétique, auto-ironique, bref
auto-fantaisie, au sens de la Phantasie, le Sujet dont l’Idiome est Phantasme
– et qui s’auto-imagine, qui s’auto-bildet, et s’auto-illumine2 ». Tout ce
qui était dit du poème est dit maintenant du personnage, et une fois
encore l’énallage vient substantialiser et rendre transcendant la part du
transitoire et de l’accidentel que désigne pourtant la fantaisie. Quels
sont les premiers romans marquants effectivement nés dans le cercle
1 Ibid., p. 260.
2 A.L., « La critique », p. 388.
Romantisme versus idéalisme ? 125
Le poète n’invente donc pas les mots, mais ne fait que choisir la meilleure
disposition ! Toute création est d’abord certes intérieure dans l’esprit
de l’artiste, mais seulement parce que la langue intervient toujours
comme médiateur de la c onscience. L’on se trouve là aux antipodes
d’une tradition néo-platonicienne de l’inspiration, réactivée par des
accents heideggériens sur l’Être et le Logos. Que tout soit déjà langage
ne signifie pas une primauté ontologique du Mot, au c ontraire. Pour
August Wilhelm, s’inscrivant dans la lignée de Herder, le langage est
un fait de c ulture et de pensée. C’est sur cela que se fonde selon lui la
poésie transcendantale :
Dans la poésie, quelque chose de déjà formé est donc à nouveau formé ; et
la capacité de son organe à prendre forme est aussi illimitée que la capacité
de l’esprit à revenir sur lui-même par des réflexions toujours portées à la
puissance supérieure. Il n’est donc pas surprenant que la manifestation de la
nature humaine puisse en poésie plus que dans les autres arts se spirituali-
ser et se transfigurer, et q u’elle sache s’y frayer une voie jusqu’à de secrètes
régions mystiques1.
peut être l’objet d ’un discours. Et plus important encore : c’est parce
que l’art est par nature du langage, q u’il participe de l’évolution de
l’esprit humain, qu’il en est l’expression.
Si, chez F. Schlegel, la réflexion sur la littérature est dépendante de la
question (philosophique) de l ’art en général, des arts de l ’esprit, pourquoi
n’y pas voir le contraire d’un théoricien de la littérature ? Le mot qui
la désigne serait, non Literatur, absent, mais celui de Poesie. Comment
Schlegel la définit-elle précisément ? Aussitôt après avoir défini la poésie
par la présence du mythe, il ajoute que le mythe a lieu dans les autres
arts, et enfin, que, par le mythe, la poésie devient infinie. Ces trois
propositions, dont la première et la deuxième semblent contradictoires,
sont séparées par un tiret. La voici dans la langue originale : « Das Wesen
der Poesie besteht allerdings im µυθος, – ητος und µυθος findet auch in den
anderen Künsten Statt. – Durch den µυθος wird die Poesie eben so unendlich »
(Zur Poesie, 1799)1. Or, le défaut d ’articulation logique suppose q u’œuvre
ici le trait d’esprit (der Witz), non pas qu’il y ait superposition de trois
constats. L’infinité du mythe de la poésie provient justement du fait
qu’il est aussi dans les autres arts, et que le mythe et le mythologique
à l’intérieur de la poésie est ce qui dépasse les genres et les arts… En
un mot, au moment de définir le propre de la poésie, c’est son autre qui
apparaît et c’est cela qui en fait justement la non-clôture. Concrètement,
cette imbrication des arts se voit jusque dans la forme, y compris de
la poésie : le fragment 71 dit « Formes de la poésie tirées des autres
arts – portrait – paysage – nature morte – bouquet – fugue – et aussi
de la vie poétique – Jeux olympiques, mascarade, saturnale, bachanale,
tournois, fête des moissons, guerre, révolution2 ». La pertinence du nom
est chaque fois remise en question. L’on ne saurait mieux relativiser,
sinon retourner l’absolutisation de la littérature par Schlegel – parce
que poésie désigne pour lui toute production du langage représentatif, en tant
qu’il devient art, c’est-à-dire en tant q u’il échappe à la mimésis. Au mieux, il
existe du poétique, relatif, on l’a vu, à une rhétorique de la langue, de
même qu’il existe du musical, du pictural, de l’architectural.
Ce qui est postulé, c’est l’unité du sens : le Vrai est un et se mani-
feste de multiples façons, dans le mutliple de la matière, des sensations,
mais ce qui sourd dans la diversité des formes, c’est le même contenu
1 Ibid.
2 Ibid., Zur Poesie und Literatur, II, p. 260.
Romantisme versus idéalisme ? 133
en tant qu’elle le signifie […]. L’Être (l’“Hen kai pan”, l’Absolu, etc.) est
l’être de l’existence, il est le réel (das Wirkliche) de l’existence, il est donc
la signifiance1 ». Le retour ultime vers le même (du poème vers lui-même
dit Schaeffer, oubliant une fois pour toute qu’il ne s’agissait jamais que
de l’œuvre d’art en général) est réflexion, mise en doute puis en miroir,
infinitisation de l’œuvre non-close. L’allégorie signifierait, comme le dira
Paul de Man dans Allegories of Reading2, la capacité de la littérature à se
penser, et en se pensant, à se dire sur le mode déceptif son impuissance
à dire. En elle intervient la puissance destructive de l’ironie, qui laisse
la place au discours critique. L ’ironie romantique serait alors c onstitutive
du discours purement littéraire. On retrouve cette idée dans de multiples
travaux critiques, et il suffira d ’en donner quelques rappels pour que mille
occurrences soient évoquées. Le jeu infini de l’humour est l’une des forces
critiques de la littérature selon Bakthine, la « déception » est devenue en
effet le dynamisme propre du dit littéraire chez Paul de Man, l’humour
de Beckett s’inscrit dans la continuité romantique de cette poétique d’une
ironie radicale, etc. Le pendant moderne de l’ironie romantique (mais
n’est-ce pas la raison de la persistance de ce concept ?) se retrouve en par-
ticulier dans les théories de l’intertextualité, que l ’on pourrait qualifiée de
« généralisée » : la littérarité est proportion du jeu établi entre le texte et
d’autre textes (définition par Julia Kristeva et Barthes de l’intertextualité),
entre le texte et soi-même (un texte et sa dimension métatextuelle), ou
entre le texte et le(s) langages (interdiscursivité). La littérarité est donc
l’intertexte, le non-texte qui se joue entre les textes. Cela réactualise la
théorie schlegelienne de la dimension critique et métacritique du texte
poétique : l’instance critique (du critique) n ’est que le déploiement du
travail déjà à l ’œuvre dans l’œuvre. C’est sans doute la reprise de ce théo-
rème schlegelien à travers les théories de l ’intertextualité dans les années
1970 qui en fit un topos non seulement des études littéraires, mais aussi
des études critiques d’autres arts. Le tableau est un reflet du travail du
peintre, le film une réflexion sur le cinéma : Jacques Rivette écrit ainsi
à propos de Jeux d’été (Sommarlek) de Bergman : « La critique idéale d’un
film ne pourrait être qu’une synthèse des questions qui fondent ce film :
1 J. Rivette, « L’âme au ventre », Cahiers du cinéma, no 84, juin 1958. Le mois suivant Jean-Luc
Godard va encore plus loin, mais dans une plus grande ignorance des théories roman-
tiques, p uisqu’il affirme que seul le cinéma a selon lui le privilège « d’ériger en raison
d’être sa propre existence, et faire, par la même occasion, de l’éthique son esthétique »,
dans l’article « Bergmanorama », Cahiers du cinéma, no 85, juillet 1958.
2 F. Schlegel, « Gespräch über die Poesie », K.A., II, p. 337.
3 Hegel, L’Ironie romantique, op. cit., p. 76.
4 Ibid., p. 82.
Romantisme versus idéalisme ? 137
Cette attaque vise d’abord Tieck, parce que ce dernier revendique pour
la poésie l’absence de contenu. La musique est donc devenue pour Hegel,
mais négativement cette fois, le paradigme de la poésie romantique. La
musique est Stimmung changeante, entièrement dépendante non seule-
ment du sujet singulier, mais de son arbitraire total : dans le roman de
Tieck, Les pérégrinations de Franz Sternbald2, à la question de Florestan :
« quel doit être le contenu de ma chanson ? », son compagnon répond :
« N’importe lequel, et même si c’est ce que tu préfères, pas de contenu
du tout. Tout nous plaît pour peu que cela te convienne. Pourquoi un
poème devrait-il avoir du contenu comme contenu ? ». Cette réponse
n’est en rien une déclaration de poétique formaliste, car ce qui parle
dans la musique et la poésie, c’est pour Tieck la nature, qui résonne
intérieurement dans le sentiment3.
Hegel fait porter son ironie sarcastique ici contre l’ironie, dont il
a de fait bien saisi l’effet destructeur. Cette querelle de l’ironie, entre
le philosophe et les littérateurs, est effectivement un point de rupture
entre le discours philosophique et le mouvement romantique, voire
l’art romantique nihiliste. L’ironie est définie comme « la vanitisation
(Vereitelung) consciente de soi de ce qui est objectif », écrit Hegel au
paragraphe 23 du Compte-rendu. « Le père de l’ironie » est F. Schlegel,
qui n ’a fait que juger la philosophie, sans la pratiquer4. Car philosopher
signifie se placer au niveau de la Chose, alors que l ’ironie se place, dans
le jugement, au-dessus d’elle. L’ironie est un procédé métadiscursif (ou
métatextuel) qui trouve son fondement donc dans le sujet qui énonce, et
non pas dans la Chose c onsidérée dans son objectivité. Il y a bien alors
dénonciation par le philosophe d’une littérature subjectiviste et vaine.
L’ironie peut bien appartenir à la dialectique, mais à la condition de n’en
constituer qu’un moment dans la fondation de l’objectivité logique (le
1 Ibid.
2 L. Tieck, Franz Sternbald Wanderungen, A. Anger (éd.), Stuttgart, Reclam, 1966 et
éd. augmentée, 1979, p. 316.
3 E. Behler, Le premier romantisme, op. cit., p. 176.
4 Hegel, L’Ironie romantique, op. cit., p. 96-97.
138 L’absolu et la littérature
1 Ibid., p. 124. Pour les romantiques la forme n’est plus une règle ni subordonnée à des
règles, mais elle est une auto-limitation de la réflexion, p. 122 et en retour la critique
lui est immanente, déploiement de la réflexion dans le medium de l’art (im Medium der
Kunst), p. 124.
Politique du romantisme
Politique de l’art
sentiment que le jour de la vie s’écoule dans une éclipse totale du soleil, remplie
de frissons et d’impression nocturne, c omme ces éclipses où la lune dévore le
soleil tout entier et subsiste seule devant lui, entourée d’un anneau rayonnant1.
C’est ainsi que se fait une nouvelle rupture non pas entre la litté-
rature et les arts, mais entre deux types d ’Art : les arts subjectifs de
l’intériorité et les arts objectifs de l’extériorité. Aussi l’assimilation du
christianisme médiéval n’a pas le même sens, selon qu’on le trouve chez
A. W. Schlegel, Brentano, et même déjà chez Novalis, ou chez Jean Paul
et Hegel. Pour Jean Paul le christianisme est l’époque de ce qui ne sait
pas plus vivre la vie pleine du monde antique qu’il ne sait mourir, il est
le Royaume des esprits. Ce qui dans le dogme est la Résurrection, dans
la superstition la croyance aux fantômes, devient l’image même d’une
incertitude ontologique : l’Être n’est plus dans le monde des corps, dans
la belle apparence qui le révèle en pleine lumière. La représentation a pris
le pas sur l’effectivité, la croyance sur l’affirmation de soi. Le monde de
la poésie et de la musique a brisé la belle forme finie pour lui substituer
le mauvais infini de la peur ou de l’espoir. En un texte précieux pour
interpréter tout autant Hamlet et sa réception romantique que Faust de
Goethe, Jean Paul décrit cette descente dans l’enfer intérieur :
Tel un Jugement Dernier, le christianisme extirpa le monde des sens tout
entier avec toutes ses séductions, le réduisit jusqu’à n’être que le faible ren-
flement d’une tombe, d’une marche du ciel, et mit à sa place un nouveau
monde des esprits. La démonologie devint la mythologie propre du monde
des corps, et des diables tentateurs allèrent se loger dans les hommes et les
statues des dieux ; toute présence à la terre s’était évanouie pour un avenir
au ciel. Que resta-t-il alors à l’esprit poétique, après que le monde extérieur
se fût écroulé ? – Ce monde intérieur, dans lequel l’autre s’écroula. L’esprit
descendit en lui-même, descendit dans sa nuit, et vit des esprits. Mais comme
la finitude ne concerne que les corps, et comme dans les esprits tout est infini
et inachevé, le royaume de l ’infini se mit à fleurir, en poésie, sur les cendres
de la finitude. Anges, diables, saint, bienheureux, ainsi que le monstrueux
et l’incommensurable ouvrirent leurs abîmes ; au lieu de la joie sereine des
Grecs apparut tantôt une infinie nostalgie, tantôt la béatitude ineffable – la
damnation sans fin ni bornes, – la peur des esprits, qui tremble devant elle-
même, – l’amour exalté et contemplatif – le renoncement sans limites du
moine – la philosophie platonicienne et néo-platonicienne2.
1 Ibid., p. 87.
2 Ibid., p. 89.
Politique du romantisme 149
’objectivité n’est donc pas tant atteinte que désirée, mimée et non
L
médiatisée efficacement. Or ce qui demeure l’objet de la quête philo-
sophique de Hegel, selon la même exigence qui animait le Discours sur
la nouvelle mythologie, c’est la vie éthique d’une communauté, non une
liberté prescrite ou seulement désirée. Or l’ethos nous est donné, hic et
nunc par la moralité (Sittlichkeit) ; la religion a eu lieu et il faut savoir
entendre pleinement la perte pascalienne de Dieu ; de même l’art est
moins un Idéal de la raison qu’une réalité effective, historique. C’est
en ce point que se produit la rupture décisive et que commence pour
Hegel la pensée effective et non prescriptive, la philosophie et non la
religion, l’Art sans la mythologie. L ’invention de la Littérature, comme
celle des arts au sens moderne, n’a lieu q u’en ce moment fondateur de
la modernité où Hegel c ontredit la philosophie de la nature et pose que
« l’esprit est supérieur à la nature ».
Cette rupture se fait entendre sotto voce dans les premières lignes
d’introduction aux Cours d’esthétique (donnés de façon discontinue de
1818 à 1829, publiés dans une première version en 1835). Ce texte
limpide nécessite quelques commentaires, car son ton badin dissimule
de profondes remises en cause. Il ne s’agit plus de faire une esthétique
du beau, soit selon le sens rigoureux du mot une doctrine de la sensi-
bilité, ni tout à fait une « callistique » comme cela a pu être fait, mais
une « philosophie de l’art », ou « philosophie du bel art ». Hegel exclut
par là le beau naturel, non seulement parce que le jugement sur la
beauté naturelle est toujours second, application à la nature d’un goût
éduqué par l’art, mais aussi parce qu’« une mauvaise idée c omme il
peut en passer par la tête de l’homme est, du point de vue de la forme,
toujours supérieure à n’importe quel produit de la nature, parce qu’en
cette idée la spiritualité et la liberté sont toujours présentes2 ». Tel est
le mot d’ordre du nouvel idéalisme, de l’idéalisme à proprement parler.
Or c’est bien à partir de la recherche menée dès Tübingen, poursuivie
1 Ibid., p. 7.
152 L’absolu et la littérature
1 Ibid., p. 254-256.
2 Ibid., p. 275.
3 Hegel, Cours d’esthétique, op. cit., p. 18-19.
Politique du romantisme 157
1 Ibid., p. 125.
2 G. Bensussan, « Rosenzweig, Schelling et l’histoire », Dans la forme du monde. Sur Franz
Rosenzweig, Paris, Hermann, 2009, p. 183-205 et en part. p. 194-195, où il range Moses
Hess, Ernst Bloch dans la recherche, issue du Système de l’idéalisme transcendantal (1800),
d’une histoire supra-historique, idéale, œuvrant au sein de l’histoire réelle, mais ne
coïncidant pas avec elle. Sur la lecture enthousiaste que fait Bloch – Cf. Tagräume vom
aufrechten Gang. Sechs Interviews mit Ernst Bloch, A. Münster (éd.), Francfort, Suhrkamp,
1978, p. 27-28.
162 L’absolu et la littérature
1 Nicolas Tertulian, « La destruction de la raison. Trente ans après », in Ersnt Bloch & György
Lukács. Un siècle après, actes du colloque Goethe Institut, Paris, 1985, Arles, Actes Sud,
1986, p. 162-181, en particulier pour les références aux ouvrages mentionnés, p. 176-176.
