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L’épreuve

du savoir
Propositions pour une écologie du diagnostic

Katrin Solhdju
(Traduit de l’allemand par Anne Le Goff)
L’épreuve
du savoir
Propositions pour une écologie du diagnostic

Katrin Solhdju
(Traduit de l’allemand par Anne Le Goff)
Les Éditions Dingdingdong sont diffusées
et distribuées par les Presses du réel.
www.lespressesdureel.com

Premier tirage, juillet 2015.

© Katrin Solhdju/Dingdingdong, juillet 2015.

www.dingdingdong.org
contact : contact@dingdingdong.org
Introduction

Avant et après

La vérité d’une idée n’est pas une propriété stable qui lui
serait inhérente. La vérité vient à l’idée. Celle-ci devient
vraie, les événements la rendent vraie. Sa vérité est en fait
un événement, un processus : le processus qui consiste à se
vérifier elle-même, qui consiste en une véri-fication.
William James1

Les diagnostics médicaux transforment


la personne qu’ils concernent, scindant sa vie
en un avant et un après. Ils révèlent de manière
dramatique l’enchevêtrement impitoyable de la
vie biologique de l’organisme (zôè) et de la vie
tout court (bios). Quand la première est en danger,
c’est la personne elle-même, et tout le cours de
sa vie, qui se trouvent bouleversés. Or, la grande

1 William James, Le Pragmatisme. Un nouveau nom pour


d’anciennes manières de penser, trad. fr. Nathalie Ferron, Paris,
Flammarion, 2007, p. 226.

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L’ÉPREUVE DU SAVOIR KATRIN SOLHDJU

difficulté des situations de diagnostic vient de ce comme art curatif contre ces maladies qu’elle
qu’elles imposent de traduire un savoir factuel et diagnostique. L’impuissance thérapeutique
objectif, qui résulte d’une procédure scientifique qu’implique une telle incapacité d’agir entraîne,
portant, par exemple, sur le statut génétique d’un tant chez les médecins que chez les patient-e-s
organisme vivant, en une annonce faite à quelqu’un. et leurs proches, un profond désarroi, voire de la
Dès lors, elles recèlent une puissance pour ainsi sidération. Il est rare que les principaux intéressés
dire « sauvage » ou indomptée de transformer se l’avouent les uns aux autres, ce qui a pour
la personne dans tous ses aspects. Quand les conséquence que, bien trop souvent, un médecin
actes de diagnostic ont ce pouvoir de mettre impuissant confronte son patient non moins
radicalement en question l’existence de ceux qui impuissant à des informations extrêmement
s’y soumettent, il devient nécessaire de développer perturbantes sur son corps et donc sur sa vie
les outils et techniques qui permettront aux présente et future, sans parvenir à formuler de
personnes impliquées – et je soutiens que cela ne proposition constructive pour l’après-diagnostic.
veut pas seulement dire les praticiens, mais aussi
les patients eux-mêmes – d’endosser ensemble la Un tel diagnostic n’est pas simplement
responsabilité qui va de pair avec ce pouvoir. in-formatif, il est trans-formateur, il transforme
chacun des acteurs impliqués, mais aussi
Dans le cas de diagnostics qui leurs relations. Dans certains cas, il peut
confrontent la médecine à ses propres limites, néanmoins procurer un soulagement : lorsque
la tâche s’avère particulièrement difficile. C’est tels ou tels symptômes douloureux, après
le cas de certaines maladies qui peuvent être une longue recherche infructueuse de leurs
diagnostiquées en soumettant un patient – ou causes, reçoivent enfin un nom. Le diagnostic
plus exactement son sang, son urine, sa peau, ses met alors fin à une incertitude souvent plus
membres – à des tests, tandis qu’il n’existe pas insupportable que la certitude de souffrir d’une
encore d’approche thérapeutique à leur opposer. maladie grave ou, du côté médical, à la recherche
La pratique médicale ne peut alors s’employer désespérée d’un diagnostic juste. Dans d’autres

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L’ÉPREUVE DU SAVOIR KATRIN SOLHDJU

cas cependant, et cela vaut en particulier pour prétée comme l’un des effets d’une épistémologie
les tests présymptomatiques que la génétique inhérente à la médecine moderne, qu’un aperçu
contemporaine a rendus possibles, le diagnostic, de l’histoire permettra de mieux comprendre.
la claire qualification de la maladie pronostiquée,
menace de tourner en condamnation, ou plus
exactement, comme nous le verrons, en une
malédiction qui envahit de manière incontrôlable Les maladies et leur milieu
non seulement le présent et l’avenir de la
personne concernée mais bien souvent aussi, L’un des drames de la médecine
rétroactivement, son passé. moderne tient à l’enchevêtrement d’élé-
ments épistémologiques, éthiques, moraux
Dans de tels cas, la médecine peut certes et juridiques, qui ne cessent de l’astreindre à
fournir des réponses scientifiques et factuelles, une stricte séparation entre des faits neutres
dire si oui ou non la maladie est présente dans d’un point de vue scientifique, d’une part,
tel ou tel organisme et à quel emplacement et des valeurs subjectives, extérieures à ces
exact. Mais ses praticiens sont pour la plupart faits, d’autre part. Cette obligation a d’abord
dépourvus de dispositifs adéquats pour annoncer été nourrie par la nécessité où s’est trouvée la
ces diagnostics ; il leur manque les manières de médecine, dès ses débuts, de s’affirmer comme
dire et de faire qui seraient à la hauteur de la discipline scientifique, à l’instar de la physique,
complexité du savoir qu’ils possèdent et de ce que de la chimie et de la biologie. Elle a ensuite été
celui-ci implique. Cette lacune ne peut pas être entretenue par les impératifs d’autonomie et de
imputée uniquement à la défaillance de médecins consentement éclairé, catégories fondamentales
particuliers, à leur manque d’empathie ou à leur de l’éthique et du droit médicaux depuis les
maladresse psychologique. Notre hypothèse années 1960. Certes, ces catégories ont permis
est que cette incapacité, que l’on observe au aux patient-e-s, enfin reconnu-e-s comme
cas par cas, doit plutôt être considérée ou inter- autonomes, de pouvoir refuser les propositions

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de traitement de leurs médecins, qui en théorie Malgré cette constatation pertinente


avaient cessé d’être paternalistes – l’autonomie quoique désabusée, d’autres pratiques sont
se résumant alors à une espèce de droit de veto apparues ces dernières décennies à l’égard de
purement réactif. Mais cela ne leur a pas pour maladies très diverses. Elles montrent que,
autant permis d’accéder à la possibilité d’inter- pour les médecins comme pour les personnes
venir dans la réalité de la maladie qui les frappe, concernées, les maladies sont des phénomènes
telle qu’ils la vivent. L’expertise sur cette qui peuvent se transformer, et qu’il est même
expérience est restée l’apanage des médecins. possible d’avoir une influence réelle sur ce qu’on
pourrait appeler leur histoire naturelle, par des
« L’autonomie du patient, loin d’empiéter sur le connaissances et des techniques autres que
privilège professionnel, peut en fait venir renforcer scientifiques au sens strict. Ces maladies ont une
l’autorité du médecin : l’autonomie tend à être un existence incontestable et douloureuse, mais ce
droit négatif (une personne a le droit de refuser qu’elles sont réellement n’est pas établi une fois
le traitement) plutôt qu’un droit positif (générale- pour toutes pour les personnes qui les vivent. Au
ment, une personne ne peut pas exiger un traite- contraire, leur existence fait sans cesse l’objet de
ment particulier). […] En effet, les médecins ont nouvelles expériences et de nouveaux question-
intégré le consentement éclairé dans leur pratique nements. Leur(s) vérité(s) se révèle(nt) avoir
comme moyen d’accroître la satisfaction du plusieurs dimensions et dépendre du milieu
patient et, de manière peut-être plus importante dans lequel ces phénomènes s’inscrivent. À cet
encore, comme moyen de déplacer la responsabi- égard, le réseau des Entendeurs de voix donne
lité vers le patient : [l’autonomie et le consente- à réfléchir. Il s’agit d’un réseau associatif de
ment éclairé] offrent une tactique puissante pour personnes qui ont reçu le diagnostic psychia-
lutter contre les procès pour faute médicale2. » trique de schizophrénie. Par la dénomination
d’« entendeurs de voix », ces personnes ne se
2 Alfred I. Tauber, Patient Autonomy and the Ethics of Responsability, contentent pas de refuser le diagnostic de schizo-
Cambridge (MA), MIT Press, 2005, p. 60 (nous traduisons). phrénie. Elles lui opposent des techniques pour

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trouver des manières constructives de vivre avec ment clinique. Ils s’inscrivent dans la continuité
les voix qu’elles entendent. Pour transmettre d’autres initiatives qui concernent par exemple
et perfectionner ces techniques, elles ont mis l’autisme ou la surdité-mutité et qui, grâce à
au point un système de formation par les pairs, un travail de coconstruction avec les usagers,
entre Entendeurs. Ces personnes sont parties de interviennent pour transformer la réalité même
l’observation que, dans la plupart des cas, toutes de ce qui n’est alors plus considéré comme des
les voix entendues ne sont pas désagréables ou maladies – des nuisances à supprimer à tout prix
menaçantes, mais seulement quelques-unes – mais comme des singularités.
d’entre elles. Le but de cet enseignement est de
munir les personnes concernées d’un savoir-faire De tels regroupements d’usagers abritent
qui leur permet de cultiver avec discernement une véritable expertise, comme le souligne Tobie
cette capacité singulière d’entendre des voix que Nathan qui mène une réflexion depuis une
les autres n’entendent pas, au lieu de simple- dizaine d’années sur la manière dont ces collectifs
ment réduire ces voix au silence par les moyens mettent à l’épreuve, de manière fondamentale, la
radicaux de la psychopharmacologie – avec médecine et particulièrement la psychiatrie3. Ils
un succès d’ailleurs généralement limité. Des montrent que les manières de gérer et de vivre
psychiatres participent en nombre croissant aux une maladie, sous l’angle clinique, sous l’angle
formations que ce même réseau leur propose, ce des soins ou sous l’angle que les personnes
qui n’est pas le moindre signe de son succès ; ces touchées déterminent elles-mêmes, ne trans-
médecins cherchent à apprendre de ces usagers forment pas seulement les représentations que
de nouvelles techniques qui viendront enrichir la société peut en avoir, mais engendrent des
leur propre pratique. Les Entendeurs de voix
ne transforment donc pas seulement leur propre
3 Voir notamment les actes du colloque La Psychothérapie à
usage de la maladie, ils commencent à avoir l’épreuve de ses usagers, organisé par le centre Georges-Devereux
une influence durable sur l’histoire naturelle de à l’Institut océanographique de Paris, en 2006 :
la schizophrénie, jusqu’à affecter son déroule- http://www.ethnopsychiatrie.net/textcolloq.htm.

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effets très réels sur ce qu’on pourrait appeler, à d’usagers activistes, on reconnaît leur singularité
la suite d’Étienne Souriau et de Bruno Latour, intrinsèque, allant même jusqu’à revendiquer une
les modes d’existence4 des maladies, et contribuent culture de l’autisme. Le diagnostic reste alors aussi
à réécrire profondément et durablement leur peu le même que le diagnostic de la pneumonie
histoire naturelle. Une maladie particulière n’a avant et après la découverte des antibiotiques,
pas seulement une réalité médicale et scienti- celui du diabète avant et après la synthèse de
fique, sa réalité est aussi celle des expériences l’insuline, ou celui de la sclérose en plaques avant
vécues, à un certain moment et dans un milieu et après le développement d’options pharmacolo-
donné. Or, ces qualités vécues, au même titre giques qui, si elles ne peuvent la guérir, sont du
que la procédure et le dispositif du diagnostic moins en mesure de contrôler et de ralentir signi-
lui-même, doivent être considérées comme ficativement son cours.
un des éléments constitutifs du milieu – ou
oikos (foyer) – du diagnostic. Une écologie du Sous de tels auspices, on voit qu’un
diagnostic se doit donc de rendre compte de diagnostic ne peut pas être compris comme la
tous les éléments qui composent un tel milieu. simple transmission d’un savoir d’une personne à
Pour prendre un exemple concret : le diagnostic une autre, du laboratoire vers la salle de consul-
d’« autisme » ne reste pas le même selon que l’on tation : un savoir qui aurait certes des effets
suppose que les symptômes sont attribués à un secondaires subjectifs et psychologiques, mais
prétendu manque affectif de la mère – appelée, qui serait en lui-même neutre. Le diagnostic
selon cette théorie, « mère réfrigérateur » – ou doit plutôt être conçu comme un complexe de
selon que, sous l’impulsion des communautés faits-valeurs composé des multiples couches
d’existence d’une maladie. Un travail sur ces
modes d’existence, c’est-à-dire sur le milieu d’un
4 Voir Étienne Souriau, Les Différents Modes d’existence I,
Paris, PUF, 2009 ; ainsi que Bruno Latour, Enquête sur
diagnostic en particulier, est donc essentiel à la
les modes d’existence. Une anthropologie des modernes, Paris, réflexion sur la manière dont certains actes de
La Découverte, 2012. diagnostic qui risquent de virer en malédictions

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L’ÉPREUVE DU SAVOIR KATRIN SOLHDJU

et qui excèdent a priori la capacité d’imagina- dénoncer la médecine et ses praticiens, mais de
tion de chacun des acteurs concernés, peuvent nous rendre sensibles aux différents éléments qui
au contraire être convertis pas à pas en oppor- déterminent de telles situations de diagnostic si
tunités de coproduire si ce n’est une vitalité extrêmes qu’elles exigent de nouvelles réflexions
sereine, du moins une vitalité métamorphosée sur la façon dont la puissance d’agir s’y distribue.
face à l’expérience de la maladie. D’ailleurs, l’existence d’une quantité importante
d’ouvrages de praticiens tels que La Conver-
sation difficile, Annoncer les mauvaises nouvelles
en médecine5, etc., traduit le besoin urgent,
Ouvrir la boîte chez les médecins eux-mêmes, de réfléchir
au « comment » des actes diagnostiques. S’ils
Toutefois, pour passer de la réaction témoignent d’une authentique bonne volonté,
passive de désarroi vis-à-vis de diagnostics ces ouvrages révèlent surtout la nécessité d’un
dramatiques qui risquent d’agir comme de travail qui opère à plusieurs niveaux et rassemble
véritables poisons à la construction active de les compétences de diverses disciplines : une
nouveaux possibles, il me semble judicieux réflexion collective, nourrie de pratiques et de
d’ouvrir la boîte de Pandore de la situation de savoirs multiples, capable d’instaurer des versions
diagnostic. Suivre une voie historique et généa- moins stéréotypées et moins réductrices des
logique permettra d’abord de mieux cerner maladies et de leurs diagnostics. Deux pré-
comment sont nés les dispositifs actuels de requis apparaissent nécessaires pour nourrir
diagnostic, de quoi ils héritent, à quels idéaux
et régulations disciplinaires et épistémolo-
5 Edlef Bucka-Lassen, Das schwere Gespräch. Patientengerechte
giques, éthiques et juridiques ils obéissent. On
Vermittlung einschneidender Diagnosen, Cologne, Deutscher
construira ainsi une base sur laquelle pourra Ärzte-Verlag, 2005 ; Christian Lüdke et Peter Langkafel,
s’établir une critique constructive de ces mêmes Breaking Bad News. Das Überbringen schlechter Nachrichten in der
éléments. En cela, je n’ai nullement pour but de Medizin, Heidelberg, Economica MedizinRecht.de, 2008.

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L’ÉPREUVE DU SAVOIR KATRIN SOLHDJU

au fur et à mesure cette réflexion. Le premier plutôt ces histoires, afin de mieux comprendre
est sans doute que tous les acteurs impliqués comment se sont formés les écueils inhérents
– médecins, soignants, patients, proches – au diagnostic actuel et de repérer les moments
acceptent de partager leur relative impuissance. propices pour enrichir ce dispositif ravageur. La
Le second, que l’on commence à envisager des tâche consistera alors à concevoir une meilleure
pratiques qui permettent non seulement de compréhension des situations données pour
« dissocier le symptôme de la personne » mais problématiser les difficultés identifiées d’une
aussi de relier cette dernière aux affiliations manière différente et nouvelle, en vue de
propres à son univers, afin de ne plus la couper solutions. À partir de ces histoires, l’objectif sera
de toute réalité consistante au nom des lois de d’amorcer, dans la troisième partie, des propo-
la nature6. sitions pour aborder ce champ si particulier qui
se caractérise par l’asymétrie entre, d’un côté,
Pour commencer, on suivra la généa- le savoir et la puissance radicale de transformer
logie d’un diagnostic assez particulier, le la personne et, de l’autre, l’impuissance théra-
test présymptomatique de la maladie de peutique. Ces propositions devront se montrer
Huntington, pour nous rendre sensibles aux aptes, dans la pratique, à enrichir l’imagination
façons dont se manifestent les violences qu’il de ceux et celles qui, à une place ou une autre,
peut impliquer. Dans la deuxième partie du se trouvent livrés à de telles situations, de sorte
livre, on verra que ces manifestations relèvent, à qu’ils en retirent une nouvelle capacité d’agir.
plusieurs niveaux, d’une histoire de la médecine Elles devront permettre d’ajouter de la consis-
moderne. Je tenterai de raconter cette ou tance à de tels milieux diagnostiques – autre-
ment dit : elles devront se révéler capables de
participer à la mise en place d’une meilleure
6 Tobie Nathan, « Manifeste pour une psychopathologie
scientifique », dans Tobie Nathan et Isabelle Stengers,
« écologie du diagnostic ».
Médecins et sorciers, Paris, Les Empêcheurs de penser en rond,
2012, p. 5-115, ici p. 57.

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L’ÉPREUVE DU SAVOIR KATRIN SOLHDJU

Première partie
Les multiples vies d’un test

Mon pari est que la maladie de Huntington est une occasion


de faire pousser de la pensée.
Alice Rivières7

C’est par ma rencontre avec Alice


Rivières, et la découverte de son expérience du
test génétique de la maladie de Huntington, que
m’est apparue la nécessité urgente de la mise
en place d’une pensée écologique vis-à-vis du
diagnostic. « On n’est pas fait pour connaître
son destin à l’avance […]. [M]ais quand on a la
possibilité de le savoir tout de même, on devient
instantanément un peu différent, comme être
humain », écrit Alice Rivières dans le Manifeste

7 Manifeste de Dingdingdong précédé de « De la chorée »


de George Huntington (trad. fr. Vincent Bergerat), Paris,
Éditions Dingdingdong, 2013, p. 21.

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L’ÉPREUVE DU SAVOIR KATRIN SOLHDJU

de Dingdingdong8. Il y a quelques années, elle projet tel que Dingdingdong, projet collectif
« a succombé » à l’effet d’attraction qu’exer- qui s’efforce de penser, inventer et mettre en
çait sur elle ce test génétique présymptoma- place des contrepoisons ou antidotes contre des
tique. « Du seul fait de son existence, écrit-elle, visions exclusivement désespérantes de cette
ce test a été pour moi une proposition irrésis- maladie, cela soulève d’emblée une avalanche de
tible. […] Puisque ce test existait, je ne questions : comment présenter cette maladie,
pouvais plus me passer de lui pour construire la quand le but avoué de notre travail collectif est
moindre hypothèse solide quant à mon avenir9. » de la transformer activement par des formes
Cédant au pouvoir de séduction du test qui lui sophistiquées de « coproduction de savoir » ? Au
promettait, en apparence du moins, de l’aider à sein de Dingdingdong, notre point de départ est
connaître son avenir, elle décida de se soumettre critique à l’égard des définitions, des discours
(ou de s’assujettir) à la procédure d’évaluation et des pratiques usuels touchant la maladie de
médicale, psychologique, psychiatrique et sociale Huntington, notre souhait étant d’instituer peu
précédant la mise en œuvre proprement dite du à peu des formes intéressantes de contact et de
test, et ensuite au test génétique lui-même. vie avec cette maladie. Dans ces conditions, nous
est-il possible de recourir au savoir biomédical, à
Le fait que la maladie de Huntington des définitions génétiques et neurologiques et,
(MH) est à ce jour incurable donne naturel- si oui, comment ? Ou au contraire : si notre tâche
lement un sens bien particulier à son test consiste à rendre vraies – c’est-à-dire à rendre
présymptomatique. Pour comprendre toutes bien réelles – de nouvelles versions moins déses-
les difficultés que pose dans ce cas-là un tel pérantes de la MH, ne devons-nous pas ajourner
test, il faut parvenir à définir cette maladie pour l’instant la question de savoir ce qu’est
d’une manière ou d’une autre. Or, pour un véritablement cette maladie ?

8 Ibid., p. 64. Il me semble que reporter un tel travail


9 Ibid., p. 72. de définition serait faire preuve d’un excès de

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rigueur mal placé car il risquerait de nous faire absolue11. On peut, par ce même moyen, leur
perdre l’acuité de l’entreprise de Dingding- prédire également s’il existe un risque pour leurs
dong, qui tire d’abord sa force des contrastes enfants et petits-enfants : en effet, s’il s’avère
qu’elle cherche à créer avec les versions établies qu’une personne n’est pas porteuse de cette
et officielles de la MH. On aurait toutefois tort mutation génétique, elle ne pourra plus la trans-
de supposer que notre objectif est de mettre mettre – la lignée de cet héritage s’interrompt
en question la justesse du savoir biomédical sur alors. Cela vient du fait que la MH se transmet
cette maladie. Ce contre quoi nous nous élevons, de manière autosomique dominante, qu’elle est
c’est bien plutôt le présupposé selon lequel la vie monogénique et se caractérise par sa complète
avec cette maladie, et avec d’autres, s’absorbe pénétration. Le premier point signifie que, selon
entièrement ou presque dans le savoir scienti- les règles de la génétique, tout individu dont
fique et médical sur celles-ci. l’un des parents est touché par cette maladie a
50 % de risque d’hériter du gène défectueux ;
S’agissant du diagnostic, la maladie de le deuxième point veut dire que la maladie
Huntington constitue une exception, dans la est déclenchée par un seul gène modifié ; et le
mesure où elle peut être détectée de manière
prédictive, c’est-à-dire avant le développement
leurs soignants, nous estimons qu’il s’agit moins d’une
de tout symptôme. Au moyen d’un « simple »
dégénérescence au sens strict que d’une évolution qui
test sanguin, on peut prédire aux personnes ondule en zigzag.
à risque si elles vont ou non être touchées par 11 Grâce aux premières études s’appuyant sur le long
les divers symptômes de cette maladie « neuro- terme depuis l’introduction du test, on a récemment
dégénérative10 », et ce avec une certitude quasi découvert qu’il existe une sorte de « zone grise génétique »,
qui reste toutefois extrêmement restreinte. Voir à ce sujet,
entre autres : http://en.hdbuzz.net/027; Regine Kollek
10 « Neurodégénérative » entre guillemets parce qu’à et Thomas Lemkem, Der medizinische Blick in die Zukunft.
Dingdingdong, suite à des entretiens avec des personnes Gesellschaftliche Implikationen prädiktiver Gentests, Francfort-sur-
atteintes de la maladie ainsi qu’avec leurs proches et le-Main/New York, Campus Verlag, 2008.

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L’ÉPREUVE DU SAVOIR KATRIN SOLHDJU

troisième que tous ceux qui sont porteurs de la de l’atténuation, jusqu’à un certain point, de
mutation génétique en question n’ont pas seule- certains symptômes isolés par des psychotropes
ment un risque plus élevé de tomber malades que tels les neuroleptiques, et par de l’orthophonie et
la moyenne de la population mais qu’ils dévelop- de la kinésithérapie, aucun début de traitement
peront tôt ou tard avec certitude les symptômes curatif ou même stabilisateur n’existe encore
de la maladie, sauf s’ils meurent prématurément aujourd’hui pour cette maladie.
d’autres causes.
La combinaison angoissante d’une série
La nosologie de la MH a été décrite considérable de symptômes – qui comprennent
pour la première fois en 1872 par le médecin des troubles de l’équilibre, une altération et un
américain George Huntington, et fut longtemps ralentissement des capacités cognitives, des
connue sous le nom de chorée de Huntington. Par troubles lourds de l’expression et de la dégluti-
ses symptômes, cette affection est également tion, mais aussi diverses difficultés psychiques
difficilement comparable à d’autres maladies. allant de la dépression jusqu’à des symptômes
Elle comporte de multiples symptômes moteurs, psychotiques – fait qu’on parle fréquemment de
cognitifs et comportementaux, qui apparaissent la maladie de Huntington comme de « la plus
au fil des années, avec des hauts et des bas, des horrible », « la plus monstrueuse » et « la plus
avancées et des reculs peu prévisibles. La plupart cruelle » des maladies. Longtemps, elle fut d’ail-
du temps, elle se déclare chez ses porteurs entre leurs également connue communément sous le
30 et 50 ans. Des sursauts musculaires involon- nom de « danse de Saint-Guy », se trouvant ainsi
taires, saccadés, dans tout le corps – appelés associée à une forme de possession.
chorée, du grec choreia, danse –, des anoma-
lies psychiques et diverses modifications de la De telles diabolisations, dont il n’est
personnalité marquent généralement les débuts pas rare qu’elles soient aussi relayées par les
souvent insidieux de cette maladie, qui ne médecins, s’expliquent notamment par le carac-
prend fin qu’avec la mort du patient. En dehors tère héréditaire de cette maladie. En effet, ceux

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L’ÉPREUVE DU SAVOIR KATRIN SOLHDJU

qui sont potentiellement touchés – qu’on appelle des oncles, des cousines et des cousins. Trop
les « personnes à risque » – peuvent observer sur souvent, la MH est un secret de famille bien
les membres de leur famille ce qu’ils perçoivent gardé, intouchable et indicible, mais qui ne
inévitablement comme le signe annonciateur, cesse de se presser à la surface, exigeant sa place
voire la prémonition de leur propre avenir. Prati- dans le royaume du visible et du perceptible.
quement toutes les personnes à risque pour la Il apparaît donc clairement que le diagnostic
maladie de Huntington vivent ainsi, bien avant présymptomatique de la MH renferme déjà
de faire appel à un suivi médical – diagnostic en lui-même et par lui-même le risque d’être
ou soins – depuis des années déjà avec la vécu comme le redoublement d’une malédic-
maladie, présente sous diverses formes chez tion existante. C’est pour cette raison qu’à son
un ou plusieurs de leurs proches. Elles vivent endroit, une prudence particulière s’impose.
avec l’impuissance plus ou moins marquée de
la médecine à leur égard. Elles se considèrent
comme les témoins de leur propre avenir, de leur
souffrance et de leur mort, bien avant de tomber Une nouvelle forme
elles-mêmes malades. Car Huntington « accom- de connaissance de l’avenir
pagne » des familles entières sur des générations,
ce qui suscite souvent l’impression – de l’inté- À la simplicité technique du test
rieur comme de l’extérieur – que ces familles sont génétique correspond, à l’extérieur du laboratoire
véritablement maudites. Cette maladie contribue de biologie moléculaire où sont produits les
donc à fonder substantiellement l’identité des faits, une situation trouble et extrêmement
familles touchées – bien souvent sous la forme complexe. De la simple possibilité de connaître
d’un tabou dont la puissance maléfique est insis- l’avenir découle toute une série de questions
tante et se donne à voir de manière irrécusable en suspens. Et ce, non seulement pour ceux
dans les symptômes des grands-parents, des qui sont directement touchés, mais aussi
parents, des frères et des sœurs, des tantes et pour les médecins, les travailleurs sociaux, les

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L’ÉPREUVE DU SAVOIR KATRIN SOLHDJU

psychothérapeutes, les éthiciens et les autres été et continueront sans doute d’être convoqués
acteurs impliqués d’une manière ou d’une autre comme un cas exemplaire par les médecins et
dans la procédure menant au test. Une de ces les généticiens mais aussi par les sociologues, les
questions est celle des conditions d’accès au psychologues, les bioéthiciens et les responsables
test. Une autre porte sur la manière adéquate des politiques de santé publique.
de gérer le moment de l’annonce du diagnostic,
lorsque l’information donnée par le laboratoire Le test génétique direct de la maladie
doit être traduite au sein de la relation clinique de Huntington a été rendu possible en 1993 par
entre le praticien et la personne à risque. La l’identification précise du gène responsable de
configuration génétique et clinique propre à la cette maladie monogénique, grâce aux travaux
MH rend particulièrement aiguës les questions d’un groupe de scientifiques américains, qui l’ont
concernant les multiples effets – possibles et localisé sur le bras court du quatrième chromo-
craints – de cette traduction. Du fait de la some. Ils ont découvert qu’un nombre de répéti-
radicalité avec laquelle se posent dans son cas tions supérieur à 36 du triplet de glutamines CAG
les questions éthiques et morales, familiales, révèle la présence du gène et prédit donc le déclen-
politiques et juridiques12, la MH et son test ont chement de la MH dans un organisme. Comme
l’indique l’appellation de test génétique direct, un
test indirect l’a précédé. Celui-ci fut créé dix ans
12 La MH est l’une des seules maladies à révélation tardive
qu’il est possible de déceler avant son déclenchement – ce auparavant, suite à la découverte d’un marqueur
qui ne constitue pas un « dépistage » proprement dit puisqu’il « couplé avec le gène de Huntington13 ». Il permet-
n’existe pas encore de traitement curatif. Cette maladie tait à la génétique de « déterminer avec un haut
fait encore aujourd’hui l’objet d’une ségrégation sociale degré de probabilité le statut des personnes à
importante. Suivant le conseil de leurs médecins, ceux qui
apprennent qu’ils en sont porteurs adoptent des stratégies
de clandestinité vis-à-vis de leur statut, ne serait-ce que pour 13 Thomas Lemke, Veranlagung und Verantwortung. Genetische
se protéger socialement des conséquences administratives et Diagnostik zwischen Selbstbestimmung und Schicksal, Bielefeld,
financières que cette révélation pourrait entraîner. Transcript Verlag, 2004, p. 31 (nous traduisons).

