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CENTRE NATIONAL DE LA RECHERCHE SCIENTIFIQUE

Centre d'études Préhistoire, Antiquité, Moyen Âge

C O L LE C TI O N D ’É T U D E S M É D I É V A L E S DE NICE

VOLUME 5

PRECHER LA PAIX
ET DISCIPLINER LA SOCIÉTÉ
ITALIE, FRANCE, ANGLETERRE (Xllle-XV« siècles)

BR EPO LS
La paix donnée par le Christ aux fidèles selon le verset de Jean
(14, 27) - « ]e vous laisse la paix, je vous donne ma paix » -
fut envisagée, au Moyen Âge, en fonction de la capacité
qu'avaient les hommes de l'établir au sein de la société et de la
sauvegarder. La paix était étroitement liée à une théologie de la
domination, renvoyant à Dieu tout en servant de fondement à
divers modèles d'autorité et d'obéissance.
C'est de cette paix prèchée pour discipliner et ordonner la société
qu'il est surtout question dans ce livre, qui s'ouvre par une étude
sur le sens et les usages des concepts de paix et de guerre entre
l'Antiquité classique et l'Empire chrétien. La période envisagée
ensuite - xme-xve siècles - est celle du renforcement, en Europe
occidentale, des institutions urbaines, de la monarchie et de la
papauté.
Les études réunies ici ne se limitent pas aux productions
savantes ; elles tentent aussi de comprendre les relations entre
idéologie et pratiques sociales, entre propagande et réception,
entre discours et mécanismes de discipline sociale, entre prédi­
cation et mouvements collectifs, en observant comment les
éléments majeurs énoncés dans les traités se sont glissés dans la
parole publique.
À une époque où l'on assiste à l'essor de toutes sortes de prises de
parole et à un certain impérialisme de la prédication, le discours
sur la paix pose la question des modalités de la rencontre des
champs ecclésiastique et laïque dans ce genre de discours : quant
au statut des personnes qui prennent la parole (clercs ou laïcs),
aux lieux (l'église, la place publique, le conseil urbain, le
parlement), aux formes (le sermon ou la harangue), à la langue
(latin ou vulgaire), ou encore aux sources (références aux
Anciens et à l'Écriture).

ISBN 2 -5 0 3 -5 1 8 3 1 -1
9782503518312

782503 518312
PR ÊC H ER L A PAIX
ET D ISC IPLIN ER L A SO CIÉTÉ
C O L L E C T IO N D ’É T U D E S M É D IÉ V A L E S DE N IC E

Collection dirigée par Michel L auw ers

Comité de rédaction
U w e B r u n n , Germain BUTAUD, Cécile CABY, Yann CODOU,
Rosa Maria DESSI, Philippe JANSEN, Michel LAUWERS,
Jean-Pierre W EISS, Monique ZERNER

CÉPAM (UMR 6130, CNRS - Université de Nice)


98 boulevard Édouard Herriot
F-06204 Nice Cedex 3

Avertissement
Cet ouvrage constitue le cinquième volume de la Collection d ’études médié­
vales de Nice qui pubüe les recherches animées par les médiévistes du Centre
d’études Préhistoire, Antiquité, Moyen Âge (UMR 6130, CNRS - Université de
Nice). La Collection est désormais éditée et diffusée par les éditions Brepols.
Nos remerciements à Christophe Lebbe pour l ’intérêt porté à nos publications.

Secrétariat d ’édition et maquette


Monique CLATOT, Virginie TEILLET

Illustration de couverture
Ambrogio Lorenzetti, Le Bon Gouvernement, 1338-1339, détail.

BtlEPOLS
CENTRE NATIONAL DE LA RECHERCHE SCIENTIFIQUE
Centre d’études Préhistoire, Antiquité, Moyen Âge

C O L L E C T IO N D ’É T U D E S M É D IÉ V A L E S D E N IC E

VOLUME 5

PRÊCHER LA PAIX
ET DISCIPLINER LA SOCIÉTÉ
ITALIE, FRANCE, ANGLETERRE (xnie-XVe siècle)

ÉTUDES RÉUNIES PAR ROSA MARIA DESSÌ


BREPOLS
© 2005 BREPOLS Sä PUBLISHERS, Tumhout, Belgium.
AU rights reserved. No part of this book may be reproduced,
stored in a retrieval system, or transmitted, in any form
or by any means, electronic, mechanical, photocopying, recording
or otherwise, without the prior permission of the publisher.

D/2005/0095/70
ISBN 2-503-51831-1

Printed in the E.U. on acid-free paper


AVANT-PROPOS

e projet de ce livre remonte à un séminaire organisé à Nice en 1998 sur le


L thème « Prêcher et gouverner », auquel participèrent Nicole Bériou et Jean-
Paul Boyer. H s’agissait alors d’étudier les rapports entre la prédication et les
institutions de gouvernement en Italie entre le XIIIe et le XVe siècle, en partant des
thèmes de la justice et de la paix. Nicole Bériou commenta, à cette occasion, le
sermon sur la paix prononcé en 1267 par l ’archevêque de Pise Federico Visconti,
tandis que Jean-Paul Boyer analysait et replaçait dans leur contexte certains des
sermons de Robert d’Anjou. En ce qui me concerne, je m ’étais intéressée à la
justice et à la paix dans la prédication du XVe siècle, ce qui me conduisit à réflé­
chir sur la pratique et la fonction sociale des discours de paix. Les discussions
nées de cette rencontre nous ont convaincus de l’intérêt qu’il y avait à élargir le
thème de la parole de paix à d’autres aires géographiques que la péninsule ita­
lienne, tout en gardant la scansion chronologique xm e-XVe siècles. Dans cette
perspective, une première table ronde fut organisée à Nice les 2 et 3 février 2001,
puis une seconde, les 24 et 25 mai 2002. La problématique initiale s’est bien
évidemment enrichie grâce aux apports des différents participants, et l’introduc­
tion que je propose dans les pages qui suivent est d’ailleurs plus proche du point
d’aboutissement de la recherche qu’elle ne reflète son point de départ.
On l’aura compris : cet ouvrage est le résultat d’un travail collectif, non seule­
ment grâce aux contributions des auteurs, mais aussi à la présence de mes collè­
gues et amis du Centre d’études Préhistoire Antiquité Moyen Âge de Nice
(Cépam, UMR 6130), qui ont animé rencontres et débats. J’adresse un remercie­
ment particulier à Cécile Caby et Michel Lauwers : sans leur aide et leurs
conseils, j ’aurais difficilement mené à terme ce projet. Tous deux ont en outre
traduit certains textes ou revu l’une ou l’autre des traductions de l’italien. Je
voudrais également remercier Charles-Marie de La Roncière, qui a accepté d’être
le rapporteur du volume, pour ses précieuses remarques critiques dont nous avons
pu bénéficier les uns et les autres. L’index des noms de beux et de personnes a été
réalisé par Fanny Genoux. Monique Clatot a suivi avec compétence et patience la
composition et la fabrication de l’ouvrage : qu’elle en soit ici vivement remerciée.

R o s a M a r ia D e ssí
ABRÉVIATIONS

AA SS Acta Sanctorum.
ANRW Aufstieg und Niedergang der römischen Welt.
BEC Bibliothèque de l ’École des Chartes.
BHL Bibliotecha Hagiografica Latina.
CCCM Corpus Christianorum. Continuatio Mediaevalis.
CCSL Corpus Christianorum. Series Latina.
CLCLT Cetedoc Library o f Christian Latin Texts.
JbAC Jahrbuch für Antike und Christentum.
JRA Journal of Roman Archaeology.
MEFRA Mélanges de l ’École française de Rome. Antiquité
MEFRM Mélanges de l ’École française de Rome. Moyen Age
MGH Monumenta Germaniae Historica.
MGH SS Monumenta Germaniae Historica. Scriptores.
PL Patrologia latina (MlGNE).
RAC Reallexikon für Antike und Christentum.
RHE Revue d ’histoire ecclésiastique.
RHEF Revue d ’histoire de l ’Église de France.
RIS Rerum Italicarum Scriptores.
SC Sources chrétiennes.
IN TR O D U CTIO N

R o s a M a r ia D e ssí

e voyageur de la fin de la première décennie avant Jésus-Christ qui posait


L le regard sur le trophée d’Auguste surplombant les rives de la Méditerranée,
à quelques kilomètres de Nice, ne pouvait manquer d’être frappé, ainsi que le
voulait sans doute le commanditaire de ce monument, par la grandeur et la
prospérité d’un Empire qui avait conquis et assujetti les turbulents peuples des
Alpes pour les pacifier. La pax romana était alors devenue pax Augusta. A cette
époque, personne ne voyait ni contradiction ni ambiguïté dans une propagande
qui conjuguait paix et guerre de conquête, et ce pas moins, ni davantage, qu’au
moment de l’essor du christianisme, et même pendant tout le Moyen Âge où l’on
recourut aux oxymores d’inspiration augustinienne des bella pacata (les « guerres
pacifiques ») ou du miles pacificus (le « soldat pacifique »).
Le voyageur qui dépasse aujourd’hui le trophée de la Turbie poùr se rendre
dans la voisine Ligurie est intrigué par un tout autre symbole de paix : passé la
frontière entre la France et l’Italie, de nombreux drapeaux sur lesquels se détache
le mot « pace », écrit en caractères blancs sur fond multicolore, flottent aux fenê­
tres et aux balcons des immeubles. Si l’on admet que le Moyen Âge a hérité du
monde romain un certain nombre de réflexions sur la paix et la guerre, pourquoi
ne pas faire alors un rapprochement - ne fut-ce que culturel - entre les « paci »
des citadins italiens du XXIe siècle et les mouvements de pacification qui repré­
sentèrent dans l’Italie communale un fort signe identitaire ? Gardons-nous pour­
tant des comparaisons hâtives. Françoise Monfrin montre comment s’est forgée
durant les premiers siècles du christianisme une idée de la guerre sainte qui avait
pour but de convertir et de reconduire les ennemis à la foi. L’Empire romano-
chrétien inaugura une nouvelle conception de la paix publique, liée à une trans­
formation de la guerre « juste » et « pie » en guerre « sainte », les conceptions
romaines se combinant à l’héritage vétéro-testamentaire. Ainsi les fractures entre
les mondes romain et chrétien sont-elles plus fortes que les continuités. De même,
il serait saugrenu de penser que la paix criée aujourd’hui lors des manifestations
pacifistes ou écrite sur les drapeaux a le même sens que celle qui était chantée
lors des mouvements de pacification dans les derniers siècles du Moyen Âge.
La société médiévale ne pouvait se concevoir séparée de l’Église, et son idéo­
logie renvoyait constamment à la Bible. Or, dans la Bible, il y a autant d’images
du Dieu de la paix que du Dieu de la guerre. Si Augustin identifie le bien souve­
rain à la paix du Royaume de Dieu, nettement distinguée de la paix temporelle
- imparfaite et caractérisée par l’injustice - , il propose aussi une définition de la
10 R osa Maria D essí

paix comme tranquillitas ordinis, c’est-à-dire la stabilité dans la hiérarchie, où


l’inférieur doit être subordonné à une autorité supérieure. Dans le verset de Jean
(14, 27), le Christ dit : « Je vous laisse la paix, je vous donne ma paix. » La paix
donnée par le Christ était entre autres envisagée en fonction de la capacité
qu’avaient les hommes de l’établir au sein de la société et de la sauvegarder ; elle
pouvait dès lors faire l’objet de luttes pour la domination. C’est de cette paix
prêchée pour discipliner et gouverner la société qu’il sera pour l’essentiel
question dans cet ouvrage. La paix reçue par les hommes fut, en effet, étroitement
liée à une théologie du dominium, renvoyant à Dieu tout en servant de fondement
à divers modèles d’autorité et d’obéissance. Faut-il rappeler que la guerre était
alors jugée consubstantielle à l’humanité, du fait qu’elle était conséquence directe
du péché originel ? Ou souligner que, pour Thomas d’Aquin, la paix découlait de
la principale vertu théologale, la caritas ? Ou encore que, pour Ptolémée de
Lucques, « l’amour de la patrie a son fondement dans la racine de la caritas », ce
qui conduisait à l’acceptation du sacrifice de soi ?
L’objectif de ce livre n’est pas d’établir un rapport téléologique entre la paix
des communes médiévales et la « pace » des drapeaux italiens, entre la propa­
gande de paix lancée par Auguste, l’idéologie médiévale de la paix et les discours
qui justifient aujourd’hui la guerre en Irak. Il s’agit plutôt d’examiner comment la
paix, donnée aux hommes par le Christ, a été prêchée, et comment cette prédi­
cation a participé à discipliner et fonder l’ordre social.
La période envisagée - xm e-XVe siècle - est celle du renforcement, en Europe
occidentale, de différentes institutions : monarchies, papauté, villes. Sans doute
n’est-il pas inutile, dans cette introduction, de se pencher brièvement sur l’époque
qui a précédé la mise en place des monarchies nationales, de la papauté hiérocra-
tique et des institutions urbaines. Comme le dit Ernst H. Kantorowicz, « l’accla­
mation liturgique, dans sa version en vigueur à travers l’ensemble de l’empire
franc et des principautés qui lui succédèrent, respirait l’esprit soldatesque. Le
Christ y est exalté en tant que roi vainqueur, commandant ou chef d’armée [...].
Dans la section laudative des laudes, pratiquement toutes les invocations sont
empruntées au vocabulaire militaire et gouvernemental, un idiome de toute
première importance au cours des premiers siècles du christianisme, car la grande
transmutation du paganisme en croyance chrétienne fut, pour ainsi dire, initiée
dans les armées, où le langage militaire, mais également les conceptions et sym­
boles militaires, furent rapidement recyclés dans une perspective religieuse »*.
Certes, le terme de « paix » n’est pas absent du vocabulaire des Laudes regiae
mais il n’y a qu’une place marginale12, tandis qu’il devient progressivement le

1. E. H. KANTOROWICZ, Laudes Regiae. Une étucle des acclamations liturgiques et du culte du souverain
au Moyen Âge [1946], trad, franç. par A. Wÿffels, Paris, 2004, p. 69-70.
2. Idem , Laudes Regiae, c it, p. 98,134.
Introduction 11

thème principal de l’idéologie capétienne. C’est avec le règne de Louis VH que,


sous les auspices de l’Église, le roi de France devient le garant d’une paix qui rel­
evait désormais d’une mission d’ordre public3. Cependant, à la fin du Xe siècle,
avant que la royauté ne bâtisse une idéologie sur sa vocation à assurer la pacifica­
tion, apparaît, dans le Sud-Ouest de la France et en Catalogne, la Pax Dei.
Comme on l’a écrit, le Xe siècle ne connaît pas de « désordre », mais plutôt un
« changement de l’ordre »4. Or, la diffusion de l’idéologie de la paix de Dieu
manifeste précisément ce que l’on pourrait considérer comme un déplacement de
l’ordre : Dieu transmet la pax à l’Église, qui investit le roi du rôle d’exécuteur de
la vengeance divine contre ceux qui perturbent la paix des églises. L’usage
légitime de la violence passa sous le contrôle des pouvoirs ecclésiastiques qui
naissaient ou se renforçaient alors. La papauté se lança dans des croisades contre
les ennemis extérieurs de la Chrétienté, puis contre les hérétiques, tandis que s’af­
fermissaient ou naissaient ces institutions qui adoptèrent les modèles de
Y Ecclesia : YEcclesia cluniacensis5, pins les communes urbaines qui se présen­
tèrent comme des lieux de paix garantie par le serment que prêtaient des cives
unis dans la caritas, ainsi que par la menace de l’excommunication épiscopale. Il
eût été intéressant d’étudier cette phase intermédiaire - de l’apparition de la Pax
Dei à la mise en place d’une véritable théologie de la paix - mais c’est le xme
siècle qui a été choisi comme point de départ chronologique de ce volume.
À partir de la fin du XIIe siècle, en effet, la théologie de la paix triomphe avec les
œuvres de Rufin de Sorrente (De bono pacis), Guibert de Tournai (Tractatus de
pace), Thomas d’Aquin (Summa Ha Eae, q. 29 : De pace), Remigio de’ Girolami
(De bono pacis), suivies bientôt par celles d’un Pierre Dubois (De recuperatione
Terrae Sanctae) ou d’un Marnile de Padoue (Defensor pacis).
Entre la paix du pouvoir monarchique et la paix de l’institution communale, il
y a cependant un décalage. Le processus qui avait démarré sous le règne de Louis
VE aboutit à une sorte d’appropriation de la paix par la dynastie capétienne, qui en
fit l’élément principal et légitimant de l’idéologie royale. Ce n’est pas un hasard si,
dans ce royaume, il n’y eut plus guère, à partir du xm e siècle, de mouvements
populaires faisant de la paix le cœur de leurs revendications6. Tout au plus la publi­

3. Y. SASSŒR, Royauté et idéologie au Moyen Âge. Bas-Empire, monde franc, France (IVe-XIIe siècle),
Paris, 2002, p. 290-297.
4. H.-W. G o e t z , « Die Gottesfriedensbewegung im Licht neuerer Forschungen », dans Landfrieden.
Anspruch und Wirklichkeit, éd. A. BUSCHMANN et E. W a l d e , Paderborn - Munich - Vienne - Zurich,
2001, p. 31-54. Sur la Paix de Dieu, cf. D. BARTHÉLEMY, L ’an mil et la paix de Dieu. La France chré­
tienne et féodale, 980-1060, Paris, 1999, et Th. GERGEN, Pratique juridique de la paix et trêve de Dieu
à partir du concile de Charroux (989-1250), Francfort - Berlin - Bem - Bruxelles - New York -
Oxford - Vienne, 2004.
5. D. M ÉH U, Paix et communautés autour de l ’abbaye de Cluny, Xe-XVe siècle, Lyon, 2001.
6 . A. VAUCHEZ, « La paix dans les mouvements religieux populaires (XIc-XVe siècle) », dans Pace e
guerra nel Basso Medioevo, Atti del XL Convegno storico intemazionale, Todi, 12-14 ottobre, 2003,
Spolète, 2004, p. 313-333, ici p. 321.
12 R osa Maria D essí

cation de la paix par la volonté du roi manifestera-t-elle ou rétablira-t-elle, durant


la Guerre de Cent Ans, une forme de relation, en ce domaine, entre le souverain et
ses sujets. Dans les villes italiennes, en revanche, un véritable ordo pacis urbain se
mit en place au XIIIe siècle, au moment précisément où des manifestations
collectives de paix accompagnaient et légitimaient l’institution communale.
La comparaison entre diverses institutions (monarchies, communes) et aires
géographiques (France, Angleterre, Italie) nous conduit à mettre aussi en évidence
une autre distinction. Si l’idéologie communale met l’accent sur une paix qui tend
à la concorde entre des chrétiens appartenant à la même communauté, la propa­
gande du pouvoir royal et pontifical célèbre plutôt la paix universelle de la chris­
tianitas tout entière en lutte contre les infidèles. Un point commun demeure
cependant stable : c’est toujours la vertu chrétienne de la caritas qui guide et
détermine la pax.
Le terme de nos travaux est le XVe siècle. Franchir cette barrière chrono­
logique aurait permis d’évoquer la Querela pacis d’Érasme (1517). L’augustin de
Rotterdam, qui nia Futilité de la guerre sainte tout en considérant le Turc comme
l’ennemi contre lequel la chrétienté devait combattre, ne fut pourtant pas paci­
fiste. Il n’y eut pas plus au Moyen Âge qu’à l’époque d’Érasme de théories paci­
fistes, au sens où nous pouvons concevoir ce terme aujourd’hui : il faut attendre la
Déclaration de paix au monde votée par l’Assemblée constituante, le 22 mai
1790, pour que le droit de conquête fût répudié, en même temps qu’était procla­
mée la souveraineté des peuples.
Trois formes d’institution ont donc été prises en compte : les monarchies
anglaise et française, la monarchie pontificale et les villes italiennes. Si, comme
le dit Max Weber, revisité par Pierre Bourdieu, l’État est capable de « revendiquer
avec succès le monopole de l’usage légitime de la violence physique et symbo­
lique sur un territoire déterminé et sur l’ensemble de la population correspon­
dante »7, les nouvelles réflexions sur la guerre et la paix justes, qui apparaissent
au xm e siècle, doivent être mises en relation avec les luttes et les stratégies entre­
prises par ces institutions - selon des chronologies et des modalités variables -
pour revendiquer le monopole de la violence. Nous aurions pu nous borner à
l’analyse des productions savantes relatives à la guerre et à la paix justes, ainsi
qu’à la place de ces thèmes dans les recueils de sermons, mais nous avons voulu
aussi nous interroger sur les relations entre idéologie et pratiques sociales, entre
propagande et réception, entre discours et mécanismes de discipline sociale, entre
prédication et mouvements collectifs, et étudier comment les éléments majeurs
énoncés dans les traités se sont glissés dans la parole pubüque.
A une époque où l’on assiste à l’essor de toutes sortes de prises de parole et à
un certain impérialisme de la prédication, le discours sur la paix s’insère souvent

7. Cf. J. HASCHET, La civilisation féodale. De l ’an mil à la colonisation de l ’Amérique, Paris, 2004,
p. 249.
Introduction 13

dans un processus complexe de mise en ordre de la société et de réorganisation du


pouvoir, suscitant des négociations, des tractations, et souvent des résistances ou
des oppositions. Le discours de paix était le plus souvent véhiculé par une parole
publique dont la particularité notable est de revêtir une forme ecclésiastique et
d’avoir un fondement scripturaire (d’où la notion, large, de prédication dans le
titre de cet ouvrage). Les travaux ici réunis ont dès lors posé la question des
modalités de la rencontre des champs ecclésiastique et laïque dans ce genre de
discours : quant au statut des personnes qui prennent la parole (clercs ou laïcs),
aux beux (l’égüse, la place pubbque, le conseil urbain, le parlement), aux formes
(sermo ou arenga), à la langue (latin ou vulgaire), ou encore aux sources (référen­
ces aux Anciens et à l’Écriture). Dans la mesure du possible, les auteurs se sont
efforcés de remettre dans leur contexte les paroles de paix.
Les villes du nord et du centre de l’Itabe constituent un terrain fécond pour ce
genre d’enquête. Dans cet espace, en effet, les thèmes de la paix et de la justice
occupent une place centrale dans les discours des laïcs comme dans ceux des
clercs. U Oculus pastoralis (vers 1222) est un recueil de discours modèles
composé à l’intention des laïcs « non lettrés », devant se montrer capables de
prendre la parole en public, qui constituait dans le même temps une forme de
légitimation de l’institution « pacifique » du podestat. L’auteur anonyme de
Y Oculus introduit son œuvre par un discours solennel sur la paix, que devait
prononcer ce magistrat lorsqu’il entrait en fonction, et met ensuite en scène plu­
sieurs jeunes débattant de la guerre et dont les opinions sont opposées : c’est la
position prudente et hostile à la guenre qui l’emporte. Quelques années plus tard,
en 1235, dans un passage célèbre de la Rhetorica novissima, Boncompagno de
Signa décrit les gestes et les intonations de la voix d’un orateur qui incite son
auditoire à la bataille. Il faut sans doute reconnaître dans cette description la criti­
que d’un intellectuel envers les rudes non litterati qui tenaient des discours sans
posséder la sapientia, mais il n’est pas exclu que Boncompagno ait également
voulu dénoncer de la sorte la rhétorique aussi belbqueuse que peu docte de cer­
tains orateurs laïcs8. Quant aux Mendiants, ils furent les gardiens par excellence
de Y ordo pacis urbain : ils déployèrent bien sûr toutes leurs capacités rhétoriques
au service de cette paix. Il n’est d’ailleurs pas fortuit que leur implantation dans
les villes coïncide avec la généralisation de l’institution podestatale ; certains
Mendiants prirent même le rôle de podestat au moment des manifestations popu­
laires de l’Alleluya de 1233. Considérer la prédication de paix comme une action

8. Lors de l’une des tables rondes préparant le présent ouvrage, Enrico ARTIFONI avait présenté les
discours sur la paix des orateurs laïcs. Cf. notamment de cet auteur : « Boncompagno da Signa,
i maestri di retorica e le città comunali del Duecento », dans II pensiero e l ’opera di Boncompagno da
Signa, Atti del Primo Convegno Nazionale, Signa 23-24 febbraio 2001, éd. M. BALDINI, Signa, 2002,
p. 23-36 ; IDEM, « L’éloquence politique dans les cités communales (xme siècle) », dans Cultures ita­
liennes (XIIe-XVe siècles), éd. I. HEULLANT-DONAT, Paris, 2000, p. 268-296.
14 R osa Maria D essí

vouée à instrumentaliser ces manifestations populaires et légitimer ainsi, de


manière mécanique, le pouvoir communal, l’empire ou la papauté, serait pourtant
réducteur : la prédication était, en effet, une pratique sociale complexe, un
moment de rencontre et d’interaction entre les orateurs et leur public, susceptible
de maintenir et de légitimer l’ordre d’une société, comme d’en précéder ou d’en
provoquer la rupture.
À la fin du Moyen Âge, la parole et la paix constituaient deux éléments que
les institutions en quête de stabilité et de reconnaissance devaient être capables de
maîtriser et de contrôler, certaines positions individuelles pouvant être dan­
gereuses pour l’équilibre fragile du pouvoir. La qualité rhétorique des orateurs
ecclésiastiques et laïcs était gage de légitimité pour un pouvoir en place, tant à
l’intérieur - notamment grâce aux prédicateurs qui se lançaient dans la propa­
gande monarchique ou que les villes pouvaient engager lors de certaines périodes
liturgiques - qu’à l’extérieur, par l’envoi d’ambassadeurs. De même, par le biais
de confréries fondées sur la paix, la concorde et la caritas - à l’instar de la
communitas urbaine - les pouvoirs de la ville disciplinaient la population tout en
interdisant les initiatives qui échappaient à leur contrôle.

Pour finir, il nous faut signaler, parmi les éléments qui n’ont pas été pris en
compte dans cet ouvrage, une forme particulière de communication sur la paix :
celle des images. Le cas des villes italiennes est, encore une fois, significatif. De
même que la justice et la paix représentent les sujets par excellence des traités de
rhétorique communale, les peintures des palais communaux italiens célèbrent
l’une et l’autre de ces vertus urbaines. Cependant, dans les années où s’affirme
l’institution communale, c’est d’abord le thème de la guerre qui est présent dans
ces lieux, pas celui de la paix. Ce n’est que vers la fin du XIIIe, et surtout au
XIVe siècle, que la paix fait son apparition dans les fresques des palais commu­
naux9, dont l’exemple le plus connu est le Bon Gouvernement d’Ambrogio
Lorenzetti. Dans les années 30 du XIVe siècle, le peintre siennois fait trôner la
paix au milieu de la fresque qui couvre le mur septentrional et central de la salle
de la Pace. La Fax de Lorenzetti est représentée par une femme légèrement vêtue
de blanc et doucement appuyée sur un coussin qui recouvre ime armure, tandis
que ses pieds reposent délicatement sur un heaume et un boucher. C’est l’image
qui a été choisie comme couverture de ce livre : elle désignait Y ordo pacis de la
commune de Sienne.

9. M. GaRGIULO, « Pace e guenra negli affreschi medievali dei palazzi pubblici in Italia settentrionale : fra
ideologia laica e affermazione del libero comune », dans Pace e guerra nel Basso Medioevo, cit.,
p. 347-373.
P r é l i m in a ir e
G U ERR E ET PAIX
D E L’A N TIQ U ITÉ CLA SSIQ U E
À L’EM PIRE CH RÉTIEN

Françoise M onfrdst

omme une manière d’introduction à la réflexion sur la guerre et la paix au


C Moyen Âge, je voudrais simplement esquisser les grandes lignes de l ’évolu­
tion qui a conduit de la réflexion classique romaine sur la guerre « juste » et
« injuste » (que l’on a parfois tendance à trop négliger), assumée en même temps
que transformée par l’apport biblique, à la conception chrétienne de la guerre
« juste » puis, plus tard, de la guerre « sainte »l . « Guerre », mais en même temps
« paix », « concorde », car ce sont là des notions intimement liées : la guerre et la
paix font partie d’un cycle unique, d’une part parce qu’entre l’une et l’autre
existent de multiples états intermédiaires qui ne sont « ni la paix, ni la guerre »2 et

1. Pour les éditions de textes et les noms d ’auteur et titres abrégés des œuvres, j ’ai utilisé et cité, dans la
mesure du possible, celles qui sont indiquées dans le Nouveau Gaffiot et dans le Bailly et, pour
Augustin, celle de Y Augustinus-Lexikon. Pour quelques œuvres, on dispose dorénavant d ’éditions et de
traductions commentées récentes ; je mentionnerai en particulier pour Cyprien de Carthage : The
Letters o f St. Cyprian o f Carthage. Translated and annoted by G. W. CLARKE [Ancient Christian
Writers, 43-47], New York, 1984-1989 ; pour Eusèbe de Césarée : LC : Laus Constantini (Eusèbe de
Césarée. La Théologie politique de l ’Empire chrétien. Louanges de Constantin [Triakontaétérikos].
Introduction, traduction et notes par P. M araval [Sagesses chrétiennes], Paris, 2001), et VC : Vita
Constantini (traduction anglaise commentée : Eusebius, U fe o f Constantine. Translated with
Introduction and Commentary by A. CAMERON and S . G. H A L L, Oxford, 1999). La bibliographie est
fort abondante ; faute de pouvoir citer toutes les études sur lesquelles je me suis appuyée, je me conten­
terai de renvoyer aux introductions et aux notes qui accompagnent la publication des sources, lesquelles
fournissent dans la plupart des cas la bibliographie essentielle.
2. L’expression vient par exemple sous la plume de Tite-Live, H, 21, 1 ; 26, 1 ; V, 17, 8. Le continuum
guerre / paix explique peut-être que la littérature antique n ’offre guère, comme le remarquait
A. Momigliano, de réflexion théorique sur la guerre et la paix des États en tant que telles, même si
l’historiographie et la réflexion politique, grecques comme romaines, s’intéressent aux causes des
guerres (A. M OM IGLIANO, « Some observations on Cause of War in Ancient Historiography », dans Acta
Congressus Madvigiani. Proceedings of the Second International Congress of Classical Studies, 1954,
Copenhague, 1958, p. 199-211 [= Secondo contributo alla storia degli studi Classici, Rome, 1960,
p. 13-27, ici 22]). Néanmoins, l’époque augustéenne devait marquer un changement notable dans
l’histoire de la réflexion antique sur la paix et la guerre, la « Paix d’Auguste » pouvant être considérée
comme un projet politique véritablement fondé sur la paix (même si c’est la paix imposée par Rome),
dépassant largement la seule perspective d’un état de non-guerre : ce fut sans doute l ’un des premiers
projets politiques, dans l’histoire, d’une paix « universelle », dont on notera cependant qu’il n’exclut pas
que Rome continuât de guerroyer contre ceux qu’elle considérait comme ses ennemis, car 1’« univers »
avait tendance à s’arrêter aux frontières de l’œkoumène romaine (voir par exemple Ovide, F., 2, v. 684).
18 F rançoise M onfrin

parce que l ’une et l’autre se nourrissent mutuellement, et d’autre part parce que la
guerre est presque toujours présentée comme entreprise menée afin d’assurer la
paix. Comme l’écrivait M.-D. Chenu en conclusion de sa réflexion sur la « roma-
nité de la théologie de la guerre et de la paix » chez Augustin, « le mythe de
Rome, de la pax romana, nourri au surplus de Virgile, enveloppait de légende et
d’épopée la réflexion philosophique et juridique ; si bien que la paix de Bethléem
était géographiquement et mystiquement instituée dans les anciens palais de
César », ce qui permit au Moyen Âge de se créer ainsi « une théologie de la
guerre, au milieu même de sa mystique de la paix. »3 Voilà pourquoi je présen­
terai tout d’abord la conception grecque et surtout romaine de la « guerre juste »
et « pie », puis les textes bibliques qui vinrent se surimposer et se combiner avec
cette tradition qui continua à alimenter la réflexion des auteurs chrétiens, pour
tenter de montrer comment leur combinaison conduisit à passer de cette guerre
« juste » et « pie » à la guerre « sainte ».

D a n s l a R o m e pa ïe n n e

Le caractère religieux de la guerre

Avant tout - ce sont des banalités, mais on risque de les oublier à force d’évi­
dence - deux points doivent être rappelés. En premier lieu, on se souviendra que
ni la Grèce ni Rome, qui vivent en régime de polythéisme, ne connurent de
guerres « religieuses » au sens où purent l’entendre les Juifs, mais surtout les
chrétiens, visant à éradiquer une religion considérée comme erronée pour la
remplacer par la « véritable » religion4 : dans l’Antiquité païenne, la guerre était
avant tout un moyen au service de la politique, même si elle était entourée de
rituels religieux, voire justifiée par des arguments religieux. Néanmoins, en Grèce
comme à Rome, la guerre comme la paix appartenaient à plus d’un titre au
domaine du sacré ; révélatrice est l’existence de dieux de la guerre, avec cette
divinisation des forces impliquées dans les combats que se livrent les hommes
ainsi que dans le rétablissement de la paix, de même qu’est significative l’opposi­
tion constante de la piété (eusebeia, pietas) des Romains et de l ’impiété (asebeia,
dussebeia, impietas) de leurs ennemis5 dans la propagande romaine. Et même si

3. M.-D. CHENU, « L’évolution de la théologie de la guerre », dans Lumière et vie, 7,1958, p. 76-98, ici p. 86.
4. Voir les réflexions de P. VEYNE, « Humanitas : le Romain et les autres », dans A. GlARDINA dir.,
L ’Homme romain, Paris3, 2002, p. 438-478, ici p. 464-469.
5. Il est impossible de citer la très abondante bibliographie consacrée à la notion de « piété » en Grèce et à
Rome, différente de la future « piété » chrétienne, mais qui continue de faire débat, entre ceux qui privi­
légient très fortement l’aspect rituel de la piété (le respect des devoirs - envers les dieux, les parents,
la patrie, etc. - traduit d’abord en actes, la connaissance et l ’exercice exacts des rites prescrits), et ceux
qui considère qu’elle inclut une dimension de « foi ».
G uerre e t paix de l ’Antiquité classique à l ’empire chrétien 19

l’Antiquité païenne n’élabora point de réflexion théologique en forme sur la


guerre et la paix, on constate cependant la constance des liens de causalité entre la
guerre et la paix, et la providence divine, entre victoire ou défaite, et respect du
culte des dieux ou négligence des devoirs religieux, entre succès et revers et inter­
vention du destin (ou de la Fortune) et/ou des forces divines. Le vocabulaire rend
d’ailleurs parfaitement compte de ces conceptions de la guerre (et de la paix). En
effet, si l’expression bellum sanctum paraît excessivement rare en latin classique
comme chrétien67,de même que celle de bellum sacrum1, en revanche, les expres­
sions bellum iustum (« selon le droit ») et bellum pium (« guerre pie ») sont fort
courantes, définissant précisément, dans la conjonction des devoirs du droit et de
la piété, ce qu’est la « guerre juste » : une définition qui devait servir de soubasse­
ment à l’élaboration chrétienne de la guerre « sainte », la guerre « juste » et
« pie » sanctifiée par la théologie judéo-chrétienne.

Les règles de la guerre « juste » et « pie »8

Si la guerre et la paix sont des états ressortissant autant du domaine politique


que de la sphère religieuse - les deux domaines sont beaucoup plus étroitement
intriqués dans l’Antiquité païenne qu’ils ne devaient l’être dans la chrétienté
médiévale - c’est d’abord parce que, pour nombre d’auteurs antiques (et sans
doute pour l’immense majorité des « hommes de la rue »), c’était en dernière
instance les dieux et le destin - « l’enchaînement jaloux des destins », comme
l’écrit Lucain9 - qui déterminaient l’action des hommes et donc la guerre, qu’elle
fût extérieure ou intestine, de même que la paix : Zeus « est le souverain des
hommes et des dieux, et seigneur et père, et en outre, le dispensateur de la paix et

6. Parmi les rares attestations de cette expression, on mentionnera Salvien, Gub., VI, 17, 94, en notant
cependant qu’il s’agit là d’un emploi métaphorique - « nous déclarons en un mot une sainte guerre à
toutes les impuretés », c’est-à-dire aux vices.
7. En revanche, le grec connaît l’expression « guerre sacrée (hiéros polémos) », soit pour désigner une
« guerre contre la divinité » (Aristophane, Av., 554 sq.), soit dans, le cas précis des trois ou quatre
« guerres sacrées » des Ve et rve s. menées par les Athéniens pour récupérer le sanctuaire de Delphes
dont s’étaient emparés les Phocidiens qui pillèrent le trésor dont ils se servirent pour stipendier leurs
mercenaires, un bien « sacré », investi par la divinité, le bien de cette divinité dont la prise constituait
un sacrilège (Thucydide, I, 112, 5 ; Diodore de Sicile, XVI, 23, 1 ; 38, 6 et 64, 3 ; Philon, Prou.,
transmis par Eusèbe, PE, VIH, 14, 33-35). Hormis cette désignation spécifique, hierós polémos est
employé en grec dans un sens qui s’apparente à celui du bellum iustum de Rome : une guerre
conforme à la justice et menée en vue du rétablissement de la loi, de la vertu et d’un ordre gouverné
par la Providence divine.
8. Faute de place, je m ’en tiendrai à Rome, quitte à faire allusion parfois aux réglementations et à la
réflexion grecques antérieures à la conquête romaine, qui nourrirent amplement la conception latine
de la guerre juste et pie.
9. 1,70.
20 Françoise M onfrin

de la guerre, comme le croyaient les poètes du passé », rappelait encore Dion


Chrysostome, avec une allusion à l’Iliade, le premier récit d’une guerre dans la
littérature occidentale10. La guerre ne peut se conclure par une victoire apportant
la paix aux vainqueurs - cette paix fut-elle précaire - qu’à la condition que la pax
deorum (c’est-à-dire la bienveillance agissante des dieux) soit acquise, et que les
dieux accordent leur appui à l’armée et à son chef11. Les chrétiens ne rompirent
pas véritablement avec cette conception religieuse de la guerre et de la paix, puis­
qu’ils la firent dépendre étroitement du respect des commandements divins, du
maintien de l’unité de la foi et de la préservation de la concorde ecclésiastique,
plaçant la paix et le salut de l’État sous la protection du Dieu des chrétiens12.

La guerre romaine était « juste » ou « injuste » (et partant, couronnée de succès


ou condamnée à l’échec) selon qu’elle était déclarée, conduite, achevée dans le
respect du droit - le « droit des peuples » et le droit religieux, sacré, l’ancien
« droit des féciaux »13 qui imposait des rituels précis encore invoqués au IVe s.14.
Quant à la « justice » de la cause pour laquelle est entreprise la guerre, elle ne fut
guère définie en soi, indépendamment de circonstances particulières, dans le cadre
de la réflexion sur la guerre « extérieure » - sans doute eût-il été malaisé d’édicter
des règles théoriques alors que Rome combattit longtemps autant pour accroître
son empire que pour le défendre ; les conditions d’une « juste » cause sont

10. Discours olympique [D. XII], 22 (cf. II., IV, 83-84).


11. Ainsi Camille attribuait-il, selon Tite-Live, V, 51-54, l ’incendie de Rome par les Gaulois à la négli­
gence du culte des dieux, et, près de huit siècles plus tard, les pai'ens auxquels allait répondre Augustin
par la Cité de Dieu imputaient la prise de Rome à l’abandon de ses anciens dieux.
12. Le passage de la paix des dieux païens à celle du Dieu des chrétiens se dessine dans les édits de
Sardique en 311 et de Milan en 312. Le Moyen Âge occidental allait distinguer plus nettement entre ce
qui relève du pouvoir temporel et ce qui relève du pouvoir spirituel que ne le fit l ’Antiquité chrétienne.
13. Les fetiales étaient un collège de vingt magistrats à caractère religieux tenant d ’un droit spécial, le ius
fetiale, chargés de veiller au respect des traités et à l ’observation du droit international ; ils interve­
naient dans les rites de déclaration de la guerre et de rétablissement de la paix. Ils sacralisaient donc la
déclaration de guerre et les traités de paix, dans le cadre des décisions des magistrats et du peuple. Les
fétiaux négociaient les conditions de la paix (avec un traité en règle, un foedus), de la guerre, des
trêves. Ils étaient en quelque sorte des spécialistes du droit international, si l’on peut user de cet ana­
chronisme (voir notamment Cl. AULIARD, « Les fétiaux, un collège religieux au service du droit sacré
international ou de la politique extérieure romaine ? », dans Mélanges Pierre Lèveque, 6, Paris, 1992,
p. 1-16 ; J.-L. FERRARY, « Ius fetiale et diplomatie », dans Les Relations internationales, Actes du
colloque de Strasbourg, 15-17 juin 1993, Paris, 1995, p. 411-432). Si les pratiques des fétiaux semblent
pratiquement abandonnées dès les guerres puniques, le collège cependant fut maintenu sous l ’Empire,
en dépit des changements intervenus du fait de l’expansion romaine et des modifications des institu­
tions, et bien que ce fût en réalité le Sénat et l ’empereur, ou leurs représentants, qui conduisaient
dorénavant les négociations avec les peuples étrangers.
14. Ammien Marcellin, XIX, 2, 6 (siège d’Amida par les Perses, en 359) ; Paneg., XII (2), 30,1 (pané­
gyrique de Théodose, à propos de Maxime qui avait déclenché la guerre contre Théodose en violant le
droit fécial) ; peut-être certains des rites étaient-ils tombés en désuétude, mais nombre des règles juri­
diques attachées au droit fécial se maintinrent néanmoins.
G uerre e t paix de l ’Antiquité classique à l 'empire chrétien 21

énoncées plutôt dans le cadre de la réflexion sur la guerre civile, et elles sont fort
subjectives, épousant étroitement le point de vue du vainqueur.
Reprenant notamment les opinions du représentant du moyen-stoïcisme
Panaitios de Rhodes et du platonicien Carnéade, mais fidèle aussi à la tradition
spécifiquement romaine des conditions de la guerre « juste » et « pie », Cicéron en
énumérait les conditions religieuses et éthiques, leur donnant une forme systéma­
tique, conditions qui devaient être citées durant toute l’histoire de Rome, y
compris par les auteurs chrétiens15. Une guerre n’est « juste » et « pie » que si
déclarée selon les règles du droit fécial16 et, de manière générale, conduite confor­
mément à ce droit17 ; destinée à apporter la paix, à écarter ou corriger l’injustice, à
assurer la sécurité18 ; que si elle s’est révélée le seul moyen de régler un différend,
la négociation n’ayant point abouti19. Elle doit être annoncée formellement20 et
conduite selon le « droit » et avec « bonne foi »21, dans l’observance des règles de
la guerre légitime22 ; le droit et la justice doivent être également respectés dans les
ordres donnés à l’armée23 ; enfin, nul ne peut être chargé d’une mission en vue de
son seul intérêt privé24. La victoire assurée - une victoire juste comme la guerre
qu’elle conclut25 - la vie de ceux des ennemis « qui dans la guerre, n’ont été ni
sauvages ni brutaux » doit être épargnée26. Ayant fait sa soumission, le peuple
adversaire doit être protégé par Rome - Cicéron soutient que Rome pratiqua de
tous temps cette clémence envers les vaincus, les accueillant dans sa propre
communauté27.

15. Ce qui devait être désigné plus tard par ius ad bellum - le droit de faire la guerre - et ius in bello - les
moyens employés dans la guerre.
16. Rep., H, 17,31.
17. Off., 1,12,36.
18. Off., I, 11, 34 (cf. aussi 12, 38) et Rep., HI, 26, 37 frg. 1, cité par Augustin, Cm., XXII, 6, 2, dont le
commentaire oppose le « salut » de la cité temporelle au salut de la cité de Dieu : « La cité parfaite ne
fait la guerre que pour tenir ses engagements ou pour assurer sa sécurité » (nullum bellum suscipi a
duitate optima nisi aut pro fide aut pro salute : ces deux mots de salus et de fides sont importants, car
ils devaient prendre une résonance nouvelle avec le christianisme).
19. Off., 1,9,34.
20. Rep., DI, 26,37 frg. 2, cité par Isidore de Séville, Etym., XVHI, 1,2-3 ; Off., ï, 11,36, qui renvoie à la
codification du droit fécial.
21. Leg., H, 14,34.
22. Leg., IH, 3,9.
23. Leg., IH, 3,6.
24. Leg.,m , 3,9.
25. Iusta uictoria n ’est pas une expression très courante, mais elle est néanmoins attestée : ainsi, chez
Cicéron, Epist., 225,3. Seule cette victoire acquise au terme d ’une guerre juste autorisait d’ailleurs « le
triomphe légitime », tel par exemple celui d ’Auguste ayant dompté les peuples qui menaçaient Rome
sur ses frontières orientales (Horace, O., 1 ,12,54).
26. Ce jugement de « sauvage et brutal », dicté par la norme romaine, répartit de manière totalement sub­
jective l’humanité en deux groupes, dont l’un mérite d ’être traité selon les règles de la guerre juste,
tandis que l’autre peut être anéanti.
27. Off., ï, 11,35 ; on se souviendra bien sûr aussi de Virgile, En., VI, 851-853, cités infra, p. 26.
22 Françoise M onfrin

Au fil des récits antiques et du droit classique se dessinent plus largement les
conditions de la guerre « juste » et partant, les conditions de la victoire. Toute
guerre menée à la suite de la rupture d’un traité est « impie », auquel cas la vic­
toire risque bien de ne point venir la couronner : en effet, la rupture du traité,
garanti par les dieux, attire leur hostilité28. Les lieux et les biens appartenant aux
dieux ou placés sous leur protection devaient être épargnés, comme c’était le cas
déjà en Grèce - toute atteinte constituant un sacrilège29. De manière générale,
tout pillage excessif, surtout lorsque accompagné de cruauté, était à proscrire30 ;
le seul qui fût légitime était celui prévu par le « droit de pillage » que le droit
romain se préoccupa de réglementer (il va sans dire que les auteurs anciens
rapportent d’innombrables cas de pillages sauvages...) : selon Gaius, le butin pris
à l’ennemi devenait « naturellement » la propriété du vainqueur31 ; si l’on sait le
rôle que jouèrent bien souvent, dans les luttes politiques, les richesses acquises
grâce aux guerres victorieuses, le miroir du bon homme politique incluait cepen­
dant parmi ses qualités qu’il mît ces richesses au service de la patrie323.
L’historiographie romaine païenne reprit - parfois inlassablement, pour certai­
nes d’entre elles - quelques figures plus ou moins légendaires, érigées en types
paradigmatiques du respect des règles de la guerre « juste » et « pie » (on citera
notamment Camille), sans cesse réactualisés par les grands hommes dont le por­
trait s’inspira de leur exemple : ainsi s’établit une tradition continue de guerres
menées selon les règles de la justice, de héros qui s’illustrèrent dans ce que
Cicéron nomme les bellica o fficici. Cette tradition forme comme une voix de
dessus masquant les horreurs de la guerre que rapportent cependant aussi les his­
toriens, comme ils relatent ici ou là la fidélité à la foi jurée (la. fides) bafouée, les
embuscades et subterfuges divers (le proelium iustum est la bataille rangée3435,les
soldats marchant « sans rompre les rangs », formant une iusta acies...fi5. Rome
revendiquait comme l’une de ses caractéristiques éthiques la guerre loyale, mais

28. Cf. Tite-Live, VM , 39.


29. En revanche, les statues de culte pouvaient être emportées par les vainqueurs si le déplacement se
faisait avec tout le respect dû aux dieux présents en elles ainsi qu’avec leur éventuel consentement
(voir par exemple le transport de la statue de Junon de Véies à Rome, Tite-Live, V, 22).
30. Cicéron, Off., I, 24, 82, ; voir aussi l’ancien serment rapporté par Aulu-Gelle, XVI, 4, 2, proscrivant
le vol.
31. Inst., H, 69 ; cf. IV, 16. Le Digeste fournit également plusieurs indications sur le butin.
32. Paul-Émile, le père de Scipion l’Africain, fut loué à plusieurs reprises pour avoir supprimé les impôts
en transférant au trésor public le butin conquis en Macédoine, sans rien emporter dans sa propre
demeure. Le forum de César fut érigé grâce au produit du butin de la guerre des Gaules (Suétone,
Caes., 26). Auguste consacra le butin de guerre à l ’embellissement de Rome dont ses généraux durent
faire paver de neuf les rues (Suétone, Aug., 30). On pourrait multiplier les exemples de ce type, qui
illustrent traditionnellement le portrait du général ou du prince idéal.
33. O # , 1,13,41.
34. Tite-Live, XXm, 37,8.
35. Tite-Live, XXVI, 46,7.
G uerre e t paix d e l ’Antiquité classique à l ’empire chrétien 23

elle reconnaissait aussi que le respect de ces règles, pour aussi moral qu’il fût, lui
était d’abord bénéfique, sachant d’expérience que les ruses n ’apportaient que des
victoires provisoires, tandis que la « vertu » assurait une suprématie durable36.
L’opposition entre les méthodes des ennemis étrangers, des combattants
« injustes », et le respect des méthodes « justes » de la part de Rome devait être
largement exploitée par le discours de l’Église dirigé contre les dissidents - héré­
tiques ou schismatiques. Ces règles n’étaient valables cependant que pour autant
que l’ennemi fût considéré - et c’est un corollaire essentiel à la notion de « guerre
juste » - comme un « ennemi juste ». Cicéron fournit une définition de l’ennemi
« juste » au sens de l’ennemi « régulier », à propos du « droit à la guerre », et du
respect de la foi jurée : un ennemi qui n’est ni un brigand ni un pirate37 ; mais
l’ennemi « juste » peut être aussi un ennemi vivant selon les lois, selon le ius
gentium, le « droit des gens » qui, outre une définition juridique38, est aussi une
valeur philosophique entraînant, dans l’idéal, le respect des principes de Y huma­
nitas dans la manière de faire la guerre39. En revanche, lorsque l’ennemi se
plaçait en dehors de la communauté humaine et de la vie civilisée par sa sauva­
gerie, toute forme de lutte était bonne, y compris les plus déloyales, y compris le
non-respect de la foi jurée et les faux serments. C’est là une différenciation dans
le traitement réservé à l ’adversaire qui devait être systématiquement exploitée
dans le discours sur la guerre injuste.

36. Cf. par exemple Tite-Live, X Ln, 47,4-8.


37. Off., Kt, 29,107-108.
38. C’est une notion qui évolua au fil de l ’histoire de Rome : droit des peuples étrangers à la communauté
politique romaine, de ceux qui ne relevaient pas du ius ciuile, lequel ne s’appliquait qu’aux Romains,
le ius gentium devint, dans la réflexion philosophique, le droit naturel, distingué des lois propres à
chaque communauté humaine, le droit qui régit fondamentalement la societas humani generis et qui
impose l’observance d ’un certain nombre de règles dans la conduite des hommes les uns envers les
autres, fondées sur le principe d’humanitas. Au v n e s., Isidore de Séville devait décrire le ius gentium
comme le droit portant sur « l ’occupation, la construction et le renforcement des places, les guerres, les
captivités, les réductions en esclavage, le droit de rentrer dans la patrie, les traités de paix, les trêves,
l’obligation de respecter les ambassadeurs, l’interdiction des mariages entre étrangers : d’où le nom de
droit des peuples car de ce droit, presque tous les peuples font usage » (Etym., V, 6) ; le ius gentium
autorise le fait de repousser la force par la force {hoc est ius gentium, uim ui repellere), donc inclut la
notion de guerre conforme an droit {Etym., XVHI, 2, 1). La formule uim ui repellere serait citée, par
l ’intermédiaire d’innocent UI, sans que les références précises soient fournies, par Thomas d’Aquin,
STh., n -n , q. 64, a. 7 (Utrum liceat alicui occidere aliquem se defendendo), conclusio : nam secundum
iura « ui uim repellere licet cum moderamine inculpatae tutelae », ainsi que par d’autres auteurs ecclé­
siastiques médiévaux, dont Bernard de Clairvaux qui, dans la lettre adressée au clergé et au peuple de
la France orientale et de la Bavière pour les exhorter à défendre la Terre Sainte contre les infidèles, y
recourt lorsqu’il invite à ne pas contraindre ni exterminer les Juifs ni les Gentils, mais autorise à
« repousser la force par la force », enchaînant aussitôt avec la citation de Virgile, En., VI, 853
(cf. infra, p. 26) (Epist. 363, 7). Le droit et la morale chrétiens légitiment donc explicitement, sous
certaines conditions, le recours à la force des armes.
39. Cf. Cicéron, Off-, DI, 5,21-23, marqué par le stoïcisme.
24 Françoise M onfrin

L ’aide des dieux

Le respect des règles de la guerre « juste » et « pie » - faut-il dire la fiction du


respect de ces règles ou peut-être, plus justement, le respect de la codification de
la guerre et de la violence ? - était censé garantir l’appui des dieux40, consultés
avant l’engagement dans la guerre, sollicités par des sacrifices, des prières, des
uota. L’homme pouvait mettre toutes ses forces dans la bataille, mais il ne
pouvait vaincre que s’il se conciliait la puissance surnaturelle par son comporte­
ment juste ainsi que par ses dons. Ces uota émis à l’occasion des guerres ainsi
que leur exécution scrupuleuse, que l’on retrouverait sous une forme christianisée
dans l’empire chrétien, sont l’une des marques les plus tangibles, à Rome, du lien
entre la guerre et les dieux : innombrables sont les temples qui furent érigés en
accomplissement d’une promesse faite à la divinité en cas de succès. Déjà
Romulus, selon Plutarque, avait « fait vœu, s’il était vainqueur et abattait son
adversaire, de rapporter et de consacrer à Jupiter les armes d’Acron [sc. le roi des
Céninètes] »41, et les deux descriptions de l’expédition de Camille contre Véies -
celle de Tite-Live42 et celle de Plutarque43 - offrent également une bonne illustra­
tion des conditions sous lesquelles pouvaient être conciliés les dieux dans la
guerre. L’un comme l’autre rapportent que l ’expédition fut conduite sous la
protection d’Apollon Pythien :
« Alors le dictateur, après avoir consulté les auspices, sortit et fit prendre les armes aux
soldats : « A pollon Pythien, dit-il, c ’est sous ta conduite et à ton instigation que je
m ’avance pour détruire la ville de V éies (tuoque numine instinctus pergo ad delendam
urbem Veios). Je fais vœu de te donner un dixième du butin. Et toi aussi, Junon reine,
qui as actuellement V éies pour résidence, daigne après notre victoire nous suivre dans
notre ville qui va devenir la tienne : là, ta majesté trouvera un temple digne d’elle. >>44

On relèvera ici l’expression tuoque numine instinctus pergo ad delendam


urbem Veios, car elle pourrait être mise en relation avec Yinstinctu diuinitatis de

40. Voir par exemple Tite-Live, XXXIX, 36, 12 (discours du stratège Lycortas de Mégalopolis en 184
av. J.-C., lors de la phase préparatoire des hostilités entre Rome et Philippe V de Macédoine, et de
l’alliance entre Rome et les Achéens) : « Nous avons donc, en votre nom, entrepris une guerre juste et
sainte. Mais alors que d ’autres nous en félicitent, que même les Lacédémoniens ne peuvent nous
blâmer, que les dieux eux-mêmes nous ont approuvés en nous donnant la victoire, comment donc en
vient-on à contester des actions accomplies en vertu du droit de la guerre ? (Pro uobis igitur iustum
piumque bellum suscepimus. Quod cum alii laudent, reprehendere ne Lacedaemonii quidem possint,
dii quoque ipsi comprobauerint qui nobis uictoriam dederunt, quonam modo ea quae belli iure acta
sunt in disceptationem ueniunt ?) ».
41. Rom., 16,3-6, qui emprunte ses renseignements à Vairon, qu’il cite ici nommément.
42. V, 19-23.
43. Cam., 5-8.
44. Tite-Live, V, 21,1-3 (ce récit documente le rituel de Veuocatio : Junon est invitée à abandonner Viéies
et les Véiens pour protéger dorénavant Rome. Macrobe rapporterait encore, dans la première moitié du
Ve s., la formule de Veuocatio).
G uerre e t paix d e l ’Antiquité classique à l 'empire chrétien 25

l’expédition constantinienne contre Maxence (cf. infra). Sollicités par de sembla­


bles promesses, les dieux pouvaient soit intervenir directement, en personne, dans
la bataille, soit exprimer leur sollicitude par un signe divin. De tous les exemples
des interventions divines en faveur d’un chef, le plus célèbre est sans doute celui
du soutien qu’Apollon apporta à Auguste lors de la bataille d’Actium ; le souvenir
de cette manifestation en faveur d’Auguste semble bien perdurer encore à l’orée
du IVe s., lorsqu’un panégyriste païen rapportait la vision dont Constantin béné­
ficia en 310 dans le sanctuaire d’Apollon à Gand, deux ans avant de remporter la
victoire du Pont Milvius45.
Si l’observance des règles religieuses liées à la guerre assurait la victoire, en
revanche, leur non-respect entraînait la punition divine, c’est-à-dire la défaite.
Ainsi Horace attribue-t-il au mépris des dieux les défaites de M. Crassus à
Candies en 53 av. J.-C. - bataille livrée en dépit des auspices et des avertissements
divins selon Cicéron46 - et de L. Decius Saxa, lieutenant d’Antoine battu et tué en
40 av. J.-C. par les généraux de Pacorus, fils du roi parthe Orodes :
« C ’est d’une conduite soumise aux dieux que tu tiens ton empire : d’eux, en toute
chose, fais partir le commencement, à eux rapporte la fin. N égligés, les dieux ont
envoyé m ille maux à la déplorable Hespérie [ici, l ’Italie]. Déjà, par deux fois, M onésès
et la troupe des soldats de Pacorus ont brisé nos attaques désavouées par les auspices,
et ils rayonnent d ’avoir ajouté nos dépouilles à leurs colliers étroits. Peu s ’en fallut
que, livrée aux séditions, elle ne périt, la V ille, détruite par le Dace et par
l ’Éthiopien47, celui-ci formidable par sa flotte, celui-là supérieur dans le jet des
flèches. D es âges féconds en crimes ont souillé tout d ’abord mariages, races, maisons :
de cette source a découlé le fléau qui s ’est répandu sur la patrie et sur le peuple. » 48

Ainsi se met en place un système de justification parfaitement clos : seule la


guerre juste peut conduire à la victoire ; or, c’est la victoire qui prouve que la
guerre est juste puisqu’elle traduit la sanction divine ; donc toute guerre condui­
sant à la victoire est une guerre juste. Cela posé (ce qui est toujours le cas,
puisque les sources dont nous disposons sont des reconstructions rétrospectives,
et jamais des « journaux » de campagne), restait aux historiens et aux philosophes
à mettre en place dans ce cadre, les péripéties de la guerre.
La victoire permet d’établir la paix toujours proposée comme but ultime de la
guerre49 - une paix qui est évidemment la pax romana, dont le caractère contraint

45. Paneg.,Vü (6), 21-22.


46. Diu., 1,16,29.
47. Allusion à Actium.
48. Horace, O., m , 6,5-20.
49. Cicéron, Off., I, 23, 80. Voir auparavant Aristote, Poi., 1333a 35-1334a 10 ou Nie., 1177b 5-12, qui
montrent que la paix n ’est pas visée ni conçue comme un état en soi à valeur universelle, mais comme
la paix d ’un peuple ou d ’un organisme politique, en vue du bien-être de ces derniers. C’est l ’universa­
lisme totalitaire chrétien qui allait convertir la paix particulière en un horizon de paix universelle, dont
26 Françoise M onfrin

est dissimulé sous un discours civilisateur et parfois philosophique (la réflexion


sur le droit). On se souviendra en particulier - si l’on doit ne retenir qu’une seule
citation - des vers célèbres de VÉnéide appelant Rome à se rendre maîtresse du
monde et de sa paix :
« D ’autres forgeront avec plus de grâce des bronzes qui sauront respirer, je le crois du
moins, ils tireront du marbre des visages vivants, ils plaideront m ieux, ils figureront
avec leur baguette les mouvements du ciel, diront les levers des astres. Quant à toi,
Romain, souviens-toi de gouverner les peuples en les soumettant à ton imperium. Telle
sera ta politique. Impose la pratique de la paix, épargne ceux qui te sont soumis et
dompte les orgueilleux. » 50

Ces vers allaient longtemps conserver la force d’une maxime de la politique


impériale, y compris de celle des princes chrétiens, mais aussi, on le verra, de
l’Église.
Dès les premiers temps de Rome, au dire de Tite-Live51, la guerre et la paix
furent considérées comme deux voies de l’expansion romaine, bénies toutes deux
par les dieux (et plus tard par Dieu), comme le révèle la prière des Ludi saecula­
res commémorant la fondation de la Ville qui furent célébrés, avec des prières et
des sacrifices pour la conservation de Rome, tous les cent dix ans (la durée du
saeculum) entre le règne d’Auguste52 et de Philippe l’Arabe en 24853. Cette
prière implore les dieux : « Pour qu’ils daignent accroître dans la guerre comme
dans la paix la puissance (imperium) et la supériorité (maiestas) du peuple
romain »54. Et le « grand homme », l’homme d’exception dans l’histoire de
Rome, s’illustre pace belloque, tel Camille qui appartient à ces héros entièrement
construits par la tradition romaine et érigés en exempla cités tout au long de
l’Antiquité, tel César55 ou Auguste, vainqueur dans la guerre civile à laquelle il

la perspective sanctificatrice autoriserait, mesurée surtout à l’aune de l ’éternité promise, toutes les
contraintes physiques et morales sur l ’individu (voir infra, p. 59-60).
50. VI, 847-853. Le thème de l ’expansion et de la domination de Rome par les armes, les lois et la paix,
court tout au long de l ’historiographie de l’Empire ainsi que de la littérature poétique qui le célèbre,
dominé par le souvenir virgilien : voir par exemple, au IVe s., Rutilius Namatianus, I, notamment
V. 63-80.
51. 1,21,6.
52. La tradition des leux séculaires remonterait, selon les Res Gestae d’Auguste, au v e s. ; mais c ’est bien
ce dernier qui, pour des raisons politiques, décida de les rétablir (voir J. SCHEID, Romulus et ses frères.
Le collège des Frères Arvales. Modèle du culte public dans la Rome des empereurs [BEFAR 275],
Rome, 1990, p. 728-729).
53. L’importance que conservaient ces jeux aux yeux des Romains païens de l ’Antiquité tardive devait être
attestée par les regrets qu’appellerait leur suspension. Pour les différentes célébrations des Jeux sécu­
laires, voir les n. de Fr. PASCHOUD dans le commentaire de Zosime, H, 4 et H, 6 (en particulier la n. 12
pour la question du projet de célébration de 304), et pour la description des rites les n. de II, 5.
54. Voir G. B. PlGHI, De ludiis saecularibus populi Romani Quiritium libri VI [Pubblicazione
dell’Università cattolica del S. Cuore, Ser. 5, Scienze filologiche, 35], Amsterdam, 19652.
55. Ovide, Ai., 15, v. 746-750.
G uerre et paix de l ’Antiquité classique à l ’empire chrétien 27

mit fm et dans les guerres extérieures56, tels tous les princes présentés dans les
« portraits » du bon empereur.

La guerre et la paix, deux états religieux

Outre l’insistance constante sur les règles religieuses présidant à la déclaration


des guerres et à la conclusion des paix, les états de guerre et de paix sont en eux-
mêmes des états religieux, et sans doute le sont-ils avant même la formalisation
des dites règles. L’indice le plus évocateur en est sans doute le fonctionnement du
temple - un arc à deux portes - de Janus Quirinus/Geminus au Forum Romanum,
dont les portes étaient ouvertes en temps de guerre, fermées en temps de paix57. Il
y avait donc une expression rituelle de la guerre et de la paix dont la tradition
rapportait l’instauration à Romulus ou à Numa Pompilius, mais qui prit un relief
particulier sous Auguste en raison de sa politique de pacification de l’Empire (ou
de sa propagande de paix)58. Procope atteste qu’au VIe s., ce rituel, et donc le
substrat religieux sur lequel il reposait, conservait son sens pour les derniers
fidèles des anciens dieux de Rome, qui cherchèrent à ouvrir les portes durant le
siège de la Ville59. Parmi les autres expressions religieuses, en l’occurrence de la
seule paix, il faudrait mentionner aussi Y Ara Pacis Augustae dédié en 9 av. J.-C.,
dont le programme décoratif reprend les mêmes thèmes politiques et religieux
que ceux développés par Virgile (rinceaux évoquant l’âge d’or, illustration de la
piété du prince, allusions aux mythes de la fondation de Rome)60, ainsi que le
témoignage des images monétaires.
L’organisation des camps porte également témoignage du lien fondamental
entre guerre et sacré, armée et reügion. Ils constituaient un microcosme religieux
dont l’enceinte avait le même caractère sacré que le pomœrium de la cité ; la
tente du général, dans le praetorium, était un augurale, un lieu où il prenait les
auspices - la consultation des entrailles des victimes avant toute opération mili­
taire faisant partie des règles romaines de la guerre61, comme déjà des règles
grecques ; au centre du camp se trouvait une chapelle devant laquelle se dérou­
laient les cérémonies religieuses62, où étaient conservées les enseignes (les

56. Ovide, Ai., 15, V . 822-834.


57. Rite de passage décrit par Virgile, En., VH, v. 601-623.
58. RG, 13 ; Suétone, Aug., 22,1 ; cf. aussi Virgile, En., I, v. 286-297.
59. Procope, Bell. Got., 1,25,20 (= Histoire de la guerre, V, 25).
60. Bibliographie dans D. Kienast , Augustus, Darmstadt3, 1999, p. 239-244, ainsi que G. SAURON,
L ’Histoire végétalisée : ornement et politique à Rome, Paris, 2000 (voir aussi le compte rendu de
R. COHON, « Form and Meaning : Scrollwork on the Ara Pacis, Grotesques in furniture design », dans
JRA, 15,2002, p. 417-428).
61. Cf. Cicéron,Diu., 1,43.
62. On connaît encore relativement mal l ’architecture militaire du Bas-Empire. Pour un exemple parti­
culièrement représentatif, celui de Qasr-Qarun (Dionysias d ’Égypte), voir J.-M. CAKRIÉ, « Les castra
28 Françoise M onfrin

signa), revêtues elles-mêmes d’un caractère sacré - on jurait par elles et un culte
leur était rendu63. À partir de l’époque impériale, les imagines sacrae leurs furent
associées ; au culte des enseignes venait parfois s’adjoindre celui du numen ou
des numina impériaux. Le lien entre loyauté politique et religieuse était donc
étroit64, ce qui devait mettre les chrétiens dans une situation particulièrement
difficile : ils peinèrent à convaincre que le refus des rituels religieux imposés aux
soldats n’impliquait pas un refus du pouvoir politique (la situation des soldats
chrétiens n’étant qu’une illustration parmi d’autres des problèmes que pouvait
poser la participation à la vie civique commune dans un univers qui ignorait le
principe de séparation entre sphère profane [publique] et sphère religieuse
[privée]). Comme l’écrivait très justement R. Turcan : « Les chrétiens se feront
tuer pour ne pas adorer l’empereur païen. Mais, [ajoute-t-il] quand il se fera chré­
tien, ils brûleront de l’encens au pied de sa statue... »65. Et cette dimension
civique qui avait précisément entraîné la mort de certains fidèles devait, paradoxa­
lement, assurer à la religion impériale sa survie en régime de chrétienté, moyen­
nant transformation et, partant, devait permettre aux chrétiens d’être des soldats
fidèles à leur chef.
La même intrication de la loyauté du soldat envers son chef, et de la
reconnaissance de facto du pouvoir suprême dont ce dernier tenait son pouvoir
terrestre se retrouve dans le serment qu’il devait prêter lors de son engagement et
renouveler l’occasion de la fête des calendes de janvier ainsi qu’à l’occasion de
l’anniversaire de l’avènement, au dies imperii, qui était un jour sacré. Du simple
fait qu’il constituait un engagement envers un être qui tenait son pouvoir des
dieux païens, et qu’il était prêté en des occasions religieuses, il en devenait lui-
même un engagement également religieux66. Le mot sacramentum pose un

dionysiados et l ’évolution de l ’architecture militaire tardive », dans MEFRA, 86, 1974, p. 819-850
(offrant de nombreuses comparaisons avec d ’autres camps ou castella), qui situe la construction avant
Dioclétien, vers le milieu du me s. ; voir aussi, par exemple, M. LENOIR, « Une martyre près des
Principia. À propos du camp et de la basilique á ’Ala Miliaria », dans MEFRA, 98,1986, p. 643-664.
63. J. HELGELAND, « Roman Army Religion », dans ANRW, H, 16, 2, 1978, p. 1371-1505, notamment
1490 et suiv. Tertullien, Apol., 16, 8, et Nat., I, 12, 15, offre deux témoignages particulièrement
précieux sur la religion des camps qu’il dénonce.
64. R. T u r c a n , « Le culte impérial au me siècle », dans ANRW, H, 16, 2, 1978, p. 996-1084, emploie,
p. 1011, l ’expression « civisme cultuel ».
65. Ibid., p. 1083.
66. Le serment prêté devant les tribuns fut imposé pour la première fois, au dire de Tite-Live, XXH, 38,
2-5, en 216 av. J.-C., au cours de la deuxième guerre punique ; auparavant, les soldats ne prêtaient
serment qu’au moment de leur enrôlement. La formule du serment ne paraît pas avoir comporté alors
d’élément proprement religieux : les soldats juraient seulement « de ne pas s’enfuir sous l ’effet de la
peur, de ne pas quitter leur rang sauf pour récupérer ou prendre un javelot, pour frapper l ’ennemi ou
pour sauver un camarade » (voir aussi des formules un peu différentes chez Aulu-Gelle, XVI, 4 ,2 -4 ;
Polybe, VI, 21, 2-3). Avant la formule christianisée transmise par Végèce, H, 5, on ne possède pas de
version officielle complète du serment, mais l’on a supposé qu’il avait subi peu de modifications
depuis l’époque républicaine, hormis l’adaptation à la religion nouvelle.
G uerre et paix d e l ’Antiquité classique à l ’empire chrétien 29

problème complexe d’évolution sémantique, mais il est certain qu’à l’époque où


se développe le christianisme, il revêt pour les païens à la fois un sens profane
(l’engagement du soldat envers son général), en même temps qu’un sens
religieux, dont témoigne par exemple Apulée au ne s. lorsqu’il évoque « l’enga­
gement » du dévot Lucius dans la « sainte milice » d’Isis67. Or, pour les chrétiens,
le sacramentum était d’abord le « serment », le « sacrement/engagement sacré »
de la nouvelle alliance scellée par le baptême. Ainsi, lorsque fut exigé des soldats
chrétiens qu’ils prêtassent le sacramentum militaire, ils virent une incompatibilité
radicale entre deux engagements exprimés pas le même mot - l’un à l’égard de
Dieu et de son Église, l’autre à l’égard d’une armée commandée par un empereur
qui tenait son pouvoir des dieux païens. La même ambiguïté affectait signum : si
c’était 1’« enseigne », le « mot de passe », c’était aussi, ou plutôt d’abord, pour
les chrétiens, le « signe » [de la croix]. Or, comme l’affirmait Tertullien, « il n ’y a
aucun arrangement possible entre sacrement divin et serment humain, enseigne
du Christ et enseigne du diable, camp de la lumière et camp des ténèbres »68 ;
l ’opposition serait particulièrement tangible, concrète, dans les récits qui met­
traient en scène le refus du soldat chrétien de porter le signaculum marquant son
état militaire après avoir reçu le signum salutare69. En revanche, lorsque l’Empire
serait devenu chrétien, le serment70 cessa de poser problème : les soldats jurèrent
désormais « par Dieu, par le Christ, par le saint Esprit et par la majesté de l’empe­
reur qui, aussitôt après Dieu, doit être vénéré et adoré par le genre humain » et,
ajoute Végèce qui en livre la formule : « C’est en effet Dieu que sert un civil ou
un soldat, quand il chérit fidèlement celui qui règne à l’instigation de Dieu. »71

La guerre injuste et impie

Si la guerre extérieure, à condition que les règles soient respectées, peut être
« juste » et « pie », en revanche, fondamentalement injuste est la guerre intestine,
qui ne répond à aucun des critères définis plus haut. Déjà dans VIliade, Nestor
avertissait Agamemnon ainsi que tous les Grecs : « Non, il n’a ni clan ni loi ni
foyer, celui qui désire la guerre intestine, la guerre qui glace les cœurs. »72 Puis,
dans la Grèce classique, ce fut l’expérience des rivalités constantes entre les cités,

67. M., XI, 15,5.


68. Idol., 19, 2 ; voir aussi Cor., notamment 11, 1 ; Mart., 3, 1 ; Scorp., 4, 5 (voir D. MlCHAÉLIDÈS,
Sacramentum chez Tertullien, Paris, 1970, p. 56-60). Pour le refus du culte des enseignes, voir aussi
Nat., 1 ,12,15, et Cor., 12,3-5.
69. Par exemple Passio Maximiliani [BHL 5813], 2,6-7.
70. Pour lequel se maintient le mot sacramentum.
71. H, 5 (trad. G. DAGRON, Empereur et prêtre. Étude sur le « césaropapisme » byzantin, Paris, 1996,
p. 144-145).
72. //., IX, 63-64.
30 Françoise M onfrin

que l’on tendit à assimiler, à partir du IVe s. à des guerres civiles, à des staseis
parce qu’opposant les Grecs aux Grecs73, l’émergence d’une conscience de la
communauté hellénique, ainsi que les turbulences de la démocratie qui amenèrent
à distinguer entre guerre condamnable et guerre louable, ou du moins acceptable.
Toujours condamnable est la stasis, la rébellion, la « révolution », la discorde
(Éris) - surtout entre les citoyens, mais aussi parfois entre les cités grecques - qui
conduit à la guerre civile, la guerre qui se déroule au sein de Voikos, qui rompt les
engagements d’amitié pris sous le regard des dieux, qui peut conduire à l ’anéan­
tissement des empires les plus puissants. La discorde est bien souvent présentée
comme une conséquence de la mania, à laquelle correspond le furor latin (mot
caractéristique de la guerre injuste), de Vhybris, de la « soif de meurtre »74, qui
conduit l’homme à rejoindre la nature de la bête féroce - d’où la fréquence de la
comparaison avec les bêtes fauves pour les fauteurs de stasis, qu’on devait retrou­
ver dans la dénonciation des persécuteurs et de tous les « déviants » chrétiens.
Thucydide fournit une définition exemplaire de la stasis en rapportant
comment les Corcyréens liquidèrent leurs concitoyens partisans de la démocratie
- parents, amis, suppliants protégés par l’asylie des temples - , analysant avec
pessimisme les causes de la guerre civile (« le pouvoir voulu par la cupidité et par
ambition ») ainsi que les mécanismes complexes qui l’amènent à s’étendre à
l’œkoumène grec tout entier à partir d’un premier foyer de dissension75. L’état
opposé à celui de la stasis qui dresse les uns contre les autres ceux qu’unissent
« la parenté et la communauté d’origine », qui sont « naturellement amis »76, est
l’entente et la concorde (l’homonoia) et/ou la « paix commune », associées
parfois à la vertu de « piété », à Veusebeia. Par opposition à la stasis, la guerre
contre l’étranger (polémos), contre ceux qui sont « naturellement ennemis »77,
s’en trouva valorisée jusqu’à devenir un dérivatif proposé à la guerre civile78, car
on percevait combien la menace d’un ennemi extérieur pouvait réconcilier les
éléments d’un même ensemble politique et culturel que déchiraient rivalités et
dissensions (ainsi par exemple la guerre contre les Perses79).
Rome reprit largement ces grandes oppositions entre stasis et polémos, qui
correspondent à guerre « juste » (si les règles en sont respectées) et guerre fonda­
mentalement « injuste », la guerre civile. Même si l ’histoire de la Rome républi­

73. J. de ROMOLLY, « Guerre et paix entre cités », dans J.-P. VERNANT éd., Problèmes de la guerre en
Grèce ancienne, Paris3, 1999, p. 273-290, notamment p. 286.
74. Cf. Eschyle, Eum., 858-425.
75. m, 82-83.
76. Platon, Rsp., V, 470 bd.
77. Ibid., 470 b.
78. Pour le rôle de la guerre contre l ’étranger comme correctif aux guerres fratricides, voir par exemple
Platon, Leg., 1,628 ab.
79. Voir par exemple Isocrate, Pan., largement consacré au thème de la concorde entre les Grecs obtenue
grâce à leur coalition (sous l’hégémonie d’Athènes) contre les « barbares ».
G uerre e t paix de l ’Antiquité classique à l ’empire chrétien 31

caine avait connu bien des conflits entre citoyens, ce fut la Guerre civile qui
entraîna la chute de la République, l’horreur du règne de la « Discorde », « cet
embrasement général » de tout l’Empire qui fut « plus qu’une guerre », provo­
quée par la fureur de César et de Pompée, pour reprendre les mots de Florus80,
qui conduisirent les Latins, réfléchissant aux causes, aux méthodes et aux consé­
quences de la guerre civile, à définir la guerre « injuste », « impie », et en consé­
quence à affiner la notion de « guerre juste » (c’est ce que l’on a vu avec Cicéron)
et à définir plus positivement la « paix », étroitement liée à l’idée de concordia,
« salut des êtres et de l’universelle harmonie, amour sacré du monde »81, pensée
sur le modèle de Vhomonoia : au couple grec eirènè / homonoia correspond le
couple latin pax / concordia, avec la même note de spécialisation - paix se
rapportant plutôt à la sphère des relations extérieures, concorde à celle des rela­
tions civiles, « domestiques ». On devait retrouver dans la réflexion chrétienne sur
la guerre et la paix la même dialectique poussant à forger, à partir de l’analyse des
troubles internes à l’Église, l’idée de paix et, par voie de conséquence, d’ortho­
doxie et d’orthopraxie.

Deux types de guerre sont vigoureusement opposés : la guerre menée contre


les ennemis de Rome (bellum externum) et la guerre civile (discordiae intestinae,
secessio, ciuile discidium, perturbatio, seditio, tumultus, bellum intestinum,
bellum sociale, ciuile, domesticum, etc.). Contrairement à la guerre contre les
ennemis extérieurs qui peut être, sous certaines conditions, comme on l’a vu,
« juste » et « pie », la guerre civile qui déchire de l’intérieur une communauté en
principe solidaire (religieuse, familiale, sociale, urbaine, civique) est une guerre
impie, « la pire des impiétés »82 (bellum impium, nefarium - les deux adjectifs
sont souvent associés - funestum, etc.). Comme tout acte impie, elle entraîne des
effets catastrophiques que la cité, l’individu, responsables, doivent réparer collec­
tivement. Lucain recourt à l’oxymore saisissant de « vœu impie » pour décrire ces
luttes dans lesquelles les combattants espèrent « la gorge des pères, la poitrine des
pères »83. Et Florus, dans le tableau de la « décadence » de Rome, oppose les
« années dorées », quand Rome « soumit l’Afrique, la Macédoine, la Sicile et
l’Espagne » (donc les années des « guerres justes et pieuses contre les nations
étrangères », celle de l’expansion romaine), période durant laquelle « la conduite
avait été belle, hors de pair, pieuse, sainte et magnifique », et les siècles suivants,
où l ’Empire « se déchira lui-même », accumulant les « crimes commis contre des
concitoyens », « les batailles honteuses et impies »84. Le lien entre la guerre

80. H, 13,4 (IV, 2). L’expression fut réutilisée par Augustin, Ciu., in , 14,1.
81. Lucain, IV, V . 190-191.
82. Lucain, H, V . 286.
83. Vn,v. 180-183.
84. 1,34,1-5 (H, 19).
32 Françoise M onfrin

impliquant les hommes appartenant à une même communauté et la guerre contre


les dieux est donc très étroit. Ce sont les « ennemi(s) des dieux et des hommes »85
qui entreprennent les guerres civiles, menées « contre les lois divines et
humaines »8687.La guerre civile, de l’ordre du sceluss1, est sacrilège88 - l’équiva­
lence entre impius et iniustus s’établissant d’elle-même, puisque l’atteinte aux
lois est une atteinte aux dieux. L’étroitesse de la connexion entre guerre intestine
injuste et impie, et guerre menée contre les dieux, ressort particulièrement lors­
qu’à l’accusation de sédition vient s’ajouter, comme c’est parfois le cas, celle de
« nier les dieux », de professer une doctrine fausse contre les dieux traditionnels
de la cité : ainsi, Cicéron accuse C. Papirius Carbo, tribun en 131, puis consul en
120 avant J.-C., partisan de Caius Gracchus et adversaire de Scipion Émilien,
d’être un « citoyen séditieux et malhonnête, auquel même son retour vers les gens
de bien ne put lui valoir sa grâce »89, et met son « audace criminelle » explicite­
ment en relation avec son athéisme90. Ces accusations conjointes de sédition, de
trahison, d’impiété, de superstition (au sens que lui donne pour la première fois
Cicéron, à savoir une croyance non seulement fausse, mais aussi contraire au mos
Romanorum91) ainsi que d’athéisme furent lancées contre les chrétiens au ne et au
me s., puis reprises, de manière beaucoup plus systématisées, notamment du point
de vue de l’articulation logique entre piété, religion, communauté politique et
civique, par Julien l’Apostat dans les années 360 ; de leur côté, les chrétiens repri­
rent aussi pour partie à leur compte, lorsqu’ils constituèrent une force majoritaire
politiquement, sinon numériquement, ces mêmes reproches à l’encontre des
païens.
La seule réponse à ces actes criminels aux yeux des hommes et des dieux, le
seul devoir du citoyen juste et pieux était d’accepter la guerre, si injustes et
impies qu’en fussent les premiers responsables. Juste et pie, conforme à la reli­
gion, donc, était le combat de ceux qui s’engageaient pour le respect des hommes
et des dieux, pour le rétablissement de la paix et le rejet de la servitude : ainsi le
jeune Octavien qui avait pris les armes à bon droit pour Cicéron92, car il avait
délivré Rome du joug de la servitude d’Antoine93 et il combattait pour « les
temples des dieux immortels, les murs, les maisons et les demeures du peuple

85. Cicéron, Phil., ü , 26,65 ; X m , 7 ,1 6 ; Floras,D, 9 12.


86. Saltaste, H., EŒ, 9.
87. Cicéron, Cat., 1 ,11,27. Belle opposition aussi entre « guerres justes et pieuses contre les nations étran­
gères » et « crimes commis contre des concitoyens » chez Floras, 1,34 (H, 19).
88. Lucain,V n, V . 518.
89. Leg., IH, 16,35.
90. Nat., 1,23,63.
91. Voir notamment Nat., H, 28,71 ; Diu., 2,148-149.
92. Phil., XI, 14,32.
93. Voir par exemple Phil., IV, 1,3-2,4 ; VID, 4,12.
G uerre e t paix de l ’Antiquité classique à l ’empire chrétien 33

romain, les autels, les foyers, les tombeaux des ancêtres, les lois, les tribunaux,
la liberté, nos femmes, nos enfants, la patrie », promettant « la liberté, les lois,
les droits, les tribunaux, la domination du monde, la dignité, la paix, le repos »,
tandis qu’Antoine « machine et lutte pour bouleverser et détruire tout cela, pour
trouver dans le pillage de la République un motif de guerre, pour dissiper une
partie de nos biens et distribuer le reste à des parricides », et n’offre que des
perspectives « sanglantes, repoussantes, criminelles, odieuses aux dieux et aux
hommes, sans effet durable et salutaire »94. Toujours tenu, bien entendu, comme
le premier fauteur de la guerre civile, l’adversaire politique vaincu était supposé
mû par des intérêts particuliers, des jalousies, des rivalités personnelles. Ainsi
Antoine, « furieux de se voir préféré Octave, avait entrepris une guerre inexpiable
pour s’opposer à l’adoption d’un adolescent si énergique »95. Mais à la guerre
inexpiable d’Antoine répond la guerre « inexpiable » (ici au sens métaphorique)
assumée par Cicéron contre Clodius afin de sauver la république de la destruction
dont ce dernier la menaçait, et non pour sauvegarder ses intérêts propres et ceux
des siens96.
Les désignations injurieuses s’accumulent (si nombreuses qu’on ne saurait
citer ici les sources), et l ’on note que leur répertoire devait se maintenir sans
changement majeur sous les plumes chrétiennes pour stigmatiser l’adversaire
politique et/ou l’adversaire religieux, païen, hérétique ou schismatique97. La
caractérisation est souvent d’ordre politique : le fauteur de la guerre civile est un
tyran98, son adversaire est le défenseur de la liberté, comme on vient de le voir
pour Antoine et Octave. Mais il y a aussi une criminilisation des responsables de
la guerre civile : ce sont des brigands, des bandits, des pirates ravageant le pays
de l’intérieur, tandis que les combattants de la juste cause sont toujours présentés
comme des adversaires réguliers appartenant à une armée (et non à une « bande »,
une « faction »), combattant selon les lois de la guerre juste. D’autres forfaits
encore relevant du droit commun leur sont imputés : violences faites aux enfants,
honneur bafoué des femmes soumises au plaisir des vainqueurs... - là encore, ce
sont de tristes énumérations qu’un Lactance ou un Eusèbe ne devaient pas oublier
lorsqu’ils dénonceraient le comportement des persécuteurs et des adversaires de
Constantin. Suprême accusation, les ennemis auxquels sont affrontés les combat-

94. P hil, v m , 3,8-10.


95. Florus, H, 15 (IV, 4). Je cite à dessein cet exemple, car on devait retrouver, dans l ’analyse eusébienne
de la lutte entre Maxence et Constantin, une motivation du même ordre, l ’opposition entre l ’héritier
désigné, d ’âge tendre mais ayant déjà témoigné de sa vaillance, et le rival furieux de se voir dépossédé
de l ’objet de son ambition.
96. Har., 2,4.
97. Voir infra, p. 41 et suiv.
98. Dominus (et dominatio) opposé à 1’imperator, au bon gouvernant durant la période républicaine et le
Principat, puis tyrannus.
34 Françoise M onfrin

tants du parti juste sont assimilés à des parricides puisque prenant les armes
contre la patrie, contre des concitoyens - « le plus atroce de tous les parricides",
la destruction de la patrie »10°. Criminalisé, transformée en délit de droit
commun9910101, la sédition, la révolte était vidée de sa dimension politique - on
mesurera l’enjeu.
Autre accusation venant renforcer celle-ci : les séditieux eux-mêmes, et les
masses de manœuvre sur lesquelles ils étaient réputés s’appuyer, se recrutaient,
disait-on, parmi les couches les plus infâmes de la population, représentants de
professions méprisées ou honteuses (artisans, cabaretiers, boutiquiers, tenanciers
de lupanars ou trafiquants du sexe, gladiateurs et gens du spectacle, esclaves et
affranchis...) soupçonnés de jouer un rôle dans les séditions locales, accusés de
servir d’appoints mercenaires aux partis démagogiques. La guerre menée par les
séditieux, tirée du côté d’une criminalité ignominieuse, appelait et justifiait des
châtiments infâmes. On retrouverait le même phénomène dans l’univers chrétien.
Les fidèles furent victimes de semblables soupçons - constituer des associations
criminelles et s’associer à des gens perdus102 ; puis les hérétiques et les schisma­
tiques seraient dénoncés dans des termes identiques ; enfin, des accusations
semblables seraient lancées dans des affaires d’élection ou de contestation épisco­
pales, ainsi pour les évêques de Rome Damase à la fin du rve s. ou encore
Symmaque à l’aube du V Ie s.
Une troisième catégorie de désignations ou de comparaisons vise à exclure les
partisans de la guerre injuste de la société et de Yhumanitas civilisée. Tout
d’abord, la qualification de « barbare », assortie de toutes les tares afférentes - la
fureur, la rage et, de manière générale, les passions qui sont signes d’une âme non
policée par la pratique de la philosophie et le sens de l’État - les exclut de
l’œkoumène. Et si l’adversaire n’était pas lui-même taxé de « barbare », reproche
pouvait lui être fait de s’être allié à des Barbares, tel César, accusé de s’être

99. Terme employé non seulement pour le meurtre du père, mais aussi, par catachrèse, pour l’assassinat
d’une mère ou d’un frère (sens donné par Quintilien, V m , 6,35).
100. Cicéron, Off., m , 21, 83 ; on peut en relever de multiples exemples notamment dans Cat. et Phil., et
Augustin, Cm., 1,5, fidèle à Cicéron, appellerait à son tour Catilina et ses partisans « des parricides de
la patrie ».
101. Lorsqu’à la fin du IVe s., Claudien dresserait le portrait du « tyran » Gildon, comes et magister
utriusque militiae per Africam qui ne prit pas la défense de Théodose lorsque ce dernier eut à affronter
l ’usurpateur Eugène, puis qui entra directement en conflit avec Honorius, il réunirait encore toutes les
accusations traditionnelles envers les rebelles, parmi lesquelles celle d ’être un praedo puisque ayant
ravi l ’Afrique à l ’Empire (Bell., v. 160-163) : ici, le vol est caractérisé de manière quasiment littérale,
une province ayant été soustraite par la révolte à l ’Empire de Rome. Quelque vingt ans plus tard, sans
employer le terme de « voleur », Orose, VH, 36,2, devait lui aussi décrire l ’acte criminel de Gildon
en des termes qui indiquent clairement sa qualité d’usurpation de bien et de vol.
102. Ainsi, selon Tertullien, Fug., 13,3, les chrétiens de Carthage firent l ’objet de dénonciations similaires
auprès des autorités militaires de la métropole africaine.
G uerre e t paix d e l ’Antiquité classique à l ’empire chrétien 35

appuyé, contre Pompée, aux Gaulois103. Ainsi, l’ennemi de l’intérieur se trans­


formait en ennemi de l’extérieur : là encore, c’est un procédé que les chrétiens
Lactance et Eusèbe utiliseraient largement, insistant sur les origines barbares des
persécuteurs (Galère) ; à partir de la fin du IVe s., les romains catholiques repren­
draient en la renforçant encore, dans une polémique devenue religieuse autant que
politique, cette accusation, car la réalité historique confirmerait le lien entre bar­
barie et hérésie (l’arianisme des Goths et des Vandales). Mais le processus
d’exclusion pouvait être plus radical encore, les fauteurs de guerres civiles se
trouvant ravalés au niveau de « bête fauve », qu’ils soient directement désignés
ainsi, ou que les descriptions de leur comportement, de leur voix (et non de la
parole : ils sont en deçà du discours humain) ressortissent au répertoire animal. Et
derechef, ces comparaisons se retrouveraient bien souvent sous les plumes
chrétiennes, pour évoquer tous les ennemis de l’Église - persécuteurs, schisma­
tiques, hérétiques - et ce d’autant que la Bible fournissait elle-même un beau
choix zoologique alimentant la typologie diabolique. Brigand, barbare, bête : ce
ne sont plus des semblables qui se livrent un combat fratricide, mais des ennemis
radicalement étrangers, des représentants d’espèces différentes puisque ne parta­
geant ni la même foi, ni le même droit profane et religieux - de tout temps, et
quelle que fut la religion dominante, il semble que l’homme devint moins homme
d’être « différent »... Ainsi, la guerre contre les « impies », contre les adversaires
des dieux et de leur création, la race humaine, devient une guerre « pie », une
guerre qui serait dite plus tard « sainte ».
Enfin, il faudrait aussi ajouter ici le recours au vocabulaire de la maladie, très
présent dans le discours sur la guerre injuste, et qui devait perdurer lui aussi dans
la polémique chrétienne. Comme les comparaisons précédentes, l ’assimilation de
la sédition à une maladie contagieuse, à une gangrène se développant à l’intérieur
même du corps civique, à un désordre monstrueux, conduit à répondre par des
mesures d’exclusion - de l’exil à l’exécution - justifiées par la préservation de la
« santé », c’est-à-dire de la paix de la communauté civique. « Dans le corps
humain, si quelque partie risque de nuire au reste du corps, nous la laissons brûler
et couper, préférant la perte d’un membre à celle du corps entier ; de même, dans
le corps de la République, pour sauver l’ensemble, tout ce qui est gangrené doit
être amputé », écrivait Cicéron104. L’idée, l ’image même de l’amputations perdu­
reraient dans la société chrétienne - l’excommunication et les interdictions socia­
les qui l’accompagnaient en en étant un des moyens.

103. Lucain,H,v. 534-536.


104. P hil.,V m , 5 , 16.
36 FRANÇOISE MONFRIN

L ’apaisement du conflit

Même s’il mettait fin à la discorde, tout apaisement des conflits n’était cepen­
dant point tenu pour acceptable : à la guerre « injuste » correspond l’idée de la paix
« injuste », soit qu’elle ne fût qu’une poursuite de la discorde et de la guerre sous
l’apparence de la paix105, soit qu’elle fût une paix « tyrannique » parce que conclue
avec un homme violent et injuste106. Pourtant, l’horreur et la crainte de la discorde
civile étaient si grandes qu’il se trouva toujours des voix pour œuvrer en faveur de
la concorde et défendre la paix, tel Cicéron qui, en 49 av. J.-C., s’intitulant alumnus
pacis, se fit le défenseur de la paix entre Pompée et César, alors qu’il devait refuser
la paix avec Antoine107, jugeant une paix « même injuste [...] plus avantageuse que
la plus juste des guerres contre des concitoyens »108, car au moins, elle préserverait
des vies humaines109 ainsi que la République, même « sous une forme diminuée et
affaiblie »110. Un autre argument en faveur de la recherche d’un compromis de
paix, quel qu’en fût le prix, vient parfois s’ajouter à ceux-ci, l’argument religieux
que suggère implicitement le dictateur M. Valerius Cornus dans le discours que lui
prête Tite-Live : entre l’iniquité d’une mauvaise paix et l’impiété de la guerre
civile, c’est la première solution qui doit prévaloir111. Ici, en revanche, l’ecclésio-
logie chrétienne marquerait une rupture nette : l’Éghse ne peut accepter de « règle­
ment inique » en matière de foi ni de discipline...

Paix et concorde

Éthiquement opposées, il s’établit cependant, entre guerre extérieure et


discorde interne, une dialectique nourrie par la réalité, exploitée parfois par les
dirigeants. Si la fin des guerres extérieures pouvait mettre en péril l’ordre social,
avec le désœuvrement des soldats licenciés, la ruine des paysans du fait de la
destruction de leurs récoltes, le déplacement des populations, en revanche,

105. Cicéron,Phil., VH, 3 ,8 -9 ; XTV, 7,20.


106. Cicéron, Phil., VIH, 4 ,1 2 , refusant la paix avec Marc Antoine, et poussant à la poursuite de la guerre,
parce que la cause en est « juste », et qu’elle est « nécessaire » pour assurer la liberté : le couple
iustus-necessarius devait être repris par les orthodoxes pour justifier la guerre menée contre les héré­
tiques et les schismatiques, de même que pour justifier les contraintes destinées à redresser les
pécheurs. L’alternative paix ou servitude se posa aussi face à un ennemi « de l’extérieur », comme
lorsque Porsenna marcha sur Rome (Tite-Live, H, 9, 5). De tous les exemples, Sylla incarna sans
doute le paradigme même du responsable d’une paix tyrannique, et Augustin devait encore le citer
pour démontrer que la paix pouvait être plus féroce encore que la guerre civile qu’elle concluait
(Ciu., m , 28).
107. Phil., VH, 7,7-8.
108. Epist., 310,3 : pax iniusta / iustissimum bellum. ; voir aussi 313,12,2-4, et 512,5.
109. P hil.,U, 15,37-38.
110. Epist., 458,1.
111. VH, 40,14, qui pose l’alternative « règlement inique » / « guerre impie ».
G uerre et paix de l ’Antiquité classique à l ’empire chrétien 37

l’expérience prouva, comme en Grèce, que la menace étrangère pouvait faire


naître ou renaître la concorde, d’ailleurs à l’inverse, de même que les dissensions
romaines assuraient la sécurité de ses ennemis ou du moins le relâchement de la
pression que Rome exerçait sur eux112. En effet, l’opulence et la paix amenaient
la corruption, faisant ressortir « ces germes cachés de guerre qui ont toujours
englouti les peuples puissants »113, le péril provoquait un sursaut moral... La
guerre extérieure pouvait même être délibérément utilisée comme antidote effi­
cace de la guerre civile grâce au réflexe d’« union sacrée » que suscitait la
« crainte de l ’ennemi » (metus hostium) et à la discipline militaire des soldats en
alerte114 - une leçon que bien des nations devaient retenir... Ainsi, l ’idée était
familière aux historiens de Rome que la disparition de l’abcès de fixation qu’était
Carthage pouvait être la cause lointaine des séditions de la fin de la République :
c’est une explication suggérée déjà par Polybe et explicitement formulée par
l’auteur de la Rhétorique à Herennius115, que reprend Saliuste116, auquel l’em­
pruntèrent notamment Lactance117, Augustin118 ou Orose119 afin d’opposer aux
païens un jugement pessimiste à l’égard de l’évolution de Rome émanant de l ’un
des leurs et contrer, ce faisant, le grief fait aux chrétiens de porter atteinte à l’idéal
patriotique romain. Et, développant la même analyse, les écrivains chrétiens du
IIIe et du IVe s. attribueraient au relâchement ou à la cessation des persécutions -
la guerre menée contre les fidèles - la multiplication des discordes au sein de la
communauté des fidèles, les hérésies et les schismes.

Dépassées les luttes intérieures de la guerre civile qui mit fin à la République,
ce fut le Principat qui inaugura l’ère de la pax romana120, devenant, grâce à
l ’œuvre d’Auguste, la « Paix d’Auguste » : au dire des chantres de l’empereur, ce
fut un nouvel âge d’or, la renaissance de la paix du règne de Saturne, non seule­
ment dans le Latium, mais désormais dans un empire dilaté par les conquêtes121.
Cette paix était celle de tout l’œkoumène romain, marquant, au plan politique, le

112. Voir par exemple Tite-Live, IV, 2,.12 ; Tacite, H., V, 12,8 \Agric.,29.
113. Lucain, I, V . 158-181.
114. Tite-Live, 1 ,19 ; H, 39 ; H, 4 2,3. L’idée se retrouve chez Orose, V, 8 ,2 , peut-être inspirée de Florus,
1,34 (n , 19).
115. Polybe, VI, 57,2-58,13 ; Herr., 2,34.
116. C., X, 1 ; J., 41,1-3 ; H., 1 ,11 (Maurenbrecher), transcrit ou paraphrasé par Augustin, Ciu., D, 18,1
(voir aussi Ciu., HI, 21, et V, 12, 4 et 6) ; voir aussi H., I, 12 (Maurenbrecher) ; cf. Velleius
Paterculus, n , 1,1 ; Horns, 1,31,5 (H, 15) ; 1 ,47,7 (HI, 12).
117. Inst., VU, 15.
118. Outre les passages de Saliuste transcrits par Augustin, voir aussi Ciu., I, 30, 47 (repris dans Ps.-
Augustin, C. philosophos, disp., 1).
119. Hist., TV, 23,9-10.
120. L’expression elle-même est attestée pour la première fois chez Sénèque, Prou., IV, 14, qui l ’emploie
comme synonyme d’œkoumène romaine.
121. Virgile, En., VI, 791-797.
38 Françoise M onfrin

retour à la concorde {concordia) du prince, du Sénat et du peuple, comme le


montrent le développement du culte de Pax, introduite parmi les divinités par
Auguste, les images et les légendes monétaires qui font allusion à la restauration
de la paix et de la liberté et, au plan militaire, la victoire sur tous les ennemis de
Rome, contraints de rentrer dans la « paix » romaine, c’est-à-dire de se soumettre
aux lois de Rome122 - les deux paix, intérieure et extérieure, étant connexes123.
Le thème de la paix, qui ressortit à la propagande impériale, masque en effet
la poursuite des guerres de conquête (jusqu’à Trajan) et la réduction sans merci
des voisins de Rome qui semblaient (ou que Rome prétendait) présenter une
menace124, des peuples alliés ou soumis éprouvant des velléités d’autonomie,
pour lesquels la paix (en fait, souvent une capitulation contrainte), 1’« amitié »,
T« association » - les rapports de patronage et de clientèle125 ou, plus exactement
de servitude des peuples vaincus, dissimulée sous le nom de paix126 - qu’impo­
sait bien souvent Rome impliquaient de très lourdes contraintes- Néanmoins, les
guerres de Rome, destinées à accroître son empire territorial, visant à l’enrichisse­
ment grâce au butin, ou encore conduites afin d’augmenter la gloire d’un général
ou d’un empereur, étaient généralement présentées comme des guerres de libéra­
tion des peuples asservis, menées sous couvert du don de la libertas, du rétablis­
sement de la paix, et/ou comme des guerres dont le but était d’apporter la
civilisation et la loi aux peuples barbares127 : ainsi, elles apparaissent comme
fondamentalement justes au regard de la morale et de Yhumanitas. Hormis celles
des auteurs chrétiens hostiles, pour des raisons religieuses, à l’empire païen, rares
furent les voix romaines qui dénoncèrent les buts véritables des guerres. Assez
exceptionnelle est la remarque d’un Florus avouant qu’« on aurait de la peine - si
l’on peut avouer la vérité - à trouver cause de guerre plus injuste » que celle qui,
en 133 av. J.-C., réduisit Numance et n’apporta aux Romains que le triomphe

122. Voir par exemple le tableau révélateur que brosserait encore au rve s. Ps.-Aurelius Victor, Epist., 1 ,1-
14 (en s’inspirant de Suétone), des entreprises militaires d ’Auguste, consistant en une énumération de
ses victoires qui aboutirent à l ’annexion de nouvelles provinces et qui se conclut ainsi : « H eut une
telle horreur des troubles, des guerres et des dissensions que jamais, sauf raison légitime [c’est moi
qui souligne], il ne déclara la guerre à aucun peuple », reprenant la notation de Suétone, Aug., 21,4.
L’expression « contraindre à la paix » se rencontre dans ce même passage du Ps.-Aurelius Victor, à
propos des Gètes et des Bastemes, en 1,7.
123. À l a f in d u IVe s ., l ’u to p ie d e l a p a i x u n iv e r s e lle d é v e lo p p é e d a n s HA, Tac., 15,2, q u i s ’in s c r it d a n s la
d r o ite lig n e d e l a p r o p a g a n d e d e s Ie e t n e s ., m o n tre c la ir e m e n t le lie n e n tr e le s d e u x .
124. Voir par exemple Suétone, Aug., 21,1-4.
125. Cf. Cicéron, Off., Il, 8,27 ; Tite-Live, XXIX, 15,1 : pro fide et obsequio in populum romanum : ainsi
sont définies l ’obéissance et la foi que les cités conquises (puis plus tard les nations) furent tenues
d’observer à l ’égard du peuple romain.
126. Tite-Live, XXXVI, 7,12.
127. Rome reprit à son compte le discours grec sur la justification éthique de l’hégémonie athénienne,
comme facteur de libération et de civilisation des peuples conquis.
G uerre e t paix de l ’Antiquité classique A l ’empire chrétien 39

d’un nom128 : une remarque reprise, l’on ne s’en étonnera point, par le chrétien
Orose129. Les critiques les plus virulentes à l ’égard des guerres de Rome émanent
de ses ennemis ; je ne citerai ici que le réquisitoire si frappant du chef calédonien
Calgacus, sous Vespasien, rapporté par Tacite : « Voler, massacrer, ravir, voilà ce
que leur vocabulaire mensonger appelle autorité et faire le vide, pacification »130.

La guerre juste est donc tant celle qui défend la patrie contre les ennemis exté­
rieurs que celle qui vise à assurer la paix et la prospérité intérieure, en éliminant
les criminels et les tyrans, et en assurant la pax deorum : moyennant les néces­
saires métamorphoses des références religieuses, les fondements de la guerre
juste telle que la concevrait pour des siècles la civilisation occidentale étaient
jetés. De la sorte, Rome put prétendre poursuivre la paix en menant constamment
la guerre. Ainsi le formulait Valére Maxime au ne s. : « J’aborde maintenant ce
qui est le principal honneur de l’empire romain et son principal soutien, les obli­
gations si strictes de sa discipline militaire qu’une salutaire persévérance a main­
tenue jusqu’à nos jours dans toute son intégrité et sa force : c’est pour ainsi dire
sur son giron et sous sa garde que repose dans une tranquillité profonde l’état de
paix heureuse dont nous jouissons. »131

C h r é t ie n s et E m pir e r o m a n o - c h r é t ie n

Les chrétiens pour leur grande majorité - certains, dès avant la Paix de
l’Église - puis l’empire chrétien, par la voix de ses penseurs politico-religieux ou
par celle des empereurs s’exprimant par leurs textes législatifs, leurs missives,
leur iconographie, poursuivirent la fiction de la « guerre juste », reprenant, sans
grand changement, les points énumérés précédemment, tout en convertissant les
devoirs de piété à l’égard des dieux du polythéisme en devoirs de piété à l’égard
du Dieu unique, et en conjuguant l’héritage « classique » avec les apports
bibliques. La conception de l’homme, de la société humaine et de son histoire,
comme d’un champ de bataille où, depuis la scène du jardin d’Eden, s’opposent
le projet de salut divin et l’esprit de perdition du diable, T« antique ennemi », le
tyran qui se dresse contre le créateur et maître légitime du monde, Dieu, explique
que le discours chrétien - qu’il soit théologique, homilétique, hagiographique,
poétique ou politique - ait pu puiser en permanence à la tradition « païenne » du
discours sur la guerre et la paix qui offrait des modèles et des instruments

128. 1,33,3 (H, 17).


129. Hist., V, 7,18 ; Orose joue sans doute sur le double sens, légaliste et éthique, de « injuste ».
130. Agr., 30,6-7.
131. H, 7, Praef.
40 Françoise M onfrin

intellectuels convertis au service de la religion nouvelle. Ce fut une véritable


« rencontre » entre ces traditions et la tradition biblique, aboutissant à l’élabora­
tion de la réflexion chrétienne sur la guerre, et sur la guerre au service de Dieu -
la guerre juste, sainte et nécessaire, et la paix à laquelle elle conduit. Faute de
place, je me bornerai à reprendre les éléments de continuité ou, le cas échéant, la
mise en cause de la doctrine romaine de la guerre juste et injuste, en les illustrant
par quelques exemples très limités.
Il m’est impossible de m’attacher ici aux textes bibliques concernant la guerre
et la paix, tant ils sont nombreux et divers. Je rappellerai seulement que l’Ancien
Testament, avec la réglementation de la guerre fixée par la législation mosaïque,
avec ses innombrables récits de batailles et ses perspectives de combats eschatolo-
giques mettant en scène « le Seigneur des armées »132 combattant pour les siens à
condition qu’ils respectent l’Alliance, fournit aux chrétiens133 des modèles de
réflexion sur la guerre, lesquels purent se combiner avec les références « clas­
siques » jamais oubliées : guerres menées contre les fidèles par les païens et les
hérétiques, guerres menées par l’Église contre les ennemis de Dieu et guerres pour
Dieu. De tous les récits vétérotestamentaires, ce furent, du moins à partir du IVe s.
dès lors que Constantin se convertit au christianisme, la libération de la captivité
égyptienne et les combats qui ouvrirent au peuple hébreu la Terre promise, sous la
conduite de Moïse et de Josué, qui exercèrent une influence prépondérante sur
l’élaboration de la figure du prince chrétien. Mais d’autres héros bibliques encore,
au premier rang desquels David (dans les livres de Samuel, dans les Chroniques et
dans les Psaumes) qui remporta ses victoires grâce à l’appui de Dieu, fournirent
également les modèles qui devaient inspirer le type du « soldat de Dieu », défen­
seur du Nouvel Israël ainsi que lutteur contre la loi du péché. Cela dit, rien ne
serait plus faux que d’opposer un Ancien Testament « guerrier » à un Nouveau
Testament pacifique. Le Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob apparaît, autant
qu’un Dieu jaloux et seigneur de la guerre, comme un Dieu de paix, de justice et
de compassion (le Décalogue interdit de tuer) et c’est bien le judaïsme qui conçut
le Messie, selon la prophétie d’Isaïe, comme le « prince de la paix »134. Ce sont en
effet les thèmes paradisiaques et parousiaques de la paix forgés par le judaïsme,
l ’exemplarité, quant à la réalisation de la paix, de deux des types vétérotestamen­
taires du Christ, Melchisédech, roi de Salem, donc « roi de la paix », et Salomon,
figure emblématique du roi sage qui garantit la paix et la sécurité de Juda et
d’Israël, dont le nom lui-même signifie « paix », qui déterminèrent largement la
conception du Christ comme « Dieu de la paix », pour reprendre l’expression

132. Ml 4 ; 11.
133. Ceux-ci ont utilisé les textes bibliques, mais aussi les commentaires qu’en fit le judaïsme hellénis­
tique, qui puisait lui-même déjà à la double tradition grecque et scripturaire.
134. Is 9,5-6.
G uerre et paix d e l ’Antiquité classique A l ’empire chrétien 41

paulinienne qui vient de l’Ancien Testament135 : sa venue doit inaugurer le règne


de la paix136 et la cessation de toute discorde, que ce soit entre les hommes, ou à
l’intérieur même de l’homme. En conformité avec le modèle du Christ, le fidèle
est appelé à être lui-même pacifique dans ses relations avec ses frères, au sein de
la communauté ecclésiale aussi bien que dans le monde, ainsi que dans ses rela­
tions avec ceux qui lui sont hostiles. Néanmoins, selon le Nouveau Testament,
Jésus se présentait aussi comme venant apporter non point la paix mais la sépara­
tion137, le glaive138 (dont étaient invités à se munir aussi les Douze139) ; en outre,
l’exégèse chrétienne imputa parfois au Christ certains modèles et images guerriè­
res de l’Ancien Testament140. Se développa ainsi dès les origines chrétiennes,
favorisée parfois par une perspective apocalyptique, une vision plutôt belliqueuse
du Fils de Dieu, bien différente de l’image de douceur que suggérait un Clément
d’Alexandrie au ne s. dans son hymne du Christ141. Enfin, il faut signaler aussi,
me semble-t-il, le récit de la Passion et l’idée du triomphe sur la mort, avec le
tropaeum de la croix, pour lesquels la littérature comme l’iconographie feraient de
très abondants emprunts au vocabulaire de la victoire militaire et de ses symboles.
En outre, c’est bien aussi le Nouveau Testament, avec notamment le récit des
dissensions au sein des premières communautés chrétiennes, qui alimenta la
conversion chrétienne de la tradition païenne sur la guerre injuste.
Je ne retiendrai que deux types de situations pour lesquelles est particulière­
ment requis le fonds constitué par l’élaboration classique de la guerre juste et
pie, et de la guerre injuste : d’une part, la lutte contre le schisme et l ’hérésie ;
d’autre part, la guerre conduite pour convaincre ou contraindre à la conversion
chrétienne. Pour la lutte contre le schisme et l’hérésie, le discours chrétien
se constitua, on vient de le dire, dès les premiers temps du christianisme ; en
revanche, la réflexion sur la guerre visant à imposer la foi chrétienne ne
commença à se forger qu’à partir du moment où l ’Éghse trouva dans l’alliance
avec un pouvoir politique devenu chrétien les moyens d’une action concrète.

Le schisme et l ’hérésie, deux form es de la guerre injuste

L’Église, ou plutôt la communion des Églises locales, fut très tôt pensée
comme un « corps », en référence au Christ, comme une « société », à l’instar du

135. Rm 15,33 ; 16,20 ; 2 Co 13,11 ;Ep. 2,14-18, etc.


136. Cf. LC, 2,14, qui reprend Ez 3,2.
137. Le 12,49-53.
138. Mt 10,34 et Le 12,51 ; cf. aussi le texte énigmatique Le 22,36-38.
139. LC, 22,35-38.
140. Par exemple l’interprétation christologique de Ps 90 (91), 13, nourrissant le type du Christ triomphant
de ses ennemis. Il y a aussi, bien entendu, la typologie Moïse-Christ.
141. Paed., E0L
42 Françoise M onfrin

corps de la cité (l’influence de la tradition philosophique politique affleure


constamment dans les épîtres pauliniennes et deutéro-pauliniennes) ou de
l’Empire et de la societas civile - la comparaison étant implicite dans le terme
même d’ekklesia qui ne devait jamais perdre son sens original d’assemblée
concrète du dèmos, tel qu’il ressort d’Ac 19, 32. Comme tout corps, toute société,
toute nation, l’Église doit vivre dans un état de relation ordonnée de l’ensemble
des éléments qui la composent : les différentes Églises doivent être en paix
les unes avec les autres, les dirigeants doivent maintenir entre eux la collégialité,
la concorde, le consensus, qui définissent précisément 1’« Église catholique »142 ;
la paix et la concorde doivent également régner entre les membres de V ecclesia ;
la formation de tout « conventicule » séparé de l’Église visible instituée par Dieu,
reflet et anticipation de ce que Grégoire le Grand appellerait l’unique caelestis
patria, dont le critère distinctif est sa fidélité aux évêques, représentants des
apôtres, étant proscrite. Sous ces conditions, régnent la paix et la concorde entre
les hommes et Dieu. Pour décrire cet état d’unité et d’harmonie, la patristique
recourut largement au vocabulaire de l’unanimité politique et domestique, tout en
utilisant aussi les nombreux symboles offerts par l’Écriture. En cohérence, c’est
le lexique tout entier, ainsi que la palette variée des images et des comparaisons
de la guerre et de la sédition, de la « guerre injuste », qui, bien souvent, furent
requis pour décrire ce qui perturbait cet accord : en particulier les schismes et les
hérésies, suscités par le diable143, qui constituaient une « guerre impie contre
Dieu »144, qui rompaient l’unité de la foi et de la discipline comme la guerre
civile brisait la concorde de la cité145, dressant les fidèles les uns contre les
autres, amenant la persécution des vrais fidèles par les traîtres et les transfuges. Et
de même que le souci des dirigeants politiques fut toujours de restaurer l’ordre et
la paix de la cité et de l’Empire, le souci des autorités ecclésiastiques fut toujours
de restaurer la paix et l’unité de l’Église, et ce d’autant que la perspective du salut
étemel apportait toute justification pour contraindre à la concorde et à la paix.

142. Voir par exemple Cyprien, Unit. eccl. ou Ep. LV qui offrent un riche vocabulaire d’une part de la
collégialité, d’autre part de la concorde : consacerdos, coepiscopus, collega reviennent plus de 15 fois
dans cette lettre, et collegium et corpus 9 fois ; consensus, consensio, concordia y sont utilisés 10 fois.
143. Depuis Ignace d’Antioche, l’origine diabolique de l’hérésie et du schisme fut constamment réaffirmée.
144. Clément d ’Alexandrie, Str., HI, 12,2-3, à propos des Marcionites.
145. C’est avec Clément de Rome, à la fin du Ie s., que le vocabulaire de la concorde et des troubles civils
fait véritablement irruption dans le discours chrétien (voir A. Le BOULLUEC, La Notion d ’hérésie
dans la littérature grecque IF-llF siècles, Paris, 1985). Pour la patristique latine, on citera évidemment
les noms de Tertullien et de Cyprien. Le registre de la guerre « civile » transposé à la sphère ecclésias­
tique s’étend au fur et à mesure que surgissent hérésies et schismes, que se dessinent plus précisément
les contours de l’orthodoxie au fil des conflits doctrinaux, que s’affermissent d ’abord le pouvoir épis­
copal, puis celui de quelques sièges prééminents (Rome, Carthage, Alexandrie, Constantinople...) et,
enfin, que s’unifie la discipline ecclésiastique.
G uerre e t paix d e l ’Antiquité classique à l ’empire chrétien 43

Le vocabulaire de la vie politique et de la guerre civile est très largement


requis pour dénoncer ceux qui perturbent l’unité de l’Église : d’une part, les
auteurs chrétiens étaient formés à la littérature classique dont les réminiscences
sont constamment présentes dans leurs œuvres ; d’autre part, les Bibles grecques
et latines elles-mêmes, qui fixaient déjà un emploi transféré dans la sphère reli­
gieuse du vocabulaire de la guerre et des partis, ne pouvaient que renforcer ce
recours. Les hérétiques et les schismatiques sont des « rebelles »146, des
traîtres147, reniant foi [et fidélité]148. Ce sont des « déserteurs », comme Satan,
l’apostat primordial, 1’« initiateur de l ’apostasie » ainsi que l’appelait Irénée,
passés au camp (castrum ou castra : le mot est extrêmement fréquent dans
ce contexte) du diable ou de l ’ennemi149 : comme les anges « déserteurs de

146. Rebellis est un mot bien attesté pour les hérétiques et les schismatiques dans toute la patristique latine
depuis Tertullien. On attirera l’attention sur l ’idée de la rébellion telle que la développe Cyprien,
notamment en Ep. m , où il réclame des sanctions disciplinaires contre les diacres se révoltant contre
les évêques, alors que les premiers sont ordonnés aux seconds, et soumis à l’obéissance ; on lira aussi
Ep. LXXm concernant le baptême des hérétiques où, jouant sur le double sens de signaculum (signe de
l ’engagement du soldat et enseigne/signe et sceau du baptême), il assimile l’évêque au « bon soldat » et
le Christ au général, le premier étant chargé de défendre le camp et les enseignes confiées à sa garde
par le second : « C’est le devoir d’un bon soldat de défendre contre les rebelles et les ennemis le camp
de son général. C’est la gloire d’un chef de garder les enseignes qu’on lui a confiées (Boni milites est
aduersus rebelles et hostes imperatoris sui castra defendere. Gloriosi ducis est commissa sibi signa
sentaré) » (ibid., 10, 1) : partant, l’évêque a un rôle de défense du sacrement de baptême, et donc de
l’Église, qui s’exprime par des métaphores militaires et belliqueuses (ibid., 11, 3 et 15, 2). Ces seuls
deux exemples empruntés à Cyprien, au milieu du me s., suffisent à suggérer, me semble-t-il, comment
de la rencontre entre tradition profane et tradition biblique (après le prototype de Lucifer, l ’ange
rebelle, je me limiterai à citer Coré, Dathan et Abiron comme « types » de la révolte contre l’autorité) a
pu naître l’idée de la guerre sainte telle que le christianisme devait la développer, à partir du moment où
l’empereur serait censé assumer un rôle épiscopal à côté de son rôle militaire (c’est l’idéologie impé­
riale d’Eusèbe), et où l’Église disposerait des moyens concrets de coercition qui réaliseraient effective­
ment ce qui n ’était à l’époque encore que de type métaphorique.
147. De même que les lapsi, les hérétiques sont des traîtres à 1’« accord de foi » impliqué dans l’engage­
ment du baptême - « traître » (proditor) étant amené parfois par la citation de 2 7m 3, 3-4 : voir par
exemple Clément d’Alexandrie, Str., VU, 90,1-2 ; Cyprien, Unit, eccl., 16, qui cite in extenso le texte
de Paul ; ibid., 22, qui utilise en outre, comme Ps-Tertullien, Haer., 2 , 5-6, Judas comme type de la
défection, de la « traîtrise » des hérétiques.
148. Par exemple Cyprien, Unit, eccl., 17 : pro fide perfidus, amené par la citation de 2 Tm 3, 1-9 ;
ibid., 21.
149. Alors que la littérature classique n ’employait guère « déserteur » pour désigner celui qui abandonne
son parti, ou qui passe d ’une école philosophique à une autre (en revanche, l’emploi du verbe dese­
rere est fréquent), desertor / desertôr (ainsi que automoleô : cf. Clément, 1 Clém., 28, 3) sont
employés par les Grecs comme par les Latins pour les hérétiques et les schismatiques : voir par
exemple Clément d’Alexandrie, Str., VH, 16, 100-101, 3, pour la comparaison avec l ’abandon du
poste assigné au soldat (le croyant) par le général (le Logos) ; Tertullien, Pretese., 3 ,12 ; 11,3 (deser­
ere fidem : expression peu courante dans la littérature classique, mais néanmoins attestée pour expri­
mer la trahison d ’un engagement politique et militaire, celle de la fides scellée par une alliance ou un
traité, telle celle des étrangers rentrés in fidem populi romani) ; Cam., 1 ,3 ; Cyprien, Ep. XLIV, 3, 2
(matrem deserere) : il oppose aux déserteurs ceux qui se veulent « être les défenseurs, les adsertores
44 Françoise M onfrin

Dieu »150, « celui qui le premier fit schisme, qui se sépara de l’Église catholique
avec ceux qu’il entraîna à sa suite, celui-ci fut un déserteur (desertor) », écrirait
Augustin en visant Donatus151. Parfois appelés aussi « transfuges » - le mot est
généralement utilisé dans son sens traditionnel (le passage d’un soldat au camp
ennemi), suggéré par la comparaison si courante depuis Paul du fidèle avec le
soldat et les images de la militia Christi}52 - , ils retournent leurs armes contre leur
propre famille153, leur propre cité et leur propre demeure154. Les exemples sont
innombrables, qui témoignent de l’adoption massive, pour les hérétiques et les
schismatiques, de l’image de la désertion et, plus largement, du vocabulaire de la
guerre extérieure et civile. À l’instar de l’ennemi déloyal et, dans une perspective
spécifiquement chrétienne, du diable fallax qui les inspirent, ils usent de ruse et
s’insinuent dans l’Église sous couvert de la paix pour mieux la détruire, pour sub­
vertir les fidèles qui ne seraient pas « armés de dévotion »155 ; combattants
déloyaux, ils dressent des embuscades dont doivent se dégager les fidèles qui
veulent regagner le giron de l’Église véritable156. Constituant des groupes séparés,
dissidents, les hérétiques et les schismatiques forment des « factions » - mot
souvent associé à « conspiration » {factio, conspiratio), comme dans la littérature

de l ’Évangile et du Christ) ; Ep. L, 2,1-2 ; Ep. LI, 1,1-2 où Cyprien associe désertion, fuite, traîtrise à
la foi ; Ep. LV, 24, 2 et 2 9,2 (Apostatae, desertores, aduersaríi, hostes) ; Ep. LVm, 10,2 (Dei deser­
tores et contra Deum rebelles), etc.
150. Terminen, Mol., 9 , 1.
151. S. Caes. Eccl., 2.
152. Voir par exemple Tertullien, Praesc., 12,2 : « Quel est le serviteur qui attend sa nourriture d ’un étran­
ger, pour ne pas dire d ’un ennemi de son maître ? Quel soldat s’en va demander des largesses et sa
solde à des rois qui ne sont pas alliés, pour ne pas dire à des rois ennemis, s’il n ’est un déserteur, un
transfuge, un rebelle (nisi plane desertor et transfuga et rebellis) ? » ; en Praesc., 3, 2, il utilisait une
formule suggérant plutôt le passage d ’un parti politique à un autre : in illam partem transierunt.
153. Cyprien et al. (lettre synodale), Ep. LVH, 3, 1 : « Des distinctions doivent être faites, frère très cher.
Ceux qui ont apostasié et qui, retournés au monde auquel ils avaient renoncé, y vivent en païens, ceux
qui, transfuges, passés à l’hérésie, prennent tous les jours contre l ’Église des armes parricides
(Interesse debet, frater carissime, inter eos qui uel apostatauerunt et ad saeculum cui renuntiauerant
reuersi gentiliter uiuunt, uel ad haereticos transfugae facti contra ecclesiam parricidalia cotidie arma
suscipiunt, et inter eos qui ab ecclesiae limine non recedentes) » : on retrouve indubitablement ici le
vocabulaire de la guerre civile, et cette conception extrêmement belliqueuse de l’hérétique et du schis­
matique qui s’exprime par le choix du vocabulaire laisse entrevoir la dureté des sanctions qui pour­
raient les frapper un jour.
154. Voir par exemple chez Jérôme, Tract. Psal., 82,7-8 : « Les Hagrites, que l’on doit interpréter comme
les prosélytes et les étrangers, qui avaient été concitoyens par le passé, puis sont devenus des étran­
gers : ils ne sont pas de la maison, mais d ’un autre lieu, puisqu’ils donnent l’assaut à la maison du
Père [ou de leur père] (qui fuerant antea dues, postea facti sunt peregrini : non enim sunt de domo,
sed alieni sunt, quippe qui domum patris impugnant). » Grâce à l ’interprétation allégorique des
peuples coalisés pour conspirer contre Israël, et plus généralement, à une lecture de ce psaume mis
dans son entier en rapport avec l’hérésie et la guerre contre le Christ, le glissement du répertoire
sémantique profane à celui de la communauté chrétienne s’opère tout naturellement.
155. Voir par exemple Maxime de Turin, S., 90,2.
156. Cf. Sent, episc., 11.
G uerre e t paix de l ’Antiquité classique à l ’empire chrétien 45

de la guerre civile157 - dont les auteurs chrétiens soulignent parfois le vil recrute­
ment158 ; ils ne représentent qu’un parti minoritaire, qui s’oppose au consensus
omnium159 ; à leur tête peut se trouver un « porte-enseigne »160, lui-même secondé
par des « satellites »161, comme dans les partis qui s’affrontaient à la fin de la
République romaine162 ; ils répandent autour d’eux leur hérésie : ce sont, écrit

157. Voir par exemple Cyprien, Ep. XLI, 2, 1-2 , XLIH, 2, 1 et 3, 2, à propos du diacre Felicissimus ;
XLV, 3,1-2 : « faction [hostile à Corneille de Rome] qui, par ses inventions et ses accusations calom­
nieuses », troublent les évêques et les fidèles, « faction » qui est « opiniâtre et hérétique (peruicax et
haeretica) » ; LH, 1 , 2 : « la funeste faction de la pernicieuse hérésie (haereticae prauitatis nocens
factio ) ».
158. Voir par exemple, la manière dont Cyprien, Ep. LIX, 1, 2, désigne la délégation conduite par
Felicissimus auprès de l ’évêque de Rome pour annoncer l ’élection de Fortunatus au siège de
Carthage : caterua et factione desperatorum. Caterua, qui désignait à la fois les bandes barbares et les
bandes regroupées autour des chefs des clans séditieux (le double sens est significatif...), est relati­
vement rare chez les auteurs chrétiens antérieurs à la fin du IVe s., mais devient ensuite extrêmement
courant.
159. C’est cette expression qui est le plus souvent utilisée, au détriment de celle de consensus uniuersorum
qui dominait dans la littérature de la guerre civile.
160. Cyprien, Ep. LIX, 9,1 : signifer seditionis.
161. Parmi d’innombrables emplois dans la littérature polémique chrétienne, on citera Cyprien, Ep. XLÏÏI,
7, 2 : « Mais si quelqu’un refusant de se convertir et de satisfaire à Dieu passe au camp de
Felicissimus et de ses satellites et se joint à la faction hérétique, qu’il sache qu’il ne pourra plus après
cela revenir à l’Église et être en communion avec les évêques et le peuple de Jésus-Christ (Si quis
autem paenitentiam agere et deo satisfacere detractans in Felicissimi et satellitum eius partes conces­
serit et se haereticae factioni coniunxerit, sciat se postea ad ecclesiam redire et cum episcopis et
plebe Christi communicare non posse). » Felicissimus est lui-même le « satellite » de Novat
(Ep. LH, 2 ,3). On pourrait retenir aussi les invectives d’Augustin, C. litt. Pet., U, 103, contre l ’évêque
donatiste Optatus de Thamugadi, allié du comte Gildon, « cet Optatus que païens, juifs, chrétiens, les
vôtres et les nôtres, dans toute l ’Afrique, proclament voleur, pillard, traître, oppresseur, séparateur, et
non pas l ’ami ni le client, mais le satellite de ce comte qui était son dieu, comme disait l ’un des vôtres
(ita ne uero Optatus, quem pagani, iudaei Christiani, nostri, uestri per Africam totam furem, raptorem,
proditorem, oppressorem, separatorem et illius, quem quidam uestrum eius dixit comitem deum, non
amicum, non clientem, sed satellitem clamant)... » : la phrase révèle particulièrement bien la péren­
nité du vocabulaire classique des luttes civiles et sa reprise par les auteurs chrétiens dans le contexte
du schisme et de l’hérésie, facilitée par le fait qu’à partir du IVe s., il put y avoir coïncidence, comme
ici, entre clan politique et clan religieux. On notera que « satellite » est souvent employé aussi pour
les acolytes du diable, ce qui est cohérent avec l’utilisation pour les hérétiques ou les schismatiques,
eux-mêmes inspirés par Satan : voir par exemple Augustin, Cat. rud., 18, 30 : « l ’ange qui, avec les
autres esprits, ses satellites, a refusé par orgueil l ’obéissance à Dieu et est devenu diable (et ideo nec
angelus, qui cum spiritibus aliis satellitibus suis superbiendo deseruit oboedientiam dei et diabolus
factus est) ».
162. Pour « porte-enseigne », cf. par exemple Cicéron, Dom., 5, 14 : « Sergius, écuyer de Catilina, ton
garde du corps [celui de Clodius], le porte-enseigne de la sédition, l ’excitateur des boutiques, un
repris de justice, un assassin (quis est Sergius ? Armiger Catilinae, stipator tui corporis, signifer
seditionis, concitator tabernariorum, damnatus iniuriarum, percussor, lapidator, fori depopulator,
obsessor curiae). » Pour « satellite », plus courant encore chez les auteurs chrétiens que païens, voir
par exemple, pour les auteurs classiques, Cicéron., Cat., 1 , 3 , 1 : « C. Manlius, l ’acolyte et l’instru­
ment de ton audace [sc. celle de Catilina] (C. Manlium, audaciae satellitem atque administrum
46 Françoise M onfrin

Cyprien, des suffragatores, des fautores haereticorum163. Comme les acteurs de la


vie politique, ce sont des « conjurés » qui « conspirent », non seulement contre le
pouvoir établi dans l ’Église, c’est-à-dire les évêques, mais aussi contre 1’« unité
voulue par Dieu » et la vérité164. A l’instar des révolutionnaires politiques, ils sont
travaillés par le désir effréné de l'innovation, ce « désir des choses nouvelles »
souvent invoqué pour expliquer la naissance des hérésies et des schismes. Ce sont
les expressions mêmes de la littérature des polémiques romaines qui sont repri­
ses165 et, en particulier, celles des descriptions de la Guerre sociale et de la Guerre
civile. Fr. Jacques a ainsi montré que, pour dresser le portrait de Novat dans sa
Lettre LU, Cyprien démarquait systématiquement « l’image reçue des factieux et
des tyrans » romains, avec tous leurs vices et passions monstrueuses166 ; une
recherche plus poussée suggérée par la lecture de son article montre que non seu­
lement Cicéron, mais aussi Lucain, Salluste, Florus et bien d’autres auteurs latins
et grecs de portraits « tyranniques » étaient mis à contribution par Cyprien comme
par nombre d’écrivains chrétiens pour retracer la genèse et la succession des héré­
sies ou des schismes167, qui s’opposent à l’unité et à la constance de la Tradition,
pour décrire ceux qui, issus du sein de l’Église, la persécutaient et la mettaient à

tuae) », ou encore Tacite, An., H, 4 5 ,4 : Maroboduus, « traître à la patrie, satellite de César (prodito­
rem patriae, satellitem Caesaris) ».
163. Cyprien, Ep. LXXin, 22, 2. Suffragator et fautor, même s’ils peuvent parfaitement être employés
dans un sens bénéfique (encourager le bien, soutenir les bons), sont bien attestés dans une acceptation
nettement plus négative pour les compétitions ou les luttes politiques (cf. par exemple Varron,
R., HI, 5,1 8 , qui associe suffragator et fautor dans une même phrase ; Cicéron, Phil., XQ, 1, 2 : les
« partisans d’Antoine [fautores Antoni] » ; Tite-Live, I, 47, 7-11, dans la description de l ’accès au
pouvoir de Tarquín -.fautorem infimi generis hominum ex quo ipse sit ; XLVQ, 30,7, pour les « parti­
sans » de plusieurs tendances : fautorum utriusque partis). Le mot est plus rarement employé pour
désigner la diffusion d’idées ou de comportements répréhensibles, mais on le rencontre : voir par
exemple Tacite, An., X m , 25,4, rapportant les désordres du règne de Néron, qui s’entourait de soldats
et de gladiateurs, et qui encourageait « les désordres du théâtre et les cabales en faveur des histrions
(fautores histrionum) ».
164. Voir par exemple Cyprien, Unit. Eccl., 1-2 ou Ep. XLIQ, qui recourt très largement au vocabulaire de
la guerre civile et de la conspiration.
165. Même continuité dans l ’univers grec, entre la dénonciation de T« innovation » pour les révolutions
politiques (cf. Aristote, Poi., 1305 b 41 ; 1316 b 19) et les changements en matière de religion (Platon,
Eutyphr., 5 a), et la dénonciation de 1’« innovation » par rapport à la tradition apostolique chez les
auteurs chrétiens (Clément d’Alexandrie, Str., VI, 16, 103, 3 ; 17, 107, 2 : voir A. L E BOULLUEC,
« Orthodoxie et hérésie aux premiers siècles dans l’historiographie récente », dans S. ELM,
E. REBILLARD, a . R omano , éd., Orthodoxie, christianisme, histoire (Collection de l ’EFR, 270),
Rome, 2000, p. 303-319, ici p. 305-306).
166. Fr. JACQUES, « Le schismatique tyran furieux. Le discours polémique de Cyprien de Carthage », dans
MEFRA, 94, 1982, p. 921-949. Peut-être faudrait-il insister un peu plus sur le fait que ce sont cepen­
dant des exempla bibliques et de longues citations littérales qui viennent illustrer les formulations
classiques.
167. Cf. Irénée, Haer., 5 ,4 ,2 -3 pour l ’opposition entre l ’unité et la constance de la Tradition, et la succes­
sion des innovations.
G uerre e t paix de l ’Antiquité classique à l ’empire chrétien 47

mal. La continuité est indubitable entre la dénonciation du désir des choses nou­
velles dans l’ordre du pouvoir profane, et la dénonciation de l’innovation coupa­
ble que le diable, mû par sa jalousie, tente d’introduire dans le corpus théologique
de la Tradition et dans l’ordre providentiel du monde instauré par Dieu. De même
que la sédition et la rébellion politiques menaçaient la cité et la paix des dieux qui
garantissait sa sauvegarde, de même l’hérésie et le schisme - deux formes certes
spécifiquement chrétiennes de la rébellion mais largement perçues et analysées à
l’aide des catégories de la guerre civile, donc de la guerre injuste - menaçaient
l’un le contenu de la foi, l’autre l’ordre ecclésiastique puis, lorsque l’empire fut
devenu chrétien, son ordre social tel que voulu par Dieu et son vicaire sur terre,
l’empereur.
Avant la paix constantinienne, l’Église ne disposait que de sanctions ecclésias­
tiques. La situation changea au IVe s. ; l ’existence des chrétiens et de l’Église (ou
des Églises) étant devenue licite, le pouvoir profane dut se préoccuper sinon de
définir, du moins de recevoir de leurs organes de représentation, les évêques et les
conciles, une définition du contenu de la foi et des règles de la discipline ecclé­
siastique, ne fût-ce que pour trancher en cas de différend entre les personnes, les
communautés, ou pour accorder des privilèges, ou pour réprimer des comporte­
ments soupçonnés de mettre en péril l’ordre public, comme le fit déjà Constantin
pour le schisme donatiste ou pour le conflit arien, engageant une tradition d’inter­
ventions dans les affaires internes de l’Église168. A fortiori, lorsque les princes se
reconnurent chargés par Dieu d’un devoir de préservation de la religion chré­
tienne, la législation impériale, parfois sollicitée par les dirigeants ecclésiastiques,
vint de plus en plus souvent doubler les sanctions ecclésiastiques par des sanctions
civiles destinées à ramener deux paix qui devaient se confondre toujours plus
étroitement, la paix religieuse et la paix civile169, les hérétiques et les schisma­
tiques étant passibles des mêmes châtiments que les criminels de droit commun et
les criminels politiques (confiscation des biens, exil, condamnation à mort), et le
schisme et l’hérésie tendant même à devenir des crimes de lèse-majesté ou contre
l’État, comme le montre l’extension du chef d’accusation de sacrilegium dans le

168. On renverra à la pénétrante analyse de la politique constantinienne offerte par Ch. PIETRI,
« Constantin en 324. Propagande et théologie impériales d ’après les documents de la Vita
Constantini », dans Crise et redressement dans les provinces européennes de l ’Empire (milieu du IIIe-
milieu du IVe siècle apr. J.-C.), Actes du colloque de Strasbourg (décembre 1981), Strasbourg, 1983,
p. 63-90 [=Christiana Respublica. Éléments d ’une enquête sur le christianisme antique (Collection de
l’EFR, 234), Rome, 1997, p. 253-280].
169. On trouvera de très nombres références dans K. THRAEDE, « Homonoia (Eintracht) », dans RAC, 16,
1994, coll. 176-289, notamment 259 et suiv. La lettre de Constantin à Alexandre et Arius,
VC, H, 64-72, en particulier 65,1-2, affirme déjà très fermement le lien entre concorde ecclésiastique
et paix de l’Empire - localement, on sait que les « factions » chrétiennes pouvaient en effet occa­
sionner d’importants troubles de l’ordre public.
48 Françoise M onfrin

Code Théodosien et le Code Justinien. L’édit Cunctos populos de Théodose en


380170 marqua là un tournant significatif, qui imposa en 380 l’orthodoxie romaine
comme norme ecclésiale et politique. L’évolution historique réalisa ainsi concrète­
ment ce que le vocabulaire avait préparé : le transfert de la conception et du voca­
bulaire gréco-romain de la guerre juste et de la guerre injuste dans le domaine
religieux chrétien, comme fondant le principe d’action d’un pouvoir politique
étroitement lié à l’Église171. C’est ainsi que dans une formule frappante, s’adres­
sant en 415 au comte Boniface pour obtenir l’intervention de l’autorité civile
contre les donatistes, Augustin devait écrire : « Il y a une persécution injuste
(persecutio iniustd), celle que font les impies (impii) à l’Égüse du Christ ; et il y a
une persécution juste (iusta persecutio), celle que font les Églises du Christ aux
impies [...] L’Église persécute par amour, et les impies par cruauté. »172 On
retrouve bien là les deux couples que l’on a vu précédemment opposés, surchargés
d’une redoutable dimension dogmatique et métaphysique, qui justifie l’emploi de
la coercition, voire le recours à la peine de mort, contre les hérétiques et les schis­
matiques, non seulement par le souci de la paix publique et le salut terrestre de la
communauté humaine, comme dans l’Antiquité païenne, mais par le salut des
âmes dans l’au-delà173.

Les guerres « saintes » de Constantin : libération, mission, croisade

Quitte à rappeler une évidence, il importe de souligner combien les images


que fournissent Lactance dans son De mortibus persecutorum et surtout Eusèbe
de Césarée, d’abord dans VHistoire ecclésiastique, mais principalement dans la

170. C r/îX V 1,1,2.


171. Pour l’évolution de la législation à l ’égard du schisme et de l ’hérésie à partir du IVe s., on continuera à
renvoyer au livre classique de J. GAUDEM ET, L ’Église dans l ’Empire romain siècles), Paris2,
1989 ; par ailleurs, on dispose depuis peu d’une édition bilingue annotée du 1. XVI du Code
Théodosien, qui porte sur la matière religieuse : Le Code Théodosien. Livre XVI. Texte latin, traduc­
tion française. Introduction, notes et index par É. M a g n o u -NORTIER [Sources canoniques, 2], Paris,
2002. Pour le donatisme en particulier, on trouvera pratiquement tout le dossier traduit dans
J.-L. M a i e r , Le Dossier du donatisme [TU, 134-135], Berlin, 1987-1989.
172. Ep. 185, De correctione donatistarum, 11 ; voir aussi, en 412, Ep. 138, notamment 10-14, qui se
réfère au ius belli légitimement employé par la respublica pour défendre son territoire.
173. H faut cependant souligner qu’Augustin ne peut être tenu pour représentatif de l’attitude générale des
évêques des r v e et Ve s. : un Ambroise, bien qu’inlassable champion de l’Église catholique, avait
vigoureusement protesté après la condamnation à mort de Priscillien. C’est la question du mal telle
que se Test posée Augustin qui explique sans doute son attitude d’extrême rigueur à l’égard des héré­
tiques et les schismatiques. H est impossible ne serait-ce que de l ’évoquer ici : je citerai seulement
Ciu., XIX, 13,2 : « Dieu ne persécute pas le bien qu’il a créé [la nature bonne créée en chaque être],
mais le mal que le diable a commis (nec ibi Deus bonum insequitur quod creauit, sed malum quod
[idiabolus] commisit). »
G uerre e t paix d e l ’Antiquité classique à l ’empire chrétien 49

Vita Constantini et les Louanges de Constantin (Triakontaétérikos) auxquels


j ’emprunterai quelques exemples, infléchissent la réalité du règne constantinien.
A propos de l’historiographie constantinienne G. Dagron écrivait : « [ . . . ] il faut
bien montrer d’une manière ou d’une autre que le règne fut une charnière et non
pas un simple maillon, que l ’Empire se réveilla chrétien et que tout bascula ou
commença de basculer vers 312 ou 330. Il faut bien dresser de Constantin une
icône [...] »174 ; la même remarque pourrait être faite pour la première historio­
graphie chrétienne du règne qui, posant les fondements de la figure de « saint
Constantin », jetait en même temps les bases ce que l’on peut considérer comme
la première théologie politique chrétienne de l’histoire. Retraçant l’histoire de
l’avènement du premier prince chrétien de l’Antiquité ainsi que celle de son
règne tout dévoué à la cause chrétienne, Eusèbe s’appuyait sur un héritage déjà
complexe : celui de l’analyse profane des causes des troubles de la cité et de la
guerre civile où la jalousie tenait une grande place, dans la parfaite tradition de la
biographie tyrannique - ici, la jalousie des Tétrarques et de Maxence, puis de son
allié devenu rival Licinius ; la première conversion chrétienne de la figure du
tyran au travers des interprétations chrétiennes des persécutions subies par les
fidèles, que Lactance dans le De mortibus persecutorum, et Eusèbe dans
YHistoire ecclésiastique, transformèrent en une histoire providentielle aboutissant
au châtiment par Dieu des persécuteurs, des « théomaques » et à la victoire du
champion des chrétiens suscité par Dieu, Constantin ; enfin, le modèle biblique
de Moïse, tel que décrit par le Pentateuque, mais sans doute aussi tel que Philon
dans sa Vie de Moïse et, dans une moindre mesure Fl. Josèphe dans les Antiquités
juives, l’avaient interprété, combinant le donné vétérotestamentaire interprété par
le judaïsme hellénistique avec la tradition politique hellénistique. Or la relation
typologique Moïse / Constantin étabüe par Eusèbe confère d’emblée une dimen­
sion de guerre sainte aux luttes de Constantin, puisque fondée sur l’un des récits
bibliques majeurs des « guerres de Yahvé ».
Le premier épisode qui permet de métamorphoser une lutte politique en guerre
sinon sainte, du moins sanctifiée par l’appui divin, est la bataille du Pont
Milvius175. Lactance et Eusèbe de Césarée, les deux historiens chrétiens contem­
porains du règne, élaborent progressivement la métamorphose de la victoire de
Constantin sur un adversaire politique en victoire du champion providentiel du
Christ sur un « théomaque ». L’histoire de cette transformation est bien connue.

174. G. DAGRON, Empereur et prêtre, cit., p. 142.


175. Cf. l ’inscription de l ’arc de Constantin à Rome, sans aucune allusion au christianisme, mais avec la
formule imprécise instinctu diuinitatis (CIL VI, 1139) : Quod instinctu diuinitatis mentis magnitudine
cum exercitu suo tam de tyranno quam de omni eius factione uno tempore iustis republicam ultus est
armis arcum triumphis insignem dicauif, Lactance, Mort., 44, 1, ne dissimule pas le caractère de
guerre civile qu’a l'affrontement entre Constantin et Maxence : lam mota inter eos fuerant arma
ciuilia.
50 Françoise M onfrin

Lactance mentionne l’avertissement donné en songe au prince, la nuit précédant


la bataille, « de faire marquer les boucliers du signe céleste de Dieu et d’engager
ainsi le combat », ce qu’il fit, remportant ainsi la victoire sur Maxence « armé de
ce signe »176. S’il omet la vision avant la bataille dans son Histoire ecclésiastique,
Eusèbe y évoque « le trophée de la passion salutaire » qu’il aurait fait placer dans
la main de la statue le représentant, érigée au Forum romain, et donne le texte de
l’inscription qu’il [y ?] aurait fait graver : « Par ce signe salutaire, par cette véri­
table preuve de courage, j ’ai délivré votre ville que j ’ai sauvée du joug du tyran,
et j ’ai rétabli de plus le Sénat » - sans doute l ’interprétation chrétienne de l’ins­
cription de l’arc de Constantin177 ; enfin, dans la Vie de Constantin, l’évêque de
Césarée relate d’une part la manifestation d’un signe céleste vue par toute
l’armée, puis l’apparition du Christ réservée au seul Constantin, la fabrication du
labarum, son adoption comme « enseigne » dotée d’un rôle protecteur mira­
culeux178. Dieu l’assistant en cette occasion, comme dans toutes ses campagnes
contre ses rivaux ou contre des ennemis extérieurs179, Maxence, tel Pharaon, fut
englouti avec son armée dans le Tibre, tandis que Constantin triompha, tel un
nouveau Moïse libérant les Hébreux de la captivité égyptienne180. Quelques
années plus tard, Constantin partait en campagne contre Licinius, précédé du
labarum protecteur, et Eusèbe relate ainsi la bataille de Chrysopolis qui devait lui
assurer la maîtrise de l’Orient et lui permettre de réunir sous son seul gouverne­
ment les deux parties de l’Empire en 324 :
« Mêlant la fermeté à sa clém ence native, il se hâtait d ’accorder sa protection aux
opprimés, jugeant que c ’était une œuvre pieuse et sainte d ’éliminer un seul homme
pour sauver la plus grande partie du genre humain [...]. À la tête [de toute l ’armée], se
trouvait le symbola du bon espoir placé en Dieu < le sèmeion dont nous avons parlé>.
Sachant bien qu’il avait maintenant plus que jamais besoin de prières, il fit appel aux
prêtres de D ieu, pensant qu’ils devaient l ’accompagner et l ’assister comm e fidèles
gardiens de son âme. Celui qui affichait la tyrannie [sc. Licinius] savait parfaitement
que les victoires que Constantin avaient remportées sur les ennemis étaient dues à la

176. Lactance, Mort., 44, 5-6 ; l’allié de Constantin, Licinius, écrasait quelque temps plus tard son rival
Maximin Daïa grâce à la prière que lui avait enseignée l’ange de Dieu, et parce que Dieu lui avait
livré l’armée ennemie (ibid., 46-37). Eusèbe, VC, IV, 19, attribue à Constantin cette prière qu’il aurait
fait apprendre à ses soldats chrétiens pour qu’ils la récitent le dimanche.
177. HE, IX, 9,10-11 ; cf. VC, 1,40.
178. Eusèbe, VC, 1,27-32.
179. Dans VC comme dans LC, Eusèbe affirme à plusieurs reprises que Dieu fut l’auteur de toutes les vic­
toires de Constantin - c ’est là la christianisation de l’idéologie impériale traditionnelle de la victoire
étemelle du prince : ainsi en VC, 1 ,6 ; H, 19 ; H, 2 3 ,1 , ou en LC, 7,12-13 ; 8,9 . Constantin adopta à
partir de 324 le titre de uictor à la place du titre d’inuictus (voir J. R. F e a r s , « The Theology of
Victory at Rome », dans ANEW, II, 17, Berlin-New York, 1981, p. 738-826).
180. Eusèbe, HE, IX, 9 ,8 ; VC, 1 ,38. Le même type de Moïse devait être repris par Grégoire de Tours lors­
qu’il raconterait la victoire de Clovis à Vouillé en 507 (Hist., Il, 37 ; voir déjà, avant lui, Venance
Fortunat, Hil., 20-23).
G uerre e t paix d e l ’Antiquité classique A l ’empire chrétien 51

seule assistance de D ieu [...] et que le symbole de la passion salutaire le guidait, lui et
toute son armée. » 181

On entrevoit ici les prémices de la conversion chrétienne de la guerre « juste


et pie » de l’Antiquité païenne, qui devait conduire aux pratiques de la guerre
« sainte », conversion qui s’opère tant dans la continuité la plus évidente que dans
la transposition et le changement des références surnaturelles auxquelles
renvoient les invocations, les rituels de la déclaration et de la conclusion de la
guerre, les ministres du culte, les objets et même l’architecture religieuse liés à la
guerre182. En outre, il faut ajouter que la victoire fut d’autant plus une victoire
religieuse que, selon Eusèbe, nombre des soldats de Licinius adoptèrent librement
la foi chrétienne183, ce qui est une véritable innovation par rapport à la guerre
« païenne » dont il n’est jamais rapporté qu’elle entraînât une conversion massive
à la religion de Rome, même si l’on sait que bien des cultes « romains » furent
adoptés par les vaincus (à commencer par le culte impérial, néanmoins plus poli­
tique que religieux). Constantin lui-même, dans la circulaire qu’il envoya en
Orient après sa victoire (telle du moins que la transcrivait Eusèbe), assimilait la
campagne contre Licinius à une guerre voulue et sanctifiée par Dieu :
« Maintenant, je t’invoque, D ieu suprême [...] . C ’est à bonne raison que je te demande
cela, D ieu de l ’Univers, D ieu saint. Guidé par toi, j ’ai entrepris et mené à bien une
œuvre salutaire et j ’ai conduit partout mon armée à la victoire, faisant porter partout
devant moi ton sceau. Et lorsque l ’exige le bien des affaires publiques, c ’est en suivant
le même étendard que je marche contre les ennemis. C ’est pourquoi je t’ai consacré
mon âme où se mêlent purement l ’amour et la crainte. » 184

Ces deux campagnes de Constantin sont donc non seulement des guerres
justes menées contre deux rivaux politiques - deux tyrans selon la terminologie
traditionnelle de la rhétorique de la guerre civile, à laquelle recourent large­

181. VC, H, 3-4 pour la citation, et 3-18 pour le récit complet de l ’élimination de Licinius ; voir aussi
HE, X, 9, qui attribuait déjà la défaite de Licinius à son impiété, et la victoire de Constantin à
l’alliance et à la conduite de Dieu et du Christ.
182. Eusèbe indique qu’avant chaque combat, Constantin avait coutume de faire dresser la tente de la croix
où il se retirait pour prier et adresser des supplications à Dieu : VC, H, 12-14 ; IV, 56 (campagne
contre les Perses, où Eusèbe précise que la tente « est en forme d ’église »). Ces tentes, au dire du bio­
graphe du prince, auraient été installées en dehors des camps : il ne s’agit donc pas d’un substitut
chrétien des chapelles des camps, mais d ’une installation destinée aux dévotions de l’empereur-
général qui demeure d’ordre sans doute privé ; ce, nonobstant, elles annoncent la christianisation des
chapelles militaires. Outre la structure des camps militaires romains, c ’est aussi le récit de l ’Exode,
avec « la tente de l’arche », explicitement rappelée en H, 12, 1, qui inspire vraisemblablement ici
Eusèbe (on a toutes les raisons de supposer que cette mise en scène chrétienne est tout entière de son
invention).
183. VC, H, 18. Pour Eusèbe, le règne de Constantin entraîna une conversion quasi générale et spontanée
de l ’Empire au christianisme.
184. VC, 11,55,1.
52 Françoise M onfrin

ment Lactance comme Eusèbe - , mais aussi des guerres saintes menées par le
champion élu par Dieu afin de restaurer ses droits : ainsi que l’annonçait Eusèbe
en introduisant sa biographie,
« Faisant de lui l ’image de son propre pouvoir souverain, il [Dieu] l ’a désigné comme
vainqueur de toute l ’engeance des tyrans et le destructeur des géants théomaques qui,
dans leur folle témérité, avaient pris les armes de l ’impiété contre le souverain de
l ’Univers lui-même. Ceux-ci périrent, pour ainsi dire, aussi vite qu’ils étaient apparus,
car D ieu, qui est un et unique, protégea son serviteur, seul contre une multitude, par
une armure divine, purifiant grâce à lui la terre de la foule des im pies, et il l ’établit
pour enseigner la piété à toutes les nations en témoignant à haute voix, afin d’être
entendu de tous, qu’il connaissait le D ieu véritable et qu’il rejetait l ’erreur des faux
dieux. »185

L’image de la « croisade » se dessine avec plus de vigueur encore à l’occasion


de l ’expédition contre la Perse, ennemi traditionnel de Rome. La lettre adressée
par Constantin à Sapor, transcrite ou forgée par Eusèbe, annonce déjà un véritable
esprit de croisade au nom même du bien du genre humain, de la mission du seul
prince qui fasse régner la loi de Dieu, associant délivrance des tyrans et de la bar­
barie, et liberté romaine et chrétienne :
« Avec la puissance de ce D ieu pour alliée, j ’ai, depuis les confins de l ’Océan, éveillé
tout l ’univers à l ’espérance ferme et certaine du salut, de sorte que toutes les nations
qui, esclaves de si grands tyrans, étaient épuisées par les malheurs quotidiens auxquels
elles étaient livrées, furent, lorsque l ’État leur fit justice, ranimées comme par l ’effet
d ’une cure m édicale. Le D ieu que je représente est celui dont mon armée, qui lui est
consacrée, porte le signe sur les épaules - et elle mène à bien toutes les tâches aux­
quelles l ’appelle la parole de justice [...] » 186

On ne manquera pas ici de noter, à nouveau, la conversion chrétienne du


thème de la libération de la servitude que Rome avait tant mis en avant lors de ses
guerres extérieures : à des peuples asservis à des tyrans, Rome offrait la liberté, la

185. VC, 1,5 ,1 . Cf. aussi Rufin, HE, X, 9,1-6, résumant Eusèbe, HE, IX, 1-6) : Nec difficultas aliqua uic-
toriaefuit, ubi et causa iustior et fides purior et uirtus eminentior habebatur, deiectoque Licinio atque
omni memoria tyrannicae dominationis ablata soliditatem Romani regni cum filiis solus obtinuit.
Causa iustior et fides purior sont deux expressions qui avaient sans doute un sens aussi bien pour des
lecteurs païens que pour les lecteurs chrétiens ; si causa iustior, explicité par tyrannicae dominationis,
conserve vraisemblablement son sens politique traditionnel, le comparatif purior associé à fides ne
semble pas attesté dans la langue païenne et ne me paraît avoir de sens que si fides est pris dans son
acception chrétienne ; on constate, une fois encore, que les glissements d’un univers religieux à
l ’autre, de leur formulation, sont ténus, d’autant qu’ils s’effectuent dans le cadre d ’une tradition de
philosophie et de système politiques exempts de rupture majeure, mais néanmoins décisifs...
186. VC, IV, 9. Le « signe sur les épaules » n’est évidemment pas encore la croix inscrite sur le manteau
des croisés, mais l ’enseigne à longue hampe dont la partie supérieure évoque une croix (cf. les
images monétaires) que les portes-enseignes portent sur l ’épaule ; l’image d’Eusèbe est néanmoins
suggestive.
G uerre e t pah. de V Antiquité classique à l ’empire chrétien 53

paix187, les lois, la civilisation ; de surcroît, Constantin leur permettait « respirant


après une domination cruelle et tyrannique, [de] jouir d’une lumière aux rayons
plus purs et [de] renaître à une vie toute jeune et nouvelle » - je reprends là une
phrase d’Eusèbe qui se rapporte à la libération de Rome après la victoire du Pont
Milvius188. La liberté romaine pourrait dorénavant se conjuguer sous la forme de
la liberté dans le christianisme, et la loi et la justice de la cité sous la forme de la
Loi et de la justice divines régnant sur l’oekoumène romano-chrétien.
Quant à la réunion des conciles de Nicée189 et de Tyr190, avec toutes les
interventions afférentes à la querelle arienne, de même que les lettres adressées

187. Eusèbe HE, X , 1, 4-6 assimile la paix constantinienne avec le règne eschatologique de la paix en
citant Ps 45 (46), 8-9.
188. VC, 1 , 41, 2 ; cf. aussi H, 19,1 (après la victoire sur Licinius) « les rayons du soleil brillaient désor­
mais purs de tout nuage de puissance tyrannique » ; H, 42 (lettre de Constantin aux peuples d’Orient) :
« Puisque les preuves les plus manifestes et les plus évidentes ont révélé que, par la vertu du Dieu
tout-puissant et grâce aux conseils et au soutien par lesquels il daigne constamment me favoriser, le
mal qui enveloppait auparavant l ’humanité entière est désormais chassé de toute région qui se situe
sous le soleil, chacun d ’entre vous peut voir, s’il y prête attention, quelle est cette puissance, quelle est
cette grâce [...] qui donne à nouveau toute possibilité que cette loi divine soit honorée comme il
convient. Ceux-là, émergeant comme d ’une profonde ténèbre et ayant reçu dans tout son éclat la
connaissance de ce qui est réellement, lui [sc. au Dieu des chrétiens] rendront désormais le culte qui
convient et l’honneur le plus convenable » ; m , 1,8 (grande reprise du début du 1. HI sur l’opposition
entre le règne des tyrans et celui de Constantin) : « Une ère nouvelle de formation récente venait,
semble-t-il, d ’apparaître, une lumière extraordinaire ayant soudain jailli des ténèbres pour éclairer
l’humanité, et l’on pouvait confesser que tout cela était l’oeuvre de Dieu qui avait opposé à la foule
des impies, comme un champion, l’empereur qui lui était cher » ; voir aussi la citation de m, 65, 2
(infra, n. 193). On ne peut s’empêcher, ici, d ’établir un rapprochement avec la déclaration du général
Jay Gamer, administrateur civil provisoire de l’Irak après la chute de Saddam Hussein, rapportée par
Le Monde, 26 avril 2003, p. 2 : « Le reste de l’Irak était dans une chambre sans lumière depuis trente-
cinq ans. Il y a deux semaines, nous avons ouvert la porte et poussé les Irakiens dans la lumière du
soleil [...]. La coalition a probablement mené la guerre la plus miséricordieuse jamais livrée dans
l ’histoire » ; voir aussi l ’interview de G. Bush publiée dans Le Monde, 27/29 avril 2003, p. 10, où le
Président américain rapporte ainsi l ’ordre donné à Tommy Frank de lancer l ’offensive : « J ’ai dit à
Tommy que, pour le bien de la paix, de la sécurité et de la liberté du peuple irakien, il avait l ’ordre de
poursuivre. J’ai demandé la bénédiction de Dieu pour lui et ses troupes », puis il déclare avoir
demandé à Dieu « force et conseil », son aide pour « prendre la meilleure décision [sur la guerre et sur
la paix] », pour faire son travail « de la manière la plus avisée » - comme Constantin, selon Eusèbe,
recherchait l ’inspiration de son action auprès de Dieu. Près de dix-sept siècles ont passé, et si le
Président Bush a parlé de « l ’axe du mal » et de « croisade », il n ’a certes jamais visé à convertir
l’Irak au christianisme ; mais la démocratie impérialiste américaine, nourrie encore par la tradition de
la philosophie politique de L. Strauss (dont certains conseillers présidentiels ont été directement ou
indirectement des disciples) couplée avec une religion « civique » fortement marquée par le christia­
nisme (Bush est un « Bom again »), fait étrangement revivre la rhétorique de la guerre de l’Empire
romain chrétien... (on ne dispose pas encore d ’analyses de cette rhétorique : on renverra néanmoins à
C. G LU CK, « 11 Septembre. Guene et télévision au XXIe s. », dans Annales HSS, 2003-1, p. 135-162,
notamment 143-146).
189. VC, 111,6-23.
190. VC, IV, 41-42.
54 F rançoise M onfrin

aux hérétiques191, elles participent également, tels que les présente ou transcrit
Eusèbe, de la guerre sainte, bien que sous une forme d’action différente,
puisque les évêques sont assimilés à « une armée au service de Dieu »192
(une comparaison engendrée par l’idée très ancienne de la militia Christi)
placée sous la conduite de Constantin, puisque ce dernier se reconnaît
mission et qualité pour conduire la lutte contre « l ’ennemi de l’intérieur » de
Dieu et de son Église - les hérétiques et les schismatiques193 - en tant que
syntherapon194, « évêque du dehors »195, « semblable à un évêque général
(koinos episkopos) établi par Dieu » ...196 D ’après Eusèbe, il mena avec la même
ténacité la lutte contre le polythéisme, faisant détruire les temples païens, ériger
de nouvelles églises, interdisant la « superstition » ,..197

Tout au long du IVe s. devait continuer de se forger, à défaut d’être toujours


concrètement traduit en actes, l’idéal de la guerre sainte, même si l’expression
bellum sanctum n’est pas encore attestée. Combinant l’élaboration romaine de la
conception de la guerre « pie » et « juste »198 avec l’héritage vétérotestamentaire,
la restitution de la paix publique serait dorénavant intimement liée à l’institution
de la vraie religion. La fusion de deux traditions s’opéra d’autant plus aisément
que nombre de chrétiens avaient tôt développé une réflexion sur la providentialité
de l’Empire romain, dont l’extension, l’unité et la paix étaient censées avoir favo­

191. VC, m , 64-65, avec le commentaire d ’Eusèbe, 63 et 66.


192. VC,IV,41,2.
193. Voir par exemple VC, H, 7 1 ,2 (lettre à Arius et Alexandre) : « Notre grand Dieu, Sauveur de tous, a
apporté à tous la lumière ; sous la garde de sa Providence permettez que, puisque je suis le serviteur
du Très-Haut, je mène à terme la tâche de ramener les peuples de Celui-ci à la communion du synode,
par ma parole, mon ministère et mes pressantes admonestations » ; voir aussi IH, 65, 2 (lettre de
Constantin aux hérétiques) : « Car il convient au bonheur dont nous jouissons par la grâce de Dieu, de
conduire ceux qui vivent dans l ’espérance des biens à venir, de toute erreur désordonnée à la voie
droite, de l ’ombre à la lumière, de l’inconsistance à la vérité, de la mort au salut. Pour que ce remède
ait une force contraignante [suit l’énoncé de la procédure suivie par le prince]. »
194. VC, H, 6 9 ,2 (lettre à Alexandre et Arius) ; H, 72,1 (idem) ; IH, 12,5 (discours adressé aux évêques
réunis à Nicée) ; m , 17,2 (lettre aux Églises à l’issue de Nicée), etc.
195. VC, rv, 24.
196. VC, 1,44,2. On sait combien d’exégèses, de commentaires, ont suscités ces déclarations mises dans la
bouche de Constantin par Eusèbe, et je ne me risquerai pas à trancher ; on trouvera l’essentiel de la
bibliographie dans l ’édition citée de la VC, ad loc.
197. Voir notamment VC, IH, 51-58 ; cf. LC, V m .
198. Il est cependant important de soubgner que les auteurs chrétiens, qui utilisent couramment bellum
iustum (ou iniustum), ne semblent jamais associer pium à iustum. Du strict point de vue de la formula­
tion, ils « cassent » le couple justice et piété envers les dieux, qui était si constant dans la philosophie
depuis au moins Platon, et que l ’on retrouvait dans le discours païen sur la guerre « juste » ; néan­
moins, l’idée que la guerre n ’est juste que si menée dans le respect de la piété et des devoirs envers
Dieu se maintient tout à fait dans le christianisme.
G uerre et paix d e l ’Antiquité classique à l ’empire chrétien 55

risé l’expansion de la foi chrétienne199. Qu’il lui fût reconnu un caractère provi­
dentiel, ou qu’il fût accepté parce que, tout simplement, les chrétiens étaient des
citoyens romains, il en découlait une adhésion, explicite ou tacite, aux critères
traditionnels des guerres justes ou injustes, comme en témoigne Augustin qui - et
on l’oublie parfois, en faisant de l’évêque d’Hippone 1’« inventeur » des règles de
la guerre juste telles qu’elles seraient reprises par le Moyen Âge - nourrit très lar­
gement sa réflexion sur la guerre juste (comme l’avait fait également Ambroise
de Milan200) de la formalisation élaborée par Cicéron, même s’il corrige et éclaire
cet héritage par l’apport biblique et par sa réflexion théologique sur les aspira­
tions contraires des deux cités et sur le péché originel201. Augustin, si porté qu’il
fût pourtant à dénoncer les vices humains qui étaient à ses yeux la conséquence
du péché d’origine - et notamment la jalousie, la libido dominandi202, qui pous­

199. Si certains écrivains chrétiens, tels l'auteur de l ’Apocalypse ou, plus tard, Hippolyte de Rome, ne
reconnurent dans l ’Empire qu’un pouvoir maléfique, bien plus nombreux furent cependant ceux qui,
notamment parmi les Grecs, soulignèrent, sous une forme ou sous une autre, la simultanéité du règne
d ’Auguste qui avait réuni tous les peuples de l ’univers sous une monarchie unique (il s’agit là du
thème commun aux chrétiens et aux païens de l ’unité des peuples sous la domination de Rome), et
celle de l’Incarnation (voir par exemple Justin, 1 Apol., 63, 16 ; Méliton de Sardes, apud Eusèbe,
HE, rv, 26,7-8 ; Origène, C. Cels., H, 30 ; Eusèbe, PE, V, 1,4-6 ; X, 9 ,2 ; HE, 1,6,7-8 ; LC, 16,2-7 ;
Léon le Grand, Serm., 69, 2 ; 82, 2, etc.), et qui virent dans la pax romana instaurée par l ’Empire, en
dépit des persécutions conduites par les « mauvais » empereurs (mais grâce aussi à ces persécutions,
auxquelles est ainsi conféré un caractère providentiel : semen est sanguis Christianorum, comme
l’écrivait Tertullien, Apol., 50), un facteur favorisant la mission chrétienne, voire le résultat du dessein
divin, voir par exemple Irénée, Haer., IV, 30, 3, et 36, 6 ; un montaniste cité par Eusèbe,
HE, V, 16,19 ; Origène, C. Cels., H, 30 ; Eusèbe, HE, H, 2 ,6 ; DE, m, 2,27 ; m, 7,30-35 ; VU, 2 ;
VIH, 4, 13 ; PE, 1 ,4, 3-5 ; LC, 16, 3-17, 15 ; Prudence (sans doute parmi les premiers des écrivains
latins à reprendre ce thème), Sym., H, v. 583-633 ; Perist., H, 414-444 ; Ambroise, Psalm, 45, 21 ;
Orose, VI, 1, 6-8 et 22, etc. La cessation des persécutions, l’idéologie politique constantinienne
orchestrée par Lactance et Eusèbe, la coïncidence progressive des frontières de l’Empire et de la
chrétienté au cours du IVe s ., le recrutement des chrétiens, y compris celui des évêques, parmi l ’aristo­
cratie imprégnée des valeurs de l ’Empire, furent autant de facteurs qui ne purent que renforcer cette
réflexion.
200. Voir notamment Off., étroitement tributaire du traité homonyme de Cicéron, mais où Ambroise
s’appuie sur des exemples bibliques pour illustrer les principes de son modèle : 1,27,129 (éloge de la
fortitudo qui « à la guerre protège la patrie contre les barbares ») (cf. aussi Augustin, Ep. 220, 2) ;
1 ,29 (justice à observer à l’égard des ennemis) ; 1 , 35-36 sur la fortitudo, accompagnée de la iustitia,
illustrée notamment par David et Moïse pour le versant guerrier du courage. On connaît l ’influence
décisive d’Ambroise sur Augustin, qui n ’a pu que contribuer à entretenir l’inspiration cicéronienne de
ce dernier, marqué dès sa jeunesse par la lecture de 1’Arpinate.
201. En simplifiant beaucoup, on peut avancer l ’idée, me semble-t-il, que pour ce qui est des critères de la
guerre juste et injuste, Augustin reste tout à fait dans la tradition classique ; en revanche, son origina­
lité profonde (même si l ’on trouve déjà chez Tertullien des intuitions qui l ’annoncent) réside en ceci
qu’il intègre ces deux catégories de guerre au dessein divin : sub specie aeternitatis, guerre injuste et
juste se valent.
202. Une expression qui avait une longue histoire bien avant le christianisme et Augustin : voir par
exemple Ciu., IH, 14,2, qui s’appuie sur Virgile et Salluste.
56 Françoise M onfrin

sent l’homme à dépouiller et écraser son semblable et donc à lui faire la guerre,
ce que l’histoire de l’humanité, qui s’ouvrait sur un meurtre suscité par la jalousie
qu’éprouvent toujours les méchants pour les bons (Caïn)203, puis celle, plus parti­
culière, de Rome, fondée sur un meurtre primordial dû à la rivalité du pouvoir
terrestre (Romulus)204 - admettait bien la définition romaine de la guerre juste et,
partant, la légitimité de la guerre sous certaines conditions, de même, bien
entendu, qu’il admettait les guerres justes ordonnées par Dieu205. Tout en relativi­
sant, au sens propre du terme, le jugement porté sur la paix terrestre (les biens de
la paix terrestre ne doivent jamais être érigés en biens absolus et ils doivent être
rapportés à ceux de la cité céleste), il considérait néanmoins cette paix comme
une aspiration naturelle206 et un bien207 ; il reconnaissait donc que la guerre était
juste si, destinée à venger une iniuria208, conduite dans le respect des règles

203. Ciu., XV, 4.


204. Ibid. ; voir notamment en HI, 13-14 l’énumération des guerres incessantes de Rome.
205. Augustin admet explicitement le « droit de tuer », lorsque l’ordre en a été donné par Dieu ou lorsque
la loi l’autorise : cf. Ciu., 1 ,21 : « Voilà pourquoi ils n ’ont pas violé le précepte tu ne tueras pas, les
hommes qui ont fait la guerre sur l’ordre de Dieu, ou qui, représentant la puissance publique, ont puni
de mort les scélérats, conformément aux lois. »
206. Ciu., XIX, 10-12, reprenant des exemples cicéroniens et virgiliens. Mais il affirme aussi que l’huma­
nité, en conséquence du péché d ’Adam, serait constamment soumise à la tentation de la violence et de
la guerre (Ciu., XII, 23).
207. Ciu., XIX, 13,2 : « Aussi Dieu [...] a-t-il donné aux hommes des biens appropriés à cette vie, à savoir
la paix temporelle à la mesure de la vie mortelle, dans la santé, la sécurité et dans la société de ses
semblables, et tout ce qui est nécessaire pour conserver ou recouvrer cette paix [...]; et cela, à cette
condition très équitable que l ’homme mortel, qui aura fait bon usage de ces biens assortis à la paix des
mortels, en reçoive de plus grands et de meilleurs : cette paix même de l ’immortalité et de la gloire et
l’honneur avec elle dans la vie étemelle, pour jouir de Dieu et du prochain en Dieu ; mais l’homme
qui en aura abusé ne les recevra point et perdra aussi les autres » (pour les biens mis par Dieu à la
disposition de l’homme, Augustin s’inspire de Varron ; sur l ’usage des biens temporels, parmi les­
quels la paix, voir aussi Ciu., XIX, 14-17 ; S. 60,2-3 ; 80,7 ; Ep. 140,4, etc.)
208. C’est-à-dire, selon la définition qu’il fournit en Qu., Quaest. in Iesu Naue, 6,10 en 419, sur Jos 8,2 ,
dont il livre un commentaire fort intéressant car tentant de faire coïncider les règles traditionnelles de
la guerre « juste » et le récit biblique qui indique que Josué dressa, sur l’ordre de Dieu, une embus­
cade (insidias) à ses ennemis : Quod Deus iubet loquens ad Iesum, ut constituat sibi retrorsus
insidias, id est insidiantes bellatores ad insidiandum hostibus, hinc admonemur non iniuste fieri ab
his qui iustum bellum gerunt, ut nihil homo iustus praecipue cogitare debeat in his rebus, nisi ut
iustum bellum suscipiat, cui bellare fas est ; non enim omnibus fas est. Cum autem iustum bellum
susceperit, utrum aperta pugna, utrum insidiis uincat, nihil ad iustitiam interest. lusta bella ea defi­
niri solent quae ulciscuntur iniurias, si quas gens uel duitas quae bello petenda est, uel uindicare
neglexerit quod a suis improbe factum est, uel reddere quod per iniurias ablatum est. Si Augustin
connaissait parfaitement les règles de la « guerre juste », il n ’accorde cependant ici, ayant en perspec­
tive la paix et la justice eschatologiques, qu’une importance relative à la justice des moyens employés,
jugeant de la « justice » de la guette surtout à la justice de la cause poursuivie, ordonnée au dessein
divin ; la dernière phrase, qu’il introduit par un sed etiam qui semble bien indiquer qu’outre les
guerres destinées à venger une iniuria, sont justes toutes celles que Dieu commande, ouvre la voie à la
notion de « guerre pour Dieu », de guerre ordonnée par Dieu, donc de « guerre sainte » ; voir aussi
C. Faust., 22,74-78 (les guerres ordonnées par Dieu à Morse et aux Hébreux).
G uerre e t paix de l ’Antiquité classique à l ’empire chrétien 57

reçues définissant la guerre juste209, menée en vue de la paix, elle mettait fin à
une situation d’injustice plus grande que celle qu’elle constituait en elle-même :
« Mais si, en songeant à la condition et aux vicissitudes communes, elle [la cité terres­
tre] s’enfle moins de la prospérité présente qu’elle ne s’angoisse des retours possibles
de l’adversité, sa victoire alors est seulement mortelle : car il lui sera impossible de
maintenir toujours sa domination sur ceux qu’elle a pu subjuguer de la sorte. Mais on
dirait à tort que les biens que cette cité désire ne sont pas de vrais biens, puisqu’elle-
même, comme partie du genre humain, est meilleure encore. Car en vue de biens
infimes, elle désire une certaine paix terrestre, et c’est pour l’obtenir qu’elle fait la
guerre21021; si elle triomphe et que personne ne lui résiste plus, ce sera la paix que
n’avaient pas les parties adverses lorsqu’elles se battaient pour des biens qu’en leur
malheureuse indigence, elles ne pouvaient posséder ensemble. Voilà la paix que pour­
suivent ces guerres harassantes, la paix qu’obtient une victoire réputée glorieuse !
Quand sont vainqueurs ceux qui défendent la cause la plus juste, qui douterait que soit
louable une telle victoire et la paix qui en résulte ? Ce sont là des biens et assurément
des dons de Dieu (Quando autem uincunt qui causa iustiore pugnabant, quis dubitet
gratulandam esse uictoriam et prouenisse optabilem pacem ? Haec bona sunt et sine
dubio Dei dona sunt). »2U
Partant, il admettait ces « guerre justes, guerres indemnes d’impiété et d’injus­
tice » qui permirent à l ’Empire d’étendre sa domination sur la terre, grâce à
l’injustice des peuples voisins guerroyant entre eux, jouant ainsi un rôle de juge
des nations212 ; nourri d’histoire et de culture classique, avec son horreur et sa
terreur des guerres civiles213, il reconnaissait également la distinction classique

209. Voir en particulier la reprise de la citation de Cicéron, Rep., Ht, 26,37 frg. 1 en Cìu., XXII, 6 ,2 , ainsi
que C. Faust., 2 2 ,74-77, qui, s’appuyant sans doute sur Cicéron, Off., 1,8,34-12,38, intègre la guerre
juste dans le dessein divin ; Ep. 189,6 (lettre adressée au comes Boniface) ; l’oeuvre d’Augustin offre
de nombreux autres exemples d’utilisation des définitions classiques de la guerre juste ou injuste pour
commenter l ’Ancien Testament.
210. Ad eam [pacem] desiderat peruenire bellando : cf. Cicéron, Off., I, 11, 34: Quare suscipienda
quidem bella sunt ob eam causam ut sine iniuria in pace uiuatur ; voir aussi Cìu., XIX, 12, 2 ;
Ep. 189, 6 ; 229, 2 (lettre à Darius, qui avait négocié une trêve avec les Vandales, où Augustin fait
l ’éloge de la guerre conduisant à la paix, pour néanmoins faire un éloge plus grand encore de la paix
acquise par la négociation, se montrant en cela aussi fidèle à la tradition classique qui voyait dans la
guerre le recours quand toute autre solution avait été épuisée).
211. Ciu., XV, 4; voir aussi DI, 10 (les guerres défensives menées par Rome contre ses ennemis injustes) ;
Qu., Quaest. in Iesu Naue, 6, 10 (suite du paragraphe cité précédemment, n. 208) : Sed etiam hoc
genus belli sine dubitatione iustum est, quod deus imperat, apud quem non est iniquitas et nouit quid
cuique fieri debeat. In quo bello ductor exercitus uel ipse populus non tam auctor belli quam minister
iudicandus est. Cf. aussi la définition du ius gentium fournie par Isidore de Séville (n. 38).
212. Ciu., IV, 15 ; mais le même résultat eût pu être acquis sans effusion de sang, n ’était-ce la soif de gloire
des Romains (V, 17,1).
213. Voir la formule qu’il emploie en Ciu., IH, 23 : discordiae duties uel potius induites, nec iam sedi­
tiones, sed etiam ipsa bella urbana [...] il y cite bien souvent Saliuste, Lucain ou Florus, les sombres
écrivains de la Guerre civile.
58 Françoise M onfrin

entre ìusta bella et bella iniqua et impia, entre « les guerres d’une pire espèce, à
savoir les guerres sociales et civiles » et la « guerre juste »214. Cependant, la
guerre, même « juste », était à ses yeux une miseria fondamentale de l’humanité,
conséquence du péché originel215, un instrument de la justice divine, tout comme
l’esclavage216. Tenant constamment ce double point de vue - certaines guerres
sont justes, d’autres non, mais toute guerre découle de la faute d’Adam, et,
comme telle, participe du plan divin, qu’elle soit juste ou injuste - Augustin
intègre la guerre dans sa théodicée, et sa réflexion (et les lectures qu’en feraient
les théologiens des époques ultérieures) devait marquer une étape décisive pour la
réflexion de l’Occident chrétien sur la guerre et la paix.
Deux œcuménismes viendraient alors se rencontrer, celui de Rome et celui de
la catholicité, la guerre contre les Barbares païens, mais surtout ariens, renforçant
les couples antagonistes Romains-catholiques / barbares-hérétiques, les Romains
catholiques marchant sous le signum de la croix effectivement adopté, sinon dès
le règne de Constantin, du moins sous celui de son fils Constance217. L’Empire

214. Ciu., XSX, 7.


215. Cf., sous son influence, Orose, 1 ,1,12.
216. Ciu., XIX, 15 ; voir aussi V, 23 (c’est Dieu qui décide de mettre fin aux guerres, civiles ou extérieu­
res, selon qu’il a décidé « dans sa justice d’accabler, ou dans sa miséricorde, de consoler le genre
humain »).
217. Voir par exemple Ambroise, Fid., 1 ,3, s’adressant à Gratien partant en guerre contre les Goths : « Tu
sais que Ton obtient d ’ordinaire mieux la victoire grâce à la foi de l’empereur que grâce à la force des
armées. Abraham également était chef de guerre et mena au combat 318 hommes ; il rapporta les
trophées prélevés sur d’innombrables ennemis : grâce au signe de la Croix du Seigneur, il vainquit les
forces de cinq rois victorieux avec leurs escadrons ; il vengea un proche, il mérita de retrouver le fils
de son frère et d ’obtenir le triomphe. Jésus fils de Navé, de même, a vaincu par le son des trompettes
sacerdotales les forces ennemies dont il n ’a pu triompher avec l ’ensemble des troupes de son armée,
dans qu’il eut reconnu le chef de la milice céleste. Par conséquent, toi aussi tu t’apprêtes à vaincre, toi
qui adores le Christ (Nosti enim fide magis imperatoris quam uirtute militum quaeri solere uictoriam.
Nam et Abraham trecentos decem et octo duxit ad bellum et ex innumeris tropaea hostibus reportauit
signoque dominicae crucis et nominis quinque regum uictriciumque turmarum subacto robore et ultus
est proximum et filium meruit et triumfum. lesus quoque, filius Noue, hostes, quos totius exercitus
manu ualida superare non poterat, septem tubarum sacerdotalium sono uicit, ubi ducem militiae
caelestis agnouit) » ; Prudence, Sym., II, v. 707- 715, dans une prosopopèe de Rome qui illustre fort
clairement la conversion chrétienne de la guerre : « Est-ce sous les auspices de Jupiter que ce jour
fameux apporta une si grande récompense de la valeur ? Le chef de l’armée et de l ’empire était un
jeune homme [= Honorius] puissant par le Christ, qui s’était associé son père Stilichon. L’un et l’autre
ne connaissaient qu’un Dieu, le Christ. C ’est après avoir adoré ses autels, après avoir tracé sur son
front le signe de la croix qu’on fit retentir les trompettes. En tête des enseignes en forme de dragons
s’avançait la hampe qui porte haut le monogramme du Christ. En ce combat fut enfin puni et détruit
ce peuple de Pannonie qui nous avait été fatal pendant trente ans [Alaric] (Numquid et Ule dies loue
contulit auspice tantum / uirtutis pretium ? dux agminis imperiique / christipotens nobis iuuenis fuit et
comes eius / atque parens Stilico ; deus unus Christus utrique. / Huius adoratis altaribus et cruce
fronti / inscripta cecinere tubae. Prima hasta dracones / praecurrit quae Christi apicem sublimior
effert. / Illic ter denis gens exitiabilis armis / Pannoniae poenas tandem deleta pependit). » Les images
monétaires confirment l ’adoption du labarum à partir du règne de Constance H.
G uerre e t paix d e l ’Antiquité classique à l ’empire chrétien 59

byzantin, héritier de la théologie politique d’Eusèbe, opérerait une redoutable


fusion entre le parcere subiectis virgilien que devait citer encore Corippe au
VIe s., et les versets bibliques sur l’abaissement des orgueilleux et le salut des
humbles, telles 1 P 5 ,5 218. La paix, quand elle ne serait pas conforme à la loi de
Dieu, pourrait désormais être tenue pour aussi injuste, voire plus injuste encore
que la guerre, la réalisation d’une paix conforme à la loi de Dieu pourrait devenir
un motif légitime pour entreprendre la guerre. Aspirant à la paix de l’univers sous
l’empire du Christ, on pourrait prêcher une guerre conforme à la « justice et [à] la
sainteté »219 pour y contraindre les nations « perfides » et pour réintroduire dans
la paix de l’Éghse les hérétiques et les schismatiques, fauteurs d’une guerre
injuste contre Dieu et ses véritables fidèles. Le « contraindre à la paix » qui avait
fondé la politique d’Auguste et de l’Empire aussi longtemps que ce dernier fut
capable de s’étendre se transformerait, dans la perspective des deux cités mêlées,
en un « contraindre à la paix chrétienne » et l’on dirait volontiers, en grossissant
certes le trait, que l’on ne serait pas éloigné parfois de prêcher la guerre pour dis­
cipliner la paix, dans une conversion chrétienne du Si uis pacem...220 Augustin
adossait sa doctrine de la guerre juste et pie et de la paix à Cicéron, Thomas
d’Aquin, dans la q. 40 de la Somme Théologique « Sur la guerre », devait s’en
référer à l’autorité de l’évêque d’Hippone (et partant de Cicéron) pour justifier la
guerre en vue de la paix - lui attribuant au demeurant, parmi d’autres, un texte
dont il ne semble pas être l’auteur : « Chez les vrais adorateurs de Dieu, les
guerres mêmes sont pacifiques, car elles ne sont pas faites par cupidité ou par
cruauté, mais dans un souci de paix, pour réprimer les méchants et secourir les
bons »221 ; et il poursuit en citant toujours Augustin : « Ceux qui font des guerres
justes recherchent la paix. Et par la suite, ils ne s’opposent pas à la paix, sinon à
la paix mauvaise que le Seigneur n’est pas venu apporter sur la terre, selon saint
Matthieu [Mt 10, 34]. C’est pour cela que saint Augustin écrit : « On ne cherche

218. Voir M. Lausberg , « Parcere subiectis. Zur Vergilnachfolge in der Johannis des Coripp », dans
JbAC, 32,1989, p. 105-126.
219. Le groupement des deux noms (ou des deux adjectifs) est bien attesté dans la LXX et la Vetus Latina :
voir par exemple Ep. 4,24.
220. Bernard de Clairvaux, Epist. 363, 7, enchaînait, juste après avoir cité le ui uim repetiere d’Isidore de
Séville (cf. supra, n. 38), avec la citation de Virgile, En., VI, 853 (cf. supra, p. 26), ainsi introduite :
Est autem Christianae pietatis, ut debellare superbos, sic et parcere subiectis, his praesertim quorum
est legislatio et promissa, quorum patres, et ex quibus Christus secundum camem, qui est super omnia
deus benedictus in saecula [...] ; la lettre est truffée de citations classiques, elles-mêmes entre-tissées
de citations bibliques.
221. STh, Ha, Hae, q. 40, a. 1 ; la citation la plus proche d’Augustin provient de Ciu., XIX, 12,1 (au début
du grand développement sur l ’aspiration à la paix universelle, même chez les méchants) : « C’est
donc en vue de la paix que se font les guerres, et cela même par ceux qui s’appliquent à l’exercice des
vertus guerrières dans le commandement et le combat. D ’où il est clair que la paix est le but recherché
par la guerre, et nul ne cherche la guerre en faisant la paix. »
60 Françoise M onfrin

pas la paix pour faire la guerre, mais on fait la guerre pour obtenir la paix. Sois
donc pacifique en combattant, afin de conduire ceux que tu connais au bienfait de
la paix, en remportant sur eux la victoire. »222

222. STh, ibid., citant Augustin, Ep. 189,6 (je mets entre crochets les mots d’Augustin qui ont été modifiés
ou supprimés par Thomas) : Non [enim] pax quaeritur, ut bellum exerceatur [excitetur], sed bellum
geritur, ut pax adquiratur. Esto ergo etiam bellando pacificus, ut eos, quos expugnas, ad pacis utilita­
tem uincendo perducas [beati enim pacifici, ait dominus, quoniam ipsi filii dei uocabuntur : Thomas
d ’Aquin omet la citation de Ufi 5,9].
I. AU SERVICE
DES MONARCHIES PONTIFICALE ET ROYALE
LE NEGOTIUM PACIS ET FIDEI
OU L’AFFAIRE DE PAIX ET DE FOI,
UNE DÉSIGNATION DE LA CROISADE ALBIGEOISE À REVOIR

M o n iq u e Z e r n e r

e negotium pacis et fidei : il revient au père Marie-Humbert Vicaire d’avoir


L attiré l’attention sur l’importance de cette figure du discours pour désigner la
croisade albigeoise, dans une communication lumineuse intitulée « “L’affaire de
paix et de foi” du Midi de la France (1203-1215) » au 4e colloque de Fanjeaux
consacré à la Paix de Dieu et la guerre sainte en Languedoc, cela il y a plus de
trente ans1. Ayant repéré l’expression amicus negotii fidei et pacis dans le procès
de canonisation de saint Dominique en 1233, il remarquait que le couple fides et
pax tel qu’il est employé dans ces années est une forme dérivée du couple pax et
fides qui apparaît dans l’expression negotium pacis et fidei dans les lettres
d’innocent IO, dans VHystoria albigensis de Pierre, moine de l’abbaye cister­
cienne des Vaux-de-Cemay, et dans les documents contemporains où la paix est
nommée la première. S’agissait-il d’une association contingente née du hasard de
l’histoire, s’est-il demandé, du fait que les mêmes personnages attaquaient la paix
et la foi, ou bien, à l’époque, « quelques liens essentiels et profonds rattachent-ils
aux yeux des hommes d’Occident la paix et la foi » ? M.-H. Vicaire était conscient
de l’enjeu, disons moral, de son étude : « Si l ’on se rappelle, écrivait-il (p. 103),
que l’affaire de foi entraîne alors précisément des actions de répression violente,
et finalement de guerre sainte, on peut s’étonner de la voir identifiée à l’affaire de
paix. Et il ne suffit pas de remarquer que, de tout temps, la défense de la paix a,
elle aussi, entraîné par une pente irrésistible des opérations de guerre - nous
l’avons expérimenté en plein XXe siècle - pour expliquer l’anomahe de cet accou­
plement. A plus forte raison si l ’on remarque que, dans ce couple, l’objet principal
est la paix. » Et, disait-il un peu plus loin (p. 105) : « A partir du point de vue
limité et bien défini du negotium pacis et fidei, il nous sera possible, croyons-
nous, de saisir et de mieux expliquer les surprenantes liaisons qui soudent, dans la
mentalité de l’époque, la Paix de Dieu, l’action de foi et la guerre sainte, dont les
éléments à nos yeux paraissent presque inconciliables. » Les hens essentiels et

1. M.-H. VICAIRE, « “L’afifaire de paix et de foi” du Midi de la France (1203-1215) », dans Paix de Dieu et
guerre sainte en Languedoc au XIIIe siècle, Cahiers de Fanjeaux, 4, Toulouse 1969, p. 102-127.
64 M onique Z erner

profonds entre la paix et la foi, M.-H. Vicaire les voit se dessiner à partir de l’asso­
ciation des routiers aux hérétiques faite au 3e concile du Latran en 1179.
Il m’avait semblé que parler de « l’affaire de paix et de foi » s’imposait dou­
blement dans un colloque sur le thème « Prêcher la paix et discipliner la société ».
« L’affaire de paix et de foi » est d’autant mieux dans le sujet que la paix, mise
avant la foi, est l’objet principal comme le dit M.-H. Vicaire, et qu’elle a été la
cause immédiate de la prédication mendiante selon le témoignage particulière­
ment fiable de Pierre des Vaux-de-Cemay, en tant que cistercien écrivant trois ans
avant la fondation de l’ordre des Prêcheurs2. Mais depuis le 4e colloque de
Fanjeaux, de nombreux travaux ont renouvelé la perspective dans laquelle on doit
considérer le Midi de la Gaule à l’époque de la croisade albigeoise, dont la
connaissance s’est beaucoup enrichie au plan politique et religieux. Ces travaux
ne font pas toujours l ’unanimité, mais quoi qu’il en soit, on ne peut plus ignorer
aujourd’hui la possibilité que le risque hérétique ait été largement instrumentalisé
et par conséquent grossi3. Par ailleurs, les enquêtes lexicales ont été révolution­
nées par les techniques informatiques. En profitant des facilités que donnent
maintenant les bases de données numérisées, il était tentant de revenir sur
l’enquête menée par M.-H. Vicaire à propos de la trilogie « affaire de paix et de
foi » et du couple « paix et foi », pour reprendre ses mots, et de l’élargir au
couple « hérétiques et routiers ». Je me limiterai à ces associations textuelles pour
essayer de distinguer leur statut dans le discours et leur fonction. Il convient en
effet de ne pas prendre pour des informations positives des figures rhétoriques
plus ou moins mécaniquement répétées. Quand Pierre des Vaux-de-Cemay
associe les routiers aux hérétiques, cela ne prouve pas forcément que la Paix de
Dieu, les actions de foi et la guerre sainte étaient soudées dans les mentalités de
l’époque, comme l’écrit M.-H. Vicaire en considérant comme un fait acquis que
les mêmes personnages attaquaient la paix et la foi.
Dans cette enquête, VHystoria albigensis est d’un intérêt exceptionnel4. On
ne dira jamais assez combien cette œuvre, fort longue, particulièrement bien

2. C ’est Pierre des Vaux-de-Cemay qui rapporte comment l’évêque d ’Osma a donné aux légats du pape en
mission dans le Midi en 1206 le « conseil salutaire de s’adonner avec plus d’ardeur à la prédication,
d’agir et d ’enseigner en s’avançant humblement à l ’exemple du pieux Maître afin de pouvoir fermer la
bouche des méchants, et aller à pied, sans or ni argent, en imitant en toutes choses le modèle apos­
tolique ». Un conseil accueilli de façon mitigée par la mission uniquement composée de cisterciens
« qui ne voulaient pas prendre sur eux ce qui était une quasi-nouveauté » - on sait que le pape donna
son autorisation seulement fin 1206 (cf. P. GUÉBIN et E. LYON, Petri Vallium Sarnaii monachi Hystoría
Albigensis (abrégé Hystoria),t. 1, Paris, 1926,p. 23, § 21).
3. Voir les différents points de vue soutenus dans La Croisade albigeoise, colloque de Carcassonne, CEC
- octobre 2002, sous la présidence de Michel Roquebert, juin 2004.
4. Hystoria, cit., t. 1,2, 3,1926-1939. Noter que mes traductions diffèrent un peu de celles de P. G U É b i n
et H. M a i s o n n e u v e , Histoire albigeoise, nouvelle traduction, Paris, 1951, pas assez littérale pour mon
propos.
L e negocium pacis et fedei ou l ’affaire de paix e t de foi 65

diffusée, traduite en français dès le x m e siècle, retraduite au XVe, beaucoup de


fois imprimée, objet d’une minutieuse édition critique richement pourvue de
notes émdites au XXe siècle, est déterminante dans les schémas de pensée
d’aujourd’hui comme d’hier5. Elle a imposé, quoiqu’on en veuille, sa grille de
lecture sur bien des points, ainsi sur l’action des légats avant et après l’appel à la
croisade lancé par le pape en mars 1208, à la base des réflexions sur l’affaire de
paix et de foi. Notre chance est que les conditions dans lesquelles elle est écrite
sont particulièrement claires, les biais évidents. Son auteur, Pierre des Vaux-de-
Cemay, est arrivé dans le Midi en mars 1212 et en est reparti après la fin du
concile qui s’est tenu durant tout le mois de janvier 1213 à Lavaur, aux confins de
la vicomté de Béziers-Carcassonne, désormais soumise, et du comté de Toulouse
où Montfort n’a pas encore vraiment pénétré, avec beaucoup de prélats venus de
France. Il repart avec l’abbé, qui est son oncle, sur place depuis l’automne 1209.
C’est à Lavaur, à la fin de ce premier séjour, qu’il écrit sa préface dédicacée à
Innocent IH, et probablement le principal de son texte, dans une atmosphère
propice à son travail, au milieu de prélats qui s’efforcent eux-mêmes de mettre
par écrit le processus de la mise en accusation du comte de Toulouse à l’intention
du pape que le roi d’Aragon presse d’arrêter la croisade. Lui-même insère la lettre
du roi d’Aragon adressée aux prélats, leur réponse ainsi que celle de l’archevêque
de Narbonne, enfin leur lettre au pape. Il n’écrit pas une chronique mais une
histoire soigneusement composée : « Au début de cet ouvrage je traite brièvement
des sectes hérétiques et de la manière dont les méridionaux furent contaminés
jadis par la lèpre de l’hérésie. J’expose ensuite comment les prédicateurs de la
parole de Dieu, ministres de votre sainteté, invitèrent les hérétiques méridionaux
à cesser de prévariquer pour rentrer en eux-mêmes et les en requirent à plusieurs
reprises. Enfin je représente selon Tordre chronologique, aussi bien que je puis,
les venues des croisés, les prises de cités et de places-fortes, et autres choses
concernant le déroulement de l’affaire de foi, ad processum negotii fidei perti­
nentia. » S’il donne probablement sa forme finale au texte à son retour au monas­
tère, c’est très vite, dans l’isolement, sans connaître la suite des événements.
Ainsi est composée la première partie de l’œuvre, soit les deux tiers (§ 1-398). Il
reprend la plume six mois plus tard, en août 1213, avant la bataille de Muret, et
commence avec autant de soin une première continuation, qu’il va tenir au
courant par des additions qui ne sont pas strictement écrites au fur et à mesure des
événements, en prenant le temps de composer méthodiquement son œuvre.*il

5. Hystoria, voir la notice, t. 3, p. i-cvn : on conserve encore onze manuscrits de VHystoria, trois sont du
xme siècle, trois du xrve, deux du XVe et deux du XVIe. La première traduction est connue par deux
manuscrits du xme siècle. Aubry de Trois-Fontaines (qui ne donne pas le nom de Pierre, dont beaucoup
de manuscrits ne citent que l ’initiale) en recommandait la lecture : « Pour bien connaître les Albigeois,
il faut se procurer le petit livre du moine du seigneur Guy, abbé de Cemay, où toute cette affaire est
expliquée avec soin. »
66 M onique Z erner

Pierre des Vaux-de-Cemay est un témoin infiniment précieux de l’écho reçu


par l’expression negotium pacis et fidei dans le milieu des acteurs de la croisade.
Ce n’est pas le cas de la Chanson de la croisade albigeoise, en occitan et en vers,
où la paix n’est pas associée à la foi, y compris dans la première partie qui est
l’œuvre de Guillaume de Tudèle, favorable aux croisés6. Quant à la Chronique de
Guillaume de Puylaurens, elle est de rédaction trop tardive7.