2 J. Taminiaux, Art et événement. Spéculation et jugement des Grecs à Heidegger, Paris, Belin,
2005 revient en détail sur ces convergences dans le chapitre iii « Heidegger et l’origine de
l’œuvre d’art », p. 75-246, mais il montre surtout combien Heidegger demeure tributaire
d’une c onception platonicienne et hégélienne de l’art.
Politique du romantisme 163
Jünger et au Heidegger des années trente) selon laquelle il revient à l’art, dans
l’âge où défaille et se défait la transcendance, de retrouver et d ’ériger le type,
ou si l ’on préfère la figure mythique, où l ’humanité […] puisse se reconnaître1 ?
1 Ibid., p. 58.
2 Ibid., p. 59.
3 K.A., III, p. 12.
4 Ibid.
166 L’absolu et la littérature
Le programme anti-idéaliste :
la communauté désœuvrée
1 Ibid., p. 174.
2 Ibid., p. 40.
3 Ibid., p. 42.
Politique du romantisme 169
Au-delà du temps
1 M. Blanchot, « Le pont de bois », in De Kafka à Kafka, Paris, folio Gallimard, 1981, p. 193.
178 L’absolu et la littérature
1 « On peut marquer le début des études sur Kafka, lorsque des critiques allemands et
tchèques ont fait valoir son appartenance à une bureaucratie forte (compagnie d ’assurances,
Assurances sociales) et son attirance pour les mouvements socialistes et anarchistes de
Pragues », Deleuze et Guattari, Kafka, op. cit., note 16, p. 76-77.
2 Les Critiques de notre temps et Kafka, présentation par C. Raboin, Paris, Garnier, 1973.
3 M. Robert, Seul, comme Franz Kafka, Calmann Lévy, 1979, p. 190-191.
180 L’absolu et la littérature
Dans un premier temps, celui du Verdict, Kafka voit dans l’art le monde
du salut par rapport à l’existence :
Le monde est pesant, opaque, impur, glacé, c ’est l’impitoyable âge de fer contre
lequel l ’éternel don Quichotte mobilise ses armées c himériques et qui renaît à
chaque génération de poètes. L’art au contraire restitue aux choses et aux êtres
toute la transparence, toute la lisibilité qu’ils ont perdue à exister ; situé hors de
l’espace et du temps, et immuable, quoique doté d ’une divine légèreté, il est
non seulement pour ses adeptes, mais aussi pour la communauté des hommes
et des bêtes tout entière, une source inépuisable de chaleur et de clarté4.
« Le fatras habituel », à moi, il ne dit rien. Je restai assis, certes, et continuai
à me pencher comme avant sur ma feuille apparemment inutilisable, mais
en fait, j’étais chassé de la société d’un seul coup, le jugement de l’oncle se
répéta en moi avec une signification déjà presque réelle et j’acquis, au sein
même du sentiment familial, un aperçu des froids espaces de notre monde,
qu’il me faudrait réchauffer à l’aide d’un feu que je voulais chercher d’abord1.
La figure née dans le Sturm und Drang (d’un poème de Schiller précisément)
de Prométhée, va évoluer dans l’œuvre de Kafka. Marthe Robert voit,
dans un second temps de l ’œuvre de Kafka, une tentative de surmonter
par l’écriture la déception des illusions romantiques :
Ainsi l’enfant-poète est confronté au paradoxe insoutenable – l’idée d’un
art non terrestre, voué néanmoins ou pour cela même à guérir la terre de
ses maux – qui va peser si lourd sur les forces créatrices de Kafka, jusqu’au
moment où il se résoudra à l’inclure dans le procès de son œuvre, afin de
le forcer à avouer tout ce qu’il cache sous la sublimité en fait de mensonges
puérils, de superstitions tendancieuses et d’ambitions démesurées2.
Marthe Robert ouvre, mais dans les derniers paragraphes de son étude,
à la dimension politique de l’œuvre, alors que dans tout ce qui précède,
elle ne faisait que situer biographiquement la position (conçue c omme
contreposition à la vie) de l’écrivain, négligeant la portée politique du
meurtre final. Du coup, elle n’aborde pas l’œuvre à proprement parler,
puisqu’elle n’y cherche que le prolongement de la vie, sa prothèse. C’est
là tout le paradoxe de la tâche de Marthe Robert : après avoir montré
1 Il lit un recueil d’extraits choisis et commentés des journaux de 1833 à 1835 intitulé Le
Livre du juge (Das Buch des Richters, 1905), où l’on peut trouver mention des fiançailles
rompues avec Regine Olsen, l’identification du père (mort) et de Dieu. Plus tard, en 1917-
1918, il lit et commente beaucoup le philosophe, notamment Crainte et tremblement, Ou
bien, ou bien – Cf. Thomas Anz, « Identifikation und Abscheu. Kafka liest Kierkegaard »,
in M. Engel, D. Lamping (éd.), Franz Kafka und die Weltliteratur, Göttingen, Vandenhoek
§ Ruprecht, 2006, p. 83-91).
2 M. Robert, op. cit., p. 185.
l’écrivain absolu 183
dans la première partie (soit cent soixante pages) les liens multiples entre
l’œuvre et la vie, elle efface d’un trait tout lien entre l’un et l’autre. Le
héros kafkaïen, remarque-t-elle justement, a toute l’impersonnalité d’un
mort, et « il est surtout mort parce q u’écrit, parce que, dans la perspec-
tive très particulière où Kafka se tient depuis la révolution du Verdict,
la littérature n’accomplit sa vraie tâche que lorsqu’elle tue son objet1 ».
N’y a-t-il pas alors une c ontradiction méthodologique à c ommencer
par une recherche des sources directes (lettres et Journal) ou indirectes
(témoignages) pour parvenir à dire la littérature pure ? De fait, elle ne
cesse ensuite de s’appuyer sur les écrits autobiographiques, pour ensuite
valider un absolu littéraire atteint par soustraction du concret, jusqu’au
point paradoxal, où le critique se contredit dans une même phrase :
« Tenu par son principe de non-intervention, Kafka ne se donne même
pas licence de mettre dans le caractère de ses héros quoi que ce soit qui
rappelle directement ses propres goûts, les bizarreries de comportement
auxquelles l’entraînent sa nostalgie de la loi perdue2 ». La littérature serait
le « je-ne-sais-quoi » au delà de toutes les déterminations, comme s’il
était besoin de donner un nom à ce qui ne peut être pensé que négati-
vement, comme absence : soit Dieu, soit ici littérature.
[…] l’impossibilité de ne pas écrire, l’impossibilité d’écrire en allemand,
l’impossibilité d’écrire autrement, à quoi on pourrait presque ajouter une
quatrième impossibilité, l’impossibilité d’écrire (car ce désespoir n’était pas
quelque chose que la littérature aurait pu apaiser, c’était un ennemi et de la
vie et de l ’écriture, l’écriture n ’était en l’occurrence qu’un provisoire, c omme
pour quelqu’un qui écrit son testament juste avant d’aller se pendre, un
provisoire qui peut fort bien durer toute une vie), c’était donc une littérature
impossible de tous côtés…]3.
C’est ainsi « le mot » qui devient absolu, par exemple le mot du titre,
« le procès », désignant à la fois une procédure judiciaire et un proces-
sus morbide. Les deux sens sont entendus simultanément, sans qu’une
discrimination puisse être faite, et c ’est en cela que le mot demeure
1 M. Blanchot, De Kafka à Kafka, op. cit., p. 15 et sur Hegel, p. 14-15.
2 Ibid., p. 91-92.
3 M. Robert, Seul, comme Franz Kafka, op. cit., p. 200 (les italiques sont de moi).
l’écrivain absolu 185
La toute fin « Seul comme Franz Kafka » revient alors à une lecture
biographique linéaire de l’œuvre qui constitue un long récit d’initiation
où le héros permet à l’auteur de se libérer de la culpabilité. Le procès
représenterait, d’après la psychanalyste, une étape avancée de l’auto-analyse
de Kafka vers sa trentième année :
[ Joseph K.] relève bravement le défi qu’ils [les Juges] lui ont lancé, et peu à
peu il s’aperçoit tout de même de l’énorme distance qui sépare les symboles
de la Justice de ce qui se passe dans la réalité. Il fait un autre grand pas en
avant – trop tard, malheureusement – lorsque, comprenant que le fonction-
nement de la Justice lui échappera tant qu’il ne se connaîtra pas lui-même,
il décide de changer le cours de son procès en écrivant son autobiographie
(comme Kafka rêve de le faire toute sa vie et le fait en fin de compte sous le
voile de ses romans)1.
1 Ibid., p. 226.
2 Ibid., p. 227.
188 L’absolu et la littérature
pas formulée : « […] car si dans ses romans il ne parle que de lui et de
son impossibilité de vivre, le nom qui manque ne peut être que le sien,
et comme il est juif, c’est son nom propre, c’est son nom juif qu’il voue
ainsi à rester clandestin1 ». Marthe Robert signale d ’ailleurs que, par
métonymie, le prénom de Joseph rappelle Kafka, car il évoque immé-
diatement pour un Pragois le nom de l’empereur François Joseph, Franz
Joseph. Il faut ajouter que Kafka lui-même s’est livré à cette exégèse
des jeux de noms dans son œuvre, et que le personnage meurt au même
âge exactement où l’auteur c ommence à écrire le roman, « la veille de
son trente et unième anniversaire2 ». Les deux points de vue semblent
contraire, mais ils ont la même origine : la conviction que le Sujet créa-
teur soit l’unité, en plein ou en creux, de son œuvre.
Cette c onception d’un Kafka paria de sa propre communauté se
retrouve dans les interprétations du Procès. Selon Brod, la loi dont il est
question dans Le Procès serait la loi divine, qui informe tous les aspects de
la vie dans le judaïsme pratiquant, et cela explique que dans le roman le
procès ne soit pas extérieur, délimité, mais toujours déjà commencé et
sans fin. Il est immanent à l’existence, et l’erreur de Joseph est de le
croire extérieur et transcendant. En 1931, Brod s’oppose à différentes
interprétations déjà données de Kafka, notamment celle qui place
l’écrivain dans la « “Théologie de la crise”, ce système qui ouvre un
abîme infranchissable entre Dieu et l’homme, un abîme encore entre
l’homme et ses œuvres dont l’accomplissement est remis à ses forces3 ».
Une telle interprétation eût placé Kafka dans une autre problématique
religieuse, or Max Brod le veut non pas hors du judaïsme mais à sa
marge : Kafka exprime, selon Brod, le sentiment du Juif qui n’arrive
pas à s ’assimiler4. Brod fut un militant précoce du sionisme, et propose
une interprétation de Kafka en défaut de judaïsme, à la fois religieux
et politique, mais à la recherche d’une résolution positive des conflits.
À sa question de savoir s’il y a de l’espoir, Kafka répondit : oui, mais
« pas pour nous » ; l’interprétation pour le moins abusive de Brod est :
« Kafka ne tenait pas le monde de l’absolu pour inéluctablement fermé
à l’homme. De l’espoir pour nous aussi5 ! »
1 Ibid., p. 16.
2 Ibid., p. 197-198.
3 Ibid., p. 230.
4 Max Brod, op. cit., p. 253
5 Ibid., p. 251
190 L’absolu et la littérature
Kafka doit donc être lu, selon ce commentaire de Brod, avec la conclusion
positive qui manque, et une fois encore la vie double et justifie l’œuvre :
alors qu’il se tournait de plus en plus vers le judaïsme, était enfin heureux
1 M. Brod, op. cit., p. 250.
2 Ibid., p. 232.
3 Ibid., p. 249.
192 L’absolu et la littérature
avec une femme, il est mort – trop tôt pour parvenir « au rang des
prophètes religieux qui ont agi sur le cours de l’histoire1 ».
Marthe Robert use d’une arme beaucoup plus subtile pour mettre
en avant la question de l’appartenance au judaïsme : l’Inconscient. Il
est possible en effet de lire Le Procès comme un récit de cas, et plus pré-
cisément, comme un récit de rêve – Freud dit que les exposés de cas se
lisent comme des nouvelles. Le personnage y apparaît comme le centre,
mais absent, sans histoire ni vie propre d’un récit qui se bâtit autour de
lui et auquel il réagit. Tout en étant « un résultat de notre propre activité
d’âme ; le rêve achevé nous apparaît pourtant comme quelque chose
d’étranger dont si peu de choses nous poussent à nous reconnaître les
auteurs que nous disons : “il m’est venu en rêve” plutôt que “j’ai rêvé”2 ».
Ensuite, le rêve s’accomplit en images, ces images prédominantes, et
non en concepts c omme dans la veille : « le rêve hallucine », dit Freud ;
à partir d’une image, se construit une histoire (« on dramatise ») mais
l’on croit à cette histoire3. Dans cette histoire, le rêveur ne peut faire la
part entre ce qui vient de lui et ce qui lui est extérieur ; il lui manque
la règle de causalité et la possibilité de comparer ce qu’il ressent avec
des données extérieures objectives (dans la veille, par exemple, je sais
que mon train ne démarre pas, même si j’en ai l’impression, quand je
regarde le paysage. Cela me permet de déterminer que c’est le train voisin
qui avance, et que je n’avais que l’illusion du mouvement : j’ai recours
à la causalité et à des perceptions objectives). Le personnage kafkaïen
ressemble à un rêveur qui voudrait fonder une certitude, alors qu’il ne
sort jamais de soi-même, ou plutôt d’une intrication jamais décidable
entre l ’objectif et le subjectif. En effet, la seule chose qui prouve qu’on est
sorti du rêve, serait le fait de se réveiller : « Je déclare illusion tout ce qui
a été vécu entre l ’endormissement et le réveil quand je m’aperçois, grâce
au réveil, que je suis couché dans mon lit, dévêtu4 ». Or, le cauchemar
de K. commence à son réveil. Marthe Robert remarque à propos de La
Métamorphose que la nouvelle c ommence au sortir d ’un rêve et q u’il s ’agit
toujours de rêveries éveillées, sans en tirer de conséquence quant à la
stratégie littéraire d’utilisation maîtrisée du matériau psychanalytique.
1 Ibid., note de la page 161.
2 S. Freud, L’Interprétation du rêve, in Œuvres complètes, t. IV, J. Laplanche (éd.), Paris, PUF,
2003, p. 78.
3 Ibid., p. 80-81
4 Ibid., p. 82.
l’écrivain absolu 193
expérience théâtrale, voire d’un mime fondé sur l’illusion comique (le
faux étant le seul représentant du vrai sur scène). Freud cite avec plaisir
un ouvrage antérieur au sien sur le rêve qui dit que « le songeur est un
acteur qui joue à volonté les fous et les sages, les bourreaux et les victimes,
les nains et les géants, les démons et les anges1 ». Pourquoi dire alors que
les récits, comme les rêves, sont des fictions multiples, des propositions
d’issues, multiples et infinies, à une question que l’individu ne peut
formuler2, alors que Kafka les formule très bien si l’on considère que son
point de vue critique c onsiste d ’abord à désamorcer les questionnements
qui impliquent leur propre et univoque réponse ?
Marthe Robert fait donc du judaïsme une détermination psycho-
logique, que l’on pourrait refouler. Au même titre que le complexe
d’Œdipe, il déterminerait un destin ; l ’œuvre littéraire serait le miroir de
ce c omplexe, et le lieu de son inversion. Dans la majeure partie de Seul
comme Franz Kafka, il s’agit de se libérer de cette fatalité native. Outre
l’absence du mot « juif », Marthe Robert remarque que nulle part, ni
dans ses lettres, ni dans son Journal, il ne mentionne les persécutions
contre les Juifs dont il fut pourtant le témoin. Ce déni serait l’indice
du refoulement de son origine et le refoulement du nom propre, dont
il ne reste que l’initiale :
Coupable vis-à-vis des autres, les non-Juifs, qu’il trouble et trompe par une
hypocrite discrétion, il pèche encore gravement c ontre le judaïsme, qu’il trahit
à chaque instant du seul fait qu’il néglige de l’avouer, sans avoir le courage
de le quitter. Cette double faute est la source directe de la culpabilité sans
délit, qui c onduit Joseph K. à une destruction sans jugement3….
