C O L LE C TI O N D ’É T U D E S M É D I É V A L E S DE NICE
VOLUME 5
PRECHER LA PAIX
ET DISCIPLINER LA SOCIÉTÉ
ITALIE, FRANCE, ANGLETERRE (Xllle-XV« siècles)
BR EPO LS
La paix donnée par le Christ aux fidèles selon le verset de Jean
(14, 27) - « ]e vous laisse la paix, je vous donne ma paix » -
fut envisagée, au Moyen Âge, en fonction de la capacité
qu'avaient les hommes de l'établir au sein de la société et de la
sauvegarder. La paix était étroitement liée à une théologie de la
domination, renvoyant à Dieu tout en servant de fondement à
divers modèles d'autorité et d'obéissance.
C'est de cette paix prèchée pour discipliner et ordonner la société
qu'il est surtout question dans ce livre, qui s'ouvre par une étude
sur le sens et les usages des concepts de paix et de guerre entre
l'Antiquité classique et l'Empire chrétien. La période envisagée
ensuite - xme-xve siècles - est celle du renforcement, en Europe
occidentale, des institutions urbaines, de la monarchie et de la
papauté.
Les études réunies ici ne se limitent pas aux productions
savantes ; elles tentent aussi de comprendre les relations entre
idéologie et pratiques sociales, entre propagande et réception,
entre discours et mécanismes de discipline sociale, entre prédi
cation et mouvements collectifs, en observant comment les
éléments majeurs énoncés dans les traités se sont glissés dans la
parole publique.
À une époque où l'on assiste à l'essor de toutes sortes de prises de
parole et à un certain impérialisme de la prédication, le discours
sur la paix pose la question des modalités de la rencontre des
champs ecclésiastique et laïque dans ce genre de discours : quant
au statut des personnes qui prennent la parole (clercs ou laïcs),
aux lieux (l'église, la place publique, le conseil urbain, le
parlement), aux formes (le sermon ou la harangue), à la langue
(latin ou vulgaire), ou encore aux sources (références aux
Anciens et à l'Écriture).
ISBN 2 -5 0 3 -5 1 8 3 1 -1
9782503518312
782503 518312
PR ÊC H ER L A PAIX
ET D ISC IPLIN ER L A SO CIÉTÉ
C O L L E C T IO N D ’É T U D E S M É D IÉ V A L E S DE N IC E
Comité de rédaction
U w e B r u n n , Germain BUTAUD, Cécile CABY, Yann CODOU,
Rosa Maria DESSI, Philippe JANSEN, Michel LAUWERS,
Jean-Pierre W EISS, Monique ZERNER
Avertissement
Cet ouvrage constitue le cinquième volume de la Collection d ’études médié
vales de Nice qui pubüe les recherches animées par les médiévistes du Centre
d’études Préhistoire, Antiquité, Moyen Âge (UMR 6130, CNRS - Université de
Nice). La Collection est désormais éditée et diffusée par les éditions Brepols.
Nos remerciements à Christophe Lebbe pour l ’intérêt porté à nos publications.
Illustration de couverture
Ambrogio Lorenzetti, Le Bon Gouvernement, 1338-1339, détail.
BtlEPOLS
CENTRE NATIONAL DE LA RECHERCHE SCIENTIFIQUE
Centre d’études Préhistoire, Antiquité, Moyen Âge
C O L L E C T IO N D ’É T U D E S M É D IÉ V A L E S D E N IC E
VOLUME 5
PRÊCHER LA PAIX
ET DISCIPLINER LA SOCIÉTÉ
ITALIE, FRANCE, ANGLETERRE (xnie-XVe siècle)
Sä
BREPOLS
© 2005 BREPOLS Sä PUBLISHERS, Tumhout, Belgium.
AU rights reserved. No part of this book may be reproduced,
stored in a retrieval system, or transmitted, in any form
or by any means, electronic, mechanical, photocopying, recording
or otherwise, without the prior permission of the publisher.
D/2005/0095/70
ISBN 2-503-51831-1
R o s a M a r ia D e ssí
ABRÉVIATIONS
AA SS Acta Sanctorum.
ANRW Aufstieg und Niedergang der römischen Welt.
BEC Bibliothèque de l ’École des Chartes.
BHL Bibliotecha Hagiografica Latina.
CCCM Corpus Christianorum. Continuatio Mediaevalis.
CCSL Corpus Christianorum. Series Latina.
CLCLT Cetedoc Library o f Christian Latin Texts.
JbAC Jahrbuch für Antike und Christentum.
JRA Journal of Roman Archaeology.
MEFRA Mélanges de l ’École française de Rome. Antiquité
MEFRM Mélanges de l ’École française de Rome. Moyen Age
MGH Monumenta Germaniae Historica.
MGH SS Monumenta Germaniae Historica. Scriptores.
PL Patrologia latina (MlGNE).
RAC Reallexikon für Antike und Christentum.
RHE Revue d ’histoire ecclésiastique.
RHEF Revue d ’histoire de l ’Église de France.
RIS Rerum Italicarum Scriptores.
SC Sources chrétiennes.
IN TR O D U CTIO N
R o s a M a r ia D e ssí
1. E. H. KANTOROWICZ, Laudes Regiae. Une étucle des acclamations liturgiques et du culte du souverain
au Moyen Âge [1946], trad, franç. par A. Wÿffels, Paris, 2004, p. 69-70.
2. Idem , Laudes Regiae, c it, p. 98,134.
Introduction 11
3. Y. SASSŒR, Royauté et idéologie au Moyen Âge. Bas-Empire, monde franc, France (IVe-XIIe siècle),
Paris, 2002, p. 290-297.
4. H.-W. G o e t z , « Die Gottesfriedensbewegung im Licht neuerer Forschungen », dans Landfrieden.
Anspruch und Wirklichkeit, éd. A. BUSCHMANN et E. W a l d e , Paderborn - Munich - Vienne - Zurich,
2001, p. 31-54. Sur la Paix de Dieu, cf. D. BARTHÉLEMY, L ’an mil et la paix de Dieu. La France chré
tienne et féodale, 980-1060, Paris, 1999, et Th. GERGEN, Pratique juridique de la paix et trêve de Dieu
à partir du concile de Charroux (989-1250), Francfort - Berlin - Bem - Bruxelles - New York -
Oxford - Vienne, 2004.
5. D. M ÉH U, Paix et communautés autour de l ’abbaye de Cluny, Xe-XVe siècle, Lyon, 2001.
6 . A. VAUCHEZ, « La paix dans les mouvements religieux populaires (XIc-XVe siècle) », dans Pace e
guerra nel Basso Medioevo, Atti del XL Convegno storico intemazionale, Todi, 12-14 ottobre, 2003,
Spolète, 2004, p. 313-333, ici p. 321.
12 R osa Maria D essí
7. Cf. J. HASCHET, La civilisation féodale. De l ’an mil à la colonisation de l ’Amérique, Paris, 2004,
p. 249.
Introduction 13
8. Lors de l’une des tables rondes préparant le présent ouvrage, Enrico ARTIFONI avait présenté les
discours sur la paix des orateurs laïcs. Cf. notamment de cet auteur : « Boncompagno da Signa,
i maestri di retorica e le città comunali del Duecento », dans II pensiero e l ’opera di Boncompagno da
Signa, Atti del Primo Convegno Nazionale, Signa 23-24 febbraio 2001, éd. M. BALDINI, Signa, 2002,
p. 23-36 ; IDEM, « L’éloquence politique dans les cités communales (xme siècle) », dans Cultures ita
liennes (XIIe-XVe siècles), éd. I. HEULLANT-DONAT, Paris, 2000, p. 268-296.
14 R osa Maria D essí
Pour finir, il nous faut signaler, parmi les éléments qui n’ont pas été pris en
compte dans cet ouvrage, une forme particulière de communication sur la paix :
celle des images. Le cas des villes italiennes est, encore une fois, significatif. De
même que la justice et la paix représentent les sujets par excellence des traités de
rhétorique communale, les peintures des palais communaux italiens célèbrent
l’une et l’autre de ces vertus urbaines. Cependant, dans les années où s’affirme
l’institution communale, c’est d’abord le thème de la guerre qui est présent dans
ces lieux, pas celui de la paix. Ce n’est que vers la fin du XIIIe, et surtout au
XIVe siècle, que la paix fait son apparition dans les fresques des palais commu
naux9, dont l’exemple le plus connu est le Bon Gouvernement d’Ambrogio
Lorenzetti. Dans les années 30 du XIVe siècle, le peintre siennois fait trôner la
paix au milieu de la fresque qui couvre le mur septentrional et central de la salle
de la Pace. La Fax de Lorenzetti est représentée par une femme légèrement vêtue
de blanc et doucement appuyée sur un coussin qui recouvre ime armure, tandis
que ses pieds reposent délicatement sur un heaume et un boucher. C’est l’image
qui a été choisie comme couverture de ce livre : elle désignait Y ordo pacis de la
commune de Sienne.
9. M. GaRGIULO, « Pace e guenra negli affreschi medievali dei palazzi pubblici in Italia settentrionale : fra
ideologia laica e affermazione del libero comune », dans Pace e guerra nel Basso Medioevo, cit.,
p. 347-373.
P r é l i m in a ir e
G U ERR E ET PAIX
D E L’A N TIQ U ITÉ CLA SSIQ U E
À L’EM PIRE CH RÉTIEN
Françoise M onfrdst
1. Pour les éditions de textes et les noms d ’auteur et titres abrégés des œuvres, j ’ai utilisé et cité, dans la
mesure du possible, celles qui sont indiquées dans le Nouveau Gaffiot et dans le Bailly et, pour
Augustin, celle de Y Augustinus-Lexikon. Pour quelques œuvres, on dispose dorénavant d ’éditions et de
traductions commentées récentes ; je mentionnerai en particulier pour Cyprien de Carthage : The
Letters o f St. Cyprian o f Carthage. Translated and annoted by G. W. CLARKE [Ancient Christian
Writers, 43-47], New York, 1984-1989 ; pour Eusèbe de Césarée : LC : Laus Constantini (Eusèbe de
Césarée. La Théologie politique de l ’Empire chrétien. Louanges de Constantin [Triakontaétérikos].
Introduction, traduction et notes par P. M araval [Sagesses chrétiennes], Paris, 2001), et VC : Vita
Constantini (traduction anglaise commentée : Eusebius, U fe o f Constantine. Translated with
Introduction and Commentary by A. CAMERON and S . G. H A L L, Oxford, 1999). La bibliographie est
fort abondante ; faute de pouvoir citer toutes les études sur lesquelles je me suis appuyée, je me conten
terai de renvoyer aux introductions et aux notes qui accompagnent la publication des sources, lesquelles
fournissent dans la plupart des cas la bibliographie essentielle.
2. L’expression vient par exemple sous la plume de Tite-Live, H, 21, 1 ; 26, 1 ; V, 17, 8. Le continuum
guerre / paix explique peut-être que la littérature antique n ’offre guère, comme le remarquait
A. Momigliano, de réflexion théorique sur la guerre et la paix des États en tant que telles, même si
l’historiographie et la réflexion politique, grecques comme romaines, s’intéressent aux causes des
guerres (A. M OM IGLIANO, « Some observations on Cause of War in Ancient Historiography », dans Acta
Congressus Madvigiani. Proceedings of the Second International Congress of Classical Studies, 1954,
Copenhague, 1958, p. 199-211 [= Secondo contributo alla storia degli studi Classici, Rome, 1960,
p. 13-27, ici 22]). Néanmoins, l’époque augustéenne devait marquer un changement notable dans
l’histoire de la réflexion antique sur la paix et la guerre, la « Paix d’Auguste » pouvant être considérée
comme un projet politique véritablement fondé sur la paix (même si c’est la paix imposée par Rome),
dépassant largement la seule perspective d’un état de non-guerre : ce fut sans doute l ’un des premiers
projets politiques, dans l’histoire, d’une paix « universelle », dont on notera cependant qu’il n’exclut pas
que Rome continuât de guerroyer contre ceux qu’elle considérait comme ses ennemis, car 1’« univers »
avait tendance à s’arrêter aux frontières de l’œkoumène romaine (voir par exemple Ovide, F., 2, v. 684).
18 F rançoise M onfrin
parce que l ’une et l’autre se nourrissent mutuellement, et d’autre part parce que la
guerre est presque toujours présentée comme entreprise menée afin d’assurer la
paix. Comme l’écrivait M.-D. Chenu en conclusion de sa réflexion sur la « roma-
nité de la théologie de la guerre et de la paix » chez Augustin, « le mythe de
Rome, de la pax romana, nourri au surplus de Virgile, enveloppait de légende et
d’épopée la réflexion philosophique et juridique ; si bien que la paix de Bethléem
était géographiquement et mystiquement instituée dans les anciens palais de
César », ce qui permit au Moyen Âge de se créer ainsi « une théologie de la
guerre, au milieu même de sa mystique de la paix. »3 Voilà pourquoi je présen
terai tout d’abord la conception grecque et surtout romaine de la « guerre juste »
et « pie », puis les textes bibliques qui vinrent se surimposer et se combiner avec
cette tradition qui continua à alimenter la réflexion des auteurs chrétiens, pour
tenter de montrer comment leur combinaison conduisit à passer de cette guerre
« juste » et « pie » à la guerre « sainte ».
D a n s l a R o m e pa ïe n n e
Avant tout - ce sont des banalités, mais on risque de les oublier à force d’évi
dence - deux points doivent être rappelés. En premier lieu, on se souviendra que
ni la Grèce ni Rome, qui vivent en régime de polythéisme, ne connurent de
guerres « religieuses » au sens où purent l’entendre les Juifs, mais surtout les
chrétiens, visant à éradiquer une religion considérée comme erronée pour la
remplacer par la « véritable » religion4 : dans l’Antiquité païenne, la guerre était
avant tout un moyen au service de la politique, même si elle était entourée de
rituels religieux, voire justifiée par des arguments religieux. Néanmoins, en Grèce
comme à Rome, la guerre comme la paix appartenaient à plus d’un titre au
domaine du sacré ; révélatrice est l’existence de dieux de la guerre, avec cette
divinisation des forces impliquées dans les combats que se livrent les hommes
ainsi que dans le rétablissement de la paix, de même qu’est significative l’opposi
tion constante de la piété (eusebeia, pietas) des Romains et de l ’impiété (asebeia,
dussebeia, impietas) de leurs ennemis5 dans la propagande romaine. Et même si
3. M.-D. CHENU, « L’évolution de la théologie de la guerre », dans Lumière et vie, 7,1958, p. 76-98, ici p. 86.
4. Voir les réflexions de P. VEYNE, « Humanitas : le Romain et les autres », dans A. GlARDINA dir.,
L ’Homme romain, Paris3, 2002, p. 438-478, ici p. 464-469.
5. Il est impossible de citer la très abondante bibliographie consacrée à la notion de « piété » en Grèce et à
Rome, différente de la future « piété » chrétienne, mais qui continue de faire débat, entre ceux qui privi
légient très fortement l’aspect rituel de la piété (le respect des devoirs - envers les dieux, les parents,
la patrie, etc. - traduit d’abord en actes, la connaissance et l ’exercice exacts des rites prescrits), et ceux
qui considère qu’elle inclut une dimension de « foi ».
G uerre e t paix de l ’Antiquité classique à l ’empire chrétien 19
6. Parmi les rares attestations de cette expression, on mentionnera Salvien, Gub., VI, 17, 94, en notant
cependant qu’il s’agit là d’un emploi métaphorique - « nous déclarons en un mot une sainte guerre à
toutes les impuretés », c’est-à-dire aux vices.
7. En revanche, le grec connaît l’expression « guerre sacrée (hiéros polémos) », soit pour désigner une
« guerre contre la divinité » (Aristophane, Av., 554 sq.), soit dans, le cas précis des trois ou quatre
« guerres sacrées » des Ve et rve s. menées par les Athéniens pour récupérer le sanctuaire de Delphes
dont s’étaient emparés les Phocidiens qui pillèrent le trésor dont ils se servirent pour stipendier leurs
mercenaires, un bien « sacré », investi par la divinité, le bien de cette divinité dont la prise constituait
un sacrilège (Thucydide, I, 112, 5 ; Diodore de Sicile, XVI, 23, 1 ; 38, 6 et 64, 3 ; Philon, Prou.,
transmis par Eusèbe, PE, VIH, 14, 33-35). Hormis cette désignation spécifique, hierós polémos est
employé en grec dans un sens qui s’apparente à celui du bellum iustum de Rome : une guerre
conforme à la justice et menée en vue du rétablissement de la loi, de la vertu et d’un ordre gouverné
par la Providence divine.
8. Faute de place, je m ’en tiendrai à Rome, quitte à faire allusion parfois aux réglementations et à la
réflexion grecques antérieures à la conquête romaine, qui nourrirent amplement la conception latine
de la guerre juste et pie.
9. 1,70.
20 Françoise M onfrin
énoncées plutôt dans le cadre de la réflexion sur la guerre civile, et elles sont fort
subjectives, épousant étroitement le point de vue du vainqueur.
Reprenant notamment les opinions du représentant du moyen-stoïcisme
Panaitios de Rhodes et du platonicien Carnéade, mais fidèle aussi à la tradition
spécifiquement romaine des conditions de la guerre « juste » et « pie », Cicéron en
énumérait les conditions religieuses et éthiques, leur donnant une forme systéma
tique, conditions qui devaient être citées durant toute l’histoire de Rome, y
compris par les auteurs chrétiens15. Une guerre n’est « juste » et « pie » que si
déclarée selon les règles du droit fécial16 et, de manière générale, conduite confor
mément à ce droit17 ; destinée à apporter la paix, à écarter ou corriger l’injustice, à
assurer la sécurité18 ; que si elle s’est révélée le seul moyen de régler un différend,
la négociation n’ayant point abouti19. Elle doit être annoncée formellement20 et
conduite selon le « droit » et avec « bonne foi »21, dans l’observance des règles de
la guerre légitime22 ; le droit et la justice doivent être également respectés dans les
ordres donnés à l’armée23 ; enfin, nul ne peut être chargé d’une mission en vue de
son seul intérêt privé24. La victoire assurée - une victoire juste comme la guerre
qu’elle conclut25 - la vie de ceux des ennemis « qui dans la guerre, n’ont été ni
sauvages ni brutaux » doit être épargnée26. Ayant fait sa soumission, le peuple
adversaire doit être protégé par Rome - Cicéron soutient que Rome pratiqua de
tous temps cette clémence envers les vaincus, les accueillant dans sa propre
communauté27.
15. Ce qui devait être désigné plus tard par ius ad bellum - le droit de faire la guerre - et ius in bello - les
moyens employés dans la guerre.
16. Rep., H, 17,31.
17. Off., 1,12,36.
18. Off., I, 11, 34 (cf. aussi 12, 38) et Rep., HI, 26, 37 frg. 1, cité par Augustin, Cm., XXII, 6, 2, dont le
commentaire oppose le « salut » de la cité temporelle au salut de la cité de Dieu : « La cité parfaite ne
fait la guerre que pour tenir ses engagements ou pour assurer sa sécurité » (nullum bellum suscipi a
duitate optima nisi aut pro fide aut pro salute : ces deux mots de salus et de fides sont importants, car
ils devaient prendre une résonance nouvelle avec le christianisme).
19. Off., 1,9,34.
20. Rep., DI, 26,37 frg. 2, cité par Isidore de Séville, Etym., XVHI, 1,2-3 ; Off., ï, 11,36, qui renvoie à la
codification du droit fécial.
21. Leg., H, 14,34.
22. Leg., IH, 3,9.
23. Leg., IH, 3,6.
24. Leg.,m , 3,9.
25. Iusta uictoria n ’est pas une expression très courante, mais elle est néanmoins attestée : ainsi, chez
Cicéron, Epist., 225,3. Seule cette victoire acquise au terme d ’une guerre juste autorisait d’ailleurs « le
triomphe légitime », tel par exemple celui d ’Auguste ayant dompté les peuples qui menaçaient Rome
sur ses frontières orientales (Horace, O., 1 ,12,54).
26. Ce jugement de « sauvage et brutal », dicté par la norme romaine, répartit de manière totalement sub
jective l’humanité en deux groupes, dont l’un mérite d ’être traité selon les règles de la guerre juste,
tandis que l’autre peut être anéanti.
27. Off., ï, 11,35 ; on se souviendra bien sûr aussi de Virgile, En., VI, 851-853, cités infra, p. 26.
22 Françoise M onfrin
Au fil des récits antiques et du droit classique se dessinent plus largement les
conditions de la guerre « juste » et partant, les conditions de la victoire. Toute
guerre menée à la suite de la rupture d’un traité est « impie », auquel cas la vic
toire risque bien de ne point venir la couronner : en effet, la rupture du traité,
garanti par les dieux, attire leur hostilité28. Les lieux et les biens appartenant aux
dieux ou placés sous leur protection devaient être épargnés, comme c’était le cas
déjà en Grèce - toute atteinte constituant un sacrilège29. De manière générale,
tout pillage excessif, surtout lorsque accompagné de cruauté, était à proscrire30 ;
le seul qui fût légitime était celui prévu par le « droit de pillage » que le droit
romain se préoccupa de réglementer (il va sans dire que les auteurs anciens
rapportent d’innombrables cas de pillages sauvages...) : selon Gaius, le butin pris
à l’ennemi devenait « naturellement » la propriété du vainqueur31 ; si l’on sait le
rôle que jouèrent bien souvent, dans les luttes politiques, les richesses acquises
grâce aux guerres victorieuses, le miroir du bon homme politique incluait cepen
dant parmi ses qualités qu’il mît ces richesses au service de la patrie323.
L’historiographie romaine païenne reprit - parfois inlassablement, pour certai
nes d’entre elles - quelques figures plus ou moins légendaires, érigées en types
paradigmatiques du respect des règles de la guerre « juste » et « pie » (on citera
notamment Camille), sans cesse réactualisés par les grands hommes dont le por
trait s’inspira de leur exemple : ainsi s’établit une tradition continue de guerres
menées selon les règles de la justice, de héros qui s’illustrèrent dans ce que
Cicéron nomme les bellica o fficici. Cette tradition forme comme une voix de
dessus masquant les horreurs de la guerre que rapportent cependant aussi les his
toriens, comme ils relatent ici ou là la fidélité à la foi jurée (la. fides) bafouée, les
embuscades et subterfuges divers (le proelium iustum est la bataille rangée3435,les
soldats marchant « sans rompre les rangs », formant une iusta acies...fi5. Rome
revendiquait comme l’une de ses caractéristiques éthiques la guerre loyale, mais
elle reconnaissait aussi que le respect de ces règles, pour aussi moral qu’il fût, lui
était d’abord bénéfique, sachant d’expérience que les ruses n ’apportaient que des
victoires provisoires, tandis que la « vertu » assurait une suprématie durable36.
L’opposition entre les méthodes des ennemis étrangers, des combattants
« injustes », et le respect des méthodes « justes » de la part de Rome devait être
largement exploitée par le discours de l’Église dirigé contre les dissidents - héré
tiques ou schismatiques. Ces règles n’étaient valables cependant que pour autant
que l’ennemi fût considéré - et c’est un corollaire essentiel à la notion de « guerre
juste » - comme un « ennemi juste ». Cicéron fournit une définition de l’ennemi
« juste » au sens de l’ennemi « régulier », à propos du « droit à la guerre », et du
respect de la foi jurée : un ennemi qui n’est ni un brigand ni un pirate37 ; mais
l’ennemi « juste » peut être aussi un ennemi vivant selon les lois, selon le ius
gentium, le « droit des gens » qui, outre une définition juridique38, est aussi une
valeur philosophique entraînant, dans l’idéal, le respect des principes de Y huma
nitas dans la manière de faire la guerre39. En revanche, lorsque l’ennemi se
plaçait en dehors de la communauté humaine et de la vie civilisée par sa sauva
gerie, toute forme de lutte était bonne, y compris les plus déloyales, y compris le
non-respect de la foi jurée et les faux serments. C’est là une différenciation dans
le traitement réservé à l ’adversaire qui devait être systématiquement exploitée
dans le discours sur la guerre injuste.
40. Voir par exemple Tite-Live, XXXIX, 36, 12 (discours du stratège Lycortas de Mégalopolis en 184
av. J.-C., lors de la phase préparatoire des hostilités entre Rome et Philippe V de Macédoine, et de
l’alliance entre Rome et les Achéens) : « Nous avons donc, en votre nom, entrepris une guerre juste et
sainte. Mais alors que d ’autres nous en félicitent, que même les Lacédémoniens ne peuvent nous
blâmer, que les dieux eux-mêmes nous ont approuvés en nous donnant la victoire, comment donc en
vient-on à contester des actions accomplies en vertu du droit de la guerre ? (Pro uobis igitur iustum
piumque bellum suscepimus. Quod cum alii laudent, reprehendere ne Lacedaemonii quidem possint,
dii quoque ipsi comprobauerint qui nobis uictoriam dederunt, quonam modo ea quae belli iure acta
sunt in disceptationem ueniunt ?) ».
41. Rom., 16,3-6, qui emprunte ses renseignements à Vairon, qu’il cite ici nommément.
42. V, 19-23.
43. Cam., 5-8.
44. Tite-Live, V, 21,1-3 (ce récit documente le rituel de Veuocatio : Junon est invitée à abandonner Viéies
et les Véiens pour protéger dorénavant Rome. Macrobe rapporterait encore, dans la première moitié du
Ve s., la formule de Veuocatio).
G uerre e t paix d e l ’Antiquité classique à l 'empire chrétien 25
la perspective sanctificatrice autoriserait, mesurée surtout à l’aune de l ’éternité promise, toutes les
contraintes physiques et morales sur l ’individu (voir infra, p. 59-60).
50. VI, 847-853. Le thème de l ’expansion et de la domination de Rome par les armes, les lois et la paix,
court tout au long de l ’historiographie de l’Empire ainsi que de la littérature poétique qui le célèbre,
dominé par le souvenir virgilien : voir par exemple, au IVe s., Rutilius Namatianus, I, notamment
V. 63-80.
51. 1,21,6.
52. La tradition des leux séculaires remonterait, selon les Res Gestae d’Auguste, au v e s. ; mais c ’est bien
ce dernier qui, pour des raisons politiques, décida de les rétablir (voir J. SCHEID, Romulus et ses frères.
Le collège des Frères Arvales. Modèle du culte public dans la Rome des empereurs [BEFAR 275],
Rome, 1990, p. 728-729).
53. L’importance que conservaient ces jeux aux yeux des Romains païens de l ’Antiquité tardive devait être
attestée par les regrets qu’appellerait leur suspension. Pour les différentes célébrations des Jeux sécu
laires, voir les n. de Fr. PASCHOUD dans le commentaire de Zosime, H, 4 et H, 6 (en particulier la n. 12
pour la question du projet de célébration de 304), et pour la description des rites les n. de II, 5.
54. Voir G. B. PlGHI, De ludiis saecularibus populi Romani Quiritium libri VI [Pubblicazione
dell’Università cattolica del S. Cuore, Ser. 5, Scienze filologiche, 35], Amsterdam, 19652.
55. Ovide, Ai., 15, v. 746-750.
G uerre et paix de l ’Antiquité classique à l ’empire chrétien 27
mit fm et dans les guerres extérieures56, tels tous les princes présentés dans les
« portraits » du bon empereur.
signa), revêtues elles-mêmes d’un caractère sacré - on jurait par elles et un culte
leur était rendu63. À partir de l’époque impériale, les imagines sacrae leurs furent
associées ; au culte des enseignes venait parfois s’adjoindre celui du numen ou
des numina impériaux. Le lien entre loyauté politique et religieuse était donc
étroit64, ce qui devait mettre les chrétiens dans une situation particulièrement
difficile : ils peinèrent à convaincre que le refus des rituels religieux imposés aux
soldats n’impliquait pas un refus du pouvoir politique (la situation des soldats
chrétiens n’étant qu’une illustration parmi d’autres des problèmes que pouvait
poser la participation à la vie civique commune dans un univers qui ignorait le
principe de séparation entre sphère profane [publique] et sphère religieuse
[privée]). Comme l’écrivait très justement R. Turcan : « Les chrétiens se feront
tuer pour ne pas adorer l’empereur païen. Mais, [ajoute-t-il] quand il se fera chré
tien, ils brûleront de l’encens au pied de sa statue... »65. Et cette dimension
civique qui avait précisément entraîné la mort de certains fidèles devait, paradoxa
lement, assurer à la religion impériale sa survie en régime de chrétienté, moyen
nant transformation et, partant, devait permettre aux chrétiens d’être des soldats
fidèles à leur chef.
La même intrication de la loyauté du soldat envers son chef, et de la
reconnaissance de facto du pouvoir suprême dont ce dernier tenait son pouvoir
terrestre se retrouve dans le serment qu’il devait prêter lors de son engagement et
renouveler l’occasion de la fête des calendes de janvier ainsi qu’à l’occasion de
l’anniversaire de l’avènement, au dies imperii, qui était un jour sacré. Du simple
fait qu’il constituait un engagement envers un être qui tenait son pouvoir des
dieux païens, et qu’il était prêté en des occasions religieuses, il en devenait lui-
même un engagement également religieux66. Le mot sacramentum pose un
dionysiados et l ’évolution de l ’architecture militaire tardive », dans MEFRA, 86, 1974, p. 819-850
(offrant de nombreuses comparaisons avec d ’autres camps ou castella), qui situe la construction avant
Dioclétien, vers le milieu du me s. ; voir aussi, par exemple, M. LENOIR, « Une martyre près des
Principia. À propos du camp et de la basilique á ’Ala Miliaria », dans MEFRA, 98,1986, p. 643-664.
63. J. HELGELAND, « Roman Army Religion », dans ANRW, H, 16, 2, 1978, p. 1371-1505, notamment
1490 et suiv. Tertullien, Apol., 16, 8, et Nat., I, 12, 15, offre deux témoignages particulièrement
précieux sur la religion des camps qu’il dénonce.
64. R. T u r c a n , « Le culte impérial au me siècle », dans ANRW, H, 16, 2, 1978, p. 996-1084, emploie,
p. 1011, l ’expression « civisme cultuel ».
65. Ibid., p. 1083.
66. Le serment prêté devant les tribuns fut imposé pour la première fois, au dire de Tite-Live, XXH, 38,
2-5, en 216 av. J.-C., au cours de la deuxième guerre punique ; auparavant, les soldats ne prêtaient
serment qu’au moment de leur enrôlement. La formule du serment ne paraît pas avoir comporté alors
d’élément proprement religieux : les soldats juraient seulement « de ne pas s’enfuir sous l ’effet de la
peur, de ne pas quitter leur rang sauf pour récupérer ou prendre un javelot, pour frapper l ’ennemi ou
pour sauver un camarade » (voir aussi des formules un peu différentes chez Aulu-Gelle, XVI, 4 ,2 -4 ;
Polybe, VI, 21, 2-3). Avant la formule christianisée transmise par Végèce, H, 5, on ne possède pas de
version officielle complète du serment, mais l’on a supposé qu’il avait subi peu de modifications
depuis l’époque républicaine, hormis l’adaptation à la religion nouvelle.
G uerre et paix d e l ’Antiquité classique à l ’empire chrétien 29
Si la guerre extérieure, à condition que les règles soient respectées, peut être
« juste » et « pie », en revanche, fondamentalement injuste est la guerre intestine,
qui ne répond à aucun des critères définis plus haut. Déjà dans VIliade, Nestor
avertissait Agamemnon ainsi que tous les Grecs : « Non, il n’a ni clan ni loi ni
foyer, celui qui désire la guerre intestine, la guerre qui glace les cœurs. »72 Puis,
dans la Grèce classique, ce fut l’expérience des rivalités constantes entre les cités,
que l’on tendit à assimiler, à partir du IVe s. à des guerres civiles, à des staseis
parce qu’opposant les Grecs aux Grecs73, l’émergence d’une conscience de la
communauté hellénique, ainsi que les turbulences de la démocratie qui amenèrent
à distinguer entre guerre condamnable et guerre louable, ou du moins acceptable.
Toujours condamnable est la stasis, la rébellion, la « révolution », la discorde
(Éris) - surtout entre les citoyens, mais aussi parfois entre les cités grecques - qui
conduit à la guerre civile, la guerre qui se déroule au sein de Voikos, qui rompt les
engagements d’amitié pris sous le regard des dieux, qui peut conduire à l ’anéan
tissement des empires les plus puissants. La discorde est bien souvent présentée
comme une conséquence de la mania, à laquelle correspond le furor latin (mot
caractéristique de la guerre injuste), de Vhybris, de la « soif de meurtre »74, qui
conduit l’homme à rejoindre la nature de la bête féroce - d’où la fréquence de la
comparaison avec les bêtes fauves pour les fauteurs de stasis, qu’on devait retrou
ver dans la dénonciation des persécuteurs et de tous les « déviants » chrétiens.
Thucydide fournit une définition exemplaire de la stasis en rapportant
comment les Corcyréens liquidèrent leurs concitoyens partisans de la démocratie
- parents, amis, suppliants protégés par l’asylie des temples - , analysant avec
pessimisme les causes de la guerre civile (« le pouvoir voulu par la cupidité et par
ambition ») ainsi que les mécanismes complexes qui l’amènent à s’étendre à
l’œkoumène grec tout entier à partir d’un premier foyer de dissension75. L’état
opposé à celui de la stasis qui dresse les uns contre les autres ceux qu’unissent
« la parenté et la communauté d’origine », qui sont « naturellement amis »76, est
l’entente et la concorde (l’homonoia) et/ou la « paix commune », associées
parfois à la vertu de « piété », à Veusebeia. Par opposition à la stasis, la guerre
contre l’étranger (polémos), contre ceux qui sont « naturellement ennemis »77,
s’en trouva valorisée jusqu’à devenir un dérivatif proposé à la guerre civile78, car
on percevait combien la menace d’un ennemi extérieur pouvait réconcilier les
éléments d’un même ensemble politique et culturel que déchiraient rivalités et
dissensions (ainsi par exemple la guerre contre les Perses79).
Rome reprit largement ces grandes oppositions entre stasis et polémos, qui
correspondent à guerre « juste » (si les règles en sont respectées) et guerre fonda
mentalement « injuste », la guerre civile. Même si l ’histoire de la Rome républi
73. J. de ROMOLLY, « Guerre et paix entre cités », dans J.-P. VERNANT éd., Problèmes de la guerre en
Grèce ancienne, Paris3, 1999, p. 273-290, notamment p. 286.
74. Cf. Eschyle, Eum., 858-425.
75. m, 82-83.
76. Platon, Rsp., V, 470 bd.
77. Ibid., 470 b.
78. Pour le rôle de la guerre contre l ’étranger comme correctif aux guerres fratricides, voir par exemple
Platon, Leg., 1,628 ab.
79. Voir par exemple Isocrate, Pan., largement consacré au thème de la concorde entre les Grecs obtenue
grâce à leur coalition (sous l’hégémonie d’Athènes) contre les « barbares ».
G uerre e t paix de l ’Antiquité classique à l ’empire chrétien 31
caine avait connu bien des conflits entre citoyens, ce fut la Guerre civile qui
entraîna la chute de la République, l’horreur du règne de la « Discorde », « cet
embrasement général » de tout l’Empire qui fut « plus qu’une guerre », provo
quée par la fureur de César et de Pompée, pour reprendre les mots de Florus80,
qui conduisirent les Latins, réfléchissant aux causes, aux méthodes et aux consé
quences de la guerre civile, à définir la guerre « injuste », « impie », et en consé
quence à affiner la notion de « guerre juste » (c’est ce que l’on a vu avec Cicéron)
et à définir plus positivement la « paix », étroitement liée à l’idée de concordia,
« salut des êtres et de l’universelle harmonie, amour sacré du monde »81, pensée
sur le modèle de Vhomonoia : au couple grec eirènè / homonoia correspond le
couple latin pax / concordia, avec la même note de spécialisation - paix se
rapportant plutôt à la sphère des relations extérieures, concorde à celle des rela
tions civiles, « domestiques ». On devait retrouver dans la réflexion chrétienne sur
la guerre et la paix la même dialectique poussant à forger, à partir de l’analyse des
troubles internes à l’Église, l’idée de paix et, par voie de conséquence, d’ortho
doxie et d’orthopraxie.
80. H, 13,4 (IV, 2). L’expression fut réutilisée par Augustin, Ciu., in , 14,1.
81. Lucain, IV, V . 190-191.
82. Lucain, H, V . 286.
83. Vn,v. 180-183.
84. 1,34,1-5 (H, 19).
32 Françoise M onfrin
romain, les autels, les foyers, les tombeaux des ancêtres, les lois, les tribunaux,
la liberté, nos femmes, nos enfants, la patrie », promettant « la liberté, les lois,
les droits, les tribunaux, la domination du monde, la dignité, la paix, le repos »,
tandis qu’Antoine « machine et lutte pour bouleverser et détruire tout cela, pour
trouver dans le pillage de la République un motif de guerre, pour dissiper une
partie de nos biens et distribuer le reste à des parricides », et n’offre que des
perspectives « sanglantes, repoussantes, criminelles, odieuses aux dieux et aux
hommes, sans effet durable et salutaire »94. Toujours tenu, bien entendu, comme
le premier fauteur de la guerre civile, l’adversaire politique vaincu était supposé
mû par des intérêts particuliers, des jalousies, des rivalités personnelles. Ainsi
Antoine, « furieux de se voir préféré Octave, avait entrepris une guerre inexpiable
pour s’opposer à l’adoption d’un adolescent si énergique »95. Mais à la guerre
inexpiable d’Antoine répond la guerre « inexpiable » (ici au sens métaphorique)
assumée par Cicéron contre Clodius afin de sauver la république de la destruction
dont ce dernier la menaçait, et non pour sauvegarder ses intérêts propres et ceux
des siens96.
Les désignations injurieuses s’accumulent (si nombreuses qu’on ne saurait
citer ici les sources), et l ’on note que leur répertoire devait se maintenir sans
changement majeur sous les plumes chrétiennes pour stigmatiser l’adversaire
politique et/ou l’adversaire religieux, païen, hérétique ou schismatique97. La
caractérisation est souvent d’ordre politique : le fauteur de la guerre civile est un
tyran98, son adversaire est le défenseur de la liberté, comme on vient de le voir
pour Antoine et Octave. Mais il y a aussi une criminilisation des responsables de
la guerre civile : ce sont des brigands, des bandits, des pirates ravageant le pays
de l’intérieur, tandis que les combattants de la juste cause sont toujours présentés
comme des adversaires réguliers appartenant à une armée (et non à une « bande »,
une « faction »), combattant selon les lois de la guerre juste. D’autres forfaits
encore relevant du droit commun leur sont imputés : violences faites aux enfants,
honneur bafoué des femmes soumises au plaisir des vainqueurs... - là encore, ce
sont de tristes énumérations qu’un Lactance ou un Eusèbe ne devaient pas oublier
lorsqu’ils dénonceraient le comportement des persécuteurs et des adversaires de
Constantin. Suprême accusation, les ennemis auxquels sont affrontés les combat-
tants du parti juste sont assimilés à des parricides puisque prenant les armes
contre la patrie, contre des concitoyens - « le plus atroce de tous les parricides",
la destruction de la patrie »10°. Criminalisé, transformée en délit de droit
commun9910101, la sédition, la révolte était vidée de sa dimension politique - on
mesurera l’enjeu.
Autre accusation venant renforcer celle-ci : les séditieux eux-mêmes, et les
masses de manœuvre sur lesquelles ils étaient réputés s’appuyer, se recrutaient,
disait-on, parmi les couches les plus infâmes de la population, représentants de
professions méprisées ou honteuses (artisans, cabaretiers, boutiquiers, tenanciers
de lupanars ou trafiquants du sexe, gladiateurs et gens du spectacle, esclaves et
affranchis...) soupçonnés de jouer un rôle dans les séditions locales, accusés de
servir d’appoints mercenaires aux partis démagogiques. La guerre menée par les
séditieux, tirée du côté d’une criminalité ignominieuse, appelait et justifiait des
châtiments infâmes. On retrouverait le même phénomène dans l’univers chrétien.
Les fidèles furent victimes de semblables soupçons - constituer des associations
criminelles et s’associer à des gens perdus102 ; puis les hérétiques et les schisma
tiques seraient dénoncés dans des termes identiques ; enfin, des accusations
semblables seraient lancées dans des affaires d’élection ou de contestation épisco
pales, ainsi pour les évêques de Rome Damase à la fin du rve s. ou encore
Symmaque à l’aube du V Ie s.
Une troisième catégorie de désignations ou de comparaisons vise à exclure les
partisans de la guerre injuste de la société et de Yhumanitas civilisée. Tout
d’abord, la qualification de « barbare », assortie de toutes les tares afférentes - la
fureur, la rage et, de manière générale, les passions qui sont signes d’une âme non
policée par la pratique de la philosophie et le sens de l’État - les exclut de
l’œkoumène. Et si l’adversaire n’était pas lui-même taxé de « barbare », reproche
pouvait lui être fait de s’être allié à des Barbares, tel César, accusé de s’être
99. Terme employé non seulement pour le meurtre du père, mais aussi, par catachrèse, pour l’assassinat
d’une mère ou d’un frère (sens donné par Quintilien, V m , 6,35).
100. Cicéron, Off., m , 21, 83 ; on peut en relever de multiples exemples notamment dans Cat. et Phil., et
Augustin, Cm., 1,5, fidèle à Cicéron, appellerait à son tour Catilina et ses partisans « des parricides de
la patrie ».
101. Lorsqu’à la fin du IVe s., Claudien dresserait le portrait du « tyran » Gildon, comes et magister
utriusque militiae per Africam qui ne prit pas la défense de Théodose lorsque ce dernier eut à affronter
l ’usurpateur Eugène, puis qui entra directement en conflit avec Honorius, il réunirait encore toutes les
accusations traditionnelles envers les rebelles, parmi lesquelles celle d ’être un praedo puisque ayant
ravi l ’Afrique à l ’Empire (Bell., v. 160-163) : ici, le vol est caractérisé de manière quasiment littérale,
une province ayant été soustraite par la révolte à l ’Empire de Rome. Quelque vingt ans plus tard, sans
employer le terme de « voleur », Orose, VH, 36,2, devait lui aussi décrire l ’acte criminel de Gildon
en des termes qui indiquent clairement sa qualité d’usurpation de bien et de vol.
102. Ainsi, selon Tertullien, Fug., 13,3, les chrétiens de Carthage firent l ’objet de dénonciations similaires
auprès des autorités militaires de la métropole africaine.
G uerre e t paix d e l ’Antiquité classique à l ’empire chrétien 35
L ’apaisement du conflit
Même s’il mettait fin à la discorde, tout apaisement des conflits n’était cepen
dant point tenu pour acceptable : à la guerre « injuste » correspond l’idée de la paix
« injuste », soit qu’elle ne fût qu’une poursuite de la discorde et de la guerre sous
l’apparence de la paix105, soit qu’elle fût une paix « tyrannique » parce que conclue
avec un homme violent et injuste106. Pourtant, l’horreur et la crainte de la discorde
civile étaient si grandes qu’il se trouva toujours des voix pour œuvrer en faveur de
la concorde et défendre la paix, tel Cicéron qui, en 49 av. J.-C., s’intitulant alumnus
pacis, se fit le défenseur de la paix entre Pompée et César, alors qu’il devait refuser
la paix avec Antoine107, jugeant une paix « même injuste [...] plus avantageuse que
la plus juste des guerres contre des concitoyens »108, car au moins, elle préserverait
des vies humaines109 ainsi que la République, même « sous une forme diminuée et
affaiblie »110. Un autre argument en faveur de la recherche d’un compromis de
paix, quel qu’en fût le prix, vient parfois s’ajouter à ceux-ci, l’argument religieux
que suggère implicitement le dictateur M. Valerius Cornus dans le discours que lui
prête Tite-Live : entre l’iniquité d’une mauvaise paix et l’impiété de la guerre
civile, c’est la première solution qui doit prévaloir111. Ici, en revanche, l’ecclésio-
logie chrétienne marquerait une rupture nette : l’Éghse ne peut accepter de « règle
ment inique » en matière de foi ni de discipline...
Paix et concorde
Dépassées les luttes intérieures de la guerre civile qui mit fin à la République,
ce fut le Principat qui inaugura l’ère de la pax romana120, devenant, grâce à
l ’œuvre d’Auguste, la « Paix d’Auguste » : au dire des chantres de l’empereur, ce
fut un nouvel âge d’or, la renaissance de la paix du règne de Saturne, non seule
ment dans le Latium, mais désormais dans un empire dilaté par les conquêtes121.
Cette paix était celle de tout l’œkoumène romain, marquant, au plan politique, le
112. Voir par exemple Tite-Live, IV, 2,.12 ; Tacite, H., V, 12,8 \Agric.,29.
113. Lucain, I, V . 158-181.
114. Tite-Live, 1 ,19 ; H, 39 ; H, 4 2,3. L’idée se retrouve chez Orose, V, 8 ,2 , peut-être inspirée de Florus,
1,34 (n , 19).
115. Polybe, VI, 57,2-58,13 ; Herr., 2,34.
116. C., X, 1 ; J., 41,1-3 ; H., 1 ,11 (Maurenbrecher), transcrit ou paraphrasé par Augustin, Ciu., D, 18,1
(voir aussi Ciu., HI, 21, et V, 12, 4 et 6) ; voir aussi H., I, 12 (Maurenbrecher) ; cf. Velleius
Paterculus, n , 1,1 ; Horns, 1,31,5 (H, 15) ; 1 ,47,7 (HI, 12).
117. Inst., VU, 15.
118. Outre les passages de Saliuste transcrits par Augustin, voir aussi Ciu., I, 30, 47 (repris dans Ps.-
Augustin, C. philosophos, disp., 1).
119. Hist., TV, 23,9-10.
120. L’expression elle-même est attestée pour la première fois chez Sénèque, Prou., IV, 14, qui l ’emploie
comme synonyme d’œkoumène romaine.
121. Virgile, En., VI, 791-797.
38 Françoise M onfrin
122. Voir par exemple le tableau révélateur que brosserait encore au rve s. Ps.-Aurelius Victor, Epist., 1 ,1-
14 (en s’inspirant de Suétone), des entreprises militaires d ’Auguste, consistant en une énumération de
ses victoires qui aboutirent à l ’annexion de nouvelles provinces et qui se conclut ainsi : « H eut une
telle horreur des troubles, des guerres et des dissensions que jamais, sauf raison légitime [c’est moi
qui souligne], il ne déclara la guerre à aucun peuple », reprenant la notation de Suétone, Aug., 21,4.
L’expression « contraindre à la paix » se rencontre dans ce même passage du Ps.-Aurelius Victor, à
propos des Gètes et des Bastemes, en 1,7.
123. À l a f in d u IVe s ., l ’u to p ie d e l a p a i x u n iv e r s e lle d é v e lo p p é e d a n s HA, Tac., 15,2, q u i s ’in s c r it d a n s la
d r o ite lig n e d e l a p r o p a g a n d e d e s Ie e t n e s ., m o n tre c la ir e m e n t le lie n e n tr e le s d e u x .
124. Voir par exemple Suétone, Aug., 21,1-4.
125. Cf. Cicéron, Off., Il, 8,27 ; Tite-Live, XXIX, 15,1 : pro fide et obsequio in populum romanum : ainsi
sont définies l ’obéissance et la foi que les cités conquises (puis plus tard les nations) furent tenues
d’observer à l ’égard du peuple romain.
126. Tite-Live, XXXVI, 7,12.
127. Rome reprit à son compte le discours grec sur la justification éthique de l’hégémonie athénienne,
comme facteur de libération et de civilisation des peuples conquis.
G uerre e t paix de l ’Antiquité classique A l ’empire chrétien 39
d’un nom128 : une remarque reprise, l’on ne s’en étonnera point, par le chrétien
Orose129. Les critiques les plus virulentes à l ’égard des guerres de Rome émanent
de ses ennemis ; je ne citerai ici que le réquisitoire si frappant du chef calédonien
Calgacus, sous Vespasien, rapporté par Tacite : « Voler, massacrer, ravir, voilà ce
que leur vocabulaire mensonger appelle autorité et faire le vide, pacification »130.
La guerre juste est donc tant celle qui défend la patrie contre les ennemis exté
rieurs que celle qui vise à assurer la paix et la prospérité intérieure, en éliminant
les criminels et les tyrans, et en assurant la pax deorum : moyennant les néces
saires métamorphoses des références religieuses, les fondements de la guerre
juste telle que la concevrait pour des siècles la civilisation occidentale étaient
jetés. De la sorte, Rome put prétendre poursuivre la paix en menant constamment
la guerre. Ainsi le formulait Valére Maxime au ne s. : « J’aborde maintenant ce
qui est le principal honneur de l’empire romain et son principal soutien, les obli
gations si strictes de sa discipline militaire qu’une salutaire persévérance a main
tenue jusqu’à nos jours dans toute son intégrité et sa force : c’est pour ainsi dire
sur son giron et sous sa garde que repose dans une tranquillité profonde l’état de
paix heureuse dont nous jouissons. »131
C h r é t ie n s et E m pir e r o m a n o - c h r é t ie n
Les chrétiens pour leur grande majorité - certains, dès avant la Paix de
l’Église - puis l’empire chrétien, par la voix de ses penseurs politico-religieux ou
par celle des empereurs s’exprimant par leurs textes législatifs, leurs missives,
leur iconographie, poursuivirent la fiction de la « guerre juste », reprenant, sans
grand changement, les points énumérés précédemment, tout en convertissant les
devoirs de piété à l’égard des dieux du polythéisme en devoirs de piété à l’égard
du Dieu unique, et en conjuguant l’héritage « classique » avec les apports
bibliques. La conception de l’homme, de la société humaine et de son histoire,
comme d’un champ de bataille où, depuis la scène du jardin d’Eden, s’opposent
le projet de salut divin et l’esprit de perdition du diable, T« antique ennemi », le
tyran qui se dresse contre le créateur et maître légitime du monde, Dieu, explique
que le discours chrétien - qu’il soit théologique, homilétique, hagiographique,
poétique ou politique - ait pu puiser en permanence à la tradition « païenne » du
discours sur la guerre et la paix qui offrait des modèles et des instruments
132. Ml 4 ; 11.
133. Ceux-ci ont utilisé les textes bibliques, mais aussi les commentaires qu’en fit le judaïsme hellénis
tique, qui puisait lui-même déjà à la double tradition grecque et scripturaire.
134. Is 9,5-6.
G uerre et paix d e l ’Antiquité classique A l ’empire chrétien 41
L’Église, ou plutôt la communion des Églises locales, fut très tôt pensée
comme un « corps », en référence au Christ, comme une « société », à l’instar du
142. Voir par exemple Cyprien, Unit. eccl. ou Ep. LV qui offrent un riche vocabulaire d’une part de la
collégialité, d’autre part de la concorde : consacerdos, coepiscopus, collega reviennent plus de 15 fois
dans cette lettre, et collegium et corpus 9 fois ; consensus, consensio, concordia y sont utilisés 10 fois.
143. Depuis Ignace d’Antioche, l’origine diabolique de l’hérésie et du schisme fut constamment réaffirmée.
144. Clément d ’Alexandrie, Str., HI, 12,2-3, à propos des Marcionites.
145. C’est avec Clément de Rome, à la fin du Ie s., que le vocabulaire de la concorde et des troubles civils
fait véritablement irruption dans le discours chrétien (voir A. Le BOULLUEC, La Notion d ’hérésie
dans la littérature grecque IF-llF siècles, Paris, 1985). Pour la patristique latine, on citera évidemment
les noms de Tertullien et de Cyprien. Le registre de la guerre « civile » transposé à la sphère ecclésias
tique s’étend au fur et à mesure que surgissent hérésies et schismes, que se dessinent plus précisément
les contours de l’orthodoxie au fil des conflits doctrinaux, que s’affermissent d ’abord le pouvoir épis
copal, puis celui de quelques sièges prééminents (Rome, Carthage, Alexandrie, Constantinople...) et,
enfin, que s’unifie la discipline ecclésiastique.
G uerre e t paix d e l ’Antiquité classique à l ’empire chrétien 43
146. Rebellis est un mot bien attesté pour les hérétiques et les schismatiques dans toute la patristique latine
depuis Tertullien. On attirera l’attention sur l ’idée de la rébellion telle que la développe Cyprien,
notamment en Ep. m , où il réclame des sanctions disciplinaires contre les diacres se révoltant contre
les évêques, alors que les premiers sont ordonnés aux seconds, et soumis à l’obéissance ; on lira aussi
Ep. LXXm concernant le baptême des hérétiques où, jouant sur le double sens de signaculum (signe de
l ’engagement du soldat et enseigne/signe et sceau du baptême), il assimile l’évêque au « bon soldat » et
le Christ au général, le premier étant chargé de défendre le camp et les enseignes confiées à sa garde
par le second : « C’est le devoir d’un bon soldat de défendre contre les rebelles et les ennemis le camp
de son général. C’est la gloire d’un chef de garder les enseignes qu’on lui a confiées (Boni milites est
aduersus rebelles et hostes imperatoris sui castra defendere. Gloriosi ducis est commissa sibi signa
sentaré) » (ibid., 10, 1) : partant, l’évêque a un rôle de défense du sacrement de baptême, et donc de
l’Église, qui s’exprime par des métaphores militaires et belliqueuses (ibid., 11, 3 et 15, 2). Ces seuls
deux exemples empruntés à Cyprien, au milieu du me s., suffisent à suggérer, me semble-t-il, comment
de la rencontre entre tradition profane et tradition biblique (après le prototype de Lucifer, l ’ange
rebelle, je me limiterai à citer Coré, Dathan et Abiron comme « types » de la révolte contre l’autorité) a
pu naître l’idée de la guerre sainte telle que le christianisme devait la développer, à partir du moment où
l’empereur serait censé assumer un rôle épiscopal à côté de son rôle militaire (c’est l’idéologie impé
riale d’Eusèbe), et où l’Église disposerait des moyens concrets de coercition qui réaliseraient effective
ment ce qui n ’était à l’époque encore que de type métaphorique.
147. De même que les lapsi, les hérétiques sont des traîtres à 1’« accord de foi » impliqué dans l’engage
ment du baptême - « traître » (proditor) étant amené parfois par la citation de 2 7m 3, 3-4 : voir par
exemple Clément d’Alexandrie, Str., VU, 90,1-2 ; Cyprien, Unit, eccl., 16, qui cite in extenso le texte
de Paul ; ibid., 22, qui utilise en outre, comme Ps-Tertullien, Haer., 2 , 5-6, Judas comme type de la
défection, de la « traîtrise » des hérétiques.
148. Par exemple Cyprien, Unit, eccl., 17 : pro fide perfidus, amené par la citation de 2 Tm 3, 1-9 ;
ibid., 21.
149. Alors que la littérature classique n ’employait guère « déserteur » pour désigner celui qui abandonne
son parti, ou qui passe d ’une école philosophique à une autre (en revanche, l’emploi du verbe dese
rere est fréquent), desertor / desertôr (ainsi que automoleô : cf. Clément, 1 Clém., 28, 3) sont
employés par les Grecs comme par les Latins pour les hérétiques et les schismatiques : voir par
exemple Clément d’Alexandrie, Str., VH, 16, 100-101, 3, pour la comparaison avec l ’abandon du
poste assigné au soldat (le croyant) par le général (le Logos) ; Tertullien, Pretese., 3 ,12 ; 11,3 (deser
ere fidem : expression peu courante dans la littérature classique, mais néanmoins attestée pour expri
mer la trahison d ’un engagement politique et militaire, celle de la fides scellée par une alliance ou un
traité, telle celle des étrangers rentrés in fidem populi romani) ; Cam., 1 ,3 ; Cyprien, Ep. XLIV, 3, 2
(matrem deserere) : il oppose aux déserteurs ceux qui se veulent « être les défenseurs, les adsertores
44 Françoise M onfrin
Dieu »150, « celui qui le premier fit schisme, qui se sépara de l’Église catholique
avec ceux qu’il entraîna à sa suite, celui-ci fut un déserteur (desertor) », écrirait
Augustin en visant Donatus151. Parfois appelés aussi « transfuges » - le mot est
généralement utilisé dans son sens traditionnel (le passage d’un soldat au camp
ennemi), suggéré par la comparaison si courante depuis Paul du fidèle avec le
soldat et les images de la militia Christi}52 - , ils retournent leurs armes contre leur
propre famille153, leur propre cité et leur propre demeure154. Les exemples sont
innombrables, qui témoignent de l’adoption massive, pour les hérétiques et les
schismatiques, de l’image de la désertion et, plus largement, du vocabulaire de la
guerre extérieure et civile. À l’instar de l’ennemi déloyal et, dans une perspective
spécifiquement chrétienne, du diable fallax qui les inspirent, ils usent de ruse et
s’insinuent dans l’Église sous couvert de la paix pour mieux la détruire, pour sub
vertir les fidèles qui ne seraient pas « armés de dévotion »155 ; combattants
déloyaux, ils dressent des embuscades dont doivent se dégager les fidèles qui
veulent regagner le giron de l’Église véritable156. Constituant des groupes séparés,
dissidents, les hérétiques et les schismatiques forment des « factions » - mot
souvent associé à « conspiration » {factio, conspiratio), comme dans la littérature
de l ’Évangile et du Christ) ; Ep. L, 2,1-2 ; Ep. LI, 1,1-2 où Cyprien associe désertion, fuite, traîtrise à
la foi ; Ep. LV, 24, 2 et 2 9,2 (Apostatae, desertores, aduersaríi, hostes) ; Ep. LVm, 10,2 (Dei deser
tores et contra Deum rebelles), etc.
150. Terminen, Mol., 9 , 1.
151. S. Caes. Eccl., 2.
152. Voir par exemple Tertullien, Praesc., 12,2 : « Quel est le serviteur qui attend sa nourriture d ’un étran
ger, pour ne pas dire d ’un ennemi de son maître ? Quel soldat s’en va demander des largesses et sa
solde à des rois qui ne sont pas alliés, pour ne pas dire à des rois ennemis, s’il n ’est un déserteur, un
transfuge, un rebelle (nisi plane desertor et transfuga et rebellis) ? » ; en Praesc., 3, 2, il utilisait une
formule suggérant plutôt le passage d ’un parti politique à un autre : in illam partem transierunt.
153. Cyprien et al. (lettre synodale), Ep. LVH, 3, 1 : « Des distinctions doivent être faites, frère très cher.
Ceux qui ont apostasié et qui, retournés au monde auquel ils avaient renoncé, y vivent en païens, ceux
qui, transfuges, passés à l’hérésie, prennent tous les jours contre l ’Église des armes parricides
(Interesse debet, frater carissime, inter eos qui uel apostatauerunt et ad saeculum cui renuntiauerant
reuersi gentiliter uiuunt, uel ad haereticos transfugae facti contra ecclesiam parricidalia cotidie arma
suscipiunt, et inter eos qui ab ecclesiae limine non recedentes) » : on retrouve indubitablement ici le
vocabulaire de la guerre civile, et cette conception extrêmement belliqueuse de l’hérétique et du schis
matique qui s’exprime par le choix du vocabulaire laisse entrevoir la dureté des sanctions qui pour
raient les frapper un jour.
154. Voir par exemple chez Jérôme, Tract. Psal., 82,7-8 : « Les Hagrites, que l’on doit interpréter comme
les prosélytes et les étrangers, qui avaient été concitoyens par le passé, puis sont devenus des étran
gers : ils ne sont pas de la maison, mais d ’un autre lieu, puisqu’ils donnent l’assaut à la maison du
Père [ou de leur père] (qui fuerant antea dues, postea facti sunt peregrini : non enim sunt de domo,
sed alieni sunt, quippe qui domum patris impugnant). » Grâce à l ’interprétation allégorique des
peuples coalisés pour conspirer contre Israël, et plus généralement, à une lecture de ce psaume mis
dans son entier en rapport avec l’hérésie et la guerre contre le Christ, le glissement du répertoire
sémantique profane à celui de la communauté chrétienne s’opère tout naturellement.
155. Voir par exemple Maxime de Turin, S., 90,2.
156. Cf. Sent, episc., 11.
G uerre e t paix de l ’Antiquité classique à l ’empire chrétien 45
de la guerre civile157 - dont les auteurs chrétiens soulignent parfois le vil recrute
ment158 ; ils ne représentent qu’un parti minoritaire, qui s’oppose au consensus
omnium159 ; à leur tête peut se trouver un « porte-enseigne »160, lui-même secondé
par des « satellites »161, comme dans les partis qui s’affrontaient à la fin de la
République romaine162 ; ils répandent autour d’eux leur hérésie : ce sont, écrit
157. Voir par exemple Cyprien, Ep. XLI, 2, 1-2 , XLIH, 2, 1 et 3, 2, à propos du diacre Felicissimus ;
XLV, 3,1-2 : « faction [hostile à Corneille de Rome] qui, par ses inventions et ses accusations calom
nieuses », troublent les évêques et les fidèles, « faction » qui est « opiniâtre et hérétique (peruicax et
haeretica) » ; LH, 1 , 2 : « la funeste faction de la pernicieuse hérésie (haereticae prauitatis nocens
factio ) ».
158. Voir par exemple, la manière dont Cyprien, Ep. LIX, 1, 2, désigne la délégation conduite par
Felicissimus auprès de l ’évêque de Rome pour annoncer l ’élection de Fortunatus au siège de
Carthage : caterua et factione desperatorum. Caterua, qui désignait à la fois les bandes barbares et les
bandes regroupées autour des chefs des clans séditieux (le double sens est significatif...), est relati
vement rare chez les auteurs chrétiens antérieurs à la fin du IVe s., mais devient ensuite extrêmement
courant.
159. C’est cette expression qui est le plus souvent utilisée, au détriment de celle de consensus uniuersorum
qui dominait dans la littérature de la guerre civile.
160. Cyprien, Ep. LIX, 9,1 : signifer seditionis.
161. Parmi d’innombrables emplois dans la littérature polémique chrétienne, on citera Cyprien, Ep. XLÏÏI,
7, 2 : « Mais si quelqu’un refusant de se convertir et de satisfaire à Dieu passe au camp de
Felicissimus et de ses satellites et se joint à la faction hérétique, qu’il sache qu’il ne pourra plus après
cela revenir à l’Église et être en communion avec les évêques et le peuple de Jésus-Christ (Si quis
autem paenitentiam agere et deo satisfacere detractans in Felicissimi et satellitum eius partes conces
serit et se haereticae factioni coniunxerit, sciat se postea ad ecclesiam redire et cum episcopis et
plebe Christi communicare non posse). » Felicissimus est lui-même le « satellite » de Novat
(Ep. LH, 2 ,3). On pourrait retenir aussi les invectives d’Augustin, C. litt. Pet., U, 103, contre l ’évêque
donatiste Optatus de Thamugadi, allié du comte Gildon, « cet Optatus que païens, juifs, chrétiens, les
vôtres et les nôtres, dans toute l ’Afrique, proclament voleur, pillard, traître, oppresseur, séparateur, et
non pas l ’ami ni le client, mais le satellite de ce comte qui était son dieu, comme disait l ’un des vôtres
(ita ne uero Optatus, quem pagani, iudaei Christiani, nostri, uestri per Africam totam furem, raptorem,
proditorem, oppressorem, separatorem et illius, quem quidam uestrum eius dixit comitem deum, non
amicum, non clientem, sed satellitem clamant)... » : la phrase révèle particulièrement bien la péren
nité du vocabulaire classique des luttes civiles et sa reprise par les auteurs chrétiens dans le contexte
du schisme et de l’hérésie, facilitée par le fait qu’à partir du IVe s., il put y avoir coïncidence, comme
ici, entre clan politique et clan religieux. On notera que « satellite » est souvent employé aussi pour
les acolytes du diable, ce qui est cohérent avec l’utilisation pour les hérétiques ou les schismatiques,
eux-mêmes inspirés par Satan : voir par exemple Augustin, Cat. rud., 18, 30 : « l ’ange qui, avec les
autres esprits, ses satellites, a refusé par orgueil l ’obéissance à Dieu et est devenu diable (et ideo nec
angelus, qui cum spiritibus aliis satellitibus suis superbiendo deseruit oboedientiam dei et diabolus
factus est) ».
162. Pour « porte-enseigne », cf. par exemple Cicéron, Dom., 5, 14 : « Sergius, écuyer de Catilina, ton
garde du corps [celui de Clodius], le porte-enseigne de la sédition, l ’excitateur des boutiques, un
repris de justice, un assassin (quis est Sergius ? Armiger Catilinae, stipator tui corporis, signifer
seditionis, concitator tabernariorum, damnatus iniuriarum, percussor, lapidator, fori depopulator,
obsessor curiae). » Pour « satellite », plus courant encore chez les auteurs chrétiens que païens, voir
par exemple, pour les auteurs classiques, Cicéron., Cat., 1 , 3 , 1 : « C. Manlius, l ’acolyte et l’instru
ment de ton audace [sc. celle de Catilina] (C. Manlium, audaciae satellitem atque administrum
46 Françoise M onfrin
tuae) », ou encore Tacite, An., H, 4 5 ,4 : Maroboduus, « traître à la patrie, satellite de César (prodito
rem patriae, satellitem Caesaris) ».
163. Cyprien, Ep. LXXin, 22, 2. Suffragator et fautor, même s’ils peuvent parfaitement être employés
dans un sens bénéfique (encourager le bien, soutenir les bons), sont bien attestés dans une acceptation
nettement plus négative pour les compétitions ou les luttes politiques (cf. par exemple Varron,
R., HI, 5,1 8 , qui associe suffragator et fautor dans une même phrase ; Cicéron, Phil., XQ, 1, 2 : les
« partisans d’Antoine [fautores Antoni] » ; Tite-Live, I, 47, 7-11, dans la description de l ’accès au
pouvoir de Tarquín -.fautorem infimi generis hominum ex quo ipse sit ; XLVQ, 30,7, pour les « parti
sans » de plusieurs tendances : fautorum utriusque partis). Le mot est plus rarement employé pour
désigner la diffusion d’idées ou de comportements répréhensibles, mais on le rencontre : voir par
exemple Tacite, An., X m , 25,4, rapportant les désordres du règne de Néron, qui s’entourait de soldats
et de gladiateurs, et qui encourageait « les désordres du théâtre et les cabales en faveur des histrions
(fautores histrionum) ».
164. Voir par exemple Cyprien, Unit. Eccl., 1-2 ou Ep. XLIQ, qui recourt très largement au vocabulaire de
la guerre civile et de la conspiration.
165. Même continuité dans l ’univers grec, entre la dénonciation de T« innovation » pour les révolutions
politiques (cf. Aristote, Poi., 1305 b 41 ; 1316 b 19) et les changements en matière de religion (Platon,
Eutyphr., 5 a), et la dénonciation de 1’« innovation » par rapport à la tradition apostolique chez les
auteurs chrétiens (Clément d’Alexandrie, Str., VI, 16, 103, 3 ; 17, 107, 2 : voir A. L E BOULLUEC,
« Orthodoxie et hérésie aux premiers siècles dans l’historiographie récente », dans S. ELM,
E. REBILLARD, a . R omano , éd., Orthodoxie, christianisme, histoire (Collection de l ’EFR, 270),
Rome, 2000, p. 303-319, ici p. 305-306).
166. Fr. JACQUES, « Le schismatique tyran furieux. Le discours polémique de Cyprien de Carthage », dans
MEFRA, 94, 1982, p. 921-949. Peut-être faudrait-il insister un peu plus sur le fait que ce sont cepen
dant des exempla bibliques et de longues citations littérales qui viennent illustrer les formulations
classiques.
167. Cf. Irénée, Haer., 5 ,4 ,2 -3 pour l ’opposition entre l ’unité et la constance de la Tradition, et la succes
sion des innovations.
G uerre e t paix de l ’Antiquité classique à l ’empire chrétien 47
mal. La continuité est indubitable entre la dénonciation du désir des choses nou
velles dans l’ordre du pouvoir profane, et la dénonciation de l’innovation coupa
ble que le diable, mû par sa jalousie, tente d’introduire dans le corpus théologique
de la Tradition et dans l’ordre providentiel du monde instauré par Dieu. De même
que la sédition et la rébellion politiques menaçaient la cité et la paix des dieux qui
garantissait sa sauvegarde, de même l’hérésie et le schisme - deux formes certes
spécifiquement chrétiennes de la rébellion mais largement perçues et analysées à
l’aide des catégories de la guerre civile, donc de la guerre injuste - menaçaient
l’un le contenu de la foi, l’autre l’ordre ecclésiastique puis, lorsque l’empire fut
devenu chrétien, son ordre social tel que voulu par Dieu et son vicaire sur terre,
l’empereur.
Avant la paix constantinienne, l’Église ne disposait que de sanctions ecclésias
tiques. La situation changea au IVe s. ; l ’existence des chrétiens et de l’Église (ou
des Églises) étant devenue licite, le pouvoir profane dut se préoccuper sinon de
définir, du moins de recevoir de leurs organes de représentation, les évêques et les
conciles, une définition du contenu de la foi et des règles de la discipline ecclé
siastique, ne fût-ce que pour trancher en cas de différend entre les personnes, les
communautés, ou pour accorder des privilèges, ou pour réprimer des comporte
ments soupçonnés de mettre en péril l’ordre public, comme le fit déjà Constantin
pour le schisme donatiste ou pour le conflit arien, engageant une tradition d’inter
ventions dans les affaires internes de l’Église168. A fortiori, lorsque les princes se
reconnurent chargés par Dieu d’un devoir de préservation de la religion chré
tienne, la législation impériale, parfois sollicitée par les dirigeants ecclésiastiques,
vint de plus en plus souvent doubler les sanctions ecclésiastiques par des sanctions
civiles destinées à ramener deux paix qui devaient se confondre toujours plus
étroitement, la paix religieuse et la paix civile169, les hérétiques et les schisma
tiques étant passibles des mêmes châtiments que les criminels de droit commun et
les criminels politiques (confiscation des biens, exil, condamnation à mort), et le
schisme et l’hérésie tendant même à devenir des crimes de lèse-majesté ou contre
l’État, comme le montre l’extension du chef d’accusation de sacrilegium dans le
168. On renverra à la pénétrante analyse de la politique constantinienne offerte par Ch. PIETRI,
« Constantin en 324. Propagande et théologie impériales d ’après les documents de la Vita
Constantini », dans Crise et redressement dans les provinces européennes de l ’Empire (milieu du IIIe-
milieu du IVe siècle apr. J.-C.), Actes du colloque de Strasbourg (décembre 1981), Strasbourg, 1983,
p. 63-90 [=Christiana Respublica. Éléments d ’une enquête sur le christianisme antique (Collection de
l’EFR, 234), Rome, 1997, p. 253-280].
169. On trouvera de très nombres références dans K. THRAEDE, « Homonoia (Eintracht) », dans RAC, 16,
1994, coll. 176-289, notamment 259 et suiv. La lettre de Constantin à Alexandre et Arius,
VC, H, 64-72, en particulier 65,1-2, affirme déjà très fermement le lien entre concorde ecclésiastique
et paix de l’Empire - localement, on sait que les « factions » chrétiennes pouvaient en effet occa
sionner d’importants troubles de l’ordre public.
48 Françoise M onfrin
176. Lactance, Mort., 44, 5-6 ; l’allié de Constantin, Licinius, écrasait quelque temps plus tard son rival
Maximin Daïa grâce à la prière que lui avait enseignée l’ange de Dieu, et parce que Dieu lui avait
livré l’armée ennemie (ibid., 46-37). Eusèbe, VC, IV, 19, attribue à Constantin cette prière qu’il aurait
fait apprendre à ses soldats chrétiens pour qu’ils la récitent le dimanche.
177. HE, IX, 9,10-11 ; cf. VC, 1,40.
178. Eusèbe, VC, 1,27-32.
179. Dans VC comme dans LC, Eusèbe affirme à plusieurs reprises que Dieu fut l’auteur de toutes les vic
toires de Constantin - c ’est là la christianisation de l’idéologie impériale traditionnelle de la victoire
étemelle du prince : ainsi en VC, 1 ,6 ; H, 19 ; H, 2 3 ,1 , ou en LC, 7,12-13 ; 8,9 . Constantin adopta à
partir de 324 le titre de uictor à la place du titre d’inuictus (voir J. R. F e a r s , « The Theology of
Victory at Rome », dans ANEW, II, 17, Berlin-New York, 1981, p. 738-826).
180. Eusèbe, HE, IX, 9 ,8 ; VC, 1 ,38. Le même type de Moïse devait être repris par Grégoire de Tours lors
qu’il raconterait la victoire de Clovis à Vouillé en 507 (Hist., Il, 37 ; voir déjà, avant lui, Venance
Fortunat, Hil., 20-23).
G uerre e t paix d e l ’Antiquité classique A l ’empire chrétien 51
seule assistance de D ieu [...] et que le symbole de la passion salutaire le guidait, lui et
toute son armée. » 181
Ces deux campagnes de Constantin sont donc non seulement des guerres
justes menées contre deux rivaux politiques - deux tyrans selon la terminologie
traditionnelle de la rhétorique de la guerre civile, à laquelle recourent large
181. VC, H, 3-4 pour la citation, et 3-18 pour le récit complet de l ’élimination de Licinius ; voir aussi
HE, X, 9, qui attribuait déjà la défaite de Licinius à son impiété, et la victoire de Constantin à
l’alliance et à la conduite de Dieu et du Christ.
182. Eusèbe indique qu’avant chaque combat, Constantin avait coutume de faire dresser la tente de la croix
où il se retirait pour prier et adresser des supplications à Dieu : VC, H, 12-14 ; IV, 56 (campagne
contre les Perses, où Eusèbe précise que la tente « est en forme d ’église »). Ces tentes, au dire du bio
graphe du prince, auraient été installées en dehors des camps : il ne s’agit donc pas d’un substitut
chrétien des chapelles des camps, mais d ’une installation destinée aux dévotions de l’empereur-
général qui demeure d’ordre sans doute privé ; ce, nonobstant, elles annoncent la christianisation des
chapelles militaires. Outre la structure des camps militaires romains, c ’est aussi le récit de l ’Exode,
avec « la tente de l’arche », explicitement rappelée en H, 12, 1, qui inspire vraisemblablement ici
Eusèbe (on a toutes les raisons de supposer que cette mise en scène chrétienne est tout entière de son
invention).
183. VC, H, 18. Pour Eusèbe, le règne de Constantin entraîna une conversion quasi générale et spontanée
de l ’Empire au christianisme.
184. VC, 11,55,1.
52 Françoise M onfrin
ment Lactance comme Eusèbe - , mais aussi des guerres saintes menées par le
champion élu par Dieu afin de restaurer ses droits : ainsi que l’annonçait Eusèbe
en introduisant sa biographie,
« Faisant de lui l ’image de son propre pouvoir souverain, il [Dieu] l ’a désigné comme
vainqueur de toute l ’engeance des tyrans et le destructeur des géants théomaques qui,
dans leur folle témérité, avaient pris les armes de l ’impiété contre le souverain de
l ’Univers lui-même. Ceux-ci périrent, pour ainsi dire, aussi vite qu’ils étaient apparus,
car D ieu, qui est un et unique, protégea son serviteur, seul contre une multitude, par
une armure divine, purifiant grâce à lui la terre de la foule des im pies, et il l ’établit
pour enseigner la piété à toutes les nations en témoignant à haute voix, afin d’être
entendu de tous, qu’il connaissait le D ieu véritable et qu’il rejetait l ’erreur des faux
dieux. »185
185. VC, 1,5 ,1 . Cf. aussi Rufin, HE, X, 9,1-6, résumant Eusèbe, HE, IX, 1-6) : Nec difficultas aliqua uic-
toriaefuit, ubi et causa iustior et fides purior et uirtus eminentior habebatur, deiectoque Licinio atque
omni memoria tyrannicae dominationis ablata soliditatem Romani regni cum filiis solus obtinuit.
Causa iustior et fides purior sont deux expressions qui avaient sans doute un sens aussi bien pour des
lecteurs païens que pour les lecteurs chrétiens ; si causa iustior, explicité par tyrannicae dominationis,
conserve vraisemblablement son sens politique traditionnel, le comparatif purior associé à fides ne
semble pas attesté dans la langue païenne et ne me paraît avoir de sens que si fides est pris dans son
acception chrétienne ; on constate, une fois encore, que les glissements d’un univers religieux à
l ’autre, de leur formulation, sont ténus, d’autant qu’ils s’effectuent dans le cadre d ’une tradition de
philosophie et de système politiques exempts de rupture majeure, mais néanmoins décisifs...
186. VC, IV, 9. Le « signe sur les épaules » n’est évidemment pas encore la croix inscrite sur le manteau
des croisés, mais l ’enseigne à longue hampe dont la partie supérieure évoque une croix (cf. les
images monétaires) que les portes-enseignes portent sur l ’épaule ; l’image d’Eusèbe est néanmoins
suggestive.
G uerre e t pah. de V Antiquité classique à l ’empire chrétien 53
187. Eusèbe HE, X , 1, 4-6 assimile la paix constantinienne avec le règne eschatologique de la paix en
citant Ps 45 (46), 8-9.
188. VC, 1 , 41, 2 ; cf. aussi H, 19,1 (après la victoire sur Licinius) « les rayons du soleil brillaient désor
mais purs de tout nuage de puissance tyrannique » ; H, 42 (lettre de Constantin aux peuples d’Orient) :
« Puisque les preuves les plus manifestes et les plus évidentes ont révélé que, par la vertu du Dieu
tout-puissant et grâce aux conseils et au soutien par lesquels il daigne constamment me favoriser, le
mal qui enveloppait auparavant l ’humanité entière est désormais chassé de toute région qui se situe
sous le soleil, chacun d ’entre vous peut voir, s’il y prête attention, quelle est cette puissance, quelle est
cette grâce [...] qui donne à nouveau toute possibilité que cette loi divine soit honorée comme il
convient. Ceux-là, émergeant comme d ’une profonde ténèbre et ayant reçu dans tout son éclat la
connaissance de ce qui est réellement, lui [sc. au Dieu des chrétiens] rendront désormais le culte qui
convient et l’honneur le plus convenable » ; m , 1,8 (grande reprise du début du 1. HI sur l’opposition
entre le règne des tyrans et celui de Constantin) : « Une ère nouvelle de formation récente venait,
semble-t-il, d ’apparaître, une lumière extraordinaire ayant soudain jailli des ténèbres pour éclairer
l’humanité, et l’on pouvait confesser que tout cela était l’oeuvre de Dieu qui avait opposé à la foule
des impies, comme un champion, l’empereur qui lui était cher » ; voir aussi la citation de m, 65, 2
(infra, n. 193). On ne peut s’empêcher, ici, d ’établir un rapprochement avec la déclaration du général
Jay Gamer, administrateur civil provisoire de l’Irak après la chute de Saddam Hussein, rapportée par
Le Monde, 26 avril 2003, p. 2 : « Le reste de l’Irak était dans une chambre sans lumière depuis trente-
cinq ans. Il y a deux semaines, nous avons ouvert la porte et poussé les Irakiens dans la lumière du
soleil [...]. La coalition a probablement mené la guerre la plus miséricordieuse jamais livrée dans
l ’histoire » ; voir aussi l ’interview de G. Bush publiée dans Le Monde, 27/29 avril 2003, p. 10, où le
Président américain rapporte ainsi l ’ordre donné à Tommy Frank de lancer l ’offensive : « J ’ai dit à
Tommy que, pour le bien de la paix, de la sécurité et de la liberté du peuple irakien, il avait l ’ordre de
poursuivre. J’ai demandé la bénédiction de Dieu pour lui et ses troupes », puis il déclare avoir
demandé à Dieu « force et conseil », son aide pour « prendre la meilleure décision [sur la guerre et sur
la paix] », pour faire son travail « de la manière la plus avisée » - comme Constantin, selon Eusèbe,
recherchait l ’inspiration de son action auprès de Dieu. Près de dix-sept siècles ont passé, et si le
Président Bush a parlé de « l ’axe du mal » et de « croisade », il n ’a certes jamais visé à convertir
l’Irak au christianisme ; mais la démocratie impérialiste américaine, nourrie encore par la tradition de
la philosophie politique de L. Strauss (dont certains conseillers présidentiels ont été directement ou
indirectement des disciples) couplée avec une religion « civique » fortement marquée par le christia
nisme (Bush est un « Bom again »), fait étrangement revivre la rhétorique de la guerre de l’Empire
romain chrétien... (on ne dispose pas encore d ’analyses de cette rhétorique : on renverra néanmoins à
C. G LU CK, « 11 Septembre. Guene et télévision au XXIe s. », dans Annales HSS, 2003-1, p. 135-162,
notamment 143-146).
189. VC, 111,6-23.
190. VC, IV, 41-42.
54 F rançoise M onfrin
aux hérétiques191, elles participent également, tels que les présente ou transcrit
Eusèbe, de la guerre sainte, bien que sous une forme d’action différente,
puisque les évêques sont assimilés à « une armée au service de Dieu »192
(une comparaison engendrée par l’idée très ancienne de la militia Christi)
placée sous la conduite de Constantin, puisque ce dernier se reconnaît
mission et qualité pour conduire la lutte contre « l ’ennemi de l’intérieur » de
Dieu et de son Église - les hérétiques et les schismatiques193 - en tant que
syntherapon194, « évêque du dehors »195, « semblable à un évêque général
(koinos episkopos) établi par Dieu » ...196 D ’après Eusèbe, il mena avec la même
ténacité la lutte contre le polythéisme, faisant détruire les temples païens, ériger
de nouvelles églises, interdisant la « superstition » ,..197
risé l’expansion de la foi chrétienne199. Qu’il lui fût reconnu un caractère provi
dentiel, ou qu’il fût accepté parce que, tout simplement, les chrétiens étaient des
citoyens romains, il en découlait une adhésion, explicite ou tacite, aux critères
traditionnels des guerres justes ou injustes, comme en témoigne Augustin qui - et
on l’oublie parfois, en faisant de l’évêque d’Hippone 1’« inventeur » des règles de
la guerre juste telles qu’elles seraient reprises par le Moyen Âge - nourrit très lar
gement sa réflexion sur la guerre juste (comme l’avait fait également Ambroise
de Milan200) de la formalisation élaborée par Cicéron, même s’il corrige et éclaire
cet héritage par l’apport biblique et par sa réflexion théologique sur les aspira
tions contraires des deux cités et sur le péché originel201. Augustin, si porté qu’il
fût pourtant à dénoncer les vices humains qui étaient à ses yeux la conséquence
du péché d’origine - et notamment la jalousie, la libido dominandi202, qui pous
199. Si certains écrivains chrétiens, tels l'auteur de l ’Apocalypse ou, plus tard, Hippolyte de Rome, ne
reconnurent dans l ’Empire qu’un pouvoir maléfique, bien plus nombreux furent cependant ceux qui,
notamment parmi les Grecs, soulignèrent, sous une forme ou sous une autre, la simultanéité du règne
d ’Auguste qui avait réuni tous les peuples de l ’univers sous une monarchie unique (il s’agit là du
thème commun aux chrétiens et aux païens de l ’unité des peuples sous la domination de Rome), et
celle de l’Incarnation (voir par exemple Justin, 1 Apol., 63, 16 ; Méliton de Sardes, apud Eusèbe,
HE, rv, 26,7-8 ; Origène, C. Cels., H, 30 ; Eusèbe, PE, V, 1,4-6 ; X, 9 ,2 ; HE, 1,6,7-8 ; LC, 16,2-7 ;
Léon le Grand, Serm., 69, 2 ; 82, 2, etc.), et qui virent dans la pax romana instaurée par l ’Empire, en
dépit des persécutions conduites par les « mauvais » empereurs (mais grâce aussi à ces persécutions,
auxquelles est ainsi conféré un caractère providentiel : semen est sanguis Christianorum, comme
l’écrivait Tertullien, Apol., 50), un facteur favorisant la mission chrétienne, voire le résultat du dessein
divin, voir par exemple Irénée, Haer., IV, 30, 3, et 36, 6 ; un montaniste cité par Eusèbe,
HE, V, 16,19 ; Origène, C. Cels., H, 30 ; Eusèbe, HE, H, 2 ,6 ; DE, m, 2,27 ; m, 7,30-35 ; VU, 2 ;
VIH, 4, 13 ; PE, 1 ,4, 3-5 ; LC, 16, 3-17, 15 ; Prudence (sans doute parmi les premiers des écrivains
latins à reprendre ce thème), Sym., H, v. 583-633 ; Perist., H, 414-444 ; Ambroise, Psalm, 45, 21 ;
Orose, VI, 1, 6-8 et 22, etc. La cessation des persécutions, l’idéologie politique constantinienne
orchestrée par Lactance et Eusèbe, la coïncidence progressive des frontières de l’Empire et de la
chrétienté au cours du IVe s ., le recrutement des chrétiens, y compris celui des évêques, parmi l ’aristo
cratie imprégnée des valeurs de l ’Empire, furent autant de facteurs qui ne purent que renforcer cette
réflexion.
200. Voir notamment Off., étroitement tributaire du traité homonyme de Cicéron, mais où Ambroise
s’appuie sur des exemples bibliques pour illustrer les principes de son modèle : 1,27,129 (éloge de la
fortitudo qui « à la guerre protège la patrie contre les barbares ») (cf. aussi Augustin, Ep. 220, 2) ;
1 ,29 (justice à observer à l’égard des ennemis) ; 1 , 35-36 sur la fortitudo, accompagnée de la iustitia,
illustrée notamment par David et Moïse pour le versant guerrier du courage. On connaît l ’influence
décisive d’Ambroise sur Augustin, qui n ’a pu que contribuer à entretenir l’inspiration cicéronienne de
ce dernier, marqué dès sa jeunesse par la lecture de 1’Arpinate.
201. En simplifiant beaucoup, on peut avancer l ’idée, me semble-t-il, que pour ce qui est des critères de la
guerre juste et injuste, Augustin reste tout à fait dans la tradition classique ; en revanche, son origina
lité profonde (même si l ’on trouve déjà chez Tertullien des intuitions qui l ’annoncent) réside en ceci
qu’il intègre ces deux catégories de guerre au dessein divin : sub specie aeternitatis, guerre injuste et
juste se valent.
202. Une expression qui avait une longue histoire bien avant le christianisme et Augustin : voir par
exemple Ciu., IH, 14,2, qui s’appuie sur Virgile et Salluste.
56 Françoise M onfrin
sent l’homme à dépouiller et écraser son semblable et donc à lui faire la guerre,
ce que l’histoire de l’humanité, qui s’ouvrait sur un meurtre suscité par la jalousie
qu’éprouvent toujours les méchants pour les bons (Caïn)203, puis celle, plus parti
culière, de Rome, fondée sur un meurtre primordial dû à la rivalité du pouvoir
terrestre (Romulus)204 - admettait bien la définition romaine de la guerre juste et,
partant, la légitimité de la guerre sous certaines conditions, de même, bien
entendu, qu’il admettait les guerres justes ordonnées par Dieu205. Tout en relativi
sant, au sens propre du terme, le jugement porté sur la paix terrestre (les biens de
la paix terrestre ne doivent jamais être érigés en biens absolus et ils doivent être
rapportés à ceux de la cité céleste), il considérait néanmoins cette paix comme
une aspiration naturelle206 et un bien207 ; il reconnaissait donc que la guerre était
juste si, destinée à venger une iniuria208, conduite dans le respect des règles
reçues définissant la guerre juste209, menée en vue de la paix, elle mettait fin à
une situation d’injustice plus grande que celle qu’elle constituait en elle-même :
« Mais si, en songeant à la condition et aux vicissitudes communes, elle [la cité terres
tre] s’enfle moins de la prospérité présente qu’elle ne s’angoisse des retours possibles
de l’adversité, sa victoire alors est seulement mortelle : car il lui sera impossible de
maintenir toujours sa domination sur ceux qu’elle a pu subjuguer de la sorte. Mais on
dirait à tort que les biens que cette cité désire ne sont pas de vrais biens, puisqu’elle-
même, comme partie du genre humain, est meilleure encore. Car en vue de biens
infimes, elle désire une certaine paix terrestre, et c’est pour l’obtenir qu’elle fait la
guerre21021; si elle triomphe et que personne ne lui résiste plus, ce sera la paix que
n’avaient pas les parties adverses lorsqu’elles se battaient pour des biens qu’en leur
malheureuse indigence, elles ne pouvaient posséder ensemble. Voilà la paix que pour
suivent ces guerres harassantes, la paix qu’obtient une victoire réputée glorieuse !
Quand sont vainqueurs ceux qui défendent la cause la plus juste, qui douterait que soit
louable une telle victoire et la paix qui en résulte ? Ce sont là des biens et assurément
des dons de Dieu (Quando autem uincunt qui causa iustiore pugnabant, quis dubitet
gratulandam esse uictoriam et prouenisse optabilem pacem ? Haec bona sunt et sine
dubio Dei dona sunt). »2U
Partant, il admettait ces « guerre justes, guerres indemnes d’impiété et d’injus
tice » qui permirent à l ’Empire d’étendre sa domination sur la terre, grâce à
l’injustice des peuples voisins guerroyant entre eux, jouant ainsi un rôle de juge
des nations212 ; nourri d’histoire et de culture classique, avec son horreur et sa
terreur des guerres civiles213, il reconnaissait également la distinction classique
209. Voir en particulier la reprise de la citation de Cicéron, Rep., Ht, 26,37 frg. 1 en Cìu., XXII, 6 ,2 , ainsi
que C. Faust., 2 2 ,74-77, qui, s’appuyant sans doute sur Cicéron, Off., 1,8,34-12,38, intègre la guerre
juste dans le dessein divin ; Ep. 189,6 (lettre adressée au comes Boniface) ; l’oeuvre d’Augustin offre
de nombreux autres exemples d’utilisation des définitions classiques de la guerre juste ou injuste pour
commenter l ’Ancien Testament.
210. Ad eam [pacem] desiderat peruenire bellando : cf. Cicéron, Off., I, 11, 34: Quare suscipienda
quidem bella sunt ob eam causam ut sine iniuria in pace uiuatur ; voir aussi Cìu., XIX, 12, 2 ;
Ep. 189, 6 ; 229, 2 (lettre à Darius, qui avait négocié une trêve avec les Vandales, où Augustin fait
l ’éloge de la guerre conduisant à la paix, pour néanmoins faire un éloge plus grand encore de la paix
acquise par la négociation, se montrant en cela aussi fidèle à la tradition classique qui voyait dans la
guerre le recours quand toute autre solution avait été épuisée).
211. Ciu., XV, 4; voir aussi DI, 10 (les guerres défensives menées par Rome contre ses ennemis injustes) ;
Qu., Quaest. in Iesu Naue, 6, 10 (suite du paragraphe cité précédemment, n. 208) : Sed etiam hoc
genus belli sine dubitatione iustum est, quod deus imperat, apud quem non est iniquitas et nouit quid
cuique fieri debeat. In quo bello ductor exercitus uel ipse populus non tam auctor belli quam minister
iudicandus est. Cf. aussi la définition du ius gentium fournie par Isidore de Séville (n. 38).
212. Ciu., IV, 15 ; mais le même résultat eût pu être acquis sans effusion de sang, n ’était-ce la soif de gloire
des Romains (V, 17,1).
213. Voir la formule qu’il emploie en Ciu., IH, 23 : discordiae duties uel potius induites, nec iam sedi
tiones, sed etiam ipsa bella urbana [...] il y cite bien souvent Saliuste, Lucain ou Florus, les sombres
écrivains de la Guerre civile.
58 Françoise M onfrin
entre ìusta bella et bella iniqua et impia, entre « les guerres d’une pire espèce, à
savoir les guerres sociales et civiles » et la « guerre juste »214. Cependant, la
guerre, même « juste », était à ses yeux une miseria fondamentale de l’humanité,
conséquence du péché originel215, un instrument de la justice divine, tout comme
l’esclavage216. Tenant constamment ce double point de vue - certaines guerres
sont justes, d’autres non, mais toute guerre découle de la faute d’Adam, et,
comme telle, participe du plan divin, qu’elle soit juste ou injuste - Augustin
intègre la guerre dans sa théodicée, et sa réflexion (et les lectures qu’en feraient
les théologiens des époques ultérieures) devait marquer une étape décisive pour la
réflexion de l’Occident chrétien sur la guerre et la paix.
Deux œcuménismes viendraient alors se rencontrer, celui de Rome et celui de
la catholicité, la guerre contre les Barbares païens, mais surtout ariens, renforçant
les couples antagonistes Romains-catholiques / barbares-hérétiques, les Romains
catholiques marchant sous le signum de la croix effectivement adopté, sinon dès
le règne de Constantin, du moins sous celui de son fils Constance217. L’Empire
218. Voir M. Lausberg , « Parcere subiectis. Zur Vergilnachfolge in der Johannis des Coripp », dans
JbAC, 32,1989, p. 105-126.
219. Le groupement des deux noms (ou des deux adjectifs) est bien attesté dans la LXX et la Vetus Latina :
voir par exemple Ep. 4,24.
220. Bernard de Clairvaux, Epist. 363, 7, enchaînait, juste après avoir cité le ui uim repetiere d’Isidore de
Séville (cf. supra, n. 38), avec la citation de Virgile, En., VI, 853 (cf. supra, p. 26), ainsi introduite :
Est autem Christianae pietatis, ut debellare superbos, sic et parcere subiectis, his praesertim quorum
est legislatio et promissa, quorum patres, et ex quibus Christus secundum camem, qui est super omnia
deus benedictus in saecula [...] ; la lettre est truffée de citations classiques, elles-mêmes entre-tissées
de citations bibliques.
221. STh, Ha, Hae, q. 40, a. 1 ; la citation la plus proche d’Augustin provient de Ciu., XIX, 12,1 (au début
du grand développement sur l ’aspiration à la paix universelle, même chez les méchants) : « C’est
donc en vue de la paix que se font les guerres, et cela même par ceux qui s’appliquent à l’exercice des
vertus guerrières dans le commandement et le combat. D ’où il est clair que la paix est le but recherché
par la guerre, et nul ne cherche la guerre en faisant la paix. »
60 Françoise M onfrin
pas la paix pour faire la guerre, mais on fait la guerre pour obtenir la paix. Sois
donc pacifique en combattant, afin de conduire ceux que tu connais au bienfait de
la paix, en remportant sur eux la victoire. »222
222. STh, ibid., citant Augustin, Ep. 189,6 (je mets entre crochets les mots d’Augustin qui ont été modifiés
ou supprimés par Thomas) : Non [enim] pax quaeritur, ut bellum exerceatur [excitetur], sed bellum
geritur, ut pax adquiratur. Esto ergo etiam bellando pacificus, ut eos, quos expugnas, ad pacis utilita
tem uincendo perducas [beati enim pacifici, ait dominus, quoniam ipsi filii dei uocabuntur : Thomas
d ’Aquin omet la citation de Ufi 5,9].
I. AU SERVICE
DES MONARCHIES PONTIFICALE ET ROYALE
LE NEGOTIUM PACIS ET FIDEI
OU L’AFFAIRE DE PAIX ET DE FOI,
UNE DÉSIGNATION DE LA CROISADE ALBIGEOISE À REVOIR
M o n iq u e Z e r n e r
1. M.-H. VICAIRE, « “L’afifaire de paix et de foi” du Midi de la France (1203-1215) », dans Paix de Dieu et
guerre sainte en Languedoc au XIIIe siècle, Cahiers de Fanjeaux, 4, Toulouse 1969, p. 102-127.
64 M onique Z erner
profonds entre la paix et la foi, M.-H. Vicaire les voit se dessiner à partir de l’asso
ciation des routiers aux hérétiques faite au 3e concile du Latran en 1179.
Il m’avait semblé que parler de « l’affaire de paix et de foi » s’imposait dou
blement dans un colloque sur le thème « Prêcher la paix et discipliner la société ».
« L’affaire de paix et de foi » est d’autant mieux dans le sujet que la paix, mise
avant la foi, est l’objet principal comme le dit M.-H. Vicaire, et qu’elle a été la
cause immédiate de la prédication mendiante selon le témoignage particulière
ment fiable de Pierre des Vaux-de-Cemay, en tant que cistercien écrivant trois ans
avant la fondation de l’ordre des Prêcheurs2. Mais depuis le 4e colloque de
Fanjeaux, de nombreux travaux ont renouvelé la perspective dans laquelle on doit
considérer le Midi de la Gaule à l’époque de la croisade albigeoise, dont la
connaissance s’est beaucoup enrichie au plan politique et religieux. Ces travaux
ne font pas toujours l ’unanimité, mais quoi qu’il en soit, on ne peut plus ignorer
aujourd’hui la possibilité que le risque hérétique ait été largement instrumentalisé
et par conséquent grossi3. Par ailleurs, les enquêtes lexicales ont été révolution
nées par les techniques informatiques. En profitant des facilités que donnent
maintenant les bases de données numérisées, il était tentant de revenir sur
l’enquête menée par M.-H. Vicaire à propos de la trilogie « affaire de paix et de
foi » et du couple « paix et foi », pour reprendre ses mots, et de l’élargir au
couple « hérétiques et routiers ». Je me limiterai à ces associations textuelles pour
essayer de distinguer leur statut dans le discours et leur fonction. Il convient en
effet de ne pas prendre pour des informations positives des figures rhétoriques
plus ou moins mécaniquement répétées. Quand Pierre des Vaux-de-Cemay
associe les routiers aux hérétiques, cela ne prouve pas forcément que la Paix de
Dieu, les actions de foi et la guerre sainte étaient soudées dans les mentalités de
l’époque, comme l’écrit M.-H. Vicaire en considérant comme un fait acquis que
les mêmes personnages attaquaient la paix et la foi.
Dans cette enquête, VHystoria albigensis est d’un intérêt exceptionnel4. On
ne dira jamais assez combien cette œuvre, fort longue, particulièrement bien
2. C ’est Pierre des Vaux-de-Cemay qui rapporte comment l’évêque d ’Osma a donné aux légats du pape en
mission dans le Midi en 1206 le « conseil salutaire de s’adonner avec plus d’ardeur à la prédication,
d’agir et d ’enseigner en s’avançant humblement à l ’exemple du pieux Maître afin de pouvoir fermer la
bouche des méchants, et aller à pied, sans or ni argent, en imitant en toutes choses le modèle apos
tolique ». Un conseil accueilli de façon mitigée par la mission uniquement composée de cisterciens
« qui ne voulaient pas prendre sur eux ce qui était une quasi-nouveauté » - on sait que le pape donna
son autorisation seulement fin 1206 (cf. P. GUÉBIN et E. LYON, Petri Vallium Sarnaii monachi Hystoría
Albigensis (abrégé Hystoria),t. 1, Paris, 1926,p. 23, § 21).
3. Voir les différents points de vue soutenus dans La Croisade albigeoise, colloque de Carcassonne, CEC
- octobre 2002, sous la présidence de Michel Roquebert, juin 2004.
4. Hystoria, cit., t. 1,2, 3,1926-1939. Noter que mes traductions diffèrent un peu de celles de P. G U É b i n
et H. M a i s o n n e u v e , Histoire albigeoise, nouvelle traduction, Paris, 1951, pas assez littérale pour mon
propos.
L e negocium pacis et fedei ou l ’affaire de paix e t de foi 65
5. Hystoria, voir la notice, t. 3, p. i-cvn : on conserve encore onze manuscrits de VHystoria, trois sont du
xme siècle, trois du xrve, deux du XVe et deux du XVIe. La première traduction est connue par deux
manuscrits du xme siècle. Aubry de Trois-Fontaines (qui ne donne pas le nom de Pierre, dont beaucoup
de manuscrits ne citent que l ’initiale) en recommandait la lecture : « Pour bien connaître les Albigeois,
il faut se procurer le petit livre du moine du seigneur Guy, abbé de Cemay, où toute cette affaire est
expliquée avec soin. »
66 M onique Z erner
11. PL, t. 216 : Processus negotii Raymundi Comitis Tolosani (89-90 à 97-98), Forma juramenti baronum,
civitatum aliorumque locorum domino Papa danda (127-138), De negotio Comitum Tolosae,
Convenarum, Fuxi et Gastoni de Bearno (833-849) publié par Migne d ’après Baluze. A comparer avec
les textes réunis par M A N SI, XXII (864-891, Concilium Vaurensis in causa Petri Arragonum regis
contra Comitem Tolosanum protegentis..), qui insère quelques passages de VHystoria. Ces dossiers se
présentaient peut-être ainsi dans les registres originaux : rappelons que la chancellerie pontificale avait
bien consacré un registre au negocium Romani Imperii (édité par Migne à la fin du t. 216). Bien
entendu, nous n ’avons pas compté deux fois les occurrences qui se trouvent dans les textes du t. 213
faisant doublon avec ceux du t. 216.
12. PL, t. 11, 1261, Gesta collationis carthaginensis : [ ...] studio namque pacis et fidei tantorum dissidia
populorum ex antiqua persuasione venientia veritatis voluit manifestatione sedari [...]. Cunctos
etenim, tam catholicae quam Donatistiane partis episcopos, in unum voluit congregari [...].
13. Sur 45 occurrences de pacis et!ac fidei dans la Patrologie latine, 17 concernent la croisade albigeoise
(8 chez Innocent m , 8 chez Pierre des Vaux-de-Cemay, une dans la lettre de l’évêque de Béziers).
Quant aux autres, au nombre de 28, la grande majorité se trouvent dans les tomes regroupant les textes
antérieurs au XIe s., au nombre de 21 du 1 .1 au 1 .146 sous forme de citations récurrentes, à propos des
Donatistes (Studio namqüe pacis et fidei), de saint Chrysogone (Nos enim pro studio pacis et fidei), des
Nestoriens et des Eutychianites (Ad unitatem pacis et fidei), chez Léon 1er et Nicolas 1er (propter uni
tatem pacis et fidei). Seulement 7 se trouvent chez des auteurs des XIe et xne siècles, 6 se réfèrent à la
violation de paix ou de pactes (cf. les deux occurrences citées n. 10, aussi dans la Patrologie latine),
une se trouve chez Pierre de Blois dans la péroraison d’une lettre sur la mort de Thomas Becket qui se
termine sur les turbatores ecclesie et pacis et fidei subversores (t. 207,94).
Sur 5 occurrences à l’accusatif, une concerne la croisade albigeoise (cf. infra, lettre d’Innocent III du
10 mars 1208), une vient de Léon 1er et se rapporte aux Manichéens (qui ecclesiae pacem et fidem
conturbare).
Sur 7 occurrences au nominatif, aucune ne concerne la croisade albigeoise, l ’une vient d’Ambroise
citant IV Rois, 20,19, Fiat pax et fides in diebus meis, six identiques viennent de Rufin (Ecclesiarum
pax et fides in Orientis atque Occidentis partibus).
68 M onique Z erner
et dans une lettre de l’évêque de Béziers au pape, qui est copiée dans le dossier du
concile de Lavaur. Seule, par conséquent, l’affaire albigeoise porte ce nom.
Negotium est pourtant fréquent chez certains auteurs. Dans le Cetedoc, il
revient particulièrement souvent sous la plume de Guillaume de Tyr aux différents
cas du singulier (environ 600 occurrences), qui toutefois ne l’associe jamais ni à
pax, ni h fides. Dans la Patrologie latine, on compte plus de 3 100 occurrences
(plus de 1 700 au singulier, 1 400 au pluriel). Le terme implique des tractations
ou négociations dans le domaine économique, politique, militaire, judiciaire (voir
son emploi chez Gratien où l’on compte 176 occurrences, 104 au pluriel, la forme
la plus fréquente étant secularibus negotiis). Un bon tiers se trouve dans la
correspondance d’innocent E3, avec près de 1 000 occurrences au singulier et 200
au pluriel : 254 occurrences au singulier et 81 au pluriel au tome 214 (années 1 à
5 du pontificat, fév. 1198-fév. 1203), 380 occurrences au singulier et 61 au pluriel
au tome 215 (années 6 à 11, 1203-1209), 333 au singulier et 47 au pluriel au
tome 216 (années 12 à 16, 1209-1213), sans compter 116 occurrences au singu
lier et 34 au pluriel dans le Registrum de negotio Romani Imperii édité à la fin de
ce tome. Le terme de negotium semble avoir été privilégié par Innocent III
pour évoquer ses « affaires séculières ». Comme le negotium Romani Imperii, le
negotium Comitis Tolosani aurait mérité un dossier particulier en 1209 et en 1213,
si l’on se fie à la présentation de Migne, qui pourrait bien être l’auteur des titres14.
Toutes proportions gardées, le terme est aussi très fréquent chez Pierre des Vaux-
de-Cemay : 119 occurrences au singulier, 12 au pluriel.
En bonne rigueur, il aurait fallu mener l’enquête sur tous les cas où negotium
porte un nom qui en précise l’objet. Je me contente de dire que negotium fidei, ou
fidei negotium, aux différents cas du singulier, désigne la croisade, et qu’il s’agit
généralement de la croisade albigeoise (33 occurrences sur 43), principalement
ainsi désignée par Pierre des Vaux-de-Cemay (30 occurrences). De même,
negotium Christi ou Christi negotium (17 occurrences) désigne généralement la
croisade, parfois en Terre sainte (une occurrence chez Foucher de Chartres,
trois chez Bernard de Clairvaux, une chez Louis VII dans une lettre à Suger et
une chez Pierre de Blois), plus souvent la croisade albigeoise : 8 occurrences, qui
proviennent toutes de Pierre des Vaux-de-Cemay, qui parle plus volontiers de
« l’affaire de Jésus-Christ », Jhesu Christi negotium ou negotium Jhesu Christi
(21 occurrences) - l’expression lui est propre.
14. Si la correspondance des années 1 et 2, et 5 à 8, du pontificat d’Innocent III est maintenant disponible
dans l ’édition de l ’Institut autrichien de Rome (Die Register Innocenz’III, bearbeitet von
O . HAGENEDER et al., 1. Band, Gräz-Köln, 1964 ; 2. Band, Rome-Vienne, 1979 ; 5. Band, Vienne,
1993 ; 6. Band, Vienne, 1995 ; 7. Band, Vienne, 1997 ; 8. Band, Vienne, 2001), celle des autres années,
en particulier au temps de la croisade albigeoise (à partir de l’année 11 du pontificat) attend encore une
édition critique. La difficulté vient de la disparition de beaucoup de registres d’innocent m .
L e negocium pacis et fidei ou l ’affaire de paix et de foi 69
15. PL, t. 215,1354-1361 (POTT. 3323). Voir la recension des adresses par les éditeurs de VHystoria, t. 1,
p. 52, note 1.
16. Voir la lettre à Philippe Auguste, où l’accent est mis sur le devoir royal de la paix, attendens quod
usque adeo regium sit officium in regno suo pacis negotium promovere, célébrant Pierre de Castelnau
qui s’est illustré ad evangelizandum pacem et confirmandam fidem in provincia Occitania (PL, t. 215,
1358, POTT. 3353).
70 M onique Z erner
pour les exhorter à extirper la peste hérétique, leur demande d’annuler les exac
tions venant des usures, de relaxer les débiteurs de leurs dettes envers les juifs et
proroger les termes, et exhorte les clercs à fournir des subsides, « afin que le
negotium pacis et fidei puisse être promu plus efficacement dans ce que fait et
doit faire Simon de Montfort »17. Dans l’autre, il écrit à Simon de Montfort pour
lui confirmer la concession des cités et du pays de la vicomté de Béziers-
Carcassonne pro tutela pacis et fidei18. Deux mois plus tard, le 22 janvier 1210,
Innocent El s’exprime à nouveau ainsi pour ordonner à l’abbé de Cîteaux de
revenir sans délai à sa légation et promouvoir le negotium pacis ac fidei19. Et le
28 juin 1210, pendant le siège de Minerve, qui dure depuis mars et tombe fin
juillet, Innocent III confirme à Simon de Montfort la concession de la cité d’Albi
pro tutela pacis etfideí20.
Au comte, la protection, à l’abbé de Cîteaux, le negotium pacis et fidei.
17. PL, t. 216,158 :[...] dilectus filius nobilis vir utique strenuus et catholicus, terris a quibus illi depulsi
sunt provida est deliberatione praefectus, ut per prudentiam ejus in his quae gesta sunt vel gerenda
negotium pacis et fidei possit ibidem efficacius promoveri (POTT. 3828).
18. PL, t. 216,151 : [...] Nos igitur quod ab ipsis pie ac provide factum est ratum et gratum habentes, civi
tates et terras ipsas, sicut tibi sunt ad divinae majestatis honorem pro tutela pacis et fidei concessae
[...] confirmamus (POTT. 3834).
19. PL, t. 216,175 :[...] ad loca legationis tuae sine dilatione qualibet personaliter revertaris et negotium
pacis ac fidei tibi commissum unacum venerabili fratre nostro Regensi episcopo apostolicae sedis
legato studeas, [...] (POTT. 3885).
20. PL, t. 216,282 : Confirmat ei civitatem Albiensempro tutela pacis et fidei concessa (POTT. 4026).
21. C’est ainsi que YHystoria est une source très importante pour plusieurs lettres (voir la méticuleuse col
lation des sources faite par P. GUÉBIN et E. LYON, cit., dans l ’appareil critique des lettres que recopie
Pierre des Vaux-de-Cemay à plusieurs reprises - pratique courante chez les historiens du monde
Plantagenêt, collation qui montre généralement sa fidélité aux documents).
22. PL, t. 216,613 : Raymundi Uticensi episcopo et Narbonensi electo apostolice sedis legatis [...] et effi
caciter laboretis ut negocium bene inceptum dissolvi non possit [...] nos enim venerabili fratri nostro
Regensi episcopo et dilecto filio magistro Thedisio canonico Januensi nostris damus litteris in manda
tis ut secundum formam sibi datam in negocio isto procedant [...] quod nos, auctore Domino, procede
mus prout pacis et fidei causa requiret [...] (POTT. 4517).
L e negocium pacis et fidei ou l ’affaire de paix e t d e foi 71
23. Voir la fin de la lettre {Hystoria, § 557) : Nos autem, quia pro certo speramus quod, de tua salute solli
citus, numquam debeas mandatis apostolicis obviare, baronibus, consulibus, rectoribus et aliis Christi
fidelibus constitutis in terris predictis dedimus in mandatis, in virtute Spiritus Sancti precipientes dis
tricte, quatinus, tibi plenarie intendentes, mandata tua super negotio pacis et fidei et aliis que superius
sunt expressa inviolabiliter observare procurent, contra impugnatores catholice fidei et pacis disturba-
tores magnifice ac potenter tibi consilium et auxilium impendentes, ita quod, eorum cooperante subsi
dio, negotium pacis et fidei salubriter exequaris. Eidem quoque legato precipiendo mandamus [...].
Sur la traduction du texte qui n ’est pas éditée dans la Patrologie, voir la note de P. GUÉBIN et E. LYON,
qui l ’éditent d ’après l’original scellé (cit., t. 2, p. 247).
72 M onique Z ehner
Dans YHystoria, le couple negotium pacis n’apparaît jamais sans être suivi de
fidei, le couple negotium fidei est largement présent (30 occurrences aux diffé
rents cas du singulier contre 8 dans les lettres pontificales), le couple pacis et fidei
est moins fréquent (9 occurrences) et, associé à negotium, il n’apparaît que quatre
fois, compte non tenu de la bulle du 2 avril 1215. L’expression s’applique avant
tout à la situation en 1208-1209.
À l ’année 1208
Après avoir copié en entier l’appel à la croisade envoyé par Innocent III le
10 mars 1208 (§ 56 à 65), Pierre des Vaux-de-Cemay rapporte que « les prélats de
la province de Narbonne et d’autres, que touchaient le negotium pacis et fidei,
voyant mourir ces hommes bons, l’évêque d’Osma (30 décembre 1207, dans son
diocèse), le frère Pierre de Castelnau (14 janvier 1208) et le frère Raoul (pro
bable, 9 juillet 1207), qui avaient été les initiateurs et les maîtres de la prédication
dans cette terre, considérant aussi que cette même prédication avait déjà accompli
en grande partie son parcours sans beaucoup de profit, et même presque sans
aucun des résultats souhaités, décidèrent d’envoyer des délégués au souverain
pontife »24. Le contexte est celui de pourparlers.
À l ’année 1209
Il reprend deux fois l’expression, au début et à la fin de la mission de « maître
Milon et son collègue maître Thédise ». Il rapporte qu’arrivés à Montélimar où ils
ont convoqué archevêques et évêques (fin du mois de mai), Milon leur demande
« de quelle manière il faut procéder in negotio pacis et fidei, principalement sur le
fait du comte de Toulouse »25. Après le départ des croisés, quand seuls restent
24. Ibid., t. 1, § 67, p. 66 : Videntes igitur prelati Narbonensis provinde, et alii quos tangebat negotium
pacis et fidei, decessisse bonos viros Oxomensem episcopum et fratrem Petrum de Castro Novo, et
fratrem Radulfum, qui fuerant predicationis in terra prenotata principes et magistri, animadvertentes
etiam quod eadem predicado jam peregerit ex parte maxima cursum suum nec multum profecerit,
immo penitus fructu frustrata sit exoptato, ad pedes summi pontificis judicant transmittendum.
25. Ibid., § 74, p. 75 : [M. Milo] Qui, cum ad eum venissent, quesivit ab eis diligenter qualiter proceden
dum esset in negotio pacis et fidei et precipue in facto comitis Tholosani ; voluit etiam ut singuli prelati
super certis capitulis, de quibus eum abbas instruxerat Cisterciensis, sua ei traderent consilia scripta
et sigillata ; factum est ut precepit et (quod auditu est mirabile) omnia tam abbatis Cisterciensis quam
prelatorum consilia sine dissensione aliqua convenerunt. La critique reste à faire des actes de la procé
dure commencée au concile de Montélimar, qui s’achève avec la reconnaissance sous serment de ses
torts par Raymond de Toulouse et sa réconciliation à Saint-Gilles (18 juin 1209), auxquels fait ici
allusion Pierre des Vaux-de-Cemay, réunis sous le titre Processus negotii Raymundi comitis Tolosani
(cf. supra n. 11). L’expression negotium pacis et fidei en est absente.
L e negocium pacis et fedei ou l ’affaire d e paix e t de foi 73
À l ’année 1217
Pierre des Vaux-de-Cemay ne s’exprime ainsi qu’une fois encore, vers la fin
de VHystoria : dans l’hiver 1217, après son échec devant Beaucaire, Simon de
Montfort réussit à traverser le Rhône à Viviers et part batailler dans le Nord pour
mettre fin aux agissements « de Raymond VU et ses complices qui perturbaient le
negotium pacis et fidei de toutes leurs forces »27. La désignation revient sous sa
plume alors que la croisade est finie mais que Toulouse s’est soulevée, dans
l’incertitude du lendemain.
26. Ibid., § 138, p . 143 : Interea magister Milo, qui, sicut supra dictum est, in terre Provinde, legatione
pro p a c is e t fid e i n e g o tio fungebatur, convocavit apud Avinionensem civitatem concilium prelatorum ;
in quo concilio inter alia excommunicati fuerunt et expositi cives Tolosani, pro eo quod ea que legato
et crucesignatis promiserant de expulsione hereticorum, contempserant adimplere.