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L’ÉPREUVE DU SAVOIR KATRIN SOLHDJU

risque14 ». Cependant, la mise en œuvre de cette fondatrice (quand bien même négativement)
forme indirecte de diagnostic prédictif ne requé- de son identité, ce qui la lie d’une manière bien
rait pas seulement le matériel génétique de la particulière au reste de ses proches. Il ne s’agit
personne à risque qui souhaitait découvrir son pas d’un hasard si la famille a également joué un
statut génétique ; jusqu’à la localisation précise rôle crucial dans la différenciation médicale de
du gène, en 1993, cette première forme de test la MH par rapport à d’autres maladies. C’est à
n’était possible que lorsque l’on parvenait, par l’âge de 21 ans que George Huntington, dans
la comparaison ou l’analyse croisée du matériel son article « De la chorée », distingua la MH
génétique de membres d’une même famille sur d’autres formes de chorée (avant tout infantiles
plusieurs générations, à établir de quel côté de sa et infectieuses) et qu’il proposa de la désigner
famille une personne avait hérité de l’allèle qui comme « chorée héréditaire ». Or, cela ne fut
avait été identifié comme siège de ce marqueur. possible que parce qu’il disposait de données
fiables sur plusieurs générations concernant les
Ainsi, le test génétique indirect ne malades de sa ville. En effet, son grand-père
pouvait être conduit que dans un nombre (Abel Huntington) puis son père (George Lee
relativement restreint de cas, puisque seules les Huntington) avaient avant lui été médecins au
grandes familles pouvaient fournir le matériel sein de la même communauté. George hérita
génétique nécessaire – l’exercice se compliquant manifestement de leurs archives puis étudia et
proportionnellement aux effets que ce genre analysa en détail les symptômes liés à ce qui
d’investigation pouvait susciter au sein de ces était alors appelé « danse de Saint-Guy » ou, plus
familles. Cette première forme de test reflète laconiquement, « ce trouble15 ». C’est l’accès, sur
ainsi la fonction de la famille qui est centrale le terrain, à ces registres médicaux tenus avec
dans la maladie de Huntington au point que, rigueur sur plusieurs générations, et concernant
pour la personne touchée, la MH est souvent
15 George Huntington, « De la chorée », trad. fr. Vincent
14 Ibid. Bergerat, Manifeste de Dingdingdong, op. cit., p. 37.

34 35
L’ÉPREUVE DU SAVOIR KATRIN SOLHDJU

les mêmes familles, qui a permis au jeune George Dans le cadre d’une conférence organisée
Huntington – presque au même moment, en 1972 dans l’Ohio à l’occasion du centième
d’ailleurs, que les découvertes sur l’hérédité anniversaire de l’article de George Huntington,
faites par Mendel sur les petits pois, et dans le psychiatre Ramón Ávila-Girón montra un court
l’ignorance totale de celles-ci – de formuler l’une film en noir et blanc, que son collègue Americo
des règles biologiques centrales de l’héritage Negrette avait tourné dans un petit village
de cette maladie, qui devait recevoir plus tard sur les rives du lac Maracaibo, au Venezuela,
l’appellation de mode dominant : révélant que la MH était présente en ce lieu
bien plus que partout ailleurs. La jeune psycho-
« Mais si, par chance, ces enfants passent leur logue Nancy Wexler, elle-même issue d’une
vie sans être atteints, le fil est brisé et les petits- famille touchée par la maladie de Huntington et
enfants et arrière-petits-enfants des premiers qui devait jouer un rôle décisif dans les progrès
remueurs peuvent être assurés qu’ils sont libérés de la recherche génétique sur la MH, participa
de la maladie16. » à cette session. Le film était impressionnant
par son contenu, ses images bouleversantes ;
Huntington, en 1872, craint que sa mais aussi, sur un autre plan, parce que la haute
description d’une telle chorée héréditaire n’ait concentration de la MH dans la région faisait
pas pour ses collègues une « grande importance de celle-ci une sorte de laboratoire naturel pour
pratique » et la leur propose « simplement acquérir des connaissances sur les mécanismes
comme curiosité médicale susceptible, en tant fonctionnels de la maladie. Inspirés par les
que telle, d’avoir quelque intérêt17 ». Or, un siècle recherches sur l’anémie familiale due à un fort
plus tard, l’héritabilité de cette maladie a joué taux de cholestérol qui furent menées à bien
un rôle essentiel pour la recherche génétique. grâce au recours à des homozygotes (personnes
ayant hérité du gène défectueux à la fois de leur
16 Ibid., p. 39.
17 Ibid., p. 45.

36 37
L’ÉPREUVE DU SAVOIR KATRIN SOLHDJU

père et de leur mère18), Nancy Wexler et ses conduisit souvent à des résultats erronés ou,
collègues initièrent à partir de 1979 un projet plus fréquemment encore, à des résultats « non
de recherche au lac Maracaibo, dans l’espoir d’y informatifs », c’est-à-dire trop équivoques et
trouver des porteurs homozygotes de la MH et donc trop peu fiables pour être communi-
de faire grâce à eux des découvertes inédites19. qués aux personnes à risque. Nancy Wexler,
C’est par le biais du matériel génétique méticu- Michael Conneally, David Housman et James
leusement recueilli à Maracaibo que, dans les Gusella, tous membres de l’équipe responsable
années qui ont suivi, les chercheur-e-s ont pu de la découverte du marqueur, soutinrent qu’il
repérer le marqueur génétique de la MH – ne s’agissait que d’une étape. Une étape dans
l’hypothèse s’avéra donc féconde 20. le long voyage vers la connaissance complète
de la maladie de Huntington, connaissance –
Encore faut-il mentionner que ce c’était l’espoir implicite – qui jouerait un rôle
premier test indirect, dès lors disponible, fondamental dans la lutte contre la maladie.
De manière rétrospective, Carlos Novas
18 Les homozygotes ont souvent joué un rôle crucial analyse avec justesse ce qu’impliquait ce mot
dans l’histoire des recherches en génétique, parce qu’ils d’« étape » :
présentent des risques précisément déterminables pour
les maladies héréditaires.
« Le voyage qu’ils évoquaient impliquait la
19 Ce projet fut financé par la Congressional Commission
for the Control of Huntington’s and its Consequences, recherche d’un traitement ou d’une cure poten-
et Nancy Wexler le dirige encore aujourd’hui. Elle est tielle, un voyage qui pourrait, on l’espérait, non
également présidente de la Hereditary Disease Foundation seulement alléger les souffrances causées par
fondée par son père, Milton Wexler. cette maladie mais aussi transformer les tests
20 Je reprends le fil de cette histoire telle qu’elle a été
génétiques prédictifs en une porte d’accès à des
remarquablement racontée par l’historienne Alice Wexler, la
sœur de Nancy. Voir : Alice Wexler, Mapping Fate: A Memoir
pistes thérapeutiques et non, comme c’est le cas
of Family, Risk, and Genetic Research, Berkeley, University of à présent, une technologie complexe que doivent
California Press, 1996.

38 39
L’ÉPREUVE DU SAVOIR KATRIN SOLHDJU

utiliser les personnes à risque pour gérer leur quement – autrement dit, dont le déroulement
destin génétique21. » pouvait désormais être connu à l’avance. Mais,
comme ce fut le cas dans tant d’entreprises
Or malgré la localisation précise du gène de la recherche génétique, pour Huntington,
de Huntington en 1993, ce voyage était loin cet espoir fut déçu et l’est encore jusqu’à
d’être fini. Car cette découverte ne s’est pas nouvel ordre. Les connaissances génétiques
davantage accompagnée d’innovations théra- ne pouvaient et ne peuvent pour l’instant
peutiques ou préventives : « Les traitements être converties en une pratique thérapeutique
actuels pour la MH ne diffèrent guère de ceux efficace que de manière très limitée. À l’époque
qui étaient proposés à ma mère dans les années déjà, l’espérance naïve était loin de faire l’una-
1960. Ils étaient inadéquats alors et le sont nimité, du moins parmi les scientifiques. C’est
encore plus aujourd’hui22 », écrit Nancy Wexler ainsi que, dès 1992, Nancy Wexler décrit le
en 2012. drame de cette asymétrie, qui perdure encore
aujourd’hui, entre l’état des connaissances
L’explosion de la recherche génétique génétiques et l’incapacité de les convertir en
dans les années 1980 et 1990 souleva, parmi avancées sur le plan clinique :
les généticiens, les médecins et les intéressés,
l’espoir qu’on pourrait prendre efficacement « La trajectoire naturelle de la recherche sur
le contrôle de tels destins déterminés biologi- le génome humain va vers l’identification des
gènes : les gènes qui contrôlent les fonctions
biologiques normales et les gènes qui créent
21 Carlos Novas, Governing “Risky” Genes: Predictive Genetics, les maladies génétiques ou interagissent avec
Counselling Expertise and the Care of the Self, British Library
d’autres gènes pour précipiter les troubles
Document Supply Centre, 2003, p. 200 (nous traduisons).
22 Nancy Wexler, « Huntington’s Disease. Advocacy
héréditaires. Les gènes sont localisés bien plus
Driving Science », The Annual Review of Medicine, 2012, rapidement que ne sont développés les traite-
vol. LXIII, p. 1-22, p. 15 (nous traduisons). ments pour les affections qu’ils causent, et

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L’ÉPREUVE DU SAVOIR KATRIN SOLHDJU

le projet sur le génome humain va accélérer génome humain a exposée aux yeux du grand
cette tendance. En un mot, l’acquisition de la public avec une clarté radicale.
connaissance génétique distance l’accumulation
de la puissance thérapeutique – état de fait qui Il n’en reste pas moins que la MH ne
pose des difficultés particulières pour le savoir peut plus être pensée indépendamment d’un
génétique23. » monde dans lequel ce genre de connaissance
est disponible et dont la seule existence affecte
Certes, nous pouvons déceler toujours la maladie et ceux qu’elle touche. Aucun de ces
plus de maladies de manière précoce et avec une éléments ne reste le même qu’avant la locali-
précision croissante. Mais, dans la plupart des sation du gène. À partir de ce moment, toute
cas, ce savoir ne s’accompagne pas automatique- personne à risque est contrainte de prendre
ment ni même indirectement d’un pouvoir, qu’il position à l’égard de la faculté de pouvoir savoir,
soit préventif ou thérapeutique. Les réflexions même si elle s’oppose au test et choisit de ne
lucides de Wexler mettent en lumière cette pas vouloir savoir. Et qu’elle le veuille ou non,
asymétrie, d’après elle constitutive du champ elle devient par ce choix un acteur moral24. Ainsi,
de la génétique, asymétrie que l’achèvement l’existence du test n’a pas seulement remodelé
en 2003 du projet de grande envergure sur le le rapport médical à la maladie de Huntington,
elle désorganise aussi les pratiques de trans-
mission de la connaissance du risque cultivées
23 Nancy Wexler, « Clairvoyance and Caution: dans les familles touchées depuis des généra-
Repercussions from the Human Genome Project »,
in Daniel J. Kevles and Leroy E. Hood (dir.), The Code of
Codes : Scientific and Social Issues in the Human Genome Project, 24 Sur ces questions, voir les travaux de Lotte Huniche,
Cambridge (MA), Harvard University Press, 1992, et notamment : « Moral Landscapes and Everyday Life in
p. 211-243, citation issue de la version online : Families with Huntington’s Disease: Aligning Ethnographic
http://www.hdfoundation.org/html/clair.php (nous Description and Bioethics », Social Science & Medicine,
traduisons et soulignons). vol. LXXII, no 11 (2011), p. 1810-1816.

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L’ÉPREUVE DU SAVOIR KATRIN SOLHDJU

tions – pratiques souvent allusives, tâtonnantes, de son implication à l’égard de son sujet une
hésitantes, au cœur desquelles se forgent méthode convaincante pour sa recherche histo-
prudemment des manières d’expérimenter et de riographique et généalogique.
ruser avec des vérités intermédiaires quant à son
statut de personne à risque. À la lumière de ce Les passages qu’elle cite de son propre
test, toute une série de questions concernant le journal, tirés de la phase qui a immédiatement
droit de savoir ou de non-savoir, ainsi que l’ano- suivi la découverte du marqueur en 1983 et la
nymat des personnes concernées, se pose d’une confusion qui s’est ensuivie, sont particulière-
manière très particulière. ment significatifs pour ce qui nous occupe. Ils
montrent combien les deux sœurs, l’une sur le
Les multiples bouleversements qui front même de la recherche scientifique, l’autre
accompagnent cette nouvelle forme de savoir comme observatrice en tant qu’historienne, ont
et les dilemmes personnels mais aussi éthiques par ailleurs attendu ce moment avec impatience
et sociaux qui s’y rattachent ont été décrits de et même avec espoir. Mais ils font aussi ressentir,
manière aussi passionnante que sensible par de manière non moins frappante, la panique qui
la sœur de Nancy Wexler, l’historienne Alice s’installe au moment où ce savoir devient acces-
Wexler, dans son livre Mapping Fate. A Memoir of sible. « L’immensité de ça me flanque une peur
Family, Risk, and Genetic Research, publié en 1996. bleue. L’idée de vraiment savoir… et si c’est
Comme Nancy, Alice Wexler connaît de l’inté- positif ? Ou si ça l’est pour Nancy ? Une fois
rieur l’épreuve émotionnelle et les angoisses qui qu’on sait, on ne peut plus revenir en arrière25. »
accompagnent le statut de personne à risque
pour la maladie de Huntington. Leur mère a Tant que le test n’avait qu’une existence
déclaré les symptômes dans les années 1950 virtuelle, les deux sœurs étaient convaincues
et elle en est décédée en 1968. Ainsi, pas plus
que sa sœur, Alice Wexler n’écrit depuis une 25 Alice Wexler, Mapping Fate: A Memoir of Family, Risk, and
perspective désengagée. Elle fait au contraire Genetic Research, op. cit., p. 224 (nous traduisons).

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L’ÉPREUVE DU SAVOIR KATRIN SOLHDJU

de vouloir le faire aussi vite que possible – travaillé précisément à ça, je trouve mainte-
convaincues de vouloir savoir. Cependant, dès nant que c’est beaucoup plus compliqué que ce
que l’espoir abstrait s’est transformé en option que j’aurais pu imaginer.” Diane : “Pensiez-vous
réelle, la situation s’est avérée autrement plus que vous feriez le test quand le marqueur a été
compliquée. D’autant qu’il devenait clair désor- découvert ?” Nancy : “Absolument. Oui. Je n’en
mais, avec toute la violence que cela impliquait, ai jamais douté. Et maintenant, je ne sais pas.”26 »
qu’un tel savoir, loin de concerner seulement
chacune des personnes testées, toucherait tout Entre l’idée abstraite de pouvoir connaître
son entourage : une partie de leur avenir et la possibilité concrète
d’accéder à cette connaissance, il y avait finale-
« Papa dit qu’il est tout à fait content des choses ment un gouffre – pour les sœurs Wexler comme
comme elles sont, qu’il pourrait passer le reste pour bien d’autres membres de la communauté
de sa vie très content, confiant dans le fait que Huntington. D’ailleurs, une fois que le test a été
nous n’avons pas la maladie. Il a dit à Diane mis en libre accès sous la pression des associa-
[journaliste qui l’interviewait dans le cadre de tions d’usagers, en réalité seul un petit nombre
l’émission “60 minutes”] : “Ce que j’ai mainte- de personnes à risque a choisi de saisir l’oppor-
nant, c’est de la joie. Si je savais qu’elles [ses tunité qui existait désormais de se faire tester27.
deux filles] n’avaient pas la maladie, je serais en
extase. Ça ne fait pas gagner grand-chose. Par 26 Ibid., p. 233 sq.
contre, il y a une immense différence entre cette 27 Jusqu’à ce jour, les statistiques sont variables. On peut
joie et le fait de découvrir que l’une d’elles porte néanmoins affirmer que tout au plus 20 % des personnes
le gène. Ça ne vaut pas le coup.” Diane n’a pas à risque décident, au cours de leur vie, de s’engager dans
la procédure du test, et que seule une minorité de ce
arrêté de poser des questions sur la valeur de la
pourcentage ira jusqu’au bout de la procédure. Voir Carlos
certitude, l’importance du savoir pour le savoir. Novas, Governing “Risky” Genes: Predictive Genetics, Counselling
Nancy a dit : “Oui, j’ai toujours cru au savoir pour Expertise and the Care of the Self, op. cit. ; Nikolas Rose et
le savoir. C’est une sacrée ironie qu’après avoir Carlos Novas, « Genetic Risk and the Birth of the Somatic

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L’ÉPREUVE DU SAVOIR KATRIN SOLHDJU

Ce passage, à grande échelle, de la défense qui doit rester ouverte et tendre vers un dénoue-
enthousiaste du test au recours assez réticent à ment positif qu’elle va s’efforcer, justement, de
celui-ci atteste clairement qu’avec l’existence du faire advenir. Or dans le scénario présympto-
test génétique présymptomatique, la MH s’est matique du test, en cas de résultat défavorable,
fondamentalement transformée. l’avenir ne peut que jouer le rôle d’un récit clos
dont l’issue est, par définition, négative. Enfin,
La nouvelle forme de connaissance de en bousculant de cette façon les fondations de
l’avenir incarnée par le test perturbe autant la relation médecin/patient, l’existence du test,
les pratiques en cours jusqu’alors vis-à-vis de d’abord indirect puis direct, désaxe jusqu’à l’épis-
la MH – qu’elles soient familiales, médicales, témologie médicale elle-même. Par ailleurs, sur
éthiques – que les relations entretenues par tous le plan éthique, cette nouvelle forme de connais-
les acteurs impliqués dans ces pratiques. Pour sance médicale de l’avenir rend incontournables
le dire autrement, elle les désaxe. Sur le plan de nouvelles réflexions, nous obligeant, comme
familial des usagers eux-mêmes, les manières on le verra, à réinterroger au moins deux des
plus ou moins explicites d’évoquer la maladie, concepts sur lesquels elle repose : l’autonomie et
développées au fil des générations, sont mises le consentement éclairé.
sens dessus dessous par la présence de cette
nouvelle machine à produire la connaissance de
l’avenir. Sur le plan clinique, la dramaturgie en
trois actes qui organise ordinairement la relation Le test avant le test
médecin-patient – diagnostic, thérapie, pronostic
– ne peut plus s’appliquer telle quelle, dans ce Les années 1950 et 1960 ont connu
contexte. En effet, la structure de cette pièce l’émergence de deux domaines qui allaient
en trois actes repose sur l’existence d’une issue permettre de mieux comprendre la maladie de
Huntington : la biologie moléculaire, avec la
Individual », Economy and Society, 2000, 29, 4, p. 485-513. description, en 1953, de la structure en double

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L’ÉPREUVE DU SAVOIR KATRIN SOLHDJU

hélice de l’ADN par Watson et Crick, et les la maladie de Parkinson, comprenant le tremble-
neurosciences – toutes deux se trouvant à l’orée ment, la raideur aussi bien que la difficulté à initier
d’un essor spectaculaire. En 1966, le premier des mouvements. Toutefois, le remplacement de
centre de neurobiologie fut créé à Harvard, la dopamine manquante au moyen d’une simple
suivi, en 1968, de la Society for Neuroscience. injection de dopamine synthétique ne s’avéra pas
Au sein de ces nouvelles institutions et réseaux efficace, parce que cette substance chimique
de chercheurs, une perspective particulièrement n’était visiblement pas capable de franchir la
prometteuse a vu le jour : la recherche sur les barrière sang-cerveau. À l’inverse, une substance
neurotransmetteurs. Les neurotransmetteurs, intermédiaire de la dopamine, la L-dopa, s’est
comme la dopamine, la sérotonine ou les endor- révélée être une meilleure option parce qu’elle
phines, sont des substances chimiques trans- était transformée par le corps en dopamine avant
mises d’une cellule nerveuse à l’autre, dont on d’être métabolisée par le cerveau. « Administrer
commençait alors à mettre en évidence que selon la L-dopa en doses suffisantes peut conduire
leur nature et leur quantité, elles accélèrent à une réduction considérable des symptômes.
ou empêchent la transmission électrique du D’une maladie catastrophique, gravement
message intercellulaire. incapacitante et souvent fatale, la maladie de
Parkinson est devenue une maladie qui peut être
À cette époque, une recherche sur les partiellement contrôlée, même si elle ne peut
neurotransmetteurs impliqués dans la maladie être guérie28. »
de Parkinson a montré que le développement
de cette maladie s’accompagnait d’une baisse de Or, les neurologues ont observé, lors du
la libération de dopamine dans le cerveau des traitement de malades de Parkinson avec la
patient-e-s. Puisque la dopamine appartient à L-dopa, que si la dose prescrite était trop haute,
la classe des neurotransmetteurs stimulants, un des symptômes semblables à ceux de la chorée
manque de cette substance expliquait en grande
partie le faisceau de symptômes qui caractérise 28 Alice Wexler, Mapping Fate, op. cit., p. 98.

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L’ÉPREUVE DU SAVOIR KATRIN SOLHDJU

qui affecte les malades de Huntington apparais- génétique indirect que nous avons déjà abordé
saient souvent29. C’est ainsi que les symptômes plus haut, de la MH – depuis tombé dans l’oubli.
moteurs de ces derniers purent être partiellement Selon cette hypothèse, « administrer de la
contrôlés par l’inhibiteur de dopamine. Quant à L-dopa aux personnes à risque pour Huntington
savoir si les malades de Huntington produisent pourrait produire les symptômes de la chorée
vraiment trop de dopamine ou s’ils ont plutôt chez ceux qui portent effectivement le gène30 ».
une réaction hypersensible à cette substance, Au début des années 1970, deux neurologues,
cela restait incertain – l’autopsie des cerveaux de André Barbeau et Harold L. Klawans, ont mené,
malades n’ayant en tout cas indiqué aucun excès à partir de cette hypothèse, une expérience qui
de dopamine par rapport aux personnes neuro- portait sur un groupe de trente individus asymp-
logiquement saines. Quoi qu’il en soit, la confi- tomatiques mais à risque pour la MH et un groupe
guration clinique par l’intermédiaire de laquelle de contrôle de vingt-cinq individus qui n’étaient
nombre de neurologues sont entrés en contact à pas à risque. Au cours de l’expérience, tous les
la fois avec Huntington et Parkinson a fait naître sujets se sont vu administrer de hautes doses de
l’idée que les deux maladies pourraient être L-dopa. Le résultat fut qu’un tiers des individus
considérées comme symétriques l’une de l’autre. à risque développa des symptômes choréiques
passagers, tandis qu’aucun des individus issus du
Cette symétrie inversée a ensuite donné groupe de contrôle ne développa de symptômes.
lieu à l’hypothèse qui devait conduire au premier Des expériences plus restreintes sur cet effet de
test prédictif, à ne pas confondre avec le test la L-dopa ont par ailleurs été menées dans les
années 1970 sur des homozygotes, c’est-à-dire
des enfants dont les deux parents étaient issus
29 Il s’agit de la même substance qui a produit des effets
de familles huntingtoniennes.
spectaculaires sur des patients atteints de « la maladie du
sommeil » à la fin des années 1960. Cette histoire a été
décrite de manière passionnante par Oliver Sacks dans son
livre L’Éveil. Cinquante ans de sommeil, Paris, Seuil, 1987. 30 Alice Wexler, Mapping Fate, op. cit., p. 99.

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L’ÉPREUVE DU SAVOIR KATRIN SOLHDJU

L’expérience de Barbeau et Klawans les résultats obtenus. « Leur a-t-on dit que la
nous intéresse surtout pour le débat révélateur maladie était désormais inévitable » lorsque
qu’a suscité la publication de ses résultats dans la prise de L-dopa a déclenché chez eux des
le British Journal of Medicine en 1972. Non seule- symptômes choréiques et, dans le cas contraire,
ment parce que ce débat constitue une partie leur a-t-on dit qu’ils étaient « tirés d’affaire32 » ?
du milieu historique dans lequel est apparu le Au centre de l’article de Hemphill se trouve une
test génétique indirect en 1983, mais aussi parce liste qui pèse le pour et le contre de la mise à
que les Directives pour la conduite du test génétique disposition d’un tel diagnostic invasif prédictif
présymptomatique de la MH, publiées dans leur au moyen de la L-dopa. Voici brièvement les
version initiale en 1990, acquièrent une nouvelle trois arguments en faveur de la mise à dispo-
signification à la lumière des arguments qui ont sition du test, et que l’auteur présente comme
dominé ces discussions, des présupposés et des partagés par ses pairs : 1. Si tous ceux qui
jugements de valeur qui les ont sous-tendus. étaient testés positifs ne se reproduisaient pas
ou « étaient empêchés de le faire », la maladie
Dès juin 1973, Michael Hemphill, notam- ne surviendrait plus que dans le cas de nouvelles
ment, a réagi à la publication des résultats mutations extrêmement rares. 2. Les personnes
expérimentaux de Barbeau et Klawans avec son à risque ne devraient pas vivre plus longtemps
article « Pretesting for Huntington’s Disease: An dans une fausse espérance et dans l’incertitude.
Overview », paru dans le Hastings Center Report 31. 3. « Pour certains éthiciens, prolonge-t-il – et
Hemphill critique d’abord les imprécisions de on sent bien que Hemphill n’apprécie pas cette
la publication concernant les stratégies suivies position –, un tel savoir serait considéré comme
pour s’adresser aux personnes à risque une fois un bien en soi parce qu’il accroît l’humanité du
porteur. On pourrait faire ici une analogie avec
31 Michael Hemphill, « Pretesting for Huntington’s
l’état d’innocence perdue : là où l’on pouvait
Disease: An Overview », Hastings Center Report, vol. III, no 3,
juin 1973, p. 12-13 (nous traduisons). 32 Ibid., p. 13.

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L’ÉPREUVE DU SAVOIR KATRIN SOLHDJU

auparavant agir sans avoir la pleine connaissance En conclusion, Hemphill recommande d’éva-
des conséquences et ainsi éviter toute respon- luer soigneusement les implications d’un
sabilité, on reçoit désormais la connaissance test présymptomatique pour la MH avant
nécessaire pour agir de manière responsable. de le rendre entièrement accessible. Car il
Pour certains, être pleinement humain, c’est en existe selon lui un risque à ne pas sous-es-
ce sens être responsable33. » timer : le risque que les gens réclament le
test uniquement dans l’idée de découvrir
Hemphill poursuit avec une liste qu’ils ont été épargnés et qu’ils ne supportent
d’arguments qui cette fois s’opposent à pas un résultat défavorable. « En définitive,
l’introduction du test : 1. Le fait qu’un la question est de minimiser la souffrance
diagnostic précoce apparaît justifié dans le dans une situation qui offre très peu d’alter-
cas de maladies pour lesquelles une thérapie natives à la souffrance. Notre responsabi-
ou une prophylaxie efficaces sont connues lité sur le plan éthique est d’assurer que tous
– ce qui n’est pas le cas de la MH. Savoir les paramètres permettant de prendre la
ou non ne ferait en réalité ici aucune diffé- décision soient explorés et que notre sensibi-
rence. 2. Ce test est discutable parce qu’il lité humaine ne se trouve pas émoussée par le
amène les individus touchés à ressentir de souci d’assimiler des données ou de diagnos-
manière précoce leurs futurs symptômes de tiquer une maladie 34. »
l’intérieur. 3. Les motivations psychologiques
des personnes à risque qui décideraient de C’est sur un tout autre ton que Frank R.
se faire tester sont confuses. 4. Les résul- Freemons répond à Hemphill dans l’édition de
tats du test pourraient entraîner des diffi- septembre du Hastings Center Report de la même
cultés pour souscrire une police d’assurance année : « Il me semble que son [Hemphills]
ou accéder à une formation ou à un emploi. rejet du diagnostic précoce et du pronostic

33 Ibid. 34 Ibid.

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L’ÉPREUVE DU SAVOIR KATRIN SOLHDJU

condamne une grande partie de la médecine vité de conseil évoquée par Freemons ne désigne
moderne35 », écrit alors l’auteur, manifestement nullement, de son point de vue, une pratique
révolté. En effet, selon Freemons, déclarer enrichissante d’échange entre le médecin et le
illégitime l’expérience de Barbeau et Klawans patient, mais plutôt une fonction d’éclaircisse-
à cause de ses implications éthiques et psycho- ment unidirectionnel, où le médecin explique,
logiques, ce serait jeter le bébé avec l’eau du tel un professeur, ce qu’il en est à son élève-
bain. Ce serait déclarer nulle et non avenue une patient. Les patients naïfs, mal informés par la
bonne partie de la recherche et de la pratique rumeur et le bouche-à-oreille, et leurs proches,
médicales modernes, qui oscillent, au niveau « parfois si terrifiés par les aspects inconnus de la
éthique, sur la même corde raide – et c’est une maladie […] qu’ils sont quasiment paralysés par
idée contre laquelle il s’élève avec véhémence. l’hystérie », doivent être rassurés voire réduits au
En outre, argumente-t-il, Hemphill part silence par le pronostic précis du médecin qui ne
d’une conception courante mais erronée de la dramatise ni minimise mais informe objective-
pratique médicale, qui consiste à en surestimer ment. D’après Freemons, c’est entre autres « en
l’aspect strictement thérapeutique. Contre entretenant toujours une lueur d’espoir, généra-
cela, il affirme qu’« en fait, le médecin a un rôle lement basée sur la recherche future37 » que le
de conseiller qui est tout aussi important que médecin y parvient. Or, placer tous ses espoirs en
son rôle de pharmacologue ou de chirurgien. Un un futur indéterminé s’oppose clairement à l’idée
diagnostic exact et précoce est important parce d’autonomisation ou encore de ce qu’on appelle
qu’alors, on peut donner un pronostic exact36 ». aujourd’hui « empowerment » de patients actifs et
Cependant, il apparaît rapidement que l’acti- activateurs, qui consiste notamment à mettre
au point, de manière collective et engagée, des
stratégies et des tactiques pour vivre aussi bien
35 Frank R. Freemon, « Pretesting for Huntington’s
Disease: Another View », Hastings Center Report, vol. III,
que possible avec une maladie diagnostiquée.
no 4, sept. 1973, p. 13 (nous traduisons).
36 Ibid. 37 Ibid.