1 Ibid., p. 126.
2 F. Kafka, Le Procès, trad. B. Lortholary, Paris, GF Flammarion, p. 209.
196 L’absolu et la littérature
stratégie majeure de K., après la première audience, n’est pas tant de vaincre
que de fuir le procès : dans la cathédrale, il recherche une échappatoire
auprès du prêtre : « […] il n ’était pas impossible que K. reçoive là un
conseil acceptable et décisif, lui indiquant par exemple non pas c omment
influer sur le procès, mais comment s’en échapper, comment le contourner,
comment vivre à l’extérieur du procès1 ? ». Le rapprochement du prêtre
catholique pourrait c onstituer une évasion hors du judaïsme, sur le modèle
de ces conversions si courantes chez les juifs assimilés. Schönberg, par
exemple, se convertit au protestantisme en 1898. Comme Kafka, passé
le temps de l’assimilation de toute une génération, il revient ensuite au
judaïsme. Dans les deux cas, c’est l’événement historique qui implique
une prise de position : déclaration Balfour pour le premier, montée du
nazisme pour le second. D ’autres, c omme Franz Werfel, que Kafka
admirait dans les années 1910-1913, demeurent admiratifs de la foi et de
la théologie catholiques… Autant de trajectoires intellectuelles réfléchies.
Les critiques (Marthe Robert, Deleuze et Guattari, sans mentionner
Blanchot) minorent l’importance de l’épisode de la cathédrale, qui est
pourtant un lieu chargé symboliquement dans l’économie romanesque.
Laurent Cohen va jusqu’à nier toute présence du catholicisme, sous le
prétexte faux que Kafka aurait écarté ce chapitre (alors que Max Brod fit
le tri et non Kafka). Seul Derrida, dans son interprétation de « Devant
la loi », n’y décèle pas la Tora, mais plutôt une instance punitive pauli-
nienne, kantienne, et freudienne. La cathédrale est le lieu romantique et
goethéen par excellence : elle reproduit la voûte céleste dans l’ordre de
l’art humain, la nef inclut l’individu dans un ordre transcendant, tout en
reproduisant entièrement les figures de la vie naturelle dans les formes
ornementales gothiques. Elle emporte donc K., comme Goethe, dans
une contemplation d’abord extatique. Si l’on veut bien replacer Kafka
dans son temps, il dialogue, selon toute vraisemblance, avec Gustav
Landauer qui, dans La Révolution (1908), dit son admiration sans borne
pour le christianisme/romantisme de la cathédrale : « […] le moindre
recoin du monde chrétien nous montre l’âme de notre âme, alors que
nous ne trouvons chez les classiques q u’une mort sublime et une rigi-
dité qui nous est étrangère2 ». Si l’on ne lit pas d ’abord cette reprise du
romantisme (non seulement comme topos romantique mais comme topos
1 Ibid., p. 255.
2 G. Landauer, La Révolution, Paris, Champ libre (trad. anonyme), 1974, p. 55-56.
l’écrivain absolu 197
L’écrit à l’écart
Kafka eut pour langue maternelle l ’allemand (sa mère parlait effecti-
vement allemand). Il alla notamment à l’école allemande, puis au lycée
de la vieille ville, mais là aussi l’enseignement était en allemand. Franz
Kafka parlait tchèque aussi (son père moins éduqué parlait mieux le
tchèque) : « L’allemand est ma langue maternelle, mais le tchèque me
va droit au cœur » (« Deutsch ist meine Muttersprache, aber das Tschechische
1 M. Robert, op. cit., note 1 p. 101.
198 L’absolu et la littérature
geht mir zu Herzen »). Mais les Pragois de langue allemande sont minori-
taires (environ 15 % de la population) et considérés ni comme pragois,
ni c omme allemands mais appelés Pragerdeutsche. Il appartiendrait
linguistiquement à plusieurs minorités (à des minorités de minori-
tés : juif parmi les pragois de langue allemande). Marthe Robert fait
l’hypothèse que Kafka ne devient véritablement un écrivain original
que lorsqu’il se détache de l’allemand, découvrant le yiddish et ses
origines juives à partir de 1911 (c’est la découverte du théâtre yiddish
et la fréquentation de l’acteur Löwy qui l’y c onduit)1. L’allemand dont
il doit se libérer est la langue raffinée de Stefan George qu’il utilise
d’abord, dans Description d’un combat ; il ne deviendrait lui-même que
dans un dépouillement absolu du vocabulaire et de la syntaxe, écrivant
enfin un allemand « classique ». Le problème culturel serait donc, pour
l’écrivain, un problème linguistique, sa recherche avant tout recherche
du style absolu et le tribunal serait avant tout celui des lettres. Cela
pourrait renforcer l’hypothèse que Kafka faisait du sujet même de ses
romans la recherche d’une langue idéale par rapport à laquelle il se
fût senti en défaut. Cet allemand coïnciderait pour lui avec la langue
littéraire de Goethe. L’admiration de Kafka pour Goethe, a priori éton-
nante pour le lecteur moderne, est un phénomène d’époque : Goethe
est relu, sous l’impulsion de Nietzsche et Stefan George, comme un
modèle littéraire et philosophique d’achèvement d’une harmonie dans
le monde. Il est à la fois une figure symbolique du penseur-écrivain et
de l’homme allemand à quoi s’affrontent les penseurs juifs. Or, dans le
monde de Kafka et explicitement dans Le Procès, ce n ’est pas la belle
unité classique qui est la règle de la beauté. Ce n’est plus le beau corps,
beau d ’être en puissance le corps idéal de tous, car il y a dans l’éloge
de la beauté des réprouvés et/ou des victimes l’élément d’un manifeste
romantique, ainsi que dans l’omniprésence d’un érotisme bas contre le
modèle goethéen. Une fois encore, la critique de Marthe Robert omet
cet ancrage historique, et tout rapprochement de l’attitude de Kafka
avec celle de Rosenzweig et, plus tard, de Benjamin par exemple.
Goethe est moins un sommet inatteignable (le comte West-West et
le château la littérature allemande) qu’un signe d’un cosmos passé,
pré-romantique, où l’individu pouvait encore constituer le monde
1 E. Thorton Beck, Kafka and the Yiddish Theater, its Impact on his Work, Madison, The
University of Wisconsin Press, 1971.
l’écrivain absolu 199
mais celle-ci n’est pas une pure structure vide : l’hésitation se fait entre
la loi juive et la loi chrétienne. Le texte déconstruit certes la croyance
en une langue sacrée ; mais dans le même geste, il détruit la posture
arrogante et vaine de l’homme de l’étude, de l’écrivain.
En ne voyant dans les romans que le reflet de l ’écriture, l’on néglige les
aspects non linguistiques des récits de Kafka : non seulement le signifié
(politique, religieux), mais le signifiant lui-même. L’on omet de prêter
attention à l’évidence : le texte n ’est pas tant c onstruit sur une poétique de
la langue que sur la théâtralité des situations et la recomposition plastique
du réel. Comme l’a remarqué Benjamin, chaque scène est construite autour
d’un geste. Benjamin préfère donc « la méthode plus ardue, consistant à
comprendre l’écrivain à partir du centre même de son monde d’images1 ».
Dans le second article postérieur de trois ans et publié en 1934, il appelle
« thème » un ensemble d ’images identiques2. Il s ’agit pour lui d ’étudier
des images, et de montrer q u’elles sont essentiellement des « gestes ». L’on
pourrait ainsi caractériser une gestuelle expressive qui relève du mime :
le Journal de Kafka abonde en croquis où l ’homme apparaît c omme une
silhouette noire, non détaillée, mais prise dans un geste (il est difficile
de les connaître tous : certains sont l’objet d’un litige juridique, et l’on
a retrouvé en Suisse des dessins pornographiques qui ont fait scandale
en Allemagne). Les gestes stéréotypés, exagérés, la caricature, participent
d’une déréalisation du monde qui gagne l’ensemble du récit. Toute la
scène de l’incipit, le « début de l’instruction », est décrite comme une
représentation théâtrale (galerie, applaudissement du public, mention
de la « comédie3 », etc.). Dans la scène finale du Procès, K. ne résiste plus
parce qu’il prend c onscience que ses bourreaux sont des acteurs, voire
des ténors d’opéra4. Il aimait aussi beaucoup le cinéma (muet, donc sans
rapport à l ’art de la parole ou de l ’écriture pure). L’art du découpage en
scénettes, le rythme, la mimique exagérée voire caricaturale sont des
modèles d’expression venus du cinéma. L’on peut aussi se rapporter au
modèle du cabaret, du cirque, plus étudié car il est au centre de son
premier roman, Amerika (c’est le titre donné par Max Brod, le titre
initial étant Le disparu, Der Verschollene). La transformation de la scène
1 W. Benjamin, « Franz Kafka : lors de la construction de la muraille de Chine », op. cit.,
p. 287.
2 W. Benjamin, « Franz Kafka. Pour le dixième anniversaire de sa mort », op. cit., p. 437.
3 Ibid., p. 77-78 puis p. 85 et passim.
4 Kafka, Le Procès, op. cit., p. 268.
204 L’absolu et la littérature
1 Ibid., p. 22.
2 Ibid., p. 28
3 Ibid., p. 62.
206 L’absolu et la littérature
L’asocial et l’apolitique
Il faut partir du cœur de cette citation : « toute parole sur tout récit »
pour en percevoir la logique brouillée : le récit est le paratexte de soi-
même, et n’étant que cela ne peut jamais se fonder (en un métatexte),
il ne fait que dire l’impossibilité d’une impossibilité d’une impossibi-
lité, etc. La lecture des différents textes peut donc être synchronique
et diachronique, puisque les textes, dans cette spirale de la littérature,
n’occupent aucune position. L’œuvre est « en suspens », et la parole lit-
téraire infiniment ambiguë : « La littérature est le langage qui se fait
ambiguïté2 ». Ainsi Maurice Blanchot c onsacre de nombreux essais à
Kafka, réunis sous le titre au combien significatif de l’autotélisme et
de l’immobilité : De Kafka à Kafka, en 1981. Il procède comme si Le
Château était contemporain du Procès, alors qu’un monde les sépare, du
point de vue biographique même que Blanchot entend pourtant pré-
server puisqu’il observe la fusion de l’auteur dans l’écrivain. Le voyage
en terre hostile est-il le même en 1923 pour l’arpenteur du Château, juif
errant, comme Kafka se dénomma, et en 1914 pour Joseph K. dans Le
Procès, qui est, si l’on retient le chapitre non retenu par Brod où appa-
1 M. Blanchot, « Le pont de bois », op. cit., p. 200.
2 M. Blanchot, « La littérature et le droit à la mort », op. cit., p. 57, et jusqu’à p. 59 sur la
réversibilité neutre de tous les signes, positifs et négatifs.
210 L’absolu et la littérature
Blanchot niera avoir lu Kafka à cette époque et, certes, Kafka n’apparaît
dans la critique blanchotienne q u’en 1949 avec la parution de La part du
feu, qui regroupe trois textes. Olivier Harlingue, dans la première partie
de sa thèse sur Maurice Blanchot et la philosophie, soutenue le 15 décembre
2005 à l’université Paris X – Nanterre, a montré ce qu’avait d’inaugural
l’œuvre de Kafka non seulement pour la théorie littéraire, mais aussi
pour l’invention romanesque de Blanchot ; il prête foi cependant à la
déclaration de Blanchot et soutient que les similitudes sont l ’effet d ’une
mystérieuse parenté, quasi transcendantale, des pensées ; la lecture sar-
trienne qui y voit une application mécanique de procédés empruntés
à Kafka serait une « caricature ». Paulhan avait pourtant pris soin de
former Blanchot à devenir un véritable « homme de lettres » parisien et
lorsque Blanchot définira la littérature comme une duperie indécidable,
une ambiguïté perpétuée, il songera peut-être à sa propre pratique édi-
toriale : Kafka est alors peu lu en France et l’aveu de plagiat n’eût pas
été le meilleur moyen de commencer une brillante carrière. Aminadab
se calque donc sur Kafka pour être – c’est le point qui nous intéresse
ici – le roman le plus clairement (et symboliquement jusque dans le refus
politiques, car les unes comme les autres sont a priori exclues du champ
littéraire par un adjectif infâmant : « L’intérêt que Kafka a porté à l ’égard
de tous les courants politiques ou religieux de son époque est toujours
resté de nature ‘intellectuelle’1 ». La seule politique de Kafka sera donc
d’extrapoler la figure du père à toutes les figures de pouvoir : « Kafka n’a
cessé tout au long de sa vie de poursuivre l’analyse des caractéristiques
du pouvoir arbitraire absolu, tyrannique d ’un père qui ne justifie pas
ses accusations2 ». Le sociologue français se fixe comme programme de
dégager les présupposés psycho- et sociologiques de Kafka c omme si
celui-ci appartenait à un monde préhistorique, d’avant la sociologie. Il
est une pure inconscience de soi qu’il reviendrait au critique de formuler.
Le sociologue bourdieusien ne citera donc, dans plus de six cents pages,
aucun des fondateurs de sa discipline, contemporains de Kafka et dont
les travaux pouvaient lui être connus : Ferdinand Tönnies, Georg Simmel
ou Max Weber. Le fait même que ces sociologues juifs s’interrogent sur
l’identité communautaire (Tönnies, Weber), sur la place de l’individu
dans le monde capitaliste moderne (Weber, Simmel), ou directement sur
le judaïsme (Weber dans Le Judaïsme antique, 1917-18, en particulier3),
offrirait pourtant un matériau riche à un ouvrage de sociologie sur Kafka
encore à venir. La sociologie de la littérature présuppose au contraire de
faire l’impasse de toute dimension politique, philosophique… et socio-
logique. Le seul moment où Bernard Lahire se contredit en ne réduisant
pas l ’écriture à l’égotisme est celui où il compare Kafka à un sociologue,
critique et observateur : la littérature prend alors, pourrait-on dire, de
la hauteur4. Le point de vue de l’écrivain, est, comme l’avait déjà dit
Grillparzer, celui de l’anthropologue5. Qu’il ne s’agisse justement pas que
1 Ibid., p. 118. Laurent Cohen dénie aussi toute portée politique à Kafka, décrété apoli-
tique, comme si la question juive dont traite le critique n’était pas en soi une question
politique liée aussi à des enjeux, y compris partisans : « son sionisme […] était tout à fait
apolitique », op. cit., p. 86.
2 Ibid., p. 475.
3 M. Weber, Le Judaïsme antique, éd. et trad. dirigée par I. Kalinowski, Paris, Champs
classique Flammarion, 2010.
4 B. Lahire, op. cit., p. 342-362. Ses pages les plus inspirées n’aboutissent à aucun résultat,
car l ’observation en question reste ici purement théorétique et décontextualisée. Bernard
Lahire se sent obligé de revenir aussitôt, dès la p. 362, au modèle bourdieusien, et de faire
la sociologie de l’écrivain. Il faut toujours reconstituer l’objet sociologique « écrivain »,
et pour cela négliger tout contenu de son discours.
5 Ibid., p. 408-409 dans l’étude sur Der arme Spielmann (Le pauvre ménétrier) de l’écrivain
autrichien admiré de Kafka.
l’écrivain absolu 215
Pas plus que Don Quichotte, Kafka ne se passe dans les livres. Sa bibliothèque
idéale ne comprendrait que des livres d’ingénieurs ou de machinistes, et de
juristes énonciateurs (plus quelques auteurs qu’il aime pour leur génie, mais
aussi pour des raisons secrètes). Sa littérature n ’est pas un voyage à travers le
passé, c ’est celle de notre avenir1.
1 Ibid., p. 91-92.
2 Ibid., p. 59.
La mystique du texte
Lectures kabbalistiques :
Scholem, Benjamin, Derrida
Elle se disloque dans ces couches infinies du sens, dans lesquelles, considérée
par l ’œil de l ’homme, elle se revêt de formes définies et douées de sens. Ainsi
est indiqué le « caractère clé » fondamental de l’exégèse mystique. Comme une
clef ouvrant la révélation, ainsi se présente la révélation « nouvelle », que le
mystique a reçue. Bien plus, la clé elle-même peut être perdue, il reste toujours
le désir infini de la chercher. Ce n ’est pas seulement la situation dans laquelle
les œuvres de Kafka montrent les impulsions mystiques ; arrivées pour ainsi
dire au point nul, même à ce point nul où elles semblent disparaître, elles
restent infiniment actives1.
Scholem rapporte ensuite une histoire racontée par Origène pour faire
entrevoir la parenté entre l’écrivain et la mystique juive :
[…] un savant hébraïque, certainement un membre de l’Académie rabbi-
nique de Césarée, lui a dit que les écritures Saintes ressemblaient à une
grande maison avec beaucoup, beaucoup de pièces ; devant chaque pièce se
trouve une clé, mais ce n ’est pas la bonne. Les clés de toutes les pièces ont
été échangées et il faut (tâche à la fois grande et difficile) trouver les bonnes
clés qui ouvriront les pièces2.