27. Ibid., § 596, p . 289 : Raimundus enim, filius quondam comitis Tolosani, et Ademaras Pictavensis et
complices eorumdem n e g o tiu m p a c is e t fid e i in partibus illis totis viribus perturbabant.
28. PL, t. 216, 843 : Nos igitur beatissime pater, quos tanquam propius positos magis negotium istud
tangit, sanctissimam pietatem vestram rogamus [...] quatenus [...] quibus comitis Tolosani et filii ejus,
si resurgerent, gladius inexorabiliter immineret, miseriorditer prospicientes in posterum, n e g o c io p a c is
e t f id e i, quod tam prudenter et potenter hactenus promovistis, finem perfectum et stabilem imponatis.
29. M A N SI xxn, 1070A : le s te rre s d e la c o m te s s e : quod per ipsas n e g o tiu m p a c is e t f id e i non valeat
perturbari. L e s te rre s d u je u n e c o m te : per viros idoneos qui n e g o tiu m p a c is e t f id e i manuteneant.
30. M AN SI xxm , 10E :[...] quae miserabiliter peccatis nostris exigentibus erat ab in im ic is p a c is e t fid e i
depressa, mirabiliter operando ; regis Franciae illustris cordi ratione suae gratiae exalto insudit, quod
divina gratiaa faciente, negotium p a c is e t f id e i contra heréticos terrae Albigensis in se assumens [...].
74 M onique Z erner
Chronique, bien plus tard, Guillaume de Puylaurens semble avoir hésité sur
l’expression, qu’il n’emploie à strictement parler qu’une fois, à propos des événe
ments qui ont suivi le traité de Meaux-Paris (12 avril 1229), in negotio pacis et
fidei prosequendo (chapitre 40). Sachant qu’un peu plus haut, il semble qu’il ait
écrit ad negotiationem (et non negotium) pacis et fidei prosequendum31 et que,
dans la première partie de son œuvre, l’expression vient une fois sous sa plume
mais inversée: rapportant le siège de Lavaur (1211), il écrit que Foulque,
l’évêque de Toulouse, a demandé à ses ouailles de se rendre à l’armée pour appor
ter secours et aide au negodo fidei et pacis. La forme « affaire de paix et de foi »
semble en train de s’estomper, s’il faut attacher un sens à l’ordre des mots comme
le propose le père Vicaire. La traduction en langue vulgaire de YHystoria en est
un autre indice. Le traducteur n’a pas cherché une figure équivalente en français.
Aux § 67 et 596, negotium pacis et fidei est simplement rendu par « foi » ; au
§ 74, par « besoigne » ; § 138, l’expression n’est pas du tout traduite. En aucun de
ces cas, le traducteur ne s’est soucié de traduire pax3132. De même disparaît le
couple pacis et fidei : ainsi, au § 61, verbum pacis et fidei est traduit par « la foi
de Jhesucrist » ; au § 72, le traducteur laisse tomber pacis et fidei turbatores.
Partir d’un sondage déterminé par les choix de l’abbé Migne et l ’état d’une
collection en cours, par conséquent biaisé, et limiter l’enquête à une figure rhéto
rique doit rendre prudent. A première vue, le couple « paix et foi » est assez rare
31. GUILLAUME de P u y l a u r e n s , Chronique, cit., chap. 39 : Anno Domini MCCXXX [ ...] venerabilis pater
dominus Clarinus episcopus Carcassonensis accedens ad Sedem apostolicam, legatum obtinuit mitti
ad negociationem pacis et fidei prosequendum [ ...] . Jean Duvemoy a retenu la leçon ad negocium
pacis et fidei prosequendum (d’après BnF, lat. 5213, C dans le stemma, écriture début XVIe s.) de pré
férence à la leçon ad negociationem pacis et fidei du manuscrit le plus ancien qui est le texte de base
de son édition (lat. 5212, P, écriture début xrve s.), considérant donc la leçon de P comme fausse (les
variantes de C sont retenues dans le texte « à titre exceptionnel lorsque les leçons de P sont manifeste
ment fautives », écrit-il, p. 19 de l ’introduction).
32. Cf. Hystoria, cit., t. 3. § 67 : « Après ices choses li prelat de la contrée de Narbone et li autre qui apar-
tiennent à la foi, veant [...]» , trad, de Videntes igitur prelati Narbonensis provinde, et alii quos tange
bat negotium pacis et fidei (supra n. 22). § 596 : « et Raimon, le filz le conte de Tholose, et Aimars de
Poitiers estoient contre la foi a leur povoir [...] », trad, de : Raimundos enim, filius quondam comitis
Tolosani, et Ademarus Pictavensis et complices eorumdem negotium pacis et fidei in partibus illis totis
viribus perturbabant (supra n. 25). § 74 : « Mestre Miles leur demanda comment ils devroient aler en
ceste besoigne, meismement el fait du conte de Tholose [...] », trad, de : Qui, cum ad eum venissent,
quesivit ab eis diligenter qualiter procedendum esset in negotio pacis et fidei et precipue in facto
comitis Tholosani {supra n. 23). § 138 : « Entre ices choses mestre Miles, qui iert legaz, fist un concile
de prelaz en la cité d ’Avignon », trad, de Interea magister Milo, qui, sicut supra dictum est, in terre
Provincie, legatione pro p a d s et fidei negotio fungebatur, convocavit apud Avinionensem civitatem
conciliumprelatorum (supra, n. 24).
L e negocium pacis et fidei ou l ’affaire d e paix et de foi 75
chez les auteurs des XIe et x n e siècles et apparaît plutôt dans le contexte des
guerres féodales que de l’hérésie, alors que le sens de fides s’infléchit sous la
pression de la foi vassalique33. En l’associant à negotium à propos du Midi, le
pape donne à ce nouveau champ d’action un statut qu’il faudrait comparer à celui
des autres « affaires » du pontificat. A ce stade, l’enquête montre que l’emploi de
negotium pacis et fidei est resté, somme toute, fort discret. Innocent HI n’utilise
l’expression que lorsque Simon de Montfort a supplanté pour de bon le jeune
vicomte de Béziers-Carcassonne, Raymond Roger Trencavel, mort ou sur le point
de mourir dans sa prison de Carcassonne, et tant que sa situation est fragile. Elle
ne réapparaît qu’au moment de la solution définitive, quand se prépare Latran IV.
De même, dans VHystoria, elle ressort au moment où la guerre albigeoise, qui
semblait terminée, redémarre.
Adoptée par les prélats investis dans la croisade, reprise de façon mesurée par
Pierre des Vaux-de-Cemay, ré-actualisée par Guillaume de Puylaurens dans un
passage de sa chronique, « l ’affaire de paix et foi » n’a peut-être pas désigné la
croisade albigeoise en dehors d’un cercle étroit.
Pour M.-H. Vicaire, l’unité est profonde entre l’affaire de paix et l’affaire de
foi dans la réalité elle-même. Son raisonnement repose sur l’association des rou
tiers aux hérétiques qu’il voit se faire à trois moments clefs dans le cadre de la
mission des légats contre l’hérésie. En 1203-1204, dans une première campagne
de serments que les légats cherchent à obtenir de la part des prélats et des princes
laïcs en Narbonnaise. En 1206-1207, quand Pierre de Castelnau, tantôt seul,
tantôt accompagné de l ’abbé de Cîteaux, mène une campagne de paix et pousse
jusqu’au delà du Rhône. En 1209, sous l’action des nouveaux légats qui établis
sent des « paix », depuis la procédure suivie contre le comte de Toulouse (début
juin) jusqu’au concile d’Avignon (septembre). Au lendemain du bain de sang de
Béziers (22 juillet 1209), écrit M.-H. Vicaire pour finir, la paix est devenue « une
paix transcendante, la Paix de Dieu ». « Faire la guerre sainte, c’est pacifier une
terre où la paix véritable avait péri avec la foi. Tel est le mythe qui donne sa réelle
unité au negotium pacis et fidei », écrivait-il. Réalité et mythe se conjuguent.
Mais il passe bien vite sur le fait de l’association des hérétiques aux routiers, qu’il
considère comme une évidence à partir de Latran DI, dont le dernier canon
associe dans un même anathème les hérétiques, qui reçoivent pour la première
33. Cf. ex. cités n. 10. Sur l’évolution du champ sémantique de fides, voir J. WlRTH, « La naissance du concept
de croyance (XIe-xne siècles) », dans Bibliothèque d ’Humanisme et Renaissance, 45,1983, p. 7-58.
76 M onique Z erner
34. Voir le début du canon, éd. dans Les Conciles œcuméniques - Les décrets, t. ïï-1, texte original établi
par G. A l b e r i g o , J . A . D o s s e t t i , P. J o a n n o u , C. L e o n a r d i et P. P r o d i avec la collab. de H . J e d i n ,
Paris, 1994, p. 482,484 (en romain, les passages clefs pour nous) : 27. Sicut ait beatus Leo, licet eccle
siastica disciplina, sacerdotali contenta iudicio, cruentas non efficiat ultiones, catholicorum tamen
principum constitutionibus adiuvatur, ut saepe quaerant homines salutare remedium, dum corporale
super se metuunt evenire supplicium. Ea propter, quia in Gasconia Albigesio et partibus Tolosanis et
abis locis, ita hereticorum quos abi Catharos, abi Patriaos, abi Pubbcanos, abi abis nominibus vocant,
invaluit damnata perversitas, ut iam non in occulto sicut aliqui nequitiam suam exerceant, sed suum
errorem publice manifestent et ad suum concensum simplices attrahant et infirmos, eos et defensores
eorum et receptores anathemati decernimus suiacere, et sub anathemate prohibemus, ne quis eos in
domibus vel in terra sua tenere vel fovere vel negotiationem cum eis exercere praesumat. Si autem
in hoc peccato decesserint, non sub nostrorum privilegiorum cuilibet indultorum obtentu nec sub
aliacumque occasione, aut oblatio fia t pro eis aut inter Christianos recipiant sepulturam. De
Brabantionibus et Aragonensibus, Navarriis, Bascubs, Coterelbs et Triaverdinis, qui tantam in Christia
nos immanitatem exercent, ut nec ecclesiis nec monasteriis deferant, non viduis et pupillis, non senibus
et pueris nec cuilibet parcant aetati aut sexui, sed more paganorum omnia perdant et vastent, similiter
constituimus, ut qui eos conduxerint vel tenuerint vel foverint per regiones, in quibus taliter debac
chantur, in dominicis et aliis solemnibus diebus per ecclesias publice denuntientur et eadem omnino
sententia et poena cum praedictis haereticis habeantur adstricti nec ad communionem recipiantur
ecclesiae, nisi societate Ula pestifera et haeresi abiuratis. Relaxatos autem se noverint a debito fidelita
tis et hominii ac totius obsequii donec in tanta iniquitate permanserint, quicumque illis aliquo tenentur
annexi. Ipsis autem cunctisque fidelibus in remissionem peccatorum iniungimus, ut tantis cladibus se
viriliter opponant et contra eos armis populum Christianum tueantur ; confiscenturque eorum bona et
liberum sit principibus huiusmodi homines subicere servituti. [...] Interim vero eos qui ardore fidei ad
eos expugnandum laborem istum assumpserint, sicut eos qui sepulcrum Dominicum visitant, sub
ecclesiae defensione recipimus [...].
L e negocium pacis et fidei ou l ’affaire d e paix e t de foi 77
35. Tous ces faits sont bien connus. L’exposé le plus commode, malgré un point de vue dépassé sur les
cathares, se trouve dans É. G RIFFE, L ’Aventure cathare (1140-1190), 1 . Les débuts de l ’aventure
cathare en Languedoc, Letouzey et Ané, 1968, qui a l ’intérêt de citer in extenso beaucoup de sources.
36. Canon 18 du concile de Reims : Ut nullus omnino hominum haeresiarchas et eorum sequaces qui in
partibus Guasconiae aut Provinciae vel alibi commorantur (MANSI, XXI, 718).
37. Canon 4 du concile de Tours : In partibus Tolosae damnanda haeresis dudum emersit, quae paulatim
more cancri ad vincina loca se diffundens, per Guasconiam et alias provincias quamplurimos jam
infecit (M A N SI, XXI, 1177).
38. Voir J.-L. BlGET, « “Les Albigeois”, remarques sur une dénomination », dans Inventer l ’hérésie ?
Discours polémiques et pouvoirs avant l ’Inquisition, M. ZERNER dir., Nice, 1998, (Collection du
Centre d’études médiévales de Nice, 2), p. 219-255.
39. Ph. CONTAMINE, qui s’appuie sur H. GRUNDMANN (« Rotten und Brabanzonen. Söldner-Heere im 12.
Jahr-hundert », dans Deutsches Archiv für Erforschung des Mittelalters, 1942, p. 419-492), distingue
une première génération de routiers avant 1185 avec l’écrasement des Cotereaux près de Bourges et une
deuxième génération moins dangereuse et moins nombreuse (La Guerre au Moyen Âge, Paris, 1999).
78 MONIQUE ZEHNER
40. R. FOREVILLE, « Innocent HI et la croisade des Albigeois », dans Paix de Dieu et guerre, cit.,
p. 189.
41. Hystoria, § 64: [...] hereticam inde studeatis perfidiam abolere, sectatores ipsius, eo quam
Sarracenos securius quo pejores sunt illis, in manu forti et extento brachio impugnado.
42. Voir L. MACÉ, Les Comtes de Toulouse et leur entourage, XIIe-XIIle siècles, Toulouse, 2000, et
J.-L. BIGET, « Les Albigeois », cit.
L e negocium pacis et fidei ou l ’affaire de paix e t de foi 79
43. Le siège est rapporté par un chroniqueur du Limousin, GEOFFROY DE VIGEOIS, à l’année 1181 :
Legatus igitur Henricus Albanensis Episcopus tunc multo cum exercitu perexit contra haereticos
Albigenses. Castro de la Vaur expugnato, Raymundus de Vemoil occiditur. Filia Tolosani Alaizia idem
tradidit castrum legato ; & Rogenus Biterrensis vir cum principibus multis haereticam pravitatem se
deinceps abdicare profitetur. Quorum facinus erroris ob cautelam Catholicorum posteris censui signi
ficare. Haec sunt a modo verba cardinalis et legati : « Confessi sunt magistri quondam erroris [...] »
{Recueil des historiens de la France, t. XII, 1781,448-449). La capture des deux hérétiques est racon
tée par Guillaume de Puylaurens qui se souvenait d’avoir entendu le chanoine être appelé l’arien (cit.,
chap. 2,p. 28).
44. Y. M.-J. CONGAR, « Henri de Marcy, abbé de Clairvaux, cardinal-évêque d ’Albano et légat pontifi
cal », dans Studia Anselmiana, 43,1958, p. 1-90.
45. Voir H. DEBAX, La Féodalité languedocienne, Xle-Xlle siècles, serments, hommages et fiefs dans le
Languedoc des Trencavel, Toulouse, 2003.
80 M onique Z erner
dont l’effet principal est donc le renforcement du lien vassalique dans ses
seigneuries46. De notre point de vue ici, le paradoxe est que le vicomte était
probablement dans l’impossibilité d’employer des routiers faute de moyens, ce
qui peut justement expliquer l’importance qu’il donnait à l’hommage vassalique.
Bref, de routiers, il n’est pas question en cette affaire.
46. Voir Ead ., « Un cartulaiie et un sceau : le programme politique de Roger H, vicomte Trencavel,
V . 1185 », dans Les Cartulaires méridionaux, colloque organisé par la Jeune équipe 2247 (Culture et
cadres de vie dans l ’Europe méditerranéenne médiévale), avec la collaboration du GDR 2513
(Sources, acteurs et lieux de la vie religieuse à l ’époque médiévale), 20-21 septembre 2002, actes à
paraître (coll, de l ’École nationale des chartes).
47. MANSI X X n, 667C-671C, d’après un manuscrit copié par Fr. Bosquet, évêque de Montpellier (1655-
1676), et transmis à Baluze.
48. Ibid., 668D : Rursus omnes haereticos, Aragonenses, familias que mainate dicuntur, piratas quoque, &
illos qui deferunt arma seu armamenta vel lignamina galearum aut navium Sarracenis, de consensu
omnium sub anathemate posuit, & constitutione lateranensis concilii, quae contra hujusmodi emanavit,
in omnibus observata, constituit ut bona hujusmodi pestilentium hominum publicentur, & ipsi nihilomi
nus servituti subdantur. (Cf. Latran DI, c. 27 cit. supra et c. 24 : Itaque quorumdam animos occupavit
saeva cupiditas, ut cum glorientur nomine Christiano, Sarracenis arma ferrum et lignamina galearum
deferant et pares eis aut etiam superiores in malitia fiant, dum ad impugnandos Christianos arma eis et
necessaria subministrant. Sunt etiam qui pro sua cupiditate in galeis et piraticis Sarracenorum
navibus regimen et curam gubernationis exercent [...].
49. A cet égard, le résumé des statuts du concile de Montpellier de l ’Histoire des conciles de
Ch.-J. Hefele -H. LECLERCQ, t. V2, Paris, 1913 (cf. p. 1171) est trompeur.
L e negocium pacis et fidei ou L’AFFAIRE DE PAIX. EJ DE FOI 81
mention des hérétiques et des Aragonais n’est pas une information au sens positif.
En fait les nombreux statuts (plus d’une vingtaine) s’intéressent principalement
aux relations avec les Sarrasins et les juifs et à la protection qui leur est due s’ils
se convertissent, ainsi qu’aux mœurs, aux vêtements féminins et masculins qui ne
doivent pas être fendus, à l’habillement des clercs, à l’obligation de la tonsure.
Les hérétiques réapparaissent dans une addition finale qui est une mise en garde
« sur la manière de promulguer les interdits contre ceux qui transgressent les
statuts, parce qu’il y a des hérétiques dans plusieurs lieux de la province de
Narbonne qui pourraient profiter de l’occasion auprès des gens simples de foi
catholique »50. C’est la seule allusion aux hérétiques de la province. Christine
Thouzellier y voyait le signe de la progression de l’hérésie dans un pays où « seul
Montpellier demeure un centre irréductible d’orthodoxie », mais Élie Griffe
faisait déjà remarquer que la question de l’hérésie est seulement à l’arrière-plan51.
A ce stade, l’assimilation des hérétiques aux routiers, en l’espèce les Aragonais,
est toute relative.
Il n’est pas indifférent pour notre propos que ce concile se tienne à
Montpellier, non pas dans la métropole de la province, mais dans un castrum qui
avait donné naissance à une ville, abritait un studium de grande notoriété et se
trouvait avantageusement placé sur la voie de terre la plus fréquentée pour aller
d’Italie en Espagne. Les seigneurs avaient recherché avec constance et succès
l’appui de Rome depuis les temps grégoriens, une réussite facilitée par le fait que
Montpellier n’était pas un siège épiscopal. La fin des aimées 1180 voit cette colla
boration devenir un enjeu majeur pour celui qui devait être le dernier seigneur de
Montpellier, Guilhem VIII, qui avait répudié sa femme, Eudocie, une princesse
Comnène, dont il avait eu une fille, Marie, et voulait obtenir du pape la légitima
tion des nombreux fils qu’il avait eus de sa deuxième femme, Agnès de Castille,
épousée en 1187. Sous le pontificat du très vieux Célestin DI, au moment du
concile de Montpellier, le zèle catholique de Guilhem VIII n’est pas encore très
voyant. Il n’est probablement pas pour rien dans l’attention nouvelle à l’hérésie
50. M AN SI xxn 671C : Infine quoque omnium addidit, ut quia in pluribus locis provinciae Narbonensis,
haeretici sunt, in consilio arcchiepiscopi & episcoporum fit, qualiter pro eorum, quae superius statuta
sunt, transgressione, interdicta debeant promulgari : ne occasione generalis & diutini interdicti, hae
reticis occasio pateat ad simplices catholicae fidei supplantandos.
51. C. THOUZELLIER, Catharisme et valdéisme en Languedoc à la fin du XIIe et au début du XIIIe siècle,
Paris, 1965, p. 136 : « Au regard d’Alain de Lille qui lui dédie son traité contre les hérétiques,
Guilhem VUI est le bouclier de la foi chrétienne, un des rares princes qui, au milieu des tempêtes,
n ’abandonne pas la barque de Pierre [image reprise de la dédicace de la Summa quadripartita d’Alain
de Lille]. Le concile tenu à Montpellier en 1195 l’atteste ; il renouvelle contre l’ensemble des héré
tiques du Midi les articles du Latran (1179) : anathème, confiscation des biens, asservissement des
condamnés. » É . G RIFFE, Le Languedoc cathare de 1190 à 1210, Paris, 1971, p. 201-202 : « Le but
principal de concile fut de rappeler les décisions du concile du Latran de 1179 qui concernaient le Midi
de la France. Les hérétiques y sont nommés, mais ils restent à l’arrière-plan. »
82 M onique Z erner
au sein du studium. Peut-être le maître parisien Alain de Lille est-il déjà sur place
et a-t-il commencé à composer son De fide catholica en quatre parties, contre les
cathares, les vaudois, les juifs et les Sarrasins, dit aussi Summa quadripartita,
qu’il lui dédie. Au début de son pontificat, Innocent HI ne paraît pas spécialement
informé de l’hérésie en terre méridionale. S’il confie en juillet 1199 une mission
sur l ’hérésie dans les quatre provinces d’Arles, d’Aix, d’Embrun et de Narbonne
au frère Rainier, ancien moine de Fossanova, qu’il arrache de son ermitage de
Ponza, c’est en des termes très généraux et sans réminiscence de Latran IH52. La
mission est seconde par rapport à sa tâche en Espagne où il doit se rendre pour
obtenir l ’annulation du mariage du roi de Léon avec la fille du roi de Castille.
Pourtant, l’archevêque de Compostene lui avait écrit que le Léon est « menacé du
triple péril des hérétiques, des Sarrasins et des chrétiens » car l ’interdit qui le
frappe, primo empêche les fidèles d’être instruits contre l’hérésie, secundo les
retient d’aller combattre les Sarrasins pour la rémission de leurs péchés, tercio
appauvrit les clercs qui ne peuvent exercer leur ministère et recevoir les oblations.
Une logique qui n’a rien à voir avec celle de Latran IH. Avec l’avènement
d’innocent IH pourtant, qui avait personnellement soutenu Pierre de Castelnau
pour son élection disputée comme archidiacre à Maguelonne avant d’accéder au
pontificat et de ce fait devait avoir une connaissance assez précise du contexte
montpelliérain, Guilhem VIII a dû croire que son vœu de faire légitimer ses fils
pourrait se réaliser ; en tout cas, il manifeste de façon pressante son zèle catho
lique. Le cartulaire des actes de sa maison qu’il fait alors copier contient treize
lettres d’innocent m , plusieurs ont l’hérésie pour sujet53. Mais il n’y est jamais
question d’Aragonais ou autres routiers.
52. Voir les termes de la lettre aux archevêques d’Arles, Narbonne, Aix et Embrun :[...] specialiter autem
ac precipue ad confutandam hereticam pravitatem assurgat et scorpionum illorum aculeos omnipoten
tis Dei virtute reprimat et conculcet, qui virus draconis in aureo calice Babilonis propinant, habentes
secundum apostolum speciem pietatis, virtutem autem eius penitus abnegantes : quorum principium
religionem palliat, medium non docet sed seducit indoctos, finis perpetuum interitum comminatur ; qui
etiam secundum evangelicam veritatem ad nos veniunt in vestimentis ovium, intrinsecus autem sunt
lupi rapaces [...] (Die Register Innocenz'UI, cit., 2. Band, lettre 114, 7 juillet 1999) ; à rapprocher de
la lettre adressée à Rainier pour lui demander de quitter à nouveau son monastère de l’île de Ponza
pour corriger, statuer et confondre les hérétiques dans les provinces d ’Arles, Narbonne, Aix et Embrun
(113, 12 juillet) ; à comparer aussi à la lettre annonçant la mission de Rainier à l’archevêque de
Compostene et aux évêques du royaume de Léon (72, ca 10-31 juillet 1999).
53. Le 10 juillet 1199, le pape recommande ainsi le légat en partance pour l’Espagne à Guilhem VIU :
« Puisque tu nous as demandé d ’envoyer un légat pour détruire la dépravation hérétique..., nous
t’envoyons le frère Rainier... » Un an plus tard, il lui demande d’assister son nouveau légat Jean de
Sainte-Prisque sur le fait de l ’hérésie lors de son passage dans le Midi, « [...] de sorte que le glaive
matériel atteigne ceux que la crainte du Seigneur et le glaive spirituel ne touchent pas, qui semblent
craindre bien plus la confiscation de leurs biens [ ...]» . En juillet 1201, le pape lui écrit au sujet de
l’évêque d’Agde et de la capture d’hérétiques, loue son zèle, mais lui dit aussi qu’il ne peut pas répon
dre à ce qui lui est demandé contre les hérétiques tant que le légat ne sera pas revenu à Rome pour
l ’informer pleinement (voir M. ZERNER, « Question sur la naissance de l’affaire albigeoise », dans
L e negocium pacis et eedei ou l ’affaire d e paix e t de foi 83
Georges Duby. L ’écriture de l ’histoire, éd. CI. DUHAMEL-AMADO et G. LOBRICHON, Bruxelles, 1996,
p. 427-444).
54. Die Register Innocenz’III, cit., 6. Band : lettre à l ’archevêque de Narbonne, 29 janv. 1204, 242 (243),
p. 406 : ut cum ipsis ad dilectum filium nobilem virum comitem Tolosanum accederes, ut tam tua
quam ipsorum persuasione posset induci ad iurandum, quod heréticos expugnaret in defensionem
ecclesiastice unitatis, eis aquiesceré nullomodo voluisti, cum tu ipse rogare deberes potius quam
rogari. Sed nec etiam unam saltem equitaturam tunc voluisti concedere ad opus quod inceperant per
agendum [...].
84 M onique Z erner
l’hérésie »55. Ni dans l’une, ni dans l’autre lettre, il n’est question de guerre et de
routiers.
Trois mois plus tard, en mai 1204, Innocent III renforce la mission des deux
frères de Fontfroide en leur adjoignant l’abbé de Cîteaux lui-même, dont il fait
son légat. Cette fois, il se réfère précisément à la clause du canon 27 sur les
routiers, encore faut-il voir à quel propos. L’ennemi principal est en effet l’arche
vêque de Narbonne, en place depuis treize ans. Il est accusé d’avoir laissé l’héré
sie se développer et ce d’autant plus que son comportement et celui des autres
prélats nuisent à l ’Égüse en général, car il négüge son devoir d’évêque et ignore
en quoi consiste l’hérésie simoniaque. Mais surtout, et c’est le sujet principal de
la lettre, il est accusé d’employer des routiers dans deux siens castra, Capestang
(près de Béziers) et Cruscades (près de Narbonne), alors qu’il avait été statué au
concile de Latran que seraient excommuniés ceux qui fréquentaient les
Brabançons, Aragonais, etc.56. Je souligne que les hens de l’archevêque avec les
Aragonais sont dénoncés avec précision (les noms de lieux et de personnes incri
minés sont donnés), avec demande d’une enquête ; en revanche, ses liens avec les
hérétiques sont tout juste évoqués57. La référence au canon 27 ne conduit pas
Innocent IH à associer les routiers aux hérétiques.
La mission fait l’objet de trois autres lettres d’Innocent III également reco
piées dans le registre du Vatican : l’une adressée aux mêmes, écrite trois jours
plus tard ; une autre adressée à Philippe-Auguste, une dernière adressée à l’arche
vêque de Narbonne sur qui se concentrent ses reproches, lequel se défend avec
véhémence58. Dans les trois lettres, c’est en termes des plus convenus qu’il est
question d’hérésie et les routiers ne sont pas évoqués. La mission des légats, qui
se suit à travers la correspondance d’Innocent IE, se heurte au clergé en place ; si
amalgame il y a, c’est entre les vices du clergé et l’hérésie.
Pierre des Vaux-de-Cemay fait commencer VHystoria albigensis à l’arrivée à
Toulouse des deux frères institués légats par le pape. Il ne dit rien de leur action,
enchaînant aussitôt sur la description de la ville représentée comme un nid
55. Ibid., lettre à l ’évêque d ’Agde et à l ’abbé de St-Pons-de-Thomières, 18 fév. 1204,241, p. 403-405.
56. Ibid., 1. Band, lettre à l ’abbé de Cîteaux et Pierre et Raoul, moines de Fontfroide, légats du siège apos
tolique, 28 mai 1204, 76 (75), p. 119-120 : preterea cum in Lateranensi concilio sit statutum, ut, qui
Brabantiones, Aragonenses, Nauarros, Basc(u)los et Catarellos conducere presumpserint vel fovere,
per ecclesias in diebus Dominicis et aliis sollempnitatibus excommunati publice nudentur [...] archi-
episcopus ipse non solum huiusmodi non evitat, sedNicol(aum), ducem Aragonensium [...].
57. Après la description des Aragonais, suivie de la description beaucoup plus longue des moines et des
chanoines réguliers qui donnent le mauvais exemple (45 lignes dans l’édition des Register
Innocenz’III), les hérétiques réapparaissent dans cette simple proposition finale : et insultationem here-
ticorum ad processionem recipere non verentur, et quamplures prelati ecclesias suas hereticorum
fautoribus committere non formidant {ibid., p. 121).
58. Ibid., p. 122-126,77 (76,77) : 31 mai 1204, aux mêmes ; p. 126-127,78 : 29 mai 1204, à l’archevêque
de Narbonne ; p. 127-129,79,28 mai 1204, à Philippe Auguste.
L e negocium pacis et eidei ou l ’affaire de paix et d e foi 85
d’hérésie, Hec Tolosa, tota dolosa a prima suifondatione, l’occasion pour lui de
s’étendre sur l’hérésie et les sectes d’hérétiques en général59. Il faut attendre
quelque quarante ans après, pour que Guillaume de Puylaurens écrive que les
deux frères « avertirent le comte de Toulouse d’avoir à chasser les hérétiques et
les routiers de sa terre et sauvegarder la paix »60. D’où M.-H. Vicaire déduit bien
hardiment que l’objet du serment demandé au comte de Toulouse s’étendait aux
routiers61.
Désormais, la présentation des faits par Pierre des Vaux-de-Cemay qui écrit,
je le rappelle, avec un recul de huit années suit un schéma auquel il est difficile
d’échapper, tant il est détaillé et logiquement développé. Son récit commence
véritablement à l’année 1206 : « Ici, on commence à raconter comment les prédi
cateurs vinrent dans la terre albigeoise. L’an de l’Incarnation du Verbe 1206,
l’évêque d’Osma [...] » (§ 20). Le passage à Montpellier de l’évêque d’Osma
de retour de Rome (juin 1206) ; la rencontre avec les légats découragés, leur
conseil de prêcher sans apparat et leur décision de rester pour donner l’exemple
(§ 21) ; leurs prédications évangéliques et leurs discussions avec les hérétiques
à Servian et vers Narbonne (§ 22-23) ; leur arrêt à Béziers où le conseil est donné
à Pierre de Castelnau de les quitter tant il est haï (§ 24) ; la poursuite de la prédi
cation par l’évêque d’Osma et Raoul de Fontfroide, et les miracles (§ 25-26) :
ainsi se déroule YHystoria. La campagne de paix vient ensuite (§ 27). Je cite
Pierre des Vaux-de-Cemay sans craindre de répéter plusieurs fois le mot « paix »
avec lui :
« Ensuite, Pierre de Castelnau se sépara de ses compagnons et partit en Provence pour
travailler à la paix entre les nobles de Provence afin de pouvoir extirper l ’hérésie de la
Narbonnaise grâce à l ’aide de ceux qui avaient juré la paix. Mais le comte de
Toulouse, Raymond, ennemi de la paix, ne voulut pas donner son accord à ladite paix,
jusqu’à ce qu’il soit contraint à jurer cette paix à cause des raids menés contre lui par
les nobles de Provence à l ’instigation de l ’homme de D ieu et à cause de l ’excommuni
cation obtenue grâce au légat. Mais lui qui avait renié la foi et qui était pire qu’un infi
dèle, ne respectant jamais ses serments, plusieurs fois jura, plusieurs fois se parjura. Le
59. Après sa dédicace à Innocent m (§ 1) et sa préface (§ 2 à 4), Pierre des Vaux-de-Cemay développe une
longue diatribe sur Toulouse (§ 6 à 9) où il fait allusion au serment des Toulousains, race de vipères,
rejetant l ’hérésie par crainte du châtiment et aussitôt parjures, et continue par une description des
sectes hérétiques qui fait date (§ 10 à 19).
60. GUILLAUME de P uylaurens , Chronique, cit., chap. 7 : Qui comitem Tholosanum ad expellendos
heréticos et ruptarios de terra sua et pacem conservandam monuerunt et astrinxerunt etiam juramento.
61. M.-H. Vicaire , « “L’affaire de paix et de la foi” »,cit.,p. 110-111.
86 M onique Z erner
très saint homme Pierre de Castelnau déployait pour le corriger un grand courage,
s ’approchait sans crainte du tyran et lui résistait en face [...] 62 »
62. Hystoria, § 27 : His peractis, recessit frater P. de Castro Novo a sociis suis et ivit in Provinciam et
laboravit ut pacem componeret inter nobiles Provincie : hac intentione ut auxilio eorum qui pacem
juraverant posset heréticos de Narbonensi provincia extirpare. Set comes Tholosanus, Raimundus,
inimicus pacis, noluit aquiesceré dicte paci, donec tam per guerras, quas movebant ei nobiles
Provincie, mediante industria viri Dei, quam per excommunicationem, ab eodem in ipsum comitem
pronunciatam, jurare compulsus est illam pacem ; set qui fidem negaverat et erat infideli deterior,
nunquam deferens juramento, juravit pluries, pluries pejeravit ; quem vir sanctissimus frater P. magna
virtute corropiebat, tyrannum intrepidus aggrediens eique in facie resistens, quia reprehensibilis
(immo dampnabilis) erat valde, confundebatque eum vir magne constantie, vir conscientie illibate,
adeo ut exprobaret ei quo fallax erat per omnia et perjurus ; et vere sic erat. N. B. La traduction de
Maisonneuve, qui confond Provence et Languedoc, est fautive.
63. Pierre des Vaux-de-Cemay termine ce « bref préliminaire sur les prédicateurs » (§ 47-55) par le récit
du miracle de la cédule (cédula, malheureusement traduit “papier” par Maisonneuve) écrite par
Dominique au cours d’une discussion avec des hérétiques, qui, jetée au feu, ne brûla pas, qu’il tient de
sa bouche - seule mention de Dominique dans l'Hystoria.
64. PL, t. 215,1206 : Viterbe, 21 août 1207 : ad promotionem pacis juxta mandatum nostrum [...] praeci
pimus quatenus in dictos cives, ut memoratum Roncelinum excommunicatum, apostatam et perjurum,
a dominio suo, quod contra proprium juramentum, in contemptum Dei et fidei Christianae opprobium
detinet occupatum, prorsus amoveant et supradictae nobili haereditatem restituant (POTT. 3163).
Le negocium pacis et fidei ou l ’affaire de paix et de foi 87
65. Le premier signe de la réorientation de Pierre de Castelnau vers une campagne de paix est la paix avec
Montpellier (révoltée contre le pouvoir aragonais) jurée par le roi d’Aragon en octobre 1206 en sa
présence, confirmée par le pape en avril 1207.
66. Retenons l ’évocation des Aragonais: [...] Quandoquidem in Arelatensem provinciam cum
Aragonensibus tuis hostili vastitate crassando, rogatus a venerabili fratre nostro Arausicensi episcopo
ut monasteriis parceres [...] {PL, t. 215,1167, lettre au comte de Toulouse, 28 mai 1207).
67. La question reste secondaire pour L. M a cé , Les Comtes de Toulouse, cit., qui propose une synthèse de
la politique raymondine dans le Marquisat en préambule (p. 23-53). Retenons la signification des
palais ou donjons qu’ils élèvent à Vaison, Carpentras, Sorgues, « qui montre la volonté des comtes de
marquer symboliquement de leur empreinte les pays où s’étendent leur domination » (p. 47).
88 M onique Z erner
s’ils y trouvent avantage68. Il faut s’interroger sur les enjeux politiques de l’action
du légat dans le contexte plus général de la genèse de l’État moderne dans ces
pays du Bas-Rhône, de la mutation de « l’économie de l’institution ecclésiale »
et la transformation du pouvoir des clercs à la fin du xne et au début du
xme siècle69. Quand elle se tourne contre Raymond VI, la politique pontificale
heurte un pouvoir en pleine construction. Et c’est précisément dans ce contexte
que Pierre de Castelnau est mortellement blessé, alors qu’il venait de quitter Saint-
Gilles (où il avait essuyé un échec) et traversait le Rhône pour se rendre en Arles.
Raymond VI cristallise désormais sur sa personne les attaques de Rome, à la
place de l’archevêque de Narbonne vieillissant. La campagne de diffamation
menée contre lui, orchestrée par Innocent m en 1208, continuée par les prélats,
est d’une rare violence. Pierre des Vaux-de-Cemay en donne un écho qu’on veut
croire amplifié dans le long portrait du comte de Toulouse qui suit immédiate
ment le paragraphe sur la paix, sous la rubrique, hic narrat de infidelitate comitis
Raimundi (§ 28-46), sur la foi de ce que lui a raconté l’abbé de Cîteaux au concile
de Lavaur, écrit-il - relevons la description des relations incestueuses du comte,
qui brode sur un topos du discours antihérétique (§ 41), à opposer au trait bref et
plat disant que Raymond VI favorisait les routiers (§ 42)70.
68. En ce sens va l ’étude d ’Isabelle CARTRON sut la construction du castrum de Vaison au détriment de
l ’évêque, reprochée à Raymond VI (« Le château comtal de Vaison », dans Provence historique, 159,
1990,p. 37-51).
69. Voir J. CHIFFOLEAU, « Vie et mort de l’hérésie en Provence et dans la vallée du Rhône du début du
xm e au début du XIVe s. », et M. Z e r n e r , « Note sur l ’Église et l’hérésie dans la région du
Bas-Rhône », dans Cahiers de Fanjeaux, 20,1985, p. 73-99.
70. Hystoria, § 41-42 : Adeo etiam semper fu it luxuriosus et lubricus dictus comes quod, sicut pro certe
didicimus, sorore propria abutebatur in contemptum religionis Christiane ; ab infantia etiam sua
concubinas patris sui diligentissime querebat et cum illis libentissime concumbebat : vix enim aliqua
ei placeret, nisi sciret patrem suum prius concubuisse cum ea. Unde etiam pater ipsius, tam propter
heresim quam propter enormitatem istam, exheredationem suam ei sepissime predicebat [...] preterea
ruptarios mirabili semper amplexatus est affectu dictus comes.
L e negocium pacis et fidei ou l ’affaire d e paix e t d e foi 89
expédiées en mars 1208 pour appeler les fidèles à prendre les armes contre le
comte de Toulouse. C’est le concile réuni à Montélimar en juin 1209, juste avant le
passage des croisés, par les légats maître Milon et maître Thédise, qui réintroduit
les termes employés au concile de Montpellier en 1195 à propos du comte « qui
accueille les hérétiques et entretient des “mainades” de routiers ». Raymond VI
fait alors publiquement pénitence à Saint-Gilles, reconnaît ses fautes sous serment
et jure entre autres qu’il a tenu des routiers71. L’action se termine avec le concile
général réuni en Avignon en septembre après l’installation de Simon de Montfort
à Carcassonne à la place de Raymond-Roger Trencavel. L’article 10, « Contrain
dre à servir la paix », finit sur l’évocation d’Alexandre El qui avait dit qu’il fallait
expulser les routiers de même que les hérétiques, allusion évidente au canon 27
de Latran ffl72. L’association entre ceux qui accueillent des hérétiques et ceux qui
entretiennent des routiers refait surface alors seulement.
Il conviendrait de mettre en série, pour les comparer, les griefs contre le comte
de Toulouse dans la lettre d’excommunication du pape en 1207, les accusations
contenues dans les lettres réunies sous le titre Processus negotii Raymundi comitis
Tolosani, les articles des serments de Saint-Gilles réunis sous le titre Forma jura
menti baronum, civitatum aliorumque locorum domino Papa danda, enfin les
griefs et les accusations figurant dans les lettres envoyées à Lavaur sur le negotio
comitum Tolosae, Convenarum, Fuxi et Gastoni de Bearno. Une grille d’accusa
tions contre le comte de Toulouse semble avoir été établie du vivant de Pierre de
Castelnau une fois pour toutes et sans cesse reprise73.
Mais le contexte a complètement changé à partir de mars 1208. Le concile
d’Avignon réunit les archevêques de Vienne, Arles, Embrun et Aix, et vingt
évêques, tous d’Empire. Le comte de Provence, Alphonse E frère du roi
d’Aragon, est mort au loin en Sicile en train de négocier le mariage de leur sœur,
au moment où s’ébranlait la croisade qu’il s’était bien gardé de rejoindre. Lui
succède un très jeune enfant. Grâce à la paix jurée en Avignon en septembre
71. MANSI X X n , 770, [...] item quod heréticos dicor semper fovisse, eisdemque favisse ; item quod de
fide suspectus habeor ; item quodRuptarios sive Mainadas tenui [...].
12. MANSI X X n , 789, art. X, Ut ad pacem servandam etiam inviti cogantur : [...]. Quia vero per
Aragonés, Brabanzones, Basclones, Ruptarios, seu quocunque alio nomine censeantur, multotiens dis
codia & perturbatio & rapina genrantur in terris : de ipsis ad memoriam revocamus, quod ab eodem
dicto Alexandro contra ipsos noscitur, ut videlicet, sicut haeretici, & [...] ante alios excommunicentur,
& ab omnibus fidelibus expugnentur ubique locorum. Les neuf premiers articles traitent de la prédica
tion des évêques, des hérétiques qu’il faut exterminer, des juifs qu’il faut écarter de l’administration, de
l’usure, de la dîme, des péages, de l’immixtion des laïcs dans les élections ecclésiastiques, des églises
fortifiées. Les art. suivants traitent des juges ecclésiastiques et de l’excommunication (les statuts
comprennent 21 art.).
73. Références supra n. 11. Je n’ai malheureusement pas pu consulter la thèse de Marco M ESCHINI,
Innocenzo III e il « negotium pacis et fidei » in Linguadoca (1198-1215), soutenue à l’Université
catholique de Milan en 2003, qui consacre quelques pages à Raymond VI.
90 M onique Z erner
1209, la Provence et le couloir rhodanien vont être neutralisés jusqu’à Latran IV,
tandis que toute la rive droite du Rhône, la Narbonnaise, de fait, est extra pacem,
« exposée en proie ». « Au xme siècle, la vallée du Rhône, autant que l’Italie cen
trale, devient le laboratoire de la théocratie », pouvait écrire Jacques Chiffoleau74.
Les routiers sont bien présents dans l’Hystoria (52 occurrences), encore faut-il
distinguer dans quel esprit ils sont évoqués et chercher s’ils sont mis en avant du
point de vue du negotium pacis et fidei. Pierre des Vaux-de-Cemay ne se sert pas
des noms utilisés à Latran III mais du terme générique « routiers », inconnu du
canon 27. La première mention de routiers est mise dans la bouche des hérétiques
qui affichent leur haine contre eux : les hérétiques détestent l’Ancien Testament et
disent que « Moïse, Josué, David ont été les routiers et les serviteurs du Dieu
mauvais », écrit-il au début du portrait du comte de Toulouse en rapportant
comment il se serait procuré un Nouveau Testament afin de recevoir l’imposition
des mains (§ 28). Cependant il ne donne pas de connotation négative aux cheva
liers aragonais présentés avec leurs routiers (pourtant précisément visés par le
canon 27 de Latran m en tant qu’employeurs). Les milites Aragonenses font
bonne figure au début de son récit : « Le castrum de Fanjeaux avait été par
crainte des nôtres abandonné de ses chevaliers et autres habitants et des cheva
liers aragonais partisans de notre comte y étaient entrés et l ’avaient mis en état de
défense (...] » (§ 110). De même, il ne présente jamais Martin Algai, originaire
de Navarre, « chevalier espagnol » écrit-il, comme routier ou comme hérétique.
Pris par Simon de Montfort à son service pour le siège de Castelnaudary (§ 265),
il se retourne ensuite contre lui et périt supplicié après la prise de son château en
Agenais (§ 337). Très connu, célébré pour ses hauts faits par les troubadours,
auparavant à la solde de Richard Cœur-de-Lion puis sénéchal de Jean Sans-Terre,
il est pourtant le type même du capitaine de routiers pour toute l’historio
graphie75. Le comte de Foix, qui sème l’abomination dans les églises, est systé
matiquement présenté entouré de routiers qui ne sont pas, pour autant, associés
aux hérétiques76. Aussi bien, le recours aux mercenaires en complément du
idem comes et sui ruptariipredictam spoliarent ecclesiam [...] in ipsa etiam ecclesia equos suos collo
cantes dicti ruptarii, ipsos supra sacrosancta altaria comedere faciebant ; § 205 : Venit igitur quodam
die comes Fuxi cum ruptariis suis prope Apamias [...]',§ 206 :[...] statim ut burgenses egressi suntad
eum, vocavit secreto ruptarios suos, qui in insidiis latitabant [...].
77. Sur le recours généralisé aux mercenaires comme complément du service vassalique et le cas des
comtes de Toulouse, voir L. MACÉ, Les Comtes de Toulouse, cit., p. 355 et suiv.
78. Hystoria, § 379 : [...] ecclesiam Dei et christianitatem, fidem et pacem, cum hereticis et ruptariis et
aliis pestilentibus fortius impugnavit.
79. Hystoria :[...] et bona ecclesiastica hinc heretici inde rupatarii grassarentur [...] (§ 393). [...] heré
ticos et ruptarios, quos multotiens abjurevat, ex tunc ferventius solito fovere studuit et tenere (§ 394).
80. Hystoria : Hugo autem d ’Alfar, qui erat custos castri [...] se et ruptarios suos in castri munitione
recepit (§ 321). [...] venerunt ad quoddam castrum fortissimum, quod dicitur Penna in Albiensis ;
castrum illud adhuc christianitati et comiti resistebat semperque ruptariis erat plenum ; cum ergo
venissent sepedicti peregrini ante castrum illud, ruptarii qui erant in castro, exeuntes adversus
n o s t r o s .. . 327).
81. Hystoria : [...] Homines autem castri, cum audissent nostros accedere, vocaverunt ad se ruptarios et
homines tolosanos quamplurimos, ut eorum auxilio resistere nostris possent. Erant autem ruptarii illi
homines pessimi et perversi : cum enim castrum illud jamdudum fuisset a legatis domini pape inter
dictum, eo quod faveret hereticis inpugnaretque ecclesiam cum comite Tolosano, dicti ruptarii in contemp
tum Dei et nostrum campanas ecclesie, que in castro erat nobilis et amplissima, omni die ad omnem
horam festive faciebant pulsari. . .(§ 341). [...] dixit quod tali conditione reciperet eos : si ruptarios
omnes et illos qui causa munitionis castri veneant a Tolosa traderent in manus ejus [...] Quibus rite
peractis traditisque ruptariis et hominibis tolosanis, recepit comes castrum [...] accipientes autem
peregrini nostri ruptarios, ipsos avidissime interfecerunt [...] (§ 353).
92 M onique Z erner
82. Hystoria : Erat autem Tolosa civitas ultra modum plena populo, quia Biterrenses et Carcassonenses et
Tolosam heretici et hereticorum fautores et ruptaiii, amissis Divino judicio terris suis, Tolosam intrave
rant (§ 359).
83. Hystoria :[■■■] sed tam de Aragonensis quam de Tolosanis hereticis et ruptariis multi venerunt et time
batur ne venientem ad colloquium cum paucis prodiciose caperent comitem Jhesu Christi...{% 412).
84. Hystoria : Tolosani et ruptaiii, qui erant Tolose dupplo plures quam nostri, [...](§ 423).
85. GUILLAUME DE P u y l a u r e n s , Chroniques, cit., chap. 16, p. 66 '■[...] incidit consilium prelatis et prin
cipibus casrum Vauri in diocesi Tholosana, ubi multi dicebantur esse heretici, obsidere, hoc sibi
promerente negligentia dicit comiti Tholosani, qui in hoc, ut terram suam purgaret hereticis atque
ruptariis. Voir aussi chap. 6, p. 42 : Comes [...] quem a guerra sui quiescere non sinebant, propter
quod et de Hyspania sibi ruptarios advocabat, quibus licentiam dabat per terras libere discurrendi.
Qui etiam si forte multum vellet, nec heréticos multum radicatos in terra sine adversantium sibi volun
tate poterat extirpare.
L e negocium pacis et fidei o u l ’a f f a ir e d e pa ix e t d e f o i 93
86. M. Zerner , H. PiÉCHON-Palloc , « La croisade albigeoise, une revanche : des rapports entre la
quatrième croisade et la croisade albigeoise », dans Revue historique, 268,1981, p. 3-18.
87. M. ZERNER, « L’abbé Gui des Vaux de Cemay prédicateur de croisade », Les Cisterciens de
Languedoc, dans Cahiers de Fanjeaux, 21,1986, p. 183-204.
88. M. ZERNER, « L’épouse de Simon de Montfort et la croisade albigeoise », dans Femmes - Mariages-
Lignages, x n e-xive siècles - Mélanges offerts à Georges Duby (Bibliothèque du Moyen Âge),
Bruxelles, 1992, p. 449-470.
94 M onique Z erner
89. J. LONGÈRE, La Prédication médiévale, Paris, 1983, p. 148, qui renvoie au Repertorium de
J. B. SCHNEYER, vol. 4, 1972. N. BÉRIOU, « La prédication de croisade de Philippe le Chancelier et
d’Eudes de Châteauroux en 1226 », dans La prédication en pays d ’Oc (XIF-début XVe s.), Cahiers de
Fanjeaux, 32,1997, p. 85-109.
L e negocium pacis et fidei ou l ’affaire DE PAIX EF DE FOI 95
90. O. PONTAL, Les Statuts synodaux français du XIIIe siècle, t. I, Les statuts de Paris et le synodal de
l ’ouest (XIIIe siècle), Paris, 1971, p. 89. Voir p. 88, le texte latin : [94] Item moneant sollicite et assidue
parrochianos suos ut contra Albigenses heréticos se accingant ; iterum enim eamdem habebunt indul
gentiam quam alii habuerant. [95] Item moneant presbyteri sub pena excommunicationis omnes illos
qui crucem habuerunt et votum suum non sunt prosecuti, quod crucem suam non postponant resumere
et portare.
91. Ibid. [92] : Item districte inhibetur sacerdotibus ne permittant aliquos ignotos, sive litteratos sive ¡Ilite
ratos, etiam extra ecclesiam, sive in viis sive in plateis sive in aliis locis parrochie sue, predicare et
sepe dominicis diebus sacerdotes moneant et etiam sub pena excommunicationis inhibeant parrochia-
nis suis, ne tales audiant propter pericula heresum et errorum quos seminant. L’article complète les
articles 61, limitant le droit de prêcher dans les rues, et 68, disant « que nul ne soit admis à prêcher s’il
n ’est authentique personne ou envoyé de l’évêque ou de l ’archidiacre ». La pastorale impliquée dans les
statuts de Paris concerne l’enseignement des fidèles, signale J. LONGÈRE (« La prédication d ’après les
statuts synodaux du Midi au xnF siècle », dans La Prédication en pays d ’Oc, cit., p. 252-254).
92. Voir V. L. K e n n e d y , « The date of parisian Decree on the Elevation ot the Host », dans Medieval
studies, 8,1946, p. 87-96, qui discute l ’attribution de certains articles à Eudes de Sully.
96 M onique Z ehner
pour elle, l’article 94 sur la prédication de la croisade albigeoise a aussi été rédigé
par Eudes de Sully et suit immédiatement l ’appel lancé par Innocent HI en mars
1208, parce que, dans la lettre envoyée à l’archevêque de Tours et aux évêques de
Paris et Nevers, le pape évoque l’indulgence selon la forme que l’évêque de Paris
a obtenue. En ce cas, de même, l’article 95 sur le vœu de croisade, qui vient tou
jours après l’article 94 dans les manuscrits, si bien qu’il est admis qu’ils ont été
rédigés ensemble. Mais en mars 1208, le pape emploie le passé pour évoquer
l’indulgence (impetrasti)9394,et de même le rédacteur des statuts (quem alii habue
rant)^. De plus, l’article 95 implique que la croisade s’est déjà ébranlée. On voit
mal comment l ’indulgence pourrait concerner le premier appel du pape et avoir
été proclamée par Eudes de Sully. En revanche, des arguments sérieux parlent en
faveur d’une rédaction de ces articles par Piene de Nemours nettement plus tard,
en 1210-1211.
Tout d’abord, Piene de Nemours s’est lui-même suffisamment impliqué dans
la croisade albigeoise pour y partir, non pas à son démanage, mais deux ans plus
tard : il arrive vers la mi-Carême 1211 (13 mars) avec trois seigneurs, Enguenand
de Coucy, Robert de Courtenay (déjà venu en 1209) et Juhel de Mayenne95 ; il
participe au terrible siège de Lavaur qui dura plus d’un mois, et repart avec les
mêmes après la prise de la ville (3 mai 1211)96. Sa vocation de croisé est assez
puissante pour qu’il se croise à nouveau pour l ’Orient où il part en 1218 et où il
meurt. Il appartenait à la noblesse du Gâtinais tout comme Simon de Montfort.
Le départ tardif de Piene de Nemours à la croisade albigeoise pounait s’expli
quer par l’urgence d’une tâche à laquelle un autre article des statuts pounait bien
faire allusion : je veux parler de l’article 92 sur la prédication qu’il faut contrôler,
cité ci-dessus, qui pounait appartenir au même groupe d’articles et vise à mon
sens les disciples possibles des élèves du maître parisien Amaury de Bène, dialec
ticien, décédé en 1206, qui répandaient ses idées sur le corps mystique du Christ
et prédisaient l’avènement tout proche de l’Âge de l’Esprit après celui du Fils,
93. PL, t. 215,1362 : [...] injungentes hoc eis ex parte nostra in suorum indulgentiam peccatorum secun
dum formam quam tu frater Parisiensis episcopa impetrasti [...].
94. Supra, n. 90.
95. Le savant éditeur de VHystoria signale une charte du 4 février 1211 où Juhel de Mayenne déclare avoir
pris la route du pèlerinage pour combattre les ennemis de la foi, à savoir les hérétiques albigeois, ad
debellandum contra hostes fidei nostre, contra videlicet Albigenses heréticos (cf. t. l ,p . 212, n. 3).
96. Hystoria, § 213 : Anno Verbi incarnationis M°CC°X°, circa mediam Quadragesimam [dimanche
13 mars 1211], venerunt de Francia crucesignati nobiles et potentes, episcopus videlicet Parisiensis P.,
Ingerannus de Cocciaco [Enguerrand UI de Coucy], Robertus de Coreniaco [Robert de Courtenay],
Juellus de Meduana [Juhel de Mayenne] et plures alii ; hii nobiles viri in Christi negotio se nobiliter
habuerunt. Au siège de Lavaur, Pierre de Nemours rejoint les évêques de Toulouse et Lisieux et
Bayeux : Pierre des Vaux-de-Cemay, qui n ’était pas présent, rapporte que Lavaur tomba enfin sous
l’assaut des croisés (3 mai) quand tout le clergé entonna le Veni Creator Spiritus, car, écrit-il, sicut
postea confessi sunt, plus terrebant eos cantantes quam pugnantes (§ 226).
L e negocium pacis et fedei ou l ’affaire de paix e r d e foi 97
Revenons à l’année 1209 avec le récit que donne Pierre des Vaux-de-Cemay
de la façon dont Simon de Montfort a été appelé à la croisade. Il vient de raconter
97. Contra : O. PONTAL voit dans l ’art. 92 la preuve qu’on craignait que l ’hérésie albigeoise ou vaudoise
ne contaminât Paris : « On est alors en pleine période d ’hérésie albigeoise et vaudoise et il apparaît
bien d’après cette prescription et la suivante [l’auteur pense à l ’art. 94] que la région parisienne même
n ’était pas à l’abri de la contamination. », notait-elle (Les Statuts synodaux français, cit., p. 87, n. 5).
98. Il semblerait que Guillaume l ’archidiacre de Paris de VHystoria et le chantre de la cathédrale de la
Chanson fût un seul et même personnage : Guillaume de Nemours, frère cadet de l ’évêque, le plus
jeune fils du chambellan du roi (cf. Chanson, cit., 1 .1, p. 156, n. 1).
99. Sur le point de vue des habitants de Cologne, voir la thèse de doctorat d ’U. BRUNN, L ’Hérésie dans
l’archevêché de Cologne (1100-1233), Université de Nice, décembre 2002 (à paraître aux Études
augustiniennes).
100. Hystoria, § 175 : Predicabat cotidie, instituebat collectas in sumtus machinarum, docebat quippe
fabros, carpentarios instruebat, omnem denique artificem in edocendis hiis que ad obsidonium
spectabant negocium superabat [...]. Voir aussi sa participation au siège de Penne (§ 326,330) et de
Moissac (§ 342,351).
98 M onique Z erner
Quoi qu’il en soit de la véracité du récit, l’important pour notre propos est que
Pierre des Vaux-de-Cemay a choisi de présenter ainsi l’appel reçu par Simon de
Montfort. Pas de prédication : une lettre du duc de Bourgogne transmise par son
voisin et ami Guy, l’abbé des Vaux-de-Cemay. Il est vrai que cela se passe dans
une église, que l’abbé doit commenter un passage de l’Écriture choisi miraculeu
sement. Mais la scène se joue à deux, elle est intime. Nous sommes dans le regis
tre de la direction de conscience, non de la prédication par définition publique.
L’appel d’innocent IH n’a pas suscité un grand mouvement de prédication en
1209, pour des raisons variées, parmi lesquelles la politique royale a forcément
joué un rôle - n’oublions pas que Philippe Auguste n’avait autorisé que le comte
de Nevers et le duc de Bourgogne à lever une armée qui ne devait pas dépasser
cinq cents chevaliers.
L’archidiacre, qui vient de passer une année au côté de Simon de Montfort, est
vraisemblablement à l’origine de l’engagement de Jacques de Vitry. Le témoi
gnage de VHystoria vient ainsi combler un peu le silence de ce dernier sur ses
débuts dans l’expérience de la prédication et pourrait contribuer à préciser
comment Foulques de Neuilly est devenu un modèle pour la « nouvelle prédi
cation », célébré comme on le sait par lui103. La prédication contre les hérétiques
que Jacques de Vitry dit avoir faite l’année de la mort de Marie d’Oignies (23 juin
1213) dans sa Vita correspondrait donc à une seconde campagne. Le témoignage
cité ici est écrit avant la fin du mois de janvier 1213 et ne permet aucun doute sur
l’existence d ’une première campagne en 1211-1212. Un peu plus loin, Pierre-des-
Vaux de Cemay l’évoque à nouveau : des pèlerins auxquels l ’archidiacre et
Jacques de Vitry avaient fait prendre la croix, venus par l’Auvergne, arrivent tous
les jours devant Hautpoul que Simon de Montfort est en train d’assiéger, écrit-il
(mars 1212, § 306)104.
103. Cf. JACQUES de VITRY, Historia occidentalis, cap. vm (éd. J. F. HlNNEBUSCH, The Historia
Occidentalis o f Jacques de Vitry, A critical edition, Fribourg, Suisse, 1972, p. 94-96). Voir le com
mentaire du modèle représenté par Foulques pour Jacques de Vitry par A. FORNI, « La “nouvelle
prédication” des disciples de Foulques de Neuilly : intentions, techniques et réactions », dans Faire
croire. Modalités de la diffusion et de la réception des messages religieux du XIIe au XIVe siècle, Table
ronde organisée par l’École française de Rome en collaboration avec l ’Institut d ’Histoire médiévale
de l’Université de Padoue (Rome, 22-23 juin 1979), Rome, 1981, p. 19-37. Le fait que ce soit l ’archi
diacre de Paris qui ait entraîné Jacques de Vitry vient à l’appui de Taffiimation de Vincent de
Beauvais selon qui Jacques de Vitry avait eu la charge de la paroisse d’Argenteuil près de Paris avant
son départ pour Oignies, en contradiction sur ce point avec Thomas de Cantimpré pour qui il serait
revenu à Paris en 1210 sur les conseils de Marie d ’Oignies afin de recevoir l ’ordination sacerdotale
(voir l’exposé du problème par J. LONGÈRE, dans l’introduction à Jacques de Vitry, « Histoire occi
dentale », Historia occidentalis (Tableau de l ’Occident au xine siècle), trad, par G. DUCHET-
SUCHAUX, Paris, 1997, p. 9-10). Comme l ’écrit Jean Longère, une ordination ancienne expliquerait
mieux les missions importantes de prédication qui lui sont confiées à partir de 1211 ; j ’ajoute que le
rôle de l’archidiacre, qui se tournerait en ce cas vers un prêtre de son diocèse dont il n ’ignorait pas les
qualités, émule de Foulques de Neuilly, rend la chose d ’autant plus vraisemblable.
104. La mention de « l’abbé de Saint-Hubert dans l ’évêché de Liège » au siège de Puycelci en 1213 « avec
un petit nombre de chevaliers et des croisés piétons » (§ 426) - qui implique, j ’ajoute, une prise de
croix résultant d ’une prédication « populaire », ou si, l ’on préfère, d ’un sermon public - est vraisem
blablement une trace de la prédication faite par Jacques de Vitry l ’année de la mort de Marie
d ’Oignies (cf. la longue note des éditeurs réfutant une critique du témoignage de VHystoria sur la
campagne de 1211-1212, t. l ,p . 281-282).
100 M onique Z erner
Pour leur part, pendant le même hiver, l’évêque de Toulouse et l’abbé des
Vaux-de-Cemay ont soutenu par leurs exhortations la campagne de recrutement
du très pieux et exalté Robert de Mauvoisin, compagnon de fortune et d’infortune
de Simon de Montfort depuis le siège de Zara105. Mais ces deux-là ont-ils vérita
blement prêché ?
Cela étant, ce très noble chevalier, ce serviteur du Christ, le premier à aimer l ’affaire
du Christ et la promouvoir, Robert Mauvoisin qui était parti en France l ’été précédent
revint en ayant avec lui plus de cent chevaliers d ’élite, qui tous avaient fait de lui leur
dux et leur maître. Tous, sur les exhortations des deux vénérables homm es, l ’évêque de
Toulouse et l ’abbé des Vaux-de-Cemay, avaient pris la croix et venaient rejoindre la
m ilice de Jésus-Christ. Ils restèrent tout l ’hiver au service du Christ, et redressèrent
noblement l ’affaire susdite, qui était alors dans une situation très critique (§ 286).
105. Sur Robert Mauvoisin, voir M. ZERNER, « L’épouse de Simon de Montfort », cit.
106. Ainsi, Jacques de Vitry dit dans un exemplum qu’il a « disputé » contre des hérétiques en présence de
nombreux chevaliers « en terre albigeoise » (cité par M. LAUWERS, « Sub evangelica regula, Jacques
de Vitry, témoin de 1’“évangélisme” de son temps », dans Évangile et évangélisme (xne-XMe siècle),
Cahiers de Fanjeaux, 34,1999, p. 103) : à quelle date ?
Le negocium pacis et fedei ou l ’affaire de paix e t d e foi 101
Dans la bulle de mars 1208 qui appelle à la croisade, le pape célèbre la prédi
cation du défunt légat dans un raccourci saisissant, verbum pacis et fidei, et les
mots paix et foi sont récurrents. Mais par la suite, le couple « paix et foi » n’est
pas fréquent dans sa correspondance : on le retrouve quatre fois en 1209-1210,
deux fois en 1212, deux fois en 1215. Cela paraît peu, mais il est vrai que les
registres pontificaux de cette période souffrent de lacunes et l ’enquête reste
encore ouverte. Le couple « paix et foi » se retrouve neuf fois chez Pierre des
Vaux-de-Cemay. Cela paraît peu aussi, rapporté à la longueur de VHystoria107. La
référence à Latran III pour parler des routiers qu’il faut traiter comme les héré
tiques n’est explicite qu’en septembre 1209 au concile d’Avignon. Elle n’est pas
centrale. Aussi bien, l’association des hérétiques aux routiers était une nouveauté
en 1179 : les noms étaient pris à l’actualité, l’appel à prendre les armes s’inspirait
des bulles de croisade forcément ignorées du Décret et il était si prudemment
rédigé qu’on n’est pas assuré que les hérétiques soient visés. En 1208,
Innocent III éprouve le besoin de dire que les hérétiques sont pires que les
Sarrasins. J’ai fait remarquer ailleurs le long écart entre le moment où Gratien
rassemble dans la causa 23 les questions concernant la guerre juste, quasiment
toutes illustrées par les guerres menées contre les Donatistes au temps de saint
Augustin, sans aucune référence aux Sarrasins, et la décision de lancer la croisade
albigeoise, première et seule grande croisade contre les hérétiques108. La papauté
était isolée, le projet n’était pas bien accueilli. Mis à exécution un an plus tard, il
commence par un terrible massacre109. Negotium pacis et fidei, le besoin de cette
belle figure rhétorique signifie aussi cela. Je me demande aujourd’hui si nous
107. Cf. le manuscrit reproduit par les éditeurs, Paris, Bibliothèque nationale, lat. 2601, f°s 76-157,
303 X 215 mm, écriture du xm e s. à deux colonnes, de 37 lignes chacune (Hystoria, t. 3, p. XL).
108. M. ZERNER, « Le déclenchement de la croisade albigeoise : retour sur l’affaire de paix et de foi »,
dans La Croisade albigeoise, colloque de Carcassonne, cit., p. 127-142.
109. Ainsi s’exprime Robert d ’Auxerre, qui prend la plume avant Pierre des Vaux-de-Cemay : Nulli sexui
vel etati parcitur, omnes a minimo usque ad maximum pariter trucidantur. Occisorum cadavera
coarcevant et concremant, et devorante cuncta incendio, fit vastitas circumquaque et horribilis
solitudo, voir K. C a v a z z o c c a -M a z z a n t i , « La croisade albigeoise vue par Robert de Saint-Marien
d’Auxerre », dans La Croisade albigeoise, colloque de Carcassonne, cit., p. 55-69.
102 M onique Z erner
110. Pour ne citer que deux exemples, j ’ai ainsi intitulé une communication au colloque de Carcassonne.
De même, M. Meschini nomme ainsi la croisade tout au long de sa communication au même
colloque, « Diabolus [...] illos aã mutuas inimiciias acuebat : divisions et dissensions dans le camp
des croisés au cours de la première croisade albigeoise (1207-1215) », p. 171-196, et adopte l ’expres
sion pour le titre de sa thèse Innocenzo IH e il « negotium pacis et fidei » in Linguadoca, cit., ainsi
que pour le titre de son article « Il negotium pacis et fidei in Linguadoca tra x n e xm secolo secondo
Guglielmo di Puylaurens », cit.
PAIX ET HÉRÉTIQUES DANS L’ITALIE COMMUNALE :
LES STRATÉGIES DU LANGAGE
DANS LES REGISTRES DU PAPE GRÉGOIRE IX
A n d r e a P ia z z a
1. Pour une première orientation sur le thème de la paix dans sa dimension politique au Moyen Âge, on
peut citer les essais suivants, qui renvoient à la bibliographie : J . TURNER JOHNSON, The Quest o f Peace.
Three Moral Traditions in Western Cultural History, Princeton, 1987, p. 67-109 ; U. M EIER , « “Pax et
tranquillitas”. Friedensidee, Friedenswahrung und Staatsbildung im spätinittelalterlichen Florenz », dans
Träger und Instrumentarien des Friedens im hohen und späten Mittelalter, éd. J . FR IED , Sigmaringen,
1996 (Vorträge und Forschungen, 43), p. 489-523, en particulier p. 490-497 ; K. SCHREINER,
« “Gerechtigkeit und Frieden haben sich geküßt” (Ps. 84,11). Friedensstiftung durch symbolisches
Handeln », dans Ibidem, p. 37-86, ainsi que les études historiographiques proposées par E. W ADLE,
« Gottesfrieden und Landfrieden als Gegenstand der Forschung nach 1950 », dans Funktion und Form.
Quellen- und Methodenprobleme der mittelalterlichen Rechtsgeschichte, éd. K. K r OESCHELL et
A. CORDES, Berlin, 1996 (Schriften zur Europäischen Rechts- und Verfassungsgeschichte, 18), p. 63-91,
et par D. W o lf th a l , « Introduction », dans Peace and Negotiation. Strategies for Coexistence in the
Middle Ages and the Renaissance, éd. D. W OLFTHAL, Tumhout, 2002, p. XI-XXVUI.
2. Voir à cet égard les réflexions de J. M Œ TH K E, « Propaganda politica nel tardo medioevo », dans
La Propaganda politica nel basso medioevo, Atti del XXXVIII Convegno storico intemazionale, Todi,
14-17 ottobre 2001, Spolète, 2002, Atti dei Convegni del Centro italiano di studi sul basso medioevo -
Accademia Tudertina e del Centro di studi sulla spiritualità medievale, n. s., 15, p. 1-28.
104 Andrea Piazza
les pratiques judiciaires, qui avaient pour but de rétablir la paix dans les commu
nautés urbaines. Toutes ces recherches ont souligné la polysémie qu’a revêtu le
mot « paix » pour les différents protagonistes : villes, Siège apostolique et empe
reur. On a aussi mis en évidence l’usage d’instruments juridiques pour la résolu
tion des conflits en milieu urbain3, l ’importance du thème de la paix dans l’art
oratoire civil4 et le lien que l’Église et l’Empire ont établi entre la paix et la
restauration de leurs « droits » menacés comme prémisse à l’engagement pour la
croisade et la libération de la Terre sainte5.
3. En ce qui concerne le problème des rapports entre le droit et les réconciliations urbaines, cf. la très inté
ressante synthèse, accompagnée d’une ample bibliographie, de H. KELLER, « Tradizione normativa e
diritto statutario in “Lombardia” nell’età comunale », dans Legislazione e prassi istituzionale
nell’Europa medievale. Tradizioni normative, ordinamenti, circolazione mercantile (secoli XI-XV), éd.
G. ROSSETTI, Naples, 2001 (Europa mediterranea. Quaderni, 15), p. 159-173, surtout p. 164 et suivan
tes, ainsi que p. 170. Sur la politique des pactes destinés à conclure des alliances et édifier des zones
d’hégémonie sous le signe de la paix : M. VÀLLERANI, « I rapporti intercittadini nella regione lombarda
tra x n e xm secolo », dans Legislazione e prassi istituzionale nell'Europa medievale, cit., p. 270-289.
Voir aussi les perspectives tracées par A. ZORZI, « Conflits et pratiques infrajudiciaires dans les forma
tions politiques italienne du xm e au XVe siècle », dans L ’infrajudiciaire du Moyen Age a l ’époque
contemporaine, dir. B. GARNOT, Dijon, 1996, p. 19-36, et IDEM, « La Cultura della vendetta nel
conflitto politico in età comunale », dans Le Storie e la memoria. In onore di Arnold Esch, éd.
R. D e l l e d o n n e et A. ZORZI, Florence, 2002, p. 135-170, et par M. SBRICCOLI, « “Vidi communiter
observari” . L’emersione di un ordine penale pubblico nelle città italiane del xm secolo », dans
Quaderni fiorentini per la storia del pensiero giuridico moderno, 27,1998, p. 231-268.
4. Sur l’éloquence politique : D. QUAGLIONI, « Politica e diritto al tempo di Federico D. L’“Oculus pasto
ralis” (1222) e la “sapienza civile” », dans Federico II e le nuove culture, Atti del XXXI Convegno
storico intemazionale, Todi, 9-12 ottobre 1994, Spolète, 1995, p. 17-20 ; E. ARTIFONI, « L’éloquence
politique dans les cités comm unales », dans Cultures italiennes (XIIe-XVe siècle), dir. I. HEULLANT-
DONAT, Paris, 2000, p. 269-296, en particulier p. 283-286,292-294 (l’essai, accompagné d’une impor
tante bibliographie, reprend l ’article « Sull’eloquenza politica nel Duecento italiano », dans Quaderni
medievali, 35, 1993, p. 57-78) ; M e i e r , « “Pax et tranquillitas” », cit., p. 493-495 ; M. G i a n s a n t e ,
Retorica e politica nel Duecento. I notai bolognesi e l ’ideologia comunale, Rome, 1999 (Nuovi studi
storici, 48), spécialement p. 1-20 ; et enfin E. ARTIFONI, « Prudenza del consigliare. L’educazione del
cittadino nel “Liber consolationis et consilii” di Albertano da Brescia (1246) », dans « Consilium ».
Teorìe e pratiche del consigliare nella cultura medievale, éd. C. CASAGRANDE, C. CRISCIANI,
S. VECCHIO, Florence, 2002, et I d e m , « Boncompagno da Signa, i maestri di retorica e le città comu
nali nella prima metà del Duecento », dans II Pensiero e l'opera di Boncompagno da Signa, Atti del
Primo Convegno Nazionale, Signa, 23-24 febbraio 2001, éd. M. B a l d i n i , Signa, 2002, p. 23-36.
5. De manière générale, voir l’essai récent d’A. RIGON, « Idea di pace e cristianità europea da Onorio IO a
Innocenzo IV », dans II Papato e l ’Europa, éd. G. DE ROSA et G. CRACCO, Soveria Mannelli 2001,
p. 177-190. Sur l’importance du thème de la paix dans les stratégies d ’Honorius IH, surtout dans les
dernières années de son pontificat, lorsque les rapports entre l ’Empire et les villes deviennent plus diffi
ciles, voir les réflexions de S. CAROCCI et M. VENDITELLI, « Onorio m », dans Enciclopedia dei Papi,
H, Istituto della enciclopedia italiana, 2000, p. 350-362, notamment p. 357 et suivantes. Sur l’emploi
par la papauté de l ’arbitrage comme instrument de paix : W. M a l e c z e k , « Das Frieden stiftende
Papsttum in 12. und 13. Jahrhundert », dans Träger und Instrumentarien des Friedens im hohen und
späten Mittelalter, éd. J. FRIED, Sigmaringen, 1996 (Vorträge und Forschungen, 43), p. 249-332, en
particulier p. 294-297. Sur l’emploi des légats : B . BARBICHE, « Diplomatie, diplomatique et théologie :
les préambules des lettres de légation (xme-XVIIe siècle) », dans Inquirens subtilia diversa. Dietrich
Paix et hérétiques dans l 'Italie communale 105
Lohrmann zum 64. Geburstag, éd. H. KRANZ et L. FALKENSTEIN, Aix-la-Chapelle, 2002, p. 123-132,
en particulier p. 129-132. Sur le lien entre le thème de la paix et celui de la justice chez Frédéric H, spé
cialement en ce qui concerne la législation pour le royaume de Sicile, voir dans [...] colendo iustitiam
et tura condendo [...] Federico II legislatore del Regno di Sicilia nell’Europa del Duecento. Per una
storia comparata delle codificazioni europee, Atti del Convegno Intemazionale di Studi organizzato
dall’Università di Messina. Istituto di Storia del Diritto e delle Istituzioni (Messina - Reggio Calabria
20-24 gennaio 1995), éd. A. R o m a n o , Rome, 1997 (Comitato nazionale per le celebrazioni dell’V m
centenario della nascita di Federico H, Atti di Convegni, 1), les essais de A. C a r a v a l e (« Legislazione
e giustizia in Federico II », p. 109-131), E. M a z z a r e s e BARDELLA (« Federico II legislatore nel
“Regnum” », p. 133-142) et G. VALLONE (« Profili costituzionali nel “Liber Augustalis” », p. 167-
184), de même que l ’étude, intéressante du point de vue de la critique historiographique, de P. L a n d a u ,
« Federico II e la sacralità del potere sovrano », dans Federico II e il mondo mediterraneo, éd.
P. T o u b e r t et A. P a r a v i c i n i B a g l i a n i , Palerme, 1994, p. 31-47. Sur l’idée de paix dans les diplômes
impériaux, voir G. F a SOLI, « Federico II e le città padane », dans Politica e cultura nell’Italia di
Federico II, éd. S. G e n s i n i , Pise, 1986 (Collana di Studi e Ricerche, 1), p. 53-70, notamment p. 70 ;
A. RlGON, « Desiderio di pace e crisi di coscienza nell’età di Federico H », dans Archivio storico ita
liano, 156, 1998, p. 211-226, en particulier p. 220 et suivantes ; A. HARDING, Medieval Law and the
Foudations o f the State, Oxford, 2001, p. 88-98 ; A. RlGON, « Idea di pace e cristianità europea da
Onorio m a Innocenzo IV », cit., p. 186 et suiv.
6. Les recherches particulières et récentes sur le langage des sources concernant la France méridionale
dans la première partie du x m c siècle sont rares. Outre l’essai classique de M.-H. VICAIRE, « L’“affaire
de paix et de foi”. Du Midi de la France (1203-1215) », dans Paix de Dieu et guerre sainte
en Languedoc au XIIIe siècle, Toulouse, 1969 (Cahiers de Fanjeaux, 4), p. 102-127 (repris dans
M. H. VICAIRE, Dominique et ses prêcheurs, Paris, 19792, p. 3-20), cf. les considérations de
Th. N. BISSON, « The Organized Peace in Southern France and Catalonia (c. 1140-1233) », dans I d e m ,
Medieval France and Her Pyrenean Neighbours. Studies in Early Institutional History, Londres, 1989,
p. 215-236, ici p. 233-236 ; de L. ALBARET, Les Prêcheurs et l ’Inquisition, dans L ’Ordre des Prêcheurs
et son histoire en France méridionale, Toulouse, 2001 (Cahiers de Fanjeaux, 36), p. 319-341 ; de
I. H. ARNOLD, Inquisition and Power. Catharism and the Confessing Subject in Medieval Languedoc,
Philadelphie, 2001, p. 35 et suivantes. Voir surtout la contribution de M. Z e r n e r dans ce volume.
7. La bibliographie sur cette question s’est allongée au cours des années. Outre A. VAUCHEZ, « Une cam
pagne de pacification en Lombardie autour de 1233. L’action politique des ordres mendiants d’après la
réforme des statuts communaux et les accords de paix », dans Mélanges d ’archéologie et d ’histoire
publiés par l ’École française de Rome, 78,1966, p. 503-549 (repris dans IDEM, Religion et société dans
l ’Occident médiéval, Turin, 1980, p. 71-117, et, en traduction italienne, sous le titre « Una campagna di
pacificazione in Lombardia verso il 1233. L’azione politica degli ordini mendicanti nella riforma degli
106 Andrea P iazza
statuti comunali e gli accordi di pace », dans Ordini mendicanti e società italiana. X1II-XV secolo, Milan,
1990, p. 119-161), et V. FUMAGALLI, « In margine all’“Alleluia” del 1233 », dans Ballettino
dell’Istituto storico italiano per il medio evo e Archivio muratoriano, 80, 1968, p. 257-272, qui ont
ouvert la voie à de nouvelles interprétations du mouvement de YAlleluia, voir, plus récemment,
A. THOM PSON, Revival Preachers and Politics in Thirteenth-Century Italiy. The Great Devotion of
1233, Oxford, 1992 (traduit en italien : Predicatori e politica nell’Italia del secolo XIII, Milan, 1996
(Fonti e ricerche, 9) ; D. A. BRO W N , « The Alleluia. A Thirteenth Century Peace Movement », dans
Archivum franciscanum historicum, 81, 1998, p. 3-16; A. RIG O N , « Desiderio di pace e crisi di
coscienza nell’età di Federico II », cit., p. 211-226, en particulier p. 211-218. Bibliographie dans
L. CANETTI, « Giovanni da Vicenza », dans Dizionario biografico degli italiani, 56, Rome, 2001,
p. 263-267.
8. Constitutiones et acta publica imperatorum et regum, D, Inde ab a. MCXCVIII. usque ad a. MCCLXXII.,
éd. L. WEILAND, Hanovre, 1896 (MGH Legum, sectio IV). Le nombre de documents s’accroît encore si
Ton prend en considération l’ensemble de ceux qui nous sont parvenus dans les archives du Siège apos
tolique, c’est-à-dire non seulement les textes insérés dans les Registres, mais aussi ceux qui ont été
conservés sous forme d’originaux ou de copies éparses. Pour les pontificats d’Honorius HI et de Grégoire
IX, cf. les témoignages suivants, transmis par ce moyen et édités par WEILAND : p. 72, doc. n° 58 ; p. 77-
80, nos 65-66 ; p. 82, n° 70 ; p. 84-86, n° 72 ; p. 100-111, n°s 79-88 ; p. 114-117, n°s 91-93 ; p. 126 et
suiv., n° 100 ; p. 129-131, n°s 102-103 ; p. 141-147, n°s 109-114 ; p. 160-168, n°s 120-123 ; p. 170-183,
nos 126-149 ; p. 199-209, n°s 161-169 ; p. 219-221, n» 177 ; p. 22 et suiv., n°s 179, 180 ; p. 224-227,
nos 182-185 ; p. 239 et suiv., n°s 194-195 ; p. 280-285, n°s 209-211 ; p. 313-317, n°s 225-232.
Paix, e t hérétiques dans l ’I taue communale 107
9. Sur cette paix entre les villes de Lombardie et l’empereur, mûrie entre les pontificats d’Honorius 1H et
de Grégoire IX, voir les récents essais de G. CH IOD I, « Istituzioni e attività della seconda Lega lom
barda (1226-1235) », dans Studi di storia del diritto, 1,1996, p. 79-262, en particulier p. 215-230, et de
M. V a l l e r a n i , « Le Città lombarde tra impero e papato (1226-1250) », dans G. A n d e n n a ,
R. BORDONE, F . SOMADA, M. V a l l e r a n i , Comuni e signorie nell’Italia settentrionale : la Lombardia,
avec la collabor, de A. CELLERINO, A. CERES ATTO et M. FOSSATI, Turin, 1998 (Storia d'Italia, VI),
p. 455-480, en particulier p. 455-458 (et bibliographie p. 803 et suiv.). En général, sur les paix entre
l’empereur et les villes de la plaine du Pô : G. FASOLI, « Federico II e la Lega lombarda. Linee di
ricerca », dans Annali dell’Istituto storico italo-germanico in Trento / Jahrbuch des italienisch-deuts
chen historischen Instituts in Trient, 2,1976, p. 39-74.
10. Voir n. 12 et le texte correspondant.
11. A. Piazza , «“Affinché... costituzioni di tal genere siano ovunque osservate” . Gli statuti di Gregorio
IX contro gli eretici d ’Italia », dans Scritti in onore di Girolamo Arnaldi offerti dalla Scuola nazionale
di studi medioevali, Rome, 2001 (Nuovi studi storici, 54), p. 428-441, en particulier p. 428-431.
12. Ibidem,p. 431-458.
108 A ndrea Piazza
13. Cf. la troisième constitution (De haereticis) du IVe concile du Latran : Conciliorum oecumenicorum
decreta, éd. G. ALBERIGO, P.-P. J o a n n O U, C. LEONARDI, P. P r o d i , consultante H. JEDIN, Bâle-
Barcelone-Fribourg-Rome-Vienne, 1962, p . 209.
14. Cf. A. PIAZZA, «Affinché... costituzioni di tal genere siano ovunque osservate », cit.,p. 456-458.
15. Je fais ici référence aux documents suivants, conservés dans les Archives Vaticanes : Registre Vatican
[dorénavant Reg. VatJ 16, f° 17 r°-v°, nos 28 et 29 (12 juillet 1232 : cf. L. A u v r a y , Les Registres de
Grégoire IX, I - Années I à V ili (1227-1235), Paris, 1896 (Bibliothèque des Écoles françaises
d'Athènes et de Rome, 2e série, 1), col. 509, nos 812 et 813 ; Epistolae saeculi xni, cit., I, p. 379 et
suiv., nos 470 et 471) ; Reg. Vat. 16, f° 75 r°-v°, nos 258 et 259 (26 janvier 1233 : Les Registres de
Grégoire IX, cit., I, col. 615 et suiv., nos 1057 et 1058 ; Epistolae saeculi XIII, cit., I, p. 404 et suiv.,
nos 505 et 506) ; Reg. Vat 16, fos 83 r°-85 v°, n° 280 (10 et 13 mai 1232 : Les Registres de Grégoire IX,
cit., I, col. 624 et suiv., nos 1081-1083 ; Epistolae saeculi Xlll, cit., I, p. 376, n° 466 ; Constitutiones et
acta publica imperatorum et regum, II, cit., p. 204-209, n° 166-169). Pour une évaluation de
l ’importance de cette paix : G . CHIODI, Istituzioni e attività della seconda Lega lombarda, cit., p. 230-
248, et M. V a l l e r a n i , « Le Città lombarde tra impero e papato (1226-1250) », cit., p. 480 et suiv.
16. A.S.V., Reg. Vat. 17, f°s 41 v°-42 v°, n° 146 (5 juin 1233). Le document, qui est présenté sous forme de
registre dans L. Auvray , Les Registres de Grégoire IX, cit., I, col. 761, n° 1356, est édité dans
Epistolae saeculi XIII, cit., I, p. 426-428, n° 531.
17. Voir plus haut, n. 7.
Pa ix e t h é r é t iq u e s d a n s l ’I t a l ie c o m m u n a l e 109
du frère Jean de Vicence dans le nord et le centre de l’Italie18, l ’autre les événe
ments qui auraient eu lieu à Plaisance où, en septembre-octobre 1233, à l’occa
sion d’une prédication anti-hérétique du frère Prêcheur Roland de Crémone,
plusieurs individus reconnus comme « hérétiques » tuèrent un moine du monas
tère urbain de Saint-Savin. Je voudrais m’arrêter sur les textes relatifs à cet
épisode, car ils introduisent des éléments originaux dans le discours pontifical à
propos des rapports entre paix et hérésie, destinés à laisser une empreinte
profonde dans les années suivantes.
2. Les événements de Plaisance ont été étudiés soit dans la perspective d’une
histoire religieuse et ecclésiastique19, soit, mais dans une moindre mesure, dans
18. Sur l’importance de la référence à l’hérésie dans les rapports entre Jean de Vicence et le Siège aposto
lique, voir spécialement les documents suivants : Reg. Vat. 17, f° 14 v°, n° 68 (29 avril 1233 :
L. AUVRAY, Les Registres de Grégoire IX, cit., I, col. 713, nos 1268-1269 ; Bullarium ordinis ff.
Prcedicatorum, sub auspiciis SS. D N D : Benedicti XIII, pontificis maximi, ejusdem ordinis, opera
reverendissimi patris f. Thomce Ripoll, magistri generalis, editum, et ad autographam fidem recogni
tum, variis Appendicibus, Notis, Dissertationibus, ac Tractatu de Consensu Bullarum, illustratum a
P. F. Antonino Bremond S.TM., provincite Tolosanœ ordinis memorati alumno, I, Ab Anno 1215 ad
1280, Rome, 1729, p. 48 et suiv., doc. 74) ; Reg. Vat. 17, fos 14 v°-15 r°, n° 69 (28 avril 1233 : Les
Registres de Grégoire IX, cit., I, col. 713, n° 1270 ; Bullarium ordinis ff. Prcedicatorum, cit., I, p. 48,
doc. 73) ; Reg. Vat. 17, f° 69 v°, n° 241 (13 juillet 1233 : Les Registres de Grégoire IX, cit., I, col. 813
et suiv., n° 1461 ; Bullarium ordinis ff. Prcedicatorum, cit., I, p. 57, doc. 88) ; Reg. Vat. 17, f3 74 r°-v°,
n° 260 (5 août 1233 : Les Registres de Grégoire IX, cit., I, col. 823, doc. 1487 ; Bullarium ordinis ff.
Prcedicatorum, cit., I, p. 58 et suiv., doc. 91) ; Reg. Vat. 17, f® 74 v°, n° 261 (5 août 1233 : Les
Registres de Grégoire IX, cit., I, col. 823 suiv., n° 1488 ; Bullarium ordinis ff. Prcedicatorum, cit., I,
p. 59, n° 92) ; Reg. Vat. 17, f®s 82 v°-83 r°, n° 287 (22 septembre 1233 : Les Registres de Grégoire IX,
cit., I, col. 839, n° 1515 ; Bullarium ordinis ff. Prcedicatorum, cit., I, p. 60 et suiv., n° 95). Pour la
bibliographie, cf. l’étude de L. CANETTI mentionnée à la n. 7.
19. Les travaux les plus importants et les plus récents sont les suivants : H. MAISONNEUVE, Études sur les
origines de l ’Inquisition, Paris I9602, p. 252 et suiv. ; G. MICCOLI, « La storia religiosa », dans Storia
d ’Italia, D, Dalla caduta dell’Impero romano al secolo XIII, I, Turin, 1974, p. 720 ; A. THOMPSON,
Revival Preachers and Politics in Thirteenth-Century Italy, cit., p. 36 et suiv., 212 et suiv. (trad. ital. :
Predicatori e politica nell’Italia del secolo XIII, cit., p. 42-44, 205 et suiv.) ; L. CANETTI, «Gloriosa
Civitas». Culto dei santi e società cittadina a Piacenza nel Medioevo, Bologne, 1993 (Cristianesimo
antico e medievale, 4), p. 259 ; L. PAOLINI, « Italian Catharism and written Culture », dans Heresy
and literacy, 1000-1530, éd. P. BILLER et A. HUDSON, Cambridge, 1994, p. 83-103, en particulier
p. 98 et suiv. ; L. CANETTI, L ’Invenzione della memoria. H culto e l ’immagine dì Domenico nella
storia dei primi frati Predicatori, Spolète, 1996 (Biblioteca di «Medioevo latino», 19), p. 94 et suiv. ;
C. BRUSCHI, « n “Liber Suprastella” (1235), fonte antiereticale piacentina. L’ambiente ed il motivo di
produzione », dans Archivio storico per le province parmensi, 4a ser., 49, 1997, p. 405-427, en parti
culier p. 406-410 et 417-423 : C. BRUSCHI, « Introduzione », dans Salvo Burri, Liber Suprastella, éd.
C . BRUSCHI, Rome, 2002 (Fonti per la storia dell’Italia medievale. Antiquitates, 15), p. VH-XXTV,
spécialement p. IX-XII ; M. P. ALBERZONI, « Gregorio de Romania », dans Dizionario biografico
degli italiani, 59, Rome, 2002, p. 287-291. Sur l ’érudition ecclésiastique : M. CAMPI, Dell’Historia
ecclesiastica di Piacenza, H, Plaisance, 1651, p. 149, 152, 154 ; C . POGGIALI, Memorie storiche di
Piacenza, V, Plaisance, 1758, p. 171-175.
110 A n d r e a P ia z z a
20. Voir J. KOENIG, Il «popolo» dell’Italia del Nord nel XIII secolo, Bologne, 1986 (titre originai : The
Popolo o f Northern Italy in the XIII Century (1196-1274) : a political Analysis, Los Angeles, 1977),
p. 72-81 ; P. Ra c in e , Plaisance du Xe à la fin du x m e siècle, Paris-Lille, 1980, p. 857-860 ; IDEM, « La
Chiesa piacentina nell’età del comune », dans Storia di Piacenza, H, Dal vescovo conte alla signoria
(996-1313), Plaisance, 1984, p. 349-390, en particulier p. 387 et suiv. ; A. H a verkam p , « Die
Beziehungen der Stadt Piacenza zur Reichsherrschaft in staufischer Zeit », dans A. HAVERKAMP,
Gemeinden, Gemainschaften und Kommunikationsformen im hohen und späten Mittelalter. Festgabe
zur Vollendung des 65. Lebensjahres, éd. F. BURGARD, L. CLEMENS et M . MATHEUS, Trier, 2002,
p. 89-104, en particulier p. 92-94 (sous le titre « I rapporti di Piacenza con l’autorità imperiale nell’e
poca sveva », dans II « Registrum Magnum » del comune di Piacenza, Atti del Convegno intemazio
nale di studio [Piacenza, 29-31 marzo 1985], Plaisance, 1986, p. 79-115, surtout p. 82 et suiv.) ;
R. HERMES, «Totius Ubertatis Patrona ». Die Kommune Mailand in Reich und Region während der
ersten Hälfte des 13. Jahrhunderts, Francfort-Berlin-Bern-Bruxelles-New York-Vienne, 1998, p. 389 et
suiv. ; G. Al b in i , « Piacenza dal x n al XIV secolo. Reclutamento ed esportazione dei podestà e capi
tani del Popolo », dans 1 podestà dellTtalia comunale, I, Reclutamento e circolazione degli ufficiali
forestieri (fine XII sec.-metà XIV sec.), éd. J.-Cl. MAIRE VIGUEUR, I, Rome, 2000 ( Nuovi studi storici,
51), p. 422 et suiv.
21. Voir la bibliographie dans la note précédente.
22. En dernier lieu : L. CANETTI, L ’Invenzione della memoria. Il culto e l ’immagine di Domenico nella
storia dei primi frati Predicatori, Spolète, 1996 (Biblioteca di «Medioevo Latino», 19), p. 94 et suiv.,
et note 195.
23. C. BRUSCHI, « E “Liber Suprastella” (1235) », cit., p. 405-427.
24. Voir ci-dessus la note 20.
Pa ix e t h é r é t iq u e s d a n s l ’I t a l ie c o m m u n a l e 111
25. Reg. Vat. 17, f° 92 v°, n° 328 (15 octobre 1233), et f° 94 v°, n° 335 (22 octobre 1233). Les deux docu
ments, dont le regeste est donné dans L. AUVRAY, Les Registres de Grégoire IX, I - Années I à VIII
(1227-1235), Paris, 1896 (Bibliothèque des Écoles françaises d ’Athènes et de Rome, 2e série, 1),
col. 858, n° 1560, et col. 862, n° 1569, sont édités dans Epistolae saeculi XIII e regestis pontificum
Romanorum selectae per G. H. Pertz, éd. C. RODENBERG, I, Berlin, 1883, respectivement aux p. 449
et suiv., nos 556, et 552 et suiv., n° 559.
26. Reg. Vat. 17, f° 108 r°, n° 378 (9 décembre 1233 : L. A u v r a y , Les Registres de Grégoire IX, cít., I,
col. 889 suiv., doc. 1613) ; Reg. Vat. 17, f° 105 r°, nos 371 et 372 (10 décembre 1233 : Les Registres de
Grégoire IX, cit., I, col. 883 et suiv., nos 1606 et 1607).
27. Reg. Vat. 17, fos 146 v°-147 r°, nos 539-540 (15 février 1234 : AUVRAY, Les Registres de Grégoire IX,
cit., I, col. 983 et suiv., nos 1795 et 1796 (15 février 1234) ; Reg. Vat. 17, f°s 203 v°-204 r°, nos 202
et 203 (26 août 1234) : Les Registres de Grégoire IX, cit., I, col. 1118, nos 2065-2066 (26 août 1234) ;
Reg. Vat. 17, f° 211 r°, n° 237 (3 octobre 1234 : Les Registres de Grégoire IX, cit., I, col. 1136,
n° 2107 ; Bullarium ordinis ff. Prœdicatorum, cit., I, p. 69, n° 111).
28. Sur l’évêque Vicedomino Cossadoca : P. RACINE, « La Chiesa piacentina nell’età del comune », cit.,
p .365.
29. Il s’agit d’Odemaro Buzius, qui devint évêque de Novare après Odelberto Tomielli : F. SAVIO, Gli
antichi vescovi d ’Italia dalle origini al 1300. Il Piemonte, Turin, 1898, p. 276 et suiv. ; F. COGNASSO,
« Novara nella sua storia », dans Novara e il suo territorio, Novare, 1952, p. 170-173 ;
Th. BEHRMANN, Domkapitel und Schriftlichkeit in Novara (11.-13. Jahrhundert). Sozial- und
Wirtschaftsgeschichte von S. Maria und S. Gaudenzio im Spiegel der urkundlichen Überlieferung,
Tübingen, 1994, (Bibliothek des Deutschen historischen Instituts in Rom, 77), p. 55,287,305, avec des
indications précises sur les étapes de sa carrière ecclésiastique.
30. En ce qui concerne frère Rolando et son engagement anti-hérétique : E. Filthaut, Roland von Cremona
OP. und die Anfänge des Scholastik im Predigerorden. Ein Beitrag zur Geistesgeschichte der älteren
Dominikaner, Vechta, 1936, en particulier p. 9-29 ; A. DONDAINE, « Un commentaire scripturaire de
Roland de Crémone : “Le livre de Job” », dans Archivum fratrum Praedicatorum, 11,1941, p. 109-137 ;
M. H. VICAIRE, « Roland de Crémone ou la position de la théologie à l ’Université de Toulouse », dans
Les Universités du Languedoc au XIIIe siècle, Toulouse, 1970 (Cahiers de Fanjeaux, 5), p. 145-178
(repris dans M. H. VICAIRE, Dominique et ses Prêcheurs, Paris 19792, p. 75-100) ; G.G. STROUMSA,
« Anti-Cathar Polemics and the “Liber De Duobus Principiis” », dans Religionsgespräche im Mittelalter,
éd. B. LEWS et F. NIEWÖHNER, Wiesbaden, 1992 (Wolfenbütteier Mittelalter-Studien, 4), p. 169-183, en
particulier p. 180 et suiv. ; G. Cremascuoli, « La “Summa” di Rolando da Cremona. Il testo del
prologo », dans Studi medievali, 16, 1975, p. 825-876, surtout p. 825-827 ; Ch. BURNETT, « Master
Theodore, Frederick ü ’s Philosopher », dans Federico l i e le nuove culture, Atti del XXXI Convegno
112 An d r e a P ia z z a
storico intemazionale. Todi, 9-12 ottobre 1994, Spolète, 1995 (Atti dei Convegni del Centro italiano di
studi sul Basso Medioevo - Accademia Tudertina e del Centro di studi sulla spiritualità medievale, n. s.,
8), p. 225-285, en particulier p. 250 et suiv., 255 et suiv. ; A. BRUNGS, « Roland von Cremona O.P., Die
Geschichte des geistigen Lebens im frühen 13. Jahrhundert und Die definition der Tugend », dans
Roma, magistra mundi. Itineraria culturae medievalis. Parvi Flores. Mélanges offerts au Père
L. E. Boyle à l ’occasion de son 75e anniversaire, éd. J. HAMESSE, Louvain-la-Neuve, 1998, p. 27-51 ;
F. SANTI, « H Cielo dentro l’uomo. Anime e corpi negli anni di Federico U », dans Federico II « Puer
Apuliae ». Storia, arte, cultura, Atti del Convegno Intemazionale di studio in occasione dell’Vm
Centenario della nascita di Federico II (Lucera, 29 marzo-2 aprile 1995), éd. H. HOUBEN et O. LIMONE,
Galatina, 2001, p. 143-170 (avec bibliographie mise à jour).
31. O. Guyotjeannin, « I podestà imperiali nell’Italia centro-settentrionale (1237-1250) », dans
Federico II e le città italiane, éd. P. TOUBERT et A. PARAVICINI Bagliani, Paierme, 1994, p. 115-128,
en particulier p. 126 et suiv.
32. Dans la lettre du 22 octobre 1233 : Reg. Vat. 17, f° 94 v°, n° 335. Le podestat, Lantelmo Maineri,
appartenait à une famille de vavasseurs. Sur celle-ci : H . KELLER, Adelsherrschaft und städtische
Gesellschaft in Oberitalien (9. bis 12. Jahrhundert), Tübingen, 1979 (Bibliothek des Deutschen
Historischen Instituts in Rom, 52), p. 387, 391, 395 et suiv., 404 ; G. ALBINI, « Piacenza dal x n al
XIV secolo », cit., p. 414 ; E. Mercauli INDELICATO, « Per una storia degli Umiliati nella diocesi di
Lodi. Le case di S. Cristoforo e di Ognissanti nel XIII secolo », dans Sulle tracce degli Umiliati, éd.
M. P. Al BERZONI, A. AMBROSIONI, A. LUCIONI, Milan, 1997 (Bibliotheca erudita. Studi e documenti
di storia e filologia, 13), p. 362-364,431-433.
Pa ix e t h é r é t iq u e s d a n s l ’I t a l ie c o m m u n a l e 113
33. Ibidem.
34. Ibidem.
35. Reg. Vat. 17, fi> 108 r°, n° 378 (9 décembre 1233). Voir ci-dessus, la note 26. Identification de ce per
sonnage avec Grégoire de Romania par M. P. ALBERZONI, « Gregorio de Romania », cit., p. 287-291,
avec renvoi à la bibliographie. L’historiographie qui s’est attachée, dans des perspectives multiples,
aux événements de l’an 1233 (voir plus haut, notes 19 et 20), a souvent soutenu l’identification avec
Grégoire de Montelongo. Tendance analogue, avec quelques doutes, dans G. MARCHETTI L o n g h i ,
« La legazione in Lombardia di Gregorio da Monte Longo negli anni 1238-1251 », dans Archivio della
R. Società Romana di Storia Patria, 36, 1913, p. 225-285, en particulier p. 243-249 ; G. MARCHETTI
LONGHI, La Legazione in Lombardia di Gregorio de Monte Longo (1238-1251), Rome, 1965, p. 26-30.
36. Reg. Vat. 17, f° 105 r°, n° 372 (10 décembre 1233) : voir ci-dessus, note 26.
114 A n d r e a P ia z z a
37. Reg. Vat. 16, f° 44 v°, n° 135 (21 octobre 1232). Le document - dont on lit le regeste dans L. AUVRAY,
Les Registres de Grégoire IX, cit., I, col. 554, n° 924 - est édité dans Epistolae saeculi XIII , cit., I,
p. 390 et suiv., doc. 486.
38. Reg. Vat. 16, f° 48 r°-v°, n° 149 (27 octobre 1232) : cf. L. AUVRAY, Les Registres de Grégoire IX, cit.,
I, col. 559 et suiv., n° 938, et Epistolae saeculi XIII, cit., I, p. 392 et suiv., doc. 488.
39. Reg. Vat. 17, f°s 102 v°-103 r°, n° 362. Regeste de la lettre : L. AUVRAY, Les Registres de Grégoire IX,
cit., I, col. 879, n° 1597 ; édition dans Bullarium ordinis ff. Prœdicatorum, éd. Th. RIPOLL, I, Ab anno
1215 ad 1280, Rome, 1729, p. 65 et suiv., doc. 105, et Bullarium franciscanum, éd. J. HY. SBARALEA,
I, Ab Honorio III. ad Innocentium 1111., Rome, 1759, p. 119 et suiv., n° 120. Cf.
G. G. MeerSSEMAN, « Les Confréries de Saint-Pierre Martyr », dans Archivum Fratrum
Praedicatorum, 21, 1951, p. 51-196, à la p. 58 où le document est daté du 1er décembre 1233 (voir
aussi « Le Confraternite di San Pietro Martire », dans IDEM, Ordo fraternitatis. Confraternite e pietà
dei laici nel medioevo, in collaborazione con G. P. PAONI, H, Rome, 1977 (Italia sacra, 25), p. 761).
40. Reg. Vat. 17, f° 104 r°-v°, n° 368 : cf. L. AUVRAY, Les Registres de Grégoire IX, cit., I, col. 881,
n° 1603, et Epistolae saeculi XIII, cit., I, p. 459, n° 566. En ce qui concerne la tradition locale de cette
lettre, qui appartient au couvent de Saint-Eustorge à Milan et est aujourd’hui conservée dans
rArchivio di Stato du chef-lieu lombard (Diplomatico, Bolle e brevi, Innocenzo III, Onorio m ,
Gregorio IX, scatola 2) : L. FUMI, « L’inquisizione Romana e lo Stato di Milano. Saggio di ricerche
nell’Archivio di Stato », dans Archivio storico lombardo, ser. IV, 14, 1910, p. 145-220, ici p. 193 et
suiv., n. 1 ; G. G. MEERSSEMAN, « Les Confréries de Saint-Pierre Martyr », cit., p. 114 et suiv., n. 3 ;
« Le confraternite di San Pietro Martire », cit., p. 822-824, n. 4. Voir aussi Schedario Baumgarten.
Descrizione diplomatica di Bolle e Brevi originali da Innocenzo III a Pio IX, I, Innocenzo 111 -
Innocenzo I V (an. 1198 -1254), éd. G. Battelli, Vatican, 1965, p. 286, n. 1105.
41. Sur l’activité anti-hérétique à Milan en 1233, la contribution la plus récente est celle de Th. SCHARFF,
Häretikerverfolgung und Schriftlichkeit. Die Wirkung der Ketzergesetze auf die oberitalienischen
Pa ix e t h é r é t iq u e s d a n s l ’I t a l ie co m m u nale 115
Les lettres de décembre 1233 relatives à Plaisance ne doivent donc pas être
considérées de manière indépendante de l’ensemble de la correspondance du
Siège apostolique avec l’Italie du nord. L’intervention pontificale dans cette ville
d’Émilie s’inscrit dans le cadre d’une réflexion générale sur la situation du monde
du Pô. Plaisance apparaît comme le beu où l’action de l’Église romaine manifeste
le plus haut degré de conscience et d’élaboration de plans : Grégoire IX étabbt, à
propos de cette vüle, un ben non seulement entre le désordre d’une société et la
présence hérétique, mais aussi entre une stratégie de paix - pax reformanda - et
un engagement pour la défense de la foi - negotium fidei. Cet effort de paix que la
papauté poursuit aussi dans d’autres vibes d’Itahe du Nord - conscient que cet
effort détermine sa capacité à exercer une influence sur les sociétés urbaines - et
cette action de défense de l’orthodoxie qui figure aussi aiheurs parmi les pré
occupations romaines se conjuguent dans le cas de Plaisance au sein d’un discours
unique, et ce pour la première fois dans l’histoire du pontificat de Grégoire IX.
Enfin, en décembre 1233, Plaisance devient pour la papauté le ressort d’une
stratégie globale et, à l’égard de l’Italie, originale. Des deux éléments constitutifs
de cette stratégie, celui de la paix est le plus traditionnel : à plusieurs reprises
dans les années précédentes, l’argument de la paix avait été utilisé dans la plaine
du Pô, tant à propos des vibes que des alhances entre vibes. L’autre argument,
celui de la lutte contre l’hérésie, constitue une nouveauté dans la mesure où il est
élevé au rang de negotium et représente un thème d’importance non pas locale,
mais régionale. En outre, dans le discours du pape, le negotium fidei revêt un rôle
éminent : il conditionne la solution au problème de la paix. Ce qui apparaît déjà
dans les lettres que je viens d’évoquer émerge de manière plus claire encore dans
la correspondance de deux mois plus tard.
44. Reg. Vat. 17, f°s 146 v°-147 r°, n° 539 : cf. L. AUVRAY, Les Registres de Grégoire IX, cit., I, col. 983,
doc. 1795 et, pour l’édition, Acta Imperii inedita secali XIII, éd. E. WINKELMANN, I, p. 515 et suiv.,
n° 638.
Pa ix e t h é r é t iq u e s d a n s l ’I t a l ie c o m m u n a l e 117
49. La documentation piacentine postérieure à celle examinée ici est constituée par les pièces suivantes :
Reg. Vat. 17, f°s 203 v°-204 r°, nos 202 et 203 (26 août 1234 : L. Auvray, Les Registres de
Grégoire IX, cit., I, col. 1118, nos 2065-2066) ; Reg. Vat. 17, f° 211 r°, n° 237 (3 octobre 1234 : Les
Registres de Grégoire IX, cit., I, col. 1136, n° 2107) ; Reg. Vat. 18, f° 33 r°, n° 84 (4 juin 1235 : Les
Registres de Grégoire IX, cit., H, col. 71-73, n° 2603) et Reg. Vat. 18, f° 138 v°, n° 11 (2 avril 1236 :
Les Registres de Grégoire IX, cit., H, col. 342, n° 3070). Sur le changement des équilibres dans la ville
émilienne : D. ABULAFIA, Federico IL Un imperatore medievale, Turin, 1990 (édition originale :
Frederick IL A medieval emperor, Londres, 1988), p. 243 et suiv. ; G. ALBINI, « Piacenza dal x n al
x rv secolo », cit., p. 423 et suiv.
50. Ce lien est établi tant dans les lettres de Grégoire IX que dans les lettres de paix entre les villes de la
Société de Lombardie et l’empereur. Tous ces textes ont été rassemblés dans les Registres pontificaux :
Reg. Vat. 14, f° 1 v°, n° 4 ; f° 2 v°-3v°, nos 11-12 ; fP 5 r°-v°, nos 28-30. Cf. L. AUVRAY, Les Registres
de Grégoire IX, cit., I, col. 4, n° 4, col. 8, nos 11-12, col. 15 et suiv., nos 28-30 ; Epistolae saeculi XIII,
cit., I, p. 263, n° 345 ; p. 265-268, nos 349-351 ; Constitutiones et Acta publica imperatorum et regum,
cit.,n,p. 143 et suiv.,n° 112,etp. 145-147,n° 114.
51. Reg. Vat. 14, f°s 53 v°-55 v°, n° 177 : cf. L. AUVRAY, Les Registres de Grégoire IX, cit., I, col. 101,
n° 178 ; Epistolae saeculi XIII, cit., I, p. 281-285. Analyse de cette lettre attentive aux modalités de
construction du discours par L. SHEPARD, Courting Power. Persuasion and Politics in the Early
Thirteenth Century, New York-Londres, 1999 {Garland Studies in Medieval Literature, 17), p. 116-123.
Pa ix e t h é r é t iq u e s d a n s l ’I tal ie c o m m u n ale 119
52. Reg. Vat. 14, fos 163 v°-164 r°, n° 11 : L. AUVRAY, Les Registres de Grégoire IX, cit., I, col. 262 et
suiv.,n°421 ; Constitutiones et Acta publica imperatorum et regum, cit., H, p. 177 et suiv., n° 141.
53. « Hii autem qui sunt de societate prefata, ad honorem Dei omnipotentis et Ecclesie sue ac tuum dent
pro subsidio Terre Sancte in expensis societatis predicte per biennium milites quingentos, ituros in
termino quem Romana Ecclesia duxerit prefigendum » (A.S.V., Reg. Vat. 17, f° 42 r°). Voir ci-dessus,
note 16 et le texte correspondant.
54. Voir supra les documents cités dans la note 15.
55. Voir supra le document mentionné dans la note 16.
56. On trouve cette expression dans une lettre du pape à l’évêque de Préneste, datée 7 mai 1235 - Reg.
Vat. 18, f° 19, n° 45 (cf. L. AUVRAY, Les Registres de Grégoire IX, cit., H, col. 46, n° 2538) - et dans
une lettre aux autorités ecclésiastiques et civiles de l’Italie septentrionale datée du 21 mai 1235 et des
tinée à annoncer la légation d’Albert, patriarche d’Antioche - Reg. Vat. 18, f® 27 r°, n° 73 (cf. Les
Registres de Grégoire IX, cit., H, col. 62 et suiv., n° 2575, et Epistolae saeculi XIII, cit., I, p. 533 et
suiv.,n° 641).
57. Voir la note précédente.
58. Voir la note 56.
59. Je le ferai dans l’ouvrage annoncé dans la note 41.
120 A n d r e a P ia z z a
60. Dans la lettre du 29 février 1236 à Frédéric H, Grégoire DÍ mentionne pour la dernière fois le negotium
fidei : Reg. Vat. 18, f°s 113 r°-114 r°, n° 398 ; cf. L. AUVRAY, Les Registres de Grégoire IX, cit., H,
col. 275, n° 2986, et Epistolae saeculi XIII, cit., I, p. 573-575, doc. 676. Nous pouvons comparer ce
texte avec la lettre du 21 mars 1236 adressée à l’empereur : Reg. Vat. 18, f° 185 r°-v°, n° 1 ; Les
Registres de Grégoire IX, cit., H, col. 333, n° 3046, et Epistolae saeculi XII, cit., I, p. 576-578, n° 678.
61. Voir les lettres suivantes : Reg. Vat. 18, f®s 161 v°-162 v°, nos 105 et 106, datées du 10 juin 1236, adres
sées aux patriarches d’Aquilée et de Grado, aux archevêques de Milan, de Ravenne et de Gênes et à
leurs suffragants, aux évêques de Pavie, de Plaisance et de Ferrare, aux prélats de leurs diocèses, aux
comtes, aux marquis, aux podestats, aux conseils et aux communautés de la Lombardie, de la Marche
de Trévise et de la Romaniola (L. AUVRAY, Les Registres de Grégoire IX, cit., H, col. 403, nos 3179-
3180 ; Epistolae saeculi XIII, cit., I, p. 589-591, n° 693), d’où est tirée la citation ; Reg. Vat. 18, fos 185
r°-186 r°, n° 194, daté 19 août 1236, aux archevêques de Milan et de Ravenne et à leurs suffragants
(L. AUVRAY, Les Registres de Grégoire IX, cit., n, col. 462, nos 3287 et 3288 ; Epistolae saeculi XIII,
cit., I, p. 594-596, n° 699) ; Reg. Vat. 18, f° 206 v°, n° 272, datée du 29 novembre 1236, aux arche
vêques d’Aquilée, de Grado, de Milan, de Ravenne et de Gênes et à leurs suffragants, aux évêques de
Plaisance et de Ferrare et aux prélats de Lombardie, de la Marche de Trévise et de la Romaniola, ainsi
qu’aux autorités de la même région (cf. Les Registres de Grégoire IX, cit., II, col. 507, nos 3384-3385,
et Epistolae saeculi XIII, cit., I, p. 605 et suiv., n° 704).
Pa ix e t h é r é t iq u e s d a n s l ’I t a l ie c o m m u n a l e 121
62. Une telle préoccupation apparaît pour la première fois dans la lettre envoyée par Grégoire IX aux
archevêques de Milan et de Ravenne, ainsi qu’à leurs sufffagants, le 19 août 1236. Le pape y demande
aux prélats de dissiper les craintes du Souabe concernant les actes du cardinal de Préneste dans la ville
d’Émilie, lorsque ceux-ci seront à la cour impériale (voir la note précédente). Le 23 octobre de la
même année, le pape revient sur le sujet en s’adressant à l’empereur, qu’il essaye de convaincre de la
droiture de l’action du Siège apostolique (Reg. Vat. 18, f°s 200 v°-203 v° ; cf. L. Auvray, Les
Registres de Grégoire IX, cit., n , col. 497, n° 3362 ; Epistolae saeculi XIII, cit., I, p. 599-605, n° 703).
Le thème réapparaît dans la célèbre lettre Ascendit de mari, du 1er juillet 1239, par laquelle l’excom
munication de l’empereur est rendue publique : Reg. Vat. 19, f°s 156 r°-159 v° (cf. Les Registres de
Grégoire IX, cit., EU, col. 209 et suiv., nos 5118-5121 ; Epistolae saeculi XIII, cit., I, p. 645-654,
n° 750).