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L’ÉPREUVE DU SAVOIR KATRIN SOLHDJU

En effet, ce genre d’espoir maintient une claire posture dans la deuxième partie de ce livre – est
séparation entre les patients ignorants, d’un côté, autorisée à guérir pour de « bonnes raisons ».
et, de l’autre, les médecins détenant le savoir de
les guérir – même si ce n’est que d’une manière Dans le débat sur un possible test prédictif
potentielle. Ce faisant, l’auteur perpétue impli- de la MH qui commence donc bien avant 1983,
citement une conception de la médecine et de deux autres éléments sautent aux yeux : la perpétua-
la recherche comme unique prise sur la maladie. tion d’une image de cette maladie comme scénario
Il n’envisage nullement qu’une maladie puisse d’horreur, et le recours bien souvent explicite à des
être le résultat d’une exploration coconstruite thèmes argumentatifs eugéniques. Chez Hemphill,
et expérimentale, à partir des techniques et des on lit par exemple que « dans les dernières étapes
astuces communes aux médecins et aux patients de la démence, le patient présente l’image pitoyable
et qui soulagent concrètement le malade. Bien de la ruine totale d’un être humain39 ». Dans l’article
au contraire, selon lui, la première tâche du de S. Thomas paru en 1982 dans le British Medical
médecin est de protéger ses patients des dangers Journal, si l’horreur est présentée sous des allures
que présente une attitude « naïve » : « Une plus subtiles, elle tire en fait de son association avec
écoute et une discussion franche permettent au l’idéologie eugéniste une puissance nettement plus
patient et à sa famille de se préparer à l’avenir, destructive. Il écrit sans ambages :
de cesser de passer indéfiniment d’un spécialiste
à l’autre et de minimiser la tendance naturelle « [L]a détresse et l’inefficience de ceux que
du patient à gaspiller ses ressources auprès de l’on est amenés à conseiller dans les premières
guérisseurs et de charlatans38. » L’espoir réel étapes de leur maladie rendent certains d’entre
doit être placé dans la vraie science, même si ses eux incapables d’utiliser une contraception
résultats n’existent pas encore. Seule celle-ci – efficace. Sous cet angle, et du fait aussi que le
et on verra la généalogie imposante d’une telle
39 Michael Hemphill, « Pretesting for Huntington’s
38 Ibid. Disease: An Overview », art. cit., p. 12.

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L’ÉPREUVE DU SAVOIR KATRIN SOLHDJU

désir de procréer et la détermination à le faire famille » – expression raffinée derrière laquelle


alors même qu’existe la possibilité de la maladie se dissimule tant bien que mal une attitude
est presque un symptôme prodromique de la foncièrement eugéniste – a été élevé au statut
maladie elle-même, il est vraisemblable qu’une de norme morale. Et la nécessité de cette réduc-
réduction de la taille de la famille, sur les conseils tion apparaît évidemment particulièrement
reçus, viendra préférentiellement de ceux qui convaincante lorsque la MH est en même temps
n’ont pas le gène mutant40. » purement et simplement diabolisée. Visible-
ment, en 1973, un tel point de vue, plus ou moins
L’auteur ne se contente donc pas de implicitement eugéniste, était d’ailleurs tout à
présenter les personnes atteintes de la MH fait décent, du moins concernant la MH, comme
comme des êtres hautement irrationnels et le suggèrent les recommandations faites par les
incapables de discernement, il va jusqu’à trois chercheurs Husquinet, Franck et Vranckx
leur attribuer une volonté pathologique de à propos des expériences de L-dopa qu’ils ont
reproduction. Et ce, dans une phase de la menées sur des jumeaux homozygotes41 :
maladie correspondant aux limbes situés entre
les stades présymptomatique et symptomatique, « Nous ajouterions qu’un test de prédiction n’est
à savoir le stade prodromique de Huntington, utile que pour ceux qui doivent choisir entre le
une phase dans laquelle les personnes touchées mariage et le célibat, la procréation ou l’inter-
sont d’habitude considérées comme pleinement ruption de la descendance, puisque aucun traite-
capables de discernement. Une telle argumen- ment médical préventif ne peut encore être
tation ne prend naturellement sens que dans la recommandé à des individus potentiellement
mesure où l’idéal de « réduction de la taille de la
41 H. Husquinet, G. Franck, C. Vranckx, « Detection of
40 S. Thomas, « Ethics Of A Predictive Test For Hun- Future Cases of Huntington’s Chorea by the L-dopa Load
tington’s Chorea, British Medical Journal, vol. CCLXXXIV, Test: Experiment with Two Monozygotic Twins », Advances
no 6326, mai 1982, p. 1383-1385 (nous traduisons). in Neurology, 1973, I, p. 301-310.

62 63
L’ÉPREUVE DU SAVOIR KATRIN SOLHDJU

choréiques. Si l’on garde cela à l’esprit, il paraît de la maladie de Huntington, il existait donc
inutile d’appliquer le test à une femme de 50 ans42. » un discours sur les conséquences et risques
qu’introduirait l’accessibilité d’un test prédictif
de la MH. Quand le test génétique indirect
est devenu possible, son apparition a donné
Les Directives ou « lignes de conduite » lieu à une phase d’utilisation plus ou moins (in)
(guidelines) contrôlée dans le cadre d’études cliniques qui
devaient faire la preuve de sa fiabilité. Mais très
Mais la parole prophétique annonce un impossible avenir, rapidement, la situation ainsi produite a conduit
ou fait de l’avenir qu’elle annonce et parce qu’elle l’annonce médecins et représentants de la communauté
quelque chose d’impossible, qu’on ne saurait vivre et qui doit Huntington à la conclusion qu’il était indispen-
bouleverser toutes les données sûres de l’existence. Quand sable de concevoir des recommandations en
la parole devient prophétique, ce n’est pas l’avenir qui est vue de son utilisation. La première version de
donné, c’est le présent qui est retiré et toute possibilité d’une ces recommandations élaborées collectivement
présence ferme, stable et durable. parut en 1990, presque au même moment dans
Maurice Blanchot43 le Journal of Medical Genetics et dans Neurology44.
Elles furent republiées en 1994, avec certains
En 1983, avant même la fin de la première changements, en réaction à la possibilité du test
phase de recherche sur le marqueur génétique direct. La décision de rédiger de telles recom-
mandations fut prise en 1985 lors des confé-
rences de l’association internationale Huntington
42 Cité d’après C. J. Brackenridge, « Ethical Aspects of
Plans to Combat Huntington’s Disease », Journal of Medical
Ethics, vol. VII, no 1, mars 1981, p. 24-27, p. 25 44 « Guidelines for the Molecular Genetics Predictive
(nous traduisons). Test in Huntington’s Disease », Neurology, 1994, vol. XLIV,
43 Maurice Blanchot, « La parole prophétique », Le Livre à p. 1533-1536 et Journal of the Medical Genetics, 1994,
venir, Paris, Gallimard, 1959, p. 109-110. vol. XXXI, p. 555-559 (nous traduisons).

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L’ÉPREUVE DU SAVOIR KATRIN SOLHDJU

et de la fédération mondiale de neurologie, à Les Directives sont structurées en neuf


Lille, et elles furent soumises, dans leur première rubriques, elles-mêmes divisées en alinéas, avec,
version, quatre ans plus tard, en juillet 1989, à tout du long, une répartition en deux colonnes
Vancouver. Ces Directives pour le test prédictif de – à gauche, les recommandations, à droite, les
génétique moléculaire dans la maladie de Huntington commentaires sur celles-ci. En dehors des modifi-
se présentaient comme des « recommandations cations de l’ordre d’exposition et de celles tenant
concernant l’usage d’un test prédictif pour la aux nouvelles données liées à la découverte de
détection précoce de Huntington ». Leurs objec- l’emplacement exact du gène, les formulations
tifs, tels que définis dès 1990 dans les remarques restent relativement constantes d’une version à
d’introduction, consistaient à mettre en place l’autre45. Elles définissent notamment précisé-
« des principes éthiques réalistes basés sur les ment qui a accès au test, quand et dans quelles
connaissances et les techniques actuelles de la circonstances. Elles proposent également une
génétique moléculaire », pour « diriger l’appli- série de rôles et de fonctions qu’il est pertinent
cation du test prédictif » et « protéger les de faire figurer au cours de la procédure : avant,
sujets en danger ». En 1994, un nouvel objectif pendant et après l’effectuation du test génétique
a été ajouté : les directives « visent à aider les proprement dit. La première recommandation
cliniciens, généticiens et comités éthiques, ainsi est concise : « Tous les individus souhaitant faire
que les organisations profanes [autrement dit le test doivent recevoir une information perti-
les associations d’usagers], à résoudre les diffi- nente et actualisée, afin de pouvoir prendre une
cultés découlant de l’application du test ». Avec décision volontaire et éclairée. » Le deuxième
le débat sur le test par la L-dopa en arrière- point stipule notamment que « la décision de faire
plan, nous sommes désormais bien placés pour
affirmer que ces lignes de conduite s’acquit-
45 Dans la suite de ce texte, je me rapporterai toujours à la
taient aussi et surtout de la tâche de limiter les version de 1994, qui est celle encore employée actuelle-
dommages dus à un milieu discursif dominé par ment, sa réactualisation en 2012 n’ayant pas apporté de
une idéologie eugéniste. grands changements.

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L’ÉPREUVE DU SAVOIR KATRIN SOLHDJU

le test est le choix de l’individu seul concerné » lation d’acteurs/ « L’unité de conseil doit mettre
et que – à l’exception du cas particulier du test en place avec le/la participant(e) un protocole
prénatal – seules les personnes majeures ont le de suivi qui fournira un soutien dans les étapes
droit de se faire tester. Il apparaît donc d’emblée précédant et suivant le test, que le/la partici-
que le collectif d’auteurs prend pour base les pant(e) ait ou non choisi un accompagnateur. »
principes de l’autonomie des patients, du droit de Il revient également au conseiller de signaler
savoir (ou de ne pas savoir) et du consentement la possibilité de prendre contact avec l’associa-
éclairé, principes fondamentaux de l’éthique tion Huntington locale, ainsi que d’expliquer, en
médicale telle qu’elle a émergé aux États-Unis collaboration avec les spécialistes médicaux, les
dans les années 1960 et 1970. Il place également aspects techniques du test mais aussi l’absence
au centre de ses considérations le principe selon actuelle d’un savoir-faire thérapeutique. Il est
lequel « les individus ne doivent être discriminés explicitement indiqué que le conseiller est tenu
en aucune manière du fait du test génétique de porter à la discussion « l’information sur des
de la MH ». Il est en outre recommandé qu’un alternatives que le demandeur peut considérer »,
« conseiller [counselor] » spécialement formé comme la possibilité de « ne pas faire le test pour
accompagne l’ensemble du processus de test, le moment ». Les points 6 et 7 sont moins perti-
membre à part entière d’une équipe pluridisci- nents pour ce qui nous intéresse : ils évoquent
plinaire qui comprendra un généticien, un neuro- les tests neurologiques préliminaires à conduire
logue, un travailleur social, un psychiatre ainsi éventuellement, ainsi que le cas du diagnostic
qu’une personne compétente sur les questions prédictif prénatal. Le point 8 nous intéresse parti-
d’éthique médicale. À ces rôles s’ajoute encore culièrement. Intitulé « Le test et la communica-
celui d’un accompagnateur qui, choisi par la tion des résultats », il établit d’abord la période
personne à risque si elle le souhaite, entoure minimale d’un mois à respecter entre la première
celle-ci lors de toutes les étapes de la procédure consultation et la décision d’effectuer le test. Il
du test. Les points 3 et 4 détaillent avant tout les précise également qu’après cela, le résultat doit
fonctions du conseiller au sein de cette constel- être communiqué aussi tôt que possible, lors d’un

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L’ÉPREUVE DU SAVOIR KATRIN SOLHDJU

rendez-vous fixé auparavant. « La manière dont le cruciale, celui du conseiller – non seulement en
résultat sera communiqué doit être discutée par termes de personnes, mais aussi en termes de
l’équipe de conseil et l’individu. » En outre, « les disciplines. Comme la mise en scène d’une pièce
résultats du test doivent être révélés en personne de théâtre, leur interprétation varie d’un pays à
par le conseiller à l’individu et à la personne qui l’autre et même d’une institution à l’autre46.
l’accompagne ». Enfin, le point 9 établit que,
dans la phase qui suit le test, le conseiller doit Au milieu des années 2000, dans une
maintenir un contact régulier, au début au moins, institution française, Alice Rivières s’est vu
avec la personne testée. Dans cette phase, les confronter à une mise en œuvre des recom-
associations MH se devront également de jouer mandations qui s’est révélée pour elle extrême-
un rôle important. ment destructrice. L’ensemble de la procédure
lui est apparu comme une routine figée. Au sein
Ces Directives réagissent ainsi au de l’équipe pluridisciplinaire, la psychologue
grand nombre de questions psychologiques, semblait être là moins pour la conseiller et la
générationnelles, éthiques, économiques et de soutenir que pour évaluer, en fonction de critères
politique de santé publique qui vont de pair avec strictement définis, si elle serait à même d’assi-
l’existence du test prédictif de la MH. Au moins miler un possible résultat défavorable du test47 :
dans tous les pays européens et aux États-Unis,
elles servent encore aujourd’hui de fil directeur 46 Les « lignes directrices » ont été rédigées en anglais.
pour procéder cliniquement au test. Cependant, Une traduction française est accessible ici, proposée par la
la manière dont elles sont appliquées concrète- ligue francophone belge : http://www.huntington.be/pdf/
ment, dans les diverses institutions et au sein des recommandation_international.pdf.
47 Cette forme d’évaluation a en grande partie pour fonction de
multiples systèmes de santé, dépend de toute une
permettre à la médecine de s’assurer contre sa propre puissance
série de paramètres. Cela tient largement, entre de transformation ; ce qu’on cherche avant tout à évaluer, ici, c’est
autres, à la question de savoir qui occupe les rôles dans quelle mesure on doit compter avec un éventuel suicide
définis par ces lignes de conduite – et, de manière de la personne qui souhaite connaître son statut génétique.

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L’ÉPREUVE DU SAVOIR KATRIN SOLHDJU

« elle [la psychologue] me répond que je n’ai ce moment en dit long : la neurologue « prononce
pas beaucoup d’émotions, qu’il faut que je laisse la sentence sous la forme de mon nombre de
sortir mes affects48 ». Voici le message implicite CAG [CAG pour “cytosine, adénine, guanine”.
que la psychologue, ainsi que l’ensemble des Au-delà de 36, la répétition de cette gluta-
membres de l’équipe pluridisciplinaire qu’elle mine au niveau du chromosome 4 est révéla-
sera amenée à rencontrer pendant la procédure, trice de la mutation du gène impliqué dans la
transmettent à Alice Rivières : maladie de Huntington] : 44. Il n’y a pas d’ambi-
guïté possible. […] Elle se tourne ensuite vers
« J’ai l’impression que c’est l’oral du bac, il faut Emmanuelle [l’une des amies] et lui dit à quel
montrer patte blanche, il faut que je me montre point ça va être insupportable pour les proches,
suffisamment forte pour désamorcer leur peur qu’il faut qu’elle se fasse aider rapidement. Non
que je me suicide à cause d’eux, mais il faut contente de m’avoir maudite, elle éclabousse
également paraître affectée pour ne pas être mes amies de sa malédiction50. »
qualifiée d’insensibilité émotive, c’est toute
une parade assez compliquée à jouer mais je Ce qui, dans le récit d’Alice, apparaît
ne m’en sors pas trop mal puisque j’ai le droit comme la véritable agression n’est pas simple-
d’avoir mes résultats deux mois après le début ment la mention du nombre de CAG, 44, et
du protocole, ce qui est une sorte de marque donc le fait indubitable qu’elle est porteuse de
distinctive de bonne élève49. » la mutation qu’elle a héritée de sa mère, qui se
trouve déjà à un stade avancé de la maladie, et
Le jour du résultat, elle ne se présente pas qui elle-même l’a héritée de son père, lequel l’a
seule mais, comme on le lui a suggéré, accompa- héritée de sa mère, etc. La violence se loge plutôt
gnée de ses deux meilleures amies. Son récit de dans les gestes et les phrases qui entourent ces
informations. Le médecin se détourne d’elle
48 Manifeste de Dingdingdong, op. cit., p. 67.
49 Ibid., p. 68. 50 Ibid., p. 70-71.

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L’ÉPREUVE DU SAVOIR KATRIN SOLHDJU

pour s’adresser à l’amie qui l’accompagne, afin qui est une définition médicale51. » En effet, une
d’informer celle-ci du caractère insupportable telle situation de diagnostic – du moins quand
de la situation à venir, pour elle et pour tous elle est pratiquée ainsi – transmet aux personnes
leurs proches. Ainsi, elle ne parle déjà plus avec concernées l’idée que, dans le cas d’un résultat
Alice, mais d’Alice. La véritable malédiction ne défavorable, il ne leur reste plus qu’une chose à
réside donc pas – ou pas seulement – dans le faire : attendre le début de la déchéance. Il n’y a
fait qu’Alice a hérité du « mauvais » gène, mais ni incertitude ni énigme à construire ensemble,
dans le fait qu’à côté de ce pronostic certain est mais seulement la certitude d’un désastre à
posé un second pronostic, qui semble définir ou accepter. Avant même que l’on puisse constater
prescrire non moins indubitablement la manière les premiers symptômes, la personne testée
dont se manifestera cet héritage. L’avenir est devient une patiente dans le sens littéral du
accompli d’avance : les effets du gène seront terme : une personne en souffrance, qui ne peut
purement destructifs et catastrophiques, ils que patienter.
la diminueront petit à petit – et on ne pourra
malheureusement rien y changer, puisqu’en Certes, on ne saurait généraliser le carac-
définitive, pour le moment du moins, il n’y a pas tère fatal de cette situation particulière de
de traitement pour les malades de Huntington. diagnostic. Mais elle signale le danger inhérent à
La violence radicale, ravageuse de cette situa- la transformation des recommandations interna-
tion de prophétie diagnostique et prédic- tionales en routines institutionnellement réifiées,
tive réside dans l’énonciation de cette absolue en procédures qui ne peuvent plus être négociées
incapacité d’agir : « Ce test est une machine qui par les acteurs. On met en danger, au sens propre
construit du destin. Se soumettre à ce test, c’est du mot, non seulement la vérité d’une maladie
assister à la transformation radicale et instan- et de son diagnostic mais aussi, parallèlement, le
tanée de sa vérité intime, ce mille-feuille perpé- fonctionnement psychosocial des personnes, qui
tuellement frémissant, en une vérité tout court
51 Ibid., p. 73.

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L’ÉPREUVE DU SAVOIR KATRIN SOLHDJU

sont pourtant censées être autonomes, dotées ciens. Le véritable défi auquel nous confronte
d’un consentement éclairé et du droit de savoir. cette situation et d’autres qui lui sont semblables
Le drame de la procédure telle qu’elle est décrite consiste cependant, me semble-t-il, à faire un
dans le récit d’Alice Rivières, qui culmine au pas de plus en interrogeant le potentiel proposi-
moment de la révélation du résultat, tient à ce tionnel de nos propres recherches conceptuelles,
qu’elle réduit à une seule les formes que peut historiques et empiriques. Ou, pour le dire de
prendre une vie – qui semblaient jusqu’alors manière plus modeste, de les interroger sur
potentiellement infinies. Et cette forme unique, les moyens qu’elles nous fournissent de ne pas
cruelle et vide d’espoir, devient exclusive sans rester immobiles, à nous plaindre de cette situa-
que quiconque – ni le médecin, ni la personne tion difficile et insupportable, mais plutôt de
qui a reçu le diagnostic, ni ses proches – puisse la prendre comme point de départ pour tenter
exercer sur elle quelque influence. La violence de construire des problèmes bien posés. Mais
particulière d’une telle vérité médicale qui ne comment se dessine un « problème bien posé »,
s’accompagne d’aucun savoir thérapeutique et qui et quelle sorte de problématisation peut donc
pourtant se conçoit et se présente comme seul s’avérer pertinente pour accueillir cette forme
tenant légitime d’une vérité sur la maladie vient, nouvelle de connaissance de l’avenir ?
selon Alice, du fait qu’elle s’autorise, en dépit de
sa propre incapacité d’agir, à broyer entièrement
toutes les autres vérités.

L’histoire d’Alice nous met face à une


situation hautement problématique. Bien qu’elle
invite à une analyse rigoureuse et approfondie,
on est d’abord tenté de condamner précipitam-
ment et par une critique unilatérale la médecine,
les autres disciplines impliquées et leurs prati-

76 77
L’ÉPREUVE DU SAVOIR KATRIN SOLHDJU

Deuxième partie
Sites d’exploration

Le test, une nouvelle espèce


ou comment construire un problème

Oh, Frankenstein, ne sois pas équitable envers les autres


tout en me piétinant, moi à qui ta justice, ta clémence et
ton affection sont les plus dues. Rappelle-toi que je suis
ta créature, je devrais être ton Adam, mais je suis plutôt
l’ange déchu, que tu arraches innocent à la joie. […] Toi,
mon créateur, tu m’abhorres ; que puis-je espérer de tes
semblables, qui ne me doivent rien ?
Mary Shelley52

« Un problème n’existe pas en dehors de


ses solutions. Mais loin de disparaître, il insiste
et persiste dans ces solutions qui le recouvrent.
Un problème se détermine en même temps qu’il

52 Mary Shelley, Frankenstein ou le Prométhée moderne, trad. fr.


de Vincent Bergerat (non publiée).

78 79
L’ÉPREUVE DU SAVOIR KATRIN SOLHDJU

est résolu53 », écrit Gilles Deleuze dans son livre possibles, qui sont coéternelles à cette position
sur Bergson. Dans cette logique, problème et du problème. Autant vaudrait dire que toute
solution coexistent, bien que l’un n’absorbe pas vérité est déjà virtuellement connue […] et que
l’autre ni ne s’y réduise : la « détermination [du la philosophie est un jeu de puzzle où il s’agit
problème] ne se confond pas avec sa solution, de reconstituer, avec des pièces que la société
les deux éléments diffèrent en nature, et la nous fournit, le dessin qu’elle ne veut pas nous
détermination est comme la genèse de la montrer. Autant vaudrait assigner au philosophe
solution concomitante54 ». Si on prend au sérieux le rôle et l’attitude de l’écolier qui cherche la
ce qu’écrit Deleuze, on doit aller jusqu’à soutenir solution en se disant qu’un coup d’œil indiscret la
qu’il n’y a pas de problème sans solution ou, pour lui montrerait, notée en regard de l’énoncé, dans
le dire autrement, que seul mérite son nom un le cahier du maître. Mais la vérité est qu’il s’agit,
problème bien construit, c’est-à-dire construit en philosophie et même ailleurs, de trouver le
en vue d’une solution. Les problèmes qui existe- problème et par conséquent de le poser, plus
raient en dehors de leur solution, il les qualifie encore que de le résoudre55 ».
de « faux problèmes ». Le rôle de la philoso-
phie, comme y avait déjà insisté Henri Bergson, Bergson et Deleuze nous exhortent donc
ne peut consister à subir un problème « tel qu’il à faire confiance à la capacité de la pensée,
est posé par le langage ». Car si la philosophie se non tellement à répondre à des problèmes
résume à la répétition de problèmes préétablis, qui la précèdent, mais plutôt à participer à
la production de nouveaux possibles, dans le
« [e]lle se condamne […] par avance à recevoir sens où la construction de bons problèmes fait
une solution toute faite ou […] à simplement basculer le réel et le revitalise. Une situation,
choisir entre les deux ou trois solutions, seules si difficile et insupportable qu’elle puisse être,

53 Gilles Deleuze, Le Bergsonisme, Paris, PUF, 1966, p. 212. 55 Henri Bergson, La Pensée et le Mouvant, Paris, PUF, 2009,
54 Ibid. p. 51.

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L’ÉPREUVE DU SAVOIR KATRIN SOLHDJU

n’est par conséquent pas encore un problème, un problème « angoissant et insoluble57 » : son
pas davantage qu’une question ne peut reven- incurabilité. Ce faisant, c’est sa propre incapa-
diquer le statut de problème. En effet, lorsque cité à être active en tant qu’art curatif à l’égard
nous nous posons une question ou que nous de cette maladie qu’elle place au centre de ses
sommes confrontés à une situation, nous préoccupations – or, c’est une situation qui
sommes complètement dépendants de la réalité reste sans solution, aujourd’hui du moins. La
telle qu’elle nous est donnée. Pour passer de fausseté du problème réside dans la mise en
la contrainte qu’exercent sur nous la question/ opposition des termes curable et incurable. Il est
situation et sa critique, à une force active, grâce socialement admis que les solutions médicales
à laquelle nous puissions agir sur la réalité, il ne doivent être de nature thérapeutique ou, dans
suffit pas de jeter un œil sur le cahier du maître, le cas de maladies chroniques, prendre au
car il n’existe pas de réponse prédéterminée. Le moins la forme de traitements. Si cette option
travail de construction du problème peut être fait défaut, « [n]ous remontons […] de cause en
comparé davantage à la peinture d’un paysage, à cause ; et si nous nous arrêtons quelque part, ce
la mise en scène d’une pièce de théâtre ou encore n’est pas que notre intelligence ne cherche plus
à l’écriture d’une histoire : à des pratiques qui, rien au-delà, c’est que notre imagination finit
en posant des éléments, les inscrivent dans des par fermer les yeux, comme sur l’abîme, pour
relations d’inclusion ou d’exclusion, d’influence échapper au vertige58 ».
ou de causalité, et composent ainsi des espaces
nouvellement disposés pour l’agir56. La relecture de ce qu’on appelle le « pro-
blème du chameau » permettra de comprendre
Peut-être la médecine se focalise-t-elle, pourquoi il est crucial de maintenir ouverts
dans le cas de la MH, sur un (faux) problème, l’imagination et les autres sens pour parvenir

56 Voir Claude de Jonckheere, 83 mots pour penser l’interven- 57 Henri Bergson, La Pensée et le Mouvant, op. cit., p. 65.
tion en travail social, Genève, ies éditions, 2012, p. 321-324. 58 Ibid., p. 106.

82 83
L’ÉPREUVE DU SAVOIR KATRIN SOLHDJU

à bien construire un problème-solution en dans le village voisin et lui demandent conseil.


apparence insoluble et vertigineux. Cette Celui-ci leur dit : « Je ne peux pas résoudre le
histoire, qui a fasciné nombre de penseurs59 à problème. Tout ce que je peux faire, c’est vous
commencer par deux membres fondateurs de donner mon chameau. Il est vieux, maigre, et
Dingdingdong, Vinciane Despret et Isabelle pas très courageux, mais il vous aidera à partager
Stengers, prend une acuité particulière à propos votre héritage. » Les trois frères se retrouvent
d’une maladie pour laquelle la question de l’héri- alors avec dix-huit chameaux. L’aîné reçoit la
tage est fondamentale. Avant de mourir, Alî, moitié, donc neuf, le cadet un tiers, donc six,
prince du désert, décide de donner en héritage à le benjamin, un neuvième, donc deux, et le
ses trois fils son troupeau de dix-sept chameaux. chameau qui reste, ils le rendent au vieux sage.
Mais il assortit sa succession d’une énigme : l’aîné
recevra la moitié, le cadet un tiers et le benjamin Le père n’a laissé à ses fils ni immenses
un neuvième de l’héritage. Avant qu’Alî ne les trésors ni un simple et humble héritage ; il
quitte pour toujours, il fait promettre à ses fils leur a laissé une énigme. Celle-ci n’est pas
de ne pas tuer d’animal et de ne se servir que de nature purement mathématique, elle les
de moyens pacifiques pour faire le partage. Alî somme en outre de réfléchir à ce qu’ils peuvent
meurt et ses fils se retrouvent devant une impos- faire avec ce qui leur a été laissé. Ils doivent
sible division. La lutte pour la succession semble se montrer dignes de la confiance que leur a
inévitable. Les trois fils vont alors trouver un sage accordée leur père en leur laissant quelque
chose qu’ils devaient encore construire. Et ce
n’est que lorsqu’ils y parviennent qu’ils peuvent
59 Voir à ce sujet Pierre Ageron, « Le partage des prendre possession de leur héritage. Ce qui
dix-sept chameaux et autres exploits arithmétiques
est en jeu ici, c’est donc la construction d’un
attribués à l’imam’Alî : mouvance et circulation de
récits de la tradition musulmane chiite », Revue d’histoire
milieu fertile pour le legs, sans tricher vis-à-vis
des mathématiques, 19, 2013 : http://www.math.unicaen. de ce dernier. Les fils n’héritent pas simple-
fr/~ageron/smf_rhm_233%201.pdf. ment de dix-sept chameaux : ceux-ci sont bien

84 85
L’ÉPREUVE DU SAVOIR KATRIN SOLHDJU

plutôt le produit et le véhicule de cet héritage sur le problème ; qui oblige les acteurs qu’elle
qui se transforme en même temps – à l’aide du rassemble à s’engager pour elle.
dix-huitième chameau – en problème60. Ce n’est
donc pas seuls qu’ils parviennent à effectuer Si des formes efficaces de thérapie ou de
cette transformation ; c’est seulement lorsqu’ils prophylaxie avaient été disponibles en même
s’ouvrent au vieux sage, lorsqu’ils socialisent temps que les connaissances génétiques qui ont
leur situation complexe en se confiant à une abouti à la naissance du test présymptomatique
personne extérieure qui ajoute quelque chose de la MH, un équilibre se serait vraisemblable-
à la configuration familiale, qu’ils se trouvent à ment produit qui aurait été parfaitement gérable
même de prendre possession de leur héritage. dans la logique et la pratique médicales, à l’instar
de ce qui a été le cas ces dernières décen-
Les problèmes ne se trouvent pas nies pour la sclérose en plaques. Mais l’igno-
au coin de la rue, déjà faits. Loin de là, ils rance thérapeutique concernant la MH change
requièrent un travail de construction à la fois la donne : au lieu de n’être qu’un effet secon-
prudent et imaginatif, dont le résultat – le daire et une étape transitoire, le test présymp-
problème – rend tous les acteurs qu’il implique tomatique est passé au premier plan depuis les
ou affecte capables d’agir sur lui. C’est en ce années 1980, doté d’une consistance propre et
sens que la solution accompagne constam- d’une force autonome. En 2004, Nancy Wexler
ment la construction du problème ; sans avoir dit encore du test, avec une inquiétude persis-
encore de forme concrète, précise, c’est elle tante : « Je me demande parfois quelle sorte de
qui, pourrait-on dire, aiguillonne tout travail créature nous avons mise au monde61. »

60 Je dois en grande partie cette relecture de l’énigme à 61 Entretien avec Reto U. Schneider paru dans la Neue
Vinciane Despret, Ces émotions qui nous fabriquent : ethnopsy- Zürcher Zeitung (nous traduisons et soulignons) :
chologie de l’authenticité, Paris, Les Empêcheurs de penser en http://www.sn.schule.de/~biologie/unterricht/k10/wpo1/
rond, 2001, p. 28 sq. mat/ohnmacht.pdf.