Cette référence est d’autant plus intéressante que les secrets divins sont
enfouis non dans la nature, mais dans le Livre, la Tora (cinq livres de la
Bible appelés aussi Pentateuque). Elle est supposée rassembler les textes
directement rédigés par Moïse et son nom signifie « enseignement »
mais fut couramment traduit par « Loi » par un rapprochement du grec
nomos… D’où la possibilité de lire dans Le Procès une procédure contre
celui qui ne connaîtrait pas la loi de Dieu (l’illettré de « Devant la loi »
ou l’homme moderne représenté par K.). Le lien entre Dieu et le monde
dans la création se fait par les Sefirot : sa manifestation lumineuse appa-
raît notamment dans l’épisode de la cathédrale baignée d’ombre. Ces
émanations de Dieu sont révélées dans le langage divin : noms divins et
lettres qui le forment : « Les lettres et les noms ne sont pas seulement
des moyens conventionnels de c ommunication. Ils sont bien plus que
cela. Chacun d’eux représente une concentration d’énergie et exprime
une plénitude de sens qu’il est absolument impossible de traduire, du
moins complètement, en langage humain3 ». Et plus loin, Scholem
indique le fin mot de cette mystique : « […] la Tora ne se composerait
1 G. Scholem, La Kabbale et sa symbolique [1962], Paris, Payot, 1966, p. 20.
2 Ibid.
3 Ibid., p. 49.
La mystique du texte 227
pas seulement des noms de Dieu, mais formerait en réalité, dans son
ensemble, le seul nom sublime de Dieu1 ». On peut alors faire fonctionner
l’analogie entre cette recherche de l’absolu, et la recherche d’une écriture.
La quête de K. est quête de la Loi, donc du Livre – mais dans le sens,
mythologique, où le livre se confond avec le sens de l’univers. La quête
prend une coloration mystique (mais rien qu’une coloration, sans doute
ironique) dans la mesure où ce sens ne se révèle jamais qu’imparfaitement
et où il semble que n’existent jamais que les textes décevants lus par
les hommes de loi : des livres pornographiques par exemple, dans la
première convocation au tribunal, quand Joseph regarde sur la table du
juge et découvre des illustrés au lieu d’un code législatif. La déception
est à la mesure d’une attente plus haute.
Le sordide est une autre présentation du divin. Benjamin répond à
Scholem que sa propre lecture de Kafka, pour mettre l’accent sur les
scories du monde qui semblent recéler des forces magiques, n’en est pas
moins tournée vers la théologie, une théologie elle aussi fondamentale-
ment ésotérique. Ce côté de son travail demeure, concède-t-il, « plongé
dans l’ombre » (lettre du 20 juillet 1934)2. La question de la loi se pose
dans les romans de Kafka, mais l’injonction de donner du c ontenu à la
révélation demeure immanquablement, structurellement, sans réponse.
L’écriture de Kafka met en forme (scénique et gestuelle avant tout dans
l’analyse de Benjamin) « un état du monde où ces questions n’ont plus
de place, parce que leurs réponses, loin de les éclairer, les suppriment. La
structure de cette réponse qui supprime la question, c’est cela que Kafka
a cherché et parfois saisi comme au vol ou en rêve3. » Benjamin tombe
d’accord avec Scholem pour fustiger « les exégètes théologiens regroupés
autour de Brod » qui font dire à Kafka que ce néant peut être dépassé.
Quand Brod s’allie avec Schoeps pour publier La Muraille de Chine,
Benjamin rend publique cette attaque en lisant à la radio de Francfort
le 3 juillet 1931 « Franz Kafka. Lors de la construction de la muraille de
Chine4 ». La caricature c omique et grinçante ne saurait relever d ’une reli-
gion positive : elle est la tentative d’articuler le nihilisme et l’anarchisme
avec la Kabbale. Les personnages ne sont ni tout à fait des êtres humains
1 Ibid., p. 52.
2 W. Bernjamin, G. Scholem, Correspondance 1933-1940, op. cit., p. 143.
3 Ibid.
4 W. Benjamin, Œuvres, t. II, trad. M. de Gandillac, W. Rochlitz et P. Rusch, Paris,
Gallimard, coll. « Folio essais », p. 286.
228 L’absolu et la littérature
Telle est la version pessimiste d’une mise au tombeau, telle que K. a déjà
pu l’apercevoir dans « un tableau moderne » accroché dans la cathédrale.
Curieusement, il s’est détourné de ce tableau dès qu’il s’est aperçu qu’il
était « moderne ». Le sujet lui semble en inadéquation avec le style.
En cela, le personnage, comme souvent, a raison et tort à la fois. Il se
fourvoie en négligeant d ’y lire un signe d’avertissement de sa propre
mort, puisque le sujet est une mise au tombeau. Le prêcheur lui révè-
lera pourtant qu’il n ’est pas dans la cathédrale par hasard, mais qu’elle
est déjà son tribunal. Et dans l’obscurité quasi totale, une autre partie
du retable est éclairée où est peint « un grand chevalier en armure […]
appuyé sur son épée, q u’il avait planté devant lui, dans le sol nu, d’où
ne sortaient que quelques brins d’herbe clairsemés […] Peut-être était-il
destiné à monter la garde3 ». Le passage de la description à l’interprétation
par K. fait de ce chevalier une première figure du gardien, avant qu’il
ne réapparaisse dans « Devant la loi », dans un habit juif cette fois (la
fourrure hassidique). Ce personnage se tient tellement au bord du tableau
1 M. Brod, Kafka, op. cit., p ; 243. Il atténue cependant ce constat en faisant de la mort
une image de la faiblesse morale : « Il est déjà mort, ou plutôt mort à la vraie vie. » Max
Brod transforme ainsi le roman en un apologue autobiographique à visée morale : Kafka
se reproche sa propre passivité (l’on sait q u’au c ontraire Brod s’engagea très tôt pour le
sionisme).
2 Kafka, Le Procès, op. cit., p. 272.
3 Ibid., p. 248.
La mystique du texte 233
1 Ibid., p. 68.
La mystique du texte 239
Dans « Préjugés. Devant la loi », Derrida s ’appuie aussi sur cette phrase
précédemment citée « Le tribunal ne te demande rien. Il t’accueille
quand tu viens, et te laisse partir quand tu t’en vas » pour interpréter
le texte « Devant la loi ». Ce texte publié du vivant de Kafka à part
du roman est d’ailleurs intégralement cité par Derrida. Il le place ainsi
dans son texte moins pour permettre au lecteur de s’y reporter que
pour redoubler l’effet même du texte kafkaïen : le texte enchâssé est un
texte-clef, une apparente parabole explicative, devant lequel comparaît
l’interprète c omme devant laquelle a c omparu l’ensemble du roman.
Le Procès n’existe que « devant la loi », comme une procédure judiciaire
tire sa justification de la loi (« Ce que la loi dit [… elle le dit pour que
chaque bouche soit scellée et que le monde entier devienne coupable
devant Dieu », Rm 3, 19). Le fonctionnement de l’article de Derrida est
programmatique de la double lecture qu’il fait simultanément du texte
de Kafka : d ’une part, une interprétation philosophique de la question
posée de la loi, d’autre part, une réflexion, autant de que sur la littérature,
dans la mesure où il ne se place pas à distance de l’objet, mais en mime
le fonctionnement en c onformité avec la « pragmatique narrative » défi-
nie par Lyotard. Il inscrit la loi dans une triple tradition : paulinienne,
kantienne et freudienne1. Dans les trois cas, la loi n’est pas une origine,
mais est transcendante, transcendantale ou mythique (le mythe étant
l’effet d ’un refoulement n’est ni pour Freud ni pour Lévi-Strauss2 une
histoire originaire). Cette approche permet de ressaisir les éléments tex-
tuels dans une unité certes problématique (« la loi »), la question de la
culpabilité, du désir, et de la littérature. Il est en effet question dans le
détail du texte en même temps : d’entrée interdite, de fascination pour
le « gros nez du gardien », du sublime, de la mort paulinienne dans la
loi. Dans tous les cas, il s’agit d’un fonctionnement paradoxal :
1 Pour ce qui concerne la définition de la loi, Derrida se refuse à penser la loi à partir
du concept de pouvoir qui relève de l’Histoire et de la sociologie. Ce refus illustre son
anti-hégélianisme et la défiance d’une tradition métaphysique à penser le concept dans
l’Histoire. Nous prendrons le parti contraire dans le chapitre suivant.
2 C. Lévi-Strauss, en particulier dans le chapitre « La structure des mythes », Anthropologie
structurale I, Paris, Plon, 1958.
La mystique du texte 241
Car la loi est l ’interdit. Nom et attribut. Tel serait le terrifiant double-bind de
son avoir-lieu propre. Elle est l’interdit : cela ne signifie pas qu’elle interdit mais
qu’elle est elle-même interdite, un lieu interdit. Elle s ’interdit et se contredit
en mettant l’homme dans sa contradiction : on ne peut arriver jusqu’à elle
et pour avoir rapport avec elle selon le respect, il faut ne pas, il ne faut pas avoir
rapport à elle, il faut interrompre la relation. Il faut n’entrer en relation qu’avec
ses représentants, ses exemples, ses gardiens. Et ce sont des interrupteurs autant
que des messagers. […]. Voilà ce qu’il faut au il faut de la loi1.
1 Le texte se trouve dans L ’esprit du christianisme et son destin (1799/1800) et annonce les pages
de l’esthétique du sublime de l’Esthétique. Derrida le cite indirectement semble-t-il, par
le détour de J.-F. Lyotard.
2 G. W. F. Hegel, Esthétique, op. cit., p. 486.
3 Hegel, qui n’est jamais très loin de la pensée de Derrida, y ayant déjà insisté dans Système
de la vie éthique (1802/1803).
La mystique du texte 243
1 Ibid.
Politique de Kafka
La question juive
organisation pragoise prend son nom de celui qui mena la révolte contre
les romains et poussa Hadrien à détruire Jérusalem). En un mot, rien
dans sa situation, n’est objectivement la raison suffisante d’une rup-
ture radicale exigeant l’invention d ’une langue, d ’un monde, par la
littérature. Les intellectuels juifs nés dans les années 1880 placent la
question juive au cœur de la philosophie allemande. L’on date de 1911,
soit avant la rédaction du Procès, l ’intérêt croissant (demeurât-il critique)
de Kafka pour le judaïsme. Cette attitude n’est en rien isolée mais est
au c ontraire typique du « réveil juif » qui est particulièrement vivace
à Prague, dans le cercle des étudiants du Bar-Kokhba qu’il fréquente
alors avec Brod, Felix Weltsch ou encore Hugo Bergmann et d’autres
écrivains admirateurs, c omme lui, de Stefan George. Max Brod n ’est
pas seulement l’ami, le premier critique et le légataire des œuvres de
Kafka : c ’est un intellectuel engagé dans les combats pour une politique
juive sioniste et socialiste clairement exposée dès 19201.
Ces questions sont si abondamment débattues au moment de la
rédaction du Procès, vers 1914, qu’il semble aberrant d’écrire sur la
politique de Kafka et sur la question de la judaïté sans jamais s’y rap-
porter – comme si la littérature était un Royaume hors de ce monde.
En 1913 est publié à Prague l’ouvrage de Buber sur le judaïsme (Buch
von Judentum) qui reprend les trois conférences du philosophe à Prague
entre 1908 et 19112 (qui font alors de Prague le centre de la question
juive). Ses récits hassidiques l ’ont déjà fait connaître, et c ’est en 1908 qu’a
paru à Francfort le récit dont le Procès peut être lu comme la réécriture,
Die Legende des Baalschem (La légende du Baalschem)3. Ce texte est en soi
un contexte : non un pur texte poétique, mais au contraire le modèle
même de la tradition orale et collective.
La période 1911-1917 est celle où Kafka se « situe » (au sens sartrien)
parmi des conceptions élaborées de la judaïté. En même temps que lui,
toute une génération de juifs assimilés fait retour vers le judaïsme : le
1 M. Brod, Im Kampf um das Judentum, et Sozialismus und Sionismus (Vienne-Berlin, 1920),
puis Heidentum, Christentum, Judentum. Ein Bekenntnisbuch (Paganisme. Christianisme.
Judaïsme. Profession de foi), 2 vol., Munich, K. Wolff, 1922.
2 R. Lellouch, « Les juifs de l’utopie », préface à E. Bloch, « Symbole : les Juifs ». Un chapitre
« oublié » de L’Esprit de l’utopie, Éditions de l’éclat, Paris-Tel Aviv, 2009, p. 7-136 et sur ce
point en particulier, p. 82.
3 Le texte original peut être consulté et téléchargé sur le site Judaica – Sammlung Frankfurt :
http://www.judaica-frankfurt.de/content/titleinfo/372.
Politique de Kafka 247
Hétérodoxie
Ce qui est refoulé dans le juif K., c’est qu’il est aussi bien entièrement
chrétien, comme le prouve le fait que le chapitre de la visite à sa mère
catholique fut écarté du roman par Max Brod. Toutes les interprétations
s’inscrivant dans cette logique centré sur le judaïsme honni de l’auteur
feront de même : Wagenbach, Laurent Cohen ou Marthe Robert (et sa
postérité nombreuse dans la critique française dont Deleuze et Guattari).
Or, le « témoignage » de Brod est riens moins qu’impartial car Brod
est un militant sioniste engagé dans les débats politiques sa génération.
L’omission de ce chapitre permet de sous-évaluer une pensée syncrétique
que Brod n’approuvait pas ; dans un article de 1923, Rosenzweig dénoncera
1 Ibid., p. 251.
2 L’identification comme fixation de l’identité est en effet le danger d ’un régime qui suppose
une délégation du pouvoir par la représentation.
252 L’absolu et la littérature
Que Joseph K. soit catholique (par sa mère), qu’il n ’ait même qu’une
mère (terrestre du moins) et aucun père, mais qu’il s’appelle Joseph et
que son procès le c onduise à être mis à mort comme un agneau qu’on
égorge, à la sortie de la ville… tous ces traits font aussi de Joseph une
figure christique. De plus, on l’a vu, la porte lumineuse de l’apologue
« Devant la porte » rappelle le Christ Pantocrator qui dit « Je suis la
porte » (Jean, X, 9, ostium dans la Vulgate). Ce même texte construit
un arc logique entre l’apologue et la fin du roman : « Je suis la porte
des brebis […] Si q uelqu’un entre par moi, il sera sauvé ; il entrera et il
sortira, et il trouvera des pâturages. Le voleur ne vient que pour dérober,
égorger, et détruire ; moi, je suis venu afin que les brebis aient la vie,
et qu’elles l ’aient même avec abondance ». Contrairement à Ezéchiel, le
salut n’est pas promis à Joseph K. et il n’est pas appelé pour être enlevé
ni pour passer « la porte ouverte dans ciel » (Apocalypse IV, 1).
L’explication, couramment privilégiée d’un judaïsme incertain de
Joseph, vaut tout autant pour son christianisme hésitant. Joseph demeure
un personnage de la quête problématique, de la transition infinie entre la
promesse de deux infinités. L’hypotexte biblique est lui-même toujours
double puisque sa fin christique renvoie à la figure archaïque du bouc-
émissaire déjà présente dans l’Ancien Testament. L’intertextualité est
particulièrement forte entre le dernier chapitre et le texte du prophète
Isaïe, cité par Bloch dans sa traduction rabbinique :
Maltraité, injurié, il n’ouvrait pas la bouche ; pareil à l ’agneau qu’on mène à
la boucherie, il n ’ouvrait pas la bouche. Faute de protection et de justice il
a été enlevé. Car il s’est vu retrancher du pays des vivants, les coups qui le
frappaient avaient pour cause les péchés des peuples. On a mis sa sépulture
avec celles des impies, son tombeau avec celui des mauvais riches, quoiqu’il
n’y eut jamais fraude de sa bouche2.
Cela n’enlève rien à la charge critique, puisque ce salut échoue. Joseph est
en effet l’exclu grâce auquel le souverain, le Léviathan, s ’affirme. Le pouvoir
ne se dissout pas dans la structure du désir ou la politique des plaisirs,
mais se fonde mythiquement dans la violence et la pure négation de la vie.