I. L e n eg o tiu m pacis e t fid ei com m e figure d u discours

À partir des cédéroms de la Library o f Christian latin texts ou Cetedoc et de la


Patrologie latine, je commencerai par confirmer cette belle intuition de
M.-H. Vicaire, que la formulation negotium pacis et fidei naît avec la croisade
albigeoise8. Si tant est qu’une statistique sur pax et fides a un sens, on peut
ajouter que le couple n’est pas fréquent sauf à son propos9. Dans le Cetedoc, où
ne figure aucune histoire de la croisade albigeoise et où les hérétiques albigeois
apparaissent seulement deux fois, on ne trouve que deux occurrences du couple
« paix et foi », qui ne sont pas associées à negotium ou negocium10. La Patrologie
latine en comprend une soixantaine et le tiers se rapporte à la croisade albigeoise.
Aussi bien, en ce cas, la statistique comprend non seulement la correspondance
d’innocent DI - où sont insérés trois dossiers concernant la croisade albigeoise, à
l’année 12 du pontificat les textes relatifs à la procédure menée contre le comte de
Toulouse et les serments de Saint-Gilles (1209), à l’année 15 les lettres échangées

6. La Chanson de la croisade albigeoise, éd. et trad, du provençal par E. MARTIN-CHABOT, t. 1, 2 et 3,


Paris, 1961.
7. GUILLAUME DE Puylaurens , Chronique, texte édité, traduit et annoté par J. DUVERNOY, Paris, 1976.
L’auteur n ’a pas pu commencer à écrire avant 1249, et a dû rédiger soit en deux temps, soit d ’un seul
trait dans les armées 1260. Marco MESCHINI a souligné avec raison les qualités historiques de cette
œuvre, appelée à tort chronique (voir « H “negotium pacis et fidei” in Linguadoca tra x n e xm secolo
secondo Guglielmo di Puylaurens », dans Mediterraneo Medievale. Cristiani, musulmani ed eretici tra
Europa e Oltremare, secoli IX-X11I, a cura di M. MESCHINI, Milan, 2001, p. 131-168). J’ajoute, car
le titre de l’article pourrait induire en erreur, que Guillaume de Puylaurens n ’écrit pas qu’il traite de
« l’affaire de paix et de foi » mais de « l ’affaire albigeoise » - Incipit prologus super hystoria negocii a
Francis Albiensis vulgariter appellati [ . . . ] - et n’emploie l ’expression negotium pacis et fidei qu’une
seule fois (voir infra, texte et n. 31).
8. Cetedoc : Library o f Christian latin texts, CLCLT-5, Brepols, 2002. Patrologia latina database,
Chadwyck-Healey, 1997.
9. Ainsi, pour s’en tenir à la rigueur formelle de la statistique, le cas où les deux mots sont dissociés gram­
maticalement n’a pas été compté, bien que, du point de vue du sens, paix et foi soient accouplées : ibi
habitabant turbatores pacis et fidei subversores (Hystoria , § 588).
10. [ ...] reginam apostatricem pacis et fidei violatricem (Historia Compostellana). [ ...] sub falsa pacis et
fidei sponsione (Sigebert de Gembloux, Chronica). Les hérétiques albigeois sont mentionnés dans un
sermon de Thomas de Chobham et dans la Chronica latina regum Castillae.
L e negocium pacis et fidei ou l ’affaire de paix et d e foi 67

au concile de Lavaur (1213)11 - , mais aussi VHystoria albigensis éditée au


tome 213. L’une des plus anciennes occurrences, sous la forme studio pacis et
fidei, se trouve dans la conférence de Carthage de 411 qui met un terme au conflit
donatiste, dont les décisions passèrent dans le code théodosien12.
Dans environ 75 % des cas, le couple pax et fides se présente au génitif, avant
ou après unitas ou ecclesia (surtout chez les auteurs anciens), turbatores ou
inimici (cinq exemples chez Pierre des Vaux-de-Cemay), après causa, tutela, après
verbum et negotium uniquement dans le cas de la croisade albigeoise. Au total,
38 % des cas au génitif concernent la croisade albigeoise, c’est-à-dire beaucoup13.
Ainsi les seuls cas où le couple « paix et foi » est associé à negotium (aucune
occurrence avant ou après negotii), dans toute la Patrologie latine, sont relatifs à
la croisade albigeoise. Ils sont neuf en comptant le cas où la formulation est inver­
sée (fidei et pacis negotium) et le cas où et est remplacé par ac (negocium pacis ac
fidei). La trilogie apparaît dans trois lettres d’innocent HI, l’une n’étant pas éditée
par Migne mais copiée par Pierre des Vaux-de-Cemay (où elle est répétée deux
fois de suite), dans quatre passages de VHystoria, compte non tenu de cette lettre,

11. PL, t. 216 : Processus negotii Raymundi Comitis Tolosani (89-90 à 97-98), Forma juramenti baronum,
civitatum aliorumque locorum domino Papa danda (127-138), De negotio Comitum Tolosae,
Convenarum, Fuxi et Gastoni de Bearno (833-849) publié par Migne d ’après Baluze. A comparer avec
les textes réunis par M A N SI, XXII (864-891, Concilium Vaurensis in causa Petri Arragonum regis
contra Comitem Tolosanum protegentis..), qui insère quelques passages de VHystoria. Ces dossiers se
présentaient peut-être ainsi dans les registres originaux : rappelons que la chancellerie pontificale avait
bien consacré un registre au negocium Romani Imperii (édité par Migne à la fin du t. 216). Bien
entendu, nous n ’avons pas compté deux fois les occurrences qui se trouvent dans les textes du t. 213
faisant doublon avec ceux du t. 216.
12. PL, t. 11, 1261, Gesta collationis carthaginensis : [ ...] studio namque pacis et fidei tantorum dissidia
populorum ex antiqua persuasione venientia veritatis voluit manifestatione sedari [...]. Cunctos
etenim, tam catholicae quam Donatistiane partis episcopos, in unum voluit congregari [...].
13. Sur 45 occurrences de pacis et!ac fidei dans la Patrologie latine, 17 concernent la croisade albigeoise
(8 chez Innocent m , 8 chez Pierre des Vaux-de-Cemay, une dans la lettre de l’évêque de Béziers).
Quant aux autres, au nombre de 28, la grande majorité se trouvent dans les tomes regroupant les textes
antérieurs au XIe s., au nombre de 21 du 1 .1 au 1 .146 sous forme de citations récurrentes, à propos des
Donatistes (Studio namqüe pacis et fidei), de saint Chrysogone (Nos enim pro studio pacis et fidei), des
Nestoriens et des Eutychianites (Ad unitatem pacis et fidei), chez Léon 1er et Nicolas 1er (propter uni­
tatem pacis et fidei). Seulement 7 se trouvent chez des auteurs des XIe et xne siècles, 6 se réfèrent à la
violation de paix ou de pactes (cf. les deux occurrences citées n. 10, aussi dans la Patrologie latine),
une se trouve chez Pierre de Blois dans la péroraison d’une lettre sur la mort de Thomas Becket qui se
termine sur les turbatores ecclesie et pacis et fidei subversores (t. 207,94).
Sur 5 occurrences à l’accusatif, une concerne la croisade albigeoise (cf. infra, lettre d’Innocent III du
10 mars 1208), une vient de Léon 1er et se rapporte aux Manichéens (qui ecclesiae pacem et fidem
conturbare).
Sur 7 occurrences au nominatif, aucune ne concerne la croisade albigeoise, l ’une vient d’Ambroise
citant IV Rois, 20,19, Fiat pax et fides in diebus meis, six identiques viennent de Rufin (Ecclesiarum
pax et fides in Orientis atque Occidentis partibus).
68 M onique Z erner

et dans une lettre de l’évêque de Béziers au pape, qui est copiée dans le dossier du
concile de Lavaur. Seule, par conséquent, l’affaire albigeoise porte ce nom.
Negotium est pourtant fréquent chez certains auteurs. Dans le Cetedoc, il
revient particulièrement souvent sous la plume de Guillaume de Tyr aux différents
cas du singulier (environ 600 occurrences), qui toutefois ne l’associe jamais ni à
pax, ni h fides. Dans la Patrologie latine, on compte plus de 3 100 occurrences
(plus de 1 700 au singulier, 1 400 au pluriel). Le terme implique des tractations
ou négociations dans le domaine économique, politique, militaire, judiciaire (voir
son emploi chez Gratien où l’on compte 176 occurrences, 104 au pluriel, la forme
la plus fréquente étant secularibus negotiis). Un bon tiers se trouve dans la
correspondance d’innocent E3, avec près de 1 000 occurrences au singulier et 200
au pluriel : 254 occurrences au singulier et 81 au pluriel au tome 214 (années 1 à
5 du pontificat, fév. 1198-fév. 1203), 380 occurrences au singulier et 61 au pluriel
au tome 215 (années 6 à 11, 1203-1209), 333 au singulier et 47 au pluriel au
tome 216 (années 12 à 16, 1209-1213), sans compter 116 occurrences au singu­
lier et 34 au pluriel dans le Registrum de negotio Romani Imperii édité à la fin de
ce tome. Le terme de negotium semble avoir été privilégié par Innocent III
pour évoquer ses « affaires séculières ». Comme le negotium Romani Imperii, le
negotium Comitis Tolosani aurait mérité un dossier particulier en 1209 et en 1213,
si l’on se fie à la présentation de Migne, qui pourrait bien être l’auteur des titres14.
Toutes proportions gardées, le terme est aussi très fréquent chez Pierre des Vaux-
de-Cemay : 119 occurrences au singulier, 12 au pluriel.
En bonne rigueur, il aurait fallu mener l’enquête sur tous les cas où negotium
porte un nom qui en précise l’objet. Je me contente de dire que negotium fidei, ou
fidei negotium, aux différents cas du singulier, désigne la croisade, et qu’il s’agit
généralement de la croisade albigeoise (33 occurrences sur 43), principalement
ainsi désignée par Pierre des Vaux-de-Cemay (30 occurrences). De même,
negotium Christi ou Christi negotium (17 occurrences) désigne généralement la
croisade, parfois en Terre sainte (une occurrence chez Foucher de Chartres,
trois chez Bernard de Clairvaux, une chez Louis VII dans une lettre à Suger et
une chez Pierre de Blois), plus souvent la croisade albigeoise : 8 occurrences, qui
proviennent toutes de Pierre des Vaux-de-Cemay, qui parle plus volontiers de
« l’affaire de Jésus-Christ », Jhesu Christi negotium ou negotium Jhesu Christi
(21 occurrences) - l’expression lui est propre.

14. Si la correspondance des années 1 et 2, et 5 à 8, du pontificat d’Innocent III est maintenant disponible
dans l ’édition de l ’Institut autrichien de Rome (Die Register Innocenz’III, bearbeitet von
O . HAGENEDER et al., 1. Band, Gräz-Köln, 1964 ; 2. Band, Rome-Vienne, 1979 ; 5. Band, Vienne,
1993 ; 6. Band, Vienne, 1995 ; 7. Band, Vienne, 1997 ; 8. Band, Vienne, 2001), celle des autres années,
en particulier au temps de la croisade albigeoise (à partir de l’année 11 du pontificat) attend encore une
édition critique. La difficulté vient de la disparition de beaucoup de registres d’innocent m .
L e negocium pacis et fidei ou l ’affaire de paix et de foi 69

Le negotium pacis et fidei désigne la croisade albigeoise et elle seule. Mais


elle est loin d’être dominante.

Les lettres d ’Innocent III

Verbum pacis et fidei : 1208


Le couple pax et fides apparaît pour la première fois dans les registres
d’innocent El dans la lettre où il appelle les populations méridionales à la croi­
sade à la suite du meurtre du légat Pierre de Castelnau (14 janvier 1208), moine
de Fontfroide. La lettre est datée du 10 mars 1208, envoyée d’une part aux
comtes, barons et à tous les peuples des provinces de Narbonne, Arles, Embrun,
Aix et Vienne, d’autre part aux archevêques et leurs suffragants de ces provinces,
et, dans des termes plus ou moins semblables, au roi de France, aux populations
du royaume, à certains prélats et à trois abbés cisterciens ; la lettre est copiée dans
VHystoria (§ 56 à 65)15. Innocent HI rappelle la mission du défunt ad evange-
lizandum pacem et astruendam fidem, raconte sa mort, son sang versé ob fidem et
pacem (où la cause de la foi est mentionnée en premier), annonce qu’il exhorte
les archevêques de ces provinces à faire germer par leurs prédications « la parole
de paix et de foi semée par le défunt », ut, verbum pacis et fidei, seminatum ab
eo, sue predicationis irriguis coalescere facientes, excommunie le comte de
Toulouse, annule les serments de fidélité qui lui ont été prêtés et proclame le droit
d’occuper sa terre. « En avant chevaliers du Christ ! », termine-t-il, la foi s’est
évanouie, la paix a péri,fides evanuisse, perisse pax, les hérétiques sont pires que
les Sarrasins. Paix et foi sont mises en parallèle, l’une ou l’autre énoncée en
premier selon le cas, et font leitmotiv. L’accent sur la paix est plus grand dans la
lettre au roi de France16. Mais la trilogie « affaire de paix et foi » n’apparaît pas ;
d’ailleurs, le terme de negotium n’est pas du tout utilisé dans la lettre.

Negotium pacis et fidei, tutela pacis et fidei : 1209-1210


Le couple paix et foi réapparaît au moment de la mort de Raymond Roger
Trencavel (10 novembre 1209) dans la prison de Carcassonne où il avait été jeté
après la prise de la cité par les croisés (15 août 1209), dans deux lettres datées du
11 novembre. Dans l’une, le pape écrit à l’archevêque d’Arles et ses suffragants

15. PL, t. 215,1354-1361 (POTT. 3323). Voir la recension des adresses par les éditeurs de VHystoria, t. 1,
p. 52, note 1.
16. Voir la lettre à Philippe Auguste, où l’accent est mis sur le devoir royal de la paix, attendens quod
usque adeo regium sit officium in regno suo pacis negotium promovere, célébrant Pierre de Castelnau
qui s’est illustré ad evangelizandum pacem et confirmandam fidem in provincia Occitania (PL, t. 215,
1358, POTT. 3353).
70 M onique Z erner

pour les exhorter à extirper la peste hérétique, leur demande d’annuler les exac­
tions venant des usures, de relaxer les débiteurs de leurs dettes envers les juifs et
proroger les termes, et exhorte les clercs à fournir des subsides, « afin que le
negotium pacis et fidei puisse être promu plus efficacement dans ce que fait et
doit faire Simon de Montfort »17. Dans l’autre, il écrit à Simon de Montfort pour
lui confirmer la concession des cités et du pays de la vicomté de Béziers-
Carcassonne pro tutela pacis et fidei18. Deux mois plus tard, le 22 janvier 1210,
Innocent El s’exprime à nouveau ainsi pour ordonner à l’abbé de Cîteaux de
revenir sans délai à sa légation et promouvoir le negotium pacis ac fidei19. Et le
28 juin 1210, pendant le siège de Minerve, qui dure depuis mars et tombe fin
juillet, Innocent III confirme à Simon de Montfort la concession de la cité d’Albi
pro tutela pacis etfideí20.
Au comte, la protection, à l’abbé de Cîteaux, le negotium pacis et fidei.

Tutela pacis et fidei, causa pacis et fidei : 1212


Les lacunes de la collection des lettres d’Innocent III, avec la perte des regis­
tres originaux à partir de l’année 13 du pontificat (à partir de mars 1210), obligent
à interpréter avec prudence la rareté du couple pacis et fidei et l’absence de la
trilogie negotium pacis et fidefl1. Le couple pacis et fidei se retrouve dans une
lettre envoyée à l’évêque d’Uzès et au légat Arnaud Amaury élu archevêque de
Narbonne en mai-juin 1212 à propos de la légation de l’évêque de Riez associé au
chanoine de Gênes maître Thédise causa pacis et fidei ; dans la même lettre, nego­
tium (sans complément de nom) désigne à deux reprises la tâche à accomplir22.

17. PL, t. 216,158 :[...] dilectus filius nobilis vir utique strenuus et catholicus, terris a quibus illi depulsi
sunt provida est deliberatione praefectus, ut per prudentiam ejus in his quae gesta sunt vel gerenda
negotium pacis et fidei possit ibidem efficacius promoveri (POTT. 3828).
18. PL, t. 216,151 : [...] Nos igitur quod ab ipsis pie ac provide factum est ratum et gratum habentes, civi­
tates et terras ipsas, sicut tibi sunt ad divinae majestatis honorem pro tutela pacis et fidei concessae
[...] confirmamus (POTT. 3834).
19. PL, t. 216,175 :[...] ad loca legationis tuae sine dilatione qualibet personaliter revertaris et negotium
pacis ac fidei tibi commissum unacum venerabili fratre nostro Regensi episcopo apostolicae sedis
legato studeas, [...] (POTT. 3885).
20. PL, t. 216,282 : Confirmat ei civitatem Albiensempro tutela pacis et fidei concessa (POTT. 4026).
21. C’est ainsi que YHystoria est une source très importante pour plusieurs lettres (voir la méticuleuse col­
lation des sources faite par P. GUÉBIN et E. LYON, cit., dans l ’appareil critique des lettres que recopie
Pierre des Vaux-de-Cemay à plusieurs reprises - pratique courante chez les historiens du monde
Plantagenêt, collation qui montre généralement sa fidélité aux documents).
22. PL, t. 216,613 : Raymundi Uticensi episcopo et Narbonensi electo apostolice sedis legatis [...] et effi­
caciter laboretis ut negocium bene inceptum dissolvi non possit [...] nos enim venerabili fratri nostro
Regensi episcopo et dilecto filio magistro Thedisio canonico Januensi nostris damus litteris in manda­
tis ut secundum formam sibi datam in negocio isto procedant [...] quod nos, auctore Domino, procede­
mus prout pacis et fidei causa requiret [...] (POTT. 4517).
L e negocium pacis et fidei ou l ’affaire de paix e t d e foi 71

Negotium pacis et fidei : 1215


L’expression réapparaît à la fin de la lettre datée du 2 avril 1215 adressée par
le pape à Simon de Montfort, et elle est répétée : il lui confie la garde des terres
du comte de Toulouse en attendant la réunion du concile convoqué en novembre,
et pour finir annonce qu’il envoie aux barons, aux consuls et aux recteurs le man­
dement d’exécuter ponctuellement ses ordres dans le negotio pacis et fidei, qu’ils
lui accordent aide et conseil contre ceux qui attaquent la foi et troublent la paix,
afin d’achever efficacement le negotium pacis et fidei. L’expression était proba­
blement reprise dans les mandements. La lettre est copiée dans VHystoria23.

La « parole de paix et foi » pour évoquer la prédication de Pierre de Castelnau


dans le premier appel à la croisade en mars 1208, la « protection de la paix et la
foi » pour désigner sa tâche à Simon de Montfort dans le grand isolement qui a
suivi le départ général des croisés en novembre 1209 et « l’affaire de paix et foi »
pour désigner la même tâche à l ’archevêque d’Arles et à l’abbé de Cîteaux légat
du pape, ces convergences témoignent de la vision de la crise méridionale par le
pape à un moment précis. Le couple pax et fides n’apparaît pas avant mars 1208
et il faut attendre deux mois après le retour en France de la première vague de
croisés, fin août-début septembre 1209, pour qu’apparaisse la trilogie negotium
pacis et fidei. Les légats semblent avoir achevé leur mission de paix avec le
concile général tenu en Avignon en septembre. Nombre d’articles concernent les
laïcs, certains s’inspirant des derniers canons de Latran III sur la paix, la trêve de
Dieu, les Sarrasins, les juifs et les hérétiques. La paix est jurée par les seigneurs et
les représentants des villes de l’ensemble des pays du Bas-Rhône, par où les nou­
veaux croisés vont passer en toute sécurité jusqu’au lendemain de Latran IV. Si
l’on peut relever avec M.-H. Vicaire la portée symboüque d’une figure rhétorique
qui met en avant la paix, il ne faudrait pas oubüer aussi son opportunité straté­
gique, que suggère d’ailleurs le terme de negotium lui-même. Les deux ne sont
pas contradictoires. Elle serait de nouveau mise en avant à l’heure du bilan, quand
s’annonce le concile du Latran.

23. Voir la fin de la lettre {Hystoria, § 557) : Nos autem, quia pro certo speramus quod, de tua salute solli­
citus, numquam debeas mandatis apostolicis obviare, baronibus, consulibus, rectoribus et aliis Christi
fidelibus constitutis in terris predictis dedimus in mandatis, in virtute Spiritus Sancti precipientes dis­
tricte, quatinus, tibi plenarie intendentes, mandata tua super negotio pacis et fidei et aliis que superius
sunt expressa inviolabiliter observare procurent, contra impugnatores catholice fidei et pacis disturba-
tores magnifice ac potenter tibi consilium et auxilium impendentes, ita quod, eorum cooperante subsi­
dio, negotium pacis et fidei salubriter exequaris. Eidem quoque legato precipiendo mandamus [...].
Sur la traduction du texte qui n ’est pas éditée dans la Patrologie, voir la note de P. GUÉBIN et E. LYON,
qui l ’éditent d ’après l’original scellé (cit., t. 2, p. 247).
72 M onique Z ehner

L ’Hystoria albigensis de Pierre des Vaux-de-Cernay

Dans YHystoria, le couple negotium pacis n’apparaît jamais sans être suivi de
fidei, le couple negotium fidei est largement présent (30 occurrences aux diffé­
rents cas du singulier contre 8 dans les lettres pontificales), le couple pacis et fidei
est moins fréquent (9 occurrences) et, associé à negotium, il n’apparaît que quatre
fois, compte non tenu de la bulle du 2 avril 1215. L’expression s’applique avant
tout à la situation en 1208-1209.

À l ’année 1208
Après avoir copié en entier l’appel à la croisade envoyé par Innocent III le
10 mars 1208 (§ 56 à 65), Pierre des Vaux-de-Cemay rapporte que « les prélats de
la province de Narbonne et d’autres, que touchaient le negotium pacis et fidei,
voyant mourir ces hommes bons, l’évêque d’Osma (30 décembre 1207, dans son
diocèse), le frère Pierre de Castelnau (14 janvier 1208) et le frère Raoul (pro­
bable, 9 juillet 1207), qui avaient été les initiateurs et les maîtres de la prédication
dans cette terre, considérant aussi que cette même prédication avait déjà accompli
en grande partie son parcours sans beaucoup de profit, et même presque sans
aucun des résultats souhaités, décidèrent d’envoyer des délégués au souverain
pontife »24. Le contexte est celui de pourparlers.

À l ’année 1209
Il reprend deux fois l’expression, au début et à la fin de la mission de « maître
Milon et son collègue maître Thédise ». Il rapporte qu’arrivés à Montélimar où ils
ont convoqué archevêques et évêques (fin du mois de mai), Milon leur demande
« de quelle manière il faut procéder in negotio pacis et fidei, principalement sur le
fait du comte de Toulouse »25. Après le départ des croisés, quand seuls restent

24. Ibid., t. 1, § 67, p. 66 : Videntes igitur prelati Narbonensis provinde, et alii quos tangebat negotium
pacis et fidei, decessisse bonos viros Oxomensem episcopum et fratrem Petrum de Castro Novo, et
fratrem Radulfum, qui fuerant predicationis in terra prenotata principes et magistri, animadvertentes
etiam quod eadem predicado jam peregerit ex parte maxima cursum suum nec multum profecerit,
immo penitus fructu frustrata sit exoptato, ad pedes summi pontificis judicant transmittendum.
25. Ibid., § 74, p. 75 : [M. Milo] Qui, cum ad eum venissent, quesivit ab eis diligenter qualiter proceden­
dum esset in negotio pacis et fidei et precipue in facto comitis Tholosani ; voluit etiam ut singuli prelati
super certis capitulis, de quibus eum abbas instruxerat Cisterciensis, sua ei traderent consilia scripta
et sigillata ; factum est ut precepit et (quod auditu est mirabile) omnia tam abbatis Cisterciensis quam
prelatorum consilia sine dissensione aliqua convenerunt. La critique reste à faire des actes de la procé­
dure commencée au concile de Montélimar, qui s’achève avec la reconnaissance sous serment de ses
torts par Raymond de Toulouse et sa réconciliation à Saint-Gilles (18 juin 1209), auxquels fait ici
allusion Pierre des Vaux-de-Cemay, réunis sous le titre Processus negotii Raymundi comitis Tolosani
(cf. supra n. 11). L’expression negotium pacis et fidei en est absente.
L e negocium pacis et fedei ou l ’affaire d e paix e t de foi 73

Simon de Montfort et ses compagnons, alors que le comte de Toulouse,


Raymond VI, est parti plaider sa cause à Rome, il rapporte comment Milon
achève d’accomplir sa légation pro negotio pacis et fidei en convoquant un
concile général à Avignon (voir supra)26. Le contexte est encore celui de pourpar­
lers mais une nouvelle condamnation du comte se profile.

À l ’année 1217
Pierre des Vaux-de-Cemay ne s’exprime ainsi qu’une fois encore, vers la fin
de VHystoria : dans l’hiver 1217, après son échec devant Beaucaire, Simon de
Montfort réussit à traverser le Rhône à Viviers et part batailler dans le Nord pour
mettre fin aux agissements « de Raymond VU et ses complices qui perturbaient le
negotium pacis et fidei de toutes leurs forces »27. La désignation revient sous sa
plume alors que la croisade est finie mais que Toulouse s’est soulevée, dans
l’incertitude du lendemain.

L’emploi de l’expression negotium pacis et fidei dans VHystoria suit d’assez


près celui qu’on constate dans les lettres d’innocent HI, dont Pierre des Vaux-
de-Cemay semble se faire l’écho. L’expression lui vient en quelque sorte de la
langue officielle. Il est probable qu’elle a été adoptée dans leur correspondance
par les ecclésiastiques impliqués dans l ’affaire albigeoise. Elle se trouve dans la
lettre de l’évêque de Béziers adressée au pape au moment du concile de Lavaur
que j ’ai évoquée plus haut28. Au moment de Latran IV, la Sententia de terra albi-
gensi reprend l’expression : la comtesse garde ses terres dotales et Raymond VH
son héritage rive gauche du Rhône, côté Empire, à condition de laisser se poursui­
vre le negotium pacis et fidei29. L’expression perdure et désigne la deuxième croi­
sade albigeoise emmenée par Louis VOI : en 1226, ainsi s’exprime le cardinal
Romain de Saint-Ange dans sa lettre à l’archevêque de Rouen30. Quand il écrit sa

26. Ibid., § 138, p . 143 : Interea magister Milo, qui, sicut supra dictum est, in terre Provinde, legatione
pro p a c is e t fid e i n e g o tio fungebatur, convocavit apud Avinionensem civitatem concilium prelatorum ;
in quo concilio inter alia excommunicati fuerunt et expositi cives Tolosani, pro eo quod ea que legato
et crucesignatis promiserant de expulsione hereticorum, contempserant adimplere.
27. Ibid., § 596, p . 289 : Raimundus enim, filius quondam comitis Tolosani, et Ademaras Pictavensis et
complices eorumdem n e g o tiu m p a c is e t fid e i in partibus illis totis viribus perturbabant.
28. PL, t. 216, 843 : Nos igitur beatissime pater, quos tanquam propius positos magis negotium istud
tangit, sanctissimam pietatem vestram rogamus [...] quatenus [...] quibus comitis Tolosani et filii ejus,
si resurgerent, gladius inexorabiliter immineret, miseriorditer prospicientes in posterum, n e g o c io p a c is
e t f id e i, quod tam prudenter et potenter hactenus promovistis, finem perfectum et stabilem imponatis.
29. M A N SI xxn, 1070A : le s te rre s d e la c o m te s s e : quod per ipsas n e g o tiu m p a c is e t f id e i non valeat
perturbari. L e s te rre s d u je u n e c o m te : per viros idoneos qui n e g o tiu m p a c is e t f id e i manuteneant.
30. M AN SI xxm , 10E :[...] quae miserabiliter peccatis nostris exigentibus erat ab in im ic is p a c is e t fid e i
depressa, mirabiliter operando ; regis Franciae illustris cordi ratione suae gratiae exalto insudit, quod
divina gratiaa faciente, negotium p a c is e t f id e i contra heréticos terrae Albigensis in se assumens [...].
74 M onique Z erner

Chronique, bien plus tard, Guillaume de Puylaurens semble avoir hésité sur
l’expression, qu’il n’emploie à strictement parler qu’une fois, à propos des événe­
ments qui ont suivi le traité de Meaux-Paris (12 avril 1229), in negotio pacis et
fidei prosequendo (chapitre 40). Sachant qu’un peu plus haut, il semble qu’il ait
écrit ad negotiationem (et non negotium) pacis et fidei prosequendum31 et que,
dans la première partie de son œuvre, l’expression vient une fois sous sa plume
mais inversée: rapportant le siège de Lavaur (1211), il écrit que Foulque,
l’évêque de Toulouse, a demandé à ses ouailles de se rendre à l’armée pour appor­
ter secours et aide au negodo fidei et pacis. La forme « affaire de paix et de foi »
semble en train de s’estomper, s’il faut attacher un sens à l’ordre des mots comme
le propose le père Vicaire. La traduction en langue vulgaire de YHystoria en est
un autre indice. Le traducteur n’a pas cherché une figure équivalente en français.
Aux § 67 et 596, negotium pacis et fidei est simplement rendu par « foi » ; au
§ 74, par « besoigne » ; § 138, l’expression n’est pas du tout traduite. En aucun de
ces cas, le traducteur ne s’est soucié de traduire pax3132. De même disparaît le
couple pacis et fidei : ainsi, au § 61, verbum pacis et fidei est traduit par « la foi
de Jhesucrist » ; au § 72, le traducteur laisse tomber pacis et fidei turbatores.

Conclusion sur le Negotium pacis et fidei comme figure du discours

Partir d’un sondage déterminé par les choix de l’abbé Migne et l ’état d’une
collection en cours, par conséquent biaisé, et limiter l’enquête à une figure rhéto­
rique doit rendre prudent. A première vue, le couple « paix et foi » est assez rare

31. GUILLAUME de P u y l a u r e n s , Chronique, cit., chap. 39 : Anno Domini MCCXXX [ ...] venerabilis pater
dominus Clarinus episcopus Carcassonensis accedens ad Sedem apostolicam, legatum obtinuit mitti
ad negociationem pacis et fidei prosequendum [ ...] . Jean Duvemoy a retenu la leçon ad negocium
pacis et fidei prosequendum (d’après BnF, lat. 5213, C dans le stemma, écriture début XVIe s.) de pré­
férence à la leçon ad negociationem pacis et fidei du manuscrit le plus ancien qui est le texte de base
de son édition (lat. 5212, P, écriture début xrve s.), considérant donc la leçon de P comme fausse (les
variantes de C sont retenues dans le texte « à titre exceptionnel lorsque les leçons de P sont manifeste­
ment fautives », écrit-il, p. 19 de l ’introduction).
32. Cf. Hystoria, cit., t. 3. § 67 : « Après ices choses li prelat de la contrée de Narbone et li autre qui apar-
tiennent à la foi, veant [...]» , trad, de Videntes igitur prelati Narbonensis provinde, et alii quos tange­
bat negotium pacis et fidei (supra n. 22). § 596 : « et Raimon, le filz le conte de Tholose, et Aimars de
Poitiers estoient contre la foi a leur povoir [...] », trad, de : Raimundos enim, filius quondam comitis
Tolosani, et Ademarus Pictavensis et complices eorumdem negotium pacis et fidei in partibus illis totis
viribus perturbabant (supra n. 25). § 74 : « Mestre Miles leur demanda comment ils devroient aler en
ceste besoigne, meismement el fait du conte de Tholose [...] », trad, de : Qui, cum ad eum venissent,
quesivit ab eis diligenter qualiter procedendum esset in negotio pacis et fidei et precipue in facto
comitis Tholosani {supra n. 23). § 138 : « Entre ices choses mestre Miles, qui iert legaz, fist un concile
de prelaz en la cité d ’Avignon », trad, de Interea magister Milo, qui, sicut supra dictum est, in terre
Provincie, legatione pro p a d s et fidei negotio fungebatur, convocavit apud Avinionensem civitatem
conciliumprelatorum (supra, n. 24).
L e negocium pacis et fidei ou l ’affaire d e paix et de foi 75

chez les auteurs des XIe et x n e siècles et apparaît plutôt dans le contexte des
guerres féodales que de l’hérésie, alors que le sens de fides s’infléchit sous la
pression de la foi vassalique33. En l’associant à negotium à propos du Midi, le
pape donne à ce nouveau champ d’action un statut qu’il faudrait comparer à celui
des autres « affaires » du pontificat. A ce stade, l’enquête montre que l’emploi de
negotium pacis et fidei est resté, somme toute, fort discret. Innocent HI n’utilise
l’expression que lorsque Simon de Montfort a supplanté pour de bon le jeune
vicomte de Béziers-Carcassonne, Raymond Roger Trencavel, mort ou sur le point
de mourir dans sa prison de Carcassonne, et tant que sa situation est fragile. Elle
ne réapparaît qu’au moment de la solution définitive, quand se prépare Latran IV.
De même, dans VHystoria, elle ressort au moment où la guerre albigeoise, qui
semblait terminée, redémarre.
Adoptée par les prélats investis dans la croisade, reprise de façon mesurée par
Pierre des Vaux-de-Cemay, ré-actualisée par Guillaume de Puylaurens dans un
passage de sa chronique, « l ’affaire de paix et foi » n’a peut-être pas désigné la
croisade albigeoise en dehors d’un cercle étroit.

II. D U RAPPORT AMBIGU ENTRE L’AFFAIRE DE PAIX ET DE FOI


ET L’ASSOCIATION DES ROUTIERS AUX HÉRÉTIQUES

Pour M.-H. Vicaire, l’unité est profonde entre l’affaire de paix et l’affaire de
foi dans la réalité elle-même. Son raisonnement repose sur l’association des rou­
tiers aux hérétiques qu’il voit se faire à trois moments clefs dans le cadre de la
mission des légats contre l’hérésie. En 1203-1204, dans une première campagne
de serments que les légats cherchent à obtenir de la part des prélats et des princes
laïcs en Narbonnaise. En 1206-1207, quand Pierre de Castelnau, tantôt seul,
tantôt accompagné de l ’abbé de Cîteaux, mène une campagne de paix et pousse
jusqu’au delà du Rhône. En 1209, sous l’action des nouveaux légats qui établis­
sent des « paix », depuis la procédure suivie contre le comte de Toulouse (début
juin) jusqu’au concile d’Avignon (septembre). Au lendemain du bain de sang de
Béziers (22 juillet 1209), écrit M.-H. Vicaire pour finir, la paix est devenue « une
paix transcendante, la Paix de Dieu ». « Faire la guerre sainte, c’est pacifier une
terre où la paix véritable avait péri avec la foi. Tel est le mythe qui donne sa réelle
unité au negotium pacis et fidei », écrivait-il. Réalité et mythe se conjuguent.
Mais il passe bien vite sur le fait de l’association des hérétiques aux routiers, qu’il
considère comme une évidence à partir de Latran DI, dont le dernier canon
associe dans un même anathème les hérétiques, qui reçoivent pour la première

33. Cf. ex. cités n. 10. Sur l’évolution du champ sémantique de fides, voir J. WlRTH, « La naissance du concept
de croyance (XIe-xne siècles) », dans Bibliothèque d ’Humanisme et Renaissance, 45,1983, p. 7-58.
76 M onique Z erner

fois un nom à ce niveau institutionnel, et les bandes de guerriers professionnels


qui commencent à se répandre dans l’Occident latin, également nommés34.

L ’association des hérétiques aux routiers dans le dernier canon


de Latran III (c. 27)

Il convient d’évoquer le rapport entre le canon 27 de Latran HI et la réalité de


la situation politique dans les pays méridionaux. Elle a probablement inspiré les
derniers canons du concile, sur la trêve et la paix de Dieu (canons 21 et 22), sur
ceux qui font commerce avec les Sarrasins (canon 24), sur l ’usure (canon 25), sur
l ’excommunication de ceux qui habiteraient sous le toit de juifs ou de Sarrasins et
la possibilité pour un chrétien de témoigner dans un procès contre un juif
(canon 26). En tout cas, il est certain que ces pays ont inspiré le début du
canon 27, qui commence par un anathème contre « ceux qui défendent et reçoi­
vent les hérétiques dans la Gascogne albigeoise, le Toulousain et en d’autres lieux
[...]» . La région toulousaine vient de faire l’objet d’une mission dont l ’objet était
la recherche d’hérétiques, sous la direction du légat Pierre de Saint-Chrysogone et
de l’abbé de Clairvaux, Henri de Marcy, qui ont fait des rapports circonstanciés et

34. Voir le début du canon, éd. dans Les Conciles œcuméniques - Les décrets, t. ïï-1, texte original établi
par G. A l b e r i g o , J . A . D o s s e t t i , P. J o a n n o u , C. L e o n a r d i et P. P r o d i avec la collab. de H . J e d i n ,
Paris, 1994, p. 482,484 (en romain, les passages clefs pour nous) : 27. Sicut ait beatus Leo, licet eccle­
siastica disciplina, sacerdotali contenta iudicio, cruentas non efficiat ultiones, catholicorum tamen
principum constitutionibus adiuvatur, ut saepe quaerant homines salutare remedium, dum corporale
super se metuunt evenire supplicium. Ea propter, quia in Gasconia Albigesio et partibus Tolosanis et
abis locis, ita hereticorum quos abi Catharos, abi Patriaos, abi Pubbcanos, abi abis nominibus vocant,
invaluit damnata perversitas, ut iam non in occulto sicut aliqui nequitiam suam exerceant, sed suum
errorem publice manifestent et ad suum concensum simplices attrahant et infirmos, eos et defensores
eorum et receptores anathemati decernimus suiacere, et sub anathemate prohibemus, ne quis eos in
domibus vel in terra sua tenere vel fovere vel negotiationem cum eis exercere praesumat. Si autem
in hoc peccato decesserint, non sub nostrorum privilegiorum cuilibet indultorum obtentu nec sub
aliacumque occasione, aut oblatio fia t pro eis aut inter Christianos recipiant sepulturam. De
Brabantionibus et Aragonensibus, Navarriis, Bascubs, Coterelbs et Triaverdinis, qui tantam in Christia­
nos immanitatem exercent, ut nec ecclesiis nec monasteriis deferant, non viduis et pupillis, non senibus
et pueris nec cuilibet parcant aetati aut sexui, sed more paganorum omnia perdant et vastent, similiter
constituimus, ut qui eos conduxerint vel tenuerint vel foverint per regiones, in quibus taliter debac­
chantur, in dominicis et aliis solemnibus diebus per ecclesias publice denuntientur et eadem omnino
sententia et poena cum praedictis haereticis habeantur adstricti nec ad communionem recipiantur
ecclesiae, nisi societate Ula pestifera et haeresi abiuratis. Relaxatos autem se noverint a debito fidelita­
tis et hominii ac totius obsequii donec in tanta iniquitate permanserint, quicumque illis aliquo tenentur
annexi. Ipsis autem cunctisque fidelibus in remissionem peccatorum iniungimus, ut tantis cladibus se
viriliter opponant et contra eos armis populum Christianum tueantur ; confiscenturque eorum bona et
liberum sit principibus huiusmodi homines subicere servituti. [...] Interim vero eos qui ardore fidei ad
eos expugnandum laborem istum assumpserint, sicut eos qui sepulcrum Dominicum visitant, sub
ecclesiae defensione recipimus [...].
L e negocium pacis et fidei ou l ’affaire d e paix e t de foi 77

raconté longuement la « conversion » d’un grand notable (Pierre Maurand) et


l’interrogatoire de deux hérétiques ramenés sous sauf-conduit de Castres35. Cela
dit, le canon rassemble des noms de pays déjà désignés comme terre d’hérésie
dans des conciles antérieurs, au concile de Reims en 1148 (« [...] Que nul ne
tienne en sa main ou ne défende les hérésiarques et leurs disciples qui habitent
dans les régions de Gascogne, ou de Provence, ou d’ailleurs »)36 et au concile de
Tours en 1163 (« Dans la région de Toulouse s’est élevée, il y a quelque temps,
une funeste hérésie, qui, se répandant peu à peu à l’entour comme un chancre, a
infecté beaucoup d’hommes en Gascogne et dans d’autres provinces »)37. Seule
nouveauté : la « Gascogne albigeoise ». C’est une aberration géographique, la
Gascogne et l’Albigeois étant éloignés et impossibles à confondre, annonçant le
nom qui commence à être donné aux hérétiques du Midi dans ces années-là38.
Les noms des hérétiques, « nommés par les uns cathares, par d’autres patarins,
publicains, ou autrement encore », ne concernent pas le Midi mais la Germanie
(cathares), l’Italie (patarins) et la France (publicains). L’anathème lancé contre les
« brabançons, aragonais, navarrais, basques, cotarelles et trivardins », met ensem­
ble ces mercenaires en rupture de ban qui se répandent au Nord et au Sud dans le
dernier tiers du xne siècle, quand des princes ont les moyens de prendre à leur
service des guerriers professionnels et ne se privent pas de les congédier une fois
la guerre finie : leur nom dit l’origine ou peut-être la formation pour ce qui est
des cotarelles. On les appela communément « routiers » au XIIIe siècle, de rutte -
le mot apparaît chez Gautier Map - , petits détachements d’hommes, du latin
rumpere, qui va donner rotarii, ou ruptarii chez Pierre des Vaux-de-Cemay, ou
bien ruptores, ou roters chez Guillaume de Tudèle39. Ceux qui emploient, gardent
ou encouragent ces mercenaires « qui exercent une si grande cruauté contre les
chrétiens qu’ils ne respectent ni les églises ni les monastères à la manière des
païens », doivent être condamnés comme les hérétiques et ne doivent être admis à

35. Tous ces faits sont bien connus. L’exposé le plus commode, malgré un point de vue dépassé sur les
cathares, se trouve dans É. G RIFFE, L ’Aventure cathare (1140-1190), 1 . Les débuts de l ’aventure
cathare en Languedoc, Letouzey et Ané, 1968, qui a l ’intérêt de citer in extenso beaucoup de sources.
36. Canon 18 du concile de Reims : Ut nullus omnino hominum haeresiarchas et eorum sequaces qui in
partibus Guasconiae aut Provinciae vel alibi commorantur (MANSI, XXI, 718).
37. Canon 4 du concile de Tours : In partibus Tolosae damnanda haeresis dudum emersit, quae paulatim
more cancri ad vincina loca se diffundens, per Guasconiam et alias provincias quamplurimos jam
infecit (M A N SI, XXI, 1177).
38. Voir J.-L. BlGET, « “Les Albigeois”, remarques sur une dénomination », dans Inventer l ’hérésie ?
Discours polémiques et pouvoirs avant l ’Inquisition, M. ZERNER dir., Nice, 1998, (Collection du
Centre d’études médiévales de Nice, 2), p. 219-255.
39. Ph. CONTAMINE, qui s’appuie sur H. GRUNDMANN (« Rotten und Brabanzonen. Söldner-Heere im 12.
Jahr-hundert », dans Deutsches Archiv für Erforschung des Mittelalters, 1942, p. 419-492), distingue
une première génération de routiers avant 1185 avec l’écrasement des Cotereaux près de Bourges et une
deuxième génération moins dangereuse et moins nombreuse (La Guerre au Moyen Âge, Paris, 1999).
78 MONIQUE ZEHNER

la communion de l’Église qu’après avoir abjuré leur association pernicieuse avec


eux et leur hérésie ». L’amalgame est total entre les hérétiques et leurs complices,
d’une part, et les routiers et ceux qui les emploient, d’autre part.
Mais la suite du canon est ambiguë : l’usage du pronom ipsis empêche de
savoir si les deux années de pénitence remises comme à ceux qui se rendent au
Saint-Sépulcre concernent ceux qui poursuivront les hérétiques et les routiers (et
leurs compüces), ou seulement les routiers décrits au paragraphe précédent.
Raymonde Foreville pensait que seuls ceux qui employaient des routiers étaient
visés, tout en reconnaissant qu’on ne pouvait pas exclure « une certaine contami­
nation » touchant les hérétiques40. Elle faisait remarquer qu’innocent IH ne se
réfère pas au canon 27 dans ses lettres et que le canon 3 de Latean IV qui
proclame le principe de la croisade contre les hérétiques n’en reprend pas les
termes. C’est seulement en 1208 que le negotium pacis et fidei se dégage à côté
du negotium crucis dans la pensée d’innocent HI et que s’opère le glissement des
infidèles aux hérétiques, disait-elle, quand Innocent IH proclame dans sa lettre du
10 mars 1208 que les hérétiques « sont pires que les Sarrasins car ils sont plus
dangereux »41.
Il est vrai que la guerre endémique qui sévit dans les terres sous la domination
du comte de Toulouse, Raymond V, « la grande guerre du Midi », met aux prises
des princes qui ont les moyens d’engager des mercenaires et le font, au premier
rang desquels figure le comte42. Pour autant, on ne voit pas de lien entre ceux qui
accueilleraient des hérétiques et ceux qui ont à leur solde des mercenaires.
Raymond V s’est même adressé au chapitre de Cîteaux en 1177 pour demander
de faire intervenir le roi de France sur ses terres sous le prétexte qu’elles sont
gagnées par « l’hérésie des deux principes », dans une combinaison politique des­
tinée à affaiblir ses principaux adversaires qui est un « chef d’œuvre subtil de
“realpolitik” » (Jean-Louis Biget).
A Latean III, l ’assimilation des hérétiques aux mercenaires est une construc­
tion du discours. Elle peut rappeler les procédés antiques - elle commence avec
les manichéens dont l ’Empire encore païen avait fait les ennemis du peuple
romain. Mais les termes sont entièrement nouveaux, d’où une impression trom­
peuse de réalité.

40. R. FOREVILLE, « Innocent HI et la croisade des Albigeois », dans Paix de Dieu et guerre, cit.,
p. 189.
41. Hystoria, § 64: [...] hereticam inde studeatis perfidiam abolere, sectatores ipsius, eo quam
Sarracenos securius quo pejores sunt illis, in manu forti et extento brachio impugnado.
42. Voir L. MACÉ, Les Comtes de Toulouse et leur entourage, XIIe-XIIle siècles, Toulouse, 2000, et
J.-L. BIGET, « Les Albigeois », cit.
L e negocium pacis et fidei ou l ’affaire de paix e t de foi 79

Du faible impact du canon 27 de Latran III dans le Midi ju sq u ’en 1203

Le siège de Lavaur en 1181 ne signifie pas un engagement de l ’église


contre les routiers
En 1181, Henri de Marcy devenu cardinal d’Albano et légat du pape mit le
siège devant le castrum de Lavaur, aux confins de la vicomté de Carcassonne, en
terre des Trencavel mais dans le diocèse de Toulouse ; la place fut prise, des héré­
tiques capturés, parmi lesquels ceux qui avaient déjà été amenés sous sauf-
conduit de Castres à Toulouse pour être interrogés en 1178 et qui cette fois
revinrent dans le sein de l’Église - l’un finit chanoine de la cathédrale43. On
considère généralement, avec Yves Congar, que le siège de Lavaur est la consé­
quence directe et immédiate du canon 27 44. Mais il me semble que sa minutieuse
étude démontre aussi bien que Henri de Marcy est dans la poursuite de la campa­
gne entamée en 1178, dans une obsession de l’hérésie qu’il partage avec Geoffroy
d’Auxerre. La capture des deux hérétiques est une victoire personnelle pour lui
qui avait essuyé un grave échec à Toulouse trois ans plus tôt. Il s’éloigne ensuite
du Midi. Son intervention n’est d’ailleurs pas dans l’esprit de Latran III qui
confiait aux évêques, donc aux dirigeants locaux, le contrôle de l’appel aux armes
et elle est isolée. Elle est même difficile à comprendre sans tenir compte de sa
personnalité.
Le projet d’assiéger Lavaur servait avant tout les intérêts du comte de
Toulouse car il visait Roger II Trencavel qui tenait ses États en tenaille - vers
l’est, la vicomté de Béziers-Carcassonne s’interposait entre ses possessions du
Bas-Rhône et le Toulousain, que jouxtait au nord l’Albigeois aux mains du même
Trencavel. En ce sens, à court terme, l’équipée est un échec. Hélène Debax vient
de montrer qu’aux lendemains du siège, précisément, Trencavel prend le titre de
vicomte d’Albi et a l’audace de faire confectionner un cartulaire, premier
exemple de cartulaire laïc45. Dans la majorité, les actes sont des hommages vassa-
liques et des serments de fidélité, et un grand nombre sont faits à la suite du siège,

43. Le siège est rapporté par un chroniqueur du Limousin, GEOFFROY DE VIGEOIS, à l’année 1181 :
Legatus igitur Henricus Albanensis Episcopus tunc multo cum exercitu perexit contra haereticos
Albigenses. Castro de la Vaur expugnato, Raymundus de Vemoil occiditur. Filia Tolosani Alaizia idem
tradidit castrum legato ; & Rogenus Biterrensis vir cum principibus multis haereticam pravitatem se
deinceps abdicare profitetur. Quorum facinus erroris ob cautelam Catholicorum posteris censui signi­
ficare. Haec sunt a modo verba cardinalis et legati : « Confessi sunt magistri quondam erroris [...] »
{Recueil des historiens de la France, t. XII, 1781,448-449). La capture des deux hérétiques est racon­
tée par Guillaume de Puylaurens qui se souvenait d’avoir entendu le chanoine être appelé l’arien (cit.,
chap. 2,p. 28).
44. Y. M.-J. CONGAR, « Henri de Marcy, abbé de Clairvaux, cardinal-évêque d ’Albano et légat pontifi­
cal », dans Studia Anselmiana, 43,1958, p. 1-90.
45. Voir H. DEBAX, La Féodalité languedocienne, Xle-Xlle siècles, serments, hommages et fiefs dans le
Languedoc des Trencavel, Toulouse, 2003.
80 M onique Z erner

dont l’effet principal est donc le renforcement du lien vassalique dans ses
seigneuries46. De notre point de vue ici, le paradoxe est que le vicomte était
probablement dans l’impossibilité d’employer des routiers faute de moyens, ce
qui peut justement expliquer l’importance qu’il donnait à l’hommage vassalique.
Bref, de routiers, il n’est pas question en cette affaire.

Hérétiques et Aragonais : le concile de paix de Montpellier en 1195


et le contexte montpelliérain
Il faut attendre décembre 1195 pour trouver une référence au canon 27 de
Latran El à propos du Midi, dans les statuts d’un concile de paix à Montpellier47.
Il est convoqué par un légat du pape dont on ne sait rien, « maître Michel »
(serait-il en rapport avec le studium de Montpellier ?), qui se rend en Espagne - la
chronique de Saint-Pantaléon de Cologne rapporte à cette date une offensive sar-
rasine aux frontières de la Galice. Son premier but est de confirmer la paix en
Narbonnaise déjà jurée par le comte de Toulouse, en présence du légat, de l’abbé
de Saint-Gilles et des évêques de Nîmes et Uzès. Les statuts reprennent d’abord,
en désordre, des extraits remaniés des canons 21 et 22 de Latran HI sur la trêve et
la paix de Dieu et du canon 24 sur les Sarrasins et c’est là que surgit l’association
« hérétiques et Aragonais » joints aux « compagnies (familias quae mamadas
dicuntur), aux pirates et à ceux qui vendent aux Sarrasins des armes ou arment
pour eux des nefs et des galères »48. Quelques lignes plus loin, l’obligation pour
l’archevêque de Narbonne et ses suffragants de faire lancer l’anathème, chaque
dimanche dans toutes les paroisses, contre ceux qui ont des rapports avec les
« compagnies » ne mentionne pas les hérétiques49. Réminiscence du canon 27, la

46. Voir Ead ., « Un cartulaiie et un sceau : le programme politique de Roger H, vicomte Trencavel,
V . 1185 », dans Les Cartulaires méridionaux, colloque organisé par la Jeune équipe 2247 (Culture et

cadres de vie dans l ’Europe méditerranéenne médiévale), avec la collaboration du GDR 2513
(Sources, acteurs et lieux de la vie religieuse à l ’époque médiévale), 20-21 septembre 2002, actes à
paraître (coll, de l ’École nationale des chartes).
47. MANSI X X n, 667C-671C, d’après un manuscrit copié par Fr. Bosquet, évêque de Montpellier (1655-
1676), et transmis à Baluze.
48. Ibid., 668D : Rursus omnes haereticos, Aragonenses, familias que mainate dicuntur, piratas quoque, &
illos qui deferunt arma seu armamenta vel lignamina galearum aut navium Sarracenis, de consensu
omnium sub anathemate posuit, & constitutione lateranensis concilii, quae contra hujusmodi emanavit,
in omnibus observata, constituit ut bona hujusmodi pestilentium hominum publicentur, & ipsi nihilomi­
nus servituti subdantur. (Cf. Latran DI, c. 27 cit. supra et c. 24 : Itaque quorumdam animos occupavit
saeva cupiditas, ut cum glorientur nomine Christiano, Sarracenis arma ferrum et lignamina galearum
deferant et pares eis aut etiam superiores in malitia fiant, dum ad impugnandos Christianos arma eis et
necessaria subministrant. Sunt etiam qui pro sua cupiditate in galeis et piraticis Sarracenorum
navibus regimen et curam gubernationis exercent [...].
49. A cet égard, le résumé des statuts du concile de Montpellier de l ’Histoire des conciles de
Ch.-J. Hefele -H. LECLERCQ, t. V2, Paris, 1913 (cf. p. 1171) est trompeur.
L e negocium pacis et fidei ou L’AFFAIRE DE PAIX. EJ DE FOI 81

mention des hérétiques et des Aragonais n’est pas une information au sens positif.
En fait les nombreux statuts (plus d’une vingtaine) s’intéressent principalement
aux relations avec les Sarrasins et les juifs et à la protection qui leur est due s’ils
se convertissent, ainsi qu’aux mœurs, aux vêtements féminins et masculins qui ne
doivent pas être fendus, à l’habillement des clercs, à l’obligation de la tonsure.
Les hérétiques réapparaissent dans une addition finale qui est une mise en garde
« sur la manière de promulguer les interdits contre ceux qui transgressent les
statuts, parce qu’il y a des hérétiques dans plusieurs lieux de la province de
Narbonne qui pourraient profiter de l’occasion auprès des gens simples de foi
catholique »50. C’est la seule allusion aux hérétiques de la province. Christine
Thouzellier y voyait le signe de la progression de l’hérésie dans un pays où « seul
Montpellier demeure un centre irréductible d’orthodoxie », mais Élie Griffe
faisait déjà remarquer que la question de l’hérésie est seulement à l’arrière-plan51.
A ce stade, l’assimilation des hérétiques aux routiers, en l’espèce les Aragonais,
est toute relative.
Il n’est pas indifférent pour notre propos que ce concile se tienne à
Montpellier, non pas dans la métropole de la province, mais dans un castrum qui
avait donné naissance à une ville, abritait un studium de grande notoriété et se
trouvait avantageusement placé sur la voie de terre la plus fréquentée pour aller
d’Italie en Espagne. Les seigneurs avaient recherché avec constance et succès
l’appui de Rome depuis les temps grégoriens, une réussite facilitée par le fait que
Montpellier n’était pas un siège épiscopal. La fin des aimées 1180 voit cette colla­
boration devenir un enjeu majeur pour celui qui devait être le dernier seigneur de
Montpellier, Guilhem VIII, qui avait répudié sa femme, Eudocie, une princesse
Comnène, dont il avait eu une fille, Marie, et voulait obtenir du pape la légitima­
tion des nombreux fils qu’il avait eus de sa deuxième femme, Agnès de Castille,
épousée en 1187. Sous le pontificat du très vieux Célestin DI, au moment du
concile de Montpellier, le zèle catholique de Guilhem VIII n’est pas encore très
voyant. Il n’est probablement pas pour rien dans l’attention nouvelle à l’hérésie

50. M AN SI xxn 671C : Infine quoque omnium addidit, ut quia in pluribus locis provinciae Narbonensis,
haeretici sunt, in consilio arcchiepiscopi & episcoporum fit, qualiter pro eorum, quae superius statuta
sunt, transgressione, interdicta debeant promulgari : ne occasione generalis & diutini interdicti, hae­
reticis occasio pateat ad simplices catholicae fidei supplantandos.
51. C. THOUZELLIER, Catharisme et valdéisme en Languedoc à la fin du XIIe et au début du XIIIe siècle,
Paris, 1965, p. 136 : « Au regard d’Alain de Lille qui lui dédie son traité contre les hérétiques,
Guilhem VUI est le bouclier de la foi chrétienne, un des rares princes qui, au milieu des tempêtes,
n ’abandonne pas la barque de Pierre [image reprise de la dédicace de la Summa quadripartita d’Alain
de Lille]. Le concile tenu à Montpellier en 1195 l’atteste ; il renouvelle contre l’ensemble des héré­
tiques du Midi les articles du Latran (1179) : anathème, confiscation des biens, asservissement des
condamnés. » É . G RIFFE, Le Languedoc cathare de 1190 à 1210, Paris, 1971, p. 201-202 : « Le but
principal de concile fut de rappeler les décisions du concile du Latran de 1179 qui concernaient le Midi
de la France. Les hérétiques y sont nommés, mais ils restent à l’arrière-plan. »
82 M onique Z erner

au sein du studium. Peut-être le maître parisien Alain de Lille est-il déjà sur place
et a-t-il commencé à composer son De fide catholica en quatre parties, contre les
cathares, les vaudois, les juifs et les Sarrasins, dit aussi Summa quadripartita,
qu’il lui dédie. Au début de son pontificat, Innocent HI ne paraît pas spécialement
informé de l’hérésie en terre méridionale. S’il confie en juillet 1199 une mission
sur l ’hérésie dans les quatre provinces d’Arles, d’Aix, d’Embrun et de Narbonne
au frère Rainier, ancien moine de Fossanova, qu’il arrache de son ermitage de
Ponza, c’est en des termes très généraux et sans réminiscence de Latran IH52. La
mission est seconde par rapport à sa tâche en Espagne où il doit se rendre pour
obtenir l ’annulation du mariage du roi de Léon avec la fille du roi de Castille.
Pourtant, l’archevêque de Compostene lui avait écrit que le Léon est « menacé du
triple péril des hérétiques, des Sarrasins et des chrétiens » car l ’interdit qui le
frappe, primo empêche les fidèles d’être instruits contre l’hérésie, secundo les
retient d’aller combattre les Sarrasins pour la rémission de leurs péchés, tercio
appauvrit les clercs qui ne peuvent exercer leur ministère et recevoir les oblations.
Une logique qui n’a rien à voir avec celle de Latran IH. Avec l’avènement
d’innocent IH pourtant, qui avait personnellement soutenu Pierre de Castelnau
pour son élection disputée comme archidiacre à Maguelonne avant d’accéder au
pontificat et de ce fait devait avoir une connaissance assez précise du contexte
montpelliérain, Guilhem VIII a dû croire que son vœu de faire légitimer ses fils
pourrait se réaliser ; en tout cas, il manifeste de façon pressante son zèle catho­
lique. Le cartulaire des actes de sa maison qu’il fait alors copier contient treize
lettres d’innocent m , plusieurs ont l’hérésie pour sujet53. Mais il n’y est jamais
question d’Aragonais ou autres routiers.

52. Voir les termes de la lettre aux archevêques d’Arles, Narbonne, Aix et Embrun :[...] specialiter autem
ac precipue ad confutandam hereticam pravitatem assurgat et scorpionum illorum aculeos omnipoten­
tis Dei virtute reprimat et conculcet, qui virus draconis in aureo calice Babilonis propinant, habentes
secundum apostolum speciem pietatis, virtutem autem eius penitus abnegantes : quorum principium
religionem palliat, medium non docet sed seducit indoctos, finis perpetuum interitum comminatur ; qui
etiam secundum evangelicam veritatem ad nos veniunt in vestimentis ovium, intrinsecus autem sunt
lupi rapaces [...] (Die Register Innocenz'UI, cit., 2. Band, lettre 114, 7 juillet 1999) ; à rapprocher de
la lettre adressée à Rainier pour lui demander de quitter à nouveau son monastère de l’île de Ponza
pour corriger, statuer et confondre les hérétiques dans les provinces d ’Arles, Narbonne, Aix et Embrun
(113, 12 juillet) ; à comparer aussi à la lettre annonçant la mission de Rainier à l’archevêque de
Compostene et aux évêques du royaume de Léon (72, ca 10-31 juillet 1999).
53. Le 10 juillet 1199, le pape recommande ainsi le légat en partance pour l’Espagne à Guilhem VIU :
« Puisque tu nous as demandé d ’envoyer un légat pour détruire la dépravation hérétique..., nous
t’envoyons le frère Rainier... » Un an plus tard, il lui demande d’assister son nouveau légat Jean de
Sainte-Prisque sur le fait de l ’hérésie lors de son passage dans le Midi, « [...] de sorte que le glaive
matériel atteigne ceux que la crainte du Seigneur et le glaive spirituel ne touchent pas, qui semblent
craindre bien plus la confiscation de leurs biens [ ...]» . En juillet 1201, le pape lui écrit au sujet de
l’évêque d’Agde et de la capture d’hérétiques, loue son zèle, mais lui dit aussi qu’il ne peut pas répon­
dre à ce qui lui est demandé contre les hérétiques tant que le légat ne sera pas revenu à Rome pour
l ’informer pleinement (voir M. ZERNER, « Question sur la naissance de l’affaire albigeoise », dans
L e negocium pacis et eedei ou l ’affaire d e paix e t de foi 83

L ’association des routiers aux hérétiques dans la campagne des légats


(1203-1209)

Avec la mort inopinée de Guilhem VIII, début novembre 1202, Innocent IH


voit son influence s’affaiblir. À la suite de manœuvres complexes qui ne nous
intéressent pas ici, le roi d’Aragon, Pierre E, comte de Barcelone, met la main sur
Montpellier en épousant Marie (juin 1204), après avoir conclu une alliance avec
son frère Alphonse H comte de Provence et Raymond VI comte de Toulouse,
écartant et isolant le vicomte de Béziers-Carcassonne (avril 1204). C’est dans ces
conditions qu’innocent III prend la décision de lancer l’action contre les héré­
tiques en Narbonnaise. Reprenons les textes sur lesquels s’appuie M.-H. Vicaire
pour dire que les hérétiques y sont étroitement associés aux routiers.

1203-1204 : les serments n ’associent pas les routiers aux hérétiques

Nous sommes informés de la décision d’innocent III d’intervenir par deux


lettres, du 29 janvier et du 18 février 1204. La lettre du 29 janvier est adressée à
l’archevêque de Narbonne. Après une longue suite de références bibliques,
Innocent El s’indigne de son refus d’aider les deux moines qu’il a fait sortir
de Fontfroide (abbaye cistercienne près de Narbonne) pour extirper l’hérésie,
ad extirpandas heréticas pravitates : Raoul et Pierre de Castelnau, qui avait quitté
le chapitre de Maguelonne pour entrer au monastère. A leur demande de les
accompagner auprès du comte de Toulouse pour le persuader de jurer de combat­
tre l’hérésie, écrit Innocent El, il a opposé son refus et n’a pas même voulu
fournir l ’hamachement d’un équipage - la chose est restée célèbre. E termine sa
lettre en annonçant qu’il l’envoie aussi aux différents prélats de la province, ainsi
qu’à l’abbé de Vaimagne et à un chanoine de Narbonne pour leur demander
d’accompagner les deux moines, et enfin à l’abbé de Cîteaux pour lui demander
qui dans l ’ordre serait capable de remplir l’office de prédication et pourrait venir
aider les deux frères54. La deuxième lettre, plus brève, est adressée à l’évêque
d’Agde et à l’abbé de Saint-Pons-de-Thomières, qui sont informés de l ’accueil
exécrable reçu par les deux moines à Béziers, que l’évêque a refusé d’accompa­
gner auprès du comte de Toulouse tandis que les consuls ont refusé « d’abjurer

Georges Duby. L ’écriture de l ’histoire, éd. CI. DUHAMEL-AMADO et G. LOBRICHON, Bruxelles, 1996,
p. 427-444).
54. Die Register Innocenz’III, cit., 6. Band : lettre à l ’archevêque de Narbonne, 29 janv. 1204, 242 (243),
p. 406 : ut cum ipsis ad dilectum filium nobilem virum comitem Tolosanum accederes, ut tam tua
quam ipsorum persuasione posset induci ad iurandum, quod heréticos expugnaret in defensionem
ecclesiastice unitatis, eis aquiesceré nullomodo voluisti, cum tu ipse rogare deberes potius quam
rogari. Sed nec etiam unam saltem equitaturam tunc voluisti concedere ad opus quod inceperant per
agendum [...].
84 M onique Z erner

l’hérésie »55. Ni dans l’une, ni dans l’autre lettre, il n’est question de guerre et de
routiers.
Trois mois plus tard, en mai 1204, Innocent III renforce la mission des deux
frères de Fontfroide en leur adjoignant l’abbé de Cîteaux lui-même, dont il fait
son légat. Cette fois, il se réfère précisément à la clause du canon 27 sur les
routiers, encore faut-il voir à quel propos. L’ennemi principal est en effet l’arche­
vêque de Narbonne, en place depuis treize ans. Il est accusé d’avoir laissé l’héré­
sie se développer et ce d’autant plus que son comportement et celui des autres
prélats nuisent à l ’Égüse en général, car il négüge son devoir d’évêque et ignore
en quoi consiste l’hérésie simoniaque. Mais surtout, et c’est le sujet principal de
la lettre, il est accusé d’employer des routiers dans deux siens castra, Capestang
(près de Béziers) et Cruscades (près de Narbonne), alors qu’il avait été statué au
concile de Latran que seraient excommuniés ceux qui fréquentaient les
Brabançons, Aragonais, etc.56. Je souligne que les hens de l’archevêque avec les
Aragonais sont dénoncés avec précision (les noms de lieux et de personnes incri­
minés sont donnés), avec demande d’une enquête ; en revanche, ses liens avec les
hérétiques sont tout juste évoqués57. La référence au canon 27 ne conduit pas
Innocent IH à associer les routiers aux hérétiques.
La mission fait l’objet de trois autres lettres d’Innocent III également reco­
piées dans le registre du Vatican : l’une adressée aux mêmes, écrite trois jours
plus tard ; une autre adressée à Philippe-Auguste, une dernière adressée à l’arche­
vêque de Narbonne sur qui se concentrent ses reproches, lequel se défend avec
véhémence58. Dans les trois lettres, c’est en termes des plus convenus qu’il est
question d’hérésie et les routiers ne sont pas évoqués. La mission des légats, qui
se suit à travers la correspondance d’Innocent IE, se heurte au clergé en place ; si
amalgame il y a, c’est entre les vices du clergé et l’hérésie.
Pierre des Vaux-de-Cemay fait commencer VHystoria albigensis à l’arrivée à
Toulouse des deux frères institués légats par le pape. Il ne dit rien de leur action,
enchaînant aussitôt sur la description de la ville représentée comme un nid

55. Ibid., lettre à l ’évêque d ’Agde et à l ’abbé de St-Pons-de-Thomières, 18 fév. 1204,241, p. 403-405.
56. Ibid., 1. Band, lettre à l ’abbé de Cîteaux et Pierre et Raoul, moines de Fontfroide, légats du siège apos­
tolique, 28 mai 1204, 76 (75), p. 119-120 : preterea cum in Lateranensi concilio sit statutum, ut, qui
Brabantiones, Aragonenses, Nauarros, Basc(u)los et Catarellos conducere presumpserint vel fovere,
per ecclesias in diebus Dominicis et aliis sollempnitatibus excommunati publice nudentur [...] archi-
episcopus ipse non solum huiusmodi non evitat, sedNicol(aum), ducem Aragonensium [...].
57. Après la description des Aragonais, suivie de la description beaucoup plus longue des moines et des
chanoines réguliers qui donnent le mauvais exemple (45 lignes dans l’édition des Register
Innocenz’III), les hérétiques réapparaissent dans cette simple proposition finale : et insultationem here-
ticorum ad processionem recipere non verentur, et quamplures prelati ecclesias suas hereticorum
fautoribus committere non formidant {ibid., p. 121).
58. Ibid., p. 122-126,77 (76,77) : 31 mai 1204, aux mêmes ; p. 126-127,78 : 29 mai 1204, à l’archevêque
de Narbonne ; p. 127-129,79,28 mai 1204, à Philippe Auguste.
L e negocium pacis et eidei ou l ’affaire de paix et d e foi 85

d’hérésie, Hec Tolosa, tota dolosa a prima suifondatione, l’occasion pour lui de
s’étendre sur l’hérésie et les sectes d’hérétiques en général59. Il faut attendre
quelque quarante ans après, pour que Guillaume de Puylaurens écrive que les
deux frères « avertirent le comte de Toulouse d’avoir à chasser les hérétiques et
les routiers de sa terre et sauvegarder la paix »60. D’où M.-H. Vicaire déduit bien
hardiment que l’objet du serment demandé au comte de Toulouse s’étendait aux
routiers61.

1206-1207 : conjuration de paix et mission de prédication sont indépendantes

Désormais, la présentation des faits par Pierre des Vaux-de-Cemay qui écrit,
je le rappelle, avec un recul de huit années suit un schéma auquel il est difficile
d’échapper, tant il est détaillé et logiquement développé. Son récit commence
véritablement à l’année 1206 : « Ici, on commence à raconter comment les prédi­
cateurs vinrent dans la terre albigeoise. L’an de l’Incarnation du Verbe 1206,
l’évêque d’Osma [...] » (§ 20). Le passage à Montpellier de l’évêque d’Osma
de retour de Rome (juin 1206) ; la rencontre avec les légats découragés, leur
conseil de prêcher sans apparat et leur décision de rester pour donner l’exemple
(§ 21) ; leurs prédications évangéliques et leurs discussions avec les hérétiques
à Servian et vers Narbonne (§ 22-23) ; leur arrêt à Béziers où le conseil est donné
à Pierre de Castelnau de les quitter tant il est haï (§ 24) ; la poursuite de la prédi­
cation par l’évêque d’Osma et Raoul de Fontfroide, et les miracles (§ 25-26) :
ainsi se déroule YHystoria. La campagne de paix vient ensuite (§ 27). Je cite
Pierre des Vaux-de-Cemay sans craindre de répéter plusieurs fois le mot « paix »
avec lui :
« Ensuite, Pierre de Castelnau se sépara de ses compagnons et partit en Provence pour
travailler à la paix entre les nobles de Provence afin de pouvoir extirper l ’hérésie de la
Narbonnaise grâce à l ’aide de ceux qui avaient juré la paix. Mais le comte de
Toulouse, Raymond, ennemi de la paix, ne voulut pas donner son accord à ladite paix,
jusqu’à ce qu’il soit contraint à jurer cette paix à cause des raids menés contre lui par
les nobles de Provence à l ’instigation de l ’homme de D ieu et à cause de l ’excommuni­
cation obtenue grâce au légat. Mais lui qui avait renié la foi et qui était pire qu’un infi­
dèle, ne respectant jamais ses serments, plusieurs fois jura, plusieurs fois se parjura. Le

59. Après sa dédicace à Innocent m (§ 1) et sa préface (§ 2 à 4), Pierre des Vaux-de-Cemay développe une
longue diatribe sur Toulouse (§ 6 à 9) où il fait allusion au serment des Toulousains, race de vipères,
rejetant l ’hérésie par crainte du châtiment et aussitôt parjures, et continue par une description des
sectes hérétiques qui fait date (§ 10 à 19).
60. GUILLAUME de P uylaurens , Chronique, cit., chap. 7 : Qui comitem Tholosanum ad expellendos
heréticos et ruptarios de terra sua et pacem conservandam monuerunt et astrinxerunt etiam juramento.
61. M.-H. Vicaire , « “L’affaire de paix et de la foi” »,cit.,p. 110-111.
86 M onique Z erner

très saint homme Pierre de Castelnau déployait pour le corriger un grand courage,
s ’approchait sans crainte du tyran et lui résistait en face [...] 62 »

De la part de Pierre des Vaux-de-Cemay, écrire en 1213 que la campagne de


paix du légat avait eu pour finalité l’obtention de l’aide militaire des nobles de
Provence en Narbonnaise pour en extirper l’hérésie, est logique. Mais avant
l’assassinat du légat, que la perspective était celle d’une véritable guerre en
Narbonnaise est loin d’être prouvé. À cette date, la campagne de paix est volon­
tairement séparée de la campagne contre l ’hérésie. Elle est menée par un homme
présenté comme étant seul - en fait, il semble accompagné de l’abbé de Cîteaux
- , qui a quitté la région pour gagner la Provence, entendons le Marquisat et les
terres rhodaniennes. La mission de prédication continue sans lui, avec l’arrivée
des douze abbés cisterciens dont Guy des Vaux-de-Cemay aurait pris la tête selon
son neveu, pendant que l’abbé de Cîteaux s’en va ailleurs pour « quelques
grandes affaires »63. Il est vrai que paix de Dieu et foi chrétienne sont dans une
grande proximité, mais le contexte est autre. Ainsi, quand Innocent HI demande à
ses légats ad promotionem pacis de prononcer, au monastère de Saint-Victor de
Marseille, l’excommunication de Roncelin, apostat et parjure au mépris de Dieu
et de la fidei Christiane, et de lui retirer la seigneurie de Marseille pour la restituer
à Huges des Baux, il s’agit du frère du vicomte de Marseille (mort en laissant
comme successeur son gendre, Huges des Baux, seigneur d’Arles, dont les
Marseillais ne voulaient pas), arraché au monastère de Saint-Victor où il était
moine64.

62. Hystoria, § 27 : His peractis, recessit frater P. de Castro Novo a sociis suis et ivit in Provinciam et
laboravit ut pacem componeret inter nobiles Provincie : hac intentione ut auxilio eorum qui pacem
juraverant posset heréticos de Narbonensi provincia extirpare. Set comes Tholosanus, Raimundus,
inimicus pacis, noluit aquiesceré dicte paci, donec tam per guerras, quas movebant ei nobiles
Provincie, mediante industria viri Dei, quam per excommunicationem, ab eodem in ipsum comitem
pronunciatam, jurare compulsus est illam pacem ; set qui fidem negaverat et erat infideli deterior,
nunquam deferens juramento, juravit pluries, pluries pejeravit ; quem vir sanctissimus frater P. magna
virtute corropiebat, tyrannum intrepidus aggrediens eique in facie resistens, quia reprehensibilis
(immo dampnabilis) erat valde, confundebatque eum vir magne constantie, vir conscientie illibate,
adeo ut exprobaret ei quo fallax erat per omnia et perjurus ; et vere sic erat. N. B. La traduction de
Maisonneuve, qui confond Provence et Languedoc, est fautive.
63. Pierre des Vaux-de-Cemay termine ce « bref préliminaire sur les prédicateurs » (§ 47-55) par le récit
du miracle de la cédule (cédula, malheureusement traduit “papier” par Maisonneuve) écrite par
Dominique au cours d’une discussion avec des hérétiques, qui, jetée au feu, ne brûla pas, qu’il tient de
sa bouche - seule mention de Dominique dans l'Hystoria.
64. PL, t. 215,1206 : Viterbe, 21 août 1207 : ad promotionem pacis juxta mandatum nostrum [...] praeci­
pimus quatenus in dictos cives, ut memoratum Roncelinum excommunicatum, apostatam et perjurum,
a dominio suo, quod contra proprium juramentum, in contemptum Dei et fidei Christianae opprobium
detinet occupatum, prorsus amoveant et supradictae nobili haereditatem restituant (POTT. 3163).
Le negocium pacis et fidei ou l ’affaire de paix et de foi 87

Aucun serment de paix ne subsiste65. Comme le dit M.-H. Vicaire, on peut


s’en faire une idée d’après les griefs retenus contre Raymond de Toulouse et
connus par la lettre d’innocent HI du 20 mai 1207 qui demande aux archevêques
de Vienne, Embrun, Arles et Narbonne de faire observer l’excommunication et
l’interdit prononcés par Pierre de Castelnau et l’abbé de Cîteaux contre le comte
de Toulouse : il tient des Aragonais et dévaste la terre en violation du Carême et
des temps de fête et de paix, il confie des offices publics à des juifs, il a fait tort
au monastère de Saint-Guilhem et possède des églises fortifiées, il augmente les
droits de péage, il a confisqué un héritage de l’évêque de Carpentras, enfin il est
manifestement hérétique et favorise les hérétiques malgré son serment, parce qu’il
ne veut pas jurer la paix comme elle Ta été par le roi d’Aragon et presque tous les
grands du pays adjacent66. Certes, Innocent III lui reproche au début de la lettre
d’entretenir des Aragonais et à la fin d’être hérétique. Mais ces deux griefs sont
noyés au milieu des autres. C’est l’ensemble de la politique du comte tournée vers
le renforcement de son pouvoir qui est dénoncée.
Laurent Macé a brossé un utile tableau de la politique raymondine, de l’insta­
bilité de ses alliances, de la primauté donnée aux régions orientales de « l ’État
toulousain » (comté de Nîmes et de Mauguio et Marquisat, ou Comtat Venaissin,
avec une importance particulière du couloir rhodanien) et son instabilité67. Mais il
manque un travail approfondi sur les structures politiques des pays au centre de
« l’affaire de paix » autour des années 1200, comparable aux travaux d’Hélène
Debax sur la vicomté de Béziers-Carcassonne. Côté Empire, les pays rhodaniens
sont partagés entre les deux branches issues des comtes de Provence, barcelonaise
d’une part, toulousaine d’autre part, dont la domination est très loin de reproduire
un modèle catalan ou toulousain. La situation provençale avait permis aux comtes
de la branche de Barcelone de construire leur pouvoir en s’appuyant sur les
féodalités urbaines et l’épiscopat issu de la réforme, mais les conditions en
Comtat étaient autres. Les structures féodales, seigneuriales et ecclésiastiques
propres au Marquisat (acquis à la branche toulousaine des comtes de Provence
dont les Raymond descendent en droite ligne depuis le partage de 1125), où le
comte s’efforce d’affermir ses droits dans les décennies qui précèdent la croisade,
nous échappent encore largement. Seigneurs et villes souscrivent aux serments

65. Le premier signe de la réorientation de Pierre de Castelnau vers une campagne de paix est la paix avec
Montpellier (révoltée contre le pouvoir aragonais) jurée par le roi d’Aragon en octobre 1206 en sa
présence, confirmée par le pape en avril 1207.
66. Retenons l ’évocation des Aragonais: [...] Quandoquidem in Arelatensem provinciam cum
Aragonensibus tuis hostili vastitate crassando, rogatus a venerabili fratre nostro Arausicensi episcopo
ut monasteriis parceres [...] {PL, t. 215,1167, lettre au comte de Toulouse, 28 mai 1207).
67. La question reste secondaire pour L. M a cé , Les Comtes de Toulouse, cit., qui propose une synthèse de
la politique raymondine dans le Marquisat en préambule (p. 23-53). Retenons la signification des
palais ou donjons qu’ils élèvent à Vaison, Carpentras, Sorgues, « qui montre la volonté des comtes de
marquer symboliquement de leur empreinte les pays où s’étendent leur domination » (p. 47).
88 M onique Z erner

s’ils y trouvent avantage68. Il faut s’interroger sur les enjeux politiques de l’action
du légat dans le contexte plus général de la genèse de l’État moderne dans ces
pays du Bas-Rhône, de la mutation de « l’économie de l’institution ecclésiale »
et la transformation du pouvoir des clercs à la fin du xne et au début du
xme siècle69. Quand elle se tourne contre Raymond VI, la politique pontificale
heurte un pouvoir en pleine construction. Et c’est précisément dans ce contexte
que Pierre de Castelnau est mortellement blessé, alors qu’il venait de quitter Saint-
Gilles (où il avait essuyé un échec) et traversait le Rhône pour se rendre en Arles.
Raymond VI cristallise désormais sur sa personne les attaques de Rome, à la
place de l’archevêque de Narbonne vieillissant. La campagne de diffamation
menée contre lui, orchestrée par Innocent m en 1208, continuée par les prélats,
est d’une rare violence. Pierre des Vaux-de-Cemay en donne un écho qu’on veut
croire amplifié dans le long portrait du comte de Toulouse qui suit immédiate­
ment le paragraphe sur la paix, sous la rubrique, hic narrat de infidelitate comitis
Raimundi (§ 28-46), sur la foi de ce que lui a raconté l’abbé de Cîteaux au concile
de Lavaur, écrit-il - relevons la description des relations incestueuses du comte,
qui brode sur un topos du discours antihérétique (§ 41), à opposer au trait bref et
plat disant que Raymond VI favorisait les routiers (§ 42)70.

« Les serments de Saint-Gilles et l ’action de paix de maître Milon


(juin-septembre 1209) »
Ainsi M.-H. Vicaire désigne-t-il « l’offensive de paix de grand style »
emmenée par le très fidèle notaire du pape envoyé pour un temps au côté de
l’abbé de Cîteaux au démarrage de la croisade, quand le comte de Toulouse
cherche à faire sa soumission. Le récit très circonstancié de Pierre des Vaux-
de-Cemay est depuis toujours suivi à la lettre par les historiens ; M.-H. Vicaire ne
fait pas autrement. C’est alors et pour la première fois que Pierre des Vaux-
de-Cemay introduit l’expression negotium pacis et fidei. L’accusation d’accueillir
les hérétiques et d’entretenir des routiers ne figure pas dans la série de lettres

68. En ce sens va l ’étude d ’Isabelle CARTRON sut la construction du castrum de Vaison au détriment de
l ’évêque, reprochée à Raymond VI (« Le château comtal de Vaison », dans Provence historique, 159,
1990,p. 37-51).
69. Voir J. CHIFFOLEAU, « Vie et mort de l’hérésie en Provence et dans la vallée du Rhône du début du
xm e au début du XIVe s. », et M. Z e r n e r , « Note sur l ’Église et l’hérésie dans la région du
Bas-Rhône », dans Cahiers de Fanjeaux, 20,1985, p. 73-99.
70. Hystoria, § 41-42 : Adeo etiam semper fu it luxuriosus et lubricus dictus comes quod, sicut pro certe
didicimus, sorore propria abutebatur in contemptum religionis Christiane ; ab infantia etiam sua
concubinas patris sui diligentissime querebat et cum illis libentissime concumbebat : vix enim aliqua
ei placeret, nisi sciret patrem suum prius concubuisse cum ea. Unde etiam pater ipsius, tam propter
heresim quam propter enormitatem istam, exheredationem suam ei sepissime predicebat [...] preterea
ruptarios mirabili semper amplexatus est affectu dictus comes.
L e negocium pacis et fidei ou l ’affaire d e paix e t d e foi 89

expédiées en mars 1208 pour appeler les fidèles à prendre les armes contre le
comte de Toulouse. C’est le concile réuni à Montélimar en juin 1209, juste avant le
passage des croisés, par les légats maître Milon et maître Thédise, qui réintroduit
les termes employés au concile de Montpellier en 1195 à propos du comte « qui
accueille les hérétiques et entretient des “mainades” de routiers ». Raymond VI
fait alors publiquement pénitence à Saint-Gilles, reconnaît ses fautes sous serment
et jure entre autres qu’il a tenu des routiers71. L’action se termine avec le concile
général réuni en Avignon en septembre après l’installation de Simon de Montfort
à Carcassonne à la place de Raymond-Roger Trencavel. L’article 10, « Contrain­
dre à servir la paix », finit sur l’évocation d’Alexandre El qui avait dit qu’il fallait
expulser les routiers de même que les hérétiques, allusion évidente au canon 27
de Latran ffl72. L’association entre ceux qui accueillent des hérétiques et ceux qui
entretiennent des routiers refait surface alors seulement.
Il conviendrait de mettre en série, pour les comparer, les griefs contre le comte
de Toulouse dans la lettre d’excommunication du pape en 1207, les accusations
contenues dans les lettres réunies sous le titre Processus negotii Raymundi comitis
Tolosani, les articles des serments de Saint-Gilles réunis sous le titre Forma jura­
menti baronum, civitatum aliorumque locorum domino Papa danda, enfin les
griefs et les accusations figurant dans les lettres envoyées à Lavaur sur le negotio
comitum Tolosae, Convenarum, Fuxi et Gastoni de Bearno. Une grille d’accusa­
tions contre le comte de Toulouse semble avoir été établie du vivant de Pierre de
Castelnau une fois pour toutes et sans cesse reprise73.
Mais le contexte a complètement changé à partir de mars 1208. Le concile
d’Avignon réunit les archevêques de Vienne, Arles, Embrun et Aix, et vingt
évêques, tous d’Empire. Le comte de Provence, Alphonse E frère du roi
d’Aragon, est mort au loin en Sicile en train de négocier le mariage de leur sœur,
au moment où s’ébranlait la croisade qu’il s’était bien gardé de rejoindre. Lui
succède un très jeune enfant. Grâce à la paix jurée en Avignon en septembre

71. MANSI X X n , 770, [...] item quod heréticos dicor semper fovisse, eisdemque favisse ; item quod de
fide suspectus habeor ; item quodRuptarios sive Mainadas tenui [...].
12. MANSI X X n , 789, art. X, Ut ad pacem servandam etiam inviti cogantur : [...]. Quia vero per
Aragonés, Brabanzones, Basclones, Ruptarios, seu quocunque alio nomine censeantur, multotiens dis­
codia & perturbatio & rapina genrantur in terris : de ipsis ad memoriam revocamus, quod ab eodem
dicto Alexandro contra ipsos noscitur, ut videlicet, sicut haeretici, & [...] ante alios excommunicentur,
& ab omnibus fidelibus expugnentur ubique locorum. Les neuf premiers articles traitent de la prédica­
tion des évêques, des hérétiques qu’il faut exterminer, des juifs qu’il faut écarter de l’administration, de
l’usure, de la dîme, des péages, de l’immixtion des laïcs dans les élections ecclésiastiques, des églises
fortifiées. Les art. suivants traitent des juges ecclésiastiques et de l’excommunication (les statuts
comprennent 21 art.).
73. Références supra n. 11. Je n’ai malheureusement pas pu consulter la thèse de Marco M ESCHINI,
Innocenzo III e il « negotium pacis et fidei » in Linguadoca (1198-1215), soutenue à l’Université
catholique de Milan en 2003, qui consacre quelques pages à Raymond VI.
90 M onique Z erner

1209, la Provence et le couloir rhodanien vont être neutralisés jusqu’à Latran IV,
tandis que toute la rive droite du Rhône, la Narbonnaise, de fait, est extra pacem,
« exposée en proie ». « Au xme siècle, la vallée du Rhône, autant que l’Italie cen­
trale, devient le laboratoire de la théocratie », pouvait écrire Jacques Chiffoleau74.

De l ’association des hérétiques et des routiers


chez l ’historien de la croisade

Les routiers sont bien présents dans l’Hystoria (52 occurrences), encore faut-il
distinguer dans quel esprit ils sont évoqués et chercher s’ils sont mis en avant du
point de vue du negotium pacis et fidei. Pierre des Vaux-de-Cemay ne se sert pas
des noms utilisés à Latran III mais du terme générique « routiers », inconnu du
canon 27. La première mention de routiers est mise dans la bouche des hérétiques
qui affichent leur haine contre eux : les hérétiques détestent l’Ancien Testament et
disent que « Moïse, Josué, David ont été les routiers et les serviteurs du Dieu
mauvais », écrit-il au début du portrait du comte de Toulouse en rapportant
comment il se serait procuré un Nouveau Testament afin de recevoir l’imposition
des mains (§ 28). Cependant il ne donne pas de connotation négative aux cheva­
liers aragonais présentés avec leurs routiers (pourtant précisément visés par le
canon 27 de Latran m en tant qu’employeurs). Les milites Aragonenses font
bonne figure au début de son récit : « Le castrum de Fanjeaux avait été par
crainte des nôtres abandonné de ses chevaliers et autres habitants et des cheva­
liers aragonais partisans de notre comte y étaient entrés et l ’avaient mis en état de
défense (...] » (§ 110). De même, il ne présente jamais Martin Algai, originaire
de Navarre, « chevalier espagnol » écrit-il, comme routier ou comme hérétique.
Pris par Simon de Montfort à son service pour le siège de Castelnaudary (§ 265),
il se retourne ensuite contre lui et périt supplicié après la prise de son château en
Agenais (§ 337). Très connu, célébré pour ses hauts faits par les troubadours,
auparavant à la solde de Richard Cœur-de-Lion puis sénéchal de Jean Sans-Terre,
il est pourtant le type même du capitaine de routiers pour toute l’historio­
graphie75. Le comte de Foix, qui sème l’abomination dans les églises, est systé­
matiquement présenté entouré de routiers qui ne sont pas, pour autant, associés
aux hérétiques76. Aussi bien, le recours aux mercenaires en complément du

74. Voir J. CHIFFOLEAU, « Vie et mort de l ’hérésie en Provence », cit., p. 89.


75. Voir la note des éditeurs sur Martin Algai, Hystoria, t. 1, p. 263. Voir aussi La Chanson de la croisade
albigeoise, éd. et trad, du provençal par Eugène M a r t i n -C h a b o t , Paris, « Les Belles Lettres », t. 1,
La chanson de Guillaume de Tudèle, 2e éd., 1960, p. 210-211.
76. Cf. le portrait du comte de Foix, sous la rubrique hic narrat de crudelitate et malitia comitis Fuxi
(Hystoria, § 197-209). Voir § 202 : [...] cornes ivit cum multitdine ruptariorum ad quoddam monaste­
rium, quod dicebatur Sancta Maria in terra comitis Urgellis [...] ; § 203 : Alio etiam tempore, cum
L e negocium pacis et fidei ou l ’affaire d e paix EJ d e foi 91

service vassalique s’était généralisé et Simon de Montfort ne s’en privait pas77.


Mais Pierre des Vaux-de-Cemay semble avoir progressivement fait l’amalgame
entre hérétiques et routiers. En recopiant les lettres des prélats alors réunis, il est
amené à répéter plusieurs fois l’expression « hérétiques et routiers » : au roi
d’Aragon, les prélats écrivent que « le comte de Toulouse a combattu l’Église et
la chrétienté, la foi et la paix avec les hérétiques et les routiers, et, autres pestifé­
rés »78 et au pape, ils écrivent que « tour à tour hérétiques et routiers se déchaî­
naient contre le clergé et contre les biens d’église » et que « les hérétiques et les
routiers que le comte avait plusieurs fois juré de renier, il a mis encore plus
d’ardeur à les favoriser et se les attacher »79. Par lui-même, Pierre des Vaux-
de-Cemay évoque les routiers dans des épisodes assez bien circonscrits et ne
s’approprie véritablement l’expression « hérétiques et routiers » qu’à propos des
Toulousains. En 1212, il est sur place et décrit avec force détails la campagne
militaire à laquelle il participe. Les allusions aux routiers ne sont pas si
fréquentes : on les trouve dans le récit du siège du castrum de Penne-en-Agenais,
gardé par un chevalier navarrais, sénéchal du comte de Toulouse80 ; et dans le
récit du siège de Moissac où ils sont venus en renfort avec les Toulousains
(Toulouse a été frappée d’interdit par les légats), « gens pervers et méchants qui
faisaient à toute volée à toute heure de la journée sonner les cloches de l ’église »,
livrés à Simon de Montfort lors de la capitulation et massacrés81. Routiers et

idem comes et sui ruptariipredictam spoliarent ecclesiam [...] in ipsa etiam ecclesia equos suos collo­
cantes dicti ruptarii, ipsos supra sacrosancta altaria comedere faciebant ; § 205 : Venit igitur quodam
die comes Fuxi cum ruptariis suis prope Apamias [...]',§ 206 :[...] statim ut burgenses egressi suntad
eum, vocavit secreto ruptarios suos, qui in insidiis latitabant [...].
77. Sur le recours généralisé aux mercenaires comme complément du service vassalique et le cas des
comtes de Toulouse, voir L. MACÉ, Les Comtes de Toulouse, cit., p. 355 et suiv.
78. Hystoria, § 379 : [...] ecclesiam Dei et christianitatem, fidem et pacem, cum hereticis et ruptariis et
aliis pestilentibus fortius impugnavit.
79. Hystoria :[...] et bona ecclesiastica hinc heretici inde rupatarii grassarentur [...] (§ 393). [...] heré­
ticos et ruptarios, quos multotiens abjurevat, ex tunc ferventius solito fovere studuit et tenere (§ 394).
80. Hystoria : Hugo autem d ’Alfar, qui erat custos castri [...] se et ruptarios suos in castri munitione
recepit (§ 321). [...] venerunt ad quoddam castrum fortissimum, quod dicitur Penna in Albiensis ;
castrum illud adhuc christianitati et comiti resistebat semperque ruptariis erat plenum ; cum ergo
venissent sepedicti peregrini ante castrum illud, ruptarii qui erant in castro, exeuntes adversus
n o s t r o s .. . 327).
81. Hystoria : [...] Homines autem castri, cum audissent nostros accedere, vocaverunt ad se ruptarios et
homines tolosanos quamplurimos, ut eorum auxilio resistere nostris possent. Erant autem ruptarii illi
homines pessimi et perversi : cum enim castrum illud jamdudum fuisset a legatis domini pape inter­
dictum, eo quod faveret hereticis inpugnaretque ecclesiam cum comite Tolosano, dicti ruptarii in contemp­
tum Dei et nostrum campanas ecclesie, que in castro erat nobilis et amplissima, omni die ad omnem
horam festive faciebant pulsari. . .(§ 341). [...] dixit quod tali conditione reciperet eos : si ruptarios
omnes et illos qui causa munitionis castri veneant a Tolosa traderent in manus ejus [...] Quibus rite
peractis traditisque ruptariis et hominibis tolosanis, recepit comes castrum [...] accipientes autem
peregrini nostri ruptarios, ipsos avidissime interfecerunt [...] (§ 353).
92 M onique Z erner

fauteurs d’hérésie venus de Béziers et Carcassonne remplissent Toulouse (que


Simon de Montfort ne réussit pas à encercler), écrit-il82.
Après le concile de Lavaur, VHystoria est continuée par additions successives
que Pascal Guébin a pu distinguer : la première embrasse la période janvier-août
1213, la plus difficile pour Simon de Montfort, très isolé (§ 399-442). Pierre des
Vaux-de-Cemay porte son attention sur le Toulousain. L’expression « hérétiques
et routiers » revient. À propos du rendez-vous lancé par le roi d’Aragon à Simon
de Montfort, où ni Tun ni l ’autre ne vinrent, mais où se mêla une foule « tant
d’Aragonais que de Toulousains hérétiques et routiers »83. Pour dépeindre la force
de la ville avec les « Toulousains et les routiers, qui étaient à Toulouse deux fois
plus nombreux que les nôtres »84.
Un ensemble d’indices font penser que pour Pierre des Vaux-de-Cemay les
routiers ne sont pas ces « mainades » dénoncées avant la croisade, mais ceux que
les troubadours appellent les faidits (seigneurs que la croisade a dessaisis de leur
terre), qu’il ne sait peut-être pas distinguer des petites compagnies vassaliques,
ces familiers qui entouraient tel seigneur de tel castrum.
On ne s’étonnera pas que l ’amalgame vienne plus tard sous la plume de
Guillaume de Puylaurens : « C’est ce que rapportait au comte de Toulouse sa
négligence, car il faisait preuve de désobéissance et de mollesse pour purger sa
terre des hérétiques et des routiers », écrit-il en expliquant pourquoi les croisés se
rapprochent des terres toulousaines après le siège de Lavaur85. M.-H. Vicaire le
cite à l’appui de sa thèse.
À partir de novembre 1209, quand Innocent III glisse au negotium pacis et
fidei, les guerriers croisés ont-ils fait l’amalgame entre les hérétiques et les
routiers ? Jusqu’à quel point le schéma d’Innocent III a-t-il marqué les acteurs de
la croisade, autrement dit, pour citer le père Vicaire, sont-elles reconnaissables,
« les surprenantes liaisons qui soudent, dans la mentalité de l ’époque, la Paix de
Dieu, l’action de foi et la guerre sainte » ? Lui-même a déjà remarqué que, une
fois la croisade sanglante commencée, le negotium fidei passe au premier plan.

82. Hystoria : Erat autem Tolosa civitas ultra modum plena populo, quia Biterrenses et Carcassonenses et
Tolosam heretici et hereticorum fautores et ruptaiii, amissis Divino judicio terris suis, Tolosam intrave­
rant (§ 359).
83. Hystoria :[■■■] sed tam de Aragonensis quam de Tolosanis hereticis et ruptariis multi venerunt et time­
batur ne venientem ad colloquium cum paucis prodiciose caperent comitem Jhesu Christi...{% 412).
84. Hystoria : Tolosani et ruptaiii, qui erant Tolose dupplo plures quam nostri, [...](§ 423).
85. GUILLAUME DE P u y l a u r e n s , Chroniques, cit., chap. 16, p. 66 '■[...] incidit consilium prelatis et prin­
cipibus casrum Vauri in diocesi Tholosana, ubi multi dicebantur esse heretici, obsidere, hoc sibi
promerente negligentia dicit comiti Tholosani, qui in hoc, ut terram suam purgaret hereticis atque
ruptariis. Voir aussi chap. 6, p. 42 : Comes [...] quem a guerra sui quiescere non sinebant, propter
quod et de Hyspania sibi ruptarios advocabat, quibus licentiam dabat per terras libere discurrendi.
Qui etiam si forte multum vellet, nec heréticos multum radicatos in terra sine adversantium sibi volun­
tate poterat extirpare.
L e negocium pacis et fidei o u l ’a f f a ir e d e pa ix e t d e f o i 93

De telles liaisons affectent probablement les prélats de la croisade, mais certaine­


ment beaucoup moins, sinon pas du tout, les guerriers qui sont présentés avant
tout comme des combattants de l’affaire de foi. Le peu que l’on sait de la prédica­
tion de la croisade albigeoise le montre aussi.

III. D U RAPPORT ENTRE LA PRÉDICATION ET L’AFFAIRE DE PAIX ET DE FOI

Je me suis autrefois attachée à examiner la face religieuse de l ’engagement de


Simon de Montfort et ses compagnons, après l’expérience malheureuse de la
4e croisade, où ils avaient refusé de prendre la route de Constantinople après
avoir tenté d’empêcher la prise de Zara86. J’ai montré par la suite comment leur
vision réformée de la croisade et la force religieuse qu’ils en tirent sont largement
explicables par la prédication spécifiquement « francilienne » issue de l’enseigne­
ment de l’école cathédrale autour de Pierre le Chantre, dont le prêtre Foulques de
Neuilly est une illustration bien connue ; à ce milieu, il faut rattacher Guy des
Vaux-de-Cemay, qui devient en quelque sorte directeur de conscience dans le
groupe aristocratique de la vallée de Chevreuse et autour, à proximité de son
abbaye où il se retire après ses déboires parisiens et la mésaventure de la 4e croi­
sade87. J’ai montré encore comment les femmes, mères et épouses avaient pu être
aussi marquées par ce même courant88. Bref, la frange de l’aristocratie française
qui va s’investir dans la croisade albigeoise avait trouvé une vocation au sein de
l’Église. Il faudrait la comparer à un milieu socialement et géographiquement
proche, mais pris dans un réseau différent, qui rencontrait l ’hérésie chez lui, du
moins à ce qu’il paraît, dans l’Auxerrois et le Nivernais : on ne peut que constater
que le comte de Nevers s’est croisé en juin 1209, mais a considéré qu’il devait
revenir sur ses terres une fois sa « quarantaine finie » et a refusé de rester sur
place après la prise de Carcassonne. Non seulement le roi de France a refusé de
participer à la croisade et a limité autant qu’il a pu l’engagement de la noblesse
du royaume, mais ceux qui sont partis ont très généralement refusé de se laisser
entraîner plus loin. Simon de Montfort et ses amis ont réussi à se maintenir et
étendre leurs conquêtes dans l’isolement, obligés de s’adapter à des seigneurs qui
repartaient aussitôt leur quarantaine achevée, malgré les supplications de ceux qui

86. M. Zerner , H. PiÉCHON-Palloc , « La croisade albigeoise, une revanche : des rapports entre la
quatrième croisade et la croisade albigeoise », dans Revue historique, 268,1981, p. 3-18.
87. M. ZERNER, « L’abbé Gui des Vaux de Cemay prédicateur de croisade », Les Cisterciens de
Languedoc, dans Cahiers de Fanjeaux, 21,1986, p. 183-204.
88. M. ZERNER, « L’épouse de Simon de Montfort et la croisade albigeoise », dans Femmes - Mariages-
Lignages, x n e-xive siècles - Mélanges offerts à Georges Duby (Bibliothèque du Moyen Âge),
Bruxelles, 1992, p. 449-470.
94 M onique Z erner

restaient, telles celles de la comtesse de Montfort, admirablement mises en scène


par Pierre des Vaux-de-Cemay (§ 181).
En 1209, Simon de Montfort et ses plus fidèles compagnons, qui avaient der­
rière eux une croisade manquée, n’avaient pas besoin d’une quelconque prédica­
tion pour les entraîner à partir en croisade ; ils étaient moralement prêts. Dans
quelle mesure, d’ailleurs, les huit très longues lettres à peu près de même
contenu, envoyées entre le 8 et le 10 mars 1208 aux populations du Midi et du
Nord de la France, au roi et au clergé du Midi et à certains prélats du Nord, ont-
elles lancé une prédication de croisade, on peut se le demander. Quand le pape
annonce qu’il demande aux archevêques des régions méridionales de répandre la
parole de paix et de foi semée par le défunt légat, il désigne une prédication anté­
rieure à la croisade. On ne connaît d’ailleurs pas d’exemple de sermon appelant à
la première croisade albigeoise (celle qui s’achève en 1215) dans la littérature
homilétique. Ce n’est pas un hasard si le colloque de Fanjeaux de 1996 sur La
Prédication en pays d ’Oc (XIIe-XIIIe siècle) n’en souffle mot, ni celui sur Paix de
Dieu et guerre sainte en Languedoc en 1966. Dans les recueils connus à ce jour,
pas un sermon ne concerne la croisade albigeoise avant 1226 : Jean Longère
signale seulement les « Exemples de sermons De crucesignatione contra
Albigenses, par Philippe le Chancelier et Eudes de Châteauroux », lesquels se
rapportent non à la croisade lancée en 1209 mais à la deuxième croisade albi­
geoise prêchée en 1226, que vient d’étudier Nicole Bériou89.
Entre 1208 et 1226, un mode de prédication de croisade contre les hérétiques
s’est mis en place selon des étapes qu’il faudrait distinguer. Je développerai seule­
ment quelques remarques. Contrairement à ce qui se dit, il n’y a pas trace de pré­
dication en France avant le départ des croisés au printemps 1209 ; ce n’est pas
d’elle qu’il est question dans les statuts du diocèse de Paris. Par ailleurs, notre
meilleur informateur en la matière, Pierre des Vaux-de-Cemay, ne laisse aucun
doute sur la manière dont ses héros furent appelés à la croisade : par lettre. La
prédication démarre en force deux ans après, avec entre autres engagements celui
de Jacques de Vitry. Auparavant, il est vraisemblable que l’archidiacre de Paris et
son évêque ont été un relais essentiel. Je citerai le témoignage de Pierre des Vaux-
de-Cemay, qui a l’intérêt d’être bien daté et antérieur à tout ce que l ’on sait par
Jacques de Vitry lui-même. C’est à cette nouvelle prédication que font probable­
ment allusion les statuts de Paris.

89. J. LONGÈRE, La Prédication médiévale, Paris, 1983, p. 148, qui renvoie au Repertorium de
J. B. SCHNEYER, vol. 4, 1972. N. BÉRIOU, « La prédication de croisade de Philippe le Chancelier et
d’Eudes de Châteauroux en 1226 », dans La prédication en pays d ’Oc (XIF-début XVe s.), Cahiers de
Fanjeaux, 32,1997, p. 85-109.
L e negocium pacis et fidei ou l ’affaire DE PAIX EF DE FOI 95

La prédication de la croisade albigeoise dans le diocèse de Paris

Un article des premiers statuts synodaux de Paris mentionne la guerre contre


les Albigeois. Je le cite d’après la traduction d’Odette Pontal : « Que [les prêtres]
incitent avec ardeur et insistance leurs paroissiens à s’armer contre les Albigeois :
ils bénéficieront cette fois encore de la même indulgence qu’ont eue les autres
croisés (art. 94). » Il est suivi d’un article sur le vœu de croisade : « Que les
prêtres avertissent, sous peine d’excommunication, ceux qui ont pris la croix et
n’ont pas accompli leur vœu de croisade, qu’ils ne diffèrent pas de la reprendre et
de la porter (art. 95). »90 Deux articles plus haut, le rédacteur parle des inconnus
lettrés ou illettrés prêchant par les places et par les rues, qu’il faut interdire d’é­
couter de peur qu’ils ne répandent des hérésies, et avertit les prêtres de sermonner
leurs fidèles le dimanche à ce sujet (art. 92)91.

Les premiers statuts synodaux de Paris, dont on possède plusieurs copies du


xm e siècle, qui ont inspiré de nombreux autres statuts, ont fait l’objet d’une
édition critique, bien connue, par Odette Pontal. Le problème est de savoir s’il
faut attribuer les articles qui nous intéressent à Eudes de Sully (évêque de Paris
de 1196 à sa mort, le 13 juillet 1208) ou les laisser à son successeur Pierre de
Nemours (1208-1219), personne ne discutant le fait que l’ensemble est rédigé
avant le quatrième concile du Latran92. Odette Pontal fait remarquer que, « en
juillet 1208, Innocent HI prescrivit à l’Église d’Athènes d’adopter les
Institutiones et constitutiones parisiensis ecclesie », d’où l’idée que les statuts
étaient déjà rédigés, mais pas forcément tous, car, dit-elle aussi, « on promulguait
au synode toute une série d’ordonnances de circonstance ou d’actualité, donc
éphémères ou sujettes à variations ». Les présomptions que les articles de fond
viennent d’Eudes de Sully (en tout cas les articles 1 à 69) sont très fortes. Mais

90. O. PONTAL, Les Statuts synodaux français du XIIIe siècle, t. I, Les statuts de Paris et le synodal de
l ’ouest (XIIIe siècle), Paris, 1971, p. 89. Voir p. 88, le texte latin : [94] Item moneant sollicite et assidue
parrochianos suos ut contra Albigenses heréticos se accingant ; iterum enim eamdem habebunt indul­
gentiam quam alii habuerant. [95] Item moneant presbyteri sub pena excommunicationis omnes illos
qui crucem habuerunt et votum suum non sunt prosecuti, quod crucem suam non postponant resumere
et portare.
91. Ibid. [92] : Item districte inhibetur sacerdotibus ne permittant aliquos ignotos, sive litteratos sive ¡Ilite­
ratos, etiam extra ecclesiam, sive in viis sive in plateis sive in aliis locis parrochie sue, predicare et
sepe dominicis diebus sacerdotes moneant et etiam sub pena excommunicationis inhibeant parrochia-
nis suis, ne tales audiant propter pericula heresum et errorum quos seminant. L’article complète les
articles 61, limitant le droit de prêcher dans les rues, et 68, disant « que nul ne soit admis à prêcher s’il
n ’est authentique personne ou envoyé de l’évêque ou de l ’archidiacre ». La pastorale impliquée dans les
statuts de Paris concerne l’enseignement des fidèles, signale J. LONGÈRE (« La prédication d ’après les
statuts synodaux du Midi au xnF siècle », dans La Prédication en pays d ’Oc, cit., p. 252-254).
92. Voir V. L. K e n n e d y , « The date of parisian Decree on the Elevation ot the Host », dans Medieval
studies, 8,1946, p. 87-96, qui discute l ’attribution de certains articles à Eudes de Sully.
96 M onique Z ehner

pour elle, l’article 94 sur la prédication de la croisade albigeoise a aussi été rédigé
par Eudes de Sully et suit immédiatement l ’appel lancé par Innocent HI en mars
1208, parce que, dans la lettre envoyée à l’archevêque de Tours et aux évêques de
Paris et Nevers, le pape évoque l’indulgence selon la forme que l’évêque de Paris
a obtenue. En ce cas, de même, l’article 95 sur le vœu de croisade, qui vient tou­
jours après l’article 94 dans les manuscrits, si bien qu’il est admis qu’ils ont été
rédigés ensemble. Mais en mars 1208, le pape emploie le passé pour évoquer
l’indulgence (impetrasti)9394,et de même le rédacteur des statuts (quem alii habue­
rant)^. De plus, l’article 95 implique que la croisade s’est déjà ébranlée. On voit
mal comment l ’indulgence pourrait concerner le premier appel du pape et avoir
été proclamée par Eudes de Sully. En revanche, des arguments sérieux parlent en
faveur d’une rédaction de ces articles par Piene de Nemours nettement plus tard,
en 1210-1211.
Tout d’abord, Piene de Nemours s’est lui-même suffisamment impliqué dans
la croisade albigeoise pour y partir, non pas à son démanage, mais deux ans plus
tard : il arrive vers la mi-Carême 1211 (13 mars) avec trois seigneurs, Enguenand
de Coucy, Robert de Courtenay (déjà venu en 1209) et Juhel de Mayenne95 ; il
participe au terrible siège de Lavaur qui dura plus d’un mois, et repart avec les
mêmes après la prise de la ville (3 mai 1211)96. Sa vocation de croisé est assez
puissante pour qu’il se croise à nouveau pour l ’Orient où il part en 1218 et où il
meurt. Il appartenait à la noblesse du Gâtinais tout comme Simon de Montfort.
Le départ tardif de Piene de Nemours à la croisade albigeoise pounait s’expli­
quer par l’urgence d’une tâche à laquelle un autre article des statuts pounait bien
faire allusion : je veux parler de l’article 92 sur la prédication qu’il faut contrôler,
cité ci-dessus, qui pounait appartenir au même groupe d’articles et vise à mon
sens les disciples possibles des élèves du maître parisien Amaury de Bène, dialec­
ticien, décédé en 1206, qui répandaient ses idées sur le corps mystique du Christ
et prédisaient l’avènement tout proche de l’Âge de l’Esprit après celui du Fils,

93. PL, t. 215,1362 : [...] injungentes hoc eis ex parte nostra in suorum indulgentiam peccatorum secun­
dum formam quam tu frater Parisiensis episcopa impetrasti [...].
94. Supra, n. 90.
95. Le savant éditeur de VHystoria signale une charte du 4 février 1211 où Juhel de Mayenne déclare avoir
pris la route du pèlerinage pour combattre les ennemis de la foi, à savoir les hérétiques albigeois, ad
debellandum contra hostes fidei nostre, contra videlicet Albigenses heréticos (cf. t. l ,p . 212, n. 3).
96. Hystoria, § 213 : Anno Verbi incarnationis M°CC°X°, circa mediam Quadragesimam [dimanche
13 mars 1211], venerunt de Francia crucesignati nobiles et potentes, episcopus videlicet Parisiensis P.,
Ingerannus de Cocciaco [Enguerrand UI de Coucy], Robertus de Coreniaco [Robert de Courtenay],
Juellus de Meduana [Juhel de Mayenne] et plures alii ; hii nobiles viri in Christi negotio se nobiliter
habuerunt. Au siège de Lavaur, Pierre de Nemours rejoint les évêques de Toulouse et Lisieux et
Bayeux : Pierre des Vaux-de-Cemay, qui n ’était pas présent, rapporte que Lavaur tomba enfin sous
l’assaut des croisés (3 mai) quand tout le clergé entonna le Veni Creator Spiritus, car, écrit-il, sicut
postea confessi sunt, plus terrebant eos cantantes quam pugnantes (§ 226).
L e negocium pacis et fedei ou l ’affaire de paix e r d e foi 97

condamnés et brûlés par le concile tenu en 1210 à Paris97. La prédication appelant


à rejoindre les croisés contre les Albigeois pouvait paraître un excellent exutoire
face à une certaine excitation religieuse. L’article 94, si on accepte cette interpré­
tation, laisse supposer un certain manque de zèle de la part des prêtres comme de
la part des paroissiens, qu’il faut presser. La campagne de prédication dans le
diocèse de Paris a dû commencer dans le courant de l’année 1210 ; le départ de
l’évêque a peut-être marqué sa fin.
L’archidiacre de Paris est arrivé bien plus tôt que l’évêque, mais probablement
assez seul989. Il rejoint l’armée au siège de Termes en août 1210. Il arrive avec la
seconde vague de croisés, partie fort tard en juillet 1210, annoncée au comte à la
fin du mois de juillet par Guillaume de Cayeux : des Bretons, des Français avec
les évêques de Chartres et de Beauvais (qui n’eurent rien de plus pressé que de
repartir) arrivés courant août, et des Lotharingiens arrivés en septembre, des
piétons précise Pierre des Vaux-de-Cemay. Grâce à eux, le castrum de Termes
finit par se rendre (début novembre 1210). La croisade albigeoise prend momen­
tanément un aspect populaire qui mérite réflexion, qui concerne peut-être moins
ceux de France que ceux d’Allemagne - les Annales de Cologne mentionnent le
départ à la croisade contre ceux qu’on appelle là-bas des Beguinos". Si l’on suit
Pierre des Vaux-de-Cemay, l’archidiacre paraît trouver dans la croisade un champ
d’action à la mesure de ses talents et de sa vocation. Il semble avoir été le spécia­
liste technique des machines de siège, du financement des opérations au jour le
jour qu’il assurait grâce à des collectes et du « moral des troupes » qu’il prêchait
quotidiennement100.

Le départ en croisade de 1209

Revenons à l’année 1209 avec le récit que donne Pierre des Vaux-de-Cemay
de la façon dont Simon de Montfort a été appelé à la croisade. Il vient de raconter

97. Contra : O. PONTAL voit dans l ’art. 92 la preuve qu’on craignait que l ’hérésie albigeoise ou vaudoise
ne contaminât Paris : « On est alors en pleine période d ’hérésie albigeoise et vaudoise et il apparaît
bien d’après cette prescription et la suivante [l’auteur pense à l ’art. 94] que la région parisienne même
n ’était pas à l’abri de la contamination. », notait-elle (Les Statuts synodaux français, cit., p. 87, n. 5).
98. Il semblerait que Guillaume l ’archidiacre de Paris de VHystoria et le chantre de la cathédrale de la
Chanson fût un seul et même personnage : Guillaume de Nemours, frère cadet de l ’évêque, le plus
jeune fils du chambellan du roi (cf. Chanson, cit., 1 .1, p. 156, n. 1).
99. Sur le point de vue des habitants de Cologne, voir la thèse de doctorat d ’U. BRUNN, L ’Hérésie dans
l’archevêché de Cologne (1100-1233), Université de Nice, décembre 2002 (à paraître aux Études
augustiniennes).
100. Hystoria, § 175 : Predicabat cotidie, instituebat collectas in sumtus machinarum, docebat quippe
fabros, carpentarios instruebat, omnem denique artificem in edocendis hiis que ad obsidonium
spectabant negocium superabat [...]. Voir aussi sa participation au siège de Penne (§ 326,330) et de
Moissac (§ 342,351).
98 M onique Z erner

comment le seigneur de Montfort a été choisi pour gouverner la vicomté de


Béziers-Carcassonne au lendemain de la prise de Carcassonne, après le refus du
comte de Nevers et du duc de Bourgogne qui avaient préféré repartir.
Rappelons ici un fait remarquable, arrivé peu auparavant au noble comte de Montfort
en France. Le vénérable abbé des Vaux-de-Cemay nommé ci-dessus, Guy, qui
promouvait autant qu’il pouvait le susdit negotium fidei contre les hérétiques, revenait
un jour de chez le duc de Bourgogne, porteur d’une lettre du même duc où celui-ci
demandait au comte de Montfort de s ’engager avec lui dans l ’armée de Jésus-Christ
contre les hérétiques et d ’être dans sa « compaignie » 101, en lin donnant beaucoup et
lui offrant plus s ’il voulait bien lui répondre par l ’affirmative. Il arriva que ledit abbé,
venant de chez le duc, trouva ledit comte dans l ’église de l ’un de ses châteaux appelé
Rochefort, occupé à certaines affaires. Comme l ’abbé l ’avait appelé à part pour lui
montrer la lettre du duc, le comte traversa le chœur de l ’égüse, sous une divine inspira­
tion saisit le psautier sur le lutrin, l ’ouvrit exprès, tint son doigt sm la première ligne et
dit à l ’abbé : exposez-m oi ce qui est écrit, exponite michi scripturam istam. Le passage
de l ’Écriture était celui-ci : « D ieu a ordonné à ses anges de te protéger sur tous tes
chemins, ils te porteront dans leurs mains de peur qu’il ne t’arrive de te blesser le pied
sur une pierre. » 102 Que ce fut une disposition divine, la suite des choses l ’a très mani­
festement prouvé (§ 103).

Quoi qu’il en soit de la véracité du récit, l’important pour notre propos est que
Pierre des Vaux-de-Cemay a choisi de présenter ainsi l’appel reçu par Simon de
Montfort. Pas de prédication : une lettre du duc de Bourgogne transmise par son
voisin et ami Guy, l’abbé des Vaux-de-Cemay. Il est vrai que cela se passe dans
une église, que l’abbé doit commenter un passage de l’Écriture choisi miraculeu­
sement. Mais la scène se joue à deux, elle est intime. Nous sommes dans le regis­
tre de la direction de conscience, non de la prédication par définition publique.
L’appel d’innocent IH n’a pas suscité un grand mouvement de prédication en
1209, pour des raisons variées, parmi lesquelles la politique royale a forcément
joué un rôle - n’oublions pas que Philippe Auguste n’avait autorisé que le comte
de Nevers et le duc de Bourgogne à lever une armée qui ne devait pas dépasser
cinq cents chevaliers.

La nouvelle prédication : 1210-1211

En 1211-1212, ces conditions changent. VHystoria témoigne d’une sorte


d’emballement de la prédication à partir de l’hiver 1211-1212 et fait entrer en
scène Jacques de Vitry :

101. Latin ejus societate, traduit par compaignie au xm e siècle.


102. Ps 90,11-12. Ces versets ont servi de thème à trois Sermons pour le Carême de saint Bernard (11,12,
13) font remarquer P. GuÉBIN et H. MAISONNEUVE (Histoire albigeoise, cit., p. 46, n. 1).
L e negocium pacis et fidei ou l ’affaire de paix e t d e foi 99

En ce temps là, Guillaume, le vénérable archidiacre de Paris, et un certain autre


nommé maître Jacques de Vitry prirent en charge la prédication à la demande de
l ’évêque d ’U zès (que le seigneur pape avait fait légat pour l ’affaire de la foi contre les
hérétiques, qui aimait aussi s’occuper de cette affaire et la promouvait avec efficacité) :
embrasés du zèle de la foi, parcourant le France et m êm e l ’A llem agne, tout cet hiver,
ils marquèrent du signe de la croix une multitude incroyable de fidèles partant à
l ’armée du Christ ; après D ieu, c ’est principalement eux deux qui ont promu la susdite
affaire de la foi dans les régions gauloises et germaniques (§ 285).

L’archidiacre, qui vient de passer une année au côté de Simon de Montfort, est
vraisemblablement à l’origine de l’engagement de Jacques de Vitry. Le témoi­
gnage de VHystoria vient ainsi combler un peu le silence de ce dernier sur ses
débuts dans l’expérience de la prédication et pourrait contribuer à préciser
comment Foulques de Neuilly est devenu un modèle pour la « nouvelle prédi­
cation », célébré comme on le sait par lui103. La prédication contre les hérétiques
que Jacques de Vitry dit avoir faite l’année de la mort de Marie d’Oignies (23 juin
1213) dans sa Vita correspondrait donc à une seconde campagne. Le témoignage
cité ici est écrit avant la fin du mois de janvier 1213 et ne permet aucun doute sur
l’existence d ’une première campagne en 1211-1212. Un peu plus loin, Pierre-des-
Vaux de Cemay l’évoque à nouveau : des pèlerins auxquels l ’archidiacre et
Jacques de Vitry avaient fait prendre la croix, venus par l’Auvergne, arrivent tous
les jours devant Hautpoul que Simon de Montfort est en train d’assiéger, écrit-il
(mars 1212, § 306)104.

103. Cf. JACQUES de VITRY, Historia occidentalis, cap. vm (éd. J. F. HlNNEBUSCH, The Historia
Occidentalis o f Jacques de Vitry, A critical edition, Fribourg, Suisse, 1972, p. 94-96). Voir le com­
mentaire du modèle représenté par Foulques pour Jacques de Vitry par A. FORNI, « La “nouvelle
prédication” des disciples de Foulques de Neuilly : intentions, techniques et réactions », dans Faire
croire. Modalités de la diffusion et de la réception des messages religieux du XIIe au XIVe siècle, Table
ronde organisée par l’École française de Rome en collaboration avec l ’Institut d ’Histoire médiévale
de l’Université de Padoue (Rome, 22-23 juin 1979), Rome, 1981, p. 19-37. Le fait que ce soit l ’archi­
diacre de Paris qui ait entraîné Jacques de Vitry vient à l’appui de Taffiimation de Vincent de
Beauvais selon qui Jacques de Vitry avait eu la charge de la paroisse d’Argenteuil près de Paris avant
son départ pour Oignies, en contradiction sur ce point avec Thomas de Cantimpré pour qui il serait
revenu à Paris en 1210 sur les conseils de Marie d ’Oignies afin de recevoir l ’ordination sacerdotale
(voir l’exposé du problème par J. LONGÈRE, dans l’introduction à Jacques de Vitry, « Histoire occi­
dentale », Historia occidentalis (Tableau de l ’Occident au xine siècle), trad, par G. DUCHET-
SUCHAUX, Paris, 1997, p. 9-10). Comme l ’écrit Jean Longère, une ordination ancienne expliquerait
mieux les missions importantes de prédication qui lui sont confiées à partir de 1211 ; j ’ajoute que le
rôle de l’archidiacre, qui se tournerait en ce cas vers un prêtre de son diocèse dont il n ’ignorait pas les
qualités, émule de Foulques de Neuilly, rend la chose d ’autant plus vraisemblable.
104. La mention de « l’abbé de Saint-Hubert dans l ’évêché de Liège » au siège de Puycelci en 1213 « avec
un petit nombre de chevaliers et des croisés piétons » (§ 426) - qui implique, j ’ajoute, une prise de
croix résultant d ’une prédication « populaire », ou si, l ’on préfère, d ’un sermon public - est vraisem­
blablement une trace de la prédication faite par Jacques de Vitry l ’année de la mort de Marie
d ’Oignies (cf. la longue note des éditeurs réfutant une critique du témoignage de VHystoria sur la
campagne de 1211-1212, t. l ,p . 281-282).
100 M onique Z erner

Pour leur part, pendant le même hiver, l’évêque de Toulouse et l’abbé des
Vaux-de-Cemay ont soutenu par leurs exhortations la campagne de recrutement
du très pieux et exalté Robert de Mauvoisin, compagnon de fortune et d’infortune
de Simon de Montfort depuis le siège de Zara105. Mais ces deux-là ont-ils vérita­
blement prêché ?
Cela étant, ce très noble chevalier, ce serviteur du Christ, le premier à aimer l ’affaire
du Christ et la promouvoir, Robert Mauvoisin qui était parti en France l ’été précédent
revint en ayant avec lui plus de cent chevaliers d ’élite, qui tous avaient fait de lui leur
dux et leur maître. Tous, sur les exhortations des deux vénérables homm es, l ’évêque de
Toulouse et l ’abbé des Vaux-de-Cemay, avaient pris la croix et venaient rejoindre la
m ilice de Jésus-Christ. Ils restèrent tout l ’hiver au service du Christ, et redressèrent
noblement l ’affaire susdite, qui était alors dans une situation très critique (§ 286).

La prédication de la croisade albigeoise s’arrête assez brutalement peu après


le concile de Lavaur, avec le lancement de la cinquième croisade où s’investit le
légat Robert de Courçon, contre qui Pierre des Vaux-de-Cemay n’a pas de mots
assez durs. C’est dans ces conditions que seul résiste et continue « à travailler
pour l’affaire de foi », dit-il, Guy des Vaux-de-Cemay (devenu évêque de
Carcassonne) ; Jacques de Vitry n’est pas cité. La prédication de la croisade albi­
geoise reprend en force en 1214, avec le concours, cette fois, de Robert de
Courçon, apparemment sous la direction de Jacques de Vitry - à Pâques arrive
l’évêque de Carcassonne, et « beaucoup de pèlerins qui avaient pris la croix des
mains de Jacques de Vitry » (§ 508), écrit Pierre des Vaux-de-Cemay. En fait, la
place de l’expérience albigeoise chez Jacques de Vitry est loin d’être complète­
ment éclaircie106.
À l’emballement de la prédication auquel on assiste à partir de 1211-1212, il y
a bien des explications. Je m’en tiendrai à celle-là : en 1211, les prélats ont dû
penser que la poursuite de l’affaire albigeoise était très compromise et leur mobi­
lisation prouve à quel point l’affaire albigeoise avait de l’importance pour le
milieu ecclésiastique dirigeant, principalement français, proche de l’école cathé­
drale et de l’université des maîtres et étudiants de Paris. Après la prise de Lavaur
le 3 mai 1211, en effet, continuer la croisade signifiait pénétrer sur les terres du
comte de Toulouse, ce très grand prince, cousin du roi de France, beau-frère du
roi d’Aragon. Simon de Montfort s’y risqua, mais se retira très vite. La ville de
Toulouse avait chassé son évêque et s’apprêtait à résister. Maître en principe de la
vicomté de Béziers-Carcassonne, Simon de Montfort était en fait très isolé et s’il

105. Sur Robert Mauvoisin, voir M. ZERNER, « L’épouse de Simon de Montfort », cit.
106. Ainsi, Jacques de Vitry dit dans un exemplum qu’il a « disputé » contre des hérétiques en présence de
nombreux chevaliers « en terre albigeoise » (cité par M. LAUWERS, « Sub evangelica regula, Jacques
de Vitry, témoin de 1’“évangélisme” de son temps », dans Évangile et évangélisme (xne-XMe siècle),
Cahiers de Fanjeaux, 34,1999, p. 103) : à quelle date ?
Le negocium pacis et fedei ou l ’affaire de paix e t d e foi 101

remporta la bataille devant Castelnaudary en septembre 1211, en rase campagne,


ce fut grâce à sa science du combat chevaleresque et à la chance car son infério­
rité numérique était flagrante. Cela est également vrai de la bataille de Muret
(12 septembre 1213), le fait est bien connu.
Quant au contenu de leur prédication, nous l’ignorons. Mon enquête sur le
couple « paix et foi » et « hérétiques et routiers » m’incline à penser que le thème
de la paix n’était pas dominant.

Dans la bulle de mars 1208 qui appelle à la croisade, le pape célèbre la prédi­
cation du défunt légat dans un raccourci saisissant, verbum pacis et fidei, et les
mots paix et foi sont récurrents. Mais par la suite, le couple « paix et foi » n’est
pas fréquent dans sa correspondance : on le retrouve quatre fois en 1209-1210,
deux fois en 1212, deux fois en 1215. Cela paraît peu, mais il est vrai que les
registres pontificaux de cette période souffrent de lacunes et l ’enquête reste
encore ouverte. Le couple « paix et foi » se retrouve neuf fois chez Pierre des
Vaux-de-Cemay. Cela paraît peu aussi, rapporté à la longueur de VHystoria107. La
référence à Latran III pour parler des routiers qu’il faut traiter comme les héré­
tiques n’est explicite qu’en septembre 1209 au concile d’Avignon. Elle n’est pas
centrale. Aussi bien, l’association des hérétiques aux routiers était une nouveauté
en 1179 : les noms étaient pris à l’actualité, l’appel à prendre les armes s’inspirait
des bulles de croisade forcément ignorées du Décret et il était si prudemment
rédigé qu’on n’est pas assuré que les hérétiques soient visés. En 1208,
Innocent III éprouve le besoin de dire que les hérétiques sont pires que les
Sarrasins. J’ai fait remarquer ailleurs le long écart entre le moment où Gratien
rassemble dans la causa 23 les questions concernant la guerre juste, quasiment
toutes illustrées par les guerres menées contre les Donatistes au temps de saint
Augustin, sans aucune référence aux Sarrasins, et la décision de lancer la croisade
albigeoise, première et seule grande croisade contre les hérétiques108. La papauté
était isolée, le projet n’était pas bien accueilli. Mis à exécution un an plus tard, il
commence par un terrible massacre109. Negotium pacis et fidei, le besoin de cette
belle figure rhétorique signifie aussi cela. Je me demande aujourd’hui si nous

107. Cf. le manuscrit reproduit par les éditeurs, Paris, Bibliothèque nationale, lat. 2601, f°s 76-157,
303 X 215 mm, écriture du xm e s. à deux colonnes, de 37 lignes chacune (Hystoria, t. 3, p. XL).
108. M. ZERNER, « Le déclenchement de la croisade albigeoise : retour sur l’affaire de paix et de foi »,
dans La Croisade albigeoise, colloque de Carcassonne, cit., p. 127-142.
109. Ainsi s’exprime Robert d ’Auxerre, qui prend la plume avant Pierre des Vaux-de-Cemay : Nulli sexui
vel etati parcitur, omnes a minimo usque ad maximum pariter trucidantur. Occisorum cadavera
coarcevant et concremant, et devorante cuncta incendio, fit vastitas circumquaque et horribilis
solitudo, voir K. C a v a z z o c c a -M a z z a n t i , « La croisade albigeoise vue par Robert de Saint-Marien
d’Auxerre », dans La Croisade albigeoise, colloque de Carcassonne, cit., p. 55-69.
102 M onique Z erner

autres, historiens du début du XX Ie siècle, nous n’avons pas contribué à grossir


l’importance d’une désignation qui a circulé de manière restreinte110. Le fait
d’appeler la croisade albigeoise negotium pacis et fidei témoigne peut-être de la
hauteur de vue d’innocent IE. Mais il ne faudrait pas oublier l’envers du projet
qui reposait sur la fabrication d’un nouvel « ennemi de la paix » en la personne du
comte de Toulouse. Le negotium pacis et fidei marque ainsi un tournant grave de
l’histoire de la Paix dans la chrétienté médiévale.

110. Pour ne citer que deux exemples, j ’ai ainsi intitulé une communication au colloque de Carcassonne.
De même, M. Meschini nomme ainsi la croisade tout au long de sa communication au même
colloque, « Diabolus [...] illos aã mutuas inimiciias acuebat : divisions et dissensions dans le camp
des croisés au cours de la première croisade albigeoise (1207-1215) », p. 171-196, et adopte l ’expres­
sion pour le titre de sa thèse Innocenzo IH e il « negotium pacis et fidei » in Linguadoca, cit., ainsi
que pour le titre de son article « Il negotium pacis et fidei in Linguadoca tra x n e xm secolo secondo
Guglielmo di Puylaurens », cit.
PAIX ET HÉRÉTIQUES DANS L’ITALIE COMMUNALE :
LES STRATÉGIES DU LANGAGE
DANS LES REGISTRES DU PAPE GRÉGOIRE IX

A n d r e a P ia z z a

e thème de la paix constitue, dans les années vingt et trente du treizième


L siècle, un point crucial de la documentation concernant les relations entre les
villes d’Italie centrale et septentrionale et les deux autorités suprêmes de la
chrétienté, l’empereur et le pape. L’obtention ou la conservation de la paix appa­
raît même comme la finalité des rapports, tels qu’ils ressortent des textes, entre
villes et Empire, entre villes et Curie romaine, entre celle-ci et l’empereur. En
outre, la référence à la paix est omniprésente tant dans les sources relatives à des
réalités urbaines particulières, notamment lorsque la concurrence au sein des
groupes dominants et la tension croissante entre la noblesse et le Popolo
rendaient critique le fonctionnement des institutions, que dans les pactes que les
villes concluaient entre elles.
Les historiens ont saisi toute l’importance de la question de la paix, mais ils
ont généralement subordonné son étude à celle d’autres problèmes1 : notamment
les rapports politiques et institutionnels aux sommets de la chrétienté, en parti­
culier dans leurs aspects idéologiques, le développement de la réflexion juridique
et politique, dans sa dimension de « propagande »2, les transformations affectant

1. Pour une première orientation sur le thème de la paix dans sa dimension politique au Moyen Âge, on
peut citer les essais suivants, qui renvoient à la bibliographie : J . TURNER JOHNSON, The Quest o f Peace.
Three Moral Traditions in Western Cultural History, Princeton, 1987, p. 67-109 ; U. M EIER , « “Pax et
tranquillitas”. Friedensidee, Friedenswahrung und Staatsbildung im spätinittelalterlichen Florenz », dans
Träger und Instrumentarien des Friedens im hohen und späten Mittelalter, éd. J . FR IED , Sigmaringen,
1996 (Vorträge und Forschungen, 43), p. 489-523, en particulier p. 490-497 ; K. SCHREINER,
« “Gerechtigkeit und Frieden haben sich geküßt” (Ps. 84,11). Friedensstiftung durch symbolisches
Handeln », dans Ibidem, p. 37-86, ainsi que les études historiographiques proposées par E. W ADLE,
« Gottesfrieden und Landfrieden als Gegenstand der Forschung nach 1950 », dans Funktion und Form.
Quellen- und Methodenprobleme der mittelalterlichen Rechtsgeschichte, éd. K. K r OESCHELL et
A. CORDES, Berlin, 1996 (Schriften zur Europäischen Rechts- und Verfassungsgeschichte, 18), p. 63-91,
et par D. W o lf th a l , « Introduction », dans Peace and Negotiation. Strategies for Coexistence in the
Middle Ages and the Renaissance, éd. D. W OLFTHAL, Tumhout, 2002, p. XI-XXVUI.
2. Voir à cet égard les réflexions de J. M Œ TH K E, « Propaganda politica nel tardo medioevo », dans
La Propaganda politica nel basso medioevo, Atti del XXXVIII Convegno storico intemazionale, Todi,
14-17 ottobre 2001, Spolète, 2002, Atti dei Convegni del Centro italiano di studi sul basso medioevo -
Accademia Tudertina e del Centro di studi sulla spiritualità medievale, n. s., 15, p. 1-28.
104 Andrea Piazza

les pratiques judiciaires, qui avaient pour but de rétablir la paix dans les commu­
nautés urbaines. Toutes ces recherches ont souligné la polysémie qu’a revêtu le
mot « paix » pour les différents protagonistes : villes, Siège apostolique et empe­
reur. On a aussi mis en évidence l’usage d’instruments juridiques pour la résolu­
tion des conflits en milieu urbain3, l ’importance du thème de la paix dans l’art
oratoire civil4 et le lien que l’Église et l’Empire ont établi entre la paix et la
restauration de leurs « droits » menacés comme prémisse à l’engagement pour la
croisade et la libération de la Terre sainte5.

3. En ce qui concerne le problème des rapports entre le droit et les réconciliations urbaines, cf. la très inté­
ressante synthèse, accompagnée d’une ample bibliographie, de H. KELLER, « Tradizione normativa e
diritto statutario in “Lombardia” nell’età comunale », dans Legislazione e prassi istituzionale
nell’Europa medievale. Tradizioni normative, ordinamenti, circolazione mercantile (secoli XI-XV), éd.
G. ROSSETTI, Naples, 2001 (Europa mediterranea. Quaderni, 15), p. 159-173, surtout p. 164 et suivan­
tes, ainsi que p. 170. Sur la politique des pactes destinés à conclure des alliances et édifier des zones
d’hégémonie sous le signe de la paix : M. VÀLLERANI, « I rapporti intercittadini nella regione lombarda
tra x n e xm secolo », dans Legislazione e prassi istituzionale nell'Europa medievale, cit., p. 270-289.
Voir aussi les perspectives tracées par A. ZORZI, « Conflits et pratiques infrajudiciaires dans les forma­
tions politiques italienne du xm e au XVe siècle », dans L ’infrajudiciaire du Moyen Age a l ’époque
contemporaine, dir. B. GARNOT, Dijon, 1996, p. 19-36, et IDEM, « La Cultura della vendetta nel
conflitto politico in età comunale », dans Le Storie e la memoria. In onore di Arnold Esch, éd.
R. D e l l e d o n n e et A. ZORZI, Florence, 2002, p. 135-170, et par M. SBRICCOLI, « “Vidi communiter
observari” . L’emersione di un ordine penale pubblico nelle città italiane del xm secolo », dans
Quaderni fiorentini per la storia del pensiero giuridico moderno, 27,1998, p. 231-268.
4. Sur l’éloquence politique : D. QUAGLIONI, « Politica e diritto al tempo di Federico D. L’“Oculus pasto­
ralis” (1222) e la “sapienza civile” », dans Federico II e le nuove culture, Atti del XXXI Convegno
storico intemazionale, Todi, 9-12 ottobre 1994, Spolète, 1995, p. 17-20 ; E. ARTIFONI, « L’éloquence
politique dans les cités comm unales », dans Cultures italiennes (XIIe-XVe siècle), dir. I. HEULLANT-
DONAT, Paris, 2000, p. 269-296, en particulier p. 283-286,292-294 (l’essai, accompagné d’une impor­
tante bibliographie, reprend l ’article « Sull’eloquenza politica nel Duecento italiano », dans Quaderni
medievali, 35, 1993, p. 57-78) ; M e i e r , « “Pax et tranquillitas” », cit., p. 493-495 ; M. G i a n s a n t e ,
Retorica e politica nel Duecento. I notai bolognesi e l ’ideologia comunale, Rome, 1999 (Nuovi studi
storici, 48), spécialement p. 1-20 ; et enfin E. ARTIFONI, « Prudenza del consigliare. L’educazione del
cittadino nel “Liber consolationis et consilii” di Albertano da Brescia (1246) », dans « Consilium ».
Teorìe e pratiche del consigliare nella cultura medievale, éd. C. CASAGRANDE, C. CRISCIANI,
S. VECCHIO, Florence, 2002, et I d e m , « Boncompagno da Signa, i maestri di retorica e le città comu­
nali nella prima metà del Duecento », dans II Pensiero e l'opera di Boncompagno da Signa, Atti del
Primo Convegno Nazionale, Signa, 23-24 febbraio 2001, éd. M. B a l d i n i , Signa, 2002, p. 23-36.
5. De manière générale, voir l’essai récent d’A. RIGON, « Idea di pace e cristianità europea da Onorio IO a
Innocenzo IV », dans II Papato e l ’Europa, éd. G. DE ROSA et G. CRACCO, Soveria Mannelli 2001,
p. 177-190. Sur l’importance du thème de la paix dans les stratégies d ’Honorius IH, surtout dans les
dernières années de son pontificat, lorsque les rapports entre l ’Empire et les villes deviennent plus diffi­
ciles, voir les réflexions de S. CAROCCI et M. VENDITELLI, « Onorio m », dans Enciclopedia dei Papi,
H, Istituto della enciclopedia italiana, 2000, p. 350-362, notamment p. 357 et suivantes. Sur l’emploi
par la papauté de l ’arbitrage comme instrument de paix : W. M a l e c z e k , « Das Frieden stiftende
Papsttum in 12. und 13. Jahrhundert », dans Träger und Instrumentarien des Friedens im hohen und
späten Mittelalter, éd. J. FRIED, Sigmaringen, 1996 (Vorträge und Forschungen, 43), p. 249-332, en
particulier p. 294-297. Sur l’emploi des légats : B . BARBICHE, « Diplomatie, diplomatique et théologie :
les préambules des lettres de légation (xme-XVIIe siècle) », dans Inquirens subtilia diversa. Dietrich
Paix et hérétiques dans l 'Italie communale 105

Je m ’intéresserai ici à un aspect du problème moins traité par les historiens :


celui du lien entre la paix et la répression de la « perversité hérétique »6. Certes,
la recherche n’a pas négligé le sujet. Les travaux consacrés par exemple aux évé­
nements de 1233, année de la « grande dévotion » dite aussi de YAlleluia, ont
bien montré que les différents moyens de lutte contre les « hérétiques », en
premier lieu la prédication, mais aussi l’élaboration de modèles de sainteté et la
pression sur les autorités communales avec répercussion directe sur les statuts,
ont contribué à la pacification à l’intérieur de quelques villes et entre différentes
communautés urbaines. Par ailleurs, on a aussi souligné le rôle éminent joué par
les nouveaux ordres Mendiants dans ces entreprises de pacification, en évaluant
de manières diverses les hens entre ces ordres et le Siège apostolique7. Dans cette

Lohrmann zum 64. Geburstag, éd. H. KRANZ et L. FALKENSTEIN, Aix-la-Chapelle, 2002, p. 123-132,
en particulier p. 129-132. Sur le lien entre le thème de la paix et celui de la justice chez Frédéric H, spé­
cialement en ce qui concerne la législation pour le royaume de Sicile, voir dans [...] colendo iustitiam
et tura condendo [...] Federico II legislatore del Regno di Sicilia nell’Europa del Duecento. Per una
storia comparata delle codificazioni europee, Atti del Convegno Intemazionale di Studi organizzato
dall’Università di Messina. Istituto di Storia del Diritto e delle Istituzioni (Messina - Reggio Calabria
20-24 gennaio 1995), éd. A. R o m a n o , Rome, 1997 (Comitato nazionale per le celebrazioni dell’V m
centenario della nascita di Federico H, Atti di Convegni, 1), les essais de A. C a r a v a l e (« Legislazione
e giustizia in Federico II », p. 109-131), E. M a z z a r e s e BARDELLA (« Federico II legislatore nel
“Regnum” », p. 133-142) et G. VALLONE (« Profili costituzionali nel “Liber Augustalis” », p. 167-
184), de même que l ’étude, intéressante du point de vue de la critique historiographique, de P. L a n d a u ,
« Federico II e la sacralità del potere sovrano », dans Federico II e il mondo mediterraneo, éd.
P. T o u b e r t et A. P a r a v i c i n i B a g l i a n i , Palerme, 1994, p. 31-47. Sur l’idée de paix dans les diplômes
impériaux, voir G. F a SOLI, « Federico II e le città padane », dans Politica e cultura nell’Italia di
Federico II, éd. S. G e n s i n i , Pise, 1986 (Collana di Studi e Ricerche, 1), p. 53-70, notamment p. 70 ;
A. RlGON, « Desiderio di pace e crisi di coscienza nell’età di Federico H », dans Archivio storico ita­
liano, 156, 1998, p. 211-226, en particulier p. 220 et suivantes ; A. HARDING, Medieval Law and the
Foudations o f the State, Oxford, 2001, p. 88-98 ; A. RlGON, « Idea di pace e cristianità europea da
Onorio m a Innocenzo IV », cit., p. 186 et suiv.
6. Les recherches particulières et récentes sur le langage des sources concernant la France méridionale
dans la première partie du x m c siècle sont rares. Outre l’essai classique de M.-H. VICAIRE, « L’“affaire
de paix et de foi”. Du Midi de la France (1203-1215) », dans Paix de Dieu et guerre sainte
en Languedoc au XIIIe siècle, Toulouse, 1969 (Cahiers de Fanjeaux, 4), p. 102-127 (repris dans
M. H. VICAIRE, Dominique et ses prêcheurs, Paris, 19792, p. 3-20), cf. les considérations de
Th. N. BISSON, « The Organized Peace in Southern France and Catalonia (c. 1140-1233) », dans I d e m ,
Medieval France and Her Pyrenean Neighbours. Studies in Early Institutional History, Londres, 1989,
p. 215-236, ici p. 233-236 ; de L. ALBARET, Les Prêcheurs et l ’Inquisition, dans L ’Ordre des Prêcheurs
et son histoire en France méridionale, Toulouse, 2001 (Cahiers de Fanjeaux, 36), p. 319-341 ; de
I. H. ARNOLD, Inquisition and Power. Catharism and the Confessing Subject in Medieval Languedoc,
Philadelphie, 2001, p. 35 et suivantes. Voir surtout la contribution de M. Z e r n e r dans ce volume.
7. La bibliographie sur cette question s’est allongée au cours des années. Outre A. VAUCHEZ, « Une cam­
pagne de pacification en Lombardie autour de 1233. L’action politique des ordres mendiants d’après la
réforme des statuts communaux et les accords de paix », dans Mélanges d ’archéologie et d ’histoire
publiés par l ’École française de Rome, 78,1966, p. 503-549 (repris dans IDEM, Religion et société dans
l ’Occident médiéval, Turin, 1980, p. 71-117, et, en traduction italienne, sous le titre « Una campagna di
pacificazione in Lombardia verso il 1233. L’azione politica degli ordini mendicanti nella riforma degli
106 Andrea P iazza

étude, j ’envisagerai le thème de la paix à partir de l’examen du corpus cohérent


que constituent les Registres du Vatican. Un tel choix ne me paraît ni arbitraire ni
limitatif. Pour s’en convaincre, il suffit de considérer l ’importance de ce fonds
documentaire pour l’histoire des premières décennies du XIIIe siècle. En parcou­
rant le second tome des Constitutiones et Acta publica imperatorum et regum,
édités par Ludovicus Weiland, en 1896, dans les Monumenta Germaniae
Historica, on se rend vite compte qu’une grande partie de nos informations sur
les rapports entre la papauté, l’Empire et les villes d’Italie du nord de cette
époque proviennent des Registres pontificaux8. Ce fonds constitue par ailleurs la
plus homogène série documentaire concernant les rapports politiques et ecclésias­
tiques au niveau hiérarchique le plus élevé. De par leur nature, les Registres expri­
ment des consciences - consciences au sommet bien évidemment.

1. Si l’on consulte les Registres du pape Grégoire IX, on s’aperçoit que le


thème de la paix constitue le tissu fondamental des rapports entre la papauté et
les villes d’Italie. L’impression que la source - avec sa longue théorie d’actes - pour­
rait être fragmentaire se dissipe rapidement. La paix apparaît d’ailleurs à ce point
centrale que c’est uniquement à son propos que les Registres accueillent certaines
des lettres arrivées à la Curie romaine : s’agissant de la paix, en effet, les archives
romaines ont conservé non seulement les lettres rédigées par le Siège apostolique,
mais aussi celles provenant de l’extérieur, afin de pouvoir reconstruire à tout
moment le contexte dans lequel avaient été faits des choix importants et de rappe­
ler les engagements des uns et des autres.

statuti comunali e gli accordi di pace », dans Ordini mendicanti e società italiana. X1II-XV secolo, Milan,
1990, p. 119-161), et V. FUMAGALLI, « In margine all’“Alleluia” del 1233 », dans Ballettino
dell’Istituto storico italiano per il medio evo e Archivio muratoriano, 80, 1968, p. 257-272, qui ont
ouvert la voie à de nouvelles interprétations du mouvement de YAlleluia, voir, plus récemment,
A. THOM PSON, Revival Preachers and Politics in Thirteenth-Century Italiy. The Great Devotion of
1233, Oxford, 1992 (traduit en italien : Predicatori e politica nell’Italia del secolo XIII, Milan, 1996
(Fonti e ricerche, 9) ; D. A. BRO W N , « The Alleluia. A Thirteenth Century Peace Movement », dans
Archivum franciscanum historicum, 81, 1998, p. 3-16; A. RIG O N , « Desiderio di pace e crisi di
coscienza nell’età di Federico II », cit., p. 211-226, en particulier p. 211-218. Bibliographie dans
L. CANETTI, « Giovanni da Vicenza », dans Dizionario biografico degli italiani, 56, Rome, 2001,
p. 263-267.
8. Constitutiones et acta publica imperatorum et regum, D, Inde ab a. MCXCVIII. usque ad a. MCCLXXII.,
éd. L. WEILAND, Hanovre, 1896 (MGH Legum, sectio IV). Le nombre de documents s’accroît encore si
Ton prend en considération l’ensemble de ceux qui nous sont parvenus dans les archives du Siège apos­
tolique, c’est-à-dire non seulement les textes insérés dans les Registres, mais aussi ceux qui ont été
conservés sous forme d’originaux ou de copies éparses. Pour les pontificats d’Honorius HI et de Grégoire
IX, cf. les témoignages suivants, transmis par ce moyen et édités par WEILAND : p. 72, doc. n° 58 ; p. 77-
80, nos 65-66 ; p. 82, n° 70 ; p. 84-86, n° 72 ; p. 100-111, n°s 79-88 ; p. 114-117, n°s 91-93 ; p. 126 et
suiv., n° 100 ; p. 129-131, n°s 102-103 ; p. 141-147, n°s 109-114 ; p. 160-168, n°s 120-123 ; p. 170-183,
nos 126-149 ; p. 199-209, n°s 161-169 ; p. 219-221, n» 177 ; p. 22 et suiv., n°s 179, 180 ; p. 224-227,
nos 182-185 ; p. 239 et suiv., n°s 194-195 ; p. 280-285, n°s 209-211 ; p. 313-317, n°s 225-232.
Paix, e t hérétiques dans l ’I taue communale 107

En relation à cet espace géographique et à cette chronologie, la mémoire des


Registres du Vatican, au service d’une autorité qui se voulait universelle, révèle
toute son importance. Dans les Registres du pape Grégoire IX, le thème de la paix
croise à maintes reprises celui de l’hérésie, et cela dès le début du pontificat, dans
le contexte de la paix conclue en 1227, grâce à la médiation du Siège apostolique,
entre l’empereur et la societas Lombardorum9. On retrouve ensuite l’association
des deux thèmes dans les premiers mois de 1231, peu après l’accord de Saint-
Germain entre le pape et Frédéric H10. En ces deux circonstances, la référence à
l’hérésie sert à définir les rapports entre les institutions ecclésiastiques et les orga­
nismes communaux. Dans une étude antérieure, j ’ai pu mettre en lumière le tour­
nant qui s’est opéré à certains égards entre 1227 et 1231.
En 1227, au tout début de son pontificat, Grégoire IX pousse tous les podes­
tats et les Lombards à accueillir le contenu de la récente concorde entre le Souabe
et la « société de Lombardie », obtenue par la médiation de son prédécesseur.
Le pape demande d’insérer et de garder dans les statuts urbains les lois anti­
hérétiques voulues par l’Église et par l’empereur11. Quatre ans plus tard, en 1231,
Grégoire IX charge les évêques d’indiquer aux villes italiennes le modèle de
législation de la commune de Rome, qui avait adopté les statuts anti-hérétiques
promulgués par le Siège apostolique : les autorités urbaines de Lombardie et de
Tuscia auraient vu de cette sorte leur légitimité liée à l’acceptation de règles les
subordonnant aux prélats locaux à propos d’importants actes juridictionnels12.
Dans les deux cas, en 1227 et en 1231, le thème de l’hérésie est abordé à la
suite de celui de la paix : c’est après l’apaisement des dissensions, au moment où
les accords se trouvent dans une phase d’élaboration avancée ou viennent d’être
conclus, que, selon Grégoire IX, l’engagement anti-hérétique des autorités civiles
peut, ou mieux doit, se faire radical : en 1227, cet engagement est évoqué dans la
perspective d’une défense de la libertas Ecclesiae ; quatre ans plus tard, il l’est au
sein d’un raisonnement portant sur les modalités du gouvernement légitime par

9. Sur cette paix entre les villes de Lombardie et l’empereur, mûrie entre les pontificats d’Honorius 1H et
de Grégoire IX, voir les récents essais de G. CH IOD I, « Istituzioni e attività della seconda Lega lom­
barda (1226-1235) », dans Studi di storia del diritto, 1,1996, p. 79-262, en particulier p. 215-230, et de
M. V a l l e r a n i , « Le Città lombarde tra impero e papato (1226-1250) », dans G. A n d e n n a ,
R. BORDONE, F . SOMADA, M. V a l l e r a n i , Comuni e signorie nell’Italia settentrionale : la Lombardia,
avec la collabor, de A. CELLERINO, A. CERES ATTO et M. FOSSATI, Turin, 1998 (Storia d'Italia, VI),
p. 455-480, en particulier p. 455-458 (et bibliographie p. 803 et suiv.). En général, sur les paix entre
l’empereur et les villes de la plaine du Pô : G. FASOLI, « Federico II e la Lega lombarda. Linee di
ricerca », dans Annali dell’Istituto storico italo-germanico in Trento / Jahrbuch des italienisch-deuts­
chen historischen Instituts in Trient, 2,1976, p. 39-74.
10. Voir n. 12 et le texte correspondant.
11. A. Piazza , «“Affinché... costituzioni di tal genere siano ovunque osservate” . Gli statuti di Gregorio
IX contro gli eretici d ’Italia », dans Scritti in onore di Girolamo Arnaldi offerti dalla Scuola nazionale
di studi medioevali, Rome, 2001 (Nuovi studi storici, 54), p. 428-441, en particulier p. 428-431.
12. Ibidem,p. 431-458.
108 A ndrea Piazza

les autorités civiles. Le point d’arrivée, après le traité de Saint-Germain de 1230,


est très important : les prélats doivent convaincre les communes d’insérer dans
leurs statuts des règles au terme desquelles le gouvernement urbain n’est consi­
déré comme légitime qu’à condition que les officiers prêtent un serment, au
moment de leur entrée en fonction, en s’engageant à lutter de manière durable
contre les ennemis de la foi. Alors qu’au début de son pontificat, Grégoire IX
s’était limité à recourir aux formes traditionnelles de pression sur les saeculares
potestates, afin qu’ils s’alignassent sur les directives ecclésiastiques - moneantur
autem et inducantur et, si necesse fuerit, per censuram ecclesiasticam compellan­
tur, selon les dispositions du quatrième concile du Latran13 - , c’est désormais la
légitimité même de l’exercice du pouvoir qui se trouve indissociablement lié à la
lutte contre l’hérésie ; la question de l’hérésie devient ainsi une sorte de facteur
discriminant, mettant en cause l’autonomie des structures civiles de gouverne­
ment, soumises defacto à la volonté de l’autorité ecclésiastique14.
Entre 1232 et 1233, l’hérésie disparaît des documents relatifs à la médiation
du pape entre l’Empire et les communes15, médiation couronnée par le compro­
missum du début du mois de juin 1233 dans lequel la défense de la foi n’est plus
évoquée16. Cependant, en dehors de ces interventions, et précisément à partir de
1233, le thème de la paix se met à croiser celui de la défense de l ’orthodoxie sous
de nouvelles formes. Et ce, notamment lorsque le Siège apostolique intervient
dans des situations locales où vacillent les équilibres politiques et ecclésiastiques
- en raison de la vitalité des forces urbaines - , en compromettant le rôle des
églises épiscopales et la possibilité d’influence de l’Église romaine17. Deux séries
de lettres ont une signification particulière à cet égard : l’une concerne l ’activisme

13. Cf. la troisième constitution (De haereticis) du IVe concile du Latran : Conciliorum oecumenicorum
decreta, éd. G. ALBERIGO, P.-P. J o a n n O U, C. LEONARDI, P. P r o d i , consultante H. JEDIN, Bâle-
Barcelone-Fribourg-Rome-Vienne, 1962, p . 209.
14. Cf. A. PIAZZA, «Affinché... costituzioni di tal genere siano ovunque osservate », cit.,p. 456-458.
15. Je fais ici référence aux documents suivants, conservés dans les Archives Vaticanes : Registre Vatican
[dorénavant Reg. VatJ 16, f° 17 r°-v°, nos 28 et 29 (12 juillet 1232 : cf. L. A u v r a y , Les Registres de
Grégoire IX, I - Années I à V ili (1227-1235), Paris, 1896 (Bibliothèque des Écoles françaises
d'Athènes et de Rome, 2e série, 1), col. 509, nos 812 et 813 ; Epistolae saeculi xni, cit., I, p. 379 et
suiv., nos 470 et 471) ; Reg. Vat. 16, f° 75 r°-v°, nos 258 et 259 (26 janvier 1233 : Les Registres de
Grégoire IX, cit., I, col. 615 et suiv., nos 1057 et 1058 ; Epistolae saeculi XIII, cit., I, p. 404 et suiv.,
nos 505 et 506) ; Reg. Vat 16, fos 83 r°-85 v°, n° 280 (10 et 13 mai 1232 : Les Registres de Grégoire IX,
cit., I, col. 624 et suiv., nos 1081-1083 ; Epistolae saeculi Xlll, cit., I, p. 376, n° 466 ; Constitutiones et
acta publica imperatorum et regum, II, cit., p. 204-209, n° 166-169). Pour une évaluation de
l ’importance de cette paix : G . CHIODI, Istituzioni e attività della seconda Lega lombarda, cit., p. 230-
248, et M. V a l l e r a n i , « Le Città lombarde tra impero e papato (1226-1250) », cit., p. 480 et suiv.
16. A.S.V., Reg. Vat. 17, f°s 41 v°-42 v°, n° 146 (5 juin 1233). Le document, qui est présenté sous forme de
registre dans L. Auvray , Les Registres de Grégoire IX, cit., I, col. 761, n° 1356, est édité dans
Epistolae saeculi XIII, cit., I, p. 426-428, n° 531.
17. Voir plus haut, n. 7.
Pa ix e t h é r é t iq u e s d a n s l ’I t a l ie c o m m u n a l e 109

du frère Jean de Vicence dans le nord et le centre de l’Italie18, l ’autre les événe­
ments qui auraient eu lieu à Plaisance où, en septembre-octobre 1233, à l’occa­
sion d’une prédication anti-hérétique du frère Prêcheur Roland de Crémone,
plusieurs individus reconnus comme « hérétiques » tuèrent un moine du monas­
tère urbain de Saint-Savin. Je voudrais m’arrêter sur les textes relatifs à cet
épisode, car ils introduisent des éléments originaux dans le discours pontifical à
propos des rapports entre paix et hérésie, destinés à laisser une empreinte
profonde dans les années suivantes.

2. Les événements de Plaisance ont été étudiés soit dans la perspective d’une
histoire religieuse et ecclésiastique19, soit, mais dans une moindre mesure, dans

18. Sur l’importance de la référence à l’hérésie dans les rapports entre Jean de Vicence et le Siège aposto­
lique, voir spécialement les documents suivants : Reg. Vat. 17, f° 14 v°, n° 68 (29 avril 1233 :
L. AUVRAY, Les Registres de Grégoire IX, cit., I, col. 713, nos 1268-1269 ; Bullarium ordinis ff.
Prcedicatorum, sub auspiciis SS. D N D : Benedicti XIII, pontificis maximi, ejusdem ordinis, opera
reverendissimi patris f. Thomce Ripoll, magistri generalis, editum, et ad autographam fidem recogni­
tum, variis Appendicibus, Notis, Dissertationibus, ac Tractatu de Consensu Bullarum, illustratum a
P. F. Antonino Bremond S.TM., provincite Tolosanœ ordinis memorati alumno, I, Ab Anno 1215 ad
1280, Rome, 1729, p. 48 et suiv., doc. 74) ; Reg. Vat. 17, fos 14 v°-15 r°, n° 69 (28 avril 1233 : Les
Registres de Grégoire IX, cit., I, col. 713, n° 1270 ; Bullarium ordinis ff. Prcedicatorum, cit., I, p. 48,
doc. 73) ; Reg. Vat. 17, f° 69 v°, n° 241 (13 juillet 1233 : Les Registres de Grégoire IX, cit., I, col. 813
et suiv., n° 1461 ; Bullarium ordinis ff. Prcedicatorum, cit., I, p. 57, doc. 88) ; Reg. Vat. 17, f3 74 r°-v°,
n° 260 (5 août 1233 : Les Registres de Grégoire IX, cit., I, col. 823, doc. 1487 ; Bullarium ordinis ff.
Prcedicatorum, cit., I, p. 58 et suiv., doc. 91) ; Reg. Vat. 17, f® 74 v°, n° 261 (5 août 1233 : Les
Registres de Grégoire IX, cit., I, col. 823 suiv., n° 1488 ; Bullarium ordinis ff. Prcedicatorum, cit., I,
p. 59, n° 92) ; Reg. Vat. 17, f®s 82 v°-83 r°, n° 287 (22 septembre 1233 : Les Registres de Grégoire IX,
cit., I, col. 839, n° 1515 ; Bullarium ordinis ff. Prcedicatorum, cit., I, p. 60 et suiv., n° 95). Pour la
bibliographie, cf. l’étude de L. CANETTI mentionnée à la n. 7.
19. Les travaux les plus importants et les plus récents sont les suivants : H. MAISONNEUVE, Études sur les
origines de l ’Inquisition, Paris I9602, p. 252 et suiv. ; G. MICCOLI, « La storia religiosa », dans Storia
d ’Italia, D, Dalla caduta dell’Impero romano al secolo XIII, I, Turin, 1974, p. 720 ; A. THOMPSON,
Revival Preachers and Politics in Thirteenth-Century Italy, cit., p. 36 et suiv., 212 et suiv. (trad. ital. :
Predicatori e politica nell’Italia del secolo XIII, cit., p. 42-44, 205 et suiv.) ; L. CANETTI, «Gloriosa
Civitas». Culto dei santi e società cittadina a Piacenza nel Medioevo, Bologne, 1993 (Cristianesimo
antico e medievale, 4), p. 259 ; L. PAOLINI, « Italian Catharism and written Culture », dans Heresy
and literacy, 1000-1530, éd. P. BILLER et A. HUDSON, Cambridge, 1994, p. 83-103, en particulier
p. 98 et suiv. ; L. CANETTI, L ’Invenzione della memoria. H culto e l ’immagine dì Domenico nella
storia dei primi frati Predicatori, Spolète, 1996 (Biblioteca di «Medioevo latino», 19), p. 94 et suiv. ;
C. BRUSCHI, « n “Liber Suprastella” (1235), fonte antiereticale piacentina. L’ambiente ed il motivo di
produzione », dans Archivio storico per le province parmensi, 4a ser., 49, 1997, p. 405-427, en parti­
culier p. 406-410 et 417-423 : C. BRUSCHI, « Introduzione », dans Salvo Burri, Liber Suprastella, éd.
C . BRUSCHI, Rome, 2002 (Fonti per la storia dell’Italia medievale. Antiquitates, 15), p. VH-XXTV,
spécialement p. IX-XII ; M. P. ALBERZONI, « Gregorio de Romania », dans Dizionario biografico
degli italiani, 59, Rome, 2002, p. 287-291. Sur l ’érudition ecclésiastique : M. CAMPI, Dell’Historia
ecclesiastica di Piacenza, H, Plaisance, 1651, p. 149, 152, 154 ; C . POGGIALI, Memorie storiche di
Piacenza, V, Plaisance, 1758, p. 171-175.
110 A n d r e a P ia z z a

celle de l’histoire politique et institutionnelle du monde lombard20. L’année


même de l’Alleluia, dans le contexte des efforts déployés par les frères Mendiants
pour réconcilier les factions urbaines, pour réformer les statuts urbains et pour
combattre la menace hérétique, ces événements présentent un certain nombre de
caractères particuliers, déjà bien mis en évidence par les historiens : ils laissent
entrevoir le retour de dissensions au sein des populations urbaines, après les ten­
tatives de médiation des frères21, et constituent les premiers signes de la méfiance
des citadins à l’égard de l’activisme anti-hérétique des Prêcheurs22 ; ils confir­
ment la permanence d’un vigoureux tissu hérétique qui profite de la résistance
des institutions communales face aux interventions d’autorités extérieures23 ; ils
indiquent, enfin, une crise dans le système d’alliances que l’Église romaine
tâchait d’édifier dans le nord de l’Italie24. Toutes ces interprétations convergent
en ce qu’elles soulignent le caractère circonstanciel des faits survenus à Plaisance
à la fin de l’année 1233, en un moment de transition : ces faits se présentent en
quelque sorte comme un obstacle imprévu, destiné à être bientôt franchi, en partie
grâce à l’engagement de Grégoire de Romania, légat apostolique, sous-diacre et
chapelain du pape.
Pour renouveler ce tableau, il faut prêter attention aux événements plutôt
qu’aux textes qui en parlent, c’est-à-dire aux lettres pontificales, et mettre en
rapport ces lettres avec d’autres textes également présents dans les Registres du
Vatican, à la septième année du pontificat de Grégoire IX. Trois séries de lettres,

20. Voir J. KOENIG, Il «popolo» dell’Italia del Nord nel XIII secolo, Bologne, 1986 (titre originai : The
Popolo o f Northern Italy in the XIII Century (1196-1274) : a political Analysis, Los Angeles, 1977),
p. 72-81 ; P. Ra c in e , Plaisance du Xe à la fin du x m e siècle, Paris-Lille, 1980, p. 857-860 ; IDEM, « La
Chiesa piacentina nell’età del comune », dans Storia di Piacenza, H, Dal vescovo conte alla signoria
(996-1313), Plaisance, 1984, p. 349-390, en particulier p. 387 et suiv. ; A. H a verkam p , « Die
Beziehungen der Stadt Piacenza zur Reichsherrschaft in staufischer Zeit », dans A. HAVERKAMP,
Gemeinden, Gemainschaften und Kommunikationsformen im hohen und späten Mittelalter. Festgabe
zur Vollendung des 65. Lebensjahres, éd. F. BURGARD, L. CLEMENS et M . MATHEUS, Trier, 2002,
p. 89-104, en particulier p. 92-94 (sous le titre « I rapporti di Piacenza con l’autorità imperiale nell’e­
poca sveva », dans II « Registrum Magnum » del comune di Piacenza, Atti del Convegno intemazio­
nale di studio [Piacenza, 29-31 marzo 1985], Plaisance, 1986, p. 79-115, surtout p. 82 et suiv.) ;
R. HERMES, «Totius Ubertatis Patrona ». Die Kommune Mailand in Reich und Region während der
ersten Hälfte des 13. Jahrhunderts, Francfort-Berlin-Bern-Bruxelles-New York-Vienne, 1998, p. 389 et
suiv. ; G. Al b in i , « Piacenza dal x n al XIV secolo. Reclutamento ed esportazione dei podestà e capi­
tani del Popolo », dans 1 podestà dellTtalia comunale, I, Reclutamento e circolazione degli ufficiali
forestieri (fine XII sec.-metà XIV sec.), éd. J.-Cl. MAIRE VIGUEUR, I, Rome, 2000 ( Nuovi studi storici,
51), p. 422 et suiv.
21. Voir la bibliographie dans la note précédente.
22. En dernier lieu : L. CANETTI, L ’Invenzione della memoria. Il culto e l ’immagine di Domenico nella
storia dei primi frati Predicatori, Spolète, 1996 (Biblioteca di «Medioevo Latino», 19), p. 94 et suiv.,
et note 195.
23. C. BRUSCHI, « E “Liber Suprastella” (1235) », cit., p. 405-427.
24. Voir ci-dessus la note 20.
Pa ix e t h é r é t iq u e s d a n s l ’I t a l ie c o m m u n a l e 111

datant respectivement d’octobre 123325, de décembre 123326 et de février 123427,


sont consacrées à la situation piacentine : une suite d’interventions pontificales
qui reflète non seulement la succession rapide des événements, mais aussi et
surtout une réflexion de plus en plus approfondie du Siège apostolique à ce
propos, avec une accentuation graduelle des thèmes qui rendent les vicissitudes
de Plaisance exceptionnelles en elles-mêmes et à cause de leurs répercussions
dans les discours ultérieurs de la papauté à l’égard de l’Italie du Nord, notamment
si l’on prend en considération la correspondance avec Frédéric IL
Deux lettres adressées à l’évêque de Plaisance28 et à l’archidiacre de
Novare29, les 15 et 22 octobre 1233, donnent le récit le plus détaillé de l’épisode
dont Roland de Crémone, venu à Plaisance pour combattre les hérétiques, fut le
protagoniste30. Au cours d’une assemblée des fidèles de la ville, le frère Prêcheur

25. Reg. Vat. 17, f° 92 v°, n° 328 (15 octobre 1233), et f° 94 v°, n° 335 (22 octobre 1233). Les deux docu­
ments, dont le regeste est donné dans L. AUVRAY, Les Registres de Grégoire IX, I - Années I à VIII
(1227-1235), Paris, 1896 (Bibliothèque des Écoles françaises d ’Athènes et de Rome, 2e série, 1),
col. 858, n° 1560, et col. 862, n° 1569, sont édités dans Epistolae saeculi XIII e regestis pontificum
Romanorum selectae per G. H. Pertz, éd. C. RODENBERG, I, Berlin, 1883, respectivement aux p. 449
et suiv., nos 556, et 552 et suiv., n° 559.
26. Reg. Vat. 17, f° 108 r°, n° 378 (9 décembre 1233 : L. A u v r a y , Les Registres de Grégoire IX, cít., I,
col. 889 suiv., doc. 1613) ; Reg. Vat. 17, f° 105 r°, nos 371 et 372 (10 décembre 1233 : Les Registres de
Grégoire IX, cit., I, col. 883 et suiv., nos 1606 et 1607).
27. Reg. Vat. 17, fos 146 v°-147 r°, nos 539-540 (15 février 1234 : AUVRAY, Les Registres de Grégoire IX,
cit., I, col. 983 et suiv., nos 1795 et 1796 (15 février 1234) ; Reg. Vat. 17, f°s 203 v°-204 r°, nos 202
et 203 (26 août 1234) : Les Registres de Grégoire IX, cit., I, col. 1118, nos 2065-2066 (26 août 1234) ;
Reg. Vat. 17, f° 211 r°, n° 237 (3 octobre 1234 : Les Registres de Grégoire IX, cit., I, col. 1136,
n° 2107 ; Bullarium ordinis ff. Prœdicatorum, cit., I, p. 69, n° 111).
28. Sur l’évêque Vicedomino Cossadoca : P. RACINE, « La Chiesa piacentina nell’età del comune », cit.,
p .365.
29. Il s’agit d’Odemaro Buzius, qui devint évêque de Novare après Odelberto Tomielli : F. SAVIO, Gli
antichi vescovi d ’Italia dalle origini al 1300. Il Piemonte, Turin, 1898, p. 276 et suiv. ; F. COGNASSO,
« Novara nella sua storia », dans Novara e il suo territorio, Novare, 1952, p. 170-173 ;
Th. BEHRMANN, Domkapitel und Schriftlichkeit in Novara (11.-13. Jahrhundert). Sozial- und
Wirtschaftsgeschichte von S. Maria und S. Gaudenzio im Spiegel der urkundlichen Überlieferung,
Tübingen, 1994, (Bibliothek des Deutschen historischen Instituts in Rom, 77), p. 55,287,305, avec des
indications précises sur les étapes de sa carrière ecclésiastique.
30. En ce qui concerne frère Rolando et son engagement anti-hérétique : E. Filthaut, Roland von Cremona
OP. und die Anfänge des Scholastik im Predigerorden. Ein Beitrag zur Geistesgeschichte der älteren
Dominikaner, Vechta, 1936, en particulier p. 9-29 ; A. DONDAINE, « Un commentaire scripturaire de
Roland de Crémone : “Le livre de Job” », dans Archivum fratrum Praedicatorum, 11,1941, p. 109-137 ;
M. H. VICAIRE, « Roland de Crémone ou la position de la théologie à l ’Université de Toulouse », dans
Les Universités du Languedoc au XIIIe siècle, Toulouse, 1970 (Cahiers de Fanjeaux, 5), p. 145-178
(repris dans M. H. VICAIRE, Dominique et ses Prêcheurs, Paris 19792, p. 75-100) ; G.G. STROUMSA,
« Anti-Cathar Polemics and the “Liber De Duobus Principiis” », dans Religionsgespräche im Mittelalter,
éd. B. LEWS et F. NIEWÖHNER, Wiesbaden, 1992 (Wolfenbütteier Mittelalter-Studien, 4), p. 169-183, en
particulier p. 180 et suiv. ; G. Cremascuoli, « La “Summa” di Rolando da Cremona. Il testo del
prologo », dans Studi medievali, 16, 1975, p. 825-876, surtout p. 825-827 ; Ch. BURNETT, « Master
Theodore, Frederick ü ’s Philosopher », dans Federico l i e le nuove culture, Atti del XXXI Convegno
112 An d r e a P ia z z a

ordonna au podestat de prendre contre les hérétiques quelques mesures - dont on


ne connaît pas la teneur. C’est à cette occasion qu’un groupe formé d’hérétiques
et de leurs partisans aurait entrepris une action violente contre le prélat, le clergé
local et même Roland, peut-être - car c’est la rumeur publique que mentionne le
pape - en connivence avec le podestat. Dans l’incident, un moine du monastère
de Saint-Savin aurait donc perdu la vie, tandis que d’autres auraient été frappés
par des pierres et des épées, et que Roland lui-même aurait été grièvement blessé.
L’évêque aurait réagi immédiatement, jetant l’interdit sur Plaisance. Quant aux
frères Prêcheurs, ils seraient alors partis de la ville, emmenant Roland semivivus,
entre vie et mort. À ce moment-là, le « peuple » de Plaisance, soucieux de porter
remède à un acte si grave, aurait pris l’initiative en demandant à Roland et à ses
confrères de revenir dans la ville et en se déclarant prêt à réparer d’une manière
adéquate les offenses subies. Ce fut alors que Roland - à en croire le pape -
imposa, sans rentrer dans la ville, la capture du podestat et de vingt-quatre autres
personnes : ce que fit le peuple, soutenu par l’évêque. En ce qui concerne la
détention de ces personnes, Roland ordonna - précise Grégoire DC - qu’elle se
prolongeât conformément à la volonté du Siège apostolique.
Il n’est pas sans intérêt de relever - ce qui a rarement été fait31 - que le
pontife saisit parfaitement les enjeux régionaux de ces événements. Il est non seu­
lement conscient du problème que constitue la détention du podestat - un
Milanais illustre, pour lequel il envisage d’ailleurs la possibilité d’une mise en
liberté32 - mais craint aussi que l’absence de nomination d’un nouveau recteur
n’entraîne des conséquences dramatiques, d’abord dans la ville, puis dans toute la

storico intemazionale. Todi, 9-12 ottobre 1994, Spolète, 1995 (Atti dei Convegni del Centro italiano di
studi sul Basso Medioevo - Accademia Tudertina e del Centro di studi sulla spiritualità medievale, n. s.,
8), p. 225-285, en particulier p. 250 et suiv., 255 et suiv. ; A. BRUNGS, « Roland von Cremona O.P., Die
Geschichte des geistigen Lebens im frühen 13. Jahrhundert und Die definition der Tugend », dans
Roma, magistra mundi. Itineraria culturae medievalis. Parvi Flores. Mélanges offerts au Père
L. E. Boyle à l ’occasion de son 75e anniversaire, éd. J. HAMESSE, Louvain-la-Neuve, 1998, p. 27-51 ;
F. SANTI, « H Cielo dentro l’uomo. Anime e corpi negli anni di Federico U », dans Federico II « Puer
Apuliae ». Storia, arte, cultura, Atti del Convegno Intemazionale di studio in occasione dell’Vm
Centenario della nascita di Federico II (Lucera, 29 marzo-2 aprile 1995), éd. H. HOUBEN et O. LIMONE,
Galatina, 2001, p. 143-170 (avec bibliographie mise à jour).
31. O. Guyotjeannin, « I podestà imperiali nell’Italia centro-settentrionale (1237-1250) », dans
Federico II e le città italiane, éd. P. TOUBERT et A. PARAVICINI Bagliani, Paierme, 1994, p. 115-128,
en particulier p. 126 et suiv.
32. Dans la lettre du 22 octobre 1233 : Reg. Vat. 17, f° 94 v°, n° 335. Le podestat, Lantelmo Maineri,
appartenait à une famille de vavasseurs. Sur celle-ci : H . KELLER, Adelsherrschaft und städtische
Gesellschaft in Oberitalien (9. bis 12. Jahrhundert), Tübingen, 1979 (Bibliothek des Deutschen
Historischen Instituts in Rom, 52), p. 387, 391, 395 et suiv., 404 ; G. ALBINI, « Piacenza dal x n al
XIV secolo », cit., p. 414 ; E. Mercauli INDELICATO, « Per una storia degli Umiliati nella diocesi di
Lodi. Le case di S. Cristoforo e di Ognissanti nel XIII secolo », dans Sulle tracce degli Umiliati, éd.
M. P. Al BERZONI, A. AMBROSIONI, A. LUCIONI, Milan, 1997 (Bibliotheca erudita. Studi e documenti
di storia e filologia, 13), p. 362-364,431-433.
Pa ix e t h é r é t iq u e s d a n s l ’I t a l ie c o m m u n a l e 113

Lombardie : ne in civitate iamdicta vel in provincia Lombardie scissura vel scan­


dalum aliquod generetur33. Pour éviter la crise, le pape demande alors à l’archi­
diacre de Novare de mettre tout en œuvre pour que soit élu un podestat apte et
fidèle à l’Église romaine, capable de défendre la ville contre les « fraudes » des
hérétiques et les ruses des pervers : dare studeas operam efficacem quod provi­
deatur civitati predicte de rectore idoneo et ecclesie Romane fideli, per cuius
sollicitudinem et prudentiam ipsa civitas ab hereticorum fraudibus et perver­
sorum astutiis defendatur34. Grégoire IX considère le désordre religieux comme
le résultat d’un mauvais fonctionnement du gouvernement urbain : dans cette per­
spective, seul un recteur capable et fidèle à l’Église romaine peut sauver la ville
des tensions qu’elle traverse. Pour Grégoire IX, cette solution est la seule qui
garantisse que les faits survenus à Plaisance n’aient de dramatiques rechutes,
au-delà des limites locales.
Comparées aux lettres d’octobre, celles de décembre 1233 attestent une nette
évolution de la conscience et des projets du Siège apostoüque. Grégoire IX
demande au peuple de Plaisance d’accueillir son légat Grégoire de Romania35,
qu’il charge d’enquêter sur les faits et de s’occuper du negotium fidei. Et il ajoute
à cette mission celle de “réformer la paix”, la pax reformanda : mandamus quate­
nus, inquisita super premissis diligentissime veritate, tam circa predictos et alios
quos culpabiles inveneris in hac parte, quam erga fidei negotium et alia ipsum
contingentia, et specialiter circa pacem reformandam in civitate predicta, habito
prudentum consilio, auctoritate nostra procedas prout secundum Deum et
honorem Ecclesie ac exaltationem fidei noveris expedire36. Negotium fidei et pax
reformanda étaient alors les deux mots d’ordre de la papauté. Le Siège aposto­
lique voit dans les événements de Plaisance une affaire sérieuse et grave : le signe
d’une crise qui touche une société urbaine en ses éléments constitutifs, religieux-
ecclésiastiques - negotium fidei - et politiques-sociaux —pax reformanda.

3. Le sens du langage utilisé par la papauté en décembre 1233 apparaît claire­


ment lorsque l’on compare les lettres qui viennent d’être évoquées avec d’autres
lettres du même Registre, datant également de la septième année du pontificat de

33. Ibidem.
34. Ibidem.
35. Reg. Vat. 17, fi> 108 r°, n° 378 (9 décembre 1233). Voir ci-dessus, la note 26. Identification de ce per­
sonnage avec Grégoire de Romania par M. P. ALBERZONI, « Gregorio de Romania », cit., p. 287-291,
avec renvoi à la bibliographie. L’historiographie qui s’est attachée, dans des perspectives multiples,
aux événements de l’an 1233 (voir plus haut, notes 19 et 20), a souvent soutenu l’identification avec
Grégoire de Montelongo. Tendance analogue, avec quelques doutes, dans G. MARCHETTI L o n g h i ,
« La legazione in Lombardia di Gregorio da Monte Longo negli anni 1238-1251 », dans Archivio della
R. Società Romana di Storia Patria, 36, 1913, p. 225-285, en particulier p. 243-249 ; G. MARCHETTI
LONGHI, La Legazione in Lombardia di Gregorio de Monte Longo (1238-1251), Rome, 1965, p. 26-30.
36. Reg. Vat. 17, f° 105 r°, n° 372 (10 décembre 1233) : voir ci-dessus, note 26.
114 A n d r e a P ia z z a

Grégoire IX. Considérons l’expression negotium fid e i. En ce qui concerne l’Italie,


elle est totalement absente des documents conservés par le Siège apostolique pour
les premières années du pontificat de Grégoire IX. Elle n’apparaît qu’à la fin 1232,
dans des lettres adressées à Frédéric H à propos de l’Italie du centre et du sud,
d’une situation locale - celle de Viterbe37 - et des devoirs du monarque dans son
royaume méridional3839.Elle revient ensuite dans une lettre du 26 novembre 1233,
adressée au clergé et à l’archevêque de Milan, qui reçoivent des éloges parce
qu’ils se sont prodigués in D ei castris p ro f id e i negotio Christiane vig ila n te r^ . II
s’agit là du premier témoignage de l’attention prêtée par la Curie romaine à la lutte
anti-hérétique dans la métropole lombarde à l’époque de la m agna d evo tio . Une
autre lettre, de quelques jours plus tard, est de toute importance. Le 10 décembre,
en effet, le pontife prend sous sa protection les fidèles de la ville et du diocèse de
Milan qui, catholice f id e i defensores, sont disposés à mourir pour soutenir leur
Église40. Dans les Registres du Vatican, ces deux lettres précèdent de quelques
folios la lettre au podestat, au peuple et au conseil de Plaisance du 9 décembre et
celle adressée à Grégoire IX le 10 décembre. Ainsi, dans les deux derniers mois de
1233, le pape affirme clairement, pour la première fois depuis son élection, l’exis­
tence d’un negotium f id e i dans la zone centrale de la plaine du Pô. Alors que, dans
le cas de Milan, le discours du pontife se limite au plan strictement ecclésiastique
et religieux, puisqu’il n’y a pas carence du pouvoir civil41, à Plaisance, au

37. Reg. Vat. 16, f° 44 v°, n° 135 (21 octobre 1232). Le document - dont on lit le regeste dans L. AUVRAY,
Les Registres de Grégoire IX, cit., I, col. 554, n° 924 - est édité dans Epistolae saeculi XIII , cit., I,
p. 390 et suiv., doc. 486.
38. Reg. Vat. 16, f° 48 r°-v°, n° 149 (27 octobre 1232) : cf. L. AUVRAY, Les Registres de Grégoire IX, cit.,
I, col. 559 et suiv., n° 938, et Epistolae saeculi XIII, cit., I, p. 392 et suiv., doc. 488.
39. Reg. Vat. 17, f°s 102 v°-103 r°, n° 362. Regeste de la lettre : L. AUVRAY, Les Registres de Grégoire IX,
cit., I, col. 879, n° 1597 ; édition dans Bullarium ordinis ff. Prœdicatorum, éd. Th. RIPOLL, I, Ab anno
1215 ad 1280, Rome, 1729, p. 65 et suiv., doc. 105, et Bullarium franciscanum, éd. J. HY. SBARALEA,
I, Ab Honorio III. ad Innocentium 1111., Rome, 1759, p. 119 et suiv., n° 120. Cf.
G. G. MeerSSEMAN, « Les Confréries de Saint-Pierre Martyr », dans Archivum Fratrum
Praedicatorum, 21, 1951, p. 51-196, à la p. 58 où le document est daté du 1er décembre 1233 (voir
aussi « Le Confraternite di San Pietro Martire », dans IDEM, Ordo fraternitatis. Confraternite e pietà
dei laici nel medioevo, in collaborazione con G. P. PAONI, H, Rome, 1977 (Italia sacra, 25), p. 761).
40. Reg. Vat. 17, f° 104 r°-v°, n° 368 : cf. L. AUVRAY, Les Registres de Grégoire IX, cit., I, col. 881,
n° 1603, et Epistolae saeculi XIII, cit., I, p. 459, n° 566. En ce qui concerne la tradition locale de cette
lettre, qui appartient au couvent de Saint-Eustorge à Milan et est aujourd’hui conservée dans
rArchivio di Stato du chef-lieu lombard (Diplomatico, Bolle e brevi, Innocenzo III, Onorio m ,
Gregorio IX, scatola 2) : L. FUMI, « L’inquisizione Romana e lo Stato di Milano. Saggio di ricerche
nell’Archivio di Stato », dans Archivio storico lombardo, ser. IV, 14, 1910, p. 145-220, ici p. 193 et
suiv., n. 1 ; G. G. MEERSSEMAN, « Les Confréries de Saint-Pierre Martyr », cit., p. 114 et suiv., n. 3 ;
« Le confraternite di San Pietro Martire », cit., p. 822-824, n. 4. Voir aussi Schedario Baumgarten.
Descrizione diplomatica di Bolle e Brevi originali da Innocenzo III a Pio IX, I, Innocenzo 111 -
Innocenzo I V (an. 1198 -1254), éd. G. Battelli, Vatican, 1965, p. 286, n. 1105.
41. Sur l’activité anti-hérétique à Milan en 1233, la contribution la plus récente est celle de Th. SCHARFF,
Häretikerverfolgung und Schriftlichkeit. Die Wirkung der Ketzergesetze auf die oberitalienischen
Pa ix e t h é r é t iq u e s d a n s l ’I t a l ie co m m u nale 115

contraire, Grégoire IX voit dans la faiblesse du pouvoir politique le danger d’une


grave perturbation de la vie de l ’Église et une situation propice aux hérétiques.
Milan est vue comme le cœur d’une région chrétienne et ordonnée, Plaisance
plutôt comme le lieu dans lequel cet ordre présente des fractures à différents
niveaux, tant social et politique que religieux. Les deux situations sont donc par­
tiellement différentes, et c’est du reste pour cette raison qu’il est important que le
pape établisse entre elles une connexion qui n’est pas exprimée sur le plan des
relations civiles - la paix - , mais sur celui de la lutte anti-hérétique, puisqu’il se
sert dans les deux cas de la même expression : negotium fidei.
La perspective pour ainsi dire régionale dans laquelle opérait le Siège aposto­
lique est confirmée par d’autres lettres datant de la même période. Le 17 décem­
bre, le pape intervient pour rétablir la pax entre le podestat et le peuple de
Padoue, les hommes de Conigliano et les Da Camino, d’un côté, et les habitants
de Trévise et les Da Romano, de l’autre : il essaie ainsi de résoudre des problèmes
à propos desquels le frère Jean de Vicence avait vainement exercé son arbitrage42.
Quelques jours plus tard, le 23 décembre, Grégoire IX revient sur le problème
toujours irrésolu que lui posait la commune de Bergame, qui persistait à s’oppo­
ser à une réconciliation dans des termes qu’avaient jadis dictés les légats pontifi­
caux. Affligée par les discordes internes, coupable de ne pas défendre la liberté
ecclésiastique et de laisser les hérétiques s’éloigner plutôt que de s’appliquer à les
« exterminer », la ville est menacée d’isolement : la Lombardie, la Marche de
Trévise et la Romaniola sont sommées d’interrompre toute relation avec les
hommes de Bergame43.

Kommunalstatuten im 13. Jahrhundert, Francfort-Berlin-Bem-New York-Paris-Vienne, 1996, p. 139-


146. Outre les travaux de Meersemann mentionnés dans la note précédente : A. Dondaine, « Saint
Pierre Martyr », dans Archivum fratrum Praedicatorum, 33, 1953, p. 71 ; A. VÀUCHEZ, « Un inquisi­
teur dominicain : saint Pierre Martyr », dans Histoire des saints et de la sainteté chrétienne, VI, dir.
A. VAUCHEZ, Paris, 1986, p. 224-228 (en traduction italienne, sous le titre « Un inquisitore domeni­
cano : san Pietro Martire [ca. 1200-1252] », dans A. VAUCHEZ, Ordini mendicanti e società italiana,
xm -xv secolo, Milan, 1990, p. 171-176) ; P. GRILLO, Milano in età comunale (1183-1276). Istituzioni,
società, economia, Spolète, 2001 (Istituzioni e società, 1), p. 497. J’étudie en détail cette question dans
un ouvrage à paraître prochainement, consacré aux initiatives anti-hérétiques du Siège apostolique en
Italie sous les pontificats d’Honorius m et de Grégoire IX .
42. Reg. Vat. 17, f° 109 v°, n° 384. Regeste dans L. AUVRAY, Les Registres de Grégoire IX, cit., I, col. 894,
n° 1620. Pour un tableau général des vicissitudes de la partie occidentale de la Vénétie dans cette
époque : G. M. Varanini, « Istituzioni, società e politica nel Veneto dal comune alla signoria (secolo
xm-1329) », dans II Veneto nel medioevo. Dai comuni cittadini al predominio scaligero nella Marca,
éd. A. CASTAGNETI! et G. M. Varanini, Vérone, 1991, p. 263-422, en particulier p. 278-285. Sur la
personnalité de lean de Vicence : Canetti, « Giovanni da Vicenza », cit.
43. Reg. Vat. 17, f» 121 r°-v°, n° 424. Le document est édité dans L. AUVRAY, Les Registres de
Grégoire IX, cit., I, col. 919 et suiv., n° 1668. Sur la situation à Bergame dans la première moitié du
xme siècle, voir la synthèse par F. MENANT, « Bergamo comunale : storia, economia e società », dans
Storia economica e sociale di Bergamo. Iprim i millenni, II, Il comune e la signoria, Bergame, 1999,
p. 15-181,en particulierp. 30-33.
116 A n d r e a P ia z z a

Les lettres de décembre 1233 relatives à Plaisance ne doivent donc pas être
considérées de manière indépendante de l’ensemble de la correspondance du
Siège apostolique avec l’Italie du nord. L’intervention pontificale dans cette ville
d’Émilie s’inscrit dans le cadre d’une réflexion générale sur la situation du monde
du Pô. Plaisance apparaît comme le beu où l’action de l’Église romaine manifeste
le plus haut degré de conscience et d’élaboration de plans : Grégoire IX étabbt, à
propos de cette vüle, un ben non seulement entre le désordre d’une société et la
présence hérétique, mais aussi entre une stratégie de paix - pax reformanda - et
un engagement pour la défense de la foi - negotium fidei. Cet effort de paix que la
papauté poursuit aussi dans d’autres vibes d’Itahe du Nord - conscient que cet
effort détermine sa capacité à exercer une influence sur les sociétés urbaines - et
cette action de défense de l’orthodoxie qui figure aussi aiheurs parmi les pré­
occupations romaines se conjuguent dans le cas de Plaisance au sein d’un discours
unique, et ce pour la première fois dans l’histoire du pontificat de Grégoire IX.
Enfin, en décembre 1233, Plaisance devient pour la papauté le ressort d’une
stratégie globale et, à l’égard de l’Italie, originale. Des deux éléments constitutifs
de cette stratégie, celui de la paix est le plus traditionnel : à plusieurs reprises
dans les années précédentes, l’argument de la paix avait été utilisé dans la plaine
du Pô, tant à propos des vibes que des alhances entre vibes. L’autre argument,
celui de la lutte contre l’hérésie, constitue une nouveauté dans la mesure où il est
élevé au rang de negotium et représente un thème d’importance non pas locale,
mais régionale. En outre, dans le discours du pape, le negotium fidei revêt un rôle
éminent : il conditionne la solution au problème de la paix. Ce qui apparaît déjà
dans les lettres que je viens d’évoquer émerge de manière plus claire encore dans
la correspondance de deux mois plus tard.

4. Le 15 février 1234, Grégoire IX s’adresse à Grégoire de Romania pour le


conseüler sur la façon d’exécuter un mandat qui rencontre de fortes résistances à
Plaisance. Les autorités de la commune s’étaient déclarées disposées à s’engager
dans le negotium fidei, mais avaient mis des conditions à leur cohaboration, afin
de garantir leur autonomie juridictionnehe : en premier beu, ebes avaient affirmé
n’être pas obbgées à livrer des otages, parce qu’une règle du constitutum interdi­
sait que quiconque fût chassé de la vihe avant d’être examiné et condamné pour
hérésie ; en second beu, elles avaient revendiqué le regimen du podestat et une
societas entre Plaisance et Crémone, Pavie, Tortone et Asti44. D’après le pape, les
hommes de Plaisance avaient donc bien compris que pour le Siège apostobque la
lutte contre les hérétiques et la réparation de l’homicide du moine de Saint-Savin

44. Reg. Vat. 17, f°s 146 v°-147 r°, n° 539 : cf. L. AUVRAY, Les Registres de Grégoire IX, cit., I, col. 983,
doc. 1795 et, pour l’édition, Acta Imperii inedita secali XIII, éd. E. WINKELMANN, I, p. 515 et suiv.,
n° 638.
Pa ix e t h é r é t iq u e s d a n s l ’I t a l ie c o m m u n a l e 117

auraient limité la liberté politique, à l’intérieur de la ville et dans les relations de


la ville avec d’autres centres urbains. Face à une telle situation, le pontife charge
son légat d’employer si nécessaire la censure ecclésiastique contre Plaisance et
ses habitants, et d’oeuvrer pour la paix afin de créer les conditions favorables à
l’accomplissement de sa volonté. L’action se développe sur le plan régional et sur
le plan local. D’un côté, Grégoire de Romania doit convoquer les évêques et les
prélats de Lombardie et jeter sur la ville un interdit - communiqué, les jours
fériés, per totam Lombardiam. De l’autre, il doit mettre fin aux tensions sociales
qui déchirent la ville45 : la pax reformanda se clarifie alors en reformanda inter se
pacis federa46. Les deux types d’intervention sont destinés à faire püer la résis­
tance des habitants de Plaisance qui, argumente le pape, ne peuvent pas alléguer
pactiones seu protestationes, c’est-à-dire mettre des limites à l’action du légat,
parce que, autrement, le negotium fidei et la réparation des injures faites aux
ecclésiastiques en viendraient à dépendre de conditions établies par ceux qui sont
les responsables d’un grave crime : Cum igitur negotium fidei [...] et iniuriarum
satisfactio lesis a ¡edentibus impendenda non de superioris set ipsorum penderet
iudicio si ad eorum arbitrium conditiones precederent vel pactiones seu protesta­
tiones alique [...]:4748
Enfin, lorsque les hommes de Plaisance subordonnent le negotium fidei au
respect de leur autonomie, Grégoire K fait valoir le principe opposé selon lequel
les fondements de la société urbaine, lorsqu’ils deviennent un obstacle qui n’est
pas autrement surmontable, peuvent, ou plutôt doivent, être réformés par le légat
pontifical, afin d’assurer la défense de l’orthodoxie. Entre pax reformanda et
negotium fidei, ce dernier est prééminent - negotium fidei quod est arduum et
excellens48 - , et tout autre principe lui est donc subordonné. Le negotium fidei
devient la mesure de l’ordre, ou du désordre, de la société et de l’action exigée.
Selon le pape, là où la société est ordonnée, les fidèles combattent contre les héré­
tiques sans hésitation : c’est le cas à Milan. Là où règne la discorde, au contraire,
la communauté chrétienne est tiède et les hérétiques peuvent par conséquent agir
sans être dérangés, comme à Bergame et surtout à Plaisance : seule la restauration
de la paix, c’est-à-dire d’un fonctionnement ordonné de la société et des institu­
tions civiles selon les indications de l’Église de Rome, permettra la victoire de
l’orthodoxie.

45. Reg. Vat. 17, f3147 r°.


46. L’expression se trouve dans une lettre brève de Grégoire IX à son sous-diacre et chapelain, également
datée du 15 février 1234 et que l’on peut lire dans Reg. Vat. 17, f3 147 r°, n° 540, à la suite de la lettre
mentionnée dans les deux notes précédentes. Cf. L. AUVRAY, Les Registres de Grégoire IX, cit., I,
col. 984, doc. 1796, et, pour l’édition, Acta imperii inedita, cit., I, p. 516, n° 639.
47. Reg. Vat. 17, f° 147 r°.
48. Ibidem.
118 A n d r e a P ia z z a

Le tournant placentin du discours sur la paix se révèle dans la correspondance


pontificale des années qui suivent. D ’une part, le negotium fidei est poursuivi et
achevé dans la ville d’Émilie avec des répercussions dans toute la Lombardie : en
1236, une fois la paix et l’orthodoxie rétablies dans Plaisance, celle-ci quitte le
camp des villes fidèles à l’empereur pour se ranger dans celui des villes partici­
pant à la Ligue Lombarde49. D’autre part, le thème de l’hérésie joue un rôle
nouveau dans les efforts du Siège apostolique pour la réconciliation entre les
centres urbains de l’Italie du Nord et Frédéric H, et dans les rapports entre le
Siège apostolique et l’empereur, en concomitance avec une volonté renouvelée de
présence du Souabe dans la Péninsule.

5. Afin d’évaluer la signification de ce tournant, rappelons la situation précé­


dente. Pour le Siège apostoüque, jusqu’à juin 1233 le thème de la paix se révèle
étroitement lié à celui de l’expédition en Terre sainte. Ainsi en 1227, en achevant
les négociations pour la paix entre le Souabe et les villes de la societas
Lombardie, que son prédécesseur avait entamées, plus d’une fois Grégoire IX
rappelle expressément que leur rapide conclusion est üée au problème du secours
à la Terre sainte50. Et la même armée, dans la lettre In maris amplitudine, le pape
üe les scissions de la chrétienté à la « perfidie des païens » qui détiennent la
terre consacrée par le sang du Christ, la première des quatre procellae secouant le
vaisseau de l’Église, la plus importante, à cause de laquelle il excommunie
l’empereur, coupable d’avoir manqué à sa promesse de partir pour l’Orient et
d’accomplir le vœu fait maintes fois51.

49. La documentation piacentine postérieure à celle examinée ici est constituée par les pièces suivantes :
Reg. Vat. 17, f°s 203 v°-204 r°, nos 202 et 203 (26 août 1234 : L. Auvray, Les Registres de
Grégoire IX, cit., I, col. 1118, nos 2065-2066) ; Reg. Vat. 17, f° 211 r°, n° 237 (3 octobre 1234 : Les
Registres de Grégoire IX, cit., I, col. 1136, n° 2107) ; Reg. Vat. 18, f° 33 r°, n° 84 (4 juin 1235 : Les
Registres de Grégoire IX, cit., H, col. 71-73, n° 2603) et Reg. Vat. 18, f° 138 v°, n° 11 (2 avril 1236 :
Les Registres de Grégoire IX, cit., H, col. 342, n° 3070). Sur le changement des équilibres dans la ville
émilienne : D. ABULAFIA, Federico IL Un imperatore medievale, Turin, 1990 (édition originale :
Frederick IL A medieval emperor, Londres, 1988), p. 243 et suiv. ; G. ALBINI, « Piacenza dal x n al
x rv secolo », cit., p. 423 et suiv.
50. Ce lien est établi tant dans les lettres de Grégoire IX que dans les lettres de paix entre les villes de la
Société de Lombardie et l’empereur. Tous ces textes ont été rassemblés dans les Registres pontificaux :
Reg. Vat. 14, f° 1 v°, n° 4 ; f° 2 v°-3v°, nos 11-12 ; fP 5 r°-v°, nos 28-30. Cf. L. AUVRAY, Les Registres
de Grégoire IX, cit., I, col. 4, n° 4, col. 8, nos 11-12, col. 15 et suiv., nos 28-30 ; Epistolae saeculi XIII,
cit., I, p. 263, n° 345 ; p. 265-268, nos 349-351 ; Constitutiones et Acta publica imperatorum et regum,
cit.,n,p. 143 et suiv.,n° 112,etp. 145-147,n° 114.
51. Reg. Vat. 14, f°s 53 v°-55 v°, n° 177 : cf. L. AUVRAY, Les Registres de Grégoire IX, cit., I, col. 101,
n° 178 ; Epistolae saeculi XIII, cit., I, p. 281-285. Analyse de cette lettre attentive aux modalités de
construction du discours par L. SHEPARD, Courting Power. Persuasion and Politics in the Early
Thirteenth Century, New York-Londres, 1999 {Garland Studies in Medieval Literature, 17), p. 116-123.
Pa ix e t h é r é t iq u e s d a n s l ’I tal ie c o m m u n ale 119

En 1230, dans le cadre du negotium absolutionis domini imperatoris, le pape


demande à Frédéric H de s’apprêter au negotium Terre Sancte selon la volonté de
l’Église52. L’évocation d’une entreprise en Terre sainte se retrouve ensuite dans le
compromissum établi par le Siège apostolique entre la societas Lombardie et le
Souabe en juin 1233, comme un grand fruit de la nouvelle paix5354.Pour Grégoire
IX, la paix entre les deux plus hautes autorités chrétiennes et la paix entre les
villes de la Ligue lombarde et l’Empire - avec la médiation de l'Église romaine
- sont donc les composantes d’un grand projet. Ce projet joue un rôle important -
presque publicitaire - dans la correspondance pontificale, parce qu’il est destiné à
construire une hiérarchie ordonnée d’autorités, une hiérarchie capable d’agir
secundum quod Ecclesia ordinabit54 et in termino quem Romana Ecclesia duxerit
prefigendum55.
A partir de l’automne de 1233, le discours de la chancellerie pontificale s’en­
richit donc d’un nouvel élément: le negotium fidei. En 1235, la papauté, qui
craint toujours davantage les inimicitiarum parietes séparant les peuples de
l’Italie du Nord et du Centre5657,met en relief le lien entre la désolation des églises
locales, d’un côté, et l’impossibilité de porter secours à la Terre sainte et la
vigueur recouvrée des hérétiques, de l’autre. Il charge Jacques de Pecorara, cardi­
nal évêque de Préneste, de tout mettre en œuvre pour la paix entre les Florentins,
les Siennois et les Orvietani en Tuscia 57 ; il s’adresse également aux évêques de
Lombardie, de la Marche de Trévise et de la Romaniola, au patriarche de Grado
et à ses suffragant s, ainsi qu’aux pouvoirs politiques de l ’Italie septentrionale
lorsque leur est annoncée la mission d’Albert, patriarche d’Antioche, dans l’Italie
du Nord58 : un message très fort pro reformatione pacis et negotio fidei, qui
reflète la nouvelle impulsion, donnée précisément cette année-là, à la lutte contre
les hérétiques. Il serait d’ailleurs intéressant d’étudier à la lumière de ce fait les
vicissitudes anti-hérétiques de Mantoue et de Viterbe59.