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L’ÉPREUVE DU SAVOIR KATRIN SOLHDJU

Prise avec tout le sérieux qu’elle mérite, Si l’on traite le test présymptoma-
la formule de Wexler nous invite à consi- tique de la MH comme l’écologue traite une
dérer le test présymptomatique comme une nouvelle espèce qui fait irruption dans différents
nouvelle créature, un être venu s’ajouter aux écosystèmes ou milieux (la famille, les pratiques
formes conventionnelles du savoir épistémo- cliniques, l’éthique), en tenant compte des consé-
logique et éthique, un être dont la présence quences spécifiques entraînées par cette irrup-
met ces savoirs et ces pratiques au défi de tion, il est alors nécessaire de commencer par
se transformer. Comme lors du surgissement reconstituer la genèse de ces milieux. Une telle
d’une espèce nouvelle, inconnue jusqu’alors, perspective historique permet de rendre visibles
au sein d’un milieu biologique, la construc- les espèces de pratiques et de concepts qui
tion de problèmes bien posés touchant cette sont déplacées ou évincées par cette créature-
créature requiert en conséquence une mise test. Elle a pour objectif de se rendre capable de
en perspective, une problématisation écologique. comprendre leurs valeurs, leurs modes d’évalua-
Tout comme dans l’écologie scientifique des tion et de production de sens, en tenant compte
écosystèmes, la tâche d’une telle écologie des manières dont elles importent à quelqu’un
du diagnostic consisterait à être « proces- qui parle et agit en leur nom. En ce sens, une
suelle, c’est-à-dire susceptible d’intégrer des manière écologique de penser les pratiques
termes disparates. L’écologie peut et doit, par ne s’inscrit pas plus dans une perspective de
exemple, envisager les conséquences, pour un jugement (sur la base d’hypothèses générales, et
milieu donné, de l’apparition d’une nouvelle sans entrer dans l’univers des faits et des valeurs
pratique technique, sur le même mode qu’un de la pratique en question) que de tolérance
changement climatique ou que l’apparition (pour laquelle « tout serait permis »). La tâche
d’une nouvelle espèce vivante62». des écologues, au moment de considérer une
pratique donnée, est plutôt de prendre au
62 Isabelle Stengers, Cosmopolitiques I, Paris, sérieux les exigences et les obligations de cette
La Découverte, 2003, p. 40. dernière, de reconnaître sa valeur et peut-être

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L’ÉPREUVE DU SAVOIR KATRIN SOLHDJU

même de l’évaluer en fonction de celle-ci, et non à partir desquelles les personnes concernées
en fonction d’idéaux généraux de rationalité qui – médecins, soignants, patients, proches –
feraient abstraction de ce qui compte pour elle. pourraient passer de l’impuissance à la construc-
tion active de leur problème ? Comment cultiver
La scène de diagnostic décrite par Alice une écologie du diagnostic qui mettrait tous
Rivières nous incite à chercher la responsabilité les acteurs impliqués en situation de devenir –
de son incontestable faillite exclusivement du autant que possible – capables d’agir ?
côté de la médecine et, plus encore, du côté des
praticien(ne)s qu’elle implique concrètement.
Or, le point de vue écologique présente l’avan-
tage décisif de nous contraindre à marquer un Reprise
temps d’arrêt, à temporiser et à y regarder de
plus près, au lieu de juger (ou de condamner) Il nous faut donc chercher des chameaux…
précipitamment. Il nous met au défi de nous Des chameaux qui ajoutent au milieu de la créature
approcher de la créature pas à pas, en adoptant test-présymptomatique-de-Huntington quelque
les perspectives de tous les acteurs en présence chose qui permette de l’accueillir, d’apprendre
(et de leurs pratiques), c’est-à-dire de tous ceux à l’aimer et en même temps de l’apprivoiser.
pour lesquels elle compte d’une manière ou Des chameaux dont la fonction constructive ne
d’une autre. commence pas là où il s’agit de limiter les dégâts
dus aux effets destructeurs du test une fois qu’il a
On peut dès lors se demander quels sont été conduit et que les résultats ont été annoncés,
exactement les traits indomptés de cette créature. mais qui permettent de reconfigurer pour l’avenir
Que porte-t-elle en elle qui fait dérailler de tels le milieu de cette entité.
savoirs et pratiques si bien rodés ? Comment
fabriquer pour ce diagnostic un milieu à la Où donc nous les procurer ? Car ils se
hauteur, c’est-à-dire qui contienne les amorces trouvent parfois en des lieux dont l’accès diffi-

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L’ÉPREUVE DU SAVOIR KATRIN SOLHDJU

cile entrave leur identification. Pour explorer ce chromosome, et, plus précisément, sur le locus
site inconnu dans tous ses coins et recoins, il du gène concerné par la MH ; cela indique
sera utile d’accrocher le fil de mon exploration donc qu’elle est porteuse de la maladie. Il
à un point stratégique et d’avancer en le dérou- s’agit alors d’un savoir que partagent les trois
lant derrière moi afin de toujours retrouver mon personnes présentes et qui, pour cette raison,
lieu de départ ; je ferai du moment où Alice n’a pas besoin d’être expliqué. Dans ce qui suit
Rivières reçoit le résultat de son test un tel point – lorsque la neurologue se détourne d’Alice vers
d’ancrage, le traitant comme un site exemplaire Emmanuelle, puis annonce que cela deviendra
dont la médecine moderne constitue le milieu : insupportable pour toutes les personnes impli-
quées et qu’elles doivent au plus vite demander
« Elle prononce la sentence sous la forme de mon de l’aide –, l’information génétique de son
nombre de CAG : 44. Il n’y a pas d’ambiguïté statut de porteuse est convertie, par un simple
possible. Ce chiffre se trouve bien au-dessus de geste et apparemment sans changement de
la frontière distinguant les personnes qui sont registre, en l’annonce des effets futurs de ce
porteuses de la maladie de celles qui ne le sont statut. Tout à fait comme si relevaient du même
pas. Elle se tourne ensuite vers Emmanuelle genre de savoir factuel, stable, l’information
et lui dit à quel point ça va être insupportable génétique « 44 » et l’expérience personnelle des
pour les proches, qu’il faut qu’elle se fasse aider symptômes de la MH – pourtant très variable
rapidement63. » d’un cas à l’autre, et dont le déclenchement aura
peut-être lieu bien plus tard. L’héritage remis
La « pure » information génétique qui ici, pourrait-on dire, n’est pas formulé ni reçu
se cache dans le nombre 44 signifie que, chez comme une énigme qui laisserait ouverts la
Alice, 44 répétitions de la glutamine-ADN ont manière et les moyens par lesquels la personne
été décelées sur le bras court du quatrième affectée va le cultiver et se l’approprier. Au
contraire, le nombre 44 prend la forme d’une
63 Manifeste de Dingdingdong, op. cit., p. 70-71. malédiction aux suites implacables.

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L’ÉPREUVE DU SAVOIR KATRIN SOLHDJU

La distinction de John Austin, philosophe de lui, à l’inverse de ce que réalise un acte de


anglais et fondateur de la « speech-act theory », langage performatif. L’exemple sans doute le
entre les actes de langage constatifs et performa- plus connu d’acte de langage performatif est
tifs64, offre un outil précieux pour analyser ce qui la phrase : « Je vous déclare mari et femme »
se joue dans cette situation. Un énoncé constatif qui, prononcée par le prêtre ou l’officier d’état
se caractérise d’après lui par le fait qu’il nomme civil, s’accompagne de la transformation instan-
quelque chose qui est « fondamentalement tanée des destinataires en époux. On peut dire
vérifiable. Lorsqu’elle se rapporte à l’avenir, la que, dans l’annonce faite à Alice Rivières, une
constatation se transforme en pronostic. […] confusion de ces deux types d’actes de langage
Au contraire, l’énoncé performatif, bien qu’il fondamentalement différents est à l’œuvre en
dise aussi quelque chose, n’est ni vérifiable ni sous-main. Étant donné cette ambiguïté, un
déterminable temporellement65 ». Les énoncés contrôle devrait s’exercer sur la puissance perfor-
performatifs faisant quelque chose au lieu de mative de la parole pronostique-constative qui,
seulement dire quelque chose, ils sont définis dans ce contexte du moins, court le risque de
par Austin comme « l’accomplissement de virer en prophétie autoréalisatrice.
l’action ». Les énoncés performatifs ne sont donc
ni vrais ni faux mais réussis ou non, « heureux » C’est peut-être dans un texte de
ou « malheureux66 ». Un acte de langage constatif l’Ancien Testament qu’apparaissent le plus
rend ainsi compte d’une réalité indépendante clairement les dangers liés au pouvoir de la
parole prophétique. Le livre de Jérémie, en
64 John Langshaw Austin, Quand dire, c’est faire, particulier, tourne fondamentalement autour
trad. fr. Gilles Lane, Paris, Seuil, 1970. de la question de la différence entre vraie et
65 Herbert Marks, « Der Geist Samuels. Die biblische
fausse prophétie. Jérémie annonce à Hanania
Kritik an prognostischer Prophetie », in Daniel Weidner et
Stefan Willer (dir.), Prophetie und Prognostik, Fink, 99-121, ici
sa mort : « C’est pourquoi voici ce que dit
p. 105 (nous traduisons). l’Éternel : Je te chasse de cette terre ; tu
66 Ibid. mourras cette année » (Jér. 28:16). Hanania

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L’ÉPREUVE DU SAVOIR KATRIN SOLHDJU

meurt deux mois plus tard. Pour cette raison, On pourrait déplorer le peu d’aptitude à
la prophétie de Jérémie apparaît à première communiquer qu’a manifestement le médecin
vue comme une « prophétie pronostique67 » : face à Alice Rivières, le dénoncer et le critiquer,
une prophétie qui constate à l’avance quelque et rapporter ainsi l’échec de cette situation de
chose qui arrivera de toute manière et dont seul diagnostic à une défaillance individuelle. Au lieu
l’envoyé de Dieu a une connaissance préalable. de cela, je voudrais proposer une lecture sympto-
« Dans un second temps, il apparaît néanmoins matique de la situation, qui cherche à prendre
que ce que Jérémie donne à voir ici n’est pas en compte plus précisément les régimes de
tant une connaissance réfléchie de l’avenir que savoir et d’information qui la régissent. Le geste
sa supériorité langagière. En effet, il n’est pas de se détourner d’Alice indique le passage d’un
clair que Hanania serait mort de toute manière discours constatif (« 44 ») à un discours (au moins
si Jérémie n’avait pas annoncé sa prophétie. potentiellement) performatif. À la différence de
[…] La prophétie s’accomplit déjà dans et par Jérémie qui sait qu’il parle au nom de Dieu et
le mot qui le touche personnellement et que qui peut donc faire confiance au pouvoir perfor-
Jérémie n’adresse pas à Hanania mais qu’il fait mant de sa parole, le praticien, pris dans son
porter sur lui : la prononcer signifie immédia- obligation professionnelle d’informer ses interlo-
tement la mettre en acte 68. » Car les pro-phètes cuteurs de manière « objective », a glissé subrep-
ne parlent pas seulement de l’avenir, évoquant ticement dans le registre performatif.
ce qui se trouve devant (pro), ils parlent aussi
pour (pro), c’est-à-dire au nom de quelqu’un ou La lecture de la littérature de conseil
de quelque chose – que ce soit une puissance écrite par les médecins pour les médecins à
divine ou la science – qui autorise et légitime laquelle j’ai déjà fait allusion confirme le carac-
leur discours. tère typique de cette absence de discernement
vis-à-vis de telles différences de registre. Que ce
67 Ibid. soit Annoncer les mauvaises nouvelles ou La Conver-
68 Ibid., p. 107 sq. sation difficile, tous ces ouvrages comportent un

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L’ÉPREUVE DU SAVOIR KATRIN SOLHDJU

angle mort qui me semble entraver les réflexions niqués ne joue aucun rôle : au contraire, les
que les praticiens peuvent tenir sur leur propre médecins sont tenus de faire preuve d’empathie,
pratique. Pour le dire rapidement, il s’agit de la de sensibilité, d’attention aux patients lorsqu’ils
supposition implicite selon laquelle le savoir à livrent ces informations. Mais c’est sur la psycho-
transmettre est constitué de faits neutres en soi, logie ou plutôt l’habileté psychologique du prati-
bien que leurs effets soient chargés de valeur. cien que repose la responsabilité des dangers
Cette supposition sous-entend que les diagnos- qui guettent cette scène au-delà des faits objec-
tics trouvent dans les actes de langage constatifs tifs ; la médecine elle-même est déchargée de
leur expression adéquate. Le droit d’un patient ces inquiétants compagnons. En effet, lorsque
à savoir librement, qui trouve actuellement son les diagnostics sont conçus comme des informa-
expression dans les recommandations et les tions, donc comme des entités neutres, et qu’ils
lois juridiques et éthiques sur le consentement sont traités comme tels dans la pratique, alors
éclairé, obéit à la même logique. Il présuppose seule peut être appréciée l’aptitude personnelle
que les médecins disposent d’un savoir diagnos- à les communiquer, très variable d’un médecin à
tique, neutre en soi, produit scientifique et l’autre. Certes, la nécessité d’apprendre (ou de
objectif, dont ils doivent informer leurs patients réapprendre) une certaine proximité vis-à-vis
sans l’altérer – en l’accompagnant, le cas échéant, du patient ou d’avoir une attitude empathique
d’une information sur les différentes options de est aujourd’hui parfaitement reconnue : elle est
traitement69. Cela ne signifie naturellement pas à ce titre enseignée aux étudiants en médecine
que la forme sous laquelle ces faits seront commu- sous la forme de jeux de rôle à vocation pédago-
gique. Toutefois, en dépit de ces bonnes inten-
tions, il s’agit, me semble-t-il, davantage d’une
69 Ces dispositions de pensée reflètent la séparation mo-
consolation que d’une impulsion véritable à faire
derne entre la maladie et le patient que Georges Canguil-
hem a caractérisée comme étant le geste fondateur de la mé-
pousser de la pensée, comme dirait Alice, au
decine en tant que discipline scientifique. Voir Canguilhem, contact de cette situation. Ce sera sans doute le
Écrits sur la médecine, Paris, Seuil, 2002. cas tant que la médecine restera attachée à un

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L’ÉPREUVE DU SAVOIR KATRIN SOLHDJU

concept de savoir emprunté à la physique et à la Premier site : la séparation du malade et


chimie et qu’elle continuera de se conformer au de sa maladie
modèle de ces sciences.
« La médecine d’aujourd’hui, écrit Georges
On ne peut désormais plus se contenter Canguilhem, dont le travail sur l’histoire de la
d’attribuer uniquement à l’inhabileté psycholo- médecine a largement guidé les réflexions qui
gique la façon dont le médecin d’Alice amalgame suivent, s’est fondée, avec l’efficacité qu’il faut
en un seul geste l’information génétique et le lui reconnaître, sur la dissociation progressive de
scénario d’horreur qu’il lui associe. Plusieurs la maladie et du malade, apprenant à caractériser
aspects centraux de l’histoire de la médecine le malade par la maladie plutôt qu’à identifier
moderne et du diagnostic nous permettent une maladie d’après le faisceau de symptômes
de comprendre ce geste comme un point où spontanément présentés par le malade70. » Plus
ont cristallisé toute une série de suppositions précisément, la dissociation d’abord heuristique
devenues implicites. Cela ne signifie nullement du malade et de sa maladie, au titre de méthode
qu’en décidant d’analyser et de lire cette scène diagnostique et thérapeutique, a entraîné une
sous un angle historique, on cherche à justifier manière impersonnelle d’identifier le malade. La
ou à relativiser le comportement de ce médecin manière dont les médecins parlent couramment
dans cette situation concrète. Mais il importe entre eux de « la pneumonie de la chambre 12 »
plutôt pour moi de réfléchir à ce comportement ou de « l’appendicite en salle de réveil » en est
comme découlant de certaines opérations fonda- une expression frappante. Comment est-on
trices de la production du savoir médical moderne arrivé à cette dissociation qui n’a en elle-même
qui, passées au statut d’évidences, menacent de rien d’évident ? La médecine prémoderne – et
disparaître de notre champ de vision. les concepts de maladie qui lui étaient liés –

70 Ibid., p. 35.

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L’ÉPREUVE DU SAVOIR KATRIN SOLHDJU

s’adressait à des malades singuliers ; c’étaient ses symptômes et de ses signes. Réciproquement,
leurs symptômes qui guidaient sa démarche, les observations réalisées sur les nouveaux cas ont
tant diagnostique que thérapeutique. Mais dans permis d’élargir, de préciser et éventuellement de
ses efforts pour devenir une science, la médecine réfuter ces définitions.
moderne s’est peu à peu réorganisée autour du
but central de définir, nommer et catégoriser Au sein même de la médecine, des voix
les maladies comme des entités stables, et par se sont régulièrement élevées et continuent de
conséquent relativement indépendantes de la s’élever pour mettre en question l’adéquation de
personne malade – et ce, tant dans une perspec- la médecine à un tel modèle de production du
tive diagnostique que thérapeutique. savoir emprunté aux domaines de la physique et
de la chimie. Dès 1827, John Robertson remar-
Lorsque la médecine s’est établie comme quait : « Il reste encore à voir si cette organisation
science parmi les autres sciences, les maladies nosologique [des maladies], fruit de la pathologie
sont devenues des entités dotées d’une vie propre moderne, repose ou non sur un espoir infondé. » En
et d’un mode d’existence relativement autonome effet, « le degré auquel les maladies sont modifiées
par rapport aux corps et plus encore aux personnes par la constitution, la saison, le climat et une
qu’elles affectaient. C’était la condition pour que infinie variété de circonstances accidentelles rend
puisse s’imposer une certaine prétention univer- cela pour le moins douteux71 ». Néanmoins, c’est
selle du savoir médical. Parallèlement, chaque bien cette opinion qui s’imposa : accordant une
patient est devenu un cas au sens propre, à partir pertinence moindre à l’influence de l’environne-
duquel il était possible de déduire l’universel, ment ou des divers milieux de chaque maladie, et
c’est-à-dire la nature objective de telle ou telle à la singularité des maladies selon les organismes,
maladie et son déroulement clinique : son histoire les personnes ou les lieux, etc., elle misa toute
naturelle. Une fois la maladie décrite de manière
aussi détaillée et univoque que possible, sa défini- 71 Cité d’après Charles E. Rosenberg, Our Present Complaint,
tion a rendu possible de la reconnaître à partir de op. cit., p. 17 sq (nous traduisons).

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L’ÉPREUVE DU SAVOIR KATRIN SOLHDJU

sa réussite sur le rôle central d’une étiologie et et des technologies qui relégueraient au second
d’une nosologie précises et indépendantes. À cet plan les perceptions subjectives des médecins,
égard, le médecin britannique Thomas Trotter et qui n’accorderaient aux renseignements
défendit dès 1804 l’idée que « [l]e nom et la donnés par le patient qu’une valeur tout au plus
définition d’une maladie sont peut-être d’une indicative, au lieu d’en faire l’élément central de
plus grande importance qu’on ne le pense généra- cette connaissance. Les patients devaient être
lement. Ils constituent le point central vers lequel envisagés comme des objets, et les médecins,
tendent des rayons convergents : ils dirigent les à l’instar des expérimentateurs en laboratoire,
futurs enquêteurs dans leur travail de compa- devaient adopter une attitude distanciée qui leur
raison des faits et deviennent, pour ainsi dire, la conférait la crédibilité de producteurs de faits
base sur laquelle doit s’élever l’accumulation de la neutres et indépendants du chercheur.
connaissance72 ».
Depuis Galilée au moins, une telle
Mais c’est seulement sur la base de signes attitude distanciée est constitutive de la défini-
cliniques clairs, identifiés comme causes, et des tion moderne d’une expérience scientifique
méthodes de diagnostic correspondantes que irréfutable. Le moment où l’expérimentateur se
purent être composés et assignés ces noms et retire du dispositif expérimental qu’il a conçu
définitions. Directement forgés sur le modèle est tenu pour crucial. Ce geste de retrait autorise
des expériences de physique et de chimie, ils l’expérience à devenir un événement de vérité. Il
étaient censés avoir une valeur universelle : c’est- sert en même temps à montrer que la réussite de
à-dire être indépendants de l’espace et du temps, l’expérience ne requiert aucunement la personne
ainsi que des expérimentateurs impliqués ou de l’expérimentateur – la nature doit parler pour
des médecins et de leurs patients. Cela signi- elle-même73.
fiait qu’il fallait mettre au point des méthodes
73 Isabelle Stengers, L’Invention des sciences modernes, Paris,
72 Ibid. La Découverte, 1993.

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L’ÉPREUVE DU SAVOIR KATRIN SOLHDJU

Dès lors que le processus diagnostique et Basedow, c’est-à-dire de goitre exophtalmique,


thérapeutique se soumet à cet idéal de scientifi- il désigne un état de dysfonction endocrinienne
cité qui se fonde sur une posture de neutralité, le dont l’énoncé des symptômes, le diagnostic
médecin adopte au sens strict le rôle de l’expéri- étiologique, le pronostic et la décision théra-
mentateur. Il doit donc se rendre aussi transparent peutique sont soutenus par une succession de
que possible à l’égard de l’objet qu’il examine. recherches cliniques et expérimentales, d’exa-
S’il est vrai que c’est lui qui met en place un mens de laboratoire, au cours desquels les
dispositif, lorsque, par exemple, il prescrit un malades ont été traités non pas comme les sujets
médicament, c’est pour mieux se retirer ensuite de leur maladie mais comme des objets74. »
à un poste d’observation et d’attente. Dans le
même mouvement, le patient est transformé en Cette « chosification » évoquée par
un fragment de nature. C’est son corps qui parle Canguilhem apparaît d’abord comme une
pour lui, exprimant les effets du médicament sorte d’effet secondaire indésirable d’une
sous forme de graphes que tracent mécanique- épistémologie incontestablement efficace à
ment les appareils de mesure, courbes de pouls, bien des égards. D’ailleurs, à la place du terme
de tension artérielle, de fréquence respiratoire. de « chosification » des sujets humains, à la
connotation clairement péjorative, il est sans
Au centre de cette démarche se trouvent doute possible d’employer une formulation
désormais non les patients et leurs expériences et plus neutre : les patients ne sont plus, au sens
souffrance, mais les entités que sont devenues les strict, les véritables objets de la médecine75.
maladies, avec leurs mécanismes fonctionnels et Car les méthodes – et leurs corrélats matériels
les réactions qu’elles manifestent face aux options – qui ont permis de produire des faits généra-
thérapeutiques développées contre elles.
74 Georges Canguilhem, Écrits sur la médecine, op. cit., p. 35.
« Maladie renvoie davantage à médecine qu’à 75 Poussée à son extrême, cette posture est mise en scène
mal. Quand un médecin parle de maladie de dans la série télévisée Dr House.

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L’ÉPREUVE DU SAVOIR KATRIN SOLHDJU

lisables entraînent aussi une distance crois- la radiographie, puis des mesures de valeur
sante entre le médecin et le patient, sur le de pH, de la numération sanguine et enfin
plan technique, d’abord, en ce qu’elles néces- de tests génétiques. Toutes ces techniques
sitent de moins en moins de contact direct. ne firent qu’entériner la séparation, notée par
Cette distance s’est ouverte dans la seconde Canguilhem, et devenue désormais évidente,
moitié du XIX e siècle avec l’introduction d’ins- entre le malade et sa maladie, séparation
truments de précision comme le stéthos- qu’elles reproduisent pour chaque nouveau
cope et le thermomètre. Elle s’est creusée cas. En effet, ces méthodes et techniques de
avec les analyses du sang et des urines, la diagnostic se basent sur l’hypothèse que le
microscopie et la conférence clinico-patho- fragment de corps et l’échantillon de biopsie
logique, qui opèrent une corrélation systé- ponctionnés, l’urine recueillie, le sang prélevé
matique entre les symptômes qu’un malade et les organes internes visualisés rendent
présente de son vivant et les résultats patho- la maladie détectable indépendamment
logiques ou ceux de l’autopsie. La conférence du reste de l’organisme, tout en représen-
clinico-pathologique « souligne la significa- tant ce dernier. « [L]a scientificité de l’acte
tion ultime des entités que sont les maladies médical éclate dans la substitution symbo-
séparées et la centralité sociale de leur lique du laboratoire d’examens au cabinet
diagnostic en se focalisant sur la connexion de consultation. Parallèlement, l’échelle
entre les signes cliniques et les apparences du plan de représentation des phénomènes
post-mortem 76 ». À partir des années 1920, pathologiques se transforme, de l’organe à la
elle s’enrichit des appareils de mesure de cellule, de la cellule à la molécule77 », puis de
la tension artérielle, de l’électrocardio- la molécule au gène.
gramme et de l’électroencéphalogramme, de
77 Georges Canguilhem, « Le statut épistémologique de la
76 Charles E. Rosenberg, Our Present Complaint, op. cit., médecine », Études d’histoire et de philosophie des sciences concer-
p. 23. nant les vivants et la vie, Paris, Vrin, 2002, p. 413-428, ici p. 418.

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L’ÉPREUVE DU SAVOIR KATRIN SOLHDJU

Deuxième site : le diagnostic, d’une variété de trajectoires possibles78. » Vers


un geste de « datation » la fin du XIXe siècle, les maladies sont devenues
des entités bien caractérisées, et ce de deux
Des entités toujours plus petites renvoient manières : par leurs mécanismes plus ou moins
à la maladie ou la signalent par leur état spéci- clairement identifiés et par leur cours clinique.
fique et leur configuration. Or, si ces unités Cette manière de voir s’est formée en rapport à
peuvent avoir pour rôle de représenter l’organisme une médecine qui s’intéressait de plus en plus
en totalité, c’est uniquement parce que s’est aux maladies infectieuses. Grâce aux décou-
formée une compréhension mécaniste de la vertes bactériologiques, notamment celles de
maladie, parallèlement aux méthodes diagnos- Louis Pasteur en France et de Robert Koch en
tiques développées à partir de ces mêmes entités. Allemagne, la médecine commença à contrer
Tout cela contribue aussi à définir ce que l’on efficacement les mécanismes fonctionnels de
doit attendre de la parole diagnostique au sein de ces maladies. « De manière plus fondamentale
cette logique médicale : elle devient une pratique peut-être, les théories des germes constituèrent
de datation, marquant l’entrée du patient au sein un argument puissant en faveur d’une concep-
de la chronologie propre à l’histoire naturelle de tion réductionniste et mécaniste du corps, et
telle ou telle maladie prédéterminée. de ce qui était perçu comme ses dysfonction-
nements. Ces théories transmirent métaphori-
Dans la médecine prémoderne, les quement la notion de l’entité maladie comme
maladies étaient identifiées au moyen de idéal-type abstrait de ses manifestations parti-
symptômes qui apparaissaient individuelle- culières79. » Or, cette conception devint rapide-
ment et qui restaient donc isolés et instables. ment un modèle pour d’autres types de maladie.
« Les maladies étaient vues comme des points À toute maladie décrite clairement sur le plan
dans le temps, les moments transitoires d’un
processus qui pouvait suivre n’importe laquelle 78 Charles E. Rosenberg, Our Present Complaint, op. cit., p. 18.
79 Ibid., p. 19.

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L’ÉPREUVE DU SAVOIR KATRIN SOLHDJU

nosologique correspondit « une histoire naturelle Il arrive que le signe révèle le mal avant qu’un
qui constituait un récit – tant du point de vue symptôme n’invite à le soupçonner81. »
du médecin que de celui du patient. L’acte de
diagnostic plaçait inévitablement le patient à un Cette première forme de reconnais-
point de la trajectoire de ce récit prédéterminé80 ». sance diagnostique présymptomatique met
L’acte idéal de diagnostic consistait corréla- clairement en lumière les changements inter-
tivement à subdiviser le patient en éléments venus chez le personnage du patient : le patient
à partir desquels il devait devenir possible de comme individu, comme personne souffrant
placer son état sur la ligne chronologique plus ou d’une maladie, ne cesse de perdre de l’impor-
moins évidente d’une maladie spécifique ou de tance, du moins pour la construction médicale
l’« histoire naturelle » de celle-ci. du savoir et pour le statut épistémologique de
celui-ci. Cette tendance s’intensifie lorsqu’on
On peut aussi interpréter cette évolution découvre, au début du XXe siècle, avec le typhus,
comme le déplacement de l’attention diagnos- un nouveau type de patient : le porteur sain
tique des symptômes vers des signes discrets : d’une maladie. Ce concept acquerra une portée
plus large encore avec la génétique. En effet,
« L’invention du stéthoscope et de la pratique ces malades apparaissent comme des bombes
de l’auscultation médiate codifiée par le Traité à retardement – soit pour eux-mêmes et leur
[d’auscultation de Laennec] de 1819 a provoqué entourage, soit pour leur descendance –, comme
l’éclipse du symptôme par le signe. Le symptôme des « individus infectés mais sans symptômes,
est présenté, offert par le malade. Le signe est vecteurs “cachés” qu’il importe de dépister82 ».
cherché et obtenu par artifice médical. Dès lors La prévention sanitaire n’a dès lors plus comme
le malade, comme porteur et souvent commen-
tateur de symptômes, est mis entre parenthèses. 81 Ibid., p. 417.
82 Jean-Paul Gaudillière, La Médecine et les Sciences. XIXe et
80 Ibid. XXe siècles, Paris, La Découverte, 2006, p. 44.