Deleuze et Guattari ne supportent pas que le roman se conclue sur
un retour de la honte, sentiment d’intériorisation de la Loi oppressive
par une c onscience malheureuse, alors que la littérature mineure se
constitue au contraire par l’affirmation de l’altérité (elle-même jamais
fixée en norme mais pur « devenir autre »). Or, le mot de honte est bien
écrit, dans une phrase qui ne peut logiquement qu’être l’ultime parole
du héros qui agonise. Une première lecture littérale affirmera donc que
le texte de Kafka s’achève sur le constat pessimiste de la conscience
malheureuse du personnage qui demeure aliéné. Et l ’on pourrait même
aller plus loin : c’est aussi une parole politique très claire à l’oreille de
ses contemporains, l’antithèse provocatrice du discours dominant dans
le cercle pragois sur la « fierté juive ». Raphaël Lellouche rappelle que
1 E. Bloch, « Symbole : les Juifs ». Un chapitre « oublié » de L’Esprit de l’utopie, op. cit., p. 154.
Politique de Kafka 257
« la fierté est en effet le mot-clé des grands manifestes sionistes de Leo
Pinsker et de Theodor Herzl1 ». La dernière phrase du roman inverse
la première phrase du chapitre « Symbole : les Juifs » d’Ernst Bloch :
« S’éveille enfin la fierté d’être juif2 ». Cette fin de roman conteste le
mot d’ordre sioniste, mais par la mise en scène d’une mise à mort qui
agglutine la réécriture du Nouveau Testament et le témoignage d’une
victime de pogrom. Il n ’est pas alors absurde de rapprocher la fin de
non-recevoir du prêtre chrétien et la mise à mort finale de Joseph ; il
fallait donc faire suivre l ’épisode de la cathédrale par celui de l ’exécution.
Il y a dans cette mise à mort honteuse l’expression dramatique de la
conscience malheureuse chrétienne : l’individu est mis en demeure de
réitérer un lien spirituel, intériorisé, avec l’infini en regard duquel il
est donc sans cesse coupable – il faut entendre dans « coupable » une
latence originelle, la peccabilité de toute existence. Dans la cathédrale,
la voix surgie de l’obscurité qui somme K. de dire son nom rappelle
clairement l’interpellation d’Adam après le premier péché. K. échoue
à s’inclure dans un modèle rédempteur chrétien.
Le pathétique du texte n’est cependant pas la seule tonalité possible. Il
n’est pas certain que cette fin doive être lue, à la lettre, comme l’histoire
d’un échec, si elle est comparée aux récits ironiques hassidiques, et en
particulier au modèle suivi de la légende de Baalschem. L’avant-dernier
chapitre de la légende hassidique du maître Baalschem s’intitule l’appel
(Das Rufen). David Pirkes, un disciple de Baalschem, voulait ouvrir les
plus hautes portes, et faire venir par la force de sa volonté le Messie sur
terre. Or il échoue et pleure, pleure. C’est par ses pleurs q u’il abandonne
sa volonté, et rejoint le Messie qui ne peut advenir. L’échec du disciple
est donc en même temps un succès, et fait sourire le maître. De même,
le récit le plus pathétique du roman est aussi un récit humoristique. La
Joie dont Deleuze voit la négation dans la dernière phrase du roman
n’est pas la pure affirmation, un oui à la vie dans un monde qui ignore
le mal. Elle y apparaît pourtant si l’on suit la logique du paradoxe
religieux avec laquelle Kierkegaard avait familiarisé Kafka. Les pleurs
comme le sentiment de honte sont une extension d ’être, l’échec un
succès dans la mesure où K. survit à la loi, l’accomplit tout en la niant.
« Le Messie, rappelle Agamben, est la figure par laquelle les grandes
1 P. Lellouch, « Les juifs de l ’utopie », op. cit., p. 52.
2 E. Bloch, « Symbole : les Juifs ». Un chapitre « oublié » de L
’Esprit de l’utopie, op. cit., p. 139.
258 L’absolu et la littérature
Si le Messie n ’est jamais que la figure de ce qui n ’est pas advenu, il n ’est
pas une « figure » au sens des religions révélées, mais un hiatus de la
logique de la consécution.
L’origine du paradoxe tient dans le fait q u’il n’existe aucun critère
extérieur, aucun jugement transcendant sur lequel m’appuyer pour faire
savoir où est moi et où est le monde extérieur, le désir et de la loi, et
jusqu’à la mort et la vie. L’intériorité qui se bâtit par la formation de soi
est ici laissée sans protection. Le procès est cette longue mise en danger
de soi. Joseph fait un avec ses bourreaux dans une situation hautement
érotisé par le masochisme. Ils ne sont que lui-même et il se survit donc à
soi-même, dans la honte certes, mais qui n’est que la seule façon possible
de ne pas s’achever en une identité. Son acceptation finale de la loi fait
coïncider les deux termes d’une dialectique paulinienne : la loi et le désir,
« Car le péché, ayant saisi l’occasion, m’a séduit par le commandement
même, et par lui m ’a fait mourir » (Rm 7, 11). L ’on comprend ainsi pour-
quoi K. rencontre toujours à la fois le plaisir et le devoir dans les lieux du
Tribunal. À la fin, sa voix (celle du narrateur ?) est encore là pour en faire
le c ommentaire et le personnage continue de se scinder entre une personne
naturelle et une personnalité dont l’Eros avait initié le détachement de soi.
La mise au tombeau contemplée par Joseph dans la cathédrale indiquait
déjà l’arrêt prolongé sur le partage entre deux vies. D’une telle advenue
au Soi le plus général détaché de son existence (ce que Paul appelle « la
loi de Dieu »), Franz Rosenzweig décrivait la version optimiste :
1 G. Agamben, Homo sacer. Le pouvoir souverain et la vie nue, Turin, Seuil/Giulo Einaudi,
1995, p. 66.
2 Ibid.
Politique de Kafka 259
La mort naturelle fait entrevoir même aux plus bornés que la personnalité
va devoir se dépersonnaliser, l’individualité se laisser régénérer. La part de
l’homme dont l’espèce n’avait pas encore pris son dû […] devint la proie de
la nature elle-même. Mais au moment où l’individu renonce aux derniers
vestiges de son individualité […] le Soi s’éveille […] à l’ultime solitude. Il
n’y a pas de plus grande solitude que dans les yeux d’un mourant ; il n ’y a
pas de singularisation plus fière et orgueilleuse que celle qui se peint sur le
visage figé d ’un mort1.
Politique du corps
Er war schlank und doch fest gebaut, er trug ein anliegendes schwarzes Kleid, das,
ähnlich den Reiseanzügen, mit verschiedenen Falten, Taschen, Schnallen, Knöpfen
und einem Gürtel versehen war und infolgedessen, ohne dass man sich darüber klar
wurde, wozu es dienen sollte, besonders praktisch erschien1.
Joseph n’est pas seulement la victime mais le maître (Herr) qui tire des
souffrances de « Franz et Willem » un plaisir certain (par une inversion
ironique des places de l’auteur et du personnage). Il les laisse fouetter
après avoir tâté la trique du bourreau (elle n’est pas brandie sous son
nez c omme le traduit Bernard Lortholary, mais est bien brandie, agitée,
comme l’indique le verbe schwingen) :
– Cette trique fait donc si mal ? dit K. en examinant l’instrument que le
bastonneur brandissait sous son nez.
– C’est ce qu’il va falloir nous mettre tout nus, dit Willem.
– Ah bon, dit K. en examinant le bastonneur, qui était hâlé comme un
matelot et montrait une figure farouche et sportive1.
Ce qui est alors suspendu dans un geste, en un objet (le cou, les yeux
noirs, la fourrure des femmes ou des magistrats pour K.), c’est le fétiche.
Et celui-ci, contrairement à l’objet du sadisme, ne doit pas être détruit,
1 G. Agamben, Homo sacer, op. cit., p. 97-100.
2 G. Deleuze, « Présentation de Sacher-Masoch. Le froid et le cruel », préface à L. von Sacher-
Masoch, La Vénus à la fourrure, Paris, Les Éditions de Minuit, 1967, p. 63.
Politique de Kafka 267
que les auteurs récusent qu’elle puisse être finale, mais surtout parce
qu’ils ne lui accordent ensuite aucune place dans l ’agencement kafkaïen.
L’idée que par le masochisme, ce qui est battu dans le fils, c’est sa res-
semblance avec le père pour faire advenir un nouvel homme, libéré de
tout l’ordre patriarcal : cette idée christique puisée dans l’œuvre et la
correspondance de Sacher-Masoch sera gommée1. En perdant sa charge
critique de la fausse contractualisation, le texte de Kafka perd aussi sa
teneur anarchiste.
1 Ibid., p. 86-89. Notons aussi une nette différence dans le texte de Deleuze par rapport à sa
source, Theodor Reik : la disparition de tout fantasme de passivité homosexuelle dans le
scénario masochiste. Il s’agit toujours pour Deleuze d’un homme frappé par une femme
et jamais celle-ci n ’a les attributs du père. Dans les deux principales scènes masochistes
du roman de Kafka, c ’est la virilité des « bourreaux » qui fait naître la passivité des
« victimes » (les termes de bourreaux et victimes ne renvoient ici à aucune réalité, mais
à des postures fantasmatiques, puisque c’est la victime, personnage-auteur, qui maîtrise
le scénario, de la hauteur de son ironie).
Lutte pour la Reconnaissance
Le capitalisme libéral
meinen Mitschülern war ich dumm, doch nicht der dümmste1 ») ; ce jugement
sera intériorisé et aussi mis en question, en un procès interminable de
(dé)culpabilisation. De plus, la quête de la reconnaissance non seulement
du personnage, mais aussi de l’auteur, voire de l’écrivain (malgré toute la
difficulté persistente à articuler ces différents niveaux textuels), permet
d’échapper à une théorie absolue de la littérature. Il ne s’agit pas alors
d’une assomption de l’esprit à soi-même, telle qu’elle advient à l’issue de
la Philosophie de l’esprit, où l’esprit prend conscience de sa forme interne
par l’art, la religion et la science, mais d’un processus de conscience
immanent au champ social et politique, où les textes de Kafka entrent
en dialogue avec ceux de Cohen, Buber, Landauer, Bloch, Rosenzweig…
dans une intertextualité c ontextualisée. C’est pour échapper à l’idéalisme
justement q u’Axel Honneth, dans sa thèse d’habilitation parue en 1992
en Allemagne2, propose de revenir aux écrits de la période d’Iéna3 pour
fonder sa philosophie de la reconnaissance (en l’appuyant sur la psycho-
logie sociale de George Herbert Mead).
La première forme de la reconnaissance est l’amour pour Hegel, y
compris l’amour physique puisqu’il est reconnaissance du « soi non
cultivé, naturel4 » : c’est le seul mentionné dans Le Procès. Si la relation
sexuelle amène à « se savoir dans l’autre5 », elle ne saurait suffire pour
Hegel : elle ne peut devenir un savoir réfléchi qu’en prenant une forme
sociale objective dans le mariage. Or, on l’a vu, la fiancée de Joseph est
une danseuse légère, et la moralité s’absente de chacune des relations
sexuelles. Joseph ne peut aimer que les femmes prises à un autre. Son
double identificatoire, le paysan de « Devant la loi », ne passe jamais
1 « Comparé à mes camarades d’écoles, j’étais stupide, mais pourtant pas le plus stupide »
(ma traduction), cit. par A. Ronell, Test Drive. La passion de l’épreuve, trad. C. Jaquet, Paris,
Stock, 2009, p. 116 ; sur Kafka, p. 110-121 en particulier, mais les références y abondent
tout au long de cette étude sur la vérité et l’épreuve scientifique qui peut en être faite.
Cette réflexion de Kafka sur la stupidité et les jugements aliénants est mise en parallèle
par Avital Ronell avec l ’esclavage, c omme le fera Axel Honneth.
2 A. Honneth, Kampf und Anerkennung, Frankfurt am Main, Suhrkamp Verlag, 1992. La
traduction française paraît en 2002, alors que la philosophie de la reconnaissance est
largement diffusée dans le monde anglo-saxon.
3 Les Ecrits de Iéna ou Philosophie de Iéna et, en particulier, le Système de la moralité (System
der Sittlichkeit), titre donné par Rosenkranz à cette préfiguration de la Phénoménologi de
l’esprit, e écrite durant les premières années à Iéna.
4 A. Honneth, La Lutte pour la reconnaissance, trad. P. Rusch, Paris, Les éditions du Cerf,
2002, p. 50.
5 Ibid., p. 52.
Lutte pour la Reconnaissance 271
l’hymen, rappelle Derrida qui insiste sur le fait q u’il demeure ante portas.
Onanisme et jouissance égoïste avec la prostituée sont les seules formes
d’amour du Procès. Il n’y a donc aucune advenue de l ’autre sur l ’immense
scène romanesque qui hésite entre la pure voix narrative neutre et le
quasi monologue d’une unique focalisation interne, au contraire de la
communication réussie dans la reconnaissance amoureuse :
La personnne aimée, étant assurée de notre affection, trouve la force de se
retirer en elle-même et de s’ouvrir à elle-même, et c’est seulement par là
qu’elle devient un sujet autonome, avec lequel l’être-un peut désormais
être vécu comme une intégration réciproque. Dans cette mesure, la forme
de reconnaissance de l’amour – que Hegel avait décrite comme un « être
soi-même dans un étranger » – ne constitue pas un état intersubjectif, mais
un arc de tension c ommunicationnel, qui relie continuellement l’expérience
de la capacité d’être seul à celle de la fusion avec autrui. L’« égocentrisme »
et la symbiose représentent ainsi un couple de contrepoids nécessaire l’un à
l’autre, dont seule l’action commune permet à chacun des deux partenaires
d’être avec soi-même dans l’autre1.
et K. est attiré par elle parce qu’il pourrait la prendre au juge1, dont on
sait par ailleurs qu’il représente une figure paternelle. K. s’amuse-t-il
du c omplexe d’Œdipe défini par Freud dès le début du siècle ? Sans
doute, mais cela lui permet aussi de mettre l’accent sur l’impasse de la
relation hétérosexuelle pour K., car de la femme la mère incestueuse
(Mme Grubach) ou la sœur incestueuse n’est jamais loin et il ne peut
donc avoir qu’un « rapport » furtif, un attouchement fait en cachette
des parents. L ’ouvrage pornographique que lit le juge à la place du code
juridique est un roman intitulé Les tourments que Grete endura de son mari
Hans. Les noms renvoient, bien entendu, aux personnages du conte de
Grimm, Hans et sa sœur Gretel. De plus, Grete est le prénom de la sœur
de Gregor dans La Métamorphose, récit dont l’une des clefs est l’amour du
frère pour sa sœur (qui l ’achève en lui lançant une pomme qui pourrira
dans son dos…). Le féminin interdit est réduit à la silhouette simplifiée
et redessinée à l’identique de la prostituée : yeux noirs, pommettes rouges
(le peintre Titorelli qui reproduit toujours la même copie a aussi une
sexualité perverse tournée vers l’inférieur, l’enfant cette fois). Dans la
femme, c’est le cou qui attire K. qui réduit l ’être au fétiche chosifié. Plus
généralement, les personnages sont des acteurs ou de simples fonctions
(des actants) donc duplicables : ils vont souvent par paires identiques,
des reproductions en miroir, sans que le stade du miroir ne soit jamais
une étape dans la construction de l ’individu qui passe par le regard de
l’autre pour parvenir à la conscience de soi. La prostituée est aussi la
seule figure féminine que la société, qui interdit l’inceste, lui autorise,
à la condition q u’il paie et se sente coupable.
Le tribunal est partout présent : banque, salle d ’audience, temple
le laissent entrevoir chaque fois que l’édifice ressemble à un bordel où
le désir primaire a pris la place du désir politique de reconnaissance.
Kafka eût pu imaginer un monde fictif où la conjonction de tous les
pouvoirs, politiques et économiques, se représenterait dans la mise en
scène d’une orgie romaine où un vieux despote profiterait d ’une accu-
mulation de jeunes filles si grande qu’elle ne pourrait correspondre à la
satisfaction d’aucun besoin.
1 Ibid., p. 98.
Lutte pour la Reconnaissance 277
1 Le texte de Kafka est encore éclairé par l’analyse heideggérienne d’un plaisir de
l’engloutissement dans le Néant, dans l’attirance-répulsion, mais l’on ne saurait aller jusqu’à
l’affirmation qu’il y ait révélation de l’être dans le néant, sinon en la comprenant en terme
purement négatif. Le paysan comme Kafka demeurent dans l’expectative et l’étrangeté.
Lutte pour la Reconnaissance 279
anciens, un lien structurel. Mais cette fois-ci il fonde ce lien sur le fait que le
contrat permet au sujet de renier sa parole après coup, du fait de l ’intervalle
de temps séparant l ’assurance formelle et l’exécution effective des prestations :
c’est « l’indifférence face à l’être-là et au temps » qui expose tout particuliè-
rement la relation contractuelle au danger de la violation du droit1.
donc la mise en relation des forces du monde. Kafka. Pour une littérature
mineure présente sur ce point l’avantage critique de ne pas psychologiser
l’histoire, mais de penser l’unité du monde présenté, de « la machine » :
« Puisqu’on ne peut pas faire le partage exact entre les oppresseurs et
les opprimés, ni même entre des espèces de désirs, il faut les entraîner
tous dans un avenir trop possible, en espérant que cet entraînement
dégagera aussi des lignes de fuite ou de parade, même modestes, même
tremblantes, même et surtout asignifiantes1 ». L’art fait affleurer ce qui
demeure caché dans la vie réelle : la médiation elle-même, par laquelle
s’invente une expérience collective. Il s’agit d’une mise en histoire du
désir, selon la lecture de Deleuze selon qui le désir n’est pas une affaire
individuelle mais une machine collective. Mais il faut reconnaître qu’il
n’y a pas, dans l’univers de Kafka surtout, un bon désir libérateur
opposé aux mauvais désirs d’assujettissement. Il n ’y pas de salut dans
le retrait esthétique de l’écrivain qui échapperait à la loi commune, en
étant l’exception à la démocratie :
K. s’aperçoit que lui non plus ne doit pas se laisser représenter, qu’il n’a pas
besoin de représentant, personne ne devant s’interposer entre lui et son désir.