63. Reg. Vat. 18, f° 29 r°, n° 89. Regeste dans L. AUVRAY, Les Registres de Grégoire IX, cit., H, col. 657
et suiv., nos 3676-3685 ; édition dans Epistolae saeculi XIII, cit., I, p. 610 et suiv., n° 708.
64. Reg. Vat. 17, fos 70 v°-71 r°, n° 244 : cf. L. AUVRAY, Les Registres de Grégoire IX, cit., I, col. 815,
n° 1464, et Epistolae saeculi XIII, cit., I, p. 444 et suiv., doc. 550.
122 A n d r e a P ia z z a
il intervint entre 1233 et 1235, le Siège apostolique n’assimila, en effet, les ques
tions politiques à des questions ecclésiastiques ou religieuses, et les adversaires
politiques à des adversaires religieux : aux yeux du pape, les deux plans, religieux
et politique, se croisaient, mais ne coïncidaient jamais. Ainsi, à Plaisance, la
référence à l ’hérésie fut un moyen de pression sur la société urbaine, dans le but
d’apaiser les conflits ; lorsque l’action du pape prenait un tour radical, avec
l’expulsion d’une partie de la classe dirigeante, le souverain pontife la légitimait
sans évoquer la défense de l’orthodoxie, mais plutôt le fonctionnement réglé de
la société. L’exercice du pouvoir politique devait répondre à des modalités ordon
nées, qui se révèlent dans sa disposition à seconder le negotium fidei. Sans quoi,
il pouvait y avoir des conséquences sur le plan rebgieux : il revenait à l’Éghse
- locale et romaine - d’évaluer quand cela pouvait se produire et d’en indiquer le
danger. Certes, dans le cadre politique et ecclésiastique complexe de l ’Italie du
Nord, Grégoire IX ne se servit que rarement de l’argument de la lutte contre
l’hérésie comme d’un ressort de sa stratégie de réconciliation : au milieu des
années trente le negotium fidei ne constituait plus un thème susceptible d’ordon
ner en profondeur le fonctionnement des sociétés urbaines. On en veut pour
preuve que la réforme des statuts urbains - avec insertion de règles relatives à la
lutte contre l’hérésie - , commencée en 1231 et culminant en 1233, ne progresse
plus après 1234 : lorsque se dissipe la ferveur religieuse de la magna devotio, les
légats du pape ne parviennent plus à insérer la lutte contre l’hérésie dans les cons
titutions urbaines, c’est-à-dire à la faire passer pour une tâche essentielle du
gouvernement des villes65. Pourtant, pendant un peu plus de deux ans, le thème
du negotium fidei assuma la dimension d’un programme général : combiné à
d’autres thèmes, en premier lieu celui de la paix, il fut l’un des ressorts de la
stratégie du Siège apostolique à l’égard de l ’Italie des communes.
65. À cet égard, la meilleure analyse est proposée par Th. SCHARFF, Häretikerverfolgung und
Schrifilichkeil, cit., p. 125-159.
G U ERR E JU STE ET PAIX CH EZ LES SCOLASTIQUES
Elsa M armursztejn
ppréhender le discours que les scolastiques ont élaboré sur la paix revient
à rendre compte du traitement intellectuel du thème de la paix en relation
avec celui de la guerre juste. Le champ de l’enquête se restreindra ici à un heu
- l’université de Paris - et à un moment - le XHte siècle - , qui voient la cristal
lisation d’une doctrine spécifiquement théologique de la guerre juste. L’objet
présente plusieurs types de difficultés : en premier heu, la banalité fondamentale
du concept de guerre juste et, en contrepoint, l’absence de discours spécifique sur
la paix chez les scolastiques (à de rares exceptions près) ; la qualité des sources,
en second heu, dans la mesure où le thème de la guerre juste se rencontre essen
tiellement dans des sommes ou des traités que leur mode d’élaboration et leur
degré d’abstraction rendent rebelles à toute contextualisation précise ; à cet
égard, on peut déplorer l’absence des motifs de la guerre juste et la paix dans la
littérature quodhbétique, dans la mesure où les Quodlibets s’apparentent assez
souvent à des débats d’actualité naturellement plus propres à être contextualisés.
Lorsque la guerre y est évoquée, c’est à l’occasion de questions portant sur des
aspects concrets qui relèvent bien davantage du ius in bello que du ius ad bellum
(par exemple les ruses de guerre ou le statut du butin)1, et par le biais des formu
les augustiniennes qui font l’objet, pendant tout le Moyen Âge, d’un « pieux psit
tacisme »2. C ’est dire que la guerre juste, dans les textes scolastiques, semble
1. Cf. par exemple GODEFROID DE FONTAINES, Quodlibet Xm, 17 (« Si aliqui subditi domini habentis
bellum contra aliquos, non vocati a domino immiscent se exercitui dicti domìni et rapiant aliqua de
bonis inimicorum possint illa retinere, et si tenentur restituere, cui est restitutio facienda »), dans Les
Quodlibets onze - quatorze de Godefroid de Fontaines, éd. J. HOFFMANS, Louvain, 1932, p. 298-299 ;
PIERRE De JEAN O l iv i , Quodlibets IV, 18 (« An milites exercitus regis, sumentes necessaria a gentibus
regni regis propter defectum stipendiorum, teneantur accepta reddere genti illi »), IV, 19 (« An milites
regis credens bellum esse iustum, teneatur reddere illa quae ibi rapuit postquam scit bellum fuisse
iniustum »), éd. SOARDI, Venise, 1509, f° 29 v° ; SERVAIS Du MONT-Sain T-ÉLOI, Quodlibet I, 84
(«r Duo principes existentes sub dominio superioris bellant ad invicem, nec petita nec obtenta licenda
superioris domìni et dampnificat unus alium ; querebatur utrum dampnificans alium qui eum dampnifi-
caverat teneatur ei restituere illud in quo eum dampnificavit »), éd. F. RUSSELL ; Quodlibet anonyme
XI, 15 (« Si ex necessitate belli aliquis vir possit se simulare in habitu mulieri ut sic obtineat contra
hostes »), ms. Vat. lat. 782, f° 26 r°-v°.
2. J. B arnes , « The Just War », dans N. KRETZMANN et al., The Cambridge History of Later Medieval
Philosophy. From the Rediscovery o f Aristotle to the Disintegration of Scholasticism, 1110-1600,
124 El sa M ar m u r sztejn
n’être rien moins qu’un thème d’actualité, rien moins qu’un lieu d’innovations
notables, rien moins, non plus, qu’un enjeu propre de controverses.
Pour banal qu’il soit, le thème de la guerre juste n’en constitue pas moins,
jusqu’à la fin du Moyen Âge, l’entrée quasiment exclusive de la réflexion
scolastique sur la paix ; d’où la pertinence de l’articulation entre ces deux
notions qui, comme on le verra, ne sont antinomiques qu’en apparence. À
défaut de pouvoir démontrer l’originalité des discours scolastiques sur la paix, à
défaut de pouvoir les relier à des conjonctures précises, on s’efforcera du moins
d’établir la régularité des énoncés scolastiques, qui dessinent des figures discur
sives de la paix ; de voir sous quelles formes ces énoncés réactualisent, sans la
contester, la tradition augustinienne ; de souligner, enfin, les inflexions nouvel
les que ces énoncés font apparaître, au sein d’un discours théologique globale
ment voué, au XDIe siècle, à encadrer la société chrétienne et à la discipliner en
la soumettant aux normes qu’il lui assigne - normes fondées sur le droit naturel
et, précisément, sur la justice.
L’a r t ic u la tio n d e s n o t io n s d a n s l e d is c o u r s s c o l a s t iq u e :
LA PAIX COMME CAUSE FINALE DE LA GUERRE JUSTE
Cambridge, 1982, p. 773 : « Augustin’s scriptural exegesis [...] was gratefully accepted and piously
parroted by the medieval political theorists. »
3. THOMAS D’Aquin, Summa theologiae, Ha Ilae, q. 29, a. 1 : « Utrum pax sit idem quod concordia »,
éd. Léonine, t. VIH, p. 236.
4. Ibid., q. 29, a. 2 : « Utrum omnia appetant pacem », p. 237.
5. Ibid., q. 29, a. 3 : « Utrum pax sit proprius effectus caritatis », p. 238.
6. Ibid., q. 29, a. 4 : « Utrum pax sit virtus », p. 237.
G uerre ju ste e t p a ix c h e z l e s s c o l a s t iq u e s 125
7. Ibid., q. 29, a. 1, responsio : « Unio autem horum motuum [appetitus] est quidem de ratione pacis »,
p. 236.
8. Ibid., q. 29, a. 2, responsio, p. 237.
9. Ibid., q. 29, a. 2, ad Sum et ad 4um, p. 237.
10. Ibid., q. 29, a. 4, responsio : « Ut patet in rebus corporalibus : quia enim ignis calefaciendo, liquefacit
et rarefacit, non est in igne alia virtus liquefactiva et alia rarefactiva, sed omnes actus hos operatur
ignis per suam unam virtutem cale]activam ».
126 E lsa M ar m u r sztejn
C ’est sur ces bases que les conditions de la guerre juste sont relayées par les
théologiens, sans plus de souci d’uniformité dans l ’énumération ni la nomencla
ture. Nous nous proposons de montrer comment guerre juste et paix s’articulent
dans quatre textes théologiques importants, relevant de différents genres scolas
tiques : les sommes de théologie d’Alexandre de Halès et de Thomas d’Aquin,
une détermination quodlibétique d’Henri de Gand, le Traité du gouvernement
des princes de Gilles de Rome.
22. THOMAS D’A quin , Summa, cit., q. 40, a. 1 : « Utrum bellare semper sit peccatum », p. 312.
23. Ibid., q. 40, a. 1, responsio, p. 312.
24. HENRI D e Gand , Quodlibet XV, 16 (Avent 1291 ou Carême 1292).
25. Ibid. : « Utrum miles, si praevolando consortes suum in exercitum hostium cadat, faciat opus magna
nimitatis », éd. Paris, 1518, f°s 594 v°-597 v°. La réponse finale de la très longue détermination magis
trale est positive.
26. Ibid. : « Idcirco quaestionem paulo altius sublevando, bellorum celebritatem paulo altius, quam quaes
tio proponat, exequamur, dicendo in primis cum Tullio in libro Io De officiis, sic dicente : In republica
maxime conservanda sunt iura belli. Nam cum sint duo genera decertandi, unum per disceptationem,
alterum per vim, cumque illud proprium sit hominum, hoc beluarum, confugiendum ad posterius si uti
non licet superiori [...]. Quare, ut idem prosequitur continuo, suscipienda quedam sunt bella ob eam
causam, ut sine iniuria in pace vivatur », f° 594 v° (cf. CICÉRON, De officiis, L. I, XI, 34).
130 E l sa M a r m u r s z t e j n
27. Ibid. : « De bello busto est distinguendum, quia aut est ad recuperandum bona iniuste ablata [...], aut
est ad repellendum iniuriam, qua nituntur hostes bello bona auferre, puta vitam, patriam, libertatem,
leges et cetera bona sive spiritualia, quale bellum instruxerunt Sarraceni contra Acconen., in quo
mortuus est miles de quo quaestio nostra proposita est, utrum irruendo praevolanter in Sarracenos,
fecit opus magnanimitatis », f° 594 v°.
28. Commentateur des écrits politiques d ’Aristote traduits par Guillaume de Moerbeke vers 1260, Gilles
de Rome (1243-1316) n ’a pas été, comme on l’a souvent dit, précepteur de Philippe le Bel, auquel il
dédie cet ouvrage probablement rédigé dans les mois qui ont suivi sa condamnation en février 1277 ;
dans cette circonstance, Gilles aurait tenté de se placer auprès du roi Philippe DI comme conseiller.
Sans intérêt immédiat ni pratique, l ’ouvrage a néanmoins été traduit en français dès 1288 et très large
ment diffusé.
29. GILLES DE R ome , De regimine principum, L. 3 , 3e partie, éd. Lyon, 1556, f° 328 r° sq.
30. Ibid.,L. 3 , 3e partie, chap. 23, f° 367 v°.
31. ARISTOTE, Ethique à Nicomaque X, 7 (1177 b 5 ,9 et 18).
32. ARISTOTE, Politique v n , 14 (1333 a 35).
G uerre j u s t e e t p a ix c h e z l e s s c o l a s t iq u e s 131
d’autre part entre guerre et remède40. Ce texte propose ainsi une seconde figure
discursive de la paix, non plus oxymorique (les « guerres pacifiques »), mais
analogique, dans le cadre d’une réflexion qui ne porte plus tant sur les critères de
la guerre juste que sur les fondements de l’organisation politique.
40. GILLES De Rome , De regimine, cit., L. 3, 3e partie, chap. 23, f° 367 v°.
41. AUGUSTIN, Contra Faustum, 23, 75.
42. GILLES D e Rome , De regimine, cit., L. 3, 2e partie, chap. 8 : « Si rex aut princeps gentem sibi commis
sam vult debite gubernare et scire desiderat quod sit eius officium, diligenter considerare debet in
naturalibus rebus. Nam si natura tota administratur per ipsum Deum, qui est princeps summus et rex
regum, a quo rectissime regitur universa tota natura, quare a regimine quod videmus in naturalibus
derivari debet regimen, quod trahendum est in arte de regimine regum. Est enim ars imitatrix
naturae », f° 278 r°.
43. Ibid., L. 3, 2e partie, chap. 8 : « In naturalibus autem sic videmus, quod natura primo dat rebus ea per
quae possunt consequi finem suum ; secundo dat eis ea per quae possunt prohibentia removere ; tertio
per huiusmodi collata, naturaliter intendunt in suos fines sive in suos terminos, ut natura dat igni levi
tatem, per quam potest tendere sursum ; secundo dat ei calorem, per quem agit et resistit contrariis ;
tertio ignis, per ea quae accepit a natura, naturaliter tendit sursum », f° 278 r°.
G uerre ju ste e t p a ix c h e z l e s s c o l a s t iq u e s 133
44. Ibid., L. 3, 2e partie, chap. 8 : « Aid hoc quod regimen sit bonum et naturale, tria requiruntur [...].
Restat ostendere, quomodo spectat ad reges et principes huiusmodi prohibentia removere. Quae etiam
tria sunt, quorum unum quasi sumit originem ex natura, aliud vero ex perversitate civium, tertium
quidem ex malevolentia hostium. Primum sic patet, nam homines in seipsis sunt naturaliter corruptibi
les ; inde est ergo quod, quia in seipsis durare non possunt, naturaliter appetunt perpetuari in suis
filiis, sive sint naturales sive adapti. Videtur enim homini quasi post mortem vivere si, eo decedente,
secundum suam institutionem alius in haereditatem succedat. Valde ergo turbari potest tranquillitas
status et pax civitatis et finis intentus in vita politica, si reges et principes non solicitentur qualiter pos
teriores succedant in haereditatem priorum. Removere igitur unum maxime prohibentium bonam vitam
politicam, est bene ordinare quomodo haereditates decedentium perveniant ad posteros. Secundo,
status tranquillus civitati et regi aliquando impeditur ex perversitate civium. Sunt enim aliqui adeo
perversi, ut semper velint alios molestare. Solicitari ergo debent reges et principes, ne impediatur pax
regni, ut exterminentur malefici et corrigantur delinquentes. Tertium huiusmodi impeditivum sumit ori
ginem ex malitia hostium. Quasi enim nihil esset vitare interiora discrimina, nisi prohibentur exteriora
pericula, spectat igitur ad regis officium sic solicitari circa civilem potentiam et circa industriam
armatorum, ut possint hostium rabiem prohibere », fos 278 v°-279 r°.
45. THOMAS D’A quin , Summa, cit., q. 50, a. 4 : « Utrum militaris debeat poni species prudentiae »,
éd. léonine, t. v m , Rome, 1895, p. 376-377.
46. THOMAS D’A quin , De regimineprindpum, L. 1, chap. 16, éd. Frommann-Holzboog, t. IH, p. 600.
134 E lsa M ar m u r sztejn
est un par soi (unum per se) peut mieux les produire [...]. Si un seul gouverne,
la paix des citoyens sera moins facilement troublée. » La monarchie est ainsi
conçue comme la meilleure forme de gouvernement, en tant qu’elle se rapporte
à une unité plus parfaite : « Vivant sous le règne d’un seul roi, les hommes igno
rent les guerres, visent à la paix, jouissent de l ’abondance »47.
Enfin, les compétences des gouvernants doivent être ordonnées à la paix. Le
prince doit être doué de la prudence militaire, car s’il est permis aux soldats de
combattre pour supprimer ce qui fait obstacle au bien commun, c’est au prince
qu’il incombe de savoir comment les guerres doivent être menées, et de quelle
façon supprimer prudemment ce qui fait obstacle au bien commun48.
Dans le chapitre conclusif de son traité, où la paix est définie en termes stric
tement aristotéliciens comme cause finale de la guerre, Gilles de Rome entre
prend de justifier la guerre en montrant qu’elle doit être à la société humaine ce
que sont les potions et les saignées au corps humain : « en effet, de même qu’il
y a plusieurs humeurs dans le corps humain, il y a plusieurs hommes dans la
société humaine. Et de même qu’aussi longtemps que les humeurs sont équi
librées dans le corps et qu’il n’y a aucun excès d’humeurs, nous n’avons besoin
ni de potions ni de saignées, de même, aussi longtemps que les hommes se
comportent comme ils le doivent et que nul ne fait d’injustice à autrui, il n’est
besoin de faire la guerre. C’est pourquoi, de même qu’il faut éliminer par une
saignée ou une potion la superfluité des humeurs, qui trouble la santé, de même
47. GILLES De R om e , De regimine, cit., L. 3, 2e partie, chap. 3 : « Cum plures principantur, numquam
potest esse pax in huiusmodi principatu, nisi iili plures sint uniti et concordes [...]. Si ergo est pax et
concordia inter cives, si plures principes sint quam unum, ergo si solus unus principaretur inter eos,
non sic de facili turbari posset pax ipsorum civium [...]. Bonum est igitur regimen populi sive multitu
dinis, si sit rectum ; melius est tamen regimen paucorum, eo quod magis ad unitatem accedat ; optima
est autem monarchia sive gubernatio unius regis, eo quod ibi perfectior unitas referuetur [...].
Existentes [...] sub uno rege [...], guerras nesciunt, pacem sectantur, abundantia florent », f°s 269 v°-
270 v°.
48. Ibid., L. 3, 3e partie, chap. 1 : « Hanc autem prudentiam videlicet militarem, maxime decet habere
regem. Nam licet executio bellorum et removere impedimenta ipsius communis boni spectet ad ipsos
milites, et etiam ad eos quibus ipse rex aut princeps voluerit committere talia, scire tamen quomodo
committenda sint bella, et qualiter caute removeri possit impedientia commune bonum, maxime spectat
adprincipantem », f° 330 r°.
G uerre j u s t e e t p a ix c h e z l e s s c o l a s t iq u e s 135
il faut terrasser et tuer par la guerre les ennemis qui font obstacle au bien
commun et à la paix des citoyens et de ceux qui vivent dans le royaume »49.
C ’est dans les mêmes termes que Marsile de Padoue définira la tranquillitas
(synonyme, dans le Defensor pacis, de pax et de quies) comme homologue
politique de la santé corporelle50 : « Tout comme un vivant bien constitué selon
sa nature se compose de parties déterminées ordonnées les unes aux autres, exer
çant leurs fonctions dans un échange réciproque et en relation avec le tout, de
même, la cité se compose de telles parties déterminées si elle est bien ordonnée
et établie en raison. Tout comme, donc, la constitution d’un être vivant et de ses
parties est faite en vue de la santé, de même [...] celle d’une cité [...] sera faite
en vue de sa tranquillité », la santé étant « selon la nature, la meilleure disposi
tion d’un être vivant » et la paix, la « meilleure disposition d’une cité établie en
raison »51. La discorde - qui selon Marsile, doit immanquablement aboutir à la
« dépravation de la société civile » - est comparée, en contrepoint, à la maladie
qui affecte les êtres vivants.
Significativement, la comparaison du corps politique avec le corps humain et
celle de la paix avec la santé ne débouchent pas seulement sur l’assimilation
métaphorique de la guerre juste au remède, mais aussi sur l’assimilation, plus
large, de la science politique à la science médicale : la politique doit s’appliquer
à réguler les actions humaines par les lois, comme la médecine s’emploie à
réguler et équilibrer les humeurs par des remèdes. L’enquête doit donc prendre
en compte cette sorte de guerre intérieure, conduite par le prince législateur au
nom de la justice. On avait bien vu, chez Gilles de Rome, ces deux formes poli
tiques de la résistance naturelle aux contraires : corriger et punir les mauvaises
gens, repousser et vaincre les ennemis extérieurs. Et Thomas d’Aquin avait sou
ligné, par ailleurs, la double acception de la guerre juste : l ’acception générale,
qui renvoyait au combat dans une armée, et l’acception particulière, illustrée par
l’exemple d’un juge qui ne renoncerait pas à porter un juste jugement par
crainte d’une arme qui le menacerait ou de quelque danger, fût-il mortel52.
49. Ibid., L. 3 ,3e partie, chap. 23 : « Nam sic se debent habere bella in societate hominum, sicut se habent
potiones et phlebotomiae in corpore humano. Nam sicut in humano corpore sunt plures humores, sic in
conversatione et societate hominum est dare plures personas et plures homines. Et sicut quamdiu
humores sunt aequati in corpore, et non est ibi humorum excessus, non indigemus potione nec phlebo
tomia, sic quamdiu homines debite se habent et unus non iniuriatur alteri, non sunt committenda bella.
Quare, sicut per phlebotomiam et potionem, superfluitas humorum est eiicienda per quam turbatur
sanitas corporis, sic per bella sunt hostes conculcandi et occidendi, per quos impeditur commune
bonum et pax civium et eorum qui sunt in regno », f°s 367 v°-368 r°.
50. En se fondant à la fois sur la définition aristotélicienne de la cité comme nature animée ou vivante et sur
la comparaison entre paix et santé établie par Pierre d’Abano, qui fut le maître de Marsile, dans le Conci
liator differentiarum (cf. MARSILE DE PADOUE, Le Défenseur de la paix, trad. J. QUILLET, n. 14, p. 51).
51. Ibid., p.58.
52. THOMAS D’AQUIN, Summa, cit., Ha Hae, q. 123, a. 5, responsio : « Potest autem aliquod esse iustum
dupliciter : uno modo, generale, sicut cum aliqui decertant in acie ; alio modo, particulare, ut puta cum
136 Elsa M arm u rsztejn
L e s a r m e s e t l e s l o is :
LA GUERRE COMME POURSUITE DE LA JUSTICE PAR D ’AUTRES MOYENS
Gilles de Rome traite de la fonction médicinale des lois dans le chapitre qu’il
consacre à l ’obéissance des sujets au prince et aux lois53. Cette obéissance est
utile, dit-il, dans la mesure où elle conditionne les vertus du peuple, le salut du
royaume, la paix et la tranquillité des citoyens, et l ’abondance de biens54.
Vouloir vivre « sans frein et sans loi » est le fait du criminel, du fauteur de
guerre, du trouble-paix ; de la bête, plus que de l ’homme. Ceux qui assimilent
l ’observance des lois et l’obéissance au prince à la servitude, ignorent ce qu’est
la liberté55.
C ’est sur ces bases que Gilles compare, d’après la Politique d’Aristote56, le
roi à l’âme et le royaume au corps : « De même que l’âme dirige et conserve le
corps, le roi dirige et conserve le royaume ; et de même que l’âme est le salut et
la vie du corps, le roi, s’il gouverne droitement, est le salut et la vie du
royaume »57. Pour assumer convenablement son office, le prince doit faire en
sorte que les citoyens vivent dans la paix et l’unanimité : « Les législateurs sont
aux âmes ce que les remèdes sont aux corps. Car de même que le médecin vise à
apaiser les humeurs, pour que ne surgissent pas la maladie et la guerre dans le
corps, de même le législateur vise à [...] apaiser les âmes, pour que ne surgissent
pas la rixe et la dissension dans le royaume ou la cité. H s’ensuit qu’il est moins
nuisible de pécher contre l’ordre du médecin que de s’habituer à ne pas obéir au
prince. L’âme est en effet un bien supérieur au corps, et la paix des citoyens [...]
est plus importante que l’équihbre des humeurs ou que la santé du corps »58.
aliquis iudex vel etiam privata persona non recedit a iusto iudicio timore gladii imminentis vel cuius
cumque periculi, etiam si sit mortiferum. Pertinet ergo ad fortitudinem firmitatem animi praebere
contra pericula mortis, non solum quae imminent in bello communi, sed etiam quae imminent in parti
culari impugnatione, quae communi nomine bellum dici potest », éd. léonine, t. X, Rome, 1899,
p . 11-12.
53. GILLES De ROME, De regimine, cit., L. 3 ,3e partie, chap. 34, fos 323 v°- 325 r°.
54. Ibid., L. 3 ,3epartie, chap. 34, f° 323 v°.
55. Ibid. : « Ignorant enim quid est libertas, dicentes observare leges et obedire regibus esse servitutem.
Cum enim bestiae sint naturae servilis, quanto quis magis accedit ad naturam bestialem, tanto est
magis naturaliter servus. Esse quidem sceleratum et affectatorem belli et turbatorem pacis, velle vivere
sine freno et sine lege, secundum sententiam Philosophi et secundum dictum Homeris, est esse magis
bestiam quam hominem », f° 324 r°.
56. ARISTOTE, Politique, 1,5,1254 a b.
57. GILLES De Rome, De regimine, cit., L. 3, 3e partie, chap. 34 : « Sicut anima corpus regit et conservat,
sic rex regit et conservat regnum ; et sicut anima est salus et vita corporis, sic rex, si recte principetur,
est salus et vita regni », f0 324 r°.
58. Ibid., L. 3, 3e partie, chap. 34 : « Sic se habebant legislatores ad animas, sicut medicina ad corpora.
G uerre j u s t e e t p a ix c h e z l e s s c o l a s t iq u e s 137
Ainsi, les armes et les lois se présentent comme les deux moyens dont
dispose le prince pour assurer la paix du royaume : « Il faut donc savoir », dit
encore Gilles de Rome, « qu’en temps de guerre, il faut défendre la cité par les
armes, de même qu’en temps de paix il faut la gouverner par de justes lois et par
des coutumes approuvées, qui obtiennent force de lois. Il semble donc qu’il
faille que les armes soient aux temps de guerre, ce que les lois sont aux temps
de paix »59. Dans le premier cas, il s’agit de restaurer la paix ; dans le second,
de la conserver ; dans les deux cas, d’obéir au principe général de justice.
Or ce principe général s’incarne, à son plus haut degré, dans la loi divine :
comme le dit Thomas d’Aquin dans la Summa contra Gentiles, « en vertu de la
loi divine, l ’homme est institué en sorte qu’il se comporte envers les autres
hommes selon l ’ordre de la raison [...]. La loi divine dispose donc les hommes,
les uns envers les autres, en sorte que chacun tienne sa place ; ce qui revient à
dire : en sorte que les hommes soient en paix les uns avec les autres [...], sans
quoi ils s’empêcheraient mutuellement de poursuivre leur fin commune [...]. La
concorde ordonnée [c’est-à-dire la paix60] est observée entre les hommes, quand
on rend à chacun le sien61 : ce qui correspond à la justice. Et c’est pourquoi il
est dit dans Isaïe : la justice produit la pavfi2. Il fallait donc que la loi divine
donnât des préceptes de justice, en sorte de rendre à chacun le sien et d’empê
cher quiconque de nuire à autrui »63.
Nam sicut medicus intendit sedare humares, ne insurgat morbus et bellum in corpore, sic legislator
intendit placare corda, sedare animas, ne insurgat rixa et dissensio in regno aut in civitate. Inde est ergo
quod dicitur in I o Rhet., quod non tantum nocet peccare contra praecepta medici, quantum consuescere
non obedire principi. Est enim anima maius bonum quam corpus, et pax civium et eorum qui sunt in
regno potior est quam aequalitas humorum vel quam sanitas corporum », f0 324 v°.
59. Ibid., L. 3, 2e partie, chap. 1 : « Sciendum igitur, quod tempore belli defendenda est civitas per arma,
sicut tempore pacis gubernanda est per leges iustas et per consuetudines approbatas, quae vim legum
obtinent. Videntur ergo sic se höhere arma ad tempus belli, sicut leges ad tempus pacis », f° 266 v°.
60. La « concordia ordinata » renvoie à l ’une des définitions augustiniennes de la paix, citée plus haut
dans le texte par Thomas d’Aquin : « Pax enim hominum nihil aliud est quam ordinata concordia, ut
Augustinus dicit » (De civitate Dei, L. 19, chap. 13, cité par THOMAS D’AQUIN, Summa contra
Gentiles, L. ID, chap. 128, éd. léonine, t. XIV, Rome, 1926, p. 392).
61. Dig. 1,1, De iustitia et iure, 10 et Inst. 1 ,1, eodem titulo.
62. L’idée que la paix est un effet indirect de la justice apparaît dans la question du De pace où Thomas
d’Aquin envisage les rapports de la paix et de la charité : à l ’argument qui invoquait la citation d ’Isai'e
« Opus iustitiae pax », Thomas d ’Aquin répond que « la justice produit la paix indirectement, en écar
tant ce qui lui fait obstacle. La charité, en revanche, produit directement la paix » (Summa theologiae,
Ila Hae, q. 29, a. 3, Sum et ad 3um, éd. léonine, t. VIH). La guerre, vouée à écarter ce qui fait obstacle
au bien commun et à la paix, ressortit donc indubitablement à la justice.
63. THOMAS D’A quin , Summa contra Gentiles, L. HI, chap. 128, p. 392.
138 Ei s a M ar m u r sztejn
Ainsi, pour justifier que la guerre juste ne puisse être entreprise qu’en vertu
de l ’autorité du prince, Thomas d’Aquin affirme dans le De bello qu’« il n’est
pas du ressort d’une personne privée d’engager la guerre, car elle peut faire
64. Ibid.
65. GILLES D e R om e , De regimine, cit., L. 3, 2e partie, chap. 28 : « Non solum lex humana non prohibet
interiores concupiscentiis, sed etiam non prohibet omnia exteriora delicta. Nam legibus humanis
aliquando dissimulantur minora mala, ut vitentur maiora, ut permittuntur fornicationes simplices, et
non puniuntur legibus humanis, ut vitentur adulteria », f> 317 r°.
G uerre ju s t e e t p a ix c h e z l e s s c o l a s t iq u e s 139
valoir son droit au tribunal de son supérieur »66. En cela, le théologien semble
faire écho à un texte d’Innocent IV (extrait de son commentaire sur les
Décrétales de Grégoire Di, achevé vers 1245) sur « la restitution des biens
spoliés » : « Partout où il est impossible de poursuivre son bien et son droit
grâce à un autre (per alium), il est licite de prendre les armes, en vertu de l’auto
rité d’un supérieur, et de déclarer la guerre pour récupérer ses biens [...]. Si,
cependant, on a un prince au-dessus de soi, il ne faut faire [la guerre] qu’en
vertu de son autorité. Et cela paraît juste, parce qu’il n ’est permis à personne de
disposer du droit sans [posséder] l ’autorité du législateur [...]. Mais au prince
lui-même, qui est délié des constitutions civiles, cela est permis sans [autre]
autorité »67.
Cette conception de la guerre comme poursuite de la justice par d ’autres
moyens rejoint la définition augustinienne de la guerre juste : « Sont dites justes
les guerres qui ont pour but de venger des injustices, lorsqu’il faut contraindre
par la guerre un peuple ou un Etat qui a négligé de punir les méfaits des siens ou
de restituer ce qui a été pris injustement »68.
Le rapprochement entre la procédure judiciaire et la justice qui s’obtient par
la guerre était également présent chez Gratien : livrant la définition isidorienne
de la guerre juste (« La guerre juste est celle qui est faite d’après un édit pour
reprendre des choses enlevées ou pour repousser les ennemis »), Gratien passait
en effet sans transition à une définition du juge : « Le juge est ainsi nommé
parce qu’il dit le droit au peuple, ou parce qu’il se prononce sur le droit. Se
prononcer sur le droit, c’est juger avec justice ; car il n ’y a pas de juge, s’il n’y a
pas en lui la justice »69. Mais ce rapprochement entre guerre et procédure judi
ciaire est perceptible à la simple lecture des questions traitées dans la Cause 23
du Décret : parmi des questions portant sur la licité, la finalité ou les modalités
de la guerre juste, on trouve la question de savoir si c’est un péché, de la part du
juge ou de l’exécuteur, que de mettre à mort des coupables70.
La mise en exergue de la fonction pénale de la guerre confirme l ’idée que
la guerre était conçue comme une forme d’exécution de la justice, visant à
66. THOMAS D ’A q u i n , Summa theologiae, Ila Ilae, q. 40, a. 1, responsio : « Non enim pertinet ad perso
nam privatam bellum movere, quia potest ius suum in iudicio superioris prosequi », p. 312.
67. INNOCENT IV , In decretalium librum commentaria, « De restitutione spoliatorum », c. 12, « Olim
causam », 8 : « Ubicumque per alium rem suam et ius suum prosequi non potest, licitum est auctoritate
superioris arma movere, et bellum indicere ad recuperandum sua, et etiam furtive accipere [...]. Et
hoc videtur iustum, quia nulli licet iura temperare sine auctoritate conditoris iurium. In iure autem
continetur, quod etiam suam possessionem nullus occupare possit », éd. V e n is e , 1578, f° 96 r°b.
68. A u g u s t i n , In Pentat. 6,10 ; cf. Grat. 23,2,2 (Fr. 894-895).
69. Grat. 23, 2, 1 : « Iustum est bellum, quod ex edicto geritur de rebus repetendis, aut propulsandorum
hominum causa. § 1. Iudex dictus est, quia ius dictat populo, sive quod iure disceptet. Iure autem
disceptare est iuste iudicare. Non enim est iudex, si non est iustitia in eo » (Fr. 894).
70. Grat. 23,4,5 : «■ Quinto, an sit peccatum iudici vel ministro reos occidere » (Fr. 928).
140 El s a M a r m u r s z t e j n
protéger ou à restaurer des droits menacés. Néanmoins, cette idée - sans doute
parce qu’elle ne constituait qu’un aspect secondaire, plus propre à être traité par
des juristes - n’a pas plus que cela suscité l ’intérêt des théologiens.
C a r la C a sa g ra n d e
5. GUIBERT DE Tournai, Tractatus de pace, p. 3-4. Cf. aussi p. 10 : « Nam quod umts Ordo non habet,
alius habet; ergo sub compage mutuae caritatis habeat unus in altero quod non possidet in seipso.
Omnes Ordines imitari non possum, in habitus confirmitate, statutorum diversitate, tamen omnes teneo
in vinculo caritatis et in pacifica spiritus unitate. Nihil enim contrarietatis infert diversitas, ubi caritatis
et fidei persevarat unitas ». H s’agit très probablement des tensions entre l’ordre franciscain et l’ordre
cistercien (cf. P. E. Longpré, Intr., p. XXXVni-XXXIX). Cela expliquerait aussi la dédicace du
Tractatus à Marie de Dampetra, moniale cistercienne.
6. « Nam adversus oculum erigetur manus nec manum despiciet oculus, sed agentur omnia divinis legibus
ut pro invicem sint membra sollicita et sit Religio corpus unum, sicut vocati sumus in una spe
vocationis, licet habitacula sint diversa, idem Deus omnium indivisus » (GUIBERT DE TOURNAI,
Tractatus de pace, cit., p. 3).
7. « Pacis autem origo Deus est, qui per suam sapientiam multiformem et unicam per gradus, differentias
et ordines universam speciem creaturae distinxit et mirabili varietate pulcritudinis decoravit. Sed ne
multitudo schisma faceret et contra se dominatione contraria repugnaret, concordiae legibus, sicut ipse
principium unum est, univit cuncta concorditer, ut pax et unitas in omnibus perseverent : Non est enim
Deus dissensionis, sed pacis, sicut Apostolus in omnibus docet Epistolis » {Ibid., p. 7-8).
8. Ibid., p. 18.
Le r o i , l e s a n g e s e t l a p a ix c h e z l e f r a n c is c a in G u ib e r t d e T o u r n a i 143
dissensio, mais distinctio ; en tant que tel, il est une parfaite représentation de la
paix, qu’il serait téméraire de comprendre, mais à laquelle il faut croire9.
À un niveau inférieur par rapport à la paix divine, il y a la paix angélique10.
Divisés en trois hiérarchies et neuf ordres, les anges constituent néanmoins une
communauté, c’est-à-dire une unité qui n’est plus substantielle, comme dans le
cas de Dieu, mais consensuelle. Les anges ne sont pas un être unique, mais
plusieurs êtres, distincts entre eux. Mais l’accord ou consensus existant entre eux
en fait une communauté11. Une communauté tranquille, parce que libre de toutes
sortes de perturbation (les nécessités de la vie, les changements liés au temps, les
affections intérieures, les ennemis extérieurs)12, une communauté ordonnée selon
un ordre hiérarchique, une communauté harmonieuse dans laquelle chacun
remplit sa fonction spécifique en accord avec celles des autres, une communauté
comparable à une tranquille et laborieuse communauté religieuse, à une armée
bien organisée dans ses hiérarchies et dans ses tâches, à un instrument à plusieurs
cordes qui émettrait un son harmonieux13.
Le troisième niveau, nettement inférieur aux deux autres, ne serait-ce que parce
qu’il est soumis au temps et donc au changement, est constitué par la paix du
monde, c’est-à-dire la paix qui gouverne la nature. À cause du manque de charité,
il ne s’agit pas, comme le dit Guibert, d’une véritable paix, mais plutôt d’une
effigie de la paix ; toutefois, cette paix du monde, qu’il vaudrait peut-être mieux
qualifier de paix naturelle, réalise une certaine forme d’unité dans la multiplicité.
En effet, ici encore, on peut voir, dans le ciel comme sur la terre, que des créatures
9. « Pax enim haec dicitur ipse Deus in se ipso tranquillissimus, omnia revocans ad tranquillitatem et
conservans pacem ordinis per totam rerum universitatem. Quid autem pax ista sit, solus Ipse qui pax
ista dicitur, Deus, novit [...]. Hoc tamen sobrie possumus dicere quod in illa superexcellenti Dei
natura nihil tam proprium intelligere possumus secundum hominem quam quietem et pacem. Non est
enim in illa Dei natura dissensio, sed personarum distinctio, sed unitatis et pacis unifica repraesenta
tio, quod perscrutari temeritas est, credere pietas est, noscere vita aeterna est, hoc est Trinitatem in
unitate et unitatem in Trinitate. Dicimus enim tres personas, sed non adpraeiudicium unitatis ; dicimus
unam substantiam, sed non ad confusionem Trinitatis » (Ibid., p. 13-14).
10. L’analyse de la paix angélique est très détaillée et s’étend du chap. IV au chap. XII du Tractatus (p. 21-
78). Guibert examine d ’abord l ’ensemble de la communauté angélique et, ensuite, chaque ordre angé
lique (anges déchus compris) dans ses caractères et ses fonctions particulières.
11. GUIBERT d e T o u r n a i , Eruditio regum, p . 88 : « sic [angeli] unum effecti sint, non substantia sed
consensu ».
12. G u i b e r t DE T o u r n a i , Tractatus de pace, p . 22-27.
13. Pour la similitude avec la communauté religieuse, cf. Ibid., p. 21 : «■ Ibi sicut in conventu [angeli] resi
dent et perfectae pacis ordinem tenent [...] », et p. 37-38 : « Beati vero vestri concives angeli, nunc in
claustro beatitudinis pacifice congregati, quieti student, sedent et silent, et officia sibi competentia
secundum differentias suae discretionis exercent [...] ». Pour la similitude « militaire », cf. p. 40:
« Caelestium ergo militiarum exemplar nos instruit ut conformemur ad pacem ». Pour la similitude
« musicale », cf. p. 61 : « Ji sunt, Domine, novem chordae, quae in cithara tua melodiam caelestis
continent harmoniae ».
144 C a r l a Ca s a g r a n d e
différentes, des planètes et des étoiles, des éléments et des forces naturelles, des
plantes et des animaux, unies entre elles par un lien de perfection, vivent ensemble
dans rharmonie ; chacune est à sa place et chacune a une fonction particulière qui,
associée à celles des autres, garantit la vie de l’univers entier14.
A la dernière place, la paix humaine. Il ne s’agit pas de la paix entre les
hommes, mais de la paix intérieure, la paix de l’âme qui mène à la contemplation
de Dieu. C’est une paix qui, contrairement aux autres, n’est pas octroyée, mais
qu’il faut atteindre en suivant un processus d’élévation spirituelle que Guibert
décrit avec nombre de détails, puisqu’il lui consacre une bonne moitié du texte15.
Entre ces quatre types de paix placés, nous l ’avons dit, le long d’une échelle
de perfection croissante allant de l ’homme à Dieu, s’établit un processus d’imita
tion du bas vers le haut: les anges contemplant au-dessus d’eux l’unité de la
Trinité s’efforcent de devenir un16 ; à son tour, l’homme essaie d’atteindre une
paix semblable, dont il voit la réalisation parfaite dans la paix divine et dans
celles, moins parfaites, des anges et du monde. Si les anges, comme le dit
Guibert, sont pour les hommes un exemplum d’unité spirituelle17, le monde, à
travers son évolution harmonieuse et continuelle, est pour l ’âme rationnelle une
sorte de « prédication silencieuse » de la paix18.
Comment, à chaque niveau, du plus haut au plus bas, la réalisation de la paix
est-elle assurée? La seule force capable d’unifier la multiplicité, c’est-à-dire de
produire la paix, est l’amour, « l’amour qui parvient à unifier celui qui aime et
celui qui est aimé, l’amour qui, en pénétrant chaque chose, s’approche de l’unité
en soi »19. C’est dans la grâce de la charité que se réalise l’unité des trois
personnes divines, c’est dans un amour étemel et réciproque que les anges vivent
ensemble en paix, c’est l’amour qui pousse l’âme à s’unir à Dieu et à parvenir à la
paix20. Seule, la paix du monde ne se réalise pas à travers l’amour. Elle n’est
d’ailleurs pas une véritable paix, mais plutôt une simple effigie de celle-ci, car
elle concerne des créatures qui suivent des lois naturelles établies par la provi
dence de Dieu21.
Mais l’amour n’exerce pas seulement son action à l’intérieur de chacun des
différents niveaux que constituent Dieu, les anges, les hommes ; il fait communi
quer ces trois niveaux, en diffusant la paix du haut vers le bas et en contribuant de
cette manière à la formation d’une paix générale qui comprend toute chose22.
Cette action est possible parce que celui qui est en paix grâce à l’amour répandra
la paix autour de lui à travers ce même amour. La paix est donc « contagieuse »,
elle se répand naturellement. Encore une fois, c’est Dieu qui est à l’origine de ce
processus : Dieu est paix et, en même temps, il donne la paix, « unifiant et conci
liant chaque chose dans une harmonie concordante »23. Dieu, qui est paix de la
manière la plus parfaite, qui est à la fois un et multiple, est aussi l’origine et le
garant de toute paix, de toute forme de multiplicité harmonieuse et unitaire.
À commencer par celle des anges, qui, à leur tour, puisqu’ils possèdent la paix,
deviennent diffuseurs de paix auprès de leurs sujets, les hommes, et les aident
dans leur recherche de celle-ci. Tout cela à travers la force d’un amour qui, chez
les anges, comme l’explique Guibert, prend trois directions: vers le haut, car ils
sont poussés à désirer ce qu’il y a au-dessus, la paix de Dieu ; à l’intérieur d’eux-
19. « Amor enim cum ipso dilecto facere te vult unum, et ideo penetrat omnia et appropinquat quantum
potest ad unum ipsum » (Ibid., p. 76).
20. Ibid., p. 15 : « Haec [Trinitas] est unio caritatis in gratia, cum in personis divinis sit identitatis unitas
in natura » ; p. 40 : « Hinc [angeli] se pax et caritas vice mutua complectuntur, et concordiae manet
unanimitas et in Deo beneplacita dilectione sinceritas ». Sur l’amour comme condition de la paix de
l’âme, cf. p. 141-150 et en particulier p. 142-143 : « Nonne igitur ad cor suum anima reversa divinam
imaginem in se cognoscit, cognitam diligit, dilectione solidatur ut murus ? Diabolicis impugnationibus
arietata resistit ut turris, et in dulcedine dilectionis, sicut in affluentia lactis, propriam pacem fovet et
nutrit, semper habens intentionis oculum ad Dominum maiestatis. Sic dilecta dilecto iungitur et dilec
tus ad eam convertitur per dilectionem et impletur illud Moysi verbum : Convertat Dominus vultum
suum ad te et det tibi pacem ».
21. Cf. n. 14.
22. « Videamus ergo quomodo se extendit eorum [angelorum] caritas, ut pax salvetur et unitas. In illis
enim beatis spiritibus et Deo proximis, quasi e vicino ardentibus et ferventibus, amplius ignis dilectio
nis ad superiora ducitur per dilectionem Dei, et ad inferiora per participium boni sui, utpote bonum
suum sitientes et consortes, secum colligere volentes. Diligentes ergo diligendi formam subiectis
tribuunt et ardentes in se alios flamma dilectionis accedunt. Propter hoc angelorum dilectio nostri est
amoris et pacis instructio » (Ibid.,p. 65-66).
23. « Omnia siquidem in unam concordem unit et conciliat harmoniam et conservat in proprietate sibi
conveniente uniuscuiusque naturam » (Ibid., p. 16).
146 Ca r l a Ca s a g r a n d e
mêmes, car ils font personnellement l’expérience de la paix; vers le bas, car ils
poussent leurs sujets (les hommes) à désirer cette même paix et à y goûter24.
Tout le système est donc parcouru d’un mouvement constant allant dans deux
directions opposées : du bas vers le haut et du haut vers le bas. Dans la première,
du bas vers le haut, les hommes regardent et prennent comme modèles les formes
supérieures de paix : la paix de Dieu, des anges, de la nature, qui remplissent donc
une fonction exemplaire par rapport à la paix de l’homme. Dans la direction
contraire, du haut vers le bas, ce sont les réalisations les plus parfaites de la paix
qui deviennent actives à l’égard de celle qui est imparfaite, c’est-à-dire que Dieu
et les anges répandent, soutiennent, développent la paix parmi les hommes. La
paix du monde, l’ordre harmonieux de l’univers ne peuvent évidemment avoir
aucun rôle actif dans la propagation de la paix ; leur fonction par rapport à la paix
de l’homme est uniquement celle de Y exemplar, du modèle.
24. « Nam in eis legimus triplicem vim amoris : supra ipsos moventur per desiderium ; in ipsis per sensum ;
sub ipsis etiam per affectum; supra ipsos in eo quod appetunt; in ipsis in eo quod sentiunt; sub ipsis,
quia ad id quod sentiunt et ad id quod appetunt, subditos secum attrahunt. Et haec omnia in una dilec
tione sunt, et una dilectio sunt, quae desuper eis datur et per eos seriatim ad subditos derivatur ut
omnia concorditer uniantur » (Ibid., p. 66).
25. AUGUSTIN, De civitate Dei XIX, éd. B. DOMBART et A. KALB, dans CC SL 48, Tumhout, 1955,
p. 658-699. Sur rinfluence de la théorie augustinienne de la paix au Moyen Âge, cf. Y. M.-J. CONGAR,
« Maître Rufin et son De bono pacis », dans Revue des Sciences philosophiques et théologiques, 41,
1957, p. 428-444.
26. Guibert distingue, comme on l’a vu, la paix de Dieu, des anges, du monde et de l ’homme, tandis
qu’Augustin parle de paix du corps, de l ’âme irrationnelle, de l’âme rationelle, du corps avec l ’âme, de
l’homme avec Dieu, des hommes entre eux, de la maison, de la cité, de la cité céleste (AUGUSTIN,
De civitate Dei, XEC, 13.1, éd.p. 678-679).
Le r o i , l e s a n g e s e t l a p a ix c h e z l e f r a n c is c a in G u ib e r t d e T o u r n a i 147
27. AUGUSTIN, De civitate Dei, XIX, 17, é d . p . 684 : « Ita etiam terrena ciuitas, quae non uiuit ex fide, ter
renam pacem appetit in eoque defigit imperandi oboediendique concordiam ciuium, ut sit eis de rebus ad
mortalem uitam pertinentibus humanarum quaedam compositio uoluntatum. Ciuitas autem caelestis vel
potius pars eius, quae in hac mortalitate peregrinatur et uiuit ex fide, etiam ista pace necesse est utatur,
donec ipsa, cui talis pax necessaria est, mortalitas transeat » ; XIX, 26, é d . p . 696-697 : « Hanc autem
ut interim habeat in hac vita, etiam nostri interest; quoniam, quamdiu permixtae sunt ambae civitates,
utimur et nos pace Babylonis ». V o ir l ’in te rp ré ta tio n q u e p r o p o s e A . N ESKE, « L a c ité n ’e s t p a s à n o u s .
Res publica e t civitas d a n s le XIXe liv re d u De civitate Dei d ’A u g u s tin d ’H ip p o n e », d a n s M. VEGETTI
e t M. ABBATE d ir., La Repubblica di Platone nella tradizione antica, N a p le s , 1999, p . 219-244.
28. Cf. B .F a e S ,// « Corpus Dionysianum » nel Medioevo. Rassegna di studi: 1900-1972, Bologne, 1977.
29. PSEUDO-DENYS L’AÉROPAGITE, De divinis nominibus, chap. XI, dans Dionysiaca, 1, éd.
Ph. CHEVALLIER, Paris, 1937, p. 495-526 ; tr. fr. M. DE GANDILLAC, Œuvres complètes du Pseudo-
Denys l ’Aréopagite, Paris, 1943, p. 164-170.
30. PSEUDO-DENYS L’Aéro pa g ite , De coelesti hierarchia, ch. VI-X, dans Dionysiaca, 2, éd.
Ph. CHEVALLIER, Paris, 1950, p. 828-925 ; tr. fr. M. DE GANDILLAC, dans SC 58, Paris, 1958,
p. 103-142.
148 Ca r l a Ca s a g r a n d e
31. GUIBERT de TOURNAI, Tractatus de pace, p. 134-135 : « pacem vero tenemus, cum ad interiora nostra
regredimur ; pacem dico, non pacis perfectionem, sed illius pacis imaginem ».
32. Ibid., p. 177 : « in tantum hoc mentis excessu pax illa, quae neque turbatur neque formidatur, invenitur
atque obtinetur, ut fia t silentium in caelo hora quasi dimidia, ita ut contemplantis animus nulla alter
nantium cogitationum tumultuatione turbetur, nihil omnino inveniens vel quod per desiderium petat vel
quod per fastidium arguat vel per odium accuset, et sic ad summam pacem componitur mens, quae
intra contemplationis tranquillitatem tota colligitur et concluditur » ; p. 183 : «■ Haec est éxtasis sive
raptus, cum intentio arripitur a corporeis sensibus et animus alienatur. Consideratione aeternae
patriae, mens divina aspiratione tangitur, tacta movetur et derelictis inferioribus circa caelestia delec
tatur. Postquam enim supernae lucis radios raptim contemplando contigit, in admirationem surgit et
pacifice requiescat. »
33. Cf. n. 14.
34. Voir, par exemple, GUIBERT DE TOURNAI, Tractatus de pace, p. 106 : « Sed caveas, athleta Christi, ne,
quando dimicas, ante tuum conspectum [...] ». L’expression à’athleta Christi est reprise à Cassien,
auctoritas monastique, très souvent citée dans le Tractatus.
35. Un travail systématique sur les sources du Tractatus de pace reste à faire. Dans cette perspective, on
dispose déjà des précieuses indications du père Longpré (qui signale l’influence de Bonaventure, qui
n ’est pas cité explicitement dans le texte), de l’analyse d’Anna Maria Salvato (cf. n. 2), de la contri
bution de L. Mauro, « Nota sulla presenza del De spirituali amicitia di Aelredo di Rievaulx nel X in
secolo : il capitolo XXTV del Tractatus de pace di Gilberto da Tournai », dans Divus Thomas, 83,
1980,p . 130-139.
Le r o i , l e s a n g e s e t l a p a ix c h e z l e f r a n c is c a in G u ib e r t d e T o u r n a i 149
dont Guibert se sert ici sont les mêmes que l’on retrouve dans les sermons
Ad solitarios, dans le recueil de ses Sermones ad varios status36.
Du reste, Guibert précise dans le prologue et rappelle tout au long du texte que
son œuvre s’adresse aux religieux, dans le but de favoriser la paix entre les
ordres. Toutefois, si les destinataires demeurent les mêmes du début à la fin du
traité, le problème qui était au début ecclésiologique, et donc politique, devient à
la fin un problème de perfectionnement spirituel. Guibert n’explique pas aux reli
gieux comment vivre en paix avec les membres des autres ordres, il leur explique
comment vivre en paix avec eux-mêmes dans la contemplation de Dieu. On pour
rait soutenir que Guibert insiste beaucoup sur la paix intérieure car il la considère
comme une sorte de propédeutique nécessaire pour arriver à la paix extérieure.
Mais, d’une part, il n’y a dans le texte aucune affirmation explicite à ce sujet et,
d’autre part, on voit mal pourquoi, après avoir parlé de la paix intérieure, Guibert
ne parle pas de la paix politique.
Je crois, bien plus banalement, que pour Guibert la dispute entre les ordres
religieux a été une occasion, certes réelle, mais rien de plus qu’une occasion, pour
aborder une question, la paix intérieure, qui était au centre de ses intérêts. Ce n’est
pas un hasard si dans sa typologie de la paix on ne trouve pas, à côté de la paix de
Dieu, des anges, de la nature et de l’âme, la paix entre les hommes, autrement dit
la paix politique, alors que celle-ci est présente dans d’autres typologies proposées
au cours des siècles37. À vrai dire, Guibert y fait quelques rares allusions. J’ai déjà
eu l’occasion d’évoquer la paix de la communauté religieuse vue comme image de
la paix des anges, mais il est aussi question de la paix domestique considérée
comme image de la paix régnant dans une âme bien ordonnée38. De plus, dans le
chapitre consacré à la paix du monde, pour souligner que l ’accord des parties est
fondamental pour la vie de l’ensemble, et cela pas seulement dans le monde
naturel, il prend l’exemple du peuple d’Israël dont les malheurs, de la captivité de
Babylone à la destruction du Temple, auraient commencé après la perte de la paix
entre les familles ou au sein des familles39. Guibert n’est donc pas sans savoir
36. GUIBERT de Tournai, Sermones ad varios status, Lyon, 1511 : Ad contemplativos et solitarios, I-V,
f®s XLIXra-LXrb. Voir en particulier le thème du silence des facultés de l’âme (vis sensitiva, imagina
tiva, memorativa, intellectiva) que Ton trouve dans le Tractatus de pace, ch. XXV, p. 134-141, comme
dans les Sermones, au sermo IH, fos LTVra-LVIvb. Cf. P. E. LONGPRÉ, Intr., p. XLII.
37. Voir la classification d’Augustin (cf. n. 24) et, toujours dans la tradition augustinienne, celle de Rufin
(cf. Y. M.-J. CONGAR, « Maître Rufin », cit.).
38. « Cum igitur, sicut dictum est, ab exteriorum strepitu mens intra secretarium suum se receperit, et
circumstrepentium turbas vanitatum effugerit et clauso ostio suo divitias suas spirituales perlustraverit
et nihil occurrerit inquietum, nihil inordinatum, nihil quod remordeat vel oblectet, sed omnia iucunda,
pacifica et tranquilla, et ad instar ordinatissimae et pacatissimae cuiusdam familiae, omnis cogitatio
num, sermonum et operum turba ipsi animo quasi patrifamilias domus arriserit, orietur subito mira
securitas et iucunditas [...] » (GUIBERT DE TOURNAI, Tractatus de pace, p. 139-140).
39. « Nonne familiaritaes hominum et amicitiarum foedera, nonne coniugii sacramenta, si pax abfuerit,
perseverant? Si pax non adfuerit, pereunt et non constant. Ad populum Domini, quem vocamus Israel,
150 C a r l a C a sa g r a n d e
qu’il existe aussi une paix politique et que le maintien de cette paix est nécessaire
à la survie des communautés humaines, qu’il s’agisse de monastères, d’Église, de
familles ou de peuples. Cependant, du moins dans le Tractatus, il se limite à assi
gner à cette paix la double fonction de métaphore et d’exemple. En somme, il n’en
fait pas un objet d’analyse, et encore moins d’intervention. Ce qui l’intéresse,
c’est ce qui se produit de Dieu jusqu’à l’âme de l’homme en passant par les anges
et la nature. Le problème de la paix politique reste loin, au-dehors, dans ce monde
que l’âme, pour chercher sa paix, a abandonné.
descendamus et amissa pace et unanimitatis concordia, quid nunc sustineat videamus » (Ibid., p. 80-81).
Guibert insère ici un long résumé des luttes internes au peuple d’Israël et des malheurs qui ont suivi.
40. Cf. J. Le GOFF, Saint Louis, Paris, 1996, p. 409-417.
41. GUIBERT DE TOURNAI, Eruditio regum m , ch. VI, Quod ex affectu debito protectio subditorum nasci
tur, quae in pace firmatur, p. 88-89.
42. Ibid.,p. 83-88.
Le r o i , l e s a n g e s e t l a p a ix c h e z l e f r a n c is c a in G u ib e r t d e T o u r n a i 151
43. Mise au point sur cette question et bibliographie par M. GlANSANTE, Retorica e politica nel Duecento.
I notai bolognesi e l ’ideologia comunale, Rome, 1999, en particulier p. 125-131.
44. « Ex hoc itaque caritatis affectu reges et principes beatis spiritibus qui dicuntur Séraphin comparan
tur, qui, motu dilectionis tendentes in Deum, in idipsum reducunt subditos ut dilectione consimili pro-
portionaliter inflammentur [...]. Superfervidus est amor iste in graduando, quia per mentis excessum
est in raptu continuo. Hic est amor intensus ad summum, qui nec remittitur nec lentescit [...]. Iste est
affectus amoris in Deum qui descendit ad inferius per assimilationem pariter et actum. Sicut enim
ignis sibi assimilat quae contingit, sic sincerae dilectionis affectus omnes pro suae receptibilitatis dif
ferentia in amando Deum assimilat pro viribus et reducit. Et quoniam inferiora reducuntur in super
iora per media, constituti sunt principes et prelati, ut per eorum ministerium reducantur in Deum
angelico more subjecti. Affectus enim amoris tendens in Deum extasim facit, non permittens amatores
esse sui ipsorum per sobrietatem mentis, sed eorum qui amantur per mentis excessum. Unde et princi
pes facit esse subjectorum per providentiae protectionem, et subjectos facit esse superiorum per
amoris ad eos conversionem et in deum reductionem » (GUIBERT DE TOURNAI, Eruditio regum, éd.
p. 84-85). Cf. PSEUDO-DENYS L’AÉROPAGITE, De divinis nominibus, chap. IV, dans Dionysiaca, 1,
éd. Ph. Chevallier, Paris, 1937, p. 214-215.
152 Ca r l a Ca s a g r a n d e
trice des prélats, parmi les hommes aussi45. Ce n’est pas tout: à l’amour et à la
paix qui suit l’amour, si l’amour est tel qu’il doit être, les rois doivent ajouter la
protection. Encore une fois, ils peuvent s’appuyer sur un modèle angélique: non
plus celui des Séraphins, mais d’un autre ordre d’anges spécifiquement destinés à
la fonction de dominer l’ordre divin de la création, les Dominations46.
Nous retrouvons ici bon nombre de thèmes qui seront traités de façon plus
systématique dans le Tractatus de pace : Dieu en tant que paix et source de paix,
la typologie hiérarchique des formes de la paix, le rôle de médiation des anges
dans la transmission de la paix, la paix comme unité de la multiplicité, l ’amour
comme véhicule de paix en tant que force qui unit celui qui aime et celui qui est
aimé. Tout cela est, ici, appliqué au domaine politique. Avec quelles consé
quences ? Quels résultats ? Quelle est l’idée de paix politique qui ressort finale
ment de Y Eruditio de Guibert ?
C’est une paix que j ’ai beaucoup de peine à qualifier de « politique », car elle
ne possède qu’une seule dimension: la dimension verticale, sans attention aucune
à la dimension horizontale. Je m ’explique : la paix, on l ’a vu, est un effet du lien
d’amour entre le roi et ses sujets, un lien à travers lequel les sujets peuvent arriver
à s’approcher de Dieu. C’est-à-dire que la paix n’est possible qu’après que les
sujets, à travers le roi, se sont tournés vers le haut, vers Dieu. La dimension verti
cale décide donc de l ’horizontale, dans la mesure où les rapports des sujets entre
eux sont déterminés par les rapports que les sujets ont d’abord avec le roi et
ensuite avec Dieu. L’éventuelle concorde ou discorde entre les sujets dépend de
l’amour ou de la haine qu’il y a entre les sujets, le roi et Dieu. Une fois qu’il a
énoncé ce principe, Guibert ne se consacre plus qu’aux rapports « verticaux »
entre sujets, roi et Dieu, avec une attention particulière aux comportements du roi
45. « Quoniam ex affectu debito sequitur in principibus subditorum protectio, hoc agere debent pro viribus
reges et principes ut sic sibi subditos protegant ut in pacis unanimitate consistant subditae sibi plebes.
Et si coelestia sunt exemplaria terrestrium, et aeterna praesentium, videamus originem et principium
unitatis unde pax derivatur et unitas perseverat in regnis, et viget unanimitas in subjectis. In illa igitur
ineffabilis et excelsa Dei natura nihil tam proprium quam unitas, pax et concordia. Nam licet creda
mus fideliter et confiteamur alacriter tres personas in Trinitate, ipsa tamen Trinitas Deus unus est tam
unitate voluntatis quam substantiae unitate. Hanc unitatem et pacem pro earum captu proportionaliter
universis distribuit creaturis, adeo ut nominetenus appelletur Deus unitatis et pacis. Ex hac igitur
unitate Trinitatis, quam super se contemplantur, angeli pacem et concordiam possident, vacantes
jugiter unitati. Qui, sicut ab illo primo lumine splendorem luminis praesuscipiunt unde illustrantur
interius veritate, unde lux effecti lucis perfectae radiant claritate, sic unum effecti sunt non substantia
sed consensu, et contemplata simplici unitate [...]. Coelum aeri lucem, aer terris ymbrem, terra victum
et vitam viventibus administrat, et sic in unam compagem concordiae Deus cuncta dispensat et
ordinans et rationalibus per insensibilia muta praedicans, ad pacem et concordiam nos invitat. Hanc
igitur principes dum sectantur et amant, populum sibi subditum protegunt et gubernant » (Ibid.,
p. 88-89).
46. « Sicut autem principes beatissimis spiritibus qui dicuntur Séraphin conformari debent propter carita
tis affectum, ita et Dominationibus conformandi sunt in protectione subditorum » (Ibid., p. 90).
Le r o i , l e s a n g e s e t l a p a ix c h e z l e f r a n c is c a in G u ib e r t d e T o u r n a i 153
H e r v é M a r t in
I. L ’é v ê q u e L a u r e n t d e l a F a y e : u n p r e m i e r c o n s t a t d e s d é g â t s
ET UN APPEL À LA MOBILISATION DES ESPRITS AU DÉBUT DES ANNÉES 1380
Le premier orateur pris en compte n’est autre que le prélat Laurent de la Faye,
originaire de Tours, un ancien maître des requêtes de l’hôtel de Charles Y, qui
devint d’abord évêque de Saint-Brieuc entre 1375 et 1379, puis évêque
d’Avranches entre 1379 et 1391. Il nous a laissé une série de 60 sermons et colla
tions contenus dans le manuscrit 94 de la Bibliothèque municipale de Tours. L’une
de ses allocutions, intitulée Rex in etemum (f° 143), daterait de son entrée en fonc
tion à Saint-Brieuc en 1375. Les autres homélies semblent appartenir plutôt à la
phase normande de sa carrière, dont un sermon d’ouverture du carême daté de
1383 (f° 73) et l’éloge funèbre d’un bienfaiteur du monastère du Mont-Saint-
Michel (f° 140), sans parler d’une référence explicite à la Coutume de Normandie1.
4. H. M ARTIN, Le Ministère de la parole de la peste noire à la Réforme, thèse, Paris IV, 1986, version
dactylographiée, p. 652 et suiv.
5. Sorbonne, ms. 747, f° 69 v° : « Unde tales semper incedunt bibunt et comedunt et interdum dormiunt
induti lorica de leur haubergeon. »
6. I. DELAFOSSE-DELUMEAU, Les sermons de Gui Bernard, évêque de Langres à la fin du XVe siècle, TER,
Rennes, 1998, p. 191 et suiv. Voir aussi Gallia Christiana, IV, col. 629.
160 H ervé Martin
totale destruction »101. Comme ses devanciers, le prélat oppose de façon antithé
tique l’avant et l’après-guerre, en prenant seulement en compte la « seconde mi-
temps » de ce conflit séculaire, les calamiteuses armées 1411-1453. Auparavant,
rappelle-t-il, le royaume « s’est tenu en pleine gloire et dans un ordre parfait, car il
détenait toutes les conditions requises pour atteindre la perfection », dont l’anti
quité, la richesse et la paix. Survinrent les guerres, « qui durèrent quarante ans, en
réponse au péché des hommes ». Loin de se contenter de ce topos, le conseiller de
Charles VII expose en détail certaines des conséquences les plus fâcheuses du
conflit, à commencer par l’hémorragie d’argent, imputable aux « gens d’armes
étrangers qui ont transféré des richesses dans les autres pays, sous forme de
chevaux, d’armes et d’autres choses nécessaires à la pratique de la guerre »n . Le
numéraire a fui également à l’étranger sous la forme de rançons « pour le rachat
de captifs » plus ou moins illustres, princes, chevaliers et autres. On a vu se multi
plier « les veuves, les pupilles et les orphelins accablés par les malheurs du
temps... Les nobles princes et les chevaliers sont morts en nombre incalculable au
cours des guerres... Qui plus est, de très nombreux gens du peuple des deux
sexes, tenaillés par la faim, ont été contraints par une pressante nécessité d’errer
comme des exilés ». Le tableau des misères de la guerre resterait incomplet s’il y
manquait la ruine du patrimoine ecclésiastique : « Je ne crois pas, poursuit Gui
Bernard, que l’on puisse contenir ses larmes en voyant les destructions des églises
et non seulement la diminution, mais le bouleversement de fond en comble du
culte divin, par les mains d’hommes autrefois très pieux, pris d’une folie telle
qu’ils se sont précipités pour verser le sang des innocents »12.
Au terme de ce sombre diagnostic, corroboré par les récits de chroniqueurs
contemporains comme Thomas Basin et Juvénal des Ursins, et conforté par les
constats d’historiens actuels comme Guy Bois, le prélat gallican donne aux épreu
ves subies par le royaume une dimension symbolique et sacrificielle, en les rap
prochant des souffrances endurées par le Christ au cours de sa Passion :
« Finalement, des guerres si cruelles ont sévi dans ce royaume que celui-ci,
naguère si glorieux, [...] a été réduit à une telle pitié et à une telle pauvreté qu’on
peut lui appliquer cette formule très sacrée utilisée à propos du Christ au cours de
sa très glorieuse Passion : de la plante des pieds jusqu’à la nuque, aucun de ses
membres n’est indemne. » Après Saint Louis, « roi-hostie » s’il en fut, voici que la
nation France est promue au rang de peuple martyr, avec quelques siècles
d’avance sur la Pologne, autre pays « souffre-passion » à se fonder sur Les Aïeux
d’Adam Mickiewicz. Fort heureusement, poursuit Gui Bernard, le ciel n’est pas
m . L a G r a n d e G u e r r e e s t f e st e , m a i s l e s p r o b l è m e s p e r s i s t e n t
13. Ibid., p. 161. Comme le prouve la péroraison, ce texte ne peut avoir été composé avant 1454.
14. JEAN M asselin , Le Journal des états généraux de 1484, éd. A. BERNIER, Paris, 1835, p. 167 et suiv.
15. Ibid.,p. 255,187.
16. Ibid., p. 187.
DES PRÉDICATEURS FRANÇAIS DU B AS MOYEN ÂGE ENTRE GUERRE ET PAIX 163
trois cents hommes pour remporter la victoire sur les Madianites ? Les victoires
de Clovis ne sont-elles pas attribuables au Tout-Puissant, en particulier l’écroule
ment miraculeux des murs d’Angoulême ? Et Saint Louis, eut-il besoin de « gens
d’armes d’ordonnance » pour maintenir son royaume en paix17 ?
C’est la sagesse qui fait la force d’un roi, poursuit l’orateur. À preuve,
Charles V qui, sans ceindre l’épée, « recouvra son royaume » et conquit la Castille,
façon très cocardière d’apprécier le soutien apporté par Du Guesclin à la cause
d’Henri de Trastamare, l’heureux compétiteur de Pierre le Cruel. La puissance
d’un souverain tient aussi à la « bonne ordonnance, règle et discipline mise sur les
gens de guerre ». N’est-ce pas elle qui a permis la conquête romaine, bien plus que
le nombre des soldats, souvent surpassé par les adversaires ? César en Gaule,
Scipion en Espagne et Metellus en Numidie ont eu pour premier souci de faire
observer le règlement et non d’augmenter les effectifs. Charles VII lui-même a
adopté cette sage ligne de conduite, opérant ses « grandes et glorieuses conquêtes
[...] avec pou de gens d’armes, bien esleuz, bien disciplinez et bien entretenus »18.
Cette approbation sans réserve de la réforme militaire de 1445, et donc de la
« retenue » permanente de quinze puis de dix-huit compagnies pour constituer la
« grande ordonnance », peut surprendre dans la mesure où Saint Louis était célébré
plus haut pour ne pas s’être entouré de « gens d’armes d’ordonnance ».
La suite de l’intervention du chanoine parisien nous concerne moins, à
l’exception d’un réquisitoire assez convenu contre l’indiscipline de la noblesse,
appréciée en des termes très traditionnels. En principe, rappelle-t-il, les nobles
sont chargés de « la défense et tuición de leurs subjectz ». Mais il arrive qu’un
seigneur opprime son vassal « en luy ostant le sien, en le contraignant à corvées
non deues »19, ce qui constitue un manquement caractérisé à l’éthique féodale.
Certains confrères de Jean de Rély, auteurs de sermons au sens strict du terme,
nous montrent que, dans les années 1480-1500, la guerre a continué à faire partie
du paysage discursif et à alimenter le stock de métaphores indispensable aux
prédicateurs. Comment s’en étonner, si l’on se souvient des guerres de Louis XI
contre les princes, de la conquête de la Bretagne par Charles VIH et de l’expé
dition en Italie de ce même souverain (1494-1495), imité par son successeur
Louis XU (1499 et s.) ? Sans constituer un thème-hantise corame au temps de
Charles VI et de Charles VU, la guerre continue à rôder dans les sermons. Le
carême dit de Valenciennes prononcé peu avant 1500 par le dominicain Jean
Clérée en témoigne. Ce religieux familier des allées du pouvoir dénonce les
méfaits des soudards qui n’hésitent pas à piller les maisons et à en briser les
armoires pour se procurer le nécessaire. Non content d’évoquer des situations très
20. H. MARTIN, « Un prédicateur au début de la Renaissance : Jean Clérée O.P. (1455-1507) », dans
R ÍÍ£F ,77,1991,p.200.
21. QuÉTIF et ÉCHARD, Scriptores ordinis Praedicatorum, éd. 1719,1,854-855, n. 45.
22. J. NÉVE, Sermons choisis de Michel Menot (1500-1518), Paris, 1924, p. 474.
23. Ibid., p. 24.
24. Ibid.,p. 196.
D es prédicateurs français d u b a s M oyen â g e entre guerre e t paix 165
Bretons : les Français sont admirables au combat, Hz assaillent comme des lions
et finalement, a Chateaubriant, lorsqu’ils voulurent se retirer, Hz tirèrent toute
leur artillerie et incendièrent les faubourgs »25. On notera au passage que le
cordelier regrette visiblement ces ruines et se garde bien de prendre parti dans le
conflit franco-breton. En un autre passage, il mentionne les guerres suscitées par
le mariage d’Anne de Bretagne, qu’il situe dix-huit ou dix-neuf ans avant son
intervention ; « Voyez, rappelle-t-il, les dissensions du mariage et les
ribleries »26.
Au risque de sacrifier à une mode actuelle, je dirai que Martin François, dont
l’essentiel de l’œuvre a malheureusement été perdu, et Michel Menot ont été, à
ma connaissance, les premiers prédicateurs à amorcer un travail mémoriel, sans
esquiver les sujets douloureux et les passés qui passent mal, comme la décollation
du connétable de Saint-Pol en 1475, le châtiment précité des Arrageois, la mort
ignominieuse de Charles le Téméraire ou l’intégration forcée de la Bretagne à la
France27. Au moment même où l’État-nation France absorbe la mosaïque de
grands fiefs, d’apanages et de principautés qui l’a précédé, alors que le pays est
plus que jamais rassemblé derrière son souverain, certains sermons en viennent à
revêtir, par intermittence, des allures de catéchisme monarchique et national. On
ne saurait toutefois oublier que la principale mission de ces homélies reste reli
gieuse. Si elles constituent des lieux de mémoire, c’est avant tout pour garder
intact le souvenir de la geste du Messie, des apôtres et des martyrs. Au regard de
cette histoire sainte, les tribulations de l’État-nation France ne pouvaient occuper
qu’une place secondaire, quoique significative.
1. Voir pour le cas anglais, J. HUDSON, « Kings and Crime : Ideology and Practice in the Tenth and
Twelfth Centuries », dans Ph. CHASSA1GNE et J.-Ph. GENET, éd., Droit et Société en France et en
Grande-Bretagne, XIIe-XXe siècles .-fonctions, usages et représentations, Paris, 2003, p. 9-33.
2. R. W. KAEUPER, Guerre, Justice et Ordre Public, Paris, 1994.
3. J.-Ph. GENET, « Politics : Theory and Practice », dans Ch. Allmand , éd., The New Cambridge
Medieval History. VII. The Fifteenth Century, Cambridge, 1998, p. 3-26 et 848-855.
4. Voir Ph. CONTAMINE dir., Guerre et concurrence entre les États, Paris, 1998.
168 J ean -Ph iu ppe Genet
5. J ’ai utilisé la version 5.3 pour PC (le logiciel tourne aussi sur les macintosh).
6. J.-Ph. G e n e t , « Un corpus de textes politiques : les textes parlementaires anglais de 1376 à 1410 »,
dans les Actes du IIe Colloque National de l’Association Française pour l’histoire et l ’informatique, éd.
par A. RUGGIERO, numéro spécial des Cahiers de la Méditerranée, n° 53, décembre 1996, p. 123-148.
7. J. H. ROSKELL, The Commons and their Speakers in English Parliaments, 1376-1523, Manchester,
1965.
8. Pour la constitution des corpus, voir l’annexe, qui donne aussi les références des textes : ces références
ne sont donc pas reprises dans le corps de l’article.
Paix et guerre dans les sermons parlementaires anglais (1362-1447) 169
Il est assez facile de caractériser les textes parlementaires, quelle que soit leur
langue. Il s’agit en effet des reports, non de textes originaux : certains de ces
reports sont toutefois d’une telle qualité qu’il paraît vraisemblable que le clerc du
Parlement a eu en main une cédule contenant une version écrite de l ’intervention
projetée11. C’est très probablement le cas pour les sermons du chancelier Adam
le premier parlement de Richard IH, il existe en revanche en plusieurs versions, qui ne correspondent
d ’ailleurs pas au compte rendu du roll o f parliament : les brouillons sont édités dans S. B. CHRIMES,
English Constitutional Ideas in the fifteenth Century, Cambridge, 1936, p. 168-185. Sur ce texte, voir
A. H a n h a m , « Text and Subtext : Bishop Russell’s Parliamentary Sermons, 1483-1485 », dans
Traditio, 54, 1999, p. 301-322 et J. A. W a t t s , « The Policie in Christen Remes : Bishop Russell’s
Parliamentary Sermons of 1483-1484 », dans G. W. BERNARD et S. J. GUNN, Authority and Consent in
Tudor England. Essays presented to C.SJL. Davies, Aldershot, 2002, p. 33-60.
12. RP., H, 361-362.
13. Notamment celui prononcé en 1383 pour l ’accusation d’impeachment contre Henry Despenser,
l ’évêque de Norwich, après l’échec piteux de sa « croisade » de Flandres, et celui prononcé pour sa
propre défense lorsqu’il est à son tour accusé d ’impeachment : RP., m , 153-157 et 351-352. Voir aussi
J. S. ROSKELL, The impeachment o f Michael de la Pole, Earl of Suffolk in 1386 in the context of the
reign of Richard II, Manchester, 1984.
14. Les deux discours de Langham en 1363 et 1365 passent pour avoir été les deux premiers donnés en
anglais.
15. Dans la base de données sur les auteurs actifs dans le domaine de l’histoire et du politique en
Angleterre de 1300 à 1600 (consultable en ligne à l’adresse http:/Aamop.univ-parisl.fr ou accessible à
partir du site du LAMOP et de Ménestrel), sur 2551 textes politiques, 232 sont des sermons (y compris
les sermons parlementaires).
16. R. M. HAINES, John de Stratford. Political Revolutionary and Champion of the Liberties of the English
Church ca. 1275/80-1340, Toronto, 1986.
Pa ix et guerre dans les sermons parlementaires anglais (1362-1447) 171
souverains et leurs chanceliers (le plus souvent laïcs jusqu’au dernier quart du
XIVe siècle) n’aient pas tenu à faire du Parlement une chaire privilégiée !
La tentation a cependant existé, puisque nous trouvons trace dès 1331 d’abord,
puis en 1365, de sermons : mais, s’il faut en croire les reports, il s’agirait là de cas
isolés, qui n’ont pas suffi pour lancer une mode ou établir une pratique régulière.
Après tout, les prélats pouvaient toujours se rattraper en prêchant devant la
Convocation. Ce n’est en fait qu’en 1377 avec Adam de Houghton que cette tradi
tion commence, même si elle ne devient tout à fait régulière qu’au XVe siècle : de
1399 à Thomas More, un seul chancelier (Thomas Beaufort) est un laïc et l’unique
discours qui lui est attribué est, aux yeux de plusieurs spécialistes, dû sinon à la
plume du moins à l’inspiration de son frère, Henry Beaufort ; il règne par ailleurs
une certaine incertitude pour les périodes les plus sombres de la Guerre des Deux
Roses car les rolls du Parlement deviennent alors de si piètre qualité qu’il est
impossible d’en tirer des conclusions. On ne s’est guère interrogé sur les raisons
de changement dans la procédure des cérémonies d’ouverture du Parlement : les
avantages, en termes d’augmentation de la solennité et du prestige de l’occasion,
sont considérables et contribuent à légitimer les demandes et la position royales
que le chancelier est chargé de présenter. Par ailleurs, si le risque politique d’offrir
à l’Église une tribune était bien réel (d’où, en partie, le choix d’Henri VIII de
confier le poste de chancelier à un laïc au moment où s’engage la Great Matter),
le roi d’Angleterre est, au moins depuis Henri V, le chef incontesté d’une Église
d’Angleterre qui ne peut que se plier à ses moindres désirs17. Nous verrons, le cas
échéant, les éléments de réponses que le vocabulaire peut apporter18.
Arrêtons-nous d’abord un instant sur le profil de nos locuteurs en commençant
par les chanceliers, auteurs des sermons français et latins. On voit que nous avons
affaire à des hommes cultivés, tous passés par les universités (y compris les
« aristocrates » comme Beaufort et Arundel, même si eux se sont contentés d’être
bachelier ou maître ès arts sans passer dans les facultés supérieures) ; et, en majo
rité, ils ont été formés à Oxford. Surtout, ce sont pour la plupart des juristes : un
sur deux est un docteur en droit civil, deux sont des docteurs en droit canon, et
un, le célèbre William Lyndwood, probablement le plus grand canoniste anglais
du Moyen Age (il est l’auteur des Constitutiones Provinciales, dont il subsiste
une soixantaine de manuscrits et une quinzaine d’éditions entre 1483 et 1557),
est docteur in utroque. L’absence des théologiens est un fait notable : rappelons,
parce qu’il s’agit d’une observation concordante, que le dernier archevêque
de Canterbury médiéval à avoir été un théologien n’est autre que Thomas
17. « In all but name, more than a century before the title could be used, Henry V had begun to act as the
supreme governor of the Church of England » : J. CATTO, « Religious Change under Henry V », dans
G. L. Harriss , éd., Henry V. The practice erfKingship, Oxford, 1985, p. 97-115, à la p . 115.
18. Cf. infra à propos du discours lancastrien.
172 J e a n -P h iu p p e G e n e t
19. J.-Ph. Genet , « L’auteur politique : le cas anglais », dans M. Zimmermann , éd., Auctor et auctoritas.
Invention et conformisme dans l ’écriture médiévale, Actes du colloque tenu à l ’Université de
Versailles-Saint-Quentin-en-Yvelines (14-16 juin 1999), Paris, 2001, p. 553-567 en particulier
p. 558-559 sur la notion de texte virtuel, puisque les sermons et les discours dont il est question ici
appartiennent à cette catégorie (par opposition aux textes qui constituent le corpus « Conseil », qui
sont des œuvres à part entière).
Paix e t guerre dans les sermons parlementaires anglais (1362-1447) 173
* *
Partons donc du mot clé le plus évident, paix en français (ou pax en latin et
peace en anglais), puis de guerre (ou bellum en latin, war en anglais), dont nous
regrouperons dans un tableau les fréquences et les fréquences relatives, afin de
tenir compte de la longueur inégale des corpus22.
Autrement dit, en termes de fréquences sur ce seul couple, l’opposition est
claire : les scores les plus forts du terme paix sont dans les sermons et donc les
textes prononcés par des ecclésiastiques. Si, en règle générale, on note une
fréquence au moins double de paix par rapport à guerre (c’est le rapport qui
ressort du corpus « Conseil »), on constate que deux corpus s’écartent nettement
de cette norme. C’est tout d’abord le corpus des sermons latins, où l’on relève à la
fois la fréquence relative de très loin la plus élevée du mot paix, et la fréquence la
plus basse du mot guerre, et le corpus des speakers, le seul où, au contraire, la
fréquence de guerre est très supérieure à celle de paix, la plus basse ici de tout le
corpus : les speakers sont les seuls à parler de guerre, et pour ainsi dire jamais de
paix ; il y a là une divergence radicale dans l’appréciation et la représentation
20. J.-Ph. GENET, « Des capitaines au Parlement (1353-1370) », dans J. PAVIOT et J. VERGER, éd., Guerre,
pouvoir et noblesse au Moyen Âge. Mélanges en l ’honneur de Philippe Contamine, Paris, 2000,
p. 313-322 pour les discours des « militaires », et « La Normandie vue par les historiens et les
politiques anglais au XVe siècle » dans P. BOUET et V. Gazeau , éd., La Normandie et l ’Angleterre au
Moyen Age, Caen, 2003, p. 277-306, pour la participation des membres des communes aux campagnes
anglaises en France dans la première moitié du XVe siècle.
21. Les inns ont été incendiées par les rebelles en 1381, mais les premières véritables archives commen
cent en 1422, et encore pour une seule des quatre grandes inns : voir W. P. BAILDON, éd., The Records
o f the Honourable Society o f Lincoln's Inn, The Black Books, 2 vol., Londres, 1897-1902.
22. Par exemple, nous avons 52 occurrences de pax (lemmatisé) dans le corpus des sermons latins : la
fréquence relative est donc de 52 / 7081, soit 7,34.
174 J e a n -P h il ip p e G e n e t
d’une situation commune. On peut aussi noter que les chanceliers (qui ont aussi
prononcé les « discours ») parlent d’autant plus de paix qu’ils le font dans le
cadre d’un sermon, et plus encore si le report est en latin au lieu d’être en fran
çais. S’agit-il d’un effet d’euphémisation dû à la langue, ou au contraire d’un
changement de tonalité imputable à des circonstances politiques différentes ? Un
indice semble confirmer cette seconde hypothèse : pax figure en tout sept fois
dans le texte biblique choisi par les chanceliers, mais une seule fois dans les
sermons antérieurs à 1423, contre six fois à partir de 1425. C’est pour la période
qui correspond au règne d’Henri VT le mot le plus fréquent dans les thèmes des
sermons23, devant regnum, alors qu’à la période précédente, c’est le mot rex qui
est de loin le plus fréquent, précédant notamment consilium et lex.
Le faible emploi de paix par les speakers rend vaine l’étude de la distribution
du terme dans leurs discours. Elle est en revanche possible pour les sermons fran
çais et latins des chanceliers et pour les discours français. Pour la mettre en évi
dence, la méthode proposée par Étienne Brunet, méthode que nous avons utilisée,
est celle des « écarts »24 : elle consiste à utiliser l’écart réduit, c’est-à-dire la
différence entre la fréquence théorique d’un mot dans chacun des textes du corpus
et la fréquence observée, divisée par l’écart type (racine carrée de la variance).
Les écarts sont ensuite représentés par un histogramme simple qui permet de
visualiser instantanément les différences.
La structure de la répartition chronologique des emplois de paix par les chan
celiers apporte d’ailleurs une explication qui n’a rien de mystérieux : en effet, on
remarque que, exception faite pour le sermon de Langham en 1365, les discours
que l’on pourrait qualifier de discours de paix, tant la fréquence de paix y paraît
élevée, sont les discours de la période lancastrienne et plus précisément ceux du
règne d’Henri V, notamment le deuxième discours de Henry Beaufort en 1416
(écart 2,22) et celui de Thomas Langley en 1419 (écart 2,72). En 1416, Beaufort
martèle l ’historique de la position du roi à travers ses cinq premiers parlements,
en établissant un parallèle avec la Trinité pendant la Création qui, après six jours
23. Voici les mots les plus fréquents dans les citations bibliques prises comme thème par les auteurs des
sermons ; la première colonne donne l’effectif les sermons français, la deuxième pour les latins,
la troisième le total :
Rex 7 1 8
Pax 1 6 7
Consilium 4 1 5
Deus 3 2 5
Facere 4 1 5
Lex 3 1 4
Regnum 1 3 4
Justicia 2 2 4
24. Sur l ’utilisation des écarts en statistique, voir chapitre que leur consacre Ch. MÜLLER, La Statistique
linguistique, Paris, 1973.
Paix e t guerre dans les sermons parlementaires anglais (1362-1447) 175
25. Ch. Allmand , Henry V, Berkeley, 1992, p. 128-141 sur les opérations militaires et les négociations de
paix qui aboutissent finalement à une trêve générale publiée le 24 décembre 1419 ; sur la chronologie
delà guerre de Cent Ans, voir en général aussi J. Favier , La Guerre de Cent Ans, Paris, 1980.
26. Sur ce point, G. L. HARRISS, « The Management of Parliament », dans G. L. HARR1SS, Henry V, cit.,
p . 137-158.
27. W. Ormrod , The Reign o f Edward III. Crown and Political Society in England 1327-1377, New
Haven-Londres, 1990, p. 34-35.
176 J e a n -P h iu p p e G e n e t
28. G. L. H arriss , « The Management of Parliament » ,cit.,p . 147-148 sur le discours de nécessité.
29. N. SAUL, Richard II, New Haven-Londres, 1997, p. 135-137 et, en général, J. J. N. PALMER, England,
France and Christendom, 1377-1399, Londres, 1972.
30. En 1389, c’est le premier parlement de Richard II après qu’il eut formellement mis fin à sa
« minorité », en fait après qu’il eut pris les rênes du pouvoir des mains des Appellants. Pour une fois,
le programme royal est effectivement un programme de paix avec la France.
Paix et guerre dans les sermons parlementaires anglais (1362-1447) 177
* *
31. C’est une période d ’amélioration des relations franco-anglaises : en revanche, l ’année voit se décider
l ’expédition de Richard H en Irlande.
32. Sur le contexte complexe dans lequel Sir Thomas Beaufort (il sera fait amiral d ’Angleterre et Earl o f
Dorset quelques mois plus tard, avant de devenir ensuite duc d ’Exeter), voir G. L. HARRISS, Cardinal
Beaufort. A Study o f Lancastrian Ascendancy and Decline, Oxford, 1988, p. 56-58 : le Conseil royal
est alors dominé par le prince de Galles [Henri V] qui a monté une expédition « privée », dirigée par
son principal retainer, Thomas Fitzalan, Earl of Arundel, qui permit à Jean sans Peur de disperser les
troupes de Charles d’Orléans à Saint-Cloud (J. FAVIER, La Guerre, cit., p. 426), mais Henri IV entend
grâce au Parlement reprendre le contrôle de son Conseil pour évincer le prince, ce qui implique qu’il
ne peut attaquer de front les éléments les plus populaires de son programme politique.
178 J e a n -P h iu p p e G e n e t
33. Voir dans M. DEMONET, A. GEFFROY, J. GOUAZE, P. LAFON, M. M ouillaud et M. Tournier , Des
tracts en mai 68. Mesures de vocabulaire et de contenu, Paris, 1975, une présentation de méthodes
permettant d ’exprimer la force des liaisons par un indice synthétique en pondérant la fréquence par la
proximité, ainsi qu’un système de représentation graphique des liaisons sémantiques. Voir aussi
J.-Ph. GENET, « Ordinateur, lexique, contexte », dans L. FOSSIER, A. VAUCHEZ et C. V iolante ,
Informatique et Histoire médiévale, Rome, 1977, p. 299-317. Les lexicologues semblent aujourd’hui
s’orienter dans d ’autres voies, s’intéressant surtout aux termes fonctionnant en « segments répétés » ou
qui apparaissent en « rafales » dans les textes. Les logiciels sont adaptés à ces nouvelles orientations
(cf. pour les rafales le logiciel Léxico d’André Salem) : voir P. LAFON, « Analyse lexicométrique et
recherche de cooccurrences », dans Mots, EŒ, 1981, p. 95-148, et P. LAFON et A. SALEM, « L’inventaire
des segments répétés d’un texte », dans Mots, VI, 1983, p. 161-177.
Pa ix e t g u e r r e d a n s l e s s e r m o n s p a r l e m e n t a ir e s a n g l a is (1362-1447) 179
Ta blea u IV. Les proch es v oisin s d e p a x d ans les serm ons latins
différencient nettement des sermons, qu’ils soient latins ou français ; les sermons
sont peut-être plus « littéraires », en martelant avec parfois une fréquence très
élevée des paires de mot comme « pax bona », « paix et quiete », « traité de
paix », « paix - guerre ». Mais en dépit des fréquences élevées des paires, un seul
triplet stable est repérable dans les discours français (« paix, quiete et tran
quillité » qui a même quatre occurrences si on le prend dans le désordre), tout
comme dans les sermons, qu’ils soient latins ou français : « bon conservation de la
paix » dans les sermons français, et « pax inter regna Anglie [et Francie] » dans
les sermons latins. Au total, on peut cependant conclure que le vocabulaire dans
les discours français est plus figé en formules répétées que celui des sermons
français et surtout latins (où l’on peine en outre à repérer des voisins de troisième
position), qui n’utilisent qu’un nombre restreint de formules, même s’ils les
répètent plus souvent. Nous détaillerons pour commencer le cas des sermons
latins, car le nombre des occurrences de pax est plus élevé dans ce corpus pourtant
sensiblement plus court que les autres.
On observe immédiatement trois emplois relativement différents, mais les
contextes des uns et des autres sont enchevêtrés. Un premier emploi peut être
considéré comme général, car les mots voisins traduisent les bénéfices moraux et
les vertus qui accompagnent ou caractérisent la paix : d’abord la tranquillité et le
calme, puis la justice, et plus loin l’unité, l’amour, l’équité, etc. On se retrouve ici
dans la tonalité sémantique des éloges de la paix, qui sont l’un des genres litté
raire caractéristiques de la période34 : c’est une sorte de vision éthique de la paix
qui est proposée, la paix comme pré-requis pour que s’épanouissent à la fois les
vertus et la prospérité, la paix comme condition sine qua non pour que puisse
s’instaurer une « bonne gouvernance ». Parfois, la paix est rapprochée de ses
contraires, le défaut de justice, l ’insidieuse influence des zélateurs de la guerre.
Deux autres emplois se singularisent, bien qu’ils se mêlent parfois au premier
emploi, sans qu’il soit toujours possible d’établir une stricte coupure : le second
concerne les aspects concrets de la recherche de la paix dans le conflit entre les
deux royaumes de France et d’Angleterre, évoquant leurs rois et les ambassadeurs
de ces derniers, et l’on peut qualifier cette contextualisation de « diplomatique ».
Et le troisième de ces emplois concerne plutôt la « paix du roi », c’est-à-dire la
paix intérieure, la paix au sens de la concorde entre les sujets, par opposition à
l’état créé par les rebelles, les brigands et les dissensions qui agitent les classes
dirigeantes : au fond, cette troisième contextualisation est celle de la paix civile et
de la bonne gouvernance « interne » (par opposition à l’exteme, c’est-à-dire
diplomatique) : on pourrait parler ici de contextualisation « civique », mais la
« bonne gouvernance », par le lien qu’elle entretient avec le contexte éthique par
Ta blea u V. L’en v iron n em ent thém atique d e p a x d ans les serm ons latins
35. Voir par exemple N. HABERT, Les Réseaux d ’alliance en diplomatie aux XIVe et XVe siècles. Étude de
sémantique, Paris, 1999.
182 J e a n -P h iu p p e G e n e t
Le tableau donne, pour chacune des trois distances, l’écart, la fréquence dans
le corpus et la fréquence dans le sous-texte défini par la longueur de chacun des
trois contextes. Tout d’abord, la distance est celle du « paragraphe », en l’occur
rence, presque le texte entier de chaque sermon, les Rotuli Parliamentorum ne
découpant que rarement le texte des sermons en paragraphes. C’est donc une
vision globale, qui donne la tonalité générale des sermons dans lesquels le mot
pax est utilisé. On trouve les mots suivants : ambassiatox, Dieta, tractare,
utriusque, Cardinalis, adversarius, adversus, etc. Autrement dit, tout le vocabu
laire technique de la négociation diplomatique : cela se comprend aisément,
puisque ces termes n’ont aucune existence indépendante dans le corpus, en dehors
des moments où l’on évoque cette paix que Ton est entrain de négocier, notam
ment en 1435. Ensuite, nous avons une distance de « moyenne », de 500 caractè
res, ce qui correspond à cinq ou six lignes de texte, en gros la phrase complète
dans laquelle figure le mot pax, plus éventuellement une ou deux phrases voisines.
On trouve ici des mots qui évoquent les conséquences de la paix (gloria, tran
quillitas, virtus), souvent avec une coloration politique (honor, unitas), mais ils
Pa ix e t guerre dans les sermons parlementaires anglais (1362-1447) 183
sont mêlés avec des termes qui évoquent un discours d’action politique (subditus,
debitus, auctoritas, Francia). Enfin, la vision rapprochée est obtenue avec un
contexte limité à 100 caractères, ce qui équivaut à un peu plus que le contexte
KW1C étudié précédemment : apparaissent les avantages de la paix (tranquillitas,
quies, dulcedo, gaudium) d’abord, la coloration politique apparaissant seulement
en deuxième lieu (gloria, justicia, unitas) et l’action diplomatique pas du tout.
Autrement dit, la variation de la focale permet de retrouver, dans un ordre qui
n’est pas indifférent, les trois contextes que l ’étude des proches voisins avait
permis d’identifier : au niveau le plus général, le contexte « diplomatique »,
au niveau moyen, le contexte « civique », au niveau rapproché, le contexte « éthi
que ». L’enveloppement du discours par la contextualisation diplomatique est en
tous cas logique, étant donné la situation de plus en plus difficile de la monarchie
lancastrienne qui cherche désespérément une solution diplomatique à ses diffi
cultés. Mais la mise en relation des contextualisations repérées et des niveaux de
grossissement de la focale peut-il être considéré comme général, ou cette structure
sémantique observée dans les sermons latins est-elle exceptionnelle ? L’examen
des discours et des sermons français va nous permettre d’en juger.
Commençons par les sermons français. Nous utiliserons pour ce faire deux
tableaux construits selon les mêmes principes que pour les sermons latins, un
tableau des proches voisins (tableau VI) et un tableau d’environnement théma
tique (tableau VII) :
Ta blea u VI. L es proches v oisin s d e « paix » dans les serm ons français
Dans les sermons français, on retrouve bien les trois contextes que nous
avions décelés dans les sermons latins, mais leurs poids relatifs apparaissent
différents. C’est ici le contexte civique qui apparaît le plus présent : les liens
« lois-paix », « conservation-paix », « royaume-paix », « paix-bon gouverne
ment », « paix-regalie », « paix-terre », etc., sans compter que les mots en posi
tion deux et trois permettent de voir que des liens comme « paix-tranquillité »,
« bon paix » ou « bonne paix », à première vue appartenant au registre éthique,
fonctionnent en fait dans le cadre de cette contextualisation civique (« loi »,
« gouvernance », « gouvernement »). Le contexte civique occupe donc la position
générale et enveloppante qui était celle du contexte diplomatique dans les
sermons latins. La contextualisation diplomatique n’en est pas moins présente :
« Traité-paix », « paix-faire », « paix-adversaire de France » ; la contextualisation
éthique, en partie absorbée par le contexte civique, n’est pas absente : « désirer-
paix », « bien-paix ». Les préoccupations du pouvoir lancastrien transparaissent
ici, avec la nécessité de pacifier l’Angleterre après la révolution lancastrienne36
mais sans la possibilité d’utiliser un vocabulaire éthique de légitimation ou de
sacralité, puisque la réalité non dite de l’usurpation reste en permanence sous-
jacente37. Va-t-on retrouver ces trois contextes dans les trois niveaux de l’environ
nement thématique ?
Contrairement à ce que la hiérarchie des contextes dans les sermons français
laissait prévoir, la vision la plus générale ne met pas au premier plan le contexte
civique, mais le contexte diplomatique, qui retrouve ici la position qu’il occupait
dans les sermons latins : « France », « partie », « adversaire », « souverain »,
« recouvrer », « restitution », « querelle », etc. Ses composantes sont pourtant bien
différentes du lexique observé dans les sermons latins : point d’équivalent exact de
36. S. WALKER, « Rumour, sedition and popular protest in the reign of Henry IV », dans Past and Present,
166,2000, p.31-65.
37. P. Str OHM, England's empty throne : usurpation and the language o f legitimation, 1399-1422, New
Haven-Londres, 1998.
Tablea u V E. L’en v iro n n em en t th ém atique d e « paix » dans les serm ons français
00
21 2.84 13
O
8 Ville 2.91 5 3 Perpétuel 3.28 9 Bon
22 2.84 13 8 Déclarer 2.91 5 3 Nommément 3.00 21 3 Désirer
23 2.82 33 16 Terre 2.87 8 4 Tranquillité 2.45 14 2 Mieux
24 2.69 5 4 Traité 2.87 8 4 Dedans 2.09 17 2 Gouverner
25 2.69 5 4 Glorieux 2.81 27 9 Présent
26 2.69 5 4 Plaisance 2.65 24 8 Garder
27 2.69 5 4 Israël 2.58 3 2 Profie
28 2.66 21 11 Désirer 2.58 3 2 Héritage
29 2.47 12 7 Propos 2.58 3 2 Demande
30 2.44 17 9 Profit 2.58 3 2 Continuellement
31 2.42 108 40 Bon 2.49 6 3 Amour
32 2.29 8 5 Prospérité 2.48 21 7 Désirer
33 2.29 8 5 Omnipotent 2.48 13 5 Maintenir
34 2.29 8 5 Dedans 2.46 17 6 Profit
35 2.21 6 4 Tierce 2.33 108 25 Bon
36 2.21 6 4 Excellent 2.28 14 5 Mieux
37 2.18 4 3 Seigneurie 2.15 7 3 Quiete
38 2.18 4 3 Sang 2.15 7 3 Nécessaire
39 2.18 4 3 Réformation 2.15 7 3 Fin
40 2.18 4 3 Nouveau 2.15 7 3 Droiturel
41 2.18 4 3 Labourer 2.14 28 8 Honneur
42 2.18 4 3 Conclusion 2.08 11 4 Malice
43 2.03 19 9 Semonce 2.03 4 2 Sentir
44 2.03 4 2 Conclusion
45 2.03 4 2 Reformation
46 2.03 4 2 Punissement
47 2.03 4 2 Punir
48 2.03 4 2 Nouveau
49 2.03 4 2 Memoire
50 2.03 4 2 Labourer
51 2.03 4 2 Encres
186 J e a n -P h il ip p e G e n e t
Dans les discours français, si le contexte éthique est présent (le lien paix-
quiete est même le plus fréquent avec dix occurrences, dont trois le lient à « tran
quillité »), le contexte diplomatique est très marqué (lien avec traité, poids des
syntagmes « forme de la paix » et « paix finale »), et cela sous les deux formes
que nous avons déjà observées, comprenant à la fois le lexique de la négociation
et le lexique de l’opposition (« guerre ») ; les notations concrètes ou conjoncturel
les (Écosse, Écossais, Irlande, Calais) sont nombreuses et, ici plus nettement
encore que dans les sermons français, elles peuvent être rattachées au lexique
diplomatique. Le contexte civique est également bien représenté, avec les liaisons
relativement nombreuses entre paix et « royaume », « roi », « gouverner » (ainsi
que « gouvernement » et « bon gouvernement »). Une chose très frappante, par
rapport aux sermons (qu’ils soient latins ou français), est l’importance des formes
verbales (« prendre », « faire », « sauver », « garder », « ordonner », « avoir »,
sans compter « traiter »), qui n’a pas d’équivalent dans les sermons. Il s’agit
188 J e a n -P h il ip p e G e n e t
Ta b l e a u EX. L ’e n v i r o n n e m e n t t h é m a t iq u e d e « p a ix » d a n s l e s d is c o u r s f r a n ç a is
La structure observée pour les sermons latins n’est donc pas généralisable.
Elle est peut-être même exceptionnelle, s’expliquant par les contraintes de la
langue et l’importance des formules utilisées, sinon par les chanceliers, du moins
par ceux qui rédigeaient les reports. Néanmoins, l’utilisation des voisins définis à
partir des contextes KWIC et celle de l’environnement thématique obtenu par la
fonction « Thème » du logiciel Hyperbase® a permis d’étudier les contextes pour
éclairer assez précisément le contenu et la fonction du mot paix/pax dans le dis
cours politique en Angleterre à la fin du Moyen Age, étant entendu que cette
étude porte sur un corpus assez réduit. Les observations faites jusqu’ici peuvent
commodément être rassemblées sur un petit tableau, avec, pour chacun des
corpus, la caractérisation des contextes dans l’ordre d’importance que nous leur
avons attribué, et celle de l’environnement thématique en fonction des trois
niveaux définis (général, moyen, rapproché) :
La divergence entre les sermons latins et les sermons français est intéressante.
Elle peut en effet être un effet de langue, mais plus probablement est-elle due à la
différence des contextes politiques et militaires dans lesquels les sermons ont été
prononcés, puisque les sermons français correspondent en gros à la période anté
rieure au règne d’Henri VI, alors que les sermons latins, à une exception près,
appartiennent à ce règne. La coloration éthique du terme « paix » par ses voisins,
évitée par les Lancastriens jusqu’aux victoires d’Henri V, devient, surtout à partir
de 1429, le refuge d’un gouvernement malade qui ne peut que secondairement
avoir recours au discours civique, alors que celui-ci est au contraire mis en avant
tant sous le règne de Richard II que sous les deux premiers rois Lancastre.
Au total, il est frappant de constater que, tant au niveau des voisinages qu’au
niveau thématique général, la contextualisation diplomatique occupe une position
éminente. C’est une preuve que le discours politique anglais est d’abord un
discours raisonné et concret, qui vise à transmettre des informations (orientées,
mais cela est une autre histoire...) et à préciser, devant l’acteur collectif qu’est cet
auditoire parlementaire, des positions politiques. Mais il a d’autres composantes,
en particulier celles que nous avons définies ici comme éthiques et civiques : les
contextes et les connotations sémantiques que ceux-ci induisent montrent que le
langage de l’action est sous-tendu et accompagné par un discours à proprement
Pa ix e t g u e r r e d a n s l e s se r m o n s p a r l e m e n t a ir e s a n g l a is (1362-1447) 191
parler idéologique, qui introduit des concepts et des notions que nos chanceliers,
hommes d’église et universitaires, ont acquises et développées sur les bancs de
l’école et présentent comme allant de soi. Même s’il se retrouve atténué dans
les discours français (ou prédominent les laïcs), ce vocabulaire et tout ce qu’il
véhicule est ainsi introduit dans ce qui devient une langue politique commune,
dans laquelle chaque discours trouve alors sa place singulière en se distançant
sémantiquement et lexicalement des autres. L’importance du motif de la paix dans
ces discours nous permet de bien saisir le fonctionnement de cette langue poli
tique, dont nous n’avons ici malheureusement qu’un écho déformé (les discours
ont été prononcés pour la plupart en anglais mais les reports sont en latin ou en
français et abrégés) : l’existence d’une telle langue est l’une des manifestations
les plus éclatantes du système de communication et du rôle qu’il joue au sein de
la société politique ; c’est en tous cas l’une des conditions sine qua non pour que
puissent se développer les « États modernes » de l’Europe occidentale.
A n n e x e I. L a d i s t r i b u t i o n d e paxI ppjx d a n s l e s s e r m o n s
ET LES DISCOURS FRANÇAIS ET LATINS
Langley 1421B 04 1
Chichele 1422 1,18 2
Langley 1423 0,1 1
13 15 17 19 21 23 25
1. Simon LANGHAM, « verrai Justice et droiturel jugem ent aoument le See du Roi » (Ps.) 1365
[RP., H, 283],
2. Adam HOUGHTON, « Libenter suffertis insipientes cum sitis ipsi sapientes » (Paul), 1377 [R.P.,
H, 361-2],
3. Simon Sudbury, « Vostre roy vient a toy [Rex tuus venit] », 13 Oct. 1377 [R.P., HI, 3].
4. Adam H oughton , « Congregatio justorum est ecclesia dei », 1378 [RP., IQ, 32].
5. W illiam COURTENAY, « Rex convenire fecit consilium », 1381 (Act.) [RP., HI, 98].
6. Edmund STAFFORD, « Rex unus erit omnibus » (Ez.), 1397 [RP., HI, 347],
7. Thomas ARUNDEL, « Incumbit nobis ordinare pro regno » (1 Mac. 6.57), 1399 [RP., DI, 415].
8. Edmund STAFFORD, « Pax m ulta diligentibus legem » (Ps. 118.165), 1402 [ R P , HI, 485].
9. Henry Beaufort , « Multitudo sapientium » (Sap. 6.26), 14 janvier 1404 [R P , HI, 522].
10. Henry Beaufort , « Rex vocavit seniores terre » (3 Reg. 20.7), octobre 1404 [R P , IH, 545],
11. Thomas LANGLEY, « M ultorum consilia requiruntur in magnis », 1406 [ R P , HI, 567].
12. Thomas ARUNDEL, « Regem honorificate » (I Pet. 2.7), 1407 [ R P , HI, 608].
13. Henry BEAUFORT, « Decet nos implere omnem justiciam » (Mat. 3.15), 27 janvier 1410 [R P ,
m ,6 2 2 ].
14. Henry BEAUFORT, « Ante omnem actum consilium stabile » (Eccli. 37,20), mai 1413 [R P , IV, 3].
15. Henry Beaufort , « Posuit cor suum ad investigandas leges » (I Esdr. 7 ,1 0 ), mai 1414 [R P , IV,
15-16].
16. Henry Beaufort , « Dum tempus habemur » (Gal. 6 10), novembre 1414 [ R P , IV, 34].
17. Henry BEAUFORT, « Sicut et ipse fecit nobis ista et nos ei faciamus », 1415 [ R P , IV, 62].
18. Henry Beaufort , « Iniciavit vos viam » (Heb. 10,20), 6 mars 1416 [ R P , IV, 70].
19. Henry BEAUFORT, « Operam detis ut quiete sitis » (I Thess. IV 2), 19 octobre 1416 [ R P , IV, 94].
20. Thomas L angley , « Confortamini, viriliter agite, et gloriosi eritis » (I M ac. 2 64), novembre
1417 [R P , IV, 106],
21. Thomas L angley , « Bonum facientes non deficiamus » (Gal. 6 9), 1419 [RP., IV, 116].
22. Thomas LANGLEY, « Inivit David consilium » (I Par. 13 1), décembre 1420 [ R P , IV, 123].
23. Thomas Langley , « Laudans invocabo Domino » (Ps. 17 4), mai 1421 [R P , IV, 129].
198 J e a n -P h iu p p e G e n e t
24. Thomas Langley , « Lex Domini immaculata convertens animas » (Ps. 18.8), 1421 [R R , IV,
150].
25. Henry Chichele , « Principes populorum congregati sunt cum Deo » (Ps. 16 10), 1422 [R.P, IV,
169].
26. Thomas L angley , « Deum Timete, regem honorificate » (I Pet. 2 17), 1423 [ R P , IV, 197].
1. Thomas ARUNDEL, « Vir Dominabitur populo » (I Sam. IX .17), 1399 [R-P., HI, 423]38.
2. Henry BEAUFORT, « Iniciavit vos viam » (Heb. 10,20), 6 mars 1416 ?39
3. Henry BEAUFORT, « Gloria et pax et Pax omni operanti bonum ... » (Rom. 2.10), 1425 [RP., TV,
261],
4. Henry BEAUFORT, « Sic facite u t salvi sitis » (Eccle. 3 ,2 ), 1425 [RP., IV, 295].
5. John Kem pe , « Sine providentia regali impossibile est pacem » (2 Mac. 4 ,6 ), 1427 [R.P., IV, 316].
6. John KEMPE, « Quomodo stabit regnum ... » (Mat. 12,26), 1429 [R R , IV, 335].
7. W illiam Ly n d w o o d , « Firmabiliter solium regni ejus » (1 Par. 22.10), 1430 [R R , TV, 367].
8. John STAFFORD, « Deum Timete, regem honorificate » (I Pet. 2-17), 1432 [R R , IV, 388].
9. John Stafford , « Suscipiant montes pacem populo et colles iusticiam » (Ps. 71.3), 1433 [R E ,
IV, 419].
10. John STAFFORD, « Soliciti sitis servare unitatem spiritus in vinculo » (Eph. 4.3), 1435 [RP., IV,
489],
11. John STAFFORD, « Corona regni in m anu dei » (Is. 62-3), 1436 [R R , IV, 495],
12. John Stafford , « Adapariat Dominus cor vestrum in lege sua et in preceptis suis » (2 M ac. 1.4),
1439 [R R , V, 3].
13. John Sta ffo rd , « Rex et thronus ejus sit innocens » (2. Reg. 14.9), 1441 [RP., V, 35-36].
14. John STAFFORD, « Justicia et Pax osculate sunt » (Ps. 74.11), 1444 [RP., V, 66].
15. John STAFFORD, « Qui autem ineunt pacis consilia sequitur illos gaudium » (Prov. 12.20), 1447
[RR., V, 128].
1. Sir Henry GREEN, Causes des somons du Parlement, 1362 [RR, D, 268],
2. Simon de LA N G H A M ?, Causes « en especial » du Parlement aux Lords en présence du roi, 1364-
5 [RR, H, 283-4],
3. Simon de L A N G H A M , Causes des somons du Parlement, 21 septembre 1366 [RR, H, 289].
4. Simon de L A N G H A M , Causes des somons du Parlement, 22 septembre 1366 [RR., □ , 289-290].
5. Simon de LANGHAM, Causes des somons du Parlement, 4 mai 1368 [RR, H, 294],
6. Simon de L A N G H A M , Causes des somons du Parlement, 5 mai 1368 [RR, H, 294-295].
7. Wiliam de W Y K E H A M , Causes des somons du Parlement, 1369 [RR, H, 299].
8. Wiliam de W Y K E H A M , Causes des somons du Parlement, 1371 [RR., H, 303].
9. Sir John Knyvet , Cause des somons du Parlement, 5 novembre 1372 [RR, R, 309].
10. Guy B r ia n , Discours aux Lords, en la Chambre Blanche, 5-6 novembre 1372 [RR, II, 309-310],
11. Sir John KNYVET, Cause des somons du Parlement, 1373 [RR, H, 316].
38. Voir A. D. THOMAS et I. D. THORNLEY, The Great Chronicle o f London, Londres, 1938, 69-71, et
C. L. KlNGSFORD, Chronicles o f London, Oxford, 1905,44-46, d’après le MS. B.L. Cotton Julius B U,
pour une version anglaise.
39. Le texte est donné dans F. TAYLOR et J. RO SKELL, Gesta Henrici Quinti, Oxford, 1975, p. 121-126 :
mais il ne donne pas le texte biblique et son contenu présente des différences notables par rapport aux
Rotuli Parliamentorum.
Paix e t guerre dans les sermons parlementaires anglais (1362-1447) 199
12. Sir John KNYVET, Cause des somons du Parlement, 1376 [R.P., H, 363].
13. Sir Robert A S H T O N , Complément au sermon d'Adam de Houghton [RP., Il, 363],
14. Sir Richard le SCROPE, Cause des somons et réponse au Speaker, Sir James Pickering, 1378
[ P P , EH, 34-35].
15. Sir Richard le SCROPE, Causes des somons du Parlement, 1379 [ P P , HI, 55].
16. Sir Richard le SCROPE, Causes des somons du Parlement, 1380 [ P P , JH, 71].
17. Sir Richard le SCROPE, Deuxième déclaration des causes des somons du Parlement, 1380 [J?.P.,
m ,7 1 ].
18. Simon SUDBURY, Cause des somons du Parlement, 1380 [P J3., DI, 88].
19. Hugh Seg ra ve , Cause des somons du Parlement, 1381 [P J5., ID, 99],
20. Sir Richard le SCROPE, Cause des somons du Parlement, 1382 [RP., DI, 122],
21. Robert BRAYBROKE, Discours d ’ouverture du Parlement, 1382 [RP., DI, 132].
22. John G IL B E R T , Discours au Parlement, 1382 [RP., DDE, 133-134].
23. Robert BRAYBROKE, Discours d ’ouverture du Parlement [RP., EH, 144].
24. M ichael de la POLE, Cause des somons du Parlement, 1383 [ P i 1., DI, 149-150].
25. M ichael de la P O L E , Interventions au Parlement contre Henry Despenser, 1383 [RP., DI,
153-154].