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L’ÉPREUVE DU SAVOIR KATRIN SOLHDJU

objet des individus, mais une population à gérer n’empêche pas la mise en œuvre prolongée
statistiquement. La « mise entre parenthèses » de tentatives thérapeutiques fastidieuses et
du patient, selon les termes de Canguilhem, au pourtant vaines. En 1873, le Dictionnaire de
profit d’une focalisation sur la maladie elle-même médecine de Littré et Robin met en garde contre
et sur la prévention sanitaire, devient alors l’une le risque de ne faire ainsi qu’étirer en longueur
des conditions d’existence primordiales de la les souffrances des patients. Sous l’entrée de
médecine moderne et scientifique. « cacothanasie » (aujourd’hui plus couramment
appelée « acharnement thérapeutique »), on lit :
Par conséquent, au sein de ce régime de « Habitude de certains médecins qui épuisent
savoir, seuls peuvent être diagnostiqués et décrits tous les moyens pharmaceutiques, même les
les états de maladie qui obéissent à une logique plus énergiques, alors qu’il n’y a pas la moindre
causale et mécaniste, qu’ils soient déjà présents probabilité de sauver le malade, le tourmentant
sous forme symptomatique ou seulement par ainsi dans ses derniers moments et lui rendant la
des signes discrets. Ceux qui n’obéissent pas à mort plus pénible83. » Dans ce genre de scénario,
cette logique se voient dégradés au rang d’états la lutte contre une maladie, conçue comme
« imaginaires », qualifiés de « psychosomatiques » soigneusement séparée du patient, menace de
depuis les années 1930, et sont renvoyés au virer en lutte contre le malade.
domaine de compétence de la psychologie.
Les maladies qui sont détectées et expliquées Dans la première moitié du XXe siècle,
mais pour lesquelles aucune approche thérapeu- l’impératif de neutralité scientifique s’est en
tique n’est « encore » connue s’avèrent tout aussi outre institutionnalisé avec le développement
problématiques, de même que celles qui ont de nouveaux dispositifs thérapeutiques. À cette
atteint le stade qui fait du malade un mourant.
Ces dernières devraient contraindre la médecine 83 Émile Littré et Charles Robin, Dictionnaire de médecine,
à prendre conscience de ses propres limites. de chirurgie, de pharmacie, de l’art vétérinaire et des sciences qui s’y
Mais, bien trop souvent, ce type de diagnostic rapportent, 13e éd., J.-B. Baillière, 1873.

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époque, l’étude « en double aveugle » devient la registre. […] Il faut parvenir à admettre que le
norme de la phase clinique de l’expérimentation malade est plus et autre qu’un sujet grammatical
pharmacologique, d’abord aux États-Unis puis en qualifié par un attribut emprunté à la nosologie du
Europe. Ce nouveau dispositif va de pair avec un moment85 ». Canguilhem lance ainsi un avertis-
effort pour enrégimenter le plus grand nombre sement vis-à-vis de la tentative de rationalisation
possible de malades, si ce n’est tous, dans des débridée de la pratique médicale dans laquelle il
cohortes visant à servir l’expérimentation clinique. perçoit en outre un élément déclencheur de la
S’il signe l’apogée de la séparation entre le malade « revendication d’autonomie individuelle quant à
et sa maladie, le dispositif en double aveugle l’appréciation et au ménagement de la santé86 ».
fait aussi entrer en scène, de manière aiguë, un Jusqu’à ce point, je souscrivais à l’argumen-
phénomène parallèle que Canguilhem a décrit tation de Canguilhem, ce qui n’est plus le cas
comme la suspension du dialogue entre le docteur lorsqu’il confie que ces observations suscitent
et le malade. Car « avec ce modèle de contrôle d’abord en lui la peur du « regain des médecines
maximal et d’externalisation du jugement, les pré-rationnelles87 ». Cette méfiance m’apparaît
médecins voyant les patients ne décidaient plus comme le symptôme d’une épistémologie qui se
ni du traitement, ni de son déroulement, ni de définit elle-même comme « arrière-garde88 » des
l’analyse de ses effets84 ». processus de connaissance scientifique : suivant
leurs traces, elle tombe parfois sur les mêmes
La rationalité médicale, comme le dit
Canguilhem, n’atteint sa plus haute forme que 85 Georges Canguilhem, « Puissance et limites de la
lorsqu’elle est capable de reconnaître sa propre rationalité en médecine », Études d’histoire et de philosophie
limitation, « entendue non pas comme l’échec des sciences concernant les vivants et la vie, op. cit., p. 393-411,
ici p. 408-409.
d’une ambition qui a donné tant de preuves de sa
86 Ibid., p. 404.
légitimité mais comme obligation de changer de 87 Ibid.
88 Voir « Entretien avec Georges Canguilhem »,
84 Jean-Paul Gaudillière, La Médecine et les Sciences, op. cit., p. 90. Interdisciplines 1, 1984, p. 21-34.

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écueils. Tel son soupçon persistant à l’égard de des patients et, d’autre part, les soignants non
toutes les pratiques qui traitent avec succès les scientifiques que l’on relègue dès lors au rang de
maladies par d’autres recours que les moyens charlatans. Pour les vaincre, il faut des sortilèges
allopathiques occidentaux – non seulement au de défense raffinés, capables d’éliminer aussi
sens de guérir, mais aussi au sens de soigner ses radicalement que possible ces ennemis qui ne
relations avec la maladie. Tout se passe comme cessent de rendre la vie dure à la médecine. Cela
si la médecine « enfin scientifique » – dans son fera d’elle la seule détentrice universelle crédible
objectif de se définir en totale opposition avec d’un savoir d’expert sur les maladies. Mais ce
les médecines dès lors dites « prémodernes », et sortilège défensif, engendré par une telle peur
pour échapper à jamais à l’accusation d’irratio- d’être dupe et par la volonté de monopoliser le
nalité – s’était trouvée contrainte d’intégrer cet savoir, a un prix : la disqualification par principe
ennemi fondateur dans ses propres méthodolo- de toute une série de pratiques, sans considéra-
gies, faisant de lui un spectre qui continue de tion de l’efficacité dont celles-ci ont pu, peuvent
la hanter. La séparation entre malade et maladie ou pourraient témoigner.
et la suspension concomitante du dialogue entre
médecin et patient culminent d’ailleurs dans la
procédure des études cliniques et pharmacolo-
giques en double aveugle, comme nous le verrons Troisième site : disqualifications
dans le chapitre suivant : lorsqu’on éclaire cette
pratique sous ce nouveau jour, on découvre que Une chose est claire pour moi aujourd’hui, c’est qu’il y a
son centre de gravité est justement constitué par un rapport de type inductif néfaste entre la révélation
la peur farouche de l’irrationalité, et, plus spéci- d’un diagnostic mortifère et sa réalisation, en particulier
fiquement, par la crainte d’en être dupe. lorsqu’il s’agit de maladies dites incurables. […]
J’ai eu la grande chance de recevoir des paroles antidotes
Les incarnations de cette menace sont, très vite après l’absorption des paroles empoisonnées.
d’une part, les corps désobéissants et irrationnels Elles surgirent d’un univers absolument étranger à mes

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origines par la bouche d’un grand guérisseur peul, Thierno « l’invention du pouvoir de conférer aux choses
Sadou Ba […] : « Chez nous, en Afrique, ce mal existe le pouvoir de conférer à l’expérimentateur le
depuis longtemps déjà et certains vivent toute une vie pouvoir de parler en leur nom90 ».
avec lui tandis que d’autres en meurent vite. Les Blancs
viennent de découvrir cet invisible avec leurs appareils et J’ai déjà évoqué rapidement l’expérience
la révélation de cette vision tuera plus de monde que le mal de Galilée avec le plan incliné, expérience
lui-même, par la peur qu’elle déclenche. » critique qui devait conduire à la formulation
Julie89 des lois du mouvement. Considérons-la mainte-
nant d’un peu plus près. Cela nous permettra
de soulever certaines difficultés propres à la
Les sciences modernes ont créé leurs tentative de transférer les idéaux expérimen-
propres critères de preuve. En effet, ce qui taux de la physique au champ du vivant, et en
caractérise la fiabilité de leurs témoins matériels, particulier à celui du pathologique. Comme
c’est que dès qu’ils acquièrent le statut d’objets tous les systèmes expérimentaux modernes,
de savoir, ils peuvent assumer un mode d’exis- celui de Galilée (qui sert, jusque aujourd’hui,
tence autonome et atemporel, indépendant de modèle aux autres systèmes expérimentaux)
de leurs créateurs et des circonstances de leur était hautement artificiel. Il s’agissait en effet
engendrement. Les lois du mouvement, l’atome, d’observer non pas des corps qui tombent, mais
puis les entités comme le neutrino ou l’ADN de créer une situation permettant de déter-
sont des exemples de ce genre de succès expéri- miner comment leur mouvement de chute
mental qui, comme l’explique Isabelle Stengers devait être caractérisé : un plan incliné bien
dans L’Invention des sciences modernes, relève de lisse sur lequel roulent des billes bien polies
(il faut éliminer au maximum le frottement).
89 Témoignage à propos d’un diagnostic de séropositivité
dans les années 1980, publié sur le site de Dingdingdong. 90 Isabelle Stengers, L’Invention des sciences modernes, op. cit.,
p. 102.

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Ce dispositif permet de faire varier le mouve- indépendants de toute opinion ou interprétation


ment de descente de la bille. Il transforme le personnelle. Car, en se retirant et en se rendant
mouvement « naturel » de chute en un phéno- ainsi transparent, l’expérimentateur prouve non
mène contrôlable, ce qui permet de l’interroger seulement la réussite de son expérience, mais
activement. encore que cette réussite ne requiert nullement
sa personne.
Ce que Galilée a inventé est le premier
« dispositif expérimental au sens moderne du terme, À ce point de l’analyse, il est important
un dispositif dont [il] est l’auteur, au sens fort de souligner que ce genre de neutralité expéri-
du mot, puisqu’il s’agit d’un montage artificiel, mentale n’entre pas en contradiction avec la
prémédité, producteur de “faits de l’art”, d’arte- forte artificialité de tout système expérimental
facts au sens positif. La singularité de ce dispo- et des faits qu’il produit. Et il est plus impor-
sitif est […] qu’il permet à son auteur de se retirer, tant encore de ne pas confondre la constatation
de laisser le mouvement témoigner à sa place91 ». de ce que cette artificialité implique – les faits
Ainsi, après avoir déterminé les variables (point sont faits ou construits – avec l’argument relati-
de départ de la bille, inclinaison du plan, etc.), viste selon lequel les faits seraient seulement
Galilée « se retire » : il laisse le mouvement de construits. Bien au contraire, c’est précisément
la bille répondre lui-même à la question. C’est à parce qu’il s’agit d’arte-facts spéciaux, ambitieux
la nature de faire toute seule le reste du travail sur le plan technique et historique, que ces faits
expérimental. Au système expérimental est donc doivent être tenus, non pour moins vrais ou
conféré le pouvoir de produire un fait dont l’expé- effectifs, mais pour hypereffectifs, en quelque
rimentateur tentera ultérieurement de convaincre sorte, au sens d’efficaces. Ces événements qui
ses collègues. Dans cette démarche, les faits scien- font « exister un être nouveau, ou un mode de
tifiques sont conçus comme neutres, universels et mesure nouveau92 », il convient de les tenir en

91 Ibid., p. 98.
92 Isabelle Stengers, Cosmopolitiques, op. cit., p. 38.

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haute considération, comme produits d’une à leur égard une profonde estime. Ce faisant,
nouvelle efficacité et d’une nouvelle importance, il pourrait s’avérer une mesure de protection
voire, comme le propose Isabelle Stengers, de efficace contre la revendication d’universa-
les célébrer. Mais en quoi pourrait consister une lisme de l’attitude scientifique moderne, c’est-à-
telle célébration ? Elle pourrait ressembler à ce dire contre l’idée que les faits produits dans tel
que Bruno Latour a appelé le culte des faitiches contexte spécifique sont justes et donc automa-
– néologisme composé des mots faits et fétiche93. tiquement pertinents dans tous les cas. Car ce
Comme le montre Latour, ceux qui vénèrent geste qui accompagne l’attitude « moderne »
les fétiches ne sont nullement aveugles à l’arti- revient à disqualifier toutes les pratiques qui
ficialité de leurs objets de culte. Et en cela, ils ne répondent pas à ses exigences. On célébre-
sont en mesure de nous apprendre une posture rait donc la force capable de changer le monde
qui célèbre la bonne construction des artefacts que constitue concrètement un nouvel artefact,
sans pour autant déconsidérer ces derniers. La sans pour autant faire de cette célébration une
production réussie de faits scientifiques pourrait condamnation de tous les autres.
ainsi se trouver au centre d’un culte, au sens
d’une mise en culture, qui honorerait les artefacts Un tel culte nous empêcherait d’oublier
scientifiques réussis, c’est-à-dire efficaces. Un qu’aucun de nos faits n’est capable d’exister de
tel culte aurait en même temps la tâche de manière autonome, que chacun d’eux a besoin
prendre au sérieux l’appartenance de ces faits à d’un soin attentif pour persister et pour trouver sa
un contexte situé et, par là, leurs limites. Effet valeur dans les relations pratiques que nous entre-
de l’art d’expérimenter, ce culte ne reviendrait tenons avec lui, et non en faisant abstraction de
donc nullement à assumer une distance ironique celles-ci. Les faits scientifiques – ou faitiches –
vis-à-vis des faits produits, mais conserverait existent ainsi sous un mode instable, à l’instar du
pharmakón – mot grec désignant à la fois le poison,
93 Voir Bruno Latour, Sur le culte moderne des dieux faitiches, suivi de la drogue et le médicament. Selon l’état de l’indi-
Iconoclash, Paris, Les Empêcheurs de penser en rond, 2009. vidu qui le reçoit, son environnement, mais aussi

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la dose administrée, un pharmakón peut s’avérer collectifs. Toutefois, par définition, les critères
toxique ou thérapeutique. De manière tout à fait de jugement d’une pratique d’usage, l’évaluation
analogue, la force transformatrice d’un artefact de ce qu’elle rend possible, ne peuvent jamais
dépend constitutivement de sa capacité à ajouter, être déterminés a priori mais seulement au futur
au sein d’un milieu donné, un élément actif, antérieur : il sera devenu possible. Le problème
adapté et pertinent. Le culte du faitiche devrait spécifiquement occidental qui apparaît alors
donc en même temps être un culte du pharmakón. n’est pas à proprement parler l’instabilité intrin-
Ce culte aurait pour tâche de valoriser la culture sèque du pharmakón, la perpétuelle ouverture
sophistiquée et située d’une pratique scienti- qui est la sienne, mais l’angoisse qu’engendre
fique, avec les exigences et obligations qui lui sont cette polysémie. La particularité de notre tradi-
propres, sans, du même souffle, élever celles-ci au tion se caractérise par « l’intolérance […] face
rang de normes universelles. à ce type de situation ambiguë, [de] l’angoisse
qu’elle suscite. Il faut un point fixe, un fonde-
Quand une pratique perd de vue l’exis- ment, un garant. Il faut une différenciation
tence située de ses productions et qu’elle se stable entre le médicament bénéfique et la
pose comme seule détentrice du savoir de la drogue maléfique, entre la pédagogie rationnelle
« vraie » nature du pharmakón, elle se rend inexo- et l’influence suggestive, entre la raison et l’opi-
rablement « incapable de ce qu’il exige [ :] une nion95 ». Comme l’a montré en détail Stengers
culture des usages94 ». Or, une telle culture est que je suivrai encore ici, le cas d’Anton Mesmer
toujours relationnelle et située car elle requiert (1734-1815) est représentatif des risques de
un haut degré de raffinement technique, dont discrédit que fait peser la médecine sur les
le développement et l’expérimentation sont pratiques dont les effets ne sont pas clairement
attribuables. En 1784, Mesmer soumit à l’éva-
94 Isabelle Stengers, « Une autre médecine est-elle
luation de l’Académie française sa pratique de
possible ? », Tobie Nathan et Isabelle Stengers, Médecins et
sorciers, op. cit., p. 200. 95 Isabelle Stengers, Cosmopolitiques, op. cit., p. 35.

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soin, le magnétisme animal. Après avoir conduit On peut faire semblable récit des efforts
toute une série d’expériences, les commissions de Samuel Hahnemann (1755-1843), presque
chargées de rendre leur jugement en vinrent à la à la même époque, pour assurer à l’homéopa-
conclusion suivante : « le fluide sans l’imagina- thie une place dans le règne de la médecine
tion est impuissant, alors que l’imagination sans moderne. Son principe de « soigner par les
le fluide peut produire les effets que l’on attribue semblables » (similia similibus curantur) et avec
au fluide96 ». Bref, elles déclarèrent le fluide des doses à peine manifestes, qui dérivait en
inexistant et firent de Mesmer lui-même un outre d’une expérimentation sur lui-même, se
charlatan car d’après leur jugement, son succès trouvait déjà en totale contradiction avec l’épis-
ne pouvait être attribué qu’à l’imagination. Le témologie d’une logique causale univoque.
fluide, ne pouvant être transformé en témoin Cette pratique de soin buta également et
fiable, fut considéré comme purement fictif et, continue de buter – même si c’est pour d’autres
par conséquent, disqualifié. Certes, Mesmer raisons que dans le cas de Mesmer – sur un
guérissait : c’était bien le résultat auquel avaient refus persistant de la part des représentants de
abouti leurs expériences, mais, manifestement, la médecine moderne. Dans une encyclopédie
il guérissait par des moyens fantaisistes, aux allemande grand public des années 1880, on
liens de cause à effet douteux, et donc pour de peut déjà lire sous l’entrée « homéopathie » :
« mauvaises » raisons. Ces « mauvaises » raisons
ne purent être localisées : impossible de déter- « Cela nous conduirait trop loin de développer
miner si elles prenaient leur source dans la ici ce système mystique, qui contredit en
pratique du guérisseur, dans l’imagination du tout point les expériences de la chimie, de
patient ou dans leur relation l’un à l’autre. la physique et de la pathologie, qui, au lieu
d’observations, est construit sur des croyances
totalement infondées ; d’autant que rapporter
96 Isabelle Stengers, « Le médecin et le charlatan »,
Tobie Nathan et Isabelle Stengers, Médecins et sorciers, fidèlement les multiples changements que
op. cit., p. 124. connaît journellement l’H[oméopathie] serait

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tout à fait impossible. […] Cet échantillon par leurs praticiens, la médecine moderne se
devrait suffire à montrer que l’H[oméopa- distingue par la frustration sur laquelle elle se
thie] exige plus de l’entendement sain que fonde : la frustration face à la tendance des
du corps malade97. » corps vivants à refuser de fonctionner comme
des témoins fiables, c’est-à-dire univoques et
Ces deux cas montrent combien la constants ; frustration face à la manière qu’ont
médecine moderne a d’emblée fondé son les patients mais aussi les médecins d’entre-
identité sur une position de refus à l’égard tenir des intérêts, des espoirs, des idées qui
des pratiques de « charlatans » qui guérissent menacent d’avoir un effet incontrôlé sur le
pour de « mauvaises » raisons comme Mesmer, processus thérapeutique.
Hahnemann et tant d’autres. On peut noter
en parallèle une opposition en règle au Les commissions qui évaluèrent le
corps vivant, souffrant, des patients. Car les magnétisme animal avancèrent trois raisons
patients, quant à eux, ne suivent que rarement pour expliquer le succès de Mesmer malgré
les catégories prédéterminées et, lorsqu’ils l’inexistence constatée par elles du fluide :
guérissent pour des raisons qui ne sont pas 1o les forces guérisseuses de la nature ; 2o le
explicables au sein d’un régime de savoir fait que les patients de Mesmer cessèrent de
qui mise sur la neutralité et l’objectivité, se prendre leurs médications prescrites antérieu-
rendent complices de la charlatanerie. Tandis rement, souvent très toxiques et 3 o la confiance
que d’autres sciences, comme la physique, des patients dans la pratique de Mesmer. La
sont construites sur les réussites obtenues troisième raison présente un intérêt parti-
culier au regard des pratiques médicales
actuelles, car elle constitue la force motrice
97 Entrée « Homéopathie », Meyers Konversations-
Lexikon, 4e éd., vol. VIII, Leipzig et Vienne, Verlag
des procédures qui précèdent la reconnais-
des Bibliographischen Instituts, 1885-1892, p. 697 sance officielle d’une nouvelle molécule.
(nous traduisons). Connue sous le nom d’« effet placebo », la force

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curative de la confiance, de l’espoir et de la Le caractère problématique du placebo,


foi qui sauve fait aujourd’hui partie intégrante comme l’a montré Philippe Pignarre98, ne
des protocoles qui décident de l’autorisation réside pas tant dans sa fonction méthodolo-
de mise en circulation d’un nouveau médica- gique de substance sans effet servant de point
ment. La médecine contemporaine reconnaît de référence et de comparaison dans les études
donc officiellement ces effets thérapeutiques. cliniques qui visent à développer de nouveaux
Mais elle le fait sur un mode négatif. En effet, médicaments. Selon lui, la procédure d’étude
l’étude en double aveugle, où ni le patient ni le en double aveugle est devenue beaucoup
médecin ne savent si le traitement administré plus problématique dès lors que cette réalité
est le médicament en train d’être expérimenté technique et méthodologique a dérivé en une
(verum) ou le placebo, est précisément censée formule politique. Qu’entend-il par là ? Même si
permettre de distinguer soigneusement les le concept de placebo existe en son sens actuel
effets d’un médicament qui sont à mettre depuis le début du XIXe siècle, l’emploi généra-
au compte de la croyance ou des espoirs du lisé des études en double aveugle ne s’est imposé
patient, et ceux qui sont attribuables à la qu’à partir des années 1970. Or, au sein de la
substance chimique en tant que telle. Ce recherche pharmacologique, on a rapidement
triage permet de contrôler et de conjurer le pris conscience du fait que le prétendu degré
danger d’influence subjective qui menace zéro d’un placebo n’était pas absolu. En effet,
de perturber le progrès de la médecine. La le groupe de patients qui recevait le placebo
stratégie impliquée dans les études en double
aveugle consiste donc à incorporer l’ennemi 98 Voir, parmi ses nombreux ouvrages : Philippe
pour se rendre finalement capable de le Pignarre, Le Grand Secret de l’industrie pharmaceutique, Paris,
La Découverte, 2003 ; Les Deux Médecines. Médicaments,
maîtriser. L’effet placebo, pourrait-on dire, est
psychotropes et suggestion thérapeutique, Paris, La Découverte,
le pendant exact du charlatan, au sein de la 1995 ; avec François Dagognet, 100 mots pour comprendre les
pharmacologie médicale contemporaine. médicaments. Comment on vous soigne, Paris, Les Empêcheurs
de penser en rond, 2005.

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s’avérait généralement en meilleure santé après pouvoir exclusif de leur pratique. On peut alors
le traitement expérimental que les patients ne poser les questions suivantes :
recevant aucun traitement. Cette observation
amena inéluctablement la question de savoir qui « Si des praticiens savent “maximiser” l’effet
était responsable de ces améliorations « irration- placebo, celui-ci ne mérite-t-il pas alors d’être
nelles ». La réponse fut vite trouvée : « C’est appelé autrement, d’être pris en considéra-
nous, les médecins ! C’est notre influence ! » tion avec des mots qui ne disqualifient pas ? Ne
Cette réponse fait de l’effet placebo une doit-on pas alors s’efforcer d’accompagner ces
formule politique, car elle autorise non seule- praticiens pour comprendre la spécificité de leur
ment les représentants de la médecine occiden- pratique au lieu de les juger ? N’y a-t-il pas des
tale moderne à revaloriser l’importance de leur cultures qui ont su développer un art de la trans-
rôle dans la guérison des patients, mais en même mission de ces techniques99 ? »
temps à disqualifier une fois encore toutes les
autres thérapies et leurs praticiens. La formule Les dangers qui procèdent d’un tel geste
implique en outre : Vous prétendez détenir un de disqualification ne sont-ils pas bien plus
savoir secret, qui vous permet d’intervenir sur le lourds de conséquences que ne pourrait l’être,
corps de vos patients. Nous pouvons faire exacte- à tous niveaux, la stricte reconnaissance des
ment pareil ! La médecine moderne s’arroge alors « limites de la rationalité en médecine 100 » ? En
deux pouvoirs : elle soigne comme la médecine définitive, c’est la disparition de toute une série
traditionnelle ET, grâce à ses instruments scien- de pratiques qui est en jeu. Or ces pratiques
tifiques, rien de cela n’est secret ni équivoque.
L’un des effets de cette captation est qu’il revient
99 Philippe Pignarre et Francois Dagognet, 100 mots pour
dès lors à la médecine moderne comme un de ses
comprendre les médicaments, op. cit., p. 250.
devoirs d’« éclairer » les patients crédules et de 100 Georges Canguilhem, « Puissance et limites de la
les mettre en garde contre tous les charlatans qui rationalité en médecine », Études d’histoire et de philosophie des
ne vendraient qu’un simple effet placebo comme sciences concernant les vivants et la vie, op. cit.

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savent faire des choses vis-à-vis desquelles nous thérapeutique stable arrive sur le marché !
avons encore beaucoup à apprendre. Issues Cette attitude défensive à l’égard de sa propre
des sociétés occidentales comme des sociétés ignorance donne certes l’impulsion au renou-
non occidentales, elles peuvent en particulier vellement continu des recherches médicales :
être sources d’inspiration, justement, comme l’au-delà du savoir est conçu comme un lieu qu’il
dit Tobie Nathan, parce qu’elles « pensent est possible de conquérir. Mais on ignore ainsi le
les choses, si l’on peut dire, à l’inverse de la fait que toute nouvelle découverte, aussi révolu-
médecine, considérant souvent qu’une maladie tionnaire puisse-t-elle être, entraîne toujours
est une sorte d’élection, à la fois message et l’apparition de nouveaux résidus et désidératas
premier événement d’un processus d’initia- de savoir. La médecine pourrait au contraire se
tion de la personne101 ». À commencer par le distinguer en portant son attention, en parallèle
fait de savoir composer de manière construc- de la recherche médicale, au-delà des limites qui
tive des vies avec des maladies que la médecine lui sont prescrites dans le temps, et ainsi rester
moderne, les considérant incurables, ne sait que ouverte, dans sa propre pratique, aux collabora-
renvoyer aux possibles recherches futures. Or, tions et aux perspectives offertes par d’autres
en renvoyant ainsi à un futur indéterminé, elle domaines.
témoigne surtout d’une mauvaise compréhen-
sion de ses propres limites, car elle tient celles-ci Dans le cas du diagnostic présymptoma-
pour un phénomène seulement transitoire et tique de maladies incurables, la direction qui
non principiel. Nous ne savons pas encore, nous semble s’imposer à première vue est celle de la
ne pouvons pas encore guérir cette maladie, mais bioéthique. Mais cette perspective ne m’appa-
cela changera ! Il faut juste attendre patiem- raît pas la voie la plus prometteuse. En effet,
ment et continuer, jusqu’à ce qu’un procédé selon l’analyse très juste du sociologue Niklas
Luhmann, la bioéthique est un « tranquilli-
101 Tobie Nathan, Psychothérapies, Paris, Odile Jacob, 1998, sant » que la société s’est prescrit « alors que
p. 96. les moralistes eux-mêmes sont déjà devenus

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L’ÉPREUVE DU SAVOIR KATRIN SOLHDJU

fous102 ». Un tranquillisant qui malgré ses bonnes héritage qui ne la rend pas capable de cultiver des
intentions brouille souvent la « claire vision » situations depuis et par leurs milieux, allant de pair
que l’on peut avoir des technologies nouvelles avec une action collective. Deuxièmement, parce
et de leurs dangers ; il tend même souvent à les qu’elle est née en réaction à des technologies
légitimer, quoique d’une manière détournée. nouvelles, la bioéthique tend à assumer ce rôle
La bioéthique, écrit la philosophe allemande uniquement a posteriori, comme un agent qui
Petra Gehring à la suite de Luhmann, « loin régule et minimise les « dégâts collatéraux ». Pour
d’ébranler la foi dans les “possibles” techniques le dire autrement, elle accepte de se contenter
et scientifiques, les renforce103 ». de chercher des solutions à des problèmes « tout
faits », qui lui parviennent de l’extérieur. Cette
Mais ces critiques ne suffisent pas posture s’accompagne d’un manque d’imagina-
pour comprendre pourquoi il est nécessaire tion, ou plutôt du fait qu’elle ne s’autorise pas à
d’emprunter un tout autre chemin. Pour aller plus faire preuve d’imagination. Elle s’inscrit dans une
loin, il me semble qu’il faut remettre en question logique à la fois épistémologique et institution-
deux présupposés de la bioéthique. Première- nelle qui l’empêche de se donner les moyens de
ment, sa volonté d’éclairer, qui l’inscrit dans une construire des problèmes à partir de, au lieu de
histoire des Lumières et qui s’adresse en consé- réagir à des problèmes préexistants.
quence à des sujets souverains, conscients,
autonomes – bref : seuls. C’est justement cet Pour commencer à constituer un milieu
plus adéquat, plus richement peuplé, capable
102 Niklas Luhmann, Die Wissenschaft der Gesellschaft, d’accueillir notre créature, le test présympto-
Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp Verlag, 1990, p. 697 matique, il me semble donc plus prometteur
(nous traduisons).
de diriger notre attention dans d’autres direc-
103 Petra Gehring, « Fragliche Expertise. Zur Etablierung
von Bioethik in Deutschland », in Michael Hagner (dir.),
tions que celle de la bioéthique. Nous sommes
Wissenschaft und Demokratie, Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp passés, dans cette deuxième partie, par plusieurs
Verlag, 2012, p. 112-139 (nous traduisons). paysages historiques et conceptuels qui nous

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L’ÉPREUVE DU SAVOIR KATRIN SOLHDJU

ont permis de mieux cerner certains moments au test présymptomatique de la MH, et ainsi
de bifurcation, ces moments où d’autres choses, à peupler d’êtres moins morbides et moins
chemins ou pratiques auraient pu être possibles. angoissants le milieu de notre créature.
C’est à travers ces histoires que nous nous
sommes équipés pour commencer à appré-
hender les éléments qui pourraient nous servir
de chameaux, autrement dit d’outils afin de
construire des problèmes-solutions à nouveaux
frais. Il ne s’agit malheureusement pas DU
bon chameau qui réglerait cette affaire une
fois pour toutes, mais plutôt d’une première
amorce de collection de chameaux, qui devront
être nourris, soignés et apprivoisés au sein des
pratiques elles-mêmes.