Il ne trouvera justice qu’en bougeant, en allant de pièce en pièce, en suivant
son désir. Il prendra en main la machine d’expression, il rédigera la requête,
il écrira à l ’infini, il demandera un c ongé pour se c onsacrer entièrement à son
travail « presque interminable ». […] C’est en ce sens que le Procès lui-même
est un roman interminable. Un champ illimité d ’immanence, au lieu d’une
transcendance infinie2.
soit : dans les deux moments de son arrestation. Il est donc sous le
regard de l’autre, mais sous un regard qu’il ne peut rendre, incapable
d’engager la relation réciproque de la reconnaissance. S’il accepte fina-
lement d’être abattu comme un chien, dans la honte, c’est parce que
rien n’a c onstruit l’espace politique (disons, démocratique) qui permet
le « respect de soi » :
[…] puisque la jouissance de droits individuels met le sujet en mesure
d ’exprimer des exigences socialement recevables, elle lui ouvre la possibilité
d’exercer une activité légitime, grâce à laquelle il peut se démontrer à lui-
même q u’il jouit du respect de tous ses concitoyens. Les droits individuels
revêtent un caractère public dans la mesure où ils offrent au sujet un mode
d’action acceptable par tous ses partenaires d ’interaction ; c’est ainsi q u’ils
interviennent dans la formation du respect de soi. Car avec l’activité facul-
tative du recours en justice, l’individu dispose d’un moyen symbolique dont
l’efficacité sociale peut c onstamment lui démontrer qu’il est une personne
moralement responsable jouissant d ’une reconnaissance générale1.
’où le désespoir de Kafka devant les métaphores. Les critiques lui ont bien
D
fait payer cette volonté de révolte. Et alors qu’il s’amuse, dans Amerika par
exemple, à décrire le grand théâtre d’Oklahoma comme un paradis de carton-
pâte qui offre l’image la plus juste et la plus concrète du rêve américain et
de tous les rêves mystiques, les critiques de Kafka, de Max Brod à Marthe
Robert ou Blanchot, s’emploient à prouver la profondeur métaphysique et
métaphorique de son œuvre1.
oublié, refoulé, qui devait être effacé de la mémoire collective, afin qu’il
ne tirât pas de son crime une célébrité posthume. Le nom de Joseph
est déjà effacé de son vivant (puisqu’il est déjà criminel ?) se réduit à
une initiale : K. Le parallèle est alors tentant avec le propre effacement
programmé par Kafka, ou du moins sa déclaration d’intention que ses
œuvres fussent brûlées. L’effacement de sa propre œuvre serait conforme à
son propos anti-normatif, sa volonté d’être celui par qui le scandale arrive.
La pétrification est le contre-modèle imaginal opposé à la fluidité
du récit mimétique. Axel Honneth, dans un ouvrage paru en 2005 en
Allemagne, La Réification. Petit traité de Théorie critique (trad. S. Haber,
Gallimard, Paris, 2007) revient sur le concept de réification, théorisé
par Lukács dans les années 30. L’actualité de la réification sociale, son
retour évident, se manifeste d’abord dans la littérature :
[…] nombre de romans et de récits cherchent depuis peu à doter d’une espèce
’aura esthétique la pénétration des valeurs économiques dans notre vie
d
quotidienne. En utilisant certains procédés stylistiques ou certains champs
lexicaux choisis, ces œuvres littéraires suggèrent que l’on doit voir le monde
social comme si ceux qui y vivent se traitaient eux-mêmes et traitaient les
autres comme des objets morts, dénués de tout sentiment et ne manifestant
aucune volonté de se mettre à la place d’autrui. Cela va des écrivains américains
Raymond Carver et Harold Brodkey aux auteurs de langue allemande Elfriede
Jelinek et Silke Scheuermann, en passant par l’actuel « enfant terrible » de
la littérature française, Michel Houellebecq1.
Or, si la loi est sans justification, elle livre tout à l’arbitraire. Cela vaut
aussi bien pour l’impératif catégorique que pour une Loi ancestrale
antérieure même au Pentateuque (la Tora éternelle). Ainsi l ’indifférence
(par quoi je traduirai Teilnahmslosigkeit) n’est pas seulement une maladie
individuelle mais la paradoxale règle universelle. D’où la gémellité si
présente dans les textes de Kafka, l’indistinction entre les paires, les
balles de Obradek, les bourreaux dans le procès, etc. Deux n’est que
le chiffre d’une indistinction, dans lequel un troisième terme peut se
fondre, répondant ainsi à une pulsion érotique qui est aussi pulsion
de mort : dans la scène d’orgie de la première audience tous les corps,
d’ailleurs identiques par leur mise (barbe et complet noir), deviennent
masse indistincte et copulatoire ; dans la scène finale, Joseph fait un avec
ses bourreaux pour devenir une matière fondamentale inerte1. Il faut
relire alors le mythe poético-politique par excellence, celui de Prométhée,
fondateur pour le modèle goethéen (d’une nation et d’un monde lin-
guistique et littéraire), réécrit par Kafka : Prométhée y est moins le
voleur de feu que celui qui fusionne avec le rocher. Marthe Robert ne
manque pas de rappeler la proximité de la pétrification prométhéenne
avec le Capital : « […] on pourrait voir dans l’échange de propriétés
qui se fait ici entre l’homme souffrant et la pierre comme un pendant
ou une illustration de la thèse du jeune Marx sur l’aliénation2 ». Mais
sa thèse d’une exception littéraire, par laquelle Kafka devient un clas-
sique intemporel et échappe au « subjectivisme de ses contemporains »
ne lui permet pas de creuser cette piste et exige qu’elle s’en tienne au
niveau de la généralité mythologique, reflet d’une histoire personnelle.
Critique de l’État
par l’État. L ’on peut s’exonérer d’un acte, d’une parole, même d’une
profession de foi, mais pas d’être ce que l’on est.
Le c omportement de l’individu révèle l’omniprésence de l’État qui
a fait sien non seulement la religion et l’art mais aussi les aspects les
plus privés de la vie, et au premier chef la sexualité. Celle de Joseph ne
peut plus s’accomplir ailleurs que dans la proximité du pouvoir, dans
la mise en scène sado-masochiste, parce qu’il a « introjeté » la relation
d’autorité et en a fait une instance libidinale. Quoi qu’en aient Deleuze
et Guattari, la machine libidinale est donc aussi oedipienne et, dans cette
structure masochiste, la castration imminente empêche tout autant le
désir qu’elle le motive. Kafka joue alors avec le scénario oedipien qu’il
connaît bien et en déploie plusieurs configurations. L’avocat Huld est alité,
impuissant, et chez lui, Joseph accomplit pleinement son désir semble-t-
il. Mais même dans ce cas, la menace n ’est pas absente, car en s ’éclipsant
pour faire l’amour avec Leni, Joseph blesse les avocats qui auraient pu
l’aider et précipite ainsi son châtiment. Le fonctionnement pervers du
désir indique la réciprocité complexe qui lie l’individu aux autres. Plus
généralement, le crime de Joseph ne révèle pas moins sa faute indivi-
duelle, le défaut d’un sens de la moralité, que l’absence de communauté
substantielle. Le formalisme vide remplace la forme pleine d’un monde
conçu, dès le premier romantisme, comme une œuvre d’art – adéquation
du contenu et de la forme. Le Juif joue dans ce dispositif dissymétrique
le rôle anomal qui lui est reproché par une longue tradition antisémite,
se fondant sur la nécessité de la fusion des individus dans l’État nation.
Franz Rosenzweig, d’abord spécialiste de Hegel, montre combien l’État
est le représentant objectif de l’Esprit absolu et combien cela renforce
son autorité, dans la thèse de doctorat qu’il termine en 1914 et publie
en 1920. Le pas est progressivement franchi d’une étude académique
en une critique politique radicale du nationalisme, au nom du judaïsme
qu’il redécouvre à son tour. Il écrira en 1923 : « Déjà à l’époque où je
commençais à écrire mon livre sur Hegel, je considérais la philosophie
hégélienne comme nuisible1 ». La question du sionisme est alors, on l’a
vu, au cœur des débats ; pour les intellectuels juifs sceptiques à l’égard de
cette solution, comme l’était Kafka, le fait d’aller en Palestine ne faisait
pas échapper au risque (d’idolâtrie) inhérent à tout État : « Je ne puis
séjourner, écrit-il dans une lettre à Felice du 20 au 21 janvier 1913, trop
1 F. Rosenzweig, Briefe, E. Rosenzweig et E. Simon (éd.), Berlin, 1935, p. 476.
Lutte pour la Reconnaissance 291
de toutes les richesses qu’il prétendait posséder. Il devient très pauvre, il n’a plus
que lui-même, ne connaît plus que lui-même, personne ne le connaît plus […]1.
En un mot, ce n ’est pas l ’humanité en nous qui assure notre salut, mais
l’inhumanité de l ’humain, celle-même que Kafka ne cesse de figurer dans
des animaux ou des objets insolites. Le terme d’inhumanité désigne,
mieux que la « surhumanité » nietzschéenne une victoire paradoxale par
la faiblesse paulinienne (« La puissance s’accomplit dans la faiblesse »
2 Cor. 12, 9) et non par l’affirmation de la force, de la puissance vitale.
La dynamique de la faiblesse de K. désactive la loi et tend à la rendre
inexécutable. La fatigue si présente dans Le Procès et Le Château mime
la puissance messianique de l’« astheneia » qui « rendra inopérants tout
pouvoir, toute autorité, toute puissance » (1 Cor 15, 24)2. Mais comme
dans la révolution paulinienne, il n’y a pas de processus progressif de
destruction de la loi, malgré la métaphore du combat, clairement formulée
au début du Château. Ce qui rend justement illisible le récit, est qu’il
n’y a pas une loi d’un côté, et une victime pouvant se réclamer d’autres
valeurs de l’autre, mais la rencontre, sur le plan de l’allégorèse, de deux
anomies. Le rapprochement fait par Agamben dans Le Temps qui reste
entre l’anomie paulinienne et celle de l’état d’exception politique, tel
que le décrit Carl Schmitt éclaire cette complémentarité. L’État appa-
1 Ibid., p. 101.
2 Agamben étudie le rôle de l’astheneia dans la désactivation (katargein) de l ’autorité de la
loi, Le Temps qui reste. Un commentaire de l’Épître aux Romains, op. cit., p. 166-169.
Lutte pour la Reconnaissance 295
raît au début du Procès dans son essence, qui n’est pas fondée dans le
droit mais dans la pure autorité qui crée arbitrairement le droit. L’État
d’exception, et l’État nazi décrit dès 1933 dans Staat, Bewegung, Volk,
se passe de fondement éthique ; il reproduit le paradoxe du souverain
qui, ayant le pouvoir de suspendre la loi, est à la foi la loi et hors d ’elle1.
C’est de ce paradoxe d’une justice injuste, reposant sur des « concepts
juridiques indéterminés » (Carl Schmitt)2 que vit Le Procès. Dès que la
loi, c omme dans le texte de Paul, signifie la totalité de l’existence, elle
est inexécutable, imprévisible : « En ce sens on peut dire que, dans l’état
d’exception, dans la mesure où elle coïncide purement et simplement
avec la réalité, la loi est absolument inexécutable et que l’inexécutabilité
est la forme originaire de la norme3 ». Elle est tout autant au-delà du
sensé et du raisonnable que la foi, appelée par Paul « loi de la foi »
(nomos pisteos, Rm 3, 27)… qui en est l’abolition-conservation (katargein/
Aufhebung), manifestation d ’une « justice sans loi », Kafka joue de cette
symétrie entre une justice d’exception d’un état autoritaire et de la justice
sans loi de la grâce, car l’on ne sait jamais si les bourreaux sont décrits
comme des anges, ou si les anges se conduisent comme des bourreaux.
C’est pourquoi il n’est pas évident de trancher entre ce qui serait un
début du récit et ce qui en serait la fin, car le Jugement dernier se fait
à chaque page. K. est, comme Paul se présente lui-même aux gentils,
l’anomos en qui coïncident le réprouvé et le sauveur4.
Il n ’est pas non plus l’affirmation joyeuse (Deleuze) d’une pure imma-
nence, d ’une liberté abstraite (du désir désaliéné). Demeure au sein même
de l’écriture qui en est toute la trace, l’adhérence du « il » narratif au
« je » de l’écrivain. Cela implique qu’il n’y ait pas de saut qualitatif d’une
existence relative dans l’absolu littéraire forgé par Blanchot comme un
nouvel idéal romantique, mais au contraire travail incessant des processus
de médiation, d ’une médiation qui demeure certes problématique, car
1 Ibid., p. 177-178.
2 C. Schmitt, Staat, Bewegung, Volk. Die Dreigliederung der politischen Einheit, Hambourg,
Hanseatische Verlagsanstalt, 1933, p. 227. Il en existe une traduction française (épuisée
ce jour), C. Schmitt, État, mouvement, peuple. L
’organisation triadique de l’unité politique, trad.
A. Pilleul, Paris, Kimé, 1997.
3 G. Agamben, Le Temps qui reste. Un c ommentaire de l’Épître aux Romains, op. cit., p. 178-179.
4 « Le mystère de l ’anomie », ibid., p. 184-189. Le chapitre se conclut sur une relecture qui
montre combien Nietzsche reprend malgré lui la logique paulinienne : « L’Antéchrist
est […] une parodie messianique dans laquelle Nietzsche, en revêtant le costume de
l’anti-messie, ne fait que jouer à fond un scénario écrit par Paul », ibid., p. 189.
296 L’absolu et la littérature
La vérité comme drame tragique : telle est bien l’image qui hante le
théâtre tragi-comique du roman kafkaïen : « Notre art, c ’est d ’être aveuglé
par la vérité ; seule est vraie la lumière sur la face grimaçante qui recule,
rien d’autre » (Journal, 11 déc. 1917). C’est donc dans le monde des corps
que se joue le destin du personnage, mais l’enchaînement à son propre
corps de Prométhée ne dessine pas, dans la nouvelle de Kafka, la voie
heureuse d’une libération. Il n’y a justement plus d’extraterritorialité
dans le monde moderne (d’où découle le refus du sionisme), et la litté-
rature n’est en rien un archipel autonome, mais, au mieux, la conscience
projetée dans la fiction de cette situation, de la pure facticité. C’est dans
ce monde sans absolu, qu’il s’agit, pour les penseurs juifs, de déterminer
une révolution dans l’immanence. Rosenzweig verra dans le temps du
rite, de la loi immémoriale, le basculement du temps de l’errance dans
le plérôme utopique, quand « Une forme de vie unique, réunissant d ’un
seul tenant loi et coutume, remplit l’instant présent et le rend éternel1 ».
Lecteur de Rosenzweig, mais éloigné de lui par une volonté de devenir
(ou de demeurer) marxiste, Benjamin conjuguera idéalement, dans sa
critique de l’écrivain, la perspective messianique et un pessimisme
athée. Il perçoit alors dans Kafka la teneur apocalyptique, qui rejette
absolument tout l’ordre du cosmos et du destin dans le règne du mal.
Le Procès est une réécriture d’Œdipe roi, puisque le roman réinvente une
structure de la c ondamnation inéluctable, à laquelle concourt Joseph
dans la mesure même où il tente de la conjurer.