52. Reg. Vat. 14, fos 163 v°-164 r°, n° 11 : L. AUVRAY, Les Registres de Grégoire IX, cit., I, col. 262 et
suiv.,n°421 ; Constitutiones et Acta publica imperatorum et regum, cit., H, p. 177 et suiv., n° 141.
53. « Hii autem qui sunt de societate prefata, ad honorem Dei omnipotentis et Ecclesie sue ac tuum dent
pro subsidio Terre Sancte in expensis societatis predicte per biennium milites quingentos, ituros in
termino quem Romana Ecclesia duxerit prefigendum » (A.S.V., Reg. Vat. 17, f° 42 r°). Voir ci-dessus,
note 16 et le texte correspondant.
54. Voir supra les documents cités dans la note 15.
55. Voir supra le document mentionné dans la note 16.
56. On trouve cette expression dans une lettre du pape à l’évêque de Préneste, datée 7 mai 1235 - Reg.
Vat. 18, f° 19, n° 45 (cf. L. AUVRAY, Les Registres de Grégoire IX, cit., H, col. 46, n° 2538) - et dans
une lettre aux autorités ecclésiastiques et civiles de l’Italie septentrionale datée du 21 mai 1235 et des­
tinée à annoncer la légation d’Albert, patriarche d’Antioche - Reg. Vat. 18, f® 27 r°, n° 73 (cf. Les
Registres de Grégoire IX, cit., H, col. 62 et suiv., n° 2575, et Epistolae saeculi XIII, cit., I, p. 533 et
suiv.,n° 641).
57. Voir la note précédente.
58. Voir la note 56.
59. Je le ferai dans l’ouvrage annoncé dans la note 41.
120 A n d r e a P ia z z a

L’année suivante, en 1236, le thème de 1’« hérétique perversité » revient dans


les contacts de plus en plus fréquents entre Grégoire IX et Frédéric H, décidé à ce
moment à influer sur les équilibres politiques de la plaine du Pô. L’association
entre, d’une part, la situation de l’Italie du Nord et, d’autre part, les projets pour
extirper 1’« hérétique perversité » et lancer l’entreprise en Terre sainte persiste, en
effet, dans la correspondance du pontife, tant avec les centres urbains qu’avec le
Souabe. Le ton du discours change cependant. La question de l’hérésie devient
l’un des aspects d’un problème prééminent, le negotium Lombardie, et n’est donc
plus le negotium excellens60. Ce changement lexical, avec l’abandon du terme
negotium à propos de la défense de l’orthodoxie, marque la prééminence reconnue
aux thèmes de la liberté ecclésiastique et des droits de l’Empire et de l’Église :
super hiis que ad honorem Dei et Ecclesie ac libertatis ecclesiastice faciunt incre­
mentum, nec non ad ea per que status imperii et precìpue dictarum provinciarum
valeat salubriter faciente Domino reformari, selon une formule répétée avec de
légères variantes6061. Le langage pontifical a de nouveaux centres de gravité, car il
renvoie d’un côté aux problèmes posés par le retour de Frédéric II avec ses soldats
dans les terres italiennes, et marque de l ’autre des options précises.
Au fur et à mesure que procède et s’enflamme la discussion avec l’empereur,
Grégoire IX atténue l’intensité du discours sur la répression de la « perversité
hérétique ». Peut-être les vicissitudes placentines ont-elles elles-mêmes contribué
à ce choix : le negotium fidei y avait révélé toutes ses implications politiques, et
cela devint un élément de gêne dans la correspondance entre la Curie papale et la
cour impériale ; devant justifier la conduite et les succès de ses légats en Émilie,
le pape le fit dès lors en se rapportant à la valeur de la paix et en ignorant le thème

60. Dans la lettre du 29 février 1236 à Frédéric H, Grégoire DÍ mentionne pour la dernière fois le negotium
fidei : Reg. Vat. 18, f°s 113 r°-114 r°, n° 398 ; cf. L. AUVRAY, Les Registres de Grégoire IX, cit., H,
col. 275, n° 2986, et Epistolae saeculi XIII, cit., I, p. 573-575, doc. 676. Nous pouvons comparer ce
texte avec la lettre du 21 mars 1236 adressée à l’empereur : Reg. Vat. 18, f° 185 r°-v°, n° 1 ; Les
Registres de Grégoire IX, cit., H, col. 333, n° 3046, et Epistolae saeculi XII, cit., I, p. 576-578, n° 678.
61. Voir les lettres suivantes : Reg. Vat. 18, f®s 161 v°-162 v°, nos 105 et 106, datées du 10 juin 1236, adres­
sées aux patriarches d’Aquilée et de Grado, aux archevêques de Milan, de Ravenne et de Gênes et à
leurs suffragants, aux évêques de Pavie, de Plaisance et de Ferrare, aux prélats de leurs diocèses, aux
comtes, aux marquis, aux podestats, aux conseils et aux communautés de la Lombardie, de la Marche
de Trévise et de la Romaniola (L. AUVRAY, Les Registres de Grégoire IX, cit., H, col. 403, nos 3179-
3180 ; Epistolae saeculi XIII, cit., I, p. 589-591, n° 693), d’où est tirée la citation ; Reg. Vat. 18, fos 185
r°-186 r°, n° 194, daté 19 août 1236, aux archevêques de Milan et de Ravenne et à leurs suffragants
(L. AUVRAY, Les Registres de Grégoire IX, cit., n, col. 462, nos 3287 et 3288 ; Epistolae saeculi XIII,
cit., I, p. 594-596, n° 699) ; Reg. Vat. 18, f° 206 v°, n° 272, datée du 29 novembre 1236, aux arche­
vêques d’Aquilée, de Grado, de Milan, de Ravenne et de Gênes et à leurs suffragants, aux évêques de
Plaisance et de Ferrare et aux prélats de Lombardie, de la Marche de Trévise et de la Romaniola, ainsi
qu’aux autorités de la même région (cf. Les Registres de Grégoire IX, cit., II, col. 507, nos 3384-3385,
et Epistolae saeculi XIII, cit., I, p. 605 et suiv., n° 704).
Pa ix e t h é r é t iq u e s d a n s l ’I t a l ie c o m m u n a l e 121

de l’hérésie62. Au début de l’année 1237, le negotium fidei n ’est plus à l’ordre du


jour dans la province de Lombardie. In omnem eventum expedit ut, vitato discri­
mine imminenti, que sunt causa discordie, pro vestra et tranquillitate imperii ac
pro dirigendo feliciter Terre sancte negotio divina providentia faciente salubriter
sopiantur : la tranquillitas des Milanais et de l’Empire - il en est ainsi dans une
lettre du 23 mai, adressée aux podestats et conseils des villes de la plaine du Pô -
est rapportée à l ’engagement pour la Terre sainte6364.

6. Dans l’Italie du Centre et du Nord, la parabole du negotium fidei se referme


donc en quelques années. Entre la fin 1233 et 1235, Grégoire IX avait fait du
negotium fidei l’élément essentiel d’une stratégie de réconciliation qui devait être
appliquée par ses envoyés. Pour fonder de solides équilibres politiques et
ecclésiastiques, le thème de l’orthodoxie s’était alors ajouté à celui de la liberté
de l’Église ; dans quelques cas, comme à Plaisance, il devint même prééminent.
Cela arriva après l’accord obtenu, en juin 1233, entre l’empereur et les villes de
Lombardie, alors que le Souabe était occupé à renforcer sa position en
Allemagne. Dès que Frédéric II se tourna à nouveau vers l’Italie et y pénétra avec
son armée, Grégoire IX mit sous le boisseau le discours relatif à la lutte contre
l’hérésie. Certains éléments indiquent que le pontife était alors conscient des
conséquences possibles d’un engagement direct de l ’empereur dans la défense de
la foi, dans un contexte d’instabilité des équilibres politiques tel que le connais­
sait la plaine du Pô. Au cours de l’été 1233, déjà, le pape avait recommandé à
l’empereur de ne pas envoyer à la mort, dans le royaume de Sicile, sous prétexte
de défendre l’orthodoxie, des hommes coupables d’avoir offensé la celsitudo
regia, c ’est-à-dire à ne pas assimiler les errantes aux hereticiM. En d’autres
termes, Grégoire IX réclamait de Frédéric II une distinction entre les plans reli­
gieux et politique, distinction que lui-même ne manquait pas de respecter dans ses
rapports avec l’Italie du Centre et du Nord. En aucune des zones dans lesquelles

62. Une telle préoccupation apparaît pour la première fois dans la lettre envoyée par Grégoire IX aux
archevêques de Milan et de Ravenne, ainsi qu’à leurs sufffagants, le 19 août 1236. Le pape y demande
aux prélats de dissiper les craintes du Souabe concernant les actes du cardinal de Préneste dans la ville
d’Émilie, lorsque ceux-ci seront à la cour impériale (voir la note précédente). Le 23 octobre de la
même année, le pape revient sur le sujet en s’adressant à l’empereur, qu’il essaye de convaincre de la
droiture de l’action du Siège apostolique (Reg. Vat. 18, f°s 200 v°-203 v° ; cf. L. Auvray, Les
Registres de Grégoire IX, cit., n , col. 497, n° 3362 ; Epistolae saeculi XIII, cit., I, p. 599-605, n° 703).
Le thème réapparaît dans la célèbre lettre Ascendit de mari, du 1er juillet 1239, par laquelle l’excom­
munication de l’empereur est rendue publique : Reg. Vat. 19, f°s 156 r°-159 v° (cf. Les Registres de
Grégoire IX, cit., EU, col. 209 et suiv., nos 5118-5121 ; Epistolae saeculi XIII, cit., I, p. 645-654,
n° 750).
63. Reg. Vat. 18, f° 29 r°, n° 89. Regeste dans L. AUVRAY, Les Registres de Grégoire IX, cit., H, col. 657
et suiv., nos 3676-3685 ; édition dans Epistolae saeculi XIII, cit., I, p. 610 et suiv., n° 708.
64. Reg. Vat. 17, fos 70 v°-71 r°, n° 244 : cf. L. AUVRAY, Les Registres de Grégoire IX, cit., I, col. 815,
n° 1464, et Epistolae saeculi XIII, cit., I, p. 444 et suiv., doc. 550.
122 A n d r e a P ia z z a

il intervint entre 1233 et 1235, le Siège apostolique n’assimila, en effet, les ques­
tions politiques à des questions ecclésiastiques ou religieuses, et les adversaires
politiques à des adversaires religieux : aux yeux du pape, les deux plans, religieux
et politique, se croisaient, mais ne coïncidaient jamais. Ainsi, à Plaisance, la
référence à l ’hérésie fut un moyen de pression sur la société urbaine, dans le but
d’apaiser les conflits ; lorsque l’action du pape prenait un tour radical, avec
l’expulsion d’une partie de la classe dirigeante, le souverain pontife la légitimait
sans évoquer la défense de l’orthodoxie, mais plutôt le fonctionnement réglé de
la société. L’exercice du pouvoir politique devait répondre à des modalités ordon­
nées, qui se révèlent dans sa disposition à seconder le negotium fidei. Sans quoi,
il pouvait y avoir des conséquences sur le plan rebgieux : il revenait à l’Éghse
- locale et romaine - d’évaluer quand cela pouvait se produire et d’en indiquer le
danger. Certes, dans le cadre politique et ecclésiastique complexe de l ’Italie du
Nord, Grégoire IX ne se servit que rarement de l’argument de la lutte contre
l’hérésie comme d’un ressort de sa stratégie de réconciliation : au milieu des
années trente le negotium fidei ne constituait plus un thème susceptible d’ordon­
ner en profondeur le fonctionnement des sociétés urbaines. On en veut pour
preuve que la réforme des statuts urbains - avec insertion de règles relatives à la
lutte contre l’hérésie - , commencée en 1231 et culminant en 1233, ne progresse
plus après 1234 : lorsque se dissipe la ferveur religieuse de la magna devotio, les
légats du pape ne parviennent plus à insérer la lutte contre l’hérésie dans les cons­
titutions urbaines, c’est-à-dire à la faire passer pour une tâche essentielle du
gouvernement des villes65. Pourtant, pendant un peu plus de deux ans, le thème
du negotium fidei assuma la dimension d’un programme général : combiné à
d’autres thèmes, en premier lieu celui de la paix, il fut l’un des ressorts de la
stratégie du Siège apostolique à l’égard de l ’Italie des communes.

65. À cet égard, la meilleure analyse est proposée par Th. SCHARFF, Häretikerverfolgung und
Schrifilichkeil, cit., p. 125-159.
G U ERR E JU STE ET PAIX CH EZ LES SCOLASTIQUES

Elsa M armursztejn

ppréhender le discours que les scolastiques ont élaboré sur la paix revient
à rendre compte du traitement intellectuel du thème de la paix en relation
avec celui de la guerre juste. Le champ de l’enquête se restreindra ici à un heu
- l’université de Paris - et à un moment - le XHte siècle - , qui voient la cristal­
lisation d’une doctrine spécifiquement théologique de la guerre juste. L’objet
présente plusieurs types de difficultés : en premier heu, la banalité fondamentale
du concept de guerre juste et, en contrepoint, l’absence de discours spécifique sur
la paix chez les scolastiques (à de rares exceptions près) ; la qualité des sources,
en second heu, dans la mesure où le thème de la guerre juste se rencontre essen­
tiellement dans des sommes ou des traités que leur mode d’élaboration et leur
degré d’abstraction rendent rebelles à toute contextualisation précise ; à cet
égard, on peut déplorer l’absence des motifs de la guerre juste et la paix dans la
littérature quodhbétique, dans la mesure où les Quodlibets s’apparentent assez
souvent à des débats d’actualité naturellement plus propres à être contextualisés.
Lorsque la guerre y est évoquée, c’est à l’occasion de questions portant sur des
aspects concrets qui relèvent bien davantage du ius in bello que du ius ad bellum
(par exemple les ruses de guerre ou le statut du butin)1, et par le biais des formu­
les augustiniennes qui font l’objet, pendant tout le Moyen Âge, d’un « pieux psit­
tacisme »2. C ’est dire que la guerre juste, dans les textes scolastiques, semble

1. Cf. par exemple GODEFROID DE FONTAINES, Quodlibet Xm, 17 (« Si aliqui subditi domini habentis
bellum contra aliquos, non vocati a domino immiscent se exercitui dicti domìni et rapiant aliqua de
bonis inimicorum possint illa retinere, et si tenentur restituere, cui est restitutio facienda »), dans Les
Quodlibets onze - quatorze de Godefroid de Fontaines, éd. J. HOFFMANS, Louvain, 1932, p. 298-299 ;
PIERRE De JEAN O l iv i , Quodlibets IV, 18 (« An milites exercitus regis, sumentes necessaria a gentibus
regni regis propter defectum stipendiorum, teneantur accepta reddere genti illi »), IV, 19 (« An milites
regis credens bellum esse iustum, teneatur reddere illa quae ibi rapuit postquam scit bellum fuisse
iniustum »), éd. SOARDI, Venise, 1509, f° 29 v° ; SERVAIS Du MONT-Sain T-ÉLOI, Quodlibet I, 84
(«r Duo principes existentes sub dominio superioris bellant ad invicem, nec petita nec obtenta licenda
superioris domìni et dampnificat unus alium ; querebatur utrum dampnificans alium qui eum dampnifi-
caverat teneatur ei restituere illud in quo eum dampnificavit »), éd. F. RUSSELL ; Quodlibet anonyme
XI, 15 (« Si ex necessitate belli aliquis vir possit se simulare in habitu mulieri ut sic obtineat contra
hostes »), ms. Vat. lat. 782, f° 26 r°-v°.
2. J. B arnes , « The Just War », dans N. KRETZMANN et al., The Cambridge History of Later Medieval
Philosophy. From the Rediscovery o f Aristotle to the Disintegration of Scholasticism, 1110-1600,
124 El sa M ar m u r sztejn

n’être rien moins qu’un thème d’actualité, rien moins qu’un lieu d’innovations
notables, rien moins, non plus, qu’un enjeu propre de controverses.
Pour banal qu’il soit, le thème de la guerre juste n’en constitue pas moins,
jusqu’à la fin du Moyen Âge, l’entrée quasiment exclusive de la réflexion
scolastique sur la paix ; d’où la pertinence de l’articulation entre ces deux
notions qui, comme on le verra, ne sont antinomiques qu’en apparence. À
défaut de pouvoir démontrer l’originalité des discours scolastiques sur la paix, à
défaut de pouvoir les relier à des conjonctures précises, on s’efforcera du moins
d’établir la régularité des énoncés scolastiques, qui dessinent des figures discur­
sives de la paix ; de voir sous quelles formes ces énoncés réactualisent, sans la
contester, la tradition augustinienne ; de souligner, enfin, les inflexions nouvel­
les que ces énoncés font apparaître, au sein d’un discours théologique globale­
ment voué, au XDIe siècle, à encadrer la société chrétienne et à la discipliner en
la soumettant aux normes qu’il lui assigne - normes fondées sur le droit naturel
et, précisément, sur la justice.

L’a r t ic u la tio n d e s n o t io n s d a n s l e d is c o u r s s c o l a s t iq u e :
LA PAIX COMME CAUSE FINALE DE LA GUERRE JUSTE

La contradiction apparente entre guerre et paix pose un problème éminem­


ment théologique : comment concilier la violence (de fait) et l’idéal chrétien de
paix (homologue terrestre de la béatitude étemelle) ? La considération des
contextes dans lesquels les scolastiques ont été amenés à traiter de la paix révèle
qu’elle est, le plus fréquemment, envisagée en articulation avec le thème de la
guerre juste ; mais ce n ’est pas toujours le cas, comme en témoigne le texte du
De pace de Thomas d’Aquin.

L ’exception du « De pace » de Thomas d ’Aquin

Ce texte, qui fait figure d’exception, correspond à la question 29 de la Ha


Ilae de la Somme de théologie (1271-1272) et s’inscrit dans la section consacrée
à l ’objet de la charité. Le maître dominicain envisage successivement les ques­
tions de savoir si la paix est identique à la concorde (non)*3, si toutes choses
désirent la paix (oui)4, si la paix est l ’effet de la charité (oui)5, et enfin si elle est
une vertu (non)6.

Cambridge, 1982, p. 773 : « Augustin’s scriptural exegesis [...] was gratefully accepted and piously
parroted by the medieval political theorists. »
3. THOMAS D’Aquin, Summa theologiae, Ha Ilae, q. 29, a. 1 : « Utrum pax sit idem quod concordia »,
éd. Léonine, t. VIH, p. 236.
4. Ibid., q. 29, a. 2 : « Utrum omnia appetant pacem », p. 237.
5. Ibid., q. 29, a. 3 : « Utrum pax sit proprius effectus caritatis », p. 238.
6. Ibid., q. 29, a. 4 : « Utrum pax sit virtus », p. 237.
G uerre ju ste e t p a ix c h e z l e s s c o l a s t iq u e s 125

Thomas d’Aquin ordonne en premier lieu la paix à une double exigence : la


concordia, qu’il définit comme le consensus des volontés et qu’il oppose à la
dissension entre plusieurs individus, et par ailleurs l’union des appétits d’un
même individu, par opposition aux aspirations contradictoires qui peuvent
l ’animer. Si par exemple un homme s’accorde avec un autre sous l’effet de la
crainte, la concorde établie entre eux n’est pas une véritable paix, parce que
l’ordre en a été troublé par celui qui a provoqué la crainte. Thomas d’Aquin
fonde cette dimension anthropologique, individuelle et subjective de la paix sur
l’interprétation de la définition augustinienne de la paix comme tranquillitas
ordinis : cette « tranquillité », dit Thomas d’Aquin, « consiste en ce que tous les
mouvements appétitifs, dans un même homme, soient en repos ». Seule l ’union
intérieure des désirs peut donc donner à la concorde, purement objective, sens et
valeur de paix (ratio pacis1).
Le dominicain affirme, en deuxième heu, l’universalité du désir de paix, en
identifiant toute puissance appétitive (soit tout désir) à un désir de paix : du fait
même qu’un homme désire quelque chose, il désire tout ce qui lui permet
d’atteindre sa fin et par conséquent la suppression de tout ce qui fait obstacle à
sa poursuite (soit du fait du désir d’un autre, soit du fait de ses propres désirs
contradictoires) : Et ideo necesse est quod omne appetens, appetat pacenfi. Le
texte fait en outre apparaître deux distinctions importantes : entre paix véritable
et paix apparente, et entre paix parfaite et paix imparfaite789. Ainsi, la paix n’est
véritable que si elle procède du désir d’un bien véritable, gage du repos et de
l’union des appétits. Quant à la paix parfaite, c’est celle qui consiste en la jouis­
sance du bien suprême, à savoir la béatitude étemelle, par laquelle tous les appé­
tits sont ramenés à l’unité, et qui constitue la fin ultime de la créature rationnelle.
La paix in hoc mundo est, a contrario, une paix imparfaite. La paix est ainsi
identifiée à l’idéal auquel aspire toute créature rationnelle poursuivant sa fin
propre, et définie comme la réplique terrestre, donc imparfaite, du bien suprême.
En troisième lieu, Thomas définit la paix comme l’effet propre de la charité,
à un double titre : l’amour de Dieu réduit tous les désirs à l ’unité ; l’amour du
prochain implique l’union des volontés. De ce fait, la charité produit directe­
ment la paix, tandis que la justice ne la produit qu’indirectement, en supprimant
ce qui l’interdit.
Partant, la paix n’est pas, en ehe-même, une vertu ; ehe est l’acte propre
d’une seule vertu, la charité, en raison de l’amour de Dieu et du prochain10.

7. Ibid., q. 29, a. 1, responsio : « Unio autem horum motuum [appetitus] est quidem de ratione pacis »,
p. 236.
8. Ibid., q. 29, a. 2, responsio, p. 237.
9. Ibid., q. 29, a. 2, ad Sum et ad 4um, p. 237.
10. Ibid., q. 29, a. 4, responsio : « Ut patet in rebus corporalibus : quia enim ignis calefaciendo, liquefacit
et rarefacit, non est in igne alia virtus liquefactiva et alia rarefactiva, sed omnes actus hos operatur
ignis per suam unam virtutem cale]activam ».
126 E lsa M ar m u r sztejn

Les quatre articles du De pace livrent ainsi une approche spécifiquement


théologique de la paix, indexée sur la béatitude étemelle et produite par la
charité. Ce que le théologien met au jour, c’est la ratio pacis, la « structure de
paix », son essence individuelle et intérieure, qui conditionne la vera pax. Dans
ce contexte, le motif de la guerre n’apparaît qu’une seule fois, lorsque Thomas
d’Aquin répond, à un argument invoqué à l’encontre du désir universel de paix,
que ceux qui recherchent la guerre ne désirent rien d’autre que la paix, et ne
rompent par la guerre qu’une entente contraire à leurs préférences véritables ;
« et c ’est pourquoi tous ceux qui font la guerre cherchent par la guerre à parve­
nir à une paix plus parfaite que celle qu’ils avaient »n . La paix se définit, dès
lors, comme le but de la guerre.
Si la notion de guerre juste est absente du texte du De pace, elle apparaît en
revanche dans le premier article du De bello1112, inscrit dans la section de la
Somme consacrée aux vices contraires à la charité. Thomas d’Aquin y affirme
que ceux qui mènent des guerres justes visent à la paix, et qu’ainsi les guerres
ne sont pas contraires à la paix, à moins qu’elles ne soient de mauvaises
guerres ; il étaye sa réponse d’une citation d’Augustin (Non quaeritur pax ut
bellum exerceatur, sed bellum geritur ut pax acquiratur) qui fonde la conception
commune de la paix comme cause finale de la guerre. Partant, l’opposition ne
paraît pas qualifier adéquatement l’articulation entre guerre et paix. Chez la
plupart des penseurs médiévaux, en effet, les deux notions ne sont pas anti­
nomiques, mais relatives, ordonnées l’une à l’autre.

La paix comme critère de la guerre juste

En l ’absence de locus classicus théologique, la théorie de la guerre juste,


telle qu’elle est élaborée au xm e siècle par les scolastiques, est initialement
tributaire de la réflexion développée par les canonistes, depuis le X IIe siècle, à
partir des textes de la Cause 23 du Décret de Gratien, qui relaient eux-mêmes
très largement la doctrine augustinienne.
Il faut toutefois noter que, s’il revient à Jean le Teutonique d’avoir véritable­
ment formalisé, dans la Glose ordinaire du Décret (1216), les critères de la
guerre juste (persona, res, causa, animus, auctoritas), aucun de ces critères
n’intègre l ’idée de paix. La juste cause est simplement identifiée à la nécessité13.

11. Ibid.,q. 2 9 ,a. 2 ,a d 2 u m ,p. 237.


12. Ibid., q. 40, a. 1, ad3um, éd. Léonine, t. VUI, p. 313.
13. Gl. ord. ad Decret. Grat., 23, 2, v. « Quod autem » : « Bellum dicitur iniustum quinque modis : vel
ratione personae, ut si fuerit personae ecclesiasticae, quibus non est licitum fundere sanguinem [...] ;
ratione rei, ut si non est pro repetendis rebus vel pro defensione patriae [...] ; vel propter causam, ut si
propter voluntatem, et non propter necessitatem pugnatur [ . ; ex animo est iniustum, ut si animo ulcis­
cendi fiat [...] ; item est iniustum, ut non sit indictum auctoritate principis », éd. Turin, 1588, col. 1523.
G uerre j u s t e e t p a ix c h e z l e s s c o l a s t iq u e s 127

En revanche, dans sa Somme de pénitence (achevée vers 1234), Raymond de


Peñafort, quoiqu’il demeure très proche de la Glose dont il reprend les cinq
critères, fait place à la paix en puisant directement aux sources augustiniennes
de Graden : pour qu’une guerre soit juste, il faut que sa cause le soit, en sorte
que l ’on combatte « par nécessité et en vue d’obtenir la paix au moyen du
combat »14.
Il en va de même dans la partie de la Summa aurea d’Hostiensis (achevée
vers 1253) consacrée à la trêve et à la paix15 : le canoniste emprunte à Gratien la
définition de la guerre juste élaborée par Isidore de Séville d’après Cicéron :
« La guerre juste est celle qui est faite d’après un édit du prince pour récupérer
des biens spoliés ou repousser les ennemis »16 ; il énonce ensuite les cinq critè­
res de la guerre juste établis par la Glose ordinaire du Décret, et intègre lui aussi
l’idée de paix, non pas, à la manière de Raymond de Peñafort, au critère de la
« juste cause », mais dans la suite de son texte, de manière indépendante : « La
guerre doit être faite pour la défense de ses biens, de sa patrie ou des lois de ses
ancêtres, et pour préserver la paix et la justice, car c ’est en vue d ’obtenir la paix
que l ’on fa it la guerre »17 - où l’on retrouve le slogan augustinien, qui fait de la
paix la cause finale de la guerre.

C ’est sur ces bases que les conditions de la guerre juste sont relayées par les
théologiens, sans plus de souci d’uniformité dans l ’énumération ni la nomencla­
ture. Nous nous proposons de montrer comment guerre juste et paix s’articulent
dans quatre textes théologiques importants, relevant de différents genres scolas­
tiques : les sommes de théologie d’Alexandre de Halès et de Thomas d’Aquin,
une détermination quodlibétique d’Henri de Gand, le Traité du gouvernement
des princes de Gilles de Rome.

La formulation la plus exhaustive des critères de licité de la guerre juste se


trouve dans la Somme de théologie du franciscain Alexandre de Halès (avant
1245), qui traite la question classique de savoir s’il est licite de faire la guerre18.
Parmi les six critères qu’il énonce (auctoritas, affectus, intentio, conditio,

14. RAYMOND D e P e ñ a f o r t , Summa de poenitentia, L. H, tit. 5 (« De raptoribus, praedonibus et incen­


diariis »), § 17 (« Quod bellum dicatur iustum »), éd. X. OCHOA e t A. DIEZ, R o m e , 1976, p. 486.
15. HOSTIENSIS, Summa aurea, L. I, « De treuga et pace », « Quid sit iustum bellum », éd. Lyon, 1556,
f°s 83 r°-84 r°.
16. Ibid. : « Est ergo iustum bellum quod edicto perpetuo principis geritur de rebus repetendis aut propul­
sandorum hominum causa », f° 83 r°. Cf. Grat. 23, 2, 1 (Fr. 894) ; ISIDORE De SÉVILLE, Étymologies,
L. x v m ; CICÉRON, République, L. DI, chap. 8.
17. HOSTIENSIS, Summa, cit. : « Item pro sua, et patriae suae seu legum paternarum defensione et pace,
iustitia tuenda ; bellum enim geritur, ut pax acquiratur », f° 83 r°.
18. ALEXANDRE DE H a l è s , Summa theologiae, L. 3, 2e partie, inq. 3, tr. 2, sect. 2, q. 1, dt. 3, membr. 3,
chap. 1 : « Utrum bellare sit licitum », éd. coll. S. Bonventurae, Quaracchi, Ad Claras Aquas, 1948,
p .683-684.
128 Elsa M ar m u r sztejn

meritum et causa), l’argument de la paix intervient significativement à deux


niveaux : en premier lieu, au niveau de 1’affectus de celui qui déclare la guerre.
Alexandre de Halès cite YÉpître à Boniface d’Augustin : « Soyez donc paci­
fiques, même en combattant, afin d’amener, par la victoire, ceux que vous
combattez au bonheur de la paix. Bienheureux les pacifiques, car ils seront
appelés enfants de Dieu [Matthieu 5,9] »19. L’argument de la paix intervient, en
second lieu, au niveau de la insta causa de la guerre. Cette « juste cause » est
« la délivrance des bons, la répression des méchants, la paix de tous ; d’où [ce
que dit] Augustin : “Chez les vrais serviteurs de Dieu, les guerres elles-mêmes
sont pacifiques ; car elles sont faites non par cruauté ou par cupidité, mais en
vue de la paix, pour réprimer les méchants et délivrer les bons” »20. On souli­
gnera, dans la citation d’Augustin faite par le théologien franciscain, l’oxymore
fondamental formé par les « guerres pacifiques » (bella pacata).
Au total, comme le dit Alexandre de Halès en réponse à un argument scrip­
turaire (Jean 14, 27 : « Je vous donne ma paix ») : « Il faut dire que la guerre
juste ne s’oppose pas à la paix ; bien plus : qu’elle a, pour fin, la paix. D ’où [ce
que dit] Augustin [dans l’Épître] à Boniface : “La guerre doit relever de la
nécessité, afin que Dieu délivre de la nécessité et conserve dans la paix. Car on
ne cherche pas la paix pour faire la guerre, mais on fait la guerre pour obtenir la
paix” »21.
La position adoptée par Alexandre de Halès se fonde, en définitive, sur
l ’interprétation des textes scripturaires apparemment hostiles à la guerre au
moyen de textes exégétiques d’origine patristique ; les huit arguments contra
sont scripturaires, les quatre arguments pro, patriotiques. La solution du maître
franciscain, qui rassemble et met en forme divers éléments de l’exégèse augusti-
nienne, témoigne de ce qu’Augustin, en érigeant la paix en cause finale de la
guerre, en promouvant la guerre au rang de moyen ücite de poursuite de l’idéal
chrétien de paix, a fait disparaître l ’antinomie apparente entre guerre et paix -
jusqu’à produire l’oxymore des bella pacata (les « guerres pacifiques »). Le
texte d’Alexandre de Halès témoigne aussi de la proximité textuelle et méthodo­
logique du droit canon et de la théologie scolastique : dans toute la Cause 23 du
Décret, Gratien s’était ainsi appliqué à démontrer, en partant des textes scriptu­
raires apparemment hostiles à toute guerre et en s’appuyant sur les textes
d’Augustin, que contrairement aux apparences, la doctrine de l’Évangile n’était
pas opposée à toute espèce de guerre.
Le lien entre guerre juste et paix apparaît également dans le texte classique
du De bello de Thomas d’Aquin, qui répond à la question de savoir si faire la

19. Ibid., p. 684. Cf. Grat. 2 3 ,1 ,3 (Fr. 892).


20. Ibid., p. 684. Cf. Grat. 2 3 ,1 ,6 (Fr. 893).
21. Ibid.,p. 684. Cf. Grat. 2 3 ,1 ,3 (Fr. 892).
G uerre ju s t e e t p a ix c h e z l e s s c o l a s t iq u e s 129

guerre est toujours un péché22. L’autorité du prince, la juste cause et l’intention


droite forment les trois critères de la guerre juste ; l ’argument de la paix est
invoqué au niveau du dernier critère. U intentio bellantium recta, selon Thomas
d’Aquin, vise à promouvoir le bien et à éviter le mal ; il cite, à l’instar
d’Alexandre de Halès, l’oxymore augustinien des bella pacata, menées non
cupiditate aut crudelitate, sed pacis studio, afin que les méchants soient punis et
les bons délivrés23. Mais en l’occurrence, Thomas d’Aquin ne met pas tant
l’accent, comme Alexandre de Halès, sur la juste finalité de la guerre (réprimer
les méchants et punir les bons) que sur l’intention de celui qui la fait et qui suffit
à en déterminer le caractère ücite ou illicite.

La question est également abordée par le théologien séculier Henri de Gand,


sous forme de digression, dans la dernière question de son ultime Quodlibet24.
La question était formulée à partir du cas d’un soldat chrétien qui, lors de la
prise de Saint-Jean-d’Acre (mai 1291), et tandis que les autres fuyaient devant
les Sarrasins, s’était rué sur l’ennemi et avait été tué : ce soldat avait-il fait
œuvre de magnanimité en agissant comme il l’avait fait ?25 En prélude à la
responsio proprement dite, pour mettre la question en perspective et démontrer
que la guerre à laquelle s’étaient livrés les Sarrasins lorsqu’ils avaient pris Saint-
Jean-d’Acre n’était pas une guerre juste, Henri de Gand procède à un exposé à
la fois exhaustif et synthétique - assez typique de sa manière - de la doctrine de
la guerre juste.
Il emprunte en particulier à Cicéron l’idée que la guerre doit être admise par
défaut, donc par nécessité : « Il y a deux sortes de luttes : l’une par la discus­
sion, l’autre par la violence, et comme la première est propre aux hommes, et la
seconde aux animaux sauvages, il ne faut recourir à cette dernière que lorsqu’il
est impossible d’user de la première [...]. Les guerres doivent être entreprises
pour pouvoir vivre en paix sans injustice »26. Suivent les citations classiques
d’Augustin sur la guerre nécessaire, faite en vue d’obtenir la paix, la définition

22. THOMAS D’A quin , Summa, cit., q. 40, a. 1 : « Utrum bellare semper sit peccatum », p. 312.
23. Ibid., q. 40, a. 1, responsio, p. 312.
24. HENRI D e Gand , Quodlibet XV, 16 (Avent 1291 ou Carême 1292).
25. Ibid. : « Utrum miles, si praevolando consortes suum in exercitum hostium cadat, faciat opus magna­
nimitatis », éd. Paris, 1518, f°s 594 v°-597 v°. La réponse finale de la très longue détermination magis­
trale est positive.
26. Ibid. : « Idcirco quaestionem paulo altius sublevando, bellorum celebritatem paulo altius, quam quaes­
tio proponat, exequamur, dicendo in primis cum Tullio in libro Io De officiis, sic dicente : In republica
maxime conservanda sunt iura belli. Nam cum sint duo genera decertandi, unum per disceptationem,
alterum per vim, cumque illud proprium sit hominum, hoc beluarum, confugiendum ad posterius si uti
non licet superiori [...]. Quare, ut idem prosequitur continuo, suscipienda quedam sunt bella ob eam
causam, ut sine iniuria in pace vivatur », f° 594 v° (cf. CICÉRON, De officiis, L. I, XI, 34).
130 E l sa M a r m u r s z t e j n

isidorienne, puis la définition augustinienne de la guerre juste. À ce point de


l ’exposé, le maître conclut que la guerre a pour but « soit de récupérer les biens
injustement ravis, [...] soit d’écarter l ’injustice par laquelle les ennemis s’effor­
cent, au moyen de la guerre, de ravir des biens comme la vie, la patrie, la liberté,
les lois et d’autres biens, y compris spirituels ; or c’est une guerre de ce genre
qu’entreprirent les Sarrasins contre les habitants d’Acre, et c ’est là que mourut
le soldat à propos duquel la question a été posée »27.
Ce texte quodlibétique d’Henri de Gand marque bien les limites de l’intérêt
que les scolastiques ont porté, dans leurs productions proprement universitaires,
aux thèmes de la guerre juste et de la paix. Les théologiens se bornent la plupart
du temps à perpétuer une tradition augustinienne qui a valeur d’opinio commu­
nis et dont les contenus sont simplement coulés dans le moule méthodologique
de la scolastique. C’est dans des sources qui, pour être extra-scolaires, n’en sont
pas moins scolastiques, que la tradition est enrichie et revigorée.
Ainsi, Gilles de Rome28, dans la partie du De regimine principum qu’il
consacre au « gouvernement du royaume en temps de guerre »2930, étaye l ’arti­
culation de la guerre juste et de la paix de références renouvelées, qui dénotent
une profonde influence des écrits politiques d’Aristote. Dans le texte de Gilles,
l’idée qu’on ne fait pas la guerre pour la guerre, mais en vue d’obtenir la paix
est en effet explicitement attribuée au philosophe ; la référence augustinienne
n’est pas convoquée : Sciendum ergo quod secundum Philosophum, non belle­
mus ut bellemus, sed ut pacem habeamus30. On trouve en effet dans l ’Ethique,
dont la traduction était disponible dès avant le milieu du siècle, cette idée que
« nous ne faisons la guerre qu’afin de vivre en paix », que « personne ne choisit
de faire la guerre pour la guerre », et que la guerre fait partie de ces actions
humaines qui « ne sont pas désirables pour elles-mêmes »31. Ces formules se
retrouvent dans la traduction de la Politique de Guillaume de Moerbeke, dispo­
nible vers 1260 : « La guerre doit être faite en vue de la paix »32, « la paix est la

27. Ibid. : « De bello busto est distinguendum, quia aut est ad recuperandum bona iniuste ablata [...], aut
est ad repellendum iniuriam, qua nituntur hostes bello bona auferre, puta vitam, patriam, libertatem,
leges et cetera bona sive spiritualia, quale bellum instruxerunt Sarraceni contra Acconen., in quo
mortuus est miles de quo quaestio nostra proposita est, utrum irruendo praevolanter in Sarracenos,
fecit opus magnanimitatis », f° 594 v°.
28. Commentateur des écrits politiques d ’Aristote traduits par Guillaume de Moerbeke vers 1260, Gilles
de Rome (1243-1316) n ’a pas été, comme on l’a souvent dit, précepteur de Philippe le Bel, auquel il
dédie cet ouvrage probablement rédigé dans les mois qui ont suivi sa condamnation en février 1277 ;
dans cette circonstance, Gilles aurait tenté de se placer auprès du roi Philippe DI comme conseiller.
Sans intérêt immédiat ni pratique, l ’ouvrage a néanmoins été traduit en français dès 1288 et très large­
ment diffusé.
29. GILLES DE R ome , De regimine principum, L. 3 , 3e partie, éd. Lyon, 1556, f° 328 r° sq.
30. Ibid.,L. 3 , 3e partie, chap. 23, f° 367 v°.
31. ARISTOTE, Ethique à Nicomaque X, 7 (1177 b 5 ,9 et 18).
32. ARISTOTE, Politique v n , 14 (1333 a 35).
G uerre j u s t e e t p a ix c h e z l e s s c o l a s t iq u e s 131

fin ultime de la guerre »33. Comme l ’a montré Maurice Defoumy34, la subordi­


nation de la guerre à la paix est en effet une conception aristotélicienne, d’inspi­
ration platonicienne35.
La conception selon laquelle la paix constitue la cause finale de la guerre
juste s’inscrit donc dans une double filiation, patristique et philosophique.
L’introduction explicite de la référence aristotélicienne dans le discours scolas­
tique marquait une étape significative, dans la mesure où elle émancipait
formellement les théologiens vis-à-vis de leurs sources canoniques, et où elle
intégrait la réflexion sur la paix, liée par la référence augustinienne à la théo­
logie scripturaire et morale, au domaine de la théologie politique : la guerre
juste, dans le discours de Gilles de Rome, est ordonnée à une paix située sur le
même plan que la « quiétude des hommes » et le « bien commun »36 désigné
comme la finalité propre à tout organisme politique. Aussi le prince qui aurait
ordonné tout son gouvernement au bien commun et à la paix des citoyens méri­
terait-il « cette paix étemelle, qui consiste en un repos suprême et que Dieu lui-
même a promise à ses fidèles »37. On atteint donc au point extrême de la
justification de la guerre, comme le dit Frederick Russell, par cette « divinisa­
tion de la téléologie de la guerre juste »38. Là où Thomas d’Aquin distinguait
simplement entre la paix parfaite de la béatitude étemelle et la paix terrestre et
imparfaite, Gilles de Rome établit un rapport de continuité et de causalité entre
la poursuite de la paix ici-bas et la jouissance de la paix étemelle dans l ’au-delà.
De fait, la paix n’apparaît plus seulement comme la cause finale de la guerre
juste, mais, plus largement, comme la cause finale de tout organisme politique
et de toute société humaine. Il semble donc y avoir place pour un discours sur la
paix indépendamment de la référence à la guerre juste. Le Defensor pacis de
Marsile de Padoue (1324), par exemple, ne dit presque rien de la guerre ; l’idée
de guerre juste y apparaît comme un présupposé, sous une forme extrêmement
allusive39.
Dans le passage où Gilles de Rome définit la paix, identifiée au bien commun,
comme la cause finale de la guerre juste, il développe en outre, d’une part, une
comparaison terme à terme entre « société humaine » et « corps humain », et

33. Ibid., VU, 15 (1334 a 15).


34. M. Defourny, « The Aim of the State : Peace », dans J. BARNES, M. SCHOFIELD, R. SORABJI éd.,
Articles on Aristotle : 2. Ethics and Politics, Duckworth, 1977, p. 195-201.
35. PLATON, Lois, 1,628 c.
36. GILLES D e R o m e , De regimine, cit., L. 3 ,3e partie, chap. 23 : « Bella tamen, si iuste gerantur et debite
fiant, ordinanda sunt ad pacem, et ad quietatem hominum, et ad commune bonum », f° 367 v°.
37. Ibid., L. 3, 3e parde, chap. 23 : « Nam si intendant commune bonum et pacem civium, merebuntur
pacem illam aeternam, in qua est suprema requies, quam Deus ipse promisit fidelibus, qui est benedic­
tus in saecula saeculorum. Amen », P 367 v°.
38. F. RUSSELL, The Just War, cit., p. 266.
39. M a r s i l e De P a d o u e , Le défenseur de la paix, trad. J. QUILLET, Paris, 1968, p. 93-94 et 526-527.
132 E l sa M a r m u r s z x e jn

d’autre part entre guerre et remède40. Ce texte propose ainsi une seconde figure
discursive de la paix, non plus oxymorique (les « guerres pacifiques »), mais
analogique, dans le cadre d’une réflexion qui ne porte plus tant sur les critères de
la guerre juste que sur les fondements de l’organisation politique.

LA GUERRE JUSTE COMME REMÈDE :


RÉTABLIR LA PAIX AU SEIN D U CORPS POLITIQUE

La naturalité de l ’organisme politique et la paix


comme fondem ent de l ’ordre naturel

L’idée de la naturalité de l’organisme politique constitue un topos scolas­


tique, qui dérive notamment d’Aristote et d’Augustin (« L’ordre naturel, qui est
fondé sur la paix entre les mortels, exige que la guerre ne soit entreprise que de
la propre autorité du prince et en vertu de sa décision »41). Ce topos, Gilles de
Rome l’exprime en ces termes : « Si un roi ou un prince veut gouverner conve­
nablement le peuple qui lui a été confié et savoir en quoi consiste son office, il
faut qu’il considère attentivement les choses de la nature. Car si toute la nature
est administrée par Dieu lui-même, qui est le prince suprême et le roi des rois,
par qui la nature tout entière est très droitement régie, il faut que l ’art du gou­
vernement des rois soit dérivé du gouvernement que nous observons dans les
choses naturelles. Car l’art imite la nature »42. Or que fait la nature ? Elle donne
aux choses les moyens de poursuivre leur fin ; elle leur donne les moyens de
supprimer les obstacles ; elle fait en sorte que, munies de ces moyens, les choses
tendent naturellement vers leurs fins. Ainsi du feu, auquel la nature a donné la
légèreté qui lui permet de s’élever ; la chaleur, qui lui permet de résister aux
contraires ; la tendance naturelle à s’élever43. Dérivé de ce modèle physique, le
bon gouvernement exige que soit supprimé tout ce qui fait obstacle à la pour­
suite de sa fin.

40. GILLES De Rome , De regimine, cit., L. 3, 3e partie, chap. 23, f° 367 v°.
41. AUGUSTIN, Contra Faustum, 23, 75.
42. GILLES D e Rome , De regimine, cit., L. 3, 2e partie, chap. 8 : « Si rex aut princeps gentem sibi commis­
sam vult debite gubernare et scire desiderat quod sit eius officium, diligenter considerare debet in
naturalibus rebus. Nam si natura tota administratur per ipsum Deum, qui est princeps summus et rex
regum, a quo rectissime regitur universa tota natura, quare a regimine quod videmus in naturalibus
derivari debet regimen, quod trahendum est in arte de regimine regum. Est enim ars imitatrix
naturae », f° 278 r°.
43. Ibid., L. 3, 2e partie, chap. 8 : « In naturalibus autem sic videmus, quod natura primo dat rebus ea per
quae possunt consequi finem suum ; secundo dat eis ea per quae possunt prohibentia removere ; tertio
per huiusmodi collata, naturaliter intendunt in suos fines sive in suos terminos, ut natura dat igni levi­
tatem, per quam potest tendere sursum ; secundo dat ei calorem, per quem agit et resistit contrariis ;
tertio ignis, per ea quae accepit a natura, naturaliter tendit sursum », f° 278 r°.
G uerre ju ste e t p a ix c h e z l e s s c o l a s t iq u e s 133

La formulation de cette exigence présente un intérêt particulier, en ce qu’elle


réintroduit l’articulation entre paix et guerre - en l’absence, toutefois, de focali­
sation sur le thème de la guerre juste. Pour qu’un gouvernement soit « bon et
naturel », dit Gilles de Rome, il faut supprimer tout ce qui peut troubler « la
tranquillité et la paix de la cité », c’est-à-dire déterminer un mode de succession
des princes, corriger ou chasser les mauvaises gens, lutter contre les ennemis
extérieurs44. Dans le même ordre d’idée, Thomas d’Aquin45 définit l ’art mili­
taire comme une espèce de la prudence : la prudence politique, qui dispose en
vue du bien commun, est calquée sur la puissance concupiscible, que la nature,
instituée par Dieu, a donnée aux animaux pour les mouvoir à rechercher ce qui
est conforme à leur bien ; la puissance militaire, qui vise à repousser les
ennemis, est calquée sur la puissance irascible, que la nature a donnée aux
animaux pour résister à ceux qui les attaquent.
C ’est dans la même optique que, dans les traités respectifs de Thomas
d’Aquin et de Gilles de Rome sur le gouvernement des princes, la paix est
définie comme unité : Thomas d’Aquin juxtapose, dans son texte46, l’unité de
l’homme causée par la nature, et l’unité de la multitude qui doit être procurée
par l ’industrie du prince ; la multitude « constituée dans l’unité de la paix »,
« unie par le üen de la paix », doit être dirigée en vue de bien agir ; or « de
même qu’un homme ne peut bien agir sans qu’on présuppose l’unité de ses
parties, de même la multitude des hommes, sans l’unité de la paix, se combat
soi-même et ne peut agir bien ».
Cette idée d’unité n’est pas sans conséquence pour la forme du régime : la
monarchie apparaît comme la forme de gouvernement la plus propre à accom­
plir l’unité de la paix : « L’unité et la concorde », dit Gilles de Rome, « ce qui

44. Ibid., L. 3, 2e partie, chap. 8 : « Aid hoc quod regimen sit bonum et naturale, tria requiruntur [...].
Restat ostendere, quomodo spectat ad reges et principes huiusmodi prohibentia removere. Quae etiam
tria sunt, quorum unum quasi sumit originem ex natura, aliud vero ex perversitate civium, tertium
quidem ex malevolentia hostium. Primum sic patet, nam homines in seipsis sunt naturaliter corruptibi­
les ; inde est ergo quod, quia in seipsis durare non possunt, naturaliter appetunt perpetuari in suis
filiis, sive sint naturales sive adapti. Videtur enim homini quasi post mortem vivere si, eo decedente,
secundum suam institutionem alius in haereditatem succedat. Valde ergo turbari potest tranquillitas
status et pax civitatis et finis intentus in vita politica, si reges et principes non solicitentur qualiter pos­
teriores succedant in haereditatem priorum. Removere igitur unum maxime prohibentium bonam vitam
politicam, est bene ordinare quomodo haereditates decedentium perveniant ad posteros. Secundo,
status tranquillus civitati et regi aliquando impeditur ex perversitate civium. Sunt enim aliqui adeo
perversi, ut semper velint alios molestare. Solicitari ergo debent reges et principes, ne impediatur pax
regni, ut exterminentur malefici et corrigantur delinquentes. Tertium huiusmodi impeditivum sumit ori­
ginem ex malitia hostium. Quasi enim nihil esset vitare interiora discrimina, nisi prohibentur exteriora
pericula, spectat igitur ad regis officium sic solicitari circa civilem potentiam et circa industriam
armatorum, ut possint hostium rabiem prohibere », fos 278 v°-279 r°.
45. THOMAS D’A quin , Summa, cit., q. 50, a. 4 : « Utrum militaris debeat poni species prudentiae »,
éd. léonine, t. v m , Rome, 1895, p. 376-377.
46. THOMAS D’A quin , De regimineprindpum, L. 1, chap. 16, éd. Frommann-Holzboog, t. IH, p. 600.
134 E lsa M ar m u r sztejn

est un par soi (unum per se) peut mieux les produire [...]. Si un seul gouverne,
la paix des citoyens sera moins facilement troublée. » La monarchie est ainsi
conçue comme la meilleure forme de gouvernement, en tant qu’elle se rapporte
à une unité plus parfaite : « Vivant sous le règne d’un seul roi, les hommes igno­
rent les guerres, visent à la paix, jouissent de l ’abondance »47.
Enfin, les compétences des gouvernants doivent être ordonnées à la paix. Le
prince doit être doué de la prudence militaire, car s’il est permis aux soldats de
combattre pour supprimer ce qui fait obstacle au bien commun, c’est au prince
qu’il incombe de savoir comment les guerres doivent être menées, et de quelle
façon supprimer prudemment ce qui fait obstacle au bien commun48.

En définitive, la naturalité de l ’organisme politique fonde la naturalité de la


guerre. La comparaison entre paix et santé, longuement développée par Gilles
de Rome, rend compte de l’importance, dans le discours scolastique sur la paix,
du référent proprement théologique que constitue l’ordre naturel des choses,
institué par Dieu.

La guerre juste comme remède

Dans le chapitre conclusif de son traité, où la paix est définie en termes stric­
tement aristotéliciens comme cause finale de la guerre, Gilles de Rome entre­
prend de justifier la guerre en montrant qu’elle doit être à la société humaine ce
que sont les potions et les saignées au corps humain : « en effet, de même qu’il
y a plusieurs humeurs dans le corps humain, il y a plusieurs hommes dans la
société humaine. Et de même qu’aussi longtemps que les humeurs sont équi­
librées dans le corps et qu’il n’y a aucun excès d’humeurs, nous n’avons besoin
ni de potions ni de saignées, de même, aussi longtemps que les hommes se
comportent comme ils le doivent et que nul ne fait d’injustice à autrui, il n’est
besoin de faire la guerre. C’est pourquoi, de même qu’il faut éliminer par une
saignée ou une potion la superfluité des humeurs, qui trouble la santé, de même

47. GILLES De R om e , De regimine, cit., L. 3, 2e partie, chap. 3 : « Cum plures principantur, numquam
potest esse pax in huiusmodi principatu, nisi iili plures sint uniti et concordes [...]. Si ergo est pax et
concordia inter cives, si plures principes sint quam unum, ergo si solus unus principaretur inter eos,
non sic de facili turbari posset pax ipsorum civium [...]. Bonum est igitur regimen populi sive multitu­
dinis, si sit rectum ; melius est tamen regimen paucorum, eo quod magis ad unitatem accedat ; optima
est autem monarchia sive gubernatio unius regis, eo quod ibi perfectior unitas referuetur [...].
Existentes [...] sub uno rege [...], guerras nesciunt, pacem sectantur, abundantia florent », f°s 269 v°-
270 v°.
48. Ibid., L. 3, 3e partie, chap. 1 : « Hanc autem prudentiam videlicet militarem, maxime decet habere
regem. Nam licet executio bellorum et removere impedimenta ipsius communis boni spectet ad ipsos
milites, et etiam ad eos quibus ipse rex aut princeps voluerit committere talia, scire tamen quomodo
committenda sint bella, et qualiter caute removeri possit impedientia commune bonum, maxime spectat
adprincipantem », f° 330 r°.
G uerre j u s t e e t p a ix c h e z l e s s c o l a s t iq u e s 135

il faut terrasser et tuer par la guerre les ennemis qui font obstacle au bien
commun et à la paix des citoyens et de ceux qui vivent dans le royaume »49.
C ’est dans les mêmes termes que Marsile de Padoue définira la tranquillitas
(synonyme, dans le Defensor pacis, de pax et de quies) comme homologue
politique de la santé corporelle50 : « Tout comme un vivant bien constitué selon
sa nature se compose de parties déterminées ordonnées les unes aux autres, exer­
çant leurs fonctions dans un échange réciproque et en relation avec le tout, de
même, la cité se compose de telles parties déterminées si elle est bien ordonnée
et établie en raison. Tout comme, donc, la constitution d’un être vivant et de ses
parties est faite en vue de la santé, de même [...] celle d’une cité [...] sera faite
en vue de sa tranquillité », la santé étant « selon la nature, la meilleure disposi­
tion d’un être vivant » et la paix, la « meilleure disposition d’une cité établie en
raison »51. La discorde - qui selon Marsile, doit immanquablement aboutir à la
« dépravation de la société civile » - est comparée, en contrepoint, à la maladie
qui affecte les êtres vivants.
Significativement, la comparaison du corps politique avec le corps humain et
celle de la paix avec la santé ne débouchent pas seulement sur l’assimilation
métaphorique de la guerre juste au remède, mais aussi sur l’assimilation, plus
large, de la science politique à la science médicale : la politique doit s’appliquer
à réguler les actions humaines par les lois, comme la médecine s’emploie à
réguler et équilibrer les humeurs par des remèdes. L’enquête doit donc prendre
en compte cette sorte de guerre intérieure, conduite par le prince législateur au
nom de la justice. On avait bien vu, chez Gilles de Rome, ces deux formes poli­
tiques de la résistance naturelle aux contraires : corriger et punir les mauvaises
gens, repousser et vaincre les ennemis extérieurs. Et Thomas d’Aquin avait sou­
ligné, par ailleurs, la double acception de la guerre juste : l ’acception générale,
qui renvoyait au combat dans une armée, et l’acception particulière, illustrée par
l’exemple d’un juge qui ne renoncerait pas à porter un juste jugement par
crainte d’une arme qui le menacerait ou de quelque danger, fût-il mortel52.

49. Ibid., L. 3 ,3e partie, chap. 23 : « Nam sic se debent habere bella in societate hominum, sicut se habent
potiones et phlebotomiae in corpore humano. Nam sicut in humano corpore sunt plures humores, sic in
conversatione et societate hominum est dare plures personas et plures homines. Et sicut quamdiu
humores sunt aequati in corpore, et non est ibi humorum excessus, non indigemus potione nec phlebo­
tomia, sic quamdiu homines debite se habent et unus non iniuriatur alteri, non sunt committenda bella.
Quare, sicut per phlebotomiam et potionem, superfluitas humorum est eiicienda per quam turbatur
sanitas corporis, sic per bella sunt hostes conculcandi et occidendi, per quos impeditur commune
bonum et pax civium et eorum qui sunt in regno », f°s 367 v°-368 r°.
50. En se fondant à la fois sur la définition aristotélicienne de la cité comme nature animée ou vivante et sur
la comparaison entre paix et santé établie par Pierre d’Abano, qui fut le maître de Marsile, dans le Conci­
liator differentiarum (cf. MARSILE DE PADOUE, Le Défenseur de la paix, trad. J. QUILLET, n. 14, p. 51).
51. Ibid., p.58.
52. THOMAS D’AQUIN, Summa, cit., Ha Hae, q. 123, a. 5, responsio : « Potest autem aliquod esse iustum
dupliciter : uno modo, generale, sicut cum aliqui decertant in acie ; alio modo, particulare, ut puta cum
136 Elsa M arm u rsztejn

L e s a r m e s e t l e s l o is :
LA GUERRE COMME POURSUITE DE LA JUSTICE PAR D ’AUTRES MOYENS

La fonction médicinale des lois

Gilles de Rome traite de la fonction médicinale des lois dans le chapitre qu’il
consacre à l ’obéissance des sujets au prince et aux lois53. Cette obéissance est
utile, dit-il, dans la mesure où elle conditionne les vertus du peuple, le salut du
royaume, la paix et la tranquillité des citoyens, et l ’abondance de biens54.
Vouloir vivre « sans frein et sans loi » est le fait du criminel, du fauteur de
guerre, du trouble-paix ; de la bête, plus que de l ’homme. Ceux qui assimilent
l ’observance des lois et l’obéissance au prince à la servitude, ignorent ce qu’est
la liberté55.
C ’est sur ces bases que Gilles compare, d’après la Politique d’Aristote56, le
roi à l’âme et le royaume au corps : « De même que l’âme dirige et conserve le
corps, le roi dirige et conserve le royaume ; et de même que l’âme est le salut et
la vie du corps, le roi, s’il gouverne droitement, est le salut et la vie du
royaume »57. Pour assumer convenablement son office, le prince doit faire en
sorte que les citoyens vivent dans la paix et l’unanimité : « Les législateurs sont
aux âmes ce que les remèdes sont aux corps. Car de même que le médecin vise à
apaiser les humeurs, pour que ne surgissent pas la maladie et la guerre dans le
corps, de même le législateur vise à [...] apaiser les âmes, pour que ne surgissent
pas la rixe et la dissension dans le royaume ou la cité. H s’ensuit qu’il est moins
nuisible de pécher contre l’ordre du médecin que de s’habituer à ne pas obéir au
prince. L’âme est en effet un bien supérieur au corps, et la paix des citoyens [...]
est plus importante que l’équihbre des humeurs ou que la santé du corps »58.

aliquis iudex vel etiam privata persona non recedit a iusto iudicio timore gladii imminentis vel cuius­
cumque periculi, etiam si sit mortiferum. Pertinet ergo ad fortitudinem firmitatem animi praebere
contra pericula mortis, non solum quae imminent in bello communi, sed etiam quae imminent in parti­
culari impugnatione, quae communi nomine bellum dici potest », éd. léonine, t. X, Rome, 1899,
p . 11-12.
53. GILLES De ROME, De regimine, cit., L. 3 ,3e partie, chap. 34, fos 323 v°- 325 r°.
54. Ibid., L. 3 ,3epartie, chap. 34, f° 323 v°.
55. Ibid. : « Ignorant enim quid est libertas, dicentes observare leges et obedire regibus esse servitutem.
Cum enim bestiae sint naturae servilis, quanto quis magis accedit ad naturam bestialem, tanto est
magis naturaliter servus. Esse quidem sceleratum et affectatorem belli et turbatorem pacis, velle vivere
sine freno et sine lege, secundum sententiam Philosophi et secundum dictum Homeris, est esse magis
bestiam quam hominem », f° 324 r°.
56. ARISTOTE, Politique, 1,5,1254 a b.
57. GILLES De Rome, De regimine, cit., L. 3, 3e partie, chap. 34 : « Sicut anima corpus regit et conservat,
sic rex regit et conservat regnum ; et sicut anima est salus et vita corporis, sic rex, si recte principetur,
est salus et vita regni », f0 324 r°.
58. Ibid., L. 3, 3e partie, chap. 34 : « Sic se habebant legislatores ad animas, sicut medicina ad corpora.
G uerre j u s t e e t p a ix c h e z l e s s c o l a s t iq u e s 137

Ainsi, les armes et les lois se présentent comme les deux moyens dont
dispose le prince pour assurer la paix du royaume : « Il faut donc savoir », dit
encore Gilles de Rome, « qu’en temps de guerre, il faut défendre la cité par les
armes, de même qu’en temps de paix il faut la gouverner par de justes lois et par
des coutumes approuvées, qui obtiennent force de lois. Il semble donc qu’il
faille que les armes soient aux temps de guerre, ce que les lois sont aux temps
de paix »59. Dans le premier cas, il s’agit de restaurer la paix ; dans le second,
de la conserver ; dans les deux cas, d’obéir au principe général de justice.

La paix par la justice et la justice par les lois

Or ce principe général s’incarne, à son plus haut degré, dans la loi divine :
comme le dit Thomas d’Aquin dans la Summa contra Gentiles, « en vertu de la
loi divine, l ’homme est institué en sorte qu’il se comporte envers les autres
hommes selon l ’ordre de la raison [...]. La loi divine dispose donc les hommes,
les uns envers les autres, en sorte que chacun tienne sa place ; ce qui revient à
dire : en sorte que les hommes soient en paix les uns avec les autres [...], sans
quoi ils s’empêcheraient mutuellement de poursuivre leur fin commune [...]. La
concorde ordonnée [c’est-à-dire la paix60] est observée entre les hommes, quand
on rend à chacun le sien61 : ce qui correspond à la justice. Et c’est pourquoi il
est dit dans Isaïe : la justice produit la pavfi2. Il fallait donc que la loi divine
donnât des préceptes de justice, en sorte de rendre à chacun le sien et d’empê­
cher quiconque de nuire à autrui »63.

Nam sicut medicus intendit sedare humares, ne insurgat morbus et bellum in corpore, sic legislator
intendit placare corda, sedare animas, ne insurgat rixa et dissensio in regno aut in civitate. Inde est ergo
quod dicitur in I o Rhet., quod non tantum nocet peccare contra praecepta medici, quantum consuescere
non obedire principi. Est enim anima maius bonum quam corpus, et pax civium et eorum qui sunt in
regno potior est quam aequalitas humorum vel quam sanitas corporum », f0 324 v°.
59. Ibid., L. 3, 2e partie, chap. 1 : « Sciendum igitur, quod tempore belli defendenda est civitas per arma,
sicut tempore pacis gubernanda est per leges iustas et per consuetudines approbatas, quae vim legum
obtinent. Videntur ergo sic se höhere arma ad tempus belli, sicut leges ad tempus pacis », f° 266 v°.
60. La « concordia ordinata » renvoie à l ’une des définitions augustiniennes de la paix, citée plus haut
dans le texte par Thomas d’Aquin : « Pax enim hominum nihil aliud est quam ordinata concordia, ut
Augustinus dicit » (De civitate Dei, L. 19, chap. 13, cité par THOMAS D’AQUIN, Summa contra
Gentiles, L. ID, chap. 128, éd. léonine, t. XIV, Rome, 1926, p. 392).
61. Dig. 1,1, De iustitia et iure, 10 et Inst. 1 ,1, eodem titulo.
62. L’idée que la paix est un effet indirect de la justice apparaît dans la question du De pace où Thomas
d’Aquin envisage les rapports de la paix et de la charité : à l ’argument qui invoquait la citation d ’Isai'e
« Opus iustitiae pax », Thomas d ’Aquin répond que « la justice produit la paix indirectement, en écar­
tant ce qui lui fait obstacle. La charité, en revanche, produit directement la paix » (Summa theologiae,
Ila Hae, q. 29, a. 3, Sum et ad 3um, éd. léonine, t. VIH). La guerre, vouée à écarter ce qui fait obstacle
au bien commun et à la paix, ressortit donc indubitablement à la justice.
63. THOMAS D’A quin , Summa contra Gentiles, L. HI, chap. 128, p. 392.
138 Ei s a M ar m u r sztejn

Ces precepto iustitiae correspondent aux préceptes de la loi divine, c’est-


à-dire aux préceptes décalogiques qui règlent les conditions de la vie sociale en
vue d’assurer la paix entre les hommes : il faut, en premier lieu, honorer son
père et sa mère, en sorte de rendre aux parents, dont chacun est maxime debitor,
ce qui leur est dû ; il faut s’abstenir de nuire à autrui en différentes matières : ne
pas le heurter dans sa personne (« tu ne tueras pas »), ni dans la personne qui lui
est liée (« tu ne commettras pas l’adultère »), ni dans ses biens extérieurs (« tu
ne voleras pas ») ; il ne faut pas non plus agir à l’encontre de la justice en heur­
tant son prochain en paroles (« Tu ne prononceras pas de faux témoignages
contre ton prochain»); enfin, parce que Dieu juge même les coeurs, il est interdit
de heurter son prochain dans son coeur (« tu ne convoiteras pas la femme de ton
voisin, ni son bien »). En procédant à l ’exégèse de ces préceptes décalogiques
choisis, Thomas d’Aquin suggérait que le droit divin, exprimé à travers les
préceptes de justice que Dieu avait lui-même donnés, visait à conserver la paix
entre les hommes64.
Quant à la guerre, en tant qu’elle vise à restaurer la paix terrestre (et par
conséquent imparfaite au regard de la paix étemelle en quoi consiste la béati­
tude céleste), elle s’inscrit sans doute dans le même registre que la loi humaine,
imparfaite et inchoative, qui tolère les péchés mineurs et ne punit que les plus
graves, en sorte d’assurer la paix entre les hommes. Ainsi chez Gilles de Rome :
« Non seulement la loi humaine n ’interdit pas les désirs intérieurs, mais elle
n’interdit pas non plus tous les délits extérieurs. Car les lois humaines négligent
parfois les maux mineurs pour éviter les pires ; elles permettent, par exemple, la
simple fornication, [...] afin d’éviter l’adultère »65. À l’instar de la loi humaine
ou positive, homologue de la loi divine ou naturelle, la paix terrestre apparaît
ainsi comme l’homologue de la paix étemelle. Comme la loi humaine, la guerre
peut donc être conçue comme un moyen de revendiquer son droit ; mais c ’est
un moyen ultime, réservé à ceux des hommes qui ne peuvent obtenir justice
d’aucun supérieur, à savoir les princes.

La guerre comme moyen défaire valoir son droit

Ainsi, pour justifier que la guerre juste ne puisse être entreprise qu’en vertu
de l ’autorité du prince, Thomas d’Aquin affirme dans le De bello qu’« il n’est
pas du ressort d’une personne privée d’engager la guerre, car elle peut faire

64. Ibid.
65. GILLES D e R om e , De regimine, cit., L. 3, 2e partie, chap. 28 : « Non solum lex humana non prohibet
interiores concupiscentiis, sed etiam non prohibet omnia exteriora delicta. Nam legibus humanis
aliquando dissimulantur minora mala, ut vitentur maiora, ut permittuntur fornicationes simplices, et
non puniuntur legibus humanis, ut vitentur adulteria », f> 317 r°.
G uerre ju s t e e t p a ix c h e z l e s s c o l a s t iq u e s 139

valoir son droit au tribunal de son supérieur »66. En cela, le théologien semble
faire écho à un texte d’Innocent IV (extrait de son commentaire sur les
Décrétales de Grégoire Di, achevé vers 1245) sur « la restitution des biens
spoliés » : « Partout où il est impossible de poursuivre son bien et son droit
grâce à un autre (per alium), il est licite de prendre les armes, en vertu de l’auto­
rité d’un supérieur, et de déclarer la guerre pour récupérer ses biens [...]. Si,
cependant, on a un prince au-dessus de soi, il ne faut faire [la guerre] qu’en
vertu de son autorité. Et cela paraît juste, parce qu’il n ’est permis à personne de
disposer du droit sans [posséder] l ’autorité du législateur [...]. Mais au prince
lui-même, qui est délié des constitutions civiles, cela est permis sans [autre]
autorité »67.
Cette conception de la guerre comme poursuite de la justice par d ’autres
moyens rejoint la définition augustinienne de la guerre juste : « Sont dites justes
les guerres qui ont pour but de venger des injustices, lorsqu’il faut contraindre
par la guerre un peuple ou un Etat qui a négligé de punir les méfaits des siens ou
de restituer ce qui a été pris injustement »68.
Le rapprochement entre la procédure judiciaire et la justice qui s’obtient par
la guerre était également présent chez Gratien : livrant la définition isidorienne
de la guerre juste (« La guerre juste est celle qui est faite d’après un édit pour
reprendre des choses enlevées ou pour repousser les ennemis »), Gratien passait
en effet sans transition à une définition du juge : « Le juge est ainsi nommé
parce qu’il dit le droit au peuple, ou parce qu’il se prononce sur le droit. Se
prononcer sur le droit, c’est juger avec justice ; car il n ’y a pas de juge, s’il n’y a
pas en lui la justice »69. Mais ce rapprochement entre guerre et procédure judi­
ciaire est perceptible à la simple lecture des questions traitées dans la Cause 23
du Décret : parmi des questions portant sur la licité, la finalité ou les modalités
de la guerre juste, on trouve la question de savoir si c’est un péché, de la part du
juge ou de l’exécuteur, que de mettre à mort des coupables70.
La mise en exergue de la fonction pénale de la guerre confirme l ’idée que
la guerre était conçue comme une forme d’exécution de la justice, visant à

66. THOMAS D ’A q u i n , Summa theologiae, Ila Ilae, q. 40, a. 1, responsio : « Non enim pertinet ad perso­
nam privatam bellum movere, quia potest ius suum in iudicio superioris prosequi », p. 312.
67. INNOCENT IV , In decretalium librum commentaria, « De restitutione spoliatorum », c. 12, « Olim
causam », 8 : « Ubicumque per alium rem suam et ius suum prosequi non potest, licitum est auctoritate
superioris arma movere, et bellum indicere ad recuperandum sua, et etiam furtive accipere [...]. Et
hoc videtur iustum, quia nulli licet iura temperare sine auctoritate conditoris iurium. In iure autem
continetur, quod etiam suam possessionem nullus occupare possit », éd. V e n is e , 1578, f° 96 r°b.
68. A u g u s t i n , In Pentat. 6,10 ; cf. Grat. 23,2,2 (Fr. 894-895).
69. Grat. 23, 2, 1 : « Iustum est bellum, quod ex edicto geritur de rebus repetendis, aut propulsandorum
hominum causa. § 1. Iudex dictus est, quia ius dictat populo, sive quod iure disceptet. Iure autem
disceptare est iuste iudicare. Non enim est iudex, si non est iustitia in eo » (Fr. 894).
70. Grat. 23,4,5 : «■ Quinto, an sit peccatum iudici vel ministro reos occidere » (Fr. 928).
140 El s a M a r m u r s z t e j n

protéger ou à restaurer des droits menacés. Néanmoins, cette idée - sans doute
parce qu’elle ne constituait qu’un aspect secondaire, plus propre à être traité par
des juristes - n’a pas plus que cela suscité l ’intérêt des théologiens.

En définitive, s’il existe un discours scolastique sur la paix, il n’est guère


constitué. On peut tout au plus tenter de le reconstruire, en creux, en assignant à
la guerre juste une fonction d’intermédiaire conceptuel, sans trancher dans le vif
des sources, mais en préservant soigneusement l ’articulation des notions. Ce
faisant, on a pu dégager trois figures discursives de la paix : l’oxymore augusti-
nien des « guerres pacifiques » ; l’analogie naturaliste, organiciste et médicale,
qui fait apparaître la guerre comme un remède destiné à restaurer la paix au sein
du corps politique ; l’analogie judiciaire, enfin, qui place la guerre sur le même
plan que la loi et suggère qu’elle est un moyen de conserver ou de rétablir le
droit. En suivant, en quête de paix, la piste des discours théologiques sur la
guerre juste, on débouche ainsi sur la voie royale de la loi. Guerre et loi sont
présentées comme les deux espèces d’un genre identique : la justice, comme
cause seconde de la paix primordialement produite par la charité.
Le discours théologique, qui s’est émancipé de ses sources canoniques en
prenant notamment appui sur Aristote, revient ainsi au droit et à la justice, mais
sous l’angle exclusif des principes. D ’où la difficulté de contextualisation : ce
sont les discours qui font événement (l’injection d ’aristotélisme dans la tradition
augustinienne, l ’influence thomiste sur Gilles de Rome...).
Toutefois, la double fonction - guerrière et législative - assignée au prince
par Gilles de Rome, renvoie au contexte de promotion idéologique du souverain
capétien. Le discours scolastique sur la guerre juste est ainsi exemplaire de la
volonté de concilier doctrine et monde pratique et, en l ’occurrence, théologie
morale et pratique politique. Conscient de sa responsabilité sociale, le théo­
logien affiche ainsi sa volonté d’agir sur le monde pratique en enseignant au
prince les principes et les normes censés guider et légitimer son action, dont la
finalité ultime est d’obtenir la récompense céleste de la paix étemelle.
LE ROI, LES ANGES ET LA PAIX
CHEZ LE FRANCISCAIN GUIBERT DE TOURNAI*

C a r la C a sa g ra n d e

uibert de Tournai, théologien et prédicateur franciscain du XIIIe siècle*12,parle


G de la paix dans deux textes : le premier, un traité plutôt étendu, entièrement
consacré à ce thème, le Tractatus de pace2 ; le second, un speculum principis,
intitulé Eruditio regum et principum, qui consacre à la paix un chapitre, bref mais
intéressant3. Les deux textes se ressemblent tant par les idées que par le langage.
De plus, le chapitre de 1'Eruditio pourrait bien être considéré, d’une certaine
façon, comme une application au domaine politique de la théorie de la paix
présentée d’une manière systématique dans le Tractatus, même si, comme cela
semble probable, YEruditio a été écrite avant le Tractatus4. Renversant ce
qui paraît être l’ordre de composition des textes, j ’analyserai d’abord le
Tractatus de pace, puis YEruditio, afin de reconstruire la doctrine générale de la
paix de Guibert et vérifier comment cette doctrine peut se traduire au niveau
politique.

* Je remercie Barbara Faes pour son amicale et précieuse relecture.


1. Guibert de Tournai est né près de Tournai au début du xm e siècle. Franciscain en 1240, il a été disciple
et collaborateur de Bonaventure. Présent à TUniversité de Paris comme étudiant et comme maître, il a
été titulaire de la chaire de théologie des Mineurs entre 1259 et 1261. Guibert a été lié à la cour de
Louis IX, comme en témoignent non seulement son Eruditio regum et principum dédiée au roi mais
aussi son Tractatus de virginitate dédié à la sœur du roi, Isabelle. Sa participation avec le roi à la
croisade en Égypte et en Terre sainte (1248-1254) est incertaine. Son œuvre la plus importante est le
Rudimentum doctrine, une sorte d ’encyclopédie à l’intérieur de laquelle il insère le plus connu de ses
recueils de sermons, les Sermones ad varios status, et un traité pédagogique, le De modo addiscendi,
qui a circulé séparément. En 1274, il participe au Concile de Lyon, et meurt en 1284. Sur sa vie et ses
œuvres, cf. BAUDOUIN d ’A m s t e r d a m , Guibert de Tournai, dans DS, 6, Paris, 1967, col. 1139-1143 ;
mise à jour bibliographique dans L. SlLEO, F. Z a n a t t a , « I maestri di teologia nella seconda metà del
Duecento », dans G. D ’O n o f r i o dir., Storia della teologia, 3, Casale Monferrato, 1996, p. 11-12,
131-132.
2. GUIBERT d e TOURNAI, Tractatus de pace, éd. P. E. LONGPRÉ, Quaracchi, 1925. Je remercie le profes­
seur Alessandro Musco qui m ’a permis de consulter les tesi di laurea d ’Anna Maria Salvato (Università
degli Studi di Palermo, Facoltà di Lettere e Filosofia, a.a. 1980-1981, dir. A. Musco) et celle de
Gabriella Busalacchi (Università degli Studi di Palermo, Facoltà di Lettere e Filosofia, a.a. 1999-2000,
dir. A. Musco), toutes deux consacrées au Tractatus de pace de Guibert.
3. GUIBERT d e Tournai, Eruditio regum et principum, éd. A. DE POORTER, Louvain, 1914.
4. U Eruditio regum et principum a été achevée en 1259, le Tractatus de pace très probablement vers 1274.
142 Ca r l a Ca s a g r a n d e

À l’origine du Tractatus de pace, il y a un problème précis: celui de la


concorde à l’intérieur de l ’Église. Dans son prologue, Guibert fait allusion, sans
plus de détails, à des tensions entre les ordres religieux : tensions dans lesquelles
l’ordre franciscain a été récemment impliqué et pour lesquelles il souhaite une
issue rapide au nom d’un idéal de paix qui prévoit l’unité dans la diversité5. Il
utilise à ce propos une métaphore organiciste, selon laquelle les divers ordres
représentent les différents organes contribuant tous ensemble à la vie et à la
bonne santé du corps indivisible de l’Église6. Après quoi, tout se passe comme si
l ’auteur du Tractatus oubliait le problème politique concret, ou pour mieux dire,
ecclésiologique, qui est à l’origine du traité, pour se consacrer entièrement à
l’illustration de çette idée de la paix comme unité dans la diversité. Dans cette
perspective, le Tractatus se transforme d’abord en traité de théologie et en
compendium d’angélologie, puis s’ouvre à des considérations d’ordre cosmo­
logique et historique, et se fait enfin texte d’ascèse mystique.
Guibert évolue sur tous ces plans - Dieu, les anges, la nature, l’histoire, les
hommes - , parce qu’il part de l’idée que la paix, définie comme unité harmo­
nieuse de choses multiples et différentes, est le chiffre de tout ce qui est, tel que
Dieu l ’a créé7. Pour comprendre ce qu’est la paix et comment on peut la conqué­
rir, il faudra donc considérer avec attention la manière dont elle se réalise à tous
les niveaux de l’être: Dieu, les substances spirituelles (les anges), le monde
physique, les hommes. Voilà pourquoi Guibert partage son Tractatus en quatre
parties, respectivement consacrées à la paix de Dieu, à celle des anges, à celle du
monde et à celle des hommes.
La paix de Dieu est définie comme suprema8, parce qu’elle réalise d’une
manière parfaite l’unité de la multiplicité : en effet, Dieu est à la fois un et multi­
ple, en tant que substance unique divisée en trois personnes. Dieu n’est pas

5. GUIBERT DE Tournai, Tractatus de pace, p. 3-4. Cf. aussi p. 10 : « Nam quod umts Ordo non habet,
alius habet; ergo sub compage mutuae caritatis habeat unus in altero quod non possidet in seipso.
Omnes Ordines imitari non possum, in habitus confirmitate, statutorum diversitate, tamen omnes teneo
in vinculo caritatis et in pacifica spiritus unitate. Nihil enim contrarietatis infert diversitas, ubi caritatis
et fidei persevarat unitas ». H s’agit très probablement des tensions entre l’ordre franciscain et l’ordre
cistercien (cf. P. E. Longpré, Intr., p. XXXVni-XXXIX). Cela expliquerait aussi la dédicace du
Tractatus à Marie de Dampetra, moniale cistercienne.
6. « Nam adversus oculum erigetur manus nec manum despiciet oculus, sed agentur omnia divinis legibus
ut pro invicem sint membra sollicita et sit Religio corpus unum, sicut vocati sumus in una spe
vocationis, licet habitacula sint diversa, idem Deus omnium indivisus » (GUIBERT DE TOURNAI,
Tractatus de pace, cit., p. 3).
7. « Pacis autem origo Deus est, qui per suam sapientiam multiformem et unicam per gradus, differentias
et ordines universam speciem creaturae distinxit et mirabili varietate pulcritudinis decoravit. Sed ne
multitudo schisma faceret et contra se dominatione contraria repugnaret, concordiae legibus, sicut ipse
principium unum est, univit cuncta concorditer, ut pax et unitas in omnibus perseverent : Non est enim
Deus dissensionis, sed pacis, sicut Apostolus in omnibus docet Epistolis » {Ibid., p. 7-8).
8. Ibid., p. 18.
Le r o i , l e s a n g e s e t l a p a ix c h e z l e f r a n c is c a in G u ib e r t d e T o u r n a i 143

dissensio, mais distinctio ; en tant que tel, il est une parfaite représentation de la
paix, qu’il serait téméraire de comprendre, mais à laquelle il faut croire9.
À un niveau inférieur par rapport à la paix divine, il y a la paix angélique10.
Divisés en trois hiérarchies et neuf ordres, les anges constituent néanmoins une
communauté, c’est-à-dire une unité qui n’est plus substantielle, comme dans le
cas de Dieu, mais consensuelle. Les anges ne sont pas un être unique, mais
plusieurs êtres, distincts entre eux. Mais l’accord ou consensus existant entre eux
en fait une communauté11. Une communauté tranquille, parce que libre de toutes
sortes de perturbation (les nécessités de la vie, les changements liés au temps, les
affections intérieures, les ennemis extérieurs)12, une communauté ordonnée selon
un ordre hiérarchique, une communauté harmonieuse dans laquelle chacun
remplit sa fonction spécifique en accord avec celles des autres, une communauté
comparable à une tranquille et laborieuse communauté religieuse, à une armée
bien organisée dans ses hiérarchies et dans ses tâches, à un instrument à plusieurs
cordes qui émettrait un son harmonieux13.
Le troisième niveau, nettement inférieur aux deux autres, ne serait-ce que parce
qu’il est soumis au temps et donc au changement, est constitué par la paix du
monde, c’est-à-dire la paix qui gouverne la nature. À cause du manque de charité,
il ne s’agit pas, comme le dit Guibert, d’une véritable paix, mais plutôt d’une
effigie de la paix ; toutefois, cette paix du monde, qu’il vaudrait peut-être mieux
qualifier de paix naturelle, réalise une certaine forme d’unité dans la multiplicité.
En effet, ici encore, on peut voir, dans le ciel comme sur la terre, que des créatures

9. « Pax enim haec dicitur ipse Deus in se ipso tranquillissimus, omnia revocans ad tranquillitatem et
conservans pacem ordinis per totam rerum universitatem. Quid autem pax ista sit, solus Ipse qui pax
ista dicitur, Deus, novit [...]. Hoc tamen sobrie possumus dicere quod in illa superexcellenti Dei
natura nihil tam proprium intelligere possumus secundum hominem quam quietem et pacem. Non est
enim in illa Dei natura dissensio, sed personarum distinctio, sed unitatis et pacis unifica repraesenta­
tio, quod perscrutari temeritas est, credere pietas est, noscere vita aeterna est, hoc est Trinitatem in
unitate et unitatem in Trinitate. Dicimus enim tres personas, sed non adpraeiudicium unitatis ; dicimus
unam substantiam, sed non ad confusionem Trinitatis » (Ibid., p. 13-14).
10. L’analyse de la paix angélique est très détaillée et s’étend du chap. IV au chap. XII du Tractatus (p. 21-
78). Guibert examine d ’abord l ’ensemble de la communauté angélique et, ensuite, chaque ordre angé­
lique (anges déchus compris) dans ses caractères et ses fonctions particulières.
11. GUIBERT d e T o u r n a i , Eruditio regum, p . 88 : « sic [angeli] unum effecti sint, non substantia sed
consensu ».
12. G u i b e r t DE T o u r n a i , Tractatus de pace, p . 22-27.
13. Pour la similitude avec la communauté religieuse, cf. Ibid., p. 21 : «■ Ibi sicut in conventu [angeli] resi­
dent et perfectae pacis ordinem tenent [...] », et p. 37-38 : « Beati vero vestri concives angeli, nunc in
claustro beatitudinis pacifice congregati, quieti student, sedent et silent, et officia sibi competentia
secundum differentias suae discretionis exercent [...] ». Pour la similitude « militaire », cf. p. 40:
« Caelestium ergo militiarum exemplar nos instruit ut conformemur ad pacem ». Pour la similitude
« musicale », cf. p. 61 : « Ji sunt, Domine, novem chordae, quae in cithara tua melodiam caelestis
continent harmoniae ».
144 C a r l a Ca s a g r a n d e

différentes, des planètes et des étoiles, des éléments et des forces naturelles, des
plantes et des animaux, unies entre elles par un lien de perfection, vivent ensemble
dans rharmonie ; chacune est à sa place et chacune a une fonction particulière qui,
associée à celles des autres, garantit la vie de l’univers entier14.
A la dernière place, la paix humaine. Il ne s’agit pas de la paix entre les
hommes, mais de la paix intérieure, la paix de l’âme qui mène à la contemplation
de Dieu. C’est une paix qui, contrairement aux autres, n’est pas octroyée, mais
qu’il faut atteindre en suivant un processus d’élévation spirituelle que Guibert
décrit avec nombre de détails, puisqu’il lui consacre une bonne moitié du texte15.
Entre ces quatre types de paix placés, nous l ’avons dit, le long d’une échelle
de perfection croissante allant de l ’homme à Dieu, s’établit un processus d’imita­
tion du bas vers le haut: les anges contemplant au-dessus d’eux l’unité de la
Trinité s’efforcent de devenir un16 ; à son tour, l’homme essaie d’atteindre une
paix semblable, dont il voit la réalisation parfaite dans la paix divine et dans
celles, moins parfaites, des anges et du monde. Si les anges, comme le dit
Guibert, sont pour les hommes un exemplum d’unité spirituelle17, le monde, à
travers son évolution harmonieuse et continuelle, est pour l ’âme rationnelle une
sorte de « prédication silencieuse » de la paix18.
Comment, à chaque niveau, du plus haut au plus bas, la réalisation de la paix
est-elle assurée? La seule force capable d’unifier la multiplicité, c’est-à-dire de
produire la paix, est l’amour, « l’amour qui parvient à unifier celui qui aime et
celui qui est aimé, l’amour qui, en pénétrant chaque chose, s’approche de l’unité

14. G u i b e r t d e Tournai, Tractatus de pace, p. 78-85, et en particulier p. 78-79 : « Tetigimus pacem


angelicam et divinam : nunc procedamus ad mundanam, quae, licet caritatem in se non habeat, tamen
cuiusdam perfectionis vinculo pacis effigiem in creaturis sensibilibus representat [...] Terra enim et
mare et mundus iste cum omnibus elementis, per quae virtus Dei magnifica praedicatur, dum in pace
fuerint et quiete, nullatenus dissolventur ».
15. Ibid., p. 85-187. En se limitant à indiquer les titres des chapitres de cette partie du texte : « XV. De pace
humana. Quod eam spiritus rationaliter appetat » ; « XVI. Quod appetitam querit » ; « XVII. Quod
quaesitam non invenit, quia subiacet vitiis » ; « XVIII. Quomodo possumus cognoscere quod radix
peccati vivit in nobis » ; « XIX. Quod non invenitur pax, quia sumus in praeliis » ; « XX. Quod non
invenitur pax in controversiis » ; « XXI. Quod non invenitur in divitiis vera pax » ; « XXII. Quod non
invenitur pax in deliciis » ; « XXIII. Quod non in dignitatibus et excellentiis pax repentur » ; « XXIV.
Quod non in terrenis amicitiis sit pax quaerenda » ; « XXV. Quod in secreto cordis vera pax
invenitur » ; « XXVI. Quod inventa nutritur » ; « XXVII. Quod nutrita augetur » ; « XXVIII. Quod aucta
perficitur » ; « XIX. Quod perfecta pacefruitur ».
16. « Considerantes enim [angeli] unitatem Trinitatis super se, student unum fieri in se » (Ibid., p. 21).
17. « exemplum habemus de angelis servare unitatem spiritus in vinculo pacis » (Ibid., p. 65).
18. « Cum igitur ita se habeant et in unam compagem et concordiam cuncta conveniant, quid aliud ex iis
oportet intelligi nisi quod per hoc pax tacite praedicatur animae rationali, quae pacem respicit
universi, ut saltem anima, quae in se gerit imaginem et similitudinem Dei, gaudeat imitatione divina,
nobilitatem ostendat sui generis et de caelestibus et inferioribus creaturis saltem trahat exemplar
vivendi » (Ibid., p. 80).
L e ROI, LES ANGES ET LA PAIX CHEZ LE FRANCISCAIN GUIBERT DE TOURNAI 145

en soi »19. C’est dans la grâce de la charité que se réalise l’unité des trois
personnes divines, c’est dans un amour étemel et réciproque que les anges vivent
ensemble en paix, c’est l’amour qui pousse l’âme à s’unir à Dieu et à parvenir à la
paix20. Seule, la paix du monde ne se réalise pas à travers l’amour. Elle n’est
d’ailleurs pas une véritable paix, mais plutôt une simple effigie de celle-ci, car
elle concerne des créatures qui suivent des lois naturelles établies par la provi­
dence de Dieu21.
Mais l’amour n’exerce pas seulement son action à l’intérieur de chacun des
différents niveaux que constituent Dieu, les anges, les hommes ; il fait communi­
quer ces trois niveaux, en diffusant la paix du haut vers le bas et en contribuant de
cette manière à la formation d’une paix générale qui comprend toute chose22.
Cette action est possible parce que celui qui est en paix grâce à l’amour répandra
la paix autour de lui à travers ce même amour. La paix est donc « contagieuse »,
elle se répand naturellement. Encore une fois, c’est Dieu qui est à l’origine de ce
processus : Dieu est paix et, en même temps, il donne la paix, « unifiant et conci­
liant chaque chose dans une harmonie concordante »23. Dieu, qui est paix de la
manière la plus parfaite, qui est à la fois un et multiple, est aussi l’origine et le
garant de toute paix, de toute forme de multiplicité harmonieuse et unitaire.
À commencer par celle des anges, qui, à leur tour, puisqu’ils possèdent la paix,
deviennent diffuseurs de paix auprès de leurs sujets, les hommes, et les aident
dans leur recherche de celle-ci. Tout cela à travers la force d’un amour qui, chez
les anges, comme l’explique Guibert, prend trois directions: vers le haut, car ils
sont poussés à désirer ce qu’il y a au-dessus, la paix de Dieu ; à l’intérieur d’eux-

19. « Amor enim cum ipso dilecto facere te vult unum, et ideo penetrat omnia et appropinquat quantum
potest ad unum ipsum » (Ibid., p. 76).
20. Ibid., p. 15 : « Haec [Trinitas] est unio caritatis in gratia, cum in personis divinis sit identitatis unitas
in natura » ; p. 40 : « Hinc [angeli] se pax et caritas vice mutua complectuntur, et concordiae manet
unanimitas et in Deo beneplacita dilectione sinceritas ». Sur l’amour comme condition de la paix de
l’âme, cf. p. 141-150 et en particulier p. 142-143 : « Nonne igitur ad cor suum anima reversa divinam
imaginem in se cognoscit, cognitam diligit, dilectione solidatur ut murus ? Diabolicis impugnationibus
arietata resistit ut turris, et in dulcedine dilectionis, sicut in affluentia lactis, propriam pacem fovet et
nutrit, semper habens intentionis oculum ad Dominum maiestatis. Sic dilecta dilecto iungitur et dilec­
tus ad eam convertitur per dilectionem et impletur illud Moysi verbum : Convertat Dominus vultum
suum ad te et det tibi pacem ».
21. Cf. n. 14.
22. « Videamus ergo quomodo se extendit eorum [angelorum] caritas, ut pax salvetur et unitas. In illis
enim beatis spiritibus et Deo proximis, quasi e vicino ardentibus et ferventibus, amplius ignis dilectio­
nis ad superiora ducitur per dilectionem Dei, et ad inferiora per participium boni sui, utpote bonum
suum sitientes et consortes, secum colligere volentes. Diligentes ergo diligendi formam subiectis
tribuunt et ardentes in se alios flamma dilectionis accedunt. Propter hoc angelorum dilectio nostri est
amoris et pacis instructio » (Ibid.,p. 65-66).
23. « Omnia siquidem in unam concordem unit et conciliat harmoniam et conservat in proprietate sibi
conveniente uniuscuiusque naturam » (Ibid., p. 16).
146 Ca r l a Ca s a g r a n d e

mêmes, car ils font personnellement l’expérience de la paix; vers le bas, car ils
poussent leurs sujets (les hommes) à désirer cette même paix et à y goûter24.
Tout le système est donc parcouru d’un mouvement constant allant dans deux
directions opposées : du bas vers le haut et du haut vers le bas. Dans la première,
du bas vers le haut, les hommes regardent et prennent comme modèles les formes
supérieures de paix : la paix de Dieu, des anges, de la nature, qui remplissent donc
une fonction exemplaire par rapport à la paix de l’homme. Dans la direction
contraire, du haut vers le bas, ce sont les réalisations les plus parfaites de la paix
qui deviennent actives à l’égard de celle qui est imparfaite, c’est-à-dire que Dieu
et les anges répandent, soutiennent, développent la paix parmi les hommes. La
paix du monde, l’ordre harmonieux de l’univers ne peuvent évidemment avoir
aucun rôle actif dans la propagation de la paix ; leur fonction par rapport à la paix
de l’homme est uniquement celle de Y exemplar, du modèle.

Venons-en maintenant à quelques considérations sur cette théorie de la paix


qui vient d’être reconstituée dans ses éléments et ses mouvements principaux.
Avant tout, les matériaux dont elle est faite. Les pages du livre XIX de la Cité de
Dieu qu’Augustin consacre au thème de la paix25 sont bien présentes à l’arrière-
plan et parfois citées de façon explicite, mais elles ne constituent pas les référen­
ces principales de Guibert. Certes, l’idée de paix comme bien souverain, l’idée
que l’aspiration à la paix est naturelle et universelle, l’effort pour fonder ontologi­
quement et théologiquement le concept de paix sont autant de traits communs à
Augustin et à Guibert. Toutefois, les typologies de la paix qu’ils proposent sont
différentes26 ; le rapport indiqué entre la paix parfaite, la paix céleste, et la paix
imparfaite - celle qui se réalise dans le monde terrestre - est différent lui aussi ;
enfin et surtout, les conséquences sur le plan politique sont différentes. Augustin,
qui interprète la différence comme opposition, voit entre la paix céleste et la paix
terrestre une distance radicale et infranchissable ; il nie donc la possibilité, plato­
nicienne, de prendre la paix céleste comme modèle de la paix terrestre et, par

24. « Nam in eis legimus triplicem vim amoris : supra ipsos moventur per desiderium ; in ipsis per sensum ;
sub ipsis etiam per affectum; supra ipsos in eo quod appetunt; in ipsis in eo quod sentiunt; sub ipsis,
quia ad id quod sentiunt et ad id quod appetunt, subditos secum attrahunt. Et haec omnia in una dilec­
tione sunt, et una dilectio sunt, quae desuper eis datur et per eos seriatim ad subditos derivatur ut
omnia concorditer uniantur » (Ibid., p. 66).
25. AUGUSTIN, De civitate Dei XIX, éd. B. DOMBART et A. KALB, dans CC SL 48, Tumhout, 1955,
p. 658-699. Sur rinfluence de la théorie augustinienne de la paix au Moyen Âge, cf. Y. M.-J. CONGAR,
« Maître Rufin et son De bono pacis », dans Revue des Sciences philosophiques et théologiques, 41,
1957, p. 428-444.
26. Guibert distingue, comme on l’a vu, la paix de Dieu, des anges, du monde et de l ’homme, tandis
qu’Augustin parle de paix du corps, de l ’âme irrationnelle, de l’âme rationelle, du corps avec l ’âme, de
l’homme avec Dieu, des hommes entre eux, de la maison, de la cité, de la cité céleste (AUGUSTIN,
De civitate Dei, XEC, 13.1, éd.p. 678-679).
Le r o i , l e s a n g e s e t l a p a ix c h e z l e f r a n c is c a in G u ib e r t d e T o u r n a i 147

conséquent, en attendant la véritable paix de la béatitude, il accepte et défend, à


de rares exceptions près, la paix quelle qu’elle soit, dès lors que les hommes ont
su l’établir27. Guibert, pour qui la différence n’implique pas opposition mais
plutôt complémentarité, pose, comme on l’a vu, une communication très intense
entre la paix céleste et la paix terrestre, en restaurant la possibilité d’ajuster le réel
à l’idéal et de transmettre l’idéal au réel.
Si une telle opération est devenue possible, c’est que Guibert puise abondam­
ment dans les textes d’un auteur, lu et commenté pendant tout le Moyen Âge,
mais qui connaît une sorte de revival au XIIIe siècle, grâce à de nouvelles traduc­
tions et à de nouveaux commentaires: le Pseudo-Denys l’Aéropagite28. Car c’est
bien des œuvres du Pseudo-Denys, cité explicitement dans le texte comme le
beatus Dionysius, que Guibert tire la plupart des matériaux pour construire sa
théorie de la paix : du De divinis nominibus, il tire l’idée de paix comme union de
choses multiples qui demeurent unies et distinctes en même temps, la définition
de Dieu comme paix et origine de toute paix, l’idée de la diffusion naturelle de la
paix, l’idée que cette diffusion se réalise selon une voie hiérarchique, à travers
des intermédiaires, les intelligences spirituelles, c’est-à-dire les anges29; au De
coelesti hierarchia, Guibert prend la classification des anges en hiérarchies et
ordres, ainsi que la distinction des fonctions angéliques30.
Il ne fait pas de doute que la partie principale du Tractatus, ne serait-ce que
par son ampleur, est celle qui est consacrée à la paix humaine, la paix intérieure,
la paix que l’âme conquiert quand elle arrive à la contemplation de Dieu. C’est là
un résultat qu’on peut atteindre à travers une série d’étapes: éloignement du
monde, retraite dans le calme et le silence de l’intériorité, prise de conscience de
ses propres péchés, refus des richesses, des honneurs, des plaisirs, des amitiés ter­
restres, conquête d’une certaine tranquillité intérieure qui est une première forme

27. AUGUSTIN, De civitate Dei, XIX, 17, é d . p . 684 : « Ita etiam terrena ciuitas, quae non uiuit ex fide, ter­
renam pacem appetit in eoque defigit imperandi oboediendique concordiam ciuium, ut sit eis de rebus ad
mortalem uitam pertinentibus humanarum quaedam compositio uoluntatum. Ciuitas autem caelestis vel
potius pars eius, quae in hac mortalitate peregrinatur et uiuit ex fide, etiam ista pace necesse est utatur,
donec ipsa, cui talis pax necessaria est, mortalitas transeat » ; XIX, 26, é d . p . 696-697 : « Hanc autem
ut interim habeat in hac vita, etiam nostri interest; quoniam, quamdiu permixtae sunt ambae civitates,
utimur et nos pace Babylonis ». V o ir l ’in te rp ré ta tio n q u e p r o p o s e A . N ESKE, « L a c ité n ’e s t p a s à n o u s .
Res publica e t civitas d a n s le XIXe liv re d u De civitate Dei d ’A u g u s tin d ’H ip p o n e », d a n s M. VEGETTI
e t M. ABBATE d ir., La Repubblica di Platone nella tradizione antica, N a p le s , 1999, p . 219-244.
28. Cf. B .F a e S ,// « Corpus Dionysianum » nel Medioevo. Rassegna di studi: 1900-1972, Bologne, 1977.
29. PSEUDO-DENYS L’AÉROPAGITE, De divinis nominibus, chap. XI, dans Dionysiaca, 1, éd.
Ph. CHEVALLIER, Paris, 1937, p. 495-526 ; tr. fr. M. DE GANDILLAC, Œuvres complètes du Pseudo-
Denys l ’Aréopagite, Paris, 1943, p. 164-170.
30. PSEUDO-DENYS L’Aéro pa g ite , De coelesti hierarchia, ch. VI-X, dans Dionysiaca, 2, éd.
Ph. CHEVALLIER, Paris, 1950, p. 828-925 ; tr. fr. M. DE GANDILLAC, dans SC 58, Paris, 1958,
p. 103-142.
148 Ca r l a Ca s a g r a n d e

de paix, ou mieux, une préfiguration de la véritable paix31. Celle-ci, après avoir


été alimentée par la charité, accrue par la patience, sera enfin perfectionnée par la
grâce de la contemplation. À ce stade, tout désir et toute perturbation ayant
disparu, l ’âme peut se réunir, se recueillir, s’apaiser ; elle peut aussi être ravie
hors d’elle-même par une intervention divine, jouir de choses célestes et là, fina­
lement, se reposer en paix32.
En dépit du caractère sommaire de ce résumé, qui ne rend pas compte des nom­
breuses pages où Guibert décrit de façon très détaillée ce processus qui porte à la
paix de l’âme, on aura remarqué qu’il s’agit d’un processus de perfectionnement
spirituel, mis au point par des religieux et pour des religieux. Guibert le dit
d’ailleurs explicitement: la paix humaine, objet de ses écrits, n’est pas celle des
hommes charnels, mais celle des hommes spirituels33. Dans les passages rédigés au
discours direct (ils sont particulièrement nombreux dans cette partie du Tractatus),
son interlocuteur s’identifie clairement à un religieux, probablement un franciscain,
ou même un membre des anciens ordres monastiques34 ; de plus, les sources qu’il
utilise dans cette partie de l’œuvre viennent pour la plupart de la tradition monas­
tique et canoniale: Cassien, Grégoire le Grand, Bernard de Clairvaux, Aelred de
Rievaulx, Richard de Saint-Victor35. D’autres éléments témoignent encore de la
destination religieuse du texte: j ’ai déjà dit que la communauté des anges était
décrite métaphoriquement comme une communauté de religieux absorbés par leurs
offices dans le calme et le silence. Signalons également que certains expressions

31. GUIBERT de TOURNAI, Tractatus de pace, p. 134-135 : « pacem vero tenemus, cum ad interiora nostra
regredimur ; pacem dico, non pacis perfectionem, sed illius pacis imaginem ».
32. Ibid., p. 177 : « in tantum hoc mentis excessu pax illa, quae neque turbatur neque formidatur, invenitur
atque obtinetur, ut fia t silentium in caelo hora quasi dimidia, ita ut contemplantis animus nulla alter­
nantium cogitationum tumultuatione turbetur, nihil omnino inveniens vel quod per desiderium petat vel
quod per fastidium arguat vel per odium accuset, et sic ad summam pacem componitur mens, quae
intra contemplationis tranquillitatem tota colligitur et concluditur » ; p. 183 : «■ Haec est éxtasis sive
raptus, cum intentio arripitur a corporeis sensibus et animus alienatur. Consideratione aeternae
patriae, mens divina aspiratione tangitur, tacta movetur et derelictis inferioribus circa caelestia delec­
tatur. Postquam enim supernae lucis radios raptim contemplando contigit, in admirationem surgit et
pacifice requiescat. »
33. Cf. n. 14.
34. Voir, par exemple, GUIBERT DE TOURNAI, Tractatus de pace, p. 106 : « Sed caveas, athleta Christi, ne,
quando dimicas, ante tuum conspectum [...] ». L’expression à’athleta Christi est reprise à Cassien,
auctoritas monastique, très souvent citée dans le Tractatus.
35. Un travail systématique sur les sources du Tractatus de pace reste à faire. Dans cette perspective, on
dispose déjà des précieuses indications du père Longpré (qui signale l’influence de Bonaventure, qui
n ’est pas cité explicitement dans le texte), de l’analyse d’Anna Maria Salvato (cf. n. 2), de la contri­
bution de L. Mauro, « Nota sulla presenza del De spirituali amicitia di Aelredo di Rievaulx nel X in
secolo : il capitolo XXTV del Tractatus de pace di Gilberto da Tournai », dans Divus Thomas, 83,
1980,p . 130-139.
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dont Guibert se sert ici sont les mêmes que l’on retrouve dans les sermons
Ad solitarios, dans le recueil de ses Sermones ad varios status36.
Du reste, Guibert précise dans le prologue et rappelle tout au long du texte que
son œuvre s’adresse aux religieux, dans le but de favoriser la paix entre les
ordres. Toutefois, si les destinataires demeurent les mêmes du début à la fin du
traité, le problème qui était au début ecclésiologique, et donc politique, devient à
la fin un problème de perfectionnement spirituel. Guibert n’explique pas aux reli­
gieux comment vivre en paix avec les membres des autres ordres, il leur explique
comment vivre en paix avec eux-mêmes dans la contemplation de Dieu. On pour­
rait soutenir que Guibert insiste beaucoup sur la paix intérieure car il la considère
comme une sorte de propédeutique nécessaire pour arriver à la paix extérieure.
Mais, d’une part, il n’y a dans le texte aucune affirmation explicite à ce sujet et,
d’autre part, on voit mal pourquoi, après avoir parlé de la paix intérieure, Guibert
ne parle pas de la paix politique.
Je crois, bien plus banalement, que pour Guibert la dispute entre les ordres
religieux a été une occasion, certes réelle, mais rien de plus qu’une occasion, pour
aborder une question, la paix intérieure, qui était au centre de ses intérêts. Ce n’est
pas un hasard si dans sa typologie de la paix on ne trouve pas, à côté de la paix de
Dieu, des anges, de la nature et de l’âme, la paix entre les hommes, autrement dit
la paix politique, alors que celle-ci est présente dans d’autres typologies proposées
au cours des siècles37. À vrai dire, Guibert y fait quelques rares allusions. J’ai déjà
eu l’occasion d’évoquer la paix de la communauté religieuse vue comme image de
la paix des anges, mais il est aussi question de la paix domestique considérée
comme image de la paix régnant dans une âme bien ordonnée38. De plus, dans le
chapitre consacré à la paix du monde, pour souligner que l ’accord des parties est
fondamental pour la vie de l’ensemble, et cela pas seulement dans le monde
naturel, il prend l’exemple du peuple d’Israël dont les malheurs, de la captivité de
Babylone à la destruction du Temple, auraient commencé après la perte de la paix
entre les familles ou au sein des familles39. Guibert n’est donc pas sans savoir

36. GUIBERT de Tournai, Sermones ad varios status, Lyon, 1511 : Ad contemplativos et solitarios, I-V,
f®s XLIXra-LXrb. Voir en particulier le thème du silence des facultés de l’âme (vis sensitiva, imagina­
tiva, memorativa, intellectiva) que Ton trouve dans le Tractatus de pace, ch. XXV, p. 134-141, comme
dans les Sermones, au sermo IH, fos LTVra-LVIvb. Cf. P. E. LONGPRÉ, Intr., p. XLII.
37. Voir la classification d’Augustin (cf. n. 24) et, toujours dans la tradition augustinienne, celle de Rufin
(cf. Y. M.-J. CONGAR, « Maître Rufin », cit.).
38. « Cum igitur, sicut dictum est, ab exteriorum strepitu mens intra secretarium suum se receperit, et
circumstrepentium turbas vanitatum effugerit et clauso ostio suo divitias suas spirituales perlustraverit
et nihil occurrerit inquietum, nihil inordinatum, nihil quod remordeat vel oblectet, sed omnia iucunda,
pacifica et tranquilla, et ad instar ordinatissimae et pacatissimae cuiusdam familiae, omnis cogitatio­
num, sermonum et operum turba ipsi animo quasi patrifamilias domus arriserit, orietur subito mira
securitas et iucunditas [...] » (GUIBERT DE TOURNAI, Tractatus de pace, p. 139-140).
39. « Nonne familiaritaes hominum et amicitiarum foedera, nonne coniugii sacramenta, si pax abfuerit,
perseverant? Si pax non adfuerit, pereunt et non constant. Ad populum Domini, quem vocamus Israel,
150 C a r l a C a sa g r a n d e

qu’il existe aussi une paix politique et que le maintien de cette paix est nécessaire
à la survie des communautés humaines, qu’il s’agisse de monastères, d’Église, de
familles ou de peuples. Cependant, du moins dans le Tractatus, il se limite à assi­
gner à cette paix la double fonction de métaphore et d’exemple. En somme, il n’en
fait pas un objet d’analyse, et encore moins d’intervention. Ce qui l’intéresse,
c’est ce qui se produit de Dieu jusqu’à l’âme de l’homme en passant par les anges
et la nature. Le problème de la paix politique reste loin, au-dehors, dans ce monde
que l’âme, pour chercher sa paix, a abandonné.

Pour autant, la conception de la paix de Guibert de Tournai n’exclut nulle­


ment son extension au domaine politique. C ’est ce qu’atteste, l ’autre traité déjà
évoqué, 1’Eruditio regum et principum, un speculum écrit en 1259 pour le roi de
France, Louis DC40. À partir du modèle que constitue pour lui YInstitutio Troiani,
Guibert traite de la révérence que le roi doit avoir à l’égard de Dieu, de la disci­
pline avec laquelle il doit se gouverner lui-même et gouverner les puissants et les
officiers, de l’affection qu’il doit éprouver pour ses sujets. C’est dans le cadre de
ce dernier thème, à propos des devoirs du roi à l’égard de ses sujets, que Guibert
parle de la paix41.
L’affection que le roi doit avoir envers ses sujets est, selon lui, un amour
semblable à celui du père à l’égard de ses enfants, un amour qui comporte de
l’abnégation et du sacrifice, un amour qui se traduit en pitié et en clémence, c ’est-
à-dire en usage modéré et miséricordieux de la force et de la justice. Le roi doit
être prêt à tolérer et à pardonner les injures dont il est victime, mais doit aussi être
prêt à sanctionner celles faites à autrui ; en punissant les coupables, il doit éviter
la colère, la dureté, la cruauté et chercher davantage à éduquer qu’à réprimer ; la
tranquillité doit régner dans son cœur et sur son visage ; il doit faire preuve de
patience et de mansuétude, toujours prêt, dans les limites admises par la justice, à
pardonner. Une telle conduite, dictée par l’amour, provoque à son tour l’amour
des sujets à l’égard de leur souverain, renforçant ainsi la sécurité du royaume et
l’autorité des rois. Le monde animal est à cet égard riche d’exemples : la reine des
abeilles qui gouverne sans aiguillon, les dauphins et les phoques qui aiment leurs
petits au point de les remettre dans leur ventre en cas de danger, la poule qui aime
ses poussins jusqu’à l’épuisement42.

descendamus et amissa pace et unanimitatis concordia, quid nunc sustineat videamus » (Ibid., p. 80-81).
Guibert insère ici un long résumé des luttes internes au peuple d’Israël et des malheurs qui ont suivi.
40. Cf. J. Le GOFF, Saint Louis, Paris, 1996, p. 409-417.
41. GUIBERT DE TOURNAI, Eruditio regum m , ch. VI, Quod ex affectu debito protectio subditorum nasci­
tur, quae in pace firmatur, p. 88-89.
42. Ibid.,p. 83-88.
Le r o i , l e s a n g e s e t l a p a ix c h e z l e f r a n c is c a in G u ib e r t d e T o u r n a i 151

Mais, et ici Guibert s’inscrit dans la tradition des utilisations politiques du


Pseudo-Denys43, le modèle le plus efficace pour l’amour du roi est sans doute
l’amour des Séraphins, les anges qui dans la hiérarchie céleste dionysienne
remplissent la fonction spécifique d’aimer Dieu et d’entraîner à l’amour pour
Dieu tous leurs sujets. L’amour des Séraphins est parfait quant à la durée et à
l’intensité. De plus, c’est un amour qui porte à une condition extatique, où celui
qui aime, en sortant de lui-même, s’identifie à l’être aimé, Dieu en l’occurrence.
Il peut être comparé au feu qui se consume en exhalant vers le haut et en entraî­
nant dans ce mouvement ascensionnel tout ce qui est autour de lui. Tel doit être
l’amour des princes à l’égard de leurs sujets, un amour où, more angelico,
personne n’est plus maître de soi, mais où les princes appartiennent à leurs sujets
et les sujets à leurs princes, et où, tous ensemble, ils appartiennent à Dieu44. Les
princes, les rois, les prélats ont donc sur terre la même fonction de médiation que
les Séraphins dans le ciel: comme eux, ils garantissent, à travers l’amour, la
conversion de ce qui est inférieur à ce qui est supérieur, le rapprochement de la
terre au ciel, le retour des créatures au créateur.
Seul le roi qui aime de cette manière ses sujets leur donne la paix. La paix est
donc envisagée comme le résultat le plus important et le plus évident de l’amour
du roi à l’égard de ses sujets ; un tel résultat est possible dans la mesure où
l’amour du roi, à l’imitation de celui des Séraphins, arrive à mettre en contact les
sujets avec l’origine et la source de la paix, à savoir Dieu. Dieu, en effet, qui est
paix parfaite, en tant qu’unité dans la trinité et trinité dans l’unité, répartit la paix
entre toutes les créatures, de façon proportionnelle: au plus haut degré parmi les
anges (qui vivent en paix et forment une communauté consensuelle), à un degré
plus bas dans la nature (où des choses multiples et différentes cohabitent et
coopèrent dans l’harmonie) et, dans une certaine mesure, grâce à l’action média-

43. Mise au point sur cette question et bibliographie par M. GlANSANTE, Retorica e politica nel Duecento.
I notai bolognesi e l ’ideologia comunale, Rome, 1999, en particulier p. 125-131.
44. « Ex hoc itaque caritatis affectu reges et principes beatis spiritibus qui dicuntur Séraphin comparan­
tur, qui, motu dilectionis tendentes in Deum, in idipsum reducunt subditos ut dilectione consimili pro-
portionaliter inflammentur [...]. Superfervidus est amor iste in graduando, quia per mentis excessum
est in raptu continuo. Hic est amor intensus ad summum, qui nec remittitur nec lentescit [...]. Iste est
affectus amoris in Deum qui descendit ad inferius per assimilationem pariter et actum. Sicut enim
ignis sibi assimilat quae contingit, sic sincerae dilectionis affectus omnes pro suae receptibilitatis dif­
ferentia in amando Deum assimilat pro viribus et reducit. Et quoniam inferiora reducuntur in super­
iora per media, constituti sunt principes et prelati, ut per eorum ministerium reducantur in Deum
angelico more subjecti. Affectus enim amoris tendens in Deum extasim facit, non permittens amatores
esse sui ipsorum per sobrietatem mentis, sed eorum qui amantur per mentis excessum. Unde et princi­
pes facit esse subjectorum per providentiae protectionem, et subjectos facit esse superiorum per
amoris ad eos conversionem et in deum reductionem » (GUIBERT DE TOURNAI, Eruditio regum, éd.
p. 84-85). Cf. PSEUDO-DENYS L’AÉROPAGITE, De divinis nominibus, chap. IV, dans Dionysiaca, 1,
éd. Ph. Chevallier, Paris, 1937, p. 214-215.
152 Ca r l a Ca s a g r a n d e

trice des prélats, parmi les hommes aussi45. Ce n’est pas tout: à l’amour et à la
paix qui suit l’amour, si l’amour est tel qu’il doit être, les rois doivent ajouter la
protection. Encore une fois, ils peuvent s’appuyer sur un modèle angélique: non
plus celui des Séraphins, mais d’un autre ordre d’anges spécifiquement destinés à
la fonction de dominer l’ordre divin de la création, les Dominations46.
Nous retrouvons ici bon nombre de thèmes qui seront traités de façon plus
systématique dans le Tractatus de pace : Dieu en tant que paix et source de paix,
la typologie hiérarchique des formes de la paix, le rôle de médiation des anges
dans la transmission de la paix, la paix comme unité de la multiplicité, l ’amour
comme véhicule de paix en tant que force qui unit celui qui aime et celui qui est
aimé. Tout cela est, ici, appliqué au domaine politique. Avec quelles consé­
quences ? Quels résultats ? Quelle est l’idée de paix politique qui ressort finale­
ment de Y Eruditio de Guibert ?
C’est une paix que j ’ai beaucoup de peine à qualifier de « politique », car elle
ne possède qu’une seule dimension: la dimension verticale, sans attention aucune
à la dimension horizontale. Je m ’explique : la paix, on l ’a vu, est un effet du lien
d’amour entre le roi et ses sujets, un lien à travers lequel les sujets peuvent arriver
à s’approcher de Dieu. C’est-à-dire que la paix n’est possible qu’après que les
sujets, à travers le roi, se sont tournés vers le haut, vers Dieu. La dimension verti­
cale décide donc de l ’horizontale, dans la mesure où les rapports des sujets entre
eux sont déterminés par les rapports que les sujets ont d’abord avec le roi et
ensuite avec Dieu. L’éventuelle concorde ou discorde entre les sujets dépend de
l’amour ou de la haine qu’il y a entre les sujets, le roi et Dieu. Une fois qu’il a
énoncé ce principe, Guibert ne se consacre plus qu’aux rapports « verticaux »
entre sujets, roi et Dieu, avec une attention particulière aux comportements du roi

45. « Quoniam ex affectu debito sequitur in principibus subditorum protectio, hoc agere debent pro viribus
reges et principes ut sic sibi subditos protegant ut in pacis unanimitate consistant subditae sibi plebes.
Et si coelestia sunt exemplaria terrestrium, et aeterna praesentium, videamus originem et principium
unitatis unde pax derivatur et unitas perseverat in regnis, et viget unanimitas in subjectis. In illa igitur
ineffabilis et excelsa Dei natura nihil tam proprium quam unitas, pax et concordia. Nam licet creda­
mus fideliter et confiteamur alacriter tres personas in Trinitate, ipsa tamen Trinitas Deus unus est tam
unitate voluntatis quam substantiae unitate. Hanc unitatem et pacem pro earum captu proportionaliter
universis distribuit creaturis, adeo ut nominetenus appelletur Deus unitatis et pacis. Ex hac igitur
unitate Trinitatis, quam super se contemplantur, angeli pacem et concordiam possident, vacantes
jugiter unitati. Qui, sicut ab illo primo lumine splendorem luminis praesuscipiunt unde illustrantur
interius veritate, unde lux effecti lucis perfectae radiant claritate, sic unum effecti sunt non substantia
sed consensu, et contemplata simplici unitate [...]. Coelum aeri lucem, aer terris ymbrem, terra victum
et vitam viventibus administrat, et sic in unam compagem concordiae Deus cuncta dispensat et
ordinans et rationalibus per insensibilia muta praedicans, ad pacem et concordiam nos invitat. Hanc
igitur principes dum sectantur et amant, populum sibi subditum protegunt et gubernant » (Ibid.,
p. 88-89).
46. « Sicut autem principes beatissimis spiritibus qui dicuntur Séraphin conformari debent propter carita­
tis affectum, ita et Dominationibus conformandi sunt in protectione subditorum » (Ibid., p. 90).
Le r o i , l e s a n g e s e t l a p a ix c h e z l e f r a n c is c a in G u ib e r t d e T o u r n a i 153

(on est du reste dans un speculum principum). Aucune attention, en revanche, à la


paix que les sujets obtiennent grâce à la médiation amoureuse de leur roi. Guibert
ne nous explique pas comment cette paix se réalise, si elle comporte une coordi­
nation harmonieuse de différentes fonctions (selon le modèle de la nature) ou un
ordre hiérarchique (selon le modèle des anges).
Paradoxalement, nous avons plus d’informations sur la paix entre les ordres
angéliques et entre les éléments naturels que sur la paix entre les hommes. Dans
VEruditio, quoique plus rapidement que dans le Tractatus, Guibert évoque l’union
consensuelle entre les ordres angéliques et l’harmonie fonctionnelle des différents
éléments de la nature: l’air, l’eau, la terre, le ciel47. Mais pas un mot pour nous
expüquer comment, avec quels rapports, quels échanges mutuels, quelle coordi­
nation de fonctions, des hommes différents peuvent, grâce au roi, vivre en paix.
Quand Guibert parle de la paix du royaume, il ne décrit donc pas les rapports
de concorde des sujets entre eux, mais leur rapport d’amour avec le roi et avec
Dieu. Dans Y Eruditio, la paix pour les sujets est seulement un problème d’union
amoureuse au roi et, à travers le roi, à Dieu. La paix du royaume est, si j ’ose dire,
une sorte de socialisation de l’expérience mystique, qui devient possible grâce à
la figure angélique du roi. C’est comme si le roi permettait l ’extension sociale du
parcours de perfectionnement spirituel qui porte les religieux à la paix de l ’âme
en Dieu (parcours que Guibert décrira en détail, comme on l’a vu, dans le
Tractatus). Il s’agit d’une sorte de reductio du « politique » au « religieux », et
donc d’une opposition implicite mais ferme aux théories politiques des aristo­
téliciens, ce qui ne surprend pas chez un franciscain lié à Bonaventure et fasciné
par la mystique, comme l’était Guibert de Tournai. À l’intérieur de cette reductio,
la paix devient surtout une expérience mystique collective, dont il n’est pas
nécessaire de préciser les retombées sociales et politiques. Un appel aux valeurs
de la vie contemplative, certes, qui a un résultat politique important: la légitima­
tion, forte et solide, du pouvoir royal comme heu d’unité et identité du peuple et
comme force de médiation entre terre et ciel.

47. Cf. n. 42.


DES PRÉDICATEURS FRANÇAIS DU BAS MOYEN ÂGE
ENTRE GUERRE ET PAIX

H e r v é M a r t in

e titre de cette communication souligne la complexité de la situation vécue


L par les prédicateurs français entre 1380 et 1500, soit entre la fin de la
Reconquête opérée par les armées de Charles V et les premières expéditions en
Italie. Comme l’ensemble de leurs compatriotes, les orateurs sacrés ont connu
toute une gamme de situations : guerre ouverte entre France et Angleterre, guerre
larvée, fragiles abstinences de guerre, trêves incertaines, périodes de paix plus ou
moins prolongées, mais aussi luttes civiles et combats ultimes entre l’État-nation
et des principautés fières de leur indépendance comme Bourgogne et Bretagne.
Ces temps troublés et cette atmosphère incertaine ont engendré toute une série de
clichés et de stéréotypes, que l’on retrouve chez les chroniqueurs, les littérateurs,
les moralistes et les magistrats, sans parler des enlumineurs. Sans nous attarder
sur les topoi, nous chercherons, en bon disciple de Michel Mollai, à dresser une
typologie des attitudes adoptées par les prédicateurs en ces temps difficiles.

I. L ’é v ê q u e L a u r e n t d e l a F a y e : u n p r e m i e r c o n s t a t d e s d é g â t s
ET UN APPEL À LA MOBILISATION DES ESPRITS AU DÉBUT DES ANNÉES 1380

Le premier orateur pris en compte n’est autre que le prélat Laurent de la Faye,
originaire de Tours, un ancien maître des requêtes de l’hôtel de Charles Y, qui
devint d’abord évêque de Saint-Brieuc entre 1375 et 1379, puis évêque
d’Avranches entre 1379 et 1391. Il nous a laissé une série de 60 sermons et colla­
tions contenus dans le manuscrit 94 de la Bibliothèque municipale de Tours. L’une
de ses allocutions, intitulée Rex in etemum (f° 143), daterait de son entrée en fonc­
tion à Saint-Brieuc en 1375. Les autres homélies semblent appartenir plutôt à la
phase normande de sa carrière, dont un sermon d’ouverture du carême daté de
1383 (f° 73) et l’éloge funèbre d’un bienfaiteur du monastère du Mont-Saint-
Michel (f° 140), sans parler d’une référence explicite à la Coutume de Normandie1.

1. Voir E. A. PIGEON, « Le diocèse d ’Avranches », dans M S A . du Cotentin, 1887-1888, p. 333;


L. D e l i s l e , « Note sur un manuscrit de la ville de Tours », dans Bulletin de la Société des antiquaires
de Normandie, V, 1868, p. 318-320.
156 H e r v é M a r t in

Sans relater en détail les événements militaires et politiques des années


1375-1391, je rappelle simplement qu’après les brillants succès des armées de
Charles V entre 1369 et 1374, les deux puissances belligérantes se sont révélées
incapables d’en finir. Après la trêve de 1375-1377, la guerre a repris, non sans
déconvenues pour les Français à Cherbourg et en Bretagne. Les années 1380-1388
ont été marquées par un « assoupissement de la guerre », suivi d’un arrêt à peu
près complet des hostilités franco-anglaises entre 1388 et 1415 qu’André Léguai a
pu qualifier de « longue mi-temps »2. La carrière épiscopale de Laurent de la Faye
se déroule donc dans une période indécise de mi-guerre mi-paix, où les esprits
sont loin d’être rassurés. Comme l’a écrit Édouard Penroy, on menait au début
des années 1380 une politique « tantôt timidement pacifique, tantôt mollement
belliqueuse ».
On peut estimer que les sermons de l’évêque d’Avranches rendent assez
bien l’atmosphère indécise et inquiète des années 1379-1391, sans en fournir
évidemment une chronique suivie. La guerre rôde dans le texte comme les merce­
naires dans le royaume : « Il faut craindre, si nous n’honorons pas Dieu, s’ex­
clame Laurent de la Faye, [...] que fondent sur nous les guerres, les déprédations,
les stérilités, la famine et les exactions fiscales3 ». En d’autres passages, la litanie
des malheurs varie un peu : « se pour noz pechiez Dieu se courrouce et vous
donne tempestes, guerres, famines et cetera » (f° 124). On notera l’absence de la
peste qui a assez peu frappé les provinces de l’Ouest au XIVe siècle, et la présence
d’une nouvelle plaie, l’impôt, devenu à peu près permanent sous le règne de
Charles V.
Qui dit guerre dit danger permanent. Il n’y a rien de plus périlleux que de
s’aventurer nuitamment en pays hostile, aussi est-ce « une grande aide que de
montrer le chemin à celui qui erre, surtout de nuit, en terre ennemie et par temps
de guerre » (f° 69). Cette dernière désorganise complètement la vie des campa­
gnes, aussi l ’évêque permet-il aux paysans de travailler aux champs les jours
fériés en cas de menace ennemie, à condition de se racheter par de plus abondan­
tes aumônes (f°s 135-137). Qui dit guerre dit aussi siège, au temps de Du
Guesclin et d’Olivier de Clisson : « Nous voyons que, quand une cité est assié­
gée, elle l ’est surtout aux portes, devant lesquelles se groupent les ennemis. Ils y
apportent des victuailles et y érigent des machines de siège. Alors, le blocus est
total. » Mais l ’épuisement des provisions peut contraindre les assiégeants, et non
les assiégés, à renoncer : « Comme le loup sort du bois sous l’effet de la faim et
de la privation, les hommes lèvent le siège pour le même motif » (f°s 71 v° et
98). La guerre est enfin synonyme de pillage, de dégât et de rançons exigées des
communautés paysannes, qui désorganisent profondément le tissu paroissial.

2. La Guerre de Cent Ans, Paris, 1971, p. 61 et suiv.


3. TOURS, b . M., ms. 94, f° 70. Désormais, je me contenterai d’indiquer le folio entre parenthèses.
D es prédicateurs français d u b a s M oyen â g e entre guerre e t paix 157

Laurent de la Faye s’emporte contre le fait d’exiger « un présent criminel par la


violence ». Après avoir cité Ezéchiel 22, ils ont reçu de toi des présents pour
verser le sang, il stigmatise « ceux qui ajoutent à l’affliction des veuves et des
orphelins accablés et à celle des pauvres agriculteurs, auxquels ils enlèvent la
vache qui les nourrit de son lait. Je les considère comme des homicides »,
proclame-t-il (f° 154). Un peu plus loin, il reprend la même idée en s’appuyant
sur Luc 3, 14, relatant la prédication de Jean-Baptiste : « Les soldats deman­
daient à Jean : Que ferons-nous ? Il leur dit : n’extorquez de l’argent à personne
et ne commettez pas d’injustice. Contentez-vous de vos soldes ! Jean n’interdit
pas que le soldat reçoive une solde quand il se retire, mais à la condition qu’il
n ’extorque pas de l ’argent par la violence ou par l’injustice » (f° 154). fl n’est pas
sûr que beaucoup de routiers habitués à rançonner les villageois aient été dispo­
sés à entendre pareille exhortation. Pour l’évêque d’Avranches, de tels abus
n’existeraient pas sans la complicité des princes, qu’il qualifie sans ménagement
d’associés des voleurs. « Ils protègent en effet, sur leurs terres et sur celles des
autres, les pillards et les brigands, dont ils reçoivent une part du butin et parfois
la totalité » (f° 154). Charles le Mauvais, roi de Navarre, possessionné en
Normandie, était peut-être visé par ce réquisitoire.
On retrouve le thème du prélèvement et du pillage, le système de Yappatis
cher aux spécialistes de la chose militaire, dans un parallèle qui n’est pas de pure
forme entre les bons et les mauvais soldats. « Secondement, je dis que le bon
chevalier doit éviter les négoces mondains et ruraux, parce que les gens d’armes
doivent se garder d’être des marchands, des voleurs, des pillards ou des larrons.
Ils doivent en effet combattre honnêtement et se contenter de leurs soldes, en
n’extorquant de l’argent à personne. Mais aujourd’hui, par les temps que nous
vivons, que sont devenus les gens d’armes, les combattants et leurs sergents ? Ce
sont des pilleurs d’églises, qui dépouillent les ecclésiastiques et cetera » (f° 151).
Les pillages et les profanations subis par les sanctuaires, les abbayes et les
couvents, dont Henri Denifle et Guillaume Mollai ont dressé de longues litanies,
viennent à l’appui de ces affirmations. Et le parallèle reprend : « Troisièmement,
je dis que tout chevalier doit être avisé et doit soutenir l ’adversité avec courage,
en sachant donner et recevoir des coups à la guerre... Et pourtant il en est qui
vivent oisifs dans leurs demeures, qui se vêtent en grand appareil et font bom­
bance tous les jours » (f° 151). Si Bertrand Du Guesclin correspond assez bien au
type du chevalier dur au mal et courageux dans l’adversité, Arnaud de Cervole,
dit l’Archiprêtre, incarne le routier adonné aux délices de Capoue.
En fidèle serviteur des Valois, l’évêque d’Avranches s’efforce de mobiliser les
esprits et de galvaniser les énergies en faveur de la monarchie française. En ce
sens, ses homélies constituent un avatar idéologique de la Reconquête opérée
sous l ’égide de Charles V et de ses lieutenants. Le dévouement de Laurent de la
Faye à la cause française se manifeste à la fois par les intitulés de certains de ses
sermons (pro guerra evitanda et victoria obtinenda, f° 123 ; pro exhortando ad
158 H ervé Martin

deffensionem et subsidium guerre, f° 147 ; pro amicis contra inimicos, f° 153),


par cette exhortation toute simple (nous devons prier pour le Reaume de France,
f° 123 v°) et par cette belle profession de foi inspirée de Jean de Salisbury : « tous
les états du Royaume de France forment un seul corps mystique, dont le roi est la
tête, les clercs, les yeux, les chevaliers, les mains, les marchands et les paysans,
les pieds » (f° 154 v°). Cette vision unanimiste et rassembleuse, que l’on retrouve
dans les mêmes années chez Philippe de Mézières, anticipe sur la réalisation de
l’unité française.
Brûlant de l’amour du pays et du peuple de France, le prélat normand devance
les élans patriotiques d’Alain Chartier en estimant qu’il faut savoir se sacrifier
pour la collectivité : « Mieux vaut pour nous tous mourir à la guerre plutôt que de
voir notre race dans le malheur » (f° 149), proclame-t-il. Pour parvenir à se débar­
rasser des envahisseurs, il propose une mobilisation des ordres de la société sous
l’égide du roi, avec la contribution financière des laboratores. Sans négliger les
prélèvements traditionnellement opérés par l’Église et par les seigneurs, l’ancien
officier de Charles V pense avant tout à l’impôt dû au prince, auquel il faut habi­
tuer des sujets réticents. « Soutenez donc votre clergé et vos chevaliers, lance-t-il,
acquittez-vous de vos obligations envers votre Roi et vous aurez la victoire sur
vos ennemis... et ainsi vous obtiendrez la paix, autant des ennemis que des
pillards, autant temporelle que spirituelle » (f° 154 v°). On voit bien le sens de ces
exhortations : non content de s’acquitter des charges coutumières, le troisième
ordre, le peuple obscur des producteurs, doit accepter de supporter le poids finan­
cier de la guerre. En ces lignes, la parole sacrée se met directement au service de
l’État-nation France en gestation.

n . L es CONSTATS DÉSESPÉRÉS DES ANNÉES 1411-1454

Après une longue et réparatrice période de paix, la guerre reprend, d’abord


civile à partir de l’été 1411, ensuite franco-anglaise à partir de 1415. À en croire
les prédicateurs, les ravages entraînés par les hostilités sont considérables, au
point de mettre en péril la survie du royaume de France.
Les jérémiades du franciscain parisien Pierre-aux-Bœufs comptent parmi les
plus poignantes de toutes celles proférées dans les années 1411-1418. Comme j ’ai
déjà beaucoup sollicité cet orateur dans des travaux antérieurs, je passerai très
vite sur ses évocations, en en rappelant seulement quelques traits saillants. Il
insère les guerres dans des litanies de malheurs voulus par Dieu pour harceler les
humains. H souligne combien la reprise des hostilités a constitué une tragédie
pour les populations après une longue phase d’accalmie. Il plaint particulièrement
les paysans, victimes toutes désignées des pillards à l’œuvre dans les campagnes.
Aux yeux de ces brigands, hommes, femmes et enfants comptent moins que les
Des prédicateurs français d u b a s M oyen â g e entre guerre e t padî 159

brebis ou les bœufs. Du fait de cette déperdition de substance, le pauvre royaume


de France se trouve menacé d’effondrement4.
La guerre évoquée par ce religieux aux penchants bourguignons avérés ne
comporte pas de grandes manœuvres ; il s’agit d’une succession d’embuscades, de
coups de mains et d’attaques de places-fortes. Aussi use-t-il de la métaphore du
siège à cinq reprises, en insistant sur les dégâts occasionnés par les pierres lancées
par les mangonneaux et autres engins, sans mentionner toutefois les dommages
entraînés par l’artillerie à poudre. Non content de citer les pièces essentielles de
l’armement du combattant (le casque, le haubert, le bouclier, etc.), le pacifique
franciscain restitue assez bien le qui-vive permanent auquel sont soumis les gens
d’armes : « En temps de guerre, quand un combattant se trouve en pays ennemi,
ne sachant ni le moment ni l’heure à laquelle il doit être attaqué, il lui faut
toujours être muni de ses armes défensives, surtout de son haubert. Aussi ces
combattants s’avancent toujours, boivent, mangent et parfois dorment revêtus de
leur haubergeon. Mais il ne leur est pas nécessaire de se servir toujours de leurs
armes offensives, sauf au moment et à l’endroit où ils veulent frapper l’ennemi. »5
Le second bilan des désastres imputables à la guerre, moins connu, nous est
fourni environ quarante ans plus tard par l’évêque de Langres Gui Bernard
(1454-1481). Il faisait partie de ces prélats issus du monde des officiers liés à la
monarchie des Valois. Originaire de Touraine, il était le fils d’Étienne Bernard,
qui avait exercé les fonctions de receveur des tailles et de procureur de la reine
Marie d’Anjou6. J’ignore tout de sa formation et des débuts de sa carrière ; je sais
seulement qu’il est devenu archidiacre de Tours et qu’il était maître des requêtes
de l’hôtel du roi quand il a été élu au siège de Langres le 30 janvier 1454. Seul
l’appui résolu du souverain, exprimé par la bouche du procureur général Jean
Dauvet, lui a permis d’écarter un rival, précédemment nommé sur le même siège
par le pape Nicolas V.
Une fois en fonction, Gui Bernard ne reste pas inactif, réunissant régulière­
ment des synodes et veillant à la formation de son clergé. Au fil de ses allocutions,
conservées dans le manuscrit 293 (101) de la Bibliothèque municipale de Poitiers,
il nous fait entendre sa parole de prélat, par exemple dans les sermons in sinodo
(f°s 18 et 23 v°) et in consecratione virginum (f° 14), mais aussi, en deux circons­
tances au moins, la voix de son maître Charles VU. Il intervient en effet Coram
Papa, devant le pape Nicolas V, quelque temps après la fin des opérations mili­
taires en Aquitaine (Castillon, 17 juillet 1453), et devant le nouveau roi de Castille

4. H. M ARTIN, Le Ministère de la parole de la peste noire à la Réforme, thèse, Paris IV, 1986, version
dactylographiée, p. 652 et suiv.
5. Sorbonne, ms. 747, f° 69 v° : « Unde tales semper incedunt bibunt et comedunt et interdum dormiunt
induti lorica de leur haubergeon. »
6. I. DELAFOSSE-DELUMEAU, Les sermons de Gui Bernard, évêque de Langres à la fin du XVe siècle, TER,
Rennes, 1998, p. 191 et suiv. Voir aussi Gallia Christiana, IV, col. 629.
160 H ervé Martin

Henri IV (1454-1474) après le décès de Jean II en 1454, à l’occasion d’un conseil


tenu à Cordoue. Dans ces deux derniers cas, il s’agit de harangues, encore proches
des sermons sur le plan formel. Comme on peut s’en douter, les sermons stricto
sensu restent intemporels, au point que certains d’entre eux, dont les allocutions in
sinodo, in consecratione virginum et in confirmatione episcopi electi (Le Mans,
1452), ne comportent aucune allusion à l’actualité. Seule fait exception à cette
règle une homélie destinée à un concile provincial, dans laquelle Gui Bernard
évoque les conciles des premiers siècles de l’Église jusqu’à l’assemblée de
Sardique en 343. Et de donner en exemple l’empereur Constantin : « Voyant la
chrétienté divisée entre plusieurs hérésies, en un temps où les évêques n’osaient
pas se rassembler à cause de la cruauté des persécuteurs de la foi chrétienne, il
ordonna que tous se réunissent et qu’un concile soit célébré. » Et d’enchaîner :
« Comme nos prédécesseurs ont respecté cette disposition, il y a eu beaucoup de
conciles dans les différentes régions de cette province. Il nous faut maintenant agir
de la même façon : à cause de la guerre et des troubles qui, hélas, ont fait fureur,
nous n’avons pu accomplir une si sainte et si légitime tâche ; aussi nous faut-il
nous préparer à célébrer désormais de tels conciles »7. Après quarante années de
guerre, qui ont perturbé la tenue des assemblées du clergé à différents niveaux, il
faut reprendre les anciennes habitudes délibératives. Gui Bernard s’exprime ici en
prélat reconstructeur au sortir de la tourmente des années 1411-1453.
Cette période dramatique est évoquée de façon plus précise dans l’allocution
Coram papa précitée8, qui fait partie de ces énoncés mixtes, à la fois discours et
sermon, dont les sources du XVe siècle ne sont pas avares. Tel un prédicateur, Gui
Bernard prend son thème dans le premier livre de Samuel, aux versets 15-17 :
« Alors que tu n’étais encore que petit à tes propres yeux, tu fus mis à la tête des
tribus d’Israël », et se lance dans un exposé en trois parties sur la révérence due au
trône pontifical, sur l’attachement du roi très chrétien au siège romain et sur les
efforts de Sa Majesté Charles VH pour apaiser les différends suscités par
l’application de la Pragmatique Sanction de Bourges de 14389. Comme il s’agit de
tempérer les attentes financières du pape à l’égard de l’Église de France, l’orateur
dresse un tableau très noir de la situation du royaume au sortir de la guerre de
Cent Ans. Il ne cherche pas à dissimuler l’objectif qu’il poursuit : « Il faut parler,
annonce-t-il, des nécessités et des pauvretés dans lesquelles le royaume est tombé
à cause de la guerre, afin qu’à l’écoute de ces faits votre sainteté se rende compte
que le royaume ne peut plus porter un si lourd fardeau en raison de sa presque

7. I. DELAFOSSE-DELUMEAU, Les sermons de Gui Bernard, cit., p. 14.


8. Elle a été prononcée après la clôture de l’assemblée du clergé de France à Bourges le 9 août 1452,
évoquée dans le texte, et après la victoire de Castillon (17 juillet 1453), puisque l’orateur prend acte du
retour de la paix.
9. I. DELAFOSSE-DELUMEAU, Les sermons de Gui Bernard, cit., p. 148 et suiv.
Des prédicateurs français d u b a s M oyen â g e entre guerre e t paix 161

totale destruction »101. Comme ses devanciers, le prélat oppose de façon antithé­
tique l’avant et l’après-guerre, en prenant seulement en compte la « seconde mi-
temps » de ce conflit séculaire, les calamiteuses armées 1411-1453. Auparavant,
rappelle-t-il, le royaume « s’est tenu en pleine gloire et dans un ordre parfait, car il
détenait toutes les conditions requises pour atteindre la perfection », dont l’anti­
quité, la richesse et la paix. Survinrent les guerres, « qui durèrent quarante ans, en
réponse au péché des hommes ». Loin de se contenter de ce topos, le conseiller de
Charles VII expose en détail certaines des conséquences les plus fâcheuses du
conflit, à commencer par l’hémorragie d’argent, imputable aux « gens d’armes
étrangers qui ont transféré des richesses dans les autres pays, sous forme de
chevaux, d’armes et d’autres choses nécessaires à la pratique de la guerre »n . Le
numéraire a fui également à l’étranger sous la forme de rançons « pour le rachat
de captifs » plus ou moins illustres, princes, chevaliers et autres. On a vu se multi­
plier « les veuves, les pupilles et les orphelins accablés par les malheurs du
temps... Les nobles princes et les chevaliers sont morts en nombre incalculable au
cours des guerres... Qui plus est, de très nombreux gens du peuple des deux
sexes, tenaillés par la faim, ont été contraints par une pressante nécessité d’errer
comme des exilés ». Le tableau des misères de la guerre resterait incomplet s’il y
manquait la ruine du patrimoine ecclésiastique : « Je ne crois pas, poursuit Gui
Bernard, que l’on puisse contenir ses larmes en voyant les destructions des églises
et non seulement la diminution, mais le bouleversement de fond en comble du
culte divin, par les mains d’hommes autrefois très pieux, pris d’une folie telle
qu’ils se sont précipités pour verser le sang des innocents »12.
Au terme de ce sombre diagnostic, corroboré par les récits de chroniqueurs
contemporains comme Thomas Basin et Juvénal des Ursins, et conforté par les
constats d’historiens actuels comme Guy Bois, le prélat gallican donne aux épreu­
ves subies par le royaume une dimension symbolique et sacrificielle, en les rap­
prochant des souffrances endurées par le Christ au cours de sa Passion :
« Finalement, des guerres si cruelles ont sévi dans ce royaume que celui-ci,
naguère si glorieux, [...] a été réduit à une telle pitié et à une telle pauvreté qu’on
peut lui appliquer cette formule très sacrée utilisée à propos du Christ au cours de
sa très glorieuse Passion : de la plante des pieds jusqu’à la nuque, aucun de ses
membres n’est indemne. » Après Saint Louis, « roi-hostie » s’il en fut, voici que la
nation France est promue au rang de peuple martyr, avec quelques siècles
d’avance sur la Pologne, autre pays « souffre-passion » à se fonder sur Les Aïeux
d’Adam Mickiewicz. Fort heureusement, poursuit Gui Bernard, le ciel n’est pas

10. Ibid., p.158.


11. Ibid., p. 158-159. Gui Bernard pense probablement aux achats effectués à l ’étranger (chevaux hongrois
et espagnols, armures et armes lombardes, etc.), mais le texte est un peu ambigu.
12. Ibid., p. 161.
162 H ervé Martin

resté insensible au spectacle de la détresse française : « Dieu a jugé bon d’envoyer


son ange du haut des deux pour diriger, aider et secourir le roi très chrétien, afin
qu’il expulse ses ennemis du royaume, davantage par la force divine que par la
puissance humaine. » En conséquence, grâce à Dieu, le pays de France « se trouve
présentement en bonne tranquillité, paix et justice ». Mais il lui faut du temps pour
se relever, d’où la compréhension attendue du pape13. Le soutien de l ’archange
saint Michel, le protecteur attitré des Valois, est hautement célébré, mais aucune
mention n’est faite de Jeanne d’Arc, dont la réhabilitation attendra 1456.

m . L a G r a n d e G u e r r e e s t f e st e , m a i s l e s p r o b l è m e s p e r s i s t e n t

La persistance des problèmes politico-militaires après la Recouvrance de la


Normandie et de l’Aquitaine est attestée, entre autres sources, par la célèbre inter­
vention du chanoine parisien Jean de Rély devant les États généraux réunis à
Tours en 1484. Ce théologien réputé pour son éloquence fut choisi comme porte-
parole par quatre des six sections de l ’Assemblée. Son très long discours, qui n’a
rien de cicéronien, est bel et bien un sermon, plus exactement un condensé de
plusieurs sermons, rapporté in-extenso dans le Journal du chanoine rouennais
Jean Masselin14. Rien n’y manque, ni le thème biblique, ni le prothème, suivi de
la répétition et de la division du thème. La façon d’argumenter à coup d’autorités
et d’exemples est aussi celle d’un prédicateur. On se croirait dans une église
quand Jean de Rély énumère les menaces pesant sur la paix du royaume, dont la
mutabilité des choses, les manigances du diable et les ravages de l’ambition,
aidée de l’orgueil et de la calomnie. On ne quitte pas les horizons familiers du
discours ecclésiastique quand l ’orateur souligne que la paix, définie en des termes
augustiniens, constitue le premier des biens15. Se faisant le porte-parole des États
et de l’ensemble des Français lassés des excès de la soldatesque et du coût de
son entretien, le brillant chanoine ne manque pas de faire savoir au jeune roi
Charles VEU et à son chancelier que « la paix, la force et la deffense de ung
royaume ne consiste point en multitude de gens d’armes »16. Comment lui donner
tort, quand on sait que l’effectif des années françaises n’a jamais été, au Moyen
Âge, plus élevé que sous Louis XI ? Aux yeux de Jean de Rély, il y a d’autres
moyens d’assurer la sécurité de son peuple que de lever des troupes et d’enrôler
des mercenaires. Il faut d’abord, rappelle-t-il, avoir Dieu avec soi, mettre en Lui
sa confiance, et non dans le nombre de ses soldats. N’a-t-il pas suffi à Gédéon de

13. Ibid., p. 161. Comme le prouve la péroraison, ce texte ne peut avoir été composé avant 1454.
14. JEAN M asselin , Le Journal des états généraux de 1484, éd. A. BERNIER, Paris, 1835, p. 167 et suiv.
15. Ibid.,p. 255,187.
16. Ibid., p. 187.
DES PRÉDICATEURS FRANÇAIS DU B AS MOYEN ÂGE ENTRE GUERRE ET PAIX 163

trois cents hommes pour remporter la victoire sur les Madianites ? Les victoires
de Clovis ne sont-elles pas attribuables au Tout-Puissant, en particulier l’écroule­
ment miraculeux des murs d’Angoulême ? Et Saint Louis, eut-il besoin de « gens
d’armes d’ordonnance » pour maintenir son royaume en paix17 ?
C’est la sagesse qui fait la force d’un roi, poursuit l’orateur. À preuve,
Charles V qui, sans ceindre l’épée, « recouvra son royaume » et conquit la Castille,
façon très cocardière d’apprécier le soutien apporté par Du Guesclin à la cause
d’Henri de Trastamare, l’heureux compétiteur de Pierre le Cruel. La puissance
d’un souverain tient aussi à la « bonne ordonnance, règle et discipline mise sur les
gens de guerre ». N’est-ce pas elle qui a permis la conquête romaine, bien plus que
le nombre des soldats, souvent surpassé par les adversaires ? César en Gaule,
Scipion en Espagne et Metellus en Numidie ont eu pour premier souci de faire
observer le règlement et non d’augmenter les effectifs. Charles VII lui-même a
adopté cette sage ligne de conduite, opérant ses « grandes et glorieuses conquêtes
[...] avec pou de gens d’armes, bien esleuz, bien disciplinez et bien entretenus »18.
Cette approbation sans réserve de la réforme militaire de 1445, et donc de la
« retenue » permanente de quinze puis de dix-huit compagnies pour constituer la
« grande ordonnance », peut surprendre dans la mesure où Saint Louis était célébré
plus haut pour ne pas s’être entouré de « gens d’armes d’ordonnance ».
La suite de l’intervention du chanoine parisien nous concerne moins, à
l’exception d’un réquisitoire assez convenu contre l’indiscipline de la noblesse,
appréciée en des termes très traditionnels. En principe, rappelle-t-il, les nobles
sont chargés de « la défense et tuición de leurs subjectz ». Mais il arrive qu’un
seigneur opprime son vassal « en luy ostant le sien, en le contraignant à corvées
non deues »19, ce qui constitue un manquement caractérisé à l’éthique féodale.
Certains confrères de Jean de Rély, auteurs de sermons au sens strict du terme,
nous montrent que, dans les années 1480-1500, la guerre a continué à faire partie
du paysage discursif et à alimenter le stock de métaphores indispensable aux
prédicateurs. Comment s’en étonner, si l’on se souvient des guerres de Louis XI
contre les princes, de la conquête de la Bretagne par Charles VIH et de l’expé­
dition en Italie de ce même souverain (1494-1495), imité par son successeur
Louis XU (1499 et s.) ? Sans constituer un thème-hantise corame au temps de
Charles VI et de Charles VU, la guerre continue à rôder dans les sermons. Le
carême dit de Valenciennes prononcé peu avant 1500 par le dominicain Jean
Clérée en témoigne. Ce religieux familier des allées du pouvoir dénonce les
méfaits des soudards qui n’hésitent pas à piller les maisons et à en briser les
armoires pour se procurer le nécessaire. Non content d’évoquer des situations très

17. Ibid.,p. 189-191.


18. Ibid., p. 193.
19. Ibid., p. 195.
164 H ervé Martin

classiques comme le rassemblement des combattants ou le siège d’une ville, il


présente la guerre comme une école d’endurance et ne manque pas d’ironiser sur
l’individu au gros ventre et à la mine réjouie que son prince contraindrait à aller au
combat en le mettant au pain sec et à l’eau. Ces dernières lignes constituent peut-
être une pique contre les francs-archers dont l’efficacité était mise en doute20.
Comme la guerre, d’intermittente qu’elle était jusqu’en 1453, est devenue
exceptionnelle, le fameux cas de nécessité, seule raison admise par les théo­
logiens pour que le roi puisse lever la taille, est loin de se présenter tous les ans.
Or l’impôt de paix, pour reprendre une expression chère à Colette Beaune, suscite
les réticences des hommes d’Eglise. On en trouve un écho chez le dominicain
d’Evreux Martin François. S’exprimant dans les années 1480, il condamne avec
véhémence l’attitude de Charles VII qui « continua à lever des impôts insuppor­
tables pour son peuple, bien qu’aucune nécessité ne l’y contraignît »21.
À en croire le franciscain Michel Menot, un antagonisme très profond subsiste
entre la France et l’Angleterre environ un demi-siècle après la fin de leur conflit
séculaire. Du côté français, la hantise de la trahison demeure : « La loi dit que, si
quelque Français allait en Angleterre enseigner aux Anglais comment il leur faut
se comporter au combat contre les Français, et s’il leur apprenait à manier
plusieurs sortes d’armes, un tel individu devrait normalement être puni de
mort »22. Certains épisodes sanglants des guerres franco-bourguignonnes ont
profondément marqué les esprits, dont la terrible punition infligée en 1477 par
Louis XI aux habitants d’Arras qui, par fidélité au duc de Bourgogne, refusèrent
de crier « Vive le Roi ». Toujours selon Menot, « vingt-quatre têtes furent
coupées en un seul jour pour n’avoir pas dit Vive le Roi. Quand on les mettait à
mort, ils criaient encore Bourgogne »23.
C’est dans les sermons du même prédicateur, prononcés entre 1500 et 1518,
que l’on observe les premiers jalons d’une histoire-batailles nationale.
« Quelquefois, précise-t-il, une journée est dite héroïque en fonction des actes qui
s’y accomplirent. Il en résulte que les vieux écuyers parlent de la journée de
Montlehery, d’autres de la journée de Fornoue, alors que les jeunes parlent des
povres journées de Picardie »24. Comme sur une fresque, se succèdent la confuse
guerre du Bien public, la brillante campagne de Charles VIII en Italie et des
mécomptes subis aux frontières du royaume. Quant à la conquête de la Bretagne
par les troupes françaises à partir du 15 mai 1487, loin d’être une simple prome­
nade militaire, elle a occasionné de graves destructions : « Voici ce que dirent les

20. H. MARTIN, « Un prédicateur au début de la Renaissance : Jean Clérée O.P. (1455-1507) », dans
R ÍÍ£F ,77,1991,p.200.
21. QuÉTIF et ÉCHARD, Scriptores ordinis Praedicatorum, éd. 1719,1,854-855, n. 45.
22. J. NÉVE, Sermons choisis de Michel Menot (1500-1518), Paris, 1924, p. 474.
23. Ibid., p. 24.
24. Ibid.,p. 196.
D es prédicateurs français d u b a s M oyen â g e entre guerre e t paix 165

Bretons : les Français sont admirables au combat, Hz assaillent comme des lions
et finalement, a Chateaubriant, lorsqu’ils voulurent se retirer, Hz tirèrent toute
leur artillerie et incendièrent les faubourgs »25. On notera au passage que le
cordelier regrette visiblement ces ruines et se garde bien de prendre parti dans le
conflit franco-breton. En un autre passage, il mentionne les guerres suscitées par
le mariage d’Anne de Bretagne, qu’il situe dix-huit ou dix-neuf ans avant son
intervention ; « Voyez, rappelle-t-il, les dissensions du mariage et les
ribleries »26.

Au risque de sacrifier à une mode actuelle, je dirai que Martin François, dont
l’essentiel de l’œuvre a malheureusement été perdu, et Michel Menot ont été, à
ma connaissance, les premiers prédicateurs à amorcer un travail mémoriel, sans
esquiver les sujets douloureux et les passés qui passent mal, comme la décollation
du connétable de Saint-Pol en 1475, le châtiment précité des Arrageois, la mort
ignominieuse de Charles le Téméraire ou l’intégration forcée de la Bretagne à la
France27. Au moment même où l’État-nation France absorbe la mosaïque de
grands fiefs, d’apanages et de principautés qui l’a précédé, alors que le pays est
plus que jamais rassemblé derrière son souverain, certains sermons en viennent à
revêtir, par intermittence, des allures de catéchisme monarchique et national. On
ne saurait toutefois oublier que la principale mission de ces homélies reste reli­
gieuse. Si elles constituent des lieux de mémoire, c’est avant tout pour garder
intact le souvenir de la geste du Messie, des apôtres et des martyrs. Au regard de
cette histoire sainte, les tribulations de l’État-nation France ne pouvaient occuper
qu’une place secondaire, quoique significative.

25. Ibid., p. 48.


26. Ibid., p. SO.
27. H. M ARTIN, Le Métier du prédicateur à la fin du Moyen Âge, Paris, 1988, p. 531-532.
PAIX ET GU ERRE
DA NS LES SERM ONS PARLEM ENTAIRES AN GLA IS (1362-1447)

Jean -Philippe Genet

a guerre est aujourd’hui dépendante des États : si une guerre échappe à


L leur autorité, c ’est une guerre civile, preuve éclatante de la faiblesse de
l’État ; ou bien encore, les actes de guerre sont relégués dans la catégorie
« terrorisme ». Il n’en va pas de même pendant la plus grande partie du Moyen
Âge : c’est en effet la paix, non la guene, qui est de la responsabilité du pouvoir
souverain. La pax regis, et son corollaire, le devoir de justice qui incombe au
roi, sont une constante de l’idéologie royale depuis le haut Moyen Âge ; et à
cette paix s’opposent le crime et le désordre autant, sinon plus, que la guerre1.
Comment pourrait-il en être autrement, puisque la distinction entre guerre
publique et guerre privée s’est lentement construite, au fur et à mesure que
s’implantaient les droits savants et que s’édifiaient des pouvoirs centraux forts ?
L’appropriation de la guerre comme émanation du pouvoir exclusif de l ’État a
été un long processus, l’une des pièces maîtresses de la lente genèse de l’État
moderne2. Il y a bien sûr un lien entre la mise en place de cette nouvelle struc­
ture et le fait que la guerre endémique est sans conteste l ’un des phénomènes les
plus caractéristiques de la fin du Moyen Âge3. Les historiens modernistes ont
souvent eu à tendance à oblitérer, en mettant en avant ce qu’ils ont appelé « la
révolution militaire », révolution technique et révolution d’échelle tout au plus,
le fait majeur que la guerre devient, dans le cadre de la genèse de l’État
moderne, un phénomène structurel, indissociable de la mise en place de la fisca­
lité d’État consentie, marque déterminante du nouveau type d’État4 : processus
de long terme, qui commence dès la fin du xm e siècle.
Il n’en est que plus tentant d’aller interroger les textes « politiques » du XIVe
et du XVe siècle, pour y rechercher comment sont perçues la guerre et la paix, et

1. Voir pour le cas anglais, J. HUDSON, « Kings and Crime : Ideology and Practice in the Tenth and
Twelfth Centuries », dans Ph. CHASSA1GNE et J.-Ph. GENET, éd., Droit et Société en France et en
Grande-Bretagne, XIIe-XXe siècles .-fonctions, usages et représentations, Paris, 2003, p. 9-33.
2. R. W. KAEUPER, Guerre, Justice et Ordre Public, Paris, 1994.
3. J.-Ph. GENET, « Politics : Theory and Practice », dans Ch. Allmand , éd., The New Cambridge
Medieval History. VII. The Fifteenth Century, Cambridge, 1998, p. 3-26 et 848-855.
4. Voir Ph. CONTAMINE dir., Guerre et concurrence entre les États, Paris, 1998.
168 J ean -Ph iu ppe Genet

les responsabilités sinon de l’État, du moins celles du roi et de son gouvernement,


précisément à une période où l’environnement idéologique des termes permettant
de décrire les situations de paix et de guerre se transforme profondément. Quelle
forme prend dès lors le discours « politique » sur la paix et - car, politiquement
parlant, l’un ne va pas sans l’autre - sur la guerre ? Il se trouve qu’en Angleterre,
le discours politique le plus central, le discours d’ouverture du Parlement
prononcé par le chancelier d’Angleterre, prend à la fin du XIVe siècle la forme
littéraire du sermon, ce qui ouvrira bien sûr de nombreuses passerelles avec les
autres articles du présent volume : c’est autour de ces « sermons politiques »
que nous avons construit la présente enquête. La méthode employée est celle,
désormais classique, de la lexicologie quantitative qui, à partir d’un ou de
plusieurs corpus permet essentiellement, en s’appuyant sur la fréquence d’un mot
donné dans l’un des textes constituant le corpus et en la rapportant à la fréquence
du même mot dans l’ensemble du corpus (fréquence de corpus, qui est alors
assimilée à une fréquence de langue), de repérer les spécificités de chaque texte
et de chaque mot et, à partir de là, de conduire une étude sémantique du mot en
analysant ses contextes. Ce travail a été accompli avec l’excellent logiciel
Hyperbase®5, mis au point par Étienne Brunet à l’Université de Nice.
Une partie au moins du corpus des textes sur lequel est fondé cette recherche a
déjà été présenté à Nice il y a quelques années, à l’occasion du IIIe colloque
national de l’Association française pour l ’histoire et l ’informatique6 : il s’agissait
là de présenter une utilisation de l’analyse factorielle afin de mettre en évidence
les différences et la distance lexicales entre les discours des chanceliers
d’Angleterre (en règle générale, des sermons), prononcés lors des cérémonies
d’ouverture des sessions du Parlement, et ceux des speakers des Communes,
suivant une tradition initiée par le premier speaker des Communes, Sir Peter De
La Mare, lors de sa désignation pendant le Good. Parliament, en 13767.
Cependant, pour apporter une contribution utile à l’enquête entreprise par Rosa
Maria Dessi et ses collègues à Nice, il m ’a paru indispensable de recomposer le
corpus8 de façon différente : d’une part, le corpus destiné à l’enquête proprement
dite a été restreint aux sermons des chanceliers, mais sur une période plus longue,
c’est-à-dire 1365-1447, ce qui oblige à le diviser en deux sous-corpus, l’enregis­
trement des sermons étant effectué en français jusqu’en 1423, en latin ensuite

5. J ’ai utilisé la version 5.3 pour PC (le logiciel tourne aussi sur les macintosh).
6. J.-Ph. G e n e t , « Un corpus de textes politiques : les textes parlementaires anglais de 1376 à 1410 »,
dans les Actes du IIe Colloque National de l’Association Française pour l’histoire et l ’informatique, éd.
par A. RUGGIERO, numéro spécial des Cahiers de la Méditerranée, n° 53, décembre 1996, p. 123-148.
7. J. H. ROSKELL, The Commons and their Speakers in English Parliaments, 1376-1523, Manchester,
1965.
8. Pour la constitution des corpus, voir l’annexe, qui donne aussi les références des textes : ces références
ne sont donc pas reprises dans le corps de l’article.
Paix et guerre dans les sermons parlementaires anglais (1362-1447) 169

(avec un sermon latin isolé en 1399, au moment de l’accession au trône


d’Henri IV). En revanche, les corpus de comparaison ont été diversifiés et
étendus. Au corpus des discours des speakers, s’ajoutent ceux des « Discours par­
lementaires » (discours en français qui ne sont ni des sermons, ni des discours des
speakers), et un vaste corpus constitué pour traiter du conseil, composé pour
l’essentiel de six groupes de textes poétiques anglais et d’un choix de textes de sir
John Fortescue9, uniquement utilisé comme référent statistique au début de
l’article. Le petit tableau suivant (le détail des textes est à la fin de l’article, dans
l’annexe HI) donne une idée de la composition et de la longueur respectives des
cinq différents corpus qui seront employés dans cette étude, et précise leurs
dates : on notera d’emblée qu’un seul de ces corpus correspond à une période de
guerre continue, sans aucune pause notable, c’est celui des sermons latins des
chanceliers entre 1425 et 1447, période pendant laquelle le gouvernement anglais
essaie de conserver les conquêtes d’Henri V en France, en se débattant au milieu
de difficultés financières de plus en plus inextricables.
Tableau I. L a taille des corpus

Abréviation Description Nombre de mots


SF 26 sermons français des chanceliers 1365-1423 17 164 mots
SL 14 sermons latins des chanceliers 1425-1447 (+ un sermon 1399) 7 081 m ots10
Discours 40 discours n ’ayant pas la forme de sermons, 1362-1411 24 480 mots
SP 16 discours des speakers 10 437 mots
Conseil John Gower, Livre VU de la Confessio Amantis 133 330 mots
Thomas Hoccleve, The Regement o f a Prince
19 poèmes « lancastriens » de John Lydgate
22 poèmes « lancastriens »
13 poèmes « yorkistes »
George Ashby, The Active Policy o f a Prince
Traités de Fortescue (Governance of England, etc.).

Il est assez facile de caractériser les textes parlementaires, quelle que soit leur
langue. Il s’agit en effet des reports, non de textes originaux : certains de ces
reports sont toutefois d’une telle qualité qu’il paraît vraisemblable que le clerc du
Parlement a eu en main une cédule contenant une version écrite de l ’intervention
projetée11. C’est très probablement le cas pour les sermons du chancelier Adam

9. J.-Ph. GENET, « De Richard H à Richard Ht : le conseil », dans J.-L. KÜPPER et A. M archandisse ,


éd., Les Entourages princiers au Moyen Âge, Colloque du 3-5 mai 2000 à l’Université de Liège,
Genève, 2003, p. 177-202.
10. Mais en nombre de caractères, la disproportion avec le corpus des sermons français n ’est que du
simple au double, les mots latins étant sensiblement plus longs (99 612 contre 51 840).
11. Tous les discours et les sermons sont édités dans Rotuli Parliamentorum ; ut et petitiones et placita in
parliamento, 1279-1503, 6 volumes et index, Londres, 1783-1832 (abrégé RP.) ; une nouvelle édition
est en préparation. L’exception qui confirme la règle est le sermon de John Russell pour lequel on a le
texte de l ’auteur. Préparé d ’abord pour le premier parlement d ’Edouard V et finalement prononcé pour
170 J e a n -P h il ip p e G e n e t

de Houghton, notamment celui de 137712, ou pour les discours de Michael De La


Pole en 1383 et 138613, mais dans bien d’autres cas ces reports s’avèrent d’une
fâcheuse indigence. Surtout, ce sont des traductions (en français puis en latin) car,
à partir de 1362 au moins, les sermons et les discours ont été prononcés en
anglais14. De ce fait, nous ne pouvons nous engager dans la voie de l’analyse
littéraire, stylistique ou esthétique de ces textes, issus des plumes changeantes
mais bureaucratiques des clercs successifs du Parlement ou de leurs employés !
La statistique lexicale renverra donc plutôt ici à une sorte d’analyse de contenu, à
une représentation du flux des idées, des concepts et des images.
Pourtant, le choix de distinguer « discours » et « sermons » est révélateur
d’une hypothèse de départ, qui attribue à la forme sermon une valeur spécifique
en tant que forme littéraire. Le sermon politique n’est pas un inconnu dans
l’histoire anglaise15, mais du moins jusqu’au XVIe siècle, il paraît plus particuliè­
rement associé aux périodes de crises poütiques aiguës : sans même remonter
jusqu’à la guerre des Barons, on se souvient que, lorsque la reine d’Angleterre
Isabelle de France et son amant et mentor politique Mortimer ont lancé leur
campagne éclair contre Edouard H, ils ont bénéficié du soutien des évêques
anglais, ou du moins de certains d’entre eux, comme Adam de Orleton, qui se
sont lancés dans une campagne de sermons qui n’a pas peu contribué à la chute
d’Édouard II et à son remplacement par Édouard IH. On se souvient encore du
retentissement des sermons prêchés par l’archevêque John de Stratford pendant le
bras de fer qui l ’oppose à ce même Edouard IH en décembre 134016 et au début
de 1341. Aussi n’est-il pas étonnant que, en dehors de ces temps de crise, les

le premier parlement de Richard IH, il existe en revanche en plusieurs versions, qui ne correspondent
d ’ailleurs pas au compte rendu du roll o f parliament : les brouillons sont édités dans S. B. CHRIMES,
English Constitutional Ideas in the fifteenth Century, Cambridge, 1936, p. 168-185. Sur ce texte, voir
A. H a n h a m , « Text and Subtext : Bishop Russell’s Parliamentary Sermons, 1483-1485 », dans
Traditio, 54, 1999, p. 301-322 et J. A. W a t t s , « The Policie in Christen Remes : Bishop Russell’s
Parliamentary Sermons of 1483-1484 », dans G. W. BERNARD et S. J. GUNN, Authority and Consent in
Tudor England. Essays presented to C.SJL. Davies, Aldershot, 2002, p. 33-60.
12. RP., H, 361-362.
13. Notamment celui prononcé en 1383 pour l ’accusation d’impeachment contre Henry Despenser,
l ’évêque de Norwich, après l’échec piteux de sa « croisade » de Flandres, et celui prononcé pour sa
propre défense lorsqu’il est à son tour accusé d ’impeachment : RP., m , 153-157 et 351-352. Voir aussi
J. S. ROSKELL, The impeachment o f Michael de la Pole, Earl of Suffolk in 1386 in the context of the
reign of Richard II, Manchester, 1984.
14. Les deux discours de Langham en 1363 et 1365 passent pour avoir été les deux premiers donnés en
anglais.
15. Dans la base de données sur les auteurs actifs dans le domaine de l’histoire et du politique en
Angleterre de 1300 à 1600 (consultable en ligne à l’adresse http:/Aamop.univ-parisl.fr ou accessible à
partir du site du LAMOP et de Ménestrel), sur 2551 textes politiques, 232 sont des sermons (y compris
les sermons parlementaires).
16. R. M. HAINES, John de Stratford. Political Revolutionary and Champion of the Liberties of the English
Church ca. 1275/80-1340, Toronto, 1986.
Pa ix et guerre dans les sermons parlementaires anglais (1362-1447) 171

souverains et leurs chanceliers (le plus souvent laïcs jusqu’au dernier quart du
XIVe siècle) n’aient pas tenu à faire du Parlement une chaire privilégiée !
La tentation a cependant existé, puisque nous trouvons trace dès 1331 d’abord,
puis en 1365, de sermons : mais, s’il faut en croire les reports, il s’agirait là de cas
isolés, qui n’ont pas suffi pour lancer une mode ou établir une pratique régulière.
Après tout, les prélats pouvaient toujours se rattraper en prêchant devant la
Convocation. Ce n’est en fait qu’en 1377 avec Adam de Houghton que cette tradi­
tion commence, même si elle ne devient tout à fait régulière qu’au XVe siècle : de
1399 à Thomas More, un seul chancelier (Thomas Beaufort) est un laïc et l’unique
discours qui lui est attribué est, aux yeux de plusieurs spécialistes, dû sinon à la
plume du moins à l’inspiration de son frère, Henry Beaufort ; il règne par ailleurs
une certaine incertitude pour les périodes les plus sombres de la Guerre des Deux
Roses car les rolls du Parlement deviennent alors de si piètre qualité qu’il est
impossible d’en tirer des conclusions. On ne s’est guère interrogé sur les raisons
de changement dans la procédure des cérémonies d’ouverture du Parlement : les
avantages, en termes d’augmentation de la solennité et du prestige de l’occasion,
sont considérables et contribuent à légitimer les demandes et la position royales
que le chancelier est chargé de présenter. Par ailleurs, si le risque politique d’offrir
à l’Église une tribune était bien réel (d’où, en partie, le choix d’Henri VIII de
confier le poste de chancelier à un laïc au moment où s’engage la Great Matter),
le roi d’Angleterre est, au moins depuis Henri V, le chef incontesté d’une Église
d’Angleterre qui ne peut que se plier à ses moindres désirs17. Nous verrons, le cas
échéant, les éléments de réponses que le vocabulaire peut apporter18.
Arrêtons-nous d’abord un instant sur le profil de nos locuteurs en commençant
par les chanceliers, auteurs des sermons français et latins. On voit que nous avons
affaire à des hommes cultivés, tous passés par les universités (y compris les
« aristocrates » comme Beaufort et Arundel, même si eux se sont contentés d’être
bachelier ou maître ès arts sans passer dans les facultés supérieures) ; et, en majo­
rité, ils ont été formés à Oxford. Surtout, ce sont pour la plupart des juristes : un
sur deux est un docteur en droit civil, deux sont des docteurs en droit canon, et
un, le célèbre William Lyndwood, probablement le plus grand canoniste anglais
du Moyen Age (il est l’auteur des Constitutiones Provinciales, dont il subsiste
une soixantaine de manuscrits et une quinzaine d’éditions entre 1483 et 1557),
est docteur in utroque. L’absence des théologiens est un fait notable : rappelons,
parce qu’il s’agit d’une observation concordante, que le dernier archevêque
de Canterbury médiéval à avoir été un théologien n’est autre que Thomas

17. « In all but name, more than a century before the title could be used, Henry V had begun to act as the
supreme governor of the Church of England » : J. CATTO, « Religious Change under Henry V », dans
G. L. Harriss , éd., Henry V. The practice erfKingship, Oxford, 1985, p. 97-115, à la p . 115.
18. Cf. infra à propos du discours lancastrien.
172 J e a n -P h iu p p e G e n e t

Bradwardine, qui est mort le 25 ou le 26 août 1349 de la Peste noire ; il n’a


d’ailleurs pas été chancelier. Ce sont en tout état de cause des voix « autorisées »,
au sens fort du terme19, qui s’adressent aux membres du Parlement, siégeant tous
ensemble, pairs et commîmes rassemblées, pour cette cérémonie d’ouverture,
parfois précédée par la lecture de la Grande Charte : la qualité et le niveau intel­
lectuels du Chancelier est sans nul doute l’une des composantes de cette « liturgie
d’État » (souvent célébrée en présence du roi et à l’abbaye de Westminster) qu’est
devenue alors la cérémonie d’ouverture du Parlement.
Ces mêmes chanceliers sont aussi les auteurs de onze des quarante discours
français (cinq pour Langham, un pour Sudbury et cinq pour Arundel). Huit autres
discours français sont aussi dus à des auteurs ecclésiastiques, ceux de l’évêque de
Winchester, William de Wykeham (quatre discours), du dominicain John Gilbert,
évêque de St-David’s (un discours), de Robert Braybroke, évêque de Londres
(deux discours) et de l’évêque de Norwich, Henry Despenser (il s’agit du discours
dans lequel il se défend contre ses accusateurs, après la désastreuse croisade de
Flandres). Ni Despenser ni Wykeham ne sont passés par l’Université, et Gilbert
est le seul théologien à s’être adressé aux membres du Parlement ; Braybroke est
quant à lui un licencié en droit civil. Un peu plus de la moitié des discours
français restent donc dus à des laïcs : trois grands nobles, le roi Richard II lui-
même, YEarl o f Suffolk, Michael De La Pole et le futur duc d’Exeter, Thomas
Beaufort ; deux soldats illustres, sir Robert Ashton et Sir Guy Brian, venant à titre

Tableau n . Études et évêchés des chanceliers ecclésiastiques

Nom Grade Université Évêché en fin de carrière


Simon Langham s.d. Oxford Canterbury
Simon Sudbury D.CnJL. Paris Canterbury
Adam Houghton D.C.L. Oxford St-David’s
WilHiam Courtenay D.C.L. Oxford Canterbury
Thomas Arundel B .A. Oxford Canterbury
Edmund Stafford D.C.L. Oxford Exeter
Thomas Langley s.d. Cambridge Durham
Henry Chichele D.C.L. Oxford Canterbury
Henry Beaufort M.A. Oxford Winchester
John Kemp D.C.L. Oxford Canterbury
William Lyndwood D.L1. Cambridge ? St-David’s
John Stafford D.C.L. Oxford Canterbury

19. J.-Ph. Genet , « L’auteur politique : le cas anglais », dans M. Zimmermann , éd., Auctor et auctoritas.
Invention et conformisme dans l ’écriture médiévale, Actes du colloque tenu à l ’Université de
Versailles-Saint-Quentin-en-Yvelines (14-16 juin 1999), Paris, 2001, p. 553-567 en particulier
p. 558-559 sur la notion de texte virtuel, puisque les sermons et les discours dont il est question ici
appartiennent à cette catégorie (par opposition aux textes qui constituent le corpus « Conseil », qui
sont des œuvres à part entière).
Paix e t guerre dans les sermons parlementaires anglais (1362-1447) 173

exceptionnel plaider la cause du financement de la guerre devant un auditoire de


connaisseurs, car nombreux sont les lords et les membres de la gentry qui ont
personnellement participé aux expéditions militaires20 ; et enfin, le trésorier
d’Angleterre Hugh Segrave et surtout les quatre Chief Justice o f the King’s
Bench, sir Henry Green, sir John Knyvet, sir Richard le Scrope et enfin sir
William Thirning qui, s’ils ne sont pas forcément passés par les Inns o f Court21,
ont évidemment une culture juridique (Common Law) hors pair.
*

* *

Partons donc du mot clé le plus évident, paix en français (ou pax en latin et
peace en anglais), puis de guerre (ou bellum en latin, war en anglais), dont nous
regrouperons dans un tableau les fréquences et les fréquences relatives, afin de
tenir compte de la longueur inégale des corpus22.
Autrement dit, en termes de fréquences sur ce seul couple, l’opposition est
claire : les scores les plus forts du terme paix sont dans les sermons et donc les
textes prononcés par des ecclésiastiques. Si, en règle générale, on note une
fréquence au moins double de paix par rapport à guerre (c’est le rapport qui
ressort du corpus « Conseil »), on constate que deux corpus s’écartent nettement
de cette norme. C’est tout d’abord le corpus des sermons latins, où l’on relève à la
fois la fréquence relative de très loin la plus élevée du mot paix, et la fréquence la
plus basse du mot guerre, et le corpus des speakers, le seul où, au contraire, la
fréquence de guerre est très supérieure à celle de paix, la plus basse ici de tout le
corpus : les speakers sont les seuls à parler de guerre, et pour ainsi dire jamais de
paix ; il y a là une divergence radicale dans l’appréciation et la représentation

Tableau n i. L es fréquences et les fréquences relatives de paix et guerre

Corpus Paix Guerre


Sermons français 38/2,21 (et 7 formes latines) 19/1,11 (et 3 formes latines)
Sermons latins 52/7,34 5/0,70
Discours français 53/2,16 47/1,92
Speakers 4/0,38 21/2,01
Conseil 242/1,81 119/0,89

20. J.-Ph. GENET, « Des capitaines au Parlement (1353-1370) », dans J. PAVIOT et J. VERGER, éd., Guerre,
pouvoir et noblesse au Moyen Âge. Mélanges en l ’honneur de Philippe Contamine, Paris, 2000,
p. 313-322 pour les discours des « militaires », et « La Normandie vue par les historiens et les
politiques anglais au XVe siècle » dans P. BOUET et V. Gazeau , éd., La Normandie et l ’Angleterre au
Moyen Age, Caen, 2003, p. 277-306, pour la participation des membres des communes aux campagnes
anglaises en France dans la première moitié du XVe siècle.
21. Les inns ont été incendiées par les rebelles en 1381, mais les premières véritables archives commen­
cent en 1422, et encore pour une seule des quatre grandes inns : voir W. P. BAILDON, éd., The Records
o f the Honourable Society o f Lincoln's Inn, The Black Books, 2 vol., Londres, 1897-1902.
22. Par exemple, nous avons 52 occurrences de pax (lemmatisé) dans le corpus des sermons latins : la
fréquence relative est donc de 52 / 7081, soit 7,34.
174 J e a n -P h il ip p e G e n e t

d’une situation commune. On peut aussi noter que les chanceliers (qui ont aussi
prononcé les « discours ») parlent d’autant plus de paix qu’ils le font dans le
cadre d’un sermon, et plus encore si le report est en latin au lieu d’être en fran­
çais. S’agit-il d’un effet d’euphémisation dû à la langue, ou au contraire d’un
changement de tonalité imputable à des circonstances politiques différentes ? Un
indice semble confirmer cette seconde hypothèse : pax figure en tout sept fois
dans le texte biblique choisi par les chanceliers, mais une seule fois dans les
sermons antérieurs à 1423, contre six fois à partir de 1425. C’est pour la période
qui correspond au règne d’Henri VT le mot le plus fréquent dans les thèmes des
sermons23, devant regnum, alors qu’à la période précédente, c’est le mot rex qui
est de loin le plus fréquent, précédant notamment consilium et lex.
Le faible emploi de paix par les speakers rend vaine l’étude de la distribution
du terme dans leurs discours. Elle est en revanche possible pour les sermons fran­
çais et latins des chanceliers et pour les discours français. Pour la mettre en évi­
dence, la méthode proposée par Étienne Brunet, méthode que nous avons utilisée,
est celle des « écarts »24 : elle consiste à utiliser l’écart réduit, c’est-à-dire la
différence entre la fréquence théorique d’un mot dans chacun des textes du corpus
et la fréquence observée, divisée par l’écart type (racine carrée de la variance).
Les écarts sont ensuite représentés par un histogramme simple qui permet de
visualiser instantanément les différences.
La structure de la répartition chronologique des emplois de paix par les chan­
celiers apporte d’ailleurs une explication qui n’a rien de mystérieux : en effet, on
remarque que, exception faite pour le sermon de Langham en 1365, les discours
que l’on pourrait qualifier de discours de paix, tant la fréquence de paix y paraît
élevée, sont les discours de la période lancastrienne et plus précisément ceux du
règne d’Henri V, notamment le deuxième discours de Henry Beaufort en 1416
(écart 2,22) et celui de Thomas Langley en 1419 (écart 2,72). En 1416, Beaufort
martèle l ’historique de la position du roi à travers ses cinq premiers parlements,
en établissant un parallèle avec la Trinité pendant la Création qui, après six jours

23. Voici les mots les plus fréquents dans les citations bibliques prises comme thème par les auteurs des
sermons ; la première colonne donne l’effectif les sermons français, la deuxième pour les latins,
la troisième le total :
Rex 7 1 8
Pax 1 6 7
Consilium 4 1 5
Deus 3 2 5
Facere 4 1 5
Lex 3 1 4
Regnum 1 3 4
Justicia 2 2 4
24. Sur l ’utilisation des écarts en statistique, voir chapitre que leur consacre Ch. MÜLLER, La Statistique
linguistique, Paris, 1973.
Paix e t guerre dans les sermons parlementaires anglais (1362-1447) 175

de travail, se met au repos le septième. Depuis son premier Parlement, le roi


recherche l’établissement de la paix, qu’il a d’abord cherché à obtenir par « voie
de paix » (négociation) : mais son adversaire lui a refusé un traité de paix, donc il
lui faut faire la guerre pour avoir la paix ! En 1419, après la reddition de Rouen
en janvier, les combats sont entremêlés de discussion en vue d’une paix25 ; la
même argumentation est reprise, parfois mot pour mot, dans l’espoir qu’une
« pees sans fyn entre les ditz Roialmes en brieve aviendra » ! En outre, le roi veut
savoir comment « la paix et les leies de la Terre » ont été « gouvernez en sa
absence ». Bien évidemment, il s’agit dans l’ensemble des moments de guerre les
plus intenses de toute la période considérée ici : la conquête de la Normandie par
Henri V et l’acheminement vers la double monarchie créée par le traité de
Troyes. Autrement dit, le chancelier paraît être là pour parler de paix quand on
fait la guerre ! Et il n’y a pas de trop de la sacralisation et de la solennisation du
message qu’apporte le sermon pour faire passer cette nécessaire substitution
sémantique, euphémisation qui est l’une des composantes de la captatio benevo-
lentie d’un auditoire auquel on demande en même temps de consentir à une levée
fiscale dont il s’agit d’obtenir qu’elle soit la plus généreuse possible : les
discours de « paix » coïncident avec les demandes fiscales les plus exigeantes.
En effet, en cinq ans (1415-1420), Henry V n’obtint pas moins de dix subsides,
dépassant le précédent pic de taxation des années 1377-1381 dont l’issue révolu­
tionnaire avait profondément marqué les membres du parlement26.
Pourtant, en 1377-1381, la rhétorique de la paix ne marque ni les sermons
français, ni les discours français. Si l ’on se tourne vers ces derniers, on relève
trois pics d’emploi du mot paix : les discours de Langham en 1368 et de
Wykeham en 1369 et 1371 (avec des écarts respectifs de 2,21, 3,48 et 1,47),
celui de Michael De La Pole en 1384 (écart de 2,8) et enfin le groupe des dis­
cours 1388-1393, dans lequel se détachent ceux de Wykeham en 1389-1390
(écarts de 1,56 et 2,2). Le premier pic illustre une structure à peu près similaire à
celle des sermons lancastriens. En effet, en juin 1369, le Parlement accepte la
reprise de la guerre, Edouard HI assumant à nouveau les armes de France après
avoir constaté l’échec du traité de Brétigny : il s’agit d’attaquer sur tous les
fronts, en Normandie, en Bretagne, tout en renforçant la défense de la Guyenne.
D ’énormes dépenses sont engagées, et le roi obtient du Parlement des moyens
considérables, ce qui ne l ’empêche pas de se retrouver lourdement endetté dès
137327, après une série presque continue d’échecs militaires, le seul fait d’armes

25. Ch. Allmand , Henry V, Berkeley, 1992, p. 128-141 sur les opérations militaires et les négociations de
paix qui aboutissent finalement à une trêve générale publiée le 24 décembre 1419 ; sur la chronologie
delà guerre de Cent Ans, voir en général aussi J. Favier , La Guerre de Cent Ans, Paris, 1980.
26. Sur ce point, G. L. HARRISS, « The Management of Parliament », dans G. L. HARR1SS, Henry V, cit.,
p . 137-158.
27. W. Ormrod , The Reign o f Edward III. Crown and Political Society in England 1327-1377, New
Haven-Londres, 1990, p. 34-35.
176 J e a n -P h iu p p e G e n e t

anglais notable étant le sac et la destruction de Limoges par le Prince Noir. Le


discours de 1369 est entièrement consacré à l ’évocation de la façon dont les
Français ont violé le traité de Brétigny et c’est encore elle qui est évoquée en
1371 : les sacrifices demandés le sont pour revenir aux dispositions du traité, à
une certaine paix (celle instaurée par Brétigny) plutôt qu’à la paix en général. Si
le discours lancastrien fonctionne sur la promesse quasi messianique de la paix -
et la forme littéraire du sermon n’est pas indifférente, le discours édouardien des
années soixante-dix prend appui sur le retour à la paix, perspective sans doute
moins stimulante : mais, de ces prémisses différentes, découle un même argu­
ment, celui de la nécessité28, au nom de laquelle le souverain réclame des subsi­
des : « necessitas causat bellum et non voluntas », dit Thomas Langley en 1419.
Notons au passage que les emplois de « paix » en 1368 ne se rapportent pas au
traité de Brétigny, mais à la conclusion d’une paix avec l’Écosse. Il est d’autant
plus surprenant de ne trouver qu’un seul emploi de « paix » dans les cinq longs
discours des années 1377-1380. Les discours de Richard le Scrope sont parmi les
plus « techniques » du corpus, analysant minutieusement la situation catastro­
phique des finances royales. L’argumentaire est cette fois celui de nécessité de la
défense des positions acquises en Bretagne (Brest), à Calais, en Picardie (le
comté de Ponthieu) et en Normandie (Cherbourg racheté à Charles le Mauvais),
mais il néglige toute perspective et toute espérance de paix à moyen terme : le
discours de Sudbury en 1380 est particulièrement significatif de ce point de vue.
Faut-il faire un lien entre cette aporie, du moins si on peut la tenir pour représen­
tative du discours politique du gouvernement ricardien, et la grande révolte de
1381 au cours de laquelle Sudbury sera décapité par les rebelles ? En tous cas, la
remarquable cohérence du discours lancastrien mis en pratique par Beaufort et
Langley n’en ressort que mieux.
Les deux autres pics d’emploi du corpus des discours français retrouvent la
structure du discours de 1368 : il s’agit d’évoquer devant le Parlement des négo­
ciations de paix spécifiques. Le discours de Michael de la Pole devant le
Parlement de Salisbury qui s’ouvre le 29 avril 1384, est destiné à faire le point sur
les négociations de paix alors en cours avec le gouvernement français : les pour­
parlers menés en mai à Leulinghen n’aboutiront à rien, et l’expédition commandée
par Jean de Vienne en Écosse pendant l’été mettra brutalement fin à cette tentative
(et conduira à la ruineuse et piteuse guerre d’Écosse l’année suivante)29. Les
« discours de paix » des chanceliers William de Wykeham en 1389 et 139030 et

28. G. L. H arriss , « The Management of Parliament » ,cit.,p . 147-148 sur le discours de nécessité.
29. N. SAUL, Richard II, New Haven-Londres, 1997, p. 135-137 et, en général, J. J. N. PALMER, England,
France and Christendom, 1377-1399, Londres, 1972.
30. En 1389, c’est le premier parlement de Richard II après qu’il eut formellement mis fin à sa
« minorité », en fait après qu’il eut pris les rênes du pouvoir des mains des Appellants. Pour une fois,
le programme royal est effectivement un programme de paix avec la France.
Paix et guerre dans les sermons parlementaires anglais (1362-1447) 177

Thomas Arundel en 139331 évoquent en revanche les négociations menées avec


les Français et les Écossais : cette fois, ces négociations ponctuelles sont bien
mises en perspective dans l’espoir du « traité de paix final ». On observe cepen­
dant qu’à l’exception du discours très ponctuel de Michael de la Pole, les laïcs ne
parlent décidément guère de paix, y compris Thomas Beaufort en 141132.
Un coup d’œil rapide sur la distribution des emplois du mot pax dans les
sermons latins confirme que nous y retrouvons cette structure de type « diploma­
tique », observée dans les discours français, plutôt que la structure du discours
lancastrien de « nécessité » repérée dans les sermons français. Toutefois, le quart
des emplois du mot pax se trouve dans un seul de ces textes, le sermon prononcé
par John Stafford en 1435, l’année des négociations de la paix d’Arras. Pour le
reste, on note que l’emploi du mot pax est plus régulier après 1423 que pendant la
période précédente, avec des pointes en 1425, période de guerre, mais aussi en 1439
et en 1444, années qui correspondent à des moments où la guerre est véritablement
remise en cause (conférences de Gravelines en 1439 et trêves de Tours en 1444).
*

* *

Mais qu’entend-on véritablement par paix ? Quel est le champ sémantique du


terme ? Le logiciel Hyperbase® met à notre disposition trois outils, les concor­
dances, les contextes et la fonction « thème ». Les contextes permettent de lire
chacun des paragraphes dans lesquels se trouve le mot pax : tous ensemble, ces
paragraphes forment un sous-texte du corpus dans lequel les mots ont des
fréquences qui peuvent être comparées à celles qu’ils ont dans le corpus tout
entier : si la fréquence dans le sous-texte est très supérieure à celle qu’un calcul
de probabilité permettait de prévoir en fonction de la taille du corpus et de celle
du sous-texte, on en conclut que le mot est attiré par pax. C’est la fonction
« thème » qui permet de mener à bien cette étude. Quant aux concordances, il
s’agit simplement de üster les différentes occurrences du mot étudié dans un
contexte réduit à une ligne, le mot étant placé au centre de la ligne (concordance
KWIC, key word in context) ; il est possible de trier les concordances dans l’ordre
chronologique et dans l’ordre alphabétique du contexte droit puis dans celui du
contexte gauche. On trouvera ces concordances KWIC en annexe IL

31. C’est une période d ’amélioration des relations franco-anglaises : en revanche, l ’année voit se décider
l ’expédition de Richard H en Irlande.
32. Sur le contexte complexe dans lequel Sir Thomas Beaufort (il sera fait amiral d ’Angleterre et Earl o f
Dorset quelques mois plus tard, avant de devenir ensuite duc d ’Exeter), voir G. L. HARRISS, Cardinal
Beaufort. A Study o f Lancastrian Ascendancy and Decline, Oxford, 1988, p. 56-58 : le Conseil royal
est alors dominé par le prince de Galles [Henri V] qui a monté une expédition « privée », dirigée par
son principal retainer, Thomas Fitzalan, Earl of Arundel, qui permit à Jean sans Peur de disperser les
troupes de Charles d’Orléans à Saint-Cloud (J. FAVIER, La Guerre, cit., p. 426), mais Henri IV entend
grâce au Parlement reprendre le contrôle de son Conseil pour évincer le prince, ce qui implique qu’il
ne peut attaquer de front les éléments les plus populaires de son programme politique.
178 J e a n -P h iu p p e G e n e t

Indispensables et précieuses pour leur caractère dynamique (tris indépendants


sur la partie gauche et sur la partie droite des contextes), les concordances KWIC
sont cependant peu lisibles. Sans qu’il soit ici possible de prétendre être exhaustif,
il est possible de représenter schématiquement les proximités immédiates sur un
tableau simplifié beaucoup plus parlant, construit à partir de ces mêmes concor­
dances KWIC (annexe H), qui donnent au plus de chaque côté du mot pax placé
au centre de chaque ligne de deux à quatre mots non grammaticaux, soit donc
environ six mots par ligne. Les mots placés en position 1, 2, et 3 ont été retenus
et additionnés sans tenir compte de leur position droite ou gauche ; les mots
deuxièmes ou troisièmes ne sont indiqués que lorsqu’ils peuvent être rattachés à
une liaison en position 1. Pour la position 1, le signe - marque une stricte proxi­
mité : lorsque celle-ci fonctionne toujours sous la forme d’un syntagme, celui-ci
est donné en clair. La fréquence des liaisons est indiquée par un chiffre placé
entre parenthèses. Même avec une présentation aussi sommaire (en particulier, il
faut résister à la tentation de lire le contenu des trois colonnes comme une mini­
phrase, puisque les voisins peuvent être proches dans le contexte droit ou dans le
gauche, et les mots grammaticaux peuvent être des négations !), on ne peut
manquer d’être frappé par l’effet d’écho produit par ces liaisons : beaucoup de
mots voisins de position 1, se retrouvent aussi en position 2, voire en position 333.
Les concordances permettent donc de faire apparaître l’environnement séman­
tique proche du terme pivot. Une première constatation s’impose : la répartition
des voisinages est différente dans les trois corpus. Le nombre des premiers voisins
potentiels dépend strictement de la fréquence de pax/paix dans chacun des corpus
(il est donc théoriquement de 104 pour les sermons latins, de 106 pour les dis­
cours français et de 76 pour les sermons français). Dans les sermons latins, vingt
voisins de première position ont une fréquence égale ou supérieure à deux, mais
ils ne sont que 18 dans les discours français et 15 dans les sermons français. Mais
si l’on totalise les fréquences de voisinage de position 1 égales ou supérieures à
deux dans chacun des trois corpus, on obtient un total de 55 (soit 52,9 %) pour
les sermons latins et de 42 (soit 55,3 %) pour les sermons français, mais de 72
(soit 67,9 %) pour les discours français. Il semble donc bien que les discours se

33. Voir dans M. DEMONET, A. GEFFROY, J. GOUAZE, P. LAFON, M. M ouillaud et M. Tournier , Des
tracts en mai 68. Mesures de vocabulaire et de contenu, Paris, 1975, une présentation de méthodes
permettant d ’exprimer la force des liaisons par un indice synthétique en pondérant la fréquence par la
proximité, ainsi qu’un système de représentation graphique des liaisons sémantiques. Voir aussi
J.-Ph. GENET, « Ordinateur, lexique, contexte », dans L. FOSSIER, A. VAUCHEZ et C. V iolante ,
Informatique et Histoire médiévale, Rome, 1977, p. 299-317. Les lexicologues semblent aujourd’hui
s’orienter dans d ’autres voies, s’intéressant surtout aux termes fonctionnant en « segments répétés » ou
qui apparaissent en « rafales » dans les textes. Les logiciels sont adaptés à ces nouvelles orientations
(cf. pour les rafales le logiciel Léxico d’André Salem) : voir P. LAFON, « Analyse lexicométrique et
recherche de cooccurrences », dans Mots, EŒ, 1981, p. 95-148, et P. LAFON et A. SALEM, « L’inventaire
des segments répétés d’un texte », dans Mots, VI, 1983, p. 161-177.
Pa ix e t g u e r r e d a n s l e s s e r m o n s p a r l e m e n t a ir e s a n g l a is (1362-1447) 179

Ta blea u IV. Les proch es v oisin s d e p a x d ans les serm ons latins

Position 1 Position 2 Position 3


(6) Pax bona (1) prosperitas - (l)quies
Dont (3) pro bono pacis (1) Ambassiatores
(5) Pax - tranquillitas (1) prosperitas
(1) conservatio
(4) P ax -justitia (1) tranquillitas
(1) defectum
(3) P ax -q u ie s (1) populi
(1) justitie dulcedo
(3) P a x -p a x (1) Gloria - (1) bonum
(1) justitia
(3) pax (inter) regn(a)/orum Anglie (2) etFranciae
(1) quies - (1) tranquillitas
(1) in regno suo
(1) justitia
(3) P ax -P opulus (2) justitia
(1) honorem et commodum
(3) P a x -u n ita s (1) concordia
(3) P ax -in ire
(2) Pax hominibus (1) Rex - (l)res publica
(1) Gloria
(2) Pax magna
(2) consilia pacis
(2) species pacis (1) declaratio
(1) consiliorum
(2) Montes (1) Regnum
(2) vinculum pacis (1) unitas Spiritus
(1) Dieta
(2) P a x -F ran cia (1) adversarius
(2) Pax-A m bassiatores (1) domini regis
(2) perquisitio pacis (1) finalis
(2) defendere/defensare (1) protegere
(2) demonstrare
(1) verus filius pacis (1) Rex
(1) Pax
(1) conservatio pacis (1) secura - (l)salva
(1) pax-m agnati (1) prelati
(1) pax inter subditos
(1) virtus pacis (1) unitas
(1) P a x -G lo ria
(1) Pax - Regnum Anglie (1) Rex
(1) Pax - domini regis
(1) P a x -a m o r
(1) P ax -eq u itas
(1) Pax - habundancia rerum
180 J e a n -P h iu p p e G e n e t

différencient nettement des sermons, qu’ils soient latins ou français ; les sermons
sont peut-être plus « littéraires », en martelant avec parfois une fréquence très
élevée des paires de mot comme « pax bona », « paix et quiete », « traité de
paix », « paix - guerre ». Mais en dépit des fréquences élevées des paires, un seul
triplet stable est repérable dans les discours français (« paix, quiete et tran­
quillité » qui a même quatre occurrences si on le prend dans le désordre), tout
comme dans les sermons, qu’ils soient latins ou français : « bon conservation de la
paix » dans les sermons français, et « pax inter regna Anglie [et Francie] » dans
les sermons latins. Au total, on peut cependant conclure que le vocabulaire dans
les discours français est plus figé en formules répétées que celui des sermons
français et surtout latins (où l’on peine en outre à repérer des voisins de troisième
position), qui n’utilisent qu’un nombre restreint de formules, même s’ils les
répètent plus souvent. Nous détaillerons pour commencer le cas des sermons
latins, car le nombre des occurrences de pax est plus élevé dans ce corpus pourtant
sensiblement plus court que les autres.
On observe immédiatement trois emplois relativement différents, mais les
contextes des uns et des autres sont enchevêtrés. Un premier emploi peut être
considéré comme général, car les mots voisins traduisent les bénéfices moraux et
les vertus qui accompagnent ou caractérisent la paix : d’abord la tranquillité et le
calme, puis la justice, et plus loin l’unité, l’amour, l’équité, etc. On se retrouve ici
dans la tonalité sémantique des éloges de la paix, qui sont l’un des genres litté­
raire caractéristiques de la période34 : c’est une sorte de vision éthique de la paix
qui est proposée, la paix comme pré-requis pour que s’épanouissent à la fois les
vertus et la prospérité, la paix comme condition sine qua non pour que puisse
s’instaurer une « bonne gouvernance ». Parfois, la paix est rapprochée de ses
contraires, le défaut de justice, l ’insidieuse influence des zélateurs de la guerre.
Deux autres emplois se singularisent, bien qu’ils se mêlent parfois au premier
emploi, sans qu’il soit toujours possible d’établir une stricte coupure : le second
concerne les aspects concrets de la recherche de la paix dans le conflit entre les
deux royaumes de France et d’Angleterre, évoquant leurs rois et les ambassadeurs
de ces derniers, et l’on peut qualifier cette contextualisation de « diplomatique ».
Et le troisième de ces emplois concerne plutôt la « paix du roi », c’est-à-dire la
paix intérieure, la paix au sens de la concorde entre les sujets, par opposition à
l’état créé par les rebelles, les brigands et les dissensions qui agitent les classes
dirigeantes : au fond, cette troisième contextualisation est celle de la paix civile et
de la bonne gouvernance « interne » (par opposition à l’exteme, c’est-à-dire
diplomatique) : on pourrait parler ici de contextualisation « civique », mais la
« bonne gouvernance », par le lien qu’elle entretient avec le contexte éthique par

34. J.-Ph. GENET, « Politics », cit., p. 3-4.


Pa i x e t g u e r r e d a n s l e s s e r m o n s p a r l e m e n t a ir e s a n g l a is (1362-1447) 181

l’intermédiaire de la nécessaire tranquillité du royaume, entraîne une certaine


confusion entre le civique et l’éthique.
Il y a bien sûr quelque arbitraire à construire la contextualisation à partir des
seuls mots qui sont les plus proches. Dans un sermon, par exemple, le texte
biblique sur lequel est construit l’ensemble du sermon a une valeur contextuali­
sante qui vaut pour tous les mots du texte, et plus encore pour les mots qu’il
contient, porteurs d’une autorité supplémentaire. D’où l’idée d’une contextuali­
sation plus large, que la fonction « thème » d’Hyperbase® permet de construire.
Mais de quelle « largeur » parle-t-on ici ? Le logiciel nous permet en effet d’utili­
ser la fonction « Thème » sur des contextes de dimension variable : c’est un peu
comme si l’on photographiait le texte avec un objectif à focale variable. Laissons
de côté les mots grammaticaux (qui présentent certainement un grand intérêt :
dans l’ordre, on trouve suorum, tamen, aut, absque, suos, pro, contra, aliorum,
nostri..., donc beaucoup de possessifs et de termes marquant une copule ou une
opposition)35, pour examiner, grâce au tableau V, les listes obtenues à trois distan­
ces différentes.