26. Henry DESPENSER, Défense contre ses accusateurs, 1383 [RP., IH, 156].
27. M ichael de la POLE, Cause des somons du Parlement, 1384 [P.P., DI, 156-157].
28. M ichael de la POLE, Cause des somons du Parlement, 1386 [P-P., Ht, 215],
29. M ichael de la P O L E , Réponse à ses accusateurs, 1386 [P P ., EH, 216-8].
30. Thomas A R U N D E L , Discours d ’ouverture du Parlement du 2 février [P P ., DI, 228].
31. W illiam WYKEHAM, Discours d ’ouverture du Parlement, 1389 [ P P , DI, 257].
32. W illiam WYKEHAM, Discours d ’ouverture du Parlement, 1390 [ P P , )H, 277].
33. Thomas ARUNDEL, Cause del somons du Parlement, 1391 [ P P , EU, 284],
34. Thomas A R U N D E L , Cause del somons du Parlement, 1392 [ P P , m , 300].
35. Thomas A R U N D E L , Cause del somons du Parlement, 1393 [P P ., m , 309].
36. Thomas ARUNDEL, Cause del somons du Parlement, 1394 [P P ., m , 329].
37. Richard II, Discours, 1397 [ P P , ffl, 338].
38. Sir WîlMam Th i RNING, Adresse au Parlement, 21 janvier 1401 [ P P , HI, 454-455].
39. Thomas A R U N D E L , Discours en réponse au Speaker Thomas Chaucer, 1397 [P P ., EH, 609].
40. Thomas BEAUFORT, Sermon d ’ouverture du Parlement de 1411 [ P P , Ht, 647].
Corpus 5 - « Conseil »
Le corpus « Conseil » est présenté en détail ailleurs et je n ’en donne ici qu’une très brève
description. H est composé de sept textes ou groupes de textes :
I. John Gower, le livre 7 de la Confessio Amantis40 (25 780 mots).
H. Thomas Hoccleve, The Regement o f Princes*1 (32 998 mots).
IH. John Lydgate, 19 poèmes choisis (20 915 mots)42.
IV. 22 poèmes « lancastriens » anonymes, ou d ’Hoccleve, Gower, Ryman et Audelay (12
250 mots)43.
V. Poèmes « yorkistes », 13 poèmes choisis (6 788 m ots)44.
VI. George Ashby, The Active policy o f a prince (7 486 mots)45.
Vn.Sir John Fortescue, Advertisementes sente by my lord to the Earl o f Warwick his fa th er in law,
Example w hat good counsel helpith et The Governance o f England*6 (17 686 mots).
40. G. C. MACAULAY, éd., The English Works o f John Gower II (EJE.T.S., E.S., 82), Londres, 1900,
p. 233-385.
41. F . J. FURNIVALL, éd., The Regement o f Princes (EJE.T.S., E.S., 72), Londres, 1897.
42. H. N. M ac CRACKEN, éd., The Minor Poems o f John Lydgate. Part II, Secular Poems, Londres, 1934,
p. 600-713 ; R . H. RO BBINS, éd. Historical Poems o f the XIVth and XVth Centuries, New York, 1959,
p. 3-6, 175-176, et 232-239 et H. BERGEN, éd. Lydgate’s Fall o f Princes (E.E.T.S., E.S., I), 1924,
passim.
43. G. C. MACAULAY, éd., The English Works o f John Gower III, cit., p. 481-492 ; M. C. SEYMOUR,
Selections from Hoccleve, Oxford, 1981, p. 53-60 ; R. H. ROBBINS, Historical Poems, cit., p. 45-51,
56-57, 74-77, 91-93, 108-110, 189-201, 227-232 ; F. TAYLOR et J. S. ROSKELL, éd., Gesta Henrici
Quinti, Oxford, 1975, p. 191-192.
44. R. H. ROBBINS, Historical Poems, cit., p. 201-227.
45. Ed. dans M. BATESON, George Ashby’s Poems (E.E.T.S., E.S., 76), Londres, 1899, p. 12-42.
46. Les trois textes sont édités dans Ch. PLUM M ER, The Governance o f England, Oxford, 1885. Sur ces
textes, voir les commentaires de M. L. KEKEWICH dans M. L. KEKEW ICH, C. RICHMOND,
A. E. SUTTON, L. VlSSER-FU CH S et J. WATTS, The Politics o f Fifteenth Century England : John Vale’s
Book, Stroud, 1995.
LA PAIX PROCLAMÉE.
ACTEURS, GESTES ET RÉCEPTION DE LA PUBLICATION
DES ACCORDS DE PAIX PENDANT LA GUERRE DE CENT ANS
N ic o l a s O f f e n s t a d t
V
la suite d’une historiographie aux armes bien affûtées1, l’organisatrice de
A ces rencontres « Prêcher la paix » se demande en quoi les discours de paix
participent des « entreprises des pouvoirs pour discipliner la société ». Les publi
cations des traités, trêves et autres lettres de pacification à la fin du Moyen Âge,
loin d’un simple mécanisme administratif, sont un observatoire privilégié pour
donner des éléments de réponse, à condition de déplacer le questionnement histo
rique qui leur est traditionnellement appliqué. Il convient en effet de penser la
dimension administrative de la publication dans le problème plus vaste des
formes du politique ou plus spécifiquement des formes de l’exercice du pouvoir
au bas Moyen Âge. L’acte de publier, c’est-à-dire d’officialiser et de promulguer,
relève d’une réflexion sur l’espace public médiéval, non seulement d’un point de
vue théorique mais aussi dans l’action concrète des acteurs qui s’y déploient2. Il
nous faut cependant nous justifier d’isoler les publications de paix parmi toutes
les autres proclamations qui concernent tant de domaines à l’époque. Les méca
nismes que nous allons décrire sont en partie les mêmes pour des « cris » sans
rapport avec la paix et l’on pourra d’ailleurs faire ici mention de certains d’entre
eux. Mais la proclamation de la paix conserve des spécificités. D ’abord, elle est
moins régulière que certaines publications administratives, royales ou urbaines.
Ce caractère irrégulier, voire exceptionnel, a des conséquences sur les formes de
l’information. Les acteurs de la publication apparaissent plus diversifiés, parfois
plus directement liés aux princes et à leurs entourages : comme les hérauts ou les
envoyés particuliers après une paix réussie. Cela conduit fréquemment à une
solennité accrue du « moment-publication » par rapport à une ordonnance moné
taire ou un ban sur les vendanges. Les réactions du « peuple » à ces publications
1. Voir pour notre domaine, le grand livre de M. FOGEL, Les cérémonies de l'information dans la France
du XVIe au XVIIIe siècle, Paris, 1989 et un bilan dans « Pouvoirs et information », Cahiers d ’histoire,
revue d ’histoire critique, 66,1997.
2. Sur la question de l ’espace public, voir G. MELVILLE et P. von M O O S éd., Das Öffentliche und Private
in der Vormodeme, Cologne, 1998 ; nous nous permettons aussi de renvoyer à N. OFFENSTADT,
Discours et gestes de paix pendant la Guerre de Cent ans, Université de Paris I-Panthéon-Sorbonne,
2001,2 vol., p. 327 et suiv. qui contient des références bibliographiques sur le débat.
202 N ic o l a s O f f e n s t a d t
montrent assurément des traits propres - sans être exclusifs - comme les expres
sions de joie. Par ailleurs la publication de la paix enclenche des processus origi
naux qui, dans l’ensemble, ne se retrouvent pas dans les autres publications, à
savoir les prestations de serment et les fêtes de la paix3.
La publication de la paix ne peut donc être placée en dehors de ce processus
rituel pour être rangée simplement avec d’autres types d’informations publiques.
D’autant moins, sans doute, que le texte lu en place publique à l’occasion de la
pacification comporte souvent tout un discours de paix qu’il faut ici résumer pour
bien saisir l’enjeu de sa diffusion. Les traités de la guerre de Cent Ans comme les
lettres royales ou princières sanctionnant un accord de pacification (ou invoquant
la paix) pendant la guerre civile entre les princes au XVe siècle, dans leur préam
bule comme parfois dans les clauses mêmes, s’emploient à décrire l’ordre idéal
de la concorde retrouvée. Ils mettent en scène la fonction princière de pacifi
cation, présentant un roi ou un prince de paix médiateur entre Dieu et les
hommes, soucieux du bien de paix, de relever ses sujets des oppressions et mal
heurs de la guerre, de les tenir en « paix, unité et concorde » (1360). Ces discours
qui se répètent et s’affinent tout au long des conflits n’ont rien de figé car ils
s’insèrent dans la concurrence entre les pouvoirs. Plus généralement, le discours
de paix des princes s’apparente à un « idiome rhétorique », entendu comme un
ensemble discursif construisant une question en la situant dans un univers moral
globalisant. Il est supposé que ceux qui vont entendre ce discours adhèrent aux
valeurs qu’il véhicule. Les contre-rhétoriques ne peuvent en venir au fond du
propos - tant ces valeurs sont partagées dans leur expression littérale : ici la paix,
la concorde et le refus de verser le sang - mais doivent l’invalider par d’autres
stratégies4. Ce discours du prince de paix comporte un certain nombre de théma
tiques récurrentes qui passent de l ’écrit à l’oral, de l’acte public à la chronique.
Six points d’articulation, pour l’essentiel, composent cette posture pacificatrice :
- la déploration des malheurs de la guerre ;
- le refus de verser du sang chrétien ;
- la constance du sentiment pacifique (emploi usuel du terme « toujours »), senti
ment ancré dans le cœur du prince ;
- la répétition des tentatives de faire la paix, mises en échec par l ’adversaire ;
- l’utilisation de nombreux, voire de tous les moyens en ce sens ;
- les sacrifices consentis à cette fin qui peuvent aller jusqu’à l’engagement
personnel du Prince pour éviter la guerre, sous forme d’un éventuel duel par
exemple5.
3. Ibid.
4. P. R. IBARRA, J. I. KITSUSE, « Vernacular Constituents of Moral Discourse : An Interactionist Proposal
for the Study of Social Problems », dans G. M iller , J. A. HOLSTEIN dir., Constructionist
Controversies. Issues in Social Problems Theory, New York, 1993, p. 21-54.
5. Ce point est traité en détail dans notre thèse, Discours et gestes, cit., vol. 2, p. 275 et suiv.
La p a ix p r o c l a m é e 203
D if f u se r l a pa ix
Premières annonces
Dès la paix signée, une première proclamation peut se dérouler sur le lieu
même des négociations pour faire cesser les hostilités ou informer les présents,
souvent après la prestation de serment. Les premiers informés de la réussite d’une
négociation sont donc les membres de l’entourage des protagonistes, des princes
aux valets. Proclamation signifie ici garantie : soit par la simple présence de
témoins d’importance, soit parce que la publication est liée à la prestation de
serment. Après que le régent a prêté serment au traité de Brétigny, à Paris, « la
dicte paix fu criée par un sergent d’armes, aus fenestres de la chambre du dit
regent, sur la court du dit hostel de l’arcevesque de Sens »6. Même publication
immédiate après la confirmation de Calais : les lettres de paix et d’alliance datées
du 24 octobre sont lues devant les rois et leurs entourages7.
Lors de la paix d’Angers (1394), dans la querelle de Bretagne après les
serments, « la paix fust leue devant les deux partis, et devant les capitaines, tant
du roi comme du duc de Bourbon, qui estoient avec Clisson, et les autres, afin que
chascun fust tesmoing du traictié »8. Il en est de même des traités de paix de la
guerre civile entre Armagnacs et Bourguignons. Ainsi, en 1412, la négociation du
6. Chronique des règnes de Jean II et de Charles V, I, éd. R. DELACHENAL, Paris, 1910, p. 316 ;
F. AUTRAND, Charles V, Paris, 1994, p. 392.
7. Chroniques de J. Froissart, éd. S. LUCE, VI, Paris, 1876, p. 33.
8. Chronique du bon duc Loys de Bourbon, éd. A. M. CHAZAUD, Paris, 1876, p. 214. Cf. l’itinéraire de
Jean IV dans M. JONES, Recueil des actes de Jean TV, duc de Bretagne, I, Paris, 1980, p. 70.
204 N ic o l a s O f f e n s t a d t
traité entre les princes et le roi est annoncée dans le camp même « par la voix du
héraut, et à son de trompe »9. En 1414, c’est la paix d’Arras : « Laquelle paix et
concorde fmablement faicte fut publiée devant la tente du Roy au son de la
trompète, le mardi quatriesme jour de septembre, à huit heures. »101
Il y a donc une première publication spécifique, à la fois locale et essentielle
par son public, et qui scelle, pour les présents, l’unité retrouvée après avoir, le cas
échéant, interrompu les opérations.
Le circuit de la paix
1. Les intermédiaires
Tout l ’enjeu de la publication commence après, quand il s’agit de commu
niquer les nouvelles de la pacification au royaume. Les intellectuels du temps
reconnaissent bien la distinction - et le lien - entre la paix signée et la paix diffu
sée. Ainsi Georges Chastellain, dans une œuvre qui suit la paix entre Louis XI et
Charles le Téméraire (1468), écrit de la paix entre princes : « Et par ainsi paix une
fois donnée et accordée par eux, prononcyée et publyée par leurs bouches et jà
respandue et toute extense sur les régions qui en font joye, doit estre vraye et
entière [...] »n Les chroniqueurs signalent souvent l’acte de publication, parfois
alors même que le passage consacré à l’événement est fort bref, témoignant par là
qu’il s’agit d’un moment essentiel du processus de paix. Le vénitien Antonio
Morosini raconte la paix de Pouilly en quelques lignes, mais précise : « e publi-
chada fose et cridada ady XXIII (sic) de quel dito mexe »12. Perceval de Cagny
ouvre sa présentation de la paix d’Arras (1435) par l’évocation de la publi
cation13. Dans une épitaphe pour Charles le Téméraire, Jean Molinet écrit : « La
bataille vaincquis [de Montlhéry], ce fut mon premier faict, la victoire emportay
et tins les campz de faict. Puis fismes paix crier par ung vueil obliget, en ma main
fut remis le pars engaiget », résumant la paix, de Conflans sans doute (octobre
1465), par sa publication14.
9. Chronique du religieux de Saint-Denys, contenant le règne de Charles VI de 1380 à 1422, éd. et trad.
M. L. BELLAGUET, Paris, 1839-1855, 6 vol. [Reprint en 3 vol. avec une introduction de B. GUENÉE,
Paris, 1994], t. IV, p. 701, « lituis resonantibus, voce preconia ».
10. E ngueran De MONSTRELET, Chronique, DI, Paris, 1859, p. 32.
11. Georges CHASTELLAIN, Le Livre de Paix, in Œuvres, t. VH., éd. KERVYN DE LETTENHOVE, Bruxelles,
1865, p. 394, cf. P. CONTAMINE, « Charles VH, les Français et la paix, 1420-1445 », dans Académie
des Inscriptions et belles lettres, comptes rendus des séances de l'année 1993 (janvier-mars), p. 10.
12. Antonio MOROSINI, Chronique..., extraits relatifs à l ’histoire de France, éd. G. LEFÈVRE-PONTALIS,
t. 2, Paris, 1899, p. 174 et suiv.
13. Perceval DE CAGNY, Chroniques, éd. H. MORANVILLE, Paris, 1902, p. 195.
14. H. SERVANT, « Un poème inédit de Molinet à la bibliothèque municipale de Valenciennes », dans
Valentiana, 12, décembre 1993, p. 7. Cf. encore Les Vigiles de Charles VII de Martial d’Auvergne
La pa ix p r o c l a m é e 205
écrites à partir de 1477. De la paix de Cusset, l ’auteur écrit (Les Poésies de Martial de Paris dit
d ’Auvergne, procureur au Parlement, I, Paris, 1724, p. 178) :
« Le Roy les reçeut humblement,
Et parla bien à eulx d’assiette,
Puis tout a coup joyeusement,
La paix si fut criée et faicte
Tretout fut redressé et mis.
Au gré d’un chascun lyement,
Et demourerent bons amys,
Par l ’accord et appointement ».
15. Cf. S. PETIT-RENAUD, « Faire loy » au royaume de France de Philippe VI à Charles V (1328-1380),
thèse de doctorat en droit, Université Panthéon-Assas (Paris H), 1998, p. 538 et suiv.
16. Paris, BnF, ms., fr. 25997, pièce 303. La date exacte n ’est pas spécifiée dans le compte.
17. Cf. J. R. M ADDICOTT, « The County Community and the Making of Public Opinion in Fourteenth-
Century England », dans Transactions o f the Royal Historical Society, 28, 1978, p. 35, et J. D O IG ,
« Propaganda, Public Opinion and The Siege of Calais in 1436 », dans R. A . ARCHER dir., Crown,
government and people in the fifteenth century, New York/Stroud, 1995, p. 82.
18. M. FOGEL, Les Cérémonies, cit., p. 49.
19. Sur la diffusion institutionnelle, voir G. DUPONT-FERRIER, Les Officiers royaux des bailliages et séné
chaussées et les institutions monarchiques locales en France à la fin du Moyen Age, Paris, 1902,
p. 269-275. On trouve souvent quelques indications sur les mécanismes de publication à l’échelle
locale dans les monographies concernant un bailliage ou une ville.
20. Cf., pour Dijon et la Bourgogne, T. D UTOUR, « L’élaboration, la publication et diffusion de l ’informa
tion à la fin du Moyen Âge (Bourgogne ducale et France royale) », dans D . LE T T , N. OEFENSTADT dir.,
206 N ic o l a s O f f e n s t a d t
« Haro ! Noël ! Oyé ». Pratiques du cri au Moyen Âge, Paris, 2003, p. 141-155, et pour Toulouse,
X. N a d r i g n y , L ’Information politique à Toulouse dans la première moitié du XVe siècle (1414-1444),
thèse de l ’École des Chartes, 1999.
21. Cf. par exemple la publication de la lettre de paix du roi de septembre 1418 à Carcassonne dans
G. BESSE, Recueil de diverses pièces servant à l ’histoire du roy Charles VI..., Paris, 1660, p. 247-249
et les procès-verbaux de publication de la lettre du dauphin s’engageant à faire appliquer la lettre
royale de mai 1419 sur l’abstinence de guerre dans Mémoires pour servir à l'histoire de France et de
Bourgogne..., Paris, 1729, p. 254.
22. Pour la France, cf. G. DUPONT-FERRIER, Les Officiers royaux, cit., p. 271-272, T. DUTOUR,
« L’élaboration », cit., p. 145 et pour l ’Angleterre, J. R. M a d d i c o t t , « The County Community », cit.
23. Cf. pour Paris par exemple, A.N. LL 112, p. 240. Merci à Catherine Vincent pour cette référence.
24. A.C. Douai, AA 114. Vidimus du 16 juin 1360.
25. Archives départementales du Nord (A.D.N.), Registre des lettres missives, I, pièce 23.012.
26. Sur cette question, cf. S. PETIT-RENAUD, « Faire loy » ,cit.,p . 541.
27. Cf. pour Toulouse, X. NADRIGNY, L ’Information politique, cit., p. 295-296.
28. Paris, BnF, ms. fr. 26003, n° 998.
29. J. DENIAU, La Commune de Lyon et la guerre Bourguignonne, 1417-1435, Lyon, 1934. p. 591.
L a p a ix p r o c l a m é e 207
2. La diffusion
À l ’échelle du royaume. Une question s’impose ici. Y a-t-il un circuit immua
ble de la publication, identique pour tous les actes royaux, une sorte de
quadrillage immanquable du territoire ? Compte tenu de la dispersion des
sources, il semble difficile de donner une réponse très détaillée mais il est évident
que la publication suit l’emprise sur le territoire et les allégeances politiques. Elle
peut aussi dépendre - dans son extension - d’enjeux politiques immédiats.
La tradition fonde cependant la diffusion de l ’information, d’abord émise des
« lieux accoustumés ». Il semble que la définition du circuit exact soit souvent
laissée à l’appréciation des officiers. Le roi d’Angleterre écrit à son capitaine en
Bretagne de proclamer la trêve avec Charles de Blois ubi expedire videritis323.
Même formule pour les accords de 1360, avec cette précision tam infra libertates,
quam extra 33. Les ordonnances et lettres des rois rapportent souvent que l’offi
cier devra publier l’acte aux lieux accoutumés, mais aussi « ou il appartiendra »,
selon l’enjeu. Lorsque, après le meurtre de Jean sans Peur, le dauphin diffuse une
lettre de justification dans laquelle il clame son souci de paix, il est précisé que
les officiers du bailliage de Vermandois auront à « signifier » la nécessité de s’en
tenir à la paix partout ou « ilz verront estre a faire »34. Ici pas de « fieux accou
tumés » : les officiers ont une marge de manœuvre pour s’adapter à la situation
politique de crise.
30. Pour les lettres du roi enregistrées au Parlement, cf. Xla/8605/579 et 580.
31. AC Douai, EE 43 (sous forme de rouleau cousu).
32. 20 novembre 1353, Lettre du roi d’Angleterre : De Treugis, in Britannia proclamandis dans T. RYM ER,
Foedera, Conventiones, Litterae et Cujuscunque Ceneris Acta publica inter reges Angliae et A lios...,
La Haye, Neaulme, 1739-1745,10 vol., m (I), p. 92. Édition complétée et corrigée, Londres, Record
Commission, 1816-1869,4 vol., IH (I), p. 269 (désormais RYM ER).
33. R y m e r , m ( I ) ,p . 209.
34. Une copie de cette lettre (différents modèles ont été envoyés) est insérée dans un formulaire conservé à
la Bibliothèque nationale, Fr. 5271, f® 160. Souligné par nous. Sur ces lettres, voir B. GuenÉE, « Les
campagnes de lettres qui ont suivi le meurtre de Jean sans peur, duc de Bourgogne (septembre 1419-
février 1420) », dans Annuaire-Bulletin de la Société d ’histoire de France, 1993, p. 45-65.
208 N ic o l a s O f f e n s t a d t
Dans la ville. De même, lorsque les sources narratives signalent, dans les
villes, la publication aux carrefours, elles évoquent souvent ce qui doit être fait et
non ce que leurs auteurs savent positivement, comme le montre la répétition à
l’identique des mêmes formules. Mais les actes de la pratique et les comptes
urbains permettent de dépasser ces discours stéréotypiques.
Quels sont plus précisément ces « lieux accoutumés à faire cri » dans l’espace
urbain ? Paris, première ville d’Occident par sa population, capitale politique et
symbolique, représente un cas particulier. L’information s’y diffuse plus abon
damment qu’ailleurs. La paix y est proclamée d’abord dans les lieux institution
nels qui, de plus, enregistrent les actes royaux : le Parlement, la Chambre des
comptes, le Châtelet. Elle peut être criée de la fenêtre d’un hôtel, comme on l’a
35. « Mises faictes par deliberación du merquedy 8e de janvier 1482 pour au moien des bonnes nouvelles
de paix », dans E . CHARVET, Recherches sur les anciens théâtres de Beauvais, Beauvais, 1881, p. 119.
Pour la paix d ’Arras de 1482, « au cry qui fut fait de nuit par les officiers de la Ville, du Roy, et de
M. de Beauvais ».
36. Voir par exemple, Paris, BnF, ms. fr. 26040, n° 4862 (1414). Il en est de même pour la prestation des
serments comme le montre D . D UBO IS, Recherches sur les serments prêtés au roi de France à la fin du
Moyen Âge, mémoire de D .E .A ., sous la direction de P. CONTAMINE, Université de Paris-IV Sorboime,
juin 1990, p. 105,143.
37. F .L .G ansh OF,Recherches sur les capitulaires,Paris, 1958,p. 56-61.
38. Vidimus du 16 juin 1360 par le chapitre Saint-Amé de Douai des lettres du dauphin exposant qu’il a
fait la paix avec le roi d’Angleterre (22 mai 1360). Archives communales de Douai, AA 114.
39. Chroniques, livre I : Le manuscrit d ’Amiens..., t. DI. Depuis la bataille de Crécy jusqu'au mariage du
duc de Bourgogne avec Marguerite de Flandre (1346-1369), éd. G. T. D lLL ER , Genève, 1992, p. 247.
La p a ix p r o c l a m é e 209
40. Cf. A.N., LL 295, « De pace » f° 1 et LL 253 et 112. Merci à Catherine Vincent pour cette dernière
référence.
41. Comme à Auxerre pour la paix d’Arras, cf. la lettre du prévôt d’Auxerre du 7 avril 1415 dans
D. DUBOIS, Recherches, cit., p. 147.
42. Cf. B. GUENÉE, « Information et propagande politiques en France à la fin du Moyen Âge », dans
Institut de France, Séance publique annuelle des cinq académies, 9,1991, p. 14-19, p. 15, et bien des
ordonnances qui mentionnent cette publication aux carrefours de Paris.
43. Chronique du religieux de Saint-Denys, t. V, p. 137.
44. Nouvelle Histoire de Paris. Paris au XVe, 1380-1500, Paris, 1974, p. 51. L’auteur en dorme une carte
p.49.
45. Les plombs, selon Ernest Prarond, sont « une sorte de galerie extérieure ou de balcon d ’où l ’on faisait
des publications à THotel-de-Ville », E. PRAROND, Abbeville aux temps de Charles VII, des ducs de
Bourgogne maîtres du Ponthieu, de Louis X I (1426-1483), Paris, 1899, p. 28 cf. aussi R . RICHARD,
« Louis XI et l’échevinage d’Abbeville », dans Mémoires de la société d'émulation historique et litté
raire d ’Abbeville, 27,1960, p. 22.
46. Cf. O. DEROUIN, L ’information et son fonctionnement à travers les registres de délibération du conseil
de ville de Troyes au XVe siècle, mémoire de maîtrise sous la direction de C. G a u v a r d , Université de
Reims, 1991-1992, p. 82.
47. M. R ouche dir., Histoire de Douai, Dunkerque, 1985, p. 55. En règle générale, à Manosque, le crieur
s’arrête en cinq endroits. M. HÉBERT, « Voce preconia : note sur les criées publiques en Provence à la
fin du Moyen Âge », dans Milieux naturels, espaces sociaux, études offertes à Robert Delort, Paris,
1997, p. 696.
48 . 25 juin 1419, éditée dans M. MOLLAT dir., Comptes généraux de l ’État bourguignon entre 1416 et
1420, deuxième partie, 2e fascicule, Paris, 1966, n° 5409, p. 885-886.
210 N ic o l a s O f f e n s t a d t
place Saint Martin, la porte au pain49. L’ensemble du processus dure deux à trois
heures. La paix d’Auxerre est publiée à Laon, « par les quarefours »50.
L’expression « lieux notables », sous une forme ou une autre, revient réguliè
rement quand les textes royaux décrivent l ’étendue souhaitée de la publication.
Le terme implique une logique de représentation et d’affirmation du pouvoir tout
autant que d’information. L’espace de la publication est bien un espace politique
de représentation qui isole ces lieux « notables » ou « accoutumés » pour y
déployer les rites du pouvoir.
À ce stade intervient un maillon clé de la diffusion : celui qui présente aux
sujets les ordonnances et traités en question.
Rites
L ’équipe de la publication
On peut penser que la publication, moment particulier impliquant des person
nages spécifiques - « l’équipe » de la publication, issue des « métiers de la
parole »51 : hérauts d’armes, crieurs, sergents, trompettes - transforme pour un
temps un lieu usuel (le carrefour, la place) en un espace spécifique qui dit le
pouvoir. C’est encore plus vrai lorsque les circonstances exigent une publication
particulièrement solennelle. Par exemple en 1413, le roi spécifie que l’ordon
nance qui rétablit les Armagnacs et dénonce les cruautés commises doit être
publiée par les officiers « solennelment, comme ilz ont acoustumé de faire criz et
publicacions notables »52. Si l’usage du terme « solennel » est fréquent, sans être
systématique, pour qualifier les publications de la paix, l’expression « publi
cacions notables » semble plus rare, et le cumul des deux mots peut vouloir
marquer une insistance.
La composition de « l’équipe » semble à vrai dire assez mouvante, aussi faut-
il en préciser les différents acteurs. Les hérauts d’armes s’affirment au cours des
xne-xme siècles comme les spécialistes des tournois53. Ils les annoncent, présen-
49. « Publication faite à Langres par le lieutenant du Bailli de Sens, du 1er traité d’Arras, signé à Paris en
février 1414 et conclu entre Charles VI et le Duc de Bourgogne ». Bibliothèque municipale de
Langres, copie moderne, ms 192.
50. A.C. Laon, CC 387.
51. J. LE G off , J.-Cl. Schmitt , « Au xme siècle, une parole nouvelle », dans J. DELUMEAU dir., Histoire
vécue du peuple chrétien, I, Toulouse, 1979, p. 261.
52. Ordonnances des Rois de France de la troisième race (jusqu’au roi de France Louis XII), vol. X.,
Paris, 1723-1849, p. 169 , « a d sonum lituorum vel alias, sollempniter, ut consueverunt facere publica
ciones notabiles », ainsi que le rapporte Michel Pintoin, Chronique du religieux de Saint-Denys...,t. V,
p. 194. L’ordonnance est datée du 5 septembre 1413.
53. Cf. A. R. WAGNER, Heralds and Heraldry in the Middle Ages, Oxford, 2e éd., 2000.
La pa ix p r o c l a m é e 211
tent les combattants et célèbrent leurs beaux faits54. Ce sont donc des porteurs par
excellence de la parole publique55. On a ici affaire à des personnages d’une
importance relative qui n’interviennent dans la diffusion de l’information qu’en
cas de « représentation » impliquant les princes. Un exemple est bien attesté,
celui de la paix d’Arras de 1435. Les hérauts des Grands rassemblés à Arras sont
chargés de publier le traité dans les « meilleures » villes du Royaume56. Jean
Chartier écrit dans sa chronique : « Pour veoir et rapporter parmy le royaulme de
France ce qu’il serait conclud en ladite ville d’Arras touchant le fait de la paix,
pour le ray de France y avoit plussieurs roys d’armes, mareschaulx, héraulx et
poursuivans ». Il énumère ensuite tous les hérauts. « Après laquelle conclusion de
ladite assemblée fut par lesdits héraulx et poursuivans dessudits criée la paix. Et
se partit chacun endroit soy où bon leur sembla porter les nouvelles [...] »57 Le
cas d’Arras est à vrai dire un peu exceptionnel. Beaucoup de grands s’y trou
vaient rassemblés avec leurs hérauts. Et, même là, les responsables de la publica
tion apparaissent plus hétéroclites : un chevalier et un prévôt des maréchaux sont
envoyés l’organiser à Reims58. Pour la publication de l’accord d’octobre 1465
entre les princes et le roi, à Paris, on apprend que les choses se passent ainsi. Des
hérauts notamment du comte du Maine et du duc d’Alençon doivent faire crier la
paix avec un huissier d’armes du ray, un greffier et un trompette59.
L’équipe se compose en règle générale de crieurs, clercs, sergents et trom
pettes60, comme le décrit la pièce comptable bourguignonne concernant Mâcon
en 1419 - déjà citée - qui définit le rôle de chacun dans la publication d’une lettre
de « seur estat et estinence de guerre » entre les partis en lutte : un clerc qui lit le
texte, un trompette qui annonce la publication, un crieur sans rôle précisé, puis
des sergents/messagers qui ont apporté les lettres en d’autres villes. Selon le lieu
et l’enjeu, l ’équipe est plus ou moins nombreuse et plus ou moins spécialisée.
Lors de la publication de la paix d’Arras à Langres en 1415, deux sergents-crieurs
du bailliage se partagent les tâches lors de l’annonce de la publication : l’un
54. Ces proclamations ont aussi leurs règles, cf. Parties inédites de l ’Œuvre de Sicile, héraut d'Alphonse V
roi d'Aragon, éd. P. ROLAND, Mons, 1867, p. 176 et suiv. et sur les hérauts, P. CONTAMINE, « Office
d ’armes et noblesse dans la France de la fin du Moyen Âge », dans Bulletin de la société nationale des
antiquaires de France, 1994, p. 310-322, G. M elville , « Der Brief des Wappenkönigs Calabre.
Sieben Auskünfte über Amt, Aufgaben und Selbstverständnis spätmittelalterlicher Herolde (mit Édition
des textes) », dans Majestas, 3,1995, p. 69-116.
55. Cf. D. LETT, N. Offenstadt , « Les pratiques du cri au Moyen Âge », dans « Haro ! Noël ! Oyé », cit.,
p. 23-25.
56. Paris, BnF, ms. fr. 21721, f° 52, Publication de paix par le Roy d’armes (copie moderne).
57. J. CHARTIER, Chronique française, éd. Vallet De VlRIVILLE, Paris, 1858,1, p. 206-208.
58. Ibid., p.212.
59. Paris, BnF, ms. fr. 5036, f° 15 et suiv.
60. Pour l’époque suivante, voir M. FOGEL, Les Cérémonies, cit., p. 23-129.
212 N ic o l a s O f f e n s t a d t
sonne de la trompe et l’autre lance le cri « à haulte voix ». Ensuite, il est fait
« publier et lire » les lettres de la paix par un « tabellion juré ou bailliage de
Lengres ». Un cri, lancé par le même crieur que précédemment, annonce enfin la
convocation de la communauté pour prêter serment. La publication de lettres du
roi pour dénoncer le duc de Bourgogne après l’épisode cabochien et sa fuite de
Paris, relève, dans une partie de la vicomté de Rouen, de la responsabilité d’un
clerc, Guillaume Le Tourneur. Il visite cinq lieux en six jours pour assurer la dite
publication, mais la quittance ne précise pas s’il est accompagné, et par qui (il la
« fait faire »)61. La paix de Saint-Maur (1418) « fut criée parmi Paris à quatre
trompes et à six ménestrels, le lundi 19e jour de septembre [...] ». Celle de
Pouilly à Montpellier le fut par des trompettes accompagnés de « menestriers »62.
La fonction de crieur peut être autonome, se confondre avec celle de trompette
ou bien encore, souvent, relever de personnages multifonctionnels, à la fois
sergent, crieur, trompette, messager...63 D’origine modeste le plus souvent64, les
crieurs sont désignés et rémunérés par le pouvoir qu’ils servent. La charge peut
être affermée. Le nombre des crieurs varie d’un lieu à l’autre. Les crieurs peuvent
relever de diverses autorités : représentants du seigneur, du roi ou du prince, ou
encore des corps municipaux. La possession du « cri » devient dès lors un enjeu
politique, suscitant quelquefois des conflits. On veille à préciser au nom de qui
doit être exécuté le cri, associant souvent plusieurs autorités, comme à Langres
pour la publication de la paix d’Arras de 1414-1415, « tant de par le Roy nostre-
dit seigneur comme de par le dit monseigneur de Lengres »65. Les coutumes
spécifient souvent les formules des cris à employer.
Le crieur, plus qu’un simple rouage administratif, représente, par sa présence
même, le pouvoir qui l’envoie. Il porte fréquemment uniforme et signes distinc
tifs. Les crieurs qui diffusent les ordonnances royales dans l’ensemble du
royaume apportent la parole du roi. Les autorités veillent ainsi à la qualité de
61. Paris, BnF, ms. fr. 26040, n° 4862. La quittance est datée du 14 mai 1414, la publication a débuté le 27
février de la même année.
62. Journal d ’un bourgeois de Paris de 1405 à 1449, éd. C. BEAUNE, Paris, 1990, p. 133 ; X. NADRIGNY,
L ’Information politique, cit., p. 305. La fonction de « menestrel » désigne sans doute ici des musiciens.
X. Nadrigny voit aussi dans les « menestriers » de Montpellier avant tout des musiciens.
63. Voir notamment N. Offenstadt , « Les crieurs publics à la fin du Moyen Âge. Enjeux d ’une
recherche » dans C. BOUDREAU, K. FlA N U , C. G a UVARD et M. HÉBERT éd., Information et société en
Occident à la fin du Moyen Âge, Paris, 2004, p. 203-217, D. Lett , N. OFFENSTADT dir., « Haro !
Noël ! Oyé », cit.,passim et M. HÉBERT, « Voce preconia », cit.
64. Mais à Toulouse, des marchands - certains sans doute aisés - occupent parfois cette charge,
X. N a d r i g n y , L ’Information politique, cit., p. 309 et suiv., que nous remercions pour les notes et
documents complémentaires qu’il nous a livrés à ce sujet.
65. « Publication faite à Langres par le lieutenant du Bailli de Sens », cit.
La p a ix p r o c l a m é e 21 3
71. Cf. M. BO URIN , « La circulation des nouvelles dans les communautés paysannes : de la place publique
à l’Inquisition (xne-xm e siècle) », dans Cahiers d ’histoire, revue d'histoire critique, 66,1997, p. 11-22
et ici p. 14-15 surtout.
72. P. M. G y , « La signification pastorale des prières du prône », dans La Maison-Dieu, 30,1952, p. 131.
73. Sur des publications pendant la messe, cf. G. L. THOMPSON, Paris and its people under English rule.
The Anglo-Burgundian Regime, 1420-1436, Oxford, 1991, p. 194 ; dans les églises, pour une trêve
privée au milieu du xrve siècle : G. ESPINAS, « Les guerres familiales dans la commune de Douai aux
xm e et XIVe siècles », dans Nouvelle revue historique de droit français et étranger, 23, 1899, p. 443 ;
vers 1330, une déclaration de guerre privée fut lue lors du prône dans une église de la banlieue de
Saint-Omer, H. PLATELLE, « Vengeance privée et réconciliation dans l’œuvre de Thomas de
Cantimpré », dans Revue d ’histoire du droit, 42,1974, p. 272. En 1419, un sergent de Lille publie une
ordonnance sur la vente de boissons, selon le mandement « a heure de messe ou de vespres es églises
parrossiaus », ce qui fut fait. (D’après une transcription de J.-M. CAUCHIES de A.C. Lille, 143/2674-
2675. Merci à lui pour ce document.) Dans la région de Templeuve, pour l’abbaye d ’Anchin, on crie
les rentes « és églises des paroisses », « a heure de grant messe », en 1476, publication sur la percep
tion des dîmes à Violaines « en l’eglise paroissial [...] a heure de la grant messe », dans
J.-M. C auchies , La Législation, cit., p. 226. Pour les monitoires prononcés au prône, cf. E. WENZEL,
« Le clergé diocésain d ’Ancien Régime au cœur de l ’infrajustice : l’exemple de la Bourgogne aux
XVIIe et XVIIIe siècles », dans B. GARNOT dir., L ’infrajudiciaire du Moyen Âge à l ’époque contempo
raine (actes du colloque de Dijon, 5-6 octobre 1995), Dijon, 1996, p. 242.
74. Pour les xne-xme siècles, Monique Bourin écrit : « Dans de nombreuses régions, c’était par le prône
aussi que passaient les informations de l ’État, d ’une manière bien mal attestée » (« La circulation des
nouvelles », cit., p. 15).
75. Lettre close du duc de Bourgogne au « A noz amez Bailli Escoutete Burgmaistres Escbeuins et Conseil
de nostre ville de Bruges », de Tournai, 19 décembre 1385, dans L. G i l l i o d t s -V a n Severen,
Inventaire des Archives de la ville de Bruges, m , Bruges, 1875, p. 68 ; J.-M. C A U C H E S , La
Législation, cit., p. 225.
76. Chronique du religieux de Saint-Denys, cit., t. V, p. 195-197.
77. J. CHARTIER, Chronique, I, cit., p. 213.
La pa ix p r o c l a m é e 215
nous en savons peu sur le déroulement précis de l’annonce. J.-M. Cauchies arrive
pour le Hainaut à une conclusion identique :
« Il n’est pas d ’usage au XVe siècle en Hainaut de donner lecture au prône, dans les
églises, durant les offices - sinon, on l ’a dit, à la sonie des m esses - de textes légis
latifs [...] Pareille lecture n ’est cependant pas, sous les Bourguignons, une chose
totalement ignorée, mais les cas dans lesquels elle se déroule paraissent très rares : il
s ’agit alors, de toute manière, de textes exceptionnels par leur portée, leur solennité
(traités de paix, notamment) »78.
Par ailleurs, il est bien connu que les pouvoirs demandaient au clergé de faire
des annonces politiques dans les sermons et que certaines ordonnances ou lettres
royales étaient affichées aux portes des églises79. Sans doute, un travail sur des
fonds proprement ecclésiastiques permettraient de recueillir des données plus
précises sur ces publications à l ’église et sur le rôle du clergé, paroissial notam
ment, à cette occasion.
Roussillon : mit der Wiedergabe aller 53 Miniaturseiten des Widmungsexemplars fü r Philipp den
Guten, Herzog von Burgund, Codex 2549 der österreichischen Nationalbibliothek in Wien, Graz, 1989.
Merci à Christine Bellanger pour cette référence.
83. Bibliothèque royale de Belgique, manuscrit 9287, P 315 (Antoine de la Sale), illustré en 1461 pour le
duc de Bourgogne Philippe le Bon. Merci à Christine Bellanger pour cette référence.
84. Paris, BnF, ms. fr. 2691, P 85 v°, chronique de Jean Chartier. Cette image est reproduite hors-texte
dans P. De THOISY, P. CHAMPION, Bourgogne-France-Angleterre au traité de Troyes, Jean de Thoisy,
évêque de Tournai, Paris, 1943.
85. Voir les images reproduites dans H. VON SEGGERN, Informationsübermittlung im Mittelalter. Bilanz
und Perspektiven der Forschung, M A ., Université de Kiel, 1993, p. XXXVH.
86. Journal de Jean de Roye connu sous le nom de chronique scandaleuse, 1460-1483, éd. B. DE
M a n d r o t , I, Paris, 1894, p. 232-233. La publication se déroule le 4 novembre 1469. Voir une publica
tion du même type pour l ’alliance entre Louis XI et Henri VI (1470), p. 246-247.
87. Cf. aussi pour Paris, K. WEIDENFELD, La Police de la petite voirie à Paris à la fin du Moyen Âge,
Paris, 1996, p. 46. Pour Béthune, M. DEM ONT, L ’Organisation municipale à Béthune sous l ’ancien
régime, Lille, 1937, p. 232, ou à Saint-Jean-d’Angély, D . D ’AU SSY , « Registres de l’échevinage de
Saint-Jean d’Angély (1332-1496) », dans Archives historiques de la Saintonge et de l ’Aunis, XXXII,
DI, Paris, Saintes, 1902, p. 283.
La p a ix p r o c l a m é e 21 7
Réception
La fonction manifeste de ces publications est d’informer mais il faut aussi les
analyser comme diffusion de manière cérémonielle d’un discours d’autorité. Mais
quelle est la forme de ce discours ? L’acte est-il lu en entier ? Dans les institutions
parisiennes (tel le Parlement), l’acte est sans doute lu intégralement tel qu’il a été
étabü. On dispose de témoignages de lecture de plus d’une heure et demie pour
une ordonnance au Parlement devant le roi (la fameuse ordonnance cabo-
chienne)90. Dans ces institutions, il est vrai, la pubücation se double d’une fonc
tion d’enregistrement et donc de mémoire symbolique et administrative de l’État.
L’utilisation du verbe Yvcdlegere doit sans doute marquer que l’autorité attend
une lecture in extenso91. Ce fut le cas, par exemple, lors de la paix d’Arras. Tous
les comptes rendus précisent qu’elle a été lue « moût a moût »92. En cette
occasion, la publication précédait une prestation collective de serments. On peut
penser que, en règle générale, les traités sont lus intégralement lorsque l’assis
tance, qu’il s’agisse des princes ou d’un groupe plus hétérogène, doit ensuite
prêter serment ou prendre une décision :
Ainsi, en 1402, « publiquement et entendiblement » devant les princes
réconciliés, leurs entourages et les officiers royaux93.
88. « Chronique, ou Annales du Doyen de S. Thiébaut de Metz », dans Dom Calmet, Histoire de
Lorraine..., V, Nancy, 1745, preuves, CXXV. Ce « cry » de paix est repris quasiment à l’identique par
les chroniques messines postérieures (Jacomin Husson, Philippe de Vigneulles). Pour le contexte,
cf. P. MaROT, « L’expédition de Charles VII à Metz, 1444-1445 », Bibliothèque de l ’École des
Chartes, 102,1941, p. 133-134 pour la paix.
89. A.C. Amiens, AA 5, f0 184.
90. Cf. Chronique du religieux de Saint-Denys, cit., t. V, p. 52.
91. T. DUTOUR, « L’élaboration », cit., X. NaDRIGNY, L ’Information politique, cit., p. 303.
92. Cf. D. DUBOIS, Recherches, cit., p. 142,146,148.
93. Texte édité dans L. DOUËT-D’ARCQ, Choix de pièces inédites relatives au règne de Charles VI, I, Paris,
1863,p .225.
2 18 N ic o l a s O f f e n st a d t
94. Texte édité dans Dom PLANCHER, Histoire générale et particulière de Bourgogne avec des notes, des
dissertations et les preuves justificatives, m , Dijon, 1748, n° CCLXXXVH, p. CCLXXXXV.
95. C. Allmand, Henry V, Berkeley/Los Angeles, 1992, p. 144.
96. Antoine de la TAVERNE, Journal de la Paix d ’Arras, 1435, éd. A. BOSSUAT, Arras, 1936, p. 81.
97. A. ROSEROT, Le Plus Ancien Registre des délibérations du conseil de ville de Troyes (1429-1433),
Troyes, collection de documents inédits relatifs à la ville de Troyes..., m , 1886, 24 septembre 1429,
p. 200-201. Cette abstinence est publiée avec d ’autres lettres.
98. Cf. les travaux de S. Dauchy, « Souveraineté et justice. L’exécution des arrêts et jugés du Parlement
de Paris en Flandre aux XVe et XVIe siècles », dans Les Épisodiques, 5, 1991, p. 3 et « “Informer les
plaideurs”. L’exécution des arrêts du Parlement en Flandre au XVe siècle », dans C. BOUDREAU,
K. Fianu, C. Gauvard et M. HÉBERT éd., Information, cit., p. 389-403.
99. F. OLIVIER-MARTIN, Les Lois du roi, Paris, 1997, p. 294-295.
La paix , p r o c l a m é e 219
100. On a des exemples de cris de sergents du Châtelet qui abrègent des actes royaux, R. ROYNETTE, Les
sergents royaux du Châtelet de Paris à la fin du Moyen Age et au début du XVIe siècle. Agents de
justice, agents de police, mémoire de maîtrise sous la direction de C. Gauvaed , Université de Paris I,
1998-1999, p. 215.
101. Cf. De SAULCY, HuGUENIN Aîné éd., Relation du siège de Metz en 1444 par Charles VII et
René d ’Anjou, Metz, 1835, p. 307 et suiv.,P. MAROT, « L’expédition », cit.
102. « Chronique, ou Annales du Doyen de S. Thiebaut de Metz », cit.
103. Cf. A.N., Y2, n° 285, B.N., Fr. 5036, f° 22 pour la publication à Paris. Le texte de l’accord précède ici
f° 15 et suiv.
104. J.-M. CAUCHIES, Louis XI et Charles le Hardi. De Péronne à Nancy (1468-1477) : le conflit,
Bruxelles, 1996, p. 116-117.
105. Ibid., p. 116.
106. A.C. Amiens, AA 5 f° 184 v°-185, cf. aussi AA 12 (1473).
107. A.C. Amiens, AA 12, f° 76.
108. Cf. A.C. Bordeaux, EE 13. Publications de paix (1678, 1684...). Monique Constant considère, à
partir d’un échantillon sans doute à préciser, que l’on publie de « larges extraits » des traités
220 N ic o l a s O f f e n s t a d t
On rencontre parfois, dans les archives, des résumés de traités de paix qui ne
rapportent que les points principaux de l’acte ou certains morceaux choisis. La
fonction précise de ces documents n’apparaît pas toujours clairement, mais on
peut très bien envisager que certains puissent servir à ces fameux cris qui ne
retiennent de la paix que les modalités pratiques ou les points devant être portés à
la connaissance « de tous »109. Jean Le Fèvre de Saint-Rémy publie dans sa
chronique une version abrégée du traité de Troyes (des deux tiers environ) desti
née aux officiers royaux. La logique des abréviations et des coupes ne nous est
pas apparue.
Le mandement de proclamation de l’ordonnance ou du traité s’accompagne
fréquemment d’un commandement qui précise interdiction et sanction, moyen de
sanctifier la paix par là même : non pas sainteté intrinsèque mais extrinsèque par
la peine qui interdit sa corruption110. Ainsi, lors d’une trêve marchande entre
l’Angleterre et la Flandre, le duc de Bourgogne ordonne la pubücation « en
faisant commandement » que personne ne vienne à l’encontre et que d’éventuels
transgresseurs soient punis111.
Parfois, le commandement accompagne la publication en donnant immédia
tement des modalités pratiques de l’accord. Reprenons la pubücation de la paix
devant Arras, le 4 septembre, cette fois teüe que rapportée par Le Fèvre de Saint
Rémy :
« Laquelle paix fut publiée, à son de trompe, le mardi niJe jour de septembre, devant
les tentes du roy, environ VI heures après disner ; et, p a r le cry fut expressément com
mandé, sur peine d’encourir l’indignacion du roy, que les bendes fussent ostées ; et
aussi les gens du duc de Bourgoingne dévoient oster la croix Saint-Andrieu. »112
Le chroniqueur distingue ici, semble-t-il, la publication et un cri d’accompa
gnement plus sommaire et plus limité. La paix de Pontoise, rapporte le bourgeois
de Paris, « fut criée la paix par tous les carrefours de Paris, et que nul ne se mêlât
de chose que les seigneurs fissent, et que nul ne fît armée, sinon par le comman
dement des quarteniers, et cinquanteniers ou dizeniers »113. Même duaüté dans
l’orgardsation de la proclamation de la paix d’Arras à Paris. L’ordonnance devra
(M. CONSTANT, « Les traités : validité, publicité », dans L. BÉLY dir., L ’invention de la diplomatie.
Moyen Age-Temps modernes, Paris, 1998, p. 245).
109. Cf. ADN, B 304, 15 658 (4), abrégé des articles de la paix d ’Arras de 1435. Les articles du traité,
parfois assez longs, sont ici résumés en quelques lignes qui s’en tiennent à l’essentiel. Les quatre
feuillets sont attachés par une ficelle conservée.
110. « Le droit romain isole la sanction en une norme spécifique [...] Est sanctus ce qui ne peut être violé,
ce qui ne peut être violé est sanctus », Y . THOM AS, « De la “sanction” et de la “sainteté” des lois à
Rome. Remarques sur l ’institution juridique de l’inviolabilité », dans Droits, 18,1993, p. 135-151.
111. ADN, 3 juin 1408, B 550,15130 (11).
112. Jean LE FÉVRE Seigneur DE SAINT-RÉMY, Chronique, I, éd. F. M orand , Paris, 1876, p. 182, souli
gné par nous. L’expression de Monstrelet est « Et fist on commandement », cit., p. 32.
113. Journal d ’un bourgeois de Paris, cit., p. 67.
L a p a ix p r o c l a m é e 221
être publiée en faisant commandement que l’on dénonce ceux qui parleraient
contre la paix ou les Grands, afin qu’ils soient dûment punis114. Il semble bien
que le commandement s’ajoute au texte lui-même, sous la forme d ’un cri complé
mentaire qui protège les mots de la paix.
Les accords peuvent prévoir des « cris » particuliers qui permettront de définir
l’état de paix ou de souligner des points spécifiques. Ce cri particulier peut être
défini dans le texte même du traité, comme en témoigne la clause suivante du
traité d’Arras (1435). L’article 2 souligne que le roi poursuivra les assassins de
Jean sans Peur puis le suivant stipule :
« Item, et ne souffrera le R oy aucun d’eulx estre receptez ou favorisez en aulcun lieu
de son obéissance et puissance ; et fera crier et publier par tous les lieux desdiz
royaume et Daulphiné acoustumez de faire criz et publicacions, que aucun ne les
recepte ou favorise, sur peine de confiscación de corps et de biens » 115.
Écouter la paix
114. D. DUBOIS, Recherches, cit., p. 139. Cette dualité se retrouve dans d’autres types de publication, telles
celles concernant les villes étapes pour la vente du vin en 1405, à Bapaume. AC Arras, AA 6.
115. E. COSNEAU, Les Grands Traités de la guerre de Cent Ans, Paris, 1889, p. 126.
116. A. FARGE, Dire et mal dire : l'opinion publique au XVIIIe siècle, Paris, 1992, p. 289.
117. G. CHASTELLAIN, Le Livre de paix, cit., p. 390.
222 N ic o l a s O f f e n s t a d t
118. R. CAZELLES, « La réglementation royale de la guerre privée de saint Louis à Charles V et la précarité
des ordonnances », dans Revue historique de droit français et étranger, 38,1960, p. 545. L’adage est
d’origine romaine mais, selon Henri Roland et Laurent Boyer, il n ’est inscrit nulle part. H. R o l a n d ,
L. BOYER, Adages du droit français, Paris, 1999, p. 579 et suiv., cf. K. WEIDENFELD, « “Nul n ’est
censé ignorer la loi” devant la justice royale (xrve-xve siècles) », dans C. BOUDREAU, K. FlANU,
C. G auvard et M. HÉBERT éd., Information, cit., p. Voir encore S. PETIT-RENAUD, « Faire loy », cit.,
p. 517 et suiv.
119. 24 octobre 1360, RYM ER, IH (II), p. 10. Édition Record Commission, HI (I), p. 521.
120. A .N .,Y 4,f°46.
121. Chronique du religieux de Saint-Denys, cit., t. V, p. 436. Pour la paix de 1415.
122. A.D.N., B 286,15 000 bis, 1403.
123. Cf. M. FOGEL, Les Cérémonies, cit., p. 49-50.
124. K. W EIDENFELD, « Nul n ’est censé », cit.
125. Ibid. De même que la doctrine accepte l ’ignorance de la loi pour certaines personnes ou en certains
cas, S. Petit-Renaud , « Faire loy », cit., p. 523-524.
126. Cité dans C. G a u var d , « Résistants et collaborateurs pendant la Guerre de Cent ans : le témoignage
des lettres de rémission », dans La « France anglaise » au Moyen Âge, Paris, 1988, p. 130.
La p a ix p r o c l a m é e 223
propos des trêves qui accompagnent le traité de Brétigny : « Mais ceulz, qui
serraient ignorans des dites treues, araient juste cause de la dite ignorans, ne
serroyent pas puniz se il fesoient ou avoient fait aucune chose contre les dites
treues. »127
Quand l’information est portée à la connaissance de « tous », elle risque, par
sa diffusion même, de susciter la « rumour ». Au bruit réglé, normé, officiel
(le son des trompettes, le cri, la lecture) peut répondre le bruit désordonné,
anormé, officieux128. A vrai dire, ce ne sont pas les proclamations de paix qui
motivent le plus de contestations, sur le moment même, on l’a noté, à la diffé
rence de publications fiscales ou administratives129.
Cela dit, informer des négociations en cours, de la conclusion de la paix n’est
pas sans enjeu. Il y a bien une stratégie de la publication. Le Religieux de Saint-
Denis rapporte que la publication des trêves avec les Anglais, se fit pour apaiser
l’opinion mécontente des négociations en cours et des atermoiements des ambas
sadeurs : « [...] Ils reprochaient à leurs ambassadeurs d’avoir, depuis la mort
du duc de Bourgogne, perdu leur temps en démarches inutiles. De peur qu’il
n’éclatât dans Paris à cette occasion quelqu’une de ces révoltes qui sont toujours
si funestes aux grandes villes, on fit promulguer, le dernier jour de cette année
[1419], par ordonnance royale et à cri public, la trêve conclue entre les rois de
France et d’Angleterre en attendant une paix définitive »13°. Alors que les opéra
tions militaires continuent, c’est encore pour répondre à l’opinion qu’on fait
publier une prolongation de ces mêmes trêves, pour éteindre le « murmur » des
Parisiens. Les conseillers assurent que la paix est proche131. Fin 1432, les
négociations de paix à Auxerre n’aboutissent pas à une entente tangible
entre Français, Anglais et Bourguignons. Le Bourgeois de Paris écrit dans son
journal :
« on fit entendre au peuple que [les négociateurs] très bien besogné avaient, mais le
contraire était. Et quand le peuple le sut au vrai, si commencèrent à murmurer moult
127. 7 mai 1360, Rymer, m (I), p. 201. Edition Record Commission EI (I), p. 486. Pour d’autres d’excuses
d’ignorance admises, cf. S. Petit-Renaud , « Faire lay », cit., p. 525.
128. Cf. C. G auvaRD, « Rumeurs et stéréotypes à la fin du Moyen Âge », dans S JÎ.MJE.S.P., La circula
tion des nouvelles au Moyen Âge, Rome/Paris, 1994, p. 165.
129. Cf. N. Offenstadt , « Les crieurs publics », cit., p. 214-216, H. Platelle , « Une révolte populaire à
Saint-Amand en 1356 », dans La guerre et la paix. Frontières et violences au Moyen âge, Comité des
travaux historiques et scientifiques. Actes du 101e congrès des Sociétés savantes (Lille, 1976), Paris,
1978,p . 349-363.
130. « [...] eorum ambassiatores culpabant quod a morte ducis Burgundie frustra ambassiatas continua
verant tediosas. Qui timentes ne inde motus civiles semper magnis urbibus funesti orirentur Parisius,
ultima die hujus anni, edicto regali et voce preconia promulgari fecerunt inducíale fedus initum inter
Francie et Anglie reges sub spe pacis confirmande [...] » Trad. BELLAGUET, Chronique du religieux
de Saint-Denys..., t. VI, p. 386-387.
131. Chronique du religieux de Saint-Denys, cit., t. VI, p. 388.
224 N ic o l a s O f f e n s t a d t
fort contre ceux qui y avaient été, dont plusieurs furent mis en prison, dissimulant que
c ’était afin que le peuple ne s’émut [...] » I32
Germain B utaud
u temps des conciles des paix, l’excommunication fut promue par l ’Église
A comme un moyen privilégié du maintien de l’ordre social. Tous ceux qui
attaquaient les églises, agressaient les clercs et les personnes désarmées devaient
craindre d’être exclus de la communauté chrétienne. La Trêve de Dieu, qui trouva
son premier terrain d’application en Provence, grâce à l’archevêque d’Arles
Raimbaud de Reillanne, étendit plus encore l’emploi de l’excommunication, qui
pouvait désormais sanctionner toutes les violences commises du mercredi soir au
lundi matin, ainsi que pendant les fêtes religieuses1.
L’élaboration de cette nouvelle législation canonique sur l’excommunication
dans le contexte de la société féodale a souvent été étudiée2. Mais il est difficile de
mesurer sa pérennité pour les siècles ultérieurs. En outre, le champ d’application
de l’excommunication ne cessa de s’élargir. La querelle des investitures et le
conflit du Sacerdoce et de l’Empire en firent une arme politique des papes contre
leurs ennemis. La papauté utilisa aussi largement l’excommunication pour définir
et condamner les hérétiques. Au xine siècle, les excommunications furent ainsi sys
tématiques en Provence contre tous ceux qui s’opposaient au « magistère ecclésias
tique »3. De même, à partir d’innocent HI, les papes n’hésitèrent pas à lancer de
véritables croisades contre les pouvoirs laïcs menaçant les possessions de l’Église
en Italie4. Hors du registre politique, l’essor général des juridictions ecclésiastiques
(officialités) permit le développement de l’excommunication pour dettes5.
1. J.-P. POLY, La Provence et la société féodale, 879-1166. Contribution à l ’étude des structures dites
féodales dans le Midi, Paris, 1976, p. 191-204.
2. Cf. par exemple H.-W. Goetz , « La paix de Dieu en France autour de l ’an mil : fondements et objec
tifs, diffusion et participants » dans Le Roi de France et son royaume autour de l ’an mil, Paris, 1992,
p. 131-146, et D. BARTHÉLEMY, L'An Mil et la paix de Dieu. La France chrétienne et féodale,
980-1060, Paris, 1999.
3. Fl. MAZEL, La Noblesse et l'Église en Provence, fin xe-début XIVe siècle. L ’exemple des familles
d’Agoult-Simiane, de Baux et de Marseille, Paris, 2002, p. 455-456.
4. N. HOUSLEY, The Italians Crusades. The papal-angevin alliance and the crusades against Christian lay
powers, 1254-1343, Oxford, 1982.
5. Pour l ’excommunication pour dettes fiscales en Comtat Venaissin, cf. G. BUTAUD, « La perception de
l ’impôt et le recouvrement des arrérages en Comtat Venaissin (fin Xive-début XVe siècle) », dans
226 G e r m a in B u taud
Ainsi au bas Moyen Âge, on peut faire le constat « d’une dérive juridique de
l ’excommunication », conduisant « à de nombreux abus qui affaiblissent sa portée
et son autorité religieuse »*6. Cette question de « l’usure » de l’excommunication
mérite toutefois d’être discutée. Nous le ferons en examinant un point particulier :
la politique de la papauté avignonnaise à l ’égard des gens de guerre, et en parti
culier de ses ennemis directs ; les « envahisseurs des terres de l’Église ». Comme
ce sujet ne semble pas avoir beaucoup intéressé les historiens et les juristes, il ne
s’agira ici que d’apporter quelques pièces au dossier et des éléments de réflexion,
qu’il faudrait affiner, ou corriger, grâce à des recherches dans les Archives vati
canes et une étude des écrits des canonistes de l’époque.
Dans un premier temps, nous verrons comment la papauté avignonnaise
renforça son pouvoir d’excommunication au XIVe siècle. La période que nous étu
dions n ’est en effet pas indifférente dans ce domaine. Dans un deuxième temps,
nous présenterons les procédures contre les agresseurs d’Avignon et du Comtat
Venaissin, c’est-à-dire les chefs de guerre concernés et la forme de la condamna
tion. Cela nous permettra de préciser quelque peu la nature de ces textes condam
nant les violences. Enfin, nous aborderons le problème de la publication des
excommunications et de leur portée.
Au cours du XIVe siècle, les papes d’Avignon consoüdèrent leurs armes spiri
tuelles. Ils le firent selon deux directions. D’abord, ils renforcèrent la protection
de leurs possessions, prolongeant ainsi une tendance amorcée par l’Église depuis
le XIe siècle. Ensuite, ils édictèrent une série de censures visant spécifiquement
les Grandes Compagnies, la nouveauté militaire, scandaleuse pour les clercs, du
milieu du XIVe siècle.
longuement tout ce qui était inviolable : des chapelles et maisons religieuses aux
moindres prélèvements pécuniaires, en passant par les terres, fiefs et castra pos
sédés par l’Église. Tous les ecclésiastiques et les hommes qui dépendaient d’eux
étaient protégés8. Ces dispositions contre les invasores bonorum ecclesiasticorum
furent réitérées et complétées en 1316, lors du concile tenu dans le monastère des
chanoines de Saint-Ruf, aux portes d’Avignon9. L’interdit sur le lieu de résidence
de l’agresseur, ou sur ses possessions, venait s’ajouter à l’excommunication.
Cependant, Jean XXII (1316-1334) approfondit plus encore cette législation
en faisant explicitement des terres pontificales des deux côtés des Alpes un terri
toire protégé. Les compilations de décrétales qui circulaient le plus largement, les
Extravagantes XX Joannis XXII et les Extravagantes communes n’ont pas retenu
ce texte10. E faudrait donc des recherches complémentaires pour retrouver le texte
original au sein de ce pontificat, très riche du point de vue législatif11. Mais les
confirmations ultérieures du texte permettent d’en connaître la teneur12.
E était interdit à tous, laïques ou clercs, d’envahir ou d’occuper, directement
ou indirectement, toutes les possessions dépendant de l’ÉgHse romaine, que ce
soit la Romagne, la Marche d’Ancône ou le Comtat Venaissin par exemple. Ceux
qui aEaient contre cette interdiction seraient excommuniés et l’interdit serait jeté
sur leurs terres et leurs viEes. Les excommuniés perdaient également tous les
privüèges, indulgences, grâces et immunités accordés par l ’Égüse, de même que
tous leurs fiefs et offices dépendant d’un pouvoir ecclésiastique. Les bénéfices
étaient enfin retirés à leur fils et leurs neveux ; ces peines étant valables jusqu’à la
deuxième génération.
Cette constitution fut reprise par les papes suivants : Benoît XE, et
Clément VI qui la réaffirma contre les agresseurs des territoires et des habitants
d’Avignon et du Comtat13. En 1355, Innocent VI dans une bulle rappelait que ces
8. Sacrorum conciliorum nova et amplissima collectio, éd. G.-D. MANSI, t. 24, Venise, 1780,
col. 956-958. Ce canon est en fait présenté comme une reprise d’un canon pris lors du concile
d’Avignon de 1282, dont les décisions sont connues partiellement, cf. ibid., col. 437-446.
9. Sacrorum conciliorum nova et amplissima collectio, éd. G.-D. MANSI, t. 25, Venise, 1782,
col. 748-751 (canons 11,12 et 13).
10. Cf. Corpus juris canonici, éd. E. FRIEDBERG, Leipzig, 1879, t. 2.
11. Nous avons vainement cherché le texte au sein des deux grandes publications de bulles de Jean XXII :
Lettres secrètes et curiales, relatives à la France, éd. A. COULON, S. CLEMENCET, Paris, 1900-1967
(3 t., 9 fase.) et Lettres communes, éd. G. M O L L A I, Paris, 1904-1946 (16 tomes).
12. Nous résumons le texte donné dans une confirmation de Clément VI du 14 juillet 1346 (Magnum
bullarium romanum, éd. L. CHERUBINI, Lyon, 1655,1.1, p. 278) et dans le préambule d’une bulle du
4 décembre 1355, éditée dans Innocent VI (1352-1362). Lettres secrètes et curiales, éd. P. G a s n a u l t ,
M.-H. L a u r e n t , N. G o t t e r i , Paris-Rome, 1959-1976, t. DI, n° 1857, p. 228.
13. Voir la confirmation de Clément VI citée à la note précédente et la bulle d ’excommunication de
Bertrand du Guesclin et de ses complices, le 1er septembre 1368, M. Pro u , Étude sur les relations
politiques du pape Urbain V avec les rois de France Jean II et Charles V (1362-1370), Paris, 1888,
p . 161-162.
228 GERMAIN BUTAUD
Peu de temps après avoir fait, en théorie, de leurs terres une sorte de sanc
tuaire, les papes d’Avignon durent affronter un nouveau contexte militaire : les
Grandes Compagnies19. Il s’agissait de la résurgence d’un problème que l’Église
n’avait plus affronté avec une telle acuité depuis le XIIe siècle. En 1179, le
troisième concile œcuménique de Latran avait condamné comme hérétiques les
routiers qui sévissaient alors, les Cotereaux20.
Au milieu du XIVe siècle, la situation était plus inquiétante pour le pouvoir
pontifical21. En 1357-1358, le Comtat faillit être pillé par les troupes d’Arnaud de
22. H . DENIFLE, La Désolation des églises, monastères et hôpitaux en France pendant la guerre de cent
ans, Paris, 1897-1899, t. H, p. 395 ; Jean FROISSART, Chroniques, éd. S. LU C E, Paris, 1876, p. 73-74 ;
Vitae paparum Avenionensium (1304-1394), éd. E. BA LU ZE, G. M O L L A I, Paris, 1916-1928, t. I,
p. 323 ; N . HOUSLEY, « The Mercenary Companies, the Papacy, and the Crusades, 1356-1378 », dans
Traditio, 38, 1982, p. 262-263.
23. N . Housley, « The Mercenary Companies, the Papacy », cit., p. 263,267.
24. « Die X X m Februarii anno LX dominus P. Ostiensis exivit extra civitatem Carpentoratis contra hostes
qui erant in Sancto Spirito et intravit Momas cum magna turba gentium ». Le 22 février, le recteur du
Comtat avait noté la prise de croix de son représentant auprès du cardinal, N . CO ULET, « Le livre de
raison de Guillaume de Rouffilhac (1354-1364) » dans Genèse et débuts du Grand Schisme d ’Occident
(1362-1394), Colloque d’Avignon, septembre 1978, Paris, 1980, p. 85 ; MATTEO VILLANI, Cronica,
con la continuazione di Filippo Villani, éd. G. PORTA, Parme, 1995, t. E, p. 493.
25. Ces sentences d ’excommunication furent publiées le 29 août 1361 à la grande messe conventuelle de
Saint-Trophime d’Arles, E.-G. LÉONARD, Histoire de Jeanne Ire, reine de Naples et comtesse de
Provence (1343-1382), Monaco-Paris, 1936, t. m , p. 450.
26. M. PRO U , Étude sur les relations politiques, cit., p. 24-26 ; Vitae paparum Avenionensium, cit., t. I,
p. 352,384,396,400.
230 G e r m a in BUTAUD
dans la guerre, à partir pour la Terre sainte, afin de faire pénitence pour leurs
crimes27.
Ce projet ne se réalisa pas et Urbain V décida alors de renforcer les armes
spirituelles contre les Compagnies qui attaquaient d’innocents chrétiens28. Par la
bulle Cogit nos (27 février 1364), il les excommunia mais surtout, à la demande
des populations locales, prêcha la croisade contre elles, accordant une indulgence
plénière pour tous ceux qui mourraient en les combattant29. La bulle Miserabilis
nonnullorum (27 mai 1364) confirma ces indulgences, demandant aux compa
gnies de se dissoudre, et étendit l’excommunication à tous ceux qui entraient en
leur contact, les ravitaillaient ou les conseillaient. Les villes complices risquaient
ainsi l’interdit30. La troisième bulle, Clamat ad nos (5 avril 1365), qui reprenait
les textes précédents, précisa les peines contre les personnes et les localités qui
négociaient avec les Compagnies : les premières, avec leur descendance sur trois
générations, y perdaient leurs offices, leurs fiefs et la fidélité de leurs vassaux ;
les secondes, leurs libertés et leurs privilèges31.
Ces bulles eurent un large écho. Les chroniqueurs mentionnent leurs disposi
tions32 et il y a des indices de leur application. Les malédictions et les difficultés
d’approvisionnement des Compagnies, avec lesquelles aucun chrétien ne devait
entrer en contact, causèrent parfois des vengeances contre les gens d’Église33.
Pour marquer les esprits, le pape avait aussi ordonné de déterrer les cadavres des
gens des Compagnies, de les priver de sépulture et de les mettre face contre terre,
alors que leurs victimes, remarquait-on, avaient les yeux tournés vers le ciel34.
Des sources accordent même aux bulles d’Urbain V un effet presque miraculeux
27. H . DENIFLE, La Désolation des église, cit., t. H , p. 377, n. 2, 444 ; N. HOUSLEY, « The Mercenary
Com panies, the Papacy », cit., p. 271-272.
28. N. HOU SLEY , « The Mercenary Com panies, the Papacy », cit., p. 265-266.
29. H . DENIFLE, La Désolation des église, cit., t. H , p. 445 ; N. HOUSLEY, « The M ercenary Companies,
the Papacy », cit., p. 264.
30. H. DENIFLE, La Désolation des église, cit., t. H, p. 446-447.
31. Ibid.,?. 450-451.
32. U n chroniqueur norm and en fait un bon résum é, qu’il situe en 1367 : « Urbain, pape de Romme,
excom m enia les dictes compengnes et m audit de Tauctorité Saint Pierre et Saint Poi et tous leurs sous-
tenans appertement ou couvertem ent, tous leurs aliez et tous leurs confortans ou qui riens leur adminis-
treroient, de tous sains sacremens de Sainete Eglise les priva, et de tous biens temporeux et
espiritueulx par succession ou autrement eulx et leurs hoirs privoit jusquez au tiers genouil »,
Chronique des quatre premiers Valois (1327-1393), éd. S. LUCE, Paris, 1862, p. 192. Voir aussi la
Prima vita et la Secunda vita Urbani V, Vitae paparum Avenionensium, 1.1, p. 354,385.
33. « Par toute Teglise du povoir de Rom e fut commandé que les dictes com pengnes fussent excommenies
et engregies et le feu et l ’iaue de quoy ilz prenoient leur sustentación et les vivres dont ilz vivoient. Par
quoy les dictes com pengnes firent trop de griefz et de tourments aux ministres de Sainete Église, quant
ilz les prenoient, et plusieurs en m istrent à m ort » (1367), Chronique des quatre premiers Valois, cit.,
p. 192.
34. Vitae paparum Avenionensium, 1.1, p. 410 (écrit par Aymery de Peyrac).
L ’e x c o m m u n ic a t io n d e s a g r e s s e u r s d e s t e r r e s d e l ’é g l is e 231
dans la disparition des Compagnies35. Cependant, dans les faits, ce fut en 1365 le
succès du nouveau projet de Croisade en Espagne proposé aux troupes qui permit
au royaume de France de profiter d’un vrai répit.
Dès le pontificat d’Urbain V, la papauté disposait donc d’un pouvoir d’ex
communication renforcé. Au sein des biens de l ’Église, Avignon et le Comtat
Venaissin jouissaient d’un statut spécifique. Directement concerné par le danger
des Grandes Compagnies, Urbain V avait forgé un nouveau droit contre les gens
de guerre.
Les e x c o m m u n i é s et l e u r s c r im e s
Durant un siècle, il est permis d’observer une série de procédures contre les
agresseurs des terres de l’Église (cf. tableau en annexe36). Ces bulles intéressent
l’histoire militaire de la région comtadine mais aussi la diplomatique de l ’ex
communication.
35. Ibid., 1.1, p. 354-355 (Prima vita Urbani V ), p. 407 (Aymery de Peyrac).
36. Pour alléger le tableau, nous ne répétons pas les références de chaque excom m unication : on les
trouvera dans les notes au fil du texte.
37. Innocent VI, lettres secrètes et curiales, cit., t. Ett, n° 1857.
38. L . BARTHELEMY, Inventaire chronologique et analytique des chartes de la maison des Baux,
M a r s e ille , 1882, n° 435 (29 a o û t 1365) ; Lettres secrètes et curiales du pape Urbain V (1362-1370) se
rapportant à la France, éd. P. LECACHEUX, G. M OLLAT, P a r is , 1902-1955, n° 1927.
39. Lettres secrètes et curiales du pape Grégoire X I relatives à la France, éd. L . M lR O T , H. JASSEMIN,
J. VffiLLiARD, G. M o l l a i et E.-R. L a b a n d e , Paris, 1936-1957, n° 2992 (18 juin 1373).
232 G e r m a in B u taud
40. Pour ces derniers crim es, la lettre de rém ission de Charles VU fut donnée à Jam eau en m ai 1430. Les
bulles d ’absolution de M artin V sont du 13 juillet suivant, elles stipulaient qu’Hum bert devait restituer
la rançon à ceux qu’il avait capturés, G. BRIZAJRD, Histoire généalogique de la maison de Beaumont en
Dauphiné, Paris, 1779, t. I, p. 155-156 ; t. H, p. 427-428 ; J. CHEVALIER, Mémoires pour servir à
l ’histoire des comtés de Valentinois et de Diois, Paris, 1906, t. II, p. 98-99.
41. Par une bulle du 5 mars 1414, C. FAURE, Étude sur l ’administration du Comtat Venaissin du XIIIe au
XVe siècle (1229-1417), Paris-Avignon, 1909, p. 168.
42. Archives départementales de Vaucluse : 3 E 71/227, f®47 v° (relation du notaire Robert Du Bosquet),
cf. J.-P. ISNARD, « Une équipée de quelques habitants du Valentinois ou la prise de Valréas », dans
Bulletin de la société d ’archéologie et de statistique de la Drome, 2 6 , 1892, p. 251-252.
43. Le pape ordonna à l’archevêque d ’Arles de procéder canoniquem ent contre Robert de Duras le 2 mai
1355 , Innocent VI, lettres secrètes et curíales, cit., t. m , n° 1486.
44. L a bulle d ’excom m unication est du 1er septembre 1368, Lettres secrètes et curiales du pape Urbain V
(1362-1370) se rapportant à la France, cit., n° 2839 ; M . PROU, Étude sur les relations politiques, cit.,
p . 161-163.
45. A. N. : P 1351, n°* 6 9 4 ,6 9 6 ,6 9 7 ,6 9 8 ,6 9 9 .
L ’EXCOMMUNICATION DES AGRESSEURS DES TERRES DE L'ÉGUSE 233
52. A. N. : P 1351, n° 694 ; N. VALOIS, « Raymond de Turenne et les papes d ’Avignon (1386-1408) »,
dans Annuaire-Bulletin de la Société de l ’Histoire de France, 26, 1889, p. 235 ; N. VALOIS, La France
et le grand schisme d ’Occident, cit., t. D, p. 355.
53. A. N. : P 1351, n° 694 ; N. VALOIS, « Raym ond de Turenne », cit., p. 220.
54. Gantonnet d ’Abzac, Guillaume Pot et Tristan Roger de Beaufort.
55. A. N .: P 1351, n« 694.
56. A. N . : P 1351, n°s 69 6 ,6 9 7 ,6 9 8 ,6 9 9 .
57. Cette bulle doit être de la fin décembre 1426. J.-J. Gib e r t i , L ’Histoire de la ville de Pernes, M arseille,
1925, p. 458-459 ; J. FORNERY, Histoire du Comté Venaissin, cit., t. I, p. 442 ; P. Pa n sie r , Les
Boucicaut à Avignon, cit., p. 67-68.
L ’EXCOMMUNICATION DES AGRESSEURS DES TERRES DE VÉGLISE 235
On retrouve en tête Charles de Poitiers, des nobles mais aussi de modestes servi
teurs, comme Jean Perinei, alias Perret, secrétaire de l’évêque de Valence et deux
frères carmes. Il s’agit d’une liste bien informée, même si l’un des excommuniés,
Jean de Champeyroux, affirma qu’il n’avait pas participé à la guerre et était resté
chez lui en Touraine58.
Cette capacité d’enquêter pour constituer une liste d’ennemis à ostraciser est
une manifestation du développement de l ’administration pontificale, et de son
efficacité. Les évêques et les archevêques pouvaient cependant être aussi éner
giques pour collecter les noms de leurs ennemis. Une bulle fulminée en février
1402 par l ’archevêque de Vienne contre les frères Torchefelon leur associait
trente-neuf complices. Elle les suspectait par ailleurs de l’hérésie vaudoise et
signalait qu’ils avaient créé, en dérision de la dignité ecclésiastique, un pape, un
archevêque, un official, et leur demandaient l ’absolution de leurs crimes.. ,59
La phraséologie particulière des bulles d’excommunication - la part de tradi
tion que renferme ces textes contre des mauvais chrétiens, le souci de faire rentrer
chaque ennemi dans la catégorie prédéfinie des ennemis de l’Église - ne doit
donc pas faire oublier que le texte affiché sur les portes et proclamé dans les
diocèses était aussi le résultat d ’une procédure spécifique, d’une véritable enquête
qui visait un chef de guerre et son entourage, coupables de crimes précis. En ce
sens, pour reprendre des catégories de canonistes, l’excommunication était
ab homine, émanant d’un pape déterminé, per modum praecepti particularis, se
rapportant à un fait particulier ou à un certain nombre de personnes seulement.
D if f u s io n e t e ffic a c it é d e s e x c o m m u n ic a t io n s po n t ific a l e s
À première vue, la liste assez longue des ennemis de l’Église incline à penser
que l’excommunication pontificale était peu dissuasive. L’efficacité de l’arme
spirituelle semble bien émoussée. Toutefois, plusieurs indices montrent que
l’excommunication n’était pas vaine pour les autorités et que les gens d’armes
eux-mêmes les considéraient avec sérieux.
Ainsi les menaces d’excommunication pesant sur les ennemis de l’Église
étaient-elles réitérées quand le danger approchait, comme un élément de la
routine de la mise en alerte. Au début de l’été 1374, des troupes de Bretons
étaient massées dans le Bas-Languedoc et la rumeur de leur venue en Provence
courait. La proximité de ces troupes inquiéta immédiatement toute la région60.
61. L. M lR O T , « Sylvestre Budes et les Bretons en Italie », dans Bibliothèque de l'École des Chanes, 58,
1897,p. 588.
62. Archives communales de L’Isle-sur-la-Sorgue : CC 42, f° 2 r° (26 et 29 juin 1374 : lettres ordonnant de
faire bonne garde).
63. K.-H. SCHÄFER, Die Ausgaben der Apostolichen Kammer unter den Pasten Urban V. und Gregor XI.
(1362-1378), Paderborn, 1937, p. 573 (25 juin 1375 : paiem ent du m essager pour avoir fait ces publi
cations).
64. Archivio segreto Vaticano : cam. ap., Introitus, et Exitus 3 7 1 ,f°8 7 v° (25 août 1394).
65. Bibliothèque municipale de C arpendas : m s. 795, f° 22 v° ; Archives départementales de Vaucluse :
C 142, f° 38 v° ; C 144, f° 3 r°.
L ’EXCOMMUNICATION DES AGRESSEURS DES TERRES DE L ’ÉGLISE 23 7
diocèse. Ainsi, l’excommunication est si bien publiée que tout le monde en a peur, par
l’amour de Dieu »66.
Une deuxième lettre du 25 janvier 1427 nous apprend que cette proclamation
eut un effet immédiat puisqu’un chevalier de Villeffanche-sur-Saône fut convo
qué devant l’archevêque car son fils faisait partie des complices de Boucicaut.
Berto Buzaffi ajoute ensuite :
« Dans ce pays, on tient grand compte de l’excommunication par la façon dont elle a
été publiée, comme je vous en fait part dans une autre lettre. Et ce jour, j’ai envoyé le
procès en Auvergne pour le faire publier dans tout l’évêché de Clermont car on m’a dit
que dans cette région nos ennemis se rassemblent »67.
Pour les contemporains, l’excommunication pouvait avoir donc une réelle
utilité. Bien proclamée, et véritablement prêchée en langue vernaculaire, selon
des cérémonies qui pouvaient être longues68, il s’agissait d’une parole qui pouvait
dissuader des hommes d’armes de rejoindre une expédition militaire hostile. Des
rites séculaires accroissaient la force de la parole : on actionnait les cloches des
églises, comme le signale Buzaffi, symboüquement on éteignait des cierges pour
signifier l’exclusion des excommuniés de la société des fidèles. La dernière bulle
de Benoît X m contre Raymond de Turenne indiquait des rites de malédiction.
L’interdit était jeté sur tous les lieux où résidaient Raymond et ses compüces. Les
prêtres devaient chaque dimanche et jour de fête organiser une procession en
portant une civière devant la porte des excommuniés ou, du moins, à travers les
chemins, en chantant le psaume 109, le psaume imprécatoire, puis lancer à terre
trois cailloux en signe de malédiction étemelle69. Les chevaliers et les seigneurs
perdaient leur titre et n’apparaissaient plus que comme olim miles, olim dominus.
Les coupables devaient ainsi de soumettre, se présenter en consistoire afin d’être
jugés et réconciliés avec l’Église, faire pénitence et restituer leur butin.
Que penser cependant de l’attitude des hommes de guerre face à ces excom
munications ?
66. « Yeu ay facbs publicar nos escumenges si altenticament et an ci grant solempnitat que totas las cam
panas de Lion sonant, et fachas publicar et rom ansar las et lo curat m ajor nomnat hom e par hom e et lo
sermonador après dinar, et dire públicam ent tochs los m aleficis, et fach sagellar las copias del sagel de
m ossen de Lion, et clavar à sant Juhan et à sant Nezier, que son las grans gleysas d ’ayssi, et fach far
copias et m andat las per la diocesia. Si es si ben publicade que tot lo m onde n ’a paor per amor de
dieu », P. PANSIER, Les Boucicaut à Avignon, cit., p. 244.
67. « En aquest pays fan grant conte de l ’escumenge en la m aniera que es estat publicat com m a per autra
vos ho ay m andat, et aquest jort ay m andat lo proces en Alvem ha per far lo publicar per tota Pavescat
de Clarmont, car hon m ’a dich que en aquel pays se acampon nostres enemics », P. PANSIER, Les
Boucicaut à Avignon, cit., p. 248.
68. On peut même se dem ander si les bulles visant Raymond de Turenne étaient intégralement lues ou
traduites, tant elles sont longues et com portent des répétitions...
69. A. N. : P 1351, n° 699 ; N. Va l o is , « Raymond de Turenne », cit., p. 247.
238 G e r m a in B u taud
70. Froissart place cette parole en 1391, soit avant la prem ière excom m unication de Raymond de Turenne.
71. JEAN Froissart, Chroniques, éd. J . Kervyn de LETTENHOVE, Bruxelles, 1867-1877, t. XIV, p. 297.
72. Archives départementales de Vaucluse : B 7, f° 52 r° ; L .- H . LABANDE, « Bertrand du Guesclin et les
États pontificaux de France », dans Mémoires de l'Académie de Vaucluse, 2e série, 4, 1904, p. 75 ;
D. W H IT M A N , Calendar o f the Letters o f Arnaud Aubert, camerarius apostolicus, 1361-1371, Toronto,
1992, p .2 7 3 .
73. Cf. N. HOUSLEY, « The M ercenary Com panies, the Papacy », cit., n. 22, p. 278.
74. K. Fowler, Medieval mercenaries, cit., p. 143-149 ; N. HOUSLEY, « The Mercenary Companies, the
Papacy », cit., p. 279.
L ’e x c o m m u n ic a t io n d e s a g r e s s e u r s d e s t e r r e s d e l ’é g l is e 239
75. F. E hrle , « Neue Materialen zur Geschichte Peters von Luna (Benedicts Xm .) », dans Archiv fier
Literatur- und Kirchengeschichte des Mittelalters, 6,1892, p. 146. La lourdeur de cette pénitence est à
la mesure d’un crime, dont Benoît X m , enfermé dans son palais, le 21 mai 1399, avait affirmé qu’il
était impardonnable, ibid., p. 305.
76. Ibid., j,. Al (13 février 1408).
77. Cet ultimatum date du 14 août 1425, P. PANSIER, Les Boucicaut à Avignon, cit., p. 228-230. Mais
P. Pansier, dans le corps de son texte, le situe le 25 janvier 1425, ibid., p. 52.
78. P. PANSŒR, Les Boucicaut à Avignon, cit., p. 230-233,57-58.
79. F. EHRLE, « Aus den Acten des Afterconcils von Perpignan 1408 », dans Archiv fu r Literatur- und
Kirchengeschichte des Mittelalters, 5,1889, p. 85 (23 mai 1426).
240 G e r m a in B u taud
80. L’excommunication fut confirmée par Calixte m le 25 février 1458 et par Pie H le 17 janvier 1459,
F. BARON, Le Cardinal Pierre de Foix le Vieux (1386-1464) et ses légations, Amiens, 1920, p. 110-111,
n. 7.
L ’e x c o m m u n ic a t io n d e s a g r e s s e u r s d e s t e r r e s d e l ’é g l is e 241
s’ils ne les avaient plus en leur possession. Ils pouvaient également les déposer au
lieutenant du sénéchal de Montélimar. Tous s’obligèrent devant les cours de
justice à la façon d’une reconnaissance de dette. Ensuite, ils demandèrent aux
syndics de Valréas leur consentement à la levée des sentences d’excommunica
tions lancées contre eux. Enfin, après ce consentement, tous se mirent à genoux
devant l’official, renouvelèrent leurs aveux et reçurent l’absolution. Pierre
Troignon fut le dernier à observer le cérémonial, mais in extremis, au moment où
la séance était levée, un excommunié parut dans la salle d’audience et avoua son
butin, un manteau usé et un autre fort petit, et il fut absous81. Une cérémonie
similaire fut organisée à Montélimar le 2 juin, où comparurent le seigneur de
Chabrillan et dix autres coupables. Quelques retardaires remboursèrent leur
méfait jusqu’en 145982.
L’efficacité des sentences ecclésiastiques dans ce cas s’explique assez bien.
Les excommuniés étaient originaires du Dauphiné, de Montélimar, Livron, Loriol
en particuber. La proximité du pouvoir pontifical faisait que l’excommunication
était appliquée et constituait un réel handicap social.
81. J.-P. ISNARD, « Une équipée de quelques habitants du Valentinois » ,cit.,p . 263.
82. Tout ce qui précède est détaillé par J.-P. I s n a r d , « Une équipée de quelques habitants du Valentinois »,
cit.,p. 256-265.
242 G e r m a in B utaud
spirituelles n’empêcha pas les terres de l’Église d’être pendant près d’un siècle la
cible des guerriers. Mais l’on peut penser que les violences furent plus contenues
en Comtat qu’en Provence ou en Languedoc. De même, si l’excommunication
n’était pas suffisante pour discipliner les gens de guerre, elle était un moyen de
faire pression sur eux. Elle contribuait à saper leurs forces et mobilisait en
quelque sorte les populations contre eux. Les agresseurs de l’Église aspiraient
également à être pardonnés par leur victime et parfois faisaient-ils même répara
tion de leurs crimes. Chaque conflit portait en lui une dialectique de l’excommu
nication et de l’absolution. Ainsi, ce qui peut paraître comme une faiblesse de la
papauté, se trouve en fait au cœur de l’excommunication : celle-ci est temporaire,
et n’est pas que vindicative, mais cherche l’amendement des coupables et leur
conversion.
A n n e x e . Les p r o c é d u r e s d ’e x c o m m u n i c a t i o n
R o s a M a r ia D e s s í
« En chacun de nous, suivant des proportions variables, il y a de l ’homme d ’hier ; c ’est même l ’homme
d ’hier qui, par la force des choses, est prédominant en nous, puisque le présent n 'est que bien peu de
choses, comparé à ce long passé au cours duquel nous nous sommes formés et d ’où nous résultons.
Seulement, cet homme du passé, nous ne le sentons pas, parce qu’il est invétéré en nous ; il forme la partie
inconsciente de nous-mêmes. Par suite, on est porté à n ’en pas tenir compte, non plus que de ses exigences
légitimes. Au contraire, les acquisitions les plus récentes de la civilisation, nous en avons un v if sentiment
parce qu’étant récentes elles n'ont pas encore eu le temps de s'organiser dans l ’inconscient »
(É. Durkheim, L ’Évolution pédagogique en France, Paris, 1938, p. 16).
U HABITUS ET LA PROPHÉTIE
ans une étude consacrée aux pratiques de la parole de paix dans l’histoire de
D l’Italie urbaine, la référence à François d’Assise paraît aller de soi1. Thomas
de Spalato évoque, en un passage fameux, le discours, auquel il avait assisté, que
François tint à Bologne en 1222 devant le palais du podestat, afin de réconcilier
les familles en lutte. Ce ne fut pas vraiment un sermon, écrit le chroniqueur, mais
une quasi-concio, développée à partir de trois mots : angeli, homines, daemones2.
1. Sur François et la paix, ainsi que sur le mythe du pacifisme franciscain, je renvoie à la contribution de
R . M lCH ETTI dans ce volume.
2. « Nec tamen ipse modum predicantis tenuit, sed quasi condonantis » (THOMAS D E SPALATO, Historia
Salonitarum, éd. P. A. L e m m e n s , « Testimonia minora saec. X m de sancto Francisco », dans Archivum
Franciscanum Historicum, 1, 1908, p. 69). Comme l ’a souligné tout d’abord C. DELCORNO (« Origini
della predicazione francescana », dans Francesco d'Assisi e Francescanesimo dal 1216 al 1226, Assise,
1977, p. 127-160, ici p. 150-153), le chroniqueur entend ici établir une analogie avec l’art oratoire des
dirigeants des cités. Z . ZAFARANA, « La predicazione francescana », dans Francescanesimo e vita reli
giosa dei laici nel ’200, Atti dell’ VHI Convegno intemazionale, Assisi, 16-18 ottobre 1980, Pérouse,
1981, p. 205-250 (repris dans EA D EM , Da Gregorio a Bernardino da Siena. Saggi di storia medievale,
éd. O. C a p i t a n i , C. L e o n a r d i , E. M e n e s t ò , R. R u s c o n i , Pérouse-Florence, 1987), a insisté sur ce
point. E. A r t i f o n i , « Gli uomini dell’assemblea. L’oratoria civile, i concionatori e i predicatori nella
società comunale », dans La Predicazione dei frati dalla metà del ’200 alla fine del ’300, Atti del XXII
Convegno della Società intemazionale di studi francescani, Spolète, 1995, p. 141-188, ici p. 160-164,
est revenu de manière décisive sur cette question. Sur l’éloquence politique en Italie : E. A r t i f o n i ,
« Sull’eloquenza politica nel Duecento italiano », dans Quaderni medievali, 35, 1993, p. 57-78 ;
C. DELCORNO, « Professionisti della parola : predicatori, giullari, concionatori », dans Tra storia e
246 R o sa M a r ia D e s s í
Un autre récit bien connu, rapporté par la Compilatio Assisiensis dans les années
1240* 3, évoque la pacification réclamée par François pour mettre fin à un conflit
opposant l’évêque et le podestat d’Assise4. Malade et ne pouvant agir en
personne, François avait demandé à ses compagnons d’inviter le podestat et les
magnats de la ville à se rencontrer ad episcopatum et de chanter le Cantique de
frère Soleil, notamment les vers sur le pardon qu’il avait composés et ajoutés à
son Cantique « en cette occasion ». François avait annoncé que le conflit aurait
été ainsi résolu : « ils se pacifieront l’un l’autre et en reviendront à leur amitié et à
leur amour d’avant »5.
Comparons les deux récits. Le premier, limité à l’essentiel, se présente comme
une reportatio très succincte. L’événement est décrit sans les ornements caracté
ristiques de la narration hagiographique : il n’y eut ni miracle, ni prophétie, mais
seulement des paroles de paix prononcées sous la forme d’une quasi-concio6.
Dans le second récit, la pacification est associée à une série d’événements mira
culeux et à la réalisation d’une prophétie : le Cantum fratris Solis, chanté par les
simbolo. Studi dedicati a Ezio Raimondi, Florence, 1994, p. 67-90 ; E. ARTEFONI, « Retorica e organiz
zazione del linguaggio politico nel Duecento italiano », dans Le Forme della propaganda politica nel
Due e Trecento (Trieste, 2-5 marzo 1993), Rome, 1994, p. 157-182 ; P. C a m m a r o s a n o , « L’éloquence
laïque dans l ’Italie communale (fin du xne-xrve siècle) », dans Bibliothèque de l'École des Chartes,
158, 2000, p. 431-442 ; R. M. D ESSI, « La giustizia in alcune forme di comunicazione medievale.
Intorno ai protesti di Giannozzo Manetti e alle prediche di Bernardino da Siena », dans Letteratura in
forma di sermone. I rapporti tra predicazione e letteratura nei secoli XIII-XVI (Bologna, 15-17 novem
bre 2001), éd. G. AUZZA S, G. BAFFETTI, C. D e l c o r n o , Florence, 2003, p. 201-232, en particulier
p. 218-232. En ce qui concerne le début du discours de François d’Assise, les trois mots utilisés, à l ’ins
tar du thème d ’un sermon (angeli, homines, daemones), font penser à la structure du De bono pacis
longtemps attribué à l’évêque Rufin d ’Assise, où sont distinguées trois sortes de paix : celle d ’Égypte
(du diable), celle de Babylone (du monde, entre les hommes) et enfin celle de Jérusalem (des bienheu
reux et des anges). Contrairement à ce qui est suggéré par A. BRUNACCI et G. CATANZARO (Magistri
Rufini episcopi De bono pacis, Assise, 1986, p. 28-31), l ’auteur du De bono pacis n ’est pas le Rufin
évêque d ’Assise, mais sans doute Rufin de Sorrente. Voir à ce propos la récente édition du De bona
pacis par R. DEUTINGER, dans MGH Studien und Texte, 17, 1997, qui attribue l’oeuvre à l ’archevêque
de Sorrente, Rufin, ancien moine du Mont-Cassin.
3. Cf. E. P r in z t v a l l i , « Francesco e il francescanesimo : consapevolezze storiografiche e prospettive »,
dans Francesco d 'Assisi fra Storia, letteratura e iconografia, éd. F. E. CONSOLINO, Cosenza, 1996,
p. 69-81 ; R. M ICHETTE « Francesco d ’Assisi e l’essenza del cristianesimo », dans ibid., p. 37-67 et
ID EM , Francesco d ’Assisi e il paradosso della « Minoritas ».L a « Vita beati Francisci » di Tommaso
da Celano, Rome, 2004.
4. « Magna verecundia est vobis servis Dei, quod episcopus et potestas ita se ad invicem odiunt et nullus
de illorum pace et concordia se intromittit » (Compilatio Assisiensis, dans Fontes franciscani, éd.
E. M EN ESTÒ , S. B r u f a n i , G. C r e m a s c o l i et al., Assise, 1995, p. 1599-1600).
5. « Ite et coram episcopo et potestate et aliis qui sunt cum ipsis cantate “Cantum fratris Solis", et
“Confido in Domino ” quod ipse humiliabit corda ipsorum et pacificabuntur ad invicem et revertentur
ad pristinam amicitiam et dilectionem » (Compilatio Assisiensis, p. 1600-1601). Il n’est pas inintéres
sant de signaler que dans le Speculum perfectionis, l’épisode est inséré sous la rubrique De spiritu pro
phetiae (ibid. p. 2013-2015).
6. E. A r t i f o n i , « Gli uomini dell’assemblea », cit., p. 161-164.
P r a t iq u e s d e l a p a r o l e d e p a ix d a n s l ’h is t o ir e d e l ’I t a l ie u r b a in e 24 7
7. J ’exclus donc ici les discours de paix qui avaient comme but la justification de la guerre contre les
Infidèles, car la problématique est en partie différente.
8. Sur les rapports entre papauté et lutte anti-hérétique, voir A. PIAZZA, « Affinché ... costituzioni di tal
genere siano ovunque osservate. Gli statuti di Gregorio IX contro gli eretici d’Italia », dans Scritti in
onore di Girolamo Arnaldi offerti dalla Scuola nazionale di studi medioevali, Rome, 2001 (Nuovi studi
storici, 54), p. 425-458, en particulier p. 457, ainsi que les contributions d’A. PIAZZA (avec la biblio
graphie) et de M. Zerner dans ce volume.
9. Très vaste bibliographie sur la question. Pour ne citer que quelques titres fondamentaux :
H. GRUNDMANN, « Litteratus - illitteratus. Der Wandel einer Bildungsnorm vom Altertum zum
Mittelalter », dans Archiv f . Kulturgeschichte, 40,1958, p. 1-65 ; Y. CONGAR, « Clercs et laïcs au point
de vue de la culture au Moyen Age : Laicus = sans lettres », dans Studia mediaevalia et mariologica
P. Carolo Balie O P M ., Rome, 1971, p. 309-332 ; P. Z u m t h o r , « Litteratus / illitteratus. Remarques
sur le contexte vocal de l ’écriture médiévale », dans Romania, 106, 1985, p. 1-18 ; M. T. C l a n c h y ,
From Memory to Written Record. England, 1066-1307, Cambridge Mass., 19932.
248 R o sa M a r ia D e s s í
question par la suite - , mais plutôt la parole envisagée comme pratique sociale.
Zelina Zafarana avait bien compris l’importance d’une « histoire de la prédication
prenant en considération non seulement la chaire, mais aussi le moment de la
prédication en tant que fait culturel global », car « la prédication n’est pas seule
ment l’expression de personnes singulières ; c’est le fruit d’un milieu et le résultat
d’une œuvre d’une certaine manière collective »10. Ce n’est pas uniquement la
prédication, mais toute forme de prise de parole publique qu’il conviendrait
d’envisager comme un « fait culturel global ». La distinction, souvent prélimi
naire à l’analyse des documents, entre discours religieux et discours politique est,
me semble-t-il, moins adaptée aux réalités médiévales que celle qui renvoie aux
catégories de litterati et d’illitterati, binôme correspondant, du moins pendant un
certain temps, à celui de clercs et laïcs. Pour autant, ces catégories renvoient à des
réalités qui ne sont pas immuables : à partir du xne siècle, le monde des litterati
s’élargit sans cesse à de nouveaux groupes sociaux11.
Dans le cas mentionné au début de cette étude, c’est la quasi-concio ou le
quasi-sermon de François d’Asisse qui attire en premier lieu l’attention. La prédi-
cation-concio suppose la rencontre, dans un contexte précis, entre un orateur et
son public ; il s’agit d’une pratique sociale qui peut précéder des événements
subversifs (on pense aux mouvements hérétiques) ou dont la fonction est de
maintenir et de légitimer l’ordre d’une société : en favorisant la paix civile,
laquelle s’accompagne généralement d’un pacte juridique et même du renouvelle
ment des statuts urbains. Dans un cas comme dans l’autre - rupture ou maintien
de l’ordre - , cette pratique suppose la promotion de nouvelles formes de commu
nication12 et se constitue en modèle pour de nouveaux systèmes de relation entre
les individus et les institutions. Si l ’on considère le discours parénétique comme
une pratique sociale, la notion d'habitus proposée par Pierre Bourdieu peut s’avé
rer utile pour apprécier les variations de cette pratique, tout en reconnaissant
l’autonomie relative des acteurs sociaux par rapport aux situations immédiates.
Afin de rendre compte des usages de la parole publique, il faut alors recourir à
10. Z . ZAFARANA, « Bernardino nella storia della predicazione popolare », dans Bernardino predicatore
nella società del suo tempo, Convegni del Centro di Studi sulla Spiritualità Medievale, XVI, Todi,
9-12 ott. 1975, Todi, 1976, p. 39-70, notamment p. 69-70, repris dans EA D EM , Da Gregorio a
Bernardino da Siena, cit.
11. A. PETRUCCI, « Pouvoir de l ’écriture, pouvoir sur l’écriture dans la Renaissance italienne », dans
Annales ESC, 43,1988, p. 823-847 ; C. DlONISOTTI, « Chierici e laici », dans Geografia e storia della
letteratura italiana,Turin, 1967, p. 55-88.
12. Sur les relations entre communication orale et communication visuelle : L. BOLZONI, La Rete delle
immagini. Predicazione in volgare dalle origini a Bernardino da Siena, Turin, 2002. Comme cela a été
affirmé par M. M. D o n a t o (« La bellissima inventiva : immagini e idee nella Sala della Pace », dans
Ambrogio Lorenzettì : il Buon governo, éd. E. CASTELNUOVO, Milan, 1995, p. 23-41, ici p. 29), la
fresque du Bon Gouvernement de Sienne est « comme une prédication figurée ». J’ai avancé quelques
hypothèses sur les rapports entre les discours des laïcs sur la justice et le Bon Gouvernement :
R. M. DESSI, « La giustizia in alcune forme di comunicazione medievale », cit., p. 224-229.
P r a t iq u e s d e l a p a r o le d e p a ix d a n s l ’h is t o ir e d e V I t a l ie u r b a in e 249
trois notions : l’enjeu, la stratégie et Vhabitus. Ces catégories - qui doivent être
analysées dans leurs interrelations - correspondent à trois types d’interprétation.
En ne considérant que l’enjeu et la stratégie, nous risquerions de réduire les
pratiques de la parole à un processus mécanique : eu égard à un enjeu, qui est le
facteur de cohésion sociale, la stratégie est la réponse explicite de la personne ou
du groupe qui s’adonne à ces pratiques dans une conjoncture précise. Bien que
nécessaires et fonctionnelles, les prises de parole publiques sont aussi partielle
ment autonomes par rapport aux situations concrètes, en tant qu’elles résultent,
précisément, de la relation dialectique entre telle situation et l ’habitus, ce dernier
étant entendu comme le produit de l’éducation, qui laisse une porte ouverte au
champ du possible en histoire13.
Pour reconnaître aux pratiques de la parole un rôle actif dans les processus
sociaux, la définition wébérienne de la prédication peut être d’un certain
secours14. Selon Max Weber, la prédication participe à la prophétie : elle perd
généralement de son importance lorsque la routine transforme la religion révélée
en entreprise sacerdotale. Le pouvoir de la prédication est le plus fort dans les
moments de tensions et de crise, c’est-à-dire lorsque le prédicateur peut se faire
prophète. Le prophète suscite une rupture de l’ordre social, mais légitime et justi
fie en même temps, sans en être toutefois conscient, un ordre nouveau.
Considérer que le moment prophétique et la rupture de l ’ordre ne sont pas tout à
fait prévisibles, en tant qu’ils résultent de la rencontre entre Vhabitus et la
conjoncture, permet d’échapper à l’illusion de la totale autonomie du discours
religieux et, à l’opposé, aux théories qui en ferait un simple reflet des structures
sociales ou une réponse mécanique aux besoins de la société15.
13. « La pratique est à la fois nécessaire et relativement autonome par rapport à la situation considérée
dans son immédiateté ponctuelle parce qu’elle est le produit de la relation dialectique entre une situa
tion et un habitus, entendu comme un système de dispositions durables et transposables qui, intégrant
toutes les expériences passées, fonctionne à chaque moment comme une matrice de perceptions,
d’appréciations et d’actions, et rend possible l ’accomplissement de tâches infiniment différenciées
[...] » (P. BOURDIEU, Esquisse d ’une théorie de la pratique, Paris, 1972, p. 178). Sur l’emploi variable
de la catégorie d’habitus dans la sociologie de P. Bourdieu, voir les remarques d’A. TORRE (« Percorsi
della pratica 1966-1995 », dans Quaderni storici, 90, 1995, p. 799-829) qui souligne les risques liés à
l ’emploi d’habitus et stigmatise la « perdita di valore della interazione concreta, delle situazioni in cui
i fenomeni sociali si producono e manifestano » dans le but de réévaluer la valeur de Taction (ibid.,
p. 816). Alain Guerreau souligne, au contraire, l ’utilité des catégories d ’enjeu, stratégie et habitus pour
« penser l ’imbrication du temps dans la structure sociale » (A. GUERREAU, L ’Avenir d ’un passé incer
tain. Quelle histoire du Moyen Âge au XXIe siècle ?, Paris, 2001, p. 225-226).
14. Sur les théories wébériennes concernant la prophétie et le chef charismatique, cf. P. BOURDIEU,
« Genèse et structure du champ religieux », dans Revue française de sociologie, 12,1971, p. 295-334,
en particulier p. 331-334.
15. « Max Weber, qui s’accorde avec Marx pour établir que la religion remplit une fonction de conserva
tion de l ’ordre social en contribuant, pour parler son langage même, à la « légitimation » du pouvoir
des « dominants » et à la « domestication des dominés », fournit le moyen d ’échapper à l ’alternative
250 R o sa M a r ia D e s s í
simpliste dont ses analyses les plus incertaines sont le produit, c’est-à-dire à l’opposition entre l ’illu
sion de l ’autonomie absolue du discours mythique ou religieux et la théorie réductrice qui en fait le
reflet direct des structures sociales : mettant en pleine lumière ce que les deux positions opposées et
complémentaires ont en commun d ’oublier, à savoir le travail religieux que réalisent les producteurs et
les porte-paroles spécialisés, investis du pouvoir, institutionnel ou non, de répondre, par un type déter
miné de pratique ou de discours, à une catégorie particulière des besoins propres à certains groupes
sociaux, il trouve dans la genèse historique d’un corps d’agents spécialisés le fondement de l’auto
nomie que la tradition marxiste accorde, sans en tirer toutes les conséquences, à la religion [...] »
(P. BOURDIEU, « Genèse et structure du champ religieux », cit., p. 299). Sur la sociologie de la reli
gion, cf. S. TRIGANO, Qu’est-ce que la religion ? La transcendance des sociologues, Paris, 2001, qui
prétend démasquer, pour la critiquer, la transcendance cachée dans les théories des grands sociologues
(Marx, Durkheim, Weber, Bourdieu), coupables d ’avoir produit d’abord le déconstructivisme, puis le
post-modemisme (« Du projet de la déconstruction - en ce qui nous concerne : le rabattage de la
religion sur la politique - à l ’idée que toute réalité est construite et donc qu’il n’y a pas de réel plus
vrai que les réalités partielles et trompeuses des sujets sociaux, il n’y a qu’un pas » : ibid., p. 305), et
qui termine par une proposition se voulant efficace pour penser le « divin » en se basant sur le langage
en tant que réalité extérieure aux hommes. Cf. aussi, du même, Alle radici della modernità : genesi
religiosa del politico, Gênes, 1999, en particulier p. 35. Le débat se poursuit dans Qu’est-ce que le
religieux ? Religion et politique, dans Revue du MA.U.S.S., 22,2003.
16. C. DELCORNO, « Professionisti della parola : predicatori, giullari, concionatori », cit., p. 5. Ces consta
tations ne peuvent toutefois nous aider à comprendre les transformations dans la pratique de la prise de
parole publique ou l’apparition de nouveaux acteurs recourant à des formes oratoires héritées du passé.
Angelo Torre se pose de semblables questions à propos des études relatives aux rapports entre clercs et
P r a t iq u e s d e l a p a r o l e d e p a ix d a n s l ’h is t o ir e d e l ’I t a l ie u r b a in e 251
Wanderprediger d e l a pa ix u r b a in e
Pacifier par la parole n’était pas une innovation des ordres mendiants : avant
les Prêcheurs et les Mineurs, des ermites prédicateurs, que les historiens alle
mands ont qualifié de wanderprediger18, s’étaient employés à obtenir la paix
entre les familles et les pouvoirs en lutte. Comme l’écrit à juste titre Patrick
Henriet, la parole érémitique était avant tout une parole de paix, de concorde et de
restructuration sociale. Les licentiae praedicationis, autorisations de prêcher
accordées aux ermites par les autorités ecclésiastiques, doivent être interprétées
laïcs : A. TO RRE, « Vita religiosa e cultura giurisdizionale nel Piemonte di antico regime », dans Fonti
ecclesiastiche per la storia sociale e religiosa d ’Europa : XV-XVÜ secolo, éd. C. NUBOLA,
A . TURCHINI, Bologne, 1999,p. 181-211, notammentp. 188.
17. « Le prophète qui réussit est celui qui réussit à dire ce qui est à dire, dans une de ces situations qui
paraissent appeler et refuser le langage, parce qu’elles imposent la découverte de l'inadéquation de
toutes les grilles de déchiffrement disponibles. Mais plus profondément, l’exercice même de la fonc
tion prophétique n ’est concevable que dans des sociétés qui, échappant à la simple reproduction, sont,
si l’on peut dire, entrées dans l’histoire : à mesure que l ’on s’éloigne des sociétés le plus indifféren
ciées et le plus capables de maîtriser leur propre devenir en le ritualisant (rites agraires et rites de
passage), les prophètes, inventeurs du futur eschatologique et, par là, de Vhistoire comme mouvement
vers le futur, qui sont eux-mêmes les produits de l ’histoire, i.e. de la rupture du temps cyclique qu’in
troduit la crise, viennent remplir la place jusque-là impartie aux mécanismes sociaux » (P. B o u r d i e u ,
« Genèse et structure du champ religieux », cit., p. 333). Sur le pouvoir charismatique et la prophétie,
voir désormais la synthèse historiographique de R. M lC H E T n , « Gli storici e il profetismo medievale :
alcuni percorsi degli studi tra XIX e XX secolo », dans L ’attente des temps nouveaux : eschatologie,
millénarisme et visions du futur du Moyen Âge au XXe siècle, éd. A. VAUCHEZ, Tumhout, 2002,
p. 111-133, auquel je renvoie pour la bibliographie des études sur la prophétie au Moyen Âge.
18. Le terme s’est imposé au début du XXe siècle avec J. von WALTER, Die ersten Wanderprediger
Frankreichs. Studien zur Geschichte des Mönchtum, Leipzig, 1903-1906.
252 R o sa M a r ia D e s s í
comme un moyen utilisé par l’Église pour pacifier la société chrétienne par le
biais de ces personnages charismatiques19.
Avant l’arrivée des ordres mendiants, durant et après la réforme grégorienne, les
catégories de ceux qui avaient le droit de prêcher furent mises en discussion20.
Certains laïcs tinrent des discours pour défendre la réforme - ici un juge, là un
simple illitteratus. Leurs prises de parole furent connotées de manière négative ou
positive en fonction du camp ou du parti qu’ils choisirent et du contenu de leur
discours21 : dans le premier cas, nous trouvons le tenne de concio, au sens de parole
publique, et dans le second, celui à’exhortatio, à savoir une parole adressée à un
cercle limité de personnes, mais jamais, s’il s’agissait de laïcs, celui de praedicatio.
A la manière des wanderprediger, certains laïcs non nobles et illitterati prê
chèrent et œuvrèrent pour la paix, tels de nouveaux prophètes défenseurs de cette
communitas urbaine qu’allaient bientôt définir les théologiens et juristes de la
cité2223. C’est qu’il y avait un lien très étroit entre le premier idéal urbain, où la
ville est envisagée comme une confrérie de cives unis dans la caritas23 et üés par
19. P. HENRIET, « Verbum Dei disseminando. La parole des ermites prédicateurs d’après les sources hagio
graphiques (xie-xne siècles) », dans La parole du prédicateur siècle), éd. R. M. DESSÌ et
M. LAUWERS, Nice, 1997 (Collection du Centre d’études médiévales de Nice, 1), p. 153-185, ici
p. 182.
20. M. LAUWERS, « Praedicatio - exhortatio. L’Église, la réforme et les laïcs (XP-xme siècle) », dans La
parole du prédicateur, cit., p. 187-233, notamment p. 231. Sur les lai'cs et la Patona : G. MICCOLI,
« Per la storia della Pataria milanese », dans Ballettino dell'Istituto storico italiano per il medio evo e
Archivio muratoriano, 70, 1958, p. 43-123, repris dans IDEM, Chiesa Gregoriana. Ricerche sulla
Riforma del secolo XI, Florence, 1966, p. 101-160 ; C. VIOLANTE, « I laici nel movimento patarino »,
dans I laici nella « societas Christiana » dei secoli XI e XII, Atti della terza Settimana intemazionale di
studio, Mendola, 21-27 agosto 1965, Milan, 1968, p. 597-697.
21. Plusieurs cas sont examinés par M. LAUWERS, « Praedicatio - exhortatio », cit., p. 191.
22. L’idéal de paix et la vertu de la caritas sont à la base du serment communal et sous-tendent la nais
sance de la Commune urbaine. H s’agit là d’une question fort vaste qu’il n ’est pas possible de traiter
dans le cadre de cette étude ; je me limite à mentionner la contribution récente de H. KELLER, « La
responsabilità del singolo e l’ordinamento della comunità. Il cambiamento dei valori sociali nel xn
secolo », dans II secolo x n : la « renovatio » dell'Europa cristiana, éd. G. CONSTABLE, G. GRACCO,
H. K e l l e r , D. Q u a g l i o n i , (Annali dell’Istituto storico italo-germanico in Trento, Quaderni, 62),
Bologne, 2003, p. 67-88. P. COSTA, « Civitas ». Storia della cittadinanza in Europa, dalla civiltà
comunale al Settecento, I, Bari, 1999, affirme justement : « La città come luogo o come ordinamento
particolare, come ius civium o ius proprium (civitatis), non è comprensibile per il giurista, per il
teologo medievale, se non in quanto inserita all’interno di una rappresentazione complessiva del
mondo politico-giuridico ; e anche quando la Politica di Aristotele, grazie alla traduzione di Guglielmo
di Moerbeke, inizia, proprio nel pieno fiorire della civiltà comunale, il suo secolare cammino nella
cultura europea, la continuità semantica fra civitas (e civitates) e Civitas prosegue indisturbata » {ibid.,
p. 6). Cf. aussi D. QUAGLIONI, « The legal definition of Citizenship in the Late Middle Ages », dans
City states in classical and medieval Italy : Athens and Rome, Florence and Venice, éd. A . MOLHO,
K. R a a f l a u b , J. E m l e n , Stuttgart, 1991, p. 155-168, et du même, « Civitas : appunti per una rifles
sione sull’idea di città nel pensiero politico dei giuristi medievali » dans Le ideologie della città
europea dall’umanesimo al romanticismo, éd. V. CONTI, Florence, 1993, p. 59-76.