Dans la troisième et dernière partie de


ce livre, je souhaite tenter un début de proposi-
tion en vue d’une meilleure construction de ces
problèmes. Les perspectives discutées dans ce
qui suit ne prétendent nullement valoir comme
recettes. Je ne chercherai pas à formuler une
nouvelle version des Directives pour la conduite
du test génétique présymptomatique. Mes proposi-
tions auront atteint leur but quand elles parvien-
dront à enrichir l’imagination des acteurs qui se
trouvent mêlés d’une manière ou d’une autre

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L’ÉPREUVE DU SAVOIR KATRIN SOLHDJU

Troisième partie
Artisans du devenir

Une « narration spéculative »

Les histoires vont bien au-delà de l’idéologie. En cela réside


notre espoir.
Donna Haraway

Quand on lance une recherche « Maladie


de Huntington » sur Youtube, on tombe sur deux
types de contenus. Les premiers sont des films
courts qui reproduisent le format des brochures
d’information : en adoptant un ton aussi neutre
que possible, ils expliquent la MH à partir de
diagrammes qui présentent les symptômes,
l’évolution clinique et les options de soin. Le
deuxième type de contenu nous abreuve d’une
quantité de films privés, la plupart du temps
d’une qualité cinématographique médiocre et
qui ne cède en rien au cabinet des horreurs : on
voit des pièces empoussiérées d’où surgit une

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L’ÉPREUVE DU SAVOIR KATRIN SOLHDJU

femme terriblement amaigrie, errant comme tale pluridisciplinaire autour de la MH et de


une folle, angoissante dans sa détresse patente, ses tests, pensés par des soignants autant que
qui gesticule, tombe, titube, bouscule. Parmi par des personnes concernées. Le Dr Marboeuf
ces images apparaissent aussi les récits de commence son récit en racontant comment, de
formes juvéniles de la MH : on voit d’adorables par la fonction qu’il occupe dans l’un des centres
enfants, courant partout, se transformer en français qui proposent le test présymptoma-
invalides agités puis inertes, le tout accompagné tique, il se trouve souvent en situation de devoir
de commentaires de peur et de désespoir de annoncer à des personnes à risque les résultats
parents, d’enfants, de frères et sœurs pétrifiés. de leur test. Pendant toute la durée du film, il
Les images et les discours habituellement tenus se tient assis à son bureau, dans son cabinet.
sur la MH par la médecine et relayés par le grand Il s’adresse manifestement d’une part à ses
public, qui en font une forme monstrueuse de « pairs » et d’autre part aux personnes touchées
possession moderne sans échappatoire, trouvent d’une manière ou d’une autre par cette maladie.
ainsi leur couronnement dans le témoignage des
personnes touchées elles-mêmes, tantôt à visée Il veut, nous dit-il, témoigner de sa
explicative et pédagogique, tantôt émanation rencontre avec une patiente et sa sœur, ainsi
directe de leur solitude et de leur accablement. que des effets que cette rencontre a eus sur lui.
L’année précédente, les deux femmes lui ont
En octobre 2013, un autre genre de vidéo lancé le défi, pour lui inédit, de remettre en
s’est ajouté à ces matériaux : La Communication question sa propre pratique et ce qu’il croyait
du Dr Olivier Marboeuf104. Il s’agit du monologue fermement savoir de la maladie de Huntington
d’un neurologue qui raconte l’histoire de la elle-même, de ses symptômes, de son drame, de
fondation d’une unité de recherche expérimen- son cours clinique. Tout a commencé quand il a
confronté la jeune femme à la révélation de son
104 Voir : http://dingdingdong.org/departements/narra- statut génétique défavorable en lui annonçant
tion-speculative/dr-marboeuf. son nombre de CAG, avant de lui fournir toutes

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L’ÉPREUVE DU SAVOIR KATRIN SOLHDJU

les informations habituelles sur les aides psycho- savez pas ? » riposte la sœur. Ce ne serait pas
logiques, médicales et sociales dont elle pourrait approprié à son rôle de médecin, répond-il. Elle
bénéficier. Cette patiente a réagi comme aucun insiste : « Il y a des gens qui disent qu’ils ne savent
de ses patients n’avait réagi jusque-là : elle a pas. » Comme c’est le cas, poursuit-elle, à l’ins-
explosé de colère. Dans des termes durs mais titut Atlant, un établissement spécialisé pour les
limpides, elle lui a signifié qu’elle ne souhaitait malades de Huntington, qui se trouve dans la
plus jamais, sous aucun prétexte, être en contact ville hollandaise d’Apeldoorn. Elle s’est rendue
avec lui ou avec qui que ce soit de son équipe, ni là-bas et les soins qu’elle a pu y observer sont
accepter leurs propositions d’aide. Sur quoi, elle d’après elle, à tous niveaux, fantastiques. Les
est partie en claquant la porte et l’a laissé parfai- malades de Huntington qui résident dans ce
tement décontenancé. centre, malgré l’état avancé de leur maladie, ne
se trouvent pas du tout dans un état lamentable :
Quelques mois plus tard, raconte ils paraissent heureux de vivre. Lorsque, à la fin
Marboeuf, la sœur de cette patiente lui téléphone de la conversation, il salue les deux femmes d’un
et lui demande un rendez-vous. Les deux femmes « à bientôt j’espère », la sœur lui annonce claire-
s’y présentent ensemble, mais c’est la sœur qui ment leurs exigences : « Nous ne reviendrons
mène la conversation. Elle aussi lui adresse des que lorsque vous serez capable de nous dire que
reproches explicites. Elle ne cesse de revenir à vous ne savez pas. » Frustré, un peu agacé, il laisse
la charge : « Comment pouvez-vous savoir ce qui partir les deux femmes en se disant qu’il y a peu
va arriver à ma sœur ? », « Comment pouvez-vous de chances qu’il les revoie un jour.
savoir précisément ce qui va arriver à ma sœur en
particulier ? » Il décrit la manière dont il essaie Ces rencontres, continue-t-il, ont
de se justifier, répondant qu’il est de son devoir néanmoins éveillé sa curiosité. En juin 2013,
de spécialiste d’informer avec exactitude, d’être il profite de sa participation à un congrès aux
clair, de ne pas éveiller de faux espoirs, etc. Pays-Bas pour rester une journée de plus et aller
« Mais pourquoi ne dites-vous pas que vous ne visiter l’institut Atlant, à Apeldoorn. « Il faut

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L’ÉPREUVE DU SAVOIR KATRIN SOLHDJU

reconnaître que c’est impressionnant », concède- un documentaire, mais une fiction. Tout d’abord
t-il. La manière dont le quotidien des malades grâce à l’indication temporelle : la vidéo a initia-
est organisé là-bas relève du sur-mesure. De retour lement été présentée dans le cadre du congrès
en France, Marboeuf se demande : « Que puis-je mondial sur la maladie de Huntington qui
faire ? » En effet, vu les expériences qu’il a recueil- s’est tenu en septembre 2013 à Rio de Janeiro,
lies à l’institut Atlant, les exigences de sa patiente avant d’être postée sur Youtube : le récit du
et de sa sœur lui paraissent moins extravagantes. Dr Marboeuf se déroulait donc manifestement
Il avoue même qu’elles n’ont pas « tout à fait dans le futur. Et si l’on fait une recherche plus
tort »... Là-dessus – et c’est ainsi que s’achève ce approfondie, on ne trouve aucune trace de l’unité
récit de fondation –, il décide de soumettre à son Alice-Rivières en dehors de cette vidéo. Alors,
administration le projet de création d’une petite est-ce un canular ? Non : un appât !
unité expérimentale de recherche, qui se penche-
rait sur divers aspects de la maladie de Huntington Ce film est le résultat de la collabora-
et de son diagnostic, en communauté avec les tion du réalisateur Fabrizio Terranova, membre
patients eux-mêmes et leur famille. La création de Dingdingdong – Institut de coproduction
de cette unité, qui porte le nom d’Alice Rivières, a de savoir sur la maladie de Huntington – et du
été autorisée par sa direction en septembre 2013. performeur-conteur Olivier Marboeuf. Comme
Depuis mars 2014, des patients, leurs familles ainsi je l’ai fait pour ce livre, les deux artistes ont
que des soignants et des médecins y travaillent pris comme point de départ l’histoire d’Alice
ensemble. Et comme l’annonce Marboeuf pour Rivières pour la relayer à leur manière, suivant
terminer, ce n’est que le début ! ainsi le principe de travail qui anime profondé-
ment le collectif Dingdingdong, selon lequel
En guise de générique de fin, une seule il faut littéralement faire « mousser » les idées
phrase : « Posté depuis un monde possible à qui nous animent, les prendre et les reprendre
construire ensemble, septembre 2014 ». À elle pour leur donner une consistance, une épaisseur
seule, cette phrase révèle que le film n’est pas propre. C’est ce travail de prise et de reprise, de

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L’ÉPREUVE DU SAVOIR KATRIN SOLHDJU

mise en forme multiple qui, j’en suis convaincue, dans la plupart des histoires de science-fiction,
est indispensable pour parvenir à la fois à affiner le moment choisi par le narrateur Marboeuf pour
ces idées et à les rendre, chemin faisant, de plus commencer son récit ne se situe pas dans un
en plus réelles. Là où le récit d’Alice m’a obligée futur éloigné, que ce soit sur un plan temporel
à me plonger dans les histoires du test présymp- ou situationnel. Le récit prend comme point de
tomatique ainsi que dans celle de la médecine départ une situation réelle et la file ou la tisse en
moderne pour mieux comprendre ses enjeux, lui apportant de légers déplacements, des ajouts
Terranova et Marboeuf y ont trouvé l’occasion de prudents, minimaux et pourtant décisifs. Entre
cultiver un genre narratif inédit : la « narration la réalité effective et la réalité racontée, il n’y a
spéculative ». Les manières de faire et les straté- donc pas d’abîme. On n’introduit pas de données
gies que cette narration déploie visent littérale- invraisemblables ou impossibles. Il ne s’agit ni
ment à « rassembler les conditions qui pourraient d’esquisser une utopie (hors de tout lieu) ou une
rendre vraie une idée non garantie105 », non de uchronie (hors de tout temps), ni de faire une
manière générale mais en se rapportant à des expérience de pensée qui extrapolerait les effets
situations de conflit et d’impuissance bien de plusieurs hypothèses contrefactuelles.
concrètes. La narration spéculative cherche
ainsi à opposer aux parcours « prédéterminés » Au contraire, Marboeuf (le conteur),
un récit alternatif qui vienne les irriter et les alias Dr Marboeuf, fabule devant la caméra une
influencer106. Contrairement à ce qui se passe situation issue d’un futur proche. Dans celle-ci,

105 Thierry Drumm, communication non publiée, 2014. forme d’engagement éthique et politique dans le champ du
106 L’approche dont il est question ici se distingue diagnostic présymptomatique. Ils utilisent la forme de la
radicalement de ce qu’on appelle l’« éthique narrative ». « narration spéculative », genre que Fabrizio Terranova en par-
Pour ce que j’en connais, celle-ci emprunte à des textes ticulier s’est efforcé d’instaurer, au-delà de cette thématique
littéraires plus ou moins canoniques pour tirer de leur particulière. Voir le programme de master qu’il a créé avec
analyse un exemple éthique ou moral. Ici, les auteurs du film Yvan Flasse, en collaboration étroite avec Didier Debaise et
analysé conçoivent explicitement leur vidéo comme une moi-même, à l’École de recherche graphique de Bruxelles.

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L’ÉPREUVE DU SAVOIR KATRIN SOLHDJU

plusieurs éléments tirés de la réalité – la colère d’offrir à leur réflexion de nouvelles prises. En
de la personne testée, les réflexions sur le droit particulier à partir de la proposition cruciale de
de savoir et de ne pas savoir, les expériences Marboeuf de faire intervenir la sœur avec cette
à l’institut Atlant d’Apeldoorn – conspirent à exigence particulière selon laquelle le médecin
rendre possible la création d’un laboratoire de doit reconnaître qu’il ne sait pas ce qui va
recherche qui se donne pour tâche d’instaurer et arriver à sa patiente. On peut comprendre de
d’investiguer de nouvelles versions de la maladie trois manières différentes cette exigence qui
de Huntington. Son récit anticipe pas à pas le constitue le centre narratif de tout le film.
cheminement grâce auquel cette rencontre
pourrait s’accomplir. Il adopte donc une tactique Elle incarne d’abord le refus de devenir
de sensibilisation narrative qui, bien qu’elle la victime passive d’un savoir médical érigé en
émane du futur, reste fidèle à la réalité connue, vérité absolue. Le Dr Marboeuf ne doit pas
située, conflictuelle ; et en même temps cette faire comme si le savoir prédictif qu’il transmet
histoire travaille, par une réflexion tout aussi était « une réponse certaine à une question
située et conséquente, à ce que la maladie et son posée de toute éternité ». L’exigence formulée
test s’éveillent à une autre vie. par la sœur contraint le Dr Marboeuf à traiter
cette annonce « comme une réponse incertaine
Certes, le narrateur a construit l’exposé à une question inventée et suscitée par une
de ce monde possible à partir d’éléments qui lui volonté de savoir provisoire107 », une réponse
ont été « donnés » : en effet, Olivier Marboeuf certes directive mais qui n’est pas l’unique
ne connaissait pas la MH avant d’entreprendre explication.
ce travail et s’en est remis à nos récits. Mais
il est parvenu à sa manière, en improvisant à
107 Paul-Loup Weil-Dubuc, « Les servitude du droit de
partir d’eux, à reconfigurer ces éléments en savoir. Autour du diagnostic présymptomatique », La Vie des
une nouvelle histoire qui a eu la puissance de idées, 15 oct. 2013. Peut être consulté online : http://www.
surprendre ceux qui lui donnaient la réplique et laviedesidees.fr/Les-servitudes-du-droit-de-savoir.html.

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L’ÉPREUVE DU SAVOIR KATRIN SOLHDJU

À un deuxième niveau, la sœur le pousse permette de prendre au sérieux et d’accompagner


à soutenir que le déroulement de la MH diverge les patients qui souffrent de symptômes (comme
d’une personne à l’autre. A fortiori, elle l’exhorte à certaines douleurs chroniques) même si, sur le
ne pas confondre le savoir objectif sur une maladie plan de la disease, une maladie reconnue, objective,
avec l’expérience subjective de la vie avec cette obéissant à une logique causale, n’a pas pu être
maladie. La distinction que fait l’anglais entre déterminée. En outre, la distinction entre disease et
les concepts de disease et d’illness expose claire- illness permet de rendre pensables voire de susciter
ment cette différence, cruciale, qui n’existe pas des situations dans lesquelles une maladie se vit
en français : tandis que disease désigne la maladie de manière moins dramatique que le diagnostic/
comme une entité définie médicalement et pronostic médical ne l’avait prédit. D’ailleurs,
ce, « par contraste avec les autres maladies », le l’insistance sur la distinction systématique entre
concept d’illness renvoie au point de vue concret et disease et illness, dans les études en soins infirmiers
personnel du malade, à « ce que les patients vivent notamment, obéit moins à des motifs ontologiques
et décrivent ». Alors que la maladie-disease fait qu’à des motifs pragmatiques, visant à obtenir
l’objet d’un diagnostic médical, illness évoque « le des effets concrets109. Donner toute son impor-
sentiment subjectif du défaut de santé ressenti par tance à cette distinction permet de placer tous
une personne108 ». Prendre acte de cette distinc- les acteurs dans la position de composer ensemble
tion, et donc de la polysémie ou du caractère pluriel un savoir polysémique autour de leur maladie qui
de toute maladie, impose certains changements. n’accorde pas de privilège au savoir scientifique
Cela implique d’abord d’adopter une posture qui ou médical. Dans cette logique, les patients (du
latin pati, « souffrir », « supporter ») ne subissent
plus de manière exclusivement passive une
108 Henrike Hölzer, « Die Simulation von Arzt-Patienten-
maladie dont la gestion « active » serait réservée
Kontakten in der medizinischen Ausbildung », in Walter
Bruchhausen et Céline Kaiser (dir.), Szenen des Erstkontakts
zwischen Arzt und Patient, Bonn, Bonn University Press, 2012, 109 Pragmatiques dans le sens de William James, Le Pragma-
p. 107-117, p. 112 (nous traduisons). tisme. Un nouveau nom pour d’anciennes manières de penser, op. cit.

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L’ÉPREUVE DU SAVOIR KATRIN SOLHDJU

à la seule médecine. Au contraire, ils prennent le Enfin, il est possible de faire une
rôle d’experts à l’égard d’un aspect constitutif au troisième lecture de cette exigence. On peut la
moins de cette maladie : l’expérience et les usages comprendre comme une façon de retourner le
de l’illness vécue par eux, et qu’eux seuls peuvent droit, fort discuté, des personnes à risque de ne
transmettre. pas savoir. Ce droit, dans le cas de la MH, se
traduit dans les Directives évoquées plus haut par
« On connaît le slogan “mon ventre est à moi”, et le conseil explicite de ne soumettre un embryon
on peut certes en commenter le caractère indivi- au test prénatal de la MH que lorsque l’on est
dualiste et simplificateur. Mais si l’on entend ce sûr d’être prêt à avorter dans le cas d’un résultat
qui mettait les femmes en mouvement, c’était défavorable. Sinon, ce serait déposséder l’enfant
bien plutôt “mon ventre ne vous appartient pas”, qui viendrait malgré tout au monde de son
et là toute simplification individualiste dispa- droit à ne pas savoir, car il naîtrait en se sachant
raît. Le cri s’adresse à tous ceux qui, au nom des porteur de la maladie et non personne à risque.
intérêts de l’État ou de la morale, s’approprient En agençant une version inversée de ce droit et
le ventre des femmes110. » la colère de la patiente, Marboeuf fabule une
version intéressante de l’obligation du médecin
De la même manière, dans le contexte non seulement à avoir pleine conscience des
de la différence entre disease et illness, on peut limites de son propre savoir, mais aussi à les
entendre, dans l’exigence lancée au Dr Marboeuf, partager explicitement avec ses patients. Ce
la nuance suivante : « Admettez au moins que la n’est que lorsqu’il sera prêt à s’y soumettre que
vérité sur notre maladie ne vous appartient pas, le docteur sera digne de sa patiente.
du moins pas à vous seul. »
Une des forces du discours de Marboeuf
110 Isabelle Stengers, « Une autre médecine est-elle
(le conteur) tient au fait qu’il reste fidèle à la
possible ? », Tobie Nathan et Isabelle Stengers, Médecins et problématique dont il est question en se retenant
sorciers, op. cit., p. 195. de présenter le changement de trajectoire du

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L’ÉPREUVE DU SAVOIR KATRIN SOLHDJU

médecin comme une conversion soudaine, et en de compassion ou s’il prononçait juste du bout des
le dramatisant au contraire comme un processus lèvres « je ne sais pas ». Un nouveau possible ne
tortueux et de longue haleine. En effet, cette peut émerger que lorsque le Dr Marboeuf permet
exigence de dire « je ne sais pas », le Dr Marboeuf à la provocation de la sœur (« Nous ne revien-
l’aborde, comme il le raconte, avec un scepticisme drons que quand vous serez capable de dire “je
motivé par des raisons professionnelles bien réflé- ne sais pas” »), dont il ne sait d’abord que faire,
chies. Car cette exigence va à l’encontre de sa d’insister et de le faire hésiter. En définitive, on
loyauté déontologique. Il doit informer, insiste- ne sait pas s’il dit ou non « je ne sais pas ». Mais
t-il : c’est pour lui une obligation professionnelle. ce qui est véritablement déterminant, c’est le
Il rappelle ainsi l’existence du conflit dans lequel tournant narratif à la suite duquel il s’est appro-
bien souvent les médecins se trouvent pris, un prié cette injonction et l’a autorisée à devenir
« conflit d’intérêts entre le devoir du médecin pour lui une vocation, un appel. Il a consacré du
particulier à l’égard de son patient et sa loyauté temps et des efforts à un projet qui lui a permis
professionnelle, par exemple lorsque sa conduite de transformer petit à petit cette provocation en
est critiquée comme “non professionnelle” parce pierre fondatrice d’un laboratoire de recherche
qu’il heurte non ses patients mais ses collègues111 ». organisé de façon proprement coproductive. Au
Le récit de Marboeuf tire donc sa puissance spécu- sein même de l’hôpital, il a décidé, en commun
lative précisément de ce qu’il n’abandonne pas à avec les représentants de tous les acteurs impli-
la légère les obligations que ressent ce docteur à qués, d’examiner le bien-fondé des obliga-
l’égard de la profession médicale, des obligations tions et exigences professionnelles, familiales,
qui ont un sens pour lui et qui guident sa pratique morales, etc., ressenties par les uns et les autres,
– comme il pourrait le faire par un débordement et leurs influences réciproques. Bref, l’institution
que fabule le Dr Marboeuf à partir d’un monde
111 Stephen Toulmin, « How Medicine Saved the Life of
possible à construire ensemble est une institution
Ethics », Perspectives in Biology and Medicine, 25, 4, été 1982, qui repose sur l’expérience selon laquelle il peut
p. 736-750, p. 744 (nous traduisons). être nécessaire de « se compromettre », quant à

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L’ÉPREUVE DU SAVOIR KATRIN SOLHDJU

soi et à « ce à quoi nous tenons112 », quand il s’agit expérimenté qui y est employé sait particuliè-
de se rendre responsable, c’est-à-dire capable de rement bien et dans tous ses détails ce qui va
répondre de sa propre pratique et de ses objets. se passer après le diagnostic présymptomatique,
et en particulier après l’apparition des premiers
symptômes. Au sein du travail collectif pour
appréhender différemment la MH qui se trouve
Réécrire l’histoire naturelle au cœur du projet de Dingdingdong, chacun
apporte ses propres manières de mener les
Le souci moral ou politique qui traverse le pragmatisme est enquêtes et de les raconter. Ainsi ces enquêtes
justement de préserver au maximum les capacités d’action d’un sont-elles souvent communes : elles constituent
sujet, sa confiance dans une action possible dans le monde. une sorte de vivier dans lequel aucun d’entre
Didier Debaise113 nous ne pénètre seul, puisqu’il est constamment
relié au reste du collectif, ne serait-ce que pour
À première vue, il paraît curieux que alimenter son appétit de données et d’expé-
ce soit justement dans la bouche de soignants riences, et les mettre au travail tous ensemble.
appartenant à un établissement spécialisé dans C’est ainsi que la vidéo du Dr Marboeuf a
les soins apportés aux patients MH que cette notamment été nourrie par deux terrains menés
fabulation place la phrase : « nous ne savons pas ». à Apeldoorn, et par les rencontres et discus-
On pourrait pourtant supposer que le personnel sions que nous y avons effectuées avec équipes
et patients. Si ce lieu nous est apparu comme
112 Émilie Hache, Ce à quoi nous tenons. Propositions pour une « le paradis de la MH », ce n’est pas parce que
écologie pragmatique, Paris, Les Empêcheurs de penser en la maladie serait là-bas quelque chose d’agréable
rond/La Découverte, 2011.
en soi, mais parce que le soin qui y est mis en
113 Didier Debaise, « La pensée laboratoire. Une approche
pragmatique de la connaissance », in Ali Benmakhlouf et Nico-
œuvre, constamment coproduit avec les malades
las Piqué (dir.), Éduquer dans le monde contemporain. Les savoirs et et leur entourage, est remarquable en ce qu’il
la société de la connaissance, Casablanca, Le Fennec, 2013. tend constamment vers le bien-être général de

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L’ÉPREUVE DU SAVOIR KATRIN SOLHDJU

ceux qui y sont nommés des « résidents », plutôt de la maladie, de rester ou de devenir acteurs et
que vers la prise en charge de « patients » et de inventeurs de leur propre maladie.
leurs symptômes.
Dans ce chapitre, j’ai choisi, pour rendre
À Apeldoorn, on cultive l’art du soin qui compte de ce lieu, de reprendre en détail des
est en même temps un art pensé et appliqué sur observations et conversations que nous y avons
mesure. Évoquer quelques aspects que ces deux menées. Ce choix est motivé par la conviction
visites nous ont permis de découvrir montrera, que toutes les situations de soin participent
je l’espère, en quoi cet art s’accompagne straté- de manière décisive, au moins autant que les
giquement d’une sorte de « non-savoir » sur prescriptions épistémologiques et éthiques
la MH. Car, quand le conteur Marboeuf, à la qui structurent le champ de la médecine, à
suite de la sœur de sa patiente, place chez les donner une consistance au milieu qui entoure
soignants d’Apeldoorn cette capacité d’admettre la créature-test. En tout cas, comme on peut
ne pas savoir ce qui se passera pour telle ou aisément l’imaginer, savoir que son avenir sera
telle personne porteuse du gène, il traduit toute huntingtonien est bien moins effrayant quand
une série d’observations sur les détails de leurs on a pour perspective de séjourner à Heemhof
pratiques, astuces et manières expérimentales plutôt que d’atterrir par défaut dans une maison
de composer avec les énigmes de la MH qui de retraite médicalisée peu adaptée à cette
constituent en réalité leur motto. Toujours est-il maladie qui touche des adultes relativement
que la manière dont, à Apeldoorn, on vit avec les jeunes, ou dans un établissement pour personnes
malades de Huntington fait advenir une version nées avec de lourds handicaps qui risquera d’être
beaucoup moins dramatique, tragique et cruelle tout aussi inadéquat – malheureusement, en
de cette maladie. En effet, à Heemhof (le centre France et en Belgique, c’est aujourd’hui encore
d’accueil long séjour des patients MH au sein de le cas de figure de loin le plus fréquent pour les
l’institut Atlant), on mise tout sur l’opportunité patient-e-s MH, même si la tendance pourrait
donnée aux malades, admis à un certain stade

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L’ÉPREUVE DU SAVOIR KATRIN SOLHDJU

être en train de s’inverser grâce aux efforts conju- Dans cette phase sont surtout actifs ceux
gués des équipes de soin et du secteur associatif. qu’on appelle les case managers, que l’on pourrait
traduire par « gestionnaires de cas115 ». Ils servent
Les formes d’aide et de soin pratiquées d’interface entre les patients, les familles et
à l’institut Atlant, qui parviennent à rendre non l’institution : en d’autres termes, leur travail est
seulement vivable mais bien vivable l’expérience d’abord diplomatique. Ils maintiennent le contact
MH, sont le fruit de longues années d’expé- avec les familles, rendent des visites à domicile
rience. L’institut a été fondé il y a une quaran- et aident les proches à préparer le ou la malade à
taine d’années, l’unité Huntington en 1992, et la nécessité d’une aide. « On trouve toujours une
les pratiques qui, pour beaucoup, y ont été inven- solution », dit R., sur la carte de visite de laquelle
tées sont, depuis, sans cesse perfectionnées. Ces on peut lire : « Case manager, Huntington ». R. opère
pratiques obéissent à différentes temporalités. au cas par cas, selon « une véritable casuistique :
La relation avec un nouveau « client » commence faire de chaque cas un événement116 ». Pour y
en général et de préférence à un moment où il ou parvenir, elle doit faire preuve d’imagination et
elle se trouve encore aux premiers stades de la trouver le ton juste, le bon geste pour chaque
maladie. Bien souvent, d’ailleurs, à ce moment-là, situation. Elle raconte par exemple le cas d’un
ce sont les proches qui souhaitent recevoir une malade qui refuse catégoriquement tout contact
aide, tandis que le ou la malade peut encore avec elle mais dont la famille lui a demandé de
refuser radicalement tout contact avec les offres l’aide. Comme elle sait qu’il se rend régulière-
médicales. « Ici, on a très bien compris qu’aider
les proches à aider les malades, ça soulage autant tages/apeldoorn-2012/.
les malades que les proches et ça évite beaucoup 115 Cette fonction a récemment été introduite en France
pour les malades d’Alzheimer. Une version assez différente
de crises114. »
de cette mission, le « coordinateur de parcours de soin »,
est en train d’émerger pour la MH et d’autres maladies
114 Alice Rivières, reportage au sujet de sa première visite dont les prises en charge sont particulièrement complexes.
à Apeldoorn en 2012. Voir : http://dingdingdong.org/repor- 116 Ibid.

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L’ÉPREUVE DU SAVOIR KATRIN SOLHDJU

ment en ville pour faire des courses, elle décide chaque situation de soin est traversée par des
de le surprendre à ce moment-là afin d’établir exigences qui nous répugnent. C’est la tâche
un premier contact. « Il existe toujours quelque du praticien que de garantir la sécurité et le
chose où on peut aider, même un tout petit détail. bien-être de la personne dépendante et de
À partir de là, on peut construire. » À première respecter son autonomie ; en même temps,
vue, cela peut sembler une forme d’intervention impossible d’échapper au fait de faire faire
assez intrusive et contradictoire avec une éthique aux personnes soignées des choses qu’elles
du consentement : suivre, pendant qu’il fait ses refusent ou jugent inutiles. Pour cela, dans la
courses, un malade qui refuse le contact ? Mais, à pratique concrète, les petits mensonges, les
bien y regarder, on y voit la construction prudente ruses ou les astuces nourrissent bien souvent
et discrète de ce qu’Antoine Hennion appelle, à les gestes et les manœuvres qui mènent au
propos de son enquête sur les aides à domicile, but. Pour qualifier ces procédés au plus juste,
une « éthique de situation », qui s’exprime dans on pourrait dire qu’ils sont pragmatistes, au sens
« le cours même des actions […]. Pour le dire où ils sont caractéristiques d’une pratique qui
crûment, “l’éthique est déjà dedans”. Les acteurs ne mesure pas ses effets à l’aune de principes
sont des acteurs moraux, même s’ils n’obéissent abstraits : « non pas une action sans principe,
pas à des principes qui puissent s’énoncer de dont les justifications varieraient de façon
façon détachée, générale ou absolue117 ». En effet, aléatoire en fonction des circonstances, mais
une action dont les principes s’actualisent
117 Antoine Hennion et Pierre Vidal-Naquet, « “Enfermer dans le cours même de l’action118 ».
Maman!” Épreuves et arrangements : le care comme
éthique de situation », Sciences sociales et santé, à paraître.
Voir également Antoine Hennion, Pierre Vidal-Naquet, des soignants auprès de personnes atteintes de troubles
Franck Guichet et Léonie Hénaut, « Une ethnographie psychiques ou cognitifs », MiRe (DREES), 2012. Version
de la relation d’aide : de la ruse à la fiction, ou comment online : https ://hal.archives-ouvertes.fr/file/index/
concilier protection et autonomie. Treize récits de cas docid/722277/filename/AHPVN-HandiColl2012.pdf.
sur l’intervention du réseau des proches, des aidants et 118 Ibid.