Ta blea u V. L’en v iron n em ent thém atique d e p a x d ans les serm ons latins

Sous-texte = paragraphe Sous-texte = 500 caractères Sous-texte = 100 caractères


1 12.81 52 74 Pax 6.87 52 35 Pax 18.24 52 35 Pax
2 12.55 8 22 Ambassiator 4.83 5 6 Gloria 10.27 7 7 Tranquillitas
3 9.88 4 12 Dieta 4.82 15 12 Subditus 8.68 5 5 Quies
4 8.82 6 14 Tractare 4.50 7 7 Tranquillitas 6.83 5 4 Species
5 8.55 3 9 Utriusque 4.34 9 8 Honor 6.83 5 4 Gloria
6 8.35 5 12 Cardinalis 4.03 20 13 Debitus 6.73 3 3 Dulcedo
7 7.87 4 10 Adversarius 3.64 12 8 Unitas 5.49 2 2 Suscipere
8 7.46 5 11 Adversus 3.25 12 8 Francia 5.49 2 2 Perquisitio
9 6.98 2 6 Vmculus 3.19 24 13 Virtus 5.49 2 2 Inire
10 6.98 2 6 Rationabilis 2.95 3 3 Res 5.49 2 2 Exinde
11 6.98 2 6 Potius 2.95 3 3 Enucliacius 4.96 5 5 Interius
12 6.98 2 6 Burgundia 2.88 11 7 Superior 4.56 37 9 Justicia
13 6.44 21 26 Pars 2.81 9 6 Exponere 4.34 3 2 Montes
14 6.24 3 7 Media 2.78 5 4 Quies 4.34 3 2 Gaudium
15 5.66 5 9 Nuper 2.78 5 4 Interius 4.24 21 6 Secundo
16 4.89 11 14 Status 2.78 5 4 Exhibitio 4.01 7 3 Unitas
17 4.37 12 14 Francia 2.77 5 4 Auctoritas 3.63 4 2 Feliciter
18 4.24 25 24 Bonus/bonum 2.61 22 11 Primo 3.63 4 2 Exterius
19 4.15 2 4 Trupha 2.55 25 12 Bonus/Bonum 3.37 9 3 Declaratio
20 4.15 2 4 Oblata 2.41 2 2 Vinculus 3.13 5 2 Sequere
21 4.15 2 4 Derisoria 2.41 2 2 Universalis 3.11 16 4 Thema
22 4.15 2 4 Communicare 2.41 2 2 Tuitio 2.85 25 5 Bonus/bonum
23 3.97 7 9 Unitas 2.41 2 2 Perquisitio 2.69 12 3 Assumare

35. Voir par exemple N. HABERT, Les Réseaux d ’alliance en diplomatie aux XIVe et XVe siècles. Étude de
sémantique, Paris, 1999.
182 J e a n -P h iu p p e G e n e t

24 3.92 3 5 Premittere 2.41 2 2 Oppressor 2.68 19 4 Populus


25 3.90 13 14 Cor 2.41 2 2 Generatio 2.52 13 3 Tres
26 3.87 5 7 Vulgaris 2.41 2 2 Eauanimiter 2.45 7 2 Prosperitas
27 3.86 4 6 Potestas 2.41 2 2 Efficaciter 2.36 14 3 Textus
28 3.86 4 6 Locus 2.41 2 2 Colles
29 3.57 10 11 Premissus 2.32 13 7 Princeps
30 3.25 20 18 Debitus 2.32 13 7 Cor
31 3.08 15 14 Subditus 2.30 6 4 Sanus
32 2.97 5 6 Defectus 2.30 6 4 Exemplum
33 2.78 9 9 Exponere 2.26 4 3 Triplex
34 2.76 29 239 Concilium 2.26 4 3 Observantia
35 2.76 3 4 Desiderare 2.26 4 3 Exterius
36 2.73 2 3 Summus
37 2.73 2 3 Spiritus
38 2.73 2 3 Recordatio
39 2.73 2 3 Penitus
40 2.62 8 8 Assensus
41 2.45 7 7 Tranquillitas
42 2.45 7 7 Providere
43 2.27 6 6 Exemplum
44 2.23 13 11 Specialiter
45 2.11 9 8 Respublica
46 2.11 9 8 Declaratio
47 2.07 5 5 Vicium
48 2.07 5 5 Species
49 2.07 5 5 Quies
50 2.07 5 5 Interius
51 2.07 5 5 Historia
52 2.07 5 5 Gloria 1

Le tableau donne, pour chacune des trois distances, l’écart, la fréquence dans
le corpus et la fréquence dans le sous-texte défini par la longueur de chacun des
trois contextes. Tout d’abord, la distance est celle du « paragraphe », en l’occur­
rence, presque le texte entier de chaque sermon, les Rotuli Parliamentorum ne
découpant que rarement le texte des sermons en paragraphes. C’est donc une
vision globale, qui donne la tonalité générale des sermons dans lesquels le mot
pax est utilisé. On trouve les mots suivants : ambassiatox, Dieta, tractare,
utriusque, Cardinalis, adversarius, adversus, etc. Autrement dit, tout le vocabu­
laire technique de la négociation diplomatique : cela se comprend aisément,
puisque ces termes n’ont aucune existence indépendante dans le corpus, en dehors
des moments où l’on évoque cette paix que Ton est entrain de négocier, notam­
ment en 1435. Ensuite, nous avons une distance de « moyenne », de 500 caractè­
res, ce qui correspond à cinq ou six lignes de texte, en gros la phrase complète
dans laquelle figure le mot pax, plus éventuellement une ou deux phrases voisines.
On trouve ici des mots qui évoquent les conséquences de la paix (gloria, tran­
quillitas, virtus), souvent avec une coloration politique (honor, unitas), mais ils
Pa ix e t guerre dans les sermons parlementaires anglais (1362-1447) 183

sont mêlés avec des termes qui évoquent un discours d’action politique (subditus,
debitus, auctoritas, Francia). Enfin, la vision rapprochée est obtenue avec un
contexte limité à 100 caractères, ce qui équivaut à un peu plus que le contexte
KW1C étudié précédemment : apparaissent les avantages de la paix (tranquillitas,
quies, dulcedo, gaudium) d’abord, la coloration politique apparaissant seulement
en deuxième lieu (gloria, justicia, unitas) et l’action diplomatique pas du tout.
Autrement dit, la variation de la focale permet de retrouver, dans un ordre qui
n’est pas indifférent, les trois contextes que l ’étude des proches voisins avait
permis d’identifier : au niveau le plus général, le contexte « diplomatique »,
au niveau moyen, le contexte « civique », au niveau rapproché, le contexte « éthi­
que ». L’enveloppement du discours par la contextualisation diplomatique est en
tous cas logique, étant donné la situation de plus en plus difficile de la monarchie
lancastrienne qui cherche désespérément une solution diplomatique à ses diffi­
cultés. Mais la mise en relation des contextualisations repérées et des niveaux de
grossissement de la focale peut-il être considéré comme général, ou cette structure
sémantique observée dans les sermons latins est-elle exceptionnelle ? L’examen
des discours et des sermons français va nous permettre d’en juger.
Commençons par les sermons français. Nous utiliserons pour ce faire deux
tableaux construits selon les mêmes principes que pour les sermons latins, un
tableau des proches voisins (tableau VI) et un tableau d’environnement théma­
tique (tableau VII) :

Ta blea u VI. L es proches v oisin s d e « paix » dans les serm ons français

Position 1 Position 2 Position 3


(4) loi(s) - Paix (2) de la terre
(1) du royaume
(1) conservation
(4) conservation de la paix (3) bon
(4) bon - Paix (1) gouvernance (1) roi
(1) loi (1) terre
(1) due (1) exécution
(1) maintenir (1) garder
(3) royaume - Paix (1) maintenir
(1) victoire
(3) Paix - tranquillité (2) royaume
(1) état
(3) Traité de Paix (1) condescendre (1 )Pape
(1) accord (1) bon
(1) obéir
(3) désirer Paix (1) quiete (1) tranquillité
(1) Dieu (1) puissant
(1) roi (1) seigneur
(3) garder Paix (1) outrage
(1) mieux (1) sembler
(1) manière
184 J ean -Ph iu ppe Genet

(3) bien - Paix (1) considérer (1) seigneur


(1) atterer (1) Dieu
(1) profre
(2) voie de Paix (1) France (1) adversaire
(1) seigneur (1) souverain
(2) faire - Paix (1) guerre
(1) vraisemblable
(2 )eschuance (2) effusion (2) sang
(2) dire - Paix (1) écriture
(2) temps - Paix (1) homme (1) donner
(1) guerre
(2) terre - Paix (1) aise (1 )sûreté
(1) communes

Dans les sermons français, on retrouve bien les trois contextes que nous
avions décelés dans les sermons latins, mais leurs poids relatifs apparaissent
différents. C’est ici le contexte civique qui apparaît le plus présent : les liens
« lois-paix », « conservation-paix », « royaume-paix », « paix-bon gouverne­
ment », « paix-regalie », « paix-terre », etc., sans compter que les mots en posi­
tion deux et trois permettent de voir que des liens comme « paix-tranquillité »,
« bon paix » ou « bonne paix », à première vue appartenant au registre éthique,
fonctionnent en fait dans le cadre de cette contextualisation civique (« loi »,
« gouvernance », « gouvernement »). Le contexte civique occupe donc la position
générale et enveloppante qui était celle du contexte diplomatique dans les
sermons latins. La contextualisation diplomatique n’en est pas moins présente :
« Traité-paix », « paix-faire », « paix-adversaire de France » ; la contextualisation
éthique, en partie absorbée par le contexte civique, n’est pas absente : « désirer-
paix », « bien-paix ». Les préoccupations du pouvoir lancastrien transparaissent
ici, avec la nécessité de pacifier l’Angleterre après la révolution lancastrienne36
mais sans la possibilité d’utiliser un vocabulaire éthique de légitimation ou de
sacralité, puisque la réalité non dite de l’usurpation reste en permanence sous-
jacente37. Va-t-on retrouver ces trois contextes dans les trois niveaux de l’environ­
nement thématique ?
Contrairement à ce que la hiérarchie des contextes dans les sermons français
laissait prévoir, la vision la plus générale ne met pas au premier plan le contexte
civique, mais le contexte diplomatique, qui retrouve ici la position qu’il occupait
dans les sermons latins : « France », « partie », « adversaire », « souverain »,
« recouvrer », « restitution », « querelle », etc. Ses composantes sont pourtant bien
différentes du lexique observé dans les sermons latins : point d’équivalent exact de

36. S. WALKER, « Rumour, sedition and popular protest in the reign of Henry IV », dans Past and Present,
166,2000, p.31-65.
37. P. Str OHM, England's empty throne : usurpation and the language o f legitimation, 1399-1422, New
Haven-Londres, 1998.
Tablea u V E. L’en v iro n n em en t th ém atique d e « paix » dans les serm ons français

Sous-texte = paragraphe Sous-texte = 500 caractères Sous-texte = 100 caractères


1 10.21 38 38 Paix 11.35 38 30 Paix 26.28 38 29 Paix
2 4.72 29 19 France 6.73 5 6 Israël 7.73 8 4 Conservation
3 4.51 44 25 Partie 4.89 8 6 Conservation 4.81 5 2 Traité
4 4.43 12 10 Adversaire 4.18 5 4 Parfait 4.81 5 2 Perpétuel
5 4.23 51 27 Souverain 3.97 147 38 Royaume 4.81 5 2 Israël
6 3.88 10 7 Conservation 3.65 6 4 Tierce 4.32 6 2 Béni
7 3.81 12 8 Recouvrer 3.60 33 12 Terre 4.20 13 3 Maintenir
8 3.78 12 9 Couronne 3.46 4 3 Seigneurie 4.09 147 13 Royaume
9 3.70 5 5 Perpétuel 3.45 2 2 Vraisemblable 4.05 33 5 Terre
10 3.53 7 6 Dehors 3.45 2 2 Tendre 4.00 58 7 Loi
11 3.31 4 4 Restitution 3.45 2 2 Normandie 3.93 7 2 Toucher
12 3.31 4 4 Querelle 3.45 2 2 Embrasser 3.93 7 2 Quiete
13 3.12 147 56 Royaume 3.45 2 2 Communauté 3.93 7 2 Fin
14 3.09 8 6 Victoire 3.45 2 2 Château 3.93 7 2 Droiturel
15 3.09 8 6 Tranquillité 3.45 2 2 Age 3.88 24 4 Garder
16 3.07 19 11 Guerre 3.23 7 4 Toucher 3.61 8 2 Tranquillité
17 2.87 3 3 Profre 3.23 7 4 Dehors 3.61 8 2 Exécution
18 2.87 3 3 Issue 3.23 7 4 Aviser 3.61 8 2 Dedans
19 2.87 3 3 Effusion 2.91 5 3 Traité 3.35 9 2 Due
20 2.87 3 3 Demande 2.91 5 3 Plaisance 3.23 19 3 Guerre

00
21 2.84 13

O
8 Ville 2.91 5 3 Perpétuel 3.28 9 Bon
22 2.84 13 8 Déclarer 2.91 5 3 Nommément 3.00 21 3 Désirer
23 2.82 33 16 Terre 2.87 8 4 Tranquillité 2.45 14 2 Mieux
24 2.69 5 4 Traité 2.87 8 4 Dedans 2.09 17 2 Gouverner
25 2.69 5 4 Glorieux 2.81 27 9 Présent
26 2.69 5 4 Plaisance 2.65 24 8 Garder
27 2.69 5 4 Israël 2.58 3 2 Profie
28 2.66 21 11 Désirer 2.58 3 2 Héritage
29 2.47 12 7 Propos 2.58 3 2 Demande
30 2.44 17 9 Profit 2.58 3 2 Continuellement
31 2.42 108 40 Bon 2.49 6 3 Amour
32 2.29 8 5 Prospérité 2.48 21 7 Désirer
33 2.29 8 5 Omnipotent 2.48 13 5 Maintenir
34 2.29 8 5 Dedans 2.46 17 6 Profit
35 2.21 6 4 Tierce 2.33 108 25 Bon
36 2.21 6 4 Excellent 2.28 14 5 Mieux
37 2.18 4 3 Seigneurie 2.15 7 3 Quiete
38 2.18 4 3 Sang 2.15 7 3 Nécessaire
39 2.18 4 3 Réformation 2.15 7 3 Fin
40 2.18 4 3 Nouveau 2.15 7 3 Droiturel
41 2.18 4 3 Labourer 2.14 28 8 Honneur
42 2.18 4 3 Conclusion 2.08 11 4 Malice
43 2.03 19 9 Semonce 2.03 4 2 Sentir
44 2.03 4 2 Conclusion
45 2.03 4 2 Reformation
46 2.03 4 2 Punissement
47 2.03 4 2 Punir
48 2.03 4 2 Nouveau
49 2.03 4 2 Memoire
50 2.03 4 2 Labourer
51 2.03 4 2 Encres
186 J e a n -P h il ip p e G e n e t

« dieta », tractare » ou « ambassiator », et le français « traité » n’apparaît que


bien bas dans la liste. Le lexique évoque plus une diplomatie de guerre, qui
oppose les parties adverses et met au premier plan l’exigence de restitution. La
paix reste un but, mais la « victoire » aussi, même s’il convient d’éviter les guer­
rières « effusions de sang ». Le contexte civique est nettement moins représenté :
« Couronne » est plutôt employé dans le cadre diplomatique, mais « Royaume » et
« terre » rappellent le devoir de gouvernance qui est celui du roi. Quant au
contexte éthique, il est très peu apparent à ce niveau. Le niveau moyen évacue la
contextualisation diplomatique, mais il est difficile de distinguer clairement entre
contexte civique et contexte éthique : la position d’« Israel » vient de sa présence
dans le texte des sermons qui place le mot dans le contexte éthique mais, si on
laisse de côté quelques mots liés à des évocations concrètes et ponctuelles
(« Normandie », « château ») qu’il convient de rattacher au contexte diplomatique,
les autres mots appartiennent plutôt au contexte civique, alors qu’au niveau rap­
proché, ce même contexte civique (« conservation », « maintenir », « royaume »,
« terre », « loi », « gouverner ») se mêle au contexte diplomatique (« traité ») et au
contexte éthique (« béni », « quiete », « tranquillité »). Il n’y a donc pas ici de
claire liaison entre chacun des contextes et chaque niveau des contextes : non seu­
lement les niveaux moyen et rapproché mêlent deux contextes différents, mais
encore le contexte général ne correspond pas au contexte le plus important décela­
ble dans les mots voisins ; au contraire, il correspond au moins important.
Que nous disent enfin, pour leur part, les discours français ? La divergence entre
les sermons latins et les sermons français tient-elle à la langue, puisque la forme
littéraire est la même ? Ici encore, nous aurons recours à un tableau des proches
voisins (tableau VIII), et un tableau d’environnement thématique (tableau IX).

Tablea u vm. L es proches voisins d e « paix » dans les discours français


Position 1 Position 2 Position 3
(10) Paix - quiete (3) tranquillité
(1) salvation (1) royal
(1) peuple (1) gouverner
(1) terre
(1) royaume
(1) turboill
(1) Grands (1) peuple
(1) Sainte Église
(7) Paix - Traité/traiter (1) profres
(1) voie
(1) Calais
(1) message
(7) P aix -g u erre (1) Irlande
(2) roi
(2) temps
(1) justitia
Paix e t guerre dans les sermons parlementaires anglais (1362-1447) 187

(5) P aix-royaum e (1) roi


(1) Angleterre
(1) obéissance
(4) forme de la Paix (1) assentir
(1) contre (1) appels
(1) prmcipalté
(6) Paix finale (2) Dieu (1) granter
(1) plaire
(2) plus longues trêves
(1) prendre (1) royaume
(3) P aix-prendre (1) Dieu (1) granter
(1) roi (1) adversaires
(1) Communes (1) Grands
(4) P a ix -fa ire (2) adversaire de France
(1) royaumes
(1) relation (1) roi
(5) P aix -b o n n e (1) Sainte Église
(2) gouvemer/gouvemement (1) royaume
(3) P a ix -T e rre (1) regalie (1) estat
(1) lois
(1) bien garder
(3) Paix - bon gouvernement (1) souverainement
(2) Paix - adversaire de France
(3) pouvoir (1) droit (1) raison
(1) mieux garder
(1) parfaire
(2) Écossaisa (1) Français
(2) sauver (1) droit
(1) maintenir
(2) garder (1) royaume
(2) ordonner (2) encheson
(2) avoir (1) honorablement

Dans les discours français, si le contexte éthique est présent (le lien paix-
quiete est même le plus fréquent avec dix occurrences, dont trois le lient à « tran­
quillité »), le contexte diplomatique est très marqué (lien avec traité, poids des
syntagmes « forme de la paix » et « paix finale »), et cela sous les deux formes
que nous avons déjà observées, comprenant à la fois le lexique de la négociation
et le lexique de l’opposition (« guerre ») ; les notations concrètes ou conjoncturel­
les (Écosse, Écossais, Irlande, Calais) sont nombreuses et, ici plus nettement
encore que dans les sermons français, elles peuvent être rattachées au lexique
diplomatique. Le contexte civique est également bien représenté, avec les liaisons
relativement nombreuses entre paix et « royaume », « roi », « gouverner » (ainsi
que « gouvernement » et « bon gouvernement »). Une chose très frappante, par
rapport aux sermons (qu’ils soient latins ou français), est l’importance des formes
verbales (« prendre », « faire », « sauver », « garder », « ordonner », « avoir »,
sans compter « traiter »), qui n’a pas d’équivalent dans les sermons. Il s’agit
188 J e a n -P h il ip p e G e n e t

Ta b l e a u EX. L ’e n v i r o n n e m e n t t h é m a t iq u e d e « p a ix » d a n s l e s d is c o u r s f r a n ç a is

Sous-texte = paragraphe Sous-texte = 500 caractères Sous-texte = 100 caractères


1 15.87 53 55 Paix 18.82 53 56 Paix 31.80 53 39 Paix
2 7.05 16 14 Trêves 7.44 20 14 Adversaire 10.58 19 8 Ouiete
3 6.73 19 15 Ouiete 6.80 14 11 Traité 9.66 6 4 Tranquillité
4 5.88 20 14 Adversaire 5.44 16 10 Maintenir 7.52 20 6 Adversaire
5 4.85 22 13 Garder 5.43 2 3 Resort 6.06 8 3 Gouvernement
6 4.80 42 20 Mieux 5.36 19 11 Ouiete 5.96 14 4 Traité
7 4.76 2 3 Annexer 5.32 22 12 Garder 5.79 22 5 Garder
8 4.66 5 5 David 4.98 10 7 Ecossais 5.56 77 10 Bon
9 4.54 9 7 Principal 4.85 8 6 Final 5.14 5 2 Fermement
10 4.39 30 15 Écosse 4.78 6 5 Souverainement 4.71 30 5 Peuple
11 4.45 30 15 Droit 4.78 6 5 Navie 4.62 6 2 Souverainement
12 4.37 14 9 Traité 4.52 14 8 Message 4.22 7 2 Gouverner
13 4.17 4 4 Insurrection 4.50 20 10 Point 3.99 51 6 Guerre
14 4.08 8 6 Gouvernement 4.44 9 6 Détruire 3.60 207 14 Royaume
15 4.08 8 6 Final 4.41 27 12 Grands 3.37 10 2 Première
16 4.05 6 5 Tranquillité 4.33 42 16 Mieux 3.37 10 2 lustice
17 4.05 6 5 Souverainement 4.20 3 3 Nourrir 3.37 10 2 Ecossais
18 4.05 6 5 Ôter 4.20 3 3 Discrétion 3.33 33 4 Droit
19 4.00 18 10 Coustage 4.13 60 20 Angleterre 2.96 24 3 Sauver
20 3.92 30 14 France 4.05 33 13 Droit 2.96 11 3 Eglise
21 3.91 75 27 Temps 4.03 16 8 Trêve 2.69 27 3 Grands
22 3.68 14 8 Message 3.96 30 12 France 2.67 43 4 Ordonner
23 3.61 3 3 Obéissance 3.96 30 12 Ecosse 2.67 43 4 Message
24 3.61 3 3 Nourrir 3.77 24 10 Sauver 2.64 61 5 Prendre
25 3.61 3 3 Encheson 3.63 75 22 Temps 2.54 15 2 Désirer
26 3.64 3 3 Destruction 3.62 6 4 Tranquillité 2.46 30 3 France
27 3.64 3 3 Appels 3.62 6 4 Mander 2.41 16 2 Trêve
28 3.61 3 3 Claym 3.48 12 6 Traiter 2.41 16 2 Maintenir
29 3.52 12 7 Traiter 3.43 2 2 Parfait 2.10 19 2 Encheson
30 3.51 5 4 Fermement 3.43 2 2 Introduction
31 3.45 30 13 Peuple 3.43 2 2 Convenablement
32 3.40 18 9 Semonce 3.43 2 2 Annexer
33 3.34 10 6 Première 3.43 2 2 Age
34 3.34 10 6 Ecossais 3.18 10 5 Première
35 3.23 60 21 Angleterre 3.12 17 7 Marche
36 3.01 6 4 Mander 2.98 38 12 Montrer
37 3.01 6 4 Français 2.93 18 7 Semonce
38 2.89 207 55 Royaume 2.92 43 13 Ordonner
39 2.88 24 10 Sauver 2.88 5 3 Lancastre
40 2.88 4 3 Rumour 2.88 5 3 Fermement
41 2.88 4 3 Nécessairement 2.88 5 3 Attentat
42 2.88 4 3 Cœur 2.88 5 3 Amendement
43 2.83 9 5 Accorder 2.80 15 6 Désirer
44 2.77 15 7 Désirer 2.80 15 6 Article
45 2.65 29 11 Falloir 2.67 12 5 Sauvegarde
46 2.60 7 4 Gouverner 2.67 12 5 Guyenne
47 2.50 73 22 Terre 2.62 51 14 Guerre
48 2.37 17 7 Marche 2.56 3 2 Sujétion
49 2.36 5 3 Lancastre 2.56 3 2 Exécuter
50 2.36 5 3 Heir 2.56 3 2 Enchesons
51 2.36 5 3 Attentat 2.56 3 2 Chandeleure
Pa ix e t g u e r r e d a n s l e s se r m o n s p a r l e m e n t a ir e s a n g l a is (1362-1447) 189

52 2.32 43 14 Ordonner 2.55 9 4 Accorder


53 2.21 57 17 Dieu 2.52 29 9 Falloir
54 2.04 12 5 Guyenne 2.47 48 13 Charge
55 2.04 12 5 Forme 2.46 6 3 Maintenance
56 2.46 6 3 Français
57 2.46 6 3 Conquérir
58 2.45 73 18 Terre
59 2.28 10 4 Peuple
60 2.89 5 3 Prêt
61 2.26 18 6 Coustage
62 2.25 14 5 Amender
63 2.13 7 3 Gouverner
64 2.06 15 5 Progeniteur
65 2.05 11 4 Ouvertement
66 2.01 4 2 Tard
67 2.01 4 2 Suiet
68 2.01 4 2 Requérir
69 2.01 4 2 Principauté
70 2.01 4 2 Perfoumir
71 2.01 4 2 Nécessairement
72 2.01 4 2 Faillir
73 2.01 4 2 Doute
74 2.01 4 2 Armes

ici d’action, non de l’évocation des grands principes : un discours de l’action


s’oppose nettement à un discours des valeurs, celui des sermons. Pourtant, la
structuration des trois contextes est toujours là, même si la hiérarchie qui s’établit
entre eux est encore une fois différente de celles que nous avons observées
jusqu’ici : comme d’ailleurs dans le cas des sermons français, le contexte éthique
et le contexte civique sont étroitement liés, puisque la paix apparaît comme la
condition sine qua non de la « tranquillité » et de la « quiete » du royaume, condi­
tions indispensables à l’exercice d’une bonne gouvernance.
L’environnement thématique est moins facile à interpréter que celui des
sermons latins, mais il semble bien qu’au niveau général le contexte diplomatique
apparaisse dominant : « trêves », « adversaire », « garder », « traité », « Écosse »,
« Droit » et « France », « Angleterre » par exemple, se retrouvent parmi les mots
les plus marquants. Les deux niveaux suivants sont, comme dans le cas des
sermons français, une combinaison des deux contextes : le niveau moyen
combine le lexique du contexte diplomatique et le contexte éthique, alors que le
niveau rapproché mêle étroitement les contextes éthique et civique. C’est donc
encore une nouvelle configuration qui se présente, cohérente au niveau du
contexte enveloppant et du niveau général de contextualisation, mais sans
correspondance univoque entre contextes et niveaux de contextualisation.
190 J e a n -P h il ip p e G e n e t

La structure observée pour les sermons latins n’est donc pas généralisable.
Elle est peut-être même exceptionnelle, s’expliquant par les contraintes de la
langue et l’importance des formules utilisées, sinon par les chanceliers, du moins
par ceux qui rédigeaient les reports. Néanmoins, l’utilisation des voisins définis à
partir des contextes KWIC et celle de l’environnement thématique obtenu par la
fonction « Thème » du logiciel Hyperbase® a permis d’étudier les contextes pour
éclairer assez précisément le contenu et la fonction du mot paix/pax dans le dis­
cours politique en Angleterre à la fin du Moyen Age, étant entendu que cette
étude porte sur un corpus assez réduit. Les observations faites jusqu’ici peuvent
commodément être rassemblées sur un petit tableau, avec, pour chacun des
corpus, la caractérisation des contextes dans l’ordre d’importance que nous leur
avons attribué, et celle de l’environnement thématique en fonction des trois
niveaux définis (général, moyen, rapproché) :

Tableau X. Résumé des observations

Serm ons latins Serm ons français Discours français


Voisins 1 Éthique Civique Diplomatique
Voisins 2 Diplomatique Diplomatique Civique
Voisins 3 Civique Éthique Éthique
Niveau général Diplomatique Diplomatique Diplomatique
Niveau moyen Civique Civique/éthique Civique/diplomatique
Niveau rapproché Ethique Civique/diplomatique Civique/éthique

La divergence entre les sermons latins et les sermons français est intéressante.
Elle peut en effet être un effet de langue, mais plus probablement est-elle due à la
différence des contextes politiques et militaires dans lesquels les sermons ont été
prononcés, puisque les sermons français correspondent en gros à la période anté­
rieure au règne d’Henri VI, alors que les sermons latins, à une exception près,
appartiennent à ce règne. La coloration éthique du terme « paix » par ses voisins,
évitée par les Lancastriens jusqu’aux victoires d’Henri V, devient, surtout à partir
de 1429, le refuge d’un gouvernement malade qui ne peut que secondairement
avoir recours au discours civique, alors que celui-ci est au contraire mis en avant
tant sous le règne de Richard II que sous les deux premiers rois Lancastre.
Au total, il est frappant de constater que, tant au niveau des voisinages qu’au
niveau thématique général, la contextualisation diplomatique occupe une position
éminente. C’est une preuve que le discours politique anglais est d’abord un
discours raisonné et concret, qui vise à transmettre des informations (orientées,
mais cela est une autre histoire...) et à préciser, devant l’acteur collectif qu’est cet
auditoire parlementaire, des positions politiques. Mais il a d’autres composantes,
en particulier celles que nous avons définies ici comme éthiques et civiques : les
contextes et les connotations sémantiques que ceux-ci induisent montrent que le
langage de l’action est sous-tendu et accompagné par un discours à proprement
Pa ix e t g u e r r e d a n s l e s se r m o n s p a r l e m e n t a ir e s a n g l a is (1362-1447) 191

parler idéologique, qui introduit des concepts et des notions que nos chanceliers,
hommes d’église et universitaires, ont acquises et développées sur les bancs de
l’école et présentent comme allant de soi. Même s’il se retrouve atténué dans
les discours français (ou prédominent les laïcs), ce vocabulaire et tout ce qu’il
véhicule est ainsi introduit dans ce qui devient une langue politique commune,
dans laquelle chaque discours trouve alors sa place singulière en se distançant
sémantiquement et lexicalement des autres. L’importance du motif de la paix dans
ces discours nous permet de bien saisir le fonctionnement de cette langue poli­
tique, dont nous n’avons ici malheureusement qu’un écho déformé (les discours
ont été prononcés pour la plupart en anglais mais les reports sont en latin ou en
français et abrégés) : l’existence d’une telle langue est l’une des manifestations
les plus éclatantes du système de communication et du rôle qu’il joue au sein de
la société politique ; c’est en tous cas l’une des conditions sine qua non pour que
puissent se développer les « États modernes » de l’Europe occidentale.

A n n e x e I. L a d i s t r i b u t i o n d e paxI ppjx d a n s l e s s e r m o n s
ET LES DISCOURS FRANÇAIS ET LATINS

1. Paix dans les sermons français

Auteur écart fréquence


1. L an g h am 1365 1,37 2
2. Houghton 1377 0,63 5
3. Sudbury 1377 - 0 ,8 6 2
4. Houghton 1378 - 2 ,1 9 0
5. Courtenay 1381 -0 3 7 0
6. E. Stafford397 - 1 ,4 5 0
7. Arundel 399 - 1 ,2 8 0
8. E. Stafford 1402 0,34 2
9. E. Stafford 1404A - 0 ,9 3 1
10. Beaufort 1404B - 0 ,8 7 1
11. Langley 1406 0,05 1
12. Arundel 1407 -1 ,0 1 0
13. Beaufort 1410 - 1 ,1 8 0
14. Beaufort 1413 - 0 ,8 8 0
15. Beaufort 1414A -0,85 2
16. Beaufort 1414B 0,83 2
17. Beaufort 1415 0,38 2
18. Beaufort 1416A - 0 ,8 6 1
19. Beaufort 1416B 232 5
20. Langley 1417 0,78 2
21. Langley 1419 2,72 5
22. Langley 1420 038 1
23. Langley 1421A - 0 ,6 8 0
192 J e a n -P h il ip p e G e n e t

Langley 1421B 04 1
Chichele 1422 1,18 2
Langley 1423 0,1 1

13 15 17 19 21 23 25

2. Pax dans les sermons latins

Auteur écart fréquence


1. Arundel 1399 - 2,21 0
2. Beaufort 1416 - 1 ,8 7 0
3. Beaufort 1425A 1,07 5
4. Beaufort 1425B - 0 ,9 7 2
5. Kempe 1427 - 0 ,8 2 2
6 . Kempe 1429 - 0 ,7 5 4
7. Lyndwood 1430 1,57 6
8. Stratford 1432 - 1,1 2
9. Stratford 1433 0,68 3
10. Stratford 1435 3,3 12
11. Stratford 1436 - 1 ,9 3 1
12. Stratford 1439 1,18 5
13. Stratford 1441 - 2 ,4 4 2
14. Stratford 1444 ia 4
15. Stratford 1447 0,58 4
Pa ix e t g u e r r e d a n s l e s se r m o n s p a r l e m e n t a ir e s a n g l a is (1362-1447) 193

3. « Paix » dans les discours français

Auteur écart frequence


1. Green 1362 0,33 1
2. Langham 1363 -0 ,3 1 0
3. L an g h am 1364 - 0 ,5 4 0
4. Langham 1366A 0,73 1
5. Langham 1366B - 0 ,4 4 0
6. Langham 1368 2,19 3
7. W ykeham 1369 3,45 6
8. W ykebam 1371 1,45 2
9. Knyvet 1372 0,58 1
10. Brian 1372 -0 ,9 1 0
11. Knyvet 1373 - 0 ,8 7 1
12. Knyvet 1376 0,84 1
13. Arundel 1377 - 0 ,3 5 0
14. Scrope 1378 - 2 ,0 7 0
15. Scrope 1379 - 1 ,6 7 0
16. Scrope 1380A - 0 ,9 2 1
17. Scrope 1380B -1 ,4 1 0
18. Sudbury 1380 -1 0
19, Segrave 1381 1,16 3
20. Scrope 1382 - 0 ,9 7 0
21. Braybroke 1382A -0 ,9 1 1
22. Gilbert 1382 - 1 ,5 7 0
23. Braybroke 1382B - 0 ,9 6 1
24. De La Pole 1383A 0,88 5
25. De La Pole 1383B - 1 ,4 6 2
26. Despenser 1383 - 1 ,1 5 2
27. De La Pole 1384 2,77 6
28. D e La Pole 1386 0,24 1
29. De La Pole 1381 - 2 ,5 9 0
30. Arundel 1388 0,57 1
31. Wykeham 1389 1,53 3
32. W ykeham 1390 2,73 5
33. Arundel 1391 0,54 1
34. Arundel 1392 1,06 1
35. Arundel 1393 1,67 2
36. Arundel 1394 - 0 ,6 0
37. Richard B 1397 0,13 1
38. Thim ing 1401 - 1 ,0 2 1
39. Arundel 1407 - 0 ,5 2 0
40. Th. Beaufort 1411 -0 ,6 1 0
194 J e a n -P h iu p p e G e n e t

A N N EX E II. L e s contextes de pax e t p a i x

1. « Paix » dans les sermons français

01 en sa terre propre en siège de paix, sur tout désirer quiete et tran


01 et communes de sa terre et la paix être garder, les outrage dommage
02 avoir ce que 1 écriture dire..., paix sur Israel, pour quel Israel êtr
02 isir pour son héritage, laquelle paix nous donner Dieu.
02 Pape, à condescendre à traité de paix entre lui et son adversaire de France
02 aussi le bon gouvernement et la paix de son royaume avantdit maintenir
02 quel manière le sien état et le paix dans le royaume, et aussi ses
03 faire garder et m aintenir en bon paix, et vous gouverner par les bon
03 Seigneur-le-roi désirer m oult la paix m aintenir en son royaume de Angleterre
08 oionable profre fait pour bien de paix, de lors faire guerre, et résis
08 y être vraisemblable de faire paix perpétuel par entre les trois roy
09 leur sembler pour mieux garder paix et tranquillité dans le royaume.
10 m anière, et aussi pour garder paix et quiete, et égal justice faire
11 Dieu, adonques ils atteront bien paix dedans le royaume, et victoire
15 gouvernance, et maintenance de la paix, et de les bon loi de sa terre,
15 conservation de même les loi et la paix, et aussi tel peines de nouveau
16 ainsi être donee a homme temps de paix, et temps de guerre, et de labo
16 seigneur, considerant le bien de paix et tranquillité parmi tout son
17 de ses loi et justice, et de la paix de la terre, pour 1 aise, sûrete
17 adversaire de France, par voie de paix, en eschuance de 1 effusion de sang
18 la grâce de Dieu, a 1 honneur, paix, et profit du royaume perpétuel
19 labourer entour 1 établissement de paix, et bon gouvernance parmi le roy
19 souverain seigneur, par voie de paix, en eschuance d effusion de sang
19 le bon accorde, et Traite du paix, la quelle être 1 un issue de
19 et querelle avoir vouloir fin, paix, et determination, et dire aussi
19 après de guerre cesserons, et a paix et Quiete perpétuel aviendrons
20 pays, et les avoir et tenir en paix en partie de sa droiturel demande
20 our la bon conservation de la paix et les loi du royaume, la second
21 puissant Dieu, désirer puis tôt paix que guerre... et nommément toucher
21 a son dit adversaire par forme de paix, et nonobstant sa repuis de ce
21 encore obéir il au traité de paix, et l ’attendre plusieurs fois
Paix e t guerre dans les sermons parlementaires anglais (1362-1447) 195

21 et vouloir savoir comment la paix et les loi de la terre, et ses


21 parfait affection, et par avoir paix sans fm entre les dit royaume en
22 aussi pour la béni conclusion de paix et unité ja par entre lui et pour
24 pour la bon conservation de la paix et les loi de la terre ; 1 autre
25 pour la bon conservation de la paix, et due exécution et accomplisse
25 misericorde octroyer prospérité, paix et tranquillité a tout état, et
26 ans toucher la conservation de la paix, et la bon et due exécution de

2 .Pax dans les sermons latins


03 assumens pro Them ate, G loria et pax et Pax omni operanti bonum , pro
03 ns pro Themate, Gloria et pax et Pax omni operanti bonum, pro cujus de
03 ria in excelsis Deo, et in Terra Pax Hominibus bone voluntatis’. Gloria
03 acceptionem et exhibitionem, et Pax Hominibus, et per Regis et rei pu
03 Anglie videlicet et Francie, sub pax et quietis dulcedine tutissime cus
04 Justicie debita executione ; et pax Populo pro tertio, in Regis pro
04 Honorem et commodum, ac Populi Pax et quietem, consiluit, verba rep
05 exterius protegere et defensare ; pax et tranquillitatem inter eos inter
05 icaciter subvenire. Secundo, in Pax et Tranquillitatis conservatione
06 m entum ; nam ex justicia sequitur pax, et ex pax rerum habundancia maxi
06 ex justicia sequitur pax, et ex pax rerum habundancia maxime procreatu
06 insultus exterius defendere, ac pax, justiciam et tranquillitatem int
06 roribus et vitiis predictis, sub pax, quietis et justicie dulcedine in
07 et unitatis ; secundo, virtute pax et tranquillitatis ; Tertio, viri
07 ilectione. Pro secundo, etiam pax triplicem demonstravit ; videlicet
07 plicem demonstravit ; videlicet, pax monasticam, quam quilibet quo ad
07 um possibilitatem excedentes ; ac pax et tranquilitati, per susurrones
07 rogatur, quod propter unitatis, pax et justicie defectum, quamplura
07 convenit obviare, ac unitatem , pax et equitatem ubique in Regno suo
08 bavit Regem et Regnum Anglie, ad pax bonum , ac prosperitatis et quieti
08 justificati, juxta Apostolum, pax habeamus. Secundo etiam, ut Cris
09 Suscipiant M ontes Pax populo, et Colles Justiciam. In
09 videlicet, Prelatis et M agnatibus, Pax, Unitas et vera Concordia, absque
09 in dicto Regno, M ontes predicti Pax suscipiant, Collesque Justiciam
10 vare unitatem Spiritus in Vinculo Pax. Pro cujus Textus declaratione,
10 rgund’quandam Dietam pro vinculo Pax Regnorum Anglie et Francie, apud
10 jam tarde, contra tenorem magne Pax inter Regna predicta edite, const
10 set Ambassatores illuc, pro bono Pax inibi tractand’et concludend’,
10 formam et effectum dicte magne Pax nuper inter felicissime recordation
10 men Dominus noster Rex, ut verus Pax filius, et ea que ad Pax sunt tot
10 verus Pax filius, et ea que ad Pax sunt tot cordis affectu desiderans
10 nis potius effusionem sitire quam pax, quosdam suos notabiles Ambassiat
10 et m edia rationabilia pro bono Pax, per Ambassiatores dicti domini
10 ssiatores partis adverse, non ut Pax, set potius guerrarum zelatores,
10 suorum defectum, absque optato Pax effectu extitit dissoluta. Jamque
10 cum prefato Adversario suo Franc’pax iniit et eidem Parti adverse contra
11 scilicet causa, pro Justicia et Pax inter subditos et Ligeos Regis Reg
12 et in preceptis suis, et faciat pax. Secundo M achabeorum, primo. Pr
12 in preceptis suis. Secundo, pax bone perquisitionem ac ejusdem pax
12 ax bone perquisitionem ac ejusdem pax finalem perquisitionem, qua quili
12 et affectat ; cum dicit, et fac’pax. Pro primo, siquidem cum dicitur
196 J e a n -P h iu p p e G e n e t

12 sita et amota aperiri, et exinde Pax bona et perpetua, ut premittitur


13 ffectio, videlicet, cum quis ad Pax et Amorem, per quos quies et tran
13 extirpari et deleri, et exinde Pax, Tranquillitas et Prosperitas in
14 ens pro suo Them ate, Justícia et Pax osculate sunt, Psalmo 84 ; expone
14 pis Regis Cesilie, quam pro bono Pax inter Regna Anglie et Francie, se
14 urire declaratione, tres species pax specialiter annotavit ; quas quidem
14 et mediis huiusmodi Justícia et Pax poterunt in futur’infra dictum Re
15 ro suo Themate « Qui autem ineunt pax consilia sequitur illos gaudium »
15 pro salva et secura conservatione pax ipsius Domini Regis infra Regnum
15 it supradictum « Qui autem ineunt pax consilia, sequitur illos gaudium
15 ies Consiliorum, ac tres species Pax in eodem Themate specificate, idem

3. « Paix » dans les discours français

I covenable Remedie, et coment la Paix purra meltz estre gardez, et le


4 sovereinement le bon Government, Paix, et Quiete des Grantz et Poeple
6 autres plusours soveraynement en paix, quiete et tranquillité ses ditz
6 sur tiel point treter de bone Paix, si le Conseil le roi d ’Engleterre
6 m onstrer asom e voie de Trete de Paix, sauvant au Roi son Droit et
7 Grantz et Communes, prist une P aix ... Adversair de France, sur certe
7 certein temps limite en mesme la Paix, et ovesqe ce son dit Adversari
7 et pays issint accordez pae la Paix, et de son paiement aussi ; Nien
7 Appealx, contre la fourme de la Paix. Et outre soit maunde grant
7 principalte contre la fourme de la Paix, le Prince manda a notre Seigneur
7 m ent faitz contre la fourme de la paix le Roi poait de droit et reson
8 son Adversari avoit enfreint la paix autre foitz afferme entre eux,
8 usa le resort quele par la dite Paix deveroit demurer et aperteiner au
9 voillant partant et désirant la paix et quiete de Seinte Esglise et de
II vous savez bien cornent apres la Paix prise par entre le Roi et ses adv
12 vis pur le bon gouvernement de la Paix de son Roialme d ’Engleterre. La
16 de Seinte Esglise, et la bone Paix, estre salvez et maintenuz deinz
19 emblemissement ; et l ’estât, paix, et bone govemem ent de son dit
19 mettre le Roi et son Roialme en paix et quiete sur le grant turboill
19 touse M aufait encontre D ieux, la Paix de la Terre, le Regalie, l ’Est
21 certain, q ’ils ne vorront avoir Paix, ne sanz grant prejudice du Roi
23 bones Loyes de sa Terre, et la Paix d ’ycelle, soient bien gardez et
24 en purroit honorablement avoir la Paix ovesque les Escotes, ou autrement
24 de present enheritez. Et si Paix se ferroit par entre les roialmes
24 aillours qe en Parlement, ou si Paix ou Trieves ne se y purroient pren
24 d ’ordeigner qe salvegarde de la Paix deinz le Roialm e, et l ’obbeisance
24 ses Ministres foundement de tut paix et quietee en mesme le Roialme,
25 les Roialmes et beaulx ofres de Paix faitz par l ’Adversaire de France
25 vous dites, introduction de bon Paix et final, qe Dieu grante, ce ne
26 prises et profres du Tretee de Paix faitz par l ’adversaire de France
26 plest serra introduction a final Paix ; et ce q ’est einsi avenuz ne
27 les bones Loys et Usages, et la Paix de son Roialme soient auxint ferm
27 mendez. Item sur la Tretee de la Paix qe longuement ad durez et continu
27 assentuz sur certeine forme de Paix final prendre par entre les Roialme
27 et son dit Roialme. Item si la Paix se prendre, qe Dieu grante,
27 encores il est voirs qe ycelle Paix ne purra ja estre perfaite ne
27 contre les Franceys et Escotz, si Paix ne s’y pregne mye : E t auxint,
Pa ix e t g u e r r e d a n s l e s se r m o n s p a r l e m e n t a ir e s a n g l a is (1362-1447) 197

28 Ime. Et qe le Roi voet, qe la Paix de la Terre soit bien garde, et


30 le Roialme meutz govemez ; bone paix, quiete et tranquillité, toutz
31 govemer son Poeple en quiete, paix, et tranquillité, droit et juste
31 seront Messages pur la Trete de Paix, et de queux Articles ils traite
31 sont gardez et executz, et sa Paix garde toutz partz deinz le Roialme
32 du Roi a Caleys pur Traitée de Paix, et avoient fait relation au Roi
32 eleure proschein, pur traiter de Paix final, si Dieu plest, quelle
32 qe le Roi aura illoeqes Guerre qe Paix, laquelle Guerre le Roi ne voet
32 temps pur la Guerre, en cas qe Paix final, ou plus longes Trieves ne
32 temps pur la Guerre, en cas qe Paix final, ou plus longes Trieves ne
33 encheson si est, ordeignez coment la Paix et Quiete de la Terre q’ont este
34 que soit il Guerre, Trieves, ou Paix, y covient notre Seigneur le Roy
35 encheson si est, d’ordeiner que paix, quiete, et tranquillité soient
35 article il rehercea la Treite de Paix q’or est, et coment la Guerre
37 durront de reson moul occasion de Paix, Quiete et Salvation a son Roialme
38 pluis semblable de guerre qe de paix. Et auxi les Guerres d’Irlande

A n nexe III. L es corpus

Sermons d ’ouverture du Parlement, corpus 1, reports en français (1377-1410)

1. Simon LANGHAM, « verrai Justice et droiturel jugem ent aoument le See du Roi » (Ps.) 1365
[RP., H, 283],
2. Adam HOUGHTON, « Libenter suffertis insipientes cum sitis ipsi sapientes » (Paul), 1377 [R.P.,
H, 361-2],
3. Simon Sudbury, « Vostre roy vient a toy [Rex tuus venit] », 13 Oct. 1377 [R.P., HI, 3].
4. Adam H oughton , « Congregatio justorum est ecclesia dei », 1378 [RP., IQ, 32].
5. W illiam COURTENAY, « Rex convenire fecit consilium », 1381 (Act.) [RP., HI, 98].
6. Edmund STAFFORD, « Rex unus erit omnibus » (Ez.), 1397 [RP., HI, 347],
7. Thomas ARUNDEL, « Incumbit nobis ordinare pro regno » (1 Mac. 6.57), 1399 [RP., DI, 415].
8. Edmund STAFFORD, « Pax m ulta diligentibus legem » (Ps. 118.165), 1402 [ R P , HI, 485].
9. Henry Beaufort , « Multitudo sapientium » (Sap. 6.26), 14 janvier 1404 [R P , HI, 522].
10. Henry Beaufort , « Rex vocavit seniores terre » (3 Reg. 20.7), octobre 1404 [R P , IH, 545],
11. Thomas LANGLEY, « M ultorum consilia requiruntur in magnis », 1406 [ R P , HI, 567].
12. Thomas ARUNDEL, « Regem honorificate » (I Pet. 2.7), 1407 [ R P , HI, 608].
13. Henry BEAUFORT, « Decet nos implere omnem justiciam » (Mat. 3.15), 27 janvier 1410 [R P ,
m ,6 2 2 ].
14. Henry BEAUFORT, « Ante omnem actum consilium stabile » (Eccli. 37,20), mai 1413 [R P , IV, 3].
15. Henry Beaufort , « Posuit cor suum ad investigandas leges » (I Esdr. 7 ,1 0 ), mai 1414 [R P , IV,
15-16].
16. Henry Beaufort , « Dum tempus habemur » (Gal. 6 10), novembre 1414 [ R P , IV, 34].
17. Henry BEAUFORT, « Sicut et ipse fecit nobis ista et nos ei faciamus », 1415 [ R P , IV, 62].
18. Henry Beaufort , « Iniciavit vos viam » (Heb. 10,20), 6 mars 1416 [ R P , IV, 70].
19. Henry BEAUFORT, « Operam detis ut quiete sitis » (I Thess. IV 2), 19 octobre 1416 [ R P , IV, 94].
20. Thomas L angley , « Confortamini, viriliter agite, et gloriosi eritis » (I M ac. 2 64), novembre
1417 [R P , IV, 106],
21. Thomas L angley , « Bonum facientes non deficiamus » (Gal. 6 9), 1419 [RP., IV, 116].
22. Thomas LANGLEY, « Inivit David consilium » (I Par. 13 1), décembre 1420 [ R P , IV, 123].
23. Thomas Langley , « Laudans invocabo Domino » (Ps. 17 4), mai 1421 [R P , IV, 129].
198 J e a n -P h iu p p e G e n e t

24. Thomas Langley , « Lex Domini immaculata convertens animas » (Ps. 18.8), 1421 [R R , IV,
150].
25. Henry Chichele , « Principes populorum congregati sunt cum Deo » (Ps. 16 10), 1422 [R.P, IV,
169].
26. Thomas L angley , « Deum Timete, regem honorificate » (I Pet. 2 17), 1423 [ R P , IV, 197].

Sermons d ’ouverture du Parlement, corpus 2 , reports en latin (1399-1447)

1. Thomas ARUNDEL, « Vir Dominabitur populo » (I Sam. IX .17), 1399 [R-P., HI, 423]38.
2. Henry BEAUFORT, « Iniciavit vos viam » (Heb. 10,20), 6 mars 1416 ?39
3. Henry BEAUFORT, « Gloria et pax et Pax omni operanti bonum ... » (Rom. 2.10), 1425 [RP., TV,
261],
4. Henry BEAUFORT, « Sic facite u t salvi sitis » (Eccle. 3 ,2 ), 1425 [RP., IV, 295].
5. John Kem pe , « Sine providentia regali impossibile est pacem » (2 Mac. 4 ,6 ), 1427 [R.P., IV, 316].
6. John KEMPE, « Quomodo stabit regnum ... » (Mat. 12,26), 1429 [R R , IV, 335].
7. W illiam Ly n d w o o d , « Firmabiliter solium regni ejus » (1 Par. 22.10), 1430 [R R , TV, 367].
8. John STAFFORD, « Deum Timete, regem honorificate » (I Pet. 2-17), 1432 [R R , IV, 388].
9. John Stafford , « Suscipiant montes pacem populo et colles iusticiam » (Ps. 71.3), 1433 [R E ,
IV, 419].
10. John STAFFORD, « Soliciti sitis servare unitatem spiritus in vinculo » (Eph. 4.3), 1435 [RP., IV,
489],
11. John STAFFORD, « Corona regni in m anu dei » (Is. 62-3), 1436 [R R , IV, 495],
12. John Stafford , « Adapariat Dominus cor vestrum in lege sua et in preceptis suis » (2 M ac. 1.4),
1439 [R R , V, 3].
13. John Sta ffo rd , « Rex et thronus ejus sit innocens » (2. Reg. 14.9), 1441 [RP., V, 35-36].
14. John STAFFORD, « Justicia et Pax osculate sunt » (Ps. 74.11), 1444 [RP., V, 66].
15. John STAFFORD, « Qui autem ineunt pacis consilia sequitur illos gaudium » (Prov. 12.20), 1447
[RR., V, 128].

« Discours » français, corpus 3 (1362-1411)

1. Sir Henry GREEN, Causes des somons du Parlement, 1362 [RR, D, 268],
2. Simon de LA N G H A M ?, Causes « en especial » du Parlement aux Lords en présence du roi, 1364-
5 [RR, H, 283-4],
3. Simon de L A N G H A M , Causes des somons du Parlement, 21 septembre 1366 [RR, H, 289].
4. Simon de L A N G H A M , Causes des somons du Parlement, 22 septembre 1366 [RR., □ , 289-290].
5. Simon de LANGHAM, Causes des somons du Parlement, 4 mai 1368 [RR, H, 294],
6. Simon de L A N G H A M , Causes des somons du Parlement, 5 mai 1368 [RR, H, 294-295].
7. Wiliam de W Y K E H A M , Causes des somons du Parlement, 1369 [RR, H, 299].
8. Wiliam de W Y K E H A M , Causes des somons du Parlement, 1371 [RR., H, 303].
9. Sir John Knyvet , Cause des somons du Parlement, 5 novembre 1372 [RR, R, 309].
10. Guy B r ia n , Discours aux Lords, en la Chambre Blanche, 5-6 novembre 1372 [RR, II, 309-310],
11. Sir John KNYVET, Cause des somons du Parlement, 1373 [RR, H, 316].

38. Voir A. D. THOMAS et I. D. THORNLEY, The Great Chronicle o f London, Londres, 1938, 69-71, et
C. L. KlNGSFORD, Chronicles o f London, Oxford, 1905,44-46, d’après le MS. B.L. Cotton Julius B U,
pour une version anglaise.
39. Le texte est donné dans F. TAYLOR et J. RO SKELL, Gesta Henrici Quinti, Oxford, 1975, p. 121-126 :
mais il ne donne pas le texte biblique et son contenu présente des différences notables par rapport aux
Rotuli Parliamentorum.
Paix e t guerre dans les sermons parlementaires anglais (1362-1447) 199

12. Sir John KNYVET, Cause des somons du Parlement, 1376 [R.P., H, 363].
13. Sir Robert A S H T O N , Complément au sermon d'Adam de Houghton [RP., Il, 363],
14. Sir Richard le SCROPE, Cause des somons et réponse au Speaker, Sir James Pickering, 1378
[ P P , EH, 34-35].
15. Sir Richard le SCROPE, Causes des somons du Parlement, 1379 [ P P , HI, 55].
16. Sir Richard le SCROPE, Causes des somons du Parlement, 1380 [ P P , JH, 71].
17. Sir Richard le SCROPE, Deuxième déclaration des causes des somons du Parlement, 1380 [J?.P.,
m ,7 1 ].
18. Simon SUDBURY, Cause des somons du Parlement, 1380 [P J3., DI, 88].
19. Hugh Seg ra ve , Cause des somons du Parlement, 1381 [P J5., ID, 99],
20. Sir Richard le SCROPE, Cause des somons du Parlement, 1382 [RP., DI, 122],
21. Robert BRAYBROKE, Discours d ’ouverture du Parlement, 1382 [RP., DI, 132].
22. John G IL B E R T , Discours au Parlement, 1382 [RP., DDE, 133-134].
23. Robert BRAYBROKE, Discours d ’ouverture du Parlement [RP., EH, 144].
24. M ichael de la POLE, Cause des somons du Parlement, 1383 [ P i 1., DI, 149-150].
25. M ichael de la P O L E , Interventions au Parlement contre Henry Despenser, 1383 [RP., DI,
153-154].
26. Henry DESPENSER, Défense contre ses accusateurs, 1383 [RP., IH, 156].
27. M ichael de la POLE, Cause des somons du Parlement, 1384 [P.P., DI, 156-157].
28. M ichael de la POLE, Cause des somons du Parlement, 1386 [P-P., Ht, 215],
29. M ichael de la P O L E , Réponse à ses accusateurs, 1386 [P P ., EH, 216-8].
30. Thomas A R U N D E L , Discours d ’ouverture du Parlement du 2 février [P P ., DI, 228].
31. W illiam WYKEHAM, Discours d ’ouverture du Parlement, 1389 [ P P , DI, 257].
32. W illiam WYKEHAM, Discours d ’ouverture du Parlement, 1390 [ P P , )H, 277].
33. Thomas ARUNDEL, Cause del somons du Parlement, 1391 [ P P , EU, 284],
34. Thomas A R U N D E L , Cause del somons du Parlement, 1392 [ P P , m , 300].
35. Thomas A R U N D E L , Cause del somons du Parlement, 1393 [P P ., m , 309].
36. Thomas ARUNDEL, Cause del somons du Parlement, 1394 [P P ., m , 329].
37. Richard II, Discours, 1397 [ P P , ffl, 338].
38. Sir WîlMam Th i RNING, Adresse au Parlement, 21 janvier 1401 [ P P , HI, 454-455].
39. Thomas A R U N D E L , Discours en réponse au Speaker Thomas Chaucer, 1397 [P P ., EH, 609].
40. Thomas BEAUFORT, Sermon d ’ouverture du Parlement de 1411 [ P P , Ht, 647].

Discours des Speakers, corpus 4 (1376-1407)

1. Sir Peter de la MARE, Discours du Speaker, 1376 [ P P , H, 323].


2. Sir Peter de la M a r e , Discours du Speaker, 1377 [P P ., EH, 5-6].
3. Sir James PICKERING, Discours du Speaker, 1378 [P P ., EH, 34-35].
4. Sir John de G lL B E SB U R G H , Discours du Speaker, 1380 [ P P , EH, 73].
5. Sir John de G lL B E SB U R G H , Discours du Speaker, 1380 [ P P , EH, 73].
6. Sir Richard WALDEGRAVE, Discours du Speaker, 1381 [ P P , EH, 100].
7. Sir James P IC K E R IN G , Discours du Speaker, 1382 [ P P , EH, 145-146].
8. Sir John BUSSY, Discours du Speaker, 1397A [ P P , EH, 338].
9. Sir John BUSSY, Discours du Speaker, 1397B [P P ., IH, 348].
10. Sir Arnold SAVAGE, Discours du Speaker, 1401A [ P P , EH, 456-457].
11. Sir Arnold Savage , Discours du Speaker à la fm du Parlement, 1401B [ P P , EH, 465-466].
12. Sir Henry R E T FO R D , Discours du Speaker, 1402 [ P P , EH, 485-487].
13. Sir Arnold S avage , Discours du Speaker, 1404 [P P ., HI, 523-524],
14. Sir John TlPTOFT, Intervention sur la transmission de la Couronne, 1406 [P P ., EH, 574].
15. Thomas CHAUCER, Discours du Speaker, 1407 [P P ., IH, 609-610].
16. W illiam STO U RTO N , Discours du Speaker, 1413 [P P ., IV, 4].
200 J e a n -P h il ip p e G e n e t

Corpus 5 - « Conseil »

Le corpus « Conseil » est présenté en détail ailleurs et je n ’en donne ici qu’une très brève
description. H est composé de sept textes ou groupes de textes :
I. John Gower, le livre 7 de la Confessio Amantis40 (25 780 mots).
H. Thomas Hoccleve, The Regement o f Princes*1 (32 998 mots).
IH. John Lydgate, 19 poèmes choisis (20 915 mots)42.
IV. 22 poèmes « lancastriens » anonymes, ou d ’Hoccleve, Gower, Ryman et Audelay (12
250 mots)43.
V. Poèmes « yorkistes », 13 poèmes choisis (6 788 m ots)44.
VI. George Ashby, The Active policy o f a prince (7 486 mots)45.
Vn.Sir John Fortescue, Advertisementes sente by my lord to the Earl o f Warwick his fa th er in law,
Example w hat good counsel helpith et The Governance o f England*6 (17 686 mots).

40. G. C. MACAULAY, éd., The English Works o f John Gower II (EJE.T.S., E.S., 82), Londres, 1900,
p. 233-385.
41. F . J. FURNIVALL, éd., The Regement o f Princes (EJE.T.S., E.S., 72), Londres, 1897.
42. H. N. M ac CRACKEN, éd., The Minor Poems o f John Lydgate. Part II, Secular Poems, Londres, 1934,
p. 600-713 ; R . H. RO BBINS, éd. Historical Poems o f the XIVth and XVth Centuries, New York, 1959,
p. 3-6, 175-176, et 232-239 et H. BERGEN, éd. Lydgate’s Fall o f Princes (E.E.T.S., E.S., I), 1924,
passim.
43. G. C. MACAULAY, éd., The English Works o f John Gower III, cit., p. 481-492 ; M. C. SEYMOUR,
Selections from Hoccleve, Oxford, 1981, p. 53-60 ; R. H. ROBBINS, Historical Poems, cit., p. 45-51,
56-57, 74-77, 91-93, 108-110, 189-201, 227-232 ; F. TAYLOR et J. S. ROSKELL, éd., Gesta Henrici
Quinti, Oxford, 1975, p. 191-192.
44. R. H. ROBBINS, Historical Poems, cit., p. 201-227.
45. Ed. dans M. BATESON, George Ashby’s Poems (E.E.T.S., E.S., 76), Londres, 1899, p. 12-42.
46. Les trois textes sont édités dans Ch. PLUM M ER, The Governance o f England, Oxford, 1885. Sur ces
textes, voir les commentaires de M. L. KEKEWICH dans M. L. KEKEW ICH, C. RICHMOND,
A. E. SUTTON, L. VlSSER-FU CH S et J. WATTS, The Politics o f Fifteenth Century England : John Vale’s
Book, Stroud, 1995.
LA PAIX PROCLAMÉE.
ACTEURS, GESTES ET RÉCEPTION DE LA PUBLICATION
DES ACCORDS DE PAIX PENDANT LA GUERRE DE CENT ANS

N ic o l a s O f f e n s t a d t

V
la suite d’une historiographie aux armes bien affûtées1, l’organisatrice de
A ces rencontres « Prêcher la paix » se demande en quoi les discours de paix
participent des « entreprises des pouvoirs pour discipliner la société ». Les publi­
cations des traités, trêves et autres lettres de pacification à la fin du Moyen Âge,
loin d’un simple mécanisme administratif, sont un observatoire privilégié pour
donner des éléments de réponse, à condition de déplacer le questionnement histo­
rique qui leur est traditionnellement appliqué. Il convient en effet de penser la
dimension administrative de la publication dans le problème plus vaste des
formes du politique ou plus spécifiquement des formes de l’exercice du pouvoir
au bas Moyen Âge. L’acte de publier, c’est-à-dire d’officialiser et de promulguer,
relève d’une réflexion sur l’espace public médiéval, non seulement d’un point de
vue théorique mais aussi dans l’action concrète des acteurs qui s’y déploient2. Il
nous faut cependant nous justifier d’isoler les publications de paix parmi toutes
les autres proclamations qui concernent tant de domaines à l’époque. Les méca­
nismes que nous allons décrire sont en partie les mêmes pour des « cris » sans
rapport avec la paix et l’on pourra d’ailleurs faire ici mention de certains d’entre
eux. Mais la proclamation de la paix conserve des spécificités. D ’abord, elle est
moins régulière que certaines publications administratives, royales ou urbaines.
Ce caractère irrégulier, voire exceptionnel, a des conséquences sur les formes de
l’information. Les acteurs de la publication apparaissent plus diversifiés, parfois
plus directement liés aux princes et à leurs entourages : comme les hérauts ou les
envoyés particuliers après une paix réussie. Cela conduit fréquemment à une
solennité accrue du « moment-publication » par rapport à une ordonnance moné­
taire ou un ban sur les vendanges. Les réactions du « peuple » à ces publications

1. Voir pour notre domaine, le grand livre de M. FOGEL, Les cérémonies de l'information dans la France
du XVIe au XVIIIe siècle, Paris, 1989 et un bilan dans « Pouvoirs et information », Cahiers d ’histoire,
revue d ’histoire critique, 66,1997.
2. Sur la question de l ’espace public, voir G. MELVILLE et P. von M O O S éd., Das Öffentliche und Private
in der Vormodeme, Cologne, 1998 ; nous nous permettons aussi de renvoyer à N. OFFENSTADT,
Discours et gestes de paix pendant la Guerre de Cent ans, Université de Paris I-Panthéon-Sorbonne,
2001,2 vol., p. 327 et suiv. qui contient des références bibliographiques sur le débat.
202 N ic o l a s O f f e n s t a d t

montrent assurément des traits propres - sans être exclusifs - comme les expres­
sions de joie. Par ailleurs la publication de la paix enclenche des processus origi­
naux qui, dans l’ensemble, ne se retrouvent pas dans les autres publications, à
savoir les prestations de serment et les fêtes de la paix3.
La publication de la paix ne peut donc être placée en dehors de ce processus
rituel pour être rangée simplement avec d’autres types d’informations publiques.
D’autant moins, sans doute, que le texte lu en place publique à l’occasion de la
pacification comporte souvent tout un discours de paix qu’il faut ici résumer pour
bien saisir l’enjeu de sa diffusion. Les traités de la guerre de Cent Ans comme les
lettres royales ou princières sanctionnant un accord de pacification (ou invoquant
la paix) pendant la guerre civile entre les princes au XVe siècle, dans leur préam­
bule comme parfois dans les clauses mêmes, s’emploient à décrire l’ordre idéal
de la concorde retrouvée. Ils mettent en scène la fonction princière de pacifi­
cation, présentant un roi ou un prince de paix médiateur entre Dieu et les
hommes, soucieux du bien de paix, de relever ses sujets des oppressions et mal­
heurs de la guerre, de les tenir en « paix, unité et concorde » (1360). Ces discours
qui se répètent et s’affinent tout au long des conflits n’ont rien de figé car ils
s’insèrent dans la concurrence entre les pouvoirs. Plus généralement, le discours
de paix des princes s’apparente à un « idiome rhétorique », entendu comme un
ensemble discursif construisant une question en la situant dans un univers moral
globalisant. Il est supposé que ceux qui vont entendre ce discours adhèrent aux
valeurs qu’il véhicule. Les contre-rhétoriques ne peuvent en venir au fond du
propos - tant ces valeurs sont partagées dans leur expression littérale : ici la paix,
la concorde et le refus de verser le sang - mais doivent l’invalider par d’autres
stratégies4. Ce discours du prince de paix comporte un certain nombre de théma­
tiques récurrentes qui passent de l ’écrit à l’oral, de l’acte public à la chronique.
Six points d’articulation, pour l’essentiel, composent cette posture pacificatrice :
- la déploration des malheurs de la guerre ;
- le refus de verser du sang chrétien ;
- la constance du sentiment pacifique (emploi usuel du terme « toujours »), senti­
ment ancré dans le cœur du prince ;
- la répétition des tentatives de faire la paix, mises en échec par l ’adversaire ;
- l’utilisation de nombreux, voire de tous les moyens en ce sens ;
- les sacrifices consentis à cette fin qui peuvent aller jusqu’à l’engagement
personnel du Prince pour éviter la guerre, sous forme d’un éventuel duel par
exemple5.

3. Ibid.
4. P. R. IBARRA, J. I. KITSUSE, « Vernacular Constituents of Moral Discourse : An Interactionist Proposal
for the Study of Social Problems », dans G. M iller , J. A. HOLSTEIN dir., Constructionist
Controversies. Issues in Social Problems Theory, New York, 1993, p. 21-54.
5. Ce point est traité en détail dans notre thèse, Discours et gestes, cit., vol. 2, p. 275 et suiv.
La p a ix p r o c l a m é e 203

Au-delà de la posture du locuteur, les publications de paix disent aussi l’ordre


retrouvé en décrivant souvent la place de chacun dans une société pacifiée, les
clercs à leurs tâches et les marchands à leurs besognes. Pendant la guerre civile
dans le royaume de France au début du XVe siècle, l’unité des princes apparaît
fréquemment mise en avant, sous forme de constat ou d’incantation. Mais, on l’a
dit, ces discours de paix sont dynamiques : aussi lorsque le traité de Troyes fonde
la double monarchie, les publications de paix exaltent alors l’union des deux
royaumes.
Les discours des traités ainsi résumés à gros traits, il convient maintenant de
saisir les enjeux et les formes de leur diffusion, d’abord en présentant les méca­
nismes même qui façonnent cette dernière, ensuite, à une échelle différente, par
l’analyse du rite de la proclamation et enfin en essayant de poser quelques jalons
pour l ’étude - bien difficile - de la réception de ces discours publics de paix.

D if f u se r l a pa ix

Premières annonces

Dès la paix signée, une première proclamation peut se dérouler sur le lieu
même des négociations pour faire cesser les hostilités ou informer les présents,
souvent après la prestation de serment. Les premiers informés de la réussite d’une
négociation sont donc les membres de l’entourage des protagonistes, des princes
aux valets. Proclamation signifie ici garantie : soit par la simple présence de
témoins d’importance, soit parce que la publication est liée à la prestation de
serment. Après que le régent a prêté serment au traité de Brétigny, à Paris, « la
dicte paix fu criée par un sergent d’armes, aus fenestres de la chambre du dit
regent, sur la court du dit hostel de l’arcevesque de Sens »6. Même publication
immédiate après la confirmation de Calais : les lettres de paix et d’alliance datées
du 24 octobre sont lues devant les rois et leurs entourages7.
Lors de la paix d’Angers (1394), dans la querelle de Bretagne après les
serments, « la paix fust leue devant les deux partis, et devant les capitaines, tant
du roi comme du duc de Bourbon, qui estoient avec Clisson, et les autres, afin que
chascun fust tesmoing du traictié »8. Il en est de même des traités de paix de la
guerre civile entre Armagnacs et Bourguignons. Ainsi, en 1412, la négociation du

6. Chronique des règnes de Jean II et de Charles V, I, éd. R. DELACHENAL, Paris, 1910, p. 316 ;
F. AUTRAND, Charles V, Paris, 1994, p. 392.
7. Chroniques de J. Froissart, éd. S. LUCE, VI, Paris, 1876, p. 33.
8. Chronique du bon duc Loys de Bourbon, éd. A. M. CHAZAUD, Paris, 1876, p. 214. Cf. l’itinéraire de
Jean IV dans M. JONES, Recueil des actes de Jean TV, duc de Bretagne, I, Paris, 1980, p. 70.
204 N ic o l a s O f f e n s t a d t

traité entre les princes et le roi est annoncée dans le camp même « par la voix du
héraut, et à son de trompe »9. En 1414, c’est la paix d’Arras : « Laquelle paix et
concorde fmablement faicte fut publiée devant la tente du Roy au son de la
trompète, le mardi quatriesme jour de septembre, à huit heures. »101
Il y a donc une première publication spécifique, à la fois locale et essentielle
par son public, et qui scelle, pour les présents, l’unité retrouvée après avoir, le cas
échéant, interrompu les opérations.

Le circuit de la paix

1. Les intermédiaires
Tout l ’enjeu de la publication commence après, quand il s’agit de commu­
niquer les nouvelles de la pacification au royaume. Les intellectuels du temps
reconnaissent bien la distinction - et le lien - entre la paix signée et la paix diffu­
sée. Ainsi Georges Chastellain, dans une œuvre qui suit la paix entre Louis XI et
Charles le Téméraire (1468), écrit de la paix entre princes : « Et par ainsi paix une
fois donnée et accordée par eux, prononcyée et publyée par leurs bouches et jà
respandue et toute extense sur les régions qui en font joye, doit estre vraye et
entière [...] »n Les chroniqueurs signalent souvent l’acte de publication, parfois
alors même que le passage consacré à l’événement est fort bref, témoignant par là
qu’il s’agit d’un moment essentiel du processus de paix. Le vénitien Antonio
Morosini raconte la paix de Pouilly en quelques lignes, mais précise : « e publi-
chada fose et cridada ady XXIII (sic) de quel dito mexe »12. Perceval de Cagny
ouvre sa présentation de la paix d’Arras (1435) par l’évocation de la publi­
cation13. Dans une épitaphe pour Charles le Téméraire, Jean Molinet écrit : « La
bataille vaincquis [de Montlhéry], ce fut mon premier faict, la victoire emportay
et tins les campz de faict. Puis fismes paix crier par ung vueil obliget, en ma main
fut remis le pars engaiget », résumant la paix, de Conflans sans doute (octobre
1465), par sa publication14.

9. Chronique du religieux de Saint-Denys, contenant le règne de Charles VI de 1380 à 1422, éd. et trad.
M. L. BELLAGUET, Paris, 1839-1855, 6 vol. [Reprint en 3 vol. avec une introduction de B. GUENÉE,
Paris, 1994], t. IV, p. 701, « lituis resonantibus, voce preconia ».
10. E ngueran De MONSTRELET, Chronique, DI, Paris, 1859, p. 32.
11. Georges CHASTELLAIN, Le Livre de Paix, in Œuvres, t. VH., éd. KERVYN DE LETTENHOVE, Bruxelles,
1865, p. 394, cf. P. CONTAMINE, « Charles VH, les Français et la paix, 1420-1445 », dans Académie
des Inscriptions et belles lettres, comptes rendus des séances de l'année 1993 (janvier-mars), p. 10.
12. Antonio MOROSINI, Chronique..., extraits relatifs à l ’histoire de France, éd. G. LEFÈVRE-PONTALIS,
t. 2, Paris, 1899, p. 174 et suiv.
13. Perceval DE CAGNY, Chroniques, éd. H. MORANVILLE, Paris, 1902, p. 195.
14. H. SERVANT, « Un poème inédit de Molinet à la bibliothèque municipale de Valenciennes », dans
Valentiana, 12, décembre 1993, p. 7. Cf. encore Les Vigiles de Charles VII de Martial d’Auvergne
La pa ix p r o c l a m é e 205

Les institutions monarchiques ou princières (selon le type de publication, le


Roi lui-même, la Chambre des comptes, le Parlement...) envoient donc des
messagers dans tous les lieux où la publication est jugée nécessaire15. Il paraît
clair que rinformation n’est diffusée que dans les villes, bourgades et les places
fortes d’importance, même si le quadrillage peut être relativement important
lorsque tous les sergents sont mobilisés. Dans la vicomté d’Auge « tous les
sergens » sont ainsi chargés de crier 1’« acort de treves » après l’accord
d’Esplechin (1340)16. L’information fait l ’objet d’une diffusion ponctuelle, au
sens strict. Les historiens de l’Angleterre évaluent à au moins 200 le nombre de
lieux visités pour une proclamation générale17. Même s’il s’agit de créer l’unani­
mité, l’information ne touche que des fragments du territoire. Michèle Fogel avait
mené l’analyse pour l’époque moderne :
« [...] la forme rituelle de la publication s ’oppose par nature à toute homogénéisation
comm e à toute banalisation de l ’espace : le temps de son accomplissement, elle
prélève et isole des fragments du tissu urbain, leur confère un statut particulier,
détaché de ou surimposé à leurs fonctions habituelles, voire triviales. » 18

Le messager royal ou princier apporte la nouvelle et l’ordre de publication aux


officiers (baillis, sénéchaux, vicomtes, prévôts, sheriffs...)19 et aux institutions
municipales. Parfois l’officier lui-même leur transmet le texte à publier20.

écrites à partir de 1477. De la paix de Cusset, l ’auteur écrit (Les Poésies de Martial de Paris dit
d ’Auvergne, procureur au Parlement, I, Paris, 1724, p. 178) :
« Le Roy les reçeut humblement,
Et parla bien à eulx d’assiette,
Puis tout a coup joyeusement,
La paix si fut criée et faicte
Tretout fut redressé et mis.
Au gré d’un chascun lyement,
Et demourerent bons amys,
Par l ’accord et appointement ».
15. Cf. S. PETIT-RENAUD, « Faire loy » au royaume de France de Philippe VI à Charles V (1328-1380),
thèse de doctorat en droit, Université Panthéon-Assas (Paris H), 1998, p. 538 et suiv.
16. Paris, BnF, ms., fr. 25997, pièce 303. La date exacte n ’est pas spécifiée dans le compte.
17. Cf. J. R. M ADDICOTT, « The County Community and the Making of Public Opinion in Fourteenth-
Century England », dans Transactions o f the Royal Historical Society, 28, 1978, p. 35, et J. D O IG ,
« Propaganda, Public Opinion and The Siege of Calais in 1436 », dans R. A . ARCHER dir., Crown,
government and people in the fifteenth century, New York/Stroud, 1995, p. 82.
18. M. FOGEL, Les Cérémonies, cit., p. 49.
19. Sur la diffusion institutionnelle, voir G. DUPONT-FERRIER, Les Officiers royaux des bailliages et séné­
chaussées et les institutions monarchiques locales en France à la fin du Moyen Age, Paris, 1902,
p. 269-275. On trouve souvent quelques indications sur les mécanismes de publication à l’échelle
locale dans les monographies concernant un bailliage ou une ville.
20. Cf., pour Dijon et la Bourgogne, T. D UTOUR, « L’élaboration, la publication et diffusion de l ’informa­
tion à la fin du Moyen Âge (Bourgogne ducale et France royale) », dans D . LE T T , N. OEFENSTADT dir.,
206 N ic o l a s O f f e n s t a d t

La publication peut se dérouler au siège même de l’institution qui reçoit la


nouvelle : à la cour du bailli ou au lieu de réunion du corps municipal quand il
existe21. De nombreuses publications s’effectuent lors des assises, sessions de
tribunal, ou des County Courts en Angleterre22. À ce type de publication au
public plus ou moins restreint, il convient d’ajouter celles qui se déroulent dans
les chapitres et monastères, qui sont partie prenante des processus de paix23. En
1360, par exemple, les officiers présentent au chapitre Saint-Amé de Douai une
lettre du dauphin sur la paix avec l’Angleterre et sur la nécessité de participer au
paiement de la rançon du roi Jean24. Le chapitre en fait dresser un vidimus.
À leur tour, les officiers et les villes participent à l ’organisation de la publica­
tion générale. L’information se met en place. Ainsi en janvier 1343, Édouard III
envoie aux échevins et au capitaine de Gand un messager qui doit les tenir au
courant des négociations et leur faire « crier, publier » la trêve de Malestroit.
Gand doit dès lors servir de relais vers Bruges et Ypres pour que ces villes
publient la trêve25.
Les corps municipaux, qui peuvent recevoir directement les lettres royales et
princières, servent bien de relais institutionnels26 pour la publication et c’est,
souvent, avec leur propre personnel qu’ils diffusent - ou freinent parfois27 - la
parole royale : tant vis-à-vis de leurs habitants que vers d’autres villes.
Quand les officiers royaux reçoivent les lettres, ils les font recopier et se char­
gent de la diffusion par leurs subordonnés. La vicomté de Caen a payé six messa­
gers pour « porter unes lectres de messire Loys de Harecourt, lieutenant de
monseigneur le duc, pour faire cryer la pais et le traillé [de 1360] d’entre le roy
nostre seigneur et le roy d’Engleterre, le XVIIIe jour de may » dans 7 ou 8 lieux
différents28. À Lyon, la paix d’Arras est publiée par les soins de Théode de
Valpergue, bailli de Mâcon, « séneschal de Lion », en janvier 143629. Les

« Haro ! Noël ! Oyé ». Pratiques du cri au Moyen Âge, Paris, 2003, p. 141-155, et pour Toulouse,
X. N a d r i g n y , L ’Information politique à Toulouse dans la première moitié du XVe siècle (1414-1444),
thèse de l ’École des Chartes, 1999.
21. Cf. par exemple la publication de la lettre de paix du roi de septembre 1418 à Carcassonne dans
G. BESSE, Recueil de diverses pièces servant à l ’histoire du roy Charles VI..., Paris, 1660, p. 247-249
et les procès-verbaux de publication de la lettre du dauphin s’engageant à faire appliquer la lettre
royale de mai 1419 sur l’abstinence de guerre dans Mémoires pour servir à l'histoire de France et de
Bourgogne..., Paris, 1729, p. 254.
22. Pour la France, cf. G. DUPONT-FERRIER, Les Officiers royaux, cit., p. 271-272, T. DUTOUR,
« L’élaboration », cit., p. 145 et pour l ’Angleterre, J. R. M a d d i c o t t , « The County Community », cit.
23. Cf. pour Paris par exemple, A.N. LL 112, p. 240. Merci à Catherine Vincent pour cette référence.
24. A.C. Douai, AA 114. Vidimus du 16 juin 1360.
25. Archives départementales du Nord (A.D.N.), Registre des lettres missives, I, pièce 23.012.
26. Sur cette question, cf. S. PETIT-RENAUD, « Faire loy » ,cit.,p . 541.
27. Cf. pour Toulouse, X. NADRIGNY, L ’Information politique, cit., p. 295-296.
28. Paris, BnF, ms. fr. 26003, n° 998.
29. J. DENIAU, La Commune de Lyon et la guerre Bourguignonne, 1417-1435, Lyon, 1934. p. 591.
L a p a ix p r o c l a m é e 207

archives de Douai conservent un bel exemple de cette diffusion à propos des


trêves de 1429 entre Charles VH, le duc de Bourgogne et les Anglais. Le lieute­
nant du prévôt de Beauquesne reçoit du bailli d’Amiens un ensemble de lettres
envoyées par le prévôt de Paris, Simon Morhier. Il comprend des vidimus de la
lettre de Charles VII sur les trêves, datée du 28 août, d’une autre lettre portant
extension des trêves et de lettres de Bedford au nom du roi d’Angleterre notam­
ment sur le gouvernement de Paris par le duc de Bourgogne30. Le bailli d’Amiens
demande au prévôt de Beauquesne de faire « cryer et publier » les lettres
envoyées dans les limites de la prévôté31.

2. La diffusion
À l ’échelle du royaume. Une question s’impose ici. Y a-t-il un circuit immua­
ble de la publication, identique pour tous les actes royaux, une sorte de
quadrillage immanquable du territoire ? Compte tenu de la dispersion des
sources, il semble difficile de donner une réponse très détaillée mais il est évident
que la publication suit l’emprise sur le territoire et les allégeances politiques. Elle
peut aussi dépendre - dans son extension - d’enjeux politiques immédiats.
La tradition fonde cependant la diffusion de l ’information, d’abord émise des
« lieux accoustumés ». Il semble que la définition du circuit exact soit souvent
laissée à l’appréciation des officiers. Le roi d’Angleterre écrit à son capitaine en
Bretagne de proclamer la trêve avec Charles de Blois ubi expedire videritis323.
Même formule pour les accords de 1360, avec cette précision tam infra libertates,
quam extra 33. Les ordonnances et lettres des rois rapportent souvent que l’offi­
cier devra publier l’acte aux lieux accoutumés, mais aussi « ou il appartiendra »,
selon l’enjeu. Lorsque, après le meurtre de Jean sans Peur, le dauphin diffuse une
lettre de justification dans laquelle il clame son souci de paix, il est précisé que
les officiers du bailliage de Vermandois auront à « signifier » la nécessité de s’en
tenir à la paix partout ou « ilz verront estre a faire »34. Ici pas de « fieux accou­
tumés » : les officiers ont une marge de manœuvre pour s’adapter à la situation
politique de crise.

30. Pour les lettres du roi enregistrées au Parlement, cf. Xla/8605/579 et 580.
31. AC Douai, EE 43 (sous forme de rouleau cousu).
32. 20 novembre 1353, Lettre du roi d’Angleterre : De Treugis, in Britannia proclamandis dans T. RYM ER,
Foedera, Conventiones, Litterae et Cujuscunque Ceneris Acta publica inter reges Angliae et A lios...,
La Haye, Neaulme, 1739-1745,10 vol., m (I), p. 92. Édition complétée et corrigée, Londres, Record
Commission, 1816-1869,4 vol., IH (I), p. 269 (désormais RYM ER).
33. R y m e r , m ( I ) ,p . 209.
34. Une copie de cette lettre (différents modèles ont été envoyés) est insérée dans un formulaire conservé à
la Bibliothèque nationale, Fr. 5271, f® 160. Souligné par nous. Sur ces lettres, voir B. GuenÉE, « Les
campagnes de lettres qui ont suivi le meurtre de Jean sans peur, duc de Bourgogne (septembre 1419-
février 1420) », dans Annuaire-Bulletin de la Société d ’histoire de France, 1993, p. 45-65.
208 N ic o l a s O f f e n s t a d t

Si le moment de la publication n’est pas toujours mentionné, il semble que le


cri, en certaines circonstances, puisse s’accomplir la nuit35. À plusieurs reprises,
les responsables de la publication choisissent un jour de marché pour toucher un
grand nombre de sujets36.
Depuis l’époque carolingienne, il apparaît qu’en certains cas, les officiers ont
une fonction de glossateurs37, comme le montre la lettre du dauphin Charles au
châtelain de Lille, au bailli de Lens et à d’autres encore pour l’annonce de la paix
de Brétigny et le paiement de la rançon. Il leur demande de faire assembler les
habitants, « qui ont acoustumé a contribuer » et de leur exposer son action et ses
demandes en justifiant leur utilité tout en présentant les inconvénients qui pour­
raient survenir « se deffaut a »38.
Les indications des chroniques ne valent pas connaissance précise du parcours
de chacune des publications. C’est souvent un mécanisme général et considéré
comme habituel que le narrateur décrit, ainsi de Froissart pour le traité de
Brétigny : « Car vous devés savoir que si tost que li pés fu parfaite et accordée on
le fist nunchier et criier par tout le royaumme de Franche, les cités et lez bonnes
villes. Par quoy chascun pooit savoir qu’il devoit faire. »39

Dans la ville. De même, lorsque les sources narratives signalent, dans les
villes, la publication aux carrefours, elles évoquent souvent ce qui doit être fait et
non ce que leurs auteurs savent positivement, comme le montre la répétition à
l’identique des mêmes formules. Mais les actes de la pratique et les comptes
urbains permettent de dépasser ces discours stéréotypiques.
Quels sont plus précisément ces « lieux accoutumés à faire cri » dans l’espace
urbain ? Paris, première ville d’Occident par sa population, capitale politique et
symbolique, représente un cas particulier. L’information s’y diffuse plus abon­
damment qu’ailleurs. La paix y est proclamée d’abord dans les lieux institution­
nels qui, de plus, enregistrent les actes royaux : le Parlement, la Chambre des
comptes, le Châtelet. Elle peut être criée de la fenêtre d’un hôtel, comme on l’a

35. « Mises faictes par deliberación du merquedy 8e de janvier 1482 pour au moien des bonnes nouvelles
de paix », dans E . CHARVET, Recherches sur les anciens théâtres de Beauvais, Beauvais, 1881, p. 119.
Pour la paix d ’Arras de 1482, « au cry qui fut fait de nuit par les officiers de la Ville, du Roy, et de
M. de Beauvais ».
36. Voir par exemple, Paris, BnF, ms. fr. 26040, n° 4862 (1414). Il en est de même pour la prestation des
serments comme le montre D . D UBO IS, Recherches sur les serments prêtés au roi de France à la fin du
Moyen Âge, mémoire de D .E .A ., sous la direction de P. CONTAMINE, Université de Paris-IV Sorboime,
juin 1990, p. 105,143.
37. F .L .G ansh OF,Recherches sur les capitulaires,Paris, 1958,p. 56-61.
38. Vidimus du 16 juin 1360 par le chapitre Saint-Amé de Douai des lettres du dauphin exposant qu’il a
fait la paix avec le roi d’Angleterre (22 mai 1360). Archives communales de Douai, AA 114.
39. Chroniques, livre I : Le manuscrit d ’Amiens..., t. DI. Depuis la bataille de Crécy jusqu'au mariage du
duc de Bourgogne avec Marguerite de Flandre (1346-1369), éd. G. T. D lLL ER , Genève, 1992, p. 247.
La p a ix p r o c l a m é e 209

vu pour le traité de Brétigny. Les institutions ecclésiastiques parisiennes sont éga­


lement informées de la paix. Naturellement, le chapitre de Notre-Dame participe
à cette diffusion de l’information. La paix d’Arras y est proclamée, avant la
prestation de serment, tout comme celle de Pouilly40. Ainsi, lorsqu’une institution
doit prêter serment au traité, alors le texte en est lu devant elle : au chapitre41 ou à
l’échevinage. On retrouve ici la publication particulière et fragmentée, avant tout
à destination des dominants : les princes, les clercs, les corps municipaux.
Pour l’ensemble des habitants, c’est sur les places publiques et aux carrefours,
les lieux de la multitude42, que sont publiés les actes. En 1413, le traité de
Pontoise est publié à Paris, le 8 août, à tous les carrefours de la ville per urbis
Parisiensis quadrivia43. A l’échelle de Paris, à la différence de l ’ensemble du
royaume, ce parcours devait être relativement régulier. Jean Favier recense une
dizaine de carrefours principaux44 et souligne leur importance dans la vie des
Parisiens. Il les compare à « la place du village que demeure chaque quartier ».
Les proclamations se font, ailleurs, souvent à partir de l’hôtel de ville : à la
« Bretèque », un balcon attitré dans les villes de Flandre et d’Artois, les « pions »
à Abbeville, plus ou moins équivalents45. Dans les villes importantes - à Lyon, à
Troyes46 comme à Douai47 - la publication se fait ainsi à l’hôtel de ville et/ou aux
carrefours. Un texte concernant Mâcon en 1419 montre une relative densité de
publication : neuf lieux48. La publication de la paix d’Arras, à Langres, se déroule
en quatre endroits différents : la place du marché, « la place ditte champelz », la

40. Cf. A.N., LL 295, « De pace » f° 1 et LL 253 et 112. Merci à Catherine Vincent pour cette dernière
référence.
41. Comme à Auxerre pour la paix d’Arras, cf. la lettre du prévôt d’Auxerre du 7 avril 1415 dans
D. DUBOIS, Recherches, cit., p. 147.
42. Cf. B. GUENÉE, « Information et propagande politiques en France à la fin du Moyen Âge », dans
Institut de France, Séance publique annuelle des cinq académies, 9,1991, p. 14-19, p. 15, et bien des
ordonnances qui mentionnent cette publication aux carrefours de Paris.
43. Chronique du religieux de Saint-Denys, t. V, p. 137.
44. Nouvelle Histoire de Paris. Paris au XVe, 1380-1500, Paris, 1974, p. 51. L’auteur en dorme une carte
p.49.
45. Les plombs, selon Ernest Prarond, sont « une sorte de galerie extérieure ou de balcon d ’où l ’on faisait
des publications à THotel-de-Ville », E. PRAROND, Abbeville aux temps de Charles VII, des ducs de
Bourgogne maîtres du Ponthieu, de Louis X I (1426-1483), Paris, 1899, p. 28 cf. aussi R . RICHARD,
« Louis XI et l’échevinage d’Abbeville », dans Mémoires de la société d'émulation historique et litté­
raire d ’Abbeville, 27,1960, p. 22.
46. Cf. O. DEROUIN, L ’information et son fonctionnement à travers les registres de délibération du conseil
de ville de Troyes au XVe siècle, mémoire de maîtrise sous la direction de C. G a u v a r d , Université de
Reims, 1991-1992, p. 82.
47. M. R ouche dir., Histoire de Douai, Dunkerque, 1985, p. 55. En règle générale, à Manosque, le crieur
s’arrête en cinq endroits. M. HÉBERT, « Voce preconia : note sur les criées publiques en Provence à la
fin du Moyen Âge », dans Milieux naturels, espaces sociaux, études offertes à Robert Delort, Paris,
1997, p. 696.
48 . 25 juin 1419, éditée dans M. MOLLAT dir., Comptes généraux de l ’État bourguignon entre 1416 et
1420, deuxième partie, 2e fascicule, Paris, 1966, n° 5409, p. 885-886.
210 N ic o l a s O f f e n s t a d t

place Saint Martin, la porte au pain49. L’ensemble du processus dure deux à trois
heures. La paix d’Auxerre est publiée à Laon, « par les quarefours »50.
L’expression « lieux notables », sous une forme ou une autre, revient réguliè­
rement quand les textes royaux décrivent l ’étendue souhaitée de la publication.
Le terme implique une logique de représentation et d’affirmation du pouvoir tout
autant que d’information. L’espace de la publication est bien un espace politique
de représentation qui isole ces lieux « notables » ou « accoutumés » pour y
déployer les rites du pouvoir.
À ce stade intervient un maillon clé de la diffusion : celui qui présente aux
sujets les ordonnances et traités en question.

Rites

L ’équipe de la publication
On peut penser que la publication, moment particulier impliquant des person­
nages spécifiques - « l’équipe » de la publication, issue des « métiers de la
parole »51 : hérauts d’armes, crieurs, sergents, trompettes - transforme pour un
temps un lieu usuel (le carrefour, la place) en un espace spécifique qui dit le
pouvoir. C’est encore plus vrai lorsque les circonstances exigent une publication
particulièrement solennelle. Par exemple en 1413, le roi spécifie que l’ordon­
nance qui rétablit les Armagnacs et dénonce les cruautés commises doit être
publiée par les officiers « solennelment, comme ilz ont acoustumé de faire criz et
publicacions notables »52. Si l’usage du terme « solennel » est fréquent, sans être
systématique, pour qualifier les publications de la paix, l’expression « publi­
cacions notables » semble plus rare, et le cumul des deux mots peut vouloir
marquer une insistance.
La composition de « l’équipe » semble à vrai dire assez mouvante, aussi faut-
il en préciser les différents acteurs. Les hérauts d’armes s’affirment au cours des
xne-xme siècles comme les spécialistes des tournois53. Ils les annoncent, présen-

49. « Publication faite à Langres par le lieutenant du Bailli de Sens, du 1er traité d’Arras, signé à Paris en
février 1414 et conclu entre Charles VI et le Duc de Bourgogne ». Bibliothèque municipale de
Langres, copie moderne, ms 192.
50. A.C. Laon, CC 387.
51. J. LE G off , J.-Cl. Schmitt , « Au xme siècle, une parole nouvelle », dans J. DELUMEAU dir., Histoire
vécue du peuple chrétien, I, Toulouse, 1979, p. 261.
52. Ordonnances des Rois de France de la troisième race (jusqu’au roi de France Louis XII), vol. X.,
Paris, 1723-1849, p. 169 , « a d sonum lituorum vel alias, sollempniter, ut consueverunt facere publica­
ciones notabiles », ainsi que le rapporte Michel Pintoin, Chronique du religieux de Saint-Denys...,t. V,
p. 194. L’ordonnance est datée du 5 septembre 1413.
53. Cf. A. R. WAGNER, Heralds and Heraldry in the Middle Ages, Oxford, 2e éd., 2000.
La pa ix p r o c l a m é e 211

tent les combattants et célèbrent leurs beaux faits54. Ce sont donc des porteurs par
excellence de la parole publique55. On a ici affaire à des personnages d’une
importance relative qui n’interviennent dans la diffusion de l’information qu’en
cas de « représentation » impliquant les princes. Un exemple est bien attesté,
celui de la paix d’Arras de 1435. Les hérauts des Grands rassemblés à Arras sont
chargés de publier le traité dans les « meilleures » villes du Royaume56. Jean
Chartier écrit dans sa chronique : « Pour veoir et rapporter parmy le royaulme de
France ce qu’il serait conclud en ladite ville d’Arras touchant le fait de la paix,
pour le ray de France y avoit plussieurs roys d’armes, mareschaulx, héraulx et
poursuivans ». Il énumère ensuite tous les hérauts. « Après laquelle conclusion de
ladite assemblée fut par lesdits héraulx et poursuivans dessudits criée la paix. Et
se partit chacun endroit soy où bon leur sembla porter les nouvelles [...] »57 Le
cas d’Arras est à vrai dire un peu exceptionnel. Beaucoup de grands s’y trou­
vaient rassemblés avec leurs hérauts. Et, même là, les responsables de la publica­
tion apparaissent plus hétéroclites : un chevalier et un prévôt des maréchaux sont
envoyés l’organiser à Reims58. Pour la publication de l’accord d’octobre 1465
entre les princes et le roi, à Paris, on apprend que les choses se passent ainsi. Des
hérauts notamment du comte du Maine et du duc d’Alençon doivent faire crier la
paix avec un huissier d’armes du ray, un greffier et un trompette59.
L’équipe se compose en règle générale de crieurs, clercs, sergents et trom­
pettes60, comme le décrit la pièce comptable bourguignonne concernant Mâcon
en 1419 - déjà citée - qui définit le rôle de chacun dans la publication d’une lettre
de « seur estat et estinence de guerre » entre les partis en lutte : un clerc qui lit le
texte, un trompette qui annonce la publication, un crieur sans rôle précisé, puis
des sergents/messagers qui ont apporté les lettres en d’autres villes. Selon le lieu
et l’enjeu, l ’équipe est plus ou moins nombreuse et plus ou moins spécialisée.
Lors de la publication de la paix d’Arras à Langres en 1415, deux sergents-crieurs
du bailliage se partagent les tâches lors de l’annonce de la publication : l’un

54. Ces proclamations ont aussi leurs règles, cf. Parties inédites de l ’Œuvre de Sicile, héraut d'Alphonse V
roi d'Aragon, éd. P. ROLAND, Mons, 1867, p. 176 et suiv. et sur les hérauts, P. CONTAMINE, « Office
d ’armes et noblesse dans la France de la fin du Moyen Âge », dans Bulletin de la société nationale des
antiquaires de France, 1994, p. 310-322, G. M elville , « Der Brief des Wappenkönigs Calabre.
Sieben Auskünfte über Amt, Aufgaben und Selbstverständnis spätmittelalterlicher Herolde (mit Édition
des textes) », dans Majestas, 3,1995, p. 69-116.
55. Cf. D. LETT, N. Offenstadt , « Les pratiques du cri au Moyen Âge », dans « Haro ! Noël ! Oyé », cit.,
p. 23-25.
56. Paris, BnF, ms. fr. 21721, f° 52, Publication de paix par le Roy d’armes (copie moderne).
57. J. CHARTIER, Chronique française, éd. Vallet De VlRIVILLE, Paris, 1858,1, p. 206-208.
58. Ibid., p.212.
59. Paris, BnF, ms. fr. 5036, f° 15 et suiv.
60. Pour l’époque suivante, voir M. FOGEL, Les Cérémonies, cit., p. 23-129.
212 N ic o l a s O f f e n s t a d t

sonne de la trompe et l’autre lance le cri « à haulte voix ». Ensuite, il est fait
« publier et lire » les lettres de la paix par un « tabellion juré ou bailliage de
Lengres ». Un cri, lancé par le même crieur que précédemment, annonce enfin la
convocation de la communauté pour prêter serment. La publication de lettres du
roi pour dénoncer le duc de Bourgogne après l’épisode cabochien et sa fuite de
Paris, relève, dans une partie de la vicomté de Rouen, de la responsabilité d’un
clerc, Guillaume Le Tourneur. Il visite cinq lieux en six jours pour assurer la dite
publication, mais la quittance ne précise pas s’il est accompagné, et par qui (il la
« fait faire »)61. La paix de Saint-Maur (1418) « fut criée parmi Paris à quatre
trompes et à six ménestrels, le lundi 19e jour de septembre [...] ». Celle de
Pouilly à Montpellier le fut par des trompettes accompagnés de « menestriers »62.
La fonction de crieur peut être autonome, se confondre avec celle de trompette
ou bien encore, souvent, relever de personnages multifonctionnels, à la fois
sergent, crieur, trompette, messager...63 D’origine modeste le plus souvent64, les
crieurs sont désignés et rémunérés par le pouvoir qu’ils servent. La charge peut
être affermée. Le nombre des crieurs varie d’un lieu à l’autre. Les crieurs peuvent
relever de diverses autorités : représentants du seigneur, du roi ou du prince, ou
encore des corps municipaux. La possession du « cri » devient dès lors un enjeu
politique, suscitant quelquefois des conflits. On veille à préciser au nom de qui
doit être exécuté le cri, associant souvent plusieurs autorités, comme à Langres
pour la publication de la paix d’Arras de 1414-1415, « tant de par le Roy nostre-
dit seigneur comme de par le dit monseigneur de Lengres »65. Les coutumes
spécifient souvent les formules des cris à employer.
Le crieur, plus qu’un simple rouage administratif, représente, par sa présence
même, le pouvoir qui l’envoie. Il porte fréquemment uniforme et signes distinc­
tifs. Les crieurs qui diffusent les ordonnances royales dans l’ensemble du
royaume apportent la parole du roi. Les autorités veillent ainsi à la qualité de

61. Paris, BnF, ms. fr. 26040, n° 4862. La quittance est datée du 14 mai 1414, la publication a débuté le 27
février de la même année.
62. Journal d ’un bourgeois de Paris de 1405 à 1449, éd. C. BEAUNE, Paris, 1990, p. 133 ; X. NADRIGNY,
L ’Information politique, cit., p. 305. La fonction de « menestrel » désigne sans doute ici des musiciens.
X. Nadrigny voit aussi dans les « menestriers » de Montpellier avant tout des musiciens.
63. Voir notamment N. Offenstadt , « Les crieurs publics à la fin du Moyen Âge. Enjeux d ’une
recherche » dans C. BOUDREAU, K. FlA N U , C. G a UVARD et M. HÉBERT éd., Information et société en
Occident à la fin du Moyen Âge, Paris, 2004, p. 203-217, D. Lett , N. OFFENSTADT dir., « Haro !
Noël ! Oyé », cit.,passim et M. HÉBERT, « Voce preconia », cit.
64. Mais à Toulouse, des marchands - certains sans doute aisés - occupent parfois cette charge,
X. N a d r i g n y , L ’Information politique, cit., p. 309 et suiv., que nous remercions pour les notes et
documents complémentaires qu’il nous a livrés à ce sujet.
65. « Publication faite à Langres par le lieutenant du Bailli de Sens », cit.
La p a ix p r o c l a m é e 21 3

leurs proclamations. À Mons, en 1433, un postulant à la fonction de crieur est


rejeté parce qu’il n ’apparaît pas « bien ydosne de voix »66.
Lorsque les pouvoirs en ressentent le besoin, aux porteurs traditionnels de
l’information s’ajoutent des clercs chargés de la commenter, d’orienter sa récep­
tion. C’est particulièrement le cas quand la concurrence entre les acteurs pour la
représentation du bien public et de la paix se révèle aiguë67. En juin 1417, la
chancellerie bourguignonne envoie des copies de lettres patentes « touchans le
bien et prouffit du royaume [...] en pluseurs bonnes villes du royaume, et remises
à pluseurs religieux tant jacobins comme autres pour les porter en plusieurs
marchés pour illec les monstrer et publier »68. Lorsque les Anglais quittent les
négociations d’Arras (1435), ils entendent se justifier auprès des sujets pour ne
pas abandonner le rôle du pacificateur à l’adversaire. Le bailli de Caux écrit ainsi
au vicomte d’Arques ou à son lieutenant sur le paiement de copies de lettres. Il a
reçu des lettres des seigneurs du conseil du roi incorporant d’autres lettres datées
d’Arras le 5 septembre69 :
« esquelles lettres rescriptes par les dits ambaxadeurs estoit contenu au long les choses
qui avoient este communiquées en la convention d ’Arras assemblee pour la traitie de
la paix d ’entre le roy, notre souverain seigneur, et son adversaire [...] Et par icelles
lettres [...] nous estoit mande que la copie ou vidimus d ’icelles lettres envoyssons par
les bonnes villes de notre dit bailliage, et le contenu en icelles faire exposer au peuple
en sermons generaulx, et autrement, par certains notables clercs de bonne voulente,
afin que le peuple peust veoir et cognoistre clerement le devoir en quoy le roy, notre
dit seigneur, s’estoit m is, pour la reverence de D ieu, notre Créateur, et le relievement
du povre peuple, de traitier la dite paix. Le quel Guillem Bourse ait escriptes et
doublées icelles lettres par sept foiz. »

Elles sont en effet envoyées à Dieppe, Neufchastel de Lincourt (aujourd’hui


Neufchâtel-en-Bray), Goumay, Fécamp, Montivilliers, Harfleur et Caudebec70.

La Législation princière pour le comté de Hainaut. Ducs de Bourgogne et


6 6 . C ité d a n s J .-M . CAUCHIES,
premiers Habsbourg (1427-1506), contribution à l ’étude des rapports entre gouvernants et gouvernés
dans les Pays-Bas à l'aube des temps modernes, Bruxelles, 1982, p. 232.
67. Cf. W. JONES, « The English Church and Royal Propaganda During the Hundred Years War », dans
The Journal o f British Studies, XIX, 1979, p. 27.
68. A.D.C.O., B 1588, f° 215, cité dans L. M i r o t , « Lettres closes de Charles VI conservées aux Archives
de Reims et de Tournai », dans Le Moyen Âge, 29,1918, p. 325-326.
69. Les Anglais quittent la ville le 6.
70. Éditée dans J. STEVENSON, Letters and papers illustrative o f the Wars o f the English in France during
the Reign o f Henry the Sixth, King o f England, vol. U. I, Londres, 1864, p. XLV. Des officiers peuvent
être envoyés afin de renforcer la publication par des commentaires destinés à assurer l ’application de
l ’ordonnance. Cf. la commission donnée à cet effet au gouverneur de Lille, à des conseillers du duc de
Bourgogne et au receveur général des Flandres à propos des ordonnances monétaires, 1er septembre
1399, dans P. BONENFANT, J. BARTŒR dir., Ordonnances de Philippe le Hardi et de Marguerite de
M ale..., U, Bruxelles, 1974, n° 556, p. 401-402.
214 N ic o l a s O f f e n s t a d t

Le clergé paiticipe-t-il à cette équipe de la publication, lors du prône notam­


ment qui pouvait servir à des annonces diverses71 ? Si ces annonces devaient
théoriquement concerner les seules questions spirituelles et communautaires72,
d’autres types de publications sont cependant attestées73. Mais rien ne montre que
des publications systématiques des traités se déroulaient pendant la messe74.
Quelques traces éparses donnent des indications de publications dans les (ou près
des ?) églises. En 1385, la paix de Tournai, entre le roi de France, Philippe le
Hardi et les Gantois doit être publiée « par les églises et sonner les cloches sollen-
nement, afin que tout le menu commun sache mieulx la dicte paix et que il soit
notoire à touz [...] »75 En 1413, si l ’on suit le Religieux de Saint-Denis, la publi­
cation de l’ordonnance royale sur le rétabüssement des Armagnacs s’accompüt, à
plusieurs reprises, pendant la messe, après le sermon « pour recommander la paix
et justifier la conduite des princes »76. Lors de la publication de la paix d’Arras à
Reims, en 1435, il est mandé de publier dans les paroisses qu’on devra cesser le
travail pour fêter la bonne nouvelle77. Mais il ne s’agit pas là d’une publication à
proprement parler. Ces mentions, dans nos sources, restent rares, et, même ici,

71. Cf. M. BO URIN , « La circulation des nouvelles dans les communautés paysannes : de la place publique
à l’Inquisition (xne-xm e siècle) », dans Cahiers d ’histoire, revue d'histoire critique, 66,1997, p. 11-22
et ici p. 14-15 surtout.
72. P. M. G y , « La signification pastorale des prières du prône », dans La Maison-Dieu, 30,1952, p. 131.
73. Sur des publications pendant la messe, cf. G. L. THOMPSON, Paris and its people under English rule.
The Anglo-Burgundian Regime, 1420-1436, Oxford, 1991, p. 194 ; dans les églises, pour une trêve
privée au milieu du xrve siècle : G. ESPINAS, « Les guerres familiales dans la commune de Douai aux
xm e et XIVe siècles », dans Nouvelle revue historique de droit français et étranger, 23, 1899, p. 443 ;
vers 1330, une déclaration de guerre privée fut lue lors du prône dans une église de la banlieue de
Saint-Omer, H. PLATELLE, « Vengeance privée et réconciliation dans l’œuvre de Thomas de
Cantimpré », dans Revue d ’histoire du droit, 42,1974, p. 272. En 1419, un sergent de Lille publie une
ordonnance sur la vente de boissons, selon le mandement « a heure de messe ou de vespres es églises
parrossiaus », ce qui fut fait. (D’après une transcription de J.-M. CAUCHIES de A.C. Lille, 143/2674-
2675. Merci à lui pour ce document.) Dans la région de Templeuve, pour l’abbaye d ’Anchin, on crie
les rentes « és églises des paroisses », « a heure de grant messe », en 1476, publication sur la percep­
tion des dîmes à Violaines « en l’eglise paroissial [...] a heure de la grant messe », dans
J.-M. C auchies , La Législation, cit., p. 226. Pour les monitoires prononcés au prône, cf. E. WENZEL,
« Le clergé diocésain d ’Ancien Régime au cœur de l ’infrajustice : l’exemple de la Bourgogne aux
XVIIe et XVIIIe siècles », dans B. GARNOT dir., L ’infrajudiciaire du Moyen Âge à l ’époque contempo­
raine (actes du colloque de Dijon, 5-6 octobre 1995), Dijon, 1996, p. 242.
74. Pour les xne-xme siècles, Monique Bourin écrit : « Dans de nombreuses régions, c’était par le prône
aussi que passaient les informations de l ’État, d ’une manière bien mal attestée » (« La circulation des
nouvelles », cit., p. 15).
75. Lettre close du duc de Bourgogne au « A noz amez Bailli Escoutete Burgmaistres Escbeuins et Conseil
de nostre ville de Bruges », de Tournai, 19 décembre 1385, dans L. G i l l i o d t s -V a n Severen,
Inventaire des Archives de la ville de Bruges, m , Bruges, 1875, p. 68 ; J.-M. C A U C H E S , La
Législation, cit., p. 225.
76. Chronique du religieux de Saint-Denys, cit., t. V, p. 195-197.
77. J. CHARTIER, Chronique, I, cit., p. 213.
La pa ix p r o c l a m é e 215

nous en savons peu sur le déroulement précis de l’annonce. J.-M. Cauchies arrive
pour le Hainaut à une conclusion identique :
« Il n’est pas d ’usage au XVe siècle en Hainaut de donner lecture au prône, dans les
églises, durant les offices - sinon, on l ’a dit, à la sonie des m esses - de textes légis­
latifs [...] Pareille lecture n ’est cependant pas, sous les Bourguignons, une chose
totalement ignorée, mais les cas dans lesquels elle se déroule paraissent très rares : il
s ’agit alors, de toute manière, de textes exceptionnels par leur portée, leur solennité
(traités de paix, notamment) »78.

Par ailleurs, il est bien connu que les pouvoirs demandaient au clergé de faire
des annonces politiques dans les sermons et que certaines ordonnances ou lettres
royales étaient affichées aux portes des églises79. Sans doute, un travail sur des
fonds proprement ecclésiastiques permettraient de recueillir des données plus
précises sur ces publications à l ’église et sur le rôle du clergé, paroissial notam­
ment, à cette occasion.

Les gestes du rituel


Par sa présence même, l’équipe de la publication affirme l’autorité et
l’impose. Indépendamment du contenu de ce qu’elle diffuse, elle la rappelle régu­
lièrement. La mise en scène participe bien de la communication80. La conjonction
du lieu, des personnes, des gestes (son des trompettes, trompes ou cor, et lecture),
produit le rituel de la publication.
Les enluminures représentent parfois l’acte de publication. Les trompettes,
instrument à la main, sont proches des crieurs. Les deux fonctions sont séparées
dans l’image, comme lors des publications à Langres et Mâcon citées ci-dessus.
À Langres, il semble qu’il soit « trompé » tout au long du parcours de l’informa­
tion. Dans certaines enluminures, lorsque les crieurs lisent l’acte, les trompettes,
qui peuvent symboliser la paix ou son annonce81, semblent s’être tues82.
L’instrument est alors tenu droit à la main. Mais d’autres scènes représentent

78. J.-M. CAUCHŒS, La Législation, cit., p. 225.


79. Voir par exemple C. BEAUNE, Naissance de la Nation France, Paris, 1985, p. 347.
80. Cf. G. ALTHOFF, Spielregeln der Politik im Mittelalter. Kommunikation in Frieden und Fehde,
Darmstadt, 1997, notamment p. 233.
81. Comme dans les Très Riches Heures du duc de Berry ou dans les Heures de Bedford, cf. F. AUTRAND,
Jean de Berry, Paris, 2000, p. 456-457.
82. Cf. la lecture de la lettre de la paix de Tournai dans le manuscrit de la Chronique de Froissart, apparte­
nant au cardinal Georges d’Amboise, dans E. KÖNIG éd., Leuchtendes Mittelalter IV, Grosse buchma-
lerei zwischen Rouen und Paris, Der Froissart des Kardinals Georges d ’Amboise aus der Sammlung
des Fürsten Pückler-Muskau mit 200 Miniaturen, Rotthalmünster, 1992, et, dans un autre contexte,
l’annonce du bannissement de Girard de Roussillon dans le manuscrit cod. 2549 f° 59 de la
Bibliothèque nationale de Vienne reproduit dans D. T hOSS, Das Epos des Burgunderreiches Giran de
216 N ic o l a s O f f e n s t a d t

cependant la trompe et la lecture simultanément83. La proclamation du traité


d’Arras de 1435 (à Reims) est ainsi dépeinte : deux cavaliers sont au centre de la
scène, l ’un lit un acte et l’autre fait sonner sa trompe au même moment84. La
simultanéité des deux actes n’obéit sans doute pas, comme bien des images
médiévales, au principe de réalisme. Ailleurs, le crieur est représenté à pied. Dans
les quelques scènes ici analysées, le public est toujours présent. Il est essentiel­
lement masculin.
Lorsque le seul personnage actif de la scène est celui qui lit l’acte, sans trom­
pette, il n’en est pas moins entouré par d’autres personnages qui, bien que claire­
ment séparés du public, ne peuvent pas toujours être identifiés par leurs fonctions
ou d’autres marqueurs d’individuation85. Les sources permettent cependant d’avoir
une idée de ce groupe qui accompagne le crieur. Lors de la publication de la paix
d’Arras à Langres, le convoi qui va de lieu en lieu pour la proclamation est ainsi
composé : le bailli, le lieutenant du prévôt de Sens, le substitut du procureur du roi
au baillage de Sens, plusieurs sergents royaux, d’autres officiers et des bourgeois
de la ville. Pour la proclamation de l’alliance entre Louis XI et le roi de Castille, la
lecture est faite aux carrefours par un clerc de la prévôté de Paris, « es presences
des lieuxtenans criminel et civil de ladicte prevosté et de la pluspart des examina­
teurs ordinaires et extraordinaires dudit Chastellet »86. Le crieur est donc souvent
entouré par les autorités de la ville, municipales, royales et/ou seigneuriales87.
À Metz, en 1445, le trompette/crieur semble répéter passivement un texte qui
lui est dicté :
« et avec eulx le Seneschaulx d ’A njolz, et plusiours autres, et y estoit ung poursuyvant
don R oy de France, appellé Tourraine, revestus des armes de France, et firent huchier
la paix à son de trompette, devant le grand Moustier de M etz, entre les IX. et XII. copz

Roussillon : mit der Wiedergabe aller 53 Miniaturseiten des Widmungsexemplars fü r Philipp den
Guten, Herzog von Burgund, Codex 2549 der österreichischen Nationalbibliothek in Wien, Graz, 1989.
Merci à Christine Bellanger pour cette référence.
83. Bibliothèque royale de Belgique, manuscrit 9287, P 315 (Antoine de la Sale), illustré en 1461 pour le
duc de Bourgogne Philippe le Bon. Merci à Christine Bellanger pour cette référence.
84. Paris, BnF, ms. fr. 2691, P 85 v°, chronique de Jean Chartier. Cette image est reproduite hors-texte
dans P. De THOISY, P. CHAMPION, Bourgogne-France-Angleterre au traité de Troyes, Jean de Thoisy,
évêque de Tournai, Paris, 1943.
85. Voir les images reproduites dans H. VON SEGGERN, Informationsübermittlung im Mittelalter. Bilanz
und Perspektiven der Forschung, M A ., Université de Kiel, 1993, p. XXXVH.
86. Journal de Jean de Roye connu sous le nom de chronique scandaleuse, 1460-1483, éd. B. DE
M a n d r o t , I, Paris, 1894, p. 232-233. La publication se déroule le 4 novembre 1469. Voir une publica­
tion du même type pour l ’alliance entre Louis XI et Henri VI (1470), p. 246-247.
87. Cf. aussi pour Paris, K. WEIDENFELD, La Police de la petite voirie à Paris à la fin du Moyen Âge,
Paris, 1996, p. 46. Pour Béthune, M. DEM ONT, L ’Organisation municipale à Béthune sous l ’ancien
régime, Lille, 1937, p. 232, ou à Saint-Jean-d’Angély, D . D ’AU SSY , « Registres de l’échevinage de
Saint-Jean d’Angély (1332-1496) », dans Archives historiques de la Saintonge et de l ’Aunis, XXXII,
DI, Paris, Saintes, 1902, p. 283.
La p a ix p r o c l a m é e 21 7

devant midy, et fut le huchement huchiez par la bouche de la trompette de Metz, et ly


dixoit, Seignour Nicolle Lowe Chevalier, ceu qu’il devoit dire, et furent en telle
maniere. »88
Cette répartition des tâches, avec présence des hérauts, se retrouve dans la
publication de la trêve de Picquigny à Amiens mais ici, malheureusement, la
description est moins précise : « publié à Amiens par le prevost de Tostel du Roy
a son de trompe ou il y avoit le herault du roy et autres de ses gens le demain jour
d’aoust (1475). »89

Réception

Publication savante, publication populaire ?

La fonction manifeste de ces publications est d’informer mais il faut aussi les
analyser comme diffusion de manière cérémonielle d’un discours d’autorité. Mais
quelle est la forme de ce discours ? L’acte est-il lu en entier ? Dans les institutions
parisiennes (tel le Parlement), l’acte est sans doute lu intégralement tel qu’il a été
étabü. On dispose de témoignages de lecture de plus d’une heure et demie pour
une ordonnance au Parlement devant le roi (la fameuse ordonnance cabo-
chienne)90. Dans ces institutions, il est vrai, la pubücation se double d’une fonc­
tion d’enregistrement et donc de mémoire symbolique et administrative de l’État.
L’utilisation du verbe Yvcdlegere doit sans doute marquer que l’autorité attend
une lecture in extenso91. Ce fut le cas, par exemple, lors de la paix d’Arras. Tous
les comptes rendus précisent qu’elle a été lue « moût a moût »92. En cette
occasion, la publication précédait une prestation collective de serments. On peut
penser que, en règle générale, les traités sont lus intégralement lorsque l’assis­
tance, qu’il s’agisse des princes ou d’un groupe plus hétérogène, doit ensuite
prêter serment ou prendre une décision :
Ainsi, en 1402, « publiquement et entendiblement » devant les princes
réconciliés, leurs entourages et les officiers royaux93.

88. « Chronique, ou Annales du Doyen de S. Thiébaut de Metz », dans Dom Calmet, Histoire de
Lorraine..., V, Nancy, 1745, preuves, CXXV. Ce « cry » de paix est repris quasiment à l’identique par
les chroniques messines postérieures (Jacomin Husson, Philippe de Vigneulles). Pour le contexte,
cf. P. MaROT, « L’expédition de Charles VII à Metz, 1444-1445 », Bibliothèque de l ’École des
Chartes, 102,1941, p. 133-134 pour la paix.
89. A.C. Amiens, AA 5, f0 184.
90. Cf. Chronique du religieux de Saint-Denys, cit., t. V, p. 52.
91. T. DUTOUR, « L’élaboration », cit., X. NaDRIGNY, L ’Information politique, cit., p. 303.
92. Cf. D. DUBOIS, Recherches, cit., p. 142,146,148.
93. Texte édité dans L. DOUËT-D’ARCQ, Choix de pièces inédites relatives au règne de Charles VI, I, Paris,
1863,p .225.
2 18 N ic o l a s O f f e n st a d t

À Auxerre (1412) devant une assemblée d’officiers, de députés des bonnes


villes, de chevaliers « et gens notables en grand nombre et multitude »94.
Dans la cathédrale de Troyes en mai 1420, en présence des officiers et des
habitants de la ville.. .95
À Arras (1435), dans l ’église, la lecture du traité suit la messe et un prêche de
l’évêque d’Auxerre, et « dura par l’espace de une heure et plus ». Elle se poursuit
par la lecture par un bourguignon de « unes lettres en franchoiz, contenant le
traictiet, accord et pacefiement des dessusdis seigneurs et les conditions et
traictiez desdis pacefiemens et accordz [...] »96
La lecture doit aussi être complète lorsqu’il s’agit de présenter un texte aux
autorités locales, par exemple à Troyes pour une « abstinence » de guerre entre le
duc de Bourgogne et le roi, en 142997.
Un cri bref peut servir à annoncer la publication in extenso du texte de la trêve
ou du traité. Dans l’exemple déjà présenté de la publication de la paix d’Arras à
Langres, il en est ainsi sur la place du marché de Langres :
« Audit lieu par plusieurs fois et yteracions par lesdit Jehan Colet et par cry fait par
trois fois à haulte voix par ledit Thiebault [...] après yceulx cris nous feismes par
Jehan de Savigny tabellion juré ou bailliage de Lengres a haulte voix le peuple assem­
ble auxdiz cry et son de trompe publier et lire les dictes lettres, et ycelles leues et
publiées feismes crier par ledit Thiebault [annonce du rassemblement pour prêter
serment]. »
Peut-on opposer à cette publication « savante », une publication « populaire »,
abrégée, à l’instar des traductions aménagées des arrêts du parlement que donnent
parfois, pour les villageois, les sergents du parlement989? Peut-on penser que
chacune des publications urbaines et bailliagères donne lieu à la lecture intégrale
du texte ? Imagine-t-on une ou deux heures de lecture publique à chaque
carrefour ? Dans chaque lieu ?
Certains textes rapportent, en réalité, une publication vulgarisée qui se conten­
terait d’un résumé, un « “cry” c’est-à-dire un résumé bref, à l ’usage du popu­
laire » " . Le « cri » serait ainsi soit l’annonce de la publication, soit le résumé de

94. Texte édité dans Dom PLANCHER, Histoire générale et particulière de Bourgogne avec des notes, des
dissertations et les preuves justificatives, m , Dijon, 1748, n° CCLXXXVH, p. CCLXXXXV.
95. C. Allmand, Henry V, Berkeley/Los Angeles, 1992, p. 144.
96. Antoine de la TAVERNE, Journal de la Paix d ’Arras, 1435, éd. A. BOSSUAT, Arras, 1936, p. 81.
97. A. ROSEROT, Le Plus Ancien Registre des délibérations du conseil de ville de Troyes (1429-1433),
Troyes, collection de documents inédits relatifs à la ville de Troyes..., m , 1886, 24 septembre 1429,
p. 200-201. Cette abstinence est publiée avec d ’autres lettres.
98. Cf. les travaux de S. Dauchy, « Souveraineté et justice. L’exécution des arrêts et jugés du Parlement
de Paris en Flandre aux XVe et XVIe siècles », dans Les Épisodiques, 5, 1991, p. 3 et « “Informer les
plaideurs”. L’exécution des arrêts du Parlement en Flandre au XVe siècle », dans C. BOUDREAU,
K. Fianu, C. Gauvard et M. HÉBERT éd., Information, cit., p. 389-403.
99. F. OLIVIER-MARTIN, Les Lois du roi, Paris, 1997, p. 294-295.
La paix , p r o c l a m é e 219

celle-ci100. Pour la conclusion de la paix après l’expédition de Charles VII à Metz


(1445), alors qu’un traité contenant plusieurs clauses précises a été signé101, il
semble que le « cri » n’en tire que la morale :
« Oiez, Oiez, oiez, on vous font assçavoir que le Roi de France, et le Roi de Sedie, et
ceulx de Metz ont bonne paix et bonne escord ensemble, et que de cy en avant on ne
face nuiles entreprinses sur eulx, par quelque maniere que ce soit ; mais vous tenez
pour bons amys, et faictes honnour et plaisir l’un et l’aultre [...] »102
La publication à Paris de l’accord entre Louis XI et les princes, en 1465, fait
l’objet d’un cri - introduit par « on fait savoir a tous » - bien plus ramassé que le
texte de l’entente elle-même : il ne comporte que quelques paragraphes alors que
le traité remplit plusieurs folios103. Jean-Marie Cauchies a retrouvé, dans les
archives de la Côte d’Or, un texte de ce type, plus développé cependant, pour la
publication à Langres de la trêve de Soleuvre. Le texte est « sommaire et très
synthétique »104 et la publication attestée « publiquement a son de trompe, és
quarrefours dudit Lengres ou l’on a acoustummé de faire cris et publicacions », le
19 octobre 1475. La trêve avait été ratifiée le 13 septembre105. On trouve ce
même texte dans un cartulaire d’Amiens accompagné d’un mandement de publi­
cation106. Les prolongations de trêve semblent se prêter à ce type de cri ramassé,
comme en témoigne le registre des trêves de la même ville d’Amiens :
« On vous fait assavoir, de par le roy nostre Seigneur, que les treues et abstinences de
guerre prinse entre icelluy nostre Seigneur et le duc de Bourgongne sont proroguiés et
alogiés ainsi et pareillement qu’elles estoient jusques au XVe jour de ce present mois
de juing ; pendant lequel temps on deffent a tous, de par le roy nostre dit seigneur, que
nulz ne les transgresse ou enfraigne »107.
Ce mode de publication sommaire des paix perdure sous l’Ancien Régime en
des termes proches de ceux du XVe siècle (« On fait à scavoir à tous [...] »)108.

100. On a des exemples de cris de sergents du Châtelet qui abrègent des actes royaux, R. ROYNETTE, Les
sergents royaux du Châtelet de Paris à la fin du Moyen Age et au début du XVIe siècle. Agents de
justice, agents de police, mémoire de maîtrise sous la direction de C. Gauvaed , Université de Paris I,
1998-1999, p. 215.
101. Cf. De SAULCY, HuGUENIN Aîné éd., Relation du siège de Metz en 1444 par Charles VII et
René d ’Anjou, Metz, 1835, p. 307 et suiv.,P. MAROT, « L’expédition », cit.
102. « Chronique, ou Annales du Doyen de S. Thiebaut de Metz », cit.
103. Cf. A.N., Y2, n° 285, B.N., Fr. 5036, f° 22 pour la publication à Paris. Le texte de l’accord précède ici
f° 15 et suiv.
104. J.-M. CAUCHIES, Louis XI et Charles le Hardi. De Péronne à Nancy (1468-1477) : le conflit,
Bruxelles, 1996, p. 116-117.
105. Ibid., p. 116.
106. A.C. Amiens, AA 5 f° 184 v°-185, cf. aussi AA 12 (1473).
107. A.C. Amiens, AA 12, f° 76.
108. Cf. A.C. Bordeaux, EE 13. Publications de paix (1678, 1684...). Monique Constant considère, à
partir d’un échantillon sans doute à préciser, que l’on publie de « larges extraits » des traités
220 N ic o l a s O f f e n s t a d t

On rencontre parfois, dans les archives, des résumés de traités de paix qui ne
rapportent que les points principaux de l’acte ou certains morceaux choisis. La
fonction précise de ces documents n’apparaît pas toujours clairement, mais on
peut très bien envisager que certains puissent servir à ces fameux cris qui ne
retiennent de la paix que les modalités pratiques ou les points devant être portés à
la connaissance « de tous »109. Jean Le Fèvre de Saint-Rémy publie dans sa
chronique une version abrégée du traité de Troyes (des deux tiers environ) desti­
née aux officiers royaux. La logique des abréviations et des coupes ne nous est
pas apparue.
Le mandement de proclamation de l’ordonnance ou du traité s’accompagne
fréquemment d’un commandement qui précise interdiction et sanction, moyen de
sanctifier la paix par là même : non pas sainteté intrinsèque mais extrinsèque par
la peine qui interdit sa corruption110. Ainsi, lors d’une trêve marchande entre
l’Angleterre et la Flandre, le duc de Bourgogne ordonne la pubücation « en
faisant commandement » que personne ne vienne à l’encontre et que d’éventuels
transgresseurs soient punis111.
Parfois, le commandement accompagne la publication en donnant immédia­
tement des modalités pratiques de l’accord. Reprenons la pubücation de la paix
devant Arras, le 4 septembre, cette fois teüe que rapportée par Le Fèvre de Saint
Rémy :
« Laquelle paix fut publiée, à son de trompe, le mardi niJe jour de septembre, devant
les tentes du roy, environ VI heures après disner ; et, p a r le cry fut expressément com­
mandé, sur peine d’encourir l’indignacion du roy, que les bendes fussent ostées ; et
aussi les gens du duc de Bourgoingne dévoient oster la croix Saint-Andrieu. »112
Le chroniqueur distingue ici, semble-t-il, la publication et un cri d’accompa­
gnement plus sommaire et plus limité. La paix de Pontoise, rapporte le bourgeois
de Paris, « fut criée la paix par tous les carrefours de Paris, et que nul ne se mêlât
de chose que les seigneurs fissent, et que nul ne fît armée, sinon par le comman­
dement des quarteniers, et cinquanteniers ou dizeniers »113. Même duaüté dans
l’orgardsation de la proclamation de la paix d’Arras à Paris. L’ordonnance devra

(M. CONSTANT, « Les traités : validité, publicité », dans L. BÉLY dir., L ’invention de la diplomatie.
Moyen Age-Temps modernes, Paris, 1998, p. 245).
109. Cf. ADN, B 304, 15 658 (4), abrégé des articles de la paix d ’Arras de 1435. Les articles du traité,
parfois assez longs, sont ici résumés en quelques lignes qui s’en tiennent à l’essentiel. Les quatre
feuillets sont attachés par une ficelle conservée.
110. « Le droit romain isole la sanction en une norme spécifique [...] Est sanctus ce qui ne peut être violé,
ce qui ne peut être violé est sanctus », Y . THOM AS, « De la “sanction” et de la “sainteté” des lois à
Rome. Remarques sur l ’institution juridique de l’inviolabilité », dans Droits, 18,1993, p. 135-151.
111. ADN, 3 juin 1408, B 550,15130 (11).
112. Jean LE FÉVRE Seigneur DE SAINT-RÉMY, Chronique, I, éd. F. M orand , Paris, 1876, p. 182, souli­
gné par nous. L’expression de Monstrelet est « Et fist on commandement », cit., p. 32.
113. Journal d ’un bourgeois de Paris, cit., p. 67.
L a p a ix p r o c l a m é e 221

être publiée en faisant commandement que l’on dénonce ceux qui parleraient
contre la paix ou les Grands, afin qu’ils soient dûment punis114. Il semble bien
que le commandement s’ajoute au texte lui-même, sous la forme d ’un cri complé­
mentaire qui protège les mots de la paix.
Les accords peuvent prévoir des « cris » particuliers qui permettront de définir
l’état de paix ou de souligner des points spécifiques. Ce cri particulier peut être
défini dans le texte même du traité, comme en témoigne la clause suivante du
traité d’Arras (1435). L’article 2 souligne que le roi poursuivra les assassins de
Jean sans Peur puis le suivant stipule :
« Item, et ne souffrera le R oy aucun d’eulx estre receptez ou favorisez en aulcun lieu
de son obéissance et puissance ; et fera crier et publier par tous les lieux desdiz
royaume et Daulphiné acoustumez de faire criz et publicacions, que aucun ne les
recepte ou favorise, sur peine de confiscación de corps et de biens » 115.

Faut-il voir ici un doublon de la publication intégrale du traité ou bien un


argument en faveur de la lecture partielle ou résumée des traités ? En ce dernier
cas, on comprendrait bien qu’il faille insister dans le texte lui-même sur les
clauses fondamentales à diffuser.

Écouter la paix

Que peut-on savoir de la réception de ces traités de paix et trêves ? Pour


l’époque moderne, Arlette Farge écrit : « La curiosité publique n’est pas un trait
de caractère, mais un acte qui fait entrer chacun en politique »116. La publication
en place publique est un bon observatoire pour ce type de questionnement mais
les réponses sont complexes. Les informations sur la cessation des hostilités et les
transferts de souveraineté ou de pouvoir ne laissent sans doute pas indifférents
ceux qui les entendent. Georges Chastellain relie publication et soulagement du
peuple : « Vray est que paix est une chose, voirement à l’oyr cryer et publier, de
grant son et de grant et salutaire apport au povre peuple qui espoire à y avoir
repos dessous »117.
Dans une civilisation de l’oral, les cris s’ancrent dans la mémoire des habi­
tants, comme le montrent les enquêtes judiciaires : les témoins se souviennent du
texte crié ou publié, du nom du crieur. Il faut dès lors peut-être nuancer le propos
de Raymond Cazelles qui considère que « le souvenir des dispositions ainsi
publiées se perd rapidement », ajoutant que « les hommes perdent rapidement le

114. D. DUBOIS, Recherches, cit., p. 139. Cette dualité se retrouve dans d’autres types de publication, telles
celles concernant les villes étapes pour la vente du vin en 1405, à Bapaume. AC Arras, AA 6.
115. E. COSNEAU, Les Grands Traités de la guerre de Cent Ans, Paris, 1889, p. 126.
116. A. FARGE, Dire et mal dire : l'opinion publique au XVIIIe siècle, Paris, 1992, p. 289.
117. G. CHASTELLAIN, Le Livre de paix, cit., p. 390.
222 N ic o l a s O f f e n s t a d t

souvenir des dispositions réglementaires et il serait profondément injuste de leur


appliquer la maxime : “Nul n’est censé ignorer la loi” »118. Pourtant le pouvoir ne
cesse de répéter pour les trêves, les lettres de pacification et les paix que la
proclamation doit permettre « que nul ne puisse excuser ignorance ». La formule
figure dans tous les mandements de publication. Elle varie peu tout au long de la
période étudiée. En 1360, le roi d’Angleterre ordonne de faire publier la paix de
Brétigny-Calais « si que nul ne se puisse excuser d’ignorance »119. La paix de
Cusset est criée à Paris « en manière que aucun n’en puisse préttendre
ygnorance »12°. Les chroniques rédigées en latin traduisent la formule ainsi :
ne quis ignorandam possit pretendere121.
La cessation des hostilités et les traités ne doivent donc pas être ignorés des
sujets. Outre la dimension de promulgation, c’est aussi à l’évidence, pour une
raison pratique. Il est temps de faire taire le bruit des armes, d’assurer la libre
circulation des uns et des autres. Les publications de trêves doivent ainsi pouvoir
« venir a la cognoissance de tous »122. Mais la fiction de la loi est à l ’œuvre. La
formule présuppose une diffusion absolue de l’information qui ne peut en rien
correspondre au parcours de la publication. L’ubiquité discursive s’oppose à la
fragmentation rituelle123.
Pour autant, la formule engage le pouvoir. Les juristes rappelle ainsi la néces­
sité d’une publication suffisante des lois124. Quand un sujet justifie son ignorance,
alors il peut être excusé - ou voir limiter sa responsabilité - de ne pas avoir
respecté paix et ordonnances, comme ce peut être le cas dans la pratique du
Parlement125. En 1365, un suppliant accusé de trafic d’armes se défend en affir­
mant qu’il était « ignorans le cry fait en notre ville de Paris, lors que nul ne
portasi armeures de pays en autre sans congié »126. L’argument n’est pas sans
valeur, comme le montre, plus proche de notre sujet, cette lettre du régent à

118. R. CAZELLES, « La réglementation royale de la guerre privée de saint Louis à Charles V et la précarité
des ordonnances », dans Revue historique de droit français et étranger, 38,1960, p. 545. L’adage est
d’origine romaine mais, selon Henri Roland et Laurent Boyer, il n ’est inscrit nulle part. H. R o l a n d ,
L. BOYER, Adages du droit français, Paris, 1999, p. 579 et suiv., cf. K. WEIDENFELD, « “Nul n ’est
censé ignorer la loi” devant la justice royale (xrve-xve siècles) », dans C. BOUDREAU, K. FlANU,
C. G auvard et M. HÉBERT éd., Information, cit., p. Voir encore S. PETIT-RENAUD, « Faire loy », cit.,
p. 517 et suiv.
119. 24 octobre 1360, RYM ER, IH (II), p. 10. Édition Record Commission, HI (I), p. 521.
120. A .N .,Y 4,f°46.
121. Chronique du religieux de Saint-Denys, cit., t. V, p. 436. Pour la paix de 1415.
122. A.D.N., B 286,15 000 bis, 1403.
123. Cf. M. FOGEL, Les Cérémonies, cit., p. 49-50.
124. K. W EIDENFELD, « Nul n ’est censé », cit.
125. Ibid. De même que la doctrine accepte l ’ignorance de la loi pour certaines personnes ou en certains
cas, S. Petit-Renaud , « Faire loy », cit., p. 523-524.
126. Cité dans C. G a u var d , « Résistants et collaborateurs pendant la Guerre de Cent ans : le témoignage
des lettres de rémission », dans La « France anglaise » au Moyen Âge, Paris, 1988, p. 130.
La p a ix p r o c l a m é e 223

propos des trêves qui accompagnent le traité de Brétigny : « Mais ceulz, qui
serraient ignorans des dites treues, araient juste cause de la dite ignorans, ne
serroyent pas puniz se il fesoient ou avoient fait aucune chose contre les dites
treues. »127
Quand l’information est portée à la connaissance de « tous », elle risque, par
sa diffusion même, de susciter la « rumour ». Au bruit réglé, normé, officiel
(le son des trompettes, le cri, la lecture) peut répondre le bruit désordonné,
anormé, officieux128. A vrai dire, ce ne sont pas les proclamations de paix qui
motivent le plus de contestations, sur le moment même, on l’a noté, à la diffé­
rence de publications fiscales ou administratives129.
Cela dit, informer des négociations en cours, de la conclusion de la paix n’est
pas sans enjeu. Il y a bien une stratégie de la publication. Le Religieux de Saint-
Denis rapporte que la publication des trêves avec les Anglais, se fit pour apaiser
l’opinion mécontente des négociations en cours et des atermoiements des ambas­
sadeurs : « [...] Ils reprochaient à leurs ambassadeurs d’avoir, depuis la mort
du duc de Bourgogne, perdu leur temps en démarches inutiles. De peur qu’il
n’éclatât dans Paris à cette occasion quelqu’une de ces révoltes qui sont toujours
si funestes aux grandes villes, on fit promulguer, le dernier jour de cette année
[1419], par ordonnance royale et à cri public, la trêve conclue entre les rois de
France et d’Angleterre en attendant une paix définitive »13°. Alors que les opéra­
tions militaires continuent, c’est encore pour répondre à l’opinion qu’on fait
publier une prolongation de ces mêmes trêves, pour éteindre le « murmur » des
Parisiens. Les conseillers assurent que la paix est proche131. Fin 1432, les
négociations de paix à Auxerre n’aboutissent pas à une entente tangible
entre Français, Anglais et Bourguignons. Le Bourgeois de Paris écrit dans son
journal :
« on fit entendre au peuple que [les négociateurs] très bien besogné avaient, mais le
contraire était. Et quand le peuple le sut au vrai, si commencèrent à murmurer moult

127. 7 mai 1360, Rymer, m (I), p. 201. Edition Record Commission EI (I), p. 486. Pour d’autres d’excuses
d’ignorance admises, cf. S. Petit-Renaud , « Faire lay », cit., p. 525.
128. Cf. C. G auvaRD, « Rumeurs et stéréotypes à la fin du Moyen Âge », dans S JÎ.MJE.S.P., La circula­
tion des nouvelles au Moyen Âge, Rome/Paris, 1994, p. 165.
129. Cf. N. Offenstadt , « Les crieurs publics », cit., p. 214-216, H. Platelle , « Une révolte populaire à
Saint-Amand en 1356 », dans La guerre et la paix. Frontières et violences au Moyen âge, Comité des
travaux historiques et scientifiques. Actes du 101e congrès des Sociétés savantes (Lille, 1976), Paris,
1978,p . 349-363.
130. « [...] eorum ambassiatores culpabant quod a morte ducis Burgundie frustra ambassiatas continua­
verant tediosas. Qui timentes ne inde motus civiles semper magnis urbibus funesti orirentur Parisius,
ultima die hujus anni, edicto regali et voce preconia promulgari fecerunt inducíale fedus initum inter
Francie et Anglie reges sub spe pacis confirmande [...] » Trad. BELLAGUET, Chronique du religieux
de Saint-Denys..., t. VI, p. 386-387.
131. Chronique du religieux de Saint-Denys, cit., t. VI, p. 388.
224 N ic o l a s O f f e n s t a d t

fort contre ceux qui y avaient été, dont plusieurs furent mis en prison, dissimulant que
c ’était afin que le peuple ne s’émut [...] » I32

À Reims en 1435, ce sont les habitants de la ville qui décident du moment de


la publication :
« Et alloit tout le peuple audevant eulx [les messagers] pour ouir les joyeuses
nouvelles, et combien qu’ilz n ’eussent point d ’intention de les faire publier pour la
journée, néantmoins, à la requeste des habitans, ilz se trahirent au paliais, et là fut
publiée la paix à voix de cry et de trompette. » 133

« L’opinion », comme agrégat, joue un rôle à différents niveaux dans la pubb-


cation de la paix. Elle est d’abord intégrée dans le discours, car c’est bien au
« peuple » que l’on s’adresse lorsque se déclinent les différents motifs attendus
du « roi de paix ». Elle est ensuite un enjeu entre les pouvoirs, particubèrement au
moment de la guerre civile, puis de la double monarchie. Chacun cherche alors à
imposer l’image du pacificateur en opposition à l’autre, toujours « perturbateur de
paix ». Enfin, cette « opinion » s’incarne parfois, surtout à Paris et dans les
bonnes villes, à travers la pression qu’elle exerce, symboliquement ou réellement,
pour pousser les princes à la paix ou, au moins, à dire la paix. Il convient bien de
concevoir la pubhcation de la paix au sein d’un espace public propre à la fin du
Moyen Âge, même si l ’on ne peut l’assimiler à VÖffentlichkeit d’Habermas. Loin
de n’être qu’une simple imposition d’un discours de pouvoir, la publication se
présente aussi comme une situation faite d’interactions et de réciprocité qui
participe de cet espace pubbc.

132. Journal d ’un bourgeois de Paris, cit., p. 322.


133. J. CHARTIER, Chronique, cit.,p. 212-213.
L’EXCOMMUNICATION DES AGRESSEURS
DES TERRES DE L’ÉGLISE (AVIGNON, COMTAT VENAISSIN)
AUX X IV e ET XVe SIÈCLES

Germain B utaud

u temps des conciles des paix, l’excommunication fut promue par l ’Église
A comme un moyen privilégié du maintien de l’ordre social. Tous ceux qui
attaquaient les églises, agressaient les clercs et les personnes désarmées devaient
craindre d’être exclus de la communauté chrétienne. La Trêve de Dieu, qui trouva
son premier terrain d’application en Provence, grâce à l’archevêque d’Arles
Raimbaud de Reillanne, étendit plus encore l’emploi de l’excommunication, qui
pouvait désormais sanctionner toutes les violences commises du mercredi soir au
lundi matin, ainsi que pendant les fêtes religieuses1.
L’élaboration de cette nouvelle législation canonique sur l’excommunication
dans le contexte de la société féodale a souvent été étudiée2. Mais il est difficile de
mesurer sa pérennité pour les siècles ultérieurs. En outre, le champ d’application
de l’excommunication ne cessa de s’élargir. La querelle des investitures et le
conflit du Sacerdoce et de l’Empire en firent une arme politique des papes contre
leurs ennemis. La papauté utilisa aussi largement l’excommunication pour définir
et condamner les hérétiques. Au xine siècle, les excommunications furent ainsi sys­
tématiques en Provence contre tous ceux qui s’opposaient au « magistère ecclésias­
tique »3. De même, à partir d’innocent HI, les papes n’hésitèrent pas à lancer de
véritables croisades contre les pouvoirs laïcs menaçant les possessions de l’Église
en Italie4. Hors du registre politique, l’essor général des juridictions ecclésiastiques
(officialités) permit le développement de l’excommunication pour dettes5.

1. J.-P. POLY, La Provence et la société féodale, 879-1166. Contribution à l ’étude des structures dites
féodales dans le Midi, Paris, 1976, p. 191-204.
2. Cf. par exemple H.-W. Goetz , « La paix de Dieu en France autour de l ’an mil : fondements et objec­
tifs, diffusion et participants » dans Le Roi de France et son royaume autour de l ’an mil, Paris, 1992,
p. 131-146, et D. BARTHÉLEMY, L'An Mil et la paix de Dieu. La France chrétienne et féodale,
980-1060, Paris, 1999.
3. Fl. MAZEL, La Noblesse et l'Église en Provence, fin xe-début XIVe siècle. L ’exemple des familles
d’Agoult-Simiane, de Baux et de Marseille, Paris, 2002, p. 455-456.
4. N. HOUSLEY, The Italians Crusades. The papal-angevin alliance and the crusades against Christian lay
powers, 1254-1343, Oxford, 1982.
5. Pour l ’excommunication pour dettes fiscales en Comtat Venaissin, cf. G. BUTAUD, « La perception de
l ’impôt et le recouvrement des arrérages en Comtat Venaissin (fin Xive-début XVe siècle) », dans
226 G e r m a in B u taud

Ainsi au bas Moyen Âge, on peut faire le constat « d’une dérive juridique de
l ’excommunication », conduisant « à de nombreux abus qui affaiblissent sa portée
et son autorité religieuse »*6. Cette question de « l’usure » de l’excommunication
mérite toutefois d’être discutée. Nous le ferons en examinant un point particulier :
la politique de la papauté avignonnaise à l ’égard des gens de guerre, et en parti­
culier de ses ennemis directs ; les « envahisseurs des terres de l’Église ». Comme
ce sujet ne semble pas avoir beaucoup intéressé les historiens et les juristes, il ne
s’agira ici que d’apporter quelques pièces au dossier et des éléments de réflexion,
qu’il faudrait affiner, ou corriger, grâce à des recherches dans les Archives vati­
canes et une étude des écrits des canonistes de l’époque.
Dans un premier temps, nous verrons comment la papauté avignonnaise
renforça son pouvoir d’excommunication au XIVe siècle. La période que nous étu­
dions n ’est en effet pas indifférente dans ce domaine. Dans un deuxième temps,
nous présenterons les procédures contre les agresseurs d’Avignon et du Comtat
Venaissin, c’est-à-dire les chefs de guerre concernés et la forme de la condamna­
tion. Cela nous permettra de préciser quelque peu la nature de ces textes condam­
nant les violences. Enfin, nous aborderons le problème de la publication des
excommunications et de leur portée.

LE RENFORCEMENT DE L’EXCOMMUNICATION PONTIFICALE


AU XIVe SIÈCLE

Au cours du XIVe siècle, les papes d’Avignon consoüdèrent leurs armes spiri­
tuelles. Ils le firent selon deux directions. D’abord, ils renforcèrent la protection
de leurs possessions, prolongeant ainsi une tendance amorcée par l’Église depuis
le XIe siècle. Ensuite, ils édictèrent une série de censures visant spécifiquement
les Grandes Compagnies, la nouveauté militaire, scandaleuse pour les clercs, du
milieu du XIVe siècle.

À la fin du xm e siècle, le droit canonique envisageait selon une conception


très large les infractions contre les biens, les personnes et les droits de l’Église
passibles de l’excommunication. Lors du concile de 1288 réuni par l’archevêque
d’Arles à l ’Isle-sur-la-Sorgue, en Comtat Venaissin7, le canon neuf explicitait

D. M EN JO T, M . SANCHEZ M a r t i n e z d ir., La fiscalité des villes au Moyen Âge (Occident méditer­


ranéen), 4, La gestion de l ’impôt (méthodes, moyens, résultats), Toulouse, 2004, p. 221-238.
6. L. M ayali, « Excommunication », dans C. G auvard , A. DE LIBERA, M. ZINK dir., Dictionnaire du
Moyen Âge, Paris, 2002, p. 506.
7. Rappelons que le Comtat Venaissin, ancienne possession des comtes de Toulouse, entra dans le patri­
moine de la papauté en 1274, après la mort en 1271 d ’Alphonse de Poitiers. Avignon, possession des
comtes de Provence, ne fut acheté par les papes qu’en 1348.
L ’e x c o m m u n ic a t io n d e s a g r e s s e u r s d e s t e r r e s d e l ’é g l is e 22 7

longuement tout ce qui était inviolable : des chapelles et maisons religieuses aux
moindres prélèvements pécuniaires, en passant par les terres, fiefs et castra pos­
sédés par l’Église. Tous les ecclésiastiques et les hommes qui dépendaient d’eux
étaient protégés8. Ces dispositions contre les invasores bonorum ecclesiasticorum
furent réitérées et complétées en 1316, lors du concile tenu dans le monastère des
chanoines de Saint-Ruf, aux portes d’Avignon9. L’interdit sur le lieu de résidence
de l’agresseur, ou sur ses possessions, venait s’ajouter à l’excommunication.
Cependant, Jean XXII (1316-1334) approfondit plus encore cette législation
en faisant explicitement des terres pontificales des deux côtés des Alpes un terri­
toire protégé. Les compilations de décrétales qui circulaient le plus largement, les
Extravagantes XX Joannis XXII et les Extravagantes communes n’ont pas retenu
ce texte10. E faudrait donc des recherches complémentaires pour retrouver le texte
original au sein de ce pontificat, très riche du point de vue législatif11. Mais les
confirmations ultérieures du texte permettent d’en connaître la teneur12.
E était interdit à tous, laïques ou clercs, d’envahir ou d’occuper, directement
ou indirectement, toutes les possessions dépendant de l’ÉgHse romaine, que ce
soit la Romagne, la Marche d’Ancône ou le Comtat Venaissin par exemple. Ceux
qui aEaient contre cette interdiction seraient excommuniés et l’interdit serait jeté
sur leurs terres et leurs viEes. Les excommuniés perdaient également tous les
privüèges, indulgences, grâces et immunités accordés par l ’Égüse, de même que
tous leurs fiefs et offices dépendant d’un pouvoir ecclésiastique. Les bénéfices
étaient enfin retirés à leur fils et leurs neveux ; ces peines étant valables jusqu’à la
deuxième génération.
Cette constitution fut reprise par les papes suivants : Benoît XE, et
Clément VI qui la réaffirma contre les agresseurs des territoires et des habitants
d’Avignon et du Comtat13. En 1355, Innocent VI dans une bulle rappelait que ces

8. Sacrorum conciliorum nova et amplissima collectio, éd. G.-D. MANSI, t. 24, Venise, 1780,
col. 956-958. Ce canon est en fait présenté comme une reprise d’un canon pris lors du concile
d’Avignon de 1282, dont les décisions sont connues partiellement, cf. ibid., col. 437-446.
9. Sacrorum conciliorum nova et amplissima collectio, éd. G.-D. MANSI, t. 25, Venise, 1782,
col. 748-751 (canons 11,12 et 13).
10. Cf. Corpus juris canonici, éd. E. FRIEDBERG, Leipzig, 1879, t. 2.
11. Nous avons vainement cherché le texte au sein des deux grandes publications de bulles de Jean XXII :
Lettres secrètes et curiales, relatives à la France, éd. A. COULON, S. CLEMENCET, Paris, 1900-1967
(3 t., 9 fase.) et Lettres communes, éd. G. M O L L A I, Paris, 1904-1946 (16 tomes).
12. Nous résumons le texte donné dans une confirmation de Clément VI du 14 juillet 1346 (Magnum
bullarium romanum, éd. L. CHERUBINI, Lyon, 1655,1.1, p. 278) et dans le préambule d’une bulle du
4 décembre 1355, éditée dans Innocent VI (1352-1362). Lettres secrètes et curiales, éd. P. G a s n a u l t ,
M.-H. L a u r e n t , N. G o t t e r i , Paris-Rome, 1959-1976, t. DI, n° 1857, p. 228.
13. Voir la confirmation de Clément VI citée à la note précédente et la bulle d ’excommunication de
Bertrand du Guesclin et de ses complices, le 1er septembre 1368, M. Pro u , Étude sur les relations
politiques du pape Urbain V avec les rois de France Jean II et Charles V (1362-1370), Paris, 1888,
p . 161-162.
228 GERMAIN BUTAUD

textes avaient été fréquemment lus en consistoire public, souvent recopiés, et


fixés sur les portes des principales églises d’Avignon14. Urbain V et Grégoire XI
n’oublièrent pas de les réaffirmer15. Et tous leurs successeurs renouvelèrent ces
dispositions16.
Avignon et le Comtat Venaissin, mais aussi d’autres terres liées au pouvoir
pontifical : le temporel de l’évêque d’Avignon, les territoires adjacents du Comtat
et les terres sous la suzeraineté du pape, comme les comtés de Valentinois et de
Diois, étaient ainsi placées sous la protection spéciale du droit de l’Église17. Tout
agresseur de ces territoires était pour ainsi dire automatiquement excommunié18.
Il s’agissait d’une censure portée par le droit, a jure et non simplement ab homine.
Depuis le temps des conciles de paix du XIe siècle, l’espace « sanctuarisé » par
la menace d’excommunication n’avait donc cessé de s’étendre. Une logique terri­
toriale complétait en quelque sorte le dispositif énumératif ancien. Désormais, les
possessions temporelles de la papauté étaient considérées au même titre que le
parvis des églises...

Peu de temps après avoir fait, en théorie, de leurs terres une sorte de sanc­
tuaire, les papes d’Avignon durent affronter un nouveau contexte militaire : les
Grandes Compagnies19. Il s’agissait de la résurgence d’un problème que l’Église
n’avait plus affronté avec une telle acuité depuis le XIIe siècle. En 1179, le
troisième concile œcuménique de Latran avait condamné comme hérétiques les
routiers qui sévissaient alors, les Cotereaux20.
Au milieu du XIVe siècle, la situation était plus inquiétante pour le pouvoir
pontifical21. En 1357-1358, le Comtat faillit être pillé par les troupes d’Arnaud de

14. Cf. supra n. 12.


15. Archives communales d ’Avignon : boîte Pintat 19 n° 615 (Urbain V, 1369) et boîte Pintat 19, n°s 585,
584,614 (Grégoire XI ; 1376) (d’après inventaire).
16. La bulle de Grégoire XI de 1376 sert de référence pour les souverains ultérieurs : Clément VII
(Archives communales d’Avignon : boîte Pintat 19, n° 599), Benoît XIII (n° 595), Jean XXHI (nos 617,
1415), Martin V (n°s 588 et 601,1423), Eugène IV (n°s 589,1431), Nicolas V (n°s 590 et 619,1447 ;
618, 1452)... On remarque que la communauté d’Avignon conservait soigneusement ces textes, et en
faisait des vidimus.
17. Cela est explicite dans la bulle du 19 décembre 1393 contre Raymond de Turenne, Archives nationales
(désormais A. N.) : P 1351, n° 694.
18. Ainsi, en 1426, le traité passé entre les représentants de l ’Église romaine et Geoffroy Boucicaut stipula
que le camérier ou le recteur du Comtat devaient intervenir pour obtenir son absolution. En effet,
Boucicaut entrait dans la catégorie des « discurrentes terras ecclesie », excommuniés, précise le texte,
en vertu des mesures d ’Urbain V et Grégoire XI et de leurs prédécesseurs, P. PANSŒR, Les Boucicaut à
Avignon, 1371-1490, Avignon, 1933, p. 232.
19. Sur les Grandes Compagnies, voir désormais K. FOW LER, Medieval mercenaries, I The Great
Companies, Oxford, 2001. Cependant l’approche est presque uniquement événementielle.
20. Ph. CONTAMINE, La Guerre au Moyen Âge, Paris, 1980,5e éd., 1999, p. 397-401.
21. Pour le détail, je me permets de renvoyer à ma thèse : Guerre et vie publique en Comtat Venaissin et à
Avignon, vers 1350-vers 1450, Université de Nice - Sophia Antipolis, 2001.
U EXCOMMUNICATION DES AGRESSEURS DES TERRES DE L ’ÉGLISE 22 9

Cervole, l’Archiprêtre, qui dévasta pendant de longs mois la Provence. Un vaste


programme de fortification d’Avignon et des villes comtadines fut alors entamé.
En 1361, la papauté fut pendant plusieurs mois à la merci de la première Grande
Compagnie, qui s’était rendue maître de Pont-Saint-Esprit, bloquant ainsi l’appro­
visionnement même d’Avignon par le Rhône. Une croisade fut rapidement
prêchée à partir du 8 janvier 1361 contre ces « ennemis de Dieu, de la Foi et de
l’Église ». Pour les combattre, le pape accorda à ceux qui se croisaient (dans un
délai de six mois) des indulgences similaires à celles octroyées pour libérer la
Terre sainte. Son appel fut très largement diffusé aux princes et aux villes
d’Europe, et nombreux furent ceux qui rejoignirent Avignon afin de sauver leurs
âmes et gagner « les pardons de croiserie »22. De la même façon, la croisade
prêchée en Italie en 1357 contre la compagnie du comte de Landau avait eu un
large écho au sein des populations23. Le cardinal Pierre Bertrand, évêque d’Ostie,
capitaine de la Croisade, quitta ainsi Carpentras à la tête d’une grande armée et
s’installa à Momas afin de diriger les opérations24. Mais cette armée se débanda
progressivement et n’obtint pas de franc succès. Il fallut des négociations avec les
Compagnies en avril et mai 1361 pour leur faire évacuer le pays, en ordre
dispersé. La papauté fut tellement soulagée qu’elle alla même jusqu’à excommu­
nier les Provençaux qui s’opposèrent aux troupes se dirigeant vers le Piémont, car
ils étaient allés contre le Ubre passage accordé aux ennemis.. .25
Urbain V eut par la suite une politique fluctuante vis-à-vis des Compagnies,
alternant sévérité et impuissance, condamnations et négociations. Sa première
idée fut de les enrôler dans une Croisade contre les Infidèles. Le 31 mars 1363, à
Avignon, le pape avait prêché la croisade contre les Turcs en remettant la croix
aux rois de France, de Chypre et de Danemark26. Dans une bulle du 25 mai 1363,
il s’adressa aux gens des Compagnies pour les inviter, comme personnes expertes

22. H . DENIFLE, La Désolation des églises, monastères et hôpitaux en France pendant la guerre de cent
ans, Paris, 1897-1899, t. H, p. 395 ; Jean FROISSART, Chroniques, éd. S. LU C E, Paris, 1876, p. 73-74 ;
Vitae paparum Avenionensium (1304-1394), éd. E. BA LU ZE, G. M O L L A I, Paris, 1916-1928, t. I,
p. 323 ; N . HOUSLEY, « The Mercenary Companies, the Papacy, and the Crusades, 1356-1378 », dans
Traditio, 38, 1982, p. 262-263.
23. N . Housley, « The Mercenary Companies, the Papacy », cit., p. 263,267.
24. « Die X X m Februarii anno LX dominus P. Ostiensis exivit extra civitatem Carpentoratis contra hostes
qui erant in Sancto Spirito et intravit Momas cum magna turba gentium ». Le 22 février, le recteur du
Comtat avait noté la prise de croix de son représentant auprès du cardinal, N . CO ULET, « Le livre de
raison de Guillaume de Rouffilhac (1354-1364) » dans Genèse et débuts du Grand Schisme d ’Occident
(1362-1394), Colloque d’Avignon, septembre 1978, Paris, 1980, p. 85 ; MATTEO VILLANI, Cronica,
con la continuazione di Filippo Villani, éd. G. PORTA, Parme, 1995, t. E, p. 493.
25. Ces sentences d ’excommunication furent publiées le 29 août 1361 à la grande messe conventuelle de
Saint-Trophime d’Arles, E.-G. LÉONARD, Histoire de Jeanne Ire, reine de Naples et comtesse de
Provence (1343-1382), Monaco-Paris, 1936, t. m , p. 450.
26. M. PRO U , Étude sur les relations politiques, cit., p. 24-26 ; Vitae paparum Avenionensium, cit., t. I,
p. 352,384,396,400.
230 G e r m a in BUTAUD

dans la guerre, à partir pour la Terre sainte, afin de faire pénitence pour leurs
crimes27.
Ce projet ne se réalisa pas et Urbain V décida alors de renforcer les armes
spirituelles contre les Compagnies qui attaquaient d’innocents chrétiens28. Par la
bulle Cogit nos (27 février 1364), il les excommunia mais surtout, à la demande
des populations locales, prêcha la croisade contre elles, accordant une indulgence
plénière pour tous ceux qui mourraient en les combattant29. La bulle Miserabilis
nonnullorum (27 mai 1364) confirma ces indulgences, demandant aux compa­
gnies de se dissoudre, et étendit l’excommunication à tous ceux qui entraient en
leur contact, les ravitaillaient ou les conseillaient. Les villes complices risquaient
ainsi l’interdit30. La troisième bulle, Clamat ad nos (5 avril 1365), qui reprenait
les textes précédents, précisa les peines contre les personnes et les localités qui
négociaient avec les Compagnies : les premières, avec leur descendance sur trois
générations, y perdaient leurs offices, leurs fiefs et la fidélité de leurs vassaux ;
les secondes, leurs libertés et leurs privilèges31.
Ces bulles eurent un large écho. Les chroniqueurs mentionnent leurs disposi­
tions32 et il y a des indices de leur application. Les malédictions et les difficultés
d’approvisionnement des Compagnies, avec lesquelles aucun chrétien ne devait
entrer en contact, causèrent parfois des vengeances contre les gens d’Église33.
Pour marquer les esprits, le pape avait aussi ordonné de déterrer les cadavres des
gens des Compagnies, de les priver de sépulture et de les mettre face contre terre,
alors que leurs victimes, remarquait-on, avaient les yeux tournés vers le ciel34.
Des sources accordent même aux bulles d’Urbain V un effet presque miraculeux

27. H . DENIFLE, La Désolation des église, cit., t. H , p. 377, n. 2, 444 ; N. HOUSLEY, « The Mercenary
Com panies, the Papacy », cit., p. 271-272.
28. N. HOU SLEY , « The Mercenary Com panies, the Papacy », cit., p. 265-266.
29. H . DENIFLE, La Désolation des église, cit., t. H , p. 445 ; N. HOUSLEY, « The M ercenary Companies,
the Papacy », cit., p. 264.
30. H. DENIFLE, La Désolation des église, cit., t. H, p. 446-447.
31. Ibid.,?. 450-451.
32. U n chroniqueur norm and en fait un bon résum é, qu’il situe en 1367 : « Urbain, pape de Romme,
excom m enia les dictes compengnes et m audit de Tauctorité Saint Pierre et Saint Poi et tous leurs sous-
tenans appertement ou couvertem ent, tous leurs aliez et tous leurs confortans ou qui riens leur adminis-
treroient, de tous sains sacremens de Sainete Eglise les priva, et de tous biens temporeux et
espiritueulx par succession ou autrement eulx et leurs hoirs privoit jusquez au tiers genouil »,
Chronique des quatre premiers Valois (1327-1393), éd. S. LUCE, Paris, 1862, p. 192. Voir aussi la
Prima vita et la Secunda vita Urbani V, Vitae paparum Avenionensium, 1.1, p. 354,385.
33. « Par toute Teglise du povoir de Rom e fut commandé que les dictes com pengnes fussent excommenies
et engregies et le feu et l ’iaue de quoy ilz prenoient leur sustentación et les vivres dont ilz vivoient. Par
quoy les dictes com pengnes firent trop de griefz et de tourments aux ministres de Sainete Église, quant
ilz les prenoient, et plusieurs en m istrent à m ort » (1367), Chronique des quatre premiers Valois, cit.,
p. 192.
34. Vitae paparum Avenionensium, 1.1, p. 410 (écrit par Aymery de Peyrac).
L ’e x c o m m u n ic a t io n d e s a g r e s s e u r s d e s t e r r e s d e l ’é g l is e 231

dans la disparition des Compagnies35. Cependant, dans les faits, ce fut en 1365 le
succès du nouveau projet de Croisade en Espagne proposé aux troupes qui permit
au royaume de France de profiter d’un vrai répit.
Dès le pontificat d’Urbain V, la papauté disposait donc d’un pouvoir d’ex­
communication renforcé. Au sein des biens de l ’Église, Avignon et le Comtat
Venaissin jouissaient d’un statut spécifique. Directement concerné par le danger
des Grandes Compagnies, Urbain V avait forgé un nouveau droit contre les gens
de guerre.

Les e x c o m m u n i é s et l e u r s c r im e s

Durant un siècle, il est permis d’observer une série de procédures contre les
agresseurs des terres de l’Église (cf. tableau en annexe36). Ces bulles intéressent
l’histoire militaire de la région comtadine mais aussi la diplomatique de l ’ex­
communication.

Les chefs de guerre excommuniés sont de toute envergure. On peut distinguer


en premier lieu une majorité de nobles locaux turbulents, impliqués dans des
affaires limitées, des brigandages seigneuriaux.
Ainsi Hugues Adhémar, seigneur de Lagarde-Adhémar, après avoir été
complice de Robert de Duras dans la prise des Baux, fut excommunié pour avoir
agressé Pierrelatte et Aubignan, en Comtat, en décembre 135537. Dix ans plus
tard, le prince d’Orange fut excommunié par Urbain V pour avoir pris par la force
Courthézon à sa parente Catherine de Baux. Le prince se soumit ensuite et confia
le château disputé à la papauté, mais du côté de la Provence le conflit persista
jusqu’en 1369 du fait des plaintes de Catherine38. Le propre frère du prince,
Bertrand de Baux, seigneur de Gigondas, fut excommunié en 1373 comme assas­
sin et pour la menace qu’il constituait pour les voyageurs se rendant à la cour
pontificale39. En juin 1375, Grégoire XI décida que le danger méritait une expé­
dition militaire qui se termina par la prise de Gigondas et la capture du criminel.

35. Ibid., 1.1, p. 354-355 (Prima vita Urbani V ), p. 407 (Aymery de Peyrac).
36. Pour alléger le tableau, nous ne répétons pas les références de chaque excom m unication : on les
trouvera dans les notes au fil du texte.
37. Innocent VI, lettres secrètes et curiales, cit., t. Ett, n° 1857.
38. L . BARTHELEMY, Inventaire chronologique et analytique des chartes de la maison des Baux,
M a r s e ille , 1882, n° 435 (29 a o û t 1365) ; Lettres secrètes et curiales du pape Urbain V (1362-1370) se
rapportant à la France, éd. P. LECACHEUX, G. M OLLAT, P a r is , 1902-1955, n° 1927.
39. Lettres secrètes et curiales du pape Grégoire X I relatives à la France, éd. L . M lR O T , H. JASSEMIN,
J. VffiLLiARD, G. M o l l a i et E.-R. L a b a n d e , Paris, 1936-1957, n° 2992 (18 juin 1373).
232 G e r m a in B u taud

Des années plus tard, en 1404, le chevalier Humbert de Beaumont, originaire


du Valentinois, fut à l’origine de l’occupation de plusieurs localités situées à la
frontière du Comtat. À la fin de sa vie, en 1429, il renoua avec la violence en
agressant des voyageurs se rendant à Avignon40. En 1414, la famille Baschi,
originaire d’Ombrie, ne voulut pas rendre le château de Malaucène à leur suzerain
le pape après la mort de son détenteur Bemardon de Serres et fut excommuniée41.
Le dernier chef de guerre à évoquer dans cette catégorie de capitaine de petites
guerres privées est Pierre Troignon, qui agissait au nom du dauphin Louis II. Le
23 juillet 1451, à l’aurore, il attaqua par surprise Valréas avec une centaine
d’hommes. La ville fut soumise au pillage et quatre habitants trouvèrent la mort
dont l’épouse d’un notable42. Mais l ’affaire n’alla pas plus loin.
Les autres hommes de guerre excommuniés par les papes sont plus célèbres et
leur conflit eut parfois une portée à l’extérieur du Comtat Venaissin. Robert de
Duras était un membre de la dynastie angevine de Naples et fut excommunié pour
s’être emparé du château des Baux43. L’Archiprêtre fut probablement excommu­
nié, même s’il épargna le Comtat. Nous connaissons déjà la Croisade qui visa la
Grande Compagnie de Pont-Saint-Esprit. En 1368, après l’attaque de la Provence
par ses compagnies, Bertrand du Guesclin et quatre capitaines de compagnies
furent excommuniés pour n’avoir pas respecté leur engagement d’épargner les
terres de l’Église44.
À la fin du XIVe siècle, le pays subit une guerre omniprésente catalysée par
Raymond de Turenne (un neveu de Grégoire XI) qui fut excommunié plusieurs
fois. Les bulles originales d ’excommunication, issues des archives angevines,
sont aujourd’hui conservées aux Archives Nationales45. Il faut enfin évoquer un
parent par alliance de Raymond de Turenne, Geoffroy Boucicaut, le frère cadet de
Jean Boucicaut, maréchal de France. Il avait été à la tête de l’armée qui assiégea

40. Pour ces derniers crim es, la lettre de rém ission de Charles VU fut donnée à Jam eau en m ai 1430. Les
bulles d ’absolution de M artin V sont du 13 juillet suivant, elles stipulaient qu’Hum bert devait restituer
la rançon à ceux qu’il avait capturés, G. BRIZAJRD, Histoire généalogique de la maison de Beaumont en
Dauphiné, Paris, 1779, t. I, p. 155-156 ; t. H, p. 427-428 ; J. CHEVALIER, Mémoires pour servir à
l ’histoire des comtés de Valentinois et de Diois, Paris, 1906, t. II, p. 98-99.
41. Par une bulle du 5 mars 1414, C. FAURE, Étude sur l ’administration du Comtat Venaissin du XIIIe au
XVe siècle (1229-1417), Paris-Avignon, 1909, p. 168.
42. Archives départementales de Vaucluse : 3 E 71/227, f®47 v° (relation du notaire Robert Du Bosquet),
cf. J.-P. ISNARD, « Une équipée de quelques habitants du Valentinois ou la prise de Valréas », dans
Bulletin de la société d ’archéologie et de statistique de la Drome, 2 6 , 1892, p. 251-252.
43. Le pape ordonna à l’archevêque d ’Arles de procéder canoniquem ent contre Robert de Duras le 2 mai
1355 , Innocent VI, lettres secrètes et curíales, cit., t. m , n° 1486.
44. L a bulle d ’excom m unication est du 1er septembre 1368, Lettres secrètes et curiales du pape Urbain V
(1362-1370) se rapportant à la France, cit., n° 2839 ; M . PROU, Étude sur les relations politiques, cit.,
p . 161-163.
45. A. N. : P 1351, n°* 6 9 4 ,6 9 6 ,6 9 7 ,6 9 8 ,6 9 9 .
L ’EXCOMMUNICATION DES AGRESSEURS DES TERRES DE L'ÉGUSE 233

Benoît X m après la première soustraction d’obédience de 1398. En 1425-1427, il


se retourna contre les terres de l’Eglise46.
Entre temps, la deuxième soustraction d’obédience provoqua le siège du
palais apostolique détenu par les partisans de Benoît XIH, le pape déchu par le
concile de Pise. Une bulle du 1er septembre 1410 transforma cette lutte contre les
Catalans en une croisade avec des indulgences promises à ceux qui personnelle­
ment ou pécuniairement y prendraient part47. Cette bulle n’avait pu être mise à
profit par le cardinal de Thurey, mort prématurément48. Mais elle le fut ensuite
par les Avignonnais quand ils demandèrent à la ville de Carpentras d’envoyer des
hommes pour les aider à combattre ceux qui étaient présentés comme des infi­
dèles, des païens et des ennemis de la foi qui polluaient le saint temple de Dieu et
en avaient fait une caverne de brigand. Ils y gagneraient la rémission de leurs
péchés49. De fait, la croisade fut prêchée à Avignon, dans l’église et sur la place
Saint-Didier, le 12 février 1411, trois jours avant un assaut général du palais50.

Les bulles d’excommunication sont des documents composites. Elles adoptent


une phraséologie faite d’emphase et multiplient les énumérations de violences
stéréotypées. Dans le même ordre d’idée, la bulle du 16 avril 1394 contre
Raymond de Turenne commence par une excommunication « tout azimut » des
ennemis de l’Église : plusieurs types d’hérétiques (dont les Patarins et les Pauvres
de Lyon), les fraticelles, les pirates, ceux qui imposent de nouveaux péages, ceux
qui font du commerce avec les Sarrasins, les forgeurs de fausses bulles, ceux qui
agressent les curialistes, ceux qui occupent des localités ou des châteaux du
Comtat, les partisans des papes de l’autre obédience, avant d’en venir à Raymond
de Turenne et ses complices51.
Mais il ne faudrait pas croire que les bulles n’en restent qu’aux lieux
communs et aux généralités. Elles contiennent en effet des faits précis, bien
qu’évoqués sans indications de date. On apprend ainsi que Bertrand de Baux fut à

46. Cf. infra.


47. N. VALOIS, La France et le grand schisme d ’Occident, Paris, 1896-1902, t. IV, p. 163.
48. P ar une lettre du 11 septem bre 1410 aux syndics de Caipentras, le cardinal de Thurey, légat, leur avait
dem andé l ’envoi de soldats pour le 13 septembre au plus tard. M ais la référence à la croisade n ’y est
pas explicite, J. FORNERY, Histoire du Comté Venaissin et de la ville d ’Avignon, Avignon, 1 9 0 9 ,1.1,
p. 423-424 ; t. H, p. 475 pour le texte de la lettre.
49. Pour le texte de la lettre adressée aux dirigeants de Caipentras, cf. J. FORNERY, Histoire du Comté
Venaissin, cit., t. H, p. 476-477. Une lettre similaire fut envoyée à Orange, cf. P. PANSIER, « Les sièges
du palais d ’Avignon sous le pontificat de Benoît X in », dans Annales d ’Avignon et du Comtat
Venaissin, 9 ,1 9 2 3 , p. 60.
50. F.-Ch. C a r r e r i , « Chronicon parvum Avinionense de Schismate et bello (1397-1416) », dans Annales
d ’Avignon et du Comtat Venaissin, 1916, p. 169 ; P. PANSIER, « Les sièges du palais d ’Avignon », cit.,
p. 61 ; N. VALOIS, La France et le grand schisme d ’Occident, cit., t. IV, p. 165-166.
51. A. N. : P 1351, n° 696.
234 G e r m a in B u taud

l’origine de l’assassinat d’un juriste. La première bulle d’excommunication de


Raymond de Turenne, qualifié de fils ingrat « qui vomit à la face de l’Église le
lait sucé à son sein maternel52 », est très riche en données factuelles. Elle propose
un relevé détaillé de ses méfaits. A une date incertaine, Raymond de Turenne
dirigea personnellement une attaque contre Vaison-la-Romaine dont il essaya de
s’emparer. Il n’y parvint pas, mais ses hommes purent se saisir d’Oppède et de
Beaumes-de-Venise, faire main basse sur le butin, capturer des villageois et
quitter les lieux. D’autres attaques furent menées contre Visan et Ménerbes, mais
aussi Pierrelatte et Robion et ne furent déjouées que grâce à la vigilance des habi­
tants53. Ainsi, par une telle bulle d’excommunication, la papauté construisait et
diffusait un réquisitoire argumenté contre son ennemi.
En outre, certaines bulles ne se contentaient pas de la condamnation d’un
seul chef de guerre, mais proposaient la liste nominative de ses complices
0complices, satellites, fautores) ; ce qui implique toute une procédure en amont
pour les identifier.
La bulle frappant Hugues Adhémar en décembre 1355 énumère ainsi cinquante-
trois ou cinquante-quatre de ses complices. On reconnaît une poignée de nobles,
trois hommes qualifiés de maîtres, très probablement des notaires, les autres étant
de simples habitants. La série de bulles visant Raymond de Turenne est encore
plus riche d’informations. La première bulle mentionne cinquante-sept partisans.
Trois chevaliers figurent au début de la liste54, puis on trouve Amaury de Séverac,
futur maréchal de France et d’autres capitaines. Au total, la bulle semble
comprendre les moindres chefs de lance : tout l’état-major et les « officiers » de
Raymond de Turenne étaient ainsi mis au ban de la société chrétienne55. Les
bulles ultérieures montrent que cette liste fut mise à jour et réactualisée. Ainsi en
1394, on supprima plusieurs hommes d’armes des censures. La raison la plus pro­
bable est qu’ils avaient comparu devant la cour pontificale comme prévu.
Benoît Xffl, reprenant les procédures contre Raymond de Turenne, réemploya
l ’ancienne liste mais ajouta seize nouveaux criminels56.
Ces bulles résultaient donc d’une véritable enquête. C’est ce que Ton remarque
également pour l’excommunication de Geoffroy Boucicaut. L’administration de
Martin V, pourtant en Italie, fut capable d’énumérer vingt-sept de ses complices57.

52. A. N. : P 1351, n° 694 ; N. VALOIS, « Raymond de Turenne et les papes d ’Avignon (1386-1408) »,
dans Annuaire-Bulletin de la Société de l ’Histoire de France, 26, 1889, p. 235 ; N. VALOIS, La France
et le grand schisme d ’Occident, cit., t. D, p. 355.
53. A. N. : P 1351, n° 694 ; N. VALOIS, « Raym ond de Turenne », cit., p. 220.
54. Gantonnet d ’Abzac, Guillaume Pot et Tristan Roger de Beaufort.
55. A. N .: P 1351, n« 694.
56. A. N . : P 1351, n°s 69 6 ,6 9 7 ,6 9 8 ,6 9 9 .
57. Cette bulle doit être de la fin décembre 1426. J.-J. Gib e r t i , L ’Histoire de la ville de Pernes, M arseille,
1925, p. 458-459 ; J. FORNERY, Histoire du Comté Venaissin, cit., t. I, p. 442 ; P. Pa n sie r , Les
Boucicaut à Avignon, cit., p. 67-68.
L ’EXCOMMUNICATION DES AGRESSEURS DES TERRES DE VÉGLISE 235

On retrouve en tête Charles de Poitiers, des nobles mais aussi de modestes servi­
teurs, comme Jean Perinei, alias Perret, secrétaire de l’évêque de Valence et deux
frères carmes. Il s’agit d’une liste bien informée, même si l’un des excommuniés,
Jean de Champeyroux, affirma qu’il n’avait pas participé à la guerre et était resté
chez lui en Touraine58.
Cette capacité d’enquêter pour constituer une liste d’ennemis à ostraciser est
une manifestation du développement de l ’administration pontificale, et de son
efficacité. Les évêques et les archevêques pouvaient cependant être aussi éner­
giques pour collecter les noms de leurs ennemis. Une bulle fulminée en février
1402 par l ’archevêque de Vienne contre les frères Torchefelon leur associait
trente-neuf complices. Elle les suspectait par ailleurs de l’hérésie vaudoise et
signalait qu’ils avaient créé, en dérision de la dignité ecclésiastique, un pape, un
archevêque, un official, et leur demandaient l ’absolution de leurs crimes.. ,59
La phraséologie particulière des bulles d’excommunication - la part de tradi­
tion que renferme ces textes contre des mauvais chrétiens, le souci de faire rentrer
chaque ennemi dans la catégorie prédéfinie des ennemis de l’Église - ne doit
donc pas faire oublier que le texte affiché sur les portes et proclamé dans les
diocèses était aussi le résultat d ’une procédure spécifique, d’une véritable enquête
qui visait un chef de guerre et son entourage, coupables de crimes précis. En ce
sens, pour reprendre des catégories de canonistes, l’excommunication était
ab homine, émanant d’un pape déterminé, per modum praecepti particularis, se
rapportant à un fait particulier ou à un certain nombre de personnes seulement.

D if f u s io n e t e ffic a c it é d e s e x c o m m u n ic a t io n s po n t ific a l e s

À première vue, la liste assez longue des ennemis de l’Église incline à penser
que l’excommunication pontificale était peu dissuasive. L’efficacité de l’arme
spirituelle semble bien émoussée. Toutefois, plusieurs indices montrent que
l’excommunication n’était pas vaine pour les autorités et que les gens d’armes
eux-mêmes les considéraient avec sérieux.
Ainsi les menaces d’excommunication pesant sur les ennemis de l’Église
étaient-elles réitérées quand le danger approchait, comme un élément de la
routine de la mise en alerte. Au début de l’été 1374, des troupes de Bretons
étaient massées dans le Bas-Languedoc et la rumeur de leur venue en Provence
courait. La proximité de ces troupes inquiéta immédiatement toute la région60.

58. P. PANSIER, Les Boucicaut à Avignon, cit., p. 68,260-261.


59. C. F a u r e , Histoire de la réunion de Vienne à la France (1328-1454), Grenoble, 1907, p. 184.
60. Ainsi le 11 juin 1374, l ’évêque de Viviers ordonnait à ses officiers d ’inspecter les faubourgs et de faire
détruire tout ce qui était néfaste à la sécurité de la ville, J. RÉGNÉ, Histoire du Vivarais, Largentière,
1921, t. n,p. 200-201.
236 G e r m a in B u taud

La papauté lança aussitôt l’excommunication contre quiconque envahirait le


Comtat61 et mit en alerte ses sujets62. De même, l’année suivante, le pape fit
publier à Orange les procès contre les envahisseurs du Comtat : il visait parti­
culièrement Bertrand de Baux qu’il avait déjà excommunié63.
En diffusant et en publiant les bulles d’excommunication dans de nombreux
diocèses, la papauté pouvait espérer dissuader des gens de guerre de rejoindre ses
ennemis. Ainsi en août 1394, alors que les officiers royaux proclamaient de leur
côté l’interdiction de franchir le Rhône pour agresser le pape, un moine fut payé
par la Chambre apostolique pour publier en France les procès contre Raymond de
Turenne64. En 1404, pour la même raison, les Comtadins et les Avignonnais se
soucièrent de faire excommunier Humbert de Beaumont. Leur délégation fit la
requête à Benoît X m qui se trouvait alors à Marseille. Ils obtinrent des bulles
d’excommunication dont on sait qu’elles furent publiées dans la judicature de
Valréas, dans le diocèse de Die et à Vienne65.
Dans le cas de la guerre contre Geoffroy Boucicaut, l’excommunication appa­
raît même comme une véritable prédication contre la guerre largement diffusée ;
non sans efficacité. En effet, Avignon fit alors de grands efforts pour recruter des
soldats et envoya à cette fin deux émissaires, l’un en Auvergne, l’autre dans la
région lyonnaise. Or ce dernier, le marchand italien Berto Buzaffi, a laissé une
correspondance qui évoque très directement la « logistique » de la publication
d’une bulle d’excommunication, celle de décembre 1426.
Citons sa lettre aux syndics d’Avignon du 21 janvier 1427, que nous tradui­
sons du provençal :
« J’ai fait publier nos excommunications si authentiquement et avec une si grande
solennité que toutes les cloches de Lyon ont sonné, qu’on les a publiées et traduites en
français (romansar). Et le curé principal a nommé chaque homme, un par un et le
prédicateur (sermonador) l’a fait après dîner et a dit pubüquement toutes les malédic­
tions. J’ai fait scellé les copies [de l’excommunication] par le sceau de monseigneur
[l’archevêque] de Lyon et je les ai affichées à Saint-Jean et Saint-Nizier qui sont les
grandes églises d’ici. J’en ai fait faire des copies et je les ai envoyées à travers le

61. L. M lR O T , « Sylvestre Budes et les Bretons en Italie », dans Bibliothèque de l'École des Chanes, 58,
1897,p. 588.
62. Archives communales de L’Isle-sur-la-Sorgue : CC 42, f° 2 r° (26 et 29 juin 1374 : lettres ordonnant de
faire bonne garde).
63. K.-H. SCHÄFER, Die Ausgaben der Apostolichen Kammer unter den Pasten Urban V. und Gregor XI.
(1362-1378), Paderborn, 1937, p. 573 (25 juin 1375 : paiem ent du m essager pour avoir fait ces publi­
cations).
64. Archivio segreto Vaticano : cam. ap., Introitus, et Exitus 3 7 1 ,f°8 7 v° (25 août 1394).
65. Bibliothèque municipale de C arpendas : m s. 795, f° 22 v° ; Archives départementales de Vaucluse :
C 142, f° 38 v° ; C 144, f° 3 r°.
L ’EXCOMMUNICATION DES AGRESSEURS DES TERRES DE L ’ÉGLISE 23 7

diocèse. Ainsi, l’excommunication est si bien publiée que tout le monde en a peur, par
l’amour de Dieu »66.
Une deuxième lettre du 25 janvier 1427 nous apprend que cette proclamation
eut un effet immédiat puisqu’un chevalier de Villeffanche-sur-Saône fut convo­
qué devant l’archevêque car son fils faisait partie des complices de Boucicaut.
Berto Buzaffi ajoute ensuite :
« Dans ce pays, on tient grand compte de l’excommunication par la façon dont elle a
été publiée, comme je vous en fait part dans une autre lettre. Et ce jour, j’ai envoyé le
procès en Auvergne pour le faire publier dans tout l’évêché de Clermont car on m’a dit
que dans cette région nos ennemis se rassemblent »67.
Pour les contemporains, l’excommunication pouvait avoir donc une réelle
utilité. Bien proclamée, et véritablement prêchée en langue vernaculaire, selon
des cérémonies qui pouvaient être longues68, il s’agissait d’une parole qui pouvait
dissuader des hommes d’armes de rejoindre une expédition militaire hostile. Des
rites séculaires accroissaient la force de la parole : on actionnait les cloches des
églises, comme le signale Buzaffi, symboüquement on éteignait des cierges pour
signifier l’exclusion des excommuniés de la société des fidèles. La dernière bulle
de Benoît X m contre Raymond de Turenne indiquait des rites de malédiction.
L’interdit était jeté sur tous les lieux où résidaient Raymond et ses compüces. Les
prêtres devaient chaque dimanche et jour de fête organiser une procession en
portant une civière devant la porte des excommuniés ou, du moins, à travers les
chemins, en chantant le psaume 109, le psaume imprécatoire, puis lancer à terre
trois cailloux en signe de malédiction étemelle69. Les chevaliers et les seigneurs
perdaient leur titre et n’apparaissaient plus que comme olim miles, olim dominus.
Les coupables devaient ainsi de soumettre, se présenter en consistoire afin d’être
jugés et réconciliés avec l’Église, faire pénitence et restituer leur butin.
Que penser cependant de l’attitude des hommes de guerre face à ces excom­
munications ?

66. « Yeu ay facbs publicar nos escumenges si altenticament et an ci grant solempnitat que totas las cam ­
panas de Lion sonant, et fachas publicar et rom ansar las et lo curat m ajor nomnat hom e par hom e et lo
sermonador après dinar, et dire públicam ent tochs los m aleficis, et fach sagellar las copias del sagel de
m ossen de Lion, et clavar à sant Juhan et à sant Nezier, que son las grans gleysas d ’ayssi, et fach far
copias et m andat las per la diocesia. Si es si ben publicade que tot lo m onde n ’a paor per amor de
dieu », P. PANSIER, Les Boucicaut à Avignon, cit., p. 244.
67. « En aquest pays fan grant conte de l ’escumenge en la m aniera que es estat publicat com m a per autra
vos ho ay m andat, et aquest jort ay m andat lo proces en Alvem ha per far lo publicar per tota Pavescat
de Clarmont, car hon m ’a dich que en aquel pays se acampon nostres enemics », P. PANSIER, Les
Boucicaut à Avignon, cit., p. 248.
68. On peut même se dem ander si les bulles visant Raymond de Turenne étaient intégralement lues ou
traduites, tant elles sont longues et com portent des répétitions...
69. A. N. : P 1351, n° 699 ; N. Va l o is , « Raymond de Turenne », cit., p. 247.
238 G e r m a in B u taud

L’attitude de défi est imaginée par Jean Froissart à propos de Raymond de


Turarne auquel il prête des paroles arrogantes, ironisant sur l’impuissance de
Clément VU :
« Là en dedens je pense bien avoir fin de guerre à mon oncle ce pape d’Avignon et aux
cardinaulx qui ne me veulent faire nul droit et me retiennent de force tout ce que
mon oncle pape Grégoire me donna et ordonna. Es me cuident lasser par moy faire
excommunier, mais non feront70. Es prient chevaEiers et escuiers et les absolvent de
peine et de coulpe pour moy guerroier ; mais ils n’en ont nul talent. J’auroye plus de
gens d’aimes pour mil florins que ils n’auroient pour toutes les absolutions que ils
pouiroient faire et donner en sept ans »71.
Mais ce texte n’est pas qu’un témoignage sur l’inefficacité des censures ecclé­
siastiques contre Raymond de Turenne, il nous apprend aussi que Clément VII
essaya de se rallier des fidèles du baron en levant l’excommunication qui les
frappait, même si cela ne suffit pas pour renverser la situation.
Le rapport des gens de guerre vis-à-vis de l ’excommunication était en effet
complexe et contradictoire. À court terme, les chefs de guerre assumaient d’être
exclus de la communauté chrétienne. L’excommunication pouvait même jeter de
l’huile sur le feu. Quand Urbain V, alors en Italie, fit rédiger le 1er septembre
1368 l’excommunication de Bertrand du Guesclin il craignit que cela n’enveni­
mât les choses. Pour des raisons diplomatiques, il n’adressa la bulle qu’à l’official
d’Avignon afin d’éviter, comme il le dit lui-même, des inimitiés au recteur
Philippe Cabassole. De plus, il attendit le 14 septembre pour expédier la bulle et
demanda à Philippe Cabassole de ne l’utiliser que s’il le fallait vraiment72.
Les hommes de guerre restaient en effet sensibles au poids de l’excommuni­
cation et essayaient souvent de se faire absoudre. Cette demande d’absolution ne
doit pas être négligée dans les années 1360 de la part des Grandes Compagnies73.
On sait que, durant l’été 1365, elles se rallièrent au projet de croisade imaginée
par la papauté et dont Bertrand du Guesclin se fit en quelque sorte le prédicateur.
L’expédition, qui fit étape à Avignon, leur permettait de se laver des excommuni­
cations, tout en offrant des perspectives de profit : la solde qui leur était promise,
puis le pillage de la Castille de Pierre le Cruel, enfin le pillage du royaume des
Sarrasins74.

70. Froissart place cette parole en 1391, soit avant la prem ière excom m unication de Raymond de Turenne.
71. JEAN Froissart, Chroniques, éd. J . Kervyn de LETTENHOVE, Bruxelles, 1867-1877, t. XIV, p. 297.
72. Archives départementales de Vaucluse : B 7, f° 52 r° ; L .- H . LABANDE, « Bertrand du Guesclin et les
États pontificaux de France », dans Mémoires de l'Académie de Vaucluse, 2e série, 4, 1904, p. 75 ;
D. W H IT M A N , Calendar o f the Letters o f Arnaud Aubert, camerarius apostolicus, 1361-1371, Toronto,
1992, p .2 7 3 .
73. Cf. N. HOUSLEY, « The M ercenary Com panies, the Papacy », cit., n. 22, p. 278.
74. K. Fowler, Medieval mercenaries, cit., p. 143-149 ; N. HOUSLEY, « The Mercenary Companies, the
Papacy », cit., p. 279.
L ’e x c o m m u n ic a t io n d e s a g r e s s e u r s d e s t e r r e s d e l ’é g l is e 239

Cette préoccupation de l’excommunication apparaît particulièrement dans la


carrière de Geoffroy Boucicaut. On a vu qu’en septembre 1398, il se mit au
service du Sacré Collège en rébellion ouverte avec Benoît XIII, qui l’excommu­
nia. Cependant, grâce à son frère, gouverneur de Gênes, il put recevoir une bulle
d’absolution le 27 décembre 1407. Il lui fallait cependant accomplir une lourde
pénitence, qu’il est intéressant de signaler.
Son devoir consistait à se rendre l’année suivante à Avignon personnellement
et d’y résider du mercredi des cendres à Pâques. Tous les mercredis et jeudis des
semaines du carême, il devait dès le lever du jour visiter, la tête découverte et
vêtu d’une simple chemise, les églises paroissiales et les quatre couvents
mendiants de la ville et ensuite se rendre devant les portes du palais apostolique
pour réciter des prières à genoux. En outre, il fallait qu’il se rende à Saint-
Iacques-de-Compostelle et qu’il fonde dix chapellenies perpétuelles, chacune
d’un revenu annuel de trente francs, soit trois à Avignon, trois à Toulouse, trois à
Paris et une à Montpellier. Toute sa vie, il devait jeûner pendant le carême, entiè­
rement les mercredis, et au pain et à l’eau les jeudis. Enfin, il devait faire un pèle­
rinage à Jérusalem75.
Mais l'accomplissement de cette pénitence fut suspendu, par une bulle ulté­
rieure76. Après avoir hérité de son frère, Geoffroy Boucicaut retomba dans ses
penchants violents en Provence et en Comtat. En août 1425, deux de ses fami­
liers, dont un docteur ès lois, se rendirent à Avignon auprès du camérier François
de Conzié pour faire un ultimatum : si Geoffroy n’obtenait pas l’annulation des
excommunications prononcées contre lui à l ’instigation de l’abbé de Montmajour,
il promettait de commettre contre les terres d’Église des dévastations dix fois
supérieures à celles commises autrefois par Raymond de Tureime77. On voit le
paradoxe : faire la guerre au pape pour qu’il lève une excommunication.
De fait, un petit conflit éclata, comportant deux phases. Geoffroy fut d’abord
mis en échec à Châteauneuf-du-Pape. Par traité (22 avril 1426), il abandonna ses
possessions comtadines mais en compensation devait toucher le complément de
la dette de la papauté à son égard. Le vicaire et le recteur devaient demander au
pape la levée des excommunications qui le frappaient, notamment à cause de
l’abbé de Montmajour78. Ce qui fut fait79.

75. F. E hrle , « Neue Materialen zur Geschichte Peters von Luna (Benedicts Xm .) », dans Archiv fier
Literatur- und Kirchengeschichte des Mittelalters, 6,1892, p. 146. La lourdeur de cette pénitence est à
la mesure d’un crime, dont Benoît X m , enfermé dans son palais, le 21 mai 1399, avait affirmé qu’il
était impardonnable, ibid., p. 305.
76. Ibid., j,. Al (13 février 1408).
77. Cet ultimatum date du 14 août 1425, P. PANSIER, Les Boucicaut à Avignon, cit., p. 228-230. Mais
P. Pansier, dans le corps de son texte, le situe le 25 janvier 1425, ibid., p. 52.
78. P. PANSŒR, Les Boucicaut à Avignon, cit., p. 230-233,57-58.
79. F. EHRLE, « Aus den Acten des Afterconcils von Perpignan 1408 », dans Archiv fu r Literatur- und
Kirchengeschichte des Mittelalters, 5,1889, p. 85 (23 mai 1426).
240 G e r m a in B u taud

C’est la reprise des hostilités (prise de Vaison-la-Romaine) qui motiva la bulle


d’excommunication dont nous avons suivi la proclamation à Lyon. Assiégé à
Livron, Boucicaut dut capituler en mai 1427. Mais il obtint finalement avec ses
complices la levée de l’excommunication.
On voit donc que l’excommunication comptait dans les négociations avec les
gens de guerre. C’était un élément qui entrait dans le rapport de force entre les
deux camps. L’absolution venait en général parachever le règlement des conflits
et était accordée en contrepartie de la soumission de l’ennemi.