23. Sur la vertu de la caritas : A. GUERREAU-J a LABERT, « Spiritus et caritas. Le baptême dans la société
médiévale », dans La Parenté spirituelle, éd. F. HÉRITIER et E. C o p e t -ROUGIER, Paris, 1995, p. 133-203.
P r a t iq u e s d e l a p a r o le d e p a ix d a n s l ’h is t o ir e d e l ’I t alie u r b a in e 25 3
24. Significatif, le cas d’une « prédication » pour la civitas prononcée par Dino Compagni (DINO
COMPAGNI, Cronica, éd. D. Cappi , Rome, 2000, H, 31-32, p. 52). Le chroniqueur florentin raconte
qu’il a réuni, avant l ’arrivée de Charles de Valois dans la cité en 1301, molti buoni cittadini dans l’é
glise de San Giovanni pour leur tenir un discours de paix et d ’union, dont il rapporte les mots : « Cari
e valenti cittadini, i quali comunemente tutti prendesti il sacro battesimo di questa fonte, la ragione vi
sforza e strìgne ad amarvi come cari frategli ; e ancora perché possedete la più nobile città del
mondo. Tra voi è nato alcuno sdegno per gara d ’ufici, li quali, come voi sappete, i miei compagni e io
con saramento v ’ab<b>iamo promesso d ’acomunarli. Questo signore viene, e conviensi onorare.
Levate via i vostri sdegni e fate pace tra voi, acciò che non vi truovi divisi. Levate tutte l ’offese e ree
volontà state tra voi di qui adietro : siano perdonate e dimesse, per amore e bene della vostra città.
E sopra questo sacrato fonte, onde traesti il santo battesimo, giurate tra voi buona e perfetta pace,
acciò che il signore che viene truovi i cittadini tutti uniti. »
25. Sur la phase de transition et le système « podestarile-consiliare », cf. E. ARTIFONI, « Città e comuni »,
dans Storia medievale, Rome, 1998, p. 363-386. Sur les podestats, voir désormais I podestà dell’Italia
comunale. I. Reclutamento e circolazione degli ufficiali forestieri (fine XII sec.-metà XIV see.), éd.
J.-Cl. M a ir e V ig u e u r , Rome, 2000.
26. E. ARTIFONI, « Retorica e organizzazione del linguaggio », cit.
27. Sur la prédication et la cité : J. L E G O FF et J.-Cl. SCHM ITT, « Au XIIIe siècle. Une parole nouvelle »,
dans Histoire vécue du peuple chrétien, éd. J. Delumeau, I, Toulouse, 1979, p. 257-279 ;
C. CASAGRANDE, S . VECCHIO, / peccati della lingua. Disciplina ed etica della parola nella cultura
medievale, Rome, 1987 ; ALBERTANO da BRESCIA, « Liber de doctrina dicendi et tacendi » : la parola
del cittadino nell’Italia del Duecento, éd. P. Navone, Florence, 1998 (avec la bibliographie).
28. Selon le prologue de la Vie de Rainier, écrite par le chanoine Benincasa vers 1161-1162 : « Exorsus est
itaque hic beatissimus Raynerius spiritu Dei plenus, populo euangelizans, multa loquens et exhortons :
Deus, fratres mei, me ad vos per vestram salutem misit. Nuntio eius nomine, ex eius mandato, pacem,
gaudium, et laetitiam, et vestrae civitatis exaltationem futuram vobis » ( Vita auctore Benincasa, dans
A ASS. lun. III, p. 421-469, ici p. 426).
29. A. Va u CHEZ, « Le “trafiquant céleste” : saint Hom ebon de Crémone ( t 1197), m archand et “père des
pauvres” », dans Horizons marins, itinéraires spirituels (Ve-XIIIe siècles), I Mentalités et sociétés, éd.
H. DUBOIS, J.-Cl. HOCQUET, A. VAUCHEZ, Paris, 1987, p. 115-122 ; « Beatus vir et re et nomine
Homobonus ». La figura di sant’Omobono ad ottocento anni dalla morte (1197-1997), éd. A. FOGLIA,
Crém one, 1998. La lettre de canonisation d ’Hom ebon, datée du 12 janvier 1199, dans laquelle sont
brièvem ent décrits quelques traits de la vie du saint, est transcrite dans les registres d ’innocent IH.
Paix, sainteté et lutte contre l ’hérésie y sont mis en relation : « Et in hoc presertim hereticorum confun
datur perversitas, cum ad catholicorum tumulos viderint prodigia pullulare [...] ». Hom ebon est un
aspernator heretice pravitatis et vir pacificus qui agit super pace reformanda per civitatem (Vatican,
254 R o sa M a r ía D e s s í
encore Raimondo Zanfogni (mort en 1200)30, ont tenté de pacifier leur ville, assu
mant le rôle de « podestats-prophètes ». Une véritable hagiographie des saints de
la paix et de la résolution des conflits se développe alors31. Dans la Vie qu’il écrit
vers 1212, un certain magister Rufinus raconte comment Raimondo, un cordon
nier de Plaisance, avait décidé de fréquenter des religieux savants afin
d’apprendre la « science sacrée ». Fort de cet endoctrinement improvisé,
Raimondo tint des exhortations au cercle restreint de ses compagnons de travail. Il
n’en perdit pas pour autant le statut d’illitteratus : Raimondo connaissait les inter
dits concernant les laïcs en matière de prédication et de condonatio et, de ce fait,
évitait de prendre la parole en un heu public32. L’hagiographe fait pourtant état
d’un discours et d’une action pour la paix menée par Raimondo, en un récit où
rien n’est laissé au hasard. Pour apaiser les conflits qui déchiraient les partes dans
la cité, Dieu concéda au cordonnier le pouvoir de prendre la parole, ainsi que
Archivio Segreto, Innocentius IH, Breves, Arm. XXXIX, I, f°s 76 v°-78 r°, éd. dans Die Register
Innocenz 111. Pontifikatsjahr 1198-99, éd. O. Hageneder-A. Haedacher, I, Graz-Cologne, 1964,
p. 761-764). Sur les relations entre sainteté et lutte anti-hérétique, cf. R PACIOCCO, Da Francesco ai
« Cataloghi Sanctorum ». Livelli istituzionali e immagini agiografiche nell'ordine francescano (secolo
XIII-XIV), Assise, 1990, p. 26-41. Dans le texte pontifical, il n’est pas fait allusion à la prédication, mais
certaines versions de la Vie rapportent qu’en dépit des demandes incessantes de ses concitoyens,
Homebon refusait de prêcher et se limitait à donner de brefs conseils. Cf. D. PIAZZI, Omobono di
Cremona. Biografie dal XIII al XVI secolo. Edizione, traduzione e commento, Crémone, 1991.
30. La Vie de Raimondo Zanfogni, surnommé Palmerio en raison de ses pèlerinages dans les lieux saints,
fut rédigée en 1212 par magister Rufinus, chanoine de Plaisance, mais aucun manuscrit de cette
première Vie n’a été conservé. On dispose aujourd’hui de deux versions du texte. La première, Vita
Sancti Raymundi Palmarii confessoris, auctore Rufino, éditée dans les Acta Sanctorum, est la traduc
tion d’une versio italica (rédigée dans la première moitié du XVIe siècle et perdue) de l’original de
Rufin. La seconde est une autre version en vulgaire, écrite au xvne siècle par Pier Maria Campi et
inspirée de la Vie latine de Rufin (P. M. CA M PI, Vita di S. Raimondo Palmerio, Plaisance, 1618). Sur
tout cela, voir désormais M. G a z z i n i , « Memoria “religiosa” e memoria “laica”. Sulle origini di
ospedali di area padana (secoli xn-xiv) », dans La Mémoire des origines dans les institutions médié
vale, éd. C. C a b y , Mélanges de l ’École française de Rome. Moyen Âge, 115, 2003, p. 361-384, en
particulier p. 361-364. Cf. aussi A. VAUCHEZ, « Raimondo Zanfogni », dans Bibliotheca sanctorum,
IX, Rome, 1968, col. 26-29. L. CANETTI, « H santo vivente. Raimondo Palmerio e Piacenza », dans
IDEM « Gloriosa civitas ». Culto dei santi e società cittadina a Piacenza nel Medioevo, Bologne, 1993,
p. 167-291, consacre de denses développements à Raimondo. Je n’ai pu consulter la Vie de Campi ;
j ’utilise celle éditée dans les Acta Sanctorum.
31. Luigi Canetti souligne le nécessaire « distacco, vero e proprio rituale dissociativo di inversione sociale
che si realizza nella forma specifica della peregrinatio-xenitéia [...] e la riconversione alla civitas [...]
alle cui tensioni e dissonanze Raimondo offriva [...] le risorse di un potere che, se pure pubblicamente
riconosciuto, non trovava alcun riscontro o formale legittimazione » (« Gloriosa civitas ». Culto
dei santi e società cittadina a Piacenza, cit., p. 273-274). Ces saints de la cité devaient d’abord parcou
rir les lieux saints, ceux de la Civitas, avant de devenir prophètes de la civitas, c’est-à-dire de leur
patrie.
32. A A SS. Iui., V I, p. 648b-649a. Henri de Suse condamne les prédicateurs laïcs, même lorsqu’ils sont lit
terati : « Nullus enim quantumcunque litteratus predicare debet » (HOSTEENSIS, Lectura in quinque
Decretalium Gregorianarum libros, Paris, 1512, f° 36 r°, cité par M. LAUWERS, « Praedicatio - exhor
tatio », c it.,p . 231).
P r a t iq u e s d e l a p a r o le d e p a ix d a n s l ’h is t o ir e d e l ’I t a l ie u r b a in e 255
42. Sur le lexique de la politique au x m e siècle : E. ARTIFONI, « Retorica e organizzazione », cit., p. 182.
43. ALANI D e In su lis Summa de arte praedicatoria, cap. 1, dans PL 210, col. 112. Le passage est cité et
commenté par E. ARTIFONI, « Sull’eloquenza politica », cit., p. 68, et C. DELCORNO, « Professionisti
della parola », cit., p. 17.
44. C f . les considérations de N. BÉRIOU dans Les Sermons et la visite pastorale de Federico Visconti
archevêque de Pise (1253-1277). Édition critique par N . BÉRIOU et I . LE M ASN E DE CHERMONT, avec
la collaboration de P. BOURGAIN et M . INNOCENTI. Avant-propos de A. V a u c h e z et E . C r i s t i a n i ,
Rom e, 2001, p. 241-243.
45. Ibid., n° 94, p. 998-1000, ici p. 999. Sur les relations entre harangue et prédication dans les sermons de
Federico Visconti, je renvoie au commentaire de N . BÉRIOU (ibid., p. 109,224).
P r a t iq u e s d e l a p a r o l e d e pa ix d a n s l ’h is t o ir e d e l ’I t a l ie u r b a in e 257
« Je vous donnerai la bouche et la sagesse [Luc 21, 15]. Dieu promet ici de donner
deux choses, nécessaires pour exposer de manière utile et élégante : à savoir la
bouche, c’est-à-dire une langue savante, par laquelle on parle élégamment, et la
sagesse, par laquelle on parle utilement. Sachez, en effet, que l’une sans l’autre n’est
pas suffisante pour ceux qui veulent prêcher et aussi haranguer utilement. »46
Pour autant, les deux types d’orateurs ne sont pas confondus. Federico
Visconti entendait certes dénoncer les harangueurs qui ne faisaient pas preuve
d’un langage cultivé et de sagesse47, mais il rappelle aussi, le jour de la
Pentecôte, que par la bouche des prédicateurs, c’est l’Esprit-Saint qui parle, que
leur parole - le verbum praedicationis - est destinée à la conversion et au salut
des hommes. Il ajoute enfin que « Mineurs et Prêcheurs, savants en théologie »
sont, par excellence, les « collaborateurs de la prédication des prélats »48. Si j ’é
voque les propos de Federico Visconti, c’est parce que l ’archevêque de Pise, bien
conscient du rôle de sa parole ad rei publicae confirmationem, tint, en 1267, un
sermon-arenga sur la paix devant le podestat et le Grand Conseil, dans le but de
convaincre les autorités civiles à envoyer des représentants de Pise auprès de
Charles d’Anjou pour signer la paix de Toscane. Ce sermon, qu’étudie Nicole
Bériou dans ce volume, fut du reste suivi par un instrumentum publicum49.
U ars de la parole, qu’elle renvoie ou non à la grâce sacramentelle dérivant de
l’Esprit-Saint, appartenait de toute façon aux litterati à qui ne devait pas manquer
la scientia. Cela avait déjà été soutenu par les plus grands défenseurs de la rheto
rica assimilée à la Sapientia Salomonis, ces « hommes de la Sagesse », comme
Boncompagno da Signa et Guido Faba, ainsi que les a définis Enrico Artifoni50.
46. « Ego dabo vobis os et sapientiam. Duo hic promittit se Dominus daturum que sunt necessaria ad
pulcre et utiliter proponendum, scilicet os, idest linguam eruditam qua pulchre proferat, et sapientiam
qua utiliter proferat. Nostis enim quod unum istorum sine altero non sufficit volentibus utiliter predi
care vel etiam arengare » (sermon du 23 mai 1260, éd. n° 2, p. 347).
47. Federico Visconti aborde encore cette question dans un autre sermon : « Ista etiam duo sunt necessaria
volenti bene arengare ad populum vulgaliter ; et nota quod unum sine alio non sufficit » (ibid., n° 41,
p. 657).
48. Sermon du 23 mai 1260, éd. n° 2, p. 347,351. Dans d’autres sermons, Federico Visconti revient sur la
prédication des Prêcheurs et des Mineurs dans son diocèse (nos 44,45,57, éd. p. 670,688,777).
49. Ibid., p. 449-458.
50. E. ARTIFONI, « Sapientia Salomonis. Une forme de présentation du savoir rhétorique chez les dictato
res italiens (première moitié du xm e siècle) », dans La parole du prédicateur, cit., p. 291-310 ; IDEM ,
« Boncompagno da Signa, i maestri di retorica e le città comunali nella prima metà del Duecento »,
dans II pensiero e l ’opera di Boncompagno da Signa, Atti del Convegno Nazionale, Signa 23-24 feb
braio 2001, éd. M. Baldini, Signa, 2002, p. 23-36. Boncompagno divinise certes la rhétorique ; toute
fois, il place la théologie au plus haut degré de l’échelle des savoirs en tant que science divine
supérieure à toutes les autres, la seule qui demeurera lorsque la langue des juges et la sagesse mon
daine se tairont : « Contra theologiam, que in terris divinis est obsequiis deputata, nemo debet aliquid
allegare, quoniam illa sola remanebit, quando causidicorum lingue cessabunt et mundana sapientia
destruetur » (BONCOMPAGNO DA SIGN A , Rhetorica novissima, 9.3.12, que je cite à partir de l’édition
électronique de Boncompagno par S. M. Wight <http ://dobc.unipv.it/scrineum/wight>).
258 R o sa m a r ia d e s s í
Dans les villes italiennes où règne trop de liberté, écrit Boncompagno, il y a des
contionatores laïcs, a sola consuetudine instructi, qui parlent sans posséder la
scientia51. Ce constat, teinté ici seulement de regret, ne demeura pas critique
stérile. L’auteur de YOculus pastoralis (1222) et Jean de Viterbe dans son Liber
de regimine civitatum (vers 1260) expliquent avoir été poussés à composer leur
traité pour instruire ces rudes qui assumaient des charges de gouvernement urbain
et leur permettre de pouvoir tenir des discours civiques5152. Le causidicus Albertano
de Brescia écrivait également ses traités pour éduquer les laïcs à la parole53.
Ainsi les ecclésiastiques, d’un côté, et les dictatores et juristes, de l’autre,
menèrent une action pour instruire et en même temps canaliser dans les structures
urbaines les orateurs laïcs. Dans les faits, ce sont surtout les Mendiants qui
51. « Omnes contionatores habent contionandi scientiam magis per consuetudinem quam naturam, quia
non potest esse scientia naturalis, maxime cum verba contionatorum in abusionem et aperta mendacia
dilabuntur, nec esse valet quod aliquando non referant veritatem [...]. Verum quia contionandi offi
cium rarissime ad viros pertinet litteratos, idcirco hec plebeia doctrina est laids Italie reliquenda, qui
ad narrandum magnalia contionum a sola consuetudine sunt instructi » (BONCOMPAGNO DA SIGNA,
Rhetorica novissima, 13.1.10 et 13.1.11, éd. SM . WIGHT < http ://dobc.unipv.it/scrineum/wight >). Le
passage est cité et commenté par E. Arufoni, « Boncompagno da Signa », cit., p. 29-30. De telles
assertions ne pourraient-elles pas justifier plutôt qu’exclure l ’hypothèse de Muratori d’une attribution
de VOculus à Boncompagno (L. M. MURATORI, Antiquitates Italicae Medii Aevi, IV, Milan, 1741,
col. 92c) ? Contee l ’attribution à Boncompagno : A. Gaudenzi, « Sulla cronologia delle opere dei
dettatori bolognesi da Buoncompagno a Bene di Lucca », dans Bullettino dell’Istituto storico italiano,
14, 1895, p. 115 et suiv., A. Galletti, L ’eloquenza (dalle Origini al XVI secolo), H, Milan, 1938,
p. 457, D. FRANCESCHI, « VOculus pastoralis e la sua fortuna », dans Atti della Accademia delle
Scienze di Torino, 99,1964-1965, p. 205-261, en particulier p. 228-236.
52. Dans le prologue de VOculus pastoralis : « In hoc opuscolo, quod rogatus quasi invitus agredior, stillo
clariori et simplici dictamine fungar ; quoniam simplicitas est amica laicis rudibus et modice literatis,
ad utilitatem quorum si qui quandoque ad locorum regimina sint assumpti, sequentia componuntur, ut
ex eis aliqua subtili ingenio et sagaci praelibare valeant quibus rectoriçent in subiectos et alios, cum
ocurerit utilitas vel necessitas proponendi » (Oculus Pastoralis pascens officia et continens radium
dulcibus pomis suis, éd. D. FRANCESCHI, Turin, 1966 (Memorie dell’Accademia delle Scienze di
Torino. Cl. di Scienze Morali, Storiche e Filologiche, s. TV, n. 11), p. 23). Dans son De regimine civita
tum, Jean de Viterbe évoque des motivations semblables à celles exprimées dans VOculus pastoralis :
« rudes vero et indoctos in eodem opusculo fideliter edoceri non pigeat, ut postmodum ispius commodis
peritia eruditi, ad regendum alios secure accedentes, de suo bono regimine consequantur commodum,
gloriam et honorem » (JOHANNIS VlTERBIENSIS Liber de regimine civitatum, éd. G. SALVEMINI,
Bologne, 1901 (Bibliotheca iuridica medii aevi, IH), p. 217-280 ; cf. G. SALVEMINI, « II Liber de regi
mine civitatum di Giovanni da Viterbo », dans Giornale storico della letteratura italiana, 41, 1903,
p. 2-21). Voir aussi C. FROVA, « Storiografia e poesia nello specchio dei testi di retorica civile », dans
Storiografia e poesia nella cultura medioevale, Atti del colloquio, Roma 21-23 febbraio 1990, Rome,
1999, p. 213-222, en particulier p. 215-216. Sur VOculus : D. QUAGLIONI, « Politica e diritto al tempo
di Federico H. VOculus pastoralis (1222) e la sapienza civile », dans Federico II e le nuove culture,
Atti del XXXI Convegno storico intemazionale, Todi 9-12 ottobre 1994, Spolète, 1995, p. 3-26 ;
E . ARTIFONI, « Retorica e organizzazione del linguaggio politico », cit. ; P. C a m m a r o s a n o ,
« L’éloquence laïque dans l’Itahe communale », cit. ; R. M. D ESSI, « La giustizia in alcune forme di
comunicazione », cit.
53. ALBERTANO DA BRESCIA, « Ü ber de doctrina dicendi et tacendi », cit.
P r a t iq u e s d e l a p a r o le d e p a ix d a n s l ’h is t o ir e d e l ’I t a l ie u r b a in e 259
54. « Tu dell’ordine di santo Domenico, che d i’ che non ci dobbiamo impacciare dello Stato, tu non hai
bene letto ; va’, leggi le Croniche dell’ordine di santo Domenico, quello che lui fece nella Lombardia
ne’ casi di Stati. E così di san Pietro martire quello che fece in Firenze, che s' intromisse per compo
nere e quietare questo Stato, intanto che il trattato della sua morte fu fatto in questa città. El cardinale
messer Latino, dell’ordine nostro, fu egli quello che fece la pace tra guelfi e ghibellini. Santa Caterina
da Siena fece fare la pace in questo Stato al tempo di Gregorio papa. Lo arcivescovo Antonino, quante
volte andava in Palagio per ovviare alle leggi iniquie, che non sifacessino ! Ma dimmi, chi sono quelli
che debbono pacificare e comporre la città di Firenze ? Certo non bisogna già gli appassionati.
Adunque debbe essere pure qualcuno dì mezzo, senza passione » (prédication du 20 janvier 1495 :
Girolamo Savonarola, Prediche sopra i Salmi, éd. V. Romano, I, Rome, 1969, p. 107-108).
260 R o sa M a s ía D e s s í
55. À partir du thème Potestas et terror apud eum qui facit concordiam in sublimibus suis (Job 25,2), le
dominicain évoque la paix et la justice à propos des motifs qui doivent conduire à la révision des
ordonnances et cite l ’Épître aux Ephésiens 2, 14 : « Quia ipse [Deus] est pax nostra qui fecit
utrumque, idest magnos et populum, unum, idest unius velle [...]. Et ideo omnis iniustitia removenda
est a statutis civitatis » (S a l v a d ORI-FEDERICI, 1 sermoni d ’occasione, le sequenze e i ritmi di Remigio
Girolami fiorentino, Rome, 1901, p. 482 et suiv. ; E. PANELLA, « Nuova cronologia remigiana », dans
Archivum fratrum praedicatorum, 60, 1990, p. 145-311, ici p. 193). Cf. S. GENTILI, « Girolami,
Remigio de’ », dans Dizionario Biografico degli Italiani, Rome, 1999, p. 531-541. Le prédicateur
dominicain a également prononcé un sermon De iustitia, qui nous est parvenu sous la forme d ’un traité
incomplet (cf. O. CAPITANI, « L’incompiuto “tractatus de iustitia” di fra Remigio de’ Girolami », dans
Ballettino dell’Istituto Storico Italiano per il Medio Evo e Archivio muratoriano, 72,1961, p. 91-134).
56. M. C. DE MATTEIS, La teologia politica comunale di Remigio de’ Girolami, Bologne, 1977, et en
dernier lieu : EADEM, « Impegno sociale e pastorale di Francescani e Domenicani », dans Ovidio
P r a t iq u e s d e l a pa r o le d e p a ix d a n s l ’h is t o ir e d e l ’I t a l ie u r b a in e 261
devant Robert d’Anjou, probablement entre 1310 et 1315, il ne renonce pas à son
idéal municipal, à la théologie de paix, ou mieux : s’il exploite ces thèmes, c’est
pour exalter cette fois un autre régime, celui d’un seul, l’idéal monarchique. Le
roi n’est pas un tyran, et parmi les nombreuses qualités qui le différencient de ce
dernier, il y a sa dimension de roi de paix, qui n’use des armes que pour obtenir
cette paix, alors que le tyran le fait pour attiser la haine57.
Le thème de la paix fait ensuite son apparition dans la propagande du Trecento,
chez des orateurs n’appartenant pas à l’ordre des prédicateurs : il est fréquent dans
les sermons de Robert d’Anjou, dans le programme de Cola de Rienzo58, dans de
nombreuses lettres et orationes de Pétrarque. On le retrouve en particulier dans
certains des discours du tribun de Rome et de son ami humaniste qui se confor
ment, de manière plus ou moins rigoureuse, aux règles de Yars praedicandi59.
C’est à l’époque où renaissaient des mouvements de paix, tels que les pénitents
guidés par Venturino de Bergame dans les années 1330, que refleurit cette élo
quence lai'que, sous l’impulsion du roi Robert et du cercle napolitain et avignon-
nais. Ce « roi à sermon », selon la lucide et péremptoire définition de Dante60,
relança donc la pratique homilétique des laïcs en matière de vie civique. L’activité
de Robert d’Anjou dans le domaine de la prédication fut extraordinaire : indépen
damment de l’appellation teintée d’ironie de Dante, le roi angevin était considéré
comme un roi savant ayant reçu la grâce du sermon, une sorte de rex et praedica
tor selon l’association qu’avait jadis opérée un Alcuin à propos de Charlemagne61.
Robert prêcha en particulier à Gênes après sa nomination comme seigneur de la
ville. Le contenu des sermons prononcés entre 1318 et 1331, examinés dans ce
Capitani. Quarant’anni per la storia medievale, I, éd. M . C. D e M ATTEIS, Bologne, 2003, p. 11-28
avec la bibliographie. Sur le thème de la justice, du bien commun et de la paix dans les sermons de
Giordano de Pisa : C. Iannella , Giordano da Pisa. Etica urbana e forme della società, Pise, 1999,
p. 61-102, ainsi que sa contribution dans ce volume.
57. J.-P. BOYER, « Florence et l ’idée monarchique. La prédication de Remigio dei Girolami sur les
Angevins de Naples », dans La Toscane et les Toscans autour de la Renaissance. Cadres de vie,
société, croyances. Mélanges offerts à Charles-M. de La Roncière, Aix-en-Provence, 1999, p. 363-376,
en particulier p. 366 et suiv.
58. Cf. J.-Cl. M A IRE V igueur , « Cola di Rienzo », dans Dizionario biografico degli italiani, Rome, 1982,
p. 662-676, ici p. 670 ; M . M IG LIO , « Gli ideali di pace e giustizia in Roma a metà del Trecento », dans
La Pace nel pensiero, nella politica, negli ideali del Trecento, Convegni del Centro di Studi sulla spiri
tualità medievale, XV, Todi, 13-16 ottobre 1974, Todi, 1975, p. 175-197.
59. Sur les sermons de Pétrarque, cf. C. GODI, « L’orazione del Petrarca per Giovanni il Buono », dans
Italia medievale e umanistica, 8,1955, p. 45-83.
60. Purgatorio, VIH, 147.
61. J.-P. B O Y ER, « Ecce rex tuus. Le roi et le royaume dans les sermons de Robert de Naples », dans Revue
Mabillon, 67, 1995, p. 101-136, ici p. 112. Sur le modèle du rex praedicator : M. L a UWERS, « Le
glaive et la parole. Charlemagne, Alcuin et le modèle du rex praedicator : notes d’ecclésiologie
carolingienne », dans Alcuin, de York à Tours. Écriture, pouvoir et réseaux dans l'Europe du haut
Moyen Âge (Tours, 4-6 mars 2004), éd. Ph. DEPREUX et B . JUDIC, dans Annales de Bretagne et des
pays de l ’Ouest, 111,2004, p. 221-244.
262 R o sa m a r ia d e s s í
volume par Jean-Paul Boyer, peut être ainsi résumé : la paix et le bien commun
constituent le but de tout gouvernement, et le meilleur moyen d’atteindre paix et
bien commun est d’accepter et de rechercher la tutelle d’un gouvernement mono-
cratique, dont la perfection est incarnée par le chef angevin. Quand il parle en
personne devant les Génois, le roi se propose comme un défenseur et gardien de la
civitas, un chef super partes du gouvernement urbain. L’interprétation aristotélico-
thomiste du bonum commune se fond dans les sermons du roi Robert avec le thème
de la caritas, avant de se déployer au sein d’une argumentation articulée portant
sur la nécessité d’un gouvernant susceptible de sauvegarder la paix urbaine62.
Avec la mort de Robert, le rêve « guelfe » d’un gouvernement urbain sous
tutelle de l’Angevin, destiné à freiner la politique expansionniste des seigneurs de
Milan, se transforme en sentiment d’échec63. Si Robert ne fut pas, comme le
souhaitaient certains, l’unificateur de l ’Italie, ses sermons d’auto-légitimation
relancèrent les prises de parole publiques par les laïcs. Ce qui demeura du roi
Robert ne fut donc pas seulement un mythe, mais aussi les moyens et l’argumen
tation de sa propagande : le sermon tout d’abord, le thème de la paix ensuite.
Grâce à l ’action homilétique du roi prédicateur, la théologie de la paix civile
devint un indispensable instrument de propagande de régime, tant du Popolo que
de la Seigneurie. Avec Remigio, elle avait été utilisée afin d’obtenir et de soutenir,
après l’expulsion de Giano, un équilibre entre les factions, puis afin de défendre
un programme politique monocratique où le roi était opposé au tyran, et la guerre
juste à la guerre qui attise les haines et ne cherche pas la paix. Cola de Rienzo fit
aussi ample usage de la parole publique, en prêchant la paix et la justice64, mais
sa tentative d’union des villes italiennes se solda par un échec65. Peu après la
défaite du tribun de Rome, c’est François Pétrarque qui se lança donc, lui aussi,
dans l’aventure homilétique. Les Visconti, grâce à la largeur de vue de l’arche
vêque Giovanni, réussirent, en effet, à obtenir les services d’un orateur prêt à
62. Cf. S. KELLY, The New Solomon, Robert o f Naples (1309-1343) and Fourteenth-Century Kingship,
Leyde-Boston, 2003, p. 220-227, et surtout la contribution de J.-P. BOYER dans ce volume (avec
l ’édition du sermon prononcé à Gênes en 1318).
63. A. BARBERO, Il Mito angioino nella cultura italiana e provenzale fra Duecento e Trecento, Turin,
1983, p. 121-182, ici p. 162.
64. Nombreux sont les passages de l’Anonyme Romain relatifs aux sermons et dicerie de Cola de Rienzo.
Le chroniqueur raconte par exemple : « Non moito tiempo passao che ammonio lo puopolo per uno
bello sermone vulgare lo quale fece in Santo Ianni de Laterani [...]. Puoi concluse e disse : “Pregove
che la pace con voi aiate” ». Et, à propos de la stratégie de fin de carrière du tribun, le chroniqueur
note : « “mutato" dello sio proponimento, sallìo nella aringhiera e fece uno bello sermone. Fonnaose
nello paternostro : “Dimitte nobis debita”. Puoi scusao li baroni e disse ca volevano essere in servizio
dello puopolo, e pacificaoli collo puopolo » (ANONIMO ROMANO, Cronica, éd. G. PORTA, Milan, 1981,
chap. XVH, p. 108-109 et chap. XVin, p. 141).
65. Sur la tentative d ’« union » de la part de Cola : J.-Cl. M aire VIGUEUR, « Cola di Rienzo », cit.,
p. 670.
P r a t iq u e s d e l a p a r o le d e paix , d a n s l ’h is t o ir e d e l ’I t alie u r b a in e 263
66. Sur la propagande guelfe et gibeline et sur le rôle de Pétrarque : R. M. D E S SÌ, « I nomi dei Guelfi e
Ghibellini da Carlo I d ’Angiò a Petrarca », dans Guelfi e ghibellini nell’Italia del Rinascimento, éd.
G. Chtitolini, M. Gentile , Rome, 2005, sous presse.
67. E. H . WILKINS, Petrarch’s eight years in Milan, Cambridge, 1958, p. 167-169 ; U. DOTTI, Vita di
Petrarca, Ban, 1992, p.279-317 ; V. PACCA, Petrarca, Bari, 1998, p. 179-187, ici p. 181.
68. Sur ce discours : R. M. D ESSI, « I nomi dei guelfi e ghibellini da Carlo I d’Angiò a Petrarca », cit.
69. Ce thema ne se trouve pas dans le répertoire des sermons latins de J. B. SCHNEYER, Repertorium der
Lateinischen Sermones des Mittelalters. Index der Textanfänge, dans Beiträge zur Geschichte der
Philosophie des Mittelalters, X Lm , 10-11, Münster i. Westfalen, 1989-1990.
70. « Convertetur populus meus hic [Ps 71 10]. Et propter domini presenciam et propter tarditatem höre,
et quia nec predicator sum [...], simpliciter et in formam non predicationis, sed domestici quotidia
nique colloquii, invocato Spiritu sancto, sine quo nec dici nec fieri nec cogitari omnino boni aliquid
potest, dicam pauca brevissime ad gloriam et laudem eterni domini nostri Ihesu Christi, ad honorem
ac statum temporalis domini presentis, ad pacem et requiem huius defesse civitatis ac populi ad quem
mihi sermo est ». Le texte nous est parvenu dans la transcription d ’un manuscrit unique conservé à
Vienne : Österreichischen Nationalbibliothek, lat. 4498, fos 98 r°-104, ici f° 98 r°, où l ’on trouve égale
ment Voratio de Pétrarque pour Jean le Bon (éd. dans C. G O D I, « L’Orazione del Petrarca per
Giovanni il Buono », cit). La harangue de Novare est publiée et commentée par A. HORTIS, Scritti
inediti di Francesco Petrarca, Trieste, 1874, p. 164-166, 341-358, et par C. NEGRONI, Francesco
Petrarca a Novara e la sua arringa ai novaresi, Novare, 1876. Des extraits de cette harangue sont
transcrits et commentés dans R. M. DESSÌ, « I nomi dei Guelfi e Ghibellini », cit.
264 R o sa M a r ia D e s s í
71. Un tel rejet des voies obligées de la rhétorique semble être caractéristique de Pétrarque. M. FEO,
« L’epistola come mezzo di propaganda politica in Francesco Petrarca », dans Le Forme della propa
ganda politica, cit., avait noté le même détachement par rapport aux formes du dictamen : « Nella XL
dichiara Petrarca che Cola non deve attendersi dalle sue lettere un “dictamen” bensì molto
semplicemente un “familiare colloquium” » (p. 211).
72. F. COGNASSO, « Prefazione », dans PETRI A ZA RE, Liber gestorum in Lombardia, dans Rerum
Italicarum Scriptores, 2e éd., XVI/4, Bologne, 1926, p. X-XI, XVI, XXIV-XXV, et dans PETRI A ZARE
Liber gestorum, p. 103-108,118,122-126. Cf. aussi F. COGNASSO, Storia di Novara. Nuova ed. con un
saggio introduttivo di G. ANDENNA, Novare, 1992, p. 346-347 ; J.-Cl. M A IRE-VIG UEUR, « Cola di
Rienzo », cit., p. 9. En dernier lieu : L. G a t t o , « Temi e spunti di propaganda politica nella Roma del
Trecento : il caso di Cola di Rienzo », dans La Propaganda politica nel Basso Medioevo, Atti del
XLVm Convegno storico intemazionale, Todi, 14-17 ottobre 2001, Spolète, 2002, p. 411-453.
73. Ainsi que le soutient F. COGNASSO (« Prefazione » dans PETRI AZARE, cit., p. X) et que le confirment
de nets parallélismes entre le discours de Pétrarque et la chronique d’Azario.
P r a t iq u e s d e l a pa r o le d e p a ix d a n s l ’h is t o ir e d e l ’I t a l ie u r b a in e 26 5
niger14, serait monté super carucio pour prêcher aux citoyens de Pavie, insérant
dans son sermon des historias Romanorum15, afin d’inciter son auditoire à la
résistance et de le convaincre à accepter la mort dans sa patrie, car la guerre
contre le tyran Visconti était juste. Le frère aurait aussi demandé à ses conci
toyens de suivre son exemple de pauvreté et en particulier aux femmes de « se
conduire comme des béguines, la tête couverte »747576.
Pendant - et après - le siège de Pavie, François Pétrarque adressa au frère
augustin, chef des assiégés, deux lettres au ton rude et accusateur77. L’ensemble
du réquisitoire de l’humaniste est fondé sur le thème de la paix. Ainsi, dans
l’exorde de la première lettre, du 25 mars 1359 : « Souvent, ô frère, je t’ai
admonesté pour que, te souvenant de ton état et de ton office, tu œuvres pour la
paix. » Le poète rappelle alors au frère les passages d’Augustin relatifs à la
guerre juste, « et en ceci, il est en accord avec Cicéron quand il dit qu’il faut
faire la guerre “pour vivre en paix sans injustice” »78. Mais la guerre n’est pas
l’affaire des frères :
« Puisque, sous la tunique du Christ, tu te montres consacré à Mars et plus dévot de
Bellone que de Marie, et que, sous l ’habit religieux, tu caches le projet d ’un guerrier,
ou plutôt tu ne le caches pas, mais tu le montres par les paroles et les faits [...] ,
puisque, parmi de nombreuses nations et dans presque toute l ’Italie, tu as suscité par
tes machinations une guerre désastreuse, funeste pour ton peuple, qui est peut-être la
dernière [...] on peut dire à bon droit de toi ce qu’on a dit jadis de manière imméritée
de Jérémie : “Cet homme ne cherche pas la paix pour son peuple, mais le mal”79.
74. Après avoir ainsi nommé Bussolari (PETRI Azaru Liber gestorum in Lombardia, cit., p. 123), Azario
ajoute : « erat fantasticus » (suggérant peut-être une attitude de visionnaire ?).
75. Le titre Historiae Romanorum peut renvoyer aux Gesta Romanarum de Valére Maxime, mais aussi se
rapporter à d’autres œuvres : cf. A. VERDE, « Libri tra le pareti domestiche. Una necessaria appendice
a “Lo Studio Fiorentino 1473-1503” », dans Memorie domenicane, 18 (Tradizione medievale e innova
zione umanistica a Firenze nei secoli XV-XVÍ), 1987, p. 1-225, ici p. 43,54,73.
76. « [...] de vestibus ipsius pulcris non curare et se vestire stola nigra et cilicio ». Les femmes devaient
« tamquam begine procedere, coperto capite » (PETRI AZARU Liber gestorum in Lombardia, cit.,
p. 120,123). Sur Bussolari et Pétrarque, cf. M. BERENGO, L'Europa delle città. Il volto della società
urbana europea tra Medioevo ed Età moderna, Turin, 1999, p. 806-807.
77. Lettre du 25 mars 1359 : F. PETRARCA, Familiarum Rerum Libri, XIX, 18, dans Opere : Canzoniere,
Trionfi, « Familiarum rerum libri », éd. M . M ARTELLI, Florence, 1975, p. 1036-1045. Lettre d ’octobre
1359, date proposée par son dernier éditeur : F. PETRARCA, Lettere disperse varie e miscellanee, éd.
A. PANCHERI, Parme, 1994, p. 308-314. Je cite à partir de ces éditions. M . F E O , « L’epistola come
mezzo di propaganda politica in Francesco Petrarca », cit., p. 219-220, commente ces lettres en prenant
en considération une version de la F am. XIX 18, moins développée que la définitive, rédigée après que
la cité se fut rendue. Que la lettre ait été (ré)écrite après la reddition, on le déduit aussi de la phrase sui
vante : « dominare, sed integra in urbe, sive, id iam quoniam fieri nequit, his ipsis in ruinis dominare
placatior » (PETRARCA, Familiarum Rerum Libri, cit., p. 1044).
78. PETRARCA, Familiarum Rerum Libri, XIX, 18, cit., p. 1036-1037.
79. « Siquidem homo non quaerit pacem populi huius se malum » (1er. 38,4-19).
266 R o sa M a r ia D e s s i
Heureux sois-tu d ’être arrivé à cette gloire militaire assis et en parlant, sans employer
les annes [...]. Hélas, mon frère, cela eût été meilleur et plus digne de ta profession si
tu avais utilisé ta langue, consacrée à D ieu, pour les louanges divines, plutôt que pour
des flatteries séniles et des exhortations pleines de vent adressées au peuple [...]. Tu
t’es rendu responsable ou plutôt maître de tous les méfaits dont la guerre abonde [...].
Chaque fois que le désir de dominer s ’enflamme en toi [...], dresse les yeux vers toi-
mêm e, et regarde fixement tes sandales, ton cordon, ta tunique. Tu verras qu’il n ’y a
aucune trace de pourpre et que tout révèle le service du Christ, non le principat sur les
hommes Rejette le ridicule amour pour la tyrannie, accueille au moins en toi le
désir de la paix. [...] Avide de domination, règne sur qui veut servir ; domine, ô frère,
domine ceux qui le veulent, mais en paix, dans cette paix qui seule peut faire grandir
ce qui est petit, rassembler ce qui est épars et raviver ce qui est exsangue ; domine,
mais dans une ville intacte, ou du moins, car ceci n ’est désormais plus possible,
domine sur les ruines avec plus de douceur, et ne permets pas qu’ainsi lacérée, cette
ville le soit plus encore avec une implacable cruauté. »80
80. « Sepe te, frater, admonui ut status et officii tui memor, paci operam dares [...]. In quo quidem
Ciceroni consentit, ubi suscipienda bella ait : « ob eam causam ut sine iniuria in pace vivatur » [...]» .
« [...] sub Cristi tunica Marti sacer et Bellone devotior quam Marie, sub religiosi habitu tegens propo
situm bellatoris, nec id quoque iam tegens sed dictis et factis aperiens - relatu mirum, terribile cogi
tatu -, in eo tibi summam meritorum et felicitatis et glorie sitam putas, si hoc videat etas nostra, hoc
posteritas audiat te multis gentibus et toti pene Italie pestiferum, populo autem tuo funestum et fo r
tasse ultimum bellum ingenio fovisse [...]. 0 felicem te, qui ad hanc rei militaris gloriam sine ullo
armorum exercitio sedendo loquendoque perveneris [...]. Heu michi, frater, quanto melius quantoque
professione tua dignius fuit, linguam Deo dicatam divinarum laudum occupare preconiis, quam delini-
mentis anilibus et ventosis adhorationibus populorum, quibus te non uno aut altero, ut ceteri, sed
omnibus omnium flagitiis inquinares, omniumque quibus abundare bellum solet, particeps delictorum,
nec tantum particeps fieres sed magister ! » (ibid., p. 1038-1040). « Quotiens ista tua dominandi cupi
ditas inardescet, non dico celum aspice, quod quidam bene instituti et modesti homines faciunt dum
tentationibus perurgentur, sed in te ipsum verte oculos ac vicissim calceos zonam amictumque tuum
contemplare acriter : videbis nil tibi purpureum et sub Cristo famulatum redolere omnia, non super
homines principatum. Ad summam, si nullis ad hoc seu iurgiis seu monitis seu precibus flecti potes ut
ridiculum tyrannidis appetitum exuas, at saltem pacis amorem indue [...]. Dominandi avidus, servire
cupientibus impera ; dominare, frater, dominare volentibus sed in pace, que sola quidem et parva
augere potens est et dissipata colligere et exsanguia refovere ; dominare, sed integra in urbe, sive, id
iam quoniam fieri nequit, his ipsis in ruinis dominare placatior, nec laceram iam amplius lacerandam
implacabili censeas feritate [...] » (ibid., p. 1043-1044).
81. « Deuentusque de pastore lupus, de fraterculo humili superbissimus tiramnorum, sic tibi commissum
gregem, sic populum tuum regis [...]. Christi professus paupertatem, diabolicas opes ac indignam te
P r a t iq u e s d e l a p a r o le d e pa ix d a n s l ’h is t o ir e d e V I t a l ie u r b a in e 267
potentiam concupisti. Vitia (?) dissimula et quamuis tumentibus oculis ubi videre non potes [...] »
(PETRARCA, Lettere disperse, cit., p. 310-311).
82. C. ALO NSO , « Bussolari, Giacomo », dans Dizionario Biografico degli italiani, Rome, 1972,
p. 580-582, en particulier p. 581.
83. M. FOSSATI, A . CESATTO, « La Lombardia alla ricerca d ’uno Stato », dans Comuni e signorie
nell'Italia settentrionale : la Lombardia, éd. G. ANDENNA, R. BORDONE, F . SOM AINI, M. VALLERANI,
Turin, 1998, p. 483-572, en particulier, p. 545-547.
84. De la bulle du pape, on déduit que ce fut Matthieu d’Ascoli - certes contraint avec instantia et terrori-
bus par le tyran - qui jugea et condamna Iacopo Bussolari, et que ce fut son successeur qui rendit
possible une réhabilitation de l’augustin :« [ ...] Sane exhibita nobis tua petitio continebat quod dudum
civitate Papiense pro cuius liberi status conservatione (ne veniret ad tyrannidem dampnationis filii
Galeacii de Vicecomitibus de Mediolano, qui eam occupare et dicte sue tyrannidi subiicere totis
viribus conabatur, prout tandem subiecit) multa operatus extiteras, ad tyrannidem prefatam deducta,
idem Galeacius te capi et ad Civitatem Vercellen. quam tunc detinebat, duci captivum et ibidem in loco
Ordinis Fratrum Heremitarum sancti Augustini diris vinculis et carceri mancipari procuravit et fecit,
ed deinde quondam Matheus de Esculo, Prior Generalis dicti Ordinis, prefati Galeacii et suorum
complicum instantia et terroribus, ad perpetuum carcerem condempnavit et contra te alios processus
fecit, idemque Galeacius te in huiusmodi carcere per plures annos fecit detineri captivum, quodque
postmodum dicto Matheo viam universe camis ingresso, bone memorie Hugolinus Patriarcha
Constantinopolitanus, tunc prior generalis ordinis prelibati immediatus successor dicti Mathei, huius
modi condempnationem et processus tamquam iniuste factos totaliter revocavit, prout in eius litteris
inde confectis dicitur plenius contineri. Continebat etiam petitio supradicta quod nuper Civitate
Vercellen. prefata a dicta tyrannide gratia divina subtracta, et ad manus et regimen Ecclesie predicte
reducta, tu per fideles et gentes eiusdem Ecclesie a prefato carcere diliberatus fuisti, statimque ad
nostram presentiam accessisti. Quare nobis supplicasti humiliter ut cum revocatio predicta ad aliqui
bus vertatur in dubium nec sit plena et sufficiens, statui tuo contra condempnationem et processus
huiusmodi providere misericorditer dignaremur [...]» (R. MAIOCCHI-N. CASACCA, Codex diplomati
c s Ordinis eremitarum sancti Augustini Papiae, IV, Pavie, 1913, p. XXXIII).
85. C. ALO NSO , « Bussolari », cit.,p. 581.
268 R o sa M a r ia D e s s í
les intérêts des seigneurs de Milan. Si les sermons de Iacopo Bussolari nous
étaient parvenus, nous aurions pu les comparer précisément à la harangue de
Pétrarque aux Novarais. Le récit de Pietro Azario est toutefois suffisant pour nous
faire une idée du type de discours tenu par Bussolari. Dans son invective contre le
prédicateur augustin, le chroniqueur mentionne, en effet, tout ce qui caractérise les
liens entre la prédication des Mendiants et la ville : l’appel à la renonciation à ses
propres biens, le tiers-ordre, la défense de la res p u b lica comme défense du bonum
com m une, la prophétie et, pour terminer, un sermon prononcé sur le carroccio,
symbole de la com m unitas de Pavie. Mais il y a aussi, dans le sermon de Bussolari
tel que le rapporte Pietro Azario, des éléments assez neufs, ou du moins récupérés
depuis peu : le slogan du p ro p a tria m orì et le projet de création d’un gouverne
ment régi par des « centurions ». La référence à certains éléments du programme
de Cola de Rienzo est évidente86. Des idées et des concepts propres à la tradition
romaine, réélaborés par le cercle napolitain-avignonnais, viennent ainsi enrichir le
discours du prédicateur : imbrication et influences réciproques entre les discours
des p ra ed ica to res et ceux des autres orateurs se poursuivaient87.
Telle fut donc, d’après nos sources, la bataille du fisch u lu s n iger, la résistance
du « prophète désarmé »88 de Pavie contre le tyran. Matteo Villani le dépeint, en
effet, sous un jour très favorable, comme un grand prédicateur, aimé et défendu
par son public, comme un combattant héroïque face aux Visconti89. Le commen
tateur de Dante, Benvenuto d’Imola, rappelle de son côté les capacités oratoires
86. F. COGNASSO, « Prefazione », dans PETRI A ZA RU, cit., p. 25 ; J.-Cl. M A IR E V IGU EU R, « Cola di
Rienzo », cit., p. 9. En dernier lieu : L. G a t t o , « Temi e spunti di propaganda politica nella Roma del
Trecento », cit., p. 411-453.
87. Ainsi que le montra dans un article célèbre Emst K a n t OROWICZ (« Pro patria morì in Medieval
Political Thought », dans The American Historical Review, 56, 1951, p. 472-492, puis dans IDEM, Les
Deux Corps du roi. Essai sur la théologie politique au Moyen Age, trad, franç., Paris, 1989, ici
p. 183) : « [...] l’héroïsation du guerrier mort pour la patrie a été l ’œuvre des humanistes. Il n ’y a
aucun doute : 1’amor patriae romain, ressuscité, cultivé et glorifié avec tant de passion par les huma
nistes, a formé l’esprit laïc moderne. L’influence humaniste, cependant, ne se fit sentir qu’après - et
non avant - que l’idée de patria eut pris forme et eut été érigée en éthique tant par la théologie que par
la jurisprudence. La vision originelle, quasi religieuse, de la mort pro patria comme un martyre,
découlait évidemment de l ’enseignement de l ’Église, de l’adaptation de formes ecclésiastiques aux
corps politiques séculiers. » Voir sur ce point : P. VON MOOS, « Public et privé à la fin du Moyen Âge.
Le “bien commun” et la “loi de la conscience” », dans Studi medievali, 41,2000, p. 505-547.
88. C’est ainsi que Machiavel définit Savonarole.
89. « Il valente frate, sentendo il popolo disposto a seguire il suo consiglio, avendo consentimento dal
marchese di Monferrato vicario dello ‘mperadore in Pavia, raunato un dì il popolo alla sua predica,
avendo molto detto contro alle scellerate cose, e ’ vizii che regnano nelle tirannie, e aperto Vaguato
che alla sua persona più volte era fatto per li tiranni di Beccherìa per torli la vita disse che Ila salute
di quello popolo era che si reggessono a comune, e sopra ciò ordinò molto bene le sue parole. E
stando in sul pergamo, nominò venti uomini di diverse contrade della città, e a catuno disse che volea
ch’avesse cento uomini a ssuo séguito ; e de' detti XX fece quattro capitani di tutti. E com’elli li ebbe
pronunziati nella predica, così il popolo li confermò con viva boce, ed elli accettarono l'uficio »
(M a t t e o v i l l a n i , Cronica, éd. G. PORTA, n , P a r m e , 1995, lib. v m , HI, 5-15, p. 139).
P r a t iq u e s d e l a p a r o le d e p a ix d a n s l ’h is t o ir e d e l ’I t a l ie u r b a in e 26 9
90. « Tamen non habebat divitias, non potentiam, non amicitias, sed solum mirabilem eloquentiam »
(BENVENUTO d a I m o l a , Commentum super Dantis Aldigherij comoediam, é d . J. P. LAICATA, I,
Florence, 1887, p. 322).
91. En 1402, c ’est justement un frère augustin, Pietro de Castelletto, qui prononce l’éloge funèbre de Gian
Galeazzo Visconti. H s’agit d ’un sermon de type scolastique, mais fortement influencé par la forme
épidictique ; le prédicateur exalte les vertus du seigneur de Milan à partir du thema : « Posuit eum
ducem virtutum universarum » (1 Mac xn). Les vertus sont au nombre de douze. Mais il n ’y a plus
trace, ni même le souvenir, dans ce sermon, de la paix civique ; la paix recherchée par Visconti était
« in Ecclesia Dei atque Imperio » (R. M A IO C C m -N . CASACCA, Codex diplom atics, cit., H, Pavie,
1905, p. 13-23, ici p. 19). Sur l’éloquence funèbre des humanistes, cf. J. M . M C M a n a m o n , Funeral
Oratory and the Cultural Ideals o f Italian Humanism, Chapel Hfll-Londres, 1989.
92. « Petrarca non è un laico : il fondatore dell’Umanesimo italiano ed europeo, il maestro della nuova
poesia amorosa, è un chierico, cappellano e canonico, vive dei proventi di benefici ecclesiastici, e pur
valendosi ripetutamente della ospitalità e protezione dei signori laici, non si riduce però mai intiera
mente al servizio di alcuno di quelli » (C. D i o n i s o t t i , « Chierici e laici », cit., p. 48, cité par
C. D O T TI, Petrarca a Milano. Documenti milanesi, Milan, 1972, p. 19).
93. G. C m T TO LIN I, « Infeudazioni e politica feudale nel ducato visconteo-sforzesco », dans Quaderni
storici, 19, 1972, p. 57-130, désormais dans ID EM , La formazione dello Stato regionale e le istituzioni
del contado. Secoli XIV e XV, Turin, 1979, p. 101-180. Cf. aussi, à propos de Pétrarque, R. M. D ESSI,
« I nomi dei Guelfi e Ghibellini », cit.
94. Pétrarque explique aux Vénitiens que la fin ultime de la guerre est la paix et que les demandes de trac
tations voulues par Giovanni Visconti, dont il est le porte-parole, sont tout à fait légitimes, puisque
Gênes s’était spontanément soumise à sa seigneurie : « Ad hec cum nuper lanua, sponte sua, dominio
eius accesserit [...] mirum non est si ad terrarum suarum requiem studet » (texte et traduction dans
C. D OTTI, Petrarca a Milano, cit., p. 176-179).
270 R o sa M a r ía D e s s í
95. « Hic enim prima malorum radix vestris extirpando securibus ; hic est rex ille periurus [...]. Qui
semper pacis autor esse soleo, nunc fidenter hoc dixerim ; expedit vobis vel ista vel similia iusta bella
non mori. Rubigo civilis externo labore detergitur ; nescio quid vobis animi est ; vestre me, fateor,
iniure exacerbant ; itaque peream si in his literis ullam pacis legeritis mentionem. Opto vobis incruen
tam de perfido hoste victoriam » (C. DOTTI, Petrarca a Milano, e it, p. 97-99,163-164).
96. M. FEO, « L’epistola come mezzo di propaganda politica », cit., p. 217.
97. PIERRE Dubois , De recuperatione Terre Sancte. Traité de politique générale, éd. Ch.-V. LANGLOIS,
Paris, 1891. Cf. L. GATTO, « La pace nel pensiero politico di Pierre Dubois », dans La Pace nel
pensiero, nella politica, negli ideali del Trecento, cit., p. 113-153.
P r a t iq u e s d e l a p a r o l e d e p a ix d a n s l ’h is t o ir e d e V I t a l ie u r b a in e 271
cation, est le signe d’un changement important, dont il fut toutefois un interprète
solitaire, en une sorte de défi personnel lancé contre le monopole homilétique des
Mendiants98. Une telle attitude représentait, à bien y regarder, une sorte d’attaque
contre l’institution des prédicateurs et leur sermon scolastique, à l’instant même
où la cérémonie-action qui créait cette institution était en train de s’accomplir. Il
reste que le pouvoir de la parole publique appartenait toujours - et appartiendrait
encore pour longtemps - aux ordres mendiants. Tant Coluccio Salutati que
Machiavel, pourtant critiques à l’égard des prédicateurs, sont bien conscients de
ce que la vehementia de la parole est le propre de ces derniers. Coluccio l’écrit
dans une lettre où il exalte justement l’éloquence de Pétrarque9910, et Machiavel
lorsqu’il explique pourquoi les Florentins ont écouté Savonarole :
« Le peuple de Florence ne se croit ni ignorant ni rustre ; cependant, Jérôme
Savonarole le persuada qu’il s ’entretenait avec D ieu. Je ne veux pas décider si la chose
était ou non exacte, car on ne doit parler d ’un si grand homme qu’avec respect. Je dis
cependant que nombreux étaient ceux qui le croyaient, sans qu’ils aient rien vu
d’extraordinaire qui les ait portés à le croire. M ais sa vie, sa doctrine et surtout le texte
dont il se servit suffisaient pour ajouter foi à sa parole. Que personne ne désespère
donc de pouvoir faire ce que d ’autres ont fait, car tous les hom m es, ainsi que nous
l ’avons dit dans notre préface, vivent et meurent suivant les mêm es règles. » 10°
98. Pétrarque veut ôter à Bussolari le qualificatif à ’orator, car Vorator, d ’après la définition des rhéteurs
romains, est un vir bonus dicendi peritus. Or, Bussolari non seulement n ’aurait pas été un vir bonus,
mais il aurait été tellement dangereux en tant qu’orateur pour l ’Italie entière qu’il eût été préférable
qu’il fût muet. Pétrarque ajoute que le frère faisait un mauvais usage des sens historique et allégorique
de l ’Écriture : en effet, il interprétait à la lettre le verset « Non veni pacem mittere sed gladium »
(Le 12, 51) et oubliait de considérer au contraire sine allegorico tegmine tous les passages évangé
liques qui invitent à la paix et à l’amour envers le prochain (Familiarum rerum, p. 1040-1041).
99. Évoquant Pétrarque dans une lettre du 4 janvier 1379 adressée à Giovanni Bartolomei, chancelier du
seigneur de Cortone, Coluccio Salutati soutient qu’il fut le plus grand connaisseur de la rhétorique en
son temps, mais que « vehementiam illam oratoriam, que in actione consistit, in qua plurimum
valuisse Ciceronem credimus [...] in aliquo nisi forsitam in predicatoribus hoc nostro tempore non
requiras » (C. SALUTATI, Èpistolario, éd. F. NOVATI, I, Rome, 1891, p. 341). Salutati considère que
les prédicateurs sont les vrais « acteurs » de la pratique oratoire « que in actione consistit » - le terme
actio étant utilisé dans le sens rhétorique, c’est-à-dire l ’action oratoire qui comprend les qualités de la
voix et les mouvements du corps capables de susciter des émotions. La prédication accompagnée de
gestes - sur laquelle Coluccio a laissé quelques lignes incisives fort célèbres (C. S a l u t a t i , De seculo
et religione, éd. B. L. U LLM A N, Florence, 1957, p. 45-46) - appartient donc à ceux qui ont reçu la
gratia praedicationis.
100. « Al popolo di Firenze non pare essere né ignorante né rozzo : nondimeno da frate Girolamo
Savonarola fu persuaso che parlava con Dio. Io non voglio giudicare s ’egli era vero o no, perché
d ’uno tanto uomo se ne debbe parlare con riverenza : ma io dico bene che infiniti lo credevono sanza
avere visto cosa nessuna straordinaria da farlo loro credere ; perché la vita sua, la dottrina e il sug-
getto che prese erano sufficienti a fargli prestare fed e. Non sia pertanto nessuno che si sbigottisca di
non potere conseguire quel che è stato conseguito da altri, perché gli uomini, come nella prefazione
nostra si disse, nacquero, vissero e morirono sempre con uno medesimo ordine » (MACHIAVEL,
Discorsi sopra la prima Deca di Tito Livio, d a n s NICCOLÒ MACHIAVELLI, Opere, é d . C . VlVANTI, I ,
272 R o sa M a r ia D e s s í
P r u d e n c e e t c o n s c ie n c e d u pr é d ic a t e u r pa c ia ir e d u x v e siècle
J’évoquerai seulement, pour le XVe siècle, quelques cas illustrant les consé
quences d’une certaine prédication de paix, ainsi que la conscience qu’avaient les
Mendiants du pouvoir de leur parole en tant que propagande des régimes. Comme
l’a souligné Carlo Delcomo, Bernardin de Sienne et les prédicateurs issus de son
école sont les diffuseurs les plus éclatants de la propagande contre les partis : ils
farcissent leurs sermons de longs développements en faveur de la paix et de la
justice et contre les guelfes et les gibelins101.
C’est ainsi que le franciscain observant Michele Carcano tint différents
sermons sur la paix et la justice. Ces discours ne plurent pas à Francesco Maria
Visconti qui expulsa à plusieurs reprises le prédicateur du duché de Milan. En
1472, en particulier, il fut chassé car, à la suite de sa prédication, certains de ses
auditeurs auraient chanté un hymne à la liberté et à la République ambrosienne102.
I l , Turin, 1997, p. 231). Je reprends ici la traduction de C. B E C , dans MACHIAVEL, Œuvres, Paris,
1996, p. 215.
101. C. DELCORNO, « La città nella predicazione francescana del Quattrocento », dans Alle origini dei
Monti di Pietà. I francescani fra etica ed economia nella società del tardo medioevo. Studi in occa
sione delle celebrazioni nel V centenario della morte del beato Michele Carcano da Milano fondatore
del Monte di Pietà di Bologna (1427-1484) (Quaderni del Monte 3), Bologne, 1984, p. 29-39. Sur la
prédication de paix de Bernardin de Sienne, voir aussi C. L. POLECRITTI, Preaching Peace in
Renaissance Italy. Bernardino o f Siena and his Audience, Washington, 2000. Sur la prédication de
Jacques de la Marche : R M . D E S SI, « Predicare e governare nelle città dello Stato della Chiesa alla
fine del medioevo. Giacomo della Marca a Fermo », dans Studi sul Medioevo per Girolamo Arnaldi,
éd. G. B arone , L. C apo , S. Gasparri, Rome, 2000, p. 125-159.
102. G . A n d e n n a , « A s p e tti p o litic i d e l la p r e s e n z a d e g li O s s e r v a n ti i n L o m b a r d ia » , d a n s Ordini religiosi
e società politica in Italia e Germania nei secoli xrv e XV, é d . G . CHITTOLINI e t K . E L M , B o lo g n e ,
2001, p . 331-371, ic i p . 333. S u r le s r a p p o rts e n tre M e n d ia n ts e t p o u v o ir , c f . a u s s i G . G . M ER LO ,
Francescanesimo e signorie nell’Italia settentrionale del Trecento, A tti d e l X I V c o n g r e s s o in te m a z io
n a le , A s s is i, 16-18 o tto b re 1986, A s s is e , 1988, p . 103-126, d é s o r m a is d a n s IDEM , Tra eremo e città,
S. M a r ia d e g li A n g e li- A s s is e , 1991, p . 95-112 ; R . RUSCONI, « Predicò in piazza : p o litic a e p r e d ic a
z io n e n e l l ’U m b ria d e l ‘400 » , d a n s Signorie in Umbria tra Medioevo e Rinascimento : L ’esperienza
dei Trinci (F o lig n o , 10-13 d ic e m b re 1986), P é r o u s e , 1989, p . 113-141 ; R . L . G U ID I, « I l p u lp ito e il
p a la z z o . T e m i e p r o b le m i n e l la p re d ic a z io n e d e i M e n d ic a n ti n e l ’400 » , d a n s Archivum franciscanum
historicum, 89,1996, p . 263-286 ; G . G . M ER LO , « O r d in i m e n d ic a n ti e p o te r e : l ’O s s e r v a n z a m in o r i-
ti c a C is m o n ta n a » , d a n s Vite di eretici e storie di frati. A Giovanni Miccoli, é d . M . BENEDETTI,
G . G . M ERLO , a . p i a z z a , M ila n , 1998, p . 267-301 ; R . M . D ESSI, « L a p r o p h é tie , l ’É v a n g ile e t I ’É ta t.
L a p ré d ic a tio n e n Ita lie a u XVe e t a u d é b u t d u XVIe s iè c le » , d a n s La parole du prédicateur, c it.,
p . 395-445 ; L . PELLEGRINI, « L a p r o f e z ia tr a il p u lp ito e lo s ta to : il c a s o d i G ir o la m o S a v o n a r o la » ,
d a n s Annali dellTstituto storico italo-germanico in Trento, 25, 1999, p . 433-456 ; M . BERENGO,
L ’Europa delle città. Il volto della società urbana europea tra Medioevo ed Età Moderna, T u r in ,
1999, p . 755-851 ; G . CHITTOLINI, « C ittà , is titu z io n i e c c le s ia s tic h e e “ r e lig io n e c iv ic a ” n e llT ta lia
c e n tro s e tte n trio n a le a lla fin e d e l s e c o lo XV » , d a n s Girolamo Savonarola. Da Ferrara all’Europa, é d .
G . F r a g n i t o e t M . M lEG G E, F lo r e n c e , 2001, p . 325-345 ; ID EM , « I n tr o d u z io n e » , d a n s Ordini reli
giosi e società politica in Italia e Germania, p . 7-29 ; L . PELLEGRINI, « P r e d ic a z io n e o s s e r v a n te e
p r o p a g a n d a p o litic a : a p a r tir e d a u n c a s o d i T o d i » , d a n s La propaganda politica nel basso medioevo,
P r a t iq u e s d e l a p a r o le d e pa ix d a n s l ’h is t o ir e d e l ’I t a l ie u r b a in e 273
cit., p. 515-531 ; M. P. A l b e r z o n i , « Le armi del legato : Gregorio da Montelungo nello scontro tra
Papato e Impero », dans Ibidem, p. 177-239 ; P. E v a n g e l i s t i , « Un non-umanista consigliere politico
di Lorenzo il Magnifico. Etica politica ed “arte dello stato” nel Memoriale e nelle lettere di Antonio
da Vercelli, osservante francescano (marzo-maggio 1478) »,dans Ovidio Capitani. Quaranta anni per
la Storia medievale, cit., Il, p. 167-187.
103. C. DELCORNO, « La città nella predicazione francescana del Quattrocento », cit., p. 33-34.
104. Ibidem.
105. C. DELCORNO, « Letteratura in forma di sermone. Introduzione », dans Letteratura informa di sermone,
cit., p. 1-8, ici p. 3 ; R. M. D ESSI, « La giustizia in alcune forme di comunicazione », cit.
106. J.-Cl. M a i r e V IGUEUR, « Bernardin et la vie citadine », dans Bernardino predicatore nella società del
suo tempo, Convegni del Centro di Studi sulla Spiritualità Medievale, XVI, Todi, 9-12 ottobre 1975,
Todi, 1976, p. 253-282. Sur les rapports entre Bernardin et le pouvoir : M. M ONTESANO, « Aspetti e
conseguenze della predicazione civica di Bernardino da Siena », dans La religion civique à l ’époque
médiévale et moderne (Chrétienté et Islam) (Paris X-Nanterre, 21-23 juin 1993), Rome, 1995,
p. 265-275 ; C . CARDINALI, « Il santo e la norma. Bernardino da Siena e gli statuti perugini del
1425 », dans Gioco e giustizia nell’Italia di Comune, éd. G. ORTALLI, Trévise-Rome, 1993,
p. 183-191 ; R. M. D ESSI, « Predicare e governare », cit.
274 R o sa M a r ia D e s s í
107. « Essendo io a predicare a Crema in Lombardia, e per le parti e divisioni loro erano fuore della terra
circa novanta uomini con tutte le loro famiglie, i quali erano tutti dati per scritto al Duca di Milano
(Filippo Maria Visconti) ; nella quale terra era uno signore molto benigno e da bene. E predicando io
di questa materia pure cupertamente (imperò che questa è materia da non parlare troppo alla
scuperta), pure io predicando parlavo in genere e non in particularità, e non tacevo nulla che fusse
da dire ». Bernardin fait ici référence à des événements survenus en 1421. Les familles qui avaient
quitté Crema s’étaient alliées, en effet, à Filippo Maria Visconti (C. DELCORNO, dans BERNARDINO
DA SIEN A, Prediche volgari sul Campo di Siena 1427, éd. C. DELCORNO, I, Milan, 1989, p. 367, avec
la bibliographie).
108. « Conquestus est de praedicatoribus, qui in terris Ecclesiae quandoque decipiuntur et sublevantur a
civibus ut faciant, sicut fecerunt in nonnullis locis, unionem, ad cuius conservationes deputatur
magnus numerus civitatis, et ii possunt portare arma, punire et omnimodam potestatem sicut domini
exercere. Et aliqui quandoque dixerunt : facite hoc ut non possitis puniri. De quibus vehementer
conquestus est, dicens quod illi non intelligunt quid hoc importat et quod leviter decipiuntur, quia ibi
Ecclesia nullam posset exercere potestatem, et quod illi tales possent introducere tyrannos, quos
specialiter nominavit, et locum unum ubi hoc factum est, et comminatus est dicens : Io ne farò uno di
frustare uno. Et praedicent in bona hora sua Evangelium et moralitates et alia ad salutem animarum,
non talia, etc. » (Regestum observantiae cismontanae, dans Analecta Franciscana, 12, Grottaferrata,
1983, p. 51-52). Le passage est commenté par R. M. DESSI, « Predicare e governare », cit., p. 153.
109. Ibidem.
110. En 1379, date des statuts rédigés après la chute du « tyran » Rinaldo da Monteverde, il y avait deux
conseils à Fermo : un conseil spécial composé d’un nombre limité à 150 cives, choisis parmi les popu
lares, et le Conseil général de 300 conseillers. Cette organisation, qui semble pénaliser les nobles, est
cependant corrigée par une autre institution qui finira par jouer un rôle central et que les statuts intro
duisent ex novo comme organe auxiliaire du priorat, le Conseil de Cemita, précisément, qui exercera
le pouvoir effectif (B. G. ZENO BI, Le « ben regolate città ». Modelli politici nel governo delle perife
rie in età moderna, Rome, 1994, p. 111). On lit dans les statuts : « Item non possit scribere de
aliquam propositam in aliquo concilio que non sit primo deliberata die antea in cemita et sit ipsa
deliberatio registrata » (Statuta firmanorum, Venetiis, 1507, Lib. H, rub. 13-14). Cf. R. D E M lN IC IS,
Serie cronologica degli antichi signori, d e 'podestà e rettori di Fermo, Fermo, 1885, p. 18-19. Le
podestat devait jurer de « gubernare [...] ad exaltationem, magnificentiam et honorem sacrosanctae
romanae ecclesiae et sanctissimi nostri papae » (ibidem, p. 8). La composition du conseil de Cernita
est la suivante en 1451 : « Convocata atque cohadunata cemita magnificorum dominorum populi,
P r a t iq u e s d e l a p a r o l e d e pa ix d a n s l ’h is t o ir e d e l ’I t a l ie u r b a in e 275
pour pacificare i cittadini11!. Puis, en 1459, de retour dans la cité pour un cycle
d’homélies de Carême, il participe à la modification des normes statutaires de la
ville*1112. Enfin, en juillet 1463, il prend la parole devant le Conseil de la commune
de Fermo pour traiter de la paix et de la justice. Peut-être Pie II visait-il les campa
gnes de ce franciscain ; le pape pouvait craindre, en effet, que son entreprise de
création de vicariats familiaux ne fût entravée par les interventions plus ou moins
maladroites des prédicateurs. Quant à Jacques de la Marche, il s’efforçait de jouer
un rôle d’intercession. À la fin de sa carrière de prédicateur, le charisme qui
l’entourait vint cependant à s’affaiblir, en raison, semble-t-il, de la concurrence
des prophètes itinérants qui parcouraient alors la péninsule113.
Pour conclure sur le XVe siècle, je voudrais encore évoquer Savonarole. Il
prêchait la paix civile et fit d’ailleurs approuver la lex pacis et appellationis114,
mais, comme nous l ’avons vu, il dut aussi se défendre de l’accusation de séculari
ser la prédication, en rappelant l ’action des paciaires illustres qui avaient appar
tenu à son ordre. Désormais, le processus de centralisation engagé par les
seigneurs temporels et les papes était tel, et les relations entre cités et territoires à
regulatorum communis, confalon(erium) contratarum, sex capitum artium, ac viginti quatitor civium
per quamlibet contratam in numero sufficienti, in caminata nova palactii communis, residentia
magnificorum dominorum congregata » ( C . TOM ASSINI, « L a città di Fermo e San Giacomo della
Marca », dans Picenum Seraphicum, 13,1976, p. 183-195, ici p. 186). Il y avait à Fermo deux édifi
ces publics : celui de Cernita et l’autre du podestat (cf. R. M. D ESSI, « Predicare e governare », cit.,
p. 144). Sur l ’histoire de l a commune de Fermo, cf. aussi G. AZZURRO, G. C O L A S A N n , I. LU SSU ,
Storia del Fermano, I, Padoue, 1971, mais sans note ni bibliographie.
111. « Nel mese di aprile il B. Giacomo di Monte Brandarte stava nella città a predicare, al quale sino a
tempo de ’ Sforzeschi la città per fare un convento de ’ suoi frati gli aveva assegnato la chiesa di
S. Martino di Varano fuori delle mure dove stava ma con nissuna comodità per le guerre soprascritte.
Un giorno domandò audienza in cernita dove con tanta energia predicò sopra la pace et quiete della
città che undeci cittadini d e ’primi si riconciliarono in detta cernita, e di più in un’altra cernita a dì
7 aprile fu fatto decreto che si facesse doì cittadini per contrada per pacificare li cittadini, e quelli
che non volsero pacificarsi gli si desse l ’esilio, che quasi tutti se pacificarono » (Annali di Fermo
d ’autore anonimo, dans G. D e MlNICIS, Cronache della città di Fermo... Colla giunta di un somma
rio cronologico dì carte fermane anteriori al sec. XIV, éd. M. TABARRINI, Florence, 1870, p. 206). Le
fait est raconté aussi dans les Annali della città di Fermo de GlOVAN PAOLO M ontani : « In quel
tempo [1451] il B. Giacomo da Monte Brandone cominciò a predicare dell’amore e pace tanto eccel
lentemente, che li cittadini fra di loro discordi si rappacificarono, e furono eletti due cittadini per
contrada a pacificare tutta la città piena di discordie. Nel Consiglio fu fatto decreto che chi non si
voleva pacificare andasse in esilio » (dans G. DE MlNICIS, Cronache della città di Fermo, p. 181).
112. C. TOM ASSINI, « La città di Fermo », cit., p. 186-187.
113. Selon Venanzio da Fabriano (1434-1506), disciple et biographe du Franciscain, Jacques de la Marche
avait affirmé dans un sermon que Pierre l’Albanais (les « Albanais » étant les travailleurs pauvres)
n ’était qu’un pur charlatan et qu’il avait incité son public, fasciné par le visionnaire, à déserter la
prédication et à l ’aider dans la construction d’une église dédiée à Marie (M. SGATTONI, La Vita di
S. Giacomo per Fr. Venanzio da Fabriano, Zara, 1940, p. 202-203).
114. J.-Cl. Zancarini, « Far guerra con la pace nel cuore. La guerra nelle prediche di Gerolamo
Savonarola », dans Savonarola. Democrazia, tirannide, profezia., éd. G. C. Garfagnini, Florence,
1998, p. 43-54.
276 R o sa M a r ia D e s s í
C o n c l u s io n
la théologie de la paix se fit parole pour gouverner, car c’est eux qui rendirent
possible la descente sur la terre des valeurs du ciel, pour citer une belle formule
de Jacques Le Goff117. Je ne pense pas que l’on puisse dire que les prédicateurs
étaient au service de l’État ; ils étaient plutôt le ciment ecclésial de la société
urbaine de la fin du Moyen Âge.
La pratique de la rencontre entre l ’orateur et son public en matière de paix est
une histoire faite de phases de rupture de l’ordre - je pense notamment au
processus qui a conduit à l’avènement du Popolo, auquel il me paraît possible
d’associer le récit hagiographique mettant en scène le cordonnier de Plaisance -
et de phases de routine - lorsqu’apparaissent explicitement des stratégies de la
parole, comme celles, par exemple, d’un Girolami. Mais derrière cette rencontre
se profile Yhabitus comme produit de l’histoire, qui tout à la fois transforme et se
trouve transformé par les pratiques sociales. En dépit de son échec, l’action du
tribun de Rome, Cola di Rienzo, qui tenait des sermons aux habitants de Rome et
entendait unifier l’Italie en prêchant la paix, ainsi qu’en exploitant tous les
moyens de propagande visuelle, ne s’explique pas uniquement par l’absence de
la papauté de Rome, mais aussi parce que le système de communication s’était
enrichi de traditions culturelles, d’apports variés provenant de multiples situa
tions antérieures qui se cristallisèrent dans Yhabitus de la parole de l’orateur laïc
- lequel, pendant un certain temps au moins, se trouva en accord avec les aspira
tions et les désirs de son public. En lisant la chronique de l’Anonyme, on
comprend que les Romains n’apprécièrent guère, en revanche, les prédications de
Venturino de Bergame en 1335 et firent en sorte que ce prédicateur abandonnât la
cité118. Comme on le sait, Cola de Rienzo ne réussit pas pour autant à mener à
bien son projet : ceux qui l’avaient acclamé ne se reconnurent plus en lui ; il ne
devint donc pas le prophète d’un ordre nouveau. Plus tard, c’est Jacques de la
Marche qui perdit les faveurs de l’assemblée de Fermo, le public désertant ses
prédications pour écouter un visionnaire : à partir des années 70 du XVe siècle,
en effet, les wanderprediger réapparurent, et la parole de paix prononcée par
sanza altra novità, rimagnendo il popolo in suo stato e signoria » (G. V ILLA N I, Nuova Cronica, H,
Parme, 1990, lib. 9, XII). Le premier à avoir mis en relation le passage de Villani et les sermons de
Remigio de’ Girolami est G. SALVEMINI, Magnati e popolani in Firenze dal 1280 al 1295. Suivi de
La dignità cavalleresca nel Comune di Firenze, avec une introd. d’E. SESTAN, Turin, 1960, p. 257-
258, repris par O. C a p i t a n i , « L’incompiuto “tractatus de iustitia” di fra Remigio de’ Girolami », cit.,
p. 116.
117. J. LE G o f f , « Du ciel stur la terre : la mutation des valeurs du xne au xm e siècle dans l ’Occident
chrétien », dans Héros du Moyen Âge. Le saint et le roi, Paris, 2004, p. 1263-1282, ici p. 1266. La
métaphore de la descente du ciel sur la terre est utilisée - en référence à la philosophie allemande -
dans l ’Idéologie allemande où l ’on en souhaite le renversement (K. M A R X et F. EN G ELS, L ’idéologie
allemande, I, B).
118. Cf. L. GATTO, « Temi e spunti di propaganda politica nella Roma del Trecento », cit., p. 414-415.
2 78 R o sa M a r ia D e s s í
119. 0 . NICCOLI, La Vita religiosa nell’Italia moderna, Rome, 1998 ; R. RUSCONI, Profezia e profeti alla
fine del Medioevo, Rome, 1999 ; R. M. DESSÌ, « La prophétie, l’Évangile et l’État », cit.
120. Il s’agit de la lettre à Ricciardo Becchi du 9 mars 1498 (trad. C . B e c , dans M a c h i a v e l , Œuvres, cit.,
p. 1229). À propos de cette lettre, voir surtout G. CA DONI, « Qualche osservazione su Machiavelli e
Savonarola », dans La Cultura, 32,2000, p. 263-278.
121. Cf. supra et n. 100 et MACHIAVEL, Discorsi sopra la prima Deca di Tito Livio, cit., I, 56. Sur la
prophétie comme fonction sociale : C. Leonardi, « Il problema Savonarola. A conclusione di un
convegno », dans Studi Savonaroliani. Verso il V centenario, Atti del primo seminario di studi
(Firenze, 14-15 gennaio 1995), éd. G. C. G arfagnini, Florence, 1996,p. 321.
122. P. PRODI, « Profetismo e utopia nella genesi della democrazia occidentale », dans Savonarola.
Democrazia, tirannide, profezia, éd. G. C. G a r f a g n i n i , Florence, 1998, p. 199-211, en particulier
p. 210 ; D. Q u a g l i o n i , « Tirannide e democrazia. H “momento savonaroliano” nel pensiero giuridico
e politico del Quattrocento », dans ibid., p. 3-16.
FRANÇOIS D ’ASSISE ET LA PAIX RÉVÉLÉE
RÉFLEXIONS SUR LE MYTHE DU PACIFISME FRANCISCAIN
ET SUR LA PRÉDICATION DE PAIX DE FRANÇOIS D ’ASSISE
DANS LA SOCIÉTÉ COMMUNALE DU X m e SIÈCLE
R a im o n d o M ic h e tt i
1. Ce texte est sensiblement identique à la communication prononcée lors de la table ronde de Nice. J’ai
ajouté des notes et des précisions d ’importance, suivant les précieux conseils de Giovanni Miccoli, que
je tiens à remercier vivement pour m ’avoir aidé à réfléchir sur la complexité du rapport de François à la
question de la paix, au cours d ’une belle soirée romaine. J ’ai également pu confronter mes idées avec
Chiara Frugoni, comme toujours avec grand profit, entre une pause et l’autre lors de colloques francis
cains. J’adresse aussi mes remerciements à Rosa Maria Dessi et à Michel Lauwers. La traduction en
langue française doit beaucoup à la lecture de Jean-Baptiste Joly et d’Usen About, auxquels je dis toute
ma gratitude.
2. Pour une réflexion sur la fascination historique et historiographique suscitée par la figure de saint
François à l ’époque contemporaine, voir G. G. M e r l o , « Francesco d ’Assisi e la sua eredità », dans
Rivista di storia e letteratura religiosa, 26, 1990, repris dans Tra eremo e città. Studi su Francesco
d ’Assisi e sul francescanesimo medievale, Assise, 1991, p. 1-33 ; R. RUSCONI, « Dalla “questione fran
cescana” alla storia », dans M. P. ALBERZONI et al., Francesco d ’Assisi e il primo secolo di storia fran
cescana, Turin, 1997, p. 339-357 ; E. P r in z t v a l l i , « Francesco e il francescanesimo : consapevolezze
storiografiche e prospettive », dans F. E. CONSOLINO, dir., Francesco d ’Assisi fra Storia, letteratura e
iconografia, Cosenza, 1996, p. 69-81. Je me permets de renvoyer également à R. MICHETTI,
« Francesco d ’Assisi e l’essenza del cristianesimo », dans Ibid., p. 37-67 et IDEM, « La Vita beati
Francisci di Tommaso da Celano, storia di un’agiografia medievale », dans Franciscana. Bollettino
della Società Intemazionale di studi francescani, 1,1999, p. 123-235 : dans ces deux études, je propose
de manière plus détaillée un certain nombre de réflexions sur ce thème, que je traite ici de manière
synthétique, en tant qu’arrière-plan historiographique.
280 R a im o n d o M ic h e t t i
7. E. REN A N , Nouvelles Études d ’histoire religieuse, Paris, 1894, p. 334,325 (publié une première fois en
1864 dans le Journal des débats).
8. Sur l ’œuvre de Sabatier et sa place centrale parmi les études franciscaines, voir R. M ANSELLI, « I bio
grafi moderni di San Francesco », dans San Francesco nella ricerca storica degli ultimi ottani’anni,
Todi, 1971, p. 11-31 et IDEM , « Paul Sabatier e la “questione francescana” », dans La ‘questione fran
cescana’ dal Sabatier ad oggi, Assise, 1974, p. 54-70 ; C. O. CARBONELL, « De Ernest Renan à Paul
Sabatier : naissance d ’une historiographie scientifique de saint François en France », dans L ’immagine
di Francesco nella storiografia, cit., p. 227-249 ; Francesco d ’Assisi attesa dell’ecumenismo. Paul
Sabatier e la sua « Vita di S. Francesco » cent’anni dopo, Atti del Convegno di Studi organizzato
dallTstituto di Studi Ecumenici s. Bernardino e dalla Facoltà Valdese di teologia, dans Studi ecumenici,
12,1994. Voir en particulier l ’étude de L. PELLEGRINI, « La “Vie de saint François d’Assise” e gli studi
francescani tra impegno critico e tensione ideologica », p. 11-30. En 2003, à l’occasion de son cente
naire, la Société internationale des études franciscaines a consacré un autre colloque à la figure de
Sabatier. En cours de publication, les actes de cette rencontre comprendront en particulier une relecture
de la Vie de S. François par Giovanni Miccoli qui replace l ’ouvrage dans le contexte historique de la fin
du XIXe siècle à la lumière des récentes études historiographiques. Voir, en outre, sur la place de
Sabatier dans le protestantisme en France, P. R IC C A , « Le Chiese protestanti », dans Storia del cristia
nesimo - L'età contemporanea, éd. G. FlLORAMO et D. M EN O ZZI, Bari, 1997, p. 62.
282 R a im o n d o M ic h e t t i
9. Sur l’histoire du « modernisme », il existe un vaste débat. Pour une première orientation, voir
l ’ouvrage classique de E. POULAT, Histoire, dogme et critique dans la crise moderniste, Paris, 1962, et
Ricerche per la storia religiosa di Roma, 8,1990, volume entièrement consacré à cet argument. On lira
en particulier la contribution de G . M ICCOLI, Intransigentismo, modernismo e antimodernismo : tre
risvolti di un'unica crisi, p. 13-38. Du même auteur, voir également, sur un plan plus général, Fra mito
della cristianità e secolarizzazione : studi sul rapporto chiesa-società nell'età contemporanea, Casale
Monferrato, 1985. Cf. également G . FORN I, L’« essenza del cristianesimo ». Il problema ermeneutico
nella discussione protestante e modernista (1897-1904), Bologne, 1992 ; A. ZAMBARBIERI, « Fede e
religosità fra tendenze laiche e modernismo cattolico », dans Storia dell'Italia religiosa - L ’età
contemporanea, éd. G . De R O SA , T. GREGORY et A. VAUCHEZ, Bari, 1995, en particulier p. 170-185.
Concernant la position de Sabatier : P. SABATIER, Les Modernistes. Notes d ’histoire religieuse contem
poraine, Paris, 1909 et surtout la correspondance et les réflexions éditées par L. BEDESCHI dans les
Fonti e documenti, 1, 1972 ; 3, 1974 ; 11-12, 1982-1983 ; 15,1986 ; 16-17, 1988, du Centro di studi
per la storia del Modernismo dell’Istituto di Storia dell’Università di Urbino.
10. S. MlNOCCHI, La Questione francescana, Turin, 1902 (paru d ’abord dans Giornale storico della lette
ratura italiana, 39,1902, p. 293-326).
F r a n ç o is d ’a s s is e e t l a pa ix r é v é l é e 283
11. S. G. F r a n c h i n i , « Sugli esordi della Società intemazionale di studi francescani fondata da Paul
Sabatier », dans Franciscana, 1,1999, p. 5-99.
12. Il n ’est évidemment pas possible ici d’évoquer tous les auteurs, toutes les positions culturelles,
religieuses et politiques qui, au cours XXe siècle, ont fait référence au saint d ’Assise, pour soutenir
différentes interprétations du christianisme ou diverses conceptions de la société, de la politique ou de
la culture. Je me limiterai à quelques cas exemplaires susceptibles de favoriser une meilleure compré
hension de l’arrière-plan culturel et historiographique du thème étudié. Au cours des dernières années,
l’étude qui a le mieux affronté ces problèmes, et qui constitue donc un point de départ obligé pour
toute recherche sur François d’Assise dans le monde contemporain, est certainement la contribution de
S. M IGLIORE, M irica povertà. Riscritture francescane fra Otto e Novecento, Rome, 2001.
284 R a im o n d o M ic h e t t i
13. Pour une analyse de la lettre encyclique Auspicato concessum, émanant de Léon X m , le 17 septembre
1882, à l’occasion du septième centenaire de la naissance de François d’Assise, et, plus généralement,
sur les interventions de Léon XEQ et de Benoît XV : S. M IGLIORE, Mistica povertà, cit., p. 185-189.
14. Sur François d ’Assise comme saint de la Démocratie chrétienne de Romulus Murri, voir les numéros
de la première année de la revue franciscaine La Verna, 1903-1904 ; A. CANTONO, S. Francesco
d ’Assisi e la Democrazia cristiana, Rome, 1903, auquel s’opposa Mons. Faloci Pulignani, hostile à
ceux qui entendaient « protestantizzare » François comme à ceux qui entendaient « democratizzarlo »,
dans Miscellanea Francescana, 9, 1903, p. 143. C f. également A. DA M OTEGONZI, « Non demo
cratico S . Francesco? », dans La Verna, 1903-1904, p. 520-526; Teodosio DI S. DETOLE, « La
Democrazia cristiana e la pastorale di un vescovo », dans La Verna, 1903-1904, p. 513-520 ; A. da
M OTEGONZI, « Democrazia Sanfrancescana », dans Ibidem, p. 22-28, sur la question du saint comme
patron du mouvement catholique.
F r a n ç o is d ’A s s is e e t l a paix , r é v é l é e 285
tous les caractères du socialisme utopique15, alors que pour le poète italien
Carducci il est un exemple de socialisme humanitaire16. Antonio Gramsci, qui
avait, lui aussi, abordé la question du tiers ordre et plus généralement le francisca-
nisme primitif comme une tendance démocratique et populaire, critiqua même la
composante pacifique du franciscanisme, considérant que cette ambition avait
contribué au Moyen Âge à l ’impuissance des masses, au contraire des quelques
mouvements hérétiques qui osèrent défier le pouvoir féodal de l’Église17.
Il n’est donc pas étonnant d’observer que l’interprétation politique du paci
fisme de François d’Assise acquit une envergure internationale lors du déclenche
ment de la Première Guerre mondiale. En 1914, la Sociétà internazionale di studi
francescani adressa « aux Nations », au nom de saint François, une invitation à la
paix qui suscita l’indignation et dont son président, Paul Sabatier lui-même, se
dissocia. Celui-ci, au contraire, devait se prononcer au même moment, dans les
pages londoniennes du Times, en faveur d’une intervention française18.
Durant la période fasciste, la figure de François d’Assise fut également mise
en relation avec la question de la paix, mais pour la première fois avec une très
forte ambiguïté qui mérite d’être soulignée. Qu’il s’agisse des déclarations du
poète Gabriele d’Annunzio ou de celles des autres intellectuels proches du régime
fasciste, l’image démocratique, panciafichista disait-on, d’un François promoteur
de la paix sociale était dénoncée pour mieux valoriser un franciscanisme héroïque
et combattant. Le François qui, avant sa conversion, avait participé aux guerres de
15. K. K AUTSKY, « Der hl. Franz von Assisi. Ein Revisionist des mittelalterichen Kommunismus », dans
Die neue Zeit, 22,1903-1904, p. 260-267.
16. G. C a r d u c c i , « Dello svolgimento della letteratura nazionale (1868-1871) », dans IDEM, Discorsi
letterari e storici, Bologne, 1935, p. 55.
17. H est intéressant de mettre en relation deux affirmations du philosophe, qui dénotent, en dépit de leur
brièveté, une attention pour le franciscanisme et une perspicacité dans le raisonnement : « Sarebbe
perciò utile studiare bene la fortuna di questa iniziativa, che non è stata molto grande, perché il fran
cescanesimo non divenne tutta la religione, come era nell’intenzione di Francesco, ma si ridusse a uno
dei tanti ordini religiosi esistenti [...]. » (A. GRAM SCI, Quaderni dal carcere, I, Turin, 1975, p. 127).
D’autre part, revenant sur la question : « Anche i movimenti religiosi popolari del Medioevo, frances
canesimo, ecc., rientrano nello stesso rapporto di impotenza politica delle grandi masse di fronte a
oppressori poco numerosi ma agguerriti e centralizzati : gli “umiliati e offesi” si trincerano nel paci
fismo evangelico primitivo Nella storia delle eresie medievali Francesco ha una sua posizione
individuale ben distinta : egli non vuole lottare, cioè egli non pensa neppure a una qualsiasi lotta, a
differenza di altri innovatori [Valdo] ecc. [e gli stessi francescani] » (Ibid., H, p. 748-749). Sur la
fortune historiographique et idéologique du parallélisme entre Valdès et François d’Assise, cf.
R. RUSCONI, « Valdesio di Lione e Francesco d’Assisi, “valdesi e francescani” », dans Eretici ed
eresie medievali nella storiografia contemporanea, Atti del 32 convegno di studi sulla Riforma e i
movimenti religiosi in Italia, éd. G. G. M ER LO , Torre Pellice, 1994, p. 126-152.
18. Voir, sur cette question, le récit d’A. Fortini, jeune secrétaire de la Société internationale des études
franciscaines sous la présidence de Sabatier et, durant le fascisme, également podestat de la commune
d’Assise : A. FORTINI, Per il cinquantesimo anniversario del Messaggio di pace rivolto alle Nazioni
dalla Società Intemazionale di Studi francescani all’inizio della prima guerra mondiale, Assise, 1964.
286 Ra im o n d o M ic h e t t i
19. Sur cette littérature, cf. toujours S. MIGLIORE, Mistica povertà, cit., p. 211-224.
20. C’est à Assise qu’a lieu, le 4 octobre 1926, à l’occasion des célébrations, la rencontre entre Pietro
Fedele, ministre de l’Instruction publique du gouvernement italien, et le cardinal Raffaele Merry,
représentant du Saint-Siège, afin de lancer les discussions qui aboutiront aux Accords du Latran de
1929. Depuis cette rencontre, le salon du Palais communal qui l’abrita fut appelé « Sala della
Conciliazione ». Sur cette question : V . G. CATANZARO, « Una città per la pace », dans Assisi, éd.
F. SANTUCCI, Cerbara - Città di Castello, 1997, p. 258.
21. Présentation biographique brève mais problématique par P. Craveri, « Capitini Aldo », dans
Dizionario Biografico degli Italiani, 18,1975, p. 554-556. Pour une contribution récente sur l’histoire
du pacifisme italien au XXe siècle, dans laquelle est évoquée la figure de Capitini : A. MARRONE,
P. SaNSONETTI, Né un uomo né un soldo. Una cronaca del pacifismo italiano del Novecento, Milan,
2003. Le livre, publié après la table ronde de Nice, commence l ’histoire du pacifisme italien par une
rapide biographie de François d’Assise, point de départ du pacifisme moderne.
F r a n ç o is d ’A s s is e e t l a p a ix r é v é l é e 287
« global » - garant d’un nouvel humanisme et d’un nouvel équilibre entre les
hommes et la nature22.
Dans un autre esprit, il faut noter, au cours des dernières aimées, la promotion
par Jean-Paul II à Assise de rencontres au cours desquelles les représentants des
plus importantes religions du monde, monothéismes et religions d’Orient, se
retrouvent autour de la tombe du saint au nom des sentiments religieux qu’ils par
tagent. Aujourd’hui, Assise est devenue un espace sacré de la contemporanéité,
dédié à la paix, et François un symbole du dialogue interreligieux, sous l’impul
sion de l’Église catholique qui se réapproprie par ce biais son saint par excel
lence, prévenant ainsi les risques de sécularisation, vivement dénoncés par
Jean-Paul II après la chute du mur de Berlin.
Très récemment, oscillant toujours entre les thèmes de la pauvreté et de la
paix, la figure de saint François a également joué un rôle dans la réflexion consa
crée aux nouveaux équilibres de la globalisation et aux nouvelles formes de parti
cipation politique. Je pense notamment au dernier livre du philosophe Antonio
Negri, Impero, dont le succès a été considérable, particulièrement en Amérique et
plus généralement à l’intérieur des mouvements politiques qui critiquent ou
s’opposent à la globalisation économique et culturelle. L’auteur invite à illuminer
« la vie future du militantisme communiste » par la légende de saint François
d’Assise, lequel, pour dénoncer la pauvreté des hommes, en avait adopté la condi
tion commune, découvrant ainsi la puissance ontologique d’une nouvelle société.
François aurait opposé, au xmesiècle, au capitalisme naissant et à la mortification
de la chair une vie joyeuse englobant la nature, les hommes exploités et les
pauvres, unis contre la volonté de pouvoir et la corruption...23. Il y a quelques
mois, en mars 2003, un autre intellectuel italien, Adriano Sofri, de culture laïque
et étranger à toute conception confessionnelle de l’existence, publiait dans le quo
tidien La Repubblica, un article intitulé « L’amour et la haine : les sentiments de
la politique », dans lequel il affirmait :
« N ous aussi, quand nous avons de bonnes idées, nous avons de la peine à les diffuser
dans notre vie personnelle. Il est singulier que nombre d ’entre nous, un jour ou l ’autre,
aient pensé à François d’A ssise. Durant la crise de la conversion “rouge-vert” , s ’arbo
raient dans les raes berlinoises des pancartes au nom du Heilige Franziskus. Mais
quand nous choisissons un saint François à notre mesure, plus jongleur ou plus paci
fiste, ou mystique ou vert, que reste-t-il de franciscain dans notre vie personnelle ? »24
22. E. B alducci, Francesco d ’Assisi, Fiesole, 1989. Sur cette tendance, voir les réflexions de
G. G. MERLO, « Francesco d ’Assisi e la sua eredità », dans IDEM, Tra eremo e città, cit., p. 6-13, ainsi
que R. M ichette « Francesco d’Assisi e l’essenza », cit., p. 43.
23. A. NEGRI, Impero. Il nuovo ordine della globalizzazione, Milan, 2002, p. 381-382.
24. Traduction libre de l’article paru dans le quotidien romain La Repubblica du 30 mars 2002.
288 R a im o n d o M ic h e t t i
Cette paix sociale, cette paix religieuse, cette paix avec la Création, cette paix
globale, autrement dit une paix du tout avec tout, semble, au regard de ce bref
aperçu, une paix bonne pour chaque saison et pour chaque idéologie. La recher
che d’une paix totale échappe à l ’histoire humaine pour aspirer en quelque sorte à
une existence d’où seraient bannis le conflit et la violence : en bref une paix de
l’Eden, malgré... le péché originel.
J’ai voulu insister, dans les lignes qui précèdent, sur le mythe contemporain de
François comme emblème d’une paix aux contours bien disparates, identification
généralement admise aujourd’hui et que personne ne pourrait se permettre de
contester, non seulement pour rendre hommage aux motivations qui sous-tendent
les recherches menées à Nice sur la prédication de paix, mais également pour
souligner les résistances que l’élément mythique oppose à l’examen historique et
critique serein des faits.
Dans l’immense bibliographie historique consacrée à saint François, il est, en
effet, assez rare de trouver des contributions qui ne se proposent pas d’utiliser les
instruments de l’analyse historique pour conférer une autorité d’un autre type à la
valorisation d’une vérité déjà préconstituée. Cette mythologie élaborée en partie
par le discours historique lui-même n’est pas complètement étrangère à l’histoire
personnelle de saint François, et il est clair que certains épisodes très célèbres ont
marqué fortement l ’imaginaire commun : son choix de la pauvreté explique
l’utilisation de François d’Assise comme un symbole de la paix sociale entre les
classes ; son exploitation comme symbole de l’harmonie avec l’Univers est liée à
l’écriture du Cantique du frère Soleil, à l ’épisode de la prédication aux oiseaux ou
encore au célèbre Fioretto de la conversion du loup ; le François du dialogue
inter-confessionnel s’attache à son séjour en Orient et à sa traversée des colonnes
de Croisés et d’infidèles dans le but de rejoindre le sultan al-Kamil. Ces épisodes,
dont la véracité repose souvent sur des témoignages concordants de l’époque,
sont-ils cependant suffisants pour justifier l’importance du saint à l’égard de la
paix et pour envisager son existence comme un fait marquant et unique, nouveau
et original dans la recherche de la paix qui anime l’histoire de l’humanité
occidentale ? De même, pourquoi associer systématiquement François à la paix
alors que tant d’autres figures de saints du Moyen Âge se distinguèrent par leurs
actions pacificatrices ?
Plus généralement, il s’agit peut-être de s’interroger sur la nature même de
l’expérience franciscaine. Avec François d’Assise sommes-nous face à une atti
tude et à un ensemble de pratiques originales remettant en cause la conception
F r a n ç o is d ’A s s is e e t l a p a ix r é v é l é e 28 9
chrétienne de la guerre qui prévalait entre la fin du XIIe siècle et les premières
décennies du XIIIe siècle ? C ’est sur cette interrogation que je souhaiterais appor
ter quelques éléments de réflexion.
Sans prétendre exposer dans toute leur complexité les thématiques qui sont
précisément au centre des rencontres de Nice, il est nécessaire de rappeler, de
manière inévitablement schématique et liminaire, quelques points de repère. Le
premier est l’absence presque totale, au sein de l’Église du XIIIe siècle, de traces
d’un pacifisme chrétien intégral, que l’on pouvait cependant entrevoir, de
Tertullien à Origène, dans les Églises des premiers siècles, sous la forme d’une
affirmation de l’incompatibilité absolue entre le combat armé et la perspective
évangélique, perçue comme un signe du refus de se soumettre au pouvoir de
l ’Empire. Il faut ajouter que l’élaboration séculaire de la notion de guerre juste,
acceptée sinon théorisée par Augustin, fit l’objet d’une formulation ordonnée
selon cinq critères dans l’œuvre de Pietro Ispano (persona, res, causa, animus et
auctoritas), précisément dans les années durant lesquelles François d’Assise
commence à fonder l’ordre mineur25. Le deuxième élément qu’il est nécessaire de
rappeler est l’interdit des armes et de la violence, naturellement d’un point de vue
théorique, imposé aux clercs et aux moines à partir du concile de Chalcédoine.
Les études de Friedrich Prinz nous ont permis de saisir les modalités et l’intensité
de la participation du haut clergé à la guerre, qui ne fiat pas uniquement le fait de
l’Église du haut Moyen Âge. Cependant, l ’interdit demeura et la défense de
l’Église fut toujours, en théorie, à la charge du pouvoir laïc26.
Le troisième élément est naturellement la christianisation du phénomène de la
guerre, non seulement dans le sens d’une réglementation des violences les plus
cruelles, mais également par la proposition d’un modèle de miles chrétien. Les
hommes d’armes pouvaient également être sanctifiés lorsqu’ils adoptaient un
comportement spirituel, menant au salut, et lorsque la fonction militaire entrait au
service de la foi et de l’Église27. D faut préciser que c’est vers le milieu du
25. Pour un panorama général sur la tradition et les transformations de la pensée chrétienne sur la guerre,
l ’ouvrage d’A. MORISI GUERRA, La Guerra nel pensiero cristiano dalle origini alle crociate, Rome,
1963, demeure une bonne référence. Cf. en outre une évocation du problème dans l’étude de
Ph. CONTAMINE, La guerre au Moyen Âge, Paris, 1980. Réflexions sur les rapports entre justice, paix
et amour dans la pensée augustinienne dans E. CAVALCANTI, « L’imperfezione della storia nel “De
Civitate Dei” di Agostino », dans Studium, 95,1999, p. 215-224, et surtout dans IDEM, « La cosiddetta
guerra giusta nel “De civitate Dei” di Agostino», à paraître dans Cristianesimo nella storia, 2005.
26. F. PRINZ, Klerus und Krieg im fruhren Mittelalter, Hiersemann Verlag, 1971 (trad. hai. : Clero e
guerra nell'alto Medioevo, Turin, 1994).
27. Examen à plusieurs voix sur cette question dans ‘Militia Christi e Crociata nel secoli xi-xin.A tti della
undecima Settimana intemazionale di studio del Centro di Studi medievali, Milan, 1992. Sur le thème
de la construction d’une sainteté militaire dans le monde monastique : M. LAUWERS, dir., Guerriers et
moines. Conversion et sainteté aristocratiques dans l ’Occident médiéval Die-XIIe siècle, (Collection
d ’études médiévales de Nice, 4), Antibes, 2003.
290 R a im o n d o M ic h e t t i
28. Sur la chevalerie : J. FLO RI, Chevaliers et chevalerie au Moyen Âge, Paris, 1998 ; A. BARBERO,
La Cavalleria medievale, Rome, 1999.
29. Paix de Dieu et guerre sainte en Languedoc au XIIIe siècle, dans Cahiers de Fanjeaux, 4, 1969 ; La
Paix de Dieu, Xe-XIe siècles, Le Puy, 1988 ; D. Barthélémy, « La Paix de Dieux dans son contexte
(989-1041) », dans Cahiers de civilisation médiévale, 40, 1997, p. 3-35, et IDEM, L'An Mil et la paix
de Dieu. La France chrétienne et féodale, 980-1060, Paris, 1999. Cf. en outre D. MÉHLI, Paix et com
munautés autour de l ’abbaye de Cluny (xe-xve siècle), Lyon, 2001, qui aborde aussi le problème du
règlement des conflits d’un point de vue territorial, entre dimensions religieuse, juridique et politique.
30. Sur la défense armée de la foi, précisément parce que l ’hérésie est considérée comme un attentat à la
paix de Dieu : G. G. MERLO, « “Militia Christi” come impegno antiereticale (1179-1233) », dans
Militia Christi e crociata, cit., p. 355-384, repris dans IDEM, Contro gli eretici. La coercizione all’orto
dossia prima dell’Inquisizione, Bologne, 1996.
31. Sur l ’histoire des Vaudois et des mouvements qui y sont liés, entre orthodoxie et hérésie, voir
G. G. M ERLO , Eretici ed eresie medievali, Bologne, 1989, p. 49-61, avec renvoi à la bibliographie.
Cf. aussi les remarques particulières de P. RICCA , « “ Non uccidere” presso i valdesi medievali », dans
La Liberazione dei captivi tra Cristianità e Islam, éd. G. CIPOLLONE, Cité du Vatican, 2000, p. 697-701.
F r a n ç o is d ’As s is e e t l a pa ix r é v é l é e 291
les conseils de son ami et collègue l’évêque Bernard de Sora, rédigeant un traité
réunissant un ensemble de réflexions qu’il avait déjà proposées en d’autres occa
sions et qui auraient fait partie de son activité pastorale32.
Pour comprendre si François d’Assise s’inscrit en rupture par rapport à ce
contexte de référence, la voie qu’il s’agit d’emprunter semble toute tracée : il faut
tout d’abord mettre de l’ordre dans les principaux témoignages disséminés dans le
complexe dossier hagiographique relatif au saint d’Assise et dans lequel les
rapports de la paix et de la guerre sont clairement évoqués, tout en s’appuyant, le
cas échéant, sur les allusions explicites à cette question dans les écrits de
François33. Ce premier objectif implique nécessairement un recoupement de ces
témoignages avec sa biographie, en suivant la reconstruction que l’historiogra
phie récente a permis d’édifier, et avec les épisodes de son histoire personnelle,
dans lesquels surgit la thématique de la confrontation et du conflit34. Ensuite, il
s’agira de comprendre dans quelle mesure les attitudes, les prises de position ou
les événements qui s’attachent à la question de la paix et de la guerre dans la vie
de François constituent un trait spécifique et circonscrit de son expérience
chrétienne, s’ils en représentent véritablement l’aspect le plus important et le plus
caractéristique, comme tendraient à l’indiquer les usages publiques et contem
porains de la figure du saint, ou bien s’ils doivent être compris comme une consé
quence naturelle de sa conception évangélique.
Il s’agit là, bien évidemment, d’un chemin périlleux sur lequel se multiplient
les obstacles à la fois théoriques et méthodologiques, autant parce que les histo
riens d’aujourd’hui, y compris l’auteur de ces lignes, ont été influencés par le
contexte idéologique et religieux évoqué dans la première partie de cette étude,
que parce qu’une telle et inévitable « compromission » se mêle aux difficultés
proprement exégétiques relatives à l’histoire des textes et à la manière dont
doivent être lues les hagiographies franciscaines. Celles-ci véhiculent, en effet,
comme on le sait, des interprétations différentes du message de François, qui
32. Sur la biographie de Rufin, la nouvelle identification du personnage et pour une discussion des travaux
précédents, voir la dernière édition du De bono pacis par R. DEUTENGER, dans MGH. Studien und
Texte, 17,1997.
33. Analyse des écrits de François par G. M ICCOLI, « Gli scritti di Francesco », dans M. P . ALBERZONI
et al., Francesco d'Asssisi e il primo secolo, cit., Turin, 1997, p. 35-69. Récente édition du texte latin
avec traduction italienne dans A. CABASSI, Francesco d'Assisi Scritti, avec les commentaires de
M . P. ALBERZONI, A. BARTOLI I-ANGELI, G. G. M ER LO , G. M IC C OLI, R. M lC H ETT I, C. PAOLAZZI,
L. Pellegrini, a . r ig o n , R. Rusconi, C. Vaiani , Milan, 2002.
34. Point de départ obligé : G. M ICCOLI, Francesco d ’Assisi, Realtà e memoria di un'esperienza cristiana,
Turin, 1991. En outre, pour une récente et convaincante reconstruction: R . RUSCONI, Francesco
d ’Assisi nelle fonti e negli scritti, Milan, 2002. Pour une réflexion plus générale sur la difficulté de
reconstituer la biographie de François, je me permets de renvoyer à R . M lC H E m , Francesco d ’Assisi
e l ’essenza, cit.
292 R a im o n d o M i c h e t ü
mènent parfois à des reconstructions bien différentes les unes des autres de la vie
même du personnage35.
Avant l a c o nversio n
35. Contribution récente et neuve sur les rapports entre les sources franciscaines, avec renvoi à une très
vaste bibliographie, par G. G. M ER LO , « Le “fonti francescane” . Contenuti e problemi », dans
Franciscana, 2,2000, p. 1-42.
36. Sur la conversion de François : F. D E BEER, La conversion de saint François selon Thomas de Celano.
Étude comparative des textes relatifs à la conversion en Vita I et Vita II, Strasbourg, 1963 ;
G. MICCOLI, « La “conversione” di san Francesco secondo Tommaso da Celano », dans Studi
Medievali, 3e sér., 5,1964, p. 775-792.
37. Pour la reconstitution de ces événements, cf. A. BARTOLI L a n g e l i , « La realtà sociale assisana e il
patto del 1210 », dans Assisi al tempo di San Francesco, Atti del V convegno intemazionale della
Società Intemazionale di Studi francescani, Assise, 1978, p. 273-336. Cf. également les remarques de
J.-Cl. M AIRE V ig u eu r , dans Commi e signorie nell’Italia nordorientale e centrale. Lazio, Umbria e
Marche, Lucca, VII/2, Turin, 1987, p. 386-390, avec renvoi à la bibliographie.
38. Sur la condition sociale de François, entre origine marchande et aspirations chevaleresques, voir au
moins, après P. T r a in a , « S. Francesco e gli spiriti cavallereschi », dans Nuova Antologia, 61,1926,
et H. FELD ER, Der Christusritter aus Assisi, Zürich, 1941 (trad. ital. : S. Francesco cavaliere di Cristo,
Milan, 1950), F. C a r d in i , « L’avventura di un cavaliere di Cristo. Appunti per uno studio sulla caval
leria nella spiritualità di S. Francesco », dans Studi francescani, 73, 1976, p. 127-198, G. M ICCOLI,
F r a n ç o is d ’As s is e e t l a p a ix r é v é l é e 29 3
« La storia religiosa », dans Storia d'Italia. Dalla caduta dell’Impero romano al secolo XVIII, H, Turin,
1974, p. 736, qui nuance l’importance de cette composante en tant que donné essentiel de son expé
rience religieuse, et J.-CI. M a k e V IGUEUR, « Comuni e Signorie in Umbria, Marche e Lazio », cit.,
p. 408-411, à propos de la place de François entre les milites et la jeunesse d’Assise. Cf. enfin
R. PACIOCCO, « “Sub iugo servitutis”. Francesco, i francescani e la “militia Christi” », dans Militia
Christi e Crociata, cit., p. 699-713.
39. Étudiant le terme de minores dans la réalité politique de la ville d’Assise, A. B artoli L a n g e l i , « La
realtà sociale », cit., p. 312-320, a montré que ce terme désignant les Franciscains ne dépend pas auto
matiquement des catégories politiques existant dans la ville.
40. « Dominus ita dedit mihi fratri Francisco incipere faciendi poenitentiam : quia cum essem in peccatis
nimis mihi videbatur amarum videre leprosos. Et ipse dominus conduxit me inter illos et feci misercor-
diam cum illis. Et recedente me ab ipsis, id quod videbatur mihi amarum, conversum fu it mihi in dul
cedinem animi et corporis ; et postea parum steti et exivi de saeculo », Testamentum, 227, dans Fontes
franciscani, éd. E. M enestò , S. B r u fa n i , G. Cremascoli et al. Apparat critique de G. M. BOCCALI,
Assise, 1995, p. 227-232 (désormais cité sous la forme Test).
41. Pour une mise en contexte de la Vita beati Francisci au sein de la production hagiographique francis
caine, cf., parmi les travaux réalisés dans les dernières années, E. PRINZIVALLI, « Un santo da leggere :
Francesco d ’Assisi nel percorso delle fonti agiografiche », dans M. P. ALBERZONI et al., Francesco
d ’Assisi e il primo secolo, cit., p. 71-116 ; J. D alarun , La Malawentura di Francesco d ’Assisi, Milan,
1996, p. 67-91, et F. URIBE, Introduzione alle fonti agiografiche di san Francesco e santa Chiara
(sec. XIII -xrv), Assise, 2002, p. 63-85. Sur la Vita de Thomas, cf., outre R. MlCHETO, « La vita beati
Francisci », cit., F. ACCROCCA et R. PACIOCCO, La leggenda di un santo di nome Francesco, Milan,
1999, ainsi que R. MICHETTE Francesco d ’Assisi e il paradosso della « minoritas ». La « Vita beati
Francisci » di Tommaso da Celano, Rome, 2005, dans lequel je reprends de manière plus précise les
réflexions sur le « songe des armes ».
294 R a im o n d o M ic h e t t i
42. « Videbatur ei namque domum suam totam habere plenam militaribus armis, sellis scilicet, clipeis,
lanceis et caeteris apparatibus ; gaudensque plurimum quid hoc esset, secum tacitus mirabatur. Non
enim consueverat talia in domo sua videre, sed potius pannorum cumulos ad vendendum. Cumque ad
subitum rerum eventum stuperet non modicum, responsum est ei, omnia haec arma sua fore mili
tumque suorum. Expergefactus quoque animo gaudenti mane surrexit et praesagium magnae prosperi
tatis reputans visionem, prosperum futurum iter suum in Apuliam securatur » (Vita beati Francisci,
281, dans Fontes franciscani, cit., p. 275^4-24 sub. tit. ICeI : Vita prima s. Francisci, cité désormais
Vi)JO-
43. « Nesciebat enim quid diceret, et munus sibi de caelo datum adhuc minime cognoscebat. In eo tamen
perpendere poterat visionis huius suam interpretationem non esse veram, quia licet satis rerum gesta
rum utcumque similitudinem contineret, non tamen animus eius circa solito laetabatur. Vim nacque
quamdam sibimet facere oportebat, ut cogitata perficeret et iter concupitum effectui manciparet »
(V.bJF„ 281).
F r a n ç o is d ’A s s is e e t l a p a ix r é v é l é e 295
de l’épisode du rêve, dans lesquelles le sens de la voix divine apparaît avec clarté
et est admis, sans ambiguïté aucune, par un François comprenant immédiatement
l’interprétation anagogique, et non littérale, du rêve, le passage entre la révélation
divine et le changement de status se réalisant de façon naturelle et cohérente4445.
Bien que cela ne puisse être démontré catégoriquement, il est néanmoins plau
sible que l’intérêt exceptionnel pour cet épisode de la conversion du saint, que les
hagiographes postérieurs modifièrent mais ne supprimèrent jamais, s’explique par
l ’importance de son origine. Il ne s’agissait peut-être que d’un rêve d’aventures
d’un jeune laïc plein d’ambition personnelle qui, dans un second temps seulement,
aurait été revisité et justifié avec les yeux de la foi : après la conversion, la trans
formation onirique de la monotone maison paternelle en une merveilleuse salle
d’armes pouvait être réinterprétée selon une conception providentielle, d’abord
par François et ensuite par les hagiographes. Le rêve serait alors devenu vision,
sans que le saint d’Assise eut néanmoins ressenti le besoin de modifier et de spiri
tualiser plus que nécessaire le souvenir de ce lointain épisode de sa jeunesse.