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L’ÉPREUVE DU SAVOIR KATRIN SOLHDJU

Dans une autre phase de prise de contact pour y répondre. Inévitablement, ce sont des
entre le malade, les proches et le personnel de propositions dont le succès n’est jamais garanti
l’institut Atlant, le ou la malade a accepté de à l’avance. C’est dans leurs effets qu’elles feront
travailler avec le personnel de soin mais continue leurs preuves, au cours de leur mise en pratique
d’habiter chez lui/elle. Son case manager établit comme autant d’opportunités ou d’« hypothèses
en coordination avec lui/elle un programme vivantes119 » permettant de mieux faire face à ces
individualisé de soutien à domicile, sur un plan situations. Si elles échouent, une autre direction
personnel aussi bien que matériel. En plus de doit alors être trouvée. Cette pratique pragma-
l’aide pour la toilette, le ménage, la cuisine, on tiste réfléchie compose constamment avec les
envisage alors l’ergothérapie, l’orthophonie et incertitudes et, si l’on veut, avec le non-savoir.
un accompagnement psychiatrique ou psycho-
logique. C’est aussi à ce moment-là que sont Dans de nombreux cas se pose la
discutées les ressources techniques qui seront question de savoir si le ou la malade est prêt à
utiles et doivent être commandées : lit médica- emménager à Heemhof, afin d’y recevoir un soin
lisé, déambulateur, fauteuil roulant, chaise de adapté à la progression de ses symptômes, mais
douche, etc. Durant cette phase, certains malades aussi afin de soulager ses proches. Lorsque l’on
choisissent de recourir à l’offre de l’accueil de pénètre dans Heemhof, qui se trouve légère-
jour qui se trouve également à Apeldoorn et ment à l’écart d’Apeldoorn, on s’étonne tout
qui propose divers services de soin ainsi que de suite : ni l’éclairage ni l’ambiance sonore ne
des activités de loisir. Cette phase est bien loin rappellent les sensations généralement liées
d’être exempte de conflits, et R. doit toujours aux hôpitaux ou aux centres de soin. De larges
rester mobile dans sa pratique : il n’y a jamais de couloirs baignés de lumière forment un carré
stabilité durable. Elle doit en permanence rester
sensible à ce qui se passe pour pouvoir tout de 119 Expression que William James propose dans La Volonté
suite repérer et identifier le moindre dysfonction- de croire, trad. fr. Loÿs Moulin, Paris, Les Empêcheurs de
nement, et imaginer au plus vite des propositions penser en rond, 2005.

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L’ÉPREUVE DU SAVOIR KATRIN SOLHDJU

sur lequel ouvrent les chambres individuelles Guide de l’interaction par vidéo (Video Interaction
des habitants, les cuisines, trois grandes salles Guidance ou VIG120) et la panoplie des objets
collectives de séjour et de télévision ainsi que inventés pour améliorer le quotidien. Ces
diverses pièces techniques. Les résidents sont techniques sont élaborées comme un véritable
libres de leurs mouvements, ils marchent ou art « de se mettre à l’écoute, respecter, nourrir
circulent dans les couloirs en fauteuil électrique, et même jouir des corps mortels121 ». L’un des
regardent au loin, fument aux terrasses prévues psychologues, M., nous explique le système
à cet effet. Chacun peut arranger sa chambre des trois couleurs. Il travaille en lien étroit
comme il ou elle le souhaite, avec ses propres avec les soignants de Heemhof et les case
meubles, et choisir la couleur de ses murs. On managers, pour s’occuper des habitants ainsi
peut aussi avoir de petits animaux domestiques, que des patients qui sont à domicile et de leurs
tant que c’est le malade ou sa famille qui s’en familles. Le système des trois couleurs permet
occupe : nous voyons des lapins, des hamsters selon lui au personnel soignant permanent de
et des perruches. Nous apprenons qu’autant de collaborer efficacement avec les médecins,
soignants travaillent à Heemhof que de patients les psychologues et les proches. Imaginons un
y habitent. Si l’on prend en compte leur temps feu tricolore. Quand tout va bien, c’est vert –
de travail, cela veut dire qu’il y a pendant la et des marques vertes apparaissent alors dans
journée au moins un soignant pour trois patients. le dossier du malade, mis à jour quotidienne-
Heemhof reçoit de l’État environ 300 euros par ment. Lorsque de petites choses se passent
patient et par jour, les patients et leurs familles
pourvoient au reste en fonction de leurs revenus.
120 Voir « Principles for Attuned Interactions and Gui-
dance », sur la page de l’Association for Video Interaction
Nous retiendrons ici trois aspects de
Guidance UK : http://www.videointeractionguidance.net/
ces pratiques de soin et de vie mises en œuvre page-1798526.
à Heemhof : le système des couleurs pour 121 Annemarie Mol, Ce que soigner veut dire. Repenser le libre
gérer collectivement les crises, l’utilisation du choix du patient, Paris, Presses des Mines, 2009.

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L’ÉPREUVE DU SAVOIR KATRIN SOLHDJU

mal et que se font sentir des signes de frustra- psychologue hollandais Harrie Biemans et ses
tion, de colère ou d’impatience, le feu passe collègues, puis elle a été améliorée et étayée, sur
à l’orange. Le rouge indique une situation de le plan théorique, par l’éthologue Colwyn Trevar-
crise. La couleur la plus importante de cette then, de l’université d’Édimbourg. Biemans
triade est l’orange : elle indique le moment qui s’intéressait surtout aux premières interac-
appelle l’attention de l’équipe et des proches, tions mère-enfant. Il essayait de comprendre
leur impose de réfléchir pour comprendre ce les dysfonctionnements qui apparaissent au sein
qui est exactement en train de se passer, et de cette relation prélangagière et de trouver
pour convenir de ce qu’il faut mettre en place comment leur répondre.
afin d’éviter si possible la crise et revenir au
vert. Aller se promener, organiser une séance Depuis, la méthode a été adoptée notam-
avec le psychologue, une excursion en ville, un ment en Angleterre, aux Pays-Bas et au Canada,
week-end à la maison, autant d’initiatives qui à chaque fois dans une version adaptée à son
devront faire leurs preuves face à une situation contexte d’usage : écoles, hôpitaux, relations
marquée par cette fameuse couleur orange. Le de travail. Voici comment cela fonctionne :
système tricolore accompagne donc en perma- des séquences issues d’une situation particu-
nence l’équipe pluridisciplinaire et les proches, il lière (à la maison ou en institution) sont d’abord
permet et impose d’évaluer soigneusement tous filmées puis préparées par celui qu’on appelle le
les jours la situation de chacun des habitants et « guideur » (sic). Elles sont ensuite visionnées et
fonctionne comme une machine efficace pour analysées par le guideur et la plupart ou la totalité
anticiper et prévenir collectivement les crises. des personnes qui figurent dans la vidéo. Or, dès
l’étape de la sélection des matériaux filmés, on
Une autre forme de gestion de crise est se focalise moins sur les moments de crise ou les
l’utilisation régulière de la technique du « guide échecs que sur les moments de communication
des interactions par vidéo ». Cette méthode a ou d’interaction réussis. La technique de la
été mise au point dans les années 1980 par le vidéo permet notamment de revenir en arrière,

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par exemple, à partir d’une scène détendue où ce cas, les captations réalisées au domicile
la mère et l’enfant rient ensemble : en remon- servent de source d’inspiration afin de réfléchir
tant le temps, on parvient à mieux comprendre aux interactions ratées avec un habitant et de
et à expliciter les étapes qui ont conduit à cette mettre au point des tactiques plus adaptées pour
situation agréable mais peut-être extrêmement interagir avec lui. Le processus est répété autant
rare, quels sont les attitudes, les gestes, les mots de fois que nécessaire. Les nouveaux soignants
qui y ont amené. En donnant aux participants prennent aussi part à ces sessions de VIG pour
les moyens de prendre conscience de la manière se former grâce au visionnage et à la discussion
dont réussissent certaines de leurs interactions, collective. Par souci de discrétion, les vidéos
on leur permet, sur le long terme, de produire sont effacées à la fin de l’analyse.
et de stabiliser en situation certains de leurs
comportements, dans le but de multiplier de tels Enfin, la vie avec Huntington se
moments. distingue à Heemhof par les ressources
matérielles dont elle bénéficie. Les
À Apeldoorn, cette méthode est utilisée habitants ont à leur disposition un impres-
à deux fins : pour focaliser l’attention des parti- sionnant arsenal d’équipements. Celui-ci
cipants sur les moments de réussite des interac- permet aux malades de conserver aussi
tions, et pour faire d’intenses difficultés des longtemps que possible une latitude d’acti-
moments d’apprentissage. Si telle famille vités physiques étonnamment grande. Outre
touchée se plaint de crises récurrentes, une les vélos à plateforme pour les balades que
équipe formée à la VIG est envoyée chez elle les patients font avec leurs proches et les
pour filmer l’un de ces moments. Ensuite, le ou la divers appareils sophistiqués (fauteuil
malade, la famille, l’équipe de soin et le guideur électrique, déambulateur, treuils divers
visionnent ensemble la vidéo et en parlent pour équipant les lits, douches et bains…), chaque
découvrir ce qui a conduit à la crise et quel est malade peut recevoir un « communicateur
le rôle qu’y ont pris les uns ou les autres. Dans personnel » (personal communicator). Il s’agit

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L’ÉPREUVE DU SAVOIR KATRIN SOLHDJU

d’une tablette tactile intelligente qui reste bien plus longtemps, même à des stades
facile d’emploi dans les stades avancés de avancés de la maladie. Lors de nos visites,
la maladie. S’ils le souhaitent, elle accom- nous avons également rencontré un habitant
pagne les malades de Huntington depuis les qui, à Heemhof, a décidé de recourir au tube
premiers stades de leur maladie et constitue gastrique pour se nourrir (gastrostomie). Étant
ainsi pour eux une sorte de mémoire person- donné ses graves problèmes de déglutition et
nelle. Grâce à une voix de synthèse, elle d’étouffement, courants aux stades avancés,
leur permet de continuer à s’exprimer et qui rendaient chacun de ses repas long,
à discuter longtemps après que la parole désagréable, et insuffisant au niveau de ses
organique ne leur est plus accessible122 selon besoins caloriques, cette intervention lui a
un système très élaboré et efficace – même permis à nouveau de se réjouir des goûts qu’il
si à Dingdingdong, nous rêvons d’augmenter aime. Alors qu’il ne s’alimente principalement
encore la qualité de ces communicateurs ! plus que via son tube gastrique – les calories
L’équipe veille à convaincre les habitants requises passent par là –, il est devenu libre
de commencer aussi tôt que possible à se de manger et de boire, en quantité réduite,
servir de cette technologie et des fauteuils ce qui lui fait vraiment plaisir. Autrement
roulants électriques. En effet, d’après leur dit, il a supprimé ce qui s’apparentait à un
expérience, plus on attend, plus il est diffi- gavage nécessaire dans sa vie quotidienne,
cile d’acquérir ces compétences. Si l’on fait et a retrouvé le plaisir de savourer ce qu’il
régulièrement quelques tours en fauteuil préfère sans que cela soit systématiquement
roulant électrique alors que l’on peut encore associé à un danger de « fausse route » – dans
marcher, ces compétences se conservent son cas : des frites accompagnées d’une bière
fraîche ! Ce faisant, il nous apprend qu’il est
122 Les symptômes moteurs de la MH entraînent des dif-
possible d’inscrire ce geste non pas dans le
ficultés de l’appareil phonatoire et notamment des troubles registre des soins palliatifs systématiquement
de l’élocution et de la déglutition.

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L’ÉPREUVE DU SAVOIR KATRIN SOLHDJU

associés chez nous à la « fin de vie », mais table sur la terrasse et apprécier leur cigarette
bien dans celui de la vie tout court. sans risque de se brûler ou de déclencher
malencontreusement un incendie.
En plus des instruments de haute
technologie, des objets plus communs, On comprend désormais, je pense,
bricolés sur place, jouent au quotidien un rôle comment, à l’institut Atlant, on ne fait pas
essentiel. Tels ces cendriers fabriqués avec que traiter différemment la maladie de
des matériaux de fortune qui sont des œuvres Huntington qui resterait fondamentale-
étonnantes. Un anneau métallique est soudé ment la même que partout ailleurs. Dans
sur un cendrier ordinaire. Dans l’anneau est ce lieu, c’est littéralement une autre version
solidement maintenue une cigarette de sorte de la MH qui est cultivée et rendue réelle.
que ses cendres atterrissent en sécurité dans On intervient activement dans son histoire
ce cendrier. Le côté filtre de la cigarette naturelle : non seulement au sens métapho-
est relié à l’embout d’une sonde gastrique rique, mais aussi au sens strictement médical
longue d’environ 20 cm, qui est reliée à une de son évolution clinique. C’est sans doute
sonde rectale d’à peu près même longueur. À sur les deux symptômes suivants que cet
son extrémité, l’embout plastifié fait office effet est le plus évident : l’anosognosie et la
de nouveau filtre pour le fumeur qui peut démence. Dans la littérature médicale, ces
aspirer sa fumée grâce à cette espèce de deux symptômes passent pour faire partie
narguilé composé d’éléments trouvés dans du lot quasi inévitables des malades de la
les armoires à fournitures de l’établissement. MH. Le premier signifie que la personne
Le cendrier ainsi obtenu, marqué du nom de n’est pas consciente de ses symptômes ;
son propriétaire, est vissé à une table. Ainsi, l’anosognosie est censée accompagner d’une
même à un stade avancé de la maladie et manière ou d’une autre tout le cours de la
malgré de violents mouvements choréiques, maladie. Quant à la démence, elle arrive-
les malades fumeurs peuvent s’asseoir à leur rait dans les derniers stades. Or, lors d’une

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L’ÉPREUVE DU SAVOIR KATRIN SOLHDJU

discussion avec les soignants d’Apeldoorn, il Autonomie ?


ressort clairement qu’aucun d’entre eux n’a
observé ces symptômes sur les résident-e-s.
Il est vrai, disent-ils, que les malades sont de Aux enfants [ses neveux, tous porteurs de la MH], je leur
plus en plus lents, et qu’il faut beaucoup de dis : soyez fiers. Vous êtes extraordinaires. Vous avez une
patience avant d’avoir la réponse à la question maladie rare, inconnue. Vous êtes extraordinaires.
qu’on leur a posée. Mais déments ou anoso- Catherine124
gnosiques ? Non, ça, pas du tout. On ne peut
pas s’empêcher d’avoir l’impression que, si Le concept d’autonomie, qui se trouve
ces symptômes sont absents, c’est d’abord au fondement du droit de savoir et du consen-
parce qu’à l’institut Atlant, on ne leur donne tement éclairé, correspond, d’un point de vue
aucune chance. Car on ne s’y adresse jamais historique, à l’effet d’une méfiance croissante
aux patients de la MH comme s’ils étaient et justifiée à l’égard de la médecine moderne
déments ou anosognosiques. Au contraire, et de ses praticiens. Comme nous l’avons vu, le
les employés de cette institution s’efforcent régime épistémologique et méthodologique de
toujours de prendre les choses par le haut, la médecine moderne tend, depuis ses débuts,
c’est-à-dire de donner autant d’occasions à dissoudre le lien entre les patients et leurs
que possible à leurs clients de « préserver maladies et, parallèlement, à introduire de la
au maximum [leur] capacité d’action123 », de distance entre les médecins et les patients. Bien
s’articuler en tant qu’acteurs à ce qui leur
arrive – nous offrant un très beau site de
morale et de politique pragmatistes en action. 124 Extrait d’un entretien réalisé par Dingdingdong avec
une femme issue d’une famille touchée par la maladie
de Huntington depuis trois générations : Composer avec
Huntington – la MH au soin de ses usagers, rapport d’une
123 Didier Debaise, « La pensée laboratoire. Une approche recherche exploratoire sur les savoirs expérientiels des
pragmatique de la connaissance », art. cit. usagers de la MH menée de 2013 à 2015 par Dingdingdong.

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trop souvent, ce sont les maladies diagnostiquées restés essentiels aujourd’hui. L’autonomie
(disease) et non les malades eux-mêmes, avec apparut avec évidence comme le principe
leurs expériences diverses et distinctes (illness), fondateur de ce mouvement qui suivait de près
que traitent les médecins. Cette évolution s’est un élan similaire dans les champs politique
confirmée, depuis la seconde moitié du XXe siècle, et juridique. Par ailleurs, garantir l’auto-
avec le savoir-faire technologique de la médecine nomie du patient semblait constituer la parade
de soins intensifs, de greffe et de réanimation. évidente et solide face à la méfiance croissante
Elle a atteint son apogée avec le système actuel à l’égard de la médecine moderne. « Alors que
de sécurité sociale et d’assurances, qui prescrit la confiance avait jusqu’alors été l’accord moral
précisément la quantité de ressources finan- implicite qui gouvernait le comportement du
cières qui peut être allouée à telle maladie, tel médecin et la délégation d’autorité que lui
traitement ou tel soin. accordait le patient, à l’ère Johnson et Nixon, il
fallut à la fois redéfinir la confiance du patient
Dès les années 1960 aux États-Unis, un et lui trouver des substituts125. »
mouvement de protestation a émergé contre une
médecine de plus en plus technologique, dictée Toutefois, à y regarder de plus près, le
par les lois du marché, autoritaire et « déshuma- concept d’autonomie s’avère à plusieurs égards
nisée », une médecine au sein de laquelle il y problématique, voire contreproductif. La
avait de moins en moins de place pour l’empa- conception du patient sur laquelle il se fonde
thie, l’intimité et pour la reconnaissance des obéit au modèle d’un citoyen majeur, éclairé
valeurs qu’impliquaient les gestes diagnos- et souverain : l’individu capable de décider et
tiques. La nouvelle discipline de l’éthique d’agir, conscient et maître de soi, c’est-à-dire
biomédicale fut à la fois l’effet et l’agent de ce non relationnel. Dès lors, pour le dire de manière
mouvement de protestation. Elle introduisit des
exigences quant à l’autonomie des patients et à 125 Alfred I. Tauber, Patient Autonomy and the Ethics of
leur droit au consentement éclairé – concepts Responsibility, op. cit., p. 43 (nous traduisons).

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radicale, le concept d’autonomie encourage les Semblable revirement de situation peut


tendances de la médecine moderne qui sont être observé à propos du droit de savoir, étroi-
celles-là même dont il assume la critique. En tement lié au concept d’autonomie. En effet, ce
effet, « l’autonomie, dans la version qu’en donne droit tend à se transformer, en sous-main, en une
l’individualisme, facilite l’isolement dont le consigne ou un impératif de savoir. On ne prouve
positivisme a besoin pour opérer librement126 ». que l’on est un sujet moral responsable que si l’on
Mais, par ailleurs, le discours bioéthique court transforme le risque génétique – le risque d’avoir
le risque de façonner un sujet-patient libéral la MH ou une maladie comme l’hypercholesté-
qui dispose de droits à faire valoir contre une rolémie, Alzheimer ou diverses myopathies – en
médecine indigne de sa confiance, de même certitude, par le recours aux tests disponibles,
qu’un citoyen dispose de droits à faire valoir et que l’on en tire les conséquences appropriées
contre l’État. La méfiance qui se trouvait d’abord pour ses choix de vie.
du côté des patients s’est ainsi étendue : ce sont
désormais les médecins qui se méfient de leurs Un second élément issu des insatisfac-
patients, devenus de potentiels plaignants. tions engendrées par le système de santé a
C’est pourquoi les médecins cherchent à se connu depuis les années 1960 une évolution
prémunir contre les plaintes qui les menacent, bien plus intéressante : ce sont les associations
entre autres en remettant au sujet autonome de patients. Ou plus exactement, les collec-
qu’est le patient un document qui l’informe des tifs de patients d’un type bien particulier :
risques du traitement proposé (par exemple, ceux qui ne limitent plus leur action à lever des
une opération), qu’il doit signer pour attester fonds pour la recherche médicale et pharma-
qu’il l’a bien lu. cologique – ce par quoi ils se seraient seule-
ment inscrits dans une logique hiérarchique de
production de savoir sur leur maladie. Ils ont
au contraire ouvert la voie à d’autres formes
126 Ibid., p. 13. d’action qui consistent à cultiver leurs propres

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L’ÉPREUVE DU SAVOIR KATRIN SOLHDJU

compétences sur les maladies qui les réunissent. naître qu’ils sont tous rassemblés autour de
Nous avons déjà évoqué l’exemple des Enten- quelque chose – un être ? Une puissance ? – qui
deurs de voix. Les sourds-muets, les autistes n’appartient à personne, que nul ne peut s’appro-
et les malades de Parkinson, dans les dernières prier ou représenter127. »
décennies, se sont également de plus en plus
organisés collectivement. Avec leur slogan Cette production collective de savoir
« Pas pour nous sans nous », ces mouvements sur ce qu’est une vie aussi vivante que possible
placent l’usager au centre de leur réflexion et avec telle ou telle maladie ne cherche pas forcé-
de leur action, et ceci non pas dans le sens de ment à mettre en question le savoir médical.
« consommateur » de services médicaux, mais Elle s’ajoute plutôt à lui afin de compter dans la
au sens de coconstructeur dans l’élaboration somme d’expertises, relevant d’un autre genre
commune d’une « culture des usages » concer- mais tout aussi pertinente. Au lieu de s’installer
nant les différentes maladies ou handicaps qui dans la position parfois confortable de victimes,
sont les leurs. les personnes concernées prennent en main,
collectivement, la mise en œuvre de leur propre
« La culture des usages, et non des utilisations futur. Et par l’intérêt qu’elles s’accordent à elles-
justifiées par un diagnostic ou visant une fin, mêmes et à leur maladie, par la façon dont elles
est un problème collectif, qui requiert un savoir en tirent des manières de faire avec elle, elles
collectif, ce que l’on peut appeler une expertise parviennent aussi à éveiller l’intérêt des autres
collective au vieux sens où expertise désignait pour ce qui est, de leur point de vue, pertinent.
d’abord un savoir issu de l’expérience et cultivé Tel est le cas lorsque des psychiatres demandent
dans ses rapports avec l’expérience. [...] Et cette à recevoir une formation de la part des Enten-
expérience a un besoin vital du savoir propre
que peuvent construire les associations d’usa- 127 Isabelle Stengers, « Une autre médecine est-elle
gers. Car c’est ce savoir qui peut, outre sa valeur possible ? », Tobie Nathan et Isabelle Stengers, Médecins et
propre, contraindre les autres savoirs à recon- sorciers, op. cit., p. 199.

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deurs de voix. La vérité que mettent au jour au sens strict, autonome : ils apprennent tous
de tels collectifs ne s’épuise donc pas dans leur avec et par les autres, au sein d’une pratique
capacité à attirer l’attention sur le drame de la de soin fortement relationnelle et coconstruite.
maladie ou du syndrome qui les affecte. Mais Par ailleurs, le concept d’autonomie ne paraît
cette vérité apparaît « dans le processus par pas bien adapté à ce que mettent en œuvre les
lequel [ces personnes] deviennent, par leurs collectifs de patients qui, comme les Enten-
propres chemins, quelque chose d’autre que des deurs de voix ou les autistes, tirent précisément
victimes ; elle est dans leur façon de se mêler du leur force et leur productivité de la collectivisa-
processus qui fait d’elles des victimes et de créer tion de l’entité qui les rassemble. On pourrait
à partir de cela des devenirs et des fabulations, dire, un peu schématiquement peut-être, que le
pas des plaintes et du ressentiment128. » concept d’autonomie a tendance à viser soit trop
haut, soit trop bas. Trop haut dans le sens où
L’aperçu de l’institut Atlant nous a créer les conditions d’un bien-être relatif pour
permis de réaliser que tant le concept d’auto- les malades qu’on soigne impose régulièrement
nomie que celui de consentement éclairé de contourner leur volonté « autonome », au sens
peuvent bloquer plutôt que faciliter les situa- fort. Et trop bas quand il s’agit de composer
tions de soin. En effet, le soin ne se développe avec des collectifs de patients qui se récla-
justement pas en rapport à un sujet isolé, mais ment, à l’instar de certains groupes d’autistes,
par un va-et-vient permanent entre les patients, d’une culture propre dont ils sont les premiers
les soignants, les médecins et les proches, qui instaurateurs. Si l’on tient, malgré tout ce que
prend en compte tous ces acteurs et leurs divers l’on vient de voir, au concept d’autonomie, ne
intérêts et besoins. Aucun d’entre eux n’est, devrait-il alors pas aller de pair avec l’élaboration
d’instruments pour la pensée qui permettraient
128 Un entretien avec Isabelle Stengers, « Une politique
de relativiser le savoir médical – en prenant ce
de l’hérésie », Vacarme, no 19, 2002, à consulter online : terme au pied de la lettre, c’est-à-dire en reliant
http://www.vacarme.org/article263.html.

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ce savoir à d’autres pratiques de production de cette technique auprès du parlement allemand


savoir comme celles des collectifs d’usagers ? a présenté une étude sur ce thème, intitulée
L’Oracle génétique. Pronostics et diagnostics par test
génétique : un bilan actuel. Les protagonistes de la
recherche sur la MH recourent eux-mêmes aux
Que nous disent les oracles ? images de l’oracle et de la divination pour penser
le genre de savoir dont ils traitent et qu’ils
Un dispositif divinatoire est toujours un acte de création. Il annoncent. Ainsi, entre 1983 et 1993, Nancy
institue, rend palpable puis pensable l’interface des univers. Wexler publia au moins trois articles concernant
Tobie Nathan129 le test génétique présymptomatique de la MH
qui, dans leur titre même, établissent une telle
La comparaison avec les oracles antiques corrélation : « L’oracle-gène », « Clairvoyance et
et les devins vient souvent spontanément prudence » et « Le complexe de Tirésias ». Voici
quand il est question des tests pour la MH et comment débute ce dernier article, paru en
d’autres techniques de diagnostic présymptoma- 1992 : « Le devin aveugle Tirésias a mis Œdipe
tique. Les médias ont fréquemment recours à face au dilemme qui se trouve au cœur de la
ces images pour décrire et analyser la connais- génétique moderne : “Il est bien triste d’être
sance génétique de l’avenir. Mais elles surgissent savant, quand la sagesse ne profite pas.”130 »
aussi régulièrement dans la littérature spécia-
lisée. Ainsi, en 2001 – c’est-à-dire avant l’achè- Toutes ces évocations renvoient au malheur
vement du projet sur le génome humain –, le prédit par les voies antiques de la prophétie, aux
comité pour l’évaluation des conséquences de

130 Nancy Wexler, « The Tiresias Complex: Huntington’s


129 Tobie Nathan, Manifeste pour une psychopathologie scien- Disease as a Paradigm of Testing for Late-Onset
tifique, dans Tobie Nathan et Isabelle Stengers, Médecins et Disorders », FASEB Journal, vol. VI, 10, 1992, p. 2820-2825
sorciers, op. cit., p. 17. (nous traduisons).

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imprécations qu’elles engendrent et à l’impuis- début des années 90 après J.-C.), un accident
sance humaine à leur égard. C’est donc une dramatique eut lieu dans le temple d’Apollon
référence entièrement négative, péjorative. Dans à Delphes, entraînant la mort de la prêtresse
cette dernière partie, je voudrais approfondir qui transmettait la parole du dieu : la Pythie.
l’intuition qu’un lien existe entre les pratiques Lors d’une consultation de l’oracle, la Pythie,
oraculaires et la médecine prédictive. Mon criant et vociférant, comme possédée, s’était
hypothèse est que les oracles antiques peuvent, à ruée hors de l’adyton, le cœur du temple, vers la
y regarder de plus près, nous sensibiliser et nous sortie ; elle mourut quelques jours plus tard. Cet
instruire face au défi que représente la construc- incident suscita parmi les habitants de Delphes
tion d’un milieu mieux équipé pour l’accueil de la un immense émoi. Il troubla durablement le
créature « test présymptomatique ». Pour rendre personnel du temple ainsi que les familles de
cette proposition intelligible, il est essentiel de la ville qui confiaient leurs filles au temple pour
s’attacher aux pratiques concrètes des oracles. En qu’elles deviennent des Pythies. C’est du moins
particulier, il nous faut déplacer notre attention ce que permet de conclure, dans Le Déclin des
vers les nombreuses précautions et épreuves qui oracles, Plutarque, dont l’ami Nicandre occupait à
entouraient les pratiques oraculaires et auxquelles cette époque la charge de prêtre (prophétès) dans
étaient soumises, à Delphes, toutes les personnes le sanctuaire ; manifestement fortement choqué,
impliquées dans la production et la communica- même après de nombreuses années, il rapporte
tion de la connaissance de l’avenir. ainsi l’incident :

C’est sans doute en racontant une consul- « À la fin, complètement bouleversée, elle
tation oraculaire ratée que l’on fera apparaître avec s’élança vers la sortie avec un cri insensé et
le plus d’évidence le rôle central que jouaient les effrayant, et se jeta à terre, mettant en fuite
précautions dans l’art divinatoire antique lors de non seulement les consultants, mais encore
l’élaboration du savoir prophétique. Au premier le prêtre Nicandre et ceux des hosioi [assis-
siècle de notre ère (dans les années 80 ou au tants des prêtres] qui se trouvaient là. Rentrés

192 193
L’ÉPREUVE DU SAVOIR KATRIN SOLHDJU

quelques instants après, ils la relevèrent raconte, avait reçu les premières aspersions sans
alors qu’elle avait repris ses esprits, et elle ne bouger et sans s’émouvoir (akíneton kaì apathés),
survécut que peu de jours131. » puis comme les prêtres redoublaient de zèle et
la pressaient à l’envi, à force d’être inondée et
De quoi cet événement dramatique comme noyée, elle finit à grand-peine par se
était-il l’aboutissement ? Quels événements rendre132. »
l’avaient précédé ? Par quoi le déchaînement
violent et effrayant de la Pythie avait-il été causé, Comme bien souvent à Delphes, une
qui devait pousser hors du temple, terrorisés, délégation s’était rendue au temple pour
tous ceux qui étaient présents et la conduire interroger l’oracle sur des questions d’État.
vers sa propre mort ? Plutarque, qui, quelque Les envoyés jouissaient en outre, semble-t-il,
temps plus tard, devait lui-même accéder à la de la promantie, c’est-à-dire du privilège de
prêtrise delphique et exercer là-bas pendant une consulter la Pythie avant tous les autres venus
trentaine d’années, ne s’en tient pas à des suppo- chercher conseil. Et manifestement, on ne
sitions. Selon son jugement, la mort de la Pythie voulait pas décevoir ces importantes personna-
est l’effet clair et direct d’une infraction, par le lités politiques en les faisant patienter jusqu’à un
personnel du temple, aux règles du rite sacrifi- rendez-vous ultérieur, même si les signes étaient
ciel intervenant avant la consultation. défavorables et que les pouvoirs divinatoires de
la Pythie se trouvaient donc compromis.
« Des consultants étant venus d’un pays
étranger, la victime sacrificielle, à ce qu’on Ce qu’on appelle les rites préliminaires
– les préparatifs et précautions préalables à
toute consultation de la Pythie – avaient une
131 Plutarque, Le Déclin des oracles, cité d’après Dominique
Jaillard, « Plutarque et la divination : la piété d’un prêtre
place et un sens essentiels au sein de la liturgie
philosophe », Revue de l’histoire des religions, 2007, vol. II,
p. 149-169, ici p. 155. 132 Ibid., p. 153.