Dans un cas exceptionnel, cette soumission fut particulièrement forte et mérite


d’être détaillée car l’on retrouve en plein XVe siècle des rites de pénitence
publique digne de l’époque féodale. Pierre Troignon et ses complices avaient été
excommuniés le 2 août 145280. Quand la paix se fit entre le Dauphin et le cardi­
nal de Foix, ils cherchèrent à obtenir leur absolution. Avec l’appui de Louis II, ils
obtinrent d’abord des sauf-conduits pour que trois d’entre eux se rendent à
Avignon et traitent avec le cardinal de Foix. Celui-ci accepta de lever l’excommu­
nication mais à certaines conditions : la confession des crimes par chacun des
coupables et la promesse expresse de restituer l’argent et les objets volés, ou leur
valeur en cas de perte. Enfin, Pierre Troignon et ses complices devraient se rendre
aux prochaines assises tenues à Mondragon, le 8 avril 1454, en présence des
députés de Valréas. Le déroulement de cette assemblée judiciaire n’est pas connu
mais chaque coupable y fit l’aveu du butin qu’il avait prit, ce qui fut consigné
dans un rôle.
Le rite d’absolution se déroula le 30 mai suivant, lors de grandes assises
tenues à Valence, présidées par le vicaire et official d’Avignon, Raymond Talon,
délégué par l’autorité apostolique. Les deux syndics de Valréas, Robert du
Bosquet, notaire, et Raymond de Chambaud, qui avait perdu sa femme dans
l’attaque de 1451, étaient là, tandis que les excommuniés étaient défendus par
l’official de Valence et un conseiller delphinal. On donna lecture du rôle dressé à
Mondragon dont chacun des coupables dut confirmer sous serment l’exactitude.
Le butin d’une cinquantaine de participants à l’expédition est ainsi connu en
détail. Pierre Troignon avait gagné 200 écus neufs, son serviteur Robin le Rède
« deux linceuls de petite valeur, ung chapeu de paille, une émine de civade, ung
paternoster d’ambre ». Ainsi voit-on défiler les pièces de monnaie, les vêtements,
les écuelles, les chandeliers, les arbalètes, les couteaux et même un livre de
matines historié et un bonnet d’enfant... Les comparants promirent de faire
parvenir à Valréas avant le 10 juin les sommes et objets spécifiés, ou avant Noël

80. L’excommunication fut confirmée par Calixte m le 25 février 1458 et par Pie H le 17 janvier 1459,
F. BARON, Le Cardinal Pierre de Foix le Vieux (1386-1464) et ses légations, Amiens, 1920, p. 110-111,
n. 7.
L ’e x c o m m u n ic a t io n d e s a g r e s s e u r s d e s t e r r e s d e l ’é g l is e 241

s’ils ne les avaient plus en leur possession. Ils pouvaient également les déposer au
lieutenant du sénéchal de Montélimar. Tous s’obligèrent devant les cours de
justice à la façon d’une reconnaissance de dette. Ensuite, ils demandèrent aux
syndics de Valréas leur consentement à la levée des sentences d’excommunica­
tions lancées contre eux. Enfin, après ce consentement, tous se mirent à genoux
devant l’official, renouvelèrent leurs aveux et reçurent l’absolution. Pierre
Troignon fut le dernier à observer le cérémonial, mais in extremis, au moment où
la séance était levée, un excommunié parut dans la salle d’audience et avoua son
butin, un manteau usé et un autre fort petit, et il fut absous81. Une cérémonie
similaire fut organisée à Montélimar le 2 juin, où comparurent le seigneur de
Chabrillan et dix autres coupables. Quelques retardaires remboursèrent leur
méfait jusqu’en 145982.
L’efficacité des sentences ecclésiastiques dans ce cas s’explique assez bien.
Les excommuniés étaient originaires du Dauphiné, de Montélimar, Livron, Loriol
en particuber. La proximité du pouvoir pontifical faisait que l’excommunication
était appliquée et constituait un réel handicap social.

Des éléments que nous avons présentés, il ressort que l’excommunication


visant les agresseurs des terres pontificales à la fin du Moyen Âge est une parole
complexe. Ces bulles solennelles sont les héritières d’une longue tradition de
condamnation des ennemis de l’Église, de condamnation des perturbateurs de la
paix. Au temps de la papauté avignonnaise, ce discours contre la violence fut
enrichi dans deux sens. D’une part, les papes « sanctuarisèrent » leur territoire,
rendant automatiques l’excommunication de leurs ennemis, inventant ainsi une
nouvelle catégorie juridique. D’autre part, le contexte militaire des Grandes
Compagnies les incita à accroître de façon générale la virulence de leur condam­
nation des gens de guerre.
Les bulles d’excommunication peuvent être considérées à la fois comme un
discours et comme une pièce de procédure. Elles véhiculent toute une phraséo­
logie stéréotypée sur les violences, mais se nourrissent aussi d’une enquête judi­
ciaire qui permet d’incriminer les persécuteurs de l’Église pour des faits précis et
d’identifier leurs compbces. L’institution ecclésiastique y dressait le portrait de
ses ennemis et le diffusait largement auprès des populations, parfois même dans
plusieurs diocèses. L’excommunication peut ainsi s’apparenter à une prédication,
entouré d’apparat et de rites de malédiction.
Son pouvoir de dissuasion sur la société mihtaire, son effet préventif, était
cependant assez limité, mais il n’était pas nul. Certes, le renforcement des armes

81. J.-P. ISNARD, « Une équipée de quelques habitants du Valentinois » ,cit.,p . 263.
82. Tout ce qui précède est détaillé par J.-P. I s n a r d , « Une équipée de quelques habitants du Valentinois »,
cit.,p. 256-265.
242 G e r m a in B utaud

spirituelles n’empêcha pas les terres de l’Église d’être pendant près d’un siècle la
cible des guerriers. Mais l’on peut penser que les violences furent plus contenues
en Comtat qu’en Provence ou en Languedoc. De même, si l’excommunication
n’était pas suffisante pour discipliner les gens de guerre, elle était un moyen de
faire pression sur eux. Elle contribuait à saper leurs forces et mobilisait en
quelque sorte les populations contre eux. Les agresseurs de l’Église aspiraient
également à être pardonnés par leur victime et parfois faisaient-ils même répara­
tion de leurs crimes. Chaque conflit portait en lui une dialectique de l’excommu­
nication et de l’absolution. Ainsi, ce qui peut paraître comme une faiblesse de la
papauté, se trouve en fait au cœur de l’excommunication : celle-ci est temporaire,
et n’est pas que vindicative, mais cherche l’amendement des coupables et leur
conversion.

A n n e x e . Les p r o c é d u r e s d ’e x c o m m u n i c a t i o n

CONTRE LES AGRESSEURS DES TERRES DE L’ÉGLISE

D ate de C hef de guerre Complices de M otif de


l ’excom munication excom munié l ’excommunié l ’excom munication
1355, mai Robert de Duras ? [Occupation des Baux]
1355,4 décembre Hugues Adhémar, 53 ou 54 complices Attaque de Pierrelatte
seigneur de et d’Aubignan
Lagarde-Adhémar
1361, 8 janvier (croisade) Grande Compagnie Occupation de
Pont-Saint-Esprit
1365, vers août Raymond V de Baux, Bertrand de Baux et Prise de Courthézon
prince d’Orange d’autres
1368,1er septembre Bertrand du Guesclin 4 capitaines Agression du Comtat
1373, 18 juin Bertrand de Baux, Complices non Meurtre d’un juriste,
seigneur de Gigondas désignés attaques de curialistes
1393,19 décembre Raymond de Turenne 57 complices Ensemble de méfaits
(monition)
1394,16 avril Raymond de Turenne 49 complices idem
1397, 20 août (monition) Raymond de Turenne 53 + 16 complices idem
1397,19 octobre Raymond de Turenne 53 + 16 complices idem
1398,15 février Raymond de Turenne 53 + 15 complices idem
1398, septembre Geoffroy Boucicaut ? [meurtre du régent
du Comtat,
attaque du palais]
1404 Humbert de Beaumont, ? [Agression du Comtat]
seigneur de Pélafol
1410,1er septembre Partisans de Benoît X m Occupation du palais
apostolique d’Avignon
1414, 5 mars Famille Baschi Occupation du château
de Malaucène
1426, fin décembre ( ?) Geoffroy Boucicaut 27 complices [Prise de Vaison]
1429 Humbert de Beaumont ? Agression de voyageurs
1452,2 août Pierre Troignon ? Attaque de Valréas
IL A U FONDEMENT
DE LA COMMUNITAS URBAINE
PRATIQUES D E LA PAROLE D E PAIX
DANS L’H ISTO IR E D E L’ITALIE U R BA IN E

R o s a M a r ia D e s s í

« En chacun de nous, suivant des proportions variables, il y a de l ’homme d ’hier ; c ’est même l ’homme
d ’hier qui, par la force des choses, est prédominant en nous, puisque le présent n 'est que bien peu de
choses, comparé à ce long passé au cours duquel nous nous sommes formés et d ’où nous résultons.
Seulement, cet homme du passé, nous ne le sentons pas, parce qu’il est invétéré en nous ; il forme la partie
inconsciente de nous-mêmes. Par suite, on est porté à n ’en pas tenir compte, non plus que de ses exigences
légitimes. Au contraire, les acquisitions les plus récentes de la civilisation, nous en avons un v if sentiment
parce qu’étant récentes elles n'ont pas encore eu le temps de s'organiser dans l ’inconscient »
(É. Durkheim, L ’Évolution pédagogique en France, Paris, 1938, p. 16).

U HABITUS ET LA PROPHÉTIE

ans une étude consacrée aux pratiques de la parole de paix dans l’histoire de
D l’Italie urbaine, la référence à François d’Assise paraît aller de soi1. Thomas
de Spalato évoque, en un passage fameux, le discours, auquel il avait assisté, que
François tint à Bologne en 1222 devant le palais du podestat, afin de réconcilier
les familles en lutte. Ce ne fut pas vraiment un sermon, écrit le chroniqueur, mais
une quasi-concio, développée à partir de trois mots : angeli, homines, daemones2.

1. Sur François et la paix, ainsi que sur le mythe du pacifisme franciscain, je renvoie à la contribution de
R . M lCH ETTI dans ce volume.
2. « Nec tamen ipse modum predicantis tenuit, sed quasi condonantis » (THOMAS D E SPALATO, Historia
Salonitarum, éd. P. A. L e m m e n s , « Testimonia minora saec. X m de sancto Francisco », dans Archivum
Franciscanum Historicum, 1, 1908, p. 69). Comme l ’a souligné tout d’abord C. DELCORNO (« Origini
della predicazione francescana », dans Francesco d'Assisi e Francescanesimo dal 1216 al 1226, Assise,
1977, p. 127-160, ici p. 150-153), le chroniqueur entend ici établir une analogie avec l’art oratoire des
dirigeants des cités. Z . ZAFARANA, « La predicazione francescana », dans Francescanesimo e vita reli­
giosa dei laici nel ’200, Atti dell’ VHI Convegno intemazionale, Assisi, 16-18 ottobre 1980, Pérouse,
1981, p. 205-250 (repris dans EA D EM , Da Gregorio a Bernardino da Siena. Saggi di storia medievale,
éd. O. C a p i t a n i , C. L e o n a r d i , E. M e n e s t ò , R. R u s c o n i , Pérouse-Florence, 1987), a insisté sur ce
point. E. A r t i f o n i , « Gli uomini dell’assemblea. L’oratoria civile, i concionatori e i predicatori nella
società comunale », dans La Predicazione dei frati dalla metà del ’200 alla fine del ’300, Atti del XXII
Convegno della Società intemazionale di studi francescani, Spolète, 1995, p. 141-188, ici p. 160-164,
est revenu de manière décisive sur cette question. Sur l’éloquence politique en Italie : E. A r t i f o n i ,
« Sull’eloquenza politica nel Duecento italiano », dans Quaderni medievali, 35, 1993, p. 57-78 ;
C. DELCORNO, « Professionisti della parola : predicatori, giullari, concionatori », dans Tra storia e
246 R o sa M a r ia D e s s í

Un autre récit bien connu, rapporté par la Compilatio Assisiensis dans les années
1240* 3, évoque la pacification réclamée par François pour mettre fin à un conflit
opposant l’évêque et le podestat d’Assise4. Malade et ne pouvant agir en
personne, François avait demandé à ses compagnons d’inviter le podestat et les
magnats de la ville à se rencontrer ad episcopatum et de chanter le Cantique de
frère Soleil, notamment les vers sur le pardon qu’il avait composés et ajoutés à
son Cantique « en cette occasion ». François avait annoncé que le conflit aurait
été ainsi résolu : « ils se pacifieront l’un l’autre et en reviendront à leur amitié et à
leur amour d’avant »5.
Comparons les deux récits. Le premier, limité à l’essentiel, se présente comme
une reportatio très succincte. L’événement est décrit sans les ornements caracté­
ristiques de la narration hagiographique : il n’y eut ni miracle, ni prophétie, mais
seulement des paroles de paix prononcées sous la forme d’une quasi-concio6.
Dans le second récit, la pacification est associée à une série d’événements mira­
culeux et à la réalisation d’une prophétie : le Cantum fratris Solis, chanté par les

simbolo. Studi dedicati a Ezio Raimondi, Florence, 1994, p. 67-90 ; E. ARTEFONI, « Retorica e organiz­
zazione del linguaggio politico nel Duecento italiano », dans Le Forme della propaganda politica nel
Due e Trecento (Trieste, 2-5 marzo 1993), Rome, 1994, p. 157-182 ; P. C a m m a r o s a n o , « L’éloquence
laïque dans l ’Italie communale (fin du xne-xrve siècle) », dans Bibliothèque de l'École des Chartes,
158, 2000, p. 431-442 ; R. M. D ESSI, « La giustizia in alcune forme di comunicazione medievale.
Intorno ai protesti di Giannozzo Manetti e alle prediche di Bernardino da Siena », dans Letteratura in
forma di sermone. I rapporti tra predicazione e letteratura nei secoli XIII-XVI (Bologna, 15-17 novem­
bre 2001), éd. G. AUZZA S, G. BAFFETTI, C. D e l c o r n o , Florence, 2003, p. 201-232, en particulier
p. 218-232. En ce qui concerne le début du discours de François d’Assise, les trois mots utilisés, à l ’ins­
tar du thème d ’un sermon (angeli, homines, daemones), font penser à la structure du De bono pacis
longtemps attribué à l’évêque Rufin d ’Assise, où sont distinguées trois sortes de paix : celle d ’Égypte
(du diable), celle de Babylone (du monde, entre les hommes) et enfin celle de Jérusalem (des bienheu­
reux et des anges). Contrairement à ce qui est suggéré par A. BRUNACCI et G. CATANZARO (Magistri
Rufini episcopi De bono pacis, Assise, 1986, p. 28-31), l ’auteur du De bono pacis n ’est pas le Rufin
évêque d ’Assise, mais sans doute Rufin de Sorrente. Voir à ce propos la récente édition du De bona
pacis par R. DEUTINGER, dans MGH Studien und Texte, 17, 1997, qui attribue l’oeuvre à l ’archevêque
de Sorrente, Rufin, ancien moine du Mont-Cassin.
3. Cf. E. P r in z t v a l l i , « Francesco e il francescanesimo : consapevolezze storiografiche e prospettive »,
dans Francesco d 'Assisi fra Storia, letteratura e iconografia, éd. F. E. CONSOLINO, Cosenza, 1996,
p. 69-81 ; R. M ICHETTE « Francesco d ’Assisi e l’essenza del cristianesimo », dans ibid., p. 37-67 et
ID EM , Francesco d ’Assisi e il paradosso della « Minoritas ».L a « Vita beati Francisci » di Tommaso
da Celano, Rome, 2004.
4. « Magna verecundia est vobis servis Dei, quod episcopus et potestas ita se ad invicem odiunt et nullus
de illorum pace et concordia se intromittit » (Compilatio Assisiensis, dans Fontes franciscani, éd.
E. M EN ESTÒ , S. B r u f a n i , G. C r e m a s c o l i et al., Assise, 1995, p. 1599-1600).
5. « Ite et coram episcopo et potestate et aliis qui sunt cum ipsis cantate “Cantum fratris Solis", et
“Confido in Domino ” quod ipse humiliabit corda ipsorum et pacificabuntur ad invicem et revertentur
ad pristinam amicitiam et dilectionem » (Compilatio Assisiensis, p. 1600-1601). Il n’est pas inintéres­
sant de signaler que dans le Speculum perfectionis, l’épisode est inséré sous la rubrique De spiritu pro­
phetiae (ibid. p. 2013-2015).
6. E. A r t i f o n i , « Gli uomini dell’assemblea », cit., p. 161-164.
P r a t iq u e s d e l a p a r o l e d e p a ix d a n s l ’h is t o ir e d e l ’I t a l ie u r b a in e 24 7

compagnons de François, est écouté, comme s’il s’agissait de l’Évangile, par le


podestat, agenouillé et en larmes, tandis que l’évêque se repent lui aussi publique­
ment de sa propre conduite. L’activité de paciaires, semble vouloir dire l’auteur
de la Compilatio Assisiensis, est l’une des raisons d’être des Mineurs ; l’efficacité
et la légitimité de l’intervention des frères paraissent du reste confirmées par la
prophétie du saint fondateur de l’ordre.
Pour saisir toute l’importance de la parole de paix, qu’elle concerne des
ennemis de l’intérieur ou de l’extérieur, mais de toute manière, ici, des ennemis
chrétiens7, il faut envisager deux niveaux d’interprétation, qui apparaissent bien
dans les récits mettant en scène François d’Assise : il y a, d’une part, la paix
prêchée par François et, d’autre part, celle qu’il aurait prophétisée ; d’un côté, une
action à saisir dans son contexte, avec ses fondements culturels et, de l’autre, la
fonction, la légitimation et l ’instrumentalisation de celle-ci.
Si nous nous intéressons aux différentes manifestations de ce type de pacifi­
cation, nous rencontrons bien évidemment le mouvement de l’Alleluia de 1233,
clé de voûte de la prédication de paix au xme siècle, où les prises de parole et les
événements apparaissent dans une relation de cause à effet, car ils sont insérés
dans le temps bref, immédiat, de l’histoire. L’Alleluia représente une tentative de
paix entre la papauté, l’Empire et les cités, mais elle est aussi l’histoire de prédi­
cateurs mendiants qui assument le rôle de podestats et de podestats qui prêchent,
à une époque de redéfinition des formes et des gestes de la pratique oratoire,
laïque et ecclésiastique, en particulier lorsque celle-ci concerne le gouvernement
urbain8. L’Alleluia illustre, de ce point de vue, toute la complexité des rapports
entre litterati et illitterati9. Ce mouvement témoigne enfin de ce qu’en milieu
urbain, la parole de paix avait une fonction de restructuration sociale et de légiti­
mation du rôle des Mendiants-paciaires.
Mon point de départ n’est pas le concept de paix dans la littérature homilé-
tique, qui devrait de toute manière être comparée à la littérature théologique et
juridique, ni même la fonction de la parole de paix - dont il sera toutefois

7. J ’exclus donc ici les discours de paix qui avaient comme but la justification de la guerre contre les
Infidèles, car la problématique est en partie différente.
8. Sur les rapports entre papauté et lutte anti-hérétique, voir A. PIAZZA, « Affinché ... costituzioni di tal
genere siano ovunque osservate. Gli statuti di Gregorio IX contro gli eretici d’Italia », dans Scritti in
onore di Girolamo Arnaldi offerti dalla Scuola nazionale di studi medioevali, Rome, 2001 (Nuovi studi
storici, 54), p. 425-458, en particulier p. 457, ainsi que les contributions d’A. PIAZZA (avec la biblio­
graphie) et de M. Zerner dans ce volume.
9. Très vaste bibliographie sur la question. Pour ne citer que quelques titres fondamentaux :
H. GRUNDMANN, « Litteratus - illitteratus. Der Wandel einer Bildungsnorm vom Altertum zum
Mittelalter », dans Archiv f . Kulturgeschichte, 40,1958, p. 1-65 ; Y. CONGAR, « Clercs et laïcs au point
de vue de la culture au Moyen Age : Laicus = sans lettres », dans Studia mediaevalia et mariologica
P. Carolo Balie O P M ., Rome, 1971, p. 309-332 ; P. Z u m t h o r , « Litteratus / illitteratus. Remarques
sur le contexte vocal de l ’écriture médiévale », dans Romania, 106, 1985, p. 1-18 ; M. T. C l a n c h y ,
From Memory to Written Record. England, 1066-1307, Cambridge Mass., 19932.
248 R o sa M a r ia D e s s í

question par la suite - , mais plutôt la parole envisagée comme pratique sociale.
Zelina Zafarana avait bien compris l’importance d’une « histoire de la prédication
prenant en considération non seulement la chaire, mais aussi le moment de la
prédication en tant que fait culturel global », car « la prédication n’est pas seule­
ment l’expression de personnes singulières ; c’est le fruit d’un milieu et le résultat
d’une œuvre d’une certaine manière collective »10. Ce n’est pas uniquement la
prédication, mais toute forme de prise de parole publique qu’il conviendrait
d’envisager comme un « fait culturel global ». La distinction, souvent prélimi­
naire à l’analyse des documents, entre discours religieux et discours politique est,
me semble-t-il, moins adaptée aux réalités médiévales que celle qui renvoie aux
catégories de litterati et d’illitterati, binôme correspondant, du moins pendant un
certain temps, à celui de clercs et laïcs. Pour autant, ces catégories renvoient à des
réalités qui ne sont pas immuables : à partir du xne siècle, le monde des litterati
s’élargit sans cesse à de nouveaux groupes sociaux11.
Dans le cas mentionné au début de cette étude, c’est la quasi-concio ou le
quasi-sermon de François d’Asisse qui attire en premier lieu l’attention. La prédi-
cation-concio suppose la rencontre, dans un contexte précis, entre un orateur et
son public ; il s’agit d’une pratique sociale qui peut précéder des événements
subversifs (on pense aux mouvements hérétiques) ou dont la fonction est de
maintenir et de légitimer l’ordre d’une société : en favorisant la paix civile,
laquelle s’accompagne généralement d’un pacte juridique et même du renouvelle­
ment des statuts urbains. Dans un cas comme dans l’autre - rupture ou maintien
de l’ordre - , cette pratique suppose la promotion de nouvelles formes de commu­
nication12 et se constitue en modèle pour de nouveaux systèmes de relation entre
les individus et les institutions. Si l ’on considère le discours parénétique comme
une pratique sociale, la notion d'habitus proposée par Pierre Bourdieu peut s’avé­
rer utile pour apprécier les variations de cette pratique, tout en reconnaissant
l’autonomie relative des acteurs sociaux par rapport aux situations immédiates.
Afin de rendre compte des usages de la parole publique, il faut alors recourir à

10. Z . ZAFARANA, « Bernardino nella storia della predicazione popolare », dans Bernardino predicatore
nella società del suo tempo, Convegni del Centro di Studi sulla Spiritualità Medievale, XVI, Todi,
9-12 ott. 1975, Todi, 1976, p. 39-70, notamment p. 69-70, repris dans EA D EM , Da Gregorio a
Bernardino da Siena, cit.
11. A. PETRUCCI, « Pouvoir de l ’écriture, pouvoir sur l’écriture dans la Renaissance italienne », dans
Annales ESC, 43,1988, p. 823-847 ; C. DlONISOTTI, « Chierici e laici », dans Geografia e storia della
letteratura italiana,Turin, 1967, p. 55-88.
12. Sur les relations entre communication orale et communication visuelle : L. BOLZONI, La Rete delle
immagini. Predicazione in volgare dalle origini a Bernardino da Siena, Turin, 2002. Comme cela a été
affirmé par M. M. D o n a t o (« La bellissima inventiva : immagini e idee nella Sala della Pace », dans
Ambrogio Lorenzettì : il Buon governo, éd. E. CASTELNUOVO, Milan, 1995, p. 23-41, ici p. 29), la
fresque du Bon Gouvernement de Sienne est « comme une prédication figurée ». J’ai avancé quelques
hypothèses sur les rapports entre les discours des laïcs sur la justice et le Bon Gouvernement :
R. M. DESSI, « La giustizia in alcune forme di comunicazione medievale », cit., p. 224-229.
P r a t iq u e s d e l a p a r o le d e p a ix d a n s l ’h is t o ir e d e V I t a l ie u r b a in e 249

trois notions : l’enjeu, la stratégie et Vhabitus. Ces catégories - qui doivent être
analysées dans leurs interrelations - correspondent à trois types d’interprétation.
En ne considérant que l’enjeu et la stratégie, nous risquerions de réduire les
pratiques de la parole à un processus mécanique : eu égard à un enjeu, qui est le
facteur de cohésion sociale, la stratégie est la réponse explicite de la personne ou
du groupe qui s’adonne à ces pratiques dans une conjoncture précise. Bien que
nécessaires et fonctionnelles, les prises de parole publiques sont aussi partielle­
ment autonomes par rapport aux situations concrètes, en tant qu’elles résultent,
précisément, de la relation dialectique entre telle situation et l ’habitus, ce dernier
étant entendu comme le produit de l’éducation, qui laisse une porte ouverte au
champ du possible en histoire13.
Pour reconnaître aux pratiques de la parole un rôle actif dans les processus
sociaux, la définition wébérienne de la prédication peut être d’un certain
secours14. Selon Max Weber, la prédication participe à la prophétie : elle perd
généralement de son importance lorsque la routine transforme la religion révélée
en entreprise sacerdotale. Le pouvoir de la prédication est le plus fort dans les
moments de tensions et de crise, c’est-à-dire lorsque le prédicateur peut se faire
prophète. Le prophète suscite une rupture de l’ordre social, mais légitime et justi­
fie en même temps, sans en être toutefois conscient, un ordre nouveau.
Considérer que le moment prophétique et la rupture de l ’ordre ne sont pas tout à
fait prévisibles, en tant qu’ils résultent de la rencontre entre Vhabitus et la
conjoncture, permet d’échapper à l’illusion de la totale autonomie du discours
religieux et, à l’opposé, aux théories qui en ferait un simple reflet des structures
sociales ou une réponse mécanique aux besoins de la société15.

13. « La pratique est à la fois nécessaire et relativement autonome par rapport à la situation considérée
dans son immédiateté ponctuelle parce qu’elle est le produit de la relation dialectique entre une situa­
tion et un habitus, entendu comme un système de dispositions durables et transposables qui, intégrant
toutes les expériences passées, fonctionne à chaque moment comme une matrice de perceptions,
d’appréciations et d’actions, et rend possible l ’accomplissement de tâches infiniment différenciées
[...] » (P. BOURDIEU, Esquisse d ’une théorie de la pratique, Paris, 1972, p. 178). Sur l’emploi variable
de la catégorie d’habitus dans la sociologie de P. Bourdieu, voir les remarques d’A. TORRE (« Percorsi
della pratica 1966-1995 », dans Quaderni storici, 90, 1995, p. 799-829) qui souligne les risques liés à
l ’emploi d’habitus et stigmatise la « perdita di valore della interazione concreta, delle situazioni in cui
i fenomeni sociali si producono e manifestano » dans le but de réévaluer la valeur de Taction (ibid.,
p. 816). Alain Guerreau souligne, au contraire, l ’utilité des catégories d ’enjeu, stratégie et habitus pour
« penser l ’imbrication du temps dans la structure sociale » (A. GUERREAU, L ’Avenir d ’un passé incer­
tain. Quelle histoire du Moyen Âge au XXIe siècle ?, Paris, 2001, p. 225-226).
14. Sur les théories wébériennes concernant la prophétie et le chef charismatique, cf. P. BOURDIEU,
« Genèse et structure du champ religieux », dans Revue française de sociologie, 12,1971, p. 295-334,
en particulier p. 331-334.
15. « Max Weber, qui s’accorde avec Marx pour établir que la religion remplit une fonction de conserva­
tion de l ’ordre social en contribuant, pour parler son langage même, à la « légitimation » du pouvoir
des « dominants » et à la « domestication des dominés », fournit le moyen d ’échapper à l ’alternative
250 R o sa M a r ia D e s s í

Produit de Yhabitus et d’une situation donnée, la pratique de la parole de paix


- qu’elle serve au maintien et à la légitimation d’un ordre ancien, dans les phases
de prédication de routine, ou qu’elle contribue à produire un ordre nouveau, dans
les phases où la prédication correspond le plus à la prophétie - s’enrichit sans
cesse de contenus culturels originaux, transforme le sens de certains concepts,
voyage d’un heu de « propagande » à l’autre, crée des structures de contrôle, de
domination et de gouvernement, et accompagne d’autres pratiques sociales,
comme celles qui sont liées aux mouvements collectifs de paix. Les protagonistes
de la parole de paix, que nous allons voir à l’œuvre dans les pages suivantes,
appartiennent à l’ordre des prédicateurs, mais sont aussi des laïcs. Ils s’efforcent
de suivre les règles du sermo modernus, mais aussi celles de la rhétorique cicéro-
nienne ; ils citent la Bible ou les auteurs classiques. Ils défendent le régime
communal, en ses différentes configurations, mais aussi le pouvoir monocratique.
Je voudrais étudier l ’évolution de ces pratiques de la parole, ainsi que la dyna­
mique des échanges qui se sont opérés en ce domaine entre les sphères ecclésias­
tique et laïque. Si nous ne considérons que le discours normatif, les relations entre
les deux status de la société, clercs et laïcs, apparaissent marquées par les inter­
dits, la méfiance et la concurrence, d’autant que la question des prises de parole
publiques servit bien souvent de critère aux autorités ecclésiastiques pour définir
leurs adversaires, les hérétiques, les clercs étant les seuls détenteurs légitimes du
droit à « communiquer » la parole qui mène au salut16. Toutefois, en vertu du

simpliste dont ses analyses les plus incertaines sont le produit, c’est-à-dire à l’opposition entre l ’illu­
sion de l ’autonomie absolue du discours mythique ou religieux et la théorie réductrice qui en fait le
reflet direct des structures sociales : mettant en pleine lumière ce que les deux positions opposées et
complémentaires ont en commun d ’oublier, à savoir le travail religieux que réalisent les producteurs et
les porte-paroles spécialisés, investis du pouvoir, institutionnel ou non, de répondre, par un type déter­
miné de pratique ou de discours, à une catégorie particulière des besoins propres à certains groupes
sociaux, il trouve dans la genèse historique d’un corps d’agents spécialisés le fondement de l’auto­
nomie que la tradition marxiste accorde, sans en tirer toutes les conséquences, à la religion [...] »
(P. BOURDIEU, « Genèse et structure du champ religieux », cit., p. 299). Sur la sociologie de la reli­
gion, cf. S. TRIGANO, Qu’est-ce que la religion ? La transcendance des sociologues, Paris, 2001, qui
prétend démasquer, pour la critiquer, la transcendance cachée dans les théories des grands sociologues
(Marx, Durkheim, Weber, Bourdieu), coupables d ’avoir produit d’abord le déconstructivisme, puis le
post-modemisme (« Du projet de la déconstruction - en ce qui nous concerne : le rabattage de la
religion sur la politique - à l ’idée que toute réalité est construite et donc qu’il n’y a pas de réel plus
vrai que les réalités partielles et trompeuses des sujets sociaux, il n’y a qu’un pas » : ibid., p. 305), et
qui termine par une proposition se voulant efficace pour penser le « divin » en se basant sur le langage
en tant que réalité extérieure aux hommes. Cf. aussi, du même, Alle radici della modernità : genesi
religiosa del politico, Gênes, 1999, en particulier p. 35. Le débat se poursuit dans Qu’est-ce que le
religieux ? Religion et politique, dans Revue du MA.U.S.S., 22,2003.
16. C. DELCORNO, « Professionisti della parola : predicatori, giullari, concionatori », cit., p. 5. Ces consta­
tations ne peuvent toutefois nous aider à comprendre les transformations dans la pratique de la prise de
parole publique ou l’apparition de nouveaux acteurs recourant à des formes oratoires héritées du passé.
Angelo Torre se pose de semblables questions à propos des études relatives aux rapports entre clercs et
P r a t iq u e s d e l a p a r o l e d e p a ix d a n s l ’h is t o ir e d e l ’I t a l ie u r b a in e 251

sacerdoce universel de tous les fidèles et de la grâce prophétique, la ligne de


démarcation entre ecclésiastiques et laïcs était en réalité perméable, ce qui a
permis, entre les uns et les autres, dans le domaine des pratiques de la parole et,
de manière plus générale, de la communication, échanges, complémentarités et
créations : les transformations de l ’éloquence des clercs s ’expliquent en partie par
celles qui ont affecté l ’éloquence des laïcs, et inversement, en une imbrication qui
atteste l ’omniprésence des prises de parole publiques à partir du XIIe siècle. Les
échanges culturels furent particulièrement féconds dans les moments de crise de
la société, lorsque la parole de paix se faisait prophétie et que le prophète réussis­
sait, dans un contexte particulier favorable, à mobiliser les individus et les
groupes qui le reconnaissaient comme tel, à répondre à leurs attentes, de sorte que
les deux partenaires d’un tel échange entraient dans l ’histoire*1718.

Wanderprediger d e l a pa ix u r b a in e

Pacifier par la parole n’était pas une innovation des ordres mendiants : avant
les Prêcheurs et les Mineurs, des ermites prédicateurs, que les historiens alle­
mands ont qualifié de wanderprediger18, s’étaient employés à obtenir la paix
entre les familles et les pouvoirs en lutte. Comme l’écrit à juste titre Patrick
Henriet, la parole érémitique était avant tout une parole de paix, de concorde et de
restructuration sociale. Les licentiae praedicationis, autorisations de prêcher
accordées aux ermites par les autorités ecclésiastiques, doivent être interprétées

laïcs : A. TO RRE, « Vita religiosa e cultura giurisdizionale nel Piemonte di antico regime », dans Fonti
ecclesiastiche per la storia sociale e religiosa d ’Europa : XV-XVÜ secolo, éd. C. NUBOLA,
A . TURCHINI, Bologne, 1999,p. 181-211, notammentp. 188.
17. « Le prophète qui réussit est celui qui réussit à dire ce qui est à dire, dans une de ces situations qui
paraissent appeler et refuser le langage, parce qu’elles imposent la découverte de l'inadéquation de
toutes les grilles de déchiffrement disponibles. Mais plus profondément, l’exercice même de la fonc­
tion prophétique n ’est concevable que dans des sociétés qui, échappant à la simple reproduction, sont,
si l’on peut dire, entrées dans l’histoire : à mesure que l ’on s’éloigne des sociétés le plus indifféren­
ciées et le plus capables de maîtriser leur propre devenir en le ritualisant (rites agraires et rites de
passage), les prophètes, inventeurs du futur eschatologique et, par là, de Vhistoire comme mouvement
vers le futur, qui sont eux-mêmes les produits de l ’histoire, i.e. de la rupture du temps cyclique qu’in­
troduit la crise, viennent remplir la place jusque-là impartie aux mécanismes sociaux » (P. B o u r d i e u ,
« Genèse et structure du champ religieux », cit., p. 333). Sur le pouvoir charismatique et la prophétie,
voir désormais la synthèse historiographique de R. M lC H E T n , « Gli storici e il profetismo medievale :
alcuni percorsi degli studi tra XIX e XX secolo », dans L ’attente des temps nouveaux : eschatologie,
millénarisme et visions du futur du Moyen Âge au XXe siècle, éd. A. VAUCHEZ, Tumhout, 2002,
p. 111-133, auquel je renvoie pour la bibliographie des études sur la prophétie au Moyen Âge.
18. Le terme s’est imposé au début du XXe siècle avec J. von WALTER, Die ersten Wanderprediger
Frankreichs. Studien zur Geschichte des Mönchtum, Leipzig, 1903-1906.
252 R o sa M a r ia D e s s í

comme un moyen utilisé par l’Église pour pacifier la société chrétienne par le
biais de ces personnages charismatiques19.
Avant l’arrivée des ordres mendiants, durant et après la réforme grégorienne, les
catégories de ceux qui avaient le droit de prêcher furent mises en discussion20.
Certains laïcs tinrent des discours pour défendre la réforme - ici un juge, là un
simple illitteratus. Leurs prises de parole furent connotées de manière négative ou
positive en fonction du camp ou du parti qu’ils choisirent et du contenu de leur
discours21 : dans le premier cas, nous trouvons le tenne de concio, au sens de parole
publique, et dans le second, celui à’exhortatio, à savoir une parole adressée à un
cercle limité de personnes, mais jamais, s’il s’agissait de laïcs, celui de praedicatio.
A la manière des wanderprediger, certains laïcs non nobles et illitterati prê­
chèrent et œuvrèrent pour la paix, tels de nouveaux prophètes défenseurs de cette
communitas urbaine qu’allaient bientôt définir les théologiens et juristes de la
cité2223. C’est qu’il y avait un lien très étroit entre le premier idéal urbain, où la
ville est envisagée comme une confrérie de cives unis dans la caritas23 et üés par

19. P. HENRIET, « Verbum Dei disseminando. La parole des ermites prédicateurs d’après les sources hagio­
graphiques (xie-xne siècles) », dans La parole du prédicateur siècle), éd. R. M. DESSÌ et
M. LAUWERS, Nice, 1997 (Collection du Centre d’études médiévales de Nice, 1), p. 153-185, ici
p. 182.
20. M. LAUWERS, « Praedicatio - exhortatio. L’Église, la réforme et les laïcs (XP-xme siècle) », dans La
parole du prédicateur, cit., p. 187-233, notamment p. 231. Sur les lai'cs et la Patona : G. MICCOLI,
« Per la storia della Pataria milanese », dans Ballettino dell'Istituto storico italiano per il medio evo e
Archivio muratoriano, 70, 1958, p. 43-123, repris dans IDEM, Chiesa Gregoriana. Ricerche sulla
Riforma del secolo XI, Florence, 1966, p. 101-160 ; C. VIOLANTE, « I laici nel movimento patarino »,
dans I laici nella « societas Christiana » dei secoli XI e XII, Atti della terza Settimana intemazionale di
studio, Mendola, 21-27 agosto 1965, Milan, 1968, p. 597-697.
21. Plusieurs cas sont examinés par M. LAUWERS, « Praedicatio - exhortatio », cit., p. 191.
22. L’idéal de paix et la vertu de la caritas sont à la base du serment communal et sous-tendent la nais­
sance de la Commune urbaine. H s’agit là d’une question fort vaste qu’il n ’est pas possible de traiter
dans le cadre de cette étude ; je me limite à mentionner la contribution récente de H. KELLER, « La
responsabilità del singolo e l’ordinamento della comunità. Il cambiamento dei valori sociali nel xn
secolo », dans II secolo x n : la « renovatio » dell'Europa cristiana, éd. G. CONSTABLE, G. GRACCO,
H. K e l l e r , D. Q u a g l i o n i , (Annali dell’Istituto storico italo-germanico in Trento, Quaderni, 62),
Bologne, 2003, p. 67-88. P. COSTA, « Civitas ». Storia della cittadinanza in Europa, dalla civiltà
comunale al Settecento, I, Bari, 1999, affirme justement : « La città come luogo o come ordinamento
particolare, come ius civium o ius proprium (civitatis), non è comprensibile per il giurista, per il
teologo medievale, se non in quanto inserita all’interno di una rappresentazione complessiva del
mondo politico-giuridico ; e anche quando la Politica di Aristotele, grazie alla traduzione di Guglielmo
di Moerbeke, inizia, proprio nel pieno fiorire della civiltà comunale, il suo secolare cammino nella
cultura europea, la continuità semantica fra civitas (e civitates) e Civitas prosegue indisturbata » {ibid.,
p. 6). Cf. aussi D. QUAGLIONI, « The legal definition of Citizenship in the Late Middle Ages », dans
City states in classical and medieval Italy : Athens and Rome, Florence and Venice, éd. A . MOLHO,
K. R a a f l a u b , J. E m l e n , Stuttgart, 1991, p. 155-168, et du même, « Civitas : appunti per una rifles­
sione sull’idea di città nel pensiero politico dei giuristi medievali » dans Le ideologie della città
europea dall’umanesimo al romanticismo, éd. V. CONTI, Florence, 1993, p. 59-76.
23. Sur la vertu de la caritas : A. GUERREAU-J a LABERT, « Spiritus et caritas. Le baptême dans la société
médiévale », dans La Parenté spirituelle, éd. F. HÉRITIER et E. C o p e t -ROUGIER, Paris, 1995, p. 133-203.
P r a t iq u e s d e l a p a r o le d e p a ix d a n s l ’h is t o ir e d e l ’I t alie u r b a in e 25 3

un serment de paix, et la prédication24. Et c’est précisément ce lien entre


prédication de paix et cité qui constitue l’élément fondateur de l’histoire des
pratiques de la parole en Italie.
Entre le X IIe et le X IIIe siècle, les villes italiennes passent du gouvernement
consulaire à celui du podestat25. L’avènement du nouveau régime que représente
le podestat est justifié, dans les statuts et dans la littérature podestatale, par la
nécessité d’arbitrer les conflits26. L’apparition des Mendiants et le rôle qu’ils
jouèrent alors peuvent être rapportés à cette nouveauté institutionnelle : le prédica­
teur mendiant apparaît comme une sorte de pendant spirituel du podestat urbain27.
On a déjà évoqué François d’Assise. Avant lui, d’autres laïcs illitterati, comme
Rainier de Pise (mort en 1160)28, Homebon de Crémone (mort en 1197)29 ou

24. Significatif, le cas d’une « prédication » pour la civitas prononcée par Dino Compagni (DINO
COMPAGNI, Cronica, éd. D. Cappi , Rome, 2000, H, 31-32, p. 52). Le chroniqueur florentin raconte
qu’il a réuni, avant l ’arrivée de Charles de Valois dans la cité en 1301, molti buoni cittadini dans l’é­
glise de San Giovanni pour leur tenir un discours de paix et d ’union, dont il rapporte les mots : « Cari
e valenti cittadini, i quali comunemente tutti prendesti il sacro battesimo di questa fonte, la ragione vi
sforza e strìgne ad amarvi come cari frategli ; e ancora perché possedete la più nobile città del
mondo. Tra voi è nato alcuno sdegno per gara d ’ufici, li quali, come voi sappete, i miei compagni e io
con saramento v ’ab<b>iamo promesso d ’acomunarli. Questo signore viene, e conviensi onorare.
Levate via i vostri sdegni e fate pace tra voi, acciò che non vi truovi divisi. Levate tutte l ’offese e ree
volontà state tra voi di qui adietro : siano perdonate e dimesse, per amore e bene della vostra città.
E sopra questo sacrato fonte, onde traesti il santo battesimo, giurate tra voi buona e perfetta pace,
acciò che il signore che viene truovi i cittadini tutti uniti. »
25. Sur la phase de transition et le système « podestarile-consiliare », cf. E. ARTIFONI, « Città e comuni »,
dans Storia medievale, Rome, 1998, p. 363-386. Sur les podestats, voir désormais I podestà dell’Italia
comunale. I. Reclutamento e circolazione degli ufficiali forestieri (fine XII sec.-metà XIV see.), éd.
J.-Cl. M a ir e V ig u e u r , Rome, 2000.
26. E. ARTIFONI, « Retorica e organizzazione del linguaggio », cit.
27. Sur la prédication et la cité : J. L E G O FF et J.-Cl. SCHM ITT, « Au XIIIe siècle. Une parole nouvelle »,
dans Histoire vécue du peuple chrétien, éd. J. Delumeau, I, Toulouse, 1979, p. 257-279 ;
C. CASAGRANDE, S . VECCHIO, / peccati della lingua. Disciplina ed etica della parola nella cultura
medievale, Rome, 1987 ; ALBERTANO da BRESCIA, « Liber de doctrina dicendi et tacendi » : la parola
del cittadino nell’Italia del Duecento, éd. P. Navone, Florence, 1998 (avec la bibliographie).
28. Selon le prologue de la Vie de Rainier, écrite par le chanoine Benincasa vers 1161-1162 : « Exorsus est
itaque hic beatissimus Raynerius spiritu Dei plenus, populo euangelizans, multa loquens et exhortons :
Deus, fratres mei, me ad vos per vestram salutem misit. Nuntio eius nomine, ex eius mandato, pacem,
gaudium, et laetitiam, et vestrae civitatis exaltationem futuram vobis » ( Vita auctore Benincasa, dans
A ASS. lun. III, p. 421-469, ici p. 426).
29. A. Va u CHEZ, « Le “trafiquant céleste” : saint Hom ebon de Crémone ( t 1197), m archand et “père des
pauvres” », dans Horizons marins, itinéraires spirituels (Ve-XIIIe siècles), I Mentalités et sociétés, éd.
H. DUBOIS, J.-Cl. HOCQUET, A. VAUCHEZ, Paris, 1987, p. 115-122 ; « Beatus vir et re et nomine
Homobonus ». La figura di sant’Omobono ad ottocento anni dalla morte (1197-1997), éd. A. FOGLIA,
Crém one, 1998. La lettre de canonisation d ’Hom ebon, datée du 12 janvier 1199, dans laquelle sont
brièvem ent décrits quelques traits de la vie du saint, est transcrite dans les registres d ’innocent IH.
Paix, sainteté et lutte contre l ’hérésie y sont mis en relation : « Et in hoc presertim hereticorum confun­
datur perversitas, cum ad catholicorum tumulos viderint prodigia pullulare [...] ». Hom ebon est un
aspernator heretice pravitatis et vir pacificus qui agit super pace reformanda per civitatem (Vatican,
254 R o sa M a r ía D e s s í

encore Raimondo Zanfogni (mort en 1200)30, ont tenté de pacifier leur ville, assu­
mant le rôle de « podestats-prophètes ». Une véritable hagiographie des saints de
la paix et de la résolution des conflits se développe alors31. Dans la Vie qu’il écrit
vers 1212, un certain magister Rufinus raconte comment Raimondo, un cordon­
nier de Plaisance, avait décidé de fréquenter des religieux savants afin
d’apprendre la « science sacrée ». Fort de cet endoctrinement improvisé,
Raimondo tint des exhortations au cercle restreint de ses compagnons de travail. Il
n’en perdit pas pour autant le statut d’illitteratus : Raimondo connaissait les inter­
dits concernant les laïcs en matière de prédication et de condonatio et, de ce fait,
évitait de prendre la parole en un heu public32. L’hagiographe fait pourtant état
d’un discours et d’une action pour la paix menée par Raimondo, en un récit où
rien n’est laissé au hasard. Pour apaiser les conflits qui déchiraient les partes dans
la cité, Dieu concéda au cordonnier le pouvoir de prendre la parole, ainsi que

Archivio Segreto, Innocentius IH, Breves, Arm. XXXIX, I, f°s 76 v°-78 r°, éd. dans Die Register
Innocenz 111. Pontifikatsjahr 1198-99, éd. O. Hageneder-A. Haedacher, I, Graz-Cologne, 1964,
p. 761-764). Sur les relations entre sainteté et lutte anti-hérétique, cf. R PACIOCCO, Da Francesco ai
« Cataloghi Sanctorum ». Livelli istituzionali e immagini agiografiche nell'ordine francescano (secolo
XIII-XIV), Assise, 1990, p. 26-41. Dans le texte pontifical, il n’est pas fait allusion à la prédication, mais
certaines versions de la Vie rapportent qu’en dépit des demandes incessantes de ses concitoyens,
Homebon refusait de prêcher et se limitait à donner de brefs conseils. Cf. D. PIAZZI, Omobono di
Cremona. Biografie dal XIII al XVI secolo. Edizione, traduzione e commento, Crémone, 1991.
30. La Vie de Raimondo Zanfogni, surnommé Palmerio en raison de ses pèlerinages dans les lieux saints,
fut rédigée en 1212 par magister Rufinus, chanoine de Plaisance, mais aucun manuscrit de cette
première Vie n’a été conservé. On dispose aujourd’hui de deux versions du texte. La première, Vita
Sancti Raymundi Palmarii confessoris, auctore Rufino, éditée dans les Acta Sanctorum, est la traduc­
tion d’une versio italica (rédigée dans la première moitié du XVIe siècle et perdue) de l’original de
Rufin. La seconde est une autre version en vulgaire, écrite au xvne siècle par Pier Maria Campi et
inspirée de la Vie latine de Rufin (P. M. CA M PI, Vita di S. Raimondo Palmerio, Plaisance, 1618). Sur
tout cela, voir désormais M. G a z z i n i , « Memoria “religiosa” e memoria “laica”. Sulle origini di
ospedali di area padana (secoli xn-xiv) », dans La Mémoire des origines dans les institutions médié­
vale, éd. C. C a b y , Mélanges de l ’École française de Rome. Moyen Âge, 115, 2003, p. 361-384, en
particulier p. 361-364. Cf. aussi A. VAUCHEZ, « Raimondo Zanfogni », dans Bibliotheca sanctorum,
IX, Rome, 1968, col. 26-29. L. CANETTI, « H santo vivente. Raimondo Palmerio e Piacenza », dans
IDEM « Gloriosa civitas ». Culto dei santi e società cittadina a Piacenza nel Medioevo, Bologne, 1993,
p. 167-291, consacre de denses développements à Raimondo. Je n’ai pu consulter la Vie de Campi ;
j ’utilise celle éditée dans les Acta Sanctorum.
31. Luigi Canetti souligne le nécessaire « distacco, vero e proprio rituale dissociativo di inversione sociale
che si realizza nella forma specifica della peregrinatio-xenitéia [...] e la riconversione alla civitas [...]
alle cui tensioni e dissonanze Raimondo offriva [...] le risorse di un potere che, se pure pubblicamente
riconosciuto, non trovava alcun riscontro o formale legittimazione » (« Gloriosa civitas ». Culto
dei santi e società cittadina a Piacenza, cit., p. 273-274). Ces saints de la cité devaient d’abord parcou­
rir les lieux saints, ceux de la Civitas, avant de devenir prophètes de la civitas, c’est-à-dire de leur
patrie.
32. A A SS. Iui., V I, p. 648b-649a. Henri de Suse condamne les prédicateurs laïcs, même lorsqu’ils sont lit­
terati : « Nullus enim quantumcunque litteratus predicare debet » (HOSTEENSIS, Lectura in quinque
Decretalium Gregorianarum libros, Paris, 1512, f° 36 r°, cité par M. LAUWERS, « Praedicatio - exhor­
tatio », c it.,p . 231).
P r a t iq u e s d e l a p a r o le d e p a ix d a n s l ’h is t o ir e d e l ’I t a l ie u r b a in e 255

l’esprit, la grâce et la prudence dans le gouvernement33. Poussé par la volonté de


défendre les populares traités injustement par les juges et les magnats3435,
Raimondo, comme un alter Elias, une croix sur l’épaule, se rendit un jour en ce
lieu « public » que constituait le tribunal de la ville, et il y incita son auditoire à la
justice, commençant son discours par le premier verset du Livre de la Sagesse :
Aimez la justice, vous qui jugez la terre35. La parole de ce laïc fut persuasive :
tous écoutèrent les conseils prudents du nouveau prophète qui fut élu arbitre et
paciaire de la patrie, la ville de Plaisance36. Le récit hagiographique joue sur
l’usage de termes opposés pour décrire l’engagement civique du cordonnier :
Raimondo se consacre tout d’abord à l’exhortation privée, adressée aux membres
de son ars, puis se rend au tribunal où il rappelle l’amour de la justice aux
mauvais juges et aux magnats qui oppressaient les pauvres et, de manière géné­
rale, les groupes les plus faibles de la société urbaine. Pour accomplir la mission
qui lui avait été assignée par Dieu, il lui restait alors à pacifier les partes : il en fut
cependant empêché par l’évêque qui considérait que la concorde résultait exclusi­
vement de la volonté divine37. L’engagement civique de Raimondo se manifesta
dès lors dans une action individuelle et prophétique : le cordonnier prit publique­
ment la parole pour menacer la ville de Plaisance de terribles désastres, si ses
habitants ne se conformaient pas à l’ordre du prophète envoyé par Dieu38. Après
s’être engagé pour résoudre les crises et les luttes internes, Raimondo s’occupa
ensuite de problèmes extérieurs en essayant de mettre fin au conflit entre Crémone
et Plaisance39. Nous ne savons pas de quelle guerre il s’agit40, mais l’hagiographe
fait de Raimondo un combattant pour la paix, prêt à subir la dure épreuve de la
prison. Sorti de prison, il s’employa à combattre les ludes des guerriers urbains41.

33. A ASS. Iui., VI, p. 650b.


34. Certains s’étaient plaints auprès de Raimondo du fait que le juge avait refusé de les écouter et de
défendre leur cause. Sur le rôle des juges et, en général, sur la pratique judiciaire en matière de paix,
cf. M. Vallerani, « Pace e processo nel sistema giudiziario del comune di Perugia », dans Quaderni
storici, 101,1999, p. 315-353 ; C. W ICKHAM , Legge, pratiche e conflitti. Tribunali e risoluzione delle
dispute nella Toscana del XII secolo, éd. A.C. SENNIS, Rome, 2000.
35. Ibid., p 652b. Sur la fortune du verset Diligite iustitiam vos qui iudicatis terram (Sagesse I, 1), en
relation au Bon Gouvernement d’Ambrogio Lorenzetti, cf. R. M. DESSI, « La giustizia in alcune forme
di comunicazione », cit., p. 220-231.
36. A ASS. Iui., VI, p. 652b.
37. Ibid.
38. Ibid., p. 652b-653a.
39. Ibid.,p. 653a-b.
40. L. Canetti, « Gloriosa civitas », cit., p. 210. La première nomination d’un podestat étranger à
Plaisance remonte à 1188, et c’est à cette époque que le populus devint un groupe de pression, pour
former ensuite, en 1220, la première Societas Populi (P. RACINE, Plaisance du Xe à la fin du
XIIIe siècle, Paris-Lille, 1980, p. 724-731 ; L. CANETTI, « Gloriosa civitas », cit., p. 240).
41. AA.SS. Iui., VI, p. 653a. Sur les ludes, cf. en dernier lieu : A. RIZZI, « H gioco della “battagliola” »,
dans Pace e guerra nel basso medioevo. Atti del XL Convegno storico intemazionale, Todi, 12-14
ottobre 2003, Spolète, 2004, p. 219-254.
256 R o sa M a r ia D e s s í

La vie de Raimondo est exemplaire des relations complexes entre litterati et


illitterati, entre parole publique et privée, entre la parole des juges et celle des pré­
dicateurs, entre praedicatio, exhortatio et condonatio. Le cordonnier de Plaisance
est présenté comme un prophète qui prêche la paix et la justice pour sa civitas,
contre les magnats, les juges, l’évêque et une ville ennemie. Derrière les lignes du
texte hagiographique se profile la légitimation du Popolo et l’avènement d’une
parole urbaine laïque, publique et illitterata, où les thèmes de la paix et de la
justice prennent une place de premier plan.
Les nouvelles formes de gouvernement qui apparaissent dans les villes d’Italie
du Nord et du Centre entre la fin du x n e et le début du XIIIe siècle sont à l’origine
de prises de parole laïques. Justice et paix constituent les thèmes récurrents des
discours des dirigeants des cités et apparaissent également dans les prologues des
statuts urbains42. Cette thématique dominante, étroitement liée à l’image de la
civitas parfaite, explique, me semble-t-il, l’imbrication des rapports entre prédica­
teurs et concionatores. Vers 1170, Alain de Lille, auteur d’un ars praedicandi,
avait distingué quatre types de paroles : la praedicatio servant ad morum instruc­
tionem, la doctrina, ad scientiae eruditionem, la prophetia, admonitio per revela­
tionem futurorum, et enfin la condonatio, civilis admonitio, quae fit ad rei
publicae confirmationem*3. Nous allons voir que les Mendiants, utilisant leur
charisme prophétique et leurs capacités intellectuelles dans l’espace urbain de la
parole, s’approprièrent rapidement la condonatio.
Un exemple intéressant de légitimation et d’exaltation de la parole des
Mendiants nous vient d’un prédicateur séculier qui intervint à plusieurs reprises
dans les affaires de sa ville : l’archevêque de Pise Federico Visconti44. Dans un
sermon tenu devant le Grand Conseil de Pise pour obtenir la révocation d’un
statut mettant en discussion ses droits de juridiction, Visconti évoque un Judas qui
arrengavit contre Jésus après avoir reçu ses trente deniers : la notion de haran­
gueur a donc ici une connotation négative45. Mais dans un autre sermon,
prononcé le 23 mai 1260, à la Pentecôte, le harangueur est cette fois associé au
prédicateur. L’un et l’autre doivent, en effet, posséder une lingua erudita et faire
preuve de sapientia :

42. Sur le lexique de la politique au x m e siècle : E. ARTIFONI, « Retorica e organizzazione », cit., p. 182.
43. ALANI D e In su lis Summa de arte praedicatoria, cap. 1, dans PL 210, col. 112. Le passage est cité et
commenté par E. ARTIFONI, « Sull’eloquenza politica », cit., p. 68, et C. DELCORNO, « Professionisti
della parola », cit., p. 17.
44. C f . les considérations de N. BÉRIOU dans Les Sermons et la visite pastorale de Federico Visconti
archevêque de Pise (1253-1277). Édition critique par N . BÉRIOU et I . LE M ASN E DE CHERMONT, avec
la collaboration de P. BOURGAIN et M . INNOCENTI. Avant-propos de A. V a u c h e z et E . C r i s t i a n i ,
Rom e, 2001, p. 241-243.
45. Ibid., n° 94, p. 998-1000, ici p. 999. Sur les relations entre harangue et prédication dans les sermons de
Federico Visconti, je renvoie au commentaire de N . BÉRIOU (ibid., p. 109,224).
P r a t iq u e s d e l a p a r o l e d e pa ix d a n s l ’h is t o ir e d e l ’I t a l ie u r b a in e 257

« Je vous donnerai la bouche et la sagesse [Luc 21, 15]. Dieu promet ici de donner
deux choses, nécessaires pour exposer de manière utile et élégante : à savoir la
bouche, c’est-à-dire une langue savante, par laquelle on parle élégamment, et la
sagesse, par laquelle on parle utilement. Sachez, en effet, que l’une sans l’autre n’est
pas suffisante pour ceux qui veulent prêcher et aussi haranguer utilement. »46
Pour autant, les deux types d’orateurs ne sont pas confondus. Federico
Visconti entendait certes dénoncer les harangueurs qui ne faisaient pas preuve
d’un langage cultivé et de sagesse47, mais il rappelle aussi, le jour de la
Pentecôte, que par la bouche des prédicateurs, c’est l’Esprit-Saint qui parle, que
leur parole - le verbum praedicationis - est destinée à la conversion et au salut
des hommes. Il ajoute enfin que « Mineurs et Prêcheurs, savants en théologie »
sont, par excellence, les « collaborateurs de la prédication des prélats »48. Si j ’é­
voque les propos de Federico Visconti, c’est parce que l ’archevêque de Pise, bien
conscient du rôle de sa parole ad rei publicae confirmationem, tint, en 1267, un
sermon-arenga sur la paix devant le podestat et le Grand Conseil, dans le but de
convaincre les autorités civiles à envoyer des représentants de Pise auprès de
Charles d’Anjou pour signer la paix de Toscane. Ce sermon, qu’étudie Nicole
Bériou dans ce volume, fut du reste suivi par un instrumentum publicum49.
U ars de la parole, qu’elle renvoie ou non à la grâce sacramentelle dérivant de
l’Esprit-Saint, appartenait de toute façon aux litterati à qui ne devait pas manquer
la scientia. Cela avait déjà été soutenu par les plus grands défenseurs de la rheto­
rica assimilée à la Sapientia Salomonis, ces « hommes de la Sagesse », comme
Boncompagno da Signa et Guido Faba, ainsi que les a définis Enrico Artifoni50.

46. « Ego dabo vobis os et sapientiam. Duo hic promittit se Dominus daturum que sunt necessaria ad
pulcre et utiliter proponendum, scilicet os, idest linguam eruditam qua pulchre proferat, et sapientiam
qua utiliter proferat. Nostis enim quod unum istorum sine altero non sufficit volentibus utiliter predi­
care vel etiam arengare » (sermon du 23 mai 1260, éd. n° 2, p. 347).
47. Federico Visconti aborde encore cette question dans un autre sermon : « Ista etiam duo sunt necessaria
volenti bene arengare ad populum vulgaliter ; et nota quod unum sine alio non sufficit » (ibid., n° 41,
p. 657).
48. Sermon du 23 mai 1260, éd. n° 2, p. 347,351. Dans d’autres sermons, Federico Visconti revient sur la
prédication des Prêcheurs et des Mineurs dans son diocèse (nos 44,45,57, éd. p. 670,688,777).
49. Ibid., p. 449-458.
50. E. ARTIFONI, « Sapientia Salomonis. Une forme de présentation du savoir rhétorique chez les dictato­
res italiens (première moitié du xm e siècle) », dans La parole du prédicateur, cit., p. 291-310 ; IDEM ,
« Boncompagno da Signa, i maestri di retorica e le città comunali nella prima metà del Duecento »,
dans II pensiero e l ’opera di Boncompagno da Signa, Atti del Convegno Nazionale, Signa 23-24 feb­
braio 2001, éd. M. Baldini, Signa, 2002, p. 23-36. Boncompagno divinise certes la rhétorique ; toute­
fois, il place la théologie au plus haut degré de l’échelle des savoirs en tant que science divine
supérieure à toutes les autres, la seule qui demeurera lorsque la langue des juges et la sagesse mon­
daine se tairont : « Contra theologiam, que in terris divinis est obsequiis deputata, nemo debet aliquid
allegare, quoniam illa sola remanebit, quando causidicorum lingue cessabunt et mundana sapientia
destruetur » (BONCOMPAGNO DA SIGN A , Rhetorica novissima, 9.3.12, que je cite à partir de l’édition
électronique de Boncompagno par S. M. Wight <http ://dobc.unipv.it/scrineum/wight>).
258 R o sa m a r ia d e s s í

Dans les villes italiennes où règne trop de liberté, écrit Boncompagno, il y a des
contionatores laïcs, a sola consuetudine instructi, qui parlent sans posséder la
scientia51. Ce constat, teinté ici seulement de regret, ne demeura pas critique
stérile. L’auteur de YOculus pastoralis (1222) et Jean de Viterbe dans son Liber
de regimine civitatum (vers 1260) expliquent avoir été poussés à composer leur
traité pour instruire ces rudes qui assumaient des charges de gouvernement urbain
et leur permettre de pouvoir tenir des discours civiques5152. Le causidicus Albertano
de Brescia écrivait également ses traités pour éduquer les laïcs à la parole53.
Ainsi les ecclésiastiques, d’un côté, et les dictatores et juristes, de l’autre,
menèrent une action pour instruire et en même temps canaliser dans les structures
urbaines les orateurs laïcs. Dans les faits, ce sont surtout les Mendiants qui

51. « Omnes contionatores habent contionandi scientiam magis per consuetudinem quam naturam, quia
non potest esse scientia naturalis, maxime cum verba contionatorum in abusionem et aperta mendacia
dilabuntur, nec esse valet quod aliquando non referant veritatem [...]. Verum quia contionandi offi­
cium rarissime ad viros pertinet litteratos, idcirco hec plebeia doctrina est laids Italie reliquenda, qui
ad narrandum magnalia contionum a sola consuetudine sunt instructi » (BONCOMPAGNO DA SIGNA,
Rhetorica novissima, 13.1.10 et 13.1.11, éd. SM . WIGHT < http ://dobc.unipv.it/scrineum/wight >). Le
passage est cité et commenté par E. Arufoni, « Boncompagno da Signa », cit., p. 29-30. De telles
assertions ne pourraient-elles pas justifier plutôt qu’exclure l ’hypothèse de Muratori d’une attribution
de VOculus à Boncompagno (L. M. MURATORI, Antiquitates Italicae Medii Aevi, IV, Milan, 1741,
col. 92c) ? Contee l ’attribution à Boncompagno : A. Gaudenzi, « Sulla cronologia delle opere dei
dettatori bolognesi da Buoncompagno a Bene di Lucca », dans Bullettino dell’Istituto storico italiano,
14, 1895, p. 115 et suiv., A. Galletti, L ’eloquenza (dalle Origini al XVI secolo), H, Milan, 1938,
p. 457, D. FRANCESCHI, « VOculus pastoralis e la sua fortuna », dans Atti della Accademia delle
Scienze di Torino, 99,1964-1965, p. 205-261, en particulier p. 228-236.
52. Dans le prologue de VOculus pastoralis : « In hoc opuscolo, quod rogatus quasi invitus agredior, stillo
clariori et simplici dictamine fungar ; quoniam simplicitas est amica laicis rudibus et modice literatis,
ad utilitatem quorum si qui quandoque ad locorum regimina sint assumpti, sequentia componuntur, ut
ex eis aliqua subtili ingenio et sagaci praelibare valeant quibus rectoriçent in subiectos et alios, cum
ocurerit utilitas vel necessitas proponendi » (Oculus Pastoralis pascens officia et continens radium
dulcibus pomis suis, éd. D. FRANCESCHI, Turin, 1966 (Memorie dell’Accademia delle Scienze di
Torino. Cl. di Scienze Morali, Storiche e Filologiche, s. TV, n. 11), p. 23). Dans son De regimine civita­
tum, Jean de Viterbe évoque des motivations semblables à celles exprimées dans VOculus pastoralis :
« rudes vero et indoctos in eodem opusculo fideliter edoceri non pigeat, ut postmodum ispius commodis
peritia eruditi, ad regendum alios secure accedentes, de suo bono regimine consequantur commodum,
gloriam et honorem » (JOHANNIS VlTERBIENSIS Liber de regimine civitatum, éd. G. SALVEMINI,
Bologne, 1901 (Bibliotheca iuridica medii aevi, IH), p. 217-280 ; cf. G. SALVEMINI, « II Liber de regi­
mine civitatum di Giovanni da Viterbo », dans Giornale storico della letteratura italiana, 41, 1903,
p. 2-21). Voir aussi C. FROVA, « Storiografia e poesia nello specchio dei testi di retorica civile », dans
Storiografia e poesia nella cultura medioevale, Atti del colloquio, Roma 21-23 febbraio 1990, Rome,
1999, p. 213-222, en particulier p. 215-216. Sur VOculus : D. QUAGLIONI, « Politica e diritto al tempo
di Federico H. VOculus pastoralis (1222) e la sapienza civile », dans Federico II e le nuove culture,
Atti del XXXI Convegno storico intemazionale, Todi 9-12 ottobre 1994, Spolète, 1995, p. 3-26 ;
E . ARTIFONI, « Retorica e organizzazione del linguaggio politico », cit. ; P. C a m m a r o s a n o ,
« L’éloquence laïque dans l’Itahe communale », cit. ; R. M. D ESSI, « La giustizia in alcune forme di
comunicazione », cit.
53. ALBERTANO DA BRESCIA, « Ü ber de doctrina dicendi et tacendi », cit.
P r a t iq u e s d e l a p a r o le d e p a ix d a n s l ’h is t o ir e d e l ’I t a l ie u r b a in e 259

monopolisèrent progressivement l’espace de la parole publique, leur prédication


englobant les différents buts énoncés par Alain de Lille. En somme, l’Église
exploita le capital prophétique des premiers pacificateurs illitterati, devenus
entre-temps saints, en fournissant aux problèmes du gouvernement urbain la
réponse la plus adaptée et la parole la plus persuasive : la prédication des
Mendiants, qui devint tout à la fois science, prophétie et parole efficace pour le
salut de chacun et de la communitas urbaine dans son ensemble. Avec François
d’Assise, la parole prophétique de paix s’était institutionnalisée. La praedicatio
était utile au salut des hommes et la condonatio à celui de la république, mais
puisque le salut de l’individu coïncidait avec le salut de la communitas urbaine, la
parole des Mendiants pouvait être adaptée tant ad morum instructionem que ad
rei publicae confirmationem, selon la distinction d’Alain de Lille. Les prédi­
cateurs mendiants entreprirent donc une grande offensive dans le domaine de la
parole civique, en jouant de thèmes tels que la paix, la justice et le bonum
commune.
Le principal rôle social que les Mendiants assumèrent sans solution de conti­
nuité, de François d’Assise jusqu’à Jérôme Savonarole au moins, fut celui de
pacificateurs. Le frère de Ferrare en était parfaitement conscient. Dans le sermon
sur les Psaumes du 20 janvier 1495, il revendique l’appartenance à une longue
tradition de prédicateurs-pacificateurs appartenant à son ordre :
« Toi, de l’ordre de saint Dominique, qui dis que nous ne devons pas nous mêler de
l’État, tu n’as pas bien lu. Va, lis les Cròniques de Tordre de saint Dominique, ce qu’il
fit dans la Lombardie à propos des États. Et de même ce que fit à Florence saint Pierre
Martyr, qui intervint pour amener à composition et pour pacifier cet État, au moment
où la décision de le mettre à mort était prise dans cette ville. Et le cardinal seigneur
Latino, de notre ordre : il fut celui qui fit la paix entre guelfes et gibelins. Sainte
Catherine de Sienne fit faire la paix dans cet État au temps du pape Grégoire. Et
l’archevêque Antonin : combien de fois allait-il au Palais pour que Ton ne fasse pas de
lois injustes ? Mais dis-moi, quels sont ceux qui doivent intervenir et pacifier la ville
de Florence ? Certainement pas ceux qui sont dominés par les passions. Donc, il faut
que quelqu’un se place au milieu, sans passion. »54

54. « Tu dell’ordine di santo Domenico, che d i’ che non ci dobbiamo impacciare dello Stato, tu non hai
bene letto ; va’, leggi le Croniche dell’ordine di santo Domenico, quello che lui fece nella Lombardia
ne’ casi di Stati. E così di san Pietro martire quello che fece in Firenze, che s' intromisse per compo­
nere e quietare questo Stato, intanto che il trattato della sua morte fu fatto in questa città. El cardinale
messer Latino, dell’ordine nostro, fu egli quello che fece la pace tra guelfi e ghibellini. Santa Caterina
da Siena fece fare la pace in questo Stato al tempo di Gregorio papa. Lo arcivescovo Antonino, quante
volte andava in Palagio per ovviare alle leggi iniquie, che non sifacessino ! Ma dimmi, chi sono quelli
che debbono pacificare e comporre la città di Firenze ? Certo non bisogna già gli appassionati.
Adunque debbe essere pure qualcuno dì mezzo, senza passione » (prédication du 20 janvier 1495 :
Girolamo Savonarola, Prediche sopra i Salmi, éd. V. Romano, I, Rome, 1969, p. 107-108).
260 R o sa M a s ía D e s s í

Savonarole était un prédicateur qui s’occupait, comme nombre de ses prédé­


cesseurs, de paix urbaine. Le souvenir et le rappel de la prédication de paix
civique de plusieurs dominicains, présentée comme une action qui sanctifie, sert
ici l’auto-défense d’un prédicateur, accusé de sécularisation et bientôt menacé de
mort. Comme Raimondo Zanfogli, Federico Visconti et Savonarole, d’autres
orateurs, ecclésiastiques ou laïcs, prophètes subversifs ou non, ont prêché la paix
entre les chrétiens.

Paroles d e paix pour l a C iv it a s et pour le D o m in u s

Avec la mise en place du régime du P o p o lo et les luttes entre les p a r te s , la


législation anti-magnats et la menace d’un gouvernement tyrannique, la parole
de paix garda toute sa vigueur, poursuivant son chemin entre h abitu s et
stratégie : sans perdre sa fonction de discipline sociale, elle constitua une arme
idéologique pour le régime « populaire », puis pour celui de la Seigneurie
urbaine.
Le prédicateur dominicain Remigio de’ Girolami, actif entre la fin du XIIIe et
le début du XIVe siècle, fut un véritable co n d o n a to r : il prononçait des sermons
devant les prieurs florentins et devant les rois angevins. Avec Remigio de’
Girolami, le sermon devint, de manière exemplaire, le véhicule privilégié de la
littérature des specu la à usage des recteurs de la ville, mais surtout stratégie du
dom inium . Il faut mentionner en particulier les sermons qu’il adressa aux prieurs
dans les difficiles années de la Florence des Ordonnances de justice. Dans le
quatrième sermon adressé aux prieurs en charge, tenu à Florence en 1295 après
l’expulsion de Giano della Bella et la révolte des modérés pour mitiger les
mesures anti-magnats, Girolami affirme que la paix est Dieu, et que Dieu,
créateur des m agnats comme du p o p o lo , est juste. La paix n’est réalisable que si
l’on crée les conditions d’une justice égale pour les deux parties et si l’on élimine
l ’injustice des statuts55. La paix, associée à la ca rita s, constitue, en effet, le thème
principal de la théologie communale de Remigio56. Lorsque Remigio prêche

55. À partir du thème Potestas et terror apud eum qui facit concordiam in sublimibus suis (Job 25,2), le
dominicain évoque la paix et la justice à propos des motifs qui doivent conduire à la révision des
ordonnances et cite l ’Épître aux Ephésiens 2, 14 : « Quia ipse [Deus] est pax nostra qui fecit
utrumque, idest magnos et populum, unum, idest unius velle [...]. Et ideo omnis iniustitia removenda
est a statutis civitatis » (S a l v a d ORI-FEDERICI, 1 sermoni d ’occasione, le sequenze e i ritmi di Remigio
Girolami fiorentino, Rome, 1901, p. 482 et suiv. ; E. PANELLA, « Nuova cronologia remigiana », dans
Archivum fratrum praedicatorum, 60, 1990, p. 145-311, ici p. 193). Cf. S. GENTILI, « Girolami,
Remigio de’ », dans Dizionario Biografico degli Italiani, Rome, 1999, p. 531-541. Le prédicateur
dominicain a également prononcé un sermon De iustitia, qui nous est parvenu sous la forme d ’un traité
incomplet (cf. O. CAPITANI, « L’incompiuto “tractatus de iustitia” di fra Remigio de’ Girolami », dans
Ballettino dell’Istituto Storico Italiano per il Medio Evo e Archivio muratoriano, 72,1961, p. 91-134).
56. M. C. DE MATTEIS, La teologia politica comunale di Remigio de’ Girolami, Bologne, 1977, et en
dernier lieu : EADEM, « Impegno sociale e pastorale di Francescani e Domenicani », dans Ovidio
P r a t iq u e s d e l a pa r o le d e p a ix d a n s l ’h is t o ir e d e l ’I t a l ie u r b a in e 261

devant Robert d’Anjou, probablement entre 1310 et 1315, il ne renonce pas à son
idéal municipal, à la théologie de paix, ou mieux : s’il exploite ces thèmes, c’est
pour exalter cette fois un autre régime, celui d’un seul, l’idéal monarchique. Le
roi n’est pas un tyran, et parmi les nombreuses qualités qui le différencient de ce
dernier, il y a sa dimension de roi de paix, qui n’use des armes que pour obtenir
cette paix, alors que le tyran le fait pour attiser la haine57.
Le thème de la paix fait ensuite son apparition dans la propagande du Trecento,
chez des orateurs n’appartenant pas à l’ordre des prédicateurs : il est fréquent dans
les sermons de Robert d’Anjou, dans le programme de Cola de Rienzo58, dans de
nombreuses lettres et orationes de Pétrarque. On le retrouve en particulier dans
certains des discours du tribun de Rome et de son ami humaniste qui se confor­
ment, de manière plus ou moins rigoureuse, aux règles de Yars praedicandi59.
C’est à l’époque où renaissaient des mouvements de paix, tels que les pénitents
guidés par Venturino de Bergame dans les années 1330, que refleurit cette élo­
quence lai'que, sous l’impulsion du roi Robert et du cercle napolitain et avignon-
nais. Ce « roi à sermon », selon la lucide et péremptoire définition de Dante60,
relança donc la pratique homilétique des laïcs en matière de vie civique. L’activité
de Robert d’Anjou dans le domaine de la prédication fut extraordinaire : indépen­
damment de l’appellation teintée d’ironie de Dante, le roi angevin était considéré
comme un roi savant ayant reçu la grâce du sermon, une sorte de rex et praedica­
tor selon l’association qu’avait jadis opérée un Alcuin à propos de Charlemagne61.
Robert prêcha en particulier à Gênes après sa nomination comme seigneur de la
ville. Le contenu des sermons prononcés entre 1318 et 1331, examinés dans ce

Capitani. Quarant’anni per la storia medievale, I, éd. M . C. D e M ATTEIS, Bologne, 2003, p. 11-28
avec la bibliographie. Sur le thème de la justice, du bien commun et de la paix dans les sermons de
Giordano de Pisa : C. Iannella , Giordano da Pisa. Etica urbana e forme della società, Pise, 1999,
p. 61-102, ainsi que sa contribution dans ce volume.
57. J.-P. BOYER, « Florence et l ’idée monarchique. La prédication de Remigio dei Girolami sur les
Angevins de Naples », dans La Toscane et les Toscans autour de la Renaissance. Cadres de vie,
société, croyances. Mélanges offerts à Charles-M. de La Roncière, Aix-en-Provence, 1999, p. 363-376,
en particulier p. 366 et suiv.
58. Cf. J.-Cl. M A IRE V igueur , « Cola di Rienzo », dans Dizionario biografico degli italiani, Rome, 1982,
p. 662-676, ici p. 670 ; M . M IG LIO , « Gli ideali di pace e giustizia in Roma a metà del Trecento », dans
La Pace nel pensiero, nella politica, negli ideali del Trecento, Convegni del Centro di Studi sulla spiri­
tualità medievale, XV, Todi, 13-16 ottobre 1974, Todi, 1975, p. 175-197.
59. Sur les sermons de Pétrarque, cf. C. GODI, « L’orazione del Petrarca per Giovanni il Buono », dans
Italia medievale e umanistica, 8,1955, p. 45-83.
60. Purgatorio, VIH, 147.
61. J.-P. B O Y ER, « Ecce rex tuus. Le roi et le royaume dans les sermons de Robert de Naples », dans Revue
Mabillon, 67, 1995, p. 101-136, ici p. 112. Sur le modèle du rex praedicator : M. L a UWERS, « Le
glaive et la parole. Charlemagne, Alcuin et le modèle du rex praedicator : notes d’ecclésiologie
carolingienne », dans Alcuin, de York à Tours. Écriture, pouvoir et réseaux dans l'Europe du haut
Moyen Âge (Tours, 4-6 mars 2004), éd. Ph. DEPREUX et B . JUDIC, dans Annales de Bretagne et des
pays de l ’Ouest, 111,2004, p. 221-244.
262 R o sa m a r ia d e s s í

volume par Jean-Paul Boyer, peut être ainsi résumé : la paix et le bien commun
constituent le but de tout gouvernement, et le meilleur moyen d’atteindre paix et
bien commun est d’accepter et de rechercher la tutelle d’un gouvernement mono-
cratique, dont la perfection est incarnée par le chef angevin. Quand il parle en
personne devant les Génois, le roi se propose comme un défenseur et gardien de la
civitas, un chef super partes du gouvernement urbain. L’interprétation aristotélico-
thomiste du bonum commune se fond dans les sermons du roi Robert avec le thème
de la caritas, avant de se déployer au sein d’une argumentation articulée portant
sur la nécessité d’un gouvernant susceptible de sauvegarder la paix urbaine62.
Avec la mort de Robert, le rêve « guelfe » d’un gouvernement urbain sous
tutelle de l’Angevin, destiné à freiner la politique expansionniste des seigneurs de
Milan, se transforme en sentiment d’échec63. Si Robert ne fut pas, comme le
souhaitaient certains, l’unificateur de l ’Italie, ses sermons d’auto-légitimation
relancèrent les prises de parole publiques par les laïcs. Ce qui demeura du roi
Robert ne fut donc pas seulement un mythe, mais aussi les moyens et l’argumen­
tation de sa propagande : le sermon tout d’abord, le thème de la paix ensuite.
Grâce à l ’action homilétique du roi prédicateur, la théologie de la paix civile
devint un indispensable instrument de propagande de régime, tant du Popolo que
de la Seigneurie. Avec Remigio, elle avait été utilisée afin d’obtenir et de soutenir,
après l’expulsion de Giano, un équilibre entre les factions, puis afin de défendre
un programme politique monocratique où le roi était opposé au tyran, et la guerre
juste à la guerre qui attise les haines et ne cherche pas la paix. Cola de Rienzo fit
aussi ample usage de la parole publique, en prêchant la paix et la justice64, mais
sa tentative d’union des villes italiennes se solda par un échec65. Peu après la
défaite du tribun de Rome, c’est François Pétrarque qui se lança donc, lui aussi,
dans l’aventure homilétique. Les Visconti, grâce à la largeur de vue de l’arche­
vêque Giovanni, réussirent, en effet, à obtenir les services d’un orateur prêt à

62. Cf. S. KELLY, The New Solomon, Robert o f Naples (1309-1343) and Fourteenth-Century Kingship,
Leyde-Boston, 2003, p. 220-227, et surtout la contribution de J.-P. BOYER dans ce volume (avec
l ’édition du sermon prononcé à Gênes en 1318).
63. A. BARBERO, Il Mito angioino nella cultura italiana e provenzale fra Duecento e Trecento, Turin,
1983, p. 121-182, ici p. 162.
64. Nombreux sont les passages de l’Anonyme Romain relatifs aux sermons et dicerie de Cola de Rienzo.
Le chroniqueur raconte par exemple : « Non moito tiempo passao che ammonio lo puopolo per uno
bello sermone vulgare lo quale fece in Santo Ianni de Laterani [...]. Puoi concluse e disse : “Pregove
che la pace con voi aiate” ». Et, à propos de la stratégie de fin de carrière du tribun, le chroniqueur
note : « “mutato" dello sio proponimento, sallìo nella aringhiera e fece uno bello sermone. Fonnaose
nello paternostro : “Dimitte nobis debita”. Puoi scusao li baroni e disse ca volevano essere in servizio
dello puopolo, e pacificaoli collo puopolo » (ANONIMO ROMANO, Cronica, éd. G. PORTA, Milan, 1981,
chap. XVH, p. 108-109 et chap. XVin, p. 141).
65. Sur la tentative d ’« union » de la part de Cola : J.-Cl. M aire VIGUEUR, « Cola di Rienzo », cit.,
p. 670.
P r a t iq u e s d e l a p a r o le d e paix , d a n s l ’h is t o ir e d e l ’I t alie u r b a in e 263

défendre les intérêts « gibelins » de la seigneurie milanaise : le poète arétin, grand


admirateur de Robert de Naples et ami de Cola de Rienzo66.
Le thème omniprésent dans les discours, lettres et missions diplomatiques de
Pétrarque, sans oublier sa « chanson à l’Italie », est la paix. En 1354, lors d’une
mission à Venise, sortie victorieuse d’un affrontement qui l’avait opposé à Gênes,
Pétrarque affirme que Milan ne désire rien d’autre qu’une paix juste, non seule­
ment pour Venise et la cité ligure, mais aussi pour l’ensemble de l’Italie. En 1356,
l’humaniste est à Prague, chargé de convaincre l’empereur Charles IV d’œuvrer
en faveur de la paix en Italie septentrionale67. En 1358, il accompagne Galeazzo
II Visconti à Novare : le seigneur de Milan avait conclu une paix avec cette ville
qui lui avait été rendue après deux ans du gouvernement du marquis de
Montferrat Jean Paléologue. À cette occasion, dans le cloître de la cathédrale et
en présence de Visconti, Pétrarque prononce un sermon qui part du Psaume
72,10 : C on vertetu r pop u lu s m eus /zzc68. Il utilise ce verset des Psaumes69 pour
signifier le repentir du peuple de Novare auquel Galeazzo offrait le pardon et la
protection en échange de la fid e s 70. Pétrarque maîtrise parfaitement les règles du
serm o m odernus et de la divisio qui exigeaient de commencer le sermon par un
verset biblique pour le diviser ensuite en différents membres. Il tient pourtant à
prendre ses distances par rapport aux prédicateurs et à la forme homilétique :
après l’annonce du thème scripturaire qui ouvre son sermon, il affirme, en effet,
qu’il n’est pas prédicateur (n ec p re d ic a to r sum) et qu’il mettra de côté toutes les
solennités auxquelles recourent ceux qui prononcent des sermons ; il choisit, en
effet, la forme non p red ica tio n is se d d om estici quotidian iqu e colloqu ii. Son

66. Sur la propagande guelfe et gibeline et sur le rôle de Pétrarque : R. M. D E S SÌ, « I nomi dei Guelfi e
Ghibellini da Carlo I d ’Angiò a Petrarca », dans Guelfi e ghibellini nell’Italia del Rinascimento, éd.
G. Chtitolini, M. Gentile , Rome, 2005, sous presse.
67. E. H . WILKINS, Petrarch’s eight years in Milan, Cambridge, 1958, p. 167-169 ; U. DOTTI, Vita di
Petrarca, Ban, 1992, p.279-317 ; V. PACCA, Petrarca, Bari, 1998, p. 179-187, ici p. 181.
68. Sur ce discours : R. M. D ESSI, « I nomi dei guelfi e ghibellini da Carlo I d’Angiò a Petrarca », cit.
69. Ce thema ne se trouve pas dans le répertoire des sermons latins de J. B. SCHNEYER, Repertorium der
Lateinischen Sermones des Mittelalters. Index der Textanfänge, dans Beiträge zur Geschichte der
Philosophie des Mittelalters, X Lm , 10-11, Münster i. Westfalen, 1989-1990.
70. « Convertetur populus meus hic [Ps 71 10]. Et propter domini presenciam et propter tarditatem höre,
et quia nec predicator sum [...], simpliciter et in formam non predicationis, sed domestici quotidia­
nique colloquii, invocato Spiritu sancto, sine quo nec dici nec fieri nec cogitari omnino boni aliquid
potest, dicam pauca brevissime ad gloriam et laudem eterni domini nostri Ihesu Christi, ad honorem
ac statum temporalis domini presentis, ad pacem et requiem huius defesse civitatis ac populi ad quem
mihi sermo est ». Le texte nous est parvenu dans la transcription d ’un manuscrit unique conservé à
Vienne : Österreichischen Nationalbibliothek, lat. 4498, fos 98 r°-104, ici f° 98 r°, où l ’on trouve égale­
ment Voratio de Pétrarque pour Jean le Bon (éd. dans C. G O D I, « L’Orazione del Petrarca per
Giovanni il Buono », cit). La harangue de Novare est publiée et commentée par A. HORTIS, Scritti
inediti di Francesco Petrarca, Trieste, 1874, p. 164-166, 341-358, et par C. NEGRONI, Francesco
Petrarca a Novara e la sua arringa ai novaresi, Novare, 1876. Des extraits de cette harangue sont
transcrits et commentés dans R. M. DESSÌ, « I nomi dei Guelfi e Ghibellini », cit.
264 R o sa M a r ia D e s s í

discours est en réalité une imbrication inédite d ’a rs p ra e d ica n d i et de rhétorique


cicéronienne, de citations bibliques et d’auteurs antiques. Pétrarque est un clerc,
mais, comme il le dit lui-même aux Novarais, il n’est pas prédicateur. Cette affir­
mation me paraît d’un grand intérêt. En refusant le nom de prédicateur, Pétrarque
suggère qu’en l’écoutant et en participant à la cérémonie qui s’annonce, le public
réuni dans le cloître de la cathédrale est l’acteur d’un changement : il peut y avoir
prédication, entendue ici comme un discours prononcé dans un lieu sacré, en
dépit du fait que l ’orateur n’est pas un prédicateur. En d’autres termes, le sermon
peut « fonctionner » sans prédicateur. Dans ce cas, ce que le public écoutera n’est
pas vraiment un sermon, mais plutôt un quotidianum colloquium 11, peu importe
que la structure du discours soit fondée sur un thème scripturaire et suive en
partie la divisio prévue dans Y a rs p ra e d ica n d i. En somme, Pétrarque se sert de la
pratique de la prédication pour convaincre les Novarais que celle-ci est envisage­
able même sans prédicateur (c’est-à-dire sans ceux auxquels est concédée la
g ra tia serm on is ), sans prophète (Pétrarque n’est pas un messager divin) et sans
adopter tout à fait la forme du sermon. D’aucuns verront certes dans ces affirma­
tions une volonté d’innover dans le domaine de l’art oratoire, mais on ne peut
ignorer que certaines contingences politiques ont également pu inciter Pétrarque à
refuser le nom de prédicateur.
En 1356, Pavie était passée aux mains du marquis de Montferrat. Le gouver­
nement de la ville, placée sous le contrôle du frère prédicateur augustin Iacopo
Bussolari, avait été confié à douze « centurions » avec pleins pouvoirs, auxquels
furent associés des tribuns de la plèbe7172. De juin 1358 à novembre 1359, ce
régime résista aux tentatives de Visconti de se réapproprier la seigneurie sur la
ville. Les partisans de Visconti ne tardèrent pas à formuler de sévères critiques à
l’égard du prédicateur. Selon Pietro Azario, fonctionnaire et chroniqueur des
Visconti, probablement présent lors du discours de Pétrarque à Novare et en
parfaite harmonie avec l’humaniste73, Bussolari, qu’il appelle le fisch u lu s

71. Un tel rejet des voies obligées de la rhétorique semble être caractéristique de Pétrarque. M. FEO,
« L’epistola come mezzo di propaganda politica in Francesco Petrarca », dans Le Forme della propa­
ganda politica, cit., avait noté le même détachement par rapport aux formes du dictamen : « Nella XL
dichiara Petrarca che Cola non deve attendersi dalle sue lettere un “dictamen” bensì molto
semplicemente un “familiare colloquium” » (p. 211).
72. F. COGNASSO, « Prefazione », dans PETRI A ZA RE, Liber gestorum in Lombardia, dans Rerum
Italicarum Scriptores, 2e éd., XVI/4, Bologne, 1926, p. X-XI, XVI, XXIV-XXV, et dans PETRI A ZARE
Liber gestorum, p. 103-108,118,122-126. Cf. aussi F. COGNASSO, Storia di Novara. Nuova ed. con un
saggio introduttivo di G. ANDENNA, Novare, 1992, p. 346-347 ; J.-Cl. M A IRE-VIG UEUR, « Cola di
Rienzo », cit., p. 9. En dernier lieu : L. G a t t o , « Temi e spunti di propaganda politica nella Roma del
Trecento : il caso di Cola di Rienzo », dans La Propaganda politica nel Basso Medioevo, Atti del
XLVm Convegno storico intemazionale, Todi, 14-17 ottobre 2001, Spolète, 2002, p. 411-453.
73. Ainsi que le soutient F. COGNASSO (« Prefazione » dans PETRI AZARE, cit., p. X) et que le confirment
de nets parallélismes entre le discours de Pétrarque et la chronique d’Azario.
P r a t iq u e s d e l a pa r o le d e p a ix d a n s l ’h is t o ir e d e l ’I t a l ie u r b a in e 26 5

niger14, serait monté super carucio pour prêcher aux citoyens de Pavie, insérant
dans son sermon des historias Romanorum15, afin d’inciter son auditoire à la
résistance et de le convaincre à accepter la mort dans sa patrie, car la guerre
contre le tyran Visconti était juste. Le frère aurait aussi demandé à ses conci­
toyens de suivre son exemple de pauvreté et en particulier aux femmes de « se
conduire comme des béguines, la tête couverte »747576.
Pendant - et après - le siège de Pavie, François Pétrarque adressa au frère
augustin, chef des assiégés, deux lettres au ton rude et accusateur77. L’ensemble
du réquisitoire de l’humaniste est fondé sur le thème de la paix. Ainsi, dans
l’exorde de la première lettre, du 25 mars 1359 : « Souvent, ô frère, je t’ai
admonesté pour que, te souvenant de ton état et de ton office, tu œuvres pour la
paix. » Le poète rappelle alors au frère les passages d’Augustin relatifs à la
guerre juste, « et en ceci, il est en accord avec Cicéron quand il dit qu’il faut
faire la guerre “pour vivre en paix sans injustice” »78. Mais la guerre n’est pas
l’affaire des frères :
« Puisque, sous la tunique du Christ, tu te montres consacré à Mars et plus dévot de
Bellone que de Marie, et que, sous l ’habit religieux, tu caches le projet d ’un guerrier,
ou plutôt tu ne le caches pas, mais tu le montres par les paroles et les faits [...] ,
puisque, parmi de nombreuses nations et dans presque toute l ’Italie, tu as suscité par
tes machinations une guerre désastreuse, funeste pour ton peuple, qui est peut-être la
dernière [...] on peut dire à bon droit de toi ce qu’on a dit jadis de manière imméritée
de Jérémie : “Cet homme ne cherche pas la paix pour son peuple, mais le mal”79.

74. Après avoir ainsi nommé Bussolari (PETRI Azaru Liber gestorum in Lombardia, cit., p. 123), Azario
ajoute : « erat fantasticus » (suggérant peut-être une attitude de visionnaire ?).
75. Le titre Historiae Romanorum peut renvoyer aux Gesta Romanarum de Valére Maxime, mais aussi se
rapporter à d’autres œuvres : cf. A. VERDE, « Libri tra le pareti domestiche. Una necessaria appendice
a “Lo Studio Fiorentino 1473-1503” », dans Memorie domenicane, 18 (Tradizione medievale e innova­
zione umanistica a Firenze nei secoli XV-XVÍ), 1987, p. 1-225, ici p. 43,54,73.
76. « [...] de vestibus ipsius pulcris non curare et se vestire stola nigra et cilicio ». Les femmes devaient
« tamquam begine procedere, coperto capite » (PETRI AZARU Liber gestorum in Lombardia, cit.,
p. 120,123). Sur Bussolari et Pétrarque, cf. M. BERENGO, L'Europa delle città. Il volto della società
urbana europea tra Medioevo ed Età moderna, Turin, 1999, p. 806-807.
77. Lettre du 25 mars 1359 : F. PETRARCA, Familiarum Rerum Libri, XIX, 18, dans Opere : Canzoniere,
Trionfi, « Familiarum rerum libri », éd. M . M ARTELLI, Florence, 1975, p. 1036-1045. Lettre d ’octobre
1359, date proposée par son dernier éditeur : F. PETRARCA, Lettere disperse varie e miscellanee, éd.
A. PANCHERI, Parme, 1994, p. 308-314. Je cite à partir de ces éditions. M . F E O , « L’epistola come
mezzo di propaganda politica in Francesco Petrarca », cit., p. 219-220, commente ces lettres en prenant
en considération une version de la F am. XIX 18, moins développée que la définitive, rédigée après que
la cité se fut rendue. Que la lettre ait été (ré)écrite après la reddition, on le déduit aussi de la phrase sui­
vante : « dominare, sed integra in urbe, sive, id iam quoniam fieri nequit, his ipsis in ruinis dominare
placatior » (PETRARCA, Familiarum Rerum Libri, cit., p. 1044).
78. PETRARCA, Familiarum Rerum Libri, XIX, 18, cit., p. 1036-1037.
79. « Siquidem homo non quaerit pacem populi huius se malum » (1er. 38,4-19).
266 R o sa M a r ia D e s s i

Heureux sois-tu d ’être arrivé à cette gloire militaire assis et en parlant, sans employer
les annes [...]. Hélas, mon frère, cela eût été meilleur et plus digne de ta profession si
tu avais utilisé ta langue, consacrée à D ieu, pour les louanges divines, plutôt que pour
des flatteries séniles et des exhortations pleines de vent adressées au peuple [...]. Tu
t’es rendu responsable ou plutôt maître de tous les méfaits dont la guerre abonde [...].

Chaque fois que le désir de dominer s ’enflamme en toi [...], dresse les yeux vers toi-
mêm e, et regarde fixement tes sandales, ton cordon, ta tunique. Tu verras qu’il n ’y a
aucune trace de pourpre et que tout révèle le service du Christ, non le principat sur les
hommes Rejette le ridicule amour pour la tyrannie, accueille au moins en toi le
désir de la paix. [...] Avide de domination, règne sur qui veut servir ; domine, ô frère,
domine ceux qui le veulent, mais en paix, dans cette paix qui seule peut faire grandir
ce qui est petit, rassembler ce qui est épars et raviver ce qui est exsangue ; domine,
mais dans une ville intacte, ou du moins, car ceci n ’est désormais plus possible,
domine sur les ruines avec plus de douceur, et ne permets pas qu’ainsi lacérée, cette
ville le soit plus encore avec une implacable cruauté. »80

Dans la seconde lettre, du mois d’octobre de la même année, Pétrarque accuse


Bussolari non seulement de tyrannie, mais aussi d’avoir manqué au vœu de
pauvreté :
« D e pasteur devenu loup, d ’humble fraticelle devenu le plus superbe des tyrans, tu
gouvernes le troupeau qui t’est confié, c ’est-à-dire ton peuple [...]. Ayant professé la
pauvreté du Christ, tu as désiré les richesses diabohques et une puissance que tu es
indigne de posséder. »81

80. « Sepe te, frater, admonui ut status et officii tui memor, paci operam dares [...]. In quo quidem
Ciceroni consentit, ubi suscipienda bella ait : « ob eam causam ut sine iniuria in pace vivatur » [...]» .
« [...] sub Cristi tunica Marti sacer et Bellone devotior quam Marie, sub religiosi habitu tegens propo­
situm bellatoris, nec id quoque iam tegens sed dictis et factis aperiens - relatu mirum, terribile cogi­
tatu -, in eo tibi summam meritorum et felicitatis et glorie sitam putas, si hoc videat etas nostra, hoc
posteritas audiat te multis gentibus et toti pene Italie pestiferum, populo autem tuo funestum et fo r­
tasse ultimum bellum ingenio fovisse [...]. 0 felicem te, qui ad hanc rei militaris gloriam sine ullo
armorum exercitio sedendo loquendoque perveneris [...]. Heu michi, frater, quanto melius quantoque
professione tua dignius fuit, linguam Deo dicatam divinarum laudum occupare preconiis, quam delini-
mentis anilibus et ventosis adhorationibus populorum, quibus te non uno aut altero, ut ceteri, sed
omnibus omnium flagitiis inquinares, omniumque quibus abundare bellum solet, particeps delictorum,
nec tantum particeps fieres sed magister ! » (ibid., p. 1038-1040). « Quotiens ista tua dominandi cupi­
ditas inardescet, non dico celum aspice, quod quidam bene instituti et modesti homines faciunt dum
tentationibus perurgentur, sed in te ipsum verte oculos ac vicissim calceos zonam amictumque tuum
contemplare acriter : videbis nil tibi purpureum et sub Cristo famulatum redolere omnia, non super
homines principatum. Ad summam, si nullis ad hoc seu iurgiis seu monitis seu precibus flecti potes ut
ridiculum tyrannidis appetitum exuas, at saltem pacis amorem indue [...]. Dominandi avidus, servire
cupientibus impera ; dominare, frater, dominare volentibus sed in pace, que sola quidem et parva
augere potens est et dissipata colligere et exsanguia refovere ; dominare, sed integra in urbe, sive, id
iam quoniam fieri nequit, his ipsis in ruinis dominare placatior, nec laceram iam amplius lacerandam
implacabili censeas feritate [...] » (ibid., p. 1043-1044).
81. « Deuentusque de pastore lupus, de fraterculo humili superbissimus tiramnorum, sic tibi commissum
gregem, sic populum tuum regis [...]. Christi professus paupertatem, diabolicas opes ac indignam te
P r a t iq u e s d e l a p a r o le d e pa ix d a n s l ’h is t o ir e d e V I t a l ie u r b a in e 267

Le 13 novembre 1359, Iacopo Bussolari se rend et remet la ville au seigneur


de Milan. À la suite d’un accord entre Galeazzo et le général de son ordre,
Matthieu d’Ascoli, le frère augustin est conduit dans une prison de Verceil où il
demeure quatorze années82. En 1373, en effet, le pape Grégoire XI, déterminé à
rétablir le siège pontifical à Rome, affronte les Visconti et cherche des alliés pour
affaiblir la puissance milanaise83. Dans un tel contexte, et peut-être également en
raison de vicissitudes internes à l’ordre (la mort de Matthieu d’Ascoli et l’élection
d’un nouveau général), il parut probablement opportun de réhabiliter l’augustin,
devenu une sorte de symbole de la résistance aux « tyrans de Lombardie ». Le
pape excommunie alors Visconti et prend la défense de Bussolari84. Lorsque les
forces alliées au pape attaquent Verceil, le prédicateur recouvre la liberté et se
hâte de rejoindre Avignon pour tenir un discours devant le pape85.
Il me paraît important de mettre en rapport l’aventure de Bussolari et la straté­
gie discursive adoptée par Pétrarque à Novare, non seulement afin de replacer ces
faits dans leur contexte, mais aussi pour souligner l’opposition idéologique entre
un augustin prédicateur « institutionnel », défendant les libertés communales,
et un clerc qui n’était pas prédicateur, tenait à l’affirmer et défendait, quant à lui,

potentiam concupisti. Vitia (?) dissimula et quamuis tumentibus oculis ubi videre non potes [...] »
(PETRARCA, Lettere disperse, cit., p. 310-311).
82. C. ALO NSO , « Bussolari, Giacomo », dans Dizionario Biografico degli italiani, Rome, 1972,
p. 580-582, en particulier p. 581.
83. M. FOSSATI, A . CESATTO, « La Lombardia alla ricerca d ’uno Stato », dans Comuni e signorie
nell'Italia settentrionale : la Lombardia, éd. G. ANDENNA, R. BORDONE, F . SOM AINI, M. VALLERANI,
Turin, 1998, p. 483-572, en particulier, p. 545-547.
84. De la bulle du pape, on déduit que ce fut Matthieu d’Ascoli - certes contraint avec instantia et terrori-
bus par le tyran - qui jugea et condamna Iacopo Bussolari, et que ce fut son successeur qui rendit
possible une réhabilitation de l’augustin :« [ ...] Sane exhibita nobis tua petitio continebat quod dudum
civitate Papiense pro cuius liberi status conservatione (ne veniret ad tyrannidem dampnationis filii
Galeacii de Vicecomitibus de Mediolano, qui eam occupare et dicte sue tyrannidi subiicere totis
viribus conabatur, prout tandem subiecit) multa operatus extiteras, ad tyrannidem prefatam deducta,
idem Galeacius te capi et ad Civitatem Vercellen. quam tunc detinebat, duci captivum et ibidem in loco
Ordinis Fratrum Heremitarum sancti Augustini diris vinculis et carceri mancipari procuravit et fecit,
ed deinde quondam Matheus de Esculo, Prior Generalis dicti Ordinis, prefati Galeacii et suorum
complicum instantia et terroribus, ad perpetuum carcerem condempnavit et contra te alios processus
fecit, idemque Galeacius te in huiusmodi carcere per plures annos fecit detineri captivum, quodque
postmodum dicto Matheo viam universe camis ingresso, bone memorie Hugolinus Patriarcha
Constantinopolitanus, tunc prior generalis ordinis prelibati immediatus successor dicti Mathei, huius­
modi condempnationem et processus tamquam iniuste factos totaliter revocavit, prout in eius litteris
inde confectis dicitur plenius contineri. Continebat etiam petitio supradicta quod nuper Civitate
Vercellen. prefata a dicta tyrannide gratia divina subtracta, et ad manus et regimen Ecclesie predicte
reducta, tu per fideles et gentes eiusdem Ecclesie a prefato carcere diliberatus fuisti, statimque ad
nostram presentiam accessisti. Quare nobis supplicasti humiliter ut cum revocatio predicta ad aliqui­
bus vertatur in dubium nec sit plena et sufficiens, statui tuo contra condempnationem et processus
huiusmodi providere misericorditer dignaremur [...]» (R. MAIOCCHI-N. CASACCA, Codex diplomati­
c s Ordinis eremitarum sancti Augustini Papiae, IV, Pavie, 1913, p. XXXIII).
85. C. ALO NSO , « Bussolari », cit.,p. 581.
268 R o sa M a r ia D e s s í

les intérêts des seigneurs de Milan. Si les sermons de Iacopo Bussolari nous
étaient parvenus, nous aurions pu les comparer précisément à la harangue de
Pétrarque aux Novarais. Le récit de Pietro Azario est toutefois suffisant pour nous
faire une idée du type de discours tenu par Bussolari. Dans son invective contre le
prédicateur augustin, le chroniqueur mentionne, en effet, tout ce qui caractérise les
liens entre la prédication des Mendiants et la ville : l’appel à la renonciation à ses
propres biens, le tiers-ordre, la défense de la res p u b lica comme défense du bonum
com m une, la prophétie et, pour terminer, un sermon prononcé sur le carroccio,
symbole de la com m unitas de Pavie. Mais il y a aussi, dans le sermon de Bussolari
tel que le rapporte Pietro Azario, des éléments assez neufs, ou du moins récupérés
depuis peu : le slogan du p ro p a tria m orì et le projet de création d’un gouverne­
ment régi par des « centurions ». La référence à certains éléments du programme
de Cola de Rienzo est évidente86. Des idées et des concepts propres à la tradition
romaine, réélaborés par le cercle napolitain-avignonnais, viennent ainsi enrichir le
discours du prédicateur : imbrication et influences réciproques entre les discours
des p ra ed ica to res et ceux des autres orateurs se poursuivaient87.
Telle fut donc, d’après nos sources, la bataille du fisch u lu s n iger, la résistance
du « prophète désarmé »88 de Pavie contre le tyran. Matteo Villani le dépeint, en
effet, sous un jour très favorable, comme un grand prédicateur, aimé et défendu
par son public, comme un combattant héroïque face aux Visconti89. Le commen­
tateur de Dante, Benvenuto d’Imola, rappelle de son côté les capacités oratoires

86. F. COGNASSO, « Prefazione », dans PETRI A ZA RU, cit., p. 25 ; J.-Cl. M A IR E V IGU EU R, « Cola di
Rienzo », cit., p. 9. En dernier lieu : L. G a t t o , « Temi e spunti di propaganda politica nella Roma del
Trecento », cit., p. 411-453.
87. Ainsi que le montra dans un article célèbre Emst K a n t OROWICZ (« Pro patria morì in Medieval
Political Thought », dans The American Historical Review, 56, 1951, p. 472-492, puis dans IDEM, Les
Deux Corps du roi. Essai sur la théologie politique au Moyen Age, trad, franç., Paris, 1989, ici
p. 183) : « [...] l’héroïsation du guerrier mort pour la patrie a été l ’œuvre des humanistes. Il n ’y a
aucun doute : 1’amor patriae romain, ressuscité, cultivé et glorifié avec tant de passion par les huma­
nistes, a formé l’esprit laïc moderne. L’influence humaniste, cependant, ne se fit sentir qu’après - et
non avant - que l’idée de patria eut pris forme et eut été érigée en éthique tant par la théologie que par
la jurisprudence. La vision originelle, quasi religieuse, de la mort pro patria comme un martyre,
découlait évidemment de l ’enseignement de l ’Église, de l’adaptation de formes ecclésiastiques aux
corps politiques séculiers. » Voir sur ce point : P. VON MOOS, « Public et privé à la fin du Moyen Âge.
Le “bien commun” et la “loi de la conscience” », dans Studi medievali, 41,2000, p. 505-547.
88. C’est ainsi que Machiavel définit Savonarole.
89. « Il valente frate, sentendo il popolo disposto a seguire il suo consiglio, avendo consentimento dal
marchese di Monferrato vicario dello ‘mperadore in Pavia, raunato un dì il popolo alla sua predica,
avendo molto detto contro alle scellerate cose, e ’ vizii che regnano nelle tirannie, e aperto Vaguato
che alla sua persona più volte era fatto per li tiranni di Beccherìa per torli la vita disse che Ila salute
di quello popolo era che si reggessono a comune, e sopra ciò ordinò molto bene le sue parole. E
stando in sul pergamo, nominò venti uomini di diverse contrade della città, e a catuno disse che volea
ch’avesse cento uomini a ssuo séguito ; e de' detti XX fece quattro capitani di tutti. E com’elli li ebbe
pronunziati nella predica, così il popolo li confermò con viva boce, ed elli accettarono l'uficio »
(M a t t e o v i l l a n i , Cronica, éd. G. PORTA, n , P a r m e , 1995, lib. v m , HI, 5-15, p. 139).
P r a t iq u e s d e l a p a r o le d e p a ix d a n s l ’h is t o ir e d e l ’I t a l ie u r b a in e 26 9

du frère de Pavie : « Il n’avait ni richesses, ni puissance, ni amitiés, seulement


une éloquence admirable. »90 Dans le jugement de Benvenuto, l ’éloquence appa­
raît bien comme un instrument efficace pour gouverner.
Avec Remigio de’ Girolami, Robert d’Anjou, Cola de Rienzo et Pétrarque, le
sermon de paix devint une sorte de fondement indispensable à l ’existence d’un
pouvoir, ainsi qu’une stratégie dont les régimes politiques neufs et moins neufs ne
purent plus se passer : le sermon de paix pouvait aboutir à réformer, à légitimer
un ordre nouveau, à conquérir et à dominer91. Mais revenons à Pétrarque : il
n’était pas un prédicateur, mais pas un laïc non plus92 ; à Novare, il prononça tout
de même un discours dans le cloître de la cathédrale, beu à forte charge symbo­
lique (en 1159, par exemple, Frédéric Barberousse y avait célébré Noël), en
s’efforçant d’adapter la forme et le contenu de son intervention aux contingences,
au régime qu’il entendait défendre et au pubbc qui l ’écoutait. Ses références
constantes à la fidélité due par les sujets envers leur seigneur rencontraient parfai­
tement la politique féodale des Visconti93. Lorsqu’il avait été envoyé à Venise, en
1354, par l’archevêque de Milan, pour y tenir un discours devant le doge et le
Conseil, afin de rétablir la paix entre Venise et Gênes, Pétrarque n’avait pas parlé
de la fides, thème principal de son discours aux Novarais, mais il avait invoqué la
paix au nom du reverendissimus dominus noster, dominus archiepiscopus, amator
pacis94. Le discours de Venise ne suit pas les règles de Vars predicandi - ce n’est

90. « Tamen non habebat divitias, non potentiam, non amicitias, sed solum mirabilem eloquentiam »
(BENVENUTO d a I m o l a , Commentum super Dantis Aldigherij comoediam, é d . J. P. LAICATA, I,
Florence, 1887, p. 322).
91. En 1402, c ’est justement un frère augustin, Pietro de Castelletto, qui prononce l’éloge funèbre de Gian
Galeazzo Visconti. H s’agit d ’un sermon de type scolastique, mais fortement influencé par la forme
épidictique ; le prédicateur exalte les vertus du seigneur de Milan à partir du thema : « Posuit eum
ducem virtutum universarum » (1 Mac xn). Les vertus sont au nombre de douze. Mais il n ’y a plus
trace, ni même le souvenir, dans ce sermon, de la paix civique ; la paix recherchée par Visconti était
« in Ecclesia Dei atque Imperio » (R. M A IO C C m -N . CASACCA, Codex diplom atics, cit., H, Pavie,
1905, p. 13-23, ici p. 19). Sur l’éloquence funèbre des humanistes, cf. J. M . M C M a n a m o n , Funeral
Oratory and the Cultural Ideals o f Italian Humanism, Chapel Hfll-Londres, 1989.
92. « Petrarca non è un laico : il fondatore dell’Umanesimo italiano ed europeo, il maestro della nuova
poesia amorosa, è un chierico, cappellano e canonico, vive dei proventi di benefici ecclesiastici, e pur
valendosi ripetutamente della ospitalità e protezione dei signori laici, non si riduce però mai intiera­
mente al servizio di alcuno di quelli » (C. D i o n i s o t t i , « Chierici e laici », cit., p. 48, cité par
C. D O T TI, Petrarca a Milano. Documenti milanesi, Milan, 1972, p. 19).
93. G. C m T TO LIN I, « Infeudazioni e politica feudale nel ducato visconteo-sforzesco », dans Quaderni
storici, 19, 1972, p. 57-130, désormais dans ID EM , La formazione dello Stato regionale e le istituzioni
del contado. Secoli XIV e XV, Turin, 1979, p. 101-180. Cf. aussi, à propos de Pétrarque, R. M. D ESSI,
« I nomi dei Guelfi e Ghibellini », cit.
94. Pétrarque explique aux Vénitiens que la fin ultime de la guerre est la paix et que les demandes de trac­
tations voulues par Giovanni Visconti, dont il est le porte-parole, sont tout à fait légitimes, puisque
Gênes s’était spontanément soumise à sa seigneurie : « Ad hec cum nuper lanua, sponte sua, dominio
eius accesserit [...] mirum non est si ad terrarum suarum requiem studet » (texte et traduction dans
C. D OTTI, Petrarca a Milano, cit., p. 176-179).
270 R o sa M a r ía D e s s í

pas un discours adressé au populus, mais au Conseil de Venise - , bien qu’après


l’exorde et la captatio benevolentiae, Pétrarque insère un verset scripturaire, sans
le développer toutefois : Je vous laisse la paix, je vous donne ma paix (Jean 14,
27).
Il serait trop long d’examiner ici tous les passages concernant la paix et la
guerre dans les lettres et orationes de Pétrarque. Je voudrais cependant souligner
que l’auteur de la « chanson à l’Italie » savait utiliser des paroles explicitement
belliqueuses lorsqu’il aspirait aux rêves italiques. Ainsi, dans une lettre adressée
au doge et au Conseil de Gênes en 1353 (Fam. XIV, 6), où il tente de convaincre
les Génois de combattre les Aragonais :
« La première racine du mal doit être extirpée avec vos haches. Ici, il y a ce roi parjure
[...]. M oi qui ai toujours l ’habitude d ’exhorter à la paix, je peux maintenant vous dire
avec confiance que les guerres justes comm e celle-ci et d’autres semblables ne doivent
pas disparaître. La rouille [de la discorde] civile se nettoie par le combat extérieur ;
j ’ignore ce que vous avez dans l ’âme ; je vous confesse que vos injures m ’exaspèrent ;
que D ieu ne veuille pas que dans cette lettre vous puissiez lire quelque proposition de
paix que ce soit. Je vous souhaite une victoire qui ne soit pas ensanglantée sur votre
ennemi perfide. »95

Peu avant le sermon de Novare, où il exalte en Visconti le protecteur et


dominus de la ville, Pétrarque avait affirmé que le mot dominus devait être banni
de la vie civique96. Il dut par la suite se défendre de ce brusque changement
d’engagement politique. S’il ne faut certainement pas sous-évaluer les motiva­
tions de l’intellectuel et les raisons liées à son parcours culturel et à son habitus,
on se contentera ici de remarquer que, dans ses discours et ses lettres, la stratégie
de la parole de paix ne sert plus à soutenir un roi, comme cela avait été le cas
pour la paix civique prêchée par Remigio ou pour la paix universelle des écrits de
Pierre Dubois97, mais à défendre des seigneurs désireux de dominer les villes.
Avec Pétrarque réapparaissent donc, d’ailleurs de manière plus explicite que
dans le passé (je pense à l’époque de Boncompagno de Signa ou de Federico
Visconti), les tensions entre intellectuels « non prédicateurs » et frères mendiants.
L’originalité dont fait preuve Pétrarque, quand il soutient, au moment même où il
prêche, qu’il n’est pas un prédicateur et ne recourt pas aux formes de la prédi­

95. « Hic enim prima malorum radix vestris extirpando securibus ; hic est rex ille periurus [...]. Qui
semper pacis autor esse soleo, nunc fidenter hoc dixerim ; expedit vobis vel ista vel similia iusta bella
non mori. Rubigo civilis externo labore detergitur ; nescio quid vobis animi est ; vestre me, fateor,
iniure exacerbant ; itaque peream si in his literis ullam pacis legeritis mentionem. Opto vobis incruen­
tam de perfido hoste victoriam » (C. DOTTI, Petrarca a Milano, e it, p. 97-99,163-164).
96. M. FEO, « L’epistola come mezzo di propaganda politica », cit., p. 217.
97. PIERRE Dubois , De recuperatione Terre Sancte. Traité de politique générale, éd. Ch.-V. LANGLOIS,
Paris, 1891. Cf. L. GATTO, « La pace nel pensiero politico di Pierre Dubois », dans La Pace nel
pensiero, nella politica, negli ideali del Trecento, cit., p. 113-153.
P r a t iq u e s d e l a p a r o l e d e p a ix d a n s l ’h is t o ir e d e V I t a l ie u r b a in e 271

cation, est le signe d’un changement important, dont il fut toutefois un interprète
solitaire, en une sorte de défi personnel lancé contre le monopole homilétique des
Mendiants98. Une telle attitude représentait, à bien y regarder, une sorte d’attaque
contre l’institution des prédicateurs et leur sermon scolastique, à l’instant même
où la cérémonie-action qui créait cette institution était en train de s’accomplir. Il
reste que le pouvoir de la parole publique appartenait toujours - et appartiendrait
encore pour longtemps - aux ordres mendiants. Tant Coluccio Salutati que
Machiavel, pourtant critiques à l’égard des prédicateurs, sont bien conscients de
ce que la vehementia de la parole est le propre de ces derniers. Coluccio l’écrit
dans une lettre où il exalte justement l’éloquence de Pétrarque9910, et Machiavel
lorsqu’il explique pourquoi les Florentins ont écouté Savonarole :
« Le peuple de Florence ne se croit ni ignorant ni rustre ; cependant, Jérôme
Savonarole le persuada qu’il s ’entretenait avec D ieu. Je ne veux pas décider si la chose
était ou non exacte, car on ne doit parler d ’un si grand homme qu’avec respect. Je dis
cependant que nombreux étaient ceux qui le croyaient, sans qu’ils aient rien vu
d’extraordinaire qui les ait portés à le croire. M ais sa vie, sa doctrine et surtout le texte
dont il se servit suffisaient pour ajouter foi à sa parole. Que personne ne désespère
donc de pouvoir faire ce que d ’autres ont fait, car tous les hom m es, ainsi que nous
l ’avons dit dans notre préface, vivent et meurent suivant les mêm es règles. » 10°

98. Pétrarque veut ôter à Bussolari le qualificatif à ’orator, car Vorator, d ’après la définition des rhéteurs
romains, est un vir bonus dicendi peritus. Or, Bussolari non seulement n ’aurait pas été un vir bonus,
mais il aurait été tellement dangereux en tant qu’orateur pour l ’Italie entière qu’il eût été préférable
qu’il fût muet. Pétrarque ajoute que le frère faisait un mauvais usage des sens historique et allégorique
de l ’Écriture : en effet, il interprétait à la lettre le verset « Non veni pacem mittere sed gladium »
(Le 12, 51) et oubliait de considérer au contraire sine allegorico tegmine tous les passages évangé­
liques qui invitent à la paix et à l’amour envers le prochain (Familiarum rerum, p. 1040-1041).
99. Évoquant Pétrarque dans une lettre du 4 janvier 1379 adressée à Giovanni Bartolomei, chancelier du
seigneur de Cortone, Coluccio Salutati soutient qu’il fut le plus grand connaisseur de la rhétorique en
son temps, mais que « vehementiam illam oratoriam, que in actione consistit, in qua plurimum
valuisse Ciceronem credimus [...] in aliquo nisi forsitam in predicatoribus hoc nostro tempore non
requiras » (C. SALUTATI, Èpistolario, éd. F. NOVATI, I, Rome, 1891, p. 341). Salutati considère que
les prédicateurs sont les vrais « acteurs » de la pratique oratoire « que in actione consistit » - le terme
actio étant utilisé dans le sens rhétorique, c’est-à-dire l ’action oratoire qui comprend les qualités de la
voix et les mouvements du corps capables de susciter des émotions. La prédication accompagnée de
gestes - sur laquelle Coluccio a laissé quelques lignes incisives fort célèbres (C. S a l u t a t i , De seculo
et religione, éd. B. L. U LLM A N, Florence, 1957, p. 45-46) - appartient donc à ceux qui ont reçu la
gratia praedicationis.
100. « Al popolo di Firenze non pare essere né ignorante né rozzo : nondimeno da frate Girolamo
Savonarola fu persuaso che parlava con Dio. Io non voglio giudicare s ’egli era vero o no, perché
d ’uno tanto uomo se ne debbe parlare con riverenza : ma io dico bene che infiniti lo credevono sanza
avere visto cosa nessuna straordinaria da farlo loro credere ; perché la vita sua, la dottrina e il sug-
getto che prese erano sufficienti a fargli prestare fed e. Non sia pertanto nessuno che si sbigottisca di
non potere conseguire quel che è stato conseguito da altri, perché gli uomini, come nella prefazione
nostra si disse, nacquero, vissero e morirono sempre con uno medesimo ordine » (MACHIAVEL,
Discorsi sopra la prima Deca di Tito Livio, d a n s NICCOLÒ MACHIAVELLI, Opere, é d . C . VlVANTI, I ,
272 R o sa M a r ia D e s s í

P r u d e n c e e t c o n s c ie n c e d u pr é d ic a t e u r pa c ia ir e d u x v e siècle

J’évoquerai seulement, pour le XVe siècle, quelques cas illustrant les consé­
quences d’une certaine prédication de paix, ainsi que la conscience qu’avaient les
Mendiants du pouvoir de leur parole en tant que propagande des régimes. Comme
l’a souligné Carlo Delcomo, Bernardin de Sienne et les prédicateurs issus de son
école sont les diffuseurs les plus éclatants de la propagande contre les partis : ils
farcissent leurs sermons de longs développements en faveur de la paix et de la
justice et contre les guelfes et les gibelins101.
C’est ainsi que le franciscain observant Michele Carcano tint différents
sermons sur la paix et la justice. Ces discours ne plurent pas à Francesco Maria
Visconti qui expulsa à plusieurs reprises le prédicateur du duché de Milan. En
1472, en particulier, il fut chassé car, à la suite de sa prédication, certains de ses
auditeurs auraient chanté un hymne à la liberté et à la République ambrosienne102.

I l , Turin, 1997, p. 231). Je reprends ici la traduction de C. B E C , dans MACHIAVEL, Œuvres, Paris,
1996, p. 215.
101. C. DELCORNO, « La città nella predicazione francescana del Quattrocento », dans Alle origini dei
Monti di Pietà. I francescani fra etica ed economia nella società del tardo medioevo. Studi in occa­
sione delle celebrazioni nel V centenario della morte del beato Michele Carcano da Milano fondatore
del Monte di Pietà di Bologna (1427-1484) (Quaderni del Monte 3), Bologne, 1984, p. 29-39. Sur la
prédication de paix de Bernardin de Sienne, voir aussi C. L. POLECRITTI, Preaching Peace in
Renaissance Italy. Bernardino o f Siena and his Audience, Washington, 2000. Sur la prédication de
Jacques de la Marche : R M . D E S SI, « Predicare e governare nelle città dello Stato della Chiesa alla
fine del medioevo. Giacomo della Marca a Fermo », dans Studi sul Medioevo per Girolamo Arnaldi,
éd. G. B arone , L. C apo , S. Gasparri, Rome, 2000, p. 125-159.
102. G . A n d e n n a , « A s p e tti p o litic i d e l la p r e s e n z a d e g li O s s e r v a n ti i n L o m b a r d ia » , d a n s Ordini religiosi
e società politica in Italia e Germania nei secoli xrv e XV, é d . G . CHITTOLINI e t K . E L M , B o lo g n e ,
2001, p . 331-371, ic i p . 333. S u r le s r a p p o rts e n tre M e n d ia n ts e t p o u v o ir , c f . a u s s i G . G . M ER LO ,
Francescanesimo e signorie nell’Italia settentrionale del Trecento, A tti d e l X I V c o n g r e s s o in te m a z io ­
n a le , A s s is i, 16-18 o tto b re 1986, A s s is e , 1988, p . 103-126, d é s o r m a is d a n s IDEM , Tra eremo e città,
S. M a r ia d e g li A n g e li- A s s is e , 1991, p . 95-112 ; R . RUSCONI, « Predicò in piazza : p o litic a e p r e d ic a ­
z io n e n e l l ’U m b ria d e l ‘400 » , d a n s Signorie in Umbria tra Medioevo e Rinascimento : L ’esperienza
dei Trinci (F o lig n o , 10-13 d ic e m b re 1986), P é r o u s e , 1989, p . 113-141 ; R . L . G U ID I, « I l p u lp ito e il
p a la z z o . T e m i e p r o b le m i n e l la p re d ic a z io n e d e i M e n d ic a n ti n e l ’400 » , d a n s Archivum franciscanum
historicum, 89,1996, p . 263-286 ; G . G . M ER LO , « O r d in i m e n d ic a n ti e p o te r e : l ’O s s e r v a n z a m in o r i-
ti c a C is m o n ta n a » , d a n s Vite di eretici e storie di frati. A Giovanni Miccoli, é d . M . BENEDETTI,
G . G . M ERLO , a . p i a z z a , M ila n , 1998, p . 267-301 ; R . M . D ESSI, « L a p r o p h é tie , l ’É v a n g ile e t I ’É ta t.
L a p ré d ic a tio n e n Ita lie a u XVe e t a u d é b u t d u XVIe s iè c le » , d a n s La parole du prédicateur, c it.,
p . 395-445 ; L . PELLEGRINI, « L a p r o f e z ia tr a il p u lp ito e lo s ta to : il c a s o d i G ir o la m o S a v o n a r o la » ,
d a n s Annali dellTstituto storico italo-germanico in Trento, 25, 1999, p . 433-456 ; M . BERENGO,
L ’Europa delle città. Il volto della società urbana europea tra Medioevo ed Età Moderna, T u r in ,
1999, p . 755-851 ; G . CHITTOLINI, « C ittà , is titu z io n i e c c le s ia s tic h e e “ r e lig io n e c iv ic a ” n e llT ta lia
c e n tro s e tte n trio n a le a lla fin e d e l s e c o lo XV » , d a n s Girolamo Savonarola. Da Ferrara all’Europa, é d .
G . F r a g n i t o e t M . M lEG G E, F lo r e n c e , 2001, p . 325-345 ; ID EM , « I n tr o d u z io n e » , d a n s Ordini reli­
giosi e società politica in Italia e Germania, p . 7-29 ; L . PELLEGRINI, « P r e d ic a z io n e o s s e r v a n te e
p r o p a g a n d a p o litic a : a p a r tir e d a u n c a s o d i T o d i » , d a n s La propaganda politica nel basso medioevo,
P r a t iq u e s d e l a p a r o le d e pa ix d a n s l ’h is t o ir e d e l ’I t a l ie u r b a in e 273

Un autre franciscain, Antonio de Bitonto, tint à Todi, devant Federico da


Montefeltro, un discours sur la paix et la justice. Jean de Capistran et Bernardin de
Feltre prononcèrent également, en présence des détenteurs du pouvoir, des dis­
cours sur la paix103. Tous ces franciscains, appréciés ou non par les gouvernants,
suivaient la voie tracée par leur maître. Recourant de manière de plus en plus
fréquente aux auteurs de l’Antiquité, pourtant jamais mentionnés dans les sermons
de Bernardin, ils jaugeaient les vertus chrétiennes à l’aune de celles des païens et
exaltaient les thèmes de la liberté et du pro patria mori104. Des échanges
complexes s’établirent alors entre prédicateurs et humanistes : sur le plan des
formes du discours, par exemple, on note le succès d’une éloquence savante, utili­
sée dans la diplomatie, qui adoptait le style du sermon épidictique et s’adressait
aux princes, aux rois, aux papes et aux cercles des philosophes105. Dans le
domaine des prises de parole publiques, ce sont toutefois les prédicateurs qui se
trouvaient sur le front, se comportant de manière plus ou moins prudente.
Bernardin était bien conscient de la nécessité de faire preuve de détachement
par rapport aux affaires du siècle, de parler avec prudence et d’éviter la critique
directe de certains régimes en place106. Dans un sermon prononcé sur la place du
Campo à Sienne, il explique aux citoyens la stratégie dont il avait usé lorsqu’il
avait prêché à Crema quelques années plus tôt :
« Je m e trouvais à Crema, en Lombardie, pour prêcher. A cause des partis et de leurs
divisions, environ quatre-vingt-dix hom m es, avec toutes leurs fam illes, avaient quitté
cette terre ; tous s ’étaient donnés, par écrit, au seigneur de Milan [Filippo Maria
Visconti]. Dans cette terre, il y avait un seigneur très bon et homm e de bien. Et alors
que je prêchais sur cette question de manière voilée (puisqu’il s ’agit d ’une question
dont il ne faut pas parler de manière trop ouverte), dans ma prédication je parlais de

cit., p. 515-531 ; M. P. A l b e r z o n i , « Le armi del legato : Gregorio da Montelungo nello scontro tra
Papato e Impero », dans Ibidem, p. 177-239 ; P. E v a n g e l i s t i , « Un non-umanista consigliere politico
di Lorenzo il Magnifico. Etica politica ed “arte dello stato” nel Memoriale e nelle lettere di Antonio
da Vercelli, osservante francescano (marzo-maggio 1478) »,dans Ovidio Capitani. Quaranta anni per
la Storia medievale, cit., Il, p. 167-187.
103. C. DELCORNO, « La città nella predicazione francescana del Quattrocento », cit., p. 33-34.
104. Ibidem.
105. C. DELCORNO, « Letteratura in forma di sermone. Introduzione », dans Letteratura informa di sermone,
cit., p. 1-8, ici p. 3 ; R. M. D ESSI, « La giustizia in alcune forme di comunicazione », cit.
106. J.-Cl. M a i r e V IGUEUR, « Bernardin et la vie citadine », dans Bernardino predicatore nella società del
suo tempo, Convegni del Centro di Studi sulla Spiritualità Medievale, XVI, Todi, 9-12 ottobre 1975,
Todi, 1976, p. 253-282. Sur les rapports entre Bernardin et le pouvoir : M. M ONTESANO, « Aspetti e
conseguenze della predicazione civica di Bernardino da Siena », dans La religion civique à l ’époque
médiévale et moderne (Chrétienté et Islam) (Paris X-Nanterre, 21-23 juin 1993), Rome, 1995,
p. 265-275 ; C . CARDINALI, « Il santo e la norma. Bernardino da Siena e gli statuti perugini del
1425 », dans Gioco e giustizia nell’Italia di Comune, éd. G. ORTALLI, Trévise-Rome, 1993,
p. 183-191 ; R. M. D ESSI, « Predicare e governare », cit.
274 R o sa M a r ia D e s s í

manière générale et non pas particulière, et pourtant je ne taisais rien de ce qu’il


fallait dire. » 107

Les disciples de Bernardin ne furent pas toujours - ou ne voulurent pas être -


aussi prudents et diplomates. J’ai mentionné le cas de Michele Carcano, chassé du
duché de Milan. Mais on ne sait au juste à qui le pape Pie II faisait allusion lors­
qu’en 1464, il menaça de faire battre les prédicateurs sous prétexte que, dans les
territoires de l’État de l ’Église, ceux-ci, incités par certains citoyens, prêchaient
l’union, faisant le jeu des groupes armés, alliés des tyrans108. C’est que les effets
d’une prédication pour la paix et l’union pouvaient contrarier les desseins d’un
pape soucieux d’instaurer des vicariats familiaux et de contrôler les oligarchies
urbaines. Jacques de la Marche est sans doute le prédicateur qui, plus que tout
autre, a tenté de pacifier les cités qui se trouvaient sous juridiction ecclésias­
tique109. En 1451, il prêche le Carême à Fermo et demande audienza in cernita110

107. « Essendo io a predicare a Crema in Lombardia, e per le parti e divisioni loro erano fuore della terra
circa novanta uomini con tutte le loro famiglie, i quali erano tutti dati per scritto al Duca di Milano
(Filippo Maria Visconti) ; nella quale terra era uno signore molto benigno e da bene. E predicando io
di questa materia pure cupertamente (imperò che questa è materia da non parlare troppo alla
scuperta), pure io predicando parlavo in genere e non in particularità, e non tacevo nulla che fusse
da dire ». Bernardin fait ici référence à des événements survenus en 1421. Les familles qui avaient
quitté Crema s’étaient alliées, en effet, à Filippo Maria Visconti (C. DELCORNO, dans BERNARDINO
DA SIEN A, Prediche volgari sul Campo di Siena 1427, éd. C. DELCORNO, I, Milan, 1989, p. 367, avec
la bibliographie).
108. « Conquestus est de praedicatoribus, qui in terris Ecclesiae quandoque decipiuntur et sublevantur a
civibus ut faciant, sicut fecerunt in nonnullis locis, unionem, ad cuius conservationes deputatur
magnus numerus civitatis, et ii possunt portare arma, punire et omnimodam potestatem sicut domini
exercere. Et aliqui quandoque dixerunt : facite hoc ut non possitis puniri. De quibus vehementer
conquestus est, dicens quod illi non intelligunt quid hoc importat et quod leviter decipiuntur, quia ibi
Ecclesia nullam posset exercere potestatem, et quod illi tales possent introducere tyrannos, quos
specialiter nominavit, et locum unum ubi hoc factum est, et comminatus est dicens : Io ne farò uno di
frustare uno. Et praedicent in bona hora sua Evangelium et moralitates et alia ad salutem animarum,
non talia, etc. » (Regestum observantiae cismontanae, dans Analecta Franciscana, 12, Grottaferrata,
1983, p. 51-52). Le passage est commenté par R. M. DESSI, « Predicare e governare », cit., p. 153.
109. Ibidem.
110. En 1379, date des statuts rédigés après la chute du « tyran » Rinaldo da Monteverde, il y avait deux
conseils à Fermo : un conseil spécial composé d’un nombre limité à 150 cives, choisis parmi les popu­
lares, et le Conseil général de 300 conseillers. Cette organisation, qui semble pénaliser les nobles, est
cependant corrigée par une autre institution qui finira par jouer un rôle central et que les statuts intro­
duisent ex novo comme organe auxiliaire du priorat, le Conseil de Cemita, précisément, qui exercera
le pouvoir effectif (B. G. ZENO BI, Le « ben regolate città ». Modelli politici nel governo delle perife­
rie in età moderna, Rome, 1994, p. 111). On lit dans les statuts : « Item non possit scribere de
aliquam propositam in aliquo concilio que non sit primo deliberata die antea in cemita et sit ipsa
deliberatio registrata » (Statuta firmanorum, Venetiis, 1507, Lib. H, rub. 13-14). Cf. R. D E M lN IC IS,
Serie cronologica degli antichi signori, d e 'podestà e rettori di Fermo, Fermo, 1885, p. 18-19. Le
podestat devait jurer de « gubernare [...] ad exaltationem, magnificentiam et honorem sacrosanctae
romanae ecclesiae et sanctissimi nostri papae » (ibidem, p. 8). La composition du conseil de Cernita
est la suivante en 1451 : « Convocata atque cohadunata cemita magnificorum dominorum populi,
P r a t iq u e s d e l a p a r o l e d e pa ix d a n s l ’h is t o ir e d e l ’I t a l ie u r b a in e 275

pour pacificare i cittadini11!. Puis, en 1459, de retour dans la cité pour un cycle
d’homélies de Carême, il participe à la modification des normes statutaires de la
ville*1112. Enfin, en juillet 1463, il prend la parole devant le Conseil de la commune
de Fermo pour traiter de la paix et de la justice. Peut-être Pie II visait-il les campa­
gnes de ce franciscain ; le pape pouvait craindre, en effet, que son entreprise de
création de vicariats familiaux ne fût entravée par les interventions plus ou moins
maladroites des prédicateurs. Quant à Jacques de la Marche, il s’efforçait de jouer
un rôle d’intercession. À la fin de sa carrière de prédicateur, le charisme qui
l’entourait vint cependant à s’affaiblir, en raison, semble-t-il, de la concurrence
des prophètes itinérants qui parcouraient alors la péninsule113.
Pour conclure sur le XVe siècle, je voudrais encore évoquer Savonarole. Il
prêchait la paix civile et fit d’ailleurs approuver la lex pacis et appellationis114,
mais, comme nous l ’avons vu, il dut aussi se défendre de l’accusation de séculari­
ser la prédication, en rappelant l ’action des paciaires illustres qui avaient appar­
tenu à son ordre. Désormais, le processus de centralisation engagé par les
seigneurs temporels et les papes était tel, et les relations entre cités et territoires à

regulatorum communis, confalon(erium) contratarum, sex capitum artium, ac viginti quatitor civium
per quamlibet contratam in numero sufficienti, in caminata nova palactii communis, residentia
magnificorum dominorum congregata » ( C . TOM ASSINI, « L a città di Fermo e San Giacomo della
Marca », dans Picenum Seraphicum, 13,1976, p. 183-195, ici p. 186). Il y avait à Fermo deux édifi­
ces publics : celui de Cernita et l’autre du podestat (cf. R. M. D ESSI, « Predicare e governare », cit.,
p. 144). Sur l ’histoire de l a commune de Fermo, cf. aussi G. AZZURRO, G. C O L A S A N n , I. LU SSU ,
Storia del Fermano, I, Padoue, 1971, mais sans note ni bibliographie.
111. « Nel mese di aprile il B. Giacomo di Monte Brandarte stava nella città a predicare, al quale sino a
tempo de ’ Sforzeschi la città per fare un convento de ’ suoi frati gli aveva assegnato la chiesa di
S. Martino di Varano fuori delle mure dove stava ma con nissuna comodità per le guerre soprascritte.
Un giorno domandò audienza in cernita dove con tanta energia predicò sopra la pace et quiete della
città che undeci cittadini d e ’primi si riconciliarono in detta cernita, e di più in un’altra cernita a dì
7 aprile fu fatto decreto che si facesse doì cittadini per contrada per pacificare li cittadini, e quelli
che non volsero pacificarsi gli si desse l ’esilio, che quasi tutti se pacificarono » (Annali di Fermo
d ’autore anonimo, dans G. D e MlNICIS, Cronache della città di Fermo... Colla giunta di un somma­
rio cronologico dì carte fermane anteriori al sec. XIV, éd. M. TABARRINI, Florence, 1870, p. 206). Le
fait est raconté aussi dans les Annali della città di Fermo de GlOVAN PAOLO M ontani : « In quel
tempo [1451] il B. Giacomo da Monte Brandone cominciò a predicare dell’amore e pace tanto eccel­
lentemente, che li cittadini fra di loro discordi si rappacificarono, e furono eletti due cittadini per
contrada a pacificare tutta la città piena di discordie. Nel Consiglio fu fatto decreto che chi non si
voleva pacificare andasse in esilio » (dans G. DE MlNICIS, Cronache della città di Fermo, p. 181).
112. C. TOM ASSINI, « La città di Fermo », cit., p. 186-187.
113. Selon Venanzio da Fabriano (1434-1506), disciple et biographe du Franciscain, Jacques de la Marche
avait affirmé dans un sermon que Pierre l’Albanais (les « Albanais » étant les travailleurs pauvres)
n ’était qu’un pur charlatan et qu’il avait incité son public, fasciné par le visionnaire, à déserter la
prédication et à l ’aider dans la construction d’une église dédiée à Marie (M. SGATTONI, La Vita di
S. Giacomo per Fr. Venanzio da Fabriano, Zara, 1940, p. 202-203).
114. J.-Cl. Zancarini, « Far guerra con la pace nel cuore. La guerra nelle prediche di Gerolamo
Savonarola », dans Savonarola. Democrazia, tirannide, profezia., éd. G. C. Garfagnini, Florence,
1998, p. 43-54.
276 R o sa M a r ia D e s s í

ce point complexes, que les prédicateurs pouvaient représenter un frein, tel un


Bussolari au milieu du XIVe siècle, aux stratégies des petits, moyens et grands
seigneurs féodaux.

C o n c l u s io n

Le pouvoir de la parole - d’une parole de paix - pour discipliner et réformer la


société est lié, dans l’Italie médiévale, à la domination de la communitas urbaine.
La théologie de la paix était, en effet, étroitement liée à ime théologie du domi­
nium, renvoyant à Dieu et servant de fondement à divers modèles d’autorité et
d’obéissance. Uadmonitio ad confirmationem rei publicae, charriant les thèmes
de la paix, de la justice et du bien commun, est un type de prise de parole qui
appartenait aux laïcs lettrés comme aux ecclésiastiques, mais l’idée s’imposa que,
pour être utile et efficace pour le salut de chacun et de l’ensemble de la
communauté, cette parole publique et urbaine ne pouvait être que d’origine divine,
de même qu’était sacrée la concorde entre les citoyens, fondée sur la vertu de la
caritas. La parole des Mendiants était de ce point de vue supérieure aux autres
prises de parole, car elle était la seule apte à intercéder entre Civitas et civitas,
entre la Cité de Dieu et celle des hommes. Ainsi Y ordo praedicatorum devint-il
progressivement une sorte de spécialiste de la prédication sur la paix civile.
S’appuyant sur une solide tradition théologique, le thème de la paix en tant
que vertu principale pour le bien de la Commune investit, en Italie, la propagande
des premières aspirations « nationales », qui exalta notamment la souveraineté
pacificatrice incamée par la figure populaire et mythique de Robert d’Anjou. Ce
n’est pas un hasard, me semble-t-il, si c’est justement un re da sermone qui fut
considéré comme le souverain le plus apte à gouverner l’Italie115. Et c’est après
que l’Église eut élaboré une théologie de la paix civile, par l’intermédiaire des
Mendiants, pour structurer, discipliner et dominer la société urbaine, que certains
humanistes, Pétrarque en particulier, associèrent ce thème à celui de la pax des
Romains, afin de justifier la guerre contre les étrangers et de protéger la politique
féodale des nouveaux seigneurs. Cependant, ni Pétrarque, ni aucun autre huma­
niste ne pouvait, ni ne voulait, se considérer comme un prédicateur.
Ainsi est-ce « par l’intermédiaire des frères », comme l ’écrit Villani en se
référant probablement à l’action homilétique de Remigio pour pacifier les
Florentins en 1295116, que se disciplina la société urbaine. Par leur intermédiaire,

115. A. BARBERO, Il mito angioino nella cultura italiana e provenzale, cit.


116. « Per la qual cosa i grandi non ebbono niuna forza né podere contra loro, ma il popolo avrebbe
potuto vincere i grandi, ma per lo migliore e per non fare battaglia cittadinesca, avendo alcuno mezzo
di frati di buona gente dall’uria parte a l ’altra, ciascuna parte si disarmò, e la cittade si racquetò
P r a t iq u e s d e l a p a r o le d e p a ix d a n s l ’h is t o ir e d e l ’I t a l ie u r b a in e 277

la théologie de la paix se fit parole pour gouverner, car c’est eux qui rendirent
possible la descente sur la terre des valeurs du ciel, pour citer une belle formule
de Jacques Le Goff117. Je ne pense pas que l’on puisse dire que les prédicateurs
étaient au service de l’État ; ils étaient plutôt le ciment ecclésial de la société
urbaine de la fin du Moyen Âge.
La pratique de la rencontre entre l ’orateur et son public en matière de paix est
une histoire faite de phases de rupture de l’ordre - je pense notamment au
processus qui a conduit à l’avènement du Popolo, auquel il me paraît possible
d’associer le récit hagiographique mettant en scène le cordonnier de Plaisance -
et de phases de routine - lorsqu’apparaissent explicitement des stratégies de la
parole, comme celles, par exemple, d’un Girolami. Mais derrière cette rencontre
se profile Yhabitus comme produit de l’histoire, qui tout à la fois transforme et se
trouve transformé par les pratiques sociales. En dépit de son échec, l’action du
tribun de Rome, Cola di Rienzo, qui tenait des sermons aux habitants de Rome et
entendait unifier l’Italie en prêchant la paix, ainsi qu’en exploitant tous les
moyens de propagande visuelle, ne s’explique pas uniquement par l’absence de
la papauté de Rome, mais aussi parce que le système de communication s’était
enrichi de traditions culturelles, d’apports variés provenant de multiples situa­
tions antérieures qui se cristallisèrent dans Yhabitus de la parole de l’orateur laïc
- lequel, pendant un certain temps au moins, se trouva en accord avec les aspira­
tions et les désirs de son public. En lisant la chronique de l’Anonyme, on
comprend que les Romains n’apprécièrent guère, en revanche, les prédications de
Venturino de Bergame en 1335 et firent en sorte que ce prédicateur abandonnât la
cité118. Comme on le sait, Cola de Rienzo ne réussit pas pour autant à mener à
bien son projet : ceux qui l’avaient acclamé ne se reconnurent plus en lui ; il ne
devint donc pas le prophète d’un ordre nouveau. Plus tard, c’est Jacques de la
Marche qui perdit les faveurs de l’assemblée de Fermo, le public désertant ses
prédications pour écouter un visionnaire : à partir des années 70 du XVe siècle,
en effet, les wanderprediger réapparurent, et la parole de paix prononcée par

sanza altra novità, rimagnendo il popolo in suo stato e signoria » (G. V ILLA N I, Nuova Cronica, H,
Parme, 1990, lib. 9, XII). Le premier à avoir mis en relation le passage de Villani et les sermons de
Remigio de’ Girolami est G. SALVEMINI, Magnati e popolani in Firenze dal 1280 al 1295. Suivi de
La dignità cavalleresca nel Comune di Firenze, avec une introd. d’E. SESTAN, Turin, 1960, p. 257-
258, repris par O. C a p i t a n i , « L’incompiuto “tractatus de iustitia” di fra Remigio de’ Girolami », cit.,
p. 116.
117. J. LE G o f f , « Du ciel stur la terre : la mutation des valeurs du xne au xm e siècle dans l ’Occident
chrétien », dans Héros du Moyen Âge. Le saint et le roi, Paris, 2004, p. 1263-1282, ici p. 1266. La
métaphore de la descente du ciel sur la terre est utilisée - en référence à la philosophie allemande -
dans l ’Idéologie allemande où l ’on en souhaite le renversement (K. M A R X et F. EN G ELS, L ’idéologie
allemande, I, B).
118. Cf. L. GATTO, « Temi e spunti di propaganda politica nella Roma del Trecento », cit., p. 414-415.
2 78 R o sa M a r ia D e s s í

d’obscurs personnages, clercs ou non, acquit, dans une conjoncture de crise, un


nouveau potentiel prophétique119.
Vinrent alors Savonarole et Machiavel. Il n’est guère aisé d’interpréter les
rapports de l’auteur du Prince avec les Mendiants : avant de dire tout le respect
que lui inspirait le prédicateur mort sur la place de la Seigneurie à Florence,
Machiavel émit sur Savonarole un jugement oscillant entre l ’ironie et l’accusation
de manipulation. Il rapporte dans une lettre que durant la prédication du 9 mars
1498, le frère avait demandé aux Florentins de mettre fin à leurs discordes, de
crainte que ne survienne un tyran, et qu’il les avait si bien convaincus que le
lendemain, les Florentins avaient été conduits à désigner « un homme qui est
aussi près d’être tyran que vous d’être au ciel »12°. Il y a certes, chez Machiavel,
une critique peu voilée et de la gêne par rapport aux Mendiants. Mais il semble
aussi conscient que le rapport entre le prédicateur et son public n’est pas seule­
ment le fruit d’une relation verticale, dans la mesure où la parole des Mendiants
n’est pas simplement « propagande ». Machiavel reconnaît, en effet, le pouvoir
des prophètes, leur « fonction » et ne sait expliquer l’origine de la prophétie121.
Trois cents ans séparent la mort de Raimondo Zanfogli de celle de
Savonarole : au cours de cette période, nombre de prophètes et de porte-parole
des institutions prêchèrent la paix. La pratique du discours de paix participe aux
traditions culturelles du monde occidental ; elle renvoie également à l’histoire du
passage de la prophétie à l ’utopie122. Si la conjoncture s’y prête, la parole de paix
peut rompre avec un ordre ancien - elle est alors liée à l’aventure de prophètes et
de groupes nouveaux entrant dans l’histoire - , mais elle est aussi indissociable de
la guerre de conquête et de domination.

119. 0 . NICCOLI, La Vita religiosa nell’Italia moderna, Rome, 1998 ; R. RUSCONI, Profezia e profeti alla
fine del Medioevo, Rome, 1999 ; R. M. DESSÌ, « La prophétie, l’Évangile et l’État », cit.
120. Il s’agit de la lettre à Ricciardo Becchi du 9 mars 1498 (trad. C . B e c , dans M a c h i a v e l , Œuvres, cit.,
p. 1229). À propos de cette lettre, voir surtout G. CA DONI, « Qualche osservazione su Machiavelli e
Savonarola », dans La Cultura, 32,2000, p. 263-278.
121. Cf. supra et n. 100 et MACHIAVEL, Discorsi sopra la prima Deca di Tito Livio, cit., I, 56. Sur la
prophétie comme fonction sociale : C. Leonardi, « Il problema Savonarola. A conclusione di un
convegno », dans Studi Savonaroliani. Verso il V centenario, Atti del primo seminario di studi
(Firenze, 14-15 gennaio 1995), éd. G. C. G arfagnini, Florence, 1996,p. 321.
122. P. PRODI, « Profetismo e utopia nella genesi della democrazia occidentale », dans Savonarola.
Democrazia, tirannide, profezia, éd. G. C. G a r f a g n i n i , Florence, 1998, p. 199-211, en particulier
p. 210 ; D. Q u a g l i o n i , « Tirannide e democrazia. H “momento savonaroliano” nel pensiero giuridico
e politico del Quattrocento », dans ibid., p. 3-16.
FRANÇOIS D ’ASSISE ET LA PAIX RÉVÉLÉE
RÉFLEXIONS SUR LE MYTHE DU PACIFISME FRANCISCAIN
ET SUR LA PRÉDICATION DE PAIX DE FRANÇOIS D ’ASSISE
DANS LA SOCIÉTÉ COMMUNALE DU X m e SIÈCLE

R a im o n d o M ic h e tt i

e sujet de cette intervention peut sembler à première vue évident, presque


banal, tant nous sommes habitués à identifier la figure de François d’Assise
au thème de la paix1. On pourrait même affirmer que la recherche de la paix et le
choix de la pauvreté sont les attributs de la sainteté contemporaine de François
d’Assise, un saint non point célèbre pour ses miracles mais pour la proposition de
vie évangélique qui était la sienne, qui a fasciné et réuni croyants et non-croyants
en une sorte de culte universel2.
Il ne s’agit pas ici de reconstituer de façon approfondie ce processus de lente
mutation de l’image hagiographique qui transforma le saint mystique et le
François prodigieux des stigmates, en accord avec les idéaux de sainteté héroïque
de la Contre-Réforme catholique, en une figure de référence commune à toute la

1. Ce texte est sensiblement identique à la communication prononcée lors de la table ronde de Nice. J’ai
ajouté des notes et des précisions d ’importance, suivant les précieux conseils de Giovanni Miccoli, que
je tiens à remercier vivement pour m ’avoir aidé à réfléchir sur la complexité du rapport de François à la
question de la paix, au cours d ’une belle soirée romaine. J ’ai également pu confronter mes idées avec
Chiara Frugoni, comme toujours avec grand profit, entre une pause et l’autre lors de colloques francis­
cains. J’adresse aussi mes remerciements à Rosa Maria Dessi et à Michel Lauwers. La traduction en
langue française doit beaucoup à la lecture de Jean-Baptiste Joly et d’Usen About, auxquels je dis toute
ma gratitude.
2. Pour une réflexion sur la fascination historique et historiographique suscitée par la figure de saint
François à l ’époque contemporaine, voir G. G. M e r l o , « Francesco d ’Assisi e la sua eredità », dans
Rivista di storia e letteratura religiosa, 26, 1990, repris dans Tra eremo e città. Studi su Francesco
d ’Assisi e sul francescanesimo medievale, Assise, 1991, p. 1-33 ; R. RUSCONI, « Dalla “questione fran­
cescana” alla storia », dans M. P. ALBERZONI et al., Francesco d ’Assisi e il primo secolo di storia fran­
cescana, Turin, 1997, p. 339-357 ; E. P r in z t v a l l i , « Francesco e il francescanesimo : consapevolezze
storiografiche e prospettive », dans F. E. CONSOLINO, dir., Francesco d ’Assisi fra Storia, letteratura e
iconografia, Cosenza, 1996, p. 69-81. Je me permets de renvoyer également à R. MICHETTI,
« Francesco d ’Assisi e l’essenza del cristianesimo », dans Ibid., p. 37-67 et IDEM, « La Vita beati
Francisci di Tommaso da Celano, storia di un’agiografia medievale », dans Franciscana. Bollettino
della Società Intemazionale di studi francescani, 1,1999, p. 123-235 : dans ces deux études, je propose
de manière plus détaillée un certain nombre de réflexions sur ce thème, que je traite ici de manière
synthétique, en tant qu’arrière-plan historiographique.
280 R a im o n d o M ic h e t t i

culture occidentale, au-delà de toute appartenance idéologique ou confession­


nelle3. Rappelons simplement la transformation de cette sombre figure d’un
François qui, serrant un crâne entre ses mains, médite sur la décrépitude de la vie
humaine, image qu’aujourd’hui encore nous connaissons tous grâce aux
nombreux tableaux du XVIIe siècle, en une image nouvelle apparue dans la
première moitié du XIXe , colorée des tons nouveaux d’un François lyrique et
jongleur, image participant de la redécouverte romantique des valeurs épiques du
Moyen Âge et qu’illustrent la biographie de l’allemand Görres ou les études du
français Ozanam 4.
Dans la seconde moitié du XIXe siècle, quelques historiens protestants avaient
en outre commencé à revisiter la figure historique du saint d’Assise de façon
nouvelle et problématique. Karle Hase, en particulier, avait affronté, pour la
première fois sur une base historique, le problème de la crédibilité des stigmates5.
Henry Thode avait, quant à lui, mis en relation la figure du saint avec les origines
de l’art de la Renaissance italienne, une année seulement avant la biographie de
Paul Sabatier6. L’orientaliste Ernest Renan avait pour sa part, en 1886, un an
avant sa Vie de Jésus, consacré à saint François une contribution enthousiaste
dans laquelle il soutenait que celui-ci était « une des raisons les plus fortes qui
[lui avait] fait croire que Jésus fut à peu près tel que les Évangélistes synoptiques

3. Sur la sainteté de François à l ’époque moderne, on se reportera à Stanislao da CAMPAGNOLA, Le orìgini


francescane come problema storiografico, Pérouse, 1974, p. 82-125 et à L ’immagine di Francesco nella
storiografia dall'Umanesimo all’Ottocento, Atti del IX convegno intemazionale, Assise, 1983. Plus
généralement, sur les idéaux de sainteté à l’époque de la Contre-Réforme : R. De MAIO, « L’ideale
eroico nei processi di canonizzazine della Controriforma », dans IDEM, Riforme e miti nella chiesa del
cinquecento, Naples, 1973, p. 257-278 ; M. ROSA, « Il tribunale della santità », dans Diventare santo.
Itinerari e riconoscimenti della santità tra libri, documenti e immagini, éd. G. MORELLO,
A. M. PlAZZONl et P. VIAN, Cité du Vatican, 1998, p. 65-72. Voir également l’étude récente de
M. GOTOR, I Beati del papa. Santità, Inquisizione e obbedienza in età moderna, Florence, 2002.
4. Cf. J. GÖRRES, Der Heilige Franziskus von Assisi. Ein Troubadour, Strasbourg, 1826 ; F. OZANAM ,
Les poètes franciscains en Italie au XIIIe siècle, Paris, 1852. Sur cette question : K. E L M , « Von Joseph
Görres bis Walter Goetz : Franziskus in der Deutschen Geschichtsschreibung des 19 Jahrunderts », dans
L ’immagine di Francesco nella storiografia, cit., p. 347-383 ; L. Portier, « Francesco d ’Assisi e
Frédéric Ozanam. Problemi storici e letterari », dans L ’immagine di Francesco nella storiografia, cit.,
p. 303-319. On se reportera aux réflexions stimulantes de S. M IGLIORE, Mistica povertà, Riscritture
francescane tra ‘800 e ‘900, Rome, 2001, p. 260-277.
5. K. HASE, Franz von Assisi. Ein Heiligenbild, Leipzig, 1856. La question a été posée en des termes
complètement nouveaux par C. FRUGONI, Francesco e l ’invenzione delle stimmate, Turin, 1993. On se
reportera également aux réflexions de G. M ICCOLI, « Considerazioni sulle stimmate », dans
Franciscana, 1,1999, p. 101-121, texte publié initialement dans II Fatto delle stimmate di s. Francesco,
Atti della tavola rotonda tenuta alla Porziuncola di Assisi il 17 settembre 1996, Assise, 1997, p. 13-39.
6. Cf. H TH O DE, Franz von Assisi und die Anfänge der Kunst der Renaissance in Italien, Berlin, 1885.
Pour une étude approfondie sur l’œuvre et son influence, voir S. M IGLIORE, « Francesco d’Assisi e le
origini dell’arte del Rinascimento in Italia. Intorno ad un saggio di Henry Thode », dans Rivista di
Storia e Letteratura Religiosa in Italia, 31,1995, p. 15-44.
F r a n ç o is d ’A s s is e e t l a pa ix r é v é l é e 281

nous le dépeignent ». En une formule très forte, il ajoutait également : « On peut


dire que, depuis Jésus, François d’Assise a été le seul parfait chrétien. »7
Cette brève contribution de Renan méritait d’être citée non pas uniquement
parce qu’il n’accordait aucune importance, adhérant en cela à l’historiographie
protestante, à la puissance du surnaturel, caractéristique de l’image hagiogra­
phique du saint médiéval à l’époque moderne, mais également parce que la
conformité de la vie de François avec celle du Christ, largement constitutive de la
tradition hagiographique médiévale - de la Vita beati Francisci de Thomas de
Celano (approuvée par le pape Grégoire IX en 1229) jusqu’au De conformitate
vitae beati Francisci ad vitam Domini Jesu (approuvé par le chapitre général
d’Assise en 1399), en passant par la Legenda maior de Bonaventure (approuvée
par le chapitre général de Pise en 1263) - achevait de se déplacer de fait des
légendes hagiographiques aux études historico-religieuses, engageant ainsi une
nouvelle définition de la figure historique de François d’Assise. Renan lui-même,
qui aurait souhaité écrire une nouvelle biographie franciscaine, passa le témoin à
un jeune et prometteur élève : Paul Sabatier8. Ce pasteur calviniste, figure de
proue du protestantisme libéral, publia sa Vie de saint François à Paris en 1894,
suscitant l’immédiate et péremptoire condamnation de la Congrégation de l ’Index.
Cette biographie parvint toutefois à mettre le feu aux poudres de la « question
franciscaine » et représenta une exceptionnelle innovation historiographique pour
quatre raisons essentielles. Premièrement, Sabatier substituait à l’icône statique et
pacifiée de la tradition catholique une interprétation dynamique et vivement
conflictuelle de la vie du saint : le christianisme radical de François se serait ainsi
heurté autant à l’opposition de la hiérarchie ecclésiastique qu’aux résistances
internes à son propre ordre religieux. Deuxièmement, cette interprétation reposait

7. E. REN A N , Nouvelles Études d ’histoire religieuse, Paris, 1894, p. 334,325 (publié une première fois en
1864 dans le Journal des débats).
8. Sur l ’œuvre de Sabatier et sa place centrale parmi les études franciscaines, voir R. M ANSELLI, « I bio­
grafi moderni di San Francesco », dans San Francesco nella ricerca storica degli ultimi ottani’anni,
Todi, 1971, p. 11-31 et IDEM , « Paul Sabatier e la “questione francescana” », dans La ‘questione fran­
cescana’ dal Sabatier ad oggi, Assise, 1974, p. 54-70 ; C. O. CARBONELL, « De Ernest Renan à Paul
Sabatier : naissance d ’une historiographie scientifique de saint François en France », dans L ’immagine
di Francesco nella storiografia, cit., p. 227-249 ; Francesco d ’Assisi attesa dell’ecumenismo. Paul
Sabatier e la sua « Vita di S. Francesco » cent’anni dopo, Atti del Convegno di Studi organizzato
dallTstituto di Studi Ecumenici s. Bernardino e dalla Facoltà Valdese di teologia, dans Studi ecumenici,
12,1994. Voir en particulier l ’étude de L. PELLEGRINI, « La “Vie de saint François d’Assise” e gli studi
francescani tra impegno critico e tensione ideologica », p. 11-30. En 2003, à l’occasion de son cente­
naire, la Société internationale des études franciscaines a consacré un autre colloque à la figure de
Sabatier. En cours de publication, les actes de cette rencontre comprendront en particulier une relecture
de la Vie de S. François par Giovanni Miccoli qui replace l ’ouvrage dans le contexte historique de la fin
du XIXe siècle à la lumière des récentes études historiographiques. Voir, en outre, sur la place de
Sabatier dans le protestantisme en France, P. R IC C A , « Le Chiese protestanti », dans Storia del cristia­
nesimo - L'età contemporanea, éd. G. FlLORAMO et D. M EN O ZZI, Bari, 1997, p. 62.
282 R a im o n d o M ic h e t t i

sur un extraordinaire effort historique et philologique, fondé sur la redécouverte,


dans les bibliothèques et les archives, des plus anciens textes hagiographiques,
confrontés méticuleusement les uns aux autres pour déterminer la nature et le
contenu des diverses versions existantes. En outre, Sabatier, développant l’intui­
tion de Renan, transférait de la littérature hagiographique à l ’histoire le noyau
interprétatif le plus significatif et particulier de la réflexion théologique des frères
Mineurs du Moyen Âge : l’image du Franciscus alter Christus qui perdait au
passage cette connotation providentialiste et métaphysique - bien symbolisée par
le sceau des stigmates - pour apparaître comme une identification pleinement
humaine et historique entre le protagoniste des Évangiles et celui des hagiogra­
phies des Mineurs du XIIIe siècle. Dernière raison, qui n’est pas la moins impor­
tante, l’heureuse veine narrative de l’auteur assura un succès éditorial marqué par
de nombreuses rééditions et son livre remporta la faveur enthousiaste du public
bourgeois de la fin du XIXe siècle.
D ’une part, la biographie du pasteur calviniste apportait à la vieille querelle
sur la sainteté entre catholiques et protestants un chapitre neuf, et par certains
aspects radicalement novateur. D’autre part, l’ouvrage s’inscrivait au cœur de la
discussion portant sur l’essence du christianisme, sur les rapports entre foi et
culture et sur l ’inteiprétation historique et critique des textes bibliques, questions
qui avaient mobilisé, entre la fin du XIXe siècle et le début du XXe siècle, certains
des courants minoritaires au sein des cultures catholique et protestante, courants
que l’encyclique Pascendi de 1907 avait condamné en bloc sous le terme de
« modernisme »9.
Les modernistes italiens furent en particulier les précieux alliés de l’historien
français. Ils créèrent ainsi en 1902 la Società internazionale di studi francescani,
l ’année même où Salvatore Minocchi employa pour la première fois l’expression
de « question franciscaine »10, et trois ans seulement après la fondation à Rome

9. Sur l’histoire du « modernisme », il existe un vaste débat. Pour une première orientation, voir
l ’ouvrage classique de E. POULAT, Histoire, dogme et critique dans la crise moderniste, Paris, 1962, et
Ricerche per la storia religiosa di Roma, 8,1990, volume entièrement consacré à cet argument. On lira
en particulier la contribution de G . M ICCOLI, Intransigentismo, modernismo e antimodernismo : tre
risvolti di un'unica crisi, p. 13-38. Du même auteur, voir également, sur un plan plus général, Fra mito
della cristianità e secolarizzazione : studi sul rapporto chiesa-società nell'età contemporanea, Casale
Monferrato, 1985. Cf. également G . FORN I, L’« essenza del cristianesimo ». Il problema ermeneutico
nella discussione protestante e modernista (1897-1904), Bologne, 1992 ; A. ZAMBARBIERI, « Fede e
religosità fra tendenze laiche e modernismo cattolico », dans Storia dell'Italia religiosa - L ’età
contemporanea, éd. G . De R O SA , T. GREGORY et A. VAUCHEZ, Bari, 1995, en particulier p. 170-185.
Concernant la position de Sabatier : P. SABATIER, Les Modernistes. Notes d ’histoire religieuse contem­
poraine, Paris, 1909 et surtout la correspondance et les réflexions éditées par L. BEDESCHI dans les
Fonti e documenti, 1, 1972 ; 3, 1974 ; 11-12, 1982-1983 ; 15,1986 ; 16-17, 1988, du Centro di studi
per la storia del Modernismo dell’Istituto di Storia dell’Università di Urbino.
10. S. MlNOCCHI, La Questione francescana, Turin, 1902 (paru d ’abord dans Giornale storico della lette­
ratura italiana, 39,1902, p. 293-326).
F r a n ç o is d ’a s s is e e t l a pa ix r é v é l é e 283

de la Società di studi biblici11. Ces mêmes modernistes, français et italiens, sont


également ceux qui appliquèrent aux sources franciscaines cette acribie exégé-
tique, d’un grand raffinement, avec laquelle, aujourd’hui encore, ces sources sont
attentivement examinées par les historiens. Grâce à une telle méthode, tout bon
franciscaniste connaît ainsi par cœur des passages entiers du Testamentum de
saint François et se meut librement à travers les différentes versions hagio­
graphiques de chaque épisode de la vie du saint, comme si elles étaient, en gros­
sissant le trait, de véritables textes sacrés. La « question franciscaine » naît donc,
si l’on peut dire, dans l’arrière-boutique du laboratoire moderniste : lieu abrité du
grondement des tonnerres, protégé de la violence des foudres de la hiérarchie
ecclésiastique qui s’abattaient sur les tentatives d’historicisation des Évangiles et
de la vie du Christ. Dans le même temps, l’histoire religieuse commençait à être
étudiée selon des paramètres semblables à ceux employés pour l’histoire profane,
la libérant ainsi des verrous de 1’historia salutis.
Pour résumer les choses de manière volontairement tranchante, on pourrait
dire que, pour la première fois, le saint par excellence de l ’Église romaine était
soustrait au monopole ecclésiastique et, pour ainsi dire, « décatholicisé », sa
biographie étant, pour la première fois également, soumise au crible rigoureux de
l’analyse historique. En même temps, et paradoxalement, l’historicisation du
personnage comprenait un noyau interprétatif d’origine théologique véhiculé par
les hagiographies des Mineurs du Moyen Âge, dans lequel l’expérience de
François démontrait qu’une fois au moins le christianisme avait été véritablement
accompli, dans sa dimension la plus radicale, dans la souffrance et le salut, au
cœur d’une expérience à la fois humaine et historique.

Je me suis volontairement arrêté sur les origines de la « question francis­


caine » - qui fête, cette année, un siècle d’existence - car la mutation qu’elle
incarne représente un cas plutôt rare de la contribution de la recherche historique
à la formation d’un mythe contemporain. Dans ce contexte, il est également inté­
ressant de relever que c’est en dehors de la recherche scientifique que débute
l’usage public, et surtout politique, de la figure hagiographique du saint
d’Assise12. En effet, on peut commencer à vérifier, et à suivre jusque dans ses

11. S. G. F r a n c h i n i , « Sugli esordi della Società intemazionale di studi francescani fondata da Paul
Sabatier », dans Franciscana, 1,1999, p. 5-99.
12. Il n ’est évidemment pas possible ici d’évoquer tous les auteurs, toutes les positions culturelles,
religieuses et politiques qui, au cours XXe siècle, ont fait référence au saint d ’Assise, pour soutenir
différentes interprétations du christianisme ou diverses conceptions de la société, de la politique ou de
la culture. Je me limiterai à quelques cas exemplaires susceptibles de favoriser une meilleure compré­
hension de l’arrière-plan culturel et historiographique du thème étudié. Au cours des dernières années,
l’étude qui a le mieux affronté ces problèmes, et qui constitue donc un point de départ obligé pour
toute recherche sur François d’Assise dans le monde contemporain, est certainement la contribution de
S. M IGLIORE, M irica povertà. Riscritture francescane fra Otto e Novecento, Rome, 2001.
284 R a im o n d o M ic h e t t i

ultimes formes contemporaines, ce processus de transformation continue des


valeurs idéalisées attribuées à saint François : un peu comme un thermomètre qui
enregistrerait les inquiétudes, les aspirations, ou les tentatives de réflexion auto­
critique qui parcourent la civilisation occidentale.
Si, en revanche, nous voulions identifier les principales limites sémantiques à
l’intérieur desquelles se vérifient de tels changements, nous devrions certaine­
ment faire référence aux dimensions de la pauvreté et de la paix, ces singuliers
attributs hagiographiques desquels nous sommes partis. Autrement dit, au-delà
même des aspirations spirituelles qui caractérisent certains choix personnels
concernant les thèmes de la paix et de la pauvreté, nous devrions nous tourner
vers les plus dramatiques problématiques de l’histoire politique et économique
européenne entre le XIXe et le XXe siècle, avec tout le déchirant poids conflictuel
que les thèmes de la distribution des ressources et du contrôle politique et terri­
torial ont déployé durant cette longue période. De même, on pourrait presque
parfois affirmer que la figure de François d’Assise oscille, comme un pendule,
vers la paix ou vers la pauvreté selon le projet de société défendu.
Durant ce siècle qui s’est distingué par l’émergence de la question sociale et
de l’opposition entre capital et travail, le mythe de François d’Assise a contribué
à la formulation d’une riposte catholique à l’idéologie socialiste. Pour la papauté,
de Léon XŒ à Benoît XV, il est devenu le symbole de la fraternisation pacifique
entre les classes sociales13. En tant qu’inventeur du tiers ordre, il est devenu pour
les nouveaux mouvements catholiques laïcs d’inspiration populaire le saint de la
démocratie et de la paix, au point d’être choisi en Italie, en 1901, comme le saint
patron du tout jeune mouvement politique de la Democrazia cristiana de
Romulus Murri14.
De l’autre côté, sur le front marxiste, plus encore que le thème de la paix, celui
de la pauvreté fut considéré comme un choix de classe, un renoncement conscient
aux moyens de la production économique. Dans le champ de la politique ou de la
création littéraire, les allusions à un « communisme franciscain » ne sont donc pas
rares. Pour Karl Kautsky, secrétaire de Frederich Engels, l’ordre mineur présentait

13. Pour une analyse de la lettre encyclique Auspicato concessum, émanant de Léon X m , le 17 septembre
1882, à l’occasion du septième centenaire de la naissance de François d’Assise, et, plus généralement,
sur les interventions de Léon XEQ et de Benoît XV : S. M IGLIORE, Mistica povertà, cit., p. 185-189.
14. Sur François d ’Assise comme saint de la Démocratie chrétienne de Romulus Murri, voir les numéros
de la première année de la revue franciscaine La Verna, 1903-1904 ; A. CANTONO, S. Francesco
d ’Assisi e la Democrazia cristiana, Rome, 1903, auquel s’opposa Mons. Faloci Pulignani, hostile à
ceux qui entendaient « protestantizzare » François comme à ceux qui entendaient « democratizzarlo »,
dans Miscellanea Francescana, 9, 1903, p. 143. C f. également A. DA M OTEGONZI, « Non demo­
cratico S . Francesco? », dans La Verna, 1903-1904, p. 520-526; Teodosio DI S. DETOLE, « La
Democrazia cristiana e la pastorale di un vescovo », dans La Verna, 1903-1904, p. 513-520 ; A. da
M OTEGONZI, « Democrazia Sanfrancescana », dans Ibidem, p. 22-28, sur la question du saint comme
patron du mouvement catholique.
F r a n ç o is d ’A s s is e e t l a paix , r é v é l é e 285

tous les caractères du socialisme utopique15, alors que pour le poète italien
Carducci il est un exemple de socialisme humanitaire16. Antonio Gramsci, qui
avait, lui aussi, abordé la question du tiers ordre et plus généralement le francisca-
nisme primitif comme une tendance démocratique et populaire, critiqua même la
composante pacifique du franciscanisme, considérant que cette ambition avait
contribué au Moyen Âge à l ’impuissance des masses, au contraire des quelques
mouvements hérétiques qui osèrent défier le pouvoir féodal de l’Église17.
Il n’est donc pas étonnant d’observer que l’interprétation politique du paci­
fisme de François d’Assise acquit une envergure internationale lors du déclenche­
ment de la Première Guerre mondiale. En 1914, la Sociétà internazionale di studi
francescani adressa « aux Nations », au nom de saint François, une invitation à la
paix qui suscita l’indignation et dont son président, Paul Sabatier lui-même, se
dissocia. Celui-ci, au contraire, devait se prononcer au même moment, dans les
pages londoniennes du Times, en faveur d’une intervention française18.
Durant la période fasciste, la figure de François d’Assise fut également mise
en relation avec la question de la paix, mais pour la première fois avec une très
forte ambiguïté qui mérite d’être soulignée. Qu’il s’agisse des déclarations du
poète Gabriele d’Annunzio ou de celles des autres intellectuels proches du régime
fasciste, l’image démocratique, panciafichista disait-on, d’un François promoteur
de la paix sociale était dénoncée pour mieux valoriser un franciscanisme héroïque
et combattant. Le François qui, avant sa conversion, avait participé aux guerres de

15. K. K AUTSKY, « Der hl. Franz von Assisi. Ein Revisionist des mittelalterichen Kommunismus », dans
Die neue Zeit, 22,1903-1904, p. 260-267.
16. G. C a r d u c c i , « Dello svolgimento della letteratura nazionale (1868-1871) », dans IDEM, Discorsi
letterari e storici, Bologne, 1935, p. 55.
17. H est intéressant de mettre en relation deux affirmations du philosophe, qui dénotent, en dépit de leur
brièveté, une attention pour le franciscanisme et une perspicacité dans le raisonnement : « Sarebbe
perciò utile studiare bene la fortuna di questa iniziativa, che non è stata molto grande, perché il fran­
cescanesimo non divenne tutta la religione, come era nell’intenzione di Francesco, ma si ridusse a uno
dei tanti ordini religiosi esistenti [...]. » (A. GRAM SCI, Quaderni dal carcere, I, Turin, 1975, p. 127).
D’autre part, revenant sur la question : « Anche i movimenti religiosi popolari del Medioevo, frances­
canesimo, ecc., rientrano nello stesso rapporto di impotenza politica delle grandi masse di fronte a
oppressori poco numerosi ma agguerriti e centralizzati : gli “umiliati e offesi” si trincerano nel paci­
fismo evangelico primitivo Nella storia delle eresie medievali Francesco ha una sua posizione
individuale ben distinta : egli non vuole lottare, cioè egli non pensa neppure a una qualsiasi lotta, a
differenza di altri innovatori [Valdo] ecc. [e gli stessi francescani] » (Ibid., H, p. 748-749). Sur la
fortune historiographique et idéologique du parallélisme entre Valdès et François d’Assise, cf.
R. RUSCONI, « Valdesio di Lione e Francesco d’Assisi, “valdesi e francescani” », dans Eretici ed
eresie medievali nella storiografia contemporanea, Atti del 32 convegno di studi sulla Riforma e i
movimenti religiosi in Italia, éd. G. G. M ER LO , Torre Pellice, 1994, p. 126-152.
18. Voir, sur cette question, le récit d’A. Fortini, jeune secrétaire de la Société internationale des études
franciscaines sous la présidence de Sabatier et, durant le fascisme, également podestat de la commune
d’Assise : A. FORTINI, Per il cinquantesimo anniversario del Messaggio di pace rivolto alle Nazioni
dalla Società Intemazionale di Studi francescani all’inizio della prima guerra mondiale, Assise, 1964.
286 Ra im o n d o M ic h e t t i

la première commune d’Assise, et qui, se serait rendu en Orient pour participer à


la croisade et convertir le sultan, était ainsi projeté en avant19. Il devait devenir
par là-même le symbole d’une autre paix, constitutive du scénario politique
italien, lorsqu’en 1926, à l’occasion des célébrations des sept cents ans de sa
mort, se sont poursuivies les tractations qui conduisirent à la signature des
Accords du Latran entre Mussolini et le pape Pie XI, parachevant ainsi, sous la
forme d’un concordat, la fracture du Risorgimento entre l ’Église et l’État
italien20. François, devenu pour l’occasion le saint patron de l’Italie, se fondait
désormais tout entier dans l’interprétation catholique, patriotique et nationaliste,
du plus saint des Italiens et du plus Italien des saints. Image d’un François qui,
tenant d’une main décharnée la croix, brandissait de l’autre l ’étendard, préci­
sément, de la paix. Avec le fascisme la question devenait donc plus complexe :
à l’image du François de la paix était désormais associée, sans qu’elle soit
incompatible, l ’image d’un « François guerrier ».
Dans l ’après-guerre, la figure du saint devint, au contraire, le symbole de la
paix entre les peuples. En 1961, des « marches de la paix » sont organisées, entre
Pérouse et Assise, sous l’influence d’Aldo Capitini, singulière figure de chrétien
antifasciste et non-violent. Dans cette mouvance, et depuis une quarantaine
d’années désormais, des individus appartenant à des idéologies et des visions du
monde bien différentes marchent ensemble au nom de la paix dans le monde21.
Plus récemment, dans les aimées 1980, l’émergence des mouvements écologistes
et la découverte des limites du développement et de l’exploitation des ressources
naturelles ont permis de souligner, à travers la figure de François d’Assise, un
autre désir de pacification : cette fois entre l’homme et la Création. Exemplaire, à
ce titre, la biographie d’Emesto Balducci, prêtre et théologien italien parmi les
plus engagés dans la dénonciation du fossé Nord-Sud, qui envisage François
comme un nouvel homme planétaire - aujourd’hui nous l’appelerions un homme

19. Sur cette littérature, cf. toujours S. MIGLIORE, Mistica povertà, cit., p. 211-224.
20. C’est à Assise qu’a lieu, le 4 octobre 1926, à l’occasion des célébrations, la rencontre entre Pietro
Fedele, ministre de l’Instruction publique du gouvernement italien, et le cardinal Raffaele Merry,
représentant du Saint-Siège, afin de lancer les discussions qui aboutiront aux Accords du Latran de
1929. Depuis cette rencontre, le salon du Palais communal qui l’abrita fut appelé « Sala della
Conciliazione ». Sur cette question : V . G. CATANZARO, « Una città per la pace », dans Assisi, éd.
F. SANTUCCI, Cerbara - Città di Castello, 1997, p. 258.
21. Présentation biographique brève mais problématique par P. Craveri, « Capitini Aldo », dans
Dizionario Biografico degli Italiani, 18,1975, p. 554-556. Pour une contribution récente sur l’histoire
du pacifisme italien au XXe siècle, dans laquelle est évoquée la figure de Capitini : A. MARRONE,
P. SaNSONETTI, Né un uomo né un soldo. Una cronaca del pacifismo italiano del Novecento, Milan,
2003. Le livre, publié après la table ronde de Nice, commence l ’histoire du pacifisme italien par une
rapide biographie de François d’Assise, point de départ du pacifisme moderne.
F r a n ç o is d ’A s s is e e t l a p a ix r é v é l é e 287

« global » - garant d’un nouvel humanisme et d’un nouvel équilibre entre les
hommes et la nature22.
Dans un autre esprit, il faut noter, au cours des dernières aimées, la promotion
par Jean-Paul II à Assise de rencontres au cours desquelles les représentants des
plus importantes religions du monde, monothéismes et religions d’Orient, se
retrouvent autour de la tombe du saint au nom des sentiments religieux qu’ils par­
tagent. Aujourd’hui, Assise est devenue un espace sacré de la contemporanéité,
dédié à la paix, et François un symbole du dialogue interreligieux, sous l’impul­
sion de l’Église catholique qui se réapproprie par ce biais son saint par excel­
lence, prévenant ainsi les risques de sécularisation, vivement dénoncés par
Jean-Paul II après la chute du mur de Berlin.
Très récemment, oscillant toujours entre les thèmes de la pauvreté et de la
paix, la figure de saint François a également joué un rôle dans la réflexion consa­
crée aux nouveaux équilibres de la globalisation et aux nouvelles formes de parti­
cipation politique. Je pense notamment au dernier livre du philosophe Antonio
Negri, Impero, dont le succès a été considérable, particulièrement en Amérique et
plus généralement à l’intérieur des mouvements politiques qui critiquent ou
s’opposent à la globalisation économique et culturelle. L’auteur invite à illuminer
« la vie future du militantisme communiste » par la légende de saint François
d’Assise, lequel, pour dénoncer la pauvreté des hommes, en avait adopté la condi­
tion commune, découvrant ainsi la puissance ontologique d’une nouvelle société.
François aurait opposé, au xmesiècle, au capitalisme naissant et à la mortification
de la chair une vie joyeuse englobant la nature, les hommes exploités et les
pauvres, unis contre la volonté de pouvoir et la corruption...23. Il y a quelques
mois, en mars 2003, un autre intellectuel italien, Adriano Sofri, de culture laïque
et étranger à toute conception confessionnelle de l’existence, publiait dans le quo­
tidien La Repubblica, un article intitulé « L’amour et la haine : les sentiments de
la politique », dans lequel il affirmait :
« N ous aussi, quand nous avons de bonnes idées, nous avons de la peine à les diffuser
dans notre vie personnelle. Il est singulier que nombre d ’entre nous, un jour ou l ’autre,
aient pensé à François d’A ssise. Durant la crise de la conversion “rouge-vert” , s ’arbo­
raient dans les raes berlinoises des pancartes au nom du Heilige Franziskus. Mais
quand nous choisissons un saint François à notre mesure, plus jongleur ou plus paci­
fiste, ou mystique ou vert, que reste-t-il de franciscain dans notre vie personnelle ? »24

22. E. B alducci, Francesco d ’Assisi, Fiesole, 1989. Sur cette tendance, voir les réflexions de
G. G. MERLO, « Francesco d ’Assisi e la sua eredità », dans IDEM, Tra eremo e città, cit., p. 6-13, ainsi
que R. M ichette « Francesco d’Assisi e l’essenza », cit., p. 43.
23. A. NEGRI, Impero. Il nuovo ordine della globalizzazione, Milan, 2002, p. 381-382.
24. Traduction libre de l’article paru dans le quotidien romain La Repubblica du 30 mars 2002.
288 R a im o n d o M ic h e t t i

Cette paix sociale, cette paix religieuse, cette paix avec la Création, cette paix
globale, autrement dit une paix du tout avec tout, semble, au regard de ce bref
aperçu, une paix bonne pour chaque saison et pour chaque idéologie. La recher­
che d’une paix totale échappe à l ’histoire humaine pour aspirer en quelque sorte à
une existence d’où seraient bannis le conflit et la violence : en bref une paix de
l’Eden, malgré... le péché originel.

L a paix d e F ranço is : u n e rupture


PAR RAPPORT À LA CONCEPTION CHRÉTIENNE DE LA GUERRE ?

J’ai voulu insister, dans les lignes qui précèdent, sur le mythe contemporain de
François comme emblème d’une paix aux contours bien disparates, identification
généralement admise aujourd’hui et que personne ne pourrait se permettre de
contester, non seulement pour rendre hommage aux motivations qui sous-tendent
les recherches menées à Nice sur la prédication de paix, mais également pour
souligner les résistances que l’élément mythique oppose à l’examen historique et
critique serein des faits.
Dans l’immense bibliographie historique consacrée à saint François, il est, en
effet, assez rare de trouver des contributions qui ne se proposent pas d’utiliser les
instruments de l’analyse historique pour conférer une autorité d’un autre type à la
valorisation d’une vérité déjà préconstituée. Cette mythologie élaborée en partie
par le discours historique lui-même n’est pas complètement étrangère à l’histoire
personnelle de saint François, et il est clair que certains épisodes très célèbres ont
marqué fortement l ’imaginaire commun : son choix de la pauvreté explique
l’utilisation de François d’Assise comme un symbole de la paix sociale entre les
classes ; son exploitation comme symbole de l’harmonie avec l’Univers est liée à
l’écriture du Cantique du frère Soleil, à l ’épisode de la prédication aux oiseaux ou
encore au célèbre Fioretto de la conversion du loup ; le François du dialogue
inter-confessionnel s’attache à son séjour en Orient et à sa traversée des colonnes
de Croisés et d’infidèles dans le but de rejoindre le sultan al-Kamil. Ces épisodes,
dont la véracité repose souvent sur des témoignages concordants de l’époque,
sont-ils cependant suffisants pour justifier l’importance du saint à l’égard de la
paix et pour envisager son existence comme un fait marquant et unique, nouveau
et original dans la recherche de la paix qui anime l’histoire de l’humanité
occidentale ? De même, pourquoi associer systématiquement François à la paix
alors que tant d’autres figures de saints du Moyen Âge se distinguèrent par leurs
actions pacificatrices ?
Plus généralement, il s’agit peut-être de s’interroger sur la nature même de
l’expérience franciscaine. Avec François d’Assise sommes-nous face à une atti­
tude et à un ensemble de pratiques originales remettant en cause la conception
F r a n ç o is d ’A s s is e e t l a p a ix r é v é l é e 28 9

chrétienne de la guerre qui prévalait entre la fin du XIIe siècle et les premières
décennies du XIIIe siècle ? C ’est sur cette interrogation que je souhaiterais appor­
ter quelques éléments de réflexion.
Sans prétendre exposer dans toute leur complexité les thématiques qui sont
précisément au centre des rencontres de Nice, il est nécessaire de rappeler, de
manière inévitablement schématique et liminaire, quelques points de repère. Le
premier est l’absence presque totale, au sein de l’Église du XIIIe siècle, de traces
d’un pacifisme chrétien intégral, que l’on pouvait cependant entrevoir, de
Tertullien à Origène, dans les Églises des premiers siècles, sous la forme d’une
affirmation de l’incompatibilité absolue entre le combat armé et la perspective
évangélique, perçue comme un signe du refus de se soumettre au pouvoir de
l ’Empire. Il faut ajouter que l’élaboration séculaire de la notion de guerre juste,
acceptée sinon théorisée par Augustin, fit l’objet d’une formulation ordonnée
selon cinq critères dans l’œuvre de Pietro Ispano (persona, res, causa, animus et
auctoritas), précisément dans les années durant lesquelles François d’Assise
commence à fonder l’ordre mineur25. Le deuxième élément qu’il est nécessaire de
rappeler est l’interdit des armes et de la violence, naturellement d’un point de vue
théorique, imposé aux clercs et aux moines à partir du concile de Chalcédoine.
Les études de Friedrich Prinz nous ont permis de saisir les modalités et l’intensité
de la participation du haut clergé à la guerre, qui ne fiat pas uniquement le fait de
l’Église du haut Moyen Âge. Cependant, l ’interdit demeura et la défense de
l’Église fut toujours, en théorie, à la charge du pouvoir laïc26.
Le troisième élément est naturellement la christianisation du phénomène de la
guerre, non seulement dans le sens d’une réglementation des violences les plus
cruelles, mais également par la proposition d’un modèle de miles chrétien. Les
hommes d’armes pouvaient également être sanctifiés lorsqu’ils adoptaient un
comportement spirituel, menant au salut, et lorsque la fonction militaire entrait au
service de la foi et de l’Église27. D faut préciser que c’est vers le milieu du

25. Pour un panorama général sur la tradition et les transformations de la pensée chrétienne sur la guerre,
l ’ouvrage d’A. MORISI GUERRA, La Guerra nel pensiero cristiano dalle origini alle crociate, Rome,
1963, demeure une bonne référence. Cf. en outre une évocation du problème dans l’étude de
Ph. CONTAMINE, La guerre au Moyen Âge, Paris, 1980. Réflexions sur les rapports entre justice, paix
et amour dans la pensée augustinienne dans E. CAVALCANTI, « L’imperfezione della storia nel “De
Civitate Dei” di Agostino », dans Studium, 95,1999, p. 215-224, et surtout dans IDEM, « La cosiddetta
guerra giusta nel “De civitate Dei” di Agostino», à paraître dans Cristianesimo nella storia, 2005.
26. F. PRINZ, Klerus und Krieg im fruhren Mittelalter, Hiersemann Verlag, 1971 (trad. hai. : Clero e
guerra nell'alto Medioevo, Turin, 1994).
27. Examen à plusieurs voix sur cette question dans ‘Militia Christi e Crociata nel secoli xi-xin.A tti della
undecima Settimana intemazionale di studio del Centro di Studi medievali, Milan, 1992. Sur le thème
de la construction d’une sainteté militaire dans le monde monastique : M. LAUWERS, dir., Guerriers et
moines. Conversion et sainteté aristocratiques dans l ’Occident médiéval Die-XIIe siècle, (Collection
d ’études médiévales de Nice, 4), Antibes, 2003.
290 R a im o n d o M ic h e t t i

xne siècle que l’idéal chevaleresque se trouva défini à partir de caractéristiques


essentielles telles que la défense de la foi, la vénération des clercs, la protection
des pauvres, la pacification des terres et la lutte contre les infidèles28.
Enfin, on peut ajouter que non seulement la guerre, mais aussi la paix ont été
au centre de la réflexion théorique et de la pratique politique. Il n’est pas néces­
saire de nous arrêter ici sur le mouvement de la Paix de Dieu29 et, plus générale­
ment, sur l’emploi, au xne siècle, du concept de « paix » comme facteur de
restauration d’un ordre de la tranquillité, menacé ou rompu : les chevaliers armés
sont dès lors chevaliers de la paix, les croisades servent au rétablissement de la
paix dans les lieux saints, l’hérésie est considérée, depuis la seconde moitié du
X ine siècle, comme un attentat à la paix de Dieu, et les croisades contre les
Albigeois sont définies comme negotium fidei et pacis30. Dans cet ensemble, il ne
faut pas négliger a priori les manifestations de paix radicales qui sont à chercher
principalement du côté des mouvements évangéliques de laïcs, à la limite de
l’hérésie : je pense, par exemple, aux Vaudois réconciliés qui réclamèrent à
Innocent El d’être exemptés de l’usage des armes31.
Du point de vue de l’élaboration théorique, il est intéressant de noter que c’est
précisément de la seconde moitié du X IIe siècle que date le De bono pacis de
Rufin, un moment considéré comme professeur de droit canonique à Bologne et
évêque d’Assise entre 1179 et 1180 - l’historiographie la plus informée a cepen­
dant toujours évité de soutenir une improbable influence de cette œuvre sur les
événements politiques de la première Commune d’Assise - et récemment identi­
fié comme étant Rufin, archévêque de Sorrente, qui aurait plutôt rédigé cet
ouvrage entre 1174 et 1177, avant la paix de Venise. Il s’agit là d’une réflexion
théorique dans laquelle n’apparaît aucune référence politique, mais qui témoigne
d’une tension dans le domaine de la réflexion politique propre à la péninsule
italienne et portant sur le thème de la paix. Rufin aurait remodelé son œuvre sur

28. Sur la chevalerie : J. FLO RI, Chevaliers et chevalerie au Moyen Âge, Paris, 1998 ; A. BARBERO,
La Cavalleria medievale, Rome, 1999.
29. Paix de Dieu et guerre sainte en Languedoc au XIIIe siècle, dans Cahiers de Fanjeaux, 4, 1969 ; La
Paix de Dieu, Xe-XIe siècles, Le Puy, 1988 ; D. Barthélémy, « La Paix de Dieux dans son contexte
(989-1041) », dans Cahiers de civilisation médiévale, 40, 1997, p. 3-35, et IDEM, L'An Mil et la paix
de Dieu. La France chrétienne et féodale, 980-1060, Paris, 1999. Cf. en outre D. MÉHLI, Paix et com­
munautés autour de l ’abbaye de Cluny (xe-xve siècle), Lyon, 2001, qui aborde aussi le problème du
règlement des conflits d’un point de vue territorial, entre dimensions religieuse, juridique et politique.
30. Sur la défense armée de la foi, précisément parce que l ’hérésie est considérée comme un attentat à la
paix de Dieu : G. G. MERLO, « “Militia Christi” come impegno antiereticale (1179-1233) », dans
Militia Christi e crociata, cit., p. 355-384, repris dans IDEM, Contro gli eretici. La coercizione all’orto­
dossia prima dell’Inquisizione, Bologne, 1996.
31. Sur l ’histoire des Vaudois et des mouvements qui y sont liés, entre orthodoxie et hérésie, voir
G. G. M ERLO , Eretici ed eresie medievali, Bologne, 1989, p. 49-61, avec renvoi à la bibliographie.
Cf. aussi les remarques particulières de P. RICCA , « “ Non uccidere” presso i valdesi medievali », dans
La Liberazione dei captivi tra Cristianità e Islam, éd. G. CIPOLLONE, Cité du Vatican, 2000, p. 697-701.
F r a n ç o is d ’As s is e e t l a pa ix r é v é l é e 291

les conseils de son ami et collègue l’évêque Bernard de Sora, rédigeant un traité
réunissant un ensemble de réflexions qu’il avait déjà proposées en d’autres occa­
sions et qui auraient fait partie de son activité pastorale32.
Pour comprendre si François d’Assise s’inscrit en rupture par rapport à ce
contexte de référence, la voie qu’il s’agit d’emprunter semble toute tracée : il faut
tout d’abord mettre de l’ordre dans les principaux témoignages disséminés dans le
complexe dossier hagiographique relatif au saint d’Assise et dans lequel les
rapports de la paix et de la guerre sont clairement évoqués, tout en s’appuyant, le
cas échéant, sur les allusions explicites à cette question dans les écrits de
François33. Ce premier objectif implique nécessairement un recoupement de ces
témoignages avec sa biographie, en suivant la reconstruction que l’historiogra­
phie récente a permis d’édifier, et avec les épisodes de son histoire personnelle,
dans lesquels surgit la thématique de la confrontation et du conflit34. Ensuite, il
s’agira de comprendre dans quelle mesure les attitudes, les prises de position ou
les événements qui s’attachent à la question de la paix et de la guerre dans la vie
de François constituent un trait spécifique et circonscrit de son expérience
chrétienne, s’ils en représentent véritablement l’aspect le plus important et le plus
caractéristique, comme tendraient à l’indiquer les usages publiques et contem­
porains de la figure du saint, ou bien s’ils doivent être compris comme une consé­
quence naturelle de sa conception évangélique.
Il s’agit là, bien évidemment, d’un chemin périlleux sur lequel se multiplient
les obstacles à la fois théoriques et méthodologiques, autant parce que les histo­
riens d’aujourd’hui, y compris l’auteur de ces lignes, ont été influencés par le
contexte idéologique et religieux évoqué dans la première partie de cette étude,
que parce qu’une telle et inévitable « compromission » se mêle aux difficultés
proprement exégétiques relatives à l’histoire des textes et à la manière dont
doivent être lues les hagiographies franciscaines. Celles-ci véhiculent, en effet,
comme on le sait, des interprétations différentes du message de François, qui

32. Sur la biographie de Rufin, la nouvelle identification du personnage et pour une discussion des travaux
précédents, voir la dernière édition du De bono pacis par R. DEUTENGER, dans MGH. Studien und
Texte, 17,1997.
33. Analyse des écrits de François par G. M ICCOLI, « Gli scritti di Francesco », dans M. P . ALBERZONI
et al., Francesco d'Asssisi e il primo secolo, cit., Turin, 1997, p. 35-69. Récente édition du texte latin
avec traduction italienne dans A. CABASSI, Francesco d'Assisi Scritti, avec les commentaires de
M . P. ALBERZONI, A. BARTOLI I-ANGELI, G. G. M ER LO , G. M IC C OLI, R. M lC H ETT I, C. PAOLAZZI,
L. Pellegrini, a . r ig o n , R. Rusconi, C. Vaiani , Milan, 2002.
34. Point de départ obligé : G. M ICCOLI, Francesco d ’Assisi, Realtà e memoria di un'esperienza cristiana,
Turin, 1991. En outre, pour une récente et convaincante reconstruction: R . RUSCONI, Francesco
d ’Assisi nelle fonti e negli scritti, Milan, 2002. Pour une réflexion plus générale sur la difficulté de
reconstituer la biographie de François, je me permets de renvoyer à R . M lC H E m , Francesco d ’Assisi
e l ’essenza, cit.
292 R a im o n d o M i c h e t ü

mènent parfois à des reconstructions bien différentes les unes des autres de la vie
même du personnage35.