Le messianisme révolutionnaire
Hannah Arendt pense que l ’on prête trop à Kafka (« […] il ne cherchait
apparemment pas à être un génie ou l’incarnation de quelque grandeur
objective2 ») et adopte une lecture (faut-il la dire peu littéraire ou peu
philosophique ?) qui réduit le point de vue de l ’auteur à celui d’un héros
à la recherche du vrai qui, fort de sa raison, s’oppose à un univers mau-
vais. Le personnage kafkaïen est ainsi l’homme « de bonne volonté »,
et non celui qui, à l’intérieur du monde tel q u’il est, le subvertit par
son infinie faiblesse. Au contraire pour Benjamin, le geste de K., dans
Le Procès comme dans Le Château, est le geste politique par excellence
dans la mesure où il nie absolument le monde tel qu’il est et ne veut
pas le réformer mais le sauver. Annah Arendt n’est pas sensible au style
impersonnel de Kafka, où ne s’exprime plus aucune volonté ni aucun
volontarisme politique. L’expressivité disparaît au profit de la forme
passive du « style apocalyptique » (Jacob Taubes)3, qui dit l’impuissance
de l’homme devant des puissances écrasantes, depuis Marx jusqu’aux
écrivains expressionnistes. Le geste révolutionnaire consiste à s’effacer
jusqu’à faire advenir un autre Royaume : le millénarisme de Thomas
Münzer plutôt que le c ompromis de la Réforme luthérienne4. Luther
entendait donner à chacun le droit de tuer le rebelle mis au ban et
son autorisation de l’état d’exception contre le révolté semble l’exacte
description de la mise à mort de Joseph : « […] un homme en révolte
dont on peut prouver qu’il l’est bien, est déjà mis au ban au nom de
l’Empereur et de Dieu, et que le premier venu qui peut et veut bien
1 Luther, « Contre les bandes de paysans qui brigandent et assassinent » (« Wider die räu-
berischen und mörderischen Rotten der Bauern »), Werke, Weimar 1888, vol. 18, p. 357-361 ;
on trouve la traduction in J. Taubes, Eschatologie occidentale, op. cit., p. 140.
2 M. Löwy, Juifs hétérodoxes, op. cit., p. 38.
3 Ibid., p. 39.
Lutte pour la Reconnaissance 301
peuple (qui, de plus, existe déjà de toute antiquité) sans État, et sous
quelle autorité ? La question du rapport personnel de Kafka avec son
père importe moins ici que la figure d’autorité : « […] il n’y a pas,
écrit Kojève, d’Autorité sui generis de la Minorité. Et l ’analyse des cas
concrets montre que la Minorité se réclame toujours de l’Autorité
soit de Père, soit de Chef, soit de Maître, soit de Juge (ou de leurs
‘combinaisons’)1 ».
La temporalité romanesque n’a pas besoin de dénoncer l’illusion du
progrès : elle éradique tous les procédés linguistiques et toutes les scénarii
qui font que, dans l’existence, l’on se conforme à cette temporalité fictive,
où « l’avenir n’est pas un avenir, mais seulement un passé infiniment
étiré et projeté en avant. Car sans une telle anticipation, l’instant, au lieu
d’apparaître comme éternel, n’est qu’un voyageur qui se traîne intermi-
nablement sur la longue route du temps2. » Joseph, comme le paysan de
« Devant la loi », se traîne en effet jusqu’à l’épuisement, j usqu’à la mort,
mais dans l’attente qui justifie ce retardement, d’un salut impromptu.
Pour le peuple juif, sa propre temporalité, le fait que les années se succèdent, a
le sens d’une attente, tout au plus d’une errance, mais non pas d’une croissance ;
celle-ci impliquerait que son achèvement dans le temps n’a pas encore été
atteint, ce qui reviendrait à nier son éternité. Car l’éternité signifie qu’entre
le moment présent et l’achèvement il n’y a pas de place pour le temps, mais
que tout l’avenir peut être déjà saisi dans aujourd’hui.
au fond le même jour qui revient toujours sous la forme des jours de
fête, lesquels sont des jours de commémoration1 ». Les personnages de
Kafka vivent dans ce temps sacré où ils répètent l’exil, la sortie d’Égypte,
le sacrifice… en un présent à la fois saturé d’être advenu et infiniment
léger de ne plus se soucier de devoir être. Tel est le soulagement final
du personnage à accepter son sort, puisque le récit démontre qu’il est
déjà mort dès la première ligne. Tout le texte dit à chaque instant ce
dont le personnage ne semble prendre conscience qu’in articulo mortis.
L’errance dans le labyrinthe aux embranchements trompeurs réécrit,
pour l’âge moderne, une initiation gnostique2 qui oppose à ce monde
de ténèbres son envers lumineux : un autre monde et un autre éon dans
lequel on pourrait passer. « L’homme étranger » du manichéisme a pour
rôle d’ouvrir cette brèche à la circonférence du monde : il le sauve en se
sauvant soi-même car il est identique au rédempteur vers lequel il va3.
Son temps est apocalyptique : entre attente et révolution accomplie4.
C’est pourquoi Benjamin empruntera l’image spatiale de « Devant la
loi », dans la thèse XVIIa sur le concept d’Histoire, pour faire du paysan
l’image du social-démocrate qui attend que se réalise l’idéal de la société
sans classe au lieu de comprendre que le temps est venu !
Une fois que la société sans classes était définie comme une tâche infinie, le
temps homogène et vide se métamorphosait pour ainsi dire dans une anti-
chambre, dans laquelle on pouvait attendre avec plus ou moins de placidité
l’arrivée d ’une situation révolutionnaire. En réalité, il n ’existe pas un seul
instant qui ne porte en lui sa chance révolutionnaire – elle veut seulement être
définie comme spécifique, à savoir comme chance d’une solution entièrement
nouvelle face à une tâche entièrement nouvelle. Mais elle se vérifie non moins
par le pouvoir d’ouverture de cet instant sur un compartiment bien déterminé
du passé, j usqu’alors fermé. L’entrée dans ce compartiment coïncide strictement
avec l’action politique ; et c’est par cette entrée que l’action politique peut
être reconnue, pour destructive qu’elle soit, comme messianique. (La société
1 W. Benjamin, « Sur le concept d’histoire », op. cit., p. 440.
2 Jacob Taubes, Eschatologie occidentale, op. cit., p. 31-39. Il s’appuie en particulier sur
H. Jonas, Gnosis und spätantiker Geist, Göttingen, 1934 (La religion gnostique. Le message
du dieu étranger et les débuts du christianisme, trad. fr. L. Evrard, Paris, Flammarion, 1978).
3 Ibid., p. 38. On retrouve dans les récits mandéens le thème de l’appel, du sommeil trom-
peur, de l ’Etranger dans la maison qui tente de le repousser.
4 Jacob Taubes oppose ainsi le c hiliasme et l’utopie : « L’Empire millénaire n ’est pas fondé,
mais il vient ; il ne se trouve pas quelque part mais il advient, on ne le découvre pas,
mais on l’attend », Eschatologie occidentale, op. cit., p. 169. C’est précisément ce caractère
utopique qui rendait le sionisme suspect au jugement de Kafka.
Lutte pour la Reconnaissance 303
sans classes n’est pas le but final du progrès dans l’histoire, mais plutôt son
interruption mille fois échouée mais finalement accomplie.)1
Le héros est épuisé non par sa lassitude désœuvrée, mais parce qu’il
mène une lutte titanesque de la pensée pour parvenir à ce fondement. Le
mouvement messianique que Kafka touche de si près s’inscrit dans une
volonté de contrer au contraire la rationalisation des « Temps modernes »
qui vise à séparer les faits du savoir. Le jeune homme kafkaïen est sommé
par la réalité elle-même de redonner un sens vivant à un monde mort
et son échec n’est que la prémisse d’une œuvre à venir. Ses romans,
inachevés, ne devaient pas être publiés car ils étaient réellement pour
lui des propédeutiques à une communauté politique, non à l’absolu lit-
téraire. Kafka écrit selon une poétique du paradoxe, de l’aporie, qui est
comme la version sèche de l’observation clinique de la prose maniérée
et passionnée de Bloch. Dans les deux cas pourtant (et l’on pourrait
associer Benjamin à cette poétique), l’écriture est toujours le tranchant
d’un renversement. La fin du chapitre « Symbole : les Juifs », offre le
double passionnant de la fable « Devant la loi » du Procès :
La pure pensée indépendante du sujet du vécu et de l’appréhension, la vieille
intellectualité, le jeu consistant à s’essayer benoîtement à résoudre l’énigme
du monde, c omme si c ’était notre affaire et comme si cela ne portait pas outre
mesure à conséquence si le rébus, qui n’est que pour nous et qui n’en est pas
un en soi, était une fois résolu – tout cela se précipite vers un ébranlement, un
dénouement, une réorganisation qui n’est pas moindre que le renversement
des tendances du savoir pur à la Renaissance2.
récit n’est pas clos, il ne repose sur aucun archi-récit, mais il est à soi-
même immanent.
À première lecture, les textes de Benjamin sur Kafka, se perdant
en des remarques ponctuelles sur des aspects mineurs des textes, sont
de portée nulle si l’on n ’y décèle pas en quoi le philosophe se cherche
dans l’écrivain : il y reconnaît son propre souci de percevoir le salut au
pli même de la plus grande catastrophe historique (disons de l’Histoire
conçue c omme la catastrophe). Le mot d’ordre de Kafka pourrait être
celui du surréalisme (et du communisme rêvé par Benjamin) : « pes-
simisme sur toute la ligne1 ». Le personnage masochiste qu’est K.
précipite la catastrophe : il se jette dans le danger qu’il redoute, à la
fois pour mettre fin à son anxiété et pour en tirer le plaisir masochiste
maximum tant attendu, tant retardé. Benjamin observe principalement
deux faits (sans expliciter ce qu’il y voit) : la prévalence du geste figé
et la présence d’éléments archaïques, primaires. Pour l’expliciter, il
faut rappeler que Benjamin, qui en est le contemporain, voit en Kafka
le premier des intellectuels juifs qui réintroduisent l’idée du salut
dans la pensée occidentale. Tous deux le font dans une perspective
matérialiste (contrairement à Rosenzweig, vis-à-vis duquel Benjamin
demeure d ’abord distant) : c’est au sein du concret le plus particulier,
dans l’interstice d’une porte, que Joseph recherche l’issue au procès de
l’Histoire, qui fait de son existence un processus entropique. Ce sens
du titre, si évident en allemand, semble l’être tellement qu’il échappe,
comme la lettre volée, à l’inspection habituelle du critique. En cela
aussi, Kafka est proche des surréalistes en ce qu’il reconnaît « le quo-
tidien comme impénétrable, et l’impénétrable comme quotidien2. »
Le « procès » est le développement nécessaire des choses dont le cours
échappe à l ’individu ; mais comme titre, Le Procès est le procès fait à ce
procès. L’Histoire lui échappe d’autant plus qu’il fait sien le point de
vue de l’autre, l’Allemand qui le place hors de l’Histoire. N’étant pas
une nation, Israël est, dans le grand jeu occidental, jugé par un tribunal
1 « Méfiance quant au destin de la littérature, méfiance quant au destin de la liberté,
méfiance quant au destin de l’homme européen, mais surtout trois fois méfiance à l’égard
de toute entente : entre classes, entre peuples, entre individus. Et confiance illimitée dans
l’I. G. Farben, et dans le perfectionnement pacifique de la Luftwaffe », W. Benjamin, « Le
Surréalisme. Le dernier instantané de l’intelligentsia européenne » [1929], in Œuvres,
op. cit., t. II, p. 132.
2 Ibid., p. 131.
Lutte pour la Reconnaissance 305
K. est vu, il est la victime, mais il attend aussi d’être vu et que s ’instaure
une communication avec un, avec tous, par ce spectacle de la tragé-
die (« Waren es alle ? » se traduisant littéralement mais fidèlement par
cette anomalie grammaticale : « Etait-ce tous ? »). Il attend du spectateur
lointain un partage muet, d’être vu sinon entendu, dans la communication
infra-langagière des Moi authentiques. Derrière le langage qui n ’est jamais
le sien propre, puisque proféré dans la langue commune, la littérature
suppose un pré-langage silencieux, visuel ou musical, qui le justifie – et
cette pré-supposition est le seul mode qui puisse le désigner comme art
ou le texte comme littérature. Dans L’esprit de l’utopie, Bloch a forgé pour
l’apparence artistique le concept de Vorschein. Kafka partage avec Bloch et
Rosenzweig l ’idéal de l ’œuvre comme spectacle ou c omme chant, jamais
comme discours, parce que l ’art appelle une c ommunauté utopique qui ne
soit ni la nation linguistique ni l’État qui l’incarne, mais une c ommunauté
à venir. Les communautés réelles, y compris celle des exploités, du peuple
de prolétaires qui gît au pied du château ou dans les limbes du tribu-
nal, n’échappe pas à la contagion du mal. Au jeune Janouch qui voyait
dans le mouvement ouvrier un rempart contre l’antisémitisme, Kafka
répondit : « Vous vous trompez. Je pense que l’antisémitisme gagnera
même le monde ouvrier2 ». Dans le Procès, les esclaves ne permettent q u’en
apparence à Joseph de lutter contre leurs maîtres.
1 J.-J. Rousseau, Discours sur cette question proposée par l’Académie de Dijon : « Quelle est l’origine
de l’inégalité parmi les hommes et si elle est autorisée par la loi naturelle ? », in Du contrat social
et autres œuvres politiques, Paris, Garnier Frères, 1975, p. 60.
2 G. Janouch, Conversation avec Franz Kafka [1951], trad. B. Lortholary, Paris, Maurice
Nadeau, 1978, p. 232.
Conclusion
Beckett, où tout se tait pour laisser parler enfin la Vérité pure par-delà
les apparences du commun. Cet absolu-là aussi a fait son temps.
La « nouvelle mythologie » collective disparaît au profit d’un mythe
de l’écrivain absolu et abous de l’Histoire. La lecture inaugurale de
Maurice Blanchot a sans doute extrait Kafka de tout « je » historique
pour en faire le « il » de l’exceptionnalité de l ’Ecrivain ; le « je » dont il
est question est un je transcendantal, celui de l’écrivain, et « il » celui
de la pure littérature, la construction impersonnelle. Tel est l’espace
littéraire : la distance qui sépare l’auteur de la Littérature, de moi à
soi. Il ne demeure plus d’objet ni de sujet, et l’écriture n’est plus la
relation dialectique d ’un sujet se posant dans l’objet. La projection
d’une c onception mallarméenne de la littérature par Blanchot connaît
une seconde naissance grâce à la linguistique saussurienne, le signe
n’existant que comme abolition du signifié. « L’absolu littéraire » bâtis-
sait ainsi une mystique de la littérature (la littérature niant le monde),
réinventant un romantisme pré-nietzschéen, pré-structuraliste, plus
français qu’allemand1. Sous couvert de penser l’œuvre comme Sujet
autonome, afin de mettre fin à une histoire des « auteurs », la critique
post-structurale échoue précisément à sortir d ’une poétique et d ’une
politique du sujet. Kafka n’est plus un individu dans son temps, mais
un génie auto-producteur dont le nom est celui d’une œuvre. Toute
littérature prend le visage du rentier qui s’invente dans l’espace clos de
sa chambre, niant du trait de plume le monde extérieur, ou n’en faisant
que l’aliment des cendres du souvenir.
Paradoxalement, l’absolutisation de la littérature entraîne sa mino-
ration dans le champ du savoir. Les lectures françaises de Kafka, post-
modernes (la littérature est à soi-même son objet) ou positivistes (la
littérature dit le monde de Kafka), s’accordent à rapporter Kafka à ce
qu’il a de plus individuel, et d’abord à son corps. Il est soit un enfant,
soit un animal. Leur point commun est de restreindre ou nier qu’il y
ait une pensée politique dans le texte ; dans les deux cas, la littérarité
se mesure à sa gratuité. En 1974 et 1975, un séminaire d’anthropologie
sur l’identité « autour » de Claude Lévi-Strauss (et en sa présence) confie
1 On le perçoit dans l’insistance sur l’apport des moralistes français à l’esthétique du frag-
ment qui fonde l’Athenäum. Un lecteur non averti de cette filiation ne trouverait sans
doute pas spontanément une imitation de Chamford dans les textes ici réunis… Cette
volonté de franciser le texte rappelle fortement celle affichée par Nietzsche de se réclamer
de Voltaire et de l’esprit français.
Conclusion 313
La littérature ne pensant pas, n ’agit pas sur et dans le monde, mais relève
d’un domaine séparé, gratuit et donc gracieux, du langage. Au mieux,
la littérature sera l’exemple singulier qui vient confirmer le discours
1 R. Barthes, Essais critiques, op. cit., p. 264.
314 L’absolu et la littérature
Kafka. Kafka a fait partie du cercle Bar Kokhba, il a envoyé ses écrit
à Martin Buber, dont les conférences pragoises sont, au moment de la
rédaction du Procès, le détonateur d’un messianisme romantique parmi
les intellectuels juifs assimilés. Ce messianisme révolutionnaire du début
du vingtième siècle est très précisément la résurgence du romantisme
allemand dans la pensée de Bloch, Rosenzweig, Benjamin et du jeune
Lukács qui projetait de rédiger un grand livre sur le romantisme, Die
Romantik des xix. Jahrhunderts, dont la dernière partie eût été consacrée à
Schopenhauer, Baudelaire, Kierkegaard, Flaubert et Ibsen1. Ces auteurs,
où figurent les deux maîtres à penser et à écrire de Kafka, Flaubert et
Kierkegaard, servent à l’élaboration d’une pensée de la libération juive
– et donc universelle, si l’on entend autre chose dans ce mot que la
coquille vide de l’individualisme2. Mais on préfère rabattre l’anonyme
personnage K. sur l’auteur, pour faire de Kafka un pur produit de son
texte, sans attache, sans filiation ni littéraire, ni surtout intellectuelle.