194 195
L’ÉPREUVE DU SAVOIR KATRIN SOLHDJU

delphique. Ils consistaient en une série d’étapes tour précédé d’autres rites, lors desquels chaque
qui font clairement apparaître le caractère animal était soumis à une épreuve spécifique qui
hautement sacré de tout acte de divination, un servait à déterminer s’il fallait ou non le sacrifier.
acte qu’il convient de préparer et d’accompagner
avec prudence et attention. Le premier de ces « Il convient que la bête de sacrifice soit pure,
préliminaires delphiques consistait à fixer la date saine et intacte pour l’âme comme pour le corps.
de la consultation. Tandis que, dans les premiers En ce qui concerne le corps, les indices d’un tel
temps de l’oracle, « ce n’est qu’une fois par an, état ne sont pas du tout difficiles à discerner ;
le jour de l’anniversaire du dieu (Apollon), quant à l’âme, de même qu’on l’examine en
que les oracles étaient délivrés133 », on se mit présentant aux taureaux de la farine et aux
ensuite d’accord sur une fréquence plus élevée. verrats des pois chiches et que, si ces animaux
La Pythie pouvait désormais être consultée le n’y touchent pas, on les considère comme n’étant
septième jour de chaque mois et, en été, aussi les pas en bonne condition, de même on pense que
jours suivants. « En plus de cela, on pouvait aussi la chèvre s’éprouve par l’eau froide et que son
convenir de “rendez-vous spéciaux”, toujours à âme n’est pas dans une disposition conforme à la
condition que les sacrifices soient favorables et nature lorsque, sous l’aspersion, elle reste insen-
indiquent ainsi que le dieu était prêt à entrer sible et immobile135. »
en relation avec sa prêtresse134. » Pour s’assurer
que les signes étaient favorables et que l’oracle Ce n’était que si la chèvre tressaillait,
pouvait être « mis en service », si l’on peut dire, les poils de son encolure dressés, si le taureau
un animal devait être offert en sacrifice avant mangeait de la farine ou le verrat des pois
toute consultation. Mais ce sacrifice était à son chiches, que l’on pouvait en déduire que les
signes étaient favorables à une consultation.
133 Marion Giebel, Das Orakel von Delphi. Geschichte und
Texte, Stuttgart, Reclam, 2001, p. 16 (nous traduisons). 135 Plutarque cité d’après Dominique Jaillard, « Plutarque
134 Ibid. et la divination », art. cit., p. 153.

196 197
L’ÉPREUVE DU SAVOIR KATRIN SOLHDJU

C’est donc seulement lorsque l’animal avait avaient en eux-mêmes une valeur divinatoire,
donné son accord par des signes bien clairs que indiquant si les conditions étaient réunies pour
l’on passait au sacrifice. La Pythie était alors en permettre à la Pythie d’assumer sa fonction et,
mesure d’entrer en contact avec le dieu Apollon avec l’aide d’Apollon, de répondre aux questions
et celui-ci, de son côté, était prêt à insuffler à qui lui étaient posées. Si l’une des conditions
la prêtresse l’inspiration nécessaire, c’est-à-dire n’était pas remplie, aucune demande ne devait
l’« enthousiasme », le souffle qu’il lui transmet- normalement avoir lieu.
tait. Toutefois, avant qu’elle puisse vraiment
être interrogée, ceux qui venaient demander « [Q]uand […] la faculté imaginative et divina-
conseil devaient eux aussi se soumettre à une toire se trouve bien ajustée à l’état du souffle,
série de rites préliminaires : se purifier, brûler comme à un remède adéquat [pharmákon],
un gâteau sacrificiel et, à partir d’une époque alors les prophètes éprouvent nécessairement
plus tardive, donner l’obole au prêtre pour un l’enthousiasme ; mais, quand il n’en est pas ainsi,
autre sacrifice préalable. C’est seulement après l’enthousiasme ne se produit pas, ou bien il se
avoir accompli tous ces rituels qu’ils étaient produit de manière déréglée [paráphoron], non
admis dans l’adyton du temple d’Apollon. Enfin, sans atteinte et sans trouble137. »
la Pythie elle-même devait accomplir une série
d’actions rituelles avant de prendre place sur le Le jour où la Pythie s’échappa de l’adyton
trépied dans le temple d’Apollon : « Elle avait en plein milieu d’une consultation, les chèvres
pris un bain rituel dans la source Castalie, bu à sacrifiées, on l’a lu dans l’extrait, n’avaient pas
la source Cassotis, mâché des feuilles de laurier frissonné. Malgré cela, le personnel du temple
et allumé l’encens136. » Ces mesures prépa- avait pris le risque d’autoriser la consulta-
ratoires étaient constitutives de l’accomplis- tion. Dès le début de la séance, les personnes
sement de l’oracle delphique. Les sacrifices
137 Plutarque cité d’après Dominique Jaillard, « Plutarque
136 Marion Giebel, Das Orakel von Delphi, op. cit., p. 18. et la divination », art. cit., p. 154.

198 199
L’ÉPREUVE DU SAVOIR KATRIN SOLHDJU

présentes purent remarquer le dérèglement de sont dangereusement proches l’une de l’autre.


son « enthousiasme ». Cette double face de l’art divinatoire était
constitutive du protocole de l’oracle delphique.
« [E]lle ne descendit dans le lieu prophétique,
dit-on, qu’avec répugnance et aversion. Dès ses « C’est pour cela qu’on garde la Pythie pure de
premières réponses, il fut manifeste, à sa voix toute union charnelle et complètement isolée de
rauque, qu’elle ne se remettait pas de son trouble tout contact et de toute relation avec des étran-
et qu’elle ressemblait à un vaisseau désemparé, gers. Voilà pourquoi aussi, avant la consultation,
étant pleine d’un souffle muet et mauvais138. » on recueille les signes de la volonté divine, dans
la pensée que le dieu sait bien à quel moment la
Cette histoire ne fait que trop bien voir prophétesse, se trouvant dans l’état et la dispo-
les dangers encourus, dès lors que l’on essayait sition convenables, supportera sans dommage
de forcer la connaissance de l’avenir en contrai- l’enthousiasme139. »
gnant une Pythie désemparée à prendre son
service dans le saint des saints. Le don de Dès lors, toute consultation de la Pythie
« faculté imaginative » ou d’inspiration divine s’accompagnait du risque supplémentaire de
virait alors vite en poison. Cette nature pharma- dérégler la relation entre le dieu et sa prophé-
cologique de la prédiction des événements futurs tesse (celle qui parle (-phète) pour (pro) ; c’est-
rapproche de manière dramatique la commu- à-dire en son nom). Car même les jours où les
nication réussie avec la divinité et la commu- signes étaient favorables et où la Pythie ne
nication manquée, porteuse de mort, les deux ressemblait pas « à un vaisseau désemparé, […]
n’étant séparées que par une simple différence pleine d’un souffle muet et mauvais », on pouvait,
de dosage. La prédiction prometteuse (mantein) comme l’explique Plutarque, remarquer que la
et la parole non inspirée, folle et néfaste (mania) tâche de divination était pour elle épuisante :

138 Ibid., p. 155. 139 Ibid., p. 157.

200 201
L’ÉPREUVE DU SAVOIR KATRIN SOLHDJU

en effet, « dès qu’elle s’éloigne du trépied et du que cela pouvait au cas par cas avoir des consé-
souffle mantique, elle retrouve son calme et sa quences fatales : il n’était par exemple pas rare
tranquillité140 ». Le travail du prêtre et des autres que l’oracle delphique influence des décisions
serviteurs du temple était de faire en sorte que de guerre de grande portée. D’autre part,
la relation risquée entre le dieu Apollon et la des entités divines sauvages et démoniaques
Pythie, entre la prévision divine et la prédiction avaient ainsi été libérées, sans être tempérées
de celle-ci, se déroule aussi sereinement que ou domptées par les techniques rituelles ; on
possible. Cela présupposait un respect scrupu- les avait irritées en passant outre les prescrip-
leux des règles liturgiques. Obliger la Pythie à tions qui devaient être respectées pour entrer en
répondre à une question, à prédire l’avenir et contact avec elles. Le danger était alors qu’à leur
à délivrer des conseils, malgré tous les signes tour, elles prennent violemment possession de
indiquant qu’elle n’était pas capable de répondre ceux qui les avaient invoquées : le danger était
(littéralement ir-respons-able), c’était donc jouer de se retrouver possédé.
avec la mort.
D’autres pratiques oraculaires étaient
Il est facile d’imaginer que les infractions soumises à des règles strictes et requéraient un
à la règle qui précédèrent la mort de la Pythie ne exercice circonspect. Qu’il s’agisse d’observer le
mettaient pas seulement en danger l’existence vol des oiseaux, d’interpréter le mouvement des
du médium divinatoire mais aussi celle de tous gouttes d’huile sur une surface aqueuse ou de
ceux qui étaient présents. D’une part, parce que, lire les entrailles des animaux sacrifiés à des fins
suite à la consultation, les consultants cherche- prophétiques, la « compétence de conseil corres-
raient à accorder autant que possible leurs actions pond[ait] à l’aptitude à [les] lire141 ». Or cette
– qu’elles soient de nature privée ou étatique –
à un oracle prononcé « d’une voix rauque ». Rien 141 Thomas Macho, « Was tun ? Skizzen zur Wissens-
geschichte der Beratung », in Thomas Brandstetter,
140 Ibid. Claus Pias et Sebastian Vehlken, Think Tanks. Die Beratung

202 203
L’ÉPREUVE DU SAVOIR KATRIN SOLHDJU

aptitude devait être soigneusement apprise. On tôt, ont essayé de dissocier la qualité de leurs
produisait notamment des modèles d’entrailles en conseils et les conséquences des actions recom-
argile ou en bronze portant les bonnes inscriptions, mandées143 ». C’est pourquoi, la plupart du
et sur lesquels les adeptes pouvaient s’exercer à temps, à Delphes comme ailleurs, les conseils et
l’étude anatomique aussi bien qu’à la recherche des les prophéties prenaient la forme d’une énigme.
correspondances entre les micro-signes lus dans les On s’assurait ainsi que la prédiction serait suivie
entrailles et leurs implications pour le monde. d’une phase d’interprétation dont l’oracle n’était
plus lui-même responsable. Le conseil se dissocia
« Comme dans le discours médical, les en deux étapes : « Dans un premier temps, des
symptômes étaient condensés en diagnostics commentaires, médiumniques, transcendants
et les diagnostics en pronostics. […] Les résul- ou charismatiques étaient donnés et, dans un
tats devaient être dépouillés et précisément second temps, ces commentaires étaient inter-
conservés ; en effet, il n’était pas rare que l’erreur prétés144. » Tandis que le devin véritable, la
d’un conseiller soit cruellement punie. D’après le Pythie ou la Sybille inspirées par le dieu, parlaient
récit qu’en fait Hérodote, chez les Scythes, les en énigmes, des rangées entières de spécialistes
devins qui avaient échoué étaient attachés sur un de la lecture, de la traduction et de l’interpré-
char à bœufs et brûlés vifs avec des fagots consti- tation de ces énoncés énigmatiques se tenaient
tués par les baguettes d’osier avec lesquelles ils prêts, autour de Delphes et des autres lieux
avaient l’habitude d’opérer142. » oraculaires. Une véritable prophétie n’acqué-
rait donc son sens et sa dynamique qu’une fois
Au vu de la menace que représentaient passée par de nombreuses mains : après avoir
les fausses prédictions, « les conseillers, très été, en quelque sorte, collectivisée. Ce faisant, il
était absolument nécessaire de tenir très exacte-
der Gesellschaft, Berlin, 2010, p. 59-85, ici p. 63 (nous
traduisons). 143 Ibid., p. 65.
142 Ibid., p. 64. 144 Ibid.

204 205
L’ÉPREUVE DU SAVOIR KATRIN SOLHDJU

ment la distribution des rôles, puisque celle-ci on la place en regard des pratiques divinatoires
répartissait en même temps la responsabilité de non occidentales, qu’elles soient anciennes ou
la prédiction. Dans ce cadre, la production d’une contemporaines. Car ces pratiques ne collent
connaissance de l’avenir toujours fragile reposait pas les symptômes à la personne malade, mais
donc sur la multiplication stratégique des acteurs au contraire les attribuent toujours à des êtres
et des fonctions, tant dans ses préparatifs que qu’il convient d’identifier soigneusement. Un
dans ses suites. Sans l’intervention coordonnée « diagnostic » correspond alors tout d’abord
de ces rôles divers, cette connaissance ne pouvait à l’exercice de l’identification d’un tel être :
pas même être produite. quelle est sa nature, quelles sont ses inten-
tions, comment l’apprivoiser ? Les réponses à
Les oracles attirent donc notre atten- ces questions sont constitutives du traitement
tion sur deux aspects au moins des prédic- et s’appuient autant sur l’expertise du soignant
tions diagnostiques : tout d’abord, dès lors que sur le groupe culturel auquel ce dernier
que la pratique prédictive se contente de faire appartient. Il n’y a dès lors pas de différence
subir un examen minutieux à celui qui inter- de nature entre un diagnostic, un pronostic et
roge l’oracle sans considérer en même temps la une thérapeutique, l’ensemble étant pris dans
situation écologique dans toutes ses conditions des manières toujours renouvelées de pratiquer
concrètes, il est inévitable qu’elle devienne collectivement l’art exigeant de la négociation
extrêmement dangereuse. Ensuite, s’il est vrai avec ces invisibles145.
que la production avisée de la connaissance de
l’avenir exige une parole prophétique, elle exige Le texte de Plutarque s’inscrit par ailleurs
en même temps un art interprétatif sophis- dans un questionnement encore plus large.
tiqué et techniquement élaboré. La description
que donne Plutarque de la mort de la Pythie le 145 Tobie Nathan et Isabelle Stengers, Médecins et sorciers,
montre avec acuité. Cette analyse prend une op. cit., Voir aussi Tobie Nathan, L’Étranger ou le pari de
coloration contemporaine toute particulière si l’autre, Paris, Éditions Autrement, 2014.

206 207
L’ÉPREUVE DU SAVOIR KATRIN SOLHDJU

Dans son texte, Plutarque place ses pensées prédiction diagnostique. En ce sens, la mort de
sur ce sujet dans la bouche d’une série d’inter- la Pythie est une crise écologique.
locuteurs qui se trouvent à Delphes et qui se
penchent ensemble sur les raisons qui font que,
contrairement à ce qui se passait du temps de
la domination grecque, les oracles se sont mis
à disparaître les uns après les autres à l’époque
romaine. La baisse de la population dans les
régions où se trouvent les plus importants sites
oraculaires aurait conduit à une demande plus
limitée, mais aussi à ce que les êtres (daimones)
en charge se retirent des sanctuaires. Chemin
faisant, on aurait « désappris » comment manier
correctement l’oracle – exactement comme
on oublie l’usage d’un instrument de musique
lorsqu’on l’a laissé trop longtemps de côté.
La Pythie qui parle d’une voix rauque et qui
se précipite hors du temple comme une furie
n’apparaît que vers la fin de cette discussion.
Elle incarne de manière criante les dangers que
menace d’engendrer le manque collectif d’atten-
tion portée à un phénomène aussi instable que la
connaissance de l’avenir. La pratique oraculaire,
telle que la dépeint Plutarque, constitue à nos
yeux un précédent au regard de l’écologie de la

208 209
L’ÉPREUVE DU SAVOIR KATRIN SOLHDJU

Conclusion

Au commencement de ce livre se trouvait


un double défi. Le premier était de ne pas en
rester à la critique d’un diagnostic asséné avec
tant de violence à Alice Rivières, et de l’appré-
hender autrement que comme la défaillance
d’un médecin particulier ou d’une institution
particulière. Il nous fallait au contraire le rendre
intelligible comme l’effet d’un certain régime
épistémologique et déontologique. Le second
défi était de résister à l’idée répandue selon
laquelle l’apparition de techniques nouvelles
entraînerait des exigences aux contours déjà
bien définis, auxquels il ne nous resterait plus
qu’à réagir en prenant des mesures éthiques et
juridiques consistant par exemple à définir des
protocoles, accompagnés de leurs conditions
d’accès et autres lignes de conduite.

Contre cette tendance, j’ai proposé


d’adopter une perspective écologique qui nous
contraigne à bien construire des problèmes
à partir de nouvelles entités techniques qui

210 211
L’ÉPREUVE DU SAVOIR KATRIN SOLHDJU

peuplent notre monde ; autrement dit, qui nous minimum. C’est seulement ainsi que la médecine
permettent d’établir des relations constructives pouvait atteindre et établir son objectif de scienti-
avec ces entités. À partir de ces prémisses, la ficité – autrement dit, l’universalisation systéma-
question est moins de savoir si une technique tique du savoir médical. Dans un tel système, il
est en elle-même admissible ou non, que de n’y a tout simplement pas de place pour que les
savoir comment pourront être instaurés des patient-e-s ou d’autres personnes concernées de
milieux ou des situations écologiques au sein près ou de loin par la maladie, et qui ne disposent
desquels existeront les conditions requises pas de qualifications médicales, puissent travailler
pour accueillir de la manière la plus pertinente à façonner une maladie particulière, grâce à leur
possible une entité telle que la créature « test expérience ou encore à leur expertise artistique,
présymptomatique ». historique ou philosophique. Car, pour le dire
de manière radicale, comme nous l’avons vu, les
Or, la médecine moderne – au nom de la personnes touchées ne sont pas elles-mêmes, au
reconnaissance scientifique à laquelle elle aspirait sens strict, les objets véritables de la médecine.
– a séparé les malades de leurs maladies et a ainsi Cela tient notamment au rôle de plus en plus
mis la relation entre le médecin et le patient en central accordé aux méthodes quantitatives dans
suspens. Parallèlement, elle s’est appuyée sur la le domaine de la santé. Apparu d’abord dans le
séparation épistémologique radicale entre les faits cadre du mouvement hygiéniste du XIXe siècle, le
et les valeurs pour délégitimer tous les moyens rapport étroit de la médecine au savoir statistique
d’accès « non scientifiques », au sens moderne, à la s’est peu à peu imposé dans tous ses champs.
maladie. Au sein de l’histoire de cette médecine, Sous la bannière de ce qu’on appelle, depuis les
il ne restait guère de place pour le point de vue années 1990, la « médecine fondée sur la preuve »
des patient-e-s. Suivant cette logique, la contri- (evidence based medicine), le savoir attesté statisti-
bution de leur point de vue au diagnostic et au quement, et de ce fait irrécusable, a été promu
choix de la thérapie devait être réduite au strict critère central de vérité.

212 213
L’ÉPREUVE DU SAVOIR KATRIN SOLHDJU

D’un point de vue statistique, on pourrait C’est sans doute Stephen J. Gould qui
aller jusqu’à dire que le patient n’est pas une a le mieux mis en lumière les pièges et les
personne : ce n’est pas quelqu’un, c’est un quiconque, effets désastreux que pouvaient avoir les statis-
pour reprendre l’expression de Tobie Nathan146. Le tiques dans le contexte de diagnostics drama-
régime de la médecine moderne est étroitement tiques. Dans un court texte au titre éloquent :
lié à cette pratique de quiconquisation. Lorsque le « La médiane n’est pas le message147 », Gould
médecin, suite au « verdict » rendu à Alice de « 44 raconte qu’en 1982, il « appri[t] qu’il avait un
répétitions de CAG », annonce que cela va être mésothéliome abdominal, un cancer rare et
« insupportable », on peut aussi comprendre cet grave ». Il décida alors de se plonger dans la
acte de langage comme l’effet d’une telle transfor- littérature la plus récente sur cette forme de
mation statistique de la personne en quiconque. cancer. Cela « n’aurait pu être plus brutale-
La forme de production de la preuve qui est ici ment clair : le mésothéliome est incurable,
à l’œuvre glisse, comme on l’a vu, subreptice- avec une espérance de vie médiane de huit
ment de l’énoncé constatif « 44 » au performatif mois seulement après sa découverte ». Ensuite,
« insupportable ». Par cette opération, les deux explique Gould, il s’est servi de ses connais-
types d’énoncés se trouvent ainsi confondus et sances sur les fonctions et les limites des statis-
un point décisif est dissimulé : le qualificatif tiques acquises en biologie évolutionnaire
« insupportable » décrit une horreur statistique – pour se convaincre du fait que cette informa-
« quiconque présente 44 répétitions aura un avenir tion fondée scientifiquement ne signifiait nulle-
insupportable ». Or cet énoncé ne peut rendre ment, comme on le suppose généralement, qu’il
compte de l’avenir véritable et concret d’Alice. ne serait selon toute vraisemblance plus en vie
dans huit mois. D’après son argument principal,
146 Tobie Nathan, « En psychothérapie : malades,
patients, sujets, clients ou usagers ? », conférence 147 Stephen Jay Gould, « The Median isn’t the Message »
prononcée le 12 octobre 2006 au colloque La Psychothérapie (nous traduisons). Voir : http://www.stat.berkeley.
à l’épreuve de ses usagers, op. cit. edu/~rice/Stat2/GouldCancer.html.

214 215
L’ÉPREUVE DU SAVOIR KATRIN SOLHDJU

notre héritage platonicien, avec son insistance énonciative qu’elles prennent pour les individus
sur les distinctions et les coupures claires, doit être radicalement mise en question. Il faut
nous conduit à interpréter complètement à enrayer cette manière dont de telles valeurs
l’envers les enquêtes statistiques : « à l’opposé moyennes sont automatiquement transformées
de l’interprétation juste, dans notre monde réel en preuves, valant pour un cas concret sans que
de variations, de nuances et de continuums ». soit prise en compte sa particularité, ne serait-ce
Au lieu de considérer les variations comme que de manière approximative et hésitante.
« la dure réalité » et les valeurs médianes et En effet, si l’on met l’accent sur les variations,
moyennes comme des abstractions, cette vision la seule personne dont l’espérance de vie est
du monde qui nous est devenue usuelle nous réduite à huit mois est quiconque, ce quiconque
conduit à souscrire à l’extrême inverse. Nous dont l’existence est strictement statistique.
sommes habitués à concevoir « les moyennes
et les médianes comme les dures “réalités”, et Le travail de mise en place d’un milieu
les variations qui permettent de les calculer qui serait à même de bien accueillir notre
comme des mesures transitoires et imparfaites créature, le « test présymtpomatique » pour la
de cette essence cachée ». C’est là que réside MH, est en ce sens tout d’abord un travail de
l’erreur fondamentale, erreur qui porte en elle résistance à l’emprise du quiconque. Résister à
une menace existentielle. En effet, lorsque une telle emprise présuppose, dans ce contexte,
« la médiane est la réalité et [que] la variation de devenir capable de concéder que le résultat
autour de la médiane n’est qu’un procédé pour d’un test qui apparaît sous des formes abstraites,
la calculer, le “je serai probablement mort dans tel que le chiffre « 44 », parce qu’il s’adresse à
huit mois” peut passer pour une interprétation une personne concrète, n’est pas explicatif mais
raisonnable ». Les statistiques, on le voit désor- d’abord et avant tout une énigme. Reste alors à
mais clairement, sont une abstraction complète, prendre soin collectivement d’une telle énigme
traduite en chiffres. C’est donc au sein même et, chemin faisant, à la laisser nous instruire par
de la perspective scientifique que la valeur les devenirs proliférants qu’elle abrite.

216 217
L’ÉPREUVE DU SAVOIR KATRIN SOLHDJU

Remerciements de l’auteur

Ce livre est né du pari qui est à l’origine de


Dingdingdong : faire pousser de la pensée à partir
de la maladie de Huntington. Je suis profondément
heureuse d’avoir été entourée par ce collectif qui a
placé sa confiance en moi tout au long du processus
de ce livre, depuis ses premiers tâtonnements jusqu’à
son écriture. Je remercie tout particulièrement Émilie
Hermant qui m’a toujours écoutée avec beaucoup de
patience, de foi et d’exigence, et qui a mis énormément
de travail et de finesse dans la rédaction de ce texte.
Sans les remarques précieuses de Vinciane Despret,
d’Isabelle Stengers et de Valérie Pihet, ce livre ne
serait pas ce qu’il est.

Je remercie Didier Debaise qui a été présent à chaque


étape de recherche, chaque hésitation, chaque décision
ayant mené à ce livre.

Je remercie mes amies Karin Harrasser et Kornelia


Kaschke-Kısaarslan de m’avoir accompagnée sans
relâche lors de la phase intense d’écriture.

218 219
L’ÉPREUVE DU SAVOIR KATRIN SOLHDJU

Anne le Goff a traduit la première version de ce texte Les Éditions Dingdingdong remercient la fondation
et l’a ainsi rendu accessible à celles et ceux qui font Unitiatives et Christiane Georget de leur soutien,
partie de l’aventure Dingdingdong. Je la remercie et Anne-Laure Blusseau de son inépuisable aide
infiniment de sa diligence et de sa capacité à intégrer les technique.
multiples changements que ce texte a subis en cours de
route, tandis qu’il faisait l’objet de tant de discussions
collectives passionnées. La traduction de ce livre a été financée par le
Bundesministerium für Bildung und Forschung unter
Merci aux chercheurs du Groupe d’études dem Förderkennzeichen 01UG1412 (ministère de la
constructivistes de l’Université libre de Bruxelles, et Recherche et de l’Éducation, Allemagne).
particulièrement à David Jamar et Benedikte Zitouni
pour nos discussions et leurs retours si importants.
Merci à Marianne Van Leeuw-Koplewicz pour sa
relecture attentive et à Thomas Perissino pour son aide
généreuse lors de la rédaction finale.

Je remercie enfin le Zentrum für Literatur–


und Kulturforschung à Berlin, qui m’a permis
de me consacrer entièrement à cette recherche, et
particulièrement sa directrice, Sigrid Weigel, de son
soutien et de sa confiance hors du commun.

220 221
Table

Introduction p. 7
Avant et après p. 7
Les maladies et leur milieu p. 11
Ouvrir la boîte p. 18

Première partie
Les multiples vies d’un test p. 23
Une nouvelle forme de connaissance de l’avenir p. 31
Le test avant le test p. 49
Les directives ou lignes de conduite (guidelines) p. 64

Deuxième partie
Sites d’exploration p. 79
Le test, une nouvelle espèce ou comment
construire un problème p. 79
Reprise p. 91
Premier site : la séparation du malade et de sa maladie p. 101
Deuxième site : le diagnostic, un geste de « datation » p. 110
Troisième site : disqualifications p. 119

Troisième partie
Artisans du devenir p. 143
Une « narration spéculative » p. 143
Réécrire l’histoire naturelle p. 160
Autonomie ? p. 181
Que nous disent les oracles ? p. 190

Conclusion p. 211
Remerciements p. 219
Cet ouvrage a été achevé d’imprimer
dans les ateliers de la société
Média Graphic S.C.O.P. S.A.
23, rue des Veyettes
CS 26303
35063 Rennes cedex
No d’imprimeur : 0062665
Dépôt légal : 3e trimestre 2015
Imprimé en France
L’épreuve du savoir
propositions pour une écologie du diagnostic
de Katrin Solhdju

Certains diagnostics médicaux transforment la personne


qui s’y prête, scindant sa vie en deux. C’est particulièrement
le cas des maladies incurables, pour lesquelles la médecine
ne peut se présenter comme art curatif – à l’exemple de la maladie
de Huntington, avec son test génétique présymptomatique
qui prétend annoncer leur avenir aux descendants de ses
malades : les personnes « à risque ».
Comment construire différemment de telles pratiques
de diagnostic, afin de leur permettre d’être à la hauteur
de cette « connaissance de l’avenir » que la génétique
donne désormais aux médecins ?
Rayonnant à partir de la situation particulière de la maladie
de Huntington, ce livre puise ses réflexions depuis les
oracles antiques jusqu’aux sources de notre médecine
contemporaine, pour tenter de renouveler les manières
d’appréhender ces gestes prédictifs, qui, du fait des progrès
en génétique, pourraient bien tous nous concerner.

Katrin Solhdju est historienne et philosophe des sciences. Elle est chercheuse
au Zentrum für Literatur- und Kulturforschung à Berlin et membre
de Dingdingdong. Après avoir étudié l’histoire et l’épistémologie de certaines
pratiques expérimentales et médicales telles que l’autoexpérimentation
et la transplantation d’organes, elle s’intéresse à l’exercice du diagnostic médical
et aux problèmes bioéthiques qui lui sont liés.
Le collectif Dingdingdong – Institut de coproduction de savoir sur la maladie
de Huntington – mobilise des pratiques et expertises multiples issues des arts et
de la recherche en sciences humaines, afin de se donner les moyens d’explorer la
maladie de Huntington telle une planète encore en partie inconnue.
Traduction : Anne Le Goff
ISBN 978-2-9543875-2-9

Design de la couverture :
Sophie Toporkoff 15€

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