Avant l a c o nversio n

Ce parcours doit débuter, je pense, par la phase de conversion de François,


lorsque celui-ci commence à percevoir l’antagonisme naissant entre la société
communale d’Assise, au sein de laquelle il vécut plus de vingt-cinq ans en parti­
cipant aux événements sociaux, économiques et politiques qui s’y déroulèrent, et
sa recherche personnelle d’une autre dimension à donner à l ’existence. C’est cette
recherche intérieure qui aboutit à une solution religieuse, après une lente et
pénible quête de vocation durant près de trois ans36. On sait, en effet, que le fils
de Bemardone aurait participé parmi les homines populi au conflit armé qui les
avaient opposés aux boni homines alliés de la cité de Pérouse ; ce conflit s’était
terminé par la carta pacis de 1203 et par la victoire des seconds. À cette occasion,
François aurait été capturé durant la bataille de Collestrada, restant prisonnier à
Pérouse pendant un an environ. Cette bataille se situe lors de la première phase
des conflits qui secouent la jeune Commune d’Assise - la première allusion à la
présence des consuls ne datant que de 1198 - , mais la famille de François figure
encore parmi les milites après 1210, lorsque fut paraphé un nouvel accord entre
les parties, cette fois-ci dénommées maiores et minores, accord qui devait consi­
dérablement limiter la suprématie des classes nobiliaires37. À ce moment, le
processus de conversion de François est, de fait, achevé.
François fut donc pendant longtemps un miles, possédant armes et cheval38.
L’expérience des guerres et des trêves politiques joua-t-elle un rôle significatif

35. Contribution récente et neuve sur les rapports entre les sources franciscaines, avec renvoi à une très
vaste bibliographie, par G. G. M ER LO , « Le “fonti francescane” . Contenuti e problemi », dans
Franciscana, 2,2000, p. 1-42.
36. Sur la conversion de François : F. D E BEER, La conversion de saint François selon Thomas de Celano.
Étude comparative des textes relatifs à la conversion en Vita I et Vita II, Strasbourg, 1963 ;
G. MICCOLI, « La “conversione” di san Francesco secondo Tommaso da Celano », dans Studi
Medievali, 3e sér., 5,1964, p. 775-792.
37. Pour la reconstitution de ces événements, cf. A. BARTOLI L a n g e l i , « La realtà sociale assisana e il
patto del 1210 », dans Assisi al tempo di San Francesco, Atti del V convegno intemazionale della
Società Intemazionale di Studi francescani, Assise, 1978, p. 273-336. Cf. également les remarques de
J.-Cl. M AIRE V ig u eu r , dans Commi e signorie nell’Italia nordorientale e centrale. Lazio, Umbria e
Marche, Lucca, VII/2, Turin, 1987, p. 386-390, avec renvoi à la bibliographie.
38. Sur la condition sociale de François, entre origine marchande et aspirations chevaleresques, voir au
moins, après P. T r a in a , « S. Francesco e gli spiriti cavallereschi », dans Nuova Antologia, 61,1926,
et H. FELD ER, Der Christusritter aus Assisi, Zürich, 1941 (trad. ital. : S. Francesco cavaliere di Cristo,
Milan, 1950), F. C a r d in i , « L’avventura di un cavaliere di Cristo. Appunti per uno studio sulla caval­
leria nella spiritualità di S. Francesco », dans Studi francescani, 73, 1976, p. 127-198, G. M ICCOLI,
F r a n ç o is d ’As s is e e t l a p a ix r é v é l é e 29 3

dans la maturation de sa conversion religieuse ? Des éléments de réponse pour­


raient se trouver dans son Testamentum, écrit l’année de sa mort, en 1226, comme
recordatio, admonitio ed exortatio et meum testamentum destiné à ses frères
mineurs39, mais ce texte est décevant de ce point de vue. Si la fréquentation des
lépreux y tient une place centrale, aucune allusion n’est faite à un quelconque
événement ou une quelconque attitude de sa vie antérieure, dans le commerce ou
la guerre, passé liquidé synthétiquement par la tournure ecclésiastique : cum
essem in peccatis40. En se fiant au contraire à la Vita beati Francisci du frère
Thomas de Celano - la première hagiographie écrite en 1228-1229, après la cano­
nisation de François - , il apparaît que ce fut après une maladie, survenue aux alen­
tours de 1205, au cours de laquelle il aurait ressenti les premiers signes d’une
confuse inquiétude existentielle, qu’il aurait décidé de partir en guerre. Il se serait
alors engagé à la suite d’un chevalier d’Assise qui se rendait dans les Pouilles,
peut-être pour rejoindre l’armée de Gauthier de Brienne, l’un des chefs de milices
d’innocent IH, qui défendait alors sa tutelle face aux prétentions du jeune
Frédéric II41.
François aurait été à ce moment visité par le célèbre rêve des armes. Dans la
basilique supérieure d’Assise, Giotto, selon la Legenda maior de Bonaventure,
situe ce rêve dans un palais princier, mais la version de Thomas de Celano - la

« La storia religiosa », dans Storia d'Italia. Dalla caduta dell’Impero romano al secolo XVIII, H, Turin,
1974, p. 736, qui nuance l’importance de cette composante en tant que donné essentiel de son expé­
rience religieuse, et J.-CI. M a k e V IGUEUR, « Comuni e Signorie in Umbria, Marche e Lazio », cit.,
p. 408-411, à propos de la place de François entre les milites et la jeunesse d’Assise. Cf. enfin
R. PACIOCCO, « “Sub iugo servitutis”. Francesco, i francescani e la “militia Christi” », dans Militia
Christi e Crociata, cit., p. 699-713.
39. Étudiant le terme de minores dans la réalité politique de la ville d’Assise, A. B artoli L a n g e l i , « La
realtà sociale », cit., p. 312-320, a montré que ce terme désignant les Franciscains ne dépend pas auto­
matiquement des catégories politiques existant dans la ville.
40. « Dominus ita dedit mihi fratri Francisco incipere faciendi poenitentiam : quia cum essem in peccatis
nimis mihi videbatur amarum videre leprosos. Et ipse dominus conduxit me inter illos et feci misercor-
diam cum illis. Et recedente me ab ipsis, id quod videbatur mihi amarum, conversum fu it mihi in dul­
cedinem animi et corporis ; et postea parum steti et exivi de saeculo », Testamentum, 227, dans Fontes
franciscani, éd. E. M enestò , S. B r u fa n i , G. Cremascoli et al. Apparat critique de G. M. BOCCALI,
Assise, 1995, p. 227-232 (désormais cité sous la forme Test).
41. Pour une mise en contexte de la Vita beati Francisci au sein de la production hagiographique francis­
caine, cf., parmi les travaux réalisés dans les dernières années, E. PRINZIVALLI, « Un santo da leggere :
Francesco d ’Assisi nel percorso delle fonti agiografiche », dans M. P. ALBERZONI et al., Francesco
d ’Assisi e il primo secolo, cit., p. 71-116 ; J. D alarun , La Malawentura di Francesco d ’Assisi, Milan,
1996, p. 67-91, et F. URIBE, Introduzione alle fonti agiografiche di san Francesco e santa Chiara
(sec. XIII -xrv), Assise, 2002, p. 63-85. Sur la Vita de Thomas, cf., outre R. MlCHETO, « La vita beati
Francisci », cit., F. ACCROCCA et R. PACIOCCO, La leggenda di un santo di nome Francesco, Milan,
1999, ainsi que R. MICHETTE Francesco d ’Assisi e il paradosso della « minoritas ». La « Vita beati
Francisci » di Tommaso da Celano, Rome, 2005, dans lequel je reprends de manière plus précise les
réflexions sur le « songe des armes ».
294 R a im o n d o M ic h e t t i

première que nous connaissions - offre un témoignage bien différent. Selon ce


texte, François aurait eu cette vision non pas dans un palais, mais dans sa maison
paternelle décorée d’armes, de selles et d’écus à la différence de son apparat le
plus fréquent, composé de draperies. Cet attirail ne se trouvait pas là fortui­
tement ; il était destiné à François et à ses milites, ainsi que l’aurait déclaré, à sa
stupeur, une voix dans son rêve42. François aurait interprété le rêve comme un
augure, annonçant de manière prémonitoire l’expédition militaire des Pouilles.
L’hagiographe, toutefois, l ’interprète différemment, percevant le rêve non comme
une référence à sa gloire terrestre mais à sa mission religieuse. Selon cette lecture,
saint François, quasi alter David, devait libérer Israël de ses ennemis. Or, pour­
suit Thomas de Celano, qui témoigne ici d’une fine attention psychologique,
François aurait eu toute la possibilité de saisir l ’erreur dans laquelle il était tombé,
car malgré un enthousiasme initial, il ne parvenait pas à être joyeux, comme
c’était normalement le cas dans de telles situations ; il aurait été pris au contraire
d’un sentiment de fatigue et d’inquiétude43. Immédiatement après, brusquement
et subitement, sans que soit explicitement clarifié de quelque manière le sens allé­
gorique de la vision, François abandonne ses projets militaires et décide de
conformer sa volonté à celle de Dieu. Par le récit de ce rêve singulier, Thomas de
Celano adapte à la société marchande du xm e siècle la traditionnelle conception
tripartite des status de la société médiévale. En effet, c’est presque une échelle de
perfection que met en scène le rêve : celle-ci est gravie par une même personne
qui, marchand par sa naissance, aspire au métier des armes, mais est appelées à
s’élever à une condition religieuse.
En même temps, le récit de Thomas est marqué par des contradictions inexpli­
cables si l’on considère ce texte uniquement comme une exaltation hagiogra­
phique du saint. C’est là l’indice précieux d’une mémoire réelle et vivante relative
à la conversion de François, qui résiste encore, peu de temps après sa mort, à
l ’inévitable transformation induite par le genre hagiographique. Ce n’est donc pas
un hasard si les récits hagiographiques postérieurs proposeront d’autres versions

42. « Videbatur ei namque domum suam totam habere plenam militaribus armis, sellis scilicet, clipeis,
lanceis et caeteris apparatibus ; gaudensque plurimum quid hoc esset, secum tacitus mirabatur. Non
enim consueverat talia in domo sua videre, sed potius pannorum cumulos ad vendendum. Cumque ad
subitum rerum eventum stuperet non modicum, responsum est ei, omnia haec arma sua fore mili­
tumque suorum. Expergefactus quoque animo gaudenti mane surrexit et praesagium magnae prosperi­
tatis reputans visionem, prosperum futurum iter suum in Apuliam securatur » (Vita beati Francisci,
281, dans Fontes franciscani, cit., p. 275^4-24 sub. tit. ICeI : Vita prima s. Francisci, cité désormais
Vi)JO-
43. « Nesciebat enim quid diceret, et munus sibi de caelo datum adhuc minime cognoscebat. In eo tamen
perpendere poterat visionis huius suam interpretationem non esse veram, quia licet satis rerum gesta­
rum utcumque similitudinem contineret, non tamen animus eius circa solito laetabatur. Vim nacque
quamdam sibimet facere oportebat, ut cogitata perficeret et iter concupitum effectui manciparet »
(V.bJF„ 281).
F r a n ç o is d ’A s s is e e t l a p a ix r é v é l é e 295

de l’épisode du rêve, dans lesquelles le sens de la voix divine apparaît avec clarté
et est admis, sans ambiguïté aucune, par un François comprenant immédiatement
l’interprétation anagogique, et non littérale, du rêve, le passage entre la révélation
divine et le changement de status se réalisant de façon naturelle et cohérente4445.
Bien que cela ne puisse être démontré catégoriquement, il est néanmoins plau­
sible que l’intérêt exceptionnel pour cet épisode de la conversion du saint, que les
hagiographes postérieurs modifièrent mais ne supprimèrent jamais, s’explique par
l ’importance de son origine. Il ne s’agissait peut-être que d’un rêve d’aventures
d’un jeune laïc plein d’ambition personnelle qui, dans un second temps seulement,
aurait été revisité et justifié avec les yeux de la foi : après la conversion, la trans­
formation onirique de la monotone maison paternelle en une merveilleuse salle
d’armes pouvait être réinterprétée selon une conception providentielle, d’abord
par François et ensuite par les hagiographes. Le rêve serait alors devenu vision,
sans que le saint d’Assise eut néanmoins ressenti le besoin de modifier et de spiri­
tualiser plus que nécessaire le souvenir de ce lointain épisode de sa jeunesse.

D a n s l e Testamentum

Si le rêve des armes représente la traduction, en langage onirique, d’une


aspiration réellement vécue par saint François, peut-on affirmer pour autant que
le véritable renoncement au siècle correspondait au refus des armes, de la vie
chevaleresque et de la guerre, plutôt qu’à celui de la condition marchande ? Et,
dans ce cas, quelle conception de la vie chevaleresque le jeune François avait-il
donc pour ne la considérer que comme une réponse imparfaite à sa tumultueuse
crise intérieure ?
Si l’on se reporte au Testamentum, dans lequel l’expérience militaire du siècle
n’est pas évoquée, on trouve une référence, précise et singulière, non à la guerre
mais à la paix. À l’improviste, et sans aucune transition avec la partie précédente
du texte, François affirme en effet : Salutationem mihi Dominus revelavit ut dice­
remus : Dominus det tibi pacem45. En théorie, un tel rappel pourrait paraître
évident pour un converti qui a fondé sa vocation religieuse sur l’interprétation
littérale des Évangiles, où la paix fait partie des béatitudes - « Heureux les bâtis­
seurs de paix !» - et où Luc attribue à Jésus le « salut de paix » à un moment
particulièrement emblématique de sa relation avec les apôtres, c’est-à-dire juste

44. Pour une comparaison des différentes versions du songe des armes dans les récits hagiographiques fran­
ciscains : F. C ardini, « S. Francesco e il sogno delle armi », dans Studi francescani, 77,1980, p. 15-28,
et C. FRUGONI, « Die Träume in der Legende der drei Gefärhten », dans Träume im Mittelalter,
monologische Studien, éd. A. Paravicini B agliani et G. STABILE, Stuttgart-Zürich, 1989, p. 73-90.
45. Test. ,229.
296 R a im o n d o M ic h e t t i

après la Résurrection (Luc 24, 36). La paix dans cette perspective possède
naturellement une valeur hautement salvatrice.
Pourtant, et précisément pour cette raison, la décision d’insérer ce salut dans
le Testamentum - et donc au cœur de son héritage spirituel - est tout particuliè­
rement remarquable du fait que François ne se réfère aucunement aux versets de
l’Évangile comme en tant d’autres occasions. Au contraire, il présente le salut
comme une révélation particulière, accordée à sa personne par le Très-Haut, sans
qu’apparaisse aucune médiation par le texte sacré ou, encore moins, par un lien
de nature ecclésiastique. Cette révélation semble d ’autant plus spéciale qu’elle ne
concerne pas seulement la relation individuelle et directe du frère François avec
le Très-Haut, comme c’est le cas dans d’autres passages fondamentaux de son
exortatio, mais qu’elle concerne et implique directement ses frères - revelavit
mihi ut diceremus - afin d ’être transmise au troisième maillon de la chaîne, aux
destinataires de la prédication, ou, mieux encore, à un unique interlocuteur. La
paix du Seigneur s’adresse en effet ad personam - tibi det pacem - à la différence
du salut évangélique qui possédait au contraire un caractère général et collectif :
pax vobiscum. François s’interrompt alors, dans sa narration, ne jugeant pas
nécessaire de devoir spécifier autre chose concernant ce salut.
Il est également intéressant de constater, à propos de la dialectique entre paix
et pauvreté, point de départ de notre réflexion, que le passage qui suit porte préci­
sément sur les conditions de la pauvreté et, à la différence du salut relatif à la
paix, se caractérise par des références concrètes et précises : Caveant sibi fratres,
ut ecclesias, habitacula paupercula et omnia, quae pro ipsis construuntur, penitus
non recipiant, nisi essent, sicut decet sanctam paupertatem, quam in regula
promisimus, semper ibi hospitantes sicut advenae et peregrini46. Le « salut de
paix » demeure ainsi presque suspendu dans le vide.
Pour tenter de mieux préciser le sens de ce salut et le contexte dans lequel il se
situe, un témoignage hagiographique apparaît important. Dans la Compilatio
Assisiensis - une des légendes à partir desquelles il est possible de reconstituer le
matériel hagiographique rassemblé par l’ordre mineur dans les années 12404647 - ,
on perçoit nettement la nécessité de se référer précisément à ce passage du
Testamentum. Sont décrites les réactions de stupeur, mais également de gêne, avec
lesquelles aurait été accueilli ce salut particulier (dans la Compilatio, l’expression
est au pluriel : Dominus det vobis pacem) par les personnes rencontrées dans la

46. Et ensuite : « Praecipuo firmiter per obedientiam fratribus universis, quod ubicumque sunt, non
audeant petere aliquam litteram in curia Romana, per se neque per interpositam personam, neque pro
ecclesia neque pro alio loco neque sub specie praedicationis, neque pro pesecutione suorum
corporum » (Test., 230).
47. Je renvoie encore aux réflexions de E. PWNZTVALLI, « Un santo da leggere : Francesco d’Assisi », cit.,
p. 109-115, pour une contextualisation de l’œuvre au sein du dossier hagiographique franciscain.
F r a n ç o is d ’A s s is e e t l a p a ix r é v é l é e 297

rue. Certaines se seraient même exclamées : Quid sibi vult ista talis salutatio ? Le
récit rapporte également qu’un frère aurait demandé à François la permission de
renoncer à se livrer à une telle bizarrerie, tant était grande la honte qu’il en éprou­
vait. La réponse que l’hagiographe attribue à François est intéressante, même s’il
est fort improbable qu’elle corresponde aux paroles authentiques du saint : « [...]
Moi je te dis, frère, que même les nobles et les princes de ce monde auront révé­
rence pour toi et pour les autres frères grâce à ce salut »48. Cette réponse traduit le
besoin ressenti par l’auteur de contextualiser le salut en le référant à une recon­
naissance publique et séculière des puissants du monde. Il n’est pas dans son
intention de valoriser une interprétation spirituelle ou relative, dans un sens ou un
autre, à la sphère religieuse et évangélique, rassurant en cela ses lecteurs sur la
victoire future du message provocateur du saint qui évoluera vers un accord avec
les valeurs du monde. Il faut souligner, dans ce cas, l’écart significatif entre l’indi­
cation dépouillée et sèche du Testamentum et l’interprétation hagiographique
postérieure. Il est difficile de savoir si l’on est en présence d’une proposition de
vie intérieure, qui s’en tiendrait uniquement à la conversion spirituelle des indivi­
dus, ou si « la paix qui vient de Dieu » se réfère à des situations concrètes et
conflictuelles, lesquelles ne concerneraient pas seulement l’individu et sa cons­
cience, mais également des situations publiques et collectives, inhérentes à la vie
politique des communautés ecclésiastiques et civiles.
Il est pratiquement impossible de découvrir les traces d’un quelconque conflit
qui aurait divisé, d’une part, François et les Mineurs et, d’autre part, les autres
composantes du monde ecclésiastique : aucune référence directe n’existe, que ce
soit dans les écrits de François, dans lesquels on trouve la recommandation de
vénérer ou de respecter particulièrement les clercs et les théologiens (il ignore
généralement les ordres monastiques), ou dans les hagiographies du XIIIe siècle,
où l’on rencontre plutôt des épisodes qui traduisent une attitude critique envers
les moines ou les clercs séculiers mais aucune référence explicite à des conflits
qui seraient résolus au cours d’un processus de pacification. Inversement, il est
particulièrement intéressant d’associer un ensemble d’épisodes ayant trait à la
prédication pénitentielle de François sur les places des communes de l’Italie du
Centre et du Nord.

48. « Unde in primordio religionis, cum iret beatus Franciscas cum quodam frater qui fu it unus de XII.
primis fratribus, ille frater salutabat homines et mulieres per viam et eos qui erant in agris dicens :
« Dominus det vobis pacem ». Et quia homines non audierant adhuc fieri ab aliquibus religiosis talem
salutationem plurimum inde mirabantur : - Quid sibi vult ista talis salutatio ? - Ita quod frater ille
cepit inde plurimum verecundari. Unde dixit beato Francisco : - Dimitte, frater, aliam salutationem
dicere - Dixit ad eum beatus Franciscus : - Dimitte illos dicere, quia non percipiunt que Dei sunt. Sed
noli inde verecundari, quondam dico tibi, frater, quod adhuc nobiles et principes huius secali de huius-
modi salutatione tibi et aliis fratribus reverentiam exhibebunt » (Compilatio Assisiensis, 101, dans
Fontes francescani, cit., p. 1637-1638, désonnais cité CAss).
2 98 RAIMONDO MICHETTI

L a pr é d ic a t io n d e pa ix d a n s l e s c o n fl it s d e s c o m m u n e s it a lien n es

Le premier épisode qui mérite d’être signalé et que rapporte un récit tiré de la
Compilatio Assisiensis concerne la ville d’Arezzo en proie à des luttes factieuses :
François se serait arrêté aux limites de la cité d’où il aurait pu observer combien
les démons se réjouissaient de ce désordre et comment ils incitaient les habitants
à détruire et incendier la ville tout entière. Il aurait alors chargé frère Sylvestre,
prêtre dont on peut donc supposer qu’il était apte à pratiquer ce singulier exor­
cisme, de se rendre aux portes de la cité pour commander aux démons de quitter
ses murs. Peu après, sans avoir eu besoin d’aucune prédication, la paix aurait été
rétablie parmi les habitants d’Arezzo49. À une autre occasion, François aurait
pénétré dans la cité toscane, où devaient avoir lieu de nouveaux troubles. Cette
fois, il aurait prêché lui-même afin de dénoncer l’ingratitude des Arétins, qui
s’étaient jetés dans les bras des démons, se vendant comme des bêtes au marché
et s’enchaînant au pouvoir de créatures qui désiraient se détruire et ruiner en
même temps la cité50.
À Bologne, en 1222, ainsi que le rapporte Thomas, alors étudiant à l’univer­
sité de la ville et nommé par la suite évêque de Spalato, François aurait prêché
avec grand succès sur la place du palais communal51. Mais il ne l ’aurait pas fait

49. « Ut autem pervenerunt Arizium, scandalum maximum et bellum erat per quasi totam civitatem die
noctuque occasione duarum partium, que se longo tempore ad invicem oderant. Videns hoc beatus
Franciscus et audiens tantum rumorem et clamorem per diem et noctem, cum esset hospitatus in
quodam hospitali in burgo extra civitatem, visum fu it ei quod demones de hiis exaltarent (et incitarent)
omnes homines ad destruendum civitatem cum igne et aliis periculis. Unde, motus ad pietatem super
illam civitatem, ait fratri Silvestro sacerdoti, homini Dei, magne fidei, mire simplicitatis et puritatis,
quem sanctus pater venerabatur ut sanctum : - Vade ante portam civitatis et alta voce precipias
omnibus demonibus, ut exeant omnes de ista civitate-. Surrexit frater Silvestre et ivit ante portam civi­
tatis exclamans vocibus magnis : - Laudatus et benedictus sit Dominus lesus Christus. Ex parte Dei
omnipotentis et in virtute sancte obedientie sanctissimi patris nostri Francisci precipio omnibus demo­
nibus, ut omnes exeant de ista civitate - Et factum est divina miseratione et oratione beati Francisci,
quod sine aliqua predicatione paulo post reversi sunt ad pacem et unitatem » (Cass, 108, p. 1659).
50. « Et quia non potuit tunc illis predicare beatus Franciscus, postea quidam vice cum predicaret illis,
dixit eis in primo sermone predicationis : « Ego loquor vobis sicut vinctis demoniorum, quondam
vosmetipsos ligastis et vendidistis, vos tamquam animalia ad forum, propter miseriam vestram, et
tradidistis vos in manus demoniorum, scilicet quando esponitis vos voluntati illorum, qui dextruxerunt
et destruunt seipsos et vos et totam civitatem destruere volunt. Sed vos estis miseri homines et ignoran­
tes, cum siti ingrati, beneficiis Dei qui, licet aliqui vestrum ignorent, quadam hora liberavit istam
civitatem meritis cuiusdam sanctissimi fratris Silvestri » (Ibid., p. 1660).
51. « Eodem anno, in die assumptionis Dei genitricis, cum essem Bononiae in studio, vidi sanctum
Franciscum predicantem in platea ante palacium publicum, ubi tota pene civitas convenerat. Fuit
autem exordium sermonis eius : « angeli, homines, demones », de his enim tribus spiritibus racionali-
bus ita bene et discrete proposuit, ut multis literatis, qui aderant, fieret admiracioni non modice sermo
hominis ydiotae ; nec tamen ipse modum praedicantis tenuit, sed quasi condonantis. Tota vero verbo­
rum eius discurrebat materies ad extinguendas inimicícias et ad pacis federa reformanda ; sordidus
erat habitus, persona contemptibilis et facies indecora, sed tantam Deus verbis illius contulit effica-
F r a n ç o is d ’A s s is e e t l a pa ix r é v é l é e 29 9

selon les canons habituels de la prédication, sed quasi condonantis, c’est-à-dire


selon la pratique oratoire des régimes communaux qu’a bien étudiée Enrico
Artifoni52. Le sujet du sermon aurait été précisément « les anges, les hommes et
les démons » et chaque argument utilisé par le prédicateur, comme l’écrit le
chroniqueur de cet épisode, tendait ad extinguendas inimicias et ad pacis federa
reformanda. Et, en effet, immédiatement après la prise de parole de François,
multe tribus nobilium, inter quas antiquarum inimiciorum furor immanis multa
sanguinis effusione fuerat debachatus, reducerentur ad pacis consilium. Il s’agis­
sait donc d’une prédication publique, prononcée devant l’ensemble de la popu­
lation, mais surtout - et c’est ce qui importe particulièrement aux yeux de
Thomas de Spalato - devant ces groupes sociaux qui représentaient les pouvoirs
et incarnaient le prestige de Bologne : les litterati, qui reconnaissent les qualités
oratoires de François (bene et discrete proposuit) en dépit de son aspect extérieur
sordide et repoussant et, principalement, les factions nobiliaires en conflits. Selon
le témoignage de Thomas, celles-ci auraient signé des accords de paix à la suite
de la prédication du saint.
Un exemple encore plus édifiant est rapporté par la Compilatio Assisiensis :
une prédication de François sur la place de Pérouse aurait été interrompue par des
chevaliers armés, qui commencèrent à currere in equis per plateam ludendo,
tenentes arma, ita quod impediebant predicationem. François aurait profité de
cette irruption pour assener à son public un sermon implacable dénonçant
l’immense pouvoir exercé par Pérouse sur les cités avoisinantes, menaçant mota
seditione et intestino bello si la ville ne renonçait pas à la prévarication au détri­
ment de ses voisins53. Il s’agit là d’un témoignage très riche qui permet d’ailleurs
de mieux comprendre la relation directe entre l ’ambition territoriale de Pérouse et

ciam, ut multe tribus nobilium, inter quas antiquarum inimiciorum furor immanis multas sanguinis
effusione fuerat debachatus, ad pacis consilium reducerentur. Erga ipsum vero tam magna erat reveren­
d a hominum et devocio, ut viri et mulieres in eum catarvatim ruerent, satagentes vel fimbriam eius
tangere aut aliquid de paniculis eius auferre[...]. » {Ex Thomae Historia pontificum alonitanorum et
Spalatinorum, éd. partielle par L. VON HEINEM ANN, dans MGH Scriptores, 29, Hanovre, 1892, p. 580).
52. E. Artifoni, « Gli nomini dell’assemblea. L’oratoria civile, i concionatori e i predicatori nella società
comunale », dans La Predicazione dei frati dalla metà del ‘200 alla fine del ‘300, Atti del XXII conve­
gno Intemazionale della Società Intemazionale di studi francescani e de) Centro Interuniversitario di
studi francescani, Spolète, 1995, p. 160-163. Mais voir aussi C. DELCORNO, « Origini della predica­
zione francescana », dans Francesco d'Assisi e francescanesimo dal 1216 al 1226, Atti del IV conve­
gno della Società Intemazionale di Studi francescani, Assise, 1977, p. 150-153.
53. « Dominus exaltavit vos et magnificavit super omnes vidrios vestios ; propter quod debetis inde magis
recognescere Creatorem vestium, et non solum ipsi Deo onnipotenti, sed etiam vicinis ipsis deberetis
magnis humiliari. Sed elevatum est cor vestrum in elatione et in superbia vestra et fortitudine, et
devastastis vicinos vestros et multos interficitis. Propter, quod dico vobis, nisi cito ad eum conversis
fueritis, et illis quos offendistis satisfeceritis, Dominus, qui nichil relinquit inultum, ad maiorem vindic­
tam faciendam et punitionem et improperium vestium, faciet vos consurgere unum contra alium, et
mota seditione et intestino bello, tantam tribulationem patiemini, quantam vicini vestii vobis inferre
non possent » (CAss, 75, éd. p. 1583-1585).
3 00 R a im o n d o M ic h e t t i

les risques de conflits à l’intérieur de la cité. De fait, quelques jours plus tard, le
peuple chassa les chevaliers qui, avec le soutien de l ’Église, dévastèrent les
champs et vignes environnants, provoquant de nombreux autres dommages.
Cette confrontation publique et oratoire permet de saisir combien la rhétorique
de la parole sacrée s’oppose à la réthorique, aussi expressive, de la joute armée,
qui avait lieu publiquement, à Pérouse, sous les murailles de la ville54. Cet
épisode est également remarquable en ce que l’auteur, favorable à la ville
d’Assise, ne dissimule pas l’hostilité existant entre les deux cités, à tel point qu’il
attribue à François, au tout début de sa prédication, cette précision : Et non dicatis
quoniam iste est Assisinatus. Il est possible que l’auteur se soit rappelé à cette
occasion que François avait combattu, quelques années auparavant, contre la cité
de Pérouse et qu’il avait alors été fait prisonnier.
Au-delà du sectarisme de ce récit hagiographique et de la rivalité objective
entre les deux cités, pourquoi les chevaliers n’eurent-ils aucun scrupule à entraver
la prédication ? Il faut considérer qu’entre 1220 et 1223, la ville était traversée par
un conflit ouvert entre les classes nobiliaires et les corporations citadines, oppo­
sant de sérieuses difficultés à l’action du pape et permettant aux milites, comme
l’a montré Grundman, d’exercer un contrôle sur la ville, notamment en 122255.
Dans le témoignage précédemment cité, l’intervention partisane de François
apparaît de manière assez évidente et l’ingérence à l’intérieur des conflits poli­
tiques des communes peut donc être considérée comme un trait caractéristique de
sa prédication. En effet, l’auteur de la Compilatio précise que François non
tacebat vitia populi, in quibus publice offendebant Deum et proximum.
Si nous ne voulons pas nous contenter de la position neutre et, en apparence,
super partes des hagiographes, il faut retenir des récits qui viennent d’être
évoqués quelques éléments de réflexion. On peut, par exemple, se demander
comment interpréter la référence aussi bien aux démons d’Arezzo, qui auraient
voulu détruire la cité, qu’aux Arétins, qui se seraient plusieurs fois vendus à ces
démons ? Il est difficile de croire que la prédication quasi condonans du saint
d’Assise ait concerné la nature dogmatique des créatures malignes ; nous devons
plutôt penser qu’il s’agissait là d’un discours per exempla qui permettait une iden­

54. De manière générale, sur les jeux équestres dans les cités d ’Italie centrale, cf. J.-Cl. M a i r e V i g u e u r ,
« Comuni e Signorie in Umbria, Marche e Lazio », cit., p. 367-369.
55. Sur l’histoire de Pérouse dans ces années et sur la prédication de François au milieu des conflits du
début des années 1920, cf. J.-P. G r u n d m a n , The popolo at Perugina (1139-1309). Diss. Washington
University, St Louis Missouri 1974, p. 70-77 et, de manière plus générale, Società e istituzioni
dell'Italia comunale : l ’esempio di Perugia (secoli XII-XTV), Pérouse, 1988, 2 vol. La présence des
Franciscains à Pérouse est étudiée de manière approfondie par A . I. G a l l e t t i , « Insediamento e primo
sviluppo dei Frati minori a Perugia », dans Francescanesimo e società cittadina : l'esempio di
Perugia, éd. U. NICOLINI, Pérouse, 1979 (réimpr. Spolète, 1992), p. 1-44.
F r a n ç o is d ’A s s is e e t l a p a ix r é v é l é e 301

tification des différents protagonistes des luttes factieuses56. Rappelons également


que le cardinal Ugolino d’Ostie était installé à Bologne depuis 1221. Il avait été
chargé par Honorius HI d’unir les communes d’Italie du Centre et du Nord minées
par les luttes internes, d’évaluer la présence hérétique et surtout de récolter des
fonds destinés au financement de la croisade57. Or, à cette époque, la ville de
Bologne était traversée par des conflits entre l’évêque, la commune et la papauté,
conflits auxquels prenait part la population universitaire alors même que, sous
Honorius IH, celle-ci commençait justement à être soumise au contrôle toujours
croissant de la papauté58. Nous avons déjà pu observer que, selon Thomas de
Spalato, la prédication de François se serait déroulée en présence de multis littera­
tis, lesquels auraient admiré avec étonnement l’efficacité des discours du prédica­
teur illitteratus. Par ailleurs, c’est en 1222 qu’aurait eu lieu un exode massif des
étudiants vers l’Université de Padoue59. De cette même année, celle du tremble­
ment de terre qui secoua Brescia, nous avons connaissance d’une lettre, malheu­
reusement perdue, que François aurait envoyée per omnes scholas Bononiae - une
lettre en plusieurs exemplaires, donc - dans laquelle, entre autres choses, François
prophétisait l’événement sismique60. Interprétation post eventum certainement,
mais en l’absence du texte, nous ne pouvons savoir s’il faut l’attribuer au chroni­
queur qui a raconté l’épisode, à une rumeur publique entendue par ce chroniqueur
ou encore à François lui-même. Si ce dernier adressa réellement une lettre à toutes

56. La question est déjà posée par M. G. NlCO OTTAVIANI, Francesco d ’Assisi e francescanesimo nel terri­
torio aretino (secc.XIII-XIV), Arezzo, 1983, à qui il faut également renvoyer pour la discussion historio­
graphique sur les épisodes auxquels il est ici fait allusion (p. 15-18 et p. 25-27).
57. Outre C h . T h o u z e l l i e r , « La Légation en Lombardie du cardinal Hugolin (1221). Un épisode de la
cinquième croisade », dans Revue d ’histoire ecclésiastique, 65, 1950, p. 508-42, cf. O. CAPITAM ,
« Gregorio IX », dans Enciclopedia dei papi, 2, Rome, 2000, p. 363-365.
58. Il existe de nombreux travaux sur les origines de l ’Université de Bologne : G. C e n c e t t i , « Studium
fuit in Bononiae », dans Le origini dell’Università, éd. G. Amaldi, Bologne, 1974, p. 101-15 ; Cultura
universitaria e pubblici poten a Bologna dal XII al XV secolo, éd. O. CAPITANI, Bologne, 1990 ;
O. C a p i t a m , « La Fondazione dell’Università di Napoli e lo studio di Bologna : alcune riflessioni »,
dans Storia, filosofia e letteratura. Studi in onore di Gennaro Sasso, éd. M. HERLING et M. REALE,
Naples, 1999, p. 155-274. Bibliographie essentielle par O. C a p i t a m , « Gregorio IX », cit., p. 380.
59. G. RO SSI, « “Universitas scholarum” e comune (secc. xn-xrv) », dans Studi e memorie per la Storia
dell’Università di Bologna, nouv. sér., 1, 1956, p. 163-176, repris dans IDEM , Studi e testi di storia
giuridica medievale, éd. G. G u a l a n d i et N. SARTI, Bologne, 1977, p. 143-264 et G. A r n a l d i , « Le
Origini dello studio di Padova. Dalla migrazione universitaria del 1222 alla fine del periodo ezzeli-
niano », dans La Cultura, 15,1977, p. 388-431.
60. Brève allusion à l ’existence de cette lettre dans la chronique anglaise de Thomas de Eccleston : « Dixit
quoque, quod frater quidam, qui stetit in oratione Brixiae in die Natali Domini, in terrae motu, quem
praedixerat sanctus Franciscas et per omnes scholas Bononiae per fratres predicari fecerat, per litte­
ram, in qua fuit falsum latinum, et ecclesia corruit, sub ruina lapidum illaesus inventus fuit » (THOMAS
DE ECCLESTON, Liber de adventu fratrum minorum in Angliam, dans Analecta Franciscana I, Cronica
maiora, Quaracchi, 1885, p. 252). Sur cette lettre, souvent citée pour confirmer la culture « illettrée »
de François (mais la référence au falsum latinum n ’est rapportée que par Tun des quatre témoins), voir
le commentaire de G. MICCOLI, dans Francesco d ’Assisi Scritti, cit., p. 554-555.
302 R a im o n d o M ic h e t t i

les scholas Bononiae, à quel comportement déréglé des étudiants pouvait-il bien
faire allusion dans cette missive qui menaçait d’un châtiment divin ?
En 1222, François d’Assise n’est pas seulement l ’un des nombreux prédica­
teurs qui circulaient dans la péninsule, exhortant à la conversion. Il était rentré
d’Egypte et de sa rencontre avec al-Kamil ; il était par ailleurs le fondateur d’une
institution religieuse qui, à cette date et grâce à l’appui de la papauté, étendait sa
présence en de nombreux pays du monde chrétien61. François était en outre très
apprécié et connu de la Curie romaine, au point que déjà, dans une lettre de 1219
émanant de la chancellerie pontificale, apparaît le nom de frater Franciscas en
relation avec la religio des Mineurs, sans pour autant que soit ressentie la néces­
sité de l’associer à une quelconque charge institutionnelle62. Honorius HI avait
alors accepté de nommer Ugolino d’Ostie cardinal protecteur de l ’ordre des
Mineurs. Une telle charge n’avait jusqu’alors jamais existé dans l’histoire des
rapports entre la papauté et les ordres religieux ; elle indique sans aucun doute le
début de cette relation privilégiée entre les Mendiants et la papauté, relation qui
sera par la suite le trait le plus innovant, du point de vue institutionnel et
politique, de la physionomie des ordres nouveaux6364.

Pa ix é v a n g é l iq u e , pa ix d e l ’é g l ise et R o y a u m e d e D ieu

Les épisodes que nous avons rappelés renvoient tout d’abord à un désir
profond de paix évangélique, qui ne peut être isolé de l’ensemble de la propo­
sition chrétienne de François. Ce désir de paix constitue, comme le souligne à
plusieurs reprises Thomas de Celano dans la Vita beati Francisci, de manière
apparemment conventionnelle, l ’un des aspects essentiels de l ’annonce du
royaume de Dieu, directement lié à l’aspect pénitentiel et salvateur de la prédica­
tion franciscaine : Circuibat proinde fortissimus miles Christi Franciscus civitates
et castella [...] annuntians regnum Dei, praedicans pacem, docens salutem et
poenitentiam in remissionem peccatorum^.

61. Sur les différentes phases de l’expansion des Mineurs qui, précisément en 1221, après l’échec de précé­
dentes tentatives, connut une impulsion missionnaire décisive, destinée au succès : L . P e l l e g r i n i ,
« I quadri e i tempi dell’espansione dell’ordine », dans Francesco d ’Assisi e il primo secolo, cit., p. 165-201.
62. H s’agit de la lettre Cum dilecti filii, du 11 juin 1219 (Bullarium franeiscanum I, p. 2), sur laquelle on
verra R . RUSCONI, « “Clerici secundum alios clericos” : Francesco d ’Assisi e l’istituzione
ecclesiastica », dans Frate Francesco d ’Assisi, Atti del XXI convegno intemazionale della Società
Intemazionale di Studi francescani e del Centro Interuniversitario di Studi Francescani, Spolète, 1994,
p. 85-89, et IDEM, Francesco d ’Assisi nelle fonti, cit., p. 33-34.
63. Il Papato duecentesco e gli ordini mendicanti, Atti del XXV convegno intemazionale della della Società
Intemazionale di Studi francescani e del Centro Interuniversitario di Studi Francescani, Spolète, 1998.
64. VbF 15, éd. p. 310. De même, avec une référence au salut de paix : « In omni praedicatione sua, prius­
quam convenientibus proponeret verbum Dei, pacem imprecabatur dicens : - Dominus det vobis
F r a n ç o is d ’A s s is e e t l a pa ix r é v é l é e 303

Quoi qu’il en soit, peut-on formuler l’hypothèse selon laquelle la prédication


pénitentielle et l’invitation à la conversion évangélique de François à Arezzo, à
Pérouse, à Bologne, aient pu converger de fait avec les intérêts pacificateurs
de l’Église, assumant, dans le déroulement des conflits, une valeur politique
partielle, qui n’aurait d’ailleurs nullement contredit les finalités pénitentielles de
sa prédication ? Et cette convergence n’aurait-elle pas pu être parfois concomi­
tante avec l ’action régulatrice de la papauté65 ? Outre les épisodes déjà cités, il
faudrait ajouter, sans vouloir considérer ici les épisodes controversés des prédica­
tions à Gubbio et à Greccio, villes infestées par les loups ou menacées par la
grêle6667, la pacification de Sienne, dont nous sommes informés par une source
tardive qui met en relation directe la prédication du saint à la paix et la figure de
l ’évêque de la ville de Sienne, dont le peuple accompagne dévotement lui e il
compagno insino al vescovado, eh’ei non toccarono punto terra co’piedi61.

pacem - Hanc viris et mulieribus, hanc obviis et obviantibus sempre devotissime nuntiabat. Propterea
multi, qui pacem oderant pariter et salutem, Domino cooperante, pacem amplexati sunt toto corde,
facti et ipsi filii pacis et aemuli salutis aeternae » (VbF, X, 23, p. 298). C. DELCORNO, « La predica­
zionefrancescana », cit., p. 133, souligne bien la relation entre paix, pénitence et salut.
65. Sans vouloir affirmer l’existence d ’un lien direct entre le salut de paix de François et l ’action d ’Ugolin
d’Ostie, futur Grégoire IX, on peut évoquer les fresques de la chapelle San Gregorio dans le monastère
bénédictin de Subiaco où se trouvent représentés l ’évêque Ugolin et François, encore privé du nimbe et
des stigmates, tenant à la main un phylactère sur lequel se trouve inscrit le salut : « Pax huic domui »,
témoignage de l’importance du message de paix, y compris dans l ’iconographie, du moins avant la
diffusion du culte des stigmates. Sur ces fresques, leur datation et l ’interprétation de l ’ensemble du
cycle, cf. C. FRUGONI, Francesco e l ’invenzione delle stimmate, cit., p. 269-275.
66. À l’épisode célèbre du loup de Gubbio, qui terrorisait la population, que François convertit et avec
lequel, selon le récit des Fioretti {IFioretti, cit., p. 55-59), le saint aurait conclu un véritable « pacte de
paix », sur la place de cette cité d ’Ombrie, en présence de la population réunie, il convient d ’ajouter
celui de la prédication tenue à Greccio, menacée par des loups prédateurs et par la grêle, périls qui se
seraient dissipés après un sermon aux allures pénitentielles assez semblables à celles qui qualifient
d’autres sermons prononcés sur des places d’Italie centrale et septentrionale : « Ad honorem et laudem
omnipotentis Dei, audite, quam vobis denuntio veritatem. Si quisque vestrum confitetur peccata,
dignosque facit poenitentiae fructus, fideiubeo vobis, quod pestilentia haec omnis abscedet, et respiciens
vos Dominus multiplicabit in temporalibus bonis. Veruntamen - ait - et hoc audite. Iterum annuntio
vobis, quod si benfiiciis ingrati ad vomitum reversi fueritis, innovabitur plaga, duplicabitur poena, et
maior in vobis ira desaeviet » (THOMAS DE CELANO, Vita seconda, dans Fontes francescani, cit.,
p. 474-545). Dans les deux villes, la situation se serait rétablie, mais seulement dans un premier temps,
car le bien-être et la tranquillité recouvrés auraient induit dans la population des comportements pecca-
mineux ; par la suite, la colère divine se serait manifestée par la guerre, l’épidémie et un violent incendie
déduisant le bourg. Dans l ’un et l’autre de ces cas relatifs à l ’Ombrie, par-delà la valeur symbolique ou
réelle de la référence aux loups, François décide, selon les hagiographes, d ’intervenir dans une situation
de déséquilibre ou de désordre (moral, politique, économique) qui touche une population citadine pour
rétablir une harmonie conforme à l ’ordre divin. H est aussi intéressant de relever que Thomas de Celano
place le sermon aux habitants de Greccio immédiatement avant celui adressé aux habitants de Pérouse
que nous avons analysé selon la version qu’en donne la Compilatio Assisiensis.
67. En effet, François se serait rendu à Sienne avec le frère Masseo ; les Siennois «fecionglisi incontro e
per devozione portarono lui e il compagno insino al vescovado, eh’ei non toccarono punto terra co'
piedi. In quella ora alquanti uomini di Siena combatteano insieme, e già n ’erano morti due di loro ;
304 R a im o n d o M ic h e t t i

Dans VEpistula ad populorum rectores, une autre lettre « civique » du saint, qui
nous est cette fois parvenue, François s’adresse explicitement ad universis potesta­
tibus et consulibus, iudicibus atque rectoribus ubique terrarum et omnibus aliis,
c’est-à-dire, en premier lieu, à tous les titulaires des magistratures communales
d’Italie du Nord et du Centre. Outre la qualité des destinataires, il faut souligner le
contenu pénitentiel de cette lettre, puisque François s’y adresse à des personnes
incarnant l’autorité politique, afin que ceux-ci, laissant de côté tout engagement et
toute affaire urgente, se préparent à recevoir le corps et le sang du Seigneur Jésus-
Christ. La lettre se conclut par un appel aux rectores, leur réclamant de nommer un
héraut qui transmettra, chaque soir, les louanges et les remerciements du peuple de
la ville au Seigneur Tout Puissant68. Ce document est intéressant, d’une part, parce
qu’y transparaît de manière limpide la haute conscience que François avait de la
mission providentielle dont il se sentait investi - l’image d’un François soumis et
débonnaire n’est donc absolument pas celle qui émerge de ses écrits - et, d’autre
part, parce que se comprennent mieux les caractéristiques de sa prédication dans le
contexte des conflits propres à la société communale. Dans cette perspective, les
institutions politiques doivent être christianisées et le principal devoir des rectores
consiste, avant de gérer les contingences administratives ou gouvernementales, à
poursuivre la transformation évangélique des populations qui leur ont été confiées,
afin de les préparer au salut étemel.
Pour être plus clair, la prédication de paix ne s’identifie ni aux paix communa­
les, ni à la nécessité d’un contrôle territorial par la papauté au xm e siècle ; elle
poursuit avant tout une finalité théologique. Il ne s’agit donc pas, en premier lieu,
d’une paix politique entre les différentes factions des communes ; il ne s’agit pas
non plus d’un langage politique, mais d’un langage évangélique et pénitentiel,
ainsi qu’on peut le déduire indirectement de l’Epistola ad fideles, remarquable
formulation de la conscience franciscaine, proposée universis christianis reli-

giungendo ivi, santo Francesco predicò loro sì devotamente e sì santamente, ch’ei li ridusse tutti
quanti a pace e grande unità e concordia insieme. Per la qual cosa, udendo il Vescovo di Siena quella
santa operazione ch’avea fatta santo Francesco, lo invitò a casa e ricevettolo con grandissimo onore
quel dì e anche la notte » (/ Fioretti di san Francesco, éd. G .D . B onino , Turin, 1998, p. 30-31).
68. « Considerate et videte, quoniam dies mortis appropinquat. Rogo ergo vos cum reverentia, sicut
possum, ne propter curas et sollicitudines huius saeculi, quas habetis, Dominum oblivioni tradatis et
mandatis eius declinetis, quia omnes illi, qui eum oblivioni tradunt, et a mandatis eius declinant, mal­
edicti sunt et ab eo oblivioni tradentur [...]. Unde firmiter consulo vobis, dominis meis, ut omni cura et
sollicitudine posthabitis et sanctissimum corpus et sanctissimum sanguinem Domini nostri Jesu Christi
in eius sancta commemoratione benigne recipiatis. Et tantum honorem in populo vobis commisso
Domino conferatis, ut quolibet sero annuntietur per nuntium vel per aliud signum, quo omnipotenti
Domino Deo ab universo populo laudes et gratiae referantur. Et, si hoc non feceritis, sciatis vos debere
coram Domino Deo vestro Ihesu Christo in die iudicii reddere rationem. Hoc scriptum qui apud se
retinuerint et obsevaverint illud, a Domino Deo se noverint benedictos » (Epistola ad rectores, dans
Fontes Francescani, cit.,p. 107-108).
F r a n ç o is d ’As s is e e t l a p a ix r é v é l é e 305

giosis, clericis et laycis, masculis et feminis, omnibus qui habitant in universo


mondo6970.
La paix provenant du ciel doit descendre, par rintermédiaire de François et de
ses frères, dans ¡’histoire et la société des hommes, afin de convertir l’une et
l’autre à la dimension évangélique, unique réalité terrestre qui doit s’accomplir
dans l’attente de la fin des temps. Parce qu’une telle aspiration spirituelle ne peut
pas se traduire par une fuite hors du monde, ni se reconnaître simplement dans les
formes politiques du monde, mais parce qu’elle doit chercher, au contraire, à
interpréter le monde et à le transformer selon la logique différente des Évangiles,
proposant et expérimentant pratiques, sentiments et conceptions de l’existence,
modelés sur la vie du Christ, alors, quand elle se trouve projetée dans l’enchevê­
trement des événements concrets, elle peut de manière ambiguë susciter des
scénarios historiques bien différents les uns des autres ou encore provoquer des
attentes et des interprétations parfois bien difficiles à concilier. Cette aspiration
spirituelle peut, par exemple, représenter pour les parties en conflit un écart
créatif, capable d’éliminer les antagonismes rigides. C’est le cas, en particulier, au
moment de la rédaction de la célèbre strophe du cantique de frère Soleil - celle,
précisément, où apparaît l’appel à la paix - que François, alors malade, fit chanter
à ses frères devant l’évêque et le podestat d’Assise qui avaient réciproquement
« délégitimé » leurs pouvoirs, chacun à sa manière. L’évêque avait, en effet,
promulgué l’excommunication du podestat, tandis que ce dernier avait fait publier
un avis interdisant toute forme de négociation, d’achat et de vente avec le prélat.
Cette « extranéité » par rapport à la logique terrestre du monde n’était pas
contradictoire avec une reconnaissance de la stratégie politique du pape, considé­
rée, bien évidemment, non comme une opération de contrôle territorial, mais
comme une mission accomplie par l’institution dépositaire, par mandat divin, de ce
projet de salut qu’il s’agit de poursuivre. Cela est d’autant plus vrai qu’à l’intérieur
de cette proposition religieuse, l’orthodoxie ecclésiastique ne sera pas seulement
une option institutionnelle, mais se chargera d’une valeur théologique, correspon­
dant à un acte de soumission réalisant pleinement la condition de la minoritas :
Postea Dominus dedit mihi et dat tantam fidem in sacerdotibus, qui vivunt secun­
dum formam sanctae Ecclesiae Romanae propter ordinem ipsorum, quod si face­
rent mihi persecutionem, volo recurrere ad ipsos. Et si haberem tantam sapientiam,
quantam Salomon habuit, et invenirem pauperculos sacerdotes huius saculi, in
parochiis, quibus morantur, nolo praedicare ultra voluntatem ipsorum. Et ipsos et
omnes alios volo timere, amare et honorare sicut meos dominos70. Même dans le
mode de résolution du conflit entre le podestat et l’évêque d’Assise, il est impos-

69. Je me permets de renvoyer à R. MlCHETTl, Epistola ad fideles, commentaire à l ’édition de cette lettre,
dans Francesco d ’Assisi Scritti, cit., p. 467-473 et 491-492, avec la bibliographie.
70. Test.,j>. 228.
306 R a im o n d o M i c h e i t i

sible de ne pas relever cette part politique, laquelle transparaît dans la dialectique
qui se crée entre les espaces municipaux : pour écouter la strophe du pardon, ce
sont, en effet, le podestat et les notables de la commune qui sont invités à se rendre
devant le palais de l’évêque, et non le contraire71.

L a p r é d ic a t io n d a n s l a m ê l é e d e l a c r o isa d e

Si on accepte cette ambivalence, qui constitue la force en même temps que la


limite de la proposition franciscaine, on comprend mieux aussi la question
complexe de la prédication de François aux croisades, laquelle n’est point une
alternative à l’action armée de la papauté et des armées chrétiennes, mais se déve­
loppe selon une logique parallèle et en partie distincte, qui peut toutefois être, dans
les faits, concomitante à la conquête des lieux saints. Je ne m’attarderai pas ici sur
le dossier des témoignages concernant le rapport de François aux croisades, pour
lesquels je renvoie, sans m’attarder sur les différentes positions qui se sont expri­
mées ces dernières décennies72, aux études et aux conclusions de Benjamin

71. « Postea vocavit unum de sociis suis dicens illi : - Vade, et die ex parte mei potestati, ut ipse cum
magnatibus civitatis et aliis, quos secum ducere potest, veniat ad episcopatum » (CAss, 84, p. 1600).
72. Pour un examen de tous les témoignages : L . LEM M ENS, « De sancto Francisco Christum predicante
coram sultano Aegypti », dans Archivum Franciscanum Historicum, 19, 1926, p. 559-578. Sans
pouvoir ici entrer dans le détail de toutes les positions exprimées au cours du XXe siècle sur la question
(et qui, prises dans leur ensemble, renvoient bien au rapport entre interprétation historique et fonction
idéologique concernant la figure de François), on peut au moins évoquer quelques-unes des interpréta­
tions possibles. Une première interprétation, la plus diffuse, insiste sur la valeur missionnaire et pro­
phétique de François, dans la perspective du dialogue interreligieux (cf. notamment G. BASETTI SANI,
L ’Islam e Francesco d ’Assisi, Florence, 1975) ; selon une seconde interprétation, proche de la première
mais pas identique, « per trovare una contestazione dello spirito di crociata congiunta ad una scelta di
povertà e coerentemente organizzata in una visione religiosa, in una complessiva concezione della pre­
senza del messaggio cristiano nel mondo, bisognerà attendere san Francesco » (G. M ICCOLI, « Povertà
e ricchezza nelle prime crociate», dans Povertà e ricchezza nella spiritualità dei secoli XI e XII, Todi,
1969, p. 70) ou, en soulignant davantage le refus de la violence et la valeur alternative du message :
« di fronte alla cristianità in armi che solo con la forza pensa di poter riscattare i luoghi santi, di
fronte alla Chiesa che chiude con il dissenso con la violenza e la morte, Francesco ha parole diverse e
dissonanti » (C . FRUGONI, Vita di un uomo : Francesco d ’Assisi, Turin, 1995, p. 98). Bien différente
est la position qui réfute Topposition rigide entre le François missionnaire et le François croisé, repré­
sentée surtout par l’imposant article de F. CARDINI, « “Nella presenza del sultan superba” : Bernardo,
Francesco e Bonaventura e il superamento della crociata », dans Studi francescani, 71,1974, p. 199-
249 (mais pour une vision d’ensemble de cet historien sur ce thème : ID EM , Studi sulla storia e sull’i­
dea di crociata, Roma 1993). D ’après F. Cardini, qui replace l’attitude de François au sein d ’un
processus de transformation déjà en cours tant dans la théologie que dans la pratique de la croisade, on
ne peut reconnaître chez le saint, animé dans ses premières tentatives outre-mer par une tension cheva­
leresque propre à sa culture de laïc, aucun rejet de la croisade ; de même, son appel à l’amour évangé­
lique ne peut être réduit au problème de l ’homicide de l’autre. Nous serions plutôt en présence d’un
dépassement de l ’idéal de la croisade, déterminé par le renversement des valeurs du siècle mis en
œuvre par François, tant à travers l ’insertion dans le grand courant du pèlerinage (armé ou non) en
F r a n ç o is d ’A s s is e e t l a pa ix r é v é l é e 30 7

Kedar: dans le cadre d’une analyse plus vaste des relations entre conversion
pacifique et usage de la force, celui-ci met en lumière l’existence, dès le X IIe siècle,
de positions critiques envers les croisades et tend à reconsidérer, au moins en
partie, la nouveauté supposée de la prédication franciscaine aux Sarrazins73.
Je me permets néanmoins d’évoquer le seul document - une chronique étran­
gère au milieu franciscain - qui permet de saisir certains aspects de la critique
formulée par François à l’égard de l’expérience des croisades. Selon l’Histoire
d ’Éracle, une chronique française rédigée entre 1229 et 1231 - c’est-à-dire durant
la période qui succède immédiatement à la canonisation du saint - , François serait
resté, jusqu’à la prise de Damiette, auprès de l’armée qui l’assiégeait durant la
cinquième croisade. Constatant alors que certains comportements immoraux
avaient lieu dans le campement, il aurait quitté, en raison de son dégoût, le camp
des croisés pour se rendre en Syrie74. On ne relève aucune critique des raisons de
la croisade, ni une quelconque prise de distance par rapport aux visées expansion­
nistes de la papauté ; la critique porte sur les comportements moraux et religieux
des croisés, probablement perçus comme éloignés de ce que devrait être, dans un
contexte de conversion par les armes, le comportement du miles chrétien.
En outre, comme nous l’avons déjà mis en évidence75, si Thomas de Celano fait
allusion, dans le Memoriale, aux tentatives de François pour dissuader les croisés
d’entamer une bataille, c’est plus par crainte d’une défaite inévitable, qui lui aurait
été annoncée par Dieu et qui aurait été vérifiée en raison de l’aveuglement des
chrétiens, qu’en raison d’un réel refus de l’action armée contre les infidèles76.

œuvre par François, tant à travers l ’insertion dans le grand courant du pèlerinage (armé ou non) en
Terre sainte d’un nouvel idéal de mission - cette fois pacifique - qu’à travers la proposition d ’une
Terre sainte occidentale (Noël de Greccio), « per il quale Cristo vive dovunque si creda in Lui ». Cette
position est partagée, mais seulement pour le Noël de Greccio, par C. Frugoni, Vita di un uomo, cit.,
p. 113-114. Pour un examen de rhistoriographie relative à ce sujet et une réflexion sur la présence de
François en Terre sainte, cf. R. Paciocco, « Sub iugo servitutis », cit., surtout p. 708-715.
73. B. Kedar , Crociata e Missione. L ’Europa incontro a l ’Islam, Rome, 1991, p. 150-167 (éd. orig. :
B. Kedar , Crusade and Mission, Princeton University Press, 1984). Pour une récente mise au point sur
la guerre sainte, voir aussi la synthèse de P. PARTNER, God o f Battles. Holy Wars o f Christianity and
Islam, 1997 (édition ital. : Il Dio degli eserciti. Islam e cristianesimo : le guerre sante, Turin, 2002).
74. « Cil hom, qui comenca l ’ordre des Frères Menors, si ot nom frere Francois, qui puis saintefia et fu
mis en auctorité, si que l ’en apele saint Francois, vint en l ’oste de Damiate, et ifis t moult de bien, et
demora tant que la vile fu prise. Il vit le mal et le peché qui comenca a creistre entre le gens de l ’ost, si
li desplot, por quoi il s ’en parti et fu une piece en Surie, et puis s ’en rala en son pais »
(G . GOLUBOVICH, Biblioteca bio-bibliografica della Terra Santa e dell'Oriente Francescano, I,
Quaracchi - Florence, 1906, p. 14).
75. Cf. F. C a r d i n i , « “Nella presenza del sultan superba” », cit., p. 234-235 et B. Z. K e d a r , Crociata e
missione, cit., p. 166.
76. « Tempore quo Damiatam Christianorum exercitus obsidebat, aderat sanctus Dei com sociis suis :
siquidem fervore martyrii mare transierant. Cum igitur ad diem belli nostri pararentur in pugnam,
audito hoc, sanctus vehementer indoluit : Dixitque socio suo : - Si tali die congressus fiat, ostendit
mihi Dominus, non in prosperum cedere Christianis. Verum si hoc dixero, fatuus reputabor ; si
308 RAIMONDO M ICHEJTI

Et selon le récit de l’hagiographe, face à la stragem nostrorum qui suit la bataille,


François finit par regretter particulièrement le triste sort des Espagnols qui, plus
que d’autres, avaient démontré leur audace au combat : Verum praecipue Hispanos
plangebat, quorum promptiorem in armis audaciam cernebat pauculos reliquisse.
Ces témoignages mettent par ailleurs en lumière deux points qui ne sont pas
secondaires. Le premier, d’ordre historico-biographique, concerne l’éventuelle
efficacité de la prédication de François à l’intention non seulement des infidèles,
mais aussi des croisés : cette prédication apparaît, du moins lorsque le saint
conteste leurs comportements moraux et même leur stratégie militaire, peu inci­
sive. Le second point, qui intéresse plus directement notre propos, concerne la
manière dont les documents de l’époque perçoivent les intentions de François
durant la longue période de sa présence au campement : n’apparaissent, en effet,
aucune autre opposition au combat armé et aucune critique du sens profond de la
croisade. Pour ses contemporains, François fait partie de la coalition des croisés
et participe, sur le plan des émotions également, aux bonheurs et aux malheurs de
l’armée chrétienne.

Il est historiquement vrai que l’attraction pour l’Orient joua une rôle de
premier ordre dans l’expérience religieuse de François, comme le prouvent ses
nombreuses tentatives pour rejoindre la Terre sainte. Mais la caractéristique prin­
cipale de cette aspiration reügieuse repose, d’une part, si l ’on considère une
prédication qui se propose d’avoir une portée universelle, sur la conversion des
infidèles à l’Évangile, exactement de la même façon que pour la conversion des
peuples et des gouvernements de l’Italie communale, et, d’autre part, si l’on
considère la recherche de la perfection spirituelle de François, sur sa quête du
martyre, envisagée comme une forme extrême et radicale de sa sequela Christi.
Reconsidérer de la sorte, de ces deux points de vue, les intentions de François ne
revient pas à nier l’originalité de ses conceptions évangéliques, notamment en ce
qui concerne les infidèles : lorsque François invite les frères, dans la Regula, à se
soumettre aux infidèles, il est difficile de ne pas voir l’exceptionnelle valeur spiri­
tuelle, presque anthropologique, d’une telle recommandation. De plus, dans
VEpistula ad fideles, les infidèles sont compris, avec les chrétiens, à l’intérieur de
cette humanité entière (omnibus qui habitant in universo mundo) à laquelle
doivent s’adresser les frères Mineurs. Il faudrait d’ailleurs ajouter que c’est préci­
sément l’acte de soumission des minores, s’adressant indistinctement à tous les
hommes, qui unit les hommes dans une seule et même humanité. Si François et

tacquero, coscientiam non evadam. Quid ergo tibi videtur ? —Respondit socius eius dicens : « Pater,
pro minimo tibi sit, ut ab hominibus iudeceris, quia non modo incipis fatuus reputari. Esonera
conscientiam tuam, et Deum magis time quam homines. - Exsilit ergo sanctus et salutaribus monitis
Christianos aggreditur, prohibens bellum, denuntians casum. Fit ventas in fabulam, induraverunt cor
suum et noluerunt adverti [...] » (THOMAS DE CELANO, Vita secunda, cit.,p. 470-471).
F r a n ç o is d ’A s s is e e t l a p a ix r é v é l é e 30 9

ses frères devaient certainement s’adresser d’une manière pacifique et soumise


aux infedeles, afin de les convertir au baptême, dans le même temps, sans que
cela ne fût aucunement contradictoire, les frères devaient se comporter avec les
infidèles comme des agneaux au milieu de loups ; ils devaient être « prudents
comme des serpents et simples comme des colombes » (Mt 10,16) : c’est là une
citation évangélique que François place au début du chapitre de sa première
Regula destiné à ceux qui souhaitent convertir les Sarrasins et les autres infidèles,
chapitre dans lequel figure également l’exhortation à la soumission des Mineurs
aux infidèles77. Aux yeux de ces derniers comme également des croisés, François
et les siens devaient apparaître comme des hommes d’Église, engagés dans un
projet de conquête, des âmes comme des lieux sacrés, qui opposait les chrétiens
aux infidèles : les frères agissaient avec les armes de la parole et non avec l’épée
car, depuis le concile de Chalcédoine, moines et clercs ne devaient ni porter les
armes, ni verser le sang. Il est certain que François, tonsuré avant le siège de
Damiette, devait être considéré comme un clerc7879.

FRANÇOIS, LES FRANCISCAINS ET LA PAIX

En définitive, François d’Assise éprouva certainement un profond désir de


paix, un grand intérêt spirituel pour la question de la paix, paix des peuples et
paix individuelle, à laquelle il fait référence de nombreuses fois, tant dans le
Testamentum que dans les lettres adressées à ses frères : Benedicat tibi dominus,
écrit-il à frère Léon sur la Verne, convertat vultum suum at te et det tibi pacem19.
Cependant, le mythe politique actuel, qui présuppose un caractère historiquement
exceptionnel du message de paix de saint François d’Assise, ne semble pas
trouver confirmation dans un examen historique attentif, ni dans la prédication du
saint entre la première et la deuxième décennie du xme siècle. Il ne semble pas
non plus que l’on puisse reconnaître, dans les propositions de François, un quel­
conque refus de la guerre, ni des moments, dans sa prédication, de rupture radi­
cale par rapport à l’idée chrétienne de la guerre ou à la pratique ecclésiastique, ni
encore des solutions politiques alternatives à celles élaborées et poursuivies par la
hiérarchie ecclésiastique, dans lesquelles il se reconnaissait. Par ailleurs, en dépit
de l’intensité spirituelle de son propos évangélique, la prédication de François,

77. « Dicit Dominus : ecce ego mitto vos sicut oves in medio luporum. Estote ergo prudentes sicut
serpentes et simplices sicut columbas (Regula non bullata), XVI, De euntibus inter saracenos et alios
infedeles, dans Fontes francescani », cit., p. 198-200.
78. Cf. R. RUSCONI, Francesco d ’Assisi nelle fonti, cit., p. 27.
79. Pour le texte de la bénédiction à frère Léon, voir la dernière édition critique par A . BARTOLI L a n g e l i ,
Gli autografi di frate Francesco e di frate Leone, Tumhout, 2000, p. 38-41.
310 R a im o n d o M ic h e t t i

loin d’être originale, s’inscrit dans les conceptions et les pratiques de règlemen­
tation de la paix et de la guerre du début du xm e siècle.
Tout au plus peut-on considérer sa prédication de paix en la rapportant au
processus d’adaptation de l’action de l’Église aux nouvelles situations de la
société communale de l’Italie du Centre et du Nord. Mais même dans ce contexte,
nous ne sommes pas en présence d’une figure historique absolument originale :
il suffit, pour s’en convaincre, de citer le cas, étudié par André Vauchez,
d’Homebon de Crémone, laïc et marchand tout comme François, qui vécut entre
1117 et 1197. Homebon est reconnu saint en 1199, en raison de ses mérites en
tant que conciliateur entre les partis de la ville, comme cela apparaît clairement
dans la bulle de canonisation, produite sur ordre d’innocent El : un rôle paci­
ficateur qui n’est absolument pas évoqué dans la lettre papale qui concerne la
sanctification de François. Ce même Homebon fut agressé dans sa ville par des
démons, dans lesquels André Vauchez voit les figures métaphoriques de vérita­
bles hérétiques80. Qu’en est-il des démons d’Arezzo ?
Il y a là un processus d’adaptation - chaque adaptation est aussi, en partie, une
transformation - qui comportera, dans les années suivant la mort du saint, comme
on le sait, d’une part, l’implication des frères mendiants dans la formation de
statuts de pacibus et, d’autre part, plus généralement, un engagement de ces
frères, qui prendra la forme de responsabilité politique et de conseils dans le
gouvernement des cités italiennes. Il ne me semble pas que Ton puisse établir une
continuité directe et linéaire entre cette histoire des frères mineurs et la prédica­
tion de François : précisément parce que l’option radicale de la minoritas était
peu compatible avec les responsabilités institutionnelles, desquelles François
s’était rapidement soustrait à l’intérieur de son propre ordre. Toutefois, la partici­
pation de François à un idéal de paix qui avait déjà parcouru le siècle précédent et
qui se renforçait au cours du XIIIe siècle, sa prédication de paix sur les places
communales - paix du ciel qui pouvait également coïncider, parfois, avec la pax
ecclesiae - et, enfin, son exigence de s’adresser par écrit aux rectores des villes
italiennes pouvaient être les prémisses d’une interprétation plus explicitement
politique du devoir pastoral des frères mineurs. L’image du podestat de Lucques
qui, à l’occasion de l’éclipse de 1239, six ans après le mouvement de l’Alleluia,
menait une procession à travers la ville, la croix à la main, et qui prêchait lui-
même la paix et la passion du Christ, aux côtés des frères mineurs et du clergé,
n’aurait certainement pas déplu à l’auteur de l’Epistola ad rectores81. Par ailleurs,

80. Pour une vue d’ensemble sur Homebon : A. V a u c h e z , « Homebon », dans Histoire des saints et de la
sainteté chrétienne, t. 6, dir. A. VAUCHEZ, Paris, 1986, p. 179-184.
81. L’épisode est rapporté par Salimbene de Adam, Cronica, éd. G. SCALIA, Bari, 1966, p. 240. Sur cette
question, comme sur le rôle des frères mineurs dans l’établissement de normes statutaires de pacibus,
dans la troisième décennie du xm e siècle, cf. A. R lG O N , « Desiderio di pace e crisi di coscienza
nell’età di Federico II », dans Archivio Storico Italiano, 156,1998, p. 211.
F r a n ç o is d ’A s s is e e t l a p a ix r é v é l é e 311

ce n’est pas un hasard si la plupart des témoignages hagiographiques sur lesquels


nous nous sommes arrêtés remontent aux années quarante du xm e siècle, lorsque
l’engagement des Mineurs dans les événements politiques des cités italiennes
était désormais un fait acquis. Il est plausible que ce soit précisément à cause de
cette implication que resurgissent à la mémoire des frères Mineurs ces épisodes
qui sont tous absents, au contraire, dans la Vita beati Francisci de Thomas de
Celano, laquelle est antérieure aux événements des années trente.

LA CONVERSION DES ARMES

Dans les derniers jours de sa vie, François, désormais mourant et dans l’inca­
pacité de se déplacer, aurait été transporté à cheval de Nocera à Assise, sous
escorte militaire des chevaliers de sa cité d’origine. La population de la ville crai­
gnait, en effet, que son corps ne fût dérobé par les cités voisines dans l’éventualité
où il décéderait durant le trajet. Sur la route, la nourriture serait venu à manquer
et, malgré les efforts des chevaliers pour se procurer des vivres, la pénurie
demeurait très préoccupante. « Pour cette raison, vous ne trouvez rien », leur
aurait reproché François, « parce que vous avez plus confiance en vos mouches
qu’en Dieu ». François, rapporte l ’auteur de la Compilatio Assisiensis, appelait,
en effet, mouches l’argent. Il aurait alors invité les milites à se présenter de
nouveau dans les maisons où ils étaient déjà allés et les convainquit de demander
humblement l’aumône par amour de Dieu, « parce que le grand Aumônier donne
pareillement et avec bonté à tous, dignes et indignes ». Les chevaliers exécutèrent
l ’ordre du saint et reçurent, naturellement, de la nourriture en abondance82.
François, une fois encore, proche du trépas, n’aurait pas renoncé à exhorter les
milites de sa cité à cette conversion que lui avaient refusée les croisés de Damiette
et les chevaliers de Pérouse. Cette occurrence ne peut être considérée à nouveau
comme un refus radical de la guerre et de la violence, non point parce que,

82. « Et factum est dum ducerent ipsum infermum, requierunt in quodam castro de comitatu Assisti, volen­
tes ibi prandere. Beatus Franciscas cum sociis suis requievit in domo cuiusdam hominis, qui cum hila­
ritate et caritate multa suscepit ipsum. Milites vero iverunt per castrum ut emerent sibi necessaria
corporis, sed non invenerunt. Et reversi sunt ad beatum Franciscum dicentes ei quasi ludendo :
- Oportet, frater, ut detis nobis de helemosinis vestris, quoniam nichil habere possumus ad
emendum - . Ed dixit ad eos beatus Franciscus cum magno fervore spiritus : - Ideo non invenistis quia
confiditis in vestris muscis, videlicet in denariis, et non in Deo ; sed revertemini per domos per quas
ivistis querendo ad emendum, et nolite verecundiari, et queratis eis amore Dei helemosinas, et Spiritus
Sanctus inspirabit eis et habundanter invenietis - . Iverunt ergo et petierunt helemosinas, sicut dixerat
eis sanctus pater, et habundanter de rebus quas habebant homines illi et mulieres cum hilaritate
maxima exhibebunt illis. Et reversi sunt plurimum gaudentes ad beatum Franciscum narrantes ei sicut
illis acciderat. Unde pro magno miraculo habuerunt, considerantes quod ad litteram verum fu it sicut
illispredixerat » (CAss, 96, p. 1623-1624).
312 Ra im o n d o M ic h e t t i

comme l ’évoque la dernière strophe du Cantique de frère Soleil, de « sœur notre


Mort corporelle, nul homme vivant ne peut échapper », mais surtout en raison
d’une tension à la fois spirituelle et eschatologique : « Gare à ceux qui mourront
dans le péché mortel. Heureux ceux qui se rencontreront dans Tes saintes volon­
tés. Car la mort seconde ne fera pas mal. » Peut-être alors, lorsque les chevaliers
d’Assise acceptèrent finalement de recevoir cette aumône sur l ’ordre du saint
mourant, le fils de Bemardone se libéra-t-il définitivement de l’insatisfaction
qu’il avait ressentie, quand il avait décidé de renoncer, peu avant sa conversion,
au rêve de la chevalerie et au métier des armes.
M O U V EM EN T D E PAIX DA NS U N E CO M M U N E D E PO PO LO :
LES FLA G ELLA N TS À PÉR O U SE E N 1260

M a s s i m o Va l l e r a n i

e mouvement des Flagellants débuta à Pérouse au mois d’avril 1260. On


L ignore quel jour précisément, mais il est probable que les premières proces­
sions pénitentielles aient eu lieu à l’occasion du jeudi saint (qui tombait cette
année-là le 1er avril). La procession fut immédiatement perçue comme un événe­
ment exceptionnel : un long cortège d’hommes nus qui s’infligeaient la disci­
pline, entonnant de « tristes litanies » en signe de pénitence et implorant pardon et
paix. Une épidémie pénitentielle se répandit dans la ville et le contado, attirant
aussi les habitants de centres voisins. L’évêque encouragea la devotio, et la
commune la soutint publiquement par la concession, le 4 et le 9 mai, de deux
quinzaines de jours fériés, afin de favoriser le déroulement des processions. Au
total, environ deux mois de pénitence collective, où la violence du rite était
compensée par l’effet pacificateur de la devotio : c’est en effet la paix qui semble
avoir été la fin ultime des pratiques pénitentielles.
Ensuite, comme on le sait, le mouvement se déplaça vers Rome et, de Rome,
il arriva en Romagne, à Imola. C’est de là que s’ébranla une peregrinatio de ville
en ville, qui traversa toute l ’Émilie, Bologne1, Modène, Reggio, Parme,
Plaisance, Asti, avec un détour vers Gênes. Un autre mouvement est attesté en
Frioul, à Cividale. Au cours de ces déplacements, la procession conserva, voire
accentua, sa signification pénitentielle, tandis que son encadrement institutionnel
de la part des pouvoir urbains s’accroissait. Quand la procession se déplaça de
Modène à Reggio, elle fut guidée par le podestat, le milanais Pagano da
Pietrasanta, l’évêque et les gonfalons de toutes les sociétés2. À Reggio même,
quelques jours plus tard, les habitants, avec les gonfalons de leurs sociétés, orga­
nisèrent leur propre procession, guidée par le podestat Uberto Rubaconte di
Mandello, un autre Milanais, qui se flagella en même temps que les autres3.

1. Quelques informations dans Corpus Chronicorum bononiensium, éd. A. SORBELLI, dans RIS, XVIII/1,
Città di Castello, 1911, p. 151 (au lOoctobre).
2. SaliMBENE DE ADAM, Cronica, éd. G. SCALIA, Bari, 1966, p. 675 : « et omnes de comitatu Mutinensi
et potestas et episcopus cum vexillis omnium societatum ».
3. « Et die altera omnes Regini fecerunt vexilla cuiuslibet vicinie et fecerunt processiones circa civitatem :
et potestas reginus domnus Ubertinus Robaconti de Mandello, civis Mediolani, similiter venit se verbe­
rando » (lbid).
314 MASSIMO VALLERANI

Un épisode similaire est attesté pour Parme, où les cives défilèrent en se flagellant
cum consulibus et vesilis viciniarum et où le podestat « se frappa » (se verbe­
ravit), manifestant ainsi une adhésion pleine de pénitence4. À Asti, ce furent
l’évêque et l’ensemble du clergé qui guidèrent la procession5. De Tortona, une
procession partit pour Gênes guidée par Sigembaldo de Opizone, frère de la péni­
tence mais surtout rector populi de la ville6. À Gênes, après un premier instant de
défiance, eurent lieu trois jours de pénitence collective, suivis de mesures révo­
quant les bannissements prononcés par le capitaine du Popolo et par le podestat7.
La discipline eut également une valeur politique à Cividale, où elle fut promue
par un certain dominus Asquinus, doyen d’Aquilée, puis se répandit dans tous
les châteaux du Frioul : c’est dans ce contexte qu’est attestée la paix entre le
patriarche d’Aquilée et le comte de Gorizia8.
Les villes acceptèrent donc la cruelle pénitence de la flagellation en sacrifice
collectif pour la pacification interne. En restèrent exclues - ou, pour le moins, on
n’y conserve aucune attestation - les villes en guerre, comme Sienne qui, la
même année, encourageait pourtant des processions à la Vierge protectrice de la
Commune victorieuse9, Florence, occupée à la préparation de la guerre contre les
gibelins, et les villes, telles Crémone, Brescia ou Ferrare, englobées dans la
constellation de Pallavicino, qui voyait dans cette fougue pénitentielle et pacifi­
catrice une forme de propagande anti-souabe qui le visait directement.
L’année suivante, des processions sont attestées en Autriche, en Allemagne et
en Bohème, mais le mouvement fut controversé ; de nombreux chroniqueurs
décrivirent du reste les flagellants comme une horde dangereuse de prédicateurs
hérétiques allant de ville en ville : ils contestaient les sacrements, la médiation
ecclésiastique et le clergé, ils soutenaient que la pénitence de la flagellation
pendant 33 jours suffisait à sauver les âmes des péchés. On ne s’étonnera donc
pas que les réactions des Églises épiscopales locales aient été radicales et souvent
violentes, et que le nom des Flagellants soit longtemps resté associé, dans la
mémoire de l’érudition ecclésiastique, à une secte hérétique10.

4. Chronicon Parmense, éd. G. BONAZZI, dans RIS, IX, Città di Castello, 1902, p. 22.
5. Guilielmi Venture Memoriale, dans Monumenta Historiae patriae, V, Turin, 1848, p. 702, « episcopus
Astensis et omnis clerus, tam praebendati quam religiosi, praecedebant eos, cruces portantes, psalmos
et himnos canentes, portantes nova vexilla cum imaginibus Sanctorum, et in viis publicis omnes flexis
genibus alta voce clamabant dicentes : misericordia et pax nobis fia t ».
6. Annali genovesi di Caffaro e d e ’suoi continuatori dal MCCLI al MCCLXXIX, éd. C. IMPERIALE DI
SA N T’ANGELO, Rome, 1926 (Fonti per la storia d ’Italia), vol. IV, p. 40.
7. Ibid., p. 41.
8. Annales Foroiulienses, dans MGH SS, 19, p. 196.
9. Voir J. K OENIG , « Wartime religion : the pre-Montaperti sienese supplication and ritual submission »,
dans Ballettino senese di storia patria, 105,1998, p. 7-62.
10. Le cardinal Baronius la définit comme hérésie, « coepit hoc anno flagellantium secta quae a religiosiis
initiis nata in heresim impiam degenaravit » (Annales ecclesiastici ab anno MCXCIII ubi desinit
Cardinalis Baronius auctore Odorico Raynaldo, m , Lucques, 1748). Gaetano Moroni, dans le
M ouvem ent d e p a ix d a n s u n e c o m m u n e d e P o p o l o 315

Le mouvement des Flagellants a longtemps été étudié dans ses aspects reli­
gieux et spirituels, notamment par l’historiographie italienne11. Les tentatives pour
replacer la devotio dans le contexte politique précis de Pérouse en 1260 - à savoir
la tentative de consolidation de la part du Popolo des structures institutionnelles
d’une nouvelle forme de gouvernement - sont beaucoup plus récentes. On a très
rapidement mis en évidence le lien avec les Ordinamento populi du mois d’avril :
cette série de normes très sévères contre le port d’armes, les solidarités de partes et
les formes de dépendance envers le groupe militaire des grands12. Plus récemment
encore, on a pu reconstruire les hens très étroits qui unissaient l’évêque de
Pérouse, Ranieri Fasani, 1e frater de poenitentia initiateur de la devotio (héros d’un

Dizionario di erudizione storico-ecclesiastica, XXV (Venise, 1844, p. 92), tout en distinguant le cas
italien du contexte européen, conserve une définition globalement négative : « Flagellanti, Eretici che
comparvero a Perugia dopo la metà del secolo XIII e si propagarono in tutta Italia e in molte altre
parti dell’Europa, i quali furono così chiamati perché uomini e donne immodestamente e sino a
sangue si disciplinavano pubblicamente andando per le città e i villaggi. Essi sparsero molti errori. »
Tout aussi négatives, ou au moins chargées de suspicion, les définitions des dictionnaires catholiques
modernes. Voir les articles « Flagellants » du Dictionnaire de théologie catholique, 6,1915, p . 12-19 (à
la p. 12, il est question de « sectaires qui, au xm e siècle, exagérèrent la mortification corporelle en lui
attribuant une vertu souveraine, et tombèrent dans plusieurs erreurs de doctrine »), et du Dictionnaire
de spiritualité, 5, 1964, p. 392-402, qui distingue deux mouvements, la « grande dévotion
pénitentielle » de Pérouse se situant encore dans la phase orthodoxe.
11. Pour nous limiter à la bibliographie la plus récente : R. MORGHEN, « Ranieri Fasani e il movimento dei
disciplinati », dans II Movimento dei Disciplinati nel settimo centenario dal suo inizio (Perugia, 1260),
convegno intemazionale, Perugia 25-28 settembre 1960, Pérouse, Deputazione di storia patria per
l’Umbria, 1962 (2e éd. 1986), p. 32 ; G. G. M e e r s s e m a n , « Disciplinati e penitenti nel Duecento »,
dans Ibid., p. 43-72, repris dans IDEM, Ordo fraternitatis. Confraternite e pietà dei laici nel medioevo,
en collaboration avec G. P. PACINI, Rome, 1977, vol. I ; A. FRUGONI, « Sui flagellanti del 1260 », dans
Bollettino dell’Istituto storico italiano per il Medioevo, 75, 1963, p. 211-237. Pour les témoignages
pérugins : U. NlCOLINI, « Nuove testimonianze su fra Ranieri Fasani e i suoi disciplinati », dans IDEM,
Scritti di storia, Naples, 1993 (Pubblicazioni del Dipartimento di scienze storiche dell’Università
degli studi di Perugia), p. 293-305 ; IDEM, « Bevignate e Ranieri Fasani », dans Ibid., p. 321-335.
Cf. aussi G. DICKSON, « The Flagellants of 1260 and the crusades », dans Journal o f medieval history,
15,1985, p. 227-267 ; G. D e SANDRE G a s p a r i n i , « Movimento dei disciplinati, confraternite e ordini
mendicanti », dans I Frati minori e il terzo ordine. Problemi e discussioni storiografiche, Convegni
del centro di studi sulla Spiritualità medievale, X X m , Todi 17-20 ottobre 1982, Todi, 1985, p. 79-114 ;
S. TOGNETTI, « Quesiti sui flagellanti del 1260 », dans La Cultura, 1987, p. 152-166 ;
G. C a s a g r a n d e , « I veri laici : i disciplinati », dans I d e m , Religiosità penitenziale e città al tempo
dei comuni, Rome, 1995 (Bibliotheca seraphico-capuccina) ; C. VINCENT, « Discipline du corps et de
l ’esprit chez les Flagellants au Moyen Âge », dans Revue historique, 124/302,2000, p. 593-614.
12. Le rapprochement a été fait principalement par J. GRUNDMAN, The Popolo at Perugia, 1139-1309,
Pérouse, Deputazione di storia patria per TUmbria, 1992, p. 124-125. On a déjà insisté sur la politique
de pacification comme signe de l ’action du Popolo : A. B a r t o l i L a n g e l i , « La situazione politica in
Umbria e a Perugia », dans Settimo centenario della morte di Ranieri Fasani, Atti del convegno
storico, Perugia, 7-8 dicembre 1981, Pérouse, Deputazione di storia patria per TUmbria, 1984,
p. 69-81 ; J.-Cl. M AIRE V i g u e u r , « H comune popolare », dans Società e istituzioni nell'Italia comu­
nale : l ’esempio di Perugia (secoli XII-XIV), Congresso storico intemazionale, Perugia, 6-9 novembre
1985, Pérouse, Deputazione di storia patria per TUmbria, 1 ,1988, p. 41-56.
316 M a s s im o Va l l e r a n i

texte hagiographique très controversé que nous analyserons bientôt), une partie
des Dominicains et la commune du Popolo : un front composite, fortement contre­
carré par des groupes de pouvoir philo-nobiliaires ou, tout au moins, hostiles au
renforcement de la commune1314.Tout cela au total forme un contexte dynamique,
dans lequel la devotio trouva une place et des points d’appui explicites de la part
de la commune, en particulier en tant que mouvement pacificateur.
La piste est féconde et mérite d’être approfondie. Le lien entre la devotio et un
moment politique particulier à Pérouse me semble, en effet, encore plus étroit.
Une coincidence chronologique volontaire lie le début des processions, sans
doute dans les premiers jours d’avril, en concomitance avec la prédication de
Pâques (peut-être le jeudi saint, jour traditionnel de la pénitence publique) et la
publication des Ordinamenta populi au cours d’une assemblée solennelle du
Popolo réunie le 5 avril, lundi de Pâques. Dans ces Ordinamenta, le rôle de la
paix et de la pacification forcée est fondamental et les derniers chapitres, comme
nous le verrons, emploient un langage empreint de touches eschatologiques
insolites pour dessiner une société finalement libérée de la violence et vivant dans
un status pacificus sine termineu .
Les interférences entre le rite religieux, la tension idéologique créée par la
nouveauté de l’ordre politique et les mécanismes de contrôle du système judi­
ciaire se révèlent tellement denses, au cours de ces quelques mois de l ’année
1260, qu’elles permettent de tracer la trame d’une vue d’ensemble unitaire bien
plus compacte que ce que le seul examen de la devotio pouvait laisser imaginer.
Le cadre de ces connexions lexicales et idéologiques est celui de la paix, au sens
de pacification, renonciation à la violence, projection future d’un monde renou­
velé, suspension forcée des conflits dans un continuel déplacement du sens entre
les différents niveaux de l’action pacificatrice. La fluidité des signifiés n’empêche
pas de reconnaître la paix, dans toutes ses manifestations, comme valeur de base,
universelle, comme si le terme pax conservait toujours un noyau central de sens
en mesure d’unifier les diverses réalisations, religieuses, politiques et judiciaires,
et de les rendre immédiatement compréhensibles comme parties d’un discours
unitaire15. Les éléments constitutifs de ce discours général et partagé de la paix
dans la société communale du milieu du XIIIe siècle sont l’objet de cette recherche
qui emprunte principalement deux pistes.
La première consiste à définir le rôle de la paix dans la procession pénitentielle
et, par conséquence, les relations entre la paix et la pénitence : pourquoi un rite de

13. A . B a r t o l i L a n g e l i , « Papato, vescovi e comune », dans Una città e la sua cattedrale : il Duomo di
Perugia, Convegno di studio, Perugia, 26-29 settembre 1988, L. ClANINI PlEROTn, dir., Pérouse,
1992,p . 85-99.
14. Pour l ’édition des Ordinamenta, voir J. G r u n d m a n , The Popolo at Perugia, cit., p. 390, et ci-après.
15. Voir aussi en ce sens l ’important préambule méthodologique de R. M. DESSÌ, « Pratiques de la parole
de paix dans l’histoire de l’Italie urbaine », dans ce volume.
M ouvem ent d e p a ix d a n s u n e c o m m u n e d e P o p o l o 317

pénitence collective aussi traumatisant trouve-t-il précisément son point de fuite


dans la pacification ? Quelles fonctions occupe la paix sur une scène publique qui
se présente comme l’ultime remède pour fuir la ruine et mériter le salut ? Pour une
telle recherche de sens, il nous a fallu reprendre l’examen de la Lezenda de Fra
Rainero Faxano, l’unique texte hagiographique qui narre les premiers soubresauts
de la devotio de Pérouse promue par Ranieri Fasani. Une pièce justificative
d’interprétation difficile, tantôt ignorée en raison de la texture clairement hagio­
graphique du récit, tantôt tacitement utilisée comme source de la reconstruction
des premières phases du mouvement. En réalité, ce qui nous intéresse précisément
dans la Lezenda est son caractère le moins historique de collecteur conscient des
mythes religieux relatifs à la paix ; ou plutôt la capacité de ces thèmes hagiogra­
phiques élaborés à des moments divers et réunis dans la Lezenda à construire un
texte fruste et sans cohérence, mais d’une remarquable force symbolique.
La seconde piste concerne en revanche l’arrière-plan idéologique des mesures
prises par la commune au cours de cette année, des Ordinamento populi aux
normes d’août et octobre pour établir fermement les pacifications. Au cours d’une
phase postérieure à la procession, en effet, le conseil communal prend une série
de mesures qui prolongent et stabilisent les effets de la devotio : dans un premier
temps, la protection juridique de la commune est étendue aux accords de paix
conclus pendant la devotio, tandis qu’une seconde série de décisions tend à
accroître le pouvoir d’intervention et de coercition à la paix du podestat, le déliant
en substance de la volonté des partes. En somme, un pas vers un pouvoir pacifica­
teur quasi absolu de la commune qui dépassait largement les fonctions tradition­
nelles de régulation de la paix publique que les statuts assignaient aux magistrats
étrangers. Si l’intervention directe du Popolo dans la promotion de la devotio
reste encore hypothétique, aucun doute ne persiste quant à la réutilisation poli­
tique immédiate de l’esprit de pacification pénitentielle promu par les Flagellants.

La L e z e n d a de F r a R a in e r o Fa x a n o
ET LE CONTEXTE SYMBOLIQUE DE LA PAIX

Composantes de la paix : pénitence, procession et flagellation

Les principales caractéristiques du mouvement des flagellants sont au nombre


de trois : la procession, la pénitence publique16 et la flagellation. Aucune d’elles

16. C. VOGEL, « Les rites de la pénitence publique aux Xe et XIe siècles », dans Mélanges offerts à René
Crozet, éd. P. GALLAIS et Y.-J. RlOU, Poitiers, 1966, p. 137-144 (repris dans IDEM, En rémission des
péchés. Recherches sur les systèmes pénitentiels dans l ’Église latine, Londres, Variorum, 1994).
Cf. aussi M. C. MANSFIELD, The Humiliation o f sinners. Public penance in thirteenth century France,
Ithaca et Londres, 1995, p. 277-287 (pour les pénitences publiques dans les villes françaises).
318 M a s s im o Va l l e r a n i

n’était nouvelle ou inusitée, comme le rappellent les sources : nouvelle, ou pour


le moins exceptionnelle, apparaît en revanche la fusion parfaite, dans le même
mouvement, de ces trois pratiques courantes. Mais ce qu’il importe ici de relever
est surtout le caractère étroit des liens symboliques et rituels qu’elles entretien­
nent toutes avec la paix.
De façon générale, le rapport entre la paix et la pénitence se révèle plus
complexe qu’il n’y paraît. L’acte de paix pouvait assumer en soi des connotations
pénitentielles dans la mesure où la paix constituait, dans certains cas, une
pénitence : elle reconstruisait un ordre bouleversé par une discipline de l’esprit, une
renonciation explicite à Vodium cordis, qui accompagnait par exemple la restitution
des biens du negotiator et du fenerator. Une phrase prononcée par Grégoire VE au
synode romain de 1078 et citée par G. G. Meersseman définit précisément en ces
termes la pénitence pour le miles et le negociator, deux figures sociales à discipli­
ner17. Tous deux devaient renoncer à quelque chose de propre à leur style de vie :
le negociator ou encore « celui qui détient injustement les biens d’autrui » (qui
bonos alterius iniuste detinet) doit restituer ce qu’il a mal acquis ; le miles, « celui
qui porte la haine en son cœur » (qui odium in corde gerii), doit pardonner les
offenses et ne plus prendre les armes (odium ex corde dimittat [...] arma deponat).
La paix, comme rémission des offenses et engagement à ne pas offenser, devient
ainsi une forme de pénitence, fût-elle limitée à la figure controversée du miles.
Le thème de la paix, comme pacification active, et non seulement comme
renonciation à la violence, est plus habituel. On le retrouve de façon diffuse dans
les documents fondateurs des diverses congrégations de pénitents du début du
X IIIe siècle, à commencer par le fameux propositum de 1221, qui contient déjà
l’obligation pour ses adhérents de faire la paix, entre eux et avec les personnes
extérieures, en collaboration avec l’évêque local18 : une règle qui perdura dans
toutes les versions ultérieures du mouvement de la Pénitence, pour s’étendre aux
statuts des diverses confréries pénitentielles et mariales nées dans les années
suivantes19.
A cette pratique collective s’ajoutaient les différentes formes de pénitence
laïque, souvent individuelles, qui tirèrent précisément du contact avec le francis-
canisme des origines un caractère plus fortement christo-mimétique. Dans la
Lettre à tous les fidèles, l’un des textes les plus universalistes parmi ceux que l’on

17. G . G . M EERSSEM AN, « Disciplinati e penitenti », cit., p. 63.


18. IDEM , « L’ordine della penitenza nel século x m », dans Ordo Fraternitatis, p. 393, cap. 26 : « De pace
inter fratres et sorores aut extraneos discordes facienda, sicut ministris videbitur sic fiat, habito etiam,
si expedierit, consilio domini episcopi » (désormais dans ID EM , Dossier de l ’ordre de la pénitence au
XIIIe siècle, Fribourg, 1961, p. 106).
19. Voir aussi les statuts des confréries, comme celle de San Domenico à Bologne en 1244, qui prévoient
au nombre des engagements des confrères de « discordes ad pacem revocare » (cité par
G . G . M EERSSEM AN, Ordo Fraternitatis, cit., p. 1316).
M ouvem ent d e p a ix d a n s u n e c o m m u n e d e P o p o l o 319

attribue à François, devenir disciple du Christ apparaît comme une aspiration qui
devait guider la pénitence des fidèles. Une projection importante qui ne se trans­
formera en véritable imitatio Christi que dans la seconde moitié du xme siècle,
attribuant une valeur fondatrice aux pratiques pénitentielles les plus ouvertement
inspirées des souffrances du Christ et tendues vers le salut de la communauté20.
La flagellation figurait parmi ces pratiques. Jean Leclercq a souligné la valeur
non seulement d’imitation mais aussi de sympathie de la flagellation qui, d’un
côté, rend possible pour qui la pratique une sorte d’association aux souffrances du
Christ et, de l’autre, devient, en vertu de la force évocatrice de l ’imitation, un
instrument de purification des péchés21. La flagellation permettait ainsi obtenir le
pardon des péchés pour soi-même et pour les autres, mais elle demeurait une
pratique individuelle ou, éventuellement, de groupes choisis de fidèles pénitents.
En ce sens, il faut donner raison à Gary Dickson lorsqu’il soutient que mettre en
relation les Disciplinés et l’expérience des pénitents est nécessaire mais non suffi­
sant, parce que cela ne justifie pas le passage à un mouvement collectif d’enthou­
siasme pénitentiel22. La nouveauté des Disciplinés réside dans l’association entre
les rites de la flagellation et ceux de la pénitence publique et des processions, une
catégorie bien précise de pratiques religieuses collectives destinées à ressouder la
société aux moments de crise, de pratiques codifiées par la liturgie ecclésiastique
et très souvent mises en œuvre à l’occasion de tensions internes dans les villes
italiennes23. La procession des Flagellants s’assignait donc une mission de salut
qui dépassait la dévotion traditionnelle, qu’elle fût privée ou collective. Il fallait
sauver la ville d’un état de péché qui la menait à la ruine, au moyen d’une péni­
tence publique suffisamment forte pour renouveler un pacte de salut avec Dieu au
nom de la paix. Tel est le contexte symbolique que la Lezenda cherche à représen­
ter, en reconstruisant à partir d’un matériau composite la « conversion » de
Ranieri Fasani et la promotion des processions publiques.

20. Cf. T. DESBONNETS, « La lettre à tous les fidèles de François d ’Assise », dans I Frati minori e il terzo
ordine, cit., p. 53-76, bien que l ’on tende à exclure que la lettre adressée à tous les fidèles doive être
lue comme une instruction au mouvement des pénitents.
21. J. LECLERCQ, « La flagellazione volontaria nella tradizione spirituale dell’occidente », dans
Il Movimento dei Disciplinati, cit., p. 73-83, notamment p. 79. H s’agit d ’un élément constitutif de
l ’identité des Disciplinés, sanctionné par leurs premiers statuts, cf. G. G. M e e r sse m a n , « Disciplinati
e penitenti », cit., p. 47, et Statuti delle società del Popolo di Bologna, éd. A. G a UDENZI, Rome, 1896
(Fonti per la storia d ’Italia), II, Società delle arti, p. 421-436 : « Se verberando in honorem dulcis
Christi, qui in redemptionem peccatorum voluti verberari et mori. »
22. G. DICKSON, « The Flagellants of 1260 », cit., p. 231.
23. Ibid., p. 232, et D. M. W e b b , « Cities and God : the Italian Communes at war », dans W. J. SHEILS éd.,
The Church and the war, Studies in Church History, 20, Oxford, 1983, p. 111-127. Évocation des pro­
cessions par S . DA CAMPAGNOLA, « Movimenti popolari, ortodossi ed ereticali nel decennio
1251-1260 », dans Settimo centenario della morte di Ranieri Fasani, p. 43-62.
320 M a s s im o Va l l e r a n i

La Lezenda de Ranieri Fasani

La Lezenda de Ranieri Fasani est un texte d’une lecture ardue et d’une inter­
prétation encore plus incertaine24. Généralement datée des premières décennies
du XIVe siècle par la majeure partie des érudits et écrite à Bologne, la Lezenda
narre le début de la discipline de Ranieri Fasani en superposant des modèles
hagiographiques et textuels très divers qu’il est bon de reparcourir brièvement
pour saisir le sens du cadre général du mouvement de pacification. La conversion
de Ranieri procède en trois phases, toutes sous le signe de la Vierge Marie :
1. La statue de la Vierge Marie devant laquelle Ranieri était en train de se
flageller se mit à pleurer.
2. Le frère eut ensuite une apparition de saint Bevignate (le saint local que la
commune de Pérouse chercha à faire béatifier sans succès) et de l’armée des
saints l’accompagnant devant l’autel de l’église de San Fiorenzo pour s’y donner
la discipline. Surpris par le sacristain, Ranieri sortit miraculeusement de l’église
par les portes closes.
3. La nuit suivante, alors qu’il se donnait la discipline, il eut une autre vision :
une puella, encadrée de deux pueri, déposa sur sa table une lettre. La vision lui fut
expliquée par saint Bevignate qui rassura le frère : quia que vidisti a Deo sunt. Les
deux pueri étaient les archanges Michel et Gabriel, et la puella était mater Domini
nostri Ihesu Christi. Au total, une vision divine : la Vierge Marie, mère de Dieu, et
deux anges, messagers de Dieu. Le contenu précis de la lettre n’est pas spécifié
mais les paroles de saint Bevignate en transmettent les principaux éléments de
façon apocalyptique : propter peccata innumerabilia et turpia (sodomie, usure,
hérésie) volebat Dominus mundum istum subvertere25. La punition finale était
donc proche et seule l’intercession de la Vierge a convaincu le Christ de concéder
un délai pour la pénitence qui devait, toutefois, être publique et quitter le secret de
la demeure de Ranieri : et vult [à savoir le Christ] quod disciplina quam occulte tu
fecisti, publice fiat a populis26. Ranieri s’adressa donc à l’évêque pour lui deman­
der d’ordonner la pénitence. Après un premier moment d’hésitation, le prélat
convaincu par une intervention divine rassembla les citoyens et lut publiquement
la lettre céleste. La procession débuta et manifesta aussitôt son puissant effet paci­
ficateur : et qui habebant odia ad pacem et concordiam pervenerunt. C’est ainsi

24. E. Ardu , « Frater Raynerius Faxanus de Perusio », dans II Movimento dei Disciplinati, cit., p. 93-98,
donne la transcription du manuscrit de Bologne, déjà édité par Mazzatinti dans le Bullettino della
deputazione umbra di storia patria, 2 , 1896.
25. Ibid., p. 95. G. G. Meersemann fait l ’hypothèse de l ’intervention postérieure d ’un inquisiteur bolonais
qui aurait ajouté hérésie et sodomie : ces péchés ne semblent pas être ceux que l’on poursuit particuliè­
rement à Pérouse au milieu du XIIIe siècle. La lecture de G. DICKSO N, « The Flagellants of 1260 », cit.,
semble dans ce cas un peu forcée. G. CASAGRANDE, « I veri laici », cit., p. 380, ne relève pas non plus
de présence hérétique importante.
26. E. A R D U , « Frater Raynerius Faxanus », cit., p. 96.
MOUVEMENT DE PAIX DANS UNE COMMUNE DE POPOLO 321

que s’achève le texte qui, comme le signale une note finale du rédacteur, devait
également servir de trame pour des sermons sur le thème de la dévotion27.

Soulignons d’emblée que la Lezenda, indépendamment des manuscrits qui la


transmettent, reflète de très près le contexte religieux et politique de la seconde
moitié du xme siècle à Pérouse. En dehors de la mémoire de Ranieri Fasani lui-
même, qui n’est mentionné dans aucune autre source hors de Pérouse au point
qu’on ait longtemps pu douter de son historicité28, certains éléments du texte
peuvent être confrontés avec d’autres témoignages pérugins contemporains ; par
exemple, avec les fresques de l’église précisément dédiée à saint Bevignate (le
saint local, guide de Ranieri Fasani dans la Lezenda) et construite à Pérouse entre
1256 et 1262, qui comportent l’une des représentations de Flagellants les plus
précoces de l’Italie communale. Il y a un lien étroit entre ce cycle figuratif et la
devotio. Outre l’image des pénitents se frappant, on remarque deux autres points
de contact avec la Lezenda. Le premier est immédiat et concerne la représentation
de la Vierge entourée des archanges Gabriel et Michel sur le mur du fond de
l’église : une image peut-être reprise par le rédacteur de la Lezenda lorsqu’il
entreprit de décrire l’apparition de la Vierge au pénitent Ranieri29. Le second
élément est plus indirect : dans les histoires de saint Bevignate, situées de part et
d’autre du crucifix de la même église, apparaît à deux reprises l’évêque de
Pérouse en train de confier au saint son habit blanc et de bénir Bevignate age­
nouillé, au moment de la donation d’un lieu de prière. Il est presque inévitable de
mettre en relation la célébration visuelle de l’évêque et les rôles que le prélat joua
dans la réalité pour promouvoir, à intervalles réguliers et pendant plusieurs
années, la canonisation de ce saint local, avec le soutien sans faille de la
commune30. La commémoration de l’évêque dans la Lezenda même ne serait
d’ailleurs pas le fruit du hasard : l’ouverture officielle de la pénitence est précisé­
ment due à l’évêque qui accepte de lire la lettre céleste. Le caractère central de la
figure de l’évêque, comme nous le verrons, renvoie à une réelle convergence
fonctionnelle entre Ranieri Fasani, l’évêque et la commune dans les vicissitudes
politiques et religieuses de l’année 1260, de la procession des Flagellants au mois
d’avril à la promotion du procès de canonisation de Bevignate dans les mois

27. « Ciascun predicatore che vorrà predicare questa legenda la po divìdere in tre parti », Ibid.
28. Elle n’est attestée que depuis l ’édition des reformationes communales par V. A n s i d e i en 1935 et les
recherches complémentaires d’U. N i c o l i n i , « Bevignate e Ranieri Fasani », et du même, « Nuove
testimonianze su Fra Ranieri », cit.
29. P. SCa r t e l l i n i , « La chiesa di San Bevignate, i Templari e la pittura perugina del Duecento », dans
Templari e ospedalieri in Italia. La chiesa di San Bevignate a Perugia, éd. M. RONCETTI,
P. SCARPELLINI, F. TOM MASI, Milan, 1987, p. 93-158. La mise en relation avec la Lezenda est propo­
sée par P. SCARPELLINI, p. 155, n. 46. Voir également F. RADEMACHER, Die Regina Angelorum in der
kunst des frühen Mittelalters, Düsseldorf, 1972.
30. U. N ICOLINI, « Bevignate e Raniero Fasani », dans IDEM, Scritti di storia, cit., p. 321-335.
322 M a s s im o Va l l e r a n i

suivants. En somme, l’auteur de la Lezenda connaissait bien les détails de la


situation à Pérouse à cette date : une connaissance difficile à attribuer à un éven­
tuel rédacteur du siècle suivant, qui plus est bolognais.
En tant que source, la Lezenda requiert une interprétation plus complexe.
L’ensemble des visions a été largement ignoré par les historiens ayant étudié les
Disciplinés. Le premier à aborder la question des Flagellants de manière critique,
Léon Kern y avait reconnu le mythe de la lettre céleste, mais parallèlement avait
dévalué la valeur documentaire et historique de la Lezenda en mettant en doute
l’existence de Ranieri Fasani31. Les historiens postérieurs ont en quelque sorte
réhabilité Ranieri, en trouvant des traces de son existence, mais ils ont ignoré le
contenu hagiographique de la Lezenda : c’est le cas de Gilles G. Meersseman, qui
en réduisait la signification à un « cliché hagiographique » utilisé de façon
instrumentale pour légitimer le récit32, d’Ansenio Frugoni33, de Gary Dickson34,
de Giovanna Casagrande35, jusqu’au travail récent de Catherine Vincent36. Qu’il
s’agisse de stéréotypes hagiographiques est indubitable, mais il serait sans doute
utile de s’interroger sur leur nature et leur signification dans la définition d’un
mouvement de pénitence et de paix comme le fut celui des Flagellants.
La Lezenda, en effet, tout en reprenant des thèmes et des images largement
diffusés dans la littérature pénitentielle (la lettre céleste, la menace de la destruc­
tion du monde, l’intervention de Marie), les met en relation en les actualisant sur
la base d’une nouvelle spiritualité christomimétique également en vogue dans les
confréries pénitentielles, et les adapte au contexte public de la ville, celui d’un
« événement » inouï, à fort impact, créé par l’association entre la procession et la
flagellation publique. Pour soutenir un cadre émotif aussi complexe, il fallait sus­
citer une attente à la hauteur, inscrite dans une perception apocalyptique du
présent : le danger que courait la communauté était inscrit dans la volonté de Dieu
de subvertere le monde en raison du péché des hommes. La mission de Ranieri,
averti par des êtres célestes, consistait à convaincre les hommes de parcourir

31. L. KERN, « À propos du mouvement des Flagellants de 1260. S. Bevignate de Pérouse », dans Studien
aus dem Gebiete von Kirche und Kultur : Festschrift Gustav Schnürer zum 70. Geburtstag gewidmet
von Freunden und Schülern, Paderborn, 1930, p. 39-53, et p. 40-42 pour la Lezenda.
32. Dès l ’article de 1960, « Disciplinati e penitenti », la lettre venue du ciel est considérée comme un arti­
fice légendaire (p. 58, n. 6). Cette opinion est réaffirmée dans « Disciplinati e penitenti nel Duecento »,
cit., p. 456 : « La lettera della Vergine consegnata a frate Rainerio è un cliché agiografico come
l ’apparizione di San Bevignate. »
33. A. FRUGONI, « Sui flagellanti del 1260 », cit., p. 215, fait allusion à la révélation miraculeuse.
34. G. DICKSO N, « The Flagellants of 1260 », cit., estime que l’allusion à la lettre « as well may be an ana­
chronistic invention on the part o f the legenda - writer ».
35. G. CASAGRANDE, Religiosità penitenziale, cit., p. 357, « tutti ingredienti per conferire alla leggenda
l’immancabile contesto extranormale [...]».
36. C. V INCENT, « Discipline du corps et de l’esprit chez les Flagellants », répète cette version : « Son
instigateur, Ranier Fasani, un pénitent de la cité, prétendit agir sous l’inspiration divine manifestée à
ses yeux par une lettre tombée du Ciel, conformément à un cliché hagiographique » (p. 595).
M ouvem ent d e p a ix d a n s u n e c o m m u n e d e P o p o l o 323

l’unique voie possible : le repentir et la « conversion ». La paix, en tant que


renonciation à la violence, est le signe préalable et nécessaire de cette conversio.
Et c’est bien là que se situe la seconde nouveauté des Flagellants : faire de la paix
la clef de voûte du moment pénitentiel en mesure de sauver la ville de la colère
divine. Des références évangéliques immédiates pouvaient justifier ce lien entre
pénitence, paix et réalisation du royaume de Dieu37, mais les échos présents dans
la Lezenda de Fra Raniero Faxano renvoient dans leur ensemble à une tradition
textuelle plus ancienne et en un certain sens plus complexe, au sein de laquelle la
paix assume une fonction politique de refondation et de renouvellement de la
société. Pour comprendre la signification de la paix, nous devons donc chercher à
les démêler de la confusion de l ’écheveau hagiographique de la Lezenda.

La lettre céleste et la paix

On peut identifier divers cüchés hagiographiques dans la Lezenda, mais le


plus important pour élargir l’horizon de lecture en direction du contexte irénique
du mouvement est le mythe de la lettre céleste (la litera que la Vierge donne à
Ranieri après son apparition). Selon l’étude du père H. Delehaye3839, le modèle
originaire est une lettre écrite par le Christ et envoyé du ciel pour exhorter au
respect du dimanche (mais aussi du samedi et du vendredi, selon les versions),
sous peine de menaces terribles pour les contrevenants. Il s’agit d’un document
aux origines incertaines, déjà condamné comme apocryphe par l’évêque de
Cartagène Licinianus, au VIe siècle, comme écrit hérétique par le pape Zacharie
au concile romain de 745 et par un capitulaire carolingien de 789 qui la définit
epistula pessima et falsissim a^. Et pourtant ces lettres sont connues par dizaines,
tout au long du Moyen Âge et de l’époque moderne, en versions latines, grecques,
éthiopienne, hébraïque, arabe40.
L’un des types qui nous intéressent le plus directement est celui des lettres qui
doivent faire front à une menace imminente contre l’humanité. Ce modèle
contient aussi bien une invitation explicite à la pénitence - comme l’exemplaire

37. A. VAUCHEZ, « La Bible dans les confréries et les mouvements de dévotion », dans Le Moyen Âge et la
Bible, dir. P. RlCHÉ et G. LOBRICHON, Paris, 1984, p. 581-595. Références du Nouveau Testament :
Mt 4,17 (<r poenitentiam agite adpropinquabit enim regnum caelorum ») et Mt 10,38 (« qui non accipit
crucem suam et sequitur me non est me dignus »).
38. Cf. H. DELEHAYE, « Note sur la légende de la lettre du Christ tombée du ciel », dans Bullettin de la
Classe de lettres, de l ’Académie royale de Belgique, 1899, p. 171-215, repris dans IDEM, Mélanges
d ’hagiographie grecque et latine, Bruxelles, 1966 (Subsidia hagiographica, 42), p. 150-178, qui prend
en compte les occurrences jusqu’au xne siècle. Je n ’ai pu consulter l ’ouvrage de R. PRIEBSCH, Letter
from Heaven on the Observance o f the Lord’s Day, Oxford, 1936 (éd. originale Graz, 1895).
39. Éd. MGH. Capitularia regum francorum, I, p. 60.
40. M. VAN Esbroeck , « La lettre sur le dimanche, descendue du ciel », dans Analecta bollandiana, 107,
1989, p. 167-184, en propose un inventaire.
324 M a ssim o Va l l e r a n i

du manuscrit de Münich (n° 9550) daté du xne siècle : face à la fin prochaine
expecto quidem peccatores ut convertantur ad poenitentiam41 - , que le rappel de
l ’intercession de Marie qui réussit à sauver les hommes d ’une destruction
certaine, comme le proclame la lettre écrite à Corbie et conservée dans le manus­
crit latin n° 12270 de la Bibliothèque nationale de France : Mortui fuissetis in
peccatis vestris, si non intervenisset pro vobis sancta Maria et precatio sancti
Michaelis et sancti Petri4142.
Le but de ces lettres reste néanmoins toujours lié au respect du dimanche qui
devrait pousser les hommes à la pratique pénitentielle de la confession43. La paix
n’y apparaît pas de façon prégnante et pourtant il existait déjà, au tout début du
X Ie siècle, une relation entre la lettre céleste et la paix, surtout quand la paix revê­
tait une valeur plus clairement eschatologique, projetant sur la terre des attentes
millénaristes profondes. C’est le cas de la paix d’Amiens en 1030, célébrée en un
moment de terreurs apocalyptiques diffuses qui ont contribué à conférer un carac­
tère expiatoire aux rituels religieux consécutifs à la paix. L’évêque d’Amiens,
Foulques, organisa une procession pénitentielle de la population urbaine, avec
exposition des reliques pour apaiser la colère divine. Le récit reprend alors le
mythe messianique du retour de l’âge d’or comme anticipation de l’avènement
d’un règne céleste enfin pacifique : « Una conveniunt pax et iustitia » : iam placet
redire Saturnia regna44. Le réemploi du passage de la quatrième églogue de
Virgile (IV, 4-10 : Iam redit et virgo redeunt Saturnia regna, iam nova progenie
coelo demittitur alto) préfigure un usage idéologique de la paix de Dieu, conçu
comme moyen de régénération d’un nouvel ordre de la société chrétienne avec la
médiation des saints et de ceux qui étaient en contact direct avec eux.
Deux ans plus tard, la même atmosphère préside à la paix de Corbie, intro­
duite cette fois par une lettre céleste qui assigne au concile local une valeur claire­
ment universelle. Le contenu de la lettre est présenté par Gérard de Cambrai dans
YHistoria episcoporum Cameracensium en des termes assez paradoxaux, comme
une trêve absolue, une abstention générale des armes qui n’a pas d’équivalent
dans les modèles courants de paix de Dieu : interdiction de porter la moindre

41. H. DELEHAYE, « Note sur la légende », cit., p. 180.


42. Ibid., p. 182.
43. On retrouve ce modèle dans les versions postérieures jusqu’aux XIVe et XVe siècles : voir C. BRUNEL,
« Versions espagnole, provençale et française de la lettre du Christ tombée du ciel », dans Analecta
bollandiana, 68,1950, p. 383-396.
44. D. C. VAN M ETE R , « St. Adélard and the return of Saturna Regna », dans Analecta Bollandiana, 113,
1995, p. 297-316, ici p. 303. Il s’agit d’une version abrégée de la vita S. Adelardi de Paschase Ratbert
(AA SS janvier, I, p. 96-123), composée par un moine de l’abbaye de Corbie entre 1051 et 1055. Le
contexte apocalyptique est confirmé par D. C a l l a h a n , « Adémar de Chabannes, Apocalyptism and
Peace Council of Limoges of 1031 », dans Revue bénédictine, 101, 1991, p. 32-49, et R. LANDES,
« “Millenarismus absconditus” : l’historiographie augustinienne et le millénarisme du haut Moyen Age
jusqu’à l’an mil », dans Le Moyen Âge, 98,1992, p. 355-377.
M o u v e m e n t d e paix d a n s u n e c o m m u n e d e P o po l o 325

arme, pardon des ennemis, jeûne comme pénitence et exclusion de la société de


ceux qui se refusent à prêter serment45. Un texte volontairement « provocateur »
construit à dessein, selon Dominique Barthélemy, pour fournir à Gérard l’occa­
sion de formuler, à des fins d’alternative, la clef des trois ordres46. Indépen­
damment des intentions réelles de Gérard et de la possible identification de cette
lettre avec les exemplaires conservés à Corbie, précédemment mentionnés47,
l’épisode est important à plus d’un titre : comme celui d’Amiens, il montre l ’exis­
tence d’une tradition antique relative à la paix en tant que nouvel ordre moral et
politique de la chrétienté, un ordre fondé sur le refus de la violence et sur la
pénitence comme unique moyen pour éviter la punition divine. Le renouvelle­
ment radical de l’homme et de la société devait faire face à une menace radicale
et la paix devenait l ’horizon eschatologique de cette transformation pour le salut.
La paix de Dieu évolue toujours plus vers une paix voulue et imposée par Dieu
comme moyen de salut, une nouvelle alliance entre les hommes et Dieu, sur le
modèle du serment de paix tel que le décrit Raoul Glaber48.
En ce sens, le cas de Corbie, bien qu’exceptionnel, n’est pas unique. La paix
associée à un message céleste dessinant le contexte vaguement eschatologique
d’un univers pacifié pour toujours est présente dans d’autres paix de Dieu du
X Ie siècle, telles les paix institutionnalisées, utilisées par des pouvoirs locaux forts
pour installer une hégémonie politique qui s’efforce d’ancrer sa propre domina­
tion dans un territoire précis. Un lien entre la paix de Dieu et la définition d’un
territoire politique purifié, délivré de la violence et fondé sur la paix comme
acceptation de l’ordre est attesté dès les premiers conciles de paix du X e siècle.
Mais ce qui frappe dans les reprises postérieures est la dimension atemporelle de

45. Gesta episcoporum cameracensium, lib. IH : « Unus eorum celitus sibi delatas dixit esse literas, quae
pacem monerent renovandam in terra : arma quisquam non ferret, direpta non repeteret ; sui sanguinis
vel cuiuslibet proximi, ultor minime existens percussoribus cogeretur indulgere » (éd. dans MGH SS, 7,
p. 485). Voir également Sigebert DE GEMBLOUX, Chronica, dans MGH SS, 6, p. 357.
46. D. B a r t h é l e m y , L ’An mil et la paix de Dieu, Paris, 1999, p. 460-465. La réaction de Gérard est
immédiate. L’évêque, « hac novitate pulsatus [...] infirmitatique peccantium condescendens », répon­
dit par un discours tiré des Écritures saintes.
47. D. C. V a n M ETE R , « The peace of Amiens Corbie and Gerard of Cambrai’s oration on three functional
orders : the date, the context, the rhetoric », dans Revue belge de philologie et d ’histoire, 74, 1996,
p. 633-657, estime qu’il existe une relation directe entre la lettre mentionnée de Gérard et l ’exemplaire
de Corbie.
48. H . W. GOETZ, « Protection of the Church, Defense of the Law and Reform », dans The Peace o f God.
Social violence and religious response in Prance around the year 1000, éd. T. HEA D et R. LA N DES,
Ithaca, 1992, p. 259-279 ; la paix prêchée par les évêques était considérée comme parole de Dieu : cela
explique aussi comment le recours aux lettres célestes s’insère dans un contexte de sanctification crois­
sante des paroles de paix prononcées par les évêques au cours des conciles. C’est encore Adhémar de
Chabannes qui, dans le compte rendu de la paix de Limoges, autre texte savamment reconstruit, attri­
bue directement à Dieu la requête de faire la paix.
326 M a ssim o Va l l e r a n i

la paix, sorte de projection future d’un royaume qui se veut inscrit dans un
dessein divin.
Dans la trêve d’Arles de 1037, donc à un époque très proche des épisodes de
Corbie et Amiens, les évêques d’Arles, Nice et Avignon, ainsi que l’abbé de Cluny
Odilon, proclament une trêve pour obtenir la paix entre les hommes et, en fin de
compte, la paix étemelle : et pacem et tranquillitatem perpetuam p o s s id e r i. Ce
n’est pas un hasard si l’idée de la paix absolue est soutenue, à ce moment précis,
par un signe divin, peut-être une lettre céleste implicitement évoquée par le texte :
Recepite ergo et tenete pacem et illam trevam Dei quam et nos divina inspirante
misericordia de coelo nobis trasmissam. L’hypothèse est corroborée par la suite :
la paix inspirée par le ciel (istam causam a Deo nobis coelitus inspiratam), ajoute-
t-on, devait remédier à une situation périlleuse sur la terre, causée par les nom­
breux péchés commis en conséquence de l’irrespect du dimanche, le thème
classique des lettres célestes495051. La volonté d’imposer le respect du dimanche
revient quelques lignes plus bas, quand sont interdits les jours de fêtes tant le
travail (rurale opus in ea omnino non fieret) que la guerre contre les ennemis
(inimicus inimicum non formidaret). L’interdit participe d’un projet plus ample de
pratique disciplinaire de l’usage des armes et renvoie à une nouvelle idée du terri­
toire politique : outre les malédictions, inévitables dans ce cas, l’homicide est éga­
lement puni par l’exil hors de la patria51. Soit, une peine juridiquement fondée sur
les lois canoniques et laïques : examinatus per decreta legum seculari, et per
sanctorum canonum regulas duplicata penitentia iudicabitur. On trouve donc
associées dans un même texte une vision eschatologique de la paix, qui renvoie à
un royaume futur de tranquillité étemelle, et une définition plus précise des peines
en un sens juridique et territorial, en particulier la peine de l’exil comme acte de
purification de la provincia, délivrée de la violence52. Cette vision globale de la
paix, en mesure d’impliquer un nouvel ordre social, requiert encore une fois
l’intervention directe de la volonté divine, sous forme d’une lettre céleste qui pré­
sente aux hommes la pacification comme l’ultime possibilité de salut.
Dans d’autres paix de Dieu de la seconde moitié du XIe siècle, le carac­
tère politique et territorial émerge de façon encore plus net tandis que la co­
opération des pouvoirs laïques et ecclésiastiques est désormais une donnée

49. MGH Constitutiones et acta publica imperatorum et regum, I, p. 596.


50. Ibid., p. 597 : « Dominica certe dies non celebrantur sed cuneta servilia opera in ea fiebant. »
51. Ibid., « si quis in ipsis diebus neuve dei homicidium fecerit exui factus atque a propria pania eiuctus,
Ierusalem tendens longinquum illic patiatur exilium ».
52. Même chose dans la Tregua Dei Lombardica de 1040, dans MGH Constitutiones et acta publica impe­
ratorum et regum, I, p. 598, « statim exeat foras de civitate in exilio ad capiendam penitentiam usque
ad mortem ». Dans la trêve du diocèse de Thérouanne, soutenue par le comte Baudouin, le violator
pacis encourt, outre l’excommunication, un exil de 30 ans hors du diocèse comme pénitence :
« Quodsi aliquis, quod absit, illam, non tenendo que precipimus, infregerit, si non XXX annorum peni­
tenciam in exilio fecerit et, antequam ab episcopatu exeat [...] » (p. 600).
M o u v e m e n t d e pa ix d a n s u n e c o m m u n e d e P o po l o 327

structurelle53. Un exemple de cette institutionnalisation diffuse de la paix est la


pax Coloniensis promulguée par l’évêque Sigivinus en 1083. Il s’agit d’un texte
important, qui servit ensuite de modèle à d’autres paix de Dieu de matrice épisco­
pale dans les villes allemandes, et où revient le motif de la paix « étemelle » en
tant que perspective future de l’acte de paix545. La paix de Cologne répond à une
idée de gouvernement stable du diocèse qui discipline l’usage des armes et
réprime sévèrement les actes de violence. Cette conception politique de la justice
se traduit dans un système différencié d’interdits et de peines : le noble qui tue
dans les périodes interdites doit être a finibus confinibus suorum et puni par la
confiscation de l’héritage et du bénéfice ; les personnes de condition servile sont
immédiatement décapitées ou soumises à l’ordalie de l’eau froide. La trêve ne
comprend évidemment pas les actes de guerre ou de justice commis par les
grands (ducs, comtes, marquis) en tant qu’officiers publics. Cette paix au demeu­
rant ne vaut pas seulement pour le présent mais doit être observée par la postérité
à perpétuité {in perpetuum apud posteros nostros observetur). Le sens de cette
clausule est sensiblement différent que dans les cas précédents de paix étemelle :
in perpetuum a ici une signification institutionnelle et signifie que la paix doit être
maintenue par tous et sous tous les évêques qui gouverneront dans le futur. C ’est
une promesse à Dieu qui dure toujours et que l’autorité doit respecter et faire
respecter dans le futur. Quiconque rompt le pacte sera excommunié de façon irré­
médiable. Le bannissement et l’excommunication se superposent dans la défense
de l’ordre social fondé sur la paix.
On retrouve ce même caractère de stabilité de la paix dans d’autres chartes des
XIe et xne siècles : par exemple dans la pax Alsatiensis, dont le serment d’adhé­
sion à la paix a une valeur perpétuelle, et coniuratam perpetuo prout homini licet,
in hunc modum confirmavere55 ; ou dans la paix de l’évêque de Bressanone qui
confirme le caractère « communautaire » de la concorde qui doit unir tous les
fidèles : Hec pax ita statuta et iurata et confirmata est ut omnes homines pacem
habeant, divites et pauperes, clerici et laici, iuvenes et senes56.

53. Voir la synthèse de W. G oetz , « Protection of the Church, Defense of the Law », cit., p. 270-273, qui
rappelle la fonction de maintien de l’ordre des paix et des trêves de Dieu en accord avec les pouvoirs
laïques. On peut y ajouter le concile de Lillebonne présidé par le roi Guillaume avec les évêques de
Normandie : le premier chapitre prévoit une coopération entre la justice de l’évêque, les seigneurs de
la région et, en cas de manquement des seigneurs, le vicomte royal (voir The Ecclesiatical History of
Ordene Vitalis, éd. M. C h i b n a l l , vol. m , Oxford, 1972, p. 24).
54. MGH Constitutiones et acta publica imperatorum et regum, I, p. 603-605. Repris dans la Pax
Bambergensis de peu postérieure (1085), Ibid., p. 606.
55. Par exemple la pax Alsatiensis, dans MGH Constitutiones et acta publica imperatorum et regum, I,
p. 612, « et coniuratam perpetuo prout homini licet, in hunc modum confirmavere », ou encore
« pacem vero precipue et semper et ubique omnibus ecclesis et earum atris ».
56. Comme on peut le lire dans la Pax episcopatus Brixinensis de 1229, dans MGH Constitutiones et acta
publica imperatorum et regum, H, p. 570.
328 Massimo vaj.if .rani

La paix devient ainsi une condition définitive de la respublica, qui associe les
autorités laïques et ecclésiastiques dans la mission supérieure de conservation de
l’unité politique et spirituelle de la communauté. Dans la Lezenda, le rappel du
mythe de la lettre céleste sert en premier lieu à récupérer cet arrière-plan eschato-
logique de la paix en tant que manifestation de la volonté divine à laquelle per­
sonne ne peut se soustraire et en tant que mission de salut et de refondation de la
société requérant la collaboration de tous les pouvoirs politiques de la ville. Ce
substrat profond est également perceptible, comme nous le verrons, dans les déci­
sions politiques de la commune de Pérouse prises dans le contexte de la devotio,
lorsque l’évêque fut appelé, par les Ordinamento Populi du mois d’avril 1260, à
sanctionner par l ’excommunication les mesures prises par le Popolo pour main­
tenir la paix et instaurer un nouvel ordre poütique.

Lettres célestes et prédicateurs

Une deuxième vague de lettres célestes caractérise les mouvements nés à


l’occasion des diverses phases des croisades des XIIe et XIIIe siècles. Il s’agit d’un
modèle très différent du nôtre, sans la moindre référence à la paix, mais qui
présente une composante de premier ordre : la fonction de légitimer un prophète-
prédicateur comme chef du mouvement. Le prototype en est évidemment Pierre
l’Ermite, le prédicateur de la première croisade. Selon les Annales Roseveldenses,
Pierre, sorti du cloître pour prêcher la croisade, réussit à convaincre les moines et
les évêques grâce à une lettre « qu’il affirmait être tombée du ciel » (quam de
coelo asserebat lapsam), laquelle incitait tous les chrétiens à gagner en armes le
sépulcre de Jérusalem pour en chasser les païens57.
Les cas se font plus nombreux précisément au début du xm e siècle, comme
l’attestent les vicissitudes d’Eustache de Flay qui prêcha la croisade en Angleterre
entre 1200 et 1201 avec un mandat, fort hypothétique, d’Innocent III. Il est très
probable que l’hostihté du clergé anglais l’ait contraint à abandonner la première
tentative de prédication et à se réfugier en France. L’année suivante, Eustache
revient, toujours pour prêcher la croisade, mais il est cette fois mieux équipé. Il
réalise des miracles, se dit investi d’une mission sacrée et montre un signe tan­
gible de la volonté divine qui le soutient : une lettre venue du ciel trouvée sur
l’autel de l’église de Saint-Siméon au Golgotha, qui exigeait le respect du diman­
che et menaçait de graves mésaventures quiconque n’aurait pas respecté les
préceptes en continuant à travailler les jours de fête58. La lettre incite donc à la
pénitence en avertissant que, pour l’heure, ce n’est qu’aux prières de Marie et des

57. Annales Roseveldenses, dans MGH SS, 16, p. 101.


58. Chronica Magistri Rogerii de Houeäene, éd. W. STUBBS (Rolls series, 51), vol. IV, Londres, 1871,
p. 167-172.
M o u v e m e n t d e p a ix d a n s u n e c o m m u n e d e P o po l o 329

saints que le monde doit d’avoir été épargné de la ruine59. Dans un premier
temps, l’accueil de l’évêque fut enthousiaste, mais, au fil des mois, les opposi­
tions croissantes à sa prédication contre les marchands et les artisans, et peut-être
contre le roi, conduisirent Eustache au déclin60.
C’est encore le cas de la croisade des enfants de 121261. La chronique de
Lyon rapporte la légende du Christ apparu sous les traits d’un pastoureau confiant
à un « croisé », Étienne de Cloy es, des lettres pour le roi de France. Il s’agit donc
d’un type de lettre encore différent de celui d’Eustache, dans la mesure où, outre
la légitimation d’un prédicateur ou d’un mouvement, elle sert à inciter les puis­
sants à partir pour la croisade. La lettre est d’usage également dans la croisade
des « pastoureaux » de 1251, guidée par un mystérieux maître de Hongrie, un
certain frère Jacob, qui se mit à la tête d’un groupe de pasteurs et d’artisans dans
les villes françaises. Jacob affirmait qu’une Vierge entourée d’un déploiement
d’anges lui était apparue et lui avait donné une lettre l’exhortant à la croisade et
confiant aux pasteurs et aux humbles la mission de libérer le tombeau du Christ62.
La prédication et l’action de Jacob et de ses troupes se retournèrent bien vite
contre le clergé et en particulier les ordres mendiants, se détournant de la compo­
sante croisée initiale.
Dans tous ces cas, la lettre céleste servait à renforcer la position d’un prédica­
teur nouveau, étranger aux structures traditionnelles d’encadrement, victime de
l’hostilité du clergé local ou encore prêchant contre l’Église officielle. Le thème
de la croisade servait aussi très clairement à légitimer la prédication et la péni­
tence, cette dernière exigée comme forme de soumission à une volonté divine
incarnée dans le prédicateur. On retrouve encore les traces de cette fonction de

59. Ibid., p. 168 : « Scitote quod salvi estis per orationes santissime genitricis mee Marie et sanctorum
angelorum meorum, qui orant pro vobis quotidie. » La lettre invitait donc au repentir : « Recedite a
malo et poenitentiam agite de malis vestris, quod si non feceritis quasi Sodoma et Gomorra peribitis. »
60. W. R. JON ES, « The heavenly letter in medieval England », dans Medievalia et Humanística, 6, 1975,
p. 163-178, en particulier p. 169, qui interprète la prédication d’Eustache comme une sorte de révolte
contre l’avarice des nouveaux groupes marchands. Presque tous les miracles, du reste, frappent des
personnes voulant travailler ou gagner de l ’argent le samedi après-midi.
61. G. M ICCOLI, « La “crociata dei fanciulli” del 1212 », dans Studi medievali, 3 ser., 2,1961, p. 407-443,
et G. DICKSON, « Stephen of Cloyes, Philip Augustus and the Children’s Crusade of 1212 », dans
I d e m , Religious enthousiasm, chap. V. Par la suite, les mouvements croisés de 1321 se servirent égale­
ment du mythe de la lettre céleste portée par la Vierge : un pastoureau vit une colombe - la Vierge -
qui lui ordonna de proclamer une croisade. G. DICKSON, « Carisma e revivalismo nel xm secolo »,
dans Poteri carismatici e informali : chiesa e società medievali, éd. A. PARAVICINI BAGLIANI et
A. VÁUCHEZ (Paierme, 1992, p. 96-113), va jusqu’à considérer que le symbole privilégié par le pro­
phétisme revivifié était la lettre céleste (p. 108). Pour d ’autres exemples, voir G. DICKSON, « Medieval
Christian crowds and the origins of crowd psychology », dans Revue d ’histoire ecclésiastique, 95,
2000, p.54-75.
62. N. CO HN , I Fanatici dell'Apocalisse, trad, ital., Turin, 2000, p. I l l , et désormais G. DICKSON, « The
advent of the Pastores (1251) », dans Revue belge de philologie et d ’histoire, 66,1988, p. 249-267.
330 M a s s i m o Va l l e r a n i

légitimation dans la Lezenda de Ranieri Fasani, lorsque l’évêque de Pérouse


refuse à deux reprises d’ouvrir la lettre, jetant le pauvre Ranieri dans un trouble
profond, et qu’il ne se décide finalement à l’ouvrir et à en publier le contenu sur
la place qu’après avoir reçu l’illumination divine.
En somme, la lettre céleste revêt des fonctions multiples et assume de part en
part des significations diverses, en fonction des occasions et des usages que l ’on
entend faire de ce signe divin : créer un climat de peur diffuse, indiquer dans le
respect du dimanche, et donc de la célébration de la messe, une voie de salut, ou
légitimer une prophétie ou plus souvent un prophète auto-proclamé. Mais lors­
qu’elle est associée à la paix, la lettre semble avoir pour fonction de créer un
arrière-plan eschatologique sur lequel il s’agit de projeter l’image d’une société
renouvelée par la pénitence, garantie de la sauvegarde de la communauté. Ainsi
s’explique l’évolution que le concept de paix connaissait au gré des multiples
paix de Dieu expérimentées et célébrées au cours du XIe siècle, alors que la paix
devait construire un nouvel ordre politique des communautés territoriales que les
autorités laïques et ecclésiastiques étaient appelées à maintenir et à protéger
« pour toujours » des périls de la violence interne.
Après une longue éclipse, la lettre réapparaît au milieu du XIVe siècle, dans le
contexte dramatique de la prédication antiromaine des Flagellants allemands qui,
après avoir soulevé les masses des villes d’Europe du Nord contre l’Église, furent
ensuite brutalement éliminés à la suite de la bulle de suppression publiée par
Clément VI en octobre 134963. Le contenu de ces lettres célestes, pour nous
limiter aux exemples des Flagellants de Suderhausen et Erfurt étudiés par
Delahaye64, manifestait une contestation violente de la hiérarchie romaine : Dieu
avait privé le pape et l’ensemble des évêques de toute autorité et la flagellation
imposée pendant trente-trois jours aurait assuré le salut. Mais la lettre figure éga­
lement dans l’épisode de la prédication des Flagellants à Strasbourg, tel que le
rapporte le chroniqueur Closerer. Selon la lettre, Dieu entend détruire la terre en
raison des péchés de blasphème, d’usure et d’adultère, et de l’inobservance du
dimanche, mais la Vierge et les anges, se prosternant à ses pieds pour l’implorer
d’épargner le monde, l’ont convaincu de concéder une dernière opportunité aux
hommes : un ange ordonna donc de faire une procession de pénitence pendant
trente-trois jours et demi, autant que l’âge du Christ65. Le texte s’apparente de
près à celui que rappelle indirectement la Lezenda, bien que persiste un problème

63. Voir N. COHN, I Fanatici, cit., p. 168.


64. H. DELAHAYE, « Note sur la légende », cit., p. 189-190. Voir aussi R. E. LERNER, « The black death
and western european escathological mentalities », dans American Historical Review, 86, 1981,
p. 533-552.
65. Strassburgische Chronik, von Fritsche Closener, dans Die Chroniken der Deutschen Städte, VTŒ,
Leipzig, 1870, p. 111-116.
M ouvem ent d e p a ix d a n s u n e c o m m u n e d e P o p o l o 331

de datation de premier ordre66. S’il datait vraiment du xme siècle, comme le


soutiennent certains, on pourrait confirmer l’arrière-plan des terreurs millénaristes
accompagnant l’avènement des premiers Flagellants et l’usage de la lettre céleste
pour annoncer la pénitence et la paix universelle.

Contextes apocalyptiques de la devotio

En réalité, par-delà les éléments de contexte rappelés précédemment (le per­


sonnage de Ranieri, le rôle de l’évêque, la question de Bevignate), dès le
xrne siècle et indépendamment de la Lezenda, un ensemble de motifs eschato-
logiques sert d’arrière-plan à la devotio : signe que le mouvement de 1260 parvint
véritablement à exprimer la dimension apocalyptique du message de pénitence et
de paix qu’il propageait. Signalons d’une part le thème de la médiation mariale,
présent dès les premiers exemples de lettres célestes à contenu apocalyptique
(comme dans la lettre de Corbie mentionnée auparavant), mais revivifié à partir
du début du xme siècle à l’occasion de la fondation des ordres nouveaux. On
connaît le rôle fondateur du culte marial pour de nombreuses congrégations de
pénitents et, plus encore, pour les Dominicains et les Franciscains qui lièrent
l’origine de leurs ordres à la vision de la Vierge intercédant auprès du Christ prêt

66. L’épisode de la prédication date de 1349, mais l’éditeur ancien de la chronique, Cari Hegel, avait
proposé de dater du milieu du xm c siècle les matériaux de la lettre, et, sur cette base, tant Cohn que
Töpfer ont accepté d ’antidater la lettre aux Flagellants à 1261 (voir N. C O H N , I Fanatici dell’apoca­
lisse, cit., p. 155 ; B. TÖPFER, Il Regno futuro della libertà. Lo sviluppo delle speranze millenaristiche
nel medioevo centrale, Gênes, 2000, p. 320). L’hypothèse est en revanche repoussée par G. DICKSON,
« The Flagellants of 1260 », cit., p. 259. Aucune des deux hypothèses ne peut faire valoir d ’arguments
décisifs. Reste le doute sur la datation qui, en réalité, pourrait concerner aussi la Lezenda.
R. M a n SELLI, dans le compte rendu de II Movimento dei disciplinati, dans Rivista di storia della
chiesa in Italia, 18,1964, p. 96-102, estime que considérer la Lezenda comme un texte du XIVe siècle
écrit pour légitimer le nouveau mouvement des Flagellants de 1349 est une « hypothèse hardie ».
L’idée ne peut pas être exclue mais les éléments du texte, comme nous l’avons souligné, correspondent
parfaitement à la réalité de Pérouse en 1260. En outre, on ne connaît, en Italie, que très peu de versions
de la lettre (six au total), remontant toutes à la fin du XIVe et au XVe siècle : voir M . PELAEZ,
« Redazioni italiane della pretesa lettera di cristo sul riposo domenicale », dans Atti e memorie
dell’Accademia di Arcadia, 1949, p. 36-53. Il n ’y en a qu’une, rédigée en vulgaire toscan dans un
manuscrit du Vatican, qui semble refléter un modèle proche du nôtre, sans jamais mentionner les
Flagellants : au thème du respect du dimanche s’ajoutent celui de la pénitence (« se non onderete in
processione o colla santa croce adorando, digiunando, piangendo li vostri peccati et non vi perdone­
rete le offensioni e le ingiurie ») et du danger de destruction du monde déjoué par l ’intercession de la
Vierge (« io vi dico ch’io pensai a dì X di settembre di disperdere tutte le creature d ’in sulla terra, se
non fosse la mia santìssima madre e per li prieghi de santi angieli e cherubini »). Voir aussi l’exemple
intéressant de la lettre se trouvant dans le livre d’un marchand de Fabriano du XIVe siècle qui, outre des
textes littéraires, a transcrit une lettre céleste, peut-être entendue au cours d’un sermon. M . PELAEZ
enregistre aussi deux versions orales contemporaines qui transmettent la lettre sous forme d’un chant
populaire. Voir enfin M . CASELLA, « La epistola di lu nostru signuri. Testo volgare siciliano del
secolo XIV », dans Atti dell'Accademia delle scienze di Torino, 50,1914-15, p. 83-96.
332 M a s s i m o Va l l e r a n i

à détruire le monde à cause des péchés et de l’ingratitude des hommes : une


légende déjà diffusée dans les milieux cisterciens et vigoureusement reprise par
les Dominicains, qui consacrèrent la Vierge comme protectrice de l ’ordre précisé­
ment autour des années 126067. C’est en ce sens qu’Humbert de Romans la
réécrit, que la reprirent comme motif récurrent Géraud de Frachet dans les Vitae
fratrum et l’évêque de Pise Federico Visconti dans ses sermons6869701, et enfin que
Jacques de Voragine l’inséra dans la Legenda Aurea69. Le rappel avait une signifi­
cation clairement légitimante, surtout à une époque de contestation ouverte de
l’ordre, et il consentait aux Dominicains de se présenter come strumento del
nuovo apostolato a cui la madre di Dio affidava la salvezza dell’umanità nell’ap­
prossimarsi della fine dei tempi70. Mais le culte de la Vierge médiatrice était
également une constante dans les confréries laïques ou de pénitents.
Par ailleurs, une tradition eschatologique relative à la dévotion de 1260 s’était
immédiatement diffusée dans les chroniques contemporaines, donc avant la
rédaction présumée de la Lezenda au XIVe siècle. Dans ce cas également, les
concordances sont multiples. Les Annales Ianuenses rappellent comment la dévo­
tion débuta par inspiration divine, quod ex divina provisione dicitur processisse,
et fournit deux versions concernant le promoteur de la pratique : pour certains, la
naissance de la devotio était le fait d’un mystérieux parvulo, pour d’autres d’un
ermite dans une grotte qui prétendait avoir reçu de Dieu l ’ordre de se repentir
pour sauver la ville : quem fertur dixisse se angelica audisse quod nisi homines
Perusii penitentiam agerent, quod eorum civitas subverteretur11.

67. S. T O G N E T n , « Quesiti sui flagellanti », cit., p. 157, a évoqué à ce propos la « légende des trois
lances » que Dieu voulait projeter contre l’humanité pécheresse, légende utilisée par Césaire
d ’Heisterbach à l ’intention des Cisterciens, puis par Dominique.
68. Ibid., p. 159. Les références à la lettre et à la datation se fondaient sur des données incertaines et des
éditions partielles ; voir désormais Les Sermons et la visite pastorale de Federico Visconti, archevêque
de Pisa (1253-1277), éd. N. BÉRIO U , Rome, 2001, sermo XLIV, p. 669-677, notamment p. 673, § 8 :
« Vidit enim Christum tenentem tres lanceas, quasi iratus eas vibrantem ut percuteret mundum, et
beatam Virginem, matrem eius, querentem ab eo quare hoc faceret. »
69. Voir G . G . M EERSSEM AN, « La prédication dominicaine dans les congrégations mariales en Italie au
xm e siècle », dans Archivum fratrum predicatorum, 18,1948, p. 131-161 ; B. SELLA, « Northern Italian
Confraternities and the Immaculate conception in the Fourteenth century », dans Journal o f
Ecclesiastical History, 4, 1998, p. 599-619. La defensio de Marie est également élargie aux graves
conflits de l’ordre avec la papauté, précisément entre 1255 et 1258 : L. GAFFURI, « La predicazione
domenicana su Maria (il secolo xm) », dans Gli studi di Mariologia medievale, bilancio storiografico,
Atti del I convegno della Fondazione Ezio Franceschini, Parma, 7-8 novembre 1997, éd.
C.M . P IA S T R A , Florence,2001,p. 198-199.
70. Ibid., p. 202.
71. Annali genovesi di Caffaro, vol. IV, p. 40, citées par A. F r u g o n i , « Sui flagellanti del 1260 », cit.,
p. 219, qui reconnaît dans l’ermite un renvoi à Ranieri « indicandoci fra l ’altro come immediato fosse
stato il fiorire del racconto del miracoloso intervento celeste ».
MOUVEMENT DE PAIX DANS UNE COMMUNE DE PO PO L O 333

On peut saisir plus d’un écho de la Lezenda dans l’expression subvertere civi­
tatem ; quant à l’ermite recevant de Dieu l’ordre de faire pénitence, il peut éven­
tuellement rappeler ou Ranieri Fasani lui-même, pénitent solitaire, ou une
évocation indirecte de Bevignate, mystérieux saint ermite du xm e siècle pérugin.
A nouveau selon les Annales Ianuenses, le chant de départ de la devotio aurait été
une invocation mariale : Domina Sancta Maria [...] rogetis Ihesum Christum ut
nobis parcere debeat12, reprenant ainsi le thème de la médiation mariale dans les
années de sa diffusion.
Le chroniqueur d’Asti Guglielmo Ventura reprend la figure de l’ermite, bien
qu’il en parle au pluriel, indiquant des « ermites » comme auteurs indistincts de la
pénitence, au demeurant limitée aux seuls « Lombards ». Les « ermites » sortant
de leurs grottes pour inviter à la pénitence sont, dans ce cas, un décalque évident
de la prédication de Jonas à Ninive - sicut predicavit lonas in Ninive - dont
l’arrière-plan eschatologique est explicite, tout comme le recours au thème de la
peur comme moteur de la pénitence7273. Dans le livre de Jonas (3, 8), on trouve, en
effet, le modèle de la pénitence collective d’une ville entière pour ses propres
péchés : à l’annonce de la destruction de la ville de Ninive, les citoyens, sur ordre
du roi, jeûnèrent, se vêtirent de sacs et firent pénitence publique : « Ils invoque­
ront Dieu avec force. Chacun se convertira de son mauvais chemin et de la
violence qui reste attachée à ses mains. » La conversion produisit son effet parce
que Dieu s’apitoya à la vue du changement7475.Le modèle biblique peut donc avoir
contribué à diffuser une image commune de la discipline de 1260 comme péni­
tence pour sauver le monde, comme l’attestent encore deux passages du
Chronicon Marchiae Tarvisinae. Le premier associe l’épisode de Ninive à la
prière à Marie (cantu lacrimabili domini misericordiam et Dei genitricis auxilium
implorabant ; supliciter deprecantes ut, qui Ninivitis penitentibus est placatus
[...] parcere dignaretur), tandis le thème de la peur revient au premier plan dans
le second passage (ostendebant ac si timerent quod divina potentia ipsos vellet
igne hiatu terre subito absorbere aut concutere violentessimo terremotu seu aliis
plagis quibus divina iustitia se ulcisci de peccatoribus consuevit)15.
Les chroniqueurs, comme l’auteur de la Lezenda, reconstruisent l’épisode des
Flagellants au gré d’une recomposition complexe de mythes et d’images diverses

72. Annali genovesi di Caffaro, cit., p. 40.


73. « Tunc enim heremitae, exeuntes de spelonchis suis, ad civitates venerunt, evangelium predicantes,
sicut predicavit in Ninive lonas propheta, et dicebant : penitentiam agite, appropinquat enim regnum
Dei » (Memoriale Guilielmi Venturae, p. 702). La cause profonde est toujours la peur de la punition
divine.
74. Sur ce thème : A. VAUCHEZ, « La Bible dans les confréries et les mouvements de dévotion », cit.,
p. 587.
75. Chronicon Marchiae Tarvisinae et Lombardiae, éd. L. A. BOTTEGHI, dans RIS, VIH, p. DI, Città di
Castello, 1916, p. 44 (= Annales sanctae Iustinae patavini, dans MGH SS, 19, p. 179).
334 M a s s i m o Va l l e r a n i

liés à une attente eschatologique : la peur d’une catastrophe imminente pousse les
hommes au repentir et donc à la promotion de la paix. La médiation mariale,
motif extrêmement diffus dans les nouveaux ordres et, en général, dans la litté­
rature apocalyptique, est récupérée et combinée avec le thème de la pénitence
expiatoire calquée sur le modèle biblique de Ninive. Si le thème de la peur,
comme l ’affirme Töpfer, peut ressortir à un joachimisme vulgaire (diffusé immé­
diatement après la mort de Joachim), qui ne parvient pas encore à l ’élaboration du
troisième âge mais se contente d’être annunciatore di afflizioni da parte
dell’Anticristo e della fine del mondo, le thème de la paix est lié à l’espérance
millénariste de la réalisation d’un monde meilleur sur la Terre76. La paix devient,
dans ce contexte, un signe de l’entrée dans le Royaume des cieux, une antici­
pation, un viatique.

La paix terrestre, du reste, est directement associée à la réalisation du royaume


de Dieu, à la paix étemelle. L’extension continue du sens de la paix se nourrissait
de l ’extrême richesse textuelle de la Bible sur la paix, à partir du livre d’Isaïe qui
distinguait au moins quatre degrés de la paix : entre Dieu et l’homme, entre
l ’ange et l’homme, entre les hommes et au sein de chaque homme entre la chair et
l ’esprit. L’homilétique du XIIIe siècle reprit ces canons tout en les réélaborant en
fonction des nécessités qu’impliquaient les occasions du sermon, toujours plus
ouvertement politiques. On trouve un exemple d’autant plus important qu’il est
très proche de nos événements dans les sermons de l’archevêque Federico
Visconti, en particulier le sermon, étudié dans ce volume par Nicole Bériou,
adressé au podestat et au conseil de Pise, invités à envoyer des représentants pour
jurer la paix avec Charles d’Anjou77 : une mission difficile, exécutée pour le
compte de Clément IV qui faisait pression sur Pise et les alliés du parti impérial
souabe réticents devant cette pacification avec Charles, nommé précisément
vicaire général du pape en Toscane en 126778. Dans ce sermon, Federico Visconti
récupère la totalité des sens de la paix pour encadrer la paix terrestre dans une
échelle ascensionnelle de paix menant à Dieu. Si ce processus d’élévation nous
intéresse, c’est qu’il met clairement en évidence l’effort de mise en rapport entre
les différentes significations de la paix. Elles sont ici au nombre de trois, confor­
mément à une recomposition de matériaux bibliques disparates. La première est
la paix « temporelle », avec nous-même (âme et corps) ; la deuxième, qui nous
intéresse davantage, est celle qui règne entre « consanguins et voisins », à savoir

76. B . TÖPFER, Il Regno futuro della libertà, cit., p. 320-321.


77. Voir Les Sermons et la visite pastorale de Federico Visconti, archéveque de Pise (1253-1277), n° XIV,
cit., p. 450-458, ainsi que N. BÉRIOU, « Le sermon de Federico Visconti, archevêque de Pise, en faveur
de la paix avec Charles d’Anjou (1267) », dans ce volume.
78. Sur le contexte pisan : Ibid., p. 65-67.
M ouvem ent d e p a ix d a n s u n e c o m m u n e d e P o p o l o 335

la paix des citoyens et de la ville, donc une paix politique7980.Or, pour maintenir la
ville en paix (entre les différentes composantes sociales) et la préserver des
ennemis, la médiation mariale s’avère à nouveau nécessaire : et certe gratias
referimus domino nostro Iesu Christo et beate Marie semper virgini domine
nostre que intercedit pro ista nostra civitate ad suum filium, quod sicut bene certi
sumus, maiores minores et medii huius civitatis in bona pace, plena concordia et
in unitate sunt, quod ista civitas manuteneatur, defendatur et a nostris inimicis.
Le lien entre la concorde des cives et l’intercession de Marie est très étroit :
seule l’unité des citoyens rend possible l’intercession de Marie auprès du
Christ en vue du salut de la ville. C’est à ce point que se situent le discours
politique et l’exhortation à faire la paix avec Charles d’Anjou, conformément à
ce qu’exigeaient le bonum statum et le salut de la ville (Charles d’Anjou venait
d’assiéger et de prendre la forteresse de Poggibonsi).
La paix interne est également la voie par laquelle on atteint le nouveau status
de salut dans l’au-delà ou, en d’autres termes, la troisième paix, celle de
l’éternité : si premissas duas paces, scilicet pectoris et temporis, haberimus, daret
tertiam pacem, scilicet etemitatis. Le modèle de cette paix étemelle est fourni par
certains versets du livre d’Isaïe, « sedebit populus meus in pulchritudine pacis »
(Is XXXII 18, 12), id est in pace sine servitute, quia infuturo cessabit omnis pre­
lado80. Les trois étapes sont donc nécessaires pour accomplir le parcours vers le
salut. La paix entre les hommes, à l ’intérieur de la ville, n’est que le commence­
ment de la voie du salut.

La Lezenda puise donc dans un langage moins improvisé et fabuleux qu’on ne


pourrait le croire. Elle récupère des matériaux extrêmement divers, mais leur
montage est clairement influencé par une nouvelle sémantique de la paix fondée
sur le lien entre le salut de la ville et l’urgence de la pacification, entre paix et
ordre politique. En ce sens, la Lezenda reflète en partie l ’impact politique qu’eut
la procession à Pérouse, dans un milieu très réceptif au thème de la paix, en tant
qu’aspiration à un monde non violent de concorde, mais aussi en tant que moyen
de construction d’un pouvoir en mesure d’imposer la paix et, donc, de sauver la
communauté.

79. « Secundam pacem temporis habere debemus cum consanguineis, proximis et vicinis nostris, tempus
absque bellorum conflictum inter omnes fideles Christianos » (Ibid). Il s’agit donc d ’une paix interne à
la ville, au sein de laquelle les familles sont plus unies et « civitates magis ditantur et exaltantur ».
80. Autres références, Is 22, 5, « in presentí scilicet, silicei infuturo, ut sic sit sabbatum idest requies sive
pax eterna nobis infuturo » ; Is 66,23 qui mentionne la « pax super Israel » ; et encore Is 66,12. C’est
toujours sur Isaïe que sont fondés les quatre sens de la paix dans le § 15, p. 457 : paix entre Dieu
et les hommes, Is 27,5 entre ange et homme, Is 57,2,3 entre homme et homme et entre chair et esprit,
loc. cit.
336 M a s s i m o Va l l e r a n i

PÉROUSE, 1260

La commune du Popolo et la discipline de la violence

Le mouvement des Flagellants doit maintenant être replacé dans le contexte


politique de Pérouse en 1260 : une année « anormale » qui vit la commune, et en
particulier le Popolo, aux prises avec la stabilisation de ce qui se présentait, à
l’évidence, comme une organisation nouvelle et complexe du pouvoir en ville81 :
la mise en place de la magistrature du capitaine du Popolo, la redéfinition des
critères d’appartenance aux societates territoriales, le rôle du Popolo comme
organisme unitaire, le contrôle de la violence organisée, la construction d’un
nouveau système institutionnel d’encadrement de la société et de ses conflits. Il
s’agit donc d’une situation in fieri, au sein de laquelle les Flagellants ne consti­
tuent pas le début de l’histoire mais un événement dramatique qui fit précipiter
une situation déjà marquée par de profondes tensions internes à la société de
Pérouse. Il s’agira donc d’avancer par étapes, en reconstruisant d’abord le sens des
choix politiques de la commune qui tournaient cette année-là autour du thème de
la violence, pour vérifier dans un second temps les conséquences des interférences
entre les décisions du conseil et les processions des Flagellants : interférences qui
finirent par englober les résultats de la devotio au sein d’un système politico-
juridique nouveau, fait de matériaux divers et en mesure de préfigurer, par la
contamination avec les significations religieuses de la paix, une société renouvelée.
L’hiver 1260 constitua un moment important dans la définition idéologique de
la politique du Popolo, qui avait mis en place depuis peu une instance dirigeante
propre, parallèle au podestat, le capitaine du Popolo, créé en 125582. L’émergence
d’un nouveau magistrat, loin de mettre fin aux conflits, en marqua plutôt le
commencement. En doublant les recteurs (podestat et capitaine) et les conseils, la
vie politique de la ville n’en fut que compliquée par la superposition de projets
idéologiques et de réformes institutionnelles dans le cadre d’une trame serrée de
mesures normatives décidées au sein des diverses assemblées à des moments
différents. Cette tension réformatrice répond en partie à un choix fondamental des
forces du Popolo de Pérouse. Sous l’impulsion des societates des Arts, le Popolo
s’efforce de changer la commune de l’intérieur, au moyen d’un travail patient de
création ad hoc de nouveaux instruments de gouvernement, en mesure de modi­
fier les équilibres sociaux et politiques de la ville. La centralité du système des
conseils en sort renforcée, sans pour autant annuler les contrastes politiques.

81. J. GRUNDMAN, The Popolo at Perugia, cit., A . BARTOLI, « La situazione politica », cit., J.-C. M AIRE
V IGUEUR,« n comune popolare », cit.
82. Sur la date de naissance de la magistrature du Popolo, voir toujours J. GRUNDMAN, The Popolo at
Perugia, cit., p. 100.
M ouvem ent d e p a ix d a n s u n e c o m m u n e d e P o p o l o 337

En nul autre moment qu’en ce moment de fondation, ne put-on percevoir de façon


aussi exceptionnelle la tension entre les projections normatives de la commune du
Popolo (ordinamento., lois spéciales) et les résistances politiques opposées à son
affirmation, avec de fréquentes interruptions des séances des conseils et des
contestations ouvertes de l’ordre du jour8384,des complots contre le capitaine, des
assauts violents contre son palais, des désertions de la garde des châteaux et un
usage provocateur de la violence privée. Telle est bien, sans concession à une
dramatisation excessive, la toile de fond des premiers mois de l’année 1260.
La situation n’était pas totalement inhabituelle. La commune menait déjà une
politique de limitation des conflits comme l’atteste la promotion d’une campagne
de paix par le podestat de l’année précédente, Rainaldo de Brunaforte : si nous
n’en connaissons pas le contenu, l’allusion aux « paix jurées sous Rainaldo »
laisse imaginer une lourde action d’intervention active du podestat pour la
suspension des conflits personnels entre les civesSA. À partir du mois de
janvier 1260, le conseil mit en œuvre une stratégie plus radicale de discipline de
la violence qui demeura le fil conducteur des nombreuses mesures politiques et
judiciaires prises par le conseil au cours de l’année. Trois groupes de normes
caractérisent cette action de contrôle tous azimuts.
Un premier ensemble de mesures tend à éteindre immédiatement les foyers
éventuels de conflits. Une décision est ainsi prise pour éviter les conflits entre les
partes devant les tribunaux : le conseil autorise les magistrats à imposer une peine
de 40 sous à quiconque ne respectait pas les décisions du podestat ou attaquait un
adversaire au tribunal85. Une question encore plus délicate est abordée lors de la
séance du 13 février, où on propose d’interdire ou de limiter, à l ’occasion de la
fête du saint patron Ercolano, les ludi batalie, jeux simulant la guerre qui met­
taient en scène la jeunesse de Pérouse, d’origine militaire ou non, dans le cadre de

83. Données tirées du « giudiziario » : le nombre des amendes pour infraction aux réglements consiliaires
dans les condamnations de 1260 sont en nette progression.
84. J. GRUNDMAN, The Popolo at Perugia , eit., p. 124 : les accords de paix conclus sous Rainaldo de
Brunaforte, podestat en charge en 1259, sont mentionnés dans les Ordinamento Populi de 1260, qui
sanctionnent de peines plus sévères quiconque aurait été surpris portant des armes interdites « si fuerit
de illis qui fecerunt pacem tempore domini Raynaldi de Brunaforte olim potestatis Perusii » (Ibid.,
p. 388). U. Nicolini, « Nuove testimonianze su fra Ranieri », cit., p. 5, mentionne les accords de paix
de 1259 : « Proprio sotto la podestaria di Rainaldo si erano firmate paci e concordie. »
85. Décision de la séance du 21 janvier, cf. V. ANSIDH, Regestum reformationum Comunis Perusii ab anno
MCCLVI ad annum MCCC, I (1256-1260), Pérouse, Deputazione di storia patria per 1’Umbria, 1935
(Fonti per la storia dell’Umbria, 1), p. 99 : « Cum sepe oporteat interdicere litigantibus ne attendant ad
rem de qua lis vertitur inter eos ut non procedant ad arma et rixam ». Le conseil décide d ’imposer une
condamnation de 40 sous : « Item placuit quasi toto consilio quod potestas et capitaneus et eius curia
possint precipere pro suo officio exercendo et exequendo et pro pacificandis et mitigandis maliciis
hominum et rumoribus et imponere bannum pro quolibet et pro qualibet vice usque in quantitate
quadraginta solidos [...] ».
3 38 M a s s i m o Va l l e r a n i

représentations extrêmement réalistes de combats armés86. Une partie du conseil,


et en premier lieu le podestat avisé par les tensions récurrentes des mois précé­
dents, réclamèrent leur abolition et la punition des participants87. La discussion
qui suivit est d’autant plus intéressante que la décision d’interdire les ludi, en
punissant les participants de 10 lires d’amende et en obligeant les pères à payer
pour les fils, fut compensée par une évidente accentuation du caractère dévotion­
nel et collectif de la cérémonie, au point que la commune s’engagea à payer les
cierges que les societates devaient porter en procession. Le 27 février, le conseil
revint sur le thème et décida de punir d’une peine redoublée quiconque se serait
rendu responsable de bagarres et misclancie pendant la fête88. Les préoccupations
du conseil n’étaient pas sans fondement. Au début du mois de mars, au cours des
ludi batalie en l’honneur du podestat précédent, Rainaldo de Brunaforte, un
conflit très grave éclata entre Turlotto di Bonconte, un membre éminent de l’élite
politique de Pérouse, et Uguzone di Castello. Selon le dispositif de la condam­
nation, il s’agissait d’une attaque préméditée, présentant des risques évidents pour
la ville : non attendens quod ex facto suo poterit oriri grandis contentio inter
cives et alios, et gaudium in duriciam commutari89. Les faits étaient d’autant plus
graves que le capitaine et le podestat avaient averti Turlotto, afin que celui-ci ne

86. Sur les jeux, voir J. GRUNDMA n , The Popolo at Perugia, cit., et J.-C. M AIRE VIGUEUR, « Il comune
popolare », cit., p. 51. Le thème des ludi batalie était récurrent dans la politique pérugine et apparem­
ment difficile à résoudre. Un débat analogue mené six ans plus tard, en 1266, déboucha sur l ’oppo­
sition presque unanime du conseil contre toute forme d’interdiction des jeux proposée par le capitaine
et le podestat. La discussion se trouve dans ASPg, Riformarne 6, f° 41 v°. En outre, la première inter­
vention contre les interdictions fut prononcée par Bovicello Vitelli, notaire destiné à une belle carrière
dans les rangs du Popolo : « [consuluit] quod ludus sive batalliafiat et nullo modo fieri prohibeatur. »
Sur Bovicello, cf. S. M e r l i , « Un notaio e il popolo. Notizie su Bovicello Vitelli, cancelliere duecen­
tesco del comune di Perugia », dans Bullettino dell’Istituto storico italiano per il medio evo, 101,
1997-1998, p. 199-303, avec mention de l’intervention au conseil à la p. 242. La position de Bovicello
n’en demeure pas moins difficilement expbcable. Le podestat et le capitaine demandèrent à nouveau la
suspension des jeux et, quelques jours plus tard, les mêmes magistrats, inconsolables, durent admettre
leur incapacité à punir les participants aux ludi faute de connaître leur identité et d’être aidés pour les
identifier : une preuve éclatante de boycottage interne vis-à-vis du podestat et du capitaine.
87. Voir l ’annexe.
88. Pérouse, Archivio di Stato, Archivio storico del comune di Perugia, Consigli e riformanze, 4 (cité
désormais Consigli e riformanze), f° 33 r° : « Item si placet eis constituere maiores penas quam conti­
neatur in statuto et in bannis et penis confirmatis per consilium contra eos qui aliquam rixam seu
mesclanciam facerent vel maleficia committerent in vigilia et festivitate beati herculani proximi. »
Andreas Rainerii Baronci décida d’augmenter de 10 lires les peines contre ceux qui commettaient des
délits la veille de la fête du bienheureux Ercolano ; Iohannellus Oddonis proposa en revanche de
doubler le montant des peines.
89. Pérouse, Archivio di Stato, Archivio storico del comune di Perugia, Giudiziario, Podestà 1260,
f° 359 v°, et M . VALLERANI, Il Sistema giudiziario del comune di Perugia. Conflitti, reati e processi
nella seconda metà del secolo XIII, Pérouse, Deputazione di storia patria per l ’Umbria, 1991
(Appendici al bollettino, 14), p. 193. L’épisode est mentionné par U. NlCO LIN I, mais on ne saisit pas la
raison pour laquelle il affirme que « la festa grandiosa era trascorsa senza incidenti », cit., p. 5.
M ouvem ent d e p a ix d a n s u n e c o m m u n e d e P o p o l o 339

provoque pas de blessures au cours des jeux. L’accusation portée était le turba­
mentum pacis, un délit politique donc, qui se trouvait précisément redéfini durant
cette période ; mais la nature des fidéjusseurs, tous de grands domini présents au
conseil, et les circonstances atténuantes (l’exil et la grande quantité de gages qu’il
avait précédemment laissés à la commune) contribuèrent à atténuer la peine infli­
gée à Turlotto90.
Le thème des désordres éventuels avait également été abordé pour une autre
raison à la séance du 19 février, à la réception d’une lettre adressée au conseil par
le podestat de Todi pour informer les habitants de Pérouse d’un nouvelle norme
en vigueur à Todi, selon laquelle on aurait frappé de la peine de mort tout étranger
ayant porté les armes en ville ou participé à des rixes ou à des attaques à main
armée à Todi91. Les sapientes de Pérouse exploitèrent l’occasion de cette lettre
pour étendre l’interdiction à tout le contado pérugin, laissant au podestat la liberté
d’imposer la peine à quiconque aurait évolué en armes occaxione rixe92.

Un second groupe de mesures entendait modifier structurellement le cadre


normatif de la ville. C’est le cas des mesures sur les insultes violentes, avec ou
sans versement de sang, qui décrétaient de nouvelles peines et définissaient de
nouveaux types de coups. La liste des nouvelles peines avait été préparée par une
commission de sapientes formée l’année précédente pour combler les lacunes du
statut93. La nouveauté réside justement dans la précision de la définition des lieux
et des modalités de l’action, tandis que les descriptions génériques contenues
dans le statut laissaient une trop grande marge de manœuvre à l’arbitraire des
juges. On différencia ainsi l’insulte, avec ou sans armes, en ville et dans le
contado, devant la maison, inforo, in platea, in pallatio ; on décida de punir de
peines diverses la poussée avec ou sans chute, le coup de poing in capite, in collo
vel in güila ; on prit en compte l’intentionnalité de l ’acte, comme l ’infraction
dans la maison avec animo iniuriandi o cognoscendi aliquam o furandi et le fait
de brandir un couteau animo offendendi. Il s’agissait d’une préoccupation

90. La liste complète comprend : « d. Thomax de s. Valentino, d. Bartuzus domini Menzi, Bartolucius
domini Ugucionis, d. Ruspidus Franchi, d. Guidaronus dni Rainucii, d. Bartolucius Raineri,
d. Rainerius Benvignatis, Iacopus Bernardini, Zonus dni Ugolini, dns Consul Peri ».
91. Consìgli e riformanze, 4, f° 262 : lettre du podestat de Todi « in quibus continebatur quod potestas et
capitaneas faciant banniri publice ne aliquis forensis cum armis vel sine armis ire debeat in civitate
Tudertina et si aliquis reperiretur in aliquo pretio sive rixa dicte terre Tuderti puniretur pena capitati
quia sic in predicta civitate statutum et cridatum est super quo idem petitur consilium exhiberi ».
92. Ibid., 4, f° 262 r° (= V. ANSIDEI, Regestum, p. 124), « quod aliquis de civitate et districtu seu comitatu
Perusii audeat ire ad aliquam partem occaxione alicuius odii vel rixe que ibi esset ad offensionem nec
ad defensionem alicuius non faciendo mentionem de aliquo loco dando eis bannum ad sua
voluntatem ».
93. Ibid., 4, f° 31 v° (= V. ANSIDEI, Regestum, p. 126) : « Item quid placet super ordinamentis ibi lectis
super insultu et aliis maleficiis et causis maleficiorum que anno preterito per sapientes fuerunt compo­
site et que per statutum non inveniuntur determinate. »
340 M a s s i m o Va l l e r a n i

technique comportant d’évidentes conséquences judiciaires sur la punition. La


question de la description du délit, en particulier dans les cas de blessures par
armes, était fondamentale : or, c’est précisément autour des années 1260 que le
formulaire des sentences du podestat et du capitaine commença à décomposer
l ’insulte violente en différents éléments, dont chacun était sanctionné comme
délit en soi : le coup de main, la poussée à terre, le coup de poing, le jet de pierre,
la blessure de la moindre partie du corps. La peine s’élevait au total à la somme
algébrique de tous les actes commis par le nombre de fois qu’ils avaient été
perpétrés ; on évaluait ensuite le résultat final en fonction des exceptions et des
conditions aggravantes (les fieux, la nuit) ou atténuantes (l’âge, l’état mental).
Alberto Gandino conserve, dans son Tractatus composé à la fin du xm e siècle,
le souvenir de ces questions au moment où il affronte, à propos de quelques ques­
tions de droit pénal de grande importance, le thème de la punition des insultes
répétées (s’agit-il d’un seul défit ou d’autant de délits isolés ?), ou de la sanction
d’agressions commises les unes après les autres : dans les deux cas, Gandino
choisit la peine « dissociée » conformément au modèle pérugin94.

Les Ordinamenta Populi du 5 avril 1260

La discipline des combats physiques en armes renvoie clairement à un pro­


blème plus vaste de réglementation de la violence de la part d’un nouveau
système politique. Tel est en effet l’objet de la principale opération politico-
normative tentée par le Popolo, les Ordinamenta populi : un ensemble cohérent
de normes générales contre les armes et la violence dont le but est également de
démanteler les bases sociales du groupe des milites. Il s’agit d’un des tout
premiers exemples de la législation contre les magnats qui se diffusent dans les
décennies suivantes dans de nombreuses communes d’Italie du Centre et du
Nord95. Les lois pérugines présentent néanmoins une formulation et un arrière-
plan idéologique particuliers qui les distinguent des cas suivants.
Bien qu’elle soit peu commentée en dépit de son fort impact symbolique, la
première de ces particularités est la date : les ordinamenta furent en effet approu­
vés solennellement par le Popolo le matin du 5 avril, le lundi de Pâques, sur la
place de l’église San Domenico : facta per populum et confirmata in plena
condone seu adunanda per ipsum populum iuxta sanctum Dominicum96.

94. H. K aNTOROWICZ, Albertus Gandinus und das Strafrecht, Der Scholastick, Die Theorie, vol. H, Berlin,
1926, p . 247-252. Les reformations de 1260 (voir V . A NSID EI, Regestum, p . 129) avaient établi :
« Quotcumque vicibus aliquis percusserit aliquem, pro qualibet vice puniatur pena que in statut
continetur. »
95. G. F a s o l i , « Ricerche sulla legislazione antimagnatizia nei comuni dell’alta e media Italia », dans
Rivista di storia del diritto italiano, 12,1939, p. 86-133.
96. Voir l’édition de J. Grundman , dans The Popolo at Perugia, cit., qui ne fournit toutefois pas le début
de la réformation où sont spécifiés le jour et le lieu de 1’adunantia Populi qui a approuvé les ordina-
M ouvem ent d e p a ix d a n s u n e c o m m u n e d e P o p o l o 341

L’occasion était donc solennelle, proche des fêtes de Pâques, en pleine mobili­
sation religieuse et sociale de la population. Le Popolo exploite donc le climat
irénique de Pâques et peut-être aussi l ’excitation collective des premières proces­
sions pénitentielles97. En outre, il ne s’agissait pas d’une simple lecture de
normes prises en conseil, comme l’attestent aussi bien le lieu public, en plein au-
devant l ’église des Dominicains, que l’intervention d’un organisme aussi informel
et confus que Y adunanda populi, l’assemblée générale des membres du Popolo.
Une assemblée qui, par son caractère général, entendait représenter la volonté
collective du Popolo de Pérouse par un acte de reformulation radicale des règles
politiques de la vie en société.
Les Ordinamenta sont inaugurés par l’interdiction de porter tout type d’arme
sans la permission écrite du podestat ou du capitaine989; ils se poursuivent par des
normes contre l’association de malfaiteurs, contre les étrangers entrant en ville
tempore rumoris et contre quiconque détiendrait ou fabriquerait des armes inter­
dites. Un groupe central de normes s’efforce de frapper les bases du pouvoir nobi­
liaire : la peine de mort est ainsi prévue, pour la première fois selon moi, contre
quiconque prête serment de fidélité vassalique". Les sociétés territoriales sont
abolies, leurs documents sont détruits, et on institue en leur lieu et place des
groupes de vint-cinq aves armés, immédiatement soumis aux ordres du capitaine.
Toute forme de collaboration judiciaire avec les magnats est bien évidemment
interdite.
À l’issue de cette longue section, se trouve un autre passage, symboliquement
très fort, qui demande à l’évêque d’excommunier quiconque oserait prêter
serment à une pars100. Il est rare de trouver dans une loi communale un appel
explicite à la sanction religieuse des comportements anti-sociaux de la noblesse,
mais, comme nous le verrons, la collaboration entre la commune du Popolo et

menta ; voir également V. A n s i d e I, Regestum, p. 162 : « In dicto consilio confirmata fuerunt infras­
cripta ordinamenta et constituta Populi facta per Populum et confirmata in plena concione seu adu­
nanda per ipsum Populum, iuxta sanctum Dominicum, die lune V intrantis aprillis. »
97. Les processions avaient déjà débuté au mois d’avril. On peut tirer la date du 22 avril de la sentence
d’absolution du podestat Tommaso da Gorzano envers quatre personnes découvertes dehors en pleine
nuit : les accusés s’étaient justifiés en disant que « circa initium generalis devotionis Perusii, stabant
ad videndum penitentes nudos eundo per civitatem ». Le 22 avril, néanmoins, ne concerne pas le jour
précis de la sentence, mais la date de « publicatio » des sentences : l ’affaire peut donc remonter à
quelques jours auparavant. Les calculs chronologiques pour dater le début des processions proposés
par E. A RD U , « Frater Raynerius Faxanus », p. 85-98, cit., et IDEM, « La data d’inizio del Movimento
dei Disciplinati », dans II Movimento dei Disciplinati, cit., p. 368, ne correspondent pas aux calendriers
1260.
98. Voir l ’édition de J. Grundman , The Popolo at Perugia, cit., p. 386-390.
99. « Item dicimus et ordinamus quod nullus faciat se vasallum alicuius vel alterius faciat vel iuret fideli­
tatem. Et qui contrafecerit perdat capud » (Ibid., p. 388).
100. « Item quod rogetur dominus episcopus Perusii quod faciat excomunicationem et fieri faciat per
omnes ecclesias civitatis Perusii de illis qui essent vel iuraverint in aliqua pardum » (Ibid).
342 M a s s i m o Va l l e r a n i

l ’évêque était si étroite dans ces années que la séance du premier janvier avait
concédé à l’évêque la possibilité d’intervenir au conseil communal quand il le
souhaitait101 : un appui d’autant plus important pour la commune qu’un projet
aussi radical de renouvellement de la société rendait absolument nécessaire une
sanction extra-institutionnelle de nature religieuse.
Le Popolo semble, en effet, vouloir proposer un nouveau modèle de société
sous le signe de la paix comme but ultime de la vie civile. Les deux derniers
chapitres des Ordinamenta, précisément consacrés à la paix, expriment bien cette
perspective irénique d’une ville finalement purifiée et libérée de la violence. On y
assigne en premier lieu au podestat et au capitaine le pouvoir d’imposer la paix
aux cives en conflit : les deux magistrats pouvaient et avaient le devoir de se
intromittere de concordiis et pacibus fieri faciendis, pour pacifier tous ceux que
divisaient la discorde et Y odium, en d’autres termes : pour mettre fin à l ’état de
conflit permanent, susceptible de déboucher sur des actes de violence. La mesure
n’est pas nouvelle : il s’agit d’une forme de pacification forcée qui, depuis
l’époque carolingienne, faisait partie des devoirs fondamentaux de l’autorité
publique. La paix resta, d’ailleurs, l ’affaire publique par excellence dans la
commune primitive. Les juristes de la fin du xne siècle montrèrent qu’ils l’a­
vaient bien compris en s’attelant au commentaire d’un passage du Code (2,4,18)
qui consentait à transigere pour les crimes capitaux, ce qui était apparemment
contradictoire avec d’autres passages du Code affirmant au contraire l’impossibi­
lité de faire prévaloir les affaires privées sur l’intérêt public. La solution apportée
à cette aporie du Code fut de nature typiquement politique : se fondant sur un
critère d’utilitas publica qui exaltait les potentialités de l’accord à mettre fin aux
conflits en éradiquant Vodium litis entre les personnes, Rogerio et Pillio, entre
autres, non seulement admirent la légitimité de la transactio entre les partes, mais
lui attribuèrent la même valeur qu’à la sentence d’un jugement102.
La transactio, du reste, avait, selon les formules des artes notarie, une double
utilité : elle évitait l’exécution de la peine et, du même coup, mettait fin à
un conflit de longue durée, du fait que la victime s’engageait formellement à
renoncer à la vengeance. C’est la raison pour laquelle, dès les premières chartes
statutaires et les premiers brefs consulaires, les autorités communales s’enga­
gèrent en faveur de la protection de toute forme de composition entre les person­
nes en conflit, aussi bien celles prononcées devant les consuls que les accords
jurés devant les « amis et voisins ». Si elles les sauvegardèrent, en les reconnais­
sant de fait, c’est bien parce que la paix entre les cives coïncidait avec la paix de

101. V. ANSIDEI, Regestum, p. 85 : « Quid placet quod dominus episcopus debeat venire ad consilium civi­
tatis ad proponendum que sibi placuerit, cum voluerit ea que destinavit proponere facere manifesta. »
Sur la collaboration politique, voir A. B artoli L angeli, « Papato, vescovi e comune », cit.
102. Voir A. Padoa SCfflOPPA, « Delitto e pace privata », dans IDEM, Italia ed Europa nella storia del
diritto, Bologne, 2003, p. 209-250.
M o u v e m e n t d e p a ix d a n s u n e c o m m u n e d e P o p o l o 343

la civitas, une valeur politique fondatrice des institutions urbaines103. Cet intérêt
pour la paix justifiait l’insertion dans les statuts de rubriques réglant la valeur de
la « charte de paix » dans le procès qui accordaient aux magistrats le pouvoir
d'inquirere sur les conflits et les haines entre les cives et obligeaient les deux
parties à fournir des garanties de non-agression aux ennemis, deux mesures égale­
ment présentes dans le statut de Pérouse de 1279104.
Un autre passage des Ordinamenta est plus novateur et, en un sens, plus sur­
prenant. Dans le dernier chapitre, en effet, l’avis des sapientes est requis sur le
meilleur moyen d’obtenir la paix et de la faire durer : ita quod dicte paces et
concordie fiant et penitus compleantur et, remotis seditionibus et discordiis extir-
patis, pax perpetuo vigeat et civitas sine fine perseveret in statu pacifica et tran­
quillo. Il faut bien lire ces mots, sans s’arrêter exagérément sur le sens littéral des
termes, mais en insistant plutôt sur la valeur symbolique d’expressions aussi nette­
ment iréniques. Soulignons en particulier l’importance de deux éléments. Le
premier concerne la substance de la pax civitatis, un status résultant de la somme
des paix entre les individus, conformément à un procédé logique très diffusé dans
les statuts. Chaque acte dans sa singularité est ainsi englobé dans une sphère géné­
rale d’ordre et de tranquillitas destinée à maintenir la ville dans un état de paix. La
nouveauté de cette ordonnance concerne le deuxième élément important du
passage cité ci-dessus : il y est question d’une aspiration à une paix perpétuelle et
sans fin, écho probable à la prophétie d’Isaïe sur le royaume instauré par le
nouveau messie, un royaume précisément sine fine. Le lien entre le caractère
perpétuel de la condition pacifique et l’instauration d’un nouvel ordre social, déjà
relevé dans les paix de Dieu à plus forte connotation politique, caractérise évidem­
ment aussi les Ordinamenta de 1260, dont il convient donc de renouveler la lecture
à la lumière de leurs relations avec le mouvement des Flagellants, et inversement.
La paix sans fin imaginée dans les Ordinamenta devient, en effet, le principal
moteur des initiatives politiques du Popolo, qui motive le soutien immédiat de la
commune à la devotio, l’arrêt des activités pour deux fois quinze jours, la requête,
vaine mais répétée, de la canonisation de saint Bevignate, l’intervention de Ranieri
Fasani dans d’autres pacifications et, surtout, l’institutionnalisation immédiate des
accords de paix conclus au cours de la devotio grâce à une série de mesures
approuvées par le conseil entre août et septembre de la même année 1260.

103. M . VALLERANI, « Procedure giudiziarie e logiche sociali nelle città comunali italiane », dans
Pratiques sociales et politiques judiciaires dans les villes de l ’Occident à la fin du Moyen Age,
Colloque international organisé par l ’École française de Rome, Avignon, 29 novembre-ler décembre
2001, à paraître.
104. Sur les normes concernant la pacification forcée, cf. ci-après. Sur la valeur de la paix dans les procès :
M . VALLERANI, « Pace e processo nel sistema giudiziario del comune di Perugia », dans Quaderni
storici, 34/2,1999, p. 322.
344 M a s s i m o Va l l e r a n i

Après la devotio : politique et pacification

Les actes du conseil concernant la devotio sont nombreux et n’ont pas tous été
examinés avec l’attention nécessaire. Le 4 mai, quelques religieux et specialiter
Ranieri Fasani demandent au conseil de concéder quinze jours d’interruption
totale de travail propter utilitatem devotionis que fit communiter in civitate et
comitatu Perusii105. La proposition est bien entendu approuvée. Le 19 mai, c’est
encore Ranieri, cette fois seul, qui réclame d’autres jours chômés106. On peut y
reconnaître les effets du succès de la « première tournée » de processions, selon
les termes d’Arsenio Frugoni, qui accentue les aspects théâtraux de la devotio.
D’un autre point de vue, mais dans les mêmes mois, la commune et l ’évêque
poursuivent leur collaboration dans l’espoir de faire avancer la candidature de la
canonisation de saint Bevignate auprès de la Curie pontificale à Rome, opération
qui n’occupe pas moins de trois séances, les 4, 12 et 15 juin107. On notera avec
intérêt que l’affaire de Bevignate, qui requiert sinon la direction, du moins l’appui
de l ’évêque, se déroule dans un contexte d’attaque directe de forces hostiles
contre la commune populaire.
Les faits sont fragmentaires et nous ne disposons pas d’un tableau complet des
alliances, mais la séquence des actes permet de restituer quelques données par­
tielles. Le 31 mai, près de deux mois après les Ordinamenta, un incident politique
grave, l’assaut contre le capitaine Pellegrino de Maranensibus est perpétré par
Martucius filius domini Rainerii Guidonis qui guide la révolte jusqu’au pied des
escaliers du palais (spatasando dicta hostia volendo intrare per vim dictum pala­
tium), en signe ouvert de contestation contre le capitaine du Popolo : faciendo
rumorem et clamorem contra dictum capitaneum108. On sait fort peu de choses de
ce Martucius, sinon que son père était l’un des grands de la commune, plusieurs
fois ambassadeur à Orvieto et à Città di Castello, très assidu aux séances du
conseil. L’assaut, en outre, avait été organisé avec d’autres personnes très mêlées
aux affaires des conseils de cette période : deux notaires communaux aux respon­
sabilités importantes, Rainalducius Bentevolie, notaire de l’office de la libra, et

105. V. Ansidei, Regestum, cit., p. 180.


106. Consigli e riformanze, 4, 1260, î° 59 v° (= V. A NSIDEI, Regestum, p. 185), « si placet eis quod ferie
indicantur cum dicatur per fratrem Rainerium quod utiles esse possent, et quantum ».
107. Ibid., f° 65 r°, 4 juin (= V. A NSID EI, Regestum, p. 194) : « Auditis Mis que proposita fuerunt et dicta
per domnum episcopum perusinum super eo quod mittantur Illi ambaxatores vocati et ellecti per
nuncios fratris Bonvicini ad presentiam domini Pape. » Dans la reformatio, on ajoute seulement
que les ambassadeurs devront être élus et nommés « ad sensum et voluntatem domini Episcopi et nun-
ciorum fratris Bonvicini ». L’évêque doit donc être associé au choix des ambassadeurs. Sur ces
tentatives répétées, voir U. N i c o l i n i , « Bevignate e Ranieri Fasani » , cit., p. 325, et ID EM , « Le cano­
nizzazioni facili del comune di Perugia : il caso di san Bevignate », dans I d e m , Scritti di storia, cit.,
p. 337-348.
108. M. VÂLLERANI, Il Sistema giudiziario, cit., p. 190.
M ouvem ent d e paix , d a n s u n e c o m m u n e d e P o p o l o 345

Pascucius Bonacursi, plus tard juge de la commune109, qui refusèrent l’un et


l’autre de témoigner ; Iohannes Benvegnati, peut-être un des membres de la
commission élue pour la révision du statut110, condamné à 100 lires, puis absous ;
et dominus Deotaleve Parali, également membre du conseil111, condamné puis
absous par les syndics112. Une conjuration née du cœur des institutions, comme
c’est souvent le cas, mais qui trouve un terrain fertile dans de nombreux centres
de pouvoir en ville. Le complot fut toutefois rapidement « absorbé » par le groupe
de pouvoir des sapientes interne au conseil. Le père de Martucius paya vingt lires
pour son fils tandis que le reste de la peine fut amnistiée parce qu’il ne possédait
pas de biens supérieurs à la somme de 20 lires, conformément à une probable
libra avant la lettre dont devait disposer le juge du capitaine qui ordonna la réduc­
tion de l’amende113. Les deux autres accusés bénéficièrent également d’une
réduction de peine : Pascucius Bonacursi ne paya rien parce qu’il ne disposait
que de 6 lires de biens et Deotaleve Paruli fut absous par les syndics.
Les poches de résistance étaient en réalité beaucoup plus nombreuses.
Quelques jours plus tard, onze chanoines de la cathédrale furent condamnés à
l’exil parce qu’ils refusaient de témoigner sur les événements du 31 mai114,
manifestant ainsi une forme de résistance passive qui atteste clairement l’opposi­
tion du chapitre cathédral à la commune populaire en formation115.

Un climat de tension se perpétua donc au cours des mois et des années qui
suivirent 1260, tandis que, parallèlement, la stabilisation par le conseil des résultats
de la paix suivait son cours. Au cours de la devotio, l’accroissement anarchique des
accords fut inévitable et créa un état de chaos auquel le conseil communal s’efforça

109. Les deux notaires de service furent suspendus et substitués précisément à l’occasion du procès. On
mit leur remplacement à l ’ordre du jour de la séance du 4 juin, « cum duo tabelliones [...] sint impe­
diti ex eo quod recoltas dare nolunt super inquisitione rumoris qui fia t in platea comunis die lune
proxime preterito » (V. ANSIDEI, Regestum, p. 194).
110. V. ANSIDEI, Regestum, p. 50 et 116.
111. Ibid.,p. 246.
112. Consigli e riformanze, 4, 1260, f 5 371 v°. On peut éventuellement rapprocher cet épisode de la
condamnation par contumace Fomaxolus de Presenza.no, Ibid., f° 375 r°, pour « rumor contra
honorem comunis Perusii et capitami istius » (également dans A. BARTOLI L a n g e l I,
M. P. CORBUCCI, « I “libri dei banditi” del comune di Perugia [1246-1262] », dans Bollettino della
deputazione di storia patria per l ’Umbria, 75,1978, p. 292, n. 643).
113. Consigli e riformanze, 4, 1260, f° 371, « dominus Rainerius Guidonis solvit fratri Aguto camerario
comunis perusii pro infrascripto suo filio de infrascripta condempnatione XX libra ut in libro ipsius
*** residuum non fu it exactum quia pronunciatum fu it per dominum Pacem iudicem domini Peregrini
olim capitami Perusii ipsum Martucium non habere in bonis XX lib ut continetur in summa scripta
manu Boniohannis notarii ».
114. Le texte du bannissement se trouve dans A. Bartoli LANGELI, M. P. CORBUCCI, « I “libri dei
banditi” »,p . 291, n. 639.
115. Ces épisodes sont largement commentés par A. BARTOLI L angeli, « Papato, vescovi e comune »,cit.
346 M a s s i m o Va l l e r a n i

de remédier en abordant, au cours de quelques séances importantes des mois d’août


et de septembre, le thème de la protection des accords de paix « informels ».
La première proposition avancée par le podestat date du 31 août116. La ques­
tion portait sur les accords de paix attestés par la simple déclaration des parties,
ou autrement, mais n’ayant pas été formalisée par un instrumentum : en tant que
telles, ces dernières n’étaient pas protégées par le statut qui ne concernait que les
accords de paix écrits, et qui pouvaient être rompus sans risque de condamnation.
La proposition du podestat prévoyait deux étapes : la première envisageait d’éten­
dre la protection du statut aux accords de paix non enregistrés (,quamvis de illis
pacibus factis non constaret, sicut est dictum, per publicum instrumentum) ; la
seconde, logiquement liée à la première, prévoyait d’admettre comme preuve de
l’existence des accords de paix la confessio des deux parties, ou de l’une d’entre
elles : cum alias constat vel constaret (!) possit per confessionem pardum aut
alio modo legittimo approbandum.
Il s’agissait d’un système extrêmement flexible, qui tendait à inclure toute
forme possible d’accord issu de la volonté des parties en cause. Les interventions
qui suivirent proposèrent de façon identique de frapper d’une peine similaire à
celle que prévoyait le statut quiconque aurait rompu les accords de paix infor­
mels, les homologant de fait aux accords de paix écrits. La solution ne fut toute­
fois pas trouvée au cours de cette séance et fut renvoyée devant une commission
de sapientes iuris.
Le 24 septembre, la commission présentait ses résultats et renforçait les peines
prévues : 100 lires en plus de la peine du statut pour quiconque rompait la paix
sans armes et 200 lires en plus de la peine statutaire pour le même délit en armes.
Le 30 septembre, les mêmes sapientes promulguèrent une autre mesure qui accor­
dait au podestat et au capitaine un pouvoir coercitif inhabituel de pacification des
parties en conflit. Les deux magistrats pouvaient, en effet, à la demande d’une
personne en mesure de prouver son implication dans un conflit en cours, contrain­
dre la partie adverse à accepter un accord pour suspendre le différend. Il s’agit
d’une manière explicite de forcer les mesures prises précédemment par le Popolo
puisque, dans ce cas, ne comptait que la volonté d’une seule des parties en conflit,
tandis que l ’autre était contrainte d’accepter. Des peines extrêmement sévères
étaient d’ailleurs prévues dans la même ordonnance contre quiconque aurait
refusé de faire la paix avec ses propres ennemis117.
Il s’agit là d’une des conséquences importantes de la devotio : la recherche de
la paix au moyen de concordes judiciaires avait été poussée jusqu’à imaginer,
comme instrument de gouvernement et de résolution des conflits pour la
commune, un système de paix forcée, prévoyant l’expulsion physique des contre­

116. Consigli e riformante, 4 , 1260, f° 89 v ° (= V. A NSIDEI, Regestum, p. 253) : cf. l ’annexe.


117. Ibid., séance du 30 septembre 1260, p. 279-280.
MOUVEMENT DE PAIX DANS UNE COMMUNE DE PO PO LO 347

venants hors du territoire communal. Dans ce cas précis, la question de la peine est
loin d’être accessoire. On est en effet frappé par la dureté des peines prévues par
ces ordonnances et par l’insistance sur leur aspect radical : l’exil, la perte de la
citoyenneté, la confiscation des biens « sans aucun espoir » de restitution, souli­
gnent le caractère symbolique des mesures et le fait que la rupture de la paix ou,
dans ce cas, le refus d’une paix forcée, vient rompre un ordre naturel de la commu­
nauté qui place le coupable en dehors de 1’« histoire » de la ville : aucun lien passé
ou futur, aucun programme pour les temps à venir ne lui est plus concédé. Une
mesure aussi sévère ne manqua pas de susciter des résistances au conseil et finit
par être atténuée, du moins au fil du temps : la reformatio finale tint compte d’une
proposition de Oddo degli Oddi, représentant de poids de la noblesse urbaine,
visant à limiter la validité de la délibération au début du mois de janvier suivant.
La norme établie par le conseil de Pérouse en 1260 eut des effets immédiats,
comme l’attestent deux condamnations prononcées par le podestat la même année
et qui mentionnent explicitement la réforme en question. La première condamne à
100 lires une personne ayant rompu un accord de paix, conformément à la peine
établie par les Ordinamento du conseil118. La seconde, plus intéressante de notre
point de vue, sanctionne un refus de faire la paix, conformément à la mesure du
30 septembre. Benvignate Lamberti, qui se refusa à faire la paix avec son ennemi,
fut condamné à l’exil perpétuel, à la perte de la citoyenneté et de ses privilèges.
La condamnation fut également étendue à ses fils qui ne pouvaient pas être reçus
comme cives : ipse nec sui filii umquam pro civibus aut comitatensibus civitatis
Perusii habeantur, selon une formule qui reprend à la lettre le texte de la réforme
conciliaire déjà mentionnée, soulignant ainsi le respect des intentions du conseil
dans les formulaires des condamnations. Le résultat ne manque pas d’intérêt
puisque les peines « radicales » et sans espoir sont en général réservées aux cas
importants de délit politique, qui ne sont pas rares dans les sources de Pérouse.
On peut même affirmer qu’il existe un stylus perusinus dans l’écriture des
condamnations les plus nettement politiques (y compris celles que rédigent des
notaires étrangers), c’est-à-dire dans les cas où le délit met en cause certaines
catégories de base de la coexistence civile. Il s’agit d’un langage pénal marqué
par de profondes influences religieuses, aussi bien en ce qui concerne la radicalité
des peines que leur éloignement par rapport au temporel, qui semble en faire une
anticipation des peines étemelles.
Quelques exemples en sont conservés, comme la condamnation de dominus
Ruspidus et de son fils, prononcée en 1263 pour l’homicide de Petrus
Yldebrandini. Le crime perpétré fut immédiatement perçu comme une rapture
grave de la paix et la peine fut adaptée à la gravité du délit, assimilé par analogie
à une rebellio. La dernière partie de la sentence met en œuvre une sorte d’éternité

118. Voir ci-après, document V.


3 48 M a s s i m o Va l l e r a n i

des punitions qui souligne précisément le caractère exceptionnel de l ’affaire :


condamnation au bannissement perpétuel, destruction des maisons et des tours
(selon le statut : et perpetuum dirute debeant permanere), interdiction absolue du
moindre contact ou assistance, isolement social et ruine économique jusqu’à une
image désespérante de la vie, peine bien pire que la mort : ita ut, perpetua
egestate, debeant laborare et mors sit eis solacium et vita supliciumn9.
En 1264, un épisode similaire se répéta au cours de la fête de saint Ercolano :
Iovanellus domine Grimilde avait agressé dominus Rainaldus Gualfreducii en le
blessant à la tête et aux bras. Une agression de style « chevaleresque » et provo­
catole, equester et in strata publica, précisément le jour de la célébration de la
fête de saint Ercolano. Cette fois, le podestat fit également peser sur la définition
de la peine le risque pour ainsi dire eschatologique encouru par la ville. L’intérêt
de la sentence tient à l’interférence des plans et à l’enchaînement des identifica­
tions que compose le dispositif de la condamnation. L’assaut a eu lieu in vigilia
pretiosissimi martiris et venerabilis sancti Herculani [...] nulla habita reverentia
per predictum Iohannellum in prefatum martirem benedictum, neque in
Potestatem, Capitaneum, et Comune Perusii. D’où la menaee de ruine pour la
ville, si le saint ne lui avait pas accordé sa protection : et potuit ob predictam
causam civitas, Populus et Commune Perusii submergi in periculo sempiternum,
nisi intercessionibus et favore beatissimi et gloriosissimi martiris Herculani et
eiusdem beneficiis et meritis esset subsulta prefata civitas et iuvata11912012. Le sens de
la condamnation est clair et sous-entend d’une part l’identification de la ville avec
ses composantes fondamentales - la Commune, le Popolo et le saint protecteur -
et de l’autre une fonction désormais prééminente du Popolo qui se pose en garant
d’un ordonnancement terrestre sous la protection des forces célestes.
Le statut pérugin de 1279, résultat d’une stratification de textes clairement
antérieurs, réélabore à son tour un lexique de la paix. Par ailleurs, il insère la
reformation de 1260 qui assignait au podestat et au capitaine aussi bien le devoir
de inquirere omnes homines civitatis, que divisaient des discordes, que le pouvoir
de pacifier les inimitiés des cives si ceux-ci ne le faisait pas volontairement :
discordantes cogere, nisi de ipsorum processerit voluntate121. Mais aussi la
rubrique 54 reprend la réformation du 24 septembre concernant les accords de
paix conclus pendant la devotio sans acte écrit : les accords passés à l’époque du
podestat Tommaso da Gorzano en 1260 devaient être respectés et le magistrat
devait les faire respecter perpetue et inviolabiliter, de même que les violateurs

119. Le texte se trouve dans M. VALLERANI, Il Sistema giudiziario, cit.,p. 200-201.


120. Archivio di Stato di Perugia, Archivio storico del Comune, Giudiziario, Podestà, 1253-1272,
f® 317 r°, dans M. VALLERANI,// Sistema giudiziario, cit.,p. 193.
121. Statuto del comune di Perugia del 1279, éd. S. CAPRIOLI, Pérouse, Deputazione di storia patria per
rUm bria, 1996, rubrica 314, p. 302.
M ouvem ent d e p a ix d a n s u n e c o m m u n e d e P o p o l o 349

devaient être bannis à perpétuité122. C ’est bien, comme on peut le constater, la


perpétuité de la valeur de la paix qui continue à caractériser les accords de paix
conclus pendant la devo tio . En outre, la même rubrique garantit la protection
communale sur les accords de paix, indépendamment de leur enregistrement par
un acte notarial123.
À Bologne également, une rubrique des statuts de 1262, destinée à renforcer la
valeur des accords de paix datant de la d ev o tio , prévoit de lire tous les trois mois
en conseil les Ordinamento, rédigés en cette occasion de pénitence générale : ut
p a c e s et concordie fa c te tem pore devotion is p erp etu a m habeant firm ita te m 124.
Mais on trouve une équivalence encore plus évidente au cas pérugin dans un autre
passage du statut de Bologne : les mesures qui suivirent l’arbitrage des frères
« gaudenti » Loderengo et Catelano, en 1265. Le statut rédigé à cette occasion
déclarait que tous les compromis, sentences ou rémissions conclus devant les deux
frères p ro instrum entis legittim is h abeantur125. En outre, quiconque violait ces
pactes, qui étaient pourtant écrits mais ne respectaient peut-être pas le formulaire
spécifique des actes de paix, devait être condamné au même titre que celui qui
brisait la paix, un délit grave puni par trois années d’exil et la destruction des
biens. En général, les forces du Popolo finirent par assumer le devoir de pacifi­
cation des conflits urbains comme signe tangible d’une nouvelle idéologie de
gouvernement : à Vérone, en 1276, le podestat se vit associer une commission de
seize boni hom m es dont quatre devaient être d e gastaldionibus m isteriorum
Verone , soumis aux Anciens et chargés de dévoiler et de faire cesser d iscordias et
m alivoles quos sciverin t126127. Dans le Bref du P o p o lo de Pise, une norme datant de
1281 assignait au capitaine om nem plenitudinem p o te sta tis pro ced en d i et p ro v i­
dendi afin de découvrir les conflits et d’imposer la concorde entre les membres du
P o p o lo 121.
Le statut pérugin de 1279 marque donc une stabilisation à moyen ou long
terme (si l’on considère que l’on retrouve le même chapitre à l’identique dans la

122. Ibid., p. 63, à propos de qui rompt la paix, « eum vel eos in perpetuum bannum ponant, et ipso iure
sint perpetuo forbanniti, de qua non possint aliqua causa seu aliquo modo trahi ».
123. Ibid. : « Et hoc locum habeat ubicumque, seu in quacumque parte ruperit quis pacem, de qua pace
appareat publicum instrumentum, seu confessio coram iudice, seu potestate vel capitaneo facta. »
124. L. F r a t i , Statuti di Bologna dall’anno 1245 all’anno 1267, Bologne, 1869-1877, 1, p. 268 : « Ad
honorem dei et beate Marie virginis, ut paces et concordie facte tempore devotionis perpetuam
habeant firmitatem [. . J ».
125. Ibid., rubrica LIV, p. 645-646 : les actes valent même s’ils ne sont pas inscrits dans les Memoriali, les
grands livres de la commune où devaient être enregistrés tous les contrats dépassant une valeur de
vingt lires.
126. Gli statuti veronesi del 1276, éd. G. S a n d r i , Venise, 1940, p. 39. Deux hommes de loi par « guaita »
avaient également été élus avec la mission de découvrir les conflits.
127. I Brevi del comune e del Popolo di Pisa dell’anno 1287, éd. A. GHIGNOLI, Rome, 1998 (Fonti per la
storia dell’Italia medievale), p. 551.
350 M a s s i m o Va l l e r a n i

rédaction de 1285), mais il nous montre surtout comment la paix était désormais
entrée dans le lexique politique propre à la commune de Pérouse. Dans le prolo­
gue, une longue note introductive dédie le statut aux saints protecteurs et à la
paix : a d p a ce m e t veram concordiam e t unitatem omnium e t singulorum stantium
in eadem e t omnium am icorum com m unis e t p o p u li p eru sin ii2%. Immédiatement
après, se trouve une superbe composition de quatre distiques, peut-être dus à
Bovicello Vitelli, le grand notaire de la commune populaire de Pérouse. Le
premier distique identifie Dieu à la paix :
Cunctipotens eterne D eu s, con cordia mundi
qui p a c e m tribuis [ .. .]
Un Dieu de la paix auquel Pérouse se soumet :
U rbs p eru sin a tibi su bsit, p a x unica m undi.