D a n s l e Testamentum
44. Pour une comparaison des différentes versions du songe des armes dans les récits hagiographiques fran
ciscains : F. C ardini, « S. Francesco e il sogno delle armi », dans Studi francescani, 77,1980, p. 15-28,
et C. FRUGONI, « Die Träume in der Legende der drei Gefärhten », dans Träume im Mittelalter,
monologische Studien, éd. A. Paravicini B agliani et G. STABILE, Stuttgart-Zürich, 1989, p. 73-90.
45. Test. ,229.
296 R a im o n d o M ic h e t t i
après la Résurrection (Luc 24, 36). La paix dans cette perspective possède
naturellement une valeur hautement salvatrice.
Pourtant, et précisément pour cette raison, la décision d’insérer ce salut dans
le Testamentum - et donc au cœur de son héritage spirituel - est tout particuliè
rement remarquable du fait que François ne se réfère aucunement aux versets de
l’Évangile comme en tant d’autres occasions. Au contraire, il présente le salut
comme une révélation particulière, accordée à sa personne par le Très-Haut, sans
qu’apparaisse aucune médiation par le texte sacré ou, encore moins, par un lien
de nature ecclésiastique. Cette révélation semble d ’autant plus spéciale qu’elle ne
concerne pas seulement la relation individuelle et directe du frère François avec
le Très-Haut, comme c’est le cas dans d’autres passages fondamentaux de son
exortatio, mais qu’elle concerne et implique directement ses frères - revelavit
mihi ut diceremus - afin d ’être transmise au troisième maillon de la chaîne, aux
destinataires de la prédication, ou, mieux encore, à un unique interlocuteur. La
paix du Seigneur s’adresse en effet ad personam - tibi det pacem - à la différence
du salut évangélique qui possédait au contraire un caractère général et collectif :
pax vobiscum. François s’interrompt alors, dans sa narration, ne jugeant pas
nécessaire de devoir spécifier autre chose concernant ce salut.
Il est également intéressant de constater, à propos de la dialectique entre paix
et pauvreté, point de départ de notre réflexion, que le passage qui suit porte préci
sément sur les conditions de la pauvreté et, à la différence du salut relatif à la
paix, se caractérise par des références concrètes et précises : Caveant sibi fratres,
ut ecclesias, habitacula paupercula et omnia, quae pro ipsis construuntur, penitus
non recipiant, nisi essent, sicut decet sanctam paupertatem, quam in regula
promisimus, semper ibi hospitantes sicut advenae et peregrini46. Le « salut de
paix » demeure ainsi presque suspendu dans le vide.
Pour tenter de mieux préciser le sens de ce salut et le contexte dans lequel il se
situe, un témoignage hagiographique apparaît important. Dans la Compilatio
Assisiensis - une des légendes à partir desquelles il est possible de reconstituer le
matériel hagiographique rassemblé par l’ordre mineur dans les années 12404647 - ,
on perçoit nettement la nécessité de se référer précisément à ce passage du
Testamentum. Sont décrites les réactions de stupeur, mais également de gêne, avec
lesquelles aurait été accueilli ce salut particulier (dans la Compilatio, l’expression
est au pluriel : Dominus det vobis pacem) par les personnes rencontrées dans la
46. Et ensuite : « Praecipuo firmiter per obedientiam fratribus universis, quod ubicumque sunt, non
audeant petere aliquam litteram in curia Romana, per se neque per interpositam personam, neque pro
ecclesia neque pro alio loco neque sub specie praedicationis, neque pro pesecutione suorum
corporum » (Test., 230).
47. Je renvoie encore aux réflexions de E. PWNZTVALLI, « Un santo da leggere : Francesco d’Assisi », cit.,
p. 109-115, pour une contextualisation de l’œuvre au sein du dossier hagiographique franciscain.
F r a n ç o is d ’A s s is e e t l a p a ix r é v é l é e 297
rue. Certaines se seraient même exclamées : Quid sibi vult ista talis salutatio ? Le
récit rapporte également qu’un frère aurait demandé à François la permission de
renoncer à se livrer à une telle bizarrerie, tant était grande la honte qu’il en éprou
vait. La réponse que l’hagiographe attribue à François est intéressante, même s’il
est fort improbable qu’elle corresponde aux paroles authentiques du saint : « [...]
Moi je te dis, frère, que même les nobles et les princes de ce monde auront révé
rence pour toi et pour les autres frères grâce à ce salut »48. Cette réponse traduit le
besoin ressenti par l’auteur de contextualiser le salut en le référant à une recon
naissance publique et séculière des puissants du monde. Il n’est pas dans son
intention de valoriser une interprétation spirituelle ou relative, dans un sens ou un
autre, à la sphère religieuse et évangélique, rassurant en cela ses lecteurs sur la
victoire future du message provocateur du saint qui évoluera vers un accord avec
les valeurs du monde. Il faut souligner, dans ce cas, l’écart significatif entre l’indi
cation dépouillée et sèche du Testamentum et l’interprétation hagiographique
postérieure. Il est difficile de savoir si l’on est en présence d’une proposition de
vie intérieure, qui s’en tiendrait uniquement à la conversion spirituelle des indivi
dus, ou si « la paix qui vient de Dieu » se réfère à des situations concrètes et
conflictuelles, lesquelles ne concerneraient pas seulement l’individu et sa cons
cience, mais également des situations publiques et collectives, inhérentes à la vie
politique des communautés ecclésiastiques et civiles.
Il est pratiquement impossible de découvrir les traces d’un quelconque conflit
qui aurait divisé, d’une part, François et les Mineurs et, d’autre part, les autres
composantes du monde ecclésiastique : aucune référence directe n’existe, que ce
soit dans les écrits de François, dans lesquels on trouve la recommandation de
vénérer ou de respecter particulièrement les clercs et les théologiens (il ignore
généralement les ordres monastiques), ou dans les hagiographies du XIIIe siècle,
où l’on rencontre plutôt des épisodes qui traduisent une attitude critique envers
les moines ou les clercs séculiers mais aucune référence explicite à des conflits
qui seraient résolus au cours d’un processus de pacification. Inversement, il est
particulièrement intéressant d’associer un ensemble d’épisodes ayant trait à la
prédication pénitentielle de François sur les places des communes de l’Italie du
Centre et du Nord.
48. « Unde in primordio religionis, cum iret beatus Franciscas cum quodam frater qui fu it unus de XII.
primis fratribus, ille frater salutabat homines et mulieres per viam et eos qui erant in agris dicens :
« Dominus det vobis pacem ». Et quia homines non audierant adhuc fieri ab aliquibus religiosis talem
salutationem plurimum inde mirabantur : - Quid sibi vult ista talis salutatio ? - Ita quod frater ille
cepit inde plurimum verecundari. Unde dixit beato Francisco : - Dimitte, frater, aliam salutationem
dicere - Dixit ad eum beatus Franciscus : - Dimitte illos dicere, quia non percipiunt que Dei sunt. Sed
noli inde verecundari, quondam dico tibi, frater, quod adhuc nobiles et principes huius secali de huius-
modi salutatione tibi et aliis fratribus reverentiam exhibebunt » (Compilatio Assisiensis, 101, dans
Fontes francescani, cit., p. 1637-1638, désonnais cité CAss).
2 98 RAIMONDO MICHETTI
L a pr é d ic a t io n d e pa ix d a n s l e s c o n fl it s d e s c o m m u n e s it a lien n es
Le premier épisode qui mérite d’être signalé et que rapporte un récit tiré de la
Compilatio Assisiensis concerne la ville d’Arezzo en proie à des luttes factieuses :
François se serait arrêté aux limites de la cité d’où il aurait pu observer combien
les démons se réjouissaient de ce désordre et comment ils incitaient les habitants
à détruire et incendier la ville tout entière. Il aurait alors chargé frère Sylvestre,
prêtre dont on peut donc supposer qu’il était apte à pratiquer ce singulier exor
cisme, de se rendre aux portes de la cité pour commander aux démons de quitter
ses murs. Peu après, sans avoir eu besoin d’aucune prédication, la paix aurait été
rétablie parmi les habitants d’Arezzo49. À une autre occasion, François aurait
pénétré dans la cité toscane, où devaient avoir lieu de nouveaux troubles. Cette
fois, il aurait prêché lui-même afin de dénoncer l’ingratitude des Arétins, qui
s’étaient jetés dans les bras des démons, se vendant comme des bêtes au marché
et s’enchaînant au pouvoir de créatures qui désiraient se détruire et ruiner en
même temps la cité50.
À Bologne, en 1222, ainsi que le rapporte Thomas, alors étudiant à l’univer
sité de la ville et nommé par la suite évêque de Spalato, François aurait prêché
avec grand succès sur la place du palais communal51. Mais il ne l ’aurait pas fait
49. « Ut autem pervenerunt Arizium, scandalum maximum et bellum erat per quasi totam civitatem die
noctuque occasione duarum partium, que se longo tempore ad invicem oderant. Videns hoc beatus
Franciscus et audiens tantum rumorem et clamorem per diem et noctem, cum esset hospitatus in
quodam hospitali in burgo extra civitatem, visum fu it ei quod demones de hiis exaltarent (et incitarent)
omnes homines ad destruendum civitatem cum igne et aliis periculis. Unde, motus ad pietatem super
illam civitatem, ait fratri Silvestro sacerdoti, homini Dei, magne fidei, mire simplicitatis et puritatis,
quem sanctus pater venerabatur ut sanctum : - Vade ante portam civitatis et alta voce precipias
omnibus demonibus, ut exeant omnes de ista civitate-. Surrexit frater Silvestre et ivit ante portam civi
tatis exclamans vocibus magnis : - Laudatus et benedictus sit Dominus lesus Christus. Ex parte Dei
omnipotentis et in virtute sancte obedientie sanctissimi patris nostri Francisci precipio omnibus demo
nibus, ut omnes exeant de ista civitate - Et factum est divina miseratione et oratione beati Francisci,
quod sine aliqua predicatione paulo post reversi sunt ad pacem et unitatem » (Cass, 108, p. 1659).
50. « Et quia non potuit tunc illis predicare beatus Franciscus, postea quidam vice cum predicaret illis,
dixit eis in primo sermone predicationis : « Ego loquor vobis sicut vinctis demoniorum, quondam
vosmetipsos ligastis et vendidistis, vos tamquam animalia ad forum, propter miseriam vestram, et
tradidistis vos in manus demoniorum, scilicet quando esponitis vos voluntati illorum, qui dextruxerunt
et destruunt seipsos et vos et totam civitatem destruere volunt. Sed vos estis miseri homines et ignoran
tes, cum siti ingrati, beneficiis Dei qui, licet aliqui vestrum ignorent, quadam hora liberavit istam
civitatem meritis cuiusdam sanctissimi fratris Silvestri » (Ibid., p. 1660).
51. « Eodem anno, in die assumptionis Dei genitricis, cum essem Bononiae in studio, vidi sanctum
Franciscum predicantem in platea ante palacium publicum, ubi tota pene civitas convenerat. Fuit
autem exordium sermonis eius : « angeli, homines, demones », de his enim tribus spiritibus racionali-
bus ita bene et discrete proposuit, ut multis literatis, qui aderant, fieret admiracioni non modice sermo
hominis ydiotae ; nec tamen ipse modum praedicantis tenuit, sed quasi condonantis. Tota vero verbo
rum eius discurrebat materies ad extinguendas inimicícias et ad pacis federa reformanda ; sordidus
erat habitus, persona contemptibilis et facies indecora, sed tantam Deus verbis illius contulit effica-
F r a n ç o is d ’A s s is e e t l a pa ix r é v é l é e 29 9
ciam, ut multe tribus nobilium, inter quas antiquarum inimiciorum furor immanis multas sanguinis
effusione fuerat debachatus, ad pacis consilium reducerentur. Erga ipsum vero tam magna erat reveren
d a hominum et devocio, ut viri et mulieres in eum catarvatim ruerent, satagentes vel fimbriam eius
tangere aut aliquid de paniculis eius auferre[...]. » {Ex Thomae Historia pontificum alonitanorum et
Spalatinorum, éd. partielle par L. VON HEINEM ANN, dans MGH Scriptores, 29, Hanovre, 1892, p. 580).
52. E. Artifoni, « Gli nomini dell’assemblea. L’oratoria civile, i concionatori e i predicatori nella società
comunale », dans La Predicazione dei frati dalla metà del ‘200 alla fine del ‘300, Atti del XXII conve
gno Intemazionale della Società Intemazionale di studi francescani e de) Centro Interuniversitario di
studi francescani, Spolète, 1995, p. 160-163. Mais voir aussi C. DELCORNO, « Origini della predica
zione francescana », dans Francesco d'Assisi e francescanesimo dal 1216 al 1226, Atti del IV conve
gno della Società Intemazionale di Studi francescani, Assise, 1977, p. 150-153.
53. « Dominus exaltavit vos et magnificavit super omnes vidrios vestios ; propter quod debetis inde magis
recognescere Creatorem vestium, et non solum ipsi Deo onnipotenti, sed etiam vicinis ipsis deberetis
magnis humiliari. Sed elevatum est cor vestrum in elatione et in superbia vestra et fortitudine, et
devastastis vicinos vestros et multos interficitis. Propter, quod dico vobis, nisi cito ad eum conversis
fueritis, et illis quos offendistis satisfeceritis, Dominus, qui nichil relinquit inultum, ad maiorem vindic
tam faciendam et punitionem et improperium vestium, faciet vos consurgere unum contra alium, et
mota seditione et intestino bello, tantam tribulationem patiemini, quantam vicini vestii vobis inferre
non possent » (CAss, 75, éd. p. 1583-1585).
3 00 R a im o n d o M ic h e t t i
les risques de conflits à l’intérieur de la cité. De fait, quelques jours plus tard, le
peuple chassa les chevaliers qui, avec le soutien de l ’Église, dévastèrent les
champs et vignes environnants, provoquant de nombreux autres dommages.
Cette confrontation publique et oratoire permet de saisir combien la rhétorique
de la parole sacrée s’oppose à la réthorique, aussi expressive, de la joute armée,
qui avait lieu publiquement, à Pérouse, sous les murailles de la ville54. Cet
épisode est également remarquable en ce que l’auteur, favorable à la ville
d’Assise, ne dissimule pas l’hostilité existant entre les deux cités, à tel point qu’il
attribue à François, au tout début de sa prédication, cette précision : Et non dicatis
quoniam iste est Assisinatus. Il est possible que l’auteur se soit rappelé à cette
occasion que François avait combattu, quelques années auparavant, contre la cité
de Pérouse et qu’il avait alors été fait prisonnier.
Au-delà du sectarisme de ce récit hagiographique et de la rivalité objective
entre les deux cités, pourquoi les chevaliers n’eurent-ils aucun scrupule à entraver
la prédication ? Il faut considérer qu’entre 1220 et 1223, la ville était traversée par
un conflit ouvert entre les classes nobiliaires et les corporations citadines, oppo
sant de sérieuses difficultés à l’action du pape et permettant aux milites, comme
l’a montré Grundman, d’exercer un contrôle sur la ville, notamment en 122255.
Dans le témoignage précédemment cité, l’intervention partisane de François
apparaît de manière assez évidente et l’ingérence à l’intérieur des conflits poli
tiques des communes peut donc être considérée comme un trait caractéristique de
sa prédication. En effet, l’auteur de la Compilatio précise que François non
tacebat vitia populi, in quibus publice offendebant Deum et proximum.
Si nous ne voulons pas nous contenter de la position neutre et, en apparence,
super partes des hagiographes, il faut retenir des récits qui viennent d’être
évoqués quelques éléments de réflexion. On peut, par exemple, se demander
comment interpréter la référence aussi bien aux démons d’Arezzo, qui auraient
voulu détruire la cité, qu’aux Arétins, qui se seraient plusieurs fois vendus à ces
démons ? Il est difficile de croire que la prédication quasi condonans du saint
d’Assise ait concerné la nature dogmatique des créatures malignes ; nous devons
plutôt penser qu’il s’agissait là d’un discours per exempla qui permettait une iden
54. De manière générale, sur les jeux équestres dans les cités d ’Italie centrale, cf. J.-Cl. M a i r e V i g u e u r ,
« Comuni e Signorie in Umbria, Marche e Lazio », cit., p. 367-369.
55. Sur l’histoire de Pérouse dans ces années et sur la prédication de François au milieu des conflits du
début des années 1920, cf. J.-P. G r u n d m a n , The popolo at Perugina (1139-1309). Diss. Washington
University, St Louis Missouri 1974, p. 70-77 et, de manière plus générale, Società e istituzioni
dell'Italia comunale : l ’esempio di Perugia (secoli XII-XTV), Pérouse, 1988, 2 vol. La présence des
Franciscains à Pérouse est étudiée de manière approfondie par A . I. G a l l e t t i , « Insediamento e primo
sviluppo dei Frati minori a Perugia », dans Francescanesimo e società cittadina : l'esempio di
Perugia, éd. U. NICOLINI, Pérouse, 1979 (réimpr. Spolète, 1992), p. 1-44.
F r a n ç o is d ’A s s is e e t l a p a ix r é v é l é e 301
56. La question est déjà posée par M. G. NlCO OTTAVIANI, Francesco d ’Assisi e francescanesimo nel terri
torio aretino (secc.XIII-XIV), Arezzo, 1983, à qui il faut également renvoyer pour la discussion historio
graphique sur les épisodes auxquels il est ici fait allusion (p. 15-18 et p. 25-27).
57. Outre C h . T h o u z e l l i e r , « La Légation en Lombardie du cardinal Hugolin (1221). Un épisode de la
cinquième croisade », dans Revue d ’histoire ecclésiastique, 65, 1950, p. 508-42, cf. O. CAPITAM ,
« Gregorio IX », dans Enciclopedia dei papi, 2, Rome, 2000, p. 363-365.
58. Il existe de nombreux travaux sur les origines de l ’Université de Bologne : G. C e n c e t t i , « Studium
fuit in Bononiae », dans Le origini dell’Università, éd. G. Amaldi, Bologne, 1974, p. 101-15 ; Cultura
universitaria e pubblici poten a Bologna dal XII al XV secolo, éd. O. CAPITANI, Bologne, 1990 ;
O. C a p i t a m , « La Fondazione dell’Università di Napoli e lo studio di Bologna : alcune riflessioni »,
dans Storia, filosofia e letteratura. Studi in onore di Gennaro Sasso, éd. M. HERLING et M. REALE,
Naples, 1999, p. 155-274. Bibliographie essentielle par O. C a p i t a m , « Gregorio IX », cit., p. 380.
59. G. RO SSI, « “Universitas scholarum” e comune (secc. xn-xrv) », dans Studi e memorie per la Storia
dell’Università di Bologna, nouv. sér., 1, 1956, p. 163-176, repris dans IDEM , Studi e testi di storia
giuridica medievale, éd. G. G u a l a n d i et N. SARTI, Bologne, 1977, p. 143-264 et G. A r n a l d i , « Le
Origini dello studio di Padova. Dalla migrazione universitaria del 1222 alla fine del periodo ezzeli-
niano », dans La Cultura, 15,1977, p. 388-431.
60. Brève allusion à l ’existence de cette lettre dans la chronique anglaise de Thomas de Eccleston : « Dixit
quoque, quod frater quidam, qui stetit in oratione Brixiae in die Natali Domini, in terrae motu, quem
praedixerat sanctus Franciscas et per omnes scholas Bononiae per fratres predicari fecerat, per litte
ram, in qua fuit falsum latinum, et ecclesia corruit, sub ruina lapidum illaesus inventus fuit » (THOMAS
DE ECCLESTON, Liber de adventu fratrum minorum in Angliam, dans Analecta Franciscana I, Cronica
maiora, Quaracchi, 1885, p. 252). Sur cette lettre, souvent citée pour confirmer la culture « illettrée »
de François (mais la référence au falsum latinum n ’est rapportée que par Tun des quatre témoins), voir
le commentaire de G. MICCOLI, dans Francesco d ’Assisi Scritti, cit., p. 554-555.
302 R a im o n d o M ic h e t t i
les scholas Bononiae, à quel comportement déréglé des étudiants pouvait-il bien
faire allusion dans cette missive qui menaçait d’un châtiment divin ?
En 1222, François d’Assise n’est pas seulement l ’un des nombreux prédica
teurs qui circulaient dans la péninsule, exhortant à la conversion. Il était rentré
d’Egypte et de sa rencontre avec al-Kamil ; il était par ailleurs le fondateur d’une
institution religieuse qui, à cette date et grâce à l’appui de la papauté, étendait sa
présence en de nombreux pays du monde chrétien61. François était en outre très
apprécié et connu de la Curie romaine, au point que déjà, dans une lettre de 1219
émanant de la chancellerie pontificale, apparaît le nom de frater Franciscas en
relation avec la religio des Mineurs, sans pour autant que soit ressentie la néces
sité de l’associer à une quelconque charge institutionnelle62. Honorius HI avait
alors accepté de nommer Ugolino d’Ostie cardinal protecteur de l ’ordre des
Mineurs. Une telle charge n’avait jusqu’alors jamais existé dans l’histoire des
rapports entre la papauté et les ordres religieux ; elle indique sans aucun doute le
début de cette relation privilégiée entre les Mendiants et la papauté, relation qui
sera par la suite le trait le plus innovant, du point de vue institutionnel et
politique, de la physionomie des ordres nouveaux6364.
Pa ix é v a n g é l iq u e , pa ix d e l ’é g l ise et R o y a u m e d e D ieu
Les épisodes que nous avons rappelés renvoient tout d’abord à un désir
profond de paix évangélique, qui ne peut être isolé de l’ensemble de la propo
sition chrétienne de François. Ce désir de paix constitue, comme le souligne à
plusieurs reprises Thomas de Celano dans la Vita beati Francisci, de manière
apparemment conventionnelle, l ’un des aspects essentiels de l ’annonce du
royaume de Dieu, directement lié à l’aspect pénitentiel et salvateur de la prédica
tion franciscaine : Circuibat proinde fortissimus miles Christi Franciscus civitates
et castella [...] annuntians regnum Dei, praedicans pacem, docens salutem et
poenitentiam in remissionem peccatorum^.
61. Sur les différentes phases de l’expansion des Mineurs qui, précisément en 1221, après l’échec de précé
dentes tentatives, connut une impulsion missionnaire décisive, destinée au succès : L . P e l l e g r i n i ,
« I quadri e i tempi dell’espansione dell’ordine », dans Francesco d ’Assisi e il primo secolo, cit., p. 165-201.
62. H s’agit de la lettre Cum dilecti filii, du 11 juin 1219 (Bullarium franeiscanum I, p. 2), sur laquelle on
verra R . RUSCONI, « “Clerici secundum alios clericos” : Francesco d ’Assisi e l’istituzione
ecclesiastica », dans Frate Francesco d ’Assisi, Atti del XXI convegno intemazionale della Società
Intemazionale di Studi francescani e del Centro Interuniversitario di Studi Francescani, Spolète, 1994,
p. 85-89, et IDEM, Francesco d ’Assisi nelle fonti, cit., p. 33-34.
63. Il Papato duecentesco e gli ordini mendicanti, Atti del XXV convegno intemazionale della della Società
Intemazionale di Studi francescani e del Centro Interuniversitario di Studi Francescani, Spolète, 1998.
64. VbF 15, éd. p. 310. De même, avec une référence au salut de paix : « In omni praedicatione sua, prius
quam convenientibus proponeret verbum Dei, pacem imprecabatur dicens : - Dominus det vobis
F r a n ç o is d ’A s s is e e t l a pa ix r é v é l é e 303
pacem - Hanc viris et mulieribus, hanc obviis et obviantibus sempre devotissime nuntiabat. Propterea
multi, qui pacem oderant pariter et salutem, Domino cooperante, pacem amplexati sunt toto corde,
facti et ipsi filii pacis et aemuli salutis aeternae » (VbF, X, 23, p. 298). C. DELCORNO, « La predica
zionefrancescana », cit., p. 133, souligne bien la relation entre paix, pénitence et salut.
65. Sans vouloir affirmer l’existence d ’un lien direct entre le salut de paix de François et l ’action d ’Ugolin
d’Ostie, futur Grégoire IX, on peut évoquer les fresques de la chapelle San Gregorio dans le monastère
bénédictin de Subiaco où se trouvent représentés l ’évêque Ugolin et François, encore privé du nimbe et
des stigmates, tenant à la main un phylactère sur lequel se trouve inscrit le salut : « Pax huic domui »,
témoignage de l’importance du message de paix, y compris dans l ’iconographie, du moins avant la
diffusion du culte des stigmates. Sur ces fresques, leur datation et l ’interprétation de l ’ensemble du
cycle, cf. C. FRUGONI, Francesco e l ’invenzione delle stimmate, cit., p. 269-275.
66. À l’épisode célèbre du loup de Gubbio, qui terrorisait la population, que François convertit et avec
lequel, selon le récit des Fioretti {IFioretti, cit., p. 55-59), le saint aurait conclu un véritable « pacte de
paix », sur la place de cette cité d ’Ombrie, en présence de la population réunie, il convient d ’ajouter
celui de la prédication tenue à Greccio, menacée par des loups prédateurs et par la grêle, périls qui se
seraient dissipés après un sermon aux allures pénitentielles assez semblables à celles qui qualifient
d’autres sermons prononcés sur des places d’Italie centrale et septentrionale : « Ad honorem et laudem
omnipotentis Dei, audite, quam vobis denuntio veritatem. Si quisque vestrum confitetur peccata,
dignosque facit poenitentiae fructus, fideiubeo vobis, quod pestilentia haec omnis abscedet, et respiciens
vos Dominus multiplicabit in temporalibus bonis. Veruntamen - ait - et hoc audite. Iterum annuntio
vobis, quod si benfiiciis ingrati ad vomitum reversi fueritis, innovabitur plaga, duplicabitur poena, et
maior in vobis ira desaeviet » (THOMAS DE CELANO, Vita seconda, dans Fontes francescani, cit.,
p. 474-545). Dans les deux villes, la situation se serait rétablie, mais seulement dans un premier temps,
car le bien-être et la tranquillité recouvrés auraient induit dans la population des comportements pecca-
mineux ; par la suite, la colère divine se serait manifestée par la guerre, l’épidémie et un violent incendie
déduisant le bourg. Dans l ’un et l’autre de ces cas relatifs à l ’Ombrie, par-delà la valeur symbolique ou
réelle de la référence aux loups, François décide, selon les hagiographes, d ’intervenir dans une situation
de déséquilibre ou de désordre (moral, politique, économique) qui touche une population citadine pour
rétablir une harmonie conforme à l ’ordre divin. H est aussi intéressant de relever que Thomas de Celano
place le sermon aux habitants de Greccio immédiatement avant celui adressé aux habitants de Pérouse
que nous avons analysé selon la version qu’en donne la Compilatio Assisiensis.
67. En effet, François se serait rendu à Sienne avec le frère Masseo ; les Siennois «fecionglisi incontro e
per devozione portarono lui e il compagno insino al vescovado, eh’ei non toccarono punto terra co'
piedi. In quella ora alquanti uomini di Siena combatteano insieme, e già n ’erano morti due di loro ;
304 R a im o n d o M ic h e t t i
Dans VEpistula ad populorum rectores, une autre lettre « civique » du saint, qui
nous est cette fois parvenue, François s’adresse explicitement ad universis potesta
tibus et consulibus, iudicibus atque rectoribus ubique terrarum et omnibus aliis,
c’est-à-dire, en premier lieu, à tous les titulaires des magistratures communales
d’Italie du Nord et du Centre. Outre la qualité des destinataires, il faut souligner le
contenu pénitentiel de cette lettre, puisque François s’y adresse à des personnes
incarnant l’autorité politique, afin que ceux-ci, laissant de côté tout engagement et
toute affaire urgente, se préparent à recevoir le corps et le sang du Seigneur Jésus-
Christ. La lettre se conclut par un appel aux rectores, leur réclamant de nommer un
héraut qui transmettra, chaque soir, les louanges et les remerciements du peuple de
la ville au Seigneur Tout Puissant68. Ce document est intéressant, d’une part, parce
qu’y transparaît de manière limpide la haute conscience que François avait de la
mission providentielle dont il se sentait investi - l’image d’un François soumis et
débonnaire n’est donc absolument pas celle qui émerge de ses écrits - et, d’autre
part, parce que se comprennent mieux les caractéristiques de sa prédication dans le
contexte des conflits propres à la société communale. Dans cette perspective, les
institutions politiques doivent être christianisées et le principal devoir des rectores
consiste, avant de gérer les contingences administratives ou gouvernementales, à
poursuivre la transformation évangélique des populations qui leur ont été confiées,
afin de les préparer au salut étemel.
Pour être plus clair, la prédication de paix ne s’identifie ni aux paix communa
les, ni à la nécessité d’un contrôle territorial par la papauté au xm e siècle ; elle
poursuit avant tout une finalité théologique. Il ne s’agit donc pas, en premier lieu,
d’une paix politique entre les différentes factions des communes ; il ne s’agit pas
non plus d’un langage politique, mais d’un langage évangélique et pénitentiel,
ainsi qu’on peut le déduire indirectement de l’Epistola ad fideles, remarquable
formulation de la conscience franciscaine, proposée universis christianis reli-
giungendo ivi, santo Francesco predicò loro sì devotamente e sì santamente, ch’ei li ridusse tutti
quanti a pace e grande unità e concordia insieme. Per la qual cosa, udendo il Vescovo di Siena quella
santa operazione ch’avea fatta santo Francesco, lo invitò a casa e ricevettolo con grandissimo onore
quel dì e anche la notte » (/ Fioretti di san Francesco, éd. G .D . B onino , Turin, 1998, p. 30-31).
68. « Considerate et videte, quoniam dies mortis appropinquat. Rogo ergo vos cum reverentia, sicut
possum, ne propter curas et sollicitudines huius saeculi, quas habetis, Dominum oblivioni tradatis et
mandatis eius declinetis, quia omnes illi, qui eum oblivioni tradunt, et a mandatis eius declinant, mal
edicti sunt et ab eo oblivioni tradentur [...]. Unde firmiter consulo vobis, dominis meis, ut omni cura et
sollicitudine posthabitis et sanctissimum corpus et sanctissimum sanguinem Domini nostri Jesu Christi
in eius sancta commemoratione benigne recipiatis. Et tantum honorem in populo vobis commisso
Domino conferatis, ut quolibet sero annuntietur per nuntium vel per aliud signum, quo omnipotenti
Domino Deo ab universo populo laudes et gratiae referantur. Et, si hoc non feceritis, sciatis vos debere
coram Domino Deo vestro Ihesu Christo in die iudicii reddere rationem. Hoc scriptum qui apud se
retinuerint et obsevaverint illud, a Domino Deo se noverint benedictos » (Epistola ad rectores, dans
Fontes Francescani, cit.,p. 107-108).
F r a n ç o is d ’As s is e e t l a p a ix r é v é l é e 305
69. Je me permets de renvoyer à R. MlCHETTl, Epistola ad fideles, commentaire à l ’édition de cette lettre,
dans Francesco d ’Assisi Scritti, cit., p. 467-473 et 491-492, avec la bibliographie.
70. Test.,j>. 228.
306 R a im o n d o M i c h e i t i
sible de ne pas relever cette part politique, laquelle transparaît dans la dialectique
qui se crée entre les espaces municipaux : pour écouter la strophe du pardon, ce
sont, en effet, le podestat et les notables de la commune qui sont invités à se rendre
devant le palais de l’évêque, et non le contraire71.
L a p r é d ic a t io n d a n s l a m ê l é e d e l a c r o isa d e
71. « Postea vocavit unum de sociis suis dicens illi : - Vade, et die ex parte mei potestati, ut ipse cum
magnatibus civitatis et aliis, quos secum ducere potest, veniat ad episcopatum » (CAss, 84, p. 1600).
72. Pour un examen de tous les témoignages : L . LEM M ENS, « De sancto Francisco Christum predicante
coram sultano Aegypti », dans Archivum Franciscanum Historicum, 19, 1926, p. 559-578. Sans
pouvoir ici entrer dans le détail de toutes les positions exprimées au cours du XXe siècle sur la question
(et qui, prises dans leur ensemble, renvoient bien au rapport entre interprétation historique et fonction
idéologique concernant la figure de François), on peut au moins évoquer quelques-unes des interpréta
tions possibles. Une première interprétation, la plus diffuse, insiste sur la valeur missionnaire et pro
phétique de François, dans la perspective du dialogue interreligieux (cf. notamment G. BASETTI SANI,
L ’Islam e Francesco d ’Assisi, Florence, 1975) ; selon une seconde interprétation, proche de la première
mais pas identique, « per trovare una contestazione dello spirito di crociata congiunta ad una scelta di
povertà e coerentemente organizzata in una visione religiosa, in una complessiva concezione della pre
senza del messaggio cristiano nel mondo, bisognerà attendere san Francesco » (G. M ICCOLI, « Povertà
e ricchezza nelle prime crociate», dans Povertà e ricchezza nella spiritualità dei secoli XI e XII, Todi,
1969, p. 70) ou, en soulignant davantage le refus de la violence et la valeur alternative du message :
« di fronte alla cristianità in armi che solo con la forza pensa di poter riscattare i luoghi santi, di
fronte alla Chiesa che chiude con il dissenso con la violenza e la morte, Francesco ha parole diverse e
dissonanti » (C . FRUGONI, Vita di un uomo : Francesco d ’Assisi, Turin, 1995, p. 98). Bien différente
est la position qui réfute Topposition rigide entre le François missionnaire et le François croisé, repré
sentée surtout par l’imposant article de F. CARDINI, « “Nella presenza del sultan superba” : Bernardo,
Francesco e Bonaventura e il superamento della crociata », dans Studi francescani, 71,1974, p. 199-
249 (mais pour une vision d’ensemble de cet historien sur ce thème : ID EM , Studi sulla storia e sull’i
dea di crociata, Roma 1993). D ’après F. Cardini, qui replace l’attitude de François au sein d ’un
processus de transformation déjà en cours tant dans la théologie que dans la pratique de la croisade, on
ne peut reconnaître chez le saint, animé dans ses premières tentatives outre-mer par une tension cheva
leresque propre à sa culture de laïc, aucun rejet de la croisade ; de même, son appel à l’amour évangé
lique ne peut être réduit au problème de l ’homicide de l’autre. Nous serions plutôt en présence d’un
dépassement de l ’idéal de la croisade, déterminé par le renversement des valeurs du siècle mis en
œuvre par François, tant à travers l ’insertion dans le grand courant du pèlerinage (armé ou non) en
F r a n ç o is d ’A s s is e e t l a pa ix r é v é l é e 30 7
Kedar: dans le cadre d’une analyse plus vaste des relations entre conversion
pacifique et usage de la force, celui-ci met en lumière l’existence, dès le X IIe siècle,
de positions critiques envers les croisades et tend à reconsidérer, au moins en
partie, la nouveauté supposée de la prédication franciscaine aux Sarrazins73.
Je me permets néanmoins d’évoquer le seul document - une chronique étran
gère au milieu franciscain - qui permet de saisir certains aspects de la critique
formulée par François à l’égard de l’expérience des croisades. Selon l’Histoire
d ’Éracle, une chronique française rédigée entre 1229 et 1231 - c’est-à-dire durant
la période qui succède immédiatement à la canonisation du saint - , François serait
resté, jusqu’à la prise de Damiette, auprès de l’armée qui l’assiégeait durant la
cinquième croisade. Constatant alors que certains comportements immoraux
avaient lieu dans le campement, il aurait quitté, en raison de son dégoût, le camp
des croisés pour se rendre en Syrie74. On ne relève aucune critique des raisons de
la croisade, ni une quelconque prise de distance par rapport aux visées expansion
nistes de la papauté ; la critique porte sur les comportements moraux et religieux
des croisés, probablement perçus comme éloignés de ce que devrait être, dans un
contexte de conversion par les armes, le comportement du miles chrétien.
En outre, comme nous l’avons déjà mis en évidence75, si Thomas de Celano fait
allusion, dans le Memoriale, aux tentatives de François pour dissuader les croisés
d’entamer une bataille, c’est plus par crainte d’une défaite inévitable, qui lui aurait
été annoncée par Dieu et qui aurait été vérifiée en raison de l’aveuglement des
chrétiens, qu’en raison d’un réel refus de l’action armée contre les infidèles76.
œuvre par François, tant à travers l ’insertion dans le grand courant du pèlerinage (armé ou non) en
Terre sainte d’un nouvel idéal de mission - cette fois pacifique - qu’à travers la proposition d ’une
Terre sainte occidentale (Noël de Greccio), « per il quale Cristo vive dovunque si creda in Lui ». Cette
position est partagée, mais seulement pour le Noël de Greccio, par C. Frugoni, Vita di un uomo, cit.,
p. 113-114. Pour un examen de rhistoriographie relative à ce sujet et une réflexion sur la présence de
François en Terre sainte, cf. R. Paciocco, « Sub iugo servitutis », cit., surtout p. 708-715.
73. B. Kedar , Crociata e Missione. L ’Europa incontro a l ’Islam, Rome, 1991, p. 150-167 (éd. orig. :
B. Kedar , Crusade and Mission, Princeton University Press, 1984). Pour une récente mise au point sur
la guerre sainte, voir aussi la synthèse de P. PARTNER, God o f Battles. Holy Wars o f Christianity and
Islam, 1997 (édition ital. : Il Dio degli eserciti. Islam e cristianesimo : le guerre sante, Turin, 2002).
74. « Cil hom, qui comenca l ’ordre des Frères Menors, si ot nom frere Francois, qui puis saintefia et fu
mis en auctorité, si que l ’en apele saint Francois, vint en l ’oste de Damiate, et ifis t moult de bien, et
demora tant que la vile fu prise. Il vit le mal et le peché qui comenca a creistre entre le gens de l ’ost, si
li desplot, por quoi il s ’en parti et fu une piece en Surie, et puis s ’en rala en son pais »
(G . GOLUBOVICH, Biblioteca bio-bibliografica della Terra Santa e dell'Oriente Francescano, I,
Quaracchi - Florence, 1906, p. 14).
75. Cf. F. C a r d i n i , « “Nella presenza del sultan superba” », cit., p. 234-235 et B. Z. K e d a r , Crociata e
missione, cit., p. 166.
76. « Tempore quo Damiatam Christianorum exercitus obsidebat, aderat sanctus Dei com sociis suis :
siquidem fervore martyrii mare transierant. Cum igitur ad diem belli nostri pararentur in pugnam,
audito hoc, sanctus vehementer indoluit : Dixitque socio suo : - Si tali die congressus fiat, ostendit
mihi Dominus, non in prosperum cedere Christianis. Verum si hoc dixero, fatuus reputabor ; si
308 RAIMONDO M ICHEJTI
Il est historiquement vrai que l’attraction pour l’Orient joua une rôle de
premier ordre dans l’expérience religieuse de François, comme le prouvent ses
nombreuses tentatives pour rejoindre la Terre sainte. Mais la caractéristique prin
cipale de cette aspiration reügieuse repose, d’une part, si l ’on considère une
prédication qui se propose d’avoir une portée universelle, sur la conversion des
infidèles à l’Évangile, exactement de la même façon que pour la conversion des
peuples et des gouvernements de l’Italie communale, et, d’autre part, si l’on
considère la recherche de la perfection spirituelle de François, sur sa quête du
martyre, envisagée comme une forme extrême et radicale de sa sequela Christi.
Reconsidérer de la sorte, de ces deux points de vue, les intentions de François ne
revient pas à nier l’originalité de ses conceptions évangéliques, notamment en ce
qui concerne les infidèles : lorsque François invite les frères, dans la Regula, à se
soumettre aux infidèles, il est difficile de ne pas voir l’exceptionnelle valeur spiri
tuelle, presque anthropologique, d’une telle recommandation. De plus, dans
VEpistula ad fideles, les infidèles sont compris, avec les chrétiens, à l’intérieur de
cette humanité entière (omnibus qui habitant in universo mundo) à laquelle
doivent s’adresser les frères Mineurs. Il faudrait d’ailleurs ajouter que c’est préci
sément l’acte de soumission des minores, s’adressant indistinctement à tous les
hommes, qui unit les hommes dans une seule et même humanité. Si François et
tacquero, coscientiam non evadam. Quid ergo tibi videtur ? —Respondit socius eius dicens : « Pater,
pro minimo tibi sit, ut ab hominibus iudeceris, quia non modo incipis fatuus reputari. Esonera
conscientiam tuam, et Deum magis time quam homines. - Exsilit ergo sanctus et salutaribus monitis
Christianos aggreditur, prohibens bellum, denuntians casum. Fit ventas in fabulam, induraverunt cor
suum et noluerunt adverti [...] » (THOMAS DE CELANO, Vita secunda, cit.,p. 470-471).
F r a n ç o is d ’A s s is e e t l a p a ix r é v é l é e 30 9
77. « Dicit Dominus : ecce ego mitto vos sicut oves in medio luporum. Estote ergo prudentes sicut
serpentes et simplices sicut columbas (Regula non bullata), XVI, De euntibus inter saracenos et alios
infedeles, dans Fontes francescani », cit., p. 198-200.
78. Cf. R. RUSCONI, Francesco d ’Assisi nelle fonti, cit., p. 27.
79. Pour le texte de la bénédiction à frère Léon, voir la dernière édition critique par A . BARTOLI L a n g e l i ,
Gli autografi di frate Francesco e di frate Leone, Tumhout, 2000, p. 38-41.
310 R a im o n d o M ic h e t t i
loin d’être originale, s’inscrit dans les conceptions et les pratiques de règlemen
tation de la paix et de la guerre du début du xm e siècle.
Tout au plus peut-on considérer sa prédication de paix en la rapportant au
processus d’adaptation de l’action de l’Église aux nouvelles situations de la
société communale de l’Italie du Centre et du Nord. Mais même dans ce contexte,
nous ne sommes pas en présence d’une figure historique absolument originale :
il suffit, pour s’en convaincre, de citer le cas, étudié par André Vauchez,
d’Homebon de Crémone, laïc et marchand tout comme François, qui vécut entre
1117 et 1197. Homebon est reconnu saint en 1199, en raison de ses mérites en
tant que conciliateur entre les partis de la ville, comme cela apparaît clairement
dans la bulle de canonisation, produite sur ordre d’innocent El : un rôle paci
ficateur qui n’est absolument pas évoqué dans la lettre papale qui concerne la
sanctification de François. Ce même Homebon fut agressé dans sa ville par des
démons, dans lesquels André Vauchez voit les figures métaphoriques de vérita
bles hérétiques80. Qu’en est-il des démons d’Arezzo ?
Il y a là un processus d’adaptation - chaque adaptation est aussi, en partie, une
transformation - qui comportera, dans les années suivant la mort du saint, comme
on le sait, d’une part, l’implication des frères mendiants dans la formation de
statuts de pacibus et, d’autre part, plus généralement, un engagement de ces
frères, qui prendra la forme de responsabilité politique et de conseils dans le
gouvernement des cités italiennes. Il ne me semble pas que Ton puisse établir une
continuité directe et linéaire entre cette histoire des frères mineurs et la prédica
tion de François : précisément parce que l’option radicale de la minoritas était
peu compatible avec les responsabilités institutionnelles, desquelles François
s’était rapidement soustrait à l’intérieur de son propre ordre. Toutefois, la partici
pation de François à un idéal de paix qui avait déjà parcouru le siècle précédent et
qui se renforçait au cours du XIIIe siècle, sa prédication de paix sur les places
communales - paix du ciel qui pouvait également coïncider, parfois, avec la pax
ecclesiae - et, enfin, son exigence de s’adresser par écrit aux rectores des villes
italiennes pouvaient être les prémisses d’une interprétation plus explicitement
politique du devoir pastoral des frères mineurs. L’image du podestat de Lucques
qui, à l’occasion de l’éclipse de 1239, six ans après le mouvement de l’Alleluia,
menait une procession à travers la ville, la croix à la main, et qui prêchait lui-
même la paix et la passion du Christ, aux côtés des frères mineurs et du clergé,
n’aurait certainement pas déplu à l’auteur de l’Epistola ad rectores81. Par ailleurs,
80. Pour une vue d’ensemble sur Homebon : A. V a u c h e z , « Homebon », dans Histoire des saints et de la
sainteté chrétienne, t. 6, dir. A. VAUCHEZ, Paris, 1986, p. 179-184.
81. L’épisode est rapporté par Salimbene de Adam, Cronica, éd. G. SCALIA, Bari, 1966, p. 240. Sur cette
question, comme sur le rôle des frères mineurs dans l’établissement de normes statutaires de pacibus,
dans la troisième décennie du xm e siècle, cf. A. R lG O N , « Desiderio di pace e crisi di coscienza
nell’età di Federico II », dans Archivio Storico Italiano, 156,1998, p. 211.
F r a n ç o is d ’A s s is e e t l a p a ix r é v é l é e 311
Dans les derniers jours de sa vie, François, désormais mourant et dans l’inca
pacité de se déplacer, aurait été transporté à cheval de Nocera à Assise, sous
escorte militaire des chevaliers de sa cité d’origine. La population de la ville crai
gnait, en effet, que son corps ne fût dérobé par les cités voisines dans l’éventualité
où il décéderait durant le trajet. Sur la route, la nourriture serait venu à manquer
et, malgré les efforts des chevaliers pour se procurer des vivres, la pénurie
demeurait très préoccupante. « Pour cette raison, vous ne trouvez rien », leur
aurait reproché François, « parce que vous avez plus confiance en vos mouches
qu’en Dieu ». François, rapporte l ’auteur de la Compilatio Assisiensis, appelait,
en effet, mouches l’argent. Il aurait alors invité les milites à se présenter de
nouveau dans les maisons où ils étaient déjà allés et les convainquit de demander
humblement l’aumône par amour de Dieu, « parce que le grand Aumônier donne
pareillement et avec bonté à tous, dignes et indignes ». Les chevaliers exécutèrent
l ’ordre du saint et reçurent, naturellement, de la nourriture en abondance82.
François, une fois encore, proche du trépas, n’aurait pas renoncé à exhorter les
milites de sa cité à cette conversion que lui avaient refusée les croisés de Damiette
et les chevaliers de Pérouse. Cette occurrence ne peut être considérée à nouveau
comme un refus radical de la guerre et de la violence, non point parce que,
82. « Et factum est dum ducerent ipsum infermum, requierunt in quodam castro de comitatu Assisti, volen
tes ibi prandere. Beatus Franciscas cum sociis suis requievit in domo cuiusdam hominis, qui cum hila
ritate et caritate multa suscepit ipsum. Milites vero iverunt per castrum ut emerent sibi necessaria
corporis, sed non invenerunt. Et reversi sunt ad beatum Franciscum dicentes ei quasi ludendo :
- Oportet, frater, ut detis nobis de helemosinis vestris, quoniam nichil habere possumus ad
emendum - . Ed dixit ad eos beatus Franciscus cum magno fervore spiritus : - Ideo non invenistis quia
confiditis in vestris muscis, videlicet in denariis, et non in Deo ; sed revertemini per domos per quas
ivistis querendo ad emendum, et nolite verecundiari, et queratis eis amore Dei helemosinas, et Spiritus
Sanctus inspirabit eis et habundanter invenietis - . Iverunt ergo et petierunt helemosinas, sicut dixerat
eis sanctus pater, et habundanter de rebus quas habebant homines illi et mulieres cum hilaritate
maxima exhibebunt illis. Et reversi sunt plurimum gaudentes ad beatum Franciscum narrantes ei sicut
illis acciderat. Unde pro magno miraculo habuerunt, considerantes quod ad litteram verum fu it sicut
illispredixerat » (CAss, 96, p. 1623-1624).
312 Ra im o n d o M ic h e t t i
M a s s i m o Va l l e r a n i
1. Quelques informations dans Corpus Chronicorum bononiensium, éd. A. SORBELLI, dans RIS, XVIII/1,
Città di Castello, 1911, p. 151 (au lOoctobre).
2. SaliMBENE DE ADAM, Cronica, éd. G. SCALIA, Bari, 1966, p. 675 : « et omnes de comitatu Mutinensi
et potestas et episcopus cum vexillis omnium societatum ».
3. « Et die altera omnes Regini fecerunt vexilla cuiuslibet vicinie et fecerunt processiones circa civitatem :
et potestas reginus domnus Ubertinus Robaconti de Mandello, civis Mediolani, similiter venit se verbe
rando » (lbid).
314 MASSIMO VALLERANI
Un épisode similaire est attesté pour Parme, où les cives défilèrent en se flagellant
cum consulibus et vesilis viciniarum et où le podestat « se frappa » (se verbe
ravit), manifestant ainsi une adhésion pleine de pénitence4. À Asti, ce furent
l’évêque et l’ensemble du clergé qui guidèrent la procession5. De Tortona, une
procession partit pour Gênes guidée par Sigembaldo de Opizone, frère de la péni
tence mais surtout rector populi de la ville6. À Gênes, après un premier instant de
défiance, eurent lieu trois jours de pénitence collective, suivis de mesures révo
quant les bannissements prononcés par le capitaine du Popolo et par le podestat7.
La discipline eut également une valeur politique à Cividale, où elle fut promue
par un certain dominus Asquinus, doyen d’Aquilée, puis se répandit dans tous
les châteaux du Frioul : c’est dans ce contexte qu’est attestée la paix entre le
patriarche d’Aquilée et le comte de Gorizia8.
Les villes acceptèrent donc la cruelle pénitence de la flagellation en sacrifice
collectif pour la pacification interne. En restèrent exclues - ou, pour le moins, on
n’y conserve aucune attestation - les villes en guerre, comme Sienne qui, la
même année, encourageait pourtant des processions à la Vierge protectrice de la
Commune victorieuse9, Florence, occupée à la préparation de la guerre contre les
gibelins, et les villes, telles Crémone, Brescia ou Ferrare, englobées dans la
constellation de Pallavicino, qui voyait dans cette fougue pénitentielle et pacifi
catrice une forme de propagande anti-souabe qui le visait directement.
L’année suivante, des processions sont attestées en Autriche, en Allemagne et
en Bohème, mais le mouvement fut controversé ; de nombreux chroniqueurs
décrivirent du reste les flagellants comme une horde dangereuse de prédicateurs
hérétiques allant de ville en ville : ils contestaient les sacrements, la médiation
ecclésiastique et le clergé, ils soutenaient que la pénitence de la flagellation
pendant 33 jours suffisait à sauver les âmes des péchés. On ne s’étonnera donc
pas que les réactions des Églises épiscopales locales aient été radicales et souvent
violentes, et que le nom des Flagellants soit longtemps resté associé, dans la
mémoire de l’érudition ecclésiastique, à une secte hérétique10.
4. Chronicon Parmense, éd. G. BONAZZI, dans RIS, IX, Città di Castello, 1902, p. 22.
5. Guilielmi Venture Memoriale, dans Monumenta Historiae patriae, V, Turin, 1848, p. 702, « episcopus
Astensis et omnis clerus, tam praebendati quam religiosi, praecedebant eos, cruces portantes, psalmos
et himnos canentes, portantes nova vexilla cum imaginibus Sanctorum, et in viis publicis omnes flexis
genibus alta voce clamabant dicentes : misericordia et pax nobis fia t ».
6. Annali genovesi di Caffaro e d e ’suoi continuatori dal MCCLI al MCCLXXIX, éd. C. IMPERIALE DI
SA N T’ANGELO, Rome, 1926 (Fonti per la storia d ’Italia), vol. IV, p. 40.
7. Ibid., p. 41.
8. Annales Foroiulienses, dans MGH SS, 19, p. 196.
9. Voir J. K OENIG , « Wartime religion : the pre-Montaperti sienese supplication and ritual submission »,
dans Ballettino senese di storia patria, 105,1998, p. 7-62.
10. Le cardinal Baronius la définit comme hérésie, « coepit hoc anno flagellantium secta quae a religiosiis
initiis nata in heresim impiam degenaravit » (Annales ecclesiastici ab anno MCXCIII ubi desinit
Cardinalis Baronius auctore Odorico Raynaldo, m , Lucques, 1748). Gaetano Moroni, dans le
M ouvem ent d e p a ix d a n s u n e c o m m u n e d e P o p o l o 315
Le mouvement des Flagellants a longtemps été étudié dans ses aspects reli
gieux et spirituels, notamment par l’historiographie italienne11. Les tentatives pour
replacer la devotio dans le contexte politique précis de Pérouse en 1260 - à savoir
la tentative de consolidation de la part du Popolo des structures institutionnelles
d’une nouvelle forme de gouvernement - sont beaucoup plus récentes. On a très
rapidement mis en évidence le lien avec les Ordinamento populi du mois d’avril :
cette série de normes très sévères contre le port d’armes, les solidarités de partes et
les formes de dépendance envers le groupe militaire des grands12. Plus récemment
encore, on a pu reconstruire les hens très étroits qui unissaient l’évêque de
Pérouse, Ranieri Fasani, 1e frater de poenitentia initiateur de la devotio (héros d’un
Dizionario di erudizione storico-ecclesiastica, XXV (Venise, 1844, p. 92), tout en distinguant le cas
italien du contexte européen, conserve une définition globalement négative : « Flagellanti, Eretici che
comparvero a Perugia dopo la metà del secolo XIII e si propagarono in tutta Italia e in molte altre
parti dell’Europa, i quali furono così chiamati perché uomini e donne immodestamente e sino a
sangue si disciplinavano pubblicamente andando per le città e i villaggi. Essi sparsero molti errori. »
Tout aussi négatives, ou au moins chargées de suspicion, les définitions des dictionnaires catholiques
modernes. Voir les articles « Flagellants » du Dictionnaire de théologie catholique, 6,1915, p . 12-19 (à
la p. 12, il est question de « sectaires qui, au xm e siècle, exagérèrent la mortification corporelle en lui
attribuant une vertu souveraine, et tombèrent dans plusieurs erreurs de doctrine »), et du Dictionnaire
de spiritualité, 5, 1964, p. 392-402, qui distingue deux mouvements, la « grande dévotion
pénitentielle » de Pérouse se situant encore dans la phase orthodoxe.
11. Pour nous limiter à la bibliographie la plus récente : R. MORGHEN, « Ranieri Fasani e il movimento dei
disciplinati », dans II Movimento dei Disciplinati nel settimo centenario dal suo inizio (Perugia, 1260),
convegno intemazionale, Perugia 25-28 settembre 1960, Pérouse, Deputazione di storia patria per
l’Umbria, 1962 (2e éd. 1986), p. 32 ; G. G. M e e r s s e m a n , « Disciplinati e penitenti nel Duecento »,
dans Ibid., p. 43-72, repris dans IDEM, Ordo fraternitatis. Confraternite e pietà dei laici nel medioevo,
en collaboration avec G. P. PACINI, Rome, 1977, vol. I ; A. FRUGONI, « Sui flagellanti del 1260 », dans
Bollettino dell’Istituto storico italiano per il Medioevo, 75, 1963, p. 211-237. Pour les témoignages
pérugins : U. NlCOLINI, « Nuove testimonianze su fra Ranieri Fasani e i suoi disciplinati », dans IDEM,
Scritti di storia, Naples, 1993 (Pubblicazioni del Dipartimento di scienze storiche dell’Università
degli studi di Perugia), p. 293-305 ; IDEM, « Bevignate e Ranieri Fasani », dans Ibid., p. 321-335.
Cf. aussi G. DICKSON, « The Flagellants of 1260 and the crusades », dans Journal o f medieval history,
15,1985, p. 227-267 ; G. D e SANDRE G a s p a r i n i , « Movimento dei disciplinati, confraternite e ordini
mendicanti », dans I Frati minori e il terzo ordine. Problemi e discussioni storiografiche, Convegni
del centro di studi sulla Spiritualità medievale, X X m , Todi 17-20 ottobre 1982, Todi, 1985, p. 79-114 ;
S. TOGNETTI, « Quesiti sui flagellanti del 1260 », dans La Cultura, 1987, p. 152-166 ;
G. C a s a g r a n d e , « I veri laici : i disciplinati », dans I d e m , Religiosità penitenziale e città al tempo
dei comuni, Rome, 1995 (Bibliotheca seraphico-capuccina) ; C. VINCENT, « Discipline du corps et de
l ’esprit chez les Flagellants au Moyen Âge », dans Revue historique, 124/302,2000, p. 593-614.
12. Le rapprochement a été fait principalement par J. GRUNDMAN, The Popolo at Perugia, 1139-1309,
Pérouse, Deputazione di storia patria per TUmbria, 1992, p. 124-125. On a déjà insisté sur la politique
de pacification comme signe de l ’action du Popolo : A. B a r t o l i L a n g e l i , « La situazione politica in
Umbria e a Perugia », dans Settimo centenario della morte di Ranieri Fasani, Atti del convegno
storico, Perugia, 7-8 dicembre 1981, Pérouse, Deputazione di storia patria per TUmbria, 1984,
p. 69-81 ; J.-Cl. M AIRE V i g u e u r , « H comune popolare », dans Società e istituzioni nell'Italia comu
nale : l ’esempio di Perugia (secoli XII-XIV), Congresso storico intemazionale, Perugia, 6-9 novembre
1985, Pérouse, Deputazione di storia patria per TUmbria, 1 ,1988, p. 41-56.
316 M a s s im o Va l l e r a n i
texte hagiographique très controversé que nous analyserons bientôt), une partie
des Dominicains et la commune du Popolo : un front composite, fortement contre
carré par des groupes de pouvoir philo-nobiliaires ou, tout au moins, hostiles au
renforcement de la commune1314.Tout cela au total forme un contexte dynamique,
dans lequel la devotio trouva une place et des points d’appui explicites de la part
de la commune, en particulier en tant que mouvement pacificateur.
La piste est féconde et mérite d’être approfondie. Le lien entre la devotio et un
moment politique particulier à Pérouse me semble, en effet, encore plus étroit.
Une coincidence chronologique volontaire lie le début des processions, sans
doute dans les premiers jours d’avril, en concomitance avec la prédication de
Pâques (peut-être le jeudi saint, jour traditionnel de la pénitence publique) et la
publication des Ordinamenta populi au cours d’une assemblée solennelle du
Popolo réunie le 5 avril, lundi de Pâques. Dans ces Ordinamenta, le rôle de la
paix et de la pacification forcée est fondamental et les derniers chapitres, comme
nous le verrons, emploient un langage empreint de touches eschatologiques
insolites pour dessiner une société finalement libérée de la violence et vivant dans
un status pacificus sine termineu .
Les interférences entre le rite religieux, la tension idéologique créée par la
nouveauté de l’ordre politique et les mécanismes de contrôle du système judi
ciaire se révèlent tellement denses, au cours de ces quelques mois de l ’année
1260, qu’elles permettent de tracer la trame d’une vue d’ensemble unitaire bien
plus compacte que ce que le seul examen de la devotio pouvait laisser imaginer.
Le cadre de ces connexions lexicales et idéologiques est celui de la paix, au sens
de pacification, renonciation à la violence, projection future d’un monde renou
velé, suspension forcée des conflits dans un continuel déplacement du sens entre
les différents niveaux de l’action pacificatrice. La fluidité des signifiés n’empêche
pas de reconnaître la paix, dans toutes ses manifestations, comme valeur de base,
universelle, comme si le terme pax conservait toujours un noyau central de sens
en mesure d’unifier les diverses réalisations, religieuses, politiques et judiciaires,
et de les rendre immédiatement compréhensibles comme parties d’un discours
unitaire15. Les éléments constitutifs de ce discours général et partagé de la paix
dans la société communale du milieu du XIIIe siècle sont l’objet de cette recherche
qui emprunte principalement deux pistes.
La première consiste à définir le rôle de la paix dans la procession pénitentielle
et, par conséquence, les relations entre la paix et la pénitence : pourquoi un rite de
13. A . B a r t o l i L a n g e l i , « Papato, vescovi e comune », dans Una città e la sua cattedrale : il Duomo di
Perugia, Convegno di studio, Perugia, 26-29 settembre 1988, L. ClANINI PlEROTn, dir., Pérouse,
1992,p . 85-99.
14. Pour l ’édition des Ordinamenta, voir J. G r u n d m a n , The Popolo at Perugia, cit., p. 390, et ci-après.
15. Voir aussi en ce sens l ’important préambule méthodologique de R. M. DESSÌ, « Pratiques de la parole
de paix dans l’histoire de l’Italie urbaine », dans ce volume.
M ouvem ent d e p a ix d a n s u n e c o m m u n e d e P o p o l o 317
La L e z e n d a de F r a R a in e r o Fa x a n o
ET LE CONTEXTE SYMBOLIQUE DE LA PAIX
16. C. VOGEL, « Les rites de la pénitence publique aux Xe et XIe siècles », dans Mélanges offerts à René
Crozet, éd. P. GALLAIS et Y.-J. RlOU, Poitiers, 1966, p. 137-144 (repris dans IDEM, En rémission des
péchés. Recherches sur les systèmes pénitentiels dans l ’Église latine, Londres, Variorum, 1994).
Cf. aussi M. C. MANSFIELD, The Humiliation o f sinners. Public penance in thirteenth century France,
Ithaca et Londres, 1995, p. 277-287 (pour les pénitences publiques dans les villes françaises).
318 M a s s im o Va l l e r a n i
attribue à François, devenir disciple du Christ apparaît comme une aspiration qui
devait guider la pénitence des fidèles. Une projection importante qui ne se trans
formera en véritable imitatio Christi que dans la seconde moitié du xme siècle,
attribuant une valeur fondatrice aux pratiques pénitentielles les plus ouvertement
inspirées des souffrances du Christ et tendues vers le salut de la communauté20.
La flagellation figurait parmi ces pratiques. Jean Leclercq a souligné la valeur
non seulement d’imitation mais aussi de sympathie de la flagellation qui, d’un
côté, rend possible pour qui la pratique une sorte d’association aux souffrances du
Christ et, de l’autre, devient, en vertu de la force évocatrice de l ’imitation, un
instrument de purification des péchés21. La flagellation permettait ainsi obtenir le
pardon des péchés pour soi-même et pour les autres, mais elle demeurait une
pratique individuelle ou, éventuellement, de groupes choisis de fidèles pénitents.
En ce sens, il faut donner raison à Gary Dickson lorsqu’il soutient que mettre en
relation les Disciplinés et l’expérience des pénitents est nécessaire mais non suffi
sant, parce que cela ne justifie pas le passage à un mouvement collectif d’enthou
siasme pénitentiel22. La nouveauté des Disciplinés réside dans l’association entre
les rites de la flagellation et ceux de la pénitence publique et des processions, une
catégorie bien précise de pratiques religieuses collectives destinées à ressouder la
société aux moments de crise, de pratiques codifiées par la liturgie ecclésiastique
et très souvent mises en œuvre à l’occasion de tensions internes dans les villes
italiennes23. La procession des Flagellants s’assignait donc une mission de salut
qui dépassait la dévotion traditionnelle, qu’elle fût privée ou collective. Il fallait
sauver la ville d’un état de péché qui la menait à la ruine, au moyen d’une péni
tence publique suffisamment forte pour renouveler un pacte de salut avec Dieu au
nom de la paix. Tel est le contexte symbolique que la Lezenda cherche à représen
ter, en reconstruisant à partir d’un matériau composite la « conversion » de
Ranieri Fasani et la promotion des processions publiques.
20. Cf. T. DESBONNETS, « La lettre à tous les fidèles de François d ’Assise », dans I Frati minori e il terzo
ordine, cit., p. 53-76, bien que l ’on tende à exclure que la lettre adressée à tous les fidèles doive être
lue comme une instruction au mouvement des pénitents.
21. J. LECLERCQ, « La flagellazione volontaria nella tradizione spirituale dell’occidente », dans
Il Movimento dei Disciplinati, cit., p. 73-83, notamment p. 79. H s’agit d ’un élément constitutif de
l ’identité des Disciplinés, sanctionné par leurs premiers statuts, cf. G. G. M e e r sse m a n , « Disciplinati
e penitenti », cit., p. 47, et Statuti delle società del Popolo di Bologna, éd. A. G a UDENZI, Rome, 1896
(Fonti per la storia d ’Italia), II, Società delle arti, p. 421-436 : « Se verberando in honorem dulcis
Christi, qui in redemptionem peccatorum voluti verberari et mori. »
22. G. DICKSON, « The Flagellants of 1260 », cit., p. 231.
23. Ibid., p. 232, et D. M. W e b b , « Cities and God : the Italian Communes at war », dans W. J. SHEILS éd.,
The Church and the war, Studies in Church History, 20, Oxford, 1983, p. 111-127. Évocation des pro
cessions par S . DA CAMPAGNOLA, « Movimenti popolari, ortodossi ed ereticali nel decennio
1251-1260 », dans Settimo centenario della morte di Ranieri Fasani, p. 43-62.
320 M a s s im o Va l l e r a n i
La Lezenda de Ranieri Fasani est un texte d’une lecture ardue et d’une inter
prétation encore plus incertaine24. Généralement datée des premières décennies
du XIVe siècle par la majeure partie des érudits et écrite à Bologne, la Lezenda
narre le début de la discipline de Ranieri Fasani en superposant des modèles
hagiographiques et textuels très divers qu’il est bon de reparcourir brièvement
pour saisir le sens du cadre général du mouvement de pacification. La conversion
de Ranieri procède en trois phases, toutes sous le signe de la Vierge Marie :
1. La statue de la Vierge Marie devant laquelle Ranieri était en train de se
flageller se mit à pleurer.
2. Le frère eut ensuite une apparition de saint Bevignate (le saint local que la
commune de Pérouse chercha à faire béatifier sans succès) et de l’armée des
saints l’accompagnant devant l’autel de l’église de San Fiorenzo pour s’y donner
la discipline. Surpris par le sacristain, Ranieri sortit miraculeusement de l’église
par les portes closes.
3. La nuit suivante, alors qu’il se donnait la discipline, il eut une autre vision :
une puella, encadrée de deux pueri, déposa sur sa table une lettre. La vision lui fut
expliquée par saint Bevignate qui rassura le frère : quia que vidisti a Deo sunt. Les
deux pueri étaient les archanges Michel et Gabriel, et la puella était mater Domini
nostri Ihesu Christi. Au total, une vision divine : la Vierge Marie, mère de Dieu, et
deux anges, messagers de Dieu. Le contenu précis de la lettre n’est pas spécifié
mais les paroles de saint Bevignate en transmettent les principaux éléments de
façon apocalyptique : propter peccata innumerabilia et turpia (sodomie, usure,
hérésie) volebat Dominus mundum istum subvertere25. La punition finale était
donc proche et seule l’intercession de la Vierge a convaincu le Christ de concéder
un délai pour la pénitence qui devait, toutefois, être publique et quitter le secret de
la demeure de Ranieri : et vult [à savoir le Christ] quod disciplina quam occulte tu
fecisti, publice fiat a populis26. Ranieri s’adressa donc à l’évêque pour lui deman
der d’ordonner la pénitence. Après un premier moment d’hésitation, le prélat
convaincu par une intervention divine rassembla les citoyens et lut publiquement
la lettre céleste. La procession débuta et manifesta aussitôt son puissant effet paci
ficateur : et qui habebant odia ad pacem et concordiam pervenerunt. C’est ainsi
24. E. Ardu , « Frater Raynerius Faxanus de Perusio », dans II Movimento dei Disciplinati, cit., p. 93-98,
donne la transcription du manuscrit de Bologne, déjà édité par Mazzatinti dans le Bullettino della
deputazione umbra di storia patria, 2 , 1896.
25. Ibid., p. 95. G. G. Meersemann fait l ’hypothèse de l ’intervention postérieure d ’un inquisiteur bolonais
qui aurait ajouté hérésie et sodomie : ces péchés ne semblent pas être ceux que l’on poursuit particuliè
rement à Pérouse au milieu du XIIIe siècle. La lecture de G. DICKSO N, « The Flagellants of 1260 », cit.,
semble dans ce cas un peu forcée. G. CASAGRANDE, « I veri laici », cit., p. 380, ne relève pas non plus
de présence hérétique importante.
26. E. A R D U , « Frater Raynerius Faxanus », cit., p. 96.
MOUVEMENT DE PAIX DANS UNE COMMUNE DE POPOLO 321
que s’achève le texte qui, comme le signale une note finale du rédacteur, devait
également servir de trame pour des sermons sur le thème de la dévotion27.
27. « Ciascun predicatore che vorrà predicare questa legenda la po divìdere in tre parti », Ibid.
28. Elle n’est attestée que depuis l ’édition des reformationes communales par V. A n s i d e i en 1935 et les
recherches complémentaires d’U. N i c o l i n i , « Bevignate e Ranieri Fasani », et du même, « Nuove
testimonianze su Fra Ranieri », cit.
29. P. SCa r t e l l i n i , « La chiesa di San Bevignate, i Templari e la pittura perugina del Duecento », dans
Templari e ospedalieri in Italia. La chiesa di San Bevignate a Perugia, éd. M. RONCETTI,
P. SCARPELLINI, F. TOM MASI, Milan, 1987, p. 93-158. La mise en relation avec la Lezenda est propo
sée par P. SCARPELLINI, p. 155, n. 46. Voir également F. RADEMACHER, Die Regina Angelorum in der
kunst des frühen Mittelalters, Düsseldorf, 1972.
30. U. N ICOLINI, « Bevignate e Raniero Fasani », dans IDEM, Scritti di storia, cit., p. 321-335.
322 M a s s im o Va l l e r a n i
31. L. KERN, « À propos du mouvement des Flagellants de 1260. S. Bevignate de Pérouse », dans Studien
aus dem Gebiete von Kirche und Kultur : Festschrift Gustav Schnürer zum 70. Geburtstag gewidmet
von Freunden und Schülern, Paderborn, 1930, p. 39-53, et p. 40-42 pour la Lezenda.
32. Dès l ’article de 1960, « Disciplinati e penitenti », la lettre venue du ciel est considérée comme un arti
fice légendaire (p. 58, n. 6). Cette opinion est réaffirmée dans « Disciplinati e penitenti nel Duecento »,
cit., p. 456 : « La lettera della Vergine consegnata a frate Rainerio è un cliché agiografico come
l ’apparizione di San Bevignate. »
33. A. FRUGONI, « Sui flagellanti del 1260 », cit., p. 215, fait allusion à la révélation miraculeuse.
34. G. DICKSO N, « The Flagellants of 1260 », cit., estime que l’allusion à la lettre « as well may be an ana
chronistic invention on the part o f the legenda - writer ».
35. G. CASAGRANDE, Religiosità penitenziale, cit., p. 357, « tutti ingredienti per conferire alla leggenda
l’immancabile contesto extranormale [...]».
36. C. V INCENT, « Discipline du corps et de l’esprit chez les Flagellants », répète cette version : « Son
instigateur, Ranier Fasani, un pénitent de la cité, prétendit agir sous l’inspiration divine manifestée à
ses yeux par une lettre tombée du Ciel, conformément à un cliché hagiographique » (p. 595).
M ouvem ent d e p a ix d a n s u n e c o m m u n e d e P o p o l o 323
37. A. VAUCHEZ, « La Bible dans les confréries et les mouvements de dévotion », dans Le Moyen Âge et la
Bible, dir. P. RlCHÉ et G. LOBRICHON, Paris, 1984, p. 581-595. Références du Nouveau Testament :
Mt 4,17 (<r poenitentiam agite adpropinquabit enim regnum caelorum ») et Mt 10,38 (« qui non accipit
crucem suam et sequitur me non est me dignus »).
38. Cf. H. DELEHAYE, « Note sur la légende de la lettre du Christ tombée du ciel », dans Bullettin de la
Classe de lettres, de l ’Académie royale de Belgique, 1899, p. 171-215, repris dans IDEM, Mélanges
d ’hagiographie grecque et latine, Bruxelles, 1966 (Subsidia hagiographica, 42), p. 150-178, qui prend
en compte les occurrences jusqu’au xne siècle. Je n ’ai pu consulter l ’ouvrage de R. PRIEBSCH, Letter
from Heaven on the Observance o f the Lord’s Day, Oxford, 1936 (éd. originale Graz, 1895).
39. Éd. MGH. Capitularia regum francorum, I, p. 60.
40. M. VAN Esbroeck , « La lettre sur le dimanche, descendue du ciel », dans Analecta bollandiana, 107,
1989, p. 167-184, en propose un inventaire.
324 M a ssim o Va l l e r a n i
du manuscrit de Münich (n° 9550) daté du xne siècle : face à la fin prochaine
expecto quidem peccatores ut convertantur ad poenitentiam41 - , que le rappel de
l ’intercession de Marie qui réussit à sauver les hommes d ’une destruction
certaine, comme le proclame la lettre écrite à Corbie et conservée dans le manus
crit latin n° 12270 de la Bibliothèque nationale de France : Mortui fuissetis in
peccatis vestris, si non intervenisset pro vobis sancta Maria et precatio sancti
Michaelis et sancti Petri4142.
Le but de ces lettres reste néanmoins toujours lié au respect du dimanche qui
devrait pousser les hommes à la pratique pénitentielle de la confession43. La paix
n’y apparaît pas de façon prégnante et pourtant il existait déjà, au tout début du
X Ie siècle, une relation entre la lettre céleste et la paix, surtout quand la paix revê
tait une valeur plus clairement eschatologique, projetant sur la terre des attentes
millénaristes profondes. C’est le cas de la paix d’Amiens en 1030, célébrée en un
moment de terreurs apocalyptiques diffuses qui ont contribué à conférer un carac
tère expiatoire aux rituels religieux consécutifs à la paix. L’évêque d’Amiens,
Foulques, organisa une procession pénitentielle de la population urbaine, avec
exposition des reliques pour apaiser la colère divine. Le récit reprend alors le
mythe messianique du retour de l’âge d’or comme anticipation de l’avènement
d’un règne céleste enfin pacifique : « Una conveniunt pax et iustitia » : iam placet
redire Saturnia regna44. Le réemploi du passage de la quatrième églogue de
Virgile (IV, 4-10 : Iam redit et virgo redeunt Saturnia regna, iam nova progenie
coelo demittitur alto) préfigure un usage idéologique de la paix de Dieu, conçu
comme moyen de régénération d’un nouvel ordre de la société chrétienne avec la
médiation des saints et de ceux qui étaient en contact direct avec eux.
Deux ans plus tard, la même atmosphère préside à la paix de Corbie, intro
duite cette fois par une lettre céleste qui assigne au concile local une valeur claire
ment universelle. Le contenu de la lettre est présenté par Gérard de Cambrai dans
YHistoria episcoporum Cameracensium en des termes assez paradoxaux, comme
une trêve absolue, une abstention générale des armes qui n’a pas d’équivalent
dans les modèles courants de paix de Dieu : interdiction de porter la moindre
45. Gesta episcoporum cameracensium, lib. IH : « Unus eorum celitus sibi delatas dixit esse literas, quae
pacem monerent renovandam in terra : arma quisquam non ferret, direpta non repeteret ; sui sanguinis
vel cuiuslibet proximi, ultor minime existens percussoribus cogeretur indulgere » (éd. dans MGH SS, 7,
p. 485). Voir également Sigebert DE GEMBLOUX, Chronica, dans MGH SS, 6, p. 357.
46. D. B a r t h é l e m y , L ’An mil et la paix de Dieu, Paris, 1999, p. 460-465. La réaction de Gérard est
immédiate. L’évêque, « hac novitate pulsatus [...] infirmitatique peccantium condescendens », répon
dit par un discours tiré des Écritures saintes.
47. D. C. V a n M ETE R , « The peace of Amiens Corbie and Gerard of Cambrai’s oration on three functional
orders : the date, the context, the rhetoric », dans Revue belge de philologie et d ’histoire, 74, 1996,
p. 633-657, estime qu’il existe une relation directe entre la lettre mentionnée de Gérard et l ’exemplaire
de Corbie.
48. H . W. GOETZ, « Protection of the Church, Defense of the Law and Reform », dans The Peace o f God.
Social violence and religious response in Prance around the year 1000, éd. T. HEA D et R. LA N DES,
Ithaca, 1992, p. 259-279 ; la paix prêchée par les évêques était considérée comme parole de Dieu : cela
explique aussi comment le recours aux lettres célestes s’insère dans un contexte de sanctification crois
sante des paroles de paix prononcées par les évêques au cours des conciles. C’est encore Adhémar de
Chabannes qui, dans le compte rendu de la paix de Limoges, autre texte savamment reconstruit, attri
bue directement à Dieu la requête de faire la paix.
326 M a ssim o Va l l e r a n i
la paix, sorte de projection future d’un royaume qui se veut inscrit dans un
dessein divin.
Dans la trêve d’Arles de 1037, donc à un époque très proche des épisodes de
Corbie et Amiens, les évêques d’Arles, Nice et Avignon, ainsi que l’abbé de Cluny
Odilon, proclament une trêve pour obtenir la paix entre les hommes et, en fin de
compte, la paix étemelle : et pacem et tranquillitatem perpetuam p o s s id e r i. Ce
n’est pas un hasard si l’idée de la paix absolue est soutenue, à ce moment précis,
par un signe divin, peut-être une lettre céleste implicitement évoquée par le texte :
Recepite ergo et tenete pacem et illam trevam Dei quam et nos divina inspirante
misericordia de coelo nobis trasmissam. L’hypothèse est corroborée par la suite :
la paix inspirée par le ciel (istam causam a Deo nobis coelitus inspiratam), ajoute-
t-on, devait remédier à une situation périlleuse sur la terre, causée par les nom
breux péchés commis en conséquence de l’irrespect du dimanche, le thème
classique des lettres célestes495051. La volonté d’imposer le respect du dimanche
revient quelques lignes plus bas, quand sont interdits les jours de fêtes tant le
travail (rurale opus in ea omnino non fieret) que la guerre contre les ennemis
(inimicus inimicum non formidaret). L’interdit participe d’un projet plus ample de
pratique disciplinaire de l’usage des armes et renvoie à une nouvelle idée du terri
toire politique : outre les malédictions, inévitables dans ce cas, l’homicide est éga
lement puni par l’exil hors de la patria51. Soit, une peine juridiquement fondée sur
les lois canoniques et laïques : examinatus per decreta legum seculari, et per
sanctorum canonum regulas duplicata penitentia iudicabitur. On trouve donc
associées dans un même texte une vision eschatologique de la paix, qui renvoie à
un royaume futur de tranquillité étemelle, et une définition plus précise des peines
en un sens juridique et territorial, en particulier la peine de l’exil comme acte de
purification de la provincia, délivrée de la violence52. Cette vision globale de la
paix, en mesure d’impliquer un nouvel ordre social, requiert encore une fois
l’intervention directe de la volonté divine, sous forme d’une lettre céleste qui pré
sente aux hommes la pacification comme l’ultime possibilité de salut.
Dans d’autres paix de Dieu de la seconde moitié du XIe siècle, le carac
tère politique et territorial émerge de façon encore plus net tandis que la co
opération des pouvoirs laïques et ecclésiastiques est désormais une donnée
53. Voir la synthèse de W. G oetz , « Protection of the Church, Defense of the Law », cit., p. 270-273, qui
rappelle la fonction de maintien de l’ordre des paix et des trêves de Dieu en accord avec les pouvoirs
laïques. On peut y ajouter le concile de Lillebonne présidé par le roi Guillaume avec les évêques de
Normandie : le premier chapitre prévoit une coopération entre la justice de l’évêque, les seigneurs de
la région et, en cas de manquement des seigneurs, le vicomte royal (voir The Ecclesiatical History of
Ordene Vitalis, éd. M. C h i b n a l l , vol. m , Oxford, 1972, p. 24).
54. MGH Constitutiones et acta publica imperatorum et regum, I, p. 603-605. Repris dans la Pax
Bambergensis de peu postérieure (1085), Ibid., p. 606.
55. Par exemple la pax Alsatiensis, dans MGH Constitutiones et acta publica imperatorum et regum, I,
p. 612, « et coniuratam perpetuo prout homini licet, in hunc modum confirmavere », ou encore
« pacem vero precipue et semper et ubique omnibus ecclesis et earum atris ».
56. Comme on peut le lire dans la Pax episcopatus Brixinensis de 1229, dans MGH Constitutiones et acta
publica imperatorum et regum, H, p. 570.
328 Massimo vaj.if .rani
La paix devient ainsi une condition définitive de la respublica, qui associe les
autorités laïques et ecclésiastiques dans la mission supérieure de conservation de
l’unité politique et spirituelle de la communauté. Dans la Lezenda, le rappel du
mythe de la lettre céleste sert en premier lieu à récupérer cet arrière-plan eschato-
logique de la paix en tant que manifestation de la volonté divine à laquelle per
sonne ne peut se soustraire et en tant que mission de salut et de refondation de la
société requérant la collaboration de tous les pouvoirs politiques de la ville. Ce
substrat profond est également perceptible, comme nous le verrons, dans les déci
sions politiques de la commune de Pérouse prises dans le contexte de la devotio,
lorsque l’évêque fut appelé, par les Ordinamento Populi du mois d’avril 1260, à
sanctionner par l ’excommunication les mesures prises par le Popolo pour main
tenir la paix et instaurer un nouvel ordre poütique.
saints que le monde doit d’avoir été épargné de la ruine59. Dans un premier
temps, l’accueil de l’évêque fut enthousiaste, mais, au fil des mois, les opposi
tions croissantes à sa prédication contre les marchands et les artisans, et peut-être
contre le roi, conduisirent Eustache au déclin60.
C’est encore le cas de la croisade des enfants de 121261. La chronique de
Lyon rapporte la légende du Christ apparu sous les traits d’un pastoureau confiant
à un « croisé », Étienne de Cloy es, des lettres pour le roi de France. Il s’agit donc
d’un type de lettre encore différent de celui d’Eustache, dans la mesure où, outre
la légitimation d’un prédicateur ou d’un mouvement, elle sert à inciter les puis
sants à partir pour la croisade. La lettre est d’usage également dans la croisade
des « pastoureaux » de 1251, guidée par un mystérieux maître de Hongrie, un
certain frère Jacob, qui se mit à la tête d’un groupe de pasteurs et d’artisans dans
les villes françaises. Jacob affirmait qu’une Vierge entourée d’un déploiement
d’anges lui était apparue et lui avait donné une lettre l’exhortant à la croisade et
confiant aux pasteurs et aux humbles la mission de libérer le tombeau du Christ62.
La prédication et l’action de Jacob et de ses troupes se retournèrent bien vite
contre le clergé et en particulier les ordres mendiants, se détournant de la compo
sante croisée initiale.
Dans tous ces cas, la lettre céleste servait à renforcer la position d’un prédica
teur nouveau, étranger aux structures traditionnelles d’encadrement, victime de
l’hostilité du clergé local ou encore prêchant contre l’Église officielle. Le thème
de la croisade servait aussi très clairement à légitimer la prédication et la péni
tence, cette dernière exigée comme forme de soumission à une volonté divine
incarnée dans le prédicateur. On retrouve encore les traces de cette fonction de
59. Ibid., p. 168 : « Scitote quod salvi estis per orationes santissime genitricis mee Marie et sanctorum
angelorum meorum, qui orant pro vobis quotidie. » La lettre invitait donc au repentir : « Recedite a
malo et poenitentiam agite de malis vestris, quod si non feceritis quasi Sodoma et Gomorra peribitis. »
60. W. R. JON ES, « The heavenly letter in medieval England », dans Medievalia et Humanística, 6, 1975,
p. 163-178, en particulier p. 169, qui interprète la prédication d’Eustache comme une sorte de révolte
contre l’avarice des nouveaux groupes marchands. Presque tous les miracles, du reste, frappent des
personnes voulant travailler ou gagner de l ’argent le samedi après-midi.
61. G. M ICCOLI, « La “crociata dei fanciulli” del 1212 », dans Studi medievali, 3 ser., 2,1961, p. 407-443,
et G. DICKSON, « Stephen of Cloyes, Philip Augustus and the Children’s Crusade of 1212 », dans
I d e m , Religious enthousiasm, chap. V. Par la suite, les mouvements croisés de 1321 se servirent égale
ment du mythe de la lettre céleste portée par la Vierge : un pastoureau vit une colombe - la Vierge -
qui lui ordonna de proclamer une croisade. G. DICKSON, « Carisma e revivalismo nel xm secolo »,
dans Poteri carismatici e informali : chiesa e società medievali, éd. A. PARAVICINI BAGLIANI et
A. VÁUCHEZ (Paierme, 1992, p. 96-113), va jusqu’à considérer que le symbole privilégié par le pro
phétisme revivifié était la lettre céleste (p. 108). Pour d ’autres exemples, voir G. DICKSON, « Medieval
Christian crowds and the origins of crowd psychology », dans Revue d ’histoire ecclésiastique, 95,
2000, p.54-75.
62. N. CO HN , I Fanatici dell'Apocalisse, trad, ital., Turin, 2000, p. I l l , et désormais G. DICKSON, « The
advent of the Pastores (1251) », dans Revue belge de philologie et d ’histoire, 66,1988, p. 249-267.
330 M a s s i m o Va l l e r a n i
66. L’épisode de la prédication date de 1349, mais l’éditeur ancien de la chronique, Cari Hegel, avait
proposé de dater du milieu du xm c siècle les matériaux de la lettre, et, sur cette base, tant Cohn que
Töpfer ont accepté d ’antidater la lettre aux Flagellants à 1261 (voir N. C O H N , I Fanatici dell’apoca
lisse, cit., p. 155 ; B. TÖPFER, Il Regno futuro della libertà. Lo sviluppo delle speranze millenaristiche
nel medioevo centrale, Gênes, 2000, p. 320). L’hypothèse est en revanche repoussée par G. DICKSON,
« The Flagellants of 1260 », cit., p. 259. Aucune des deux hypothèses ne peut faire valoir d ’arguments
décisifs. Reste le doute sur la datation qui, en réalité, pourrait concerner aussi la Lezenda.
R. M a n SELLI, dans le compte rendu de II Movimento dei disciplinati, dans Rivista di storia della
chiesa in Italia, 18,1964, p. 96-102, estime que considérer la Lezenda comme un texte du XIVe siècle
écrit pour légitimer le nouveau mouvement des Flagellants de 1349 est une « hypothèse hardie ».
L’idée ne peut pas être exclue mais les éléments du texte, comme nous l’avons souligné, correspondent
parfaitement à la réalité de Pérouse en 1260. En outre, on ne connaît, en Italie, que très peu de versions
de la lettre (six au total), remontant toutes à la fin du XIVe et au XVe siècle : voir M . PELAEZ,
« Redazioni italiane della pretesa lettera di cristo sul riposo domenicale », dans Atti e memorie
dell’Accademia di Arcadia, 1949, p. 36-53. Il n ’y en a qu’une, rédigée en vulgaire toscan dans un
manuscrit du Vatican, qui semble refléter un modèle proche du nôtre, sans jamais mentionner les
Flagellants : au thème du respect du dimanche s’ajoutent celui de la pénitence (« se non onderete in
processione o colla santa croce adorando, digiunando, piangendo li vostri peccati et non vi perdone
rete le offensioni e le ingiurie ») et du danger de destruction du monde déjoué par l ’intercession de la
Vierge (« io vi dico ch’io pensai a dì X di settembre di disperdere tutte le creature d ’in sulla terra, se
non fosse la mia santìssima madre e per li prieghi de santi angieli e cherubini »). Voir aussi l’exemple
intéressant de la lettre se trouvant dans le livre d’un marchand de Fabriano du XIVe siècle qui, outre des
textes littéraires, a transcrit une lettre céleste, peut-être entendue au cours d’un sermon. M . PELAEZ
enregistre aussi deux versions orales contemporaines qui transmettent la lettre sous forme d’un chant
populaire. Voir enfin M . CASELLA, « La epistola di lu nostru signuri. Testo volgare siciliano del
secolo XIV », dans Atti dell'Accademia delle scienze di Torino, 50,1914-15, p. 83-96.
332 M a s s i m o Va l l e r a n i
67. S. T O G N E T n , « Quesiti sui flagellanti », cit., p. 157, a évoqué à ce propos la « légende des trois
lances » que Dieu voulait projeter contre l’humanité pécheresse, légende utilisée par Césaire
d ’Heisterbach à l ’intention des Cisterciens, puis par Dominique.
68. Ibid., p. 159. Les références à la lettre et à la datation se fondaient sur des données incertaines et des
éditions partielles ; voir désormais Les Sermons et la visite pastorale de Federico Visconti, archevêque
de Pisa (1253-1277), éd. N. BÉRIO U , Rome, 2001, sermo XLIV, p. 669-677, notamment p. 673, § 8 :
« Vidit enim Christum tenentem tres lanceas, quasi iratus eas vibrantem ut percuteret mundum, et
beatam Virginem, matrem eius, querentem ab eo quare hoc faceret. »
69. Voir G . G . M EERSSEM AN, « La prédication dominicaine dans les congrégations mariales en Italie au
xm e siècle », dans Archivum fratrum predicatorum, 18,1948, p. 131-161 ; B. SELLA, « Northern Italian
Confraternities and the Immaculate conception in the Fourteenth century », dans Journal o f
Ecclesiastical History, 4, 1998, p. 599-619. La defensio de Marie est également élargie aux graves
conflits de l’ordre avec la papauté, précisément entre 1255 et 1258 : L. GAFFURI, « La predicazione
domenicana su Maria (il secolo xm) », dans Gli studi di Mariologia medievale, bilancio storiografico,
Atti del I convegno della Fondazione Ezio Franceschini, Parma, 7-8 novembre 1997, éd.
C.M . P IA S T R A , Florence,2001,p. 198-199.
70. Ibid., p. 202.
71. Annali genovesi di Caffaro, vol. IV, p. 40, citées par A. F r u g o n i , « Sui flagellanti del 1260 », cit.,
p. 219, qui reconnaît dans l’ermite un renvoi à Ranieri « indicandoci fra l ’altro come immediato fosse
stato il fiorire del racconto del miracoloso intervento celeste ».
MOUVEMENT DE PAIX DANS UNE COMMUNE DE PO PO L O 333
On peut saisir plus d’un écho de la Lezenda dans l’expression subvertere civi
tatem ; quant à l’ermite recevant de Dieu l’ordre de faire pénitence, il peut éven
tuellement rappeler ou Ranieri Fasani lui-même, pénitent solitaire, ou une
évocation indirecte de Bevignate, mystérieux saint ermite du xm e siècle pérugin.
A nouveau selon les Annales Ianuenses, le chant de départ de la devotio aurait été
une invocation mariale : Domina Sancta Maria [...] rogetis Ihesum Christum ut
nobis parcere debeat12, reprenant ainsi le thème de la médiation mariale dans les
années de sa diffusion.
Le chroniqueur d’Asti Guglielmo Ventura reprend la figure de l’ermite, bien
qu’il en parle au pluriel, indiquant des « ermites » comme auteurs indistincts de la
pénitence, au demeurant limitée aux seuls « Lombards ». Les « ermites » sortant
de leurs grottes pour inviter à la pénitence sont, dans ce cas, un décalque évident
de la prédication de Jonas à Ninive - sicut predicavit lonas in Ninive - dont
l’arrière-plan eschatologique est explicite, tout comme le recours au thème de la
peur comme moteur de la pénitence7273. Dans le livre de Jonas (3, 8), on trouve, en
effet, le modèle de la pénitence collective d’une ville entière pour ses propres
péchés : à l’annonce de la destruction de la ville de Ninive, les citoyens, sur ordre
du roi, jeûnèrent, se vêtirent de sacs et firent pénitence publique : « Ils invoque
ront Dieu avec force. Chacun se convertira de son mauvais chemin et de la
violence qui reste attachée à ses mains. » La conversion produisit son effet parce
que Dieu s’apitoya à la vue du changement7475.Le modèle biblique peut donc avoir
contribué à diffuser une image commune de la discipline de 1260 comme péni
tence pour sauver le monde, comme l’attestent encore deux passages du
Chronicon Marchiae Tarvisinae. Le premier associe l’épisode de Ninive à la
prière à Marie (cantu lacrimabili domini misericordiam et Dei genitricis auxilium
implorabant ; supliciter deprecantes ut, qui Ninivitis penitentibus est placatus
[...] parcere dignaretur), tandis le thème de la peur revient au premier plan dans
le second passage (ostendebant ac si timerent quod divina potentia ipsos vellet
igne hiatu terre subito absorbere aut concutere violentessimo terremotu seu aliis
plagis quibus divina iustitia se ulcisci de peccatoribus consuevit)15.
Les chroniqueurs, comme l’auteur de la Lezenda, reconstruisent l’épisode des
Flagellants au gré d’une recomposition complexe de mythes et d’images diverses
liés à une attente eschatologique : la peur d’une catastrophe imminente pousse les
hommes au repentir et donc à la promotion de la paix. La médiation mariale,
motif extrêmement diffus dans les nouveaux ordres et, en général, dans la litté
rature apocalyptique, est récupérée et combinée avec le thème de la pénitence
expiatoire calquée sur le modèle biblique de Ninive. Si le thème de la peur,
comme l ’affirme Töpfer, peut ressortir à un joachimisme vulgaire (diffusé immé
diatement après la mort de Joachim), qui ne parvient pas encore à l ’élaboration du
troisième âge mais se contente d’être annunciatore di afflizioni da parte
dell’Anticristo e della fine del mondo, le thème de la paix est lié à l’espérance
millénariste de la réalisation d’un monde meilleur sur la Terre76. La paix devient,
dans ce contexte, un signe de l’entrée dans le Royaume des cieux, une antici
pation, un viatique.
la paix des citoyens et de la ville, donc une paix politique7980.Or, pour maintenir la
ville en paix (entre les différentes composantes sociales) et la préserver des
ennemis, la médiation mariale s’avère à nouveau nécessaire : et certe gratias
referimus domino nostro Iesu Christo et beate Marie semper virgini domine
nostre que intercedit pro ista nostra civitate ad suum filium, quod sicut bene certi
sumus, maiores minores et medii huius civitatis in bona pace, plena concordia et
in unitate sunt, quod ista civitas manuteneatur, defendatur et a nostris inimicis.
Le lien entre la concorde des cives et l’intercession de Marie est très étroit :
seule l’unité des citoyens rend possible l’intercession de Marie auprès du
Christ en vue du salut de la ville. C’est à ce point que se situent le discours
politique et l’exhortation à faire la paix avec Charles d’Anjou, conformément à
ce qu’exigeaient le bonum statum et le salut de la ville (Charles d’Anjou venait
d’assiéger et de prendre la forteresse de Poggibonsi).
La paix interne est également la voie par laquelle on atteint le nouveau status
de salut dans l’au-delà ou, en d’autres termes, la troisième paix, celle de
l’éternité : si premissas duas paces, scilicet pectoris et temporis, haberimus, daret
tertiam pacem, scilicet etemitatis. Le modèle de cette paix étemelle est fourni par
certains versets du livre d’Isaïe, « sedebit populus meus in pulchritudine pacis »
(Is XXXII 18, 12), id est in pace sine servitute, quia infuturo cessabit omnis pre
lado80. Les trois étapes sont donc nécessaires pour accomplir le parcours vers le
salut. La paix entre les hommes, à l ’intérieur de la ville, n’est que le commence
ment de la voie du salut.
79. « Secundam pacem temporis habere debemus cum consanguineis, proximis et vicinis nostris, tempus
absque bellorum conflictum inter omnes fideles Christianos » (Ibid). Il s’agit donc d ’une paix interne à
la ville, au sein de laquelle les familles sont plus unies et « civitates magis ditantur et exaltantur ».
80. Autres références, Is 22, 5, « in presentí scilicet, silicei infuturo, ut sic sit sabbatum idest requies sive
pax eterna nobis infuturo » ; Is 66,23 qui mentionne la « pax super Israel » ; et encore Is 66,12. C’est
toujours sur Isaïe que sont fondés les quatre sens de la paix dans le § 15, p. 457 : paix entre Dieu
et les hommes, Is 27,5 entre ange et homme, Is 57,2,3 entre homme et homme et entre chair et esprit,
loc. cit.
336 M a s s i m o Va l l e r a n i
PÉROUSE, 1260
81. J. GRUNDMAN, The Popolo at Perugia, cit., A . BARTOLI, « La situazione politica », cit., J.-C. M AIRE
V IGUEUR,« n comune popolare », cit.
82. Sur la date de naissance de la magistrature du Popolo, voir toujours J. GRUNDMAN, The Popolo at
Perugia, cit., p. 100.
M ouvem ent d e p a ix d a n s u n e c o m m u n e d e P o p o l o 337
83. Données tirées du « giudiziario » : le nombre des amendes pour infraction aux réglements consiliaires
dans les condamnations de 1260 sont en nette progression.
84. J. GRUNDMAN, The Popolo at Perugia , eit., p. 124 : les accords de paix conclus sous Rainaldo de
Brunaforte, podestat en charge en 1259, sont mentionnés dans les Ordinamento Populi de 1260, qui
sanctionnent de peines plus sévères quiconque aurait été surpris portant des armes interdites « si fuerit
de illis qui fecerunt pacem tempore domini Raynaldi de Brunaforte olim potestatis Perusii » (Ibid.,
p. 388). U. Nicolini, « Nuove testimonianze su fra Ranieri », cit., p. 5, mentionne les accords de paix
de 1259 : « Proprio sotto la podestaria di Rainaldo si erano firmate paci e concordie. »
85. Décision de la séance du 21 janvier, cf. V. ANSIDH, Regestum reformationum Comunis Perusii ab anno
MCCLVI ad annum MCCC, I (1256-1260), Pérouse, Deputazione di storia patria per 1’Umbria, 1935
(Fonti per la storia dell’Umbria, 1), p. 99 : « Cum sepe oporteat interdicere litigantibus ne attendant ad
rem de qua lis vertitur inter eos ut non procedant ad arma et rixam ». Le conseil décide d ’imposer une
condamnation de 40 sous : « Item placuit quasi toto consilio quod potestas et capitaneus et eius curia
possint precipere pro suo officio exercendo et exequendo et pro pacificandis et mitigandis maliciis
hominum et rumoribus et imponere bannum pro quolibet et pro qualibet vice usque in quantitate
quadraginta solidos [...] ».
3 38 M a s s i m o Va l l e r a n i
86. Sur les jeux, voir J. GRUNDMA n , The Popolo at Perugia, cit., et J.-C. M AIRE VIGUEUR, « Il comune
popolare », cit., p. 51. Le thème des ludi batalie était récurrent dans la politique pérugine et apparem
ment difficile à résoudre. Un débat analogue mené six ans plus tard, en 1266, déboucha sur l ’oppo
sition presque unanime du conseil contre toute forme d’interdiction des jeux proposée par le capitaine
et le podestat. La discussion se trouve dans ASPg, Riformarne 6, f° 41 v°. En outre, la première inter
vention contre les interdictions fut prononcée par Bovicello Vitelli, notaire destiné à une belle carrière
dans les rangs du Popolo : « [consuluit] quod ludus sive batalliafiat et nullo modo fieri prohibeatur. »
Sur Bovicello, cf. S. M e r l i , « Un notaio e il popolo. Notizie su Bovicello Vitelli, cancelliere duecen
tesco del comune di Perugia », dans Bullettino dell’Istituto storico italiano per il medio evo, 101,
1997-1998, p. 199-303, avec mention de l’intervention au conseil à la p. 242. La position de Bovicello
n’en demeure pas moins difficilement expbcable. Le podestat et le capitaine demandèrent à nouveau la
suspension des jeux et, quelques jours plus tard, les mêmes magistrats, inconsolables, durent admettre
leur incapacité à punir les participants aux ludi faute de connaître leur identité et d’être aidés pour les
identifier : une preuve éclatante de boycottage interne vis-à-vis du podestat et du capitaine.
87. Voir l ’annexe.
88. Pérouse, Archivio di Stato, Archivio storico del comune di Perugia, Consigli e riformanze, 4 (cité
désormais Consigli e riformanze), f° 33 r° : « Item si placet eis constituere maiores penas quam conti
neatur in statuto et in bannis et penis confirmatis per consilium contra eos qui aliquam rixam seu
mesclanciam facerent vel maleficia committerent in vigilia et festivitate beati herculani proximi. »
Andreas Rainerii Baronci décida d’augmenter de 10 lires les peines contre ceux qui commettaient des
délits la veille de la fête du bienheureux Ercolano ; Iohannellus Oddonis proposa en revanche de
doubler le montant des peines.
89. Pérouse, Archivio di Stato, Archivio storico del comune di Perugia, Giudiziario, Podestà 1260,
f° 359 v°, et M . VALLERANI, Il Sistema giudiziario del comune di Perugia. Conflitti, reati e processi
nella seconda metà del secolo XIII, Pérouse, Deputazione di storia patria per l ’Umbria, 1991
(Appendici al bollettino, 14), p. 193. L’épisode est mentionné par U. NlCO LIN I, mais on ne saisit pas la
raison pour laquelle il affirme que « la festa grandiosa era trascorsa senza incidenti », cit., p. 5.
M ouvem ent d e p a ix d a n s u n e c o m m u n e d e P o p o l o 339
provoque pas de blessures au cours des jeux. L’accusation portée était le turba
mentum pacis, un délit politique donc, qui se trouvait précisément redéfini durant
cette période ; mais la nature des fidéjusseurs, tous de grands domini présents au
conseil, et les circonstances atténuantes (l’exil et la grande quantité de gages qu’il
avait précédemment laissés à la commune) contribuèrent à atténuer la peine infli
gée à Turlotto90.
Le thème des désordres éventuels avait également été abordé pour une autre
raison à la séance du 19 février, à la réception d’une lettre adressée au conseil par
le podestat de Todi pour informer les habitants de Pérouse d’un nouvelle norme
en vigueur à Todi, selon laquelle on aurait frappé de la peine de mort tout étranger
ayant porté les armes en ville ou participé à des rixes ou à des attaques à main
armée à Todi91. Les sapientes de Pérouse exploitèrent l’occasion de cette lettre
pour étendre l’interdiction à tout le contado pérugin, laissant au podestat la liberté
d’imposer la peine à quiconque aurait évolué en armes occaxione rixe92.
90. La liste complète comprend : « d. Thomax de s. Valentino, d. Bartuzus domini Menzi, Bartolucius
domini Ugucionis, d. Ruspidus Franchi, d. Guidaronus dni Rainucii, d. Bartolucius Raineri,
d. Rainerius Benvignatis, Iacopus Bernardini, Zonus dni Ugolini, dns Consul Peri ».
91. Consìgli e riformanze, 4, f° 262 : lettre du podestat de Todi « in quibus continebatur quod potestas et
capitaneas faciant banniri publice ne aliquis forensis cum armis vel sine armis ire debeat in civitate
Tudertina et si aliquis reperiretur in aliquo pretio sive rixa dicte terre Tuderti puniretur pena capitati
quia sic in predicta civitate statutum et cridatum est super quo idem petitur consilium exhiberi ».
92. Ibid., 4, f° 262 r° (= V. ANSIDEI, Regestum, p. 124), « quod aliquis de civitate et districtu seu comitatu
Perusii audeat ire ad aliquam partem occaxione alicuius odii vel rixe que ibi esset ad offensionem nec
ad defensionem alicuius non faciendo mentionem de aliquo loco dando eis bannum ad sua
voluntatem ».
93. Ibid., 4, f° 31 v° (= V. ANSIDEI, Regestum, p. 126) : « Item quid placet super ordinamentis ibi lectis
super insultu et aliis maleficiis et causis maleficiorum que anno preterito per sapientes fuerunt compo
site et que per statutum non inveniuntur determinate. »
340 M a s s i m o Va l l e r a n i
94. H. K aNTOROWICZ, Albertus Gandinus und das Strafrecht, Der Scholastick, Die Theorie, vol. H, Berlin,
1926, p . 247-252. Les reformations de 1260 (voir V . A NSID EI, Regestum, p . 129) avaient établi :
« Quotcumque vicibus aliquis percusserit aliquem, pro qualibet vice puniatur pena que in statut
continetur. »
95. G. F a s o l i , « Ricerche sulla legislazione antimagnatizia nei comuni dell’alta e media Italia », dans
Rivista di storia del diritto italiano, 12,1939, p. 86-133.
96. Voir l’édition de J. Grundman , dans The Popolo at Perugia, cit., qui ne fournit toutefois pas le début
de la réformation où sont spécifiés le jour et le lieu de 1’adunantia Populi qui a approuvé les ordina-
M ouvem ent d e p a ix d a n s u n e c o m m u n e d e P o p o l o 341
L’occasion était donc solennelle, proche des fêtes de Pâques, en pleine mobili
sation religieuse et sociale de la population. Le Popolo exploite donc le climat
irénique de Pâques et peut-être aussi l ’excitation collective des premières proces
sions pénitentielles97. En outre, il ne s’agissait pas d’une simple lecture de
normes prises en conseil, comme l’attestent aussi bien le lieu public, en plein au-
devant l ’église des Dominicains, que l’intervention d’un organisme aussi informel
et confus que Y adunanda populi, l’assemblée générale des membres du Popolo.
Une assemblée qui, par son caractère général, entendait représenter la volonté
collective du Popolo de Pérouse par un acte de reformulation radicale des règles
politiques de la vie en société.
Les Ordinamenta sont inaugurés par l’interdiction de porter tout type d’arme
sans la permission écrite du podestat ou du capitaine989; ils se poursuivent par des
normes contre l’association de malfaiteurs, contre les étrangers entrant en ville
tempore rumoris et contre quiconque détiendrait ou fabriquerait des armes inter
dites. Un groupe central de normes s’efforce de frapper les bases du pouvoir nobi
liaire : la peine de mort est ainsi prévue, pour la première fois selon moi, contre
quiconque prête serment de fidélité vassalique". Les sociétés territoriales sont
abolies, leurs documents sont détruits, et on institue en leur lieu et place des
groupes de vint-cinq aves armés, immédiatement soumis aux ordres du capitaine.
Toute forme de collaboration judiciaire avec les magnats est bien évidemment
interdite.
À l’issue de cette longue section, se trouve un autre passage, symboliquement
très fort, qui demande à l’évêque d’excommunier quiconque oserait prêter
serment à une pars100. Il est rare de trouver dans une loi communale un appel
explicite à la sanction religieuse des comportements anti-sociaux de la noblesse,
mais, comme nous le verrons, la collaboration entre la commune du Popolo et
menta ; voir également V. A n s i d e I, Regestum, p. 162 : « In dicto consilio confirmata fuerunt infras
cripta ordinamenta et constituta Populi facta per Populum et confirmata in plena concione seu adu
nanda per ipsum Populum, iuxta sanctum Dominicum, die lune V intrantis aprillis. »
97. Les processions avaient déjà débuté au mois d’avril. On peut tirer la date du 22 avril de la sentence
d’absolution du podestat Tommaso da Gorzano envers quatre personnes découvertes dehors en pleine
nuit : les accusés s’étaient justifiés en disant que « circa initium generalis devotionis Perusii, stabant
ad videndum penitentes nudos eundo per civitatem ». Le 22 avril, néanmoins, ne concerne pas le jour
précis de la sentence, mais la date de « publicatio » des sentences : l ’affaire peut donc remonter à
quelques jours auparavant. Les calculs chronologiques pour dater le début des processions proposés
par E. A RD U , « Frater Raynerius Faxanus », p. 85-98, cit., et IDEM, « La data d’inizio del Movimento
dei Disciplinati », dans II Movimento dei Disciplinati, cit., p. 368, ne correspondent pas aux calendriers
1260.
98. Voir l ’édition de J. Grundman , The Popolo at Perugia, cit., p. 386-390.
99. « Item dicimus et ordinamus quod nullus faciat se vasallum alicuius vel alterius faciat vel iuret fideli
tatem. Et qui contrafecerit perdat capud » (Ibid., p. 388).
100. « Item quod rogetur dominus episcopus Perusii quod faciat excomunicationem et fieri faciat per
omnes ecclesias civitatis Perusii de illis qui essent vel iuraverint in aliqua pardum » (Ibid).
342 M a s s i m o Va l l e r a n i
l ’évêque était si étroite dans ces années que la séance du premier janvier avait
concédé à l’évêque la possibilité d’intervenir au conseil communal quand il le
souhaitait101 : un appui d’autant plus important pour la commune qu’un projet
aussi radical de renouvellement de la société rendait absolument nécessaire une
sanction extra-institutionnelle de nature religieuse.
Le Popolo semble, en effet, vouloir proposer un nouveau modèle de société
sous le signe de la paix comme but ultime de la vie civile. Les deux derniers
chapitres des Ordinamenta, précisément consacrés à la paix, expriment bien cette
perspective irénique d’une ville finalement purifiée et libérée de la violence. On y
assigne en premier lieu au podestat et au capitaine le pouvoir d’imposer la paix
aux cives en conflit : les deux magistrats pouvaient et avaient le devoir de se
intromittere de concordiis et pacibus fieri faciendis, pour pacifier tous ceux que
divisaient la discorde et Y odium, en d’autres termes : pour mettre fin à l ’état de
conflit permanent, susceptible de déboucher sur des actes de violence. La mesure
n’est pas nouvelle : il s’agit d’une forme de pacification forcée qui, depuis
l’époque carolingienne, faisait partie des devoirs fondamentaux de l’autorité
publique. La paix resta, d’ailleurs, l ’affaire publique par excellence dans la
commune primitive. Les juristes de la fin du xne siècle montrèrent qu’ils l’a
vaient bien compris en s’attelant au commentaire d’un passage du Code (2,4,18)
qui consentait à transigere pour les crimes capitaux, ce qui était apparemment
contradictoire avec d’autres passages du Code affirmant au contraire l’impossibi
lité de faire prévaloir les affaires privées sur l’intérêt public. La solution apportée
à cette aporie du Code fut de nature typiquement politique : se fondant sur un
critère d’utilitas publica qui exaltait les potentialités de l’accord à mettre fin aux
conflits en éradiquant Vodium litis entre les personnes, Rogerio et Pillio, entre
autres, non seulement admirent la légitimité de la transactio entre les partes, mais
lui attribuèrent la même valeur qu’à la sentence d’un jugement102.
La transactio, du reste, avait, selon les formules des artes notarie, une double
utilité : elle évitait l’exécution de la peine et, du même coup, mettait fin à
un conflit de longue durée, du fait que la victime s’engageait formellement à
renoncer à la vengeance. C’est la raison pour laquelle, dès les premières chartes
statutaires et les premiers brefs consulaires, les autorités communales s’enga
gèrent en faveur de la protection de toute forme de composition entre les person
nes en conflit, aussi bien celles prononcées devant les consuls que les accords
jurés devant les « amis et voisins ». Si elles les sauvegardèrent, en les reconnais
sant de fait, c’est bien parce que la paix entre les cives coïncidait avec la paix de
101. V. ANSIDEI, Regestum, p. 85 : « Quid placet quod dominus episcopus debeat venire ad consilium civi
tatis ad proponendum que sibi placuerit, cum voluerit ea que destinavit proponere facere manifesta. »
Sur la collaboration politique, voir A. B artoli L angeli, « Papato, vescovi e comune », cit.
102. Voir A. Padoa SCfflOPPA, « Delitto e pace privata », dans IDEM, Italia ed Europa nella storia del
diritto, Bologne, 2003, p. 209-250.
M o u v e m e n t d e p a ix d a n s u n e c o m m u n e d e P o p o l o 343
la civitas, une valeur politique fondatrice des institutions urbaines103. Cet intérêt
pour la paix justifiait l’insertion dans les statuts de rubriques réglant la valeur de
la « charte de paix » dans le procès qui accordaient aux magistrats le pouvoir
d'inquirere sur les conflits et les haines entre les cives et obligeaient les deux
parties à fournir des garanties de non-agression aux ennemis, deux mesures égale
ment présentes dans le statut de Pérouse de 1279104.
Un autre passage des Ordinamenta est plus novateur et, en un sens, plus sur
prenant. Dans le dernier chapitre, en effet, l’avis des sapientes est requis sur le
meilleur moyen d’obtenir la paix et de la faire durer : ita quod dicte paces et
concordie fiant et penitus compleantur et, remotis seditionibus et discordiis extir-
patis, pax perpetuo vigeat et civitas sine fine perseveret in statu pacifica et tran
quillo. Il faut bien lire ces mots, sans s’arrêter exagérément sur le sens littéral des
termes, mais en insistant plutôt sur la valeur symbolique d’expressions aussi nette
ment iréniques. Soulignons en particulier l’importance de deux éléments. Le
premier concerne la substance de la pax civitatis, un status résultant de la somme
des paix entre les individus, conformément à un procédé logique très diffusé dans
les statuts. Chaque acte dans sa singularité est ainsi englobé dans une sphère géné
rale d’ordre et de tranquillitas destinée à maintenir la ville dans un état de paix. La
nouveauté de cette ordonnance concerne le deuxième élément important du
passage cité ci-dessus : il y est question d’une aspiration à une paix perpétuelle et
sans fin, écho probable à la prophétie d’Isaïe sur le royaume instauré par le
nouveau messie, un royaume précisément sine fine. Le lien entre le caractère
perpétuel de la condition pacifique et l’instauration d’un nouvel ordre social, déjà
relevé dans les paix de Dieu à plus forte connotation politique, caractérise évidem
ment aussi les Ordinamenta de 1260, dont il convient donc de renouveler la lecture
à la lumière de leurs relations avec le mouvement des Flagellants, et inversement.
La paix sans fin imaginée dans les Ordinamenta devient, en effet, le principal
moteur des initiatives politiques du Popolo, qui motive le soutien immédiat de la
commune à la devotio, l’arrêt des activités pour deux fois quinze jours, la requête,
vaine mais répétée, de la canonisation de saint Bevignate, l’intervention de Ranieri
Fasani dans d’autres pacifications et, surtout, l’institutionnalisation immédiate des
accords de paix conclus au cours de la devotio grâce à une série de mesures
approuvées par le conseil entre août et septembre de la même année 1260.
103. M . VALLERANI, « Procedure giudiziarie e logiche sociali nelle città comunali italiane », dans
Pratiques sociales et politiques judiciaires dans les villes de l ’Occident à la fin du Moyen Age,
Colloque international organisé par l ’École française de Rome, Avignon, 29 novembre-ler décembre
2001, à paraître.
104. Sur les normes concernant la pacification forcée, cf. ci-après. Sur la valeur de la paix dans les procès :
M . VALLERANI, « Pace e processo nel sistema giudiziario del comune di Perugia », dans Quaderni
storici, 34/2,1999, p. 322.
344 M a s s i m o Va l l e r a n i
Les actes du conseil concernant la devotio sont nombreux et n’ont pas tous été
examinés avec l’attention nécessaire. Le 4 mai, quelques religieux et specialiter
Ranieri Fasani demandent au conseil de concéder quinze jours d’interruption
totale de travail propter utilitatem devotionis que fit communiter in civitate et
comitatu Perusii105. La proposition est bien entendu approuvée. Le 19 mai, c’est
encore Ranieri, cette fois seul, qui réclame d’autres jours chômés106. On peut y
reconnaître les effets du succès de la « première tournée » de processions, selon
les termes d’Arsenio Frugoni, qui accentue les aspects théâtraux de la devotio.