Ne demeure de cet épurement que la poésie mallarméenne, le « livre
sur rien » retenu de Flaubert ou l’autodafé de son œuvre par Kafka,
permettant de recueillir dans l’urne littéraire les cendres du réel. Le
texte kafkaaïen contient pourtant une critique radicale du capitalisme
et de l’État, beaucoup plus aiguë que l’on ne l’attend d ’un écrivain,
faite au nom d’une autre totalité, ouverte sur l’infini pour reprendre les
deux termes de Lévinas – qui puise directement aux mêmes sources que
Kafka (Buber). Le concept critique de « réification », de morcellement
de l’expérience, n’existe pas sans son envers : la restitution de la vie
intégrale. C’est en cela que Kafka est romantique, non dans sa misère
personnelle supposée : en ce qu’il écrit la nouvelle mythologie sombre,
la gnose des temps modernes3. Le romantisme, qui renaît au début du
vingtième siècle, signifie précisément la construction possible de la vie
comme œuvre d’art (totale) : il est donc aussi un programme politique,
et subsistera jusque dans sa praxis marxiste du penseur de la réification
1 Ces textes se trouvent aux archives Lukács de Budapest. M. Löwy, « Le romantisme
révolutionnaire de Bloch et Lukács », in Réification et utopie. Ernst Bloch et György Lukács.
Un siècle après, Acte du colloque du Goethe Insitut, Arles, Actes Sud, 1985, p. 104. La
note 6 donne les références de l’article de György Markus qui leur est consacré, p. 114.
2 Ce sont les auteurs q u’il relèguera dans l’irrationalisme, dans sa période marxiste ortho-
doxe ultérieure.
3 La référence à Chaplin passe aussi par les affinités que Benjamin permet de saisir entre
les deux auteurs.
Conclusion 317
Théorie critique
cause d’un oedipe mal dépassé, mais parce q u’ils sont les individus de la
société moderne, post-révolutionnaire, capitaliste et étatique. Ils obéissent
donc à une double injonction contradictoire : celle de l’intégration et
celle de l’universalité. L’opposition entre la communauté et la société
est une chose bien connue et formalisée par Ferdinand Tönnies, dont
l’ouvrage Communauté et société connaît son plein succès au moment de
l’écriture du Procès à la suite de sa réimpression en 19121. L’aspiration
communautaire est une chose du passé ; de cela Kafka, doublement
étranger – même à retenir cette hypothèse – comme juif et écrivain,
a conscience.
Le modèle « progressiste » mis en exergue du dix-neuvième siècle par
Schlegel, dans le programme d’une « poésie universelle progressive », et
par Hegel, assignait à l’art la tâche de participer à une culture (Bildung)
émancipatrice. Le fragment, s ’il est destiné à s ’intégrer dans un tel procès,
n’est qu’une fenêtre parmi d’autres, une monade prise dans un sens qui
l’englobe et qu’il incombe à la pensée de découvrir. Tel est le manifeste
de la c ommunauté à venir dans l’Athenäum : le thème de la mythologie
et de la religion, qui deviendra central dans ce qu’on appelle le second
romantisme, est donc déjà présent, mais comme idéal révolutionnaire
au moins jusqu’en 1807. La manifestation sensible de l’idée dans l’art
s’inscrit donc dans l’Histoire ; c ’est pour éviter ce danger que l’on inventera
une théorie de la Littérature en majuscule. Hegel, polémiquant contre
l’ironie romantique, visait non pas le tout de la littérature, ni l’intégralité
du projet de l ’Athenäum, mais le risque inhérent au style épigramatique
de Schlegel : la clôture sur soi, la jouissance individuelle de soi du bel
esprit. Avec Tieck, il voyait poindre le danger à venir de la machine qui
tourne à vide, se détache du monde commun. Hegel critiquait en Tieck
un devenir possible de la poésie. La décontextualisation de l ’écriture est
certes en soi un geste politique (en l’occurrence anti-sartrien et anti-
marxiste) : le refus de la praxis politique passant par la médiation (d’un
parti, syndicat, d’une organisation). La minorité, leitmotiv des études sur
Kafka, de Bataille à la sociologie de la littérature la plus c ontemporaine,
désigne aussi une volonté de refuser l’héritage politique des lumières,
définit par Kant comme une accession à la majorité. À la politique des
1 Gemeinschaft und Gesellschaft. Abhandlung des Communismus und des Socialismus als empirischer
Culturformen [1887], est republié en 1912 avec un nouveau sous-titre : Grundbegriffe der
reinen Soziologie.
Conclusion 319
La religion (qui doit faire le lien) est la première affectée par l’ironie
critique de Kafka, qui contamine à leur tour la politique et l’art, et
leur c onciliation par la philosophie. L’impertinence du texte littéraire
vis-à-vis des autorités n’est pas simplement une distance critique mais
une pensée du politique. Son acte révolutionnaire consiste à multiplier
les intercessions (le prêtre), médiations (l’avocat) et représentations (le
peintre) au point de dissoudre tout fondement de l’autorité. L’écriture
ne prend donc aucune hauteur métalinguistique : le critique n’est pas
non plus une instance de/dans l’écrivain. Pas davantage, Kafka ne
s’oriente vers un salut par l’écriture. Il a beau écrire le soir, opposer la
vocation d ’écrivain à la tâche du travailleur, son texte ne rompt pas
avec le monde c ontemporain et affirme au contraire que l’écriture n’est
pas une fuite et qu’il n’existe pas d’issue transcendantale. Sa modernité
réside dans la reconnaissance que les idiomes, fondés chacun dans sa
communauté respective, ont disparu au profit d ’une langue universelle
qui est la forme ultime de l’aliénation capitaliste. La neutralité littéraire
qu’il atteint est la marque de l’échec. Comme les écrivains et musiciens
expressionnistes, il a pris acte de l’avènement de la marchandisation
de l’art et d’un fonctionnement autonome de la langue sans corps ni
fondement ontologique. Chacun devient étranger au sein même de
l’étrangeté et personne ne peut se retirer dans l’ancienne familiarité
de la langue maternelle. Le conte dit le moment agonique, où l’unité
brisée tombe dans l’image allégorique. Demeure de cela l’esquisse d’un
combat insensé du pouvoir autoritaire qui ne peut reconnaître ce qui
le nie, et qui pourtant signe son échec dans sa tentative de défendre
son inanité : « La singularité quelconque, écrit Agamben dans La
Communauté qui vient, qui veut s’approprier son appartenance même,
son propre être-dans-le-langage et qui rejette, dès lors, toute identité
et toute condition d’appartenance, est le principal ennemi de l’État1 ».
Le style neutre de Kafka détruit la forme poétique pour une prose
apocalyptique, c’est-à-dire sans différence. Il développe ces allégories
indécidables (mais non insignifiantes) qu’il trouve dans Kierkegaard
et qui font précisément passer de la philosophie politique du commun
à la poétique de l’individu sans identité. C’est dire combien personne
moins que Kafka ne se peint soi-même, ne vise à se connaître, et encore
moins à fonder une poétique de l’idiosyncrasie absolue. La stratégie
1 G. Agamben, La Communauté qui vient, op. cit., p. 90.
322 L’absolu et la littérature
1 Dans Le roman de la démocratie, Nelly Wolf fait du roman un genre contractuel né avec le
nouvel âge démocratique et républicain. L’on peut ajouter que, depuis Stendhal et Flaubert
jusqu’à la période la plus récente, le roman témoigne surtout d ’une mise en doute de
l’idéal contractuel et renvoie aux contradictions du modèle démocratique. N. Wolf, Le
Roman de la démocratie, Presses Universitaires de Vincennes, Saint-Denis, 2003.
2 L’on citera par exemple D. Pernot, Le roman de socialisation, 1889-1914, Paris, PUF, 1998
et l’on renverra aux nombreuses publications allant dans cette direction des Presses
Universitaires de Vincennes.
3 E. Renault et Y. Sintomer (éd.), Où en est la théorie critique ?, Paris, La Découverte, 2003.
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263, 266, 277, 292, 294-295, 320-321 219, 221, 234, 237, 251, 261-268,
Arendt, Hannah : 262, 298-299, 315 273, 278, 280, 290, 292, 295, 310,
314, 319-320
Badiou, Alain : 19, 58, 221, 292-293, Derrida, Jacques : 19, 25, 31, 37, 42, 59,
311, 322 75, 123, 143, 158, 167-168, 171, 196,
Barthes, Roland : 9-10, 14-16, 18, 36, 201, 204, 211, 215, 222-223, 228,
42, 135, 171, 212, 313-314 230-231, 237-238, 240-244, 249, 251,
Baumgarten, Alexander Gottlieb : 261, 267, 271, 309, 311, 319
38-39, 44-46, 49, 51, 111-112 Descartes, René : 134, 307, 313
Behler, Ernst : 47, 67-68, 72, 75, 79,
90, 127, 131, 137 Fichte, Johann Gottlieb : 65-66, 69-71,
Benjamin, Walter : 10, 25, 36, 52-53, 55, 97-100, 102, 113, 131, 138, 140, 146
70-71, 129, 131, 140, 143-144, 152- Foucault, Michel : 10, 17, 91, 201, 215-
154, 166-167, 172, 198, 203, 222, 225, 216, 317, 320
227-228, 230-231, 235-236, 239, 244, Freud, Sigmund : 187, 192-194, 196,
255-256, 274, 298-305, 307, 316, 320 240, 244, 267, 275-277, 282
Blanchot, Maurice : 10-15, 17-19, 22,
24-26, 31, 35, 41-42, 44, 61, 75, 78, Gadamer, Hans-Georg : 47
98, 143, 158, 166-169, 170-171, 173, Genette, Gérard : 31, 48
177-178, 183-186, 188, 196, 201, 204, Goethe, Johann Wolfgang von : 21, 32,
206, 208-212, 219, 221-223, 233-234, 58, 61, 72, 76, 83, 87, 89, 91, 91, 105,
236-239, 279, 285, 295, 309, 311-312 111, 117-118, 120, 127-128, 131, 138,
Bloch, Ernst : 161-162, 246-249, 253, 140, 148, 155, 162, 180, 196, 198-
254, 256, 257, 270, 299, 303, 308, 316 199, 247, 288, 316
Bonaventura : 82-83
Burkert, Walter : 105, 107 Habermas, Jürgen : 92, 162, 287
Brod, Max : 179, 181, 188-191, 193, 196, Hegel, Georg Wilhelm Friedrich : 13,
200, 203, 205, 208-209, 224, 227, 15, 17, 20-22, 24, 26, 35-38, 42-43,
229-232, 235, 245-246, 251-252, 255, 49, 53, 55, 60, 63-66, 69, 72-73,
269, 273, 275, 282, 285-286 75-76, 80-81, 85, 91-92, 95, 97, 99,
Butor, Michel : 178 104-107, 109-110, 112-116, 118, 123,
127, 131, 136-138, 145-146, 148-157,
Deleuze, Gilles : 10, 42, 98, 112, 160-162, 170-173, 178, 183-184, 204,
158, 173, 178-179, 181, 185-188, 218-219, 240-242, 251, 255, 270-271,
336 L’absolu et la littérature
278, 281, 285, 289-292, 305, 311, Man, Paul de : 13, 135
313, 315, 318-320, 322-323 Miller, Joseph Hillis : 33
Heidegger, Martin : 160-163, 166-168, Milner, Jean-Claude : 16, 18, 317
172, 241, 278, 322
Herder, Johann Gottfried von : 57, 71, Nancy, Jean-Luc : 10, 14, 16, 20-23, 31,
90, 128, 130 34-37, 40, 43, 48, 52, 59-61, 69-70,
Honneth, Axel : 147, 200, 270, 274, 74, 95, 98, 134, 146, 159, 162, 167-
279, 281, 284, 286-287, 320, 322 169, 177, 209, 241, 310, 322
Novalis (Friedrich von Hardenberg) : 17,
Jacobi, Friedrich Heinrich : 78 21, 55-56, 71-72, 76, 88, 100, 103,
Jean Paul : 45, 51-52, 66-67, 79-84, 105, 115, 125-127, 129, 140, 143, 146,
125, 146-148 148, 164, 167, 171, 185, 314
Kafka, Franz : 10, 13, 77, 98, 112, 161 Puech, Henri-Charles : 235, 236
et passim, 173-308, 310, 312-313, 315-
321, 323 Queneau, Raymond : 29, 170-171
Kant, Emmanuel : 16-17, 20, 24, 31,
39, 41, 45, 47-49, 51, 62, 64-66, 69, Rancière, Jacques : 12, 16-20, 26, 37,
70, 72, 75, 85-86, 90, 106-107, 113, 42, 58-59, 103, 167, 244, 252, 319, 322
127-128, 131, 139-140, 146, 151, 153, Rivette, Jacques : 135-136
157, 196, 218, 240, 244, 247, 267, Robert, Marthes : 10, 179, 189, 192,
291, 318-319, 322 199, 201, 204, 206, 208, 212-213,
Kierkegaard, Sören : 74, 160, 181- 221, 224, 229, 243, 245, 247-248,
182, 188, 206, 213, 221, 236, 247, 251, 261, 266, 269, 285, 288
253, 257, 278, 289, 292, 300, 305- Rosenkranz, Karl : 65, 67, 145, 150, 270
306, 316, 319-321 Rosenzweig, Franz : 161, 198-199, 202,
Kojève, Alexandre : 38, 170-171, 260- 221-223, 229, 247, 250-252, 258-259,
263, 282-283, 301 270, 281, 289-290, 292, 296-298,
301, 304-305, 308, 316
Landauer, Gustav : 196, 247-249, 270, Rousseau, Jean-Jacques : 128, 135, 172,
300 251, 307, 308
Lacoue-Labarthe, Philippe : 10, 14,
16, 20-23, 25, 31, 34-38, 40, 43, 48, Sartre, Jean-Paul : 12-13, 15-18, 26, 37,
54-55, 59-61, 74, 95, 98, 104, 134, 178, 184, 204, 211-212, 317
146, 158-160, 163, 166-167, 172, 177, Schaeffer, Jean-Marie : 10, 37, 60, 64,
209, 310, 322 72, 75-77, 90, 129, 131, 134-135, 139
Lahire, Bernard : 206, 212-214, 221 Schlegel, August Wilhelm : 17, 33, 50,
Leibniz, Gottfried Wilhelm : 45, 57, 61, 67-68, 77-78, 95, 127-130, 133-
111, 152 134, 141, 148
Lévinas, Emmanuel : 161, 222, 251, Schegel, Friedrich : 17, 22-23, 25-26,
297, 316 31-32, 34, 38-42, 50-116, 125-154,
Lévi-Strauss, Claude : 16, 40, 240, 312 158-170, 177, 183, 239, 243, 317-318
Lukács, Georgy : 91, 160-162, 199, 247, Schelling, Friedrich Wilhelm Joseph :
286-287, 300, 316-317, 320 17, 19, 21-22, 39, 40, 45-46, 49-50,
Index des noms 337
53-56, 60, 62-65, 69-70, 72, 74, Spinoza, Baruch : 64, 99, 113, 158
80-82, 84-85, 87-91, 97, 99-101, Starobinski, Jean : 26
103-106, 108-112, 114, 123-124,
133, 145, 149, 155-156, 158, 163, Taminiaux, Jacques : 65, 69, 106-107,
167, 289 162-163
Schleiermacher, Friedrich Daniel Taubes, Jacob : 253, 299-300, 302, 319
Ernst : 26, 53-57, 74, 88, 106, 113, Tieck, Ludwig : 21, 38, 114, 116, 124-
133, 146, 149, 158 125, 127, 136-139, 183, 318
Scholem, Georg : 222-227, 230-231,
248-250, 255 Weber, Max : 214, 248, 286
Solger, Karl Wilhelm Ferdinand : 49,
109, 114-124, 136, 141-143 Zizek, Slavoj : 173
Table des matières
ABRÉVIATIONS . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 7
Introduction . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 9
Première partie
L’invention de l’absolu littéraire
Seconde partie
Le romantisme messianique de Kafka
Conclusion . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 309
BIBLIOGRAPHIE . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 325
Index des noms . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 335