C onclusion

À Pérouse, en 1260, la paix en vint à assumer une valeur supérieure et uni­


fiante, une valeur aux fortes connotations politiques poursuivie et recherchée par
le P o p o lo pérugin comme nouvel axe idéologique sur la base duquel réorienter la
construction d’un modèle de société nouvelle fondé sur l’abolition de la violence.
De cet ample projet, le P o p o lo , qui avait toujours tendu à accorder ses faveurs
aux politiques de pacification et de suspension de la violence comme éléments
fondamentaux de son essence politique, représentait une fonction presque extra­
politique ou, en tout cas, supra-institutionnelle, lourdement chargée d’échos insis­
tants à la sphère religieuse de la paix. La procession de Flagellants et le projet
politique du P o p o lo s’exprimèrent en parfaite cohérence de temps et de modes et
ils créèrent un réseau dense d’interférences linguistiques et idéologiques qui, à
Pérouse, mais aussi ailleurs, contribua à diffuser un nouveau langage modelé sur
la paix.
La dévotion et la légende de R ainero Faxano attestent une transformation
importante des processions pénitentielles, qui unissaient désormais pénitence
collective et espoir eschatologique d’un renouvellement radical de la société sous
le signe de la paix.
Sur un plan politique, la paix représentait avant toute chose la fin suprême du
régime du P o p o lo , avec l’instauration d’un nouveau « royaume de la paix »
garanti par les magistrats communaux et fondé sur un ensemble de mesures
radicales en mesure d’extirper les bases matérielles et idéologiques de la violence
nobiliaire. Mais aussi, en conséquence, un langage juridique, dès lors que le
devoir de protéger la paix se concrétisait dans un pouvoir d’imposition des
accords de paix dans les conflits entre cives : un pouvoir nettement arbitraire,
bien supérieur aux pratiques habituelles de contrôle des divisions internes que les
dirigeants urbains juraient de respecter au moment de leur entrée en ville. Le
M ouvem ent d e p a ix d a n s u n e c o m m u n e d e P o p o l o 351

débat entre les sapientes chargés d’élaborer les mesures laisse d’ailleurs entrevoir
la conscience d’une rupture des canaux normaux de médiation : on étend d’abord
la protection aux accords de paix sans acte écrit, puis on admet comme preuve la
parole d’une des parties qui affirme sous serment avoir conclu un accord orale­
ment, et enfin on impose l’obligation d’accepter la paix à la demande de la partie
adverse (aussi bien la partie lésée que l’autre). Le fait que l’on ait adopté le même
type de mesure à Bologne dans les années qui suivirent immédiatement la proces­
sion des Flagellants nous induit à penser que Pérouse ne constime pas une excep­
tion. L’appui institutionnel des évêques, podestats et organisations paroissiales
aux processions dans toutes les villes italiennes confirme d’ailleurs une transfor­
mation importante de la fonction des pratiques de pacification. Dans ces proces­
sions qui, à la différence de l’Alleluia de 1233, n’étaient pas menées ou inspirées
par un mouvement organisé de prédicateurs, le véritable sujet était la pacification
de la ville en tant que valeur collective en mesure de changer le sort de la com­
munauté. Une valeur politique et religieuse, volontairement exaltée par les orga­
nismes populaires des villes communales dans sa double nature. A Pérouse, cette
interférence de systèmes symboliques et politiques se révéla particulièrement
féconde. L’écriture des normes et la tension même en faveur de la paix comme
objectif final attestent que la commune tenta d’encadrer la paix comme la projec­
tion idéale d’un nouveau modèle de société purifiée de la violence. L’effort de
prospective se meut en programme politique, en normes et en décisions qui
répondent à une logique nouvelle, incisive, dotée d’une forte charge politique :
une logique de pouvoir au sein de laquelle le pouvoir a pour mission la réalisation
d’un monde pacifié sine fine.

Traduit de l ’italien par Cécile Caby


352 M a s s i m o Va l l e r a n i

Annexe

Extraits des réformations de 1260


(Pérouse, Archivio di Stato, Archivio storico del Comune di Perugia,
Consigli e riformanze, 4)

I
D élibération su r l ’in terd ictio n d e te n ir les lu d i b a ia u e , 13 fév rier
(f° 29 r° ; éd. partielle : V. ANSIDEI, p. 121)

[...] Cum multa pericula ex ludiis iam orta sint, si placet eis quod potestas debeat prohibere
quod ludus qui solet fie ri cum clipeis in platea vel inforo sive in alia parte civitatis non fia t et quali-
ter volunt puniri contrafacientem.

BENCEVENE TROVALVERI consuluit


[...] quod potestas et capitaneas faciant banniri publice p e r civitatem quod aliquis non debeat
ludere nec ludum facere in platea comunis nec in fo ro nec in aliqua parte civitatis sub pena decem
librarum, et quod si quis faceret contra potestas et capitaneus possint cuilibet contrafacienti acci­
pere, et eos in dictam penam condempnare et dictam penam solvere pater pro filio teneatur et maior
cuiuslibet domus [ajouté au-dessus de la ligne], et quilibet minor dictam penam solvere teneatur.

dom inus B lancus consuluit


quod detur licentiam societatibus facere honorem festivitati beati Herculani ut consueverunt, et
eis precipere ut se cavere debeant facere adunandam que esse conveniens non videtur,
item quod potestas et capitaneus faciant publice banniri p e r civitatem quod quilibet fa c it et
facere debeat honorem festivitati beati Herculani ut consueverunt et melius si melius fie ri possit ;
item quod si alias societates vellent facere honorem festivitati beati Herculani vel cereum
aliquem facere, quod potestas et capitaneus faciant eis vel cuilibet eorum dare in auxilium dicti cerei
id quod continetur in statutis ;
et si alique societates vellent aliquem cereum facere, quod debeant fie ri duo cerei expensis
comunis, bandendo quod eos facere veniat coram potestate et capitaneo et illi dentur ad faciendum
qui minori precio eos facere voluerit ;
d efacto ludi se concordavit cum domino Bencevene.

In reformatione cuius concilii placuit toti consilio quod, si alique societates vellent facere
aliquem cereum ad honorem festivitatis beati Herculani martiris ut consuetum est, quod potestas et
capitaneus faciant eis dare et cuilibet eorum in auxilium dictorum cereorum de avere comunis
camere comunis id quod in statutis continetur.

n
M , 31 a o û t 1260
e s u r e s s u r l e s a c c o r d s d e p a ix

(fo 90 v° ; éd. partielle : V. ANSIDEI, p. 253)

Cum multe paces fa cte sint de quibus non invenitur publicum instrumentum, nec statutum videtur
imponere penam frangentibus pacem nisi illis dumtaxat qui pacem fregerint de qua constaret instru­
mentum, si placet eis quod et in hiis [scii, pacibus] que iam dicuntur fracte vel que dici possent in
futurum imponatur pena dicti statuti aut alia, et que sit illa, quamvis de illis pacibus factis non cons­
taret, sicut est dictum, p e r publicum instrumentum cum alias constat vel constare [ms. constaret]
possit p e r confessionem p a rd u m aut alio modo legittimo approbandum.
M o u v e m e n t d e p a ix d a n s u n e c o m m u n e d e P o p o l o 353

Van nu ciu s d i M af feo C entu rarie consuluit


[...] quod si p e r confessionem alicuius constaret pacem fractam esse, potestas et capitaneus cum
suis indicibus videre debeant ad penam imponenadam quam de iure cognoverint imponendam esse.

M a f e u s P er eg rin i consuluit
[...] quicumque fregit pacem quoquo modo fracta videatur, si sanguis inde non fuerit factum
puniatur in quadruplum in hiis penis que in statuto continentur, si sanguis inde factum fu it puniatur
pena que in statuto de pacibus fractis continetur, et hoc locum habeat in preteritis et futuris.

SlNIBALDUS BENINCASE consuluit


[...] super fa cto de pacibus fractis videri debeat p e r sapientes iuris imponendis penis et determi­
nandis, tam de preteritis quam de futuris.

GUIDALOCTUS IUDEX consuluit


quod procedatur contra eos qui usque huc pacem fregerunt secundum form am statuti ; si quis
autem pacem fregerit in futurum usque ad kalendas ianuarii cum lapide seu maza vel baculo vel ali-
quibuscumque armis et poterit hoc hostendi per publicum instrumentum p a x fracta esse vel saltim
[ms. saltum] p er aliam probationem, procedatur contra eos secundum form am statuti quod loquitur
de hiis qui pacem fregerunt.

D. BONAPARTE GUALFREDOCTI consuluit


[...] secundum form am statutorum quod loquitur de pacibus fractis procedatur contra eos qui
pacem fregerunt vel in futuris fregerint usque ad kalendas ianuarii.

D. BONIOHANNES PERI BONIZl consuluit


quod procedatur contra eos qui pacem fregerunt vel pacem fregerint in futurum usque ad kalen­
das ianuarii si de pace fu erit publicum instrumentum et ostenditur ; si autem non ostenditur publi­
cum instrumentum et poterit probari p e r testes, puniatur in quantum plus de eo p e r statutum poterit
condempnari, et hoc locum habeat in preteritis et futuris.

In reformatione cuius consili, facto partito [...], placuit maiori parti consilii quod super hiis qui
pacem fregerunt vel in futurum fregerint differatur ad presens, et super hoc habeantur sapentes iuris
qui debeant videre et determinare et penas imponere, et postea reducatur ad aliud consilium id quod
p e r eosdem visum fu erit et determinatum.

m
D élibération su r les décision s des sap ien tes , 24 septem bre
(fos 9 9 v°-100 r° ; éd. partielle : V. ANSIDEI, p. 272)

[...] Cum alias fu it reformatum per maius consilium quod potestas et capitaneus debentur
habere sapientes iuris qui debent videre, determinare et penas imponere super hiis qui pacem frege­
runt vel in futurum fregerint, auditis hiis quod sapientes visum est et ordinatum, scilicet : quod qui­
cumque pacem freg it vel fregerit pacem usque ad kalendas ianuarii, de qua non apparet
instrumentum, (a) sine armis puniatur pena C librarum et pena statuti seu ordinamenti, (b) si cum
armis CC librarum et pena statuti maleficii commissi, (c) et si moriretur solvat penam quam solvere
debetur secundum form am illius statuti quod loquitur de pace rupta de qua appareat publicum
instrumentum,
quid placet eis vel si volunt dictum modum confirmare debere aut alio modo circa predicta
debere procedere.
354 M a s s i m o Va l l e r a n i

FIUPPUS IUDEX consuluit


[...] quod procedatur contra illos qui pacem fregerunt vel fregerint procedatur sicut per sapien­
tes est determinatum, hoc salvo et addito, quod si p e r confessionem apparuerit pacem esse factam ,
quod confessio habeatur loco instrumenti et puniatur secundum form am statuti quod loquitur de
pace rupta.

IV
M 30 s e p t e m b r e
e s u r e s s u r l e s a c c o r d s d e p a ix d u

(f° 104 r° ; éd. partielle : V. ANSIDEI, p. 279)

Coadunatis speciali et generali consiliis civitatis Perusii et altero toto maiori consilio in pallatio
comunis more solito ad sonum Campanarum ac preconia voce et sono tube, dominus Thomaxius de
Gorzano perusinus potestas proposuit et consilium requisivit :
si placet eis quod procedatur contra eos qui pacem recusant vel recusaverunt seu recusabant
facere cum suis inimicis secundum infrascriptum modum, infra lectum et propositum, adinventum per
sapientes. Qui modus talis est :
« Dicimus et ordinamus quod si aliqua specialis persona in qua haberet odium vel causa odii vel
inimicitie petierit pacem sibi reddi et fie ri ab aliquo suo inimico, vel cum quo causam inimicitie
habuisse vel haberet unde pax vel concordia non esset facta, potestas et capitaneas teneantur et
debeant illi vel illis qui petierit vel petierint ab illo vel illis a quo vel quibus petierit vel petierint,
pacem reddere et fie ri facere.
Quod si per aliquam partem steterit quod non fecerit et pacem non reddiderit requisitus a potes­
tate vel capitaneo iuxta terminum eis datum, ex tunc potestas et capitaneus possint et tenenantur
illam partem vel illum seu illos per quos seu p e r quem steterit ehicere de civitate et comitatu Perusii
et exbannire in perpetuum, ita quod numquam pro civibus et comitatensibus civitatis Perusii habean­
tur, nec ipsi nec eorum filii, et priventur omnibus privilegiis et beneficiis civitatis Perusii, et bona
eorum omnia et singula deveniant in comune Perusii et publicentur sine aliqua spe rehabendi, alie­
natione, emancipatione ab eis facienda vel facta ab uno anno citra nullatenus valitura. »

D . Od d o d o m ini Od d o n is consuluit
quod procedatur contra eos qui pacem recusant vel recusaverunt seu recusaverint facere cum
suis inimicis secundum modum suprascriptum, dummodo locum habeat tantum usque ad kallendas
ianuarii proximi.

In reformatione cuius consilii, facto partito per dictum dominum potestatem, placuit quasi toti
consilio quod procedatur contra eos qui pacem recusavit seu recusaverit seu recusabunt facere cum
suis inimicis secundum modum adinventum p e r sapientes, quod in propositione continetur, dummodo
hoc tantum habeat locum usque ad kallendas ianuarii proximi.

V
C o n d a m n a t io n s pr o n o n c ée s pa r l e po d esta t Tom m aso di G orzano
a u m o i s d ’o c t o b r e 1260
(fos 3 9 2 ro et 394 v°)

Cum Benvignati Lamberti requisitus fu erit per plures bailitores legitime et perhentorie quod
veniret coram potestate et capitaneo ad reddendum pacem Petro Philippi cum quo inimicitiam
habebat ad postulacionem etiam ipsius Petri et diu expectatus, venire et pacificare contempsit et ob
illam causam fu it positus in hanno comunis et in ipsum cucurit :
M ouvem ent d e p a ix d a n s u n e c o m m u n e d e P o p o l o 355

Ideo nos Thomas de Gorzano perusinorum potestas et Peregrinus de Maranensibus capitaneus


populi perusini, viso eo quod p e r adunandam populi super pacibus faciendis fu era t ordinatum et
reformationibus consciliorum super eo habitis,
dictum Benvignatem condempnamus de civitate et comitatu Perusii eicendum et hanno perpetuo
ipsum decernimus subiacere, ita quod (a) ipse nec sui filii umquam pro civibus aut comitatensibus
civitatis Perusii habeantur, (b) et sint privati omnibus privilegiis et beneficiis civitatis eiusdem, (c) et
omnia bona illius publicentur et publicata veniant in comuni, (d) alienationibus seu emancipationi­
bus ab eo factis a tempore citra de quo in dicta reformatione f i t mentio cassatis et in irritum revoca­
tis.

In nomine D omini amen. Cum dominus Ug u id o lacobi de Brectis fecisset denuntiationem coram
nobis et nostro iudice domino Gerardo, contra Uffreducium Bosii quod ipse U ffredudus fregeret sibi
pacem percudendo ipsum de calce et super ipsa denuntiatione testes producti fuissent tam ex officio
quam ad promotionem dicti denuntiatoris, demum predictus Uguicio cartam hostenderet in qua
scriptum continebatur de pace predictorum Uguicionis et Uffreducii :
Nos Thomax de Gorzano perusinorum potestas, visis hinc inde denuntiationibus et accusa falsi
instrumenti et testibus ab utraque parte ductis, confessionibus, instrumentis, statutis et aliis actitatis
(!) facientibus ad causam ; auditis ed a m allegationibus partium sepius et diligenter examinatis ;
visa ed a m reformatione conscilii generalis facta super penis imponendis illis qui actenus fregerunt
pacem de quibus instrumenta non apparerent, et qui frangerent pacem in futurum ; habito etiam
sapientum virorum conscilio, seu dominorum Petri de Medicina et Villani iudicum,
eundem U ffredudum secundum reformationem dicti conscilii generalis in centum libris den. pro
pace rupta sine armis condem pm m us, et pro percussione calcis in centum solidis den. secundum
reformationem ipsius et alterius conscilii generalis, reiectis tam cartula que pacem continere videba­
tur, quam aliis huic sententie adversantibus hinc inde productis.
Publicatio : die sabati penultima exeunte octubre.
LE SERMON DE FEDERICO VISCONTI, ARCHEVÊQUE DE PISE,
EN FAVEUR DE LA PAIX AVEC CHARLES D ’ANJOU (1267)

N ic o l e B é r io u

« T Tiens ici, frère loup ! Et au nom du Christ, je t’ordonne de ne faire aucun


V mal, ni à moi, ni aux autres. » Telle est l’apostrophe par laquelle François
d’Assise inaugure sa rencontre avec le loup de Gubbio. Dans les deux traditions
parallèles des Actus beati Francisci et sociorum eius et des Fioretti, l’histoire met
en scène la réconciliation de l ’animal et des habitants de la petite ville ombrienne
qu’il privait de toute paix par ses attaques incessantes. À la faveur d’une rencon­
tre qui prend la forme rituelle du pacte, le saint agit en médiateur, et il obtient du
loup une sorte de serment de paix (l’animal met humblement sa patte dans la
main de François), signe de sa bonne volonté qui est bientôt manifestée à tout le
peuple de Gubbio, réuni en assemblée, avant de proposer les termes de l’accord
qui assurera à tous la sauvegarde corporelle : pour les hommes, grâce à la
promesse du loup de ne pas les attaquer ; et pour le loup, grâce à l’engagement
des hommes de le nourrir pendant toute sa vie1.
Cette anecdote exemplaire dont la première trace écrite date du XIVe siècle
plonge ses racines, et trouve sa vraisemblance, dans les pratiques de pacification
sociale bien attestées dans les villes de l’Italie communale de la première moitié
du xme siècle, soit à l ’initiative de leurs podestats qui y étaient tenus par leur
serment d’entrée en charge, soit du fait de l’action soutenue des frères mendiants,
pétris d’un idéal évangélique dont la paix constituait l’un des piliers majeurs.
Comme le faisaient les podestats, François respecte ici le déroulement du rituel de
réconciliation formalisé par le droit. Mais on observe aussi, dans la narration de
l’histoire telle qu’elle nous est parvenue, la place faite à la publicité de l ’événe­
ment, par l’entremise d’une prise de parole en présence de la foule. Dans les
années centrales du xme siècle, à Sienne, le frère prêcheur Ambrogio Sansedoni
(+ 1286), affronté à une forte tête qui refuse obstinément de faire la paix avec ses
ennemis, ne procédera pas autrement : lui aussi utilisera les ressources de la pré­
dication à la foule pour renforcer la pression sur le pécheur récalcitrant, ajoutant

1. Actus beati Francisci et sociorum eius, cap. xxiii, dans Fontes francescani, a cura di E. M ENESTÓ e
St. B r u f a n t , Assise, 1995, p. 2134-2137; Fioretti, chap. 21, dans la traduction d ’A. M a SSERON,
réimpr. dans Saint François d ’Assise. Documents, écrits et premières biographies, rassemblés et présen­
tés parles PP. T. D e s b o n n e t s et D. VORREUX, Paris, 2e éd. revue et augmentée, 1968, p. 116-119.
3 58 N ic o l e B é r io u

au poids de son propre discours celui de prières unanimement récitées par ses
auditeurs sur la Piazza del Campo pour obtenir le repentir du citoyen fauteur de
troubles, et pour le conduire à se soumettre au rituel de paix qui le réintégrera
dans la communauté urbaine. Alliant l’art oratoire et la force contraignante d’un
enthousiasme évangélique, les frères mendiants s’imposent alors, dans les villes
de l’Italie communale troublées par d’incessants et multiples conflits, comme des
experts en pacification, à la différence du clergé séculier à peu près absent des
témoignages qui nous ont gardé la trace de telles procédures2.
Il est cependant une exception à ce constat. L’arme de la prédication, maniée
par un prélat séculier qui en avait acquis une réelle maîtrise, a pu, en d’autres
circonstances, servir ailleurs d’instrument de pacification, et surtout, d’exaltation
de l’idéal de paix, en consonance parfaite avec ce que l’on sait des rituels de paix
pratiqués au xm e siècle dans les villes italiennes. On peut en être assuré à la
lecture des traces écrites du sermon prononcé par Federico Visconti en 1267 à
Pise, en vue d’engager les instances dirigeantes de la ville à rencontrer Charles
d’Anjou pour accueillir ses propositions de paix3. Il ne s’agit plus ici d’œuvrer en
priorité pour réconcilier les familles ou les factions ennemies au sein de la ville,
mais d’opérer une médiation, conformément aux sollicitations du pape, afin de
mettre en place les conditions d’une stabilité politique au cœur de la péninsule
italienne. Charles d’Anjou, au terme d’un voyage auprès de Clément IV à Viterbe,
a été mandaté par le pontife en juin 1267 comme « paciaire » en Toscane4. Tout
en assiégeant Poggibonsi, il s’efforce de faire plier les villes gibelines des alen­
tours, dont Pise est une des plus turbulentes. Dans les années qui ont suivi la mort
de Frédéric II et ouvert la succession difficile de l’empereur, Federico Visconti
n’a pas été le moins actif dans le soutien apporté aux héritiers désignés de celui-
ci, Manfred, puis Conradin qui prend la relève à partir de novembre 1266. Au
cours de l ’été 1267, cependant, il est sans doute affecté par l’excommunication,
déjà fulminée par le pape, et par la menace de sanctions aggravées à l’encontre de
Pise, qui a déjà subi à deux reprises l’interdit depuis qu’il est évêque, et ce dès les
premières années de son épiscopat (1253-1257), consacrées à négocier la réconci­
liation de la ville. L’heure semble être à l’ouverture vers d’autres alliances, sans

2. Sur tous ces points, voix A. THOMPSON, Revival Preachers and Politics in Thirteenth-Century Italy. The
Great Devotion o f 1233, Oxford, 1992, en particulier chap. 6 : « The Revivalist as Peace-Maker »,
p. 136-156.
3. Ce sermon, le quatorzième de la série conservée dans le ms. Florence, Bibl. Medicea Laurenziana, Plut,
xxxiii, sin. 1, est publié dans N . BÉRIO U , dir., Les Sermons et la visite pastorale de Federico Visconti,
archevêque de Pise (1253-1277). Édition critique par N . BÉRIOU et I . LE M a SNE DE CHERMONT avec la
collaboration de P. BOURGAIN et M. INNOCENTI, Rome, 2001 (Sources et documents d ’histoire du
Moyen Âge publiés par l ’École française de Rome, 3), p. 449-458. Sur le contexte, voir Ibid., intro­
duction, en particulier p. 94-95.
4. Sur l’office de paciaire, notamment en Provence, voir T.N. BISSON, « The organized Peace in Southern
France and Catalonia (c. 1140-1233) »,dans American Historical Review, 82,1977, p. 290-311.
Le ser m o n d e F e d e r ic o Vis c o n t i , a r c h e v ê q u e de P is e 35 9

pour autant accepter toute forme de compromis. Ainsi, envisager la paix avec
Charles d’Anjou n’implique pas de renoncer à lutter contre Lucques, la plus
proche ennemie de Pise. A lire le sermon dans la forme rédigée qu’en a laissée
l’archevêque, on est même enclin à discerner un calcul politique de sa part,
consistant à affaiblir et à isoler davantage Lucques pour mieux l’écraser par le
recours à la guerre juste. Cependant, il ne faudrait pas trop vite écarter du champ
des préoccupations de Federico Visconti le devoir de promouvoir la paix au sein
de sa ville autant que dans la région. S’il reconnaît au pape sa mission de promo­
teur actif de la justice et de la paix (prosecutor iustitie et zelator pacis), il déclare
tout aussi fermement à l’assemblée qui l ’écoute l ’attention qu’il porte personnel­
lement à « la paix de notre ville ».
Cet auditoire de l’archevêque, d’ailleurs, ne passe pas inaperçu : il s’agit du
Conseil communal présidé par le Podestat, et probablement réuni à San Sisto5
selon l’usage par ailleurs attesté à Pise. La place qui revient aux discours dans les
pratiques de gouvernement, et singulièrement lors des réunions de conseils, est
bien connue6. Mais il est exceptionnel d’en retrouver la trace précise sous la forme
d’un texte rédigé par l’auteur du discours. Et le premier enseignement qui en
ressort concerne l’ordonnancement des prises de parole. L’intervention de l’arche­
vêque, qu’il qualifie de « monition », a suscité une réponse du Podestat, note-t-il
lui-même, et celle-ci a fait l’objet d’un enregistrement sous la forme d’un instru­
ment public7. La très mauvaise conservation des archives communales pour cette
période nous prive d’en connaître la teneur, que Federico Visconti n’a pas davan­
tage préservée. Il est clair du moins que, dans son esprit, les deux prises de parole
ne se situent pas sur le même plan. Car la réponse du podestat est enchâssée dans
le déroulement de son propre discours : elle est nécessaire sans doute, puisque la
proposition pontificale l ’appelle - et peut-être même la lecture publique de la lettre

5. L’église San Sisto in Cortevecchia, située au coeur de la vieille ville, a été fondée en 1088, au retour
d’une expédition victorieuse contre les Sarrasins en Afrique. Les assemblées et les conseils généraux de
la Commune s’y tenaient fréquemment. Voir M. RONZANI, « La “Chiesa del Commune” nelle città
dell’Italia centro-settentrionale (secoli xn-xrv) », dans Società e Storia, 20,1983, p. 499-534. Federico
Visconti avait, selon son témoignage, fréquenté dans sa jeunesse l’école attachée à cette église (sermon
13 § 11, éd. citée, p. 448).
6 . Sur ces discours politiques, voir surtout E. Artifoni, « Sull’eloquenza politica nel Duecento italiano »,
dans Quaderni medievali, 35 (1993), p. 57-78 ; Idem , « Gli uomini dell’assemblea. L’oratoria civile,
i concionatori e i predicatori nella società comunale », dans La Predicazione dei Frati dalla metà del
‘200 alla fine del ‘300, Spoleto, Centro italiano di studi sull’alto medioevo, 1995, Atti del XXII conve­
gno della Società intemazionale di studi francescani, p. 141-188 ; IDEM, « L’éloquence politique dans
les cités communales (xme siècle) », dans Cultures italiennes (XlP-xv1 siècles), dir. I. Heullant-
DonaT, Paris, Éditions du Cerf, 2000, p. 269-296 ; IDEM, « Boncompagno da Signa, i maestri di reto­
rica e le città comunali nella prima metà del Duecento », dans II Pensiero e l ’opera di Boncompagno da
Signa, éd. M. BALDINI, Signa, 2002, p. 23-36.
7. « Ad quam monitionem respondit Potestas pro Communi Pisano, sicut in instrumento publico contine­
tur » (éd. citée, § 12,p. 455).
360 N ic o l e B é r io u

de Clément IV apportée par l’un de ses chapelains en charge des négociations, Élie
de Beauvais, et mentionnée par Federico Visconti8 ; elle est secondaire aussi, en
vertu même de la hiérarchie par tous admise entre les prises de parole profanes et
sacrées. À cet égard, la forme du discours de l’archevêque ne laisse planer aucune
ambiguïté. Ce n’est pas un discours politique, une arenga, mais un sermon dans
lequel la voix de l’archevêque se met au service de la parole de Dieu. La présence
du prothème au début du discours, et l’appel à une prière à l’unisson au terme de
cet exorde, sont là pour garantir le caractère sacré de tout ce qu’a déclaré Federico
Visconti à l’adresse du Conseil de la Commune et de son Podestat9.
Nous ne saurons donc jamais la réaction immédiate des instances dirigeantes
de la Commune de Pise aux propositions pontificales transmises par l’archevêque.
L’examen des événements qui se sont déroulés au cours de la seconde moitié de
l ’année 1267 engage cependant à considérer le moment de cette assemblée
comme une péripétie sans lendemain : en novembre 1267, Clément IV a fulminé
l’interdit contre Pise et fait proclamer par l’archevêque les lettres portant cette
sentence. Une autre pièce de son recueil de sermons en porte la trace : « Toute la
Toscane à l’exception de Sienne », constate-t-il alors, « est liguée contre Pise ».
Et tout porte à croire que la démarche de réconciliation faite à ce moment par les
Pisans auprès du pape, à laquelle Federico Visconti fait brièvement allusion dans
ce sermon sur l’interdit, est le fruit tout récent de la pression due à cette sentence,
à l’évidence durement ressentie dans la ville10.

8. Le 4 août 1267, Clément IV avait donné mission à ce chapelain de ramener tous les Toscans rebelles,
dont les Pisans, à l ’obéissance à Charles d’Anjou (Sifilius noster : Potthast n° 20103 ; Reg., n° 1239).
Une autre lettre du pape, adressée au podestat, au capitaine et aux anciens de la ville de Pise en date du
26 avril 1267, porte la trace de ses efforts en vue de temporiser et de rassurer les Pisans au sujet de la
venue de Charles d’Anjou en Toscane (Turbatos vos fuisse scribitis, dans Thesaurus novus acecdoto-
rum U, ed. E. MartÈNE et U. DURAND, Paris, 1717, réimpr. New York, 1968, col. 457-458 - j e remer­
cie Rosa Maria Dessl de m ’avoir signalé l’édition de ce document). Mais la lettre mentionnée par
Federico Visconti dans son sermon n ’est pas connue.
9. A plusieurs reprises dans sa prédication, Federico Visconti fait preuve de circonspection dans l ’usage
des mots arrengare et predicare qui renvoient respectivement au discours profane et au discours reli­
gieux (sermon 2 § 2 ; sermon 41 § 2 ; et sermon 94 § 3, qui est un autre sermon devant le grand
Conseil de Pise). Les chefs politiques des communes partageaient sans doute le même sens de la
hiérarchie entre les prises de parole religieuses et profanes : dans les statuts communaux de Faenza par
exemple, on trouve à l ’année 1288 l’interdiciton de chanter des poèmes en français, ou tout autre
chant, sous les portiques de la Commune, aussi longtemps qu’un frère prêcherait dans le Campo ou
sous ces mêmes portiques (cité par C. DELCORNO, « Professionisti della parola : predicatori, giullari,
concimatori », dans Tra storia e simbolo. Studi dedicati a Ezio Raimondi dai Direttori e dall’Editore di
« Lettere italiane ».Florence, 1994, p. 1-21, à la p . 5).
10. Sermon 93 (décembre 1267), éd. citée, p. 993-998. Cependant, malgré les revers subis par les partisans
de Conradin durant l’hiver de 1267-1268, Pise resta fidèle à celui-ci, qui fut même solennellement
accueilli par Federico Visconti dans son palais archiépiscopal, la veille de Pâques (7 avril) 1268, avant
qu’il ne parte attaquer Charles d ’Anjou et qu’il ne soit finalement défait à Tagliacozzo, puis capturé, et
exécuté le 29 octobre 1268.
Le ser m o n d e F e d e r ic o Vis c o n t i , a r c h e v ê q u e de P is e 361

Mais on ne peut limiter l’évaluation du sermon de Federico Visconti à cette


seule échappée vers son efficacité factuelle. Car la paix qu’il y prêche n’est pas
seulement la conclusion de l’accord avec Charles d’Anjou, délégué par le pape
comme paciaire. L’orchestration du thème de la paix, soigneusement agencée
selon les normes de construction du sermon « moderne », donne aux propos de
l’archevêque une tout autre ampleur, qui mérite aussi attention.
Les choix fondamentaux du prédicateur inscrivent son discours dans la double
référence aux valeurs évangéliques et aux enseignements de saint Augustin.
La paix est, avec l’humilité et l’amour, l’un des trois legs testamentaires faits par
le Christ aux hommes ; pour cette raison, elle doit être préservée avec soin. Tel
est le sens du thème du sermon, emprunté au discours de Jésus pendant la Cène
selon l’évangile de saint Jean (14, 27) : « Je vous laisse la paix, je vous donne ma
paix. » Cette paix si chère à Dieu, et qui doit donc l’être tout autant aux hommes,
c’est à la fois la paix de ce monde et de l’autre, la paix intérieure à laquelle aspire
tout individu et la paix extérieure traduite par la concorde entre les hommes. Les
points d’ancrage de l’ample réflexion augustinienne qui a nourri toute la pensée
sociale et politique des temps médiévaux11 fournissent au sermon de Federico
Visconti sa structure, fondée sur une distinction à trois termes qui oriente la distri­
bution équilibrée du message : paix intérieure qui résulte de la pénitence ; paix
extérieure construite par les hommes qui exercent avec lucidité leur libre arbitre ;
et paix désirable de l’accomplissement des temps, dans l’au-delà de la mort. Peut-
on imaginer discours plus banal, au regard de tout ce qui a été dit et écrit sur le
thème de la paix au Moyen Âge ? En particulier, la relation forte qui est nouée
entre la paix et la pénitence dans toute la première partie du sermon n’est-elle pas
au cœur de l’une des représentations religieuses les plus communes du Moyen
Âge ? Portée par l’idée de la restauration nécessaire de l’ordre divin qui est inscrit
au fond de chaque être, mais que le péché vient troubler, cette relation est traduite
aussi bien par la désignation récurrente de l’expérience pénitentielle en termes de
réconciliation et de pacification que par les tournées de prédication d’un Robert
d’Arbrissel ou d’un Norbert de Xanten entre la fin du XIe et le milieu du
xne siècle. Et l’histoire du loup de Gubbio, quand on la trouve racontée dans un
sermon, est elle-même quelquefois tirée dans ce même sens12.

11. Voir X .-H . A r QUILLIÈRE, L ’augustinisme politique. Essai sur la formation des idées politiques au
Moyen Âge, Paris, 2e éd., 1955 ; R. BONNAUD-DELAMARE, L'idée de paix à l'époque carolingienne,
Paris, 1939, en particulier p. 27-53.
12. Ainsi, dans un sermon parisien de 1273, où est attesté le premier usage connu de Y exemplum grâce aux
notes de Raoul de Châteauroux : voir N. BÉRIOU, « La reportation des sermons parisiens à la fin du
XIIIe siècle », dans Medioevo e Rinascimento, 3,1989, p. 87-123, à la p. 91. U exemplum est rapporté
par bribes, en ces termes : « Legimus quod lupus erat in uilla. Frater lupe, ueni, dic culpam, et quasi
genu, ecce lupum, date ad hostia sustentamentum. »
362 N ic o l e B é r io u

Évaluer l’intérêt et l’efficacité de ce discours de paix exige donc encore, au


préalable, de ne pas privilégier le critère de l ’originalité du propos, mais de prêter
plutôt attention à son actualité, en fonction du moment historique de la prédi­
cation et des conditions de la réception de celle-ci par ses destinataires. Le rôle de
la prédication, en tant qu’instrument de communication du message religieux, est
en effet d’abord éducatif : elle nourrit une culture, et pour être efficace, elle doit
obtenir un consensus social sur les valeurs qu’elle prône, et qui doivent être
accueillies et intériorisées par ceux à qui elles sont proposées. Tout autant que le
contenu du message, ce sont ici les techniques d’enseignement qui doivent être en
définitive considérées.
De ce point de vue, le discours de l’archevêque présente clairement deux
modes d’exposition. Lorsqu’il traite de la paix de l’éternité, il procède par un
montage serré de citations scripturaires (dix en dix-huit lignes) qui énumèrent les
promesses de tranquillité, de liberté, de sécurité, d’opulence et de repos dont sera
faite la paix étemelle, tout en nouant fortement l’accomplissement de ces pro­
messes à l ’engagement personnel des hommes en cette vie en faveur de la paix
intérieure et extérieure13. En revanche, ces deux autres données de son sermon
sont traitées sur le mode d’un dialogue culturel où l’autorité (celle de l’Écriture et
celle des Pères) occupe une place beaucoup plus discrète, au profit du recours à
l’expérience des auditeurs.
À propos de la paix intérieure, l’archevêque fait d’emblée référence à l’expé­
rience commune d’une tension vécue au quotidien par tout homme, entre la
conduite de ses affaires et la projection de sa vie dans l’au-delà de la mort. Qui
n’a pas connu, pendant les insomnies des longues nuits d’hiver, l'inquiétude
tenaillante surgie de la mauvaise conscience, qu’il désigne du nom savant de
« syndérèse » emprunté à ses maîtres14, mais qu’il met en scène aussi de manière
très vivante, quand il la montre habile à presser de questions celui que vient
troubler tantôt la mort d’un proche ou d’un ami, tantôt la maladie qui tout à coup
se met à imposer sa loi ? À chacun des auditeurs, ainsi interpellé dans son for
intérieur, la suite du propos apporte la force du témoignage emprunté à un simple
laïc, et authentifié en quelque sorte par l’orateur qui l’a recueilli à la faveur de la
confession. Le marchand venu avouer des gains mal acquis l’a reconnu lui-même
au terme de l’administration du sacrement de pénitence accomplie par Federico
Visconti : il a ressenti en lui, à ce moment, la fin du trouble intérieur, la paix qui
s’installait soudain à la place de l’état de guerre, et la légèreté de conscience qui

13. Sermon 14 § 13, éd. citée, p. 456.


14. L’influence de la pensée d’Hugues de Saint-Cher est ici attestée. Voir Hugues de Saint-Cher ( f 1263),
bibliste et théologien. Études réunies par L.-J. BATAILLON, G. D aHAN et P.-M. GY, Tumhout, 2004,
notamment la contribution de C. TROTTMANN, « Syndérèse et liberté dans le Commentaire des
Sentences de Hugues de Saint-Cher (éléments de théologie morale) », et la mienne, « Federico
Visconti, archevêque de Pise, disciple de Hugues de Saint-Cher ».
Le ser m o n d e F e d e r ic o Vis c o n t i , a r c h e v ê q u e de P is e 363

lui permettait de marcher gaiement en levant les yeux au ciel, au lieu de se sentir
chargé comme un portefaix dont les épaules ploient sous le fardeau. Et ainsi, la
relation fondamentale qui permet de passer de la paix vécue en ce monde à celle
de l’éternité, ce marchand l ’a expérimentée en personne, comprenant mieux alors
le sens des versets des Psaumes qu’il récitait sans doute d’abord machinalement
(Ad te levavi oculos meos [...] Ad te levavi animam meam), du fait de la certitude
acquise que s’il mourait à cet instant, il irait au paradis15.
Les appels à la confession et au repentir sont nombreux dans la centaine de
sermons dont Federico Visconti nous a préservé la trace, mais nulle part ailleurs,
on ne trouve cette orchestration soignée et ce recours au témoignage de l ’expé­
rience vécue, indice précieux de la mise en évidence d’un lieu stratégique de
l’édification : ce qui donne sens à la fréquentation de ce sacrement, c’est bien la
pacification qui en résulte, soubassement de toute restauration de l’homme en
cette vie qui est le prélable indispensable de la féücité étemelle.
Les modalités de cette restauration sont par ailleurs décrites par Federico
Visconti en termes de retour à l’équilibre, réalisé dans l’application assidue que
met chacun à maîtriser les forces de son âme. Selon le schéma de classification
anthropologique hérité de l’Antiquité et communément reçu dans la tradition
médiévale, elles sont au nombre de trois : la force rationnelle, la force concupisci­
ble et la force irascible16. Les trois dons du Christ énumérés au début du sermon
accordent à l’homme les moyens de cette maîtrise nécessaire, par l’exercice de
l’humilité, de l’amour et de la paix. Le prédicateur se tient ici dans le registre de
l’exposé didactique, où chaque affirmation reçoit la caution d’une citation scrip­
turaire. Mais il suffit de parcourir ses autres sermons pour se convaincre de la
banalité du message dans l’ensemble de ses propos, et donc de l’efficacité d’une

15. Sermon 14 § 6 , éd. citée p. 452-453. Les Psaumes devaient être appris à l’école par certains laïcs,
compte tenu de cette autre remarque de Federico Visconti dans sa prédication : « Narra ystoriam,
quomodo [beata Agnes] posita fu it ad scolas et ibidem addiscendo cepit diligere Christum et habere
propositum non contrahere matrimonium cum aliquo, - per quod mystice instruimur ut homines
ponant filios et filias suas ad legendum et scribendum, ut bona cogitent et mala vitent que iuvenes
operantur, et etiam, cum pervenerint ad senilem etatem, melius poterunt penitentiam agere, psalmos
cantando » (Sermon 8 6 § 4, éd. citée, p. 967).
16. Cette division platonicienne se rencontre chez la plupart des Pères de l ’Église : cf. B. M c Ginn , Three
Treatises on Man. A Cistercian Anthropology, Kalamazoo, 1977, p. 41, n. 183. En règle générale, les
explications données par Federico Visconti à propos de l ’âme sont assez sommaires, comme cela
ressort de la comparaison avec les réflexions développées par ses contemporaions et récemment
présentées par L. SlLEO, « La definizione di anima nel dibattito della prima metà del Duecento », dans
Anima e corpo nella cultura medievale, Atti del V convegno di Studi della Società Italiana per le
Studio del Pensiero Medievale, Venise, 1995, éd. C. CASAGRANDE et S. VECCHIO, Florence, 1999,
p. 21-50. Mais s’il est peu porté aux considérations philosophiques, une part substantielle de son ensei­
gnement pastoral concerne l'accomplissement de la nature de l’homme, et plus précisément de l’âme
humaine : voir l’introduction à l ’édition de ses sermons, en particulier aux p. 236-238.
364 N ic o l e B é r io u

parole qui recourt à une description savante de l’âme, sans doute, mais aussi à
une représentation mentale communément enseignée par lui, et ainsi certainement
partagée par ses auditeurs.
Il en va de même lorsqu’il les encourage à coopérer par leur engagement
personnel à l’avènement en ce monde de la paix sociale, au sein des familles, dans
les groupes de parents et d’alliés, avec les voisins immédiats, et avec tous les habi­
tants de la cité17. Comme dans la restauration de la paix intérieure, l’action de
l’homme est ici magnifiée, avec le secours de la glose qui distingue les deux
moments de la phrase de Jésus : « Je vous laisse la paix, je vous donne ma paix »,
en faisant observer que si la paix d’éternité est effectivement celle du Christ, la
paix de ce monde est tout autant la nôtre, puisque son existence dépend avant tout
de la bonne volonté des hommes qui rétablissent, la restaurent et l’entretiennent18.
Dans ce sermon prononcé devant le Conseil de la Commune, les circonstances
autorisent Federico Visconti à gommer les aspérités du réel en assurant, avec un
optimisme qui laisse un peu rêveur, que cette paix-là existe déjà dans la ville de
Pise où, grâce à la protection et à l’intercession de la Vierge, patronne céleste de la
ville, tous vivent « en bonne paix, en entière concorde et dans l’unité » : il lui faut
bien formuler l’opposition rhétorique entre le bon comportement des Pisans et
celui, exécrable à ses yeux, de leurs adversaires lucquois, pour justifier la lutte sans
merci contre Lucques qu’il préconise à ce moment19. Dans des propos plus réalis­
tes, il constate ailleurs que cette paix de la cité est sans cesse à remettre sur le
métier. Ainsi, le dimanche de Pentecôte, il choisit à dessein l’épisode, qui n’est
guère cité ailleurs dans la prédication de son temps, des banquets organisés à tour
de rôle par les enfants de Job, et dont il tire le thème de son sermon (Jb 1,5). U en
donne aussitôt une interprétation morale à l’adresse du peuple rassemblé dans la
cathédrale. Ce que faisaient les sept fils et les trois filles de Job, chacun doit le faire
à Pise, où frères, neveux et consanguins devraient se rassembler pour manger tous
ensemble, pour entretenir ainsi l’amour mutuel et effacer les fautes par la pratique

17. « Secundam pacem, scilicet temporis, habere debemus cum consanguineis, proximis et vicinis nostris,
idest quod sit tempus transquillum et pacatum absque bellorum conflictu inter omnes fideles Christia­
nos [...]. Ex ista enim pace temporis parentes, fratres et nepotes letantur, consortes magis timentur et
honorantur, civitates magis ditantur et exaltantur » (§ 5, éd. citée, p. 453-454).
18. Commentant la dissymétrie de la formule évangélique (Pacem do vobis, pacem meam do vobis), le
prédicateur précise : « Nota ergo quod dicit meam, quod exponitur duobus modis. Primo, ut legatur
iterato meam, quia utraque pax, scilicet vie et patrie, sive temporalis et eterna, a Deo est. Secundo, ut
non legatur iterato meam pro pace presenti, quia non tantum sua est, sed etiam nostra per cohope-
rationem, scilicet liberi arbitrii, unde beatus Augustinus : “Qui creavit te sine te non iustificat te sine
te" » (§ 13, éd. citée,p. 456).
19. « E t certe gratias referimus domino nostro lesu Christo et beate Marie semper virgini, domine nostre,
que intercedit pro ista nostra civitate ad suum filium, quod, sicut bene certi sumus, maiores, medii et
minores huius civitatis in bona pace, plena concordia et in unitate sunt, quod ista civitas manute-
neatur, defendatur et a nostris inimicis non destruatur, de quo vos et alii multum gaudere potestis »
(§ 8 , éd. citée, p. 454).
Le ser m o n d e F e d e r ic o Vis c o n t i , a r c h e v ê q u e d e P is e 365

de l’aumône, et enfin pour se préserver des tensions provoquées par les semeurs de
discorde, en se gardant de dire du mal d’autrui ou d’écouter les propos des détrac­
teurs pendant ces repas, comme cela se produit trop souvent...20 La préoccupation
de la paix sociale affleure à nouveau clairement ici. Et la valeur qui lui est recon­
nue par l’exaltation dont elle est l’objet lors de cette grande fête du calendrier litur­
gique est plus nette encore dans le sermon de Toussaint de l’archevêque, lui aussi
fait au peuple, puisque le commentaire, à cette occasion, des correspondances entre
les sept demandes du Pater, les sept béatitudes et les sept dons du Saint-Esprit,
place les artisans de paix des Béatitudes au sommet de la hiérarchie des « hommes
nouveaux » selon saint Paul, les assimilant à ceux qui font fructifier le don de
sagesse, et de la sorte parviennent à l’accomplissement de la sainteté21. N’est-ce
pas là une autre manière de dire que la paix léguée par le Christ aux hommes, ce
n’est pas seulement la sienne, mais aussi et peut-être tout autant la leur, puisqu’elle
ne peut réellement exister sans la coopération de leur libre arbitre ?
Relu à la lumière du reste de la prédication de Federico Visconti qui nous a été
conservée, le sermon pour conclure la paix avec Charles d’Anjou prend un autre
relief, dans la mesure où chacune des parties qui le composent véhicule certains
éléments d’un message religieux dont les échos se trouvent ailleurs. La mise en
système est nécessaire, si on veut plus justement peser l ’efficacité du message,
car il faut tenir compte du fait que les auditeurs de Federico Visconti pouvaient
renouer mentalement les fils entre des enseignements ici suggérés, et ailleurs plus
systématiquement dispensés. En outre, ce discours ordonné sur la paix n ’a de sens
que s’il est mis en relation avec la culture de la paix qui, à Pise comme dans les
autres villes de l’Italie communale, irriguait toute la vie sociale, et qui affleure en
particulier à Pise dans le miroir que constitue pour nous aujourd’hui le recueil des
sermons composé par Federico Visconti. C’est sur cette culture que l’archevêque
a pris appui pour exalter la paix chrétienne et, d’un même mouvement, « prêcher
la paix et discipliner la société ».
Il n’est d’ailleurs pas accessoire de constater que la mise en forme de ses
propos dans le sermon que nous avons examiné n’est pas seulement attestée à cet
endroit. Le treizième sermon dans l’ordre du recueil, qui a été prononcé devant

20. « Per que moraliter instruimus ut fratres, nepotes et consanguinei frequenter debeant insimul mandu­
care propter tria : primo, quia inter eos ex hoc caritas et dilectio conservatur ; secundo, quod proximis
pauperibus de relevamine subvenitur, ut per hoc convivium sanctificetur, si forte peccatum ibi fu it ;
tertio quia aufertur malis hominibus, seminatoribus scilicet discordiarum, <occasionem> seminandi
discordiam inter eos. Considerant enim quod se diligunt commettendo ad invicem ; uni de altero sinis­
tra deferre non extimant, quod unus ad detractionem alterius aurem non de facili inclinaret, et sicut
dicit sanctus, "non sit auris audiens, non erit lingua detraens" ; item : “Tolle aurem audientem, non
invenies linguam detraentem”. 0 quam malum et amarum est habens in convivio inimicos, invidos et
detractores ! Nam bona que fiunt ibi interpretantur in malum et mala in peius » (Sermon 37 § 5,
éd. citée, p. 609).
21. Sermon 62, éd. citée, p. 817-825, en particulier § 8-10, p. 820-823.
366 N ic o l e B é r io u

les membres de la confrérie des chapelains de Pise, s’attache à leur recommander


de mener une vie vraiment fraternelle22. Parmi les bienfaits qui en résulteront, la
paix est d’abord nommée, et elle fait aussitôt l’objet d’un enseignement en tous
points conforme à celui que nous avons pu observer dans le sermon au Conseil de
la Commune. La paix ici préconisée est à nouveau, en premier lieu, la paix inté­
rieure, celle qui soumet la chair à l’esprit pour respecter l’ordre du microcosme
de la personne humaine. Et, à nouveau, les maillons de la chaîne se déroulent, de
la paix intérieure à la paix extérieure (l’amour du prochain) qui en dépend,
jusqu’à la paix supérieure de l’éternité. Et si le choix des autorités scripturaires de
confirmation est ici en grande partie différent de celui qui concerne les passages
correspondants du sermon au Conseil de la Commune, la parole du Christ à ses
disciples lors de la Cène : « C’est la paix que je vous laisse, c’est ma paix que je
vous donne », revient comme un leitmotiv au cours du développement, appelant à
nouveau la glose attendue : il a bien dit d’abord « la paix », et non « ma paix »,
car cette paix-là (ici, principalement, la paix intérieure) ne peut exister sans le
libre arbitre de l’homme23.
Le rapprochement de ces passages s’impose. Il est d’ailleurs facilité par la
disposition des deux sermons, à la suite l ’un de l ’autre dans le recueil. Doit-on
se contenter d’y voir une proximité fortuite ? Les treize premiers sermons du
recueil de Federico Visconti contiennent un enseignement pensé à l’adresse des
clercs, même si tel ou tel d’entre eux peut aussi servir devant d’autres types
d’auditoires. Le quatorzième, qui est donc le sermon en faveur de la paix avec
Charles d’Anjou, est l’un des deux sermons adressés au Conseil de la Commune.
Mais il est clair que l ’archevêque n’a pas voulu rapprocher les deux seules allo­
cutions conservées à ce type d’auditoire, puisque l ’autre sermon, la quatre-vingt-
quatorzième pièce de son recueil, a pris place dans une série homogène de
discours liés à l’exercice de ses fonctions de prélat24. Ne pourrait-on alors envisa­
ger que le sermon sur la paix succède, dans l ’ordre du recueil, au sermon sur la
fraternité donné devant les chapelains de Pise, parce que les deux textes, l’un et
l’autre adressés à des éütes, partagent une thématique en partie semblable, et de
surcroît essentielle pour l’ensemble du message religieux du prédicateur ?

22. Sermon 13, éd. citée, p. 443-449.


23. Ce développement se trouve aux § 7 à 9, éd. citée, p. 445-447.
24. Sermon 94, cité plus haut à la note 9. Dans l ’état actuel du manuscrit, la répartition des séries successi­
ves de sermons n ’est pas explicite, mais elle ressort de l’analyse du contenu, faisant apparaître une
série de sermons aux clercs (1 à 13, auxquels succède le sermon 14, pièce à première vue aberrante
ici) ; une série de sermons classés selon l ’ordre du temps liturgique, à partir de 1’Avent (sermons 15 à
85 - ou 8 6 , celui-ci pouvant aussi appartenir à la troisième série, puisqu’il est à la fois, selon son titre,
dédié à la fête de sainte Agnès et prononcé pour assurer la promotion du culte d ’Ubaldesca à Pise) ;
une série de sermons relatifs aux tâches pastorales propres à un évêque (sermons 8 6 ou 87 à 106,
parmi lesquels est inséré le récit de la visite pastorale en Sardaigne) : voir l ’introduction à l ’édition,
chapitre 2, et le tableau récapitulatif de l ’ensemble des sermons (Ibid., p. 119-125).
LA PAIX DANS LA PRÉDICATION DE GIORDANO DE PISE
(VERS 1260-1310)

C e c il ia Ia n n e l l a

u-delà de sa dimension catéchistique, la prédication au peuple se présente


comme une source privilégiée pour étudier les modalités selon lesquelles les
Mendiants ont mis en œuvre un programme d’instruction morale repoussant sans
cesse ses limites pour se faire instrument de transmission de valeurs et de normes
de comportement. De ce point de vue, le coipus des sermons de Giordano de
Pise1, dominicain actif à Pise et à Florence au début du XVe siècle, constitue
un observatoire privilégié. L’intérêt de ce corpus tient tout d’abord au genre
documentaire : il constitue, en effet, la seule attestation, entre le xnie et la
première moitié du XIVe siècle, de reportationes enregistrées de manière systéma­
tique par des auditeurs de sermons. Le nombre élevé des sermons conservés (plus
de 800) et leur contenu témoignent, par ailleurs, de l’attention particulière du
frère dominicain pour la prédication quotidienne, ce qui autorise l’historien à voir
dans son œuvre un bon exemple de la mentalité caractéristique des Prêcheurs.
Enfin, les temps et les lieux de la prédication de Giordano de Pise sont également
significatifs : sur un plan général, la période est celle au cours de laquelle la pré­
dication des Mendiants a atteint sa pleine maturité ; sur un plan plus particulier,
les sermons de Giordano se rapportent à un contexte politique et social précis,
celui des cités toscanes du premier Trecento, où se développèrent des formes de
gestion politique qui ne furent pas exemptes d’expériences dramatiques.
À côté d’un effort constant de divulgation de la doctrine et de sa dimension
profondément pénitentielle, le trait saillant de la prédication de Giordano consiste
en la mise en place d’un programme de moralisation agissant par capillarité.
L’ensemble de l ’œuvre du frère dominicain peut être lue comme une tentative
pour imposer depuis la chaire une sorte de grille éthique chrétiennement correcte,
dans laquelle il serait possible d’inclure le fait laïque, et qui permettrait d’orien­
ter le comportement des auditeurs des sermons et de diffuser des normes suscep-

1. Sur Giordano de Pise : C. DELCORNO, Giordano da Pisa e l ’antica predicazione volgare, Florence,
1975 ; G. Baldassarri, « Giordano da Pisa. Esempi », dans Racconti esemplari di predicatori del
Due e Trecento, éd. G. Varanini et G. Baldassarri, II, Rome, 1993, p. 3-491 ; C. Iannella,
Giordano da Pisa. Etica urbana e forme della società, Pise, 1999, d’où sont repris plusieurs développe­
ments de cette étude.
3 68 C e c il ia Ia n n e l l a

tibies de régler la vie en société. Les modèles de comportement proposés par le


dominicain concernent la réforme morale de chaque individu et celle de la
communitas, ainsi que la correction des mœurs, relevant de la vie publique ou
privée, qui menaçaient le plus l ’ordre communautaire. C ’est dans cette optique
que le recueil des prédications de Giordano accorde une place importante à des
thématiques relevant de la sociabilité, de la sphère politique ou du domaine
économique2. Si, concernant ce dernier point, l’intention du prédicateur était de
dénoncer la gestion erronée des pratiques économiques (en évoquant le péril
social que constitue la thésaurisation d’une richesse improductive, l’avarice
simoniaque, le péché d’usure), les motifs politiques de la justice, du bien
commun, de la concorde, de la paix, repris à la tradition aristotélico-thomiste,
étaient utilisés dans une perspective urbaine et locale, et rapportés à la difficile
cohabitation des concitoyens entre eux3.
L’idée que Giordano se faisait de la société repose sur des éléments qui, appli­
qués au domaine spirituel et moral à travers la vertu de l’humilité, garantissent le
bon déroulement de la vie en communauté : l’ordre, qui place et ordonne les indi­
vidus les uns par rapport aux autres, en des relations réciproques ; le concept de
hiérarchie, fondé sur la superposition de « degrés » et sur leur convertibilité ;
Yimmobilitas, qui assure une parfaite cohésion entre les diversitates4. La société
doit être une communitas structurée, dans laquelle chaque groupe professionnel
et social, du paysan au docteur en théologie, en passant par les artisans, les
marchands, les chevaliers, les médecins, trouve sa propre raison d’être dans la
satisfaction des besoins collectifs et en répondant au critère de Yutilitas sociale. Il
s’agit là d’un ordre tout à la fois moral (vivre en dehors du vice) et social (conser­
ver la position qui a été assignée par Dieu). Ce n’est pas un hasard si les méta­
phores de la vie en société utilisées par le prédicateur renvoient fréquemment à

2. Sur les nouvelles modalités d ’interaction entre l ’Église et le monde laïque, dans les domaines éco­
nomique et politique, liées à l’avènement des ordres Mendiants, cf. Etica e politica : le teorìe dei frati
mendicanti nel Due e Trecento, Atti del XXVI convegno intemazionale, Spolète, 1999, en particulier les
études de G. Todeschini, A. Tabarroni, R. Lambertini.
3. C. IANNELLA, Giordano da Pisa, cit., p. 61 et suiv., et p. 103 et suiv. Sur le problème de l ’éthique
économique : G. TODESCHINI, Il Prezzo della salvezza. Lessici medievali del pensiero economico, Rome,
1994.
4. Cf. Firenze, Biblioteca Nazionale Centrale, ms. Mgl. XXXV, 222, f° 176 r0 : « La quarta cosa in che
sta la vera humilità sì è in patientia. E questa è quando tu stai contento et apagato di ciò che Idio vuole
fare di te, e di stare dovunque E ’ ti vuole porre, et in cheunque stato o di povertà o d ’aversità o di
prosperità o di pene. Et in cheunque modo E ’ ti vuole, dèi stare contento et non volere più che-tti dea. Sì
come il re che ponesse a cavallo cuelli si volesse et altri si mettesse a piede et altri ponesse a la stalla :
che non è nullo ardito di valicare il sengno a che g l’è posto. Et così dèi stare contento acciò che vuole
fare di te et di sostenere ongne cosa in patientia. Questa è la verace humilità. » Cf. REMIGIO
DE’ GlROLAMI, De bono comuni, 9, 37 et suiv., éd. E. PANELLA, « Dal bene comune al bene del
Comune. I trattati politici di Remigio de’ Girolarai nella Firenze dei bianchi-neri », dans Memorie
domenicane, 16,1985, p. 1-198, en particulier p. 137 (Tédition du traité se trouve aux p. 123-168).
La pa ix d a n s l a p r é d ic a t io n d e G io r d a n o de P is e ( v e r s 1260-1310) 369

des images où régnent l’ordre et la hiérarchie, comme celles de l’armée et de la


cour royale5.
Le monde céleste acquiert une fonction de modèle idéal, qui permet au frère de
se lancer, en une sorte de va-et-vient, dans un jeu de comparaisons efficace. La
cité du paradis peut être définie comme une civitas en raison de ses deux éléments
constitutifs, l’amour (c’est-à-dire l’universalité du sentiment, la volonté tendue
vers un but unique) et l’ordre. Un ordre qui réside dans la Beauté (le caractère
exhaustif de l’ensemble), dans la Force (la concorde), dans la Grandeur (le fait
d’accomplir le désir divin). Les caractéristiques du paradis comprennent donc, au
plus haut niveau de perfection, ce qui devrait être les traits distinctifs de la cité ter­
restre : ordre, unité, concorde, paix. Caractéristiques qui ne sont évidemment pas
transposables en termes réels, en raison du haut degré d’idéalité de la cité céleste :
« Perché sono le città debili ? perocché le cose vi vanno disordinate : se le cose
andassero ordinate per tutti i cittadini, troppo sarebbe forte cittade ; ma p er le cose
disordinate si guastano le cittadi, e nascono le discordie, ed è fatta debile la cittade.
Una agevile cittade che fosse ordinata, e bene in concordia, sarebbe sì forte che non si
potrebbe giammai vincere, e vincerebbono ogni altra gente. »6

L’opposition des « deux cités » (duae civitates), celle de Dieu et celle des
hommes, est aussi mise en évidence à propos de l’application des valeurs éthiques
urbaines : l’unité, l’ordre et le vinculum concordiae de la cité céleste ne paraissent
pas avoir de correspondant sur terre, car les conditions nécessaires à la vie en
communauté y sont continuellement menacées par des éléments tels que le désir
immodéré d’affirmation personnelle et l ’orgueil, d’où dérivent tous les autres
vices qui peuvent s’étendre dans le domaine social7. Les efforts du dominicain
sont donc tout spécialement consacrés à dénoncer les déviances spirituelles qui
mettent en péril la communauté, et c’est donc aussi sur un plan social que des
remèdes sont proposés depuis la chaire.
Pareillement, sous l’influence prépondérante de la pensée thomiste, l’image de
la cité est celle d’une institution ayant des qualités surtout éthiques : la caritas est
souvent considérée comme l’élément principal sur lequel sont fondés les groupe­
ments humains8. La cité est le lieu par excellence de la vie politique de l’homme,

5. Sur la construction d’un modèle social : C. IANNELLA, « La predicazione : il caso di Giordano da


Pisa », dans Ceti, modelli, comportamenti nella società medievale (secoli Xin-metà XIV), Atti del XVII
convegno intemazionale di Studi, Pistoia 14-17 maggio 1999, Pistoia, 2001, p. 43-58.
6. Prediche del B. Fra Giordano da Rivalto recitate in Firenze dal MCCCIII al MCCCVI, éd. D. MORENI,
Florence, per il Magheri, 1831, 2 vol. [cités désormais MORENI I et MORENI II] : ici, MORENI n ,
p . 83-84.
7. Sur l ’opposition entre les deux cités : C. IANNELLA, Giordano da Pisa, cit., par. Città di Dio, città del­
l'uomo, p. 42 et suiv., où sont analysées certaines prédications portant sur le verset Venit in civitatem
suam (Mt 9,1).
8 . Sur Ia longanimitas-patientia : « E non solamente è mestiero che l ’uno sovvenga a ll’altro pure secondo
il corpo, ma anche secondo l ’anima, di sopportare i vizii altrui e i modi che non ti piacciono, e di molti
370 C e c il ia Ia n n e u a

animale soziale et congregale, qui y affirme ses propres vertus et contribue à sa


réalisation :
« Non potrebbe l ’uomo vivere solo, perocché non basta a se stesso, abbisogna del­
l ’aiuto degli altri : e questa fite la cagione perché sifacieno le castella, e le cittadi, e ’
borghi e le famiglie ; perocché non poteano le genti vivere soli. Nelle città sono le
molte arti : V hoe bene dell’altrui arte e altri ha bene della mia, e così s ’aiutano gli
uomini insieme. »9

Lorsque le prédicateur abandonne le registre théologique pour décrire le réel,


la cohabitation et la sociabilité des hommes sont décrites de manière beaucoup
plus nette. Les sermons de Giordano témoignent, en effet, des vicissitudes
mouvementées des cités toscanes, et attestent en particulier une conscience de la
crise que traversait T institution politique communale dans sa phase ultime, ainsi
que l’éclatement en partes10 et les efforts de pacification entrepris par les insti­
tutions de gouvernement11. Le prédicateur y répond par d’incessants appels à la
restauration des valeurs fondamentales de la vie civique, parmi lesquelles émerge
le thème de la paix12.
Le concept de paix est évoqué par le frère dominicain en son sens spirituel, la
dimension intérieure, et en son sens temporel, la concorde. Entre ces deux
champs d’application s’opèrent de continuels déplacements. La célèbre définition
d’Augustin - pax est tranquillitas ordinis - est adoptée par Giordano à travers la

spirituali ; corne dice santo Paolo : “alter alterius onera portate, et sic adimplebitis legem Christi”. Io
avrò uno vizio e tu n ’avrai un altro, conviene che tu comporti il mio difetto ed io comporto il tuo ; e
così si mantengono gli amici e le comunanze ; onde non è nullo, che s 'egli al tutto volesse ischifare
ogni male, cioè ogni cosa che gli dispiacesse, e non volesse né mica sopportare altrui, ch'egli potesse
regnare con persona » (dans Prediche Inedite del B. Giordano da Rivolto dell’Ordine de’ Predicatori,
recitate in Firenze dal 1302 al 1305, éd. E. NARDUCCI, Bologne, 1867 [cité désormais NARDUCCI],
p. 85).
9. NARDUCCI, p. 85.
10. Dans un sermon de carême inédit, qui commente le verset Omne regnum in se ipsum divisum desolabi­
tur (Lc 11, 17), REM IGIO D E’ G i r o l a m i présente la cité divisée en fractiones qui voient s’opposer
guelfi et ghibellini, artifices et magni, clerici et religiosi et layci (dans E . PANELLA, « Dal bene
comune al bene del Comune », cit., p. 115-117).
11. Sur l’aspiration à la paix et à la justice des institutions citadines, voir les multiples renvois dans
E. ARUFONI, « Retorica e organizzazione del linguaggio politico nel Duecento italiano », dans
P. CAMMAROSANO, dir., Le Forme della propaganda politica nel Due e nel Trecento, Rome, 1994,
p. 157-182, en particulier p. 174 et suiv. Sur l’action des ordres Mendiants dans la pacification des
cités, cf. A. THOMPSON, Predicatori e politica nell’Italia del XIll secolo : la grande devozione del
1233, trad, it., Milan, 1996, ainsi que plusieurs contributions de ce volume.
12. Cf. C. IANNELLA, Giordano da Pisa, cit., p. 94 et suiv. Sur le concept de paix, voir le volume collectif
La pace nel pensiero, nella politica, negli ideali del Trecento, cit., en particulier les articles de
C. VASOLI, « La Pace nel pensiero filosofico e teologico-politico da Dante a Ockham », p. 27-67, et de
M. C. De MATTEIS, « La Pacificazione cittadina a Firenze nelle componenti culturali di Remigio de’
Girolami », p. 199-224. Pour Remigio, voir aussi C. T. DAVIS, « Remigio de’ Girolami and Dante :
a Comparision of their Conceptions of Peace »,dans Studi danteschi, 4 6 ,1959, p. 105-136.
L a p a ix d a n s l a p r é d ic a t io n d e G io r d a n o d e P i s e ( v e r s 1260-1310) 371

médiation de Thomas d’Aquin et rapportée à trois registres : l’ordre de l’homme


par rapport à lui-même, par rapport à Dieu, par rapport au prochain13. C ’est sur le
dernier point que portent le plus souvent les appels du prédicateur14. Ses
réflexions de nature spirituelle sont construites sur le couple de binômes opposés
paix-ordre/mouvement-désordre qui, de la dimension intérieure, la disposition
harmonieuse des désirs, sont transférés vers un champ plus vaste et insérés dans
une vision de la société à la base de laquelle le maintien des règles imposées par
Dieu, Y immobilitas, est brisé par la discorde : « Che è pace ? Pace, secondo i
filosofi e i santi, significa riposo, stato ove non è nullo mutamento. Movimento è
segno di discordia e di lite, e non di pace »15.
Giordano présente la paix terrestre comme ordonnée par degrés, en une
succession qui conduit du général au particulier, de la dimension publique à la
sphère du privé. En se référant au comportement des anges, exemplaire de
l ’amour pour Dieu et pour le prochain, le dominicain déclare :
« Poni mente se le tue opere sono in pace del prossimo tuo e della patria tua, del
comune tuo, de’vicini tuoi e della famiglia tua. Sempre dèi guardare la pace del pros­
simo còllo onore di Dio innanzi. »16
Ce passage se rattache au thème ancien de Yordo caritatis qui trouve son
expression dans le De doctrina Christiana d’Augustin d’Hippone et qui, à travers
les Sententiae de Pierre Lombard, fut accueilli par de nombreux scolastiques17 ;
de la façon dont Giordano y fait allusion, il est probable que sa source ne soit
autre que les écrits de Remigio de’ Girolami. Dans plusieurs sermons et dans un

13. Cf. AUGUSTIN, De civitate Dei, XIX, 13, 1 ; THOMAS D ’AQ U IN , Summa theologiae, M I , q. 29
(De pace), et I-II, q. 70, a. 3.
14. Cf. deux sermons commentant le verset lesus autem solus in terra (Mt 6 ,47), dans lesquels sont illus­
trées les différences entre la paix parfaite, celle de ceux qui sont avec Dieu, et la paix imparfaite, celle
que les hommes croient posséder : Quaresimale Fiorentino 1305-1306, éd. C. DELCORNO, Florence,
1974 [cité désormais QF], p. 27-34 et 35-37 ; cf. Summa theologiae, M I , q. 29, a. 2 ad 4.
15. QF, p. 31, mais cf. Summa theologiae, I-II, q. 70, a. 3. Si la paix réelle se réalise dans le désir du bien
véritable, la paix apparente, poursuivant des biens fictifs, laisse l ’esprit humain troublé en contrarie-
tadi et mutazioni (QF, 29 et 32 ; cf. Summa theologiae, M I , q. 29, a. 2 ad 3). Pour R e m i g i o d e ’
G i r o l a m i , la paix véritable n’est vérifiée qu’à travers l’harmonie des volontés (Sermones de pace, V,
p. 190-191, mais cf. M. C. DE MATTEIS, La « teologia politica comunale » di Remigio de Girolami,
cit., p. CXLVm-CIL)-
16. NARDUCa.p. 110.
17. Cf. E. P a n e l l a , « Dal bene comune al bene del Comune », cit., p. 98-99, 110, 164. Cf. De doctrina
Christiana, I, 23, 6-9, et P i e r r e LOM BARD, Sententiae in W libris distinctae, IH, d. 29, cc. 1-2. Le
canoniste magister R U FIN , par exemple, dans le traité De bono pacis (H, X V ), compilé selon toute
probabilité durant les vingt dernières années du xne siècle, distingue les différents champs d’applica­
tion possible de la paix terrestre dans les associations humaines de la famille, de la cité, de l’humanité ;
sur le traité de Rufin, cf. Y. M. CONGAR, « Maître Rufin et son De bona pacis », dans Revue de
sciences philosophiques et théologiques, 41, 1957, p. 428-444 ; M . C . De M ATTEIS, La « teologia
politica comunale » di Remigio de Girolami, cit., p. CXHI-CXIV.
372 C e c i l i a IANNELLA

traité, ce dernier avait élaboré un ordo pacis similaire à celui de la miséricorde


(suivant la succession : Dieu, nous-mêmes, le prochain, notre corps), en introdui­
sant, par rapport à la tradition, une innovation : entre Dieu et l’âme, Remigio
avait placé la Commune, entendue dans son acception d’organe politique18, ce
qu’allait également faire notre prédicateur. Présenter la communauté politique
contemporaine, la Commune urbaine et ses « voisins », parmi les sujets de la
charité, de la miséricorde et de la paix, plutôt que de faire de la notion de sociabi­
lité, de façon abstraite, une sorte d’extension du sujet constitué par le
« prochain », place non seulement Giordano dans une position doctrinalement
avancée, mais se justifie aussi par l’urgence qu’il y avait à appeler son auditoire à
une pacification collective qui puisse se vérifier immédiatement et directement.
Les domaines d’application de la paix sont présentés par le frère prédicateur
selon un ordre hiérarchique : « patrie », « commune », « voisins », « famille ».
Mais il ne semble y avoir aucune gradation prioritaire entre ces réalités, pas
d’ordre strict de préséance ou de succession, les tensions de nature publique
investissant aussi le domaine du privé. C’est, par exemple, à l’occasion d’une
disgression sur le thème de l’amour qu’est évoquée l ’arrogance déstabilisatrice
des « partis », incisive au point de détruire l’affection entre frères : « imperocché
veggiamo oggidì che l ’uno tiene qua, e l ’altro là ; l ’uno coll’una parte, e l ’altro
coll’altra, e però si dividono, e vengono insieme a ree parole, e voglionsi male »19.
De la même manière, si l’amour pour le prochain articule les domaines spirituel
et temporel, selon une organisation20 qui voit se succéder d’abord les ecclésias­
tiques, puis le père et la mère, l’épouse et les frères, les fils, et enfin les amis et
les ennemis21, les incitations à aimer son ennemi occupent proportionnellement

18. Cf. E. PANELLA, « Dal bene comune al bene del Comune », cit., p. 99,110, et Sermones de pace, V m ,
p. 194.
19. MORENI p. 79. Sur la voluntas comme désir de l ’amor rationalis et sur la haine entre frères comme
H ,

vice capital, cf. Summa theologiae, I-II, q. 26, a. 1 (Utrum amor sit in concupiscibili), et H-H, q. 34,
a. 3 (Utrum omne odium proximi sit peccatum). Voici ce qu’affirme DINO COMPAGNI en évoquant sa
cité détruite par la haine entre les factions après la chute des guelfes blancs durant l’automne 1301 :
« Ciascuno amico divenne nimico : i fratelli abbandonavano l ’un l ’altro, il figliuolo il padre : ogni
amore, ogni umanità si spense » (Cronica, H, 23).
20. Giordano suit l ’organisation opérée par Thomas d ’Aquin, qui ordonne la charité selon le niveau de
participation à la béatitude divine. Cf. Summa theologiae, ü -li, q. 26 (De ordine caritatis), aa. 1-4,7-8,
en particulier a. 7, mais également REMIGIO d e ’Girolami, De bono comuni, 10,2-8, p. 141.
21. G i o r d a n o DA PISA , Prediche sul Secondo Capitolo del Genesi, é d . S. G r a t t a r o l a , R o m e , 1999,
p. 111-112 [c ité d é s o rm a is SG] : « In prima dèe ciascuno amare lo prossimo di sopra spiritualmente,
cioè lo Papa, l'Arcivescovo overo lo Vescovo del luogo, li quali ti reggerlo indette cose spirituali. Lo
secondo superiore si è temporale, sì come lo padre e la madre, li quali tu se ’ tenuto d ’amare et riverire
sopra te, cioè più che te. Lo terso si è da-llato, ché dèi amare lo prossimo ch'è da-llato ad te, cioè la
moglie e li fratelli. Lo quarto si è di sotto nel luogo inferiore, cioè l ’amore che tu dèi avere al figliuolo.
Unde tu dèi prima amare lo padre e la madre che lo figliuolo, pero che più se’ tenuto al padre e alla
madre che al figliuolo, e tu, misero, ami più lo figliuolo che ’I padre e che te medesimo. Lo quinto si è
in quello luogo medesimo dove è lo quarto, lo quale dèi avere all’amico tuo, che ama te e tu se'tenuto
La p a ix d a n s l a p r é d ic a t io n d e G io r d a n o de P i s e ( v e r s 1260-1310) 373

une place de première importance dans le corpus des sermons, confirmant ainsi à
quel point les violentes dissensions entre citadins entraînaient les appels à la paix.
Tel que l’entend principalement Giordano et comme il la diffuse, l’idée de
paix correspond donc à la concordia civium. Une analyse lexicale d’un cycle de
sermons pour le carême montre qu’au terme pace s’oppose une seule fois tristìzia
et dolore (ancrant la question dans une sphère purement affective), tandis
qu’outre le terme générique guerra, on trouve, de manière spécifiquement
circonscrite au milieu urbain, discordia, nimistadi nelle comunitadi, morte di
persone, distruzione di città.

Au thème de la paix est associé, en tant que condition nécessaire à son plein
accomplissement, le concept théologique du « bien commun », envisagé dans
l’acception de bien d’une société politique et proposé à travers deux registres
interprétatifs. Un registre historique et exemplaire rappelle le souvenir de la
Rome antique, lorsque les empereurs recherchaient dans Yamor patriae, c ’est-
à-dire dans le bien collectif, l’instrument d’une grandieuse affirmation politique :
« E perocché 7 bene di Dio è di tanta laude, e di tanta gloria, però i mondani si sfor­
zano d’operare maggiormente nel bene comune, e questi furon quelli, che accattaro
grande nome, e grande gloria sopra tutti gli altri. Dicesi di quello Augusto, che ’ntese
al bene della repubblica, ed accrebbela così smisuratamente, ch’ebbe nome
Ottaviano, sì fu avuto in grande reverenzia da’ Romani (...) ; e veggendo gli antichi,
che 7 ben comune era così utile, e degno di tanta gloria, si sforzarono maggiormente
nel bene comune. E però si metteano alle battaglie, ai pericoli, e a’grandi fatti, ove ne
tornava grande utilità a tutto 7 comune, siccome fu Scipione Ajfrìcano, che sì mise a
grandi perìcoli, ed alle grandi cose, per liberare e fare salvo il comune di Roma, e fu
quegli, che liberò i Romani dall’ultima loro distruzione ; e però fu degno dì molta
lode, acquistò nome grandissimo, e gloria grande, perché ’ntese al bene comune, e fu
utile di tutta la gente. »22
Si les personnages et les événements du passé sont ici actualisés d’une
manière toute médiévale23, le fréquent recours à la notion de « bien commun »,

d ’amare lui. E anco se ’ tenuto d ’amare lo nimico tuo, lo quale è chiamato ‘amato’, unde tu li dei
perdonare et amarlo. » Voir aussi le passage NARDUCCI, p. 84 : « Ma avvegnaché tutte le genti sieno
da amare, non si dee però intendere egualmente ; perocché l ’uno è più prossimo che l ’altro ; onde i
consanguinei e'parenti sono più presso degli altri, e in ciò sono più d ’amare ; ancora il padre, e la
madre, e ’fratelli, e la moglie e 'figliuoli, perocché sono più congiunti, sono in ciò più d'amare. Altresì
più è d'amare uno santo uomo che uno peccatore. Se’ altresì tenuto d ’amare più el cittadino tuo che ’I
forestiere, e così richiede ordine e natura. »
22. MORENI E, p. 3-4. Sur la figure de Scipion, cf. VINCENT DE BEAUVAIS, Speculum historiale, V, 47-48 ;
mais voir également C. DELCORNO, Giordano da Pisa, eit., p. 142 et 146. Sur l ’attitude de Giordano
vis-à-vis des empereurs romains, cf. C. Iannella , Giordano da Pisa, cit., p. 37.
23. Concernant un tel procédé littéraire, multiples renvois dans G. FOLENA, Volgarizzare e tradurre, Turin,
1992.
374 C e c il ia I a n n e l l a

liée à une anachronique Commune qui aurait été présente dans la Rome antique,
vient confirmer que pour Giordano - comme c ’est le cas dans la littérature des
derniers siècles du Moyen Age - , à l’expression bonum commune correspond,
selon une ambiguïté terminologique significative, le concept général de « bien
commun » (bene comune) et celui, plus spécifique, de « bien de la Commune »
{bene del Comune)24. Intéressant, également, le fait qu’en poursuivant l’idéal du
bien communautaire, on puisse acquérir molta lode, nome grandissimo, e gloria
grande, et satisfaire, sans tomber dans le péché, le désir d’excellence qui est
matrice de l’orgueil.
Le bien commun est aussi compris dans un sens plus didactique et spirituel, à
travers le renvoi au thème déjà évoqué de l ’amour pour son ennemi, auquel sont
consacrées plusieurs prédications et qui offre au frère de nombreux points
d’ancrage dans la réalité25 : un tel amour est présenté comme une valeur étran­
gère à la mentalité dominante (« questo pare alii homini impossibile : che l ’omo
possa amare lo nimico »). Les raisons pour lesquelles chacun est obligé d’accom­
plir ce précepte divin renvoient à des normes d’éthique communautaire, replacées
dans le cadre citadin et considérées comme réglant les associations humaines {«
l ’altro prode e merito si è ch’aiuta la comunitade e ’I bene comune. Più è da
amare il bene eh’è comune a tutti, che quello eh’è pur speziale d ’alcuno. Questo
comandamento è un bene comune di tutti »)26.
Il apparaît évident que le bien commun en tant que bien collectif prime sur le
bien d’un seul, mais la subordination du second au premier n’est cependant par­
faite que lorsqu’elle est référée au même geme de bien, c’est-à-dire quand général
et particulier s’appliquent au même domaine, qu’il soit spirituel ou temporel.
À ce propos, plusieurs théologiens contemporains ou postérieurs à Thomas
d’Aquin - Pierre d’Auvergne, Godefroid de Fontaines, Henri de Gand, Gilles de
Rome, Remigio de’ Girolami - ont affronté la question bien propre/bien commun
dans la perspective des rapports entre individus et communauté socio-politique,

24. Cf. N. RUBINSTEIN, « Marsilius and Italian Political Thought », dans J. R . H A L E, J. R . L H i g h f i e l d ,


B. SMALLEY, dir., Europe in the Late Middle Ages, Londres, 1965, p. 54-57 ; C. FRUGONI, « H governo
dei Nove a Siena e il loro credo politico nell’affresco di Ambrogio Lorenzetti », dans Quaderni medie­
vali, 7, 1979, p. 15. Sur le terme comune, adjectif déjà substantivé dans la seconde moitié du
x n e siècle, cf. O . B a n t i , « “Civitas” e “Commune” nelle fonti italiane dei secoli XI e x r t », dans
Critica storica, 9,1972/4, p. 568-584.
25. Cf. Prediche inedite (dal ms. Laurenziano, Acquisti e Doni 290), éd. C. IANNELLA, Pise, 1997 [cité
désormais PI], sermon I, p. 3-13, commentaire du verset Benefacite hiis qui oderunt vos (Mt 5,44).
26. Q F , p. 26 ; cf. aussi PI, p. 8 : « Uomo è tenuto di fa r bene al nimico in de l ’opra della comunità.
“Verbi gratia”. Ecco che tu volessi far bene et dare lemosina ad tutti costoro et andassi dando, et in
questo dare tu lassassi lo nimico tuo et non li ne dessi. Certo questo non si converrebbe però che quine
sarebbe odio, segondo che diceno li santi, unde tu peccheresti. Et così in delli facti del cornano, ove
comunemente si fa ad tutti : se tu lassassi di fare quel cotale bene al nimico non sarebbe licito, ma
peccheresti, et questo diceno i santi che è per la comunione, ma se tu non la dessi ad alcuno non
peccheresti. »
L a p a ix d a n s l a p r é d ic a t io n d e G io r d a n o d e P i s e ( v e r s 1260-1310) 375

adoptant d’ailleurs des positions qui ne coïncidaient pas toujours27. Pour


Girolami, par exemple, puisque dans Tordo caritatis la communitas précède
l’individu, le citoyen, même s’il est innocent, sera prêt à subir une peine afin de
racheter la communauté28. A l’inverse, Giordano, qui, dans une perspective
temporelle, choisit de défendre le bien commun, n’hésite pas, d’un point de vue
spirituel, à mettre en avant le salut de l’individu :
« E però v’ammonisco che Vanirne vostre mettiate innanzi e amatele sopra tutte le
cose e sopra tutte le persone. Or vedi : e’suole essere questione se tu dèi commettere
uno peccato mortale per iscampare una città e tutto lo mondo e tutti li omini. Frate,
dico che no, però che tu dèi amare più Vanima tua che tutte Valtre cose del mondo...
Or che frutto ti sarebbe se tutto ’I mondo, per uno tuo peccato mortale, fusse in para­
diso e Vanima tua fusse dannata ? - Nullo.- Unde però innanzi dèi lassare una città e
tutto lo mondo perire, che fare uno peccato mortale. »29
Une telle attitude, qui n’est qu’en apparence contradictoire avec d’autres posi­
tions de Giordano, trouve en réalité une place cohérente dans un contexte homilé-
tique où les appels à la pénitence sont abondamment distribués tout au long de
l’année liturgique et pas seulement dans les périodes centrales, comme 1’Avent et
le Carême. Les exhortations à la pratique du sacrement de la pénitence, surtout à
la contritio cordis, à la mémoire des péchés, à l’acte de douleur, si elles ne sont
pas envisagées simplement comme des éléments topiques de la prédication, révè­
lent une spiritualité orientée principalement vers l’obtention du salut individuel30.

À côté de la paix et du bien commun, un autre thème amplement traité et que


l’on peut rattacher à l’éthique urbaine est celui de la justice, dans les différents
sens du concept de lex (loi étemelle, naturelle, positive) et de justice divine, envi­
sagée en référence soit à la représentation de l’au-delà, soit en rapport avec les
vicissitudes humaines31. En ce qui concerne l’administration de la justice en

27. Cf. C. IANNELLA, Giordano da Pisa, cit., p. 92, avec renvoi à G. D E L a G Æ D E , Alle origini dello
spirito laico, trad, it., Brescia, 1965, H, p. 140,passim.
28. Cf. De bono comuni, 18, 161-175, sur lequel on verra E. P a n e l l a , « Dal bene comune al bene del
Comune », cit., p. 160-161 ; ID EM , « Nuova cronologia remigiana », dans Archivum Fratrum
Praedicatorum, 60,1990, p. 145-311,enparticulierp. 217-218.
29. SG, p. 104. Cf. aussi N a r d u c C I, p. 86-87 : « m a te sopra tutte le cose del mondo dei amare e salvare.
Mostrolti. E di questo se ’ tenuto a pena di ninfemo e all’ira di Dio ; perocché vuole Iddio che se tu
sapessi che tutti gli uomini del mondo andassero a perdizione, e per fare tue uno peccato mortale tutti
iscampassero, dei pritna lasciare perdere tutto il mondo che tu pecchi tue, e non dei allora curare la
loro salute, se tu sapessi che la loro salute si ricoverasse per lo tuo peccato, avvegnaché questo non
interverebbe, ma potisi per esemplo ».
30. Cf. C. IANNELLA, « Aspetti penitenziali nella predicazione di Giordano da Pisa », dans I Frati
Predicatori nel Duecento, Verone, 1996, p. 243-275 (Quaderni di storia religiosa, 3).
31. Cf. EA D EM , Giordano da Pisa, cit., p. 61 et suiv. S’agissant de textes non dominicains, cf. aussi à ce
sujet S. VECCHIO, « La riflessione sulla legge nella prima teologia francescana », dans Etica e
politica : le teorie dei frati mendicanti nel Due e Trecento, cit., p. 119-152.
376 C e c il ia I a n n e l l a

milieu urbain, le dominicain traite des tribunaux séculiers, de l’activité des juges,
des procès, de la fonction publique des peines prononcées. Les références au
système juridique sont destinées à présenter le giustizie, le leggi, li statuti e gli
ordinamenti comuni e i punimenti comme des intruments légitimes permettant
aux institutions publiques de maintenir la paix à l’intérieur des enceintes urbai­
nes. Aux yeux du prédicateur, l’étemel état de discorde qui agite la vie urbaine
résulte de l’exercice d’une justice d’un type différent, la vengeance, dont la pra­
tique renvoyait, en dépit des condamnations de Giordano, à un code de comporte­
ment intégré au sein d’un système de valeurs, typique de la mentalité urbaine et
sanctionné en certains de ses aspects par des normes communales. La vengeance,
dont le danger réside, selon le prédicateur, dans une extension incontrôlable des
conflits, est fomentée par l ’action tentatrice du démon32, par les pulsions résultant
du désir sensuel33, par le sentiment opposé au bien, c’est-à-dire la haine34, par la
recherche des biens terrestres35, par l’amour d’une femme36 ; mais brighe, liti,
discordie, tendoni, sont aussi causés par les tromperies pratiquées dans les diffé­
rentes professions, en particulier dans le commerce37.
Si, de manière générale, les raisons qui empêchent l’établissement de la paix
renvoient, selon Giordano, au domaine spirituel, à la conscience individuelle, et
ont une matrice commune, le péché d’orgueil et le bien de soi-même au-delà de

32. « Ché, mentre che tu stai in del lecto, sì t ’arreca lo nimico innanti et dice : “Oh, perché non fa i tu le
vendette tue ?” » (TG, p. 46) ; « Onde Iddio piglia con lo esemplo buono, ed il Dimonio con lo
esemplo reo. Oh quanti ne piglia il Demonio con l ’esemplo reo ! Vedrai il vicino tuo ricco d ’usura, e
tu vorrai essere ricco, tu onderai a prestare. Vedrai fare uno micidio, e tu dirai : ed io mi voglio altresì
vendicare ; sicché il malo esemplo non si potrebbe dire quanto è reo » (M O R E N I I, p. 193).
33. « L'appetito irascivo desidera di fa r vendetta et male ad li altri » (TG, p. 213-214, mais voir aussi PI,
p. 81-82 ; cf. THOMAS D’AQUIN, In decem libros Ethicorum Aristotelis expositio, HI, V, 437, p. 125).
34. « L ’odio è contrario all’amore [...] l'odio [i filosofi] chiamarono lite [ ...] però nascono le guerre, le
battaglie e mali per le lite ; però vengono le tribulazioni e tutti e ’mali » (NARDUCCI, 81 ; cf. THOMAS
D ’A QU IN , Summa theologiae, I-II, q. 29, a. 1 : « Odium contrariatur amorí. Sed obiectum amoris est
bonum. Ergo obiectum odii est malum »).
35. « Ad avere le cose del mondo hai tanti nemici quanti sono omini e femine al mondo [...] quello
ch’avrò io, non potrai avere tu, e tu vorrai quello c ’ho io, e io il vorrò altressì ; egli, non avendolo, sì
procaccerà di tòrrelmi. E però nascono tutte le battaglie e le liti e contenzioni tra-lle genti ; per questo
è lite e tendone [...]. E però è grande stultìa de l ’omo che va cercando le cose del mondo, le quali non
si possono avere, e acciò che-ttu non l ’abbi ogn’uomo t ’è nemico, così i parenti come gli altri » (QF,
p. 256-257).
36. « Non potranno molti avere una femina, e però cattino volendola, nascono i mali. Troia fu disfatta da'
greci per una ch’ebbe nome Elena, la quale tolse Priamo re, e i greci assediaro quella cittade sette
anni » (QF, p. 113-114 ; cf. VINCENT DE BEAUVAIS, Speculum Maius, IV, 60-62). Voir en outre
Florence, Biblioteca Riccardiana, ms 1268, f° 237r°b ; cf. C. D e l c o r n o , Giordano da Pisa, cit.,
p. 174, et G. BALDASSARRI, Giordano da Pisa. Esempi, cit., p. 238-239.
37. « Chi ci f a oggi nulla arte con lealtade ? Tutte l ’arti si trovano oggi falsate : dalla maggiore insino
alla minore ha cento falsitadi in cattata ; eziandio nell’arte de' calzari, ch’è così vile arte, ha cento
falsamenti. Tutte Parti sono oggi frodate, e falsate. E perché nascono le brighe, gli odii, e le liti, se non
per g l’inganni, e per le falsitadi, che gli uomini fanno l ’uno all'altro » (M ORENI II, p. 72).
La p a ix d a n s l a p r é d ic a t io n d e G io r d a n o de P i s e ( v e r s 1260-1310) 37 7

toute limite, les effets de ces vices sont envisagés, à l’inverse, dans leurs manifes­
tations extérieures, c’est-à-dire en référence au domaine publique. Le prédicateur
lie, par exemple, à l’orgueil de Lucifer la division de la cité en partes et la rupture
d’une unité qui, avant d’être civique, est voulue par Dieu :
« Ma se diciamo non dell’opere ma de la volontà le troviamo pessime come demonio :
ke vorrebbon quelli che sono partefici, molti che sono, se potesse essere, vorrebbono
uccidere tutta Valtra parte a un tratto. Or che pessimità è questa a pigliar parte !
Meglio è tutto ke parte ! Questo dico però ke-lla superbia è contraria a ll’umiltà, la
quale isprofondoe i-lLucifero, et molte anime ne sprofonda in inferno, et l ’umiltà
exalta in vita eterna. »38

Les remèdes proposés par le frère pour mettre fin aux discordes urbaines, aux
coutumes violentes qui menacent la sécurité publique, sont d’ordre spirituel et
consistent à accomplir le précepte divin d’amour envers le prochain, incluant le
pardon des péchés (« onde non dèi avere in odio nullo uomo, e se t ’avesse mille
volte morto il padre, sì gli ’I dèi perdonare »)39, en ce sens, la renonciation à la
vengeance est envisagée par Giordano comme une œuvre de pénitence à imposer
après la confession4041.
Cette question de la remissio iniuriarum et dampnorum comme solution
apportée aux conflits entre citoyens était au centre des réflexions de Girolami
dans son De bono pacis41, que reprend et illustre Giordano : « se Pomo si potesse
vendicare et avesse lo nimico suo in podestade et perdonasseli, non arebbe elli
facto vendecta ? Certo sì. Anti dice Salomone che “grande genneratione di ven-
decta è ad perdonare quando tu ti puoi vendicare”. »42 C’est dans la même
perspective qu’il faut replacer les considérations de Giordano concernant les

38. Florence, Biblioteca Medicea Laurenziana, ms. Gaddiano 102, c. 144r. Dans le Speculum, traité inédit
d’inspiration allégorique, Remigio d e ’ GIROLAMI attribue aussi la crise du guelfîsme florentin à la dis-
im ctio seu contrarietas voluntatum présente entre les Blancs et les Noirs. Cf. l’incipit du traité
rapporté par E. PANELLA, « Dal bene comune al bene del Comune », cit., p. 36-37 ; C. T. DAVIS, « Un
teorico fiorentino della politica : fra Remigio de’ Girolami », dans IDEM, L ’Italia di Dante, trad, it.,
Bologne, 1988, p. 109-134, en particulier p. 211. Cf. sassi Prediche sulla Genesi recitate in Firenze nel
MCCCIVdel Beato F. Giordano da Rivolto, éd. D. MORENI, Florence, 1830, p. 129.
39. MORENI I, p. 71 ; PI, p. 155-156 : « Unde se Dio, lo quale è giusto giudice, perdona, quanto più forte­
mente tu dèi perdonare, che non ti puoi ragionevilemente vendicare ? » Mais voir aussi la prédication
qui commente le verset Non dico tibi septies (Mt 18, 22), dans PI, p. 153-156, où l ’exposé sur le
pardon des péchés est articulé en quatte distinctions : ratione tue offensionis, r. divine miserationis
(r. claritatis divine, r. divine auctoritatis, r. sue bonitatis), r. eterne remunerationis (r. impossibilitatis,
r. miserie, r. acquisitionis), r. superne assignationis.
40. Voir C. IANNELLA, « Aspetti penitenziali », cit., p. 256-257.
41. De bono pacis, 1,1-5, dans E. PANELLA, « Dal bene comune al bene dei Comune », cit.,p. 169 (l’édi­
tion du traité se trouve aux p. 169-183) ; cf. M. C. DE MATTEIS, La « teologia politica comunale » di
Remigio de’ Girolami, cit., p. CXXXn-CXXXHI ; C. IANNELLA, Giordano da Pisa. Etica urbana, cit.,
en particulier le par. Il concetto di « bene comune », p. 90 et suiv.
42. PI, p. 7 ; cf. Pro 24,29.
3 78 C e c il ia I a n n e l l a

accords de paix et en particulier la manière dont ceux-ci étaient stipulés. Dans le


rituel de pacification, une grande importance était donnée au baiser avec embras­
sement, geste d’inspiration biblique et signe d’amitié43, dont la valeur symbolique
est cependant nulle lorsque n ’y préside pas une ferme volonté de réconciliation et
surtout lorsque l’on n’y prend pas le Christ comme arbitror (« ove Cristo è
tramezzatore, quelle sono le diritte paci ; perocché sono di cuore. E quando è
Cristo tramezzatore ? Quando la persona si muove a perdonare al nimico suo,
solo per amore di Cristo »)44.

Paix, bien commun, justice, mais aussi ordre et hiérarchie (morale et sociale),
sont donc autant de normes permettant aux hommes de cohabiter. La prédication
du mardi de Pâques 1305 peut être considérée comme un bref traité consacré au
thème de la paix, ainsi qu’une synthèse des positions du frère relatives à l’éthique
associative et, plus particulièrement, aux problèmes caractéristiques de la vie
urbaine et communale45. Du thème Pax vobis (Le 24, 36) découlent quatre
distinctiones concernant les dispositions de la nature humaine qui empêchent de
rejoindre la paix, à savoir propter defectum congruentiae, propter defectum
communitatis, propter defectum spiritualitatis, propter defectum humilitatis. Le
commentaire alterne, à l’intérieur de chaque distinctio, l’usage d’images méta­
phoriques et de lexiques relevant de domaines distincts, divers types à’exempla,
des arguments plus spécifiquement théologiques et des considérations dérivant de
l’observation de la réalité.
Dans sa dimension spirituelle, la paix est une disposition intérieure ou un état
d’âme qui, tant au niveau individuel que collectif, trouve son accomplissement
dans la conformité à Dieu de la voluntas, des intentions et des désirs :

43. Sur les images bibliques du baiser (de réconciliation entre Jacob et Esaü, de pénitence de la Madeleine,
de trahison de Judas), cf. l’entrée Bacio, dans M. LURKER, Dizionario delle immagini e dei simboli
biblici, trad. ital. Milan, 1990, p. 26-27, et A. PRAN D I, « La pace nei temi iconografici del Trecento »,
dans La Pace nel pensiero, nella politica, negli ideali del Trecento, citi, p. 244-259. Cf. DINO
COMPAGNI, Cronica, IH, 4 : « A dì XXVI d ’aprile 1304, raunato il popolo sulla piaza di Santa Maria
Novella, nella presenzia de’ Signori, fatte molte paci, si baciarono in bocca per pace fatta, e contratti
se ne fece ; e puosono pene a chi contrafacesse. »
44. « In ogne pace conviene, ch’entri in mezzo raconciliatore : e se non c ’è egli, ogni altro tramezzatore è
vano. Or tu diresti : or come ? or io g lifo basciare in bocca, ed abbracciare, e cotali cose ; dunque
come dì, che io non vaglio per me medesimo a fare la pace ? Dico che se Cristo non c ’è per tramezza­
tore, ogne pace che tufai, è una beffa. Se tu dì : io g lifo basciare in bocca ; or che giova questo bas­
ciare, quando io nonfopace col cuore, e rimammi tuttavia la mala volontà incontro di lui ? [ ...] Non è
pace questa, no, che non si perdona di cuore, e che rimane con mal volere. Ma ove Cristo è tramezza­
tore, quelle sono le diritte paci ; perocché sono di cuore. E quando è Cristo tramezzatore ? Quando la
persona si muove a perdonare al nimico suo, solo per amore di Cristo. [...] Interviene spesse volte di
questi tramezzatori, che patiscono le zuffe, che talora ricevono di buone mazzate, e talora ne sono
fediti, ed alcun’otta morti. Così intervenne in Cristo, che tramezzando questa zuffa tra noi e Dio, egli
ne fu morto » (Manni , p. 134).
45. MANNl,p. 314-316.
L a p a ix d a n s l a p r é d ic a t io n d e G io r d a n o d e P i s e ( v e r s 1260-1310) 37 9

« Noi seguitiamo il volere nostro, ch ’è vizioso : e ogne uomo hae il suo volere ; e però
non puote questa pace essere... questa è grande virtute, che la volontà di Dio tutte le
volontadi accorda, e unisce e quieta. »46

La pax temporalis est distincte, mais subordonnée à cette pax spiritualis, ainsi
que le montre l’exemple des saints qui, pacificati dentro, supportent le martyre47.
L’avidité des biens terrestres, finis et temporaires, suppose l’angoisse intérieure et
la dispute avec le prochain, à l ’inverse de ce qui arrive pour les biens spirituels,
immenses et étemels, présentés comme la lumière du soleil qui illume sans
distinction, ou comme des biens précieux qui ne s’épuiseraient jamais et dont on
fait buon mercato48. De ce point de vue, outre l’adoption d’un vocabulaire écono­
mique, pratique assez répandue dans la littérature pastorale depuis les premiers
siècles du christianisme et qui acquit une vigueur nouvelle avec les Mendiants, il
faut relever les allusions de Giordano à la distribution inégale des richesses parmi
les hommes :
« Amano pur i beni terreni mondani, i quali non si possono avere ; che se uno è ricco
ne son poveri più dì cento, e presso a mille. Che mistieri è, che se io voglio arricchire,
che molti ne impoveriscano ? imperocché le cose del mondo non si possono avere per
tutti : pochi sono quelli che l ’hanno e ogne uomo le vuole. »

L’attitude de Giordano, qui reprend certaines des positions de Thomas


d’Aquin et de Girolami49, ne consiste pas seulement en une compréhension toute
chrétienne de la catégorie sociale des pauvres (lesquels, comme d’autres sermons
le montrent, ont une fonction spirituelle, en tant qu’objet des œuvres de miséri­
corde, dans la perspective du salut des riches)50 ou dans le fait qu’il envisage la
propriété privée comme l’une des causes de discorde51 ; le prédicateur dénonce
aussi une modalité d’usage qui met en cause, sur le plan éthique, la valeur même

46. Ibid.,-g. 315.


47. Ibid., p. 315. Cf. Summa theologiae, ü -li, q. 29 (Depace), et PI, p. 99.
48. Ibid., p. 316. Sur le vocabulaire et les images du monde marchand appliqués à la sphère spirituelle,
cf. C. IANNELLA, Giordano da Pisa, cit., § A proposito di lessici economici, p. 134 et suiv. Sur la paix
intérieure des justes opposée à la « guerre » des pécheurs : « Unde li giusti, che sono sensa peccato
mortale, anno una pace in del cuore loro che avansa tutti li beni del mondo ! Ma quelli che intende al
mondo, avegna eh ’elli abbia possessioni et signorie, etti àe guerra dentro ! » (TG, p. 204).
49. M aNNI, 315. Cf. l ’opinion de REMIGIO DE’ GIROLAMI : « Quarto modo quia sunt [divide temporales]
inequalitatis, quia non sunt equaliter distribute omnibus, cum unus egeat et alius superhabundet » (De
peccato usure, V, p. 622), qui reprend littéralement THOMAS D ’AQ U IN , Summa theologiae, D-li, q. 32,
a. 7 (« Utrum possit fieri eleemosyna de iniuste acquisitis »).
50. « Cresce il bene d e ’Santi a modo del fuoco ; che ’Ifuoco cresce per le legna : e quante più ce ne metti,
maggiore si fa. Così spiritualmente, le legne sono i poveri, i miseri, gli afflitti, i bisognosi : il fuoco è
l ’amore e la pietà del Santo uomo, che veggendo la miseria del prossimo, si muove a compassione, e fa
loro bene ne’detti modi [...] Vedi dunque, come ne sono necessarj ipoveri e gli afflitti ! Se questi cotali
mali non avesse Iddio fatti, tutti questi beni, che sono cotanti e così buoni, non sarebbono : se i poveri
non fossero, non sarebbe chi facesse limosina o misericordia o virtù di pietà. » (M A N N I, p. 146).
51. Cf. C. IANNELLA, Giordano da Pisa. Etica urbana, cit., p. 77-78.
380 C e c il ia I a n n e l l a

des biens, à savoir : l’accumulation qui soustrait les richesses au circuit de la


dispensatio, l’absence de circulation à l’intérieur du système caritas-largitio52.
Du point de vue temporel, les obstacles qui entravent l’obtention de la paix
sont donc principalement l’idée du bien propre et l’orgueil. Le frère considère
l’excessif « désir d’excellence » comme une sorte d’« anti-valeur » par rapport à
la vie en communauté ; en termes rhétoriques, avec une forte charge évocative, ce
désir excessif est mis en relation avec Y exemplum de la Rome antique dans la
mesure où il a constitué une cause de sa décadence :
« L ’uomo non guata al ben comune, ma pure al ben proprio : tanto è il malo amore
d ’amarsi troppo, che toglie ogne pace. E perché è così distrutta la pace nel mondo ?
se non per l ’amore del ben proprio ? Se l ’uomo amasse il ben comune di tutti, oh
quanta pace, e quanto bene sarebbe ! Ma del contrario nascono tutti i vizj, tutti i mali,
e le guerre, e le divisioni, e le discordie, gli od.j, le ’m idie, i micidj e tutti i mali, e
distruggonsene le cittadi, e le comunanze. Mentreché Roma li cittadini amarono il
bene comune, segnoreggaron tutto ’I mondo ; ma incontanente ch’amarono il ben
proprio, sì perdette la signoria, e distrussesi, e divento nulla. »53

C ’est l’orgueil et surtout ses manifestations extérieures, dangereuses pour


l’organisme social, qui rendent précaires les équilibres urbains :
« Vuoli essere segnore del vicino tuo : o perché ? Questo è grande male. O perché tu
volere signoreggiare il vicino tuo, eh’è pari di te ? Questa fue la superbia del
Lucifero, che volle segnoreggiare gli altri ; e però turboe la pace del cielo : ed ella gli
fu tolta eternalmente, e cacciato di cielo. E da quella battaglia, e da quella radice
sono nate e nascono tutte le battaglie, le liti, le tendoni, e le divisioni fra le genti ;
cioè per questa superbia, che io voglio essere segnore di te, e tu di me : e l ’uno del­
l ’altro. Ma se le genti fossero umili, e catuno stesse nel luogo e nel grado suo, e ’
sarebbe pace e ogne bene. »54

Ce passage rappelle ce qui a été dit à propos de la societas parfaite imaginée


par Giordano, selon laquelle l’ordre suprême est atteint à travers la vertu de l’hu­
milité ; inversement, le fait de négliger les dispositions divines, l’office que Dieu
a assigné à chacun (« catuno stesse nel luogo e nel grado suo »), induit, outre la
damnation étemelle, un renversement des normes communautaires. Comme l’in­
dique l’usage du terme « voisin », le frère transpose le geste de Lucifer dans l’u­
nivers communal et lui donne une nouvelle fonction, destinée à condamner les
antagonismes violents.

52. C. IANNELLA, Giordano da Pisa. Etica urbana, cit., p. 191 et suiv.


53. M A N N I, p. 315.
54. Ibid., 316. À mettre en rapport avec la prophétie de Ciacco qui voit dans superbia, invidia e avarizia
les fautes des Florentins (Inferno, V I , 74). Mais voir aussi G i o v a n n i VILLA N I, Nuova Cronica, IX ,
L X V in , 7-9 : « [Corso Donati] già preso isdegno co-lloro, o per superbia, o per invidia, o per volere
esser signore. » Sur Villani, cf. en dernier lieu F. R a GONE, Giovanni Villani e i suoi continuatori. La
scrittura delle cronache a Firenze nel Trecento, Rome, 1998.
La p a ix d a n s l a p r é d ic a t io n d e G io r d a n o d e P is e (ve r s 1260-1310) 381

En conclusion, nous pouvons affirmer que les tensions qui déchirent la vie
urbaine incitent le dominicain à mettre au point une sorte de propagande pour un
programme de pacification collective qui, tout en investissant le champ politique
(par la condamnation des « partis »), se concentre avant tout sur un plan éthique,
parce que l’éthique est envisagée comme une cause première. La pmdence
évidente avec laquelle le frère affronte de telles questions renvoie aux limites
imposées par les Chapitres généraux de son Ordre et, de manière générale, aux
avertissements que l’on trouve dans les manuels à usage des prédicateurs.
Toujours est-il que les développements politiques des sermons de Giordano,
même s’ils ne manifestent pas la précision des traités consacrés au gouvernement
des cités et celle des chroniques contemporaines, ou s’ils ne révèlent pas une
conscience égale à celle dont témoigne un Remigio de’ Girolami dans ses traités
et ses sermones, convenaient parfaitement aux objectifs de la prédication au
peuple : celle-ci répondait à des besoins d’ordre pratique, mais la manière dont
les thèmes affrontés étaient traités renvoyait donc au champ éthique. Les fractures
politiques et celles qui relevaient du privé représentaient un péril analogue en tant
que négation de l’unité divine ; si les premières avaient une plus grande réso­
nance, du fait de leurs répercussions publiques et sociales, les unes et les autres
étaient envisagées comme des forces déstabilisant l’ordre communautaire. En ce
sens, la propagande pour les normes réglant la vie en communauté et l’œuvre de
répression des vices contraires à cette vie en communauté étaient certes fondées
sur une logique chrétienne de crainte de la damnation étemelle, mais elles étaient
aussi proposées comme des moyens susceptibles de dépasser les conflits et de
maintenir la concorde de toute communitas, civile ou familiale. Quand, par
exemple, le frère traite des différentes catégories sociales et professionnelles,
celles-ci, bien que diverses, sont unies du point de vue du critère d’évaluation,
moral, appliqué à deux domaines : d’une part, la dénonciation d’une gestion
erronée des biens terrestres, en particulier l’usage incorrect de la richesse moné­
taire qui conduit les juges à la corruption, pousse les médecins à spéculer sur leur
propre savoir, et fait des fraudeurs, des prostituées et des jongleurs les prota­
gonistes du gaspillage ; d’autre part, la diffusion de certains vices, qui semblent
perdre leur dimension individuelle pour devenir collectifs. Si la vaine gloire fémi­
nine et les divertissements sous toutes leurs formes (les jeux de hasard, de pres­
tige, d’armes, d’habileté physique, les danses et les chants) peuvent mener au
désordre public, aux yeux de Giordano, le vice le plus dangereux socialement
n’est autre que l’orgueil. C’est, en effet, autour de l’antique rapport dialectique
orgueil - humilité que tourne l’ensemble du discours de Giordano relatif à
l’éthique associative et urbaine :
« et però humiliatevi, non abbiate questa superbia, la quale è radice di tutti i mali,
però che per aver superbia contra li altri si fanno tutti li soperchi et tutte le ingiurie et
382 C e c il ia I a n n e l l a

le maledictioni et li scacciamenti tra i citadini et tra Vuna persona et l ’altra. Et però


vi prego che voi apriate li occhi ad queste cose et non istiate in questa ciechitade. »55

La dénonciation des anti-valeurs du vivre en commun, surtout la propriété


privée étendue au-delà de ses limites précises et l’orgueil, atteste que, derrière la
prédication du frère, il y avait un programme de moralisation conduisant de
l’individu à la communauté, à la civitas en tant que societas Christiana.

55. PI, p. 114.


LA PRÉDICATION DE ROBERT DE SICILE (1309-1343)
ET LES COMMUNES D ’ITALIE. LE CAS DE GÊNES

Jean-Paul Boyer

« nica spes gentis Itale. »

Un poète anonyme de Prato invoquait par ces mots Robert de Sicile-Naples.


Dans l’Italie des communes, un important courant d’opinion vit en lui cet
« unique espoir de la nation », un roi pour tout le pays1. Pétrarque souhaitait cette
élévation. Il appelait encore Robert 1’« ornement de FHespérie et la gloire de
notre temps». Il ne dominerait pas par la seule force. Il s’imposerait par une
prééminence morale et intellectuelle. Avec Pétrarque, bien d’autres la célébraient
à l’envi. La sagesse du prince le prédisposait à un bon gouvernement2.
Cet assentiment à la domination angevine et les espoirs placés en elle rejoi­
gnaient l’action de la monarchie sicilienne, non seulement pratique, mais idéo­
logique. Il témoignait de sa capacité à recruter des partisans. La volonté de
convaincre les populations de l’Italie « communale » prenait son plus grand relief
avec Robert. Elle appuyait la politique qu’il menait à leur égard.
Le règne du fondateur de la dynastie angevine des rois de Sicile, Charles Ier
(1266-1285), s’était achevé sur l’ample débâcle de son pouvoir et du système
guelfe en Italie médiane et septentrionale, comme conséquence des Vêpres de
1282. Charles II (1285-1309) commença de redresser la situation, une fois rendu
à la liberté par les Aragonais, en 1288. Il fonda ainsi un « Comté de Piémont »
(1304). Mais la confédération guelfe ne connut de nouvel apogée que sous la
direction de Robert, surtout dans les années 1310-1320. L’influence angevine
triompha de nouveau, dans le Nord et le Centre, sur un large ensemble de
communes, dominées de droit ou de fait. Toutefois, la reconstruction par le roi de
l’ascendant de sa maison demeurait fragile. Il ne disposait pas de la supériorité
militaire dont avait durablement profité Charles Ier. Dans ces conditions, l’idéo-

1. A. FRUGONI, « Convenole da Prato e un libro figurato in onore di Roberto d ’Angiò », dans Bullettino
dell'Istituto Storico Italiano per il Medio Evo e Archivio Muratoriano, 81,1969, p. 1-32.
2. F r a n c e s c o P e t r a r c a , L’Africa, L. 1, vs. 20, éd. N . FESTA, Florence, 1998 ( l re éd. 1926), p. 4;
A. B a r b e r o , « n mito angioino nella cultura italiana e provenzale tra Duecento e Trecento », dans
Bollettino storico-bibliografico subalpino, 80,1982, p. 389-430.
384 J e a n -P a u l B o y e r

logie se révélait un instrument plus utile que jamais pour maintenir la cohésion
dans le camp angevin et guelfe. Le cas de Gênes s’inscrit dans le contexte du
redressement de la monarchie sicilienne, et de ses limites. Il offre un exemple
exceptionnel de la propagande orchestrée par le souverain en personne. Elle expo­
sait un vrai programme et les moyens de sa réalisation.

L’enjeu génois 3

La question génoise avait toujours préoccupé Charles Ier. La cité devenait une
ennemie durement combattue dans les années 1273-1276. L’Angevin ne parvenait
qu’à une médiocre paix, qui bornait ses ambitions en Ligurie. Sur la fin de son
règne, il chercha à se concilier les Génois. Il annonçait la politique que suivrait
son fils. Charles II s’efforça avec ténacité de gagner l’amitié génoise. Sa tâche se
révéla d’autant plus ardue que la ville était dominée par les gibelins. Il ne réussit
qu’imparfaitement. Il finit par obtenir un traité d’alliance, en 1301. Cependant, la
commune se donnait, en 1311, au roi des Romains, Henri VIL Tout était à refaire.
À la fin de 1317, les guelfes, avant tout les Grimaldi et les Fieschi, s’empa­
raient enfin du pouvoir à Gênes. Ils subissaient bientôt la riposte de leurs adver­
saires, sous la conduite des Doria et des Spinola. La guerre civile embrasait la
Ligurie. Les gibelins s’alliaient aisément à Matteo Visconti, capitaine de Milan, et
plus généralement aux gibelins de Lombardie, voire d’Italie. Menées par Marco
Visconti, fils de Matteo, les troupes gibelines accouraient de toute la haute Italie,
pour investir la cité. Robert la sauvait in extremis. Accompagné de forces impo­
santes, il débarquait dans le port le 21 juillet 1318.
Le 27 juillet, il recevait pour dix ans la seigneurie de Gênes, en son nom et
celui de Jean XXII. Pour sa part, le pape déclinait l’offre, le 25 août4. Ainsi le roi
en conservait-il tout le bénéfice. Il demeurait longtemps sur place, pour diriger la
lutte. Il contraignait Marco Visconti à la retraite, au début de 1319. En avril, il
reprenait la mer, vers Avignon et la cour pontificale. Il n’avait pas rétabli la paix.
Il n’y parviendrait que beaucoup plus tard. Les hostilités entre les deux factions
génoises se prolongeraient jusqu’en 1331. Néanmoins, l’efficacité de Robert
confortait sa domination. En route de la Provence vers Naples, il s’arrêtait une
seconde fois à Gênes, entre avril et mai 1324. À cette occasion, sa seigneurie était
prorogée pour six ans. Son échéance se voyait reportée de 1328 à 1334. En fait, le
roi maintint un représentant dans la cité jusqu’au 28 février 1335.

3. Je renvoie de façon générale à GIORGIO STELLA, Annales Genuenses, éd. G. PETTI B A LBI, dans RIS,
17-2, Bologne, 1975, p. 70-126, avec les commentaires de l ’éditeur; G. C a r o , Genova e la supremazia
sul Mediterraneo (1257-1311), 2 vol., Gênes, 1974-1975 (éd. allemande 1895-1899); D. A b u l a f i a ,
« Genova angioma, 1318-1335 : gli inizi della signoria di Roberto re di Napoli », dans Storia dei
Genovesi, 12,1994, p. 15-24.
4. R. Ca GGESE, Roberto d'Angiò e i suoi tempi, 2, Naples, 2002 (lre éd. 1930), p. 32.
La p r é d ic a t io n d e R o b e r t d e S ic il e (1309-1343) e t les com m unes d ’I t a l ie 385

À cette date, son capitaine et ses hommes étaient expulsés, à la suite d’un
coup d’État des gibelins. Robert leur avait imprudemment permis de rentrer
d’exil, lors de la paix de 1331. Au vrai, son revers final résultait autant de divers
mécontentements, en Ligurie et dans Gênes. Dès 1324, les dissensions n’avaient
pas manqué lors de son deuxième séjour, en particulier à propos de la prolon­
gation de sa seigneurie.
Quoi qu’il en soit, sa domination couronnait les efforts de ses ancêtres. La
continuité de la politique des rois angevins enseigne la valeur qu’ils prêtaient au
ralliement de Gênes. Le destin de la Ligurie les concernait en tant que comtes de
Provence. Mais ils ne se souciaient pas moins des atouts que la cité apportait pour
la maîtrise de la mer et les fournitures navales. Il était aussi dangereux de la
laisser à la disposition d’un adversaire qu’utile de s’en assurer. Ainsi Henri VU
trouvait-il à Gênes une flotte pour envahir le Royaume. Le projet ne tourna court
qu’en raison de sa mort (1313).
Sur la longue durée, les Vêpres décuplaient l’importance du port, avec les
problèmes de la puissance catalane et de l’île de Sicile à reconquérir. Giovanni
Villani expliquait principalement la seigneurie de Robert par ce dernier mobile :
« Et le roi Robert la prit pour le pape et pour lui, comme celui qui l ’avait désirée
depuis longtemps auparavant, par le motif qu’il croyait recouvrer l’île de Sicile et
l’emporter sur tous ses ennemis, quand il aurait acquis la seigneurie de Gênes. »5
Les faits ne manquent pas pour corroborer ce jugement. Des gibelins génois
avaient soutenu la résistance de Frédéric IH, roi de l’île de Sicile (1296-1337),
contre les tentatives angevines. De son côté, Frédéric joignit ses forces aux adver­
saires de la Gênes guelfe, après que Robert s’en était assuré.
En 1323, cependant, le même Frédéric attirait l’attention du roi d’Aragon, son
frère Jacques H, sur une autre conséquence du succès angevin. Gênes formait la
« tête » de la Lombardie. Grâce à elle, Robert pensait s’emparer de toute la
contrée. De fait, expose David Abulafia, la cité « pouvait être une clef pour le
contrôle du Piémont » et d’une partie étendue de « l’Italie nord-occidentale ».
Elle consolidait les positions acquises dans cet espace6.
Du même mouvement, Gênes se retrouvait au cœur d’une confrontation idéo­
logique capitale, entre les modèles angevin et gibelin, qui s’adressait aux
communes de haute Italie. Sous cet angle seul, l’état de son opinion méritait un
zèle particulier. Mais la diversité et la gravité des enjeux justifiaient, de toutes les
manières, que Robert se préoccupât du consentement à son autorité. En bref, la
ville invitait spécialement à cultiver l’art de la persuasion.

5. Giovanni V i l l a n i , Nuova Cronica, L. 9, c h a p . 94, éd. G. PORTA, P a r m e , 1990-1991,2, p . 299,1.7-11.


6 . H . FÏNK E, Acta Aragonensia, 3, Berlin-Leipzig, 1922, p. 442, n° 201 ; D. A B U L A H A , « Genova », cit.,
n. 3,p . 17.
386 J e a n -P a u l B o y e r

L’OFFENSIVE IDÉOLOGIQUE

La prédication représenta un outil important de l’effort d’endoctrinement des


communes, accompli par les Angevins ou leurs alliés. Au XIVe siècle, le fait
n’était pas nouveau. Pour s’en convaincre, il suffit de voir l’archevêque de Pise,
Federico Visconti, prêcher le gouvernement de sa cité, en 1267. Nonobstant sa
sensibilité plutôt gibeline, il suivait les instructions du pape. Il faisait l’apologie
de la paix. Il encourageait la commune, elle-même gibeline, à jurer la « paix de
Toscane » auprès de Charles Ier. Par là, il l’invitait à la soumission7.
Autour de 1300, cependant, le dossier s’épaissit. Pour Tltalie centrale, nous
connaissons l’exemple du dominicain florentin Remigio dei Girolami (+ 1319/
1320). Nous conservons onze de ses sermons au profit de la maison d’Anjou, pro­
noncés entre 1294 et environ 1315, pour les dix datables. Et il faudrait leur
joindre trois autres sermons, pour les Capétiens de France (entre 1301 et 1316).
Ils servaient aussi la propagande des Angevins, qui ne cessaient d’exalter leur
ascendance capétienne8.
Mais la cour de Naples payait de sa personne, Robert en premier. Chacun le
connaît comme le roi-prédicateur. Une partie de sa production oratoire regardait
les villes de l’Italie centrale et septentrionale. J’entends donc hors les commu­
nautés d’habitants du Royaume. Pour l’heure, je compte dix sermons, que le roi
s’adressât à une ou des communes, ou une fois au pape, au nom de la « ligue
d’Italie »9. Dans cette circonstance, il cultivait encore sa réputation auprès des
communes. Bien que significatif, le résultat paraîtra limité pour un total de
prêches du monarque autour de 27010. On ne le retiendra que comme un mini­
mum. D’autres textes évoquent des communautés non identifiables, extérieures
ou intérieures au Royaume. Dans la conservation des sermons, il semble qu’une
sélection ait favorisé ceux proprement religieux.

7. N. BÉRIOU et al., Les sermons et la visite pastorale de Federico Visconti archevêque de Pise
(1253-1277), Rome, 2001, p. 449-458, n° 14.
8 . J.-P. B o y e r , « Florence et l ’idée monarchique. La prédication de Remigio dei Girolami sur les
Angevins de Naples », dans J.-A. CANCELLIERI dir., La Toscane et les Toscans autour de la
Renaissance, Aix-en-Provence, 1999, p. 363-376.
9. Je donne la liste de ces sermons selon l ’inventaire de W . G OETZ, König Robert von Neapel
[1309-1343]. Seine Persönlichkeit und sein Verhältnis zum Humanismus, Tübingen, 1910, p. 47-68, et
j ’ajoute entre parenthèses le n° de l ’inventaire de J. B. SCHNEYER, Repertorium der lateinischen
Sermones des Mittelalters fu r die zeit von 1150-1350, Münster i. W ., 1969-1990, 5, p. 196-219: nos 1
(149), 147 (55), 172 (142), 185 (135a), 199 (abs.), 210 (261), 211 (262), 212 (263), 215 (266), 271
(98). Jusqu’à présent avaient été édités les n° 1 (G. FanTUZZI, Notizie degli scrittori bolognesi, 2,
Bologne, 1782, p. D I-V n i), 185 (G. B. SlRAGUSA, L ’Ingegno, il sapere e g l’intendimenti di Roberto
d ’Angiò, Paierme, 1891, appendice l ,p . HI-VU), et 271 ÇW. G o etz , König Robert, cit.,p. 69-70).
10. Voir les inventaires cités supra'. 288 numéros selon celui de GOETZ (en décomptant le n° 141
manquant), et 272 selon celui de SCHNEYER (avec les nos 69 et 135 doublés). Cependant, ces deux
catalogues sont à corriger.
La p r é d ic a t io n d e R o b e r t d e S ic il e (1309-1343) e t les communes d ’I t a l ie 387

Le logothète Barthélemy de Capoue (+ 1328), véritable « premier ministre »


de Charles II puis de Robert, prêchait également. H confirme l’existence d’une
prédication de la cour angevine, touchant aux communes, assez développée. Dans
la grosse trentaine de ses sermons, je relève deux allocutions. L’une concerne
Gênes (1303). La seconde porte sur la paix de 1314, conclue par Pise avec les
autres communes de Toscane et le roi de Sicile11.
Aux côtés de la prédication, il conviendrait de mentionner la correspondance
expédiée aux communes. Les intentions de propagande ne manquaient pas, et les
missives se lisaient devant des auditoires plus ou moins larges. L’exemple d’une
lettre adressée aux Florentins par Robert, en 1333, établit que certaines se diffu­
saient parmi les citoyens, et équivalaient à des sermons. Giovanni Villani rapporte
le document en entier, et l’appelle « sermon ou épître ». Il démontre la faveur que
les messages royaux rencontraient parfois, qu’ils prissent la forme de la lettre ou
de l ’allocution. Le chroniqueur explique que sa ville avait subi une inondation, et
poursuit de la sorte :
« Et [cette nouvelle] parvenant devant la majesté du roi Robert, notre ami et, par notre
fidélité et dévotion, notre seigneur, il s ’affligea pour nous de tout son cœur. Et comme
le père fait pour le fils, il s ’adressa à nous par son sermon, dicté par lui, en exhortant et
réconfortant, et en exprimant son autorité [...]. Il nous paraît digne de consigner mot à
mot [cette lettre], pour perpétuelle mémoire, afin que la douceur et l ’amour sincère,
que ledit roi éprouvait pour notre commune, soient évidents à nos successeurs, les
citoyens qui la verront et liront, et qu’ils puissent [tirer] de cela l ’utilité de bons et
saints exem ples, des avertissements, et de la consolation. » 12

La prédication proprement dite demeure, néanmoins, le témoignage le plus


explicite de la propagation résolue de ses convictions par le régime angevin. Il est
vrai qu’elle se concentre, dans une proportion démesurée, sur deux communes.
Cinq sermons de Robert concernent Bologne. L’un était toutefois destiné à ses
ambassadeurs et à ceux de Toscane. Nous conservons cinq autres sermons pour la
seule Gênes, avec celui déjà cité de Barthélemy de Capoue et quatre de Robert.
Ce résultat ratifie l’intérêt de la monarchie sicilienne pour le cas de Gênes. H
prouve la continuité d’un effort de conquête idéologique, mené sur deux règnes.
S’adressant aux ambassadeurs génois peu après le traité de 1301, Barthélemy de
Capoue trahissait le précoce désir d’inculquer les valeurs angevines à la cité,
voire de l’intégrer au vaste système présidé par le roi de Sicile. Robert poursuivait
avec obstination les mêmes objectifs.

11. A. NITSCHKE, « Die Reden des Logotbeten Bartholomäus von Capua », dans Quellen und Forschungen
aus italienischen Archiven und Bibliotheken, 35, 1955, p. 256, n° 11, et p. 258-259, n° 31;
J. B. SCHNEYER, Repertorium, cit.,n. 9, l ,p . 421,n° 28, e tp . 424,n° 52.
12. GIOVANNI VILLANI, Nuova Cronica, eit., n. 5, 3, L. 12, chap. 2-3, p. 25-40.
388 J e a n -P a u l B o y e r

J’ai eu l’occasion d’étudier l ’allocution de Barthélemy de Capoue13. Dans le


prolongement de ce premier travail, je rassemble aujourd’hui les quatre sermons
du roi. Il n’en subsiste que les schémas. Ce fait aggrave les obscurités de style
affectionnées par le roi. J’ai pourtant résolu d’éditer, en annexe, l’ensemble de ces
textes. Un seul l’avait été, à la fin du XIXe siècle, de façon trop insatisfaisante
pour en permettre l ’examen. Or, ces quatre allocutions forment un ensemble
cohérent. Elles offrent l’avantage, plutôt rare pour la prédication de Robert, de se
dater avec une certaine précision. Je les présente selon l’ordre de l’édition.
Une rubrique explicite accompagne le premier sermon : « Réponse aux ambas­
sadeurs de Gênes, lui offrant la seigneurie et le gouvernement, du roi de Jérusalem
et de Sicile, qui exhorte ses fidèles présents à juger exactement comme lui de la
bienveillance et du dévouement de ladite commune. » La teneur du texte s’ac­
corde au titre. Elle invite à un sentiment nouveau à l’égard des Génois. Par consé­
quent, l’allocution remonte aux origines de la domination angevine. Elle affecte
de s’adresser par priorité aux hommes déjà sous l ’autorité royale. Elle fut sans
doute prononcée avant que Robert ne quittât Naples, le 10 juillet 1318. Le chroni­
queur génois Giorgio Stella (+ 1420) apprend que les guelfes lui envoyèrent une
ambassade, en 1318, pour solliciter son aide14. Le discours appartient, de toute
manière, aux sept premiers mois de cette année. Il ne peut dépasser le 27 juillet.
La rubrique de la deuxième allocution affirme que le roi parla en personne
devant les Génois. La suite le démontre. Le sermon part du verset de l’Évangile
selon saint Jean: « Ô Père saint, garde-les en ton nom! pour qu’ils soient un,
comme nous. » Puis, l’introduction de ce thème expose: « Ce pourrait être nos
mots, rapportant cela au seigneur souverain pontife, par dévotion et déférence
filiales [...]. Or, nous ne croyons pas qu’il soit inconnu de votre discernement
combien nous sommes un : de même que peuvent être un le père et le fils spiri­
tuel, de même le seigneur et le sujet illustre. » Le roi s’adressait donc directement
à son auditoire et se référait à sa coseigneurie, sur la cité, avec le pape. Dans ces
conditions, le sermon se plaça dans l ’été de 1318, entre le 27 juillet et la nouvelle
du refus de Jean XXII.
Dans le troisième sermon, Robert traite de la royauté en termes généraux. Son
exposé n’avait de sens que pendant sa seigneurie sur Gênes. Mais il ne se trouvait
pas sur place. Il avait composé le discours pour que ses envoyés le récitassent. La
rubrique dit en effet: « Collation à présenter aux Génois ». Robert a laissé
d’autres exemples de prêches à distance. Pour le texte étudié, cet usage ouvre une

13. J.-P. BO YER, « Diplomatie, droit et prédication. Une réponse du logothète du royaume de Sicile aux
ambassadeurs de Gênes (1303) », dans Ph. JANSEN dir., Entre monts et rivages. Les contacts entre la
Provence orientale et les régions voisines au Moyen Age, sous presse.
14. G iorgio S t e l l a , Annales, cit.,n. 3, p. 86,1.16-17.
La p r é d ic a t io n d e R o b e r t d e S ic il e (1309-1343) e t les com m unes d ’I t a l ie 38 9

fourchette chronologique allant du printemps de 1319 (quand le roi quitta la ville)


au début de 1335.
En revanche, le dernier sermon se date exactement, par son titre : « Sermon du
seigneur roi de Jérusalem et de Sicile à la promulgation de la paix entre lui et
ceux du dedans, d’une part, et ceux de l’extérieur de Gênes, d’autre part ». Il
s’agit du traité entre guelfes et gibelins de septembre 1331 (le 2 ou le 8 du mois).
Il se conclut à Naples, en présence du roi Robert. Il était le véritable auteur de
cette paix. Il l’avait « imposée » aux partis, selon la chronique de Giorgio
Stella15. Par ce discours, il célébrait son triomphe.
En réalité, les quatre sermons de Robert se rattachent tous au sommet de sa
politique génoise, en ce qu’ils relèvent du temps de sa seigneurie. Avec une
amplitude minimale de 1318 à 1331, ils l’encadrent à peu près. Bien sûr, ils ne
sont pas de nature semblable. Deux furent prêchés à Gênes, et les deux autres
dans le Royaume. Même alors, le roi parla devant des ambassades qui représen­
taient les milieux dirigeants de la commune. Celle de 1331 était très large.
Guelfes et gibelins avaient expédié douze députés pour chaque parti. Avec les
suites, ces délégations se faisaient encore plus importantes. Lem: transport avait
exigé quatre galères. Que le roi parût s’adresser à ses « fidèles » et non aux
Génois, dans le premier discoms édité, ne diminue pas l’unité du dossier. Robert
donnait la perfection de son régime en spectacle aux envoyés de la commune.
Mais sa manière de procéder confirme qu’il ne séparait pas le cas de Gênes
d’une réflexion générale. Les quatre allocutions royales s’inséraient dans un
projet global de relations avec les communautés, celles de l’alliance guelfe et
jusqu’à celles de l’État angevin. Car la monarchie devait tenir compte des aspira­
tions municipales qui traversaient également ces dernières16. Par la prédication, la
corn napolitaine s’appropriait le pouvoir de la rhétorique, qui imprégnait la vie
des communes17. En adoptant une parole sacrée, elle prenait l’avantage sm les
allocutions profanes, habituelles aux débats politiques de l’Italie communale.
La forme convenait à l’élévation de la pensée. Elle semblait garantir une supé­
riorité définitive au modèle angevin. La hauteur des fins proposées aux Génois
convainc de cette stratégie.

15. Ibid., p. 120,1. 32-33 (Per Robertum regem est imposita pax).
16. F. GALASSO, La Legislazione statutaria dell’Italia meridionale, Rome, 1971 ( l re éd. 1929);
M . C a r a v a l e , « La legislazione statutaria dell’Italia meridionale e della Sicilia », dans Storia e
Polìtica, 23,1984, p. 497-528 ; G. V ITOLO, Tra Napoli e Salerno. La costruzione dell’identità cittadina
nel Mezzogiorno medievale, Salente, 2001, p. 66-72,passim.
17. E. ARTIFONI, « L’éloquence politique dans les cités communales », dans I. H e u l l a n t -DONAT, dir.,
Cultures italiennes (XIF-XVe siècle), Paris, 2000, p. 269-296.
390 J e a n -P a u l B o y e r

Pa i x e t b i e n c o m m u n

L’idéologie angevine se réclamait sans cesse de la paix. Robert la promettait


aux citoyens de Gênes, de façon explicite et implicite. Il n’y avait pas de propos
plus ordinaire. Mais la banalité n’interdisait pas la richesse de l’argumentation.
Le roi résumait son programme dans le sermon qu’il faisait porter aux Génois. Il
partait d’un thème pris au psaume 28 : « Le Seigneur donnera la valeur à son
peuple ; le Seigneur bénira son peuple dans la paix. »1S II introduisait ce verset en
quelques mots, qui servaient encore à le diviser:
« Il doit y avoir, dans le roi, le pouvoir par la force, qui procure la victoire contre les
ennemis, [et] la sagesse par la lumière, qui recherche l ’harmonie à l ’égard des doux.
Le premier point est indiqué dans le nom de “valeur” , qu’il doit reconnaître comm e un
effet de D ieu, selon ceci du Psaume : “Ô Seigneur, le roi se réjouira dans ta valeur !”
D e fait, lui-m êm e donnera la valeur et la force au peuple, à savoir Dieu le béni. Le
second point se comprend dans l ’expression de “paix” , que [le roi] doit toujours
chercher, selon ceci du Psaume : “Cherche la paix et poursuis-la” . » 1819

Le roi sera donc amateur de paix. Il ne restera pas désarmé pour autant. Il
en ira tout autrement. L’usage de la force s’avère un devoir, pour que la paix
triomphe. La suite du sermon établit cette sainte obligation:
« Ces deux choses [force et sagesse] se tr o u v a n t dans le Christ, fils de David ou
plutôt autre David, qui selon l ’Apôtre est la valeur de D ieu qui vainc le diable, [et] sa
sagesse qui réconcilie le peuple. La paix résulte de l ’une et de l ’autre. En effet, la paix
provient de la victoire parce que, selon Augustin, on cherche la guerre pour trouver la
paix ; et la paix naît de la sagesse. »20

Le roi citait également Quodvultdeus, mais confondu avec Augustin, pour


établir l’obligation de la violence contre le mal :
« À ce sujet [la force], Augustin dit dans le traité Du temps barbare, au quatrième
sermon: “Samson, grâce à la valeur qu’il avait reçue de Dieu dans la tête, accabla et
tourmenta très longtemps par des guerres les peuples adorateurs du démon. Et il voulut
que fussent écrasés en même temps lui et les autres, par un effondrement, en saisissant
dans chaque main ces deux colonnes, alors que, sa chevelure croissant, sa vigueur
grandissait également, pour ne pas permettre de bon gré que les louanges des démons
fussent écoutées de quiconque, en outrage à son D ieu.” »21

En 1303, Barthélemy de Capoue soutenait déjà un raisonnement comparable


devant les ambassadeurs de Gênes. Il affirmait, selon Isaïe (48,22) : « Il n’y a pas
de paix pour les impies. » En réalité, la paix était une attitude de l’âme, pleine de

18. Annexe 3, thème.


19. Ibid., %1.
20. Ibid., §4.
21. Ibid., %2.
La p r é d ic a t io n d e R o b e r t d e S ic il e (1309-1343) e t les communes d ’I t a l ie 391

charité. Cette disposition intérieure suffisait, quand on faisait la guerre à des


ennemis qui refusaient de la partager.
À son tour, Robert proclamait lors de la paix de 1331, en glosant l’Évangile
selon saint Luc : « “Paix aux hommes de bonne volonté” , c’est-à-dire bien ordon­
nés intérieurement. »22 Dans le sermon qu’il envoyait aux Génois, il les informait
de la nature de la vraie paix. Sa recherche, par la sagesse, rejoignait celle de la
vérité. Se réclamant toujours de saint Augustin, le roi interprétait cette quête
comme une ascension qui menait au lieu « de la tranquillité et de la paix », où se
trouvait la sagesse « brillante et qui ne se fane jamais. »23 En bref, la vraie paix
résidait dans une harmonie spirituelle entre fam e et Dieu.
Les citations données par Barthélemy de Capoue et par Robert établissent
l’augustinisme qui inspirait cette morale de l ’intention, eu égard à la guerre et à la
paix24. Il est futile d’y revenir. Le monarque angevin tirait de grands avantages de
ce modèle. Il lui permettait de distribuer les promesses, comme roi pacifique, et
les menaces, comme souverain puissant et justicier. Il l’autorisait à combiner la
réalité d’une guerre à peu près permanente avec les espérances.
Si la paix terrestre tardait à se généraliser, elle serait en tout cas d’une solidité
nouvelle. Elle ne se confondrait pas avec les trêves éphémères, que chacun
connaissait. Car elle reposerait sur les fondements de la paix authentique. Elle
résulterait d’une concorde des esprits, pleins de l ’amour de Dieu et soumis à sa
volonté. Dans l’immédiat, les hommes ralliés à l’ordre guelfe et angevin bénéfi­
ciaient du moins de cette paix vraie, encore que partielle. Robert lui attribuait, de
surcroît, une fin véritablement eschatologique. Le sermon envoyé aux Génois
s’achevait sur une vision grandiose :
« Une fois née la sagesse, c ’est-à-dire le Christ, “en ses jours” , selon la parole de
David, une paix absolument générale parut et fut annoncée par ses anges aux hommes
de bonne volonté. »25

Le roi de Sicile ouvrait le chemin vers une paix qui anticipait le salut définitif
de l ’humanité. Mais sans attendre la consommation des siècles, leur « bonne
volonté » garantirait la paix étemelle à ceux qui adhéraient à son camp. La
dimension spirituelle donnée à la paix des Angevins montrait qu’elle se prolon­
geait dans l’au-delà. Robert multipliait les allusions à cette continuité :
« Demandons à D ieu qu’il nous accorde ainsi de toujours posséder et également obser­
ver cette paix et cette concorde, de sorte que nous méritions d ’obtenir finalement et
heureusement sa gloire. Amen. »26

22. Annexe 4, § 2.
23. Annexe 3, § 3.
24. Je n ’adresse qu’à H. RUSSELL, The Just War in the Middle Ages, Cambridge, 1975, p. 16-26.
25. Annexe 3, § 4.
26. Annexe 4, § 19.
392 J e a n -P a u l B o y e r

Pour conclure, qui rejoindrait le pape et le roi de Sicile jouirait d’une double
paix, temporelle et spirituelle. Ce thème, comme abrégé du programme angevin,
n’était apparu ni avec Robert ni même avec Barthélemy de Capoue. Dès 1267,
Federico Visconti le développait, quand il se faisait le porte-parole de Clément IV
et de Charles Ier devant les Pisans. Il leur ouvrait, plus exactement, l’horizon
d’une triple paix : « de temps », « de cœur » et « d’étemité ».
Le discours sur la paix offrait un message fort et plein d’attrait potentiel pour
des sociétés exaspérées par des luttes incessantes. Sans répit en proie aux guerres
civiles et étrangères, les Génois ne faisaient pas exception. Ils avaient partagé les
espoirs de beaucoup à la descente de Henri VH. L’accueil qu’ils lui avaient
réservé l’indique. Ses efforts de pacification dans la ville séduisirent. À un siècle
de distance, Giorgio Stella lui donnait encore le titre, à résonance messianique, de
rex pacificus27.
D. faut reconnaître que, en revanche, il ne se montrait pas sensible à l’idéologie
de paix angevine. Une chronique génoise anonyme, contemporaine de la seigneu­
rie de Robert, dressait ce constat désabusé, pour 1318-1319: « Et vint en aide à
ceux du dedans ledit seigneur roi [...], qui s’en alla après de nombreux combats
et beaucoup d’incendies et de dégâts. »28 Pourtant, l’amertume du chroniqueur
témoignait, à sa manière, des attentes suscitées par le roi de Sicile. Concrètement,
il apaiserait les factions, en leur imposant le traité de 1331. Néanmoins, les faits
contrariaient, dans l’ensemble, les paroles lénifiantes du pouvoir angevin. Sa
durée ne le laissait pas reposer sur les illusions, à la façon de Henri VH passant
comme un météore.
Heureusement, Robert savait développer des arguments en relation plus
directe avec les réalités du moment que la mystique de la paix. Parlant devant les
Génois, il bâtissait une démonstration empruntée à la science aristotélicienne.
Exposant les fins de l ’organisation politique, il déclarait:
« La seconde [considération doit être] à l ’égard du bien commun ultérieur, comme
terme final et vers lequel [on tend]. En effet, il faut un but ultime parmi les fins, sans
quoi le désir humain serait vain d ’après le prologue des Éthiques , [but] que les
citoyens doivent avoir pour objectif, à la façon que le Philosophe déclare dans ledit
prologue : [à savoir] que la connaissance de la fin de la vie humaine apporte beaucoup
à cette dernière. Ils pourront davantage atteindre ce qui convient, comm e des archers
qui ont une cible. Ils doivent considérer attentivement ce bien commun, comm e fin et
objectif, selon cela de Job, chapitre 34: “Choisissons par nous-même une opinion, et
voyons entre nous ce qu’il y aurait de m ieux.” Or ce mieux est le bien commun, selon
cela au début du livre des Éthiques : Celui d ’un unique individu est certes le bien, mais

27. Giorgio Stella , Annales, cit., n. 3, p. 77.


28. ANONYM E, « Continuazione della Cronaca di Jacopo da Varagine », éd. V. PROM IS, dans Atti della
Società ligure di storia patria, 10,1874, p. 503.
La p r é d ic a t io n d e R o b e r t d e S ic il e (1309-1343) e t les com m unes d ’I t a l ie 393

il est meilleur et plus divin celui d ’un peuple ou de cités. Les citoyens doivent viser et
servir ce bien commun. »29

Robert ne se satisfaisait plus d’annoncer des lendemains radieux. Il se présen­


tait comme l’agent d’un besoin constant et naturel des hommes. Il s’agissait de
l’irrésistible désir du bien, qui mouvait les individus. Pour qu’il ne fût pas illu­
soire, il progressait forcément vers un bien suprême, qui le limitait. Il aboutissait
au bien commun, logiquement plus grand que l’individuel. Le raisonnement
devait son caractère irrécusable à une certitude, que l’orateur n’avait pas besoin
de remémorer. Une inclination de la nature ne saurait être vaine, rappelait saint
Thomas à propos du passage de l ’Éthique de Nicomaque utilisé par Robert30.
Le bien commun était devenu un thème d’une parfaite banalité en Occident.
Thomas d’Aquin, grand inspirateur de la monarchie sicilienne, l’attribuait à
« l’office du roi »31. Il appartenait au répertoire de la propagande angevine à
l’égard des régnicoles. Robert l’évoquait devant les Napolitains32. Cependant, le
souverain répondait de la sorte à l’affirmation du pays et du sens communautaire,
qui touchait ses États et surtout les villes. Ce mouvement d’opinion trahissait,
pour partie, l’influence de l’Italie communale. Le rôle du bien commun, dans
l’idéologie angevine, s’explique largement comme une adaptation à sa culture.
L’importance du concept, dans les communes, est trop connu pour y insister. Je ne
rappelle que le cas de Remigio dei Girolami. Sa doctrine politique a été sur­
nommée une « théologie communale », essentiellement pour son traité De bono
communi. Il en faisait le porte-parole des aspirations de Florence33.
Robert concevait le bien commun comme l’œuvre de tous, selon ce qu’il disait
aux Génois. Il leur énumérait les « liens multiples » qui maintenaient une unité
intentionnelle entre les membres d’une « république ». Parmi ces attaches, il
souhaitait celle « de l’intelligence », à savoir une même « eubulia dans l’examen
des projets et des mesures à prendre ». Il s’agissait de la vertu du bon conseil dans
la direction juste, analysée par Aristote et par saint Thomas. La référence à
Y eubulia renvoyait de façon explicite à une communauté civique, qui ne dispa­
raissait pas, mais se renforçait34.

29. Annexe 2, § 9.
30. THOMAS D ’A q u i n , Sententia Libri Ethicorum, L. 1, lectio 2, éd. R.-A. GAUTHIER, dans Léonine, 47-1
et 2, Rome, 1969, p. 8 ,1. 34-47.
31. Idem, Summa Theologiae, 2a 2ae, q. 50, a. 1, ad l m, Rome, 1988, p. 1308.
32. J.-P. BO YER, « Ecce rex tuus. Le roi et le royaume dans les sermons de Robert de Naples », dans Revue
Mabillon, 67,1995, p. 125.
33. M . C. DE MATTEIS, La « teologia politica comunale » di Remigio de' Girolami, Bologne, 1977;
E. PANELLA, « Dal bene comune al bene del comune. I trattati politici di Remigio dei Girolami nella
Firenze dei bianchi-neri », dans Memorie domenicane, 16,1985, p. 1-198.
34. Annexe 2, § 6 ; ARISTOTE, Ethica Nicomachea, L. 6 , chap. 10, éd. BEKKER, 1142a-b, translatio
R o b e r t i G r o s s e t e s t e , éd. R.-A. G a u t h i e r , dans AL, 26,1-3, Leyde-Bruxelles, 1972, p. 263-264;
THOMAS D ’A Q U IN , Sententia Libri Ethicorum, cit., n. 30, L. 6 , lectio 8 , p. 361-363.
394 J e a n -Pa u l B o y e r

L’insistance sur le bien commun signifiait que la seigneurie de Robert expri­


mait une volonté collective. Le roi s’attachait à cette réputation. Il écrivait à
Philippe V de France, en 1318, qu’il avait été élu « par la concorde générale des
citoyens »35. Non sans raison, il croyait entretenir, à propos de Gênes, une image
de son pouvoir appropriée aux communes. Avec la place que tenait désormais le
« peuple » dans les villes, elle convenait encore mieux. Elle était d’autant plus
pertinente que le popolo se rangeait souvent du côté guelfe.
Il est exact que, dans ses prétentions à incarner l’unité civique, Robert ne
trouvait pas à Gênes le terrain rêvé. Le « peuple » avait une tradition à dominante
gibeline. Le roi n’obtint pas son ralliement large et durable, d’autant qu’il hésitait
à son égard. En 1321, il le laissait créer une association appelée motta. Elle défen­
dait la justice, mais se dressait face aux nobles. Ces derniers obtenaient, en 1324,
sa suppression et celle de VOfficium magistrorum executorum artium populi. La
noblesse guelfe redoutait les manœuvres du « peuple ». Cette crainte fut même
une raison importante pour la convaincre de se rapprocher de l’aristocratie gibe­
line, à la paix de 1331. Or, les nobles guelfes avaient porté Robert au pouvoir. Il
devait garder leur faveur. De façon générale, les rivalités qui morcelaient la
société génoise mettaient en péril toute entreprise qui comptât sur une cohésion,
même partielle, de ses habitants36.
Ces restrictions ne doivent pourtant pas cacher l’opportunité du discours sur le
bien commun. Le popolo conquérait bientôt le pouvoir, en 1339. Son poids n’était
pas nouveau. Robert n’ignorait pas sa puissance. Certes, il échoua à se l’attacher
comme corps politique organisé, sous la conduite de ses élites fortunées. A
l’occasion de son séjour de 1324, le roi recevait, en revanche, le soutien de
« presque tous les plus petits de la ville ». Ils désiraient lui confier la seigneurie
pour de longues aimées, voire à perpétuité37. Ces hommes prenaient peu d’intérêt
aux luttes partisanes des milieux dirigeants, nobles ou « populaires ». Leur rallie­
ment éclaire dans son intégralité l’ambition du roi de Sicile, exprimée dans
l’appel au bien commun.
Il exhortait à gommer tous les clivages. Sur ce plan, les antagonismes de
l’aristocratie génoise contribuaient, par un apparent paradoxe, à nourrir les
espoirs de la cour de Naples. Elle escomptait le démantèlement des fragiles soli­
darités gibelines. Depuis Charles II, elle avait connu des succès à cet égard.
Autant que l’idéal de la paix, celui d’une assimilation de toutes les forces génoi­
ses dans un même bien commun semblait aboutir lors du traité de 1331. Dans

35. E. WINKELMANN, Acta Imperii inedita, 2, Innsbruck, 1885, p. 782-783, n° 1120.


36. G. PETTI B a l b i , « Genesi e composizione di un ceto dirigente : i “populares” a Genova nei secoli x m e
XIV », dans G. ROSSETTI dir., Spazio, società, potere nell’Italia dei Comuni, Naples, 1986, p. 85-103 ;
IDEM, « Magnati e popolani in area ligure », dans Magnati e popolani nell’Italia comunale, Pistoia,
1997, p. 243-272.
37. Giorgio St e l l a , Annales, cit., n. 3, p. 108, l. 6-9.
La p r é d ic a t io n d e R o b e r t d e S ic il e (1309-1343) e t les communes d ’I t a l ie 395

l’immédiat, les partis se partageaient les charges publiques. Leur réconciliation


les confondait, toutefois, dans un regroupement sous la présidence du monarque
angevin.
L’exposé de 1318, sur le bien commun, repoussait jusqu’au principe de la
division38. Il dénonçait la « propriété des tyrans ». Ce mot de « propriété » se
comprend par sa racine proprius: ce qu’on ne partage pas avec autrui. Il
correspondait au jugement formulé par le Docteur angélique : « Le tyran ne se
propose pas le bien commun, mais le propre. » D’origine aristotélicienne, la défi­
nition était classique39. Thomas permettait de l ’étendre à un groupe de personnes,
comme un parti40. Selon le roi Robert, il ne fallait pas moins craindre la « plura­
lité ». Il la condamnait en même temps. Éclatement de la cité pour l’avantage
d’individus ou de clans, elle avait une origine et des effets comparables à la tyran­
nie. Mené à terme, le raisonnement de Robert interdisait les factions, tant guelfes
que gibelines. Le temps n’était plus très loin où la papauté réprouverait les unes et
les autres41.
Avec Robert, le renvoi dos à dos des coteries urbaines n’était pourtant pas
d’actualité. Le contexte de sa seigneurie, établie par les guelfes, ne le permettait
pas. Les fauteurs de pluralité et les tyrans demeuraient indubitablement les gibe­
lins. La propagande pontificale et guelfe ne cessait pas de flétrir leurs chefs par
l’accusation de tyrannie. Jean XXII les appelait « les tyrans du parti gibelin
d’Italie ». Giovanni Villani les surnommait, pour la haute Italie, les « tyrans de
Lombardie »42.
Au demeurant, la dénonciation ultérieure des cliques soi-disant guelfes ne
remettrait pas en question l’idéologie du même nom. Le « guelfisme » s’étalait au
grand jour chez Robert. Il faisait du bien commun un argument d’une terrible
efficacité contre les gibelins. Ils ne nuisaient pas qu’à l’intérêt de Gênes comme
cité terrestre. Le roi en appelait à l’Écriture :
« [Dans] les Actes des Apôtres, au quatrième chapitre, [il est écrit] : “Or, la multitude
des croyants était d ’un seul cœur, et d’une seule âme. Et nul ne disait que quelque
chose lui appartenait, mais tout leur était commun.” Selon l ’Apôtre, de tels hommes ne

38. Annexe 2, § 6 .
39. A r i s t o t e , Ethica, cit., n. 34, L . 8 , chap. 12, é d . B e k k e r , 1160b, translatio R o b e r t i G r o s s e t e s t e ,
p. 313, 1. 9-10 et 13-15; THOMAS D ’AQUIN, Sententia Libri Ethicorum, cit., n. 30, L . 8 , lectio 10,
p. 477,1.62-63 et 75-76, et lectio 11, p. 482,1.139-140.
40. THOMAS D ’AQ U IN , De regno ad regem Cypri, L. 1, chap. 1, éd. H.-F. DONDAINE, dans Léonine, 42,
Rome, 1979, p. 450,1.121-137.
41. R. M. D ESSÌ, « Predicare e governare nelle città dello Stato della Chiesa alla fine del Medioevo.
Giacomo della Marca a Fermo », dans G. BA RONE, L. CASPO et S. GASPARRI dir., Studi sul Medioevo
per Girolamo Arnaldi, Rome, 2001, p. 134-141.
42. URBAIN IV , Registres, 2, éd. J . GUIRAUD, Paris, 1901, p. 390-393, n° 804 ; JEAN X X I I , Lettres secrètes
et curiales relatives à la France, 2, éd. A. COULON, Paris, 1900, col. 745-747, nos 859-860 ; GIOVANNI
VILLANI, Nuova cronica, cit., n. 5,2 , L. 10, chap. 145, p. 345,1.26.
396 J e a n -Pa u l B o y e r

recherchent pas “ce qui est à eux” , mais de Jésus-Christ, non ce qui leur est utile,
“mais ce qui l ’est à beaucoup, pour qu’ils soient sauvés” . »43

La réalisation du bien commun trouvait son modèle dans la cohésion de cœur


des premiers chrétiens rassemblés dans le Christ. Robert invitait encore les
Génois à « l’unité [...] de la charité »44. Si le bien commun partait de l’expé­
rience de la vie citadine, il rejoignait la mystique de la paix. Il fusionnait avec elle
dans cette économie de la charité, qui menait les hommes vers leur réalisation
surnaturelle. Le vrai bien commun s’atteignait dans la communion de l’Église.
Les dirigeants gibelins se trouvaient exclus de sa poursuite, en ce qu’ils s’oppo­
saient à l’union guelfe, entendue comme parti de l’Église. Ils devenaient inélucta­
blement des tyrans. L’incapacité des gibelins à atteindre la paix authentique leur
interdisait, pour les mêmes raisons, la plénitude du bien commun.
Plus un régime assurait « l’unité de la paix », davantage il montrait son utilité,
car il conduisait mieux vers la fin45. Cet enseignement de Thomas d’Aquin résu­
mait les conceptions affichées par Robert. Il justifiait sa seigneurie en s’appuyant
sur les désirs particuliers de Gênes, de concorde et de sécurité. Mais il les fondait
dans une ambition plus vaste, qui visait l’absolu. Or, cette tension n’était pas
qu’une exigence. Elle dépassait les forces de la commune.

L a n é c e s s it é d u c h e f

Il n’eût pas suffi que la commune adoptât les objectifs de la monarchie angevine.
Pour s’en approcher, elle n’avait d’autre issue que de résigner son indépendance.
La nécessité d’avoir un seul chef représentait un sujet presque obsessionnel
pour la prédication angevine. Devant les Génois, Robert citait à propos du « supé­
rieur ou seigneur » ce verset du psaume 144, qui condensait sa pensée : « Les
yeux de tous espèrent en toi. » Il n’y avait aucun espoir d’atteindre au bien
commun sans soumission à un « prince »46. Bien entendu, la même certitude
jouait pour la paix. Le sermon prononcé pour le traité de 1331 l’enseignait. Une
fois énumérés les bienfaits de la paix, il déclarait: « Il faut cependant remarquer
[...] à qui il appartient de viser à la vraie paix et de la choisir, car [cela relève] de
la propriété royale de 1’intellective et de la sagesse. » Un peu plus bas, le souve­
rain reprenait le Second Livre des Maccabées : « Onias voyait que, sans la provi­
dence royale, on ne pouvait donner la paix aux affaires publiques. »47

43. Annexe 2, § 9.
44. Ibid., § 6 .
45. Thomas D ’AQUIN, De regno, cit., n. 40, L. 1, chap. 2, p. 451,1.22-25.
46. Annexe 2, § 5 et 8 .
47. Annexe 4, § 11.
La p r é d ic a t io n d e R obert de S i c i l e (1309-1343) e t le s com m unes d ’I t a l ie 397

La première justification du chef unique se trouvait dans les Écritures.


L’argument était irréfragable. Robert multipliait donc les références bibliques.
Mais féru de théologie « scientifique », il en appelait encore à la structure d’un
univers gouverné par Dieu. Au sujet de Gênes, il recourrait à cette raison en deux
occasions. Prêchant ses citoyens, il remémorait l’enseignement du Christ, selon
Matthieu: « Personne ne peut servir deux maîtres, ou il soutiendra l’un et mépri­
sera l’autre. » Puis, il confirmait cette vérité de la sorte: « L’ordre de l’univers
s’accorde aussi à cette unité; d’où le Philosophe conclut, au dernier livre de la
Métaphysique, par l’expression disant: “Donc, un seul prince.” » Le roi réitérait
sa démonstration à l ’occasion de la paix de 1331 :
« Dans la république, un seul doit commander, afin que ne soit pas provoquée la divi­
sion [ ...] , et par elle la discorde et la désolation, selon la parole du Christ : “Tout
royaume divisé contre lui-même sera ravagé” ; comm e un seul est prince de tout l ’uni­
vers, d’après la dernière expression du Philosophe dans le livre de la Méta­
physique. »48

Par deux fois, Robert se trompait. Il ne se référait pas aux derniers mots de la
Métaphysique, mais de son douzième livre, quand l’œuvre en comptait quatorze.
Or, depuis Guillaume de Moerbeke, l’Occident disposait d’une traduction latine
complète (terminée avant 1272)49. En revanche, le commentaire de saint Thomas
s’arrêtait au douzième livre. De plus, il en élucidait la fin par un parallèle entre
l’organisation du monde et un système politique idéal :
« La pluralité des principats n ’est pas bonne, comm e il ne serait pas bon que diverses
fam illes existassent dans une maison, qui ne communiqueraient pas mutuellement
[...] . Tout l ’univers est comme un principat ou un royaume. Et il faut ainsi qu’il soit
m is en ordre par un seul pilote. Et c ’est ce qu’il [Aristote] conclut, qu’il y a un seul
prince de tout l ’univers, à savoir un premier moteur. »

Robert se servait d’une édition d’Aristote accompagnée du commentaire de


Thomas. Il reprenait à ce dernier la formule « un seul prince de l ’univers ». Il
s’inspirait de lui. À sa façon, il voyait l’équivalent du premier moteur dans le chef
d’une communauté. Elle se conformerait ainsi à l’harmonie générale du monde.
Celle-ci n’avait rien de gratuit. Elle représentait la disposition rationnelle des
choses. Elle prévenait les désordres. Sur le plan politique, ce seraient ceux suscités
par un fractionnement de l’autorité. L’avertissement convenait pour les Génois, à
l’habitude divisés contre eux-mêmes, comme le rappelait implicitement Robert.
Dénoncer la désunion revenait à dire que les impulsions données au corps
social recevaient une pleine efficacité de l’unité de commandement. Robert

48. Annexe 2, § 5 ; annexe 4, § 12.


49. G. VuiLLEMIN-DlEM, introduction à ARISTOTE, Metaphysica, translatio anonyma, dans AL, 25, 2,
Leyde, 1976, p. Xm.
398 J e a n -P a u l B o y e r

énumérait personnellement, aux Génois, les domaines d’action de cette direction


unique. Deux affirmations se dégagent d’explications corrompues par un certain
jargon, fi devait y avoir un seul « roi » qui dirigeait tout, salutairement, par des
avis inspirés par la prudence et par la providence. Il pouvait intervenir sur tout,
grâce à des statuts dictés par la sagesse50. En résumé, le chef imprimait le mouve­
ment parce qu’il poussait dans la bonne voie, à l ’instar de celui qui savait. Robert
définissait, dans le même sermon, le « seigneur ou supérieur » comme « le terme
par l’entremise duquel ». Il servait d’intermédiaire entre la société et sa fin.
À propos de cette fonction de guide, le roi n’hésitait pas à citer ce verset de
Matthieu: « Levant les yeux, ils ne virent personne, hors le seul Jésus. »51 Le
chef se muait en cause finale de substitution pour les gouvernés. Poussée à
l’extrême, la réflexion allait loin. Elle privait la communauté d’autre raison
d’être, connue d’elle, que l ’obéissance à son maître.
En tout cas, Robert demandait une entière confiance dans son enseignement. Il
établissait, à l’occasion, un parallèle entre le roi et le prédicateur ou le docteur52.
En somme, les missions royale et professorale se rapprochaient. La responsabilité
pédagogique du pouvoir explique l’existence des sermons politiques du roi de
Sicile et de son logothète, Barthélemy de Capoue, y compris ceux appliqués au
cas génois. Leur ton scolastique correspondait à cet office du prince. Il vaut la
peine de remarquer le titre de « collation », attribué aux deux discours de Robert
prononcés devant les Génois53. Le terme avait diverses acceptions, mais ren­
voyait au vocabulaire de l’École54.
Aux ambassadeurs de Gênes venus lui proposer la seigneurie, Robert
inculquait comme une leçon de départ. H développait, sous une forme absolue, la
certitude que le prince avait à éclairer l’esprit des gouvernés55. Il commençait par
le verset, pris dans l’Épître aux Philippiens : « Éprouvez en vous ce qui est dans le
Christ Jésus. » La division de ce thème disait l’essentiel: « Il est clairement
montré que la vertu sensitive doit d’abord et éminemment exceller dans la tête,
comme causale. Mais la sensation doit exister dans le corps et dans les membres,
sous l’âme et par conséquence. » C’est sur cette base que le roi imposait à ses
sujets de partager son point de vue sur les Génois, sans aucune divergence.
Il aboutissait à une interprétation radicale de la banale métaphore du corps
social: « Le membre, qui serait dépourvu de cette sensation [de la tête], apparaî­
trait totalement stupide, ou pourri, ou desséché, ou retranché de la tête ou du
corps. » Cela revenait à nier l’existence d’une société hors la soumission à son

50. Annexe 2, § 5.
51. Ibid., §8.
52. J.-P. BOYER, « Ecce Rex tuus. », cit., n. 32, p. 112-120.
53. Annexes 2 et 3.
54. O. WEUERS, Terminologie des universités au XIIIe siècle, Rome, 1987, p. 372-376.
55. Annexe 1.
LA p r é d ic a t io n d e R o b e r t d e S i c i l e (1309-1343) e t le s com m unes d ’I t a l ie 399

conducteur. Sans lui, la réunion des hommes ne représentait qu’une matière


informe. Le chef unique devenait jusqu’à une cause formelle pour la communauté.
L’enjeu prenait un sens particulier dans une perspective chrétienne. Robert
relayait l’intervention divine. Il s’affichait comme une image du Christ. Il affir­
mait : « Nous devons être christ et Jésus. » Puis, il développait successivement un
parallèle avec le Christ et avec Jésus. Il évoquait à nouveau le Christ, pour
modèle du roi, dans le sermon qu’il faisait réciter devant les Génois56. Quant à la
sagesse, nous savons quel prix il lui attachait, comme vertu royale. Or, il l’enten­
dait manifestement comme la science théologique57. La prédication lui donnait
précisément l’occasion de déployer ce savoir. On achève de comprendre, ici,
quelle supériorité elle manifestait sur l’éloquence politique en vigueur dans les
communes. Elle devenait la révélation la plus évidente d’une vérité qui descen­
dait, depuis la tête, le long du corps social.
En bonne part aristotélicienne, la conception du chef culminait dans une théo­
logie d’inspiration dionysienne. Ce modèle n’étonne pas. H tenait une bonne place
dans la pensée politique angevine. H était omniprésent dans la culture médiévale.
Le Docteur commun associait les influences du Philosophe et de l’Aréopagite.
L’amalgame pratiqué par Robert restait conforme aux pratiques de la « théologie
comme science », d’ascendance thomiste, qui l’inspirait. Il répondait à ses efforts
pour additionner les raisons venues des ordres naturel et surnaturel.
Cette ambition de synthèse ne bénéficiait pas à la limpidité de la démarche.
Robert mêlait la question générale de l’autorité unique à celle du roi chrétien.
Mais il ne le faisait pas sans motif. Dans la société chrétienne, le seul prince apte
à remplir intégralement sa mission lui semblait le roi sacré. II jouissait des grâces
nécessaires. Robert éprouvait cette conviction au plus haut point. Dans un sermon
pour l’Epiphanie, il prenait son thème chez Isaïe (Is 60, 3) : « Les peuples mar­
chaient dans ta lumière, et les rois dans la splendeur de ton jardin. » Il expliquait
ensuite : « Les rois proprement dits ne sont pas seulement dirigés par la lumière
commune, mais ils sont conduits par une splendeur spéciale, à savoir [celle]
d’une intelligence supérieure [...] et d’une plus haute science ou sagesse. »58
En théorie, son statut royal n’entrait pas en ligne de compte dans les liens que
Robert nouait avec Gênes. Il conservait peut-être une certaine prudence quand il
parlait en personne aux citoyens de la ville, à l’été de 1318. Il conseillait « un
prince, un roi ou un seigneur », ou encore: « l’unité de l ’harmonie dans le choix
ou la constitution du seigneur ou du roi ».59 Ces paroles respectaient les limites
de la délégation de pouvoir reçue de la commune.

56. Annexe 3, § 4.
57. Cf. THOMAS D ’AQUIN, Summa, cit., n. 31, Ia, q. l ,a . 6 ,p . 7.
58. Bibl. Angelica (Rome), ms. 150, f°s 211 v°a-215 v°b; Bibl. Marciana (Venise), f°s 156-158 ; W. G o e t z ,
König Robert, cit.,n. 9, p. 53, n° 124 ; J. B. SCHNEYER, Repertorium, cit., n. 9 ,5 ,p . 200, n° 51.
59. Annexe 2, § 4 et 8 .
400 J e a n -Pa u l B o y e r

Elles entraient aussi dans le cadre d’un raisonnement appuyé sur Thomas
d’Aquin. Selon le schéma aristotélicien, le saint docteur proposait une alternative
pour la monarchie : le tyran ou le roi. Tous les titres accordés à l’autorité légitime
exercée par un seul équivalaient à la dignité royale60. Mais d’après ce principe, en
désignant un seigneur, les Génois se donnaient un roi. Il ne leur restait qu’à
souhaiter qu’il le fût parfaitement. Dans le sermon même où il affectait de leur
reconnaître une entière latitude, quant à la nature du chef, Robert prononçait un
éloge patent de la fonction royale. Et, par son verbe empreint d’une sagesse toute
religieuse, il se révélait en souverain sacré.
Il se présentait sous ces traits dans l’ensemble des allocutions destinées à
l’information directe ou indirecte de Gênes. Par sa forme seule, sa prédication ne
laissait aucun doute. Les références à un modèle christique dévoilaient davantage
encore les prétentions du roi. Le discours qu’il faisait lire aux Génois est spéciale­
ment probant, en raison de cet auditoire auquel il le destinait61. Faisant l’apologie
exclusive de l’office royal, celui du monarque sacré, le texte avouait crûment les
visées du « seigneur » de la ville. Il déployait les exemples des souverains de
l’Ancien Testament, David et Salomon, pour aboutir au Christ, comme Christ-Roi.
En Italie continentale, Robert était le seul prince temporel qui pût se réclamer
de tels exemples, à plein titre. Depuis le décès de Henri VU, aucun autre pouvoir
séculier n’était sacré. Ajoutons que le camp angevin estimait le souverain de l’île
de Sicile un simple usurpateur. Il n’y a pas à douter du prestige et de la légitimité
tirés par Robert de sa position. Elle paraissait surtout remarquable parce qu’elle
lui venait du souverain pontife. Robert insistait, devant les Génois, sur sa solida­
rité filiale avec le pape. Il reprenait un thème cher à l’idéologie pontificale et
angevine, à nouveau de claire origine dionysienne. Leur dépendance totale et
immédiate par rapport au siège apostolique apportait des privilèges spirituels
inégalables aux rois de Sicile-Naples. Cette prééminence, issue de leur sujétion,
s’étendait au temporel. Le Saint-Père exerçait, en effet, une autorité qui lui subor­
donnait tous les pouvoirs. Robert le rappelait aux Génois : « Celui-ci est en réaüté
le père de la présidence générale »62.
La logique de la reductio ad unum et des fins spirituelles du politique, suivie
dans les sermons en relation avec l’affaire génoise, ne permettait pas d’autre
conclusion. En dernière analyse, les Génois se rallieraient au roi de Sicile parce
qu’il se trouvait directement sous le pape. Bien que se proposant pour leur chef
unique, Robert ne détenait pas l ’autorité ultime. Conscient de la contradiction, il

60. THOMAS D ’AQUIN,D e regno, cit., n.40, L. l,chap. 1, p. 450-451,1.121-127 et 146-153.


61. Annexe 3.
62. Annexe 2, § 1-3; J.-P. BOYER, « Sacre et théocratie. Le cas des rois de Sicile Charles II (1289) et
Robert (1309) », dans Revue des sciences philosophiques et théologiques, 81,1997, p. 561-607.
L a p r é d ic a t io n d e R o b e r t d e S ic il e (1309-1343) e t l e s c o m m u n e s d ’I t a l ie 401

affirmait aux mêmes Génois : « À cette unité [du prince], la pluralité des officiers
et des recteurs ne s’oppose pas. »63
La distinction des pouvoirs et de leurs degrés résolvait le paradoxe de cette
exaltation du prince temporel dans le cadre de la théocratie pontificale. Plus que
jamais, les thèses du Docteur commun, celles du De regno, éclairent les opinions
de Robert. Selon Thomas, le roi laïque concentrait l’autorité au point de se placer,
dans son État, « comme l’âme dans le corps et Dieu dans le monde ». Le but
dernier de la société résidait, toutefois, dans sa fin spirituelle. Sa supériorité
contraignait les rois chrétiens à la sujétion au pontife romain64. Robert ne tirait
qu’une plus grande gloire de cette exigence. Elle le renforçait dans sa position
d’intermédiaire idéal vers le bien commun suprême.
Mais la hiérarchisation des pouvoirs permettait aussi d’intégrer, vers l’aval, les
différentes réalités politiques de l’ensemble guelfe et angevin. Leur variété crois­
sait, entre les adhésions au roi de Sicile et les privilèges que lui-même concédait
dans ses États. Il prétendait subordonner tout en préservant les libertés. Ses décla­
rations sur la diversité des institutions se référaient autant à ce maintien des auto­
nomies qu’au problème de la théocratie pontificale. Son égard pour les traditions
communales aide encore à comprendre qu’il évoquât, devant les Génois, la possi­
bilité d’élire un seigneur. Ce rappel ne se bornait pas à une précaution oratoire,
dictée par le moment. En faisant place à l’expression des collectivités rangées sous
sa domination, Robert achevait d’incarner le bien commun dont il se réclamait. H
restait, d’ailleurs, en accord avec les recommandations de Thomas d’Aquin, qui
préconisait de tempérer la monarchie d’aristocratie et de démocratie65.

C o n c l u s io n

Prêcher la paix et discipliner la société, tels sont les deux points principaux
qui ressortent des sermons inspirés à Robert par la question génoise. Il montrait
dans la paix le bien suprême. Celui-ci ne se distinguait pas du bien commun,
comme mission de la cité. Mais elle n ’atteindrait son but que par une mise en
ordre salvatrice. Cette dernière ne pouvait mieux s’accomplir que sous la tutelle
de la monarchie angevine.
Il n’y avait ni paix ni bien commun sans roi. Cette contrainte se vérifiait selon
l’ordre naturel, mais l’enjeu augmentait dans la société chrétienne. Le roi sacré
représentait le Christ-Roi. Fondés sur la charité, paix et bien commun s’ouvraient
sur le salut surnaturel. Dans ces conditions, il était d’un singulier avantage de se

63. Annexe 2, § 5-6.


64. Thomas D ’AQUIN, De regno, cit., n. 40, L. 2, chap. 1 et 3, p. 464-467.
65. IDEM, Summa, cit.,n. 31, l a 2ae, q. 105, a. 1, c.,p. 1026-1027.
402 J e a n -Pa u l B o y e r

subordonner au royaume de Sicile, étroitement solidaire de la papauté. De fait, la


chrétienté devait se hiérarchiser sous la présidence du souverain pontife.
La prédication, ou son imitation, constituait un instrument adapté pour déli­
vrer un semblable message. Le ton abstrait des allocutions politiques de Robert
conduirait indûment à les mésestimer. Le cas de Gênes prouve qu’elles répon­
daient, parfois, à des situations concrètes, par des exposés articulés. Elles déve­
loppaient des doctrines structurées, en relation avec la réflexion de leur temps sur
le pouvoir. Elles reflétaient l’indéniable influence du Docteur commun.
Cette propagande visait à séduire des élites. On discutera l’à-propos de son
caractère savant dans le cas de Gênes. L’activité intellectuelle de haut niveau y
demeurait peu soutenue66. Néanmoins, ces sermons incitent à considérer le rayon­
nement que le Royaume exerçait sur l’Italie des communes, comme référence
morale et politique. Ils engagent à le faire avec plus d’attention que d’ordinaire67.

66. G .PETTI B a l b i , « Libri e biblioteche in Liguria (secc. x m - x v ) : ricognizione delle fonti e tipologia »,
dans G . LOMBARDI et D . NEBBIAI DALLA G u a r d a dir., Libri, lettori e biblioteche dell’Italia medie­
vale (secoli IX-XV), Rome-Paris, 2000, p. 441-454.
67. Pour une période postérieure, l ’étude de F. P. TOCCO compte parmi les belles exceptions: Niccolò
Acciaiuoli. Vita e politica in Italia alla metà del XIV secolo, Rome, 2001.
La p r é d ic a t io n d e R obert de S i c i l e (1309-1343) e t le s com m unes d ’I t a l ie 403

A nnexes

Quatre serm ons d u r o i R obert pou r G ênes

Les transcriptions sont effectuées sur documents photographiques. Quand un sermon est
présent dans plusieurs m ss., les différentes versions sont collationnées. Néanmoins, un
seul exemplaire est alors retenu pour base de l ’édition. Ne sont signalées que les varian­
tes offrant quelque intérêt.
L’orthographe originale est en général respectée. J ’ai cependant suivi la tradition des
éditeurs français pour les i et les j, ainsi que pour les u et les v. Dans la mesure du possi­
ble, j ’ai rétabli la ponctuation selon l ’usage moderne. Des crochets triangulaires (<.. > )
indiquent les principales incertitudes orthographiques.

**

Prem ie r s e r m o n - Répo n se a u x am ba ssa d eu rs d e Gênes


(1318)

Source : Bibl. M arciana (Venise), Cl. 3, n° 76, f° 373.


Bibliographie: W . G o e t z , König Robert, cit., n. 9, p. 61-62, n° 211;
J. B. SCHNEYER, Repertorium, cit., n. 9 ,5 , p. 218, n° 262.

Responsio regis Jerusalem et Sicilie ad ambassiatores Janue, dominium et regimen offe­


rentes, monentis fideles suos astantes ut de benevolencia et devocione dicti com<m>unis
sentirent conformiter idem secum

Hoc sentite in vobis, quod in Christo Jhesu. Phil. 2 [5].

1 - Verbum istud fuit ab apostolo directum ad Philipenses et potest esse dictum nostrum
destinatum ad nostros fideles. Direxit enim Apostolus verbum ut Philipenses sentirent
spiritualiter devocionem et compassionem in m ente, sicut Christus senserat^ experi- (a) senserat scripsi,
m entaliter passionem in se. Se<d> dictum istud ad nostros fideles sub tali introducitur sentierat ms.
intellectu ac si eis diceremus : « Hoc subditi sentite in vobis quod demum sentimus in
nobis », id est: « Quod probat noster affectus, percipiat vester sensus ». Ubi notabiliter
ostenditur quod sensitiva virtus primo et eminenter debet precellere in capite ut causalis,
se<d> sensus sub animo et consequenter debet existere in corpore et in membris.
2 - In capite, id est rege nostro, debet sensitiva virtus precellere. Nam nos debemus esse
Christus et Jhesus :
3 - Christus, id est in nobis debet esse lenitas dulcoris clemencie ad injuste passos. Nam
inunccio partem lenit, dolorem reprim it, sanitatem reducit1. Talis enim inunccionis
unguentum debet principaliter contineri in capite, et deinde debet suscipi a corpore et
qualibet eorum 2 parte, Psalmista dicente [132,2] : Sicut unguentum in capite, quod des­
cendit in barbam, barbam Aaron ; ubi ponitur duplex barba, scilicet virilitatis et proceri­
tatis. Propter quod David, super Israel inungendus rite, subditos increpavit dicens,

1. Robert s’appuie sur le sens de christ comme « oint » : AUGUSTIN, De civitate Dei, L. 17,
chap. 6 , éd. B. DOMBART et A. K a l b , dans CCSL, 48, Tumhout, 1955, p. 566,1. 20-21 ;
etc.
2. Sic, pour ejus.
404 J e a n -Pa u l B o y e r

I Regum 26 [16] : Vivit Dominus, quoniam filii mortis estis vos qui non custodi[s]tis
dominum vestrum, christum Domini. Quem siquidem David fidelem futurum regem
legimus Saulem ejus hostem, et in plerisque locis, venerabiliter christum D omini nomi­
nasse3. Et pro quolibet in regem inuncto potest intell<i>gi illud, Ps. [44, 8 ] '.Unxit te
Deus oleo leticie, et cetera.
4 - Se<d> dicitur Jhesus, id est Salvator4, quia in nobis debet esse summitas vigoris
potencie ad superbe altos. Legimus enim : Jhesum vocatum, lingua egipciacha5,
Salvatorem mundi6, providencia gubernante et preservante; Josué dictum Jhesu[m] Nave,
potencia liberante7 ; Jhesum filium Syrae, sapiencia informante8; et in Zacharia, Jhesum
sacerdotem magnum, sanctimonia consecrante 9 ; et Dominum nostrum Jhesum Christum,
(b) enim + no beneficiencia ceteros superante. Hiis enim ® modis regibus competit ra d o salvatoris.
cancell, ms. 5 - Verumptamen, ut dictum est, non solum virtus sensitiva debet contineri principaliter
in capite, se<d> etiam effectualiter in corpore et qualibet ejus parte, unde dicitur: Hoc
sentite in vobis, quatinus conformis sit sensus in nobis et in subditis, sive membris.
Ali[o]quin membrum, quod talis sensus expers foret, stupidum, aut putridum, aut
aridum, aut a capite seu corpore m utilatum totaliter videretur.

**

D e u x iè m e serm o n - Se r m o n pr o n o n c é pa r l e r o i d ev a n t les G é n o is
(été 1318)

Sources : Bibi. Angelica (Rome), ms. 150, fos 249 r°a-251 r°b (= A) ; Bibi. Marciana
(Venise), Cl. 3, n° 76, f°s 207-209 (= M ). Éd. selon A.
Bibliographie: W . G O E T Z , König Robert, cit., n. 9, p. 55, n° 147; J. B. S C H N EY ER ,
Repertorium, cit., n. 9 ,5 , p. 200, n° 55.

Collatio facta Janue populo januensi 10

[f° 249 r°a] P ater sancte, serva eos in nomine tuo ! ut sint unum, sicut et nos.
Jo. 17 [11],

1 - Hec verba fuerunt Christi nostri Salvatoris, Filii Dei Patris, ad Patrem orantis et
unitatem caritatis discipulorum suorum mutuam affectantis. Dicit ergo sic : Pater sancte,
et cetera, ut sint unum, sicut et nos, ita quod sicut non dicit omnimodam idemptitatem
(a) essentia A, esse M. vel similitudinem, se<d> aliquam, quasi dicat: « Sicut nos unum sumus in essentia®

3. l S m 2 4 ,7; etc.
4. Mt 1, 21; JÉRÔME, Liber interpretationis hebraicorum nominum, Matth., i, éd. P. DE
LAGARDE, dans CCSL, 72, Tumhout, 1959, p. 136, I. 24; M. THIEL, Grundlagen und
Gestalt der Hebräischkenntnisse des Frühen Mittelalters, Spolète, 1973, p. 328-329.
5. Sic, pour egyptiaca (cf. it. egiziaco).
6 . Gn 41,45. Le verset s’applique à Joseph. Mais il était considéré, dans ce passage, comme
une figure du Christ: Glossa interlinearis, à Gn 41, 45, § vocavit, éd. A. R U SCH , Biblia
latina cum glossa ordinaria, Strasbourg, 1480-1481 (rééd. Tumhout, 1992), 1, p. 96.
7. Josué, successeur de Moïse. Voir Sir 46,1 (Fortis in bello Jesus Nave, successor Moysi in
prophetis).
8 . Jésus, fils de Sirach, auteur de L’Ecclésiastique ou Siracide (voir en particulier Sir 50,29).
9. Grand-prêtre Jésus, ou Josué, qui réédifia le Temple : Za 3,1-10, et 6,9-13.
10. Rubrique donnée par le seul ms. M.
La p r é d ic a t io n d e R o b e r t d e S ic il e (1309-1343) e t les com m unes d ’I t a l ie 405

deitatis, ita ipsi unum sint in gratia caritatis. » Se<d> potest esse verbum nostri, id® ad ti?) id om. M.
dominum summum pontificem filiali devotione et reverentia referentis et dicentis : Pater
sancte, ut sint unum, sicut et nos. Quantum autem unum sumus - sicut unum potest esse
pater et spiritualis filius, sic dominus et notabilis subditus - , vestram discretionem latere
non credimus, quia existentie veritas hoc firmat [f° 249 r°b], fame celebritas clamat,
experientie assiduitas manifestat. In quibus siquidem verbis tria principaliter peraguntur.
2 - Primo invocatur superne provisionis rem edium : Pater sancte. Hic enim est pater
generalis presidentie, ut dicamus illud Jo. 8 [39] : P ater noster Habraam est, Habraam
quasi pater multarum gentium 11, id est omnium fidelium ; universalis providentie,
Sap. 14 [3] : Tua autem, Pater, gubernabat providentia', spiritualis benivolentie,
Jo. 16 [27] : Ipse Pater amat vos, quia vos me amastis. U t de ipso dicatur quod de
Razia® scribitur 2 M achabeorum 14 [37] : Vir amator civitatis, qui pro affectu pater (c) razia scripsi,
Judeorum appellabatur. judaA ,radiaM .
3 - Secundo imploratur paterne superne® tuitionis presidium : Serva eos in nomine tuo. (d) superne om. M.
Apoc. 3 [10] : Quoniam [f° 249 v°a] servasti verbum patientie mee, et ego te servabo ab
hora temptationis que ventura est', sequitur12: Ecce venio cito, tene quod habes, ut nemo
accipiat coronam tuam.
4 - Tertio optatur fraterne dilectionis et conversationis consortium : Ut sint unum, sicut et
nos. Jo. 10 [30] : Ego et Pater unum sumus. Unde ita unum sitis ut cum Psalm ista [132,
1] dicere possitis: Ecce quam bonum et quam jocundum habitare fratres in unum ! Ad
hanc autem unitatem tria principaliter requiruntur, scilicet: respectu principii, unus
princeps, rex vel dominus ; respectu m edii, multiplex nexus ; respectu utriusque, termini
duplex intuitus vel respectus.
5 - Primo respectu principii sit unus princeps vel dominus. Zach. 14® [9] : Erit (e) 14 scripsi, 4 mss.
Dominus unus, et nomen ejus unum. Mat. 6 [24] : Nemo potest duobus dominis servire,
aut [f° 249 v°b] unum sustinebit, et alterum contempnet. Huic unitati non obstat plurali­
tas officialium et® rectorum , unde Prim a ad Corint<h>ios 3 [8 ] : Qui plantat et qui (f) et bis rep. A.
rigat, unum sunt. Huic etiam unitati ordo convenit universi, unde concludit Ph<i>loso-
phus, ultimo libro Methaph<y>sice, verbo dicens : Unus ergo princeps13. Unus ergo rex
debet esse: om nia per sapientiam statutis potentialiter valens, Sap. 7 [27] : E t cum sit
una - scilicet sapientia - , omnia potest, et in se perm anens omnia innovat, et cetera;
cuncta per prudentiam vel providentiam consiliis salubriter dirigens et ducens,
Ecclesiastes® 12 [11] : Verba sapientium® quasi stimuli, et cetera, que p e r magistro­ (g) ecc. A,
rum consilium data sunt a pastore uno; universa per potentiam presidiis virtualiter ecclesiastes M.
continens, Tob. 10 [5] : Omnia simul in te uno habentes, te non debuimus dimictere ire a (h) sapientium scripsi,
sapientum mss.
nobis [f° 250 r°a] ; queque politica per presidentiam et justitiam imperiis regulariter
monens, Osee 1 [11] : Congregabuntur filli Israel et filii lu d a pariter, ut ponant sibimet
unum caput; quecumque civilia per concordiam amicitiis indivisibiliter uniens et
jungens, Ezech. 37® [22-23] : Unus erit omnibus imperans, et non erunt ultra [due] (i) 37 scripsi, 27 mss.
gentes, nec dividentur amplius in duo regna, nec polluentur ultra [in] ydolis suis; queli­

11. Gn 17, 5; JÉRÔME, Hebraicae quaestiones in libro Geneseos, à Gn 17, 5, éd. P. Antin ,
dans CCSL, 72, Tumhout, 1959, p. 21, 1. 29-32; M. THOEL, Grundlagen, cit., n. 4,
p. 224.
12. Ape 3,11.
13. ARISTOTE, Metaphysica, L. 12, chap. 10, éd. Bekker , 1076a, translatio GUUXELMI DE
MOERBEKA, éd. G. VunXEMIN-DlEM, dans AL, 25, 3-2, Leyde-New York-Cologne,
1995, p. 269, 1. 536-537. La confusion entre le L. 12 et la fin de la Métaphysique
s’explique par l ’influence du commentaire de Thomas d ’Aquin (cf. n. 50 supra).
406 J e a n -P a u l B o y e r

(j) exech. A, bet subjecta per gratiam beneficiis delectabiliter reficiens, Ezech.® 34® [23] : Suscitabo
ezechiel. M. super ea pastorem unum, qui pascet ea, servum meum David.
(k) 34 scripsi, 24 mss. 6 - Quantum ad secundum principale, scilicet quod sit multiplex nexus respectu medii.
Nam si funiculus triplex difficile rum pitur14, multo magis multiplex nexus, quantum
0) Loe. desp. A, videlicet® est unitas: corporis, quandoque est®1) una res[f° 250 r°b]publica in
videlicet M. connexione civium et membrorum, Prim a [ad] Corint<h>ios 12 [12] : Sicut enim unum
(m) quandoque est A, corpus est, et membra habet multa, omnia autem membra, cum sint multa, unum corpus
id est M.
sunt, et cetera; cordis, id est una convenientia 15 in conformatione animorum, E zech .®-1
(n) exech. A, ezech. M.
11 [19] : Dabo eis cor unum, et spiritum unum, et cetera; m entis, id est una sit eubulia
(o) 20 scripsi, 21 mss. in perscrutatione consiliorum et [a]gendorum, Judicum 20® [11] : Convenit universus
(p) caritas A, Israel ad civitatem, quasi vir unus eadem mente eodemque consilio ; caritatis,® id est
caritatis M. una benivolentia in agregatione amicorum et devotorum, Colo. 3 [14-15] : Super omnia
autem caritatem habentes, quod est vinculum perfectionis, et cetera, et pax C hristi}6 in
qua vocati estis in uno corpore ; oneris, id est una sit tolerantia in supportatione et pro­
(q) sopho. A, portione sumptuum et laborum, Sophonie® 3 [9] : Reddam populis labium electum, ut
sophonie M. invocent [f° 250 v°a] omnes in nomine Domini, e t serviant efcl humero uno; fidelis, id
(r) ei + in mss. est® una observantia dominii in veneratione rectorum, Actuum 4 [32] : Multitudinis
(s) est + in ante
credentium erat cor unum et anima una,® et Ephes. 4 [13] : Donec occurramus omnes
cancell. A.
(t) erat (...) una M, et in unitatem® fid ei, cui unitati, ut prediximus, non repugnat multiplicitas officialium seu
cetera A. rectorum , se<d> pluralitas,® quod advertat inter vos Deus, et proprietas tyrannorum ;
(u) unitatem scripsi, sermonis, id est una sententia in testificatione verorum, Ro. 15 [6 ] : Unanimes uno ore
unitate mss. honorificetis Deum; quietis et pacis, id est una concordia in distributione bonorum vel
(v) pluralitas A. honorum, Ephes. 4 [3] : Solliciti sitis servare unitatem Spiritus in vinculo pacis.
7 - Tertio, ut diximus, debet in eis esse duplex intuitus vel respectus :
(w) respectus A, 8 - Unus respectu®) superioris vel domini, ta<m>quam [f° 250 v°b] a quo termini, juxta
respectu M. illud Psalmi [144,15] : Oculi omnium in te sperant, sicut Mat. 17 [8 ] de Petro, Jacobo et
Johan<n>e dicitur quod: Levantes oculos suos, neminem viderunt, nisi solum Jhesum. Et
quantum ad hoc debet esse unitas convenientie in electione vel constitutione domini vel
regis, Primo Paralipomenon 12 [38] : Set omnes reliqui ex Israel uno corde erant, ut rex
fieret D avid super universum Israel, Osee 1 [11] : Congregabuntur filii Israel et filii Juda
pariter, et cetera; unitas obedientie in observatione vel impletione ejus precepti et legis,
(x) ei A, eis M. 2 Paral. 30 [12] : In Juda facta est manus [Domini] ut daret ei.}7-1 cor unum, et f a c e r e n t
(y) facerent scripsi, juxta preceptum regis; unitas reverentie in exibitione et exolutione debiti fidelis,
faceret mss. Jer. 32 [39] : Dabo eis cor unum et viam unam,® ut timeant me - timo[f° 251 r°a]re scili­
(z) unam bis rep. A.
cet reverentie - universis diebus, et bene sit eis, et filiis eorum post eos.
9 - Secundus respectu ulterioris com<m>unis boni, ta<m>quam finalis et ad quem
termini. Nam in finibus oportet esse unum ultimum finem , alioquin humanum
desiderium esset vanum - prologo Ethicorum - , quem cives ut objectum debent
(a*) libro A, libri M. habere, eo m odo quod Ph<i>losophus, dicto prologo libri®*) Ethicorum, ait quod cogni­
tio finis humane vite ad ipsam vitam habet magnum incrementum. Quem ad modum -
sagictatores signum habentes, magis quod oportet poterunt adipisci. Hoc com<m>une
bonum , ut finem et objectum, debent inspicere juxta illud Job 34 [4] : Judicium
eligamus nobis, et videamus inter nos quid sit melius. Hoc autem melius com<m>une

14. E c l 4 ,12.
15. On pourrait aussi comprendre : conscientia.
16. Le et cetera est sans raison, car le verset n’est pas coupé jusqu’à pax Christi. En revan­
che, pour rendre le texte compréhensible, il faut ajouter après ces deux derniers mots:
exsultet in cordibus vestris.
L a p r é d ic a t io n d e R o b e r t d e S ic il e (1309-1343) e t l e s c o m m u n e s d ’I t a l ie 407

bonum est, secundum illud principio libri®1) Ethicorum: bonum quidem quod uni (b*) libro A, libri M.
et soli, melius vero et divinius quod genti et civitatibus11. Hoc bonum com<m>une cives
debent intendere et servare, Actuum 4 [32] : Multitudinis autem credentium erat cor
unum et anima una, nec quis[P 251 t°b]quam aliquid suum esse dicebat, se<d> erant
eis omnia com<m>unia. Tales non querunt que sua sunt**18, se<d> que Jhesu Christi19,
non quod eis utile est, sed quod multis, ut salvi f i a n f c^ 20, secundum Apostolum, (c*) fiat A, fiant M.
et cetera.

**

T r o is iè m e serm o n - Ser m on envoyé aux G é n o is


(1319-1335)

Sources: Bibi. Angelica (Rome), m s. 151, f°s 76 v°b-77 v°a (= A) ; Bibi. M arciana
(Venise), Cl. 3, n° 76, f° 284 (= M ). Éd. selon A.
Bibliographie: W. GOETZ, König Robert, cit., n. 9, p. 57, n° 172; J. B. SCHNEYER,
Repertorium, cit., n. 9 ,5 , p. 209, n° 142.

[f° 76 v°b] Collatio proponenda Januensibus

Dom inus virtutem populo suo dabit; Dom inus benedicet populo suo in pace.
P s.2 8 [11],

1 - In rege esse debet potencia fortitudine, adquirens victoriam contra hostes, sapientia
lumine, inquirens concordiam erga mites. Primum innuitur in virtutis nominatione,
quam debet a Deo recognoscere juxta illud Psalmi [20,2] : Domine, in virtute tua letabi­
tur rex ! Ipse enim dabit virtutem et fortitudinem plebi, scilicet® benedictus Deus. (a) sue A, scilicet M.
Secundum® intelligitur in pacis expressione, quam debet semper inquirere juxta illud (b) secundus A,
Ps. [33, 15] : Inquire pacem et persequere eam. U t pro istis duobus simul dicamus secundum M.
menbro quod dictum fuit capiti, Jerem. Xo [6-7] : M agnum nomen tuum in fortitudine,
quis non timebit te, o Rex gentium ? - quo ad primum ; tuum est enim decus® ; inter (c) deus A, decus M.
[fo 7 7 joa] cunctos sapientes gentium*-“9 et [in] universis® regnis eorum, nullus est (d) gentium om. M.
similis tui - quo ad secundum. Hec enim in duobus insignibus regibus Veteris (e) diversis A,
universis M.
Testamenti per ordinem invenimus :
2 - Primum in rege® sancto David, tam interpretatione vocabuli quam executione vel (f) lege A, rege M.
exercitatione facti: interpretatione vocabuli, quia David m anu fortis® interpretatur212; (g) forti A, fortis M.
executione facti, tam in singulari certamine contra Goliam, quam [contra] infidelium® (h) in fidelium A,
multitudine[m], pro cujus ab ipso superatione cantabatur: Saul percussit mille et D avid infideli M.
decem milia 22 . Et de ista virtutis fortitudine dicit ipse David in Psalmo [117, 16] :

17.Pour l’ensemble du développement sur la fin ultime et le bien commun, voir ARISTOTE,
Ethica, cit., n. 34, L. 1, chap. 1, éd. BEKKER, 1094a-b, translatio ROBERTI GROSSETESTE,
p. 142,1.3-25.
18.1 Cor 13,5.
19. Cf. Phil 2,21 (Omnes enim sua quaerunt, non quae sunt Christi Jesu).
20.1 Cor 10,33.
21. JÉRÔME, Commentarii in Esaiam, L. 7, chap. 22, à Is 22,9, éd. M. ADRIAEN, dans CCSL,
73, Tumhout, 1963, p. 302,1.42-43 ; M. THIEL, Grundlagen, cit., n. 4, p. 286.
22. IS m 18,7.
408 J e a n -Pa u l B o ye r

Dextera Domini fecit virtutem,® ; et alibi: Qui precincxit® me virtute® ad bellum23, Et


(i) virtute A, de hoc Augustinus, sermone De tempore barbarico , sermone quarto : Sampson - inquit -
virtutem M- gentes demonicolas, virtute quam a Dea in capite acceperat, diutius bellis contrivit
© precincxit A, atque fatigavit, qui, cum, crescente coma capitis sui crevisset et virtus, columpnas illas
precinxit M. duas singulis manibus singulas apprehendens ruina se simul et alios, voluit opprimi
(k) virtutem A,,
virtute M. [f° 7'7 r°b], ne laudes demomm in contumeliam Dei sui a quoquam libenter pateretur
audiri2324. Dedit ergo® Dominus David fortitudinem, et usque in senectutem permansit
(1) igitur M, illi virtus, sicut de Caleph25 scribitur Ecclesiastic. 46° [11].
3 - Secundum, scilicet sapientiam que intelligitur in pacis expressione, invenimus in
rege Salomone, et hoc tam precedente re quam subsequente nomine. Cum enim supra
omnes reges esset sapientissimus, pace regnum suum universaliter quietavit, ex quo et
rex pacificus, fuit dictas2627*,de quo ad litteram scribitur 3 Regum 5 [12] : Dedit Dominus
sapientiam Salomoni, et erat pax inter Yram et Salomonem, et percusserunt ambofedus.
Et oh hoc propheta Zacharias, Zach- 8 [19], veritatem sapiende et unitatem pacis et
concordie simul connectit®0, dicens : Veritatem et pacem tantum diligite. Et Augustinus,
(m) connectat A, sermone De timore Dei, sermone 74°, exponens(a> illud : Ascenciones in corde suo
connectit M. disposuit, in valle plorationis, in locum quem disposuit21 : Quis est - inquit - iste^
(n) exjponeus A, locus, nisi quietis et pacis ? Ibi enim illa est clara et que numquam marcescit sapien­
exponit M.
tia^.
(o) ipse A, isteM.
4 - Hec duo etiam fuerunt in Christo [f° 77 v°a] David filio29, immo David altero30, qui
secundum Apostolum est Dei: virtus superans diabolum; sapientia reconcilians
populum31. Ex utroque pax sequitur. Nam ex victoria pax oritur quia, secundum
Augustinum, bellum queritur ut pax inveniatur32 ; et ex sapientia pax nascitur33. Unde

23. Ps 17,40.
24. QUODVULTDEUS, De tempore barbarico, 1, chap, 4 ,5 -6 , éd. R, BRAUN, dans CCSL, 60,
Tumhout, 1976, p. 428-429,1. 11-24; attesté comme Pseudo-Augustin (J. MACHEELSEN,
Clavis patristica pseudepigraphorum M,edii Aevi, 1 A-B, Tumhout, 1990, n“ H09 et
6401).
25. Il s’agit de Caleb, mais la forme Caleph est connue (M- THŒL, Grundlagen, ch., n. 4,
p. 271).
26. Salomon s’interprète comme pacificus (1 Par 2 2 ,9 ; JÉRÔME. Liber interpretationis, ch-,
n. 4, Act., s, p. 148,1,5; M , THIEL, Grundlagen, ch .,n . 4, P- 403),De là, il est aisé d ele
considérer comme rex pacificus (THOMAS D ’AQUIN, Expositio in Lucam, chap,, 11, § 9,
éd. A. GUARIENTE C atem aurea, 2, Turin-Rome, 1953, p. 167). Sur cette base. Salomon
apparaît comme une figure du Christ (Béd é , Homeliarum Evangelii libri II, L. 2,
hom. 24. éd. D. HURST, dans CCSL, 122, Tumhout, 1955, p. 364,1.231-233).
27. Ps 83,6-7,
28.. AUGUSTIN, De timore Dei, 1, senno 347, PL 39, col. 1525.
29. Mt 1 ,1 ; 9 ,2 7 ; etc.
30. AUGUSTIN, Enarrationes in Psalmos, à Ps 54, § 3, éd. E. DEKKERS et J. FRAIPONT, dans
CCSL, 38-40, Tumhout, 1956, p. 656,1. 3-6 (Saepe [...]■ David pro Christo in figura
ponitur). David est une « figure privilégiée du Seigneur » (J. LONGÈRE, Œuvres oratoires
des maîtres parisiens au XIIe siècle, Paris, 1975,1, p. 101),
31. 1 Cor 1,24 (¡Praedicamus] Christum Dei virtutem et Dei sapientiam).
32. AUGUSTIN, Epistulae, epist. 189, § 6 , éd. A. GOLDBACHER, dans CSEL, 57, Vienne-
Leipzig, 1911,p, 135,1.10.
33. Sur sagesse et paix, voir par exemple: AUGUSTIN, De sermone Domini in morne, L. 1,
chap. 3, 10, et chap. 4, 11, éd. A. MUTZENBECHER, dans CCSL, 35, Tumhout, 1967,
p. 8-9,1. 173-176, et p. 10-11,1. 217-221 ; THOMAS D ’AQUIN, Summa, cit., n. 31, 2a 2ac,
q. 45,a. 6 ,p . 1287-1288.
La p r é d ic a t io n d e R o b e r t d e S ic il e (1309-1343) e t les com m unes d ’I t a l ie 409

nata sapientia, id est Christo34, in diebus ejus - secundum dictum David - pax generalis­
sima est exorta35, et per angelos suos bone voluntatis populo nuntiata36.