D’un autre point de vue, mais dans les mêmes mois, la commune et l ’évêque
poursuivent leur collaboration dans l’espoir de faire avancer la candidature de la
canonisation de saint Bevignate auprès de la Curie pontificale à Rome, opération
qui n’occupe pas moins de trois séances, les 4, 12 et 15 juin107. On notera avec
intérêt que l’affaire de Bevignate, qui requiert sinon la direction, du moins l’appui
de l ’évêque, se déroule dans un contexte d’attaque directe de forces hostiles
contre la commune populaire.
Les faits sont fragmentaires et nous ne disposons pas d’un tableau complet des
alliances, mais la séquence des actes permet de restituer quelques données par
tielles. Le 31 mai, près de deux mois après les Ordinamenta, un incident politique
grave, l’assaut contre le capitaine Pellegrino de Maranensibus est perpétré par
Martucius filius domini Rainerii Guidonis qui guide la révolte jusqu’au pied des
escaliers du palais (spatasando dicta hostia volendo intrare per vim dictum pala
tium), en signe ouvert de contestation contre le capitaine du Popolo : faciendo
rumorem et clamorem contra dictum capitaneum108. On sait fort peu de choses de
ce Martucius, sinon que son père était l’un des grands de la commune, plusieurs
fois ambassadeur à Orvieto et à Città di Castello, très assidu aux séances du
conseil. L’assaut, en outre, avait été organisé avec d’autres personnes très mêlées
aux affaires des conseils de cette période : deux notaires communaux aux respon
sabilités importantes, Rainalducius Bentevolie, notaire de l’office de la libra, et
Un climat de tension se perpétua donc au cours des mois et des années qui
suivirent 1260, tandis que, parallèlement, la stabilisation par le conseil des résultats
de la paix suivait son cours. Au cours de la devotio, l’accroissement anarchique des
accords fut inévitable et créa un état de chaos auquel le conseil communal s’efforça
109. Les deux notaires de service furent suspendus et substitués précisément à l’occasion du procès. On
mit leur remplacement à l ’ordre du jour de la séance du 4 juin, « cum duo tabelliones [...] sint impe
diti ex eo quod recoltas dare nolunt super inquisitione rumoris qui fia t in platea comunis die lune
proxime preterito » (V. ANSIDEI, Regestum, p. 194).
110. V. ANSIDEI, Regestum, p. 50 et 116.
111. Ibid.,p. 246.
112. Consigli e riformanze, 4, 1260, f 5 371 v°. On peut éventuellement rapprocher cet épisode de la
condamnation par contumace Fomaxolus de Presenza.no, Ibid., f° 375 r°, pour « rumor contra
honorem comunis Perusii et capitami istius » (également dans A. BARTOLI L a n g e l I,
M. P. CORBUCCI, « I “libri dei banditi” del comune di Perugia [1246-1262] », dans Bollettino della
deputazione di storia patria per l ’Umbria, 75,1978, p. 292, n. 643).
113. Consigli e riformanze, 4, 1260, f° 371, « dominus Rainerius Guidonis solvit fratri Aguto camerario
comunis perusii pro infrascripto suo filio de infrascripta condempnatione XX libra ut in libro ipsius
*** residuum non fu it exactum quia pronunciatum fu it per dominum Pacem iudicem domini Peregrini
olim capitami Perusii ipsum Martucium non habere in bonis XX lib ut continetur in summa scripta
manu Boniohannis notarii ».
114. Le texte du bannissement se trouve dans A. Bartoli LANGELI, M. P. CORBUCCI, « I “libri dei
banditi” »,p . 291, n. 639.
115. Ces épisodes sont largement commentés par A. BARTOLI L angeli, « Papato, vescovi e comune »,cit.
346 M a s s i m o Va l l e r a n i
venants hors du territoire communal. Dans ce cas précis, la question de la peine est
loin d’être accessoire. On est en effet frappé par la dureté des peines prévues par
ces ordonnances et par l’insistance sur leur aspect radical : l’exil, la perte de la
citoyenneté, la confiscation des biens « sans aucun espoir » de restitution, souli
gnent le caractère symbolique des mesures et le fait que la rupture de la paix ou,
dans ce cas, le refus d’une paix forcée, vient rompre un ordre naturel de la commu
nauté qui place le coupable en dehors de 1’« histoire » de la ville : aucun lien passé
ou futur, aucun programme pour les temps à venir ne lui est plus concédé. Une
mesure aussi sévère ne manqua pas de susciter des résistances au conseil et finit
par être atténuée, du moins au fil du temps : la reformatio finale tint compte d’une
proposition de Oddo degli Oddi, représentant de poids de la noblesse urbaine,
visant à limiter la validité de la délibération au début du mois de janvier suivant.
La norme établie par le conseil de Pérouse en 1260 eut des effets immédiats,
comme l’attestent deux condamnations prononcées par le podestat la même année
et qui mentionnent explicitement la réforme en question. La première condamne à
100 lires une personne ayant rompu un accord de paix, conformément à la peine
établie par les Ordinamento du conseil118. La seconde, plus intéressante de notre
point de vue, sanctionne un refus de faire la paix, conformément à la mesure du
30 septembre. Benvignate Lamberti, qui se refusa à faire la paix avec son ennemi,
fut condamné à l’exil perpétuel, à la perte de la citoyenneté et de ses privilèges.
La condamnation fut également étendue à ses fils qui ne pouvaient pas être reçus
comme cives : ipse nec sui filii umquam pro civibus aut comitatensibus civitatis
Perusii habeantur, selon une formule qui reprend à la lettre le texte de la réforme
conciliaire déjà mentionnée, soulignant ainsi le respect des intentions du conseil
dans les formulaires des condamnations. Le résultat ne manque pas d’intérêt
puisque les peines « radicales » et sans espoir sont en général réservées aux cas
importants de délit politique, qui ne sont pas rares dans les sources de Pérouse.
On peut même affirmer qu’il existe un stylus perusinus dans l’écriture des
condamnations les plus nettement politiques (y compris celles que rédigent des
notaires étrangers), c’est-à-dire dans les cas où le délit met en cause certaines
catégories de base de la coexistence civile. Il s’agit d’un langage pénal marqué
par de profondes influences religieuses, aussi bien en ce qui concerne la radicalité
des peines que leur éloignement par rapport au temporel, qui semble en faire une
anticipation des peines étemelles.
Quelques exemples en sont conservés, comme la condamnation de dominus
Ruspidus et de son fils, prononcée en 1263 pour l’homicide de Petrus
Yldebrandini. Le crime perpétré fut immédiatement perçu comme une rapture
grave de la paix et la peine fut adaptée à la gravité du délit, assimilé par analogie
à une rebellio. La dernière partie de la sentence met en œuvre une sorte d’éternité
122. Ibid., p. 63, à propos de qui rompt la paix, « eum vel eos in perpetuum bannum ponant, et ipso iure
sint perpetuo forbanniti, de qua non possint aliqua causa seu aliquo modo trahi ».
123. Ibid. : « Et hoc locum habeat ubicumque, seu in quacumque parte ruperit quis pacem, de qua pace
appareat publicum instrumentum, seu confessio coram iudice, seu potestate vel capitaneo facta. »
124. L. F r a t i , Statuti di Bologna dall’anno 1245 all’anno 1267, Bologne, 1869-1877, 1, p. 268 : « Ad
honorem dei et beate Marie virginis, ut paces et concordie facte tempore devotionis perpetuam
habeant firmitatem [. . J ».
125. Ibid., rubrica LIV, p. 645-646 : les actes valent même s’ils ne sont pas inscrits dans les Memoriali, les
grands livres de la commune où devaient être enregistrés tous les contrats dépassant une valeur de
vingt lires.
126. Gli statuti veronesi del 1276, éd. G. S a n d r i , Venise, 1940, p. 39. Deux hommes de loi par « guaita »
avaient également été élus avec la mission de découvrir les conflits.
127. I Brevi del comune e del Popolo di Pisa dell’anno 1287, éd. A. GHIGNOLI, Rome, 1998 (Fonti per la
storia dell’Italia medievale), p. 551.
350 M a s s i m o Va l l e r a n i
rédaction de 1285), mais il nous montre surtout comment la paix était désormais
entrée dans le lexique politique propre à la commune de Pérouse. Dans le prolo
gue, une longue note introductive dédie le statut aux saints protecteurs et à la
paix : a d p a ce m e t veram concordiam e t unitatem omnium e t singulorum stantium
in eadem e t omnium am icorum com m unis e t p o p u li p eru sin ii2%. Immédiatement
après, se trouve une superbe composition de quatre distiques, peut-être dus à
Bovicello Vitelli, le grand notaire de la commune populaire de Pérouse. Le
premier distique identifie Dieu à la paix :
Cunctipotens eterne D eu s, con cordia mundi
qui p a c e m tribuis [ .. .]
Un Dieu de la paix auquel Pérouse se soumet :
U rbs p eru sin a tibi su bsit, p a x unica m undi.
C onclusion
débat entre les sapientes chargés d’élaborer les mesures laisse d’ailleurs entrevoir
la conscience d’une rupture des canaux normaux de médiation : on étend d’abord
la protection aux accords de paix sans acte écrit, puis on admet comme preuve la
parole d’une des parties qui affirme sous serment avoir conclu un accord orale
ment, et enfin on impose l’obligation d’accepter la paix à la demande de la partie
adverse (aussi bien la partie lésée que l’autre). Le fait que l’on ait adopté le même
type de mesure à Bologne dans les années qui suivirent immédiatement la proces
sion des Flagellants nous induit à penser que Pérouse ne constime pas une excep
tion. L’appui institutionnel des évêques, podestats et organisations paroissiales
aux processions dans toutes les villes italiennes confirme d’ailleurs une transfor
mation importante de la fonction des pratiques de pacification. Dans ces proces
sions qui, à la différence de l’Alleluia de 1233, n’étaient pas menées ou inspirées
par un mouvement organisé de prédicateurs, le véritable sujet était la pacification
de la ville en tant que valeur collective en mesure de changer le sort de la com
munauté. Une valeur politique et religieuse, volontairement exaltée par les orga
nismes populaires des villes communales dans sa double nature. A Pérouse, cette
interférence de systèmes symboliques et politiques se révéla particulièrement
féconde. L’écriture des normes et la tension même en faveur de la paix comme
objectif final attestent que la commune tenta d’encadrer la paix comme la projec
tion idéale d’un nouveau modèle de société purifiée de la violence. L’effort de
prospective se meut en programme politique, en normes et en décisions qui
répondent à une logique nouvelle, incisive, dotée d’une forte charge politique :
une logique de pouvoir au sein de laquelle le pouvoir a pour mission la réalisation
d’un monde pacifié sine fine.
Annexe
I
D élibération su r l ’in terd ictio n d e te n ir les lu d i b a ia u e , 13 fév rier
(f° 29 r° ; éd. partielle : V. ANSIDEI, p. 121)
[...] Cum multa pericula ex ludiis iam orta sint, si placet eis quod potestas debeat prohibere
quod ludus qui solet fie ri cum clipeis in platea vel inforo sive in alia parte civitatis non fia t et quali-
ter volunt puniri contrafacientem.
In reformatione cuius concilii placuit toti consilio quod, si alique societates vellent facere
aliquem cereum ad honorem festivitatis beati Herculani martiris ut consuetum est, quod potestas et
capitaneus faciant eis dare et cuilibet eorum in auxilium dictorum cereorum de avere comunis
camere comunis id quod in statutis continetur.
n
M , 31 a o û t 1260
e s u r e s s u r l e s a c c o r d s d e p a ix
Cum multe paces fa cte sint de quibus non invenitur publicum instrumentum, nec statutum videtur
imponere penam frangentibus pacem nisi illis dumtaxat qui pacem fregerint de qua constaret instru
mentum, si placet eis quod et in hiis [scii, pacibus] que iam dicuntur fracte vel que dici possent in
futurum imponatur pena dicti statuti aut alia, et que sit illa, quamvis de illis pacibus factis non cons
taret, sicut est dictum, p e r publicum instrumentum cum alias constat vel constare [ms. constaret]
possit p e r confessionem p a rd u m aut alio modo legittimo approbandum.
M o u v e m e n t d e p a ix d a n s u n e c o m m u n e d e P o p o l o 353
M a f e u s P er eg rin i consuluit
[...] quicumque fregit pacem quoquo modo fracta videatur, si sanguis inde non fuerit factum
puniatur in quadruplum in hiis penis que in statuto continentur, si sanguis inde factum fu it puniatur
pena que in statuto de pacibus fractis continetur, et hoc locum habeat in preteritis et futuris.
In reformatione cuius consili, facto partito [...], placuit maiori parti consilii quod super hiis qui
pacem fregerunt vel in futurum fregerint differatur ad presens, et super hoc habeantur sapentes iuris
qui debeant videre et determinare et penas imponere, et postea reducatur ad aliud consilium id quod
p e r eosdem visum fu erit et determinatum.
m
D élibération su r les décision s des sap ien tes , 24 septem bre
(fos 9 9 v°-100 r° ; éd. partielle : V. ANSIDEI, p. 272)
[...] Cum alias fu it reformatum per maius consilium quod potestas et capitaneus debentur
habere sapientes iuris qui debent videre, determinare et penas imponere super hiis qui pacem frege
runt vel in futurum fregerint, auditis hiis quod sapientes visum est et ordinatum, scilicet : quod qui
cumque pacem freg it vel fregerit pacem usque ad kalendas ianuarii, de qua non apparet
instrumentum, (a) sine armis puniatur pena C librarum et pena statuti seu ordinamenti, (b) si cum
armis CC librarum et pena statuti maleficii commissi, (c) et si moriretur solvat penam quam solvere
debetur secundum form am illius statuti quod loquitur de pace rupta de qua appareat publicum
instrumentum,
quid placet eis vel si volunt dictum modum confirmare debere aut alio modo circa predicta
debere procedere.
354 M a s s i m o Va l l e r a n i
IV
M 30 s e p t e m b r e
e s u r e s s u r l e s a c c o r d s d e p a ix d u
Coadunatis speciali et generali consiliis civitatis Perusii et altero toto maiori consilio in pallatio
comunis more solito ad sonum Campanarum ac preconia voce et sono tube, dominus Thomaxius de
Gorzano perusinus potestas proposuit et consilium requisivit :
si placet eis quod procedatur contra eos qui pacem recusant vel recusaverunt seu recusabant
facere cum suis inimicis secundum infrascriptum modum, infra lectum et propositum, adinventum per
sapientes. Qui modus talis est :
« Dicimus et ordinamus quod si aliqua specialis persona in qua haberet odium vel causa odii vel
inimicitie petierit pacem sibi reddi et fie ri ab aliquo suo inimico, vel cum quo causam inimicitie
habuisse vel haberet unde pax vel concordia non esset facta, potestas et capitaneas teneantur et
debeant illi vel illis qui petierit vel petierint ab illo vel illis a quo vel quibus petierit vel petierint,
pacem reddere et fie ri facere.
Quod si per aliquam partem steterit quod non fecerit et pacem non reddiderit requisitus a potes
tate vel capitaneo iuxta terminum eis datum, ex tunc potestas et capitaneus possint et tenenantur
illam partem vel illum seu illos per quos seu p e r quem steterit ehicere de civitate et comitatu Perusii
et exbannire in perpetuum, ita quod numquam pro civibus et comitatensibus civitatis Perusii habean
tur, nec ipsi nec eorum filii, et priventur omnibus privilegiis et beneficiis civitatis Perusii, et bona
eorum omnia et singula deveniant in comune Perusii et publicentur sine aliqua spe rehabendi, alie
natione, emancipatione ab eis facienda vel facta ab uno anno citra nullatenus valitura. »
D . Od d o d o m ini Od d o n is consuluit
quod procedatur contra eos qui pacem recusant vel recusaverunt seu recusaverint facere cum
suis inimicis secundum modum suprascriptum, dummodo locum habeat tantum usque ad kallendas
ianuarii proximi.
In reformatione cuius consilii, facto partito per dictum dominum potestatem, placuit quasi toti
consilio quod procedatur contra eos qui pacem recusavit seu recusaverit seu recusabunt facere cum
suis inimicis secundum modum adinventum p e r sapientes, quod in propositione continetur, dummodo
hoc tantum habeat locum usque ad kallendas ianuarii proximi.
V
C o n d a m n a t io n s pr o n o n c ée s pa r l e po d esta t Tom m aso di G orzano
a u m o i s d ’o c t o b r e 1260
(fos 3 9 2 ro et 394 v°)
Cum Benvignati Lamberti requisitus fu erit per plures bailitores legitime et perhentorie quod
veniret coram potestate et capitaneo ad reddendum pacem Petro Philippi cum quo inimicitiam
habebat ad postulacionem etiam ipsius Petri et diu expectatus, venire et pacificare contempsit et ob
illam causam fu it positus in hanno comunis et in ipsum cucurit :
M ouvem ent d e p a ix d a n s u n e c o m m u n e d e P o p o l o 355
In nomine D omini amen. Cum dominus Ug u id o lacobi de Brectis fecisset denuntiationem coram
nobis et nostro iudice domino Gerardo, contra Uffreducium Bosii quod ipse U ffredudus fregeret sibi
pacem percudendo ipsum de calce et super ipsa denuntiatione testes producti fuissent tam ex officio
quam ad promotionem dicti denuntiatoris, demum predictus Uguicio cartam hostenderet in qua
scriptum continebatur de pace predictorum Uguicionis et Uffreducii :
Nos Thomax de Gorzano perusinorum potestas, visis hinc inde denuntiationibus et accusa falsi
instrumenti et testibus ab utraque parte ductis, confessionibus, instrumentis, statutis et aliis actitatis
(!) facientibus ad causam ; auditis ed a m allegationibus partium sepius et diligenter examinatis ;
visa ed a m reformatione conscilii generalis facta super penis imponendis illis qui actenus fregerunt
pacem de quibus instrumenta non apparerent, et qui frangerent pacem in futurum ; habito etiam
sapientum virorum conscilio, seu dominorum Petri de Medicina et Villani iudicum,
eundem U ffredudum secundum reformationem dicti conscilii generalis in centum libris den. pro
pace rupta sine armis condem pm m us, et pro percussione calcis in centum solidis den. secundum
reformationem ipsius et alterius conscilii generalis, reiectis tam cartula que pacem continere videba
tur, quam aliis huic sententie adversantibus hinc inde productis.
Publicatio : die sabati penultima exeunte octubre.
LE SERMON DE FEDERICO VISCONTI, ARCHEVÊQUE DE PISE,
EN FAVEUR DE LA PAIX AVEC CHARLES D ’ANJOU (1267)
N ic o l e B é r io u
1. Actus beati Francisci et sociorum eius, cap. xxiii, dans Fontes francescani, a cura di E. M ENESTÓ e
St. B r u f a n t , Assise, 1995, p. 2134-2137; Fioretti, chap. 21, dans la traduction d ’A. M a SSERON,
réimpr. dans Saint François d ’Assise. Documents, écrits et premières biographies, rassemblés et présen
tés parles PP. T. D e s b o n n e t s et D. VORREUX, Paris, 2e éd. revue et augmentée, 1968, p. 116-119.
3 58 N ic o l e B é r io u
au poids de son propre discours celui de prières unanimement récitées par ses
auditeurs sur la Piazza del Campo pour obtenir le repentir du citoyen fauteur de
troubles, et pour le conduire à se soumettre au rituel de paix qui le réintégrera
dans la communauté urbaine. Alliant l’art oratoire et la force contraignante d’un
enthousiasme évangélique, les frères mendiants s’imposent alors, dans les villes
de l’Italie communale troublées par d’incessants et multiples conflits, comme des
experts en pacification, à la différence du clergé séculier à peu près absent des
témoignages qui nous ont gardé la trace de telles procédures2.
Il est cependant une exception à ce constat. L’arme de la prédication, maniée
par un prélat séculier qui en avait acquis une réelle maîtrise, a pu, en d’autres
circonstances, servir ailleurs d’instrument de pacification, et surtout, d’exaltation
de l’idéal de paix, en consonance parfaite avec ce que l’on sait des rituels de paix
pratiqués au xm e siècle dans les villes italiennes. On peut en être assuré à la
lecture des traces écrites du sermon prononcé par Federico Visconti en 1267 à
Pise, en vue d’engager les instances dirigeantes de la ville à rencontrer Charles
d’Anjou pour accueillir ses propositions de paix3. Il ne s’agit plus ici d’œuvrer en
priorité pour réconcilier les familles ou les factions ennemies au sein de la ville,
mais d’opérer une médiation, conformément aux sollicitations du pape, afin de
mettre en place les conditions d’une stabilité politique au cœur de la péninsule
italienne. Charles d’Anjou, au terme d’un voyage auprès de Clément IV à Viterbe,
a été mandaté par le pontife en juin 1267 comme « paciaire » en Toscane4. Tout
en assiégeant Poggibonsi, il s’efforce de faire plier les villes gibelines des alen
tours, dont Pise est une des plus turbulentes. Dans les années qui ont suivi la mort
de Frédéric II et ouvert la succession difficile de l’empereur, Federico Visconti
n’a pas été le moins actif dans le soutien apporté aux héritiers désignés de celui-
ci, Manfred, puis Conradin qui prend la relève à partir de novembre 1266. Au
cours de l ’été 1267, cependant, il est sans doute affecté par l’excommunication,
déjà fulminée par le pape, et par la menace de sanctions aggravées à l’encontre de
Pise, qui a déjà subi à deux reprises l’interdit depuis qu’il est évêque, et ce dès les
premières années de son épiscopat (1253-1257), consacrées à négocier la réconci
liation de la ville. L’heure semble être à l’ouverture vers d’autres alliances, sans
2. Sur tous ces points, voix A. THOMPSON, Revival Preachers and Politics in Thirteenth-Century Italy. The
Great Devotion o f 1233, Oxford, 1992, en particulier chap. 6 : « The Revivalist as Peace-Maker »,
p. 136-156.
3. Ce sermon, le quatorzième de la série conservée dans le ms. Florence, Bibl. Medicea Laurenziana, Plut,
xxxiii, sin. 1, est publié dans N . BÉRIO U , dir., Les Sermons et la visite pastorale de Federico Visconti,
archevêque de Pise (1253-1277). Édition critique par N . BÉRIOU et I . LE M a SNE DE CHERMONT avec la
collaboration de P. BOURGAIN et M. INNOCENTI, Rome, 2001 (Sources et documents d ’histoire du
Moyen Âge publiés par l ’École française de Rome, 3), p. 449-458. Sur le contexte, voir Ibid., intro
duction, en particulier p. 94-95.
4. Sur l’office de paciaire, notamment en Provence, voir T.N. BISSON, « The organized Peace in Southern
France and Catalonia (c. 1140-1233) »,dans American Historical Review, 82,1977, p. 290-311.
Le ser m o n d e F e d e r ic o Vis c o n t i , a r c h e v ê q u e de P is e 35 9
pour autant accepter toute forme de compromis. Ainsi, envisager la paix avec
Charles d’Anjou n’implique pas de renoncer à lutter contre Lucques, la plus
proche ennemie de Pise. A lire le sermon dans la forme rédigée qu’en a laissée
l’archevêque, on est même enclin à discerner un calcul politique de sa part,
consistant à affaiblir et à isoler davantage Lucques pour mieux l’écraser par le
recours à la guerre juste. Cependant, il ne faudrait pas trop vite écarter du champ
des préoccupations de Federico Visconti le devoir de promouvoir la paix au sein
de sa ville autant que dans la région. S’il reconnaît au pape sa mission de promo
teur actif de la justice et de la paix (prosecutor iustitie et zelator pacis), il déclare
tout aussi fermement à l’assemblée qui l ’écoute l ’attention qu’il porte personnel
lement à « la paix de notre ville ».
Cet auditoire de l’archevêque, d’ailleurs, ne passe pas inaperçu : il s’agit du
Conseil communal présidé par le Podestat, et probablement réuni à San Sisto5
selon l’usage par ailleurs attesté à Pise. La place qui revient aux discours dans les
pratiques de gouvernement, et singulièrement lors des réunions de conseils, est
bien connue6. Mais il est exceptionnel d’en retrouver la trace précise sous la forme
d’un texte rédigé par l’auteur du discours. Et le premier enseignement qui en
ressort concerne l’ordonnancement des prises de parole. L’intervention de l’arche
vêque, qu’il qualifie de « monition », a suscité une réponse du Podestat, note-t-il
lui-même, et celle-ci a fait l’objet d’un enregistrement sous la forme d’un instru
ment public7. La très mauvaise conservation des archives communales pour cette
période nous prive d’en connaître la teneur, que Federico Visconti n’a pas davan
tage préservée. Il est clair du moins que, dans son esprit, les deux prises de parole
ne se situent pas sur le même plan. Car la réponse du podestat est enchâssée dans
le déroulement de son propre discours : elle est nécessaire sans doute, puisque la
proposition pontificale l ’appelle - et peut-être même la lecture publique de la lettre
5. L’église San Sisto in Cortevecchia, située au coeur de la vieille ville, a été fondée en 1088, au retour
d’une expédition victorieuse contre les Sarrasins en Afrique. Les assemblées et les conseils généraux de
la Commune s’y tenaient fréquemment. Voir M. RONZANI, « La “Chiesa del Commune” nelle città
dell’Italia centro-settentrionale (secoli xn-xrv) », dans Società e Storia, 20,1983, p. 499-534. Federico
Visconti avait, selon son témoignage, fréquenté dans sa jeunesse l’école attachée à cette église (sermon
13 § 11, éd. citée, p. 448).
6 . Sur ces discours politiques, voir surtout E. Artifoni, « Sull’eloquenza politica nel Duecento italiano »,
dans Quaderni medievali, 35 (1993), p. 57-78 ; Idem , « Gli uomini dell’assemblea. L’oratoria civile,
i concionatori e i predicatori nella società comunale », dans La Predicazione dei Frati dalla metà del
‘200 alla fine del ‘300, Spoleto, Centro italiano di studi sull’alto medioevo, 1995, Atti del XXII conve
gno della Società intemazionale di studi francescani, p. 141-188 ; IDEM, « L’éloquence politique dans
les cités communales (xme siècle) », dans Cultures italiennes (XlP-xv1 siècles), dir. I. Heullant-
DonaT, Paris, Éditions du Cerf, 2000, p. 269-296 ; IDEM, « Boncompagno da Signa, i maestri di reto
rica e le città comunali nella prima metà del Duecento », dans II Pensiero e l ’opera di Boncompagno da
Signa, éd. M. BALDINI, Signa, 2002, p. 23-36.
7. « Ad quam monitionem respondit Potestas pro Communi Pisano, sicut in instrumento publico contine
tur » (éd. citée, § 12,p. 455).
360 N ic o l e B é r io u
de Clément IV apportée par l’un de ses chapelains en charge des négociations, Élie
de Beauvais, et mentionnée par Federico Visconti8 ; elle est secondaire aussi, en
vertu même de la hiérarchie par tous admise entre les prises de parole profanes et
sacrées. À cet égard, la forme du discours de l’archevêque ne laisse planer aucune
ambiguïté. Ce n’est pas un discours politique, une arenga, mais un sermon dans
lequel la voix de l’archevêque se met au service de la parole de Dieu. La présence
du prothème au début du discours, et l’appel à une prière à l’unisson au terme de
cet exorde, sont là pour garantir le caractère sacré de tout ce qu’a déclaré Federico
Visconti à l’adresse du Conseil de la Commune et de son Podestat9.
Nous ne saurons donc jamais la réaction immédiate des instances dirigeantes
de la Commune de Pise aux propositions pontificales transmises par l’archevêque.
L’examen des événements qui se sont déroulés au cours de la seconde moitié de
l ’année 1267 engage cependant à considérer le moment de cette assemblée
comme une péripétie sans lendemain : en novembre 1267, Clément IV a fulminé
l’interdit contre Pise et fait proclamer par l’archevêque les lettres portant cette
sentence. Une autre pièce de son recueil de sermons en porte la trace : « Toute la
Toscane à l’exception de Sienne », constate-t-il alors, « est liguée contre Pise ».
Et tout porte à croire que la démarche de réconciliation faite à ce moment par les
Pisans auprès du pape, à laquelle Federico Visconti fait brièvement allusion dans
ce sermon sur l’interdit, est le fruit tout récent de la pression due à cette sentence,
à l’évidence durement ressentie dans la ville10.
8. Le 4 août 1267, Clément IV avait donné mission à ce chapelain de ramener tous les Toscans rebelles,
dont les Pisans, à l ’obéissance à Charles d’Anjou (Sifilius noster : Potthast n° 20103 ; Reg., n° 1239).
Une autre lettre du pape, adressée au podestat, au capitaine et aux anciens de la ville de Pise en date du
26 avril 1267, porte la trace de ses efforts en vue de temporiser et de rassurer les Pisans au sujet de la
venue de Charles d’Anjou en Toscane (Turbatos vos fuisse scribitis, dans Thesaurus novus acecdoto-
rum U, ed. E. MartÈNE et U. DURAND, Paris, 1717, réimpr. New York, 1968, col. 457-458 - j e remer
cie Rosa Maria Dessl de m ’avoir signalé l’édition de ce document). Mais la lettre mentionnée par
Federico Visconti dans son sermon n ’est pas connue.
9. A plusieurs reprises dans sa prédication, Federico Visconti fait preuve de circonspection dans l ’usage
des mots arrengare et predicare qui renvoient respectivement au discours profane et au discours reli
gieux (sermon 2 § 2 ; sermon 41 § 2 ; et sermon 94 § 3, qui est un autre sermon devant le grand
Conseil de Pise). Les chefs politiques des communes partageaient sans doute le même sens de la
hiérarchie entre les prises de parole religieuses et profanes : dans les statuts communaux de Faenza par
exemple, on trouve à l ’année 1288 l’interdiciton de chanter des poèmes en français, ou tout autre
chant, sous les portiques de la Commune, aussi longtemps qu’un frère prêcherait dans le Campo ou
sous ces mêmes portiques (cité par C. DELCORNO, « Professionisti della parola : predicatori, giullari,
concimatori », dans Tra storia e simbolo. Studi dedicati a Ezio Raimondi dai Direttori e dall’Editore di
« Lettere italiane ».Florence, 1994, p. 1-21, à la p . 5).
10. Sermon 93 (décembre 1267), éd. citée, p. 993-998. Cependant, malgré les revers subis par les partisans
de Conradin durant l’hiver de 1267-1268, Pise resta fidèle à celui-ci, qui fut même solennellement
accueilli par Federico Visconti dans son palais archiépiscopal, la veille de Pâques (7 avril) 1268, avant
qu’il ne parte attaquer Charles d ’Anjou et qu’il ne soit finalement défait à Tagliacozzo, puis capturé, et
exécuté le 29 octobre 1268.
Le ser m o n d e F e d e r ic o Vis c o n t i , a r c h e v ê q u e de P is e 361
11. Voir X .-H . A r QUILLIÈRE, L ’augustinisme politique. Essai sur la formation des idées politiques au
Moyen Âge, Paris, 2e éd., 1955 ; R. BONNAUD-DELAMARE, L'idée de paix à l'époque carolingienne,
Paris, 1939, en particulier p. 27-53.
12. Ainsi, dans un sermon parisien de 1273, où est attesté le premier usage connu de Y exemplum grâce aux
notes de Raoul de Châteauroux : voir N. BÉRIOU, « La reportation des sermons parisiens à la fin du
XIIIe siècle », dans Medioevo e Rinascimento, 3,1989, p. 87-123, à la p. 91. U exemplum est rapporté
par bribes, en ces termes : « Legimus quod lupus erat in uilla. Frater lupe, ueni, dic culpam, et quasi
genu, ecce lupum, date ad hostia sustentamentum. »
362 N ic o l e B é r io u
lui permettait de marcher gaiement en levant les yeux au ciel, au lieu de se sentir
chargé comme un portefaix dont les épaules ploient sous le fardeau. Et ainsi, la
relation fondamentale qui permet de passer de la paix vécue en ce monde à celle
de l’éternité, ce marchand l ’a expérimentée en personne, comprenant mieux alors
le sens des versets des Psaumes qu’il récitait sans doute d’abord machinalement
(Ad te levavi oculos meos [...] Ad te levavi animam meam), du fait de la certitude
acquise que s’il mourait à cet instant, il irait au paradis15.
Les appels à la confession et au repentir sont nombreux dans la centaine de
sermons dont Federico Visconti nous a préservé la trace, mais nulle part ailleurs,
on ne trouve cette orchestration soignée et ce recours au témoignage de l ’expé
rience vécue, indice précieux de la mise en évidence d’un lieu stratégique de
l’édification : ce qui donne sens à la fréquentation de ce sacrement, c’est bien la
pacification qui en résulte, soubassement de toute restauration de l’homme en
cette vie qui est le prélable indispensable de la féücité étemelle.
Les modalités de cette restauration sont par ailleurs décrites par Federico
Visconti en termes de retour à l’équilibre, réalisé dans l’application assidue que
met chacun à maîtriser les forces de son âme. Selon le schéma de classification
anthropologique hérité de l’Antiquité et communément reçu dans la tradition
médiévale, elles sont au nombre de trois : la force rationnelle, la force concupisci
ble et la force irascible16. Les trois dons du Christ énumérés au début du sermon
accordent à l’homme les moyens de cette maîtrise nécessaire, par l’exercice de
l’humilité, de l’amour et de la paix. Le prédicateur se tient ici dans le registre de
l’exposé didactique, où chaque affirmation reçoit la caution d’une citation scrip
turaire. Mais il suffit de parcourir ses autres sermons pour se convaincre de la
banalité du message dans l’ensemble de ses propos, et donc de l’efficacité d’une
15. Sermon 14 § 6 , éd. citée p. 452-453. Les Psaumes devaient être appris à l’école par certains laïcs,
compte tenu de cette autre remarque de Federico Visconti dans sa prédication : « Narra ystoriam,
quomodo [beata Agnes] posita fu it ad scolas et ibidem addiscendo cepit diligere Christum et habere
propositum non contrahere matrimonium cum aliquo, - per quod mystice instruimur ut homines
ponant filios et filias suas ad legendum et scribendum, ut bona cogitent et mala vitent que iuvenes
operantur, et etiam, cum pervenerint ad senilem etatem, melius poterunt penitentiam agere, psalmos
cantando » (Sermon 8 6 § 4, éd. citée, p. 967).
16. Cette division platonicienne se rencontre chez la plupart des Pères de l ’Église : cf. B. M c Ginn , Three
Treatises on Man. A Cistercian Anthropology, Kalamazoo, 1977, p. 41, n. 183. En règle générale, les
explications données par Federico Visconti à propos de l ’âme sont assez sommaires, comme cela
ressort de la comparaison avec les réflexions développées par ses contemporaions et récemment
présentées par L. SlLEO, « La definizione di anima nel dibattito della prima metà del Duecento », dans
Anima e corpo nella cultura medievale, Atti del V convegno di Studi della Società Italiana per le
Studio del Pensiero Medievale, Venise, 1995, éd. C. CASAGRANDE et S. VECCHIO, Florence, 1999,
p. 21-50. Mais s’il est peu porté aux considérations philosophiques, une part substantielle de son ensei
gnement pastoral concerne l'accomplissement de la nature de l’homme, et plus précisément de l’âme
humaine : voir l’introduction à l ’édition de ses sermons, en particulier aux p. 236-238.
364 N ic o l e B é r io u
parole qui recourt à une description savante de l’âme, sans doute, mais aussi à
une représentation mentale communément enseignée par lui, et ainsi certainement
partagée par ses auditeurs.
Il en va de même lorsqu’il les encourage à coopérer par leur engagement
personnel à l’avènement en ce monde de la paix sociale, au sein des familles, dans
les groupes de parents et d’alliés, avec les voisins immédiats, et avec tous les habi
tants de la cité17. Comme dans la restauration de la paix intérieure, l’action de
l’homme est ici magnifiée, avec le secours de la glose qui distingue les deux
moments de la phrase de Jésus : « Je vous laisse la paix, je vous donne ma paix »,
en faisant observer que si la paix d’éternité est effectivement celle du Christ, la
paix de ce monde est tout autant la nôtre, puisque son existence dépend avant tout
de la bonne volonté des hommes qui rétablissent, la restaurent et l’entretiennent18.
Dans ce sermon prononcé devant le Conseil de la Commune, les circonstances
autorisent Federico Visconti à gommer les aspérités du réel en assurant, avec un
optimisme qui laisse un peu rêveur, que cette paix-là existe déjà dans la ville de
Pise où, grâce à la protection et à l’intercession de la Vierge, patronne céleste de la
ville, tous vivent « en bonne paix, en entière concorde et dans l’unité » : il lui faut
bien formuler l’opposition rhétorique entre le bon comportement des Pisans et
celui, exécrable à ses yeux, de leurs adversaires lucquois, pour justifier la lutte sans
merci contre Lucques qu’il préconise à ce moment19. Dans des propos plus réalis
tes, il constate ailleurs que cette paix de la cité est sans cesse à remettre sur le
métier. Ainsi, le dimanche de Pentecôte, il choisit à dessein l’épisode, qui n’est
guère cité ailleurs dans la prédication de son temps, des banquets organisés à tour
de rôle par les enfants de Job, et dont il tire le thème de son sermon (Jb 1,5). U en
donne aussitôt une interprétation morale à l’adresse du peuple rassemblé dans la
cathédrale. Ce que faisaient les sept fils et les trois filles de Job, chacun doit le faire
à Pise, où frères, neveux et consanguins devraient se rassembler pour manger tous
ensemble, pour entretenir ainsi l’amour mutuel et effacer les fautes par la pratique
17. « Secundam pacem, scilicet temporis, habere debemus cum consanguineis, proximis et vicinis nostris,
idest quod sit tempus transquillum et pacatum absque bellorum conflictu inter omnes fideles Christia
nos [...]. Ex ista enim pace temporis parentes, fratres et nepotes letantur, consortes magis timentur et
honorantur, civitates magis ditantur et exaltantur » (§ 5, éd. citée, p. 453-454).
18. Commentant la dissymétrie de la formule évangélique (Pacem do vobis, pacem meam do vobis), le
prédicateur précise : « Nota ergo quod dicit meam, quod exponitur duobus modis. Primo, ut legatur
iterato meam, quia utraque pax, scilicet vie et patrie, sive temporalis et eterna, a Deo est. Secundo, ut
non legatur iterato meam pro pace presenti, quia non tantum sua est, sed etiam nostra per cohope-
rationem, scilicet liberi arbitrii, unde beatus Augustinus : “Qui creavit te sine te non iustificat te sine
te" » (§ 13, éd. citée,p. 456).
19. « E t certe gratias referimus domino nostro lesu Christo et beate Marie semper virgini, domine nostre,
que intercedit pro ista nostra civitate ad suum filium, quod, sicut bene certi sumus, maiores, medii et
minores huius civitatis in bona pace, plena concordia et in unitate sunt, quod ista civitas manute-
neatur, defendatur et a nostris inimicis non destruatur, de quo vos et alii multum gaudere potestis »
(§ 8 , éd. citée, p. 454).
Le ser m o n d e F e d e r ic o Vis c o n t i , a r c h e v ê q u e d e P is e 365
de l’aumône, et enfin pour se préserver des tensions provoquées par les semeurs de
discorde, en se gardant de dire du mal d’autrui ou d’écouter les propos des détrac
teurs pendant ces repas, comme cela se produit trop souvent...20 La préoccupation
de la paix sociale affleure à nouveau clairement ici. Et la valeur qui lui est recon
nue par l’exaltation dont elle est l’objet lors de cette grande fête du calendrier litur
gique est plus nette encore dans le sermon de Toussaint de l’archevêque, lui aussi
fait au peuple, puisque le commentaire, à cette occasion, des correspondances entre
les sept demandes du Pater, les sept béatitudes et les sept dons du Saint-Esprit,
place les artisans de paix des Béatitudes au sommet de la hiérarchie des « hommes
nouveaux » selon saint Paul, les assimilant à ceux qui font fructifier le don de
sagesse, et de la sorte parviennent à l’accomplissement de la sainteté21. N’est-ce
pas là une autre manière de dire que la paix léguée par le Christ aux hommes, ce
n’est pas seulement la sienne, mais aussi et peut-être tout autant la leur, puisqu’elle
ne peut réellement exister sans la coopération de leur libre arbitre ?
Relu à la lumière du reste de la prédication de Federico Visconti qui nous a été
conservée, le sermon pour conclure la paix avec Charles d’Anjou prend un autre
relief, dans la mesure où chacune des parties qui le composent véhicule certains
éléments d’un message religieux dont les échos se trouvent ailleurs. La mise en
système est nécessaire, si on veut plus justement peser l ’efficacité du message,
car il faut tenir compte du fait que les auditeurs de Federico Visconti pouvaient
renouer mentalement les fils entre des enseignements ici suggérés, et ailleurs plus
systématiquement dispensés. En outre, ce discours ordonné sur la paix n ’a de sens
que s’il est mis en relation avec la culture de la paix qui, à Pise comme dans les
autres villes de l’Italie communale, irriguait toute la vie sociale, et qui affleure en
particulier à Pise dans le miroir que constitue pour nous aujourd’hui le recueil des
sermons composé par Federico Visconti. C’est sur cette culture que l’archevêque
a pris appui pour exalter la paix chrétienne et, d’un même mouvement, « prêcher
la paix et discipliner la société ».
Il n’est d’ailleurs pas accessoire de constater que la mise en forme de ses
propos dans le sermon que nous avons examiné n’est pas seulement attestée à cet
endroit. Le treizième sermon dans l’ordre du recueil, qui a été prononcé devant
20. « Per que moraliter instruimus ut fratres, nepotes et consanguinei frequenter debeant insimul mandu
care propter tria : primo, quia inter eos ex hoc caritas et dilectio conservatur ; secundo, quod proximis
pauperibus de relevamine subvenitur, ut per hoc convivium sanctificetur, si forte peccatum ibi fu it ;
tertio quia aufertur malis hominibus, seminatoribus scilicet discordiarum, <occasionem> seminandi
discordiam inter eos. Considerant enim quod se diligunt commettendo ad invicem ; uni de altero sinis
tra deferre non extimant, quod unus ad detractionem alterius aurem non de facili inclinaret, et sicut
dicit sanctus, "non sit auris audiens, non erit lingua detraens" ; item : “Tolle aurem audientem, non
invenies linguam detraentem”. 0 quam malum et amarum est habens in convivio inimicos, invidos et
detractores ! Nam bona que fiunt ibi interpretantur in malum et mala in peius » (Sermon 37 § 5,
éd. citée, p. 609).
21. Sermon 62, éd. citée, p. 817-825, en particulier § 8-10, p. 820-823.
366 N ic o l e B é r io u
C e c il ia Ia n n e l l a
1. Sur Giordano de Pise : C. DELCORNO, Giordano da Pisa e l ’antica predicazione volgare, Florence,
1975 ; G. Baldassarri, « Giordano da Pisa. Esempi », dans Racconti esemplari di predicatori del
Due e Trecento, éd. G. Varanini et G. Baldassarri, II, Rome, 1993, p. 3-491 ; C. Iannella,
Giordano da Pisa. Etica urbana e forme della società, Pise, 1999, d’où sont repris plusieurs développe
ments de cette étude.
3 68 C e c il ia Ia n n e l l a
2. Sur les nouvelles modalités d ’interaction entre l ’Église et le monde laïque, dans les domaines éco
nomique et politique, liées à l’avènement des ordres Mendiants, cf. Etica e politica : le teorìe dei frati
mendicanti nel Due e Trecento, Atti del XXVI convegno intemazionale, Spolète, 1999, en particulier les
études de G. Todeschini, A. Tabarroni, R. Lambertini.
3. C. IANNELLA, Giordano da Pisa, cit., p. 61 et suiv., et p. 103 et suiv. Sur le problème de l ’éthique
économique : G. TODESCHINI, Il Prezzo della salvezza. Lessici medievali del pensiero economico, Rome,
1994.
4. Cf. Firenze, Biblioteca Nazionale Centrale, ms. Mgl. XXXV, 222, f° 176 r0 : « La quarta cosa in che
sta la vera humilità sì è in patientia. E questa è quando tu stai contento et apagato di ciò che Idio vuole
fare di te, e di stare dovunque E ’ ti vuole porre, et in cheunque stato o di povertà o d ’aversità o di
prosperità o di pene. Et in cheunque modo E ’ ti vuole, dèi stare contento et non volere più che-tti dea. Sì
come il re che ponesse a cavallo cuelli si volesse et altri si mettesse a piede et altri ponesse a la stalla :
che non è nullo ardito di valicare il sengno a che g l’è posto. Et così dèi stare contento acciò che vuole
fare di te et di sostenere ongne cosa in patientia. Questa è la verace humilità. » Cf. REMIGIO
DE’ GlROLAMI, De bono comuni, 9, 37 et suiv., éd. E. PANELLA, « Dal bene comune al bene del
Comune. I trattati politici di Remigio de’ Girolarai nella Firenze dei bianchi-neri », dans Memorie
domenicane, 16,1985, p. 1-198, en particulier p. 137 (Tédition du traité se trouve aux p. 123-168).
La pa ix d a n s l a p r é d ic a t io n d e G io r d a n o de P is e ( v e r s 1260-1310) 369
L’opposition des « deux cités » (duae civitates), celle de Dieu et celle des
hommes, est aussi mise en évidence à propos de l’application des valeurs éthiques
urbaines : l’unité, l’ordre et le vinculum concordiae de la cité céleste ne paraissent
pas avoir de correspondant sur terre, car les conditions nécessaires à la vie en
communauté y sont continuellement menacées par des éléments tels que le désir
immodéré d’affirmation personnelle et l ’orgueil, d’où dérivent tous les autres
vices qui peuvent s’étendre dans le domaine social7. Les efforts du dominicain
sont donc tout spécialement consacrés à dénoncer les déviances spirituelles qui
mettent en péril la communauté, et c’est donc aussi sur un plan social que des
remèdes sont proposés depuis la chaire.
Pareillement, sous l’influence prépondérante de la pensée thomiste, l’image de
la cité est celle d’une institution ayant des qualités surtout éthiques : la caritas est
souvent considérée comme l’élément principal sur lequel sont fondés les groupe
ments humains8. La cité est le lieu par excellence de la vie politique de l’homme,
spirituali ; corne dice santo Paolo : “alter alterius onera portate, et sic adimplebitis legem Christi”. Io
avrò uno vizio e tu n ’avrai un altro, conviene che tu comporti il mio difetto ed io comporto il tuo ; e
così si mantengono gli amici e le comunanze ; onde non è nullo, che s 'egli al tutto volesse ischifare
ogni male, cioè ogni cosa che gli dispiacesse, e non volesse né mica sopportare altrui, ch'egli potesse
regnare con persona » (dans Prediche Inedite del B. Giordano da Rivolto dell’Ordine de’ Predicatori,
recitate in Firenze dal 1302 al 1305, éd. E. NARDUCCI, Bologne, 1867 [cité désormais NARDUCCI],
p. 85).
9. NARDUCCI, p. 85.
10. Dans un sermon de carême inédit, qui commente le verset Omne regnum in se ipsum divisum desolabi
tur (Lc 11, 17), REM IGIO D E’ G i r o l a m i présente la cité divisée en fractiones qui voient s’opposer
guelfi et ghibellini, artifices et magni, clerici et religiosi et layci (dans E . PANELLA, « Dal bene
comune al bene del Comune », cit., p. 115-117).
11. Sur l’aspiration à la paix et à la justice des institutions citadines, voir les multiples renvois dans
E. ARUFONI, « Retorica e organizzazione del linguaggio politico nel Duecento italiano », dans
P. CAMMAROSANO, dir., Le Forme della propaganda politica nel Due e nel Trecento, Rome, 1994,
p. 157-182, en particulier p. 174 et suiv. Sur l’action des ordres Mendiants dans la pacification des
cités, cf. A. THOMPSON, Predicatori e politica nell’Italia del XIll secolo : la grande devozione del
1233, trad, it., Milan, 1996, ainsi que plusieurs contributions de ce volume.
12. Cf. C. IANNELLA, Giordano da Pisa, cit., p. 94 et suiv. Sur le concept de paix, voir le volume collectif
La pace nel pensiero, nella politica, negli ideali del Trecento, cit., en particulier les articles de
C. VASOLI, « La Pace nel pensiero filosofico e teologico-politico da Dante a Ockham », p. 27-67, et de
M. C. De MATTEIS, « La Pacificazione cittadina a Firenze nelle componenti culturali di Remigio de’
Girolami », p. 199-224. Pour Remigio, voir aussi C. T. DAVIS, « Remigio de’ Girolami and Dante :
a Comparision of their Conceptions of Peace »,dans Studi danteschi, 4 6 ,1959, p. 105-136.
L a p a ix d a n s l a p r é d ic a t io n d e G io r d a n o d e P i s e ( v e r s 1260-1310) 371
13. Cf. AUGUSTIN, De civitate Dei, XIX, 13, 1 ; THOMAS D ’AQ U IN , Summa theologiae, M I , q. 29
(De pace), et I-II, q. 70, a. 3.
14. Cf. deux sermons commentant le verset lesus autem solus in terra (Mt 6 ,47), dans lesquels sont illus
trées les différences entre la paix parfaite, celle de ceux qui sont avec Dieu, et la paix imparfaite, celle
que les hommes croient posséder : Quaresimale Fiorentino 1305-1306, éd. C. DELCORNO, Florence,
1974 [cité désormais QF], p. 27-34 et 35-37 ; cf. Summa theologiae, M I , q. 29, a. 2 ad 4.
15. QF, p. 31, mais cf. Summa theologiae, I-II, q. 70, a. 3. Si la paix réelle se réalise dans le désir du bien
véritable, la paix apparente, poursuivant des biens fictifs, laisse l ’esprit humain troublé en contrarie-
tadi et mutazioni (QF, 29 et 32 ; cf. Summa theologiae, M I , q. 29, a. 2 ad 3). Pour R e m i g i o d e ’
G i r o l a m i , la paix véritable n’est vérifiée qu’à travers l’harmonie des volontés (Sermones de pace, V,
p. 190-191, mais cf. M. C. DE MATTEIS, La « teologia politica comunale » di Remigio de Girolami,
cit., p. CXLVm-CIL)-
16. NARDUCa.p. 110.
17. Cf. E. P a n e l l a , « Dal bene comune al bene del Comune », cit., p. 98-99, 110, 164. Cf. De doctrina
Christiana, I, 23, 6-9, et P i e r r e LOM BARD, Sententiae in W libris distinctae, IH, d. 29, cc. 1-2. Le
canoniste magister R U FIN , par exemple, dans le traité De bono pacis (H, X V ), compilé selon toute
probabilité durant les vingt dernières années du xne siècle, distingue les différents champs d’applica
tion possible de la paix terrestre dans les associations humaines de la famille, de la cité, de l’humanité ;
sur le traité de Rufin, cf. Y. M. CONGAR, « Maître Rufin et son De bona pacis », dans Revue de
sciences philosophiques et théologiques, 41, 1957, p. 428-444 ; M . C . De M ATTEIS, La « teologia
politica comunale » di Remigio de Girolami, cit., p. CXHI-CXIV.
372 C e c i l i a IANNELLA
18. Cf. E. PANELLA, « Dal bene comune al bene del Comune », cit., p. 99,110, et Sermones de pace, V m ,
p. 194.
19. MORENI p. 79. Sur la voluntas comme désir de l ’amor rationalis et sur la haine entre frères comme
H ,
vice capital, cf. Summa theologiae, I-II, q. 26, a. 1 (Utrum amor sit in concupiscibili), et H-H, q. 34,
a. 3 (Utrum omne odium proximi sit peccatum). Voici ce qu’affirme DINO COMPAGNI en évoquant sa
cité détruite par la haine entre les factions après la chute des guelfes blancs durant l’automne 1301 :
« Ciascuno amico divenne nimico : i fratelli abbandonavano l ’un l ’altro, il figliuolo il padre : ogni
amore, ogni umanità si spense » (Cronica, H, 23).
20. Giordano suit l ’organisation opérée par Thomas d ’Aquin, qui ordonne la charité selon le niveau de
participation à la béatitude divine. Cf. Summa theologiae, ü -li, q. 26 (De ordine caritatis), aa. 1-4,7-8,
en particulier a. 7, mais également REMIGIO d e ’Girolami, De bono comuni, 10,2-8, p. 141.
21. G i o r d a n o DA PISA , Prediche sul Secondo Capitolo del Genesi, é d . S. G r a t t a r o l a , R o m e , 1999,
p. 111-112 [c ité d é s o rm a is SG] : « In prima dèe ciascuno amare lo prossimo di sopra spiritualmente,
cioè lo Papa, l'Arcivescovo overo lo Vescovo del luogo, li quali ti reggerlo indette cose spirituali. Lo
secondo superiore si è temporale, sì come lo padre e la madre, li quali tu se ’ tenuto d ’amare et riverire
sopra te, cioè più che te. Lo terso si è da-llato, ché dèi amare lo prossimo ch'è da-llato ad te, cioè la
moglie e li fratelli. Lo quarto si è di sotto nel luogo inferiore, cioè l ’amore che tu dèi avere al figliuolo.
Unde tu dèi prima amare lo padre e la madre che lo figliuolo, pero che più se’ tenuto al padre e alla
madre che al figliuolo, e tu, misero, ami più lo figliuolo che ’I padre e che te medesimo. Lo quinto si è
in quello luogo medesimo dove è lo quarto, lo quale dèi avere all’amico tuo, che ama te e tu se'tenuto
La p a ix d a n s l a p r é d ic a t io n d e G io r d a n o de P i s e ( v e r s 1260-1310) 373
une place de première importance dans le corpus des sermons, confirmant ainsi à
quel point les violentes dissensions entre citadins entraînaient les appels à la paix.
Tel que l’entend principalement Giordano et comme il la diffuse, l’idée de
paix correspond donc à la concordia civium. Une analyse lexicale d’un cycle de
sermons pour le carême montre qu’au terme pace s’oppose une seule fois tristìzia
et dolore (ancrant la question dans une sphère purement affective), tandis
qu’outre le terme générique guerra, on trouve, de manière spécifiquement
circonscrite au milieu urbain, discordia, nimistadi nelle comunitadi, morte di
persone, distruzione di città.
Au thème de la paix est associé, en tant que condition nécessaire à son plein
accomplissement, le concept théologique du « bien commun », envisagé dans
l’acception de bien d’une société politique et proposé à travers deux registres
interprétatifs. Un registre historique et exemplaire rappelle le souvenir de la
Rome antique, lorsque les empereurs recherchaient dans Yamor patriae, c ’est-
à-dire dans le bien collectif, l’instrument d’une grandieuse affirmation politique :
« E perocché 7 bene di Dio è di tanta laude, e di tanta gloria, però i mondani si sfor
zano d’operare maggiormente nel bene comune, e questi furon quelli, che accattaro
grande nome, e grande gloria sopra tutti gli altri. Dicesi di quello Augusto, che ’ntese
al bene della repubblica, ed accrebbela così smisuratamente, ch’ebbe nome
Ottaviano, sì fu avuto in grande reverenzia da’ Romani (...) ; e veggendo gli antichi,
che 7 ben comune era così utile, e degno di tanta gloria, si sforzarono maggiormente
nel bene comune. E però si metteano alle battaglie, ai pericoli, e a’grandi fatti, ove ne
tornava grande utilità a tutto 7 comune, siccome fu Scipione Ajfrìcano, che sì mise a
grandi perìcoli, ed alle grandi cose, per liberare e fare salvo il comune di Roma, e fu
quegli, che liberò i Romani dall’ultima loro distruzione ; e però fu degno dì molta
lode, acquistò nome grandissimo, e gloria grande, perché ’ntese al bene comune, e fu
utile di tutta la gente. »22
Si les personnages et les événements du passé sont ici actualisés d’une
manière toute médiévale23, le fréquent recours à la notion de « bien commun »,
d ’amare lui. E anco se ’ tenuto d ’amare lo nimico tuo, lo quale è chiamato ‘amato’, unde tu li dei
perdonare et amarlo. » Voir aussi le passage NARDUCCI, p. 84 : « Ma avvegnaché tutte le genti sieno
da amare, non si dee però intendere egualmente ; perocché l ’uno è più prossimo che l ’altro ; onde i
consanguinei e'parenti sono più presso degli altri, e in ciò sono più d ’amare ; ancora il padre, e la
madre, e ’fratelli, e la moglie e 'figliuoli, perocché sono più congiunti, sono in ciò più d'amare. Altresì
più è d'amare uno santo uomo che uno peccatore. Se’ altresì tenuto d ’amare più el cittadino tuo che ’I
forestiere, e così richiede ordine e natura. »
22. MORENI E, p. 3-4. Sur la figure de Scipion, cf. VINCENT DE BEAUVAIS, Speculum historiale, V, 47-48 ;
mais voir également C. DELCORNO, Giordano da Pisa, eit., p. 142 et 146. Sur l ’attitude de Giordano
vis-à-vis des empereurs romains, cf. C. Iannella , Giordano da Pisa, cit., p. 37.
23. Concernant un tel procédé littéraire, multiples renvois dans G. FOLENA, Volgarizzare e tradurre, Turin,
1992.
374 C e c il ia I a n n e l l a
liée à une anachronique Commune qui aurait été présente dans la Rome antique,
vient confirmer que pour Giordano - comme c ’est le cas dans la littérature des
derniers siècles du Moyen Age - , à l’expression bonum commune correspond,
selon une ambiguïté terminologique significative, le concept général de « bien
commun » (bene comune) et celui, plus spécifique, de « bien de la Commune »
{bene del Comune)24. Intéressant, également, le fait qu’en poursuivant l’idéal du
bien communautaire, on puisse acquérir molta lode, nome grandissimo, e gloria
grande, et satisfaire, sans tomber dans le péché, le désir d’excellence qui est
matrice de l’orgueil.
Le bien commun est aussi compris dans un sens plus didactique et spirituel, à
travers le renvoi au thème déjà évoqué de l ’amour pour son ennemi, auquel sont
consacrées plusieurs prédications et qui offre au frère de nombreux points
d’ancrage dans la réalité25 : un tel amour est présenté comme une valeur étran
gère à la mentalité dominante (« questo pare alii homini impossibile : che l ’omo
possa amare lo nimico »). Les raisons pour lesquelles chacun est obligé d’accom
plir ce précepte divin renvoient à des normes d’éthique communautaire, replacées
dans le cadre citadin et considérées comme réglant les associations humaines {«
l ’altro prode e merito si è ch’aiuta la comunitade e ’I bene comune. Più è da
amare il bene eh’è comune a tutti, che quello eh’è pur speziale d ’alcuno. Questo
comandamento è un bene comune di tutti »)26.
Il apparaît évident que le bien commun en tant que bien collectif prime sur le
bien d’un seul, mais la subordination du second au premier n’est cependant par
faite que lorsqu’elle est référée au même geme de bien, c’est-à-dire quand général
et particulier s’appliquent au même domaine, qu’il soit spirituel ou temporel.
À ce propos, plusieurs théologiens contemporains ou postérieurs à Thomas
d’Aquin - Pierre d’Auvergne, Godefroid de Fontaines, Henri de Gand, Gilles de
Rome, Remigio de’ Girolami - ont affronté la question bien propre/bien commun
dans la perspective des rapports entre individus et communauté socio-politique,
27. Cf. C. IANNELLA, Giordano da Pisa, cit., p. 92, avec renvoi à G. D E L a G Æ D E , Alle origini dello
spirito laico, trad, it., Brescia, 1965, H, p. 140,passim.
28. Cf. De bono comuni, 18, 161-175, sur lequel on verra E. P a n e l l a , « Dal bene comune al bene del
Comune », cit., p. 160-161 ; ID EM , « Nuova cronologia remigiana », dans Archivum Fratrum
Praedicatorum, 60,1990, p. 145-311,enparticulierp. 217-218.
29. SG, p. 104. Cf. aussi N a r d u c C I, p. 86-87 : « m a te sopra tutte le cose del mondo dei amare e salvare.
Mostrolti. E di questo se ’ tenuto a pena di ninfemo e all’ira di Dio ; perocché vuole Iddio che se tu
sapessi che tutti gli uomini del mondo andassero a perdizione, e per fare tue uno peccato mortale tutti
iscampassero, dei pritna lasciare perdere tutto il mondo che tu pecchi tue, e non dei allora curare la
loro salute, se tu sapessi che la loro salute si ricoverasse per lo tuo peccato, avvegnaché questo non
interverebbe, ma potisi per esemplo ».
30. Cf. C. IANNELLA, « Aspetti penitenziali nella predicazione di Giordano da Pisa », dans I Frati
Predicatori nel Duecento, Verone, 1996, p. 243-275 (Quaderni di storia religiosa, 3).
31. Cf. EA D EM , Giordano da Pisa, cit., p. 61 et suiv. S’agissant de textes non dominicains, cf. aussi à ce
sujet S. VECCHIO, « La riflessione sulla legge nella prima teologia francescana », dans Etica e
politica : le teorie dei frati mendicanti nel Due e Trecento, cit., p. 119-152.
376 C e c il ia I a n n e l l a
milieu urbain, le dominicain traite des tribunaux séculiers, de l’activité des juges,
des procès, de la fonction publique des peines prononcées. Les références au
système juridique sont destinées à présenter le giustizie, le leggi, li statuti e gli
ordinamenti comuni e i punimenti comme des intruments légitimes permettant
aux institutions publiques de maintenir la paix à l’intérieur des enceintes urbai
nes. Aux yeux du prédicateur, l’étemel état de discorde qui agite la vie urbaine
résulte de l’exercice d’une justice d’un type différent, la vengeance, dont la pra
tique renvoyait, en dépit des condamnations de Giordano, à un code de comporte
ment intégré au sein d’un système de valeurs, typique de la mentalité urbaine et
sanctionné en certains de ses aspects par des normes communales. La vengeance,
dont le danger réside, selon le prédicateur, dans une extension incontrôlable des
conflits, est fomentée par l ’action tentatrice du démon32, par les pulsions résultant
du désir sensuel33, par le sentiment opposé au bien, c’est-à-dire la haine34, par la
recherche des biens terrestres35, par l’amour d’une femme36 ; mais brighe, liti,
discordie, tendoni, sont aussi causés par les tromperies pratiquées dans les diffé
rentes professions, en particulier dans le commerce37.
Si, de manière générale, les raisons qui empêchent l’établissement de la paix
renvoient, selon Giordano, au domaine spirituel, à la conscience individuelle, et
ont une matrice commune, le péché d’orgueil et le bien de soi-même au-delà de
32. « Ché, mentre che tu stai in del lecto, sì t ’arreca lo nimico innanti et dice : “Oh, perché non fa i tu le
vendette tue ?” » (TG, p. 46) ; « Onde Iddio piglia con lo esemplo buono, ed il Dimonio con lo
esemplo reo. Oh quanti ne piglia il Demonio con l ’esemplo reo ! Vedrai il vicino tuo ricco d ’usura, e
tu vorrai essere ricco, tu onderai a prestare. Vedrai fare uno micidio, e tu dirai : ed io mi voglio altresì
vendicare ; sicché il malo esemplo non si potrebbe dire quanto è reo » (M O R E N I I, p. 193).
33. « L'appetito irascivo desidera di fa r vendetta et male ad li altri » (TG, p. 213-214, mais voir aussi PI,
p. 81-82 ; cf. THOMAS D’AQUIN, In decem libros Ethicorum Aristotelis expositio, HI, V, 437, p. 125).
34. « L ’odio è contrario all’amore [...] l'odio [i filosofi] chiamarono lite [ ...] però nascono le guerre, le
battaglie e mali per le lite ; però vengono le tribulazioni e tutti e ’mali » (NARDUCCI, 81 ; cf. THOMAS
D ’A QU IN , Summa theologiae, I-II, q. 29, a. 1 : « Odium contrariatur amorí. Sed obiectum amoris est
bonum. Ergo obiectum odii est malum »).
35. « Ad avere le cose del mondo hai tanti nemici quanti sono omini e femine al mondo [...] quello
ch’avrò io, non potrai avere tu, e tu vorrai quello c ’ho io, e io il vorrò altressì ; egli, non avendolo, sì
procaccerà di tòrrelmi. E però nascono tutte le battaglie e le liti e contenzioni tra-lle genti ; per questo
è lite e tendone [...]. E però è grande stultìa de l ’omo che va cercando le cose del mondo, le quali non
si possono avere, e acciò che-ttu non l ’abbi ogn’uomo t ’è nemico, così i parenti come gli altri » (QF,
p. 256-257).
36. « Non potranno molti avere una femina, e però cattino volendola, nascono i mali. Troia fu disfatta da'
greci per una ch’ebbe nome Elena, la quale tolse Priamo re, e i greci assediaro quella cittade sette
anni » (QF, p. 113-114 ; cf. VINCENT DE BEAUVAIS, Speculum Maius, IV, 60-62). Voir en outre
Florence, Biblioteca Riccardiana, ms 1268, f° 237r°b ; cf. C. D e l c o r n o , Giordano da Pisa, cit.,
p. 174, et G. BALDASSARRI, Giordano da Pisa. Esempi, cit., p. 238-239.
37. « Chi ci f a oggi nulla arte con lealtade ? Tutte l ’arti si trovano oggi falsate : dalla maggiore insino
alla minore ha cento falsitadi in cattata ; eziandio nell’arte de' calzari, ch’è così vile arte, ha cento
falsamenti. Tutte Parti sono oggi frodate, e falsate. E perché nascono le brighe, gli odii, e le liti, se non
per g l’inganni, e per le falsitadi, che gli uomini fanno l ’uno all'altro » (M ORENI II, p. 72).
La p a ix d a n s l a p r é d ic a t io n d e G io r d a n o de P i s e ( v e r s 1260-1310) 37 7
toute limite, les effets de ces vices sont envisagés, à l’inverse, dans leurs manifes
tations extérieures, c’est-à-dire en référence au domaine publique. Le prédicateur
lie, par exemple, à l’orgueil de Lucifer la division de la cité en partes et la rupture
d’une unité qui, avant d’être civique, est voulue par Dieu :
« Ma se diciamo non dell’opere ma de la volontà le troviamo pessime come demonio :
ke vorrebbon quelli che sono partefici, molti che sono, se potesse essere, vorrebbono
uccidere tutta Valtra parte a un tratto. Or che pessimità è questa a pigliar parte !
Meglio è tutto ke parte ! Questo dico però ke-lla superbia è contraria a ll’umiltà, la
quale isprofondoe i-lLucifero, et molte anime ne sprofonda in inferno, et l ’umiltà
exalta in vita eterna. »38
Les remèdes proposés par le frère pour mettre fin aux discordes urbaines, aux
coutumes violentes qui menacent la sécurité publique, sont d’ordre spirituel et
consistent à accomplir le précepte divin d’amour envers le prochain, incluant le
pardon des péchés (« onde non dèi avere in odio nullo uomo, e se t ’avesse mille
volte morto il padre, sì gli ’I dèi perdonare »)39, en ce sens, la renonciation à la
vengeance est envisagée par Giordano comme une œuvre de pénitence à imposer
après la confession4041.
Cette question de la remissio iniuriarum et dampnorum comme solution
apportée aux conflits entre citoyens était au centre des réflexions de Girolami
dans son De bono pacis41, que reprend et illustre Giordano : « se Pomo si potesse
vendicare et avesse lo nimico suo in podestade et perdonasseli, non arebbe elli
facto vendecta ? Certo sì. Anti dice Salomone che “grande genneratione di ven-
decta è ad perdonare quando tu ti puoi vendicare”. »42 C’est dans la même
perspective qu’il faut replacer les considérations de Giordano concernant les
38. Florence, Biblioteca Medicea Laurenziana, ms. Gaddiano 102, c. 144r. Dans le Speculum, traité inédit
d’inspiration allégorique, Remigio d e ’ GIROLAMI attribue aussi la crise du guelfîsme florentin à la dis-
im ctio seu contrarietas voluntatum présente entre les Blancs et les Noirs. Cf. l’incipit du traité
rapporté par E. PANELLA, « Dal bene comune al bene del Comune », cit., p. 36-37 ; C. T. DAVIS, « Un
teorico fiorentino della politica : fra Remigio de’ Girolami », dans IDEM, L ’Italia di Dante, trad, it.,
Bologne, 1988, p. 109-134, en particulier p. 211. Cf. sassi Prediche sulla Genesi recitate in Firenze nel
MCCCIVdel Beato F. Giordano da Rivolto, éd. D. MORENI, Florence, 1830, p. 129.
39. MORENI I, p. 71 ; PI, p. 155-156 : « Unde se Dio, lo quale è giusto giudice, perdona, quanto più forte
mente tu dèi perdonare, che non ti puoi ragionevilemente vendicare ? » Mais voir aussi la prédication
qui commente le verset Non dico tibi septies (Mt 18, 22), dans PI, p. 153-156, où l ’exposé sur le
pardon des péchés est articulé en quatte distinctions : ratione tue offensionis, r. divine miserationis
(r. claritatis divine, r. divine auctoritatis, r. sue bonitatis), r. eterne remunerationis (r. impossibilitatis,
r. miserie, r. acquisitionis), r. superne assignationis.
40. Voir C. IANNELLA, « Aspetti penitenziali », cit., p. 256-257.
41. De bono pacis, 1,1-5, dans E. PANELLA, « Dal bene comune al bene dei Comune », cit.,p. 169 (l’édi
tion du traité se trouve aux p. 169-183) ; cf. M. C. DE MATTEIS, La « teologia politica comunale » di
Remigio de’ Girolami, cit., p. CXXXn-CXXXHI ; C. IANNELLA, Giordano da Pisa. Etica urbana, cit.,
en particulier le par. Il concetto di « bene comune », p. 90 et suiv.
42. PI, p. 7 ; cf. Pro 24,29.
3 78 C e c il ia I a n n e l l a
Paix, bien commun, justice, mais aussi ordre et hiérarchie (morale et sociale),
sont donc autant de normes permettant aux hommes de cohabiter. La prédication
du mardi de Pâques 1305 peut être considérée comme un bref traité consacré au
thème de la paix, ainsi qu’une synthèse des positions du frère relatives à l’éthique
associative et, plus particulièrement, aux problèmes caractéristiques de la vie
urbaine et communale45. Du thème Pax vobis (Le 24, 36) découlent quatre
distinctiones concernant les dispositions de la nature humaine qui empêchent de
rejoindre la paix, à savoir propter defectum congruentiae, propter defectum
communitatis, propter defectum spiritualitatis, propter defectum humilitatis. Le
commentaire alterne, à l’intérieur de chaque distinctio, l’usage d’images méta
phoriques et de lexiques relevant de domaines distincts, divers types à’exempla,
des arguments plus spécifiquement théologiques et des considérations dérivant de
l’observation de la réalité.
Dans sa dimension spirituelle, la paix est une disposition intérieure ou un état
d’âme qui, tant au niveau individuel que collectif, trouve son accomplissement
dans la conformité à Dieu de la voluntas, des intentions et des désirs :
43. Sur les images bibliques du baiser (de réconciliation entre Jacob et Esaü, de pénitence de la Madeleine,
de trahison de Judas), cf. l’entrée Bacio, dans M. LURKER, Dizionario delle immagini e dei simboli
biblici, trad. ital. Milan, 1990, p. 26-27, et A. PRAN D I, « La pace nei temi iconografici del Trecento »,
dans La Pace nel pensiero, nella politica, negli ideali del Trecento, citi, p. 244-259. Cf. DINO
COMPAGNI, Cronica, IH, 4 : « A dì XXVI d ’aprile 1304, raunato il popolo sulla piaza di Santa Maria
Novella, nella presenzia de’ Signori, fatte molte paci, si baciarono in bocca per pace fatta, e contratti
se ne fece ; e puosono pene a chi contrafacesse. »
44. « In ogne pace conviene, ch’entri in mezzo raconciliatore : e se non c ’è egli, ogni altro tramezzatore è
vano. Or tu diresti : or come ? or io g lifo basciare in bocca, ed abbracciare, e cotali cose ; dunque
come dì, che io non vaglio per me medesimo a fare la pace ? Dico che se Cristo non c ’è per tramezza
tore, ogne pace che tufai, è una beffa. Se tu dì : io g lifo basciare in bocca ; or che giova questo bas
ciare, quando io nonfopace col cuore, e rimammi tuttavia la mala volontà incontro di lui ? [ ...] Non è
pace questa, no, che non si perdona di cuore, e che rimane con mal volere. Ma ove Cristo è tramezza
tore, quelle sono le diritte paci ; perocché sono di cuore. E quando è Cristo tramezzatore ? Quando la
persona si muove a perdonare al nimico suo, solo per amore di Cristo. [...] Interviene spesse volte di
questi tramezzatori, che patiscono le zuffe, che talora ricevono di buone mazzate, e talora ne sono
fediti, ed alcun’otta morti. Così intervenne in Cristo, che tramezzando questa zuffa tra noi e Dio, egli
ne fu morto » (Manni , p. 134).
45. MANNl,p. 314-316.
L a p a ix d a n s l a p r é d ic a t io n d e G io r d a n o d e P i s e ( v e r s 1260-1310) 37 9
« Noi seguitiamo il volere nostro, ch ’è vizioso : e ogne uomo hae il suo volere ; e però
non puote questa pace essere... questa è grande virtute, che la volontà di Dio tutte le
volontadi accorda, e unisce e quieta. »46
La pax temporalis est distincte, mais subordonnée à cette pax spiritualis, ainsi
que le montre l’exemple des saints qui, pacificati dentro, supportent le martyre47.
L’avidité des biens terrestres, finis et temporaires, suppose l’angoisse intérieure et
la dispute avec le prochain, à l ’inverse de ce qui arrive pour les biens spirituels,
immenses et étemels, présentés comme la lumière du soleil qui illume sans
distinction, ou comme des biens précieux qui ne s’épuiseraient jamais et dont on
fait buon mercato48. De ce point de vue, outre l’adoption d’un vocabulaire écono
mique, pratique assez répandue dans la littérature pastorale depuis les premiers
siècles du christianisme et qui acquit une vigueur nouvelle avec les Mendiants, il
faut relever les allusions de Giordano à la distribution inégale des richesses parmi
les hommes :
« Amano pur i beni terreni mondani, i quali non si possono avere ; che se uno è ricco
ne son poveri più dì cento, e presso a mille. Che mistieri è, che se io voglio arricchire,
che molti ne impoveriscano ? imperocché le cose del mondo non si possono avere per
tutti : pochi sono quelli che l ’hanno e ogne uomo le vuole. »
En conclusion, nous pouvons affirmer que les tensions qui déchirent la vie
urbaine incitent le dominicain à mettre au point une sorte de propagande pour un
programme de pacification collective qui, tout en investissant le champ politique
(par la condamnation des « partis »), se concentre avant tout sur un plan éthique,
parce que l’éthique est envisagée comme une cause première. La pmdence
évidente avec laquelle le frère affronte de telles questions renvoie aux limites
imposées par les Chapitres généraux de son Ordre et, de manière générale, aux
avertissements que l’on trouve dans les manuels à usage des prédicateurs.
Toujours est-il que les développements politiques des sermons de Giordano,
même s’ils ne manifestent pas la précision des traités consacrés au gouvernement
des cités et celle des chroniques contemporaines, ou s’ils ne révèlent pas une
conscience égale à celle dont témoigne un Remigio de’ Girolami dans ses traités
et ses sermones, convenaient parfaitement aux objectifs de la prédication au
peuple : celle-ci répondait à des besoins d’ordre pratique, mais la manière dont
les thèmes affrontés étaient traités renvoyait donc au champ éthique. Les fractures
politiques et celles qui relevaient du privé représentaient un péril analogue en tant
que négation de l’unité divine ; si les premières avaient une plus grande réso
nance, du fait de leurs répercussions publiques et sociales, les unes et les autres
étaient envisagées comme des forces déstabilisant l’ordre communautaire. En ce
sens, la propagande pour les normes réglant la vie en communauté et l’œuvre de
répression des vices contraires à cette vie en communauté étaient certes fondées
sur une logique chrétienne de crainte de la damnation étemelle, mais elles étaient
aussi proposées comme des moyens susceptibles de dépasser les conflits et de
maintenir la concorde de toute communitas, civile ou familiale. Quand, par
exemple, le frère traite des différentes catégories sociales et professionnelles,
celles-ci, bien que diverses, sont unies du point de vue du critère d’évaluation,
moral, appliqué à deux domaines : d’une part, la dénonciation d’une gestion
erronée des biens terrestres, en particulier l’usage incorrect de la richesse moné
taire qui conduit les juges à la corruption, pousse les médecins à spéculer sur leur
propre savoir, et fait des fraudeurs, des prostituées et des jongleurs les prota
gonistes du gaspillage ; d’autre part, la diffusion de certains vices, qui semblent
perdre leur dimension individuelle pour devenir collectifs. Si la vaine gloire fémi
nine et les divertissements sous toutes leurs formes (les jeux de hasard, de pres
tige, d’armes, d’habileté physique, les danses et les chants) peuvent mener au
désordre public, aux yeux de Giordano, le vice le plus dangereux socialement
n’est autre que l’orgueil. C’est, en effet, autour de l’antique rapport dialectique
orgueil - humilité que tourne l’ensemble du discours de Giordano relatif à
l’éthique associative et urbaine :
« et però humiliatevi, non abbiate questa superbia, la quale è radice di tutti i mali,
però che per aver superbia contra li altri si fanno tutti li soperchi et tutte le ingiurie et
382 C e c il ia I a n n e l l a
Jean-Paul Boyer
1. A. FRUGONI, « Convenole da Prato e un libro figurato in onore di Roberto d ’Angiò », dans Bullettino
dell'Istituto Storico Italiano per il Medio Evo e Archivio Muratoriano, 81,1969, p. 1-32.
2. F r a n c e s c o P e t r a r c a , L’Africa, L. 1, vs. 20, éd. N . FESTA, Florence, 1998 ( l re éd. 1926), p. 4;
A. B a r b e r o , « n mito angioino nella cultura italiana e provenzale tra Duecento e Trecento », dans
Bollettino storico-bibliografico subalpino, 80,1982, p. 389-430.
384 J e a n -P a u l B o y e r
logie se révélait un instrument plus utile que jamais pour maintenir la cohésion
dans le camp angevin et guelfe. Le cas de Gênes s’inscrit dans le contexte du
redressement de la monarchie sicilienne, et de ses limites. Il offre un exemple
exceptionnel de la propagande orchestrée par le souverain en personne. Elle expo
sait un vrai programme et les moyens de sa réalisation.
L’enjeu génois 3
La question génoise avait toujours préoccupé Charles Ier. La cité devenait une
ennemie durement combattue dans les années 1273-1276. L’Angevin ne parvenait
qu’à une médiocre paix, qui bornait ses ambitions en Ligurie. Sur la fin de son
règne, il chercha à se concilier les Génois. Il annonçait la politique que suivrait
son fils. Charles II s’efforça avec ténacité de gagner l’amitié génoise. Sa tâche se
révéla d’autant plus ardue que la ville était dominée par les gibelins. Il ne réussit
qu’imparfaitement. Il finit par obtenir un traité d’alliance, en 1301. Cependant, la
commune se donnait, en 1311, au roi des Romains, Henri VIL Tout était à refaire.
À la fin de 1317, les guelfes, avant tout les Grimaldi et les Fieschi, s’empa
raient enfin du pouvoir à Gênes. Ils subissaient bientôt la riposte de leurs adver
saires, sous la conduite des Doria et des Spinola. La guerre civile embrasait la
Ligurie. Les gibelins s’alliaient aisément à Matteo Visconti, capitaine de Milan, et
plus généralement aux gibelins de Lombardie, voire d’Italie. Menées par Marco
Visconti, fils de Matteo, les troupes gibelines accouraient de toute la haute Italie,
pour investir la cité. Robert la sauvait in extremis. Accompagné de forces impo
santes, il débarquait dans le port le 21 juillet 1318.
Le 27 juillet, il recevait pour dix ans la seigneurie de Gênes, en son nom et
celui de Jean XXII. Pour sa part, le pape déclinait l’offre, le 25 août4. Ainsi le roi
en conservait-il tout le bénéfice. Il demeurait longtemps sur place, pour diriger la
lutte. Il contraignait Marco Visconti à la retraite, au début de 1319. En avril, il
reprenait la mer, vers Avignon et la cour pontificale. Il n’avait pas rétabli la paix.
Il n’y parviendrait que beaucoup plus tard. Les hostilités entre les deux factions
génoises se prolongeraient jusqu’en 1331. Néanmoins, l’efficacité de Robert
confortait sa domination. En route de la Provence vers Naples, il s’arrêtait une
seconde fois à Gênes, entre avril et mai 1324. À cette occasion, sa seigneurie était
prorogée pour six ans. Son échéance se voyait reportée de 1328 à 1334. En fait, le
roi maintint un représentant dans la cité jusqu’au 28 février 1335.
3. Je renvoie de façon générale à GIORGIO STELLA, Annales Genuenses, éd. G. PETTI B A LBI, dans RIS,
17-2, Bologne, 1975, p. 70-126, avec les commentaires de l ’éditeur; G. C a r o , Genova e la supremazia
sul Mediterraneo (1257-1311), 2 vol., Gênes, 1974-1975 (éd. allemande 1895-1899); D. A b u l a f i a ,
« Genova angioma, 1318-1335 : gli inizi della signoria di Roberto re di Napoli », dans Storia dei
Genovesi, 12,1994, p. 15-24.
4. R. Ca GGESE, Roberto d'Angiò e i suoi tempi, 2, Naples, 2002 (lre éd. 1930), p. 32.
La p r é d ic a t io n d e R o b e r t d e S ic il e (1309-1343) e t les com m unes d ’I t a l ie 385
À cette date, son capitaine et ses hommes étaient expulsés, à la suite d’un
coup d’État des gibelins. Robert leur avait imprudemment permis de rentrer
d’exil, lors de la paix de 1331. Au vrai, son revers final résultait autant de divers
mécontentements, en Ligurie et dans Gênes. Dès 1324, les dissensions n’avaient
pas manqué lors de son deuxième séjour, en particulier à propos de la prolon
gation de sa seigneurie.
Quoi qu’il en soit, sa domination couronnait les efforts de ses ancêtres. La
continuité de la politique des rois angevins enseigne la valeur qu’ils prêtaient au
ralliement de Gênes. Le destin de la Ligurie les concernait en tant que comtes de
Provence. Mais ils ne se souciaient pas moins des atouts que la cité apportait pour
la maîtrise de la mer et les fournitures navales. Il était aussi dangereux de la
laisser à la disposition d’un adversaire qu’utile de s’en assurer. Ainsi Henri VU
trouvait-il à Gênes une flotte pour envahir le Royaume. Le projet ne tourna court
qu’en raison de sa mort (1313).
Sur la longue durée, les Vêpres décuplaient l’importance du port, avec les
problèmes de la puissance catalane et de l’île de Sicile à reconquérir. Giovanni
Villani expliquait principalement la seigneurie de Robert par ce dernier mobile :
« Et le roi Robert la prit pour le pape et pour lui, comme celui qui l ’avait désirée
depuis longtemps auparavant, par le motif qu’il croyait recouvrer l’île de Sicile et
l’emporter sur tous ses ennemis, quand il aurait acquis la seigneurie de Gênes. »5
Les faits ne manquent pas pour corroborer ce jugement. Des gibelins génois
avaient soutenu la résistance de Frédéric IH, roi de l’île de Sicile (1296-1337),
contre les tentatives angevines. De son côté, Frédéric joignit ses forces aux adver
saires de la Gênes guelfe, après que Robert s’en était assuré.
En 1323, cependant, le même Frédéric attirait l’attention du roi d’Aragon, son
frère Jacques H, sur une autre conséquence du succès angevin. Gênes formait la
« tête » de la Lombardie. Grâce à elle, Robert pensait s’emparer de toute la
contrée. De fait, expose David Abulafia, la cité « pouvait être une clef pour le
contrôle du Piémont » et d’une partie étendue de « l’Italie nord-occidentale ».
Elle consolidait les positions acquises dans cet espace6.
Du même mouvement, Gênes se retrouvait au cœur d’une confrontation idéo
logique capitale, entre les modèles angevin et gibelin, qui s’adressait aux
communes de haute Italie. Sous cet angle seul, l’état de son opinion méritait un
zèle particulier. Mais la diversité et la gravité des enjeux justifiaient, de toutes les
manières, que Robert se préoccupât du consentement à son autorité. En bref, la
ville invitait spécialement à cultiver l’art de la persuasion.
L’OFFENSIVE IDÉOLOGIQUE
7. N. BÉRIOU et al., Les sermons et la visite pastorale de Federico Visconti archevêque de Pise
(1253-1277), Rome, 2001, p. 449-458, n° 14.
8 . J.-P. B o y e r , « Florence et l ’idée monarchique. La prédication de Remigio dei Girolami sur les
Angevins de Naples », dans J.-A. CANCELLIERI dir., La Toscane et les Toscans autour de la
Renaissance, Aix-en-Provence, 1999, p. 363-376.
9. Je donne la liste de ces sermons selon l ’inventaire de W . G OETZ, König Robert von Neapel
[1309-1343]. Seine Persönlichkeit und sein Verhältnis zum Humanismus, Tübingen, 1910, p. 47-68, et
j ’ajoute entre parenthèses le n° de l ’inventaire de J. B. SCHNEYER, Repertorium der lateinischen
Sermones des Mittelalters fu r die zeit von 1150-1350, Münster i. W ., 1969-1990, 5, p. 196-219: nos 1
(149), 147 (55), 172 (142), 185 (135a), 199 (abs.), 210 (261), 211 (262), 212 (263), 215 (266), 271
(98). Jusqu’à présent avaient été édités les n° 1 (G. FanTUZZI, Notizie degli scrittori bolognesi, 2,
Bologne, 1782, p. D I-V n i), 185 (G. B. SlRAGUSA, L ’Ingegno, il sapere e g l’intendimenti di Roberto
d ’Angiò, Paierme, 1891, appendice l ,p . HI-VU), et 271 ÇW. G o etz , König Robert, cit.,p. 69-70).
10. Voir les inventaires cités supra'. 288 numéros selon celui de GOETZ (en décomptant le n° 141
manquant), et 272 selon celui de SCHNEYER (avec les nos 69 et 135 doublés). Cependant, ces deux
catalogues sont à corriger.
La p r é d ic a t io n d e R o b e r t d e S ic il e (1309-1343) e t les communes d ’I t a l ie 387
11. A. NITSCHKE, « Die Reden des Logotbeten Bartholomäus von Capua », dans Quellen und Forschungen
aus italienischen Archiven und Bibliotheken, 35, 1955, p. 256, n° 11, et p. 258-259, n° 31;
J. B. SCHNEYER, Repertorium, cit.,n. 9, l ,p . 421,n° 28, e tp . 424,n° 52.
12. GIOVANNI VILLANI, Nuova Cronica, eit., n. 5, 3, L. 12, chap. 2-3, p. 25-40.
388 J e a n -P a u l B o y e r
13. J.-P. BO YER, « Diplomatie, droit et prédication. Une réponse du logothète du royaume de Sicile aux
ambassadeurs de Gênes (1303) », dans Ph. JANSEN dir., Entre monts et rivages. Les contacts entre la
Provence orientale et les régions voisines au Moyen Age, sous presse.
14. G iorgio S t e l l a , Annales, cit.,n. 3, p. 86,1.16-17.
La p r é d ic a t io n d e R o b e r t d e S ic il e (1309-1343) e t les com m unes d ’I t a l ie 38 9
15. Ibid., p. 120,1. 32-33 (Per Robertum regem est imposita pax).
16. F. GALASSO, La Legislazione statutaria dell’Italia meridionale, Rome, 1971 ( l re éd. 1929);
M . C a r a v a l e , « La legislazione statutaria dell’Italia meridionale e della Sicilia », dans Storia e
Polìtica, 23,1984, p. 497-528 ; G. V ITOLO, Tra Napoli e Salerno. La costruzione dell’identità cittadina
nel Mezzogiorno medievale, Salente, 2001, p. 66-72,passim.
17. E. ARTIFONI, « L’éloquence politique dans les cités communales », dans I. H e u l l a n t -DONAT, dir.,
Cultures italiennes (XIF-XVe siècle), Paris, 2000, p. 269-296.
390 J e a n -P a u l B o y e r
Pa i x e t b i e n c o m m u n
Le roi sera donc amateur de paix. Il ne restera pas désarmé pour autant. Il
en ira tout autrement. L’usage de la force s’avère un devoir, pour que la paix
triomphe. La suite du sermon établit cette sainte obligation:
« Ces deux choses [force et sagesse] se tr o u v a n t dans le Christ, fils de David ou
plutôt autre David, qui selon l ’Apôtre est la valeur de D ieu qui vainc le diable, [et] sa
sagesse qui réconcilie le peuple. La paix résulte de l ’une et de l ’autre. En effet, la paix
provient de la victoire parce que, selon Augustin, on cherche la guerre pour trouver la
paix ; et la paix naît de la sagesse. »20
Le roi de Sicile ouvrait le chemin vers une paix qui anticipait le salut définitif
de l ’humanité. Mais sans attendre la consommation des siècles, leur « bonne
volonté » garantirait la paix étemelle à ceux qui adhéraient à son camp. La
dimension spirituelle donnée à la paix des Angevins montrait qu’elle se prolon
geait dans l’au-delà. Robert multipliait les allusions à cette continuité :
« Demandons à D ieu qu’il nous accorde ainsi de toujours posséder et également obser
ver cette paix et cette concorde, de sorte que nous méritions d ’obtenir finalement et
heureusement sa gloire. Amen. »26
22. Annexe 4, § 2.
23. Annexe 3, § 3.
24. Je n ’adresse qu’à H. RUSSELL, The Just War in the Middle Ages, Cambridge, 1975, p. 16-26.
25. Annexe 3, § 4.
26. Annexe 4, § 19.
392 J e a n -P a u l B o y e r
Pour conclure, qui rejoindrait le pape et le roi de Sicile jouirait d’une double
paix, temporelle et spirituelle. Ce thème, comme abrégé du programme angevin,
n’était apparu ni avec Robert ni même avec Barthélemy de Capoue. Dès 1267,
Federico Visconti le développait, quand il se faisait le porte-parole de Clément IV
et de Charles Ier devant les Pisans. Il leur ouvrait, plus exactement, l’horizon
d’une triple paix : « de temps », « de cœur » et « d’étemité ».
Le discours sur la paix offrait un message fort et plein d’attrait potentiel pour
des sociétés exaspérées par des luttes incessantes. Sans répit en proie aux guerres
civiles et étrangères, les Génois ne faisaient pas exception. Ils avaient partagé les
espoirs de beaucoup à la descente de Henri VH. L’accueil qu’ils lui avaient
réservé l’indique. Ses efforts de pacification dans la ville séduisirent. À un siècle
de distance, Giorgio Stella lui donnait encore le titre, à résonance messianique, de
rex pacificus27.
D. faut reconnaître que, en revanche, il ne se montrait pas sensible à l’idéologie
de paix angevine. Une chronique génoise anonyme, contemporaine de la seigneu
rie de Robert, dressait ce constat désabusé, pour 1318-1319: « Et vint en aide à
ceux du dedans ledit seigneur roi [...], qui s’en alla après de nombreux combats
et beaucoup d’incendies et de dégâts. »28 Pourtant, l’amertume du chroniqueur
témoignait, à sa manière, des attentes suscitées par le roi de Sicile. Concrètement,
il apaiserait les factions, en leur imposant le traité de 1331. Néanmoins, les faits
contrariaient, dans l’ensemble, les paroles lénifiantes du pouvoir angevin. Sa
durée ne le laissait pas reposer sur les illusions, à la façon de Henri VH passant
comme un météore.
Heureusement, Robert savait développer des arguments en relation plus
directe avec les réalités du moment que la mystique de la paix. Parlant devant les
Génois, il bâtissait une démonstration empruntée à la science aristotélicienne.
Exposant les fins de l ’organisation politique, il déclarait:
« La seconde [considération doit être] à l ’égard du bien commun ultérieur, comme
terme final et vers lequel [on tend]. En effet, il faut un but ultime parmi les fins, sans
quoi le désir humain serait vain d ’après le prologue des Éthiques , [but] que les
citoyens doivent avoir pour objectif, à la façon que le Philosophe déclare dans ledit
prologue : [à savoir] que la connaissance de la fin de la vie humaine apporte beaucoup
à cette dernière. Ils pourront davantage atteindre ce qui convient, comm e des archers
qui ont une cible. Ils doivent considérer attentivement ce bien commun, comm e fin et
objectif, selon cela de Job, chapitre 34: “Choisissons par nous-même une opinion, et
voyons entre nous ce qu’il y aurait de m ieux.” Or ce mieux est le bien commun, selon
cela au début du livre des Éthiques : Celui d ’un unique individu est certes le bien, mais
il est meilleur et plus divin celui d ’un peuple ou de cités. Les citoyens doivent viser et
servir ce bien commun. »29
29. Annexe 2, § 9.
30. THOMAS D ’A q u i n , Sententia Libri Ethicorum, L. 1, lectio 2, éd. R.-A. GAUTHIER, dans Léonine, 47-1
et 2, Rome, 1969, p. 8 ,1. 34-47.
31. Idem, Summa Theologiae, 2a 2ae, q. 50, a. 1, ad l m, Rome, 1988, p. 1308.
32. J.-P. BO YER, « Ecce rex tuus. Le roi et le royaume dans les sermons de Robert de Naples », dans Revue
Mabillon, 67,1995, p. 125.
33. M . C. DE MATTEIS, La « teologia politica comunale » di Remigio de' Girolami, Bologne, 1977;
E. PANELLA, « Dal bene comune al bene del comune. I trattati politici di Remigio dei Girolami nella
Firenze dei bianchi-neri », dans Memorie domenicane, 16,1985, p. 1-198.
34. Annexe 2, § 6 ; ARISTOTE, Ethica Nicomachea, L. 6 , chap. 10, éd. BEKKER, 1142a-b, translatio
R o b e r t i G r o s s e t e s t e , éd. R.-A. G a u t h i e r , dans AL, 26,1-3, Leyde-Bruxelles, 1972, p. 263-264;
THOMAS D ’A Q U IN , Sententia Libri Ethicorum, cit., n. 30, L. 6 , lectio 8 , p. 361-363.
394 J e a n -Pa u l B o y e r
38. Annexe 2, § 6 .
39. A r i s t o t e , Ethica, cit., n. 34, L . 8 , chap. 12, é d . B e k k e r , 1160b, translatio R o b e r t i G r o s s e t e s t e ,
p. 313, 1. 9-10 et 13-15; THOMAS D ’AQUIN, Sententia Libri Ethicorum, cit., n. 30, L . 8 , lectio 10,
p. 477,1.62-63 et 75-76, et lectio 11, p. 482,1.139-140.
40. THOMAS D ’AQ U IN , De regno ad regem Cypri, L. 1, chap. 1, éd. H.-F. DONDAINE, dans Léonine, 42,
Rome, 1979, p. 450,1.121-137.
41. R. M. D ESSÌ, « Predicare e governare nelle città dello Stato della Chiesa alla fine del Medioevo.
Giacomo della Marca a Fermo », dans G. BA RONE, L. CASPO et S. GASPARRI dir., Studi sul Medioevo
per Girolamo Arnaldi, Rome, 2001, p. 134-141.
42. URBAIN IV , Registres, 2, éd. J . GUIRAUD, Paris, 1901, p. 390-393, n° 804 ; JEAN X X I I , Lettres secrètes
et curiales relatives à la France, 2, éd. A. COULON, Paris, 1900, col. 745-747, nos 859-860 ; GIOVANNI
VILLANI, Nuova cronica, cit., n. 5,2 , L. 10, chap. 145, p. 345,1.26.
396 J e a n -Pa u l B o y e r
recherchent pas “ce qui est à eux” , mais de Jésus-Christ, non ce qui leur est utile,
“mais ce qui l ’est à beaucoup, pour qu’ils soient sauvés” . »43
L a n é c e s s it é d u c h e f
Il n’eût pas suffi que la commune adoptât les objectifs de la monarchie angevine.
Pour s’en approcher, elle n’avait d’autre issue que de résigner son indépendance.
La nécessité d’avoir un seul chef représentait un sujet presque obsessionnel
pour la prédication angevine. Devant les Génois, Robert citait à propos du « supé
rieur ou seigneur » ce verset du psaume 144, qui condensait sa pensée : « Les
yeux de tous espèrent en toi. » Il n’y avait aucun espoir d’atteindre au bien
commun sans soumission à un « prince »46. Bien entendu, la même certitude
jouait pour la paix. Le sermon prononcé pour le traité de 1331 l’enseignait. Une
fois énumérés les bienfaits de la paix, il déclarait: « Il faut cependant remarquer
[...] à qui il appartient de viser à la vraie paix et de la choisir, car [cela relève] de
la propriété royale de 1’intellective et de la sagesse. » Un peu plus bas, le souve
rain reprenait le Second Livre des Maccabées : « Onias voyait que, sans la provi
dence royale, on ne pouvait donner la paix aux affaires publiques. »47
43. Annexe 2, § 9.
44. Ibid., § 6 .
45. Thomas D ’AQUIN, De regno, cit., n. 40, L. 1, chap. 2, p. 451,1.22-25.
46. Annexe 2, § 5 et 8 .
47. Annexe 4, § 11.
La p r é d ic a t io n d e R obert de S i c i l e (1309-1343) e t le s com m unes d ’I t a l ie 397
Par deux fois, Robert se trompait. Il ne se référait pas aux derniers mots de la
Métaphysique, mais de son douzième livre, quand l’œuvre en comptait quatorze.
Or, depuis Guillaume de Moerbeke, l’Occident disposait d’une traduction latine
complète (terminée avant 1272)49. En revanche, le commentaire de saint Thomas
s’arrêtait au douzième livre. De plus, il en élucidait la fin par un parallèle entre
l’organisation du monde et un système politique idéal :
« La pluralité des principats n ’est pas bonne, comm e il ne serait pas bon que diverses
fam illes existassent dans une maison, qui ne communiqueraient pas mutuellement
[...] . Tout l ’univers est comme un principat ou un royaume. Et il faut ainsi qu’il soit
m is en ordre par un seul pilote. Et c ’est ce qu’il [Aristote] conclut, qu’il y a un seul
prince de tout l ’univers, à savoir un premier moteur. »
50. Annexe 2, § 5.
51. Ibid., §8.
52. J.-P. BOYER, « Ecce Rex tuus. », cit., n. 32, p. 112-120.
53. Annexes 2 et 3.
54. O. WEUERS, Terminologie des universités au XIIIe siècle, Rome, 1987, p. 372-376.
55. Annexe 1.
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56. Annexe 3, § 4.
57. Cf. THOMAS D ’AQUIN, Summa, cit., n. 31, Ia, q. l ,a . 6 ,p . 7.
58. Bibl. Angelica (Rome), ms. 150, f°s 211 v°a-215 v°b; Bibl. Marciana (Venise), f°s 156-158 ; W. G o e t z ,
König Robert, cit.,n. 9, p. 53, n° 124 ; J. B. SCHNEYER, Repertorium, cit., n. 9 ,5 ,p . 200, n° 51.
59. Annexe 2, § 4 et 8 .
400 J e a n -Pa u l B o y e r
Elles entraient aussi dans le cadre d’un raisonnement appuyé sur Thomas
d’Aquin. Selon le schéma aristotélicien, le saint docteur proposait une alternative
pour la monarchie : le tyran ou le roi. Tous les titres accordés à l’autorité légitime
exercée par un seul équivalaient à la dignité royale60. Mais d’après ce principe, en
désignant un seigneur, les Génois se donnaient un roi. Il ne leur restait qu’à
souhaiter qu’il le fût parfaitement. Dans le sermon même où il affectait de leur
reconnaître une entière latitude, quant à la nature du chef, Robert prononçait un
éloge patent de la fonction royale. Et, par son verbe empreint d’une sagesse toute
religieuse, il se révélait en souverain sacré.
Il se présentait sous ces traits dans l’ensemble des allocutions destinées à
l’information directe ou indirecte de Gênes. Par sa forme seule, sa prédication ne
laissait aucun doute. Les références à un modèle christique dévoilaient davantage
encore les prétentions du roi. Le discours qu’il faisait lire aux Génois est spéciale
ment probant, en raison de cet auditoire auquel il le destinait61. Faisant l’apologie
exclusive de l’office royal, celui du monarque sacré, le texte avouait crûment les
visées du « seigneur » de la ville. Il déployait les exemples des souverains de
l’Ancien Testament, David et Salomon, pour aboutir au Christ, comme Christ-Roi.
En Italie continentale, Robert était le seul prince temporel qui pût se réclamer
de tels exemples, à plein titre. Depuis le décès de Henri VU, aucun autre pouvoir
séculier n’était sacré. Ajoutons que le camp angevin estimait le souverain de l’île
de Sicile un simple usurpateur. Il n’y a pas à douter du prestige et de la légitimité
tirés par Robert de sa position. Elle paraissait surtout remarquable parce qu’elle
lui venait du souverain pontife. Robert insistait, devant les Génois, sur sa solida
rité filiale avec le pape. Il reprenait un thème cher à l’idéologie pontificale et
angevine, à nouveau de claire origine dionysienne. Leur dépendance totale et
immédiate par rapport au siège apostolique apportait des privilèges spirituels
inégalables aux rois de Sicile-Naples. Cette prééminence, issue de leur sujétion,
s’étendait au temporel. Le Saint-Père exerçait, en effet, une autorité qui lui subor
donnait tous les pouvoirs. Robert le rappelait aux Génois : « Celui-ci est en réaüté
le père de la présidence générale »62.
La logique de la reductio ad unum et des fins spirituelles du politique, suivie
dans les sermons en relation avec l’affaire génoise, ne permettait pas d’autre
conclusion. En dernière analyse, les Génois se rallieraient au roi de Sicile parce
qu’il se trouvait directement sous le pape. Bien que se proposant pour leur chef
unique, Robert ne détenait pas l ’autorité ultime. Conscient de la contradiction, il
affirmait aux mêmes Génois : « À cette unité [du prince], la pluralité des officiers
et des recteurs ne s’oppose pas. »63
La distinction des pouvoirs et de leurs degrés résolvait le paradoxe de cette
exaltation du prince temporel dans le cadre de la théocratie pontificale. Plus que
jamais, les thèses du Docteur commun, celles du De regno, éclairent les opinions
de Robert. Selon Thomas, le roi laïque concentrait l’autorité au point de se placer,
dans son État, « comme l’âme dans le corps et Dieu dans le monde ». Le but
dernier de la société résidait, toutefois, dans sa fin spirituelle. Sa supériorité
contraignait les rois chrétiens à la sujétion au pontife romain64. Robert ne tirait
qu’une plus grande gloire de cette exigence. Elle le renforçait dans sa position
d’intermédiaire idéal vers le bien commun suprême.
Mais la hiérarchisation des pouvoirs permettait aussi d’intégrer, vers l’aval, les
différentes réalités politiques de l’ensemble guelfe et angevin. Leur variété crois
sait, entre les adhésions au roi de Sicile et les privilèges que lui-même concédait
dans ses États. Il prétendait subordonner tout en préservant les libertés. Ses décla
rations sur la diversité des institutions se référaient autant à ce maintien des auto
nomies qu’au problème de la théocratie pontificale. Son égard pour les traditions
communales aide encore à comprendre qu’il évoquât, devant les Génois, la possi
bilité d’élire un seigneur. Ce rappel ne se bornait pas à une précaution oratoire,
dictée par le moment. En faisant place à l’expression des collectivités rangées sous
sa domination, Robert achevait d’incarner le bien commun dont il se réclamait. H
restait, d’ailleurs, en accord avec les recommandations de Thomas d’Aquin, qui
préconisait de tempérer la monarchie d’aristocratie et de démocratie65.
C o n c l u s io n
Prêcher la paix et discipliner la société, tels sont les deux points principaux
qui ressortent des sermons inspirés à Robert par la question génoise. Il montrait
dans la paix le bien suprême. Celui-ci ne se distinguait pas du bien commun,
comme mission de la cité. Mais elle n ’atteindrait son but que par une mise en
ordre salvatrice. Cette dernière ne pouvait mieux s’accomplir que sous la tutelle
de la monarchie angevine.
Il n’y avait ni paix ni bien commun sans roi. Cette contrainte se vérifiait selon
l’ordre naturel, mais l’enjeu augmentait dans la société chrétienne. Le roi sacré
représentait le Christ-Roi. Fondés sur la charité, paix et bien commun s’ouvraient
sur le salut surnaturel. Dans ces conditions, il était d’un singulier avantage de se
66. G .PETTI B a l b i , « Libri e biblioteche in Liguria (secc. x m - x v ) : ricognizione delle fonti e tipologia »,
dans G . LOMBARDI et D . NEBBIAI DALLA G u a r d a dir., Libri, lettori e biblioteche dell’Italia medie
vale (secoli IX-XV), Rome-Paris, 2000, p. 441-454.
67. Pour une période postérieure, l ’étude de F. P. TOCCO compte parmi les belles exceptions: Niccolò
Acciaiuoli. Vita e politica in Italia alla metà del XIV secolo, Rome, 2001.
La p r é d ic a t io n d e R obert de S i c i l e (1309-1343) e t le s com m unes d ’I t a l ie 403
A nnexes
Les transcriptions sont effectuées sur documents photographiques. Quand un sermon est
présent dans plusieurs m ss., les différentes versions sont collationnées. Néanmoins, un
seul exemplaire est alors retenu pour base de l ’édition. Ne sont signalées que les varian
tes offrant quelque intérêt.
L’orthographe originale est en général respectée. J ’ai cependant suivi la tradition des
éditeurs français pour les i et les j, ainsi que pour les u et les v. Dans la mesure du possi
ble, j ’ai rétabli la ponctuation selon l ’usage moderne. Des crochets triangulaires (<.. > )
indiquent les principales incertitudes orthographiques.
**
1 - Verbum istud fuit ab apostolo directum ad Philipenses et potest esse dictum nostrum
destinatum ad nostros fideles. Direxit enim Apostolus verbum ut Philipenses sentirent
spiritualiter devocionem et compassionem in m ente, sicut Christus senserat^ experi- (a) senserat scripsi,
m entaliter passionem in se. Se<d> dictum istud ad nostros fideles sub tali introducitur sentierat ms.
intellectu ac si eis diceremus : « Hoc subditi sentite in vobis quod demum sentimus in
nobis », id est: « Quod probat noster affectus, percipiat vester sensus ». Ubi notabiliter
ostenditur quod sensitiva virtus primo et eminenter debet precellere in capite ut causalis,
se<d> sensus sub animo et consequenter debet existere in corpore et in membris.
2 - In capite, id est rege nostro, debet sensitiva virtus precellere. Nam nos debemus esse
Christus et Jhesus :
3 - Christus, id est in nobis debet esse lenitas dulcoris clemencie ad injuste passos. Nam
inunccio partem lenit, dolorem reprim it, sanitatem reducit1. Talis enim inunccionis
unguentum debet principaliter contineri in capite, et deinde debet suscipi a corpore et
qualibet eorum 2 parte, Psalmista dicente [132,2] : Sicut unguentum in capite, quod des
cendit in barbam, barbam Aaron ; ubi ponitur duplex barba, scilicet virilitatis et proceri
tatis. Propter quod David, super Israel inungendus rite, subditos increpavit dicens,
1. Robert s’appuie sur le sens de christ comme « oint » : AUGUSTIN, De civitate Dei, L. 17,
chap. 6 , éd. B. DOMBART et A. K a l b , dans CCSL, 48, Tumhout, 1955, p. 566,1. 20-21 ;
etc.
2. Sic, pour ejus.
404 J e a n -Pa u l B o y e r
I Regum 26 [16] : Vivit Dominus, quoniam filii mortis estis vos qui non custodi[s]tis
dominum vestrum, christum Domini. Quem siquidem David fidelem futurum regem
legimus Saulem ejus hostem, et in plerisque locis, venerabiliter christum D omini nomi
nasse3. Et pro quolibet in regem inuncto potest intell<i>gi illud, Ps. [44, 8 ] '.Unxit te
Deus oleo leticie, et cetera.
4 - Se<d> dicitur Jhesus, id est Salvator4, quia in nobis debet esse summitas vigoris
potencie ad superbe altos. Legimus enim : Jhesum vocatum, lingua egipciacha5,
Salvatorem mundi6, providencia gubernante et preservante; Josué dictum Jhesu[m] Nave,
potencia liberante7 ; Jhesum filium Syrae, sapiencia informante8; et in Zacharia, Jhesum
sacerdotem magnum, sanctimonia consecrante 9 ; et Dominum nostrum Jhesum Christum,
(b) enim + no beneficiencia ceteros superante. Hiis enim ® modis regibus competit ra d o salvatoris.
cancell, ms. 5 - Verumptamen, ut dictum est, non solum virtus sensitiva debet contineri principaliter
in capite, se<d> etiam effectualiter in corpore et qualibet ejus parte, unde dicitur: Hoc
sentite in vobis, quatinus conformis sit sensus in nobis et in subditis, sive membris.
Ali[o]quin membrum, quod talis sensus expers foret, stupidum, aut putridum, aut
aridum, aut a capite seu corpore m utilatum totaliter videretur.
**
D e u x iè m e serm o n - Se r m o n pr o n o n c é pa r l e r o i d ev a n t les G é n o is
(été 1318)
Sources : Bibi. Angelica (Rome), ms. 150, fos 249 r°a-251 r°b (= A) ; Bibi. Marciana
(Venise), Cl. 3, n° 76, f°s 207-209 (= M ). Éd. selon A.
Bibliographie: W . G O E T Z , König Robert, cit., n. 9, p. 55, n° 147; J. B. S C H N EY ER ,
Repertorium, cit., n. 9 ,5 , p. 200, n° 55.
[f° 249 r°a] P ater sancte, serva eos in nomine tuo ! ut sint unum, sicut et nos.
Jo. 17 [11],
1 - Hec verba fuerunt Christi nostri Salvatoris, Filii Dei Patris, ad Patrem orantis et
unitatem caritatis discipulorum suorum mutuam affectantis. Dicit ergo sic : Pater sancte,
et cetera, ut sint unum, sicut et nos, ita quod sicut non dicit omnimodam idemptitatem
(a) essentia A, esse M. vel similitudinem, se<d> aliquam, quasi dicat: « Sicut nos unum sumus in essentia®
3. l S m 2 4 ,7; etc.
4. Mt 1, 21; JÉRÔME, Liber interpretationis hebraicorum nominum, Matth., i, éd. P. DE
LAGARDE, dans CCSL, 72, Tumhout, 1959, p. 136, I. 24; M. THIEL, Grundlagen und
Gestalt der Hebräischkenntnisse des Frühen Mittelalters, Spolète, 1973, p. 328-329.
5. Sic, pour egyptiaca (cf. it. egiziaco).
6 . Gn 41,45. Le verset s’applique à Joseph. Mais il était considéré, dans ce passage, comme
une figure du Christ: Glossa interlinearis, à Gn 41, 45, § vocavit, éd. A. R U SCH , Biblia
latina cum glossa ordinaria, Strasbourg, 1480-1481 (rééd. Tumhout, 1992), 1, p. 96.
7. Josué, successeur de Moïse. Voir Sir 46,1 (Fortis in bello Jesus Nave, successor Moysi in
prophetis).
8 . Jésus, fils de Sirach, auteur de L’Ecclésiastique ou Siracide (voir en particulier Sir 50,29).
9. Grand-prêtre Jésus, ou Josué, qui réédifia le Temple : Za 3,1-10, et 6,9-13.
10. Rubrique donnée par le seul ms. M.
La p r é d ic a t io n d e R o b e r t d e S ic il e (1309-1343) e t les com m unes d ’I t a l ie 405
deitatis, ita ipsi unum sint in gratia caritatis. » Se<d> potest esse verbum nostri, id® ad ti?) id om. M.
dominum summum pontificem filiali devotione et reverentia referentis et dicentis : Pater
sancte, ut sint unum, sicut et nos. Quantum autem unum sumus - sicut unum potest esse
pater et spiritualis filius, sic dominus et notabilis subditus - , vestram discretionem latere
non credimus, quia existentie veritas hoc firmat [f° 249 r°b], fame celebritas clamat,
experientie assiduitas manifestat. In quibus siquidem verbis tria principaliter peraguntur.
2 - Primo invocatur superne provisionis rem edium : Pater sancte. Hic enim est pater
generalis presidentie, ut dicamus illud Jo. 8 [39] : P ater noster Habraam est, Habraam
quasi pater multarum gentium 11, id est omnium fidelium ; universalis providentie,
Sap. 14 [3] : Tua autem, Pater, gubernabat providentia', spiritualis benivolentie,
Jo. 16 [27] : Ipse Pater amat vos, quia vos me amastis. U t de ipso dicatur quod de
Razia® scribitur 2 M achabeorum 14 [37] : Vir amator civitatis, qui pro affectu pater (c) razia scripsi,
Judeorum appellabatur. judaA ,radiaM .
3 - Secundo imploratur paterne superne® tuitionis presidium : Serva eos in nomine tuo. (d) superne om. M.
Apoc. 3 [10] : Quoniam [f° 249 v°a] servasti verbum patientie mee, et ego te servabo ab
hora temptationis que ventura est', sequitur12: Ecce venio cito, tene quod habes, ut nemo
accipiat coronam tuam.
4 - Tertio optatur fraterne dilectionis et conversationis consortium : Ut sint unum, sicut et
nos. Jo. 10 [30] : Ego et Pater unum sumus. Unde ita unum sitis ut cum Psalm ista [132,
1] dicere possitis: Ecce quam bonum et quam jocundum habitare fratres in unum ! Ad
hanc autem unitatem tria principaliter requiruntur, scilicet: respectu principii, unus
princeps, rex vel dominus ; respectu m edii, multiplex nexus ; respectu utriusque, termini
duplex intuitus vel respectus.
5 - Primo respectu principii sit unus princeps vel dominus. Zach. 14® [9] : Erit (e) 14 scripsi, 4 mss.