**

Q uatrièm e serm on - Serm o n po u r la prom ulgation d e la paix


DE SEPTEMBRE 1331

Sources: Bibi, Angelica (Rome), ms. 151, f°s 229 v°-231 v° (= A) ; Bibl. Laurenziana
(Florence), Strozzi 89, f° 12 r°-v° (= L) ; Bibl. Marciana (Venise), Cl. 3, n° 76,
f°s 342-343 (= M), Éd, selon A.
Bibliographie: G. B, SlRAGUSA, L ’ingegno, cit., n, 9, appendice 1, p. ni-VII (éd. très
défectueuse) ; W, Goetz , König Robert, cit., n. 9, p. 58-59, n° 185; J. B. Schneyer ,
Repertorium, cit,, n, 9 ,5 , p. 208, n° 135a,

[f° 229 v°] Sermo domini regis Jerusalem et Sicilie® in promulgatione pacis inter ipsum (a) sermo regis Sicilie
et intrinsecos ex parte una et extrínsecos Janue ex parte altera et Jerusalem L.

Gloria in altissimis Peo, et m terra pax hominibus, bone voluntatis. Luc. 2 [14].

1 - Hon ignoraff0 230 r°]tis Latissimi hoc esse canticum angelicum per quod ab angelis
glorificatur Deus pro nostra redemptione® sua reparatione, quod per nos regem ad (b) redemptione
propositum nostrum congrue assumitur. Nam regem David sanctum, formam et exem­ + etL .
plar regum, legimus : compositorem cantici Psalterii, uhi de se ait • Cantabo Domino qui
bono tribuit mihi, et psallam nomini Domini altissimi?1, et alibi : Psallam coram Domino
et vilior fiam3*, et quandoque altos ad IteC® hortabatur dicens : Cantate Domino canti­ (c) ad hoc om. A,
cum novum, laus ejus in ecclesia sanctorum39 ; gestorem angelici® mistorii, Unde dixit ad hoc alios L, alios
ei mulier Thecuites®, 2 Regum 14 [17] : Sicut angelus Dei, sic dominus meus rex, ut ad hoc M.
(d) angeli A,
nec benedictione, nec maledictione moveatur, In quibus duo principaliter indicantur :
angelici L ei M.
primo exprimitur beneficium guerrarum cessationis, respectu populi; secundo promitur (eJchetuitesA,
preconium gratiarum actionis, respectu Dei ; primum in comodi publici extensa concor­ thecuites L,
dia: pax hominibus bone voluntatis. ; secundum in angelici cantici excelsa gloria, thetuites M-
scilicet: in altissimis.
2- Primo dicimus, quod exprimitur beneficium guerrarum cessationis, respectu populi, in
comodi publici extensa concordia: pax hominibus bone voluntatis, id est bene interius
dispositis.
3 - Et ut breviter cognoscamus quantum est pacis beneficium, est sciendum quod ad
ipsam nos hortans Job 22° [21] ait : Habeto pacem et p e r hanc habebis fructus optimos :
4 - Primum animarum et corporum consistendam et salutem. Baruch 3 [14] : Disce ubi
sit prudentia, et cetera, ubi sit longiturnitas vite et: victus.®, ubi sit lunten oculorum, et (f), victus A et M,
pax; et Ysaie 52 [7] : Quam pulcri sunt super montes pedes annuntiantis et predicarais virtus L.
pacem, annuntiantis bonum, predicantis salutem [f° 230 v0] ; et Prov. 3 [1-2] : Fili mi, et

34. Le Christ est nata sapientia (AUGUSTIN, De Trinitate, L. 7, chap. 2, éd. W. J. MOUNTAIN,
dans CCSL, 50, Turahout, 1968, p. 250,1.15).
35. P s7 1 ,7 .
36. 1x2,13-14.
37. Ps 12, 6 .
38. 2R g 6,22 (Et ludam et vilior fiam).
39. Ps 149,11.
410 J e a n -P a u l B o y e r

(g) et cetera L, cetera® , precepta mea custodiat cor tuum, longitudinem enim dierum, et annos vite, et
o m .A e tM . pacem apponam tibi. Glo[s]sa: pacem venie, bonum gratie, salutem glorie40.
5 - Secundum animorum confidentiam et securitatem. Gen. 43 [23] : Pax vobiscum,
nolite timere, ait dispensator Joseph fratribus ipsius Joseph; et Tobie XIIo [17] dixit
angelus Tobie : Pax vobis, nolite timere.
6 - Tertium bonorum habundantiam et ubertatem. Ps. 121 [6-7] : Rogate que ad pacem
sunt Jerusalem, et habundantia diligentibus te ; fia t pax in virtute tua, et habundantia in
turribus tuis. Ps. 147 [14] : Qui posuit fin e s tuos pacem , et adipe frum enti satiat te.
Glos<s>a: Et ita in pace est securitas et nulla indigentia4^. Nam secundum Salustium:
Concordia parve res crescunt, discordia maxime dilabuntur, quod verbum adducit
Jeronimus in omelia super Evangelio ® 42 : Erat Jhesus eiciens demonium43.
(h) evangelium A,
7 - Quartum concordum letitiam et jocunditatem. Prov. 12 [20] : Qui pacis ineunt consi­
evangelio L et M.
lia, sequitur eos gaudium. A d Romanos 14 [17] : Non est regnum D ei esca et potus,
se<d> justitia, et pax, et gaudium in Spiritu sancto. Galat. 5° [22] : Fructus Spiritus,
caritas, gaudium, pax, et cetera. Primo Machabeorum 14 [11] : Fecit, scilicet
Demetrius44, pacem super terram, et letatus est Israel letitia magna.
8 - Quintum conjunctorum potentiam et firmitatem. Nam sicut scribitur in quadam pro­
positione De causis: Omnis virtus unita fortior est se ipsa dispersa45; unde
Dan. 1 0 W [19] : Vir desideriorum, noli timere, pax tibi, confortare et esto robustus ; unde
(i) 10 scripsi, 4 mss. super illo Cant.® 6 °® [3] : Terribilis ut castrorum acies ordinata, ait Gregorius super
(j) can. A, Ezechiele, libro primo, om<i>l.® 8 : Castrorum acies tunc hostibus terribilis ostenditur,
canticorum L, quando ita compacta et densata fu erit ut [in] nullo loco interrupta videatur46.
cant. M.
9 - Sextum cum Deo pacificorum permanentiam et societatem [f° 231 r0]. Secund®).
(k) 6 ° scripsi, 7° A et
M, 7 L . Cor. 13 [11] : Pacem habete, et Deus pacis et dilectionis erit vobiscum ; in cujus signum
(1) oml. A, om. L, Christus stans in m edio discipulorum suorum dixit® : Pax vobis, Jo. 20 [19,21 et 26],
om eM . 10 - Septimum laborum carentiam et quietem. Ysa. 57 [2] : Veniat p a x et requiescat in
(m) secund. scripsi, cubili suo. Ps. 75 [3] : Factus est in pace locus ejus. Luc. 10 [5-6] : In quamcumque
p. mss. domum intraveritis, prim um dicite: « Pax huic domui. » E t si ibi fu erit filiu s pacis,
(n) dicit A, dicit
requiescet super illum p a x vestra.
+ illis L, dixit M.
11 - Advertendum est tam en, post premissa circa pacem, cujus sit veram pacem : inten­
(o) intelligencie L. dere et optare, quia regie intellective® et sapientie proprietatis® , quod patet Ezechia
(p) proprietatis + nam
prov. 2 0 [28] :
misericordia et
40. HUGUES d e S a in t -C h e r , Opera omnia in universum Vetus et Novum Testamentum, à
veritas custodiunt
Is 52, 7, éd. Venise, 1703, 4, p. 123b (Quam pulchri super montes pedes annuntiantis et
regem L.
predicantis pacem venie de preteritis peccatis ; annuntiantis bonum gratie in presenti in
bonis agendis ; predicantis salutem glorie infuturo).
41. Glossa interlinearis, cit., n. 6 , à Ps 147,14, § adipe, 2, p. 648 (In pace illa est saturitas,
nulla indigentia) ; d’après AUGUSTIN, Enarrationes, cit., n. 30, à Ps 147, § 20, p. 2157,
1.33.
42. S a l l USTE, Bellum Jugurthinum, 10, 6 , éd. A. KURFESS, Leipzig, 1976 ( l re éd. 1957),
p. 60 ; JÉRÔME, Commentarii in Evangelium Matthaei, L. 2, à Mt 12,26, éd. D. HURST et
M. A d r i a e n , dans CCSL, 77, Tumhout, 1959, p. 92,1.425-426.
43. Lc 11,14 (Robert adresse à tort à ce verset).
44. Ce pacificateur n ’est pas Démétrius, mais Simon Maccabée. La confusion vient du début
du chapitre 14, qui parle de Démétrius.
45. A n o n y m e , Liber De causis, prop. 16,138, éd. A . P a t t i n , Louvain, 1966, p. 83. H s’agit
d ’une formulation répandue. Elle se rencontre exactement dans le florilège: ANONYME,
Auctoritates Aristotelis, 11,13, éd. J. H a m e s s e , Louvain-Paris, 1974, p. 232.
46. GRÉGOIRE Le Grand , Homiliae in Hiezechihelem prophetam, L. 1, hom. 8 , § 6 , éd.
M. Adriaen , dans CCSL, 142, Tumhout, 1971, p. 105,1.149-151.
La p r é d ic a t io n d e R o b e r t d e S ic il e (1309-1343) e t les com m unes d 'I t alie 411

rege ad Ysaiam dicente, 4 Regum 20 [19] : Sit tantum pax et veritas in diebus meis,
Zacharia propheta scribente 8 o capitulo [16] : Loquimini unusquisque cum proximo suo
veritatem et judicium pacis, et iterum eodem capitulo : Veritatem tantum et pacem dili­
gite 47 ; ipsam pacem efficere et causare, quia regie providentie bonitatis, Sacra Scriptura
testante, 2 Machab. 4 [6 ] : Videbat Ornas® sine regali providentia impossibile esse (q) onians A, onias M.
pacem rebus dari ; eandem pacem statuere et conservare quia® : (r) quiaM , om. A.
12 - Primo regie presidentie unitatis, quoniam in re publica debet unus principari, ne fiat
divisio, secundum Jeron<i>mum epistula 92®474849, et per divisionem discensio et desola­ (s) 42 M.
tio, Christo dicente : Omne regnum in se divisum desolabitur 49 ; sicut unus est princeps
totius universi, secundum ultimum verbum Phylosophi in libro M et<h>aph<y>sice50512.
13 - Secundo regie potentie et virtutis, Christo ubi immediate supra docente: Cum fortis
armatus custodit atrium suum, in pace sunt omnia que possidet51, ubi m entionem facit
de principe atque regno.
14 - Quantum ad secundum principale, in eisdem verbis prom itur preconium gratiarum
actionis respectu Dei in angelici cantici excelsa gloria, scilicet: Deo in altissimis. Ubi
breviter est sciendum quod hujus divina gloria quadrupliciter invenitur, silicei in
[f° 231 V o ] :
15 - Rebus seu creaturis materialiter et subjective. Ecclesiastic. 42 [16] : Sol illuminans
per omnia respexit, et gloria Domini plenum est opus ejus. Vere possumus ad proposi­
tum dicere quod hoc opus pacis plenum est gloria Domini, que in ipsa magnifice et
diffuse refulget.
16 - Actionibus nostris vel operationibus humanis m inisterialiter et cooperative.
Ps. 28 [2] : Afferte Domino gloriam et honorem, afferte Domino gloriam nomini ejus.
Glos<s>a: Afferte Domino gloriam et honorem, sic p e r opera vestra bona glorificetur
Dominus, nomini ejus, ut per vos innotescat gloriose p e r orbem?1.
17 - Laudibus et verbis formaliter et significative. Primo Paral. 29 [11-12] : Tua Domine
magnificentia, et potestas, et gloria, tibi laus, tuum regnum, tu super omnes principes,
tue divitie, et tua est gloria. Verba sunt regis D avid bendicentis Domino.
18 - Ineffabilibus et divinis essentialiter et objective. Prima Thimo. primo [17] : Regi
seculorum inmortali et invisibili, soli Deo honor et gloria. Glos<s>a : honor a creaturis,
gloria in essentia53, scilicet sua.
19 - Rogabimus Dominum quod sic nos concedat semper hanc pacem et concordiam
habere pariter et servare, ut mereamur finaliter et feliciter ejus gloriam optinere. Arnen.

47. Za 8,19. L s’interrompt ici.


48. Peut-être JÉRÔME, Commentarii in Evangelium, cit., n. 42, L. 2, à Mt 12, 26, p. 92,
1.424-425 (Non potest regnum et civitas contra se divisa perstare).
49. Lc 11,17.
50. A r i s t o t e , Metaphysica, L. 12, chap. 10, éd. B e k k e r , 1076a; mais d ’après T h o m a s
D ’AQ U IN , Sententia super Metaphysicam, L. 12, lectiol2, éd. R. M . SPIAZZI, Turin-
Rome, 1950, p. 616, n° 2663 (Hoc est quod concludit [Aristoteles], quod est unus prin­
ceps totius universi). Le commentaire thomiste s’achevant sur le L. 12, Robert a
confondu celui-ci avec le dernier de la Métaphysique.
51. Lc 11,21.
52. Glossa interlinearis, cit., n. 6 , à Ps 28, 2, § afferte, 2, p. 486 (Per opera vestra bona glo­
rificetur Deus et honoretur), et Ibid., § nomini (Gloriose per orbem innotescat) ; d’après
Augustin , Enarrationes, cit., n. 30, à Ps 28, § 2, p. 170,1.4-6.
53. Glossa interlinearis, cit.,n. 6 , à 1 Tim 1,17, § honor, et § gloria, 4, p. 406.
DE L’IMPORTANCE D ’ÊTRE HORS NORME :
LA PRATIQUE DIPLOMATIQUE DE GIANNOZZO MANETTI
D ’APRÈS SON BIOGRAPHE NALDO NALDI

P a t r ic k G i l l i

e titre de ma communication est trompeur. J’avais l’intention, lorsque Rosa


L Maria Dessi m ’a aimablement proposé de parler à ce colloque, de traiter la
manière dont les sources statutaires italiennes évoquaient non pas seulement la
fonction d’ambassadeur, mais la façon dont on demandait aux nuntii et oratores
des cités italiennes, singulièrement des cités capitales, aux XIVe et XVe siècles, de
procéder dans le règlement des conflits et dans la négociation d’alliance ou de
paix. L’idée était venue d’un précédent travail présenté à un séminaire organisé à
Rome sur la culture juridique italienne à la fin du Moyen Âge lors duquel j ’avais
étudié le traité De legatis de Martino Garati da Lodi, juriste du milieu du
XVe siècle1. En examinant cet intéressant tractatus juridique apparaissaient toutes
les difficultés pour les juristes formés au ius commune italien à fonder en droit la
fonction d’ambassadeur, fonction qui dans la tradition canonique relève d’un
officium, c’est-à-dire d’une autorité juridictionnelle, mais qui dans l’organi­
gramme des pouvoirs urbains est longtemps tenue pour subalterne, au sens où il
ne s’agit pas d’une magistrature, d’une institution juridictionnelle ; qui plus est,
elle se révèle entourée d’une grande méfiance par les rédacteurs des statuts, et
donc par les autorités urbaines.
Voulant m’assurer de l’ampleur de cette méfiance, mon attention s’est portée
sur les principaux statuts des cités capitales, celles-là mêmes susceptibles d’avoir
une réelle diplomatie de rayon international. Une certaine déception attend le
chercheur qui s’aventure sur ce registre, car on y trouve fort peu de chapitres
précis quant aux techniques d’ambassade. Comme c’était à craindre, l’essentiel
des normes statutaires portait sur les aspects matériels des ambassades, ô combien
surveillés, dont nous dirons quelques mots plus loin. Rien véritablement qui nous
permette de voir un ambassadeur à l’œuvre et de jauger ses méthodes de travail.

1. P. GILLI, « La fonction d ’ambassadeurs dans les traités juridiques italiens du XVe siècle : l’impossible
représentation », dans P. GILLI et D. QUAGLIONI éd., La Culture juridique en Italie à la fin du Moyen
Âge, Actes des séminaires de Rome, Trento et Montpellier 2001-2003, à paraître à Rome, presses de
l ’EFR.
414 Pa t r i c k Gnu

Il importait au chercheur bien dépité de trouver des sources apparemment plus


riches : les commissions d’ambassades par exemple, lorsqu’on les possédait
comme à Florence ou à Milan2, par lesquelles les ambassadeurs recevaient les
indications claires sur ce qu’ils devaient dire et obtenir, et des consignes précises
fixant les limites de la négociation s’avèrent une piste d’un grand intérêt pour
l’histoire des relations internationales, mais d’un maniement délicat pour qui
s’intéresse aux structures de la diplomatie. C’est alors que d’autres sources nous
ont semblé pertinentes, à savoir les sources rhétoriques et historiographiques qui
pouvaient présenter un autre regard sur le rôle et les méthodes d’ambassadeurs. Il
y avait là un matériau sous-utilisé sous ce rapport diplomatique, quoique bien
connu par ailleurs.
La présente communication est donc un travail quelque peu hybride, s’appuyant
sur des sources de nature très diverse, dans le but de mesurer les attentes créées
autour des missions diplomatiques. Mon objectif est de voir comment l’importance
accrue de la diplomatie dans les cités majeures (et, en réalité, essentiellement à
Florence, qui sera le pivot de mon intervention) s’est traduite dans les sources du
XVe siècle, alors même que la législation et la tradition juridique peinaient à s’ali­
gner sur cette réalité nouvelle d’une valeur toujours plus marquée et d’une dignité
toujours plus grande des ambassadeurs dans la vie politique des États.

Commençons donc par le début et examinons la façon dont les statuts pré­
voient l’activité d’ambassadeur. Tous les statuts examinés ont ceci en commun
qu’ils envisagent les missions à l’extérieur comme une activité à contrôler, essen­
tiellement sur le plan matériel. On ne s’étonnera pas si la source la plus riche se
trouve dans les statuts florentins de 1322-1325. Dans le premier livre du Statut du
capitaine du peuple, se trouve un chapitre intitulé De ambaxiatoribus mictendis
pro Communi Florentie où il est surtout question des ambassadeurs seu syndici (la
terminologie des ambassades laiques, à la différence de ce qui se passe dans le
domaine pontifical où le droit canon a imposé une sorte de hiérarchie fixée assez
tôt, dès Innocent HI au moins3) demeure très fluctuante dans les statuts urbains du

2. Pour Florence, Commissioni di Rinaldo degli Albizzi per il Comune di Firenze dal M C C C IC IX al
M C C C C X X X m , C. G UASTI, éd., Florence, 1869, mais il faut rappeler que ces commissioni de Rinaldo,
un des monuments de l ’érudition toscane du XIXe siècle, sont en grande partie des documents privés,
des archives familiales, parvenus à l’archiviste qui les édita au XIXe siècle, en les récupérant dans les
archives de la famille Ricasoli Fridolfi qui en avaient hérité ; pour Milan, on peut consulter les huit
volumes publiés par L. OSIO, Documenti diplomatici tratti dagli archivi milanesi, Milan, 1865-1876.
Bien sûr, ces recueils contiennent toutes sortes de sources qui intéressent la diplomatie, pas seulement
des commissions.
3. Parmi une vaste littérature, voir R. SCHM UTZ, « Medieval Papal Representatives : legatus, nuncius, and
Judges », dans Studia gratiana, 15,1972, p. 443-463, et L. MAYALI, « Fiction et pouvoir de représen­
tation en droit canonique médiéval », dans L. MAYALI et B. DURAND éd., Excerptiones iuris. Studies in
Honor o f André Gouron, Berkeley, 2000, p. 421-432.
De l ’im p o r t a n n c e d ’ê t r e h o r s n o r m e 415

XIVe siècle : nuntii, oratores, procuratores, syndici, missi, voire histriones4, ces
derniers destinés à régler des problèmes apparemment secondaires d’un point de
vue diplomatique, à savoir la récupération des fugitifs accusés d’avoir volé ou tué
et de s’être réfugiés dans les cités ou villages voisins distants de moins de deux
cents miles de Florence5. H ne s’agit donc guère de haute diplomatie, plutôt d’une
mission de police territoriale. Plus étendu et nettement plus instructif est le chapi­
tre tiré des statuts du podestat de 1325, probablement le chapitre le plus construit
de tous les statuts urbains du XIVe siècle sur cet argument. Les indications princi­
pales portent sur le decorum, le nombre de personnes à envoyer en mission, le
nombre de chevaux qu’il leur revient et la rétribution per diem qui doit leur être
comptabilisée. Rien que de très classique, y compris dans la variation des dédom­
magements selon la destination et la dignité des « puissances accueillantes ».
À l’instar de ce que l’on rencontre dans les statuts contemporains d’autres villes
italiennes, une des inquiétudes majeures concerne le détournement de l’intérêt
collectif vers des intérêts privés : toute demande de bénéfice ou de privilège pour
soi ou pour sa famille est sévèrement prohibée par une amende si lourde qu’elle
pourra être prélevée jusqu’aux petits-enfants du coupable, preuve d’une défiance
envers toute stratégie d’emprise familiale sur la politique extérieure de la cité
puisque ce n’est pas un individu mais une famille qui se trouve de fait pénalisée6.
Rappelons aussi que seule la seigneurie, c’est-à-dire le gonfalonnier de justice, et
les prieurs pouvaient envoyer des ambassadeurs ; le podestat, de son côté, ne
prend pas part à la désignation des ambassadeurs, mais enregistre leur serment,

4. Sur toute cette terminologie, voir les travaux utiles mais vieillis dans leur problématique de
G. MATTINGLY, Renaissance Diplomacy, Londres, 1962, de E. D UPRÉ T h e i s s EDER, Niccolo
Machiavelli diplomatico, Còme, 1945, ou D . QUELLER, The Office o f Ambassador in the Middle Ages,
Princeton, 1976, qui s’intéressent à ces problèmes de la terminologie diplomatique. La notion à ’histrio­
nes appliquée à des envoyés à l ’extérieur de la cité est documentée par R . TREXLER, The « Libro cere-
moniale » o f the Florentine Republie, Genève, 1978, p. 34-48, dans le sens de héraut employé dans des
missions diplomatiques. L’usage se poursuit pendant le XVe siècle : les hérauts sont chargés de l ’accueil
des diplomates et de l’organisation des cérémonies diplomatiques dans la cité (N . C a r e w -R e i d , Les
Fêtes florentines au temps de Lorenzo il Magnifico, Florence, 1994, p. 134-135). Pour une étude de cas
qui atteste de l ’incertitude relative des appellations, voir G. SOLDI RONDININI, « Ambasciatori e ambas­
cerie al tempo di Filippo Maria Visconti (1412-14126) », dans Nuova Rivista storica, 49, 1965,
p. 313-344, surtout p. 338-339, où l ’auteur remarque la relative indifférence des termes employés par la
chancellerie des Visconti usant indifféremment de procuratores ou d’oratores, termes qui pourtant
étaient clairement distingués par les juristes du temps, pour des missions précises.
5. Statuti della Repubblica fiorentina, 1, Statuto del capitano del capitano del popolo (degli anni 1322-
1325), R. CAGGESE, éd., nouvelle édition par G. PINTO, F. S a l v e s t r i n i et A. ZORZI, Florence, 1999,
p. 17.
6 . Statuti della Repubblica fiorentina, II, Statuto del podestà dell’anno 1325, R. CAGGESE, éd., nouvelle
édition par G. P i n t o , F. SALVESTRINI et A. ZO RZI, Florence, 1999, p. 58. La pénalité réapparaît dans les
statuts de 1415 : Statuta populi et communis Florentiae... anno salutatis MCCCCXV, Fribourg-
en-Brisgau (mais Florence), 1778, H, 2, livre IV, tract. I, p. 713. Le détail de la procédure pour violation
des intérêts publics au profit de l’intérêt privé est extrêmement détaillé dans ces derniers statuts.
416 Pa t r i c k G i l u

quand bien même ne voudrait-il pas qu’ils partent7. Garant des institutions
communales et représentant des autorités universelles, tel l’empereur (c’est à ce
titre qu’il reçoit les serments), le podestat ne peut intervenir dans la gestion poli­
tique et diplomatique des cités, même si c’est probablement devant lui que les
ambassadeurs de retour de mission lisaient leur rapport, du moins au
XIVe siècle8 ; c’est là un point que l’on rencontre hors de Florence9. Incidemment,
remarquons que le rôle de garant dévolu au podestat pour les missions les plus
prestigieuses (les envoyés doivent lui prêter serment) témoigne que la cité ne se
sentait pas encore capable de prendre des initiatives par elle-même, sans une
caution juridique de nature universelle10. Pourtant, rien dans ces éléments statu­
taires ne révèle la place des ambassadeurs et leur valeur sociale aux yeux des
responsables communaux11. Tout au plus, liste-t-on les divers défraiements

7. Ibid. : « Et etiam camerarii Communis Florentie tenenatur solvere ambaxiatoribus eorum salarium.
predictum, etiam potestate invito et contradicente ante quam vadant, et nisi solveant eis non compel­
lantur ire. »
8. À en juger par les statuts florentins de 1415, le retour de mission, désormais très encadré, prévoyait
une relation écrite, mais pas de discussion orale ; il est toutefois vraisemblable que les ambassadeurs
rentrés chez eux devaient toutefois rendre des comptes oraux à la seigneurie, qui n’apparaissent pas
dans les obligations statutaires : Statuta, cit., p. 711. Assurément, le podestat n ’est plus concerné par
l ’activité diplomatique.
9. A titre d’exemple, citons le cas de Pérouse, seule cité avec Venise à avoir bénéficié d’une étude sur sa
proto-diplomatie : S. A NGELINI, La diplomazia comunale a Perugia nei secoli xiii e XIV, Florence,
1965, p. 29 : les statuts de 1279 interdisent au podestat (comme au capitaine du peuple et aux consuls)
de désigner des ambassadeurs ; seul le conseil spécial élit les ambassadeurs. L’interdiction est confir­
mée dans les statuts de 1342 (Ibid., p. 30). Sur Venise, voir D. QUELLER, Early Venetian Legislation on
Ambassadors, Genève, 1966.
10. Statuti del podestà, cit., p. 58 ; il est significatif qu’à partir de 1352, une provision définissait une
réorientation singulière des ambassadeurs : ils devaient prêter serment non plus au podestat mais à
l ’exécuteur de justice (sur ce point, voir l’article fondamental de R. FUBIN I, « Classe dirigente e eserci­
zio dalla diplomazia nella Firenze quattrocentesca », dans I Ceti dirigenti nella Toscana del
Quattrocento, Florence, 1987, p. 117-189, ici p. 138-139 ; sur l ’importance de cet article, voir Ies
remarques de P. M ARGAROLI, « Diplomazia e classi dirigenti toscane nel Quattrocento », dans Nuova
rivista sto ric a ,l\, 1987, p. 395-399). La substitution de l’exécuteur de justice au podestat est un signe
clair de la marche à la souveraineté et à un exercice de la diplomatie qui ne serait plus subordonné à
une institution supra-communale, comme l’était le podestat. Ultérieurement, l ’exécuteur de justice
devient lui-même une figure obsolète face aux seigneurs (Ibid., p. 148).
11. Il faut remarquer que la « littérature podestatale » - ainsi nomme-t-on ces traités d ’ars arengandi ou
condonandi du xm e siècle italien, qui définissaient les techniques oratoires nécessaires au bon exer­
cice du pouvoir par le podestat - , n’hésitait pas à confier à ce dernier un rôle décisif dans la gestion de
la diplomatie : qu’il s’agisse de la rédaction des lettres pour l ’étranger, ou de la réception des ambassa­
deurs. L’un des plus célèbres, VOculus pastoralis, donne même l ’exemple d’un discours de réception
par un podestat, dont nous reproduisons ci-après un extrait : Oculus pastoralis pascens officia et conti­
nens radium duldbus pomis suis, D. FRANCESCHI, éd., dans Memorie dell’Academia delle scienze di
Torino, s. 4, 11, 1966, p. 28 : « alius ambasiator : Quamvis mens, sociata plurititate verborum, sit
consueta recusare posteriorum affatus, sicut ait sapientissimus Salomon dicens : ‘Mens sociata fastidit
favum melis’, de urbanitate vestra secure confissus vos suppliciter deprecari non desino, quod intuitu
gratie vestre mihi quietam audientiam prebeatis ; nec sit intentionis vestre, quod ego surexerim corree-
D E L ’IMPORTANNCE D ’ÊTRE HORS NORME 417

des élus en fonction de leur statut social, avec une typologie sociale très « floren­
tine » : le chevalier et le juge reçoivent cinq livres, le popularis ou le magnas non
miles trois livres et dix sous12. Ces prescriptions, mises à jour, se retrouvent dans
les importants statuts de 1415 à l’époque de Rinaldo degli Albizzi, où, avec un
luxe de précautions, on veille à limiter l’activité diplomatique et à en assurer
formellement la rotation. Il est évident que l’essentiel de la procédure diploma­
tique n ’apparaît pas ici, pas plus que dans aucun statut urbain. Même Venise ou
Pérouse qui ont très tôt défini des critères d’exercice de la diplomatie en exigeant
les comptes rendus écrits d’ambassade dès les années 1260 ne précisent pas le
détail des activités diplomatiques, en particulier la façon de se comporter devant
les puissances invitantes. En réalité, la fonction de représentation est très mal
documentée dans les statuts, sources insuffisantes pour mesurer les échanges avec
l’extérieur. Les mandats confiés aux missi étaient souvent chichement mesurés, à
l’instar de cette lettre du pape au conseil général de Pérouse en 1260 demandant
que l’on lui envoie enfin, dans les circonstances graves de la lutte contre Manfred,
des ambassadeurs dignes de négocier13. Demande à laquelle le conseil répond par
un rappel de ses envoyés et une fin de non-recevoir. Il n’est pas question de
déléguer pour signer une alliance.

turns que dicta sunt vobis in tanta perfectione narrandi per dominum N. prudentissimum virum, nobili­
tate et omni virtute decorum. Sed assurexi pocius secuturus eundem, et presertim in vestigiis laudum
quas veraciter protulit de domino N. potestate vestra et de hac magnifica civitate, quas testificor et
assero firmiter esse veras ; et sic breviter me exonero a comendationibus suis, quia non sum suficiens
ad easdem. Surexi insuper preterea, quoniam, si centum essent ambaxatores ad avos de illa nostra
venturi, placeret remanentibus domi, quod quique protestarentur in populo dulcibus eloquiis et facun­
dis quantus amor quantaque devocio inter utramquem civitatem sine ullo scrupulo vigere dignoscitur
et viguit ab antiquo. Opportuit insuper surgere ex mandato, quo tenemur astricti comendare vobis in
publico personam domini N. future potestatis et exorare quam plurimum, ut taliter vos portetis circa
honores ipsius et prosperos nostros eventus, subportantes eum et reverentes in obsequiis mandatorum
ipsius ; et ipse vobis se talem exibeat in omnibus, qui iminent peragenda pro officio sui regiminis,
quod ipsis vobis pariter laudes acrescant et commoda, et utraque civitas per opera hinc inde congesta
firmitatis robore cuncta tenerentur ad idem velle et idem nolle, quod demum est summa amicicia que
non potest ulla tranversatione convelli, et fiat utrique unum in omni genere coniungendi amoris,
honoris et grafie sempiterne. » Pour des exemples plus détaillés de la rhétorique d’ambassade, voir
infra. Sur cette littérature, voir E. ARTIFONI, « L’éloquence politique dans les cités communales (xme
siècle) », dans I. H e u l l a n t - D o n a t éd., Cultures italiennes (Xlle-XVe siècles), Paris, 2000, p. 268-296,
et P. C a m m a r o s a n o , « L’éloquence laïque dans l’Italie communale (fin du xne-xrvc siècle) », dans
BEC, 158,2000, p. 431-442.
12. Ibid., p. 56 : « Et quod ambaxiatores qui ibunt ad dominum Papam vel ad dominum regem vel ad
dominum imperatorem vel ad eius vicarium habeat quilibet eorum, cum quatuor equis vel pluribus,
libras quinque f.p., si fuerit miles vel iudex, si popularis honorabilis vel magnas non miles vel iudex
cum tribus equis, libras tres et solidos decem f . p. »
13. S. ANGELINI, La diplomazìa comunale, cit. : « Ambaxiatores debeant audire et intelligere que D. Pape
eis dicere placuerit et nullam aliam habeant potestate nisi in audiendo et intelligendo, et super hiis que
audiverint sapienter excusent comune Perusiì, et postea ipsimet reddire debeant domum et dictam
ambaxiatam enarrare. »
418 Pa t r i c k G i o ì

Si, avec une belle unanimité de façade, les statuts urbains s’efforcent, d’une
part, d’imposer l’obligation de partir en ambassade pour ceux qui ont été désignés
ou élus à cette fin (l’acceptation se faisant, semble-t-il, à contrecœur à en juger
par la réitération des menaces d’amende ou de privation des responsabilités
civiques pour tous ceux qui refuseraient de s’acquitter de cette charge dans les
délais prévus) et, d’autre part, d’éviter une spécialisation d’un noyau de citoyens
dans la représentation extérieure, la réalité qui se dégage est plus nuancée que
celle des statuts. En premier lieu, le temps passant, les contraintes institutionnel­
les mises à l’interdiction d’une spécialisation dans les activités diplomatiques se
relâchent. Bien sûr, l ’inquiétude ne disparaît pas et les statuts florentins de 1415
prévoient même que les ambassadeurs envoyés auprès du pape, d’un roi ou de
l’empereur doivent s’engager à refuser toute faveur personnelle, mais il n’y a plus
dans cette révision statutaire de 1415, comme dans les statuts du podestat de
1325, l’obligation de s’acquitter préalablement d’une caution de trois mille
livres14. Si toutes les cités républicaines cherchent formellement à prévenir
l’émergence d’un corps diplomatique spécialisé, à travers des interdictions préci­
ses (impossibilité de partir plus d’une fois par an en ambassade ; impossibilité de
participer à la fois à des charges électives locales et à une mission d’ambassade,
etc.), en réalité des accommodements sont toujours possibles, que les statuts
tardifs prévoient explicitement, alors que les nonnes statutaires des xm e et
XIVe siècles étaient plus silencieuses à ce sujet : ainsi dans les statuts florentins de
1415, malgré le devetum qui interdit à tout citoyen d’avoir plusieurs missions
diplomatiques durant un laps de deux ans, il est précisé dans les rubriques consa­
crées aux ambassades que les prieurs peuvent décider d’envoyer de nouveau un
citoyen parti depuis peu, à condition d’avoir l ’assentiment d’une majorité (trente-
deux fèves noires) des seigneurs (à savoir prieurs des arts, gonfalonnier de justice,
gonfalonniers des sociétés du peuple, et collège des Douze)15. Cette disposition
n’était pas prévue dans les statuts de 1322-132516 qui s’en tenaient à une stricte
orthodoxie institutionnelle. Il faut également rappeler que les missions d’ambas­
sade demeurent toujours extérieures à la question des offices, tant intrinsèques
qu’extrinsèques : à ce titre, il n’est jamais fait mention d’interdiction particulière
de cumul puisque l’ambassadeur n’est pas un officier, au regard des statuts17. Les

14. Statuto del podestà, cit., p. 50 : voir R. F ubini, « Classe dirigente », cit. ; voir aussi infra n. 39.
15. Statuta populi et communis Florentiae... anno salutatis MCCCCXV, Fribourg-en-Brisgau (mais
Florence), 1778, n , 2, livre IV, tract. I, rub. 223, p. 710, « De deveto ambaxiatorum ».
16. Statuto del podestà, cit., p. 58 : « Et nullus possit compelli in aliquam ambaxieriam ultra quam semel
sex mensibus ire, nec compelli ire in ambaxiariam ubi esset dubium persone certa ratione et evidenti. »
17. La question des divers deveta d ’office est traitée dans le tractatus I du livre V (= vol. Il, 2) des Statuta,
cit., p. 780-790.
De l ’m p o r t a n n c e d ’ê t r e h o r s n o r m e 419

mutations politiques florentines après 137818 ont abouti au développement d’un


groupe de citoyens qualifiés pour les missions diplomatiques et sur lesquels
s’appuyait le Reggimento ; désormais, tout en faisant mine de vivre selon une
même série de contraintes institutionnelles, il était évident qu’au sein des élites
sociales florentines se constituait une classe de gouvernement dont un des signes
autant que l’un des instruments était l’activité de représentation extérieure : ce
n’est pas un hasard si, entre 1390 et 1415, nul autre que Maso et son fils Rinaldo
degli Albizzi n’eut autant d’initiatives diplomatiques, alors même qu’il s’agissait
des personnages les plus influents de la cité au tournant des deux siècles19. Les
commissions qui leur étaient données avec une régularité de métronome témoi­
gnaient de l’ampleur des tâches qui leur revenaient et des contournements légaux
du devetum ambaxiatorum et révélaient en même temps la volonté de contrôler ce
personnel diplomatique. Le durcissement des conditions d’envoi à l ’étranger
indique une concentration au sein du groupe dirigeant, alors même que la diplo­
matie florentine s’est résolument tournée vers des contacts de plus en plus larges :
papauté20, empire, États italiens, monarchie française, et que la création d’un
personnel diplomatique risque de briser les conditions d’exercice du pouvoir dans
le cadre des rotations de charges administratives. Par la suite, durant tout le
XVe siècle, même s’il n’y a plus de statuts urbains complets après 1415, de multi­
ples provisions de la seigneurie attestent la permanence de cette vigilance21.

18. Sur l’importance des années postérieures à la révolte des Ciompi dans la question de la représentation
à l ’étranger, outre R. F ubini, « Classe dirigente », cit., voir R. TREXLER, Public Life in Renaissance
Florence, Princeton2, 1991, p. 299 sq., qui a divisé l’histoire des structures diplomatiques florentines
en quatre périodes et assigne à la troisième l ’intervalle courant de 1390 à 1470, pendant laquelle
les réceptions des ambassadeurs étrangers se font le plus fastueuses possible, sous la houlette de la
confrérie des Rois Mages, grands ordonnateurs des liturgies publiques.
19. R. Fubini , « La “résidentialité” de l ’ambassadeur dans le mythe et dans la réalité : une enquête sur
les origines », dans L. BÉLY, I. ROCHEFORT éd., L ’Invention de la diplomatie. Moyen Âge-Temps
modernes, Paris, 1998, p. 28-35, plus part. p. 32-33.
20. E. R. LABANDE, « L’attitude de Florence durant la première phase du Schisme », dans Genèse et
débuts du grand Schisme d ’Occident, Paris, 1980, p. 483-492, P. PARTNER, « Florence and the Papacy
in the Earlier Fifteenth-Century », dans N. RUBINSTEIN, éd., Florentine Studies. Politics and Society in
Renaissance Florence, Londres, 1968, p. 381-402, et P. GlLLI, Au miroir de l ’humanisme. Les repré­
sentations de la France dans la culture savante italienne à la fin du Moyen Âge, Paris, 1997, passim.
21. Voir l ’appendice publié par G. VEDOVATO, Note sul diritto diplomatico della repubblica fiorentina,
Florence, 1946, p. 47-63, qui correspond à l’édition d ’un manuscrit nommé le Codicetto, rédigé en
1535 et regroupant toutes les provisions de la seigneurie depuis 1408 jusqu’en 1529. La plupart de ces
provisions (décisions législatives) tournent autour du contrôle des dépenses d ’ambassade. Un effort
particulier est demandé dans le contrôle des dates de départ et de retour des ambassades. Parmi toutes
ces règles législatives portant surveillance de ces dépenses, celle de 1430 surprend par la précision des
attaques : elle vise la substitution d ’un ambassadeur élu par un membre de sa délégation (que l ’élu
aurait lui-même choisi) et qu’il rétribuerait moins que ce qu’il convenait, empochant de fait la diffé­
rence. En conséquence, la représentation florentine se trouvait réduite et contrainte à la parsimonie au
grand dam de la République ainsi flétrie (Ibid., p. 49-50 : « Deinde ut maius salarium [ambaxiator
electus] haberet eligebatur alius de sua comitiva cui nec commissio nec littere credentie dabantur, et
420 Pa t r i c k Gun

Au tournant des XTVe-X V e siècles, Gino di Neri Capponi, un des représentants du


courant conservateur peu favorable à une ouverture de la ville sur l’étranger,
écrivait dans ses Mémoires que « qui veut devenir important dans l’État ne doit
pas aller à l’étranger22 », preuve de l’antique défiance envers cette pratique fina­
lement hors norme communale23. Ce même Capponi est d’ailleurs le chef de file
des familles dirigeantes locales hostiles à tout contournement de l’autorité de
l’exécutif, et aux prises de décision diplomatiques hors des instances légales et
contraignantes24. De fait, les réitérations des interdictions de bénéfices personnels
lors des ambassades attestent clairement que les familles dirigeantes mesuraient
tout le profit possible à retirer de la fréquentation des dirigeants européens et les
risques corollaires sur la conduite partisane de la diplomatie. Brider les initiatives
personnelles semble être une obsession des instances dirigeantes, à Florence
comme ailleurs25.

nihilominus contra sensum et mentem ordinamentorum salarii, stantiamentum tam pro principali
tempore quam suprastallo fiebat, et solvebatur eidem. Et quod, ex hoc factum est, quod nonnulli lucri
cupiditate adducti eligi et mieti appetunt et importune querunt, et cum revocantur tardius redeunt. Et
quod ferendum est quidem et supra lucrentur, non vivunt quem ad modum pro honore Comunis decet,
sed tanta parsimonia, ut non sine nota civitatis et sua transeat »). Document intéressant qui est en
quelque sorte un indicateur de l’importance que la République accordait à la dignité de ses représentants.
22. Les consulte e pratiche, ces réunions de citoyens éminents de Florence convoqués pour donner leur
avis sur les questions essentielles de la vie politique locale, laissent apparaître un courant d’opinions,
jamais démenti au cours du XIVe siècle, de fermeture de la cité aux relations internationales que
certains voudraient réduire aux relations avec les cités voisines : cf. G. BRUCKER, Florentine Politics
and Society 1343-1378, Princeton, 1962, p. 242-243, qui évoque une loi passée en 1369 interdisant à
Florence de signer une alliance avec des États plus puissants que la commune. Bien sûr, cette loi ne fut
pas suivie d’effet, mais elle révèle clairement les divergences de vue et d’intérêt au sein des citoyens
florentins. L’activisme diplomatique guelfe de la cité toscane était loin de faire l ’unanimité parmi les
citoyens, ne serait-ce qu’en raison du coût de maintien et d’entretien d’un réseau diplomatique. Au
demeurant, G. Brucker rappelle que cette tentation isolationniste n ’allait pas résister à la conjoncture
internationale et italienne des années 1370 et au-delà.
23. Ricordi di Gino di Neri Capponi, dans M. A. MURATORI éd., RIS, XVIII, Milan, 1732, p. 150 : « Chi
vuole grande stato dentro della città, non vada troppo fuori, se non fosse già in gran fatto. » Sur les
sentiments de Gino CAPPONI, voir G. BRUCKER, Dal comune alla signoria. La vita pubblica a Firenze
nel primo Rinascimento, Bologne, 1981 (lre éd., Princeton, 1977), p. 336-337.
24. Voir son intervention dans une Consulta de l’été 1414, où il accuse certains citoyens d’avoir promu
une paix avec le roi Ladislas en usurpant l ’autorité de la seigneurie et au moyen de tractations hors du
palais (G. BRUCKER, Dal comune alla signoria, e it, p. 341).
25. À titre d ’exemple, relevons cette Instructio agendorum per Johannem Gallinam, secretarium, en vue
d ’un traité de paix avec Florence en 1390, donnée par la chancellerie des Visconti et détaillant les cha­
pitres à suivre et se terminant de la sorte : « et ita ipse Johannes Franciscas concludat. Sin autem,
idem Johannes F. habet in manditis non manere sub praticis aliis, nec in verbis ; sed discedere statim
et continuare iter suum versus Romam, et ita discedat sine aliqua exceptione » (Commissioni di
Rinaldi degli Albizzi per il Comune di Firenze dal MCCCICIX al MCCCCXXXIII, C . GUA STI, éd.,
Florence, 1869, H, p. 415). En revanche, R. FUBIN I, « Classe dirigente », cit., p. 135, n. 67, aperçoit un
usage discriminant des termes chez le chancelier Salutati ; mais il n’est pas certain que l’on trouverait
toujours une réelle cohérence dans la terminologie, tant sont fluides et incertaines les différences statu­
taires entre Vorator, le nuntius, voire le procurator (cf. supra n. 2).
DE l ’im p o r t a n n c e d ’ê t r e h o r s n o r m e 421

Toutefois, durant le XVe siècle, on assiste à des mutations qui sans toujours
avoir une totale transcription dans le registre juridique ne laissent aucun doute
quant à la modification du statut d’ambassadeur dans l’esprit des dirigeants et des
lettrés qui en rendent compte.
Pour Florence, la question a été magistralement traitée par Riccardo Fubini
qui détaille les glissements institutionnels qui, dès la fin du XIVe siècle, aboutis­
sent à la création d’une dignité suréminente de l’ambassadeur : à partir de 1384,
enregistrement systématique des informazioni auprès de la chancellerie, c’est-à-
dire du représentant de l’exécutif, allongement statutaire des missions auprès de
souverains et du pape, restriction du nombre de familles habilitées de facto à
accomplir ces missions à l’étranger, priorité des missions d’ambassade par
rapport aux élections à des magistratures de l’État florentin26. Il faudrait ajouter
aussi, à une époque plus tardive, essentiellement sous Laurent le Magnifique, le
développement d’une diplomatie secrète qui échappe au contrôle des instances
communales et se trouve totalement dans la main du prince27. Ce mouvement
d’ennoblissement de l ’activité diplomatique coextensif à l ’émergence d’une
classe de gouvernement de plus en plus réduite qui a besoin d’un mode de repré­
sentation particulier et prestigieux à l’extérieur n’est pas l ’apanage de la seule
Florence « albizzesque » ou médicéenne ; en réalité, le mouvement est général
dans les grandes cités italiennes28, et la papauté ne fait pas exception puisque, à
côté des légats de latere nommés en consistoire, les papes du XVe siècle utilisent
des légats qu’ils désignent directement en marge de la curie, mais en les dotant
d’une grande capacité d’action et d’une dignité égale à celle des légats de latere ;

26. R. F ubini, « Classe dirigente », cit., p. 145-151 ; quant à la réduction du nombre de familles, R. Fubini
estime qu’entre 1436 et 1460, neuf groupes familiaux se partagent près de 50 % des missions (Ibid.,
p. 154). Voir aussi R. FUBIN I, « Diplomacy and Government in the Italian City-State of the Fifteenth-
Century (Florence and Venice) », dans D. FRIG O , éd., Politics and Diplomacy in Early Modem Italy.
The Structure o f Diplomatic Practice, 1450-1800, Cambridge, 2000, p. 25-48, spécialement p. 42-46
pour le détail des évolutions de carrière qui placent les missions diplomatiques comme un moment
essentiel du cursus honorum des citoyens éminents de la ville.
27. Pour l ’époque laurentienne, voir L. BOENINGER, « Lorenzo dei Medici e gli ambasciatori (Medici
avanti principato) », dans 1. COTTA, F. K LEIN , éd., Atti del convegno di studi I Medici in rete, Firenze,
18-19 settembre 2000, où l ’auteur rappelle le nombre élevé de disparitions volontaires de documents
diplomatiques sous Laurent le Magnifique, en raison précisément de sa diplomatie secrète confiée à
des hommes de confiance : article partiellement disponible en ligne (http://www.archiviodistato.firenze.it/
atü_map/boeningeriitm) ; pour une synthèse sur les travaux relatifs à la diplomatie tardo-médiévale, et
les problèmes soulevés par l’édition des dépêches diplomatiques, S. BERTELLI, « Diplomazia italiana
quattrocentesca », dans Archivio storico italiano, 2001,797-828.
28. Pour Milan, outre l’article cité supra n. 4 de G. SOLDI RONDININI, voir pour l’époque de François
Sforza, F. LEVEROTTI, Diplomazia e governo dello stato. I ‘famigli cavalcanti’ di Francesco Sforza
(1450-1466), Pise, 1992 ; l’affinement de la dignité des ambassades est perceptible également grâce à
la mise en place d’un protocole très strict à la cour ducale : voir A. M a s p e s , « Prammatica pel ricevi­
mento degli ambasciatori inviati alla corte di Galeazzo Maria Sforza, duca di Milano (1468,10 dicem­
bre) », dans Archivio storico lombardo, VII, 1890, p. 146-151.
422 Pa t r i c k G i l l i

ces légats entretiennent une correspondance qui ne passe pas par la chancellerie
mais par la Chambre secrète, tenue par des familiers du pape qui rédigent toutes
les informations diplomatiques délicates29.
En réalité, la sélection des ambassadeurs obéissait clairement à des choix poli­
tiques internes à la classe dirigeante mais, ce qu’il faut remarquer, c ’est la perma­
nence d’un critère de qualification intellectuelle, critère requis depuis les premiers
traités d 'ars o ra to ria ou d’a ri co n d o n a n d i d’époque communale. On trouve, en
effet, dès le xme siècle, en Italie, la revendication d’une maîtrise des techniques
oratoires pour accomplir des missions d’ambassade. Le L iber d e regim ine civita ­
tum du juge Jean de Viterbe (c.1260) contient un chapitre intitulé « D e am baxia-
toribus eligen dis » qui rappelle les conditions nécessaires à un bon ambassadeur :
être sage et prudent, habile en éloquence, et être réputé tel par l’ensemble des
citoyens30. Si cette dernière clause est précisément devenue obsolète en raison de
l’évolution institutionnelle précédemment décrite de sélection des ambassadeurs
dans les familles du R eggim ento - pour employer la formule florentine - , nous
allons voir que l’exigence rhétorique survit dans des conditions particulières. Plus
étonnant encore, Albertano da Brescia, juge et célèbre figure intellectuelle du
xmesiècle, a rédigé en 1245 un L ib e r de do ctrin a tacen di e t d icen d i, livre impor­
tant sur la morale de la parole31. L’ouvrage, rédigé selon le modèle des circum s­
ta n d e (qui parle, à qui, comment, pourquoi, quand ?) consacre un chapitre aux
ambassadeurs, dans le dernier moment de sa démonstration : le tem pus dicendi.
L’auteur dénombre sept étapes dans le discours normalisé d’un ambassadeur pour
parvenir à convaincre l’auditoire (avec cet arrière-plan caractéristique de la
culture communale, à savoir que la vertu de l’éloquence peut entraîner la réussite
de la mission diplomatique32) : la salutation, l’éloge du destinataire de l’ambas­

29. G.-L. LESAGE, « La titulature des envoyés pontificaux sous Pie H », dans Mélanges d ’archéologie et
d'histoire. École française de Rome, 58,1941-1946, p. 206-247. Voir en particulier la lettre de Pie II à
Francesco Copini, évêque de Temi, légat en Angleterre (sans titre a latere), en date du 9 octobre 1460,
qui notifie l’extension des privilèges dont cet homme de confiance du pape (avant sa disgrâce) pouvait
se prévaloir en raison de son savoir-faire dans les ardua negocia : « Exigunt rerum magnarum cura
quibus presides necnon tuorum excellentia meritorum quam in arduis Romane ecclesie negociis multi­
pliciter experimur, ut personam tuam nobis et apostolice sedis devotam, condignis honoribus atollamus.
Hinc est quod nos tibi earum necnon tuorum meritorum consideratione, infra limites tue legationis,
crucem, more legatorum de latere, ante te deferre facere valeas, constitutionibus et ordinationibus cete-
risque privilegiis et induitis apostolicis quibuscumque locis personis aut dignitatibus sub quacumque
verborum forma hactenus per nos aut precedessores nostros concessos quibus omnibus, quoad effectum
presentium specialiter derogamus et intendemus derogare. »
30. JOHANNIS VITERBENSIS, Liber de regimine civitatum, G. SALVEMINI, éd., dans Bibliotheca iuridica
medii aevi, m , Bologne, 1901, p. 261-262.
31. Voir C. CASAGRANDE, S. Vecchio , Les Péchés de la langue. Discipline et éthique de la parole dans la
culture médiévale, Paris, 1991 ( l re éd., 1987), p. 81-85.
32. Vertu de l’éloquence qui distinguait les ambassadeurs italiens du Moyen Âge, surprenant les souve­
rains d’outre-Alpes par leur goût immodéré de la parole : voir les fameuses remarques d’Otton de
Freising sur le mos italicus (Ottonis episcopi Frisingensis et Rahewini, Gesta Frederici seu rectius
De l ’im p o r t a n n c e d ’ê t r e h o r s n o r m e 423

sade et des membres de la mission, la narration (donc l’objet de la visite),


l’exhortation pour la réussite du projet, la façon de parvenir à une entente,
l’exemplification (rappeler par des exem pla la similitude de cette mission et de
telle autre), enfin les raisons pour obtenir gain de cause33. Le plus intéressant
dans cette technique oratoire idéale de la diplomatie communale tient dans la
comparaison qu’Albertano introduit, après avoir énoncé ses sept conditions : qui
fut, en effet, le fondateur de la diplomatie à l’époque chrétienne et qui a ainsi
institué ab origine les conditions de la réussite diplomatique ? Nul autre que l ’ar­
change Gabriel, archétype du parfait diplomate, trouvant les mots adéquats pour
porter le message de son Maître. N ’a-t-il pas agi selon ce rythme
septénaire devant Marie : la saluant d’abord d’un « Ave Maria », recommandant
ensuite son destinataire « Gratia plena, Dominus tecum » ; l’exhortant ensuite à
ne pas s’inquiéter : « Ne timeas » ; dévoilant l’objet de sa mission en quatrième
lieu : « Ecce concipies » ; puis les moyens d’y parvenir : « Spiritus sanctus super­
veniet » ; donnant un exem plum « Elisabeth, cognata tua, patriet filium » ; puis
donnant les raisons suffisantes du succès : « Non erit impossibile apud Deum »34.
Nous sommes alors bien dans le cadre d’une éthique de la parole, chère à
Albertano et d’une certaine façon à toute l’époque communale, destinée à rendre
l’usage de l’éloquence aussi efficace que vertueuse.
Il n ’est pas mutile de mettre en parallèle cette importance de la rhétorique poli­
tique des ambassadeurs comme critère supposé de réussite professionnelle avec ce
que nous avons dit précédemment au sujet des critères de plus en plus
« politiques » de sélection des élites diplomatiques. À ce titre, nous possédons un

cronica, F.-J. SCHM ALE, éd., Darmstadt, 1965, H, 32) et celles de Salimbene de Adam rapportant que
Frédéric II imitait le verbiage des ambassadeurs de Crémone (Salimbene DE Adam , Cronica, éd.
G. SCALIA, Baris, 1966,1, p. 515). Ces deux exemples sont cités par E. Artifoni, « L’éloquence poli­
tique », cit.,p. 273.
33. ALBERTANO DA BRESCIA, Liber de doctrina dicendi et tacendi. La Parola del cittadino nell'Italia del
Duecento, P. N a VONA, éd., Tavamuze, 1998, p. 40 : « Si autem de concionando et ambaxiatis facien­
dis, studeas primo loco et tempore salutationem dicere, secundo vero commendationem, tam illorum
ad quos ambaxatam dirigitur quam sociorum tecum ambaxatam portatium ; tertio ambaxatam sive
narrationem eius quod tibi impositum fuerit ; quarto vero exhortationem, dicendo suasoria verba ad
consequendum id quod postulatur ; quinto modi positionem, allegando modum, quo modo id quod pos­
tulatur fieri valeat ; sexto exempli positionem, inducendo exempla de rebus in similibus negotiis factis
et observatis ; septimo denique assignabis sufficientem rationem ad omnia predicta. »
34. Ibid. : « Et hoc facies ad exemplum Gabrielis archangeli, qui cum missus esset a Deo ad beatam virgi­
nem Mariam, primo posuit salutationem dicens : “Ave Maria" ; secundo commendationem dicens :
“Gratia plena, Dominus tecum. Benedicta tu" et cetera ; tertio confortationem sive exhortationem,
dicendo : “ne timeas Maria" et cetera, quam exhortationem proposuit archangelus denuntiationi, ideo
quia beata maria turbata fuerat in salutatione archangeli ; quarto vero posuit annunciationem, dicens :
“Ecce concipies et paries filium ” et cetera; quinto posuit modi expressionem cum dixit : “Spiritus
sanctus superveniet in te et virtus Altissimi obumbrabit tibi” et cetera ; sexto posuit exemplum, cum
dixit : “Nam et Elisabeth, cognata tua, patriet filium in senectute sua”, et cetera ; septimo assignavit
sufficientem rationem ad predicta, cum dixit quia “non erit impossibile apud Deum omne verbum". »
424 Pa t r i c k G i l l i

document intéressant, permettant de mesurer les difficultés à être diplomate à


Florence au XVe siècle, mais aussi d’évaluer l’articulation entre puissance de la
rhétorique et création d’une diplomatie contrôlée par une classe de gouvernement.
Ce document, c’est la Vie de G iannozzo M on etti, humaniste et diplomate florentin
bien connu, auteur d’une œuvre imposante comme lettré mais non moins impor­
tante comme diplomate. Plus que de ses activités littéraires, il sera question ici du
traitement qui lui est réservé dans cette Vita rédigée par Naldo Naldi, un huma­
niste hé aux Médicis : il appartient à l’académie platonicienne et préface un des
volumes de la traduction des œuvres complètes de Platon par Marsile Ficin35.
Naldo Naldi vécut dans la seconde moitié du XVe siècle ; un de ses derniers
travaux fut un discours adressé au pape Médicis Léon X au moment de son arrivée
sur le trône pontifical en 1515 ; sa mort doit être de peu postérieure à cet épisode.
À une date que je n’ai pu identifier, il entreprend la rédaction de cette Vie de
G iannozzo M an etti, qui est un calque latin d’un C om entario d ella vita d i M esser
G iannozzo M anetti rédigée par Vespasiano da Bisticci, le libraire-papetier-éditeur
florentin, par ailleurs auteur d’un volume de Vies d e hom m es illustres de son
tem ps. Vespasiano avait du reste préalablement à ce Com entario rédigé une
première Vita de Manetti36. Cependant, si la trame de la version latine est nette­
ment inspirée de Vespasiano, de subtiles nuances apparaissent sous la forme de
jugements personnels qu’insère Naldo Naldi et qui ne figuraient pas dans la
version originale. Il faut d’abord remarquer que ces deux biographies sont cons­
truites presque exclusivement sur les activités diplomatiques du héros : les acti­
vités proprement intellectuelles n’occupent qu’une annexe en fin de document,
sous forme d’une liste des traductions ou des commentaires de Manetti, mais il est
vrai également que chez les deux biographes la grandeur intellectuelle du person­
nage est présentée comme le gage de son efficacité politique. Manetti intervient à
un moment d’une lourde actualité internationale. Il est d’abord un des représen­
tants les plus en vue des médicéens hostiles à la rupture des relations entre la
papauté et Florence, rupture qui apparaît comme une des conséquences directes de
la politique pro-milanaise des Médicis. De fait, son engagement philo-pontifical
lui valut quelques déboires, allant jusqu’au départ volontaire de sa cité d’origine.
La narration de son activité diplomatique s’avère très riche, dans le remaniement
latin de Naldo Naldi. À la différence du récit du libraire Vespasiano, récit informé,
chaleureux et important, mais sans grande rupture dans la narration - même si de
nombreux jugements personnels émaillent sa présentation - , la réécriture latine
laisse place à des digressions sur la nature de la diplomatie, les qualités pour y
parvenir, et des mises en garde à l’endroit de ceux qui désignent les ambassadeurs.

35. Sur l’activité de Naldo Naldi, voir J. HANKINS, Plato in Italian Renaissance, Leyde, 1990, ad indicem.
36. VESPASIANO da Bisticci, Comentario della vita di messer Giannozzo Manetti composta da
Vespasiano e mandata a Bernardo del Nero, dans IDEM, Vite di uomini illustri, éd. L. FRATI, Bologne,
1893, Il (collezione di opere inedite o rare dei primi tre secoli della lingua), p. 81-201.
De l ’m p o r t a n n c e d ’ê t r e h o r s n o r m e 42 5

Une des premières ambassades dont Manetti ait pris la direction fut celle envoyée
à Naples pour le mariage de Ferrant, fils du roi Alphonse de Naples en 144537.
Lors de cette mission, un incident diplomatique survint : durant l’office, alors que
Alphonse avait convié tous les ambassadeurs à y assister, les ambassadeurs génois
prennent place à côté du roi, devant la délégation florentine, ce qui provoqua une
colère froide de Manetti qui quitte l'église ; le roi s’enquiert de la raison de ce
départ, et Manetti lui rétorque qu’il est indigne pour un représentant d’une grande
république de passer après des représentants d’un État subordonné, premier témoi­
gnage du sens de l’État du héros, sens d’autant plus admirable que, pour se faire
pardonner, Alphonse aurait promis à Giannozzo un titre chevaleresque, ce que
l’humaniste récuse car, comme le dit son biographe, il se méfiait des siens au plus
haut point38. Les tensions au sein de l’ambassade, reflet des tensions au sein de
l’oligarchie médicéenne, affleurent. Mais le discours se fait plus précis par la
suite. Giannozzo est envoyé en mission à Rome en 1445 pour porter les félici­
tations de Florence à Nicolas V, qui vient de succéder à Eugène IV. Déjà, un débat
virulent a opposé plusieurs personnes : certains opposants rappelant que Manetti
ne pouvait participer à cette mission, car les statuts le lui interdisaient : il était

37. Sur le mariage de Ferrant et les grandes manœuvres diplomatiques auxquelles il donna lieu, voir les
dépêches des ambassadeurs milanais à Naples : Dispacci sforzeschi cia Napoli, I, M. DEL Treppo , éd.,
Naples, 1997, p. 234,294.
38. Iannotii Manetti Vita, a Naldo Naldio Florentino scripta, dans MURATORI éd., RIS, XX, Milan, 1731
(désormais NALDO NALDI, Vita), col. 551 : « Ad quod quidem honestandum quum de more sit, ut ipse
rex per urbem proficiscatur, supra Christi Corpus umbellam suis manibus laturus, omnes invitavit et
legatos et principes, ut se ipsum ad hoc divinum ministerium comitarentur. Jannotius igitur, ut tam lau­
dabili pareret consuetudini, quamprimum se ad regem contulit, qui iam consedebat cum oratoribus
ceteris, inter quos Januensium legatos in confessu regio quum ante se positos conspicaretur, aequo
non passus est animo, tam insignem notam suae reipublicae iniuri, sed tacitus discessit, [le roi s ’aper­
çoit de son absence et le fait chercher par ses proches] Ad haec illis Jannotius respondens, negavit se
commissurum, ut Florentina respublica esset de primo cum Januensibus loco disputatura, neque sibi
ius aut aequum videri affirmavit, ut quos ille subditos haberet, hos Florentinis in libertatem constitutis
in honore praeferret. Itaque non prius domo censuit abeundum, quum intellexit ex pluribus datum esse
locum sibi atque socio, qui dignitati eorum convenire videtur. His igitur de causis commotus rex
Alphonsus de honore equestri huic demandando cogitavit. Sed ut erat Jannotius summa vir prudentia,
summeque pertimescens a suis, non est assensus regi. » Le récit latin, sur cette polémique au sujet de
la préséance, reprend, en le condensant, le texte de Vespasiano (Vespasiano DA B isticci,
Comentario, cit., p. 112-113). La supposée dépendance de Gênes est la conséquence de la défaite de la
République devant Alphonse en 1442-1443 ; la défaite valut aux Génois de devoir payer chaque année
une vaisselle d’or au roi au titre d’un hommage féodal et formel rendu au vainqueur (voir A. Ryder ,
Alfonso the Magnanimous. King o f Aragon, Naples and Sicily, 1396-1458, Oxford, 1990, p. 262).
Quant à la crainte de Manetti envers le titre nobiliaire proposé par Alphonse, elle renvoie à l ’interdic­
tion faite aux ambassadeurs florentins, dans les statuts de 1415, de recevoir toute sorte de cadeaux de
la puissance accueillante : Statuta populi et communis Florentiae, cit., p. 713 : « Et nullus ambaxiator,
qui mitteretur, et iret ex parte communis Florentiae ad Summum pontificem, vel eius legatum, vel
dominum imperatorem, vel regem aliquem, possit, vel debeat impetrare aliquod officium, beneficium,
privilegium, dignitatem, litteras seu gratiam per se [...]» .
426 Pa t r i c k G i l l i

alors magistrat florentin à Pise et ne pouvait cumuler cette charge et celle


d’ambassadeur39. Son biographe avait déjà remarqué l’importance du choix d’un
ambassadeur, qui doit pouvoir être dérogatoire au droit ordinaire : il traite des plus
hautes affaires et doit donc être choisi parmi les plus hauts personnages, et les plus
sages40 ; surtout - et là le message s’adresse à tous les responsables, rois ou opti­
mates des cités - , Naldo Naldi rappelle les impératifs de la diplomatie : savoir
répondre à brûle-pourpoint à des conseillers avisés, capables de vous déstabiliser
par leurs questions. Pour éviter d’apparaître ignares et faire regretter aux « déci­
deurs » leur choix, il faut donc des personnages au profil intellectuel marqué41. Ce
profil idéal, Manetti l’incarne et en donne la preuve dans son ambassade auprès de
Nicolas V ; très symptomatiquement, le biographe rappelle que la tradition voulait
que le nouveau pape écoutât les représentants des rois et de l’empereur dans la

39. L’interdiction de cumul d’un office extrinsèque, comme le capitanat de la ville de Pistoia qu’occupait
Manetti, et d’une mission d’ambassade n ’apparaît pas formellement dans les statuts de 1415 ; elle est
exprimée, en revanche, dans une provision du 6 mars 1449 (n. s.) : voir VEDOVATO, Note sul diritto,
cit., p. 58 sq. Mais, comme le remarque R. FUBINI, elle est fréquemment contournée : « Classe
dirigente », cit., p. 156, n.127.
40. NALDO N a l d i , Vita : « Quae summa sunt, non nisi summi facient, et qui ad summam rerum sapien­
tiam pervenire. Cuius generis cuius Jannotius noster inter primos reponendus existimetur, quod
semper domi atque foris reipublicae suae maxime profuerit, iterum atque iterum ii monendi videntur,
sive sint reges, sive optimates, sivi populi etiam, qui rerum potiuntur, quum de mittendis legatis delibe­
raturi cogitabunt, ut eos eligant in oratores futuros, qui tanto muneri convenire videbuntur, ne quid
postea ex his, quae habere debent, qui legati mittuntur, sint desideraturi ; neve quum saepe multa ceci­
derint disputanda cum hiis, apud quos inorabuntur, prudentibus viris, interrogati ab aliquo de impro­
viso haesitent et tamquam ignari, quid respondendum sit ad singula, saepissime quidem inter
oscitantes opprimantur. Quum igitur Jannotius ad id doctrinae pervenisset, ut facile princeps inter lite­
ratos haberetur, procul dubio eveniat, ut a suis civibus saepe propter urgentem necessitatem legatus
mitteretur, quod experirentur in his quae ad rem publicam pertinerent, ab illi nihil unquam nisi feliciter
tentation fuisse. » Rappelons qu’ultérieurement, en 1455, Les Otto di Guardia, magistrature plénipo­
tentiaire, s’étaient vu confier par la seigneurie le droit de déroger au devetum dans des affaires interna­
tionales de grande importance, afin de nommer les personnes qui leur sembleraient les mieux à même
d’accomplir les missions diplomatiques sensibles à Venise ou ailleurs (R. FUBINI, « Classe dirigente »,
cit., p. 164-167, et IDEM, « Diplomacy », cit., p. 39-40). D’une certaine façon, Manetti mettait en
œuvre des principes nouveaux dans le fonctionnement institutionnels, principes à l’époque encore
illégitimes, mais qui n ’allaient pas tarder à s’imposer.
41. L’idée d’une valeur particulière de la compétence oratoire en matière de diplomatie est affirmée, par
exemple, dans un discours anonyme prononcé par un étudiant non florentin dans la cathédrale floren­
tine : « Di quanto ornamento, di quanta exciellentia, di quanta gloria, di quanta utilità giudichate voi
essere laflulminate eloquentia alla replublicha pur, prestantissimi cittadini, quando uno vostro fioren­
tino per ambassciadore ad alchuna potentissima città, ad clarissimi principi overo al ‘nperadore
s'ingegna per tal modo la commessione narrare che colla elegantia del dire legìermente corresponde
all’amplitudine della sua felicissima città » ; la date du discours est incertaine, mais doit se situer vers
le milieu du XVe siècle : texte dans J. DAVIES, Florence and its University during the Early
Renaissance, Leyde, 1998, p. 200-205, ici p. 204 ; dans ce passage, la convergence entre l ’éloge de
l ’éloquence et la qualification politique du personnel diplomatique n ’est pas explicitement évoquée.
L’auteur s’en tient à une tradition somme toute topique d’exaltation du citoyen orateur, porteur des
intérêts de sa cité.
De l ’m p o r t a n n c e d ’ê t r e h o r s n o r m e 42 7

salle du Perroquet, alors que les Florentins devaient se contenter d’une audience
privée dans la chambre du pape ; mais Nicolas V décide de renverser la tradition
et d’écouter en public les Florentins. La nouvelle surprend et émeut le chef de la
délégation, qui s’interroge sur sa capacité à assumer une telle charge42. Toute la
curie et tous les délégués européens sont présents et vivent dans l’attente de cette
oratio qui, bien sûr, est un triomphe qui laisse pantois l’auditoire43. Triomphe
moins d’un homme que d’une République, dit en substance le biographe : toutes
ses paroles étaient comme portées par un héraut qui relatait la gloire de sa cité44.
Triomphe où la rhétorique s’unit à la politique : en effet, le pape décide que désor­
mais les Florentins seront reçus à l’égal des ambassadeurs des grands souverains.
Venise, rivale et modèle des Florentins, veut à tout prix se procurer le texte du
discours et demande à ses ambassadeurs d’agir en ce sens. Et Naldo Naldi insiste
pesamment sur cette dignité acquise à parité avec celle des États souverains

42. NALDO Naldi, Vita : « Ingredientibus (sc. oratoribus) illis obviam ierunt quicumque ad XJrbem ex
diversis orbis terrae partibus confluxerant, pontifici summo vetus consuetudines fuit, ut reges et impe­
ratores publice in locoque publico audiret. Florentinos autem, ceteros generis eiusdem privatim atque
in illo cubiculo audiret, in quo psittacus avis admodum industria, humanaeque vocis imitatrix, cavea
quondam detinetur ornatissima. Hinc rumor exierat legatos florentinorumprivatim audiendos. Jamque
Jannotio declaratum fuerat, quo in loco esset orationem habitaturus. Paraveratque iam ille se ad pri­
vatam dicendi rationem ad id, quod jam saepe meditatus est. Quum pontifex mutato consilio, mutata
iam vetere consuetudine decrevit, quo magis eos honestaret, quos unice diligeret, ut Florentini publice
ab eo audirentur. Qua percepta et cognita summi pontificis voluntate Jannotius, cui a suis orandi cura
demandata fuerat, non potuit non vehementer commoveri ; itaque cum signa quaedam subiti palloris
prae se ferret, rogatus a suis, quare ita mutaretur, respondit, eventum orationis se varium pertimes­
cere, sed in orbis terrae concilio, unde multi seipsos praestantes ingenio viri Romam contulissent,
audientibus cunctis orationem esset habiturus, periculumque subiturus etiam gravissimum, ne labores
annorum quadraginta, quos consumisset in studiis litterarum, minima quaedam offentione, atque uno
tempore brevissimo momento funditus deperirent. » (coi. 558).
43. Sur la singularité de l ’éloquence de Giannozzo Manetti, voir l’article de R. M. DESSI, « La giustizia in
alcune forme di comunicazione medievale. Intorno ai protesti di giustizia di Giannozzo Manetti e alle
prediche di Bernardino di Siena », dans G. A UZZA S, G. Baefetti et C. Delcorno éd., Letteratura in
forma di sermone. I rapporti tra predicazione e letteratura nei secoli X1II-XV1, Florence, 2003,
p. 201-232, spécialement p. 210-214. Je remercie l’auteur de m ’avoir fourni un tiré à part de son très
stimulant article.
44. NALDO Naldi, Vita : « tantus amor incesserat non proprii iam consequendi nominis aut gloriae (cui
satis abunde fecisse videbatur), sed iam honestandae patriae, quod quicquid in dicendo praeconii
assequeretur, ad Florentinae civitatis laudem redundaret ». Sur le contexte délicat de l’ambassade,
voir R. Fubini, « Classe dirigente », cit., p. 175 : le soutien inconditionnel de Corne à Sforza, et la
conséquente rupture d’alliance avec Venise, la papauté, et Alphonse d’Aragon, à partir de 1444-1445,
allaient créer des tensions extrêmes dans le groupe dirigeant médicéen, aboutissant à la marginali­
sation de ceux qui refusaient un tel retournement des traditions, à savoir Neri Capponi, Giannozzo
Manetti. L’ambassade de ce dernier à Rome en 1445 fut particulièrement sensible et le succès obtenu
n ’était nullement garanti au départ, tant « la commessione che ebbe da Firenze era di cose moleste e
al papa e al collegio de ’cardinali per la nìmicizia che avevano con quegli del governo ». Voir pour les
détails des missions de 1445 auprès d ’Alphonse, puis d’Eugène IV, VESPASIANO DA BISTICCI, cit.,
p. 111-115 où sont clairement exprimées les réticences de l ’ambassadeur à suivre les instructions du
régime (citation supra, p. 114).
428 Pa t r i c k Gnu

d’Europe45, car là se trouve la clé de cette biographie : montrer que le jeu de la


diplomatie est un vecteur non seulement de reconnaissance individuelle, mais
surtout de qualification politique pour l’État. L’enjeu est tel qu’il mérite que le
choix des ambassadeurs compétents finisse par s’imposer par-delà les prescrip­
tions de statuts devenues obsolètes. Pourquoi un homme dont les talents mis au
service de la République peuvent ajouter un surcroît d’honneur et de pouvoir à sa
cité devrait-il être bridé dans ses compétences par des interdictions (le fameux
devetum qui limite drastiquement le cumul des charges) ? C’est à ces hommes
sages et avisés que l ’ensemble de la population doit obéir ; c’est à eux, et à eux
seuls, que doivent revenir les honneurs et les charges du gouvernement. Plus
encore, tous les citoyens doivent se ranger aux avis de ces sages auxquels aucune
décision ne doit échapper46. Voudrait-on légitimer le fonctionnement hors norme
de l’oligarchie médicéenne que l’on ne s’y prendrait pas autrement. Articulant la
tradition platonicienne du philosophe-roi et les mutations des institutions florenti­
nes à l’initiative des Médicis, Naldo Naldi donnait une interprétation « supra-
institutionnelle » de l’activité diplomatique. Il parvenait à lier deux aspects que
nous avons évoqués : une tradition rhétorico-politique de la fonction d’ambassa­
deur telle que définie par la littérature podestatale qui postule l’efficacité intrin­
sèque de l ’éloquence maîtrisée, et l ’évolution florentine de constitution d’une
classe de gouvernement uniquement dirigée par quelques familles, largement
autonome face aux rouages républicains, et qui avait abouti à une « dignification »
de la charge diplomatique. Manetti parvenait à unir en sa personne, sous la plume
de son biographe, ces deux courants : servir l’État, lui assurer une visibilité inter­
nationale et institutionnelle (à travers la revendication de préséance ou le droit

45. NALDO Naldi, Vita : « Egredientibus autem a curia legatis Florentinorum, multi optimum orationis
eventum vehementer gratulabantur. Simul etiam dicebant futurum, ut posteritas hanc minuere laudem
diuturnitas temporis, quae tanto cumulatior existimaretur fuisse, quanto maior Jannotii oratio visa
est ; ut pontifex maximus sequentibus temporibus legatos nostros pariter ac regum legatos in audiendo
dignaretur ; et ab hoc consuetudo manaret, ut qui Romam ex urbe Florentina pontifici nuper creato
gratulari proficiscerentur, non aliter quam si a regibus et ab imperatoribus missis essent, publique
quidem atque in maximo plurimorum hominum concursu a pontificibus summis audiantur. » Dans son
récit très détaillé, Vespasiano da Bisticci avait écrit que cet honneur était réservé aux ambassadeurs des
rois et de l ’empereur ; mais il n’avait pas précisé que le pape en avait fait un privilège définitif
des Florentins. La narration laisse à penser qu’il s’agit d’un honneur particulier fait à Manetti par
Nicolas v (Vespasiano, cit., p. 118-123).
46. Ibidem : « Nam si unus vir, doctus, sapiens, tot commoda in patria totque ornamenta congesserit, quot
nec multi homines simul congerere posse videbatur, quae causa est, cur non plura quaeque praemia,
quae multis simul pro cuiusque meritis tribuenda fuissent, in unum optime promeritum conferantur ?
profecto sive qui rempublicam gubernant, sive qui vivunt in regno, tanto debent in honore prestantes
ingenio ac doctrina viros, ut nihil inconsultis illis tentare audeant in administranda republica. Quum
enim soli sint eruditi homines, qui multo ceteris prudentius suae possent consulere patriae, cogi viden­
tur reliqui mortales sapientissimis illorum preceptis obtemperare. » (coi. 559). Ce type de considération
sur l ’impérieuse sélection des optimates n’apparaît pas avec la même netteté chez Vespasiano.
D E L ’IMPORTANNCE D ’ÊTRE HORS NORME 429

acquis à parler en public devant le pape et dans la salle du Perroquet) grâce à la


maîtrise de Vars oratoria qui conférait à son détenteur un prestige unique à forte
efficacité politique.
Justifier la subversion de la tradition institutionnelle d’interdiction de cumul
d’un mandat électif et de la fonction d’ambassadeur en s’appuyant sur la notion
de mérites personnels et de service de l’État, telle est la finalité (ou l ’effet) des
ajustements opérés par Naldo Naldi sur la trame narrative de Vespasiano da
Bisticci47. Que la carrière de Manetti ne soit pas d’une parfaite linéarité, qu’il ait
eu des dissensions avec Corne de Médicis (notamment sur la stratégie diploma­
tique de Florence), qu’il ait même dû quitter Florence pour se mettre au service
de Nicolas V, puis d’Alphonse d’Aragon, tous ces points connus de la biographie
du personnage48 ne rendent que plus probantes la transgression opérée par l ’hu­
maniste et la valeur de son ars oratoria. Il n’est dès lors pas surprenant que ce
soit sous la plume d’un fidèle médicéen, Naldo Naldi, habile utilisateur des intui­
tions de Vespasiano, que se trouve mise en valeur la figure originale de cet huma­
niste qui fut pourtant loin d’être un sectateur de la famille dominante de Florence.
Sa prise de distance ultérieure à l’égard de Còme est de peu d’importance au
regard de ce que sa réussite diplomatique permettait de justifier : le dépassement
des cadres ordinaires de sélection du personnel diplomatique post-communal et
l’exaltation des compétences politiques et oratoires d’un homme d’élite dont le
talent ouvrait droit à toutes sortes de pratiques dérogatoires au droit commun,
autant dire les principes mêmes de la diplomatie médicéenne.

Assurément, des documents aussi révélateurs ne sont pas nombreux. La tradi­


tion historiographique florentine répugne à mettre en avant ces subversions de
l ’ordre institutionnel. Pourtant, il apparaît clairement que les Médicis ont su tirer

47. Il serait erroné de croire cependant que Vespasiano ait complètement négligé les ruptures introduites
par Manetti dans le fonctionnement institutionnel d ’une ambassade ou d ’un officium ; à plusieurs repri­
ses, dans son récit, le libraire mentionne la nécessité de faire appel à des hommes sages comme
Manetti, même si cela déroge au droit commun (Vespasiano approuve ainsi implicitement la requête
faite par les habitants de Pistoia de conserver six mois de plus Manetti comme capitaine de Pistoia, ce
que ne permettaient pas les statuts : VESPASIANO, cit., p. 114-116). Mais il ne me paraît qu’il y ait chez
Vespasiano la même insistance sur la portée politique de cette rupture que chez Naldo Naldi. Peut-être
est-ce dû au fait que ce dernier réduit et condense la narration très fouillée du libraire et qu’il parvient
ainsi à en saisir l ’essentiel. L’admiration de Vespasiano pour Manetti est pourtant telle qu’il aurait
voulu que ce dernier influençât ses concitoyens, y compris dans les pratiques pédagogiques des
familles florentines : le temps n ’est-il pas venu, afin d’accroître la gloire de la cité, que les pères inci­
tent désormais leurs fils à suivre des études de lettres et non plus seulement des études d ’abaque
(VESPASIANO, cit., p. 111 : « Imparino i padri che hanno figliuoli a fargli imparare altro che
l'abaco »). Vœu pieux, qui n ’avait guère de chance d ’être suivi.
48. Sur cette carrière, voir R. M. DESSI, « La giustizia », cit., et surtout W. J. CONNELL, « The Humanist
Citizen as Provincia] Governor », dans W. J. CONNELL et A. ZOR23 éd., Florentine Tuscany. Structures
and Practices o f Power, Cambridge, 2000, p. 144-164.
430 Pa t r i c k G n u

profit de la constitution autour d’eux de familles du Reggimento pour sélectionner


le personnel diplomatique adapté : a priori, quoi de plus normal ? Sauf que les
pratiques institutionnelles locales, toujours rivées sur une culture politique qui se
voulait « républicaine » ne pouvaient s’accommoder d’un renversement brutal de
la tradition. Il n’est pas étonnant que les sources « idéologiques » qui renseignent
le mieux ce passage d’une diplomatie de caractère communal à une diplomatie de
caractère princier ne se trouvent pas dans les documents institutionnels qui,
malgré des changements de fond, tentent de sauver les apparences, mais dans des
sources moins obvies. Les lettres et les dépêches ou les registres de commissions
permettent certes de mesurer la concentration de fait d’un personnel diplo­
matique ; la vita de Manetti permet de repérer la justification idéologique du
régime : l’efficacité oratoire autorise les initiatives hors normes. Ainsi, et par des
chemins, reconnaissons-le, quelque peu détournés, la biographie du diplomate
lettré renvoie à la problématique du présent colloque : s’il s’agit de prêcher la
paix (l’ambassadeur Manetti n’a-t-il pas toujours tenté de retisser les liens avec
les voisins de Florence par l’entremise de ses dons oratoires), l’enjeu des
missions diplomatiques dans la société florentine post-communale ne se limitait
pas à une question de politique internationale, ausssi vitale fût-elle. Désormais, il
importait que les ambassadeurs, par leur qualité même, par le decorum qui les
entourait, se montrassent à la hauteur des ambitions d’un État territorial ferme­
ment tenu par une classe de gouvernement stable qui n’était pas bridée par des
pratiques de pouvoir caractéristiques d’un régime communal, où la rotation des
charges réduisait la spécialisation fonctionnelle des serviteurs de l’État et limitait
leurs intiatives. En d’autres termes, il fallait, au prix de ruptures assumées envers
les traditions locales, discipliner les institutions, les plier aux impératifs nouveaux
du Reggimento. L’époque de Manetti est celle des transgressions, présentées ici
ad majorem gloriam status Florentie ; plus tard, Laurent le Magnifique a cherché,
avec des fortunes diverses, à harmoniser les institutions citadines oligarchiques et
les pratiques d’une diplomatie princière49. Les inititatives singulières, voire flam­
boyantes, d’un Manetti n’avaient plus lieu d’être : ce n’est pas le moindre intérêt
de cette Vita que de nous offrir en quelque sorte les prémisses idéologiques de
cette mutation.

49. R. FUBINI, « Classe dirigente », cit., p. 185 sq. : le point central étant la création du conseil des
Soixante-Dix, en 1480, véritable sénat de Florence chargé de distribuer les missions diplomatiques,
généralement parmi les membres même de cet ordre.
L’IDÉAL DE PAIX DANS LES CONFRÉRIES DE JEUNESSE
À FLORENCE AU XVe SIÈCLE

Il a r i a Ta d d e i

V
partir du xm e siècle, à Florence, comme dans les autres villes italiennes, les
nouvelles institutions confraternelles et hospitalières d’entraide incarnent
l’idéal de paix civile et religieuse véhiculé par les autorités communales et par les
ordres mendiants1. Dans le cadre confraternel, l’ordre social et public est associé,
en effet, aux valeurs chrétiennes d’amour charitable, de concorde et de solidarité.
La confrérie, qui, au nom de la charité, intègre différentes couches de la popu­
lation dans un état d’harmonie sociale, soutient moralement la politique de pacifi­
cation adoptée par les régimes populaires et contribue ainsi au maintien de la
tranquillité de la commune2.
Malgré ce lien étroit entre fraternité spirituelle et paix publique, évoqué cons­
tamment par les statuts des confréries, les pouvoirs séculiers ne considèrent pas
toujours ces structures comme des garanties de l’ordre communal. Nous savons,
par exemple, qu’à Florence, au xrve siècle, lors des luttes incessantes pour le
pouvoir, la commune et les arts s’opposent à la constitution de certaines confré­
ries, comme celles de métier: les autorités communales craignaient, non sans
raison, que ces associations puissent devenir des groupes d’opposition3. De
même, à partir des années vingt du XVe siècle, avec l’accentuation des conflits à

1. M . PAPI, « Confraternite ed ordini mendicanti a Firenze, aspetti di una ricerca quantitativa », dans
Mélanges de l ’École française de Rome, 89,1977, p. 723-732 ; IDEM, « Le associazioni laiche di ispira­
zione francescana nella Firenze del due-trecento », dans M . D ’A l ATRI, dir., I Frati penitenti di San
Francesco nella società del Due e Trecento, Rome, 1977, p. 221-243; J. HENDERSON, Pietà e carità
nella Firenze del Basso Medioevo, trad., Florence, 1998, chap. I, p. 25-42.
2. S u r l a littératu re co n cern an t le rô le p a cific ateu r des con fréries e t l ’im p a c t des m ouvem ents d e p énitence
su r la v ie p o litiq u e, je m e lim ite ic i à m e n tio n n e r les travaux d e : G . SANDRE DE G a s p a r in i ,
« M o v im en to d ei D iscip lin ati, co n fratern ite e o rd in i m en dicanti » , dans I Frati mitiori e il Terzo Ordine.
Problemi e discussioni storiografiche, T odi, 1985, p . 79-114 ; A. VAUCHEZ, « U n e cam p ag n e de p a cifi­
c atio n en L o m b ard ie a u to u r d e 1233. L ’action p o litiq u e des ordres m en d ian ts d ’après la réfo rm e des
statuts c o m m u n au x e t les acco rd s d e p a ix », d an s IDEM, Religion et société dans l'Occident médiéval,
T u rin , 1980, p . 71-117 ; J. HENDERSON, Pietà e carità, c i t , p . 25-42 ; N. TERPSTRA, Lay confraternities
and civic religion in Renaissance Bologna, C am b rid g e, 1995, p . 4 e t suiv.
3. « Statuto del Podestà del!anno 1325 », dans R. CAGGESE, dir., Statuti della Repubblica fiorentina, H ,
Florence, 1921, L . V, R. LV H , « Quod persone seu membrum alicuius artis civitatis Florentie~non
possint congregari simul in aliquo loco », p. 398-399; A. E. AGNOLETTI, dir., Statuto dell’arte della
432 ILARIA TAHOE!

l’intérieur de l’oligarchie urbaine, le gouvernement des Médicis impose, à


plusieurs reprises, la fermeture des confréries dévotionnelles, considérées comme
de potentiels centres de manipulations électorales*4.
Le regard porté sur les confréries varie donc selon le climat politique: aux
yeux des autorités communales, de structures de pacification, elles peuvent se
transformer en lieux de désordre et de clivage politique. Mais ces condamnations
ponctuelles ne remettent pas pour autant en cause le rôle primordial d’apaisement
social qu’elles exercent aussi tout au long du Quattrocento.
Le mouvement confraternel florentin, comportant toujours au XV e siècle une
dimension religieuse, s’adapte également aux nouvelles exigences de « discipli-
namento » moral et social, qui traversent toute la société italienne du bas Moyen
Âge. À Florence, les efforts de moralisation, partagés par les prédicateurs, les
pédagogues humanistes et les élites urbaines s’adressent, tout particulièrement, à
la jeunesse. Ce qui caractérise Florence, c’est en effet la mise en place précoce
d’une campagne d’édification morale, culturelle et pédagogique dans le cadre de
structures confraternelles. Le projet éducatif élaboré par les confréries à partir du
début du XV e siècle tente de discipliner les mœurs violentes des jeunes qui, on le
sait, constituaient souvent une menace pour l’ordre social des villes du bas
Moyen Âge5. Ce que nous pouvons d’ores et déjà souligner, c’est leur incapacité
à transformer en profondeur les comportements juvéniles et à proposer une réelle
alternative à la sociabilité informelle dans la rue. Cependant, il ne faut pas négli­
ger la portée du phénomène confraternel qui précède et prépare le climat florentin
à la réforme mise en place par Jérôme Savonarole à la fin du XV e siècle.
Dans ce contexte spécifique, nous tenterons de saisir la signification parti­
culière que les valeurs de paix morale et de discipline sociale acquièrent à l’inté­
rieur des societates puerorum, adulescentium et iuvenum. À cette fin, après avoir
brièvement illustré la nature de ces confréries, nous examinerons le fondement
des rituels de paix dans l’organisation confraternelle. Ce qui nous amènera, en un
deuxième temps, à nous interroger sur les activités et les méthodes adoptées par
les confréries pour discipliner les mœurs juvéniles. Nous nous concentrerons
enfin sur le rôle pacificateur et purificatoire que les confrères sont appelés à
exercer sur toute la société florentine.

Lana di Firenze (1317-1319), Florence, 1940, R. X V m « De non faciendo coniurationem contra hanc
artem », p. 114-115 ; A. DOREN, Le Arti fiorentine, trad., Florence, 1940,1,208-217.
4. R. F. E. WEISSMAN, Ritual brotherhood in Renaissance Florence, New York, 1982, p. 165-166;
J. HENDERSON, « Le confraternite religiose nella Firenze del tardo medioevo : patroni spirituali e anche
politici? »,dans Ricerche storiche, 15,1985, p. 77-94; IDEM, Pietà e carità, cit.,p. 73-76.
5. O. NICCOLI, Il Seme della violenza. Putti, fanciulli e mammoli nell’Italia tra Cinque e Seicento, Rome-
Bari, 1995, p. 21-88; É. CROUZET-Pa v a n , « Une fleur du mal? Les jeunes dans les sociétés urbaines
italiennes », dans J.-C. SCHMTTT et G. LEVI, dir., Histoire des jeunes, vol. I, Paris, 1996, p. 199-254;
R. C. TREXLER, Public Life in Renaissance Florence, New York, 1991, p. 387-418.
L ’id é a l d e p a ix d a n s l e s c o n f r é r ie s d e je u n e s s e à Florence au xv<
¡ s iè c l e 433

Les r it u e l s d e p a ix d a n s l e s c o n f r é r ie s

À partir du début du XVe siècle, les enfants, les adolescents et les jeunes, qui
jusqu'alors avaient côtoyé les adultes dans des compagnies mixtes, acquièrent ime
place spécifique dans la vie communautaire. Bien que les documents élaborés par
les societates puerorum, adulescentium et iuvenum présentent l’institution confra­
ternelle comme l’expression d’une libre initiative de jeunes, ces confréries ne
sont ni des agrégations spontanées ni des organisations entièrement autonomes6.
Les confréries de jeunes sont en effet financées par des adultes, qui fournissent
aux nouveaux groupes les sièges pour leurs réunions. Et, précisément, l’initiative
de créer les premières confréries naît à l’intérieur de compagnies d’adultes des
« buche ». Il s’agit de compagnies de flagellants caractérisées par une spiritualité
très vive et une discipline particulièrement rigide, qui se réunissent la veille des
fêtes, durant la nuit. Chacune des quatre « buche » entretient, de fait, des liens
privilégiés avec l’une des premières confréries des jeunes7.
Les autorités religieuses, qui saisissent toute la portée de la fonction éduca­
trice des societates puerorum, adulescentium et iuvenum, font preuve rapidement
d’un fort intérêt pour ces confréries et elles se chargent du contrôle de leur déve­
loppement et de leurs pratiques dévotionnelles. Dans une bulle datée du 24 juin
1442, le pape Eugène IV constitue un comité de surveillance, composé par les
chefs de quatre premières confréries, par l’abbé de la Badia de Florence et par le
prieur du couvent dominicain de Saint-Marc, alors Antonin Pierozzi. L’édit papal
établit qu’aucune société de jeunes ne peut se constituer sans son autorisation et
soumet la nomination des chefs de la confrérie - le gardien et le correcteur - au
contrôle étroit du comité8.
Sous la vigilance du comité institué par Eugène IV, au cours du Quattrocento,
de nouvelles compagnies se constituent et, à la fin du siècle, il existe un réseau
d’une dizaine de confréries de jeunesse, en partie liées aux compagnies d’adultes
et en particulier aux « buche »9. Même s’il n’est pas possible d’évaluer la partici­

6. Sur les confréries des jeunes à Florence : Ibid., p. 368-387 ; R. C. T r e x l e r , « Rituale : adolescenza e sal­
vezza », dans IDEM, Famiglia e potere a Firenze nel Rinascimento, Rome, 1990, p. 79-163 ; The Pursuit o f
holiness in late Medieval and Renaissance Religion. Papers from the University o f Michigan Conference,
éd. C. TRINKAUS with H. A. OBERMAN, Leiden, 1974; K. ElSENBICHLER, The Soys o f the Archangel
Raphael. A Youth confraternity in Florence, 1411-1785, Toronto, 1998 ; L. SEBREGONDI, La Compagnia e
l'oratorio di San Niccolò del Ceppo, Florence, 1985; I. T a DDEI, Fanciulli e giovani. Crescere a Firenze
nel Rinascimento, Florence, 2001, p. 121-313; L. POLIZZOTTO, Children o f the promise.The
Confraternity o f the Purification and the Socialization o f Youths in Florence, 1427-1785, Oxford, 2004.
7. Sur les « buche » et leurs rapports avec les confréries des jeunes ; C . C. CALZOLAI, « S. Antonino e le
Buche », dans S. Antonino, 5,1958, p. 9-11 ; L. SEBREGONDI, Tre confraternite fiorentine : Santa Maria
della Pietà, detta « Buca » di San Girolamo, San Filippo Benizi, San Francesco Poverino, Florence,
1991 ; J . HENDERSON, Pietà e carità, cit., p. 54-55 ; I . TADDEI, Fanciulli e giovani, cit„ p. 127-157,
198-206.
8 . Ibid., p. 142-144.
9. Ibid.,p. 127-146.
434 ILAJUA TADDEI

pation des confrères aux réunions, le nombre élevé d’inscrits à l’une de ces
compagnies, celle de la Purificazione, (entre 1434 et 1444 chaque année en
moyenne 80 novices entrèrent dans le groupe) ainsi que la multiplication des
confréries dans tous les quartiers de la ville nous dévoilent l’importance de ces
institutions destinées à la formation de la jeunesse et à la transmission des règles
de la res publica10.
Comme j ’ai pu le vérifier en consultant les archives des compagnies, dans
lesquelles les comptes financiers se mêlent aux comptes rendus des réunions et
aux listes des novices, les garçons entrent dans ses confréries avant l’âge fixé par
les statuts, correspondant généralement à 13 ans révolus11. Les societates puero­
rum, adulescentium et iuvenum prennent en charge les garçons à la pueritia, vers
7 ans. Cette période correspond, selon les schémas classiques de la vie, au début
de l’âge de raison, lorsque l’on acquiert les premières capacités intellectuelles et
aussi juridiques, sans perdre tout à fait l’état d’innocence propre à Y infantia12. Le
séjour des confrères se termine vers 25 ans, l ’âge de la legitima aetas qui, dans le
gouvernement florentin, marque l ’accès aux charges publiques13. Les garçons
sont donc appelés à passer les phases de la vie allant de l ’enfance jusqu’à la
jeunesse au sein de la confrérie.
L’âge constitue le principal élément de cohésion de ces societates : en effet, les
hens confraternels ne sont fondés ni sur l’appartenance à un groupe social ou pro­
fessionnel, ni sur les divisions territoriales de la ville, ni sur les orientations poli­
tiques de leurs membres. Dans l’espace confraternel, des jeunes issus du peuple,
et surtout des milieux artisans, côtoient les fils de l’élite urbaine, des partisans des
Médicis cohabitent avec leurs adversaires et des habitants de tous les quartiers se
rencontrent.
La confrérie offre ainsi aux jeunes une sociabilité contrôlée par les adultes et,
en même temps, une fraternité, sans restrictions sociales, professionnelles,
géographiques ou politiques: c’est donc une structure qui superpose les liens
verticaux aux relations horizontales parmi les jeunes du même quartier et du
même niveau social. Il s’agit d’une microsociété idéale où les jeunes peuvent

10. J ’ai pu estimer qu’en 1444 les jeunes inscrits à la confrérie de la Purificazione représentent 20 % de la
population masculine florentine âgée entre 13 et 24 ans, ce qui constitue un pourcentage significatif, si
l’on tient également compte du fait qu’à la même date existaient à Florence au moins quatre autres
confréries. Sur ce thème, je me permets de renvoyer à I. TADDEI, Fanciulli e giovani, cit., p. 238-239 ;
cf. aussi L. POLIZZOTTO, Children, cit., p. 39-40.
11. Sur l’âge des confrères: I. TADDEI, Fanciulli e giovani, cit., p. 211-218, 291-301, 306 ;
L. POLIZZOTTO, Children, cit., p. 45,59-60.
12. ISIDORE DE SÉVILLE, Etymologiarum sive originum, éd. W . M . LINDSAY, Oxford, 1911, U , 1. Xl.ii ;
R. METZ, L’Enfant dans le droit canonique médiéval. Orientations de recherche, dans L ’Enfant,
H, Europe médiévale et moderne, Bruxelles, 1976, p. 9-96; S. N a g e l , S. VECCHIO, « H bambino, la
parola, il silenzio nella cultura medievale », dans Quaderni storici, 57,1984, p. 719-763.
13. I. TADDEI, Fanciulli e giovani, cit., p. 44-49.
L ’id é a l d e p a ix d a n s l e s c o n f r é r ie s d e je u n e s s e à Florence a u x v * s iè c l e 435

apprendre, dès l’enfance, la double valeur de concorde chrétienne et civile, tout


en conservant l’innocence et la pureté des enfants. C ’est là précisément le princi­
pal objectif du projet pédagogique édifié par les societates puerorum, adulescen­
tium et iuvenum.
Pour appréhender l’action pacificatrice et purificatoire des confréries de
jeunesse, il convient à présent d’analyser comment ces fondements d’ordre moral
nourrissent la vie associative.

Dans les confréries de jeunesse, aussi bien que dans celles des adultes,
l ’échange de paix représente l’un des moments constitutifs de la solidarité frater­
nelle14. Ce rituel, comme d’ailleurs les autres cérémonials ainsi que leurs activi­
tés collectives et leurs formes de dévotion, n’offre rien de singulier par rapport
aux pratiques qui, à la même époque, caractérisaient les confréries d’adultes,
particulièrement les compagnies des « laudesi ». Ce qui change ici est, comme
nous le verrons, la signification que les expériences confraternelles acquièrent
dans les compagnies de jeunesse, c’est-à-dire une signification essentiellement
pédagogique.
Pour que les enfants, les adolescents et les jeunes puissent vivre en union
fraternelle dans des structures si hétérogènes, alors que les mœurs juvéniles
étaient elles-mêmes violentes, il fallait que la valeur de la concorde soit rappelée
à tout moment. Lors des réunions confraternelles, qui avaient lieu tous les jours
de fête, les engagements de paix étaient en effet constamment réitérés par la
lecture commune, à haute voix, des statuts15. De plus, chaque fois que les confrè­
res arrivaient dans le siège de la compagnie, ils devaient s’arrêter devant l’autel
pour invoquer la concorde pour le groupe16. Plus généralement, les rituels de paix
marquaient toutes les occasions solennelles de la vie confraternelle, telles que les
fêtes des compagnies, l ’adhésion de nouveaux membres, leur départ, l’investiture
des officiers et le terme de leur mandat17.

14. Sur l’idéal de paix dans la vie confraternelle : C. VINCENT, Les confréries médiévales dans le royaume
de France, XIIle-XVe siècles, Paris, 1994, p. 129-135 ; R. F. E. WEISSMAN, Ritual brotherhood, cit.,
p. 91-92.
15. Cf. Biblioteca nazionale centrale di Firenze (désormais BNCF), Conventi soppressi da ordinare (désor­
mais Com. Sop. da ord.) Badia Fiorentina 33, S. Bernardino e S. Caterina, chap. XXI, « In che modo
si debbano observare e chapitoli », f® 13 r° : « El ghuardiano nostro proveggha che ogni domenicha si
leggha in chorpo di chompagnia uno de’presenti chapitoli acciò sonando essi spesso negli occhi de’
frategli entrino nella mente e anche nel chuore di poi gli metta in opera, gli quali gli faranno somma­
mente vivere. »
16. BNCF, Magliabechiano (désormais Magi.), cl. XXXI, fase. 11, Evangelista, chap. V m , « Dell’entrata
de’ novizi », 6 r°-v°.
17. BNCF, Com. Sop. da ordinare, Badia Fiorentina 33, chap. X V m , f° 10 r°; chap. XIX, « Chôme e in
che modo s’ànno a ffare le nostre tomate e divotioni e dello ufficio s’à a dire », fos 10 v°-ll v°; BNCF,
Magi., cl. XXXI, fase. 11, Evangelista, chap. VEI, fos 6 v°-7 r°; BNCF, Magi., cl. VIE, 1500, fase. 11,
Purificazione, chap. XIX, fos 94 v°-95 v°; Archivio di stato di Firenze (désormais ASF), Capitoli delle
436 ILARIA TADDEI

Ces rituels consistaient dans le geste du baiser de paix qui était la manifestation
la plus explicite de l ’union spirituelle des conifères et de leur amour mutuel.
Dans les confréries florentines, le baiser de paix se réalisait à travers un objet,
la tabula pacis, une plaque en métal ou bois reproduisant la Passion du Christ ou
d’autres scènes sacrées, que l’on faisait circuler parmi les confrères. Ceux-ci
devaient baiser l’image sacrée de l’objet liturgique qui, comme l’on sait, depuis
le xm e siècle s’était substitué au baiser de paix, considéré comme trop dange­
reux pour les fidèles18. Pour l’accomplissement de ce rituel, la confrérie des jeunes
de Saint-Bernardin et de Sainte-Catherine prévoyait même l ’institution de deux
officiers, chargés spécifiquement d’administrer le symbole de paix parmi les
confrères. H s’agissait des « paciali » qui, agenouillés, en signe de révérence et
dévotion, devaient, comme leur titre le suggère, présenter aux jeunes la tabula
pacis19.
La sacraüté du rituel sanctionnait l’intégration du novice dans le groupe. Une
fois sa bonne réputation attestée, et donc accepté dans la confrérie, le novice se
présentait aux autres membres par le salut de paix, qui exprimait d’emblée sa
volonté de vivre paisiblement avec ses confrères20. À ce moment, par une céré­
monie solennelle, accompagnée d’hymnes sacrés, il était vêtu par le gardien de la
robe confraternelle. Il s’agissait toujours d’une robe blanche dont la couleur
devait évoquer l’innocence de l ’âme infantile que la confrérie était appelée à
garder tout au long de la vie du jeune21. Après l’investiture, qui concrétisait son
entrée dans la nouvelle parenté spirituelle, le novice soumettait à chaque membre
la tabula pacis, en renouvelant ainsi les valeurs d’union fraternelle. Enfin, le
nouvel arrivant faisait le serment de maintenir scrupuleusement les secrets de la
compagnie (« de ne manifester aucune chose concernant notre école »)22.
Ainsi, paix et secret, deux valeurs civiques qui parcourent toute la littérature
des pédagogues humanistes, apparaissent comme les impératifs à l ’origine de
l’union confraternelle. Dès leur entrée dans les societates puerorum, adules­
centium et iuvenum, que les sources de l’époque appellent aussi « écoles de

Compagnie religiose soppresse da Pietro Leopoldo (désormais Cap. CRS) 752, Arcangelo Raffaello,
chap. XIV, sans numération.
18. Sur l’échange de la paix: G. M. OURY, « Paix et instrument de paix », dans A. VAUCHEZ, dir.,
Dictionnaire encyclopédique du Moyen Âge, t. 2, Paris, 1997, p. 1135. Pour des exemples de ces
objets liturgiques: G. R o l f i , L. Seb r eg o n d i et P. V rn , La Chiesa e la città nel x v secolo, Milan,
1992,p . 190-193.
19. Cf. BNCF, Com. Sop. da ordinare, Badia Fiorentina 33, S. Bernardino e S. Caterina, chap. XHI, « Ciò
che ànno a ffare e paciali », f° 8 r°.
20. BNCF, Com. Sop. da ordinare, Badia Fiorentina 33, chap. XIX, fos 5 v° - 6 v° ; BNCF, Magi., cl. XXXI,
fase. 11, Evangelista, chap. V m , f>s 6 r°-7 r°; BNCF, Magi., cl. V m , 1500, fase. 11, Purificazione,
chap. XVI, f° 93 r°-v°.
21. Ibid.
22. BNCF, Magi., cl. XXXI, fase. 11, Evangelista, chap. VIH, fi 6 r°-v°.
U IDÉAL DE PAIX DANS LES CONFRÉRIES DE IEUNESSE A FLORENCE AU XVe SIÈCLE 437

vertus »23, les jeunes devaient se familiariser avec ces fondements de la vie civile
de la République florentine. Mais, dans la confrérie, comme dans la Florence
dominée par les Médicis, il ne s’agissait pas seulement d’assurer une cohabitation
pacifique entre individus, mais aussi d’imposer la supériorité d’une personne qui
devait gouverner sur les autres.
Dans les societates puerorum, adulescentium et iuvenum, ce rôle de guide, que
les statuts des confréries associent aussi à celui du père de famille, était confié au
gardien. Celui-ci, qui devait être une personne d’âge mûr, de bonne réputation,
prudent, discret et ayant beaucoup d’expérience, exigeait, en tant que père spiri­
tuel, une totale obéissance de la part des confrères24. Dans le but de garder l’école
dans un état de pureté et de paix (« mantenghila con questa purità et pace »)25, le
gardien jouissait du pouvoir absolu de « corriger, reprendre, punir les confrères,
de les éloigner temporairement de l’école et aussi de les rejeter, s’il estimait que
ces personnes, leurs modes de vie et leurs coutumes le méritent »26.
Conformément au rôle fondamental que le gardien assurait dans la confrérie,
le rituel de paix, qui sanctionnait son investiture, était aussi particulièrement
solennel. En présence de nombreux ecclésiastiques, il était appelé à l’autel pour
recevoir la robe blanche, comme les autres novices. À ce moment, il devait livrer
à la compagnie une offrande de deux torches de cire27. Catherine Vincent a
montré la portée hautement symbolique du luminaire qui, dans ce cas, était sans
doute le signe de l’action positive de la lumière qui propageait joie, paix et pureté
au sein du groupe28. Après l’investiture, au pied de l’autel avec la tabula pacis
dans ses mains, le gardien attendait que les autres officiers et, ensuite, les confrè­
res viennent baiser l’objet liturgique et l’accueillent avec les paroles de salut Pax
vobis 29.

23. AMBROGIO TRAVERSAR!, Latinae epistolae, éd. L. MEHUS, II, Florence, 1759, p. 136.
24. BNCF, Magi., cl. XXXI, fase. 11, Evangelista, f° 4 v°; BNCF, Magi., cl. Vm , 1500, fase. 11,
Purificazione, f® 84 v°; BNCF, Conv. Sop. da ordinare, Badia Fiorentina 33, S. Bernardino e
S. Caterina, f° 1 v° ; BNCF, Conv. Sop., D. 3.270, S. Niccolò del Ceppo, f° 9 r°.
25. BNCF, Magi., cl. XXI, fase. 11, Evangelista, f° 4 v°.
26. BNCF, Magi., cl. VEH, 1500, fase. 11, Purificazione, chap. XXIV, « Dell’autorità del nostro
guardiano », f°s 99 r°-100 r®: « Sia egli lecito corregiere, riprendere e amunire e frategli et assentagli
dalla squola e anchora privagli, quando a lini paresse che Ile persone et i modi et vita et chostumi loro
lo meritassino. »
27. BNCF, Conv. Sop. da ordinare, Badia Fiorentina 33, S. Bernardino e S. Caterina, chap. IV, « Della
cerimonia s’ànno a fiare nella entrata del ghuardiano », f° 3 v°; BNCF, Conv. Sop., D. 3. 270,
S. Niccolò del Ceppo, chap. V, « Degl’obblighi et carichi del guardiano », f®s 9 v°-10 r°.
2 8 . C. VINCENT, « Rites et rituels de la pénitence publique à la fin du Moyen Âge : essai sur la place de la
lumière dans la résolution de certains conflits », dans Le règlement des conflits au Moyen Âge,
XXXIe Congrès de la S.HJVIJE.S. (Angers, juin 2000), Paris, 2001, p. 351-367.
29. BNCF, Conv. Sop. da ordinare, Badia Fiorentina 33, S. Bernardino e S. Caterina, chap. IV, « Della
cerimonia s’ànno a fiare nella entrata del ghuardiano », f® 3 v°; BNCF, Conv. Sop., D. 3. 270,
S. Niccolò del Ceppo, chap. V, « Degl’obblighi et carichi del guardiano », f®s 9 v°-10 r°.
438 IlA R lA TADDEI

La sacralité du rituel qui sanctionnait l’entrée en fonction du gardien parti­


cipait à la construction de la paix et de la cohésion du groupe dont il était respon­
sable. Dans ce but, le gardien contrôlait la conduite des jeunes qui devaient
grandir, comme les statuts le soulignent, dans un état de pureté30. Il surveillait
que les confrères pratiquent fréquemment le sacrement de la communion et,
surtout, la confession et, à chaque réunion, il infligeait des « corrections »
publiques, c’est-à-dire des punitions31. Bien que les statuts ne spécifient pas le
châtiment - spirituel ou matériel - auquel les jeunes étaient soumis, nous savons
cependant que la sanction la plus grave consistait en l ’expulsion du groupe. Le
gardien avait recours à cette mesure lorsque les mœurs du confrère mettaient en
danger la tranquillité de l’association, « en semant divisions ou scandales et en
nuisant à l’union et à la paix »32. Les documents élaborés par les confréries ne
mentionnent généralement que le nom du jeune coupable avec la simple annota­
tion « radié pour sa désobéissance », sans nous donner les causes précises de la
sanction33. Mais un cas mieux documenté que les autres en explicite le sens. Un
jeune confrère fut expulsé de la compagnie de l’Archange Raphaël « pour avoir à
plusieurs reprises provoqué des controverses, pour avoir joué plusieurs fois aux
cartes, même après avoir reçu la correction, pour avoir cassé une guirlande moitié
d’or qui se trouvait sur la porte de notre compagnie et, enfin, pour avoir commis
beaucoup d’autres choses sur lesquelles il vaut mieux se taire »34.
Les pratiques condamnées le plus durement par les confréries étaient celles
réprouvées par l’Église et aussi par la législation communale : tous les jeux de
hasard, souvent à l’origine de rixes, d’actes blasphématoires et de dettes, la
fréquentation des tavernes et la sodomie. Il s’agissait d’activités considérées
comme illicites, car elles détournaient les jeunes de la vie honnête et, plus généra­
lement, portaient atteinte à l’ordre moral et social de la ville.

30. BNCF, Magi., cl. XXI, fase. 11, Evangelista,f° 4 v°.


31. ASF, Cap. CRS 752, Arcangelo Raffaello, chap. XV, « Quello ànno a ffare e chonfessori e chorret-
tori », chap. XX, « Dell’onestà e buoni chostumi », f°s 11 v°, 13 r°; BNCF, Magi., cl. V ili, 1500,
fase. 11, Purificazione, chap. XVBI, « Della conversatione et chorretione de’ fratelli », f°s 93 v°-94 r°;
BNCF, Magi., cl. XXXI, 11, Evangelista, chap. VI, « Della elezione del nostro guardiano », f°s 4 v°-
5 r°: « Et che a ongni tornata il guardiano nostro dia la correzione a chi avesse facto contro a questi
capitoli et mandigli all’altare. »
32. BNCF, Magi., cl. VIH, 1500, fase. 11, Purificazione, chap. XXIV, « Dell’autorità del nostro
guardiano », f68 99 r°-100 r°: « seminando divisioni o scandali e turbando l ’unione etpacie ».
33. Cf. ASF, Cap. CRS 752, Arcangelo Raffaello, chap. X , « Della vita et buoni costumi », chap. X V n ,
« Dell’autorità del guardiano », sans numération; ASF, CRS 1646, fase. 7, Purificazione, f° 280 v°:
« Michele di Girolamo farsettatio, raso per disubidienza ».
34. ASF, CRS 160, fase. 7, fi 41v°: « per aver fatto più volte quistioni e dato e per over giuocato a carte
più volte doppo che g l’era fatto la corretione et per aver rotto una grillando messa d'oro che era nella
porta di nostra compagnia e molte altre cose quali tacerò per il meglio ». Sur cet épisode:
K. EISENBICHLER, The Boys o f the Archangel Raphael, cit., p. 115-116.
L ’id é a l d e p a ix d a n s l e s c o n f r é r ie s d e j e u n e s s e à Florence au xve s iè c l e 439

La décision d’éloigner de la compagnie le jeune coupable était dictée par la


double volonté de le punir par une sanction exemplaire et, surtout, d’éviter le
risque que « sa méchanceté puisse corrompre et infecter ces arbres qui promettent
de générer à la bonne saison le fruit de leur vie sainte et chrétienne »35. En
d’autres termes, il convenait d’écarter du groupe les jeunes « corrompus » qui
pouvaient entraver les idéaux d’innocence et de paix à l ’origine de la confrérie.
Malgré tous les efforts finalisés à la construction d’un cadre apaisé, les
societates puerorum, adulescentium et iuvenum n’arrivaient pourtant pas à élimi­
ner tout à fait leurs désordres internes. Le moment le plus dangereux pour la
tranquillité du groupe demeurait, comme dans la République florentine, celui
des élections. La nomination de celui qui devait devenir le garant de la paix du
groupe pouvait en effet être un motif de désaccord entre les confrères et déclen­
cher ainsi d’importants litiges36. Pour éviter les risques de conflits, qui se multi­
pliaient dans les phases d’intérim, en 1442, saint Antonin, auquel le pape Eugène
IV avait confié la révision des statuts des confréries, introduisit une nouvelle
clause dans la procédure d’élection du gardien, jusqu’alors entièrement gérée par
les membres du groupe : le gardien qui était sur le point de se retirer de sa charge
devait suggérer le nom d’un remplaçant, qui, pour entrer en fonction, avait besoin
ensuite de l’approbation du comité institué par le pape37. Ce comité, chargé à
l’origine simplement de confirmer le choix des jeunes, acquit aussi, dès lors, le
pouvoir de nommer une autre personne s’il ne partageait pas la décision de l’ex-
gardien.
Cette mesure visait donc à renforcer l’autorité des adultes dans l’adminis­
tration des confréries pour mieux assurer la concorde parmi les jeunes. Mais au-
delà de toute pression extérieure destinée à augmenter la surveillance des
societates puerorum, adulescentium et iuvenum, il convient de considérer à
présent les moyens éducatifs que ces groupes se donnaient, outre les rituels de
paix, pour garantir la discipline interne et, surtout, pour former les jeunes dans le
respect de la concorde et de la pureté morale.

35. BNCF, Conv. Sop., D. 3.270, « Capitoli di S. Niccolò del Ceppo », chap. XXV, f° 30 r°, « acciò la sua
malvagità non corrompa e infetti quelli arbori che promettono produrre al tempo loro frutto di santa e
Christiana vita ».
36. Cf. ASF, CRS 1646, fase. 8 , f° 282 r°: « Ricordo come a dì 5 d ’aprile 1533 essendo state assai dijfe-
renzie fra giovani della compagnia, perché alcuni volevano annullar et cassar durante e'nostro guar­
diano, et alcuni ciò far contradicievano. » Cf. aussi Ibid., f° 291 r°.
37. Cf. BNCF, Magi., cl. V m , 1500, fase. 11, Purificazione, chap. V, « Del modo d ’havere il guardiano »,
f° 84 v°: « Il guardiano presente [...] nomini uno o per insino tre et che il primo nominato sia il primo
messo innanzi all’abate della Badia di Firenze e al priore di Sancto Marco et al guardiano della
squola della Natività e a quello di Sancto Nìcholò dal Cieppo e di sancto Giovanni Evangelista. »
Cf. aussi ASF, Cap. CRS 752, chap. H, « Del modo d ’havere guardiano quando per alcun caso man­
ebassi », sans numérotation.
440 ILARIA TADDEI

L e s c o n f r é r ie s d e j e u n e s s e

Pour saisir pleinement la valeur chrétienne de la paix, les jeunes devaient


apprendre tout d’abord les gestes et la signification du repentir, à l’origine de
l’acte fondamental de réconciliation avec Dieu et avec les autres frères. Dans ce
sens, la confrérie se reliait directement aux exigences mises en évidence par les
réformateurs religieux du XVe siècle. Convaincu de l’utilité de la confession
chez les enfants, saint Antonin dressa un ample éventail de péchés afin de les
empêcher d’en apprendre d’autres avec le confesseur38. La révision des statuts
des premières confréries, qui lui avait été confiée par le pape, reflétait aussi la
valeur acquise par le sacrement de la confession dans les pratiques religieuses du
XVe siècle. L’attention portée à la confession chez les enfants contribua ainsi à
mettre en évidence le rôle fondamental exercé par les correcteurs dans les confré­
ries, qui, conformément à leurs hautes fonctions, devaient être des personnes de
grandes qualités, capables de donner le bon exemple aux jeunes. En 1442, saint
Ajitonin établit donc que les deux confesseurs des compagnies devaient toujours
être recrutés parmi les frères dominicains de Saint-Marc et les moines bénédictins
de la Badia39. En tant que guides spirituels du groupe, les correcteurs étaient en
effet responsables de l’éducation morale et religieuse des jeunes et, pour cela, ils
devaient savoir bien écouter en confession tous les frères, les corriger de façon
adéquate et ainsi les former aux vertus chrétiennes40. Le respect de la confession
mensuelle était l’un des premiers devoirs des confrères qui, dans ce domaine,
étaient étroitement tenus sous contrôle par le « sceau de foi » délivré, comme
preuve, par les correcteurs après le sacrement41. La non-observance prolongée de
ce devoir pouvait en effet être cause d’expulsion du groupe et la confession était
toujours un acte de réconciliation nécessaire pour être réintroduit dans la confré­
rie, après une longue absence42.
Une fois que les jeunes avaient intériorisé la valeur du repentir et s’étaient
familiarisés avec les gestes de la confession, ils pouvaient aussi s’adonner à des
pratiques de contrition plus sévères. Les pénitences corporelles, comme le jeûne

38. G. A RAN CI, « La catechesi a Firenze nel XV secolo », dans G. R o l f i , L. Seb r eg o n d i et P. V m , La


Chiesa e la città, cit., p. 77.
39. C. C. CALZOLAI, Frate Antonino dei Domenicani di Firenze, Firenze, 1960, p. 79 ; BNCF, Com. Sop.,
D. 3.270, chap, n, « Del correttore e suo officio », f° 7 v°.
40. ASF, Cap. CRS 752, chap. XIV, « Dell’uscita e dipartenza de fratelli », sans numérotation; ASF, CRS
160, fase. 8 , 12 i® ; ASF, CRS 160, fase. 8 , f° 12 r°; ASF, CRS 1649, fase. 15, fi 44d; Ibid., 1647,
fase. 10, f° 27 r® ; Ibid., 1654, f> 32.
41. BNCF, Conv. Sop. da ordinare, Badia Fiorentina 33, S. Bernardino da Siena e S. Caterina, chap. XV,
« Quello ànno a ffare e ebonfessori e chorrettori », fos 8 v°-9 r°.
42. Ibid., cap. XIX, « Chôme e in che modo s’ànno a ffare le nostre tornate e divotioni e dello ufficio s’à a
dire », f° 11 v°; BNCF, Magi., el. VIH, 1500, fase. 11, Purificazione, chap. XVHI, « Della conversa­
tione et chorretione de’ fratelli », fi1 94 r°-v°.
L ’id é a l d e p a ix d a n s l e s c o n f r é r ie s d e je u n e s s e à Florence A u x v e s iè c l e 441

et l’auto-flagellation, s’adressaient en effet aux confrères qui avaient atteint la


majorité, c’est-à-dire l’âge de 15 ans43. Ce n’était qu’à ce moment-là que les
jeunes étaient considérés capables, à la fois, de supporter physiquement les morti­
fications du corps et d’en comprendre la valeur. Les confrères plus âgés s’entraî­
naient donc dans ces exercices de pénitence dans des réunions à part, qui se
déroulaient dans la matinée, tandis que les autres confrères se retrouvaient dans
les premières heures de l’après-midi.
Dans ces réunions, les plus jeunes se consacraient principalement aux dévo­
tions: ils priaient, chantaient les hymnes religieux, récitaient des sermons. Ces
activités dévotes alternaient aussi avec des moments plus récréatifs, destinés à la
préparation et à la représentation des spectacles théâtraux et au jeu de balle. Cette
activité ludique, que les pédagogues humanistes considéraient comme un jeu
édifiant pour le corps, était la seule pratique sans buts éducatifs autorisée dans le
cadre confraternel. Mais, même celle-ci, n’était pas purement récréative: d’une
part, elle était destinée, en tant que moindre mal, à éloigner les jeunes des jeux
plus dangereux ; d’autre part, comme les documents confraternels le présentent, la
détente du moment ludique pouvait ensuite permettre aux jeunes de mieux se
concentrer sur les activités de dévotion et de charité44. Les formes d’entraide, qui
garantissaient assistance matérielle et spirituelle aux frères malades, avaient aussi,
comme les activités de dévotion et de pénitence, des finalités essentiellement
éducatives : grâce à l’exercice prolongé des œuvres de dévotion, de contrition et
d’assistance mutuelle, les jeunes devaient apprendre l’éthique de la solidarité
fraternelle.
Le projet d’édification morale et spirituelle de la jeunesse mis en place par les
confréries prévoyait la transmission d’un ensemble de règles de conduite que les
jeunes étaient tenus d’adopter à l’intérieur et à l’extérieur de la compagnie. Dans
ce but, les statuts décrivaient soigneusement tous les comportements que les
jeunes devaient assumer à chaque moment de leur vie. Dès les premiers gestes
qui marquaient leur entrée dans la confrérie, ils étaient soumis à un contrôle cons­
tant de leur attitude corporelle et ce, également, par une maîtrise de leur esprit : ils
devaient frapper à la porte de la compagnie sans faire trop de bruit, garder
toujours une posture convenable, attendre assis et en silence le début des dévo­
tions en évitant de demeurer dans l’oisiveté, fut-ce pour quelques instants.
Pendant ces intervalles, les confrères étaient tenus, sans jamais murmurer, de
prier mentalement ou de s’occuper en lisant45.

43. ASF, Cap. CRS 752, chap. XIV, « Dell’uscita e dipartenza de’ fratelli », sans numérotation ; ASF, CRS
160, fase. 8,c. 12 r°.
44. ASF, CRS 134, S. Antonio da Padova, fase. 3, f° 28 v°.
45. BNCF, Magi., cl. V m , 1500, fase. 11, Purificazione, chap. XV, f° 104 v °; BML, Acquisti e doni, 336,
chap. Vffl, f°s 10 r°-v°, 23 r°; BNCF, Com. Sop. da ordinare, Badia Fiorentina 33, S. Bernardino e
S. Caterina, chap. X K , « Chôme e in che modo s’ànno a ffare le nostre tornate e divotioni e dello
442 Il a r i a Ta d d e i

Dans les raes, les jeunes étaient aussi appelés à se comporter convenablement,
c’est-à-dire sans crier, sans courir, sans lancer des objets ou faire du « brait avec
les enfants, ou se disputer, ou outrager autrui par des mots ou des actions »46. Les
confrères ne pouvaient ni porter des armes, ni revêtir des habits luxueux, ni prati­
quer les ludi militaires, tels que les batailles de cailloux, les joutes, les tournois, ni
assister aux danses ou, plus généralement, aux fêtes profanes47. Tous leurs gestes
devaient être dictés par la modération, l’humilité et la gravitas, c’est-à-dire les
valeurs exaltées par les pédagogues humanistes et par les réformateurs religieux48.
Pour transmettre aux confrères ces règles de conduite, qui mettaient entièrement
en cause les mœurs typiques de la jeunesse, ces associations leur proposaient à la
place des jeux violents de la rue des activités édifiantes. Dans ce but, les confréries
les réunissaient précisément les après-midi des jours festifs, c’est-à-dire lorsque les
jeunes, délivrés de leurs engagements professionnels ou scolaires, pouvaient se
consacrer plus longtemps à leurs passe-temps habituels. Comme les statuts de la
compagnie de la Purification le prescrivaient, les confrères étaient encouragés à
« se retrouver ensemble le plus souvent possible afin de garder leur pureté, de se
tenir éloignés des mauvaises compagnies et de s’habituer à la fréquentation des
garçons de leur âge »49. La division des jeunes selon des groupes d’âge homogènes
était en effet considérée comme un moyen d’éliminer les problèmes fiés aux périls
de la jeunesse, et, comme le suggéraient les statuts confraternels, de grandir en
pureté, en restant toujours chastes et innocents comme les enfants.
Dans ce cadre discipliné, l’activité confraternelle qui s’adaptait le mieux aux
méthodes et aux principes éducatifs des pédagogues humanistes était la récitation
des sermons et surtout la représentation des drames sacrés. Ces activités édifian­
tes, qui n’excluaient pas de moments d’amusement et de détente, entraînaient les
jeunes aux exercices mnémoniques et à la rhétorique. L’éloquence sacrée était
l’activité pouvant le mieux préparer les jeunes à la maîtrise de la voix et à l’usage
de la parole et, en même temps, à l’exercice du silence et de l’écoute. Il s’agissait
de qualités fondamentales pour le bon chrétien, mais surtout pour le citoyen idéal,
qui devait nécessairement parfaire sa technique oratoire pour participer à la vie

ufficio s’à a dire », f°s 10 v °-ll v°, « e sse non si dicesse l ’uficio o altro, tolgha qualche chosa da lleg­
gere acciò non istia ozioso, tenendo silenzio, quando non leggiesse o salmeggiasse e quando pare al
nostro ghuardiano si chomincì l ’uficio ».
46. BML, Acquisti e doni, 336, chap. VIH, f® 10 r°-v°.
47. ASF, Cap. CRS 752, Arcangelo Raffaello, chap. X, sans numérotation; BNCF, Magi., cl. VUI, 1500,
fase. 11, Purificazione, chap. XV, f° 9 2 1°.
48. ASF, CRS 160, fase. 6/7, f° 24 v°; BNCF, Magi., cl. 1500, fase. 11, Purificazione, chap. XVIII, « Della
conversatione et chorretione de’ fratelli », f°s 93 v°-94 r°; ASF, Cap. CRS 752, Arcangelo Raffaello,
chap. X, « Della vita et buoni costumi », sans numérotation; BNCF, Magi., cl. XXI, fase. 11,
Evangelista, chap. IH, « Dell’onestà et costumi de’ ffategli », fos 3 v°-4 r 0 ; BNCF, Conv. Sop. da ordi­
nare, Badia Fiorentina 33, S. Bernardino e S. Caterina, chap. XX, « Dell’onestà e buoni chostumi »,
fos ff yO-12 v°.
49. BNCF,M agi.,cl. 1500,fase. 11,Purificazione,chap. XVin,f°94r°.
L ’id é a l d e pa ix d a n s l e s c o n f r é r ie s d e j e u n e s s e A F l o r e n c e a u x v « s iè c l e 44 3

politique; et cela, tout particulièrement, dans une société mercantile telle que
Florence au Quattrocento. Enfin, par la représentation des drames sacrés, fondés
souvent sur des narrations bibliques et hagiographiques, les jeunes pouvaient
incarner les vertus des protagonistes qu’ils imitaient et être ainsi éduqués dans les
gestes et dans la parole.
Le modèle à suivre s’écartait totalement du comportement naturel de l’enfant
et correspondait, en revanche, à celui du topos hagiographique du puer senex,
c’est-à-dire de l’enfant qui a acquis la gravitas de l’homme adulte50. L’image qui
devait le mieux illustrer cette conduite était celle des confrères défilant en petits
anges dans les processions publiques. À ces occasions, les statuts de la confrérie
de l’Archange Raphaël recommandaient aux jeunes d’adopter dans leurs gestes
« ordre, gravité, modestie et paix dans leur esprit pour donner un bonne exemple
au peuple »51.
Le dernier aspect ici mentionné met en évidence une nouvelle fonction des
confréries qui, cette fois, ne s’exerce pas seulement sur les enfants, mais, à travers
leur action, intervient aussi sur les adultes. Précisément, il s’agit du rôle de
porteurs de paix et de purification que les confréries attribuent à leurs membres.

Le rôle des confréries d a n s l a société florentine

Les archives confraternelles soulignent à plusieurs reprises le fait que le spec­


tacle des enfants qui marchaient en silence et de façon grave et solennelle dans
les processions, comme celui des confrères récitant des sermons ou jouant des
drames sacrés, avait un fort pouvoir d’émotion sur le public: à leur vue, les
adultes émus et en larmes se repentaient de leurs péchés. Les larmes étaient le
signe évident de l’authenticité du repentir et l’expression de l’union spirituelle de
l’âme avec Dieu. Le fait d’être incapable de pleurer était en revanche perçu
comme la privation d’une vertu divine qui pouvait témoigner d’un rapport
inachevé avec Dieu52. Ainsi, le frère dominicain Séraphin Razzi, pour souligner
la différence de niveau et de sincérité entre la prédication de Jérôme Savonarole
et celle d’un prêcheur appelé par Laurent de Médicis, relate que ce dernier prédi-

50. BNCF, Magi., cl. VIH, 1500, fase. 11, Purificazione, chap. I, f° 83 r°-v°. Pour le topos hagiographique
d u puer-senex, dont la tradition remontait à Cicéron: E. Giannarelli, « H puer senex nell’antichità:
appunti per la riconsiderazione di un problema », dans O. NICCOLI, dir., Infanzie, Florence, 1993,
p. 73-112.
51. ASF, Cap. CRS 752, cap. XVI, « Come ciascuno de’ fratelli debba haver vesta », sans numérotation,
« ogn’ordine et gravità et modestia et pace delle menti loro per dare buono exemplo al populo ».
52. Voir l ’exemple célèbre de Saint Louis souffrant de l’absence des larmes: J. Le G off , Saint Louis,
Paris, 1996, p. 760. Sur le thème des larmes, voir P. N agy , Le Don des larmes au Moyen Âge. Un
instrument spirituel en quête d ’institution (tN-XIIF siècle), Paris, 2000.
444 Il a r i a Ta d d e i

cateur, lorsqu’il prononçait les sermons, ne réussissait pas à pleurer spontané­


ment, comme c’était le cas pour Savonarole; il prenait alors de fausses larmes
qu’il « mettait exprès sur ses yeux et lorsqu’elles étaient en train de tomber des
yeux sur ses joues, les reprenait et les jetait au peuple »53.
Les larmes avaient donc une valeur positive que les statuts de l’une des quatre
« buche », celle de Saint-Antoine abbé, à laquelle était liée la compagnie des jeunes
de Saint-Bernardin et Sainte-Catherine, expliquent en termes on ne peut plus
clairs: le gardien devait « amener les confrères à la discipline, donc à la flagella­
tion, et aux larmes, en leur montrant qu’il fallait les aimer puisque tantôt l’homme
pèche, tantôt il doit être préparé et prompt à la pénitence et aux larmes »54.
Mais pourquoi les confrères avaient-ils la capacité de faire pleurer les adultes ?
Quelle était la cause de ces pleurs ?
Les témoignages documentaires décrivent le public qui assistait aux proces­
sions, aux récitations des sermons et aux représentations sacrées comme profondé­
ment ému, étonné et émerveillé. C’est ainsi que la réaction du public est évoquée
dans les documents qui nous sont parvenus55. Or, ces sentiments semblent décou­
ler essentiellement du contraste entre l’âge des acteurs, qui devaient être choisis
parmi les confrères plus jeunes, et leur comportement grave et solennel. C’était la
pureté de ces cœurs enfantins accompagnée de la gravitas de l’âge mûr qui pro­
voquait l’émotion et les larmes chez les adultes. La vue de ces modèles de perfec­
tion frappait fortement le public qui était ainsi amené à la contrition.
La confrérie prêtait donc cette fonction aux enfants qui, par leur bon exemple,
pouvaient purifier la société et provoquer une catharsis générale. Leurs gestes et
leurs paroles n’étaient plus considérés comme ceux de simples enfants, mais
comme la voix des envoyés de Dieu. Cette idée devait être reprise plus tard par
Jérôme Savonarole dans la réforme morale qu’il organisa entre 1495-1498: les
enfants - anges du frère dominicain devaient régénérer les coutumes sociales et
reconstruire Florence sur le modèle d’une nouvelle Jérusalem56.

53. BM, Moreni 285, Serafino Razzi, « Vita di Fra Girolamo e sommario delle apologie di lui », fos 38 v°-
39 r°, « a sua posta e quando gli cadevano dagli occhi le lacrime di su le guance se le raccoglieva
sopra e al popolo le gettava ».
54. ASF, CRS 107, f° 19 r°-v°: « Il governatore annuiscila et persuada con qualche dolce parola e fratelli
alla disciplina et alle lacrime, mostrando loro quanto quelle si debbano amare et desiderare perché
così come l ’uomo è stato prompto et inclinato al peccare così debba essere presto alla penitentia et
alle lacrime. »
55. Voir par exemple: ASF, CRS 160, Arcangelo Raffaello, fase. 6/7, f° 14 v°.
56. Sur le rôle des enfants dans le mouvement de renouvellement : R. C. T r e x l e r , Rituale : Adolescenza e
salvezza, eit., p. 123-141 ; O. NICCOLI, Il seme della violenza, cit., p. 77-83 ; EADEM, « I bambini del
Savonarola », dans G. G a RFAGNINI dir., Studi savonaroliani. Verso il V centenario, Florence, 1996,
p. 279-288 ; O. NICCOLI, « Ifanciulli del Savonarola: usi religiosi e politici dell’infanzia nell’Italia del
Rinascimento », dans A. FONTÈS, J.-L. FOURNEL, M. PLAISANCE, dir., Savonarole. Enjeux, débats,
questions, Actes du colloque international (Paris, 25-27 janvier 1996), Paris, 1998, p. 105-120;
L ’id é a l d e p a ix d a n s l e s c o n f r é r ie s d e j e u n e s s e à F lorence a u x v s iè c l e 445

Ce rôle miraculeux que les confréries tout d’abord, Savonarole ensuite, attri­
buent aux p u eri doit certes être replacé dans le climat culturel et religieux du
Quattrocento, qui tend à valoriser l’enfant. Bien que la vision de l’enfance n ’ait
pas complètement perdu l ’ambiguïté de l’innocence liée à Vinfirm itas - une
conception remontant, comme l’on sait, à saint Augustin - la pureté de l’enfant
fut en effet exaltée comme une vertu divine qui lui conférait un pouvoir sacré57.
D’où la multiplication de récits de miracles concernant les enfants, la diffusion
des images de l’enfant Jésus et du massacre des Innocents par Hérode dans l’art
chrétienne du XVe siècle58.
Cependant, si les enfants deviennent source d’un discours miraculeux, c’est
aussi parce que les élites urbaines craignaient leurs jeux violents et leurs compor­
tements indisciplinés qui menaçaient l’ordre public. Ainsi la confrérie réunit-elle
les enfants, les adolescents et les jeunes, trois catégories sur lesquelles se focali­
saient les préoccupations et les aspirations des autorités civiles et religieuses de
Florence. Elle cristallise les valeurs morales de ces groupes dans l’image positive
de pureté et d’innocence propre à l ’enfance.
Rappelons aussi que les jeunes constituaient le groupe qui était le plus impli­
qué dans les jeux militaires, traditionnellement associés à la formation du m iles 59.
Mais, au XVe siècle, les violences des iuvenes ne trouvaient plus les mêmes justi­
fications morales, sociales et politiques dont elles jouissaient à la période commu­
nale. Nous savons que les autorités civiles florentines tentèrent à plusieurs
reprises de réglementer et d’encadrer les jeux militaires les plus répandus, comme
les batailles de cailloux, dans des formes rituelles, qui limitaient l’expression de
leur violence60. La réglementation des jeux juvéniles s’accompagna aussi d’un
processus de moralisation de la jeunesse dont les so cieta tes puerorum , adu lescen ­
tium e t iuvenum constituèrent la manifestation la plus significative. Comme nous

G. ClAPPELLI, Carnevale e Quaresima, cit., p. 213-233; I. TADDEI, « Domenico Buonvicini e i


fanciulli », dans Valdinievole. Studi storici, 1, 2000, p. 59-72 ; L. POLIZZOTTO, Children, cit.,
p. 107-137.
57. M. E. GOODICH, « Il fanciullo come fulcro di miracoli e potere spirituale (xm e XTV secolo) », dans
A. PARAV1CINI BAGLIANI, A. VAUCHEZ dir, Poteri carismatici e informali: chiesa e società
medioevali, Païenne, 1992, p. 38-57 ; D. L e t t , « L’enfant dans la chrétienté, ve-xine siècles », dans
D. ALEXANDRE-BIDON, D. L e t t , Les enfants au Moyen Âge, Ve-XVe siècles, Paris, 1997, p. 44-45 ;
A. GIALLONGO, Il Bambino medievale. Educazione ed infanzia nel Medioevo, Bari, 1990, p. 54-55.
58. P. RlCHÉ, D. Ale x a n d r e -B id o n , dir., V enfance au Moyen Âge, Paris, 1994.
59. F. C a r d in i , « Concetto di cavalleria e mentalità cavalleresca nei romanzi e nei cantari fiorentini »,
dans I Ceti dirigenti nella Toscana tardo medievale. Atti del terzo convegno del comitato di Studi sulla
Storia dei ceti dirigenti in Toscana (Firenze, 1980), Monteoriolo (Florence), 1983, p. 157-192;
S. G a spa r r i , I « milites » cittadini. Studi sulla cavalleria in Italia, Rome, 1992, p. 31-54;
É. CROUZET-Pavan , « Une fleur du mal ? », cit., p. 199-254.
60. Sur la politique adoptée par la commune florentine en matière des jeux : A. ZORZI, « Battagliole e giochi
d’azzardo a Firenze nel tardo Medioevo: due pratiche sociali tra disciplinamento e repressione », dans
G. ORTAULI dir., Gioco e giustìzia nell’Italia di Comune,Trévise-Rome, 1993, p. 73-86.
446 Il a r i a Ta d d e i

l ’avons vu, les confréries dictaient une conduite morale et sociale à leurs
membres qui rejetait totalement le modus vivendi des enfants et des jeunes dans
les rues, leurs mœurs violentes, rixes et autres batailles de cailloux. La volonté de
pacification de la société florentine passait donc par l’encadrement de la jeunesse
dans les confréries. Ces structures ouvertes à toutes les couches de la population
devaient réaliser le miracle social de pacification et de « disciplinamento » de
toute la société florentine: les enfants, bien instruits et encadrés, pouvaient
constituer des générations de citoyens meilleurs, liés par des relations très amples,
qui surmontaient les limites territoriales, sociales et politiques de la ville ; de plus,
les enfants avaient aussi la faculté de frapper les esprits des adultes, de les amener
à se repentir, en contribuant à une catharsis générale.

En conclusion, arrêtons-nous sur un exemple qui illustre parfaitement le


discours utopique à l’origine du projet des confréries. Selon la chronique du
couvent de Santa-Maria Novella, un miracle de la Vierge en faveur des pueri
(fanciulli) serait l’élément inspirateur de la donation effectuée par la puissante
famille des Ricasoli à la confrérie de la Pureté, fondée le 13 mars 147561. Cette
chronique décrit en termes très réalistes un groupe d’enfants courant dans un
cimetière, où ils simulent des batailles. Le jeu violent est soudainement inter­
rompu par l’apparition de la Vierge qui incite l’un des enfants à l’abandon de la
bataille. Dès cet instant, le puer, éclairé par la vision mariale, emploie l ’arme du
jeu (un roseau feuillu) pour ôter la poussière de l’image de la Vierge, qui est ainsi
mise en valeur.
Le discours est clair: comme la Vierge elle-même, la confrérie aurait pu inter­
rompre les jeux violents et préparer ainsi les jeunes à des activités plus édifiantes.
Mais plus encore : comme dans le miracle destiné à inspirer la compagnie de la
Pureté, les enfants auraient été aussi en mesure d’attirer toute la cité vers les
dévotions et le culte religieux, et de la rapprocher ainsi de l’image céleste.

61. S. Orlandi, « La cappella e la compagnia della Purità in S. Maria Novella di Firenze », dans Memorie
domenicane, 30,1958, p. 7-18, « avendo alcuni fanciulli prese dal vicino canneto delle canne frondose
come spazzole, circa l'ora ventesima cominciarono a scorrere qua e là nel cimitero. Ora accadde che
mentre essi con finta guerra, come sogliono i fanciulli, scorazzano per il cimitero, uno di essi, nato
dalla famiglia de’ Ricasoli, giunto dinanzi alla pittura si sente chiamare dalla beatissima Madre di
Dio. Il fanciullo rimane come sospeso dalla novità di quella voce. Sente chiamarsi ancora una
seconda volta e ascolta la voce che gli chiede di ripulire colla sua canna frondosa la sua immagine
dalla polvere e dai ragnateli. Il fanciullo obbedì docilmente ».
INDEX DES NOMS DE LIEUX ET DE PERSONNES

Abbeville : 209. Amaury de Séverac : 234.


About, Ilsen : 219. Ambroise de Milan : 4 8 ,5 5 ,5 8 .
Abraham : 40,58. Amérique : 287.
Abulafia, David : 385. Amida : 20.
Acre : 130. Amiens : 2 0 7 ,2 1 7 ,2 1 9 , 324-326.
Acron : 24. Ammien Marcellin : 20.
Actium : 25. Anchin : 214.
Adam de Houghton : 169-171. Angers : 203.
Adam de Orleton : 170. Angleterre : 168,206-208,222.
Adam : 56,58. Angoulême : 163.
Adhémar de Chabannes : 325. Anne de Bretagne : 164.
Aelred de Rievaulx : 148. Anonyme Romain : 262.
Afrique : 31,34,45,359. Antoine : 2 5 ,3 2 ,3 3 ,3 6 ,4 6 .
Agamemnon : 29. Antonin, saint, cf. Pierozzi, Antonin.
Agde : 82-84. Antonio de Bitonto : 273.
Agenais : 90. Apulée : 29.
Agnès de Castille : 81. Aquilée : 120, 314.
Agnès, sainte : 366. Aquitaine : 159,162.
Aix : 69,82,89. Arezzo : 2 9 8 ,3 0 0 ,3 0 3 ,3 1 0 .
Alain de Lille : 81-82,256,259. Argenteuil : 99.
Alane : 58. Aristote : 25, 46, 130, 132, 136, 140, 393,
Albert, patriarche d’Antioche : 119. 3 9 5 ,3 9 7 ,3 9 9 ,4 0 5 ,4 0 7 ,4 1 1 .
Albertano da Brescia : 258,422-423. Arius : 4 7 ,5 4 .
Albi : 70. Arles : 6 9 ,7 1 , 8 2 ,8 6 , 87, 8 9 ,2 2 5 -2 2 6 ,2 3 2 ,
Albizzi, Rinaldo degli : 414,417,419. 326.
Alcuin : 261. Arnaud Amaury : 70.
Alençon, duc d’ : 211. Arnaud de Cervole : 1 5 7 ,2 2 8 ,2 2 9 .
Alexandre de Halès : 127-129. Arques, vicomte d ’ : 213.
Alexandre IH, pape : 89. Arras : 164, 177, 204, 209, 211-214, 216-
Alexandre : 47,54. 218,221-222.
Alexandrie : 42. Artifoni, Enrico : 1 3 ,2 5 7 ,2 9 9 .
Algai, Martin : 90. Artois : 209.
Alighieri, Dante : 261. Arundel, Thomas : 171-172,177.
Al-Kamil, sultan : 288,302. Ashton, Robert : 172.
Allemagne : 314. Asquinus, doyen d ’Aquilée : 314.
Alpes : 227. Assise : 246, 286-287, 290, 292, 296, 305,
Alphonse, comte de Poitiers : 226. 311-312.
Alphonse, roi d’Aragon et de Naples : 425, A sti: 116,313-314,333.
427,429. Athènes : 30.
Alphonse E, comte de Provence : 83,89. Aubignan : 231.
Amaury de Bène : 96. Aubry de Trois-Fontaines : 65.
448 Prêc h er l a p a ix e t d isc ip l in e r l a s o c ié t é

Auge, vicomté : 205. Bedford : 207.


Auguste: 9-10, 17, 21-22, 25-27, 37-38, Beilanger, Christine : 216.
55,59. Benincasa, chanoine : 253.
Augustin d’Hippone : 9, 17-18, 20-21, 31, Benoît XH, pape : 227.
34, 36-37, 44-45, 48, 55, 56-60, 101, Benoît Xm, pape : 228, 233-234, 236-237,
126, 128-129, 132, 139, 146, 149, 265, 239.
289, 361, 370-371, 390-391, 408, 410- Benoît XV, pape : 284.
411,445. Bentevolie, Rainalducius : 344.
Aulu-Gelle : 22. Benvegnati, Iohannes : 345.
Autriche : 314. Benvenuto d’Imola : 268-269.
Auvergne : 99,236-237. Bergame : 115,117.
Auxerre, Auxeirois : 93,209-210,218,223. Bériou, Nicole : 9 4 ,2 5 7 , 334.
Avignon: 71, 73, 75, 89, 101, 225-229, Berlin : 287.
231-232,236,238-239,267,384. Bernard de Clairvaux : 2 3 ,5 9 ,6 8 ,9 8 ,1 4 8 .
Avranches : 155-157. Bernard de Sora, évêque : 291.
Aymery de Peyrac : 230. Bernard, Etienne : 159.
Azario, Pietro : 264-265,268. Bernard, Gui : 159,160-161.
Bernardin de Feltre : 273.
Babylone : 149,246. Bernardin de Sienne : 2 7 2 ,2 7 4 ,4 3 6 ,4 4 4 .
Balducci, Ernesto : 286. Bemardon de Serres : 232.
Baluze, Étienne : 67, 80. Bemardone, Jean : 292.
Bapaume : 221. Bertrand de Baux, seigneur de Gigondas :
Baronius, César : 314. 2 3 1 ,2 3 3 ,2 3 6 .
Barthélemy de Capoue : 387-388, 390-392, Bertrand Du Guesclin : 156-157, 163, 227,
398. 2 32,238.
Barthélemy, Dominique : 325. Bertrand, Pierre, cardinal évêque d ’Ostie :
Bartolomei, Giovanni : 271. 229.
Baschi, famille : 232. Bethléem : 18.
Basin, Thomas : 161. Béthune : 216.
Bas-Languedoc : 235. Bevignate, saint: 320, 321,331, 333, 343,
Bas-Rhône : 71,79,88. 344.
Baudouin, comte : 326. Béziers : 6 7 -6 8 ,7 3 ,7 5 ,8 3 -8 4 ,8 5 ,9 2 .
Baux : 231-232. Béziers-Carcassonne, vicomté : 65, 70, 79,
Bavière : 23. 8 3 ,8 7 ,9 8 ,1 0 0 .
Bayeux : 96. Biget, Jean-Louis : 78.
Beaucaire : 73. Bohème : 314.
Beaufort : 171,176. Bois, Guy : 161.
Beaufort, Henry : 171,174. B ologne: 245, 298-299, 301, 303, 313,
Beaufort, Thomas : 171-172,177. 3 1 8 ,3 2 0 ,3 4 9 ,3 5 1 ,3 8 7 .
Beaumes-de-Venise : 234. Bonacursi, Pascucius : 345.
Beaumont, Humbert de : 232,236. Bonaventure : 1 4 1 ,1 4 8 ,1 5 3 ,2 8 4 ,2 9 3 .
Beaune, Colette : 164. Boncompagno da Signa : 1 3 ,2 5 7 ,2 5 8 ,2 7 0 .
Beauquesne : 207. Boniface, comte : 4 8 ,5 7 .
Beauvais : 97. Bosquet, François, évêque de Montpellier :
Becchi, Ricciardo : 277. 80.
Becket, Thomas : 67. Boucicaut, Geoffroy : 228, 232, 234, 236,
Bède le Vénérable : 408. 237,239-240.
In d e x d e s n o m s d e u e u x e t d e pe rso n n es 449

Boucicaut, Jean : 232. Cardini, Franco : 306.


Bourbon, duc de : 203. Carducci, Giosuè : 285.
Bourdieu, Pierre : 12,248,249,250. Camèade : 21.
Bourgeois de Paris : 223. Carpentras : 8 7 ,2 2 9 ,2 3 3 .
Bourges : 160. Canches : 25.
Bourgogne : 98, 155, 164, 205, 207, 212- Carthage : 3 4 ,3 7 ,4 2 ,6 7 .
214,218-220,223. Casagrande, Giovanna : 322.
Bourse, Guillem : 213. Cassien, Jean : 148.
Boyer, Jean-Paul : 262. Castelnaudary : 9 0 ,1 0 1 .
Boyer, Laurent : 222. Castille: 1 6 3 ,2 1 6 ,2 3 8 .
Bradwardine, Thomas : 171-172. Castillon : 159-160.
Braybroke, Robert, évêque de Londres : Castres : 7 7 ,7 9 .
172. Catalogne : 11.
Brescia : 301,314. Catelano, frère « gaudente » : 349.
Bressanone : 327. Catherine de Baux : 231.
Brest : 176. Catherine de Sienne : 259.
Bretagne : 155-156,163-165,175-176,203, Catilina : 3 4 ,4 5 .
207. Cauchies, Jean-Marie : 2 15,219.
Brétigny : 175-176,203,208-209,222-223. Caudebec : 213.
Brian, Guy : 172. Caux : 213.
Brucker, Gene : 420. Cazelles, Raymond : 221.
Bruges : 206,214. Célestin IU, pape : 81.
Brunet, Etienne : 168,174. Césaire de Heisterbach : 332.
Busalacchi, Gabriella : 141. César: 1 8 ,2 2 ,2 6 ,3 1 ,3 4 ,3 6 ,4 6 ,1 6 3 .
Bush, George W. : 53. Césarée : 50.
Bussolari, Iacopo : 264, 265, 266-268, 271, Chabrillan : 241.
275. Chalcédoine : 2 8 9 ,3 0 9 .
Buzaffî, Berto : 236-237. Charlemagne : 261.
Buzius,Odemaro : 111. Charles de Blois : 207.
Charles de Poitiers : 235.
Cabassole, Philippe : 238. Charles de Valois : 253.
Caby, Cécile : 351. Charles d’Orléans : 177.
Caen : 206. Charles Ier d’Anjou : 257, 334, 335, 357-
C aïn : 56. 3 6 1 ,3 6 5 -3 6 6 ,3 8 3 -3 8 4 ,3 8 6 ,3 9 2 .
Calais: 176,187,203. Charles H d ’Anjou : 383 -3 8 4 ,3 8 7 ,3 9 4 .
Calgacus : 39. Charles IV, empereur : 263.
Calixte m , pape : 240. Charles le Mauvais, roi de Navarre : 157,
Camille : 20,22,24,26. 176.
Camino, Da : 115. Charles le Téméraire : 165,204.
Campi, Pier Maria : 254. Charles V, roi de France : 155-158,163.
Canetti, Luigi : 254. Charles VI, roi de France : 163.
Capestang : 84. Charles VH, roi de France : 159-161, 163,
Capitini, Aldo : 286. 2 0 7 ,2 1 9 ,2 3 2 .
Capoue : 157. Charles VIH, roi de France : 162-164.
Carcano, Michele : 272,274. Charles, dauphin : 208.
Carcassonne : 69, 75, 79, 89, 92, 93, 98, Chartier, Alain : 158.
100,206. Chartier, Jean -.2 11,216,224.
450 PRÊCHER LA PAIX ET DISCIPLINER LA SOCIÉTÉ

Chartres : 97. Cordoue : 160.


Chastellain, Georges : 2 0 4 ,2 2 1 . Corippe : 59.
Châteauneuf-du-Pape : 239. Corneille de Rome : 45.
Chenu, Marie-Dominique : 18. Cossadoca, Vicedomino : 111.
Cherbourg : 156,176. Côte d’Or : 219.
Chevreuse : 93. Courtenay, Robert de : 96.
Chiffoleau, Jacques : 90. Courthézon : 231.
Chrysogone, saint : 67. Crassus, M. : 25.
Chrysopolis : 50. Crema : 273.
Chypre : 229. Crémone : 116,255,314,423.
Ciacco : 380. Cruscades : 84.
Cicéron : 21-23, 25, 31-36, 38, 45-46, 55, Cusset : 205,222.
5 7 ,5 9 ,1 2 7 ,1 2 9 ,2 6 5 ,4 4 3 . Cyprien de Carthage : 17,42-46.
Cîteaux : 7 0 -7 1 ,7 5 ,7 8 ,8 3 -8 4 ,8 6 -8 8 .
Città di Castello : 344. Dagron, Gilbert : 49.
Cividale : 313,314. Damase, pape : 34.
Claudien: 3 4 ,4 1 ,4 2 ,4 3 ,4 6 . Damiette : 307,309,311.
Clément de Rome : 42. Danemark : 229.
Clément IV, pape : 3 3 4 ,3 5 8 ,3 6 0 ,3 9 2 . D’Annunzio, Gabriele : 285.
Clément VI, pape : 2 2 7 ,3 3 0 . Darius : 57.
Clément VU, pape : 2 2 8,238. Dauphiné : 221,241.
Clérée,Jean: 163. Dauvet, Jean : 159.
Clermont : 237. David : 40,55,90,390,400,408.
Clisson, Olivier de : 156,203. De La Mare, Peter : 168.
Clodius : 3 3 ,4 5 . Debax, Hélène : 79, 87.
Closerer : 330. Decius Saxa, L. : 25.
Clovis, roi : 5 0 ,1 6 3 . Defoumy, Maurice : 131.
Cohn, Norman : 331. Delcomo, Carlo : 272.
Cola di Rienzo : 261-263,268-269,276. Delehaye, Hippolyte : 323,330.
Collestrada : 292. Delphes : 19.
Collet, Jehan : 218. Démétrius : 410.
C ologne: 8 0 ,9 7 ,3 2 7 . Denifle, Henri : 157.
Compagni, Dino : 2 5 3,372. Denys l’Aéropagite : 147,151,399.
Compostelle : 82. Despenser, Henry, évêque de Norwich
Comtat Venaissin : 8 7 ,2 2 5 -2 3 2 ,2 3 6 ,2 4 2 . 170,172.
Conflans : 204. Dessi, Rosa Maria : 168,279,360,413.
Congar, Yves : 79. Dickson, Gary : 319,322.
Conigliano : 115. Die, Diois : 228,236.
Conradin : 35 8,360. Dieppe : 213.
Constance U, empereur : 58. Dijon : 205.
Constance, empereur : 58. Dioclétien, empereur : 28.
Constant, Monique : 221. Diodore de Sicile : 19.
Constantin, empereur: 25, 33, 40, 47-54, Dion Chrysostarne : 20.
5 8 ,1 6 0 . Dominique, saint : 63,86,259,332.
Constantinople : 4 2 ,9 3 . Donatus : 44.
Copini, Francesco, évêque de Terni : 422. Doria : 384.
Corbie: 324-326,331. Douai : 206-208.
In d e x d e s n o m s d e u exjx e t d e p e r s o n n e s 451

Dubois, Pierre : 11,270. Felicissimus : 45.


Durkheim, Émile : 250. Fermo : 274-276.
Duvemoy, Jean : 74. Ferrant, roi d’Aragon : 425.
Ferrare : 120,314.
Écosse : 176,187,189. Ficin, Marsile : 424.
Édouard U, roi d’Angleterre : 170. Fieschi : 384.
Édouard IU, roi d’Angleterre : 170, 175, Fitzalan, Thomas : 177.
206. Flandres : 1 7 0 ,1 7 2 ,2 0 9 ,2 1 3 ,2 2 0 .
Édouard V, roi d’Angleterre : 169. Flavius Josèphe : 49.
Édouard, le Prince Noir : 176. Flay, Eustache de : 3 28,329.
Égypte: 141,246,302. Florence: 259-260, 271, 277, 314, 367,
Élie de Beauvais : 360. 393 , 414-416, 418, 420-421, 424-425,
Embrun : 69,82,87,89. 4 2 9 -4 3 4 ,4 3 7 ,4 4 0 ,4 4 3 -4 4 6 .
Émilie : 116,118,120-121,313.
Florus: 3 1 -3 3 ,3 7 -3 8 ,4 6 ,5 7 .
Engels, Frederich : 284. Fogel, Michèle : 205.
Enguerrand de Coucy : 96.
Foix : 9 0 ,2 4 0 .
Érasme de Rotterdam : 12.
Fomaxolus de Presenzano : 345.
Ercolano, saint : 337-338,348.
Fontfroide, abbaye : 69,83-84.
Erfurt : 330.
Foreville, Raymonde : 78.
Esaü : 378.
Fomoue : 164.
Eschyle : 30.
Fortescue, John : 169.
Espagne: 31,80-82,163,231.
Fortini, Arnaldo : 285.
Esplechin : 205.
Fortunatus : 45.
Étienne de Cloyes : 329.
Foucher de Chartres : 68.
Eudes de Châteauroux : 94.
Foulque, évêque de Toulouse : 74.
Eudes de Sully, évêque de Paris : 95-96.
Foulques de Neuilly : 9 3 ,9 9 .
Eudocie, femme de Guilhem VUI de
Foulques, évêque d ’Amiens : 324.
Montpellier : 81.
Frachet, Géraud de : 332.
Eugène IV, pape : 228,425,427,433,439.
Eugène : 34. François d’A ssise, saint : 245-248, 253,
Eusèbe de Césarée : 17, 19, 33, 35,43,48- 2 5 9 ,2 7 9 -3 1 2 ,3 1 9 ,3 5 7 .
55,59. François de Conzié : 239.
Évreux : 164. François, Martin, dominicain : 164-165.
Ézéchiel : 157. Frank, Tommy : 53.
Frédéric 1 :269.
Faba, Guido : 257. Frédéric U : 105, 107, 111, 114, 118-121,
Fabriano : 331. 2 9 3 ,4 2 3 .
Faenza : 360. Frédéric m : 385.
Faes, Barbara : 141. Frioul : 313.
Faloci Pulignani, Michele : 284. Frugoni, Arsenio : 3 22,344.
Fanjeaux : 63-64,90,94. Frugoni, Chiara : 279.
Farge, Arlette : 221. Fubini, Riccardo : 4 2 1 ,4 2 6 .
Fasani Rainieri : 315, 317, 319-323, 330-
333,343-344,350. Gabriel, archange : 3 2 0 ,3 2 1 ,4 2 3 .
Favier, Jean : 209. Gaius : 22.
Fécamp : 213. Galice : 80.
Fedele, Pietro : 286. Gand : 2 5 ,2 0 6 .
Federico da Montefeltro : 273. Gandino, Alberto : 340.
452 Prêcher l a p a ix e t d is c ip l in e r l a s o c ié t é

Gantonnet d’Abzac : 234. Grégoire XI, pape : 228,231-232,259,267.


Garati da Lodi, Martino : 413. Griffe, Élie : 81.
Gamer, Jay : 53. Grimaldi : 384.
Gascogne : 76-77. Grundman, Herbert : 300.
Gâtinais : 96. Gualfreducii, Rainaldus : 348.
Gauthier de Brienne : 293. Gubbio :303,357,361.
Gédéon : 162. Guébin, Pascal : 92.
Gênes : 120, 239, 261-263, 269, 270, 313- Guerreau, Alain : 249.
314, 384-385, 387-390, 394-400, 402- Guibert de Tournai : 11,141-153.
403,425. Guidonis, Rainerii : 345.
Geoffroy d’Auxerre : 79. Guilhem VUI, seigneur de Montpellier : 81-
Geoffroy de Vigeois : 79. 83.
Georges d’Amboise, cardinal : 215. Guillaume de Cayeux : 97.
Gérard de Cambrai : 324-325. Guillaume de Moerbeke : 130,397.
Giano della Bella : 260. Guillaume de Nemours : 97.
Gigondas : 231. Guillaume de Pot : 234.
Gilbert, John, évêque de St-David’s : 172. Guillaume de Puylaurens : 66, 74-75, 79,
Gildon, comte : 3 4 ,4 5 . 85,92.
Gilles de Rome : 1 2 7 ,1 3 0 -1 3 8 ,1 4 0 ,3 7 4 . Guillaume de Tulède : 66,77.
Giordano de Pise : 261-262,367-382. Guillaume de Tyr : 68.
Giotto : 293. Guillaume le Conquérant : 327.
Girard de Roussillon : 215. Guillaume Le Tourneur : 212.
Girolami, Remigio de’ : 11, 260, 262, 269- Guillaume, archidiacre de Paris : 97,99.
270, 275-276, 370-372, 374-375, 377, Guy, abbé des Vaux-de-Cemay : 65, 86,93,
3 7 9 ,3 8 1 ,3 8 6 ,3 9 3 . 98,100.
Glaber, Raoul : 325. Guyenne : 175.
Godeffoid de Fontaine : 374.
Goetz, Walter : 386. Habermas, Jürgen : 224.
Golgotha : 328. Hainaut : 215.
Gorizia : 314. Harfleur : 213.
Görres, Johann Joseph : 280. Hase, Karle : 280.
Goumay : 213. Hautpoul : 99.
Gracchus, Caïus : 32. Hegel, Cari : 331.
Grado : 119,120. Henri de Gand : 127,129,130,374.
Gramsci, Antonio : 285. Henri de Marcy, abbé de Clairvaux : 76,79.
Gratien : 5 8 ,6 8 ,1 0 1 ,1 2 6 -1 2 8 ,1 3 9 . Henri de Suse : 127,254.
Gravelines : 177. Henri de Trastamare : 163.
Greccio : 303,307. Henri IV, roi de Castille : 159-160, 169,
Grèce: 1 8 ,2 2 ,2 9 ,3 7 . 177.
Green, Henry : 173. Henri V, roi d’Angleterre : 169, 171, 174-
Grégoire de Montelongo : 113. 175,177,190.
Grégoire de Romania : 1 1 0 ,1 1 3 ,1 1 6 ,1 1 7 . Henri VI, roi d’Angleterre : 174,190,216.
Grégoire de Tours : 50. Henri VD : 384,385,392,400.
Grégoire le Grand, pape : 4 2 ,1 4 8 ,4 1 0 . Henri VUI, roi d’Angleterre : 171.
Grégoire VU, pape : 318. Henriet, Patrick : 251.
Grégoire IX, pape : 103 ,1 0 6 -1 0 8 ,1 1 0 ,1 1 2 - Hérode : 445.
1 2 2 ,1 39,2 8 1 . Hespérié : 25.
In d e x d e s n o m s d e u e u x e t d e p e rso n n es 453

Hippolyte de Rome : 55. Jean de Capistran : 273.


Homebon de Crémone : 253-254,310. Jean de Champeyroux : 235.
Hongrie : 329. Jean de Rély : 162-163.
Honorius HI, pape : 104, 106-107, 115, Jean de Vicence : 109,115.
302. Jean de Vienne : 176.
Honorius : 34,58. Jean de Viterbe : 2 5 8,422.
Horaee : 25. Jean H le Bon, roi de France : 263.
Hostiensis, cf. Henri de Suse. Jean H, roi de Castille : 160.
Hugues Adhémar, seigneur de Lagarde- Jean IV, duc de Bretagne : 203.
Adhémar : 231,234. Jean le Teutonique : 126.
Hugues de Baux : 86. Jean Sans-Peur : 1 7 7 ,2 0 7 ,2 2 1 .
Hugues de Saint-Cher : 362,410. Jean Sans-Terre : 90.
Humbert de Romans : 332. Jean XXH, pape : 2 2 7 -2 2 8 ,2 8 4 ,2 8 8 ,2 9 5 .
Husson, Jacomin : 217. Jean, saint : 1 0 ,5 5 ,1 2 8 ,1 5 7 ,3 6 1 ,3 8 8 .
Jean-Baptiste, saint : 157.
Ignace d’Antioche : 42. Jeanne d’Arc : 162.
Imola : 313. Jean-Paul H, pape : 287.
Innocent IH, pape : 23, 63, 65-73, 75, 78, Jehan de Savigny : 218.
82-88, 92, 95-96, 98, 101-102, 225, Jérémie : 265.
253,290,293,310,328,414. Jérôme, saint : 44, 404-405, 407-408, 410-
Innocent IV, pape : 139. 411.
Innocent VI, pape : 227. Jérusalem : 2 3 9 ,2 4 6 ,3 8 8 ,3 8 9 ,4 4 4 .
Iovanellus : 348. Jésus, fils de Navé : 58.
Irak: 10,53. Jésus, fils de Sirach : 404.
Irénée : 43. Joachim : 334.
Mande : 177,187. Job : 3 64,392.
Isaac : 40. Joly, Jean-Baptiste : 279.
Isabelle de France, reine d’Angleterre : 170. Jonas : 333.
Isabelle, sœur de Louis IX : 141. Joseph : 404.
Isaïe : 40,137,334-335,343,390,399. Josué : 4 0 ,5 6 ,9 0 ,4 0 4 .
Juda : 40.
Isidore de Séville: 21, 23, 57, 59, 127,
Judas : 4 3 ,3 7 8 .
434.
Juhel de Mayenne : 96.
Isle-sur-la-Sorgue : 226.
Julien l ’Apostat : 32.
Isocrate : 30.
Junon : 24.
Israël : 40, 44, 149, 150, 160, 186, 294,
Justin : 55.
335.
Juvénal des Ursins : 161.
Jacob : 40,378. Kantorowicz, Ernst H. : 10.
Jacob, frère : 329. Kautsky, Karl : 284.
Jacques de la Marche : 272,274-276. Kedar, Benjamin : 306-307.
Jacques de Pecorara, cardinal évêque de Kern, Léon : 322.
Préneste : 119. Knyvet, John : 173.
Jacques de Vitry : 94,98-100.
Jacques de Voragine : 332. Lactance : 3 3 ,3 5 ,3 7 ,4 8 -5 0 ,5 2 ,5 5 .
Jacques H, roi d’Aragon : 385. Ladislas, roi de Naples : 420.
Jacques, Fr. : 46. Lamberti, Benvignate : 347.
Jameau : 232. Lambertini, Roberto : 368.
454 PRÊCHER LA PAIX ET DISCIPLINER LA SOCIÉTÉ

Lancastre : 190. Louis V il, roi de France : 11,68.


Landau, comte de : 229. Louis V m , roi de France : 73.
Langham : 170,172,174,175. Louis XI, roi de France : 162-164, 204,
Langley, Thomas : 174,176. 2 1 6,219.
Langres : 159,209,211-212,215-216, 218- Louis Xn, roi de France : 163.
219. Lowe, Nicolle : 217.
Languedoc : 63,86,242. Loys de Harecourt : 206.
Laon : 210. Luc, saint : 1 5 7 ,2 9 5 ,3 9 1 .
Latino, cardinal : 259. Lucain : 1 9 ,3 1 -3 2 ,3 5 ,3 7 ,4 6 ,5 7 .
Latium : 37. Lucius : 29.
Laurent de la Faye : 155-157. Lucques : 3 1 0 ,3 5 9 ,3 6 4 .
Lauwers, Michel : 279. Lycortas de Mégalopolis : 24.
Lavaur : 65,67,74,79,88,92,96,100. Lyndwood, William : 171.
Le Févre, Jean, seigneur de Saint-Rémy : Lyon : 1 4 1 ,2 0 6 ,2 0 9 ,2 3 3 ,2 3 6 ,2 4 0 ,3 2 9 .
220.
Le Goff, Jacques : 276. Maccabée, Simon : 410.
Le Mans : 160. Macé, Laurent : 87.
Leclercq, Jean : 319. Macédoine : 2 2 ,3 1 .
Léguai, André : 156. Machiavel, Nicolas : 2 6 8 ,2 7 1 ,2 7 7 .
Lens : 208. Mâcon : 2 09,215.
Léon Ier, pape : 55,67. Macrobe : 24.
Léon X, pape : 424. Madeleine : 378.
Léon Xm, pape : 284. Magueîbnne : 83.
Léon : 82. Maine, comte du : 211.
Léon, frère : 309. Maineri, Lantelmo : 112.
Leulinghen : 176. Malaucène : 232.
Lévis Strauss, Claude : 53. Malestroit : 206.
Licinianus, évêque de Cartagène : 323. Manetti, Giannozzo : 413,424-430.
Licinius : 49-51. Manfred : 3 58,417.
Ligurie : 9,384-385. Manlius, C. : 45.
Lille: 208,213-214. Manosque : 209.
Lillebonne : 327. Mantoue : 119.
Limoges : 176,325. Map, Gautier : 77.
Limousin : 79. Marc Antoine : 36.
Lincourt : 213. Marche d’Ancône : 227.
Lisieux : 96. Marche de Trévise : 115,119-120.
Livron : 240-241. Marie d’Anjou, reine : 159.
Loderengo, frère « gaudente » : 349. Marie de Dampetra : 142.
Lombardie: 107, 113, 115, 117-121, 259, Marie d ’Oignies : 99.
273,384,395. Marie, fille de Guilhem V m de Montpellier :
Longère, Jean : 94,99. 8 1 ,8 3 .
Longpré, Ephrem : 148. Maroboduus : 46.
Lorenzetti, Ambrogio : 14,255. Marseille : 8 6 ,2 3 6 .
Loriol : 241. Marsile de Padoue : 1 1 ,1 3 1 ,1 3 5 .
Louis II, dauphin : 232,240. Martin V, pape : 2 2 8 ,2 3 2 ,2 3 4 .
Louis IX, roi de France: 141, 150, 161, Martucius, fils de Rainerii Guidonis : 344.
163,443. Marx, Karl: 2 4 9,250.
I n d e x d e s n o m s d e l ie u x e t d e p e r so n n e s 45 5

Maso : 419. Montfort : 65,94,98.


Masselin, Jean : 162. Montivilliers : 213.
Masseo, frère : 303. Montlhéiy : 164,204.
Matthieu d’Ascoli : 267. Montmajour : 239.
Matthieu, saint : 5 9 ,1 2 8 ,3 9 7 - 398. Montpellier : 80-81,83,85,212,239.
Maxence : 2 5 ,3 3 ,4 9 -5 0 . Mont-Saint-Michel : 155.
Maxime de Turin : 44. More, Thomas : 171.
Maxime : 20. Momas : 229.
Mazzatinti : 320. Moroni, Gaetano : 314.
Meaux : 74. Morosini, Antonio : 204.
Médicis : 4 2 4 ,4 2 8 -4 2 9 ,4 3 2 ,4 3 4 ,4 3 7 . Mortimer : 170.
Médicis, Corne : 4 2 7 ,4 2 9 . Münich : 324.
Médicis, Laurent de : 4 2 1 ,4 3 0 ,4 4 3 . Muratori, Ludovico Antonio : 258.
Meersseman, Gilles Gérard : 3 1 8 ,3 2 0 ,3 2 2 . Muret : 65,101.
Melchisédech, roi de Salem : 40.
Muni, Romulus : 284.
Méliton de Sardes : 55.
Musco, Alessandro : 141.
Ménerbes : 234.
Mussolini, Benito : 286.
Menot, Michel : 164-165.
Menry, Raffaele : 286.
Naidi, Naldo : 413,424,426-429.
Metellus : 163.
Namatianus, Rutilius : 26.
M etz: 216-217,219.
Naples : 232,384,386,388-389,394,425.
M iccoli, Giovanni : 281.
Narbonnaise : 75,80,83,85-86,90.
Michael de La Pole : 170,172,175-177.
Narbonne : 65,69,72,80-85,87-88.
Michel, archange : 320-321.
Navarre : 90.
Michel, maître : 80.
Michetti Raimondo : 245.
Negri, Antonio : 287.
Micinius : 53.
Neri Capponi, Gino di : 420,427.
Mickiewicz, Adam : 161.
Néron : 46.
Migne, Jacques-Paul, abbé : 6 7 ,6 8 ,7 4 .
Nestor : 29.
M ilan: 20, 114-115, 117, 120-121, 262- Neufchastel : 213.
2 6 3 ,2 6 7 -2 6 9 ,2 7 2 ,2 7 4 ,4 1 4 ,4 2 1 . Nevers : 93,96,98.
Milon, maître : 7 2 ,8 9 . Nice : 9,168,279,286,288-289,326.
Minerve, siège : 70. Nicée : 53-54.
Minocchi, Salvatore : 282. Nicolas Ier, pape : 67.
Modène : 313. Nicolas, V, pape : 159,228,425-429.
Moïse : 4 0 -4 1 ,4 9 ,5 5 -5 6 ,9 0 ,4 0 4 . Nicolini, Ugolino : 338.
Moissac : 91 ,9 7 . Nîmes : 80,87.
Molinet, Jean : 204. Ninive : 333-334.
Mollat, Guillaume : 157. Nivernais : 93.
Mollat, Michel : 155. Nocera : 311.
Momigliano, Arnoldo : 17,22. Norbert de Xanten : 361.
Mondragon : 240. Normandie : 157,162,174-176,186,327.
Monésès : 25. Norwich : 170.
Monfrin, Françoise : 9. Novare : 111, 113,263,267,269-270.
Mons : 213. Novat: 45,56.
Montélimar : 7 2 ,8 9 ,2 4 1 . Numance : 38.
Montferrat : 264. Numidie : 163.
456 P r ê c h e r l a pa ix e t d isc ip l in e r l a so c ié t é

Octave : 33. Philippe Auguste, roi de France : 6 9 ,7 8 ,8 4 ,


Octavien : 32. 98.
Oddo degli Oddi : 347. Philippe de Mézières : 158.
Odilon, abbé de Cluny : 326. Philippe de Vigneulles : 217.
Oignies : 99. Philippe m , roi de France : 130.
Ombrie : 232,303. Philippe l ’Arabe : 26.
Oppède : 234. Philippe le Bel, roi de France : 130.
Optatus de Thamugadi : 45. Philippe le Bon, duc de Bourgogne : 216.
Orange : 231,233,236. Philippe le Chancelier : 94.
Orient: 118,286-288,308. Philippe le Hardi, roi de France : 214.
Origène : 55,289. Philippe V de Macédoine : 24.
Orodes, roi : 25. Philippe V, roi de France : 394.
Orose: 34,37,39,55,58. Philon: 19,49.
Orvieto : 344. Picardie : 164,176.
Osma : 64,72,85. Picquigny : 217.
Otton de Freising : 422. Pie B, pape : 240 ,2 7 4 -2 7 5 ,4 2 2 .
Ovide : 26-27. Pie XI, pape : 286.
Ozanam, Frédéric : 280. Piémont : 229, 383, 385.
Pierozzi, Antonin, archevêque de Florence :
Pacorus : 25. 259 ,4 3 3 ,4 3 9 -4 4 0 .
Padoue : 115,301. Pierre d’Albano : 135.
Pagano da Pietrasanta : 313. P iene d’Auvergne : 374.
Paléologue, Jean, marquis de Montfenat : P iene de Blois : 67-68.
263. P iene de Castelnau : 6 9 ,7 1 -7 2 ,7 5 ,8 2 -8 9 .
Pallavicino : 314. P iene de Maurand : 77.
Palmerio, Raimondo, cf. Zanfogni, Raimondo. P iene de Nemours : 95-96.
Panaitos de Rhodes : 21. P iene de Saint-Chrysogone : 76.
Papirius Carbo, C. : 32. Piene des Vaux-de-Cemay : 63-68, 70, 72-
Paris: 94-97, 99-100, 123, 141, 203, 7 3 ,7 5 ,7 7 ,8 4 -8 6 ,8 8 ,9 0 -9 2 ,9 4 ,9 6 -1 0 1 .
206-209, 212, 216, 219-222, 224, 239, Piene H, roi d’Aragon, comte de Barcelone :
281. 6 5 ,8 3 ,8 7 ,9 1 -9 2 .
Parme : 313-314. Piene l ’Albanais : 275.
Panili, Deotaleve : 345. P iene le Chantre : 93.
Paschase Ratbert : 324. P iene le Cruel : 163,238.
Paul, saint : 43-44,365. Piene l ’Ermite : 328.
Paul-Emile : 22. P iene Lombard : 371.
Pavie : 116,120,264,268. Piene-aux-Bœufs : 158.
Pavien : 265. Pienelatte : 2 31,234.
Pellegrino de Maranensibus : 344. Pietri, Charles : 47.
Penne-en-Agenais : 91,97. Pietro de Castelletto : 269.
Perinei, Jean, alias Perret : 235. Pietro Ispano : 289.
Pérouse : 286, 292,299-300,303,311,313, Fillio : 342.
315-317, 320-322, 328, 330-331, 335- P ise: 233, 257, 281, 334, 349, 359-360,
339, 341, 343,347, 350-351,416-417. 364,365 -3 6 7 ,4 2 6 .
Perroy, Édouard : 156. Pistoia : 4 2 6 ,4 2 9 .
Perse : 52. Plaisance: 109-118, 120-122, 254-255,
Pétrarque, François : 261-270,275,383. 313.
In d e x d e s n o m s d e l ie u x e t d e p e r so n n e s 457

Platon: 3 0 ,4 6 ,5 4 ,4 2 4 . Raymond de Chambaud : 240.


Plutarque : 24. Raymond de Peñafort : 127.
P ô: 107,114,116 ,1 2 0 -1 2 1 . Raymond de Toulouse : 7 2 ,8 7 .
Poggibonsi : 335,358. Raymond de Turenne : 228, 232-234, 236-
Poitiers : 159. 239.
Pologne : 161. Raymond V, comte de Toulouse : 78.
Polybe : 37. Raymond VI, comte de Toulouse : 73, 83,
Pompée : 31,35-36. 88-89.
Pompilius, Numa : 27. Raymond VH, comte de Toulouse : 73.
Ponarole : 271. Razzi, Séraphin : 443.
Pontal, Odette : 95. Reggio : 313.
Ponthieu, comté : 176. Reims : 7 7 ,2 1 1 ,2 1 4 ,2 1 6 ,2 2 4 .
Pontoise : 209,220. Religieux de Saint-Denis : 2 23,241.
Pont-Saint-Esprit : 229. Renan, Ernest : 280-282.
Ponza : 82. Rhône : 229.
Porsenna : 36. Ricasoli Fridolfi : 414.
Pouilles : 293-294. Ricasoli : 446.
Pouilly : 2 0 4 ,2 0 9 ,2 1 2 . Richard Cœur-de-Lion : 90.
Prague : 263. Richard de Saint-Victor : 148.
Prarond, Ernest : 209. Richard II, roi d’Angleterre : 172,176-177,
Prato : 383. 190.
Préneste : 119,121. Richard E l, roi d’Angleterre : 170.
Prinz, Friedrich : 289. Richard le Scrope : 173,176.
Priscillien : 48. Riez : 70.
Procope : 27. Rinaldo da Monteverde : 274.
Provence: 77, 85-86, 90, 225-226, 229, Robert d’Abrissei : 361.
2 3 1 -2 3 2 ,2 3 5 ,2 3 9 ,2 4 2 ,3 5 8 ,3 8 4 ,3 8 5 . Robert d’Auxerre : 101.
Prudence : 5 5 ,5 8 . Robert de Courçon : 100.
Pseudo-Aurelius Victor : 38. Robert de Duras : 231-232.
Pseudo-Tertullien : 43. Robert de Mauvoisin : 100.
Ptolémée de Lucques : 10. Robert du Bosquet, notaire : 2 32,240.
Puycelci : 99. Robert Grosseteste : 3 9 3 ,3 9 5 ,4 0 7 .
Robert Ier d’Anjou, roi de Naples et de
Qasr-Qarun : 27. S icile: 261-263, 269, 275, 383-403,
Quintilien : 34. 410-411.
Quodvultdeus : 390. Robin le Rède : 240.
Robion : 234.
Raimbaud de Reillanne : 225. Rogerio : 342.
Rainaldo de Brunaforte : 337-338. Roland de Crémone : 109,111-112.
Rainier de Pise : 253. Roland, Henri : 222.
Rainier, moine de Fossanova : 82. Romagne : 2 2 7,313.
Raoul de Castelnau : 83-84. Romain de Saint-Ange, cardinal : 73.
Raoul de Châteauroux : 361. Romaniola : 115,119-120.
Raoul de Fontfroide : 85. Romano, Da : 115.
Raoul, frère : 72. Rome : 17-27, 3 0 -3 2 ,3 6 -3 8 ,4 2 ,4 5 ,4 9 ,5 1 -
Raphaël, archange : 4 38,443. 5 3 ,5 6 -5 8 ,7 3 ,8 1 ,8 5 ,1 0 7 ,2 6 7 ,2 7 6 ,2 8 2 ,
Ravenne : 120-121. 313,34 4 ,3 7 3 -3 7 4 ,3 8 0 ,4 1 3 ,4 2 5 ,4 2 7 .
458 Prêcher l a p a ix e t d is c ip l in e r l a s o c ié t é

Romulus : 2 4 ,2 7 ,5 6 . Savonarole, Jérôme : 259-260, 268, 275,


Roncelin : 86. 277,432 ,4 4 3 -4 4 5 .
Rouen: 7 3 ,1 7 4 ,2 1 2 . Schneyer, Johannes Baptist : 386.
Rufin d’Aquilée : 5 2 ,6 7 . Scipion Emihen : 3 2 ,1 6 3 .
Rufin de Sorrente : 11, 149, 246, 290-291, Scipion l ’Africain : 22.
371. Segrave,Hugh : 173.
Rufin, évêque d’Assise : 2 4 6 ,2 9 0 . Sénèque : 37.
Rufin, maître, chanoine de Plaisance : 254. Sens : 216.
Ruspidus : 347. Sergius : 45.
RusseU, Frédérick: 131, 203, 208, 215, Servian : 85.
238. Sforza, François : 4 2 1 ,4 2 7 .
RusseU, John : 169. Sicile : 3 1 ,8 9 ,1 2 1 ,2 1 9 ,3 8 5 ,4 0 0 -4 0 2 .
Sienne : 1 4 ,2 4 8 ,2 7 3 ,3 0 3 ,3 1 4 ,3 5 7 ,3 6 0 .
Sabatier, Paul : 280-282,285. Sigebert de Gembloux : 66.
Saddam Hussein : 53. Sigembaldo de Opizone : 314.
Saint Cloud : 177. Sigivinus, évêque : 327.
Saint-Brieuc : 155. Simon de Montfort : 70-71, 73, 75, 89-93,
Saint-Germain : 107-108. 96-100.
Saint-GiUes : 7 2 ,8 0 ,8 8 . Sofri, Adriano : 287.
Saint-Guilhem, monastère : 87. Soleuvre : 219.
Saint-Hubert : 99. Sorgues : 87.
Saint-Jacques-de-ComposteUe : 239. Souabe : 107-121.
Saint-Jean-d’Acre : 129. Spinola : 384.
Saint-Jean-d’Angély : 216. Stella, Giorgio : 388-38 9 ,3 9 2 ,3 9 4 .
Saint-Maur : 212. Stilichon : 58.
Saint-Nizier : 236. Strasbourg : 330.
Saint-Omer : 214. Stratford, John de, archevêque : 170,177.
Saint-Pol, connétable de : 165. Subiaco : 303.
Saint-Pons-de-Thomières : 83-84. Sudbury : 172,176.
Saint-Ruf : 227. Süderhausen : 330.
Saint-Savin : 109,11 2 ,1 1 6 . Suétone : 2 2 ,2 7 , 38.
Saint-Sépulcre : 78. Suger : 68.
Saint-Trophime d ’Arles : 229. Sylla : 36.
Saint-Victor de MarseiUe : 86. Sylvestre, frère : 298.
Salimbene de Adam : 3 10,423. Symmaque, pape : 34.
Sahsbury : 176. Syrie : 307.
Salisbury, Jean de : 158.
SaUuste : 27, 32, 3 7 ,4 6 ,5 5 ,5 7 ,4 1 0 . Tabarroni, Andrea : 368.
Salomon : 4 0 ,4 0 0 ,4 0 8 . Tacite : 3 7 ,3 9 ,4 6 .
Salutati, Coluccio : 271. Tagliacozzo : 360.
Salvato, Anna Maria : 141,148. Talon, Raymond : 240.
Salvien : 19. Tarquín : 46.
San Sisto in Cortevecchia : 359. Templeuve : 214.
Sansedoni, Ambrogio : 357. Termes : 97.
Sapor : 52. Terre sainte: 23, 104, 118-121, 141, 229-
Sardaigne : 366. 230,307-308.
Sardique : 2 0 ,1 6 0 . Tertullien : 29, 3 4 ,4 2 -4 4 ,5 5 ,2 8 9 .
In d e x d e s n o m s d e u e u x e t d e perso n n es 459

Thédise, chanoine de Gênes : 7 0 ,7 2 ,8 9 . Ubaldesca : 366.


Théode de Valpergue : 206. Uberto Rubaconte di Mandello : 313.
Théodose, empereur : 2 0 ,3 4 ,4 8 . Ugolino d’Ostie, cardinal, futur Grégoire
Thérouanne : 326. EX : 301-303.
Thiebault : 218. Uguzone di Castello : 338.
Thirning, William : 173. Urbain IV, pape : 395.
Thode, Henry : 280. Urbain V, pape : 228-231,238.
Thomas d’Aquin: 10-11, 23, 59-60, 123- Uzès : 7 0 ,8 0 ,9 9 .
129, 131, 133, 135, 137-138, 371-372,
374, 376, 379, 393, 395-397, 399-402, Vaison-la-Romaine : 8 7 ,2 3 4 ,2 4 0 .
4 0 5 ,4 0 8 ,4 1 1 . Valdès : 285.
Thomas de Celano: 281, 293-294, 302- Valence: 2 3 5 ,2 4 0 .
3 0 3 ,3 0 7 ,3 1 1 . Valenciennes : 163.
Thomas de Chobham : 6 6 ,9 9 . Valentinois : 2 28,232.
Thomas de Eccleston : 301. Valére Maxime : 3 9 ,2 6 5 .
Thomas de Spalato : 245,29 8 -2 9 9 ,3 0 1 . Valerius Cornus, M. : 36.
Thouzellier, Christine : 81. Vaimagne : 83.
Thucydide : 19,30. Valréas : 2 3 2 ,2 3 6 ,2 4 0 - 241.
Thurey, cardinal de : 233. Varron : 2 4 ,5 6 .
Tite-Live : 1 7 ,2 0 ,2 4 ,2 6 ,2 8 ,3 6 -3 8 ,4 6 . Vatican : 114.
Tocco, Francesco Paolo : 402. Vauchez, André : 310.
Todeschini, Giovanni : 368. Végèce : 28-29.
Todi : 273,339. Véies : 24.
Tommaso da Gorzano : 3 4 1 ,3 4 8 ,3 5 4 . Venance Fortunat : 50.
Töpfer, Bernhard : 3 31,334. Venanzio da Fabriano : 275.
Torchefelon : 235. Venise, V énétie: 115, 263, 269-270, 290,
T ondelli,Odelberto : 111. 416-417,426-427.
Torre, Angelo : 250. Ventura, Guglielmo : 333.
Torton : 116,314. Venturino de Bergame : 2 61,277.
Toscane : 2 5 7 ,3 3 4 ,3 5 8 ,3 6 0 ,3 8 6 ,3 8 7 . Verceil : 267.
Toulouse, Toulousain : 65-66, 69, 71-77, Vermandois : 207.
79-80, 83-85, 87-92, 9 6 ,1 0 0 , 102, 206, Verne : 309.
2 1 2 ,2 2 6 ,2 3 9 . Vérone : 349.
Touraine : 1 5 9 ,21 6 ,2 3 5 . Vespasiano da Bisticci : 424-425,427-429.
Tournai : 214-215. Vespasien : 39.
Tours : 7 7 ,9 6 ,1 5 5 ,1 5 9 ,1 6 2 ,1 7 7 . Vicaire, Marie-Humbert: 63 , 64, 66, 71,
Trajan : 38. 7 4 -7 5 ,8 3 ,8 5 ,8 7 -8 8 ,9 2 .
Trencavel, Raymond Roger : 6 9 ,7 5 ,8 9 . Vienne : 6 9 ,8 7 ,8 9 ,2 3 5 -2 3 6 .
Trencavel, Roger II : 79. Villani, Giovanni : 3 8 0 ,3 8 5 ,3 8 7 ,3 9 5 .
Tristan Roger de Beaufort : 234. Villani, Matteo : 268,275-276.
Troignon, Pierre : 232,240-241. Villefranche-sur-Saône : 237.
Troyes : 1 7 5 ,2 0 3 ,2 0 9 ,2 1 8 ,2 2 0 . Vincent de Beauvais : 9 9 ,3 7 6 .
Turine : 9. Vincent, Catherine : 2 0 6 ,2 0 9 ,3 2 2 ,4 3 7 .
Turcan, Robert : 28. Violaines : 214.
Turlotto di Bonconte : 338-339. Virgile : 1 8 ,2 1 ,2 3 ,2 7 ,3 7 ,5 5 ,5 9 .
Tuscia : 119. Visan : 234.
TVr: 53. Visconti : 2 6 3 -2 6 5 ,2 6 7 ,2 7 0 ,4 1 5 ,4 2 0 .
460 Prêcher l a p a ix e t d is c ip l in e r l a s o c ié t é

Visconti, Federico, archevêque de Pise : Weber, M ax: 12,249-250.


256-257, 260, 270, 332, 334, 357-366, Weiland, Ludovicus : 106.
386,392. Westminster, abbaye : 172.
Visconti, Filippo Maria : 273-274. William de Wykeham, évêque de Winchester
Visconti, Francesco Maria : 272. : 172,175-176.
Visconti, Galeazzo II : 2 63,267.
Visconti, Gian Galeazzo : 269. Yldebrandini, Petrus : 347.
Visconti, Giovanni : 2 62,269. Ypres : 206.
Visconti, Marco : 384.
Visconti, Matteo : 384. Zacharie, pape : 323.
Vitelli, Bovicello : 3 3 8,350. Zafarana, Zelina : 248.
Viterbe: 114,119,358. Zanfogni, Raimondo : 254-256, 260, 276-
Viviers : 73 ,2 3 5 . 277.
Vouillé : 50. Zara : 9 3 ,1 0 0 .
TABLE DES M ATIÈRES

Avant-propos ....................................................................................................... 7

Abréviations ........................................................................................................ 8

Introduction, par Rosa Maria De s s í ..................................................................... 9

P r é l im in a ir e

Françoise MONFRIN, Guerre et paix de l’Antiquité classique


à l’Empire chrétien......................................................................................... 17

I. A U SERVICE DES MONARCHIES PONTIFICALE ET ROYALE

Monique ZERNER, Le negotium pacis et fidei, ou l’affaire de paix et de foi :


une désignation de la croisade albigeoise à revoir.......................................... 63
Andrea Piazza, Paix et hérétiques dans l’Italie communale :
les stratégies du langage dans les registres du pape Grégoire I X .................... 103
Eisa MarmursZTEJN, Guerre juste et paix chez les scolastiques........................ 123
Carla CASAGRANDE, Le roi, les anges et la paix chez le franciscain
Guibert de Tournai ( | vers 1284).................................................................... 141
H ervé MARTIN, D es prédicateurs français du bas M o y en  g e
entre guerre et paix ........................................................................................ 155
Jean-Philippe GENET, Paix et guerre dans les sermons parlementaires anglais
(1362-1447) ................................................................................................... 167
N icolas OFFENSTADT, La paix proclam ée : acteurs, gestes et réception
de la publication des accords de paix pendant la guerre de Cent Ans ............. 201
Germain BUTAUD, L’excommunication des agresseurs des terres de l’Église
(Avignon, Comtat-Venaissin) aux XIVe et XVe siècles..................................... 225

IL A U FONDEMENT DE LA COMMUNITAS URBAINE

Rosa Maria DESSÌ, Pratiques de la parole de paix


dans l’histoire de l’Italie urbaine .................................................................... 245
462 Prêcher l a p a ix e t d is c ip l in e r l a s o c ié t é

Raimondo M ichettt , François d’Assise et la paix révélée. Réflexions sur le mythe


du pacifisme franciscain et sur la prédication de paix
dans la société com m unale du XIIIe siècle ...................................................... 279

Massimo VÀLLERANI, Mouvements de paix dans une commune du Popolo :


les Flagellants à Pérouse en 1260 ................................................................... 313
Nicole BÉRIOU, Le sermon sur la paix prononcé devant le Conseil communal
de Pise par Federico Visconti en 1267 ............................................................ 357
Cecilia IANNELLA, La paix dans la prédication du dominicain
Giordano de Pise (vers 1260-1310) ................................................................ 367
Jean-Paul BOYER, La prédication de Robert de Sicile (1 3 0 6 -1 3 4 3 )
et les communes d’Italie. Le cas de Gênes ..................................................... 383
Patrick GELLI, De l’importance d’être hors norme : la pratique diplomatique
de Giannozzo Manetti d’après son biographe Naldo N aldi............................ 413
Ilaria Ta d d e i , L’idéal de paix dans le s confréries de jeu n esse
à Florence au XVe siècle................................................................................. 431

Index.................................................................................................................... 447
« CO LLEC TIO N D ’ÉTUDES M ÉDIÉVALES D E N IC E ».

vol. 1 La parole du prédicateur (Ve-XVe siècle), dir. R. M . D ESSÌ et


M. LAUW ERS, 1997,500 p. ISBN 2-910897-33-8.
vol. 2 Inventer l ’hérésie ? Discours polémiques et pouvoirs avant
l ’Inquisition, dir. M. ZERNER, 1998,283 p. ISBN 2-910897-48-6.
vol. 3 L ’histoire du catharisme en discussion. Le « concile » de Saint-
Félix (1167), dir. M . ZERNER, 2001,311 p. ISBN 2-914561-09-01.
vol. 4 Guerriers et moines. Conversion et sainteté aristocratiques dans
l ’Occident médiéval (IXe-XIIe siècle), dir. M . L A U W ER S, 2002,
680 p. ISBN 2-904110-35-6.
vol. 5 Prêcher la paix et discipliner la société. Italie, France, Angleterre
(XIIIe-XVe siècle), dir. R. M . DESSÌ, Tumhout, 2005, 464 p.
ISBN 2-503-51831-1.

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