Dominus unus, et nomen ejus unum. Mat. 6 [24] : Nemo potest duobus dominis servire,
aut [f° 249 v°b] unum sustinebit, et alterum contempnet. Huic unitati non obstat plurali
tas officialium et® rectorum , unde Prim a ad Corint<h>ios 3 [8 ] : Qui plantat et qui (f) et bis rep. A.
rigat, unum sunt. Huic etiam unitati ordo convenit universi, unde concludit Ph<i>loso-
phus, ultimo libro Methaph<y>sice, verbo dicens : Unus ergo princeps13. Unus ergo rex
debet esse: om nia per sapientiam statutis potentialiter valens, Sap. 7 [27] : E t cum sit
una - scilicet sapientia - , omnia potest, et in se perm anens omnia innovat, et cetera;
cuncta per prudentiam vel providentiam consiliis salubriter dirigens et ducens,
Ecclesiastes® 12 [11] : Verba sapientium® quasi stimuli, et cetera, que p e r magistro (g) ecc. A,
rum consilium data sunt a pastore uno; universa per potentiam presidiis virtualiter ecclesiastes M.
continens, Tob. 10 [5] : Omnia simul in te uno habentes, te non debuimus dimictere ire a (h) sapientium scripsi,
sapientum mss.
nobis [f° 250 r°a] ; queque politica per presidentiam et justitiam imperiis regulariter
monens, Osee 1 [11] : Congregabuntur filli Israel et filii lu d a pariter, ut ponant sibimet
unum caput; quecumque civilia per concordiam amicitiis indivisibiliter uniens et
jungens, Ezech. 37® [22-23] : Unus erit omnibus imperans, et non erunt ultra [due] (i) 37 scripsi, 27 mss.
gentes, nec dividentur amplius in duo regna, nec polluentur ultra [in] ydolis suis; queli
11. Gn 17, 5; JÉRÔME, Hebraicae quaestiones in libro Geneseos, à Gn 17, 5, éd. P. Antin ,
dans CCSL, 72, Tumhout, 1959, p. 21, 1. 29-32; M. THOEL, Grundlagen, cit., n. 4,
p. 224.
12. Ape 3,11.
13. ARISTOTE, Metaphysica, L. 12, chap. 10, éd. Bekker , 1076a, translatio GUUXELMI DE
MOERBEKA, éd. G. VunXEMIN-DlEM, dans AL, 25, 3-2, Leyde-New York-Cologne,
1995, p. 269, 1. 536-537. La confusion entre le L. 12 et la fin de la Métaphysique
s’explique par l ’influence du commentaire de Thomas d ’Aquin (cf. n. 50 supra).
406 J e a n -P a u l B o y e r
(j) exech. A, bet subjecta per gratiam beneficiis delectabiliter reficiens, Ezech.® 34® [23] : Suscitabo
ezechiel. M. super ea pastorem unum, qui pascet ea, servum meum David.
(k) 34 scripsi, 24 mss. 6 - Quantum ad secundum principale, scilicet quod sit multiplex nexus respectu medii.
Nam si funiculus triplex difficile rum pitur14, multo magis multiplex nexus, quantum
0) Loe. desp. A, videlicet® est unitas: corporis, quandoque est®1) una res[f° 250 r°b]publica in
videlicet M. connexione civium et membrorum, Prim a [ad] Corint<h>ios 12 [12] : Sicut enim unum
(m) quandoque est A, corpus est, et membra habet multa, omnia autem membra, cum sint multa, unum corpus
id est M.
sunt, et cetera; cordis, id est una convenientia 15 in conformatione animorum, E zech .®-1
(n) exech. A, ezech. M.
11 [19] : Dabo eis cor unum, et spiritum unum, et cetera; m entis, id est una sit eubulia
(o) 20 scripsi, 21 mss. in perscrutatione consiliorum et [a]gendorum, Judicum 20® [11] : Convenit universus
(p) caritas A, Israel ad civitatem, quasi vir unus eadem mente eodemque consilio ; caritatis,® id est
caritatis M. una benivolentia in agregatione amicorum et devotorum, Colo. 3 [14-15] : Super omnia
autem caritatem habentes, quod est vinculum perfectionis, et cetera, et pax C hristi}6 in
qua vocati estis in uno corpore ; oneris, id est una sit tolerantia in supportatione et pro
(q) sopho. A, portione sumptuum et laborum, Sophonie® 3 [9] : Reddam populis labium electum, ut
sophonie M. invocent [f° 250 v°a] omnes in nomine Domini, e t serviant efcl humero uno; fidelis, id
(r) ei + in mss. est® una observantia dominii in veneratione rectorum, Actuum 4 [32] : Multitudinis
(s) est + in ante
credentium erat cor unum et anima una,® et Ephes. 4 [13] : Donec occurramus omnes
cancell. A.
(t) erat (...) una M, et in unitatem® fid ei, cui unitati, ut prediximus, non repugnat multiplicitas officialium seu
cetera A. rectorum , se<d> pluralitas,® quod advertat inter vos Deus, et proprietas tyrannorum ;
(u) unitatem scripsi, sermonis, id est una sententia in testificatione verorum, Ro. 15 [6 ] : Unanimes uno ore
unitate mss. honorificetis Deum; quietis et pacis, id est una concordia in distributione bonorum vel
(v) pluralitas A. honorum, Ephes. 4 [3] : Solliciti sitis servare unitatem Spiritus in vinculo pacis.
7 - Tertio, ut diximus, debet in eis esse duplex intuitus vel respectus :
(w) respectus A, 8 - Unus respectu®) superioris vel domini, ta<m>quam [f° 250 v°b] a quo termini, juxta
respectu M. illud Psalmi [144,15] : Oculi omnium in te sperant, sicut Mat. 17 [8 ] de Petro, Jacobo et
Johan<n>e dicitur quod: Levantes oculos suos, neminem viderunt, nisi solum Jhesum. Et
quantum ad hoc debet esse unitas convenientie in electione vel constitutione domini vel
regis, Primo Paralipomenon 12 [38] : Set omnes reliqui ex Israel uno corde erant, ut rex
fieret D avid super universum Israel, Osee 1 [11] : Congregabuntur filii Israel et filii Juda
pariter, et cetera; unitas obedientie in observatione vel impletione ejus precepti et legis,
(x) ei A, eis M. 2 Paral. 30 [12] : In Juda facta est manus [Domini] ut daret ei.}7-1 cor unum, et f a c e r e n t
(y) facerent scripsi, juxta preceptum regis; unitas reverentie in exibitione et exolutione debiti fidelis,
faceret mss. Jer. 32 [39] : Dabo eis cor unum et viam unam,® ut timeant me - timo[f° 251 r°a]re scili
(z) unam bis rep. A.
cet reverentie - universis diebus, et bene sit eis, et filiis eorum post eos.
9 - Secundus respectu ulterioris com<m>unis boni, ta<m>quam finalis et ad quem
termini. Nam in finibus oportet esse unum ultimum finem , alioquin humanum
desiderium esset vanum - prologo Ethicorum - , quem cives ut objectum debent
(a*) libro A, libri M. habere, eo m odo quod Ph<i>losophus, dicto prologo libri®*) Ethicorum, ait quod cogni
tio finis humane vite ad ipsam vitam habet magnum incrementum. Quem ad modum -
sagictatores signum habentes, magis quod oportet poterunt adipisci. Hoc com<m>une
bonum , ut finem et objectum, debent inspicere juxta illud Job 34 [4] : Judicium
eligamus nobis, et videamus inter nos quid sit melius. Hoc autem melius com<m>une
14. E c l 4 ,12.
15. On pourrait aussi comprendre : conscientia.
16. Le et cetera est sans raison, car le verset n’est pas coupé jusqu’à pax Christi. En revan
che, pour rendre le texte compréhensible, il faut ajouter après ces deux derniers mots:
exsultet in cordibus vestris.
L a p r é d ic a t io n d e R o b e r t d e S ic il e (1309-1343) e t l e s c o m m u n e s d ’I t a l ie 407
bonum est, secundum illud principio libri®1) Ethicorum: bonum quidem quod uni (b*) libro A, libri M.
et soli, melius vero et divinius quod genti et civitatibus11. Hoc bonum com<m>une cives
debent intendere et servare, Actuum 4 [32] : Multitudinis autem credentium erat cor
unum et anima una, nec quis[P 251 t°b]quam aliquid suum esse dicebat, se<d> erant
eis omnia com<m>unia. Tales non querunt que sua sunt**18, se<d> que Jhesu Christi19,
non quod eis utile est, sed quod multis, ut salvi f i a n f c^ 20, secundum Apostolum, (c*) fiat A, fiant M.
et cetera.
**
Sources: Bibi. Angelica (Rome), m s. 151, f°s 76 v°b-77 v°a (= A) ; Bibi. M arciana
(Venise), Cl. 3, n° 76, f° 284 (= M ). Éd. selon A.
Bibliographie: W. GOETZ, König Robert, cit., n. 9, p. 57, n° 172; J. B. SCHNEYER,
Repertorium, cit., n. 9 ,5 , p. 209, n° 142.
Dom inus virtutem populo suo dabit; Dom inus benedicet populo suo in pace.
P s.2 8 [11],
1 - In rege esse debet potencia fortitudine, adquirens victoriam contra hostes, sapientia
lumine, inquirens concordiam erga mites. Primum innuitur in virtutis nominatione,
quam debet a Deo recognoscere juxta illud Psalmi [20,2] : Domine, in virtute tua letabi
tur rex ! Ipse enim dabit virtutem et fortitudinem plebi, scilicet® benedictus Deus. (a) sue A, scilicet M.
Secundum® intelligitur in pacis expressione, quam debet semper inquirere juxta illud (b) secundus A,
Ps. [33, 15] : Inquire pacem et persequere eam. U t pro istis duobus simul dicamus secundum M.
menbro quod dictum fuit capiti, Jerem. Xo [6-7] : M agnum nomen tuum in fortitudine,
quis non timebit te, o Rex gentium ? - quo ad primum ; tuum est enim decus® ; inter (c) deus A, decus M.
[fo 7 7 joa] cunctos sapientes gentium*-“9 et [in] universis® regnis eorum, nullus est (d) gentium om. M.
similis tui - quo ad secundum. Hec enim in duobus insignibus regibus Veteris (e) diversis A,
universis M.
Testamenti per ordinem invenimus :
2 - Primum in rege® sancto David, tam interpretatione vocabuli quam executione vel (f) lege A, rege M.
exercitatione facti: interpretatione vocabuli, quia David m anu fortis® interpretatur212; (g) forti A, fortis M.
executione facti, tam in singulari certamine contra Goliam, quam [contra] infidelium® (h) in fidelium A,
multitudine[m], pro cujus ab ipso superatione cantabatur: Saul percussit mille et D avid infideli M.
decem milia 22 . Et de ista virtutis fortitudine dicit ipse David in Psalmo [117, 16] :
17.Pour l’ensemble du développement sur la fin ultime et le bien commun, voir ARISTOTE,
Ethica, cit., n. 34, L. 1, chap. 1, éd. BEKKER, 1094a-b, translatio ROBERTI GROSSETESTE,
p. 142,1.3-25.
18.1 Cor 13,5.
19. Cf. Phil 2,21 (Omnes enim sua quaerunt, non quae sunt Christi Jesu).
20.1 Cor 10,33.
21. JÉRÔME, Commentarii in Esaiam, L. 7, chap. 22, à Is 22,9, éd. M. ADRIAEN, dans CCSL,
73, Tumhout, 1963, p. 302,1.42-43 ; M. THIEL, Grundlagen, cit., n. 4, p. 286.
22. IS m 18,7.
408 J e a n -Pa u l B o ye r
23. Ps 17,40.
24. QUODVULTDEUS, De tempore barbarico, 1, chap, 4 ,5 -6 , éd. R, BRAUN, dans CCSL, 60,
Tumhout, 1976, p. 428-429,1. 11-24; attesté comme Pseudo-Augustin (J. MACHEELSEN,
Clavis patristica pseudepigraphorum M,edii Aevi, 1 A-B, Tumhout, 1990, n“ H09 et
6401).
25. Il s’agit de Caleb, mais la forme Caleph est connue (M- THŒL, Grundlagen, ch., n. 4,
p. 271).
26. Salomon s’interprète comme pacificus (1 Par 2 2 ,9 ; JÉRÔME. Liber interpretationis, ch-,
n. 4, Act., s, p. 148,1,5; M , THIEL, Grundlagen, ch .,n . 4, P- 403),De là, il est aisé d ele
considérer comme rex pacificus (THOMAS D ’AQUIN, Expositio in Lucam, chap,, 11, § 9,
éd. A. GUARIENTE C atem aurea, 2, Turin-Rome, 1953, p. 167). Sur cette base. Salomon
apparaît comme une figure du Christ (Béd é , Homeliarum Evangelii libri II, L. 2,
hom. 24. éd. D. HURST, dans CCSL, 122, Tumhout, 1955, p. 364,1.231-233).
27. Ps 83,6-7,
28.. AUGUSTIN, De timore Dei, 1, senno 347, PL 39, col. 1525.
29. Mt 1 ,1 ; 9 ,2 7 ; etc.
30. AUGUSTIN, Enarrationes in Psalmos, à Ps 54, § 3, éd. E. DEKKERS et J. FRAIPONT, dans
CCSL, 38-40, Tumhout, 1956, p. 656,1. 3-6 (Saepe [...]■ David pro Christo in figura
ponitur). David est une « figure privilégiée du Seigneur » (J. LONGÈRE, Œuvres oratoires
des maîtres parisiens au XIIe siècle, Paris, 1975,1, p. 101),
31. 1 Cor 1,24 (¡Praedicamus] Christum Dei virtutem et Dei sapientiam).
32. AUGUSTIN, Epistulae, epist. 189, § 6 , éd. A. GOLDBACHER, dans CSEL, 57, Vienne-
Leipzig, 1911,p, 135,1.10.
33. Sur sagesse et paix, voir par exemple: AUGUSTIN, De sermone Domini in morne, L. 1,
chap. 3, 10, et chap. 4, 11, éd. A. MUTZENBECHER, dans CCSL, 35, Tumhout, 1967,
p. 8-9,1. 173-176, et p. 10-11,1. 217-221 ; THOMAS D ’AQUIN, Summa, cit., n. 31, 2a 2ac,
q. 45,a. 6 ,p . 1287-1288.
La p r é d ic a t io n d e R o b e r t d e S ic il e (1309-1343) e t les com m unes d ’I t a l ie 409
nata sapientia, id est Christo34, in diebus ejus - secundum dictum David - pax generalis
sima est exorta35, et per angelos suos bone voluntatis populo nuntiata36.
**
Sources: Bibi, Angelica (Rome), ms. 151, f°s 229 v°-231 v° (= A) ; Bibl. Laurenziana
(Florence), Strozzi 89, f° 12 r°-v° (= L) ; Bibl. Marciana (Venise), Cl. 3, n° 76,
f°s 342-343 (= M), Éd, selon A.
Bibliographie: G. B, SlRAGUSA, L ’ingegno, cit., n, 9, appendice 1, p. ni-VII (éd. très
défectueuse) ; W, Goetz , König Robert, cit., n. 9, p. 58-59, n° 185; J. B. Schneyer ,
Repertorium, cit,, n, 9 ,5 , p. 208, n° 135a,
[f° 229 v°] Sermo domini regis Jerusalem et Sicilie® in promulgatione pacis inter ipsum (a) sermo regis Sicilie
et intrinsecos ex parte una et extrínsecos Janue ex parte altera et Jerusalem L.
Gloria in altissimis Peo, et m terra pax hominibus, bone voluntatis. Luc. 2 [14].
1 - Hon ignoraff0 230 r°]tis Latissimi hoc esse canticum angelicum per quod ab angelis
glorificatur Deus pro nostra redemptione® sua reparatione, quod per nos regem ad (b) redemptione
propositum nostrum congrue assumitur. Nam regem David sanctum, formam et exem + etL .
plar regum, legimus : compositorem cantici Psalterii, uhi de se ait • Cantabo Domino qui
bono tribuit mihi, et psallam nomini Domini altissimi?1, et alibi : Psallam coram Domino
et vilior fiam3*, et quandoque altos ad IteC® hortabatur dicens : Cantate Domino canti (c) ad hoc om. A,
cum novum, laus ejus in ecclesia sanctorum39 ; gestorem angelici® mistorii, Unde dixit ad hoc alios L, alios
ei mulier Thecuites®, 2 Regum 14 [17] : Sicut angelus Dei, sic dominus meus rex, ut ad hoc M.
(d) angeli A,
nec benedictione, nec maledictione moveatur, In quibus duo principaliter indicantur :
angelici L ei M.
primo exprimitur beneficium guerrarum cessationis, respectu populi; secundo promitur (eJchetuitesA,
preconium gratiarum actionis, respectu Dei ; primum in comodi publici extensa concor thecuites L,
dia: pax hominibus bone voluntatis. ; secundum in angelici cantici excelsa gloria, thetuites M-
scilicet: in altissimis.
2- Primo dicimus, quod exprimitur beneficium guerrarum cessationis, respectu populi, in
comodi publici extensa concordia: pax hominibus bone voluntatis, id est bene interius
dispositis.
3 - Et ut breviter cognoscamus quantum est pacis beneficium, est sciendum quod ad
ipsam nos hortans Job 22° [21] ait : Habeto pacem et p e r hanc habebis fructus optimos :
4 - Primum animarum et corporum consistendam et salutem. Baruch 3 [14] : Disce ubi
sit prudentia, et cetera, ubi sit longiturnitas vite et: victus.®, ubi sit lunten oculorum, et (f), victus A et M,
pax; et Ysaie 52 [7] : Quam pulcri sunt super montes pedes annuntiantis et predicarais virtus L.
pacem, annuntiantis bonum, predicantis salutem [f° 230 v0] ; et Prov. 3 [1-2] : Fili mi, et
34. Le Christ est nata sapientia (AUGUSTIN, De Trinitate, L. 7, chap. 2, éd. W. J. MOUNTAIN,
dans CCSL, 50, Turahout, 1968, p. 250,1.15).
35. P s7 1 ,7 .
36. 1x2,13-14.
37. Ps 12, 6 .
38. 2R g 6,22 (Et ludam et vilior fiam).
39. Ps 149,11.
410 J e a n -P a u l B o y e r
(g) et cetera L, cetera® , precepta mea custodiat cor tuum, longitudinem enim dierum, et annos vite, et
o m .A e tM . pacem apponam tibi. Glo[s]sa: pacem venie, bonum gratie, salutem glorie40.
5 - Secundum animorum confidentiam et securitatem. Gen. 43 [23] : Pax vobiscum,
nolite timere, ait dispensator Joseph fratribus ipsius Joseph; et Tobie XIIo [17] dixit
angelus Tobie : Pax vobis, nolite timere.
6 - Tertium bonorum habundantiam et ubertatem. Ps. 121 [6-7] : Rogate que ad pacem
sunt Jerusalem, et habundantia diligentibus te ; fia t pax in virtute tua, et habundantia in
turribus tuis. Ps. 147 [14] : Qui posuit fin e s tuos pacem , et adipe frum enti satiat te.
Glos<s>a: Et ita in pace est securitas et nulla indigentia4^. Nam secundum Salustium:
Concordia parve res crescunt, discordia maxime dilabuntur, quod verbum adducit
Jeronimus in omelia super Evangelio ® 42 : Erat Jhesus eiciens demonium43.
(h) evangelium A,
7 - Quartum concordum letitiam et jocunditatem. Prov. 12 [20] : Qui pacis ineunt consi
evangelio L et M.
lia, sequitur eos gaudium. A d Romanos 14 [17] : Non est regnum D ei esca et potus,
se<d> justitia, et pax, et gaudium in Spiritu sancto. Galat. 5° [22] : Fructus Spiritus,
caritas, gaudium, pax, et cetera. Primo Machabeorum 14 [11] : Fecit, scilicet
Demetrius44, pacem super terram, et letatus est Israel letitia magna.
8 - Quintum conjunctorum potentiam et firmitatem. Nam sicut scribitur in quadam pro
positione De causis: Omnis virtus unita fortior est se ipsa dispersa45; unde
Dan. 1 0 W [19] : Vir desideriorum, noli timere, pax tibi, confortare et esto robustus ; unde
(i) 10 scripsi, 4 mss. super illo Cant.® 6 °® [3] : Terribilis ut castrorum acies ordinata, ait Gregorius super
(j) can. A, Ezechiele, libro primo, om<i>l.® 8 : Castrorum acies tunc hostibus terribilis ostenditur,
canticorum L, quando ita compacta et densata fu erit ut [in] nullo loco interrupta videatur46.
cant. M.
9 - Sextum cum Deo pacificorum permanentiam et societatem [f° 231 r0]. Secund®).
(k) 6 ° scripsi, 7° A et
M, 7 L . Cor. 13 [11] : Pacem habete, et Deus pacis et dilectionis erit vobiscum ; in cujus signum
(1) oml. A, om. L, Christus stans in m edio discipulorum suorum dixit® : Pax vobis, Jo. 20 [19,21 et 26],
om eM . 10 - Septimum laborum carentiam et quietem. Ysa. 57 [2] : Veniat p a x et requiescat in
(m) secund. scripsi, cubili suo. Ps. 75 [3] : Factus est in pace locus ejus. Luc. 10 [5-6] : In quamcumque
p. mss. domum intraveritis, prim um dicite: « Pax huic domui. » E t si ibi fu erit filiu s pacis,
(n) dicit A, dicit
requiescet super illum p a x vestra.
+ illis L, dixit M.
11 - Advertendum est tam en, post premissa circa pacem, cujus sit veram pacem : inten
(o) intelligencie L. dere et optare, quia regie intellective® et sapientie proprietatis® , quod patet Ezechia
(p) proprietatis + nam
prov. 2 0 [28] :
misericordia et
40. HUGUES d e S a in t -C h e r , Opera omnia in universum Vetus et Novum Testamentum, à
veritas custodiunt
Is 52, 7, éd. Venise, 1703, 4, p. 123b (Quam pulchri super montes pedes annuntiantis et
regem L.
predicantis pacem venie de preteritis peccatis ; annuntiantis bonum gratie in presenti in
bonis agendis ; predicantis salutem glorie infuturo).
41. Glossa interlinearis, cit., n. 6 , à Ps 147,14, § adipe, 2, p. 648 (In pace illa est saturitas,
nulla indigentia) ; d’après AUGUSTIN, Enarrationes, cit., n. 30, à Ps 147, § 20, p. 2157,
1.33.
42. S a l l USTE, Bellum Jugurthinum, 10, 6 , éd. A. KURFESS, Leipzig, 1976 ( l re éd. 1957),
p. 60 ; JÉRÔME, Commentarii in Evangelium Matthaei, L. 2, à Mt 12,26, éd. D. HURST et
M. A d r i a e n , dans CCSL, 77, Tumhout, 1959, p. 92,1.425-426.
43. Lc 11,14 (Robert adresse à tort à ce verset).
44. Ce pacificateur n ’est pas Démétrius, mais Simon Maccabée. La confusion vient du début
du chapitre 14, qui parle de Démétrius.
45. A n o n y m e , Liber De causis, prop. 16,138, éd. A . P a t t i n , Louvain, 1966, p. 83. H s’agit
d ’une formulation répandue. Elle se rencontre exactement dans le florilège: ANONYME,
Auctoritates Aristotelis, 11,13, éd. J. H a m e s s e , Louvain-Paris, 1974, p. 232.
46. GRÉGOIRE Le Grand , Homiliae in Hiezechihelem prophetam, L. 1, hom. 8 , § 6 , éd.
M. Adriaen , dans CCSL, 142, Tumhout, 1971, p. 105,1.149-151.
La p r é d ic a t io n d e R o b e r t d e S ic il e (1309-1343) e t les com m unes d 'I t alie 411
rege ad Ysaiam dicente, 4 Regum 20 [19] : Sit tantum pax et veritas in diebus meis,
Zacharia propheta scribente 8 o capitulo [16] : Loquimini unusquisque cum proximo suo
veritatem et judicium pacis, et iterum eodem capitulo : Veritatem tantum et pacem dili
gite 47 ; ipsam pacem efficere et causare, quia regie providentie bonitatis, Sacra Scriptura
testante, 2 Machab. 4 [6 ] : Videbat Ornas® sine regali providentia impossibile esse (q) onians A, onias M.
pacem rebus dari ; eandem pacem statuere et conservare quia® : (r) quiaM , om. A.
12 - Primo regie presidentie unitatis, quoniam in re publica debet unus principari, ne fiat
divisio, secundum Jeron<i>mum epistula 92®474849, et per divisionem discensio et desola (s) 42 M.
tio, Christo dicente : Omne regnum in se divisum desolabitur 49 ; sicut unus est princeps
totius universi, secundum ultimum verbum Phylosophi in libro M et<h>aph<y>sice50512.
13 - Secundo regie potentie et virtutis, Christo ubi immediate supra docente: Cum fortis
armatus custodit atrium suum, in pace sunt omnia que possidet51, ubi m entionem facit
de principe atque regno.
14 - Quantum ad secundum principale, in eisdem verbis prom itur preconium gratiarum
actionis respectu Dei in angelici cantici excelsa gloria, scilicet: Deo in altissimis. Ubi
breviter est sciendum quod hujus divina gloria quadrupliciter invenitur, silicei in
[f° 231 V o ] :
15 - Rebus seu creaturis materialiter et subjective. Ecclesiastic. 42 [16] : Sol illuminans
per omnia respexit, et gloria Domini plenum est opus ejus. Vere possumus ad proposi
tum dicere quod hoc opus pacis plenum est gloria Domini, que in ipsa magnifice et
diffuse refulget.
16 - Actionibus nostris vel operationibus humanis m inisterialiter et cooperative.
Ps. 28 [2] : Afferte Domino gloriam et honorem, afferte Domino gloriam nomini ejus.
Glos<s>a: Afferte Domino gloriam et honorem, sic p e r opera vestra bona glorificetur
Dominus, nomini ejus, ut per vos innotescat gloriose p e r orbem?1.
17 - Laudibus et verbis formaliter et significative. Primo Paral. 29 [11-12] : Tua Domine
magnificentia, et potestas, et gloria, tibi laus, tuum regnum, tu super omnes principes,
tue divitie, et tua est gloria. Verba sunt regis D avid bendicentis Domino.
18 - Ineffabilibus et divinis essentialiter et objective. Prima Thimo. primo [17] : Regi
seculorum inmortali et invisibili, soli Deo honor et gloria. Glos<s>a : honor a creaturis,
gloria in essentia53, scilicet sua.
19 - Rogabimus Dominum quod sic nos concedat semper hanc pacem et concordiam
habere pariter et servare, ut mereamur finaliter et feliciter ejus gloriam optinere. Arnen.
P a t r ic k G i l l i
1. P. GILLI, « La fonction d ’ambassadeurs dans les traités juridiques italiens du XVe siècle : l’impossible
représentation », dans P. GILLI et D. QUAGLIONI éd., La Culture juridique en Italie à la fin du Moyen
Âge, Actes des séminaires de Rome, Trento et Montpellier 2001-2003, à paraître à Rome, presses de
l ’EFR.
414 Pa t r i c k Gnu
Commençons donc par le début et examinons la façon dont les statuts pré
voient l’activité d’ambassadeur. Tous les statuts examinés ont ceci en commun
qu’ils envisagent les missions à l’extérieur comme une activité à contrôler, essen
tiellement sur le plan matériel. On ne s’étonnera pas si la source la plus riche se
trouve dans les statuts florentins de 1322-1325. Dans le premier livre du Statut du
capitaine du peuple, se trouve un chapitre intitulé De ambaxiatoribus mictendis
pro Communi Florentie où il est surtout question des ambassadeurs seu syndici (la
terminologie des ambassades laiques, à la différence de ce qui se passe dans le
domaine pontifical où le droit canon a imposé une sorte de hiérarchie fixée assez
tôt, dès Innocent HI au moins3) demeure très fluctuante dans les statuts urbains du
2. Pour Florence, Commissioni di Rinaldo degli Albizzi per il Comune di Firenze dal M C C C IC IX al
M C C C C X X X m , C. G UASTI, éd., Florence, 1869, mais il faut rappeler que ces commissioni de Rinaldo,
un des monuments de l ’érudition toscane du XIXe siècle, sont en grande partie des documents privés,
des archives familiales, parvenus à l’archiviste qui les édita au XIXe siècle, en les récupérant dans les
archives de la famille Ricasoli Fridolfi qui en avaient hérité ; pour Milan, on peut consulter les huit
volumes publiés par L. OSIO, Documenti diplomatici tratti dagli archivi milanesi, Milan, 1865-1876.
Bien sûr, ces recueils contiennent toutes sortes de sources qui intéressent la diplomatie, pas seulement
des commissions.
3. Parmi une vaste littérature, voir R. SCHM UTZ, « Medieval Papal Representatives : legatus, nuncius, and
Judges », dans Studia gratiana, 15,1972, p. 443-463, et L. MAYALI, « Fiction et pouvoir de représen
tation en droit canonique médiéval », dans L. MAYALI et B. DURAND éd., Excerptiones iuris. Studies in
Honor o f André Gouron, Berkeley, 2000, p. 421-432.
De l ’im p o r t a n n c e d ’ê t r e h o r s n o r m e 415
XIVe siècle : nuntii, oratores, procuratores, syndici, missi, voire histriones4, ces
derniers destinés à régler des problèmes apparemment secondaires d’un point de
vue diplomatique, à savoir la récupération des fugitifs accusés d’avoir volé ou tué
et de s’être réfugiés dans les cités ou villages voisins distants de moins de deux
cents miles de Florence5. H ne s’agit donc guère de haute diplomatie, plutôt d’une
mission de police territoriale. Plus étendu et nettement plus instructif est le chapi
tre tiré des statuts du podestat de 1325, probablement le chapitre le plus construit
de tous les statuts urbains du XIVe siècle sur cet argument. Les indications princi
pales portent sur le decorum, le nombre de personnes à envoyer en mission, le
nombre de chevaux qu’il leur revient et la rétribution per diem qui doit leur être
comptabilisée. Rien que de très classique, y compris dans la variation des dédom
magements selon la destination et la dignité des « puissances accueillantes ».
À l’instar de ce que l’on rencontre dans les statuts contemporains d’autres villes
italiennes, une des inquiétudes majeures concerne le détournement de l’intérêt
collectif vers des intérêts privés : toute demande de bénéfice ou de privilège pour
soi ou pour sa famille est sévèrement prohibée par une amende si lourde qu’elle
pourra être prélevée jusqu’aux petits-enfants du coupable, preuve d’une défiance
envers toute stratégie d’emprise familiale sur la politique extérieure de la cité
puisque ce n’est pas un individu mais une famille qui se trouve de fait pénalisée6.
Rappelons aussi que seule la seigneurie, c’est-à-dire le gonfalonnier de justice, et
les prieurs pouvaient envoyer des ambassadeurs ; le podestat, de son côté, ne
prend pas part à la désignation des ambassadeurs, mais enregistre leur serment,
4. Sur toute cette terminologie, voir les travaux utiles mais vieillis dans leur problématique de
G. MATTINGLY, Renaissance Diplomacy, Londres, 1962, de E. D UPRÉ T h e i s s EDER, Niccolo
Machiavelli diplomatico, Còme, 1945, ou D . QUELLER, The Office o f Ambassador in the Middle Ages,
Princeton, 1976, qui s’intéressent à ces problèmes de la terminologie diplomatique. La notion à ’histrio
nes appliquée à des envoyés à l ’extérieur de la cité est documentée par R . TREXLER, The « Libro cere-
moniale » o f the Florentine Republie, Genève, 1978, p. 34-48, dans le sens de héraut employé dans des
missions diplomatiques. L’usage se poursuit pendant le XVe siècle : les hérauts sont chargés de l ’accueil
des diplomates et de l’organisation des cérémonies diplomatiques dans la cité (N . C a r e w -R e i d , Les
Fêtes florentines au temps de Lorenzo il Magnifico, Florence, 1994, p. 134-135). Pour une étude de cas
qui atteste de l ’incertitude relative des appellations, voir G. SOLDI RONDININI, « Ambasciatori e ambas
cerie al tempo di Filippo Maria Visconti (1412-14126) », dans Nuova Rivista storica, 49, 1965,
p. 313-344, surtout p. 338-339, où l ’auteur remarque la relative indifférence des termes employés par la
chancellerie des Visconti usant indifféremment de procuratores ou d’oratores, termes qui pourtant
étaient clairement distingués par les juristes du temps, pour des missions précises.
5. Statuti della Repubblica fiorentina, 1, Statuto del capitano del capitano del popolo (degli anni 1322-
1325), R. CAGGESE, éd., nouvelle édition par G. PINTO, F. S a l v e s t r i n i et A. ZORZI, Florence, 1999,
p. 17.
6 . Statuti della Repubblica fiorentina, II, Statuto del podestà dell’anno 1325, R. CAGGESE, éd., nouvelle
édition par G. P i n t o , F. SALVESTRINI et A. ZO RZI, Florence, 1999, p. 58. La pénalité réapparaît dans les
statuts de 1415 : Statuta populi et communis Florentiae... anno salutatis MCCCCXV, Fribourg-
en-Brisgau (mais Florence), 1778, H, 2, livre IV, tract. I, p. 713. Le détail de la procédure pour violation
des intérêts publics au profit de l’intérêt privé est extrêmement détaillé dans ces derniers statuts.
416 Pa t r i c k G i l u
quand bien même ne voudrait-il pas qu’ils partent7. Garant des institutions
communales et représentant des autorités universelles, tel l’empereur (c’est à ce
titre qu’il reçoit les serments), le podestat ne peut intervenir dans la gestion poli
tique et diplomatique des cités, même si c’est probablement devant lui que les
ambassadeurs de retour de mission lisaient leur rapport, du moins au
XIVe siècle8 ; c’est là un point que l’on rencontre hors de Florence9. Incidemment,
remarquons que le rôle de garant dévolu au podestat pour les missions les plus
prestigieuses (les envoyés doivent lui prêter serment) témoigne que la cité ne se
sentait pas encore capable de prendre des initiatives par elle-même, sans une
caution juridique de nature universelle10. Pourtant, rien dans ces éléments statu
taires ne révèle la place des ambassadeurs et leur valeur sociale aux yeux des
responsables communaux11. Tout au plus, liste-t-on les divers défraiements
7. Ibid. : « Et etiam camerarii Communis Florentie tenenatur solvere ambaxiatoribus eorum salarium.
predictum, etiam potestate invito et contradicente ante quam vadant, et nisi solveant eis non compel
lantur ire. »
8. À en juger par les statuts florentins de 1415, le retour de mission, désormais très encadré, prévoyait
une relation écrite, mais pas de discussion orale ; il est toutefois vraisemblable que les ambassadeurs
rentrés chez eux devaient toutefois rendre des comptes oraux à la seigneurie, qui n’apparaissent pas
dans les obligations statutaires : Statuta, cit., p. 711. Assurément, le podestat n ’est plus concerné par
l ’activité diplomatique.
9. A titre d’exemple, citons le cas de Pérouse, seule cité avec Venise à avoir bénéficié d’une étude sur sa
proto-diplomatie : S. A NGELINI, La diplomazia comunale a Perugia nei secoli xiii e XIV, Florence,
1965, p. 29 : les statuts de 1279 interdisent au podestat (comme au capitaine du peuple et aux consuls)
de désigner des ambassadeurs ; seul le conseil spécial élit les ambassadeurs. L’interdiction est confir
mée dans les statuts de 1342 (Ibid., p. 30). Sur Venise, voir D. QUELLER, Early Venetian Legislation on
Ambassadors, Genève, 1966.
10. Statuti del podestà, cit., p. 58 ; il est significatif qu’à partir de 1352, une provision définissait une
réorientation singulière des ambassadeurs : ils devaient prêter serment non plus au podestat mais à
l ’exécuteur de justice (sur ce point, voir l’article fondamental de R. FUBIN I, « Classe dirigente e eserci
zio dalla diplomazia nella Firenze quattrocentesca », dans I Ceti dirigenti nella Toscana del
Quattrocento, Florence, 1987, p. 117-189, ici p. 138-139 ; sur l ’importance de cet article, voir Ies
remarques de P. M ARGAROLI, « Diplomazia e classi dirigenti toscane nel Quattrocento », dans Nuova
rivista sto ric a ,l\, 1987, p. 395-399). La substitution de l’exécuteur de justice au podestat est un signe
clair de la marche à la souveraineté et à un exercice de la diplomatie qui ne serait plus subordonné à
une institution supra-communale, comme l’était le podestat. Ultérieurement, l ’exécuteur de justice
devient lui-même une figure obsolète face aux seigneurs (Ibid., p. 148).
11. Il faut remarquer que la « littérature podestatale » - ainsi nomme-t-on ces traités d ’ars arengandi ou
condonandi du xm e siècle italien, qui définissaient les techniques oratoires nécessaires au bon exer
cice du pouvoir par le podestat - , n’hésitait pas à confier à ce dernier un rôle décisif dans la gestion de
la diplomatie : qu’il s’agisse de la rédaction des lettres pour l ’étranger, ou de la réception des ambassa
deurs. L’un des plus célèbres, VOculus pastoralis, donne même l ’exemple d’un discours de réception
par un podestat, dont nous reproduisons ci-après un extrait : Oculus pastoralis pascens officia et conti
nens radium duldbus pomis suis, D. FRANCESCHI, éd., dans Memorie dell’Academia delle scienze di
Torino, s. 4, 11, 1966, p. 28 : « alius ambasiator : Quamvis mens, sociata plurititate verborum, sit
consueta recusare posteriorum affatus, sicut ait sapientissimus Salomon dicens : ‘Mens sociata fastidit
favum melis’, de urbanitate vestra secure confissus vos suppliciter deprecari non desino, quod intuitu
gratie vestre mihi quietam audientiam prebeatis ; nec sit intentionis vestre, quod ego surexerim corree-
D E L ’IMPORTANNCE D ’ÊTRE HORS NORME 417
des élus en fonction de leur statut social, avec une typologie sociale très « floren
tine » : le chevalier et le juge reçoivent cinq livres, le popularis ou le magnas non
miles trois livres et dix sous12. Ces prescriptions, mises à jour, se retrouvent dans
les importants statuts de 1415 à l’époque de Rinaldo degli Albizzi, où, avec un
luxe de précautions, on veille à limiter l’activité diplomatique et à en assurer
formellement la rotation. Il est évident que l’essentiel de la procédure diploma
tique n ’apparaît pas ici, pas plus que dans aucun statut urbain. Même Venise ou
Pérouse qui ont très tôt défini des critères d’exercice de la diplomatie en exigeant
les comptes rendus écrits d’ambassade dès les années 1260 ne précisent pas le
détail des activités diplomatiques, en particulier la façon de se comporter devant
les puissances invitantes. En réalité, la fonction de représentation est très mal
documentée dans les statuts, sources insuffisantes pour mesurer les échanges avec
l’extérieur. Les mandats confiés aux missi étaient souvent chichement mesurés, à
l’instar de cette lettre du pape au conseil général de Pérouse en 1260 demandant
que l’on lui envoie enfin, dans les circonstances graves de la lutte contre Manfred,
des ambassadeurs dignes de négocier13. Demande à laquelle le conseil répond par
un rappel de ses envoyés et une fin de non-recevoir. Il n’est pas question de
déléguer pour signer une alliance.
turns que dicta sunt vobis in tanta perfectione narrandi per dominum N. prudentissimum virum, nobili
tate et omni virtute decorum. Sed assurexi pocius secuturus eundem, et presertim in vestigiis laudum
quas veraciter protulit de domino N. potestate vestra et de hac magnifica civitate, quas testificor et
assero firmiter esse veras ; et sic breviter me exonero a comendationibus suis, quia non sum suficiens
ad easdem. Surexi insuper preterea, quoniam, si centum essent ambaxatores ad avos de illa nostra
venturi, placeret remanentibus domi, quod quique protestarentur in populo dulcibus eloquiis et facun
dis quantus amor quantaque devocio inter utramquem civitatem sine ullo scrupulo vigere dignoscitur
et viguit ab antiquo. Opportuit insuper surgere ex mandato, quo tenemur astricti comendare vobis in
publico personam domini N. future potestatis et exorare quam plurimum, ut taliter vos portetis circa
honores ipsius et prosperos nostros eventus, subportantes eum et reverentes in obsequiis mandatorum
ipsius ; et ipse vobis se talem exibeat in omnibus, qui iminent peragenda pro officio sui regiminis,
quod ipsis vobis pariter laudes acrescant et commoda, et utraque civitas per opera hinc inde congesta
firmitatis robore cuncta tenerentur ad idem velle et idem nolle, quod demum est summa amicicia que
non potest ulla tranversatione convelli, et fiat utrique unum in omni genere coniungendi amoris,
honoris et grafie sempiterne. » Pour des exemples plus détaillés de la rhétorique d’ambassade, voir
infra. Sur cette littérature, voir E. ARTIFONI, « L’éloquence politique dans les cités communales (xme
siècle) », dans I. H e u l l a n t - D o n a t éd., Cultures italiennes (Xlle-XVe siècles), Paris, 2000, p. 268-296,
et P. C a m m a r o s a n o , « L’éloquence laïque dans l’Italie communale (fin du xne-xrvc siècle) », dans
BEC, 158,2000, p. 431-442.
12. Ibid., p. 56 : « Et quod ambaxiatores qui ibunt ad dominum Papam vel ad dominum regem vel ad
dominum imperatorem vel ad eius vicarium habeat quilibet eorum, cum quatuor equis vel pluribus,
libras quinque f.p., si fuerit miles vel iudex, si popularis honorabilis vel magnas non miles vel iudex
cum tribus equis, libras tres et solidos decem f . p. »
13. S. ANGELINI, La diplomazìa comunale, cit. : « Ambaxiatores debeant audire et intelligere que D. Pape
eis dicere placuerit et nullam aliam habeant potestate nisi in audiendo et intelligendo, et super hiis que
audiverint sapienter excusent comune Perusiì, et postea ipsimet reddire debeant domum et dictam
ambaxiatam enarrare. »
418 Pa t r i c k G i o ì
Si, avec une belle unanimité de façade, les statuts urbains s’efforcent, d’une
part, d’imposer l’obligation de partir en ambassade pour ceux qui ont été désignés
ou élus à cette fin (l’acceptation se faisant, semble-t-il, à contrecœur à en juger
par la réitération des menaces d’amende ou de privation des responsabilités
civiques pour tous ceux qui refuseraient de s’acquitter de cette charge dans les
délais prévus) et, d’autre part, d’éviter une spécialisation d’un noyau de citoyens
dans la représentation extérieure, la réalité qui se dégage est plus nuancée que
celle des statuts. En premier lieu, le temps passant, les contraintes institutionnel
les mises à l’interdiction d’une spécialisation dans les activités diplomatiques se
relâchent. Bien sûr, l ’inquiétude ne disparaît pas et les statuts florentins de 1415
prévoient même que les ambassadeurs envoyés auprès du pape, d’un roi ou de
l’empereur doivent s’engager à refuser toute faveur personnelle, mais il n’y a plus
dans cette révision statutaire de 1415, comme dans les statuts du podestat de
1325, l’obligation de s’acquitter préalablement d’une caution de trois mille
livres14. Si toutes les cités républicaines cherchent formellement à prévenir
l’émergence d’un corps diplomatique spécialisé, à travers des interdictions préci
ses (impossibilité de partir plus d’une fois par an en ambassade ; impossibilité de
participer à la fois à des charges électives locales et à une mission d’ambassade,
etc.), en réalité des accommodements sont toujours possibles, que les statuts
tardifs prévoient explicitement, alors que les nonnes statutaires des xm e et
XIVe siècles étaient plus silencieuses à ce sujet : ainsi dans les statuts florentins de
1415, malgré le devetum qui interdit à tout citoyen d’avoir plusieurs missions
diplomatiques durant un laps de deux ans, il est précisé dans les rubriques consa
crées aux ambassades que les prieurs peuvent décider d’envoyer de nouveau un
citoyen parti depuis peu, à condition d’avoir l ’assentiment d’une majorité (trente-
deux fèves noires) des seigneurs (à savoir prieurs des arts, gonfalonnier de justice,
gonfalonniers des sociétés du peuple, et collège des Douze)15. Cette disposition
n’était pas prévue dans les statuts de 1322-132516 qui s’en tenaient à une stricte
orthodoxie institutionnelle. Il faut également rappeler que les missions d’ambas
sade demeurent toujours extérieures à la question des offices, tant intrinsèques
qu’extrinsèques : à ce titre, il n’est jamais fait mention d’interdiction particulière
de cumul puisque l’ambassadeur n’est pas un officier, au regard des statuts17. Les
14. Statuto del podestà, cit., p. 50 : voir R. F ubini, « Classe dirigente », cit. ; voir aussi infra n. 39.
15. Statuta populi et communis Florentiae... anno salutatis MCCCCXV, Fribourg-en-Brisgau (mais
Florence), 1778, n , 2, livre IV, tract. I, rub. 223, p. 710, « De deveto ambaxiatorum ».
16. Statuto del podestà, cit., p. 58 : « Et nullus possit compelli in aliquam ambaxieriam ultra quam semel
sex mensibus ire, nec compelli ire in ambaxiariam ubi esset dubium persone certa ratione et evidenti. »
17. La question des divers deveta d ’office est traitée dans le tractatus I du livre V (= vol. Il, 2) des Statuta,
cit., p. 780-790.
De l ’m p o r t a n n c e d ’ê t r e h o r s n o r m e 419
18. Sur l’importance des années postérieures à la révolte des Ciompi dans la question de la représentation
à l ’étranger, outre R. F ubini, « Classe dirigente », cit., voir R. TREXLER, Public Life in Renaissance
Florence, Princeton2, 1991, p. 299 sq., qui a divisé l’histoire des structures diplomatiques florentines
en quatre périodes et assigne à la troisième l ’intervalle courant de 1390 à 1470, pendant laquelle
les réceptions des ambassadeurs étrangers se font le plus fastueuses possible, sous la houlette de la
confrérie des Rois Mages, grands ordonnateurs des liturgies publiques.
19. R. Fubini , « La “résidentialité” de l ’ambassadeur dans le mythe et dans la réalité : une enquête sur
les origines », dans L. BÉLY, I. ROCHEFORT éd., L ’Invention de la diplomatie. Moyen Âge-Temps
modernes, Paris, 1998, p. 28-35, plus part. p. 32-33.
20. E. R. LABANDE, « L’attitude de Florence durant la première phase du Schisme », dans Genèse et
débuts du grand Schisme d ’Occident, Paris, 1980, p. 483-492, P. PARTNER, « Florence and the Papacy
in the Earlier Fifteenth-Century », dans N. RUBINSTEIN, éd., Florentine Studies. Politics and Society in
Renaissance Florence, Londres, 1968, p. 381-402, et P. GlLLI, Au miroir de l ’humanisme. Les repré
sentations de la France dans la culture savante italienne à la fin du Moyen Âge, Paris, 1997, passim.
21. Voir l ’appendice publié par G. VEDOVATO, Note sul diritto diplomatico della repubblica fiorentina,
Florence, 1946, p. 47-63, qui correspond à l’édition d ’un manuscrit nommé le Codicetto, rédigé en
1535 et regroupant toutes les provisions de la seigneurie depuis 1408 jusqu’en 1529. La plupart de ces
provisions (décisions législatives) tournent autour du contrôle des dépenses d ’ambassade. Un effort
particulier est demandé dans le contrôle des dates de départ et de retour des ambassades. Parmi toutes
ces règles législatives portant surveillance de ces dépenses, celle de 1430 surprend par la précision des
attaques : elle vise la substitution d ’un ambassadeur élu par un membre de sa délégation (que l ’élu
aurait lui-même choisi) et qu’il rétribuerait moins que ce qu’il convenait, empochant de fait la diffé
rence. En conséquence, la représentation florentine se trouvait réduite et contrainte à la parsimonie au
grand dam de la République ainsi flétrie (Ibid., p. 49-50 : « Deinde ut maius salarium [ambaxiator
electus] haberet eligebatur alius de sua comitiva cui nec commissio nec littere credentie dabantur, et
420 Pa t r i c k Gun
nihilominus contra sensum et mentem ordinamentorum salarii, stantiamentum tam pro principali
tempore quam suprastallo fiebat, et solvebatur eidem. Et quod, ex hoc factum est, quod nonnulli lucri
cupiditate adducti eligi et mieti appetunt et importune querunt, et cum revocantur tardius redeunt. Et
quod ferendum est quidem et supra lucrentur, non vivunt quem ad modum pro honore Comunis decet,
sed tanta parsimonia, ut non sine nota civitatis et sua transeat »). Document intéressant qui est en
quelque sorte un indicateur de l’importance que la République accordait à la dignité de ses représentants.
22. Les consulte e pratiche, ces réunions de citoyens éminents de Florence convoqués pour donner leur
avis sur les questions essentielles de la vie politique locale, laissent apparaître un courant d’opinions,
jamais démenti au cours du XIVe siècle, de fermeture de la cité aux relations internationales que
certains voudraient réduire aux relations avec les cités voisines : cf. G. BRUCKER, Florentine Politics
and Society 1343-1378, Princeton, 1962, p. 242-243, qui évoque une loi passée en 1369 interdisant à
Florence de signer une alliance avec des États plus puissants que la commune. Bien sûr, cette loi ne fut
pas suivie d’effet, mais elle révèle clairement les divergences de vue et d’intérêt au sein des citoyens
florentins. L’activisme diplomatique guelfe de la cité toscane était loin de faire l ’unanimité parmi les
citoyens, ne serait-ce qu’en raison du coût de maintien et d’entretien d’un réseau diplomatique. Au
demeurant, G. Brucker rappelle que cette tentation isolationniste n ’allait pas résister à la conjoncture
internationale et italienne des années 1370 et au-delà.
23. Ricordi di Gino di Neri Capponi, dans M. A. MURATORI éd., RIS, XVIII, Milan, 1732, p. 150 : « Chi
vuole grande stato dentro della città, non vada troppo fuori, se non fosse già in gran fatto. » Sur les
sentiments de Gino CAPPONI, voir G. BRUCKER, Dal comune alla signoria. La vita pubblica a Firenze
nel primo Rinascimento, Bologne, 1981 (lre éd., Princeton, 1977), p. 336-337.
24. Voir son intervention dans une Consulta de l’été 1414, où il accuse certains citoyens d’avoir promu
une paix avec le roi Ladislas en usurpant l ’autorité de la seigneurie et au moyen de tractations hors du
palais (G. BRUCKER, Dal comune alla signoria, e it, p. 341).
25. À titre d ’exemple, relevons cette Instructio agendorum per Johannem Gallinam, secretarium, en vue
d ’un traité de paix avec Florence en 1390, donnée par la chancellerie des Visconti et détaillant les cha
pitres à suivre et se terminant de la sorte : « et ita ipse Johannes Franciscas concludat. Sin autem,
idem Johannes F. habet in manditis non manere sub praticis aliis, nec in verbis ; sed discedere statim
et continuare iter suum versus Romam, et ita discedat sine aliqua exceptione » (Commissioni di
Rinaldi degli Albizzi per il Comune di Firenze dal MCCCICIX al MCCCCXXXIII, C . GUA STI, éd.,
Florence, 1869, H, p. 415). En revanche, R. FUBIN I, « Classe dirigente », cit., p. 135, n. 67, aperçoit un
usage discriminant des termes chez le chancelier Salutati ; mais il n’est pas certain que l’on trouverait
toujours une réelle cohérence dans la terminologie, tant sont fluides et incertaines les différences statu
taires entre Vorator, le nuntius, voire le procurator (cf. supra n. 2).
DE l ’im p o r t a n n c e d ’ê t r e h o r s n o r m e 421
Toutefois, durant le XVe siècle, on assiste à des mutations qui sans toujours
avoir une totale transcription dans le registre juridique ne laissent aucun doute
quant à la modification du statut d’ambassadeur dans l’esprit des dirigeants et des
lettrés qui en rendent compte.
Pour Florence, la question a été magistralement traitée par Riccardo Fubini
qui détaille les glissements institutionnels qui, dès la fin du XIVe siècle, aboutis
sent à la création d’une dignité suréminente de l’ambassadeur : à partir de 1384,
enregistrement systématique des informazioni auprès de la chancellerie, c’est-à-
dire du représentant de l’exécutif, allongement statutaire des missions auprès de
souverains et du pape, restriction du nombre de familles habilitées de facto à
accomplir ces missions à l’étranger, priorité des missions d’ambassade par
rapport aux élections à des magistratures de l’État florentin26. Il faudrait ajouter
aussi, à une époque plus tardive, essentiellement sous Laurent le Magnifique, le
développement d’une diplomatie secrète qui échappe au contrôle des instances
communales et se trouve totalement dans la main du prince27. Ce mouvement
d’ennoblissement de l ’activité diplomatique coextensif à l ’émergence d’une
classe de gouvernement de plus en plus réduite qui a besoin d’un mode de repré
sentation particulier et prestigieux à l’extérieur n’est pas l ’apanage de la seule
Florence « albizzesque » ou médicéenne ; en réalité, le mouvement est général
dans les grandes cités italiennes28, et la papauté ne fait pas exception puisque, à
côté des légats de latere nommés en consistoire, les papes du XVe siècle utilisent
des légats qu’ils désignent directement en marge de la curie, mais en les dotant
d’une grande capacité d’action et d’une dignité égale à celle des légats de latere ;
26. R. F ubini, « Classe dirigente », cit., p. 145-151 ; quant à la réduction du nombre de familles, R. Fubini
estime qu’entre 1436 et 1460, neuf groupes familiaux se partagent près de 50 % des missions (Ibid.,
p. 154). Voir aussi R. FUBIN I, « Diplomacy and Government in the Italian City-State of the Fifteenth-
Century (Florence and Venice) », dans D. FRIG O , éd., Politics and Diplomacy in Early Modem Italy.
The Structure o f Diplomatic Practice, 1450-1800, Cambridge, 2000, p. 25-48, spécialement p. 42-46
pour le détail des évolutions de carrière qui placent les missions diplomatiques comme un moment
essentiel du cursus honorum des citoyens éminents de la ville.
27. Pour l ’époque laurentienne, voir L. BOENINGER, « Lorenzo dei Medici e gli ambasciatori (Medici
avanti principato) », dans 1. COTTA, F. K LEIN , éd., Atti del convegno di studi I Medici in rete, Firenze,
18-19 settembre 2000, où l ’auteur rappelle le nombre élevé de disparitions volontaires de documents
diplomatiques sous Laurent le Magnifique, en raison précisément de sa diplomatie secrète confiée à
des hommes de confiance : article partiellement disponible en ligne (http://www.archiviodistato.firenze.it/
atü_map/boeningeriitm) ; pour une synthèse sur les travaux relatifs à la diplomatie tardo-médiévale, et
les problèmes soulevés par l’édition des dépêches diplomatiques, S. BERTELLI, « Diplomazia italiana
quattrocentesca », dans Archivio storico italiano, 2001,797-828.
28. Pour Milan, outre l’article cité supra n. 4 de G. SOLDI RONDININI, voir pour l’époque de François
Sforza, F. LEVEROTTI, Diplomazia e governo dello stato. I ‘famigli cavalcanti’ di Francesco Sforza
(1450-1466), Pise, 1992 ; l’affinement de la dignité des ambassades est perceptible également grâce à
la mise en place d’un protocole très strict à la cour ducale : voir A. M a s p e s , « Prammatica pel ricevi
mento degli ambasciatori inviati alla corte di Galeazzo Maria Sforza, duca di Milano (1468,10 dicem
bre) », dans Archivio storico lombardo, VII, 1890, p. 146-151.
422 Pa t r i c k G i l l i
ces légats entretiennent une correspondance qui ne passe pas par la chancellerie
mais par la Chambre secrète, tenue par des familiers du pape qui rédigent toutes
les informations diplomatiques délicates29.
En réalité, la sélection des ambassadeurs obéissait clairement à des choix poli
tiques internes à la classe dirigeante mais, ce qu’il faut remarquer, c ’est la perma
nence d’un critère de qualification intellectuelle, critère requis depuis les premiers
traités d 'ars o ra to ria ou d’a ri co n d o n a n d i d’époque communale. On trouve, en
effet, dès le xme siècle, en Italie, la revendication d’une maîtrise des techniques
oratoires pour accomplir des missions d’ambassade. Le L iber d e regim ine civita
tum du juge Jean de Viterbe (c.1260) contient un chapitre intitulé « D e am baxia-
toribus eligen dis » qui rappelle les conditions nécessaires à un bon ambassadeur :
être sage et prudent, habile en éloquence, et être réputé tel par l’ensemble des
citoyens30. Si cette dernière clause est précisément devenue obsolète en raison de
l’évolution institutionnelle précédemment décrite de sélection des ambassadeurs
dans les familles du R eggim ento - pour employer la formule florentine - , nous
allons voir que l’exigence rhétorique survit dans des conditions particulières. Plus
étonnant encore, Albertano da Brescia, juge et célèbre figure intellectuelle du
xmesiècle, a rédigé en 1245 un L ib e r de do ctrin a tacen di e t d icen d i, livre impor
tant sur la morale de la parole31. L’ouvrage, rédigé selon le modèle des circum s
ta n d e (qui parle, à qui, comment, pourquoi, quand ?) consacre un chapitre aux
ambassadeurs, dans le dernier moment de sa démonstration : le tem pus dicendi.
L’auteur dénombre sept étapes dans le discours normalisé d’un ambassadeur pour
parvenir à convaincre l’auditoire (avec cet arrière-plan caractéristique de la
culture communale, à savoir que la vertu de l’éloquence peut entraîner la réussite
de la mission diplomatique32) : la salutation, l’éloge du destinataire de l’ambas
29. G.-L. LESAGE, « La titulature des envoyés pontificaux sous Pie H », dans Mélanges d ’archéologie et
d'histoire. École française de Rome, 58,1941-1946, p. 206-247. Voir en particulier la lettre de Pie II à
Francesco Copini, évêque de Temi, légat en Angleterre (sans titre a latere), en date du 9 octobre 1460,
qui notifie l’extension des privilèges dont cet homme de confiance du pape (avant sa disgrâce) pouvait
se prévaloir en raison de son savoir-faire dans les ardua negocia : « Exigunt rerum magnarum cura
quibus presides necnon tuorum excellentia meritorum quam in arduis Romane ecclesie negociis multi
pliciter experimur, ut personam tuam nobis et apostolice sedis devotam, condignis honoribus atollamus.
Hinc est quod nos tibi earum necnon tuorum meritorum consideratione, infra limites tue legationis,
crucem, more legatorum de latere, ante te deferre facere valeas, constitutionibus et ordinationibus cete-
risque privilegiis et induitis apostolicis quibuscumque locis personis aut dignitatibus sub quacumque
verborum forma hactenus per nos aut precedessores nostros concessos quibus omnibus, quoad effectum
presentium specialiter derogamus et intendemus derogare. »
30. JOHANNIS VITERBENSIS, Liber de regimine civitatum, G. SALVEMINI, éd., dans Bibliotheca iuridica
medii aevi, m , Bologne, 1901, p. 261-262.
31. Voir C. CASAGRANDE, S. Vecchio , Les Péchés de la langue. Discipline et éthique de la parole dans la
culture médiévale, Paris, 1991 ( l re éd., 1987), p. 81-85.
32. Vertu de l’éloquence qui distinguait les ambassadeurs italiens du Moyen Âge, surprenant les souve
rains d’outre-Alpes par leur goût immodéré de la parole : voir les fameuses remarques d’Otton de
Freising sur le mos italicus (Ottonis episcopi Frisingensis et Rahewini, Gesta Frederici seu rectius
De l ’im p o r t a n n c e d ’ê t r e h o r s n o r m e 423
cronica, F.-J. SCHM ALE, éd., Darmstadt, 1965, H, 32) et celles de Salimbene de Adam rapportant que
Frédéric II imitait le verbiage des ambassadeurs de Crémone (Salimbene DE Adam , Cronica, éd.
G. SCALIA, Baris, 1966,1, p. 515). Ces deux exemples sont cités par E. Artifoni, « L’éloquence poli
tique », cit.,p. 273.
33. ALBERTANO DA BRESCIA, Liber de doctrina dicendi et tacendi. La Parola del cittadino nell'Italia del
Duecento, P. N a VONA, éd., Tavamuze, 1998, p. 40 : « Si autem de concionando et ambaxiatis facien
dis, studeas primo loco et tempore salutationem dicere, secundo vero commendationem, tam illorum
ad quos ambaxatam dirigitur quam sociorum tecum ambaxatam portatium ; tertio ambaxatam sive
narrationem eius quod tibi impositum fuerit ; quarto vero exhortationem, dicendo suasoria verba ad
consequendum id quod postulatur ; quinto modi positionem, allegando modum, quo modo id quod pos
tulatur fieri valeat ; sexto exempli positionem, inducendo exempla de rebus in similibus negotiis factis
et observatis ; septimo denique assignabis sufficientem rationem ad omnia predicta. »
34. Ibid. : « Et hoc facies ad exemplum Gabrielis archangeli, qui cum missus esset a Deo ad beatam virgi
nem Mariam, primo posuit salutationem dicens : “Ave Maria" ; secundo commendationem dicens :
“Gratia plena, Dominus tecum. Benedicta tu" et cetera ; tertio confortationem sive exhortationem,
dicendo : “ne timeas Maria" et cetera, quam exhortationem proposuit archangelus denuntiationi, ideo
quia beata maria turbata fuerat in salutatione archangeli ; quarto vero posuit annunciationem, dicens :
“Ecce concipies et paries filium ” et cetera; quinto posuit modi expressionem cum dixit : “Spiritus
sanctus superveniet in te et virtus Altissimi obumbrabit tibi” et cetera ; sexto posuit exemplum, cum
dixit : “Nam et Elisabeth, cognata tua, patriet filium in senectute sua”, et cetera ; septimo assignavit
sufficientem rationem ad predicta, cum dixit quia “non erit impossibile apud Deum omne verbum". »
424 Pa t r i c k G i l l i
35. Sur l’activité de Naldo Naldi, voir J. HANKINS, Plato in Italian Renaissance, Leyde, 1990, ad indicem.
36. VESPASIANO da Bisticci, Comentario della vita di messer Giannozzo Manetti composta da
Vespasiano e mandata a Bernardo del Nero, dans IDEM, Vite di uomini illustri, éd. L. FRATI, Bologne,
1893, Il (collezione di opere inedite o rare dei primi tre secoli della lingua), p. 81-201.
De l ’m p o r t a n n c e d ’ê t r e h o r s n o r m e 42 5
Une des premières ambassades dont Manetti ait pris la direction fut celle envoyée
à Naples pour le mariage de Ferrant, fils du roi Alphonse de Naples en 144537.
Lors de cette mission, un incident diplomatique survint : durant l’office, alors que
Alphonse avait convié tous les ambassadeurs à y assister, les ambassadeurs génois
prennent place à côté du roi, devant la délégation florentine, ce qui provoqua une
colère froide de Manetti qui quitte l'église ; le roi s’enquiert de la raison de ce
départ, et Manetti lui rétorque qu’il est indigne pour un représentant d’une grande
république de passer après des représentants d’un État subordonné, premier témoi
gnage du sens de l’État du héros, sens d’autant plus admirable que, pour se faire
pardonner, Alphonse aurait promis à Giannozzo un titre chevaleresque, ce que
l’humaniste récuse car, comme le dit son biographe, il se méfiait des siens au plus
haut point38. Les tensions au sein de l’ambassade, reflet des tensions au sein de
l’oligarchie médicéenne, affleurent. Mais le discours se fait plus précis par la
suite. Giannozzo est envoyé en mission à Rome en 1445 pour porter les félici
tations de Florence à Nicolas V, qui vient de succéder à Eugène IV. Déjà, un débat
virulent a opposé plusieurs personnes : certains opposants rappelant que Manetti
ne pouvait participer à cette mission, car les statuts le lui interdisaient : il était
37. Sur le mariage de Ferrant et les grandes manœuvres diplomatiques auxquelles il donna lieu, voir les
dépêches des ambassadeurs milanais à Naples : Dispacci sforzeschi cia Napoli, I, M. DEL Treppo , éd.,
Naples, 1997, p. 234,294.
38. Iannotii Manetti Vita, a Naldo Naldio Florentino scripta, dans MURATORI éd., RIS, XX, Milan, 1731
(désormais NALDO NALDI, Vita), col. 551 : « Ad quod quidem honestandum quum de more sit, ut ipse
rex per urbem proficiscatur, supra Christi Corpus umbellam suis manibus laturus, omnes invitavit et
legatos et principes, ut se ipsum ad hoc divinum ministerium comitarentur. Jannotius igitur, ut tam lau
dabili pareret consuetudini, quamprimum se ad regem contulit, qui iam consedebat cum oratoribus
ceteris, inter quos Januensium legatos in confessu regio quum ante se positos conspicaretur, aequo
non passus est animo, tam insignem notam suae reipublicae iniuri, sed tacitus discessit, [le roi s ’aper
çoit de son absence et le fait chercher par ses proches] Ad haec illis Jannotius respondens, negavit se
commissurum, ut Florentina respublica esset de primo cum Januensibus loco disputatura, neque sibi
ius aut aequum videri affirmavit, ut quos ille subditos haberet, hos Florentinis in libertatem constitutis
in honore praeferret. Itaque non prius domo censuit abeundum, quum intellexit ex pluribus datum esse
locum sibi atque socio, qui dignitati eorum convenire videtur. His igitur de causis commotus rex
Alphonsus de honore equestri huic demandando cogitavit. Sed ut erat Jannotius summa vir prudentia,
summeque pertimescens a suis, non est assensus regi. » Le récit latin, sur cette polémique au sujet de
la préséance, reprend, en le condensant, le texte de Vespasiano (Vespasiano DA B isticci,
Comentario, cit., p. 112-113). La supposée dépendance de Gênes est la conséquence de la défaite de la
République devant Alphonse en 1442-1443 ; la défaite valut aux Génois de devoir payer chaque année
une vaisselle d’or au roi au titre d’un hommage féodal et formel rendu au vainqueur (voir A. Ryder ,
Alfonso the Magnanimous. King o f Aragon, Naples and Sicily, 1396-1458, Oxford, 1990, p. 262).
Quant à la crainte de Manetti envers le titre nobiliaire proposé par Alphonse, elle renvoie à l ’interdic
tion faite aux ambassadeurs florentins, dans les statuts de 1415, de recevoir toute sorte de cadeaux de
la puissance accueillante : Statuta populi et communis Florentiae, cit., p. 713 : « Et nullus ambaxiator,
qui mitteretur, et iret ex parte communis Florentiae ad Summum pontificem, vel eius legatum, vel
dominum imperatorem, vel regem aliquem, possit, vel debeat impetrare aliquod officium, beneficium,
privilegium, dignitatem, litteras seu gratiam per se [...]» .
426 Pa t r i c k G i l l i
39. L’interdiction de cumul d’un office extrinsèque, comme le capitanat de la ville de Pistoia qu’occupait
Manetti, et d’une mission d’ambassade n ’apparaît pas formellement dans les statuts de 1415 ; elle est
exprimée, en revanche, dans une provision du 6 mars 1449 (n. s.) : voir VEDOVATO, Note sul diritto,
cit., p. 58 sq. Mais, comme le remarque R. FUBINI, elle est fréquemment contournée : « Classe
dirigente », cit., p. 156, n.127.
40. NALDO N a l d i , Vita : « Quae summa sunt, non nisi summi facient, et qui ad summam rerum sapien
tiam pervenire. Cuius generis cuius Jannotius noster inter primos reponendus existimetur, quod
semper domi atque foris reipublicae suae maxime profuerit, iterum atque iterum ii monendi videntur,
sive sint reges, sive optimates, sivi populi etiam, qui rerum potiuntur, quum de mittendis legatis delibe
raturi cogitabunt, ut eos eligant in oratores futuros, qui tanto muneri convenire videbuntur, ne quid
postea ex his, quae habere debent, qui legati mittuntur, sint desideraturi ; neve quum saepe multa ceci
derint disputanda cum hiis, apud quos inorabuntur, prudentibus viris, interrogati ab aliquo de impro
viso haesitent et tamquam ignari, quid respondendum sit ad singula, saepissime quidem inter
oscitantes opprimantur. Quum igitur Jannotius ad id doctrinae pervenisset, ut facile princeps inter lite
ratos haberetur, procul dubio eveniat, ut a suis civibus saepe propter urgentem necessitatem legatus
mitteretur, quod experirentur in his quae ad rem publicam pertinerent, ab illi nihil unquam nisi feliciter
tentation fuisse. » Rappelons qu’ultérieurement, en 1455, Les Otto di Guardia, magistrature plénipo
tentiaire, s’étaient vu confier par la seigneurie le droit de déroger au devetum dans des affaires interna
tionales de grande importance, afin de nommer les personnes qui leur sembleraient les mieux à même
d’accomplir les missions diplomatiques sensibles à Venise ou ailleurs (R. FUBINI, « Classe dirigente »,
cit., p. 164-167, et IDEM, « Diplomacy », cit., p. 39-40). D’une certaine façon, Manetti mettait en
œuvre des principes nouveaux dans le fonctionnement institutionnels, principes à l’époque encore
illégitimes, mais qui n ’allaient pas tarder à s’imposer.
41. L’idée d’une valeur particulière de la compétence oratoire en matière de diplomatie est affirmée, par
exemple, dans un discours anonyme prononcé par un étudiant non florentin dans la cathédrale floren
tine : « Di quanto ornamento, di quanta exciellentia, di quanta gloria, di quanta utilità giudichate voi
essere laflulminate eloquentia alla replublicha pur, prestantissimi cittadini, quando uno vostro fioren
tino per ambassciadore ad alchuna potentissima città, ad clarissimi principi overo al ‘nperadore
s'ingegna per tal modo la commessione narrare che colla elegantia del dire legìermente corresponde
all’amplitudine della sua felicissima città » ; la date du discours est incertaine, mais doit se situer vers
le milieu du XVe siècle : texte dans J. DAVIES, Florence and its University during the Early
Renaissance, Leyde, 1998, p. 200-205, ici p. 204 ; dans ce passage, la convergence entre l ’éloge de
l ’éloquence et la qualification politique du personnel diplomatique n ’est pas explicitement évoquée.
L’auteur s’en tient à une tradition somme toute topique d’exaltation du citoyen orateur, porteur des
intérêts de sa cité.
De l ’m p o r t a n n c e d ’ê t r e h o r s n o r m e 42 7
salle du Perroquet, alors que les Florentins devaient se contenter d’une audience
privée dans la chambre du pape ; mais Nicolas V décide de renverser la tradition
et d’écouter en public les Florentins. La nouvelle surprend et émeut le chef de la
délégation, qui s’interroge sur sa capacité à assumer une telle charge42. Toute la
curie et tous les délégués européens sont présents et vivent dans l’attente de cette
oratio qui, bien sûr, est un triomphe qui laisse pantois l’auditoire43. Triomphe
moins d’un homme que d’une République, dit en substance le biographe : toutes
ses paroles étaient comme portées par un héraut qui relatait la gloire de sa cité44.
Triomphe où la rhétorique s’unit à la politique : en effet, le pape décide que désor
mais les Florentins seront reçus à l’égal des ambassadeurs des grands souverains.
Venise, rivale et modèle des Florentins, veut à tout prix se procurer le texte du
discours et demande à ses ambassadeurs d’agir en ce sens. Et Naldo Naldi insiste
pesamment sur cette dignité acquise à parité avec celle des États souverains
42. NALDO Naldi, Vita : « Ingredientibus (sc. oratoribus) illis obviam ierunt quicumque ad XJrbem ex
diversis orbis terrae partibus confluxerant, pontifici summo vetus consuetudines fuit, ut reges et impe
ratores publice in locoque publico audiret. Florentinos autem, ceteros generis eiusdem privatim atque
in illo cubiculo audiret, in quo psittacus avis admodum industria, humanaeque vocis imitatrix, cavea
quondam detinetur ornatissima. Hinc rumor exierat legatos florentinorumprivatim audiendos. Jamque
Jannotio declaratum fuerat, quo in loco esset orationem habitaturus. Paraveratque iam ille se ad pri
vatam dicendi rationem ad id, quod jam saepe meditatus est. Quum pontifex mutato consilio, mutata
iam vetere consuetudine decrevit, quo magis eos honestaret, quos unice diligeret, ut Florentini publice
ab eo audirentur. Qua percepta et cognita summi pontificis voluntate Jannotius, cui a suis orandi cura
demandata fuerat, non potuit non vehementer commoveri ; itaque cum signa quaedam subiti palloris
prae se ferret, rogatus a suis, quare ita mutaretur, respondit, eventum orationis se varium pertimes
cere, sed in orbis terrae concilio, unde multi seipsos praestantes ingenio viri Romam contulissent,
audientibus cunctis orationem esset habiturus, periculumque subiturus etiam gravissimum, ne labores
annorum quadraginta, quos consumisset in studiis litterarum, minima quaedam offentione, atque uno
tempore brevissimo momento funditus deperirent. » (coi. 558).
43. Sur la singularité de l ’éloquence de Giannozzo Manetti, voir l’article de R. M. DESSI, « La giustizia in
alcune forme di comunicazione medievale. Intorno ai protesti di giustizia di Giannozzo Manetti e alle
prediche di Bernardino di Siena », dans G. A UZZA S, G. Baefetti et C. Delcorno éd., Letteratura in
forma di sermone. I rapporti tra predicazione e letteratura nei secoli X1II-XV1, Florence, 2003,
p. 201-232, spécialement p. 210-214. Je remercie l’auteur de m ’avoir fourni un tiré à part de son très
stimulant article.
44. NALDO Naldi, Vita : « tantus amor incesserat non proprii iam consequendi nominis aut gloriae (cui
satis abunde fecisse videbatur), sed iam honestandae patriae, quod quicquid in dicendo praeconii
assequeretur, ad Florentinae civitatis laudem redundaret ». Sur le contexte délicat de l’ambassade,
voir R. Fubini, « Classe dirigente », cit., p. 175 : le soutien inconditionnel de Corne à Sforza, et la
conséquente rupture d’alliance avec Venise, la papauté, et Alphonse d’Aragon, à partir de 1444-1445,
allaient créer des tensions extrêmes dans le groupe dirigeant médicéen, aboutissant à la marginali
sation de ceux qui refusaient un tel retournement des traditions, à savoir Neri Capponi, Giannozzo
Manetti. L’ambassade de ce dernier à Rome en 1445 fut particulièrement sensible et le succès obtenu
n ’était nullement garanti au départ, tant « la commessione che ebbe da Firenze era di cose moleste e
al papa e al collegio de ’cardinali per la nìmicizia che avevano con quegli del governo ». Voir pour les
détails des missions de 1445 auprès d ’Alphonse, puis d’Eugène IV, VESPASIANO DA BISTICCI, cit.,
p. 111-115 où sont clairement exprimées les réticences de l ’ambassadeur à suivre les instructions du
régime (citation supra, p. 114).
428 Pa t r i c k Gnu
45. NALDO Naldi, Vita : « Egredientibus autem a curia legatis Florentinorum, multi optimum orationis
eventum vehementer gratulabantur. Simul etiam dicebant futurum, ut posteritas hanc minuere laudem
diuturnitas temporis, quae tanto cumulatior existimaretur fuisse, quanto maior Jannotii oratio visa
est ; ut pontifex maximus sequentibus temporibus legatos nostros pariter ac regum legatos in audiendo
dignaretur ; et ab hoc consuetudo manaret, ut qui Romam ex urbe Florentina pontifici nuper creato
gratulari proficiscerentur, non aliter quam si a regibus et ab imperatoribus missis essent, publique
quidem atque in maximo plurimorum hominum concursu a pontificibus summis audiantur. » Dans son
récit très détaillé, Vespasiano da Bisticci avait écrit que cet honneur était réservé aux ambassadeurs des
rois et de l ’empereur ; mais il n’avait pas précisé que le pape en avait fait un privilège définitif
des Florentins. La narration laisse à penser qu’il s’agit d’un honneur particulier fait à Manetti par
Nicolas v (Vespasiano, cit., p. 118-123).
46. Ibidem : « Nam si unus vir, doctus, sapiens, tot commoda in patria totque ornamenta congesserit, quot
nec multi homines simul congerere posse videbatur, quae causa est, cur non plura quaeque praemia,
quae multis simul pro cuiusque meritis tribuenda fuissent, in unum optime promeritum conferantur ?
profecto sive qui rempublicam gubernant, sive qui vivunt in regno, tanto debent in honore prestantes
ingenio ac doctrina viros, ut nihil inconsultis illis tentare audeant in administranda republica. Quum
enim soli sint eruditi homines, qui multo ceteris prudentius suae possent consulere patriae, cogi viden
tur reliqui mortales sapientissimis illorum preceptis obtemperare. » (coi. 559). Ce type de considération
sur l ’impérieuse sélection des optimates n’apparaît pas avec la même netteté chez Vespasiano.
D E L ’IMPORTANNCE D ’ÊTRE HORS NORME 429
47. Il serait erroné de croire cependant que Vespasiano ait complètement négligé les ruptures introduites
par Manetti dans le fonctionnement institutionnel d ’une ambassade ou d ’un officium ; à plusieurs repri
ses, dans son récit, le libraire mentionne la nécessité de faire appel à des hommes sages comme
Manetti, même si cela déroge au droit commun (Vespasiano approuve ainsi implicitement la requête
faite par les habitants de Pistoia de conserver six mois de plus Manetti comme capitaine de Pistoia, ce
que ne permettaient pas les statuts : VESPASIANO, cit., p. 114-116). Mais il ne me paraît qu’il y ait chez
Vespasiano la même insistance sur la portée politique de cette rupture que chez Naldo Naldi. Peut-être
est-ce dû au fait que ce dernier réduit et condense la narration très fouillée du libraire et qu’il parvient
ainsi à en saisir l ’essentiel. L’admiration de Vespasiano pour Manetti est pourtant telle qu’il aurait
voulu que ce dernier influençât ses concitoyens, y compris dans les pratiques pédagogiques des
familles florentines : le temps n ’est-il pas venu, afin d’accroître la gloire de la cité, que les pères inci
tent désormais leurs fils à suivre des études de lettres et non plus seulement des études d ’abaque
(VESPASIANO, cit., p. 111 : « Imparino i padri che hanno figliuoli a fargli imparare altro che
l'abaco »). Vœu pieux, qui n ’avait guère de chance d ’être suivi.
48. Sur cette carrière, voir R. M. DESSI, « La giustizia », cit., et surtout W. J. CONNELL, « The Humanist
Citizen as Provincia] Governor », dans W. J. CONNELL et A. ZOR23 éd., Florentine Tuscany. Structures
and Practices o f Power, Cambridge, 2000, p. 144-164.
430 Pa t r i c k G n u
49. R. FUBINI, « Classe dirigente », cit., p. 185 sq. : le point central étant la création du conseil des
Soixante-Dix, en 1480, véritable sénat de Florence chargé de distribuer les missions diplomatiques,
généralement parmi les membres même de cet ordre.
L’IDÉAL DE PAIX DANS LES CONFRÉRIES DE JEUNESSE
À FLORENCE AU XVe SIÈCLE
Il a r i a Ta d d e i
V
partir du xm e siècle, à Florence, comme dans les autres villes italiennes, les
nouvelles institutions confraternelles et hospitalières d’entraide incarnent
l’idéal de paix civile et religieuse véhiculé par les autorités communales et par les
ordres mendiants1. Dans le cadre confraternel, l’ordre social et public est associé,
en effet, aux valeurs chrétiennes d’amour charitable, de concorde et de solidarité.
La confrérie, qui, au nom de la charité, intègre différentes couches de la popu
lation dans un état d’harmonie sociale, soutient moralement la politique de pacifi
cation adoptée par les régimes populaires et contribue ainsi au maintien de la
tranquillité de la commune2.
Malgré ce lien étroit entre fraternité spirituelle et paix publique, évoqué cons
tamment par les statuts des confréries, les pouvoirs séculiers ne considèrent pas
toujours ces structures comme des garanties de l’ordre communal. Nous savons,
par exemple, qu’à Florence, au xrve siècle, lors des luttes incessantes pour le
pouvoir, la commune et les arts s’opposent à la constitution de certaines confré
ries, comme celles de métier: les autorités communales craignaient, non sans
raison, que ces associations puissent devenir des groupes d’opposition3. De
même, à partir des années vingt du XVe siècle, avec l’accentuation des conflits à
1. M . PAPI, « Confraternite ed ordini mendicanti a Firenze, aspetti di una ricerca quantitativa », dans
Mélanges de l ’École française de Rome, 89,1977, p. 723-732 ; IDEM, « Le associazioni laiche di ispira
zione francescana nella Firenze del due-trecento », dans M . D ’A l ATRI, dir., I Frati penitenti di San
Francesco nella società del Due e Trecento, Rome, 1977, p. 221-243; J. HENDERSON, Pietà e carità
nella Firenze del Basso Medioevo, trad., Florence, 1998, chap. I, p. 25-42.
2. S u r l a littératu re co n cern an t le rô le p a cific ateu r des con fréries e t l ’im p a c t des m ouvem ents d e p énitence
su r la v ie p o litiq u e, je m e lim ite ic i à m e n tio n n e r les travaux d e : G . SANDRE DE G a s p a r in i ,
« M o v im en to d ei D iscip lin ati, co n fratern ite e o rd in i m en dicanti » , dans I Frati mitiori e il Terzo Ordine.
Problemi e discussioni storiografiche, T odi, 1985, p . 79-114 ; A. VAUCHEZ, « U n e cam p ag n e de p a cifi
c atio n en L o m b ard ie a u to u r d e 1233. L ’action p o litiq u e des ordres m en d ian ts d ’après la réfo rm e des
statuts c o m m u n au x e t les acco rd s d e p a ix », d an s IDEM, Religion et société dans l'Occident médiéval,
T u rin , 1980, p . 71-117 ; J. HENDERSON, Pietà e carità, c i t , p . 25-42 ; N. TERPSTRA, Lay confraternities
and civic religion in Renaissance Bologna, C am b rid g e, 1995, p . 4 e t suiv.
3. « Statuto del Podestà del!anno 1325 », dans R. CAGGESE, dir., Statuti della Repubblica fiorentina, H ,
Florence, 1921, L . V, R. LV H , « Quod persone seu membrum alicuius artis civitatis Florentie~non
possint congregari simul in aliquo loco », p. 398-399; A. E. AGNOLETTI, dir., Statuto dell’arte della
432 ILARIA TAHOE!
Lana di Firenze (1317-1319), Florence, 1940, R. X V m « De non faciendo coniurationem contra hanc
artem », p. 114-115 ; A. DOREN, Le Arti fiorentine, trad., Florence, 1940,1,208-217.
4. R. F. E. WEISSMAN, Ritual brotherhood in Renaissance Florence, New York, 1982, p. 165-166;
J. HENDERSON, « Le confraternite religiose nella Firenze del tardo medioevo : patroni spirituali e anche
politici? »,dans Ricerche storiche, 15,1985, p. 77-94; IDEM, Pietà e carità, cit.,p. 73-76.
5. O. NICCOLI, Il Seme della violenza. Putti, fanciulli e mammoli nell’Italia tra Cinque e Seicento, Rome-
Bari, 1995, p. 21-88; É. CROUZET-Pa v a n , « Une fleur du mal? Les jeunes dans les sociétés urbaines
italiennes », dans J.-C. SCHMTTT et G. LEVI, dir., Histoire des jeunes, vol. I, Paris, 1996, p. 199-254;
R. C. TREXLER, Public Life in Renaissance Florence, New York, 1991, p. 387-418.
L ’id é a l d e p a ix d a n s l e s c o n f r é r ie s d e je u n e s s e à Florence au xv<
¡ s iè c l e 433
Les r it u e l s d e p a ix d a n s l e s c o n f r é r ie s
À partir du début du XVe siècle, les enfants, les adolescents et les jeunes, qui
jusqu'alors avaient côtoyé les adultes dans des compagnies mixtes, acquièrent ime
place spécifique dans la vie communautaire. Bien que les documents élaborés par
les societates puerorum, adulescentium et iuvenum présentent l’institution confra
ternelle comme l’expression d’une libre initiative de jeunes, ces confréries ne
sont ni des agrégations spontanées ni des organisations entièrement autonomes6.
Les confréries de jeunes sont en effet financées par des adultes, qui fournissent
aux nouveaux groupes les sièges pour leurs réunions. Et, précisément, l’initiative
de créer les premières confréries naît à l’intérieur de compagnies d’adultes des
« buche ». Il s’agit de compagnies de flagellants caractérisées par une spiritualité
très vive et une discipline particulièrement rigide, qui se réunissent la veille des
fêtes, durant la nuit. Chacune des quatre « buche » entretient, de fait, des liens
privilégiés avec l’une des premières confréries des jeunes7.
Les autorités religieuses, qui saisissent toute la portée de la fonction éduca
trice des societates puerorum, adulescentium et iuvenum, font preuve rapidement
d’un fort intérêt pour ces confréries et elles se chargent du contrôle de leur déve
loppement et de leurs pratiques dévotionnelles. Dans une bulle datée du 24 juin
1442, le pape Eugène IV constitue un comité de surveillance, composé par les
chefs de quatre premières confréries, par l’abbé de la Badia de Florence et par le
prieur du couvent dominicain de Saint-Marc, alors Antonin Pierozzi. L’édit papal
établit qu’aucune société de jeunes ne peut se constituer sans son autorisation et
soumet la nomination des chefs de la confrérie - le gardien et le correcteur - au
contrôle étroit du comité8.
Sous la vigilance du comité institué par Eugène IV, au cours du Quattrocento,
de nouvelles compagnies se constituent et, à la fin du siècle, il existe un réseau
d’une dizaine de confréries de jeunesse, en partie liées aux compagnies d’adultes
et en particulier aux « buche »9. Même s’il n’est pas possible d’évaluer la partici
6. Sur les confréries des jeunes à Florence : Ibid., p. 368-387 ; R. C. T r e x l e r , « Rituale : adolescenza e sal
vezza », dans IDEM, Famiglia e potere a Firenze nel Rinascimento, Rome, 1990, p. 79-163 ; The Pursuit o f
holiness in late Medieval and Renaissance Religion. Papers from the University o f Michigan Conference,
éd. C. TRINKAUS with H. A. OBERMAN, Leiden, 1974; K. ElSENBICHLER, The Soys o f the Archangel
Raphael. A Youth confraternity in Florence, 1411-1785, Toronto, 1998 ; L. SEBREGONDI, La Compagnia e
l'oratorio di San Niccolò del Ceppo, Florence, 1985; I. T a DDEI, Fanciulli e giovani. Crescere a Firenze
nel Rinascimento, Florence, 2001, p. 121-313; L. POLIZZOTTO, Children o f the promise.The
Confraternity o f the Purification and the Socialization o f Youths in Florence, 1427-1785, Oxford, 2004.
7. Sur les « buche » et leurs rapports avec les confréries des jeunes ; C . C. CALZOLAI, « S. Antonino e le
Buche », dans S. Antonino, 5,1958, p. 9-11 ; L. SEBREGONDI, Tre confraternite fiorentine : Santa Maria
della Pietà, detta « Buca » di San Girolamo, San Filippo Benizi, San Francesco Poverino, Florence,
1991 ; J . HENDERSON, Pietà e carità, cit., p. 54-55 ; I . TADDEI, Fanciulli e giovani, cit„ p. 127-157,
198-206.
8 . Ibid., p. 142-144.
9. Ibid.,p. 127-146.
434 ILAJUA TADDEI
pation des confrères aux réunions, le nombre élevé d’inscrits à l’une de ces
compagnies, celle de la Purificazione, (entre 1434 et 1444 chaque année en
moyenne 80 novices entrèrent dans le groupe) ainsi que la multiplication des
confréries dans tous les quartiers de la ville nous dévoilent l’importance de ces
institutions destinées à la formation de la jeunesse et à la transmission des règles
de la res publica10.
Comme j ’ai pu le vérifier en consultant les archives des compagnies, dans
lesquelles les comptes financiers se mêlent aux comptes rendus des réunions et
aux listes des novices, les garçons entrent dans ses confréries avant l’âge fixé par
les statuts, correspondant généralement à 13 ans révolus11. Les societates puero
rum, adulescentium et iuvenum prennent en charge les garçons à la pueritia, vers
7 ans. Cette période correspond, selon les schémas classiques de la vie, au début
de l’âge de raison, lorsque l’on acquiert les premières capacités intellectuelles et
aussi juridiques, sans perdre tout à fait l’état d’innocence propre à Y infantia12. Le
séjour des confrères se termine vers 25 ans, l ’âge de la legitima aetas qui, dans le
gouvernement florentin, marque l ’accès aux charges publiques13. Les garçons
sont donc appelés à passer les phases de la vie allant de l ’enfance jusqu’à la
jeunesse au sein de la confrérie.
L’âge constitue le principal élément de cohésion de ces societates : en effet, les
hens confraternels ne sont fondés ni sur l’appartenance à un groupe social ou pro
fessionnel, ni sur les divisions territoriales de la ville, ni sur les orientations poli
tiques de leurs membres. Dans l’espace confraternel, des jeunes issus du peuple,
et surtout des milieux artisans, côtoient les fils de l’élite urbaine, des partisans des
Médicis cohabitent avec leurs adversaires et des habitants de tous les quartiers se
rencontrent.
La confrérie offre ainsi aux jeunes une sociabilité contrôlée par les adultes et,
en même temps, une fraternité, sans restrictions sociales, professionnelles,
géographiques ou politiques: c’est donc une structure qui superpose les liens
verticaux aux relations horizontales parmi les jeunes du même quartier et du
même niveau social. Il s’agit d’une microsociété idéale où les jeunes peuvent
10. J ’ai pu estimer qu’en 1444 les jeunes inscrits à la confrérie de la Purificazione représentent 20 % de la
population masculine florentine âgée entre 13 et 24 ans, ce qui constitue un pourcentage significatif, si
l’on tient également compte du fait qu’à la même date existaient à Florence au moins quatre autres
confréries. Sur ce thème, je me permets de renvoyer à I. TADDEI, Fanciulli e giovani, cit., p. 238-239 ;
cf. aussi L. POLIZZOTTO, Children, cit., p. 39-40.
11. Sur l’âge des confrères: I. TADDEI, Fanciulli e giovani, cit., p. 211-218, 291-301, 306 ;
L. POLIZZOTTO, Children, cit., p. 45,59-60.
12. ISIDORE DE SÉVILLE, Etymologiarum sive originum, éd. W . M . LINDSAY, Oxford, 1911, U , 1. Xl.ii ;
R. METZ, L’Enfant dans le droit canonique médiéval. Orientations de recherche, dans L ’Enfant,
H, Europe médiévale et moderne, Bruxelles, 1976, p. 9-96; S. N a g e l , S. VECCHIO, « H bambino, la
parola, il silenzio nella cultura medievale », dans Quaderni storici, 57,1984, p. 719-763.
13. I. TADDEI, Fanciulli e giovani, cit., p. 44-49.
L ’id é a l d e p a ix d a n s l e s c o n f r é r ie s d e je u n e s s e à Florence a u x v * s iè c l e 435
Dans les confréries de jeunesse, aussi bien que dans celles des adultes,
l ’échange de paix représente l’un des moments constitutifs de la solidarité frater
nelle14. Ce rituel, comme d’ailleurs les autres cérémonials ainsi que leurs activi
tés collectives et leurs formes de dévotion, n’offre rien de singulier par rapport
aux pratiques qui, à la même époque, caractérisaient les confréries d’adultes,
particulièrement les compagnies des « laudesi ». Ce qui change ici est, comme
nous le verrons, la signification que les expériences confraternelles acquièrent
dans les compagnies de jeunesse, c’est-à-dire une signification essentiellement
pédagogique.
Pour que les enfants, les adolescents et les jeunes puissent vivre en union
fraternelle dans des structures si hétérogènes, alors que les mœurs juvéniles
étaient elles-mêmes violentes, il fallait que la valeur de la concorde soit rappelée
à tout moment. Lors des réunions confraternelles, qui avaient lieu tous les jours
de fête, les engagements de paix étaient en effet constamment réitérés par la
lecture commune, à haute voix, des statuts15. De plus, chaque fois que les confrè
res arrivaient dans le siège de la compagnie, ils devaient s’arrêter devant l’autel
pour invoquer la concorde pour le groupe16. Plus généralement, les rituels de paix
marquaient toutes les occasions solennelles de la vie confraternelle, telles que les
fêtes des compagnies, l ’adhésion de nouveaux membres, leur départ, l’investiture
des officiers et le terme de leur mandat17.
14. Sur l’idéal de paix dans la vie confraternelle : C. VINCENT, Les confréries médiévales dans le royaume
de France, XIIle-XVe siècles, Paris, 1994, p. 129-135 ; R. F. E. WEISSMAN, Ritual brotherhood, cit.,
p. 91-92.
15. Cf. Biblioteca nazionale centrale di Firenze (désormais BNCF), Conventi soppressi da ordinare (désor
mais Com. Sop. da ord.) Badia Fiorentina 33, S. Bernardino e S. Caterina, chap. XXI, « In che modo
si debbano observare e chapitoli », f® 13 r° : « El ghuardiano nostro proveggha che ogni domenicha si
leggha in chorpo di chompagnia uno de’presenti chapitoli acciò sonando essi spesso negli occhi de’
frategli entrino nella mente e anche nel chuore di poi gli metta in opera, gli quali gli faranno somma
mente vivere. »
16. BNCF, Magliabechiano (désormais Magi.), cl. XXXI, fase. 11, Evangelista, chap. V m , « Dell’entrata
de’ novizi », 6 r°-v°.
17. BNCF, Com. Sop. da ordinare, Badia Fiorentina 33, chap. X V m , f° 10 r°; chap. XIX, « Chôme e in
che modo s’ànno a ffare le nostre tomate e divotioni e dello ufficio s’à a dire », fos 10 v°-ll v°; BNCF,
Magi., cl. XXXI, fase. 11, Evangelista, chap. VEI, fos 6 v°-7 r°; BNCF, Magi., cl. VIE, 1500, fase. 11,
Purificazione, chap. XIX, fos 94 v°-95 v°; Archivio di stato di Firenze (désormais ASF), Capitoli delle
436 ILARIA TADDEI
Ces rituels consistaient dans le geste du baiser de paix qui était la manifestation
la plus explicite de l ’union spirituelle des conifères et de leur amour mutuel.
Dans les confréries florentines, le baiser de paix se réalisait à travers un objet,
la tabula pacis, une plaque en métal ou bois reproduisant la Passion du Christ ou
d’autres scènes sacrées, que l’on faisait circuler parmi les confrères. Ceux-ci
devaient baiser l’image sacrée de l’objet liturgique qui, comme l’on sait, depuis
le xm e siècle s’était substitué au baiser de paix, considéré comme trop dange
reux pour les fidèles18. Pour l’accomplissement de ce rituel, la confrérie des jeunes
de Saint-Bernardin et de Sainte-Catherine prévoyait même l ’institution de deux
officiers, chargés spécifiquement d’administrer le symbole de paix parmi les
confrères. H s’agissait des « paciali » qui, agenouillés, en signe de révérence et
dévotion, devaient, comme leur titre le suggère, présenter aux jeunes la tabula
pacis19.
La sacraüté du rituel sanctionnait l’intégration du novice dans le groupe. Une
fois sa bonne réputation attestée, et donc accepté dans la confrérie, le novice se
présentait aux autres membres par le salut de paix, qui exprimait d’emblée sa
volonté de vivre paisiblement avec ses confrères20. À ce moment, par une céré
monie solennelle, accompagnée d’hymnes sacrés, il était vêtu par le gardien de la
robe confraternelle. Il s’agissait toujours d’une robe blanche dont la couleur
devait évoquer l’innocence de l ’âme infantile que la confrérie était appelée à
garder tout au long de la vie du jeune21. Après l’investiture, qui concrétisait son
entrée dans la nouvelle parenté spirituelle, le novice soumettait à chaque membre
la tabula pacis, en renouvelant ainsi les valeurs d’union fraternelle. Enfin, le
nouvel arrivant faisait le serment de maintenir scrupuleusement les secrets de la
compagnie (« de ne manifester aucune chose concernant notre école »)22.
Ainsi, paix et secret, deux valeurs civiques qui parcourent toute la littérature
des pédagogues humanistes, apparaissent comme les impératifs à l ’origine de
l’union confraternelle. Dès leur entrée dans les societates puerorum, adules
centium et iuvenum, que les sources de l’époque appellent aussi « écoles de
Compagnie religiose soppresse da Pietro Leopoldo (désormais Cap. CRS) 752, Arcangelo Raffaello,
chap. XIV, sans numération.
18. Sur l’échange de la paix: G. M. OURY, « Paix et instrument de paix », dans A. VAUCHEZ, dir.,
Dictionnaire encyclopédique du Moyen Âge, t. 2, Paris, 1997, p. 1135. Pour des exemples de ces
objets liturgiques: G. R o l f i , L. Seb r eg o n d i et P. V rn , La Chiesa e la città nel x v secolo, Milan,
1992,p . 190-193.
19. Cf. BNCF, Com. Sop. da ordinare, Badia Fiorentina 33, S. Bernardino e S. Caterina, chap. XHI, « Ciò
che ànno a ffare e paciali », f° 8 r°.
20. BNCF, Com. Sop. da ordinare, Badia Fiorentina 33, chap. XIX, fos 5 v° - 6 v° ; BNCF, Magi., cl. XXXI,
fase. 11, Evangelista, chap. V m , f>s 6 r°-7 r°; BNCF, Magi., cl. V m , 1500, fase. 11, Purificazione,
chap. XVI, f° 93 r°-v°.
21. Ibid.
22. BNCF, Magi., cl. XXXI, fase. 11, Evangelista, chap. VIH, fi 6 r°-v°.
U IDÉAL DE PAIX DANS LES CONFRÉRIES DE IEUNESSE A FLORENCE AU XVe SIÈCLE 437
vertus »23, les jeunes devaient se familiariser avec ces fondements de la vie civile
de la République florentine. Mais, dans la confrérie, comme dans la Florence
dominée par les Médicis, il ne s’agissait pas seulement d’assurer une cohabitation
pacifique entre individus, mais aussi d’imposer la supériorité d’une personne qui
devait gouverner sur les autres.
Dans les societates puerorum, adulescentium et iuvenum, ce rôle de guide, que
les statuts des confréries associent aussi à celui du père de famille, était confié au
gardien. Celui-ci, qui devait être une personne d’âge mûr, de bonne réputation,
prudent, discret et ayant beaucoup d’expérience, exigeait, en tant que père spiri
tuel, une totale obéissance de la part des confrères24. Dans le but de garder l’école
dans un état de pureté et de paix (« mantenghila con questa purità et pace »)25, le
gardien jouissait du pouvoir absolu de « corriger, reprendre, punir les confrères,
de les éloigner temporairement de l’école et aussi de les rejeter, s’il estimait que
ces personnes, leurs modes de vie et leurs coutumes le méritent »26.
Conformément au rôle fondamental que le gardien assurait dans la confrérie,
le rituel de paix, qui sanctionnait son investiture, était aussi particulièrement
solennel. En présence de nombreux ecclésiastiques, il était appelé à l’autel pour
recevoir la robe blanche, comme les autres novices. À ce moment, il devait livrer
à la compagnie une offrande de deux torches de cire27. Catherine Vincent a
montré la portée hautement symbolique du luminaire qui, dans ce cas, était sans
doute le signe de l’action positive de la lumière qui propageait joie, paix et pureté
au sein du groupe28. Après l’investiture, au pied de l’autel avec la tabula pacis
dans ses mains, le gardien attendait que les autres officiers et, ensuite, les confrè
res viennent baiser l’objet liturgique et l’accueillent avec les paroles de salut Pax
vobis 29.
23. AMBROGIO TRAVERSAR!, Latinae epistolae, éd. L. MEHUS, II, Florence, 1759, p. 136.
24. BNCF, Magi., cl. XXXI, fase. 11, Evangelista, f° 4 v°; BNCF, Magi., cl. Vm , 1500, fase. 11,
Purificazione, f® 84 v°; BNCF, Conv. Sop. da ordinare, Badia Fiorentina 33, S. Bernardino e
S. Caterina, f° 1 v° ; BNCF, Conv. Sop., D. 3.270, S. Niccolò del Ceppo, f° 9 r°.
25. BNCF, Magi., cl. XXI, fase. 11, Evangelista, f° 4 v°.
26. BNCF, Magi., cl. VEH, 1500, fase. 11, Purificazione, chap. XXIV, « Dell’autorità del nostro
guardiano », f°s 99 r°-100 r®: « Sia egli lecito corregiere, riprendere e amunire e frategli et assentagli
dalla squola e anchora privagli, quando a lini paresse che Ile persone et i modi et vita et chostumi loro
lo meritassino. »
27. BNCF, Conv. Sop. da ordinare, Badia Fiorentina 33, S. Bernardino e S. Caterina, chap. IV, « Della
cerimonia s’ànno a fiare nella entrata del ghuardiano », f° 3 v°; BNCF, Conv. Sop., D. 3. 270,
S. Niccolò del Ceppo, chap. V, « Degl’obblighi et carichi del guardiano », f®s 9 v°-10 r°.
2 8 . C. VINCENT, « Rites et rituels de la pénitence publique à la fin du Moyen Âge : essai sur la place de la
lumière dans la résolution de certains conflits », dans Le règlement des conflits au Moyen Âge,
XXXIe Congrès de la S.HJVIJE.S. (Angers, juin 2000), Paris, 2001, p. 351-367.
29. BNCF, Conv. Sop. da ordinare, Badia Fiorentina 33, S. Bernardino e S. Caterina, chap. IV, « Della
cerimonia s’ànno a fiare nella entrata del ghuardiano », f® 3 v°; BNCF, Conv. Sop., D. 3. 270,
S. Niccolò del Ceppo, chap. V, « Degl’obblighi et carichi del guardiano », f®s 9 v°-10 r°.
438 IlA R lA TADDEI
35. BNCF, Conv. Sop., D. 3.270, « Capitoli di S. Niccolò del Ceppo », chap. XXV, f° 30 r°, « acciò la sua
malvagità non corrompa e infetti quelli arbori che promettono produrre al tempo loro frutto di santa e
Christiana vita ».
36. Cf. ASF, CRS 1646, fase. 8 , f° 282 r°: « Ricordo come a dì 5 d ’aprile 1533 essendo state assai dijfe-
renzie fra giovani della compagnia, perché alcuni volevano annullar et cassar durante e'nostro guar
diano, et alcuni ciò far contradicievano. » Cf. aussi Ibid., f° 291 r°.
37. Cf. BNCF, Magi., cl. V m , 1500, fase. 11, Purificazione, chap. V, « Del modo d ’havere il guardiano »,
f° 84 v°: « Il guardiano presente [...] nomini uno o per insino tre et che il primo nominato sia il primo
messo innanzi all’abate della Badia di Firenze e al priore di Sancto Marco et al guardiano della
squola della Natività e a quello di Sancto Nìcholò dal Cieppo e di sancto Giovanni Evangelista. »
Cf. aussi ASF, Cap. CRS 752, chap. H, « Del modo d ’havere guardiano quando per alcun caso man
ebassi », sans numérotation.
440 ILARIA TADDEI
L e s c o n f r é r ie s d e j e u n e s s e
43. ASF, Cap. CRS 752, chap. XIV, « Dell’uscita e dipartenza de’ fratelli », sans numérotation ; ASF, CRS
160, fase. 8,c. 12 r°.
44. ASF, CRS 134, S. Antonio da Padova, fase. 3, f° 28 v°.
45. BNCF, Magi., cl. V m , 1500, fase. 11, Purificazione, chap. XV, f° 104 v °; BML, Acquisti e doni, 336,
chap. Vffl, f°s 10 r°-v°, 23 r°; BNCF, Com. Sop. da ordinare, Badia Fiorentina 33, S. Bernardino e
S. Caterina, chap. X K , « Chôme e in che modo s’ànno a ffare le nostre tornate e divotioni e dello
442 Il a r i a Ta d d e i
Dans les raes, les jeunes étaient aussi appelés à se comporter convenablement,
c’est-à-dire sans crier, sans courir, sans lancer des objets ou faire du « brait avec
les enfants, ou se disputer, ou outrager autrui par des mots ou des actions »46. Les
confrères ne pouvaient ni porter des armes, ni revêtir des habits luxueux, ni prati
quer les ludi militaires, tels que les batailles de cailloux, les joutes, les tournois, ni
assister aux danses ou, plus généralement, aux fêtes profanes47. Tous leurs gestes
devaient être dictés par la modération, l’humilité et la gravitas, c’est-à-dire les
valeurs exaltées par les pédagogues humanistes et par les réformateurs religieux48.
Pour transmettre aux confrères ces règles de conduite, qui mettaient entièrement
en cause les mœurs typiques de la jeunesse, ces associations leur proposaient à la
place des jeux violents de la rue des activités édifiantes. Dans ce but, les confréries
les réunissaient précisément les après-midi des jours festifs, c’est-à-dire lorsque les
jeunes, délivrés de leurs engagements professionnels ou scolaires, pouvaient se
consacrer plus longtemps à leurs passe-temps habituels. Comme les statuts de la
compagnie de la Purification le prescrivaient, les confrères étaient encouragés à
« se retrouver ensemble le plus souvent possible afin de garder leur pureté, de se
tenir éloignés des mauvaises compagnies et de s’habituer à la fréquentation des
garçons de leur âge »49. La division des jeunes selon des groupes d’âge homogènes
était en effet considérée comme un moyen d’éliminer les problèmes fiés aux périls
de la jeunesse, et, comme le suggéraient les statuts confraternels, de grandir en
pureté, en restant toujours chastes et innocents comme les enfants.
Dans ce cadre discipliné, l’activité confraternelle qui s’adaptait le mieux aux
méthodes et aux principes éducatifs des pédagogues humanistes était la récitation
des sermons et surtout la représentation des drames sacrés. Ces activités édifian
tes, qui n’excluaient pas de moments d’amusement et de détente, entraînaient les
jeunes aux exercices mnémoniques et à la rhétorique. L’éloquence sacrée était
l’activité pouvant le mieux préparer les jeunes à la maîtrise de la voix et à l’usage
de la parole et, en même temps, à l’exercice du silence et de l’écoute. Il s’agissait
de qualités fondamentales pour le bon chrétien, mais surtout pour le citoyen idéal,
qui devait nécessairement parfaire sa technique oratoire pour participer à la vie
ufficio s’à a dire », f°s 10 v °-ll v°, « e sse non si dicesse l ’uficio o altro, tolgha qualche chosa da lleg
gere acciò non istia ozioso, tenendo silenzio, quando non leggiesse o salmeggiasse e quando pare al
nostro ghuardiano si chomincì l ’uficio ».
46. BML, Acquisti e doni, 336, chap. VIH, f® 10 r°-v°.
47. ASF, Cap. CRS 752, Arcangelo Raffaello, chap. X, sans numérotation; BNCF, Magi., cl. VUI, 1500,
fase. 11, Purificazione, chap. XV, f° 9 2 1°.
48. ASF, CRS 160, fase. 6/7, f° 24 v°; BNCF, Magi., cl. 1500, fase. 11, Purificazione, chap. XVIII, « Della
conversatione et chorretione de’ fratelli », f°s 93 v°-94 r°; ASF, Cap. CRS 752, Arcangelo Raffaello,
chap. X, « Della vita et buoni costumi », sans numérotation; BNCF, Magi., cl. XXI, fase. 11,
Evangelista, chap. IH, « Dell’onestà et costumi de’ ffategli », fos 3 v°-4 r 0 ; BNCF, Conv. Sop. da ordi
nare, Badia Fiorentina 33, S. Bernardino e S. Caterina, chap. XX, « Dell’onestà e buoni chostumi »,
fos ff yO-12 v°.
49. BNCF,M agi.,cl. 1500,fase. 11,Purificazione,chap. XVin,f°94r°.
L ’id é a l d e pa ix d a n s l e s c o n f r é r ie s d e j e u n e s s e A F l o r e n c e a u x v « s iè c l e 44 3
politique; et cela, tout particulièrement, dans une société mercantile telle que
Florence au Quattrocento. Enfin, par la représentation des drames sacrés, fondés
souvent sur des narrations bibliques et hagiographiques, les jeunes pouvaient
incarner les vertus des protagonistes qu’ils imitaient et être ainsi éduqués dans les
gestes et dans la parole.
Le modèle à suivre s’écartait totalement du comportement naturel de l’enfant
et correspondait, en revanche, à celui du topos hagiographique du puer senex,
c’est-à-dire de l’enfant qui a acquis la gravitas de l’homme adulte50. L’image qui
devait le mieux illustrer cette conduite était celle des confrères défilant en petits
anges dans les processions publiques. À ces occasions, les statuts de la confrérie
de l’Archange Raphaël recommandaient aux jeunes d’adopter dans leurs gestes
« ordre, gravité, modestie et paix dans leur esprit pour donner un bonne exemple
au peuple »51.
Le dernier aspect ici mentionné met en évidence une nouvelle fonction des
confréries qui, cette fois, ne s’exerce pas seulement sur les enfants, mais, à travers
leur action, intervient aussi sur les adultes. Précisément, il s’agit du rôle de
porteurs de paix et de purification que les confréries attribuent à leurs membres.
50. BNCF, Magi., cl. VIH, 1500, fase. 11, Purificazione, chap. I, f° 83 r°-v°. Pour le topos hagiographique
d u puer-senex, dont la tradition remontait à Cicéron: E. Giannarelli, « H puer senex nell’antichità:
appunti per la riconsiderazione di un problema », dans O. NICCOLI, dir., Infanzie, Florence, 1993,
p. 73-112.
51. ASF, Cap. CRS 752, cap. XVI, « Come ciascuno de’ fratelli debba haver vesta », sans numérotation,
« ogn’ordine et gravità et modestia et pace delle menti loro per dare buono exemplo al populo ».
52. Voir l ’exemple célèbre de Saint Louis souffrant de l’absence des larmes: J. Le G off , Saint Louis,
Paris, 1996, p. 760. Sur le thème des larmes, voir P. N agy , Le Don des larmes au Moyen Âge. Un
instrument spirituel en quête d ’institution (tN-XIIF siècle), Paris, 2000.
444 Il a r i a Ta d d e i
53. BM, Moreni 285, Serafino Razzi, « Vita di Fra Girolamo e sommario delle apologie di lui », fos 38 v°-
39 r°, « a sua posta e quando gli cadevano dagli occhi le lacrime di su le guance se le raccoglieva
sopra e al popolo le gettava ».
54. ASF, CRS 107, f° 19 r°-v°: « Il governatore annuiscila et persuada con qualche dolce parola e fratelli
alla disciplina et alle lacrime, mostrando loro quanto quelle si debbano amare et desiderare perché
così come l ’uomo è stato prompto et inclinato al peccare così debba essere presto alla penitentia et
alle lacrime. »
55. Voir par exemple: ASF, CRS 160, Arcangelo Raffaello, fase. 6/7, f° 14 v°.
56. Sur le rôle des enfants dans le mouvement de renouvellement : R. C. T r e x l e r , Rituale : Adolescenza e
salvezza, eit., p. 123-141 ; O. NICCOLI, Il seme della violenza, cit., p. 77-83 ; EADEM, « I bambini del
Savonarola », dans G. G a RFAGNINI dir., Studi savonaroliani. Verso il V centenario, Florence, 1996,
p. 279-288 ; O. NICCOLI, « Ifanciulli del Savonarola: usi religiosi e politici dell’infanzia nell’Italia del
Rinascimento », dans A. FONTÈS, J.-L. FOURNEL, M. PLAISANCE, dir., Savonarole. Enjeux, débats,
questions, Actes du colloque international (Paris, 25-27 janvier 1996), Paris, 1998, p. 105-120;
L ’id é a l d e p a ix d a n s l e s c o n f r é r ie s d e j e u n e s s e à F lorence a u x v s iè c l e 445
Ce rôle miraculeux que les confréries tout d’abord, Savonarole ensuite, attri
buent aux p u eri doit certes être replacé dans le climat culturel et religieux du
Quattrocento, qui tend à valoriser l’enfant. Bien que la vision de l’enfance n ’ait
pas complètement perdu l ’ambiguïté de l’innocence liée à Vinfirm itas - une
conception remontant, comme l’on sait, à saint Augustin - la pureté de l’enfant
fut en effet exaltée comme une vertu divine qui lui conférait un pouvoir sacré57.
D’où la multiplication de récits de miracles concernant les enfants, la diffusion
des images de l’enfant Jésus et du massacre des Innocents par Hérode dans l’art
chrétienne du XVe siècle58.
Cependant, si les enfants deviennent source d’un discours miraculeux, c’est
aussi parce que les élites urbaines craignaient leurs jeux violents et leurs compor
tements indisciplinés qui menaçaient l’ordre public. Ainsi la confrérie réunit-elle
les enfants, les adolescents et les jeunes, trois catégories sur lesquelles se focali
saient les préoccupations et les aspirations des autorités civiles et religieuses de
Florence. Elle cristallise les valeurs morales de ces groupes dans l’image positive
de pureté et d’innocence propre à l ’enfance.
Rappelons aussi que les jeunes constituaient le groupe qui était le plus impli
qué dans les jeux militaires, traditionnellement associés à la formation du m iles 59.
Mais, au XVe siècle, les violences des iuvenes ne trouvaient plus les mêmes justi
fications morales, sociales et politiques dont elles jouissaient à la période commu
nale. Nous savons que les autorités civiles florentines tentèrent à plusieurs
reprises de réglementer et d’encadrer les jeux militaires les plus répandus, comme
les batailles de cailloux, dans des formes rituelles, qui limitaient l’expression de
leur violence60. La réglementation des jeux juvéniles s’accompagna aussi d’un
processus de moralisation de la jeunesse dont les so cieta tes puerorum , adu lescen
tium e t iuvenum constituèrent la manifestation la plus significative. Comme nous
l ’avons vu, les confréries dictaient une conduite morale et sociale à leurs
membres qui rejetait totalement le modus vivendi des enfants et des jeunes dans
les rues, leurs mœurs violentes, rixes et autres batailles de cailloux. La volonté de
pacification de la société florentine passait donc par l’encadrement de la jeunesse
dans les confréries. Ces structures ouvertes à toutes les couches de la population
devaient réaliser le miracle social de pacification et de « disciplinamento » de
toute la société florentine: les enfants, bien instruits et encadrés, pouvaient
constituer des générations de citoyens meilleurs, liés par des relations très amples,
qui surmontaient les limites territoriales, sociales et politiques de la ville ; de plus,
les enfants avaient aussi la faculté de frapper les esprits des adultes, de les amener
à se repentir, en contribuant à une catharsis générale.
61. S. Orlandi, « La cappella e la compagnia della Purità in S. Maria Novella di Firenze », dans Memorie
domenicane, 30,1958, p. 7-18, « avendo alcuni fanciulli prese dal vicino canneto delle canne frondose
come spazzole, circa l'ora ventesima cominciarono a scorrere qua e là nel cimitero. Ora accadde che
mentre essi con finta guerra, come sogliono i fanciulli, scorazzano per il cimitero, uno di essi, nato
dalla famiglia de’ Ricasoli, giunto dinanzi alla pittura si sente chiamare dalla beatissima Madre di
Dio. Il fanciullo rimane come sospeso dalla novità di quella voce. Sente chiamarsi ancora una
seconda volta e ascolta la voce che gli chiede di ripulire colla sua canna frondosa la sua immagine
dalla polvere e dai ragnateli. Il fanciullo obbedì docilmente ».
INDEX DES NOMS DE LIEUX ET DE PERSONNES
Avant-propos ....................................................................................................... 7
Abréviations ........................................................................................................ 8
P r é l im in a ir e
Index.................................................................................................................... 447
« CO LLEC TIO N D ’ÉTUDES M ÉDIÉVALES D E N IC E ».